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Précaution

Précaution

de James Fenimore Cooper

Chapitre 1

On s’assemble en famille autour du foyer hospitalier.

COWPER.

– Je voudrais bien savoir si nous aurons bientôt un voisin au Doyenné, dit Clara Moseley en regardant par une croisée d’où l’on découvrait dans le lointain la maison dont elle parlait et en s’adressant à la petite société rassemblée dans le salon de son père.

– Cela ne tardera pas, répondit son frère ; sir William vient de la louer pour deux ans à M. Jarvis, qui doit en prendre possession cette semaine.

– Et quel est ce M. Jarvis qui va devenir notre voisin ? demanda sir Edward Moseley à son fils.

– On dit, mon père, que c’est un honnête marchand qui s’est retiré des affaires avec une grande fortune.Comme vous, il a un seul fils, officier dans l’armée, et de plus deux filles qu’on dit charmantes ; voilà tout ce que j’ai pu savoir sur sa famille. Quant à ses ancêtres, ajouta-t-il en baissant la voix et en regardant la seconde de ses sœurs, j’en suis désolé, ma chère Jane, mais on ne les connaît pas, et jusqu’à présent toutes mes recherches ont été inutiles.

– J’espère, Monsieur, que ce n’est pas pour moi que vous avez pris la peine de vous en informer ?répondit Jane un peu piquée.

– Pardonnez-moi, ma chère, et, pour vous faire plaisir, je vais prendre de nouveau les informations les plus exactes, répondit son frère en plaisantant ; je sais qu’un soupirant roturier perdrait ses peines auprès de vous, et je sens combien il est cruel pour de jeunes personnes de ne pas entrevoir la moindre apparence de mariage. Pour Clara, elle est bien tranquille à présent, et Francis…

Il fut interrompu par Émilie, la plus jeune de ses sœurs, qui lui mit la main sur la bouche en lui disant à l’oreille :

– Vous oubliez, John, tous les renseignements qu’a pris un certain jeune homme sur une belle inconnue qu’il avait rencontrée à Bath, et toutes les démarchesqu’il a faites pour connaître sa famille, son pays et mille autresdétails qui ne l’intéressent pas moins. John rougit à son tour, etbaisant avec affection la main qui le forçait au silence, ilréussit bientôt, par son enjouement et sa bonne humeur, à faireoublier à Jane le petit mouvement de dépit qu’elle avaitéprouvé.

– Je suis bien charmée, dit lady Moseley,que sir William ait trouvé un locataire, car tant qu’il ne sedécidera pas à venir habiter lui-même le Doyenné, rien ne peut nousêtre plus agréable que d’avoir pour voisins des personnes de mériteet d’un commerce agréable.

– Et M. Jarvis, à ce qu’il paraît, ale mérite d’avoir beaucoup d’argent ? dit en souriantMrs[2] Wilson, sœur de sir Edward.

– Mais, Madame, permettez-moi de vousfaire observer, dit le docteur Yves (c’était le ministre de laparoisse), que l’argent est une très bonne chose en soi, et qu’ilnous met à même de faire de bonnes œuvres.

– Telle que celle de payer la dîme,n’est-ce pas, docteur ? s’écria M. Haughton, richepropriétaire du voisinage, d’un extérieur simple, mais d’unexcellent cœur, et que l’amitié la plus cordiale unissait auministre.

– Oui, reprit celui-ci ; il noussert à payer la dîme et à aider les autres à la payer. Notre cherbaronnet en sait quelque chose, lui qui, dernièrement encore, fitremise au vieux Gregson de la moitié de son fermage, pour luipermettre…

– Mais, ma chère, dit sir Edward à safemme en l’interrompant, nos amis ne doivent pas mourir de faimparce que nous allons avoir un nouveau voisin, et voilà plus decinq minutes que William est venu nous avertir que le dîner estservi.

Lady Moseley présenta sa main au ministre, etla compagnie passa dans la salle à manger.

La société rassemblée autour de la tablehospitalière du baronnet se composait, outre les personnes dontnous avons déjà parlé, de Mrs Haughton, excellente femme sansprétentions ; de sa fille, jeune personne qui ne se faisaitremarquer que par sa douceur, et de la femme et du fils duministre. Ce dernier venait d’entrer dans les ordres.

Il régnait entre ces vrais amis ce parfaitaccord, conséquence naturelle de la même manière de voir sur tousles points essentiels, entre personnes qui se connaissent depuislongtemps, qui s’estiment, qui s’aiment, et qui montrent uneindulgence réciproque pour les petits défauts inséparables de lafragilité humaine. En se quittant à l’heure ordinaire, on convintde se réunir la semaine suivante au presbytère, et le docteur Yves,en faisant ses adieux à lady Moseley, lui dit qu’il se proposaitd’aller faire au premier jour une visite à la famille Jarvis, etqu’il tâcherait de les décider à être de la partie projetée.

Sir Edward Moseley descendait de l’une desplus anciennes familles d’Angleterre, et à la mort de son père ilavait hérité de domaines considérables qui le rangeaient parmi lesplus riches propriétaires du comté.

Mais de tout temps, on avait eu pour règleinvariable dans sa famille de ne jamais détourner un seul pouce deterre de l’héritage du fils aîné, et son père, ne voulant pas ydéroger, avait été obligé, pour subvenir aux folles dépenses de sonépouse, de lever des sommes considérables sur son patrimoine,tandis que les intérêts énormes qu’il lui fallut payer avaient misle plus grand désordre dans ses affaires. Sir Edward, à la mort deson père, prit la sage résolution de se retirer du monde ; illoua sa maison de ville, et alla habiter avec sa famille un châteauoù ses ancêtres avaient fait autrefois leur résidence, et qui étaità environ cent milles de la capitale. Là il espérait, par uneéconomie sage et bien entendue, non seulement affranchir de toutesdettes les biens qui devaient passer à son fils, mais préparer mêmedès à présent la dot de ses trois filles, afin de pouvoir lesétablir aussitôt qu’il se présenterait un parti convenable.Dix-sept ans lui avaient suffi pour exécuter ce plan dans toute sonétendue, et il venait d’annoncer à ses filles enchantées quel’hiver suivant ils retourneraient habiter leur maison dansSaint-James-Square. La nature n’avait pas destiné sir Edward auxgrandes actions ; la prudente résolution qu’il avait prisepour rétablir sa fortune était la mesure exacte de la force de soncaractère ; car si elle eût demandé un peu plus de vigueur etd’énergie, cette tâche eût été au-dessus de ses forces, et lebaronnet aurait pu lutter encore longtemps et sans succès contreles embarras que lui avait préparés la folle prodigalité de sonpère.

Le baronnet était tendrement attaché à safemme, qui avait un grand nombre d’excellentes qualités ;attentive, prévenante pour tout ce qui l’entourait, aimant sesenfants avec une égale tendresse, sa bonté et son indulgence lafaisaient adorer de sa famille. Cependant lady Moseley avait aussises faibles ; mais comme ils prenaient leur source dansl’amour maternel, personne n’avait le courage de les juger avecsévérité. L’amour seul avait formé son union avec sir Edward ;longtemps les riches parents de ce dernier s’étaient refusés à sesvœux ; enfin sa constance l’avait emporté, et l’oppositioninconséquente, et prolongée de leur famille ne produisit d’autreeffet sur eux que de leur inspirer la ferme résolution, nonseulement de ne point exercer leur autorité pour marier leursenfants, mais même de ne point chercher à influencer leur choixdans une affaire si importante. Chez le baronnet, cette résolutionétait inébranlable, et il suivait uniformément le système qu’ils’était tracé. Sa femme n’y était pas moins fidèle, quoique parfoiselle fût combattue par le désir d’assurer à ses filles de richespartis. Lady Moseley avait plus de religion que de piété ;elle était charitable plutôt par penchant que par principes ;ses intentions étaient pures, mais son jugement, obscurci par despréjugés, ne lui permettait pas toujours d’être conséquente avecelle-même. Cependant il était difficile de la connaître sansl’aimer, et elle remplissait, sinon avec discernement, du moinsavec zèle, ses devoirs de mère de famille.

La sœur de sir Edward avait été mariée fortjeune à un militaire que ses devoirs retenaient bien souventéloigné d’elle, et dont l’absence la laissait en proie à toutes lesinquiétudes que peut inspirer l’amour le plus tendre ; elle neparvenait à les tromper un moment qu’en cherchant à répandre lebonheur autour d’elle, et en se livrant à la bienfaisance la plusactive. Ses craintes n’étaient que trop fondées : son mari futtué dans un combat ; la veuve désolée se retira du monde, etne trouva de consolation qu’au sein de la religion, qui seulepouvait lui offrir encore quelque perspective de bonheur dansl’avenir. Ses principes étaient austères ; rien n’aurait pules faire fléchir, et ils étaient peu en harmonie avec ceux dumonde. Tendrement attachée à son frère et à ses enfants,Mrs Wilson, qui n’avait jamais eu le bonheur d’être mère,avait cédé à leurs instances pour venir faire partie de lafamille ; et quoique le général Wilson lui eût laissé undouaire magnifique, elle abandonna sa maison et consacra tous sessoins à former le cœur et l’esprit de la plus jeune de ses nièces.Lady Moseley lui avait entièrement confié l’éducation de cetteenfant, et l’on pensait généralement qu’Émilie hériterait de toutela fortune de sa tante.

Lady Moseley avait été, dans sa jeunesse,célèbre pour sa beauté. Tous ses enfants lui ressemblaient, maisplus particulièrement encore la jeune Émilie. Cependant, malgré lagrande ressemblance qui existait entre les trois sœurs, nonseulement au physique, mais même au moral, il y avait dans leurcaractère des nuances assez sensibles et assez distinctes pourfaire présager qu’elles auraient des destinées biendifférentes.

Depuis plusieurs années il existait, entre lesfamilles de Moseley-Hall et du presbytère, une étroite intimitéfondée sur l’estime et sur l’ancienneté de leur connaissance. Ledocteur Yves était un homme du plus grand mérite et d’une profondepiété ; il possédait, outre les revenus de sa cure, unefortune indépendante que lui avait apportée sa femme, fille uniqued’un officier très distingué dans la marine. Ces respectables épouxs’unissaient pour faire le plus de bien qu’ils pouvaient à tout cequi les entourait. Ils n’avaient qu’un enfant, le jeune Francis,qui promettait d’égaler son père dans les qualités qui faisaientchérir le docteur de ses amis, et qui le rendaient presque l’idolede ses paroissiens.

Il existait entre Francis Yves et ClaraMoseley un attachement qui s’était formé dès leurs plus jeunesannées. Francis avait été si longtemps le compagnon des jeux de sonenfance, si longtemps il avait épousé toutes ses petites querelleset partagé ses innocents plaisirs, sans que le moindre nuage eûtaltéré leur amitié, qu’en quittant le collège pour étudier lathéologie avec son père, il sentit que personne ne pourrait lerendre aussi heureux que la douce, la tendre, la modeste Clara.Leur passion mutuelle, si on peut donner ce nom à un sentiment sidoux, avait reçu la sanction de leurs parents, et ils n’attendaientque la nomination de Francis à quelque bénéfice pour célébrer leurunion.

Sir Edward avait tenu strictement la promessequ’il s’était faite à lui-même, et il avait vécu dans une retraiteabsolue, à l’exception de quelques visites qu’il allait rendre à unvieil oncle de sa femme, qui avait manifesté l’intention de donnertous ses biens aux enfants de sa nièce, et qui, de son côté, venaitsouvent passer quelques semaines à Moseley-Hall. M. Benfieldétait un vieux garçon, et quoiqu’il eût parfois des manières un peubrusques, ses visites étaient toujours le signal de la gaieté, etson arrivée était une fête pour toute la maison. Par un faible bienpardonnable dans un vieillard, il donnait une préférence exclusiveaux anciens usages, et il ne se trouvait jamais plus heureux quelorsqu’il pouvait habiter les lieux témoins de ses premièresannées. Quand on le connaissait bien, on lui pardonnait aisémentquelques bizarreries de caractère pour admirer cette philanthropiesans bornes qui respirait dans toutes ses actions, quoiqu’il lamanifestât souvent d’une manière originale et qui lui étaitparticulière.

La maladie de la belle-mère de Mrs Wilsonl’avait appelée à Bath l’hiver précédent, et elle y avait étéaccompagnée par son neveu et par sa nièce favorite. Pendant leurséjour dans cette ville, John et Émilie prirent plaisir à faire delongues promenades pour en connaître les environs, et ce futpendant une de ces excursions qu’ils eurent occasion de rendreservice à une jeune dame d’une grande beauté, qui paraissait d’unesanté languissante. Elle venait de se trouver mal au moment où ilsla rencontrèrent ; ils la prirent dans leur voiture et lareconduisirent à une ferme où elle demeurait. Sa beauté, son air desouffrance, ses manières si différentes de celles des bonnes gensqui l’entouraient, tout s’unit pour inspirer le plus vif intérêt aufrère et à la sœur. Le lendemain ils allèrent savoir des nouvellesde la belle inconnue, et continuèrent à la voir un moment chaquejour, pendant le peu de temps qu’ils restèrent à Bath.

John mit tout en usage pour savoir qui elleétait ; mais ce fut en vain ; tout ce qu’il putapprendre, c’est que sa vie était sans tâche. Depuis qu’ellehabitait les environs de Bath, elle n’avait point reçu d’autresvisites que celles qu’il lui avait faites avec sa sœur, et ilsavaient jugé à son accent qu’elle n’était point Anglaise. C’est àcette petite aventure qu’Émilie avait fait allusion en s’efforçantd’arrêter les mauvaises plaisanteries qu’il faisait à ses sœurs,plaisanteries que John, emporté par sa vivacité, poussait souventtrop loin, en dépit de son cœur.

Chapitre 2

 

Lemonde se subdivise en cercles plus ou moins étroits qui s’appellentencore le monde.

SWIFT.

Le lendemain du jour où avait eu lieu laconversation que nous venons de rapporter, Mrs Wilson, sesnièces et son neveu profitèrent de la beauté du temps pour pousserleur promenade jusqu’au presbytère, où ils avaient l’habitude defaire de fréquentes visites. Ils venaient de traverser le petitvillage de B***, lorsqu’une belle voiture de voyage à quatrechevaux passa près d’eux et prit la route qui conduisait auDoyenné.

– Sur mon âme ! s’écria John, cesont nos nouveaux voisins, les Jarvis ! Oui, oui, le vieuxmarchand doit être celui qui est tellement blotti dans le fond dela voiture que je l’avais pris d’abord pour une pile de cartons.Cette figure fardée et surmontée d’un si grand nombre de plumesdoit être celle de la vieille dame… de Mrs Jarvis, veux-jedire ; les deux autres sont sans doute les belles missJarvis.

– Vous vous pressez bien de prononcer surleur beauté, John, s’écria Jane ; attendez que vous les ayezvues, avant de compromettre ainsi votre goût.

– Oh ! répliqua John, j’en ai assezvu pour… Il fut interrompu par le bruit d’un tilbury des plusélégants, que suivaient deux domestiques à cheval. Dans cet endroitla route se divisait en plusieurs branches. Le tilbury s’arrêta,et, au moment où John et ses sœurs passaient auprès, un jeune hommeen descendit et vint à leur rencontre. Du premier coup d’œil ilreconnut le rang des personnes auxquelles il allait s’adresser, etles saluant d’un air gracieux, après leur avoir fait des excusesd’interrompre leur promenade, il les pria de vouloir bien luiindiquer la route qui conduisait au Doyenné.

– Celle à droite, Monsieur, répondit Johnen lui rendant son salut.

– Demandez-leur, colonel, lui cria sonami, qui était resté dans le tilbury, et qui tenait les rênes, sila voiture qui vient de passer a pris cette route.

Le colonel, dont toutes les manièresannonçaient un homme du meilleur ton, jeta un regard de reprochesur son compagnon, pour se plaindre du ton leste et peu convenablequ’il avait pris, et fit la question qu’il désirait. Après avoirreçu une réponse affirmative, il s’inclina de nouveau et allaitremonter en voiture lorsqu’un des chiens d’arrêt qui suivaient letilbury sauta sur Jane, et salit sa robe avec ses pattes pleines deboue.

– Ici, Didon, s’écria le colonel en sehâtant de rappeler le chien ; et, après avoir fait à Jane lesexcuses les plus polies, il rejoignit son compagnon en recommandantà un de ses domestiques de prendre garde à Didon. L’air et lesmanières de ce jeune homme étaient fort distingués ; il eûtété facile de reconnaître qu’il était militaire, quand même soncompagnon, plus jeune, mais moins aimable, ne l’eût pas appelécolonel. Le colonel paraissait avoir trente ans, et ses beauxtraits et sa tournure élégante étaient également remarquables,tandis que son ami, plus jeune de quelques années, était loin delui ressembler.

– Je voudrais bien savoir quels sont cesmessieurs, dit Jane au moment où la route, formant un coude, lesdérobait à leurs regards.

– Ce qu’ils sont, répondit sonfrère ; parbleu ! ce sont les Jarvis ne les avez-vous pasentendus demander le chemin du Doyenné ?

– Celui qui tenait les guides peut êtreun Jarvis ; pour celui-là je vous l’abandonne : maisquant au jeune homme qui nous a parlé, c’est une autreaffaire ; vous savez, John, qu’on l’a appelé colonel.

– Eh bien, oui ! c’est cela même,dit John d’un air railleur, le colonel Jarvis ; c’est sansdoute l’alderman. Ces messieurs sont ordinairement colonels desvolontaires de la Cité.

– Fi ! Monsieur, dit Clara avec unsourire ; au lieu de plaisanter, vous feriez mieux de chercheravec nous quels peuvent être ces étrangers.

– Très volontiers, ma chère sœur ;voyons, cherchons ensemble. Commençons par le colonel. Quel estvotre avis, Jane ?

– Que puis-je vous dire, John ? Cequi est certain, c’est que, quel qu’il soit, le tilbury luiappartient, quoiqu’il ne le conduise pas lui-même, et c’est ungentilhomme autant par la naissance que par l’éducation.

– Peste, Jane, quelle assurance !Qui donc, je vous prie, vous a si bien mise au fait ? Mais cesont encore de vos conjectures, et voilà tout.

– Non, Monsieur, ce ne sont pas desconjectures, je suis certaine de ce que je dis.

Mrs Wilson et les sœurs de Jane, quijusque-là avaient pris peu d’intérêt à ce dialogue, la regardèrentavec quelque surprise ; John le remarqua.

– Bah ! s’écria-t-il, elle n’en saitpas plus que nous !

– Si fait, Monsieur.

– Voyons, ajouta son frère, dites-nousalors ce que vous savez.

– Eh bien donc ! les armes quiétaient peintes sur les deux voitures étaient différentes.

John ne put s’empêcher de rire.

– C’est une bonne raison sans doute pourprésumer que le tilbury appartient au colonel, et qu’il n’est pointde la famille des Jarvis. Mais sa noblesse ? l’avez-vousdécouverte à ses manières et à sa démarche ?

Jane rougit un peu.

– L’écusson peint sur le tilbury avaitsix quartiers, répondit-elle. Émilie partit d’un éclat de rire,John continua ses plaisanteries, et bientôt ils arrivèrent aupresbytère.

Ils causaient depuis quelque temps avec leministre et son épouse, lorsque Francis revint de sa promenade dumatin, et leur dit que les Jarvis étaient arrivés ; il avaitété témoin d’un accident arrivé à un tilbury dans lequel setrouvaient le capitaine Jarvis, et un de ses amis, le colonelEgerton. En tournant près de la porte du Doyenné la voiture avaitversé, et le colonel s’était blessé au talon ; mais onespérait que cette blessure n’aurait pas de suites, et que lecolonel en serait quitte pour garder la chambre pendant quelquesjours.

Après les exclamations qui suivent d’ordinairede semblables récits, Jane se hasarda à demander à Francis quelétait ce colonel Egerton.

– J’ai appris de l’un des domestiques,lui répondit-il, que c’est un neveu de sir Edgar Egerton, uncolonel à la demi-solde ou en congé, ou quelque chose desemblable.

– Comment a-t-il supporté cet accident,monsieur Francis ? demanda Mrs Wilson.

– En homme de cœur, en gentilhomme,reprit le jeune prêtre en souriant ; et quel est le preuxdiscourtois qui à sa place ne se réjouirait pas d’un accidentauquel il doit le tendre intérêt que lui témoignent les missJarvis ?

– Quel bonheur que vous vous soyeztrouvés tous à portée de les secourir ! dit Clara d’un ton decompassion.

– Les jeunes personnes sont-ellesjolies ? demanda Jane avec un certain embarras.

– Mais, oui, je le crois. Je vousavouerai que j’ai fait peu d’attention à leurs figures ; jen’étais occupé que du colonel, qui paraissait souffrirvéritablement.

– C’est une raison de plus, dit ledocteur Yves, pour que je leur rende ma visite au premierjour ; mon empressement paraîtra excusable… J’irai les voirdemain.

– Le docteur Yves n’a pas besoind’excuses pour se présenter chez ses paroissiens, ditMrs Wilson.

– Il porte si loin la délicatesse !s’écria Mrs Yves avec un sourire de bonté, et prenant partpour la première fois à la conversation.

Il fut alors convenu que le ministre iraitd’abord faire sa visite officielle, seul comme il se le proposait,et qu’ensuite les dames verraient ce qu’elles devraient faired’après la manière dont il aurait été reçu.

Après être restées une heure chez leurs amis,Mrs Wilson et Clara se retirèrent, et Francis les reconduisità Moseley-Hall. Le lendemain le docteur annonça que les Jarvisétaient installés dans leur nouvelle demeure, et que le colonelallait beaucoup mieux ; les miss Jarvis étaient aux petitssoins avec lui, et ne lui laissaient pas même le temps de former undésir. Le malade était en pleine convalescence ; il n’y avaitdonc aucune indiscrétion à faire la visite qu’on avaitprojetée.

Jarvis reçut ses hôtes avec la franchise d’unbon cœur ; il ne connaissait pas tous les usages du grandmonde, mais il avait cette espèce de rondeur qui supplée souvent àl’éducation. Sa femme, au contraire, n’eût pas voulu enfreindre larègle la plus minutieuse de l’étiquette, et son ton formait uncontraste plaisant avec les airs qu’elle se donnait. Les missJarvis étaient assez jolies ; mais elles n’avaient point cetteaisance, ces manières gracieuses qu’on acquiert dans lemonde ; elles semblaient toujours éprouver une sorte de gêneet de contrainte.

Le colonel Egerton reposait sur un sopha, lajambe étendue sur une chaise, et entourée de linges et decompresses. Malgré son état de souffrance, c’était encore le moinsembarrassé de la compagnie ; et, après avoir prié les damesd’excuser son déshabillé, il parut oublier son accident pour êtretout entier à la conversation.

– Mon fils le capitaine, ditMrs Jarvis en appuyant d’un air de satisfaction sur le derniermot, est allé avec ses chiens reconnaître un peu le pays ; caril n’aime que la chasse, et il n’est jamais si heureux quelorsqu’il peut courir les champs le fusil sur l’épaule. En vérité,Mylady, les jeunes gens d’aujourd’hui semblent croire qu’ils soientseuls au monde. J’avais prévenu Henry que vous auriez la bonté devenir ce matin avec ces demoiselles, mais bah ! il est particomme si M. Jarvis n’avait pas le moyen d’acheter un rôti, etqu’il nous fallût attendre après ses cailles et ses faisans.

– Ses cailles et ses faisans !s’écria John d’un air consterné ; le capitaine Jarvistire-t-il sur des cailles et des faisans à cette époque del’année ?

– Mrs Jarvis, Monsieur, dit lecolonel Egerton avec un léger sourire, est plus au fait des égardsque tout vrai gentilhomme doit aux dames, que des règles de lachasse. Ce n’est pas, je crois, avec un fusil, Madame, c’est arméd’une ligne que mon ami le capitaine s’est mis en campagne.

– Ligne ou fusil, qu’importe ?s’écria Mrs Jarvis. Il n’est jamais là quand on a besoin delui ; et ne pouvons-nous pas acheter du poisson aussi bien quedu gibier ? Je voudrais bien que pour ces sortes de choses ilvous prît pour modèle, colonel.

Le colonel Egerton se mit à rire de bon cœur,et miss Jarvis dit, en jetant de son côté un regard d’admiration,que lorsque Henry aurait été au service aussi longtemps que sonnoble ami, il connaîtrait sans doute aussi bien les usages de labonne société.

– Oui, s’écria sa mère, parlez-moi del’armée pour former un jeune homme. Comme le service vous l’abientôt façonné ! Et se tournant vers Mrs Wilson : –Votre mari était, je crois, au service, Madame ?ajouta-t-elle.

– J’espère, miss Jarvis, que nous auronsbientôt le plaisir de vous voir à Moseley-Hall, dit vivementÉmilie, pour épargner à sa tante la douloureuse nécessité derépondre. Miss Jarvis promit de ne point tarder à lui rendre savisite. La conversation devint générale, et roula sur le temps, surla campagne, sur les agréments du voisinage et autres sujets nonmoins intéressants.

– Eh bien ! John, s’écria Jane d’unair de triomphe dès qu’ils furent dans leur voiture, rirez-vousencore tant de ma science héraldique, comme vous l’appelez ?Avais-je tort cette fois-ci ?

– Ma petite sœur Jenny a-t-elle jamaistort ? reprit son frère en badinant. C’était le nom qu’il luidonnait lorsqu’il voulait la provoquer, et commencer avec elle cequ’il appelait une petite guerre ; mais miss Wilson mit fin àla dispute en faisant une remarque à lady Moseley ; et lerespect que les deux combattants avaient pour elle les engagea àdéposer à l’instant les armes.

Jane Moseley avait reçu de la nature le plusheureux caractère ; et si son jugement eût été mûri parl’éducation, elle n’eût rien laissé à désirer ; maismalheureusement sir Edward croyait avoir tout fait en donnant desmaîtres à ses filles. Si leurs leçons n’obtenaient pas tout lesuccès désirable, ce n’était pas sa faute, et il avait rempli sondevoir. Son système d’économie ne s’était étendu à rien de ce quiconcernait ses enfants, et l’argent avait été prodigué pour leuréducation. Seulement elle n’avait pas toujours reçu la direction laplus désirable. Sentant que, par son rang et par sa naissance, safamille avait droit de rivaliser de splendeur avec les maisons plusopulentes qui l’entouraient, Jane, qui avait été élevée pendantl’éclipse momentanée de la fortune de sir Edward, avait cherché àconsoler son amour-propre, qui se trouvait blessé, en consultantles titres où se trouvait constatée la noblesse de sesancêtres ; elle était sans cesse occupée à étudier l’arbregénéalogique de sa maison, et cette étude réitérée lui avait faitcontracter une sorte d’orgueil héréditaire.

Clara avait aussi ses faibles ; mais ilsfrappaient moins que ceux de Jane parce qu’elle avait l’imaginationmoins ardente. Le tendre attachement qui l’unissait à Francis Yves,l’admiration que lui inspirait un caractère à l’abri du plus légerreproche, avaient, presque à son insu, éclairé son goût, formé sonjugement ; sa conduite, ses opinions, étaient ce qu’ellesdevaient être ; elles avaient la vertu pour mobile ; maisle plus souvent il lui eût été impossible d’en rendre compte ;elle cédait à une sorte d’instinct, et c’était pour elle quel’habitude était véritablement devenue une seconde nature.

Chapitre 3

 

Allons, Mrs. Malaprop, occupons-nous du voisin.

B.SHERIDAN.

Le jour fixé pour l’une des visites régulièresde M. Benfield était arrivé, et John partit dans la chaise deposte du baronnet, avec Émilie, qui était la favorite du bonvieillard, pour aller à sa rencontre jusqu’à la ville de F***, àenviron vingt milles de distance, et le ramener de là auchâteau ; car M. Benfield avait signifié plus d’une foisque ses chevaux ne pouvaient le conduire plus loin ; ilvoulait que tous les soirs ils allassent regagner leur écurieordinaire, la seule où il lui semblait qu’ils pussent trouver cessoins attentifs, auxquels leur âge et leurs services leur donnaientdes droits. La journée était magnifique, et le frère et la sœuréprouvaient une véritable jouissance à l’idée de revoir bientôtleur respectable parent, dont l’absence avait été prolongée par uneattaque de goutte.

– Dites-moi un peu, Émilie, dit John,après s’être placé dans la voiture à côté de sa sœur, dites-moifranchement comment vous trouvez les Jarvis ; et le beaucolonel ?

– Comment je les trouve, John ?Mais, franchement, ni bien ni mal, puisqu’il faut vous le dire.

– Eh bien ! alors, ma chère sœur, ily a sympathie dans nos sentiments, comme dirait Jane.

– John !

– Émilie !

– Je n’aime pas à vous entendre parleravec aussi peu d’égards de notre sœur, d’une sœur que, j’en suissûre, vous aimez aussi tendrement que moi.

– J’avoue ma faute, dit John, en luiprenant la main avec affection, et je tâcherai de n’y plusretomber ; mais pour en revenir à ce colonel Egerton, c’estbien certainement un gentilhomme, autant par l’éducation que par lanaissance, comme Jane…

Émilie l’interrompit en souriant, et luimettant le doigt sur la bouche pour lui rappeler sa promesse. Johnse soumit de bonne grâce sans faire de nouveau allusion à sasœur.

– Oui, dit Émilie, ses manières sontnobles et gracieuses, si c’est là ce que vous voulez dire. Quant àsa famille, nous ne la connaissons point.

– Oh ! j’ai jeté un coup d’œil dansl’almanach des familles nobles de Jane, et je vois qu’il y estporté comme neveu et héritier de sir Edgar.

– Il y a en lui quelque chose qui ne meplaît point, dit Émilie d’un air réfléchi : il est trop à sonaise… ; et cet abandon apparent est chez lui une étude ;ce n’est point la nature. Je crains toujours que ces sortes de gensne me tournent en ridicule aussitôt que je suis absente, tandisqu’ils m’accablent en face de leurs flatteries musquées. Si j’osaisprononcer, je dirais qu’il lui manque ce qui peut donner du prixaux autres qualités.

– Et quoi donc ?

– La franchise.

– En effet, j’ai déjà eu un échantillonde celle du colonel, dit John avec un sourire. Vous savez bien cecapitaine Jarvis qui était sorti pour aller tuer des cailles et desfaisans… ?

– Vous oubliez, mon frère, que le colonela expliqué que c’était une méprise.

Sans doute, mais par malheur j’ai rencontré lecapitaine qui revenait le fusil sur l’épaule, et suivi d’une meutede chiens.

– Voilà donc ce beau colonel ! ditÉmilie en souriant ; le masque tombe dès que la vérité estconnue.

– Et Jane qui vantait son bon cœurd’avoir su pallier ainsi ce que, disait-elle, ma remarque avaitd’inconvenant !

Une fois sur le chapitre de sa sœur, Johnavait un malin plaisir à s’étendre un peu sur ses faibles. Émilie,pour lui témoigner son mécontentement, garda le silence ; Johndemanda de nouveau pardon, promit de nouveau de se corriger ;et, pendant le reste du voyage, il ne s’oublia plus que deux outrois fois de la même manière.

Ils arrivèrent à F*** deux heures avant que lalourde voiture de leur oncle fût entrée dans la cour de l’auberge,et ils eurent tout le temps de faire rafraîchir leurs chevaux pourle retour.

M. Benfield était un vieux garçon dequatre-vingts ans ; mais il avait encore la force etl’activité d’un homme de soixante. Il était fortement attaché auxmodes et aux usages de sa jeunesse ; il avait siégé pendantune session au parlement, et avait été dans son temps un desélégants du jour. Un désappointement qu’il avait éprouvé dans uneaffaire de cœur lui avait fait prendre le monde en aversion ;et depuis cinquante ans environ il vivait dans une profonderetraite à environ quarante milles de Moseley-Hall. Il était grandet très maigre, se tenait fort droit pour son âge, et dans sa mise,dans ses voitures, dans ses domestiques, enfin, tout ce quil’entourait, il conservait fidèlement, autant que les circonstancespouvaient le permettre, les modes de sa jeunesse.

Telle est en peu de mots l’esquisse duportrait de M. Benfield, qui, un chapeau à trois cornes à lamain, une perruque à bourse sur la tête et une épée au côté,s’appuya sur le bras que lui offrait John Moseley pour l’aider àdescendre de sa voiture.

– Ainsi donc, Monsieur, dit le vieillards’arrêtant tout court, lorsqu’il eut mis pied à terre, et regardantJohn en face, ainsi donc vous avez fait vingt milles pour venir àla rencontre d’un vieux cynique tel que moi ; c’est fort bien,Monsieur ; mais je croyais vous avoir dit d’emmener Emmy avecvous.

John lui montra la fenêtre où sa sœur s’étaitplacée, épiant avec soin les mouvements de son oncle. Le vieillard,en l’apercevant, lui sourit avec bonté, et il se dirigea versl’auberge en se parlant à lui-même.

– Oui, la voilà ! c’est bien elle.Je me rappelle à présent que dans ma jeunesse, j’allai avec levieux lord Gosford, mon parent, au-devant de sa sœur, lady Juliana,au moment où elle venait de sortir pour la première fois de pension(c’était la dame dont l’infidélité lui avait fait abandonner lemonde), et c’était aussi une beauté… ma foi, quand j’y pense, toutle portrait d’Emmy… Seulement elle était plus grande… ; etelle avait des yeux noirs… ; et des cheveux noirsaussi… ; et elle n’était pas aussi blanche qu’Emmy… ; etelle était un peu plus grasse… ; et elle avait la taille unpeu voûtée… oh ! bien peu… C’est étonnant comme elles seressemblent. Ne trouvez-vous pas, mon neveu ? dit-il à John ens’arrêtant à la porte de la chambre ; et le pauvre John, quidans cette description ne pouvait trouver une ressemblance quin’existait que dans les affections du vieillard, répondit enbalbutiant :

– Oui, mon oncle ; mais vous savezqu’elles étaient parentes ; et cela explique laressemblance.

– C’est vrai, mon garçon, c’est vrai, luidit son oncle charmé de trouver une raison pour une chose qu’ildésirait et qui flattait son faible, car il trouvait desressemblances partout, et il avait dit une fois à Émilie qu’ellelui rappelait sa femme de charge, qui était aussi vieille que lui,et qui n’avait plus une dent dans la bouche.

À la vue de sa nièce, M. Benfield, qui,comme presque tous ceux qui sentent vivement, affectaitgénéralement un air de brusquerie et d’indifférence, ne put cacherson émotion ; et, la serrant dans ses bras, il l’embrassatendrement, tandis qu’une larme brillait dans ses yeux ; puis,un peu confus de sa faiblesse, il la repoussa avec douceur ens’écriant :

– Allons, allons, Emmy, ne m’étranglezpoint, mon enfant, ne m’étranglez point ; laissez-moi couleren paix le peu de jours qui me restent encore à vivre. Ainsi donc,ajouta-t-il en s’asseyant dans un fauteuil que sa nièce lui avaitavancé ; ainsi donc, Anne m’écrit que sir William Harris aloué le Doyenné.

– Oui, mon oncle, répondit John.

– Je vous serais obligé, jeune homme, ditM. Benfield d’un ton sec, de ne point m’interrompre lorsque jeparle à une dame… Je vous prie d’y faire attention, Monsieur. Jedisais donc que sir William a loué le Doyenné à un marchand deLondres, un certain M. Jarvis. Or, j’ai connu, autrefois troispersonnes de ce nom ; l’un était un cocher de fiacre qui meconduisait souvent à la Chambre lorsque j’étais membre du parlementde ce royaume ; l’autre était valet de chambre de lordGosford ; le troisième est bien, je crois, celui qui estdevenu votre voisin. Si c’est la personne que je veux dire, Emmy,il ressemble… parbleu ! il ressemble au vieux Peter, monintendant.

John manqua d’éclater ; car le vieuxPeter était aussi sec et aussi maigre que M. Benfield, tandisque le marchand avait une rotondité tout à fait remarquable ;et, ne pouvant plus se contenir, il sortit de la chambre. Émilierépondit en souriant à la comparaison :

– Vous le verrez demain, mon cher oncle,et vous pourrez alors juger par vous-même de la ressemblance.

M. Benfield avait confié vingt millelivres sterling à un agent d’affaires, avec l’ordre formel deplacer aussitôt cette somme en rentes sur l’État ; mais,malgré cette injonction, l’agent avait trouvé moyen de différerquelque temps ; bref, il avait fait faillite, et quelquesjours auparavant il avait remis la somme et une plus considérableencore à M. Jarvis, pour acquitter ce qu’il appelait une detted’honneur. C’était pour tirer à clair cette transaction queM. Jarvis avait fait une visite à M. Benfield, et luiavait restitué la somme qui lui appartenait. Ce trait de loyauté,la haute estime qu’il avait pour M. Wilson, et son affectionsans bornes pour Émilie, étaient du petit nombre des motifs quil’empêchaient encore de croire à l’entière corruption de la racehumaine.

Les chevaux étant prêts, M. Benfield seplaça dans la voiture entre son neveu et sa nièce, et ils prirenttranquillement le chemin de Moseley-Hall. M. Benfield fut trèssilencieux pendant la route. Cependant, en passant devant un beauchâteau qui était à environ dix milles du terme de leur voyage, ildit à Émilie :

– Lord Bolton vient-il souvent vous voir,mon enfant ?

– Bien rarement, mon oncle ; sesoccupations le retiennent presque toujours à Londres, au palais deSaint-James, et il a aussi des propriétés en Irlande, qu’il vavisiter.

– J’ai connu son père ; il étaitallié à la famille de mon ami lord Gosford. Vous ne devez plusguère vous souvenir de lui, sans doute ?

John se mordit les lèvres pour ne pas rire àla seule idée que sa sœur pût conserver quelque souvenir d’un hommequi était mort depuis quarante ans. Son oncle continua :

– Il votait toujours avec moi auparlement ; c’était un parfait honnête homme, un homme quiavait beaucoup de l’air de Peter Johnson, mon intendant ; maison dit que son fils aime les revenant-bons du ministère. – Mafoi, quant à moi, il n’y a jamais eu qu’un ministre à mon goût,c’était William Pitt. Pour l’Écossais dont ils firent un marquis,je n’ai jamais pu le souffrir ; je votais toujours contrelui.

– À tort ou à raison, mon oncle ?demanda John avec un sourire malicieux.

– Non, Monsieur, à raison, mais jamais àtort. Lord Gosford votait aussi toujours contre lui ; etcroyez-vous, jeune drôle, que le comte de Gosford et moi nouspuissions jamais avoir tort ? Non, Monsieur, de mon temps leshommes étaient tout autres qu’aujourd’hui ; nous n’avionsjamais tort, Monsieur ; nous aimions notre pays, et nous nepouvions nous tromper.

– Mais lord Bute, mon oncle ?

– Lord Bute, Monsieur, s’écria levieillard avec une grande chaleur, lord Bute était ministre,Monsieur… ; il était ministre ; oui, Monsieur,ministre ; et il était payé pour ce qu’il faisait.

– Mais lord Chatam n’était-il pasministre aussi ?

Or rien ne piquait le vieillard commed’entendre appeler William Pitt par son titre de lord. Ne voulantpas néanmoins paraître se relâcher de ce qu’il regardait comme sesopinions politiques, il s’écria d’un ton péremptoire :

– Oui, Monsieur, William Pitt étaitministre ; mais… mais, Monsieur…, mais c’était notre ministre,Monsieur.

Émilie, contrariée de voir son oncle s’agiterà un tel point pour une discussion aussi futile, jeta un regard dereproche sur son frère, et dit avec timidité :

– Son administration fut, je crois, bienglorieuse, mon oncle ?

– Glorieuse ! mon Emmy, ah !sans doute, dit le vieillard adouci par le son de sa voix et par lesouvenir de ses jeunes années : nous battîmes les Françaispartout,… en Amérique, en Allemagne ; nous prîmes (et ilcomptait sur ses doigts), nous prîmes Québec ; oui, lordGosford y perdit un cousin, et nous prîmes tout le Canada, et nousbrûlâmes leurs flottes. Dans la bataille entre Hawe et Conflans, ilpérit un jeune homme qui était fort attaché à lady Juliana ;la pauvre enfant ! comme elle le regretta après sa mort, ellequi ne pouvait le souffrir pendant sa vie ! Ah ! c’estqu’elle avait un cœur si tendre ! – car M. Benfield,comme beaucoup d’autres, continuait à admirer dans sa maîtresse desqualités qu’elle n’avait jamais eues, et dont il s’était plu à lalouer, quoiqu’il eût été la victime de sa froide coquetterie. C’estune sorte de compromis que nous faisons avec notre conscience poursauver notre amour-propre, en nous créant des beautés quijustifient notre folie à nos propres yeux, et ces illusions nousfont conserver les apparences de l’amour, lors même que l’espérancene lui sert plus d’aliment, et que l’admiration n’est plus enquelque sorte que factice.

À leur arrivée à Moseley-Hall, ils trouvèrenttoute la famille qui était descendue dans la cour afin de recevoirun parent pour lequel ils avaient tous autant d’affection que derespect. Dans la soirée ; le baronnet reçut une invitation dudocteur Yves qui le priait de venir dîner le lendemain avec safamille au presbytère.

Chapitre 4

 

Dutalent ! des vertus ! non, non, un protecteur, et vousaurez la place. Nous parlerons pour vous à mylord.

Miss EDGEWORTH.

Soyez le bienvenu, sir Edward, dit le docteurYves en prenant la main du baronnet ; je craignais que quelquedouleur rhumatismale ne nous privât du plaisir de vous voir, et nem’empêchât de vous présenter les nouveaux habitants du Doyenné, quidînent avec nous aujourd’hui, et qui seront très flattés de fairela connaissance de sir Edward Moseley.

– Je vous remercie, mon cher docteur,répondit le baronnet ; non seulement je suis venu, mais j’aimême décidé M. Benfield à nous accompagner. Le voici quivient, ajouta-t-il, s’appuyant sur le bras d’Émilie, et murmurantcontre la calèche moderne de Mrs Wilson, dans laquelle il agagné, dit-il, un rhume pour plus de six mois.

Le docteur Yves reçut cette visite inattendueavec la bienveillance qui lui était naturelle, et il souritintérieurement en songeant à la réunion bizarre qui allait setrouver chez lui lorsque les Jarvis seraient arrivés. Dans cemoment même leur voiture s’arrêta à la porte. Le docteur les ayantprésentés au baronnet et à sa famille, miss Jarvis fit des excusesassez joliment tournées de la part du colonel, qui ne se trouvaitpas encore assez bien pour sortir, mais dont la politesse n’avaitpas voulu permettre qu’ils restassent à cause de lui. Pendant cetemps, M. Benfield avait mis ses lunettes avec beaucoup desang-froid, et, s’avançant d’un air délibéré vers l’endroit où lemarchand s’était assis, il l’examina de la tête aux pieds avec laplus grande attention ; puis il ôta ses lunettes, les essuyasoigneusement, et se dit à lui-même en les remettant dans sapoche :

– Non, non, ce n’est ni Jack, le cocherde fiacre, ni le valet de chambre de lord Gosford ; mais,ajouta-t-il en lui tendant cordialement la main, c’est bien l’hommeà qui je dois mes vingt mille livres sterling.

M. Jarvis, à qui une sorte de honte avaitfait garder le silence pendant cet examen, répondit alors avec joieaux avances du vieillard, qui s’assit à côté de lui ; et safemme, dont les regards avaient pétillé d’indignation aucommencement du soliloque, voyant que, de manière ou d’autre, lafin du discours, loin d’humilier son mari, lui faisait au contraireune sorte d’honneur, se tourna d’un air de complaisance du côté deMrs Yves, pour la prier d’excuser l’absence de sonfils :

– Je ne puis deviner, Madame, où il estfourré ; il fait toujours attendre après lui ; puis setournant vers Jane :

– Ces militaires, ajouta-t-elle, prennentl’habitude de se gêner si peu, que je dis souvent à Henry qu’il nedevrait jamais quitter le camp.

– Vous devriez dire la caserne, ma chère,s’écria effrontément son mari ; car de sa vie il n’a été dansun camp. Cette observation resta sans réponse ; mais il étaitévident qu’elle déplaisait souverainement à la mère et à sesfilles, qui n’étaient pas peu jalouses des lauriers du seul hérosque leur race eût jamais produit. L’arrivée du capitaine lui-mêmechangea la conversation, et l’on vint à parler des agréments deleur résidence actuelle.

– De grâce, Madame, dit le capitaine, quis’était assis familièrement auprès de la famille du baronnet,pourquoi donc appelle-t-on notre maison le Doyenné ? Je crainsd’être pris pour un enfant de l’Église, lorsque j’inviterai mesamis à venir chez mon père au Doyenné.

– Et vous pouvez ajouter en même temps,Monsieur, si bon vous semble, dit sèchement M. Jarvis, qu’ilest habité par un vieillard qui a fait des sermons toute sa vie,sans plus de fruit, je le crains bien, que la plupart desprédicateurs, ses confrères.

– Vous excepterez du moins notre dignehôte, Monsieur, dit Mrs Wilson en regardant le docteurYves ; et voyant que sa sœur était blessée d’une familiarité àlaquelle elle n’était point accoutumée, elle répondit à laquestion. Le père de sir William Harris avait le titre dedoyen ; et quoique la maison fût sa propriété particulière,les habitants avaient coutume de l’appeler le Doyenné, et ce nomlui est resté depuis lors.

– N’est-ce pas une drôle de vie que mènelà sir William, dit miss Jarvis, d’aller de ville en ville pourprendre les eaux, et de louer tous les ans sa maison comme il lefait ?

– Sir William s’occupe uniquement dubonheur de sa fille, dit le docteur Yves d’un ton grave, et depuisqu’il a hérité de son titre, il a, je crois, dans un comté voisin,une nouvelle résidence qu’il habite ordinairement.

– Connaissez-vous miss Harris ?ajouta la jeune personne en s’adressant à Clara, et sans attendresa réponse :

– C’est une merveilleuse beauté, je vousassure ; tous les hommes meurent d’amour pour ses beauxyeux.

– Ou pour sa fortune, reprit sa sœur ensecouant dédaigneusement la tête ; quant à moi, je n’ai jamaispu rien voir de si attrayant dans sa personne, quoiqu’elle fassebeaucoup parler d’elle à Bath et à Brighton.

– Vous la connaissez donc ? ditClara avec douceur.

– Mais… oui…, comme on se connaît dans lemonde, répondit miss Jarvis en hésitant, tandis que ses joues secouvraient d’une vive rougeur.

– Que voulez-vous dire, Sarah ? –comme on se connaît dans le monde ? s’écria son père enéclatant de rire ; lui avez-vous jamais parlé ? Vousêtes-vous jamais trouvée dans le même salon qu’elle ? à moinsque ce ne soit au bal ou au concert ?

La mortification de miss Sarah étaitévidente ; heureusement l’annonce que le dîner était servivint mettre fin à son embarras.

Mrs Wilson ne laissait jamais échapperl’occasion de placer une leçon de morale lorsque quelque incidentde la vie journalière pouvait y donner lieu.

– Ne vous exposez jamais, ma chèreenfant, à une mortification semblable, dit-elle à Émilie, enfaisant des commentaires sur des personnes que vous ne connaissezpoint ; c’est s’exposer à de grandes erreurs. Si ces personnesse trouvent être placées au-dessus de vous dans la sphère de lavie, et que vos propos leur soient répétés, ils n’exciteront queleur mépris, tandis que ceux à qui ils sont adressés ne lesattribueront qu’à une basse jalousie.

Le marchand fit trop honneur au dîner duministre pour songer à renouer une conversation aussidésagréable ; et comme John Moseley et Francis Yves étaientplacés près de ses filles, et que ces jeunes gens étaient fortaimables, elles oublièrent bientôt ce qu’elles appelaient entreelles la rudesse de leur père, pour ne faire attention qu’à leursvoisins.

– Eh bien ! monsieur Francis, quanddonc commencerez-vous à prêcher ? demandaM. Haughton ; je brûle de vous voir monter dans cettechaire où j’ai eu le bonheur d’entendre si souvent votrerespectable père. Je ne doute pas que votre doctrine ne soitorthodoxe ; autrement vous seriez, je crois, le seul membre dela congrégation que notre cher ministre n’eût pas converti.

À ce compliment le docteur inclina seulementla tête, et il répondit pour son fils que, le dimanche suivant, ilsauraient le plaisir d’entendre Francis, qui lui avait promis de leremplacer ce jour-là.

– Et aurons-nous bientôt unbénéfice ? ajouta M. Haughton en servant un superbeplum-pudding. John Moseley sourit en regardant Clara ;celle-ci baissa les yeux en rougissant, et le ministre, se tournantdu côté de sir Edward, dit d’un air d’intérêt :

– Sir Edward, la cure de Bolton estvacante, et je désirerais vivement l’obtenir pour mon fils. Elleest à la nomination du comte, qui, je le crains bien, n’endisposera que sur de puissantes recommandations.

Clara, les yeux toujours baissés, semblait nevoir que son assiette ; cependant, de dessous sa longuepaupière, un timide regard se dirigeait vers son père pendant qu’ilrépondait :

– Je suis vraiment au désespoir, mondigne ami, de n’avoir point assez de crédit auprès de lord Bolton,pour pouvoir faire une démarche directe ; mais il est sirarement ici que je le connais à peine. Et le bon baronnet étaitvraiment peiné de ne pouvoir obliger le fils de son ami.

– Qui est-ce donc qui nous arriveici ? s’écria le capitaine Jarvis en regardant par une fenêtrequi donnait sur la cour d’entrée l’apothicaire et son garçon quidescend de voiture ?

Un domestique vint annoncer que deux étrangersdemandaient à parler à son maître. Malgré le titre burlesque dontle capitaine les avait gratifiés, le baronnet, qui aimait à voirtout le monde aussi heureux que lui-même, dit à son hôte :

– Faites-les monter, docteur, faites-lesmonter ; il faut qu’ils goûtent de cette excellentepâtisserie, et nous jugerons s’ils sont connaisseurs.

Le reste de la compagnie joignit ses instancesà celles du baronnet, et le docteur Yves donna ordre de fairemonter les deux étrangers.

La porte s’ouvrit, et l’on vit entrer unvieillard qui paraissait avoir soixante ans environ, et quis’appuyait sur le bras d’un jeune homme de vingt-cinq. Il y avaitentre eux assez de ressemblance pour qu’au premier coup d’œill’observateur le plus indifférent pût prononcer que c’étaient lepère et le fils ; mais l’air souffrant du premier, son extrêmemaigreur, sa démarche chancelante, contrastaient avec l’air desanté et de vigueur du jeune homme, qui soutenait son respectablepère avec une attention si touchante, que la plupart des convivesne purent le voir sans intérêt. Le docteur et son épouse selevèrent spontanément de leurs sièges et restèrent un instantimmobiles, comme s’ils éprouvaient un sentiment de surprise àlaquelle se mêlait une profonde douleur. Le docteur se remitbientôt, et prenant la main que lui présentait le vieillard, il laserra dans les siennes, et parut vouloir parler ; mais sesefforts furent inutiles. Ses larmes se pressaient sur sespaupières, tandis qu’il considérait ce front sillonné par delongues souffrances, ce teint pâle et livide ; et sa femme, nepouvant plus longtemps maîtriser son émotion, se jeta sur unechaise, et donna un libre cours à ses sanglots.

Le docteur ouvrit la porte d’une piècevoisine, et tenant toujours le vieillard par la main, il parutl’inviter à le suivre. Sa femme, après le premier élan de sadouleur, reprit toute son énergie, et, surveillant avec une tendresollicitude les pas tremblants de l’étranger, elle l’accompagnaavec son fils. Arrivés à la porte, les deux inconnus seretournèrent, et ils saluèrent la société d’une manière si noble eten même temps si gracieuse, que tous les convives, sans en excepterM. Benfield, se levèrent involontairement, pour leur rendreleur salut.

Dès qu’ils furent sortis, la porte se refermasur eux, et les convives restèrent debout autour de la table, muetsde surprise et en même temps affectés de la scène dont ils venaientd’être les témoins. Pas un mot n’avait été dit, et le ministre lesavait quittés sans leur faire aucune excuse, ni leur donner lamoindre explication. Cependant Francis revint bientôt, et quelquesminutes après il fut suivi par sa mère, qui, après avoir prié seshôtes de l’excuser si elle les avait quittés si brusquement, fittourner la conversation sur l’évènement qui pour elle était d’unegrande importance, l’intention de son fils de prêcher le dimanchesuivant.

Les Moseley avaient trop l’usage du monde pourse permettre aucune question, et les Jarvis ne l’osèrent point. SirEdward se retira de très bonne heure ; le reste de la sociétésuivit son exemple.

– Ma foi, il faut en convenir, s’écriaMrs Jarvis dès qu’elle fut montée dans sa voiture, voilà uneconduite bien étrange, et voilà une singulière manière de recevoirson monde ! Que signifiaient toutes ces larmes et tous cessanglots ? Et ces étrangers, qui sont-ils ?

– Pas grand-chose, maman, trèsprobablement, dit sa fille aînée en jetant un regard dédaigneux surune chaise de poste d’une grande simplicité, arrêtée à la porte dudocteur.

– C’était à faire pitié ! dit missSarah en haussant les épaules. Son père portait les yeux de l’une àl’autre à mesure qu’elles parlaient, et chaque fois il prenait unegrande prise de tabac : c’était sa ressource ordinaire pouréviter une querelle de famille. Cependant la curiosité des damesétait excitée plus vivement qu’elles ne voulaient en convenir, etdès que Mrs Jarvis fut rentrée chez elle, elle donna ordre àsa femme de chambre d’aller au presbytère le soir même présenterses compliments à Mrs Yves, et de s’informer si l’on n’auraitpoint trouvé un voile de dentelle qu’elle croyait y avoirlaissé.

