Rue Neuve-Saint-Augustin, un embarras de voitures arrêta le fiacre chargé de trois malles, qui amenait Octave de la gare de Lyon. Le jeune homme baissa la glace d’une portière, malgré le froid déjà vif de cette sombre après-midi de novembre. Il restait surpris de la brusque tombée du jour, dans ce quartier aux rues étranglées, toutes grouillantes de foule. Les jurons des cochers tapant sur les chevaux qui s’ébrouaient, les coudoiements sans fin des trottoirs, la file pressée des boutiques débordantes de commis et de clients, l’étourdissaient ; car, s’il avait rêvé Paris plus propre, il ne l’espérait pas d’un commerce aussi âpre, il le sentait publiquement ouvert aux appétits des gaillards solides.
Le cocher s’était penché.
– C’est bien passage Choiseul ?
– Mais non, rue de Choiseul… Une maison neuve, je crois.
Et le fiacre n’eut qu’à tourner, la maison se trouvait la seconde, une grande maison de quatre étages, dont la pierre gardait une pâleur à peine roussie, au milieu du plâtre rouillé desvieilles façades voisines. Octave, qui était descendu sur letrottoir, la mesurait, l’étudiait d’un regard machinal, depuis lemagasin de soierie du rez-de-chaussée et de l’entresol, jusqu’auxfenêtres en retrait du quatrième, ouvrant sur une étroite terrasse.Au premier, des têtes de femme soutenaient un balcon à rampe defonte très ouvragée. Les fenêtres avaient des encadrementscompliqués, taillés à la grosse sur des poncifs ; et, en bas,au-dessus de la porte cochère, plus chargée encore d’ornements,deux amours déroulaient un cartouche, où était le numéro, qu’un becde gaz intérieur éclairait la nuit.
Un gros monsieur blond, qui sortait du vestibule, s’arrêta net,en apercevant Octave.
– Comment ! vous voilà ! cria-t-il. Mais je necomptais sur vous que demain !
– Ma foi, répondit le jeune homme, j’ai quitté Plassans unjour plus tôt… Est-ce que la chambre n’est pas prête ?
– Oh ! si… J’avais loué depuis quinze jours, et j’aimeublé ça tout de suite, comme vous me le demandiez. Attendez, jeveux vous installer.
Il rentra, malgré les instances d’Octave. Le cocher avaitdescendu les trois malles. Debout dans la loge du concierge, unhomme digne, à longue face rasée de diplomate, parcourait gravementle Moniteur. Il daigna pourtant s’inquiéter de ces mallesqu’on déposait sous sa porte ; et, s’avançant, il demanda àson locataire, l’architecte du troisième, comme il lenommait :
– Monsieur Campardon, est-ce la personne ?
– Oui, monsieur Gourd, c’est M. Octave Mouret, pourqui j’ai loué la chambre du quatrième. Il couchera là-haut et ilprendra ses repas chez nous… M. Mouret est un ami des parentsde ma femme, que je vous recommande.
Octave regardait l’entrée, aux panneaux de faux marbre, et dontla voûte était décorée de rosaces. La cour, au fond, pavée etcimentée, avait un grand air de propreté froide ; seul, uncocher, à la porte des écuries, frottait un mors avec une peau.Jamais le soleil ne devait descendre là.
Cependant, M. Gourd examinait les malles. Il les poussa dupied, devint respectueux devant leur poids, et parla d’allerchercher un commissionnaire, pour les faire monter par l’escalierde service.
– Madame Gourd, je sors, cria-t-il en se penchant dans laloge.
Cette loge était un petit salon, aux glaces claires, garni d’unemoquette à fleurs rouges et meublé de palissandre ; et, parune porte entrouverte, on apercevait un coin de la chambre àcoucher, un lit drapé de reps grenat. Mme Gourd,très grasse, coiffée de rubans jaunes, était allongée dans unfauteuil, les mains jointes, à ne rien faire.
– Eh bien ! montons, dit l’architecte.
Et, comme il poussait la porte d’acajou du vestibule, il ajouta,en voyant l’impression causée au jeune homme par la calotte develours noir et les pantoufles bleu ciel deM. Gourd :
– Vous savez, c’est l’ancien valet de chambre du duc deVaugelade.
– Ah ! dit simplement Octave.
– Parfaitement, et il a épousé la veuve d’un petit huissierde Mort-la-Ville. Ils possèdent même une maison là-bas. Mais ilsattendent d’avoir trois mille francs de rente pour s’y retirer…Oh ! des concierges convenables !
Le vestibule et l’escalier étaient d’un luxe violent. En bas,une figure de femme, une sorte de Napolitaine toute dorée, portaitsur la tête une amphore, d’où sortaient trois becs de gaz, garnisde globes dépolis. Les panneaux de faux marbre, blancs à borduresroses, montaient régulièrement dans la cage ronde ; tandis quela rampe de fonte, à bois d’acajou, imitait le vieil argent, avecdes épanouissements de feuilles d’or. Un tapis rouge, retenu pardes tringles de cuivre, couvrait les marches. Mais ce qui frappasurtout Octave, ce fut, en entrant, une chaleur de serre, unehaleine tiède qu’une bouche lui soufflait au visage.
– Tiens ! dit-il, l’escalier est chauffé ?
– Sans doute, répondit Campardon. Maintenant, tous lespropriétaires qui se respectent, font cette dépense… La maison esttrès bien, très bien…
Il tournait la tête, comme s’il en eût sondé les murs, de sonœil d’architecte.
– Mon cher, vous allez voir, elle est tout à fait bien… Ethabitée rien que par des gens comme il faut !
Alors, montant avec lenteur, il nomma les locataires. À chaqueétage, il y avait deux appartements, l’un sur la rue, l’autre surla cour, et dont les portes d’acajou verni se faisaient face.D’abord, il dit un mot de M. Auguste Vabre : c’était lefils aîné du propriétaire ; il avait pris, au printemps, lemagasin de soierie du rez-de-chaussée, et occupait également toutl’entresol. Ensuite, au premier, se trouvaient, sur la cour,l’autre fils du propriétaire, M. Théophile Vabre, avec sadame, et sur la rue, le propriétaire lui-même, un ancien notaire deVersailles, qui logeait du reste chez son gendre,M. Duveyrier, conseiller à la cour d’appel.
– Un gaillard qui n’a pas quarante-cinq ans, dit ens’arrêtant Campardon, hein ? c’est joli !
Il monta deux marches, et se tournant brusquement, ilajouta :
– Eau et gaz à tous les étages.
Sous la haute fenêtre de chaque palier, dont les vitres, bordéesd’une grecque, éclairaient l’escalier d’un jour blanc, se trouvaitune étroite banquette de velours. L’architecte fit remarquer queles personnes âgées pouvaient s’asseoir. Puis, comme il dépassaitle second étage, sans nommer les locataires :
– Et là ? demanda Octave, en désignant la porte dugrand appartement.
– Oh ! là, dit-il, des gens qu’on ne voit pas, quepersonne ne connaît… La maison s’en passerait volontiers. Enfin, ontrouve des taches partout…
Il eut un petit souffle de mépris.
– Le monsieur fait des livres, je crois.
Mais, au troisième, son rire de satisfaction reparut.L’appartement sur la cour était divisé en deux : il y avait làMme Juzeur, une petite femme bien malheureuse, etun monsieur très distingué, qui avait loué une chambre, où ilvenait une fois par semaine, pour des affaires. Tout en donnant cesexplications, Campardon ouvrait la porte de l’autreappartement.
– Ici, nous sommes chez moi, reprit-il. Attendez, il fautque je prenne votre clef… Nous allons monter d’abord à votrechambre, et vous verrez ma femme ensuite.
Pendant les deux minutes qu’il resta seul, Octave se sentitpénétrer par le silence grave de l’escalier. Il se pencha sur larampe, dans l’air tiède qui venait du vestibule ; il leva latête, écoutant si aucun bruit ne tombait d’en haut. C’était unepaix morte de salon bourgeois, soigneusement clos, où n’entrait pasun souffle du dehors. Derrière les belles portes d’acajou luisant,il y avait comme des abîmes d’honnêteté.
– Vous aurez d’excellents voisins, dit Campardon, qui avaitreparu avec la clef : sur la rue, les Josserand, toute unefamille, le père caissier à la cristallerie Saint-Joseph, deuxfilles à marier ; et, près de vous, un petit ménaged’employés, les Pichon, des gens qui ne roulent pas sur l’or, maisd’une éducation parfaite… Il faut que tout se loue, n’est-cepas ? même dans une maison comme celle-ci.
À partir du troisième, le tapis rouge cessait et était remplacépar une simple toile grise. Octave en éprouva une légèrecontrariété d’amour-propre. L’escalier, peu à peu, l’avait empli derespect ; il était tout ému d’habiter une maison si bien,selon l’expression de l’architecte. Comme il s’engageait, derrièrecelui-ci, dans le couloir qui conduisait à sa chambre, il aperçut,par une porte entrouverte, une jeune femme debout devant unberceau. Elle leva la tête, au bruit. Elle était blonde, avec desyeux clairs et vides ; et il n’emporta que ce regard, trèsdistinct, car la jeune femme, tout d’un coup rougissante, poussa laporte, de l’air honteux d’une personne surprise.
Campardon s’était tourné, pour répéter :
– Eau et gaz à tous les étages, mon cher.
Puis, il montra une porte qui communiquait avec l’escalier deservice. En haut, étaient les chambres de domestique. Et,s’arrêtant au fond du couloir :
– Enfin, nous voici chez vous.
La chambre, carrée, assez grande, tapissée d’un papier gris àfleurs bleues, était meublée très simplement. Près de l’alcôve, setrouvait ménagé un cabinet de toilette, juste la place de se laverles mains. Octave alla droit à la fenêtre, d’où tombait une clartéverdâtre. La cour s’enfonçait, triste et propre, avec son pavérégulier, sa fontaine dont le robinet de cuivre luisait. Ettoujours pas un être, pas un bruit ; rien que les fenêtresuniformes, sans une cage d’oiseau, sans un pot de fleurs, étalantla monotonie de leurs rideaux blancs. Pour cacher le grand mur nude la maison de gauche, qui fermait le carré de la cour, on y avaitrépété les fenêtres, de fausses fenêtres peintes, aux persienneséternellement closes, derrière lesquelles semblait se continuer lavie murée des appartements voisins.
– Mais je serai parfaitement ! cria Octaveenchanté.
– N’est-ce pas ? dit Campardon. Mon Dieu ! j’aifait comme pour moi ; et, d’ailleurs, j’ai suivi lesinstructions contenues dans vos lettres… Alors, le mobilier vousplaît ? C’est tout ce qu’il faut pour un jeune homme. Plustard, vous verrez.
Et, comme Octave lui serrait les mains, en le remerciant, ens’excusant de lui avoir donné tout ce tracas, il reprit d’un airsérieux :
– Seulement, mon brave, pas de tapage ici, surtout pas defemme !… Parole d’honneur ! si vous ameniez une femme, çaferait une révolution.
– Soyez tranquille ! murmura le jeune homme, un peuinquiet.
– Non, laissez-moi vous dire, c’est moi qui seraiscompromis… Vous avez vu la maison. Tous bourgeois, et d’unemoralité ! même, entre nous, ils raffinent trop. Jamais unmot, jamais plus de bruit que vous ne venez d’en entendre… Ahbien ! M. Gourd irait chercher M. Vabre, nousserions propres tous les deux ! Mon cher, je vous le demandepour ma tranquillité : respectez la maison.
Octave, que tant d’honnêteté gagnait, jura de la respecter.Alors, Campardon, jetant autour de lui un regard de méfiance, etbaissant la voix, comme si l’on eût pu l’entendre, ajouta, l’œilallumé :
– Dehors, ça ne regarde personne. Hein ? Paris estassez grand, on a de la place… Moi, au fond, je suis un artiste, jem’en fiche !
Un commissionnaire montait les malles. Quand l’installation futterminée, l’architecte assista paternellement à la toiletted’Octave. Puis, se levant :
– Maintenant, descendons voir ma femme.
Au troisième, la femme de chambre, une fille mince, noiraude etcoquette, dit que madame était occupée. Campardon, pour mettre àl’aise son jeune ami, et lancé d’ailleurs par ses premièresexplications, lui fit visiter l’appartement : d’abord, legrand salon blanc et or, très orné de moulures rapportées, entre unpetit salon vert qu’il avait transformé en cabinet de travail, etla chambre à coucher, où ils ne purent entrer, mais dont il luiindiqua la forme étranglée et le papier mauve. Comme ill’introduisait ensuite dans la salle à manger, toute en faux bois,avec une complication extraordinaire de baguettes et de caissons,Octave séduit s’écria :
– C’est très riche !
Au plafond, deux grandes fentes coupaient les caissons, et, dansun coin, la peinture qui s’était écaillée, montrait le plâtre.
– Oui, ça fait de l’effet, dit lentement l’architecte, lesyeux fixés sur le plafond. Vous comprenez, ces maisons-là, c’estbâti pour faire de l’effet… Seulement, il ne faudrait pas tropfouiller les murs. Ça n’a pas douze ans et ça part déjà… On met lafaçade en belle pierre, avec des machines sculptées ; onvernit l’escalier à trois couches ; on dore et on peinturlureles appartements ; et ça flatte le monde, ça inspire de laconsidération… Oh ! c’est encore solide, ça durera toujoursautant que nous !
Il lui fit traverser de nouveau l’antichambre, que des vitresdépolies éclairaient. À gauche, donnant sur la cour, il y avait uneseconde chambre, où couchait sa fille Angèle ; et, touteblanche, elle était, par cette après-midi de novembre, d’unetristesse de tombe. Puis, au fond du couloir, se trouvait lacuisine, dans laquelle il tint absolument à le conduire, disantqu’il fallait tout connaître.
– Entrez donc, répétait-il en poussant la porte.
Un terrible bruit s’en échappa. La fenêtre, malgré le froid,était grande ouverte. Accoudées à la barre d’appui, la femme dechambre noiraude et une cuisinière grasse, une vieille débordante,se penchaient dans le puits étroit d’une cour intérieure, oùs’éclairaient, face à face, les cuisines de chaque étage. Ellescriaient ensemble, les reins tendus, pendant que, du fond de ceboyau, montaient des éclats de voix canailles, mêlés à des rires età des jurons. C’était comme la déverse d’un égout : toute ladomesticité de la maison était là, à se satisfaire. Octave serappela la majesté bourgeoise du grand escalier.
Mais les deux femmes, averties par un instinct, s’étaientretournées. Elles restèrent saisies, en apercevant leur maître avecun monsieur. Il y eut un léger sifflement, des fenêtres serefermèrent, tout retomba à un silence de mort.
– Qu’est-ce donc, Lisa ? demanda Campardon.
– Monsieur, répondit la femme de chambre très excitée,c’est encore cette malpropre d’Adèle. Elle a jeté une tripée delapin par la fenêtre… Monsieur devrait bien parler àM. Josserand.
Campardon resta grave, désireux de ne pas s’engager. Il revintdans son cabinet de travail, en disant à Octave :
– Vous avez tout vu. À chaque étage, les appartements serépètent. Moi, j’en ai pour deux mille cinq cents francs, et autroisième ! Les loyers augmentant tous les jours…M. Vabre doit se faire dans les vingt-deux mille francs avecson immeuble. Et ça montera encore, car il est question d’ouvrirune large voie, de la place de la Bourse au nouvel Opéra… Unemaison dont il a eu le terrain pour rien, il n’y a pas douze ans,après ce grand incendie, allumé par la bonne d’undroguiste !
Comme ils entraient, Octave aperçut, au-dessus d’une table àdessin, dans le plein jour de la fenêtre, une image de saintetérichement encadrée, une Vierge montrant, hors de sa poitrineouverte, un cœur énorme qui flambait. Il ne put réprimer unmouvement de surprise ; il regarda Campardon, qu’il avaitconnu très farceur à Plassans.
– Ah ! je ne vous ai pas dit, reprit celui-ci avec unerougeur légère, j’ai été nommé architecte diocésain, oui, à Évreux.Oh ! une misère comme argent, en tout à peine deux millefrancs par an. Mais il n’y a rien à faire, de temps à autre unvoyage ; pour le reste, j’ai là-bas un inspecteur… Et,voyez-vous, c’est beaucoup, quand on peut mettre sur sescartes : architecte du gouvernement. Vous ne vous imaginez pasles travaux que cela me procure dans la haute société.
En parlant, il regardait la Vierge au cœur embrasé.
– Après tout, continua-t-il dans un brusque accès defranchise, moi, je m’en fiche, de leurs machines !
Mais, Octave s’étant mis à rire, l’architecte fut pris de peur.Pourquoi se confier à ce jeune homme ? Il eut un regardoblique, se donna un air de componction, tâcha de rattraper saphrase.
– Je m’en fiche et je ne m’en fiche pas… Mon Dieu !oui, j’y arrive. Vous verrez, vous verrez, mon ami : quandvous aurez un peu vécu, vous ferez comme tout le monde.
Et il parla de ses quarante-deux ans, du vide de l’existence,posa pour une mélancolie qui jurait avec sa grosse santé. Dans latête d’artiste qu’il s’était faite, les cheveux en coup de vent, labarbe taillée à la Henri IV, on retrouvait le crâne plat et lamâchoire carrée d’un bourgeois d’esprit borné, aux appétitsvoraces. Plus jeune, il avait eu une gaieté fatigante.
Les yeux d’Octave s’étaient arrêtés sur un numéro de laGazette de France, qui traînait parmi des plans. Alors,Campardon, de plus en plus gêné, sonna la femme de chambre poursavoir si madame était libre enfin. Oui, le docteur partait, madameallait venir.
– Est-ce que Mme Campardon estsouffrante ? demanda le jeune homme.
– Non, elle est comme d’habitude, dit l’architecte d’unevoix ennuyée.
– Ah ! et qu’a-t-elle donc ?
Repris d’embarras, il ne répondit pas directement.
– Vous savez, les femmes, il y a toujours quelque chose quise casse… Elle est ainsi depuis treize ans, depuis ses couches…Autrement, elle se porte comme un charme. Vous allez même latrouver engraissée.
Octave n’insista pas. Justement, Lisa revenait, apportant unecarte ; et l’architecte s’excusa, se précipita vers le salon,en priant le jeune homme de causer avec sa femme, pour prendrepatience. Celui-ci, par la porte vivement ouverte et refermée,avait aperçu, au milieu de la grande pièce blanc et or, la tachenoire d’une soutane.
Au même moment, Mme Campardon entrait parl’antichambre. Il ne la reconnaissait pas. Autrefois, étant gamin,lorsqu’il l’avait connue à Plassans, chez son père,M. Domergue, conducteur des ponts et chaussées, elle étaitmaigre et laide, chétive à vingt ans comme une fillette qui souffrede la crise de sa puberté ; et il la retrouvait dodue, d’unteint clair et reposé de nonne, avec des yeux tendres, desfossettes, un air de chatte gourmande. Si elle n’avait pu devenirjolie, elle s’était mûrie vers les trente ans, prenant une saveurdouce et une bonne odeur fraîche de fruit d’automne. Il remarquaseulement qu’elle marchait avec difficulté, la taille roulante,vêtue d’un long peignoir de soie réséda ; ce qui lui donnaitune langueur.
– Mais vous êtes un homme, maintenant ! dit-ellegaiement, les mains tendues. Comme vous avez poussé, depuis notredernier voyage !
Et elle le regardait, grand, brun, beau garçon, avec sesmoustaches et sa barbe soignées. Quand il dit son âge, vingt-deuxans, elle se récria : il en paraissait vingt-cinq au moins.Lui, que la présence d’une femme, même de la dernière desservantes, emplissait d’un ravissement, riait d’un rire perlé, enla caressant de ses yeux couleur de vieil or, d’une douceur develours.
– Ah ! oui, répétait-il mollement, j’ai poussé, j’aipoussé… Vous rappelez-vous, quand votre cousine Gasparinem’achetait des billes ?
Ensuite, il lui donna des nouvelles de ses parents. M. etMme Domergue vivaient heureux, dans la maison oùils s’étaient retirés ; ils se plaignaient seulement d’êtrebien seuls, ils gardaient rancune à Campardon de leur avoir enlevéainsi leur petite Rose, pendant un séjour fait à Plassans, pour destravaux. Puis, le jeune homme tâcha de ramener la conversation surla cousine Gasparine, ayant une ancienne curiosité de galopinprécoce à satisfaire, au sujet d’une aventure jadisinexpliquée : le coup de passion de l’architecte pourGasparine, une grande belle fille pauvre, et son brusque mariageavec la maigre Rose qui avait trente mille francs de dot, et touteune scène de larmes, et une brouille, une fuite de l’abandonnée àParis, auprès d’une tante couturière. MaisMme Campardon, dont la chair paisible gardait unepâleur rosée, parut ne pas comprendre. Il ne put en tirer aucundétail.
– Et vos parents ? demanda-t-elle à son tour. Commentse portent M. et Mme Mouret ?
– Très bien, je vous remercie, répondit-il. Ma mère ne sortplus de son jardin. Vous retrouveriez la maison de la rue de laBanne, telle que vous l’avez laissée.
Mme Campardon, qui semblait ne pouvoir resterlongtemps debout sans fatigue, s’était assise sur une haute chaiseà dessiner, les jambes allongées dans son peignoir ; et lui,approchant un siège bas, levait la tête pour lui parler, de son aird’adoration habituel. Avec ses larges épaules, il était femme, ilavait un sens des femmes qui, tout de suite, le mettait dans leurcœur. Aussi, au bout de dix minutes, tous deux causaient-ils déjàcomme de vieilles amies.
– Me voilà donc votre pensionnaire ? disait-il enpassant sur sa barbe une main belle, aux ongles correctementtaillés. Nous ferons bon ménage, vous verrez… Que vous avez étécharmante, de vous souvenir du gamin de Plassans et de vous occuperde tout, au premier mot !
Mais elle se défendait.
– Non, ne me remerciez pas. Je suis bien trop paresseuse,je ne bouge plus. C’est Achille qui a tout arrangé… Et, d’ailleurs,ne suffisait-il pas que ma mère nous confiât votre désir de prendrepension dans une famille, pour que nous songions à vous ouvrirnotre maison ? Vous ne tomberez pas chez des étrangers, etcela nous fera de la compagnie.
Alors, il conta ses affaires. Après avoir enfin obtenu lediplôme de bachelier, pour contenter sa famille, il venait depasser trois ans à Marseille, dans une grande maison d’indiennesimprimées, dont la fabrique se trouvait aux environs de Plassans.Le commerce le passionnait, le commerce du luxe de la femme, où ilentre une séduction, une possession lente par des paroles dorées etdes regards adulateurs. Et il raconta, avec des rires de victoire,comment il avait gagné les cinq mille francs, sans lesquels, d’uneprudence de juif sous les dehors d’un étourdi aimable, il ne seserait jamais risqué à Paris.
– Imaginez-vous, ils avaient une indienne pompadour, unancien dessin, une merveille… Personne ne mordait ; c’étaitdans les caves depuis deux ans… Alors, comme j’allais faire le Varet les Basses-Alpes, j’eus l’idée d’acheter tout le solde et de leplacer pour mon compte. Oh ! un succès, un succès fou !Les femmes s’arrachaient les coupons ; il n’y en a pas une,aujourd’hui, qui n’ait là-bas de mon indienne sur le corps… Il fautdire que je les roulais si gentiment ! Elles étaient toutes àmoi, j’aurais fait d’elles ce que j’aurais voulu.
Et il riait, pendant que Mme Campardon, séduite,troublée par la pensée de cette indienne pompadour, lequestionnait. Des petits bouquets sur fond écru, n’est-cepas ? Elle en avait cherché partout pour un peignoird’été.
– J’ai voyagé deux ans, c’est assez, reprit-il. D’ailleurs,il faut bien conquérir Paris… Je vais immédiatement chercherquelque chose.
– Comment ! s’écria-t-elle, Achille ne vous a pasraconté ? Mais il a pour vous une situation, et à deux pasd’ici !
Il remerciait, s’étonnant comme en pays de Cocagne, demandantpar plaisanterie s’il n’allait pas trouver, le soir, une femme etcent mille francs de rente dans sa chambre, lorsqu’une enfant dequatorze ans, longue et laide, avec des cheveux d’un blond fade,poussa la porte et jeta un léger cri d’effarouchement.
– Entre et n’aie pas peur, ditMme Campardon. C’est M. Octave Mouret, dont tunous as entendu parler.
Puis, se tournant vers celui-ci :
– Ma fille Angèle… Nous ne l’avions pas emmenée, lors denotre dernier voyage. Elle était si délicate ! Mais la voilàqui se remplit un peu.
Angèle, avec la gêne maussade des filles dans l’âge ingrat,était venue se placer derrière sa mère. Elle coulait des regardssur le jeune homme souriant. Presque aussitôt, Campardon reparut,l’air animé ; et il ne put se tenir, il conta l’heureusechance à sa femme, en quelques phrases coupées : l’abbéMauduit, vicaire à Saint-Roch, pour des travaux ; une simpleréparation, mais qui pouvait le mener loin. Puis, contrarié d’avoircausé devant Octave, frémissant encore, il tapa dans ses mains, endisant :
– Allons, allons, que faisons-nous ?
– Mais vous sortiez, dit Octave. Je ne veux pas vousdéranger.
– Achille, murmura Mme Campardon, cetteplace, chez les Hédouin…
– Tiens ! c’est vrai, s’écria l’architecte. Mon cher,une place de premier commis, dans une maison de nouveautés. J’yconnais quelqu’un, qui a parlé pour vous… On vous attend. Il n’estpas quatre heures, voulez-vous que je vous présente ?
Octave hésitait, inquiet du nœud de sa cravate, troublé dans sapassion d’une mise correcte. Pourtant, il se décida, lorsqueMme Campardon lui eut juré qu’il était trèsconvenable. D’un mouvement languissant, elle avait tendu le front àson mari, qui la baisait avec une effusion de tendresse,répétant :
– Adieu, mon chat… adieu, ma cocotte…
– Vous savez, on dîne à sept heures, dit-elle en lesaccompagnant à travers le salon, où ils cherchaient leurschapeaux.
Angèle les suivait, sans grâce. Mais son professeur de pianol’attendait, et tout de suite elle tapa sur l’instrument, de sesdoigts secs. Octave, qui s’attardait dans l’antichambre à remercierencore, eut la voix couverte. Et, comme il descendait l’escalier,le piano sembla le poursuivre : au milieu du silence tiède,chez Mme Juzeur, chez les Vabre, chez lesDuveyrier, d’autres pianos répondaient, jouant à chaque étaged’autres airs qui sortaient, lointains et religieux, durecueillement des portes.
En bas, Campardon tourna dans la rue Neuve-Saint-Augustin. Il setaisait, de l’air absorbé d’un homme qui cherche unetransition.
– Vous vous rappelez Mlle Gasparine ?demanda-t-il enfin. Elle est première demoiselle chez les Hédouin…Vous allez la voir.
Octave crut l’occasion venue de contenter sa curiosité.
– Ah ! dit-il. Elle loge chez vous ?
– Non ! non ! s’écria l’architecte vivement etcomme blessé.
Puis, le jeune homme ayant paru surpris de sa violence, ilcontinua, gêné, avec douceur :
– Non, elle et ma femme ne se voient plus… Vous savez, dansles familles… Moi, je l’ai rencontrée, et je n’ai pu lui refuser lamain, n’est-ce pas ? d’autant plus qu’elle ne roule guère surl’or, la pauvre fille. Ça fait que, maintenant, elles ont par moide leurs nouvelles… Dans ces vieilles querelles, il faut laisser letemps fermer les blessures.
Octave se décidait à l’interroger carrément sur son mariage,lorsque l’architecte coupa court, en disant :
– Nous y voilà !
C’était, à l’encoignure des rues Neuve-Saint-Augustin et de laMichodière, un magasin de nouveautés dont la porte ouvrait sur letriangle étroit de la place Gaillon. Barrant deux fenêtres del’entresol, une enseigne portait, en grandes lettresdédorées : Au Bonheur des Dames, maison fondée en1822 ; tandis que, sur les glaces sans tain des vitrines,on lisait, peinte en rouge, la raison sociale : Deleuze,Hédouin et Cie.
– Cela n’a pas le chic moderne, mais c’est honnête et c’estsolide, expliquait rapidement Campardon. M. Hédouin, un anciencommis, a épousé la fille de l’aîné des Deleuze, qui est mort il ya deux ans ; de sorte que la maison est dirigée maintenant parle jeune ménage, le vieil oncle Deleuze et un autre associé, jecrois, qui tous deux se tiennent à l’écart… Vous verrezMme Hédouin. Oh ! une femme de tête !…Entrons.
Justement, M. Hédouin était à Lille, pour un achat detoile. Ce fut Mme Hédouin qui les reçut. Elle étaitdebout, un porte-plume derrière l’oreille, donnant des ordres àdeux garçons de magasin qui rangeaient des pièces d’étoffe dans descases ; et elle lui apparut si grande, si admirablement belleavec son visage régulier et ses bandeaux unis, si gravementsouriante dans sa robe noire, sur laquelle tranchaient un col platet une petite cravate d’homme, qu’Octave, peu timide de sa naturepourtant, balbutia. Tout fut réglé en quelques mots.
– Eh bien ! dit-elle de son air tranquille, avec sagrâce accoutumée de marchande, puisque vous êtes libre, visitez lemagasin.
Elle appela un commis, lui confia Octave ; puis, aprèsavoir répondu poliment, sur une question de Campardon, queMlle Gasparine était en course, elle tourna le dos,elle continua sa besogne, jetant des ordres de sa voix douce etbrève.
– Pas là, Alexandre… Mettez les soies en haut… Ce n’estplus la même marque, prenez garde !
Campardon, hésitant, dit enfin à Octave qu’il repasserait leprendre, pour le dîner. Alors, pendant deux heures, le jeune hommevisita le magasin. Il le trouva mal éclairé, petit, encombré demarchandises, qui débordaient du sous-sol, s’entassaient dans lescoins, ne laissaient que des passages étranglés entre des murailleshautes de ballots. À plusieurs reprises, il s’y rencontra avecMme Hédouin, affairée, filant par les plus étroitscouloirs, sans jamais accrocher un bout de sa robe. Elle semblaitl’âme vive et équilibrée de la maison, dont tout le personnelobéissait au moindre signe de ses mains blanches. Octave étaitblessé qu’elle ne le regardât pas davantage. Vers sept heures moinsun quart, comme il remontait une dernière fois du sous-sol, on luidit que Campardon était au premier, avecMlle Gasparine. Il y avait là un comptoir delingerie, que tenait cette demoiselle. Mais, en haut de l’escaliertournant, derrière une pyramide faite de pièces de calicotsymétriquement rangées, le jeune homme s’arrêta net, en entendantl’architecte tutoyer Gasparine.
– Je te jure que non ! criait-il, s’oubliant jusqu’àhausser la voix.
Il y eut un silence.
– Comment se porte-t-elle ? demanda la jeunefemme.
– Mon Dieu ! toujours la même chose. Ça va, ça vient…Elle sent bien que c’est fini, maintenant. Jamais ça ne seremettra.
Gasparine reprit d’une voix apitoyée :
– Mon pauvre ami, c’est toi qui es à plaindre. Enfin,puisque tu as pu t’arranger d’une autre façon… Dis-lui combien jesuis chagrine de la savoir toujours souffrante…
Campardon, sans la laisser achever, l’avait saisie aux épauleset la baisait rudement sur les lèvres, dans l’air chauffé de gaz,qui s’alourdissait déjà sous le plafond bas. Elle lui rendit sonbaiser, en murmurant :
– Si tu peux, demain matin, à six heures… Je resteraicouchée. Frappe trois coups.
Octave, étourdi, commençant à comprendre, toussa et se montra.Une autre surprise l’attendait : la cousine Gasparine s’étaitséchée, maigre, anguleuse, la mâchoire saillante, les cheveuxdurs ; et elle n’avait gardé que ses grands yeux superbes,dans son visage devenu terreux. Avec son front jaloux, sa boucheardente et volontaire, elle le troubla, autant que Rose l’avaitcharmé, par son épanouissement tardif de blonde indolente.
Cependant, Gasparine fut polie, sans effusion. Elle se souvenaitde Plassans, elle parla au jeune homme des jours d’autrefois. Quandils descendirent, Campardon et lui, elle leur serra la main. Enbas, Mme Hédouin dit simplement à Octave :
– À demain, monsieur.
Dans la rue, assourdi par les fiacres, bousculé par lespassants, le jeune homme ne put s’empêcher de faire remarquer quecette dame était très belle, mais qu’elle n’avait pas l’airaimable. Sur le pavé noir et boueux, des vitrines claires demagasins fraîchement décorés, flambant de gaz, jetaient des carrésde vive lumière ; tandis que de vieilles boutiques, auxétalages obscurs, attristaient la chaussée de trous d’ombre,éclairées seulement à l’intérieur par des lampes fumeuses, quibrûlaient comme des étoiles lointaines. Rue Neuve-Saint-Augustin,un peu avant de tourner dans la rue de Choiseul, l’architectesalua, en passant devant une de ces boutiques.
Une jeune femme, mince et élégante, drapée dans un mantelet desoie, se tenait debout sur le seuil, tirant à elle un petit garçonde trois ans, pour qu’il ne se fit pas écraser. Elle causait avecune vieille dame en cheveux, la marchande sans doute, qu’elletutoyait. Octave ne pouvait distinguer ses traits, dans ce cadre deténèbres, sous les reflets dansants des becs de gaz voisins ;elle lui parut jolie, il ne voyait que deux yeux ardents, qui sefixèrent un instant sur lui comme deux flammes. Derrière, laboutique s’enfonçait, humide, pareille à une cave, d’où montait unevague odeur de salpêtre.
– C’est Mme Valérie, la femme deM. Théophile Vabre, le fils cadet du propriétaire : voussavez, les gens du premier ? reprit Campardon, quand il eutfait quelques pas. Oh ! une dame bien charmante !… Elleest née dans cette boutique, une des merceries les plus achalandéesdu quartier, que ses parents, M. etMme Louhette, tiennent encore, pour s’occuper. Ilsy ont gagné des sous, je vous en réponds !
Mais Octave ne comprenait pas le commerce de la sorte, dans cestrous du vieux Paris, où jadis une pièce d’étoffe suffisaitd’enseigne. Il jura que, pour rien au monde, il ne consentirait àvivre au fond d’un pareil caveau. On devait y empoigner de joliesdouleurs !
Tout en causant, ils avaient monté l’escalier. On les attendait.Mme Campardon s’était mise en robe de soie grise,coiffée coquettement, très soignée dans toute sa personne.Campardon la baisa sur le cou, avec une émotion de bon mari.
– Bonsoir, mon chat… bonsoir, ma cocotte…
Et l’on passa dans la salle à manger. Le dîner fut charmant.Mme Campardon causa d’abord des Deleuze et desHédouin : une famille respectée de tout le quartier, et dontles membres étaient bien connus, un cousin papetier rue Gaillon, unoncle marchand de parapluies passage Choiseul, des neveux et desnièces établis un peu partout aux alentours. Puis, la conversationtourna, on s’occupa d’Angèle, raide sur sa chaise, mangeant avecdes gestes cassés. Sa mère l’élevait à la maison, c’était plussûr ; et, ne voulant pas en dire davantage, elle clignait lesyeux, pour faire entendre que les demoiselles apprennent devilaines choses dans les pensionnats. Sournoisement, la jeune fillevenait de poser son assiette en équilibre sur son couteau. Lisa,qui servait, ayant failli la casser, s’écria :
– C’est votre faute, mademoiselle !
Un fou rire, violemment contenu, passa sur le visage d’Angèle.Mme Campardon s’était contentée de hocher latête ; et, quand Lisa fut sortie pour aller chercher ledessert, elle fit d’elle un grand éloge : très intelligente,très active, une fille de Paris sachant toujours se retourner. Onaurait pu se passer de Victoire, la cuisinière, qui n’était plustrès propre, à cause de son grand âge ; mais elle avait vunaître monsieur chez son père, c’était une ruine de famille qu’ilsrespectaient. Puis, comme la femme de chambre rentrait avec despommes cuites :
– Conduite irréprochable, continuaMme Campardon à l’oreille d’Octave. Je n’ai encorerien découvert… Un seul jour de sortie par mois pour allerembrasser sa vieille tante, qui demeure très loin.
Octave regardait Lisa. À la voir, nerveuse, la poitrine plate,les paupières meurtries, cette pensée lui vint qu’elle devait faireune sacrée noce, chez sa vieille tante. Du reste, il approuvaitfortement la mère, qui continuait à lui soumettre ses idées surl’éducation : une jeune fille est une responsabilité silourde, il fallait écarter d’elle jusqu’aux souffles de la rue. Et,pendant ce temps, Angèle, chaque fois que Lisa se penchait près desa chaise pour changer une assiette, lui pinçait les cuisses, dansune rage d’intimité, sans que ni l’une ni l’autre, très sérieuses,eussent seulement un battement de paupières.
– On doit être vertueux pour soi, dit l’architectedoctement, comme conclusion à des pensées qu’il n’exprimait pas.Moi, je me fiche de l’opinion, je suis un artiste !
Après le dîner, on resta jusqu’à minuit au salon. C’était unedébauche, pour fêter l’arrivée d’Octave.Mme Campardon paraissait très lasse ; peu àpeu, elle s’abandonnait, renversée sur un canapé.
– Tu souffres, mon chat ? lui demanda son mari.
– Non, répondit-elle à demi-voix. C’est toujours la mêmechose.
Elle le regarda, puis doucement :
– Tu l’as vue chez les Hédouin ?
– Oui… Elle m’a demandé de tes nouvelles.
Des larmes montaient aux yeux de Rose.
– Elle se porte bien, elle !
– Voyons, voyons, dit l’architecte en lui mettant de petitsbaisers sur les cheveux, oubliant qu’ils n’étaient pas seuls. Tuvas encore te faire du mal… Ne sais-tu pas que je t’aime tout demême, ma pauvre cocotte !
Octave, qui, discrètement, était allé à la fenêtre, comme pourregarder dans la rue, revint étudier le visage deMme Campardon, la curiosité remise en éveil, sedemandant si elle savait. Mais elle avait repris sa face aimable etdolente, elle se pelotonnait au fond du canapé, en femme qui sefait son plaisir, forcément résignée à sa part de caresses.
Enfin, Octave leur souhaita une bonne nuit. Son bougeoir à lamain, il était encore sur le palier, lorsqu’il entendit un bruit derobes de soie frôlant les marches. Par politesse, il s’effaça.C’étaient évidemment les dames du quatrième,Mme Josserand et ses deux filles, qui revenaient desoirée. Quand elles passèrent, la mère, une femme corpulente etsuperbe, le dévisagea ; tandis que l’aînée des demoiselless’écartait d’un air rêche, et que la cadette, étourdiment, leregardait avec un rire, dans la vive clarté de la bougie. Elleétait charmante, celle-là, la mine chiffonnée, le teint clair, lescheveux châtains, dorés de reflets blonds ; et elle avait unegrâce hardie, la libre allure d’une jeune mariée, rentrant d’un baldans une toilette compliquée de nœuds et de dentelles, comme lesfilles à marier n’en portent pas. Les traînes disparurent le longde la rampe, une porte se referma. Octave restait tout amusé de lagaieté de ses yeux.
Lentement, il monta à son tour. Un seul bec de gaz brûlait,l’escalier s’endormait dans une chaleur lourde. Il lui sembla plusrecueilli, avec ses portes chastes, ses portes de riche acajou,fermées sur des alcôves honnêtes. Pas un soupir ne passait, c’étaitun silence de gens bien élevés qui retiennent leur souffle.Cependant, un léger bruit se fit entendre, il se pencha et aperçutM. Gourd, en pantoufles et en calotte, éteignant le dernierbec de gaz. Alors, tout s’abîma, la maison tomba à la solennité desténèbres, comme anéantie dans la distinction et la décence de sonsommeil.
Octave, pourtant, eut beaucoup de peine à s’endormir. Il seretournait fiévreusement, la cervelle occupée des figures nouvellesqu’il avait vues. Pourquoi diable les Campardon se montraient-ilssi aimables ? Est-ce qu’ils rêvaient, plus tard, de lui donnerleur fille ? Peut-être aussi le mari le prenait-il en pensionpour occuper et égayer sa femme ? Et cette pauvre dame, quelledrôle de maladie pouvait-elle avoir ? Puis, ses idées sebrouillèrent davantage, il vit passer des ombres : la petiteMme Pichon, sa voisine, avec ses regards vides etclairs ; la belle Mme Hédouin, correcte etsérieuse dans sa robe noire ; et les yeux ardents deMme Valérie ; et le rire gai deMlle Josserand. Comme il en poussait en quelquesheures, sur le pavé de Paris ! Toujours il avait rêvé cela,des dames qui le prendraient par la main et qui l’aideraient dansses affaires. Mais celles-là revenaient, se mêlaient avec uneobstination fatigante. Il ne savait laquelle choisir, ils’efforçait de garder sa voix tendre, ses gestes câlins. Et,brusquement, accablé, exaspéré, il céda à son fond de brutalité, audédain féroce qu’il avait de la femme, sous son air d’adorationamoureuse.
– Vont-elles me laisser dormir à la fin ! dit-il àvoix haute, en se remettant violemment sur le dos. La première quivoudra, je m’en fiche ! et toutes à la fois, si ça leurplaît !… Dormons, il fera jour demain.
Lorsque Mme Josserand, précédée de sesdemoiselles, quitta la soirée de Mme Dambreville,qui habitait un quatrième, rue de Rivoli, au coin de la rue del’Oratoire, elle referma rudement la porte de la rue, dans l’éclatbrusque d’une colère qu’elle contenait depuis deux heures. Berthe,sa fille cadette, venait encore de manquer un mariage.
– Eh bien ! que faites-vous là ? dit-elle avecemportement aux jeunes filles, arrêtées sous les arcades etregardant passer des fiacres. Marchez donc !… Si vous croyezque nous allons prendre une voiture ! Pour dépenser encoredeux francs, n’est-ce pas ?
Et, comme Hortense, l’aînée, murmurait :
– Ça va être gentil, avec cette boue. Mes souliers n’ensortiront pas.
– Marchez ! reprit la mère, tout à fait furieuse.Quand vous n’aurez plus de souliers, vous resterez couchées, voilàtout. Ça avance à grand-chose, qu’on vous sorte !
Berthe et Hortense, baissant la tête, tournèrent dans la rue del’Oratoire. Elles relevaient le plus haut possible leurs longuesjupes sur leurs crinolines, les épaules serrées et grelottantessous de minces sorties de bal. Mme Josserand venaitderrière, drapée dans une vieille fourrure, des ventres depetits-gris râpés comme des peaux de chat. Toutes trois, sanschapeau, avaient les cheveux enveloppés d’une dentelle, coiffurequi faisait retourner les derniers passants, surpris de les voirfiler le long des maisons, une par une, le dos arrondi, les yeuxsur les flaques. Et l’exaspération de la mère montait encore, ausouvenir de tant de retours semblables, depuis trois hivers, dansl’empêtrement des toilettes, dans la crotte noire des rues et lesricanements des polissons attardés. Non, décidément, elle en avaitassez, de trimbaler ses demoiselles aux quatre bouts de Paris, sansoser se permettre le luxe d’un fiacre, de peur d’avoir le lendemainà retrancher un plat du dîner !
– Et ça fait des mariages ! dit-elle tout haut, enrevenant à Mme Dambreville, parlant seule pour sesoulager, sans même s’adresser à ses filles, qui avaient enfilé larue Saint Honoré. Ils sont jolis, ses mariages ! Un tas depimbêches qui lui arrivent on ne sait d’où ! Ah ! si l’onn’y était pas forcé !… C’est comme son dernier succès, cettenouvelle mariée qu’elle a sortie, afin de nous montrer que ça neratait pas toujours : un bel exemple ! une malheureuseenfant qu’il a fallu remettre au couvent pendant six mois, aprèsune faute, pour la reblanchir !
Les jeunes filles traversaient la place du Palais-Royal,lorsqu’une averse tomba. Ce fut une déroute. Elles s’arrêtèrent,glissant, pataugeant, regardant de nouveau les voitures quiroulaient à vide.
– Marchez ! cria la mère, impitoyable. C’est trop prèsmaintenant, ça ne vaut pas quarante sous… Et votre frère Léon qui arefusé de s’en aller avec nous, de crainte qu’on ne le laissâtpayer ! Tant mieux s’il fait ses affaires chez cettedame ! mais nous pouvons dire que ce n’est guère propre. Unefemme qui a dépassé la cinquantaine et qui ne reçoit que des jeunesgens ! Une ancienne pas grand-chose qu’un personnage a faitépouser à cet imbécile de Dambreville, en le nommant chef debureau !
Hortense et Berthe trottaient sous la pluie, l’une devantl’autre, sans avoir l’air d’entendre. Quand leur mère se soulageaitainsi, lâchant tout, oubliant le rigorisme de belle éducation oùelle les tenait, il était convenu qu’elles devenaient sourdes.Pourtant, Berthe se révolta, en entrant dans la rue de l’Échellessombre et déserte.
– Allons, bon ! dit-elle, voilà mon talon qui part… Jene peux plus aller, moi !
Mme Josserand devint terrible.
– Voulez-vous bien marcher !… Est-ce que je meplains ? Est-ce que c’est ma place, d’être dans la rue à cetteheure, par un temps pareil ?… Encore si vous aviez un pèrecomme les autres ! Mais non, monsieur reste chez lui à segoberger. C’est toujours mon tour de vous conduire dans le monde,jamais il n’accepterait la corvée. Eh bien ! je vous déclareque j’en ai par-dessus la tête. Votre père vous sortira, s’ilveut ; moi, du diable si je vous promène désormais dans desmaisons où l’on me vexe !… Un homme qui m’a trompée sur sescapacités et dont je suis encore à tirer un agrément !Ah ! Seigneur Dieu ! en voilà un que je n’épouserais pas,si c’était à refaire !
Les jeunes filles ne protestaient plus. Elles connaissaient cechapitre intarissable des espoirs brisés de leur mère. La dentellecollée au visage, les souliers trempés, elles suivirent rapidementla rue Sainte-Anne. Mais, rue de Choiseul, à la porte de sa maison,une dernière humiliation attendaitMme Josserand : la voiture des Duveyrier quirentraient, l’éclaboussa.
Dans l’escalier, la mère et les demoiselles, éreintées,enragées, avaient retrouvé leur grâce, lorsqu’elles avaient dûpasser devant Octave. Seulement, leur porte refermée, elless’étaient jetées à travers l’appartement obscur, se cognant auxmeubles, se précipitant dans la salle à manger, oùM. Josserand écrivait, à la lueur pauvre d’une petitelampe.
– Manqué ! cria Mme Josserand, en selaissant aller sur une chaise.
Et, d’un geste brutal, elle arracha la dentelle qui luienveloppait la tête, elle rejeta sur le dossier sa fourrure, etapparut en robe feu garnie de satin noir, énorme, décolletée trèsbas, avec des épaules encore belles, pareilles à des cuissesluisantes de cavale. Sa face carrée, aux joues tombantes, au neztrop fort, exprimait une fureur tragique de reine qui se contientpour ne pas tomber à des mots de poissarde.
– Ah ! dit simplement M. Josserand, ahuri parcette entrée violente.
Il battait des paupières, pris d’inquiétude. Sa femmel’anéantissait, quand elle étalait cette gorge de géante, dont ilcroyait sentir l’écroulement sur sa nuque. Vêtu d’une vieilleredingote usée qu’il achevait chez lui, le visage comme trempé eteffacé dans trente-cinq années de bureau, il la regarda un instantde ses gros yeux bleus, aux regards éteints. Puis, après avoirrejeté derrière ses oreilles les boucles de ses cheveuxgrisonnants, très gêné, ne trouvant pas un mot, il essaya de seremettre au travail.
– Mais vous ne comprenez donc pas ! repritMme Josserand d’une voix aiguë, je vous dis quevoilà encore un mariage à la rivière, et c’est lequatrième !
– Oui, oui, je sais, le quatrième, murmura-t-il. C’estennuyeux, bien ennuyeux…
Et, pour échapper à la nudité terrifiante de sa femme, il setourna vers ses filles, avec un bon sourire. Elles sedébarrassaient également de leurs dentelles et de leurs sorties debal, l’aînée en bleu, la cadette en rose ; et leurs toilettes,de coupe trop libre, de garnitures trop riches, étaient comme uneprovocation. Hortense, le teint jaune, le visage gâté par le nez desa mère, qui lui donnait un air d’obstination dédaigneuse, venaitd’avoir vingt-trois ans et en paraissait vingt-huit ; tandisque Berthe, de deux ans plus jeune, gardait toute une grâced’enfance, ayant bien les mêmes traits, mais plus fins, éclatantsde blancheur, et menacée seulement du masque épais de la famillevers la cinquantaine.
– Quand vous nous regarderez toutes les trois ! criaMme Josserand. Et, pour l’amour de Dieu !lâchez vos écritures, qui me portent sur les nerfs !
– Mais, ma bonne, dit-il paisiblement, je fais desbandes.
– Ah ! oui, vos bandes à trois francs le mille !…Si c’est avec ces trois francs-là que vous espérez marier vosfilles !
Sous la maigre lueur de la petite lampe, la table était en effetsemée de larges feuilles de papier gris, des bandes imprimées dontM. Josserand remplissait les blancs, pour un grand éditeur,qui avait plusieurs publications périodiques. Comme sesappointements de caissier ne suffisaient point, il passait desnuits entières à ce travail ingrat, se cachant, pris de honte àl’idée qu’on pouvait découvrir leur gêne.
– Trois francs, c’est trois francs, répondit-il de sa voixlente et fatiguée. Ces trois francs-là vous permettent d’ajouterdes rubans à vos robes et d’offrir des gâteaux à vos gens dumardi.
Il regretta tout de suite sa phrase, car il sentit qu’ellefrappait Mme Josserand en plein cœur, dans la plaiesensible de son orgueil. Un flot de sang empourpra ses épaules,elle parut sur le point d’éclater en paroles vengeresses ;puis, par un effort de dignité, elle bégaya seulement :
– Ah ! mon Dieu !… ah ! mon Dieu !
Et elle regarda ses filles, elle écrasa magistralement son marisous un haussement de ses terribles épaules, comme pour dire :« Hein ? vous l’entendez ? quel crétin ! »Les filles hochèrent la tête. Alors, se voyant battu, laissant àregret sa plume, le père ouvrit le journal le Temps, qu’ilapportait chaque soir de son bureau.
– Saturnin dort ? demanda sèchementMme Josserand, parlant de son fils cadet.
– Il y a longtemps, répondit-il. J’ai également renvoyéAdèle… Et Léon, vous l’avez vu, chez les Dambreville ?
– Parbleu ! il y couche ! lâcha-t-elle dans uncri de rancune, qu’elle ne put retenir.
Le père, surpris, eut la naïveté d’ajouter :
– Ah ! tu crois ?
Hortense et Berthe étaient devenues sourdes. Elles eurentpourtant un faible sourire, en affectant de s’occuper de leurschaussures, qui étaient dans un pitoyable état. Pour fairediversion, Mme Josserand chercha une autre querelleà M. Josserand : elle le priait de remporter son journalchaque matin, de ne pas le laisser traîner tout un jour dansl’appartement, comme la veille par exemple ; justement unnuméro où il y avait un procès abominable, que ses filles auraientpu lire. Elle reconnaissait bien là son peu de moralité.
– Alors, on va se coucher ? demanda Hortense. Moi,j’ai faim.
– Oh ! et moi donc ! dit Berthe. Je crève.
– Comment ! vous avez faim ! criaMme Josserand, outrée. Vous n’avez donc pas mangéde la brioche, là-bas ? En voilà des dindes ! Mais onmange !… Moi, j’ai mangé.
Ces demoiselles résistèrent. Elles avaient faim, elles enétaient malades. Et la mère finit par les accompagner à la cuisine,pour voir s’il ne restait pas quelque chose. Aussitôt, furtivement,le père se remit à ses bandes. Il savait bien que, sans ses bandes,le luxe du ménage aurait disparu ; et c’était pourquoi, malgréles dédains et les querelles injustes, il s’entêtait jusqu’au jourdans ce travail secret, heureux comme un brave homme lorsqu’ils’imaginait qu’un bout de dentelle en plus déciderait d’un richemariage. Puisqu’on rognait déjà sur la nourriture, sans pouvoirsuffire aux toilettes et aux réceptions du mardi, il se résignait àsa besogne de martyr, vêtu de loques, pendant que la mère et lesfilles battaient les salons, avec des fleurs dans les cheveux.
– Mais c’est une infection, ici ! criaMme Josserand en entrant dans la cuisine. Dire queje ne puis pas obtenir de ce torchon d’Adèle qu’elle laisse lafenêtre entrouverte ! Elle prétend que, le matin, la pièce estgelée.
Elle était allée ouvrir la fenêtre, et de l’étroite cour deservice montait une humidité glaciale, une odeur fade de cavemoisie. La bougie que Berthe avait allumée, faisait danser sur lemur d’en face des ombres colossales d’épaules nues.
– Et comme c’est tenu ! continuaitMme Josserand, flairant partout, mettant son nezdans les endroits malpropres. Elle n’a pas lavé sa table depuisquinze jours… Voilà des assiettes d’avant-hier. Ma parole, c’estdégoûtant !… Et son évier, tenez ! sentez-moi un peu sonévier !
Sa colère se fouettait. Elle bousculait la vaisselle de ses brasblanchis de poudre de riz et chargés de cercles d’or ; elletraînait sa robe feu au milieu des taches, accrochant desustensiles jetés sous les tables, compromettant parmi lesépluchures son luxe laborieux. Enfin, la vue d’un couteau ébréchéla fit éclater.
– Je la flanque demain matin à la porte !
– Tu seras bien avancée, dit tranquillement Hortense. Nousn’en gardons pas une. C’est la première qui soit restée trois mois…Dès qu’elles sont un peu propres et qu’elles savent faire une sauceblanche, elles filent.
Mme Josserand pinça les lèvres. En effet, Adèleseule, débarquée à peine de sa Bretagne, bête et pouilleuse,pouvait tenir dans cette misère vaniteuse de bourgeois, quiabusaient de son ignorance et de sa saleté pour la mal nourrir.Vingt fois déjà, à propos d’un peigne trouvé sur le pain ou d’unfricot abominable qui leur donnait des coliques, ils avaient parléde la renvoyer ; puis, ils se résignaient, devant l’embarrasde la remplacer, car les voleuses elles-mêmes refusaient d’entrerchez eux, dans cette « boîte », où les morceaux de sucreétaient comptés.
– C’est que je ne vois rien du tout ! murmura Berthe,qui fouillait une armoire.
Les planches avaient le vide mélancolique et le faux luxe desfamilles où l’on achète de la basse viande, afin de pouvoir mettredes fleurs sur la table. Il ne traînait là que des assiettes deporcelaine à filets dorés, absolument nettes, une brosse à paindont le manche se désargentait, des burettes où l’huile et levinaigre avaient séché ; et pas une croûte oubliée, pas unemiette de desserte, ni un fruit, ni une sucrerie, ni un restant defromage. On sentait que la faim d’Adèle, jamais contentée,torchait, jusqu’à dédorer les plats, les rares fonds de saucelaissés par les maîtres.
– Mais elle a donc mangé tout le lapin ! criaMme Josserand.
– C’est vrai, dit Hortense, il restait le morceau de laqueue… Ah ! non, le voici. Aussi ça m’étonnait qu’elle eûtosé… Vous savez, je le prends. Il est froid, mais tantpis !
Berthe furetait de son côté, inutilement. Enfin, elle mit lamain sur une bouteille, dans laquelle sa mère avait délayé un vieuxpot de confiture de façon à fabriquer du sirop de groseille pourses soirées. Elle s’en versa un demi-verre, en disant :
– Tiens, une idée ! je vais tremper du pain là-dedans,moi !… Puisqu’il n’y a que ça !
Mais Mme Josserand, inquiète, la regardait avecsévérité.
– Ne te gêne pas, emplis le verre pendant que tu yes !… Demain, n’est-ce pas ? j’offrirai de l’eau à cesdames et à ces messieurs ?
Heureusement, un nouveau méfait d’Adèle interrompit saréprimande. Elle tournait toujours, cherchant des crimes,lorsqu’elle aperçut un volume sur la table ; et ce fut uneexplosion suprême.
– Ah ! la sale ! elle a encore apporté monLamartine dans la cuisine !
C’était un exemplaire de Jocelyn. Elle le prit, lefrotta, comme si elle l’eût essuyé ; et elle répétait qu’ellelui avait défendu vingt fois de le traîner ainsi partout, pourécrire ses comptes dessus. Berthe et Hortense, cependant, s’étaientpartagé le petit morceau de pain qui restait ; puis, emportantleur souper, elles avaient dit qu’elles voulaient se déshabillerd’abord. La mère jeta sur le fourneau glacé un dernier coup d’œil,et retourna dans la salle à manger, en tenant son Lamartineétroitement serré sous la chair débordante de son bras.
M. Josserand continua d’écrire. Il espérait que sa femme secontenterait de l’accabler d’un regard de mépris, en traversant lapièce pour aller se coucher. Mais elle se laissa tomber de nouveausur une chaise, en face de lui, et le regarda fixement, sansparler. Il sentait ce regard, il était pris d’une telle anxiété,que sa plume crevait le papier mince des bandes.
– C’est donc vous qui avez empêché Adèle de faire une crèmepour demain soir ? dit-elle enfin.
Il se décida à lever la tête, stupéfait.
– Moi, ma bonne ?
– Oh ! vous allez encore dire non, comme toujours…Alors, pourquoi n’a-t-elle pas fait la crème que je lui aicommandée ?… Vous savez bien que demain, avant notre soirée,nous avons à dîner l’oncle Bachelard, dont la fête tombe très mal,juste un jour de réception. S’il n’y a pas une crème, il faudra uneglace, et voilà encore cinq francs jetés à l’eau !
Il n’essaya pas de se disculper. N’osant reprendre son travail,il se mit à jouer avec son porte-plume. Un silence régna.
– Demain matin, reprit Mme Josserand, vousme ferez le plaisir d’entrer chez les Campardon et de leur rappelertrès poliment, si vous pouvez, que nous comptons sur eux pour lesoir… Leur jeune homme est arrivé cette après-midi. Priez-les del’amener. Entendez-vous, je veux qu’il vienne.
– Quel jeune homme ?
– Un jeune homme, ce serait trop long à vous, expliquer…J’ai pris mes renseignements. Il faut bien que j’essaye de tout,puisque vous me lâchez vos filles sur les bras, comme un paquet desottises, sans plus vous occuper de leur mariage que de celui dugrand Turc.
Cette idée ralluma sa colère.
– Vous le voyez, je me contiens, mais j’en ai, oh !j’en ai par-dessus la tête !… Ne dites rien, monsieur, nedites rien, ou vraiment j’éclate…
Il ne dit rien, et elle éclata quand même.
– À la fin, c’est insoutenable ! Je vous avertis, moi,que je file un de ces quatre matins, et que je vous plante là, avecvos deux cruches de filles… Est-ce que j’étais née pour cette viede sans-le-sou ? Toujours couper les liards en quatre, serefuser jusqu’à une paire de bottines, ne pas même pouvoir recevoirses amis d’une façon propre ! Et tout cela par votrefaute !… Ah ! ne remuez pas la tête, ne m’exaspérez pasdavantage ! Oui, par votre faute !… Vous m’avez trompée,monsieur, ignoblement trompée. On n’épouse pas une femme, quand onest décidé à la laisser manquer de tout. Vous faisiez le fanfaron,vous posiez pour un bel avenir, vous étiez l’ami des fils de votrepatron, de ces frères Bernheim, qui, depuis, se sont si bien fichusde vous… Comment ? vous osez prétendre qu’ils ne se sont pasfichus de vous ? Mais vous devriez être leur associé, à cetteheure ! C’est vous qui avez fait leur cristallerie ce qu’elleest, une des premières maisons de Paris, et vous êtes resté leurcaissier, un subalterne, un homme à gages… Tenez ! vousmanquez de cœur, taisez-vous.
– J’ai huit mille francs, murmura l’employé. C’est un beauposte.
– Un beau poste, après plus de trente ans de service !reprit Mme Josserand. On vous mange, et vous êtesravi… Savez-vous ce que j’aurais fait, moi ? eh bien !j’aurais mis vingt fois la maison dans ma poche. C’était si facile,j’avais vu ça en vous épousant, je n’ai cessé de vous y pousserdepuis. Mais il fallait de l’initiative et de l’intelligence, ils’agissait de ne pas s’endormir sur son rond de cuir, comme unempoté.
– Voyons, interrompit M. Josserand, vas-tu maintenantme reprocher d’avoir été honnête ?
Elle se leva, s’avança vers lui, en brandissant sonLamartine.
– Honnête ! comment l’entendez-vous ?… Soyezd’abord honnête envers moi. Les autres ne viennent qu’ensuite,j’espère ! Et, je vous le répète, monsieur, c’est ne pas êtrehonnête que de mettre une jeune fille dedans, en ayant l’air devouloir être riche un jour, puis en s’abrutissant à garder lacaisse des autres. Vrai, j’ai été filoutée d’une joliefaçon !… Ah ! si c’était à refaire, et si j’avaisseulement connu votre famille !
Elle marchait violemment. Il ne put retenir un commencementd’impatience, malgré son grand désir de paix.
– Tu devrais aller te coucher, Éléonore, dit-il. Il estplus d’une heure, et je t’assure que ce travail est pressé… Mafamille ne t’a rien fait, n’en parle pas.
– Tiens ! pourquoi donc ? Votre famille n’est pasplus sacrée qu’une autre, je pense… Personne n’ignore, à Clermont,que votre père, après avoir vendu son étude d’avoué, s’est laisséruiner par une bonne. Vous auriez marié vos filles depuislongtemps, s’il n’avait pas couru la gueuse, à soixante-dix anspassés. Encore un qui m’a filoutée !
M. Josserand avait pâli. Il répondit d’une voix tremblante,qui peu à peu s’élevait :
– Écoutez, ne nous jetons pas une fois de plus nos famillesà la tête… Votre père ne m’a jamais payé votre dot, les trentemille francs qu’il avait promis.
– Hein ? quoi ? trente mille francs !
– Parfaitement, ne faites pas l’étonnée… Et si mon père aéprouvé des malheurs, le vôtre s’est conduit d’une façon indigne ànotre égard. Jamais je n’ai vu clair dans sa succession, il y a eulà toutes sortes de tripotages, pour que le pensionnat de la ruedes Fossés-Saint-Victor restât au mari de votre sœur, ce pion râpéqui ne nous salue plus aujourd’hui… Nous avons été volés comme dansun bois.
Mme Josserand, toute blanche, s’étranglait,devant la révolte inconcevable de son mari.
– Ne dites pas du mal de papa ! Il a été l’honneur del’enseignement pendant quarante ans. Allez donc parler del’institution Bachelard dans le quartier du Panthéon !… Etquant à ma sœur et à mon beau-frère, ils sont ce qu’ils sont, ilsm’ont volée, je le sais ; mais ce n’est pas à vous de le dire,je ne le souffrirai pas, entendez-vous !… Est-ce que je vousparle, moi, de votre sœur des Andelys, qui s’est sauvée avec unofficier ! Oh ! c’est propre, de votre côté !
– Un officier qui l’a épousée, madame… Il y a encorel’oncle Bachelard, votre frère, un homme sans mœurs…
– Mais vous devenez fou, monsieur ! Il est riche, ilgagne ce qu’il veut dans la commission, et il a promis de doterBerthe… Vous ne respectez donc rien ?
– Ah ! oui, doter Berthe ! Voulez-vous parierqu’il ne donnera pas un sou, et que nous aurons supportéinutilement ses habitudes répugnantes ? Il me fait honte,quand il vient ici. Un menteur, un noceur, un exploiteur quispécule sur la situation, qui depuis quinze ans, en nous voyant àgenoux devant sa fortune, m’emmène chaque samedi passer deux heuresdans son bureau, pour que je vérifie ses écritures ! Ça luiéconomise cent sous… Nous en sommes encore à connaître la couleurde ses cadeaux.
Mme Josserand, l’haleine coupée, se recueillitun instant. Puis, elle poussa ce dernier cri :
– Vous avez bien un neveu dans la police,monsieur !
Il y eut un nouveau silence. La petite lampe pâlissait, desbandes volaient sous les gestes fiévreux deM. Josserand ; et il regardait sa femme en face, sa femmedécolletée, décidé à tout dire et frémissant de son courage.
– Avec huit mille francs, on peut faire beaucoup de choses,reprit-il. Vous vous plaignez toujours. Mais il fallait ne pasmettre la maison sur un pied supérieur à notre fortune. C’est votremaladie de recevoir et de rendre des visites, de prendre un jour,de donner du thé et des gâteaux…
Elle ne le laissa pas achever.
– Nous y voilà ! Enfermez-moi tout de suite dans uneboîte. Reprochez-moi de ne pas sortir nue comme la main… Et vosfilles, monsieur, qui épouseront-elles, si nous ne voyonspersonne ? Il n’y a pas foule déjà… Sacrifiez-vous donc, pourqu’on vous juge ensuite avec cette bassesse de cœur !
– Tous, madame, nous nous sommes sacrifiés. Léon a dûs’effacer devant ses sœurs ; et il a quitté la maison, necomptant plus que sur lui-même. Quant à Saturnin, le pauvre enfant,il ne sait pas même lire… Moi, je me prive de tout, je passe lesnuits…
– Pourquoi avez-vous fait des filles, monsieur ?… Vousn’allez peut-être pas leur reprocher leur instruction ? Àvotre place, un autre homme se glorifierait du brevet de capacitéd’Hortense et des talents de Berthe, qui a encore ravi tout lemonde, ce soir, avec sa valse des Bords de l’Oise, et dontla dernière peinture, certainement, enchantera demain nos invités…Mais vous, monsieur, vous n’êtes pas même un père, vous auriezenvoyé vos enfants garder les vaches, au lieu de les mettre enpension.
– Eh ! j’avais pris une assurance sur la tête deBerthe. N’est-ce pas vous, madame, qui, au quatrième versement,vous êtes servie de l’argent pour faire recouvrir le meuble dusalon ? Et, depuis, vous avez même négocié les primesversées.
– Certes ! puisque vous nous laissez mourir de faim…Ah ! vous pourrez bien vous mordre les doigts, si vos fillescoiffent sainte Catherine.
– Me mordre les doigts !… Mais, tonnerre deDieu ! c’est vous qui mettez les maris en fuite, avec vostoilettes et vos soirées ridicules !
Jamais M. Josserand n’était allé si loin.Mme Josserand, suffoquée, bégayait les mots :« Moi, moi, ridicule ! » lorsque la portes’ouvrit : Hortense et Berthe revenaient, en jupon et encamisole, dépeignées, les pieds dans des savates.
– Ah bien ! ce qu’il fait froid, chez nous ! ditBerthe en grelottant. Ça vous gèle les morceaux dans la bouche…Ici, au moins, il y a du feu, ce soir.
Et toutes deux traînèrent des chaises, s’assirent contre lepoêle, qui gardait un reste de tiédeur. Hortense tenait du bout desdoigts son os de lapin, qu’elle épluchait savamment. Berthetrempait des mouillettes dans son verre de sirop. D’ailleurs, lesparents, lancés, ne parurent pas même s’apercevoir de leur entrée.Ils continuèrent.
– Ridicule, ridicule, monsieur !… Je ne le serai plus,ridicule ! Je veux qu’on me coupe la tête, si j’use encore unepaire de gants pour les marier… À votre tour ! Et tâchez den’être pas plus ridicule que moi !
– Parbleu ! madame, maintenant que vous les avezpromenées et compromises partout ! Mariez-les, ne les mariezpas, je m’en fiche !
– Je m’en fiche plus encore, monsieur Josserand ! Jem’en fiche tellement, que je vais les flanquer à la rue, si vous mepoussez davantage. Pour peu que le cœur vous en dise, vous pouvezmême les suivre, la porte est ouverte… Ah ! Seigneur !quel débarras !
Ces demoiselles écoutaient tranquillement, habituées à cesexplications vives. Elles mangeaient toujours, leur camisole tombéedes épaules, frottant doucement leur peau nue contre la faïencetiède du poêle ; et elles étaient charmantes de jeunesse, dansce débraillé, avec leur faim goulue et leurs gros yeux desommeil.
– Vous avez bien tort de vous disputer, dit enfin Hortense,la bouche pleine. Maman se fait du mauvais sang, et papa seraencore malade demain, à son bureau… Il me semble que nous sommesassez grandes pour nous marier toutes seules.
Ce fut une diversion. Le père, à bout de force, feignit de seremettre à ses bandes ; et il restait le nez sur le papier, nepouvant écrire, les mains agitées d’un tremblement. Cependant, lamère, qui tournait dans la pièce comme une bonne lâchée, s’étaitplantée devant Hortense.
– Si tu parles pour toi, cria-t-elle, tu es jolimentgodiche !… Jamais ton Verdier ne t’épousera.
– Ça, c’est mon affaire, répondit carrément la jeunefille.
Après avoir refusé avec mépris cinq ou six prétendants, un petitemployé, le fils d’un tailleur, d’autres garçons qu’elle trouvaitsans avenir, elle s’était décidée pour un avocat, rencontré chezles Dambreville et âgé déjà de quarante ans. Elle le jugeait trèsfort, destiné à une grande fortune. Mais le malheur était queVerdier vivait depuis quinze ans avec une maîtresse, qui passaitmême pour sa femme, dans leur quartier. Du reste, elle le savait etne s’en montrait pas autrement inquiète.
– Mon enfant, dit le père en levant de nouveau la tête, jet’avais priée de ne pas songer à ce mariage… Tu connais lasituation.
Elle s’arrêta de sucer son os, et d’un aird’impatience :
– Après ?… Verdier m’a promis de la lâcher. C’est unedinde.
– Hortense, tu as tort de parler de la sorte… Et si cegarçon te lâche aussi, un jour, pour retourner avec celle que tului auras fait quitter ?
– Ça, c’est mon affaire, répéta la jeune fille de sa voixbrève.
Berthe écoutait, au courant de cette histoire, dont ellediscutait journellement les éventualités avec sa sœur. D’ailleurs,comme son père, elle était pour la pauvre femme, qu’on parlait demettre à la rue, après quinze ans de ménage. MaisMme Josserand intervint.
– Laissez donc ! ces malheureuses finissent toujourspar retourner au ruisseau. Seulement, c’est Verdier qui n’aurajamais la force de s’en séparer… Il te fait aller, ma chère. À taplace, je ne l’attendrais pas une seconde, je tâcherais d’entrouver un autre.
La voix d’Hortense devint plus aigre, tandis que deux tacheslivides lui montaient aux joues.
– Maman, tu sais comment je suis… Je le veux et je l’aurai.Jamais je n’en épouserai un autre, quand je devrais l’attendre centans.
La mère haussa les épaules.
– Et tu traites les autres de dindes !
Mais la jeune fille s’était levée, frémissante.
– Hein ? ne tombe pas sur moi ! cria-t-elle. J’aifini mon lapin, j’aime mieux aller me coucher… Puisque tu n’arrivespas à nous marier, il faut bien nous permettre de le faire à notreguise.
Et elle se retira, elle referma violemment la porte.Mme Josserand s’était tournée avec majesté vers sonmari. Elle eut ce mot profond :
– Voilà, monsieur, comment vous les avez élevées !
M. Josserand ne protesta pas, occupé à se cribler un onglede petits points d’encre, en attendant de pouvoir écrire. Berthe,qui avait achevé son pain, trempait un doigt dans le verre, pourfinir son sirop. Elle était bien, le dos brûlant, et ne se pressaitpas, peu désireuse d’aller supporter, dans leur chambre, l’humeurquerelleuse de sa sœur.
– Ah ! c’est la récompense ! continuaMme Josserand, en reprenant sa promenade à traversla salle à manger. Pendant vingt ans, on s’échine autour de cesdemoiselles, on se met sur la paille pour en faire des femmesdistinguées, et elles ne vous donnent seulement pas la satisfactionde les marier à votre goût… Encore si on leur avait refusé quelquechose ! mais je n’ai jamais gardé un centime, rognant sur mestoilettes, les habillant comme si nous avions eu cinquante millefrancs de rente… Non, vraiment, c’est trop bête ! Lorsque cesmâtines-là vous ont une éducation soignée, juste ce qu’il faut dereligion, des airs de filles riches, elles vous lâchent, ellesparlent d’épouser des avocats, des aventuriers qui vivent dans ladébauche !
Elle s’arrêta devant Berthe, et, la menaçant du doigt :
– Toi, si tu tournes comme ta sœur, tu auras affaire àmoi.
Puis, elle recommença à piétiner, parlant pour elle, sautantd’une idée à une autre, se contredisant avec une carrure de femmequi a toujours raison.
– J’ai fait ce que j’ai dû faire, et ce serait à refaireque je le referais… Dans la vie, il n’y a que les plus honteux quiperdent. L’argent est l’argent : quand on n’en a pas, le pluscourt est de se coucher. Moi, lorsque j’ai eu vingt sous, j’aitoujours dit que j’en avais quarante ; car toute la sagesseest là, il vaut mieux faire envie que pitié… On a beau avoir reçude l’instruction, si l’on n’est pas bien mis, les gens vousméprisent. Ce n’est pas juste, mais c’est ainsi… Je porteraisplutôt des jupons sales qu’une robe d’indienne. Mangez des pommesde terre, mais ayez un poulet, quand vous avez du monde à dîner… Etceux qui disent le contraire sont des imbéciles !
Elle regardait fixement son mari, auquel ces dernières penséess’adressaient. Celui-ci, épuisé, refusant une nouvelle bataille,eut la lâcheté de déclarer :
– C’est bien vrai, il n’y a que l’argent aujourd’hui.
– Tu entends, reprit Mme Josserand enrevenant sur sa fille. Marche droit et tâche de nous donner dessatisfactions… Comment as-tu encore raté ce mariage ?
Berthe comprit que son tour était venu.
– Je ne sais pas, maman, murmura-t-elle.
– Un sous-chef de bureau, continuait la mère ; pastrente ans, un avenir superbe. Tous les mois, ça vous apporte sonargent ; c’est solide, il n’y a que ça… Tu as encore faitquelque bêtise, comme avec les autres ?
– Je t’assure que non, maman… Il se sera renseigné, il aurasu que je n’avais pas le sou.
Mais Mme Josserand se récriait.
– Et la dot que ton oncle doit te donner ! Tout lemonde la connaît, cette dot… Non, il y a autre chose, il a romputrop brusquement… En dansant, vous avez passé dans le petitsalon.
Berthe se troubla.
– Oui, maman… Et même, comme nous étions seuls, il a voulude vilaines choses, il m’a embrassée, en m’empoignant comme ça.Alors, j’ai eu peur, je l’ai poussé contre un meuble…
Sa mère l’interrompit, reprise de fureur.
– Poussé contre un meuble, ah ! la malheureuse, poussécontre un meuble !
– Mais, maman, il me tenait…
– Après ?… Il vous tenait, la belle affaire !Mettez donc ces cruches-là en pension ! Qu’est-ce qu’on vousapprend, dites !
Un flot de sang avait envahi les épaules et les joues de lajeune fille. Des larmes lui montaient aux yeux, dans une confusionde vierge violentée.
– Ce n’est pas ma faute, il avait l’air si méchant… Moi,j’ignore ce qu’il faut faire.
– Ce qu’il faut faire ! elle demande ce qu’il fautfaire !… Eh ! ne vous ai-je pas dit cent fois le ridiculede vos effarouchements. Vous êtes appelée à vivre dans le monde.Quand un homme est brutal, c’est qu’il vous aime, et il y atoujours moyen de le remettre à sa place d’une façon gentille… Pourun baiser, derrière une porte ! en vérité, est-ce que vousdevriez nous parler de ça, à nous, vos parents ? Et vouspoussez les gens contre un meuble, et vous ratez desmariages !
Elle prit un air doctoral, elle continua :
– C’est fini, je désespère, vous êtes stupide, ma fille… Ilfaudrait tout vous seriner, et cela devient gênant. Puisque vousn’avez pas de fortune, comprenez donc que vous devez prendre leshommes par autre chose. On est aimable, on a des yeux tendres, onoublie sa main, on permet les enfantillages, sans en avoirl’air ; enfin, on pêche un mari… Si vous croyez que ça vousarrange les yeux, de pleurer comme une bête !
Berthe sanglotait.
– Vous m’agacez, ne pleurez donc plus… Monsieur Josserand,ordonnez donc à votre fille de ne pas s’abîmer le visage à pleurerainsi. Ce sera le comble, si elle devient laide !
– Mon enfant, dit le père, sois raisonnable, écoute ta mèrequi est de bon conseil. Il ne faut pas t’enlaidir, ma chérie.
– Et ce qui m’irrite, c’est qu’elle n’est pas trop mal,quand elle veut, reprit Mme Josserand. Voyons,essuie tes yeux, regarde-moi comme si j’étais un monsieur en trainde te faire la cour… Tu souris, tu laisses tomber ton éventail,pour que le monsieur, en le ramassant, effleure tes doigts… Cen’est pas ça. Tu te rengorges, tu as l’air d’une poule malade…Renverse donc la tête, dégage ton cou : il est assez jeunepour que tu le montres.
– Alors, comme ça, maman ?
– Oui, c’est mieux… Et ne sois pas raide, aie la taillesouple. Les hommes n’aiment pas les planches… Surtout, s’ils vonttrop loin, ne fais pas la niaise. Un homme qui va trop loin estflambé, ma chère.
Deux heures sonnaient à la pendule du salon ; et, dansl’excitation de cette veille prolongée, dans son désir devenufurieux d’un mariage immédiat, la mère s’oubliait à penser touthaut, tournant et retournant sa fille comme une poupée de carton.Celle-ci, molle, sans volonté, s’abandonnait ; mais elle avaitle cœur très gros, une peur et une honte la serraient à la gorge.Brusquement, au milieu d’un rire perlé que sa mère la forçait àessayer, elle éclata en sanglots, le visage bouleversé,balbutiant :
– Non ! non ! ça me fait de la peine !
Mme Josserand demeura une seconde outrée etstupéfaite. Depuis sa sortie de chez les Dambreville, sa main étaitchaude, il y avait des claques dans l’air. Alors, à toute volée,elle gifla Berthe.
– Tiens ! tu m’embêtes à la fin… ! Quelpot ! Ma parole, les hommes ont raison !
Dans la secousse, son Lamartine, qu’elle ne lâchait pas, étaittombé. Elle le ramassa, l’essuya, et sans ajouter une parole,traînant royalement sa robe de bal, elle passa dans la chambre àcoucher.
– Ça devait finir par là, murmura M. Josserand, quin’osa pas retenir sa fille, partie, elle aussi, en se tenant lajoue et en pleurant plus fort.
Mais, comme Berthe traversait l’antichambre à tâtons, elletrouva levé son frère Saturnin, qui écoutait, pieds nus. Saturninétait un grand garçon de vingt-cinq ans, dégingandé, aux yeuxétranges, resté enfant à la suite d’une fièvre cérébrale. Sans êtrefou, il terrifiait la maison par des crises de violence aveugle,lorsqu’on le contrariait. Seule, Berthe le domptait d’un regard. Ill’avait soignée, gamine encore, pendant une longue maladie,obéissant comme un chien à ses caprices de petite fillesouffrante ; et, depuis qu’il l’avait sauvée, il s’était prispour elle d’une adoration où il entrait de tous les amours.
– Elle t’a encore battue ? demanda-t-il d’une voixbasse et ardente.
Berthe, inquiète de le rencontrer là, essaya de le renvoyer.
– Va te coucher, ça ne te regarde pas.
– Si, ça me regarde. Je ne veux pas qu’elle te batte,moi !… Elle m’a réveillé, tant elle criait… Qu’elle nerecommence pas, ou je cogne !
Alors, elle lui saisit les poignets et lui parla comme à unebête révoltée. Il se soumit tout de suite, il bégaya avec deslarmes de petit garçon :
– Ça te fait bien du mal, n’est-ce pas ?… Où est tonmal, que je le baise ?
Et, ayant trouvé sa joue, dans l’obscurité, il la baisa, il lamouilla de ses pleurs, en répétant :
– C’est guéri, c’est guéri.
Cependant, M. Josserand, resté seul, avait laissé tomber saplume, le cœur trop gonflé de chagrin. Au bout de quelques minutes,il se leva pour aller doucement écouter aux portes.Mme Josserand ronflait. Dans la chambre de sesfilles, on ne pleurait pas. L’appartement était noir et paisible.Alors, il revint, un peu soulagé. Il arrangea la lampe quicharbonnait, et recommença mécaniquement à écrire. Deux grosseslarmes, qu’il ne sentait point, roulèrent sur les bandes, dans lesilence solennel de la maison endormie.
Dès le poisson, de la raie au beurre noir d’une fraîcheurdouteuse, que cette gâcheuse d’Adèle avait noyée dans un flot devinaigre, Hortense et Berthe, assises à droite et à la gauche del’oncle Bachelard, le poussèrent à boire, emplissant son verrel’une après l’autre, répétant :
– C’est votre fête, buvez donc !… À votre santé, mononcle !
Elles avaient comploté de se faire donner vingt francs. Chaqueannée, leur mère prévoyante les plaçait ainsi aux côtés de sonfrère, qu’elle leur abandonnait. Mais c’était une rude besogne, etqui demandait toute l’âpreté de deux filles travaillées par desrêves de souliers Louis XV et de gants à cinq boutons. Pourdonner les vingt francs, il fallait que l’oncle fût complètementgris. Il était en famille d’une avarice féroce, tout en mangeantau-dehors, à des noces crapuleuses, les quatre-vingt mille francsqu’il gagnait dans la commission. Heureusement, ce soir-là, ilvenait d’arriver à demi plein, ayant passé l’après-midi chez uneteinturière du faubourg Montmartre, qui se faisait expédier pourlui du vermouth de Marseille.
– À votre santé, mes petites chattes ! répondait-ilchaque fois, de sa grosse voix pâteuse, en vidant son verre.
Couvert de bijoux, une rose à la boutonnière, il tenait lemilieu de la table, énorme, avec sa carrure de commerçant noceur etbraillard, qui a roulé dans tous les vices. Ses dents fausseséclairaient d’une blancheur trop crue sa face ravagée, dont legrand nez rouge flambait sous la calotte neigeuse de ses cheveuxcoupés ras ; et, par moments, ses paupières retombaientd’elles-mêmes sur ses yeux pâles et brouillés. Gueulin, le filsd’une sœur de sa femme, affirmait que l’oncle n’avait pas dessoûlé,depuis dix ans qu’il était veuf.
– Narcisse, un peu de raie, elle est excellente, ditMme Josserand, qui souriait à l’ivresse de sonfrère, bien qu’elle en eût au fond le cœur soulevé.
Elle était assise en face de lui, ayant à sa gauche le petitGueulin, et à sa droite un jeune homme, Hector Trublot, auquel elleavait des politesses à rendre. D’habitude, elle profitait de cedîner de famille, pour se débarrasser de certainesinvitations ; et c’était ainsi qu’une dame de la maison,Mme Juzeur, se trouvait également là, près deM. Josserand. Du reste, comme l’oncle se conduisait très mal àtable, et qu’il fallait compter sur sa fortune pour l’y supportersans dégoût, elle le montrait seulement à des intimes ou à despersonnes qu’elle jugeait inutile d’éblouir désormais. Par exemple,elle avait un instant songé pour gendre au jeune Trublot, alorsemployé chez un agent de change, en attendant que son père, unhomme riche, lui achetât une part ; mais, Trublot ayantprofessé une haine tranquille du mariage, elle ne se gênait plusavec lui, elle le mettait même à côté de Saturnin, qui n’avaitjamais pu manger proprement. Berthe, toujours placée près de sonfrère, était chargée de le contenir d’un regard, lorsqu’ilpromenait par trop ses doigts dans la sauce.
Après le poisson, une tourte grasse parut, et ces demoisellescrurent le moment arrivé de commencer l’attaque.
– Buvez donc, mon oncle ! dit Hortense. C’est votrefête… Vous ne donnez rien pour votre fête ?
– Tiens ! c’est vrai, ajouta Berthe d’un air naïf. Ondonne quelque chose, le jour de sa fête… Vous allez nous donnervingt francs.
Du coup, en entendant parler d’argent, Bachelard exagéra sonivresse. C’était sa malice accoutumée : ses paupièresretombaient, il devenait idiot.
– Hein ? quoi ? bégaya-t-il.
– Vingt francs, vous savez bien ce que c’est que vingtfrancs, ne faites pas la bête, reprit Berthe. Donnez-nous vingtfrancs, et nous vous aimerons, oh ! nous vous aimerons toutplein !
Elles s’étaient jetées à son cou, lui prodiguaient des noms detendresse, baisaient son visage enflammé, sans répugnance pourl’odeur de débauche canaille qu’il exhalait. M. Josserand, quetroublait ce continuel fumet d’absinthe, de tabac et de musc, eutune révolte, lorsqu’il vit les grâces vierges de ses filles sefrotter à ces hontes ramassées sur tous les trottoirs.
– Laissez-le donc ! cria-t-il.
– Pourquoi ? dit Mme Josserand, quilança un terrible regard à son mari. Elles s’amusent… Si Narcisseveut leur donner vingt francs, il est bien le maître.
– M. Bachelard est si bon pour elles ! murmuracomplaisamment la petite Mme Juzeur.
Mais l’oncle se débattait, redoublant de ramollissement,répétant, la bouche pleine de salive :
– C’est drôle… Sais pas, parole d’honneur ! saispas…
Alors, Hortense et Berthe le lâchèrent, en échangeant un coupd’œil. Il n’avait sans doute pas assez bu. Et elles se mirent denouveau à remplir son verre, avec des rires de filles qui veulentdévaliser un homme. Leurs bras nus, d’une rondeur adorable dejeunesse, passaient à toute minute sous le grand nez flamboyant del’oncle.
Cependant, Trublot, en garçon silencieux qui prenait sesplaisirs tout seul, suivait du regard Adèle, tandis qu’elletournait lourdement derrière les convives. Il était très myope etla voyait jolie, avec ses traits accentués de Bretonne et sescheveux de chanvre sale. Justement, quand elle servit le rôti, unmorceau de veau à la casserole, elle se coucha à demi sur sonépaule, pour atteindre le milieu de la table ; et lui,feignant de ramasser sa serviette, la pinça vigoureusement aumollet. La bonne, sans comprendre, le regarda, comme s’il lui avaitdemandé du pain.
– Qu’y a-t-il ? dit Mme Josserand.Elle vous a heurté, monsieur ?… Oh ! cette fille !elle est d’une maladresse ! Mais, que voulez-vous ? c’esttout neuf, il faut que ce soit formé.
– Sans doute, il n’y a pas de mal, répondit Trublot, quicaressait sa forte barbe noire avec la sérénité d’un jeune dieuindien.
La conversation s’animait, dans la salle à manger, d’abordglacée, et que peu à peu chauffait l’odeur des viandes.Mme Juzeur confiait une fois de plus àM. Josserand les tristesses de ses trente ans solitaires. Ellelevait les yeux vers le ciel, elle se contentait de cette discrèteallusion au drame de sa vie : son mari l’avait quittée aprèsdix jours de mariage, et personne ne savait pourquoi, elle n’endisait pas davantage. Maintenant, elle vivait seule dans unlogement toujours clos, d’une douceur de duvet, et où il entraitdes prêtres.
– C’est si triste, à mon âge ! murmura-t-ellelanguissamment, en mangeant son veau avec des gestes délicats.
– Une petite femme bien malheureuse, repritMme Josserand à l’oreille de Trublot, d’un air deprofonde sympathie.
Mais Trublot jetait des regards indifférents sur cette dévoteaux yeux clairs, toute pleine de réserves et de sous-entendus. Cen’était pas son genre.
Il y eut une panique. Saturnin, que Berthe ne surveillait plus,trop occupée auprès de l’oncle, s’amusait avec sa viande, qu’ildécoupait et dont il faisait des dessins dans son assiette. Cepauvre être exaspérait sa mère, qui avait peur et honte delui ; elle ne savait comment s’en débarrasser, n’osait paramour-propre en faire un ouvrier, après l’avoir sacrifié à sessœurs, en le retirant d’un pensionnat où son intelligence endormies’éveillait trop lentement ; et, depuis des années qu’il setraînait à la maison, inutile et borné, c’était pour elle decontinuelles transes, lorsqu’elle devait le produire en société.Son orgueil saignait.
– Saturnin ! cria-t-elle.
Mais Saturnin se mit à ricaner, heureux du gâchis de sonassiette. Il ne respectait pas sa mère, la traitait carrément degrosse menteuse et de mauvaise gale, avec la clairvoyance des fousqui pensent tout haut. Certainement, les choses allaient maltourner, il lui aurait jeté l’assiette à la tête, si Berthe,rappelée à son rôle, ne l’avait regardé fixement. Il voulutrésister ; puis, ses yeux s’éteignirent, il resta morne etaffaissé sur sa chaise, comme dans un rêve, jusqu’à la fin durepas.
– J’espère, Gueulin, que vous avez apporté votreflûte ? demanda Mme Josserand, qui cherchait àdissiper le malaise de ses convives.
Gueulin jouait de la flûte en amateur, mais uniquement dans lesmaisons où on le mettait à l’aise.
– Ma flûte, certainement, répondit-il.
Il était distrait, ses cheveux et ses favoris roux plus hérissésencore que de coutume, très intéressé par la manœuvre de cesdemoiselles autour de l’oncle. Employé dans une compagnied’assurances, il retrouvait Bachelard dès sa sortie du bureau, etne le lâchait plus, battant à sa suite les mêmes cafés et les mêmesmauvais lieux. Derrière le grand corps dégingandé de l’un, on étaittoujours sûr d’apercevoir la petite figure blême de l’autre.
– Hardi ! ne le lâchez pas ! dit-il brusquement,en homme qui juge les coups.
L’oncle, en effet, perdait pied. Lorsque, après les légumes, desharicots verts trempés d’eau, Adèle servit une glace à la vanilleet à la groseille, ce fut une joie inespérée autour de latable ; et ces demoiselles abusèrent de la situation pourfaire boire à l’oncle la moitié de la bouteille de champagne, queMme Josserand payait trois francs, chez un épiciervoisin. Il devenait tendre, il oubliait sa comédie del’imbécillité.
– Hein, vingt francs !… Pourquoi vingt francs ?…Ah ! vous voulez vingt francs ! Mais je ne les ai pas,bien vrai. Demandez à Gueulin. N’est-ce pas ? Gueulin, j’aioublié ma bourse, tu as dû payer au café… Si je les avais, mespetites chattes, je vous les donnerais, vous êtes tropgentilles.
Gueulin, de son air froid, riait avec un bruit de poulie malgraissée. Et il murmurait :
– Ce vieux filou !
Puis, tout d’un coup, emporté, il cria :
– Fouillez-le donc !
Alors, Hortense et Berthe, de nouveau, se jetèrent sur l’oncle,sans retenue. L’envie des vingt francs, que leur bonne éducationcontenait, finissait par les enrager ; et elles lâchaienttout. L’une, à deux mains, visitait les poches du gilet, tandis quel’autre enfonçait les doigts jusqu’au poignet dans les poches de laredingote. Cependant, l’oncle, renversé, luttait encore ; maisle rire le prenait, un rire coupé des hoquets de l’ivresse.
– Parole d’honneur ! je n’ai pas un sou… Finissezdonc, vous me chatouillez.
– Dans le pantalon ! cria énergiquement Gueulin,excité par ce spectacle.
Et Berthe, résolue, fouilla dans une des poches du pantalon.Leurs mains frémissaient, toutes deux devenaient brutales, ellesauraient giflé l’oncle. Mais Berthe eut une exclamation devictoire : elle ramenait du fond de la poche une poignée demonnaie, qu’elle éparpilla sur une assiette ; et là, parmi untas de gros sous et quelques pièces blanches, il y avait une piècede vingt francs.
– Je l’ai ! dit-elle, rouge, décoiffée, en la jetanten l’air et en la rattrapant.
Toute la table battait des mains, trouvait ça très drôle. Il yeut un brouhaha, ce fut la gaieté du dîner.Mme Josserand regardait ses filles avec un sourirede mère attendrie. L’oncle, qui ramassait sa monnaie, disait d’unair sentencieux que, lorsqu’on voulait vingt francs, il fallait lesgagner. Et ces demoiselles, lasses et contentées, soufflaient à sadroite et à sa gauche, les lèvres encore tremblantes, dansl’énervement de leur désir.
Un coup de timbre retentit. On avait mangé lentement, le mondearrivait déjà. M. Josserand, qui s’était décidé à rire commesa femme, chantait volontiers du Béranger à table ; maiscelle-ci, dont il blessait les goûts poétiques, lui imposa silence.Elle hâta le dessert ; d’autant plus que l’oncle, assombridepuis le cadeau forcé des vingt francs, cherchait une querelle, ense plaignant que son neveu Léon n’eût pas daigné se déranger pourlui souhaiter sa fête. Léon devait seulement venir à la soirée.Enfin, comme on se levait, Adèle dit que c’était l’architecte d’endessous et un jeune homme, qui se trouvaient au salon.
– Ah ! oui, ce jeune homme, murmuraMme Juzeur, en acceptant le bras deM. Josserand. Vous l’avez donc invité ?… Je l’ai aperçuaujourd’hui chez le concierge. Il est très bien.
Mme Josserand prenait le bras de Trublot,lorsque Saturnin, qui était resté seul à table, et que tout letapage des vingt francs n’avait pas éveillé du sommeil dont ildormait, les yeux ouverts, renversa sa chaise, dans un brusqueaccès de fureur, en criant :
– Je ne veux pas, nom de Dieu ! je ne veuxpas !
C’était toujours là ce que redoutait sa mère. Elle fit signe àM. Josserand d’emmener Mme Juzeur. Puis, ellese dégagea du bras de Trublot, qui comprit et disparut ; maisil dut se tromper, car il fila du côté de la cuisine, sur lestalons d’Adèle. Bachelard et Gueulin, sans s’occuper du toqué,comme ils le nommaient, ricanaient dans un coin, en s’allongeantdes tapes.
– Il était tout drôle, je sentais quelque chose pour cesoir, murmura Mme Josserand très inquiète. Berthe,viens vite !
Mais Berthe montrait la pièce de vingt francs à Hortense.Saturnin avait pris un couteau. Il répétait :
– Nom de Dieu ! je ne veux pas, je vais leur ouvrir lapeau du ventre !
– Berthe ! appela la voix désespérée de la mère.
Et, quand la jeune fille accourut, elle n’eut que le temps delui saisir la main, pour qu’il n’entrât pas dans le salon. Elle lesecouait, mise en colère, tandis que lui s’expliquait, avec salogique de fou.
– Laisse-moi faire, il faut qu’ils y passent… Je te dis queça vaut mieux… J’en ai assez, de leurs sales histoires. Ils nousvendront tous.
– À la fin, c’est assommant ! cria Berthe.Qu’as-tu ? que chantes-tu là ?
Il la regarda, bouleversé, agité d’une rage sombre,bégayant :
– On va encore te marier… Jamais, entends-tu !… Je neveux pas qu’on te fasse du mal.
La jeune fille ne put s’empêcher de rire. Où prenait-il qu’onallait la marier ? Mais lui, hochait la tête : il lesavait, il le sentait. Et, comme sa mère intervenait pour lecalmer, il serra son couteau d’une main si rude, qu’elle recula.Cependant, elle tremblait que cette scène ne fût entendue, elle ditrapidement à Berthe de l’emmener, de l’enfermer dans sachambre ; tandis que, s’affolant de plus en plus, il haussaitla voix.
– Je ne veux pas qu’on te marie, je ne veux pas qu’on tefasse du mal… Si on te marie, je leur ouvre la peau du ventre.
Alors, Berthe lui mit les mains sur les épaules, en le regardantfixement.
– Écoute, dit-elle, tiens-toi tranquille, ou je ne t’aimeplus.
Il chancela, un désespoir amollit sa face, ses yeux s’emplirentde larmes.
– Tu ne m’aimes plus, tu ne m’aimes plus… Ne dis pas ça.Oh ! je t’en prie, dis que tu m’aimes encore, dis que tum’aimeras toujours et que jamais tu n’en aimeras un autre.
Elle l’avait pris par le poignet, elle l’emmena, docile comme unenfant.
Dans le salon, Mme Josserand, exagérant sonintimité, appela Campardon son cher voisin. PourquoiMme Campardon ne lui avait-elle pas fait le grandplaisir de venir ? et, sur la réponse de l’architecte que safemme était toujours un peu souffrante, elle se récria, elle ditqu’on l’aurait reçue en peignoir, en pantoufles. Mais son sourirene quittait pas Octave qui causait avec M. Josserand, toutesses amabilités allaient à lui, par-dessus l’épaule de Campardon.Quand son mari lui présenta le jeune homme, elle se montra d’unecordialité si vive, que ce dernier en fut gêné.
Du monde arrivait, des mères fortes avec des filles maigres, despères et des oncles à peine éveillés de la somnolence du bureau,poussant devant eux des troupeaux de demoiselles à marier. Deuxlampes, voilées de papier rose, éclairaient le salon d’undemi-jour, où se noyaient le vieux meuble râpé de velours jaune, lepiano déverni, les trois vues de Suisse enfumées, qui tachaient denoir la nudité froide des panneaux blanc et or. Et, dans cetteavare clarté, les invités s’effaçaient, des figures pauvres etcomme usées, aux toilettes pénibles et sans résignation.Mme Josserand portait sa robe feu de laveille ; seulement, afin de dépister les gens, elle avaitpassé la journée à coudre des manches au corsage, et à se faire unepèlerine de dentelle, pour cacher ses épaules ; tandis que,près d’elle, ses filles, en camisole sale, tiraient furieusementl’aiguille, retapant avec de nouvelles garnitures leurs uniquestoilettes, qu’elles changeaient ainsi morceau à morceau depuisl’autre hiver.
Après chaque coup de timbre, un chuchotement venait del’antichambre. On causait bas, dans la pièce morne, où le rireforcé d’une demoiselle mettait par moments une note fausse.Derrière la petite Mme Juzeur, Bachelard et Gueulinse poussaient du coude, en lâchant des indécences ; etMme Josserand les surveillait d’un regard alarmé,car elle craignait la mauvaise tenue de son frère. MaisMme Juzeur pouvait tout entendre : elle avaitun frisson des lèvres, elle souriait avec une douceur angélique auxhistoires gaillardes. L’oncle Bachelard était un homme réputédangereux. Son neveu, au contraire, était chaste. Par théorie, sibelles que fussent les occasions, Gueulin refusait les femmes, nonpas qu’il les dédaignât, mais parce qu’il redoutait les lendemainsdu bonheur : toujours des embêtements, disait-il.
Berthe enfin parut. Elle s’approcha vivement de sa mère.
– Ah bien ! j’en ai eu, de la peine ! luisouffla-t-elle à l’oreille. Il n’a pas voulu se coucher, je l’aienfermé à double tour… Mais j’ai peur qu’il ne casse tout,là-dedans.
Mme Josserand la tira violemment par sa robe.Octave, près d’elles, venait de tourner la tête.
– Ma fille Berthe, monsieur Mouret, dit-elle de son air leplus gracieux, en la lui présentant. M. Octave Mouret, machérie.
Et elle regardait sa fille. Celle-ci connaissait bien ce regard,qui était comme un ordre de combat, et où elle retrouvait lesleçons de la veille. Tout de suite, elle obéit, avec lacomplaisance et l’indifférence d’une fille qui ne s’arrête plus aupoil de l’épouseur. Elle récita joliment son bout de rôle, eut lagrâce facile d’une Parisienne déjà lasse et rompue à tous lessujets, parla avec enthousiasme du Midi où elle n’était jamaisallée.
Octave, habitué aux raideurs des vierges provinciales, futcharmé de ce caquet de petite femme, qui se livrait comme uncamarade.
Mais Trublot, disparu depuis la fin du repas, entrait d’un pasfurtif par la porte de la salle à manger ; et Berthe, l’ayantaperçu, lui demanda étourdiment d’où il venait. Il garda lesilence, elle resta gênée ; puis, pour se tirer d’embarras,elle présenta les deux jeunes gens l’un à l’autre. Sa mère nel’avait pas quittée des yeux, prenant dès lors une attitude degénéral en chef, conduisant l’affaire, du fauteuil où elle s’étaitassise. Quand elle jugea que le premier engagement avait donné toutson résultat, elle rappela sa fille d’un signe, et lui dit à voixbasse :
– Attends que les Vabre soient là, pour ta musique… Et jouefort !
Octave, demeuré seul avec Trublot, cherchait à lequestionner.
– Une charmante personne.
– Oui, pas mal.
– Cette demoiselle en bleu est sa sœur aînée, n’est-cepas ? Elle est moins bien.
– Pardi ! elle est plus maigre !
Trublot, qui regardait sans voir, de ses yeux de myope, avait lacarrure d’un mâle solide, entêté dans ses goûts. Il était revenusatisfait, croquant des choses noires qu’Octave reconnut avecsurprise pour être des grains de café.
– Dites donc, demanda-t-il brusquement, les femmes doiventêtre grasses dans le Midi ?
Octave sourit, et tout de suite il fut au mieux avec Trublot.Des idées communes les rapprochaient. Sur un canapé écarté, ils sefirent des confidences : l’un parla de sa patronne duBonheur des Dames, Mme Hédouin, une sacréebelle femme, mais trop froide ; l’autre dit qu’on l’avait misà la correspondance, de neuf à cinq, chez son agent de change,M. Desmarquay, où il y avait une bonne épatante. Cependant, laporte du salon s’était ouverte, trois personnes entrèrent.
– Ce sont les Vabre, murmura Trublot, en se penchant versson nouvel ami. Auguste, le grand, celui qui a une figure de moutonmalade, est le fils aîné du propriétaire : trente-trois ans,toujours des maux de tête qui lui tirent les yeux et qui l’ontempêché autrefois de continuer le latin ; un garçon maussade,tombé dans le commerce… L’autre, Théophile, cet avorton aux cheveuxjaunes, à la barbe clairsemée, ce petit vieux de vingt-huit ans,secoué par des quintes de toux et de rage, a tâté d’une douzaine demétiers, puis a épousé la jeune femme qui marche la première,Mme Valérie…
– Je l’ai déjà vue, interrompit Octave. C’est la fille d’unmercier du quartier, n’est-ce pas ? Mais, comme ça trompe, cesvoilettes ! elle m’avait paru jolie… Elle n’est quesingulière, avec sa face crispée et son teint de plomb.
– Encore une qui n’est pas mon rêve, repritsentencieusement Trublot. Elle a des yeux superbes, il y a deshommes à qui ça suffit… Hein ! c’est maigre !
Mme Josserand s’était levée pour serrer lesmains de Valérie.
– Comment ! cria-t-elle, M. Vabre n’est pas avecvous ? et ni M. ni Mme Duveyrier ne nousont fait l’honneur de venir ? Ils nous avaient promispourtant. Ah ! voilà qui est très mal !
La jeune femme excusa son beau-père, que son âge retenait chezlui, et qui, d’ailleurs, préférait travailler le soir. Quant à sonbeau-frère et à sa belle-sœur, ils l’avaient chargée de présenterleurs excuses, ayant reçu une invitation à une soirée officielle,où ils ne pouvaient se dispenser d’aller.Mme Josserand pinça les lèvres. Elle, ne manquaitpas un des samedis de ces poseurs du premier, qui se seraient crusdéshonorés, s’ils étaient, un mardi montés au quatrième. Sansdoute, son thé modeste ne valait pas leurs concerts à grandorchestre. Mais, patience ! quand ses deux filles seraientmariées, et qu’elle aurait deux gendres et leurs familles pouremplir son salon, elle aussi ferait chanter des chœurs.
– Prépare-toi, souffla-t-elle à l’oreille de Berthe.
On était une trentaine, et assez serrés, car on n’ouvrait pas lepetit salon, qui servait de chambre à ces demoiselles. Les nouveauxvenus échangeaient des poignées de main. Valérie s’était assiseprès de Mme Juzeur, pendant que Bachelard etGueulin faisaient tout haut des réflexions désagréables surThéophile Vabre, qu’ils trouvaient drôle d’appeler « bon àrien ». Dans un angle, M. Josserand, qui s’effaçait chezlui, à ce point qu’on l’aurait pris pour un invité, et qu’on lecherchait toujours, même quand on l’avait devant soi, écoutait aveceffarement une histoire racontée par un de ses vieux amis :Bonnaud, il connaissait Bonnaud, l’ancien chef de la comptabilitéau chemin de fer du Nord, celui dont la fille s’était mariée, leprintemps dernier ? eh bien ! Bonnaud venait de découvrirque son gendre, un homme très bien, était un ancien clown, quiavait vécu pendant dix ans aux crochets d’une écuyère.
– Silence ! silence ! murmurèrent des voixcomplaisantes.
Berthe avait ouvert le piano.
– Mon Dieu ! expliqua Mme Josserand,c’est un morceau sans prétention, une simple rêverie… MonsieurMouret, vous aimez la musique, je crois. Approchez-vous donc… Mafille le joue assez bien, oh ! en simple amateur, mais avecâme, oui, avec beaucoup d’âme.
– Pincé ! dit Trublot à voix basse. Le coup de lasonate.
Octave dut se lever et se tint debout près du piano. À voir lesprévenances caressantes dont Mme Josserandl’entourait, il semblait qu’elle fit jouer Berthe uniquement pourlui.
– Les Bords de l’Oise, reprit-elle. C’est vraimentjoli… Allons, va, mon amour, et ne te trouble pas. Monsieur seraindulgent.
La jeune fille attaqua le morceau, sans trouble aucun.D’ailleurs, sa mère ne la quittait plus des yeux, de l’air d’unsergent prêt à punir d’une gifle une faute de théorie. Sondésespoir était que l’instrument, essoufflé par quinze années degammes quotidiennes, n’eût pas les sonorités du grand piano à queuedes Duveyrier ; et jamais sa fille, selon elle, ne jouaitassez fort.
Dès la dixième mesure, Octave, l’air recueilli et hochant lementon aux traits de bravoure, n’écouta plus. Il regardaitl’auditoire, l’attention poliment distraite des hommes et leravissement affecté des femmes, toute cette détente de gens rendusà eux-mêmes, repris par les soucis de chaque heure, dont l’ombreremontait à leurs visages fatigués. Des mères faisaient visiblementle rêve qu’elles mariaient leurs filles, la bouche fendue, lesdents féroces, dans un abandon inconscient ; c’était la ragede ce salon, un furieux appétit de gendres, qui dévorait cesbourgeoises, aux sons asthmatiques du piano. Les filles, trèslasses, s’endormaient, la tête entre les épaules, oubliant de setenir droites. Octave, qui avait le mépris des jeunes personnes,s’intéressa davantage à Valérie ; elle était laide,décidément, dans son étrange robe de soie jaune, garnie de satinnoir, et il revenait toujours à elle, inquiet, séduit quandmême ; tandis que, les yeux vagues, énervée par l’aigremusique, elle avait le sourire détraqué d’une malade.
Mais une catastrophe se produisit. Le timbre s’était faitentendre, un monsieur entra, sans précaution.
– Oh ! docteur ! ditMme Josserand, d’une voix courroucée.
Le Dr Juillerat eut un geste pour s’excuser, et il demeura surplace. Berthe, à ce moment, détachait une petite phrase, d’undoigté ralenti et mourant, que la société salua de murmuresflatteurs. Ah ! ravissant ! délicieux !Mme Juzeur se pâmait, comme chatouillée. Hortense,qui tournait les pages, debout près de sa sœur, restait revêchesous la pluie battante des notes, l’oreille tendue à la sonnerie dutimbre ; et, quand le docteur était entré, elle avait eu untel geste de désappointement, qu’elle venait de déchirer une page,sur le pupitre. Mais, brusquement, le piano trembla sous les mainsfrêles de Berthe, tapant comme des marteaux : c’était la finde la rêverie, dans un tapage assourdissant de furieux accords.
Il y eut une hésitation. On se réveillait. Était-ce fini ?Puis, les compliments éclatèrent. Adorable ! un talentsupérieur !
– Mademoiselle est vraiment une artiste de premier ordre,dit Octave, dérangé dans ses observations. Jamais personne ne m’afait un pareil plaisir.
– N’est-ce pas ? monsieur, s’écriaMme Josserand enchantée. Elle ne s’en tire pas mal,il faut l’avouer… Mon Dieu ! nous ne lui avons rien refusé, àcette enfant : c’est notre trésor ! Tous les talentsqu’elle a voulu avoir, elle les a… Ah ! monsieur, si vous laconnaissiez…
Un bruit confus de voix emplissait de nouveau le salon. Berthe,très tranquille, recevait les éloges ; et elle ne quittait pasle piano, attendant que sa mère la relevât de sa corvée. Déjà cettedernière parlait à Octave de la façon étonnante dont sa filleenlevait les Moissonneurs, un galop brillant, lorsque descoups sourds et lointains émotionnèrent les invités. Depuis uninstant, c’étaient des secousses de plus en plus violentes, commesi quelqu’un se fût efforcé d’enfoncer une porte. On se taisait, ons’interrogeait des yeux.
– Qu’est-ce donc ? osa demander Valérie. Ça tapaitdéjà tout à l’heure, pendant la fin du morceau.
Mme Josserand était devenue toute pâle. Elleavait reconnu le coup d’épaule de Saturnin. Ah ! le misérabletoqué ! et elle le voyait tomber au milieu du monde. S’ilcontinuait à cogner, encore un mariage de fichu !