– À propos, Betty, puisque vous y serez,informez-vous des domestiques… vous entendez bien, des domestiques…je ne voudrais pour rien au monde causer le moindre embarras àMrs Yves… si M… M… Eh bien ! quel est donc sonnom ?… Mon Dieu, ne voilà-t-il pas que je l’ai oublié ?Vous demanderez aussi son nom ; Betty… le nom de l’étrangerqui vient d’arriver au presbytère, et, comme cela peut fairequelque différence dans nos arrangements, informez-vous s’ilrestera longtemps et puis… vous savez bien, tous ces petitsrenseignements qui peuvent être utiles au besoin.

Betty partit, et en moins d’une heure elleétait de retour. Elle prit un air d’importance pour débiter sesnouvelles ; les miss Jarvis se trouvaient auprès de leur mère,et elle commença ainsi sa relation – D’après vos ordres, Madame,j’ai couru tout d’une haleine jusqu’au presbytère, où William abien voulu m’accompagner. Arrivée à la porte, je frappai, et l’onnous fit entrer dans la salle où les domestiques étaientrassemblés. Je délivrai mon message ; mais pas plus de voileque… Eh ! mon Dieu ! Madame, le voilà sur le dos de votrefauteuil !

– C’est bon, Betty, c’est bon ; nesongeons plus au voile, dit sa maîtresse impatiente ;avez-vous appris quelque chose ?

– Pendant qu’ils cherchaient le voile,j’ai demandé tout bas à l’une des servantes quels étaient cesmessieurs qui venaient d’arriver. Mais, le croiriez-vous,Madame ? (ici Betty prit un air de mystère) personne ne lesconnaît. Ce qui est sûr, Madame, c’est que le ministre et son filssont toujours auprès du vieillard, lui faisant des lectures depiété, et lui récitant des prières, et…

– Et quoi, Betty ?

– Ma foi, Madame, ce doit être un biengrand pécheur pour avoir besoin de tant de prières, lorsqu’il vamourir.

– Mourir ! s’écrièrent les troisdames ; n’y a-t-il donc plus d’espoir ?

– Oh ! mon Dieu, non, Madame ;ils disent tous qu’il va rendre l’âme… ; mais toutes cesprières m’ont l’air suspectes à moi ; on dirait un criminel.Pour un honnête homme on ne ferait pas tant de façons.

– Non, sans doute, dit la mère.

– Non, sans doute, répétèrent les deuxfilles, et elles se retirèrent chacune dans leur chambre, pour selivrer à leurs conjectures.

Chapitre 5

 

L’heure de la prière vous invite au temple : que la voix puredu prêtre trouve un écho dans votre cœur ; qu’elle en chassetoute pensée mauvaise. Dieu peut vous appeler de son sanctuairecéleste, s’il vous trouve prête à paraître devant lui.

KIRKE WHITE.

Il y a dans la saison du printemps quelquechose de particulier qui dispose l’âme aux sentiments religieux.Nos facultés, nos affections sont comme engourdies pendantl’hiver ; mais le souffle bienfaisant des brises de mai vientbientôt nous ranimer, et nos désirs, nos espérances se réveillentavec la nature, qui sort de son long assoupissement. C’est alorsque l’âme, pénétrée de la bonté de son créateur, aime à franchirl’espace pour se reposer auprès de lui. L’œil aime à parcourir cesimmenses tapis de verdure qui se déploient jusqu’à l’horizon, et sefixent sur les nuages qui roulent majestueusement dans la plaineazurée ; il perd de vue la terre pour contempler notredernière demeure.

Ce fut par un de ces beaux jours que leshabitants de B*** se rendirent en foule à leur église, attirés parl’espoir d’entendre prêcher pour la première fois le fils de leurpasteur. Il n’était pas une famille un peu considérée qui ne se fûtfait un devoir d’assister à ce premier essai ; aussi lesJarvis ne manquèrent-ils pas de s’y trouver, et la voiture de sirEdward Moseley et de sa sœur s’arrêta l’une des premières à laporte de l’église.

Tous les membres de cette familles’intéressaient vivement au succès du jeune prêtre ; maisconnaissant toute l’étendue de ses talents naturels, perfectionnésencore par l’éducation, et toute la ferveur de sa piété, ilséprouvaient plutôt de l’impatience que de la crainte. Il y avaitcependant parmi eux un jeune cœur qui palpitait d’une émotion qu’illui devint presque impossible de maîtriser lorsqu’ilss’approchèrent du sanctuaire. Ce cœur franc et naïf appartenaitdepuis longtemps au jeune Francis, et à ses élans impétueux on eûtdit qu’il brûlait d’aller retrouver son maître.

L’entrée d’une congrégation dans une églisepeut fournir dans tous les temps à un observateur attentif un sujetde remarques curieuses et instructives. On aurait peine à lecroire, et cependant l’âme se révèle tout entière dans unecirconstance qui se renouvelle trop souvent pour paraître mériterde fixer l’attention. Il semble qu’en approchant l’autel du Dieu devérité, le fond de nos cœurs se manifeste jusque dans le moindremouvement extérieur, et que les consciences se montrent àdécouvert. Nous avouons sans doute que ces observations peuventparaître un peu profanes, dans un moment où des pensées plussérieuses doivent seules nous occuper ; mais qu’il nous soitpermis de jeter un coup d’œil rapide sur quelques-uns despersonnages de notre histoire, à mesure qu’ils entrent dansl’église de B***.

La figure du baron exprimait à la fois lecalme et la noblesse d’une âme en paix avec elle-même, comme avectout le genre humain ; sa démarche était ferme et assurée. Dèsqu’il fut entré dans le banc qui lui était réservé, il se mit àgenoux, et ses regards, que jusqu’alors il avait tenus baissés, sedirigèrent sur l’autel avec une expression de bienveillance et derespect qui indiquait que chez lui le contact du monde n’avaitjamais pu éteindre le sentiment d’une solide piété.

Lady Moseley suivit son mari d’un pas nonmoins assuré ; il y avait de la grâce, de la décence, dans sonmaintien, sans que cependant il parût étudié. Un voile lui couvraitla figure, mais à la manière dont elle s’agenouilla à côté de sirEdward, il était facile de voir que tout en se rappelant sonCréateur, elle ne s’était pas entièrement oubliée elle-même.

La démarche de Mrs Wilson était plusposée que celle de sa sœur. Ses yeux fixés devant elle semblaientcontempler cette éternité dont elle approchait. Sa figure,naturellement pensive, conservait la même expression, quoiqu’on pûty voir des traces d’une humilité plus profonde. Sa prière futlongue, et lorsqu’elle se releva, son corps seul semblait être dece monde ; son âme était absorbée dans des contemplationssublimes bien au-delà des limites de cette sphère matérielle.

Jane avait pris place à côté de sa mère.Clara, ordinairement si calme et si tranquille, changeait à chaqueinstant de couleur, et ses yeux distraits se dirigeaient de tempsen temps sur la chaire, comme dans l’espoir d’y rencontrer déjàcelui qu’elle brûlait d’entendre. Émilie s’était glissée auprès desa tante, et, dans son maintien modeste, dans ses regards brillantsd’innocence et d’amour, on reconnaissait l’élève deMrs Wilson.

En voyant M. Jarvis se rendre d’un airposé et réfléchi au banc de sir William Harris, on aurait pu leprendre pour un autre sir Edward Moseley ; mais le calme aveclequel il écarta les pans de son habit avant de s’asseoir,lorsqu’on aurait cru qu’il allait se mettre à genoux, la prise detabac qu’il prit tranquillement en jetant les yeux autour de luipour examiner l’édifice, n’eussent pas tardé à détromper et àconvaincre que ce qui avait paru d’abord du recueillement, n’étaitque la supputation de quelque intérêt commercial, et que saprésence était un sacrifice qu’il faisait à l’usage ;sacrifice rendu plus facile par l’épaisseur des coussins surlesquels il était assis, et par l’agrément de pouvoir du moins dansun banc étendre commodément ses jambes.

Sa femme et ses filles avaient fait unetoilette brillante, propre à faire ressortir les charmes de leurspersonnes ; et, avant de s’asseoir, elles examinèrentlongtemps les places qui leur avaient été préparés, pour aviser auxmoyens de chiffonner le moins possible leur superbe parure.

Enfin le ministre, accompagné de son fils,sortit de la sacristie. Il y avait tant de dignité dans la manièredont ce respectable ecclésiastique remplissait les fonctions de sonministère, que son aspect seul frappait de respect ceux quiassistaient aux saints offices, et les disposait à écouter avecrecueillement la parole divine. Un silence imposant régnait dansl’église, lorsque le banc réservé pour la famille du ministres’ouvrit tout à coup, et les deux étrangers qui étaient arrivés laveille au presbytère vinrent y prendre place. Tous les yeux setournèrent vers le vieillard affaibli qui semblait avoir déjà unpied dans la tombe, et n’être retenu encore sur les limites decette vie que par la tendresse vigilante de son fils. Refermantavec précipitation la porte de son banc, Mrs Yves se cacha lafigure dans son mouchoir ; et le service divin était commencédepuis longtemps, avant qu’elle eût pu se décider à la relever. Lavoix du ministre était tremblante, et trahissait une émotion qui nelui était pas ordinaire ; ce que ses paroissiens attribuèrentà la tendre sollicitude d’un père qui est au moment de voir sonfils unique montrer s’il est digne de recueillir la plus noblepartie de son héritage ; mais, dans le fond, ce troubleprovenait d’une autre cause plus puissante encore.

Après les prières accoutumées, le jeuneFrancis monta dans la chaire. Il garda un moment le silence, jetaun regard inquiet sur le banc de sa mère, et enfin commença sonsermon. Il avait pris pour sujet la nécessité de placer toute notreconfiance dans la grâce divine pour notre bonheur en cette viecomme dans l’autre. Après avoir éloquemment démontré la nécessitéde cette confiance, comme étant seule capable de nous prémunircontre les maux de l’humanité, il se mit à peindre l’espoir, larésignation, la félicité qui accompagnent une mort chrétienne.

Bientôt le jeune prêtre, s’échauffant à mesurequ’il entrait plus avant dans son sujet, s’abandonna à tout sonenthousiasme ; son regard plein de feu donnait un nouvelintérêt à ses paroles ; et, dans un moment où toute lacongrégation attentive était captivée par son éloquenceentraînante, un soupir convulsif et prolongé attira tout à couptous les yeux sur le banc du ministre. Le jeune étranger, frappé destupeur, pâle comme la mort, était debout, tenant dans ses bras lecorps inanimé de son père, qui à l’instant même venait de tombermort à ses côtés.

L’église n’offrit plus alors qu’une sorte detumulte. On arracha le jeune homme à un spectacle aussi déchirant,et le ministre l’entraîna presque sans connaissance hors del’église.

La congrégation se dispersa en silence ;on se forma en petits groupes pour s’entretenir de l’événementterrible dont ils venaient d’être les témoins. Personne neconnaissait le défunt ; on savait seulement que c’était l’amidu ministre, et on transporta son corps au presbytère.

Le jeune homme était évidemment sonfils ; mais les renseignements n’allaient pas plus loin. Ilsétaient venus dans une chaise de poste, et sans être accompagnésd’un seul domestique.

Leur arrivée au presbytère fut décrite par lesJarvis avec quelques embellissements qui ajoutèrent encore àl’intérêt, sans cependant que personne, pour pénétrer ce mystère,osât faire au docteur Yves des questions qui auraient pul’affliger.

La dépouille mortelle du vieillard fut placéesur un char funèbre qui partit du village à la fin de la semaine,sous l’escorte de Francis Yves et du fils inconsolable.

Le docteur et sa femme prirent le grand deuil,et le jour du départ de Francis, Clara reçut un billet de sonamant, qui lui apprenait que son absence durerait probablement unmois, mais qui, du reste, ne jetait aucun jour sur ce mystère.

Cependant on lut quelques jours après, sur lesjournaux de Londres, ce peu de mots, qui semblaient ne pouvoir serapporter qu’à l’ami du docteur Yves :

« Est mort subitement à B***, le 10 ducourant, George Denbigh, écuyer, à l’âge de soixante-troisans ».

Chapitre 6

 

L’âge d’aimer n’est pas celui de l’expérience. Que l’œil de la mèrepréside au choix de la fille. Ce n’est pas le plus aimable qui aimele mieux.

PRIOR.

La visite faite par les Moseley aux Jarvisleur avait été rendue ; et le lendemain même du jour où leparagraphe relatif à la mort de George Denbigh parut dans lesjournaux, toute la famille des Jarvis fut invitée à dîner àMoseley-Hall.

Le colonel Egerton, dont le pied étaitcomplètement guéri, avait été compris dans l’invitation. Quoiqu’iln’eût vu encore M. Benfield qu’une ou deux fois, il semblaitrégner entre eux une sorte d’antipathie qui augmentait plutôtqu’elle ne diminuait, et qui se manifestait de la part du vieillardpar un air froid et composé qu’il prenait dès qu’il apercevait lecolonel, tandis que celui-ci se bornait seulement à éviter, maissans affectation, de se placer à côté de lui.

Sir Edward et lady Moseley, au contraire,trouvaient le colonel fort aimable, et cherchaient toutes lesoccasions de lui montrer l’impression favorable qu’il avait faitesur leur esprit. Lady Moseley, en particulier, qui s’était assurée,à sa grande satisfaction, que c’était bien l’héritier du titre ettrès probablement de la fortune de son oncle sir Edgar Egerton, sesentait très disposée à entretenir une connaissance qu’elletrouvait agréable, et qui pouvait même devenir utile.

Quant au capitaine Jarvis, dont la familiaritégrossière lui déplaisait souverainement, elle ne le supportait quepour ne pas manquer à la politesse, et ne pas troubler l’harmoniequi régnait entre les deux familles ; autrement le capitaineaurait dès le premier jour reçu son congé.

Elle ne pouvait s’empêcher d’être surprisequ’un homme qui avait aussi bon ton que le colonel pût trouverquelque plaisir dans la société de ce grossier personnage, ou mêmedans celle des dames de sa famille, dont les manières n’étaientguère plus distinguées. Alors elle disait que peut-être il avait vuÉmilie à Bath ou Jane quelque autre part ; et que c’était pourse rapprocher d’elles qu’il s’était prévalu de la connaissance dujeune Jarvis pour se faire inviter à venir passer quelque tempsdans sa famille.

Lady Moseley n’avait jamais connu la vanitépour elle-même ; mais elle était mère, et tout son orgueils’était concentré sur ses filles ; elle était fière de leursqualités aimables, de leur heureux naturel. Un peu de vanitén’est-il pas excusable dans une mère, lorsqu’elle a pour objet sesenfants ?

Le colonel n’avait jamais été ni plus aimable,ni plus insinuant, et Mrs Wilson se reprocha plus d’une foisle plaisir qu’elle éprouvait à écouter des propos futiles auxquelsil savait donner de l’intérêt, ou, ce qui était pis encore, desprincipes erronés soutenus avec une éloquence séduisante. Mais savigilance n’en devint que plus active ; car l’amour qu’elleportait à Émilie était cause qu’elle redoublait de prudence,lorsque le hasard, ou un enchaînement quelconque de circonstances,leur faisait former de nouvelles liaisons.

Émilie approchait de l’âge où une jeunepersonne songe à faire ce choix qui est irrévocable et qui fixe sadestinée, et l’étude que sa tante faisait du caractère des hommesqui s’introduisaient dans leur société était approfondie, on auraitpu même dire minutieuse. Lady Moseley désirait aussi le bonheur desa fille, mais un examen aussi sérieux lui eût paruimpossible ; elle n’en sentait pas d’ailleurs la nécessité,tandis que Mrs Wilson, cédant à la conviction qu’une longueexpérience lui avait donnée, se sentait le courage et la patiencede remplir jusqu’au bout ce qu’elle regardait comme son devoir.

– Eh bien ! milady, demandaMrs Jarvis d’un air auquel elle voulait donner del’importance, pendant que la compagnie réunie dans le salonattendait qu’on vînt annoncer que le dîner était servi, avez-vousdécouvert quelque chose sur ce M. Denbigh qui est mortsubitement dans l’église ?

– Je ne vois pas, Madame, ce qu’il yavait à découvrir, répondit lady Moseley.

– C’est qu’à Londres, lady Moseley, ditle colonel Egerton, tous les détails de cet événement tragiqueauraient été rapportés dans les journaux ; et c’est, sansdoute de cette manière que Mrs Jarvis entend que vous auriezpu apprendre quelque chose.

– Oh ! oui, s’écria Mrs Jarvis,le colonel a raison ; et le colonel avait toujours raison aveccette dame. Le colonel avait trop d’usage pour renouer uneconversation qui semblait déplaire ; mais le capitaine, querien n’intimidait, s’écria en se renversant sur sachaise :

– Parbleu ! ce ne doit pas êtregrand-chose que ce Denbigh. – Denbigh ! je n’ai jamais entenduparler de ça.

– C’est, je crois, le nom de famille duduc de Derwent, dit sir Edward d’un ton un peu sec.

– À coup sûr, le vieux bonhomme ni sonfils n’avaient pas trop l’air de ducs, ni même d’officiers, repritMrs Jarvis aux yeux de laquelle un officier était un grandpersonnage, depuis que son fils portait des épaulettes.

– Lorsque j’étais au parlement, ditM. Benfield, un général Denbigh y siégeait aussi, et il étaittoujours du même avis que lord Gosford et moi. Il était toujoursprès de son ami, sir Peter Howell, l’amiral qui prit l’escadrefrançaise sous le glorieux ministère de William Pitt, et qui pritaussi une île de concert avec ce même général Denbigh ;l’amiral était un vieux routier, plein d’honneur et de courage,aussi brave que mon Hector. Hector était son chien.

– Miséricorde ! dit John à l’oreillede sa sœur, celui dont parle notre oncle doit devenir bientôt votregrand-père.

Clara sourit et se permit de dire :

– Sir Peter était le père deMrs Yves, mon oncle.

– Vraiment ! s’écria le vieillardd’un air de surprise ; je l’ignorais absolument, et je puisdire qu’ils se ressemblent.

– Pensez-y bien, mon oncle, dit John avecune gravité imperturbable, ne trouvez-vous pas à Francis un air defamille avec lui ?

– Mais, mon cher oncle, interrompitvivement Émilie, le général Denbigh et l’amiral Howell étaient-ilsparents ?

– Non pas que je sache, chère Emmy ;sir Frédéric Denbigh ne ressemblait pas du tout à l’amiral ;il avait plutôt dans la physionomie quelque chose qui me rappelleMonsieur, ajouta-t-il après avoir regardé autour de lui, et en saluant le colonel Egerton.

– Je n’ai cependant pas l’honneur d’êtreson parent, dit le colonel en se retirant derrière la chaise deJane.

Mrs Wilson tâcha de rendre laconversation plus générale ; mais ce que venait de direM. Benfield lui faisait présumer qu’il existait entre lesdescendants des deux vieux militaires une affinité qu’ilsignoraient peut-être eux-mêmes, mais qui expliquait l’intérêtqu’ils prenaient les uns aux autres.

Au moment de se mettre à table, le coloneltrouva moyen de se placer auprès d’Émilie, et miss Jarvis se hâtade venir s’asseoir de l’autre côté. Il parla du grand monde, deseaux à la mode, des romans, des spectacles ; et voyantqu’Émilie, toujours réservée, ne voulait ou ne savait pasentretenir la conversation sur aucun de ces sujets, il essaya del’attaquer par un autre côté. Il connaissait tous nos poètes, etles remarques qu’il fit sur quelques-uns de leurs ouvrages parurentintéresser un moment Émilie ; sa physionomie s’anima, mais cefut comme un éclair passager, et pendant qu’il continuait à luiciter les passages qu’il admirait le plus, sa figure avait reprisl’expression d’une indifférence si complète, qu’il finit par sepersuader que c’était une belle statue à laquelle il manquait uneâme.

Après une tirade véhémente, dans laquelle ilavait cherché à déployer toutes les grâces de son esprit, ils’aperçut que Jane avait les yeux fixés sur lui avec une expressionparticulière, et aussitôt il changea de batterie.

Le colonel trouva dans Jane une élève beaucoupplus docile. Les vers étaient sa passion, et bientôt il s’engageaentre eux une discussion animée sur le talent de leurs poètesfavoris. Empressé de la reprendre, le colonel quitta la table debonne heure pour aller rejoindre les dames qui étaient passées dansle salon, et John saisit un prétexte pour l’accompagner.

Les demoiselles s’étaient rangées en cercleautour d’une fenêtre, et Émilie elle-même se réjouit au fond ducœur de les voir arriver, car elle était fort embarrassée, ainsique ses sœurs, pour entretenir la conversation avec des dames dontles goûts et les opinions n’avaient aucun rapport avec lesleurs.

– Vous disiez, miss Moseley, dit lecolonel du ton le plus aimable en s’approchant d’elles, que, selonvous, Campbell était le plus harmonieux de nos poètes ? Vousne refuserez pas sans doute de faire une exception en faveur deMoore.

Jane rougit en répondant avec un peud’embarras :

– Moore est assurément un de nos poètesles plus distingués.

– A-t-il fait beaucoup de vers ?demanda innocemment Émilie.

– Pas la moitié de ce qu’il aurait dû,s’écria miss Jarvis ; c’est si beau tout ce qu’il aécrit ! Ah ! je lirais ses poèmes toute la journée.

Jane ne dit plus un mot ; mais le soir,lorsqu’elle fut seule avec Clara, elle prit un volume des poésiesde Moore, et le jeta au feu. Sa sœur lui demanda naturellementl’explication de cette conduite.

– Ah ! s’écria Jane, je ne puissouffrir ce livre depuis que cette miss Jarvis en parle avec tantd’intérêt. Je crois en vérité que ma tante Wilson a raison de nepas souffrir qu’Émilie fasse de pareilles lectures. Jane avaitsouvent lu avec autant d’avidité que de plaisir ces poésiesséduisantes et voluptueuses ; mais l’approbation de missJarvis, d’une personne dont les manières étaient aussi libres etaussi cavalières, les lui avaient fait prendre en horreur.

Cependant le colonel Egerton avait aussitôtchangé de discours, et se mit à parler de ses campagnes en Espagne.Il avait le talent de donner de l’intérêt à tous ses récits, qu’ilsparussent ou non vraisemblables ; et comme il ne contrariaitjamais personne, qu’il cédait toujours de bonne grâce, et surtouts’il avait une dame pour adversaire, sa conversation plaisaitinfiniment, et on lui trouvait d’autant plus d’esprit qu’il savaitfaire ressortir celui des autres.

Un pareil homme, ayant pour auxiliaires lesdehors les plus séduisants et le ton le plus aimable, était unesociété bien dangereuse pour une jeune personne ;Mrs Wilson le savait ; et comme son séjour devait seprolonger pendant un ou deux mois, elle résolut de sonder le cœurde sa nièce, et de savoir ce qu’elle pensait de ses nouvellesconnaissances.

Pendant que le colonel racontait sesprouesses, John avait eu quelque envie de lier conversation avecmiss Jarvis, et il allait lui parler avec extase des poésieslicencieuses de Little, lui demander si elle n’en admirait pasaussi les mélodies, lorsque les grands yeux bleus d’Émilie sefixèrent sur lui avec une expression particulière detendresse ; malgré son amour pour les sarcasmes, il renonçaaussitôt à son projet, par respect pour l’innocence de ses sœurs,et se tournant du côté d’Egerton, il lui adressa plusieursquestions sur les Espagnols et sur leurs usages.

– Vous êtes-vous jamais trouvé avec lordPendennys en Espagne, colonel ? demanda Mrs Wilson d’unair d’intérêt.

– Non, Madame, jamais. Nous ne servionspas dans le même corps d’armée. Connaissez-vous le comte,Madame ?

– Non pas personnellement, Monsieur, maisde réputation.

– Sa réputation comme militaire est aussigrande que méritée. J’ai entendu dire que nous n’avons pasd’officier plus intrépide.

Mrs. Wilson ne répondit rien ; elleparaissait triste et pensive. Émilie avait quitté le grouperassemblé auprès de la fenêtre pour accourir auprès de sa tante.Elle s’efforça de détourner le cours de ses réflexions et de laramener à des idées plus agréables. Le colonel, qui cherchaittoujours à plaire, se joignit à elle, et ils parvinrent àréussir.

M. Jarvis se retira de bonne heure avecsa famille, et son hôte le suivit. Mrs Wilson, toujoursvigilante, profita de quelques instants où elle se trouva seuleavec sa nièce pour pressentir son opinion sur les nouveaux hôtesqu’ils avaient reçus ce jour-là.

– Comment trouvez-vous nos nouveaux amis,Émilie ? lui, demanda-t-elle en souriant.

– Mais assez étranges, s’il faut parlerfranchement.

– Je ne suis pas fâchée, ma chère, quevous ayez eu occasion d’observer de près les manières deMrs Jarvis et de ses filles ; leur exemple n’est pasdangereux ; je ne crains pas que vous soyez jamais tentéed’imiter leur ton ni leur langage ; quant aux hommes, c’esttout autre chose, ils sont des héros en comparaison.

– Oui, des héros dans leur genre.

– Auquel donnez-vous la préférence, aucapitaine ou au colonel ?

– La préférence ? ma tante, répétaÉmilie d’un air étonné ; c’est un mot bien fort, appliqué àl’un ou à l’autre de ces messieurs ; mais je crois que jepréférerais encore le capitaine : il ne se cache pas,lui ; il ne s’impose pas la moindre contrainte ; il a desdéfauts, sans doute, mais ils sont palpables, il n’en fait pasmystère, et peut-être avec le temps pourra-t-il s’en corriger,tandis que le colonel…

– Eh bien ! le colonel ?

– Il s’admire à un tel point, il paraîtsi content de sa personne, que je crois bien que ce serait prendreune peine inutile que de tenter de le réformer.

– Vous croyez donc qu’il a besoin deréforme ?

– S’il en a besoin ! s’écria Émilieen jetant sur sa tante un regard où se peignait de plus en plus lasurprise. Vous n’étiez donc pas là lorsqu’il nous parlait de cespoèmes, et qu’il nous en citait des passages que j’aurais bienvoulu ne pas entendre ? Dieu ! quelles maximes et quelsprincipes ! N’a-t-il pas raconté à Jane l’histoire d’une jeunepersonne qui avait abandonné son père pour son amant ? et nesemblait-il pas l’approuver encore, au lieu de condamner son manquede piété filiale ? Ah ! j’en suis bien sûre, si vousl’aviez entendu, il ne vous plairait pas tant.

– À merveille, ma chère Émilie ; jene voulais que connaître vos sentiments, et je suis charmée de voirque vous soyez aussi raisonnable. Oui, vous avez bien raison, lecolonel semble oublier qu’il y ait quelque chose qu’on appellemorale et principes au monde, ou plutôt ses principes se bornent àun seul, celui de plaire. Voilà son unique but : pourvu qu’ily parvienne, tous les chemins lui paraissent bons.

En disant ces mots, Mrs Wilson embrassatendrement sa nièce, et se retira dans sa chambre avec la douceassurance qu’elle n’avait point semé sur un terrain stérile, etque, grâce aux sages leçons de vertu qu’elle avait données à sanièce dès sa plus tendre enfance, Émilie sortirait toujourstriomphante des épreuves auxquelles est mise à chaque instant lafragilité de son sexe.

Chapitre 7

 

Lesruses de l’amour sont vieilles comme le monde, et elles trompenttoujours, parce qu’elles n’attaquent que les jeunes cœurs.

GAY.

Un mois s’écoula dans les amusementsordinaires de la campagne, et pendant ce temps lady Moseley et Janemanifestèrent l’une et l’autre le désir d’entretenir leursrelations avec les Jarvis. Émilie en fut surprise ; elle avaittoujours vu sa mère fuir avec une antipathie prononcée la sociétédes personnes sans éducation, qui souvent faisaient subir à sadélicatesse des assauts qui lui étaient insupportables. Mais cequ’elle concevait le moins, c’était la conduite de Jane, qui, dèsle premier jour, avait déclaré qu’elle ne pouvait souffrir leursmanières grossières. Eh bien ! c’était Jane au contraire qui,à présent, les recherchait la première, et qui même quittait lasociété de ses sœurs pour celle de miss Jarvis, surtout si lecolonel Egerton était auprès d’elle. L’innocence d’Émiliel’empêchait de découvrir les motifs qui pouvaient avoir causé unchangement aussi extraordinaire ; mais elle en gémissait etredoublait de tendresse pour celle qui semblait ne plus l’aimerautant.

Pendant quelques jours, le colonel avait parubalancer sur laquelle des jeunes amies il ferait tomber sonchoix ; mais son irrésolution ne fut que passagère, et bientôtJane obtint évidemment la préférence. En présence des Jarvis ils’observait davantage, faisait une cour moins assidue ; sesattentions se répartissaient plus également sur toutes les jeunespersonnes de la société. D’ailleurs il n’avait pas seul leprivilège de paraître aimable ; John, sans s’en douter,faisait aussi des conquêtes ; il devait être baronnet, etc’était déjà une recommandation aux yeux des miss Jarvis.

John, par charité, avait pris en main ladirection des parties de chasse du capitaine ; presque tousles matins ils faisaient ensemble des excursions dans la plaine, etdepuis ce moment le colonel était devenu tout à coup chasseurintrépide. Les dames les accompagnaient souvent, et le rendez-vousgénéral était à Moseley-Hall.

Un matin que tout était préparé pour unepromenade à cheval, au moment où la troupe joyeuse allait partir,Francis Yves arriva dans le cabriolet de son père, et retarda uninstant le départ. Francis était adoré de toute la famille Moseley,et il fut reçu à bras ouverts. Il apprit que l’intention des jeunesgens était de faire une halte au presbytère, au milieu de leurexcursion champêtre : il dit que, loin de les retenir, il leurdemandait la permission de les accompagner. Puis, jetant un regardexpressif sur la mère de Clara, il pria sa bien-aimée d’accepterune place à côté de lui ; celle-ci regarda sa mère, et lisantson consentement dans ses yeux, elle monta en rougissant dans lavoiture, et toute la troupe se mit en marche.

John, qui avait un excellent cœur, et quiaimait sincèrement Clara et Francis, persuadé que les deux amantsavaient des nouvelles importantes à se communiquer, et qu’ilsseraient bien aises d’être à l’abri des importuns, se mit à piquerdes deux, et appelant le capitaine Jarvis et sa sœur, il sembla lesdéfier à la course. Ceux-ci faisaient les plus grands efforts pourle suivre.

– Allons, courage ! capitaine,courage ! s’écria John, et en retournant la tête il s’aperçutqu’ils avaient laissé le cabriolet bien loin derrière eux, et queJane et le colonel Egerton ne les suivaient aussi qu’à une assezgrande distance.

– Parbleu ! mon cher, vous n’avezpoint votre pareil ; je n’ai jamais vu de cavalier de votreforce, si ce n’est pourtant votre aimable sœur ; etl’intrépide Amazone, encouragée par ce compliment, mit son chevalau galop, comme pour montrer qu’elle le méritait, et disparutbientôt suivie de son frère.

– Modérons-nous à présent, Émilie, ditJohn en se rapprochant d’elle ; mon manège a réussi, et jen’ai pas envie de crever mon cheval pour leur bon plaisir.Savez-vous que nous allons être bientôt de noce ? Émilie leregarda d’un air d’étonnement.

– Oui, ajouta-t-il, Francis vient enfind’obtenir un bénéfice ; je l’ai lu dans ses yeux au premierabord. Il avait un air de mystère, et en même temps de ravissement.Je suis sûr qu’il a déjà calculé plus de douze fois le produit dela dîme.

John ne se trompait pas dans ses conjectures.Le comte de Bolton lui avait donné la cure de sa paroisse sansqu’il l’eût sollicitée ; et dans ce moment même Francispressait la timide Clara de fixer le jour où elle récompenseraitenfin sa constance et son amour. Clara, trop peu coquette pour sefaire prier, lui promit d’être à lui aussitôt après soninstallation, qui devait avoir lieu la semaine suivante. Ce pointimportant une fois réglé, les amants se mirent à former milleprojets délicieux, mille petits arrangements par lesquels lajeunesse aime tant à combler le vide de l’avenir.

– Docteur, dit John, qui, arrivé lepremier au presbytère, attendait sur la porte, avec M. Yves,l’arrivée du cabriolet, savez-vous que votre fils pousse laprudence à l’excès ? Voyez comme il va au pas, comme il ménageson cheval ! Ah ! vous voilà donc enfin, dit-il l’instantd’après en les aidant à descendre ; puis posant ses lèvres surles joues brûlantes de sa sœur, il lui dit à l’oreille d’un aird’importance :

– Vous n’avez besoin de me rien dire, machère, je sais tout, et je vous donne mon consentement.

Mrs Yves accourut pour serrer dans sesbras sa future belle-fille ; et l’air de satisfaction quirégnait dans ses yeux, au regard de bienveillance que le bonministre jeta sur elle, Clara vit bien que son mariage étaitdécidé.

Le colonel Egerton félicita Francis sur sanomination à la cure de Bolton avec une chaleur et un empressementqui paraissaient sincères ; et dans ce moment, Émilie trouvapour la première fois qu’il était aussi aimable qu’on le disaitgénéralement. Les dames firent aussi chacune leur compliment, etJohn poussa le bras du capitaine comme pour lui dire de ne pasrester en arrière.

– Parbleu ! Monsieur, s’écria lecapitaine, il faut convenir que vous avez du bonheur d’obtenir unesi belle cure avec aussi peu de peine ; quant à moi, je vousen félicite de tout mon cœur. On dit que la dîme sera bonne, ettant mieux ! Tout ce que je vous souhaite, c’est qu’elledevienne encore meilleure.

Francis le remercia en souriant, et bientôtJohn donna le signal du départ.

Dès qu’ils furent de retour et que le baronneteut appris l’état des choses, il promit à Francis de ne pasretarder plus longtemps son bonheur, et il fixa lui-même le mariageà la semaine suivante.

Après le dîner, lady Moseley, se trouvantseule au salon avec sa sœur et ses filles, se mit à parler desapprêts de la cérémonie et des invitations qu’il fallait faire.Elle avait aussi son faible ; c’était d’aimer à briller dansl’occasion, et elle voulait que le mariage de sa fille fît du bruitdans les environs. Elle commençait à peine à développer les plansmagnifiques qu’elle méditait, lorsque Clara l’interrompit en luidisant :

– Ah ! de grâce, ma chère maman,permettez que notre union se célèbre sans pompe ; c’est ledésir de M. Yves. C’est aussi le mien, et souffrez qu’aussitôtaprès la cérémonie nous allions prendre tranquillement possessionde notre modeste presbytère.

Sa mère essaya de faire quelquesobjections ; mais Clara l’embrassa tendrement, la supplia,presque les larmes aux yeux, de ne pas lui refuser la dernièregrâce qu’elle lui demandait, et lady Moseley sacrifia son amourpour l’apparat à sa tendresse pour sa fille.

Clara, ivre de joie, l’embrassa de nouveau,et, accompagnée d’Émilie, elle quitta l’appartement.

Jane s’était levée pour les suivre ;mais, apercevant par la fenêtre le tilbury du colonel Egerton, ellereprit sa place et attendit son arrivée avec impatience. Il étaitenvoyé, dit-il, par Mrs Jarvis pour prier miss Jane de luifaire l’amitié de venir passer une partie de la soirée avec sesfilles. Elles avaient quelques projets en tête, pour lesquels elleleur était absolument indispensable.

Mrs Wilson regarda gravement sa sœur, quiexprimait son consentement au colonel par un doux sourire ; etsa fille, qui l’instant d’auparavant avait oublié qu’il existât aumonde d’autre personne que Clara, courut chercher son châle et sonchapeau, afin, disait-elle, de ne pas faire attendre trop longtempsle colonel.

Lady Moseley la suivit des yeux par lafenêtre, jusqu’à ce qu’elle l’eût vue prendre place dans letilbury, et elle revint ensuite s’asseoir auprès de sa sœur d’unair de contentement et de satisfaction.

Pendant quelque temps les deux sœurs gardèrentle silence, chacune leur ouvrage à la main, car elles n’avaient nil’une ni l’autre assez de déférence pour la mode pour rougir detravailler elles-mêmes. Elles semblaient livrées toutes deux àleurs réflexions, lorsque enfin Mrs Wilson lui demanda tout àcoup :

– Quel est donc ce colonelEgerton ?

Lady Moseley la regarda de l’air du plus grandétonnement, et il lui fallut quelques minutes avant qu’elle pûtrépondre :

– Mais sans doute, le neveu et l’héritierde sir Edgar Egerton, ma sœur. Ces paroles furent prononcées d’unton positif, comme s’il n’y avait plus rien à dire. Mrs Wilsonn’en continua pas moins :

– Ne croyez-vous point qu’il fasse lacour à Jane ?

Le plaisir étincela dans les yeux brillants delady Moseley, et elle répondit :

– Le croyez-vous, ma sœur ?

– Oui, sans doute, et pardonnez-moi si jevous parle avec franchise, mais il me semble que vous avez eu tortde permettre à Jane de l’accompagner sans vous.

– Et pourquoi donc, Charlotte ?Quand le colonel Egerton se donne la peine de venir chercher mafille de la part d’une amie, n’y aurait-il pas une sorte degrossièreté à le refuser ? ne serait-ce pas montrer uneméfiance coupable, lorsqu’il a pour elle des attentions sidistinguées ?

– Le refus d’une demande inconvenante estune offense très vénielle, selon moi, reprit Mrs Wilson avecun sourire. Comme vous le dites, ma sœur, les attentions du coloneldeviennent de jour en jour plus marquées. Je veux croire que sesvues sont honorables ; mais il me semble qu’il n’est pas moinsimportant de s’assurer s’il est digne d’être l’époux de Jane, quede savoir s’il songe sérieusement à le devenir.

– Et que pouvons-nous désirer de plus quece que nous savons déjà ? vous connaissez son rang, safortune, nous sommes à même d’apprécier son caractère ; etd’ailleurs cette étude regarde particulièrement Jane : c’estelle qui doit vivre avec lui ; c’est à elle de voir s’il luiconvient sous ce rapport.

– Je ne lui conteste point safortune ; mais je me plains que nous lui supposions lesqualités les plus essentielles, sans avoir la certitude qu’il lespossède. Ses principes, ses habitudes, son caractère même, noussont-ils bien connus ? Je dis nous, car vous savez, ma sœur,que vos enfants me sont aussi chers que s’ils étaient lesmiens.

– J’en suis persuadée, dit ladyMoseley ; mais je vous le répète, ces choses-là regardentJane : si elle est contente, je n’ai pas le droit de meplaindre. Je ne chercherai jamais à exercer la moindre influencesur les affections de mes enfants.

– Si vous disiez que vous ne lescontraindrez jamais, je serais de votre avis ; mais influencerou plutôt diriger les affections de son enfant, et surtout de safille, c’est un devoir aussi impérieux que de détourner d’elle tousles malheurs qui peuvent la menacer.

– J’ai rarement vu cette entremise desparents produire de bons effets.

– Vous avez raison ; car, pour êtreutile, il faut qu’elle ne se voie pas, à moins de circonstancesextraordinaires. Excusez-moi, ma sœur, mais j’ai remarqué plusd’une fois que les parents donnent presque toujours dans lesextrêmes, se faisant un système ou de choisir eux-mêmes pour leursenfants, ou d’abandonner tout à fait ce choix à leur vanité flattéeet à leur inexpérience.

– Eh bien ! si vous étiez à maplace, que feriez-vous donc pour détruire l’influence que j’avoueque le colonel gagne tous les jours sur l’esprit de mafille ?

– Je ne vous cacherai pas que lecaractère de Jane rend cette tâche plus difficile. Elle donnetellement carrière à son imagination, qu’elle est plus qu’une autreaccessible à la flatterie. L’homme qui saura la flatter adroitementest sûr d’obtenir son estime. Elle ne manquera pas de lui prêterles qualités les plus brillantes ; elle ne les verra plus qu’àtravers le prisme le plus flatteur, et son cœur se sera donné sansretour avant que l’illusion soit détruite.

– Mais enfin que feriez-vous ? ditlady Moseley, qui ne se sentait pas convaincue.

– Peut-être est-il déjà un peu tard pourprévenir le mal ; mais du moins je ne négligerais rien pourl’arrêter dès son principe. Je redoublerais de vigilance etd’attention ; je chercherais à tracer à ma fille des règles deconduite dont elle reconnût la justice, dont elle pût faireaisément l’application ; je m’efforcerais de rendreinsensiblement les relations moins fréquentes, pour prévenirl’intimité qui pourrait en résulter ; et surtout,ajouta-t-elle avec un sourire, tandis qu’elle se levait pour seretirer, je me garderais bien de leur fournir moi-même l’occasionde se trouver ensemble ; et je ne voudrais pas, au risque deparaître impolie, exposer moi-même ma fille au danger, etcompromettre ainsi son bonheur.

Chapitre 8

 

Onparle de la noce, on s’occupe des parures, mais que d’événementsrendent encore ce jour incertain !

PHILIPS.

Francis, qui pressait les ouvriers avec toutel’ardeur d’un amant, eut bientôt fait à son presbytère lesréparations indispensables. Le revenu du bénéfice était honnête,sir Edward donnait à sa fille vingt mille livres sterling ; lesort des jeunes amants était donc assuré, et ils devaient envisagerl’avenir avec les chances de bonheur que peuvent donner l’aisance,le contentement et une affection mutuelle.

Le jour fixé pour leur union approchait ;Jane et Émilie devaient remplir le rôle important de premièresfilles de noce ; la mère voulut aussi qu’il y eût deux garçonsde noce pour que tout fût régulier. John devait être naturellementle premier ; il ne s’agissait plus que de choisir le second,et John reçut carte blanche pour faire ce choix comme ill’entendrait.

Il avait d’abord eu l’intention de s’adresserà M. Benfield ; mais, toutes réflexions faites, il sedécida à écrire à lord Chatterton, son parent, qui résidait àLondres.

Celui-ci s’empressa de répondre, et, aprèsavoir exprimé ses regrets de ce qu’un accident qui lui étaitsurvenu l’empêchait de se rendre à une invitation aussi agréable,il ajoutait que l’intention de sa mère et de ses deux sœurs étaitd’aller les féliciter elles-mêmes aussitôt que sa santé luipermettrait de les accompagner. On s’y était pris si tard, quecette réponse n’arriva que la veille du jour fixé pour la noce, etau moment même où ils s’attendaient à voir arriver leur nobleparent en personne.

– Là ! s’écria Jane d’un air detriomphe ; je vous avais dit que c’était une folie d’écrire àLondres, lorsque nous avions si peu de temps devant nous.Qu’allons-nous faire à présent ? Vous aviez bien besoin, John,d’aller chercher si loin…

– Ce que nous avions sous la main,n’est-ce pas, Jane ? Allons, je vais voir si je pourrai voussatisfaire ; et en disant ces mots il prit son chapeau poursortir.

– Où allez-vous, mon fils ? demandale baronnet, qui entrait au même moment.

– Au Doyenné, Monsieur, voir si jepourrai décider le capitaine Jarvis à remplir demain les noblesfonctions de garçon de noce. Chatterton a fait une chute de cheval,et il m’écrit qu’il lui sera impossible de venir.

– John !

– Eh bien ! chère Jane ?

– Je vous déclare que si je dois avoir lecapitaine Jarvis pour cavalier, je prie Clara de ne point comptersur moi. Je ne veux avoir aucun rapport avec un pareil homme.

– Jane a raison, mon fils, dit ladyMoseley d’un ton grave ; vos plaisanteries sont déplacées dansun pareil moment. Le colonel Egerton convient beaucoup mieux soustous les rapports, et je désire que vous alliez voir vous-même lecolonel pour l’inviter de notre part.

– Les désirs de ma mère sont des ordrespour moi, dit John en lui baisant la main ; et il courutremplir la mission dont il était chargé.

Le colonel accepta avec empressement ; ilétait trop heureux de pouvoir rendre ce léger service à un hommequ’il estimait autant que M. Francis Yves.

Le mariage se célébra sans pompe, ainsi queClara l’avait désiré. Le docteur Yves unit lui-même les deux amantsen présence de sa femme et de la famille de Clara ; le colonelétait le seul étranger qui fût présent à la cérémonie. Au sortir del’église, Francis fit monter la mariée dans une voiture simple,mais commode, qui lui appartenait, et qui les conduisit à leurnouvelle résidence, au milieu des souhaits de ses paroissiens etdes prières de leurs parents pour leur bonheur.

Le baronnet invita le colonel à venir dîner auchâteau ; et malgré les injonctions réitérées deMrs Jarvis et de ses filles, qui lui avaient bien recommandéde venir leur raconter sur-le-champ la toilette de la mariée etmille autres circonstances aussi intéressantes, le colonel acceptal’invitation.

Dès qu’Émilie était rentrée, elle avait couruse renfermer dans sa chambre, et lorsqu’elle parut au dîner, lapâleur de ses joues et la rougeur de ses yeux prouvaient assez quele départ d’une sœur, lors même que le motif en est agréable, estun événement toujours douloureux pour ceux qui se sont fait une sidouce habitude de la voir.

La journée se passa d’une manière assez tristepour une famille qui semblait devoir être au comble de la joie, etdont presque tous les membres se sentaient au fond du cœur plusdisposés à pleurer qu’à se divertir. Jane et le colonel furentpresque les seuls qui parlèrent pendant le dîner ; Johnlui-même n’avait pas sa gaieté ordinaire, et sa tante le vit jetertristement les yeux sur la chaise vide qu’un domestique avait misepar habitude à la place que Clara avait coutume d’occuper.

– Ce bœuf n’est pas tendre, Saunders, ditle baronnet à son cuisinier, ou mon appétit n’est pas aussi bonqu’à l’ordinaire. Allons, colonel, un verre de vin de Sherry.

Le verre de vin fut vidé, les plats sesuccédèrent sur la table, mais le baronnet ne retrouva pas sonappétit.

– Combien Clara sera charmée de nousrecevoir tous après-demain ! dit Mrs Wilson ; cesnouvelles maîtresses de maison ont tant de plaisir à montrer tousleurs petits arrangements à leurs amis.

Lady Moseley sourit à travers ses larmes, etelle dit en se tournant vers son mari :

– Nous partirons de bonne heure, n’est-cepas, mon ami ? afin de voir en détail avant le dîner lesréparations que Francis a faites au presbytère. Le baronnet exprimason consentement par un signe de tête ; mais il avait le cœurtrop plein pour pouvoir parler ; et, priant le coloneld’excuser son absence, sous prétexte qu’il avait quelques ordres àdonner, il quitta la table.

Jamais les attentions du colonel Egerton pourla mère et la fille n’avaient été plus délicates. Il parla de Claracomme si le rôle qu’il avait été appelé à remplir dans la cérémonielui donnât le droit de prendre un intérêt plus direct à sonbonheur ; avec John il fut rempli de prévenances etd’affabilité, et Mrs Wilson fut obligée d’avouer elle-mêmequ’il avait un talent prodigieux pour se rendre agréable, et qu’ilétait bien difficile de lui résister.

Le baronnet venait de quitter la salle,lorsque le bruit d’une voiture attira les convives à la fenêtre.Jane reconnut la première les armes et la livrée, ets’écria :

– Ce sont les Chatterton, mamère !

– Les Chatterton ! répéta John, etil sortit aussitôt pour aller les recevoir.

Le père de sir Edward avait épousé uneChatterton, la sœur du grand-père du lord actuel. Sir Edgar avaittoujours vécu dans la meilleure intelligence avec son cousin, lepère du jeune lord, quoique leurs goûts fussent aussi opposés queleurs habitudes.

Ce seigneur avait un emploi important à lacour, et il menait un train qui n’était pas en proportion avec safortune ; non seulement ses appointements, qui étaientconsidérables, y passaient chaque année, mais il mangeait encore lerevenu de ses biens, qu’heureusement du moins il ne pouvait pasaliéner. Il était mort il y avait deux ans sans avoir fait aucuneéconomie, et il avait laissé sa veuve sans douaire et ses fillessans dot.

Le jeune lord son fils hérita de sespropriétés ; l’argent n’était pas son idole, il aimait samère, et son premier soin fut de lui assurer pour toute sa vie unepension de deux mille livres sterling. Il s’occupa ensuite de sessœurs, et fit des placements considérables en leur nom. Poursubvenir à ces dépenses, il lui fallut faire de grandes économies,et il avait même voulu suivre l’exemple de sir Edward Moseley, etquitter sa maison de ville pour aller vivre, du moins pendantquelque temps, à la campagne ; mais sa mère avait poussé uncri d’horreur à cette proposition.

– Comment ! Chatterton, quitterLondres au moment où le séjour peut en être le plus utile ? Etau regard qu’elle jetait sur ses filles, il était aisé de voirqu’en disant ces mots elle songeait à leur établissement. Le jeunelord, encore novice dans ces sortes d’affaires, crut simplementqu’elle voulait parler de l’emploi de son père qu’il sollicitait,et qu’il lui serait bien plus difficile encore d’obtenir du fondd’une province. Il se rendit donc aux désirs de sa mère, fit denouvelles démarches ; mais jusqu’alors elles avaient été sanssuccès ; et comme il se présentait plusieurs candidats quiavaient des droits égaux ou du moins un nombre égal de protecteurs,l’emploi restait vacant jusqu’à ce qu’un nouveau protecteur pluspuissant que les autres fît pencher la balance en faveur de sonprotégé.

Mrs Wilson ne mettait pas plus de soin àexaminer les jeunes gens qui paraissaient faire la cour à sa nièce,que lady Chatterton n’en mettait à épier tous ceux qui approchaientde ses filles. La tâche de la première était bien plus difficile,puisque sa surveillance s’étendait jusque sur le caractère et lesprincipes de l’amant supposé, tandis que l’autre se bornait àsupputer le revenu probable dont il jouissait. Que le jeune hommelui eût présenté ses titres de rente, et qu’elle eût vu cinqchiffres au total, c’était tout ce qu’il lui fallait ; et ladouairière l’eût admis sur-le-champ sans plus ample informé.

Elle savait, que la dot des enfants de sirEdward présenterait ce bienheureux total. John était de plus fortaimable ; Grace, sa seconde fille, était charmante, et rienn’était plus favorable qu’une noce pour le développement d’unepassion.

Il ne lui fut pas difficile d’engager son filsà partir sans délai. Chatterton était toujours prêt à faire ce quilui était agréable, et c’était toujours avec plaisir qu’il allait àMoseley-Hall ; il se laissa persuader qu’il ne souffrait plusde sa chute, et la famille se mit en route la veille du jour fixépour la noce, persuadée qu’elle arriverait à temps, sinon pour lacérémonie, du moins pour les fêtes qui suivraient sans doute lacélébration du mariage.

Il y avait peu de ressemblance au moral commeau physique entre le jeune lord et l’héritier du baronnet.Chatterton avait une figure efféminée, sa peau était d’uneblancheur parfaite, son teint d’une fraîcheur qui aurait pu faireenvie à plus d’une petite maîtresse, et il avait toute la timidité,toute la défiance d’une demoiselle. Quoique d’un caractèredifférent, les deux jeunes gens n’en étaient pas moins unis. Leuramitié avait commencé à l’école, où ils s’étaient trouvés en mêmetemps ; elle s’était cimentée au collège, et depuis lorsjamais elle ne s’était démentie. Quand ils étaient ensemble, ilssemblaient se conformer au caractère l’un de l’autre. Avec son ami,John était moins vif, moins bouillant qu’à l’ordinaire ;Chatterton auprès de John était plus hardi, plus animé ; maisce que Chatterton aimait le plus en lui, c’était le frère d’Émilie,pour laquelle il avait toujours eu l’affection la plus sincère.S’il faisait quelque rêve brillant de bonheur pour l’avenir,toujours l’image d’Émilie venait l’embellir, et il n’avait pas unepensée à laquelle ne se rattachât le souvenir de celle qu’iladorait.

L’arrivée de cette famille fit une diversionagréable à la tristesse des Moseley, et elle fut reçue avec cettedouce bienveillance qui était naturelle au baronnet, et avec cetempressement distingué qui caractérisait si éminemment les manièresde son épouse.

Catherine et Grace Chatterton étaient toutesdeux jolies ; mais la plus jeune ressemblait davantage à sonfrère. La même ressemblance existait au moral ; c’était lamême timidité, la même douceur de caractère, et Grace était lafavorite d’Émilie Moseley.

Aucun de ces sentiments forcés et romanesquesqui caractérisent souvent l’amitié des jeunes personnes ne seglissait dans les relations des deux amies. Si Émilie avait eu desconseils ou des consolations à demander, elle aimait trop ses sœurspour chercher une confidente hors de sa famille ; mais elletrouvait dans Grace Chatterton un caractère et des goûts analoguesaux siens ; aussi, dès le premier moment, l’avait-elledistinguée de la foule des jeunes personnes qu’elle rencontraitdans la société, et c’était toujours avec un nouveau plaisirqu’elle la voyait venir chez sa mère.

– Je regrette infiniment, Madame, dit ladouairière en entrant dans le salon, que l’accident arrivé àChatterton nous ait privés du plaisir d’assister au mariage denotre chère enfant ; mais nous avons voulu du moins être despremiers à vous offrir nos félicitations, et nous nous sommes misen route aussitôt que le médecin eut déclaré que mon fils pouvaitle faire sans danger.

– C’est une attention dont je vous suistrès reconnaissante, répondit lady Moseley, et il n’est personnedont la visite puisse m’être plus agréable. Nous avons eu lebonheur de trouver un ami qui a bien voulu remplacer votre fils etaccompagner les mariés à l’autel. – Lady Chatterton, permettez-moide vous présenter notre ami, le colonel Egerton ; et elleajouta à voix basse et d’un air d’importance : l’héritier desir Edgar.

Le colonel s’inclina respectueusement ;la douairière, qui aux premiers mots l’avait salué légèrement, luifit alors la révérence la plus gracieuse ; et en même tempselle jeta un coup d’œil sur ses filles, comme pour leur recommanderde se tenir droites et de déployer tous leurs charmes.

Chapitre 9

 

Labeauté aime à voir un guerrier soupirer à ses genoux. Le siècle ales goûts militaires : voyez nos jeunes filles rougir au motde colonel.

PETER PINDAR.

Le lendemain matin, Émilie et Grace, au lieud’accompagner John et le colonel dans leur promenade ordinaire,prirent le chemin du presbytère, suivies de Mrs Wilson et delord Chatterton. Émilie était impatiente de voir le docteur Yves etson épouse, pour savoir des nouvelles de sa chère Clara. Francisavait promis de passer chez son père dans la matinée ; elleespérait l’y retrouver encore pour lui parler de sa sœur, dont illui semblait qu’elle était déjà séparée depuis des siècles. Dèsqu’elle approcha de la maison, son impatience lui fit doubler lepas, et elle devança Mrs Wilson qui ne pouvait aller aussivite, et lord Chatterton et sa sœur qui causaient avec elle. Elleentra dans le parloir sans avoir rencontré personne. Son teintétait animé par la rapidité de sa course ; la chaleur luiavait fait ôter son chapeau de paille qu’elle jeta sur une chaise,et ses cheveux retombaient en désordre sur ses épaules. Un monsieurtout en noir était au fond de la chambre, le dos tourné vers laporte, les yeux fixés sur un livre qu’il tenait à la main. Elle nedouta pas un instant que ce ne fût Francis.

– Eh bien ! mon frère, comment setrouve cette chère Clara ? s’écria-t-elle en lui frappantlégèrement sur l’épaule. Le monsieur se retourna et offrit à sesregards surpris les traits bien connus du jeune homme dont le pèreétait mort subitement à l’église.

– Mille pardons, Monsieur, je croyais… envérité… je croyais…, que M. Francis Yves… Et la pauvre enfantétait tout interdite.

– Votre frère n’est pas encore ici, missMoseley, reprit l’étranger avec un sourire plein debienveillance ; permettez-moi d’aller avertir Mrs Yves devotre arrivée. Et il sortit après l’avoir saluéerespectueusement.

Émilie, rassurée par ses manières affables, etplus encore par l’allusion délicate qu’il avait faite aux nouveauxliens qui l’unissaient à Francis, et qui expliquaient lafamiliarité qu’elle s’était permise, s’empressa de réparer ledésordre de sa coiffure ; et elle avait repris son assurancelorsque sa tante la rejoignit. Elle lui racontait en riant saméprise, au moment où Mrs Yves entra dans la salle.

Cette bonne et digne dame connaissaitChatterton et sa sœur, et elle les aimait aussi tendrement. Ellefut charmée de les voir, et, après avoir reproché au jeune pair deles avoir forcés à recourir à un étranger, elle se tourna ensouriant du côté d’Émilie.

– Eh bien ! lui dit-elle, vous aveztrouvé le parloir occupé, à ce que j’apprends ?

– Oui, dit Émilie en rougissant, jesuppose que M. Denbigh vous a parlé de madistraction ?

– Il m’a parlé de l’intérêt si tendre quivous faisait venir dès aujourd’hui savoir des nouvelles deClara ; mais il ne m’a rien dit de plus.

Un domestique entra dans le moment pour luidire que Francis désirait la voir ; et Mrs Yves pria seshôtes de l’excuser. À la porte elle rencontra M. Denbigh quise rangea pour la laisser passer, en lui disant :

– Votre fils vient d’arriver, Madame. Etd’un air respectueux, mais sans embarras, il vint prendre la placequ’elle avait laissée vacante auprès de ses amis.

C’était la première fois que Mrs Wilsonet Émilie se trouvaient avec lui ; et cependant on n’eût pasdit qu’il leur était étranger.

Le malheur qui lui était arrivé le leur avaitfait connaître, et avait excité leur intérêt. Denbigh prit part àla conversation, et il s’exprimait avec une candeur et unefranchise qui commandaient la confiance. Aussi, en moins d’un quartd’heure régnait-il autant d’intimité dans la petite société réuniechez le docteur que si elle se fût connue depuis bien desannées.

Le docteur Yves et son fils ne tardèrent pas àvenir les joindre. Francis dit que Clara attendait le lendemainavec une impatience délicieuse, et qu’elle désirait vivementqu’Émilie vînt passer quelques jours avec elle dans sa nouvelledemeure. Mrs Wilson le promit au nom de sa nièce :

– Nos amis, ajouta-t-elle en se tournantvers Grace, voudront bien l’excuser si elle les quitte pour allertenir compagnie à sa sœur. Son absence, je l’espère, ne sera pas delongue durée ; et Clara a besoin de la société d’Émilie dansun pareil moment.

– J’espère bien, dit Grace avec douceur,qu’Émilie ne fera pas de cérémonies avec nous. Nous serionsdésolées de l’empêcher de témoigner son attachement à sa sœur, etce serait mal nous connaître que de supposer que nous puissionsnous offenser de la voir partir pour aller remplir un devoir sidoux.

– À merveille, Mesdames ; s’écria ledocteur avec gaieté ; voilà comme on doit être, et l’amitié laplus durable est celle qui sait s’imposer aussi de généreuxsacrifices.

– Le départ d’une jeune femme de lamaison paternelle pour aller habiter celle de son mari est unévènement qui cause toujours une vive émotion, dit Denbigh àFrancis ; et la conversation changea de sujet.

Il était trois heures sonnées lorsque lavoiture de Mrs Wilson, qui devait venir les prendre, arriva aupresbytère, et personne ne s’était aperçu que le temps se fût sivite écoulé. Le ministre était retourné dîner à Bolton avec sonfils. Mrs Yves était restée avec ses hôtes, et Denbighcontinua à prendre vivement part à un entretien qui semblait devoirne lui offrir que peu d’intérêt, puisqu’il roulait en grande partiesur des personnes qu’il ne connaissait pas. Mrs Wilson crutremarquer que parfois il régnait une sorte d’embarras et decontrainte entre Mrs Yves et lui ; elle l’attribuanaturellement au souvenir de la perte récente qu’il avait faite.Peu d’instants après on vint lui annoncer l’arrivée de sa voiture,et elle termina sa visite.

– Ce M. Denbigh me plaît fort, ditlord Chatterton lorsqu’ils furent dans la voiture ; il a unextérieur si agréable !…

– Oui, Milord, et le fond répond àl’extérieur, à en juger du moins par le peu que nous avons vu delui, reprit Mrs Wilson.

– Qui est-il, Madame ?

– Mais je suppose que c’est quelqueparent de Mrs Yves ; c’est sans doute à cause de luiqu’elle n’a pas été à Bolton, comme elle l’avait projeté, et queson mari est parti seul. Il me semble pourtant que M. Denbighaurait pu les accompagner ; je suis étonné qu’il n’en ait pasété question.

– J’ai entendu M. Denbigh dire àFrancis, répondit Émilie, qu’il craignait que sa visite ne fûtindiscrète, et qu’il voulait laisser à la mariée le temps de sereconnaître. Il pria Mrs Yves de ne pas rester pour lui ;mais elle répondit que ses occupations la retenaient aupresbytère.

La voiture était alors arrivée à l’endroit oùvenaient aboutir les deux routes qui conduisaient à Bolton-Castleet à Moseley-Hall ; Mrs Wilson désira s’arrêter pouravoir des nouvelles d’un homme âgé qui résidait sur les terres duvieux comte, à qui elle avait souvent fait du bien, et qui venaitd’éprouver une perte considérable pour lui. En traversant à gué unepetite rivière qui séparait sa ferme du marché où il allait vendreses denrées, il la trouva tellement enflée par les pluiesabondantes qui étaient tombées pendant la nuit, qu’après avoir faitde vains efforts pour sauver sa petite cargaison, il eut beaucoupde peine à regagner le bord, après avoir vu son cheval, sacharrette et le produit de son petit enclos emportés par lecourant. Mrs Wilson avait entendu raconter le malheur arrivé àce pauvre homme, et désirait s’en assurer elle-même pour venir àson secours ; mais, au lieu de le trouver plongé dans ladouleur, elle arriva dans sa chaumière au moment où le vieuxHumphreys, au comble de la joie, montrait à ses petits-enfantsenchantés une charrette neuve attelée d’un bon cheval. Dès qu’ilaperçut son ancienne bienfaitrice, il courut au-devant d’elle, lasalua respectueusement, et à sa demande lui raconta tous lesdétails de son désastre.

– Et d’où vous viennent cette charretteet ce cheval, Humphreys ? lui demanda Mrs Wilson dèsqu’il eut fini son récit.

– Oh ! Madame, quand je vis quej’avais perdu tout ce que je possédais au monde, et qu’il ne merestait plus de ressources, je courus au château pour exposer àl’intendant ma triste situation. M. Martin conta à lordPendennys le malheur qui m’était arrivé ; et c’est lui quivient de m’envoyer cette charrette, ce beau cheval, et vingtguinées d’or par-dessus le marché. Ah ! Madame, que le ciel lebénisse à jamais !

– Cela est bien généreux de la part de SaSeigneurie, dit Mrs Wilson d’un air pensif. Je ne savais pasque lord Pendennys fût au château.

– Il est parti, Madame ; lesdomestiques me dirent qu’il était venu pour rendre visite au comte,qui était parti pour l’Irlande depuis plusieurs jours, et que, nel’ayant pas trouvé, il avait continué sa route vers Londres, sansvouloir même s’arrêter une seule nuit. Ah ! Madame, ajouta levieillard qui se tenait debout, appuyé sur son bâton, et sonchapeau à la main, c’est le père, c’est le consolateur desmalheureux. Ses domestiques disent qu’il donne tous les ans desmilliers de livres sterling aux pauvres. Quel bonheur que sa grandefortune lui permette ainsi de faire le bien ! car il estriche… plus riche que monsieur le comte lui-même. Ah ! pourmoi, je le bénirai jusqu’au dernier jour de ma vie !

Mrs Wilson dit à Humphreys qu’elle étaitcharmée de voir que toutes ses pertes fussent si heureusementréparées, et elle referma sa bourse qui s’était ouverte au souvenirdes malheurs du vieillard ; car il n’entrait pas dans sonsystème de charité de chercher à rivaliser de bienfaisance avec quique ce fût, et de faire parade des secours qu’elle n’accordaitjamais qu’à la véritable indigence.

– Sa Seigneurie est magnifique dans sesbienfaits, dit Émilie en sortant de la chaumière.

– Ne pensez-vous pas qu’il y ait de laprodigalité à donner tant à des gens qu’on connaît si peu ?demanda Chatterton.

– Lord Pendennys est très riche, réponditMrs Wilson ; de plus ce vieillard a un fils (c’est lepère des enfants que nous avons vus dans sa cabane) qui est soldatdans le régiment dont le comte est colonel, et cette circonstanceexplique assez sa libéralité. La veuve soupira en se rappelant quele même sentiment avait dirigé sa charité sur le vieilHumphreys.

– Avez-vous jamais vu le comte, matante ? demanda Émilie.

– Jamais, ma chère ; c’est unesatisfaction qui m’a été refusée jusqu’à présent ; mais j’aireçu bien des lettres qui n’étaient remplies que de son éloge, etje suis bien contrariée de n’avoir pas su qu’il était au château delord Bolton, son parent. Mais, ajouta-t-elle en regardant sa nièced’un air pensif, j’espère que nous le rencontrerons à Londres cethiver. Comme elle finissait de parler, un nuage de tristesse serépandit sur ses traits, et tous les efforts d’Émilie pendant lereste de la promenade furent impuissants pour le dissiper.

Le général Wilson avait été officier decavalerie, et commandé le même régiment dont lord Pendennys étaitmaintenant colonel.

Pendant une escarmouche, le général, entouréde tous les côtés, avait été délivré par la valeur du jeune comte,qui servait alors sous ses ordres, et qui, suivi de quelques bravesque son exemple électrisait, parvint, au péril de sa vie, à sauverson général. Depuis ce jour, l’amitié la plus tendre unit cedernier à son libérateur, et dans sa correspondance avec sa femmeil ne cessait de lui parler des excellentes qualités du comte, desa bravoure, et de son humanité pour le soldat. Lorsque le généraltrouva la mort sur le champ de bataille, il en reçut de promptsmais d’inutiles secours, et il rendit le dernier soupir entre lesbras de son jeune ami.

Le comte s’acquitta du pénible devoird’annoncer à Mrs Wilson la perte qu’elle avait faite ; etsa lettre peignait si bien la tendresse et le respect qu’il avaitpour l’époux qu’elle pleurait, que dès ce jour elle sentit pour luiune sorte d’affection sympathique.

Malgré toute sa raison, l’intérêt que luiinspirait le jeune comte et le bien qu’elle en entendait dire tousles jours lui faisaient naître souvent l’idée romanesque qu’ilverrait sa chère Émilie, qu’il l’aimerait, et qu’elle aurait laconsolation de former cette union.

Tous les renseignements qu’elle avait pris surses principes et son caractère avaient outrepassé sesespérances ; mais le service ou ses affaires personnellesn’avaient point encore permis au comte de rendre visite à la veuvede son ancien ami, et celle-ci attendait avec impatience que ce queJohn appelait en plaisantant leur campagne d’hiver lui fournîtl’occasion si désirée de voir l’homme à qui elle devait tant, etdont l’image était associée aux plus chers quoique aux plusdouloureux souvenirs de sa vie.

Le colonel Egerton, qui venait alors trèsfamilièrement au château, arriva à l’heure du dîner, à lasatisfaction de la douairière, qui avait appris, par lesinformations qu’elle avait employé toute la matinée à recueillir,que la somme totale des revenus de l’héritier de sir Edgarprésenterait le nombre de chiffres indispensables pour un mari.

Après le dîner, lorsqu’on fut réuni dans lesalon, la douairière tâcha d’amener le colonel à faire avec safille aînée une partie d’échecs, jeu qu’elle avait fait apprendre àCatherine, comme celui qui lui paraissait le plus propre à retenirlongtemps un jeune homme sans permettre à son attention d’êtredétournée par les charmes qu’on voit souvent errer dans un salon,« cherchant quelqu’un qu’ils puissent dévorer ».

C’était aussi un jeu très propre à favoriserle développement d’un beau bras et d’une jolie main ; mais lesfacultés inventives de lady Chatterton s’épuisèrent longtemps sanssuccès pour trouver le moyen d’y montrer aussi le pied, et elleconnaissait trop l’effet de la concentration des forces pourpermettre qu’un seul auxiliaire ne se signalât pas sur le champ debataille. Après avoir étudié elle-même dans sa glace les attitudesles plus gracieuses, elle entreprit d’apprendre à Catherine latenue ingénieuse qu’elle avait trouvée ; et à force d’étudesréitérées et soutenues, cette dernière exécuta, à la satisfactionde son institutrice, la manœuvre habile qui consistait à avancerson petit pied de côté, de manière à ce que son adversaire ne pûtdétourner les yeux du beau bras qui s’arrondissait pour exécuterdes évolutions plus ou moins savantes, sans rencontrer un objetencore plus séduisant, et qu’il tombât ainsi de Charybde enScylla.

John Moseley fut le premier sur lequel ladouairière résolut d’essayer l’effet de cette nouvelle batterie, etaprès avoir mis les parties en présence, elle s’éloigna à unepetite distance pour en épier le résultat.

– Échec au roi, miss Chatterton, dit Johnau commencement de la partie. Catherine avança doucement son jolipied.

– Échec au roi, monsieur Moseley,dit-elle à son tour, tandis que les yeux de John erraient de lamain au pied, et du pied à la main.

– Est-il possible ! dit John d’unair distrait et préoccupé. En relevant la tête il rencontra lesyeux de la douairière fixés sur lui d’un air de triomphe.

– Oh ! oh ! se dit-il enlui-même, vous êtes là, mère Chatterton ? Et se levantfroidement il s’éloigna, sans que rien fût capable de l’engagerdans une seconde partie.

– Je ne suis pas de force missChatterton, répondit-il aux instances de la mère et de lafille ; avant d’avoir eu le temps de me reconnaître, j’étaisdéjà échec et mat ; vous êtes un adversaire dangereux.

La douairière voulut entreprendre une attaqueplus couverte, par le moyen de Grace, mais de ce côté la défaiteeût été plus sûre encore, puisque ses propres troupes serévoltaient contre leur général, et lady Chatterton fut obligéepour le moment d’accorder une trêve à un antagoniste sur lequelelle n’avait obtenu aucun avantage.

Le colonel entra dans la lice avec toutel’indifférence que peuvent inspirer la présomption et lafatuité.

La partie fut commencée avec un égal talentdans les deux joueurs. Mais aucune émotion, aucune distraction nese manifesta chez le colonel ; la main et le pied de Catherinejouaient cependant aussi leur rôle dans la perfection ; maisEgerton ne perdait rien de sa force, il avait des réponses pourtoutes les questions de Jane, et des sourires pour toutes lespetites agaceries de son adversaire ; enfin Catherine ne setenait plus que sur la défensive, lorsque Egerton, trouvantprobablement la partie trop longue, fit une faute volontaire et laperdit ; et la douairière vit trop bien qu’il n’y avait rien àfaire avec le colonel.

Chapitre 10

 

J’entends déjà le bruit des roues de leur char. À cette courserapide, jugez de leur impatience. Les voilà : donnez le signalde la fête.

BENJOHNSON.

Les premières voitures qui s’arrêtèrent devantla porte du presbytère de Bolton le lendemain furent celles de Mrs.Wilson et du baronnet.

– Merci, merci, mon cher beau-frère, criaÉmilie à Francis, qui, pour seconder son impatience, ouvraitlui-même la portière de la voiture ; et l’instant d’après elleétait dans les bras de Clara. Les deux sœurs se tinrent étroitementembrassées pendant quelques minutes ; enfin Émilie leva sesyeux humides de pleurs, et la première personne qu’elle aperçut futDenbigh, qui se tenait discrètement à l’écart pour ne point gênerles doux épanchements d’une amitié qui se fût contrainte devant untiers.

Jane et sa tante, suivies de miss Chatterton,entrèrent alors, et Clara reçut successivement les félicitations deses amis.

Pendant ce temps les personnes de la secondevoiture étaient descendues ; c’étaient le baronnet et sonépouse, M. Benfield et lady Chatterton. Clara courut à laporte pour les recevoir, la figure rayonnante de joie et son braspassé sous celui d’Émilie.

– Je vous félicite, Mrs Francis…Lady Moseley oublia le compliment qu’elle avait préparé, et fondanten larmes, elle la pressa tendrement sur son sein.

– Clara, ma chère enfant ! lui ditle baronnet en s’essuyant les yeux et en l’embrassant à son tour.Puis, serrant la main de Francis, il entra dans le salon.

– Mais, en vérité, vous êtes fort bienlogée, dit la douairière après avoir embrassé sa cousine ; unjardin, des serres chaudes… tout cela est à merveille, et sirEdward dit que la cure rapporte cinq cents livres sterling.

– Eh bien ! mon enfant, il vousrevient un baiser, n’est-ce pas ? dit M. Benfield enmontant lentement les marches du vestibule. C’est l’ancien usage,et j’y tiens. On ne s’embrasse plus guère aujourd’hui, maisautrefois !… Je me rappelle qu’au mariage de mon ami, lordGosford, en l’an 58, toutes les demoiselles, toutes, jusqu’auxbonnes et aux femmes de chambre, furent embrassées chacune à leurtour. Lady Juliana était toute jeune alors tout au plus quinzeans : ce fut là que je l’embrassai pour la première fois.Allons, venez m’embrasser, mon enfant. Et il continua en sedirigeant vers la salle :

– Le mariage était alors une affaire trèssérieuse ; c’était une grande privauté que de voir seulementla main d’une dame, et plus d’une fois… Eh ! qui est là ?dit-il en s’arrêtant tout court, et en regardant fixe Denbigh, quidans ce moment s’approchait d’eux.

– C’est M. Denbigh, Monsieur, ditClara ; et elle ajouta en se tournant vers Denbigh :

– Je vous présente mon oncle,M. Benfield.

– Avez-vous connu, Monsieur, ungentilhomme du même nom que vous, qui siégea au parlement en l’an60 ? demanda M. Benfield. Il examina le jeune homme despieds à la tête, et il ajouta :

– Vous ne lui ressemblez pasinfiniment.

– Cette connaissance daterait d’un peuloin pour moi, dit Denbigh avec un sourire, et il offritrespectueusement de prendre la place de Clara, qui lui donnait lebras d’un côté, tandis que de l’autre M. Benfield s’appuyaitsur Émilie. Le bon vieillard avait une aversion particulière pourles étrangers, et Émilie tremblait qu’il ne prît mal cettepolitesse, et qu’il n’y répondît un peu rudement ; mais, aprèsavoir considéré de nouveau Denbigh pendant quelques minutes, ilprit le bras qu’il lui offrait, et répondit :

– C’est vrai, c’est vrai, vous avezraison, il y a près de soixante ans, et vous ne sauriez vous ensouvenir. Ah ! monsieur Denbigh, les temps sont bien changésdepuis ma jeunesse ! Tel pauvre diable qui se faisait une fêtede monter sur un chétif bidet se fait traîner maintenant dans savoiture. Telle paysanne qui allait nu-pieds veut avoir maintenantune chaussure élégante. Le luxe se glisse partout, Monsieur ;la corruption règne partout ; le ministère achète lesdéputés ; les députés achètent le ministère,… tout s’achète,tout est à vendre. Autrefois, Monsieur, dans le parlement dont jefaisais partie, nous formions un noyau de membres incorruptibles,de gens que rien n’était capable d’ébranler dans leur devoir. LordGosford en était, le général Denbigh en était aussi, quoique je nepuisse dire que je fusse toujours de son avis. Était-il votreparent, Monsieur ?

– C’était mon grand-père, reprit Denbighen souriant. Le vieillard aurait pu continuer à parler encorependant une heure, que Denbigh ne l’eût pas interrompu. Ce n’étaitpas qu’il prêtât une attention bien grande à la conversation ;mais M. Benfield s’était arrêté pour causer plus à son aise,et son jeune interlocuteur se trouvait en face d’Émilie, dont iladmirait tour à tour l’embarras modeste et la gaieté malicieuse, àmesure que son oncle avançait dans sa harangue. Malheureusementtout a une fin dans ce monde, la félicité comme la misère, etM. Benfield avait cessé de parler, que Denbigh l’écoutaitencore, les yeux fixés sur celle qui lui donnait le bras.

Les Haughton, les Jarvis, et quelques autresde leurs connaissances intimes arrivèrent alors, et le presbytèreoffrit la scène la plus animée. John était le seul qui fût absent.Il s’était chargé d’amener Grace Chatterton dans son phaéton, et iln’était pas encore arrivé. On commençait à manifester quelqueinquiétude, lorsqu’il entra dans la cour au grand trot, et enfrisant la borne avec l’adresse du cocher le plus exercé.

Lady Chatterton, qui était sérieusementinquiète, allait prier son fils d’aller à leur recherche,lorsqu’enfin elle aperçut sa fille. Ses craintes s’évanouirent àl’instant ; ce retard lui parut même du plus heureuxindice ; elle ne pouvait l’expliquer qu’en supposant à John ledésir de rester plus longtemps seul avec sa fille. Elle courutau-devant d’eux de l’air le plus enjoué.

– C’est fort bien, monsieur Moseley, luicria-t-elle, vous me ramenez donc enfin ma fille ? Jecommençais à croire que vous ayez pris avec elle la route del’Écosse.

– C’est un chemin, lady Chatterton, quevotre fille ne voudrait prendre ni avec moi ni avec un autre, ou jela connais mal, répondit John avec froideur.

– Clara, ma chère sœur, comment celava-t-il ? Et il embrassa tendrement la mariée.

– Mais pourquoi donc arrivez-vous sitard, Moseley ? lui demanda sa mère.

– L’un des chevaux était rétif, il abrisé son harnais, et j’ai été obligé de m’arrêter dans le villagepour le faire raccommoder.

– Et comment Grace s’est-elleconduite ? demanda Émilie en riant.

– Mille fois mieux que vous ne l’auriezfait à sa place, petite sœur.

Émilie n’avait pas une grande confiance dansles talents de son frère pour conduire son phaéton, et ses alarmesétaient continuelles lorsqu’elle s’y trouvait avec lui. La pauvreGrace, au contraire, naturellement timide, et craignant de faireune injure à celui qui tenait les rênes, était parvenue à maîtrisersa frayeur, et, quoique tremblant un peu intérieurement, elle étaitrestée immobile, et silencieuse. Pendant le trajet, John avaitadmiré de nouveau sa beauté, ses grâces ingénues ; il sesentait entraîné vers elle par un charme secret. Pourquoifallait-il que la mère imprudente vînt toujours se mettre entre safille et lui ?

– Grace est une fille intrépide,s’écria-t-elle ; elle est remplie de courage, n’est-ce pas,monsieur Moseley ?

– Brave comme César, répondit John déjàdésenchanté, et d’un ton qui semblait un peu ironique. Dans cemoment on entendit le tilbury du colonel, qui entra l’instantd’après avec son ami le capitaine.

Quoique sans doute Clara eût reçu ce jour-làdes félicitations plus sincères que celles qui lui furent alorsadressées, personne, n’y avait mis autant de grâce, autant dedélicatesse, que le colonel Egerton. Après avoir fait sescompliments à la mariée, il parcourut l’appartement, adressant àchacun un mot aimable, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à l’endroit oùJane était assise auprès de sa tante. Alors il s’arrêta, et saluantavec grâce le reste de l’assemblée, il parut fixé à son centred’attraction.

– Voilà un monsieur que je ne crois pasavoir encore vu, dit-il à Mrs Wilson en jetant les yeux surDenbigh, qui, dans ce moment, avait le dos tourné, et causait avecM. Benfield.

– C’est M. Denbigh, dont vous nousavez entendu parler quelquefois, lui répondit cette dame ; etau même instant Denbigh venait de se retourner de son côté.

Egerton tressaillit à sa vue. Il considéra sestraits avec une attention qui semblait faire croire qu’ils ne luiétaient pas inconnus. Sa physionomie changea un instant ; sonfront se rembrunit ; une expression singulière se peignit dansses yeux. Était-ce celle de la crainte, de l’horreur, ou d’uneaversion prononcée ? Mrs Wilson, seule témoin de cettereconnaissance muette, ne savait que décider, mais biencertainement ce n’était pas l’expression de l’estime.

Émilie était assise auprès de sa tante, etDenbigh s’approcha d’elle pour lui faire quelque remarque. Lecolonel et lui ne pouvaient s’éviter, quand même ils l’auraientvoulu ; et Mrs Wilson, dans l’espoir d’éclaircir sesdoutes, résolut de les présenter l’un à l’autre :

– Le colonel Egerton, monsieur Denbigh.Ils se saluèrent, et Mrs Wilson redoubla d’attention pourexaminer leur physionomie. Elle ne put y découvrir la moindrealtération ; seulement le colonel semblait un peu embarrassé,et il dit en cherchant à reprendre son assuranceordinaire :

– Monsieur Denbigh est, je crois, aussiau service ?

Denbigh tressaillit à son tour ; ilobserva le colonel avec la même attention qu’il en avait étéobservé, et il répondit en mesurant ses paroles, et d’un ton quisemblait demander une réponse :

– Oui, Monsieur, mais je ne me souvienspas d’avoir eu le plaisir de voir le colonel Egerton à l’armée.

– Vos traits me sont connus, monsieur,reprit le colonel d’un ton dégagé ; mais dans ce moment jefais de vains efforts pour me rappeler où nous avons pu noustrouver ensemble ; et il changea de discours.

Malgré cette indifférence apparente, Denbighet le colonel s’observaient l’un l’autre d’un air d’embarras ;ils continuèrent à éviter de se trouver ensemble, et plusieursjours se passèrent sans qu’ils se fussent adressé un seul mot.

Le colonel, pendant cette visite, restaenchaîné au char de Jane ; s’il la quittait, ce n’était jamaisque pour un instant, et pour adresser quelques paroles aux missJarvis, qui commençaient à perdre patience, et à mal déguiser leurindignation. Elles rougissaient de se voir négligées après avoirété si longtemps les objets d’un culte presque exclusif, etjetaient sur leur rivale des regards où se peignaient le dépit etl’envie.

Mrs Wilson et Émilie causaient d’un autrecôté avec Denbigh et Chatterton ; et les vives saillies deJohn venaient égayer encore leur conversation. Il y avait dans lamanière d’être de Denbigh quelque chose qui prévenait en sa faveur,et qui attirait vers lui tous ceux qui le rencontraient. Sa figuren’était pas régulièrement belle, mais elle exprimait la noblesse,la candeur et la franchise, et dès qu’il souriait, ou qu’ils’animait en faisant le récit de quelque bonne action, il étaitimpossible qu’une étincelle de son enthousiasme ne se communiquâtpas à tous ceux qui l’écoutaient. Sa tournure était gracieuse, etsi ses manières n’avaient pas toute l’aisance du colonel Egerton,elles avaient du moins l’avantage de porter l’empreinte de lasincérité et de la bienveillance. Il était aisé de voir qu’il avaitreçu l’éducation la plus distinguée ; et dans la société ilavait pour les femmes et les vieillards ces égards, ces prévenancesqu’on ne trouve plus que chez les gens de la vieille roche ;mais ce qu’il avait de plus remarquable, c’était un son de voix sidoux, si insinuant, et cependant si sonore, qu’il prêtait un charmeinconcevable à ses moindres paroles, et qu’il eût été irrésistiblepour l’oreille et le cœur d’une femme s’il eût voulu exprimerl’amour.

– Baronnet, dit le docteur en jetant unregard satisfait sur son fils et sur sa belle-fille, combien jesuis heureux du bonheur de nos enfants ! Mais Mrs Yves memenace du divorce si je continue comme j’ai commencé : elledit que je l’abandonne toujours pour venir à Bolton ?

– Eh bien ! docteur, si nos femmesconspirent contre nous et veulent nous empêcher de venir prendreune tasse de thé avec Clara, ou un verre de vin avec Francis, nousserons obligés de prendre pour arbitres les autorités supérieures.Qu’en dites-vous, ma sœur ? un père peut-il abandonner sonenfant sous quelque prétexte que ce soit ?

– Non, certainement, réponditMrs Wilson avec une intention marquée.

– Entendez-vous, lady Moseley ? ditle baronnet avec bonhomie.

– Entendez-vous, lady Chatterton ?s’écria John, qui venait de s’asseoir près de Grace en la voyantapprocher.

– J’entends très bien, monsieur Moseley,mais je n’en saisis pas l’application.

– Non, Milady, reprit-il dans l’espérancede l’éloigner ; voilà cependant miss Catherine Chatterton, quia le plus grand besoin de votre assistance ; elle meurtd’envie de faire une partie d’échecs avec M. Denbigh ;arrangez donc cela ; vous savez qu’elle nous a tous battus,excepté lui.

Denbigh ne put s’empêcher de s’offrir auxcoups d’un adversaire si redoutable, et l’échiquier futapporté ; mais la douairière, qui n’avait pas grande idée dela fortune d’un jeune homme que personne ne connaissait, dit toutbas à sa fille, avant de commencer, qu’il était inutile de mettreen campagne ses troupes auxiliaires.

– Bon, pensa John en regardant lesjoueurs, tout en causant avec sa chère Grace qui était tout à faitremise de la petite frayeur qu’elle avait éprouvée le matin,Catherine aura du moins joué une partie sans appeler son pied à sonsecours.

Chapitre 11

 

Sicet inconnu s’enveloppe du mystère, qui pourra croire à safranchise ? Je veux enfin une explication. Qu’est-il ?d’où vient-il ? A-t-il promis de dire au moins sonnom ?

DRYDEN.

Mrs Wilson avait permis à Émilie dedonner une semaine à sa sœur, après s’être assurée que Denbighétait à domicile chez le docteur Yves, et qu’ainsi il n’était pasprobable que ses visites chez Francis fussent plus fréquentes quecelles qu’il faisait au château, où il était toujours reçu avecplaisir, tant pour lui-même que comme ami du docteur Yves.

À la fin de cette semaine, qui s’écoula sivite, Émilie revint et ramena avec elle les nouveaux mariés. Unsoir que toute la famille était réunie, et que chacun se livrait deson côté aux amusements qu’il préférait, M. Haughton entradans le salon à une heure à laquelle il n’était pas dans l’habitudede faire ses visites. Il jeta son chapeau sur une chaise, et, aprèss’être informé de la santé de ses amis, il commença en cestermes :

– Vous êtes surpris, n’est-ce pas, de mevoir à une pareille heure, et vous supposez qu’il a fallu de gravesmotifs pour m’amener si tard, même chez des amis. Vous ne voustrompez pas, et vous allez en juger vous-mêmes. Voilà quinze grandsjours que Lucy tourmente sa mère pour qu’elle m’engage à donner unbal ; la mère n’a pu résister à sa fille, et moi je n’ai purésister à ma femme : le bal est résolu. À peine ai-je eulâché le consentement fatal, qu’on ne m’a pas laissé un moment derepos. Il m’a fallu me mettre en campagne à l’instant même pourfaire les invitations, et me voilà ! Ma femme a appris qu’ilvenait d’arriver un régiment d’infanterie à la caserne qui est àquinze milles d’ici, et demain je dois m’y rendre pour recruterparmi les officiers ; car il nous faut des cavaliers avanttout. Pour les demoiselles, elles ne manquent jamais dans cessortes d’occasions.

– Eh ! eh ! mon vieil ami,s’écria le baronnet, savez-vous que voilà un retour dejeunesse ?

– Non, sir Edward : mais ma filleest jeune, et la vie est semée de tant d’épines, que je veuxqu’elle s’amuse tandis qu’elle n’en connaît encore que les fleurs,dussé-je même en éprouver quelque incommodité ; les soucis,les contrariétés viennent toujours assez vite ; qu’elle lesignore du moins le plus longtemps possible.

– Et pour cela c’est à la danse que vousavez recours ? dit Mrs Wilson ; croyez-vous ce moyenbien efficace ?

– Mais vous-même, Madame, est-ce que vousdésapprouvez la danse ? demanda M. Haughton qui avaitbeaucoup d’égards pour ses opinions.

– Mais pas précisément. La danse est unplaisir assez innocent en soi-même, pourvu qu’on n’en fasse pas uneétude. C’est un amusement dont je ne voudrais pas priver les jeunespersonnes : un bal a tant d’attraits pour elles !Pourquoi faut-il qu’il ait aussi ses dangers ! Quel est votreavis, monsieur Yves ?

– Sur quoi, ma chère dame ? réponditle docteur préoccupé.

– Sur la danse.

– Oh ! que les filles dansent, sicela les amuse !

– Parbleu ! je suis charmé de vousentendre parler ainsi, docteur, s’écria M. Haughton ; jecroyais vous avoir entendu conseiller à votre fils de ne jamaisdanser.

– Je le lui ai conseillé en effet. Il y adans la danse une légèreté artificielle qui me semble incompatibleavec la dignité de l’homme. Que sera-ce si cet homme appartient auclergé ? Lui qui doit servir d’exemple, qui se doit toutentier à ses nobles occupations, doit-il se permettre un amusementprofane, et risquer ainsi de perdre la considération dont il abesoin pour remplir efficacement les devoirs de sonministère ?

– J’espérais, docteur, que vous-même vousme feriez l’amitié de venir assister à une petite fête sansconséquence, dit M. Haughton en hésitant.

– Et je le ferai avec plaisir, si vous ledésirez, mon cher voisin ; il m’en coûterait beaucoup plus derefuser un ancien ami, que de me montrer une fois à un bal aussiinnocent que le sera le vôtre. Et il lui serra affectueusement lamain.

M. Haughton qui commençait à s’effrayerdes attaques du docteur, fut charmé de cette conclusion inattendue,et déposant un paquet de billets d’invitation sur la table, il priasir Edward de lui amener toute sa société, et le quitta pour allercontinuer sa tournée chez les autres personnes de saconnaissance.

– Aimez-vous la danse, missMoseley ? demanda Denbigh à Émilie, qui, assise devant unetable à ouvrage, faisait une bourse à son père.

– Oh ! oui, beaucoup ! ledocteur n’a pas parlé de nous autres filles, voyez-vous ; ilpense apparemment que nous n’avons pas de dignité à compromettre,répondit Émilie avec enjouement, et en jetant un regard malin surle ministre.

– Les conseils sont généralement assezmal reçus des jeunes personnes, lorsqu’ils ne sont pas d’accordavec leur plaisir, dit le docteur qui l’avait entendue, commec’était bien l’intention d’Émilie.

– Est-ce que sérieusement vousdésapprouvez la danse, sans restriction ? demandaMrs Wilson.

– Sans restriction ? non, Madame, jene porte pas l’intolérance à ce point. Qu’on danse modérément etpour s’amuser, comme votre chère Émilie, rien de mieux ; c’estun délassement agréable que je ne saurais blâmer, que jeconseillerais même au besoin ; mais qu’on porte l’amour de ladanse jusqu’à la fureur, qu’on aille au bal comme la plupart de vosbelles dames, non pour danser, mais pour médire, mais pourcritiquer, et faire assaut de malice et de coquetterie ; voilàce que je ne saurais souffrir, et ce qui, par moments, me faitprendre la danse en horreur.

Denbigh depuis quelques minutes semblaitplongé dans ses réflexions. Tout à coup il se tourna vers lecapitaine, qui regardait une partie d’échecs entre Jane et lecolonel ; car depuis peu Jane avait pris les échecs enpassion, et il lui demanda quel était le régiment qui venaitd’arriver en garnison à F***, et dont M. Haughton devait allerinviter les officiers à son bal.

Le capitaine le lui apprit, et quoiqu’il luieût répondu d’un ton assez grossier, ton qui du reste lui étaithabituel, Denbigh le remercia ; il quitta son air soucieux, ets’approchant d’Émilie, il lui dit en hésitant un peu :

– J’ai une requête à présenter à missMoseley qu’elle trouvera peut-être bien hardie.

Émilie leva les yeux de dessus son ouvrage etregarda Denbigh, comme pour l’engager à s’expliquer.

– Voudra-t-elle bien, ajouta-t-il, mefaire l’honneur de danser la première contredanse avecmoi ?

– Très volontiers, monsieur Denbigh,répondit Émilie en riant ; car, au ton solennel qu’il avaitpris, elle avait une sorte d’appréhension qu’elle était charmée devoir dissipée ; très volontiers ; mais rappelez-vous bience qu’a dit le docteur : gare à votre dignité !

On apporta les journaux de Londres, et lesamateurs de politique s’en emparèrent pour les parcourir. Lecolonel replaça les échecs pour une seconde partie, et Denbighreprit sa place entre la tante et la nièce.

Le ton, les manières de ce jeune homme,étaient telles qu’eussent pu les désirer le goût et le jugement leplus sévère ; ses qualités attachantes lui gagnaientinsensiblement le cœur de tous ceux qui le connaissaient, etMrs Wilson remarquait avec un peu d’inquiétude qu’Émiliecédait comme les autres à l’espèce d’attraction qu’il semblaitexercer.

Elle avait la plus grande confiance dans ledocteur Yves ; mais il était l’ami de Denbigh, et il lejugeait peut-être avec partialité ; de plus, le bon ministrene pouvait pas voir un prétendant à la main d’Émilie dans tous lesjeunes gens qu’il présentait au baronnet, et ce n’était que sous cepoint de vue que Mrs Wilson les traitait avec une justice sisévère.

Elle n’avait vu que trop souvent les fatalesconséquences qui étaient résultées de s’en être rapporté àl’opinion des autres, et les suites des liaisons forméestémérairement sous de tels auspices, pour n’être pas décidée à nese fier qu’à son propre jugement, surtout lorsqu’il s’agissait dubonheur de sa chère Émilie. D’ailleurs elle pensait quelquefois quela bienveillance générale du docteur Yves le portait à voir d’unœil trop indulgent les travers du genre humain, et, malgré soncaractère aimant et doux, Mrs Wilson n’oubliait jamais quedéfiance est mère de sûreté.

En conséquence, elle se détermina à avoir leplus tôt possible une explication avec le docteur, et à se conduired’après ce qu’elle apprendrait par lui. Chaque jour lui fournissaitune preuve nouvelle du danger de négliger un devoir si importantdans l’intimité toujours croissante de Jane et du colonelEgerton.

– Voyez, ma tante, dit John en luimontrant un des journaux ; voilà un paragraphe qui est relatifà votre jeune favori, notre loyal et bien-aimé cousin, le comte dePendennys.

– Lisez-le-moi, mon ami, ditMrs Wilson avec un intérêt que ce nom ne manquait jamaisd’exciter en elle.

« Nous avons remarqué aujourd’huil’équipage de lord Pendennys devant la porte d’Annerdale-House, eton nous assure que le noble comte revient de Bolton-Castle dans leNorthamptonshire. »

– Voilà un fait très intéressant, dit lecapitaine Jarvis d’un ton de sarcasme ; le colonel Egerton etmoi nous avons été jusqu’au château lui rendre visite ; maisnous avons appris qu’il était retourné à Londres.

– Le noble caractère du comte, laréputation qu’il s’est acquise, dit le colonel, lui donnent droitplus encore que son rang à nos attentions, et c’est sous ce rapportque nous avions voulu le prévenir.

– Mon frère, dit Mrs Wilson, vous meferiez grand plaisir d’écrire à Sa Seigneurie pour l’engager àquitter avec nous toute cérémonie ; maintenant que nous avonsla paix il viendra quelquefois à Bolton-Castle ; mais lepropriétaire en est si souvent absent que, si vous n’engagez paslord Pendennys à venir nous rendre visite lorsqu’il ne trouvera passon parent, nous devons renoncer à le voir jamais.

– Vous l’attendez donc tout exprès pourlui faire épouser Émilie ? s’écria John, s’asseyant en riantauprès de sa sœur.

Mrs Wilson sourit à une observation quilui rappelait le vœu romanesque et secret de son cœur ; et,comme elle relevait la tête pour répondre à John sur le même ton,elle rencontra les yeux de Denbigh fixés sur elle avec uneexpression qui confondit toutes ses idées, et elle garda lesilence.

– Il y a quelque chose d’incompréhensibledans ce jeune homme, pensa la veuve ; et, remarquant que ledocteur Yves prenait le chemin de la bibliothèque, elle le suivitsans affectation.

Comme ils avaient de fréquentes conversationssur les abondantes aumônes que faisait Mrs Wilson, et dont lebon ministre était souvent le dispensateur, leur sortie n’excitaaucune surprise, et ils passèrent ensemble dans labibliothèque.

– Docteur, dit Mrs Wilson,impatiente d’en venir au but, vous connaissez ma maxime :« Qu’il vaut mieux prévenir le mal que de le guérir.« Votre jeune ami est bien aimable, et par conséquent biendangereux…

– Est-ce vous que ce danger menace ?demanda le docteur en souriant.

– Pas tout à fait, répondit-elle sur lemême ton ; et s’asseyant elle continua :

– Oserai-je vous demander ce qu’il est,et ce qu’était son père ?

– Le père s’appelait George Denbigh,répondit le docteur gravement ; le fils porte le même nom.

– Ah ! docteur, je suis presquetentée de regretter que Francis n’ait pas été une fille ; vouscomprendriez ce que je désire savoir.

– Eh bien ! ma chère dame,adressez-moi vos questions par ordre, et j’y répondrai de monmieux.

– Que pensez-vous de sesprincipes ?

– Ses principes sont bons ; toutesses actions, celles du moins qui sont venues à ma connaissance,émanent du jugement le plus juste et du cœur le plus pur ; etla piété filiale, ajouta-t-il en essuyant une larme, m’a toujoursparu l’indice certain de toutes les autres vertus.

– Et son caractère, sesinclinations ?

– Son caractère ? il sait lemaîtriser ; ses inclinations ? elles sont telles quepourrait le désirer le père le plus rigide.

– Et sa famille, ses relations ?

– Elles sont très convenables,répondit-il en souriant.

Elle ne demanda pas si Denbigh avait de lafortune, puisqu’elle comptait donner toute la sienne àÉmilie ; et, après avoir remercié son vieil ami,Mrs Wilson sortit de la bibliothèque beaucoup plus tranquille,et décidée à laisser aller les choses, sans toutefois se départirde son système d’observation.

En rentrant au salon, Mrs Wilson vitDenbigh s’approcher du colonel, et entrer en conversation aveclui ; c’était la première fois qu’ils échangeaient d’autresmots que ceux qu’exige la plus stricte honnêteté, et ce dernierparaissait évidemment mal à son aise, tandis qu’au contraire soncompagnon semblait désirer se rapprocher de lui.

Il y avait entre ces jeunes gens quelque chosede mystérieux et d’inexplicable, qui intriguait fort la bonnetante, et sa défiance naturelle lui faisait craindre que l’un oul’autre ne fût pas entièrement exempt de blâme.

Ils ne pouvaient pas avoir eu de querelle,puisqu’ils ne se rappelaient point réciproquement leurs noms ;mais ils avaient tous deux servi en Espagne ; peut-êtres’étaient-ils livrés aux excès dont les militaires se rendent tropsouvent coupables en pays étranger et craignaient-ils qu’uneindiscrétion ne vint leur faire perdre une estime usurpée.Cependant, dans cette supposition, ils devraient s’entendre et nonse désunir. Ce que venait de lui dire le docteur Yves la rassuraitun peu du côté de Denbigh ; elle tâcha de reporter ses idéessur des sujets plus agréables, en se disant que ses craintes neprenaient peut-être leur source que dans son imagination.

Chapitre 12

 

Voyez ces danses légères inventées par l’innocence etl’amour : l’étiquette en règle aujourd’hui les pas.

LOGAN.

En arrivant au milieu de la brillanteassemblée réunie chez M. Haughton, les yeux d’Émilie sepromenèrent quelque temps autour du salon pour chercher le danseurqui l’avait engagée d’avance, mais ils ne rencontrèrent que lesfigures inconnues des militaires, dont les habits rouges formaientle contraste le plus agréable avec la toilette des belles de lapetite ville de F***. Si la société n’était pas aussi choisie qu’oneût pu le désirer, du moins elle était bien disposée à profiter desplaisirs qu’on lui offrait, et à suivre la méthode de leur hôte,qui faisait les honneurs de chez lui avec la bienveillance qui luiétait naturelle, et qui semblait dire à tous les jeunes gens quil’entouraient :

– Dansez, amusez-vous, mes enfants, etsemez de fleurs les épines de la vie.

Au milieu de toute cette brillante jeunesse,Émilie reconnut le capitaine Jarvis en grand uniforme, et dès qu’ill’aperçut il s’avança vers elle et vint l’engager pour la premièrecontredanse.

Le colonel s’était déjà assuré la main de Janepour une partie de la soirée, et c’était à l’instigation de son amique Jarvis faisait l’effort d’inviter Émilie.

Celle-ci le remercia en alléguant sonengagement ; le jeune homme, qui, d’après la crainte que sessœurs témoignaient toujours de manquer de danseurs, lorsqu’ellesallaient au bal, croyait faire une grande faveur aux dames qu’ilinvitait, fut très mortifié et resta quelques minutes dans un mornesilence ; enfin il s’éloigna avec un mouvement de dépit,déterminé à se venger sur tout le sexe et à ne pas danser de lasoirée.

Par suite de cette belle résolution, il seretira dans un salon de dégagement où il trouva quelques militairesde sa connaissance, savourant le plaisir qu’ils appréciaient lemieux de tous ceux qu’offrait la soirée, celle de boire un verre depunch.

Comme Clara s’était prudemment décidée à seconduire comme la digne femme d’un ministre, et qu’elle avaitrenoncé à la danse, Catherine Chatterton, qui avait la supérioritéde l’âge et celle du rang sur les autres demoiselles de la société,avait été désignée pour ouvrir le bal.

La douairière, qui aimait à déployer sesgrands airs en toute occasion, avait résolut d’arriver la dernièrepour produire plus d’effet ; et Lucy Haughton ne cessait detourmenter son père pour qu’on commençât sans l’attendre ;enfin elle parut, conduite par son fils et suivie de ses deuxfilles dans la plus éclatante parure.

Le docteur Yves, que ses occupations avaientretenu, les suivit de près avec sa femme et son jeune ami, et ladanse commença.

Denbigh avait quitté le deuil pour cettesoirée, et, comme il approchait pour réclamer la main qu’Émilie luiavait promise, elle pensa que, s’il n’avait pas un extérieur aussiséduisant que le colonel Egerton, qui passait devant elle avecJane, du moins il avait quelque chose de plus distingué et de plusintéressant.

Émilie dansait très bien, sans y attacherpourtant la moindre importance, tandis que Denbigh, quoiqu’il allâten mesure et que ses mouvements fussent gracieux, prouvait qu’iln’avait pas fait une étude approfondie d’un talent dans lequelréside tout le mérite de tant de jeunes gens, et sans le secours deson aimable danseuse il eût plus d’une fois brouillé la figure dela contredanse.

En la reconduisant à sa place, il lui demandatrès gravement ce qu’elle pensait de sa danse.

– Vous pourriez avec plus de raison luidonner le nom de marche, répondit Émilie en souriant. Il allaitrépondre sur le même ton, lorsque Jarvis s’approcha d’eux. À l’aided’un bol de punch et par suite de la susceptibilité commune auxpetits esprits, il était parvenu à se croire offensé, en serappelant que Denbigh n’était arrivé qu’après le refus qu’Émilieavait fait de danser avec lui. Malheureusement il avait pour ami unofficier un peu trop amateur de la bouteille, et cette conformitéde goûts avait encore contribué à rendre leur liaison plusintime.

Rien ne rend aussi confiant que l’ivresse. Lecapitaine ayant quitté un moment son ami pour venir voir lesdanseuses et confirmer ses soupçons, revint le trouver ;furieux de l’affront qu’il croyait qu’on lui avait fait, ilvociféra quelques jurements. Celui-ci lui demanda la cause de cettegrande colère, et il ne se fit pas prier pour lui faire partagerson indignation.

Il y a dans presque tous les régimentsquelques hommes qu’on pourrait appeler les champions de tout legenre humain ; ils n’entendent pas parler de la plus légèrealtercation, qu’ils ne conseillent, qu’ils n’exigent, sous peine dudéshonneur, que deux amis aillent se couper la gorge ; et cesfléaux de l’humanité, qui ne demandent que du sang, sont aussiodieux à l’homme raisonnable et sensible qu’ils sont funestes auxjeunes gens timides ou bornés qui ont le malheur de lesrencontrer.

Lorsqu’ils ont quelque querelle, ils ne sontpas tout à fait aussi pressés d’en venir aux mains ; maiss’agit-il de leurs amis, ils sont inflexibles ; et telle estla force d’un préjugé barbare, que ces thermomètres du fauxhonneur, sur lesquels ni la raison ni la nature ne peuvent rien,deviennent les arbitres souverains de la vie ou de la mort de toutun régiment.

Le confident de Jarvis était un de cesmisérables ferrailleurs, et le résultat de leur conversation estfacile à imaginer.

En arrivant près d’Émilie et de Denbigh, lecapitaine jeta sur ce dernier un regard foudroyant, qu’il crutpropre à lui expliquer ses intentions hostiles.

Mais ce regard fut perdu pour son rival, quiétait occupé en ce moment de pensées d’un genre biendifférent ; et le paisible capitaine, qui croyait avoirproduit tout l’effet désiré, se serait probablement retiré pour selivrer à un sommeil qui lui eût rendu l’usage de son étroit bonsens, si son dangereux ami n’eût pris soin d’aiguillonner safureur.

– Vous êtes-vous jamais battu ? ditfroidement le capitaine Digby à Jarvis en s’asseyant dans leparloir du Doyenné, où ils s’étaient rendus pour convenir desarrangements à prendre pour le lendemain matin.

– Oui ! répondit Jarvis avec unregard stupide. Je me battis une fois avec Tom Halliday, lorsquej’étais à l’école.

– À l’école ! mon cher ami.Diable ! vous avez commencé de bonne heure répliqua Digby ense versant un verre de vin. Et comment cela finit-il ?

– Oh ! Tom me porta le premiercoup ; mais bientôt je criai que c’était assez, dit Jarvisd’un ton bourru.

– Que c’était assez ! J’espère quevous n’avez point demandé grâce ? s’écria son ami en leregardant fixement. Et où vous avait-il touché ?

– Il m’avait, parbleu ! touchépartout.

– Comment, partout ? vous ne saviezdonc pas vous défendre ? Et de quelle manière vousbattiez-vous ?

– À coups de poing, dit Jarvis enchancelant et la langue embarrassée. Digby, voyant qu’il étaitcomplètement ivre, sonna un domestique pour le faire mettre au lit,et resta pour finir la bouteille qu’ils avaient entamée.

Peu de temps après que Jarvis eut lancé àDenbigh ce terrible regard, destiné à l’avertir de la vengeancequ’il méditait, le colonel Egerton s’approcha d’Émilie pour luidemander la permission de lui présenter sir Herbert Nicholson, lelieutenant-colonel de son régiment, qui désirait avoir l’honneur dedanser avec elle la prochaine contredanse. Émilie exprima sonconsentement par une inclination gracieuse. Bientôt après,cherchant des yeux Denbigh, qui venait de la quitter, ellel’aperçut regardant avec attention deux militaires à l’un desquelsil dit quelques mots à la hâte, puis sortir précipitamment.

Elle croyait à chaque instant le voirrevenir ; mais il ne reparut plus de toute la soirée.