– C’est la porte de la cuisine qui bat, dit-elle avec unsourire contraint. Adèle ne veut jamais la fermer… Va donc voir,Berthe.
La jeune fille, elle aussi, avait compris. Elle se leva etdisparut. Les coups cessèrent aussitôt, mais elle ne revint pastout de suite. L’oncle Bachelard, qui avait scandaleusement troubléles Bords de l’Oise par des réflexions faites à voixhaute, acheva de décontenancer sa sœur, en criant à Gueulin qu’onl’embêtait et qu’il allait boire un grog. Tous deux rentrèrent dansla salle à manger, dont ils refermèrent bruyamment la porte.
– Ce brave Narcisse, toujours original ! ditMme Josserand à Mme Juzeur et àValérie, entre lesquelles elle vint s’asseoir. Ses affairesl’occupent tant ! Vous savez qu’il a gagné près de cent millefrancs, cette année !
Octave, libre enfin, s’était hâté de rejoindre Trublot, assoupisur le canapé. Près d’eux, un groupe entourait le Dr Juillerat,vieux médecin du quartier, homme médiocre, mais devenu à la longuebon praticien, qui avait accouché toutes ces dames et soigné toutesces demoiselles. Il s’occupait spécialement des maladies de femme,ce qui le faisait, le soir, rechercher des maris en quête d’uneconsultation gratuite, dans un coin de salon. Justement, Théophilelui disait que Valérie avait encore eu une crise, la veille ;elle étouffait toujours, elle se plaignait d’un nœud qui montait àsa gorge ; et lui non plus, ne se portait pas bien, mais cen’était pas la même chose. Alors, il ne parla plus que de sapersonne, conta ses déboires : il avait commencé son droit,tenté l’industrie chez un fondeur, essayé de l’administration dansles bureaux du mont-de-piété ; puis, il s’était occupé dephotographie et croyait avoir trouvé une invention pour fairemarcher les voitures toutes seules ; en attendant, il plaçaitpar gentillesse des pianos-flûtes, une autre invention d’un de sesamis. Et il retomba sur sa femme : c’était sa faute, si rienne marchait chez eux ; elle le tuait, avec ses nerfscontinuels.
– Donnez-lui donc quelque chose, docteur !suppliait-il, les yeux allumés de haine, toussant et geignant, dansla rage éplorée de son impuissance.
Trublot, plein de mépris, l’examinait ; et il eut un riresilencieux, en regardant Octave. Cependant, le Dr Juillerattrouvait des paroles vagues et calmantes – sans doute, on lasoulagerait, cette chère dame. À quatorze ans, elle étouffait déjà,dans la boutique de la rue Neuve-Saint-Augustin ; il l’avaitsoignée pour des étourdissements, qui se terminaient par dessaignements de nez ; et, comme Théophile rappelait avecdésespoir sa douceur languissante de jeune fille, tandis quemaintenant elle le torturait, fantasque, changeant d’humeur vingtfois en un jour, le docteur se contenta de hocher la tête. Lemariage ne réussissait pas à toutes les femmes.
– Parbleu ! murmura Trublot, un père qui s’est abrutipendant trente ans à vendre du fil et des aiguilles, une mère qui atoujours eu des boutons plein la figure, et ça dans un trou sansair du vieux Paris, comment veut-on que ça fasse des fillespossibles !
Octave restait surpris. Il perdait de son respect pour ce salon,où il était entré avec une émotion de provincial. Une curiosité seréveilla en lui, quand il aperçut Campardon, qui consultait à sontour le docteur, mais tout bas, en homme posé, désireux de nemettre personne dans les accidents de son ménage.
– À propos, puisque vous savez les choses, demanda-t-il àTrublot, dites-moi quelle est la maladie deMme Campardon… Je vois le monde prendre un visagedésolé, quand on en parle.
– Mais, mon cher, répondit le jeune homme, elle a…
Et il se pencha à l’oreille d’Octave. Pendant qu’il écoutait, lafigure de ce dernier sourit d’abord, puis s’allongea, eut un air destupéfaction profonde.
– Pas possible ! dit-il.
Alors, Trublot jura sa parole d’honneur. Il connaissait uneautre dame dans la même situation.
– Du reste, reprit-il, à la suite de couches, il arriveparfois que…
Et il se remit à parler bas. Octave, convaincu, devint triste.Lui, qui avait eu un instant des idées, qui imaginait un roman,l’architecte pris ailleurs et le poussant à sa femme pour ladistraire ! En tout cas, il la savait bien gardée. Les deuxjeunes gens se frottaient l’un à l’autre, dans l’excitation de cesdessous de la femme qu’ils remuaient, oubliant qu’on pouvait lesentendre.
Justement, Mme Juzeur était en train de confierà Mme Josserand ses impressions sur Octave. Elle letrouvait très convenable, sans doute, mais elle préféraitM. Auguste Vabre. Celui-ci, debout dans un coin du salon,restait silencieux, avec son insignifiance et sa migraine de tousles soirs.
– Ce qui m’étonne, chère madame, c’est que vous ne songiezpas à lui pour votre Berthe. Un garçon établi, plein de prudence.Et il lui faut une femme, je sais qu’il cherche à se marier.
Mme Josserand écoutait, surprise. En effet, ellen’aurait pas songé au marchand de nouveautés. Cependant,Mme Juzeur insistait, car elle avait, dans soninfortune, la passion de travailler à la félicité des autresfemmes, ce qui la faisait s’occuper de toutes les histoires tendresde la maison. Elle affirmait qu’Auguste ne cessait de regarderBerthe. Enfin, elle invoquait son expérience des hommes :jamais M. Mouret ne se laisserait prendre, tandis que ce bonM. Vabre serait très commode, très avantageux. MaisMme Josserand, pesant ce dernier du regard, jugeaitdécidément qu’un gendre pareil ne meublerait guère son salon.
– Ma fille le déteste, dit-elle, et jamais je n’agiraicontre son cœur.
Une grande demoiselle maigre venait d’exécuter une fantaisie surla Dame blanche. Comme l’oncle Bachelard s’était endormidans la salle à manger, Gueulin reparut avec sa flûte et imita lerossignol. D’ailleurs, on n’écoutait pas, l’histoire de Bonnauds’était répandue. M. Josserand restait bouleversé, les pèreslevaient les bras, les mères suffoquaient. Comment ! le gendrede Bonnaud était un clown ! À qui se fier alors ? et lesparents, dans leur appétit de mariage, avaient des cauchemars deforçats distingués, en habit noir. Bonnaud, à la vérité, éprouvaitune telle joie de caser sa fille, qu’il s’était contenté derenseignements en l’air, malgré sa rigide prudence de chefcomptable méticuleux.
– Maman, le thé est servi, dit Berthe, qui ouvrait avecAdèle les deux battants de la porte.
Et, pendant que le monde passait lentement dans la salle àmanger, elle s’approcha de sa mère, elle murmura :
– J’en ai assez, moi !… Il veut que je reste pour luiconter des histoires, ou il parle de tout casser !
C’était, sur une nappe grise trop étroite, un de ces théslaborieusement servis, une brioche achetée chez un boulangervoisin, flanquée de petits fours et de sandwichs. Aux deux bouts,un luxe de fleurs, des roses superbes et coûteuses, couvraient lamédiocrité du beurre et la poussière ancienne des biscuits. On serécria, des jalousies s’allumèrent : décidément, ces Josserandse coulaient pour marier leurs filles. Et les invités, avec desregards obliques vers les bouquets, se gorgèrent de thé aigre,tombèrent sans prudence sur les gâteaux rassis et la brioche malcuite, ayant peu dîné, ne songeant plus qu’à se coucher le ventreplein. Pour les personnes qui n’aimaient pas le thé, Adèlepromenait des verres de sirop de groseille. Il fut déclaréexquis.
Cependant, dans un coin, l’oncle dormait. On ne le réveilla pas,on feignit même poliment de ne pas le voir. Une dame parla desfatigues du commerce. Berthe s’empressait, offrant des sandwichs,portant des tasses de thé, demandant aux hommes s’ils voulaientqu’on les sucrât davantage. Mais elle ne suffisait pas, etMme Josserand cherchait sa fille Hortense,lorsqu’elle l’aperçut au milieu du salon désert, en train de causeravec un monsieur, dont on ne voyait que le dos.
– Ah ! oui ! laissa-t-elle échapper, prise decolère. Il arrive enfin.
Des chuchotements couraient. C’était ce Verdier, qui vivait avecune femme depuis quinze ans, en attendant d’épouser Hortense.Chacun connaissait l’histoire, les demoiselles échangeaient descoups d’œil ; mais on évitait d’en parler, on pinçait leslèvres, par convenance. Octave, mis au courant, regarda d’un aird’intérêt le dos du monsieur. Trublot connaissait la maîtresse, unebonne fille, une ancienne roulure qui s’était rangée, plus honnêtemaintenant, disait-il, que la plus honnête des bourgeoises,soignant son homme, veillant à son linge ; et il était pourelle plein d’une fraternelle sympathie. Pendant qu’on les étudiaitde la salle à manger, Hortense faisait une scène à Verdier sur sonretard, avec sa maussaderie de fille vierge et bien élevée.
– Tiens ! du sirop de groseille ! dit Trublot, envoyant Adèle devant lui, le plateau à la main.
Il le flaira, n’en voulut point. Mais, comme la bonne seretournait, le coude d’une grosse dame la poussa contre lui, et illa pinça fortement aux reins. Elle sourit, elle revint avec leplateau.
– Non, merci, déclara-t-il. Tout à l’heure.
Autour de la table, des femmes s’étaient assises, tandis que leshommes, derrière elles, mangeaient debout. Il y eut desexclamations, un enthousiasme qui s’étouffait dans les bouchespleines. On appelait les messieurs. Mme Josserandcria :
– C’est vrai, je n’y songeais plus… Voyez donc, monsieurMouret, vous qui aimez les arts.
– Prenez garde, le coup de l’aquarelle ! murmuraTrublot, qui connaissait la maison.
C’était mieux qu’une aquarelle. Comme par hasard, une coupe deporcelaine se trouvait sur la table ; au fond, encadrée dansla monture toute neuve de bronze verni, était peinte la Jeune filleà la cruche cassée, en teintes lavées qui allaient du lilas clairau bleu tendre. Berthe souriait au milieu des éloges.
– Mademoiselle a tous les talents, dit Octave avec sa bonnegrâce. Oh ! c’est d’un fondu, et très exact, trèsexact !
– Pour le dessin, je le garantis ! repritMme Josserand triomphante. Il n’y a pas un cheveuen plus ni en moins… Berthe a copié ça ici, sur une gravure. AuLouvre, on voit vraiment trop de nudités, et le monde y est si mêléparfois !
Elle avait baissé la voix, pour donner cette appréciation,désireuse d’apprendre au jeune homme que, si sa fille étaitartiste, cela n’allait point jusqu’au dévergondage. D’ailleurs,Octave dut lui paraître froid, elle sentit que la coupe ne portaitpas, elle se mit à l’épier d’un air d’inquiétude, pendant queValérie et Mme Juzeur, qui en étaient à leurquatrième tasse de thé, examinaient la peinture avec de légers crisd’admiration.
– Vous la regardez encore, dit Trublot à Octave, en leretrouvant les yeux fixés sur Valérie.
– Mais oui, répondit-il, un peu gêné. C’est drôle, elle estjolie en ce moment… Une femme ardente, ça se voit… Dites donc,est-ce qu’on pourrait se risquer ?
Trublot gonfla les joues.
– Ardente, on ne sait jamais… Singulier goût ! En toutcas, ça vaudra mieux que d’épouser la petite.
– Quelle petite ? s’écria Octave, qui s’oubliait.Comment ! vous croyez que je vais me laisserentortiller !… Mais jamais ! Mon bon, nous n’épousonspas, à Marseille !
Mme Josserand s’était approchée. Elle reçut laphrase en plein cœur. Encore une campagne inutile ! encore unesoirée perdue ! Le coup fut tel, qu’elle dut s’appuyer à unechaise, regardant avec désespoir la table nettoyée, où ne traînaitque la tête brûlée de la brioche. Elle ne comptait plus sesdéfaites, mais celle-ci serait la dernière, elle en fit l’affreuxserment, en jurant de ne pas nourrir davantage des gens quivenaient chez elle uniquement pour s’emplir. Et, bouleversée,exaspérée, elle parcourait du regard la salle à manger, ellecherchait dans les bras de quel homme elle pourrait bien jeter safille, lorsqu’elle aperçut contre le mur Auguste, résigné, n’ayantrien pris.
Justement, Berthe, souriante, se dirigeait vers Octave, unetasse de thé à la main. Elle continuait la campagne, elle obéissaità sa mère. Mais celle-ci lui saisit le bras et la traita tout basde fichue bête.
– Porte donc cette tasse à M. Vabre, qui attend depuisune heure, dit-elle très haut, gracieusement.
Puis, de nouveau à l’oreille, avec son regard debataille :
– Sois aimable, ou tu auras affaire à moi !
Berthe, un moment décontenancée, se remit tout de suite.Souvent, ça changeait ainsi trois fois dans une soirée. Elle portala tasse de thé à Auguste, avec le sourire qu’elle avait commencépour Octave ; elle fut aimable, parla des soies de Lyon, seposa comme une personne avenante, qui serait très bien derrière uncomptoir. Les mains d’Auguste tremblaient un peu, et il étaitrouge, souffrant beaucoup de la tête, cette nuit-là.
Par politesse, quelques personnes retournèrent s’asseoir uninstant dans le salon. On avait mangé, on partait. Quand on cherchaVerdier, il s’en était allé déjà ; et des jeunes filles,pleines d’humeur, n’emportèrent que l’image effacée de son dos.Campardon, sans attendre Octave, se retira avec le docteur, qu’ilretint encore sur le palier, pour lui demander s’il n’y avaitvraiment plus d’espoir. Pendant le thé, une des lampes s’étaitéteinte, répandant une odeur d’huile rance, et l’autre lampe, dontla mèche charbonnait, éclairait la pièce d’une lueur si lugubre,que les Vabre eux-mêmes se levèrent, malgré les amabilités dontMme Josserand les accablait. Octave les avaitdevancés dans l’antichambre, où il eut une surprise : toutd’un coup, Trublot, qui prenait son chapeau, disparut. Il nepouvait avoir filé que par le couloir de la cuisine.
– Eh bien ! où est-il donc ? il passe parl’escalier de service ! murmura le jeune homme.
Mais il n’approfondit pas l’incident. Valérie était là, quicherchait un fichu de crêpe de Chine. Les deux frères, Théophile etAuguste, sans s’occuper d’elle, descendaient. Alors, ayant trouvéle fichu, le jeune homme le lui donna, de l’air ravi dont ilservait les jolies clientes, au Bonheur des Dames. Elle leregarda, et il fut persuadé qu’en se fixant sur les siens, ses yeuxavaient jeté des flammes.
– Vous êtes trop aimable, monsieur, dit-ellesimplement.
Mme Juzeur, qui partait la dernière, lesenveloppa tous deux d’un sourire tendre et discret. Et, lorsqueOctave, très échauffé, eut regagné sa chambre froide, il secontempla un instant dans la glace : ma foi ! ilrisquerait le coup !
Cependant, à travers l’appartement désert,Mme Josserand se promenait, muette, comme emportéepar un vent d’orage. Elle avait fermé violemment le piano, éteintla dernière lampe ; puis, passant dans la salle à manger, elles’était mise à souffler les bougies, d’une haleine si forte, que lasuspension en tremblait. La vue de la table dévastée, avec sadébandade d’assiettes et de tasses vides, l’enrageadavantage ; et elle tourna autour, en jetant des regardsterribles sur sa fille Hortense, qui, tranquillement assise,achevait la tête brûlée de la brioche.
– Tu te fais encore de la bile, maman, dit cette dernière.Ça ne marche donc pas ?… Moi, je suis contente. Il lui achètedes chemises pour qu’elle s’en aille.
La mère haussa les épaules.
– Hein ? tu dis que ça ne prouve rien. C’est bon, mèneta barque comme je mène la mienne… Eh bien ! en voilà unebrioche qui peut se flatter d’être mauvaise ! Il ne faut pasqu’ils soient dégoûtés, pour engloutir des saletés pareilles.
M. Josserand, que les soirées de sa femme brisaient, sedélassait sur une chaise ; mais il eut peur d’une rencontre,il craignit que Mme Josserand ne l’emportât dans sacourse furieuse ; et il se rapprocha de Bachelard et deGueulin, attablés en face d’Hortense. L’oncle, à son réveil, avaitdécouvert un flacon de rhum. Il le vidait, en revenant aux vingtfrancs, avec amertume.
– Ce n’est pas pour l’argent, répétait-il à son neveu,c’est pour la manière… Tu sais comment je suis avec lesfemmes : je leur donnerais ma chemise, mais je ne veux pasqu’elles demandent… Dès qu’elles demandent, ça me vexe, je ne leurfiche pas un radis.
Et, comme sa sœur allait lui rappeler ses promesses :
– Tais-toi, Éléonore ! Je sais ce que je dois fairepour la petite… Mais, vois-tu, les femmes qui demandent, c’est plusfort que moi. Je n’ai jamais pu en garder une, n’est-ce pas ?Gueulin… Et puis, vraiment, on montre si peu d’égards ! Léonn’a seulement pas daigné me souhaiter ma fête.
Mme Josserand reprit sa marche, les poingscrispés. C’était vrai, il y avait encore Léon, qui promettait etqui la lâchait comme les autres. En voilà un qui n’aurait passacrifié une soirée pour le mariage de ses sœurs ! Elle venaitde découvrir un petit four, tombé derrière un des vases, et elle leserrait dans un tiroir, lorsque Berthe qui était allée délivrerSaturnin, le ramena. Elle l’apaisait, tandis que, hagard, les yeuxméfiants, il fouillait les coins, avec la fièvre d’un chienlongtemps enfermé.
– Est-il bête ! disait Berthe, il croit qu’on vient deme marier. Et il cherche le mari ! Va, mon pauvre Saturnin, tupeux chercher… Puisque je te dis que c’est raté ! Tu sais bienque ça rate toujours.
Alors, Mme Josserand éclata.
– Ah ! je vous jure que ça ne ratera pas cette fois,quand je devrais moi-même l’attacher par la patte ! Il y en aun qui va payer pour les autres… Oui, oui, monsieur Josserand, vousavez beau me dévisager, avec l’air de ne pas comprendre : lanoce se fera, et sans vous, si ça vous déplaît… Entends-tu, Berthe,tu n’as qu’à le ramasser, celui-là !
Saturnin paraissait ne pas entendre. Il regardait sous la table.La jeune fille le montra d’un signe ; maisMme Josserand eut un geste, comme pour déclarerqu’on le ferait disparaître. Et Berthe murmura :
– C’est donc monsieur Vabre, décidément ? Oh ! çam’est égal… Dire pourtant qu’on ne m’a pas gardé unsandwich !
Dès le lendemain, Octave s’occupa de Valérie. Il guetta seshabitudes, sut l’heure où il courait la chance de la rencontrerdans l’escalier ; et il s’arrangeait pour monter souvent à sachambre, profitant du déjeuner qu’il venait prendre chez lesCampardon, s’échappant s’il le fallait du Bonheur desDames, sous un prétexte. Bientôt, il remarqua que, tous lesjours, vers deux heures, la jeune femme, qui conduisait son enfantau jardin des Tuileries, passait par la rue Gaillon. Alors, il seplanta sur la porte du magasin, il l’attendit, la salua d’un de sesgalants sourires de beau commis. À chacune de leurs rencontres,Valérie répondait poliment de la tête, sans jamais s’arrêter ;mais il voyait son regard noir brûler de passion, il trouvait desencouragements dans son teint ravagé et dans le balancement souplede sa taille.
Son plan était déjà fait, un plan hardi de séducteur habitué àmener cavalièrement la vertu des demoiselles de magasin. Ils’agissait simplement d’attirer Valérie dans sa chambre, auquatrième ; l’escalier restait désert et solennel, personne neles découvrirait là-haut ; et il s’égayait, à l’idée desrecommandations morales de l’architecte, car ce n’était pas amenerdes femmes, que d’en prendre une dans la maison.
Pourtant, une chose inquiétait Octave. La cuisine des Pichon setrouvait séparée de leur salle à manger par le couloir, ce qui lesforçait de laisser souvent leur porte ouverte. Dès neuf heures, lemari partait à son bureau, pour ne rentrer que vers cinqheures ; et, les jours pairs de la semaine, il allait encoretenir des livres, après son dîner, de huit heures à minuit.D’ailleurs, aussitôt qu’elle entendait le pas d’Octave, la jeunefemme poussait la porte, très réservée, presque sauvage. Il nel’apercevait que de dos et comme fuyante, avec ses cheveux pâles,serrés en un mince chignon. Par cet entrebâillement discret, ilavait seulement surpris jusque-là des coins d’intérieur, desmeubles tristes et propres, des linges d’une blancheur éteinte sousle jour gris d’une fenêtre qu’il ne pouvait voir, l’angle d’un litd’enfant au fond d’une seconde chambre, toute une solitude monotonede femme tournant du matin au soir dans les mêmes soins d’un ménaged’employé. Jamais un bruit, du reste ; l’enfant semblait muetet las comme la mère ; à peine entendait-on parfois le murmureléger d’une romance, que celle-ci fredonnait pendant des heures,d’une voix mourante. Mais Octave n’en était pas moins furieuxcontre cette pimbêche, ainsi qu’il la nommait. Elle l’espionnaitpeut-être. En tout cas, jamais Valérie ne pourrait monter, si laporte des Pichon s’ouvrait ainsi continuellement.
Justement, il croyait l’affaire en bon chemin. Un dimanche,pendant une absence du mari, il avait manœuvré de façon à setrouver sur le palier du premier étage, au moment où la jeunefemme, en peignoir, sortait de chez sa belle-sœur pour rentrer chezelle ; et elle avait dû lui parler, ils étaient restésquelques minutes à échanger des politesses. Enfin, il espérait, lafois prochaine, pénétrer dans l’appartement. Le reste allait toutseul, avec une femme d’un tempérament pareil.
Ce soir-là, on s’occupa de Valérie, chez les Campardon, pendantle dîner. Octave tâchait de les faire causer. Mais, comme Angèleécoutait, jetant des regards sournois à Lisa, en train de servir ungigot d’un air sérieux, les parents d’abord se répandirent enéloges. L’architecte, d’ailleurs, défendait toujours la« respectabilité » de la maison, avec une conviction delocataire vaniteux, qui semblait en tirer toute une honnêtetépersonnelle.
– Oh ! mon cher, des gens convenables… Vous les avezvus chez les Josserand. Le mari n’est pas une bête : il estplein d’idées, il finira par trouver quelque chose de très fort.Quant à la femme, elle a du cachet, comme nous disons, nous autresartistes.
Mme Campardon, plus souffrante depuis la veille,couchée à demi, bien que sa maladie ne l’empêchât pas de manger defortes tranches saignantes, murmurait à son tour,languissamment :
– Ce pauvre M. Théophile, il est comme moi, il traîne…Allez, Valérie a du mérite, car ce n’est pas gai, d’avoir sanscesse près de soi un homme tremblant la fièvre, et que le mal rendle plus souvent tracassier et injuste.
Au dessert, Octave, placé entre l’architecte et sa femme, enapprit plus qu’il n’en demandait. Ils oubliaient Angèle, ilsparlaient à demi-mots, avec des coups d’œil soulignant les doublessens des phrases ; et, quand l’expression leur manquait, ilsse penchaient l’un après l’autre, ils achevaient crûment laconfidence à l’oreille. En somme, ce Théophile était un crétin etun impuissant, qui méritait d’être ce que sa femme le faisait.Quant à Valérie, elle ne valait pas grand-chose, elle se seraittout aussi mal conduite, même si son mari l’avait contentée,tellement la nature l’emportait. Personne n’ignorait du reste que,deux mois après son mariage, désespérée de voir qu’elle n’auraitjamais d’enfant, et craignant de perdre sa part de l’héritage duvieux Vabre, si Théophile venait à mourir, elle s’était fait faireson petit Camille par un garçon boucher de la rue Sainte-Anne.
Campardon se pencha une dernière fois à l’oreille d’Octave.
– Enfin, vous savez, mon cher, une femmehystérique !
Et il mettait, dans ce mot, toute la gaillardise bourgeoised’une indécence, le sourire lippu d’un père de famille dontl’imagination, brusquement lâchée, se repaît de tableaux orgiaques.Angèle baissa les yeux sur son assiette, évitant de regarder Lisapour ne pas rire, comme si elle avait entendu. Mais la conversationtournait, on parlait maintenant des Pichon, et les paroleslouangeuses ne tarissaient pas.
– Oh ! ceux-là, quels braves gens ! répétaitMme Campardon. Parfois, lorsque Marie sort avec sapetite Lilitte, je lui permets d’emmener Angèle. Et je vous lejure, monsieur Mouret, je ne confie pas ma fille à tout lemonde ; il faut que je sois absolument certaine de la moralitédes personnes… N’est-ce pas, Angèle, que tu aimes bienMarie ?
– Oui, maman, répondit Angèle.
Les détails continuèrent. Il était impossible de trouver unefemme mieux élevée, dans des principes plus sévères. Aussifallait-il voir comme le mari était heureux ! Un petit ménagesi gentil, et propre, et qui s’adorait, et où l’on n’entendaitjamais un mot plus haut l’un que l’autre !
– D’ailleurs, on ne les garderait pas dans la maison, s’ilsse conduisaient mal, dit gravement l’architecte, oubliant sesconfidences sur Valérie. Nous ne voulons ici que des honnêtes gens…Parole d’honneur ! je donnerais congé, le jour où ma filleserait exposée à rencontrer des créatures dans l’escalier.
Ce soir-là, il conduisait secrètement la cousine Gasparine àl’Opéra-Comique. Aussi alla-t-il chercher tout de suite sonchapeau, en parlant d’une affaire qui le retiendrait très tard.Rose pourtant devait connaître cette partie, car Octave l’entenditmurmurer, de sa voix résignée et maternelle, lorsque son mari vintla baiser avec son effusion de tendresse accoutumée :
– Amuse-toi bien, et ne prends pas froid, à la sortie.
Le lendemain, Octave eut une idée : c’était de lier amitiéavec Mme Pichon, en lui rendant des services de bonvoisinage ; de cette manière, si elle surprenait jamaisValérie, elle fermerait les yeux. Et une occasion se présenta, lejour même. Mme Pichon promenait Lilitte, alors âgéede dix-huit mois, dans une petite voiture d’osier, qui soulevait lacolère de M. Gourd ; jamais le concierge n’avait vouluqu’on montât la voiture par le grand escalier, elle devait passerpar l’escalier de service ; et comme, en haut, la porte dulogement se trouvait trop étroite, il fallait chaque fois démonterles roues et le timon, ce qui était tout un travail. Justement, cejour-là, Octave rentrait, lorsque sa voisine, gênée par ses gants,se donnait beaucoup de mal pour retirer les écrous. Quand elle lesentit debout derrière elle, attendant qu’elle débarrassât lepalier, elle perdit complètement la tête, les mainstremblantes.
– Mais, madame, pourquoi prenez-vous toute cettepeine ? demanda-t-il enfin. Il serait plus simple de mettrecette voiture au fond du couloir, derrière ma porte.
Elle ne répondit pas, d’une timidité excessive, qui la laissaitaccroupie, sans force pour se relever ; et, sous le bavolet deson chapeau, il voyait une rougeur ardente lui envahir la nuque etles oreilles. Alors, il insista.
– Je vous jure, madame, cela ne me gênerait nullement.
Sans attendre, il prit la voiture, l’emporta de son air aisé.Elle dut le suivre ; mais elle restait si confuse, si effaréede cette aventure considérable dans sa vie plate de tous les jours,qu’elle le regarda faire, ne trouvant autre chose que des bouts dephrase balbutiés.
– Mon Dieu ! monsieur c’est trop de peine… Je suisconfuse, vous allez vous encombrer… Mon mari sera bien content…
Et elle rentra, elle s’enferma cette fois hermétiquement, avecune sorte de honte. Octave pensa qu’elle était stupide. La voiturele gênait beaucoup, car elle l’empêchait d’ouvrir sa porte, et illui fallait se glisser de biais chez lui. Mais sa voisineparaissait gagnée, d’autant plus que M. Gourd voulut bien,grâce à l’influence de Campardon, autoriser cet embarras, dans cefond de couloir perdu.
Chaque dimanche, les parents de Marie, M. etMme Vuillaume, venaient passer la journée. CommeOctave sortait, le dimanche suivant, il aperçut toute la famille entrain de prendre le café ; et il pressait le pas pardiscrétion, lorsque la jeune femme s’étant penchée vivement àl’oreille de son mari, celui-ci se hâta de se lever, endisant :
– Monsieur, excusez-moi, je suis toujours dehors, je n’aipu encore vous remercier. Mais je tiens à vous exprimer combienj’ai été heureux…
Octave se défendait. Enfin, il dut entrer. Bien qu’il eût déjàbu du café, on l’obligea d’en accepter une tasse. Pour lui fairehonneur, on l’avait placé entre M. etMme Vuillaume. En face, de l’autre côté de la tableronde, Marie était reprise d’une de ces confusions, qui, à chaqueinstant, sans cause apparente, lui jetaient tout le sang du cœur auvisage. Il la regarda, ne l’ayant jamais vue à l’aise. Mais, commedisait Trublot, ce n’était pas son idéal : elle lui parutpauvre, effacée, la figure plate, les cheveux rares, avec destraits fins et jolis pourtant. Quand elle fut un peu rassurée, elleeut de petits rires, en reparlant de la voiture, sur laquelle ellene tarissait pas.
– Jules, si tu avais vu monsieur l’emporter entre ses bras…Ah bien ! ça n’a pas traîné !
Pichon remercia encore. Il était grand et maigre, l’air dolent,plié déjà à la vie mécanique du bureau, ayant dans ses yeux ternesla résignation hébétée des chevaux de manège.
– De grâce ! n’en parlons plus, finit par dire Octave.Vraiment, ça ne vaut pas la peine… Madame, votre café est exquis,je n’en ai jamais bu de pareil.
Elle rougit de nouveau, et si fort, que ses mains elles-mêmesdevinrent roses.
– Ne la gâtez pas, monsieur, dit gravementM. Vuillaume. Son café est bon, mais il y en a de meilleur. Etvous voyez comme elle a été fière tout de suite !
– La fierté ne vaut rien, déclaraMme Vuillaume. Nous lui avons toujours recommandéla modestie.
Ils étaient tous deux petits et secs, très vieux, avec des minesgrises, la femme serrée dans une robe noire, le mari vêtu d’unemince redingote, où l’on ne voyait que la tache d’un large rubanrouge.
– Monsieur, reprit ce dernier, on m’a décoré à l’âge desoixante ans, le jour où j’ai eu ma retraite, après avoir étépendant trente-neuf ans commis rédacteur au ministère del’instruction publique. Eh bien ! monsieur, ce jour-là, j’aidîné comme les autres jours, sans que l’orgueil me dérangeât de meshabitudes… La croix m’était due, je le savais. J’ai été simplementpénétré de reconnaissance.
Son existence était claire, il voulait que tout le monde laconnût. Après vingt-cinq ans de service, on l’avait mis à quatremille francs. Sa retraite était donc de deux mille. Mais il avaitdû rentrer comme expéditionnaire à quinze cents, ayant eu leurpetite Marie sur le tard, lorsque Mme Vuillaumen’espérait plus ni fille ni garçon. Maintenant que l’enfant setrouvait casée, ils vivaient avec la retraite, en se serrant, rueDurantin, à Montmartre, où la vie était moins chère.
– J’ai soixante-seize ans, dit-il pour conclure, et voilà,et voilà mon gendre !
Pichon le contemplait, les yeux sur sa décoration, silencieux etlas. Oui, ce serait son histoire, si la chance le favorisait. Lui,était le dernier-né d’une fruitière, qui avait mangé sa boutiquepour faire de son fils un bachelier, parce que tout le quartier ledisait très intelligent ; et elle était morte insolvable, huitjours avant le triomphe à la Sorbonne. Après trois ans de vacheenragée chez un oncle, il avait eu le bonheur inespéré d’entrer auministère, qui devait le mener à tout, et où déjà il s’étaitmarié.
– On fait son devoir, le gouvernement fait le sien,murmura-t-il, en établissant le calcul machinal qu’il avait encoretrente-six ans à attendre pour être décoré et obtenir deux millefrancs de retraite.
Puis, il se tourna vers Octave.
– Voyez-vous, monsieur, ce sont les enfants qui sontlourds.
– Sans doute, dit Mme Vuillaume. Si nous enavions eu un second, jamais nous n’aurions pu joindre les deuxbouts… Aussi, rappelez-vous, Jules, ce que j’ai exigé, en vousdonnant Marie : un enfant, pas plus, ou nous nousfâcherions !… Les ouvriers seuls pondent des petits comme lespoules, sans s’inquiéter de ce que ça coûtera. Il est vrai qu’ilsles lâchent sur le pavé, de vrais troupeaux de bêtes, quim’écœurent dans les rues.
Octave avait regardé Marie, croyant que ce sujet délicat allaitempourprer ses joues. Mais elle restait pâle, elle approuvait samère, avec une sérénité d’ingénue. Il s’ennuyait mortellement et nesavait de quelle façon se retirer. Dans la petite salle à mangerfroide, ces gens passaient ainsi l’après-midi, en mâchant toutesles cinq minutes des paroles lentes, où ils ne parlaient que deleurs affaires. Les dominos eux-mêmes les dérangeaient trop.
Mme Vuillaume, maintenant, expliquait ses idées.Au bout d’un long silence, qui les laissa tous quatre sansembarras, comme s’ils avaient éprouvé le besoin de se refaire desidées, elle reprit :
– Vous n’avez pas d’enfant, monsieur ? Ça viendra…Ah ! c’est une responsabilité, surtout pour une mère !Moi, quand cette petite-là est née, j’avais quarante-neuf ans,monsieur, un âge où l’on sait heureusement se conduire. Un garçonencore pousse tout seul, mais une fille ! Et j’ai laconsolation d’avoir fait mon devoir, oh ! oui !
Alors, par phrases brèves, elle dit son plan d’éducation.L’honnêteté d’abord. Pas de jeux dans l’escalier, la petitetoujours chez elle, et gardée de près, car les gamines ne pensentqu’au mal. Les portes fermées, les fenêtres closes, jamais decourants d’air, qui apportent les vilaines choses de la rue.Dehors, ne point lâcher la main de l’enfant, l’habituer à tenir lesyeux baissés, pour éviter les mauvais spectacles. En fait dereligion, pas d’abus, ce qu’il en faut comme frein moral. Puis,quand elle a grandi, prendre des maîtresses, ne pas la mettre dansles pensionnats, où les innocentes se corrompent ; et encoreassister aux leçons, veiller à ce qu’elle doit ignorer, cacher lesjournaux bien entendu, et fermer la bibliothèque.
– Une demoiselle en sait toujours de trop, déclara lavieille dame en terminant.
Pendant que sa mère parlait, Marie, les yeux vagues, regardaitdans le vide. Elle revoyait le petit logement cloîtré, ces piècesétroites de la rue Durantin, où il ne lui était pas permis des’accouder à la fenêtre. C’était une enfance prolongée, toutessortes de défenses qu’elle ne comprenait pas, des lignes que samère raturait à l’encre sur leur journal de mode, et dont lesbarres noires la faisaient rougir, des leçons expurgées quiembarrassaient ses maîtresses elles-mêmes, lorsqu’elle lesquestionnait. Enfance très douce d’ailleurs, croissance molle ettiède de serre chaude, rêve éveillé où les mots de la langue et lesfaits de chaque jour se déformaient en significations niaises. Et,à cette heure encore, les regards perdus, pleine de ces souvenirs,elle avait aux lèvres le rire d’une enfant, restée ignorante dansle mariage.
– Vous me croirez si vous voulez, monsieur, ditM. Vuillaume, mais ma fille n’avait pas encore lu un seulroman, à dix-huit ans passés… N’est-ce pas, Marie ?
– Oui, papa.
– J’ai, continua-t-il, un George Sand très bien relié, etmalgré les craintes de sa mère, je me suis décidé à lui permettre,quelques mois avant son mariage, la lecture d’André, uneœuvre sans danger, toute d’imagination, et qui élève l’âme… Moi, jesuis pour une éducation libérale. La littérature a certainement desdroits… Cette lecture lui produisit un effet extraordinaire,monsieur. Elle pleurait la nuit, en dormant : preuve qu’il n’ya rien de tel qu’une imagination pure pour comprendre le génie.
– C’est si beau ! murmura la jeune femme, dont lesyeux brillèrent.
Mais Pichon ayant exposé cette théorie : pas de romansavant le mariage, tous les romans après le mariage,Mme Vuillaume hocha la tête. Elle ne lisait jamais,et s’en trouvait bien. Alors, Marie parla doucement de sasolitude.
– Mon Dieu ! je prends quelquefois un livre.D’ailleurs, c’est Jules qui choisit pour moi au cabinet du passageChoiseul… Si je touchais du piano encore !
Octave, depuis longtemps, sentait le besoin de placer unephrase.
– Comment ! madame, s’écria-t-il, vous ne touchez pasdu piano !
Il y eut une gêne. Les parents parlèrent d’une suite decirconstances malheureuses, ne voulant pas avouer qu’ils avaientreculé devant les frais. Du reste, Mme Vuillaumeaffirmait que Marie chantait juste de naissance ; quand cettedernière était jeune, elle savait toutes sortes de romances trèsjolies, il lui suffisait d’entendre les airs une seule fois pourles retenir ; et la mère rappela cette chanson sur l’Espagne,l’histoire d’une captive regrettant son bien-aimé, que l’enfantdisait avec une expression à arracher des larmes aux cœurs les plusdurs. Mais Marie restait désolée. Elle laissa échapper ce cri, enétendant la main vers la chambre voisine, où sa petitedormait :
– Ah ! je jure bien que Lilitte saura le piano, quandje devrais faire les plus grands sacrifices !
– Songe d’abord à l’élever comme nous t’avons élevéetoi-même, dit sévèrement Mme Vuillaume. Certes, jen’attaque pas la musique, elle développe les sentiments. Mais,avant tout, veille sur ta fille, écarte d’elle le mauvais air,tâche qu’elle garde son ignorance…
Elle recommençait, elle appuya même davantage sur la religion,réglant le nombre des confessions par mois, indiquant les messes oùil fallait aller absolument, le tout au point de vue desconvenances. Alors, Octave, excédé, parla d’un rendez-vous qui leforçait à sortir. Ses oreilles bourdonnaient d’ennui, il voyaitbien que cette conversation continuerait de la sorte jusqu’au soir.Et il se sauva, il laissa les Vuillaume et les Pichon se raconterentre eux, autour des mêmes tasses de café lentement vidées, cequ’ils se répétaient chaque dimanche. Comme il saluait une dernièrefois, Marie, tout d’un coup et sans raison, devint pourpre.
À partir de cette après-midi, Octave, le dimanche, hâta le pasdevant la porte des Pichon, surtout lorsqu’il entendait les voixbrèves de M. et Mme Vuillaume. D’ailleurs, ilétait tout à la conquête de Valérie. Malgré les regards de flammedont il se croyait l’objet, elle gardait une réserveinexplicable ; et il voyait là un jeu de coquette. Il larencontra même un jour, comme par hasard, au jardin des Tuileries,où elle se mit à causer tranquillement d’un orage de laveille ; ce qui acheva de le convaincre qu’elle étaitdiablement forte. Aussi ne quittait-il plus l’escalier, épiant lemoment de s’introduire chez elle, décidé à être brutal.
Maintenant, chaque fois qu’il passait, Marie souriait enrougissant. Ils échangeaient des saluts de bon voisinage. Un matin,au déjeuner, comme il lui montait une lettre, dont M. Gourdl’avait chargé, pour s’éviter les quatre étages, il la trouva dansun gros embarras : elle venait d’asseoir Lilitte en chemisesur la table ronde, et tâchait de la rhabiller.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda le jeune homme.
– Mais c’est cette petite ! répondit-elle. J’ai eu lamauvaise idée de la déshabiller, parce qu’elle se plaignait. Et jene sais plus, je ne sais plus !
Il la regarda, étonné. Elle tournait et retournait une jupe,cherchait les agrafes. Puis, elle ajouta :
– Vous comprenez, c’est son père qui m’aide à l’arranger,le matin, avant de partir… Moi, je ne me retrouve jamais touteseule dans ses affaires. Ça m’ennuie, ça m’agace…
La petite, cependant, lasse d’être en chemise, effrayée par lavue d’Octave, se débattait, se renversait sur la table.
– Prenez garde ! cria-t-il, elle va tomber.
Ce fut une catastrophe. Marie avait l’air de ne point osertoucher aux membres nus de sa fille. Elle la regardait toujours,avec l’ébahissement d’une vierge, stupéfaite d’avoir pu faire ça.Et, outre la peur de la casser, il entrait dans sa maladresse unevague répugnance de cette chair vivante. Pourtant, aidée par Octavequi la calmait, elle rhabilla Lilitte.
– Comment ferez-vous donc, quand vous en aurez unedouzaine ? disait-il en riant.
– Mais nous n’en aurons jamais plus ! répondit-elle,effarée.
Alors, il plaisanta : elle avait tort de jurer, un enfantest si vite fait !
– Non ! non ! répéta-t-elle avec entêtement. Vousavez entendu maman, l’autre jour. Elle l’a bien défendu à Jules…Vous ne la connaissez pas : ce seraient des querellesinterminables, s’il en venait un deuxième.
Octave s’amusait de sa tranquillité à discuter cette question.Il la poussa, sans parvenir à l’embarrasser. Elle, du reste,faisait ce que son mari voulait. Sans doute, elle aimait lesenfants ; s’il avait pu en désirer d’autres, elle n’aurait pasdit non. Et, sous cette complaisance, qui se subordonnait auxordres de sa mère, perçait une indifférence de femme dont lamaternité ne s’était pas éveillée. Lilitte l’occupait comme sonménage, qu’elle tenait par devoir. Quand elle avait lavé lavaisselle et promené la petite, elle continuait son ancienne vie dejeune fille, d’un vide somnolent, bercée dans l’attente vague d’unejoie qui ne venait point. Octave ayant dit qu’elle devaits’ennuyer, toujours seule, elle parut surprise : non, elle nes’ennuyait jamais, les journées coulaient tout de même, sansqu’elle sût, en se couchant, à quelle besogne elle les avaitpassées. Puis, le dimanche, elle sortait parfois avec sonmari ; ses parents venaient, ou encore elle lisait. Si lalecture ne lui avait pas donné mal à la tête, elle aurait lu dumatin au soir, maintenant qu’il lui était permis de tout lire.
– Ce qui est contrariant, reprit-elle, c’est qu’ils n’ontrien, au cabinet du passage Choiseul… Ainsi, j’ai voulu avoirAndré, pour le relire, tant ça m’a fait pleurer autrefois.Eh bien ! justement, on leur a volé le volume… Avec ça, monpère me refuse le sien, parce que Lilitte déchirerait lesimages.
– Mais, dit Octave, mon ami Campardon a tout George Sand…Je vais lui demander André pour vous.
Elle rougit, ses yeux brillèrent. Vraiment, il était tropaimable ! Et, quand il la laissa, elle resta devant Lilitte,les bras ballants, la tête sans une idée, dans l’attitude qu’ellegardait pendant des après-midi entières. Elle détestait la couture,elle faisait du crochet, toujours le même bout, qui traînait surles meubles.
Le lendemain, un dimanche, Octave lui apporta le livre. Pichonavait dû sortir, pour déposer une carte de visite chez un de sessupérieurs. Et, comme le jeune homme la trouvait habillée, auretour d’une course faite dans le voisinage, il lui demanda parcuriosité si elle revenait de la messe, la croyant dévote. Ellerépondit que non. Avant de la marier, sa mère l’y conduisait trèsrégulièrement. Pendant les six premiers mois de son ménage,l’habitude étant prise, elle y était retournée, avec la continuellecrainte d’arriver en retard. Puis, elle ne savait pourquoi, aprèsquelques messes manquées, elle n’y avait pas remis les pieds. Sonmari détestait les prêtres, et sa mère, maintenant, ne lui enouvrait même plus la bouche. Cependant, elle restait remuée par laquestion d’Octave, comme s’il venait d’éveiller en elle des chosesensevelies sous les paresses de son existence.
– Il faudra que j’aille à Saint-Roch, un de ces matins,dit-elle. Une occupation qui vous manque, ça fait tout de suite unvide.
Et, sur ce pâle visage de fille tardive, née de parents tropvieux, parut le regret maladif d’une autre existence, rêvée jadis,au pays des chimères. Elle ne pouvait rien cacher, tout lui montaità la face, sous sa peau d’une finesse et d’une transparence dechlorose. Puis, elle s’attendrit, elle prit les mains d’Octave,d’un geste familier.
– Ah ! que je vous remercie de m’avoir apporté celivre !… Venez demain, après déjeuner. Je vous le rendrai etje vous dirai l’effet que ça m’aura produit… N’est-ce pas ? cesera amusant.
En la quittant, Octave pensa qu’elle était drôle tout de même.Elle finissait par l’intéresser, il voulait parler à Pichon, pourle dégourdir et la lui faire secouer un peu ; car, à coup sûr,cette petite femme n’avait besoin que d’être secouée. Justement, lelendemain, il rencontra l’employé qui partait ; et ill’accompagna, quitte à arriver lui-même au Bonheur desDames un quart d’heure en retard. Mais Pichon lui sembla moinséveillé encore que sa femme, plein de manies commençantes, toutentier au souci de ne pas crotter ses souliers, par les temps depluie. Il marchait sur la pointe des pieds, en parlant de sonsous-chef, continuellement. Octave qui, dans cette affaire, étaitanimé d’intentions fraternelles, finit par le lâcher, rueSaint-Honoré, après lui avoir conseillé de mener souvent Marie authéâtre.
– Pourquoi donc ? demanda Pichon ahuri.
– Parce que c’est bon pour les femmes. Ça les rendgentilles.
– Ah ! vous croyez ?
Il promit d’y songer, il traversa la rue, en guettant lesfiacres avec terreur, travaillé dans la vie du seul tourment deséclaboussures.
Au déjeuner, Octave frappa chez les Pichon, pour reprendre lelivre. Marie lisait, les coudes sur la table, les deux mains aufond de ses cheveux dépeignés. Elle venait de manger, sans nappe,un œuf dans un plat de fer blanc, qui traînait, au milieu de ladébandade d’un couvert mis à la hâte. Par terre, Lilitte, oubliée,dormait, le nez sur les débris d’une assiette, qu’elle avait casséesans doute.
– Eh bien ? demanda Octave.
Marie ne répondit pas tout de suite. Elle avait gardé sonpeignoir du matin, dont les boutons arrachés montraient son cou,dans un désordre de femme qui se lève.
– J’ai lu à peine cent pages, finit-elle par dire. Mesparents sont venus hier.
Et elle parla d’une voix pénible, la bouche amère. Quand elleétait jeune, elle aurait voulu habiter au fond des bois. Ellerêvait toujours qu’elle rencontrait un chasseur, qui sonnait ducor. Il s’approchait, se mettait à genoux. Ça se passait dans untaillis, très loin, où des roses fleurissaient comme dans un parc.Puis, tout d’un coup, ils étaient mariés, et alors ils vivaient là,à se promener, éternellement. Elle, très heureuse, ne souhaitaitplus rien. Lui, d’une tendresse et d’une soumission d’esclave,restait à ses pieds.
– J’ai causé avec votre mari, ce matin, dit Octave. Vous nesortez pas assez, et je l’ai décidé à vous conduire au théâtre.
Mais elle secoua la tête, pâlie d’un frisson. Il se fit unsilence. Elle retrouvait l’étroite salle à manger, avec son jourfroid. L’image de Jules, maussade et correcte, avait brusquementjeté son ombre sur le chasseur des romances qu’elle chantait, etdont le cor lointain sonnait toujours à ses oreilles. Parfois, elleécoutait : il arrivait peut-être. Son mari ne lui avait jamaispris les pieds dans ses deux mains pour les baiser ; jamaisnon plus, il ne s’était agenouillé pour lui dire qu’il l’adorait.Cependant, elle l’aimait bien ; mais elle s’étonnait quel’amour n’eût pas plus de douceur.
– Ce qui m’étouffe, voyez-vous, reprit-elle en revenant aulivre, c’est lorsqu’il y a, dans les romans, des endroits où lespersonnages se font des déclarations.
Pour la première fois, Octave s’était assis. Il voulut rire,goûtant peu les bagatelles sentimentales.
– Moi, dit-il, je déteste les phrases… Quand on s’adore, lemieux est de se le prouver tout de suite.
Mais elle parut ne pas comprendre, les regards clairs. Ilallongea la main, effleura la sienne, se pencha pour voir unpassage du livre, si près d’elle, que son haleine lui chauffaitl’épaule, par l’écartement du peignoir ; et elle restait lachair morte. Alors, il se leva, plein d’un mépris où il entrait dela pitié. Comme il partait, elle dit encore :
– Je lis très lentement, je n’aurai pas fini avant demain…C’est demain que ce sera amusant ! Entrez le soir.
Certes, il n’avait aucune idée sur elle, et pourtant il étaitrévolté. Une amitié singulière lui venait pour ce jeune ménage, quil’exaspérait, tellement il lui semblait idiot dans la vie. Etl’idée lui poussait de leur rendre service, malgré eux : illes emmènerait dîner, les griserait, s’amuserait à les pendre aucou l’un de l’autre. Quand ces accès de bonté le prenaient, lui quin’aurait pas prêté dix francs, il adorait jeter l’argent par lesfenêtres, pour accrocher deux amoureux et leur donner dubonheur.
Du reste, la froideur de la petite madame Pichon ramenait Octaveà l’ardente Valérie. Certainement, celle-ci ne se laisserait passouffler deux fois sur la nuque. Il avançait dans sesfaveurs : un jour qu’elle montait devant lui, il avait risquéun compliment sur sa jambe, sans qu’elle parût fâchée.
Enfin, l’occasion guettée depuis si longtemps, se présenta.C’était le soir où Marie lui avait fait promettre de venir :ils seraient seuls pour causer du roman, son mari ne devait rentrerque très tard. Mais le jeune homme avait préféré sortir, prisd’effroi à l’idée de ce régal littéraire. Pourtant, il se risquaitvers dix heures, lorsqu’il rencontra sur le palier du premierétage, la bonne de Valérie, l’air effaré, qui lui dit :
– Madame a une crise de nerfs, monsieur n’est pas là, toutle monde en face est au théâtre… Venez, je vous en supplie. Je suisseule, je ne sais que faire.
Valérie était allongée dans un fauteuil de sa chambre, lesmembres rigides. La bonne l’avait délacée, sa gorge sortait de soncorset ouvert. D’ailleurs, la crise céda presque tout de suite.Elle ouvrit les yeux, s’étonna d’apercevoir Octave, agit du restecomme devant un médecin.
– Je vous demande pardon, monsieur, murmura-t-elle, la voixencore étranglée. Cette fille n’est chez moi que depuis hier, etelle a perdu la tête.
Sa tranquillité parfaite à ôter son corset et à rattacher sarobe, gêna le jeune homme. Il restait debout, se jurant de ne paspartir ainsi, n’osant pourtant s’asseoir. Elle avait renvoyé labonne, dont la vue paraissait l’agacer ; puis, elle étaitallée à la fenêtre, pour aspirer fortement l’air froid du dehors,la bouche grande ouverte par de longs bâillements nerveux. Après unsilence, ils causèrent. Ça l’avait prise vers quatorze ans, le DrJuillerat était fatigué de la droguer ; tantôt ça la tenaitdans les bras, tantôt dans les reins. Enfin, elle s’yaccoutumait ; autant ça qu’autre chose, puisque personne ne seportait bien, décidément. Et, pendant qu’elle parlait, les membreslas, il s’excitait à la regarder, il la trouvait provocante aumilieu de son désordre, avec son teint de plomb, son visage tirépar la crise comme par toute une nuit d’amour. Derrière le flotnoir de ses cheveux dénoués, qui coulait sur ses épaules, ilcroyait voir la tête pauvre et sans barbe du mari. Alors, les mainstendues, du geste brutal dont il aurait empoigné une fille, ilvoulut la prendre.
– Eh bien ! quoi donc ? dit-elle d’une voixpleine de surprise.
À son tour, elle le regardait, les yeux si froids, la chair sicalme, qu’il se sentit glacé et laissa retomber ses mains, avec unelenteur gauche, comprenant le ridicule de son geste. Puis, dans undernier bâillement nerveux qu’elle étouffait, elle ajoutalentement :
– Ah ! cher monsieur, si vous saviez !
Et elle haussa les épaules, sans se fâcher, comme écrasée sousle mépris et la lassitude de l’homme. Octave crut qu’elle sedécidait à le faire jeter dehors, quand il la vit se diriger versun cordon de sonnette, en traînant ses jupes mal renouées. Maiselle désirait du thé simplement ; et elle le commanda trèsléger et très chaud. Tout à fait démonté, il balbutia, s’excusa,prit la porte, tandis qu’elle s’allongeait de nouveau au fond deson fauteuil, de l’air d’une femme frileuse qui a de gros besoinsde sommeil.
Dans l’escalier, Octave s’arrêtait à chaque étage. Elle n’aimaitdonc pas ça ? Il venait de la sentir indifférente, sans désircomme sans révolte, aussi peu commode que sa patronne,Mme Hédouin. Pourquoi Campardon la disait-ilhystérique ? c’était inepte, de l’avoir trompé, en lui contantcette farce ; car jamais, sans le mensonge de l’architecte, iln’aurait risqué une telle aventure. Et il restait étourdi dudénouement, troublé dans ses idées sur l’hystérie, songeant auxhistoires qui couraient. Le mot de Trublot lui revint : on nesavait pas, avec ces détraquées dont les yeux luisaient comme desbraises.
En haut, Octave, vexé contre les femmes, étouffa le bruit de sesbottines. Mais la porte des Pichon s’ouvrit, et il dut se résigner.Marie l’attendait, debout dans l’étroite pièce, que la lampecharbonnée éclairait mal. Elle avait tiré le berceau près de latable, Lilitte dormait là, sous le rond de clarté jaune. Le couvertdu déjeuner devait avoir servi pour le dîner, car le livre fermé setrouvait à côté d’une assiette sale, où traînaient des queues deradis.
– Vous avez fini ? demanda Octave, étonné du silencede la jeune femme.
Elle semblait ivre, le visage gonflé, comme au sortir d’unsommeil trop lourd.
– Oui, oui, dit-elle avec effort. Oh ! j’ai passé unejournée, la tête dans les mains, enfoncée là-dedans… Quand ça vousprend, on ne sait plus où l’on est… J’ai très mal au cou.
Et, courbaturée, elle ne parla pas davantage du livre, si pleinede son émotion, des rêveries confuses de sa lecture, qu’ellesuffoquait. Ses oreilles bourdonnaient, aux appels lointains ducor, dont sonnait le chasseur de ses romances, dans le bleu desamours idéales. Puis, sans transition, elle dit qu’elle était alléele matin à Saint-Roch entendre la messe de neuf heures. Elle avaitbeaucoup pleuré, la religion remplaçait tout.
– Ah ! je vais mieux, reprit-elle en poussant unprofond soupir et en s’arrêtant devant Octave.
Il y eut un silence. Elle lui souriait de ses yeux candides.Jamais il ne l’avait trouvée si inutile, avec ses cheveux rares etses traits noyés. Mais, comme elle continuait à le contempler, elledevint très pâle, elle chancela ; et il dut avancer les mainspour la soutenir.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! bégaya-t-elle dans unsanglot. Il la gardait, embarrassé.
– Vous devriez prendre un peu de tilleul… C’est d’avoirtrop lu.
– Oui, ça m’a tourné sur le cœur, quand je me suis vueseule, en fermant le livre… Que vous êtes bon, monsieurMouret ! Sans vous, je me faisais du mal.
Cependant, il cherchait du regard une chaise, où il pûtl’asseoir.
– Voulez-vous que j’allume du feu ?
– Merci, ça vous salirait… J’ai bien remarqué que vousportiez toujours des gants.
Et, reprise de suffocation à cette idée, tout d’un coupdéfaillante, elle donna dans le vide un baiser maladroit, comme auhasard de son rêve, et qui effleura l’oreille du jeune homme.
Octave reçut ce baiser avec stupeur. Les lèvres de la jeunefemme étaient glacées. Puis, lorsqu’elle eut roulé contre sapoitrine, dans un abandon de tout le corps, il s’alluma d’unbrusque désir, il voulut l’emporter au fond de la chambre. Maiscette approche si rude éveilla Marie de l’inconscience de sachute ; l’instinct de la femme violentée se révoltait, elle sedébattit, elle appela sa mère, oubliant son mari, qui allaitrentrer, et sa fille, qui dormait près d’elle.
– Pas ça, oh ! non, oh ! non… C’est défendu.
Lui, ardemment, répétait :
– On ne le saura pas, je ne le dirai à personne.
– Non, monsieur Octave… Vous allez gâter le bonheur quej’ai de vous avoir rencontré… Ça ne nous avancera à rien, je vousassure, et j’avais rêvé des choses…
Alors, il ne parla plus, ayant une revanche à prendre, se disanttout bas, crûment : « Toi, tu vas y passer ! »Comme elle refusait de le suivre dans la chambre, il la renversabrutalement au bord de la table ; et elle se soumit, il laposséda, entre l’assiette oubliée et le roman, qu’une secousse fittomber par terre. La porte n’avait pas même été fermée, lasolennité de l’escalier montait au milieu du silence. Surl’oreiller du berceau, Lilitte dormait paisiblement.
Lorsque Marie et Octave se furent relevés, dans le désordre desjupes, ils ne trouvèrent rien à se dire. Elle, machinalement, allaregarder sa fille, ôta l’assiette, puis la reposa. Lui, restaitmuet, pris du même malaise, tant l’aventure était inattendue ;et il se rappelait que, fraternellement, il avait projeté de pendrela jeune femme au cou de son mari. Il finit par murmurer, sentantle besoin de rompre ce silence intolérable :
– Vous n’aviez donc pas fermé la porte ?
Elle jeta un coup d’œil sur le palier, elle balbutia :
– C’est vrai, elle était ouverte.
Sa marche semblait gênée, et il y avait un dégoût sur sonvisage. Le jeune homme songeait maintenant que ce n’était pasdrôle, avec une femme sans défense, au fond de cette solitude et decette bêtise. Elle n’avait pas même eu de plaisir.
– Tiens ! le livre qui est tombé par terre !reprit-elle en le ramassant.
Mais un coin de la reliure s’était cassé. Cela les rapprocha, cefut un soulagement. La parole leur revenait. Marie se montraitdésolée.
– Ce n’est pas ma faute… Vous voyez, je l’avais enveloppéde papier, de peur de le salir… Nous l’avons poussé, sans le faireexprès.
– Il était donc là ? dit Octave. Je ne l’ai pasremarqué… Oh ! pour moi, je m’en fiche ! Mais Campardontient tant à ses livres !
Tous deux se le passaient, tâchaient de redresser le coin. Leursdoigts se mêlaient, sans un frisson. En réfléchissant aux suites,ils restaient vraiment consternés du malheur arrivé à ce beauvolume de George Sand.
– Ça devait mal finir, conclut Marie, les larmes auxyeux.
Octave fut obligé de la consoler. Il inventerait une histoire,Campardon ne le mangerait pas. Et leur embarras recommença, aumoment de la séparation. Ils auraient voulu se dire au moins unephrase aimable ; mais le tutoiement s’étranglait dans leurgorge. Heureusement, un pas se fit entendre, c’était le mari quimontait. Octave, silencieux, la reprit et la baisa à son tour surla bouche. Elle se soumit de nouveau, complaisante, les lèvresglacées comme auparavant. Lorsqu’il fut rentré sans bruit dans sachambre, il se dit, en ôtant son paletot, que celle-là non plusn’avait pas l’air d’aimer ça. Alors, que demandait-elle ? etpourquoi tombait-elle aux bras du monde ? Décidément, lesfemmes étaient bien drôles.
Le lendemain, chez les Campardon, après le déjeuner, Octaveexpliquait une fois de plus qu’il venait de cogner maladroitementle volume, lorsque Marie entra. Elle conduisait Lilitte auxTuileries, elle demanda si l’on voulait lui confier Angèle. Et,sans trouble, elle sourit à Octave, elle regarda de son airinnocent le livre resté sur une chaise.
– Comment donc ! c’est moi qui vous remercie, ditMme Campardon. Angèle, va mettre un chapeau… Avecvous, je n’ai pas peur.
Marie, très modeste, dans une simple robe de laine sombre, causade son mari qui, la veille, était rentré enrhumé, et du prix de laviande, qu’on ne pourrait plus aborder bientôt. Puis, quand elleeut emmené Angèle, tous se penchèrent aux fenêtres, pour les voirpartir. Sur le trottoir, Marie poussait doucement, de ses mainsgantées, la voiture de Lilitte ; pendant que, se sachantregardée, Angèle marchait près d’elle, les yeux à terre.
– Est-elle assez comme il faut ! s’écriaMme Campardon. Et si douce ! et sihonnête !
Alors, l’architecte frappa sur l’épaule d’Octave, endisant :
– L’éducation dans la famille, mon cher, il n’y a queça !
Ce soir-là, il y avait réception et concert chez les Duveyrier.Vers dix heures, Octave qu’ils invitaient pour la première fois,achevait de s’habiller dans sa chambre. Il était grave, iléprouvait contre lui-même une sourde irritation. Pourquoi avait-ilraté Valérie, une femme si bien apparentée ? Et BertheJosserand, n’aurait-il pas dû réfléchir, avant de la refuser ?Au moment où il mettait sa cravate blanche, la pensée de MariePichon venait de lui être insupportable : cinq mois de Paris,et rien que cette pauvre aventure ! Cela lui était péniblecomme une honte, car il sentait profondément le vide et l’inutilitéd’une telle liaison. Aussi se jurait-il, en prenant ses gants, dene plus perdre son temps de la sorte. Il était décidé à agir,puisqu’il pénétrait enfin dans le monde, où les occasions, certes,ne manquaient pas.
Mais, au bout du couloir, Marie le guettait. Pichon n’étant paslà, il fut obligé d’entrer un instant.
– Comme vous voilà beau ! murmura-t-elle.
On ne les avait jamais invités chez les Duveyrier, ce quil’emplissait de respect pour le salon du premier étage. D’ailleurs,elle ne jalousait personne, elle ne s’en trouvait ni la volonté nila force.
– Je vous attendrai, reprit-elle en tendant le front. Neremontez pas trop tard, vous me direz si vous vous êtes amusé.
Octave dut mettre un baiser sur ses cheveux. Bien que desrapports se fussent établis, à son gré, lorsqu’un désir ou ledésœuvrement le ramenait près d’elle, ni l’un ni l’autre ne setutoyait encore. Il descendit enfin ; et elle, penchéeau-dessus de la rampe, le suivait des yeux.
À la même minute, tout un drame se passait chez les Josserand.La soirée des Duveyrier où ils se rendaient, allait, dans l’espritde la mère, décider du mariage de Berthe et d’Auguste Vabre.Celui-ci, vivement attaqué depuis quinze jours, hésitait encore,travaillé de doutes évidents sur la question de la dot. Aussi,Mme Josserand, pour frapper un coup décisif,avait-elle écrit à son frère, lui annonçant le projet de mariage etlui rappelant ses promesses, avec l’espoir qu’il s’engagerait, danssa réponse, par quelque phrase dont elle tirerait parti. Et toutela famille attendait neuf heures devant le poêle de la salle àmanger, habillée, sur le point de descendre, lorsque M. Gourdavait monté une lettre de l’oncle Bachelard, oubliée sous latabatière de Mme Gourd, depuis la dernièredistribution.
– Ah ! enfin ! dit Mme Josserand,en décachetant la lettre.
Le père et les deux filles, anxieusement, la regardaient lire.Autour d’eux, Adèle, qui avait dû habiller ces dames, tournait deson air lourd, desservant la table où traînait encore la vaisselledu dîner. Mais Mme Josserand était devenue toutepâle.
– Rien ! rien ! bégaya-t-elle, pas une phrasenette !… Il verra plus tard, au moment du mariage… Et ilajoute qu’il nous aime bien tout de même… Quelle fichuecanaille !
M. Josserand, en habit, était tombé sur une chaise.Hortense et Berthe s’assirent également, les jambes cassées ;et elles restaient là, l’une en bleu, l’autre en rose, dans leurséternelles toilettes, retapées une fois de plus.
– Je l’ai toujours dit, murmura le père, Bachelard nousexploite… Jamais il ne lâchera un sou.
Debout, vêtue de sa robe feu, Mme Josserandrelisait la lettre. Puis, elle éclata.
– Ah ! les hommes !… Celui-là, n’est-cepas ? on le croirait idiot, tant il abuse de la vie. Ehbien ! pas du tout ! Il a beau n’avoir jamais sa raison,il ouvre l’œil, dès qu’on lui parle d’argent… Ah ! leshommes !
Elle se tournait vers ses filles, auxquelles cette leçons’adressait.
– C’est au point, voyez-vous, que je me demande quelle ragevous prend de vouloir vous marier… Allez, si vous en aviezpar-dessus la tête, comme moi ! Pas un garçon qui vous aimepour vous et qui vous apporte une fortune, sans marchander !Des oncles millionnaires qui, après s’être fait nourrir pendantvingt ans, ne donneraient seulement pas une dot à leursnièces ! Des maris incapables, oh ! oui, monsieur,incapables !
M. Josserand baissa la tête. Cependant, Adèle, sans mêmeécouter, achevait de desservir la table. Mais, tout d’un coup, lacolère de Mme Josserand tomba sur elle.
– Que faites-vous là, à nous moucharder ?… Allez doncvoir dans la cuisine si j’y suis !
Et elle conclut.
– Enfin, tout pour ces vilains moineaux ; et, pournous, une brosse, si le ventre nous démange… Tenez ! ils nesont bons qu’à être fichus dedans ! Rappelez-vous ce que jedis !
Hortense et Berthe hochèrent la tête, comme pénétrées de cesconseils. Depuis longtemps, leur mère les avait convaincues de laparfaite infériorité des hommes, dont l’unique rôle devait êtred’épouser et de payer. Un grand silence se fit, dans la salle àmanger fumeuse, où la débandade du couvert, laissée par Adèle,mettait une odeur enfermée de nourriture. Les Josserand, en grandetoilette, épars et accablés sur des sièges, oubliaient le concertdes Duveyrier, songeaient aux continuelles déceptions del’existence. Au fond de la chambre voisine, on entendait lesronflements de Saturnin, qu’ils avaient couché de bonne heure.
Enfin, Berthe parla.
– C’est raté alors… On se déshabille ?
Mais, du coup, Mme Josserand retrouva sonénergie. Hein ? quoi ? se déshabiller ! et pourquoidonc ? est-ce qu’ils n’étaient pas honnêtes, est-ce que leuralliance n’en valait pas une autre ? Le mariage se feraitquand même, ou elle crèverait plutôt. Et, rapidement, elledistribua les rôles : les deux demoiselles reçurent l’ordred’être très aimables pour Auguste, de ne plus le lâcher, tant qu’iln’aurait pas fait le saut ; le père avait la mission deconquérir le vieux Vabre et Duveyrier, en disant toujours commeeux, si cela était à la portée de son intelligence ; quant àelle, désireuse de ne rien négliger, elle se chargeait des femmes,elle saurait bien les mettre toutes dans son jeu. Puis, serecueillant, jetant un dernier coup d’œil autour de la salle àmanger, comme pour voir si elle n’oubliait aucune arme, elle pritun air terrible d’homme de guerre qui conduirait ses filles aumassacre, et dit ce seul mot d’une voix forte :
– Descendons !
Ils descendirent. Dans la solennité de l’escalier,M. Josserand était plein de trouble, car il prévoyait deschoses désagréables pour sa conscience trop étroite de bravehomme.
Lorsqu’ils entrèrent, on s’écrasait déjà chez les Duveyrier. Lepiano à queue, énorme, tenait tout un panneau du salon, devantlequel les dames se trouvaient rangées, sur des files de chaises,comme au théâtre ; et deux flots épais d’habits noirsdébordaient, aux portes laissées grandes ouvertes de la salle àmanger et du petit salon. Le lustre et les appliques, les sixlampes posées sur des consoles, éclairaient d’une clarté aveuglantede plein jour la pièce blanche et or, dans laquelle tranchaitviolemment la soie rouge du meuble et des tentures. Il faisaitchaud, les éventails soufflaient, de leur haleine régulière, lespénétrantes odeurs des corsages et des épaules nues.
Mais, justement, Mme Duveyrier se mettait aupiano. D’un geste, Mme Josserand, souriante, lasupplia de ne pas se déranger ; et elle laissa ses filles aumilieu des hommes, en acceptant pour elle une chaise, entre Valérieet Mme Juzeur. M. Josserand avait gagné lepetit salon, où le propriétaire, M. Vabre, sommeillait à saplace habituelle, dans le coin d’un canapé. On voyait encore làCampardon, Théophile et Auguste Vabre, le Dr Juillerat, l’abbéMauduit, faisant un groupe ; tandis que Trublot et Octave, quis’étaient retrouvés, venaient de fuir la musique, au fond de lasalle à manger. Près d’eux, derrière le flot des habits noirs,Duveyrier, de taille haute et maigre, regardait fixement sa femmeassise au piano, attendant le silence. À la boutonnière de sonhabit, il portait le ruban de la Légion d’honneur, en un petit nœudcorrect.
– Chut ! chut ! taisez-vous ! murmurèrentdes voix amies.
Alors, Clotilde Duveyrier attaqua un nocturne de Chopin, d’uneextrême difficulté d’exécution. Grande et belle, avec demagnifiques cheveux roux, elle avait un visage long, d’une pâleuret d’un froid de neige ; et, dans ses yeux gris, la musiqueseule allumait une flamme, une passion exagérée, dont elle vivait,sans aucun autre besoin d’esprit ni de chair. Duveyrier continuaità la regarder ; puis, dès les premières mesures, uneexaspération nerveuse lui amincit les lèvres, il s’écarta, se tintau fond de la salle à manger. Sur sa face rasée, au menton pointuet aux yeux obliques, de larges plaques rouges indiquaient un sangmauvais, toute une âcreté brûlant à fleur de peau.
Trublot, qui l’examinait, dit tranquillement :
– Il n’aime pas la musique.
– Moi non plus, répondit Octave.
– Oh ! vous, ça n’a pas le même inconvénient… Unhomme, mon cher, qui avait toujours eu de la chance. Pas plus fortqu’un autre, mais poussé par tout le monde. D’une vieille famillebourgeoise, un père ancien président. Attaché au parquet dès sasortie de l’École, puis juge suppléant à Reims, de là juge à Paris,au tribunal de première instance, décoré, et enfin conseiller à lacour, avant quarante-cinq ans… Hein ! c’est raide ! Maisil n’aime pas la musique, le piano a gâté sa vie… On ne peut pastout avoir.
Cependant, Clotilde enlevait les difficultés avec un sang-froidextraordinaire. Elle était à son piano comme une écuyère sur soncheval. Octave s’intéressa uniquement au travail furieux de sesmains.
– Voyez donc ses doigts, dit-il, c’est épatant !… Çadoit lui faire mal, au bout d’un quart d’heure.
Et tous deux causèrent des femmes, sans s’occuper davantage dece qu’elle jouait. Octave éprouva un embarras, en apercevantValérie : comment agirait-il tout à l’heure ? luiparlerait-il ou feindrait-il de ne pas la voir ? Trublotmontrait un grand dédain : pas une encore qui aurait fait sonaffaire ; et, comme son compagnon protestait, cherchant desyeux, disant qu’il devait y en avoir, là-dedans, dont il se seraitaccommodé, il déclara doctement :
– Eh bien ! faites votre choix, et vous verrezensuite, au déballage… Hein ? pas celle qui a des plumes,là-bas ; ni la blonde, à la robe mauve ; ni cettevieille, bien qu’elle soit grasse au moins… Je vous le dis, moncher, c’est idiot, de chercher dans le monde. Des manières, et pasde plaisir !
Octave souriait. Lui, avait sa position à faire ; il nepouvait écouter seulement son goût, comme Trublot, dont le pèreétait si riche. Une rêverie l’envahissait devant ces rangéesprofondes de femmes, il se demandait laquelle il aurait prise poursa fortune et sa joie, si les maîtres de la maison lui avaientpermis d’en emporter une. Brusquement, comme il les pesait duregard, les unes après les autres, il s’étonna.
– Tiens ! ma patronne ! Elle vient doncici ?
– Vous l’ignoriez ? dit Trublot. Malgré leurdifférence d’âges, Mme Hédouin etMme Duveyrier sont deux amies de pension. Elles nese quittaient pas, on les appelait les ours blancs, parce qu’ellesétaient toujours à vingt degrés au-dessous de zéro… Encore desfemmes d’agrément ! Si Duveyrier n’avait pas d’autre bouled’eau chaude à se mettre aux pieds, l’hiver !
Mais Octave, maintenant, était sérieux. Pour la première fois,il voyait Mme Hédouin en toilette de soirée, lesépaules et les bras nus, avec ses cheveux noirs nattés sur lefront ; et c’était, sous l’ardente lumière, comme laréalisation de ses désirs : une femme superbe, à la santévaillante, à la beauté calme, qui devait être tout bénéfice pour unhomme. Des plans compliqués l’absorbaient déjà, lorsqu’un vacarmele tira de sa rêverie.
– Ouf ! c’est fini ! dit Trublot.
On complimentait Clotilde. Mme Josserand, quis’était précipitée, lui serrait les deux mains ; tandis queles hommes, soulagés, reprenaient leur conversation, et que lesdames, d’une main plus vive, s’éventaient. Duveyrier osa se risqueralors à retourner dans le petit salon, où Trublot et Octave lesuivirent. Au milieu des jupes, le premier se pencha à l’oreille dusecond.
– Regardez à votre droite… Voilà le raccrochage quicommence.
C’était Mme Josserand qui lançait Berthe surAuguste. Il avait eu l’imprudence de venir saluer ces dames. Cesoir-là, sa tête le laissait assez tranquille ; il sentait unseul point névralgique, dans l’œil gauche ; mais il redoutaitla fin de la soirée, car on allait chanter, et rien ne lui étaitplus mauvais.
– Berthe, dit la mère, indique donc à monsieur le remèdeque tu as copié pour lui, dans un livre… Oh ! c’est souveraincontre les migraines !
Et, la partie étant engagée, elle les laissa debout, près d’unefenêtre.
– Diable ! s’ils en sont à la pharmacie ! murmuraTrublot.
Dans le petit salon, M. Josserand, désireux de satisfairesa femme, était resté devant M. Vabre, très embarrassé, car levieillard dormait, et il n’osait le réveiller pour se montreraimable. Mais, quand la musique cessa, M. Vabre ouvrit lespaupières. Petit et gros, complètement chauve, avec deux touffes decheveux blancs sur les oreilles, il avait une face rougeaude, à labouche lippue, aux yeux ronds et à fleur de tête. M. Josserands’étant informé poliment de sa santé, la conversation s’engagea.L’ancien notaire, dont les quatre ou cinq idées se déroulaienttoujours dans le même ordre, lâcha d’abord une phrase surVersailles, où il avait exercé pendant quarante ans ; ensuite,il parla de ses fils, regrettant encore que ni l’aîné ni le cadetne se fût montré assez capable pour reprendre son étude, ce quil’avait décidé à vendre et à venir habiter Paris ; enfin,arriva l’histoire de sa maison, dont la construction restait leroman de son existence.
– J’ai englouti là trois cent mille francs, monsieur. Unespéculation superbe, disait mon architecte. Aujourd’hui, j’ai biende la peine à retrouver mon argent ; d’autant plus que tousmes enfants sont venus se loger chez moi, avec l’idée de ne pas mepayer, et que je ne toucherais jamais un terme, si je ne meprésentais moi-même, le quinze… Heureusement, le travail meconsole.
– Vous travaillez toujours beaucoup ? demandaM. Josserand.
– Toujours, toujours, monsieur ! répondit le vieillardavec une énergie désespérée. Le travail, c’est ma vie.
Et il expliqua son grand ouvrage. Depuis dix ans, il dépouillaitchaque année le catalogue officiel du Salon de peinture, portantsur des fiches, à chaque nom de peintre, les tableaux exposés. Ilen parlait d’un air de lassitude et d’angoisse ; l’année luisuffisait à peine, c’était une besogne si ardue souvent, qu’il ysuccombait : ainsi, par exemple, lorsqu’une femme artiste semariait et qu’elle exposait ensuite sous le nom de son mari,comment pouvait-il s’y reconnaître ?
– Jamais mon travail ne sera complet, c’est ce qui me tue,murmura-t-il.
– Vous vous intéressez aux arts ? repritM. Josserand, pour le flatter.
M. Vabre le regarda, plein de surprise.
– Mais non, je n’ai pas besoin de voir les tableaux. Ils’agit d’un travail de statistique… Tenez ! il vaut mieux queje me couche, j’aurai la tête plus libre demain. Bonsoir,monsieur.
Il s’appuya sur une canne, qu’il gardait même dansl’appartement, et se retira d’une marche pénible, les reins déjàgagnés par la paralysie. M. Josserand restait perplexe :il n’avait pas très bien compris, il craignait de ne pas avoirparlé des fiches avec assez d’enthousiasme.
Mais un léger brouhaha qui vint du grand salon, ramena Trublotet Octave près de la porte. Ils virent entrer une dame d’environcinquante ans, très forte et encore belle, suivie par un jeunehomme correct, l’air sérieux.
– Comment ! Ils arrivent ensemble ! murmuraTrublot. Eh bien ! ne vous gênez plus !
C’étaient Mme Dambreville et Léon Josserand.Elle devait le marier ; puis, elle l’avait gardé pour sonusage, en attendant ; et ils étaient en pleine lune de miel,ils s’affichaient dans les salons bourgeois. Des chuchotementscoururent parmi les mères ayant des filles à caser. MaisMme Duveyrier s’avançait au-devant deMme Dambreville, qui lui fournissait des jeunesgens pour ses chœurs. Tout de suite, Mme Josserandla lui enleva et la combla d’amitiés, réfléchissant qu’elle pouvaitavoir besoin d’elle. Léon échangea un mot froid avec sa mère ;pourtant, depuis sa liaison, celle-ci commençait à croire qu’ilferait tout de même quelque chose.
– Berthe ne vous voit pas, dit-elle àMme Dambreville. Excusez-la, elle est en traind’indiquer un remède à M. Auguste.
– Mais ils sont très bien ensemble, il faut les laisser,répondit la dame, qui comprenait, sur un coup d’œil.
Toutes deux, maternellement, regardèrent Berthe. Elle avait finipar pousser Auguste dans l’embrasure de la fenêtre, où ellel’enfermait de ses jolis gestes. Il s’animait, il risquait lamigraine.
Cependant, un groupe d’hommes graves causaient politique, dansle petit salon. La veille, à propos des affaires de Rome, il yavait eu une séance orageuse au Sénat, où l’on discutaitl’adresse ; et le Dr Juillerat, d’opinion athée etrévolutionnaire, soutenait qu’il fallait donner Rome au roid’Italie ; tandis que l’abbé Mauduit, une des têtes du partiultramontain, prévoyait les plus sombres catastrophes, si la Francene versait pas jusqu’à la dernière goutte de son sang, pour lepouvoir temporel des papes.
– Peut-être trouverait-on encore un modus vivendiacceptable de part et d’autre, fit remarquer Léon Josserand, quiarrivait.
Il était alors secrétaire d’un avocat célèbre, député de lagauche. Pendant deux années, n’ayant à espérer aucune aide de sesparents, dont la médiocrité d’ailleurs l’enrageait, il avaitpromené sur les trottoirs du quartier Latin une démagogie féroce.Mais, depuis son entrée chez les Dambreville, où il apaisait sespremières faims, il se calmait, il tournait au républicaindoctrinaire.
– Non, il n’y a pas d’accord possible, dit le prêtre.L’Église ne saurait transiger.
– Alors, elle disparaîtra ! s’écria le docteur.
Et, bien que très liés, s’étant rencontrés au chevet desagonisants de tout le quartier Saint-Roch, ils paraissaientirréconciliables, le médecin maigre et nerveux, le vicaire gras etaffable. Ce dernier gardait un sourire poli, même dans sesaffirmations les plus absolues, en homme du monde tolérant pour lesmisères de l’existence, mais en catholique qui entendait ne rienabandonner du dogme.
– L’Église disparaître, allons donc ! dit Campardond’un air furieux, pour faire sa cour au prêtre, dont il attendaitdes travaux.
D’ailleurs, c’était l’avis de tous ces messieurs : elle nepouvait pas disparaître. Théophile Vabre, qui, toussant etcrachant, grelottant la fièvre, rêvait le bonheur universel parl’organisation d’une république humanitaire, fut le seul àmaintenir que, peut-être, elle se transformerait.
Le prêtre reprit de sa voix douce :
– L’empire se suicide. On le verra bien, l’année prochaine,aux élections.
– Oh ! pour l’empire, nous vous permettons de nous endébarrasser, dit carrément le docteur. Ce serait un fameuxservice.
Alors, Duveyrier, qui écoutait d’un air profond, hocha la tête.Lui, était de famille orléaniste ; mais il devait tout àl’empire et jugeait convenable de le défendre.
– Croyez-moi, déclara-t-il enfin sévèrement, n’ébranlez pasles bases de la société, ou tout croulera… C’est fatalement surnous que retombent les catastrophes.
– Très juste ! dit M. Josserand, qui n’avaitaucune opinion, mais qui se rappelait les ordres de sa femme.
Tous parlèrent à la fois. Aucun n’aimait l’empire. Le DrJuillerat condamnait l’expédition du Mexique, l’abbé Mauduitblâmait la reconnaissance du royaume d’Italie. Pourtant, ThéophileVabre et Léon lui-même restaient inquiets, lorsque Duveyrier lesmenaçait d’un nouveau 93. À quoi bon ces continuellesrévolutions ? est-ce que la liberté n’était pasconquise ? et la haine des idées nouvelles, la peur du peuplevoulant sa part, calmaient le libéralisme de ces bourgeoissatisfaits. N’importe, ils déclarèrent tous qu’ils voteraientcontre l’empereur, car il avait besoin d’une leçon.
– Ah ! mais, ils m’embêtent ! dit Trublot, quitâchait de comprendre depuis un instant.
Octave le décida à retourner auprès des dames. Dans l’embrasurede la fenêtre, Berthe étourdissait Auguste de ses rires. Ce grandgarçon, au sang pâle, oubliait sa peur des femmes, devenait trèsrouge, sous les attaques de cette belle fille, dont l’haleine luichauffait le visage. Mme Josserand, cependant, duttrouver que les choses traînaient en longueur, car elle regardafixement Hortense ; et celle-ci, obéissante, alla prêtermain-forte à sa sœur.
– Vous êtes tout à fait remise, madame ? osa demanderOctave à Valérie.
– Tout à fait, monsieur, je vous remercie, répondit-elletranquillement, comme si elle ne se souvenait de rien.
Mme Juzeur parla au jeune homme d’une vieilledentelle qu’elle désirait lui montrer, pour avoir son avis ;et il dut promettre d’entrer un instant chez elle, le lendemain.Puis, comme l’abbé Mauduit revenait dans le salon, elle l’appela,le fit asseoir, d’un air de ravissement.
Mais la conversation avait repris. Ces dames causaient de leursdomestiques.
– Mon Dieu ! oui, continuaMme Duveyrier, je suis contente de Clémence, unefille très propre, très vive.
– Et votre Hippolyte, demandaMme Josserand, ne vouliez-vous pas lerenvoyer ?
Justement, Hippolyte, le valet de chambre, passait des glaces.Quand il se fut éloigné, grand, fort, la mine fleurie, Clotilderépondit avec embarras :
– Nous le gardons. C’est si désagréable, de changer !Vous savez, les domestiques s’habituent ensemble, et je tiensbeaucoup à Clémence…
Mme Josserand se hâta d’approuver, sentant leterrain délicat. On espérait les marier ensemble, un jour, etl’abbé Mauduit, que les Duveyrier avaient consulté en cetteaffaire, hochait doucement la tête, comme pour couvrir unesituation connue de toute la maison, mais dont personne ne parlait.Ces dames, du reste, ouvraient leur cœur : Valérie, le matin,avait encore renvoyé une bonne, ce qui faisait trois en huitjours ; Mme Juzeur venait de se décider àprendre, aux Enfants-Assistés, une petite de quinze ans, pour ladresser ; quant à Mme Josserand, elle netarissait pas sur Adèle, une souillon, une propre à rien, dont elleraconta des traits extraordinaires. Et toutes, languissantes sousl’éclat des bougies et le parfum des fleurs, s’enfonçaient dans ceshistoires d’antichambre, remuaient les livres de comptes graisseux,se passionnaient pour l’insolence d’un cocher ou d’une laveuse devaisselle.
– Avez-vous vu Julie ? demanda brusquement Trublot àOctave, d’un ton de mystère.
Et, comme l’autre restait interloqué :
– Mon cher, elle est épatante… Allez la voir. On faitsemblant d’avoir un besoin, et on s’enfile dans la cuisine…Épatante !
Il parlait de la cuisinière des Duveyrier. La conversation desdames changeait, Mme Josserand décrivait, avec uneadmiration débordante, une très modeste propriété que les Duveyrierpossédaient près de Villeneuve-Saint-Georges, et qu’elle avaitsimplement aperçue du chemin de fer, en allant un jour àFontainebleau. Mais Clotilde n’aimait pas la campagne, ellel’habitait le moins possible, attendait les vacances de son filsGustave, qui faisait alors sa rhétorique au lycée Bonaparte.
– Caroline a bien besoin de ne pas souhaiter des enfants,déclara-t-elle en se tournant vers Mme Hédouin,assise à deux chaises de distance. Ce que ces petits êtres-làbousculent vos habitudes !
Mme Hédouin dit qu’elle les aimait beaucoup.Mais elle était trop occupée ; son mari se trouvait sans cesseaux quatre coins de la France ; et toute la maison retombaitsur elle.
Octave, debout derrière sa chaise, fouillait d’un regard obliqueles courts cheveux frisés de sa nuque, d’un noir d’encre, et lesblancheurs neigeuses de sa gorge, décolletée très bas, qui seperdait dans un flot de dentelles. Elle achevait de le troubler, sicalme, avec ses paroles rares et son beau sourire continu ;jamais il n’avait rencontré une pareille créature, même àMarseille. Décidément, il fallait voir, quitte à y travaillerlongtemps.
– Les enfants abîment si vite les femmes ! dit-il ense penchant à son oreille, voulant absolument lui adresser laparole, et ne trouvant rien autre chose.
Elle leva ses grands yeux avec lenteur, puis répondit de l’airsimple dont elle lui donnait un ordre, au magasin :
– Oh ! non, monsieur Octave ; moi, ce n’est paspour ça… Il faudrait avoir le temps, voilà tout.
Mais Mme Duveyrier intervint. Elle avaitaccueilli le jeune homme d’un léger salut, lorsque Campardon le luiavait présenté ; et, maintenant, elle l’examinait, l’écoutait,sans chercher à cacher un intérêt brusque. Quand elle l’entenditcauser avec son amie, elle ne put s’empêcher de luidemander :
– Mon Dieu ! monsieur, excusez-moi… Quelle voixavez-vous ?
Il ne comprit pas tout de suite, il finit par dire qu’il avaitune voix de ténor. Alors, Clotilde s’enthousiasma : une voixde ténor, vraiment ! mais c’était une chance, les voix deténor se faisaient si rares ! Ainsi, pour la Bénédictiondes Poignards, qu’on allait chanter à l’instant, elle n’avaitjamais pu trouver plus de trois ténors dans sa société, lorsqu’illui en aurait fallu au moins cinq. Et, excitée tout d’un coup, lesyeux luisants, elle se retenait pour ne pas l’essayer immédiatementau piano. Il dut promettre de venir un soir. Trublot, derrière lui,le poussait du coude, goûtant des joies féroces dans sonimpassibilité.
– Hein ? vous en êtes ! murmura-t-il, quand ellese fut éloignée. Moi, mon cher, elle m’a d’abord trouvé une voix debaryton ; puis, voyant que ça ne marchait pas, elle m’a essayécomme ténor ; ça n’a pas mieux marché, et elle s’est décidée àm’employer ce soir comme basse… Je fais un moine.
Mais il dut quitter Octave, Mme Duveyrierprécisément l’appelait, on allait chanter le chœur, le grandmorceau de la soirée. Ce fut un remue-ménage. Une quinzained’hommes, tous amateurs, tous recrutés parmi les invités de lamaison, s’ouvraient péniblement un passage au milieu des dames,pour se réunir devant le piano. Ils s’arrêtaient, s’excusaient, lavoix étouffée par le bruit bourdonnant des conversations ;tandis que les éventails battaient plus rapidement, dans la chaleurcroissante. Enfin, Mme Duveyrier les compta ;ils y étaient tous ; et elle leur distribua les parties,qu’elle avait copiées elle-même. Campardon faisait Saint-Bris, unjeune auditeur au Conseil d’État était chargé des quelques mesuresde Nevers ; puis, venaient huit seigneurs, quatre échevins,trois moines, confiés à des avocats, des employés et de simplespropriétaires. Elle, qui accompagnait, s’était en outre réservé lapartie de Valentine, des cris de passion qu’elle poussait enplaquant des accords ; car elle ne voulait pas introduire defemme parmi ces messieurs, dont elle conduisait la troupe résignéeavec des rudesses de chef d’orchestre.
Cependant, les conversations continuaient, un bruit intolérablevenait surtout du petit salon, où les discussions politiquesdevaient s’aigrir. Alors, Clotilde, sortant une clef de sa poche,en tapa de légers coups sur le piano. Un murmure courut, les voixtombèrent, deux flots d’habits noirs débordèrent de nouveau auxportes ; et, par-dessus les têtes, on aperçut un instant laface de Duveyrier, tachée de rouge, exprimant une angoisse. Octaveétait resté debout derrière Mme Hédouin, les yeuxbaissés sur les ombres perdues de sa gorge, au fond des dentelles.Mais, comme le silence se faisait, un rire éclata, et il leva latête. C’était Berthe, qui s’égayait d’une plaisanterie d’Auguste,dont elle avait échauffé le sang pauvre, au point qu’il disait desgaillardises. Tout le salon les regarda, des mères devenaientgraves, des membres de la famille échangeaient un coup d’œil.
– Est-elle assez folle ! murmuraMme Josserand d’un air tendre, de façon à êtreentendue.
Hortense, près de sa sœur, l’aidait avec une abnégationcomplaisante, appuyant ses rires, la poussant contre le jeunehomme ; pendant que, derrière eux, la fenêtre entrouverteagitait de légers souffles les grands rideaux de soie rouge.
Mais une voix caverneuse vibra, toutes les têtes se tournèrentvers le piano. Campardon, la bouche arrondie, la barbe élargie dansun coup de vent lyrique, lançait le premier vers :
« Oui, l’ordre de la reineen ces lieux nous rassemble. »
Tout de suite, Clotilde monta une gamme, redescendit ;puis, les yeux au plafond, avec une expression d’effroi, elle jetale cri :
« Jetremble ! »
Et la scène s’engagea, les huit avocats, employés etpropriétaires, le nez sur leurs parties, dans des poses d’écoliersqui ânonnent une page de grec, juraient qu’ils étaient prêts àdélivrer la France. Ce début fut une surprise, car les voixs’étouffaient sous le plafond bas, on ne saisissait qu’unbourdonnement, comme un bruit de charrettes chargées de pavés, dontles vitres tremblaient. Mais, quand la phrase mélodique deSaint-Bris : « Pour cette cause sainte… » déroula lethème principal, des dames se reconnurent et hochèrent la tête,d’un air d’intelligence. Le salon s’échauffait, les seigneurscriaient à la volée : « Nous le jurons !… Nous voussuivrons ! » ; et, chaque fois, c’était uneexplosion qui allait frapper chaque invité en pleine poitrine.
– Ils chantent trop fort, murmura Octave à l’oreille deMme Hédouin.
Elle ne bougea pas. Alors, comme les explications de Nevers etde Valentine l’ennuyaient, d’autant plus que l’auditeur au Conseild’État était un faux baryton, il correspondit avec Trublot qui, enattendant l’entrée des moines, lui indiquait, d’un pincement depaupières, la fenêtre où Berthe continuait d’emprisonner Auguste.Maintenant, ils y étaient seuls, dans l’air frais du dehors ;tandis que, l’oreille tendue, Hortense se tenait en avant, appuyéecontre le rideau, dont elle tordait l’embrasse, machinalement.Personne ne les regardait plus, Mme Josserand etMme Dambreville avaient elles-mêmes détourné lesyeux, après un échange instinctif de regards.
Cependant, Clotilde, les mains sur le clavier, emportée et nepouvant risquer un geste, allongeait le cou, en adressant aupupitre ce serment destiné à Nevers :
« Ah ! d’aujourd’huitout mon sang est à vous ! »
Les échevins étaient entrés, un substitut, deux avoués et unnotaire. Le quatuor faisait rage, la phrase : « Pourcette cause sainte », revenait, élargie, soutenue par lamoitié du chœur, dans un épanouissement continu. Campardon, labouche de plus en plus arrondie et profonde, donnait les ordres ducombat, avec un roulement terrible des syllabes. Et, tout d’uncoup, le chant des moines éclata : Trublot psalmodiait duventre, pour atteindre les notes basses.
Octave, ayant eu la curiosité de le regarder chanter, demeuratrès surpris, quand il reporta les yeux vers la fenêtre. Commesoulevée par le chœur, Hortense venait de dénouer l’embrasse, d’unmouvement qui pouvait être involontaire ; et le grand rideaude soie rouge, en retombant, avait complètement caché Auguste etBerthe. Ils étaient là derrière, accoudés à la barre d’appui, sansqu’un mouvement trahît leur présence. Octave ne s’inquiéta plus deTrublot, qui justement bénissait les poignards. « Poignardssacrés, par nous soyez bénis. » Que pouvaient-ils bien faire,sous ce rideau ? La strette commençait ; aux ronflementsdes moines, le chœur répondait : « À mort ! àmort ! à mort ! » Et ils ne remuaient pas, peut-êtreregardaient-ils simplement les fiacres passer, pris de chaleur.Mais la phrase mélodique de Saint-Bris reparaissait encore, toutesles voix peu à peu la lançaient à pleine gorge, dans uneprogression, dans un éclat final d’une puissance extraordinaire.C’était comme une rafale qui s’engouffrait au fond de l’appartementtrop étroit, effarant les bougies, pâlissant les invités, dont lesoreilles saignaient. Clotilde, furieusement, tapait sur le piano,enlevait ces messieurs du regard ; puis, les voixs’apaisèrent, chuchotèrent : « À minuit ! point debruit ! » et elle continua seule, elle mit la sourdine,fit sonner les pas cadencés et perdus d’une ronde quis’éloigne.
Alors, brusquement, dans cette musique mourante, dans cesoulagement après tant de vacarme, on entendit une voix quidisait :
– Vous me faites du mal !
Toutes les têtes, de nouveau, s’étaient tournées vers lafenêtre. Mme Dambreville avait bien voulu se rendreutile, en allant relever le rideau. Et le salon regardait Augusteconfus et Berthe très rouge, encore adossés à la barre d’appui.
– Qu’y a-t-il donc, mon trésor ? demandaMme Josserand d’un air empressé.
– Rien, maman… C’est monsieur Auguste qui m’a cogné lebras, avec la fenêtre… J’avais si chaud !
Elle rougissait davantage. Il y eut des sourires pincés, desmoues de scandale. Mme Duveyrier, qui, depuis, unmois, détournait son frère de Berthe, restait toute pâle, d’autantplus que l’incident avait coupé l’effet de son chœur. Pourtant,après le premier moment de surprise, on applaudissait, on lafélicitait, on glissait des mots aimables pour ces messieurs. Commeils avaient chanté ! comme elle devait se donner du souci, àles faire chanter avec cet ensemble ! Vraiment, on neréussissait pas mieux au théâtre. Mais, sous ces éloges, elleentendait bien le chuchotement qui courait dans le salon : lajeune fille se trouvait trop compromise, c’était un mariageconclu.
– Hein ? emballé ! vint dire Trublot à Octave.Quel serin ! comme s’il n’aurait pas dû la pincer, pendant quenous gueulions !… Moi, je croyais qu’il profitait : voussavez, dans les salons où l’on chante, on pince une dame, et sielle crie, on s’en fiche ! personne n’entend.
Berthe, maintenant, très calme, riait de nouveau, tandisqu’Hortense regardait Auguste de son air rêche de fillediplômée ; et, dans leur triomphe, reparaissaient les leçonsde la mère, le mépris affiché de l’homme. Tous les invités avaientenvahi le salon, se mêlant aux dames, haussant la voix.M. Josserand, le cœur troublé par l’aventure de Berthe,s’était rapproché de sa femme. Il l’écoutait avec un malaiseremercier Mme Dambreville des bontés dont elleaccablait leur fils Léon, qu’elle changeait à son avantage,positivement. Mais ce malaise augmenta, lorsqu’il l’entenditrevenir à ses filles. Elle affectait de causer bas avecMme Juzeur, tout en parlant pour Valérie et pourClotilde, debout près d’elle.
– Mon Dieu, oui ! son oncle nous l’écrivait encoreaujourd’hui : Berthe aura cinquante mille francs. Ce n’est pasbeaucoup sans doute, mais quand l’argent est là, etsolide !
Ce mensonge le révoltait. Il ne put s’empêcher de lui toucherfurtivement l’épaule. Elle le regarda, le força à baisser les yeux,devant l’expression résolue de son visage. Puis, commeMme Duveyrier s’était tournée, plus aimable, ellelui demanda avec intérêt des nouvelles de son père.
– Oh ! papa doit être allé se coucher, répondit lajeune femme, tout à fait gagnée. Il travaille tant !
M. Josserand dit qu’en effet M. Vabre s’était retiré,pour avoir les idées nettes le lendemain. Et il balbutiait :un esprit bien remarquable, des facultés extraordinaires ; ense demandant où il prendrait cette dot, et quelle figure il ferait,le jour du contrat.
Mais un grand bruit de chaises remuées emplissait le salon. Lesdames passaient dans la salle à manger, où le thé se trouvaitservi. Mme Josserand, victorieuse, s’y rendit,entourée de ses filles et de la famille Vabre. Bientôt, il ne restaplus, au milieu de la débandade des sièges, que le groupe deshommes sérieux. Campardon s’était emparé de l’abbé Mauduit :il s’agissait d’une réparation au Calvaire de Saint-Roch.L’architecte se disait tout prêt, car son diocèse d’Évreux luidonnait peu de besogne. Il avait simplement, là-bas, laconstruction d’une chaire et l’installation d’un calorifère et denouveaux fourneaux dans les cuisines de monseigneur, travaux queson inspecteur suffisait à surveiller. Alors, le prêtre promitd’enlever définitivement l’affaire, dès sa prochaine réunion de lafabrique. Et ils rejoignirent tous deux le groupe, où l’oncomplimentait Duveyrier sur la rédaction d’un arrêt, dont ils’avouait l’auteur ; le président, qui était son ami, luiréservait certaines besognes aisées et brillantes, pour le mettreen vue.
– Avez-vous lu ce nouveau roman ? demanda Léon, entrain de feuilleter un exemplaire de la Revue des DeuxMondes, traînant sur une table. Il est bien écrit ; maisencore un adultère, ça finit vraiment par êtrefastidieux !
Et la conversation tomba sur la morale. Il y avait des femmestrès honnêtes, dit Campardon. Tous approuvèrent. D’ailleurs, selonl’architecte, on s’arrangeait quand même, dans un ménage, lorsqu’onsavait s’entendre. Théophile Vabre fit remarquer que cela dépendaitde la femme, sans s’expliquer davantage. On voulut avoir l’avis duDr Juillerat, qui souriait ; mais il s’excusa : lui,mettait la vertu dans la santé. Cependant, Duveyrier restaitsongeur.
– Mon Dieu ! murmura-t-il enfin, ces auteursexagèrent, l’adultère est très rare parmi les classes bien élevées…Une femme, lorsqu’elle est d’une bonne famille, a dans l’âme unefleur…
Il était pour les grands sentiments, il prononçait le motd’idéal avec une émotion qui lui voilait le regard. Et il donnaraison à l’abbé Mauduit, quand ce dernier parla de la nécessité descroyances religieuses, chez l’épouse et chez la mère. Laconversation fut ainsi ramenée vers la religion et la politique, aupoint où ces messieurs l’avaient laissée. Jamais l’Église nedisparaîtrait, parce qu’elle était la base de la famille, commeelle était le soutien naturel des gouvernements.
– À titre de police, je ne dis pas, murmura le docteur.
Duveyrier n’aimait point, du reste, qu’on parlât politique chezlui, et il se contenta de déclarer sévèrement, en jetant un coupd’œil dans la salle à manger, où Berthe et Hortense bourraientAuguste de sandwichs :
– Il y a, messieurs, un fait prouvé qui tranche tout :la religion moralise le mariage.
Au même instant, Trublot, assis sur un canapé, près d’Octave, sepenchait vers celui-ci.
– À propos, demanda-t-il, voulez-vous que je vous fasseinviter chez une dame où l’on s’amuse ?
Et, comme son compagnon désirait savoir quel genre de dame, ilajouta, en désignant d’un signe le conseiller à la cour :
– Sa maîtresse.
– Pas possible ! dit Octave stupéfait.
Trublot ouvrit et referma lentement les paupières. C’était commeça. Quand on épousait une femme pas complaisante, dégoûtée desbobos qu’on pouvait avoir, et tapant sur son piano à rendre maladestous les chiens du quartier, on allait en ville se faire ficher desoi !
– Moralisons le mariage, messieurs, moralisons le mariage,répétait Duveyrier de son air rigide, avec son visage enflammé, oùOctave voyait maintenant le sang âcre des vices secrets.
On appela ces messieurs, du fond de la salle à manger. L’abbéMauduit, resté un moment seul, au milieu du salon vide, regardaitde loin l’écrasement des invités. Son visage gras et fin exprimaitune tristesse. Lui qui confessait ces dames et ces demoiselles, lesconnaissait toutes dans leur chair, comme le docteur Juillerat, etil avait dû finir par ne plus veiller qu’aux apparences, en maîtrede cérémonie jetant sur cette bourgeoisie gâtée le manteau de lareligion, tremblant devant la certitude d’une débâcle finale, lejour où le chancre se montrerait au plein soleil. Parfois, desrévoltes le prenaient, dans sa foi ardente et sincère de prêtre.Mais son sourire reparut, il accepta une tasse de thé que Berthevint lui offrir, causa une minute avec elle pour couvrir de soncaractère sacré le scandale de la fenêtre ; et il redevenaitl’homme du monde, résigné à exiger uniquement une bonne tenue deces pénitentes, qui lui échappaient et qui auraient compromisDieu.
– Allons, c’est propre ! murmura Octave, dont lerespect pour la maison recevait un nouveau coup.
Et, voyant Mme Hédouin se diriger versl’antichambre, il voulut la devancer, il suivit Trublot, quipartait. Son projet était de la reconduire. Elle refusa ;minuit sonnait à peine, et elle logeait si près. Alors, une roses’étant détachée du bouquet de son corsage, il la ramassa de dépitet affecta de la garder. Les beaux sourcils de la jeune femme sefroncèrent ; puis, elle dit de son air tranquille :
– Ouvrez-moi donc la porte, monsieur Octave… Merci.
Quand elle fut descendue, le jeune homme, gêné, chercha Trublot.Mais Trublot, comme chez les Josserand, venait de disparaître.Cette fois encore il devait avoir enfilé le couloir de lacuisine.
Octave, mécontent, alla se coucher, sa rose à la main. En haut,il aperçut Marie, penchée sur la rampe, à la place où il l’avaitlaissée ; elle guettait son pas, elle était accourue leregarder monter. Et, lorsqu’elle l’eut fait entrer chezelle :
– Jules n’est pas encore là… Vous êtes-vous bienamusé ? Y avait-il de belles toilettes ?
Mais elle n’attendit pas sa réponse. Elle venait d’apercevoir larose, elle était prise d’une gaieté d’enfant.
– C’est pour moi, cette fleur ? Vous avez pensé àmoi ?… Ah ! que vous êtes gentil ! que vous êtesgentil !
Et elle avait des larmes plein les yeux, confuse, très rouge.Alors, Octave, tout d’un coup remué, la baisa tendrement.
Vers une heure, les Josserand rentrèrent à leur tour. Adèlelaissait, sur une chaise, un bougeoir avec des allumettes. Quand lafamille, qui n’avait pas échangé une parole en montant, se retrouvadans la salle à manger, d’où elle était descendue désespérée, ellecéda brusquement à un coup de joie folle, délirant, se prenant parles mains, dansant une danse de sauvages autour de la table ;le père lui-même obéit à la contagion, la mère battait desentrechats, les filles poussaient de petits cris inarticulés ;tandis que la bougie, au milieu, détachait leurs grandes ombres,qui cabriolaient le long des murs.
– Enfin, c’est fait ! ditMme Josserand, essoufflée, en tombant sur unsiège.
Mais elle se releva tout de suite, dans une crised’attendrissement maternel, et elle courut poser deux gros baiserssur les joues de Berthe.
– Je suis contente, bien contente de toi, ma chérie. Tuviens de me récompenser de tous mes efforts… Ma pauvre fille, mapauvre fille, c’est donc vrai, cette fois !
Sa voix s’étranglait, son cœur était sur ses lèvres. Elles’écroulait dans sa robe feu, sous le poids d’une émotion sincèreet profonde, tout d’un coup anéantie, à l’heure du triomphe, parles fatigues de sa terrible campagne de trois hivers. Berthe dutjurer qu’elle n’était pas malade ; car sa mère la trouvaitpâle, se montrait aux petits soins, voulait absolument lui faireune tasse de tilleul. Quand la jeune fille fut couchée, elle revintpieds nus la border avec précaution, comme aux jours déjà lointainsde son enfance.
Cependant, M. Josserand, la tête sur l’oreiller,l’attendait. Elle souffla la lumière, elle l’enjamba, pour semettre au fond. Lui, réfléchissait, repris de malaise, laconscience brouillée par la promesse d’une dot de cinquante millefrancs. Et il se hasarda à dire tout haut ses scrupules. Pourquoipromettre, quand on ne sait si l’on pourra tenir ? Ce n’étaitpas honnête.
– Pas honnête ! cria dans le noirMme Josserand, en retrouvant sa voix féroce. Ce quin’est pas honnête, monsieur, c’est de laisser monter ses filles engraine ; oui, en graine, tel était votre rêvepeut-être !… Parbleu ! nous avons le temps de nousretourner, nous en causerons, nous finirons par décider son oncle…Et apprenez, monsieur, que, dans ma famille, on a toujours étéhonnête !
Le lendemain, qui était un dimanche, Octave, les yeux ouverts,s’oublia une heure dans la chaleur des draps. Il s’éveillaitheureux, plein de cette lucidité des paresses du matin. À quoi bonse presser ? Il se trouvait bien au Bonheur desDames, il s’y décrassait de sa province, et une certitudeprofonde, absolue, lui venait d’avoir un jourMme Hédouin, qui ferait sa fortune ; maisc’était une affaire de prudence, une longue tactique de galanterie,où se plaisait déjà son sens voluptueux de la femme. Comme il serendormait, dressant des plans, se donnant six mois pour réussir,l’image de Marie Pichon avait achevé de calmer ses impatiences. Unefemme pareille était très commode ; il lui suffisaitd’allonger le bras, quand il la voulait, et elle ne lui coûtait pasun sou. En attendant l’autre, certes, il ne pouvait demander mieux.Dans son demi-sommeil, ce bon marché et cette commodité finissaientpar l’attendrir : il la voyait très gentille avec sescomplaisances, il se promettait d’être meilleur pour elle,désormais.
– Fichtre ! neuf heures ! dit-il, réveillé tout àfait par la sonnerie de sa pendule. Il faut pourtant se lever.
Une pluie fine tombait. Alors, il résolut de ne pas sortir de lajournée. Il accepterait une invitation à dîner chez les Pichon,qu’il refusait depuis longtemps, par terreur des Vuillaume ;ça flatterait Marie, il trouverait l’occasion de l’embrasserderrière les portes ; et même, comme elle demandait toujoursdes livres, il songea à lui faire la surprise d’en apporter tout unpaquet, resté dans une de ses malles, au grenier. Lorsqu’il futhabillé, il descendit prendre, chez M. Gourd, la clef de cegrenier commun, où les locataires se débarrassaient des objetsencombrants et hors d’usage.
En bas, par cette matinée humide, on étouffait dans l’escalierchauffé, dont les faux marbres, les hautes glaces, les portesd’acajou se voilaient d’une vapeur. Sous le porche, une femme malvêtue, la mère Pérou, à qui les Gourd donnaient quatre sous del’heure pour les gros travaux de la maison, lavait le pavé à grandeeau, en plein sous le coup d’air glacé, soufflant de la cour.
– Eh ! dites donc, la vieille, frottez-moi ça plussérieusement, que je ne trouve pas une tache ! criaitM. Gourd, chaudement couvert, debout sur le seuil de saloge.
Et, comme Octave arrivait, il lui parla de la mère Pérou avecl’esprit de domination brutale, le besoin enragé de revanche desanciens domestiques, qui se font servir à leur tour.
– Une fainéante dont je ne peux rien tirer ! J’auraisvoulu la voir chez M. le duc ! Ah bien ! il fallaitmarcher droit !… Je la flanque à la porte, si elle ne m’endonne pas pour mon argent ! Moi, je ne connais que ça… Maispardon, monsieur Mouret, vous désirez ?