– Connaissez-vous M. Denbigh ?demanda Émilie à son danseur, après l’avoir inutilement cherché desyeux dans le bal.

– Denbigh ! Denbigh ! j’aiconnu plusieurs personnes de ce nom, répondit sir Herbert ; ily eu a deux ou trois dans l’armée.

– Oui ! répondit Émilie d’un airpensif, il est dans l’armée ; et en relevant la tête elle vitles yeux de sir Herbert fixés sur elle avec une expression qui lafit rougir. Celui-ci dit en souriant qu’il faisait bienchaud ; Émilie saisit avec empressement cette excuse,éprouvant pour la première fois de sa vie un sentiment qu’ellecraignait qu’on ne devinât, et une confusion qu’elle avait peine àcacher.

– Grace Chatterton est réellementcharmante ce soir, dit John à Clara ; il faut que je la priede m’accepter pour danseur.

– Vous ne sauriez faire un meilleurchoix, mon cher ami, répondit sa sœur en regardant leur joliecousine, qui, voyant que John s’approchait d’elle, se hâta dedétourner la tête d’un autre côté, comme si elle eût cherchéquelqu’un, dans l’espoir de cacher une émotion que le soulèvementprécipité de son sein trahissait en dépit de ses efforts. Il n’y arien de plus flatteur pour la vanité d’un homme que d’être témoindu trouble qu’il a fait naître dans le cœur d’une jeune fille, etsurtout lorsqu’elle cherche à le dissimuler ; rien n’est aussitouchant, aussi sûr de captiver. John, enchanté, allait lui parler,lorsque la douairière, inspirée par son mauvais génie, vint encorese placer entre eux.

– Oh ! monsieur Moseley,s’écria-t-elle, par pitié pour la santé de Grace, n’allez pasl’engager à danser cette contredanse ; car je sais qu’elle nepeut rien vous refuser, et elle ne s’est pas encore reposée.

– Vos désirs sont des ordres pour moi,madame, dit John froidement ; et, faisant un tour sur letalon, il gagna l’autre bout du salon. Dès qu’il fut hors del’atteinte de la douairière, il se retourna pour voir l’effetqu’avait produit son brusque départ, et vit qu’elle était aussirouge et aussi agitée que si, comme sa fille, elle eût dansé toutesles contredanses, tandis que Grace, les yeux fixés sur le parquet,lui parut plus pâle que de coutume. – Oh Grace ! pensait John,que vous seriez belle, douce, aimable, parfaite enfin, si… si ladyChatterton n’était pas votre mère ! et courut engager une desplus jolies demoiselles du bal.

Le colonel Egerton, dans une salle de bal,semblait être dans son élément : il dansait avec grâce etvivacité, il connaissait les usages les plus minutieux de lasociété, et il ne négligeait aucun de ces petits soins qui ont tantde pouvoir sur le cœur des femmes. Jane, entourée de tous ceuxqu’elle aimait, qui lui semblaient tous heureux comme elle, netrouvait ni dans son jugement, ni dans sa raison, une résistanceassez forte contre une attraction si puissante ; d’ailleurs laflatterie du colonel était si adroite ! les goûts de Janeétaient les siens, et ses opinions devenaient bientôt lessiennes.

Dans les premiers moments de leur intimité ilsavaient différé de goût sur un seul point de littérature, etpendant quelques jours le colonel avait soutenu son opinion pouravoir plus de mérite en l’abandonnant ; en effet, après unediscussion intéressante, il parut ne céder qu’à la rectitude dujugement de Jane, à la pureté de son goût.

Egerton paraissait tout à fait subjugué ;et Jane, qui voyait dans ses attentions délicates la preuve d’unvéritable amour, entrevoyait déjà le moment doux et pénible à lafois où elle en recevrait l’aveu.

Jane avait un cœur tendre et sensible, tropsensible peut-être. Le danger était dans son imagination exaltée,qui n’était point réglée par le jugement, qui n’était guidée paraucun principe, à moins qu’on n’appelle principes ces maximesordinaires, ces règles de conduite qui sont suffisantes pourretenir dans les bornes du devoir : pour ceux-là Jane en étaitpourvue ; mais ces principes qui peuvent seuls donner la forcede maîtriser les passions, qui engagent à les combattre sans cesse,à ne jamais leur céder, la pauvre Jane n’en avait jamais entenduparler.

La famille de sir Edward se retira lapremière, et Mrs Wilson revint seule dans sa voiture avec sanièce.

Émilie, qui n’avait pas paru s’amuser beaucouppendant la soirée, rompit tout à coup le silence en disant d’un airironique :

– Ah ! le colonel Egerton est unmodèle achevé ; pour peu que cela dure, ce sera bientôt unhéros. Voyant que sa tante la regardait d’un air étonné, elles’empressa d’ajouter :

– Aux yeux de Jane, du moins.

Ces mots furent prononcés d’un ton d’humeurqui n’était pas ordinaire à Émilie, et Mrs Wilson la grondadoucement de porter un jugement téméraire sur une sœur qui l’aimaittendrement et qui avait sur elle l’avantage des années. Émiliepressa la main de sa tante en avouant qu’elle avait eu tort. Mais,ajouta-t-elle, il m’est impossible de voir de sang-froid qu’unhomme tel que le colonel Egerton exerce une sorte d’ascendant surune femme qui a autant d’esprit que Jane, et surtout qu’il puisse,en gagnant ses affections, compromettre le bonheur d’une sœur aussichère.

Mrs Wilson sentait intérieurement lavérité d’une remarque qu’elle avait cru de son devoir de blâmer, etelle pressa son Émilie contre son cœur.

Elle ne voyait que trop que l’imagination deJane paraît son amant de toutes les qualités qu’elle admirait leplus, et elle craignait que, lorsque le voile qu’elle contribuait àétendre sur ses yeux serait tombé, elle ne cessât de l’estimer, etpar conséquent de l’aimer, lorsque le mal serait sans remède.

Les inquiétudes de Mrs Wilson sur le sortde Jane lui semblaient un avertissement de redoubler de prévoyancepour éviter de semblables malheurs à celle dont le bonheur luiétait confié.

Émilie Moseley venait d’atteindre sadix-huitième année, et la nature l’avait douée d’une vivacité etd’une innocence qui la faisaient jouir, avec la simplicité etl’enthousiasme d’un enfant, des plaisirs de cet âge heureux. Elleétait sans art, et son esprit et son enjouement pétillaient dansses yeux ; heureuse du calme de sa conscience et de l’amour deses parents, elle avait la sérénité et la piété d’un ange.

Grâce aux soins de sa tante et à sonintelligence, elle excellait dans tous les petits ouvrages de sonsexe ; elle était instruite sans pédanterie, et elleconsacrait quelques heures chaque jour à augmenter ce trésor pourl’avenir, en lisant avec Mrs Wilson les bons ouvrages à laportée d’une jeune personne. On pouvait dire qu’Émilie n’avaitjamais lu un livre qui contint une pensée ou qui pût faire naîtreune opinion inconvenante pour son sexe ou dangereuse pour sesprincipes, et toute la pureté de son âme se peignait sur son front,siège de la candeur et de l’innocence.

Mais plus Mrs Wilson admirait lafraîcheur de cette jeune plante qu’elle avait cultivée avec tant desoin, plus elle s’efforçait d’écarter loin d’elle tous les soufflescontagieux qui auraient pu la flétrir. Émilie était dans cet âge oùl’âme expansive s’ouvre aisément à toutes les impressions, où lessentiments ont une vivacité qui, bien dirigée, produit les plusheureux résultats, mais qui, lorsqu’elle n’est pas guidée parl’expérience, peut entraîner dans une fausse route d’où il est biendifficile de revenir. Mrs Wilson sentit qu’elle avait plus quejamais besoin de ses conseils, et qu’il ne fallait pas la perdre unseul instant de vue à cette époque critique, si elle ne voulait paslaisser son ouvrage imparfait.

Chapitre 13

 

Ilsont fait de l’honneur un dieu de cannibales qui dit àl’homme : va me chercher du sang.

Vers à l’évêque Porteus.

Le lendemain une partie des officiers qui setrouvaient au bal vinrent dîner au château sur l’invitation amicaledu baronnet. Lady Moseley était ravie. Tant que l’intérêt de sonmari ou celui de ses enfants avait exigé qu’elle renonçât à lasociété, elle l’avait fait sans se plaindre ; elle était tropbonne épouse, trop bonne mère, pour qu’aucun sacrifice lui coûtâtafin d’assurer le bonheur de sa famille ; et elle s’étaitimposé toutes les privations qu’avait nécessitées l’état délabré deleurs affaires. Maintenant que, grâce à son système d’une stricteéconomie, sir Edward avait su réparer les brèches que laprodigalité de son père avait faites à sa fortune, et qu’il sevoyait plus riche qu’il ne l’avait jamais été, elle n’était pasfâchée de reprendre le rang auquel elle se sentait appelée dans lemonde. Plus elle avait mis de résignation à se condamner à laretraite, plus elle attachait d’importance à étaler à présent unesorte de luxe et de splendeur. Elle voulait que Moseley-Hall devîntle rendez-vous de la meilleure compagnie ; ce n’était passeulement en elle le désir de briller, de faire un vainétalage : un motif plus louable l’animait en même temps :elle voulait marier ses filles. Heureuse épouse, elle croyait quele mariage assurerait de même le bonheur de ses enfants. À ses yeuxun mari était toujours un mari ; pourvu qu’on n’eût pas degrands défauts, il lui semblait qu’on devait toujours faire un bonépoux, et son amour pour l’espèce la rendait un peu moins difficilesur le choix des individus.

– Je regrette bien que M. Denbighn’ait pas voulu être des nôtres, dit le bon baronnet en se mettantà table ; j’espère que nous le verrons ce soir.

En entendant prononcer le nom de Denbigh, lecolonel Egerton et sir Herbert Nicholson se regardèrent d’un aird’intelligence.

La veille, au bal, John avait rappelé àDenbigh la promesse qu’il leur avait faite de venir dîner aveceux ; Émilie était présente. Il désirait, avait-il ajouté, luifaire faire la connaissance de sir Herbert, qui était aussiinvité ; mais aussitôt Denbigh s’était troublé ; il avaitbalbutié quelques excuses, prétexté une invitation, et peud’instants après il avait quitté le bal. Émilie trouvait tout celafort étrange ; elle ne savait comment expliquer cetteconduite. Elle ne put résister aux soupçons vagues qui l’agitaient,et se hasarda à adresser la parole à sir Herbert, qui se trouvaitplacé à côté d’elle.

– Vous avez vu, je crois, M. Denbighen Espagne ? lui demanda-t-elle.

– J’ai eu l’honneur de dire hier à missMoseley que ce nom ne m’était pas inconnu, répondit sir Herbertd’un air embarrassé ; il est même une circonstance qui serattache à ce nom, et que je n’oublierai jamais, ajouta-t-il aprèsun moment de silence.

– Elle est probablement à l’honneur deM. Denbigh, dit le capitaine Jarvis d’un ton ironique. SirHerbert fit semblant de ne pas l’entendre, et ne réponditrien ; mais lord Chatterton prit fait et cause pour son ami,et il dit avec une vivacité qui ne lui était pasordinaire :

– Je ne sais pas qui pourrait sepermettre d’en douter, Monsieur. Jarvis à son tour feignit de nepas avoir entendu ; et sir Edward détourna la conversation,surpris que le nom de Denbigh excitât parmi les convives unesensation qui ne pouvait expliquer, et que, l’instant d’après, ilavait oubliée lui-même.

Lorsque les Jarvis furent partis, lordChatterton raconta à la famille du baronnet, qui l’écouta avecautant d’étonnement que d’indignation, une scène étrange quis’était passée le matin même chez Denbigh. Lord Chatterton venaitde déjeuner avec lui au presbytère, et ils étaient assis tête àtête dans le parloir, lorsqu’un capitaine Digby se fit annoncer etdemanda à lui parler.

– Monsieur Denbigh, dit-il avec le calmeet le sang-froid d’un duelliste de profession, j’ai l’honneur de meprésenter chez vous de la part du capitaine Jarvis ; maisj’attendrai que vous ayez le temps de prendre connaissance dumessage dont je suis chargé.

– Je n’ai aucune affaire avec lecapitaine Jarvis que lord Chatterton ne puisse savoir, si toutefoisil veut bien le permettre, dit Denbigh en offrant un siège àl’étranger. Le jeune lord inclina la tête en signe d’assentiment,et le capitaine Digby, un peu déconcerté en apprenant le rang del’ami de Denbigh, continua sur un ton un peu moins élevé :

– Le capitaine Jarvis m’a donné pleinpouvoir, Monsieur, pour convenir de l’heure et du lieu durendez-vous ; il espère qu’il aura lieu le plus tôt possible,si cela vous convient.

Denbigh le regarda un moment en silence etavec étonnement, puis il lui dit doucement et sans la moindreagitation :

– Je n’affecterai point, Monsieur, de nepas comprendre ce que vous voulez dire, mais je ne puis devinerquelle action de ma part a pu porter le capitaine Jarvis à meproposer un pareil défi.

– Certes, monsieur Denbigh ne peutsupposer qu’un homme de cœur tel que le capitaine Jarvis supportepatiemment l’affront qui lui a été fait hier soir, lorsqu’il vous avu danser avec miss Moseley, après avoir essuyé lui-même un refusde sa part, reprit Digby avec un sourire d’incrédulité. LordChatterton et moi nous pouvons régler dès à présent lespréliminaires ; le capitaine est à vos ordres, et il est trèsdisposé à consulter vos désirs dans cette affaire.

– S’il les consulte, dit Denbigh ensouriant, il n’y pensera plus.

– Quel moment vous plaît-il de fixer pourle rendez-vous, Monsieur ? demanda gravement Digby. Puis d’unton de jactance que les braves de cette espèce aiment assez àprendre, il ajouta :

– Mon ami désire que les choses netraînent pas en longueur.

– Je ne donnerai jamais de rendez-vous aucapitaine Jarvis dans des intentions hostiles, dit Denbigh d’un toncalme.

– Monsieur !

– Je n’accepte pas son défi, ajouta-t-ilavec fermeté.

– Vos raisons, Monsieur, s’il vousplaît ? demanda le capitaine Digby en se pinçant les lèvres eten relevant la tête d’un air d’importance.

– À coup sûr, s’écria Chatterton quijusque-là s’était contenu avec peine, M. Denbigh ne sauraits’oublier au point de compromettre miss Moseley en acceptant cerendez-vous.

– Cette raison, Milord, est puissantesans doute, repartit Denbigh ; mais il en est une autre quin’est pas d’un moindre poids à mes yeux : un duel me sembleune monstruosité dans un état où il y a des lois… : oui,Monsieur, une monstruosité, et jamais je ne verserai de sang-froidle sang d’un de mes semblables.

– Voilà qui est bien extraordinaire, surma parole ! murmura le capitaine Digby qui ne savait trop cequ’il devait faire ; mais le ton calme et plein de dignité deDenbigh lui imposait ; il ne répliqua pas, et il se retiraaussitôt en disant seulement qu’il ferait part à son ami de laréponse de M. Denbigh.

Le capitaine Digby avait laissé Jarvis dansune auberge, à environ un demi-mille du presbytère, pour y attendrele résultat de la conférence. Jarvis se promenait en long et enlarge dans la chambre, pendant l’absence de Digby, livré à desréflexions tout à fait nouvelles : il était fils unique, sessœurs avaient besoin de sa protection ; il était le seulespoir d’une famille qui commençait à prendre un rang dans lemonde… Et puis d’ailleurs, Denbigh n’avait peut-être pas eul’intention de l’offenser ; peut-être avait-il invité missMoseley avant de venir au bal ; ou bien peut-être encoreétait-ce une inadvertance de la part de cette demoiselle. Ilpensait que Denbigh donnerait quelque explication, et il était biendécidé à s’en contenter, lorsque son belliqueux ami vint lerejoindre.

– Eh bien ! demanda Jarvis à voixbasse.

– Il dit qu’il n’accepte pas votrerendez-vous, lui répondit sèchement son ami en se jetant sur unechaise, et en demandant un verre d’eau-de-vie.

– Comment ? il a donc quelqueengagement antérieur ?

– Oui, un engagement avec sa conscience,s’écria Digby en jurant.

– Avec sa conscience ! Je ne sais sije vous comprends bien, capitaine, dit Jarvis qui commençait àrespirer, et qui éleva un peu plus haut la voix.

– Eh bien ! capitaine, repartit sonami en vidant son verre et en parlant d’un ton délibéré, il dit quepour rien au monde… entendez-vous bien ? pour rien au monde,il ne se battra en duel.

– Bah ! il refuse ! s’écriaJarvis d’une voix de tonnerre.

– Oui, il refuse, répéta Digby enprésentant son verre à un garçon pour qu’il le remplît denouveau.

– Il faudra bien qu’il y consente.

– Je ne sais pas trop comment vous vous yprendrez pour cela, dit froidement Digby.

– Comment je m’y prendrai ? Jem’attacherai à ses pas, je l’afficherai partout pour un lâche,je…

– Pas tant de paroles ; écoutez-moi,reprit le capitaine en se tournant vers lui, les coudes appuyés surla table. Je vais vous dire, moi, ce que vous pouvez faire. Il y alà un lord Chatterton qui paraît prendre la chose avec chaleur. Sije ne craignais pas que par son crédit il ne pût nuire à monavancement, j’aurais relevé moi-même quelques expressions qui luisont échappées ; il se battra, lui, j’en suis certain, et jevais retourner de ce pas lui demander une explication de votrepart.

– Non, non, diable ! dit Jarvis avecvivacité ; il est allié aux Moseley, et j’ai des vues de cecôté… Ce serait une imprudence…

– Pensiez-vous donc avancer vos affairesen rendant la jeune personne la cause d’un duel ? demanda lecapitaine Digby d’un ton de sarcasme, et en jetant sur Jarvis unregard de mépris. Il vida son verre d’un trait, et sortitbrusquement sans faire attention à son ami.

– À la santé des braves officiers durégiment d’infanterie ! s’écria-t-il le soir d’un tonironique, à sa table d’hôte, lorsqu’il était déjà plus d’à moitiégris ; à la santé de son digne champion le capitaine HenriJarvis ! Un des officiers de ce corps se trouvaitprésent ; il se crut insulté, et la semaine suivante leshabitants de F*** virent le régiment qui était caserné dans leurville, suivre lentement le corps d’Horace Digby !

Lord Chatterton, en racontant la partie decette aventure qui s’était passée sous ses yeux, rendit pleinejustice à la conduite de Denbigh, hommage d’autant plus noble etplus délicat que, n’ayant pu rester lui-même insensible aux charmesd’Émilie, il voyait clairement que son ami était déjà ou du moinsserait bientôt son rival.

Les dames mirent autant de chaleur à louer lanoble conduite de Denbigh qu’à exprimer le dégoût que leurinspiraient les bravades et les forfanteries du capitaine.

Lady Moseley détournait les yeux avec horreurd’une scène qui ne lui offrait que meurtre et qu’effusion de sang.Mrs Wilson et sa nièce l’envisageaient au contraire pourapplaudir au généreux sacrifice que Denbigh avait fait des opinionsdu monde sur l’autel du devoir.

La première admirait son refus de n’admettreaucune considération secondaire pour expliquer sa résolution,tandis qu’Émilie, tout en partageant la manière de voir de satante, ne pouvait s’empêcher de croire que l’estime qu’il avaitpour elle et la crainte de la compromettre entraient bien aussipour quelque chose dans son refus de se battre en duel.

Mrs Wilson comprit aussitôt quelleinfluence une pareille conduite devait avoir sur les sentiments desa nièce, et elle résolut d’observer Denbigh avec plus de soin quejamais, persuadée que ce n’était pas seulement par des traitsisolés qu’elle pouvait apprécier l’ensemble de son caractère, etjuger s’il réunissait les qualités qu’elle désirait trouver dansl’époux de sa chère Émilie.

Chapitre 14

 

Moiaussi je m’étais promis de me taire. Le secret avait pour moi uncharme si doux ! mais les yeux sont des indiscrets qui m’onttrahi. Je n’ai dit que ce que l’on savait déjà.

BAINSAY.

Ce ne fut pas sans peine que sir Edwardempêcha son fils d’aller demander raison à Jarvis de sonimpertinence ; et John ne céda que par respect pour les ordresde son père, et par déférence pour sa sœur bien-aimée, qui lesupplia de ne pas mêler son nom à une querelle de cette nature.

Le baronnet se sentait rarement le courage demontrer ce qu’on appelle du caractère ; mais il avait priscette affaire à cœur. Il alla trouver le marchand, et lui démontra,en termes dignes d’un père et d’un gentilhomme, les conséquencesqui pouvaient résulter pour sa fille de la querelle provoquée parle capitaine Jarvis.

En expliquant l’engagement antérieur qu’Émilieavait pris avec Denbigh pour la première contredanse, il lajustifia entièrement, finit par donner à entendre que si cetteaffaire ne se terminait pas à l’amiable, il se verrait forcé, pourmettre à couvert la réputation de ses filles, et ne plus lesexposer à de pareilles scènes, de renoncer, quoique avec bien duregret, à la société d’un voisin qu’il respectait autant queM. Jarvis.

Ce dernier n’était pas homme à faire delongues phrases ou de vives protestations ; mais, lorsqu’ilcroyait une chose juste ou utile, il ne balançait pas àl’exécuter ; il avait fait sa fortune, et l’avait sauvée plusd’une fois par la promptitude de sa décision. Il assura en deuxmots le baronnet qu’il n’entendrait plus parler de cette affaire,du moins d’une manière désagréable ; et ce dernier l’ayantquitté, il se rendit dans l’appartement de sa femme.

En y entrant, il trouva toute sa famillerassemblée qui se disposait à aller se promener ; et, sejetant sur une chaise, il en vint brusquement au fait.

– Eh bien ! Mrs Jarvis, voilàoù nous a conduits votre désir d’avoir un militaire dans la familleau lieu d’un bon commis, et ce damné fou eût fait sauter lacervelle d’un brave et digne jeune homme, si le bon sens deM. Denbigh ne lui en eût refusé l’occasion.

– Miséricorde ! s’écria la mèrealarmée, Newgate[3], auprès duquel elle avait demeurépendant sa jeunesse, se retraçant avec toutes ses horreurs à sonimagination troublée.

– Henri, Henri, voulez-vous être unmeurtrier ?

– Un meurtrier ! répéta son fils, etil regarda derrière lui, comme s’il eût déjà vu les baillis à sestrousses ; non, ma mère, je me suis conduit d’après les loisde l’honneur ; tout se serait passé dans les règles ; lachance eût été égale entre nous, et M. Denbigh eût pu toutaussi bien me faire sauter la cervelle.

– La chance eût été égale ! murmurale père, cherchant à se calmer en prenant une nouvelle prise detabac. Non, Monsieur, car vous n’avez point de cervelle à perdre,vous ; mais j’ai promis à sir Edward que vous lui feriez desexcuses convenables, ainsi qu’à sa fille et à M. Denbigh.

Cela n’était pas exactement vrai, maisl’alderman se piquait toujours de faire plus qu’il n’avaitpromis.

– Des excuses ! s’écria lecapitaine : mais c’est à moi qu’elles sont dues,Monsieur : demandez au colonel Egerton s’il a jamais entendudire que l’agresseur fit des excuses.

– Non, certainement, dit la mère, qui,comprenant maintenant de quelle affaire il s’agissait, pensaitqu’elle pourrait faire honneur à son fils ; le colonel Egertonn’a jamais entendu parler d’une chose pareille. N’est-ce pas,colonel ?

– Mais, Madame, dit le colonel enhésitant et en rendant au marchand la tabatière que, dans sonagitation, il avait laissée tomber, les circonstances autorisentquelquefois à s’écarter des règles ordinaires. Vous avezcertainement raison en principe ; mais, sans connaître lesparticularités de l’affaire dont il s’agit, il m’est difficile dedécider… Miss Jarvis, le tilbury est prêt. Et le colonel, ayantsalué respectueusement le marchand et baisé la main deMrs Jarvis, conduisit leur fille à sa voiture.

– Ferez-vous les excuses quej’exige ? demanda M. Jarvis au moment où la porte sefermait sur eux.

– Non, Monsieur, répondit le capitained’un air sombre.

– Alors, arrangez-vous de manière à ceque votre paie vous suffise pendant le prochain semestre, dit lepère en tirant de son portefeuille un bon à vue sur sonbanquier ; et, après l’avoir déchiré avec le plus grandsang-froid, il mit dans sa bouche le morceau qui portait sasignature, et s’amusa à en faire une petite boule.

– Mais, alderman, dit sa femme (elleavait coutume de lui donner ce titre lorsqu’elle désirait enobtenir quelque chose, sachant que son mari aimait à s’entendreappeler de ce nom, quoiqu’il n’exerçât plus ces fonctionshonorables), il me semble que Henri n’a fait que son devoir, etvous êtes injuste envers lui…

– Son devoir !… Et queconnaissez-vous, s’il vous plaît, à ces sortesd’affaires ?

– Il me semble que le devoir d’unmilitaire offensé est de se battre, répondit-elle un peuembarrassée de soutenir ce qu’elle avait avancé.

– Devoir ou non, reprit M. Jarvis ensortant, des excuses, ou trente-deux sous par jour.

– Henri ! dit sa mère en levant ledoigt dans une attitude menaçante ; si vous demandez pardon,vous n’êtes plus mon fils.

– Non ! s’écria miss Sarah ; ceserait par trop avilissant.

– Qui paiera mes dettes ? demanda lecapitaine en regardant au plafond.

– Je voudrais bien pouvoir vous aider,mon enfant ; mais… mais… j’ai dépensé toute la pension que mefait votre père.

– Je le voudrais bien aussi, répétaSarah ; mais vous savez que nous devons aller à Bath ; etj’ai besoin de toutes mes épargnes.

– Mais qui paiera mes dettes ? ditencore Jarvis.

– Des excuses ! En vérité il seraitbeau de voir que vous, le fils d’un alderman… de… deM. Jarvis, du doyenné de B*** dans le Northamptonshire,fissiez des excuses à un aventurier que personne ne connaît.

– Mais encore une fois qui paiera mesdettes ? répéta le capitaine en frappant du pied.

– Comment ! Henri, s’écria lamère ; préférez-vous l’argent à l’honneur ?

– Non, ma mère, mais j’aime aussi labonne chère ; et que voulez-vous que je fasse avec ma paietoute seule ?

– Henri ! s’écria la mère dans unaccès de rage, vous n’êtes pas digne d’être militaire ; que nesuis-je à votre place !

– Je voudrais de tout mon cœur que vous yfussiez depuis une heure, pensa Jarvis.

Après avoir discuté ou plutôt disputé bienlongtemps, ils convinrent de s’en rapporter à la décision ducolonel Egerton. La mère ne doutait pas qu’il ne se rangeât de sonparti, pour soutenir la dignité de la famille des Jarvis, àlaquelle il avait assuré mille fois qu’il s’intéressait autant qu’àla sienne propre.

Le capitaine était bien décidé à toucher lescinq cents livres que lui donnait ordinairement son père, quelleque fût la décision de son ami ; mais heureusement elle setrouva conforme à ses désirs, et il n’eut pas besoin de mécontenterun de ses parents pour obéir à l’autre. Mrs Jarvis proposa laquestion au colonel lorsqu’il revint de la promenade, et elle étaitsûre qu’il serait de son avis.

– Le colonel et moi nous sommes toujoursd’accord, disait-elle. La dame avait raison ; car, lorsquel’intérêt d’Egerton exigeait qu’elle partageait son opinion, ilavait l’art de l’y ramener toujours sans qu’elle s’en doutât.

– Mais, Madame, dit-il avec un de sesplus agréables sourires, faire des excuses, c’est une démarche qui,lorsqu’elle est volontaire, n’a rien d’humiliant ; vous avezcertainement raison dans votre manière de voir sur l’honneur d’unmilitaire, mais qui pourrait douter de celui du capitaine après lamanière dont il s’est montré dans cette affaire ? SiM. Denbigh n’a pas voulu accepter son défi, chose trèsextraordinaire, je l’avoue, que peut-il faire de plus ? il nepeut forcer un homme à se battre malgré lui.

– Cela est vrai, s’écria la mère avecimpatience, je ne demande pas qu’il se batte, le Ciel m’enpréserve ; mais l’agresseur doit-il demander pardon ? Jesuis sûr de voir les choses sous leur véritable jour : c’est àM. Denbigh à faire des excuses. Le colonel était un peuembarrassé, lorsque Jarvis, en qui le billet de cinq cents livresavait opéré une révolution complète, s’écria :

– Mais vous savez, ma mère que je l’aiaccusé, c’est-à-dire soupçonné d’avoir été sur mes brisées endansant avec miss Moseley ; maintenant que tout est expliqué,et qu’on m’a fait connaître ma méprise, puis-je mieux faire qued’avouer avec dignité que je me suis trompé ?

– Oh ! certainement, dit avecempressement le colonel qui vit le danger d’une rupture entre lesdeux familles ; la délicatesse, la justice, l’exigentimpérieusement, Madame. Et tout en parlant, il eut l’air de fairetomber une lettre par accident.

– Est-ce de sir Edgar, colonel ?demanda Mrs Jarvis, comme il se baissait pour la ramasser.

Oui, Madame, et il me prie de le rappeler àvotre souvenir et à celui de toute votre famille.

Mrs Jarvis inclina la tête et poussa unprofond soupir. Un observateur attentif eût pensé qu’il était causépar l’anxiété maternelle pour la réputation d’un fils chéri, maispas du tout : il n’exprimait que le regret conjugal del’entêtement obstiné de l’alderman, qui n’avait point vouluemployer une partie de sa fortune à se faire appeler aussi sirTimothée.

Enfin, l’héritier de sir Edgar l’emporta, etle capitaine reçut la permission de faire… ce qui était déjàfait.

En quittant l’appartement de sa mère, aprèsleur première discussion et avant que la cause fût soumise à ladécision du colonel, il avait été trouver son père pour luiannoncer qu’il consentait à tout. Le vieux marchand connaissaittrop bien le pouvoir de cinq cents livres pour douter de leureffet ; il avait déjà demandé sa voiture, et ils partirent desuite pour Moseley-Hall.

En y arrivant, le capitaine s’avança avecembarras vers celui qu’il avait injustement provoqué, et bégaya, entermes presque inintelligibles, l’apologie demandée. Dès ce momenton parut oublier cette sotte affaire : Jarvis fut reçu auchâteau comme par le passé. Émilie cependant ne pouvait vaincre larépugnance qu’il lui inspirait, et ne parvenait pas toujours à lacacher.

Denbigh avait pris un livre au moment oùJarvis avait commencé ses excuses au baronnet et à sa fille, etdiscrètement il avait l’air d’être entièrement absorbé dans salecture. Le capitaine vit par un coup d’œil de son père qu’ilfallait qu’il adressât au moins quelques mots à Denbigh, qui avaiteu la délicatesse de se retirer dans l’embrasure de la fenêtre laplus éloignée. Jarvis alla l’y trouver, et Mrs Wilson ne puts’empêcher de jeter un regard sur eux. Denbigh saluait avec unsourire bienveillant. – C’en est assez, pensa la veuve, ce n’étaitpas lui qui était offensé, mais celui qui a commandé aux hommes des’aimer les uns les autres, et il ne pouvait pas s’arroger le droitde pardonner : sa conduite est généreuse et conséquente. On nefit plus allusion à ce sujet, et Denbigh parut l’avoir totalementoublié. Jane soupira doucement en souhaitant que le colonel ne fûtpas duelliste.

Plusieurs jours se passèrent avant que lesdames du Doyenné pussent assez se consoler de l’affront que Jarvisavait fait à leur famille pour se décider à reparaître auchâteau ; mais comme le temps guérit les blessures les pluscruelles, tout fut bientôt remis sur le même pied qu’auparavant. Lamort de Digby vint rappeler, aux Moseley, d’une manière bienpénible, cette affaire désagréable, et Jarvis lui-même, enl’apprenant, se sentit mal à l’aise sous plus d’un rapport.

Chatterton, qui n’avait pas tardé à avouer àses amis son attachement pour sa cousine, n’avait pas encore osé sedéclarer ouvertement. Jusqu’à ce qu’il eût obtenu la placebrillante qu’avait occupée son père, il ne se trouvait pas assez defortune pour procurer à Émilie l’aisance et le rang dont elledevait jouir dans le monde, et il employait le crédit de tous sesamis pour parvenir à ce double but. Le désir de pourvoir àl’établissement de ses sœurs était encore augmenté par l’ardeurd’une passion qui avait atteint son plus haut degré, et le jeunepair, qui n’osait laisser le champ libre à un rival aussi dangereuxque Denbigh, même pour solliciter un avancement qui pouvait comblertous ses vœux, attendait avec anxiété la décision du ministère.

Une lettre d’un de ses amis lui apprit qu’unrival puissamment protégé était sur le point d’obtenir la placequ’il sollicitait, et qu’il avait perdu tout espoir de pouvoirl’obliger. Chatterton fut au désespoir.

Le lendemain il reçut une seconde lettre deson ami, lui annonçant sa nomination à la place que, la veilleencore, il désespérait d’obtenir.

« Je ne puis deviner, lui écrivait-il, lacause d’une révolution si subite en votre faveur, et à moins queVotre Seigneurie n’ait obtenu tout à coup l’appui de quelqueprotecteur puissant, cette réussite inattendue est bien l’exemplele plus singulier que j’ai vu des caprices ministériels.

Chatterton eût été aussi embarrassé que sonami pour l’expliquer, mais il ne s’en mit pas en peine ; ilétait heureux, il pouvait offrir à Émilie son cœur et samain ; le poste qu’on lui confiait était des plus brillants,il pourrait établir ses sœurs, et tenir sa maison d’une manièrehonorable.

Le même jour il se déclara et fut refusé.

Depuis longtemps Émilie soupçonnait son amour,et elle ne savait trop quelle conduite tenir à son égard pourn’avoir rien à se reprocher. Elle aimait Chatterton comme soncousin, comme l’ami de son frère, comme le frère de Grace, ellel’aimait aussi pour lui-même ; mais elle n’avait pour lui quela tendresse d’une sœur.

Les manières de Chatterton avec elle, quelquesmots échappés à Grace ou à lui-même ne permettaient à Émilie aucundoute sur son attachement ; et, affligée de cette découverte,elle alla innocemment demander à sa tante comment elle devait seconduire avec son cousin.

Elle était sûre qu’il concevait desespérances, mais il ne se déclarait pas ; comment aurait-ellepu les lui ôter ? Émilie ne permettait jamais à aucun hommeces petits soins, ces assiduités que les amants aiment tant à avoirpour leurs maîtresses et que celles-ci aiment tant à recevoir.Toujours naturelle et sans affectation, il y avait dans toutes sesmanières une dignité simple qui empêchait les jeunes gens quil’entouraient, non seulement de lui demander mais même de penser àen obtenir un tête-à-tête, ou une de ces promenades solitaires sirecherchées par les amants.

Émilie n’avait aucun plaisir qu’elle nepartageât avec ses sœurs, et si elle formait quelque projet où uncavalier fût nécessaire, John, qui l’aimait tendrement, étaittoujours prêt à l’accompagner.

La préférence marquée qu’elle lui donnait surtous les autres hommes flattait le cœur de son frère, et il eûttout quitté pour la suivre, tout, même Grace Chatterton.

La délicatesse et la réserve d’Émilie,toujours bonne et bienveillante, étaient si dépourvuesd’affectation, que personne n’eût pu la taxer de pruderie ; illui était donc très difficile de faire entendre à Chatterton qu’ilse créait de fausses espérances, sans lui montrer une aversionqu’elle était loin d’éprouver, ou un dédain que lui défendaient àla fois sa bonne éducation et son cœur.

Pour sortir d’une position si embarrassante,Émilie exprima le désir d’aller faire une nouvelle visite à Clara,mais Mrs Wilson pensa que cela ne ferait qu’éloigner le malqu’elle voulait éviter, et qu’il valait mieux attendre l’aveu queChatterton ne pouvait manquer de lui faire bientôt.

Il ne tarda pas en effet, et il offrit àÉmilie son cœur et sa main avec tant d’espoir et de franchisequ’elle éprouva un véritable chagrin de celui qu’elle était forcéede lui faire. Son refus ferme et non motivé fut prononcé avec tantde grâce, d’amitié, avec un désir si visible d’en adoucir ladureté, que le malheureux Chatterton sentit se resserrer encore lesliens qui l’attachaient à elle, et résolut de chercher dans uneprompte fuite le seul remède qui pût guérir son mal.

– J’espère qu’il n’est rien arrivé defâcheux à lord Chatterton, dit Denbigh avec intérêt en lerencontrant qui se promenait d’un air sombre entre le presbytère etMoseley-Hall.

Chatterton tressaillit en s’entendant nommer,il releva la tête, et Denbigh remarqua sur ses joues les traces delarmes récentes ; craignant de paraître guidé par unecuriosité indiscrète, il allait continuer son chemin, lorsque lejeune lord le prit par le bras.

– Monsieur Denbigh, dit-il d’une voixtremblante d’émotion, puissiez-vous ne jamais connaître la douleurque j’éprouve !… Émilie… est perdue pour moi… perdue pourjamais…

Pour un moment, le feu monta à la figure deDenbigh, et ses yeux brillèrent d’un éclat qui força le tristeChatterton à détourner les siens ; mais ramené bientôt ausentiment des chagrins du jeune pair, il se rapprocha de lui, etlui dit d’une voix douce et persuasive.

– Chatterton, nous sommes amis, jel’espère… du moins je le désire de tout mon cœur.

– Continuez votre chemin, monsieurDenbigh… continuez ; vous alliez retrouver miss Moseley que jene vous retienne pas.

– Je resterai avec vous, lord Chatterton,à moins que vous ne me le défendiez, reprit Denbigh du ton d’unetendre pitié, en passant son bras sous celui de son ami. Ils sepromenèrent ainsi pendant deux heures dans le parc du baronnet, etlorsqu’ils rentrèrent pour dîner, Émilie s’étonna que Denbigh allâtse mettre près de sa mère, au lieu de prendre sa place ordinaireentre sa tante et elle.

Dans la soirée, il annonça son intention dequitter B*** pour quelque temps avec lord Chatterton qu’il voulaitaccompagner à Londres, d’où il espérait être de retour avant dixjours.

Cette détermination subite causa quelquesurprise ; après quelques conjectures, on s’arrêta à la plusprobable, que Denbigh voulait installer Chatterton dans son nouveauposte, et bientôt on oublia la cause du départ pour ne songer qu’auregret de le voir s’éloigner même pour peu de temps.

Le même soir, ils quittèrent Moseley-Hall,pour coucher dans l’auberge d’où ils devaient partir de très bonneheure, et le lendemain matin, lorsque la famille se rassembla pourdéjeuner, les deux voyageurs avaient déjà fait plusieurs milles surla route de la capitale.

Chapitre 15

 

L’absence a ses regrets, mais le retour, hélas ! apportequelquefois des peines plus cruelles aux amants.

MASSINGER.

Lady Chatterton voyant qu’elle n’avait plusrien à espérer à Moseley-Hall, si ce n’est l’évènement que luipromettait pour l’avenir la passion de John pour la plus jeune deses filles, quelque chancelante que cette passion lui parûtquelquefois, se décida à accepter l’invitation que lui faisait unde ses parents de venir passer quelque temps à son château, situé àsoixante milles de B*** ; mais dans l’espoir que les chosesprendraient une meilleure tournure en son absence, elle parut céderaux instances d’Émilie, et laissa Grace avec elle, n’emmenant queCatherine, son auxiliaire obligé dans toutes ses expéditionsmatrimoniales.

Grace Chatterton avait été douée par la natured’une délicatesse exquise, et d’une réserve poussée quelquefoisjusqu’à la sauvagerie, et que n’avaient fait qu’augmenter encoreles leçons et les préceptes contraires d’une mère qu’ellechérissait, mais dont elle ne pouvait adopter les principes.

Elle était trop clairvoyante pour ne pasapercevoir le but de la nouvelle manœuvre de sa mère ; et,avec sa manière de voir, quoique son cœur fût loin d’êtreinsensible à l’amour de John, rien ne lui fut aussi pénible qued’apprendre que la douairière partait sans elle ; mais ce quecette dernière voulait, elle le voulait bien, et Grace fut obligéed’obéir.

Combien il en coûtait à sa délicatesse !Déjà elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcherle voyage à Moseley-Hall ; il lui semblait que c’était venirau-devant de John, et elle avait eu besoin, pour écarter cetteidée, de tout le désir qu’elle avait d’assister à la noce de Clara.Mais maintenant, rester, lorsque toute sa famille en était partie,dans la maison d’un homme qui ne lui avait jamais demandépositivement l’amitié qu’elle ne pouvait s’empêcher d’avoir pourlui, c’était une humiliation, un avilissement qu’elle ne pouvaitsupporter.

J’ai souvent entendu dire par des hommes quijugent toutes les femmes par celles qu’ils ont rencontrées dans unesociété corrompue, et qui sont l’opprobre de leur sexe, qu’ellessont fertiles en inventions pour mettre à exécution les plans queleur inspirent l’intérêt personnel, la vanité ou l’envie. Moi, qui,plus juste ou plus heureux, ai pris mes modèles dans une classeplus nombreuse et plus respectable, je saisis avec empressementl’occasion de payer un tribut d’admiration à un sexe qu’on se plaità calomnier. Combien n’ai-je pas vu de femmes s’oublier pour nepenser qu’au bonheur des objets de leur affection, et reculer à laseule idée de la dissimulation et de l’artifice ! Oui,dussé-je déplaire à leurs détracteurs, je répéterai toujours qu’ontrouve parmi elles des exemples de vertu, d’innocence, dedévouement et de délicatesse désintéressée, que ces hommesgrossiers ne pourraient seulement comprendre.

Grace, ne pouvant soutenir l’idée de rester enbutte aux soupçons auxquels le manège de sa mère devait donnerlieu, proposa à Émilie d’aller passer quelques jours avec Clara.Émilie, trop ingénue elle-même pour soupçonner les motifs de sacousine, accepta avec empressement cette occasion de consacrerquelques jours à une sœur qu’elle n’avait vue pour ainsi dire qu’àla dérobée pendant le court séjour qu’elle avait fait chez elle,tant les visites s’étaient succédé, tant il était venu d’importunsrompre, par leurs félicitations et leurs compliments, les délicieuxtête-à-tête dans lesquels les deux sœurs avaient tant de choses àse dire.

Mrs Wilson partit avec les deux amies lemême jour que la douairière lady Chatterton. Francis et Clarafurent charmés de cette visite inattendue, et ils se félicitèrentde voir leur nouvelle demeure se peupler ainsi pour quelque tempsde véritables amis.

Le docteur Yves allait tous les ans avec safemme voir un vieil oncle que ses infirmités retenaient chezlui ; le mariage de son fils leur avait fait différerjusqu’alors cette visite ; ils voulaient tenir compagnie aujeune ménage ; mais, dès qu’ils surent que Mrs Wilsonvenait s’établir pour une quinzaine de jours chez les nouveauxépoux, ils profitèrent de cette occasion pour tenir la promessequ’ils avaient faite à leur parent.

Le village de B*** se trouva presque désert,par suite de ces départs successifs, et Egerton se vit maître duchamp de bataille.

L’été était arrivé, et la campagne déployaittout le luxe de la végétation : c’est alors que la naturesemble inviter plus particulièrement aux passions tendres ; lespectacle qu’elle présente de toutes parts plaide éloquemment pourles amants, et lady Moseley, quoique observatrice rigide desconvenances, laissait l’intimité qui s’était établie entre Jane etle colonel s’étendre aussi loin que ces convenances pouvaient lepermettre.

Cependant le colonel ne s’expliquait pas, etJane, dont la délicatesse redoutait une déclaration à laquelle illui faudrait répondre par un aveu non moins sincère, ne luifournissait pas d’occasions marquées de lui déclarer formellementson amour. Mais, comme ils étaient presque toujours ensemble, sirEdward et son épouse regardaient leur union comme infaillible.

Lady Moseley avait confié si entièrement laplus jeune de ses filles aux soins de Mrs Wilson, qu’elle nes’occupait guère de son établissement. Elle avait pour sa sœurcette confiance aveugle que les esprits faibles accordent toujoursà ceux qui leur sont supérieurs ; et elle approuvait même,sous beaucoup de rapports, un système qu’elle ne se sentait pas laforce d’imiter. Malgré son indifférence apparente, son affectionpour Émilie n’était pas moins vive que celle qu’elle éprouvait pourses autres enfants : c’était même sa favorite, et parfois ellevoulait intervenir dans les plans d’éducation de sa sœur, maiscelle-ci lui rappelait alors leurs conventions, et lady Moseleyreprenait aussitôt sa neutralité.

Au bout de cinq ou six jours John commença àtrouver fort longue l’absence d’Émilie, et surtout celle de Grace.Malgré les visites continuelles du colonel, l’ennui legagnait ; il sentait qu’il lui manquait quelque chose. Enfin,un beau matin, il fit mettre les chevaux bais à son phaéton, et,sans rien dire à personne, il se dirigea vers le presbytère deBolton.

– Bonjour, mon cher John, s’écria Émilieen lui tendant affectueusement la main, et en souriant avec malice,tandis qu’il s’approchait de la fenêtre où elle était assise avecson ouvrage ; comme ces pauvres chevaux sont couverts desueur ! je vois que vous avez brûlé le pavé. C’est bienaimable à vous de mettre tant d’empressement à venir nous voir.

– Comment se porte Clara ? dit Johnvivement en baisant la main qu’elle lui présentait ; – et matante Wilson ?

– Parfaitement l’une et l’autre ;elles ont profité du beau temps pour aller prendre l’air.

– Comment se fait-il que vous ne les ayezpas accompagnées ? demanda John en promenant un regarddistrait dans l’appartement ; êtes-vous restée touteseule ?

– Non, Grace était ici il n’y a qu’uneminute. Elle va revenir.

– Je suis venu dîner avec Émilie,reprit-il en s’asseyant auprès d’elle, les yeux toujours fixés surla porte. Il m’a semblé que je devais une visite à Clara, et j’aitrouvé moyen de m’échapper avant l’arrivée du colonel, à qui Janeet ma mère pourront bien, pour cette fois, faire seuls les honneursdu château.

– Clara sera bien charmée de vous voir,ainsi que ma tante Wilson, dit Émilie ; quant à moi, mon cherJohn, j’espère que cela va sans dire.

– Et pensez-vous donc que Grace me voiearriver avec chagrin ! s’écria John un peu alarmé de sonomission.

– Non, certainement ; mais la voici,et elle pourra répondre pour elle-même.

En voyant John, Grace contint l’expression desa joie, mais sa physionomie respirait tellement la sérénité et lebonheur, qu’Émilie lui dit avec amitié :

– Je savais bien que l’eau de Colognecalmerait votre migraine.

– Miss Chatterton serait-ellemalade ? demanda John avec intérêt.

– Non, non, répondit Gracedoucement ; j’avais un léger mal de tête, mais je me trouvebeaucoup mieux.

– C’est faute d’air et d’exercice. Monphaéton est à la porte ; on y tient trois à l’aise. Courez,Émilie, allez chercher vos chapeaux, nous allons faire unepromenade délicieuse ; et tout en parlant, il poussait presquesa sœur hors de la chambre. Quelques minutes après ils partirent.John était au comble de la joie, il n’y avait pas là de mère dontla présence vînt corrompre son bonheur.

À deux mille du presbytère ils prirent uneavenue assez étroite, dont un cabriolet, qui était arrêté, tenaitle milieu.

– Peste soit du cabriolet ! s’écriaJohn avec impatience, il devrait bien au moins se mettre sur lecôté.

Près du cabriolet se trouvait un petit groupecomposé d’un homme, d’une femme, et de plusieurs enfants. Un jeunehomme, descendu de la voiture, paraissait leur parler, et iln’entendit pas le bruit du phaéton, dont les chevaux avaient prisle galop.

– John, s’écria Émilie avec terreur, vousne pourrez jamais passer là… Vous allez nous verser !

– Ne craignez rien, chère Grace, réponditle frère en tâchant de retenir ses chevaux ; il y réussit enpartie, mais pas assez tôt pour empêcher qu’une des roues n’allâtfrapper rudement une des bornes qui bordaient l’avenue. Le jeunehomme qui parlait aux paysans accourut à leur secours, c’étaitDenbigh.

– Miss Moseley ! s’écria-t-il du tonde l’intérêt le plus tendre ; j’espère que vous n’êtes pasblessée ?

– Non, répondit Émilie toute tremblante,mais j’ai eu bien peur ; et acceptant la main qu’il luioffrait, elle sauta légèrement hors du phaéton.

Grace eut assez de patience pour attendre queJohn pût l’aider à en sortir. Les mots : chère Grace !résonnaient encore délicieusement à son oreille ; ils avaientdonné du courage à la jeune fille la plus timide, et plus d’unefois ensuite elle plaisanta doucement Émilie sur la frayeur qu’elleavait montrée. Les chevaux n’étaient pas blessés, les harnais seulsavaient souffert, et, après les avoir raccommodés le mieuxpossible, John engagea sa sœur à remonter dans le phaéton. MaisÉmilie n’était pas encore revenue de son effroi ; et,indécise, elle regardait alternativement son frère, la frêlevoiture qui venait de recevoir un si rude choc, et les chevauxfringans qui frappaient du pied, dans l’impatience de reprendreleur course.

– Si monsieur Moseley veut monter avecces dames dans mon cabriolet, dit M. Denbigh avec modestie, jereconduirai le phaéton à Moseley-Hall, d’autant plus qu’il neserait pas prudent d’y remonter trois.

– Non, non, Denbigh, répondit Johnfroidement, vous n’êtes pas habitué à mener des chevaux aussifougueux que les miens, et je craindrais qu’ils ne vous jouassentquelque mauvais tour ; mais, si vous étiez assez bon pourprendre Émilie dans votre cabriolet, Grace, j’en suis sûr, voudrabien encore se confier à moi, et nous regagnerons ainsi le châteausans danger.

Grace, presque involontairement, présenta samain à John, qui la plaça dans le phaéton, tandis que Denbighoffrait la sienne à Émilie d’un air respectueux.

Ce n’était pas le moment de montrer unepruderie déplacée, lors même qu’Émilie en eût été capable, et ellemonta en rougissant dans le cabriolet. Avant de s’y placer prèsd’elle, Denbigh tourna ses regards vers les malheureux auxquels ilavait déjà parlé. Arrêtés près de là, ils venaient d’attirer aussil’attention de John, qui demanda à Denbigh ce qu’étaient cespauvres gens. Leur triste histoire n’était pas longue, et leurmisère était évidente. Le mari, ancien jardinier d’un gentilhommedu comté voisin, venait d’être renvoyé par l’intendant, qui avaitbesoin de sa place pour la donner à un de ses parents ; cepauvre homme, se voyant sur le pavé, avec une femme et quatreenfants, n’ayant pour tout bien que les gages d’une semaine,s’était mis en route avec sa famille pour se rendre dans le villageoù il était né, et où il aurait des droits au secours de laparoisse. Mais ses petites ressources étaient épuisées ; lesenfants pleuraient de faim et de fatigue, et la mère, quinourrissait le plus jeune, incapable d’aller plus loin, et desupporter le spectacle déchirant qui l’entourait, s’était laisséetomber à terre, près de succomber à l’épuisement et à ladouleur.

En écoutant ce triste récit, Émilie et Gracene purent retenir leurs larmes ; John oublia ses chevaux,oublia Grace elle-même, en entendant les plaintes de la pauvremère, qui distribuait à ses enfants affamés le morceau de pain queDenbigh avait été chercher dans une chaumière voisine, où il leurdisait de se rendre lorsque Moseley l’avait interrompu.

John, les mains tremblantes et le cœurpalpitant d’émotion, tira sa bourse et donna quelques guinées aujardinier. Grace pensa qu’il n’avait jamais paru plus à sonavantage que dans ce moment. Ses yeux brillaient du plus douxéclat, et l’attendrissement et la pitié donnaient à sa physionomiele seul charme qui y manquât souvent, la douceur.

Denbigh, après avoir attendu que John eûtdistribué ses aumônes, répéta gravement au jardinier le cheminqu’il devait prendre pour trouver la chaumière, et les voiturespartirent.

Pendant quelque temps, Émilie ne put penserqu’au malheur des pauvres gens qu’elle venait de quitter ;comme son frère, elle était charitable et généreuse jusqu’à laprodigalité, et elle regrettait bien d’être sortie sans sa bourseet de n’avoir pu rien ajouter aux bienfaits de John.

Elle éprouvait un sentiment pénible de ladifférence qu’il y avait eue entre l’aumône de son frère et cellede M. Denbigh. Au moment où John avait vidé presque toute sabourse dans le bonnet du jardinier, celui-ci avait regardé avec uneespèce de dédain la demi-couronne qu’il avait reçue de son premierbienfaiteur. Denbigh, sans remarquer son ingratitude, avaitcontinué à lui parler avec la même bienveillance ; mais ladélicatesse de John l’engagea à presser le départ de ses compagnonset de son ami.

– Une demi-couronne est bien peu, pensaitÉmilie, pour une famille dans une si grande détresse ! Mais nepouvant se décider à concevoir une opinion défavorable de l’hommequi avait su lui inspirer tant d’estime, elle en conclut qu’iln’était pas aussi riche qu’il le méritait.