Octave demanda la clef. Alors, le concierge, sans se presser,continua à lui expliquer que, s’ils avaient voulu,Mme Gourd et lui, ils auraient vécu en bourgeois, àMort-la-Ville, dans leur maison ; seulement,Mme Gourd adorait Paris, malgré ses jambes enfléesqui l’empêchaient d’aller jusqu’au trottoir ; et ilsattendaient d’avoir arrondi leurs rentes, le cœur crevé d’ailleurset reculant, chaque fois que l’envie leur venait de vivre enfin surla petite fortune gagnée sou à sou.
– Il ne faut pas qu’on m’ennuie, conclut-il en redressantsa taille de bel homme. Je ne travaille plus pour manger… La clefdu grenier, n’est-ce pas ? monsieur Mouret. Où avons-nous doncmis la clef du grenier, ma bonne ?
Mais, douillettement assise, Mme Gourd prenaitson café au lait dans une tasse d’argent, devant un feu de bois,dont les flammes égayaient la grande pièce claire. Elle ne savaitplus ; peut-être au fond de la commode. Et, tout en trempantses rôties, elle ne quittait pas des yeux la porte de l’escalier deservice, à l’autre bout de la cour, plus nue et plus sévère par cetemps de pluie.
– Attention ! la voilà ! dit-elle brusquement,comme une femme sortait de cette porte.
Aussitôt, M. Gourd se planta devant la loge, pour barrer lechemin à la femme, qui avait ralenti le pas, l’air inquiet.
– Nous la guettons depuis ce matin, monsieur Mouret,reprit-il à demi-voix. Hier soir, nous l’avons vue passer… Voussavez, ça vient de chez ce menuisier, là-haut, le seul ouvrier quenous ayons dans la maison, Dieu merci ! Et encore, si lepropriétaire m’écoutait, il garderait son cabinet vide, une chambrede bonne qui est en dehors des locations. Pour cent trente francspar an, ça ne vaut vraiment pas la peine d’avoir de la saleté chezsoi…
Il s’interrompit, il demanda rudement à la femme :
– D’où venez-vous ?
– Pardi ! de là-haut, répondit-elle, en continuant demarcher.
Alors, il éclata.
– Nous ne voulons pas de femmes, entendez-vous ! Onl’a déjà dit à l’homme qui vous amène… Si vous revenez coucher,j’irai chercher un sergent de ville, moi ! et nous verrons sivous ferez encore vos cochonneries dans une maison honnête.
– Ah ! vous m’embêtez ! dit la femme. Je suischez moi, je reviendrai si je veux.
Et elle s’en alla, poursuivie par les indignations deM. Gourd, qui parlait de monter chercher le propriétaire.Avait-on jamais vu ! une créature pareille chez des gens commeil faut, où l’on ne tolérait pas la moindre immoralité ! Et ilsemblait que ce cabinet habité par un ouvrier, fût le cloaque de lamaison, un mauvais lieu dont la surveillance révoltait sesdélicatesses et troublait ses nuits.
– Alors, cette clef ? se hasarda à répéter Octave.
Mais le concierge, furieux de ce qu’un locataire avait pu voirson autorité méconnue, tombait sur la mère Pérou, voulant montrercomment il savait se faire obéir. Est-ce qu’elle se fichait delui ? Elle venait encore, avec son balai, d’éclabousser laporte de la loge. S’il la payait de sa poche, c’était pour ne passe salir les mains, et continuellement il devait nettoyer derrièreelle. Du diable s’il lui ferait encore la charité de lareprendre ! elle pouvait crever. Sans répondre, cassée par lafatigue de cette besogne trop rude, la vieille continuait à frotterde ses maigres bras, se retenant de pleurer, tant ce monsieur auxlarges épaules, en calotte et en pantoufles, lui causait uneépouvante respectueuse.
– Je me souviens, mon chéri, cria Mme Gourdde son fauteuil, où elle passait la journée, à chauffer sa grassepersonne. C’est moi qui ai caché la clef sous les chemises, pourque les bonnes ne soient pas toujours fourrées dans le grenier…Donne-la donc à M. Mouret.
– Encore quelque chose de propre, ces bonnes ! murmuraM. Gourd, qui avait gardé de sa longue domesticité la hainedes gens de service. Tenez, monsieur, voici la clef ; mais jevous prie de me la redescendre, car il ne peut y avoir un coind’ouvert, sans que les bonnes aillent s’y mal conduire.
Octave, pour ne pas traverser la cour mouillée, remonta le grandescalier. Il prit seulement l’escalier de service au quatrième, enpassant par la porte de communication, qui était près de sachambre. En haut, un long couloir se coupait deux fois à angledroit, peint en jaune clair, bordé d’un soubassement d’ocre plusfoncé ; et, comme dans un corridor d’hôpital, les portes deschambres de domestique, également jaunes, s’espaçaient, régulièreset uniformes. Un froid glacial tombait du zinc de la toiture.C’était nu et propre, avec cette odeur fade des logis pauvres.
Le grenier se trouvait sur la cour, dans l’aile de droite, toutau bout. Mais Octave, qui n’était plus monté depuis le jour de sonarrivée, enfilait l’aile de gauche, lorsque, brusquement, unspectacle qu’il aperçut au fond d’une des chambres, par la porteentrebâillée, l’arrêta net de stupeur. Un monsieur, debout devantune petite glace, renouait sa cravate blanche, encore en manches dechemise.
– Comment ! c’est vous ! dit-il.
C’était Trublot. Lui-même, d’abord, resta pétrifié. Jamais, àcette heure, personne ne montait. Octave qui était entré, leregardait dans cette chambre à l’étroit lit de fer, à la table detoilette où un petit paquet de cheveux de femme nageait sur l’eausavonneuse ; et, devant l’habit noir encore pendu parmi destabliers, il ne put retenir ce cri :
– Vous couchez donc avec la cuisinière !
– Mais non ! répondit Trublot effaré.
Puis, sentant la bêtise de ce mensonge, il se mit à rire de sonair satisfait et convaincu.
– Hein ! elle est drôle !… Je vous assure, moncher, c’est très chic !
Quand il dînait en ville, il s’échappait du salon pour allerpincer les cuisinières devant leurs fourneaux ; et, lorsqu’uned’elles voulait bien lui donner sa clef, il filait avant minuit, ilmontait l’attendre patiemment dans sa chambre, assis sur une malle,en habit noir et en cravate blanche. Le lendemain, il descendaitpar le grand escalier, vers dix heures, et passait devant lesconcierges, comme s’il avait rendu une visite matinale à quelquelocataire. Pourvu qu’il fût à peu près exact chez son agent dechange, son père était content. D’ailleurs, maintenant, il faisaitla Bourse, de midi à trois heures. Le dimanche, il lui arrivait derester la journée entière dans un lit de bonne, heureux, perdu, lenez au fond de l’oreiller.
– Vous qui devez être si riche un jour ! dit Octave,dont le visage gardait un air de dégoût.
Alors, Trublot déclara doctement :
– Mon cher, vous ne savez pas ce que c’est, n’en parlezpas.
Et il défendit Julie, une grande Bourguignonne de quarante ans,au large visage troué de petite vérole, mais qui avait un corps defemme superbe. On aurait pu déshabiller ces dames de lamaison ; toutes des flûtes, pas une ne lui serait allée augenou. Avec ça, une fille parfaitement bien ; et, pour leprouver, il ouvrit des tiroirs, montra un chapeau, des bijoux, deschemises garnies de dentelle, sans doute volées àMme Duveyrier. Octave, en effet, remarquait àprésent une coquetterie dans la chambre, des boîtes de carton dorérangées sur la commode, un rideau de perse tendu sur les jupes,toute la pose d’une cuisinière jouant à la femme distinguée.
– Celle-là, voyez-vous, il n’y a pas à dire, répétaitTrublot, on peut l’avouer… Si elles étaient toutes commeça !
À ce moment, un bruit vint de l’escalier de service. C’étaitAdèle qui remontait se laver les oreilles,Mme Josserand lui ayant défendu furieusement detoucher à la viande, tant qu’elle ne les aurait pas nettoyées ausavon. Trublot allongea la tête et la reconnut.
– Fermez vite la porte ! dit-il très inquiet.Chut ! ne parlez plus !
Il tendait l’oreille, il écoutait le pas lourd d’Adèle suivre lecorridor.
– Vous couchez donc aussi avec ! demanda Octave,surpris de sa pâleur, devinant qu’il redoutait une scène.
Mais Trublot, cette fois, eut une lâcheté.
– Non par exemple ! pas avec ce torchon !… Pourqui me prenez-vous, mon cher ?
Il s’était assis au bord du lit, il attendait pour achever de sevêtir, en suppliant Octave de ne pas bouger ; et tous deuxrestèrent immobiles, tant que cette malpropre d’Adèle se décrassales oreilles, ce qui exigea dix grandes minutes. Ils entendaient latempête de l’eau dans la cuvette.
– Il y a pourtant une chambre, entre celle-ci et la sienne,expliqua doucement Trublot, une chambre louée à un ouvrier, à unmenuisier qui empoisonne le corridor avec ses soupes à l’oignon. Cematin encore, ça m’a fait lever le cœur… Et vous savez, maintenant,dans toutes les maisons, les cloisons des chambres de bonne sontainsi minces comme des feuilles de papier. Je ne comprends pas lespropriétaires. Ce n’est guère moral, on ne peut même remuer dansson lit… Je trouve ça très incommode.
Lorsque Adèle fut descendue, il reprit sa carrure, acheva satoilette, se servit de la pommade et des peignes de Julie. Octaveayant parlé du grenier, il voulut absolument l’y conduire, car ilconnaissait les moindres coins de l’étage. Et, en passant devantles portes, il nommait les bonnes, familièrement : dans cebout du couloir, après Adèle, Lisa, la femme de chambre desCampardon, une gaillarde qui faisait ses coups dehors ; puis,Victoire, leur cuisinière, une baleine échouée, soixante-dix ans,la seule qu’il respectât ; puis, Françoise, entrée la veillechez Mme Valérie, et dont la malle était peut-êtrelà pour vingt-quatre heures, derrière le maigre lit où passait untel galop de filles, qu’il fallait toujours s’informer avant devenir attendre au chaud, sous la couverture ; puis, un ménagetranquille, en place chez les gens du second ; puis, le cocherde ces gens, un gaillard dont il parlait avec une jalousie de beaumâle, le soupçonnant d’aller de porte en porte faire sans bruit dela bonne besogne ; enfin, dans l’autre bout du couloir, ilnomma encore Clémence, la femme de chambre deMme Duveyrier, que son voisin Hippolyte, le maîtred’hôtel, venait retrouver maritalement tous les soirs, et la petiteLouise, l’orpheline dont Mme Juzeur essayait, unegamine de quinze ans, qui devait en entendre de belles, la nuit, sielle avait le sommeil léger.
– Mon cher, ne fermez pas la porte, faites cela pour moi,dit-il à Octave, quand il l’eut aidé à prendre les livres dans lamalle. Vous comprenez, lorsque le grenier est ouvert, on peut s’ycacher et attendre.
Octave, ayant consenti à tromper la confiance de M. Gourd,rentra avec Trublot dans la chambre de Julie. Ce dernier y avaitlaissé son pardessus. Ensuite ce furent ses gants qu’il ne trouvapas ; il secouait les jupes, bouleversait les couvertures,soulevait une telle poussière et une telle âcreté de linge douteux,que son compagnon, suffoqué, ouvrit la fenêtre. Elle donnait surl’étroite cour intérieure, où prenaient jour toutes les cuisines dela maison. Et il allongeait le nez au-dessus de ce puits humide,qui exhalait des odeurs grasses d’évier mal tenu, lorsqu’un bruitde voix le fit se retirer vivement.
– La petite bavette du matin, dit Trublot à quatre pattessous le lit, cherchant toujours. Écoutez ça.
C’était Lisa, accoudée chez les Campardon, qui se penchait pourinterroger Julie, à deux étages au-dessous d’elle.
– Dites, ça y est donc, cette fois ?
– Paraît, répondit Julie, en levant la tête. Vous savez, àpart de le déculotter, elle lui a tout fait… Hippolyte est revenudu salon tellement dégoûté, qu’il a failli avoir uneindigestion.
– Si nous en faisions seulement le quart ! repritLisa.
Mais elle disparut un instant, pour boire un bouillon queVictoire lui apportait. Elles s’entendaient bien ensemble, soignantleurs vices, la femme de chambre cachant l’ivrognerie de lacuisinière, et la cuisinière facilitant les sorties de la femme dechambre, d’où celle-ci revenait morte, les reins cassés, lespaupières bleues.
– Ah ! mes enfants, dit Victoire qui se pencha à sontour, coude à coude avec Lisa, vous êtes jeunes. Quand vous aurezvu ce que j’ai vu !… Chez le vieux papa Campardon, il y avaitune nièce parfaitement élevée, qui allait regarder les hommes parla serrure.
– Du propre ! murmura Julie de son air révolté defemme comme il faut. À la place de la petite du quatrième, c’estmoi qui aurais fichu des claques à M. Auguste, s’il m’avaittouchée, dans le salon !… Un joli coco !
Sur cette déclaration, un rire aigu sortit de la cuisine deMme Juzeur. Lisa, qui était en face, fouilla lapièce du regard, aperçut Louise, dont les quinze ans précocess’égayaient à entendre les autres bonnes.
– Elle est du matin au soir à nous moucharder, cettegamine, dit-elle. Est-ce bête, de nous coller une enfant sur ledos ! On ne pourra bientôt plus causer.
Elle n’acheva pas. Le bruit d’une fenêtre qui s’ouvraitbrusquement, les mit en fuite. Il se fit un profond silence. Maiselles se risquèrent de nouveau. Hein ? quoi ? qu’yavait-il ? Elle avaient cru que Mme Valérie ouMme Josserand les surprenait.
– Pas de danger ! reprit Lisa. Elles sont toutes àtremper dans des cuvettes. Leur peau les occupe trop, pour qu’ellessongent à nous embêter… C’est le seul moment de la journée où l’onrespire.
– Alors, ça va toujours la même chose chez vous ?demanda Julie, qui épluchait une carotte.
– Toujours, répondit Victoire. C’est fini, elle estbouchée.
Les deux autres ricanèrent, heureuses, chatouillées par ce motqui déshabillait crûment une de ces dames.
– Mais votre grand serin d’architecte, qu’est-ce qu’il faitdonc ?
– Il débouche la cousine, pardi !
Elles riaient plus fort, lorsqu’elles virent, chezMme Valérie, la nouvelle bonne Françoise. C’étaitelle qui leur avait causé une alerte, en ouvrant la fenêtre. Et ily eut d’abord des politesses.
– Ah ! c’est vous, mademoiselle.
– Mon Dieu ! oui, mademoiselle. Je tâche dem’installer, mais cette cuisine est si dégoûtante !
Puis, arrivèrent les renseignements abominables.
– Vous aurez de la constance, si vous y restez. La dernièreavait les bras tout griffés par l’enfant, et madame la faisaittellement tourner en bourrique, que nous l’entendions pleurerd’ici.
– Ah bien ! ça ne traînera pas, dit Françoise. Je vousremercie toujours, mademoiselle.
– Où donc est-elle, votre bourgeoise ? demandacurieusement Victoire.
– Elle vient de partir déjeuner chez une dame.
Lisa et Julie se démanchèrent le cou, pour échanger un regard.Elles la connaissaient, la dame. Un drôle de déjeuner, la tête enbas et les jambes en l’air ! Si c’était permis, d’êtrementeuse à ce point ! Elles ne plaignaient pas le mari, car ilen méritait davantage ; seulement, ça faisait honte à l’espècehumaine, qu’une femme ne se conduisît pas mieux.
– Voilà Torchon ! interrompit Lisa, en découvrant labonne des Josserand, au-dessus d’elle.
Alors, à plein gosier, une volée de gros mots s’échappa de cetrou, obscur et empesté comme un puisard. Toutes, la face levée,interpellaient violemment Adèle, qui était leur souffre-douleur, labête sale et gauche sur laquelle la maison entière tapait.
– Tiens ! elle s’est lavée, ça se voit !
– Tâche encore de jeter tes vidures de poisson dans lacour, que je monte te débarbouiller avec !
– Eh ! va donc manger le bon Dieu, fille àcuré !… Vous savez, elle en garde dans ses dents pour senourrir toute la semaine.
Ahurie, Adèle les regardait d’en haut, le corps à demi sorti dela fenêtre. Elle finit par répondre :
– Laissez-moi tranquille, n’est-ce pas ? ou je vousarrose.
Mais les cris et les rires redoublèrent.
– T’as marié ta maîtresse, hier soir ? Hein ?c’est peut-être toi qui lui apprends à faire les hommes ?
– Ah ! la sans-cœur ! elle reste dans une boîteoù l’on ne mange pas ! Vrai, c’est ça qui m’exaspère contreelle !… Trop bête, envoie-les donc coucher !
Des larmes étaient venues aux yeux d’Adèle.
– Vous ne savez que des sottises, bégaya-t-elle. Ce n’estpas ma faute, si je ne mange pas.
Et les voix grandissaient, des mots aigres commençaient às’échanger entre Lisa et la nouvelle bonne, Françoise, qui prenaitparti pour Adèle, lorsque celle-ci, oubliant les injures, cédant àl’instinct de l’esprit de corps, cria :
– Méfiance ! v’là madame !
Un silence de mort tomba. Toutes, brusquement, avaient replongédans leur cuisine ; et il ne montait plus, du boyau noir del’étroite cour, que la puanteur d’évier mal tenu, commel’exhalaison même des ordures cachées des familles, remuées là parla rancune de la domesticité. C’était l’égout de la maison, qui encharriait les hontes, tandis que les maîtres traînaient encoreleurs pantoufles, et que le grand escalier déroulait la solennitédes étages, dans l’étouffement muet du calorifère. Octave sesouvint de la bouffée de vacarme qu’il avait reçue au visage, chezles Campardon, le jour de son arrivée.
– Elles sont bien gentilles, dit-il simplement.
Et il se penchait à son tour, il regardait les murailles, commevexé de ne pas avoir lu tout de suite au travers, derrière les fauxmarbres et le carton-pâte luisant de dorure.
– Où diable les a-t-elle fourrés ? répétait Trublotqui avait fouiné jusque dans la table de nuit, pour retrouver sesgants blancs.
Enfin, il les dénicha au fond du lit même, aplatis et toutchauds. Une dernière fois, il donna un coup d’œil à la glace, allacacher la clef de la chambre à l’endroit convenu, au bout ducorridor, sous un vieux buffet laissé par un locataire, etdescendit le premier, accompagné d’Octave. Dans le grand escalier,quand il eut dépassé la porte des Josserand, il reprit tout sonaplomb, boutonné très haut pour cacher son habit et sa cravate.
– Au revoir, mon cher, dit-il en forçant la voix. J’étaisinquiet, j’ai passé prendre des nouvelles de ces dames… Elles ontparfaitement dormi… Au revoir.
Octave le regarda descendre en souriant. Puis, comme l’heure dudéjeuner approchait, il résolut de reporter la clef du grenier plustard. Au déjeuner, chez les Campardon, il s’intéressa surtout àLisa, qui servait. Elle avait son air propre, sa mineagréable ; et il l’entendait encore, la voix éraillée par lesgros mots. Son flair de la femme ne l’avait pas trompé sur cettefille à poitrine plate. Du reste, Mme Campardoncontinuait d’en être enchantée, s’étonnant de ce qu’elle ne lavolait pas, ce qui était vrai, car son vice était ailleurs. Enoutre, elle paraissait très bonne pour Angèle, la mère se reposaitentièrement sur elle.
Justement, ce matin-là, Angèle disparut au dessert, et onl’entendit qui riait dans la cuisine. Octave osa risquer uneréflexion.
– Vous avez peut-être tort, de la laisser si libre avec lesdomestiques.
– Oh ! il n’y a pas grand mal, réponditMme Campardon, de son air de langueur. Victoire avu naître mon mari, et je suis si sûre de Lisa… Puis, quevoulez-vous ? cette petite me casse la tête. Je deviendraisfolle, à l’entendre toujours sauter autour de moi.
L’architecte mâchonnait gravement le bout d’un cigare.
– C’est moi, dit-il, qui force Angèle à passer, toutes lesaprès-midi, deux heures à la cuisine. Je veux qu’elle devienne unefemme de ménage. Ça l’instruit… Elle ne sort jamais, mon cher, elleest continuellement sous notre aile. Vous verrez quel bijou nous enferons.
Octave n’insista pas. Certains jours, Campardon lui paraissaittrès bête ; et, comme l’architecte le pressait pour allerentendre à Saint-Roch un grand prédicateur, il refusa, s’entêtant àne point sortir. Après avoir averti Mme Campardonqu’il ne viendrait pas dîner le soir, il remontait à sa chambre,lorsqu’il sentit la clef du grenier dans sa poche. Il préféra ladescendre tout de suite.
Mais, sur le palier, un spectacle imprévu l’intéressa. La portede la chambre louée au monsieur très distingué, dont on ne disaitpas le nom, se trouvait ouverte ; et c’était un événement, carelle restait toujours close, comme barrée d’un silence de tombe. Sasurprise augmenta : il cherchait du regard le bureau dumonsieur et découvrait à la place l’angle d’un grand lit, quand ilvit sortir une dame mince, vêtue de noir, le visage caché sous uneépaisse voilette. Derrière elle, la porte s’était refermée, sansbruit.
Alors, très intrigué, il descendit sur les talons de la dame,pour savoir si elle était jolie. Mais elle filait avec une légèretéinquiète, effleurant à peine la moquette de ses petites bottines,ne laissant d’autre trace, dans la maison, qu’un parfum évaporé deverveine. Comme il arrivait au vestibule, elle disparaissait, et ilaperçut seulement M. Gourd, debout sous le porche, qui lasaluait très bas, en ôtant sa calotte.
Lorsque le jeune homme eut rendu la clef au concierge, il tâchade le faire causer.
– Elle a l’air bien comme il faut, dit-il. Quiest-ce ?
– C’est une dame, répondit M. Gourd.
Et il ne voulut rien ajouter. Mais il se montra plus expansif,sur le monsieur du troisième. Oh ! un homme de la meilleuresociété, qui avait loué cette chambre pour venir y travaillertranquille, une nuit par semaine.
– Tiens ! il travaille ! interrompit Octave. Àquoi donc ?
– Il a bien voulu me confier son ménage, continuaM. Gourd, sans paraître avoir entendu. Et, voyez-vous, il paierubis sur l’ongle… Allez, monsieur, quand on fait un ménage, onsait vite si l’on a affaire à quelqu’un de propre. Celui-là, c’esttout ce qu’il y a de plus honnête : ça se voit à sonlinge.
Il fut obligé de se garer, Octave lui-même rentra un instantdans la loge, pour laisser passer la voiture des locataires dusecond, qui allaient au Bois. Les chevaux piaffaient, retenus parle cocher, les guides hautes ; et, lorsque le grand landaufermé roula sous la voûte, on aperçut, derrière les glaces, deuxbeaux enfants, dont les têtes souriantes cachaient les profilsvagues du père et de la mère. M. Gourd s’était redressé, poli,mais froid.
– En voilà qui ne font pas beaucoup de bruit dans lamaison, remarqua Octave.
– Personne ne fait de bruit, dit sèchement le concierge.Chacun vit comme il l’entend, voilà tout. Il y a des gens quisavent vivre, et il y a des gens qui ne savent pas vivre.
Les gens du second étaient jugés sévèrement, parce qu’ils nefréquentaient personne. Ils semblaient riches, pourtant ; maisle mari travaillait dans des livres, et M. Gourd se défiait,avait une moue méprisante ; d’autant plus qu’on ignorait ceque le ménage pouvait fabriquer là-dedans, avec son air de n’avoirbesoin de personne et d’être toujours parfaitement heureux. Ça nelui paraissait pas naturel.
Octave ouvrait la porte du vestibule, lorsque Valérie rentra. Ils’effaça poliment, pour la laisser passer devant lui.
– Vous allez bien, madame ?
– Mais oui, monsieur, merci.
Elle était essoufflée, et pendant qu’elle montait, il regardaitses bottines boueuses, en songeant à ce déjeuner, la tête en bas etles jambes en l’air, dont avaient parlé les bonnes. Sans doute,elle était rentrée à pied, n’ayant pas trouvé de fiacre. Une odeurfade et chaude s’exhalait de ses jupes humides. La fatigue, unelassitude molle de toute sa chair, lui faisait par moments, malgréson effort, poser la main sur la rampe.
– Quelle vilaine journée, n’est-ce pas ? madame.
– Affreuse, monsieur… Et, avec ça, le temps est lourd.
Elle arrivait au premier, ils se saluèrent. Mais, d’un coupd’œil, il avait vu sa face meurtrie, ses paupières grosses desommeil, ses cheveux dépeignés sous le chapeau rattaché à lahâte ; et, tout en continuant de monter, il réfléchissait,vexé, pris de colère. Alors, pourquoi pas avec lui ? Iln’était ni plus bête ni plus laid que les autres.
Au troisième, devant la porte de Mme Juzeur, lesouvenir de sa promesse de la veille s’éveilla. Une curiosité luivenait sur cette petite femme si discrète, aux yeux de pervenche.Il sonna. Ce fut Mme Juzeur elle-même quiouvrit.
– Ah ! cher monsieur, êtes-vous aimable !… Entrezdonc.
Le logement avait une douceur qui sentait un peu lerenfermé : des tapis et des portières partout, des meublesd’une mollesse d’édredon, l’air tiède et mort d’un coffret,capitonné de vieux satin à l’iris. Dans le salon, où les doublesrideaux mettaient un recueillement de sacristie, Octave duts’asseoir sur un canapé, large et très bas.
– Voici la dentelle, reprit Mme Juzeur, enreparaissant avec une boîte de santal, pleine de chiffons. Je veuxen faire cadeau à quelqu’un et je suis curieuse d’en connaître lavaleur.
C’était un bout d’ancien point d’Angleterre, très beau. Octavel’examina en connaisseur, finit par l’estimer trois cents francs.Puis, sans attendre davantage, comme leurs mains à tous deuxmaniaient la dentelle, il se pencha et lui baisa les doigts, desdoigts menus de petite fille.
– Oh ! monsieur Octave, à mon âge, vous n’y pensezpas ! murmura joliment Mme Juzeur, sans sefâcher.
Elle avait trente-deux ans, se disait très vieille. Et elle fitson allusion accoutumée à ses malheurs : mon Dieu ! oui,après dix jours de mariage, le cruel était parti un matin etn’était pas revenu, personne n’avait jamais su pourquoi.
– Vous comprenez, continua-t-elle en levant les yeux auplafond, après des coups pareils, c’est fini pour une femme.
Octave avait gardé sa petite main tiède qui se fondait dans lasienne, et il la baisait toujours à légers coups, sur les doigts.Elle ramena les yeux vers lui, le considéra d’un air vague ettendre, puis, maternellement, elle dit ce seul mot :
– Enfant !
Se croyant encouragé, il voulut la saisir à la taille, l’attirersur le canapé ; mais elle se dégagea sans violence, elleglissa de ses bras, riant, ayant l’air de penser simplement qu’iljouait.
– Non, laissez-moi, ne me touchez pas, si vous désirez quenous restions bons amis.
– Alors, non ? demanda-t-il à voix basse.
– Quoi, non ? Que voulez-vous dire ?… Oh !ma main, tant qu’il vous plaira !
Il lui avait repris la main. Mais, cette fois, il l’ouvrait, labaisait sur la paume ; et, les yeux demi-clos, tournant le jeuen plaisanterie, elle écartait les doigts, comme une chatte quidétend ses griffes pour qu’on la chatouille sous les pattes. Ellene lui permit pas d’aller au-dessus du poignet. Le premier jour, ily avait là une ligne sacrée, où le mal commençait.
– C’est monsieur le curé qui monte, vint dire brusquementLouise, en rentrant d’une commission.
L’orpheline avait le teint jaune et le masque écrasé des fillesqu’on oublie sous les portes. Elle éclata d’un rire idiot, quandelle aperçut le monsieur qui mangeait dans la main de madame. Mais,sur un regard de celle-ci, elle se sauva.
– J’ai grand’peur de n’en rien tirer de bon, repritMme Juzeur. Enfin, il faut bien essayer de mettredans le droit chemin une de ces pauvres âmes… Tenez, monsieurMouret, passez par ici.
Elle l’emmena dans la salle à manger, pour laisser le salon auprêtre, que Louise introduisait. Là, elle l’invita à revenircauser. Cela lui ferait un peu de société ; elle étaittoujours si seule, si triste ! Heureusement, la religion laconsolait.
Le soir, vers cinq heures, Octave goûta un véritable repos às’installer chez les Pichon, en attendant le dîner. La maisonl’effarait un peu ; après s’être laissé prendre d’un respectde provincial, devant la gravité riche de l’escalier, il glissait àun mépris exagéré, pour ce qu’il croyait deviner derrière leshautes portes d’acajou. Il ne savait plus : ces bourgeoises,dont la vertu le glaçait d’abord, lui semblaient maintenant devoircéder sur un signe ; et, lorsqu’une d’elles résistait, ilrestait plein de surprise et de rancune.
Marie avait rougi de joie, en le voyant poser sur le buffet lepaquet de livres qu’il était monté chercher pour elle, le matin.Elle répétait :
– Êtes-vous gentil, monsieur Octave ! Oh ! merci,merci !… Et comme c’est bien, d’être venu de bonneheure ! Voulez-vous un verre d’eau sucrée avec ducognac ? Ça ouvre l’appétit.
Il accepta, pour lui faire plaisir. Tout lui parut aimable,jusqu’à Pichon et aux Vuillaume, qui causaient autour de la table,remâchant lentement leur conversation de chaque dimanche. Marie, detemps à autre, courait à la cuisine, où elle soignait une épaule demouton roulée ; et il osa la suivre en plaisantant, la saisitdevant le fourneau, la baisa sur la nuque. Elle, sans un cri, sansun tressaillement, s’était retournée et le baisait à son tour surla bouche, de ses lèvres toujours froides. Cette fraîcheur parutdélicieuse au jeune homme.
– Eh bien ? et votre nouveau ministre ?demanda-t-il à Pichon, en revenant.
Mais l’employé eut un sursaut. Ah ! il allait y avoir unnouveau ministre, à l’instruction publique ? Il n’en savaitrien ; dans les bureaux, on ne s’occupait jamais de ça.
– Le temps est si mauvais ! continua-t-il sanstransition. Pas possible d’avoir un pantalon propre !
Mme Vuillaume parlait d’une fille qui avait maltourné, aux Batignolles.
– Vous ne me croirez pas, monsieur, dit-elle. Elle étaitparfaitement élevée ; mais elle s’ennuyait tellement chez sesparents, que deux fois elle avait voulu se jeter dans la rue… C’està confondre !
– On fait griller les fenêtres, dit simplementM. Vuillaume.
Le dîner fut charmant. Tout le temps, cette conversation dura,autour du modeste couvert, qu’une petite lampe éclairait. Pichon etM. Vuillaume, étant tombés sur le personnel du ministère, nesortaient plus des chefs et des sous-chefs : le beau-pères’entêtait sur ceux de son temps, puis se souvenait qu’ils étaientmorts ; tandis que, de son côté, le gendre continuait à parlerdes nouveaux, au milieu d’une confusion de noms inextricable. Lesdeux hommes pourtant, ainsi que Mme Vuillaume,tombèrent d’accord sur un point : le gros Chavignat, celuidont la femme était si laide, avait fait beaucoup trop d’enfants.C’était fou, dans sa situation de fortune. Et Octave souriait,détendu, heureux ; depuis longtemps, il n’avait passé une siagréable soirée ; même il finit par blâmer Chavignat avecconviction. Marie l’apaisait de son clair regard d’innocente, sansune émotion à le voir assis près de son mari, les servant tous deuxselon leurs goûts, de son air un peu las d’obéissance passive.
À dix heures, les Vuillaume se levèrent, ponctuellement. Pichonmit son chapeau. Chaque dimanche, il les accompagnait à l’omnibus.C’était une habitude de déférence, prise au lendemain du mariage,et les Vuillaume se seraient trouvés très froissés, s’il avait crupouvoir se dispenser de la course. Tous trois gagnaient la rue deRichelieu, puis la remontaient à petits pas, en fouillant du regardl’omnibus des Batignolles, qui passait toujours complet ; desorte que, souvent, Pichon allait ainsi jusqu’à Montmartre, car ilne se serait pas permis de quitter son beau-père et sa belle-mère,avant de les mettre en voiture.
Comme ils marchaient très doucement, il lui fallait près de deuxheures pour aller et revenir.
On échangea d’amicales poignées de main sur le palier. Enrentrant avec Marie, Octave dit tranquillement :
– Il pleut, Jules ne rentrera pas avant minuit.
Et, comme on avait couché Lilitte de bonne heure, il prit toutde suite Marie sur ses genoux, il but avec elle un reste de cafédans la même tasse, en mari heureux du départ de ses invités, seretrouvant enfin chez lui, excité par une petite fête de famille,et pouvant embrasser sa femme à l’aise, les portes closes. Unechaleur endormait l’étroite pièce, où des œufs à la neige avaientlaissé une odeur de vanille. Il mettait de légers baisers sous lementon de la jeune femme, lorsqu’on frappa. Marie n’eut pas même unsursaut de peur. C’était le fils Josserand, celui qui avait unefêlure. Quand il pouvait s’échapper de l’appartement d’en face, ilvenait ainsi causer avec elle, attiré par sa douceur ; et tousdeux s’entendaient très bien, restant des dix minutes sans parler,échangeant de loin en loin des phrases qui ne se suivaient pas.
Octave, très contrarié, garda le silence.
– Ils ont du monde, bégayait Saturnin. Moi, je m’en fiche,qu’ils ne me mettent pas à table !… Alors, j’ai défait laserrure et je me suis sauvé. Ça les attrape.
– On sera inquiet, vous devriez rentrer, dit Marie, quivoyait l’impatience d’Octave.
Mais le fou riait, enchanté. Puis, avec sa parole embarrassée,il dit ce qu’on faisait chez lui. Il semblait venir chaque foispour soulager surtout sa mémoire.
– Papa a encore travaillé toute la nuit… Maman a gifléBerthe… Dites, quand on se marie, ça fait du mal ?
Et, comme Marie ne répondait pas, il continua, ens’animant :
– Je ne veux pas aller à la campagne, moi… S’ils latouchent seulement, je les étrangle ; la nuit, c’est facile,pendant qu’ils dorment… Elle a le dedans de la main doux comme dupapier à lettres. Mais, vous savez, l’autre est une sale fille…
Il recommençait, s’embrouillait, n’arrivait pas à exprimer cequ’il était venu dire. Marie, enfin, le força à rentrer chez sesparents, sans qu’il eût même remarqué la présence d’Octave.
Alors, celui-ci, de peur d’être encore dérangé, voulut emmenerla jeune femme dans sa chambre. Mais elle refusa, les jouesbrusquement envahies d’un flot de sang. Lui, ne comprenant pascette pudeur, répétait qu’ils entendraient bien Jules remonter,qu’elle aurait le temps de se glisser chez elle ; et, comme ill’entraînait, elle se fâcha tout à fait, avec une indignation defemme violentée.
– Non, pas dans votre chambre, jamais ! C’est tropvilain… Restons chez moi.
Et elle courut se réfugier au fond de son logement. Octave étaitencore sur le palier, surpris de cette résistance inattendue,lorsqu’un bruit violent de querelle monta de la cour. Décidément,tout s’en mêlait, il aurait mieux fait d’aller dormir. Un telvacarme était si inusité, à une pareille heure, qu’il finit parouvrir une fenêtre, pour écouter. En bas, M. Gourdcriait :
– Je vous dis que vous ne passerez pas !… Lepropriétaire est prévenu. Il va descendre vous flanquer lui-même àla porte.
– De quoi ? à la porte ! répondit une grossevoix. Est-ce que je ne paie pas mon terme ?… Passe, Amélie, etsi monsieur te touche, nous allons rire !
C’était l’ouvrier d’en haut, qui rentrait avec la femme, chasséele matin. Octave se pencha ; mais, dans le trou noir de lacour, il voyait seulement de grandes ombres flottantes, quetraversait un reflet de gaz venu du vestibule.
– Monsieur Vabre ! monsieur Vabre ! appela d’unevoix pressante le concierge, bousculé par le menuisier. Vite, vite,elle va entrer !
Malgré ses mauvaises jambes, Mme Gourd étaitallée chercher le propriétaire, en train justement de travailler àson grand ouvrage. Il descendait. Octave l’entendit répéterfurieusement :
– C’est un scandale ! c’est une horreur… Jamais je nepermettrai ça chez moi !
Et, s’adressant à l’ouvrier, que sa présence parut intimiderd’abord :
– Renvoyez cette femme, tout de suite, tout de suite…Entendez-vous ! nous ne voulons pas de femmes dans lamaison.
– Mais c’est la mienne ! répondit l’ouvrier effaré.Elle est en place, elle vient une fois par mois, quand ses maîtresle permettent… En v’là une histoire ! Ce n’est pas vous quim’empêcherez de coucher avec ma femme, peut-être !
Du coup, le concierge et le propriétaire perdirent la tête.
– Je vous donne congé, bégayait M. Vabre. Et, enattendant, je vous défends de prendre mon immeuble pour un mauvaislieu… Gourd, jetez donc cette créature sur le trottoir… Oui,monsieur, je n’aime pas les mauvaises plaisanteries. On le dit,quand on est marié… Taisez-vous, ne me manquez pas de respectdavantage !
Le menuisier, bon enfant, ayant sans doute une pointe de vin,finit par se mettre à rire.
– C’est curieux tout de même… Enfin, puisque monsieur neveut pas, retourne chez tes maîtres, Amélie. Nous ferons un garçonune autre fois. Vrai, c’était pour faire un garçon… Par exemple, jel’accepte volontiers, votre congé ! Plus souvent que jeresterais dans cette baraque ! Il s’y passe de propres choses,on y rencontre du joli fumier. Ça ne veut pas de femmes chez soi,lorsque ça tolère, à chaque étage, des salopes bien mises quimènent des vies de chien, derrière les portes… Tas de mufes !tas de bourgeois !
Amélie s’en était allée, pour ne pas causer de plus gros ennuisà son homme ; et lui, goguenard, sans colère, continua deblaguer. Pendant ce temps, M. Gourd protégeait la retraite deM. Vabre, en se permettant à voix haute des réflexions. Quellesale chose que le peuple ! Il suffisait d’un ouvrier dans unemaison pour l’empester.
Octave referma la fenêtre. Mais, au moment où il retournaitauprès de Marie, un individu qui enfilait légèrement le corridor,le heurta.
– Comment ! c’est encore vous ! dit-il enreconnaissant Trublot.
Celui-ci resta une seconde suffoqué. Puis, il voulut expliquersa présence.
– Oui, c’est moi… J’ai dîné chez les Josserand, et jemonte…
Octave fut révolté.
– Oh ! avec ce torchon d’Adèle !… Vous juriez quenon.
Alors, Trublot reprit sa carrure, l’air ravi.
– Je vous assure, mon cher, c’est très chic… Elle a unepeau, vous ne vous en doutez pas !
Ensuite, il s’emporta contre l’ouvrier, qui avait failli lefaire surprendre dans l’escalier de service, avec ses saleshistoires de femme. Il avait dû revenir par le grand escalier. Et,s’échappant :
– Rappelez-vous, c’est jeudi prochain que je vous mène chezla maîtresse à Duveyrier… Nous dînerons ensemble.
La maison retombait à son recueillement, à ce silence religieuxqui semblait sortir des chastes alcôves. Octave avait rejoint Mariedans la chambre, au bord du lit conjugal, dont elle apprêtait lesoreillers. En haut, la chaise se trouvant encombrée de la cuvetteet d’une vieille paire de savates, Trublot s’était assis surl’étroite couchette d’Adèle ; et, en habit, cravaté de blanc,il attendait. Lorsqu’il reconnut le pas de Julie qui montait secoucher, il retint son souffle, ayant la continuelle terreur desquerelles de femmes. Enfin, Adèle parut. Elle était fâchée, ellel’empoigna.
– Dis donc, toi ! tu pourrais bien ne pas me marcherdessus, quand je sers à table !
– Comment, te marcher dessus ?
– Bien sûr, tu ne me regardes seulement pas, tu ne diraisjamais s’il vous plaît, en demandant du pain… Ainsi, ce soir,lorsque j’ai passé le veau, tu as eu l’air de me renier… J’en aiassez, vois-tu ! Toute la maison m’agonit de sottises. C’esttrop à la fin, si tu te mets avec les autres !
Elle se déshabillait rageusement ; puis, se jetant sur levieux sommier qui craquait, elle tourna le dos. Il duts’humilier.
Et, pendant ce temps, dans la chambre voisine, l’ouvrier quigardait sa pointe de vin, parlait seul, d’une voix si haute, que lecorridor entier l’entendait.
– Hein ? c’est drôle tout de même, qu’on vous empêchede coucher avec votre femme !… Pas de femmes dans ta maison,bougre de ramolli ! Va donc en ce moment mettre un peu le nezsous les draps, pour voir !
Depuis quinze jours, pour amener l’oncle Bachelard à doterBerthe, les Josserand l’invitaient presque chaque soir, malgré samalpropreté.
Quand on lui avait annoncé le mariage, il s’était contenté dedonner une légère tape sur la joue de sa nièce, endisant :
– Comment ! tu te maries ! Ah ! c’estgentil, fillette !
Et il restait sourd à toutes les allusions, exagérant son air denoceur gâteux, tombé dans les liqueurs, dès qu’on parlait d’argentdevant lui.
Mme Josserand eut l’idée de l’inviter un soiravec Auguste, le futur. Peut-être la vue du jeune homme ledéciderait-elle. Le moyen était héroïque, car la famille n’aimaitpas montrer l’oncle, redoutant toujours de se faire du tort dansl’esprit des gens. D’ailleurs, il s’était assez bien conduit ;son gilet seul avait une grande tache de sirop, attrapée sans douteau café. Mais, lorsque sa sœur, après le départ d’Auguste,l’interrogea, en lui demandant comment il le trouvait, il réponditsans se compromettre :
– Charmant, charmant.
Il fallait en finir. L’affaire pressait. Alors,Mme Josserand résolut de poser carrément lasituation.
– Puisque nous voilà en famille, reprit-elle, profitons-en…Laissez-nous, mes chéries : nous avons à causer avec votreoncle… Toi, Berthe, veille un peu sur Saturnin, qu’il ne démontepas encore les serrures.
Saturnin, depuis qu’on s’occupait du mariage de sa sœur, en secachant de lui, rôdait par les pièces, l’œil inquiet, flairantquelque chose ; et il avait des imaginations diaboliques, dontla famille restait consternée.
– J’ai pris tous mes renseignements, dit la mère,lorsqu’elle se fut enfermée avec le père et l’oncle. Voici où ensont les Vabre.
Longuement, elle donna des chiffres. Le vieux Vabre avaitapporté de Versailles un demi-million. Si la maison lui avait coûtétrois cent mille francs, il lui en était resté deux cent mille,qui, depuis douze ans, produisaient des intérêts. En outre, chaqueannée, il touchait vingt-deux mille francs de loyers ; et,comme il vivait chez les Duveyrier sans presque rien dépenser, ildevait par conséquent posséder en tout cinq ou six cent millefrancs, plus la maison. Ainsi, de ce côté, de fort bellesespérances.
– Il n’a donc pas de vice ? demanda l’oncle Bachelard.Je croyais qu’il jouait à la Bourse.
Mais Mme Josserand se récria. Un vieux sitranquille, plongé dans de si grands travaux ! Au moins,celui-là s’était montré assez capable pour mettre une fortune decôté ; et elle souriait amèrement, en regardant son mari, quibaissa la tête.
Quant aux trois enfants de M. Vabre, Auguste, Clotilde etThéophile, ils avaient eu chacun cent mille francs à la mort deleur mère. Théophile, après des entreprises ruineuses, vivait maldes miettes de cet héritage. Clotilde, sans autre passion que sonpiano, devait avoir placé sa part. Enfin, Auguste venait d’acheterle magasin du rez-de-chaussée et de risquer le commerce des soies,avec ses cent mille francs, longtemps gardés en réserve.
– Naturellement, dit l’oncle, le vieux ne donne rien à sesenfants, quand il les marie.
Mon Dieu ! il n’aimait guère donner, le fait paraissaitmalheureusement certain. En mariant Clotilde, il s’était bienengagé à verser une dot de quatre-vingt mille francs ; maisDuveyrier n’avait jamais vu que dix mille francs, et il neréclamait pas, il nourrissait même son beau-père, flattant sonavarice, sans doute pour mettre un jour la main sur sa fortune. Demême, après avoir promis cinquante mille francs à Théophile, lorsde son mariage avec Valérie, il s’était contenté d’abord de servirles intérêts, puis n’avait plus sorti un sou de sa caisse, etpoussait les choses jusqu’à exiger les loyers, que le ménage luipayait, de peur d’être rayé du testament. Donc, il ne fallait pastrop compter sur les cinquante mille francs qu’Auguste devaittoucher à son tour, le jour du contrat ; ce serait joli déjà,si son père lui faisait grâce des termes du magasin, pendantquelques années.
– Dame ! déclara Bachelard, c’est toujours dur pourdes parents… On ne paie jamais les dots.
– Revenons à Auguste, continuaMme Josserand. Je vous ai dit ses espérances, et leseul danger est du côté des Duveyrier, que Berthe fera bien desurveiller de près, si elle entre dans la famille… Actuellement,Auguste, après avoir acheté son magasin soixante mille francs,s’est lancé avec les quarante autres mille. Seulement, la sommedevient insuffisante ; d’autre part, il est seul, il lui fautune femme ; c’est pourquoi il veut se marier… Berthe estjolie, il la voit déjà dans son comptoir ; et quant à la dot,cinquante mille francs sont une somme respectable qui l’adécidé.
L’oncle Bachelard ne sourcilla pas. Il finit par dire, d’un airattendri, qu’il avait rêvé mieux. Et il tomba sur le futurgendre : un charmant garçon, certainement ; mais tropvieux, beaucoup trop vieux, trente-trois ans passés ; dureste, toujours malade, la figure tirée par la migraine ;enfin, l’air triste, pas assez gai pour le commerce.
– En as-tu un autre ? demandaMme Josserand, dont la patience se lassait. J’airemué Paris avant de le trouver.
D’ailleurs, elle ne s’illusionnait guère. Elle l’éplucha.
– Oh ! ce n’est pas un aigle, je le crois même assezbête… Puis, je me méfie de ces hommes qui n’ont jamais eu dejeunesse et qui ne risquent pas une enjambée dans l’existence, sansy réfléchir quelques années. Celui-là, au sortir du collège, où sesmaux de têtes l’ont empêché d’achever ses études, est resté quinzeans petit employé de commerce, avant d’oser toucher à ses centmille francs, dont son père, paraît-il, lui filoutait les intérêts…Non, non, il n’est pas fort.
Jusque-là, M. Josserand avait gardé le silence. Il serisqua.
– Mais alors, ma bonne, pourquoi s’entêter à ce mariage. Sile jeune homme n’a pas de santé…
– Oh ! pas de santé, interrompit Bachelard, ce n’estpas encore ça qui empêcherait… Berthe ne serait plus en peineensuite pour se remarier.
– Enfin, s’il est incapable, reprit le père, s’il doitrendre notre fille malheureuse…
– Malheureuse ! cria Mme Josserand.Dites tout de suite que je jette mon enfant à la tête du premiervenu !… On est en famille, on le discute : il est ceci,il est cela, pas jeune, pas beau, pas intelligent. Nous causons,n’est-ce pas ? c’est naturel… Seulement, il est très bien,jamais nous ne trouverons mieux ; et, voulez-vous que je ledise ? c’est un parti inespéré pour Berthe. Moi, j’allaisdonner ma langue aux chiens, parole d’honneur !
Elle s’était levée. M. Josserand, réduit au silence, reculasa chaise.
– J’ai une seule peur, continua-t-elle en se plantantrésolument devant son frère, c’est qu’il ne veuille plus, si on nelui compte pas la dot, le jour du contrat… Ça s’explique, il abesoin d’argent, ce garçon…
Mais, à ce moment, un souffle ardent, qu’elle entendit derrièreelle, la fit se tourner. Saturnin était là, la tête passée dansl’entrebâillement de la porte, écoutant avec des yeux de loup. Etce fut toute une panique, car il avait volé une broche à lacuisine, pour embrocher les oies, disait-il. L’oncle Bachelard,très inquiet du tour que prenait la conversation, profita del’alerte.
– Ne vous dérangez pas, cria-t-il de l’antichambre. Je m’envais, j’ai un rendez-vous à minuit, avec un de mes clients, quivient exprès du Brésil.
Quand on fut parvenu à coucher Saturnin,Mme Josserand, exaspérée, déclara qu’il étaitimpossible de le garder davantage. Il finirait par faire unmalheur, si on ne l’enfermait pas dans une maison de fous. Cen’était plus une vie, de toujours le cacher. Jamais ses sœurs ne semarieraient, tant qu’il serait là, à dégoûter et à effrayer lemonde.
– Attendons encore, murmura M. Josserand, dont le cœursaignait à l’idée de cette séparation.
– Non, non ! déclara la mère, je n’ai pas envie qu’ilm’embroche à la fin !… Je tenais mon frère, j’allais le mettreau pied du mur… N’importe ! nous irons demain avec Berthe lerelancer chez lui, et nous verrons s’il aura le toupet d’échapper àses promesses… D’ailleurs, Berthe doit une visite à son parrain.C’est convenable.
Le lendemain, tous trois, la mère, le père et la fille, serendirent officiellement aux magasins de l’oncle, qui occupaient lesous-sol et le rez-de-chaussée d’une vaste maison de la rued’Enghien. Des camions embarrassaient la porte. Dans la courvitrée, une équipe d’emballeurs clouaient des caisses ; et,par des baies ouvertes, on apercevait des coins de marchandises,des légumes secs et des coupons de soie, de la papeterie et dessuifs, tout l’encombrement des mille commissions données par lesclients, et des achats risqués à l’avance, aux moments de baisse.Bachelard était là avec son grand nez rouge, l’œil encore alluméd’une ivresse de la veille, mais l’intelligence nette, retrouvantson flair et sa chance, dès qu’il retombait devant ses livres.
– Tiens ! c’est vous ! dit-il, très ennuyé.
Et il les reçut dans un petit cabinet, d’où il surveillait seshommes, par un vitrage.
– Je t’ai amené Berthe, expliquaMme Josserand. Elle sait ce qu’elle te doit.
Puis, lorsque la jeune fille, après avoir embrassé son oncle,fut retournée dans la cour s’intéresser aux marchandises, sur uncoup d’œil de sa mère, celle-ci aborda résolument la question.
– Écoute, Narcisse, voici où nous en sommes… Comptant surton bon cœur et sur tes promesses, je me suis engagée à donner unedot de cinquante mille francs. Si je ne la donne pas, le mariageest rompu… Ce serait une honte, au point où en sont les choses. Tune peux pas nous laisser dans un embarras pareil.
Mais les yeux de Bachelard s’étaient troublés ; et ilbégaya, très ivre :
– Hein ? quoi ? tu as promis… Faut paspromettre ; mauvais, de promettre…
Il pleura misère. Ainsi, il avait acheté des crins, tout unsolde, s’imaginant que les crins hausseraient ; pas du tout,les crins baissaient, il était obligé de les expédier à perte. Etil se précipita, ouvrit des registres, voulut absolument montrerdes factures. C’était la ruine.
– Allons donc ! finit par dire M. Josserandimpatienté. Je connais vos affaires, vous gagnez gros comme vous,et vous rouleriez sur l’or, si vous ne le jetiez pas par lesfenêtres… Moi, je ne vous demande rien. C’est Éléonore qui a voulufaire cette démarche. Mais, permettez-moi de vous dire, Bachelard,que vous vous êtes fichu de nous. Depuis quinze ans, chaque samedi,lorsque je viens jeter un coup d’œil sur vos livres, vous êtestoujours à me promettre…
L’oncle l’interrompait, se frappait violemment la poitrine.
– Moi, promettre ! pas possible !… Non, non,laissez-moi faire, vous verrez. Je n’aime pas qu’on demande, ça mevexe, ça me rend malade… Vous verrez, un jour.
Mme Josserand elle-même n’en put tirer rien deplus. Il leur serrait les mains, essuyait une larme, parlait de sonâme, de son amour de la famille, en les suppliant de ne pas letourmenter davantage, en jurant devant Dieu qu’ils ne s’enrepentiraient pas. Il savait son devoir, il le ferait jusqu’aubout. Berthe, plus tard, connaîtrait le cœur de son oncle.
– Et l’assurance totale, dit-il de sa voix naturelle, lescinquante mille francs que vous aviez mis sur la tête de lapetite ?
Mme Josserand haussa les épaules.
– Depuis quatorze ans, c’est enterré. On t’a répété vingtfois que, dès la quatrième prime, nous n’avons pu donner les deuxmille francs.
– Ça ne fait rien, murmura-t-il en clignant de l’œil, onparle de cette assurance à la famille, et on prend du temps pourpayer la dot… Jamais on ne paie une dot.
Révolté, M. Josserand se leva.
– Comment ! voilà tout ce que vous trouvez à nousdire !
Mais l’oncle se méprenait, insistait sur l’usage.
– Jamais, entendez-vous ! On donne un acompte, on sertla rente. Voyez M. Vabre lui-même… Est-ce que le pèreBachelard vous a payé la dot d’Éléonore ? non, n’est-cepas ? On garde son argent, parbleu !
– Enfin, c’est une saleté que vous me conseillez !cria M. Josserand. Je mentirais, je ferais un faux enproduisant la police de cette assurance…
Mme Josserand l’arrêta. L’idée suggérée par sonfrère l’avait rendue grave. Elle s’étonnait de ne pas y avoirsongé.
– Mon Dieu ! comme tu prends feu, mon ami… Narcisse nete dit pas de faire un faux.
– Bien sûr, murmura l’oncle. Pas besoin de montrer lespapiers.
– Il s’agit simplement de gagner du temps, continua-t-elle.Promets la dot, nous la donnerons toujours plus tard.
Alors, la conscience du brave homme éclata. Non ! ilrefusait, il ne voulait pas se risquer une fois encore sur depareilles pentes. Toujours on abusait de sa complaisance, pour luifaire accepter peu à peu des choses dont il tombait malade ensuite,tant elles lui barraient le cœur. Puisqu’il n’avait pas de dot àdonner, il ne pouvait en promettre une.
Bachelard était allé battre le vitrage du bout des doigts, ensifflotant une sonnerie de clairon, comme pour montrer son parfaitmépris devant de pareils scrupules. Mme Josserandavait écouté son mari, toute pâle d’une colère lentement amassée,et qui brusquement fit explosion.
– Eh bien ! monsieur, puisqu’il en est ainsi, cemariage se fera… C’est la dernière chance de ma fille. Je mecouperais le poignet plutôt que de la laisser échapper. Tant pispour les autres ! À la fin, quand on vous pousse, on devientcapable de tout.
– Alors, madame, vous assassineriez pour marier votrefille ?
Elle se leva toute droite.
– Oui ! dit-elle furieusement.
Puis, elle eut un sourire. L’oncle dut calmer l’orage. À quoibon se chamailler ? Il valait mieux s’entendre. Et, tremblantencore de la querelle, éperdu et las, M. Josserand finit parvouloir bien causer de l’affaire avec Duveyrier, dont toutdépendait, selon Mme Josserand. Seulement, pourprendre le conseiller en un moment de bonne humeur, l’oncle offrità son beau-frère de le lui faire rencontrer dans une maison, où ilne savait rien refuser.
– C’est une simple entrevue, déclara M. Josserandluttant encore. Je vous jure que je ne m’engagerai pas.
– Sans doute, sans doute, dit Bachelard. Éléonore ne vousdemande rien contre l’honneur.
Berthe revenait. Elle avait vu des bottes de fruits confits, et,après de vives caresses, elle tâcha de s’en faire donner une. Maisl’oncle se trouvait repris de son bégaiement ; pas possible,c’était compté, ça partait le soir même pour Saint-Pétersbourg.Lentement, il les poussait vers la rue, tandis que sa sœur, devantl’activité des vastes magasins, pleins jusqu’aux solives de toutesles marchandises imaginables, s’attardait, souffrant de cettefortune gagnée par un homme sans principes, faisant un retour amersur l’honnêteté incapable de son mari.
– Eh bien ! à demain soir, vers neuf heures, au caféde Mulhouse, dit Bachelard dans la rue, en serrant la main deM. Josserand.
Justement, le lendemain, Octave et Trublot, qui avaient dînéensemble, avant de se rendre chez Clarisse, la maîtresse deDuveyrier, entrèrent au café de Mulhouse, pour ne pas se présenterchez elle trop tôt, bien qu’elle demeurât rue de la Cerisaie, audiable. Il était à peine huit heures. Comme ils arrivaient, unbruit violent de querelle les attira au fond, dans une salleécartée. Et, là, ils aperçurent Bachelard, déjà gris, les jouessaignantes, énorme, qui se trouvait aux prises avec un petitmonsieur, blême et rageur.
– Vous avez encore craché dans mon bock ! criait-il desa voix tonnante. Je ne le souffrirai pas, monsieur !
– Fichez-moi la paix, entendez-vous ! ou je vousgifle ! dit le petit homme, debout sur la pointe despieds.
Alors, Bachelard haussa le ton, très provocant, sans reculerd’une semelle.
– Si vous voulez, monsieur !… Comme il vousplaira !
Et, l’autre lui ayant défoncé d’une claque son chapeau, qu’ilgardait crânement sur l’oreille, même dans les cafés, il répétaavec plus d’énergie :
– Comme il vous plaira, monsieur !… Si vousvoulez !
Puis, après avoir ramassé son chapeau, il s’assit d’un airsuperbe, il cria au garçon :
– Alfred, changez-moi mon bock !
Octave et Trublot, étonnés, avaient aperçu Gueulin à la table del’oncle, le dos appuyé contre la banquette du fond, fumant avec unetranquillité pleine d’indifférence. Comme ils l’interrogeaient surles causes de la querelle :
– Sais pas, répondit-il en regardant monter la fumée de soncigare. Toujours des histoires… Oh ! une bravoure à êtreclaqué ! Ne recule jamais.
Bachelard serra la main aux nouveaux venus. Il adorait lajeunesse. Quand il sut qu’ils allaient chez Clarisse, il fut ravi,car lui-même s’y rendait avec Gueulin ; seulement, il fallaitattendre son beau-frère Josserand, auquel il avait donnérendez-vous. Et il emplit la petite salle des éclats de sa voix,encombrant la table de toutes les consommations imaginables, pourrégaler ses jeunes amis, avec la prodigalité enragée d’un homme quine comptait plus, dans les occasions de plaisir. Dégingandé, lesdents trop neuves et le nez en flamme, sous sa calotte neigeuse decheveux ras, il tutoyait les garçons, leur cassait les jambes, serendait insupportable à ses voisins, au point que le patron vintdeux fois le prier de sortir, s’il continuait. On l’avait chassé laveille du café de Madrid.
Mais une fille ayant paru, puis étant ressortie, après avoirfait le tour de la salle d’un air las, Octave parla des femmes.Bachelard cracha de côté, attrapa Trublot, sans même s’excuser. Lesfemmes lui avaient coûté trop d’argent ; il se flattait des’être payé les plus belles de Paris. Dans la commission, on nemarchandait pas là-dessus : histoire de montrer qu’on étaitau-dessus de ses affaires. Maintenant, il se rangeait, il voulaitêtre aimé. Et, Octave, devant ce braillard jetant au feu lesbillets de banque, songeait avec surprise à l’oncle qui exagéraitson ivresse bégayante, pour échapper aux entreprises de lafamille.
– Ne posez donc pas, mon oncle, dit Gueulin. On a toujoursplus de femmes qu’on n’en veut.
– Alors, fichu serin, demanda Bachelard, pourquoi n’enas-tu jamais ?
Gueulin haussa les épaules, plein de mépris.
– Pourquoi ?… Tenez ! pas plus tard qu’hier, j’aidîné avec un ami et sa maîtresse. Tout de suite, la maîtresse m’aflanqué des coups de pied, sous la table. C’était une occasion,n’est-ce pas ? Eh bien ! quand elle m’a demandé de lareconduire, j’ai filé, et je cours encore… Oh ! sur le moment,je ne dis pas, ça n’aurait rien eu de désagréable. Mais ensuite,ensuite, mon oncle ! Peut-être une femme collante qui meserait retombée sur le dos… Pas si bête !
Trublot l’approuvait d’un hochement de tête, car lui aussi avaitrenoncé aux femmes de la société, par terreur des embêtements dulendemain. Et Gueulin, sortant de son flegme, continua à donner desexemples. Un jour, en chemin de fer, une brune superbe, qu’il neconnaissait pas, s’était endormie sur son épaule ; mais ilavait réfléchi, qu’en aurait-il fait, en arrivant à la gare ?Un autre jour, après une noce, il avait trouvé dans son lit lafemme d’un voisin ; hein ? c’était un peu fort, et ilaurait commis la bêtise, sans cette idée que, pour sûr, elle luidemanderait ensuite des bottines.
– Des occasions, mon oncle ! dit-il en terminant,personne n’a des occasions comme moi ! Mais je me retiens…Tout le monde, d’ailleurs, se retient ; on a peur des suites.Sans ça, parbleu ! ce serait trop agréable. Bonjour, bonsoir,on ne verrait que ça dans les rues.
Bachelard, devenu rêveur, ne l’écoutait plus. Son tapage étaittombé, il avait les yeux humides.
– Si vous étiez bien sages, dit-il brusquement, je vousmontrerais quelque chose.
Et, après avoir payé, il les emmena. Octave lui rappela le pèreJosserand. Ça ne faisait rien, on reviendrait le chercher. Puis,avant de quitter la salle, l’oncle, jetant un regard furtif autourde lui, vola le sucre laissé par un consommateur, sur une tablevoisine.
– Suivez-moi, dit-il, quand il fut dehors. C’est à deuxpas.
Il marchait grave, recueilli, sans une parole. Rue Saint-Marc,il s’arrêta devant une porte. Les trois jeunes gens allaient lesuivre, lorsqu’il parut pris d’une soudaine hésitation.
– Non, allons-nous-en, je ne veux plus.
Mais ils se récrièrent. Est-ce qu’il se fichait d’eux ?
– Eh bien ! Gueulin ne montera pas, ni vous non plus,monsieur Trublot… Vous n’êtes pas assez gentils, vous ne respectezrien, vous blagueriez… Venez, monsieur Octave, vous qui êtes ungarçon sérieux.
Il le fit monter devant lui, tandis que les deux autres, riant,lui criaient du trottoir de dire à ces dames bien des choses deleur part. Au quatrième, il frappa, et une vieille femme vintouvrir.
– Comment ! c’est vous, monsieur Narcisse ? Fifine vous attendait pas ce soir.
Elle souriait, grasse, avec le visage blanc et reposé d’une sœurtourière. Dans l’étroite salle à manger où elle les introduisit,une grande jeune fille blonde, jolie, à l’air simple, brodait undevant d’autel.
– Bonjour, mon oncle, dit-elle en se levant pour présenterson front aux grosses lèvres tremblantes de Bachelard.
Lorsque ce dernier eut présenté M. Octave Mouret, un jeunehomme distingué de ses amis, les deux femmes firent une révérencesurannée, et l’on s’assit autour de la table, qu’une lampe àpétrole éclairait. C’était un calme intérieur de province, deuxexistences réglées, perdues, vivant de rien. Comme la chambredonnait sur une cour intérieure, on n’entendait même pas le bruitdes voitures.
Tout de suite, pendant que Bachelard interrogeait paternellementla petite sur ses occupations et ses sentiments depuis la veille,la tante, Mlle Menu, connaît leur histoire àOctave, avec la naïveté familière d’une brave femme qui croyaitn’avoir rien à cacher.
– Oui, monsieur, je suis de Villeneuve, près de Lille. Onme connaît bien chez MM. Mardienne frères, rue Saint-Sulpiceoù j’ai été trente ans brodeuse. Puis, une cousine m’ayant laisséune maison au pays, j’ai eu la chance de la louer en viager, millefrancs par an, monsieur, à des gens qui croyaient m’enterrer lelendemain, et qui sont joliment punis de leur mauvaise pensée, carje dure encore, malgré mes soixante-quinze ans.
Elle riait, montrant des dents blanches de jeune fille.
– Je ne faisais plus rien, les yeux perdus d’ailleurs,continua-t-elle, lorsque ma nièce Fanny m’est tombée sur les bras.Son père, le capitaine Menu, était mort sans laisser un sou, et pasun parent, monsieur… Alors, j’ai dû retirer l’enfant de sa pension,j’en ai fait une brodeuse ; un métier où il n’y a pas de l’eauà boire ; mais, que voulez-vous ? ça ou autre chose, lesfemmes crèvent toujours de faim… Heureusement, elle a rencontréM. Narcisse. Désormais, je puis mourir.
Et, les mains jointes sur le ventre, dans son inactiond’ancienne ouvrière qui avait juré de ne plus toucher une aiguille,elle couvait Bachelard et Fifi d’un regard mouillé. Justement, levieillard disait à la petite :
– Vrai, vous avez pensé à moi !… Et quepensiez-vous ?
Fifi leva ses yeux limpides, sans cesser de tirer son fild’or.
– Mais que vous étiez un bon ami et que je vous aimaisbien.
Elle avait à peine regardé Octave, comme indifférente à cettejeunesse d’un beau garçon. Il lui souriait pourtant, surpris,touché de sa grâce, ne sachant ce qu’il devait croire ; tandisque la tante, vieillie dans un célibat et une chasteté qui ne luiavaient rien coûté, continuait, en baissant la voix :
– Je l’aurais mariée, n’est-ce pas ? Un ouvrier labattrait, un employé se mettrait à lui faire des enfants par-dessusla tête… Vaut mieux encore qu’elle se conduise bien avecM. Narcisse, qui a l’air d’un honnête homme.
Et, élevant la voix :
– Allez, monsieur Narcisse, il n’y aurait pas de ma faute,si elle ne vous contentait pas… Toujours, je répète : fais-luiplaisir, sois reconnaissante… C’est naturel, je suis si contente dela savoir enfin à l’abri. On a tant de peine à caser une jeunefille, quand on n’a pas de relations !
Alors, Octave s’abandonna à l’heureuse bonhomie de cetintérieur. Dans l’air mort de la pièce, flottait une odeur defruitier. L’aiguille de Fifi, piquant la soie, mettait seule unpetit bruit régulier, comme le tic-tac d’un coucou qui aurait réglél’embourgeoisement des amours de l’oncle. D’ailleurs, la vieilledemoiselle était la probité même : elle vivait sur ses millefrancs de rente, jamais elle ne touchait à l’argent de Fifi, qui ledépensait à son gré. Ses scrupules cédaient uniquement devant duvin blanc et des marrons, que sa nièce lui payait parfois, quandelle vidait la tire-lire où elle amassait des pièces de quatresous, données comme des médailles par son bon ami.
– Mon petit poulet, déclara enfin Bachelard en se levant,nous avons des affaires… À demain. Soyez toujours bien sage.
Il lui mit un baiser sur le front. Puis, après l’avoircontemplée avec émotion, il dit à Octave :
– Vous pouvez l’embrasser aussi, c’est une enfant.
Le jeune homme posa les lèvres sur sa peau fraîche. Ellesouriait, elle était très modeste ; enfin, ça se passait enfamille, jamais il n’avait vu des personnes si raisonnables.L’oncle s’en allait, lorsqu’il rentra, en criant :
– J’oubliais, j’ai un petit cadeau.
Et, vidant sa poche, il donna à Fifi le sucre qu’il venait devoler au café. Elle témoigna une vive reconnaissance, elle encroqua un morceau, toute rouge de plaisir. Puis,enhardie :
– Vous n’avez pas des pièces de quatre sous, parhasard ?
Bachelard se fouilla inutilement. Octave en avait une, que lajeune fille accepta en souvenir. Elle ne les accompagna pas, sansdoute par décence ; et ils l’entendirent qui tiraitl’aiguille, ayant repris tout de suite son devant d’autel, pendantque Mlle Menu les reconduisait, avec son amabilitéde bonne vieille.
– Hein ? ça mérite d’être vu, dit Bachelard ens’arrêtant dans l’escalier. Vous savez, ça ne me coûte pas cinqlouis par mois… J’en ai assez, des coquines qui me grugeaient. Maparole ! j’avais besoin d’un cœur.
Mais, comme Octave riait, il fut pris de méfiance :
– Vous êtes un garçon trop honnête, vous n’abuserez pas dema gentillesse… Pas un mot à Gueulin, vous me le jurez surl’honneur ? J’attends qu’il en soit digne, pour la luimontrer… Un ange, mon cher ! On a beau dire, c’est bon, lavertu, ça rafraîchit… Moi, j’ai toujours été pour l’idéal.
Sa voix de vieil ivrogne tremblait, des larmes gonflaient sespaupières lourdes. En bas, Trublot plaisanta, affecta de prendre lenuméro de la maison ; tandis que Gueulin haussait les épaules,en demandant à Octave, étonné, comment il avait trouvé la petite.L’oncle, quand une noce l’attendrissait, ne pouvait se tenir demener les gens chez ces dames, partagé entre la vanité de montrerson trésor et la crainte de se le faire voler ; puis, lelendemain, il oubliait, il retournait rue Saint-Marc avec des airsde mystère.
– Tout le monde connaît Fifi, dit Gueulin,tranquillement.
Cependant, Bachelard cherchait une voiture, lorsque Octaves’écria :
– Et M. Josserand qui est au café !
Les autres n’y songeaient plus. M. Josserand, trèscontrarié de perdre sa soirée, s’impatientait sur la porte, car ilne prenait jamais rien dehors. Enfin, on partit pour la rue de laCerisaie. Mais il fallut deux voitures, le commissionnaire et lecaissier dans l’une, les trois jeunes gens dans l’autre.
Gueulin, la voix couverte par les bruits de ferraille du vieuxfiacre, parla d’abord de la compagnie d’assurances, où il étaitemployé. Les assurances, la Bourse, tout ça se valait commeembêtement, affirmait Trublot. Puis, la conversation tomba surDuveyrier. Était-ce malheureux, un homme riche, un magistrat, selaisser dindonner de cette façon par les femmes ! Toujours illui en avait fallu, dans les quartiers excentriques, au bout deslignes d’omnibus : petites dames en chambre, modestes etjouant un rôle de veuve ; lingères ou mercières vagues, tenantdes magasins sans clientèle ; filles tirées de la boue,nippées, cloîtrées, chez lesquelles il allait une fois par semaine,régulièrement, ainsi qu’un employé se rend à son bureau. Trublotpourtant l’excusait : d’abord, c’était la faute de sontempérament ; ensuite, on n’avait pas une sacrée femme commela sienne. Dès la première nuit, disait-on, elle l’avait pris enhorreur, dégoûtée par ses taches rouges. Aussi lui tolérait-ellevolontiers des maîtresses, dont les complaisances ladébarrassaient ; bien qu’elle acceptât encore parfoisl’abominable corvée, avec une résignation de femme honnête quiétait pour tous les devoirs.
– Alors, elle est honnête, celle-là ? demanda Octaveintéressé.
– Oh ! oui, honnête, mon cher !… Toutes lesqualités : belle, sérieuse, bien élevée, instruite, pleine degoût, chaste, et insupportable !
Au bas de la rue Montmartre, un embarras de voitures arrêta lefiacre. Les jeunes gens, qui avaient baissé la glace, entendaientla voix furieuse de Bachelard s’empoignant avec les cochers. Puis,quand la voiture se fut remise à rouler, Gueulin donna des détailssur Clarisse. Elle se nommait Clarisse Bocquet, et était la filled’un camelot, d’un ancien petit marchand de jouets, qui maintenantexploitait les fêtes avec sa femme et toute une bande d’enfantsmalpropres. Duveyrier l’avait rencontrée un soir de dégel, comme unamant venait de la jeter dehors. Sans doute, cette grande diablesserépondait à un idéal longtemps cherché, car dès le lendemain ilétait pris, il pleurait en lui baisant les paupières, tout secouépar son besoin de cultiver la petite fleur bleue des romances, dansses gros appétits de mâle. Clarisse avait consenti à demeurer ruede la Cerisaie, pour ne pas l’afficher ; mais elle le menaitbon train, s’était fait acheter vingt-cinq mille francs de meubles,le mangeait à belles dents, avec des artistes du théâtre deMontmartre.
– Moi, je m’en fiche ! dit Trublot, pourvu qu’ons’amuse chez elle. Au moins, elle ne vous force pas à chanter, ellen’est pas toujours à taper sur un piano comme l’autre… Oh ! cepiano ! Voyez-vous, quand on est assommé chez soi, quand on aeu le malheur d’épouser un piano mécanique qui met en fuite lemonde, on serait bien bête de ne pas se faire ailleurs un petitintérieur drôlichon, où l’on puisse recevoir ses amis enpantoufles.
– Dimanche, raconta Gueulin, Clarisse voulait m’avoir àdéjeuner, seul avec elle. J’ai refusé. Après ces déjeuners-là, onfait des bêtises ; et j’ai eu peur de la voir s’installer chezmoi, le jour où elle lâchera Duveyrier… Vous savez qu’ellel’exècre, oh ! un dégoût à en être malade. Dame ! ellen’aime guère les boutons non plus, cette fille ! Mais elle n’apas la ressource de l’envoyer dehors, comme sa femme ;autrement, si elle pouvait aussi le passer à sa bonne, je vousassure qu’elle se débarrasserait vite de la corvée.
Le fiacre s’arrêtait. Ils descendirent devant une maison muetteet noire de la rue de la Cerisaie. Mais ils durent attendre l’autrefiacre dix grandes minutes, Bachelard ayant emmené son cocher boireun grog, après la querelle de la rue Montmartre. Dans l’escalier,d’une sévérité bourgeoise, comme M. Josserand lui posait denouvelles questions sur l’amie de Duveyrier, l’oncle répétasimplement :
– Une femme du monde, une bonne fille… Elle ne vous mangerapas.
Ce fut une petite bonne, la mine rose, qui vint ouvrir. Elledébarrassa ces messieurs de leurs paletots, avec des riresfamiliers et tendres. Un instant, Trublot la retint dans un coin del’antichambre, en lui disant à l’oreille des choses dont elleétouffait, comme chatouillée. Mais Bachelard avait poussé la portedu salon, et tout de suite il présenta M. Josserand. Celui-ciresta un instant gêné, trouvant Clarisse laide, ne comprenant pascomment le conseiller pouvait préférer à sa femme, une des plusbelles personnes de la société, cette sorte de gamin, noire etmaigre, avec une tête ébouriffée de caniche. D’ailleurs, Clarissefut charmante. Elle gardait le bagou parisien, un esprit de surfaceet d’emprunt, une gale de drôlerie attrapée en se frottant auxhommes. Au demeurant, l’air grande dame, quand elle voulait.
– Monsieur, trop heureuse… Tous les amis d’Alphonse sontles miens… Vous voilà des nôtres, la maison est à vous.
Duveyrier, prévenu par une lettre de Bachelard, fit aussi unaccueil aimable à M. Josserand. Octave fut étonné de son airde jeunesse. Ce n’était plus l’homme sévère et mal à l’aise, qui nesemblait pas être chez lui, dans le salon de la rue de Choiseul.Les taches saignantes de son front tournaient au rose, ses yeuxobliques luisaient d’une gaieté d’enfant, tandis que Clarisseracontait, au milieu d’un groupe, comment il s’échappait parfoispour la venir voir, pendant une suspension d’audience ; justele temps de se jeter dans un fiacre, de l’embrasser et de repartir.Alors, il se plaignit d’être accablé ; quatre audiences parsemaine, de onze heures à cinq heures ; toujours les mêmesécheveaux de chicanes à débrouiller ; ça finissait pardessécher le cœur.
– C’est vrai, dit-il en riant, on a besoin de mettrelà-dedans quelques roses. Je me sens meilleur ensuite.
Pourtant, il n’avait pas son ruban rouge, qu’il retirait quandil venait chez sa maîtresse ; un dernier scrupule, unedistinction délicate, où sa pudeur s’entêtait. Clarisse, sansvouloir le dire, en était très blessée.
Octave, qui avait tout de suite serré la main de la jeune femmeen camarade, écoutait, regardait. Le salon, avec son tapis àgrandes fleurs, son meuble et ses tentures de satin grenat,ressemblait beaucoup au salon de la rue de Choiseul ; et,comme pour compléter cette ressemblance, plusieurs des amis duconseiller, qu’il avait vus là-bas, le soir du concert, seretrouvaient ici, formant les mêmes groupes. Mais on fumait, onparlait haut, toute une gaieté volait dans la clarté vive desbougies. Deux messieurs, allongés l’un près de l’autre, occupaientla largeur d’un divan ; un autre, à califourchon sur unechaise, chauffait son dos devant la cheminée. C’était une aimableaisance, une liberté qui, du reste, n’allait pas plus loin. JamaisClarisse ne recevait de femme, par propreté, disait-elle. Quand sesfamiliers se plaignaient que son salon manquât de dames, ellerépondait en riant :
– Eh bien ! et moi, est-ce que je ne suffispas ?
Elle avait arrangé pour Alphonse un intérieur décent, au fondtrès bourgeoise, ayant la passion du comme il faut, sous lescontinuelles culbutes de sa vie. Lorsqu’elle recevait, elle nevoulait plus être tutoyée. Ensuite, le monde parti, les portescloses, tous les amis d’Alphonse y passaient, sans compter lessiens, des acteurs rasés, des peintres à fortes barbes. C’était unehabitude ancienne, le besoin de se refaire un peu, derrière lestalons de l’homme qui payait. De tout son salon, deux seulementn’avaient pas voulu : Gueulin, tourmenté par la peur dessuites, et Trublot, dont les affections étaient ailleurs.
Justement, la petite bonne promenait des verres de punch, de sonair agréable. Octave en prit un ; et, se penchant à l’oreillede son ami.
– La bonne est mieux que la maîtresse.
– Parbleu ! toujours ! dit Trublot, avec unhaussement d’épaules, plein d’une conviction dédaigneuse.
Clarisse vint causer un instant. Elle se multipliait, allait desuns aux autres, jetait un mot, un rire, un geste. Comme chaquenouvel arrivant allumait un cigare, le salon fut bientôt plein defumée.
– Oh ! les vilains hommes ! cria-t-ellegentiment, en allant ouvrir une fenêtre.
Sans attendre, Bachelard installa M. Josserand dansl’embrasure de cette fenêtre, pour respirer, disait-il ; puis,à l’aide d’une manœuvre habile, il y amena Duveyrier ; et,vivement, il entama l’affaire. Les deux familles s’unissaient doncpar un lien étroit : il en était très honoré. Ensuite, ildemanda le jour de la signature du contrat, ce qui lui servit detransition.
– Nous comptions vous rendre visite demain, Josserand etmoi, pour tout régler, car nous n’ignorons pas que M. Augustene fait rien sans vous… C’est au sujet du paiement de la dot, et mafoi, puisque nous sommes bien ici…
M. Josserand, repris d’angoisse, regardait l’enfoncementsombre de la rue de la Cerisaie, aux trottoirs déserts, aux façadesmortes. Il regrettait d’être venu. On allait encore profiter de safaiblesse, pour l’engager dans quelque sale histoire, dont ilsouffrirait. Une révolte lui fit interrompre son beau-frère.
– Plus tard. Ce n’est pas l’endroit, vraiment.
– Mais pourquoi donc ? s’écria Duveyrier, trèsgracieux. Nous sommes ici mieux que partout ailleurs… Vous disiez,monsieur ?
– Nous donnons cinquante mille francs à Berthe, continual’oncle. Seulement, ces cinquante mille francs sont représentés parune assurance dotale à échéance de vingt années, que Josserand amise sur la tête de sa fille, lorsque celle-ci avait quatre ans.Elle ne doit donc toucher la somme que dans trois ans…
– Permettez ! interrompit encore le caissiereffaré.
– Non, laissez-moi finir, M. Duveyrier comprendparfaitement… Nous ne voulons pas que le jeune ménage attendependant trois années un argent dont il peut avoir besoin tout desuite, et nous nous engageons à payer la dot par échéances de dixmille francs, de six mois en six mois, quitte à nous rembourserplus tard, en touchant le capital assuré.
Il y eut un silence. M. Josserand, glacé, étranglé,regardait de nouveau la rue noire. Le conseiller sembla réfléchirun instant ; peut-être flairait-il l’affaire, ravi de laisserduper ces Vabre, qu’il exécrait dans sa femme.
– Tout cela me paraît très raisonnable, dit-il enfin. C’està nous de vous remercier… Il est rare qu’une dot se paieintégralement.
– Jamais, monsieur ! affirma l’oncle avec énergie. Çane se fait pas.
Et les trois hommes se serrèrent la main, en se donnantrendez-vous chez le notaire, pour le jeudi. Quand M. Josserandreparut aux lumières, il était si pâle, qu’on lui demanda s’il setrouvait indisposé. Il ne se sentait pas très bien en effet, et ilse retira, sans vouloir attendre son beau-frère, qui venait depasser dans la salle à manger, où le thé classique était remplacépar du champagne.
Cependant, Gueulin, étendu sur un canapé, près de la fenêtre,murmurait :
– Cette canaille d’oncle !
Il avait surpris une phrase sur l’assurance, et il ricanait, enconfiant la vérité à Octave et à Trublot. Ça s’était fait dans sacompagnie ; pas un liard à toucher, on roulait le Vabre. Puis,comme les deux autres s’égayaient de cette bonne farce, les mainssur le ventre, il ajouta avec une violence comique :
– J’ai besoin de cent francs… Si l’oncle ne me donne pascent francs, je vends la mèche.
Les voix montaient, le champagne compromettait l’arrangement dedécence, établi par Clarisse. Dans son salon, les fins de soiréeétaient toujours un peu vives. Elle-même s’oubliait parfois.Trublot la montra à Octave, derrière une porte, pendue au cou d’ungaillard à encolure de paysan, un tailleur de pierre débarqué duMidi, et dont sa ville natale était en train de faire un artiste.Mais Duveyrier ayant poussé la porte, elle dénoua lestement sesbras, elle lui recommanda le jeune homme : M. Payan, unsculpteur du talent le plus gracieux ; et Duveyrier, enchanté,promit de lui faire obtenir des travaux.
– Des travaux, des travaux, répétait Gueulin à demi-voix,il en a ici tant qu’il en veut, grand serin !
Vers deux heures, lorsque les trois jeunes gens et l’onclequittèrent la rue de la Cerisaie, ce dernier était complètementivre. Ils auraient voulu l’emballer dans un fiacre ; mais lequartier dormait au milieu d’un solennel silence, sans un bruit deroue, sans même un pas attardé. Alors, ils se décidèrent à lesoutenir. La lune s’était levée, une lune très claire quiblanchissait les trottoirs. Et, dans les rues désertes, leurs voixprenaient des sonorités graves.
– Sacredieu ! l’oncle, tenez-vous donc ! vousnous cassez les bras.
Lui, la gorge pleine de larmes, était devenu très tendre et trèsmoral.
– Va-t’en, Gueulin, bégayait-il, va-t’en… Je ne veux pasque tu voies ton oncle dans un état pareil… Non, mon garçon, cen’est pas convenable, va-t’en !
Et, comme son neveu le traitait de vieux filou :
– Filou, ça ne dit rien. Il faut se faire respecter… Moi,j’estime les femmes. Toujours des femmes propres, et quand il n’y apas du sentiment, ça me répugne… Va-t’en, Gueulin, tu fais rougirton oncle. Ces messieurs suffisent.
– Alors, déclara Gueulin, vous allez me donner cent francs.Vrai, j’en ai besoin pour mon loyer. On veut me jeter dehors.
À cette demande inattendue, l’ivresse de Bachelard s’aggrava, aupoint qu’il fallut l’arc-bouter contre le volet d’un magasin. Ilbalbutiait :
– Hein ? quoi ? cent francs… Ne me fouillez pas.Je n’ai que des sous… Pour que tu ailles les manger dans de mauvaislieux ! Non, jamais je n’encouragerai tes vices. Je connaismon rôle, ta mère t’a confié à moi en mourant… Vous savez,j’appelle, si l’on me fouille.
Il continua, s’emportant contre la vie dissolue de la jeunesse,revenant à la nécessité de la vertu.
– Dites donc, finit par crier Gueulin, je n’en suis pasencore à ficher dedans les familles… Hein ! vousm’entendez ! Si je causais, vous me les donneriez vite, mescent francs !
Mais, du coup, l’oncle était devenu sourd. Il poussait desgrognements, il s’effondrait. Dans l’étroite rue où ils étaientalors, derrière l’église Saint-Gervais, seule une lanterne blanchebrûlait avec une clarté blafarde de veilleuse, détachant sur sesvitres dépolies un numéro gigantesque. Toute une trépidation sourdesortait de la maison, dont les persiennes fermées laissaient tomberde minces filets de lumière.
– J’en ai assez, déclara Gueulin brusquement. Pardon, mononcle, j’ai oublié là-haut mon parapluie.
Et il entra dans la maison. Bachelard s’indigna, plein dedégoût : il réclamait au moins un peu de respect pour lesfemmes ; avec des mœurs pareilles, la France était fichue. Surla place de l’Hôtel-de-Ville, Octave et Trublot trouvèrent enfinune voiture, dans laquelle ils le poussèrent comme un paquet.
– Rue d’Enghien, dirent-ils au cocher. Vous vous paierez…Fouillez-le.
Le jeudi, on signa le contrat devant maître Renaudin, notaire,rue de Grammont. Au moment de partir, une scène venait encored’éclater chez les Josserand, le père ayant, dans une révoltesuprême, rendu la mère responsable du mensonge qu’on luiimposait ; et ils s’étaient une fois de plus jeté leursfamilles à la tête. Où voulait-on qu’il gagnât dix mille francstous les six mois ? Cet engagement le rendait fou. L’oncleBachelard, qui se trouvait là, se donnait bien des tapes sur lecœur, débordant de nouvelles promesses, depuis qu’il s’étaitarrangé pour ne pas sortir un sou de sa poche, s’attendrissant etjurant qu’il ne laisserait jamais sa petite Berthe dans l’embarras.Mais le père, exaspéré, avait haussé les épaules, en lui demandantsi, décidément, il le prenait pour un imbécile.
Chez le notaire, toutefois, la lecture du contrat, rédigé surdes notes fournies par Duveyrier, calma un peu M. Josserand.Il n’y était pas question de l’assurance ; en outre, lepremier versement de dix mille francs devait avoir lieu six moisaprès le mariage. Enfin, il aurait le temps de respirer. Auguste,qui écoutait avec une grande attention, laissa échapper des signesd’inquiétude ; il regardait Berthe souriante, il regardait lesJosserand, il regardait Duveyrier, et il finit par oser parler del’assurance, comme d’une garantie dont il lui semblait logique defaire au moins mention. Alors, tous eurent des gestesétonnés : à quoi bon ? la chose allait de soi ; etl’on signa vivement, tandis que maître Renaudin, un jeune hommeaimable, se taisait en passant la plume aux dames. Dehors,Mme Duveyrier se permit seulement de témoigner sasurprise : jamais on n’avait ouvert la bouche d’une assurance,la dot de cinquante mille francs devait être payée par l’oncleBachelard. Mais Mme Josserand, d’un air naïf, niaavoir mis son frère en avant pour une somme si médiocre. C’étaittoute sa fortune que l’oncle donnerait plus tard à Berthe.
Le soir de ce jour, un fiacre vint chercher Saturnin. Sa mèreavait déclaré qu’il était trop dangereux de le garder pour lacérémonie ; on ne pouvait lâcher, au milieu d’une noce, un fouqui parlait d’embrocher le monde ; et M. Josserand, lecœur crevé, avait dû demander l’admission du pauvre être à l’asiledes Moulineaux, chez le Dr Chassagne. On fit entrer le fiacre sousle porche, au crépuscule. Saturnin descendit, tenant la main deBerthe, croyant partir avec elle pour la campagne. Mais, lorsqu’ilfut dans la voiture, il se débattit furieusement, cassa les vitres,agita par les portières des poings ensanglantés. EtM. Josserand remonta en pleurant, bouleversé de ce départ aufond des ténèbres, ayant toujours dans les oreilles les hurlementsdu malheureux, mêlés au claquement du fouet et au galop ducheval.
Pendant le dîner, comme des larmes lui mouillaient encore lesyeux, à la vue de la place de Saturnin vide désormais, ilimpatienta sa femme, qui, sans comprendre, cria :
– En voilà assez, n’est-ce pas ? monsieur. Vousn’allez peut-être pas marier votre fille avec cette figured’enterrement… Tenez ! sur ce que j’ai de plus sacré, sur latombe de mon père, l’oncle payera les dix premiers mille francs,j’en réponds ! Il me l’a formellement juré, en sortant de chezle notaire.
M. Josserand ne répondit même pas. Il passa la nuit à fairedes bandes. Au petit jour, dans le frisson du matin, il achevaitson deuxième mille et gagnait six francs. Plusieurs fois, il avaitlevé la tête comme d’habitude, pour écouter si Saturnin ne remuaitpoint, à côté. Puis, la pensée de Berthe lui donnait une nouvellefièvre de travail. Pauvre petite, elle aurait voulu être en moireblanche. Enfin, avec six francs, elle pourrait mettre davantage àson bouquet de mariée.
Le mariage à la mairie avait eu lieu le jeudi. Dès dix heures unquart, le samedi matin, des dames attendaient déjà dans le salondes Josserand, la cérémonie religieuse étant pour onze heures, àSaint-Roch. Il y avait là Mme Juzeur toujours ensoie noire, Mme Dambreville sanglée dans une robefeuille-morte, Mme Duveyrier très simple, habilléede bleu pâle. Toutes trois causaient à voix basse, au milieu de ladébandade des fauteuils ; tandis que, dans la chambre voisine,Mme Josserand achevait d’habiller Berthe, aidée dela bonne et des deux demoiselles d’honneur, Hortense et la petiteCampardon.
– Oh ! ce n’est pas cela, murmuraMme Duveyrier, la famille est honorable… Mais, jel’avoue, je redoutais un peu pour mon frère Auguste, l’espritdominateur de la mère… Il faut tout prévoir, n’est-cepas ?
– Sans doute, dit Mme Juzeur, on n’épousepas seulement la fille, on épouse la mère souvent, et c’est biendésagréable, quand celle-ci s’impose dans le ménage.
À ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit, Angèle s’enéchappa, en criant :
– Une agrafe, au fond du tiroir de gauche… Attendez.
Elle traversa le salon, reparut et replongea dans la chambre,laissant derrière elle, comme un sillage, le vol blanc de sa jupe,nouée à la taille par un large ruban bleu.
– Vous vous trompez, je crois, repritMme Dambreville. La mère est trop heureuse de sedébarrasser de sa fille… Elle a l’unique passion de ses mardis.Puis, il lui reste une victime.
Mais Valérie entrait, dans une toilette rouge, d’une singularitéprovocante. Elle était montée trop vite, craignant d’être enretard.
– Théophile n’en finit pas, dit-elle à sa belle-sœur. Voussavez que j’ai renvoyé Françoise ce matin, et il cherche partoutune cravate… Je l’ai laissé au milieu d’un désordre !
– La question de la santé est bien grave également,continua Mme Dambreville.
– Sans doute, répondit Mme Duveyrier. Nousavons consulté avec discrétion le Dr Juillerat… Il paraît que lajeune fille est tout à fait bien constituée. Quant à la mère, ellea une de ces charpentes étonnantes ; et, ma foi, cela nous aun peu décidés, car rien n’est plus ennuyeux que des parentsinfirmes, qui vous tombent sur les bras… Ça vaut toujours mieux,des parents solides.
– Surtout, dit Mme Juzeur de sa voix douce,lorsqu’ils ne doivent rien laisser.
Valérie s’était assise ; mais, n’étant pas au courant de laconversation, essoufflée encore, elle demanda :
– Hein ? de qui parlez-vous ?
De nouveau, la porte s’était brusquement ouverte, et toute unequerelle sortait de la chambre.
– Je te dis que le carton est resté sur la table.
– Ce n’est pas vrai, je l’ai vu là, à l’instant.
– Oh ! fichue entêtée !… Vas-y toi-même.
Hortense traversa le salon, également en blanc, avec une largeceinture bleue ; et elle était vieillie, les traits durs, leteint jaune, dans les pâleurs transparentes de la mousseline. Ellerevint furieuse avec le bouquet de la mariée, qu’on cherchaitrageusement depuis cinq minutes, au milieu de l’appartementbouleversé.
– Enfin, que voulez-vous ? dit pour conclureMme Dambrelline, on ne se marie jamais comme onveut… Le plus sage est encore de s’arranger après, le mieuxpossible.
Cette fois, Angèle et Hortense ouvraient la porte à deuxbattants, pour que la mariée n’accrochât pas son voile ; etBerthe parut, en robe de soie blanche, toute fleurie de fleursblanches, la couronne blanche, le bouquet blanc, la jupe traverséed’une guirlande blanche, qui s’en allait mourir sur la traîne, enune pluie de petits boutons blancs. Dans cette blancheur, elleétait charmante, avec son teint frais, ses cheveux dorés, ses yeuxrieurs, sa bouche candide de fille déjà savante.
– Oh ! délicieuse ! s’écrièrent ces dames.
Toutes l’embrassèrent d’un air d’extase. Les Josserand, auxabois, ne sachant où prendre les deux mille francs que devaitcoûter la noce, cinq cents francs de toilette, et quinze centsfrancs pour leur part de dîner et du bal, s’étaient vus forcésd’envoyer Berthe chez le Dr Chassagne, près de Saturnin, auquel unetante venait de laisser trois mille francs ; et Berthe, ayantobtenu de sortir son frère en voiture, pour le distraire un peu,l’avait étourdi de caresses dans le fiacre, puis était montée uninstant avec lui chez le notaire, qui ignorait la situation dupauvre être, et où l’on n’attendait plus que sa signature. Aussi larobe de soie et les fleurs prodiguées surprenaient-elles ces dames,qui les estimaient du coin de l’œil, tout en s’exclamant.
– Parfait ! un goût exquis !
Mme Josserand, rayonnante, étalait une robemauve, d’un mauve cruel, qui la haussait et l’arrondissait encore,dans une majesté de tour. Elle pestait contre M. Josserand,appelait Hortense pour avoir son châle, défendait violemment àBerthe de s’asseoir.
– Méfie-toi ! tu vas écraser tes fleurs !
– Ne vous tourmentez pas, dit Clotilde de sa voix calme.Nous avons le temps… Auguste doit monter nous prendre.
On attendait dans le salon, lorsque, brutalement, Théophileentra, sans chapeau, l’habit de travers, la cravate blanche nouéeen corde. Sa face aux poils rares, aux dents mauvaises, étaitlivide ; ses membres d’enfant malade tremblaient defureur.
– Qu’as-tu donc ? lui demanda sa sœur, étonnée.
– Ce que j’ai, ce que j’ai…
Mais une crise de toux lui coupa la parole, et il resta là uneminute, étranglant, crachant dans son mouchoir, enragé de nepouvoir lâcher sa colère. Valérie le regardait, troublée, avertiepar un instinct. Enfin, il la menaça du poing, sans même voir lamariée et les dames qui l’entouraient.
– Oui, en cherchant partout ma cravate, j’ai trouvé unelettre devant l’armoire…
Il froissait un papier entre ses doigts fébriles. Sa femme avaitpâli. Elle jugea la situation ; et, pour éviter le scandaled’une explication publique, elle passa dans la chambre que Berthevenait de quitter.
– Ah bien ! dit-elle simplement, j’aime mieux m’enaller, s’il devient fou.
– Laisse-moi ! criait Théophile àMme Duveyrier, qui tâchait de le faire taire. Jeveux la confondre… Cette fois, j’ai une preuve, et il n’y a pas dedoute, oh ! non !… Ça ne se passera pas comme ça, car jele connais…
Sa sœur l’avait pris par le bras, le serrait, le secouait avecautorité.
– Tais-toi ! tu ne vois donc pas où tu es ?… Cen’est pas le moment, entends-tu !
Mais il repartait.
– C’est le moment !… Je me fiche des autres. Tant pis,si ça tombe aujourd’hui ! Ça servira de leçon à tout lemonde.
Pourtant, il baissait le ton, il s’était affaissé sur unechaise, à bout de force, près d’éclater en larmes. Une grande gêneavait envahi le salon. Poliment, Mme Dambreville etMme Juzeur s’écartaient, faisaient mine de ne pascomprendre. Mme Josserand, très contrariée d’uneaventure dont le scandale allait jeter un deuil sur la noce, étaitpassée dans la chambre, pour donner du courage à Valérie. Quant àBerthe, qui étudiait sa couronne devant la glace, elle n’avait pasentendu. Aussi, à demi-voix, questionnait-elle Hortense. Il y eutun chuchotement, celle-ci lui désigna Théophile d’un coup d’œil,ajouta des explications, tout en affectant de régulariser les plisdu voile.
– Ah ! dit simplement la mariée, l’air chaste etamusé, les regards fixés sur le mari, sans qu’un troublel’émotionnât, dans son auréole de fleurs blanches.
Clotilde interrogeait tout bas son frère.Mme Josserand reparut, échangea quelques mots avecelle, puis retourna dans la pièce voisine. Ce fut un échange denotes diplomatiques. Le mari accusait Octave, ce calicot qu’ilgiflerait à l’église, s’il osait y venir. Justement, il juraitl’avoir vu, la veille, sur les marches de Saint-Roch, avec safemme ; d’abord, il avait douté, mais il était certainmaintenant : tout s’y trouvait, la taille, la démarche. Oui,madame inventait des déjeuners chez des amies, ou bien entrait avecCamille à Saint-Roch par la porte de tout le monde, comme pourfaire ses dévotions, laissait l’enfant à la garde de la loueuse dechaises, puis filait avec le monsieur par le vieux passage, un saleendroit où personne ne serait allé la chercher. Cependant, au nomd’Octave, Valérie avait eu un sourire ; jamais, pas aveccelui-là, elle le jurait à Mme Josserand ;avec personne d’ailleurs, ajouta-t-elle, mais avec celui-là moinsencore qu’avec les autres ; et, forte cette fois de la vérité,elle parlait à son tour d’aller confondre son mari, en lui prouvantque le billet n’était pas de l’écriture d’Octave, pas plus que cedernier n’était le monsieur de Saint-Roch.Mme Josserand l’écoutait, l’étudiait de son regardexpérimenté, uniquement préoccupée de trouver un expédient pourl’aider à tromper Théophile. Et elle lui donna les plus sagesconseils.
– Laissez-moi faire, ne vous en mêlez pas… Puisqu’il veutque ce soit M. Mouret, eh bien ! ce sera M. Mouret.Il n’y a pas de mal, n’est-ce pas ? à avoir été vue sur lesmarches d’une église avec M. Mouret… La lettre seule estcompromettante. Vous triompherez, quand notre jeune homme lui auramontré deux lignes de son écriture… Surtout, dites toujours commemoi. Vous comprenez, je ne vais pas lui permettre de nous gâter unpareil jour.
Lorsqu’elle ramena Valérie très émue, Théophile de son côtédisait à sa sœur, la voix étranglée :
– Je le fais pour toi, je te promets de ne pas la défigurerici, puisque tu assures que ce ne serait guère convenable, à causede ce mariage… Mais, à l’église, je ne réponds de rien… Si lecalicot vient me braver à l’église, au milieu de ma famille, je lesextermine l’un après l’autre.
Auguste, très correct dans son habit noir, l’œil gaucherapetissé, souffrant d’une migraine, dont il se méfiait depuistrois jours, montait à ce moment prendre sa fiancée, en compagniede son père et de son beau-frère, tous les deux solennels. Il y eutun peu de bousculade, car on avait fini par être en retard. Deux deces dames, Mme Duveyrier etMme Dambreville, durent aiderMme Josserand à mettre son châle ; c’était unchâle tapis, immense, à fond jaune, qu’elle continuait de sortirdans les grandes occasions, bien que la mode en fût passée, et quila drapait d’une tenture dont l’ampleur et l’éclat révolutionnaientles rues. Il fallut encore attendre M. Josserand, en train dechercher sous les meubles un bouton de manchette, balayé la veilleaux ordures. Enfin, il parut, il balbutia des excuses, l’airéperdu, heureux pourtant, et descendit le premier, en serrantfortement le bras de Berthe sous le sien. Derrière, passèrentAuguste et Mme Josserand. Puis venait la queue dumonde, au hasard de la sortie, troublant d’un murmure le silencegrave du vestibule. Théophile s’était emparé de Duveyrier, dont ileffarait la dignité avec son histoire ; et il geignait à sonoreille, il exigeait des conseils, tandis que, devant eux, Valérie,remise, l’attitude modeste, recevait les tendres encouragements deMme Juzeur, sans paraître remarquer les regardsterribles de son mari.
– Et ton paroissien ! cria tout d’un coupMme Josserand désespérée.
On était déjà dans les voitures. Angèle dut remonter chercher leparoissien de velours blanc. Enfin, on partit. Toute la maison setrouvait là, les bonnes, les concierges. Marie Pichon étaitdescendue avec Lilitte, habillée, comme sur le point desortir ; et la vue de la mariée, si jolie et si bien mise, laremua aux larmes. M. Gourd remarqua que, seuls, les gens dusecond n’avaient pas bougé de chez eux : de drôles delocataires qui faisaient toujours autrement que lesautres !
À Saint-Roch, la grande porte venait de s’ouvrir à deuxbattants. Un tapis rouge descendait jusqu’au trottoir. Il pleuvait,la matinée de mai était très froide.
– Treize marches, dit tout bas Mme Juzeur àValérie, quand elles passèrent sous la porte. Ce n’est pas bonsigne.
Dès que le cortège s’engagea entre les deux haies de chaises,marchant vers le chœur, où les cierges de l’autel brillaient commedes étoiles, les orgues, sur la tête des couples, éclatèrent en unchant d’allégresse. C’était une église cossue, riante, avec sesgrandes fenêtres blanches, bordées de jaune et de bleu tendre, sessoubassements de marbre rouge, revêtant les murs et les colonnes,sa chaire dorée, soutenue par les quatre évangélistes, seschapelles latérales où luisaient des orfèvreries. Des peinturesd’Opéra égayaient la voûte. Des lustres de cristal pendaient aubout de longs fils. Lorsqu’elles passaient sur les larges bouchesdu calorifère, les dames recevaient dans leurs jupes une haleinechaude.
– Vous êtes sûr d’avoir l’alliance ? demandaMme Josserand à Auguste, qui s’installait avecBerthe sur des fauteuils, placés devant l’autel.
Il s’effara, crut l’avoir oubliée, puis la sentit dans la pochede son gilet. D’ailleurs, elle n’avait pas attendu sa réponse.Depuis son entrée, elle se haussait, fouillait du regard lemonde : Trublot et Gueulin, tous deux garçons d’honneur,l’oncle Bachelard et Campardon, témoins de la mariée, Duveyrier etle Dr Juillerat, témoins du marié, puis toute la foule desconnaissances, dont elle était fière. Mais elle venait d’apercevoirOctave, qui ouvrait avec empressement un passage àMme Hédouin, et elle l’avait emmené derrière unpilier, où elle lui parlait, d’une voix basse et rapide. Le jeunehomme ne paraissait pas comprendre, le visage stupéfait. Pourtant,il s’inclina d’un air d’aimable obéissance.
– C’est convenu, dit à l’oreille de ValérieMme Josserand, en revenant s’asseoir sur un desfauteuils destinés à la famille, derrière ceux de Berthe etd’Auguste.
Il y avait là M. Josserand, les Vabre, les Duveyrier.Maintenant, les orgues égrenaient des gammes de petites notesclaires, coupées de grands souffles. On se casait, le chœurs’emplissait, des hommes restaient dans les bas-côtés. L’abbéMauduit s’était réservé la joie de bénir l’union d’une de seschères pénitentes. Quand il parut, en surplis, il échangea unamical sourire avec l’assistance, où il reconnaissait tous lesvisages. Mais des voix attaquèrent le Veni Creator, lesorgues reprirent leur chant triomphal, et ce fut à ce moment queThéophile découvrit Octave, à gauche du chœur, devant la chapellede Saint-Joseph.
Sa sœur Clotilde voulut le retenir.
– Je ne peux pas, bégaya-t-il, jamais je ne letolérerai.
Et il força Duveyrier à le suivre, pour représenter la famille.Le Veni Creator continuait. Quelques têtes setournèrent.
Théophile, qui avait parlé de gifles, fut pris d’une telleémotion en abordant Octave, qu’il ne put d’abord trouver un mot,vexé d’être petit, se haussant sur la pointe des pieds.
– Monsieur, dit-il enfin, je vous ai vu hier avec mafemme…
Mais le Veni Creator finissait, il fut effrayé,lorsqu’il entendit le son de sa voix. D’ailleurs, Duveyrier, trèscontrarié de l’aventure, tâchait de lui faire comprendre combien lelieu était mal choisi. Devant l’autel, la cérémonie commençait.Après avoir adressé aux époux une exhortation émue, le prêtre avaitpris l’anneau nuptial pour le bénir.
– Benedic, Domine Deus noster, annulum nuptialem hunc,quem nos in tuo nomine benedicimus…
Alors, Théophile osa répéter, à voix basse :
– Monsieur, vous étiez hier dans cette église avec mafemme.
Octave, étourdi encore des recommandations deMme Josserand, n’ayant pas bien compris, contapourtant la petite histoire d’un air aisé.
– En effet, j’ai rencontré Mme Vabre, etnous sommes allés voir ensemble les réparations du Calvaire, quedirige mon ami Campardon.
– Vous avouez, balbutia le mari, repris de fureur, vousavouez…
Duveyrier crut devoir lui frapper sur l’épaule, pour le calmer.Une voix perçante d’enfant de chœur répondait :
– Amen.
– Et vous reconnaissez sans doute cette lettre, continuaThéophile, en tendant un papier à Octave.
– Voyons, pas ici ! dit le conseiller tout à faitscandalisé. Vous perdez la raison, mon cher.
Octave ouvrit la lettre. L’émotion avait grandi dansl’assistance. Des chuchotements couraient, on se poussait du coude,on regardait par-dessus les livres de messe ; personne nefaisait plus la moindre attention à la cérémonie. Les deux mariésseuls restaient graves et raides devant le prêtre. Puis, Bertheelle-même tourna la tête, aperçut Théophile qui blêmissait devantOctave ; et, dès lors, elle fut distraite, elle ne cessa decouler des regards luisants du côté de la chapelle deSaint-Joseph.
Cependant, le jeune homme lisait à demi-voix :
– « Mon chat, que de bonheur hier ! À mardi,chapelle des Saint-Anges, dans le confessionnal. »
Le prêtre, après avoir obtenu du mari un « oui »d’homme sérieux qui ne signe rien sans lire, venait de se tournervers la mariée.
– Vous promettez et jurez de garder à M. Auguste Vabrefidélité en toutes choses, comme une fidèle épouse le doit à sonépoux, selon le commandement de Dieu ?
Mais Berthe, ayant vu la lettre, se passionnant à l’idée desgifles qu’elle espérait, n’écoutait plus, guettait par un coin deson voile. Il y eut un silence embarrassé. Enfin, elle sentit qu’onl’attendait.
– Oui, oui, répondit-elle précipitamment, au petitbonheur.
L’abbé Mauduit, étonné, avait suivi la direction de sonregard ; et il devina qu’une scène inusitée se passait dans undes bas-côtés, il fut pris à son tour de singulières distractions.Maintenant, l’histoire avait circulé, tout le monde la connaissait.Les dames, pâles et graves, ne quittaient plus Octave des yeux. Leshommes souriaient d’un air discrètement gaillard. Et, pendant queMme Josserand rassuraitMme Duveyrier par de légers haussements d’épaules,seule Valérie semblait s’intéresser au mariage, ne voyant rienautre, comme pénétrée d’attendrissement.
– « Mon chat, que de bonheur hier… » lisait denouveau Octave, qui affectait une profonde surprise.
Puis, après avoir rendu la lettre au mari :
– Je ne comprends pas, monsieur. Cette écriture n’est pasla mienne… Voyez plutôt.
Et, tirant un calepin où il inscrivait ses dépenses, en garçonsoigneux, il le montra à Théophile.
– Comment ? pas votre écriture ! balbutiacelui-ci. Vous vous moquez de moi, ça doit être votre écriture.
Le prêtre allait faire le signe de la croix sur la main gauchede Berthe. Les yeux ailleurs, il se trompa, le fit sur la maindroite.
– In nomine Patris, et Filii, et SpiritusSancti.
– Amen, répondit l’enfant de chœur, qui lui aussise haussait pour voir.
Enfin, le scandale était évité. Duveyrier avait prouvé àThéophile ahuri que la lettre ne pouvait être de M. Mouret. Cefut presque une déception pour l’assistance. Il y eut des soupirs,des mots vifs échangés. Et quand le monde, encore tumultueux, seretourna vers l’autel, Berthe et Auguste se trouvaient mariés, ellesans paraître y avoir pris garde, lui n’ayant pas perdu une paroledu prêtre, tout à cette affaire, dérangé seulement par sa migrainequi lui fermait l’œil gauche.
– Ces chers enfants ! dit M. Josserand, absorbé,la voix tremblante, à M. Vabre qui, depuis le commencement dela cérémonie, s’occupait à compter les cierges allumés, se trompanttoujours, et reprenant son calcul.