Jusqu’à ce moment, ses pensées ne s’étaientpoint dirigées sur le rang que Denbigh tenait dans le monde ;elle savait qu’il était officier, mais de quel grade ? dansquel régiment ? elle l’ignorait. Souvent dans la conversationil avait parlé des coutumes des différents pays qu’il avaitparcourus ; il avait servi en Italie, dans le nord del’Europe, dans les Indes-Orientales et en Espagne. Il savait lesdétails les plus intéressants sur les mœurs de tous ces peuples, etles racontait avec un goût, un discernement, une vivacité qui yajoutaient un nouveau charme. Mais jamais il ne parlait de lui, etc’était surtout lorsqu’il était question du temps qu’il avait passéen Espagne qu’il se montrait le plus réservé. D’après cesobservations, Émilie était portée à croire que son rang était moinsélevé que son mérite, et que c’était peut-être pour cette raisonqu’il éprouvait une sorte d’embarras à se trouver avec le colonelEgerton, qui avait un grade supérieur.

La même idée avait frappé toute la famille etavait empêché que personne ne cherchât à prendre des informationsqui eussent pu être désagréables à un jeune homme qui s’étaitacquis l’estime générale, et qui était l’ami du docteur Yves. Ileût été trop cruel de s’adresser à ce dernier, puisqu’on n’auraitpu lui demander des détails sur la famille de Denbigh sans rappelerla mort de son père, qui avait été un coup si douloureux pour toutela famille du bon ministre. Peut-être Francis avait-il été pluscommunicatif avec Clara, mais elle était trop discrète pourdivulguer les secrets que son mari lui confiait, et d’ailleurs sesparents n’eussent jamais voulu l’engager à trahir la confiance deFrancis.

De son côté Denbigh ne semblait pas moinspréoccupé ; il ne parlait à Émilie que pour lui demander avecintérêt des nouvelles de toute la famille de sir Edward. Comme ilsapprochaient de la maison, il mit son cheval au pas, et après avoirhésité quelques instants, il tira une lettre de sa poche, et laprésenta à Émilie.

– J’espère que miss Moseley mepardonnera, si je me suis permis d’être le messager de son cousin,de lord Chatterton. Il m’a si vivement prié de vous remettre cettelettre, que je n’ai pas eu le courage de le refuser. Je sais quec’est prendre une grande liberté, que je risque de vous déplaire,car je n’ignore ni son amour, ni le peu d’espérance que vous luiavez laissé ; mais il était triste, il m’a paru siprofondément affecté, que j’ai craint d’irriter son mal en ne meprêtant pas à ses désirs.

Les joues d’Émilie se couvrirent d’une viverougeur, elle prit cependant la lettre sans dire un seul mot, etpendant le reste de la route tous deux gardèrent le silence ;Denbigh ne le rompit qu’au moment où il allait entrer dans la cour,et dit alors avec émotion.

– J’espère, miss Moseley, que je n’ai pasoffensé votre délicatesse. Lord Chatterton m’a fait son confidentmalgré moi. Son secret est un dépôt sacré qu’il a confié à monamitié, et que je ne trahirai jamais. Dites-moi que je n’ai pasperdu votre estime.

– Oh ! mon Dieu non, monsieurDenbigh, dit Émilie à voix basse, et les joues plus brillantes quejamais. Le cabriolet venait de s’arrêter, et elle descenditaussitôt en acceptant la main que lui présentait son frère.

– Peste ! ma sœur, s’écria John enéclatant de rire, Denbigh, à ce qu’il paraît, partage le système deFrancis : il aime à ménager ses chevaux. Grace et moi, nouspensions que vous n’arriveriez jamais. En parlant ainsi, Johnn’était pas très sincère ; Grace et lui n’avaient pas pensé unseul instant à eux ; tout entiers au bonheur de se trouverensemble, ils étaient trop occupés d’eux-mêmes pour s’occuper desautres.

Émilie ne répondit rien à sesépigrammes ; et saisissant le moment où les deux jeunes gensétaient allés donner quelques ordres pour leurs chevaux, elles’empressa de lire la lettre de Chatterton.

« Je profite du départ de mon ami,M. Denbigh, qui retourne dans le sein de l’heureuse famille delaquelle la raison me force à m’exiler, pour assurer mon aimablecousine de mon respect, et la remercier de la bonté avec laquelleelle a accueilli l’expression de sentiments qu’elle ne peut payerde retour. Si j’écrivais à toute autre femme, je lui peindrais mondésespoir toujours croissant ; mais je connais Émilie et sonbon cœur qui ne saurait connaître la coquetterie ni s’applaudir dumalheur d’un ami, et je lui dirai que, grâce aux soins tendres etfraternels de M. Denbigh, j’ai retrouvé un peu cetterésignation et ce calme que je croyais perdus pour jamais. ÔÉmilie ! vous trouverez dans M. Denbigh, je n’en doutepas, une âme, des principes semblables aux vôtres ; il estimpossible qu’il ait pu vous voir sans désirer posséder un teltrésor, et maintenant le désir le plus ardent de mon cœur serait devoir l’union de deux êtres si dignes l’un de l’autre, et auxquelsmon amitié ne pourrait souhaiter un plus grand bonheur.

CHATTERTON. »

En lisant cette lettre, Émilie se sentitpresque aussi émue que si Denbigh lui-même eût été à ses pieds,sollicitant ce cœur que Chatterton le croyait digue deposséder ; et lorsqu’elle le revit, elle osait à peineregarder en face celui que son cousin lui désignait si ouvertementcomme l’amant, comme l’époux qui lui convenait.

Les manières ouvertes de Denbigh luiprouvèrent bientôt qu’il ignorait le contenu de la lettre dont ilavait été porteur, et Émilie sentit se dissiper son embarras.

Francis revint bientôt, accompagné de sa femmeet de sa tante, et il fut enchanté de voir les nouveaux hôtes quilui étaient arrivés. Ses parents n’étaient point encore de retourde leur petit voyage, et il engagea Denbigh à rester àBolton ; John promit aussi de leur consacrer quelques jours,et tout fut arrangé à la satisfaction générale.

En toute autre occasion, Mrs Wilson n’eûtpas vu avec plaisir que des jeunes gens vinssent habiter sous lemême toit que les jeunes personnes qui lui étaient confiées ;mais son séjour chez Clara tirait à sa fin, et il pourrait luifournir l’occasion de juger le caractère de Denbigh. Quant à GraceChatterton, quoiqu’elle eût trop de délicatesse pour avoir l’air desuivre un amant, elle aimait assez à en être suivie, surtoutlorsque l’amant était John Moseley.

Chapitre 16

 

Oui, laissez-les faire : elles entendent à merveille l’artd’unir deux jeunes cœurs…

…Le moment vient ; la jeune fille pâlit, tremble et sedésespère.

LORD BYRON.

– Je suis fâchée que M. Denbigh nesoit pas riche, ma tante, dit Émilie presque involontairement,lorsque le soir elle se trouva seule avec elle. Mrs Wilsonregarda sa nièce avec surprise en lui entendant faire une réflexionsi éloignée de son caractère. Celle-ci, un peu confuse d’avoirtrahi les pensées qui l’occupaient, raconta à sa tante lesincidents de leur promenade du matin, et dit un mot en passant dela différence qu’il y avait eu entre l’aumône de son frère et cellede Denbigh.

– Prodiguer l’argent n’est pas toujoursexercer la charité, dit Mrs Wilson gravement ; et cesujet fut abandonné, quoiqu’il ne cessât d’occuper leurs penséesque lorsque le sommeil vint fermer leurs paupières.

Le lendemain matin, Mrs Wilson engageaGrace et Émilie à l’accompagner à la promenade ; tous lesjeunes gens étaient occupés chacun de leur côté : Francisemployait presque toutes ses matinées à des visitespastorales ; John était retourné au château chercher seschiens et son fusil de chasse pour faire la guerre aux coqs debruyère, et Denbigh était sorti sans dire où il allait.

En atteignant la grande route, Mrs Wilsonpria ses jeunes compagnes de la conduire à la chaumière où étaitlogée la famille du pauvre jardinier. Après avoir frappé à laporte, elles entrèrent dans une chambre où la femme du laboureur àqui appartenait la cabane était occupée aux soins de sonménage ; elle leur dit que la famille du jardinier était dansla pièce voisine, mais qu’un jeune ecclésiastique y était entrédepuis un quart d’heure. Je crois, Milady, que c’est notre nouveauministre, dit la bonne femme en faisant force révérences, et enleur offrant des chaises ; car, quoique je n’aie pas encoretrouvé le temps d’aller entendre un de ses sermons, tout le mondedit qu’il est le père des pauvres et des affligés.

Les dames, trop discrètes pour interrompreFrancis dans l’exercice de ses pieux devoirs, s’assirent en silenceen attendant qu’il sortit ; mais une voix bien connue, quiparvint jusqu’à elles au travers de la mince cloison, fittressaillir Mrs Wilson, et fit battre vivement le cœurd’Émilie.

– Il paraît, Davis, d’après votre propreaveu, dit Denbigh avec douceur, quoique d’un ton de reproche, quevos actes fréquents d’intempérance ont pu donner à l’intendant dejustes raisons pour vous renvoyer.

– N’est-il pas dur, Monsieur, reprit lejardinier, d’être mis sur le pavé avec une famille comme la miennepour faire place à un jeune homme qui n’a qu’un enfant ?

– C’est un malheur pour votre femme etpour vos enfants, dit Denbigh ; mais c’est justice par rapportà vous. Cependant, d’après les promesses que vous venez de mefaire, voici une lettre que vous porterez à son adresse. Je vousdonne ma parole que vous serez employé sur-le-champ, et que, sivous vous conduisez bien, vous n’aurez pas à vous plaindre de votresort. Cette seconde lettre assurera l’admission immédiate de vosenfants à l’école dont je vous ai parlé ; mais rappelez-vousbien, Davis, que l’habitude de l’intempérance nous rend incapablesnon seulement de procurer le bien-être à ceux qui attendent tout denotre travail, mais même de rester dans les voies de l’honneur etde la probité, qui peuvent seules nous conduire au bonheuréternel.

– Puisse le ciel bénir VotreHonneur ! s’écria la femme du jardinier en pleurant, et lerécompenser de ses bons conseils et de ses bonnes œuvres !Thomas est un honnête homme, et il n’a besoin pour redevenir sobreet rangé que d’être éloigné de la tentation.

Dans la place que je lui ai choisie, réponditDenbigh, il ne sera exposé à rencontrer personne qui puissel’entraîner à se mal conduire ; ainsi le sort de sa familleest entre ses mains.

Mrs Wilson s’était levée en entendantDenbigh s’approcher de la porte, et après avoir fait un petitprésent à la femme du laboureur, et lui avoir recommandé le secretsur leur visite, elle se hâta de sortir en faisant signe à sescompagnes de la suivre.

– Que pensez-vous maintenant de lacharité de votre frère, comparée à celle de M. Denbigh,Émilie ? demanda Mrs Wilson tandis qu’elles rejoignaientla grande route. Jamais Émilie ne pouvait entendre censurer, mêmelégèrement, la conduite de John, sans essayer de le défendre ;mais pour cette fois l’amour fraternel ne put que lui faire garderle silence. Après avoir attendu vainement l’apologie qu’il luisemblait qu’une bonne sœur ne pouvait s’empêcher de faire en pareilcas, Grace s’aventura à dire timidement :

– Je suis sûre, chère Mrs Wilson,que M. Moseley est très généreux ; je le regardaispendant qu’il donnait de l’argent à cette pauvre famille, et vousauriez été touchée comme moi des larmes qui brillaient dans sesyeux.

– John est d’un naturel bon etcompatissant, repartit la tante avec un sourire presqueimperceptible ; son cœur a été vivement touché du malheur deces pauvres gens, et comme il est riche il a donné beaucoup ;je ne doute même pas qu’il ne se fût imposé des privations et qu’iln’eût pris beaucoup de peine pour les secourir, si cela eût éténécessaire ; mais qu’est-ce que tout cela comparé à la charitéde M. Denbigh ?

Grace n’était point habituée à contredire quique ce fût, et Mrs Wilson moins que toute autre ; mais,ne voulant point abandonner John à sa censure, elle répliqua avecune chaleur toujours croissante :

– Si répandre librement d’abondantesaumônes, et se sentir touché des maux qu’on soulage n’est pas uneconduite digne d’éloges, Madame, je ne sais plus qui osera seflatter d’en mériter.

– La compassion qui nous porte à soulagerla misère de nos semblables est l’indice certain d’un bon cœur,j’en conviens, ma chère Grace ; mais la charité chrétienne, leplus saint de nos devoirs, plus humble quoique plus active, tendune main secourable aux malheureux ; éclairée sur sesvéritables besoins, elle soulage les maux présents et prévient lesmaux à venir ; conseils, peines, travaux, rien ne lui coûtepour assurer le bonheur des objets de sa sollicitude. Exercer cettesublime vertu, continua Mrs Wilson, dont les joues pâles secoloraient d’un léger incarnat, c’est marcher sur les traces denotre divin Rédempteur ; en nous sacrifiant pour nos frères,c’est lui prouver notre amour et obéir à ses décrets.

– Chère tante ! s’écria Émilie dontles yeux brillaient d’un pieux enthousiasme, vous croyez donc quela charité de M. Denbigh est empreinte de ce sacrécaractère ?

– Je le crois, mon enfant, autant quenous pouvons nous fier aux apparences.

Si Grace n’était point convaincue, du moinselle garda le silence, et les trois dames continuèrent leurpromenade, perdues dans leurs réflexions, jusqu’à ce qu’ellesfussent arrivées à un endroit où la route, faisant un coude, allaitleur cacher la chaumière. Émilie tourna involontairement la tête,et vit Denbigh, qui n’était plus qu’à quelques pas d’elles. Lespremières phrases qu’il leur adressa leur prouvèrent que la femmedu laboureur avait gardé fidèlement le silence, et il ne fut pointquestion du jardinier. Denbigh commença la description vive etanimée des paysages pittoresques de l’Italie, que lui rappelait lesite où ils se trouvaient, et une conversation agréable et variéeleur fit paraître bien court le reste de la promenade.

Il était encore de bonne heure lorsqu’ilsarrivèrent au presbytère, où ils trouvèrent John, déjà revenu deMoseley-Hall, et qui, au lieu de se livrer à son amusement favori,posa son fusil contre la muraille dès qu’il les vitentrer :

– Je retrouverai toujours des coqs debruyère, leur dit-il, et si vous le permettez, Mesdames, j’aurai leplaisir de passer le reste de la matinée avec vous. Il se jeta surun sofa, d’où il pouvait, sans être vu de Grace, contempler sestraits charmants et expressifs, tandis que Denbigh, à la demandedes trois dames, leur lisait la jolie description de l’amourconjugal dans Gertrude de Wioming[4], de ThomasCampbell.

Denbigh, maître de ses impressions, lisaitordinairement d’une manière pure et correcte, et avec un flegme quiprouvait l’empire de sa raison sur son cœur ; mais, dans cetteoccasion, il parut oublier un peu ses principes de lecture ;il s’échauffait, il semblait transporté, il déclamait avec feu lespassages qu’il admirait le plus, et il en faisait l’éloge avec tantde chaleur, il en peignait les beautés avec tant de force, qu’ilcommuniquait son enthousiasme à ceux qui l’écoutaient.

Le temps que mit Denbigh à lire ce charmantpetit poème lui acquit plus d’empire sur l’imagination d’Émilie quetoutes les conversations qu’il avait jamais eues avec elle. Sespensées étaient aussi pures, aussi chastes, et cependant presqueaussi vives et aussi brûlantes que celles du poète ; etpendant qu’il peignait les douceurs de l’amour conjugal, l’âmed’Émilie avait passé tout entière dans ses yeux.

Son frère lui avait déjà lu ce poème, et sasurprise croissait à chaque ligne en y découvrant tant de beautésnouvelles ; John lui-même ne reconnaissait plus l’ouvragequ’il avait lu tant de fois, et Gertrude, tendre, douce et fidèle,lui semblait l’image de Grace.

Denbigh ferma le livre, la conversation devintgénérale, et John suivit Grace dans l’embrasure d’une croisée.

– Savez-vous, miss Chatterton, dit-ild’un ton plus doux que de coutume, que j’ai accepté l’invitationque m’a faite votre frère d’aller cet été dans le comté de Suffolk,et que vous êtes menacée de m’y voir arriver avec meschiens ?

– Menacée ! monsieur Moseley !répondit Grace du ton d’un tendre reproche, pouvez-vous employercette expression en parlant de vos amis ?

– Oh ! Grace… et John, pour lapremière fois de sa vie, allait devenir sentimental, lorsqu’il vitentrer dans la cour la voiture de la douairière qui arrivait avecCatherine.

– Peste soit de la mère Chatterton !pensa John. Oh ! Grace, reprit-il, voilà déjà votre mère etvotre sœur. Déjà ! dit la jeune fille, et pour la premièrefois de sa vie elle fut presque fâchée de voir arriver samère ; en effet, elle eût eu autant de plaisir à l’embrassercinq minutes plus tard, et elle eût tant désiré d’entendre ce queJohn allait dire, car son changement de voix lui prouvait bien quelorsqu’il avait dit pour la première fois : – Oh !Grace ! ce n’était pas avec l’intention de lui parler de ladouairière.

Le jeune Moseley et sa fille causant à unefenêtre ouverte attirèrent l’attention de lady Chatterton, dèsqu’elle aperçut le presbytère, et elle y entra avec un sentiment deplaisir qu’elle n’avait pas ressenti depuis le désappointement quiavait suivi ses derniers efforts pour marier Catherine.

Le jeune homme à la poursuite duquel elleavait entrepris son expédition avait été enlevé par un corsaireplus adroit, agissant pour son propre compte, et soutenu par un peuplus d’esprit et beaucoup plus d’argent que Catherine n’en pourraitjamais posséder. Comme de ce côté il ne se présentait plus aucunchamp à ses spéculations matrimoniales, la douairière avait dirigéla tête de ses chevaux vers Londres, ce grand théâtre si convenablepour faire valoir ses talents.

À peine avait-elle salué le reste de lacompagnie, qu’elle se tourna vers John, et s’écria, en luiadressant un sourire qu’elle cherchait à rendre maternel :

– Vous n’avez point profité d’un aussibeau jour pour la chasse, monsieur Moseley ? je croyais quevous n’en perdiez aucun dans cette saison.

– Il est encore trop tôt, Milady, ditJohn froidement, alarmé de l’air de triomphe qu’elle prenait.

– Oh ! je vois ce que c’est,continua-t-elle sur le même ton ; les dames ont tropd’attraits pour un jeune homme aussi galant que vous. Or, Graceétait la seule dame qu’on pût supposer avoir quelque influence surles actions de John, car les jeunes gens ont ordinairement moins deplaisir à se trouver avec leurs sœurs qu’avec celles desautres ; et cette insinuation était trop maladroite pour queGrace et John n’en fussent point choqués.

Ce dernier répondit froidement :

– Je ne savais pas que le temps fût aussibeau ; je vous remercie de me l’avoir fait remarquer, et jevais voir s’il est favorable pour la chasse. Cinq minutes après,Carlo et Rover faisaient retentir les environs de leur joiebruyante.

Grace reprit sa place à la croisée, jusqu’à ceque la porte fût fermée, et que l’épaisseur des arbres cachât leschasseurs à sa vue ; alors elle s’enfuit dans sa chambre, etse soulagea par un torrent de larmes.

Si Grace, avec une mère de ce caractère, avaitété moins réservée et moins timide, jamais John n’eût pensé àelle ; mais toutes les fois que la douairière entreprenait unede ses attaques ouvertes, Grace montrait tant de chagrin, unerésolution si ferme de ne la point seconder, qu’il était impossiblede la croire d’intelligence dans toutes ses menées.

Il ne faut pas supposer que la tactique delady Chatterton se bornât aux manœuvres directes et palpables dontnous avons parlé et qui ne prenaient leur source que dans l’excès,l’effervescence de son zèle ; non, elles ne lui servaient mêmesouvent qu’à faire tenir sur ses gardes celui qu’elle voulaitprendre dans ses filets. Mais elle ne négligeait aucun de cespetits artifices si communs dans le monde ; elle trouvaittoujours moyen de placer ses filles près des jeunes gens riches ettitrés, de les laisser seuls avec elles, de faire remarquer laconformité de goûts qui existait entre eux et celle qu’ilsparaissaient préférer, de leur faire des compliments adroits etdétournés ; enfin il n’y avait pas de moyens qu’ellen’employât pour arriver à son but.

Catherine avait les meilleures dispositionspour seconder sa mère ; Grace, à la seule pensée de sesinnocents stratagèmes, tremblait, changeait de couleur, et eût toutgâté si on l’eût forcée d’y prendre une part active.

– Eh bien ! ma chère enfant, dit ladouairière en entrant dans la chambre de sa fille qui s’efforçaitde cacher ses pleurs, à quand la noce ? J’espère quemaintenant tout est arrangé entre vous et John Moseley.

– Ma mère ! ma mère ! s’écriaGrace, presque suffoquée par ses larmes, vous me brisez lecœur ! et elle cacha sa figure dans les rideaux du lit prèsduquel elle était assise.

– Fi donc ! ma chère, reprit ladyChatterton, sans remarquer sa tristesse, qu’elle prenait pourl’embarras de la pudeur ; vous n’entendez rien à ces sortesd’affaires ; mais sir Edward et moi nous arrangerons toutcela.

Grace, pâle comme la mort, les mains jointes,se précipita pour arrêter sa mère ; mais elle était déjàpartie, et Grace retomba sur sa chaise avec un sentiment dedésespoir qui n’eût pu être plus amer, lors même qu’elle eût méritéla honte qu’il lui semblait déjà voir rejaillir sur elle.

Chapitre 17

 

Nous échouâmes par trop de prudence, consolation qu’il faut laisseraux vieillards. Trop de prudence est aussi un danger.

S.JOHNSON.

Le lendemain matin toute la société, àl’exception de Denbigh, se réunit de nouveau à Moseley-Hall.

Les assiduités du colonel auprès de Janeétaient toujours les mêmes, et cette dernière, ayant un sentimenttrop juste des convenances pour le recevoir en tête-à-tête, futenchantée du retour d’une tante qu’elle respectait, et d’une sœurqu’elle aimait si tendrement.

La douairière attendait impatiemment uneoccasion favorable pour frapper le coup de maître qu’elle méditaiten faveur de Grace. Comme tous les intrigants, elle croyait quepersonne ne l’égalait pour la finesse, la sagacité et le choix desressorts à faire jouer pour arriver à son but. Grace, par sasimplicité et sa délicatesse exquise, avait jusqu’alors traversétous ses plans, ou du moins elle avait empêché qu’ils ne luifussent contraires ; mais, comme lady Chatterton étaitpersuadée que le jeune Moseley aimait sa fille, et qu’une faussehonte, ou la crainte d’un refus, l’empêchait seule de se déclarer,elle crut faire merveille en lui sauvant l’embarras des aveux.

Sir Edward avait l’habitude de passer uneheure chaque matin dans sa bibliothèque pour vaquer à sesaffaires ; et la douairière résolut d’y diriger sesbatteries.

– Il est aimable à vous de me rendrevisite, lady Chatterton, dit le baronnet en lui offrant unfauteuil.

– En vérité, mon cousin, répondit ladouairière, cet appartement est charmant ; et elle regardaitautour d’elle en affectant la plus grande admiration.

Le baronnet, en parlant des améliorationsfaites à toute sa maison, fut amené naturellement à parler du goûtexquis de sa mère, l’honorable lady Moseley (qui était uneChatterton) ; et lorsque la douairière, par quelques autrescompliments aussi adroits, eut mis le baronnet dans la dispositiond’esprit qu’elle crut la plus favorable à ses vues, elle entama lagrande affaire qui l’animait.

– Je suis charmée, sir Edward, que vousayez conservé un aussi agréable souvenir de la première alliancequi a eu lieu entre nos familles, et j’espère que vous verrez laseconde avec autant de plaisir que moi.

Le baronnet ne savait trop ce qu’il devaitpenser de ce préambule, et s’il faisait allusion aux vues qu’ilsoupçonnait depuis quelque temps à son fils sur Grace Chatterton.Impatient de savoir si ces conjectures étaient bien fondées, etdésirant acquérir la certitude que John lui avait choisi unebelle-fille qu’il aimait déjà de tout son cœur, il dit à sacousine :

– Je ne suis pas sûr de vous biencomprendre, Madame.

– Non ! s’écria la douairière avecune surprise affectée ; après tout, peut-être mon anxiétématernelle m’a-t-elle trompée… Cependant M. Moseley ne seserait pas autant avancé sans votre approbation.

– Je laisse liberté entière à mes enfantssur ce point, lady Chatterton, et John n’ignore pas messentiments ; j’espère cependant que vous voulez parler de sonattachement pour Grace.

– Certainement, sir Edward, répondit-elleen hésitant : je puis me tromper, mais vous savez qu’il seraitcruel de se jouer du cœur d’une jeune fille.

– Mon fils en est incapable !s’écria sir Edward, et surtout lorsqu’il s’agit de Grace ;mais, Madame, vous avez raison, et s’il a fait un choix, il ne doitpas craindre de l’avouer.

– Loin de moi la pensée de presser leschoses ! dit la douairière ; mais la cour queM. Moseley fait à ma fille peut éloigner d’autres prétendants.Sir Edward, ajouta-t-elle en soupirant, j’ai le cœur d’une mère, etsi je me suis trop hâtée, votre bonté me le pardonnera. Enfinissant ces mots, lady Chatterton se retira en portant sonmouchoir à ses yeux pour cacher les larmes qu’elle ne répandaitpas.

Le bon sir Edward trouva sa marche naturelle,et fit prier son fils de venir lui parler sur-le-champ.

– John, lui dit-il en lui tendant la maindès qu’il entra, vous n’avez aucune raison de douter de monaffection, ni de mon empressement à accomplir vos désirs, et vousavez assez de fortune pour n’en point chercher. Vous pourrez vivreavec nous, continua-t-il avec bonté pour le mettre tout de suitesur la voie ; ou, si vous le préférez, vous irez habiter monchâteau dans le Wiltshire. Je puis, sans me gêner, vous assurercinq mille livres sterling par an ; votre mère et moi nousnous imposerions bien des privations, s’il le fallait, pour ajouterà votre aisance ; mais grâce à Dieu cela est inutile, et nousavons assez de fortune pour nos enfants et pour nous.

En peu de minutes, sir Edward allait avoirtout arrangé à la satisfaction de la douairière, si John ne l’eûtinterrompu par une exclamation de surprise.

– Mais de quoi voulez-vous parler, monpère ?

– De quoi ! dit sir Edward, mais deGrace Chatterton, mon fils.

– Grace Chatterton ! dit John enrougissant, et qu’ai-je de commun avec elle ?

– Sa mère m’a fait part de vospropositions, et…

– De mes propositions !

– De vos attentions, veux-je dire, etvous savez, John, que vous n’avez aucune objection à craindre de mapart.

– De mes attentions ! dit John d’unair de hauteur, j’espère que lady Chatterton ne m’accuse pasd’avoir eu des attentions déplacées pour sa fille ?

– Non pas déplacées, mon fils,puisqu’elles lui sont agréables.

– Elles lui sont agréables ! s’écriale jeune homme impatienté ; mais il m’est très désagréable, àmoi, qu’elle prétende donner à ma conduite une interprétationqu’aucune attention, aucun mot de ma part ne peuvent justifier.

Ce fut alors le tour de sir Edward d’êtresurpris ; il était loin de penser qu’il eût été l’instrumentdes intrigues de la douairière. Incapable de soupçonner la ruse,mais s’étonnant de l’erreur de sa cousine, erreur qu’iln’attribuait qu’à sa sollicitude maternelle, il dit à son filsqu’il regrettait que tout cela ne fût qu’un malentendu.

– Non, non, disait John en lui-même en sepromenant à grands pas dans la bibliothèque, non, lady Chatterton,il ne sera pas dit que vous m’aurez mis le pistolet sur la gorgepour me donner une femme ; si jamais cela arrive, je veuxbien… ; mais Grace… ! À ce nom John sentit qu’il refusaitson bonheur ; mais le dépit l’emporta sur l’amour.

Du moment où Grace craignit la démarcheindiscrète dont sa mère l’avait menacée, sa conduite changeatotalement ; à peine osait-elle lever les yeux ; sondésir le plus vif était de partir ; et quoiqu’elle sentît soncœur prêt à se briser, elle évitait l’approche de John comme celled’un serpent.

M. Benfield avait prolongé sa visite dequelques semaines ; le terme était expiré, et il désiraitpartir. John saisit avec empressement cette occasion de s’éloigner,et le lendemain de la conversation qu’il avait eue avec son père,il accompagna son oncle à Benfield-Lodge, antique manoir de sesancêtres.

Lady Chatterton, qui s’apercevait, mais troptard, qu’elle s’était méprise sur les moyens d’arriver à son but,s’étonnait qu’un plan conçu et dirigé avec tant d’adresse eût puproduire un si fâcheux résultat.

Dans son dépit elle prit la ferme résolutionde ne plus s’entremettre entre sa fille et le jeune Moseley,puisqu’ils étaient si différents des amants ordinaires, et que cequi eût fait le bonheur de mille autres les séparait plus quejamais.

Voyant qu’il lui serait inutile de rester pluslongtemps à Moseley-Hall, elle partit accompagnée de ses deuxfilles, pour se rendre dans la capitale, où elle espérait trouverson fils.

Le docteur Yves et sa femme arrivèrent le mêmejour au presbytère ; leur absence rendit plus vif encore leplaisir qu’on eut à les recevoir, et ils faisaient de fréquentesvisites au château, ainsi que Denbigh, qui était redevenu leurhôte.

Egerton commençait à parler aussi de sondépart ; mais il annonçait l’intention d’aller à L***, pendantle temps que la famille de sir Edward serait à Benfield-Lodge.

L*** était un petit village sur la côte, à unmille du château de M. Benfield, où se réunissaient lesgentilshommes des environs, pendant la saison des bains de mer. Lebaronnet avait promis à son oncle de venir le voir plus tôt que decoutume, pour avoir le temps de conduire Jane à Bath, avant departir pour Londres, où Mrs Jarvis devait se rendre de soncôté avec son aimable famille.

Qu’il nous soit permis de jeter un coup d’œilsur les motifs qui faisaient agir quelques-uns des principauxpersonnages de notre histoire, et de voir si la prudence peut lesapprouver.

PRÉCAUTION est un mot dont le sens paraît fortsimple, et dont l’application cependant varie à l’infini. Les unsla négligent, tandis que d’autres veulent la pousser trop loin. Sielle peut nous préserver d’une infinité d’écueils, c’est surtoutlorsqu’il s’agit de former des liens indissolubles.

Le mariage est, dit-on, une loterie danslaquelle il y a plus de billets blancs que de bons billets. Maisn’est-ce pas notre folie qui multiplie contre nous les chances lesplus défavorables ? Et en serait-il ainsi, si nous mettionsdans l’affaire la plus importante de notre vie cette mêmecirconspection, cette même prudence que nous montrons quelquefoispour des intérêts secondaires ?

Mrs Wilson, qui veut assurer le bonheurde sa nièce, ne croit pouvoir prendre trop de précautions pouréclairer son jugement, et diriger son choix. Elle veut que le marid’Émilie ait de la religion, des principes, et sa tendresollicitude veille constamment à ce que les affections de cette âmeaimante et sensible ne soient pas surprises à son insu.

Lady Chatterton, qui n’a qu’un désir au monde,celui d’établir ses filles, qui ne voit point de salut pour elleshors du mariage, et dont l’unique pensée est de leur assurer unépoux, dirige toute l’énergie de son âme vers ce seul objet ;et, à force de précautions, elle dépasse le but qu’elle veutatteindre. John Moseley, au contraire, qui déteste toutecontrainte, et qui veut rester libre et maître de ses actions, setient sur ses gardes ; et, jaloux de maintenir ses droits, illeur fait le sacrifice même de son bonheur ; il s’oppose detoutes ses forces aux intrigues de la douairière, qui ne veutcependant que ce qu’il désire lui-même avec tant d’ardeur, et ils’expose à perdre celle qu’il aime, plutôt que de paraître ne céderen l’épousant qu’aux importunités de sa mère.

Chapitre 18

 

Lesplaisirs les plus doux peuvent précéder les larmes : ceux dupremier âge ont même leur triste dénouement.

HOOLE.

John Moseley revint après avoir passé unesemaine à Benfield-Lodge, et son seul plaisir consistait maintenantà tuer d’innocents oiseaux.

Faute de mieux, il avait pris le capitaineJarvis pour compagnon de chasse ; ce dernier semblait avoirpour système de ne jamais rester un moment en repos, et, dans ladisposition d’esprit où se trouvait John, un mouvement perpétuelétait ce qui pourrait lui plaire davantage.

Denbigh et Egerton venaient très souvent àMoseley-Hall ; mais c’était pour jouir de la société desdames, car ils n’avaient de goût ni l’un ni l’autre pourl’amusement favori de John.

Il y avait dans le parc un berceau trèstouffu, qui, depuis bien des années, servait de retraite aux damesde la famille Moseley pendant les chaleurs de l’été ; sonexistence remontait aux jeunes années de Mrs Wilson, quitrouvait un plaisir mélancolique à revoir le lieu où elle avaitentendu pour la première fois le langage séduisant de l’amour, lelieu où elle avait passé de si doux instants avec l’époux chériqu’elle regrettait.

Un jour que le soleil était brûlant, lesdames, à l’exception de lady Moseley, vinrent s’établir sous leberceau avec leur ouvrage.

Il continuait à régner entre Denbigh etEgerton une politesse froide et réservée, une sorte de politesse decour, qui suffisait pour empêcher qu’aucune scène désagréable nefût la suite de l’éloignement qu’ils montraient l’un pourl’autre.

Egerton s’était assis sur le gazon, aux piedsde Jane ; et Denbigh, assis sur un banc à l’entrée du berceau,se trouvait sous l’ombrage d’un superbe chêne qui étendait sesbranches protectrices autour de lui.

Le hasard seul avait peut-être contribué à cetarrangement ; mais ils étaient placés de manière à ne pas sevoir. Le colonel avait le doux emploi de rendre à Jane ses ciseaux,son fil ou son dé, que souvent elle laissait tomber, toujours parhasard, tandis que Denbigh, décrivant à Émilie les curiosités del’Égypte où il avait passé quelques mois, lisait sur sa physionomieexpressive tout le plaisir qu’elle éprouvait à l’entendre.

Nous les laisserons jouissant du bonheur de setrouver ensemble, et nous irons rejoindre John, qui courait à lapoursuite des coqs de bruyère, avec son nouveau compagnon, lecapitaine Jarvis.

– Savez-vous, Moseley, dit Jarvis, quicommençait à se croire le favori de John, que je pense bien queM. Denbigh a été heureux de trouver dans ses grands principesun prétexte pour ne pas se mesurer avec moi. Il se dit officier,mais je ne puis découvrir à quelles batailles il s’est trouvé.

– Capitaine Jarvis, dit froidement John,moins vous parlerez de cette affaire, et mieux cela vaudra,croyez-moi. Appelez Rover. Le talent le plus remarquable ducapitaine était de siffler assez fort pour être entendu à unedemi-lieue à la ronde.

– J’avoue, monsieur Moseley, dit Jarvisd’un ton modeste, que j’avais tort relativement à votre sœur ;mais ne trouvez-vous pas étrange qu’un militaire refuse de sebattre lorsqu’il reçoit un défi dans les formes ?

– Je présume que M. Denbigh n’a pastrouvé que le défi fût dans les formes, répondit John, ou bien,peut-être, a-t-il entendu parler de votre talent supérieur pourtirer.

Six mois avant d’arriver à B***, le capitaineJarvis, qui avait été commis de la maison de banque Jarvis, Baxteret compagnie, n’avait jamais manié une arme à feu, à l’exceptiond’une vieille arquebuse rouillée qui, depuis bien des années, étaitaccrochée au-dessus du coffre-fort en guise d’épouvantail.

En prenant la cocarde, il avait jugé que lachasse était le seul plaisir à la hauteur de son nouveau rang.Malheureusement, depuis qu’il s’adonnait à cet exercice martial, iln’avait tué qu’un seul oiseau, encore était-ce une oie qu’il fittomber du haut d’un arbre où elle était posée, dans la basse-courdu Doyenné. Dans ses essais avec John, il aimait à faire feu enmême temps que son compagnon ; et comme l’oiseau manquaitrarement de tomber, il avait un droit égal à la victoire. Son plusgrand plaisir était de tirer sur des corneilles, des corbeaux,enfin sur tous les oiseaux d’une grande espèce ; aussiavait-il toujours une ample provision de petites balles, d’uncalibre proportionné à son fusil de chasse.

Il avait une autre habitude que John nepouvait souffrir, et à laquelle il avait essayé vainement de lefaire renoncer : si les oiseaux étaient rares, et qu’il n’eûtpas assez d’occasions de signaler son adresse, il jetait en l’airson mouchoir de poche ou son chapeau, pour les tirer au vol.

Comme la chaleur était très grande, le gibierne se montrait pas, et John témoigna le désir de renoncer à unepoursuite inutile. Alors le capitaine commença ses exercicesordinaires, et bientôt son chapeau fut lancé.

– Voyez, Moseley ! voyez ! j’enai touché le bord, s’écria le capitaine, enchanté d’avoir réussi àblesser son vieil antagoniste ; je ne crois pas que vouspuissiez mieux faire.

– Cela est possible, dit John d’un airrailleur en mettant une poignée de gravier dans son fusil, mais aumoins je puis comme vous l’essayer.

– Allons, s’écria le capitaine charméd’avoir enfin mis son compagnon à son niveau, êtes-vousprêt ?

– Oui, jetez.

Jarvis jeta, John fit feu, et le chapeauretomba percé d’outre en outre.

– L’ai-je atteint ? demanda Johnfroidement en rechargeant son arme.

– Je le crois, dit le capitaine enregardant son chapeau d’un air piteux, car on dirait uncrible ; mais, Moseley, votre fusil n’écarte pas assez leplomb…, et je ne crois pas qu’un seul grain ait manqué son but.

– Il ressemble en effet à un crible, ditJohn en retournant le blessé dans tous les sens, et, par lagrandeur des trous, à un crible qui a plus d’une année deservice.

La petite société rassemblée sous le berceaufut informée du retour des chasseurs par deux coups de feu ;John était dans l’habitude de décharger son fusil avant de rentrer,et Jarvis suivit son exemple, pour être ce qu’il appelait enrègle.

Croiriez-vous bien, monsieur Denbigh, dit Johnd’un air railleur en posant son fusil, que le capitaine est venu àbout de son vieil antagoniste ? voyez, il le rapporte entriomphe.

Denbigh sourit sans mot dire ; et Jarvis,ne voulant pas lier conversation avec un homme devant qui cinqcents livres l’avaient forcé à s’humilier, entra sous le berceaupour montrer les débris de son chapeau au colonel, à la compassionduquel il lui semblait qu’il avait une sorte de droit, puisqu’ilétait du même régiment.

John, se sentant très altéré par suite de lachaleur et de la fatigue, courut puiser de l’eau à une petiterivière qui coulait à quelque distance.

Jarvis arrivait on ne peut plus mal à propos.Jane racontait au colonel, avec cette chaleur, cet entraînement quilui étaient naturels, quelques anecdotes qui se rapportaient à sespremières années, et qui paraissaient intéresser vivement sonauditeur ; et les regards animés qu’ils échangeaientajoutaient un nouveau charme à leur conversation. Egerton,maudissant tout bas l’importun, et connaissant son faible ;lui montra un faucon qui venait de s’abattre près de là.

– Voilà un de vos anciens ennemis,capitaine.

Jarvis laissa tomber son chapeau, et courutavec l’empressement d’un enfant prêt à saisir sa proie.

Dans sa précipitation il prit le fusil deJohn, et le chargea avec une des balles qu’il portait toujours aveclui. Mais, soit qu’il eût effrayé le faucon, ou que celui-cis’envolât par l’odeur alléché, il fondit sur le poulailler duchâteau et fut hors de vue avant que Jarvis eût eu le temps deviser.

Ne voyant plus d’ennemi contre lequel il pûtsignaler son adresse, le capitaine remit le fusil où il l’avaitpris, et, revenant à ses premières idées, il ramassa sonchapeau.

– John, dit Émilie en s’avançant vers luiavec affection, vous aviez trop chaud pour boire de l’eaufraîche.

– Garde à vous, ma sœur, dit John enplaisantant ; et prenant son fusil il la coucha en joue.

Jarvis, qui cherchait à apitoyer Émilie sur lesort de son chapeau, était à quelques pas d’elle. En voyant lemouvement de John, il s’éloigna en s’écriant :

– Il est chargé !

– Arrêtez ! s’écria Denbigh d’unevoix déchirante en se précipitant entre John et sa sœur ; maisil était trop tard, le coup était parti. Denbigh, jetant sur Émilieun regard où se peignait l’amour, la joie et la douleur, tomba àses pieds.

Le malheureux Moseley laissa échapper l’armefatale ; Émilie tomba évanouie auprès de son libérateur,tandis que Mrs Wilson et Jane, consternées, semblaient avoirperdu la faculté de parler ou de se mouvoir.

Le colonel seul conserva sa présence d’esprit,et courut à Denbigh.

Il n’avait point perdu connaissance, et sesyeux entrouverts étaient attachés sur le corps inanimé qui étaitétendu près de lui.

– Ne pensez pas à moi, colonel Egerton,dit-il en parlant avec beaucoup de difficulté et en lui indiquantdu doigt la direction de la petite rivière, secourez miss Moseley…votre chapeau… de l’eau.

Egerton courut à la source, y puisa de l’eau,et Jane et Mrs Wilson eurent bientôt rendu Émilie à lavie.

Tous sentirent alors la nécessité d’agir. Janecontinuait à prodiguer à sa sœur les plus tendres soins, tandis queMrs Wilson après s’être assurée qu’Émilie n’était pas blessée,aidait John à relever Denbigh.

Il demanda d’une voix faible à être transportéau château ; Jarvis y fut dépêché pour chercher du secours, etune demi-heure après Denbigh était sur un lit, attendant avectranquillité l’arrivée du chirurgien qui pouvait seul prononcer surson sort.

Des messagers avaient été envoyés en toutehâte à la ville voisine et aux casernes de F*** ; et toute lafamille rassemblée autour du blessé attendait, en proie aux plusvives inquiétudes ; l’arrivée des secours qu’ils devaientramener.

Sir Edward, assis au chevet du lit, tenait unedes mains de Denbigh dans les siennes, et ses yeux pleins de larmesse tournaient alternativement sur sa fille arrachée à la mort, etsur l’homme généreux qui avait présenté sa poitrine au plombmeurtrier pour sauver Émilie.

Émilie était la favorite de son père, comme detout le reste de la famille, et le baronnet pensait que rien nepourrait jamais l’acquitter envers celui qui lui avait conservé unefille si chère. Émilie, assise entre sa mère et sa sœur, qui luitenaient chacune une main, était pâle et oppressée sous le poids del’inquiétude la plus déchirante.

Lady Moseley et Jane témoignaient le bonheurqu’elles éprouvaient de la délivrance d’Émilie en la comblant desplus tendres caresses, tandis que Mrs Wilson donnait aveccalme les ordres nécessaires pour le soulagement du malade, etfaisait en silence les plus ferventes prières pour sa guérison.

John était sur-le-champ parti à cheval pourF***, et Jarvis s’était offert pour aller au presbytère et àBolton.

Denbigh demandait à chaque instant et avecanxiété si le docteur Yves n’arrivait pas ; mais le bonministre était auprès d’un de ses paroissiens malade quand lafatale nouvelle parvint jusque chez lui, et la soirée était trèsavancée avant qu’il pût arriver à Moseley-Hall.

Enfin, après trois heures d’une mortelleattente, John revint avec le docteur Black, chirurgien du régimenten garnison à F***. Il se mit aussitôt en devoir d’examiner lablessure. La balle avait percé le sein droit et avait pénétré assezavant dans les chairs ; cependant l’extraction n’en fut pasdifficile, et le chirurgien apprit aux amis inquiets de Denbigh queni les poumons, ni rien de ce qui avoisine le cœur n’avait reçu lamoindre atteinte. La balle était très petite, et il n’appréhendaitd’autre danger que celui de la fièvre ; il avait pris lesmoyens ordinaires pour en modérer la violence, et il espérait quele malade serait entièrement remis avant un mois :

– Mais, ajouta le chirurgien avec lesang-froid inséparable de sa profession, ce jeune homme l’a échappébelle, et, un demi-pouce plus bas, tous ses comptes en ce mondeeussent été réglés.

Les espérances que faisait concevoir ledocteur Black répandirent un baume salutaire dans tous les cœurs,et des ordres sévères furent donnés dans le château pour qu’aucunbruit ne vînt troubler le blessé, et empêcher un sommeil dont onespérait de si bons effets.

Le docteur Yves arriva à Moseley-Hall. JamaisMrs Wilson ne l’avait vu dans un trouble semblable à celuiavec lequel il l’aborda lorsqu’elle alla à sa rencontre sous levestibule :

– Vit-il encore ?… y a-t-il quelqueespérance ?… où est George ?… s’écria-t-il en prenantavec un mouvement convulsif la main que lui tendaitMrs Wilson. Elle lui rapporta brièvement les espérances que lechirurgien leur avait données.

– Ô mon Dieu, je te remercie, s’écria lebon ministre d’une voix étouffée ; et il se précipita dans leparloir. Mrs Wilson le suivit lentement et en silence ;après l’avoir laissé seul pendant quelques minutes, elle allaitentrer, lorsque par la porte entrouverte elle vit le ministre àgenoux : il priait avec ferveur, et de grosses larmessillonnaient ses joues vénérables.

– Certes, pensa la veuve en se retirantsans être aperçue, celui qui a su inspirer une si tendre affectionau docteur Yves ne peut être un homme ordinaire.

Denbigh, apprenant l’arrivée de son ami,désira lui parler sans témoins. Leur entrevue fut courte et leministre en rapporta de nouvelles espérances. Il repartitsur-le-champ pour calmer les inquiétudes de sa femme, et promit derevenir de bonne heure le lendemain.

Cependant durant la nuit les symptômesdevinrent alarmants, une fièvre violente se déclara. Avant leretour du docteur Yves, Denbigh était en proie au plus affreuxdélire, et les inquiétudes de ses amis n’eurent plus de bornes.

– Eh bien ! mon cher Monsieur, qu’enpensez-vous ? dit le baronnet au médecin de la famille avecune émotion que le danger de son plus cher enfant n’eût pu rendreplus vive, lorsque celui-ci, sortant de la chambre de Denbigh,passa par l’antichambre où toute sa famille était rassemblée.

– Je n’ose vous donner d’espoir, sirEdward, répondit le docteur ; il refuse de prendre une potioncalmante, et à moins que cette fièvre ne diminue, sa guérison estdouteuse.

En entendant ce peu de mots, Émilie, immobile,pâle comme la mort, les mains jointes et serrées par un mouvementconvulsif, était l’image vivante de la douleur.

Elle vit par la porte entrouverte la potionsalutaire que Denbigh refusait dans son délire ; elle seglissa dans la chambre, la saisit, et approcha du lit près duquelJohn était seul resté, écoutant avec désespoir les phrasesincohérentes qui échappaient à son malheureux ami. Émilie s’arrêta,tout son sang reflua vers son cœur dont on eût pu compter lesbattements ; enfin elle avança ; et sa pâleur mortellefit place au plus vif incarnat.

– Monsieur Denbigh !… CherDenbigh ! dit Émilie en donnant à sa voix, sans le savoir,l’accent le plus tendre et le plus persuasif ; merefuserez-vous ?… C’est moi… c’est Émilie à qui vous avezsauvé la vie. Et elle lui présentait le breuvage ordonné.

– Émilie ! répéta Denbigh, vit-elleencore ? je croyais l’avoir vue près de moi, blessée,mourante. Alors, comme si sa mémoire lui eût retracé un souvenirconfus, il la regarda attentivement, son œil devint moins fixe, sesmuscles s’assouplirent, il sourit, et prit sans résistance lapotion qu’elle lui offrait. Bientôt sa fièvre diminua un peu, etquelques instants de sommeil rendirent un faible espoir à sesamis.

Pendant tout le jour on jugea nécessairequ’Émilie restât près de Denbigh, puisqu’elle seule avait dupouvoir sur lui. Cette tâche était à la fois bien douce et bienpénible. Dans son délire, il l’appelait, il lui donnait les nomsles plus tendres, et sa jeune garde-malade baissait les yeux avecembarras.

Après avoir appelé Émilie, il parlait de sonpère, de sa mère, et plus souvent encore de sa pauvre Marianne. Enprononçant ce dernier nom, sa voix prenait l’inflexion la plustendre ; il s’accusait de l’avoir laissée seule, et, prenantÉmilie pour elle, il sollicitait son pardon, lui disait qu’elleavait assez souffert, qu’il allait revenir et qu’il ne laquitterait plus.

Dans de pareils moments les craintes que luiinspirait la santé de Denbigh n’étaient pas les seules qui fissentpâlir Émilie.

Vers le soir la fièvre diminua, le maladedevint plus calme, et Mrs Wilson vint prendre la placed’Émilie qui alla chercher un repos dont elle avait un grandbesoin.

Le second jour de sa maladie, Denbigh tombadans un profond sommeil, dont il sortit beaucoup plus calme et avectoute sa connaissance. La fièvre l’avait tout à fait quitté, et lesmédecins le déclarèrent hors de danger.

Rien ne peut égaler l’ivresse que ses amisfirent éclater à cette nouvelle. Jane elle-même oublia jusqu’à sonamant en apprenant qu’on n’avait plus rien à craindre pour lesjours d’un homme qu’elle supposait être l’amant de sa sœur.

Chapitre 19

 

L’amour et la reconnaissance furent les premiers peintres.

DARWIN.

La convalescence de Denbigh fut aussi prompteque ses amis pouvaient l’espérer, et dix jours après l’accident quiavait failli lui être si funeste, il se trouva en état de quitterle lit une ou deux heures dans la journée. Pendant ces momentsqu’il trouvait bien courts, Mrs Wilson, accompagnée d’Émilieet quelquefois de Jane, venait lui faire une lecture ; John nele quittait pas, et le garde-chasse de sir Edward remarqua que lescoqs de bruyère étaient devenus si familiers pendant que son jeunemaître était au chevet de son ami, que le capitaine Jarvis étaitvenu à bout d’en tuer un.

Le capitaine ne pouvait se dissimuler qu’il nefût la première cause du malheur qui était arrivé ; il sentitaussi quelque honte d’avoir fui le danger au-devant duquel Denbighs’était précipité pour sauver Émilie, et il prétexta, pour quitterle Doyenné, qu’il était rappelé à son régiment. Il partit, comme ilétait arrivé, dans le tilbury du colonel, avec son ami et seschiens. John les vit passer de la fenêtre de Denbigh, et fit le vœusincère que le capitaine choisît désormais un autre théâtre de sesexploits sur un gibier d’une nouvelle espèce, et qu’il avaitl’avantage de trouver toujours, sinon sous sa main, du moins sur satête.

Le colonel avait pris congé de Jane, le soirprécédent, avec les plus vives protestations qu’il n’allait plusvivre que dans l’attente de la retrouver à F***, où il se rendraitdès que son régiment aurait été passé en revue.

Pendant quelque temps, Jane n’avait penséqu’au danger de Denbigh et au chagrin de sa sœur ; maismaintenant qu’ils étaient passés l’un et l’autre, elle se livrait àde mélancoliques rêveries sur l’absence de son amant, et se perdaitdans la contemplation de ses vertus et de ses brillantesqualités.

En lui tout était parfait ; son ton, sesmanières étaient à l’abri de tout reproche ; on ne pouvaitrévoquer en doute sa sensibilité ils s’étaient attendris ensemblesur les malheurs de plusieurs héroïnes de romans ; sesopinions, son goût étaient sûrs, puisqu’ils étaient toujours lesmêmes que ceux de Jane. Combien son caractère était aimable !jamais elle ne l’avait vu en colère. Que sa tournure étaitgracieuse ! que ses traits étaient nobles ! Son jugementétait infaillible : il la trouvait la plus jolie femme qu’ilconnût ; il était brave puisqu’il était militaire ; enfinle résultat de réflexions aussi justes était, comme Émilie l’avaitprédit, que le colonel Egerton était un héros.

Egerton ne s’était point encore expliquéouvertement. Jane savait, d’après son propre cœur et d’après tousles romans qu’elle avait dévorés depuis son enfance, que le momentd’une séparation est ordinairement celui d’une crise décisive dansune affaire de cœur, et sa modestie lui faisait éviter plutôt quechercher l’occasion de favoriser les vues qu’elle supposait aucolonel.

Egerton, de son côté, n’avait point paru trèsempressé d’en venir au fait, et les choses en restèrent là. Lesdeux amants se croyaient sûrs de l’affection l’un de l’autre, et oneût pu dire qu’il existait entre eux un de ces engagementsimplicites, qu’il y eût eu de la mauvaise foi à rompre, maisauxquels néanmoins on ne se fait pas grand scrupule de manquerlorsqu’ils vous gênent.

L’expérience nous le prouve assezsouvent : l’homme est une créature qu’il est nécessaire detenir attachée à son devoir par des restrictions salutaires ;et il ne serait peut-être pas si mal qu’il y eût un code pour lesamants, et qu’injonction fût adressée à tout homme qui fait la courde s’expliquer clairement, sauf à la femme à lui répondre en termesaussi nets. Que de malheurs arrivent trop souvent pour n’avoir passu s’entendre ! Mais c’est assez nous occuper de Jane etd’Egerton ; songeons un peu aux autres personnages de notrehistoire.

Il y avait à Moseley-Hall un petit parloir, oùjamais aucun étranger n’était admis. Les dames y passaient unepartie de leurs matinées, occupées de petits ouvrages de leursexe ; et elles y rentraient avec un nouveau plaisir lorsquequelques visites importunes les avaient forcées de lequitter ; et souvent les deux sœurs se dérobaient quelquesinstants au monde qui remplissait les grands appartements, pourvenir se communiquer à la hâte leurs observations, et respirer unmoment en liberté.