Mais les orgues, de nouveau, ronflaient dans la nef, l’abbéMauduit avait reparu en chasuble, les chantres attaquaient lamesse. C’était une messe en musique, d’une grande pompe. L’oncleBachelard, qui faisait le tour des chapelles, lisait lesinscriptions latines des tombeaux, sans les comprendre ; celledu duc de Créquy l’intéressa particulièrement. Trublot et Gueulinavaient rejoint Octave, pour avoir des détails ; et toustrois, derrière la chaire, ricanaient. Des chants s’enflaientbrusquement comme des vents d’orage, des enfants de chœurbalançaient des encensoirs ; puis, il y avait des coups desonnette, des silences où l’on entendait les balbutiements duprêtre à l’autel. Et Théophile ne pouvait tenir en place ; ilgardait Duveyrier, qu’il accablait de ses réflexions affolées,ayant perdu pied, ne comprenant pas comment le monsieur durendez-vous n’était pas le monsieur de la lettre. Dansl’assistance, on continuait à surveiller chacun de sesgestes ; toute l’église, avec ses défilés de prêtres, sonlatin, sa musique, son encens, commentait passionnément l’aventure.Lorsque l’abbé Mauduit, après le Pater, descendit pourdonner une dernière bénédiction aux époux, il interrogea d’unregard le trouble profond des fidèles, les visages excités desfemmes, les rires sournois des hommes, sous la grande lumière gaiedes fenêtres, au milieu de la richesse cossue de la nef et deschapelles.
– N’avouez rien, dit Mme Josserand àValérie, comme la famille se dirigeait vers la sacristie, après lamesse.
Dans la sacristie, les mariés et les témoins donnèrent d’aborddes signatures. Pourtant, il fallut attendre Campardon, qui venaitd’emmener les dames visiter les travaux du Calvaire, au fond duchœur, derrière une clôture en planches. Il arriva enfin, s’excusa,couvrit le registre d’un large paraphe. L’abbé Mauduit, pourhonorer les deux familles, avait tenu à passer la plume, endésignant du doigt la place où l’on devait signer ; et ilsouriait de son air d’aimable tolérance mondaine, au milieu de lapièce grave, dont les boiseries gardaient une continuelle odeurd’encens.
– Eh bien ! mademoiselle, demanda Campardon àHortense, cela ne vous donne donc pas envie d’en faireautant ?
Puis, il regretta son manque de tact. Hortense, qui étaitl’aînée, avait pincé les lèvres. Cependant, elle comptait avoir lesoir même, au bal, une réponse décisive de Verdier, qu’ellepressait de choisir entre elle et sa créature. Aussi répondit-elled’une voix rêche :
– J’ai le temps… Quand je voudrai.
Et elle tourna le dos à l’architecte, elle tomba sur son frèreLéon, qui arrivait seulement, en retard comme toujours.
– Tu es gentil ! papa et maman sont satisfaits !…Ne pas pouvoir être là, quand on marie une de vos sœurs !…Nous t’attendions au moins avecMme Dambreville.
– Mme Dambreville fait ce qu’il lui plaît,dit sèchement le jeune homme, et moi, je fais ce que je peux.
Ils étaient en froid. Léon trouvait qu’elle le gardait troplongtemps pour elle, fatigué d’une liaison dont il avait acceptéles ennuis, dans le seul espoir de quelque beau mariage ; et,depuis quinze jours, il la mettait en demeure de tenir sespromesses. Mme Dambreville, prise au cœur d’unerage d’amour, s’était même plainte à Mme Josserandde ce qu’elle appelait les lubies de son fils. Aussi cette dernièrevoulut-elle le gronder, en lui reprochant de n’avoir ni tendresseni égards pour la famille, puisqu’il affectait de manquer lescérémonies les plus solennelles. Mais, de sa voix rogue de jeunedémocrate, il donna des raisons : un travail imprévu chez ledéputé dont il était secrétaire, une conférence à préparer, toutessortes de besognes et de courses de la dernière importance.
– C’est si vite fait pourtant, un mariage ! ditMme Dambreville sans songer à sa phrase, en lesuppliant du regard pour l’attendrir.
– Pas toujours ! répondit-il durement.
Et il alla embrasser Berthe, puis serrer la main de son nouveaubeau-frère, tandis que Mme Dambreville pâlissait,torturée, se redressant dans sa toilette feuille-morte et souriantvaguement au monde qui entrait.
C’était le défilé des amis, des simples connaissances, de tousles invités entassés dans l’église, dont laquelle maintenanttraversait la sacristie. Les mariés, debout, donnaient des poignéesde main, continuellement, toutes du même air ravi et embarrassé.Les Josserand et les Duveyrier ne suffisaient pas auxprésentations. Par moments, ils se regardaient, étonnés, carBachelard avait amené des gens que personne ne connaissait et quiparlaient trop fort. Peu à peu, montait une confusion, unécrasement, des bras tendus par-dessus les têtes, des jeunes fillesserrées entre des messieurs à gros ventres, laissant des coins deleurs jupes blanches aux jambes de ces pères, de ces frères, de cesoncles encore suants de quelque vice, embourgeoisés dans unquartier tranquille. Justement, à l’écart, Gueulin et Trublotracontaient devant Octave que, la veille, Clarisse avait failliêtre surprise par Duveyrier et s’était résignée à le bourrer de sescomplaisances, pour lui fermer les yeux.
– Tiens ! murmura Gueulin, il embrasse la mariée, çadoit sentir bon.
Le monde, cependant, finit par s’écouler. Il ne restait plus quela famille et les intimes. L’infortune de Théophile avait continuéde circuler, à travers les poignées de main et lescompliments ; même on ne causait pas d’autre chose, sous lesphrases toutes faites, échangées pour la circonstance.Mme Hédouin, qui venait d’apprendre l’aventure,regardait Valérie avec l’étonnement d’une femme dont l’honnêtetéétait la santé même. Sans doute l’abbé Mauduit avait dû, de soncôté, recevoir quelque confidence, car sa curiosité semblaitsatisfaite, et il montrait plus d’onction que de coutume, au milieudes misères cachées de son troupeau. Encore une plaie vive, toutd’un coup saignante, sur laquelle il lui fallait jeter le manteaude la religion ! Et il voulut entretenir un instant Théophile,lui parla discrètement du pardon des injures, des desseinsimpénétrables de Dieu, tâchant avant tout d’étouffer le scandale,enveloppant l’assistance d’un geste de pitié et de désespoir, commepour en dérober les hontes au ciel lui-même.
– Il est bon, le curé ! il ne sait pas ce quec’est ! murmura Théophile, dont ce sermon achevait de tournerla tête.
Valérie, qui gardait Mme Juzeur près d’elle, parcontenance, écouta avec émotion les paroles conciliantes que l’abbéMauduit crut également devoir lui adresser. Puis, au moment où l’onsortait enfin de l’église, elle s’arrêta devant les deux pères,pour laisser Berthe passer au bras de son mari.
– Vous devez être satisfait, dit-elle à M. Josserand,voulant montrer sa liberté d’esprit. Je vous félicite.
– Oui, oui, déclara M. Vabre de sa voix pâteuse, c’estune bien grande responsabilité de moins.
Et, pendant que Trublot et Gueulin se multipliaient, afin decaser toutes les dames dans les voitures,Mme Josserand, dont le châle arrêtait lacirculation, s’entêta à rester la dernière sur le trottoir, pourétaler publiquement son triomphe de mère.
Le soir, le repas qui eut lieu à l’hôtel du Louvre, fut encoregâté par l’accident si malencontreux de Théophile. C’était uneobsession, on en avait parlé toute l’après-midi, dans les voitures,en allant au bois de Boulogne ; et les dames concluaienttoujours par cette idée que le mari aurait bien dû attendre lelendemain, pour trouver la lettre. D’ailleurs, il y avaituniquement à table les intimes des deux familles. La seule gaietéfut un toast de l’oncle Bachelard, que les Josserand n’avaient puse dispenser d’inviter, malgré leur terreur. Il était en effet ivredès le rôti, il leva son verre et s’embarqua dans une phrase :« Je suis heureux du bonheur que j’éprouve », qu’ilrépéta, sans arriver à en sortir. On voulut bien sourirecomplaisamment. Auguste et Berthe, déjà brisés de fatigue, seregardaient par moments, l’air étonné de se voir l’un en face del’autre ; et, quand ils se souvenaient, ils contemplaient leurassiette avec gêne.
Près de deux cents invitations étaient lancées pour le bal. Dèsneuf heures et demie, du monde arriva. Trois lustres éclairaient legrand salon rouge, dans lequel on avait simplement laissé dessièges le long des murs, en ménageant à l’un des bouts, devant lacheminée, la place du petit orchestre ; en outre, un buffet setrouvait dressé au fond d’une salle voisine, et les deux familless’étaient réservé une pièce, où elles pouvaient se retirer.
Justement, comme Mme Duveyrier etMme Josserand recevaient les premiers invités, cepauvre Théophile, qu’on surveillait depuis le matin, céda à unebrutalité regrettable. Campardon priait Valérie de lui accorder lapremière valse. Elle riait, et le mari vit là une provocation.
– Vous riez, vous riez, balbutia-t-il. Dites-moi de qui estla lettre ?… Elle est bien de quelqu’un, cettelettre ?
Il venait de mettre l’après-midi entière pour dégager cette idéedu trouble où les réponses d’Octave l’avaient jeté. Maintenant, ils’y entêtait : si ce n’était pas M. Mouret, c’était doncun autre ? et il exigeait un nom. Comme Valérie s’éloignaitsans répondre, il lui saisit le bras, le tordit méchamment, avecune rage d’enfant exaspéré, en répétant :
– Je te le casse… Dis-moi de qui est la lettre ?
La jeune femme, effrayée, retenant un cri de douleur, étaitdevenue toute blanche. Campardon la sentit s’abandonner contre sonépaule, en proie à une de ces crises de nerfs qui la secouaientpendant des heures. Il eut à peine le temps de la conduire dans lapièce réservée aux deux familles, où il la coucha sur un canapé.Des dames l’avaient suivi, Mme Juzeur,Mme Dambreville, qui la délacèrent, pendant qu’ilse retirait avec discrétion.
Cependant, trois ou quatre personnes au plus, dans le salon,avaient remarqué cette courte scène de violence.Mme Duveyrier et Mme Josserandcontinuaient à recevoir les invités, dont le flot peu à peuemplissait la vaste pièce de toilettes claires et d’habits noirs.Un murmure de paroles aimables montait, des visages continuellementsouriaient autour de la mariée : des faces épaisses de pèreset de mères, des profils maigres de fillettes, des têtes fines etcompatissantes de jeunes femmes. Dans le fond, un violon accordaitsa chanterelle, qui jetait de petits cris plaintifs.
– Monsieur, je vous demande pardon, dit Théophile enabordant Octave, dont il avait rencontré les yeux, au moment où iltordait le bras de sa femme. Tout le monde, à ma place, vous auraitsoupçonné, n’est-ce pas ?… Mais je tiens à vous serrer lamain, afin de vous prouver que j’ai reconnu mon erreur.
Il lui serra la main, il l’emmena à l’écart, torturé par lebesoin de s’épancher, de trouver un confident pour vider soncœur.
– Ah ! monsieur, si je vous racontais…
Et, longuement, il parla de sa femme. Jeune fille, elle étaitdélicate, on disait en plaisantant que le mariage la remettrait.Elle manquait d’air dans la boutique de ses parents, où pendanttrois mois il l’avait vue tous les soirs très gentille, obéissante,le caractère triste, mais charmant.
– Eh bien ! monsieur, le mariage ne l’a pas remise,loin de là… Au bout de quelques semaines, elle était terrible, nousne pouvions plus nous entendre. Des querelles pour rien du tout.Des changements d’humeur à chaque minute, riant, pleurant, sans queje sache pourquoi. Et des sentiments absurdes, des idées à vousrenverser, une perpétuelle démangeaison de faire enrager le monde…Enfin, monsieur, mon intérieur est devenu un enfer.
– C’est bien curieux, murmura Octave, qui sentait lanécessité de dire quelque chose.
Alors, le mari, blême et se grandissant sur ses courtes jambes,pour dominer le ridicule, en vint à ce qu’il appelait la mauvaiseconduite de cette malheureuse. Deux fois, il l’avaitsoupçonnée ; mais il était trop honnête, une telle idée nepouvait lui entrer dans le cerveau. Cette fois, pourtant, ilfallait se rendre à l’évidence. Impossible de douter, n’est-cepas ? Et, de ses doigts tremblants, il tâtait la poche de songilet où se trouvait la lettre.
– Encore, si elle faisait ça pour de l’argent, jecomprendrais, ajouta-t-il. Mais on ne lui en donne pas, j’en suissûr, je le saurais… Alors, dites-moi ce qu’elle peut avoir dans lapeau ? Moi, je suis très gentil, elle a tout à la maison, jene comprends pas… Si vous comprenez, monsieur, dites-le-moi, jevous en prie.
– C’est bien curieux, bien curieux, répéta Octave, gêné detoutes ces confidences, et cherchant à se dégager.
Mais le mari ne le lâchait plus, fiévreux, travaillé d’un besoinde certitude. À ce moment, Mme Juzeur reparut, alladire un mot à l’oreille de Mme Josserand, quisaluait d’une révérence l’entrée d’un grand bijoutier duPalais-Royal ; et celle-ci, toute retournée, se hâta de lasuivre.
– Je crois que votre femme a une crise très violente, fitremarquer Octave à Théophile.
– Laissez donc ! répondit ce dernier furieux,désespéré de ne pas être malade pour qu’on le soignât aussi, elleest trop contente d’avoir une crise ! Ça met toujours le mondede son côté… Je ne me porte pas mieux qu’elle, et je ne l’ai jamaistrompée, moi !
Mme Josserand ne revenait pas. Le bruit courait,parmi les intimes, que Valérie se débattait dans des convulsionsaffreuses. Il aurait fallu des hommes pour la tenir ; mais,comme on avait dû la déshabiller à moitié, on refusait les offresde Trublot et de Gueulin. Cependant, l’orchestre jouait unquadrille, Berthe ouvrait le bal avec Duveyrier qui dansait enmagistrat, tandis que, n’ayant pu retrouverMme Josserand, Auguste leur faisait vis-à-vis avecHortense. On cachait la crise aux mariés, pour leur éviter desémotions dangereuses. Le bal s’animait, des rires sonnaient dans lavive clarté des lustres. Une polka, dont les violons accentuaientvivement la cadence, emporta autour du salon des couples, déroulanttoute une queue de longues traînes.
– Le Dr Juillerat ? où est le Dr Juillerat ?demanda Mme Josserand en reparaissantviolemment.
Le docteur était invité, mais personne ne l’avait encore aperçu.Alors, elle ne cacha pas la sourde colère qu’elle amassait depuisle matin. Elle parla devant Octave et Campardon, sans ménager lestermes.
– Je commence à en avoir assez… Ce n’est pas drôle pour mafille, tout ce cocuage qui n’en finit plus !
Elle cherchait Hortense, elle l’aperçut enfin causant avec unmonsieur, dont elle voyait seulement le dos, mais qu’elle reconnutà ses épaules larges. C’était Verdier. Cela augmenta sa mauvaisehumeur. Elle appela sèchement la jeune fille, elle lui dit, enbaissant la voix, qu’elle ferait mieux de rester à la dispositionde sa mère, un jour comme celui-là. Hortense n’accepta pas laréprimande. Elle était triomphante, Verdier venait de fixer leurmariage à deux mois, en juin.
– Fiche-moi la paix ! dit la mère.
– Je t’assure, maman… Il découche déjà trois fois parsemaine pour accoutumer l’autre, et dans quinze jours il nerentrera plus du tout. Alors, ce sera fini, je l’aurai.
– Fiche-moi la paix ! J’en ai par-dessus la tête, devotre roman !… Tu vas me faire le plaisir d’attendre à laporte le Dr Juillerat et de me l’envoyer dès son arrivée… Surtoutpas un mot à ta sœur !
Elle rentra dans la pièce voisine, laissant Hortense murmurerque, Dieu merci ! elle ne demandait l’approbation de personne,et qu’il y aurait bien du monde d’attrapé, lorsqu’on la verrait, unjour, se marier mieux que les autres. Pourtant, elle alla guetterl’entrée du docteur.
Maintenant, l’orchestre jouait une valse. Berthe dansait avec unpetit cousin de son mari, pour épuiser à tour de rôle les membresde la famille. Mme Duveyrier n’avait pu refuserl’oncle Bachelard, qui l’incommodait beaucoup, en lui soufflantdans la figure. La chaleur grandissait, le buffet s’emplissait déjàde messieurs, s’épongeant le front. Des fillettes, dans un coin,sautaient ensemble ; pendant que des mères, rêveuses, assisesà l’écart, songeaient aux noces toujours manquées de leursdemoiselles. On félicitait beaucoup les deux pères, M. Vabreet M. Josserand, qui ne se quittaient plus, sans échangerd’ailleurs une parole. Tout le monde avait l’air de s’amuser et serécriait devant eux sur la gaieté du bal. C’était, selon le mot deCampardon, une gaieté de bon aloi.
Mais l’architecte, par effusion galante, s’inquiétait de l’étatde Valérie, tout en ne manquant pas une danse. Il eut l’idéed’envoyer sa fille Angèle prendre des nouvelles en son nom. Lapetite, dont les quatorze ans, depuis le matin, brûlaient decuriosité autour de la dame qui faisait tant causer, fut ravie depouvoir pénétrer dans le salon voisin. Et elle ne revint pas,l’architecte dut se permettre d’entrouvrir la porte et de passer latête. Il aperçut sa fille debout devant le canapé, profondémentabsorbée par la vue de Valérie, dont la gorge tendue, secouée despasmes, avait jailli hors du corsage dégrafé. Des protestationss’élevèrent, on lui criait de ne pas entrer ; et il se retira,il jura qu’il désirait seulement savoir comment ça tournait.
– Ça ne va pas, ça ne va pas, dit-il mélancoliquement auxpersonnes qui se trouvaient près de la porte. Elles sont quatre àla tenir… Faut-il qu’une femme soit bâtie, pour sauter ainsi, sansse rien démancher !
Il s’était formé là un groupe. On y commentait à demi-voix lesmoindres phases de la crise. Des dames, averties, arrivaient d’unair d’apitoiement entre deux quadrilles, pénétraient dans le petitsalon, puis rapportaient des détails aux hommes, et retournaientdanser. C’était tout un coin de mystère, des mots dits à l’oreille,des regards échangés, au milieu du brouhaha grandissant. Et, seul,abandonné, Théophile se promenait devant la porte, rendu malade parcette idée fixe qu’on se moquait de lui et qu’il ne devait pas lesouffrir.
Mais le Dr Juillerat traversa vivement la salle de bal,accompagné d’Hortense qui lui donnait des explications.Mme Duveyrier les suivait.
Quelques personnes s’étonnèrent, des bruits se répandirent. Àpeine le médecin avait-il disparu, queMme Josserand sortit de la pièce avecMme Dambreville. Sa colère montait ; ellevenait de vider deux carafes d’eau sur la tête de Valérie ;jamais elle n’avait vu une femme nerveuse à ce point. Alors, elles’était décidée à faire le tour du bal, pour arrêter lesindiscrétions par sa présence. Seulement, elle marchait d’un pas siterrible, elle distribuait des sourires si amers, que tout lemonde, derrière elle, entrait dans la confidence.
Mme Dambreville ne la quittait pas. Depuis lematin, elle lui parlait de Léon, avec de vagues plaintes, tâchantde l’amener à intervenir auprès de son fils, pour replâtrer leurliaison. Elle le lui fit voir, comme il reconduisait une grandefille sèche, auprès de laquelle il affectait de se montrer trèsassidu.
– Il nous abandonne, dit-elle avec un léger rire, tremblantde larmes contenues. Grondez-le donc, de ne plus même nousregarder.
– Léon ! appela Mme Josserand.
Quand il fut là, elle ajouta brutalement, n’étant pas d’humeur àenvelopper les choses :
– Pourquoi es-tu fâché avec madame ?… Elle ne t’enveut pas. Expliquez-vous donc. Ça n’avance à rien, d’avoir mauvaiscaractère.
Et elle les laissa l’un devant l’autre, interloqués.Mme Dambreville prit le bras de Léon, tous deuxallèrent causer dans l’embrasure d’une fenêtre ; puis, ilsquittèrent le bal ensemble, tendrement. Elle lui avait juré de lemarier à l’automne.
Cependant, Mme Josserand qui continuait àdistribuer des sourires, fut prise d’une grosse émotion, quand ellese trouva devant Berthe, essoufflée d’avoir dansé, toute rose danssa robe blanche qui se fripait. Elle la saisit entre ses bras, etdéfaillant à une vague association d’idées, se rappelant sans doutel’autre, dont la face se convulsait affreusement :
– Ma pauvre chérie, ma pauvre chérie ! murmura-t-elle,en lui donnant deux gros baisers.
Berthe alors, tranquille, demanda :
– Comment va-t-elle ?
Du coup, Mme Josserand redevint très aigre.Comment ! Berthe le savait ! Mais sans doute elle lesavait, tout le monde le savait. Seul, son mari, qu’elle montraconduisant au buffet une vieille dame, ignorait encore l’histoire.Même elle allait charger quelqu’un de le mettre au courant, car çalui donnait l’air bête, d’être toujours ainsi, en arrière desautres, à ne se douter de rien.
– Et moi qui m’échine à vouloir cacher leurcatastrophe ! dit Mme Josserand outrée. Ahbien ! je ne vais plus me gêner, il faut que ça finisse. Je netolérerai pas qu’ils te rendent ridicule.
Tout le monde le savait, en effet. Seulement, pour ne pasattrister le bal, on n’en parlait point. L’orchestre avait couvertles premiers apitoiements ; puis, on en souriait à cetteheure, dans les étreintes plus libres des couples. Il faisait trèschaud, la nuit s’avançait. Des domestiques passaient desrafraîchissements. Sur un canapé, deux petites filles, vaincues parla fatigue, s’étaient endormies aux bras l’une de l’autre, la jouecontre la joue. Près de l’orchestre, dans le ronflement d’unecontrebasse, M. Vabre s’était décidé à entretenirM. Josserand de son grand ouvrage, au sujet d’un doute qui,depuis quinze jours, l’arrêtait sur les œuvres véritables de deuxpeintres de même nom ; tandis que, près de là, Duveyrier, aumilieu d’un groupe, blâmait vivement l’empereur d’avoir autorisé, àla Comédie-Française, une pièce qui attaquait la société. Mais,lorsqu’une valse ou une polka revenait, les hommes devaient céderla place, des couples élargissaient la danse, des jupes rasaient leparquet, soulevant dans la chaleur des bougies la fine poussière etl’odeur musquée des toilettes.
– Elle va mieux, accourut dire Campardon, qui avait jeté denouveau un coup d’œil. On peut entrer.
Quelques amis se risquèrent. Valérie était toujourscouchée ; seulement, la crise se calmait ; et, pardécence, on avait couvert sa gorge d’une serviette, trouvée sur uneconsole. Devant la fenêtre, Mme Juzeur etMme Duveyrier écoutaient le Dr Juillerat, quiexpliquait que les accès cédaient parfois à des compresses d’eauchaude, appliquées autour du cou. Mais la malade ayant vu Octaveentrer avec Campardon, l’appela d’un signe, lui adressa d’abord desparoles incohérentes, dans un dernier reste d’hallucination. Il duts’asseoir près d’elle, sur l’ordre même du médecin, désireux avanttout de ne pas la contrarier ; et il reçut ainsi sesconfidences, lui qui, dans la soirée, avait déjà eu celles du mari.Elle tremblait de peur, elle le prenait pour son amant, lesuppliait de la cacher. Puis, elle le reconnut et fondit en larmes,en le remerciant de son mensonge du matin, pendant la messe. Octavesongeait à cette autre crise, dont il avait voulu profiter, avec undésir goulu d’écolier. Maintenant, il était son ami, elle luidirait tout, ce serait peut-être meilleur.
À ce moment, Théophile, qui rôdait toujours devant la porte,voulut entrer. D’autres hommes étaient là, il pouvait bien y êtreaussi. Mais cela causa toute une panique. Valérie, en entendant savoix, fut reprise d’un tremblement, on crut qu’une nouvelle criseallait se déclarer. Lui, suppliant, luttant contre ces dames dontles bras le repoussaient, répétait avec obstination :
– Je ne lui demande que le nom… Qu’elle me dise le nom.
Alors, Mme Josserand, qui arrivait, éclata. Elleattira Théophile dans le petit salon, pour étouffer le scandale.Elle lui dit furieusement :
– Ah ! ça, finirez-vous par nous ficher la paix ?Depuis ce matin, vous nous assommez avec vos bêtises… Vous manquezde tact, monsieur, oui, vous manquez absolument de tact ! Onn’insiste pas sur de pareilles choses, un jour de mariage.
– Permettez, madame, murmura-t-il, ce sont mes affaires, çane vous regarde pas !
– Comment ! ça ne me regarde pas ? mais je suisde votre famille maintenant, monsieur, et croyez-vous que votrehistoire m’amuse, à cause de ma fille ?… Ah ! vous luiavez fait de jolies noces ! Plus un mot, monsieur, vousmanquez de tact !
Il resta éperdu, il regarda autour de lui, cherchant une aide.Mais ces dames témoignaient par leur froideur qu’elles le jugeaientavec une égale sévérité. C’était le mot, il manquait de tact ;car il y avait des circonstances où l’on devait avoir la force derefréner ses passions. Sa sœur elle-même le boudait. Comme ilprotestait encore, il souleva une révolte générale. Non, non, iln’avait rien à répondre, on ne se conduisait pas de lasorte !
Ce cri lui ferma la bouche. Il était si ahuri, si pauvre avecses membres grêles et sa face de fille ratée, que ces dames eurentde légers sourires. Lorsqu’on manquait de ce qu’il faut pour rendreune femme heureuse, on ne se mariait pas. Hortense le pesait d’unregard de dédain ; la petite Angèle, qu’on oubliait, tournaitautour de lui, de son air sournois, comme si elle eût cherchéquelque chose ; et il recula avec embarras, il se mit àrougir, quand il les vit toutes, si grandes, si grosses, l’entourerde leurs fortes hanches. Mais elles sentaient la nécessitéd’arranger l’affaire. Valérie s’était remise à sangloter, pendantque le Dr Juillerat lui tamponnait de nouveau les tempes. Alors,elles se comprirent sur un coup d’œil, un esprit commun de défenseles rapprocha. Elles cherchaient, elles tâchaient d’expliquer lalettre au mari.
– Parbleu ! murmura Trublot, qui venait de rejoindreOctave, ce n’est pas malin : on dit que la lettre est à labonne.
Mme Josserand l’entendit. Elle se retourna, leregarda, pleine d’admiration. Puis, revenant versThéophile :
– Est-ce qu’une femme innocente s’abaisse à donner desexplications, quand on l’accuse avec votre brutalité ? Mais jepuis parler, moi… La lettre a été perdue par Françoise, cette bonneque votre femme a dû chasser, à cause de sa mauvaise conduite… Là,êtes-vous content ? ne sentez-vous pas la honte vous monter auvisage ?
D’abord, le mari haussa les épaules. Mais toutes ces damesrestaient sérieuses, répondaient à ses objections avec une grandeforce de raisonnement. Il était ébranlé, lorsque pour achever sadéroute, Mme Duveyrier se fâcha, lui cria que saconduite devenait abominable et qu’elle le reniait. Alors, vaincu,ayant besoin d’être embrassé, il se jeta au cou de Valérie, en luidemandant pardon. Ce fut touchant. Mme Josserandelle-même se montra très émue.
– Il vaut toujours mieux s’entendre, dit-elle, soulagée.Enfin, la journée ne finira pas trop mal.
Lorsqu’on eut rhabillé Valérie et qu’elle parut dans le bal, aubras de Théophile, il sembla qu’une joie plus large éclatait. Ilétait déjà près de trois heures, le monde commençait àpartir ; mais l’orchestre enlevait les quadrilles avec unefièvre dernière. Des hommes souriaient, derrière le ménageréconcilié. Un mot médical de Campardon sur ce pauvre Théophile,remplit d’aise Mme Juzeur. Les jeunes filles sepressaient, dévisageaient Valérie ; puis, elles prenaient desmines sottes, devant les coups d’œil scandalisés des mères.Cependant, Berthe, qui dansait enfin avec son mari, dut lui dire unmot tout bas ; car Auguste, mis au courant de l’histoire,tourna la tête ; et, sans perdre la mesure, il regardait sonfrère Théophile, avec l’étonnement et la supériorité d’un hommeauquel des choses pareilles ne peuvent pas arriver. Il y eut ungalop final, la société se lâchait dans la chaleur étouffante, dansla clarté rousse des bougies, dont les flammes vacillantesfaisaient éclater les bobèches.
– Vous êtes bien avec elle ? demandaMme Hédouin, en tournant au bras d’Octave, dontelle avait accepté une invitation.
Le jeune homme crut sentir un léger frisson dans sa taille sidroite et si calme.
– Nullement, dit-il. Ils m’ont mêlé à cela, je suis fortennuyé de l’aventure… Le pauvre diable a tout avalé.
– C’est très mal, déclara-t-elle de sa voix grave.
Sans doute, Octave s’était trompé. Quand il dénoua son bras,Mme Hédouin ne soufflait même pas, les yeux clairs,les bandeaux corrects. Mais un scandale troublait la fin du bal.L’oncle Bachelard, qui s’était achevé au buffet, venait de risquerune idée gaie. Brusquement, on l’avait aperçu dansant devantGueulin un pas de la dernière indécence. Dans les devants de sonhabit boutonné, des serviettes roulées lui faisaient une gorge denourrice ; et deux grosses oranges posées sur les serviettes,débordant des revers, montraient leur rondeur, d’un rougesanguinolent de peau écorchée. Cette fois, tout le mondeprotesta : on a beau gagner beaucoup d’argent, il y a deslimites qu’un homme convenable ne doit jamais dépasser, surtoutdevant de jeunes personnes. M. Josserand, honteux etdésespéré, fit sortir son beau-frère. Duveyrier montra le plusgrand dégoût.
À quatre heures, les mariés rentrèrent rue de Choiseul. Ilsramenaient Théophile et Valérie dans leur voiture. Comme ilsmontaient au second, où l’on avait installé un appartement, ilsrejoignirent Octave, qui rentrait aussi se coucher. Le jeune hommevoulut s’effacer par politesse, mais Berthe fit le même mouvement,et ils se heurtèrent.
– Oh ! pardon, mademoiselle, dit-il.
Ce mot de « mademoiselle » les amusa. Elle leregardait, et il se rappelait le premier regard échangé dans cetescalier même, un regard de gaieté et de hardiesse, dont ilretrouvait l’accueil charmant. Ils se comprirent peut-être, ellerougit, pendant qu’il montait seul à sa chambre, au milieu de lapaix morte des étages supérieurs.
Déjà, Auguste, l’œil gauche fermé, rendu fou par la migrainequ’il promenait depuis le matin, était dans l’appartement, où lafamille arrivait. Alors, au moment de quitter Berthe, Valérie cédaà une brusque émotion, et la serrant dans ses bras, achevant dechiffonner sa robe blanche, elle la baisa, elle lui dit à voixbasse :
– Ah ! ma chère, je vous souhaite plus de chance qu’àmoi !
Deux jours plus tard, vers sept heures, comme Octave arrivaitchez les Campardon pour le dîner, il trouva Rose seule, vêtue d’unpeignoir de soie crème, garni de dentelles blanches.
– Vous attendez quelqu’un ? demanda-t-il.
– Mais non, répondit-elle, un peu gênée. Nous nous mettronsà table, dès qu’Achille rentrera.
L’architecte se dérangeait, n’était jamais là pour l’heure desrepas, arrivait très rouge, l’air effaré, en maudissant lesaffaires. Puis, il filait tous les soirs, il épuisait lesprétextes, parlant de rendez-vous dans des cafés, inventant desréunions lointaines. Souvent alors, Octave tenait compagnie à Rosejusqu’à onze heures, car il avait compris que le mari le gardaitcomme pensionnaire, pour occuper sa femme, et elle se plaignaitdoucement, elle disait ses craintes : mon Dieu ! ellelaissait Achille bien libre, seulement elle était si inquiète,quand il revenait après minuit !
– Vous ne le trouvez pas triste depuis quelque temps ?dit-elle d’une voix tendrement effrayée.
Le jeune homme n’avait pas remarqué.
– Je le trouve préoccupé peut-être… Les travaux deSaint-Roch lui donnent du souci.
Mais elle hocha la tête, sans insister davantage. Puis, elle semontra très bonne pour Octave, l’interrogea comme de coutume surl’emploi de sa journée, avec une affection de mère et de sœur.Depuis près de neuf mois qu’il mangeait chez eux, elle le traitaitainsi en enfant de la maison.
Enfin, l’architecte parut.
– Bonsoir, mon chat, bonsoir, ma cocotte, dit-il, en labaisant de son air passionné de bon mari. Encore un imbécile, quim’a retenu une heure sur un trottoir !
Octave s’était écarté, et il les entendit échanger quelques motsà voix basse.
– Viendra-t-elle ?
– Non, à quoi bon ? et surtout ne te tourmentepas.
– Tu m’avais juré qu’elle viendrait.
– Eh bien ! oui, elle va venir. Es-tu contente ?C’est bien pour toi que je l’ai fait.
On se mit à table. Pendant tout le dîner, il fut question de lalangue anglaise, que la petite Angèle apprenait depuis quinzejours. Campardon avait brusquement soutenu la nécessité del’anglais pour une demoiselle ; et, comme Lisa sortait de chezune actrice qui revenait de Londres, chaque repas était employé àdiscuter les noms des plats qu’elle apportait. Ce soir-là, après delongs essais inutiles sur la prononciation du mot« rumsteack », il fallut remporter le rôti, oublié au feupar Victoire, et dur comme des semelles de botte.
On était au dessert, lorsqu’un coup de timbre fit tressaillirMme Campardon.
– C’est la cousine de madame, revint dire Lisa, du tonblessé d’une domestique qu’on a négligé de mettre dans uneconfidence de famille.
Et Gasparine, en effet, entra. Elle était en robe de lainenoire, très simple, avec son visage maigre et son air pauvre defille de magasin. Rose, douillettement enveloppée dans son peignoirde soie crème, grasse et fraîche, se leva, si émue, que des larmeslui montaient aux paupières.
– Ah ! ma chère, murmura-t-elle, tu es bien gentille…Oublions tout, n’est-ce pas ?
Elle l’avait prise entre les bras, elle lui donna deux grosbaisers. Octave, par discrétion, voulut partir. Mais on sefâcha : il pouvait rester, il était de la famille. Alors, ils’amusa à regarder la scène. Campardon, d’abord plein d’embarras,détournait les yeux des deux femmes, soufflant, cherchant uncigare ; tandis que Lisa, qui enlevait le couvert d’une mainbrutale, échangeait des coups d’œil avec Angèle étonnée.
– C’est ta cousine, dit enfin l’architecte à sa fille. Tunous as entendus parler d’elle… Embrasse-la donc.
Elle l’embrassa de son air maussade, inquiète du regardd’institutrice dont Gasparine la déshabillait, après avoir posé desquestions sur son âge et sur son éducation. Puis, lorsqu’on passaau salon, elle préféra suivre Lisa, qui fermait violemment laporte, en disant, sans même craindre d’être entendue :
– Ah bien ! ça va devenir drôle, ici !
Dans le salon, Campardon, toujours fiévreux, se mit à sedéfendre.
– Parole d’honneur ! la bonne idée n’est pas de moi…C’est Rose qui a voulu se réconcilier. Tous les matins, voici plusde huit jours, elle me répétait : Va donc la chercher… Alors,moi, j’ai fini par aller vous chercher.
Et, comme s’il eût senti le besoin de convaincre Octave, ill’emmena devant la fenêtre.
– Hein ? les femmes sont les femmes… Moi, çam’embêtait parce que j’ai peur des histoires. L’une à droite,l’autre à gauche, il n’y avait pas de tamponnement possible… Maisj’ai dû céder, Rose assure que nous serons tous plus contents.Enfin, nous essayerons. Ça dépend d’elles deux, maintenant,d’arranger ma vie.
Cependant, Rose et Gasparine s’étaient assises côte à côte surle canapé. Elles parlaient du passé, des jours vécus à Plassans,chez le bon père Domergue. Rose alors avait le teint plombé, lesmembres grêles d’une fillette malade de sa croissance, tandis queGasparine, femme à quinze ans, était grande et désirable, avec sesbeaux yeux ; et elles se regardaient aujourd’hui, elles ne sereconnaissaient plus, l’une si fraîchement grasse dans sa chastetéforcée, l’autre séchée par la vie de passion nerveuse dont ellebrûlait. Gasparine, un instant, souffrit de son teint jaune et desa robe étriquée, en face de Rose vêtue de soie, noyant sous desdentelles la délicatesse douillette de son cou blanc. Mais elledompta ce frisson de jalousie, elle accepta tout de suite unesituation de parente pauvre, à genoux devant les toilettes et lesgrâces de sa cousine.
– Et ta santé ? demanda-t-elle à demi-voix. Achillem’a parlé… Ça ne va pas mieux ?
– Non, non, répondit Rose, mélancolique. Tu vois, je mange,j’ai l’air très bien… Et ça ne se remet pas, ça ne se remettrajamais.
Comme elle pleurait, Gasparine la prit à son tour dans ses bras,la garda contre sa poitrine plate et ardente, pendant que Campardonaccourait les consoler.
– Pourquoi pleures-tu ? disait-elle avec maternité. Leprincipal est que tu ne souffres pas… Qu’est-ce que ça fait, si tuas toujours autour de toi des gens pour t’aimer ?
Rose se calmait, souriait déjà au milieu de ses larmes. Alors,l’architecte, emporté par l’attendrissement, les saisit toutes lesdeux dans une même étreinte, leur donna des baisers, enbalbutiant :
– Oui, oui, nous nous aimerons bien, nous t’aimerons bien,ma pauvre cocotte… Tu verras comme tout s’arrangera, à présent quenous sommes réunis.
Et, se tournant vers Octave :
– Ah ! mon cher, on a beau dire, il n’y a encore quela famille !
La fin de la soirée fut charmante. Campardon, qui s’endormaitd’habitude au sortir de table, s’il restait chez lui, retrouva sagaieté d’artiste, les vieilles farces et les chansons raides del’École des Beaux-Arts. Lorsque, vers onze heures, Gasparine seretira, Rose voulut l’accompagner, malgré la difficulté qu’elleéprouvait à marcher, ce jour-là ; et, penchée sur la rampe,dans le silence grave de l’escalier :
– Reviens souvent ! cria-t-elle.
Le lendemain, Octave, intéressé, tâcha de faire causer lacousine au Bonheur des Dames, comme ils recevaientensemble un arrivage de lingerie. Mais elle répondit d’une voixbrève, il la sentit hostile, fâchée de l’avoir eu pour témoin, laveille. D’ailleurs elle ne l’aimait pas, elle lui témoignait, dansleurs rapports forcés, une sorte de rancune. Depuis longtemps, ellecomprenait son jeu auprès de la patronne, et elle assistait à sacour assidue, avec des regards noirs, une moue méprisante deslèvres, dont il restait parfois troublé. Lorsque cette grandediablesse de fille allongeait ses mains sèches entre eux, iléprouvait la sensation nette et désagréable, que jamais il n’auraitMme Hédouin.
Cependant, Octave s’était donné six mois. Quatre à peinevenaient de s’écouler, et des impatiences le prenaient. Chaquematin, il se demandait s’il ne devait pas brusquer les choses, envoyant le peu de progrès fait dans les tendresses de cette femme,toujours si glacée et si douce. Elle avait fini pourtant par luitémoigner une véritable estime, gagnée à ses idées larges, à sesrêves de grands comptoirs modernes, déballant des millions demarchandises sur les trottoirs de Paris. Souvent, lorsque son marin’était pas là et qu’elle ouvrait la correspondance avec le jeunehomme, le matin, elle le retenait, le consultait, se trouvait biende ses avis ; et une sorte d’intimité commerciales’établissait ainsi entre eux. C’étaient des liasses de factures oùleurs mains se rencontraient, des chiffres dont ils s’effleuraientla peau avec leur haleine, des abandons devant la caisse, à lasuite des recettes heureuses. Même, il abusait de ces moments, satactique avait fini par être de la toucher dans sa nature de bonnecommerçante et de la vaincre, un jour de faiblesse, au milieu de lagrosse émotion de quelque vente inespérée. Aussi cherchait-il uncoup étonnant, qui la lui livrerait. Du reste, dès qu’il ne latenait plus à causer d’affaires, tout de suite elle reprenait satranquille autorité, lui donnait poliment des ordres, comme elle endonnait aux garçons de magasin ; et elle dirigeait la maisonavec sa froideur de belle femme, portant une petite cravate d’hommesur sa gorge de statue antique, sanglée dans la sévérité d’uncorsage éternellement noir.
Vers cette époque, M. Hédouin, étant tombé malade, allafaire une saison aux eaux de Vichy. Octave, franchement, s’enréjouissait. Mme Hédouin avait beau être de marbre,elle s’attendrirait dans son veuvage. Mais il attendit inutilementun frisson, un alanguissement de désir. Jamais elle ne s’étaitmontrée si active, la tête si libre et l’œil si clair. Levée avecle jour, elle recevait elle-même les marchandises dans le sous-sol,la plume à l’oreille, de l’air affairé d’un commis. On la voyaitpartout, en bas et en haut, aux rayons de la soierie et du blanc,veillant à l’étalage et à la vente ; et elle circulaitpaisible, sans même attraper un grain de poussière, parmi cetentassement de ballots qui faisait éclater le magasin trop étroit.Lorsqu’il la rencontrait au milieu de quelque passage étranglé,entre un mur de lainages et tout un banc de serviettes, Octave serangeait maladroitement, pour l’avoir une seconde à lui, sur sapoitrine ; mais elle passait si occupée, qu’il sentait à peinel’effleurement de sa robe. Il était très gêné, d’ailleurs, par lesyeux de Mlle Gasparine, dont il trouvait toujours,à ces moments-là, le regard dur fixé sur eux.
Au demeurant, le jeune homme ne désespérait pas. Parfois, il secroyait au but et arrangeait déjà sa vie, pour le jour prochain oùil serait l’amant de la patronne. Il avait gardé Marie, afin depatienter ; seulement, si elle était commode et si elle ne luicoûtait rien, elle pouvait devenir gênante peut-être, avec safidélité de chien battu. Aussi, tout en la reprenant, les soirsd’ennui, songeait-il déjà à la façon dont il romprait. La lâcherbrutalement lui semblait maladroit. Un matin de fête, comme ilallait retrouver au lit sa voisine, pendant une course matinale duvoisin, l’idée lui était enfin venue, de rendre Marie à Jules, deles mettre aux bras l’un de l’autre, si amoureux qu’il pourrait seretirer, la conscience tranquille. C’était du reste une bonneaction, dont le côté attendrissant lui enlevait tout remords.Pourtant, il attendait, il ne voulait pas se trouver sansfemme.
Chez les Campardon, une autre complication préoccupait Octave.Il sentait arriver le moment où il devrait prendre ses repasailleurs. Depuis trois semaines, Gasparine s’installait dans lamaison, avec une autorité de plus en plus large. Elle était revenued’abord chaque soir ; puis, on l’avait vue pendant ledéjeuner ; et, malgré son travail au magasin, elle commençaità se charger de tout, de l’éducation d’Angèle et des provisions duménage. Rose répétait sans cesse devant Campardon :
– Ah ! si Gasparine logeait avec nous !
Mais, chaque fois, l’architecte s’écriait, rougissant descrupule, tourmenté d’une honte :
– Non, non, ça ne se peut pas… D’ailleurs, où lacoucherais-tu ?
Et il expliquait qu’il faudrait donner à la cousine son cabinetcomme chambre, tandis que lui transporterait sa table et ses plansdans le salon. Certes, ça ne l’aurait aucunement gêné ; il sedéciderait peut-être un jour à faire ce déménagement, car iln’avait pas besoin d’un salon, et il finissait par être trop àl’étroit, pour le travail qui lui arrivait de tous côtés.Seulement, Gasparine pouvait rester chez elle. À quoi bon se mettreen tas ?
– Quand on est bien, répétait-il à Octave, on a tort devouloir être mieux.
Vers ce temps-là, il fut obligé d’aller à Évreux passer deuxjours. Les travaux de l’archevêché l’inquiétaient. Il avait cédé àun désir de monseigneur, sans qu’il y eût de crédit ouvert, et laconstruction du fourneau des nouvelles cuisines et du calorifèremenaçait d’atteindre un chiffre très élevé, qu’il lui seraitimpossible de porter aux frais d’entretien. D’autre part, lachaire, pour laquelle on avait accordé trois mille francs,monterait à dix mille au moins. Il désirait s’entendre avecmonseigneur, afin de prendre certaines précautions.
Rose l’attendait seulement le dimanche soir. Il tomba au milieudu déjeuner, et son entrée brusque causa un effarement. Gasparinese trouvait à table, entre Octave et Angèle. On affecta d’être àl’aise ; mais il régnait un air de mystère. Lisa venait derefermer la porte du salon, sur un geste désespéré de madame ;tandis que la cousine repoussait du pied, sous les meubles, desbouts de papier qui traînaient. Lorsqu’il parla de se déshabiller,tous l’arrêtèrent.
– Attendez donc. Prenez une tasse de café, puisque vousavez déjeuné à Évreux.
Enfin, comme il remarquait la gêne de Rose, celle-ci alla sejeter à son cou.
– Mon ami, il ne faut pas me gronder… Si tu n’étais revenuque ce soir, tu aurais trouvé tout en ordre.
Tremblante, elle ouvrit les portes, le mena dans le salon etdans le cabinet. Un lit d’acajou, apporté le matin par un marchandde meubles, occupait la place de la table à dessiner, qu’on avaittransportée au milieu de la pièce voisine ; mais rien n’étaitencore rangé, des cartons s’écroulaient parmi des vêtements àGasparine, la Vierge au cœur saignant gisait contre le mur, caléepar une cuvette neuve.
– C’était une surprise, murmuraMme Campardon, le cœur gros, en se cachant la facedans le gilet de son mari.
Lui, très ému, regardait. Il ne disait rien, il évitait derencontrer les yeux d’Octave. Alors, Gasparine demanda de sa voixsèche :
– Mon cousin, est-ce que ça vous contrarie ?… C’estRose qui m’a persécutée. Mais si vous croyez que je suis de trop,je puis encore m’en aller.
– Oh ! ma cousine ! s’écria enfin l’architecte.Tout ce que Rose fait est bien fait.
Et, celle-ci ayant éclaté en gros sanglots sur sapoitrine :
– Voyons, ma cocotte, es-tu bête de pleurer !… Je suistrès content. Tu veux avoir ta cousine avec toi, eh bien !prends ta cousine avec toi. Moi, tout m’arrange… Ne pleure doncplus ! Tiens ! je t’embrasse comme je t’aime, bienfort ! bien fort !
Il la mangeait de caresses. Alors, Rose, qui fondait en larmespour un mot, mais qui souriait tout de suite, au milieu de sespleurs, se consola. Elle le baisa à son tour sur la barbe, elle luidit doucement :
– Tu as été dur. Embrasse-la aussi.
Campardon embrassa Gasparine. On appela Angèle qui, de la salleà manger, regardait, la bouche ouverte, les yeux clairs ; etelle dut l’embrasser également. Octave s’était écarté, en trouvantqu’on finissait par être trop tendre, dans cette maison. Il avaitremarqué avec étonnement l’attitude respectueuse, la prévenancesouriante de Lisa auprès de Gasparine. Une fille intelligentedécidément, cette coureuse aux paupières bleues !
Cependant, l’architecte s’était mis en manches de chemise, etsifflant, chantant, pris d’une gaieté de gamin, il employal’après-midi à organiser la chambre de la cousine. Celle-cil’aidait, poussait les meubles avec lui, déballait le linge,secouait les vêtements ; pendant que Rose, assise de peur dese fatiguer, leur donnait des conseils, plaçait la toilette ici etle lit de ce côté, pour la commodité de tout le monde. Alors,Octave comprit qu’il gênait leur expansion ; il se sentait detrop dans un ménage si uni, il les avertit que, le soir, il dînaitdehors. D’ailleurs, il était décidé : le lendemain, ilremercierait Mme Campardon de sa bonne hospitalité,en inventant une histoire.
Vers cinq heures, comme il regrettait de ne savoir où rencontrerTrublot, l’idée lui vint de demander à dîner aux Pichon, pour nepoint passer la soirée seul. Mais, en entrant chez eux, il tombasur une scène de famille déplorable. Les Vuillaume étaient là,indignés, frémissants.
– C’est une indignité, monsieur ! disait la mère,debout, le bras tendu vers son gendre, écrasé sur une chaise. Vousm’aviez donné votre parole d’honneur.
– Et toi, ajoutait le père, en faisant reculer jusqu’aubuffet sa fille toute tremblante, ne le défends pas, tu es aussicoupable… Vous voulez donc mourir de faim ?
Mme Vuillaume avait remis son châle et sonchapeau. Elle déclara d’un ton solennel :
– Adieu !… Nous n’encouragerons pas au moins votredésordre par notre présence. Du moment où vous ne tenez nul comptede nos désirs, nous n’avons que faire ici… Adieu !
Et, comme son gendre, par la force de l’habitude, se levait pourles accompagner :
– Inutile, nous trouverons bien l’omnibus sans vous… Passezdevant, monsieur Vuillaume. Qu’ils mangent leur dîner, et que çaleur profite, car ils n’en auront pas toujours !
Octave, stupéfait, dut s’effacer. Quand ils furent partis, ilregarda Jules atterré sur sa chaise et Marie très pâle devant lebuffet. Tous deux se taisaient.
– Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.
Mais, sans lui répondre, la jeune femme, d’une voix dolente,gronda son mari.
– Je t’avais prévenu. Tu aurais dû attendre, pour leurcouler la chose en douceur. Rien ne pressait, ça ne se voit pasencore.
– Qu’est-ce donc ? répéta Octave.
Alors, sans même se tourner, elle dit crûment, dans sonémotion :
– Je suis enceinte.
– Ils m’embêtent à la fin ! cria Jules qui se levait,pris de révolte. J’ai cru honnête de les prévenir tout de suite decet ennui… Est-ce qu’ils s’imaginent que ça m’amuse ! Je suisplus attrapé qu’eux, là-dedans. D’autant plus que, sapristi !il n’y a pas de ma faute… N’est-ce pas ? Marie, si nous savonscomment il a pu pousser, celui-là !
– Ça, c’est bien vrai, affirma la jeune femme.
Octave comptait les mois. Elle était enceinte de cinq mois, etde fin décembre à fin mai, le compte s’y trouvait. Il en fut toutému ; puis, il aima mieux douter ; mais sonattendrissement persistait, il éprouvait le besoin violent de fairequelque chose de gentil pour les Pichon. Jules continuait àgrogner : on le recevrait tout de même, cet enfant ;seulement, il aurait bien dû rester où il était. De son côté,Marie, d’ordinaire si douce, se fâchait, finissait par donnerraison à sa mère, qui ne pardonnait jamais la désobéissance. Et leménage en arrivait à une querelle, se jetant le petit au visage,s’accusant l’un l’autre de l’avoir fait, lorsque Octave intervintgaiement.
– Ça n’avance à rien, maintenant qu’il est là… Voyons, ilne faut pas dîner ici ; ce serait trop triste. Je vous emmèneau restaurant, voulez-vous ?
La jeune femme rougit. Dîner au restaurant était sa joie. Elleparla pourtant de sa fille, qui l’empêchait toujours de prendre desplaisirs. Mais il fut décidé que, cette fois, Lilitte serait de lapartie. Et ce fut une soirée charmante. Octave les avait menés auBœuf à la mode, dans un cabinet, pour être plus libre, disait-il.Là, il les accabla de nourriture, avec une prodigalité émue, nesongeant pas à l’addition, heureux de les voir manger. Même, audessert, quand on eut allongé Lilitte entre deux oreillers dudivan, il demanda du champagne ; et ils s’oublièrent, lescoudes sur la table, les yeux humides, tous trois pleins de cœur,alanguis par la chaleur suffocante du cabinet. Enfin, à onzeheures, ils parlèrent de rentrer ; mais ils étaient trèsrouges, l’air frais de la rue les grisa. Alors, comme la petite,tombant de sommeil, refusait de marcher, Octave, pour bien faireles choses jusqu’au bout, voulut absolument prendre une voiture,malgré le voisinage de la rue de Choiseul. Dans le fiacre, il eutle scrupule de ne pas serrer entre les siennes les jambes de Marie.Seulement, en haut, pendant que Jules bordait Lilitte, il posa unbaiser sur le front de la jeune femme, le baiser d’adieu d’un pèrequi cède sa fille à un gendre. Puis, les voyant, très amoureux, seregarder d’un air ivre, il les coucha, il leur souhaita à traversla porte une bonne nuit, avec beaucoup de jolis rêves.
– Ma foi, pensait-il en se fourrant tout seul dans son lit,ça m’a coûté cinquante francs, mais je leur devais bien ça… Aprèstout, je n’ai qu’un désir, c’est que son mari la rende heureuse,cette petite femme !
Et, attendri de son bon cœur, il résolut, avant de s’endormir,de tenter le grand coup, le lendemain soir.
Chaque lundi, après le dîner, Octave aidaitMme Hédouin à examiner les commandes de la semaine.Pour cette besogne, tous deux se retiraient dans le cabinet dufond, une étroite pièce où il y avait seulement une caisse, unbureau, deux chaises et un canapé. Mais, ce lundi-là, les Duveyriermenaient justement Mme Hédouin à l’Opéra-Comique.Aussi, vers trois heures, appela-t-elle le jeune homme. Malgré leclair soleil, ils durent allumer le gaz, car le cabinet ne recevaitqu’un jour livide par une cour intérieure. Comme il poussait leverrou et qu’elle le regardait, étonnée :
– Personne ne viendra nous déranger, murmura-t-il.
Elle l’approuva de la tête, ils se mirent au travail. Lesnouveautés d’été allaient magnifiquement, toujours les affaires dela maison s’étendaient. Cette semaine-là surtout, la vente despetits lainages s’annonçait tellement bien, qu’elle laissa échapperun soupir.
– Ah ! si nous avions de la place !
– Mais, dit-il, commençant l’attaque, cela dépend de vous…J’ai une idée, depuis quelque temps, dont je veux vous parler.
C’était l’affaire d’audace qu’il cherchait. Il s’agissaitd’acheter la maison voisine, sur la rue Neuve-Saint-Augustin, dedonner congé à un marchand d’ombrelles et à un bimbelotier, puisd’agrandir les magasins, où l’on pourrait créer de vastes rayons.Et il s’échauffait, se montrait plein de mépris pour l’anciencommerce, au fond de boutiques humides, noires, sans étalage,évoquait du geste un commerce nouveau, entassant tout le luxe de lafemme dans des palais de cristal, remuant les millions au pleinjour, flambant le soir ainsi qu’une fête de gala princier.
– Vous tuerez le commerce du quartier Saint-Roch,disait-il, vous attirerez à vous les petites clientèles. Ainsi, lamaison de soierie de M. Vabre vous fait du tortaujourd’hui ; développez vos vitrines sur la rue, créez unrayon spécial, et vous le réduisez à la faillite avant cinq ans…Enfin, il est toujours question d’ouvrir cette rue du Dix-Décembre,qui doit aller du nouvel Opéra à la Bourse. Mon ami Campardon m’enparle quelquefois. Cela peut décupler le mouvement d’affaires duquartier.
Mme Hédouin, le coude sur un registre, sa belletête grave appuyée dans la main, l’écoutait. Elle était née auBonheur des Dames, fondé par son père et son oncle, elleaimait la maison, elle la voyait s’élargir, dévorer les maisonsvoisines, étaler une façade royale ; et ce rêve allait à sonintelligence vive, à sa volonté droite, à l’intuition délicate defemme qu’elle avait du nouveau Paris.
– Jamais l’oncle Deleuze ne voudra, murmura-t-elle. Puis,mon mari est trop souffrant.
Alors, la voyant ébranlée, Octave prit sa voix de séduction, unevoix d’acteur, douce et chantante. Il la chauffait en même temps deses yeux couleur de vieil or, que des femmes disaientirrésistibles. Mais, le bec de gaz avait beau brûler près de sanuque, elle restait sans une chaleur à la peau, elle tombaitseulement dans une rêverie, sous l’étourdissement des parolesintarissables du jeune homme. Il en était arrivé à étudierl’affaire au point de vue des chiffres, à établir déjà un devisapproximatif, de l’air passionné dont un page romantique auraitdéclaré un amour longtemps contenu. Lorsque, brusquement, ellesortit de ses réflexions, elle se trouva dans ses bras. Il lapoussait sur le canapé, croyant qu’elle cédait enfin.
– Mon Dieu ! c’était pour ça ! dit-elle avec unaccent de tristesse, en se débarrassant de lui comme d’un enfantimportun.
– Eh bien ! oui, je vous aime, cria-t-il. Oh ! neme repoussez pas. Avec vous, je ferai de grandes choses…
Et il alla ainsi jusqu’au bout de la tirade, qui sonnait faux.Elle ne l’interrompit pas, elle s’était remise à feuilleter leregistre, debout. Puis, quand il se tut :
– Je sais tout ça, on me l’a déjà dit… Mais je vous croyaisplus intelligent que les autres, monsieur Octave. Vous me faites dela peine, vraiment, car j’avais compté sur vous. Enfin, tous lesjeunes gens manquent de raison… Nous avons besoin de beaucoupd’ordre, dans une maison telle que la nôtre, et vous commencez parvouloir des choses qui nous dérangeraient du matin au soir. Je nesuis pas une femme ici, j’ai trop d’affaires… Voyons, vous qui êtessi bien organisé, comment n’avez-vous pas compris que jamais je neferai ça, parce que c’est bête d’abord, inutile ensuite, et que,heureusement pour moi, je n’en ai pas la moindre envie !
Il l’aurait préférée dans une colère d’indignation, étalant degrands sentiments. Sa voix calme, son tranquille raisonnement defemme pratique, sûre d’elle-même, le déconcertaient. Il se sentaitdevenir ridicule.
– Ayez pitié, madame, balbutia-t-il encore. Voyez ce que jesouffre.
– Non, vous ne souffrez pas. En tout cas, vous guérirez…Tenez ! on frappe, vous feriez mieux d’ouvrir la porte.
Alors, il dut tirer le verrou. C’étaitMlle Gasparine qui désirait savoir si l’onattendait des chemises à entre-deux. Le verrou poussé l’avaitsurprise. Mais elle connaissait trop bienMme Hédouin ; et, quand elle la vit avec sonair glacé, devant Octave plein de malaise, elle eut un mincesourire moqueur, en regardant ce dernier. Il en fut exaspéré, ill’accusa d’avoir fait manquer le coup.
– Madame, déclara-t-il brusquement, lorsque la demoisellede magasin fut partie, je quitte la maison ce soir.
Ce fut un étonnement pour Mme Hédouin. Elle leregarda.
– Pourquoi donc ? Je ne vous renvoie pas… Oh ! çane change rien, je n’ai pas peur.
Cette phrase acheva de le mettre hors de lui. Il partait tout desuite, il ne voulait pas endurer son martyre une minute deplus.
– C’est bien, monsieur Octave, reprit-elle avec sasérénité. Je vais vous régler à l’instant… N’importe, la maisonvous regrettera, car vous étiez un bon commis.
Dans la rue, Octave comprit qu’il venait de se conduire comme unsot. Quatre heures sonnaient, le gai soleil printanier jaunissaittout un angle de la place Gaillon. Et, furieux contre lui-même, ildescendit au hasard la rue Saint-Roch, en discutant la façon dontil aurait dû agir. D’abord, pourquoi n’avait-il pas pincé leshanches à cette Gasparine ? C’était ce qu’elle demandait sansdoute ; mais il ne les aimait pas, comme Campardon, à ce degréde sécheresse ; puis, il se serait peut-être mal adresséencore, car celle-là lui semblait une de ces particulières d’unevertu rigide avec les messieurs du dimanche, lorsqu’elles ont unhomme de semaine qui les met sur le flanc, du lundi au samedi.Ensuite, quelle idée jeune, d’avoir voulu quand même devenirl’amant de la patronne ! Ne pouvait-il donc faire son affaired’argent dans la maison, sans exiger d’y trouver, tout à la fois,le pain et le lit ? Un instant, très combattu, il fut sur lepoint de retourner au Bonheur des Dames, avouer ses torts.Puis, la pensée de Mme Hédouin, si tranquillementsuperbe, réveilla sa vanité souffrante, et il redescendit versSaint-Roch. Tant pis ! c’était fait. Il allait voir siCampardon n’était pas dans l’église, pour l’emmener au café prendreun madère. Ça le distrairait. Il entra par le vestibule où s’ouvreune porte de la sacristie, une allée noire et sale de maisonlouche.
– Vous cherchez peut-être M. Campardon ? dit unevoix près de lui, comme il hésitait, fouillant la nef duregard.
C’était l’abbé Mauduit, qui venait de le reconnaître.L’architecte étant absent, il voulut absolument faire visiter aujeune homme les travaux du Calvaire, pour lesquels il sepassionnait. Il le mena derrière le chœur, lui montra d’abord lachapelle de la Vierge, aux murs de marbre blanc, et dont l’autelest surmonté du groupe de la Crèche, un Jésus entre un saint Josephet une sainte Vierge d’un style rococo ; puis, derrièreencore, il lui fit traverser la chapelle de l’Adorationperpétuelle, aux sept lampes d’or, aux candélabres d’or, à l’auteld’or luisant dans l’ombre fauve des vitraux couleur d’or. Mais, là,à droite et à gauche, des cloisons de planches barraient le fond del’abside ; et, au milieu du silence frissonnant, au-dessus desombres noires agenouillées, balbutiant des prières, retentissaientdes coups de pic, des voix de maçons, tout un tapage violent dechantier.
– Entrez donc, dit l’abbé Mauduit en retroussant sasoutane. Je vais vous expliquer.
De l’autre côté des planches, il y avait un écroulement deplâtras, un coin d’église ouvert au grand air du dehors, blanc dechaux envolée, humide d’eau répandue. On voyait encore, à gauche,la dixième station, Jésus cloué sur la croix, et à droite, ladouzième, les saintes femmes autour de Jésus. Mais, au milieu, legroupe de la onzième station, Jésus sur la croix, avait été enlevépuis déposé contre un mur ; et c’était là que les ouvrierstravaillaient.
– Voici, continua le prêtre. J’ai eu l’idée d’éclairer parun jour d’en haut, pris dans la coupole, le groupe central duCalvaire… Vous comprenez l’effet à obtenir ?
– Oui, oui, murmura Octave, que cette promenade parmi desmatériaux tirait de ses préoccupations.
L’abbé Mauduit, la voix haute, avait un air de machiniste enchef indiquant la plantation de quelque grand décor.
– Naturellement, la plus sévère nudité, rien que des mursde pierre, sans un bout de peinture, sans le moindre filet d’or. Ilfaut que nous soyons dans une crypte, dans quelque chose desouterrain et de désolé… Mais le gros effet est le Christ en croix,ayant à ses pieds la Vierge et Madeleine. Je le plante au sommetd’un rocher, je détache les statues blanches sur un fondgris ; et c’est alors que mon jour de coupole les éclairecomme d’un rayon invisible, d’une clarté vive qui les fait venir enavant, qui les anime d’une vie surnaturelle… Vous verrez ça, vousverrez ça !
Et il se tourna pour crier à un ouvrier :
– Enlevez donc la Vierge, vous allez finir par lui casserla cuisse.
L’ouvrier appela un camarade. À eux deux, ils empoignèrent laVierge par les reins, puis la portèrent à l’écart, comme une grandefille blanche, tombée raide d’une attaque nerveuse.
– Méfiez-vous ! répétait le prêtre qui les suivait aumilieu des gravats, sa robe est déjà fêlée. Attendez !
Il leur donna un coup de main, saisit Marie par le dos et sortittout plâtreux de cet embrassement.
– Alors, reprit-il en revenant vers Octave, imaginez queles deux baies de la nef, là, devant nous, soient ouvertes, etallez vous placer dans la chapelle de la Vierge. Par-dessusl’autel, à travers la chapelle de l’Adoration perpétuelle, tout aufond, vous apercevrez le Calvaire… Et vous imaginez-vous l’effet,ces trois grandes figures, ce drame simple et nu, dans cetenfoncement de tabernacle, au-delà de cette nuit mystérieuse desvitraux, de ces lampes et de ces candélabres d’or… Hein ? jecrois que ce sera irrésistible ?
Il devenait éloquent, il riait d’aise, très fier de sonidée.
– Les plus sceptiques seront remués, dit Octave pour luifaire plaisir.
– N’est-ce pas ? cria-t-il. Il me tarde de voir toutcela en place.
En revenant dans la nef, il s’oublia, il garda sa voix haute,son allure d’entrepreneur ; et il parlait de Campardon avecles plus grands éloges ; un garçon qui, au Moyen Âge,disait-il, aurait eu un sens religieux très remarquable. Il avaitfait sortir Octave par la petite porte du fond, il le retint encoreun instant dans la cour du presbytère, où l’on voit le chevet del’église, noyé sous des constructions voisines. C’était là qu’ildemeurait, au second étage d’une grande maison à façade rouillée,occupée tout entière par le clergé de Saint-Roch. Une odeurdiscrète de prêtre, un silence chuchotant de confessionnalsortaient du vestibule, surmonté d’une Vierge, et des hautesfenêtres, voilées d’épais rideaux.
– J’irai voir M. Campardon ce soir, dit enfin l’abbéMauduit. Priez-le de m’attendre… Je veux causer à l’aise d’uneamélioration.
Et il salua de son air mondain. Octave était calmé. Saint-Roch,avec ses voûtes fraîches, avait détendu ses nerfs. Il regardacurieusement cette entrée d’église à travers une maisonparticulière, cette loge de concierge où l’on devait la nuit tirerle cordon pour le bon Dieu, tout ce coin de couvent perdu dans legrouillement noir du quartier. Sur le trottoir, il leva encore lesyeux : la maison étendait sa façade nue, aux fenêtres grilléeset sans rideaux ; mais des barres de fer retenaient descaisses de fleurs, sur les fenêtres du quatrième étage ; et,en bas, dans les murs épais, s’ouvraient d’étroites boutiques dontle clergé tirait profit, un savetier, un horloger, une brodeuse,même un marchand de vin, rendez-vous des croque-morts, les joursd’enterrement. Octave, disposé par son insuccès aux renoncements dece monde, regretta la tranquille existence que les vieillesservantes des curés devaient mener là-haut, dans ces chambresgarnies de verveines et de pois de senteur.
Le soir, à six heures et demie, comme il entrait sans sonnerchez les Campardon, il tomba net sur l’architecte et sur Gasparine,en train de se baiser à pleine bouche dans l’antichambre. Celle-ci,qui arrivait du magasin, n’avait pas même pris le temps de refermerla porte. Tous deux restèrent saisis.
– Ma femme se donne un coup de peigne, balbutia Campardonpour dire quelque chose. Voyez-la donc.
Octave, aussi gêné qu’eux, se hâta d’aller frapper à la chambrede Rose, où il pénétrait d’habitude en parent. Décidément, il nepouvait continuer de manger là, maintenant qu’il les surprenaitderrière les portes.
– Entrez ! cria la voix de Rose. C’est vous, Octave…Oh ! il n’y a pas de mal.
Elle n’avait pourtant pas remis son peignoir, les épaules et lesbras nus, d’une délicatesse et d’une blancheur de lait. Attentivedevant la glace, elle roulait en petits frisons ses cheveux d’or.Tous les jours, pendant des heures, c’étaient ainsi des soins detoilette excessifs, une continue préoccupation à s’étudier lesgrains de la peau, à se parer, pour s’allonger ensuite sur unechaise longue, dans un luxe et une beauté d’idole sans sexe.
– Vous vous faites donc superbe encore ce soir, dit Octaveen souriant.
– Mon Dieu ! puisque je n’ai que cette distraction,répondit-elle. Ça m’amuse… Vous savez, je n’ai jamais été femme deménage ; et puis, à présent que Gasparine va être là…Hein ? les frisons m’avantagent. Ça me console un peu, quandje suis bien habillée et que je me sens jolie.
Comme le dîner n’était pas prêt, il conta son départ duBonheur des Dames, il inventa une histoire, une autresituation guettée par lui depuis longtemps ; et il seréservait ainsi un prétexte, pour expliquer sa résolution deprendre ses repas ailleurs. Elle s’étonna qu’il pût quitter ainsiune maison où il avait de l’avenir. Mais elle était tout à saglace, elle l’écoutait mal.
– Voyez donc cette rougeur, là, derrière l’oreille… Est-ceque c’est un bouton ?
Il dut lui examiner la nuque, qu’elle lui tendait, avec sa belletranquillité de femme sacrée.
– Ce n’est rien, dit-il. Vous vous serez débarbouillée tropfort.
Et, quand il l’eut aidée à remettre son peignoir, tout de satinbleu et brodé d’argent, ce soir-là, ils passèrent dans la salle àmanger. Dès le potage, on causa du départ d’Octave de chez lesHédouin. Campardon s’exclamait, pendant que Gasparine avait auxlèvres son mince sourire ; du reste, ils étaient très à l’aisel’un devant l’autre. Le jeune homme finit même par être touché destendres prévenances dont ils accablaient Rose. Campardon luiversait à boire, Gasparine choisissait à son intention le meilleurmorceau du plat. Était-elle contente du pain, car on aurait changéle boulanger ? voulait-elle un oreiller pour lui soutenir ledos ? Et Rose, pleine de gratitude, les suppliait de ne pas sedéranger ainsi. Elle mangeait beaucoup, trônait entre eux, avec sagorge douillette de belle blonde, dans son peignoir de reine, ayantà sa droite son mari essoufflé, qui maigrissait, et à sa gauche lacousine sèche, noire, les épaules rétrécies sous sa robe sombre, lachair fondue par la passion.
Au dessert, Gasparine tança vertement Lisa qui répondait mal àmadame, au sujet d’un morceau de fromage égaré. La femme de chambredevint très humble. Déjà, Gasparine avait mis la main sur le ménageet dompté les bonnes ; d’un mot, elle faisait tremblerVictoire elle-même devant ses casseroles. Aussi Rose reconnaissantelui adressa-t-elle un regard mouillé ; on la respectait,depuis qu’elle était là, et son rêve était de lui faire quitter, àelle aussi, le Bonheur des Dames, pour la charger del’éducation d’Angèle.
– Voyons, murmura-t-elle d’une voix caressante, il y apourtant assez à s’occuper ici… Angèle, supplie ta cousine, dis-luicombien ça te ferait plaisir.
La jeune fille supplia sa cousine, tandis que Lisa approuvait dela tête. Mais Campardon et Gasparine restèrent graves : non,non, il fallait attendre, on ne se lâchait point ainsi des piedsdans la vie, sans se tenir des mains.
Maintenant, au salon, les soirées étaient délicieuses.L’architecte ne sortait plus. Justement, ce soir-là, il devaitaccrocher, dans la chambre de Gasparine, des gravures, quirevenaient de l’encadreur : Mignon aspirant au ciel, une vuede la fontaine de Vaucluse, d’autres encore. Et il était d’unegaieté de gros homme, sa barbe jaune en coup de vent, les jouesrouges d’avoir trop mangé, heureux et satisfait dans tous sesappétits. Il appela la cousine pour l’éclairer, on l’entenditenfoncer des clous, monté sur une chaise. Alors, Octave, setrouvant seul avec Rose, reprit son histoire, expliqua qu’à la findu mois il serait forcé de prendre pension ailleurs. Elle parutsurprise, mais elle avait la tête occupée, elle revint tout desuite à son mari et à la cousine, qu’elle écoutait rire.
– Hein ? s’amusent-ils, à pendre ces tableaux !…Que voulez-vous ? Achille ne se dérange plus, voici quinzejours qu’il ne me quitte pas, le soir ; non, plus de café,plus de réunions d’affaires, plus de rendez-vous ; et vousvous rappelez comme j’étais inquiète, lorsqu’il rentrait aprèsminuit !… Ah ! c’est aujourd’hui pour moi une bien grandetranquillité ! Je le garde, au moins.
– Sans doute, sans doute, murmura Octave.
Et elle parla encore de l’économie qui résultait du nouvelarrangement. Tout marchait mieux dans le ménage, on y riait dumatin au soir.
– Lorsque je vois Achille content, reprit-elle, ça mecontente. Puis, ramenée aux affaires du jeune homme :
– Alors, vraiment, vous nous quittez ?… Restez donc,puisque nous allons tous être heureux.
Il recommença ses explications. Elle comprit, elle baissa lesyeux : en effet, ce garçon devenait gênant, dans leursexpansions de famille, et elle-même éprouvait comme un soulagementde son départ, n’ayant plus d’ailleurs besoin de lui, pour tuer sessoirées. Il dut jurer de la venir voir souvent.
– Emballée, Mignon aspirant au ciel ! cria la voixjoyeuse de Campardon. Attendez, cousine, je vais vousdescendre.
On l’entendit qui la prenait dans ses bras et qui la déposaitquelque part. Il y eut un silence, puis un petit rire. Mais déjàl’architecte rentrait dans le salon ; et il présenta sa joueéchauffée à sa femme.
– C’est fini, ma cocotte… Embrasse ton loup, qui a bientravaillé.
Gasparine vint, avec une broderie, s’asseoir près de la lampe.Campardon s’était mis à découper en plaisantant une croix d’honneurdorée, trouvée sur une étiquette ; et il rougit fortement,lorsque Rose voulut lui attacher cette croix de papier avec uneépingle : on en faisait un mystère, quelqu’un lui avait promisla décoration. De l’autre côté de la lampe, Angèle, qui apprenaitune leçon d’histoire sainte, levait par moments la tête, coulaitdes regards, de son air énigmatique de fille bien élevée, instruiteà ne rien dire, et dont on ignore les pensées vraies. C’était unesoirée douce, un coin patriarcal d’une grande bonhomie.
Mais l’architecte, brusquement, eut une révolte de pudeur. Ilvenait de s’apercevoir que la petite, par-dessus son histoiresainte, lisait la Gazette de France, traînant sur latable.
– Angèle, dit-il sévèrement, que fais-tu là ?… Cematin, j’ai barré l’article au crayon rouge. Tu sais bien que tu nedois pas lire ce qui est barré.
– Papa, je lisais à côté, répondit la jeune fille.
Il ne lui en enleva pas moins le numéro, en se plaignant toutbas à Octave de la démoralisation de la presse. Il y avait encore,ce jour-là, un crime abominable. Si les familles ne pouvaient plusadmettre la Gazette de France, alors à quel journals’abonner ? Et il levait les yeux au ciel, lorsque Lisaannonça l’abbé Mauduit.
– Tiens ! c’est vrai, dit Octave, il m’avait prié devous avertir de sa visite.
L’abbé entra, souriant. Comme l’architecte avait oubliéd’enlever sa croix de papier, il balbutia devant ce sourire.Justement, l’abbé était la personne dont on cachait le nom et quis’occupait de l’affaire.
– Ce sont ces dames, murmurait Campardon. Sont-elles assezfolles ?
– Non, non, gardez-la, répondit le prêtre très aimable.Elle est bien où elle est, et nous la remplacerons par une autreplus solide.
Tout de suite, il demanda à Rose des nouvelles de sa santé, etapprouva beaucoup Gasparine de s’être fixée auprès d’une personnede sa famille. Les demoiselles seules, à Paris, couraient tant derisques ! Il disait ces choses avec son onction de bon prêtre,n’ignorant rien cependant. Ensuite, il causa des travaux, ilproposa une modification heureuse. Et il semblait être venu pourbénir la bonne union de la famille et sauver ainsi une situationdélicate, dont on pouvait causer dans le quartier. L’architecte duCalvaire devait avoir le respect des honnêtes gens.
Octave pourtant, à l’entrée de l’abbé Mauduit, avait souhaité lebonsoir aux Campardon. Comme il traversait l’antichambre, ilentendit, dans la salle à manger toute noire, la voix d’Angèle, quis’était échappée, elle aussi.
– C’est pour le beurre qu’elle criait ?demandait-elle.
– Bien sûr, répondait une autre voix, celle de Lisa. Elleest méchante comme une gale. Vous avez bien vu, à table, de quellefaçon elle m’a ramassée… Mais je m’en fiche ! Faut avoir l’aird’obéir, avec une particulière de cette espèce, et ça n’empêchepas, on rigole tout de même !
Alors, Angèle dut se jeter au cou de Lisa, car sa voix s’étouffadans le cou de la bonne.
– Oui, oui… Et, après, tant pire ! c’est toi quej’aime !
Octave montait se coucher, lorsqu’un besoin de grand air le fitdescendre. Il était au plus dix heures, il irait jusqu’auPalais-Royal. Maintenant, il se retrouvait garçon : pas defemme, ni Valérie ni Mme Hédouin n’avaient voulu deson cœur, et il s’était trop pressé de rendre à Jules Marie, laseule qu’il eût conquise, encore sans avoir rien fait pour ça. Iltâchait d’en rire, mais il éprouvait une tristesse ; il serappelait avec amertume ses succès de Marseille et voyait unmauvais présage, une véritable atteinte à sa fortune, dans ladéroute de ses séductions. Un froid le glaçait, quand il n’avaitpas des jupes autour de lui. Jusqu’à Mme Campardonqui le laissait partir sans larmes ! C’était une terriblerevanche à prendre. Est-ce que Paris allait se refuser ?
Comme il posait le pied sur le trottoir, une voix de femmel’appela ; et il reconnut Berthe, sur le seuil du magasin desoierie, dont un garçon mettait les volets.
– Est-ce vrai ? monsieur Mouret, demanda-t-elle, vousavez donc quitté le Bonheur des Dames ?
Il fut surpris qu’on le sût déjà dans le quartier. La jeunefemme avait appelé son mari. Puisqu’il voulait monter le lendemain,pour causer avec M. Mouret, il pouvait bien lui parler tout desuite. Et Auguste, la mine maussade, sans transition, offrit àOctave d’entrer chez eux. Ce dernier, pris à l’improviste,hésitait, était sur le point de refuser, en songeant au peud’importance de la maison. Mais il aperçut le joli visage deBerthe, qui lui souriait de son air de bon accueil, avec le gairegard qu’il avait déjà rencontré deux fois, le jour de son arrivéeet le jour des noces.
– Eh bien ! oui, dit-il résolument.
Alors, Octave se trouva rapproché des Duveyrier. Souvent,lorsque Mme Duveyrier rentrait, elle traversait lemagasin de son frère, s’arrêtait à causer un instant avecBerthe ; et, la première fois qu’elle aperçut le jeune homme,installé derrière un comptoir, elle lui fit d’aimables reprochessur son manque de parole, en lui rappelant son ancienne promesse devenir un soir, chez elle, essayer sa voix au piano. Justement, ellevoulait donner une seconde audition de la Bénédiction desPoignards, à un de ses premiers samedis de l’hiver suivant,mais avec deux ténors de plus, quelque chose de très complet.
– Si cela ne vous contrarie pas, dit un jour Berthe àOctave, vous pourrez monter après votre dîner chez ma belle-sœur.Elle vous attend.
Elle gardait à son égard une attitude de patronne simplementpolie.
– C’est que, ce soir, fit-il remarquer, je comptais mettreun peu d’ordre dans ces cases.
– Ne vous inquiétez pas, reprit-elle, il y a ici du mondepour cette besogne… Je vous donne votre soirée.
Vers neuf heures, Octave trouva Mme Duveyrierqui l’attendait, dans son grand salon blanc et or. Tout était prêt,le piano ouvert, les bougies allumées. Une lampe posée sur unguéridon, à côté de l’instrument, éclairait mal la pièce, dont unemoitié restait obscure. En voyant la jeune femme seule, il crutdevoir lui demander comment M. Duveyrier se portait. Ellerépondit qu’il allait parfaitement ; ses collègues l’avaientchargé d’un rapport, dans une affaire très grave, et il étaitjustement sorti pour se renseigner sur certains faits.
– Vous savez, cette affaire de la rue de Provence, dit-elleavec simplicité.
– Ah ! il s’en occupe ! s’écria Octave.
C’était un scandale qui passionnait Paris, toute uneprostitution clandestine, des enfants de quatorze ans livrés à dehauts personnages. Clotilde ajouta :
– Oui, ça lui donne beaucoup de mal. Depuis quinze jours,ses soirées sont prises.
Il la regarda, sachant par Trublot que l’oncle Bachelard, cejour-là, avait invité Duveyrier à dîner, et qu’on devait ensuitefinir la soirée chez Clarisse. Mais elle était très sérieuse, elleparlait toujours de son mari avec gravité, contait de son grand airhonnête des histoires extraordinaires, où elle expliquait pourquoion ne le trouvait jamais au domicile conjugal.
– Dame ! il a charge d’âmes, murmura-t-il, gêné parson clair regard.
Elle lui paraissait très belle, seule dans l’appartement vide.Ses cheveux roux pâlissaient son visage un peu long, d’uneobstination tranquille de femme cloîtrée au fond de sesdevoirs ; et, vêtue de soie grise, la gorge et la taillesanglées dans un corset cuirassé de baleines, elle le traitait avecune amabilité sans chaleur, comme séparée de lui par un tripleairain.
– Eh bien ! monsieur, voulez-vous que nouscommencions ? reprit-elle. Vous excusez mon importunité,n’est-ce pas ?… Et lâchez-vous, donnez tous vos moyens,puisque M. Duveyrier n’est pas là… Vous l’avez peut-êtreentendu se vanter de ne pas aimer la musique ?
Elle mettait un tel mépris dans cette phrase, qu’il crut devoirrisquer un léger rire. C’était d’ailleurs l’attaque unique qui luiéchappait parfois contre son mari devant le monde, exaspérée desplaisanteries de ce dernier sur son piano, elle qui était assezforte pour cacher la haine et la répulsion physique qu’il luiinspirait.
– Comment peut-on ne pas aimer la musique ? répétaitOctave d’un air d’extase, afin de lui être agréable.
Alors, elle s’assit. Un recueil d’anciens airs était ouvert surle pupitre. Elle avait choisi un morceau de Zémire etAzor, de Grétry. Comme le jeune homme lisait tout au plus sesnotes, elle le lui fit d’abord déchiffrer à demi-voix. Puis, ellejoua le prélude, et il commença.
Du moment qu’on aime,
L’on devient si doux…
– Parfait ! cria-t-elle ravie, un ténor, il n’y a pasà en douter, un ténor !… Continuez, monsieur.
Octave, très flatté, fila les deux autres vers.
Et je suis moi-même
Plus tremblant que vous.
Elle rayonnait. Voilà trois ans qu’elle en cherchait un !Et elle lui conta ses déboires, M. Trublot par exemple ;car, c’était un fait dont on aurait dû étudier les causes, il n’yavait plus de ténors parmi les jeunes gens de la société :sans doute le tabac.
– Attention, maintenant ! reprit-elle, nous allons ymettre de l’expression… Attaquez avec franchise.
Son visage froid prit une langueur, ses yeux se tournèrent verslui d’un air mourant. Croyant qu’elle s’échauffait, il s’animaitaussi, la trouvait charmante. Pas un bruit ne venait des piècesvoisines, l’ombre vague du grand salon semblait les envelopperd’une volupté assoupie ; et, penché derrière elle, frôlant sonchignon de sa poitrine, pour mieux voir la musique, il soupiraitdans un frisson les deux vers :
Et je suis moi-même
Plus tremblant que vous.
Mais, la phrase mélodique achevée, elle laissa tomber sonexpression passionnée comme un masque. Sa froideur était dessous.Il se recula, inquiet, ne voulant pas recommencer son aventure avecMme Hédouin.
– Vous irez très bien, disait-elle. Accentuez seulementdavantage la mesure… Tenez, comme ça.
Et elle chanta elle-même, elle répéta à vingt reprises :« Plus tremblant que vous », en détachant les notes avecune rigueur de femme impeccable, dont la passion musicale était àfleur de peau, dans la mécanique. Sa voix montait peu à peu,emplissait la pièce de cris aigus, lorsque tous deux entendirentbrusquement, derrière leur dos, quelqu’un dire très fort :
– Madame, madame !
Elle eut un sursaut, et reconnaissant sa femme de chambreClémence :
– Hein ? quoi ?
– Madame, c’est M. votre père qui est tombé le nezdans ses écritures et qui ne bouge plus… Il nous fait peur.
Alors, sans bien comprendre, pleine de surprise, elle quitta lepiano, elle suivit Clémence. Octave, qui n’osait l’accompagner,resta à piétiner au milieu du salon. Cependant, après quelquesminutes d’hésitation et de gêne, comme il entendait des pasprécipités, des voix éperdues, il se décida, il traversa une pièceobscure, puis se trouva dans la chambre de M. Vabre. Tous lesdomestiques étaient accourus, Julie en tablier de cuisine, Clémenceet Hippolyte, l’esprit encore occupé d’une partie de dominos qu’ilsvenaient de lâcher ; et, debout, l’air ahuri, ils entouraientle vieillard, pendant que Clotilde, penchée à son oreille,l’appelait, le suppliait de dire un mot, un seul mot. Mais il nebougeait toujours pas, le nez dans ses fiches. Il avait tapé dufront sur son encrier. Une éclaboussure d’encre lui couvrait l’œilgauche, coulant en minces gouttes jusqu’à ses lèvres.
– C’est une attaque, dit Octave. On ne peut le laisser là.Il faut le mettre sur son lit.
Mais madame Duveyrier perdait la tête. Peu à peu, l’émotionmontait dans ses veines lentes. Elle répétait :
– Vous croyez, vous croyez… Ô mon Dieu ! ô mon pauvrepère !
Hippolyte ne se hâtait point, travaillé d’une inquiétude, d’unerépulsion visible à toucher le vieux, qui allait peut-être passerentre ses bras. Il fallut qu’Octave lui criât de l’aider. À euxdeux, ils le couchèrent.
– Apporte donc de l’eau tiède ! reprit le jeune hommeen s’adressant à Julie. Débarbouillez-le.
Maintenant, Clotilde s’irritait contre son mari. Est-ce qu’ilaurait dû être dehors ? Qu’allait-elle devenir, s’il arrivaitun accident ? C’était comme un fait exprès, jamais il ne setrouvait à la maison, quand on avait besoin de lui ; et Dieusavait cependant qu’on en avait rarement besoin ! Octavel’interrompit pour lui conseiller d’envoyer chercher le DrJuillerat. Personne n’y songeait. Hippolyte partit tout de suite,heureux de prendre l’air.
– Me laisser seule ! continua Clotilde. Moi, je nesais pas, il doit y avoir toutes sortes d’affaires à régler… Ô monpauvre père !
– Voulez-vous que je prévienne la famille ? offritOctave. Je puis appeler vos deux frères… Ce serait prudent.
Elle ne répondit pas. Deux grosses larmes gonflaient ses yeux,pendant que Julie et Clémence tâchaient de déshabiller levieillard. Puis, elle retint Octave : son frère Auguste étaitabsent, ayant ce soir-là un rendez-vous ; et quant àThéophile, il ferait bien de ne pas monter, car sa vue seuleachèverait leur père. Elle conta alors que celui-ci s’étaitprésenté en face, chez ses enfants, pour toucher des termesarriérés ; mais ils l’avaient reçu brutalement, Valériesurtout, refusant de payer, réclamant la somme promise par lui,lors de leur mariage ; et l’attaque venait sans aucun doute decette scène, car il était rentré dans un état pitoyable.
– Madame, fit remarquer Clémence, il a déjà un côté toutfroid.
Ce fut, pour Mme Duveyrier, un redoublement decolère. Elle ne parlait plus, de peur d’en trop dire en présencedes bonnes. Son mari se moquait bien de leurs intérêts ! Sielle avait seulement connu les lois ! Et elle ne pouvait teniren place, elle marchait devant le lit. Octave, distrait par la vuedes fiches, regardait l’appareil formidable dont elles couvraientla table : c’était, dans une grande boîte de chêne, des sériesde cartons méticuleusement classés, toute une vie de travailimbécile. Au moment où il lisait sur un de ces cartons :« Isidore Charbotel : Salon de 1857,Atalante ; Salon de 1859, le Liond’Androclès ; Salon de 1861, portrait deM. P*** », Clotilde se planta devant lui et dit à voixbasse, résolument :
– Allez le chercher.
Et, comme il s’étonnait, elle sembla, d’un haussement d’épaules,jeter de côté l’histoire du rapport sur l’affaire de la rue deProvence, un de ces éternels prétextes qu’elle inventait pour lemonde. Dans son émotion, elle lâchait tout.
– Vous savez, rue de la Cerisaie… Tous nos amis lesavent.
Il voulut protester.
– Je vous jure, madame…
– Ne le défendez donc pas ! reprit-elle. Je suis tropheureuse, il peut y rester… Ah ! mon Dieu ! si ce n’étaitpas pour mon pauvre père !
Octave s’inclina. Julie était en train de débarbouiller l’œil deM. Vabre, avec le coin d’une serviette ; mais l’encreséchait, l’éclaboussure demeurait dans la peau, marquée en tacheslivides. Mme Duveyrier recommanda de ne pas lefrotter si fort ; puis, elle revint au jeune homme, qui setrouvait déjà près de la porte.
– Pas un mot à personne, murmura-t-elle. Il est inutile debouleverser la maison… Prenez un fiacre, frappez là-bas, ramenez-lequand même.
Quand il fut parti, elle se laissa tomber sur une chaise, auchevet du malade. Il n’avait pas repris connaissance, sarespiration seule, un souffle long et pénible, troublait le silencemorne de la chambre. Alors, comme le médecin n’arrivait pas, sevoyant seule avec les deux bonnes qui regardaient, l’air effaré,elle éclata en gros sanglots, dans une crise de profondedouleur.
C’était au Café anglais que l’oncle Bachelard avait invitéDuveyrier, sans qu’on sût pourquoi, peut-être pour le plaisir detraiter un conseiller à la cour, et de lui montrer comment onsavait dépenser l’argent, dans le commerce. Il avait amené en outreTrublot et Gueulin, quatre hommes et pas de femmes, car les femmesne savent pas manger : elles font du tort aux truffes, ellesgâtent la digestion. Du reste, on connaissait l’oncle sur toute laligne des boulevards pour ses dîners fastueux, quand un clienttombait chez lui du fond de l’Inde ou du Brésil, des dîners à troiscents francs par tête, dans lesquels il soutenait noblementl’honneur de la commission française. Une rage de dépense leprenait, il exigeait tout ce qu’il y avait de plus cher, descuriosités gastronomiques, même immangeables, des sterlets duVolga, des anguilles du Tibre, des grouses d’Écosse, des outardesde Suède, des pattes d’ours de la Forêt-Noire, des bosses de bisond’Amérique, des navets de Teltow, des courgerons de Grèce ; etc’étaient encore des primeurs extraordinaires, des pêches endécembre et des perdreaux en juillet, puis un luxe de fleurs,d’argenterie, de cristaux, un service qui mettait le restaurant enl’air ; sans parler des vins, pour lesquels il faisaitbouleverser la cave, réclamant des crus inconnus, n’estimant riend’assez vieux, d’assez rare, rêvant des bouteilles uniques à deuxlouis le verre.
Ce soir-là, comme on se trouvait en été, saison où tout abonde,il avait eu du mal à enfler l’addition. Le menu, arrêté dès laveille, fut pourtant remarquable : un potage crème d’asperges,puis des petites timbales à la Pompadour ; deux relevés, unetruite à la genevoise et un filet de bœuf à la Chateaubriand ;deux entrées, des ortolans à la Lucullus et une saladed’écrevisses ; enfin comme rôt un cimier de chevreuil, etcomme légumes des fonds d’artichaut à la jardinière, suivis d’unsoufflé au chocolat et d’une sicilienne de fruits. C’était simpleet grand, élargi d’ailleurs par un choix de vins vraimentroyal : madère vieux au potage, château-filhot 58 auxhors-d’œuvre, johannisberg et pichon-longueville aux relevés,château-lafite 48 aux entrées, sparling-moselle au rôti, roedererfrappé au dessert. Il regretta beaucoup une bouteille dejohannisberg, âgée de cent cinq ans, qu’on avait vendue dix louis àun Turc, trois jours plus tôt.
– Buvez donc, monsieur, répétait-il sans cesse àDuveyrier ; quand les vins sont bons, ils ne grisent pas…C’est comme la nourriture, elle ne fait jamais de mal, si elle estdélicate.
Lui, cependant, se surveillait. Ce jour-là, il posait pourl’homme bien, une rose à la boutonnière, peigné et rasé, seretenant de casser la vaisselle, ainsi qu’il en avait l’habitude.Trublot et Gueulin mangeaient de tout. La théorie de l’onclesemblait vraie, car Duveyrier lui-même, qui souffrait de l’estomac,avait bu considérablement et était revenu à la salade d’écrevisses,sans être troublé, les taches rouges de sa face avivées seulementd’un sang violâtre.
À neuf heures, le dîner durait encore. Les candélabres, dont unecroisée ouverte effarait les flammes, allumaient les piècesd’argenterie et les cristaux ; et, au milieu de la débandadedu couvert, quatre corbeilles de fleurs superbes se fanaient. Outreles deux maîtres d’hôtel, il y avait derrière chaque convive unvalet, spécialement chargé de veiller au pain, au vin, auchangement des assiettes. Il faisait chaud, malgré l’air frais duboulevard. Une plénitude montait, dans les épices fumantes desplats et dans l’odeur vanillée des grands crus.
Alors, lorsqu’on eut apporté le café, avec des liqueurs et descigares, et que tous les garçons se furent retirés, l’oncleBachelard, se renversant tout d’un coup sur sa chaise, lâcha unsoupir de satisfaction.
– Ah ! déclara-t-il, on est bien.
Trublot et Gueulin s’étaient également renversés, les brasouverts.
– Complet ! dit l’un.
– Jusqu’aux yeux ! ajouta l’autre.
Duveyrier, qui soufflait, hocha la tête et murmura :
– Oh ! les écrevisses !
Tous quatre, ils se regardèrent en ricanant. Ils avaient la peautendue, la digestion lente et égoïste de quatre bourgeois quivenaient de s’emplir, à l’écart des ennuis de la famille. Çacoûtait très cher, personne n’en avait mangé avec eux, aucune fillen’était là pour abuser de leur attendrissement ; et ils sedéboutonnaient, ils mettaient leurs ventres sur la table. Les yeuxà demi clos, ils évitèrent même d’abord de parler, absorbé chacundans son plaisir solitaire. Puis, libres, tout en se félicitantqu’il n’y eût pas de femmes, ils posèrent les coudes sur la nappe,rapprochèrent leurs visages allumés, et ne causèrent que desfemmes, interminablement.
– Moi, je suis désabusé, déclara l’oncle Bachelard. Lavertu est encore ce qu’il y a de meilleur.
Duveyrier approuva d’un signe de tête.
– Aussi ai-je dit adieu au plaisir… Ah ! j’ai roulé,je le confesse. Tenez ! rue Godot-de-Mauroy, je les connaistoutes. Des créatures blondes, brunes, rouges, et qui des fois, passouvent, ont des corps très bien… Puis, il y a les sales coins,vous savez, des hôtels garnis à Montmartre, des bouts de ruellenoire dans mon quartier, où l’on en rencontre d’étonnantes, trèslaides, avec des machines extraordinaires…
– Oh ! les filles ! interrompit Trublot de sonair supérieur, quelle blague ! C’est moi qui ne coupe paslà-dedans !… On n’en a jamais pour son argent, avec elles.
Cette conversation risquée chatouillait délicieusementDuveyrier. Il buvait du kummel à petits coups, sa face raide demagistrat tiraillée par de courts frissons sensuels.
– Moi, dit-il, je ne puis admettre le vice. Il me révolte…N’est-ce pas ? pour aimer une femme, il faut l’estimer ?Ça me serait impossible d’approcher une de ces malheureuses, àmoins, bien entendu, qu’elle ne témoignât du repentir, qu’on nel’eût tirée de sa vie de désordre, pour lui refaire une honnêteté.L’amour ne saurait avoir de plus noble mission… Enfin, unemaîtresse honnête, vous m’entendez… Alors, je ne dis pas, je suissans force.
– Mais j’en ai eu, des maîtresses honnêtes ! criaBachelard. Elles sont encore plus assommantes que les autres ;et salopes avec ça ! Des gaillardes qui, derrière votre dos,font une noce à vous flanquer des maladies !… Par exemple, madernière, une petite dame très bien, que j’avais rencontrée à laporte d’une église. Je lui loue, aux Ternes, un commerce de modes,histoire de la poser ; pas une cliente, d’ailleurs. Ehbien ! monsieur, vous me croirez si vous voulez, mais ellecouchait avec toute la rue.
Gueufin ricanait, ses cheveux rouges plus hérissés que decoutume, le front en sueur sous ce flamboiement. Il murmura, ensuçant son cigare :
– Et l’autre, la grande de Passy, celle au magasin debonbons… Et l’autre, celle en chambre, là-bas, avec ses trousseauxpour les orphelins… Et l’autre, la veuve du capitaine,rappelez-vous ! qui montrait sur son ventre un coup de sabre…Toutes, l’oncle, toutes, elles se sont fichues de vous !Maintenant, n’est-ce pas ? je puis vous le dire. Ehbien ! j’ai dû me défendre, un soir, contre celle au coup desabre. Elle voulait, mais moi pas si bête ! On ne sait jamaisoù ça vous mène, des femmes pareilles !
Bachelard parut vexé. Il se remit, il pinça ses grossespaupières clignotantes.
– Mon petit, tu peux toutes les prendre, j’ai mieux queça.
Et il refusa de s’expliquer, heureux de la curiosité des autres.Pourtant, il brûlait d’être indiscret, de laisser deviner sontrésor.
– Une jeune fille, dit-il enfin, mais une vraie, paroled’honneur !
– Pas possible ! cria Trublot. On n’en fait plus.
– De bonne famille ? demanda Duveyrier.
– Tout ce qu’il y a de mieux comme famille, affirmal’oncle. Imaginez-vous quelque chose de bêtement chaste. Un hasard.Je l’ai eue comme ça. Elle ne s’en doute pas encore,positivement.
Gueulin l’écoutait, étonné ; puis, il eut un gestesceptique, en murmurant :
– Ah ! oui, je sais.
– Comment ? tu sais ! dit Bachelard, pris decolère. Tu ne sais rien, mon petit ; personne ne sait rien…Celle-là, c’est pour Bibi. On ne la voit pas, on n’y touche pas… Àbas les pattes !
Et, se tournant vers Duveyrier :
– Vous comprendrez, monsieur, vous qui avez du cœur. Çam’attendrit d’aller là, au point, voyez-vous, que j’en redeviensjeune. Enfin, j’ai un coin gentil où je me repose de toutes cesroulures… Et, si vous saviez, c’est poli, c’est frais, ça vous aune peau de fleur, avec des épaules, des cuisses, pas maigres dutout, monsieur, rondes et fermes comme des pêches !
Les taches rouges du conseiller saignaient, dans le flot de sangqui gonflait son visage. Trublot et Gueulin regardaientl’oncle ; et une envie de le gifler les prenait, à le voiravec son râtelier de dents trop blanches, qui laissait couler desfilets de salive aux deux coins de sa bouche. Comment ! cettecarcasse d’oncle, cette ruine des noces malpropres de Paris, dontle grand nez flambant tenait seul encore entre les chairs tombéesdes joues, avait quelque part une innocence en chambre, de la chairen bouton, qu’il salissait de ses anciens vices, embourgeoisés danssa bonhomie de vieil ivrogne gâteux !
Cependant, il s’attendrissait, il reprenait, en essuyant du boutde la langue les bords de son petit verre :
– Après tout, mon seul rêve est de la rendre heureuse,cette enfant ! Mais voilà, le ventre pousse, je suis un papapour elle… Parole d’honneur ! si je trouve un garçon biensage, je la lui donne, oh ! en mariage, pas autrement.
– Vous ferez deux heureux, murmura Duveyrier avecsensibilité.
On commençait à étouffer dans l’étroit salon. Un verre dechartreuse renversé venait de poisser la nappe, toute noircie de lacendre des cigares. Ces messieurs avaient besoin d’air.
– Voulez-vous la voir ? demanda brusquement l’oncle ense levant.
Ils se consultèrent du regard. Mon Dieu ! oui, ilsvoulaient bien, si ça pouvait lui faire plaisir ; et, dansleur indifférence affectée, il y avait une satisfaction gourmande,à l’idée d’aller achever le dessert, là-bas, chez la petite duvieux. Duveyrier rappela seulement que Clarisse les attendait. MaisBachelard, pâle et agité depuis sa proposition, jurait qu’on nes’assoirait même pas ; ces messieurs la verraient, puis s’eniraient tout de suite, tout de suite. Ils descendirent etstationnèrent quelques minutes sur le boulevard, pendant qu’ilpayait. Gueulin, quand il reparut, affecta d’ignorer où demeuraitla personne.
– En route, l’oncle ! De quel côté ?
Bachelard redevenait grave, torturé par son besoin vaniteux demontrer Fifi et par sa terreur de se la faire voler. Un instant, ilregarda à gauche, il regarda à droite, d’un air inquiet. Enfin,carrément :
– Eh bien ! non, je ne veux pas.
Et il s’entêta, se moquant des plaisanteries de Trublot, nedaignant même pas expliquer par un prétexte son changement d’avis.On dut se mettre en marche pour se rendre chez Clarisse. Comme lasoirée était superbe, ils décidèrent d’aller à pied, dans l’idéehygiénique de hâter leur digestion. Alors, ils descendirent la ruede Richelieu, assez d’aplomb sur leurs jambes, mais si pleins, queles trottoirs leur semblaient trop étroits.
Gueulin et Trublot marchaient les premiers. Derrière, venaientBachelard et Duveyrier, enfoncés dans de fraternelles confidences.Le premier jurait au second qu’il ne se méfiait pas de lui :il la lui aurait montrée, car il le savait un homme délicat ;mais, n’est-ce pas ? c’était toujours imprudent, de tropdemander à la jeunesse. Et l’autre l’approuvait, en confessantégalement d’anciennes craintes, au sujet de Clarisse ;d’abord, il avait écarté ses amis ; puis il s’était plu à lesrecevoir, à se faire là un intérieur charmant, lorsqu’elle luiavait donné des preuves extraordinaires de fidélité. Oh ! unefemme de tête, incapable d’un oubli, et beaucoup de cœur, et desidées très saines ! Sans doute, on pouvait lui reprocher depetites choses dans le passé, par manque de direction ;seulement, elle était revenue à l’honneur, depuis qu’elle l’aimait.Et, tout le long de la rue de Rivoli, le conseiller ne tarissaitpas ; tandis que l’oncle, vexé de ne plus placer un mot sur lapetite, se retenait pour ne pas lui apprendre que sa Clarissecouchait avec tout le monde.
– Oui, oui, sans doute, murmurait-il. Mais soyez-enconvaincu, cher monsieur, la vertu est encore ce qu’il y a demeilleur.
Rue de la Cerisaie, la maison dormait, dans la solitude et lesilence des trottoirs. Duveyrier resta surpris de ne pas voir delumière aux fenêtres du troisième. Trublot disait, de son airsérieux, que Clarisse s’était sans doute couchée, pour lesattendre ; ou peut-être, ajoutait Gueulin, faisait-elle unbésigue, dans la cuisine, en compagnie de sa bonne. Ils frappèrent.Le gaz de l’escalier brûlait avec la flamme droite et immobiled’une lampe de chapelle. Pas un bruit, pas un souffle. Mais, commeles quatre hommes passaient devant la loge du concierge, celui-cisortit vivement.
– Monsieur, monsieur, la clef !
Duveyrier resta planté sur la première marche.
– Madame n’est donc pas là ? demanda-t-il.
– Non, monsieur… Et, attendez, il faut que vous preniez unebougie.
En lui donnant le bougeoir, le concierge laissa percer, sous lerespect exagéré de sa face blême, tout un ricanement de blaguecanaille et féroce. Ni les jeunes gens, ni l’oncle, n’avaient ditun mot. Ce fut au milieu de ce silence, le dos rond, qu’ilsmontèrent l’escalier à la file, mettant le long des étages mornesle bruit interminable de leurs pas. En tête, Duveyrier, qui tâchaitde comprendre, levait les pieds dans un mouvement mécanique desomnambule ; et la bougie, qu’il tenait d’une main tremblante,déroulait sur le mur l’étrange montée des quatre ombres, pareille àune procession de pantins cassés.
Au troisième, il fut pris d’une faiblesse, jamais il ne puttrouver le trou de la serrure. Trublot lui rendit le serviced’ouvrir. La clef, en tournant, eut un bruit sonore et répercuté,comme sous la voûte d’une cathédrale.
– Fichtre ! murmura-t-il, ça n’a pas l’air habité,là-dedans.
– Ça sonne le creux, dit Bachelard.
– Un petit caveau de famille, ajouta Gueulin.
Ils entrèrent. Duveyrier passa le premier, tenant la bougiehaute. L’antichambre était vide, les patères elles-mêmes avaientdisparu. Vide aussi le grand salon et vide le petit salon :plus un meuble, plus un rideau aux fenêtres, plus une tringle.Pétrifié, Duveyrier regardait à ses pieds, levait les yeux auplafond, faisait le tour des murs, comme s’il eût cherché le troupar lequel tout s’en était allé.
– Quel nettoyage ! laissa échapper Trublot.
– Peut-être qu’on répare, dit sans rire Gueulin. Faut voirla chambre à coucher. On y aura déménagé les meubles.
Mais la chambre était également nue, de cette nudité laide etglacée du plâtre, dont on a arraché les tentures. À la place dulit, les ferrures du baldaquin enlevées laissaient des trousbéants ; et, une des fenêtres étant restée entrouverte, l’airde la rue avait mis là une humidité et une fadeur de placepublique.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! bégaya Duveyrier, pouvantenfin pleurer, détendu par la vue de l’endroit où le frottement desmatelas avait éraflé le papier peint.
L’oncle Bachelard se montra paternel.
– Du courage, monsieur ! répétait-il. Ça m’est arrivé,et je n’en suis pas mort… L’honneur est sauf, que diable !
Le conseiller secoua la tête et passa dans le cabinet detoilette, puis dans la cuisine. Le désastre continuait. On avaitdécollé la toile cirée du cabinet et dévissé les clous des planchesde la cuisine.
– Non, ça, c’est trop, c’est de la fantaisie ! ditGueulin, émerveillé. Elle aurait pu laisser les clous.
Trublot, très las du dîner et de la course, commençait à trouverpeu drôle cette solitude. Mais Duveyrier, qui ne lâchait pas labougie, allait toujours, comme pris du besoin de s’enfoncer dansson abandon ; et les autres étaient bien forcés de le suivre.Il traversa de nouveau chaque pièce, voulut revoir le grand salon,le petit salon, la chambre à coucher, promena soigneusement lalumière au fond de chaque coin ; tandis que, derrière lui, cesmessieurs à la file continuaient la procession de l’escalier, avecleurs grandes ombres dansantes, qui peuplaient étrangement le videdes murs. Sur les parquets, dans l’air morne, le bruit de leurs pasprenait des sonorités tristes. Et, pour comble de mélancolie,l’appartement était très propre, sans un brin de papier ni depaille, aussi net qu’une écuelle lavée à grande eau ; car leconcierge avait eu la cruauté de donner partout un vigoureux coupde balai.
– Vous savez, je n’en puis plus, finit par déclarerTrublot, comme on visitait le salon pour la troisième fois…Vrai ! je payerais dix sous une chaise.
Tous quatre s’arrêtèrent, debout.
– Quand donc l’avez-vous vue ? demanda Bachelard.
– Hier, monsieur ! cria Duveyrier.
Gueulin hocha la tête. Bigre ! ça n’avait pas traîné,c’était joliment fait. Mais Trublot poussa une exclamation. Ilvenait d’apercevoir sur la cheminée un faux col sale et un cigaredétérioré.
– Ne vous plaignez pas, dit-il en riant, elle vous a laisséun souvenir… C’est toujours ça.
Duveyrier regarda le faux col avec un brusque attendrissement.Puis, il murmura :
– Vingt-cinq mille francs de meubles, il y en avait pourvingt-cinq mille francs !… Et bien ! non, non, ce n’estpas eux que je regrette !
– Vous ne prenez pas le cigare ? interrompit Trublot.Alors, si vous permettez… Il est troué, mais en y collant un papierà cigarette…
Il l’alluma à la bougie que le conseiller tenait toujours ;et, se laissant glisser le long d’un mur :
– Tant pis ! je m’assois un peu par terre… J’ai lesjambes qui me rentrent dans le corps.
– Enfin, demanda Duveyrier, expliquez-moi où elle peutêtre ?
Bachelard et Gueulin se regardèrent. C’était délicat. Pourtant,l’oncle prit une décision virile, et il conta tout au pauvre homme,les farces de Clarisse, ses continuelles culbutes, les amantsqu’elle ramassait derrière lui, à chacune de leurs soirées.Certainement, elle avait dû filer avec le dernier, le gros Payan,ce maçon dont une ville du Midi voulait faire un artiste. Duveyrierécoutait ces abominations d’un air d’horreur. Il laissa échapper cecri désespéré :
– Il n’y a plus d’honnêteté sur terre !
Et, dans une brusque expansion, il dit ce qu’il avait fait pourelle. Il parla de son âme, l’accusa d’ébranler sa foi aux meilleurssentiments de l’existence, cachant naïvement sous cette douleursentimentale le désarroi de ses gros appétits. Clarisse lui étaitdevenue nécessaire. Mais il la retrouverait, dans le seul but de lafaire rougir de son procédé, disait-il, et pour voir si son cœuravait perdu toute noblesse.
– Laissez donc ! cria Bachelard que l’infortune duconseiller enchantait, elle vous jobardera encore… Il n’y a que lavertu, entendez-vous ! Prenez-moi une petite sans malice,innocente comme l’enfant qui vient de naître… Alors, il n’y a pasde danger, on dort tranquille.
Cependant, Trublot fumait contre le mur, les jambes allongées.Il se reposait gravement, on l’oubliait.
– Si ça vous démange, je saurai l’adresse, dit-il. Jeconnais la bonne.
Duveyrier se retourna, étonné de cette voix qui sortait duplancher ; et, quand il l’aperçut fumant tout ce qu’il restaitde Clarisse, soufflant de gros nuages de fumée, où il croyait voirpasser les vingt-cinq mille francs de meubles, il eut un geste decolère, il répondit :
– Non, elle est indigne de moi… Il faut qu’elle me demandepardon à genoux.
– Tiens ! la voilà qui revient ! dit Gueulin enprêtant l’oreille.
En effet, quelqu’un marchait dans l’antichambre, une voixdisait : « Eh bien ? qu’est-ce donc ? ils sonttous morts ! » Et ce fut Octave qui entra. Il était ahuride ces pièces vides, de ces portes ouvertes. Mais sa stupéfactiongrandit encore, lorsqu’il vit, au milieu du salon nu, les quatrehommes, un à terre, trois debout, éclairés seulement par la maigrebougie, que le conseiller tenait comme un cierge. On le mit aucourant d’un mot.
– Pas possible ! cria-t-il.
– On ne vous a donc rien dit, en bas ? demandaGueulin.
– Mais non, le concierge m’a tranquillement regardé monter…Tiens ! elle a filé ! Ça ne m’étonne pas. Elle avait desyeux et des cheveux si drôles !
Il demanda des détails, causa un instant, oubliant la tristenouvelle qu’il apportait. Puis, brusquement, il se tourna versDuveyrier.
– À propos, c’est votre femme qui m’envoie vous prendre…Votre beau-père se meurt.
– Ah ! dit simplement le conseiller.
– Le père Vabre ! murmura Bachelard. Je m’yattendais.
– Bah ! quand on est au bout de son rouleau ! fitremarquer philosophiquement Gueulin.
– Oui, il vaut mieux s’en aller, ajouta Trublot, en trainde coller une seconde feuille de papier à cigarette autour de soncigare.
Ces messieurs, pourtant, se décidèrent à quitter l’appartementvide. Octave répétait qu’il s’était engagé sur l’honneur à ramenerDuveyrier tout de suite, dans n’importe quel état. Ce dernier fermala porte soigneusement, comme s’il avait laissé là ses tendressesmortes ; mais, en bas, il fut pris d’une honte, Trublot dutrendre la clef au concierge. Puis, sur le trottoir, il se fit unéchange silencieux de fortes poignées de main ; et, dès que lefiacre eut emporté Octave et Duveyrier, l’oncle Bachelard dit àGueulin et à Trublot, restés dans la rue déserte :
– Tonnerre de Dieu ! il faut que je vous lamontre.
Il piétinait depuis un instant, très excité par le désespoir dece grand serin de conseiller, crevant de son bonheur à lui, de cebonheur qu’il croyait dû à sa profonde malice, et qu’il ne pouvaitplus contenir.
– Vous savez, l’oncle, dit Gueulin, si c’est encore pournous mener à la porte et nous lâcher…
– Non, tonnerre de Dieu ! vous allez la voir. Ça mefera plaisir… Il a beau être près de minuit : elle se lèvera,si elle est couchée… Vous savez, elle est fille d’un capitaine, lecapitaine Menu, et elle a une tante très bien, née à Villeneuve,près de Lille, parole d’honneur ! On peut aller demander desrenseignements chez MM. Mardienne frères, rue Saint-Sulpice…Ah ! tonnerre de Dieu ! nous avons besoin de ça, vousallez voir ce que c’est que la vertu !
Et il prit leur bras, Gueulin à sa droite, Trublot à sa gauche,allongeant le pas, en quête d’une voiture pour arriver plusvite.
Cependant, dans le fiacre, Octave avait brièvement racontél’attaque de M. Vabre, sans cacher queMme Duveyrier connaissait l’adresse de la rue de laCerisaie. Au bout d’un silence, le conseiller demanda d’une voixdolente :
– Croyez-vous qu’elle me pardonne ?
Octave resta muet. Le fiacre roulait toujours, emplid’obscurité, traversé par moments d’un rayon de gaz. Comme ilsarrivaient, Duveyrier, torturé d’angoisses, posa une nouvellequestion.
– N’est-ce pas ? ce que j’ai de mieux à faire estencore de me remettre avec ma femme, en attendant ?
– Ce serait peut-être raisonnable, dit le jeune homme,forcé de répondre.
Alors, Duveyrier sentit la nécessité de regretter son beau-père.C’était un homme bien intelligent, une puissance de travailincroyable. D’ailleurs, on allait sans doute pouvoir encore letirer de là. Rue de Choiseul, ils trouvèrent la porte de la maisonouverte et ils tombèrent sur un groupe, planté devant la loge deM. Gourd. Julie, descendue pour courir chez le pharmacien,s’emportait contre les bourgeois qui se laissent crever entre eux,quand ils sont malades ; c’était bon aux ouvriers, de seporter du bouillon et de se faire chauffer des serviettes ;depuis deux heures qu’il râlait là-haut, le vieux aurait pu avalervingt fois sa langue, sans que ses enfants eussent pris seulementla peine de lui mettre un morceau de sucre dans le gosier. Descœurs secs, disait M. Gourd, des gens qui ne savaient pas seservir de leurs dix doigts, qui se seraient crus déshonorés s’ilsavaient donné un lavement à un père ; tandis qu’Hippolyte,renchérissant encore, racontait la tête de madame, là-haut, son airbête, ses bras ballants en face de ce pauvre monsieur, autourduquel les domestiques se bousculaient. Mais tous se turent,lorsqu’ils aperçurent Duveyrier.
– Eh bien ? demanda celui-ci.
– Le médecin pose des sinapismes à monsieur, réponditHippolyte. Oh ! j’ai eu une peine pour le trouver !
En haut, dans le salon, Mme Duveyrier vint àleur rencontre. Elle avait beaucoup pleuré, ses regards brillaientsous ses paupières rougies. Le conseiller ouvrit les bras, plein degêne ; et il l’embrassa, en murmurant :
– Ma pauvre Clotilde !
Surprise de cette effusion inaccoutumée, elle recula. Octaveétait demeuré en arrière ; mais il entendit le mari ajouter àvoix basse :
– Pardonne-moi, oublions nos torts, dans cette tristecirconstance… Tu le vois, je te reviens, et pour toujours…Ah ! je suis bien puni !
Elle ne répondit rien, se dégagea. Puis, reprenant devant Octaveson attitude de femme qui veut ignorer :
– Je ne vous aurais pas dérangé, mon ami, car je saiscombien cette enquête sur l’affaire de la rue de Provence estpressée. Mais je me suis vue seule, j’ai senti votre présencenécessaire… Mon pauvre père est perdu. Entrez le voir, le docteurest auprès de lui.
Quand Duveyrier eut passé dans la chambre voisine, elles’approcha d’Octave qui, pour se donner une contenance, se tenaitdevant le piano. L’instrument était resté ouvert, le morceau deZémire et Azor se trouvait encore sur le pupitre ; etil affectait de le déchiffrer. La lampe n’éclairait toujours de salumière douce qu’un angle de la vaste pièce.Mme Duveyrier regarda un instant le jeune hommesans parler, tourmentée d’une inquiétude qui finit par la jeterhors de sa réserve habituelle.
– Il était là-bas ? demanda-t-elle d’une voixbrève.
– Oui, madame.
– Alors, quoi donc, qu’y a-t-il ?
– Cette personne, madame, l’a lâché, en emportant lesmeubles… Je l’ai trouvé entre les quatre murs, avec une bougie…
Clotilde eut un geste désespéré. Elle comprenait. Sur son beauvisage, parut une expression de répugnance et de découragement. Cen’était pas assez de perdre son père, il fallait encore que cemalheur servît de prétexte à un rapprochement avec son mari !Elle le connaissait bien, il serait toujours sur elle, maintenantque plus rien au-dehors ne la protégerait ; et, dans sonrespect de tous les devoirs, elle tremblait de ne pouvoir serefuser à l’abominable corvée. Un instant, elle contempla le piano.De grosses larmes lui remontaient aux yeux, elle dit simplement àOctave :
– Merci, monsieur.
Tous deux passèrent à leur tour dans la chambre deM. Vabre. Duveyrier, très pâle, écoutait le Dr Juillerat quilui donnait des explications à demi-voix. C’était une attaqued’apoplexie séreuse ; le malade pouvait traîner jusqu’aulendemain ; mais il n’y avait plus aucune espérance. Clotildearrivait justement ; elle entendit cette condamnation, elles’affaissa sur une chaise, en se tamponnant les yeux avec sonmouchoir, déjà trempé de larmes, tordu, réduit à rien. Pourtant,elle trouva la force de demander au docteur si son pauvre pèrereprendrait au moins connaissance. Le docteur en doutait ; et,comme s’il eût compris le but de la question, il exprima l’espoirque M. Vabre avait depuis longtemps réglé ses affaires.Duveyrier, dont l’esprit semblait être resté rue de la Cerisaie,parut alors s’éveiller. Il regarda sa femme, puis répondit queM. Vabre ne se confiait à personne. Il ne savait donc rien, ilavait simplement des promesses en faveur de leur fils Gustave, queson grand-père souvent parlait d’avantager, pour les récompenser del’avoir pris chez eux. En tout cas, s’il existait un testament, onle trouverait.
– La famille est avertie ? dit le Dr Juillerat.
– Mon Dieu ! non, murmura Clotilde. J’ai reçu un telcoup !… Ma première pensée a été d’envoyer monsieur cherchermon mari.
Duveyrier lui jeta un nouveau regard. Maintenant, tous deuxs’entendaient. Lentement, il s’approcha du fil, examinaM. Vabre, étendu dans sa raideur de cadavre, et dont le masqueimmobile se marbrait de taches jaunes. Une heure sonnait. Ledocteur parla de se retirer, car il avait essayé les révulsifsd’usage, il ne pouvait rien de plus. Le matin, il reviendrait debonne heure. Enfin, il partait avec Octave, lorsqueMme Duveyrier rappela ce dernier.
– Attendons demain, n’est-ce pas ? dit-elle, vousm’enverrez Berthe sous un prétexte ; je ferai aussi demanderValérie, et ce sont elles qui instruiront mes frères… Ah ! lespauvres gens, qu’ils dorment encore tranquilles cette nuit !Il y a bien assez de nous, à veiller dans les larmes.
Et, en face du vieillard dont le râle emplissait la chambre d’unfrisson, elle et son mari restèrent seuls.
Lorsque, le lendemain, à huit heures, Octave descendit de sachambre, il fut très surpris de trouver toute la maison au courantde l’attaque de la veille et de la situation désespérée où était lepropriétaire. Du reste, la maison ne s’occupait pas dumalade : elle ouvrait la succession.
Dans leur petite salle à manger, les Pichon s’attablaient devantdes bols de chocolat. Jules appela Octave.
– Dites donc, en voilà un remue-ménage, s’il meurt commeça ! Nous allons en voir de drôles… Savez-vous s’il y a untestament ?
Le jeune homme, sans répondre, leur demanda d’où ils tenaient lanouvelle. Marie l’avait remontée de chez la boulangère ;d’ailleurs, ça filtrait d’étage en étage, et jusqu’au bout de larue, par les bonnes. Puis, après avoir allongé une tape à Lilittequi lavait ses doigts dans le chocolat, la jeune femme dit à sontour :
– Ah ! tout cet argent !… S’il songeait seulementà nous laisser un sou par pièce de cent sous. Mais il n’y a pas dedanger !
Et comme Octave les quittait, elle ajouta :
– J’ai fini vos livres, monsieur Mouret… Veuillez lesreprendre, n’est-ce pas ?
Il descendait vivement, inquiet, se souvenant d’avoir promis àMme Duveyrier de lui envoyer Berthe avant touteindiscrétion, lorsque, au troisième, il tomba sur Campardon, quisortait.
– Eh bien ! dit ce dernier, votre patron hérite. Je mesuis laissé conter que le vieux a près de six cent mille francs,plus cet immeuble… Dame ! il ne dépensait rien chez lesDuveyrier, et il lui restait pas mal sur son magot de Versailles,sans compter les vingt et quelques mille francs des loyers de lamaison… Hein ? un fameux gâteau à se partager, quand on esttrois seulement !
Tout en causant ainsi, il continuait de descendre, derrièreOctave. Mais, au second, ils rencontrèrentMme Juzeur, qui revenait de voir ce que sa petitebonne Louise, pouvait bien faire le matin, à perdre plus d’uneheure pour rapporter quatre sous de lait. Elle entra naturellementdans la conversation, très au courant.
– On ne sait pas comment il a réglé ses affaires,murmura-t-elle de son air doux. Il y aura peut-être deshistoires.
– Ah bien ! dit gaiement l’architecte, je voudraisêtre à leur place. Ça ne traînerait pas… On fait trois partségales, chacun prend la sienne, et bonjour bonsoir !
Mme Juzeur se pencha, leva la tête, s’assura dela solitude de l’escalier. Enfin, baissant la voix :
– Et s’ils ne trouvaient pas ce qu’ils attendent ?…Des bruits circulent.
L’architecte écarquillait les yeux. Puis, il haussa les épaules.Allons donc ! des fables ! Le père Vabre était un vieilavare qui mettait ses économies dans des bas de laine. Et il s’enalla, parce qu’il avait un rendez-vous à Saint-Roch, avec l’abbéMauduit.
– Ma femme se plaint de vous, dit-il, à Octave, en seretournant, après avoir descendu trois marches. Entrez donc causerde temps à autre.
Mme Juzeur retenait le jeune homme.
– Et moi, comme vous me négligez ! Je croyais que vousm’aimiez un peu… Quand vous viendrez, je vous ferai goûter uneliqueur des îles, oh ! quelque chose de délicieux !
Il promit, il se hâta de gagner le vestibule. Mais, avantd’arriver à la petite porte du magasin, ouvrant sous la voûte ildut encore traverser tout un groupe de bonnes. Celles-làdistribuaient la fortune du moribond. Tant pourMme Clotilde, tant pour M. Auguste, tant pourM. Théophile. Clémence disait des chiffres, carrément ;elle les connaissait bien, car elle les tenait d’Hippolyte, lequelavait vu l’argent dans un meuble. Julie pourtant les discutait.Lisa racontait comment son premier maître, un vieux monsieur,l’avait flouée, en crevant sans même lui laisser son lingesale ; tandis que, les bras ballants, la bouche ouverte, Adèleécoutait ces histoires d’héritage, qui faisaient crouler devantelle des piles gigantesques de pièces de cent sous. Et, sur letrottoir, l’air solennel, M. Gourd causait avec le papetierd’en face. Pour lui, le propriétaire n’était même plus.
– Moi, ce qui m’intéresse, disait-il, c’est de savoir quiprend la maison… Ils ont tout partagé, très bien ! mais lamaison, ils ne peuvent pas la couper en trois.
Octave enfin entra dans le magasin. La première personne qu’ilvit, assise devant la caisse, fut Mme Josserand,déjà coiffée, frottée, sanglée, sous les armes. Près d’elle,Berthe, descendue sans doute à la hâte, dans le négligé charmantd’un peignoir, paraissait très animée. Mais elles se turent enl’apercevant, la mère le regarda d’un air terrible.
– Alors, monsieur, dit-elle, c’est ainsi que vous aimez lamaison ?… Vous entrez dans les complots des ennemis de mafille.
Il voulut se défendre, expliquer les faits. Mais elle luifermait la bouche, elle l’accusait d’avoir passé la nuit, avec lesDuveyrier, à chercher le testament, pour y introduire des choses.Et, comme il riait, en demandant quel intérêt il aurait eu à cela,elle reprit :
– Votre intérêt, votre intérêt… Bref ! monsieur, vousdeviez accourir nous prévenir, puisque Dieu voulait bien vousrendre témoin de l’accident. Quand on pense que, sans moi, ma fillene saurait rien encore ! Oui, on la dépouillait, si je n’avaispas dégringolé l’escalier, à la première nouvelle… Eh ! votreintérêt, votre intérêt, monsieur, est-ce qu’on sait ?Mme Duveyrier a beau être très fanée, il y a encoredes gens peu difficiles pour s’en contenter peut-être.
– Oh ! maman ! dit Berthe, Clotilde qui est sihonnête !
Mais Mme Josserand haussa les épaules depitié.
– Laisse donc ! tu sais bien qu’on fait tout pour del’argent !
Octave dut leur conter l’histoire de l’attaque. Elles selançaient des coups d’œil : évidemment, selon le mot de lamère, il y avait eu des manœuvres. Clotilde était vraiment tropbonne de vouloir épargner des émotions à la famille ! Enfin,elles laissèrent le jeune homme se mettre au travail, tout engardant des doutes sur son rôle dans l’affaire. Leur explicationvive continuait.
– Et qui est-ce qui paiera cinquante mille francs inscritsdans le contrat ? dit Mme Josserand. Lui sousla terre, on pourra courir après, n’est-ce pas ?
– Oh ! les cinquante mille francs ! murmuraBerthe embarrassée. Tu sais qu’il devait, comme vous, donnerseulement dix mille francs tous les six mois… Nous n’y sommes pasencore, le mieux est d’attendre.
– Attendre ! attendre qu’il revienne pour te lesapporter, peut-être… Grande cruche, tu veux donc qu’on tevole !… Non, non ! tu vas les exiger tout de suite sur lasuccession. Nous autres, nous sommes vivants, Dieu merci ! Onignore si nous paierons ou si nous ne paierons pas ; mais lui,puisqu’il est mort, il faut qu’il paie.
Et elle fit jurer à sa fille de ne pas céder, car elle n’avaitjamais donné à personne le droit de la prendre pour une bête. Touten s’emportant, elle tendait parfois l’oreille vers le plafond,comme si elle eût voulu entendre, à travers l’entresol, ce qui sepassait au premier étage, chez les Duveyrier. La chambre du vieuxdevait se trouver juste sur sa tête. Auguste était bien montéauprès de son père, dès qu’elle l’avait mis au courant de lasituation. Mais cela ne la tranquillisait pas, elle rêvait d’yêtre, elle imaginait des trames compliquées.
– Vas-y donc ! finit-elle par crier, dans un élan detout son cœur. Auguste est trop faible, ils sont encore en train dele ficher dedans !
Alors, Berthe monta. Octave, qui faisait l’étalage, les avaitécoutées. Quand il se vit seul avec Mme Josserand,et qu’elle se dirigea vers la porte, il lui demanda, dans l’espoird’un jour de congé, s’il ne serait pas convenable de fermer lemagasin.
– Pourquoi donc ? dit-elle. Attendez qu’il soit mort.Ce n’est pas la peine de manquer la vente.
Puis, comme il plissait un coupon de soie ponceau, elle ajouta,pour rattraper la dureté de sa phrase :
– Seulement, vous pourriez bien, il me semble, ne pasmettre du rouge à l’étalage.
Au premier, Berthe trouva Auguste près de son père. La chambren’avait pas changé depuis la veille ; elle était toujoursmoite, silencieuse, emplie du même râle, long et pénible. Sur lelit, le vieillard restait rigide, dans une perte complète dusentiment et du mouvement. La boîte de chêne, pleine de fiches,encombrait encore la table ; pas un meuble ne semblait avoirété dérangé ni même ouvert. Cependant, les Duveyrier paraissaientplus abattus, las d’une nuit sans sommeil, les paupières inquiètes,tiraillées par une continuelle préoccupation. Dès sept heures, ilsavaient envoyé Hippolyte chercher leur fils Gustave au lycéeBonaparte ; et l’enfant, un garçon de seize ans, mince etprécoce, était là, dans l’effarement de ce jour inespéré devacances, à passer près d’un moribond.
– Ah ! ma chère, quel coup affreux ! dit Clotildeen allant embrasser Berthe.
– Pourquoi ne pas nous prévenir ? répondit celle-ci,avec la moue pincée de sa mère. Nous étions là pour vous aider à lesupporter.
Auguste, d’un regard, la pria de garder le silence. Le momentn’était pas venu de se quereller. On pouvait attendre. Le DrJuillerat, qui avait déjà fait une première visite, devait en faireune seconde ; mais il ne donnait toujours aucun espoir, lemalade ne passerait pas la journée. Auguste communiquait cesnouvelles à sa femme, lorsque Théophile et Valérie entrèrent à leurtour. Tout de suite, Clotilde s’était avancée, et elle répéta enembrassant Valérie :
– Quel coup affreux, ma chère !
Mais Théophile arrivait, très monté.
– Alors, maintenant, dit-il, sans même étouffer sa voix,quand votre père se meurt, c’est votre charbonnier qui doit vousl’apprendre ?… Vous avez donc voulu prendre le temps deretourner ses poches ?
Duveyrier se leva, indigné. Mais Clotilde d’un geste l’écarta,tandis qu’elle répondait très bas à son frère :
– Malheureux ! l’agonie de notre pauvre père ne t’estpas même sacrée… Regarde-le, contemple ton œuvre, oui, c’est toiqui lui as tourné le sang, en refusant de payer tes termes enretard.
Valérie se mit à rire.
– Voyons, ce n’est pas sérieux, dit-elle.
– Comment ! pas sérieux ! reprit Clotilde,révoltée. Vous saviez combien il aimait à toucher ses termes… Vousauriez résolu de le tuer, que vous n’auriez pas agi autrement.
Et elles en venaient à des mots plus vifs, elles s’accusaientréciproquement de vouloir mettre la main sur l’héritage, lorsque,toujours maussade et calme, Auguste les rappela au respect.
– Taisez-vous ! Vous aurez le temps. Ce n’est pasconvenable, à cette heure.
Alors, la famille, se rendant à la justesse de cetteobservation, prit place autour du lit. Un grand silence tomba, onentendit de nouveau le râle, dans la chambre moite. Berthe etAuguste étaient aux pieds du mourant ; Valérie et Théophile,arrivés les derniers, avaient dû se mettre assez loin, près de latable ; tandis que Clotilde occupait le chevet, ayant son mariderrière elle ; et, au bord même des matelas, elle poussaitson fils Gustave, que le vieillard adorait. Tous se regardaientmaintenant, sans une parole. Mais les yeux clairs, les lèvrespincées disaient les réflexions sourdes, les raisonnements pleinsd’inquiétude et d’irritation, qui passaient dans ces têtes pâlesd’héritiers, aux paupières rougies. La vue du collégien, si près dulit, exaspérait surtout les deux jeunes ménages ; car, c’étaitvisible, les Duveyrier comptaient sur la présence de Gustave pourattendrir le grand-père, s’il recouvrait sa connaissance.
Même cette manœuvre était une preuve qu’il ne devait pas existerde testament ; et les regards des Vabre allaient furtivement àun vieux coffre-fort, la caisse de l’ancien notaire, qu’il avaitapportée de Versailles et fait sceller dans un coin de sa chambre.Il y enfermait, par manie, tout un monde d’objets. Sans doute lesDuveyrier s’étaient empressés de fouiller cette caisse, pendant lanuit. Théophile rêvait de leur tendre un piège, pour les faireparler.
– Dites donc, vint-il murmurer enfin à l’oreille duconseiller, si l’on avertissait le notaire… Papa peut vouloirchanger ses dispositions.
Duveyrier n’entendit pas d’abord. Comme il s’ennuyait beaucoupdans cette chambre, il avait laissé toute la nuit sa penséeretourner vers Clarisse. Décidément, le plus sage serait de seremettre avec sa femme ; mais l’autre était si drôle, quandelle envoyait sa chemise par-dessus sa tête, d’un geste degamin ; et, les yeux vagues, fixés sur le moribond, il larevoyait ainsi, il aurait tout donné pour la posséder encore, rienqu’une fois. Théophile dut répéter sa question.
– J’ai interrogé M. Renaudin, répondit alors leconseiller effaré. Il n’y a pas de testament.
– Mais ici ?
– Pas plus ici que chez le notaire.
Théophile regarda Auguste : était-ce évident ? lesDuveyrier avaient fouillé les meubles. Clotilde saisit ce regard ets’irrita contre son mari. Qu’avait-il donc ? est-ce que ladouleur l’endormait ? Et elle ajouta :
– Papa a fait ce qu’il a dû faire, bien sûr… Nous lesaurons toujours trop tôt, mon Dieu !
Elle pleurait. Valérie et Berthe, gagnées par sa douleur, semirent aussi à sangloter doucement. Théophile avait regagné sachaise sur la pointe des pieds. Il savait ce qu’il voulait savoir.Certainement, si son père reprenait connaissance, il ne laisseraitpas les Duveyrier abuser de leur galopin de fils, pour se faireavantager. Mais, comme il s’asseyait, il vit son frère Augustes’essuyer les yeux, et cela l’émut tellement, qu’à son tour ilétrangla : l’idée de la mort lui venait, il mourrait peut-êtrede cette maladie, c’était abominable. Alors, toute la famillefondit en larmes. Seul, Gustave ne pouvait pleurer. Ça leconsternait, il regardait par terre, réglant sa respiration sur lerâle, pour s’occuper à quelque chose, comme on leur faisait marquerle pas, pendant les leçons de gymnastique.
Cependant, les heures s’écoulaient. À onze heures, ils eurentune distraction, le Dr Juillerat se présenta de nouveau. L’état dumalade empirait, il devenait même douteux, maintenant, qu’il pûtreconnaître ses enfants, avant de mourir. Et les sanglotsrecommençaient, lorsque Clémence vint annoncer l’abbé Mauduit.Clotilde, qui s’était levée, reçut la première ses consolations. Ilparaissait pénétré du malheur de la famille, il trouva pour chacunune parole d’encouragement. Puis, avec beaucoup de tact, il parlades droits de la religion, il insinua qu’on ne devait pas laisserpartir cette âme sans le secours de l’Église.
– J’y avais songé, murmura Clotilde.
Mais Théophile éleva des objections. Leur père ne pratiquaitpas ; il avait même eu jadis des idées avancées, car il lisaitVoltaire ; enfin, le mieux était de s’abstenir, du momentqu’on ne pouvait le consulter. Dans le feu de la discussion, ilajouta même :
– C’est comme si vous apportiez le bon Dieu à cemeuble.
Les trois femmes le firent taire. Elles étaient toutes secouéesd’attendrissement, elles donnèrent raison au prêtre, s’excusèrentde ne pas l’avoir envoyé chercher, dans le trouble de lacatastrophe. M. Vabre, s’il avait pu parler, auraitcertainement consenti, car il n’aimait à se faire remarquer enrien. D’ailleurs, ces dames prenaient tout sur elles.
– Quand ce ne serait que pour le quartier, répétaitClotilde.
– Sans doute, dit l’abbé Mauduit qui approuva vivement. Unhomme dans la situation de monsieur votre père doit le bonexemple.
Auguste restait sans opinion. Mais Duveyrier, tiré de sessouvenirs sur Clarisse, dont il se rappelait justement la façond’enfiler ses bas, une cuisse en l’air, réclama les sacrements avecviolence. Il les fallait, pas un membre de sa famille ne mouraitsans eux. Le Dr Juillerat, qui s’était écarté par discrétion,évitant même de laisser percer son dédain de libre penseur,s’approcha alors du prêtre et lui dit tout bas, familièrement,comme à un collègue, souvent rencontré dans des occasionspareilles :
– Ça presse, dépêchez-vous.
Le prêtre se hâta de partir. Il annonçait qu’il apporterait lacommunion et l’extrême-onction, pour parer aux éventualités. EtThéophile, avec son entêtement, murmura :
– Ah bien ! si, maintenant, ils font communier lesmorts malgré eux !
Mais, tout de suite, il y eut une forte émotion. En reprenant saplace, Clotilde avait trouvé le mourant les yeux grands ouverts.Elle ne put retenir un léger cri ; la famille accourut, et lesyeux du vieillard, lentement, firent le tour du cercle, sans que latête remuât. Le Dr Juillerat, l’air étonné, vint se pencher auchevet, pour suivre cette crise suprême.
– Mon père, c’est nous, vous nous reconnaissez ?demanda Clotilde.
M. Vabre la regarda fixement ; puis, ses lèvresremuèrent, mais ne rendirent aucun son. Tous se poussaient,voulaient lui arracher sa dernière parole. Valérie, placéederrière, forcée de se hausser sur les pieds, dit avecaigreur :
– Vous l’étouffez. Écartez-vous donc. S’il désirait quelquechose, on ne pourrait pas savoir.
Les autres durent s’écarter. En effet, les yeux de M. Vabrefouinaient la chambre.
– Il désire quelque chose, c’est certain, murmuraBerthe.
– Voici Gustave, répétait Clotilde. Vous le voyez, n’est-cepas ?… Il est sorti pour vous embrasser. Embrasse tongrand-père, mon petit.
Comme l’enfant, effrayé, reculait, elle le maintenait d’un bras,elle attendait un sourire sur la face décomposée du moribond. MaisAuguste, qui étudiait la direction de ses yeux, déclara qu’ilregardait la table : sans doute il voulait écrire. Ce fut unsaisissement. Tous s’empressèrent. On apporta la table, on cherchadu papier, l’encrier, une plume. Enfin, on le souleva, on l’adossacontre trois oreillers. Le docteur autorisait ces choses, d’unsimple clignement de paupières.
– Donnez-lui la plume, disait Clotilde frémissante, sanslâcher Gustave, qu’elle présentait toujours.
Alors, il y eut une minute solennelle. La famille, serrée autourdu lit, attendait. M. Vabre, qui semblait ne reconnaîtrepersonne, avait laissé échapper la plume de ses doigts. Un instant,il promena les yeux sur la table, où se trouvait la boîte de chêne,pleine de fiches. Puis, glissé des oreillers, tombé en avant commeun chiffon, il allongea le bras par un suprême effort ; et, lamain dans les fiches, il se mit à patauger, avec le geste d’un bébéheureux, qui pétrit quelque chose de sale. Il rayonnait, il voulaitparler, mais il ne bégayait qu’une syllabe, toujours la même, unede ces syllabes où les enfants au maillot mettent un monde desensations.
– Ga… ga… ga… ga…
C’était au travail de sa vie, à sa grande étude de statistique,qu’il disait adieu. Brusquement, sa tête roula. Il était mort.
– Je m’en doutais, murmura le docteur, qui prit le soin del’allonger et de lui fermer les yeux, en voyant l’effarement de lafamille.
Était-ce possible ? Auguste avait emporté la table, tousrestaient muets et glacés. Bientôt, les sanglots éclatèrent. MonDieu ! puisqu’il n’y avait plus rien à espérer, on arriveraitquand même à se partager la fortune. Et Clotilde, après s’êtreempressée de renvoyer Gustave, pour lui éviter l’affreux spectacle,pleurait sans force, la tête appuyée contre l’épaule de Berthe, quisanglotait, ainsi que Valérie. Devant la fenêtre, Théophile etAuguste se frottaient rudement les yeux. Mais Duveyrier surtoutmontrait un désespoir extraordinaire, étouffait de gros sanglotsdans son mouchoir. Non, décidément, il ne pouvait vivre sansClarisse : il aimait mieux mourir tout de suite, commecelui-là ; et le regret de sa maîtresse tombant au milieu dece deuil, le secouait d’une amertume immense.
– Madame, vint annoncer Clémence, ce sont lessacrements…
Sur le seuil, parut l’abbé Mauduit. Derrière son épaule, onapercevait la tête curieuse d’un enfant de chœur. Il vit lessanglots, questionna d’un coup d’œil le médecin, qui ouvrit lesbras, comme pour déclarer que ce n’était pas sa faute. Et l’abbé,après avoir balbutié des prières, s’en alla d’un air de gêne, enremportant le bon Dieu.
– C’est mauvais signe, disait Clémence aux autresdomestiques, réunis à la porte de l’antichambre. On ne dérange pasle bon Dieu pour rien… Vous verrez qu’il reviendra dans la maison,avant un an.
Les obsèques de M. Vabre eurent lieu seulement lesurlendemain. Duveyrier avait quand même ajouté aux lettres defaire-part les mots : « muni des sacrements del’Église ». Comme le magasin était fermé, Octave se trouvaitlibre. Ce congé le ravissait, car depuis longtemps il désiraitranger sa chambre, changer des meubles de place, mettre sesquelques livres dans une petite bibliothèque, achetée d’occasion.Il s’était levé plus tôt que de coutume, il achevait son rangementvers huit heures, le matin du convoi, lorsque Marie frappa. Ellelui rapportait un paquet de livres.
– Puisque vous ne venez pas les chercher, dit-elle, il fautbien que je me donne la peine de vous les rendre.
Mais elle refusa d’entrer, rougissant, choquée à l’idée d’êtrechez un jeune homme. Leurs relations, d’ailleurs, avaientcomplètement cessé, d’une façon toute naturelle, parce qu’iln’était plus retourné la prendre. Et elle restait aussi tendre aveclui, le saluait toujours d’un sourire, quand elle lerencontrait.
Octave était très gai, ce matin-là. Il voulut la taquiner.
– Alors, c’est Jules qui vous défend d’entrer chezmoi ? répétait-il. Comment êtes-vous avec Jules,maintenant ? Est-il aimable ? oui, vous m’entendezbien ? Répondez donc !
Elle riait, elle ne se scandalisait pas.
– Pardi ! quand vous l’emmenez, vous lui payez duvermouth en lui racontant des choses qui le font rentrer comme unfou… Oh ! il est trop aimable. Vous savez, je n’en demande pastant. Mais j’aime mieux que ça se passe chez moi qu’autre part,bien sûr.
Elle redevint sérieuse et ajouta :
– Tenez, je vous rapporte votre Balzac, je n’ai pas pu lefinir… C’est trop triste, il n’a que des choses désagréables à vousdire, ce monsieur-là !
Et elle lui demanda des histoires où il y eut beaucoup d’amour,avec des aventures et des voyages dans des pays étrangers. Puis,elle parla de l’enterrement : elle irait à l’église, Julespousserait jusqu’au cimetière. Jamais elle n’avait eu peur desmorts ; à douze ans, elle était restée une nuit entière prèsd’un oncle et d’une tante, emportés par la même fièvre. Jules, aucontraire, détestait causer des morts, à ce point que, depuis laveille, il lui avait défendu de parler du propriétaire, étendu surle dos, en bas ; mais elle ne trouvait rien à dire en dehorsde cette conversation, lui non plus, si bien qu’ils n’échangeaientpas dix mots par heure, tout en pensant continuellement au pauvremonsieur. Ça devenait ennuyeux, elle serait contente pour Jules,quand on l’emporterait. Et, heureuse d’en pouvoir parler à l’aise,satisfaisant son goût, elle accabla le jeune homme dequestions : l’avait-il vu ? était-il beaucoupchangé ? devait-elle croire ce qu’on racontait, un abominableaccident, pendant la mise en bière ? quant à la famille, nedécousait-elle pas les matelas, pour fouiner partout ? Tantd’histoires circulaient, dans une maison comme la leur, où galopaitune débandade de bonnes ! La mort était la mort : on nes’occupait que de ça.
– Vous me fourrez encore un Balzac, reprit-elle enregardant les livres qu’il lui prêtait de nouveau. Non,reprenez-le… Ça ressemble trop à la vie.
Comme elle lui tendait le volume, il la saisit par le poignet etvoulut l’attirer dans la chambre. Elle l’amusait, avec sa curiositéde la mort ; elle lui paraissait drôle, plus vivante, toutd’un coup désirable. Mais elle comprit, devint très rouge, puis sedégagea, se sauva, en disant :
– Merci, monsieur Mouret… À tout à l’heure, au convoi.
Lorsque Octave fut habillé, il se rappela sa promesse d’allervoir Mme Campardon. Il avait deux grandes heuresdevant lui, le convoi étant pour onze heures, et il songea àutiliser sa matinée, en faisant quelques visites dans la maison.Rose le reçut au lit ; il s’excusait, craignait de ladéranger ; mais elle-même l’appela. On le voyait si peu, ellese disait si heureuse d’avoir une distraction !
– Ah ! tenez, mon cher enfant, déclara-t-elle tout desuite, c’est moi qui devrais être en bas, clouée entre quatreplanches !
Oui, le propriétaire était bien heureux, il en avait fini avecl’existence. Et comme Octave, étonné de la trouver en proie à unetelle mélancolie, lui demandait si elle allait plus mal :
– Non, merci. C’est toujours la même chose. Seulement il ya des fois où j’en ai assez… Achille a dû se faire dresser un litdans son cabinet de travail, parce que ça m’agaçait la nuit, quandil remuait… Et vous savez que Gasparine, sur nos prières, s’estdécidée à quitter le magasin. Je lui en suis bien reconnaissante,elle me soigne avec une telle tendresse !… Mon Dieu ! jene vivrais plus, sans toutes ces bonnes affections qui se serrentautour de moi !
Justement, Gasparine, de son air soumis de parente pauvre,tombée au rôle de domestique, lui apportait son café. Elle l’aida àse soulever, l’adossa contre des coussins, la servit sur une petiteplanche, recouverte d’une serviette. Et Rose, dans sa camisolebrodée, au milieu des linges garnis de dentelle, mangea d’un grosappétit. Elle était toute fraîche, rajeunie, encore, très jolie,avec sa peau blanche et ses petits cheveux blonds ébouriffés.
– Oh ! l’estomac va bien, ce n’est pas l’estomac quiest malade, répétait-elle en trempant ses tartines.
Deux larmes tombèrent dans son café. Alors, Gasparine lagronda.
– Si tu pleures, je vais appeler Achille… N’es-tu pascontente ? n’es-tu pas là comme une reine ?
Quand Mme Campardon eut fini et qu’elle seretrouva seule en compagnie d’Octave, elle était d’ailleursconsolée. Par coquetterie, elle se remit à parler de la mort, maisavec la gaieté douce d’une femme faisant la grasse matinée dans latiédeur des draps. Mon Dieu ! elle s’en irait tout de même,lorsque son tour viendrait ; seulement, ils avaient raison,elle n’était pas malheureuse, elle pouvait se laisser vivre, carils lui évitaient en somme les grosses besognes de l’existence. Etelle s’enfonçait dans son égoïsme d’idole sans sexe.
Puis, comme le jeune homme se levait :
– Entrez plus souvent, n’est-ce pas ?… Amusez-vousbien, ne vous attristez pas trop à ce convoi. On meurt un peu tousles jours, il faut s’y habituer.
Sur le même palier, chez Mme Juzeur, ce futLouise, la petite bonne, qui vint ouvrir à Octave. Ellel’introduisit au salon, le regarda un instant avec son rire ahuri,puis finit par déclarer que sa maîtresse achevait de s’habiller. Dureste, Mme Juzeur parut tout de suite, vêtue denoir, plus douce et plus fine encore dans ce deuil.
– J’étais certaine que vous viendriez ce matin,soupira-t-elle d’un air d’abattement. Toute la nuit, j’ai rêvassé,je vous voyais… Impossible de dormir, vous comprenez, avec ce mortdans la maison !
Et elle avoua qu’elle s’était levée trois fois, pour regardersous les meubles.
– Mais il fallait m’appeler ! dit gaillardement lejeune homme. À deux, on n’a pas peur, dans un lit.
Elle prit un air de honte charmant.
– Taisez-vous, c’est vilain !
Et elle lui appliqua sa main ouverte sur les lèvres.Naturellement, il dut la baiser. Alors, elle écarta les doigtsdavantage, en riant, comme chatouillée. Mais lui, excité par cejeu, chercha à pousser les choses plus loin. Il l’avait saisie, laserrait contre sa poitrine, sans qu’elle fit un mouvement pour sedégager ; et très bas, dans un souffle, à l’oreille :
– Voyons, pourquoi ne voulez-vous pas ?
– Oh ! en tout cas, pas aujourd’hui !
– Pourquoi, pas aujourd’hui ?
– Mais avec ce mort, là-dessous… Non, non, ça me seraitimpossible.
Il la serrait plus rudement, et elle s’abandonnait. Leurshaleines chauffaient leurs visages.
– Alors, quand ? demain ?
– Jamais.
– Vous êtes libre pourtant, votre mari s’est conduit si malque vous ne lui devez rien… Hein ? la peur d’un enfantpeut-être ?
– Non, je ne puis en avoir, des médecins me l’ont dit.
– Eh bien ! s’il n’y a aucune raison sérieuse, ceserait trop bête…
Et il la violentait. Très souple, elle glissa. Puis, lereprenant elle-même dans ses bras, l’empêchant de faire unmouvement, elle murmura de sa voix caressante :
– Tout ce que vous voudrez, mais pas ça !…Entendez-vous, ça, jamais ! jamais ! J’aimerais mieuxmourir… C’est une idée à moi, mon Dieu ! J’ai juré au ciel,enfin vous n’avez pas besoin de savoir… Vous êtes donc brutal commeles autres hommes, que rien ne satisfait, tant qu’on leur refusequelque chose. Pourtant, je vous aime bien. Tout ce que vousvoudrez, mais pas ça, mon amour !
Elle se livrait, lui permettait les caresses les plus vives etles plus secrètes, ne le repoussant, d’un mouvement de brusquevigueur nerveuse, que s’il tentait le seul acte défendu. Et, dansson obstination, il y avait comme une réserve jésuitique, une peurdu confessionnal, une certitude de se faire pardonner les petitspéchés, tandis que le gros lui causerait trop d’ennuis avec sondirecteur. Puis, c’étaient encore d’autres sentiments inavoués,l’honneur et l’estime de soi-même mis en un seul point, lacoquetterie de tenir toujours les hommes en ne les satisfaisantjamais, une savante jouissance personnelle à se faire manger debaisers partout, sans le coup de bâton de l’assouvissement final.Elle trouvait ça meilleur, elle s’y entêtait, pas un homme nepouvait se flatter de l’avoir eue, depuis le lâche abandon de sonmari. Et elle était une femme honnête !
– Non, monsieur, pas un ! Ah ! je puis aller latête haute, moi ! Que de malheureuses, dans ma position, seseraient mal conduites !
Elle l’écarta avec douceur et se leva du canapé.
– Laissez-moi… Ça me tourmente trop, ce mort, en dessous.Il me semble que la maison entière le sent.
D’ailleurs, l’heure de l’enterrement approchait. Elle voulaitaller avant le corps à l’église, pour ne pas voir toute la cuisinefunèbre. Mais, comme elle le reconduisait, elle se souvint de luiavoir parlé de sa liqueur des îles ; et elle le fit rentrer,elle apporta elle-même deux verres et la bouteille. C’était unecrème très sucrée, avec des parfums de fleurs. Quand elle but, unegourmandise de petite fille mit une langueur ravie sur son visage.Elle aurait vécu de sucre, les douceurs à la vanille et à la rosela troublaient comme un attouchement.
– Ça nous soutiendra, dit-elle.
Et, dans l’antichambre, elle ferma les yeux, lorsqu’il la baisasur la bouche. Leurs lèvres sucrées fondaient, pareilles à desbonbons.
Il était près de onze heures. Le corps n’avait pu être descendupour l’exposition, car les ouvriers des Pompes funèbres, aprèss’être oubliés chez un marchand de vin du voisinage, n’enfinissaient plus de poser les tentures. Octave alla regarder parcuriosité. La voûte se trouvait déjà barrée d’un large rideaunoir ; mais les tapissiers avaient encore à accrocher lesdraps de la porte. Et sur le trottoir, le nez en l’air, un groupede bonnes causaient ; pendant qu’Hippolyte, en grand deuil,pressait le travail, d’un air digne.
– Oui, madame, disait Lisa à une femme sèche, une veuve,qui était chez Valérie depuis une semaine, ça ne lui aura servi àrien… Le quartier connaît bien l’histoire. Pour être sûre de sapart dans l’héritage du vieux, elle s’est fait faire cet enfant-làpar un boucher de la rue Sainte-Anne, tant son mari avait l’air devouloir crever tout de suite… Mais le mari dure encore, et voilà levieux parti. Hein ? elle est joliment avancée, avec son salemioche !
La veuve hochait la tête, pleine de dégoût.
– Bien fait ! répondit-elle. Elle en est pour sacochonnerie… Plus souvent que je resterais chez elle ! Je luiai fichu mes huit jours, ce matin. Est-ce que son petit monstre deCamille ne faisait pas caca dans ma cuisine !
Mais Lisa courut questionner Julie qui descendait donner unordre à Hippolyte. Puis, après quelques minutes de conversation,elle revint auprès de la bonne de Valérie.
– C’est un micmac où personne ne comprend rien. Je croisque votre dame aurait pu ne pas se faire faire d’enfant et laissertout de même crever son mari, car ils en sont encore, paraît-il, àchercher le magot du vieux… La cuisinière dit qu’ils ont desfigures là-dedans, enfin des figures de gens qui se ficheront desclaques avant ce soir.
Adèle arrivait, avec quatre sous de beurre sous son tablier,Mme Josserand lui ayant recommandé de ne jamaismontrer les provisions. Lisa voulut voir, puis la traitafurieusement de dinde. Est-ce qu’on descendait pour quatre sous debeurre ! Ah bien ! c’est elle qui aurait forcé cespingres à la mieux nourrir, ou elle se serait nourrie avanteux ; oui, sur le beurre, sur le sucre, sur la viande, surtout. Depuis quelque temps, les autres bonnes poussaient ainsiAdèle à la révolte. Elle se pervertissait. Elle cassa un petitmorceau de beurre et le mangea immédiatement, sans pain, pour fairela brave devant les autres.
– Montons-nous ? demanda-t-elle.
– Non, dit la veuve, je veux le voir descendre. J’ai gardépour ça une commission.
– Moi aussi, ajouta Lisa. On assure qu’il pèse huit cents.S’ils le lâchaient dans leur bel escalier, ça ferait un jolidégât !
– Moi, je monte, j’aime mieux ne pas le voir, reprit Adèle…Merci ! pour rêver encore, comme la nuit dernière, qu’il vientme tirer les pieds, en me fichant des sottises, à cause de mesordures.
Elle s’en alla, poursuivie par les plaisanteries des deuxautres. Toute la nuit, à l’étage des domestiques, on s’était amusédes cauchemars d’Adèle. D’ailleurs, les bonnes, pour ne pas êtreseules, avaient laissé leurs portes ouvertes ; et, un cocherfarceur ayant joué au revenant, de petits cris, des rires étoufféss’étaient fait entendre jusqu’au jour, le long du couloir. Lisa,les lèvres pincées, disait qu’elle s’en souviendrait. Une fameuserigolade, tout de même !
Mais la voix furieuse d’Hippolyte ramena leur attention vers lestentures. Il criait, perdant sa dignité :
– Bougre d’ivrogne ! vous le mettez la tête enbas !
C’était vrai, l’ouvrier allait accrocher à l’envers l’écussonportant le chiffre du défunt. Du reste, les draps noirs, bordésd’argent, étaient en place ; il n’y avait plus qu’à poser lespatères, lorsqu’une voiture à bras, chargée d’un petit mobilier depauvre, se présenta pour entrer. Un gamin poussait, une grandefille pâle suivait, en donnant un coup de main. M. Gourd, quicausait avec son ami, le papetier d’en face, se précipita et,malgré la solennité de son deuil :
– Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce qu’il luiprend ?… Vous ne voyez donc pas, imbécile !
La grande fille intervint.
– Monsieur, je suis la nouvelle locataire, vous savez… Cesont mes meubles.
– Impossible ! demain ! cria le conciergefurieux.
Elle le regarda, puis regarda les tentures, stupéfiée.Évidemment, cette porte murée de noir la bouleversait. Mais elle seremit, elle expliqua qu’elle ne pouvait pas non plus laisser sesmeubles sur le pavé. Alors, M. Gourd la rudoya.
– Vous êtes la piqueuse de bottines, n’est-ce pas ?celle qui a loué là-haut le cabinet… Encore une obstination dupropriétaire ! Tout ça, pour toucher cent trente francs, etmalgré les ennuis que nous avons eus avec le menuisier !… Ilm’avait pourtant promis de ne plus louer à du monde qui travaille.Ah ! ouiche, voilà que ça recommence, et avec unefemme !
Puis, il se souvint que M. Vabre était mort.
– Oui, vous pouvez regarder, c’est le propriétaire qui estmort justement, et s’il était parti huit jours plus tôt, vous neseriez pas ici, bien sûr !… Allons, dépêchez-vous, avant qu’onle descende !
Et, dans son exaspération, il poussa lui-même la voiture, ill’engouffra sous les tentures qui s’écartèrent, puis qui serejoignirent lentement. La grande fille pâle disparut dans tout cenoir.
– En voilà une qui tombe bien ! fit remarquer Lisa.Comme c’est gai, d’emménager dans un enterrement… Moi, à sa place,je vous aurais ramassé le pipelet !
Mais elle se tut, lorsqu’elle vit reparaître M. Gourd, quiétait la terreur des bonnes. La mauvaise humeur de celui-ci venaitde ce que la maison allait, disaient des personnes, échoir enpartage à M. Théophile et à sa dame. Lui, aurait donné centfrancs de sa poche pour avoir comme propriétaire M. Duveyrier,un magistrat au moins. C’était ce qu’il expliquait au papetier.Cependant, du monde sortait. Mme Juzeur passa, enadressant un sourire à Octave, qui avait trouvé Trublot sur letrottoir. Puis, Marie parut ; et elle, très intéressée, restaà regarder mettre les tréteaux, sur lesquels on devait poser labière.
– Ces gens du second sont étonnants, disait M. Gourd,les yeux levés sur les persiennes fermées du deuxième étage. Oncroirait qu’ils s’arrangent pour éviter de faire comme nous autres…Oui, ils sont partis en voyage, il y a trois jours.
À ce moment, Lisa se cacha derrière la veuve, en apercevant lacousine Gasparine, qui apportait une couronne de violettes, uneattention de l’architecte, désireux de conserver ses bons rapportsavec les Duveyrier.
– Fichtre ! déclara le papetier, elle se met bien,l’autre Mme Campardon !
Il l’appelait ainsi, innocemment, du nom que tous lesfournisseurs du quartier lui donnaient. Lisa étouffa un rire. Maisil y eut une grosse déception. Brusquement, les bonnes surent qu’onavait descendu le corps. Aussi, c’était bête, d’être restées danscette rue, à contempler le drap ! Elles rentrèrent vite ;et le corps, en effet, sortait du vestibule, porté par quatrehommes. Les tentures assombrissaient le porche, on voyait au fondle jour blanc de la cour, lavée le matin à grande eau. Seule, lapetite Louise, qui avait filé derrière Mme Juzeur,se haussait sur les pieds, les yeux ronds, dans une curiositéblême. Les porteurs soufflaient au bas de l’escalier, dont lesdorures et les faux marbres prenaient une solennité froide sous lalumière morte des vitres dépolies.
– Le v’là parti sans toucher ses quittances ! murmuraLisa, avec la blague haineuse d’une fille de Paris contre lespropriétaires.
Alors, Mme Gourd, qui était restée dans sonfauteuil, clouée là par ses mauvaises jambes, se leva péniblement.Puisqu’elle ne pouvait même aller à l’église, M. Gourd luiavait bien recommandé de ne pas laisser passer le propriétairedevant la loge, sans le saluer. Cela se devait. Elle vint jusqu’àla porte, en bonnet de deuil, et lorsque le propriétaire passa,elle le salua.
À Saint-Roch, pendant la cérémonie, le Dr Juillerat affecta dene pas entrer dans l’église. D’ailleurs, il y avait foule, tout ungroupe d’hommes préféra rester sur les marches. Il faisait trèsdoux, une journée superbe de juin. Et, comme ils ne pouvaientfumer, leur conversation tomba sur la politique. La grand’portedemeurait ouverte, par moments de grands souffles d’orguessortaient de l’église, tendue de noir, étoilée de cierges.
– Vous savez que M. Thiers se portera l’an prochaindans notre circonscription, annonça Léon Josserand de son airgrave.
– Ah ! dit le docteur. Vous ne voterez sans doute paspour lui, vous, un républicain ?
Le jeune homme dont les opinions se refroidissaient, à mesureque Mme Dambreville le répandait davantage,répondit sèchement :
– Pourquoi pas ?… Il est l’adversaire déclaré del’empire.
Alors, une grosse discussion s’engagea. Léon parlait detactique, le Dr Juillerat s’entêtait dans les principes. Selon cedernier, la bourgeoisie avait fait son temps ; elle était unobstacle sur le chemin de la révolution ; depuis qu’ellepossédait, elle barrait l’avenir, avec plus d’obstination etd’aveuglement que l’ancienne noblesse.
– Vous avez peur de tout, vous vous jetez à la pireréaction, dès que vous vous croyez menacés !
Du coup, Campardon se fâcha.
– Moi, monsieur, j’ai été jacobin et athée comme vous.Mais, Dieu merci ! la raison m’est venue… Non, je n’irai mêmepas jusqu’à votre M. Thiers. Un brouillon, un homme quis’amuse à des idées !
Cependant, tous les libéraux présents, M. Josserand,Octave, Trublot même qui s’en fichait, déclarèrent qu’ilsvoteraient pour M. Thiers. Le candidat officiel était un grandchocolatier de la rue Saint-Honoré, M. Dewinck, qu’ilsplaisantèrent beaucoup. Ce M. Dewinck n’avait pas même l’appuidu clergé, que ses attaches avec les Tuileries inquiétaient.Campardon, décidément passé aux prêtres, accueillait son nom avecréserve. Puis, sans transition, il s’écria :
– Tenez ! la balle qui a blessé votre Garibaldi aupied, aurait dû lui percer le cœur !
Et, pour ne pas être vu plus longtemps en compagnie de cesmessieurs, il entra dans l’église, où la voix grêle de l’abbéMauduit répondait aux lamentations des chantres.
– Il y couche, maintenant, murmura le docteur, avec unhaussement d’épaules. Ah ! quel coup de balai, il faudraitdonner dans tout ça !
Les affaires de Rome le passionnaient. Puis, comme Léonrappelait la parole du ministre d’État, disant devant le Sénat quel’Empire était sorti de la Révolution, mais pour la contenir, ilsen revinrent aux élections prochaines. Tous s’entendaient encoresur la nécessité d’infliger une leçon à l’empereur ; mais ilscommençaient à être pris d’inquiétudes, les noms des candidats lesdivisaient déjà, leur donnaient la nuit le cauchemar du spectrerouge. Près d’eux, M. Gourd, mis avec la correction d’undiplomate, les écoutait, plein d’un froid mépris : lui, étaitpour l’autorité, simplement.
D’ailleurs, la cérémonie finissait, un grand cri mélancoliquequi sortait des profondeurs de l’église, les fit taire.
– Requiescat in pace !
– Amen !
Au cimetière du Père-Lachaise, pendant qu’on descendait lecorps, Trublot qui n’avait pas lâché le bras d’Octave, le vitéchanger un nouveau sourire avec Mme Juzeur.
– Ah ! oui, murmura-t-il, la petite femme bienmalheureuse… Tout ce que vous voudrez, mais pas ça !
Octave eut un tressaillement. Comment ! Trublotaussi ! Ce dernier fit un geste de dédain ; non, pas lui,un de ses camarades. Et d’ailleurs, tous ceux que ce grignotageamusait.
– Pardon, ajouta-t-il. Puisque voilà le vieux remisé, jevais rendre compte à Duveyrier d’une commission.
La famille s’en allait, silencieuse et dolente. Alors, Trublotretint en arrière le conseiller, pour lui apprendre qu’il avait vula bonne de Clarisse ; mais il ne savait pas l’adresse, labonne ayant quitté Clarisse la veille du déménagement, après luiavoir fichu des claques. C’était le dernier espoir qui s’envolait.Duveyrier mit la figure dans son mouchoir et rejoignit lafamille.
Dès le soir, des querelles commencèrent. La famille se trouvaitdevant un désastre. M. Vabre, avec cette insouciance sceptiqueque les notaires montrent parfois, ne laissait pas de testament. Onfouilla en vain tous les meubles, et le pis fut qu’il n’y avait pasun sou des six ou sept cent mille francs espérés, ni argent, nititres, ni actions ; on découvrit seulement sept centtrente-quatre francs en pièces de dix sous, une cachette devieillard gâteux. Et des traces irrécusables, un carnet couvert dechiffres, des lettres d’agents de change apprirent aux héritiers,blêmes de colère, le vice secret du bonhomme, une passion effrénéedu jeu, un besoin maladroit et enragé de l’agiotage, qu’il cachaitsous l’innocente manie de son grand travail de statistique. Tout ypassait, ses économies de Versailles, les loyers de sa maison,jusqu’aux sous qu’il carottait à ses enfants ; même, dans lesdernières années, il en était venu à hypothéquer la maison de centcinquante mille francs, en trois fois. La famille resta atterrée enface du fameux coffre-fort, où elle croyait la fortune sous clef,et dans lequel il y avait simplement un monde d’objets singuliers,des débris ramassés à travers les pièces, vieilles ferrailles,vieux tessons, vieux rubans, parmi des jouets en morceaux, volésjadis au petit Gustave.
Alors, éclatèrent de furieuses récriminations. On traita levieux de filou. C’était indigne de gâcher ainsi son argent, ensournois qui se fiche du monde et qui joue une infâme comédie, pourcontinuer à se faire dorloter. Les Duveyrier se montraientinconsolables de l’avoir nourri douze années, sans lui réclamer uneseule fois les quatre-vingt mille francs de la dot de Clotilde,dont ils avaient eu seulement dix mille francs. Ça faisait toujoursdix mille francs, répondait avec violence Théophile, qui en étaitencore à toucher un sou des cinquante mille, promis lors de sonmariage. Mais Auguste, à son tour, se plaignait plus âprement,reprochait à son frère d’être au moins parvenu à empocher lesintérêts de cette somme pendant trois mois ; tandis que luin’aurait jamais rien des cinquante mille francs, également portéssur son contrat. Et Berthe, montée par sa mère, lâchait des parolesblessantes, l’air indigné d’être entrée dans une famillemalhonnête. Et Valérie, déblatérant sur les loyers qu’elle avait eusi longtemps la bêtise de payer au vieux, par peur d’êtredéshéritée, ne pouvait digérer cela, regrettait cet argent comme del’argent immoral, employé à entretenir la débauche.
Quinze jours durant, ces histoires passionnèrent la maison.Enfin, il ne restait que l’immeuble, estimé trois cent millefrancs ; l’hypothèque payée, il y aurait donc environ lamoitié de cette somme à partager entre les trois enfants deM. Vabre. C’était cinquante mille francs pour chacun ;maigre consolation, dont il fallait se contenter. Théophile etAuguste disposaient déjà de leur part. Il fut convenu qu’onvendrait. Duveyrier se chargea de tout, au nom de sa femme.D’abord, il persuada aux deux frères de ne pas laisser faire lalicitation devant le tribunal ; s’ils s’entendaient, ellepouvait avoir lieu devant son notaire, maître Renaudin, un hommedont il répondait. Ensuite, il leur souffla l’idée, sur le conseilmême du notaire, disait-il, de mettre la maison à bas prix, à centquarante mille francs seulement : c’était très malin, lesamateurs afflueraient, les enchères s’allumeraient et dépasseraienttoutes les prévisions. Théophile et Auguste riaient de confiance.Puis, le jour de la vente, après cinq ou six enchères, maîtreRenaudin adjugea brusquement la maison à Duveyrier, pour la sommede cent quarante-neuf mille francs. Il n’y avait pas même de quoipayer les hypothèques. Ce fut le dernier coup.
On ne connut jamais les détails de la terrible scène qui sepassa, le soir même, chez les Duveyrier. Les murs solennels de lamaison en étouffèrent les éclats. Théophile dut traiter sonbeau-frère de gredin ; publiquement, il l’accusait d’avoiracheté le notaire, en lui promettant de le faire nommer juge depaix. Quant à Auguste, il parlait simplement de la cour d’assises,il voulait y traîner maître Renaudin, dont tout le quartierracontait les coquineries. Mais si l’on ignora toujours comment lafamille en arriva à s’allonger des calottes, ainsi que le bruit encourait, on entendit les dernières paroles échangées sur le seuil,des paroles qui sonnèrent fâcheusement, dans la sévérité bourgeoisede l’escalier.
– Sale canaille ! criait Auguste. Tu envoies auxgalères des gens qui n’en ont pas tant fait !
Théophile, sorti le dernier, retint la porte, s’enrageant,s’étranglant, dans un accès de toux.
– Voleur ! voleur !… Oui, voleur !… Et toi,voleuse, entends-tu, voleuse !
Il referma la porte à la volée, si rudement, que toutes lesportes de l’escalier battirent. M. Gourd, aux écoutes, futalarmé. D’un coup d’œil, il fouilla les étages ; mais ilaperçut seulement le fin profil de Mme Juzeur. Ledos rond, il rentra sur la pointe des pieds dans sa loge, où ilreprit son air digne. On pouvait nier. Lui, ravi, donnait raison aunouveau propriétaire.
Quelques jours plus tard, il y eut un raccommodement entreAuguste et sa sœur. La maison en resta surprise. On avait vu Octavese rendre chez les Duveyrier. Le conseiller, inquiet, s’étaitdécidé à abandonner le loyer du magasin pendant cinq ans, pourfermer au moins la bouche d’un des héritiers. Lorsque Théophileapprit cela, il descendit avec sa femme faire une nouvelle scènechez son frère. Voilà qu’il se vendait à cette heure, qu’il passaitdu côté des brigands ! Mais Mme Josserand setrouvait dans le magasin, il reçut vite son paquet. Elle conseillatout net à Valérie de ne pas plus se vendre que sa fille ne sevendait. Et Valérie dut battre en retraite, criant :
– Alors, nous serions les seuls à tirer la langue ?…Du diable si je paie mon terme ! J’ai un bail. Ce galérienpeut-être n’osera pas nous renvoyer… Et toi, ma petite Berthe, nousverrons un jour ce qu’il faudra y mettre, pour t’avoir !
Les portes claquèrent de nouveau. C’était, entre les deuxménages, une haine à mort. Octave, qui avait rendu des services,restait présent, entrait dans l’intimité de la famille. Berthes’était presque évanouie entre ses bras, pendant qu’Augustes’assurait que les clients n’avaient pu entendre.Mme Josserand elle-même donnait sa confiance aujeune homme. D’ailleurs, elle demeurait sévère pour lesDuveyrier.
– Le loyer, c’est quelque chose, dit-elle. Mais je veux lescinquante mille francs.
– Sans doute, si tu verses les tiens, hasarda Berthe.
La mère ne parut pas comprendre.
– Je les veux, entends-tu !… Non, non, il doit troprire dans la terre, ce vieux scélérat de père Vabre ! Je ne lelaisserai pas se vanter de m’avoir roulée. Faut-il qu’il y ait dumonde canaille ! promettre un argent qu’on n’a pas !…Oh ! on te les donnera, ma fille, ou j’irai le déterrerplutôt, pour lui cracher à la figure !
Un matin, comme Berthe se trouvait justement chez sa mère, Adèlevint dire d’un air effaré que M. Saturnin était là, avec unhomme. Le Dr Chassagne, directeur de l’asile des Moulineaux, avaitdéjà plusieurs fois prévenu les parents qu’il ne pouvait garderleur fils, car il ne jugeait pas chez lui la folie assezcaractérisée. Et, tout d’un coup, ayant eu connaissance de lasignature arrachée par Berthe à son frère pour les trois millefrancs, redoutant d’être compromis, il le renvoyait à lafamille.
Ce fut une épouvante. Mme Josserand, quicraignait d’être étranglée, voulut causer avec l’homme. Celui-cidéclara simplement :
– Monsieur le directeur m’a dit de vous dire que lorsqu’onest bon pour donner de l’argent à ses parents, on est bon pourvivre chez eux.
– Mais il est fou, monsieur ! il va nousmassacrer.
– Il n’est toujours pas fou pour signer ! réponditl’homme en s’en allant.
D’ailleurs, Saturnin rentrait d’un air tranquille, les mainsdans les poches, comme s’il revenait d’une promenade aux Tuileries.Il n’ouvrit même pas la bouche de son séjour là-bas. Il embrassason père qui pleurait, donna également de gros baisers à sa mère età sa sœur Hortense, toutes deux tremblantes. Puis, quand il aperçutBerthe, ce fut un ravissement, il la caressa avec des grâces depetit garçon. Tout de suite, elle profita du trouble attendri oùelle le voyait, pour lui apprendre son mariage. Il n’eut aucunerévolte, il ne parut point comprendre d’abord, comme s’il avaitoublié ses fureurs d’autrefois. Mais, lorsqu’elle voulutredescendre, il se mit à hurler : mariée, ça lui était égal,pourvu qu’elle restât là, toujours avec lui, contre lui. Alors,devant le visage décomposé de sa mère qui courait déjà s’enfermer,Berthe eut l’idée de prendre Saturnin chez elle. On trouverait bienà l’utiliser dans le sous-sol du magasin, quand ce ne serait qu’àficeler des paquets.
Le soir même, Auguste, malgré son évidente répugnance, se renditau désir de Berthe. Ils étaient mariés à peine depuis trois mois,et une sourde désunion grandissait entre eux. C’était le heurt dedeux tempéraments, de deux éducations différentes, un marimaussade, méticuleux, sans passion, et une femme poussée dans laserre chaude du faux luxe parisien, vive, saccageant l’existence,afin d’en jouir toute seule, en enfant égoïste et gâcheur. Aussi necomprenait-il pas son besoin de mouvement, ses sorties continuellespour des visites, des courses, des promenades, son galop à traversles théâtres, les fêtes, les expositions. Deux et trois fois parsemaine, Mme Josserand venait prendre sa fille,l’emmenait jusqu’au dîner, heureuse de se montrer avec elle, deprofiter ainsi de ses toilettes riches, qu’elle ne payait plus. Lesgrandes rébellions du mari étaient surtout contre ces toilettestrop éclatantes, dont l’utilité lui échappait. Pourquoi s’habillerau-dessus de son rang et de sa fortune ? Quelle nécessité dedépenser de la sorte un argent si nécessaire dans soncommerce ? Il disait d’ordinaire que, lorsqu’on vend de lasoie aux autres femmes, on doit porter de la laine. Mais Bertheavait alors les airs féroces de sa mère, en lui demandant s’ilcomptait la laisser aller toute nue ; et elle le décourageaitencore par la propreté douteuse de ses jupons, par son dédain dulinge qu’on ne voyait pas, ayant toujours des phrases apprises pourlui fermer la bouche, s’il insistait.
– J’aime mieux faire envie que pitié… L’argent estl’argent, et lorsque j’ai eu vingt sous, j’ai toujours dit que j’enavais quarante.
Berthe prenait, dans le mariage, la carrure deMme Josserand. Elle s’empâtait, lui ressemblaitdavantage. Ce n’était plus la fine indifférente et souple sous lesgifles maternelles ; c’était une femme où poussaient desobstinations, la volonté formelle de tout plier à son plaisir.Auguste la regardait parfois, étonné de cette maturité si prompte.D’abord, elle avait goûté une joie vaniteuse à trôner au comptoir,en toilette étudiée, d’une modestie élégante. Puis, elle s’étaitvite rebutée du commerce, souffrant de l’immobilité, menaçant detomber malade, se résignant pourtant, mais avec des attitudes devictime qui fait à la prospérité de son ménage le sacrifice de savie. Et, dès lors, une lutte de chaque minute avait commencé entreelle et son mari. Elle haussait les épaules derrière le dos de cedernier, comme sa mère derrière le dos de son père ; ellerecommençait contre lui toutes les querelles de ménage dont onavait bercé sa jeunesse, le traitait en monsieur simplement chargéde payer, l’accablait de ce mépris de l’homme, qui était comme labase de son éducation.
– Ah ! c’est maman qui avait raison !s’écriait-elle, après chacune de leurs disputes.
Auguste s’était cependant efforcé, dans les premiers temps, dela satisfaire. Il aimait la paix, il rêvait un petit intérieurtranquille, maniaque déjà comme un vieillard, plié aux habitudes desa vie de garçon chaste et économe. Son ancien logement del’entresol ne pouvant suffire, il avait pris l’appartement dusecond, sur la cour, où il croyait avoir fait des folies, endépensant cinq mille francs de meubles. Berthe, d’abord heureuse desa chambre en thuya et en soie bleue, s’était ensuite montréepleine de dédain, après une visite chez une amie, qui épousait unbanquier. Puis, les premières discussions avaient éclaté, au sujetdes bonnes. La jeune femme, accoutumée à un service abêti depauvres filles auxquelles on coupait leur pain, exigeait d’ellesdes corvées, dont elles sanglotaient dans leur cuisine, pendant desaprès-midi entières. Auguste, peu tendre pourtant d’habitude, ayanteu l’imprudence d’aller en consoler une, avait dû la jeter à laporte une heure plus tard, devant les sanglots de madame, qui luicriait furieusement de choisir entre elle et cette créature. Mais,après celle-là, il était venu une gaillarde qui semblait s’arrangerpour rester. Elle se nommait Rachel, devait être juive, le niait etcachait son pays. C’était une fille de vingt-cinq ans, d’un visagedur, au grand nez, aux cheveux très noirs. D’abord, Berthe avaitdéclaré qu’elle ne la tolérerait pas deux jours ; puis, devantson obéissance muette, son air de tout comprendre et de ne riendire, elle s’était montrée peu à peu contente, comme si elle se fûtsoumise à son tour, la gardant pour ses mérites et aussi par unesourde peur. Rachel, qui acceptait sans révolte les plus duresbesognes, accompagnées de pain sec, prenait possession du ménage,les yeux ouverts, la bouche serrée, en servante de flair attendantl’heure fatale et prévue où madame n’aurait rien à lui refuser.
D’ailleurs, dans la maison, du rez-de-chaussée à l’étage desbonnes, un grand calme avait succédé aux émotions de la mortbrusque de M. Vabre. L’escalier retrouvait son recueillementde chapelle bourgeoise ; pas un souffle ne sortait des portesd’acajou, toujours closes sur la profonde honnêteté desappartements. Le bruit courait que Duveyrier s’était remis avec safemme. Quant à Valérie et à Théophile, ils ne parlaient à personne,ils passaient raides et dignes. Jamais la maison n’avait exhalé unesévérité de principes plus rigides. M. Gourd, en pantoufles eten calotte, la parcourait d’un air de bedeau solennel.
Vers onze heures, un soir, Auguste allait à chaque instant surla porte du magasin, puis allongeait la tête, et jetait un coupd’œil dans la rue. Une impatience peu à peu grandie l’agitait.Berthe, que sa mère et sa sœur étaient venues chercher pendant ledîner, sans même lui laisser manger du dessert, ne rentrait pas,après une absence de plus de trois heures, et malgré sa promesseformelle d’être là pour la fermeture.
– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! finit-il pardire, les mains serrées, faisant craquer ses doigts.
Et il s’arrêta devant Octave, qui étiquetait des coupons desoie, sur un comptoir. À cette heure avancée de la soirée, aucunclient ne se présentait, dans ce bout écarté de la rue de Choiseul.On laissait ouvert uniquement pour ranger le magasin.
– Vous devez savoir où ces dames sont allées, vous ?demanda Auguste au jeune homme.
Celui-ci leva les yeux d’un air surpris et innocent.
– Mais, monsieur, elles vous l’ont dit… À uneconférence.
– Une conférence, une conférence, gronda le mari. Ellefinissait à dix heures, leur conférence… Est-ce que des femmeshonnêtes ne devraient pas être rentrées !
Puis, il reprit sa promenade, en jetant des regards obliques surle commis, qu’il soupçonnait d’être le complice de ces dames, outout au moins de les excuser. Octave, à la dérobée, l’examinaitaussi d’un air inquiet. Jamais il ne l’avait vu si nerveux. Que sepassait-il donc ? Et, comme il tournait la tête, il aperçut,au fond de la boutique, Saturnin qui nettoyait une glace avec uneéponge imbibée d’alcool. Peu à peu, dans la famille, on mettait lefou à des travaux de domestique, pour lui faire au moins gagner sanourriture. Mais, ce soir-là, les yeux de Saturnin luisaientétrangement. Il se coula derrière Octave, il lui dit trèsbas :
– Faut se méfier… Il a trouvé un papier. Oui, il a unpapier dans sa poche… Attention, si c’est à vous !
Et il retourna lestement frotter sa glace. Octave ne compritpas. Le fou lui témoignait depuis quelque temps une affectionsingulière, comme la caresse d’une bête qui céderait à un instinct,à un flair pénétrant les délicatesses lointaines d’un sentiment.Pourquoi lui parlait-il d’un papier ? Il n’avait pas écrit delettre à Berthe, il ne se permettait encore que de la regarder avecdes yeux tendres, guettant l’occasion de lui faire un petit cadeau.C’était là une tactique adoptée par lui, après de mûresréflexions.
– Onze heures dix ! nom de Dieu de nom de Dieu !cria brusquement Auguste, qui ne jurait jamais.
Mais, au même moment, ces dames rentraient. Berthe avait unedélicieuse robe de soie rose, brodée de jais blanc ; tandisque sa sœur, toujours en bleu, et sa mère, toujours en mauve,gardaient leurs toilettes voyantes et laborieuses, remaniées àchaque saison. Mme Josserand entra la première,imposante, large, pour clouer du coup au fond de la gorge de songendre les reproches, que toutes trois venaient de prévoir, dans unconseil tenu au bout de la rue. Elle daigna même expliquer leurretard, par une flânerie aux vitrines des magasins. D’ailleurs,Auguste, très pâle, ne lâcha pas une plainte ; il répondaitd’un ton sec, il se contentait et attendait, visiblement. Uninstant encore, la mère, qui sentait l’orage avec sa grandehabitude des querelles du traversin, tâcha de l’intimider ;puis, elle dut monter, elle se contenta de dire :
– Bonsoir, ma fille. Et dors bien, n’est-ce pas ? situ veux vivre longtemps.
Tout de suite, Auguste à bout de force, oubliant la présenced’Octave et de Saturnin, tira de sa poche un papier froissé, qu’ilmit sous le nez de Berthe, en bégayant :
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
Berthe n’avait pas même retiré son chapeau. Elle devint trèsrouge.
– Ça ? dit-elle, eh bien ! c’est une facture.
– Oui, une facture ! et pour des faux cheveuxencore ! S’il est permis, pour des cheveux ! comme sivous n’en aviez plus sur la tête… Mais ce n’est pas ça. Vous l’avezpayée, cette facture ; dites, avec quoi l’avez-vouspayée ?
La jeune femme, de plus en plus troublée, finit parrépondre :
– Avec mon argent, pardi !
– Votre argent ! mais vous n’en avez pas. Il fautqu’on vous en ait donné ou que vous en ayez pris ici… Et puis,tenez ! je sais tout, vous faites des dettes… Je tolérerai ceque vous voudrez ; mais pas de dettes, entendez-vous, pas dedettes ! jamais !
Et il mettait, dans ce cri, son horreur de garçon prudent, sonhonnêteté commerciale qui consistait à ne rien devoir. Longtemps,il se soulagea, reprochant à sa femme ses sorties continuelles, sesvisites aux quatre coins de Paris, ses toilettes, son luxe qu’il nepouvait entretenir. Est-ce qu’il était raisonnable, dans leursituation, de rester dehors jusqu’à des onze heures du soir, avecdes robes de soie rose, brodées de jais blanc ? Quand on avaitde ces goûts-là, on apportait cinq cent mille francs de dot.D’ailleurs, il connaissait bien la coupable : c’était la mèreimbécile qui élevait ses filles à manger des fortunes, sans avoirseulement de quoi leur coller une chemise sur le dos, le jour deleur mariage.
– Ne dites pas de mal de maman ! cria Berthe, relevantla tête, exaspérée à la fin. On n’a rien à lui reprocher, elle afait son devoir… Et votre famille, elle est propre ! Des gensqui ont tué leur père !
Octave s’était plongé dans ses étiquettes, en affectant de nepas entendre. Mais, du coin de l’œil, il suivait la querelle, etguettait surtout Saturnin, qui, frémissant, avait cessé de frotterla glace, les poings serrés, les yeux ardents, près de sauter à lagorge du mari.
– Laissons nos familles, reprit ce dernier. Nous avonsassez de notre ménage… Écoutez, vous allez changer de train, car jene donnerai plus un sou pour toutes ces bêtises. Oh ! c’estune résolution formelle. Votre place est ici, dans votre comptoir,en robe simple, comme les femmes qui se respectent… Et si vousfaites des dettes, nous verrons.
Berthe restait suffoquée, devant cette main de mari brutalportée sur ses habitudes, ses plaisirs, ses robes. C’était unarrachement de tout ce qu’elle aimait, de tout ce qu’elle avaitrêvé en se mariant. Mais, par une tactique de femme, elle ne montrapas la blessure dont elle saignait, elle donna un prétexte à lacolère dont son visage était gonflé, et répéta avec plus deviolence :
– Je ne souffrirai pas que vous insultiez maman !
Auguste haussait les épaules.
– Votre mère ! mais, tenez ! vous lui ressemblez,vous devenez laide, quand vous vous mettez dans cet état… Oui, jene vous reconnais plus, c’est elle qui revient. Ma parole, ça mefait peur !
Du coup, Berthe se calma, et le regardant en face :
– Allez donc dire à maman ce que vous disiez tout àl’heure, pour voir comment elle vous flanquera dehors.
– Ah ! elle me flanquera dehors ! cria le marifurieux. Eh bien ! je monte le lui dire tout de suite.
En effet, il se dirigea vers la porte. Il était temps qu’ilsortît, car Saturnin, avec ses yeux de loup, s’avançaittraîtreusement pour l’étrangler par-derrière. La jeune femme venaitde se laisser tomber sur une chaise, où elle murmurait àdemi-voix :
– Ah ! grand Dieu ! en voilà un que jen’épouserais pas, si c’était à refaire !
En haut, M. Josserand, très surpris, vint ouvrir, Adèleétant déjà montée se coucher. Comme il s’installait justement pourpasser la nuit à faire des bandes, malgré des malaises dont il seplaignait depuis quelque temps, ce fut avec un embarras, une honted’être découvert, qu’il introduisit son gendre dans la salle àmanger ; et il parla d’un travail pressé, une copie du dernierinventaire de la cristallerie Saint-Joseph. Mais, lorsque,nettement, Auguste accusa sa fille, lui reprocha des dettes,raconta toute la querelle amenée par l’histoire des faux cheveux,les mains du bonhomme furent prises d’un tremblement ; ilbégayait, frappé au cœur, les yeux pleins de larmes. Sa filleendettée, vivant comme il avait vécu lui-même, au milieu decontinuelles scènes de ménage ! Tout le malheur de sa vieallait donc recommencer dans son enfant ! Et une autre craintele glaçait, il redoutait à chaque minute d’entendre son gendreaborder la question d’argent, réclamer la dot, en le traitant devoleur. Sans doute le jeune homme savait tout, pour tomber ainsichez eux, à onze heures passées.
– Ma femme se couche, balbutiait-il, la tête perdue. Il estinutile de la réveiller, n’est-ce pas ?… Vraiment, vousm’apprenez des choses ! Cette pauvre Berthe n’est pourtant pasméchante, je vous assure. Ayez de l’indulgence. Je lui parlerai…Quant à nous, mon cher Auguste, nous n’avons rien fait, je crois,qui puisse vous mécontenter…
Et il le tâtait du regard, rassuré, voyant qu’il ne devait riensavoir encore, lorsque Mme Josserand parut sur leseuil de la chambre à coucher. Elle était en toilette de nuit,toute blanche, terrible. Auguste, très excité pourtant, recula.Sans doute, elle avait écouté à la porte, car elle débuta par uncoup droit.
– Ce ne sont pas, je pense, vos dix mille francs que vousréclamez ? Plus de deux mois encore nous séparent del’échéance… Dans deux mois, nous vous les donnerons, monsieur. Nousne mourons pas, nous autres, pour échapper à nos promesses.
Cet aplomb superbe acheva d’accabler M. Josserand.D’ailleurs, Mme Josserand continuait, ahurissaitson gendre par des déclarations extraordinaires, sans lui laisserle temps de parler.
– Vous n’êtes pas fort, monsieur. Lorsque vous aurez renduBerthe malade, il faudra appeler le docteur, ça coûtera de l’argentchez le pharmacien, et c’est encore vous qui serez le dindon… Toutà l’heure, je me suis en allée, quand je vous ai vu décidé àcommettre une sottise. À votre aise ! battez votre femme, moncœur de mère est tranquille, car Dieu veille, et la punition ne sefait jamais attendre !
Enfin, Auguste put expliquer ses griefs. Il revint sur lessorties continuelles, les toilettes, s’enhardit même jusqu’àcondamner l’éducation donnée à Berthe.Mme Josserand l’écoutait d’un air d’absolu mépris.Puis, quand il eut terminé :
– Ça ne mérite pas de réponse, tant c’est bête, mon cher.J’ai ma conscience pour moi, ça me suffit… Un homme à qui j’aiconfié un ange ! Je ne me mêle plus de rien, puisqu’onm’insulte. Arrangez-vous.
– Mais votre fille finira par me tromper, madame !s’écria Auguste, repris de colère.
Mme Josserand qui partait se retourna, leregarda en face.
– Monsieur, vous faites tout ce qu’il faut pourça !
Et elle rentra dans sa chambre, avec une dignité de Cérèscolossale, aux triples mamelles, et drapée de blanc.
Le père garda Auguste quelques minutes encore. Il futconciliant, laissa entendre qu’avec les femmes il valait mieux toutsupporter, finit par le renvoyer calmé, résolu au pardon. Mais,quand il se retrouva seul dans la salle à manger, devant sa petitelampe, le bonhomme se mit à pleurer. C’était fini, il n’y avaitplus de bonheur, jamais il ne trouverait le temps de faire assez debandes, la nuit, pour aider sa fille en cachette. L’idée que cetteenfant pouvait s’endetter l’accablait comme d’une hontepersonnelle. Et il se sentait malade, il venait de recevoir unnouveau coup, la force lui manquerait un de ces soirs. Enfin,péniblement, renfonçant ses larmes, il travailla.
En bas, dans la boutique, Berthe était demeurée un instantimmobile, le visage entre les mains. Un garçon, après avoir mis lesvolets, venait de redescendre dans le sous-sol. Alors, Octave crutdevoir s’approcher de la jeune femme. Dès le départ du mari,Saturnin lui avait fait de grands gestes, par-dessus la tête de sasœur, comme pour l’inviter à la consoler. Maintenant, il rayonnait,il multipliait les clins d’yeux ; et, craignant de ne pas êtrecompris, il accentuait ses conseils en envoyant des baisers dans levide, avec une effusion débordante d’enfant.
– Comment ! tu veux que je l’embrasse ? demandaOctave par signes.
– Oui, oui, répondit le fou, d’un hochement de mentonenthousiaste.
Et, lorsqu’il vit le jeune homme souriant devant sa sœur, qui nes’était aperçue de rien, il s’assit par terre, derrière uncomptoir, ne voulant pas les gêner, se cachant. Les becs de gazbrûlaient encore, la flamme haute, dans le grand silence du magasinfermé. C’était une paix morte, un étouffement où les pièces de soiemettaient l’odeur fade de leur apprêt.
– Madame, je vous en prie, ne vous faites pas tant depeine, dit Octave, de sa voix caressante.
Elle eut un tressaillement, en le trouvant si près d’elle.
– Je vous demande pardon, monsieur Octave. Ce n’est pas mafaute, si vous avez assisté à cette explication pénible. Et je vousprie d’excuser mon mari, car il devait être malade, ce soir… Voussavez, dans tous les ménages, il y a de petites contrariétés…
Des sanglots l’étranglèrent. La seule idée d’atténuer les tortsde son mari pour le monde avait déterminé une crise de larmesabondantes, qui la détendait. Saturnin montra sa tête inquiète auras du comptoir ; mais il replongea aussitôt, quand il vitOctave se décider à prendre la main de sa sœur.
– Je vous en prie, madame, un peu de courage, disait cedernier.
– Non, c’est plus fort que moi, balbutia-t-elle. Vous étiezlà, vous avez entendu… Pour quatre-vingt-quinze francs decheveux ! Comme si toutes les femmes n’en portaient pas, descheveux, aujourd’hui… Mais lui ne sait rien, ne comprend rien. Ilne connaît pas plus les femmes que le Grand Turc, il n’en a jamaiseu, non jamais, monsieur Octave !… Ah ! je suis bienmalheureuse !
Elle disait tout, dans la fièvre de sa rancune. Un homme qu’elleprétendait avoir épousé par amour, et qui bientôt lui refuseraitdes chemises ! Est-ce qu’elle ne remplissait pas sesdevoirs ? est-ce qu’il trouvait seulement une négligence à luireprocher ? Certes, s’il ne s’était pas mis en colère, le jouroù elle lui avait demandé des cheveux, elle n’aurait jamais étéréduite à en acheter sur sa bourse ! Et, pour les plus petitesbêtises, la même histoire recommençait : elle ne pouvaittémoigner une envie, souhaiter le moindre objet de toilette, sansse heurter contre des maussaderies féroces. Naturellement, elleavait sa fierté, elle ne demandait plus rien, aimait mieux manquerdu nécessaire que de s’humilier sans résultat. Ainsi, elle désiraitfollement, depuis quinze jours, une parure de fantaisie, vue avecsa mère à la vitrine d’un bijoutier du Palais-Royal.
– Vous savez, trois étoiles de strass pour être piquéesdans les cheveux… Oh ! une babiole, cent francs, je crois… Ehbien ! j’ai eu beau en parler du matin au soir, si vous croyezque mon mari a compris !
Octave n’aurait osé compter sur une pareille occasion. Ilbrusqua les choses.
– Oui, oui, je sais. Vous en avez parlé plusieurs foisdevant moi… Et, mon Dieu ! madame, vos parents m’ont si bienreçu, vous m’avez accueilli vous-même avec tant d’obligeance, quej’ai cru pouvoir me permettre…
En parlant, il sortait de sa poche une boîte longue, où lestrois étoiles luisaient sur un morceau d’ouate. Berthe s’étaitlevée, très émue.
– Mais c’est impossible ! monsieur. Je ne veux pas…Vous avez eu le plus grand tort.
Lui, se montrait naïf, inventait des prétextes. Dans le Midi, çase faisait parfaitement. Et puis, des bijoux sans aucune valeur.Elle, toute rose, ne pleurait plus, les yeux sur la boîte, rallumésaux étincelles des pierres fausses.
– Je vous en prie, madame… Un bon mouvement pour me prouverque vous êtes content de mon travail.
– Non, vraiment, monsieur Octave, n’insistez pas… Vous mefaites de la peine.
Saturnin avait reparu ; et, en extase, comme devant unreliquaire, il regardait les bijoux. Mais sa fine oreille entenditles pas d’Auguste, qui revenait. Il avertit Berthe d’un légerclaquement de langue. Alors, celle-ci se décida, juste au moment oùson mari entrait.
– Eh bien ! écoutez, murmura-t-elle rapidement enfourrant la boîte dans sa poche, je dirai que c’est ma sœurHortense qui m’en a fait cadeau.
Auguste donna l’ordre d’éteindre le gaz, puis il monta avec ellese coucher, sans ajouter un mot sur la querelle, heureux au fond dela trouver remise, très gaie, comme s’il ne s’était rien passéentre eux. Le magasin tombait à une nuit profonde ; et, aumoment où Octave se retirait aussi, il sentit dans l’obscurité desmains brûlantes serrer les siennes, à les briser. C’était Saturnin,qui couchait au fond du sous-sol.
– Ami… ami… ami, répétait le fou, avec un élan de sauvagetendresse.
Déconcerté dans ses calculs, Octave, peu à peu, se prenait pourBerthe d’un jeune et ardent désir. S’il avait d’abord suivi sonplan ancien de séduction, sa volonté d’arriver par les femmes,maintenant il ne voyait plus seulement en elle la patronne, celledont la possession devait mettre la maison à sa merci ; ilvoulait avant tout la Parisienne, cette jolie créature de luxe etde grâce, dans laquelle il n’avait jamais mordu, à Marseille ;il éprouvait comme une fringale de ses petites mains gantées, deses petits pieds chaussés de bottines à hauts talons, de sa gorgedélicate noyée de fanfreluches, même des dessous douteux, de lacuisine qu’il flairait sous ses toilettes trop riches ; et cecoup brusque de passion allait jusqu’à attendrir la sécheresse desa nature économe, au point de lui faire jeter en cadeaux, endépenses de toutes sortes, les cinq mille francs apportés du Midi,doublés déjà par des opérations financières, dont il ne parlait àpersonne.
Mais ce qui le dévoyait surtout, c’était d’être devenu timide,en tombant amoureux. Il n’avait plus sa décision, sa hâte d’allerau but, goûtant au contraire des joies paresseuses à ne rienbrusquer. Du reste, dans cette défaillance passagère de son espritsi pratique, il finissait par considérer la conquête de Berthecomme une campagne d’une difficulté extrême, qui demandait deslenteurs, des ménagements de haute diplomatie. Sans doute ses deuxinsuccès, auprès de Valérie et de Mme Hédouin,l’emplissaient de la terreur d’échouer, une fois encore. Mais il yavait, en outre, au fond de son trouble plein d’hésitation, unepeur de la femme adorée, une croyance absolue à l’honnêteté deBerthe, tout cet aveuglement de l’amour que le désir paralyse etqui désespère.
Le lendemain de la querelle du ménage, Octave, heureux d’avoirfait accepter son cadeau à la jeune femme, songea qu’il seraitadroit de se mettre bien avec le mari. Alors, comme il mangeait àla table de son patron, celui-ci ayant l’habitude de nourrir sesemployés, pour les garder sous la main, il lui témoigna unecomplaisance sans bornes, l’écouta au dessert, approuva bruyammentses idées. Même, en particulier, il parut épouser sonmécontentement contre sa femme, au point de feindre de lasurveiller et de le renseigner ensuite par de petits rapports.Auguste fut très touché ; il avoua un soir au jeune hommequ’il avait failli un instant le renvoyer, car il le croyait deconnivence avec sa belle-mère. Octave, glacé, manifesta aussitôt del’horreur pour Mme Josserand, ce qui acheva de lesrapprocher dans une complète communauté d’opinions. Du reste, lemari était un bon homme au fond, simplement désagréable, maisvolontiers résigné, tant qu’on ne le jetait pas hors de lui, endépensant son argent ou en touchant à sa morale. Il jurait même dene plus se mettre en colère, car il avait eu, après la querelle,une migraine abominable, dont il était resté idiot pendant troisjours.
– Vous me comprenez, vous ! disait-il au jeune homme.Je veux ma tranquillité… En dehors de ça, je me fiche de tout, lavertu mise à part bien entendu, et pourvu que ma femme n’emportepas la caisse. Hein ? je suis raisonnable, je n’exige pasd’elle des choses extraordinaires ?
Et Octave exaltait sa sagesse, et ils célébraient ensemble lesdouceurs de la vie plate, des années toujours semblables, passées àmétrer de la soie. Même, pour lui plaire, le commis abandonnait sesidées de grand commerce. Un soir, il l’avait effaré, en reprenantson rêve de vastes bazars modernes, et en lui conseillant, comme àMme Hédouin, d’acheter la maison voisine, afind’élargir sa boutique. Auguste, dont la tête éclatait déjà aumilieu de ses quatre comptoirs, le regardait avec une telleépouvante de commerçant habitué à couper les barils en quatre,qu’il s’était hâté de retirer sa proposition et de s’extasier surla sécurité honnête du petit négoce.
Les jours coulaient, Octave faisait son trou dans la maison,comme un trou de duvet où il avait chaud. Le mari l’estimait,Mme Josserand elle-même, à laquelle il évitaitpourtant de témoigner trop de politesse, le regardait d’un airencourageant. Quant à Berthe, elle devenait avec lui d’unefamiliarité charmante. Mais son grand ami était Saturnin, dont ilvoyait s’accroître l’affection muette, le dévouement de chienfidèle, à mesure que lui-même désirait plus violemment la jeunefemme. Pour tout autre, le fou montrait une jalousie sombre ;un homme ne pouvait approcher sa sœur, sans qu’il fût aussitôtinquiet, les lèvres retroussées, prêt à mordre. Et si, aucontraire, Octave se penchait vers elle librement, la faisait riredu rire tendre et mouillé d’une amante heureuse, il riait d’aiselui-même, son visage reflétait un peu de leur joie sensuelle. Lepauvre être semblait goûter l’amour dans cette chair de femme,qu’il sentait sienne, sous la poussée de l’instinct ; et l’oneût dit qu’il éprouvait pour l’amant choisi la reconnaissance pâméedu bonheur. Dans tous les coins, il arrêtait celui-ci, jetaitautour d’eux des regards méfiants, puis s’ils étaient seuls, luiparlait d’elle, répétait toujours les mêmes histoires, en phrasesheurtées.
– Quand elle était petite, elle avait des petits membresgros comme ça ; et déjà grasse, et toute rose, et très gaie…Alors, elle gigotait par terre. Moi, ça m’amusait, je la regardais,je me mettais à genoux… Alors, pan ! pan ! pan !elle me donnait des coups de pied dans l’estomac… Alors, ça mefaisait plaisir, oh ! ça me faisait plaisir !
Octave sut ainsi l’enfance entière de Berthe, l’enfance avec sesbobos, ses joujoux, sa croissance de joli animal indompté. Lecerveau vide de Saturnin gardait religieusement des faits sansimportance, dont lui seul se souvenait : un jour où elles’était piquée et où il avait sucé le sang ; un matin où ellelui était restée dans les bras, en voulant monter sur la table.Mais il retombait toujours au grand drame, à la maladie de la jeunefille.
– Ah ! si vous l’aviez vue !… La nuit, j’étaistout seul près d’elle. On me battait pour m’envoyer me coucher. Etje revenais, les pieds nus… Tout seul. Ça me faisait pleurer, parcequ’elle était blanche. Je tâtais voir si elle devenait froide…Puis, ils m’ont laissé. Je la soignais mieux qu’eux, je savais lesremèdes, elle prenait ce que je lui donnais… Des fois, quand ellese plaignait trop, je lui mettais la tête sur moi. Nous étionsgentils… Ensuite, elle a été guérie, et je voulais revenir, et ilsm’ont encore battu.
Ses yeux s’allumaient, il riait, il pleurait, comme si les faitsdataient de la veille. De ses paroles entrecoupées, se dégageaitl’histoire de cette tendresse étrange : son dévouement depauvre d’esprit au chevet de la petite malade, abandonnée desmédecins ; son cœur et son corps donnés à la chère mourante,qu’il soignait dans sa nudité, avec des délicatesses de mère ;son affection et ses désirs d’hommes arrêtés là, atrophiés, fixés àjamais par ce drame de la souffrance dont l’ébranlementpersistait ; et, dès lors, malgré l’ingratitude après laguérison, Berthe restait tout pour lui, une maîtresse devantlaquelle il tremblait, une fille et une sœur qu’il avait sauvée dela mort, une idole qu’il adorait d’un culte jaloux. Aussipoursuivait-il le mari d’une haine furieuse d’amant contrarié, netarissant pas en paroles méchantes, se soulageant avec Octave.
– Il a encore l’œil bouché. C’est agaçant, son mal detête !… Hier, vous avez entendu comme il traînait les pieds…Tenez, le voilà qui regarde dans la rue. Hein ? est-il assezidiot !… Sale bête, sale bête !
Et Auguste ne pouvait remuer, sans que le fou se fâchât. Puis,venaient les propositions inquiétantes.
– Si vous voulez, à nous deux, nous allons le saigner commeun cochon.
Octave le calmait. Alors, Saturnin, dans ses jours detranquillité, voyageait de lui à la jeune femme, d’un air ravi,leur rapportait des mots qu’ils avaient dits l’un sur l’autre,faisait leurs commissions, était comme un lien de continuelletendresse. Il se serait jeté par terre, devant eux, pour leurservir de tapis.
Berthe n’avait plus reparlé du cadeau. Elle semblait ne pasremarquer les attentions tremblantes d’Octave, le traitait en ami,sans trouble aucun. Jamais il n’avait tant soigné la correction desa tenue, et il abusait avec elle de la caresse de ses yeux couleurde vieil or, dont il croyait la douceur de velours irrésistible.Mais elle ne lui était reconnaissante que de ses mensonges, lesjours où il l’aidait à cacher quelque escapade. Une complicités’établissait ainsi entre eux : il favorisait les sorties dela jeune femme en compagnie de sa mère, donnait le change au mari,dès le moindre soupçon. Même elle finissait par ne plus se gêner,dans sa rage de courses et de visites, se reposant entièrement surson intelligence. Et, si, à sa rentrée, elle le trouvait derrièreune pile d’étoffes, elle le remerciait d’une bonne poignée de mainde camarade.
Un jour pourtant, elle eut une grosse émotion. Octave, commeelle revenait d’une exposition de chiens, l’appela d’un signe dansle sous-sol ; et, là, il lui remit une facture, qu’on avaitprésentée pendant son absence, soixante-deux francs, pour des basbrodés. Elle devint toute pâle, et le cri de son cœur futaussitôt.
– Mon Dieu ! est-ce que mon mari a vu ça !
Il se hâta de la rassurer, il lui conta quelle peine il avaiteue pour escamoter la facture, sous le nez d’Auguste. Puis, d’unair de gêne, il dut ajouter à demi-voix :
– J’ai payé.
Alors, elle fit mine de fouiller ses poches, ne trouva rien, ditsimplement :
– Je vous rembourserai… Ah ! que de remerciements,monsieur Octave ! Je serais morte, si Auguste avait vu ça.
Et, cette fois, elle lui prit les deux mains, elle les tint uninstant serrées entre les siennes. Mais jamais il ne fut plusquestion des soixante-deux francs.
C’était, en elle, un appétit grandissant de liberté et deplaisir, tout ce qu’elle se promettait dans le mariage étant jeunefille, tout ce que sa mère lui avait appris à exiger de l’homme.Elle apportait comme un arriéré de faim amassée, elle se vengeaitde sa jeunesse nécessiteuse chez ses parents, des basses viandesmangées sans beurre pour acheter des bottines, des toilettespénibles retapées vingt fois, du mensonge de leur fortune soutenuau prix d’une misère et d’une saleté noires. Mais surtout elle serattrapait des trois hivers où elle avait couru la boue de Paris ensouliers de bal, à la conquête d’un mari : soirées mortellesd’ennui, pendant lesquelles, le ventre vide, elle se gorgeait desirop ; corvées de sourires et de grâces pudiques, auprès desjeunes gens imbéciles ; exaspérations secrètes d’avoir l’airde tout ignorer, lorsqu’elle savait tout ; puis, les retourssous la pluie, sans fiacre ; puis, le frisson de son lit glacéet les gifles maternelles qui lui gardaient les joues chaudes. Àvingt-deux ans encore, elle désespérait, tombée à une humilité debossue, se regardant en chemise, le soir, pour voir s’il ne luimanquait rien. Et elle en tenait un enfin, et comme le chasseur quiachève d’un coup de poing brutal le lièvre qu’il s’est essoufflé àpoursuivre, elle se montrait sans douceur pour Auguste, elle letraitait en vaincu.
Peu à peu, la désunion augmentait ainsi entre les époux, malgréles efforts du mari, désireux de ne pas troubler son existence. Ildéfendait désespérément son coin de tranquillité somnolente etmaniaque, il fermait les yeux sur les fautes légères, en avalaitmême de grosses, avec la continuelle terreur de découvrir quelqueabomination, qui le mettrait hors de lui. Les mensonges de Berthe,attribuant à l’affection de sa sœur ou de sa mère une foule depetits objets dont elle n’aurait pu expliquer l’achat, letrouvaient donc tolérant ; même il ne grondait plus trop,lorsqu’elle sortait le soir, ce qui permit deux fois à Octave de lamener secrètement au théâtre, en compagnie deMme Josserand et d’Hortense : partiescharmantes, après lesquelles ces dames tombèrent d’accord qu’ilsavait vivre.
Jusque-là, du reste, Berthe, au moindre mot, jetait sonhonnêteté à la figure d’Auguste. Elle se conduisait bien, il devaits’estimer heureux ; car, pour elle comme pour sa mère, lalégitime mauvaise humeur d’un mari commençait seulement au flagrantdélit de la femme. Cette honnêteté réelle, dans les premièresgloutonneries où elle gâchait son appétit, ne lui coûtait pourtantpas un gros sacrifice. Elle était de nature froide, d’un égoïsmerebelle aux tracas de la passion, préférant se donner toute seuledes jouissances, sans vertu d’ailleurs. La cour que lui faisaitOctave la flattait, simplement, après ses échecs de fille à marierqui s’était crue abandonnée des hommes ; et elle en tirait enoutre toutes sortes de profits, dont elle bénéficiait avecsérénité, ayant grandi dans le désir enragé de l’argent. Un jour,elle avait laissé le commis payer pour elle cinq heures devoiture ; un autre jour, sur le point de sortir, elle s’étaitfait prêter trente francs, derrière le dos de son mari, en disantavoir oublié son porte-monnaie. Jamais elle ne rendait. Ce jeunehomme ne tirait pas à conséquence ; elle n’avait aucune idéesur lui, elle l’utilisait, toujours sans calcul, au petit bonheurde ses plaisirs et des événements. Et, en attendant, elle abusaitde son martyre de femme maltraitée, qui remplissait strictement sesdevoirs.
Ce fut un samedi qu’une affreuse querelle éclata entre lesépoux, au sujet d’une pièce de vingt sous qui se trouvait en moinsdans le compte de Rachel. Comme Berthe réglait ce compte, Augusteapporta, selon son habitude, l’argent nécessaire aux dépenses duménage pour la semaine suivante. Les Josserand devaient dîner lesoir, et la cuisine se trouvait encombrée de provisions : unlapin, un gigot, des choux-fleurs. Près de l’évier, Saturnin,accroupi sur le carreau, cirait les souliers de sa sœur et lesbottes de son beau-frère. La querelle commença par de longuesexplications au sujet de la pièce de vingt sous. Où avait-ellepassé ? Comment pouvait-on égarer vingt sous ? Augustevoulut refaire les additions. Pendant ce temps, Rachel embrochaitson gigot avec tranquillité, toujours souple, malgré son air dur,la bouche close, mais les yeux aux aguets. Enfin, il donnacinquante francs, et il allait redescendre, lorsqu’il revint,obsédé par l’idée de cette pièce perdue.
– Il faut la retrouver pourtant, dit-il. C’est peut-êtretoi qui l’auras empruntée à Rachel, et vous ne vous en souvenezplus.
Berthe, du coup, fut très blessée.
– Accuse-moi de faire danser l’anse du panier !…Ah ! tu es gentil !
Tout partit de là, ils en arrivèrent bientôt aux mots les plusvifs. Auguste, malgré son désir d’acheter chèrement la paix, semontrait agressif, excité par la vue du lapin, du gigot et deschoux-fleurs, hors de lui devant ce tas de nourriture, qu’ellejetait en une fois, sous le nez de ses parents. Il feuilletait lelivre de compte, s’exclamait à chaque article. Ce n’était pas Dieupossible ! elle s’entendait avec la bonne pour gagner sur lesprovisions.
– Moi ! moi ! cria la jeune femme poussée àbout ; moi, je m’entends avec la bonne !… Mais c’estvous, monsieur, qui la payez pour m’espionner ! Oui, je lasens toujours sur mon dos, je ne puis risquer un pas sansrencontrer ses yeux… Ah ! elle peut bien regarder par le troude la serrure, quand je change de linge. Je ne fais rien de mal, jeme moque de votre police… Seulement, ne poussez pas l’audacejusqu’à me reprocher de m’entendre avec elle.
Cette attaque imprévue laissa le mari un moment stupéfait.Rachel s’était tournée, sans lâcher le gigot ; et elle mettaitla main sur son cœur, elle protestait :
– Oh ! madame, pouvez-vous croire !… Moi quirespecte tant madame !
– Elle est folle ! dit Auguste en haussant lesépaules. Ne vous défendez pas, ma fille… Elle est folle !
Mais un bruit, derrière son dos, l’inquiéta. C’était Saturninqui venait de jeter violemment l’un des souliers à moitié ciré,pour s’élancer au secours de sa sœur. La face terrible, les poingsserrés, il bégayait qu’il étranglerait ce sale individu, s’il latraitait encore de folle. Peureusement, l’autre s’était réfugiéderrière la fontaine, en criant :
– C’est assommant à la fin, si je ne peux plus vousadresser une observation, sans que celui-là se mette entrenous !… J’ai bien voulu l’accepter, mais qu’il me fiche lapaix ! Encore un joli cadeau de votre mère ! elle enavait une peur de chien, et elle me l’a collé sur le dos, préférantme faire assommer à sa place. Merci !… Le voilà qui prend uncouteau. Empêchez-le donc !
Berthe désarma son frère, le calma d’un regard, pendant que,très pâle, Auguste continuait à mâcher de sourdes paroles. Toujoursles couteaux en l’air ! Un mauvais coup était si viteattrapé ; et, avec un fou, rien à faire, justice ne vousvengerait seulement pas ! Enfin, on ne se faisait point garderpar un frère pareil, qui aurait réduit un mari à l’impuissance,même dans les cas de la plus légitime indignation, et jusqu’à leforcer à boire sa honte.
– Tenez ! monsieur, vous manquez de tact, déclaraBerthe d’un ton dédaigneux. Un homme comme il faut ne s’expliquepas dans une cuisine.
Elle se retira dans sa chambre, en refermant violemment lesportes. Rachel s’était retournée vers sa rôtissoire, commen’entendant plus la querelle de ses maîtres. Par excès dediscrétion, en fille qui se tenait à sa place, même quand ellesavait tout, elle ne regarda pas sortir madame ; et ellelaissa monsieur piétiner un instant, sans hasarder le moindre jeude physionomie. D’ailleurs, presque aussitôt, monsieur courutderrière madame. Alors, Rachel, impassible, put mettre le lapin aufeu.
– Comprends donc, ma bonne amie, dit Auguste à Berthe,qu’il avait rattrapée dans la chambre, ce n’était pas pour toi queje parlais, c’était pour cette fille qui nous vole… Il faut bienles retrouver, ces vingt sous.
La jeune femme eut une secousse d’exaspération nerveuse. Elle leregarda en face, toute blanche, résolue.
– À la fin, allez-vous me lâcher, avec vosvingt-sous !… Ce n’est pas vingt sous que je veux, c’est cinqcents francs par mois. Oui, cinq cents francs, pour ma toilette…Ah ! vous parlez d’argent dans la cuisine, en présence de labonne ! Eh bien ! ça me décide à en parler aussi,moi ! Il y a longtemps que je me retiens… Je veux cinq centsfrancs.
Il restait béant devant cette demande. Et elle entama la grandequerelle que, pendant vingt ans, sa mère avait faite tous lesquinze jours à son père. Est-ce qu’il espérait la voir marchernu-pieds ? Quand on épousait une femme, on s’arrangeait aumoins pour l’habiller et la nourrir proprement. Plutôt mendier quede se résigner à cette vie de sans-le-sou ! Ce n’était pointsa faute, à elle, s’il se montrait incapable dans soncommerce ; oh ! oui, incapable, sans idées, sansinitiative, ne sachant que couper les liards en quatre. Un hommequi aurait dû mettre sa gloire à faire vite fortune, à la parercomme une reine, pour tuer de rage les gens du Bonheur desDames ! Mais non ! avec une si pauvre tête, lafaillite devenait certaine. Et, de ce flot de paroles, montaient lerespect, l’appétit furieux de l’argent, toute cette religion del’argent dont elle avait appris le culte dans sa famille, en voyantles vilenies où l’on tombe pour paraître seulement en avoir.
– Cinq cents francs ! dit enfin Auguste. J’aimeraismieux fermer le magasin.
Elle le regarda froidement.
– Vous refusez. C’est bon, je ferai des dettes.
– Encore des dettes, malheureuse !
Dans un mouvement de brusque violence, il la saisit par lesbras, la poussa contre le mur. Alors, sans crier, étranglée decolère, elle courut ouvrir la fenêtre, comme pour se précipiter surle pavé ; mais elle revint, le poussa à son tour vers laporte, le jeta dehors, en bégayant :
– Allez-vous-en, ou je fais un malheur !
Et, derrière son dos, elle mit bruyamment le verrou. Un instant,il écouta, hésitant. Puis, il se hâta de descendre au magasin,repris de terreur, en voyant luire dans l’ombre les yeux deSaturnin, que le bruit de la courte lutte avait fait sortir de lacuisine.
En bas, Octave qui vendait des foulards à une vieille dame,s’aperçut tout de suite du bouleversement de ses traits. Il leregardait, du coin de l’œil, marcher avec fièvre devant lescomptoirs. Quand la cliente fut partie, le cœur d’Augustedéborda.
– Mon cher, elle devient folle, dit-il sans nommer safemme. Elle s’est enfermée… Vous devriez me rendre le service demonter lui parler. Je crains un accident, ma paroled’honneur !
Le jeune homme affecta d’hésiter. C’était si délicat !Enfin, il le fit par dévouement. En haut, il trouva Saturnin,planté à la porte de Berthe. Le fou, en entendant un bruit de pas,avait eu un grognement de menace. Mais, quand il reconnut lecommis, sa figure s’éclaira.
– Ah ! oui, toi, murmura-t-il. Toi, c’est bon… Fautpas qu’elle pleure. Sois gentil, trouve des choses… Et tu sais,reste. Pas de danger. Je suis là. Si la bonne veut voir, jecogne.
Et il s’assit par terre, il garda la porte. Comme il tenaitencore l’une des bottes de son beau-frère, il se mit à la fairereluire, pour occuper son temps.