C’était une retraite inabordable pour lesfâcheux, et consacrée tout entière au bonheur domestique. SirEdward venait s’y reposer de ses fatigues, sûr d’y trouver toujoursquelqu’un qu’il aimait et avec qui il pût se distraire des soinsplus importants de la vie.

Lady Moseley, même au milieu des embarrasagréables que lui donnait sa splendeur renaissante, passaitrarement devant la porte sans l’entrouvrir et adresser un sourireaux amies qu’elle y trouvait rassemblées.

Cet appartement était le plus voisin de celuiqu’occupait Denbigh ; on l’invita à s’y réunir à la familledès que ses forces lui permirent de marcher. D’ailleurs il étaitimpossible qu’on le regardât plus longtemps comme étranger, aprèsle service signalé qu’il avait rendu.

Un jour de grande chaleur, Denbigh, soutenupar John, y entra dans l’espoir d’y trouver les dames ; maiselles étaient allées se promener sous le trop célèbre berceau. Àpeine étaient-ils dans le parloir, qu’on vint dire à John qu’un deses meilleurs chiens était malade, il courut le visiter ; et,la chaleur provoquant le sommeil, Denbigh se jeta sur un sopha, etmit son mouchoir sur sa figure pour diminuer l’éclat du jour.

Au moment où il allait s’endormir, le bruit dequelqu’un, qui approchait doucement, attira son attention. Croyantque c’était quelque domestique qui craignait de l’éveiller, il neregarda point ; mais bientôt une respiration précipitée, qu’oncherchait à retenir, éveilla sa curiosité. Il eut assez d’empiresur lui-même pour rester immobile ; le store d’une croisée futdescendu doucement ; un paravent fut placé de manière à romprele courant d’air dans lequel il s’était mis pour serafraîchir ; et tous ces arrangements furent faits avec tantde précaution, qu’il pouvait à peine suivre les mouvements de l’amiqui prenait de lui un soin si obligeant. On se rapprocha de lui,une main toucha le mouchoir qui lui cachait la figure, et se retiraplus vite encore ; une seconde tentative eut plus de succès,et Denbigh, jetant un coup d’œil à la dérobée, aperçut Émilie, plusséduisante encore par l’émotion et le vif intérêt qui se peignaientsur sa physionomie expressive. Jamais Denbigh n’avait été aussiheureux.

Sa main reposait sur le bras du sopha ;Émilie se pencha, il sentit la douce chaleur de son haleine ;mais les lèvres de la jeune fille ne touchèrent point la main deson sauveur.

Si Denbigh eût été présomptueux, ou seulementporté à juger légèrement Émilie, il n’eût pu se méprendre sur lesentiment dont elle avait suivi l’impulsion ; mais toute sacontenance respirait tellement l’innocence et la modestie, qu’elleaurait imposé silence au plus suffisant. Il attendit tranquillementle résultat des préparatifs qu’il lui voyait faire sur un petitsecrétaire placé près de lui.

Mrs Wilson n’avait jamais aimé que lesjeunes personnes consacrassent beaucoup de temps à étudier ce qu’onappelle les arts d’agrément ; cependant Émilie, depuis sonenfance, avait montré un goût si vif et de si heureusesdispositions pour le dessin, que sa tante n’avait pu lui refuser decultiver un talent naturel, que l’art avait bientôt rendu trèsremarquable.

Émilie était assise devant le secrétaire, etDenbigh immobile la contemplait avec admiration.

Elle était entrée dans le parloir, trèséchauffée par la promenade ; ses beaux cheveux tombaient engrosses boucles sur ses épaules, dont elles faisaient ressortir lablancheur ; ses joues, animées par l’exercice qu’elle venaitde faire et par l’émotion, brillaient des plus vivescouleurs ; une robe de mousseline dessinait sa tailleélégante, et son doux regard se portait à chaque instant sur celuiqu’elle croyait assoupi, et qui eût voulu dormir ainsi toute savie.

Une grande glace était devant Denbigh ;tout à coup Émilie, pour mieux voir l’effet du dessin auquel elletravaillait, le prit dans ses mains, et s’approcha d’une fenêtre.Elle était placée de manière que le dessin se réfléchissait toutentier dans la glace. Du premier coup d’œil Denbigh reconnut lascène qu’elle avait voulu reproduire ; le berceau, le fusillui-même, tout y était ; son portrait seul n’était pas tout àfait fini, et Émilie avait voulu profiter de son sommeil pour enrendre la ressemblance plus frappante.

Après un quart d’heure de travail, elleconsidéra de nouveau son ouvrage, et Denbigh put l’observer encorependant quelques minutes. Émilie avait complètement réussi ;Denbigh était parlant, ses yeux étaient fixés sur elle ; maisil lui sembla que l’artiste ne s’était pas rendu assez de justice.L’homme qui tenait le fusil n’avait de John que son costume ;quant au capitaine Jarvis, il était si ressemblant, que Denbighl’eût reconnu partout.

Au bruit que fit quelqu’un en approchant,Émilie ferma précipitamment son carton de dessin ; ce n’étaitqu’un domestique ; mais elle n’osa se remettre à l’ouvrage.Denbigh épiait tous ses mouvements ; elle renferma son dessindans un tiroir particulier du secrétaire, rouvrit le store, et vintreplacer le mouchoir comme il était auparavant.

– Il est plus tard que je ne pensais, ditDenbigh en paraissant s’éveiller et en regardant à sa montre ;combien d’excuses ne vous dois-je pas, miss Moseley, pour m’êtreainsi oublié dans votre parloir ? Mais j’étais si fatigué…

– Des excuses ? monsieur Denbigh,dit Émilie en rougissant et en pensant combien elle avait été prèsd’être découverte, vous n’en avez point à faire dans l’état defaiblesse où vous êtes encore, et certainement… moins à moi qu’àtout autre.

– J’ai su par votre frère, continuaDenbigh avec un doux sourire, que nos obligations sont au moinsmutuelles ; j’ai appris que, lorsque les médecins m’avaientpour ainsi dire condamné, vos soins et votre persévérance m’ontrappelé à la vie.

Émilie n’était point vaine ; jamais ellen’avait cherché à faire parade de ses talents ; très peu depersonnes savaient qu’elle eût quelquefois touché un crayon ;cependant, pour échapper à l’embarras de sa position, elle ouvritson portefeuille, et offrit ses dessins à l’admiration deDenbigh ; mais ce ne fut pas sans qu’une vive rougeur colorâtses joues, sans que l’émotion fit palpiter son cœur ; enfinelle était presque aussi troublée que Grace lorsque sa mèrecherchait à la mettre en avant.

Quelque désir qu’eût Denbigh de ne pasabandonner la conversation qui prenait un tour si intéressant, ileût été malhonnête de refuser d’examiner le carton de dessin d’unedame.

Tous ces dessins portaient le cachet d’unvéritable talent, et Émilie paraissait maintenant aussi impatientede les remettre à leur place, qu’elle avait mis d’empressement àattirer sur eux l’attention de Denbigh.

Le pauvre convalescent aurait donné tout aumonde pour voir de plus près le dessin caché dans la casesecrète ; mais sa propre délicatesse, comme principal acteurde la scène le désir évident d’Émilie de le cacher à tous les yeux,l’empêchèrent d’en faire la demande.

Docteur Yves ! combien je suis heureusede vous voir, s’écria Émilie en se hâtant de refermer son carton,dont Denbigh n’avait pas encore visité la moitié ; vous êtesdevenu presque un étranger pour nous, depuis que Clara nous aquittés.

– Non, non, ma petite amie, j’espère nejamais être un étranger à Moseley-Hall, répondit le ministre enriant. Je suis enchanté, George, de vous voir aussi bien… ;vous avez des couleurs !… À propos, voici une lettre deMarianne pour vous.

Denbigh prit la lettre avec le plus vifempressement, et se retira, pour la parcourir, dans l’embrasured’une croisée. Sa main tremblait en rompant le cachet, et l’intérêtque lui inspirait cette épître n’eût pu échapper à l’observateur leplus indifférent.

– Maintenant, miss Émilie, si vous voulezavoir la bonté de me faire donner un verre d’eau et de vin, dit lebon ministre en s’asseyant sur le sopha, vous exercerez unvéritable acte de charité : la promenade et la chaleur m’ontdonné une soif… !

Émilie était debout près de la petite table,ses yeux étaient fixés sur son carton, comme si elle eût pu en voirle contenu au travers de la couverture.

– Miss Émilie Moseley, reprit le docteuravec une gravité plaisante, voulez-vous me condamner à mourir desoif par une pareille chaleur ?

– Désirez-vous quelque chose, docteurYves ? demanda Émilie en voyant qu’il se disposait à tirerlui-même le cordon de la sonnette.

– Je voulais seulement prier undomestique de m’apporter un verre d’eau et de vin.

– Que ne me le demandiez-vous, mon chermonsieur ? dit-elle en ouvrant un buffet et en lui présentantce qu’il désirait.

– Là, là, ma chère, vous m’en donnezbeaucoup. Je croyais vous l’avoir demandé trois fois, dit ledocteur avec un sourire malin mais je vois que vous étiez occupée àétudier quelque chose dans ce carton. Émilie en rougissant essayade rire de sa distraction ; mais elle eût donné tout au mondepour savoir quelle était cette Marianne.

Chapitre 20

 

Singulier message : voyez celui qui l’apporte, il a été choisiavec intention.

SHAKESPEARE.

Un mois s’était écoulé depuis l’accident quiavait failli être si fatal à Denbigh, lorsqu’un matin, assis avectoute la famille à la table du déjeuner, il annonça l’intention dene pas abuser plus longtemps de leur bonté, et de retourner le jourmême au presbytère.

Cette nouvelle attrista toute la famille, etle baronnet, se tournant vers Denbigh en lui pressant cordialementla main, lui dit d’un ton solennel :

– Je désirerais, mon jeune ami, que vousregardassiez cette maison comme la vôtre ; le docteur Yvespeut être votre parent, il peut vous connaître depuis pluslongtemps que moi, mais il ne peut vous aimer davantage ; lesliens de la reconnaissance sont aussi forts que ceux du sang.

– Le régiment auquel j’appartiens,répondit Denbigh, touché de ces témoignages d’affection, doit êtrepassé en revue la semaine prochaine, et mon devoir est de m’yrendre. En outre, je dois une visite à une de mes proches parentesqui, informée de l’accident qui m’est arrivé, désire vivement de mevoir ; elle a beaucoup d’autres sources de chagrin, et je doisà son amitié de chercher à les tarir.

C’était la première fois qu’il parlait dequelqu’un de sa famille, et le silence qui se fit autour de luiprouvait tout l’intérêt que ce peu de mots inspirait à sesamis.

– Je voudrais bien savoir, pensaitÉmilie, si cette parente se nomme Marianne. Mais il ne dit rien deplus sur ce sujet ; et après avoir promis de venir les voiravant son départ, et de les rejoindre à L***, immédiatement aprèsla revue dont il venait de parler, il monta dans le phaéton deJohn, qui le reconduisit au presbytère.

Mrs Wilson éprouvait, comme les autres,un trop vif sentiment de gratitude envers ce jeune homme, pours’opposer avec sa prudence ordinaire à l’intimité qui s’établissaitentre sa nièce et son libérateur. Ses propres observations etl’opinion du docteur Yves l’avaient préparée depuis longtemps à luiaccorder son estime ; mais le dévouement généreux qui l’avaitporté à s’exposer à la mort pour en préserver sa chère Émilie avaitachevé de gagner son cœur, et avait éloigné toutes les objectionsqui auraient pu s’offrir à son esprit, contre le désir quedécelaient toutes les actions de Denbigh de devenir l’époux decelle qu’il avait sauvée.

Depuis le jour où Denbigh avait pu jeter uncoup d’œil sur les dessins d’Émilie son attachement pour ellen’était plus un mystère pour les moins clairvoyants ; sessentiments n’étaient peut-être pas devenus plus vifs, mais ilcherchait moins à les cacher. Mrs Wilson avait depuislongtemps soupçonné cet amour ; mais en douter encore aprèsavoir vu Denbigh se précipiter entre Émilie et la mort, c’eût étéméconnaître le cœur humain. Avant cet incident, elle avait crudevoir prendre d’exactes informations sur les principes religieuxdu jeune homme, mais maintenant elle voyait les affections d’Émilietrop profondément engagée pour se montrer aussi sévère. Si Denbigh,se disait-elle, n’est point parfait chrétien, du moins je suis sûrequ’il est honnête et plein de loyauté. C’est ainsi queMrs Wilson cherchait à excuser à ses propres yeux laprédilection qu’elle se sentait pour celui qui lui avait conservésa pupille chérie, et qui la faisait, pour la première fois,composer avec ses principes.

– Qui nous arrive ? dit lady Moseleyen voyant par sa fenêtre un landau attelé de quatre chevauxs’arrêter à sa porte ; c’est le comte de Bolton, jecrois ; et elle se disposa à aller au-devant de cet hôteinattendu, avec la bienveillance aimable et la grâce qui lacaractérisaient.

Lord Bolton était un vieux garçon desoixante-cinq ans, qui avait été longtemps attaché à la cour, etqui était ce qu’on appelle de la vieille roche. Presque tous sesbiens étaient en Irlande, et il consacrait à les améliorer tout letemps qu’il ne passait pas à Windsor, où ses fonctions leretenaient ; de sorte que, quoiqu’il fût très bien avec lafamille du baronnet, il venait rarement la voir. Il avait été aucollège avec le général Wilson, et depuis il avait reporté sur saveuve une partie de l’amitié qu’il avait eue pour lui. La cure àlaquelle il avait nommé Francis Yves, sans en avoir été sollicité,lui assurait la reconnaissance de tous ses amis, et il fut reçuavec plus de cordialité encore que de coutume.

– Lady Moseley, dit le comte eu luibaisant la main, l’incarnat de vos joues et l’éclat de vos yeuxfont le plus grand honneur à l’air de ce comté, et je vois que vouscontinuez à y jouir de la plus belle santé. Après avoir écouté, laréponse que méritait un compliment si bien tourné, il adressasuccessivement quelques paroles flatteuses à chaque personne de lasociété à mesure qu’elles lui étaient présentées par ordred’âge ; usage très bien imaginé sans doute pour désigner à unétranger le rang que ses différents membres tiennent dans lahiérarchie de famille, mais qui est souvent aussi ennuyeux pourl’esprit que fatigant pour les jambes.

– Nous vous devons une vivereconnaissance, Milord, dit sir Edward avec chaleur, et je regrettebien que nous ne puissions acquitter notre dette que par desremerciements.

Le comte surpris, ou feignant de l’être,demanda de quoi le baronnet voulait parler.

– De la cure de Bolton, Milord, dit ladyMoseley avec dignité.

– Oui, continua son mari, VotreSeigneurie, en donnant à Francis ce bénéfice, m’a fait autant deplaisir que si Francis eût été mon propre fils ; et l’y nommersans en avoir été sollicité, Milord, c’était acquérir de nouveauxdroits à notre gratitude.

Le comte paraissait embarrassé pendant cediscours, mais l’amour de la vérité l’emporta sur l’amour-propre,et il répondit :

– Sans avoir été sollicité, sir Edward,je ne doute point que si j’eusse eu l’avantage de connaître notrejeune ministre, son propre mérite n’eût obtenu sans peine ce que jen’ai accordé, je dois l’avouer, qu’aux vives sollicitations d’unhomme dont la recommandation serait toute puissante auprès du roilui-même.

Ce fut le tour de Moseley de montrer de lasurprise, et sir Edward pria le comte de s’expliquer plusclairement.

– Ce fut le comte de Pendennyss, moncousin, qui me demanda comme une faveur spéciale de nommer le jeuneFrancis à la cure de Bolton, et Pendennyss est un homme à qui on nepeut rien refuser.

– Lord Pendennys, s’écria vivementMrs Wilson ! quel motif a-t-il pu avoir pour nous rendrece service ?

– Il me fit l’honneur de venir me voirpendant mon séjour en Irlande, répondit le comte ; il me ditque l’intérêt qu’il portait au jeune ministre prenait sa sourcedans le désir qu’il avait d’obliger la veuve du général Wilson. Etle vieux courtisan salua respectueusement la dame à qui ilparlait.

– Je suis bien reconnaissante de sonsouvenir, dit Mrs Wilson, s’efforçant de retenir seslarmes ; mais aurons-nous le plaisir de le voirbientôt ?

J’ai reçu hier une lettre de lui, Madame, etil me disait qu’il serait ici la semaine prochaine ! Mais, sirEdward, ajouta-t-il en regardant Jane et Émilie, vous avez ici desrécompenses au-dessus des services les plus signalés, et le comteest un grand admirateur de la beauté.

– N’est-il point marié, Milord ?demanda le baronnet avec simplicité.

– Non, baronnet, je crois même qu’il n’ajamais aimé ; mais s’il a la témérité de s’aventurer dans unvoisinage si dangereux, je ne doute point qu’il ne perde bientôt saliberté.

Jane prit un air grave : plaisanter avecl’amour lui paraissait une hérésie ; mais Émilie sourit, etune habile physionomie eût pu lire sur ses traits expressifs :si c’est de moi qu’il veut parler, il se trompe bien !

– Votre cousin, lord Chatterton, continualord Bolton, vient d’obtenir la place de son père ; et si lebruit public est vrai, il désire vous appartenir de plus prèsencore.

– Je ne sais trop comment cela sepourrait faire, dit sir Edward en souriant et en cherchant à cacherun peu d’embarras, à moins qu’il n’épouse ma sœur que voici.

Les joues des deux jeunes personnes secouvrirent d’un vif incarnat, et le comte, voyant qu’il marchaitsur un terrain glissant, se hâta d’ajouter :

– Chatterton a été bien heureux detrouver des amis qui eussent assez de crédit pour l’emporter surcelui du puissant lord Haverford.

– Sait-on qui lui a prêté son appui,Milord ? demanda Mrs Wilson.

– On se dit tout bas à la cour, Madame,dit le comte en baissant la voix, et en parlant d’un air demystère, que Sa Grâce, le duc de Derwent, employa tous les amisqu’il a dans le parlement pour faire pencher la balance en faveurde lord Chatterton ; mais n’allez pas croire que je vous donneune nouvelle officielle ; ce n’est qu’un on dit, sirEdward, un simple on dit, Madame.

– Le duc de Derwent ne se nomme-t-il pasDenbigh ? demanda Mrs Wilson d’un air pensif.

– Oui, Madame, Denbigh, répondit le comteavec cette gravité qui ne le quittait jamais quand il parlait depersonnes de distinction ; c’est un de nos noms les plusanciens ; il descend en droite ligne, du côté des femmes, desPlantagenets et des Tudors.

Lord Bolton se leva alors pour prendre congéde la famille, et, en saluant les deux jeunes personnes, il leurrenouvela en riant la promesse d’amener à leurs pieds le comte dePendennyss, son cousin, épithète qu’il n’oubliait jamais d’ajouterau nom de son noble parent.

– Croyez-vous, ma sœur, dit lady Moseleydès que le comte fut parti, que M. Denbigh soit de la familledes Derwent ?

– Je n’en sais rien, dit Mrs Wilsonen réfléchissant ; cependant il est singulier que Chatterton,qui m’a souvent parlé de lady Henriette Denbigh, ne m’ait jamaisdit qu’il connût le duc.

Comme ce peu de mots fut prononcé du ton d’unaparté, personne ne pensa qu’ils exigeassent une réponse, si cen’est Émilie, dont les yeux brillants restaient attachés sur satante avec cet intérêt que le nom de Denbigh ne manquait jamaisd’exciter en elle.

– Henriette est un joli nom, pensaitÉmilie, mais Marianne est plus joli encore. Oh ! si jeconnaissais jamais une Marianne Denbigh, comme jel’aimerais !

Les Moseley commencèrent bientôt leurspréparatifs pour le voyage à L***, et le départ fut fixé à la finde la semaine suivante.

Mrs Wilson demanda un délai de deux outrois jours, dans l’espoir de faire connaissance avec le comte dePendennyss, jeune homme pour lequel (quoiqu’elle eût abandonné sonprojet favori de l’unir à Émilie) elle se sentait un vif intérêtqui se rattachait au triste souvenir des derniers moments de sonmari, et qu’augmentaient encore les éloges qu’elle entendait fairepartout de son noble caractère.

Mais sir Edward avait écrit à M. Benfieldque le samedi suivant il serait avec toute sa famille àBenfield-Lodge pour dîner, et c’était un engagement qu’il étaitimpossible de différer ; car le vieux gentilhomme eût regardéle moindre retard comme un péché capital.

La semaine qui suivit l’accident qui avaitfailli de coûter la vie à Denbigh, les habitants du château furentsurpris de voir arriver un être aussi singulier par son costume etses manières que par l’équipage qui l’amena jusqu’à la porte duchâteau. C’était une chaise antique à haut dossier, recouverte encuivre et fortifiée de clous à large tête de cuivre ; lesroues avaient au moins un quart de diamètre de plus que celles denos jours, et deux ailes s’avançaient de chaque côté, assez vastespour recevoir toute la cargaison d’un navire.

Ce moderne équipage était traîné par un chevaljadis blanc, couvert de grandes et nombreuses taches rousses, maisdont l’âge avait altéré la couleur, et dont la crinière et la queueparaissaient n’avoir point été rafraîchies par les ciseaux depuisle règne précédent.

L’individu qui descendit de cette machineantique était grand et extrêmement mince. Il n’avait que quelquescheveux qui se réunissaient derrière une tête presque nue, etformaient une queue longue et nue, soigneusement enveloppée par unepetite lanière de cuir, ou la peau de quelque poisson, et qui luipendait jusqu’au milieu du dos. Son habit de drap tenait le milieu,pour la forme, entre un froc et un justaucorps ; mais cedernier nom lui convenait à merveille, car les boutons, aussilarges qu’une soucoupe de porcelaine de la Chine, le tenaient ferméjusqu’au menton et dessinaient ses formes de la manière la pluspittoresque. Ses culottes de peau de daim paraissaient avoir faitun long service ; quoiqu’on fût au milieu de l’été, il portaitdes bas de laine bleue, et ses souliers étaient attachés avec desboucles d’une grandeur proportionnée aux boutons de l’habit. Leporteur de ce bizarre ajustement paraissait avoir soixante-dix ans,mais sa démarche était vive, et tous ses mouvements annonçaient unegrande activité de corps et d’esprit.

Ce singulier personnage, ayant été introduitdans le salon, fit à la famille rassemblée un salut profond etmodeste, et, se hâtant de mettre ses lunettes, plongea sa main dansune poche qui se trouvait sous un des larges pans de son habit, eten tira un portefeuille de cuir noir aussi grand qu’un volumein-octavo ; après avoir soigneusement examiné la multitude depapiers qu’il contenait, il prit une lettre dont il lut l’adresse àhaute voix : – À sir Edward Moseley, baronnet à Moseley-Hall,à B***, comté de Northampton, envoyé avec sûreté et célérité parl’entremise de Peter Johnson, intendant de Benfield-Lodge, Norfolk.Il serra alors son portefeuille, ôta ses lunettes, et, s’avançantvers le baronnet, il lui remit l’épître en faisant un salut plusprofond encore que le premier.

– Ah ! mon bon ami Johnson, dit sirEdward après avoir lu la lettre (car, jusqu’à ce qu’il en eût su lecontenu, il avait craint qu’il ne fût arrivé quelque accident à sononcle), voici la première visite dont vous m’ayez honoré, etj’espère que ce ne sera pas la dernière. Allons, buvez un verre devin avant d’aller dîner ; buvez, vous dis-je.

– Sir Edward Moseley, et vous, honorablecompagnie, veuillez me pardonner, dit l’intendant du ton le plussolennel ; c’est la première fois que je sors du comté royalde Norfolk, et je prie Dieu que ce soit la dernière. Je bois àl’honorable santé de Vos Seigneuries.

Tel fut le plus long discours que prononçal’honnête Johnson pendant son séjour au château, son habitude étantde ne répondre jamais que par monosyllabes. Il y resta jusqu’aulendemain, d’après l’injonction positive que lui en fit sir Edwardlorsque, après avoir reçu la réponse à sa missive, il se disposaità partir à l’instant même, pensant qu’il pourrait prendre une bonneavance pour le lendemain, puisqu’il restait encore une demi-heurejusqu’au coucher du soleil.

Dans la soirée, John, qui depuis son enfanceconnaissait le vieux Peter, et qui désirait lui rendre lesattentions qu’il en avait si souvent reçues, voulut le conduirelui-même à la chambre qui lui était destinée. Lorsqu’ils y furententrés, Johnson rompit tout à coup ce que le jeune homme appelaitson silence invétéré :

– Mon jeune Monsieur, mon jeune maître…,aurai-je la présomption…, oserai-je vous demander… de voir lapersonne… ?

– Quelle personne ? demanda Johnétonné de la requête et plus encore de la harangue.

– Celui qui sauva la vie de miss Emmy,Monsieur. John le comprit alors et le mena à la chambre deDenbigh ; celui-ci était endormi ; l’intendant le regardapendant dix minutes en silence, et John remarqua, en le conduisantdans sa chambre, qu’une larme brillait dans les yeux gris duvieillard.

Comme la lettre de M. Benfield n’étaitpas moins originale que celui qui l’avait apportée, nous nousfaisons un devoir de la rapporter en entier.

« Sir Edward et cher neveu,

« Votre lettre n’étant arrivée àBenfield-Lodge qu’au moment où j’allais me mettre au lit, il m’aété impossible d’y répondre le même soir ; mais je me hâte devous faire ce matin mes félicitations, me rappelant la maxime sisouvent répétée par mon parent lord Gosford, qu’on doit toujoursrépondre immédiatement aux lettres qu’on reçoit ; et il avaitbien raison ; car l’omission d’un devoir si essentiel faillitamener une affaire d’honneur entre le comte et sir Stephens Hallet.Ce dernier était toujours d’un avis contraire au nôtre dans lachambre des communes, et j’ai souvent pensé que les débatseux-mêmes avaient été la cause de la correspondance, puisque lecomte avait parlé à sir Stephens comme s’il eût été traître à sonroi et à son pays.

« À ce qu’il paraît, votre fille Émilie aété préservée de la mort par le petit-fils du général Denbigh, quisiégeait avec nous à la chambre. J’avais toujours eu bonne opinionde ce jeune homme, qui me rappelle d’une manière frappante feu monfrère, votre beau-père, et j’envoie mon intendant, Peter Johnson,tout exprès à Moseley-Hall, pour qu’il voie le malade, et qu’il medise exactement comment il l’aura trouvé ; si ce pauvre jeunehomme désire quelque chose qui soit au pouvoir de RoderickBenfield, il n’a qu’à parler, et il sera satisfait ; non queje suppose, mon neveu, qu’il puisse manquer de rien près devous ; mais Peter est un profond observateur, quoiqu’il parlepeu, et il est très capable de donner d’excellents avis quipourraient échapper à de plus jeunes têtes.

« Je prie Dieu que le jeune homme soitbientôt rétabli, comme votre lettre m’en donne l’espérance ;et s’il est possible de lui procurer de l’avancement dans l’armée(comme les militaires sont rarement très riches), vous aurez uneexcellente occasion de lui offrir vos services. Pour que cela negêne en rien vos arrangements et vos projets de plaisirs pour cethiver, tirez sur moi cinq mille livres sterling payables à vue.

« De crainte qu’il ne soit fier, et qu’ilne veuille pas accepter votre offre, j’ai fait ajouter ce matin parPeter un codicile à mon testament, par lequel je lègue à Denbighdix mille livres sterling.

« Dites à Émilie que c’est une petiteméchante, de ne m’avoir pas écrit toute l’histoire en détail ;mais, pauvre chère âme ! je présume qu’elle a bien autre choseen tête en ce moment. Que Dieu vous bénisse tous ; et tâchezd’obtenir de suite pour lui un brevet de lieutenant-colonel ;c’est une faveur qu’on a déjà accordée. L’ami du frère de ladyJuliana fut nommé d’emblée lieutenant-colonel.

« RODERICK BENFIELD. »

Le lendemain matin, Peter se leva avec lesoleil, et se remit en route pour la maison où il était né, et delaquelle, avant ce voyage, il ne s’était jamais absentévingt-quatre heures.

Le résultat de cette expédition n’est jamaisparvenu à notre connaissance ; mais l’arrivée d’un domestiquequi, quelques jours après, apporta une paire d’énormes conservesvertes que le vieux gentilhomme assurait à son neveu lui paraîtreainsi qu’à Peter fort utiles pour les yeux faibles du malade,pourrait bien être une suite de la prudente sagacité du prévoyantintendant.

Chapitre 21

 

Ilaime à remonter le cours de sa vie. Laissons-le parler de lui-mêmeet du passé.

CHURCHILL.

Le jour où Denbigh quitta B*** fut un jour detristesse pour tous les membres du petit cercle dont il s’étaitfait autant d’amis par sa modestie, par son amabilité et par sonnoble courage. Sir Edward, désirant trouver une nouvelle occasionde lui exprimer toute sa reconnaissance, le pria de le suivre unmoment dans la bibliothèque, et là il lui fit avec toute ladélicatesse possible les plus vives instances pour qu’il profitâtdes offres libérales de M. Benfield pour obtenir del’avancement dans l’armée.

– Mon cher monsieur Denbigh, ditl’excellent baronnet en lui serrant la main, tandis que des larmesbrillaient dans ses yeux, regardez-moi comme un père, etpermettez-moi de vous tenir lieu de celui que vous avez perdu. Oui,vous êtes mon fils, et en cette qualité vous devez me laisser agirpour vos intérêts.

Denbigh répondit aux offres affectueuses desir Edward par une émotion égale à celle du baronnet ; mais ilrefusa, avec autant de reconnaissance que de respect, l’offregénéreuse qu’il lui faisait de ses services ; il avait,dit-il, des amis puissants qui travailleraient à son avancementsans qu’il fût nécessaire d’avoir recours à d’autres moyens. Aumoment de se séparer du baronnet, il lui prit la main et ajoutaavec chaleur :

– Cependant, mon cher Monsieur, un jourviendra, je l’espère, où je réclamerai de vous un don qu’une vietout entière de services et de dévouement me rendrait à peine digned’obtenir. Sir Edward répondit par un sourire plein de bonté à unedemande à laquelle il s’attendait, et Denbigh se retira.

John avait insisté pour conduire son jeune amijusqu’au premier relai, et ses chevaux bais semblaient partager satristesse, en attendant dans la cour que Denbigh eût fait sesadieux à la famille.

Émilie voyait toujours arriver avec le plusvif plaisir le moment de l’excursion annuelle qu’elle faisait avecsa famille à Benfield-Lodge ; elle aimait son oncle, elle enétait tendrement aimée, et l’instant qui devait les réunir faisaitordinairement palpiter son cœur, tandis que l’espoir du plaisirqu’elle se promettait occupait d’avance sa jeune imagination, quel’expérience n’avait pas encore désenchantée. Cependant plus cejour approchait, plus sa mélancolie augmentait ; et le matinoù Denbigh devait prendre congé d’elle, Émilie ne semblait rienmoins qu’heureuse. Le tremblement de sa voix et la rougeur de sesyeux avaient fait craindre à lady Moseley qu’elle ne fûtmalade ; mais, comme, à cette remarque, la pâleur de ses jouesfit place au plus brillant incarnat que pût désirer le cœur d’unemère, celle-ci se laissa persuader par Mrs Wilson qu’il n’yavait aucun danger, et elle la suivit pour veiller à quelquesarrangements de ménage. En ce moment Denbigh entra ; il avaitrencontré les deux dames à la porte, et elles lui avaient dit qu’iltrouverait Émilie.

– Je viens vous faire mes adieux, missMoseley, dit-il d’une voix mal assurée et en lui prenant la main.Il garda le silence quelques instants, puis pressant cette mainchérie contre son cœur :

– Puisse le Ciel veiller sur vous !s’écria-t-il ; et il se précipita hors de la chambre pourmettre fin à des adieux si pénibles. Émilie resta un moment pâle etpresque inanimée ; enfin des larmes abondantes vinrent lasoulager, et elle alla s’asseoir dans l’embrasure de lacroisée ; Lady Moseley, en rentrant, dit qu’elle craignait quele froid n’augmentât le malaise d’Émilie ; maisMrs Wilson, observant que de la fenêtre on découvrait lagrande route, pensa que l’air était trop doux pour lui fairemal.

Les personnes qui composaient la petitesociété de B*** en étaient alors presque toutes absentes, les unespour leurs affaires, les autres pour leurs plaisirs. M. Jarviset sa famille avaient quitté le Doyenné pour aller prendre leseaux. Francis et Clara étaient allés faire une petite excursiondans le nord, d’où ils devaient revenir à L*** ; et le jourarriva où la famille du baronnet devait se mettre en route pour s’yrendre de son côté.

Les voitures avaient été demandées ; lesdomestiques allaient et venaient pour faire tous les préparatifs dudépart, et Mrs Wilson, accompagnée de John et de ses sœursrevenait d’une promenade qu’ils avaient faite, pour éviterl’embarras et le désordre que le château offrait de tous côtés. Àpeu de distance des portes du parc, ils virent s’avancer unéquipage qui fit tant de poussière, que les modestes piétons furentobligés de se mettre sur le côté de la route d’où venait le vent.Lorsque la voiture fut près d’eux, ils virent que c’était uneberline élégante, du goût le plus moderne ; elle était atteléede six chevaux ; plusieurs domestiques très bien montéssuivaient au galop ; et la petite société qui les regardaitpasser n’avait jamais vu de train plus brillant.

– Serait-il possible que lord Boltonpossédât de pareils chevaux ! s’écria John avec toute l’ardeurd’un connaisseur ; ce sont les plus beaux du royaume.

L’œil perçant de Jane avait distingué autravers des nuages de poussière les armes brillantes qui semblaientressortir des panneaux foncés de la berline.

– Non, non, répondit-elle, il y a unecouronne de comte ; mais ce ne sont point les armes desBoltons. Mrs Wilson et Émilie avaient bien remarqué unseigneur appuyé dans le fond de la voiture, mais son passage avaitété trop rapide pour qu’elles eussent pu distinguer sestraits ; cependant Mrs Wilson avait cru reconnaître qu’ilétait plus jeune que le comte.

– Mon ami, dit John à un des domestiquesqui détournait son cheval de l’endroit où se trouvaient les dames,voulez-vous bien me dire quel est le seigneur qui vient de passerdans cette berline ?

– C’est lord Pendennyss, monsieur.

– Pendennyss ! s’écriaMrs Wilson d’un ton de regret ; que je suismalheureuse ! Elle avait vu s’écouler, sans le voir arriver,le moment désigné pour sa visite, et maintenant, lorsqu’il étaittrop tard pour profiter de l’occasion, il venait pour la secondefois dans son voisinage. Émilie, à qui son amour pour sa tantefaisait partager sa sollicitude, pria son frère de faire encore uneou deux questions au domestique.

– Où votre maître doit-il s’arrêter cettenuit ? lui demanda John.

– Au château de Bolton, Monsieur ;et j’ai entendu milord dire à son valet de chambre qu’il avaitl’intention d’y rester un jour, et de partir après-demain pour lepays de Galles.

– Je vous remercie, mon ami, ditJohn ; et le domestique piqua des deux pour rejoindre sonmaître.

On allait partir ; les voitures étaient àla porte, et sir Edward pressait Jane d’y monter, lorsqu’undomestique en riche livrée arriva au galop, et remit àMrs Wilson une lettre où elle lut ce qui suit :

« Le comte de Pendennyss présente sesrespectueux hommages à Mrs Wilson et à la famille de sirEdward Moseley. Il aura l’honneur de leur rendre ses devoirs aumoment que voudra bien lui désigner la veuve de celui qui fut sonmeilleur ami.

« Au château de Bolton, vendredimatin ».

En lisant ce billet, Mrs Wilson regrettaamèrement que la nécessité la forçât de renoncer encore une fois auplaisir de voir celui que le bruit public paraît de toutes lesvertus, et elle se hâta de lui répondre en ces termes :

« Milord,

« Je regrette bien qu’un engagement quenous ne pouvons remettre nous force de partir à l’instant même deMoseley-Hall, et nous prive du plaisir de vous recevoir. Comme parl’effet des circonstances, le nom de Votre Seigneurie se rattacheaux plus chers, quoiqu’aux plus tristes événements de ma vie, jedésire vivement voir celui dont le caractère m’est déjà si bienconnu. J’espère que nous nous verrons à Londres cet hiver, et queje pourrai trouver une occasion plus heureuse de vous exprimer lessentiments de gratitude de votre sincère amie,

« CHARLOTTE WILSON ».

« Moseley-Hall, vendredi soir ».

Le domestique fut renvoyé avec cette réponse,et les voitures se mirent en route. John avait décidé Émilie à seconfier encore une fois à ses chevaux bais et à son adresse à lesconduire ; mais, en voyant la mélancolie de sa tante, elleinsista pour changer de place avec sa sœur, qui était dans lavoiture de Mrs Wilson, et elle voyagea la première journéeavec cette dernière. La route passait à environ un quart de millede Bolton, et les dames espérèrent, mais en vain, apercevoir lejeune comte, soit par une croisée, soit dans les jardins. Émilie,pour détourner l’attention de sa tante des tristes souvenirs dontelle paraissait occupée, sachant combien elle aimait à parler deson héros, lui fit quelques questions sur un sujet si fertile.

– Le comte doit être très riche, chèretante, à en juger par le train qu’il mène ?

– Très riche, ma chère ; je neconnais pas sa famille, mais je sais qu’il n’en est guère de plusnoble dans l’Angleterre, et quelqu’un m’a dit, je crois même quec’est lord Bolton, que les biens qu’il possédait dans le pays deGalles seulement étaient d’un revenu de soixante mille livressterling.

– Quel bien il pourrait faire avec unetelle fortune ! dit Émilie d’un air pensif.

– Dites plutôt : quel bien ilfait ! dit Mrs Wilson avec chaleur ; tous ceux quiconnaissent lord Pendennyss assurent qu’il fait des aumônescontinuelles. Sir Herbert Nicholson m’a dit que la simplicité qu’ilmet toujours dans sa toilette et l’ordre extrême qu’il apporte dansses affaires lui permettent de faire chaque année des économiesconsidérables, qui toutes sont employées au soulagement desmalheureux.

– Prodiguer l’argent n’est pas toujoursexercer la charité, dit Émilie avec un sourire malin et enrougissant un peu.

– Non, sans doute, dit Mrs Wilson ensouriant à son tour, mais au moins c’est exercer la charité que dedonner l’interprétation la plus favorable aux actions de notreprochain.

– Sir Herbert le connaît donc ? ditÉmilie.

– Il le connaît parfaitement ; ilsont été ensemble au service pendant plusieurs années, et il parlede lui avec un enthousiasme qui est bien en harmonie avec messentiments.

La principale auberge de F***, ayant pourenseigne les Armes de Moseley, était tenue par un vieux sommelierde la famille ; et chaque année, sir Edward, en allant chezson oncle, avait coutume d’y passer la nuit. Il fut reçu par sonancien serviteur avec tout le respect que tous ceux quiconnaissaient le baronnet ne pouvaient refuser à ses vertus et à labonté de son cœur.

– Eh bien ! Jackson, dit sir Edwardavec bienveillance pendant le souper, comment vont vosaffaires ? J’espère que la bonne intelligence est rétablieentre vous et le maître de l’auberge de la Vache-Noire ?

– Pourquoi, sir Edward ? répliqual’hôte qui, sans avoir perdu de son respect pour son maître,n’avait plus tout à fait cette déférence qui l’eût empêchéd’émettre un avis contraire au sien ; les sentiments deM. Daniels et les miens sont toujours les mêmes que lorsquevos bienfaits me mirent à même d’acheter cette maison. Alors ilavait la pratique de tous les voyageurs de haut rang, et pendantplus d’un an je ne logeai pas une seule personne titrée, exceptéVotre Honneur et un docteur célèbre de Londres, qui fut appelé iciprès d’un malade. Daniels eut alors l’impudence d’appeler ma maisonl’hôtel des rouliers ; nous eûmes une vive querelle à cetteoccasion, et ce sont de ces injures qu’on ne pardonne pasaisément.

– Je suis charmé que vous soyez pluscontent de la qualité de vos hôtes ; et puisque vous n’avezplus rien à lui envier de ce côté, je présume que vous êtes plusdisposés à la bienveillance l’un envers l’autre.

– Quant à la bienveillance, sir Edward,j’ai vécu dix ans avec Votre Honneur, et vous devez connaître moncaractère, dit Jackson avec l’air de satisfaction que donne uneconscience tranquille ; mais Sam Daniels est un homme aveclequel il n’est pas aisé de vivre, à moins de le laissertranquillement en possession du haut de l’échelle. Toutefois,continua l’hôte en riant et en se frottant les mains, j’ai eudernièrement ma revanche !

– Comment cela, Jackson ? demanda lebaronnet, voulant favoriser le désir évident qu’avait son vieuxserviteur de lui raconter ses triomphes.

– Votre Honneur doit avoir entendu parlerd’un grand seigneur, d’un duc de Derwent ; eh bien ! sirEdward, il y a environ six semaines qu’il passa par ici avec lordChatterton.

– Chatterton ! s’écria John enl’interrompant ; est-il possible qu’il soit venu si près denous ?

– Oui, monsieur Moseley, répondit Jacksond’un air d’importance. Ils arrivèrent devant ma porte dans unechaise attelée de quatre chevaux et suivie de cinq domestiques, et,le croiriez-vous, sir Edward ? à peine étaient-ils entrésdepuis dix minutes, que le fils de Daniels s’était déjà faufilé,parmi les domestiques, pour savoir le nom de leurs maîtres. J’allaile lui apprendre moi-même, sir Edward, car il ne nous arrive pastous les jours des ducs.

– Et c’est le hasard, sans doute, quiengagea Sa Grâce à entrer chez vous plutôt qu’à laVache-Noire ?

– Non, Votre Honneur, dit l’hôte enmontrant son enseigne, et en s’inclinant respectueusement devantson ancien maître, les Armes de Moseley ont tout fait.M. Daniels avait coutume de me railler de ce que j’avais portéla livrée, et il m’avait dit plus d’une fois qu’il n’avait qu’àtraire sa vache, mais que les armes de Votre Honneur nem’empêcheraient pas de végéter toute ma vie. Aussi, dès que mesnobles hôtes furent arrivés, Votre Honneur, je me hâtai de luienvoyer un message pour lui apprendre ma bonne fortune.

– Et comment ce message était-ilconçu ?

– Je lui fis dire seulement que les armesde Votre Honneur avaient amené dans ma maison un baron et unduc : voilà tout.

– Et je suppose que Daniels mit polimentvotre messager à la porte ? dit John en riant.

– Non, monsieur Moseley, Daniels ne l’eûtpoint osé. Mais ce fut hier, Votre Honneur, ce fut hier soir quemon triomphe fut complet. Daniels était assis devant sa porte, etje fumais ma pipe à la mienne, sir Edward, lorsqu’un carrosseattelé de six chevaux et entouré d’une foule de domestiques parutau bout de la rue. Bientôt il fut près de nous, et les jockeysdirigeaient déjà les chevaux vers la cour de la Vache-Noire,lorsque le gentilhomme qui était dans la voiture, apercevant monenseigne, envoya un de ses domestiques demander qui tenait lamaison. Je me nommai, Monsieur, et je pris la liberté de meréclamer de Votre Honneur.

– Monsieur Jackson, me dit Sa Seigneurie,j’ai trop de respect pour sir Edward Moseley pour ne pas me logerde préférence chez un vieux serviteur de sa famille.

– Vraiment ! dit le baronnet. Mais,Jackson, quel était ce seigneur ?

– Le comte de Pendennyss, VotreHonneur ; oh ! c’est un digne seigneur ; il me fitbien des questions sur le temps où je vivais chez Votre Honneur, etsur Mrs Wilson.

– Sa Seigneurie passa-t-elle la nuit chezvous ? demanda Mrs Wilson enchantée de l’intérêt que lecomte avait témoigné pour elle.

– Oui, Madame, et il ne nous quittaqu’après avoir déjeuné.

– Et cette fois-ci, Jackson, dit John enriant, quel message envoyâtes-vous à la Vache-Noire ?

Jackson regardait sans répondre, d’un airmalin ; mais John ayant renouvelé sa question, ilrépondit :

– Vous sentez, Monsieur, que j’étais unpeu à l’étroit pour loger toute la suite du comte, et j’envoyai Tomdemander à M. Daniels s’il ne pourrait pas me prendre unecouple de domestiques.

– Et Tom revint-il avec ses deuxoreilles ?

– Oui, monsieur John, le pot qu’on lui ajeté n’a fait que lui raser la tête ; mais sijamais !…

– Allons ! allons ! dit lebaronnet désirant mettre fin à cette conversation, vous avez étéassez heureux pour montrer de la générosité ; je vousconseille de vivre en bonne intelligence avec votre voisin, si vousne voulez pas que je vous fasse perdre vos nobles hôtes, enretirant mes armes. Voyez si ma chambre est prête.

– Oui, Votre Honneur, dit Jackson ;et, saluant respectueusement, il se retira.

– Au moins, ma tante, dit John d’un tonplaisant, nous avons le plaisir de souper dans la même chambre quele noble comte : et c’est toujours quelque chose, quoique cesoit à vingt quatre heures de distance.

– J’aurais bien désiré que ce fût le mêmejour, dit le baronnet en pressant avec affection la main de sasœur.

– L’arrivée de pareils hôtes a dû êtred’un grand profit pour Jackson, dit lady Moseley ; et ils seséparèrent pour la nuit.

Le lendemain, tous les domestiques deBenfield-Lodge étaient rangés en haie dans le grand vestibule, pourrecevoir convenablement sir Edward et sa famille. Au milieu d’euxse faisait remarquer la taille droite et élancée de leur maître,ayant à sa droite l’honnête Peter Johnson, qui eût pu disputer,même à M. Benfield, le prix de la maigreur.

– Sir Edward et milady Moseley, dit levieux gentilhomme, lorsqu’ils arrivèrent près de lui, c’étaitl’usage dans ma jeunesse (et cette coutume était invariablementsuivie par les personnes d’une haute noblesse, telles que lordGosford… et… et… sa sœur, lady Juliana Dayton), c’était l’usage,dis-je, de recevoir ses hôtes du haut du perron de sonchâteau ; et conformément… Ah ! chère Emmy, s’écria lebon vieillard en la pressant dans ses bras avec tendresse, etoubliant le discours qu’il avait préparé, à la vue de sa niècechérie, vous avez échappé à la mort ; que Dieu en soitbéni !… Là, que faites-vous donc ?… laissez-moi respirer…laissez-moi respirer. Et, voulant tâcher de reprendre son empiresur lui-même, il se tourna vers John :

– Ainsi donc, jeune homme, vous jouezavec des armes meurtrières, et vous mettez en danger la vie devotre sœur ? Dans ma jeunesse, Monsieur, aucun gentilhomme, deceux du moins qui étaient reçus à la cour, ne touchait jamais unfusil. Lord Gosford n’a de sa vie tué un oiseau, ni conduitlui-même sa voiture ; non, Monsieur, les gentilshommes alorsn’étaient point des cochers. Peter, quel âge avais-je lorsque jeconduisis pour la première fois ma chaise en me promenant dans mesterres ? C’était, je crois, à l’époque où vous eûtes le brascassé, dans l’année…

Peter, qui s’était retiré modestement derrièreson maître, et qui pensait que sa tournure élégante n’était là quepour faire tableau, avança d’un pas en s’entendant appeler, et,faisant un salut profond, il répondit de sa voixglapissante :

– Dans l’année 1793, Votre Honneur, latrente-huitième du règne de Sa Majesté, la soixante-quatrième devotre âge, et le 12 juin sur le midi. Peter s’était retiré enfinissant ; mais, semblant se rappeler quelque chose, ilreprit sa place avancée, puis, ajouta gravement :

– Nouveau style.

– Comment vous portez-vous, vieuxstyle ? s’écria John en le frappant amicalement surl’épaule.

– Monsieur John Moseley…, mon jeunemaître (ce nom qu’affectionnait Peter n’avait passé du baronnet àson fils que depuis quelques années), avez-vous pensé… à merapporter… les conserves vertes ?

– Certainement, dit John avecgravité ; et, les prenant dans sa poche pendant que la sociétépassait dans le parloir, il les mit avec solennité sur la têtechauve de l’intendant :

– Là, monsieur Peter Johnson, vous voilàrentré dans votre propriété, que je vous rends saine et sauve.

– Et M. Denbigh m’a dit plusieursfois, dit Émilie d’un ton de bonté, qu’il vous devait beaucoup dereconnaissance pour une attention aussi délicate.

– Ah ! miss Emmy, dit l’intendant enlui faisant un de ses plus beaux saluts, comment ? il a ditcela ! que Dieu le bénisse ! mais le quatorzième codiciledu testament de mon maître… et il se mit le doigt sur la bouched’un air significatif.

– J’espère que le treizième porte le nomde l’honnête Peter, dit Émilie, qui trouvait plus de plaisir que decoutume à causer avec le bon intendant.

– Comme témoin, miss Emmy, comme témoin,et voilà tout ; mais que Dieu me préserve, continua Peter avecsolennité, de vivre assez pour voir ce testament mis au jour !Non, miss Emmy, mon maître m’a comblé de ses bienfaits lorsquej’étais encore assez jeune pour en jouir. Je suis riche, miss Emmy,je possède trois cents bonnes livres sterling par an.

Émilie, qui avait rarement entendu Peterprononcer un aussi long discours que celui que venait de luiarracher la reconnaissance, lui exprima tout le plaisir qu’elle enressentait, et après lui avoir serré la main avec bonté, elle lequitta pour entrer dans le parloir.

– Ma nièce, dit M. Benfield aprèsavoir promené ses regards autour de lui, où est donc le colonelDenbigh ?

– Le colonel Egerton, vous voulezsûrement dire, Monsieur ? dit lady Moseley.

– Non, lady Moseley, le colonel Denbigh,car je présume qu’il est maintenant colonel, dit-il en regardant lebaronnet d’un air expressif ; et qui peut être plus digned’être colonel et même général, qu’un homme qui n’a pas peur dufeu ?

– En ce cas, Monsieur, dit John, quiprenait un malin plaisir à attaquer le vieillard par son endroit leplus sensible, les colonels devaient être rares dans votrejeunesse.

– Non, monsieur l’impertinent, non ;les seigneurs de mon temps savaient se battre quand il le fallait,quoiqu’ils ne missent pas leur plaisir et leur gloire à tourmenterde pauvres oiseaux ; l’honneur était aussi cher à ungentilhomme de la cour de George II, qu’il peut l’être à ceux quibrillent à celle de son petit-fils, et la vertu aussi, Monsieur, etla vertu aussi ; je me rappelle que, lorsque je siégeais auparlement, il n’y avait pas dans tout le ministère un homme d’uneintégrité douteuse, et que les bancs mêmes de l’oppositionn’étaient remplis que par des membres d’un caractère loyal etincorruptible : pourriez-vous me citer un pareil exempleaujourd’hui ?

Chapitre 22

 

Est-elle heureuse ? – Hélas ! elle soupire, elle rêve,elle aime la solitude. – Mariez-la bien vite.

CRABBE.

Peu de jours après l’arrivée des Moseley àBenfield-Lodge, John conduisit ses sœurs au petit village de L***,où la saison des eaux amenait toujours beaucoup de monde.

Parmi les distractions offertes aux malades etaux oisifs qui fréquentaient les eaux, on comptait ce qu’onpourrait appeler le propagateur du bien et du mal, une bibliothèquepublique.

Il faut avouer que si les livres parfois nouscorrigent et nous instruisent, ce moyen facile de publier sespensées ne sert trop souvent qu’à corrompre les principes de vertuet de morale que la nature ou l’éducation nous avait inspirés. Onne niera point non plus que nos bibliothèques ne contiennent autantde volumes dans cette catégorie que dans la première, car nousdevons ranger dans la classe des livres pernicieux ces ouvragesfutiles qui seraient déjà assez dangereux lors même qu’ils necauseraient d’autre mal que d’entraîner la perte d’un tempsprécieux, et nous ne prétendons pas en excepter le nôtre.

Nous ne pouvons nous empêcher d’exprimer leregret que des armes si dangereuses soient laissées à la portée dupeuple, de ces gens que l’éducation n’a pas prémunis contre lesfaux principes que tant d’écrits aujourd’hui ne sont destinés qu’àpropager, et que leur goût entraînera toujours à choisir un ouvragelicencieux ou immoral de préférence à celui qui pourrait leséclairer et les instruire.

John entra dans les salons conduisant ses deuxcharmantes sœurs. Depuis longtemps les livres étaient une sourced’amusement pour Jane et d’instruction pour Émilie.

Sir Edward était passionné pour la lecture deces ouvrages qui, sans être tout à fait inutiles, ne demandent pasune grande profondeur de pensées ou des recherchesfatigantes ; et, comme beaucoup d’autres, qui sont ennemis detoute contention d’esprit, il découvrait quelquefois, par suite deson bon sens naturel, qu’il avait adopté, sans s’en apercevoir, desidées fausses et qui n’étaient pas même d’accord entre elles.

Il est aussi dangereux d’abandonner toutes nosfacultés aux impressions que cherche à faire naître l’auteur quenous lisons, qu’il est vain et inutile d’analyser avec défiancechacune de ses syllabes ; on ne pouvait accuser sir Edward dece dernier travers, mais il n’était pas tout à fait à l’abri dupremier.

Lady Moseley lisait très peu ; sesopinions étaient établies d’une manière inébranlable sur tous lespoints importants, et son caractère affable et liant la portait àêtre toujours de l’avis des autres, sur les sujets qui netouchaient ni la religion ni la morale.

Jane avait un esprit plus actif que celui deson père et plus brillant que celui de sa mère ; et si ellen’avait point reçu de fâcheuses impressions de tous les livresqu’elle lisait indistinctement et sans guide, elle le devait plutôtà l’heureuse circonstance que la bibliothèque du baronnet necontenait rien de précisément mauvais, qu’à aucune précaution deses parents contre le mal profond et irréparable que doiventproduire des lectures mal dirigées sur l’esprit d’une jeunepersonne.

Mrs Wilson avait mis tant de soin àécarter de sa pupille un semblable danger, et à lui faire sentir lanécessité de ne lire que des ouvrages choisis, que ce qui n’avaitété d’abord chez Émilie que l’effet de la soumission et del’obéissance, fut bientôt l’effet de son goût et de l’habitude.

Émilie ne lisait presque jamais que desouvrages instructifs, et si quelquefois elle se permettait d’enouvrir un moins sérieux, son esprit juste était toujours éclairépar un goût et un jugement sain, qui en diminuaient le danger s’ilsne l’excluaient tout à fait.

Les salons de lecture étaient remplis d’ungrand concours de monde. Tandis que John souhaitait le bonjour auxpersonnes de sa connaissance et que ses sœurs cherchaient à seprocurer un catalogue, une dame âgée, dont la toilette et l’accentannonçaient une étrangère, entra dans le salon, et, déposant surune table quelques livres religieux, elle demanda le reste del’ouvrage.

La singularité de son accent attiral’attention des sœurs, et, à la grande surprise de Jane, Émilie, enla voyant, laissa échapper un cri de joie ; l’étrangère levales yeux, et, après un moment d’hésitation, salua d’un airrespectueux. Émilie s’avança vers elle, lui prit la main, et lesdeux dames se demandèrent réciproquement de leurs nouvelles.

C’était l’amie de la belle inconnue qu’Émilieavait rencontrée à Bath, et cette dernière apprit, avec autant deplaisir que de surprise, que la jeune Espagnole, qui se nommaitMrs Fitzgerald, demeurait dans une petite maison isolée à cinqmilles de L*** ; elle s’y était établie depuis six mois avecsa compagne, et comptait y rester, à moins qu’elle ne se décidât àretourner en Espagne, ce que cette dernière commençait à espérerdepuis la paix.

Émilie ayant demandé et obtenu la permissiond’aller les visiter dans leur retraite, la dame espagnole partit,et Jane, ayant fait choix des livres qu’elle désirait, reprit avecJohn et Émilie le chemin de Benfield-Lodge.

Chemin faisant, Émilie raconta à son frère larencontre qu’elle avait faite, et lui dit qu’elle avait appris,pour la première fois, le nom de leur belle inconnue, et qu’elleétait ou avait été mariée.

John écouta sa sœur avec le vif intérêt quelui avait inspiré la belle Espagnole dès leur première rencontre,et lui dit en riant qu’il ne pouvait croire que l’aimable étrangèreeût jamais été mariée. Pour éclaircir ce doute et satisfaire ledésir qu’ils avaient tous deux de renouveler connaissance avecelle, ils convinrent de diriger leur promenade, le lendemain matin,vers le petit ermitage, accompagnés de Mrs Wilson et de Jane,si elle le désirait. Mais le jour suivant avait été désigné parEgerton comme celui de son arrivée à L***, et Jane refusa de sejoindre à eux, sous prétexte de quelques lettres qu’elle avait àécrire.

Jane avait lu avec soin tous les journauxdepuis le départ du colonel, et après y avoir vu son arrivée àLondres, elle y avait trouvé les détails de la revue de sonrégiment. Il n’avait écrit à personne de la famille ; mais,jugeant des sentiments du colonel d’après les siens, Jane n’avaitpas le moindre doute qu’il n’arrivât, au jour indiqué, sur lesailes de l’amour.

Mrs Wilson écouta avec plaisir le récitque lui fit sa nièce de sa rencontre inespérée avec la belleinconnue dans les salons de lecture, et elle accepta avecempressement le projet de visite pour le lendemain, désirantchercher à adoucir les chagrins de la nouvelle connaissanced’Émilie, et surtout étudier à fond son caractère.

Le lendemain de son arrivée, le baronnet etM. Benfield eurent une longue conversation relativement à lafortune de Denbigh, et le vieux gentilhomme exprima avec véhémencetout le mécontentement qu’il éprouvait de ce qu’il appelait lafierté du jeune homme. Cependant, lorsque le baronnet, entraîné parsa franchise, eut laissé percer l’espoir qu’il concevait d’uneunion entre Denbigh et sa fille, M. Benfield se calma, et ditqu’en effet une pareille récompense était seule digne d’un pareilservice.

– Puisqu’il en est ainsi, dit-il, etqu’il doit épouser Emmy, il vaudrait mieux qu’il vendît sacommission dans l’armée ; il doit y avoir bientôt uneélection, et je le porterai au parlement. Oui, oui, rien ne formetant un homme et ne le met plus à même d’étudier le cœur humain qued’y siéger pendant une session, et toutes les connaissances que jepuis avoir en ce genre, je les dois au temps que j’ai passé à lachambre. Sir Edward exprima son assentiment avec cordialité, et ilsse séparèrent également satisfaits des arrangements qu’ils avaientpris pour assurer le bonheur de deux êtres qu’ils aimaient sitendrement.

Quoique les soins et la prudence deMrs Wilson eussent toujours veillé pour éloigner de sa pupilleces idées enthousiastes et romanesques dont se repaissent tant dejeunes personnes, cependant les douces illusions auxquelles on estporté à se livrer sous l’influence de la jeunesse, de l’espoir etde l’innocence, inspiraient à Émilie une sorte de ravissement,inconnu jusqu’alors à son âme pure et tranquille. L’imageséduisante de Denbigh se mêlait toujours à ses pensées, soitqu’elles eussent pour sujet le passé ou l’avenir, et elle était surle seuil de ces châteaux imaginaires dans lesquels Jane se perdaitordinairement.

Émilie se trouvait dans la position quipeut-être est la plus dangereuse pour une jeune fillechrétienne : son cœur, toutes ses affections, étaient donnés àun homme qui paraissait les mériter, et qui était venu partagerl’amour que jusqu’alors elle n’avait eu que pour son Créateur.Empêcher l’amour profane de devenir le plus fort, et soumettre sespassions aux plus puissantes considérations d’un devoir éternel etd’une pieuse gratitude, est une des épreuves les plus difficilesque puisse avoir à subir une âme chrétienne. Nous sommes plusenclins à oublier notre Dieu dans la prospérité que dans lemalheur ; la faiblesse de la nature humaine nous porte àchercher du secours contre l’adversité ; mais la vanité etl’aveuglement ne nous persuadent que trop souvent que le bonheurdont nous jouissons ne saurait finir.

Sir Edward et lady Moseley n’entrevoyaientdans l’avenir que des jours de calme et de bonheur pour tous leursenfants.

Clara était déjà heureusement établie, et sessœurs étaient à la veille de s’unir avec des hommes dont lafamille, le rang et le caractère auraient satisfait des parentsplus difficiles ; elles allaient, il est vrai, tirer à uneloterie dont les chances sont bien incertaines ; mais, d’aprèsleurs principes, sir Edward et lady Moseley ne pouvaient qu’espéreret prier pour leur bonheur, et ils le faisaient avec ferveur.

Ce n’était point ainsi que se conduisaitMrs Wilson ; elle avait veillé sur le précieux dépôt quilui avait été confié, avec trop d’assiduité, un trop vif intérêt etun sentiment trop juste de la responsabilité qui pesait sur elle,pour déserter son poste au moment où sa surveillance devenait plusnécessaire.

Dans les entretiens qu’elle avait avec sanièce, elle travaillait à empêcher que la perspective de bonheurterrestre qui s’ouvrait devant elle ne lui fit oublier que cen’était que le passage à une meilleure vie ; elle tâchait, parses exemples, par ses prières et par ses conseils, de ne lui pointlaisser perdre de vue la fin pour laquelle elle avait été créée,et, avec le secours de la Providence, ses efforts étaient couronnésde succès.

Le jour où les jeunes gens avaient été visiterla bibliothèque publique, lorsque toute la famille était encore àtable après le dîner, John Moseley semblant sortir d’une longuerêverie, demanda tout à coup à sa sœur :

– Laquelle trouvez-vous la plus belle,Émilie, de Grace Chatterton ou de Mrs Fitzgerald ?

Émilie se mit à rire, et luirépondit :

– C’est Grace, très certainement ;n’êtes-vous pas de mon avis, mon frère ?

– Mais, oui, quelquefois ; mais netrouvez-vous pas qu’il y a des moments où Grace a tout à fait leregard de sa mère ?

– Oh non ; elle est le portraitfrappant de Chatterton.

– C’est à vous qu’elle ressemble traitpour trait, chère Emmy, dit M. Benfield, qui écoutait leurconversation.

– À moi, mon cher oncle ! jamaispersonne ne m’a fait ce compliment.

– Oui, oui, et cela saute aux yeux ;je n’ai jamais vu une si grande ressemblance, si ce n’est celle queje trouve entre vous et lady Juliana. Lady Juliana, Emmy, était unebeauté dans sa jeunesse ; elle ressemblait beaucoup à sononcle, le vieil amiral Griffin… Vous ne pouvez vous rappelerl’amiral… Il avait perdu un œil dans une bataille contre lesHollandais, et la moitié d’une joue, lorsque, bien jeune encore, ilservait contre les Espagnols à bord d’une frégate. Oh !c’était un aimable vieillard ! Combien de guinées ne medonna-t-il pas lorsque j’étais tout petit et que j’allais àl’école.

– Il ressemblait à Grace Chatterton, mononcle ? dit John en souriant.

– Non, Monsieur, non, non ; qui adit qu’il lui ressemblât, mauvais plaisant ?

– Je croyais vous l’avoir entendu dire,Monsieur ; mais peut-être est-ce la vérité du portrait qui m’ainduit en erreur ; cet œil et cette joue…

Émilie l’interrompit :

– Lord Gosford laissa-t-il des enfants,mon oncle ? dit-elle en jetant sur John un regard dereproche.

– Non, cher Emmy ; son fils uniquemourut au collège ; je n’oublierai jamais le chagrin de cettepauvre lady Juliana. Elle remit pendant près de trois semaines unvoyage qu’elle désirait faire à Bath. Un seigneur qui lui faisaitalors la cour lui offrit sa main et fut refusé. En vérité sondésintéressement fit naître une telle admiration dans le cœur detous les hommes de la cour, qu’immédiatement après la mort du jeunelord Dayton, sept gentilshommes lui offrirent leurs vœux, et furentrejetés dans la même semaine, et j’entendis lady Juliana s’écrierqu’au milieu de ses adorateurs et des hommes de loi, elle n’avaitplus un moment de repos.

– Des hommes de loi !… s’écria sirEdward ; et qu’avait-elle à démêler avec eux.

– Parbleu ! sir Edward, la mort deson neveu lui assurait six mille livres sterling de revenu, et il yavait des curateurs à nommer, et des contrats à dresser… Pauvrejeune femme ! elle était si affectée, Emmy, qu’elle fut, jecrois, une semaine sans sortir, passant tout ce temps à lire despapiers, et à s’occuper d’affaires. Oh ! quel bon goût elleavait ! son deuil, ses livrées et son nouveau carrosse firentl’admiration de toute la cour… Oui, le titre est éteint, et je neconnais plus personne qui porte ce nom. Le comte ne survécut quesix ans à la perte de son fils ; et la comtesse, le cœurbrisé, l’avait précédé de dix mois dans la tombe.

– Et lady Juliana, mon oncle, demandaJohn, qu’est-elle devenue ? se maria-t-elle ?

Le vieillard chercha à fortifier son couragepar un verre de vin, et regarda si Peter était derrière lui. Peter,qui originairement était sommelier, avait mis pour condition à sonélévation en grade que, quelque compagnie que reçût son maître, illui serait toujours permis de remplir auprès de lui ses anciennesfonctions. M. Benfield, s’étant assuré que son vieil ami étaitlà, s’aventura à parler sur un sujet qu’il se permettait bienrarement de traiter en compagnie.

– Oui…, oui…, elle se maria, il est vrai,quoiqu’elle m’eût dit qu’elle avait l’intention de mourir fille,…mais…, hem…, je suppose…, hem…, que ce fut par compassion pour levieux vicomte, qui lui avait dit souvent qu’il ne pouvait vivresans elle, et qui lui assura un douaire de cinq mille livressterling par an, qui, ajouté à ce qu’elle avait déjà, luipermettait de faire beaucoup de bien : cependant…, hem…, jedois avouer que je n’aurais, jamais cru qu’elle eût choisi un hommesi vieux et si infirme… Mais, Peter…, donnez-moi un verre de vinrouge. Peter le lui présenta, et le vieillard continua aprèsl’avoir bu :

– On dit qu’il a très mal agi enverselle, et elle a dû être très malheureuse, car c’était bien le cœurle plus tendre et le plus sensible… !

Il est impossible de dire combien de tempsM. Benfield aurait continué sur le même ton, s’il n’eût étéinterrompu par le bruit que fit en s’ouvrant la porte du parloir,et par la soudaine apparition de Denbigh. Toutes les figuress’épanouirent en voyant arriver, plus tôt qu’on ne l’espérait,celui qui était devenu l’ami de tous ; et sans l’attentionprudente de Mrs Wilson, qui offrit un verre d’eau à Émilie,celle-ci n’eût pu réussir à cacher l’excès de sa surprise et de sajoie.

Il fut reçu par tous les membres de la familleavec une cordialité qui prouvait à quel point il leur était cher.Après leur avoir appris en peu de mots qu’après la revue de sonrégiment, il s’était jeté dans une chaise de poste et avait voyagéjour et nuit jusqu’à ce qu’il les eût rejoints, il alla s’asseoirprès de M. Benfield, qui le reçut avec une préférence marquéeet des égards qu’il n’avait jamais témoignés à aucun homme, sans enexcepter même lord Gosford.

Peter quitta son poste accoutumé derrière lefauteuil de son maître, pour en prendre un d’où il pût apercevoirle nouveau venu ; il ne faisait qu’essuyer ses larmes, et,dans l’espoir de cacher son émotion, il mit les conserves vertesqu’il avait eu l’attention d’envoyer à Denbigh pendant sa maladie.Les éclats de rire de John, qui l’observait, attirèrent tous lesregards sur l’honnête intendant, et lorsque Denbigh apprit quec’était l’ambassadeur que M. Benfield avait envoyé àMoseley-Hall, il se leva, et, lui présentant amicalement la main,le remercia avec bonté de la prévoyante attention qu’il avait euepour les faibles yeux d’un malade.

Peter serra entre les siennes la main qui luiétait offerte, et, après avoir fait plusieurs efforts infructueuxpour parler, il balbutia ce peu de mots :

– Je vous remercie, je vousremercie ; puisse le ciel vous bénir ! et il fondit enlarmes. Sa sensibilité devint presque contagieuse, et John suivitl’intendant hors de la chambre, tandis que son oncle s’écriait ens’essuyant les yeux – Plein de bonté et de condescendance ;précisément comme mon vieil ami le comte de Gosford !

Chapitre 23

 

Adam est un vieux serviteur, il a ses privilèges.

SHAKESPEARE.

À l’heure convenue, la voiture deMrs Wilson était prête pour la conduire ainsi que sa nièce àl’ermitage de Mrs Fitzgerald. John fut laissé à la maison sousprétexte de tenir compagnie à Denbigh, mais réellement parce queMrs Wilson doutait qu’il fût convenable qu’il les accompagnâtdans cette visite. John aimait trop son ami pour ne pas souscrire àcet arrangement : mais il pria sa sœur de présenter seshommages à Mrs Fitzgerald, et d’en obtenir pour lui lapermission d’aller lui rendre ses devoirs en personne.

Les dames trouvèrent l’habitation de leur amiedans la situation la plus agréable et la plus pittoresque, quoiquepetite et retirée ; elle était presque cachée par les arbresqui l’entouraient, et lorsqu’elles arrivèrent assez près pour ladécouvrir, elles virent Mrs Fitzgerald qui guettait l’arrivéed’Émilie.

Mrs Fitzgerald, à peine âgée de vingtans, portait sur tous ses traits l’empreinte d’une mélancolie quiinspirait l’intérêt le plus vif ; ses manières étaient douceset très réservées ; il était évident qu’elle avait toujoursvécu, sinon dans le grand monde, du moins dans la bonnecompagnie.

Elle parut extrêmement sensible au souvenird’Émilie, et remercia les deux dames d’avoir poussé la bontéjusqu’à venir la chercher dans sa solitude. Elle leur présenta sacompagne sous le nom de dona Lorenza, et l’intimité la plusparfaite s’établit bientôt entre les nouvelles amies.

La jeune veuve, car ses habits de deuil neprouvaient que trop la perte qu’elle déplorait, fit les honneurs dechez elle avec une aisance pleine de grâce ; elle conduisitses amies dans son petit jardin, dont l’arrangement, ainsi quecelui de la maison, attestait le goût et l’élégance de celle quil’habitait.

Deux femmes et un vieux domestique formaienttoute sa maison : elle avait pris la résolution de ne pointsortir de sa retraite ; mais si Mrs Wilson et missMoseley voulaient bien l’excuser si la retraite absolue à laquelleelle s’était condamnée l’empêchait de leur rendre leurs visites,rien ne pourrait lui faire plus de plaisir que de les recevoir leplus souvent possible.

Mrs Wilson prenait un vif intérêt auxinfortunes que paraissait éprouver une si jeune femme, et elleétait si touchée de sa modeste résignation, qu’elle lui accordafacilement la promesse qu’elle sollicitait. Émilie s’acquitta de lacommission de John, et Mrs Fitzgerald accueillit avec untriste sourire la demande qu’elle renfermait.

– M. Moseley, répondit-elle, luiavait imposé de trop grandes obligations, dès leur premièreentrevue, pour qu’elle pût se refuser le plaisir de l’en remercierde nouveau ; mais elle les suppliait de l’excuser si elle lespriait de ne lui amener aucun autre de leurs amis, car il n’y avaitqu’un seul homme en Angleterre dont elle eût reçu les visites,encore ne l’avait-elle vu qu’une fois depuis qu’elle était dans lecomté de Norfolk.

Après lui avoir promis de se conformer à sesdésirs et de revenir bientôt, la tante et la nièce reprirent lechemin de Benfield-Lodge, où elles arrivèrent à temps pour faireleur toilette pour le dîner.

En entrant dans le salon, elles virentl’élégant colonel Egerton appuyé sur le dossier de la chaise deJane ; il était arrivé pendant leur absence, et s’était faitconduire immédiatement à Benfield-Lodge.

Sa réception, si elle n’avait pas été aussiamicale que celle de Denbigh, avait du moins été cordiale, exceptécependant de la part du maître de la maison ; et encore cedernier était-il si joyeux de se voir entouré de sa famille et dela perspective du mariage d’Émilie (qu’il regardait comme arrangé),qu’il prit sur lui de chercher à dissimuler l’éloignement qu’il sesentait pour Egerton. Soit que le colonel se laissât tromper parles apparences, soit qu’il fût trop homme du monde pour ne passavoir composer son visage, la bonne intelligence, si ellen’existait pas au fond de leurs cœurs, semblait du moins régnerentre eux.

Lady Moseley se trouvait au comble du bonheur.Si jamais elle avait eu le moindre doute sur les intentionsd’Egerton, son voyage aux eaux les moins à la mode de toute laGrande-Bretagne, était une preuve irrécusable de son amour. Quant àDenbigh, elle croyait sa position dans le monde trop peu brillantepour qu’il négligeât de profiter des avantages que lui offrait unealliance avec la famille de sir Edward Moseley ; et elle étaitsatisfaite de ses deux gendres futurs.

M. Benfield lui avait appris que legénéral sir Frédéric Denbigh était proche parent du duc de Derwent,et Denbigh avait dit que le général était son grand-père.

L’héritier de sir Edgar devait jouir d’unebrillante fortune ; et Émilie en aurait assez par suite desintentions bienveillantes de Mrs Wilson et deM. Benfield, pour n’avoir pas besoin d’en trouver chez sonmari. La tâche la plus difficile pour une mère lui paraissaitremplie, et elle n’entrevoyait qu’un avenir de paix et de bonheur,embelli par les soins de ses enfants et de ses petits-enfants.

John, l’héritier d’une baronnie et de quinzecents livres sterling de revenu, pourrait se marier suivant songoût ; et elle pensait que Grace Chatterton deviendraitprobablement sa belle-fille.

Sir Edward, sans voir tout à fait aussi loindans l’avenir que sa femme, se sentait pénétré, comme elle, desécurité et de bonheur ; et il eût été difficile de trouverdans toute l’Angleterre une maison qui réunît plus de gens heureuxque Benfield-Lodge ; car le vieux gentilhomme ayant insistépour que Denbigh devînt un de ses hôtes, il fut obligé d’étendreson hospitalité jusqu’au colonel.

Ce sujet avait été longuement discuté, le jourde l’arrivée d’Egerton, entre Peter et son maître, et le conseilallait se prononcer contre son admission, lorsque l’intendant, quiavait recueilli tous les détails de la scène du berceau, de labouche des domestiques, et par conséquent avec beaucoupd’exagération, se rappela que le colonel avait montré beaucoupd’activité pour porter secours aux malades, et qu’il avait été, àune grande distance, puiser de l’eau pour ranimer miss Emmy, dansle chapeau du capitaine Jarvis, entreprise qui n’avait pas été sansdifficulté, ledit chapeau se trouvant plein de trous, attendu queM. John l’avait fait sauter de la tête du capitaine, sanstoucher un seul cheveu, en tirant un coq de bruyère.

Ce rapport, aussi exact que peut l’être unrécit qui a passé par la bouche de plusieurs domestiques, adoucitun peu M. Benfield, et il consentit à suspendre sa décisionjusqu’à plus ample informé.

Pendant le dîner, le colonel admira leportrait de lord Gosford, peint par Reynolds, qui embellissait lasalle à manger ; M. Benfield, enchanté, lâcha soninvitation qui fut acceptée avec politesse, et le colonel futinstallé dans la maison.

John Moseley était le seul qui fût par momentspensif et distrait, et on pouvait douter si ses réflexions seportaient sur Grace Chatterton ou sur la douairière ; carc’était un véritable chagrin pour John de ne pouvoir penser à Gracesans être assailli par le souvenir désagréable de ses alentours.Les lettres qu’il recevait de Chatterton lui apprenaient qu’ilétait encore à Denbigh-Castle, dans le Westmoreland, séjourordinaire de son ami le duc de Derwent ; et John pensait,d’après les éloges qu’il lui avait faits deux ou trois fois de ladyHenriette Denbigh, sœur du duc, qu’Émilie serait bientôt remplacéedans son cœur.

La douairière et ses filles étaient alors auchâteau d’une de leurs tantes, dans le comté d’York, vieille fillechez laquelle, comme John le savait fort bien, aucun homme n’étaitjamais admis, et cette certitude le consolait un peu de l’absencede Grace. Il savait que l’espoir d’assurer à ses filles un legsconsidérable pouvait seul décider la douairière à s’isoler pendantquelque temps de la société des hommes. Il était sûr que tantqu’elle serait dans ce manoir, elle ne pouvait dresser des piègespour faire tomber dans ses filets quelques maris pour ses filles,et il était satisfait.

– Combien je désirerais, se disait Johnen lui-même, que la mère Chatterton voulût se marier elle-même, etqu’elle laissât Catherine et Grace s’arranger comme elles levoudraient ! Catherine, j’en suis sûr, s’en tirerait trèsbien : et peut-être que Grace elle-même, par la force del’exemple… John soupira, et siffla pour appeler Didon et Rover.

On pouvait remarquer dans les manières ducolonel Egerton le même désir de plaire, en général, et les mêmesattentions pour Jane ; ils avaient recommencé leurs recherchespoétiques, et Jane saisissait avec empressement les occasions quecette conformité de goûts leur donnait de se rapprocher.

Mrs Wilson remarqua que l’éloignement quiexistait entre les deux jeunes gens qui faisaient la cour à sesnièces, semblait être encore augmenté depuis qu’ils ne s’étaientvus, particulièrement de la part du colonel, qui à chaque instantmontrait pour Denbigh une aversion qui alarmait la prudenteobservatrice et lui inspirait des craintes qu’elle ne pouvaitsurmonter.

La conduite d’Émilie et de Denbigh eût imposésilence au censeur le plus rigide, ou plutôt il eût été contraint àl’admirer. Les attentions de Denbigh se portaient toujours surÉmilie, quoique moins exclusivement que celles du colonel sur sasœur, et la tante remarquait avec plaisir que si les manièresd’Egerton avaient plus de ce vernis de politesse, de cettesouplesse d’esprit, qui réussissent dans le monde, celles deDenbigh montraient plus de franchise et de délicatesse.

L’un ne paraissait dirigé que par cet usage dumonde qui ne se dément jamais, et qui tient de si près à lafausseté, tandis que toutes les actions de l’autre paraissaientl’effet de la bienveillance et d’une juste appréciation de ce qu’ildevait à la société. C’était surtout lorsque la conversationroulait sur quelque question morale ou religieuse que la veuveattentive était enchantée de l’air de sincérité avec lequel ildéveloppait les meilleurs principes.

Parfois, cependant, elle ne put s’empêcher deremarquer sur les traits de Denbigh une sorte de contrainte, etlorsqu’on annonçait des visites, elle surprit deux ou trois foissur sa physionomie une expression qui ressemblait à celle del’alarme.

Ces tâches légères dans le caractère de sonhéros étaient bientôt oubliées lorsqu’elle examinait les côtéssolides de sa conduite ; et si quelques doutes venaient encoreobscurcir son esprit, le souvenir de l’opinion du docteur Yves, dela charité de Denbigh, de la manière dont il s’était conduit avecJarvis, et surtout de son dévouement pour sa nièce, ne manquaientjamais de les écarter.

Émilie était l’image vivante de la joie et del’innocence : si Denbigh était près d’elle, elle étaitheureuse ; s’il était absent, son humeur douce et égale n’enétait point altérée : ses sentiments étaient si vifs etcependant si purs, que la jalousie ne pouvait trouver accès dansson cœur. Peut-être qu’aucune circonstance n’avait encore excitécette passion inséparable de l’amour ; mais comme le cœurd’Émilie était plus subjugué que son imagination, son attachement,quoique plus dangereux pour son bonheur, si les suites en étaientmalheureuses, ne se trahissait point par ces inquiétudes et cetteagitation qui accompagnent les amours vulgaires.

Jamais elle ne se promenait seule avecDenbigh, mais il lui faisait des lectures lorsqu’elle était avec satante ; il les accompagnait dans leurs excursions du matin, etJohn remarqua deux ou trois fois qu’Émilie prenait la main que luioffrait Denbigh, pour surmonter les petits obstacles qu’ellerencontrait à la promenade, au lieu de venir demander le bras deson frère, comme elle était dans l’usage de le faireauparavant.

– Très bien, miss Émilie, pensa Johnaprès avoir fait trois fois la même observation pendant une deleurs promenades, vous paraissez avoir choisi un autre favori. Queles femmes sont singulières ! Elles quittent leurs amisnaturels pour une figure qu’elles ont à peine vue.

John oubliait que dans une autre occasion ils’était écrié lui-même :

– Ne craignez rien, chère Grace, quandc’était sa sœur qui était presque morte de frayeur. Mais il aimaittrop tendrement Émilie pour ne pas voir avec chagrin sa préférencepour un autre, quoique cet autre fût Denbigh. Toutefois laréflexion et un juste retour sur lui-même lui prouvèrent combienson mécontentement était ridicule.

M. Benfield s’était mis dans la têtequ’il fallait que le mariage d’Émilie fût célébré chez lui, et lemoyen d’amener les choses à ce but désiré, qui le rendrait le plusheureux des hommes, fut le sujet de ses réflexions pendant touteune matinée.

Heureusement pour Émilie, le vieillard avaitles idées les plus minutieuses sur la délicatesse des femmes, etjamais il ne se permettait, dans la conversation, l’allusion mêmela plus éloignée au mariage qu’il désirait. D’après cette manièrede voir, il ne pouvait agir ouvertement, et comme il croyait Peterl’homme le plus inventif qui fût au monde, il résolut d’avoirrecours à son génie pour sortir d’embarras.

Il sonna.

– Envoyez-moi Johnson, David. Peu deminutes après, l’habit boutonné jusqu’au menton, les culottes depeau et les bas de laine bleue étaient dans le salon, tenantsoigneusement renfermée la personne de M. Peter Johnson.

– Peter, dit M. Benfield en luimontrant d’un air de bonté une chaise qui était près de lui, et quel’intendant refusa respectueusement, je suppose que vous savez queM. Denbigh, le petit-fils du général Denbigh qui siégea dansle parlement avec moi, doit épouser ma petite Emmy.

Peter exprima par un sourire qu’il s’endoutait.

– Maintenant, Peter, de toutes les chosesdu monde, une noce serait ce qui pourrait me rendre le plusheureux, c’est-à-dire pourvu qu’elle eût lieu à Benfield-Lodge.Cela me rappellerait le mariage de lord Gosford, et les filles denoce, et… Je voudrais avoir votre avis, Peter, sur le moyen àprendre pour amener les choses au point où je veux les voir ;sir Edward et Anne refusent de s’en mêler, et je n’ose en parler àmistress Wilson.

Peter ne fut pas médiocrement alarmé de voirmettre ainsi tout à coup en requisition ses facultés inventives,surtout lorsqu’il s’agissait d’un sujet si délicat ; maiscomme il se piquait de tirer toujours son maître d’embarras, et queson cœur, presque octogénaire, battait encore à l’idée d’une noce,il réfléchit quelques instants ; puis ayant pensé que deux outrois questions préliminaires étaient nécessaires, il rompit enfinle silence.

– Je suppose, Monsieur, que tout estconvenu entre les jeunes gens ?

– Oui, oui, Peter, j’ai de bonnes raisonspour le croire.

– Et sir Edward, et Milady ?

– Ils y consentent, Peter.

– Et Mrs Wilson, Monsieur ?

– Elle y consent aussi.

– Et M. John, et missJane ?

– Toute la famille est d’accord, du moinsà ce que je puis croire ?

– Et le révérend docteur Yves, etMrs Yves. Monsieur ?

– Je sais qu’ils souhaitent vivement cemariage. Ne désirent-ils pas voir tout le monde aussi heureuxqu’ils le sont, Peter ?

– Cela est bien vrai, Monsieur ;mais puisque tout le monde y consent et que tout le monde estd’accord, la seule chose à faire, c’est…

– C’est… quoi, Peter ? s’écria sonmaître impatient en voyant qu’il hésitait.

– C’est, je pense, Monsieur, d’envoyerchercher un prêtre.

– Fi donc ! Peter, j’aurais bientrouvé cela moi-même, s’écria son maître désappointé. Nepouvez-vous m’aider à dresser un meilleur plan ?

– Mon cher maître, dit Peter, je voudraispouvoir faire pour miss Emmy et pour Votre Honneur ce que j’auraisbien désiré faire pour moi-même. Hélas ! Monsieur, lorsque jecourtisais Patty Steele, Votre Honneur, dans l’année de NotreSeigneur 1765, je l’aurais épousée sans une difficulté qui, à ceque dit Votre Honneur, ne s’oppose point au mariage de missEmmy.

– Que vous manquait-il donc, Peter ?lui demanda son maître d’une voix attendrie.

– Son consentement, Monsieur.

– Je vous remercie, mon pauvre Peter, ditM. Benfield doucement, vous pouvez vous retirer ; etl’intendant sortit en s’inclinant respectueusement.

La passion malheureuse que tous deux avaientnourrie était un des liens sympathiques les plus forts quiunissaient le maître et son fidèle serviteur, et le premier nemanquait jamais d’être adouci par la moindre allusion que sonintendant faisait à Patty. Après bien des réflexions,M. Benfield attribua le manque de tact de Peter en cetteoccasion à ce qu’il n’avait jamais siégé au parlement.

Chapitre 24

 

C’est un baronnet ! – Celui-ci est un lord : vous voyezque nous avons des titres.

COLMAN.

Depuis quinze jours qu’elles étaient àBenfield-Lodge, Mrs Wilson et Émilie avaient fait defréquentes visites à Mrs Fitzgerald. Chaque entrevueaugmentait l’intérêt que leur inspirait cette jeune femme, et lespersuadait de plus en plus qu’elle était malheureuse, quoiqu’ellene fît que bien rarement allusion à son sort et à son pays.

Mrs Wilson fut surprise de savoir qu’elleétait protestante ; leurs conversations roulaient quelquefoissur la religion établie dans le pays de Mrs Fitzgerald, et surcelle de sa patrie adoptive, et la conformité de leurs opinions surun point si essentiel resserrait encore les nœuds de leuramitié.

Un matin John accompagna sa tante ;Mrs Fitzgerald le reçut avec la cordialité d’une ancienneconnaissance, quoique avec la réserve d’une Espagnole, et elle luipermit de renouveler sa visite. Mrs Wilson lui ayant un jourraconté, pendant l’absence d’Émilie, le dévouement de Denbigh, quis’était précipité entre elle et la mort, Mrs Fitzgerald fut sitouchée de la noble conduite de ce jeune homme, qu’elle exprima ledésir de le voir ; mais l’impression du moment s’étanteffacée, elle n’en parla plus, et Mrs Wilson trouva inutile dele lui rappeler. La tante et la nièce trouvèrent un matinMrs Fitzgerald tout en pleurs ; elle tenait une lettre etdona Lorenza s’efforçait de la consoler.

On n’aurait pu dire sur quel pied cettedernière se trouvait chez sa jeune compagne. Quoiqu’elle n’eût pasun ton précisément commun, ses manières n’étaient point aussidistinguées que celles de Mrs Fitzgerald, et on ne savait sion devait la regarder comme son amie ou sa femme de charge.

Après les compliments d’usage, les dames, pardiscrétion, allaient se retirer, lorsque la jeune Espagnole lessupplia de rester.

– Vos attentions pour moi, Madame, et labonté de miss Moseley, vous donnent le droit de connaître lesmalheurs de l’être infortuné que votre touchant intérêt a sipuissamment contribué à consoler ; cette lettre est du jeuneseigneur dont vous m’avez quelquefois entendu parler, etquoiqu’elle m’afflige beaucoup, peut-être ne contient-elle rien queje ne mérite d’entendre.

– J’espère, ma jeune amie, que lapersonne qui vous écrit ne s’arme pas d’une sévérité déplacée pourles torts que vous avez pu avoir, et qui, j’en suis certaine, nepeuvent être que bien légers.

– Je vous remercie, Madame, de la bonneopinion que vous voulez bien avoir de moi ; mais, quoiquej’aie beaucoup souffert, je dois avouer que je l’avais mérité. Vousêtes dans l’erreur, cependant, sur le chagrin que j’éprouve en cemoment ; lord Pendennyss ne peut jamais en causer àpersonne.

– Lord Pendennyss ! s’écria Émilieavec surprise en regardant sa tante.

– Lord Pendennyss ! répéta celle-cid’un ton animé, il est donc aussi votre ami ?

– Oui, Madame, je dois tout à SaSeigneurie, l’honneur, la tranquillité, et même la vie.

Les yeux de Mrs Wilson brillèrent deplaisir en découvrant encore une nouvelle preuve des vertus dujeune homme dont elle admirait depuis si longtemps le caractère, etqu’elle avait en vain souhaité de voir.

– Vous connaissez donc le comte ?demanda Mrs Fitzgerald.

– Seulement de réputation, machère ; mais c’en est assez pour être persuadée que cellequ’il appelle son amie ne saurait être une femme ordinaire.

La conversation continua encore quelque tempssur le même sujet, et Mrs Fitzgerald, trouvant au-dessus deses forces d’instruire en ce moment ses amies de ses malheurs, leurpromit, si elles pouvaient revenir le lendemain, de leur faireconnaître tous les événements de sa vie et les obligations qu’elleavait à lord Pendennyss.

Mrs Wilson, persuadée qu’avantd’entreprendre la guérison d’une blessure il faut d’abord lasonder, accepta avec empressement la confidence de sa jeune amie,non pas dans le désir de satisfaire une vaine curiosité, mais avecla conviction que ses conseils seraient plus utiles àMrs Fitzgerald que ceux d’un jeune homme, et même de donaLorenza.

En revenant au château, Émilie s’écria tout àcoup :

– Quelque part que nous entendions parlerde lord Pendennyss, ma tante, c’est toujours d’une manièreavantageuse.

– Preuve certaine, ma chère, qu’il méritela bonne opinion qu’on a de lui, car bien peu d’hommes peuvent seflatter de n’avoir pas d’ennemis, et nous n’avons pas encorerencontré ceux du comte.

– Cinquante mille livres sterling derevenu doivent faire beaucoup d’amis, dit Émilie en souriant.

– Sans doute, ma chère, ou beaucoupd’ennemis ; mais l’honneur ou la vie ne peuvent se payer avecde l’argent, dans ce pays du moins.

Émilie convint de la vérité de cette remarque,et, après avoir exprimé son admiration pour le noble caractère dePendennyss, elle tomba dans une profonde rêverie. Il serait troplong d’énumérer toutes les vertus du jeune pair, qu’Émilieidentifiait pour ainsi dire avec les qualités attachantes deDenbigh ; ceux qui connaissent le cœur humain devinerontfacilement le sien, même sans avoir siégé au parlement.

Pendant cette même matinée, M. etMrs Jarvis firent leur entrée à L*** avec leurs filles.

L’arrivée d’une chaise de poste attelée dequatre chevaux était un événement qui se répandit bientôt danstoute la petite ville, et le nom de la famille à qui elleappartenait parvint à Benfield-Lodge au moment où Jane venait decéder, pour la première fois, aux instances du colonel, d’aller sepromener seule avec lui.

De toutes les occasions possibles, unepromenade est certainement la plus favorable pour unedéclaration.

Soit que le colonel eût formé son pland’avance, soit qu’il craignît que Mrs Jarvis ou tout autre nevoulût mettre obstacle à ses desseins, il résolut de profiter dutête-à-tête qu’on lui avait accordé, et à peine furent-ils hors dela maison, qu’il fit à Jane l’offre de sa main.

Le trouble de cette dernière l’empêcha quelquetemps de répondre. Enfin, se rappelant que son père et sa mèredésiraient autant qu’elle ce dénoûment attendu, elle balbutia,d’une manière presque inintelligible, que ses parents étaient lesarbitres de son sort, que le colonel devait s’adresser à eux, etque jusqu’à ce qu’il eût leur approbation, il ne devait pas lui endemander davantage.

Mais leur promenade n’était pas à moitié,qu’adroitement et par degrés il avait su lire dans ce cœur créduleet confiant ; il savait que, si ses parents rejetaient sademande, elle serait aussi malheureuse que lui ; enfin l’amantle plus difficile eût été satisfait des preuves d’attachement queJane, peu accoutumée à maîtriser ses sentiments, manifesta danscette promenade délicieuse.

Egerton était au comble du bonheur ; unevie tout entière de dévouement et d’amour ne suffirait pas pourpayer sa touchante bonté. Jane enivrée rentra à Benfield-Lodge,pénétrée d’un sentiment de bonheur jusqu’alors inconnu. Ladéclaration qu’elle redoutait en la désirant, ses propres aveux sipénibles et si doux, tout ce qu’elle craignait était passé ;il ne lui restait plus qu’à vivre et à être heureuse.

Elle se jeta dans les bras de sa mère, et,cachant soigneusement sa rougeur dans son sein, lui fit part del’offre du colonel et de ses propres désirs. Lady Moseley, quis’attendait à cette demande, et qui s’étonnait même de ce qu’ellen’eût pas encore été faite, embrassa sa fille et lui promit dedemander l’approbation de son père.

– Cependant, mon enfant, ajouta-t-elleaprès une réflexion qui aurait dû précéder au lieu de suivre lapromesse qu’elle venait de faire, il faut que nous prenions lesinformations nécessaires pour savoir si le colonel Egerton est unparti convenable pour notre fille ; mais une fois ce pointéclairci, vous n’avez rien à craindre.

Le colonel fit prier le baronnet de luiaccorder un moment d’entretien, car il paraissait aussi pressémaintenant d’en venir au dénouement, qu’il avait montré jusqu’alorsd’incertitude et de lenteur. Lorsqu’il se trouva seul avec sirEdward, il lui fit part de ses prétentions et de ses espérances. Cedernier, prévenu par sa femme, lui fit une réponse polie, mais quiétait la même en substance que celle que Jane avait reçue de samère, et il fallut bien que le colonel s’en contentât.

Dans la soirée, les Jarvis vinrent rendrevisite aux habitants de Benfield-Lodge, et Mrs Wilson remarquala singulière réception qu’ils firent au colonel ; miss Jarvissurtout se montra presque malhonnête à son égard, ainsi qu’enversJane, ce qui persuada à tous ceux qui en firent l’observation, quec’était l’effet d’un sentiment de jalousie et de dépit de voir sesespérances trompées.

M. Benfield se trouvait heureux derecevoir chez lui le meilleur des trois Jarvis qu’il avait connudans son jeune temps, et la bonne intelligence paraissait régnerentre tous ceux qui composaient sa petite société.

Miss Jarvis dit aux dames qu’il devait y avoirle lendemain à L*** un bal, qui allait rompre pour un moment lamonotonie de la vie qu’on y menait, d’autant plus qu’on espéraitque les officiers de deux frégates qui étaient à l’ancre à quelquesmilles viendraient fournir des danseurs.

Cette nouvelle n’intéressa beaucoup ni Jane niÉmilie ; cependant leur oncle leur dit qu’il ne voulait pasavoir l’air de dédaigner la compagnie de ses voisins, et que sielles étaient invitées, il désirait qu’elles y allassent ;elles y consentirent volontiers.

Pendant la soirée, Mrs Wilson, qui étaitinstruite de la demande en forme qu’Egerton avait faite de la mainde Jane, remarqua qu’il causait familièrement avec miss Jarvis.Étonnée d’un changement si prompt dans la conduite de cette jeunepersonne, elle résolut d’observer avec soin tout ce qui sepasserait entre eux pendant la soirée.

Mrs Jarvis, qui paraissait avoir encoreles mêmes égards pour le colonel, l’appela d’un bout à l’autre dela chambre, quelques moments avant de partir.

– Eh bien ! colonel, j’ai le bonheurde pouvoir vous apprendre que j’ai eu dernièrement des nouvelles devotre oncle sir Edgar.

– De mon oncle ? dit le colonel entressaillant et en changeant de couleur ; j’espère, madame,qu’il se porte bien.

– Très bien ; son voisin, le vieuxM. Holt, loge à L*** dans la même maison que nous ; jel’ai vu avant-hier, et pensant vous faire plaisir, je lui demandaides nouvelles détaillées du baronnet. Le mot baronnet fut prononcéavec emphase et d’un air de triomphe, qui semblait dire :

– Vous voyez que nous avons aussi desbaronnets.

Egerton ne répondit que par un profond salut,et le marchand et sa famille prirent congé des Moseley.

– Eh bien ! John, dit Émilie ensouriant, nous avons encore entendu aujourd’hui de nouveaux élogesde notre aimable et bien-aimé cousin, le comte de Pendennyss.

– Vraiment ! s’écria sonfrère ; mais, ma tante, il faut absolument que vous réserviezÉmilie pour Sa Seigneurie, car elle l’admire presque autant quevous.

– Je crois qu’il faudrait qu’elle pensâttout à fait comme moi, pour désirer de devenir sa femme, réponditMrs Wilson.

– Mais, ma tante, dit Émilie plusgravement, si tout ce qu’on en dit est vrai, n’y en eût-il même quela moitié, l’admiration devient un sentiment bien naturel, je diraimême bien froid, pour tant de vertus.

Denbigh était placé de manière à voir laphysionomie expressive et animée d’Émilie, et Mrs Wilsonremarqua que, pendant qu’elle parlait, il se troubla et changea decouleur, émotion qui ne lui paraissait pas suffisamment justifiéepar l’estime qu’Émilie témoignait pour un homme qu’elle n’avaitjamais vu.

– Serait-il possible, pensait-elle,qu’une passion aussi basse que l’envie pût trouver accès dans lecœur de Denbigh ? Dans ce moment, celui-ci s’éloigna commes’il n’eût pas voulu en entendre davantage, et il parut rêver toutle reste de la soirée.

Ces observations peuvent paraîtrepuériles ; mais combien elles étaient importantes pour cellequi étudiait avec inquiétude le caractère d’un homme qui devaitêtre bientôt chargé de protéger et de rendre heureuse celle qu’elleaimait comme sa fille.

À la fin de la soirée, les invitations pour lebal arrivèrent et furent acceptées, et comme ce nouvel arrangementcontrariait le projet de visite à Mrs Fitzgerald,Mrs Wilson envoya chez elle le lendemain matin pour laprévenir de ne les attendre que le jour suivant.

Émilie se préparait pour le bal avec unplaisir qui n’était point sans mélange. Le triste souvenir dessuites du dernier bal où elle s’était trouvée, le malheureux sortde Digby, tout portait son âme à la mélancolie, et elle avaitbesoin, pour la chasser, de se rappeler la noble conduite queDenbigh avait tenue dans cette circonstance.

Denbigh les pria de l’excuser s’il ne lesaccompagnait pas ; il dit à Émilie qu’il était trop gauchedans le monde, qu’il craignait trop pour lui et pour ses amis lesconséquences désagréables de ses inadvertances, pour osers’aventurer de nouveau dans une telle assemblée.

Émilie soupira doucement en montant dans lavoiture de sa tante ; Denbigh et Egerton aidèrent les dames às’y placer ; le colonel avait quelques affaires quil’empêchaient de partir aussitôt qu’elles, mais il devait lesrejoindre un peu plus tard.

Les plaisirs de la soirée ne se bornaient pasà la danse ; on devait faire une promenade sur l’eau, et unecollation devait précéder le bal.

Lord Henri Stapleton, jeune homme à la mode etcommandant d’une des deux frégates, fut frappé de la beauté et dela tournure gracieuse de Jane et d’Émilie ; il se fitprésenter à la famille du baronnet, et engagea Émilie pour lapremière contredanse.

Sa franchise et ses manières distinguéesplurent beaucoup à ses nouvelles connaissances. Mrs Wilson,qui était plus gaie que de coutume, soutint avec le jeune marin uneconversation très animée ; en lui parlant de la croisièrequ’il avait faite sur les côtes d’Espagne, le hasard lui fit nommerlord Pendennyss qu’il en avait ramené. Mrs Wilson ne laissaitjamais tomber un sujet si intéressant, et elle trouva uninterlocuteur digne d’elle ; car lord Henri était aussienthousiaste du comte qu’elle pouvait le désirer.

Il connaissait légèrement le colonel Egerton,et il parla en termes polis du plaisir qu’il aurait de renouerconnaissance avec lui, dès qu’il serait arrivé.

La soirée se passa comme presque toutes lessoirées du même genre, avec plus d’ennui que de plaisir pour laplupart des personnes qui s’y trouvaient rassemblées.

La chaleur était excessive, et tandis que sesnièces dansaient, Mrs Wilson, changeant de place pour serapprocher d’une croisée, se trouva près de deux hommes âgés, quis’amusaient à faire des remarques sur l’assemblée ; aprèsquelques commentaires peu intéressants, l’un d’euxs’écria :

– Quel est donc ce militaire que je voisau milieu des officiers de marine, mon cher Holt ?

– C’est le neveu, l’unique espérance demon vieil ami, sir Edgar Egerton ; il danse et perd ici sontemps et son argent, tandis que je sais que sir Edgar lui donnamille livres sterling, il y a six mois, à la condition expressequ’il ne quitterait pas son régiment, et qu’il ne toucherait pas àune carte pendant un an.

– C’est donc un joueur ?

– Un joueur effréné, et sous tous lesrapports un très mauvais sujet.

Leur conversation ayant changé d’objet,Mrs Wilson reprit sa première place, triste et presqueeffrayée du portrait qu’elle venait d’entendre faire d’un homme quiétait près d’épouser la fille de son frère. Elle remercia le cielde ce qu’il n’était pas encore trop tard pour prévenir au moins unepartie du mal, et elle résolut de faire part à sir Edward le plustôt possible de ce qu’elle avait entendu, afin qu’il prit desinformations qui pussent établir d’une manière irrécusable laculpabilité ou l’innocence du colonel.

Chapitre 25

 

Samère lui cherche un mari. Elle en a trouvé elle-même un sans riendire : ils sont partis : ils reviendront demander labénédiction maternelle après le voyage de Gretna-Green.

COLMAN.

Les Moseley revinrent d’assez bonne heure àBenfield-Lodge, et Mrs Wilson, après avoir réfléchi sur lamarche qu’elle avait à suivre, se détermina à s’acquittersur-le-champ d’une tâche pénible, et à avoir une conversation avecson frère après le souper ; en conséquence, elle l’informaqu’elle désirait lui parler. Lorsque le reste de la famille se futretiré, le baronnet s’assit près d’elle ; et Mrs Wilsoncherchant à retarder le plus possible les informations désagréablesqu’elle avait à lui donner, commença en ces termes :

– Je désirais vous parler, mon frère, surplusieurs sujets intéressants. Vous avez sans doute remarqué lesattentions de M. Denbigh pour Émilie.

– Certainement, ma sœur, et avec un grandplaisir ; vous ne supposerez point, je l’espère, que jeveuille revenir sur l’abandon que je vous aurai fait de monautorité, Charlotte, si je vous demande si Émilie favorise ou nonles vœux de Denbigh ?

– Ni Émilie ni moi, mon cher frère, neprétendons contester le droit que vous avez de diriger la conduitede votre enfant ; elle vous appartient par des liens que rienne peut rompre ; et elle sait que c’est à vous à prononcer,lors même que son cœur aurait fait un choix.

– Non, ma sœur, je ne voudrais pointabuser de mon influence sur mon enfant, lorsqu’il s’agit d’uneaffaire si importante pour son bonheur ; mais mon attachementpour Denbigh diffère peu de celui que j’éprouve pour l’enfant qu’ilm’a rendue.

– Je suis convaincue, continuaMrs Wilson, qu’Émilie a un sentiment trop juste de ses devoirspour ne pas renoncer, si vous l’exigez, à l’objet de ses pluschères affections ; mais, d’un autre côté, je suis persuadéeque rien ne parviendrait à la forcer d’épouser un homme pour lequelelle ne sentirait pas l’amour et l’estime qu’une femme doit à sonmari.

Le baronnet ne paraissait pas saisirexactement le sens de la distinction que faisait sa sœur.

– Je ne suis pas sûr de bien comprendrela différence que vous établissez, Charlotte.

– Je veux dire, mon frère, que si Émiliejurait à l’autel d’aimer un homme pour lequel elle se sentirait del’aversion, ou d’honorer celui qu’elle ne pourrait estimer, ellecroirait, avec raison, trahir un devoir supérieur à tous ceux de cemonde. Mais pour répondre à votre question, je vous dirai queDenbigh ne s’est point encore déclaré, et que, lorsqu’il le fera,je ne crois pas qu’il soit refusé.

– Refusé ! s’écria le baronnet,j’espère qu’il n’en sera rien ; je voudrais de tout mon cœurqu’ils fussent déjà mariés.

– Émilie est très jeune, rien nepresse ; j’espérais même qu’elle attendrait encore quelquesannées pour se marier.

– Eh bien ! ma sœur, vous et ladyMoseley, vous avez des idées toutes différentes sur le mariage desjeunes filles.

Mrs Wilson répondit avec un douxsourire :

– Vous avez été pour Anne un si bon mari,mon frère, qu’elle ne croit pas qu’il y en ait de mauvais en cemonde ; quant à moi, tout mon désir est que l’époux d’Émilieait de la religion, et si je négligeais un devoir si essentiel, jene me le pardonnerais jamais.

– Je suis sûr, Charlotte, que Denbigh etEgerton ont un grand respect pour la religion ; ils vontexactement à l’église, et y sont très attentifs au service divin.Mrs Wilson sourit, et il ajouta :

– D’ailleurs, vous savez que la religionpeut venir après le mariage.

– Oui, mon frère, mais je sais aussiqu’elle peut nous quitter ; aucune femme vraiment pieuse nepeut être heureuse lorsque son mari s’écarte de la route quiconduit au bonheur éternel ; et il serait inutile et illusoirede croire en se mariant réformer son mari. La femme qui s’estabusée à ce point n’a fait que mettre en danger son propresalut ; car, au lieu de suivre son exemple, celui qu’elle acru ramener ne cherchera qu’à la détourner de devoirs qui le gênentet qui l’accusent. On est bien faible contre celui qu’onaime ; l’imprudente succombera, ou sa vie ne sera qu’une luttepénible et continuelle entre des devoirs opposés.

– Mais si votre opinion étaitgénéralement adoptée, je suis effrayé du coup mortel qu’elleporterait au mariage.

– Je ne puis être de votre avis, monfrère ; je suis persuadée qu’un homme qui étudierait sanspassion et sans prévention notre religion sainte, serait bientôtchrétien du fond du cœur ; et, plutôt que de rester garçonstoute leur vie, les hommes se décideraient à une recherche quicesserait bientôt de leur paraître pénible. Si les femmes étaientmoins empressées de trouver des maris, ceux-ci feraient plusd’efforts pour se rendre dignes de les obtenir.

– Mais comment se fait-il, Charlotte, ditle baronnet en plaisantant, que votre sexe n’use pas de son pouvoirpour réformer le siècle ?