Octave s’était décidé à frapper. Aucun bruit, pas de réponse.Alors, il se nomma. Tout de suite, le verrou fut tiré. Berthe lepria d’entrer, en entrebâillant la porte. Puis, elle la referma,remit le verrou d’un doigt irrité.
– Vous, je veux bien, dit-elle. Lui, non !
Elle marchait, emportée par la colère, allant du lit à lafenêtre, qui était restée ouverte. Et elle lâchait des parolesdécousues : il ferait manger ses parents, s’il voulait ;oui, il leur expliquerait son absence, car elle ne se mettrait pasà table ; plutôt mourir ! D’ailleurs, elle préférait secoucher. Déjà, de ses mains fiévreuses, elle arrachait lecouvre-pied, tapait les oreillers, ouvrait les draps, oubliant laprésence d’Octave, au point qu’elle eut un geste, comme pourdégrafer sa robe. Puis, elle sauta à une autre idée.
– Croyez-vous ! il m’a battue, battue, battue !…Et parce que, honteuse d’aller toujours en guenilles, je luidemandais cinq cents francs !
Lui, debout au milieu de la chambre, cherchait des paroles deconciliation. Elle avait tort de se faire tant de mauvais sang.Tout s’arrangerait. Enfin, timidement, il risqua une offre.
– Si vous êtes embarrassée pour quelque payement, pourquoine vous adressez-vous pas à vos amis ? Je serais siheureux !… Oh ! simplement un prêt. Vous me rendriezça.
Elle le regardait. Après un silence, elle répondit :
– Jamais ! c’est blessant… Que penserait-on, monsieurOctave ?
Son refus était si ferme, qu’il ne fut plus question d’argent.Mais sa colère semblait tombée. Elle respira fortement, se mouillale visage ; et elle restait toute blanche, très calme, un peulasse, avec de grands yeux résolus. Lui, devant elle, se sentaitenvahi de cette timidité d’amour, qu’il trouvait stupide en somme.Jamais il n’avait aimé si ardemment ; la force de son désirrendait gauches ses grâces de beau commis. Tout en continuant àconseiller une réconciliation, en phrases vagues, il raisonnaitnettement au fond, il se demandait s’il ne devait pas la prendredans ses bras ; mais la peur d’être refusé encore, le faisaitdéfaillir. Elle, muette, le regardait toujours de son air décidé,le front coupé d’une mince ride qui se creusait.
– Mon Dieu ! poursuivait-il, balbutiant, il faut de lapatience… Votre mari n’est pas méchant… Si vous savez le prendre,il vous donnera ce que vous voudrez…
Et tous deux, derrière le vide de ces paroles, sentaient la mêmepensée les envahir. Ils étaient seuls, libres, à l’abri de toutesurprise, le verrou poussé. Cette sécurité, la tiédeur enfermée dela chambre, les pénétraient. Cependant, il n’osait pas ; soncôté féminin, son sens de la femme s’affinait à cette minute depassion, au point de faire de lui la femme, dans leur approche.Alors, elle, comme si elle se fût souvenue d’anciennes leçons,laissa tomber son mouchoir.
– Oh ! pardon, dit-elle au jeune homme qui leramassait.
Leurs doigts s’effleurèrent, ils furent rapprochés par cetattouchement d’une seconde. Maintenant, elle souriait tendrement,elle avait la taille souple, se rappelant que les hommes détestentles planches. On ne faisait pas la niaise, on permettait lesenfantillages, sans en avoir l’air, si l’on voulait en pêcherun.
– Voilà la nuit qui vient, reprit-elle, en allant pousserla fenêtre.
Il la suivit, et là, dans l’ombre des rideaux, elle luiabandonna sa main. Elle riait plus fort, l’étourdissait de son rireperlé, l’enveloppait de ses jolis gestes ; et, comme ils’enhardissait enfin, elle renversa la tête, dégagea son cou,montra son cou jeune et délicat, tout gonflé de sa gaieté. Éperdu,il la baisa sous le menton.
– Oh ! monsieur Octave ! dit-elle, confuse, enaffectant de le remettre à sa place d’une façon gentille.
Mais il l’empoigna, la jeta sur le lit qu’elle venaitd’ouvrir ; et, dans son désir contenté, toute sa brutalitéreparut, le dédain féroce qu’il avait de la femme, sous son aird’adoration câline. Elle, silencieuse, le subit sans bonheur. Quandelle se releva, les poignets cassés, la face contractée par unesouffrance, tout son mépris de l’homme était remonté dans le regardnoir qu’elle lui jeta. Un silence régnait. On entendait seulement,derrière la porte, Saturnin faisant reluire les bottes du mari, àlarges coups de brosse réguliers.
Cependant, Octave, dans l’étourdissement de son triomphe,songeait à Valérie et à Mme Hédouin. Enfin, ilétait donc autre chose que l’amant de la petite Pichon !C’était comme une réhabilitation à ses yeux. Puis, devant unmouvement pénible de Berthe, il éprouva un peu de honte, la baisaavec une grande douceur. Elle se remettait d’ailleurs, reprenaitson visage d’insouciance résolue. D’un geste, elle sembladire : « Tant pis ! c’est fait. » Mais ellesentit ensuite le besoin d’exprimer une pensée mélancolique.
– Si vous m’aviez épousée ! murmura-t-elle.
Il resta surpris, inquiet presque ; ce qui ne l’empêcha pasde murmurer, en la baisant encore :
– Oh ! oui, comme ce serait bon !
Le soir, le dîner avec les Josserand fut d’un charme infini.Berthe jamais ne s’était montrée si douce. Elle ne dit pas un motde la querelle à ses parents, elle accueillit son mari d’un air desoumission. Celui-ci, enchanté, prit Octave à part pour leremercier ; et il y apportait tant de chaleur, il lui serraitles mains en témoignant une si vive reconnaissance, que le jeunehomme en fut gêné. D’ailleurs, tous l’accablaient de leurtendresse. Saturnin, très convenable à table, le regardait avec desyeux d’amour, comme s’il avait partagé la douceur de la faute.Hortense daignait l’écouter, tandis queMme Josserand lui versait à boire, pleine d’unencouragement maternel.
– Mon Dieu ! oui, dit Berthe au dessert, je vais meremettre à la peinture… Il y a longtemps que je veux décorer unetasse pour Auguste.
Cette bonne pensée conjugale toucha beaucoup ce dernier. Sous latable, depuis le potage, Octave avait posé son pied sur celui de lajeune femme ; c’était comme une prise de possession, danscette petite fête bourgeoise. Pourtant, Berthe n’était pas sans unesourde inquiétude devant Rachel, dont elle surprenait toujours leregard fouillant sa personne. Ça se voyait donc ? Une fille àrenvoyer ou à acheter, décidément.
Mais M. Josserand, qui se trouvait près de sa fille, achevade l’attendrir en lui glissant, derrière la nappe, dix-neuf francs,enveloppés dans du papier. Il s’était penché, il murmurait à sonoreille :
– Tu sais, ça vient de mon petit travail… Si tu dois, ilfaut payer.
Alors, entre son père, qui lui poussait le genou, et son amant,qui frottait doucement sa bottine, elle se sentit pleine d’aise. Lavie allait être charmante. Et tous se détendaient, goûtaientl’agrément d’une soirée passée en famille, sans dispute. En vérité,ce n’était pas naturel, quelque chose devait leur porter bonheur.Seul, Auguste avait les yeux tirés, envahi par une migraine, qu’ilattendait d’ailleurs, à la suite de tant d’émotions. Même, versneuf heures, il dut aller se coucher.
Depuis quelque temps, M. Gourd rôdait d’un air de mystèreet d’inquiétude. On le rencontrait filant sans bruit, l’œil ouvert,l’oreille tendue, montant sans cesse les deux escaliers, où deslocataires l’avaient même aperçu faisant des rondes de nuit.Certainement, la moralité de la maison le préoccupait ; il ysentait comme un souffle de choses déshonnêtes qui troublait lanudité froide de la cour, la paix recueillie du vestibule, lesbelles vertus domestiques des étages.
Un soir, Octave avait trouvé le concierge sans lumière, immobileau fond de son couloir, collé contre la porte qui donnait surl’escalier de service. Surpris, il l’interrogea.
– Je veux me rendre compte, monsieur Mouret, réponditsimplement M. Gourd, en se décidant à aller se coucher.
Le jeune homme resta très effrayé. Est-ce que le conciergesoupçonnait ses rapports avec Berthe ? Il les guettaitpeut-être. Leur liaison rencontrait de continuels obstacles, danscette maison surveillée, et dont les locataires professaient lesprincipes les plus rigides. Aussi ne pouvait-il approcher samaîtresse que rarement, goûtant la seule joie, si elle sortaitl’après-midi sans sa mère, de quitter le magasin sous un prétexteet de la rejoindre au fond de quelque passage écarté, où il lapromenait à son bras, pendant une heure. Auguste, cependant, depuisla fin de juillet, découchait tous les mardis, pour aller àLyon ; car il avait eu la maladresse de prendre une part, dansune fabrique de soie qui périclitait. Mais Berthe, jusque-là,s’était refusée à profiter de cette nuit de liberté. Elle tremblaitdevant sa bonne, elle craignait qu’un oubli ne la livrât aux mainsde cette fille.
Précisément, c’était un mardi soir qu’Octave découvritM. Gourd, planté près de sa chambre. Cela redoublait sesinquiétudes. Depuis huit jours, il suppliait en vain Berthe demonter le retrouver, quand toute la maison dormirait. Le conciergeavait-il donc deviné ? Octave se coucha mécontent, tourmentéde crainte et de désir. Son amour s’irritait, tournait à la passionfolle, et il se voyait avec colère tomber dans toutes les bêtisesdu cœur. Déjà, il ne pouvait rejoindre Berthe au fond des passages,sans lui acheter les choses qui l’arrêtaient devant les boutiques.Ainsi, la veille, passage de la Madeleine, elle avait regardé unpetit chapeau d’un air si gourmand, qu’il était entré lui en fairecadeau : de la paille de riz, et rien qu’une guirlande deroses, quelque chose de délicieusement simple ; mais deuxcents francs, il trouvait ça un peu raide.
Vers une heure, il s’endormait, après s’être longtemps retournéentre les draps, la peau en feu, lorsqu’il fut réveillé par delégers coups.
– C’est moi, souffla doucement une voix de femme.
C’était Berthe. Il ouvrit, la serra éperdument dans l’obscurité.Mais elle ne montait pas pour ça, il la vit très émotionnée, quandil eut rallumé sa bougie éteinte. La veille, n’ayant pas assezd’argent en poche, il n’avait pu payer le chapeau ; et, commeelle s’était oubliée, dans son contentement, jusqu’à donner sonnom, on venait de lui envoyer une facture. Alors, tremblant qu’onne se présentât le lendemain devant son mari, elle avait osémonter, encouragée par le grand silence de la maison, et certaineque Rachel dormait.
– Demain matin, n’est-ce pas ? supplia-t-elle, envoulant s’échapper, il faut payer demain matin.
Mais il l’avait reprise entre ses bras.
– Reste !
Mal éveillé, frissonnant, il balbutiait à son cou, il l’attiraitdans la tiédeur du lit. Elle, déshabillée, avait simplement gardéun jupon et une camisole ; et il la sentait comme nue, sescheveux déjà noués pour la nuit, ses épaules encore tièdes dupeignoir dont elle sortait.
– Bien vrai, je te renverrai au bout d’une heure…Reste !
Elle resta. La pendule, lentement, sonnait les heures, dans lavolupté chaude de la chambre ; et, à chaque tintement dutimbre, il la retenait avec des supplications si tendres, qu’elleen demeurait brisée, sans force. Puis, vers quatre heures, commeelle allait enfin redescendre, ils s’endormirent aux bras l’un del’autre, profondément. Quand ils ouvrirent les yeux, le plein jourentrait par la fenêtre, il était neuf heures. Berthe poussa uncri.
– Mon Dieu ! je suis perdue !
Ce fut une minute de confusion. Elle avait sauté du lit, lesyeux fermés de lassitude et de sommeil, les mains tâtonnantes, nevoyant rien, s’habillant de travers, avec des exclamationsétouffées. Lui, pris d’un égal désespoir, s’était jeté devant laporte, pour l’empêcher de sortir ainsi vêtue, à une pareille heure.Devenait-elle folle ? du monde la rencontrerait dansl’escalier, c’était trop dangereux ; il fallait réfléchir,imaginer un moyen de descendre sans être aperçue. Mais elle, avecobstination, voulait s’en aller, simplement ; et elle revenaitse buter contre la porte, qu’il défendait. Enfin, il songea àl’escalier de service. Rien de plus commode : elle rentreraitvivement par sa cuisine. Seulement, comme Marie Pichon, le matin,était toujours dans le couloir, l’idée vint au jeune homme del’occuper, par prudence, pendant que l’autre s’échapperait. Ilpassa rapidement un pantalon et un paletot.
– Mon Dieu ! que c’est long ! balbutiait Berthe,qui souffrait maintenant dans cette chambre, comme dans unbrasier.
Enfin, Octave sortit de son pas tranquille de tous les jours, etil fut surpris de trouver Saturnin installé chez Marie, laregardant tranquillement faire son ménage. Le fou aimait à seréfugier ainsi près d’elle comme autrefois, heureux de l’oubli oùelle le laissait, certain de ne pas être bousculé. Du reste, il nela gênait pas, elle le tolérait volontiers, bien qu’il manquât deconversation ; c’était une compagnie tout de même, et elle semettait à chanter sa romance, d’une voix basse et mourante.
– Tiens ! vous êtes avec votre amoureux, dit Octave,en manœuvrant de façon à tenir la porte fermée, derrière sondos.
Marie devint pourpre. Oh ! ce pauvreM. Saturnin ! si c’était possible ! Lui qui avaitl’air de souffrir, lorsqu’on lui touchait la main, parhasard ! Et le fou, d’ailleurs, se fâcha. Il ne voulait pasêtre amoureux, jamais, jamais ! Les gens qui diraient cemensonge à sa sœur, auraient affaire à lui. Octave, étonné de sabrusque irritation, dut le calmer.
Pendant ce temps, Berthe se glissait dans l’escalier de service.Elle avait deux étages à descendre. Dès la première marche, un rireaigu qui sortait de la cuisine de Mme Juzeur,au-dessous, l’arrêta ; et, tremblante, elle se tint près de lafenêtre du palier, grande ouverte sur l’étroite cour. Alors, desvoix éclatèrent, le flot des ordures du matin montait, dégorgeaitdu boyau empesté. C’étaient les bonnes qui, furieusement,empoignaient la petite Louise, en l’accusant d’aller les regarderpar le trou de la serrure, dans leur chambre, quand elles secouchaient. Pas quinze ans, une morveuse, quelque chose depropre ! Louise riait, riait plus fort. Elle ne niait pas,elle connaissait le derrière d’Adèle, oh ! non, fallait voirça ! Lisa était rien maigre, Victoire avait un ventre crevécomme un vieux tonneau. Et, pour la faire taire, toutesredoublaient de mots abominables. Puis, ennuyées d’avoir étédéshabillées ainsi, les unes devant les autres, tourmentées dubesoin de se défendre, elles se vengèrent sur leurs dames, en lesdéshabillant à leur tour. Merci ! Lisa avait beau être maigre,elle ne l’était pas au point de l’autreMme Campardon, une jolie peau de requin, un vrairégal d’architecte ; Victoire se contentait de souhaiter àtoutes les Vabre, les Duveyrier et les Josserand du monde, unventre aussi bien conservé que le sien, si elles atteignaient sonâge ; quand à Adèle, elle n’aurait bien sûr pas donné sonderrière pour ceux des demoiselles de madame, des machines de riendu tout ! Et Berthe, immobile, effarée, recevait au visage lavidure des cuisines, n’ayant jamais soupçonné cet égout, surprenantpour la première fois le linge sale de la domesticité, à l’heure oùles maîtres se débarbouillent.
Mais, brusquement, une voix cria :
– V’là monsieur pour son eau chaude !
Et des fenêtres se fermèrent, des portes battirent. Il se fit unsilence de mort. Berthe n’osait encore bouger. Comme elledescendait enfin, l’idée lui vint que Rachel devait être dans sacuisine, à l’attendre. Ce fut une nouvelle angoisse. Elle redoutaitde rentrer maintenant, elle aurait préféré gagner la rue, fuir auloin, pour toujours. Cependant, elle entrebâilla la porte, et ellefut soulagée, en n’apercevant pas la bonne. Alors, prise d’une joied’enfant à se sentir chez elle, sauvée, elle gagna rapidement sachambre. Mais, là, devant le lit, qui n’avait pas été défait,Rachel était debout. Elle regardait le lit ; puis, elleregarda madame, avec son visage muet. Dans le premier saisissement,la jeune femme perdit la tête jusqu’à s’excuser, à parler d’uneindisposition de sa sœur. Elle balbutiait, et tout d’un coup,effrayée de la pauvreté de son mensonge, comprenant bien quec’était fini, elle fondit en larmes. Tombée sur une chaise, ellepleurait, elle pleurait.
Cela dura une grande minute. Pas un mot ne fut échangé ;seuls, les sanglots troublaient le calme profond de la chambre.Rachel, exagérant sa discrétion, gardant son air froid de fille quisait tout, mais qui ne lâche rien, avait tourné le dos et affectaitde rouler les oreillers, comme si elle achevait de faire le lit.Enfin, lorsque madame, de plus en plus bouleversée par ce silence,montra un désespoir trop bruyant, la bonne, en train d’essuyer, ditsimplement d’une voix respectueuse :
– Madame a bien tort de se gêner, monsieur n’est pas sibon.
Berthe cessa de pleurer. Elle paierait cette fille, voilà tout.Sans attendre, elle lui donna vingt francs. Puis, cela lui parutmesquin ; et, inquiète déjà, ayant cru lui voir pincer leslèvres d’un air dédaigneux, elle la rejoignit dans la cuisine, laramena pour lui faire cadeau d’une robe presque neuve.
Au même instant, Octave, de son côté, était repris de terreur, àpropos de M. Gourd. Comme il sortait de chez les Pichon, ill’avait trouvé immobile ainsi que la veille, en train de guetterderrière la porte de l’escalier de service. Il le suivit, sans mêmeoser lui adresser la parole. Le concierge, gravement, redescendaitle grand escalier. À l’étage au-dessous, il tira une clef de sapoche, entra dans la chambre louée au monsieur distingué, quivenait y travailler une nuit chaque semaine. Et, par la porte unmoment ouverte, Octave vit nettement cette chambre, toujours closecomme une tombe. Elle était, ce matin-là, dans un terribledésordre, le monsieur ayant sans doute travaillé la veille :un grand lit aux draps arrachés, une armoire à glace vide où l’onapercevait un reste de homard et des bouteilles entamées, deuxcuvettes sales traînant, l’une devant le lit, l’autre sur unechaise. Tout de suite, M. Gourd, de son air froid de magistratretraité, s’était mis à vider et à rincer les cuvettes.
En courant au passage de la Madeleine payer le chapeau, le jeunehomme se débattit dans une incertitude douloureuse. Enfin,lorsqu’il rentra, il résolut de faire causer les concierges.Mme Gourd, devant la fenêtre ouverte de la loge,entre deux pots de fleurs, prenait l’air, allongée au fond de songrand fauteuil. Près de la porte, debout, la mère Pérou attendait,la mine humble et effarée.
– Vous n’avez pas de lettre pour moi ? demanda Octave,comme entrée en matière.
Justement, M. Gourd descendait de la chambre du troisième.Ce ménage était le seul travail qu’il eût conservé dans lamaison ; et il se montrait flatté de la confiance du monsieur,qui le payait très cher, à la condition que les cuvettes nepasseraient point par d’autres mains.
– Non, monsieur Mouret, rien du tout, répondit-il.
Il avait bien aperçu la mère Pérou, mais il affectait de ne pasla voir. La veille, il s’était emporté contre elle jusqu’à laflanquer dehors, pour un seau d’eau répandu au milieu du vestibule.Et elle venait chercher son argent, prise d’un tremblement devantlui, se reculant dans les murs avec humilité.
Pourtant, comme Octave s’attardait à faire l’aimable avecMme Gourd, le concierge se tourna brutalement versla vieille femme.
– Alors, il faut vous payer… Qu’est-ce qu’on vousdoit ?
Mais Mme Gourd l’interrompit.
– Chéri, regarde donc, voilà encore cette fille et sonaffreuse bête.
C’était Lisa qui, depuis quelques jours, avait ramassé unépagneul sur un trottoir. De là, de continuelles discussions avecles concierges. Le propriétaire ne voulait pas de bêtes dans lamaison. Non, pas de bêtes et pas de femmes ! Déjà la courétait interdite au petit chien ; il pouvait bien faire dehors.Comme la pluie tombait depuis le matin, et qu’il rentrait lespattes trempées, M. Gourd se précipita, en criant :
– Je ne veux pas qu’il monte, entendez-vous !…Prenez-le dans vos bras.
– Tiens ! pour me salir ! dit Lisa insolente. Env’là un malheur, s’il mouillait un peu l’escalier deservice !… Va, mon loulou.
M. Gourd voulut le saisir, faillit glisser, s’emportacontre ces saletés de bonnes. Toujours, il était en guerre avecelles, tourmenté d’une rage d’ancien domestique, qui se fait servirà son tour. Mais, du coup, Lisa revint sur lui, et avec le bagoud’une fille grandie dans les ruisseaux de Montmartre :
– Eh ! dis donc, veux-tu me lâcher, larbindégommé !… Va donc vider les pots de chambre de M. leduc !
C’était la seule injure qui réduisît M. Gourd au silence.Les bonnes en abusaient. Il rentra frémissant, mâchant de sourdesparoles, disant que sans doute il était fier d’avoir servi chezM. le duc, et qu’elle n’y serait pas seulement restée deuxheures, elle, cette pourriture ! Puis, il tomba sur la mèrePérou, qui tressaillit.
– Qu’est-ce qu’on vous doit à la fin !… Hein ?vous dites douze francs soixante-cinq… Mais ce n’est paspossible ! Soixante-trois heures à vingt centimes l’heure…Ah ! vous comptez un quart d’heure. Jamais de la vie ! Jevous ai prévenue, je ne paie pas les quarts d’heure commencés.
Et il ne lui donna pas encore son argent, il la laissaterrifiée, pour se mêler à la conversation de sa femme et d’Octave.Celui-ci, adroitement, parlait des tracas que devait leur causerune maison pareille, tâchant ainsi de les mettre sur le chapitredes locataires. Il devait se passer derrière les portes tant dechoses étranges ! Alors, le concierge intervint, avec sagravité.
– Ce qui nous regarde, nous regarde, monsieur Mouret, et cequi ne nous regarde pas, ne nous regarde pas… Tenez ! voilàune chose, par exemple, qui me met hors de moi. Voyez ça, voyezça !
Et, le bras tendu, il montrait sous la voûte la piqueuse debottines, cette grande fille pâle qui était entrée dans la maison,en plein enterrement. Elle marchait avec peine, poussant devantelle un ventre énorme de femme enceinte, exagéré encore par lamaigreur maladive de son cou et de ses jambes.
– Quoi donc ? demanda Octave naïvement.
– Comment ! vous ne voyez pas… Ce ventre ! ceventre !
C’était ce ventre qui exaspérait M. Gourd. Un ventre defille pas mariée, qu’elle avait apporté on ne savait d’où, car elleétait toute plate en donnant le denier à Dieu ! Oh ! sanscela, certes, jamais on ne lui aurait loué. Et son ventre avaitgrossi sans mesure, hors de toute proportion.
– Vous comprenez, monsieur, expliquait le concierge, monennui et celui du propriétaire, le jour où je me suis aperçu de lachose. Elle aurait dû prévenir, n’est-ce pas ? on nes’introduit pas chez les gens, avec une affaire pareille cachéesous la peau… Mais, dans les commencements, ça se voyait à peine,c’était possible, je ne disais trop rien. Enfin, j’espérais qu’elley mettrait de la discrétion. Ah bien ! oui, je la surveillais,il poussait à vue d’œil, il me consternait par ses progrès rapides.Et, regardez, regardez aujourd’hui ! elle ne tente rien pourle contenir, elle le lâche… Le porche n’est plus assez large pourelle !
D’un bras tragique, il la montrait toujours, pendant qu’elle sedirigeait vers l’escalier de service. Le ventre, maintenant, luisemblait jeter son ombre sur la propreté froide de la cour, etjusque sur les faux marbres et les zincs dorés du vestibule.C’était lui qui s’enflait, qui emplissait l’immeuble d’une chosedéshonnête, dont les murs gardaient un malaise. À mesure qu’ilavait poussé, il s’était produit comme une perturbation dans lamoralité des étages.
– Ma parole d’honneur ! monsieur, si ça devaitcontinuer, nous aimerions mieux nous retirer chez nous, àMort-la-Ville, n’est-ce pas ? madame Gourd ; car Dieumerci ! nous avons de quoi vivre, nous n’attendons aprèspersonne… Une maison comme la nôtre affichée par un ventrepareil ! car il l’affiche, monsieur ; oui, on le regarde,quand il entre !
– Elle a l’air très souffrant, dit Octave en la suivant desyeux, sans trop oser la plaindre. Je la vois toujours si triste, sipâle, dans un tel abandon… Mais elle a un amant sans doute.
Ici, M. Gourd eut un sursaut violent.
– Nous y voilà ! Entendez-vous, madame Gourd ?M. Mouret est aussi d’avis qu’elle a un amant. C’est clair,des choses comme ça ne poussent pas toutes seules… Eh bien !monsieur, il y a deux mois que je la guette, et je n’ai pas encoreaperçu l’ombre d’un homme. Faut-il qu’elle ait du vice !Ah ! si je trouvais son particulier, comme je te le jetteraisdehors ! Mais je ne le trouve pas, c’est ça qui me ronge.
– Il ne vient peut-être personne, hasarda Octave.
Le concierge le regarda, surpris.
– Ce ne serait pas naturel. Oh ! je m’entêterai, je lepincerai. J’ai encore six semaines, car je lui ai fait flanquercongé pour octobre… La voyez-vous accoucher ici ! Et, voussavez, M. Duveyrier a beau s’indigner en exigeant qu’elleaille faire ça dehors, je ne dors plus tranquille, car elle peuttrès bien nous jouer la mauvaise farce de ne pas attendrejusque-là… En somme, toutes ces catastrophes étaient évitées sansce vieux grigou de père Vabre. Pour toucher cent trente francs deplus, et malgré mes conseils ! Le menuisier aurait dû luisuffire de leçon. Pas du tout, il a voulu louer à une piqueuse debottines. Vas-y donc, pourris ta maison avec des ouvriers, loge dusale monde qui travaille !… Quand on a du peuple chez soi,monsieur, voilà ce qui vous pend au bout du nez !
Et, le bras tendu encore, il montrait le ventre de la jeunefemme qui disparaissait difficilement dans l’escalier de service.Mme Gourd dut le calmer : il prenait trop àcœur la propreté de la maison, il se ferait du mal. Alors, la mèrePérou ayant osé manifester sa présence en toussant avec discrétion,il retomba sur elle, lui rabattit carrément le sou du quart d’heurequ’elle réclamait. Elle emportait enfin ses douze francs soixante,lorsqu’il lui offrit de la reprendre, mais à trois sous l’heureseulement. Elle se mit à pleurer, elle accepta.
– Je trouverai toujours du monde, disait-il. Vous n’êtesplus assez forte, vous n’en faites pas pour deux sous.
Octave, en remontant un instant à sa chambre, se sentit rassuré.Au troisième, il rejoignit Mme Juzeur qui rentrait.Tous les matins maintenant, elle était obligée de descendre à larecherche de Louise, égarée chez les fournisseurs.
– Comme vous passez fier, dit-elle avec son fin sourire. Onvoit bien qu’on vous gâte ailleurs.
Ce mot réveilla les inquiétudes du jeune homme. Il la suivit aufond de son salon, en affectant de plaisanter. Un seul des rideauxétait entrouvert, les tapis et les portières amollissaient encorece jour d’alcôve ; et, dans cette pièce d’une mollessed’édredon, les bruits du dehors mettaient à peine un bourdonnement.Elle l’avait fait asseoir près d’elle, sur le canapé bas et large.Mais, comme il ne lui prenait pas la main pour la baiser, elledemanda d’un air malicieux :
– Vous ne m’aimez donc plus ?
Il rougit, il protesta qu’il l’adorait. Alors, elle lui donna samain d’elle-même, en retenant de petits rires ; et il dut laporter à ses lèvres, afin de détourner ses soupçons, si elle enavait. Mais, tout de suite, elle la retira.
– Non, non, vous avez beau vous exciter, ça ne vous faitpas plaisir… Oh ! je le sens, et d’ailleurs c’est sinaturel !
Quoi ? que voulait-elle dire ? Il la saisit par lataille, il la pressa de questions. Mais elle ne répondait pas, elles’abandonnait à son étreinte, en refusant de la tête. Pour ladécider à parler, il la chatouilla.
– Dame ! finit-elle par murmurer, puisque vous enaimez une autre.
Elle nomma Valérie, elle lui rappela le soir où il la mangeaitdes yeux, chez les Josserand. Puis, comme il jurait ne pas l’avoireue, elle reprit avec son rire qu’elle le savait bien, qu’elle letaquinait. Seulement, il en avait eu une autre ; et, cettefois elle nomma Mme Hédouin, s’égayant davantage,s’amusant de ses protestations plus énergiques. Qui alors ?c’était donc Marie Pichon ? ah ! celle-là, il ne pouvaitnier. Il nia, pourtant ; mais elle hochait la tête, elleassurait que son petit doigt ne mentait jamais. Et, pour luiarracher ces noms de femme, il devait redoubler de caresses, leslui tirer d’un frisson de tout son corps.
Cependant, elle n’avait pas nommé Berthe. Il la lâchaitlorsqu’elle reprit :
– Maintenant, il y a la dernière.
– Quelle dernière ? demanda-t-il anxieux.
La bouche pincée, elle s’obstina de nouveau à n’en pas diredavantage, tant qu’il ne lui eut pas desserré les lèvres d’unbaiser. Vraiment, elle ne pouvait lui nommer la personne, carc’était elle qui avait eu la première l’idée du mariage ; etelle contait l’histoire de Berthe, sans prononcer son nom. Alors,il avoua tout, dans son cou délicat, goûtant à cet aveu unejouissance lâche. Était-il drôle, de se cacher d’elle ! Il lacroyait jalouse peut-être. Pourquoi aurait-elle été jalouse ?elle ne lui avait rien accordé, n’est-ce pas ? Oh ! despetites bêtises, des enfantillages comme en ce moment, mais jamaisça ! Enfin, elle était une femme honnête, elle le querellaitpresque de l’avoir soupçonnée de jalousie.
Lui, la gardait renversée entre ses bras. Prise de langueur,elle fit allusion au cruel qui l’avait plantée là, après unesemaine de mariage. Une femme malheureuse comme elle en savait tropsur les orages du cœur ! Depuis longtemps, elle avait devinéce qu’elle appelait « les machines » d’Octave ; caril ne pouvait se donner un baiser dans la maison, sans qu’ellel’entendît. Et, au fond du large canapé, tous deux en étaientarrivés à une bonne causerie intime, qu’ils coupaient, sans ypenser, de chatteries promenées un peu partout. Elle le traitait degrand nigaud, car il avait raté Valérie par sa faute ; elle lalui aurait fait avoir tout de suite, s’il était simplement entrédemander un conseil. Ensuite, elle le questionnait sur cette petitePichon, des jambes affreuses et rien là-dedans, pas vrai ?Mais elle revenait toujours à Berthe, elle la trouvait charmante,une peau superbe, un pied de marquise. À ce jeu, elle dut lerepousser bientôt.
– Non, laissez-moi, il faudrait être sans principes, parexemple !… D’ailleurs, ça ne vous ferait pas plaisir.Hein ? vous dites que si. Oh ! c’est histoire de meflatter. Ce serait trop vilain, si ça vous faisait plaisir… Gardezça pour elle. Au revoir, mauvais sujet !
Et elle le renvoya, en exigeant de lui le serment solennel devenir se confesser souvent, sans rien cacher, s’il voulait qu’elleprît la direction de son cœur.
Octave la quitta tranquillisé. Elle lui avait rendu sa bellehumeur, elle l’amusait, avec la complication de sa vertu. En bas,dès qu’il entra dans le magasin, il rassura d’un signe Berthe, dontles yeux l’interrogeaient au sujet du chapeau. Alors, toute laterrible aventure du matin fut oubliée. Quand Auguste revint, unpeu avant le déjeuner, il les trouva comme tous les jours, Bertheennuyée sur la banquette de la caisse, Octave occupé à métrergalamment de la faille pour une dame.
Mais, à partir de ce jour, les deux amants eurent desrendez-vous plus rares encore. Lui, très ardent, se désespérait, lapoursuivait dans les coins, avec de continuelles sollicitations,des demandes de rencontres, quand elle voudrait, n’importe où.Elle, au contraire, d’une indifférence de fille grandie en serrechaude, ne semblait aimer de l’amour coupable que les sortiesfurtives, les cadeaux, les plaisirs défendus, les heures chèrespassées en voiture, au théâtre, dans les restaurants. Toute sonéducation repoussait, son appétit d’argent, de toilette, de luxegâché ; et elle en était bientôt venue à être lasse de sonamant comme de son mari, le trouvait lui aussi trop exigeant pource qu’il donnait, tâchait avec une tranquille inconscience de nepas lui faire son poids de bonheur. Aussi, exagérant ses craintes,refusait-elle sans cesse : chez lui, jamais plus ! elleserait morte de peur ; chez elle, c’était impossible, onpouvait les surprendre ; puis, la maison mise de côté,lorsqu’il la conjurait, dehors, de se laisser conduire pour uneheure dans une chambre d’hôtel, elle se mettait à pleurer, elle luidisait que, vraiment, il fallait qu’il la respectât bien peu.Cependant, les dépenses allaient leur train, ses capricess’accentuaient ; après le chapeau, elle avait désiré unéventail en point d’Alençon, sans compter ses envies de petitsriens coûteux, au hasard des boutiques. S’il n’osait encorerefuser, il était repris de son avarice, devant la débâcle de seséconomies. En garçon pratique, il finissait par trouver stupide detoujours payer, quand elle, de son côté, ne lui livrait que sonpied, sous la table. Décidément, Paris lui portait malheur :d’abord, des échecs ; ensuite, ce coup de cœur imbécile, quividait sa bourse. Certes, on ne pouvait l’accuser d’arriver par lesfemmes. Il en tirait maintenant un honneur comme consolation, dansla rage inavouée de son plan si maladroitement mené jusque-là.
Auguste, pourtant, ne les gênait guère. Depuis les mauvaisesaffaires de Lyon, il était ravagé davantage encore par sesmigraines. Berthe, le premier du mois, avait éprouvé unsaisissement de bonheur, en le voyant mettre, le soir, sous lapendule de la chambre à coucher, trois cents francs pour satoilette ; et, malgré la réduction sur la somme exigée parelle, comme elle désespérait d’en obtenir jamais le premier sou,elle se jeta dans ses bras, toute chaude de reconnaissance. Le marieut, en cette occasion, une nuit de gentillesse comme l’amant n’enavait point.
Septembre s’écoula de la sorte, dans le grand calme de la maisonvidée par l’été. Les gens du deuxième se trouvaient aux bains demer, en Espagne ; ce qui faisait hausser les épaules deM. Gourd, plein de pitié : des embarras ! comme siles personnes les plus distinguées ne se contentaient pas deTrouville ! Les Duveyrier, depuis les vacances de Gustave,étaient à leur propriété de Villeneuve-Saint-Georges. Même lesJosserand allèrent passer quinze jours chez un ami, près dePontoise, en laissant se répandre la rumeur qu’ils partaient pourune ville d’eaux. Ce vide, les appartements déserts, l’escalierdormant dans plus de silence, semblaient à Octave offrir moins dedanger ; et il discuta, il fatigua Berthe, qui le reçut enfinchez elle, un soir, pendant un voyage d’Auguste à Lyon. Mais cerendez-vous faillit mal tourner encore ;Mme Josserand, rentrée de l’avant-veille, eut unetelle indigestion, au retour d’un dîner en ville, qu’Hortense,inquiète, descendit chercher sa sœur. Heureusement, Rachel achevaitde récurer ses cuivres, et elle put faire échapper le jeune hommepar l’escalier de service. Les jours suivants, Berthe abusa decette alerte pour tout refuser de nouveau. D’ailleurs, ilscommirent la faute de ne pas récompenser la bonne ; elle lesservait, de son air froid, avec son respect supérieur de fille quin’entend ni ne voit rien ; seulement, comme madame pleuraitsans cesse après l’argent, et comme M. Octave dépensait déjàtrop en cadeaux, elle pinçait de plus en plus les lèvres, danscette baraque où l’amant de la bourgeoise ne lui aurait pas lâchédix sous, quand il couchait. S’ils croyaient l’avoir achetéejusqu’à la fin des siècles, pour vingt francs et une robe, ahbien ! non, ils se trompaient : elle s’estimait plus cherque ça ! Dès lors, elle se montra moins complaisante, ellecessa de fermer les portes derrière eux, sans qu’ils eussentconscience de sa mauvaise humeur ; car on n’est pas en trainde donner des pourboires, lorsque, furieux de ne savoir où allers’embrasser, on en arrive aux querelles, là-dessus. Et la maisonélargissait son silence, et Octave, toujours à la recherche d’uncoin de sécurité, y rencontrait partout M. Gourd, guettant leschoses déshonnêtes dont frissonnaient les murs, filant sans bruit,hanté par des ventres de femmes enceintes.
Mme Juzeur, cependant, pleurait avec ce mignon,mourant d’amour, qui ne pouvait voir la dame ; et elle luiprodiguait les plus sages conseils. Les désirs d’Octave en vinrentau point qu’un jour il songea à la supplier de lui prêter sonappartement ; sans doute elle n’aurait pas refusé, mais ilcraignit de révolter Berthe, en avouant ses indiscrétions. Il avaitbien projeté également d’utiliser Saturnin ; peut-être le foules garderait-il ainsi qu’un chien fidèle, dans quelque chambreperdue ; seulement, il montrait des humeurs fantasques, tantôtaccablant de caresses gênantes l’amant de sa sœur, tantôt leboudant, lui jetant des regards soupçonneux, allumés d’une brusquehaine. On aurait dit des accès de jalousie, toute une jalousienerveuse et violente de femme. Il la lui témoignait surtout depuisqu’il le trouvait parfois le matin, chez la petite Pichon, en trainde rire. Maintenant, en effet, Octave ne passait plus devant laporte de Marie sans entrer, repris d’un singulier goût, d’un coupde passion, qu’il ne s’avouait même pas ; il adorait Berthe,il la désirait follement, et dans ce besoin de l’avoir, renaissaitpour l’autre une tendresse infinie, un amour dont il n’avait jamaiséprouvé la douceur, au temps de leur liaison. C’était un charmecontinuel à la regarder, à la toucher, des plaisanteries, destaquineries, les jeux de main d’un homme qui voudrait reprendre unefemme, avec la secrète gêne d’aimer ailleurs. Et, ces jours-là,quand Saturnin le surprenait pendu aux jupes de Marie, il lemenaçait de ses yeux de loup, prêt à mordre, ne lui pardonnant, nerevenant lui baiser les doigts, en bête soumise, que lorsqu’il lerevoyait auprès de Berthe, fidèle et tendre.
Enfin, comme septembre finissait et que les locataires étaientsur le point de rentrer, Octave, dans son tourment, conçut une idéefolle. Justement, Rachel, dont une sœur se mariait en province,avait demandé la permission de découcher, un mardi que monsieurdevait se rendre à Lyon ; et il s’agissait, simplement, depasser la nuit dans la chambre de la bonne, où personne au monden’aurait l’idée d’aller les chercher. Berthe, blessée, marquad’abord la plus vive répugnance ; mais il la conjurait avecdes larmes, il parlait de quitter Paris où il souffrait trop, il latroublait et la lassait de tant d’arguments, que, la tête perdue,elle finit par consentir. Tout fut réglé. Le mardi soir, après ledîner, ils prirent une tasse de thé chez les Josserand, afind’écarter les soupçons. Il y avait là Trublot, Gueulin, l’oncleBachelard ; même, très tard, on vit arriver Duveyrier, quivenait parfois coucher rue de Choiseul, en alléguant des affairesmatinales. Octave affecta de causer librement avec cesmessieurs ; puis, comme minuit sonnait, il s’échappa, montas’enfermer dans la chambre de Rachel, où Berthe devait le rejoindreune heure après, quand la maison dormirait.
Là-haut, des soucis de ménage l’occupèrent pendant la premièredemi-heure. Pour vaincre la répulsion de la jeune femme, il avaitpromis de changer les draps et d’apporter lui-même tout le lingenécessaire. Il refit donc le lit, longuement, maladroitement, avecla peur d’être entendu. Ensuite, comme Trublot, il s’assit sur unemalle, il tâcha de patienter. Les bonnes montaient se coucher, uneà une ; et c’étaient, à travers les cloisons minces, desbruits de femmes qui se déshabillent et se soulagent. Une heuresonna, puis le quart, puis la demie. L’inquiétude le prenait,pourquoi se faisait-elle attendre ? Elle avait dû quitter lesJosserand vers une heure au plus tard ; le temps de rentrerchez elle et de ressortir par l’escalier de service, cela nedemandait pas dix minutes. Quand deux heures sonnèrent, il imaginades catastrophes. Enfin, il eut un soupir de soulagement, encroyant reconnaître son pas. Et il ouvrit, pour l’éclairer. Maisune surprise l’immobilisa. Devant la porte d’Adèle, Trublot, pliéen deux, regardait par le trou de la serrure. Il se releva, effrayéde cette brusque lumière.
– Comment ! encore vous ! murmura Octavecontrarié.
Trublot se mit à rire, sans paraître le moins du monde étonné dele trouver là, à une pareille heure de nuit.
– Imaginez-vous, expliqua-t-il très bas, cette bête d’Adèlene m’a pas donné sa clef ; alors, comme elle est alléeretrouver Duveyrier, dans son appartement… Hein ?qu’avez-vous ? Ah ! vous ne saviez pas que Duveyriercouchait avec. Parfaitement, mon cher ! Il s’est bien remisavec sa femme, qui se résigne de temps à autre ; seulement,elle le rationne, et il est tombé sur Adèle… C’est commode, quandil vient à Paris.
Il s’interrompit, se baissa de nouveau, puis ajouta entre sesdents :
– Non, personne ! il la garde plus longtemps quel’autre fois… Quelle sacrée fille sans cervelle ! Si ellem’avait donné la clef au moins, je l’aurais attendue au chaud, dansson lit.
Alors, il regagna le grenier où il s’était réfugié, emmenantavec lui Octave, qui désirait d’ailleurs le questionner sur la finde la soirée, chez les Josserand. Mais il ne le laissa pas ouvrirla bouche, il revint tout de suite à Duveyrier, dans l’obscuritéd’un noir d’encre, alourdie sous les poutres. Oui, cet animal avaitd’abord voulu Julie ; seulement, celle-là était trop propre,et du reste, là-bas, à la campagne, elle en tenait pour le petitGustave, un galopin de seize ans qui promettait. Alors, mouché dece côté, le conseiller, n’osant prendre Clémence à caused’Hippolyte, avait jugé sans doute plus convenable d’en choisir uneen dehors de son ménage. Et on ne savait ni où ni comment ils’était jeté sur Adèle : sans doute derrière une porte, dansun courant d’air, car cette grosse bête de souillon empochait leshommes comme les gifles, l’échine tendue, et ce n’était certes pasau propriétaire qu’elle aurait osé faire une impolitesse.
– Depuis un mois, il ne manque pas un des mardis desJosserand, dit Trublot. Ça me gêne… Faudra que je lui retrouveClarisse, pour qu’il nous fiche la paix.
Octave put enfin l’interroger sur la fin de la soirée. Bertheavait quitté sa mère avant minuit, l’air très tranquille. Sansdoute il allait la trouver dans la chambre de Rachel. Mais Trublot,heureux de la rencontre, ne le lâchait plus.
– C’est idiot, de me laisser droguer si longtemps,continuait-il. Avec ça, je dors debout. Mon patron m’a mis à laliquidation : trois nuits par semaine où l’on ne se couchepas, mon cher… Si encore Julie était là, elle me ferait bien unepetite place. Mais Duveyrier n’amène qu’Hippolyte de la campagne.Et, à propos, vous connaissez Hippolyte, le grand vilain gendarmequi est avec Clémence ? Eh bien ! je viens de le voir enchemise se glisser chez Louise, ce laideron d’enfant trouvée dontMme Juzeur veut sauver l’âme. Hein ? un jolisuccès pour madame. Tout ce que vous voudrez, mais pas ça !…Un avorton de quinze ans, un paquet sale ramassé sous une porte, envoilà un morceau pour ce gaillard osseux, aux mains humides, qui ades épaules de taureau ! Moi, je m’en fiche, et ça me dégoûtetout de même.
Cette nuit-là, Trublot, ennuyé, était plein d’aperçusphilosophiques. Il murmura :
– Dame ! tel maître, tel valet… Quand lespropriétaires donnent l’exemple, les larbins peuvent bien avoir desgoûts pas honnêtes. Ah ! tout fout le camp en France,décidément !
– Adieu, je vous quitte, dit Octave.
Trublot le retint encore. Il énumérait les chambres de bonnes oùil aurait pu coucher, si l’été n’avait pas vidé la maison. Le pisétait que toutes fermaient leurs portes à double tour, même pouraller simplement au bout du corridor, tellement elles craignaiententre elles d’être volées. Rien à faire chez Lisa, dont les goûtslui semblaient drôles. Il ne poussait pas jusqu’à Victoire, quipourtant, dix ans plus tôt, aurait encore fait ses choux gras. Etil déplora surtout la rage de Valérie à changer de cuisinière. Çadevenait insupportable. Il les comptait sur ses doigts, tout undéfilé galopait : une qui avait exigé du chocolat lematin ; une qui s’en était allée parce que monsieur nemangeait pas proprement ; une que la police était venueprendre, comme elle mettait au feu un morceau de veau ; unequi ne pouvait rien toucher sans le casser, tellement elle avait dela force ; une qui prenait une bonne pour la servir ; unequi sortait avec les robes de madame et qui avait giflé madame, lejour où madame s’était permis une observation. Tout ça en unmois ! Pas même le temps d’aller les pincer dans leurcuisine !
– Et puis, ajouta-t-il, il y a eu Eugénie. Vous avez dû laremarquer, une grande belle fille, une Vénus, mon cher ! maissans blague, cette fois : on se retournait dans la rue pour laregarder… Alors, pendant dix jours, la maison a été en l’air. Cesdames étaient furieuses. Les hommes ne tenaient plus :Campardon tirait la langue, Duveyrier avait trouvé le truc demonter tous les jours ici, pour voir si des fuites ne seproduisaient pas dans la toiture. Une vraie révolution, un allumagedont leur sacrée baraque flambait des caves aux greniers… Moi, jeme suis méfié. Elle était trop chic ! Croyez-moi, mon cher,laides et bêtes, pourvu qu’on en ait plein les bras : voilàmon opinion, par principe et par goût… Et quel nez j’ai eu !Eugénie a fini par être flanquée dehors, le jour où madame s’estaperçue, à ses draps, noirs comme de la suie, qu’elle recevaitchaque matin le charbonnier de la place Gaillon ; des draps denègre dont le blanchissage coûtait les yeux de la tête ! Maisqu’est-il arrivé ? Le charbonnier en a été très malade, et lecocher des gens du second, laissé ici par ses maîtres, ce butor decocher qui les prend toutes, a étrenné également, au point qu’il entire encore la jambe. Celui-là, je ne le plains pas, ilm’embête !
Enfin, Octave put se dégager. Il laissait Trublot dansl’obscurité profonde du grenier, lorsque ce dernier s’étonnabrusquement.
– Mais vous, que fichez-vous donc, chez les bonnes ?…Ah ! scélérat, vous y venez !
Et il riait d’aise. Il promit le secret, le renvoya avec lesouhait d’une nuit agréable. Lui, résolument, attendrait ce torchond’Adèle, qui ne savait plus s’en aller, quand elle était avec unhomme. Duveyrier n’oserait peut-être pas la garder jusqu’aujour.
De retour dans la chambre de Rachel, Octave éprouva une nouvelledéception. Berthe ne s’y trouvait pas. Une colère le prenaitmaintenant : elle s’était jouée de lui, elle avait promisuniquement pour se débarrasser de ses prières. Pendant qu’il sebrûlait le sang à l’attendre, elle dormait, heureuse d’être seule,tenant la largeur du lit conjugal. Alors, au lieu de regagner sachambre et de dormir de son côté, il s’entêta, se coucha touthabillé, passa la nuit à rouler des projets de revanche. Cettechambre de bonne, nue et froide, l’irritait à cette heure, avec sesmurs sales, sa pauvreté, son insupportable odeur de fille maltenue ; et il ne voulait pas s’avouer dans quelle bassesse sonamour exaspéré avait rêvé de se satisfaire. Trois heures sonnèrentau loin. Des ronflements de bonnes robustes montaient à sagauche ; parfois, des pieds nus sautaient sur le carreau, puisun ruissellement de fontaine faisait vibrer le plancher. Mais cequi l’énervait le plus, c’était, à sa droite, une plainte continue,une voix de douleur geignant dans la fièvre d’une insomnie. Ilfinit par reconnaître la voix de la piqueuse de bottines. Est-cequ’elle accouchait ? La malheureuse, toute seule, agonisaitsous les toits, dans un de ces cabinets de misère, où il n’y avaitmême plus de place pour son ventre.
Vers quatre heures, Octave eut une distraction. Il entenditAdèle rentrer, puis Trublot la rejoindre, immédiatement. Unequerelle faillit éclater. Elle se défendait : le propriétairel’avait gardée, était-ce sa faute ? Alors, Trublot l’accusa dedevenir fière. Mais elle se mit à pleurer, elle n’était pas fièredu tout. Quel péché avait-elle donc pu commettre, pour que le bonDieu laissât les hommes s’acharner sur elle ? Après celui-là,un autre : ça ne finissait pas. Elle ne les agaçait guèrecependant, leurs bêtises lui causaient si peu de plaisir, qu’ellerestait sale exprès, afin de ne pas leur donner des idées.Ah ! ouiche ! ils s’enrageaient davantage, etcontinuellement c’était de l’ouvrage en plus. Elle en crevait, elleavait assez déjà de Mme Josserand sur le dos, àvouloir qu’on lavât la cuisine chaque matin.
– Vous autres, bégayait-elle en sanglotant, vous dormeztant que vous voulez, après. Mais moi, faut que je trime… Non, iln’y a pas de justice ! Je suis trop malheureuse !
– Allons, dors ! je ne te tourmente pas, finit pardire Trublot, bonhomme, pris d’un apitoiement paternel. Va, il y ena, des femmes, qui voudraient être à ta place !… Puisqu’ont’aime, grosse bête, laisse-toi aimer !
Au jour, Octave s’endormit. Un grand silence s’était fait, lapiqueuse de bottines elle-même ne râlait plus, comme morte, tenantson ventre à deux mains. Le soleil éclairait l’étroite fenêtre,lorsque la porte, en s’ouvrant, réveilla brusquement le jeunehomme. C’était Berthe qui montait voir, poussée par un irrésistiblebesoin ; elle en avait d’abord écarté l’idée, puis elles’était donné des prétextes, la nécessité de visiter la chambre,d’y remettre les choses en ordre, dans le cas où il aurait toutlaissé à la débandade, de colère. D’ailleurs, elle croyait ne plusl’y trouver. Quand elle le vit se lever du petit lit de fer, blême,menaçant, elle resta saisie ; et elle écouta, la tête basse,ses reproches furieux. Il la pressait de répondre, de lui fournirau moins une excuse. Enfin, elle murmura :
– Au dernier moment, je n’ai pas pu. Ça manquait trop dedélicatesse… Je vous aime, oh ! je vous le jure. Mais pas ici,pas ici !
Et, le voyant s’approcher, elle recula, avec la peur qu’il nevoulût profiter de l’occasion. Il en avait l’envie : huitheures sonnaient, les bonnes étaient toutes descendues, Trublotlui-même venait de partir. Alors, comme il cherchait à lui prendreles mains, en disant que lorsqu’on aime quelqu’un, on accepte tout,elle se plaignit d’être incommodée par l’odeur, elle entrouvrit lafenêtre. Mais il l’attirait de nouveau, il l’étourdissait de sontourment. Elle allait être obligée de céder, lorsqu’un flot boueuxde gros mots monta de la cour des cuisines.
– Cochonne ! salope ! as-tu fini !… V’làencore ta lavette qui m’est tombée sur la tête.
Berthe, frémissante, s’était dégagée, en murmurant :
– Entends-tu ?… Oh ! non, pas ici, je t’ensupplie ! J’aurais trop de honte… Entends-tu ces filles ?Elles me font froid partout. L’autre jour déjà, j’ai cru que je metrouverais mal… Non, laisse-moi, et je te promets, mardi prochain,dans ta chambre.
Les deux amants, n’osant plus bouger, debout, durent toutentendre.
– Montre-toi donc un peu, continuait Lisa furieuse, pourque je te la flanque par la gueule !
Alors, Adèle vint se pencher à la fenêtre de sa cuisine.
– En voilà une affaire pour un bout de chiffon ! Iln’a servi qu’à ma vaisselle d’hier, d’abord. Et puis, c’est tombétout seul.
Elles firent la paix, et Lisa lui demanda ce qu’on avait mangéla veille, chez elle. Encore un ragoût ! Quels pannés !C’est elle qui se serait acheté des côtelettes, dans une boîtepareille ! Et elle poussait toujours Adèle à chiper le sucre,la viande, la bougie, histoire d’être libre, car elle, n’ayantjamais faim, laissait Victoire voler les Campardon, sans en prendremême sa part.
– Oh ! dit Adèle qui se corrompait, j’ai caché,l’autre soir, des pommes de terre dans ma poche. Elles me brûlaientla cuisse. C’était bon, c’était bon !… Et, vous savez, j’aimele vinaigre, moi. Je m’en fiche, je bois à la burette,maintenant.
Mais Victoire s’accoudait à son tour, en achevant un verre decassis trempé d’eau-de-vie, que Lisa lui payait de temps à autre,le matin, pour la récompenser de sa gentillesse à cacher sesescapades de nuit et de jour. Et, comme Louise leur tirait lalangue, du fond de la cuisine de Mme Juzeur,Victoire l’empoigna.
– Attends ! enfant de la borne, je vas te la fourrerquelque part, ta langue !
– Viens-y donc, vieille soûlarde ! dit la petite. Hierencore, je t’ai bien aperçue ! quand tu rendais tout dans tesassiettes.
Du coup, le flot d’ordures battit de nouveau les murailles dutrou empesté. Adèle elle-même, qui prenait le bagou de Paris,traitait Louise de morue, lorsque Lisa cria :
– Je la ferai taire, moi, si elle nous embête. Oui, oui,petite garce, j’avertirai Clémence. Elle t’arrangera… Quelledégoûtation ! ça mouche déjà des hommes, quand ça auraitencore besoin d’être mouchée… Mais, chut ! voici l’homme. Unjoli saligaud, lui aussi !
Hippolyte venait de paraître à la fenêtre des Duveyrier, cirantles bottes de monsieur. Les bonnes, malgré tout, lui firent despolitesses, car il était de l’aristocratie, et il méprisait Lisaqui méprisait Adèle, avec plus de hauteur que les maîtres richesn’en montraient aux maîtres dans la gêne. On lui demanda desnouvelles de Mlle Clémence et deMlle Julie. Mon Dieu ! elles s’embêtaient àcrever, là-bas, mais elles ne se portaient pas trop mal. Puis,sautant à un autre sujet :
– Avez-vous entendu, cette nuit, l’autre qui se tortillait,avec son mal au ventre ?… Était-ce agaçant ! Heureusementqu’elle part. J’avais envie de lui crier : « Pousse doncet que ça finisse ! »
– Le fait est que M. Hippolyte a raison, reprit Lisa.Rien ne vous porte sur les nerfs, comme une femme qui a toujoursdes coliques… Dieu merci ! je ne sais pas ce que c’est, maisil me semble que je tâcherais de ravaler ça, pour laisser les gensdormir.
Alors, Victoire, voulant rire, retomba sur Adèle.
– Dis donc, l’enflée, là-haut !… Lorsque t’esaccouchée de ton premier, c’est-il par-devant ou par-derrière quetu l’as fait ?
Toutes les cuisines se tordirent, dans un accès de gaietécanaille, pendant qu’Adèle, effarée, répondait :
– Un enfant, ah bien ! non, faut pas qu’il envienne ! C’est défendu d’abord, et puis quand on ne veutpas !
– Ma fille, dit Lisa d’un ton grave, les enfants viennent àtout le monde… Ce n’est pas ton bon Dieu qui te fera autrement queles autres.
Et l’on parla de Mme Campardon, qui elle, aumoins, n’avait plus rien à craindre : c’était la seule choseagréable dans son état. Ensuite, toutes les dames de la maison ypassèrent, Mme Juzeur qui prenait ses précautions,Mme Duveyrier que son mari dégoûtait,Mme Valérie qui allait chercher ses enfantsau-dehors, parce que le sien, de mari, n’était pas seulementcapable de lui en faire la queue d’un. Et les éclats de riremontaient par bouffées du boyau noir.
Berthe avait encore pâli. Elle attendait, n’osant plus mêmesortir, les yeux à terre, confus, et comme violentée devant Octave.Lui, exaspéré contre les bonnes, sentait qu’elles devenaient tropsales et qu’il ne pouvait la reprendre : son désir s’enallait, il tombait à une lassitude, à une grande tristesse. Mais lajeune femme tressaillit. Lisa venait de prononcer son nom.
– En parlant de farceuse, en voilà une qui m’a l’air des’en payer !… Eh ! Adèle, pas vrai que taMlle Berthe rigolait déjà toute seule, quand tulavais encore ses jupons ?
– Maintenant, dit Victoire, elle se fait donner un coup deplumeau par le commis de son homme… Pas de danger qu’il y ait de lapoussière !
– Chut ! souffla doucement Hippolyte.
– Tiens ! à cause ? Son chameau de bonne n’estpas là, aujourd’hui… Une sournoise qui vous mangerait, quand onparle de sa maîtresse ! Vous savez qu’elle est juive etqu’elle a assassiné quelqu’un, chez elle… Peut-être bien que le belOctave l’époussette aussi, dans les encoignures. Le patron a dûl’embaucher pour faire les enfants, ce grand serin-là !
Alors, Berthe, torturée d’une angoisse indicible, leva les yeuxsur son amant. Et, suppliante, implorant un appui, elle balbutia desa voix douloureuse :
– Mon Dieu ! mon Dieu !
Octave lui prit la main, la serra fortement, étranglé lui aussipar une colère impuissante. Que faire ? il ne pouvait semontrer, imposer silence à ces filles. Les mots ignoblescontinuaient, des mots que la jeune femme n’avait jamais entendus,toute une débâcle d’égout, qui chaque matin, se déversait là, prèsd’elle, et qu’elle ne soupçonnait même pas. Maintenant, leursamours, si soigneusement cachées, traînaient au milieu desépluchures et des eaux grasses. Ces filles savaient tout, sans quepersonne eût parlé. Lisa racontait comment Saturnin tenait lachandelle ; Victoire rigolait des maux de tête du mari, quiaurait dû se faire poser un autre œil quelque part ; Adèleelle-même tapait sur l’ancienne demoiselle de sa dame, dont elleétalait les indispositions, les dessous douteux, les secrets detoilette. Et une blague ordurière salissait leurs baisers, leursrendez-vous, tout ce qu’il y avait encore de bon et de délicat dansleurs tendresses.
– Gare là-dessous ! cria brusquement Victoire, v’làdes carottes d’hier qui m’empoisonnent ! C’est pour cettecrapule de père Gourd !
Les bonnes, par méchanceté, jetaient ainsi des débris, que leconcierge devait balayer.
– Et v’là un reste de rognon moisi ! dit à son tourAdèle.
Tous les fonds de casserole, toutes les vidures de terrine ypassèrent, pendant que Lisa s’acharnait sur Berthe et sur Octave,arrachant les mensonges dont ils couvraient la nudité malpropre del’adultère. Ils restaient, la main dans la main, face à face, sanspouvoir détourner les yeux ; et leurs mains se glaçaient, etleurs yeux s’avouaient l’ordure de leur liaison, l’infirmité desmaîtres étalée dans la haine de la domesticité. C’était ça leursamours, cette fornication sous une pluie battante de viande gâtéeet de légumes aigres !
– Et vous savez, dit Hippolyte, que le jeune monsieur sefiche absolument de la paroissienne. Il l’a prise pour se pousserdans le monde… Oh ! un avare au fond malgré sa pose, ungaillard sans scrupule, qui, avec son air d’aimer les femmes, leurflanque très bien des gifles !
Berthe, les yeux sur Octave, le regardait blêmir, la facebouleversée, si changé, qu’il lui faisait peur.
– Ma foi ! ils se valent, reprit Lisa. Je ne donneraispas non plus grand-chose de sa peau, à elle. Mal élevée, le cœurdur comme une pierre, se fichant de tout ce qui n’est pas sonplaisir, couchant pour l’argent, oui pour l’argent ! car jem’y connais, je parie qu’elle n’a pas même de plaisir avec unhomme.
Des larmes jaillirent des yeux de Berthe. Octave regardait sonvisage se décomposer. Ils se trouvaient comme écorchés au sang l’undevant l’autre, mis à nu, sans protestation possible. Alors, lajeune femme, suffoquée par cette bouche de puisard qui lasouffletait, voulut fuir. Il ne la retint pas, car le dégoûtd’eux-mêmes faisait de leur présence une torture, et ils aspiraientau soulagement de ne plus se voir.
– Tu as promis, mardi prochain, chez moi.
– Oui, oui.
Et elle se sauva, éperdue. Il demeura seul, piétinant, tâtonnantdes mains, remettant en paquet le linge apporté par lui. Iln’écoutait plus les bonnes, lorsqu’une dernière phrase l’arrêtanet.
– Je vous dis que M. Hédouin est mort hier soir… Si lebel Octave avait prévu ça, il aurait continué à chaufferMme Hédouin, qui a le sac.
Cette nouvelle, apprise là, dans ce cloaque, retentissait aufond de son être. M. Hédouin était mort ! Et un regretimmense l’envahissait. Il pensa tout haut, il ne put retenir cetteréponse :
– Ah ! oui, par exemple, j’ai fait unebêtise !
Comme Octave descendait enfin, avec son paquet de linge, ilrencontra Rachel qui montait à sa chambre. Quelques minutes deplus, elle les surprenait. En bas, elle venait encore de trouvermadame en larmes ; mais, cette fois, elle n’en avait rientiré, ni un aveu, ni un sou. Furieuse, comprenant qu’on profitaitde son absence pour se voir et lui filouter ainsi ses petitsbénéfices, elle dévisagea le jeune homme d’un regard noir demenaces. Une singulière timidité d’écolier empêcha Octave de luidonner dix francs ; et, désireux de montrer une entièreliberté d’esprit, il entrait plaisanter chez Marie, lorsqu’ungrognement, parti d’un angle, le fit se tourner : c’étaitSaturnin qui se levait en disant, dans une de ses crisesjalouses :
– Prends garde ! brouillés à mort !
Justement, on était ce matin-là au huit octobre, la piqueuse debottines devait déménager avant midi. Depuis une semaine,M. Gourd surveillait son ventre avec un effroi qui grandissaitd’heure en heure. Jamais le ventre n’attendrait le huit. Lapiqueuse de bottines avait supplié le propriétaire de la laisserquelques jours de plus, pour faire ses couches ; mais elles’était heurtée contre un refus indigné. À tout instant, desdouleurs la prenaient ; pendant la dernière nuit encore, ellecroyait bien qu’elle accoucherait seule. Puis, vers neuf heures,elle avait commencé son déménagement, aidant le gamin dont lapetite voiture à bras était dans la cour, s’appuyant aux meubles,s’asseyant sur les marches de l’escalier, quand une colique tropforte la pliait en deux.
M. Gourd, cependant, n’avait rien découvert. Pas unhomme ! On s’était moqué de lui. Aussi, toute la matinée,rôda-t-il d’un air de colère froide. Octave, qui le rencontra,frémit à l’idée que lui aussi devait connaître leurs amours.Peut-être le concierge les connaissait-il, mais il ne l’en saluapas moins poliment ; car ce qui ne le regardait pas, ne leregardait pas, comme il le disait. Ce matin-là, il avait de mêmeôté sa calotte devant la dame mystérieuse, filant de chez lemonsieur du troisième, en ne laissant d’elle, dans l’escalier,qu’un parfum évaporé de verveine ; il avait encore saluéTrublot, salué l’autre Mme Campardon, saluéValérie. Tout ça, c’étaient des bourgeois, ça ne le regardait pas,ni les jeunes gens surpris au sortir des chambres de bonne, ni lesdames promenant, le long des marches, des peignoirs accusateurs.Mais ce qui le regardait, le regardait, et il ne perdait pas de vueles quatre pauvres meubles de la piqueuse de bottines, comme sil’homme tant cherché allait partir enfin dans un tiroir.
À midi moins un quart, l’ouvrière parut, avec son visage decire, sa tristesse continuelle, son morne abandon. Elle pouvait àpeine marcher. M. Gourd trembla, tant qu’elle ne fut pas dansla rue. Au moment où elle lui remit la clef, Duveyrier justementdébouchait du vestibule, si brûlant de sa nuit, que les tachesrouges de son front saignaient. Il affecta un air rogue, unesévérité d’implacable morale, lorsque le ventre de cette créaturepassa devant lui. Elle avait baissé la tête, honteuse,résignée ; et elle suivit la petite voiture, elle s’en alla,du pas désespéré dont elle était venue, le jour où elle s’étaitengouffrée dans les draps noirs des Pompes funèbres.
Alors, seulement, M. Gourd triompha. Comme si ce ventreemportait le malaise de la maison, les choses déshonnêtes dontfrissonnaient les murs, il cria au propriétaire :
– Un bon débarras, monsieur !… On va donc respirer,car ça devenait répugnant, ma parole d’honneur ! J’ai centlivres de moins sur la poitrine… Non, voyez-vous, monsieur, dansune maison qui se respecte, il ne faut pas de femmes, et surtoutpas de ces femmes qui travaillent !
Le mardi suivant, Berthe manqua de parole à Octave. Cette fois,elle l’avait averti de ne pas l’attendre, dans une brèveexplication, le soir, après la fermeture du magasin ; et ellesanglotait, elle était allée se confesser la veille, reprise d’unbesoin de religion, toute suffoquée encore par les exhortationsdouloureuses de l’abbé Mauduit. Depuis son mariage, elle nepratiquait plus ; mais, à la suite des gros mots dont lesbonnes l’avaient éclaboussée, elle venait de se sentir si triste,si abandonnée, si malpropre, qu’elle s’était rejetée pour une heuredans ses croyances d’enfant, enflammée d’un espoir de purificationet de salut. Au retour, le prêtre ayant pleuré avec elle, sa fautelui faisait horreur. Octave, impuissant, furieux, haussa lesépaules.
Puis, trois jours plus tard, elle promit de nouveau pour lemardi suivant. Dans un rendez-vous donné à son amant, passage desPanoramas, elle avait vu des châles de chantilly ; et elle enparlait sans cesse, avec des yeux mourants de désir. Aussi, lelundi matin, le jeune homme lui dit-il en riant, pour adoucir labrutalité du marché, que, si elle tenait sa parole enfin, elletrouverait chez lui une petite surprise. Elle comprit, elle se mitune fois encore à pleurer. Non ! non ! maintenant, ellen’irait pas, il lui gâtait le bonheur de leur rendez-vous. Elleavait parlé de ce châle en l’air, elle n’en voulait plus, elle lejetterait au feu, s’il lui en faisait cadeau. Pourtant, lelendemain, ils convinrent de tout : minuit et demi, ellefrapperait trois coups légers.
Ce jour-là, quand Auguste partit pour Lyon, il parut singulier àBerthe. Elle l’avait surpris parlant bas avec Rachel, derrière laporte de la cuisine ; en outre, il était jaune, grelottant,l’œil fermé ; mais, comme il se plaignait de sa migraine, ellele crut malade et lui assura que le voyage lui ferait du bien. Dèsqu’elle fut seule, elle retourna dans la cuisine, tâcha de sonderla bonne, par un reste d’inquiétude. Cette fille continuait à semontrer discrète, respectueuse, dans son attitude raide despremiers jours. La jeune femme, pourtant, la sentait vaguementmécontente ; et elle pensait qu’elle avait eu grand tort delui donner vingt francs et une robe, puis de couper court à seslibéralités, forcément, car elle courait toujours après centsous.
– Ma pauvre fille, lui dit-elle, je suis bien peugénéreuse, n’est-ce pas ?… Allez, ce n’est pas de ma faute. Jesonge à vous, je vous récompenserai.
Rachel répondit de son air froid :
– Madame ne me doit rien.
Alors, Berthe alla chercher deux vieilles chemises à elle,voulant au moins lui prouver son bon cœur. Mais la bonne, en lesprenant, déclara qu’elle en ferait des linges pour la cuisine.
– Merci, madame, la percale me donne des boutons, je neporte que de la toile.
Berthe, cependant, la trouvait si polie, qu’elle se rassura.Elle se montra familière, lui avoua qu’elle découcherait, la priamême de laisser une lampe allumée, à tout hasard. On fermerait auverrou la porte du grand escalier, et elle sortirait par la portede la cuisine, dont elle emporterait la clef. La bonne prenaittranquillement ces ordres, comme s’il se fût agi de mettre au feuun bœuf à la mode, pour le lendemain.
Le soir, par un raffinement de tactique, pendant que samaîtresse devait dîner chez ses parents, Octave avait accepté uneinvitation chez les Campardon. Il comptait rester là jusqu’à dixheures, puis aller s’enfermer dans sa chambre et y attendre minuitet demi, avec le plus de patience possible.
Chez les Campardon, le dîner fut patriarcal. L’architecte, entresa femme et la cousine, s’appesantissait sur les plats, des platsde ménage, abondants et sains, comme il les qualifiait. Il y avait,ce soir-là, une poule au riz, une pièce de bœuf et des pommes deterre sautées. Depuis que la cousine s’occupait de tout, la maisonvivait dans une indigestion continue, tant elle savait bienacheter, payant moins cher et rapportant deux fois plus de viandeque les autres. Aussi Campardon revint-il trois fois à la poule,pendant que Rose se bourrait de riz. Angèle se réserva pour lebœuf ; elle aimait le sang. Lisa lui en fourrait en cachettede grandes cuillerées. Et, seule, Gasparine touchait à peine auxplats, ayant l’estomac rétréci, disait-elle.
– Mangez donc, criait l’architecte à Octave, vous ne savezpas qui vous mangera.
Mme Campardon, penchée à l’oreille du jeunehomme, s’applaudissait une fois encore du bonheur apporté par lacousine dans la maison : une économie de cent pour cent aumoins, les domestiques réduites au respect, Angèle surveillée etrecevant le bon exemple.
– Enfin, murmura-t-elle, Achille continue à être heureuxcomme le poisson dans l’eau, et moi je n’ai plus rien à faire,absolument rien… Tenez ! elle me débarbouille, maintenant… Jepuis vivre sans remuer les bras ni les jambes, elle a pris toutesles fatigues du ménage.
Ensuite, l’architecte raconta comment « il avait roulé cescocos de l’Instruction publique ».
– Imaginez-vous, mon cher, qu’ils m’ont cherché des ennuisà n’en plus finir, pour mes travaux d’Évreux… Moi, n’est-cepas ? j’ai voulu avant tout faire plaisir à monseigneur.Seulement, le fourneau des nouvelles cuisines et le calorifère ontdépassé vingt mille francs. Aucun crédit n’était voté, et vingtmille francs ne sont pas faciles à prendre sur les maigres fraisd’entretien. D’autre part, la chaire pour laquelle j’avais troismille francs, est montée à près de dix mille : encore septmille francs qu’il fallait dissimuler… Aussi m’ont-ils appelé cematin au ministère, où un grand sec m’a d’abord fichu un galop.Ah ! mais non ! je n’aime pas ça ! Alors, moi, jelui ai flanqué carrément monseigneur à la tête, en le menaçantd’appeler monseigneur à Paris, pour expliquer l’affaire. Et, toutde suite, il est devenu poli, oh ! d’une politesse !tenez, j’en ris encore ! Vous savez qu’ils ont une peur dechien des évêques, en ce moment. Quand j’ai un évêque avec moi, jedémolirais et je rebâtirais Notre-Dame, je me moque pas mal dugouvernement !
Tous s’égayaient autour de la table, sans respect pour leministre, dont ils parlaient avec dédain, la bouche pleine de riz.Rose déclara qu’il valait mieux être avec la religion. Depuis lestravaux de Saint-Roch, Achille était accablé de besogne : lesplus grandes familles se le disputaient, il n’y suffisait plus, ildevait passer les nuits. Dieu leur voulait du bien, décidément, etla famille le bénissait, matin et soir.
On était au dessert, lorsque Campardon s’écria :
– À propos, mon cher, vous savez que Duveyrier aretrouvé…
Il allait nommer Clarisse. Mais il se rappela la présenced’Angèle, et il ajouta, en jetant un regard oblique vers safille :
– Il a retrouvé sa parente, vous savez.
Et, par des pincements de lèvres, des clignements d’yeux, il sefit enfin comprendre d’Octave, qui ne saisissait pas du tout.
– Oui, Trublot que j’ai rencontré, m’a dit ça. Avant-hier,comme il pleuvait à torrents, Duveyrier entre sous une porte, etqu’est-ce qu’il aperçoit ? sa parente, en train de secouer sonparapluie… Trublot, justement, la cherchait depuis huit jours, pourla lui rendre.
Angèle avait modestement baissé les yeux sur son assiette, enavalant de grosses bouchées. La famille, d’ailleurs, sauvegardaitla décence des mots, avec rigidité.
– Est-elle bien, sa parente ? demanda Rose àOctave.
– C’est selon, répondit celui-ci. Il faut les aimer commeça.
– Elle a eu l’audace de venir un jour au magasin, ditGasparine, qui, malgré sa maigreur, détestait les gens maigres. Onme l’a montrée… Un vrai haricot.
– N’importe, conclut l’architecte, voilà Duveyrier repincé…C’est sa pauvre femme…
Il voulait dire que Clotilde devait être soulagée et ravie.Seulement, il se souvint une seconde fois d’Angèle, il prit un airdolent pour déclarer :
– On ne s’entend pas toujours entre parents… MonDieu ! dans chaque famille, il y a des contrariétés.
Lisa, de l’autre côté de la table, une serviette sur le bras,regardait Angèle, et celle-ci, prise d’un fou rire, se hâta deboire, longuement, le nez caché dans le verre.
Un peu avant dix heures, Octave prétexta une grande fatigue pourmonter à sa chambre. Malgré les attendrissements de Rose, il étaitmal à l’aise dans ce milieu bonhomme, où il sentait croître sanscesse contre lui l’hostilité de Gasparine. Il ne lui avait rienfait pourtant. Elle le détestait comme joli homme, elle lesoupçonnait d’avoir toutes les femmes de la maison, et celal’exaspérait, sans qu’elle le désirât le moins du monde, cédantseulement, devant son bonheur, à une colère instinctive de femmedont la beauté s’était séchée trop vite.
Dès qu’il fut parti, la famille parla de se coucher. Rose,chaque soir, avant de se mettre au lit, passait une heure dans soncabinet de toilette. Elle procéda à un débarbouillage complet, setrempa de parfums, puis se coiffa, s’examina les yeux, la bouche,les oreilles, et se fit même un signe sous le menton. La nuit, elleremplaçait son luxe de peignoirs par un luxe de bonnets et dechemises. Elle choisit, pour cette nuit-là, une chemise et unbonnet garnis de valenciennes. Gasparine l’avait aidée, lui donnantles cuvettes, épongeant derrière elle l’eau répandue, la frottantavec un linge, petits soins intimes dont elle s’acquittait beaucoupmieux que Lisa.
– Ah ! je suis bien ! dit enfin Rose, allongée,pendant que la cousine bordait les draps et remontait letraversin.
Et elle riait d’aise, toute seule au milieu du grand lit. Dansses dentelles, avec son corps douillet, délicat et soigné, on eûtdit une belle amoureuse, attendant l’homme de son cœur. Quand ellese sentait jolie, elle dormait mieux, disait-elle. Puis, ellen’avait plus que ce plaisir.
– Ça y est ? demanda Campardon en entrant. Ehbien ! bonne nuit, mon chat.
Lui, prétendait avoir à travailler. Il veillerait encore. Maiselle se fâchait, elle voulait qu’il prît un peu de repos :c’était stupide, de se tuer de la sorte !
– Entends-tu, couche-toi… Gasparine, promets-moi de lefaire coucher.
La cousine, qui venait de poser sur la table de nuit un verred’eau sucrée et un roman de Dickens, la regardait. Sans répondre,elle se pencha, elle laissa échapper :
– Tu es gentille comme tout, ce soir !
Et elle lui mit deux baisers sur les joues, les lèvres sèches,la bouche amère, dans une résignation de parente laide et pauvre.Campardon, lui aussi, regardait sa femme, le sang à la peau,crevant d’une digestion pénible. Ses moustaches eurent un petittremblement, il la baisa à son tour.
– Bonne nuit, ma cocotte.
– Bonne nuit, mon chéri… Mais, tu sais, couche-toi tout desuite.
– N’aie donc pas peur ! dit Gasparine. Si, à onzeheures, il ne dort pas, je me lèverai et j’éteindrai sa lampe.
Vers onze heures, Campardon, qui bâillait sur un chalet suisse,une fantaisie d’un tailleur de la rue Rameau, se déshabillalentement en songeant à Rose, si gentille et si propre ; puis,après avoir défait son lit, pour les bonnes, il alla retrouverGasparine dans le sien. Ils y dormaient fort mal, trop à l’étroit,gênés par leurs coudes. Lui surtout, réduit à se tenir en équilibreau bord du sommier, avait une cuisse coupée, le matin.
Au même instant, comme Victoire était montée, sa vaissellefinie, Lisa vint, selon son habitude, voir si mademoiselle nemanquait de rien. Angèle, couchée, l’attendait ; et c’étaientainsi, chaque soir, en cachette des parents, des parties de cartesinterminables, sur un coin de la couverture étalée. Elles jouaientà la bataille, en retombant toujours sur la cousine, une sale bêteque la bonne déshabillait crûment devant l’enfant. Toutes deux sevengeaient de la soumission hypocrite de la journée, et il y avait,chez Lisa, une jouissance basse, dans cette corruption d’Angèle,dont elle satisfaisait les curiosités de fille maladive, troubléepar la crise de ses treize ans. Cette nuit-là, elles étaientfurieuses contre Gasparine qui, depuis deux jours, enfermait lesucre, dont la bonne emplissait ses poches, pour les vider ensuitesur le lit de la petite. En voilà un chameau ! pas même moyende croquer du sucre en s’endormant !
– Votre papa lui en fourre pourtant assez, du sucre !dit Lisa, avec un rire sensuel.
– Oh ! oui ! murmura Angèle, qui riaitégalement.
– Qu’est-ce qu’il lui fait, votre papa ?… Faites unpeu, pour voir.
Alors, l’enfant se jeta au cou de la bonne, la serra de ses brasnus, embrassa violemment sur la bouche, en répétant :
– Tiens ! comme ça… Tiens ! comme ça.
Minuit sonnait. Campardon et Gasparine geignaient dans leur littrop étroit, tandis que Rose, se carrant au milieu du sien, lesmembres écartés lisait Dickens, avec des larmes d’attendrissement.Un grand silence tomba, la nuit chaste jetait son ombre surl’honnêteté de la famille.
Cependant, comme il rentrait, Octave avait trouvé de lacompagnie chez les Pichon. Jules l’appela, voulant absolument luioffrir quelque chose. M. et Mme Vuillaumeétaient là, réconciliés avec le ménage, à l’occasion desrelevailles de Marie, accouchée en septembre. Ils avaient même bienvoulu venir dîner un mardi, pour fêter le rétablissement de lajeune femme, qui sortait depuis la veille seulement. Désireused’apaiser sa mère, que la vue de l’enfant, une fille encore,contrariait, elle s’était décidée à l’envoyer en nourrice, près deParis. Lilitte dormait sur la table, assommée par un verre de vinpur, que les parents lui avaient fait boire de force, à la santé desa petite sœur.
– Enfin, deux, c’est possible ! ditMme Vuillaume, après avoir trinqué avec Octave.Seulement, mon gendre, ne recommencez pas.
Tous se mirent à rire. Mais la vieille femme restait grave. Ellecontinua :
– Il n’y a là rien de drôle… Nous acceptons cet enfant,mais je vous jure que s’il en revenait un autre…
– Oh ! s’il en revenait un autre, achevaM. Vuillaume, vous n’auriez ni cœur ni cervelle… Quediable ! on est sérieux dans la vie, on se retient, lorsqu’onn’a pas des mille et des cents à dépenser en agréments.
Et, se tournant vers Octave :
– Tenez ! monsieur, je suis décoré. Eh bien ! sije vous disais que, pour ne pas trop salir de rubans, je ne portepas ma décoration dans mon intérieur… Alors, raisonnez : quandje nous prive, ma femme et moi, du plaisir d’être décoré chez nous,nos enfants peuvent bien se priver du plaisir de faire des filles…Non, monsieur, il n’y a pas de petites économies.
Mais les Pichon protestèrent de leur obéissance. Si on les yreprenait par exemple, il ferait chaud !
– Pour souffrir ce que j’ai souffert ! dit Marieencore toute pâle.
– J’aimerais mieux me couper une jambe, déclara Jules.
Les Vuillaume hochaient la tête d’un air satisfait. Ils avaientleur parole, ils pardonnaient. Et, comme dix heures sonnaient à lapendule, tous s’embrassèrent avec émotion. Jules mettait sonchapeau, pour les accompagner à l’omnibus. Ce recommencement deshabitudes anciennes les attendrit au point qu’ils s’embrassèrentune seconde fois sur le palier. Quand ils furent partis, Marie, quiles regardait descendre, accoudée à la rampe, près d’Octave, ramenacelui-ci dans la salle à manger, en disant :
– Allez, maman n’est pas méchante, et elle a raison aufond : les enfants, ce n’est pas drôle !
Elle avait refermé la porte, elle débarrassait la table desverres qui traînaient encore. L’étroite pièce, où la lampecharbonnait, était toute tiède de la petite fête de famille.Lilitte continuait à dormir sur un coin de la toile cirée.
– Je vais aller me coucher, murmura Octave.
Et il s’assit, trouvant là un bien-être.
– Tiens ! vous vous couchez déjà ! reprit lajeune femme. Ça ne vous arrive pas souvent, d’être si rangé. Vousavez donc quelque chose à faire de bonne heure, demain ?
– Mais non, répondit-il. J’ai sommeil, voilà tout…Oh ! je puis bien vous donner dix minutes.
La pensée de Berthe lui était venue. Elle ne monterait qu’àminuit et demi : il avait le temps. Et cette pensée, l’espoirde la posséder toute une nuit, dont il brûlait depuis des semaines,ne retentissait plus à grands coups dans sa chair. Sa fièvre de lajournée, le tourment de son désir comptant les minutes, évoquant lacontinuelle image du bonheur prochain, tombaient sous la fatigue del’attente.
– Voulez-vous encore un petit verre de cognac ?demanda Marie.
– Mon Dieu ! je veux bien.
Il pensait que cela le ragaillardirait. Quand elle l’eutdébarrassé du verre, il lui saisit les mains, les garda, tandisqu’elle souriait, sans crainte aucune. Il la trouvait charmante,dans sa pâleur de femme endolorie. Toute la tendresse sourde dontil se sentait envahi de nouveau, montait avec une brusque violence,jusqu’à sa gorge, jusqu’à ses lèvres. Il l’avait un soir rendue aumari, après lui avoir mis au front un baiser de père, et c’étaitmaintenant un besoin de la reprendre, un désir immédiat et aigu,dans lequel le désir de Berthe se noyait, s’évanouissait, commetrop lointain.
– Vous n’avez donc pas peur, aujourd’hui ?demanda-t-il, en lui serrant les mains plus fort.
– Non, puisque c’est impossible désormais… Oh ! nousrestons toujours bons amis !
Et elle fit entendre qu’elle savait tout. Saturnin avait dûparler. D’ailleurs, les nuits où Octave recevait une certainepersonne, elle s’en apercevait bien. Comme il blêmissaitd’inquiétude, elle le rassura vite : jamais elle ne diraitrien à personne, elle n’était pas en colère, elle lui souhaitait aucontraire beaucoup de félicité.
– Voyons, répétait-elle, puisque je suis mariée, je ne puisvous en vouloir.
Il l’avait assise sur ses genoux, il lui cria :
– Mais c’est toi que j’aime !
Et il disait vrai, il n’aimait qu’elle en ce moment, d’unepassion absolue, infinie. Toute sa nouvelle liaison, les deux moispassés à en désirer une autre, avaient disparu. Il se revoyait danscette étroite pièce, venant baiser Marie sur le cou, derrière ledos de Jules, la trouvant à chaque heure complaisante, avec sadouceur passive. C’était le bonheur, comment avait-il pu dédaignercela ? Un regret lui brisait le cœur. Il la voulait encore, ets’il ne l’avait plus, il sentait bien qu’il serait éternellementmalheureux.
– Laissez-moi, murmurait-elle, en tâchant de se dégager.Vous n’êtes pas raisonnable, vous allez me faire de la peine…Maintenant que vous en aimez une autre, à quoi bon me tourmenterencore ?
Elle se défendait ainsi de son air doux et las, répugnantsimplement à des choses qui ne l’amusaient guère. Mais il devenaitfou, il la serrait davantage, il baisait sa gorge à traversl’étoffe rude de sa robe de laine.
– C’est toi que j’aime, tu ne peux comprendre… Tiens !sur ce que j’ai de plus sacré, je ne mens pas. Ouvre-moi donc lecœur pour voir… Oh ! je t’en prie, sois gentille ! Encorecette fois, et puis jamais, jamais, si tu l’exiges !Aujourd’hui, vois-tu, tu me ferais trop de peine, j’enmourrais.
Alors, Marie fut sans force, paralysée par cette volonté d’hommequi s’imposait. C’était à la fois, chez elle, de la bonté, de lapeur et de la bêtise. Elle eut un mouvement, comme pour emporterd’abord dans la chambre Lilitte endormie. Mais il la retint,craignant qu’elle ne réveillât l’enfant. Et elle s’abandonna àcette même place, où elle lui était tombée entre les bras, l’autreannée, en femme obéissante. La paix de la maison, à cette heure denuit, mettait un silence bourdonnant dans la petite pièce.Brusquement, la lampe baissa, et ils allaient se trouver sanslumière, lorsque Marie, se relevant, eut le temps de laremonter.
– Tu m’en veux ? demanda Octave avec une tendrereconnaissance, encore brisé d’un bonheur tel qu’il n’en avaitjamais éprouvé.
Elle lâcha la lampe, lui rendit un dernier baiser de ses lèvresfroides, en répondant :
– Non, puisque ça vous a fait plaisir… Mais ce n’est pasbien tout de même, à cause de cette personne. Avec moi, ça nesignifiait plus rien.
Des larmes lui mouillaient les yeux, elle restait triste,toujours sans colère. Quand il la quitta, il était mécontent, ilaurait voulu se coucher et dormir. Sa passion satisfaite avait unarrière-goût de gâté, une pointe de chair corrompue dont sa bouchegardait l’amertume. Mais l’autre allait venir maintenant, ilfallait l’attendre ; et cette pensée de l’autre pesaitterriblement à ses épaules, il souhaitait une catastrophe quil’empêchât de monter, après avoir passé des nuits de flamme à bâtirdes plans extravagants, pour la tenir seulement une heure dans sachambre. Peut-être lui manquerait-elle de parole une fois encore.C’était un espoir dont il n’osait se bercer.
Minuit sonna. Octave, debout, fatigué, tendait l’oreille, avecla peur d’entendre le frôlement de ses jupes, le long du corridorétroit. À minuit et demi, il fut pris d’une véritableanxiété ; à une heure, il se crut sauvé, et il y avaitcependant, dans son soulagement, une irritation sourde, le dépitd’un homme dont une femme se moque. Mais, comme il se décidait à sedéshabiller, avec des bâillements gros de sommeil, on frappa troispetits coups. C’était Berthe. Il fut contrarié et flatté, ils’avançait les bras ouverts, lorsqu’elle l’écarta, tremblante,écoutant à la porte, qu’elle avait refermée vivement.
– Quoi donc ? demanda-t-il en baissant la voix.
– Je ne sais pas, j’ai eu peur, balbutia-t-elle. Il fait sinoir dans cet escalier, j’ai cru qu’on me poursuivait… MonDieu ! que c’est bête, ces aventures-là ! Pour sûr, il vanous arriver un malheur.
Cela les glaça tous les deux. Ils ne s’embrassèrent pas. Elleétait pourtant charmante, dans son peignoir blanc, avec ses cheveuxdorés, tordus sur la nuque. Il la regardait, la trouvait beaucoupmieux que Marie ; mais il n’en avait plus envie, c’était unecorvée. Elle, pour reprendre haleine, venait de s’asseoir. Et,brusquement, elle affecta de se fâcher, en apercevant sur la tableune boîte, où elle devina tout de suite le châle de dentelle, dontelle parlait depuis huit jours.
– Je m’en vais, dit-elle sans quitter sa chaise.
– Comment, tu t’en vas ?
– Est-ce que tu crois que je me vends ? Tu me blessestoujours, tu me gâtes encore tout mon bonheur, cette nuit… Pourquoil’as-tu acheté, lorsque je te l’avais défendu ?
Elle se leva, finit par consentir à le regarder. Mais, la boîteouverte, elle éprouva une telle déception, qu’elle ne put retenirce cri indigné :
– Comment ! ce n’est pas du chantilly, c’est dulama !
Octave, qui réduisait ses cadeaux, avait cédé à une penséed’avarice. Il tâcha de lui expliquer qu’il y avait du lama superbe,aussi beau que du chantilly ; et il faisait l’article, commes’il s’était trouvé derrière son comptoir, la forçait à toucher ladentelle, lui jurait que jamais elle n’en verrait la fin. Mais ellehochait la tête, elle l’arrêta d’un mot de mépris.
– Enfin, ça coûte cent francs, tandis que l’autre en auraitcoûté trois cents.
Et, le voyant pâlir, elle ajouta pour rattraper saphrase :
– Tu es bien gentil tout de même, je te remercie… Ce n’estpas l’argent qui fait le cadeau, quand la bonne intention yest.
Elle s’était assise de nouveau. Il y eut un silence. Lui, aubout d’un instant, demanda si l’on n’allait pas se coucher. Sansdoute, on allait se coucher. Seulement, elle était encore tantremuée par sa bête de peur dans l’escalier ! Et elle revint àses craintes, au sujet de Rachel, elle raconta comment elle avaittrouvé Auguste causant avec la bonne, derrière une porte. Pourtant,il aurait été si facile d’acheter cette fille, en lui donnant centsous de temps à autre. Mais il fallait les avoir, les centsous ; elle ne les avait jamais, elle n’avait rien. Sa voixdevenait sèche, le châle de lama dont elle ne parlait plus, latravaillait d’un tel désespoir et d’une telle rancune, qu’ellefinit par faire à son amant l’éternelle querelle dont ellepoursuivait son mari.
– Voyons, est-ce une vie ? jamais un liard, toujoursrester en affront à propos des moindres bêtises… Oh ! j’en aiplein le dos, plein le dos !
Octave, qui déboutonnait son gilet en marchant, s’arrêta pourlui demander :
– Enfin, à quel sujet me dis-tu tout cela ?
– Comment ! monsieur, à quel sujet ? Mais il estdes choses que la délicatesse devrait vous dicter, sans que j’aie àrougir d’aborder avec vous de pareilles matières… Est-ce que,depuis longtemps, vous n’auriez pas dû, de vous-même, metranquilliser en mettant cette fille à nos genoux ?
Elle se tut, puis elle ajouta d’un air d’ironiedédaigneuse :
– Ça ne vous aurait pas ruiné.
Il y eut un nouveau silence. Le jeune homme, qui s’était remis àmarcher, répondit enfin :
– Je ne suis pas riche, je le regrette pour vous.
Alors, tout s’aggrava, la querelle prit une violenceconjugale.
– Dites que je vous aime pour votre argent !cria-t-elle avec la carrure de sa mère, dont les mots luiremontaient aux lèvres. Je suis une femme d’argent, n’est-cepas ? Eh bien ! oui, je suis une femme d’argent, parceque je suis une femme raisonnable. Vous aurez beau prétendre lecontraire, l’argent sera quand même l’argent. Moi, lorsque j’ai euvingt sous, j’ai toujours dit que j’en avais quarante, car il vautmieux faire envie que pitié.
Il l’interrompit, il déclara d’une voix fatiguée, en homme quidésire la paix :
– Écoute, si ça te contrarie trop qu’il soit en lama, jet’en donnerai un en chantilly.
– Votre châle ! continua-t-elle tout à fait furieuse,mais je n’y pense même plus, à votre châle ! Ce quim’exaspère, c’est le reste, entendez-vous !… Oh !d’ailleurs, vous êtes comme mon mari. J’irais dans les rues sansbottines, que cela vous serait parfaitement égal. Quand on a unefemme pourtant, le simple bon cœur vous fait une loi de la nourriret de l’habiller. Mais jamais un homme ne comprendra ça.Tenez ! à vous deux, vous me laisseriez bientôt sortir enchemise, si j’y consentais !
Octave, excédé de cette scène de ménage, prit le parti de ne pasrépondre, ayant remarqué que parfois Auguste se débarrassait d’elleainsi. Il achevait de se déshabiller lentement, il laissait passerle flot ; et il songeait à la mauvaise chance de ses amours.Celle-là, cependant, il l’avait ardemment désirée, même au point dedéranger tous ses calculs ; et, maintenant qu’elle se trouvaitdans sa chambre, c’était pour le quereller, pour lui faire passerune nuit blanche, comme s’ils avaient eu déjà, derrière eux, sixmois de mariage.
– Couchons-nous, veux-tu ? demanda-t-il enfin. Nousnous étions promis tant de bonheur ! C’est trop bête, deperdre le temps à nous dire des choses désagréables.
Et, plein de conciliation, sans désir mais poli, il voulutl’embrasser. Elle le repoussa, elle éclata en larmes. Alors, ildésespéra d’en finir, il retira ses bottines rageusement, décidé àse mettre au lit, même sans elle.
– Allez, reprochez-moi aussi mes sorties, bégayait-elle aumilieu de ses sanglots. Accusez-moi de trop vous coûter… Oh !je vois clair ! tout ça, c’est à cause de ce méchant cadeau.Si vous pouviez m’enfermer dans une malle, vous le feriez. J’ai desamies, je vais les voir, ce n’est pourtant pas un crime… Et quant àmaman…
– Je me couche, dit-il en se jetant au fond du lit.Déshabille-toi et laisse ta maman, qui t’a fichu un bien salecaractère, permets-moi de le constater.
Elle se déshabilla d’une main machinale, pendant que, de plus enplus animée, elle haussait la voix :
– Maman a toujours fait son devoir. Ce n’est pas à vousd’en parler ici. Je vous défends de prononcer son nom… Il ne vousmanquait plus que de vous attaquer à ma famille !
Le cordon de son jupon résistait, et elle cassa le nœud. Puis,assise au bord du lit pour ôter ses bas :
– Ah ! comme je regrette ma faiblesse, monsieur !comme on réfléchirait, si l’on pouvait tout prévoir !
Maintenant, elle était en chemise, les jambes et les bras nus,d’une nudité douillette de petite femme grasse. Sa gorge, soulevéede colère, sortait des dentelles. Lui, qui affectait de rester lenez contre le mur, venait de se retourner d’un bond.
– Quoi ? vous regrettez de m’avoir aimé ?
– Certes, un homme incapable de comprendre uncœur !
Et ils se regardaient de près, la face dure, sans amour. Elleavait posé un genou au bord du matelas, les seins tendus, la cuissepliée, dans le joli mouvement d’une femme qui se couche. Mais il nevoyait plus sa chair rose, les lignes souples et fuyantes de sondos.
– Ah ! Dieu ! si c’était à refaire !ajouta-t-elle.
– Vous en prendriez un autre, n’est-ce pas ? dit-ilbrutalement, très haut.
Elle s’était allongée près de lui, sous le drap, et elle allaitrépondre du même ton exaspéré, lorsque des coups de poings’abattirent dans la porte. Ils restèrent saisis, sans comprendred’abord, immobiles et glacés. Une voix sourde disait :
– Ouvrez, je vous entends bien faire vos saletés… Ouvrez ouj’enfonce tout !
C’était la voix du mari. Les amants ne bougeaient toujours pas,la tête emplie d’un tel bourdonnement, qu’ils n’avaient plus uneidée ; et ils se sentaient très froids l’un contre l’autre,comme morts. Berthe enfin sauta du lit, dans le besoin instinctifde fuir son amant, pendant que, derrière la porte, Augusterépétait :
– Ouvrez !… ouvrez donc !
Alors, il y eut une terrible confusion, une angoisseinexprimable. Berthe tournait dans la chambre, éperdue, cherchantune issue, avec une peur de la mort qui la blêmissait. Octave, dontle cœur sautait à chaque coup de poing, était allé s’appuyer contrela porte, machinalement, comme pour la consolider. Cela devenaitintolérable, cet imbécile réveillerait toute la maison, il fallaitouvrir. Mais, quand elle comprit sa résolution, elle se pendit àses bras, en le suppliant de ses yeux terrifiés : non, non,grâce ! l’autre tomberait sur eux avec un pistolet ou uncouteau. Lui, aussi pâle qu’elle, gagné par son épouvante, avaitenfilé un pantalon, en la suppliant à demi-voix de s’habiller. Ellen’en faisait rien, elle restait nue, sans pouvoir même trouver sesbas. Et, pendant ce temps, le mari s’acharnait.
– Vous ne voulez pas, vous ne répondez pas… C’est bien,vous allez voir.
Depuis le dernier terme, Octave demandait au propriétaire unepetite réparation, deux vis neuves pour la gâche de sa serrure, quibranlait dans le bois. Tout d’un coup, la porte eut un craquement,la gâche sauta, et Auguste, emporté par son élan, vint rouler aumilieu de la chambre.
– Nom de Dieu ! jura-t-il.
Il tenait simplement une clef, et son poing saignait, meurtridans sa chute. Quand il se releva, livide, pris de honte et de rageà l’idée de cette entrée ridicule, il battit l’air de ses bras, ilvoulut s’élancer sur Octave. Mais celui-ci, malgré sa gêne de setrouver ainsi en pantalon boutonné de travers, pieds nus, lui avaitsaisi les poignets et le maintenait, plus vigoureux que lui,criant :
– Monsieur, vous violez mon domicile… C’est indigne, on seconduit en galant homme.
Et il faillit le battre. Pendant leur courte lutte, Berthes’était enfuie en chemise par la porte restée grande ouverte ;elle voyait, au poing sanglant de son mari, luire un couteau decuisine, et elle avait le froid de ce couteau entre les épaules.Comme elle galopait dans le noir du corridor, elle crut entendre unbruit de gifles, sans pouvoir comprendre qui les avait données niqui les avait reçues. Des voix, qu’elle ne reconnaissait même plus,disaient :
– À vos ordres. Quand il vous plaira.
– C’est bien, vous aurez de mes nouvelles.
D’un bond, elle gagna l’escalier de service. Mais, lorsqu’elleeut descendu les deux étages, comme poursuivie par les flammes d’unincendie, elle se trouva devant la porte de sa cuisine, fermée, etdont elle avait laissé la clef là-haut, dans la poche de sonpeignoir. D’ailleurs, pas de lampe, pas un filet de lumière souscette porte : c’était la bonne évidemment qui les avaitvendus. Sans reprendre haleine, elle remonta en courant, passa denouveau devant le corridor d’Octave, où les voix des deux hommescontinuaient, violemment.
Ils se secouaient encore, elle aurait le temps peut-être. Etelle descendit rapidement le grand escalier, avec l’espoir que sonmari avait laissé la porte de l’appartement ouverte. Elle severrouillerait dans sa chambre, elle n’ouvrirait à personne. Maislà, pour la seconde fois, elle se heurta contre une porte fermée.Alors, chassée de chez elle, sans vêtement, elle perdit la tête,elle battit les étages, pareille à une bête traquée, qui ne sait oùaller se terrer. Jamais elle n’oserait frapper chez ses parents. Unmoment, elle voulut se réfugier chez les concierges ; mais lahonte la fit remonter. Elle écoutait, levait la tête, se penchaitsur la rampe, les oreilles assourdies par les battements de soncœur, dans le grand silence, les yeux aveuglés de lueurs, qui luisemblaient jaillir de l’obscurité profonde. Et c’était toujours lecouteau, le couteau au poing saignant d’Auguste, dont la pointeglacée allait l’atteindre. Brusquement, il y eut un bruit, elles’imagina qu’il arrivait, elle en éprouva un frisson mortel,jusqu’aux os ; et, comme elle se trouvait devant la porte desCampardon, elle sonna, éperdument, furieusement, à casser letimbre.
– Mon Dieu ! est-ce qu’il y a le feu ? dit àl’intérieur une voix troublée.
La porte s’ouvrit tout de suite. C’était Lisa qui sortaitseulement de chez mademoiselle, en étouffant ses pas, un bougeoir àla main. La sonnerie enragée du timbre l’avait fait sauter, aumoment où elle traversait l’antichambre. Quand elle aperçut Bertheen chemise, elle resta stupéfaite.
– Quoi donc ? dit-elle.
La jeune femme était entrée, en repoussant violemment laporte ; et, haletante, adossée, elle bégayait :
– Chut ! taisez-vous !… Il veut me tuer.
Lisa ne pouvait en tirer une explication raisonnable, lorsqueCampardon parut, très inquiet. Ce vacarme incompréhensible venaitde les déranger, Gasparine et lui, dans leur lit étroit. Il avaitsimplement passé un caleçon, sa grosse face bouffie et en sueur, sabarbe jaune aplatie, toute pleine du duvet blanc de l’oreiller.Essoufflé, il tâchait de reprendre son aplomb de mari qui coucheseul.
– Est-ce vous, Lisa ? cria-t-il du salon. C’eststupide ! comment êtes-vous dans l’appartement ?
– J’ai eu peur de n’avoir pas bien fermé la porte,monsieur ; ça m’empêchait de dormir, et je suis redescenduem’assurer… Mais c’est madame…
L’architecte, en voyant Berthe en chemise, contre le mur de sonantichambre, resta pétrifié à son tour. Il eut, pour lui, unmouvement de pudeur, qui lui fit tâter de la main si son caleçonétait bien boutonné. Berthe oubliait qu’elle était nue. Ellerépéta :
– Oh ! monsieur, gardez-moi chez vous… Il veut metuer.
– Qui donc ? demanda-t-il.
– Mon mari.
Mais, derrière l’architecte, la cousine arrivait. Elle avaitpris le temps de mettre une robe ; et, dépeignée, pleine deduvet elle aussi, la gorge plate et flottante, les os perçantl’étoffe, elle apportait la rancune de son plaisir troublé. La vuede la jeune femme, de sa nudité grasse et délicate, acheva de lajeter hors d’elle. Elle demanda :
– Que lui avez-vous donc fait, à votre mari ?
Alors, devant cette simple question, une grande honte bouleversaBerthe. Elle se vit nue, un flot de sang l’empourpra de la tête auxpieds. Dans ce long frémissement de pudeur, comme pour échapper auxregards, elle croisa les bras sur sa gorge. Et ellebalbutiait :
– Il m’a trouvée… il m’a surprise…
Les deux autres comprirent, échangèrent un coup d’œil révolté.Lisa, dont le bougeoir éclairait la scène, affectait l’indignationde ses maîtres. D’ailleurs, l’explication dut être interrompue,Angèle accourait de son côté ; et elle feignait de seréveiller, elle frottait ses yeux gros de sommeil. La dame enchemise l’immobilisa, dans une secousse, dans un frisson de toutson corps grêle de fillette précoce.
– Oh ! dit-elle simplement.
– Ce n’est rien, va te coucher ! cria son père.
Puis, comprenant qu’il fallait une histoire, il conta lapremière venue ; mais elle était vraiment trop bête.
– C’est madame qui s’est foulé le pied en descendant.Alors, elle entre chez nous pour qu’on l’aide… Va donc te coucher,tu prendras froid !
Lisa retint un rire, en rencontrant les yeux écarquillésd’Angèle, qui se décidait à retourner dans son lit, toute rose ettoute contente d’avoir vu ça. Depuis un instant,Mme Campardon appelait du fond de sa chambre. Ellen’avait pas éteint, tellement Dickens l’intéressait, et ellevoulait savoir. Que se passait-il ? qui était là ?pourquoi ne la rassurait-on pas ?
– Venez, madame, dit l’architecte, en emmenant Berthe.Vous, Lisa, attendez un instant.
Dans la chambre, Rose s’élargissait encore, au milieu du grandlit. Elle y trônait avec son luxe de reine, sa tranquille sérénitéd’idole. Et elle était très attendrie par sa lecture, elle avaitposé sur elle Dickens, que sa poitrine soulevait d’un tièdebattement. Lorsque la cousine l’eut mise au courant d’un mot, elleaussi parut scandalisée. Comment pouvait-on aller avec un autrehomme que son mari ? et un dégoût lui venait pour la chosedont elle s’était déshabituée. Mais l’architecte, maintenant,coulait des regards troublés sur la gorge de la jeune femme ;ce qui acheva de faire rougir Gasparine.
– C’est impossible, à la fin ! cria-t-elle.Couvrez-vous, madame, car c’est impossible, vraiment !…Couvrez-vous donc !
Elle lui jeta elle-même, sur les épaules, un châle de Rose, ungrand fichu de laine tricotée, qui traînait. Le fichu descendait àpeine aux cuisses ; et l’architecte, malgré lui, regardait lesjambes.
Berthe tremblait toujours. Elle avait beau être à l’abri, ellese tournait vers la porte, avec des tressaillements. Ses yeuxs’étaient emplis de larmes, elle implora cette dame couchée, quisemblait si calme, si à l’aise.
– Oh ! madame, gardez-moi, sauvez-moi… Il veut metuer.
Il y eut un silence. Tous trois se consultaient du coin del’œil, sans cacher leur désapprobation pour une conduite à ce pointcoupable. Puis, vraiment, on ne tombait pas en chemise chez lesgens, passé minuit, au risque de les gêner. Non, cela ne se faisaitpas ; c’était manquer de tact, c’était les mettre dans unesituation trop embarrassante.
– Nous avons ici une jeune fille, dit enfin Gasparine.Pensez à notre responsabilité, madame.
– Vous seriez mieux chez vos parents, insinua l’architecte,et si vous me permettiez de vous y conduire…
Berthe fut reprise de terreur.
– Non, non, il est dans l’escalier, il me tuerait.
Et elle suppliait : une chaise lui suffirait pour attendrele jour ; le lendemain, elle s’en irait bien doucement.L’architecte et sa femme auraient cédé, lui gagné à des charmes sidouillets, elle intéressée par le drame de cette surprise en pleinenuit. Mais Gasparine restait implacable. Elle avait une curiositépourtant, elle finit par demander :
– Où donc étiez-vous ?
– Là-haut, dans la chambre, au fond du couloir, voussavez.
Campardon, du coup, leva les bras, en criant :
– Comment ! c’est avec Octave, pas possible !
Avec Octave, avec ce gringalet, une jolie femme si grasse !Il restait vexé. Rose, également, éprouvait un dépit, quimaintenant la rendait sévère. Quant à Gasparine, elle était horsd’elle, mordue au cœur par sa haine instinctive contre le jeunehomme. Encore lui ! elle le savait bien, qu’il les avaittoutes ; mais, certes, elle ne pousserait pas la bêtisejusqu’à les lui tenir au chaud, dans son appartement.
– Mettez-vous à notre place, reprit-elle avec dureté. Jevous répète que nous avons ici une jeune fille.
– Puis, dit à son tour Campardon, il y a la maison, il y avotre mari, avec lequel j’ai toujours eu les meilleurs rapports… Ilserait en droit de s’étonner. Nous ne pouvons avoir l’aird’approuver publiquement votre conduite, madame, oh ! uneconduite que je ne me permets pas de juger, mais qui est assez,comment dirai-je ? assez légère, n’est-ce pas ?
– Bien sûr, nous ne vous jetons pas la pierre, continuaRose. Seulement, le monde est si mauvais ! On raconterait quevous donniez vos rendez-vous ici… Et, vous savez, mon maritravaille pour des gens très difficiles. À la moindre tache sur samoralité, il perdrait tout… Mais, permettez-moi de vous ledemander, madame : comment n’avez-vous pas été retenue par lareligion ? L’abbé Mauduit nous parlait encore de vous,avant-hier, avec une affection paternelle.
Berthe, entre les trois, tournait la tête, regardait celui quiparlait, d’un air d’hébétement. Dans son épouvante, elle commençaità comprendre, elle s’étonnait d’être là. Pourquoi avait-elle sonné,que faisait-elle au milieu de ces gens qu’elle dérangeait ?Elle les voyait maintenant, la femme tenant la largeur du lit, lemari en caleçon et la cousine en jupe mince, tous les deux blancsdes plumes du même oreiller. Ils avaient raison, on ne tombait pasde la sorte chez le monde. Et, comme l’architecte la poussaitdoucement vers l’antichambre, elle partit, sans même répondre auxregrets religieux de Rose.
– Voulez-vous que je vous accompagne jusqu’à la porte devos parents ? demanda Campardon. Votre place est chez eux.
Elle refusa d’un geste terrifié.
– Alors, attendez, je vais jeter un coup d’œil dansl’escalier, car je serais au désespoir, s’il vous arrivait lamoindre chose.
Lisa était demeurée au milieu de l’antichambre, avec sonbougeoir. Il le prit, sortit sur le palier, rentra tout desuite.
– Je vous jure qu’il n’y a personne… Filez vite.
Alors, Berthe, qui n’avait plus ouvert les lèvres, ôtabrutalement le fichu de laine, qu’elle jeta par terre, endisant :
– Tenez ! c’est à vous… Il va me tuer, à quoibon ?
Et elle s’en alla dans l’obscurité, en chemise, ainsi qu’elleétait venue. Campardon ferma la porte à double tour, furieux,murmurant :
– Eh ! va te faire caramboler ailleurs !
Puis, comme Lisa, derrière lui, éclatait de rire :
– C’est vrai, on en aurait toutes les nuits, si on lesrecevait… Chacun pour soi. Je lui aurais donné cent francs, mais maréputation, non, par exemple !
Dans la chambre, Rose et Gasparine se remettaient. Avait-onjamais vu une éhontée de cette espèce ! se promener toute nuedans l’escalier ! Vrai ! il y avait des femmes qui nerespectaient plus rien, quand ça les démangeait ! Mais ilétait près de deux heures, il fallait dormir à la fin. Et l’onembrassa encore : bonsoir mon chéri, bonsoir ma cocotte.Hein ? était-ce bon de s’aimer, de s’entendre toujours,lorsqu’on voyait, dans les autres ménages, des catastrophespareilles ? Rose reprit Dickens, qui avait glissé sur sonventre ; il lui suffisait, elle en lirait encore quelquespages, puis s’endormirait, en le laissant couler dans le lit, commetous les soirs, lasse d’émotion. Campardon suivit Gasparine, la fitse recoucher la première, s’allongea ensuite. Tous deuxgrognaient : les draps avaient refroidi, on était mal, ilfaudrait encore une demi-heure pour avoir chaud.
Et Lisa, qui, avant de monter, était rentrée dans la chambred’Angèle, lui disait :
– La dame a une entorse… Montrez un peu comment elle a prisson entorse.
– Tiens ! comme ça ! répondait l’enfant, en sejetant au cou de la bonne, et en la baisant sur les lèvres.
Dans l’escalier, Berthe grelotta. Il y faisait froid, onn’allumait le calorifère que le premier novembre. Cependant, sapeur se calmait. Elle était descendue, avait écouté à la porte deson appartement : rien, pas un bruit. Elle était montée,n’osant s’avancer jusqu’à la chambre d’Octave, prêtant l’oreille deloin : un silence de mort, plus un murmure. Alors, elles’accroupit sur le paillasson de ses parents, où elle comptaitvaguement attendre Adèle ; car l’idée de tout avouer à sa mèrela bouleversait, comme si elle était encore petite fille. Mais, peuà peu, la solennité de l’escalier l’emplit d’une nouvelle angoisse.Il était noir, il était sévère. Personne ne la voyait, et uneconfusion la prenait pourtant, à être ainsi en chemise, dansl’honnêteté des zincs dorés et des faux marbres. Derrière leshautes portes d’acajou, la dignité conjugale des alcôves exhalaitun reproche. Jamais la maison n’avait respiré d’une haleine sivertueuse. Puis, un rayon de lune glissa par les fenêtres despaliers, et l’on eût dit une église : un recueillement montaitdu vestibule aux chambres de bonne, toutes les vertus bourgeoisesdes étages fumaient dans l’ombre ; tandis que, sous la pâleclarté, sa nudité blanchissait. Elle se sentit un scandale pour lesmurs, elle ramena sa chemise, cacha ses pieds, avec la terreur devoir paraître le spectre de M. Gourd, en calotte et enpantoufles.
Brusquement, un bruit la faisait se lever, affolée, sur le pointde frapper des deux poings dans la porte de sa mère, lorsqu’unappel l’arrêta.
C’était une voix légère comme un souffle.
– Madame… madame.
Elle regardait en bas, elle ne voyait rien.
– Madame… madame… C’est moi.
Et Marie se montra, en chemise elle aussi. Elle avait entendu lascène, elle s’était échappée de son lit, laissant dormir Jules,écoutant de sa petite salle à manger, où elle se trouvait sanslumière.
– Entrez… Vous êtes trop dans la peine. Je suis uneamie.
Doucement, elle la rassurait, lui racontait les choses. Leshommes ne s’étaient pas fait de mal : lui, avec des jurons,avait poussé sa commode contre sa porte, pour s’enfermer ;tandis que l’autre descendait, un paquet à la main, les affaireslaissées par elle, ses souliers et ses bas, qu’il devait avoirroulés dans son peignoir, machinalement, en les voyant traîner.Enfin, c’était fini. Le lendemain, on les empêcherait bien de sebattre.
Mais Berthe restait sur le seuil, avec un reste de peur et lahonte de pénétrer ainsi chez une dame qu’elle ne fréquentait pasd’habitude. Il fallut que Marie la prît par la main.
– Vous coucherez là, sur ce canapé. Je vous prêterai unchâle, j’irai voir votre mère… Mon Dieu ! quel malheur !Quand on s’aime, on ne se méfie pas.
– Ah ! pour le plaisir que nous prenions ! ditBerthe, dans un soupir où crevait tout le vide bête et cruel de sanuit. Il a raison de jurer. Si c’est comme moi, il doit en avoirpar-dessus la tête !
Elles allaient parler d’Octave. Elles se turent, et tout d’uncoup, à tâtons, elles tombèrent aux bras l’une de l’autre, ensanglotant. Leurs membres nus s’étreignaient avec une passionconvulsive ; leurs gorges, chaudes de pleurs, s’écrasaientsous leurs chemises arrachées. C’était une lassitude dernière, unetristesse immense, la fin de tout. Elles ne disaient plus un mot,leurs larmes ruisselaient, ruisselaient sans fin dans les ténèbres,au milieu du profond sommeil de la maison, plein de décence.
Ce matin-là, le réveil de la maison fut d’une grande dignitébourgeoise. Rien, dans l’escalier, ne gardait la trace desscandales de la nuit, ni les faux marbres qui avaient reflété cegalop d’une femme en chemise, ni la moquette d’où s’était évaporéel’odeur de sa nudité. Seul, M. Gourd, lorsqu’il monta verssept heures donner son coup d’œil, flaira les murs ; mais cequi ne le regardait pas, ne le regardait pas ; et comme, enredescendant, il aperçut dans la cour deux bonnes, Lisa et Julie,qui causaient à coup sûr de la catastrophe, tant elles semblaientallumées, il les dévisagea d’un œil si ferme, qu’elles seséparèrent. Ensuite, il sortit s’assurer de la tranquillité de larue. Elle était calme. Déjà, pourtant, les bonnes avaient dûparler, car des voisines s’arrêtaient, des boutiquiers sortaientsur leur porte, les yeux en l’air, cherchant et fouillant lesétages, de l’air béant dont on contemple les maisons où il s’estpassé un crime. Devant la façade riche, d’ailleurs, le monde setaisait et s’en allait poliment.
À sept heures et demie, Mme Juzeur parut enpeignoir, pour surveiller Louise, disait-elle. Ses yeux luisaient,une fièvre brûlait ses mains. Elle arrêta Marie, qui remontait avecson lait, et voulut la faire causer ; mais elle n’en tirarien, elle ne put même savoir comment la mère avait accueilli lafille coupable. Alors, sous le prétexte d’attendre un instant lefacteur, elle entra chez les Gourd, elle finit par demanderpourquoi M. Octave ne descendait pas : peut-être bienqu’il était malade. Le concierge répondit qu’il l’ignorait ;du reste, M. Octave ne descendait jamais avant huit heures dixminutes. À ce moment, l’autre Mme Campardon passadevant la loge, blême et rigide ; tous la saluèrent. EtMme Juzeur, forcée de remonter, eut enfin la chancede rencontrer sur son palier l’architecte, qui partait en mettantses gants. D’abord, tous deux se contemplèrent d’un airaccablé ; puis, il haussa les épaules.
– Pauvres gens ! murmura-t-elle.
– Non, non, c’est bien fait ! dit-il avec férocité. Ilfaut un exemple… Un gaillard que j’introduis dans une maisonhonnête, en le suppliant de ne pas y amener de femme, et qui, pourse ficher de moi, couche avec la belle-sœur du propriétaire !…j’ai l’air d’un serin, là-dedans !
Ce fut tout. Mme Juzeur était rentrée chez elle.Campardon continuait de descendre, si furieux, qu’il en avaitdéchiré l’un de ses gants.
Comme huit heures sonnaient, Auguste, le visage défait, lestraits tirés par une atroce migraine, traversa la cour pour serendre à son magasin. Il avait pris l’escalier de service, plein dehonte, redoutant d’être rencontré. Cependant, il ne pouvait lâcherles affaires. En bas, au milieu des comptoirs, devant la caisse oùBerthe s’asseyait d’habitude, une émotion lui serra la gorge. Legarçon ôtait les volets, et Auguste donnait des ordres pour lajournée, lorsque l’apparition brusque de Saturnin, qui sortait dusous-sol, l’effraya. Le fou avait ses yeux flambants, ses dentsblanches de loup affamé. Il vint droit au mari, serrant lespoings.
– Où est-elle ?… Si tu la touches, je te saigne commeun cochon !
Auguste recula, exaspéré.
– À celui-ci, maintenant !
– Tais-toi, ou je te saigne ! répéta Saturnin, quivoulut se jeter sur lui.
Alors, le mari préféra lui céder la place. Il avait une horreurdes fous ; on ne pouvait raisonner, avec ces gens-là. Mais,comme il sortait sous la voûte, en criant au garçon de l’enfermerdans le sous-sol, il se trouva face à face avec Valérie etThéophile. Ce dernier, très enrhumé, enveloppé d’un cache-nezrouge, toussait en geignant. Tous deux devaient savoir, car ilss’arrêtèrent devant Auguste d’un air de condoléances. Depuis laquerelle de la succession, les ménages ne se parlaient plus,brouillés à mort.
– Tu as toujours un frère, dit Théophile, qui lui serra lamain, quand il eut fini de tousser. Je veux que tu t’en souviennes,dans le malheur.
– Oui, ajouta Valérie, cela devrait me venger, car ellem’en a dit de propres, n’est-ce pas ? mais nous vous plaignonstout de même, parce que nous avons du cœur, nous autres.
Auguste, très touché de leur gentillesse, les conduisit au fonddu magasin, en surveillant du coin de l’œil Saturnin qui rôdait. Etlà, il y eut une réconciliation complète. On ne nomma pasBerthe ; seulement, Valérie laissa entendre que toute lazizanie venait de cette femme, car il n’y avait jamais eu un motdésagréable dans la famille, avant qu’elle y fût entrée pour ladéshonorer. Auguste, les yeux baissés, écoutait, approuvait de latête. Et une gaieté perçait sous la commisération de Théophile,enchanté de n’être plus le seul, regardant son frère pour voir lafigure qu’on faisait.
– Maintenant, qu’as-tu résolu ? lui demanda-t-il.
– Mais de me battre ! répondit le mari fermement.
La joie de Théophile fut gâtée. Sa femme et lui devinrentfroids, devant le courage d’Auguste. Ce dernier leur racontait lascène affreuse de la nuit, comment ayant eu le tort de reculerdevant l’achat d’un pistolet, il s’était forcément contenté degifler le monsieur ; là-dessus, à la vérité, le monsieur luiavait rendu sa gifle ; mais ça ne l’empêchait pas d’en avoirempoché une, et fameuse ! Un misérable qui se moquait de luidepuis six mois, en feignant de lui donner raison contre sa femme,et qui poussait l’aplomb jusqu’à faire des rapports sur elle, lesjours où elle se dérangeait ! Quant à cette créature,puisqu’elle s’était réfugiée chez ses parents, elle pouvait yrester, jamais il ne la reprendrait.
– Croiriez-vous que, le mois dernier, je lui ai accordétrois cents francs pour sa toilette ! cria-t-il. Moi, si bon,si tolérant, qui étais décidé à tout accepter, plutôt que de merendre malade !… Mais on ne peut pas accepter ça, non !non ! on ne peut pas !
Théophile songeait à la mort. Il eut un petit tremblement defièvre, il s’étrangla, en disant :
– C’est bête, tu vas te faire embrocher. Moi, je ne mebattrais pas.
Et, comme Valérie le regardait, il ajouta, gêné :
– Si ça m’arrivait.
– Ah ! la malheureuse ! murmura alors la jeunefemme, quand on pense que deux hommes vont se massacrer pourelle ! À sa place, je n’en dormirais plus.
Auguste restait inébranlable. Il se battrait. D’ailleurs, sesdispositions étaient arrêtées. Comme il voulait absolumentDuveyrier pour témoin, il allait monter le mettre au courant etl’envoyer tout de suite auprès d’Octave. Théophile serait son autretémoin, s’il y consentait. Celui-ci dut accepter ; mais sonrhume parut s’aggraver subitement, il prenait son air rageurd’enfant malade, qui a besoin qu’on le plaigne. Pourtant, ilproposa à son frère de l’accompagner chez les Duveyrier ; cesgens-là avaient beau être des voleurs, on oubliait tout dans decertaines circonstances ; et le désir d’une réconciliationgénérale perçait chez lui et chez sa femme, tous deux ayant sansdoute réfléchi que leur intérêt n’était pas de bouder davantage.Valérie, très obligeante, finit par offrir à Auguste de se tenir àla caisse, pour lui donner le temps de trouver une demoiselleconvenable.
– Seulement, ajouta-t-elle, je dois mener Camille auxTuileries, vers deux heures.
– Oh ! pour une fois ! dit son mari. Il pleutjustement.
– Non, non, l’enfant a besoin d’air… Il faut que jesorte.
Enfin, les deux frères montèrent chez les Duveyrier. Mais unequinte de toux abominable arrêta Théophile, dès la première marche.Il se tint à la rampe, et quand il put parler, la gorge encoregênée d’un râle, il bégaya :
– Tu sais, moi, très heureux maintenant, tout à fait sûrd’elle… Non, pas ça à lui reprocher, et elle m’a donné despreuves.
Auguste, sans comprendre, le regardait, si jaune, si crevé, avecles poils rares de sa barbe qui se séchaient dans sa chair molle.Ce regard acheva de vexer Théophile, que la bravoure de son frèreembarrassait. Il reprit :
– Je te parle de ma femme… Ah ! mon pauvre vieux, jete plains de tout mon cœur ! Tu te rappelles ma bêtise, lejour de tes noces. Mais toi, il n’y a pas à douter, puisque tu lesas vus.
– Bah ! dit Auguste pour faire le brave, je vais luicasser une patte… Parole d’honneur ! je me ficherais du reste,si je n’avais pas mal à la tête !
Au moment de sonner chez les Duveyrier, Théophile songea toutd’un coup que le conseiller pouvait ne pas y être, car depuis lejour où il avait retrouvé Clarisse, il se lâchait complètement, ilfinissait par découcher. Hippolyte, qui leur ouvrit, évita en effetde répondre au sujet de monsieur ; mais il dit que cesmessieurs allaient trouver madame en train de faire ses gammes. Ilsentrèrent. Clotilde, sanglée dans un corset dès son lever, était àson piano, montant et descendant le clavier, d’un mouvementrégulier et continu des mains ; et, comme elle se livrait àcet exercice pendant deux heures chaque jour, pour ne pas perdre lalégèreté de son jeu, elle occupait ailleurs son intelligence, ellelisait la Revue des Deux Mondes, ouverte sur le pupitre,sans que la mécanique de ses doigts en éprouvât le moindreralentissement.
– Tiens ! c’est vous ! dit-elle, lorsque sesfrères l’eurent tirée de l’averse battante des notes, qui l’isolaitet la criblait, comme sous un nuage de grêle.
Et elle ne montra même pas son étonnement, lorsqu’elle aperçutThéophile. D’ailleurs, celui-ci demeurait très raide, en homme quivenait pour un autre. Auguste tenait une histoire prête, repris dehonte à l’idée d’instruire sa sœur de son infortune, craignant del’épouvanter avec son duel. Mais elle ne lui laissa pas le temps dementir, elle le questionna, de son air tranquille, après l’avoirregardé.
– Que comptes-tu faire maintenant ?
Il tressaillit, rougissant. Tout le monde le savait donc ?Et il répondit du ton brave dont il avait déjà fermé la bouche àThéophile :
– Me battre, parbleu !
– Ah ! dit-elle, pleine de surprise cette fois.
Pourtant, elle ne le désapprouva pas. Cela allait encoreaugmenter le scandale, mais l’honneur avait des exigences. Elle secontenta de rappeler qu’elle s’était d’abord opposée à son mariage.On ne devait rien attendre d’une jeune fille qui semblait ignorertous les devoirs de la femme. Puis, comme Auguste lui demandait oùétait son mari :
– Il voyage, répondit-elle sans hésitation.
Alors, il se désola, car il ne voulait pas agir avant d’avoirconsulté Duveyrier. Elle l’écoutait, sans lâcher la nouvelleadresse, refusant de mettre sa famille dans la désunion de sonménage. Enfin, elle trouva un expédient, elle lui conseilla d’allertrouver M. Bachelard, rue d’Enghien ; peut-être aurait-illà un renseignement utile. Et elle se retourna vers son piano.
– C’est Auguste qui m’a prié de monter, crut devoirdéclarer Théophile, muet jusque-là. Veux-tu que je t’embrasse,Clotilde ?… Nous sommes tous dans la peine.
Elle lui tendit sa joue froide, en disant :
– Mon pauvre garçon, il n’y a dans la peine que ceux quis’y mettent. Moi, je pardonne à tout le monde… Et soigne-toi, tum’as l’air très enrhumé.
Puis, rappelant Auguste :
– Si ça ne s’arrange pas, préviens-moi, car je serais alorsbien inquiète.
L’averse battante des notes recommença, l’enveloppa, lanoya ; et, au milieu, tandis que la mécanique de ses doigtstapait les gammes en tous les tons, elle s’était remise à liregravement la Revue des Deux Mondes.
En bas, Auguste discuta un instant s’il devait se rendre chezBachelard. Comment lui dire : « Votre nièce m’atrompé » ? Enfin, il résolut d’obtenir de l’onclel’adresse de Duveyrier, sans le mettre au courant de l’histoire.Tout fut réglé : Valérie garderait le magasin, pendant queThéophile surveillerait la maison, jusqu’au retour de son frère.Celui-ci avait envoyé chercher un fiacre, et il partait, quandSaturnin, disparu depuis un moment, remonta du sous-sol, avec ungrand couteau de cuisine, qu’il brandissait, en criant :
– Je le saignerai !… je le saignerai !
Ce fut une nouvelle alerte. Auguste, très pâle, sautaprécipitamment dans le fiacre, tira la portière. Et ildisait :
– Il a encore un couteau ! Où les trouve-t-il donc,tous ces couteaux !… Je t’en prie, Théophile, renvoie-le,tâche qu’il ne soit plus là, quand je reviendrai… Comme si cen’était pas déjà assez malheureux pour moi, ce quim’arrive !
Le garçon de magasin maintenait le fou par les épaules. Valérieavait donné l’adresse au cocher. Mais ce cocher, un gros homme trèssale, le visage sang de bœuf, ivre de la veille, ne se pressaitpas, s’installait, ramassait les guides.
– À la course, bourgeois ? demanda-t-il d’une voixenrouée.
– Non, à l’heure, et rondement. Il y aura un bonpourboire.
Le fiacre s’ébranla. C’était un vieux landau, immense etmalpropre, qui avait un balancement inquiétant, sur ses ressortsfatigués. Le cheval, une grande carcasse blanche, marchait au pasavec une dépense de force extraordinaire, le cou branlant, lesjambes hautes. Auguste regarda sa montre : il était neufheures. À onze heures, le duel pouvait être décidé. La lenteur dufiacre l’irrita d’abord. Puis, une somnolence l’engourdit peu àpeu ; il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, et cette voiturelamentable l’attristait. Quand il se trouva seul, bercé là-dedans,assourdi par un tapage de glaces fêlées, la fièvre qui le soutenaitdevant sa famille depuis le matin, se calma. Quelle aventurestupide tout de même ! Et sa face devint grise, il prit entreles mains sa tête, qui le faisait beaucoup souffrir.
Rue d’Enghien, ce fut un nouvel ennui. D’abord, la porte ducommissionnaire en marchandises était tellement encombrée decamions, qu’il manqua se faire écraser ; ensuite, il tomba, aumilieu de la cour vitrée, sur une bande d’emballeurs clouantviolemment des caisses, et dont pas un ne put dire où étaitBachelard. Les coups de marteau lui fendaient le crâne, il allaitpourtant se résoudre à attendre l’oncle, lorsqu’un apprenti,apitoyé par son air de souffrance, vint couler à son oreille uneadresse : Mlle Fifi, rue Saint-Marc, autroisième étage. Le père Bachelard devait y être.
– Vous dites ? demanda le cocher qui s’étaitendormi.
– Rue Saint-Marc, et un peu plus vite, si c’estpossible.
Le fiacre reprit son train d’enterrement. Sur le boulevard, ilse fit accrocher par un omnibus. Les panneaux craquaient, lesressorts jetaient des cris plaintifs, une mélancolie noireenvahissait de plus en plus le mari en quête de son témoin. Onarriva pourtant rue Saint-Marc.
Au troisième, une petite vieille, blanche et grasse, ouvrit laporte. Elle semblait très émotionnée, elle fit entrer Auguste toutde suite, quand il eut demandé M. Bachelard.
– Ah ! monsieur, vous êtes de ses amis bien sûr.Tâchez donc de le calmer. Il a eu tout à l’heure une contrariété,ce pauvre cher homme… Vous me connaissez sans doute, il a dû vousparler de moi ; je suis mademoiselle Menu.
Auguste, effaré, se trouva dans une étroite pièce donnant sur lacour, ayant la propreté et le calme profond d’un intérieur deprovince. On y sentait le travail, l’ordre, la pureté d’uneexistence heureuse de petites gens. Devant un métier à broder, oùune étole de prêtre était tendue, une jeune fille blonde, jolie,l’air candide, pleurait à chaudes larmes ; tandis que l’oncleBachelard, debout, le nez enflammé, les yeux saignants, bavait decolère et de désespoir. Il était si bouleversé, que l’entréed’Auguste ne parut pas le surprendre immédiatement, il le prit àtémoin, et la scène continua.
– Voyons, vous, monsieur Vabre, qui êtes un honnête homme,qu’est-ce que vous diriez à ma place ?… J’arrive ici, cematin, plus tôt que de coutume ; j’entre dans sa chambre avecmon sucre, du café et trois pièces de quatre sous, pour lui faireune surprise ; et je la trouve couchée avec ce cochon deGueulin !… Non, là, franchement, qu’est-ce que vousdiriez ?
Auguste, plein d’embarras, devint très rouge. Il avait d’abordcru que l’oncle connaissait son infortune et se fichait de lui.Mais ce dernier ajoutait, sans même attendre une réponse :
– Ah ! tenez, mademoiselle, vous ne vous doutez pas dece que vous avez fait ! Moi qui redevenais jeune, qui étais siheureux d’avoir trouvé un coin gentil, où je me reprenais à croireau bonheur !… Oui, vous étiez un ange, une fleur, enfinquelque chose de frais qui me consolait d’un tas de sales femmes…Et voilà que vous couchez avec ce cochon de Gueulin !
Une émotion vraie l’étreignait à la gorge, sa voix se brisaitdans des accents de profonde douleur. Tout croulait, et il pleuraitla perte de l’idéal, avec les hoquets d’un reste d’ivresse.
– Je ne savais pas, mon oncle, bégaya Fifi, dont lessanglots redoublaient devant ce spectacle pitoyable ; non, jene savais pas que ça vous causerait tant de peine.
Elle n’avait pas l’air de savoir, en effet. Elle gardait sesyeux ingénus, son odeur de chasteté, la naïveté d’une petite filleincapable encore de distinguer un monsieur d’une dame. La tanteMenu, d’ailleurs, jurait qu’au fond elle était innocente.
– Calmez-vous, monsieur Narcisse. Elle vous aime bien toutde même… Moi, je sentais que ça ne vous serait guère agréable. Jelui ai dit : « Si M. Narcisse l’apprend, il seracontrarié. » Mais ça n’a pas vécu, n’est-ce pas ? Çaignore ce qui fait plaisir et ce qui ne fait pas plaisir… nepleurez donc plus, puisque son cœur est toujours pour vous.
Comme ni la petite ni l’oncle ne l’écoutaient, elle se tournavers Auguste, elle lui dit à quel point une pareille histoirel’inquiétait pour l’avenir de sa nièce. C’était si difficile decaser une jeune fille, d’une façon convenable ! Elle, quiavait travaillé trente ans chez MM. Mardienne frères, lesbrodeurs de la rue Saint-Sulpice, où l’on pouvait demander desrenseignements, savait au prix de quelles privations une ouvrière,à Paris, joignait les deux bouts, quand elle voulait resterhonnête. Malgré son bon cœur, bien qu’elle eût reçu Fanny des mainsde son propre frère, le capitaine Menu, à son lit de mort, elle neserait jamais arrivée à entretenir la petite avec les mille francsde rente viagère, qui lui permettaient maintenant de lâcherl’aiguille. Aussi avait-elle espéré mourir tranquille, en la voyantavec M. Narcisse. Et pas du tout, voilà que Fifi mécontentaitson oncle, pour des bêtises !
– Vous connaissez peut-être Villeneuve, près de Lille,dit-elle en finissant. J’en suis. C’est un bourg assezconsidérable…
Mais Auguste perdait patience. Il lâcha la tante, il se tournavers Bachelard dont le désespoir bruyant se calmait.
– Je venais vous demander la nouvelle adresse de Duveyrier…Vous devez la connaître.
– L’adresse de Duveyrier, l’adresse de Duveyrier, balbutial’oncle. Vous voulez dire l’adresse de Clarisse. Attendez, tout àl’heure.
Et il alla ouvrir la chambre de Fifi. Auguste, très étonné, envit sortir Gueulin, que le vieillard y avait enfermé à double tour.Il désirait lui donner le temps de s’habiller et le garder sous lamain, pour décider ensuite de son sort. La vue du jeune homme,l’air déconfit, les cheveux encore en désordre, ralluma sacolère.
– Comment ! misérable ! c’est toi, mon neveu, quime déshonores !… Tu salis ta famille, tu traînes dans la bouemes cheveux blancs !… Ah ! tiens ! tu finiras mal,nous te verrons un jour en cour d’assises !
Gueulin écoutait, la tête basse, à la fois gêné et furieux. Ilmurmura :
– Dites donc, l’oncle, vous allez trop loin. Hein ? unpeu de mesure, je vous prie. Si vous croyez que je trouve ça drôle,moi aussi !… Pourquoi m’avez-vous amené chezmademoiselle ? Je ne vous le demandais pas. C’est vous qui m’yavez traîné. Vous y traîniez tout le monde.
Mais Bachelard, gagné de nouveau par les larmes,continuait :
– Tu m’as tout pris, je n’avais plus qu’elle… Tu seras lacause de ma mort, et je ne te laisserai pas un sou, pas unsou !
Alors, Gueulin, hors de lui, éclata.
– Fichez-moi la paix ! j’en ai assez !… Ah !qu’est-ce que je vous ai toujours dit ? les voilà, les voilà,les embêtements du lendemain ! Vous voyez comme ça me réussit,pour une fois que j’ai la bêtise de profiter d’une occasion…Parbleu ! la nuit a été très agréable ; mais, après, vate promener ! on en a pour la vie à pleurer comme desveaux.
Fifi avait essuyé ses larmes. Elle s’ennuyait tout de suite à nerien faire, elle venait de reprendre son aiguille et brodait sonétole, en levant de temps à autre ses grands yeux purs sur les deuxhommes, l’air stupéfait de leur colère.
– Je suis très pressé, hasarda Auguste. Si vous me donniezcette adresse, la rue et le numéro, pas davantage.
– L’adresse, dit l’oncle, attendez, tout de suite.
Et, emporté par son attendrissement qui débordait, il saisit lesdeux mains de Gueulin.
– Ingrat, je la gardais pour toi, parole d’honneur !Je me disais : S’il est sage, je la lui donne… Oh !proprement, avec cinquante mille francs de dot… Et, salaud !tu n’attends pas, tu vas la prendre comme ça, tout d’uncoup !
– Non, lâchez-moi ! dit Gueulin, touché par le boncœur du vieux. Je sens bien que les embêtements vont continuer.
Mais Bachelard l’emmena devant la jeune fille, en demandant àcelle-ci :
– Voyons, Fifi, regarde-le : l’aurais-tuaimé ?
– Si ça pouvait vous faire plaisir, mon oncle,répondit-elle.
Cette bonne réponse acheva de lui crever le cœur. Il se tamponnales yeux, il se moucha, étranglé. Eh bien ! on verrait. Iln’avait jamais voulu que la rendre heureuse. Et, brusquement, ilrenvoya Gueulin.
– Va-t’en… Je vais réfléchir.
Pendant ce temps la tante Menu avait encore repris Auguste àpart, pour lui expliquer ses idées. N’est-ce pas ? un ouvrieraurait battu la petite, et un employé se serait mis à lui faire desenfants par-dessus la tête. Avec M. Narcisse, au contraire,elle avait la chance de trouver une dot qui lui permettrait de semarier convenablement. Dieu merci ! elles appartenaient à unetrop bonne famille, jamais la tante n’aurait souffert que la niècese conduisit mal, tombât des bras d’un amant dans ceux d’un autre.Non, elle voulait pour elle une position sérieuse.
Gueulin partait, lorsque Bachelard le rappela.
– Embrasse-la sur le front, je te le permets.
Et il le mit ensuite lui-même à la porte. Puis, revenant seplanter devant Auguste, une main sur le cœur :
– Ce n’est pas une blague, je vous jure ma parole d’honneurque je voulais la lui donner, plus tard.
– Alors, cette adresse ? demanda l’autre à bout depatience.
L’oncle parut étonné, comme s’il croyait avoir déjà répondu.
– Hein ? quoi ? l’adresse de Clarisse, mais je nela sais pas !
Auguste eut un geste d’emportement. Tout s’en mêlait, onsemblait prendre à tâche de le rendre ridicule ! En le voyantsi bouleversé, Bachelard lui soumit une idée : sans douteTrublot savait l’adresse, et l’on pouvait aller le trouver chez sonpatron, l’agent de change Desmarquay. Même l’oncle, avec sonobligeance de rouleur de trottoirs, offrit à son jeune ami del’accompagner. Celui-ci accepta.
– Tenez ! dit l’oncle à Fifi, après l’avoir, à sontour, embrassée sur le front, voici tout de même le sucre de moncafé et trois pièces de quatre sous, pour votre tirelire.Conduisez-vous bien, en attendant mes ordres.
La jeune fille, modeste, tirait son aiguille avec uneapplication exemplaire. Un rayon de soleil, qui glissait d’un toitvoisin, égayait la petite pièce, dorait ce coin d’innocence, où lesbruits des voitures n’arrivaient même pas. Toute la poésie deBachelard était remuée.
– Que le bon Dieu vous bénisse ! monsieur Narcisse,lui dit la tante Menu en le reconduisant. Je suis plus tranquille…N’écoutez que votre cœur : il vous inspirera.
Le cocher, une fois encore, s’était endormi, et il grogna, quandl’oncle lui donna l’adresse de M. Desmarquay, rueSaint-Lazare. Sans doute le cheval dormait aussi, car il fallut unegrêle de coups de fouet pour le mettre en branle. Enfin, le fiacreroula péniblement.
– C’est dur tout de même, reprit l’oncle au bout d’unsilence. Vous ne pouvez vous imaginer l’effet que ça m’a produit,quand j’ai aperçu Gueulin en chemise… Non, voyez-vous, il fautavoir passé par là.
Et il continua, il appuyait sur les détails, sans remarquer lemalaise croissant d’Auguste. Enfin, celui-ci, sentant sa positiondevenir de plus en plus fausse, lui dit pourquoi il était si presséde trouver Duveyrier.
– Berthe avec ce calicot ! cria l’oncle, vousm’étonnez, monsieur !
Et il semblait que son étonnement vînt surtout du choix de sanièce. D’ailleurs, après réflexion, il s’indigna. Sa sœur Éléonoreavait bien des reproches à se faire. Il lâchait sa famille. Sansdoute, il ne se mêlerait pas de ce duel ; mais il le jugeaitindispensable.
– Ainsi, moi, tout à l’heure, quand j’ai vu Fifi avec unhomme en chemise, ma première idée a été de tout massacrer… Si vouspassiez par là…
Un tressaillement douloureux d’Auguste le fit s’interrompre.
– Ah ! c’est vrai, je ne pensais plus… Mon histoire nevous semble pas drôle.
Un silence régna, le fiacre se balançait mélancoliquement.Auguste, dont la flamme s’éteignait à chaque tour de roue,s’abandonnait aux cahots, la mine terreuse, l’œil gauche barré demigraine. Pourquoi donc Bachelard trouvait-il le duelindispensable ? ce n’était pas son rôle, de pousser au sang,lui l’oncle de la coupable. Et Auguste avait dans l’oreille laphrase de son frère : « C’est bête, tu vas te faireembrocher », une phrase importune et entêtée, qui finissaitpar être comme la douleur même de sa névralgie. Pour sûr, il seraittué, il en avait le pressentiment : cela l’anéantissait dansun attendrissement lugubre. Il se voyait mort, il pleurait surlui.
– Je vous ai dit rue Saint-Lazare, cria l’oncle au cocher.Ce n’est pas à Chaillot. Tournez donc à gauche.
Enfin, le fiacre s’arrêta. Pour plus de prudence, ils firentdemander Trublot, qui descendit nu-tête causer avec eux sous laporte cochère.
– Vous savez l’adresse de Clarisse ? lui demandaBachelard.
– L’adresse de Clarisse… Parbleu ! rue d’Assas.
Ils le remerciaient, ils allaient remonter en voiture, quandAuguste dit à son tour :
– Et le numéro ?
– Le numéro… Ah ! le numéro, je ne le sais pas.
Du coup, le mari déclara qu’il aimait mieux y renoncer. Trublotfaisait des efforts pour se souvenir ; il y avait dîné unefois, là-bas, derrière le Luxembourg ; mais il ne pouvait serappeler si ça se trouvait dans le bout de la rue, à droite ou àgauche. Ce qu’il connaissait bien, c’était la porte ;oh ! il aurait dit tout de suite : « Lavoilà ! » Alors, l’oncle eut encore une idée : il lepria de les accompagner, malgré les protestations d’Auguste, quidéclarait ne plus vouloir déranger personne et qui parlait derentrer chez lui. Trublot, du reste, refusait, l’air contraint.Non, il ne retournerait pas dans cette baraque. Et il évita dedonner la vraie raison, une aventure stupéfiante, une gifle à toutevolée qu’il avait reçue de la nouvelle cuisinière de Clarisse,comme il allait un soir la pincer, devant son fourneau.Comprenait-on ça ? une gifle pour une politesse, histoiresimplement de lier connaissance ! Jamais ça ne lui étaitarrivé, il en restait étourdi.
– Non, non, dit-il en cherchant une excuse, je ne remetspas les pieds dans une maison où l’on s’embête… Vous savez queClarisse est devenue assommante, et mauvaise comme la gale, et plusbourgeoise que les bourgeoises ! Avec ça, elle a pris safamille, depuis que son père est mort, toute une tribu de camelots,la mère, deux sœurs, un grand voyou de frère, jusqu’à une tanteinfirme, vous savez de ces têtes qui vendent des polichinelles surles trottoirs… Ce que Duveyrier a l’air malheureux et sale,là-dedans !
Et il raconta que le jour de pluie où le conseiller avaitretrouvé Clarisse sous une porte, elle s’était fâchée la première,en lui reprochant avec des larmes de ne jamais l’avoir respectée.Oui, elle avait quitté la rue de la Cerisaie, exaspérée par unesouffrance de dignité personnelle, longtemps contenue. Pourquoiretirait-il sa décoration, quand il venait chez elle ?croyait-il donc qu’elle l’aurait salie, sa décoration ? Ellevoulait bien se remettre avec lui, mais avant tout il allait luijurer sur l’honneur qu’il garderait sa décoration, car elle tenaità son estime, elle entendait ne plus être blessée ainsi à chaqueinstant. Et Duveyrier avait juré, déconcerté par cette querelle,repris tout entier, troublé et attendri : elle avait raison,il lui trouvait l’âme haute.
– Il n’ôte plus son ruban, ajouta Trublot. Je crois qu’ellele fait coucher avec. Ça la flatte devant sa famille, cette fille…D’ailleurs, comme le gros Payan lui avait déjà croqué sesvingt-cinq mille francs de meubles, elle s’en est fait achetercette fois pour trente mille. Oh ! c’est fini, elle le tientpar terre, sous son pied, le nez dans ses jupes. Faut-il qu’unhomme aime le veau crevé !
– Allons, je pars, puisque M. Trublot ne peut venir,dit Auguste, dont ces histoires augmentaient les ennuis.
Mais alors Trublot déclara qu’il les accompagnait tout demême ; seulement, il ne monterait pas, il leur indiquerait laporte. Et, après être allé prendre son chapeau et donner unprétexte, il les rejoignit dans le fiacre.
– Rue d’Assas, dit-il au cocher. Suivez la rue, je vousarrêterai.
Le cocher jura. Rue d’Assas, ah ! malheur ! en voilàdes paroissiens qui aimaient la promenade ! Enfin, onarriverait, quand on arriverait. Le grand cheval blanc fumait sansavancer, le cou cassé dans une salutation douloureuse, à chaquepas.
Cependant, Bachelard racontait déjà sa mésaventure à Trublot. Ilavait l’infortune bruyante. Oui, avec ce cochon de Gueulin, unepetite délicieuse ! Il venait de les trouver en chemise. Mais,à ce point de son récit, il se souvint d’Auguste, affaissé dans uncoin de la voiture, sombre et dolent.
– C’est vrai, pardon ! murmura-t-il, j’oublietoujours.
Et, s’adressant à Trublot :
– Notre ami a un malheur dans son ménage, et c’est mêmepour ça que nous courons après Duveyrier… Oui, il a trouvé cettenuit sa femme…
Il acheva d’un geste, puis ajouta simplement :
– Octave, vous savez bien.
Trublot, d’opinions toujours carrées, allait dire que ça ne lesurprenait pas. Seulement, il rattrapa sa phrase, il la remplaçapar cette autre, pleine d’une colère dédaigneuse, et dont le marin’osa lui demander l’explication :
– Quel idiot, cet Octave !
Sur cette appréciation de l’adultère, il y eut un silence.Chacun des trois hommes était enfoncé dans ses réflexions. Lefiacre ne marchait plus. Il semblait rouler depuis des heures surun pont, lorsque Trublot, sortant le premier de sa rêverie, risquacette remarque judicieuse :
– Cette voiture ne va pas fort.
Mais rien ne put hâter le trot du cheval, il était onze heures,lorsqu’on arriva rue d’Assas. Et, là, on perdit encore près d’unquart d’heure, car Trublot s’était vanté, il ne connaissait pas laporte. D’abord, il laissa le cocher suivre la rue jusqu’au bout,sans l’arrêter ; puis, il la lui fit redescendre, et cela àtrois reprises. Auguste, sur ses indications précises, entrait,toutes les dix maisons ; mais les concierges répondaientqu’« ils n’avaient pas ça ». Enfin, une fruitière luiindiqua la porte. Il monta avec Bachelard, laissant Trublot dans lefiacre.
Ce fut le grand voyou de frère qui ouvrit. Il avait, collée auxlèvres, une cigarette, dont il leur souffla la fumée à la figure,en les introduisant dans le salon. Quand ils demandèrentM. Duveyrier, il se dandina d’un air blagueur, sans répondre.Puis, il disparut, pour aller le chercher peut-être. Au milieu dusalon, en satin bleu, d’un luxe neuf et déjà taché de graisse, unedes sœurs, la plus petite, assise sur le tapis, torchait unecasserole apportée de la cuisine ; tandis que l’autre, lagrande, tapait à poings fermés sur un magnifique piano, dont ellevenait de trouver la clef. Toutes les deux, en voyant les messieursentrer, avaient levé la tête ; mais elles ne s’étaient pasinterrompues, tapant et torchant au contraire avec plus d’énergie.Cinq minutes se passèrent, personne ne se montrait. Les visiteursse regardaient, assourdis, lorsque des hurlements, qui partaientd’une pièce voisine, achevèrent de les terrifier : c’était latante infirme qu’on débarbouillait.
Enfin, une vieille femme, Mme Bocquet, la mèrede Clarisse, passa la tête par l’entrebâillement d’une porte, vêtued’une robe si sale, qu’elle n’osait se faire voir.
– Ces messieurs désirent ? demanda-t-elle.
– Mais M. Duveyrier ! cria l’oncle perdantpatience. Nous l’avons dit au domestique… Annoncez M. AugusteVabre et M. Narcisse Bachelard.
Mme Bocquet avait refermé la porte. Maintenant,l’aînée des sœurs, montée sur le tabouret, tapait des coudes, et lapetite, pour avoir le gratin, raclait la casserole avec unefourchette de fer. Cinq minutes s’écoulèrent encore. Puis, aumilieu de ce tapage, qui ne semblait pas la gêner, Clarisseparut.
– Ah ! c’est vous ! dit-elle à Bachelard, sansmême regarder Auguste.
L’oncle restait ahuri. Il ne l’aurait pas reconnue, tant elleengraissait. La grande diablesse, d’une maigreur de gamin, friséecomme un caniche, tournait à la petite mère, empâtée, avec desbandeaux luisant de pommade. Du reste, elle ne lui laissa pas letemps de trouver une parole, elle lui dit brutalement qu’ellen’avait pas besoin chez elle d’un cancanier de son espèce, quiallait raconter des horreurs à Alphonse ; oui, parfaitement,il l’avait accusée de coucher avec les amis d’Alphonse, de lesramasser derrière son dos, à la pelle ; et il ne pouvait pasdire non, car elle le tenait d’Alphonse lui-même.
– Vous savez, mon vieux, ajouta-t-elle, si vous venez pourgodailler, vous pouvez prendre la porte… C’est fini, la vied’autrefois. À présent, je veux qu’on me respecte.
Et elle étala sa passion du comme il faut, grandie, tournée àl’idée fixe. Elle avait ainsi chassé un à un les invités de sonamant, prise de véritables accès de rigorisme, défendant de fumer,voulant être appelée madame, exigeant des visites. Son anciennedrôlerie de surface et d’emprunt s’en était allée ; et elle negardait que l’exagération de son rôle de grande dame, qui parfoiscrevait en gros mots et en gestes canailles. Peu à peu, la solitudese faisait de nouveau autour de Duveyrier : plus d’intérieuramusant, un coin de bourgeoisie féroce, où il retrouvait tous lesennuis de son ménage, dans de l’ordure et du vacarme. Comme disaitTrublot, on ne s’embêtait pas davantage rue de Choiseul, et c’étaitmoins sale.
– Nous ne venons pas pour vous, répondit Bachelard qui seremettait, habitué aux réceptions vives de ces dames. Il faut quenous parlions à Duveyrier.
Alors, Clarisse regarda l’autre monsieur. Elle crut reconnaîtreun huissier, sachant qu’Alphonse commençait à se mettre dans devilains draps.
– Oh ! après tout, je m’en moque, dit-elle. Vouspouvez bien le prendre et le garder… Pour le plaisir que j’ai à luisoigner ses boutons !
Elle ne se donnait même plus la peine de cacher son dégoût,certaine d’ailleurs que ses cruautés l’attachaient à elledavantage.
Et, ouvrant une porte :
– Allons ! viens tout de même, puisque ces messieurss’obstinent.
Duveyrier, qui semblait attendre derrière la porte, entra etleur serra la main, en tâchant de sourire. Il n’avait plus son airjeune d’autrefois, quand il passait la soirée chez elle, rue de laCerisaie ; une lassitude l’accablait, il était morne etdiminué, avec des tressaillements, comme si des choses, derrièrelui, l’inquiétaient.
Clarisse restait pour entendre. Bachelard, qui ne voulait pasparler devant elle, invita le conseiller à déjeuner.
– Acceptez donc, M. Vabre a besoin de vous. Madamesera assez bonne pour permettre…
Mais celle-ci s’était aperçue enfin que sa sœur cadette tapaitsur le piano, et elle lui allongeait des claques, elle la flanquaità la porte, giflant et poussant dehors par la même occasion la pluspetite, avec sa casserole. Ce fut un sabbat infernal. La tanteinfirme, à côté, se remit à hurler, croyant qu’on venait labattre.
– Entends-tu, ma mignonne, murmura Duveyrier, ces messieursm’invitent.
Elle ne l’écoutait pas, elle tâtait l’instrument avec unetendresse effrayée. Depuis un mois, elle apprenait le piano.C’était le rêve inavoué de toute sa vie, une ambition lointainedont la réalisation seule devait la sacrer femme du monde. S’étantassurée qu’il n’y avait rien de cassé, elle allait retenir sonamant pour lui être simplement désagréable, lorsqueMme Bocquet montra une seconde fois la tête, encachant sa jupe.
– Ton maître de piano, dit-elle.
Du coup, Clarisse, changeant d’idée, cria à Duveyrier :
– C’est ça, fiche-moi le camp !… Je déjeunerai avecThéodore. Nous n’avons pas besoin de toi.
Le maître de piano, Théodore, était un Belge, à large face rose.Elle s’assit tout de suite devant l’instrument ; et il luiposait les doigts sur les touches, il les frottait pour lesdéraidir. Un instant, Duveyrier hésita visiblement très contrarié.Mais ces messieurs l’attendaient, il alla mettre ses bottes. Quandil revint, elle pataugeait dans des gammes, en déchaînant unetempête de notes fausses, dont Auguste et Bachelard étaientmalades. Pourtant, lui, que le Mozart et le Beethoven de sa femmerendaient fou, s’arrêta une minute derrière sa maîtresse, parutgoûter les sons, malgré les contractions nerveuses de sonvisage ; et, se tournant vers les deux autres, ilmurmura :
– Elle a des dispositions étonnantes.
Après l’avoir baisée sur les cheveux, il se retira discrètement,il la laissa avec Théodore. Dans l’antichambre, le grand voyou defrère lui demanda, de son air blagueur, vingt sous pour du tabac.Puis, comme en descendant l’escalier, Bachelard s’étonnait de saconversion aux charmes du piano, il jura ne l’avoir jamais détesté,il parla de l’idéal, dit combien les simples gammes de Clarisse luiremuaient l’âme, cédant à son continuel besoin de mettre despetites fleurs bleues dans ses gros appétits de mâle.
En bas, Trublot avait donné un cigare au cocher, dont ilécoutait l’histoire avec le plus vif intérêt. L’oncle voulutabsolument aller déjeuner chez Foyot ; c’était l’heure, etl’on causerait mieux en mangeant. Puis, quand le fiacre fut parvenuà démarrer une fois encore, il mit au courant Duveyrier, qui devinttrès grave.
Le malaise d’Auguste paraissait avoir augmenté chez Clarisse, oùil n’avait pas prononcé une parole ; et, maintenant, brisé parcette promenade interminable, la tête prise tout entière et lourdede migraine, il s’abandonnait.
Lorsque le conseiller le questionna sur ce qu’il comptait faire,il ouvrit les yeux, il resta un moment plein d’angoisse, puis ilrépéta sa phrase :
– Me battre, parbleu !
Seulement, sa voix mollissait, et il ajouta en refermant lespaupières, comme pour demander qu’on le laissâttranquille :
– À moins que vous ne trouviez autre chose.
Alors, dans les cahots laborieux du fiacre, ces messieurstinrent un grand conseil. Duveyrier, ainsi que Bachelard, jugeaitle duel indispensable ; il s’en montrait fort ému, à cause dusang, dont il voyait un flot noir salir l’escalier de sonimmeuble ; mais l’honneur le voulait, et l’on ne transigeaitpas avec l’honneur. Trublot avait des idées plus larges :c’était trop bête, de mettre son honneur dans ce qu’il appelait parpropreté la fragilité d’une femme. Aussi Auguste l’approuvait-ild’un mouvement las des paupières, outré à la fin de la ragebelliqueuse des deux autres, dont le rôle pourtant aurait dû êtretout de conciliation. Malgré sa fatigue, il fut forcé de raconterune fois encore la scène de la nuit, la gifle qu’il avait donnée,puis la gifle qu’il avait reçue ; et bientôt l’adultèredisparut, la discussion porta uniquement sur ces deux gifles :on les commenta, on les analysa, pour tâcher d’y trouver unesolution satisfaisante.
– En voilà des raffinements ! finit par dire Trublotavec mépris. S’ils se sont giflés tous les deux, eh bien ! ilssont quittes.
Duveyrier et Bachelard se regardèrent, ébranlés. Mais onarrivait au restaurant, et l’oncle déclara qu’on allait biendéjeuner d’abord. Ça leur éclaircirait les idées. Il les invitait,il commanda un déjeuner copieux, avec des plats et des vinsextravagants, qui les retinrent trois heures dans un cabinet. On neparla pas une fois du duel. Dès les hors-d’œuvre, la conversationétant forcément tombée sur les femmes, Fifi et Clarisse furent toutle temps expliquées, retournées, épluchées. Bachelard, maintenant,mettait les torts de son côté, pour ne pas avoir l’air, devant leconseiller, d’être lâché salement ; tandis que celui-ci,prenant sa revanche du soir où l’oncle l’avait vu pleurer, aumilieu de l’appartement vide, rue de la Cerisaie, mentait sur sonbonheur, au point d’y croire et de s’attendrir lui-même. Devanteux, Auguste, que sa névralgie empêchait de manger et de boire,semblait les écouter, un coude sur la table, les yeux troubles. Audessert, Trublot se rappela le cocher, oublié en bas ; il luifit porter le reste des plats et le fond des bouteilles, plein desympathie ; car, disait-il, il avait, à certains détails,flairé un ancien prêtre. Trois heures sonnèrent. Duveyrier seplaignait d’être assesseur dans la prochaine session de la courd’assises ; Bachelard, très ivre, crachait de côté, sur lepantalon de Trublot, qui ne s’en apercevait pas ; et lajournée se serait achevée là, au milieu des liqueurs, si Auguste nes’était éveillé comme en sursaut.
– Alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-il.
– Eh bien ! mon petit, répondit l’oncle qui le tutoya,si tu veux, nous allons te tirer gentiment d’affaire… C’estimbécile, tu ne peux pas te battre.
Personne ne parut surpris de cette conclusion. Duveyrierapprouvait de la tête. L’oncle continua :
– Je vais monter avec monsieur chez ton particulier, etl’animal te fera des excuses, ou je ne m’appelle plus Bachelard…Rien qu’à me voir, il canera, justement parce que ma place n’estpas chez lui. Moi, je me fiche du monde !
Auguste lui serra la main ; mais il n’eut pas même l’airsoulagé, tant ses douleurs de tête devenaient insupportables.Enfin, on quitta le cabinet. Au bord du trottoir, le cocherdéjeunait encore, dans le fiacre ; et il dut secouer lesmiettes, complètement ivre, tapant en frère sur le ventre deTrublot. Seulement, le cheval, qui, lui, n’avait rien pris, refusade marcher, avec un branle désespéré de la tête. On le poussa, ilfinit par descendre la rue de Toumon, comme s’il roulait. Quatreheures étaient sonnées, lorsqu’il s’arrêta rue de Choiseul. Augusteavait gardé le fiacre sept heures. Trublot, resté dedans, déclaraqu’il le prenait pour lui et qu’il y attendait Bachelard, auquel ilvoulait offrir à dîner.
– Vrai ! tu y a mis le temps ! dit à son frèreThéophile, qui s’était précipité. Je te croyais mort.
Et, dès que ces messieurs furent entrés dans le magasin, ilraconta sa journée. Depuis neuf heures, il espionnait la maison.Mais rien n’y bougeait. À deux heures, Valérie était allée auxTuileries avec leur fils Camille. Puis, vers trois heures et demie,il avait vu sortir Octave. Et rien autre, on ne remuait même paschez les Josserand, à ce point que Saturnin, qui cherchait sa sœursous les meubles, étant monté la demander,Mme Josserand, pour se débarrasser de lui sansdoute, lui avait fermé la porte au nez, en disant que Berthen’était pas chez eux. Depuis ce moment, le fou rôdait, les dentsserrées.
– C’est bon, dit Bachelard, nous allons attendre cemonsieur. Nous le verrons rentrer d’ici.
Auguste, la tête perdue, faisait des efforts pour rester debout.Alors, Duveyrier lui conseilla de se mettre au lit. Il n’y avaitpas d’autre remède contre la migraine.
– Montez donc, nous n’avons plus besoin de vous. On vousfera connaître le résultat… Mon cher, les émotions ne vous valentrien.
Et le mari monta se coucher.
À cinq heures, les deux autres attendaient encore Octave.Celui-ci, d’abord sans but, désireux simplement de prendre l’air etd’oublier les catastrophes de la nuit, avait passé devant leBonheur des Dames, où il s’était arrêté pour saluerMme Hédouin, en grand deuil, debout sur laporte ; et, comme il lui apprenait sa sortie de chez lesVabre, elle lui avait demandé tranquillement pourquoi il nerentrerait pas chez elle. Ça s’était fait tout de suite, sans ypenser. Quand il l’eut saluée de nouveau, après avoir promis devenir dès le lendemain, il continua sa flânerie, plein d’un vagueregret. Toujours le hasard dérangeait ses calculs. Des projetsl’absorbaient, il battait le quartier depuis une heure, lorsque, enlevant la tête, il s’aperçut qu’il avait enfilé le couloir obscurdu passage Saint-Roch. Devant lui, dans l’angle le plus noir, à laporte d’un garni louche, Valérie prenait congé d’un monsieur trèsbarbu. Elle rougit, se sauva, poussa la porte rembourrée del’église ; puis, se voyant suivie par le jeune homme quisouriait, elle préféra l’attendre sous le porche, où ils se mirentà causer, très cordialement.
– Vous me fuyez, dit-il. Vous êtes donc fâchée contremoi ?
– Fâchée ? répondit-elle, pourquoi serais-jefâchée ?… Ah ! ils peuvent se manger entre eux, s’ilsveulent, ça m’est bien égal !
Elle parlait de sa famille. Et, tout de suite, elle soulagea sonancienne rancune contre Berthe, d’abord par des allusions, tâtantle jeune homme ; puis, quand elle le sentit sourdement las desa maîtresse, encore exaspéré du drame de la nuit, elle ne se gênaplus, elle vida son cœur. Dire que cette femme l’avait accusée dese vendre, elle qui n’acceptait jamais un sou, pas même uncadeau ! Si pourtant, des fleurs parfois, des bouquets deviolettes. Et, maintenant, on savait laquelle des deux se vendait.Elle le lui avait prédit, qu’on verrait un jour ce qu’il faudrait ymettre, pour l’avoir.
– Hein ? demanda-t-elle, ça vous a coûté plus cherqu’un bouquet de violettes.
– Oui, oui, murmura-t-il lâchement.
À son tour, il laissa échapper des choses désagréables surBerthe, la disant méchante, la trouvant même trop grasse, commes’il se vengeait des ennuis qu’elle lui causait. Toute la journée,il avait attendu les témoins du mari, et il allait rentrer pours’assurer encore si personne n’était venu : une aventurestupide, un duel qu’elle aurait pu lui éviter. Il finit par conterleur rendez-vous si bête, leur querelle, puis l’arrivée d’Auguste,avant qu’ils se fussent seulement fait une caresse.
– Sur ce que j’ai de plus sacré, dit-il, il n’y avait pasencore eu ça entre nous !
Valérie riait, très animée. Elle glissait à l’intimité tendre deces confidences, se rapprochait d’Octave comme d’une amie quisavait tout. Par moments, une dévote sortant de l’église, lesdérangeait ; puis, la porte retombait doucement, et ils seretrouvaient seuls, dans le tambour de drap vert, comme au fondd’un asile discret et religieux.
– J’ignore pourquoi je vis avec ces gens-là, reprit-elle enrevenant à sa famille. Oh ! sans doute, je ne suis pas sansreproche de mon côté. Mais, franchement, je ne puis avoir deremords, tant ils me touchent peu… Et si je vous avouais pourtantcombien l’amour m’ennuie !
– Voyons, pas tant que ça, dit gaiement Octave. On est desfois moins bête que nous, hier… Il y a des moments heureux.
Alors, elle se confessa. Ce n’était point encore la haine de sonmari, la continuelle fièvre, dont il grelottait, dans uneimpuissance et une éternelle pleurnicherie de petit garçon, quil’avait poussée à se mal conduire, six mois après sonmariage ; non, elle faisait ça sans le vouloir souvent,uniquement parce qu’il lui venait dans la tête des choses dont ellen’aurait pu expliquer le pourquoi. Tout se cassait, elle tombaitmalade, elle se serait tuée. Alors, comme rien ne la retenait,autant cette culbute-là qu’une autre.
– Bien vrai, jamais de bons moments ? demanda denouveau Octave, que ce point seul semblait intéresser.
– Enfin, jamais ce qu’on raconte, répondit-elle. Je vous lejure !
Il la regarda avec une sympathie pleine d’apitoiement. Pourrien, et sans joie : ça ne valait sûrement pas la peinequ’elle se donnait, dans ses continuelles peurs d’une surprise. Etil éprouvait surtout un soulagement d’amour-propre, car ilsouffrait toujours au fond de son ancien dédain. Voilà doncpourquoi elle s’était refusée, un soir ! Il lui en parla.
– Vous vous rappelez, après une crise ?
– Oui. Vous ne me déplaisiez pas, mais j’en avais si peuenvie !… Et, tenez ! ça vaut mieux, nous nousdétesterions à cette heure.
Elle lui donnait sa petite main gantée. Il la serra, enrépétant :
– Vous avez raison, ça vaut mieux… Décidément, on n’aimebien que les femmes qu’on n’a pas eues.
C’était une grande douceur. Ils restèrent un instant la maindans la main, attendris. Puis, sans ajouter une parole, ilspoussèrent la porte rembourrée de l’église, où elle avait laisséson fils Camille à la garde de la loueuse de chaises. L’enfants’était endormi. Elle le fit agenouiller, s’agenouilla un instantelle-même, la tête entre les mains, comme abîmée au fond d’uneardente prière. Et elle se relevait, lorsque l’abbé Mauduit, quisortait d’un confessionnal, la salua d’un paternel sourire.
Octave avait traversé simplement l’église. Quand il rentra chezlui, toute la maison fut remuée. Trublot seul, qui rêvait dans lefiacre, ne le vit pas. Des fournisseurs, sur leurs portes, leregardèrent gravement. Le papetier, en face, promenait encore lesyeux le long de la façade, comme pour en fouiller lespierres ; mais le charbonnier et la fruitière étaient déjàcalmés, le quartier retombait à sa dignité froide. Sous la porte,au passage d’Octave, Lisa, en train de bavarder avec Adèle, dut secontenter de le dévisager ; et toutes deux se remirent à seplaindre de la cherté de la volaille, sous l’œil sévère deM. Gourd, qui salua le jeune homme. Enfin, celui-ci montait,lorsque Mme Juzeur, aux aguets depuis le matin,entrouvrit sa porte, lui saisit les mains, l’attira dans sonantichambre, où elle le baisa sur le front, en murmurant :
– Pauvre enfant !… Allez, je ne vous retiens pas.Revenez causer, quand tout sera fini.
Et il était à peine rentré, que Duveyrier et Bachelard seprésentèrent. D’abord, stupéfait de voir l’oncle, il voulut leurdonner les noms de deux de ses amis. Mais ces messieurs, sansrépondre, parlèrent de leur âge et lui firent un sermon sur soninconduite. Puis, comme, au courant de la conversation, ilannonçait son intention de quitter la maison au plus tôt, tous deuxdéclarèrent solennellement que cette preuve de tact leur suffisait.Il y avait eu assez de scandale, il était temps de faire auxhonnêtes gens le sacrifice de ses passions. Duveyrier accepta lecongé séance tenante et se retira, tandis que Bachelard, derrièreson dos, invitait le jeune homme à dîner pour le soir.
– Hein ? je compte sur vous. Nous sommes en noce,Trublot nous attend en bas… Moi, je me fiche d’Éléonore. Mais je neveux pas la voir et je file devant, pour qu’on ne nous rencontrepas ensemble.
Il descendit. Cinq minutes plus tard, Octave, ravi du dénouementde l’aventure, le rejoignait. Il se glissa dans le fiacre, et lemélancolique cheval qui venait de promener le mari pendant septheures, les traîna en boitant jusqu’à un restaurant des Halles, oùl’on mangeait des tripes étonnantes.
Duveyrier avait retrouvé Théophile au fond du magasin. Valérierentrait à peine, et tous trois causaient, lorsque Clotildeelle-même arriva, de retour d’un concert. Elle y était d’ailleursallée bien tranquille, certaine, disait-elle, d’une solutionsatisfaisante pour tout le monde. Puis, il y eut un silence, unembarras entre les deux ménages. Théophile, du reste, pris d’unaccès de toux abominable, crachait ses dents. Comme tous avaientintérêt à se réconcilier, ils finirent par profiter de l’émotion oùles jetaient les nouveaux ennuis de la famille. Les deux femmess’embrassèrent, Duveyrier jura à Théophile que la succession dupère Vabre le ruinait, et il promit pourtant de l’indemniser, enlui abandonnant ses loyers pendant trois ans.
– Il faut aller rassurer ce pauvre Auguste, fit enfinremarquer le conseiller.
Il montait, lorsque des cris terribles d’animal qu’on égorgepartirent de la chambre à coucher. C’était Saturnin qui, armé deson couteau de cuisine, avait pénétré jusqu’à l’alcôve, enétouffant le bruit de ses pas. Et là, les yeux rouges comme desbraises, la bouche écumeuse, il venait de se jeter sur Auguste.
– Dis, où l’as-tu fourrée ? criait-il. Rends-la-moi,ou je te saigne comme un cochon !
Le mari, tiré en sursaut de sa somnolence douloureuse, voulutfuir. Mais le fou, avec la force de l’idée fixe, l’avait empoignépar un pan de sa chemise ; et, le recouchant, lui posant lecou au bord du lit, au-dessus d’une cuvette qui se trouvait là, ille maintenait dans la position d’une bête à l’abattoir.
– Hein ? ça y est, cette fois… Je te saigne, je tesaigne comme un cochon !
Heureusement, on arrivait et on put dégager la victime. Ilfallut enfermer Saturnin, pris de folie furieuse. Deux heures plustard, le commissaire, averti, le faisait conduire pour la secondefois à l’asile des Moulineaux, avec le consentement de la famille.Mais le pauvre Auguste restait grelottant. Il disait à Duveyrier,qui lui annonçait l’arrangement pris avec Octave :
– Non, j’aurais mieux aimé me battre. On ne peut pas sedéfendre contre un fou… Quelle rage a-t-il donc de vouloir mesaigner, ce brigand, parce que sa sœur m’a fait cocu !Ah ! j’en ai assez, mon ami, j’en ai assez, paroled’honneur !
Dans la matinée du mercredi, lorsque Marie avait amené Berthe àMme Josserand, celle-ci, suffoquée par une aventuredont elle sentait son orgueil atteint, était restée toute pâle,sans une parole.
Elle prit la main de sa fille avec la brutalité d’unesous-maîtresse qui jette au cabinet noir une élève coupable ;et elle la conduisit à la chambre d’Hortense, l’y poussa en disantenfin :
– Cachez-vous, ne paraissez plus… Vous tueriez votrepère.
Hortense, qui se débarbouillait, fut stupéfaite. Rouge de honte,Berthe s’était jetée sur le lit défait, en sanglotant. Elles’attendait à une explication immédiate et violente ; elleavait préparé toute une défense, décidée à crier elle aussi, dèsque sa mère irait trop loin ; et cette rudesse muette, cettefaçon de la traiter en petite fille qui a mangé un pot deconfiture, la laissait sans force, la ramenait à ses terreursd’enfant, aux larmes qu’elle répandait jadis dans les coins, avecde grands serments d’obéissance.
– Qu’y a-t-il ? qu’as-tu donc fait ? demandait sasœur, dont l’étonnement grandissait, en la voyant couverte d’unvieux châle, prêté par Marie. Est-ce que ce pauvre Auguste esttombé malade à Lyon ?
Mais Berthe ne voulait pas répondre. Non, plus tard :c’étaient des choses qu’elle ne pouvait dire ; et ellesuppliait Hortense de s’en aller, de lui abandonner la chambre, oùdu moins elle pleurerait en paix. La journée se passa de la sorte.M. Josserand était parti à son bureau, sans se douter derien ; puis, quand il revint le soir, Berthe demeura cachéeencore. Comme elle avait refusé toute nourriture, elle finit parmanger avidement le petit dîner qu’Adèle lui servit en secret. Labonne était restée à la regarder, et devant son appétit :
– Ne vous faites donc pas de bile, prenez des forces…Allez, la maison est bien calme. Tant que de tués et de blessés, iln’y a personne de mort.
– Ah ! dit la jeune femme.
Elle interrogea Adèle, qui, longuement, conta la journéeentière, le duel manqué, ce qu’avait dit M. Auguste, cequ’avaient fait les Duveyrier et les Vabre. Elle l’écoutait, ellese sentait renaître, dévorant, redemandant du pain. En vérité, elleétait trop bête de tant se chagriner, lorsque les autresparaissaient consolés déjà !
Aussi, vers dix heures, comme Hortense venait la rejoindre,l’accueillit-elle gaiement, les yeux secs. Et, étouffant leursrires, elles s’amusèrent, quand elle voulut essayer un peignoir desa sœur, qui lui était trop étroit : sa gorge, que le mariageavait gonflée, crevait l’étoffe. N’importe, en tirant sur lesboutons, elle le mettrait le lendemain. Toutes deux se croyaientrevenues à leur jeunesse, au fond de cette chambre, où ellesavaient vécu des années côte à côte. Cela les attendrissait et lesrapprochait, dans une affection qu’elles n’éprouvaient plus depuislongtemps. Elles durent coucher ensemble, carMme Josserand s’était débarrassée de l’ancien petitlit de Berthe. Lorsqu’elles furent allongées l’une près de l’autre,la bougie éteinte, les yeux grands ouverts sur les ténèbres, ellescausèrent, ne pouvant dormir.
– Alors, tu ne veux pas me raconter ? demanda denouveau Hortense.
– Mais, ma chérie, répondit Berthe, tu n’es pas mariée, jene peux pas… C’est une explication que j’ai eue avec Auguste. Tuentends, il est revenu…
Et, comme elle s’interrompait, sa sœur reprit avecimpatience :
– Va donc ! va donc ! en voilà desaffaires ! mon Dieu ! à mon âge, je me doutebien !
Alors, Berthe se confessa, d’abord en cherchant les mots, puisen lâchant tout, parlant d’Octave, parlant d’Auguste. Hortense, surle dos, dans le noir, l’écoutait, et elle ne jetait plus que decourtes phrases, pour la questionner ou donner son opinion :« Ensuite, qu’est-ce qu’il t’a dit ?… Et toi, qu’est-ceque tu as éprouvé ?… Tiens ! c’est drôle, je n’aimeraispas ça !… Ah ! vraiment, ça se passe de lasorte ! » Minuit, puis une heure, puis deux heuressonnèrent : elles remuaient toujours cette histoire, lesmembres peu à peu brûlés par les draps, prises d’insomnie. Berthe,dans cette demi-hallucination, oubliait sa sœur, en arrivait àpenser tout haut, soulageant son cœur et sa chair des confidencesles plus délicates.
– Oh ! moi, avec Verdier, ce sera bien simple, déclaraHortense brusquement. Je ferai comme il voudra.
Au nom de Verdier, Berthe eut un mouvement de surprise. Ellecroyait le mariage rompu, car la femme avec laquelle il habitaitdepuis quinze années, venait d’avoir un enfant, juste au moment oùil était sur le point de la lâcher.
– Tu comptes donc l’épouser quand même ?demanda-t-elle.
– Tiens ! pourquoi pas ?… J’ai fait la bêtise detrop attendre. Mais l’enfant va mourir. C’est une fille, elle esttoute scrofuleuse.
Et, crachant le mot de maîtresse, dans un dégoût, elle montra sahaine d’honnête bourgeoise à marier, contre cette créature quivivait depuis si longtemps avec un homme. Une manœuvre, pasdavantage, son petit enfant ! oui, un prétexte qu’elle avaitinventé, lorsqu’elle s’était aperçue que Verdier, après lui avoiracheté des chemises pour ne pas la renvoyer nue, voulait l’habituerà une séparation prochaine, en découchant de plus en plusfréquemment ! Enfin, on verrait, on attendrait.
– Pauvre femme ! laissa échapper Berthe.
– Comment ! pauvre femme ! cria Hortense avecaigreur. On voit que tu as des choses à te faire pardonner, toiaussi !
Tout de suite, elle regretta cette cruauté, elle prit sa sœurdans ses bras, l’embrassa, lui jura qu’elle ne l’avait pas ditexprès. Et elles se turent. Mais elles ne dormaient pas, ellescontinuaient l’histoire, les yeux grands ouverts sur lesténèbres.
Le lendemain matin, M. Josserand éprouva un malaise.Jusqu’à deux heures de la nuit, il s’était encore entêté à fairedes bandes, malgré un accablement, une diminution lente de sesforces, dont il se plaignait depuis quelque temps. Il se levapourtant, s’habilla ; mais, au moment de partir pour sonbureau, il se sentit si épuisé, qu’il envoya un commissionnaireavec une lettre, voulant prévenir les frères Bernheim de sonindisposition.
La famille allait prendre son café au lait. C’était un déjeunerfait sans nappe, dans la salle à manger encore grasse du dîner dela veille. Ces dames venaient en camisole, trempées d’eau, lescheveux simplement relevés. En voyant son mari rester,Mme Josserand avait résolu de ne pas cacher Berthedavantage, ennuyée déjà de tout ce mystère, redoutant du reste, àchaque minute, de voir Auguste monter faire une scène.
– Comment ! tu déjeunes ! qu’y a-t-il donc ?dit le père très surpris, quand il aperçut sa fille, les yeux grosde sommeil, la gorge écrasée dans le peignoir trop étroitd’Hortense.
– Mon mari m’a écrit qu’il restait à Lyon, répondit-elle,et j’ai eu l’idée de passer la journée avec vous.
C’était un mensonge arrangé entre les deux sœurs.Mme Josserand, qui gardait sa raideur desous-maîtresse, ne le démentit pas. Mais le père examinait Berthe,troublé, averti d’un malheur ; et, l’histoire lui semblantsingulière, il allait demander comment le magasin marcherait sanselle, lorsqu’elle vint l’embrasser sur les deux joues, de son airgai et câlin d’autrefois.
– Bien vrai ? tu ne me caches rien ?murmura-t-il.
– Quelle idée ! pourquoi veux-tu que je te cachequelque chose ?
Mme Josserand se permit simplement de hausserles épaules. À quoi bon tant de précautions ? pour gagner uneheure peut-être ; ça ne valait pas la peine : il faudraittoujours que le père reçût le coup. Cependant, le déjeuner futjoyeux. M. Josserand, ravi de se retrouver entre ses deuxfilles, se croyait encore aux jours anciens, lorsqu’ellesl’égayaient, à peine éveillées, avec leurs rêves de gamines. Ellesgardaient pour lui leur bonne odeur de jeunesse, les coudes sur latable, trempant leurs tartines, riant la bouche pleine. Et tout lepassé achevait de renaître, quand il voyait en face d’elles levisage rigide de leur mère, énorme et débordante dans une vieillerobe de soie verte, qu’elle finissait d’user le matin, sanscorset.
Mais une scène fâcheuse gâta le déjeuner. Tout d’un coup,Mme Josserand interpella la bonne.
– Qu’est-ce que vous mangez donc ?
Depuis un instant, elle la surveillait. Adèle, en savates,tournait lourdement autour de la table.
– Rien, madame, répondit-elle.
– Comment ! rien !… Vous mâchez, je ne suis pasaveugle. Tenez ! vous en avez encore plein les dents.Oh ! vous aurez beau vous creuser les joues, ça se voit toutde même… Et c’est dans votre poche, n’est-ce pas ? ce que vousmangez.
Adèle se troubla, voulut reculer. MaisMme Josserand l’avait saisie par la jupe.
– Voilà un quart d’heure que je vous vois sortir des chosesde là-dedans et vous les fourrer sous le nez, en les cachant dansle creux de votre main… C’est donc bien bon ? Montrez unpeu.
Elle fouilla à son tour et retira une poignée de pruneaux cuits.Du jus coulait encore.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? cria-t-ellefurieusement.
– Des pruneaux, madame, dit la bonne, qui, se voyantdécouverte, devenait insolente.
– Ah ! vous mangez mes pruneaux ! C’est donc çaqu’ils filent si vite et qu’ils ne reparaissent plus sur latable !… S’il est possible, des pruneaux ! dans unepoche !
Et elle l’accusa de boire aussi son vinaigre. Toutdisparaissait ; on ne pouvait laisser traîner une pomme deterre, sans être certain de ne plus la retrouver.
– Vous êtes un gouffre, ma fille.
– Donnez-moi de quoi manger, répliqua carrément Adèle, jene dirai rien à vos pommes de terre.
Ce fut le comble. Mme Josserand se leva,majestueuse, terrible.
– Taisez-vous, répondeuse !… Oh ! je sais, cesont les autres bonnes qui vous gâtent. Dès qu’il y a, dans unemaison une bête qui débarque de sa province, il faut que lescoquines de tous les étages la mettent au courant d’un tasd’horreurs… Vous n’allez plus à la messe, et vous volez,maintenant !
Adèle, la tête montée en effet par Lisa et par Julie, ne cédapas.
– Quand j’étais une bête, comme vous dites, fallait pasabuser… C’est fini.
– Sortez, je vous chasse ! criaMme Josserand, la main tendue vers la porte, dansun geste tragique.
Elle s’assit, secouée, pendant que la bonne, sans se presser,traînait ses savates et avalait encore un pruneau, avant deretourner dans sa cuisine. On la chassait ainsi une fois parsemaine ; ça ne l’émotionnait plus. Autour de la table, il yeut un silence pénible. Hortense finit par dire que ça n’avançait àrien, de toujours la flanquer dehors, pour toujours la garderensuite. Sans doute elle volait et elle devenait insolente ;mais autant celle-là qu’une autre, car elle consentait à les servirau moins, tandis qu’une autre ne les tolérerait pas huit jours,même avec l’agrément de boire le vinaigre et de fourrer lespruneaux dans sa poche.
Le déjeuner, cependant, s’acheva dans une intimité attendrie.M. Josserand, très ému, parla de ce pauvre Saturnin quis’était fait reconduire là-bas, la veille, pendant sonabsence ; et il croyait à un accès de folie furieuse, aumilieu du magasin, car on lui avait conté cette histoire. Ensuite,comme il se plaignait de ne plus voir Léon,Mme Josserand, redevenue muette, déclara sèchementqu’elle l’attendait le jour même ; peut-être viendrait-ildéjeuner. Depuis une semaine, le jeune homme avait rompu avecMme Dambreville, qui, pour tenir sa promesse,voulait le marier à une veuve, sèche et noire ; mais luientendait épouser une nièce de M. Dambreville, une créole trèsriche et d’une beauté éclatante, débarquée au mois de septembrechez son oncle, après avoir perdu son père, mort aux Antilles. Etil y avait eu des scènes terribles entre les deux amants,Mme Dambreville refusait sa nièce à Léon, brûlée dejalousie, ne pouvant se résigner devant cette fleur adorable dejeunesse.
– Où en est le mariage ? demanda M. Josserandavec discrétion.
D’abord, la mère répondit en phrases expurgées, à caused’Hortense. Maintenant, elle était aux pieds de son fils, un garçonqui réussissait ; et même elle le jetait parfois à la face dupère, en disant que, Dieu merci ! celui-là tenait d’elle etqu’il ne laisserait pas sa femme sans souliers. Peu à peu, elles’échauffa.
– Enfin, il en a assez ! C’est bon un moment, ça nelui a pas été nuisible. Mais, si la tante ne donne pas la nièce,bonsoir ! il lui coupe les vivres… Moi, je l’approuve.
Hortense, par décence, se mit à boire son café, en affectant dedisparaître derrière le bol ; tandis que Berthe, qui pouvaittout entendre désormais, avait une légère moue de répugnance pourles succès de son frère. La famille allait se lever de table, etM. Josserand, ragaillardi, se sentant beaucoup mieux, parlaitde se rendre quand même à son bureau, lorsque Adèle apporta unecarte. La personne attendait au salon.
– Comment, c’est elle ! à cette heure-ci !s’écria Mme Josserand. Et moi qui n’ai pas decorset !… Tant pis ! il faut que je lui dise sesvérités !
C’était justement Mme Dambreville. Le père etles deux filles restèrent alors à causer dans la salle à manger,pendant que la mère se dirigeait vers le salon. Devant la porte,avant de la pousser, elle examina d’un œil inquiet sa vieille robede soie verte, tâcha de la boutonner, l’éplucha des fils ramasséssur les parquets ; et elle fit rentrer d’une tape sa gorgedébordante.
– Vous m’excusez, chère madame, dit la visiteuse avec unsourire. Je passais, j’ai voulu avoir de vos nouvelles.
Elle était sanglée, coiffée, collée, dans une toilette d’unecorrection parfaite, et elle avait l’aisance d’une femme aimable,montée pour donner le bonjour à une amie. Seulement, son souriretremblait, on sentait derrière ses grâces mondaines une angoisseaffreuse, dont frissonnait tout son être ; elle parla d’abordde mille choses, évita de prononcer le nom de Léon, puis se décidaà sortir de sa poche une lettre de lui, qu’elle venait derecevoir.
– Oh ! une lettre, une lettre, murmura-t-elle, la voixchangée, gagnée par les larmes. Qu’a-t-il donc contre moi, chèremadame ? Le voilà qui ne veut plus remettre les pieds cheznous !
Et sa main fiévreuse tendait la lettre, qui remuait.Mme Josserand la prit, la lut froidement. C’étaitune rupture, en trois lignes d’une concision cruelle.
– Mon Dieu ! dit-elle en la lui rendant, Léon n’apeut-être pas tort…
Mais, tout de suite, Mme Dambreville vanta laveuve, une femme de trente-cinq ans à peine, du plus grand mérite,suffisamment riche, qui ferait un ministre de son mari, tant elleétait active. Enfin, elle tenait ses promesses, elle trouvait pourLéon un beau parti : qu’avait-il à se fâcher ? Et, sansattendre une réponse, se décidant dans un tressaillement nerveux,elle nomma Raymonde, sa nièce. Vraiment, était-ce possible ?une gamine de seize ans, une sauvage qui ne savait rien del’existence !
– Pourquoi pas ? répétaitMme Josserand à chaque interrogation, pourquoi pas,s’il l’aime ?
Non ! non ! il ne l’aimait pas, il ne pouvait pasl’aimer ! Mme Dambreville se débattait,s’abandonnait.
– Voyons, cria-t-elle, je ne lui demande qu’un peu degratitude… C’est moi qui l’ai fait, c’est grâce à moi qu’il estauditeur, et il trouvera sa nomination de maître des requêtes dansla corbeille… Madame, je vous en supplie, dites-lui qu’il revienne,dites-lui qu’il me fasse ce plaisir. Je m’adresse à son cœur, àvotre cœur de mère, oui, à tout ce que vous avez de noble…
Elle joignit les mains, ses paroles se brisaient. Il y eut unsilence, toutes deux restaient face à face. Et brusquement, elleéclata en gros sanglots, vaincue, emportée, bégayant :
– Pas avec Raymonde, oh ! non, pas avecRaymonde !
C’était une rage d’amour, le cri d’une femme qui refuse devieillir, qui se cramponne au dernier homme, dans la crise ardentedu retour d’âge. Elle avait saisi les mains deMme Josserand, elle les trempait de larmes, avouanttout à la mère, s’humiliant devant elle, répétant qu’elle seulepouvait agir sur son fils, jurant un dévouement de servante, sielle le lui rendait. Sans doute, elle n’était pas venue pour direces choses ; elle se promettait, au contraire, de ne rienlaisser deviner, mais son cœur crevait, il n’y avait pas de safaute.
– Taisez-vous, ma chère, vous me faites honte, répondaitMme Josserand, l’air fâché. J’ai des filles quipeuvent vous entendre… Moi, je ne sais rien, je ne veux riensavoir. Si vous avez des affaires avec mon fils, arrangez-vousensemble. Jamais je n’accepterai un rôle équivoque.
Pourtant, elle l’accabla de conseils. À son âge, on devait serésigner. Dieu lui serait d’un grand secours. Mais il fallaitqu’elle livrât sa nièce, si elle voulait offrir au ciel sonsacrifice comme une expiation. Du reste, la veuve ne convenait pasdu tout à Léon, qui avait besoin d’une femme de visage aimable,pour donner des dîners. Et elle parla de son fils avec admiration,flattée dans son orgueil, le détaillant, le montrant digne des plusjolies personnes.
– Songez donc, chère amie, qu’il n’a pas trente ans. Jeserais désolée de vous désobliger, mais vous pourriez être sa mère…Oh ! il sait ce qu’il vous doit, et je suis moi-même pénétréede reconnaissance. Vous resterez son bon ange. Seulement, quandc’est fini, c’est fini. Vous n’espériez peut-être pas le gardertoujours !
Et, comme la malheureuse refusait d’entendre raison, voulait leravoir simplement, tout de suite, la mère se fâcha.
– Eh ! madame, allez vous promener à la fin ! Jesuis trop bonne d’y mettre de la complaisance… Il ne veut plus, cetenfant ! ça s’explique. Regardez-vous donc ! C’est moi,maintenant, qui le rappellerais au devoir, s’il cédait encore à vosexigences ; car, je vous le demande, quel intérêt ça peut-ilavoir pour vous deux, désormais ?… Justement, il va venir, etsi vous avez compté sur moi…
De toutes ces paroles, Mme Dambrevillen’entendit que la dernière phrase. Depuis huit jours, ellepoursuivait Léon, sans parvenir à le voir. Son visage s’éclaira,elle jeta ce cri de son cœur :
– S’il doit venir, je reste !
Dès lors, elle s’installa, s’alourdit comme une masse dans unfauteuil, les regards fixés sur le vide, ne répondant plus, avecl’obstination d’une bête qui ne cédera pas, même sous les coups.Mme Josserand, désolée d’avoir trop parlé,exaspérée de cette borne tombée dans son salon, et qu’elle n’osaitpourtant pousser dehors, finit par la laisser seule. D’ailleurs, unbruit venu de la salle à manger l’inquiétait : elle croyaitreconnaître la voix d’Auguste.
– Parole d’honneur ! madame, on n’a jamais vuça ! dit-elle en refermant violemment la porte. C’est de ladernière indiscrétion !
En effet, Auguste était monté pour avoir avec les parents de safemme l’explication dont il méditait les termes depuis la veille.M. Josserand, de plus en plus gaillard, et détourné décidémentdu bureau par une pensée de débauche, proposait une promenade à sesfilles, lorsque Adèle vint annoncer le mari deMme Berthe. Ce fut un effarement. La jeune femmeavait pâli.
– Comment ! ton mari ? dit le père. Mais il étaità Lyon !… Ah ! vous mentiez ! Il y a un malheur,voilà deux jours que je le sens.
Et, comme elle se levait, il la retint.
– Parle, vous vous êtes encore disputés ? pourl’argent, n’est-ce pas ? Hein ? peut-être à cause de ladot, des dix mille francs que nous ne lui avons paspayés ?
– Oui, oui, c’est ça, balbutia Berthe, qui se dégagea etqui s’enfuit.
Hortense, elle aussi, s’était levée. Elle rejoignit sa sœur encourant, toutes deux se réfugièrent dans sa chambre. Leurs juponsenvolés avaient laissé un frisson de panique, le père se trouvabrusquement seul devant la table, au milieu de la salle à mangersilencieuse. Tout son malaise lui remontait au visage, une pâleurterreuse, une lassitude désespérée de la vie. L’heure qu’ilredoutait, qu’il attendait avec une honte pleine d’angoisse, étaitarrivée : son gendre allait parler de l’assurance ; etlui devrait avouer l’expédient de malhonnête homme auquel il avaitconsenti.
– Entrez, entrez, mon cher Auguste, dit-il la voixétranglée. Berthe vient de m’avouer la querelle. Je ne suis pastrès bien portant, et l’on me gâte… Vous me voyez désespéré de nepouvoir vous donner cet argent. Ma faute a été de promettre, je lesais…
Il continua péniblement, de l’air d’un coupable qui fait desaveux. Auguste l’écoutait, surpris. Il s’était renseigné, ilconnaissait la cuisine louche de l’assurance ; mais iln’aurait point osé réclamer le versement des dix mille francs, depeur que la terrible Mme Josserand ne l’envoyâtd’abord au tombeau du père Vabre toucher ses dix mille francs, àlui. Toutefois, puisqu’on lui en parlait, il partit de là. C’étaitun premier grief.
– Oui, monsieur, je sais tout, vous m’avez absolument fichudedans, avec vos histoires. Ce me serait encore égal, de ne pasavoir l’argent ; mais c’est l’hypocrisie qui m’exaspère !Pourquoi cette complication d’une assurance qui n’existaitpas ? Pourquoi se donner des airs de tendresse et desensibilité, en offrant d’avancer des sommes que vous disiez nepouvoir toucher que trois ans plus tard. Et vous n’aviez pas unsou !… Une telle façon d’agir porte un nom dans tous lespays.
M. Josserand ouvrit la bouche pour crier : « Cen’est pas moi, ce sont eux ! » Mais il gardait une pudeurde la famille, il baissa la tête, acceptant la vilaine action.Auguste continuait :
– D’ailleurs, tout le monde était contre moi, Duveyriers’est encore conduit là comme un pas grand-chose, avec son gredinde notaire ; car je demandais qu’on mît l’assurance dans lecontrat, à titre de garantie, et l’on m’a imposé silence… Sij’avais exigé cela, pourtant, vous commettiez un faux. Oui,monsieur, un faux !
Très pâle, le père s’était levé à cette accusation, et il allaitrépondre, offrir son travail, acheter le bonheur de sa fille detoute l’existence qu’il lui restait à vivre, lorsqueMme Josserand, jetée hors d’elle par l’entêtementde Mme Dambreville, ne faisant plus attention à savieille robe de soie verte dont sa gorge courroucée achevait decrever le corsage, entra comme dans un coup de vent.
– Hein ? quoi ? cria-t-elle, qui parle defaux ? C’est monsieur ?… Allez d’abord au Père-Lachaise,monsieur, pour voir si la caisse de votre père estouverte !
Auguste s’y attendait, mais il n’en fut pas moins horriblementvexé. Du reste, elle ajoutait, la tête haute, écrasanted’aplomb :
– Nous les avons, vos dix mille francs. Oui, ils sont là,dans un tiroir… Mais nous ne vous les donnerons que lorsqueM. Vabre sera revenu vous donner les vôtres… En voilà unefamille ! un père joueur qui nous fiche tous dedans, et unbeau-frère voleur qui colle la succession dans sa poche !
– Voleur ! voleur ! bégaya Auguste, poussé àbout, les voleurs sont ici, madame !
Tous deux, le visage enflammé, s’étaient plantés l’un devantl’autre. M. Josserand, que ces violences brisaient, lessépara. Il les suppliait d’être calmes ; et, secoué d’untremblement, il fut obligé de s’asseoir.
– En tout cas, reprit le gendre après un silence, je neveux pas de salope dans mon ménage… Gardez votre argent et gardezvotre fille. J’étais monté pour vous dire ça.
– Vous changez de question, fit remarquer tranquillement lamère. C’est bon, nous allons en causer.
Mais le père, sans force pour se lever, les regardait d’un aird’épouvante. Il ne comprenait plus. Que disaient-ils ? Quelleétait donc la salope ? Puis, lorsque, à les entendre, il sutque c’était sa fille, il y eut en lui un déchirement, une plaieouverte, par où son reste de vie s’en allait. Mon Dieu ! ilmourrait donc de son enfant ? Il serait puni de toutes sesfaiblesses, en elle, qu’il n’avait pas su élever ? Déjà,l’idée qu’elle vivait endettée, continuellement aux prises avec sonmari, lui gâtait sa vieillesse, le faisait revivre les tourments desa propre existence. Et voilà, maintenant, qu’elle tombait àl’adultère, à ce dernier degré de vilenie pour une femme, quirévoltait son honnêteté simple de brave homme ! Muet, prisd’un grand froid, il écoutait la dispute des deux autres.
– Je vous avais bien dit qu’elle me tromperait !criait Auguste d’un air de triomphe indigné.
– Et je vous ai répondu que vous faisiez tout pourça ! déclarait victorieusement Mme Josserand.Oh ! je ne donne pas raison à Berthe ; c’est idiot, samachine ; et elle ne perdra pas pour attendre, je lui dirai mafaçon de voir… Mais enfin, puisqu’elle n’est pas là, je puis leconstater : vous seul êtes coupable.
– Comment ! coupable !
– Sans doute, mon cher. Vous ne savez pas prendre lesfemmes… Tenez ! un exemple. Est-ce que vous daignez seulementvenir à mes mardis ? Non, vous restez au plus une demi-heure,et trois fois dans la saison. On a beau avoir toujours mal à latête, on est poli… Oh ! bien sûr, ce n’est pas un grandcrime ; n’importe, vous voilà jugé, vous manquez desavoir-vivre.
Sa voix sifflait d’une rancune lentement amassée ; car, enmariant sa fille, elle avait surtout compté sur son gendre pourmeubler son salon. Et il n’amenait personne, il ne venait mêmepas : c’était la fin d’un de ses rêves, jamais elle nelutterait contre les chœurs des Duveyrier.
– Du reste, ajouta-t-elle avec ironie, je ne force personneà s’amuser chez moi.
– Le fait est qu’on ne s’y amuse guère, répondit-il,impatienté.
Du coup, elle s’emporta.
– Allons, prodiguez vos insultes !… Sachez, monsieur,que j’aurais tout le beau monde de Paris, si je voulais, et que jen’ai pas attendu après vous pour tenir mon rang !
Il n’était plus question de Berthe, l’adultère avait disparudans cette querelle personnelle. M. Josserand les écoutaittoujours, comme s’il eût roulé au fond d’un cauchemar. Ce n’est paspossible, sa fille ne pouvait lui faire ce chagrin ; et,péniblement, il finit par se lever, il sortit, sans dire uneparole, pour aller chercher Berthe. Dès qu’elle serait là, elle sejetterait au cou d’Auguste, on s’expliquerait, on oublierait tout.Il la trouva en train de se disputer avec Hortense, qui la poussaità implorer son mari, ayant assez d’elle déjà, et craignant departager sa chambre longtemps. La jeune femme résistait ;pourtant, elle finit par le suivre. Comme ils rentraient dans lasalle à manger, où les bols du déjeuner traînaient encore,Mme Josserand criait :
– Non, parole d’honneur ! je ne vous plains pas.
En apercevant Berthe, elle se tut, elle retomba dans sa majestésévère. Auguste avait eu, à la vue de sa femme, un grand geste deprotestation, comme pour l’ôter de son chemin.
– Voyons, dit M. Josserand de sa voix douce ettremblante, qu’est-ce que vous avez tous ? Je ne sais plus,vous me rendez fou avec vos histoires… N’est-ce pas ? monenfant, ton mari se trompe. Tu vas lui expliquer… Il faut avoir unpeu pitié des vieux parents. Faites-le pour moi,embrassez-vous.
Berthe, qui aurait embrassé Auguste tout de même, restaitgauche, étranglée dans son peignoir, en le voyant se reculer d’unair de répugnance tragique.
– Comment ! tu refuses, ma mignonne ? continuaitle père. Tu dois faire le premier pas… Et vous, mon cher garçon,encouragez-la, soyez indulgent.
Le mari enfin éclata.
– L’encourager, ah bien !… Je l’ai trouvée en chemise,monsieur ! et avec cet homme ! Vous moquez-vous de moi,de vouloir que je l’embrasse !… En chemise,monsieur !
M. Josserand restait béant. Puis, il saisit le bras deBerthe.
– Tu ne dis rien, c’est donc vrai ?… À genoux,alors !
Mais Auguste avait gagné la porte. Il se sauvait.
– Inutile ! ça ne prend plus, vos comédies !…N’essayez pas de me la coller encore sur les épaules, c’est tropd’une fois. Entendez-vous, jamais ! j’aimerais mieux plaider.Passez-la à un autre, si elle vous embarrasse. Et, d’ailleurs, vousne valez pas mieux qu’elle !
Il attendit d’être dans l’antichambre, il se soulagea de cedernier cri :
– Oui, quand on a fait une garce de sa fille, on ne lafourre pas à un honnête homme !
La porte de l’escalier battit, un profond silence régna. Berthe,machinalement, avait repris sa place devant la table, baissant lesyeux, regardant un reste de café, au fond de son bol ; tandisque sa mère marchait à grands pas, emportée dans la tempête de sesgrosses émotions. Le père, épuisé, avec un visage blême d’agonie,s’était assis tout seul, à l’autre bout de la pièce, contre un mur.Une odeur de beurre rance, du beurre de mauvaise qualité achetéexprès aux Halles, empoisonnait la pièce.
– Maintenant que ce grossier est parti, ditMme Josserand, on peut s’entendre… Ah !monsieur, voilà les résultats de votre incapacité.Reconnaissez-vous enfin vos torts ? croyez-vous qu’onviendrait chercher des querelles pareilles à un des frèresBernheim, à un propriétaire de la cristallerie Saint-Joseph ?Non, n’est-ce pas ? Si vous m’aviez écoutée, si vous aviez misvos patrons dans votre poche, ce grossier serait à nos genoux, caril ne demande évidemment que de l’argent… Ayez de l’argent et vousserez considéré, monsieur. Il vaut mieux faire envie que pitié.Quand j’ai eu vingt sous, j’ai toujours dit que j’en avaisquarante… Mais vous, monsieur, vous vous fichez que j’aille lespieds nus, vous avez trompé indignement votre femme et vos filles,en les traînant dans une vie de meurt-de-faim. Oh ! neprotestez pas, tous nos malheurs viennent de là !
M. Josserand, les regards éteints, n’avait pas même fait unmouvement. Elle s’était arrêtée devant lui, avec le besoin enragéd’une scène ; puis, le voyant immobile, elle reprit samarche.
– Oui, oui, jouez le dédain. Vous savez que ça ne m’émeutguère… Et nous verrons si vous osez encore dire du mal de mafamille, après tout ce qui se passe dans la vôtre. Mais l’oncleBachelard est un aigle ! mais ma sœur est très polie !Tenez, voulez-vous connaître mon opinion ? eh bien ! monpère ne serait pas mort, que vous l’auriez tué… Quant au vôtre, depère…
La pâleur de M. Josserand augmentait. Il murmura :
– Je t’en supplie, Éléonore… Je t’abandonne mon père, jet’abandonne toute ma famille… Seulement, je t’en supplie,laisse-moi. Je ne me sens pas bien.
Berthe, apitoyée, avait levé la tête.
– Maman, laisse-le, dit-elle.
Alors, se tournant contre sa fille,Mme Josserand repartit avec plus de violence.
– Toi, je te gardais, attends un peu !… Oui, depuishier, j’amasse. Mais, je te préviens, ça déborde, ça déborde… Avecce calicot, si c’est possible ! Tu as donc perdu toutefierté ? Moi, je croyais que tu l’utilisais, que tu étaisaimable, juste assez pour lui faire prendre à cœur la vente, enbas ; et je t’aidais, je l’encourageais… Enfin, dis-moi quelintérêt as-tu vu là-dedans ?
– Aucun, bien sûr, balbutia la jeune femme.
– Pourquoi l’as-tu pris alors ? C’était encore plusbête que vilain.
– Tu es drôle, maman : on ne sait jamais, dans cesaffaires-là.
Mme Josserand s’était remise à marcher.
– Ah ! on ne sait jamais ! Eh bien ! si, ilfaut savoir !… Je vous demande un peu, se mal conduire !mais ça n’a pas une ombre de bon sens, c’est ce quim’exaspère ! Est-ce que je t’ai dit de tromper ton mari ?est-ce que j’ai trompé ton père, moi ? Il est là,questionne-le. Qu’il parle, s’il m’a jamais surprise avec unhomme.
Sa marche se ralentissait, devenait majestueuse ; et elledonnait, sur son corsage vert, de grandes tapes qui lui rejetaientla gorge sous les bras.
– Rien, pas une faute, pas un oubli, même en pensée. Ma vieest chaste… Et Dieu sait pourtant si ton père m’en a faitsupporter ! J’aurais eu toutes les excuses, bien des femmes seseraient payé des vengeances. Mais j’avais du bon sens, ça m’asauvée… Aussi, tu le vois, il n’a pas un mot à dire. Il reste là,sur une chaise, sans trouver une raison. J’ai tous les droits, jesuis honnête… Ah ! grande cruche, tu ne te doutes pas de tabêtise !
Et, doctement, elle fit un cours pratique de morale, dans laquestion de l’adultère. Est-ce que, maintenant, Auguste n’était pasautorisé à la traiter en maître ? Elle lui avait fourni unearme terrible. Même s’ils se remettaient ensemble, elle ne pourraitlui chercher la moindre dispute, sans recevoir immédiatement sonpaquet. Hein ? la jolie position ! comme elle prendraitde l’agrément, à plier l’échine toujours ! C’était fini, elledevait dire adieu aux petits bénéfices qu’elle aurait tirés d’unmari obéissant, des gentillesses et des égards. Non, plutôt vivrehonnête, que de ne plus être la maîtresse de crier chezsoi !
– Devant Dieu ! dit-elle, moi, je jure que je meserais retenue, même si l’empereur m’avait tourmentée !… On yperd trop.
Elle fit quelques pas en silence, parut réfléchir, puisajouta :
– D’ailleurs, c’est la plus grande des hontes.
M. Josserand la regardait, regardait sa fille, remuant leslèvres sans parler ; et tout son être meurtri les conjurait decesser cette explication cruelle. Mais Berthe, qui pliait devantles violences, restait blessée de la leçon de sa mère. À la fin,elle se révoltait, car elle avait l’inconscience de sa faute, dansson ancienne éducation de fille à marier.
– Dame ! dit-elle, en mettant carrément les coudes surla table, il ne fallait pas me faire épouser un homme que jen’aimais pas… Maintenant, je le hais, j’en ai pris un autre.
Et elle continua. Toute l’histoire de son mariage revenait, dansses phrases courtes, lâchées par lambeaux : les trois hiversde chasse à l’homme, les garçons de tous poils aux bras desquels onla jetait, les insuccès de cette offre de son corps, sur lestrottoirs autorisés des salons bourgeois ; puis, ce que lesmères enseignent aux filles sans fortune, tout un cours deprostitution décente et permise, les attouchements de la danse, lesmains abandonnées derrière une porte, les impudeurs de l’innocencespéculant sur les appétits des niais ; puis, le mari fait unbeau soir, comme un homme est fait par une gueuse, le mariraccroché sous un rideau, excité et tombant au piège, dans lafièvre de son désir.
– Enfin, il m’embête et je l’embête, déclara-t-elle. Cen’est pas ma faute, nous ne nous comprenons pas… Dès le lendemain,il a eu l’air de croire que nous l’avions mis dedans ; oui, ilétait refroidi, désolé, comme les jours où il rate une vente… Moi,de mon côté, je ne le trouvais guère drôle. Vrai ! si lemariage n’offrait pas plus d’agrément ! Et c’est parti de là.Tant pis ! ça devait arriver, je ne suis pas la pluscoupable.
Elle se tut, puis ajouta avec une conviction profonde :
– Ah ! maman, comme je te comprends,aujourd’hui !… Tu te rappelles ? quand tu nous disais quetu en avais par-dessus la tête.
Mme Josserand, debout devant elle, l’écoutaitdepuis un instant, dans une stupeur indignée.
– Moi ! j’ai dit ça ! cria-t-elle.
Mais Berthe, lancée, ne s’arrêtait plus.
– Tu l’as dit vingt fois… Et, d’ailleurs, j’aurais voulu tevoir à ma place. Auguste n’est pas bon comme papa. Vous vous seriezbattus pour l’argent, au bout de huit jours… C’est celui-là quit’aurait fait dire tout de suite que les hommes ne sont bons qu’àêtre fichus dedans !
– Moi ! j’ai dit ça ! répéta la mère horsd’elle.
Elle s’avança si menaçante sur sa fille, que le père tendit lesmains, dans un geste de prière qui demandait grâce. Les éclats devoix des deux femmes le frappaient au cœur, sans relâche ; et,à chaque secousse, il sentait la blessure grandir. Des larmesjaillirent de ses yeux, il balbutia :
– Finissez, épargnez-moi.
– Eh ! non, c’est épouvantable, repritMme Josserand d’une voix plus haute. Voilà quecette malheureuse à présent me prête son dévergondage ! Vousallez voir que ce sera moi bientôt qui aurai trompé son mari…Alors, c’est ma faute ? car, au fond, ça veut dire ça… C’estma faute ?
Berthe restait les deux coudes sur la table, très pâle, maisrésolue.
– Bien sûr que si tu m’avais élevée autrement…
Elle n’acheva pas. À toute volée, sa mère lui allongea unegifle, et si forte, qu’elle la cloua du coup sur la toile cirée.Depuis la veille, elle avait cette gifle dans la main ; ça luidémangeait les doigts, comme aux jours lointains où la petites’oubliait encore en dormant.
– Tiens ! cria-t-elle, voilà pour tonéducation !… Ton mari aurait dû t’assommer.
La jeune femme sanglotait, sans se relever, la joue contre lebras. Elle oubliait ses vingt-quatre ans, cette gifle la ramenaitaux gifles d’autrefois, à tout un passé d’hypocrisie craintive. Sarésolution de grande personne émancipée se fondait dans une grossedouleur de petite fille.
Mais, à l’entendre pleurer si fort, une émotion terrible s’étaitemparée du père. Il se levait enfin, éperdu ; et il repoussaitla mère, en disant :
– Vous voulez donc me tuer, toutes les deux… Dites ?faut-il que je me mette à genoux ?
Mme Josserand, soulagée, n’ayant rien à ajouter,se retirait dans un royal silence, lorsque, derrière la porte,brusquement ouverte, elle trouva Hortense, l’oreille tendue. Ce futun nouvel éclat.
– Ah ! tu écoutais ces saletés, toi ! L’unecommet des horreurs, l’autre s’en régale : vous faites lapaire ! Mais, grand Dieu ! qui est-ce qui vous a doncélevées ?
Hortense, sans s’émouvoir, était entrée.
– Je n’avais pas besoin d’écouter, on vous entend du fondde la cuisine. La bonne se tord… D’ailleurs, je suis d’âge à êtremariée, je puis bien savoir.
– Verdier, n’est-ce pas ? reprit la mère avecamertume. Voilà les satisfactions que tu me donnes, toi aussi…Maintenant, tu attends la mort d’un mioche. Tu peux attendre, ilest gros et gras, on me l’a dit. C’est bien fait.
Tout un flot de bile avait jauni le visage maigre de la jeunefille. Elle répondit, les dents serrées :
– S’il est gros et gras, Verdier peut le lâcher. Et je lelui ferai lâcher plus tôt qu’on ne pense, pour vous attraper tous…Oui, oui, je me marierai seule. Ils sont trop solides, les mariagesque tu bâcles !
Puis, comme sa mère revenait sur elle :
– Ah ! tu sais, on ne me gifle pas, moi !… Prendsgarde.
Elles se regardèrent fixement, et Mme Josserandcéda la première, cachant sa retraite sous un air de dominationdédaigneuse. Mais le père avait cru à un recommencement de labataille. Alors, pris entre les trois femmes, lorsqu’il vit cettemère et ces filles, toutes les créatures qu’il avait aimées, finirpar se manger entre elles, il sentit un monde crouler sous lui, ils’en alla de son côté, se réfugia au fond de la chambre, commefrappé à mort et désireux d’y mourir seul. Il répétait au milieu deses sanglots :
– Je ne peux plus… je ne peux plus…
La salle à manger retomba dans le silence. Berthe, la jouecontre le bras, soulevée encore de longs soupirs nerveux, secalmait. Tranquillement, Hortense s’était assise de l’autre côté dela table, beurrant un reste de rôtie afin de se remettre. Ensuite,elle désespéra sa sœur par des raisonnements tristes : çadevenait inhabitable chez eux ; à sa place, elle préféreraitrecevoir des gifles de son mari que de sa mère, car c’était plusnaturel ; elle, d’ailleurs, quand elle aurait épousé Verdier,flanquerait carrément sa mère à la porte, pour ne pas avoir desscènes pareilles dans son ménage. À ce moment, Adèle vint desservirla table ; mais Hortense continua, disant qu’on se feraitdonner congé, si ça recommençait ; et la bonne partagea cetteopinion : elle avait dû fermer la fenêtre de la cuisine, parceque déjà Lisa et Julie allongeaient le nez. Du reste, ça luisemblait drôle, elle riait encore ; Mme Bertheen avait reçu une fameuse ; tant que de tués et de blessés,elle était la plus malade. Puis, roulant sa taille épaisse, elleeut un mot de profonde philosophie : après tout, la maisons’en fichait, fallait bien vivre, on ne se rappellerait même plusmadame et ses deux messieurs dans huit jours. Hortense, quil’approuvait d’un hochement de tête, l’interrompit pour se plaindredu beurre, dont elle avait la bouche empestée. Dame ! dubeurre à vingt-deux sous, ça ne pouvait être que de la poison. Et,comme il laissait au fond des casseroles un résidu infect, Adèleexpliquait qu’il n’était pas même économique, lorsqu’un bruitsourd, un lointain ébranlement du plancher, leur fit brusquementprêter l’oreille.
Berthe, inquiète, avait enfin levé la tête.
– Qu’est-ce donc ? demanda-t-elle.
– C’est peut-être madame et l’autre dame, dans le salon,dit Adèle.
Mme Josserand venait d’avoir un sursaut desurprise, en traversant le salon. Une femme était là, touteseule.
– Comment ! c’est encore vous ! cria-t-elle,quand elle eut reconnu Mme Dambreville, qu’elleavait oubliée.
Celle-ci ne bougeait pas. Les querelles de la famille, l’éclatdes voix, le battement des portes, semblaient avoir passé sur sachair, sans qu’elle en eût même senti le souffle. Elle restaitimmobile, les regards perdus, enfoncée et tassée dans sa raged’amour. Mais un travail se faisait en elle, les conseils de lamère de Léon la bouleversaient, la décidaient à acheter chèrementquelques restes de bonheur.
– Voyons, reprit avec brutalitéMme Josserand, vous ne pouvez pourtant pas coucherici… Mon fils m’a écrit, je ne l’attends plus.
Alors, Mme Dambreville parla, la bouche empâtéede silence, comme si elle se réveillait.
– Je m’en vais, excusez-moi… Et vous lui direz de ma partque j’ai réfléchi. Je consens… Oui, je réfléchirai encore, je luiferai peut-être épouser cette fille, puisqu’il le faut… Mais c’estmoi qui la lui donne, et je veux qu’il vienne me la demander, àmoi, à moi toute seule, entendez-vous !… Oh ! qu’ilrevienne, qu’il revienne !
Sa voix ardente suppliait. Elle ajouta plus bas de l’air entêtéd’une femme qui, après avoir tout sacrifié, se cramponne à unesatisfaction dernière :
– Il l’épousera, mais il habitera chez nous… Autrement riende fait. J’aime mieux le perdre.
Et elle s’en alla. Mme Josserand était redevenuecharmante. Dans l’antichambre, elle trouva des consolations, ellepromit d’envoyer le soir même son fils soumis et tendre, enaffirmant qu’il serait enchanté de vivre chez sa belle-maman. Puis,lorsqu’elle eut fermé la porte derrière le dos deMme Dambreville, elle pensa, pleine d’une tendresseapitoyée :
« Pauvre petit ! ce qu’elle va lui vendreça ! »
Mais, à ce moment, elle entendit aussi le bruit sourd, dont leplancher tremblait. Eh bien ? quoi donc ? est-ce que labonne cassait la vaisselle, maintenant ? Elle se précipitadans la salle à manger, interpella ses filles.
– Qu’y a-t-il, c’est le sucrier qui est tombé ?
– Non, maman… Nous ne savons pas.
Elle se retournait, elle cherchait Adèle, lorsqu’elle l’aperçutécoutant à la porte de la chambre à coucher.
– Que faites-vous donc ? cria-t-elle. On brise toutdans votre cuisine, et vous êtes là, à moucharder monsieur. Oui,oui, on commence par les pruneaux, et on finit par autre chose.Depuis quelque temps, vous avez des allures qui me déplaisent, voussentez l’homme, ma fille…
La bonne, les yeux écarquillés, la regardait. Ellel’interrompit.
– C’est pas tout ça… Je crois bien que c’est monsieur quiest tombé, là-dedans.
– Mon Dieu ! elle a raison, dit Berthe en pâlissant,on aurait dit la chute d’un corps.
Alors, elles pénétrèrent dans la chambre. Devant le lit,M. Josserand gisait, pris de faiblesse ; sa tête avaitporté sur une chaise, un mince filet de sang coulait de l’oreilledroite. La mère, les deux filles, la bonne, l’entourèrent,l’examinèrent. Berthe seule pleurait, reprise des gros sanglotsdont la gifle l’avait secouée. Et, quand elles voulurent, à ellesquatre, le soulever pour le mettre sur le lit, elles l’entendirentqui murmurait :
– C’est fini… Elles m’ont tué.
Des mois se passèrent, le printemps était venu. On parlait, ruede Choiseul, du prochain mariage d’Octave avecMme Hédouin.
Les choses, pourtant, n’allaient pas si vite. Octave, auBonheur des Dames, avait repris sa situation, qui chaquejour s’élargissait. Mme Hédouin, depuis la mort deson mari, ne pouvait suffire aux affaires sans cessecroissantes ; son oncle, le vieux Deleuze, cloué sur unfauteuil par des rhumatismes, ne s’occupait de rien ; et,naturellement, le jeune homme, très actif, travaillé de son besoinde grand commerce, était arrivé en peu de temps à prendre dans lamaison une importance décisive. Du reste, encore irrité de sesamours imbéciles avec Berthe, il ne rêvait plus d’utiliser lesfemmes, il les redoutait même. Le mieux lui semblait de devenirtranquillement l’associé de Mme Hédouin, puis decommencer la danse des millions. Aussi, se rappelant son échecridicule auprès d’elle, la traitait-il en homme, comme elledésirait être traitée.
Dès lors, leurs rapports devinrent très intimes. Ilss’enfermaient pendant des heures, dans le cabinet du fond.Autrefois, quand il s’était juré de la séduire, il avait suivi làtoute une tactique, tâchant d’abuser de ses tendressescommerciales, lui effleurant le cou de chiffres murmurés, guettantles recettes heureuses pour profiter de ses abandons. Maintenant,il restait bonhomme, sans calcul, tout à son affaire. Il ne ladésirait même plus, bien qu’il gardât le souvenir de son frissonléger, la nuit des noces de Berthe, lorsqu’elle valsait sur sapoitrine. Peut-être l’avait-elle aimé. En tout cas, il valait mieuxrester comme ils étaient ; car elle le disait avec justesse,la maison demandait beaucoup d’ordre, c’était inepte d’y vouloirdes choses qui les auraient dérangés du matin au soir.
Assis tous deux devant l’étroit bureau, ils s’oubliaientsouvent, après avoir revu les livres et décidé les commandes. Lui,revenait alors à ses rêves d’agrandissement. Il avait sondé lepropriétaire de la maison voisine, qui vendrait volontiers ;on donnerait congé au bimbelotier et au marchand d’ombrelles, onétablirait un comptoir spécial de soierie. Elle, très grave,écoutait, n’osait se lancer encore. Mais elle concevait pour lesfacultés commerciales d’Octave une sympathie grandissante, enretrouvant chez lui sa propre volonté, son goût des affaires, lefond sérieux et pratique de son caractère, sous les dehors galantsd’un aimable vendeur. Et il montrait, en outre, une flamme, uneaudace qui lui manquait et qui l’emplissait d’une émotion. C’étaitla fantaisie dans le commerce, la seule fantaisie qui l’eût jamaistroublée. Il devenait son maître.
Enfin, un soir, comme ils demeuraient côte à côte devant desfactures, sous la flambée ardente d’un bec de gaz, elle ditlentement :
– Monsieur Octave, j’ai parlé à mon oncle. Il consent, nousachèterons la maison. Seulement…
Il l’interrompit pour crier avec gaieté :
– Les Vabre sont coulés alors !
Elle eut un sourire, elle murmura d’un ton dereproche :
– Vous les détestez donc ? Ce n’est pas bien, vousêtes le dernier qui devriez leur souhaiter du mal.
Jamais elle ne lui avait parlé de ses amours avec Berthe. Cettebrusque allusion le gêna beaucoup, sans qu’il sût pourquoi. Ilrougissait, il balbutiait des explications.
– Non, non, ça ne me regarde pas, reprit-elle toujourssouriante et très calme. Pardonnez-moi, ça m’a échappé, je m’étaispromis de ne jamais vous en ouvrir la bouche… Vous êtes jeune. Tantpis pour celles qui veulent bien, n’est-ce pas ? C’est auxmaris à garder leurs femmes, quand celles-ci ne peuvent se gardertoutes seules.
Il éprouva un soulagement, en comprenant qu’elle n’était pasfâchée. Souvent, il avait redouté une froideur de sa part, si ellevenait à savoir son ancienne liaison.
– Vous m’avez interrompue, monsieur Octave,recommença-t-elle gravement. J’allais ajouter que, si j’achète lamaison voisine et que je double ainsi l’importance de mes affaires,il m’est impossible de rester seule… Je vais être forcée de meremarier.
Octave resta saisi. Comment ! elle avait déjà un mari envue, et il l’ignorait ! Tout de suite, il sentit sa positioncompromise.
– Mon oncle, continuait-elle, me l’a dit lui-même…Oh ! rien ne presse en ce moment. Je suis en deuil de huitmois, j’attendrai l’automne. Seulement, dans le commerce, il fautbien mettre le cœur de côté et songer aux nécessités de sasituation… Un homme est absolument nécessaire ici.
Elle discutait cela posément, comme une affaire, et il laregardait, d’une beauté régulière et saine, le visage très blancsous les ondes correctes de ses bandeaux noirs. Alors, il regrettade ne pas avoir, depuis son veuvage, essayé encore de devenir sonamant.
– C’est toujours grave, balbutia-t-il, ça demanderéflexion.
Sans doute, elle était de cet avis. Et elle parla de sonâge.
– Je suis vieille déjà, j’ai cinq ans de plus que vous,monsieur Octave…
Il l’interrompit, bouleversé, croyant comprendre, lui saisissantles mains, répétant :
– Oh ! madame !… oh ! madame !
Mais elle s’était levée, elle se dégageait. Puis, elle baissa legaz.
– Non, c’est assez, aujourd’hui… Vous avez de très bonnesidées, et il est naturel que je songe à vous pour les mettre àexécution. Seulement, il y a des ennuis, il faut creuser le projet…Je vous sais très sérieux, au fond. Étudiez ça de votre côté, jel’étudierai du mien. Voilà pourquoi je vous en ai parlé. Nous enrecauserons plus tard.
Et les choses en restèrent là, pendant des semaines. Le magasinreprit son train habituel. Comme Mme Hédouingardait près de lui sa paix souriante, sans une allusion à unetendresse possible, il affecta de son côté une tranquillitépareille, il finit par être à son exemple d’une santé heureuse,confiant dans la logique des choses. Elle répétait volontiers queles choses raisonnables arrivaient toutes seules. Aussin’avait-elle jamais de hâte. Les commérages qui commençaient àcirculer sur son intimité avec le jeune homme, ne la touchaientmême pas. Ils attendaient.
Rue de Choiseul, la maison entière jurait donc que le mariageétait fait. Octave avait quitté sa chambre, pour aller se loger rueNeuve-Saint-Augustin, près du Bonheur des Dames. Il nefréquentait plus personne, ni les Campardon, ni les Duveyrier, quiétaient outrés du scandale de ses amours. M. Gourd lui-même,quand il le voyait, affectait de ne pas le reconnaître, afin de nepas avoir à le saluer. Seules, Marie et Mme Juzeur,les matins où elles le rencontraient dans le quartier, entraientcauser un instant sous une porte : Mme Juzeur,qui l’interrogeait passionnément au sujet deMme Hédouin, aurait voulu le décider à venir chezelle, pour parler de ça, gentiment ; Marie, désolée, seplaignant d’être de nouveau enceinte, lui disait la stupéfaction deJules et la colère terrible de ses parents. Puis, quand le bruit deson mariage devint sérieux, Octave fut surpris de recevoir un grandsalut de M. Gourd. Campardon, sans se remettre encore, luienvoya à travers la rue un signe de tête cordial ; tandis queDuveyrier, en allant un soir acheter des gants, se montra fortaimable. Toute la maison commençait à pardonner.
D’ailleurs, la maison avait retrouvé le train de son honnêtetébourgeoise. Derrière les portes d’acajou, de nouveaux abîmes devertus se creusaient ; le monsieur du troisième venaittravailler une nuit par semaine, l’autreMme Campardon passait avec la rigidité de sesprincipes, les bonnes étalaient des tabliers éclatants deblancheur ; et, dans le silence tiède de l’escalier, lespianos seuls, à tous les étages, mettaient les mêmes valses, unemusique lointaine et comme religieuse.
Cependant, le malaise de l’adultère persistait, insensible pourles gens sans éducation, mais désagréable aux personnes d’unemoralité raffinée. Auguste s’obstinait à ne pas reprendre sa femme,et tant que Berthe demeurerait chez ses parents, le scandale neserait pas effacé, il en resterait une trace matérielle. Aucunlocataire, du reste, ne racontait publiquement la véritablehistoire, qui aurait gêné tout le monde ; d’un commun accord,sans même s’être entendu, on avait décidé que les difficultés entreAuguste et Berthe venaient des dix mille francs, d’une simplequerelle d’argent : c’était beaucoup plus propre. On pouvait,dès lors, en parler devant les demoiselles. Les parentspaieraient-ils ou ne paieraient-ils pas ? et le drame devenaittout simple, car pas un habitant du quartier ne s’étonnait ni nes’indignait, à l’idée qu’une question d’argent pût déchaîner desgifles dans un ménage. Au fond, il est vrai, cette convention debonne compagnie n’empêchait pas les choses d’être ; et lamaison, malgré son calme devant le malheur, souffrait cruellementdans sa dignité.
C’était Duveyrier surtout, comme propriétaire, qui portait lepoids de cette infortune imméritée et persistante. Depuis quelquetemps, Clarisse le torturait à un tel point, qu’il revenait parfoispleurer chez sa femme. Mais le scandale de l’adultère l’avait aussifrappé au cœur ; il voyait, disait-il, les passants regardersa maison de haut en bas, cette maison que son beau-père et luis’étaient plu à orner de toutes les vertus domestiques ; et çane pouvait durer, il parlait de purifier l’immeuble, pour sonhonneur personnel. Aussi, au nom de la décence publique,poussait-il Auguste à une réconciliation. Malheureusement, celui-cirésistait, entretenu dans sa rage par Théophile et Valérie, quis’installaient définitivement à la caisse, enchantés de la débâcle.Alors, comme les affaires de Lyon tournaient mal, et que le magasinde soierie périclitait faute d’avances, Duveyrier avait conçu uneidée pratique. Les Josserand devaient souhaiter ardemment sedébarrasser de leur fille : il fallait offrir de la reprendre,mais à la condition qu’ils paieraient la dot de cinquante millefrancs. Peut-être, sur leurs instances, l’oncle Bachelardfinirait-il par donner la somme. Auguste, d’abord, avait refuséviolemment d’entrer dans cette combinaison ; à cent millefrancs, il serait encore volé. Puis, très inquiet pour seséchéances d’avril, il s’était rendu aux raisons du conseiller, quiplaidait la cause de la morale et qui parlait uniquement d’unebonne action à faire.
Lorsqu’on fut d’accord, Clotilde choisit l’abbé Mauduit commenégociateur. C’était délicat, un prêtre pouvait seul intervenir,sans se compromettre. L’abbé justement, éprouvait un grand chagrindes catastrophes déplorables qui s’abattaient sur une des maisonsles plus intéressantes de sa paroisse ; et il avait déjàoffert ses conseils, son expérience, son autorité, pour mettre finà un scandale dont les ennemis de la religion auraient pu seréjouir. Cependant, lorsque Clotilde lui parla de la dot, en lepriant d’aller porter les conditions d’Auguste aux Josserand, ilbaissa la tête, il garda un silence douloureux.
– C’est de l’argent dû que mon frère réclame, répétait lajeune femme. Comprenez bien que ce n’est pas un marché… D’ailleurs,mon frère s’obstine.
– Il le faut, j’irai, dit enfin le prêtre.
Chez les Josserand, on attendait de jour en jour la proposition.Sans doute, Valérie avait parlé, les locataires discutaient lecas : étaient-ils dans la gêne au point de garder leurfille ? trouveraient-ils les cinquante mille francs pour s’endébarrasser ? Depuis que la question se posait,Mme Josserand ne dérageait plus. Eh quoi !après avoir eu tant de peine à marier une première fois Berthe,voilà qu’il fallait la marier encore ! Rien n’était fait, onredemandait une dot, les ennuis d’argent allaientrecommencer ! Jamais une mère n’avait eu à renouveler ainsi depareils travaux. Et tout cela par la faute de cette grande cruche,qui poussait la stupidité jusqu’à oublier ses devoirs ! Lamaison devenait un enfer, Berthe y endurait une continuelletorture, car sa sœur Hortense elle-même, furieuse de ne pluscoucher seule, ne prononçait pas une phrase, sans y glisser uneallusion blessante. On en arrivait à lui reprocher ses repas. Quandon avait un mari quelque part, c’était drôle tout de même de rognerles plats de ses parents, déjà trop petits. Alors, la jeune femme,désespérée, sanglotait dans les coins, se traitant de lâche, ne setrouvant pas le courage de descendre se jeter aux pieds d’Augusteet de lui crier : « Tiens ! bats-moi, je ne puis pasêtre plus malheureuse ! » M. Josserand seul semontrait tendre pour sa fille. Mais il se mourait des fautes et deslarmes de cette enfant, il agonisait de cruautés de la famille, encongé illimité, presque toujours au lit. Le Dr Juillerat qui lesoignait, parlait d’une décomposition de sang : c’était uneusure de l’être entier, où tous les organes se prenaient, les unsaprès les autres.
– Lorsque tu auras fait mourir ton père de chagrin, tuseras contente, n’est-ce pas ? criait la mère.
Et Berthe n’osait même plus entrer dans la chambre du malade.Dès que le père et la fille se voyaient, ils pleuraient tous lesdeux, ils se faisaient du mal.
Enfin, Mme Josserand prit un grand parti :elle invita l’oncle Bachelard, résignée à s’humilier une foisencore. Elle aurait donné les cinquante mille francs de sa poche,si elle les avait eus, pour ne pas garder cette grande fillemariée, dont la présence déshonorait ses mardis. Puis, elle venaitd’apprendre des choses monstrueuses sur l’oncle, et s’il n’étaitpas gentil, elle voulait lui dire une bonne fois sa façon depenser.
Bachelard, à table, se conduisit d’une façon particulièrementmalpropre. Il était arrivé dans un état d’ivresse avancé ;car, depuis la perte de Fifi, il tombait aux écarts des grandespassions. Heureusement, Mme Josserand n’avaitinvité personne, par crainte d’être déconsidérée. Au dessert, ils’endormit en racontant des histoires embrouillées de noceurgâteux, et il fallut le réveiller pour le mener dans la chambre deM. Josserand. Toute une mise en scène y était préparée, afind’agir sur sa sensibilité de vieil ivrogne : devant le lit dupère, se trouvaient deux fauteuils, l’un pour la mère, l’autre pourl’oncle. Berthe et Hortense se tiendraient debout. On verrait unpeu si l’oncle oserait mentir une fois encore à ses promesses, enface d’un mourant, dans une chambre si triste, qu’une lampe fumeuseéclairait mal.
– Narcisse, dit Mme Josserand, la situationest grave…
Et, d’une voix lente et solennelle, elle expliqua cettesituation, le malheur regrettable de sa fille, la vénalitérévoltante du mari, la résolution pénible où elle était de donnerles cinquante mille francs, pour faire cesser le scandale quicouvrait la famille de honte. Puis, sévèrement :
– Souviens-toi de ce que tu as promis, Narcisse… Le soir ducontrat, tu t’es encore frappé la poitrine, en jurant que Berthepouvait compter sur le cœur de son oncle. Eh bien ! où est-ilce cœur ? le moment est venu de le montrer… MonsieurJosserand, joignez-vous à moi, indiquez-lui son devoir, si votreétat de faiblesse vous le permet.
Malgré sa profonde répugnance, le père murmura, par tendressepour sa fille :
– C’est la vérité, vous avez promis, Bachelard. Voyons,avant que je m’en aille, faites-moi donc le plaisir de vousconduire proprement.
Mais, Berthe et Hortense, dans l’espérance d’attendrir l’oncle,lui avaient versé trop souvent à boire. Il était dans un tel état,qu’on ne pouvait même plus abuser de lui.
– Hein ? quoi ? bégaya-t-il, sans avoir besoind’exagérer son ivresse. Jamais promettre… Comprends pas du tout.Répète un peu, Éléonore.
Celle-ci recommença, le fit embrasser par Berthe qui pleurait,le supplia au nom de la santé de son mari, lui prouva qu’en donnantles cinquante mille francs, il remplissait un devoir sacré. Puis,comme il se rendormait, sans avoir l’air d’être affecté le moins dumonde par la vue du malade et de cette chambre douloureuse, elleéclata brusquement en paroles violentes.
– Tiens ! Narcisse, il y a trop longtemps que ça dure,tu es une canaille !… Je connais toutes tes cochonneries. Tuviens de marier ta maîtresse à Gueulin, et tu leur as donnécinquante mille francs, juste la somme que tu nous avais promise…Ah ! c’est propre, le petit Gueulin joue là-dedans un jolirôle ! Et toi, tu es plus sale encore, tu nous retires le painde la bouche, tu prostitues ta fortune, oui ! tu laprostitues, en nous volant pour cette catin un argent qui nousappartenait !
Jamais elle ne s’était soulagée à ce point. Hortense, gênée, duts’occuper de la potion de son père, afin d’avoir un maintien.Celui-ci, dont cette scène enfiévrait le mal, s’agitait surl’oreiller, répétait d’une voix tremblante :
– Je t’en prie, Éléonore, tais-toi, il ne donnera rien… Situ veux lui dire des choses, emmène-le, pour que je ne vous entendepas.
Berthe, de son côté, pleurait plus fort, se joignait à sonpère.
– Assez, maman, fais plaisir à papa… Mon Dieu !suis-je malheureuse d’être la cause de toutes ces disputes !J’aime mieux m’en aller, j’irai mourir quelque part.
Alors, Mme Josserand posa carrément la questionà l’oncle.
– Veux-tu, oui ou non, donner les cinquante mille francs,pour que ta nièce marche le front haut ?
Effaré, il s’attardait dans des explications.
– Écoute un peu, j’ai trouvé Gueulin et Fifi ensemble… Quoifaire ? il a bien fallu les marier… Ce n’est pas ma faute.
– Veux-tu, oui ou non, donner la dot que tu aspromise ? répéta-t-elle furieusement.
Il vacillait, son ivresse s’aggravait au point qu’il ne trouvaitplus les mots.
– Peux pas, parole d’honneur !… Ruiné complètement.Autrement, tout de suite… Le cœur sur la main, tu le sais…
Elle l’interrompit d’un geste terrible, elle déclara :
– C’est bon, je vais réunir un conseil de famille et tefaire interdire. Quand les oncles deviennent gâteux, on les met àl’hôpital.
Du coup, l’oncle fut pris d’une grosse émotion. Il regarda lachambre, la trouva sinistre, avec sa maigre lampe ; il regardale mourant qui, soutenu par ses filles, avalait une cuillerée d’unliquide noirâtre ; et son cœur creva, il sanglota en accusantsa sœur de ne l’avoir jamais compris. Pourtant, il était déjà bienassez malheureux de la trahison de Gueulin. On le savait trèssensible, on avait tort de l’inviter à dîner, pour l’attristerensuite. Enfin, à la place des cinquante mille francs, il offrittout le sang de ses veines.
Mme Josserand, épuisée, l’abandonnait, lorsquela bonne annonça le Dr Juillerat et l’abbé Mauduit. Ils s’étaientrencontrés sur le palier, ils entrèrent ensemble. Le docteur trouvaM. Josserand beaucoup plus mal, encore sous le coup de lascène où il avait dû jouer un rôle. Lorsque, de son côté, l’abbévoulut emmener Mme Josserand dans le salon, ayant,disait-il, une communication à lui faire, celle-ci flaira de quellepart il venait et répondit avec majesté qu’elle était en famille etqu’elle pouvait tout entendre ; le docteur lui-même ne seraitpas de trop, car un médecin était, lui aussi, un confesseur.
– Madame, dit alors le prêtre avec une douceur un peugênée, voyez dans ma démarche l’ardent désir de réconcilier deuxfamilles…
Il parla du pardon de Dieu, appuya sur la joie qu’il éprouveraità rassurer les cœurs honnêtes, en faisant cesser une situationintolérable. Il appelait Berthe malheureuse enfant, ce qui la mitde nouveau en larmes ; et tout cela avec une telle paternité,en termes si choisis, qu’Hortense n’eut pas besoin de sortir.Cependant, il dut en arriver aux cinquante mille francs : lesépoux semblaient ne plus avoir qu’à s’embrasser, lorsqu’il posa lacondition formelle de la dot.
– Monsieur l’abbé, permettez-moi de vous interrompre, ditMme Josserand. Nous sommes très touchés de vosefforts. Mais jamais, entendez-vous ! jamais, nous netrafiquerons avec l’honneur de notre fille… Des gens qui se sontdéjà réconciliés sur le dos de cette enfant ! Oh ! jesais tout, ils étaient à couteaux tirés, et maintenant ils ne sequittent plus, ils nous mangent du matin au soir… Non, monsieurl’abbé, un marché serait une honte…
– Il me semble pourtant, madame… hasarda le prêtre.
Elle lui couvrit la voix, elle continua superbement :
– Tenez ! mon frère est là. Vous pouvez l’interroger…Il me répétait encore tout à l’heure : « Éléonore, jet’apporte les cinquante mille francs, arrange ce fâcheuxmalentendu. » Eh bien ! monsieur, l’abbé, demandez-luiquelle a été ma réponse… Lève-toi, Narcisse. Dis la vérité.
L’oncle s’était déjà rendormi sur un fauteuil, au fond de lachambre. Il se remua, il lâcha des mots sans suite. Puis, comme sasœur insistait, il mit la main sur son cœur, en bégayant :
– Quand le devoir parle, on doit marcher… La famille avanttout.
– Vous l’entendez ! criaMme Josserand, d’un air de triomphe. Pas d’argent,c’est ignoble !… Répétez bien à ces gens que nous ne mouronspas, nous autres, pour éviter de payer. La dot est ici, nousl’aurions donnée ; mais, du moment qu’on l’exige comme lerachat de notre fille, c’est trop sale… Qu’Auguste reprenne Berthed’abord, nous verrons plus tard.
Elle avait élevé la voix, et le docteur qui examinait le malade,dut la faire taire.
– Plus bas, madame ! dit-il. Votre mari souffre.
Alors, l’abbé Mauduit, dont la gêne augmentait, s’approcha dulit, trouva de bonnes paroles. Et il se retira, sans revenir surl’affaire, cachant la confusion d’avoir échoué, sous son aimablesourire, avec un pli de dégoût et de douleur aux lèvres. Comme ledocteur s’en allait à son tour, il apprit rudement àMme Josserand que le malade était perdu : lesplus grandes précautions devenaient nécessaires, car la moindreémotion pouvait l’emporter. Elle resta saisie, elle passa dans lasalle à manger, où ses deux filles et l’oncle rentraient, pourlaisser reposer M. Josserand, qui semblait vouloir dormir.
– Berthe, murmura-t-elle, tu viens d’achever ton père.C’est le docteur qui l’a dit.
Et toutes trois s’affligèrent autour de la table, pendant queBachelard, gagné lui aussi par les larmes, se confectionnait ungrog.
Lorsqu’on eut fait connaître à Auguste la réponse des Josserand,il fut repris de fureur contre sa femme, jurant qu’il larepousserait à coups de botte, le jour où elle viendrait demandergrâce. Au fond, elle lui manquait, il souffrait d’un vide, il étaitcomme dépaysé, dans les nouveaux ennuis de son abandon, aussigraves que les ennuis du ménage. Rachel, qu’il avait gardée pourblesser Berthe, le volait et le querellait maintenant, avec latranquille impudence d’une épouse ; et il finissait parregretter les petits bénéfices de la vie à deux, les soiréespassées à s’ennuyer ensemble, puis les réconciliations coûteusesdans la chaleur des draps. Mais il avait surtout assez de Théophileet de Valérie, installés en bas, occupant le magasin de leurimportance. Même il les soupçonnait de s’approprier parfois lamonnaie, sans aucune délicatesse. Valérie n’était pas comme Berthe,elle aimait trôner sur la banquette de la caisse ; seulement,il crut s’apercevoir qu’elle attirait des hommes, à la face de sonimbécile de mari, dont le rhume persistant voilait les yeux decontinuelles larmes. Autant Berthe alors. Au moins, elle n’avaitjamais fait passer la rue au travers des comptoirs. Enfin, unedernière inquiétude le travaillait : le Bonheur desDames prospérait, devenait une menace pour sa maison, dont lechiffre d’affaires diminuait de jour en jour. Certes, il neregrettait pas ce misérable Octave, et cependant il était juste, illui reconnaissait des facultés hors ligne. Comme tout auraitmarché, si l’on s’était mieux entendus ! Des regrets attendrisle prenaient, il y avait des heures où, malade de solitude, sentantla vie crouler sous lui, il serait monté chez les Josserand leurredemander Berthe, pour rien.
D’ailleurs, Duveyrier ne se décourageait pas, le poussaittoujours à une réconciliation, de plus en plus navré de la défaveurmorale qu’une telle histoire jetait sur son immeuble. Il affectaitmême de croire aux paroles de Mme Josserand,rapportées par le prêtre : si Auguste reprenait sa femme sanscondition, on lui compterait certainement la dot, le lendemain.Puis, comme celui-ci redevenait enragé, devant une affirmationpareille, le conseiller faisait surtout appel à son cœur. Ill’emmenait le long des quais, lorsqu’il se rendait au Palais dejustice ; il lui enseignait le pardon des injures d’une voixtrempée de larmes, le nourrissait d’une philosophie désolée etlâche, où la seule félicité possible était d’endurer la femme,puisqu’on ne pouvait pas s’en passer.
Duveyrier baissait, inquiétait la rue de Choiseul par latristesse de sa démarche et la pâleur de son visage, où les tachesrouges s’élargissaient, irritées. Un malheur inavouable semblaits’abattre sur lui. C’était Clarisse qui engraissait toujours, quidébordait et le torturait. À mesure qu’elle éclatait d’unembonpoint bourgeois, il la trouvait plus insupportable de belleéducation, de rigorisme distingué. Maintenant, elle lui défendaitde la tutoyer en présence de sa famille ; et, devant lui, ellese pendait au cou de son maître de piano, se lâchait dans desfamiliarités, dont il sanglotait. Deux fois, il l’avait surpriseavec Théodore, s’était emporté, puis avait demandé son pardon àgenoux, acceptant tous les partages. D’ailleurs, continuellement,pour le tenir humble et soumis, elle parlait avec répugnance de sesboutons ; même l’idée lui était venue de le passer à une deses cuisinières, grosse fille accoutumée aux basses besognes ;mais la cuisinière n’avait pas voulu de monsieur. Chaque jour, lavie devenait ainsi plus cruelle pour Duveyrier, chez cettemaîtresse où il retrouvait son ménage, tombé dans un enfer. Latribu des camelots, la mère, le grand voyou de frère, les deuxpetites sœurs, jusqu’à la tante infirme, le volaient avecimpudence, vivaient de lui ouvertement, au point de vider sespoches la nuit, quand il couchait. Sa situation s’aggravait d’autrepart : il était à bout d’argent, il tremblait d’être compromissur son siège de magistrat ; certes, on ne pouvait ledestituer ; seulement, les jeunes avocats le regardaient d’unair polisson, ce qui le gênait pour rendre la justice. Et, lorsque,chassé par la saleté et le vacarme, pris du dégoût de lui-même, ils’échappait de la rue d’Assas et se réfugiait rue de Choiseul, lafroideur haineuse de sa femme achevait de l’accabler. Alors, ilperdait la tête, il regardait la Seine en se rendant à l’audience,avec l’idée de s’y jeter, le soir où une dernière souffrance lui endonnerait le courage.
Clotilde avait bien remarqué les attendrissements de son mari,inquiète, irritée contre cette maîtresse qui n’arrivait même pas àfaire le bonheur d’un homme, dans son inconduite. Mais elle était,de son côté, très ennuyée d’une aventure déplorable, dont lesconséquences révolutionnaient la maison. Clémence, en remontant unmatin chercher un mouchoir, venait de surprendre Hippolyte avec cetavorton de Louise, sur son propre lit ; et, depuis lors, ellele giflait dans la cuisine au moindre mot, ce qui détraquait leservice. Le pis était que madame ne pouvait fermer les yeuxdavantage sur la situation illégale de sa femme de chambre et deson maître d’hôtel : les autres bonnes riaient, le scandale serépandait chez les fournisseurs, il fallait absolument les marierensemble, si elle désirait les garder ; et, comme ellecontinuait à être très contente de Clémence, elle ne songeait plusqu’à ce mariage. La négociation lui semblait si délicate, avec desamoureux qui se rouaient de coups, qu’elle résolut d’en chargerencore l’abbé Mauduit, dont le rôle moralisateur paraissait toutindiqué dans la circonstance. Du reste, ses domestiques luidonnaient beaucoup de mal, depuis quelque temps. À la campagne,elle s’était aperçue de la liaison de son grand galopin de Gustaveavec Julie ; un instant, elle avait voulu renvoyer cettedernière, à regret, car elle aimait sa cuisine ; puis, aprèsde sages réflexions, elle l’avait gardée, préférant que le galopineût une maîtresse chez elle, une fille propre qui ne serait jamaisun embarras. Au-dehors, on ne sait pas ce qu’un jeune homme peutempoigner, quand il commence trop jeune. Elle les surveillait donc,sans rien dire ; et il fallait, maintenant, que les deuxautres vinssent l’occuper de leur histoire !
Justement, un matin, Mme Duveyrier allait serendre chez l’abbé Mauduit, lorsque Clémence lui annonça que leprêtre montait l’extrême-onction à M. Josserand. La femme dechambre, après s’être trouvée dans l’escalier, sur le passage dubon Dieu, était rentrée à la cuisine, en s’écriant :
– Je disais bien qu’il reviendrait cette année !
Et, faisant allusion aux catastrophes dont la maison souffrait,elle avait ajouté :
– Ça nous a porté malheur à tous.
Cette fois, le bon Dieu n’arriva pas en retard : c’était unsigne excellent pour l’avertir. Mme Duveyrier sehâta de se rendre à Saint-Roch, où elle attendit le retour del’abbé. Il l’écouta, garda un silence triste, puis ne put refuserd’éclairer la femme de chambre et le maître d’hôtel surl’immoralité de leur situation. D’ailleurs, l’autre histoirel’aurait fait retourner prochainement rue de Choiseul, car lepauvre M. Josserand ne passerait sans doute pas la nuit ;et il donna à entendre qu’il voyait là une circonstance cruelle,mais heureuse, pour réconcilier Auguste et Berthe. On tâcheraitd’arranger les deux affaires à la fois. Il était grand temps que leciel voulût bien bénir leurs efforts.
– J’ai prié, madame, dit le prêtre. Dieu triomphera.
En effet, le soir, à sept heures, l’agonie de M. Josserandcommençait. Toute la famille se trouvait réunie, sauf l’oncleBachelard qu’on avait inutilement cherché dans les cafés, etSaturnin qui était toujours enfermé à l’asile des Moulineaux. Léon,dont la maladie de son père retardait fâcheusement le mariage,montrait une douleur digne. Mme Josserand etHortense avaient du courage. Seule, Berthe sanglotait si fort, que,pour ne pas affecter le malade, elle s’était réfugiée au fond de lacuisine, où Adèle, profitant du désarroi, buvait du vin chaud.D’ailleurs, M. Josserand mourut avec simplicité. Son honnêtetél’étouffait. Il avait passé inutile, il s’en allait, en brave hommelas des vilaines choses de la vie, étranglé par la tranquilleinconscience des seules créatures qu’il eût aimées. À huit heures,il bégaya le nom de Saturnin, se tourna contre le mur, ets’éteignit.
Personne ne le croyait mort, car on redoutait une agonieterrible. On patienta quelque temps, on le laissait dormir.Lorsqu’on le trouva qui se refroidissait déjà,Mme Josserand, au milieu des larmes, s’emportacontre Hortense, qu’elle avait chargée d’aller chercher Auguste,comptant elle aussi remettre Berthe sur les bras de ce dernier,dans la grosse douleur des derniers moments.
– Tu ne songes donc à rien ! disait-elle en s’essuyantles yeux.
– Mais, maman, répondait la jeune fille en larmes, est-cequ’on pouvait croire que papa finirait si vite !… Tu m’avaisdit de descendre prévenir Auguste à neuf heures seulement, pourêtre sûre de le garder jusqu’à la fin.
La famille, très affligée, trouva dans cette querelle unedistraction. C’était encore une affaire manquée, on n’arrivaitjamais à rien. Il restait heureusement l’occasion du convoi, pours’embrasser.
Le convoi parut convenable, bien qu’il fût d’une classeinférieure à celui de M. Vabre. On se passionna d’ailleursbeaucoup moins dans la maison et dans le quartier, car il nes’agissait plus d’un propriétaire. Le mort était un hommetranquille, qui ne troubla même pas le sommeil deMme Juzeur. Marie, sur le point d’accoucher depuisla veille, exprima le seul regret de n’avoir pu aider ces dames àfaire la toilette du pauvre monsieur. En bas,Mme Gourd se contenta de se lever, au passage ducercueil, et de le saluer du fond de la loge, sans venir jusqu’à laporte. Toute la maison, cependant, alla au cimetière :Duveyrier, Campardon, les Vabre, M. Gourd. On causa duprintemps, dont les grandes pluies avaient compromis les récoltes.Campardon s’étonna de la mauvaise mine de Duveyrier ; et,comme, en regardant descendre le corps, le conseiller pâlissait,sur le point de se trouver mal, l’architecte murmura :
– Il a senti l’odeur de la terre… Dieu veuille que lamaison ne soit pas décimée davantage !
Il fallut soutenir jusqu’à leur voitureMme Josserand et ses filles. Léon s’empressait,aidé de l’oncle Bachelard, pendant que, l’air gêné, Augustemarchait en arrière. Ce dernier monta dans une autre voiture, avecDuveyrier et Théophile. Clotilde gardait l’abbé Mauduit, quin’avait pas officié, mais qui était venu au cimetière, voulantdonner un témoignage de sympathie à la famille. Les chevauxrepartirent plus gaiement ; et, tout de suite, elle pria leprêtre de rentrer avec eux, car elle sentait l’heure favorable. Ilconsentit.
Rue de Choiseul, les trois voitures de deuil déposèrentsilencieusement la famille. Théophile rejoignit aussitôt Valérie,restée à surveiller un grand nettoyage, pour profiter de lafermeture du magasin.
– Tu peux faire tes paquets, lui cria-t-il d’une voixfurieuse. Ils sont tous à le pousser. Je parie qu’il va luidemander pardon !
Tous, en effet, éprouvaient le pressant besoin d’en finir. Ilfallait que le malheur, au moins, fût bon à quelque chose. Auguste,au milieu d’eux, comprenait bien ce qu’ils voulaient ; et ilétait seul, sans force, plein de honte. Lentement, la famille avaitdéfilé sous la voûte, vêtue de noir. Personne ne parlait. Dansl’escalier, le silence continua, un silence plein d’un sourdtravail ; tandis que les jupes de crêpe, molles et tristes,montaient les marches. Auguste, pris d’une dernière révolte, étaitpassé le premier, avec l’idée de s’enfermer vivement chezlui ; mais, comme il ouvrait sa porte, Clotilde et l’abbé, quil’avaient suivi, l’arrêtèrent. Derrière eux, Berthe en grand deuilparut sur le palier, accompagnée de sa mère et de sa sœur. Toutestrois avaient les yeux rouges, Mme Josserandsurtout faisait peine à voir.
– Allons, mon ami, dit simplement le prêtre, gagné par leslarmes.
Et cela suffit, Auguste céda tout de suite, voyant qu’il valaitmieux se résigner, dans cette occasion honorable. Sa femmepleurait, il pleura aussi, bégayant :
– Entre… Nous tâcherons de ne pas recommencer.
Alors, la famille s’embrassa. Clotilde félicitait sonfrère : elle n’attendait pas moins de son cœur.Mme Josserand montrait une satisfaction navrée, enveuve que les bonheurs inespérés ne touchent même plus. Elleassocia son pauvre mari à la joie générale.
– Vous faites votre devoir, mon gendre. Celui qui est auciel vous remercie.
– Entre, répétait Auguste bouleversé.
Mais, attirée par le bruit, Rachel venait de paraître dansl’antichambre ; et, devant l’exaspération muette qui pâlissaitle visage de cette fille, Berthe eut une courte hésitation. Puis,sévèrement, elle entra, elle disparut avec le noir de son deuil,dans l’ombre de l’appartement. Auguste la suivait, la porte sereferma sur eux.
Un grand soupir de soulagement traversa l’escalier, emplit lamaison d’allégresse. Les dames serrèrent les mains du prêtre, queDieu avait exaucé. Au moment où Clotilde l’emmenait, pour arrangerl’autre histoire, Duveyrier, resté en arrière avec Léon etBachelard, arriva péniblement. Il fallut lui expliquer l’issueheureuse ; mais, lui qui la désirait depuis des mois, semblacomprendre à peine, l’air étrange, travaillé d’une idée fixe, dontla torture le désintéressait. Pendant que les Josserand montaientchez eux, il rentra derrière sa femme et l’abbé. Et ils étaientencore dans l’antichambre, lorsque des cris étouffés les firenttressaillir.
– Que madame se rassure, expliqua complaisamment Hippolyte.C’est la petite dame d’en haut qui a été prise des douleurs… J’aivu le Dr Juillerat monter en courant.
Puis, lorsqu’il fut seul, il ajouta philosophiquement :
– Un qui part, un qui vient.
Clotilde installa l’abbé Mauduit dans le salon, en disantqu’elle lui enverrait d’abord Clémence ; et, pour le fairepatienter, elle lui donna la Revue des Deux Mondes, où ily avait des vers vraiment délicats. Elle voulait préparer sa femmede chambre. Mais elle trouva son mari assis sur une chaise de soncabinet de toilette.
Depuis le matin, Duveyrier agonisait. Il venait, une troisièmefois, de surprendre Clarisse avec Théodore ; et, comme ilprotestait, toute la famille des camelots, la mère, le frère, lespetites sœurs, s’était ruée sur lui, l’avait jeté dans l’escalier àcoups de pied et à coups de poing. Clarisse, pendant ce temps, letraitait de panné, le menaçait furieusement d’envoyer chercher lecommissaire, s’il remettait les pieds chez elle. C’était fini, leconcierge apitoyé lui avait appris en bas que, depuis huit jours,un vieux très riche voulait entretenir madame. Alors, chassé,n’ayant plus de niche où vivre chaudement, Duveyrier, après avoirbattu les trottoirs, était entré dans une boutique perdue acheterun revolver de poche. La vie devenait trop triste, il pourrait aumoins la quitter, quand il aurait trouvé un bon endroit. Ce choixd’un coin tranquille le préoccupait, en rentrant rue de Choiseuld’un pas machinal, pour assister au convoi de M. Josserand.Puis, derrière le corps, il avait eu l’idée brusque de se tuer aucimetière : il s’en irait au fond, se cacherait derrière unetombe ; cela flattait son goût du romanesque, le besoin d’unidéal tendre et romantique, qui désolait son existence, sous larigidité bourgeoise de son attitude. Mais, devant le cercueil qu’ondescendait, il s’était mis à trembler, saisi du froid de la terre.Décidément, l’endroit ne valait rien, il fallait chercher ailleurs.Et, revenu plus malade, envahi par l’idée fixe, il réfléchissaitsur une chaise du cabinet de toilette, discutant le meilleur coinde la maison : peut-être dans la chambre, au bord du lit, ouplus simplement à la place même où il se trouvait, sans bouger.
– Auriez-vous l’obligeance de me laisser seule ? luidit Clotilde.
Il tenait déjà le revolver dans sa poche.
– Pourquoi ? demanda-t-il avec effort.
– Parce que j’ai besoin d’être seule.
Il crut qu’elle désirait changer de robe et qu’elle ne voulaitmême plus lui montrer ses bras nus, tant il la répugnait. Uninstant, il la regarda de ses yeux troubles, si grande, si belle,le teint d’une pureté de marbre, les cheveux noués en tresses d’orfauve. Ah ! si elle avait consenti, comme tout se seraitarrangé ! Il se leva en trébuchant, ouvrit les bras, tâcha dela saisir.
– Quoi donc ? murmura-t-elle, surprise. Que vousprend-il ? Pas ici, bien sûr… Vous n’avez donc plusl’autre ? Ça va donc recommencer, cette abomination ?
Et elle avait le cœur soulevé d’un tel dégoût, qu’il recula.Sans dire une parole, il sortit, s’arrêta dans l’antichambre,hésita une seconde ; puis, comme une porte se trouvait devantlui, la porte des lieux d’aisances, il la poussa ; et, sanshâte, il s’assit au milieu du siège. C’était un endroit tranquille,personne ne viendrait l’y déranger. Il introduisit le canon dupetit revolver dans sa bouche, il lâcha un coup.
Cependant, Clotilde, que ses allures inquiétaient depuis lematin, avait écouté pour savoir s’il lui faisait la grâce deretourner chez Clarisse. En comprenant où il allait, à uncraquement particulier de la porte, elle ne s’occupait plus de lui,elle sonnait enfin Clémence, lorsque la détonation sourde de l’armel’étonna. Qu’était-ce donc ? on aurait dit le petit bruitd’une carabine d’appartement. Elle accourut dans l’antichambre,n’osa pas d’abord l’interroger ; puis, comme un souffleétrange sortait de là-dedans, elle l’appela, finit par ouvrir, enne recevant aucune réponse. Le verrou n’était pas même poussé.Duveyrier, étourdi plus encore par la peur que par le mal, restaitaccroupi sur le siège, dans une pose lugubre, les yeux grandsouverts, la face ruisselante de sang. Il venait de se rater. Laballe, après lui avoir entamé la mâchoire, s’en était allée entrouant la joue gauche. Et il n’avait plus le courage de se tirerun second coup.
– Comment ! c’est ce que vous venez faire là !cria Clotilde hors d’elle. Eh ! tuez-vous dehors !
Elle était indignée. Ce spectacle, au lieu de l’attendrir, lajetait à une exaspération dernière. Elle le bourra, le souleva sansprécaution aucune, voulut l’emporter pour qu’on ne le vît pas en unpareil endroit. Dans ce cabinet ! et il se manquaitencore ! C’était le comble.
Alors, pendant qu’elle le soutenait pour le conduire à lachambre, Duveyrier qui avait du sang plein la gorge et qui crachaitses dents, bégaya entre deux râles :
– Tu ne m’as jamais aimé !
Et il sanglotait, il souffrait de la poésie morte, de cettepetite fleur bleue qu’il ne pouvait cueillir. Lorsque Clotildel’eut couché, elle s’attendrit enfin, prise d’une émotion nerveusedans sa colère. Le pis était que Clémence et Hippolyte arrivaient,au coup de sonnette. Elle leur parla bien d’abord d’unaccident : monsieur venait de choir sur le menton ; puis,elle dut abandonner cette fable, car le domestique, en allantessuyer le siège ensanglanté, avait trouvé le revolver, tombéderrière le petit balai. Cependant, comme le blessé perdait dusang, la femme de chambre se souvint que le Dr Juillerat accouchaiten haut Mme Pichon, et elle courut, elle lerencontra justement qui descendait, après une délivrance heureuse.Tout de suite, le docteur rassura Clotilde ; peut-êtreresterait-il une déviation dans la mâchoire, mais la vie n’étaitpas en danger. Il se hâtait de procéder à un premier pansement, aumilieu de cuvettes d’eau et de linges tachés de rouge, lorsquel’abbé Mauduit, inquiet de tout ce bruit, se permit d’entrer.
– Qu’est-il donc arrivé ? demanda-t-il.
Cette question acheva de bouleverserMme Duveyrier. Elle éclata en larmes, dès lespremiers mots d’explication. Le prêtre avait compris d’ailleurs, aucourant des misères cachées de son troupeau. Déjà, dans le salon,envahi d’un malaise, il regrettait presque son succès, cettemalheureuse jeune femme qu’il venait de pousser chez son mari, sansqu’elle eût un remords. Un doute terrible le prenait, Dieupeut-être n’était pas avec lui. Son angoisse augmenta devant lamâchoire cassée du conseiller. Il s’approcha, il voulut condamnerénergiquement le suicide. Mais le docteur, très affairé,l’écartait.
– Après moi, monsieur l’abbé… Tout à l’heure… Vous voyezbien qu’il est évanoui.
Duveyrier, en effet, au premier attouchement du médecin, avaitperdu connaissance. Alors, Clotilde, pour se débarrasser desdomestiques qui n’étaient plus utiles, et dont les yeux grandsouverts la gênaient, murmura, en s’essuyant les yeux :
– Allez dans le salon avec M. l’abbé… Il a quelquechose à vous dire.
Le prêtre dut les emmener. C’était encore une laide affaire.Hippolyte et Clémence, très surpris, le suivaient. Quand ils furentseuls, il commença par leur adresser des exhortationsembrouillées : le ciel récompensait la bonne conduite, tandisqu’un seul péché conduisait en enfer ; du reste, il étaittoujours temps de mettre fin à un scandale et de faire son salut.Pendant qu’il parlait ainsi, leur surprise devenait del’ahurissement ; les mains ballantes, elle avec ses membresmenus et sa bouche pincée, lui avec sa figure plate et ses gros osde gendarme, ils échangeaient des coups d’œil inquiets :est-ce que madame avait découvert ses serviettes, en haut, dans unemalle ? ou bien était-ce pour la bouteille de vin qu’ilsmontaient tous les soirs ?
– Mes enfants, finit par dire le prêtre, vous donnez lemauvais exemple. Le grand crime est de pervertir autrui, de jeterde la déconsidération sur la maison où l’on habite… Oui, vous vivezdans une inconduite qui n’est malheureusement plus un secret pourpersonne, car vous vous battez depuis huit jours.
Il rougissait, une hésitation pudique lui faisait chercher lesmots. Les deux domestiques avaient eu un soupir de soulagement. Ilssouriaient, ils se dandinaient maintenant d’un air heureux. Cen’était que ça ! vrai, il n’y avait pas de quoi les effrayerainsi !
– Mais c’est fini, monsieur le curé, déclara Clémence, enadressant à Hippolyte un regard de femme reconquise. Nous sommesremis ensemble… Oui, il m’a expliqué.
Le prêtre, à son tour, montra un étonnement plein detristesse.
– Vous ne me comprenez pas, mes enfants. Vous ne pouvezcontinuer à vivre ensemble, vous offensez Dieu et les hommes… Ilfaut vous marier.
Du coup, leur stupéfaction reparut. Se marier pour quoifaire ?
– Moi, je ne veux pas, dit Clémence. J’ai une autreidée.
Alors, l’abbé Mauduit tâcha de convaincre Hippolyte.
– Voyons, mon garçon, vous qui êtes un homme, décidez-la,parlez-lui de son honneur… Ça ne changera rien dans votre vie.Mariez-vous.
Le domestique riait d’un rire farceur et embarrassé. Enfin ildéclara, en regardant la pointe de ses chaussons :
– Bien sûr, je ne dis pas, mais je suis marié.
Cette réponse coupa net la morale du prêtre. Sans ajouter uneparole, il replia ses arguments, il remit en poche Dieu inutile,désolé de l’avoir risqué dans une telle avanie. Clotilde qui lerejoignait, venait d’entendre ; et, d’un geste, elle lâchatout. Sur son ordre, le valet et la femme de chambre sortirent,l’un derrière l’autre, très amusés au fond, l’air sérieux. L’abbé,après un silence, se plaignit amèrement : pourquoi l’exposerainsi ? pourquoi remuer des choses qu’il valait mieux laisserdormir ? Maintenant, la situation était tout à fait malpropre.Mais Clotilde répétait son geste : tant pis ! elle avaitd’autres tracas. D’ailleurs, elle ne renverrait certainement pasles domestiques, de peur que le quartier ne connût l’histoire dusuicide, le soir même. On verrait plus tard.
– N’est-ce pas ? le repos le plus absolu, recommandale docteur qui sortait de la chambre. Ça se remettra parfaitement,mais qu’on lui évite toute fatigue… Ayez bon courage, madame.
Et, se tournant vers le prêtre :
– Vous le sermonnerez, plus tard, mon cher abbé. Je ne vousl’abandonne pas encore… Si vous retournez à Saint-Roch, je vousaccompagne, nous ferons route ensemble.
Tous deux descendirent.
Cependant, la maison retrouvait son grand calme.Mme Juzeur s’était attardée au cimetière, tâchantde séduire Trublot en usant avec lui les inscriptions destombes ; et, malgré son peu de goût pour les coquetteries sansrésultat, il avait dû la ramener en fiacre, rue de Choiseul. Latriste aventure de Louise emplissait la pauvre dame d’unemélancolie. Comme ils arrivaient, elle parlait encore de cettemisérable, rendue par elle la veille aux Enfants-Assistés :une cruelle expérience, une désillusion dernière, qui emportait sonespoir de trouver jamais une bonne vertueuse. Puis, sous la porte,elle finit par inviter Trublot à venir causer quelquefois chezelle. Mais il allégua son travail.
À ce moment, l’autre Mme Campardon passa. Ils lasaluèrent. M. Gourd leur apprit l’heureuse délivrance deMme Pichon. Tous furent alors de l’avis deM. et Mme Vuillaume : trois enfants, pourdes employés, c’était une vraie folie ; et le concierge laissamême entendre que, s’il en poussait un quatrième, le propriétaireleur donnerait congé, car trop de famille dégradait un immeuble.Mais ils se turent, une dame voilée, laissant derrière elle uneodeur de verveine, se glissait légèrement dans le vestibule, sanss’adresser à M. Gourd, qui affecta de ne pas la voir. Lematin, il avait tout préparé chez le monsieur distingué dutroisième, pour une nuit de travail.
Du reste, il n’eut que le temps de crier aux deuxautres :
– Prenez garde ! ils nous écraseraient comme deschiens.
C’était la voiture des gens du second qui sortait. Les chevauxpiaffaient sous la voûte, le père et la mère, au fond du landau,souriaient à leurs enfants, deux beaux enfants blonds, dont lespetites mains se disputaient un bouquet de roses.
– Quel monde ! murmura le concierge furieux. Ils nesont même pas allés à l’enterrement, de peur d’être polis comme lesautres… Ça vous éclabousse, et si l’on voulait parlerpourtant !
– Quoi donc ? demanda Mme Juzeur, trèsintéressée.
Alors, M. Gourd raconta qu’on était venu de la police, oui,de la police ! L’homme du second avait écrit un roman si sale,qu’on allait le mettre à Mazas.
– Des horreurs ! continua-t-il, d’une voix écœurée.C’est plein de cochonneries sur les gens comme il faut. Même on ditque le propriétaire est dedans ; parfaitement,M. Duveyrier en personne ! Quel toupet !… Ah !ils ont bien raison de se cacher et de ne fréquenter aucunlocataire ! Nous savons maintenant ce qu’ils fabriquent, avecleurs airs de rester chez eux. Et, vous voyez, ça roule carrosse,ça vend leurs ordures au poids de l’or !
Cette idée surtout exaspérait M. Gourd.Mme Juzeur ne lisait que des vers, Trublotdéclarait ne pas se connaître en littérature. Pourtant, l’un etl’autre blâmaient le monsieur de salir dans ses écrits la maison oùil abritait sa famille, lorsque des cris féroces, des motsabominables vinrent du fond de la cour.
– Grosse vache ! tu étais trop contente de m’avoir,pour faire sauver tes hommes… Tu entends, sacré chameau ! jene te l’envoie pas dire !
C’était Rachel, que Berthe renvoyait, et qui se soulageait dansl’escalier de service. Tout d’un coup, chez cette fille muette etrespectueuse, dont les autres bonnes elles-mêmes ne pouvaient tirerla moindre indiscrétion, une débandade avait lieu, pareille à ladébâcle d’un égout. Mise déjà hors d’elle-même par la rentrée demadame chez monsieur, qu’elle volait à l’aise depuis la séparation,elle était devenue terrible, quand elle avait reçu l’ordre de fairemonter un commissionnaire pour enlever sa malle. Debout dans lacuisine, Berthe écoutait, bouleversée ; tandis que, sur laporte, Auguste, voulant faire acte d’autorité, recevait au visageles termes ignobles, les accusations atroces.
– Oui, oui, continuait la bonne enragée, tu ne me flanquaispas dehors, quand je cachais tes chemises, derrière le dos de toncocu !… Et le soir où ton amant a dû remettre ses chaussettesau milieu de mes casseroles, pendant que j’empêchais ton cocud’entrer, pour te donner le temps de te refroidir !… Salope,va !
Berthe, suffoquée, s’enfuit au fond de l’appartement. MaisAuguste devait tenir tête : il pâlissait, il était pris d’untremblement, à chacune de ces révélations ordurières, criées dansun escalier ; et il ne trouvait qu’un mot :« Malheureuse ! malheureuse ! » pour exprimerson angoisse d’apprendre ainsi les détails crus de l’adultère,juste à l’heure où il venait de pardonner. Cependant, toutes lesbonnes étaient sorties sur les paliers de leurs cuisines. Elles sepenchaient, elles ne perdaient pas une parole ; maiselles-mêmes restaient saisies de la violence de Rachel. Uneconsternation, peu à peu, les faisait se reculer. Ça finissait pardépasser les bornes. Lisa résuma le sentiment de toutes, endisant :
– Ah bien ! non, on bavarde, mais on ne tombe pascomme ça sur les maîtres.
D’ailleurs, le monde filait, on laissait cette fille se soulagerseule, car il devenait gênant d’écouter des choses désagréablespour chacun ; d’autant plus que, maintenant, elle s’attaquaità toute la maison. M. Gourd, le premier, rentra dans sa loge,en faisant remarquer qu’on ne pouvait rien espérer d’une femme encolère. Mme Juzeur, dont ce cruel déballage del’amour blessait profondément les délicatesses, parut siimpressionnée, que Trublot, malgré lui, dut l’accompagner chezelle, dans la crainte d’un évanouissement. Était-cemalheureux ? les affaires s’arrangeaient, il ne restait pas lemoindre sujet de scandale, la maison retombait au recueillement deson honnêteté, et il fallait que cette vilaine créature remuâtencore les histoires enterrées, dont personne ne se souciaitplus !
– Je ne suis qu’une bonne, mais je suis honnête !criait-elle, en mettant à ce cri ses dernières forces. Et il n’y apas une de vos garces de dames qui me vaille, dans votre baraque demaison !… Bien sûr, que je m’en vais, vous me faites tous malau cœur !
L’abbé Mauduit et le Dr Juillerat descendaient lentement. Ilsavaient entendu. Maintenant, une profonde paix régnait, la courétait vide, l’escalier, désert ; les portes semblaient murées,pas un rideau des fenêtres ne bougeait ; et il ne sortait desappartements clos, qu’un silence plein de dignité.
Sous la voûte, le prêtre s’arrêta, comme brisé de fatigue.
– Que de misères ! murmura-t-il avec tristesse.
Le médecin hocha la tête, en répondant :
– C’est la vie.
Ils avaient de ces aveux, lorsqu’ils sortaient côte à côte d’uneagonie ou d’une naissance. Malgré leurs croyances opposées, ilss’entendaient parfois sur l’infirmité humaine. Tous deux étaientdans les mêmes secrets : si le prêtre recevait la confessionde ces dames, le docteur, depuis trente ans, accouchait les mèreset soignait les filles.
– Dieu les abandonne, reprit le premier.
– Non, dit le second, ne mettez donc pas Dieu là-dedans.Elles sont mal portantes ou mal élevées, voilà tout.
Et, sans attendre, il gâta ce point de vue, il accusa violemmentl’empire : sous une république, certes, les choses iraientbeaucoup mieux. Mais, au milieu de ses fuites d’homme médiocre,revenaient des observations justes de vieux praticien, quiconnaissait à fond les dessous de son quartier. Il se lâchait surles femmes, les unes qu’une éducation de poupée corrompait ouabêtissait, les autres dont une névrose héréditaire pervertissaitles sentiments et les passions, toutes tombant salement, sottement,sans envie comme sans plaisir ; d’ailleurs, il ne se montraitpas plus tendre pour les hommes, des gaillards qui achevaient degâcher l’existence, derrière l’hypocrisie de leur belletenue ; et, dans son emportement de jacobin, sonnait le glasentêté d’une classe, la décomposition et l’écroulement de labourgeoisie, dont les étais pourris craquaient d’eux-mêmes. Puis,il perdit pied de nouveau, il parla des barbares, il annonça lebonheur universel.
– Je suis plus religieux que vous, finit-il parconclure.
Le prêtre semblait avoir écouté silencieusement. Mais iln’entendait pas, il était tout entier à sa rêverie désolée. Aprèsun silence, il murmura :
– S’ils sont inconscients, que le ciel les prenne enpitié !
Alors, ils quittèrent la maison, ils suivirent doucement la rueNeuve-Saint-Augustin. Une peur d’avoir trop parlé les tenait muets,car ils avaient l’un et l’autre bien des ménagements à garder, dansleurs positions. Comme ils arrivaient au bout de la rue, ilsaperçurent, en levant la tête, Mme Hédouin qui leursouriait, debout sur la porte du Bonheur des Dames.Derrière elle, Octave riait également. Le matin même, après uneconversation sérieuse, tous deux avaient décidé leur mariage. Ilsattendraient l’automne. Et ils étaient dans la joie de cetteaffaire conclue.
– Bonjour, monsieur l’abbé ! dit gaiementMme Hédouin. Toujours en course, docteur ?
Et, comme ce dernier la félicitait sur sa belle mine, elleajouta.
– Oh ! s’il n’y avait que moi, vous ne feriez pas vosaffaires.
Ils causèrent un instant. Le médecin ayant parlé des couches deMarie, Octave parut enchanté d’apprendre l’heureuse délivrance deson ancienne voisine. Puis, quand il sut qu’elle venait d’avoir unetroisième fille, il s’écria :
– Son mari ne peut donc pas décrocher un garçon !…Elle espérait encore faire avaler un garçon à M. et àMme Vuillaume ; mais jamais ceux-ci nedigéreront une fille.
– Je crois bien, dit le docteur. Tous deux sont au lit,tellement la nouvelle de la grossesse les a révolutionnés. Et ilsont appelé un notaire, pour que leur gendre n’hérite même pas deleurs meubles.
On plaisanta. Le prêtre seul restait silencieux, les regards àterre. Mme Hédouin lui demanda s’il étaitsouffrant. Oui, il se sentait très fatigué, il allait prendre unpeu de repos. Et, après un échange de politesses cordiales, ildescendit la rue Saint-Roch, toujours accompagné du docteur. Devantl’église, ce dernier dit brusquement :
– Hein ? mauvaise pratique ?
– Qui donc ? demanda le prêtre surpris.
– Cette dame qui vend du calicot… Elle se fiche de vous etde moi. Pas besoin de bon Dieu ni de remèdes. N’importe, quand onse porte si bien, ce n’est plus intéressant.
Et il s’éloigna, tandis que l’abbé entrait dans l’église.
Un jour clair tombait des larges fenêtres, aux vitraux blancs,bordés de jaune et de bleu tendre. Pas un bruit, pas un mouvementne troublait la nef déserte, où les revêtements de marbre, leslustres de cristal, la chaire dorée dormaient dans la clartétranquille. C’était le recueillement, la douceur cossue d’un salonbourgeois, dont on a enlevé les housses, pour la grande réceptiondu soir. Seule une femme, devant la chapelle de Notre-Dame desSept-Douleurs, regardait brûler la herse des cierges, quibraisillaient en répandant une odeur de cire chaude.
L’abbé Mauduit voulait monter à son appartement. Mais un grandtrouble, un besoin violent l’avait fait entrer et le retenait là.Il lui semblait que Dieu l’appelait, d’une voix lointaine etconfuse, dont il ne pouvait saisir les ordres. Lentement, iltraversait l’église, il cherchait à lire en lui-même, à calmer sesalarmes, lorsque, tout d’un coup, comme il passait derrière lechœur, un spectacle surhumain, l’ébranla dans tout son être.
C’était, derrière les marbres de la chapelle de la Vierge, auxblancheurs de lis, derrière les orfèvreries de la chapelle del’Adoration, dont les sept lampes d’or, les candélabres d’or,l’autel d’or luisaient dans l’ombre fauve des vitraux couleurd’or ; c’était, au fond de cette nuit mystérieuse, au-delà dece lointain tabernacle, une apparition tragique, un drame déchirantet simple : le Christ cloué sur la croix, entre Marie etMadeleine, qui sanglotaient, et les statues blanches, qu’unelumière invisible, venue d’en haut, détachait contre la nudité dumur, s’avançaient, grandissaient, faisaient de l’humanité saignantede cette mort et de ces larmes le symbole divin de l’éternelledouleur.
Éperdu, le prêtre tomba sur les genoux. Il avait blanchi ceplâtre, ménagé cet éclairage, préparé ce coup de foudre ; et,la cloison de planches abattue, l’architecte et les ouvrierspartis, il était foudroyé le premier. De la sévérité terrible duCalvaire, une haleine soufflait, qui le renversait. Il croyaitsentir Dieu passer sur sa face, il se courbait sous cette haleine,déchiré de doute, torturé par l’idée affreuse qu’il était peut-êtreun mauvais prêtre.
Oh ! Seigneur, l’heure sonnait-elle de ne plus couvrir dumanteau de la religion les plaies de ce monde décomposé ?Devait-il ne plus aider à l’hypocrisie de son troupeau, n’être plustoujours là, comme un maître de cérémonie, pour régler le bel ordredes sottises et des vices ? Fallait-il donc laisser toutcrouler, au risque que l’Église elle-même fût éventrée par lesdécombres ? Oui, tel était l’ordre sans doute, car la forced’aller plus avant dans la misère humaine l’abandonnait, ilagonisait d’impuissance et de dégoût. Ce qu’il avait remué devilenies depuis le matin, lui étouffait le cœur. Et les mainsardemment tendues, il demandait pardon, pardon de ses mensonges,pardon des complaisances lâches et des promiscuités infâmes. Lapeur de Dieu le prenait aux entrailles, il voyait Dieu qui lereniait, qui lui défendait d’abuser encore de son nom, un Dieu decolère résolu à exterminer enfin le peuple coupable. Toutes lestolérances du mondain s’en allaient sous les scrupules déchaînés decette conscience, et il ne restait que la foi du croyant,épouvantée, se débattant dans l’incertitude du salut. Oh !Seigneur, quelle était la route, que fallait-il faire au milieu decette société finissante, qui pourrissait jusqu’à sesprêtres ?
Alors, l’abbé Mauduit, les yeux sur le Calvaire, éclata ensanglots. Il pleurait comme Marie et Madeleine, il pleurait lavérité morte, le ciel vide. Au fond des marbres et des orfèvreries,le grand Christ de plâtre n’avait plus une goutte de sang.
En décembre, au huitième mois de son deuil,Mme Josserand consentit pour la première fois àdîner en ville. C’était d’ailleurs chez les Duveyrier, presque undîner de famille, par lequel Clotilde ouvrait ses samedis du nouvelhiver. La veille, Adèle fut prévenue qu’elle descendrait aiderJulie, pour la vaisselle. Ces dames, les jours de réception, seprêtaient ainsi leur monde.
– Surtout, tâchez d’être plus solide, recommandaMme Josserand à sa bonne. Je ne sais ce que vousavez dans le corps maintenant, on dirait du chiffon… Vous êtespourtant grasse et grosse.
Adèle était simplement enceinte de neuf mois. Elle-même avaitlongtemps cru qu’elle engraissait, ce qui l’étonnaitpourtant ; et elle rageait, l’estomac vide, avec sacontinuelle faim, les jours où madame triomphait devant tous, en lamontrant : ah bien ! ceux qui l’accusaient de peser lepain de sa domestique, pouvaient venir regarder cette grossegourmande, dont le ventre ne s’arrondissait pas à lécher les murs,peut-être ! Lorsque, dans sa stupidité, Adèle avait enfincompris son malheur, elle s’était retenue vingt fois de jeter lachose à la figure de sa maîtresse, qui abusait vraiment de son étatpour faire croire au quartier qu’elle la nourrissait enfin.
Mais, dès ce moment, une terreur l’hébéta. Les idées de sonvillage repoussaient au fond de ce crâne obtus. Elle se crutdamnée, elle s’imagina que les gendarmes viendraient la prendre, sielle avouait sa grossesse. Alors, toute sa ruse de sauvage futemployée à la dissimuler. Elle cacha les nausées, les maux de têteintolérables, la constipation terrible dont elle souffrait ;deux fois, elle crut mourir devant son fourneau, pendant qu’elletournait des sauces. Heureusement, elle porta dans les flancs, leventre s’élargit sans trop avancer ; et jamais madame n’eut unsoupçon, tant elle était fière de cet embonpoint prodigieux. Lamalheureuse, du reste, se serrait à étouffer. Elle trouvait sonventre raisonnable ; seulement, il lui semblait bien lourdtout de même, quand elle devait laver sa cuisine. Les deux derniersmois furent affreux de douleurs endurées, avec une obstination desilence héroïque.
Ce soir-là, Adèle monta se coucher vers onze heures. La penséede la soirée du lendemain la terrifiait : encore trimer,encore être bousculée par Julie ! et elle ne pouvait plusaller, elle avait tout le bas en compote. Cependant, les couches,pour elle, restaient lointaines et confuses ; elle aimaitmieux ne pas y réfléchir, elle préférait garder ça longtempsencore, avec l’espoir que ça finirait par s’arranger. Aussin’avait-elle fait aucun préparatif, ignorante des symptômes,incapable de se rappeler ni de calculer une date, sans idée, sansprojet. Elle n’était bien que dans son lit, allongée sur les reins.Comme la gelée prenait depuis la veille, elle garda ses bas pour secoucher, souffla sa bougie, attendit d’avoir chaud. Enfin, elles’endormait, lorsque de légères douleurs lui firent rouvrir lesyeux. C’étaient, à fleur de peau, des pincements ; elle crutd’abord qu’une mouche lui piquait le ventre, autour dunombril ; puis, ces piqûres cessèrent, elle ne s’en inquiétapas, accoutumée aux choses étranges et inexplicables qui sepassaient en elle. Mais, brusquement, au bout d’une demi-heure àpeine d’un mauvais sommeil, une tranchée sourde l’éveilla denouveau. Cette fois, elle se mit en colère. Est-ce qu’elle allaitavoir des coliques, maintenant ? Elle serait fraîche, lelendemain, s’il lui fallait courir à son pot toute la nuit !Cette idée d’un embarras d’entrailles l’avait préoccupée dans lasoirée ; elle sentait une pesanteur, elle attendait unedébâcle. Pourtant, elle voulut résister, se frotta le ventre, crutavoir calmé la douleur. Un quart d’heure s’écoula, et la douleurrevint, plus violente.
– Cré nom d’un chien ! dit-elle à demi-voix, en sedécidant cette fois à se lever.
Dans l’obscurité, elle tira son pot, s’accroupit, s’épuisa enefforts inutiles. La chambre était glacée, elle grelottait. Au boutde dix minutes, comme les coliques se calmaient, elle se recoucha.Mais, dix minutes plus tard, les coliques recommençaient. Elle sereleva, essaya encore inutilement, et rentra toute froide dans sonlit, où elle goûta un autre moment de repos. Puis, ça la torditavec une telle force, qu’elle étouffa une première plainte.Était-ce bête à la fin ! avait-elle envie, ou n’avait-elle pasenvie ? Maintenant, les douleurs persistaient, presquecontinues, avec des secousses plus rudes, comme si une mainbrutale, dans le ventre, la serrait quelque part. Et elle comprit,elle eut un grand frisson, en bégayant sous lacouverture :
– Mon Dieu ! mon Dieu ! c’est donc ça !
Une angoisse l’envahissait, un besoin de marcher, de promenerson mal. Elle ne put rester au lit davantage, ralluma la bougie, semit à tourner autour de sa chambre. Sa langue se desséchait, unesoif ardente la tourmentait, tandis que des plaques rouges luibrûlaient les joues. Quand une contraction la pliait brusquement,elle s’appuyait contre le mur, saisissait le bois d’un meuble. Etles heures passaient dans ce piétinement cruel, sans qu’elle osâtmême se chausser, de peur de faire du bruit, garantie seulement dufroid par un vieux châle jeté sur ses épaules. Deux heuressonnèrent, puis trois heures.
– Il n’y a pas de bon Dieu ! se disait-elle tout bas,avec un besoin de se parler et de s’entendre. C’est trop long, çane finira jamais.
Pourtant, le travail de préparation s’avançait, la pesanteurdescendait dans ses fesses et dans ses cuisses. Même lorsque sonventre la laissait un peu respirer, elle souffrait là, sans arrêt,d’une souffrance fixe et têtue. Et, pour se soulager, elle s’étaitempoigné les fesses à pleines mains, elle se les soutenait, pendantqu’elle continuait à marcher en se dandinant, les jambes nues,couvertes jusqu’aux genoux de ses gros bas. Non, il n’y avait pasde bon Dieu ! Sa dévotion se révoltait, sa résignation de bêtede somme qui lui avait fait accepter sa grossesse comme une corvéede plus, finissait par lui échapper. Ce n’était donc pas assez dene jamais manger à sa faim, d’être le souillon sale et gauche, surlequel la maison entière tapait : il fallait que les maîtreslui fissent un enfant ! Ah ! les salauds ! Ellen’aurait pu dire seulement si c’était du jeune ou du vieux, car levieux l’avait encore assommée, après le mardi gras. L’un etl’autre, d’ailleurs, s’en fichaient pas mal, maintenant qu’ilsavaient eu le plaisir et qu’elle avait la peine ! Elle devraitaller accoucher sur leur paillasson, pour voir leur tête. Mais saterreur la reprenait : on la jetterait en prison, il valaitmieux tout avaler. La voix étranglée, elle répétait, entre deuxcrises :
– Salauds !… S’il est permis de vous coller unepareille affaire !… Mon Dieu ! je vais mourir !
Et, de ses deux mains crispées, elle se serrait les fessesdavantage, ses pauvres fesses pitoyables, retenant ses cris, sedandinant toujours dans sa laideur douloureuse. Autour d’elle, onne remuait pas, on ronflait ; elle entendait le bourdon sonorede Julie, tandis que, chez Lisa, il y avait un sifflement, unemusique pointue de fifre.
Quatre heures venaient de sonner, lorsque, tout d’un coup, ellecrut que son ventre crevait. Au milieu d’une douleur, il y eut unerupture, des eaux ruisselèrent, ses bas furent trempés. Elle restaun moment immobile, terrifiée et stupéfaite, avec l’idée qu’elle sevidait par là. Peut-être bien qu’elle n’avait jamais étéenceinte ; et, dans la crainte d’une autre maladie, elle seregardait, elle voulait voir si tout le sang de son corps ne fuyaitpoint. Mais elle éprouvait un soulagement, elle s’assit quelquesminutes sur une malle. La chambre salie l’inquiétait, la bougieallait s’éteindre. Puis, comme elle ne pouvait plus marcher etqu’elle sentait la fin venir, elle eut encore la force d’étaler surle lit une vieille toile cirée ronde, queMme Josserand lui avait donnée, pour mettre devantsa table de toilette. Et elle était à peine recouchée, que letravail d’expulsion commença.
Alors, pendant près d’une heure et demie, se déclarèrent desdouleurs dont la violence augmentait sans cesse. Les contractionsintérieures avaient cessé, c’était elle maintenant qui poussait detous les muscles de son ventre et de ses reins, dans un besoin dese délivrer du poids intolérable qui pesait sur sa chair. Deux foisencore, des envies illusoires la firent se lever, cherchant le potd’une main égarée, tâtonnante de fièvre ; et, la seconde fois,elle faillit rester par terre. À chaque nouvel effort, untremblement la secouait, sa face devenait brûlante, son cou sebaignait de sueur, tandis qu’elle mordait les draps, pour étouffersa plainte, le han ! terrible et involontaire du bûcheron quifend un chêne. Quand l’effort était donné, elle balbutiait, commesi elle eût parlé à quelqu’un :
– C’est pas possible… il sortira pas… il est trop gros.
La gorge renversée, les jambes élargies, elle se cramponnait desdeux mains au lit de fer, qu’elle ébranlait de ses secousses.C’étaient heureusement des couches superbes, une présentationfranche du crâne. Par moments, la tête qui sortait, semblaitvouloir rentrer, repoussée par l’élasticité des tissus, tendus à serompre ; et des crampes atroces l’étreignaient à chaquereprise du travail, les grandes douleurs la bouclaient d’uneceinture de fer. Enfin, les os crièrent, tout lui parut se casser,elle eut la sensation épouvantée que son derrière et son devantéclataient, n’étaient plus qu’un trou par lequel coulait savie ; et l’enfant roula sur le lit, entre ses cuisses, aumilieu d’une mare d’excréments et de glaires sanguinolentes.
Elle avait poussé un grand cri, le cri furieux et triomphant desmères. Aussitôt, on remua dans les chambres voisines, des voixempâtées de sommeil disaient : « Eh bien ! quoidonc ? on assassine !… Y en a une qu’on prend deforce !… Rêvez donc pas tout haut ! » Inquiète, elleavait repris le drap entre les dents, elle serrait les jambes etramenait la couverture en tas sur l’enfant, qui lâchait desmiaulements de petit chat. Mais elle entendit Julie ronfler denouveau, après s’être retournée ; pendant que Lisa, rendormie,ne sifflait même plus. Alors, elle goûta pendant un quart d’heureun soulagement immense, une douceur infinie de calme et de repos.Elle était comme morte, elle jouissait de ne plus être.
Puis, les coliques reparurent. Une peur l’éveillait :est-ce qu’elle allait en avoir un second ? Le pis était qu’enrouvrant les yeux, elle venait de se trouver en pleine obscurité.Pas même un bout de chandelle ! et être là, toute seule, dansdu mouillé, avec quelque chose de gluant entre les cuisses, dontelle ne savait que faire ! Il y avait des médecins pour leschiens, mais il n’y en avait pas pour elle. Crève donc, toi et tonpetit ! Elle se souvenait d’avoir donné un coup de main chezMme Pichon, la dame d’en face, quand elle étaitaccouchée. En prenait-on des précautions, de crainte del’abîmer ! Cependant, l’enfant ne miaulait plus, elle allongeala main, chercha, rencontra un boyau qui lui sortait duventre ; et l’idée lui revint qu’elle avait vu nouer et couperça. Ses yeux s’accoutumaient aux ténèbres, la lune qui se levaitéclairait vaguement la chambre. Alors, moitié à tâtons, moitiéguidée par un instinct, elle fit, sans se lever, une besogne longueet pénible, décrocha derrière sa tête un tablier, en cassa uncordon, puis noua le boyau et le coupa avec des ciseaux pris dansla poche de sa jupe. Elle était en sueur, elle se recoucha. Cepauvre petit, bien sûr, elle n’avait pas envie de le tuer.
Mais les coliques continuaient, c’était comme une affaire qui lagênait encore et que des contractions chassaient. Elle tira sur leboyau, d’abord doucement, puis très fort. Ça se détachait, tout unpaquet finit par tomber, et elle s’en débarrassa en le jetant dansle pot. Cette fois, grâce à Dieu ! c’était bien fini, elle nesouffrait plus. Du sang tiède coulait seulement le long de sesjambes.
Pendant près d’une heure, elle dut sommeiller. Six heuressonnaient, lorsque la conscience de sa position l’éveilla denouveau. Le temps pressait, elle se leva péniblement, exécuta deschoses qui lui venaient à mesure, sans qu’elle les eût arrêtéesd’avance. Une lune froide éclairait en plein la chambre. Aprèss’être habillée, elle enveloppa l’enfant de vieux linge, puis leplia dans deux journaux. Il ne disait rien, son petit cœur battaitpourtant. Comme elle avait oublié de regarder si c’était un garçonou une fille, elle déplia les papiers. C’était une fille. Encoreune malheureuse ! de la viande à cocher ou à valet de chambre,comme cette Louise, trouvée sous une porte ! Pas une bonne neremuait encore, et elle put sortir, se faire tirer en bas le cordonpar M. Gourd endormi, aller poser son paquet dans le passageChoiseul dont on ouvrait les grilles, puis remonter tranquillement.Elle n’avait rencontré personne. Enfin, une fois dans sa vie, lachance était pour elle !
Tout de suite, elle arrangea la chambre. Elle roula la toilecirée sous le lit, alla vider le pot, revint donner un coupd’éponge par terre. Et, exténuée, d’une blancheur de cire, le sangcoulant toujours entre ses cuisses, elle se recoucha, après s’êtretamponnée avec une serviette. Ce fut ainsi queMme Josserand la trouva, lorsqu’elle se décida àmonter vers neuf heures, très surprise de ne pas la voir descendre.La bonne s’étant plainte d’une diarrhée affreuse qui l’avaitépuisée toute la nuit, madame s’écria :
– Pardi ! vous aurez encore trop mangé ! Vous nesongez qu’à vous emplir.
Inquiète de sa pâleur, elle parla cependant de faire venir lemédecin ; mais elle fut heureuse d’épargner les trois francs,quand la malade eut juré qu’elle avait uniquement besoin de repos.Depuis la mort de son mari, elle vivait, avec sa fille Hortense,d’une pension que les frères Bernheim lui faisaient, ce qui nel’empêchait pas de les traiter amèrement d’exploiteurs ; etelle se nourrissait plus mal encore, pour ne pas déchoir enquittant son appartement et en renonçant à ses mardis.
– C’est ça, dormez, dit-elle. Il nous reste du bœuf froidpour ce matin, et ce soir nous dînons dehors. Si vous ne pouvez pasdescendre aider Julie, elle se passera de vous.
Le soir, le dîner fut cordial, chez les Duveyrier. Toute lafamille se trouvait réunie, les deux ménages Vabre,Mme Josserand, Hortense, Léon, même l’oncleBachelard, qui se conduisit bien. En outre, on avait invitéTrublot, pour boucher un trou, et Mme Dambreville,pour ne pas la séparer de Léon. Celui-ci, après son mariage avec lanièce, était retombé aux bras de la tante, dont il avait encorebesoin. On les voyait arriver ensemble dans tous les salons, et ilsexcusaient la jeune femme, qu’une grippe ou une paresse,disaient-ils, retenait chez elle. Ce soir-là, la table entière seplaignit de la connaître à peine : on l’aimait tant, elleétait si belle ! Ensuite, on parla du chœur que Clotildedevait faire chanter à la fin de la soirée ; c’était encore laBénédiction des Poignards, mais cette fois avec cinqténors, quelque chose de complet, de magistral. Depuis deux mois,Duveyrier lui-même, redevenu charmant, racolait les amis de lamaison, avec la même formule, répétée à chaque rencontre :« On ne vous voit plus, venez donc, ma femme reprend seschœurs. » Aussi, à partir des entremets, ne causa-t-on plusque de musique. La plus heureuse bonhomie et la plus franche gaietérégnèrent jusqu’au champagne.
Puis, après le café, pendant que les dames restaient devant lacheminée du grand salon, il se forma, dans le petit, un grouped’hommes qui se mirent à échanger des idées graves. Le mondearrivait, d’ailleurs. Bientôt il y eut là Campardon, l’abbéMauduit, le Dr Juillerat, sans compter les dîneurs, sauf Trublot,disparu au sortir de table. Dès la seconde phrase, on tomba sur lapolitique. Les débats des Chambres passionnaient ces messieurs, etils en étaient encore à discuter le succès de la liste del’opposition, passée tout entière à Paris, aux élections de mai. Cetriomphe de la bourgeoisie frondeuse les inquiétait sourdement,malgré leur joie apparente.
– Mon Dieu ! déclara Léon, M. Thiers estcertainement un homme de talent. Mais il apporte, dans ses discourssur l’expédition du Mexique, une acrimonie qui leur enlève touteportée.
Il venait d’être nommé maître des requêtes, sur les démarches deMme Dambreville, et du coup il se ralliait. Rien nerestait en lui du démagogue affamé, si ce n’était une insupportableintolérance de doctrine.
– Vous accusiez le gouvernement de toutes les fautes, ditle docteur en souriant. J’espère que vous avez au moins voté pourM. Thiers.
Le jeune homme évita de répondre. Théophile, dont l’estomac nedigérait plus, et que troublaient de nouveaux doutes sur lafidélité de sa femme, s’écria :
– Moi, j’ai voté pour lui… Du moment où les hommes refusentde vivre en frères, tant pis pour eux !
– Et tant pis pour vous, n’est-ce pas ? fit remarquerDuveyrier, qui, parlant peu, lâchait des mots profonds.
Effaré, Théophile, le regarda. Auguste n’osait plus avouer qu’ilavait également voté pour M. Thiers. Puis, ce fut unesurprise, quand l’oncle Bachelard lança une profession de foilégitimiste : au fond, il trouvait ça distingué. Campardonl’approuva beaucoup ; lui, s’était abstenu, parce queM. Dewinck, le candidat officiel n’offrait pas assez degarantie au point de vue religieux ; et il éclata en parolesfuribondes contre la Vie de Jésus, publiée depuis peu.
– Ce n’est pas le livre qu’il faudrait brûler, c’estl’auteur, répétait-il.
– Vous êtes peut-être trop radical, mon ami, interrompitl’abbé d’une voix conciliante. Mais, en effet, les symptômesdeviennent terribles… On parle de chasser le pape, voilà larévolution dans le parlement, nous marchons aux abîmes.
– Tant mieux ! dit simplement le Dr Juillerat.
Alors, tous se révoltèrent. Il renouvelait ses attaques contrela bourgeoisie, lui promettait un joli coup de balai, pour l’heureoù le peuple voudrait jouir à son tour ; et les autresl’interrompaient violemment, criaient que la bourgeoisie était lavertu, le travail, l’épargne de la nation. Duveyrier domina enfinles voix. Il le confessait hautement, il avait voté pourM. Dewinck, non pas que M. Dewinck représentât sonopinion exacte, mais parce qu’il était le drapeau de l’ordre. Oui,les saturnales de la Terreur pouvaient renaître. M. Rouher,l’homme d’État si remarquable qui venait de remplacerM. Billault, l’avait formellement prophétisé à la tribune. Iltermina par ces paroles imagées :
– Le triomphe de votre liste, c’est le premier ébranlementde l’édifice. Prenez garde qu’il ne vous écrase !
Ces messieurs se taisaient, avec la peur inavouée de s’êtrelaissé emporter jusqu’à compromettre leur sécurité personnelle. Ilsvoyaient des ouvriers, noirs de poudre et de sang, entrer chez eux,violer leur bonne et boire leur vin. Sans doute, l’empereurméritait une leçon ; seulement, ils commençaient à regretterde lui en avoir donné une aussi forte.
– Soyez donc tranquilles ! conclut le docteur,goguenard. On vous sauvera encore à coups de fusil.
Mais il allait trop loin, on le traita d’original. C’était, dureste, grâce à cette réputation d’originalité qu’il devait de nepas perdre sa clientèle. Il continua, en reprenant avec l’abbéMauduit leur éternelle querelle sur la disparition prochaine del’Église. Léon, maintenant, se mettait du côté du prêtre : ilparlait de la Providence et, le dimanche, accompagnaitMme Dambreville à la messe de neuf heures.
Cependant, le monde arrivait toujours, le grand salon seremplissait de dames. Valérie et Berthe échangeaient desconfidences, en bonnes amies. L’autreMme Campardon, que l’architecte avait amenée, sansdoute afin de remplacer cette pauvre Rose, déjà couchée en haut, etlisant Dickens, donnait à Mme Josserand une recetteéconomique pour blanchir le linge sans savon ; tandis que,seule à l’écart, Hortense, qui attendait Verdier, ne quittait pasla porte des yeux. Mais, brusquement, Clotilde, en train de causeravec Mme Dambreville, s’était levée, les mainstendues. Son amie, Mme Octave Mouret, venaitd’entrer. Le mariage avait eu lieu à la fin de son deuil, dans lespremiers jours de novembre.
– Et ton mari ? demanda la maîtresse de maison. Il neva pas me manquer de parole, au moins ?
– Non, non, répondit Caroline souriante. Il me suit, uneaffaire l’a retenu au dernier moment.
On chuchotait, on la regardait avec curiosité, si belle et sicalme, toujours la même, ayant l’aimable assurance d’une femme quiréussit dans toutes ses affaires. Mme Josserand luiserra la main, comme charmée de la revoir. Berthe et Valérie,cessant de causer, l’examinaient paisiblement, détaillaient satoilette, une robe paille couverte de dentelle. Mais, au milieu dece tranquille oubli du passé, Auguste, que la politique laissaitfroid, donnait les signes d’une stupéfaction indignée, debout à laporte du petit salon. Comment ! sa sœur allait recevoir leménage de l’ancien amant de sa femme ! Et, dans sa rancuned’époux, il y avait encore la colère jalouse du commerçant ruinépar une concurrence triomphante ; car le Bonheur desDames, en s’agrandissant et en créant un rayon spécial desoierie, avait tellement épuisé ses ressources, qu’il s’était vuobligé de prendre un associé. Il s’approcha, et pendant qu’onfêtait Mme Mouret, il dit à l’oreille deClotilde :
– Tu sais que je ne tolérerai jamais ça.
– Quoi donc ? demanda-t-elle, pleine de surprise.
– La femme, passe encore ! elle ne m’a rien fait… Maissi le mari vient, j’empoigne Berthe par le bras et je sors devantle monde.
Elle le regarda, puis haussa les épaules. Caroline était sonamie la plus ancienne, bien sûr qu’elle n’allait pas renoncer à lavoir, pour le contenter dans ses caprices. Est-ce qu’on serappelait seulement cette affaire ? Il ferait mieux de ne plusremuer des choses auxquelles il était le seul à songer encore. Et,comme très ému, il cherchait un appui auprès de Berthe, comptantqu’elle se lèverait et le suivrait aussitôt, celle-ci le rappela aucalme d’un froncement de sourcils : devenait-il fou ?voulait-il donc se rendre plus ridicule qu’il ne l’avait jamaisété ?
– Mais c’est pour ne pas l’être, ridicule ! dit-ilavec désespoir.
Alors, Mme Josserand se pencha, et d’une voixsévère :
– Ça devient indécent, on vous regarde. Soyez doncconvenable une fois.
Il se tut, sans se soumettre. Dès ce moment, une gêne régnaparmi ces dames. Seule, Mme Mouret, assise enfindevant Berthe, à côté de Clotilde, gardait sa tranquillitésouriante. On guettait Auguste, qui avait disparu dans l’embrasurede la fenêtre où s’était fait son mariage, autrefois. La colère luidonnait un commencement de migraine, et il appuyait par moments sonfront aux vitres glacées.
D’ailleurs, Octave vint fort tard. Comme il arrivait sur lepalier, il s’y rencontra avec Mme Juzeur, quidescendait, enveloppée d’un châle. Elle se plaignait de lapoitrine, elle s’était levée, pour ne pas manquer de parole auxDuveyrier. Son état languissant ne l’empêcha pas de se jeter dansles bras du jeune homme, en le félicitant de son mariage.
– Que je suis heureuse de ce beau résultat, mon ami !Vrai ! j’en désespérais pour vous, jamais je n’aurais cru quevous réussiriez… Dites, mauvais sujet, que lui avez-vous donc faitencore, à celle-là ?
Octave, souriant, lui baisa les doigts. Mais quelqu’un quimontait avec une légèreté de chèvre, les dérangea ; et, trèssurpris, il crut reconnaître Saturnin. C’était en effet Saturnin,sorti depuis une semaine de l’asile des Moulineaux, où le DrChassagne refusait une seconde fois de le garder davantage, nejugeant toujours pas, chez lui, la folie assez caractérisée. Sansdoute, il allait passer la soirée chez Marie Pichon, comme jadis,lorsque ses parents recevaient. Et, brusquement, furent évoqués lesjours anciens. Octave entendait venir d’en haut une voix mourante,la romance dont Marie berçait le vide de ses heures ; il larevoyait éternellement seule, près du berceau où dormait Lilitte,attendant le retour de Jules, avec sa complaisance de femme inutileet douce.
– Je vous souhaite tous les bonheurs en ménage, répétaitMme Juzeur, qui lui serrait tendrement lesmains.
Pour ne pas entrer avec elle dans le salon, il s’attardait àretirer son paletot, lorsque Trublot, en habit, nu-tête, l’airbouleversé, déboucha du couloir de la cuisine.
– Vous savez qu’elle ne va pas bien du tout !murmura-t-il pendant qu’Hippolyte introduisaitMme Juzeur.
– Qui donc ? demanda Octave.
– Mais Adèle, la bonne d’en haut.
En apprenant son indisposition, il était monté paternellementpour la voir, au sortir de table. Ça devait être une fortecholérine ; elle aurait eu besoin d’un bon verre de vin chaud,et elle n’avait pas même du sucre. Puis, comme il s’aperçut que sonami souriait, l’air indifférent :
– Tiens ! c’est vrai, vous êtes marié, farceur !Ça ne vous intéresse plus… Moi qui oubliais, en vous trouvant dansles coins, avec madame Tout ce que vous voudrez mais pasça !
Ils entrèrent ensemble. Justement, ces dames causaient de leursdomestiques, et elles se passionnaient, au point qu’elles ne lesvirent pas d’abord. Toutes approuvaient, d’un air de complaisance,Mme Duveyrier qui expliquait, embarrassée, pourquoielle gardait Clémence et Hippolyte : lui, était brutal, maiselle, habillait si bien, qu’on fermait volontiers les yeux sur lereste. Valérie et Berthe ne pouvaient décidément trouver une filleconvenable ; elles y renonçaient, elles épuisaient les bureauxde placement, dont le personnel gâté traversait leurs cuisines augalop. Mme Josserand tombait avec violence surAdèle, dont elle racontait de nouveaux traits de saleté et debêtise, extraordinaires ; et elle ne la renvoyait pas. Quant àl’autre Mme Campardon, elle comblait Lisad’éloges : une perle, aucun reproche à lui faire, enfin une deces bonnes méritantes auxquelles on donne des prix.
– Maintenant, elle est de la famille, dit-elle. Notrepetite Angèle suit des cours à l’Hôtel de Ville, et c’est Lisa quil’accompagne… Oh ! elles pourraient bien rester ensemble desjournées dehors, nous ne sommes pas inquiets.
Ce fut à ce moment que ces dames aperçurent Octave. Ils’avançait pour saluer Clotilde. Berthe le regarda ; puis,sans affectation, se remit à entretenir Valérie, qui avait échangéavec lui un regard affectueux d’amie désintéressée. Les autres,Mme Josserand, Mme Dambreville,sans se jeter à sa tête, le considérèrent avec un sympathiqueintérêt.
– Enfin, vous voilà ! dit Clotilde, très aimable. Jecommençais à trembler pour notre chœur.
Et, comme Mme Mouret grondait doucement son maride s’être fait attendre, il présenta des excuses.
– Mais, chère amie, je n’ai pas pu… Je suis au désespoir,madame. Me voilà à votre disposition.
Cependant, ces dames surveillaient, avec inquiétude l’embrasurede la fenêtre où Auguste s’était réfugié. Elles eurent un moment depeur, quand elles le virent se retourner, au son de la voixd’Octave. Sa migraine augmentait sans doute, il avait les yeuxtroubles, pleins des ténèbres de la rue. Il se décida pourtant,revint se placer derrière sa sœur, en disant :
– Renvoie-les, ou c’est nous qui partons.
Clotilde, de nouveau, haussa les épaules. Alors, Auguste parutvouloir lui donner le temps de réfléchir : il attendraitencore quelques minutes, d’autant plus que Trublot emmenait Octavedans le petit salon. Ces dames n’étaient toujours pas tranquilles,car elles avaient entendu le mari murmurer à l’oreille de safemme :
– S’il rentre ici, tu vas te lever et me suivre… Sans ça,tu peux retourner chez ta mère.
Dans le petit salon, l’accueil de ces messieurs fut égalementtrès cordial. Si Léon affecta de se montrer froid, l’oncleBachelard et même Théophile semblèrent déclarer que la familleoubliait tout, en tendant la main à Octave. Celui-ci félicitaCampardon qui, décoré de l’avant-veille, portait un large rubanrouge ; et l’architecte, radieux, le gronda de ne plus monter,de temps à autre, passer une heure avec sa femme : on avaitbeau être marié, ce n’était guère aimable d’oublier des amis dequinze ans. Mais le jeune homme restait surpris et inquiet devantDuveyrier. Il ne l’avait pas revu depuis sa guérison, il regardaitavec un malaise sa mâchoire de travers, déviée à gauche, et quimaintenant faisait loucher son visage. Puis, quand le conseillerparla, ce fut un autre étonnement : sa voix avait baissé dedeux tons, elle était devenue caverneuse.
– Vous ne trouvez pas qu’il est beaucoup mieux ? ditTrublot à Octave, en ramenant ce dernier près de la porte du grandsalon. Positivement, ça lui donne une majesté. Je l’ai vu présiderles assises, avant-hier… Et, tenez ! ils en causent.
En effet, ces messieurs passaient de la politique à la morale.Ils écoutaient Duveyrier donner des détails sur une affaire danslaquelle on avait beaucoup remarqué son attitude. On allait même lenommer président de chambre et officier de la Légion d’honneur. Ils’agissait d’un infanticide remontant déjà à plus d’un an. La mèredénaturée, une véritable sauvagesse, comme il le disait, setrouvait être précisément la piqueuse de bottines, son anciennelocataire, cette grande fille pâle et désolée, dont le ventreénorme indignait M. Gourd. Et stupide avec ça ! car, sansmême s’aviser que ce ventre la dénoncerait, elle s’était mise àcouper son enfant en deux, pour le garder ensuite au fond d’unecaisse à chapeau. Naturellement, elle avait raconté aux jurés toutun roman ridicule, l’abandon d’un séducteur, la misère, la faim,une crise folle de désespoir devant le petit qu’elle ne pouvaitnourrir : en un mot, ce qu’elles disaient toutes. Mais ilfallait un exemple. Duveyrier se félicitait d’avoir résumé lesdébats avec cette clarté saisissante, qui parfois déterminait leverdict du jury.
– Et vous l’avez condamnée ? demanda le docteur.
– À cinq ans, répondit le conseiller de sa voix nouvelle,comme enrhumée et sépulcrale. Il est temps d’opposer une digue à ladébauche qui menace de submerger Paris.
Trublot poussait le coude d’Octave, tous deux au courantd’ailleurs du suicide manqué.
– Hein ? vous l’entendez ? murmura-t-il. Sansblague, ça lui arrange la voix : elle vous remue davantage,n’est-ce pas ? elle va au cœur, maintenant… Et si vous l’aviezvu, debout, drapé dans sa grande robe rouge, avec sa gueule detravers ! Ma parole ! il m’a fait peur, il étaitextraordinaire, oh vous savez, un chic dans la majesté à vousdonner la petite mort !
Mais il se tut, il prêta l’oreille à la conversation des dames,qui reprenait sur les domestiques, dans le salon.Mme Duveyrier, le matin même, avait donné à Julieses huit jours : sans doute, elle ne disait rien contre lacuisine de cette fille ; seulement, la bonne conduite passaitavant tout à ses yeux. La vérité était que, prévenue par le DrJuillerat, inquiète pour la santé de son fils dont elle toléraitles farces chez elle, afin de les mieux surveiller, elle avait euune explication avec Julie, malade depuis quelque temps ; etcelle-ci, en cuisinière distinguée, dont le genre n’était pas de sequereller chez les maîtres, avait accepté ses huit jours,dédaignant même de répondre que, si elle se conduisait mal, elle nesouffrirait tout de même pas ce qu’elle souffrait, sans lamalpropreté de M. Gustave, le fils de madame. Tout de suite,Mme Josserand partagea l’indignation deClotilde : oui, il fallait être absolument intraitable sur laquestion de moralité ; par exemple, si elle gardait sontorchon d’Adèle malgré sa crasse et sa bêtise, c’était à cause del’honnêteté profonde de cette cruche-là. Oh ! sur ce chapitre,rien à lui reprocher !
– Pauvre Adèle ! quand on pense ! murmuraTrublot, repris d’attendrissement au souvenir de la malheureuse,glacée là-haut sous sa mince couverture.
Puis, penché à l’oreille d’Octave, il ajouta enricanant :
– Dites donc, Duveyrier pourrait au moins lui monter unebouteille de bordeaux !
– Oui, messieurs, continuait le conseiller, les tables destatistique sont là, les infanticides augmentent dans desproportions effrayantes… Vous donnez trop de place aujourd’hui auxraisons de sentiment, vous abusez surtout beaucoup trop de lascience, de votre prétendue physiologie, avec laquelle il n’y aurabientôt plus de bien ni de mal… On ne guérit pas la débauche, on lacoupe dans sa racine.
Cette réfutation s’adressait au Dr Juillerat, qui avait vouluexpliquer médicalement le cas de la piqueuse de bottines.
Du reste, ces messieurs se montraient, eux aussi, pleins dedégoût et de sévérité : Campardon ne comprenait pas le vice,l’oncle Bachelard défendait l’enfance, Théophile demandait uneenquête, Léon considérait la prostitution dans ses rapports avecl’État ; pendant que Trublot, sur une question d’Octave, luiparlait de la nouvelle maîtresse de Duveyrier, cette fois une femmetrès bien, un peu mûre, mais romanesque, l’âme élargie par cetidéal dont le conseiller avait besoin pour épurer l’amour, enfinune personne recommandable qui rendait la paix à son ménage, enl’exploitant et en couchant avec ses amis, sans fracas inutile. Et,seul, l’abbé Mauduit se taisait, les yeux à terre, l’âme troublée,dans une grande tristesse.
Cependant, on allait chanter la Bénédiction desPoignards. Le salon s’était empli, un flot de toilettes s’ypressait sous la lumière vive du lustre et des lampes, des rirescouraient le long des files de chaises alignées ; et, dans cebrouhaha, Clotilde rudoya tout bas Auguste, qui, en voyant entrerOctave avec ces messieurs du chœur, venait de saisir le bras deBerthe, pour la forcer à se lever. Mais il faiblissait déjà, latête prise entièrement par la migraine triomphante, de plus en plusembarrassé devant la muette désapprobation de ces dames. Lesregards sévères de Mme Dambreville ledésespéraient, il n’avait pas même pour lui l’autreMme Campardon. Ce fut Mme Josserandqui l’acheva. Elle intervint brusquement, elle le menaça dereprendre sa fille et de ne jamais lui donner les cinquante millefrancs de la dot ; car elle promettait toujours cette dot aveccarrure. Puis, se tournant vers l’oncle Bachelard, assis derrièreelle, près de Mme Juzeur, elle lui fit renouvelerses promesses. L’oncle mit la main sur son cœur : il savaitson devoir, la famille avant tout. Auguste, battu, recula, alla denouveau se réfugier dans l’embrasure de la fenêtre, où il appuyason front brûlant contre les vitres glacées.
Alors, Octave eut une singulière sensation de recommencement.C’était comme si les deux années vécues par lui, rue de Choiseul,venaient de se combler. Sa femme se trouvait là, qui lui souriait,et pourtant rien ne semblait s’être passé dans son existence :aujourd’hui répétait hier, il n’y avait ni arrêt ni dénouement.Trublot lui montra près de Berthe le nouvel associé, un petit blondtrès coquet, qui la comblait de cadeaux, disait-on. L’oncleBachelard, tombé dans la poésie, se révélait sous un joursentimental à Mme Juzeur, qu’il attendrissait pardes confidences intimes au sujet de Fifi et de Gueulin. Théophile,ravagé de doutes, le ventre plié par des quintes de toux, suppliaità l’écart le Dr Juillerat de donner quelque chose à sa femme, pourla faire tenir tranquille. Campardon, les yeux sur la cousineGasparine, parlait de son diocèse d’Évreux, sautait aux grandstravaux de la nouvelle rue du Dix-Décembre, défendait Dieu etl’art, en envoyant promener le monde, car il s’en fichait au fond,il était un artiste ! Et il y avait même, derrière unejardinière, le dos d’un monsieur, que toutes les filles à mariercontemplaient d’un air de curiosité profonde : c’était le dosde Verdier, qui causait avec Hortense, tous deux enfoncés dans uneexplication aigre, reculant de nouveau le mariage au printemps,pour ne pas mettre la femme et l’enfant à la rue, en pleinhiver.
Puis, ce fut le chœur qui recommença. L’architecte, la bouchearrondie, lançait le premier vers. Clotilde plaqua un accord, jetason cri. Et les voix éclatèrent, le vacarme s’enfla peu à peu,s’épanouit avec une violence qui effarait les bougies et pâlissaitles dames. Trublot, jugé insuffisant dans les basses, était essayéune seconde fois comme baryton. Les cinq ténors furent du restetrès remarqués, Octave surtout, auquel Clotilde regrettait de nepouvoir confier un solo. Quand les voix tombèrent, et qu’elle eutmis la sourdine, faisant sonner les pas cadencés et perdus d’unepatrouille qui s’éloigne, on applaudit beaucoup, on la comblad’éloges, ainsi que ces messieurs. Et, au fond de la pièce voisine,derrière un triple rang d’habits noirs, on voyait Duveyrier serrerles dents pour ne pas aboyer d’angoisse, avec sa mâchoire detravers, dont les boutons irrités saignaient.
Le thé, ensuite, déroula le même défilé, promena les mêmestasses et les mêmes sandwichs. Un moment, l’abbé Mauduit seretrouva seul, au milieu du salon désert. Il regardait, par laporte grande ouverte, l’écrasement des invités ; et, vaincu,il souriait, il jetait une fois encore le manteau de la religionsur cette bourgeoisie gâtée, en maître de cérémonie qui drapait lechancre, pour retarder la décomposition finale. Il fallait biensauver l’Église, puisque Dieu n’avait pas répondu à son cri dedésespoir et de misère.
Enfin, comme tous les samedis, lorsque minuit sonna, les invitéss’en allèrent peu à peu. Campardon se retira un des premiers, avecl’autre Mme Campardon. Léon etMme Dambreville ne tardèrent pas à les suivre,maritalement. Depuis longtemps, le dos de Verdier avait disparu,lorsque Mme Josserand emmena Hortense, en laquerellant sur ce qu’elle appelait son entêtement romanesque.L’oncle Bachelard, très gris d’avoir bu du punch, retint un instantà la porte Mme Juzeur, dont les conseils pleinsd’expérience le rafraîchissaient. Trublot lui-même, qui avait volédu sucre pour le monter à Adèle, allait enfiler le couloir de lacuisine, lorsque la présence de Berthe et d’Auguste dansl’antichambre, le gêna. Il feignit de chercher son chapeau.
Mais, juste à cette minute, Octave et sa femme, reconduits parClotilde, sortaient aussi et demandaient leurs vêtements. Il y eutquelques secondes d’embarras. L’antichambre n’était pas grande,Berthe et Mme Mouret se trouvèrent serrées l’unecontre l’autre, pendant qu’Hippolyte bouleversait le vestiaire.Elles se sourirent. Puis, quand la porte fut ouverte, les deuxhommes, Octave et Auguste, remis face à face, s’écartèrent, sefirent des politesses. Enfin, Berthe consentit à passer lapremière, après un échange de petits saluts. Et Valérie, quipartait à son tour avec Théophile, regarda de nouveau Octave de sonair affectueux d’amie désintéressée. Lui et elle auraient seuls putout se dire.
– Au revoir, n’est-ce pas ? répéta gracieusementMme Duveyrier aux deux ménages, avant de rentrerdans le salon.
Octave s’était arrêté net. Il venait d’apercevoir, à l’entresol,l’associé qui s’en allait, le blond très soigné, auquel Saturnin,descendu de chez Marie, serrait les mains dans un élan de sauvagetendresse, en bégayant le mot. « Ami… ami… ami… » Unsingulier mouvement de jalousie le tortura d’abord. Puis, il eut unsourire. C’était le passé, et il revit ses amours, toute sacampagne de Paris : les complaisances de cette bonne petitePichon, son échec auprès de Valérie dont il gardait un agréablesouvenir, sa liaison imbécile avec Berthe qu’il regrettait comme dutemps perdu. Maintenant, il avait fait son affaire, Paris étaitconquis ; et, galamment, il suivait celle qu’il nommait encoreau fond de lui Mme Hédouin, il se baissait pour quela traîne de sa robe ne s’accrochât pas aux tringles desmarches.
La maison, une fois de plus, avait son grand air de dignitébourgeoise. Il crut entendre la romance lointaine et mourante deMarie. Sous la voûte, il rencontra Jules qui rentrait.Mme Vuillaume se trouvait au plus mal et refusaitde recevoir sa fille. Puis, ce fut tout, le docteur et l’abbé seretiraient les derniers en discutant, Trublot était furtivementmonté chez Adèle pour la soigner ; et l’escalier déserts’endormait dans une chaleur lourde, avec ses portes chastes,fermées sur des alcôves honnêtes. Une heure sonnait, lorsqueM. Gourd, que Mme Gourd attendaitdouillettement au lit, éteignit le gaz. Alors, la maison tomba à lasolennité des ténèbres, comme anéantie dans la décence de sonsommeil. Rien ne restait, la vie reprenait son niveaud’indifférence et de bêtise.
Le lendemain matin, après le départ de Trublot qui l’avaitveillée avec une tendresse de père, Adèle se traîna jusqu’à sacuisine, pour détourner les soupçons. Le dégel était venu pendantla nuit, et elle ouvrait la fenêtre, prise d’étouffement, lorsquela voix d’Hippolyte s’éleva furieuse, du fond de l’étroitecour.
– Tas de salopes ! qui est-ce qui vide encore seseaux ?… La robe de madame est perdue !
Il avait mis à l’air une robe de Mme Duveyrier,qu’il décrottait, et il la retrouvait éclaboussée de bouillonaigre. Alors, les bonnes, du haut en bas, parurent aux fenêtres, sedisculpèrent violemment. La bonde était levée, un flot de motsabominables dégorgeait du cloaque. Dans les temps de dégel, lesmurs y ruisselaient d’humidité, une pestilence montait de la petitecour obscure, toutes les décompositions cachées des étagessemblaient fondre et s’exhaler par cet égout de la maison.
– Ce n’est pas moi, dit Adèle en se penchant. J’arrive.
Lisa leva brusquement la tête.
– Tiens ! vous êtes sur vos pattes… Eh bien ?quoi donc ? vous avez failli claquer ?
– Oh ! oui, j’ai eu des coliques, des coliques pasdrôles, je vous en réponds !
Cela interrompit la querelle. Les nouvelles bonnes de Valérie etde Berthe, un grand chameau et une petite rosse, comme on lesnommait, regardaient avec curiosité le visage pâle d’Adèle.Victoire et Julie elles-mêmes voulurent la voir, se démanchèrent lecou, la tête renversée. Toutes se doutaient de quelque chose, carce n’était pas naturel, de s’être ainsi tortillée en criant.
– Vous avez peut-être mangé des moules, dit Lisa.
Les autres éclatèrent, une nouvelle poussée d’ordures déborda,pendant que la malheureuse, épouvantée, bégayait :
– Taisez-vous, avec vos vilaines choses ! Je suisassez malade. Vous n’allez pas m’achever, n’est-ce pas ?
Non, bien sûr. Elle était bête comme trente-six mille pots etsale à répugner une paroisse ; mais on se tenait trop entresoi pour lui faire arriver des ennuis. Et, naturellement, on tombasur les maîtres, on jugea la soirée de la veille avec des mines derépugnance profonde.
– Les voilà donc tous recollés ensemble ? demandaVictoire, qui sirotait son cassis trempé d’alcool.
Hippolyte, en train de laver la robe de madame,répondit :
– Ça n’a pas plus de cœur que mes souliers… Quand ils sesont crachés à la figure, ils se débarbouillent avec, pour fairecroire qu’ils sont propres.
– Faut bien qu’ils s’entendent, dit Lisa. Autrement, ce neserait pas long, notre tour viendrait.
Mais il y eut une panique. Une porte s’ouvrit, et les bonnesreplongeaient déjà dans leurs cuisines, lorsque Lisa annonça quec’était la petite Angèle : pas de danger avec l’enfant, ellecomprenait. Et, du boyau noir, monta de nouveau la rancune de ladomesticité, au milieu de l’empoisonnement fade du dégel. Il y eutun grand déballage du linge sale des deux années. Ça consolait den’être pas des bourgeois, quand on voyait les maîtres vivre le nezlà-dedans, et s’y plaire, puisqu’ils recommençaient.
– Eh ! dis donc, toi, là-haut ! cria brusquementVictoire, c’est-il avec la gueule de travers que tu as mangé tesmoules ?
Du coup, une joie féroce ébranla le puisard empesté. Hippolyteen déchira la robe de madame ; mais il s’en fichait à la fin,c’était encore trop bon pour elle ! Le grand chameau et lapetite rosse se tordaient, pliées sur le bord de leur fenêtre dansune crise de fou rire. Cependant, Adèle, ahurie, et que lafaiblesse endormait, avait tressailli. Elle répondait, au milieudes huées :
– Vous êtes des sans-cœur… Quand vous mourrez, j’iraidanser devant vous.
– Ah ! mademoiselle, reprit Lisa en se penchant pours’adresser à Julie, que vous devez être heureuse de quitter danshuit jours une pareille baraque de maison !… Ma parole !on y devient malhonnête malgré soi. Je vous souhaite de mieuxtomber.
Julie, les bras nus, tout saignants d’un turbot qu’elle vidaitpour le soir, était revenue s’accouder près du valet de chambre.Elle haussa les épaules et conclut par cette réponsephilosophique :
– Mon Dieu ! mademoiselle, celle-ci ou celle-là,toutes les baraques se ressemblent. Au jour d’aujourd’hui, qui afait l’une a fait l’autre. C’est cochon et compagnie.