– L’ouvrage de la réformation, sirEdward, est une tâche bien difficile ; combien il pourraitêtre avancé cependant, si tous ceux à qui est confiée l’éducationdes jeunes gens mettaient à leur apprendre leurs véritables devoirsle zèle qu’ils apportent à leur donner des talents futiles etpérissables.

– Mais les femmes doivent se marier, ditle baronnet en revenant à sa première idée.

– Le mariage est certainement l’état leplus naturel et le plus désirable pour une femme ; maiscombien il y en a peu qui, en le contractant, connaissent tous lesdevoirs qu’il impose, et particulièrement celui de mère ! Aulieu d’avoir été élevées de manière à faire un choix convenable,les jeunes personnes n’envisagent souvent cet engagement solennelque comme l’instant qui doit les affranchir de toutecontrainte ; il est vrai que si leurs parents sont chrétiens,au moins de nom, elles ont vu observer quelques pratiquesextérieures de religion ; mais qu’est-ce que cela sans laconviction et la force de l’exemple ?

– Les bons principes sont rarementperdus, ma sœur.

– Certainement, mon cher frère ;mais les jeunes sont plus observateurs que nous ne le pensons, etcombien n’y en a-t-il pas qui cherchent des excuses pour leurconduite dans les mauvais exemples qu’ils ont reçus de leursparents, ou la mauvaise société qu’ils ont trouvée chezeux !

– Je crois qu’aucune famille qui serespecte ne reçoit dans son sein des personnes qui y soientdéplacées, à ma connaissance du moins, ajouta sir Edward.

– Vous le croyez, Edward ; maiscombien de fois il arrive que nous recevons, sans les connaître,des jeunes gens dont l’extérieur nous trompe, et qui portent ledésordre et la douleur au sein de nos familles ! Avec quelsoin ne devons-nous pas empêcher nos filles de se laisser séduirepar leurs dehors brillants ! Je le répète, nous ne saurionsêtre trop prudents, je dirai même trop difficiles, dans le choix dela société que nous leur permettons.

– Allons, ma sœur, dit sir Edward enriant, je vois que vous cherchez à augmenter le nombre des vieillesfilles.

– Dites, mon frère, à diminuer le nombredes mauvais ménages. Je regrette souvent que l’amour-propre, lacupidité et une sorte de rivalité, entraînent les femmes à semarier sans amour, et mettent le célibat en discrédit ; quantà moi, je ne vois jamais une vieille fille sans croire qu’ellel’est par choix et par principes ; et les chagrinsinséparables du mariage, dont elle est préservée, devraient seulssuffire pour apprendre aux jeunes personnes que le bonheur ne setrouve pas seulement où leur imagination le place.

– Ah ! j’entends, vous voulez queles vieilles filles servent de fanaux pour préserver celles qui lessuivront du naufrage matrimonial.

– Vous plaisantez, mon frère ; vouscroyez que le devoir d’un père se borne à rester paisiblespectateur des orages qui peuvent s’élever dans le cœur de sonenfant, et à lui donner sa bénédiction lorsqu’elle aura fait unchoix bon ou mauvais ; mais tout ce que je désire, Edward,c’est que vous ne vous repentiez pas de votre système deneutralité.

– Clara a choisi le mari qu’elle a voulu,et elle s’en trouve bien, Charlotte, Jane et Émilie feront de même,et je vous avoue que je pense qu’elles en ont le droit.

– Clara est heureuse, certainement ;mais le succès d’une imprudence ne doit point être une raison pouren commettre d’autres. Je suis désolée, Edward, d’avoir à vousapprendre de mauvaises nouvelles, et je voudrais pouvoir vousépargner le chagrin qu’elles vont vous faire.

Alors Mrs Wilson, prenant avec affectionla main de son frère, lui communiqua tout ce qu’elle avaitentendu.

Le baronnet était trop bon père pour ne pasêtre alarmé des défauts qu’on attribuait à son gendre futur ;et, après avoir remercié sa sœur de sa sollicitude pour le bonheurde ses enfants, il l’embrassa et se retira.

En se rendant à sa chambre à coucher, ilrencontra Egerton, qui, à la sollicitation de Jane, venait dereconduire Mrs Jarvis et ses filles, qui n’avaient point decavaliers.

Le cœur de sir Edward était trop plein pourqu’il ne cherchât pas à se soulager le plus tôt possible, et,persuadé que le colonel prouverait sans peine son innocence, ilretourna avec lui au parloir, lui fit part en peu de mots desbruits injurieux qui circulaient sur son compte, et le pria d’enprouver la fausseté par tous les moyens qui seraient en sonpouvoir.

Le colonel parut d’abord confondu ; mais,reprenant bientôt son assurance accoutumée, il jura à sir Edwardqu’on le calomniait ; que jamais il n’avait joué, queM. Holt était depuis longtemps son ennemi, et que le lendemainmatin il lui prouverait à quel point il était bien avec sononcle.

Convaincu par son air de franchise, lebaronnet, oubliant qu’il n’avait détruit aucun des soupçons quiplanaient sur lui, l’assura qu’il ne doutait plus de son innocence,et que, s’il pouvait convaincre Mrs Wilson qu’il n’était pasun joueur, il le recevrait avec plaisir pour son gendre.

Après cette explication ils se séparèrent.

Denbigh, se trouvant un peu indisposé, s’étaitretiré de bonne heure ; il était déjà dans sa chambre lorsqueles dames rentrèrent, et à minuit tous les habitants deBenfield-Lodge étaient plongés dans le sommeil.

Après un bal, on se rassemble toujours un peuplus tard le lendemain ; cependant, à l’exception du colonelqui n’avait point encore paru, Denbigh entra le dernier dans lasalle du déjeuner.

Mrs Wilson crut remarquer que Denbigh,avant de saluer la compagnie qui y était rassemblée, jeta un regardscrutateur autour de la chambre, comme s’il y cherchait quelqu’un.Bientôt cependant il reprit son amabilité ordinaire, et, aprèsavoir dit quelques mots sur les plaisirs de la veille, on se mit àtable.

En ce moment la porte s’ouvrit avec violence.M. Jarvis se précipita dans la chambre, et, regardant d’un airégaré autour de lui : N’est-elle pas ici ?s’écria-t-il.

– Qui ? lui demanda-t-on de toutesparts.

– Marie… ma fille… mon enfant, dit lemarchand, s’efforçant de maîtriser son émotion ; n’est-ellepas venue ici ce matin avec le colonel Egerton ?

Après avoir reçu une réponse négative, ilexpliqua brièvement la cause de son anxiété. Le colonel était venude très bonne heure, et avait envoyé sa femme de chambre avertir safille, qui s’était levée immédiatement. Ils étaient sortis ensembleaprès avoir laissé un billet, disant qu’elle était allée déjeuneravec les miss Moseley, qui venaient de l’y faire engager.Mrs Jarvis laissait tant de liberté à ses filles, qu’on n’eutaucun soupçon jusqu’au moment où un domestique vint dire qu’onavait vu le colonel Egerton partir du village en chaise de posteavec une dame. Le père alors prit l’alarme et partit au mêmeinstant pour Benfield-Lodge, où la plus cruelle certitudel’attendait.

Il ne restait maintenant plus de doute surleur fuite, et les recherches qu’on fit dans la chambre du colonelne prouvèrent que trop que l’opinion de M. Holt n’était paserronée.

Quoique chaque cœur compatit à ce que devaitsouffrir celui de Jane pendant cette triste explication, le regarddoux et compatissant d’Émilie s’était seul tourné vers elle à ladérobée ; mais, lorsque toutes les craintes furent confirméeset qu’il ne resta plus qu’à réfléchir sur cet événement inattendu,elle attira toute la sollicitude de ses bons parents.

Jane avait écouté dans le silence del’indignation le commencement du récit de M. Jarvis ;elle était si sûre de l’amour et de la loyauté d’Egerton, qu’ellen’eut pas le plus léger soupçon jusqu’au moment où l’on vintannoncer que son domestique avait disparu, et que ses effetsn’étaient plus dans sa chambre. Cette circonstance, jointe autémoignage de M. Jarvis, ne lui permettait plus le moindredoute, et, se levant pour quitter la chambre, elle tomba sansconnaissance entre les bras d’Émilie, qui, l’ayant vue changer decouleur, s’était précipitée à son secours.

Denbigh avait eu la prévoyance d’emmener lemarchand, qu’il s’efforçait en vain d’apaiser ; de sorte queles parents de Jane furent seuls témoins de son désespoir.

Elle fut tout de suite portée dans sa chambre,et une fièvre brûlante se déclara bientôt. Les éclats de sa douleurétaient déchirants ; elle accusait Egerton, ses parents,elle-même ; enfin elle s’abandonnait à tous les transports quepeuvent inspirer une tête romanesque, des espérances trompées, etla certitude désespérante d’un infâme abandon.

La présence de ses parents semblait ajouter àses peines, et elle n’était sensible qu’aux douces et insinuantescaresses d’Émilie. Enfin la nature épuisée s’affaiblit en elle, etJane perdit, dans un repos momentané, le sentiment de sesdouleurs.

Pendant ce temps on apprenait d’une manièreplus positive les circonstances de la fuite des deux coupables.

Il paraissait, que le colonel avait quittéBenfield-Lodge immédiatement après la conversation qu’il avait eueavec sir Edward, et qu’il était allé coucher à une auberge voisine,après avoir prudemment ordonné à son domestique de venir l’yrejoindre au point du jour, avec tous ses bagages. De là, s’étantprocuré une chaise de poste, il se rendit au logement occupé parles Jarvis ; mais on ne put jamais savoir par quels argumentsil avait si promptement décidé miss Jarvis à fuir avec lui. Lesremarques de Mrs Jarvis et de miss Sarah prouvaient qu’ellesétaient persuadées que le colonel n’avait jamais aimé que Marie,qu’il avait eu l’adresse de leur fasciner les yeux à tel point,qu’elles voyaient, sans en prendre d’alarme, la cour assidue qu’ilfaisait à Jane. Le succès d’une telle duplicité faisait espérer auxMoseley qu’on ignorerait toujours combien Jane avait été près dedevenir sa victime.

Dans l’après-dînée, M. Jarvis reçut unelettre qu’il s’empressa de communiquer au baronnet et à Denbigh.Elle venait d’Egerton, et était conçue dans les termes les plusrespectueux ; il cherchait à excuser l’enlèvement de Marie parle désir qu’il avait eu d’éviter les délais que lui aurait faitéprouver la publication des bans, lorsqu’il craignait à toute heured’être appelé à son régiment.

Cette judicieuse apologie était accompagnée demille promesses de se montrer le plus tendre des époux et lemeilleur des fils. Les fugitifs étaient sur la route d’Écosse, d’oùils avaient l’intention de se rendre à Londres, pour y attendre lesordres de leurs parents.

Le baronnet, d’une voix tremblante d’émotionen pensant aux souffrances de sa fille, félicita M. Jarvis dece que les choses n’avaient point pris une plus mauvaisetournure ; tandis que Denbigh, se mordant les lèvres, ne puts’empêcher, de dire que la stipulation des dots eût pul’embarrasser davantage que la publication des bans ; carEgerton n’ignorait pas que les Jarvis venaient d’hériter de vingtmille livres sterling d’une vieille tante.

Chapitre 26

 

Quelle est cette étrangère !

SHAKESPEARE.

Quoique le cœur de Jane eût été cruellementblessé, son orgueil avait plus souffert encore, et ni sa mère ni sasœur ne pouvaient lui persuader de quitter sa chambre. Elle parlaitpeu ; cependant une ou deux fois, cédant aux soins affectueuxd’Émilie, elle épancha ses chagrins dans le sein de l’amitié ;et dans ces moments d’abandon elle déclara que jamais elle nereparaîtrait dans le monde.

Sa mère fut témoin d’un de ces accès dedésespoir ; et, pour la première fois, un sentiment de remordsse mêla à ses douleurs maternelles. Si elle s’en était moinsrapportée aux apparences, sa fille eût pu apprendre, avant que sonrepos fût compromis, quel était le véritable caractère de l’hommequi cherchait à gagner son cœur.

Lady Moseley aimait trop sa fille pour ne pasmêler ses larmes aux siennes, au moment surtout où elle voyait sousleur véritable jour les causes et les conséquences de seschagrins ; mais elle n’avait point assez de caractère pourfaire un judicieux retour sur elle-même, et trop de paressed’esprit pour faire tourner les leçons du passé au profit del’avenir.

Nous laisserons Jane déplorer la perfidie deson amant, qu’une piété plus solide lui eût appris à supporter avecrésignation, pour nous occuper des autres personnages de notrehistoire.

L’indisposition de Jane avait fait remettre lavisite à Mrs Fitzgerald ; mais, une semaine après lafuite du colonel, la malade ayant consenti à quitter sa chambre, etMrs Wilson remarquant qu’Émilie était pâle et changée d’êtrerestée si longtemps renfermée auprès du lit de sa sœur, elle décidaqu’elles rempliraient, le lendemain matin, la promesse qu’ellesavaient faite à la jeune Espagnole. Elles trouvèrent les deux damesimpatientes de les revoir et de savoir des nouvelles de Jane dontÉmilie leur avait écrit la maladie. Après avoir fait servirquelques rafraîchissements, Mrs Fitzgerald, qui paraissaitplus triste encore que de coutume, commença le récit de sesaventures.

La fille d’un négociant anglais établi àLisbonne avait fui de la maison paternelle pour suivre un officierirlandais au service de Sa Majesté catholique ; ils semarièrent, et le colonel conduisit immédiatement son épouse àMadrid. Un fils et une fille furent le fruit de cette union. Lepremier, ayant été élevé dans la religion de ses ancêtres, entra debonne heure au service du roi. Mais la signora Maccarthy étaitprotestante ; et malgré la promesse solennelle qu’elle avaitfaite à son mari, elle donna les mêmes principes à sa fille, dontla main, lorsqu’elle eut atteint l’âge de dix-sept ans, futdemandée par un grand de la cour de Charles. Le comte d’Alzadaétait un parti qu’on ne pouvait refuser ; et ils furent unis,non seulement sans s’aimer, mais même sans se connaître, comme celan’arrive que trop souvent dans un pays où les deux sexes viventpresque toujours isolés l’un de l’autre. Le comte, d’un caractèredur et sévère, ne posséda jamais les affections de sa femme ;sa rudesse repoussait l’amour ; et celle-ci, dont les regardset les pensées étaient sans cesse dirigés vers la maisonpaternelle, où elle avait passé de si heureux jours, nourrissaitintérieurement les principes religieux que lui avait donnés samère. Forcée de paraître catholique, elle était toujoursprotestante au fond du cœur. Ses parents parlaient toujours anglaislorsqu’ils étaient entre eux, et cette langue lui était aussifamilière que l’espagnole. Après leur mort, pour ne point perdrel’habitude de s’exprimer dans une langue qui lui rappelait de sidoux souvenirs, elle passa une grande partie de son temps à lireles livres que lui avait laissés sa mère ; c’étaient presquetous ouvrages de controverse religieuse ; et comme elle avaitbesoin des mêmes livres pour apprendre l’anglais à dona Julia, safille unique, les conséquences de la fausse démarche qu’avait faitejadis sa grand-mère se faisaient sentir jusque dans l’éducation decette jeune personne.

En apprenant l’anglais, Julia s’éloigna deplus en plus de la foi que professait son père, et se dévoua à unevie de persécution ou d’hypocrisie.

La comtesse commettait la faute impardonnablede se plaindre à son enfant des mauvais traitements de sonmari ; et comme ces conversations, tenues en anglais, étaientconsacrées par les larmes de sa mère, elles firent une impressionindélébile sur la jeune tête de Julia, qui grandit avec laconviction qu’après le malheur d’être catholique, le plus grand quipût lui arriver serait d’épouser un homme de cette religion.

À peine avait-elle atteint sa seizième annéequ’elle eut le malheur de perdre sa mère ; et quelques moisaprès, son père lui présenta un homme du plus haut rang, comme sonfutur époux.

Il serait difficile de dire si les principesreligieux de Julia, n’étant plus soutenus par l’exemple ou lesconseils d’une mère, auraient pu la faire résister longtemps auxvolontés de son père ; mais l’amant qu’il lui présentait étaitvieux et laid ; et plus elle le voyait, plus elles’affermissait dans son hérésie. Enfin, réduite au désespoir parses importunités, elle avoua franchement à son père quelle était sacroyance. La colère de celui-ci fut violente et durable ;Julia fut renfermée dans un couvent pour y faire pénitence de sesfautes passées, et opérer sa conversion pour l’avenir. Larésistance physique n’était pas en son pouvoir, mais elle se promitbien de ne jamais céder : on pouvait renfermer son corps, maisson esprit restait inébranlable, et la dureté peu judicieuse de sonpère ne faisait que l’affermir de plus en plus dans sarésolution.

Elle était depuis deux ans dans le couvent,refusant obstinément de se rendre aux désirs de son père, lorsquecelui-ci fut appelé à l’armée pour défendre les droits de sonprince légitime, et cette circonstance fut peut-être la seule causequi l’empêcha d’employer contre sa fille les mesures les plusviolentes.

La guerre étendait ses ravages jusque dans lesein de l’Espagne ; une grande bataille fut livrée presquesous les murs du couvent, et les paisibles dortoirs des religieusesfurent forcés de s’ouvrir pour recevoir les officiers anglaisblessés.

On y porta, entre autres, le major Fitzgerald,jeune homme doux, aimable, et de la plus belle figure ; lehasard fit qu’il fut confié aux soins de Julia ; sa guérisonfut longue et longtemps douteuse ; enfin il fut déclaré horsde danger, et il le devait plus aux soins attentifs de sa jeunegarde qu’à tous les secours de la médecine. Le major étaitsensible, Julia aussi malheureuse que belle. L’amour s’allumabientôt dans leurs cœurs.

Une brigade anglaise était campée dans levoisinage du couvent, le jeune couple alla y chercher uneprotection contre la vengeance paternelle ; ils furent mariéspar l’aumônier du régiment, et jouirent pendant un mois d’unbonheur sans mélange.

Comme Buonaparte était attendu de jour en joursur le théâtre de la guerre, ses généraux veillaient avec soin àleurs propres intérêts, sinon à ceux de leur maître. Le corps detroupes dans lequel Fitzgerald avait cherché un refuge fut surpriset repoussé avec perte.

Après avoir fait son devoir comme soldat, etcombattu vaillamment au poste de l’honneur, le major entreprit deprotéger la fuite de Julia ; mais déjà toute retraite leurétait coupée, et ils tombèrent tous deux entre les mains del’ennemi. Ils furent traités avec douceur : on leur laissaitmême autant de liberté que le permettait la prudence, lorsqu’ilsfurent compris dans l’ordre de départ, qui voulait que tous lesprisonniers fussent conduits, en France. Déjà ils approchaient desPyrénées, lorsqu’un parti anglais attaqua leur escorte et la mit endéroute ; tous les prisonniers prirent la fuite, à l’exceptiondu major et de sa jeune épouse.

Tandis que les Français faisaient des prodigesde valeur pour résister au nombre, une balle frappa le malheureuxFitzgerald ; il ne survécut qu’une heure à sa blessure, etmourut où il était tombé, sur le champ de bataille.

Un officier anglais, avant de se mettre à lapoursuite des fuyards, fut attiré par la vue d’une femme cherchantà ranimer les restes de la vie d’un blessé, et paraissant dansl’agonie de la douleur. Il revint sur ses pas, et arriva quelquesinstants avant le dernier soupir de Fitzgerald, à qui il ne restaitplus que la force nécessaire pour implorer de son compagnon lapromesse de protéger Julia, et de la mettre entre les bras deMrs Fitzgerald, sa mère, qui demeurait en Angleterre.

L’officier le promit solennellement, et, dèsque l’infortuné eut fermé les yeux il obtint de quelques paysansune charrette, où il fit placer le corps du pauvre Fitzgerald et saveuve au désespoir.

Le détachement qui avait attaqué le convoi deprisonniers était sorti du camp anglais pour remplir une autremission ; mais le chef qui le commandait, apprenant qu’ilspassaient à quelque distance, avait pris tout à coup la résolutionde chercher à opérer leur délivrance. Le pays était couvertd’ennemis, et dès qu’il eut effectué son projet, il donna l’ordrede battre en retraite. Julia resta donc, avec les dépouilles de sonmari, sous la garde de son protecteur et des paysans espagnols, etle détachement avait déjà fait plusieurs milles, lorsque la petitecharrette se mit en route.

Le rejoindre était impossible ; et ayantappris en route qu’un corps de dragons français avait inquiété leurarrière-garde, la petite troupe fut obligée, de chercher un autrechemin pour se rendre au camp. Enfin elle arriva, et le lendemainde l’escarmouche, après bien des inquiétudes et des dangers, Juliase trouva établie dans une chaumière espagnole très solitaire, àquelques milles des postes avancés de l’armée anglaise. Le corps deson mari fut déposé dans un cercueil, et Julia, en proie à ladouleur que lui causait une perte irréparable, n’avait pourdistraction que les courtes visites que son protecteur tâchait dedérober à ses devoirs plus importants.

Un mois se passa sans apporter d’autresconsolations à Mrs Fitzgerald, que celles qu’elle trouvait àpleurer sur le tombeau de son mari. Cependant les visites de sonprotecteur devinrent plus fréquentes, et enfin il lui annonça qu’ilcomptait bientôt partir pour Lisbonne, d’où ils s’embarqueraientpour l’Angleterre.

Une petite voiture couverte, traînée par unseul cheval, devait les conduire dans cette ville, où il lui promitde lui procurer une femme qui l’accompagnerait pendant le reste dela route. Ce n’était ni le lieu ni le moment de montrer unedélicatesse déplacée ; et Julia, le cœur brisé, se prépara àquitter tout ce qui, lui restait de son malheureux époux, pourobéir à ses dernières volontés.

À peine se furent-ils mis en route, que lesmanières de son compagnon changèrent totalement ; il devintcomplimenteur, voulut faire l’aimable, chercha à plaire, mais d’unemanière plus offensante que dangereuse. Ses attentions enfindevinrent si fatigantes, que Julia forma vingt fois le projet des’arrêter au premier village, et de renoncer au voyaged’Angleterre. Mais le désir d’accomplir le dernier vœu deFitzgerald, d’aller consoler une mère de la perte de son filsunique, et surtout la crainte du ressentiment de son père, ladéterminèrent à s’armer de patience jusqu’à ce qu’elle fût arrivéeà Lisbonne, où elle se promettait bien de se séparer pour jamais deson soi-disant protecteur, qu’elle commençait à craindre plus quetous les dangers dont il était censé la préserver.

Le dernier jour de ce désagréable voyage, entraversant un bois, l’officier oublia tellement les égards qu’ildevait à une femme malheureuse et confiée à son honneur, queMrs Fitzgerald au désespoir se jeta hors de la voiture, et eutle bonheur d’attirer par ses cris un officier qui suivait à chevalla même route. Celui-ci accourut aussitôt au secours de la belleaffligée ; mais un coup de pistolet, tiré de la voiture, tuason cheval, et tandis que le cavalier se relevait, le traîtres’échappa.

Julia s’efforça de ranimer ses esprits pourexpliquer à son libérateur la situation étrange où il l’avaittrouvée, et sa jeunesse, sa douleur, la franchise répandue sur tousses traits le convainquirent bientôt de sa véracité. Tandis qu’ilsdélibéraient sur les moyens de sortir du bois, le détachement dedragons qu’il commandait le rejoignit ; l’officier en dépêchaquelques-uns au prochain village, avec ordre de leur en ramener unevoiture quelconque, et il envoya les autres à la poursuite de celuiqu’il regardait comme la honte de l’armée : ses premiersordres furent aisément exécutés ; mais, après avoir trouvé àquelque distance la petite voiture couverte dont on avait emmené lecheval, il fut impossible de découvrir les moindres traces del’indigne suborneur. Jamais Julia n’avait su son nom, et, soit parun effet du hasard ou des artifices du traître, jamais elle n’avaitpu découvrir qui il était.

Lorsqu’ils furent arrivés à Lisbonne, tous lesamusements, toutes les distractions que peuvent procurer unefortune considérable, un rang distingué et les relations les plusétendues furent prodigués à la veuve inconsolable, par le comte dePendennyss ; car c’était lui qui, partant du quartier-généralpour porter des dépêches importantes en Angleterre, avait préservéJulia d’un malheur cent fois pire que la mort. Un paquebot était enrade pour attendre le noble lord, et bientôt ils s’yembarquèrent.

Dona Lorenza était la veuve d’un sous-officierespagnol qui était mort en combattant sous les ordres dePendennyss ; l’intérêt qu’il avait pris au mari l’engagea àoffrir sa protection à sa femme. Depuis deux ans il l’avait faitentrer dans un couvent de Lisbonne ; et, pensant qu’elleconvenait mieux que toute autre, il la choisit pour accompagnerMrs Fitzgerald en Angleterre.

Pendant la traversée qui fut très longue, lecomte apprit toutes les particularités de l’histoire deJulia ; il vit qu’après avoir lu sur la religion des traitéslongs et abstraits, elle n’en connaissait point les véritésessentielles et les consolations divines ; il employa, pourles faire pénétrer dans son âme, tous les efforts d’une éloquenceentraînante et persuasive, et il eut bientôt le plaisir deremarquer le succès de ses soins ; le baume de la religionvint cicatriser les blessures de Julia, et sa sombre tristesse pritgraduellement la teinte plus douce de la mélancolie.

En arrivant à Londres, Pendennyss mit Juliasous la protection de sa sœur, en attendant qu’il eût pris desinformations sur la province où elle pourrait trouver sabelle-mère ; il apprit bientôt qu’elle était morte sanslaisser de proches parents, et Julia se trouva seule dans le monde.Son mari, cependant, avait eu la prudence de faire untestament ; grâce aux soins du comte, l’authenticité en futbientôt reconnue, et sa veuve entra en possession de sa petitefortune.

C’était en attendant la décision de cetteaffaire que Mrs Fitzgerald avait résidé quelque temps auxenvirons de Bath ; dès qu’elle fut terminée, le comte et sasœur l’installèrent dans la jolie petite maison qu’elle habitaitmaintenant, et ils étaient venus l’y voir une fois depuis qu’elle yétait établie. La délicatesse interdisait au comte de fréquentesvisites ; mais il cherchait toujours toutes les occasions delui être utile. En retournant en Espagne, Pendennyss avait vu lecomte d’Alzada, et il avait tâché d’obtenir le pardon de safille ; mais le ressentiment du comte était toujours le même,et il fut forcé d’abandonner son généreux projet. Quelque tempsaprès, Julia, apprenant que son père était dangereusement malade,avait prié son protecteur d’intercéder de nouveau auprès delui ; mais cette tentative avait encore été sans succès, et lalettre de Pendennyss qui lui apprenait que malgré ses efforts ilavait échoué, était celle sur laquelle Mrs Wilson l’avait vuerépandre des larmes.

La tendre pitié que lui montrèrent ses amisfut une douce consolation pour Mrs Fitzgerald ; cependantMrs Wilson, en revenant au château, ne voulut point laisserpasser l’occasion de faire remarquer à sa nièce quelles avaient étéles conséquences d’une première faute, et quels malheurs suivaienttoujours l’infraction du plus saint des devoirs, l’obéissanceenvers nos parents.

Quoique Émilie sentît toute la justesse desobservations de sa tante, elles ne pouvaient diminuer la compassionqu’elle éprouvait pour les malheurs de son amie, et pendant quelquetemps elle ne pensa qu’à Julia et à ses infortunes.

Avant de se séparer de Mrs Wilson, Julia,avec un peu d’hésitation et en rougissant, lui dit qu’elle avaitencore à lui faire une révélation importante ; et celle-ci luipromit de revenir le lendemain.

Chapitre 27

 

Cethomme généreux n’est plus qu’un fourbe, un vil fripon, un hommesans honneur.

Mrs BARBAULD.

Les yeux d’Émilie brillèrent de plaisir entrouvant Denbigh qui les attendait à la porte du château, pour lesaider à descendre de voiture. Il leur dit, en leur donnant la mainpour entrer au salon, qu’il venait de recevoir une lettre qui leforcerait à s’absenter quelques jours, et au moment de se séparerd’elles, il ne pouvait s’empêcher de se plaindre des visiteslongues et fréquentes qu’elles faisaient à un ermitage dont toutson sexe était exclu. Émilie lui répondit en riant que, s’il seconduisait bien, on pourrait intercéder pour son admission.Mrs Wilson pensa qu’il n’avait pas l’air bien sincère enexprimant le plaisir que lui faisait cette promesse, et il changeade conversation.

Pendant le dîner, il répéta à la familleréunie qu’il se voyait forcé de partir, et qu’il espéraitrencontrer Chatterton dans le cours de son voyage.

– Y a-t-il longtemps que vous avez eu deses nouvelles, John ? demanda sir Edward.

– Non, Monsieur ; j’en ai reçu cematin même : il a quitté Denbigh-Castle depuis quinze jours,et il va se rendre à Bath, où il a donné rendez-vous à son ami leduc de Derwent.

– N’êtes-vous point allié à la famille duduc, monsieur Denbigh ? demanda lady Moseley.

Un sourire indéfinissable anima un moment lafigure expressive de Denbigh, tandis qu’il répondait :

– Oui, Madame, du côté de mon père.

– Il a, je crois, une sœur, continua ladyMoseley, désirant en apprendre davantage sur les amis de Chattertonet sur les parents de Denbigh.

– Oui, Milady.

– Ne s’appelle-t-elle pasHenriette ? demanda Mrs Wilson.

Denbigh baissa la tête en signed’affirmation.

– Lady Henriette Denbigh ? ditÉmilie timidement.

– Lady Henriette Denbigh, missÉmilie…Me permettez-vous de vous servir à boire ?

Les manières singulières du jeune hommependant ce dialogue, quoiqu’elles n’eussent rien de désobligeant,coupaient court à toute autre question sur le même sujet, et Émiliefut forcée d’en rester là, sans avoir appris ce que c’était queMarianne. Elle n’était point jalouse ; mais elle désiraitconnaître tous ceux qui étaient chers à son amant.

– La douairière et ses fillesdoivent-elles accompagner Chatterton ? demanda sir Edward ense tournant vers John.

– Oui, Monsieur, j’espère… ;c’est-à-dire, je crois qu’elle viendra.

– Elle… Qui, mon fils ?

– Grace Chatterton, dit John entressaillant ; ne parliez-vous pas de Grace, sirEdward ?

– Pas d’elle seule du moins, à ce qu’ilme semble, répondit le baronnet.

Denbigh sourit de nouveau, et l’expression definesse et de malice qui anima sa physionomie, et queMrs Wilson n’y avait point encore remarquée, la ramena denouveau à penser qu’il y avait quelque chose de mystérieux dans lapersonne et le caractère de ce jeune homme.

Jane, dont les sentiments avaient éprouvé unchoc que le temps seul pouvait guérir, consentit cependant àreparaître au milieu de ses amis ; mais la certitude qu’ilsétaient tous instruits de son désappointement cruel lui donnait unair de gêne, de froideur et de défiance, fort éloigné de sonaisance et de son aménité accoutumées.

Émilie seule, dont l’excellent cœur dirigeaittous les mouvements, et dont les actions étaient guidées par letact le plus sûr et la délicatesse la plus exquise, parvint bientôtà rétablir entre elle et sa sœur cet échange d’attention, d’amitiéet de sympathie, charmes de l’amour fraternel.

Jane cependant ne montrait de confiance enpersonne, et ne se plaignait jamais du manque de foi dont elleavait été victime ; qu’aurait-elle pu dire pour expliquer sonaveuglement ? Rien ne pouvait justifier son attachement pourEgerton, rien, que ses agréments extérieurs, qui seuls, elle sel’avouait avec honte, avaient séduit son imagination.

Le mariage des fugitifs, en Écosse, avait étépubliquement annoncé ; et comme le bruit qui s’était répanduun moment qu’Egerton allait s’allier à la famille de sir Edwardétait tombé de lui-même depuis son esclandre, leurs connaissancesne se gênèrent point pour épiloguer en leur présence sur lecaractère du colonel.

Qu’il fût joueur, intrigant et criblé dedettes, ce n’était depuis longtemps un secret pour personne,excepté pour ceux qui avaient le plus d’intérêt à savoir lavérité.

Mrs Wilson trouvait dans la découvertedes vices d’Egerton de nouvelles raisons pour juger et examinertoujours les choses par elle-même, puisque la vaine et faussepolitesse du monde se fait un point d’honneur de nous cacherprécisément ce qu’il importe à notre repos de connaître.

On permit que quelques traits du caractèred’Egerton parvinssent aux oreilles de Jane, sa tante ayant jugéavec raison que le plus sûr moyen de détruire l’ascendant qu’ilavait usurpé sur l’imagination de sa nièce était de le dépouillerde ses qualités factices. L’attente de Mrs Wilson fut enquelque sorte justifiée ; mais quoique le colonel perditl’estime de Jane, elle ne s’en trouvait que plus humiliée del’avoir aimé, et ses amis conclurent sagement que le temps pourraitseul lui rendre sa première tranquillité.

Le lendemain matin, Mrs Wilson, désirantavoir une conversation avec Denbigh, dans l’espoir d’éclaircirquelques doutes, l’engagea à l’accompagner dans sa promenade dumatin ; il accepta avec le plus vif empressement : mais,lorsqu’il vit qu’Émilie n’était point de la partie, il eut besoinde rappeler sa présence d’esprit et son usage du monde pour nepoint laisser percer son désappointement.

Lorsqu’ils furent à quelque distance deBenfield-Lodge, elle lui fit connaître son intention de leprésenter à Mrs Fitzgerald, chez laquelle elle avait dit à soncocher de les conduire. À ce nom Denbigh tressaillit, et aprèsquelques moments de silence, il pria Mrs Wilson de luipermettre de faire arrêter la voiture ; il ne se sentait pasbien, et il était désolé de la quitter ; mais avec sapermission il allait descendre et retourner au château.

Il la pria si instamment de continuer sapromenade et de ne pas tromper l’attente de sa jeune amie, queMrs Wilson fut forcée de céder ; cependant, ne sachantcomment expliquer une maladie si subite, elle mit la tête à laportière pour voir comment se trouvait Denbigh, et elle fut étonnéede le voir causer tranquillement avec John, qu’il venait derencontrer se promenant avec son fusil. Malade d’amour ! pensaMrs Wilson en souriant ; et se rappelant qu’il devait lesquitter bientôt, elle en vint à conclure qu’il voulait peut-êtreprofiter du moment où Émilie était seule, pour lui faire l’aveu deses sentiments. Si cet aveu doit arriver, pensa-t-elle ensoupirant, autant vaut peut-être sortir tout d’un coupd’incertitude.

Mrs Fitzgerald l’attendait, et elle parutcharmée de la voir arriver seule ; après lui avoir demandé desnouvelles d’Émilie, Julia confia à Mrs Wilson la nouvellesource d’inquiétudes qui venait de se rouvrir pour elle.

Le jour où le bal de L*** avait empêché latante et la nièce de faire la visite promise à Mrs Fitzgerald,dona Lorenza s’était rendue au village pour faire quelquesemplettes, suivie de leur vieux domestique ; et Julia s’étaitinstallée dans son petit parloir, où elle espérait voir bientôtarriver ses amis. Ayant entendu marcher sous sa croisée, ellecourut à la porte… ô surprise ! ô terreur ! elle y trouvale misérable, le parjure qui avait trahi le serment qu’il avaitfait à son mari mourant, et qui lui avait causé tant de peines.

L’horreur, la crainte, la surprise, tous cessentiments réunis l’empêchèrent d’appeler du secours, et elle selaissa tomber sur une chaise. Il se plaça entre elle et la porte,l’assura qu’elle n’avait rien à craindre, qu’il l’aimait et n’avaitjamais aimé qu’elle ; qu’il était, il est vrai, au momentd’épouser une des filles de sir Edward Moseley, mais qu’ill’abandonnerait, qu’il renoncerait à tout, rang, gloire, fortune,si elle voulait consentir à devenir sa femme ; qu’il nedoutait pas que son nouveau protecteur n’eût sur elle des vuescoupables ; et que lui-même lui jurait d’expier, par une vietout entière d’amour et de dévouement, les violences coupables quel’excès de sa passion lui avait fait commettre.

Il continuait sur le même ton, lorsqueMrs Fitzgerald, recouvrant sa présence d’esprit, s’élança toutà coup sur la sonnette qui était à l’autre bout de la chambre. Ilvoulut l’empêcher de la tirer, mais il était trop tard, et le bruitdes pas qu’il entendit retentir dans la pièce voisine le força à seretirer précipitamment.

Mrs Fitzgerald ajouta que ce qu’il avaitdit de son mariage projeté avec miss Moseley lui avait causé devives inquiétudes, et l’avait seul empêchée de lui parler la veillede cette visite désagréable ; mais que sa femme de chambre luiavait appris le matin même qu’un colonel Egerton, qu’on supposaitavoir fait la cour à une des filles de sir Edward Moseley, avaitenlevé une autre jeune personne. Elle ne doutait plus que ce ne fûtson persécuteur, et il lui avait laissé les moyens de s’enconvaincre ; car, lorsqu’il s’était jeté devant elle pourl’empêcher de sonner, au milieu des efforts qu’elle fit pourl’arrêter, un portefeuille s’était échappé de sa poche, et elle nel’avait trouvé que longtemps après son départ.

En remettant cette pièce de conviction àMrs Wilson, elle la pria de la faire parvenir à celui à quielle appartenait.

– Ce portefeuille renferme peut-être desobjets de prix, dit-elle, mais je n’ai point cru devoir mepermettre de l’ouvrir.

Mrs Wilson prit le portefeuille et le mitdans son sac en souriant de l’extrême réserve de sa jeune amie dansles circonstances particulières où elle se trouvait.

Quelques questions sur le lieu et sur l’annéede leur première entrevue convainquirent Mrs Wilson quec’était bien Egerton dont la passion désordonnée avait causé une sivive frayeur à Julia. Il n’avait fait qu’une campagne enEspagne ; c’était précisément la même année, et dans le corpsd’armée où servait le major Fitzgerald ; et sa conduiten’avait que trop prouvé depuis de quoi il était capable.

Mrs Fitzgerald pria son amie de lui direquelle conduite elle devait tenir dans cette occasion ;celle-ci lui demanda si elle avait instruit lord Pendennyss del’audacieuse visite de son persécuteur. À ce nom les joues de lajeune veuve se couvrirent d’une vive rougeur, et elle répondit que,quelque outrageantes, quelque peu méritées que lui parussent lesviles insinuations d’Egerton, elles avaient fait naître dans soncœur une répugnance trop invincible pour avoir encore recours auxbons offices du comte.

– D’ailleurs, ajouta-t-elle en baisant lamain de Mrs Wilson, vos bontés pour moi ne me rendent-ellespas inutiles tous les autres conseils ? Son amie, en luiserrant la main avec amitié, loua beaucoup sa délicatesse et luidit que, quoique le noble caractère de Pendennyss fût à l’abri duplus léger soupçon, une jeune femme ne devait accorder sa confiancequ’à une personne de son sexe, si elle voulait éviter la censure dumonde.

Comme Egerton était marié, il était probablequ’il ne chercherait pas de si tôt à tourmenterMrs Fitzgerald, et elle avait le temps de prendre unparti ; Mrs Wilson espérait d’ailleurs que l’expectativede la fortune de M. Jarvis serait un motif assez puissant pourle retenir dans de justes bornes. Le marchand était vif,décidé ; il ne se laissait pas facilement abuser, et le plussimple soupçon de la vérité le mettrait bientôt du parti del’opprimé, contre celui qui s’était fait son gendre.

Les dames ne se séparèrent qu’avec la promessede se revoir le plus tôt possible, car cette dernière conversationavait encore augmenté leur amitié et leur estime mutuelles.

Mrs Wilson était à mi-chemin de lademeure de Mrs Fitzgerald, lorsqu’il lui vint tout à coup dansl’idée de s’assurer, par les moyens qu’elle avait entre les mains,de l’identité du colonel Egerton avec le persécuteur de Julia. Elletira le portefeuille de son sac, et l’ouvrit pour en examiner lecontenu ; deux lettres tombèrent sur ses genoux ; ellejeta aussitôt les yeux sur l’adresse, qui suffisait pour luiapprendre tout ce qu’elle désirait savoir, et lut de la main bienconnue du docteur Yves : « À George Denbigh,Écuyer ».

Mrs Wilson fut si attérée par cettedécouverte, qu’elle pensa se trouver mal et qu’elle baissa une desglaces de sa voiture pour avoir de l’air. Elle tint longtemps ceslettres fatales dans ses mains tremblantes ; elle regardaitsans voir, et une angoisse inexprimable semblait avoir suspendul’usage de toutes ses facultés.

Dès qu’elle se trouva assez remise pours’exposer à de nouvelles émotions, elle examina les lettres avec leplus grand soin, et les ouvrit toutes deux pour s’assurer qu’il n’yavait point d’erreur ; elle vit les dates, les mots cherGeorge, au commencement, et la signature du docteur. Il n’yavait plus moyen de conserver le plus léger doute ; et millecirconstances se retraçant à sa mémoire, vinrent encore jeter dansson esprit une affreuse clarté.

La répugnance de Denbigh à parler de sescampagnes en Espagne, la manière dont il avait évité sir HerbertNicholson et les remarques de ce dernier, l’éloignement qui avaittoujours existé entre Egerton et lui, son absence du bal et lasingularité de ses manières pendant toute la journée du lendemain,l’embarras qu’il montrait toujours dès qu’on parlait de Pendennyss,l’empressement qu’il avait mis à accepter la promenade que luiavait offerte Mrs Wilson, et celui avec lequel il l’avaitquittée dès qu’il avait su qu’elle allait voir Mrs Fitzgerald,tout enfin se réunissait pour confirmer cette cruelle vérité ;et Mrs Wilson ne trouvait que trop la solution des doutes quil’avaient si souvent tourmentée.

Les infortunes de Mrs Fitzgerald, lamalheureuse issue des amours de Jane, ne semblaient rien àMrs Wilson, auprès de la découverte du crime de Denbigh. Ellese rappelait la conduite qu’elle lui avait vu tenir en différentesoccasions, et s’étonnait qu’un homme qui paraissait savoir si bienmaîtriser ses passions se fût laissé emporter par elles au pointd’oublier toutes les lois de l’honneur et de la vertu. Saduplicité, son hypocrisie, prouvaient que sa démoralisation étaitplutôt l’effet d’un système que de la fougue de la jeunesse ;car elle n’était pas assez faible pour chercher à dissimulerl’évidence de son crime et de son énormité.

Elle attribuait maintenant le mouvementspontané avec lequel il s’était précipité entre Émilie et la mort àun courage naturel, et peut-être jusqu’à un certain point auhasard ; mais le respect profond et constant qu’il avaittoujours témoigné pour la religion, sa charité active, son refus dese battre en duel, comment concilier ces traits de son caractèreavec sa conduite antérieure ? Et Mrs Wilson déplorait lafaiblesse de la nature humaine qui fait succomber sous les effortsde l’ange des ténèbres des hommes appelés par la nature etprédestinés par la grâce à devenir les ornements du monde et lessoutiens de la religion.

Les vices que la corruption du siècle avaitinculqués à Egerton, ses artifices, sa cupidité, n’étaient rienauprès des soupçons, hélas ! trop réels, qui pesaient sur latête de Denbigh. La nécessité d’apprendre à Émilie cette découverteaccablante augmentait l’anxiété de Mrs Wilson, et sa voitures’arrêta à la porte de Benfield-Lodge avant qu’elle eût pris aucunparti.

Son frère vint lui donner la main, et,tremblante que Denbigh n’eût profité de son absence pour faire sadéclaration à Émilie, elle demanda après lui. On lui dit qu’ilétait revenu avec John pour prendre son fusil, et qu’ils étaientressortis ensemble ; elle fut un peu plus tranquille, quoiquecette circonstance fût une nouvelle preuve qu’il n’était pointindisposé, et qu’il ne l’avait quittée que pour éviterMrs Fitzgerald. Pour dernière épreuve, elle résolut de luifaire rendre le portefeuille en sa présence, pour voir s’il lereconnaîtrait pour le sien ; en conséquence elle chargea sondomestique de le lui remettre pendant le dîner.

L’air ouvert et confiant avec lequel Émiliereçut Denbigh à son retour perça le cœur de Mrs Wilson, etelle pouvait à peine maîtriser assez son indignation pour conserverles dehors de politesse avec l’hôte de M. Benfield.

Au dessert, le domestique de Mrs Wilsons’approcha de Denbigh.

– N’est-ce pas votre portefeuille,Monsieur ?

Denbigh le prit, le regarda un moment avecsurprise, et, fixant un œil scrutateur sur le pauvre Dick, il luidemanda où il l’avait trouvé, et comment il savait que ceportefeuille lui appartenait. Dick, qui n’était point préparé àcette question, tourna naturellement les yeux vers samaîtresse ; Denbigh l’imita, et, rencontrant les regards deMrs Wilson, il rougit beaucoup, et lui demanda d’une voix malassurée si c’était à elle qu’il avait l’obligation de retrouver sonportefeuille.

– Non, Monsieur, répondit-ellegravement ; une autre l’a trouvé, et m’a chargée de vous lerendre.

Denbigh fut distrait pendant le reste dudîner, et Émilie lui parla une ou deux fois sans obtenir deréponse. Plusieurs fois aussi Mrs Wilson surprit ses yeuxfixés sur elle avec une expression de doute et d’inquiétude qui luiprouva qu’il était alarmé.

Si les preuves de son crime eussent étéinsuffisantes, son trouble seul l’eût trahi ; etMrs Wilson se mit à réfléchir aux moyens les plus sûrs et lesplus prompts de dessiller les yeux de sa nièce, avant qu’il en eûtobtenu l’aveu de son amour.

Chapitre 28

 

Elle a été trompée ; elle aime encore.

GOLDSMITH.

En se retirant après le dîner dans son cabinetde toilette, suivie d’Émilie, Mrs Wilson commença la tâchepénible de déchirer le voile qui couvrait les yeux de sa nièce, enlui racontant en substance ce que Mrs Fitzgerald lui avait ditle matin. Une persécution si opiniâtre ne pouvait inspirer àl’innocente Émilie qu’une surprise mêlée d’horreur, et comme satante ne lui avait pas dit que le suborneur eût parlé d’une desfilles de sir Edward, elle exprima son étonnement qu’il pût existerun pareil misérable.

– Serait-il possible, ma tante, dit-elleen frissonnant involontairement, que le coupable fût un des jeunesgens que nous avons vus dernièrement, et qu’il eût assez d’art pourcacher aux yeux du monde son véritable caractère ?

– La dissimulation serait à peinenécessaire, ma bonne amie, répondit Mrs Wilson ; lamorale des gens du monde est si relâchée que je ne doute pas que saconduite ne fît qu’exciter le sourire de ses amis, et qu’il necontinuât à passer pour un homme d’honneur.

– Et qu’il ne fût prêt, continua Émilie,à sacrifier la vie de celui qui pourrait concevoir le moindre doutesur ce même honneur.

– Ou bien, ajouta Mrs Wilson, quivoulait l’amener plus près de son but, que, prenant au contraire lemasque de l’hypocrisie, il n’affectât des principes et une moralequi sembleraient l’empêcher d’exposer sa vie, par respect pour unpréjugé barbare.

– Oh ! non, chère tante, s’écriaÉmilie en rougissant au souvenir que cette phrase éveillait dansson esprit, un homme ne peut être si artificieux et si vil.

Mrs Wilson soupira douloureusement à cenouveau témoignage de l’estime confiante d’Émilie, qui ne luipermettait pas de supposer qu’un refus qu’elle avait admiré de lapart de Denbigh pût provenir, même chez un autre, d’un froidcalcul. Désirant l’amener par degrés à la fatale découverte, elleajouta :

– Et cependant, ma chère, les hommes quise vantent le plus de leurs principes de morale, ceux même quiprennent le masque de la religion, ne refusent point de se battreen duel. Ces inconséquences de caractère ne sont pas rares ;et tel, que l’idée d’un meurtre révolterait, n’hésite pas à serendre coupable de tout autre crime.

– L’hypocrisie est un vice si bas, ditÉmilie, que je ne crois pas qu’il puisse s’allier à labravoure ; et Julia convient que son persécuteur estbrave.

– Un homme de cœur ne devrait-il pas êtrerévolté à la seule idée d’insulter une femme sans défense ? etvoilà cependant ce que fait votre héros ! réponditMrs Wilson avec amertume, et cédant à la violence de sonindignation.

– Oh ! ne l’appelez pas mon héros,je vous en supplie, chère tante, dit Émilie en tressaillant. Maiscette sensation désagréable fut bientôt effacée par la certitudequ’elle croyait avoir de la supériorité de l’homme qu’elleaimait.

– Dans le fait, mon enfant, la faiblessede notre nature nous rend susceptibles de toutes les inconséquencespossibles ; les scélérats les plus endurcis ont quelquefois,sur un seul point, de l’honneur à leur manière, et les hommes lesplus parfaits ont leur côté faible. Les affections longues etéprouvées sont les seules auxquelles on puisse se fier ;encore nous manquent-elles quelquefois.

Émilie regarda sa tante avec surprise, enl’entendant parler d’une manière si opposée à son caractère. JamaisMrs Wilson ne lui avait montré la fragilité humaine sous unpoint de vue si désespérant ; et, frissonnant malgré elle,elle sentit son cœur se glacer.

Après une courte pause, Mrs Wilsoncontinua :

– Le mariage est pour une femme unengagement terrible, et elle aventure son bonheur lorsqu’elle n’apu juger de sang-froid l’homme à qui elle le confie. Jane a faillien faire la triste expérience ; j’espère que vous n’êtes pasdécidée à l’éprouver à votre tour.

Tandis qu’elle parlait, Mrs Wilson avaitpris les mains d’Émilie ; et, par son regard et son accentsolennel, elle avait réussi à faire naître dans le cœur de lapauvre enfant l’appréhension de quelque malheur, quoiqu’elle fûtencore loin de penser que Denbigh pût y être pour quelquechose.

Voulant enfin s’acquitter du pénible devoirqu’elle s’était imposé, Mrs Wilson reprit avecémotion :

– N’avez-vous pas remarqué leportefeuille que Dick a rendu à M. Denbigh ? Émilie fixasur sa tante un œil égaré ; et celle-ci ajouta d’une voix malassurée :

– C’était celui que Mrs Fitzgeraldm’a remis ce matin. Une lueur de l’affreuse vérité pénétra dans lecœur d’Émilie ; dans son trouble, dans son désespoir, elle nevit qu’une chose, c’est que Denbigh était à jamais perdu pour elle.Elle tomba privée de sentiment entre les bras de sa tante.

Mrs Wilson, après des efforts longtempsinfructueux, parvint enfin à la rappeler au sentiment de soninfortune ; et, ne voulant pas que personne autre qu’elle fûttémoin de la première explosion de sa douleur, elle réussit à laconduire dans sa chambre et à la mettre au lit. Émilie ne seplaignait point, elle ne versait pas une larme, elle ne faisaitaucune question ; son œil était fixe, et toutes ses facultéssemblaient absorbées sous le poids affreux qui oppressait soncœur.

Mrs Wilson avait trop de véritablesensibilité pour lui adresser des consolations prématurées ou desréflexions inutiles ; elle s’assit en silence au chevet de sonlit, et attendit avec anxiété la fin de cette crise effrayante.

Enfin les beaux yeux d’Émilie levés vers leciel, et ses mains jointes avec ferveur, lui apprirent qu’elleavait recours au consolateur des affligés ; sa piété reçutbientôt une première récompense, et un torrent de larmes vint lasoulager.

Lorsque Émilie fut un peu plus calme, elleécouta toutes les raisons qu’avait sa tante de croire à laculpabilité de Denbigh ; bientôt il ne lui fut plus possibled’en douter elle-même, et son cœur fut brisé. L’agitation de sonesprit lui ayant donné un peu de fièvre, sa tante l’engagea àrester dans sa chambre ; et Émilie, sentant qu’il lui seraittrop pénible de revoir Denbigh, y consentit volontiers.Mrs Wilson, après avoir fait placer sa femme de chambre dansla pièce voisine, sortit pour aller annoncer au salon que sa nièceétait un peu indisposée, et qu’elle désirait être seule, dansl’espoir de goûter quelque repos.

Denbigh s’informa avec inquiétude de la santéd’Émilie ; mais, depuis qu’on lui avait rendu sonportefeuille, il régnait dans toutes ses manières une contraintequi persuadait à Mrs Wilson qu’il voyait que son odieuseconduite n’était plus un mystère. Il se hasarda à demander quand onaurait le plaisir de revoir miss Moseley ; il désirait bienvivement que ce fût le soir même, puisqu’il devait partir lelendemain matin ; mais lorsqu’il apprit qu’elle nereparaîtrait point dans la journée, son trouble devint manifeste,et il se hâta de sortir.

Mrs Wilson était seule dans le salon, etelle se disposait à aller retrouver sa nièce, lorsque Denbigh yentra, tenant une lettre à la main. D’un air timide et embarrassé,il s’approcha d’elle, et dit d’une voix tremblante :

– L’inquiétude que j’éprouve etl’approche de mon départ me serviront d’excuse, je l’espère, auprèsde miss Moseley, si je la dérange en ce moment. Auriez-vous labonté, Madame, de lui remettre cette lettre ? Je n’ose vousdemander vos bons offices en ma faveur.

Mrs Wilson prit la lettre et réponditfroidement :

– Je voudrais cependant, Monsieur,pouvoir vous rendre un véritable service.

– Je vois avec douleur, Madame, que j’aiperdu votre bonne opinion, dit Denbigh en hésitant ; ceportefeuille…

– M’a fait faire une affreuse découverte,dit Mrs Wilson en soupirant.

– Une seule faute ne mérite-t-elle pasquelque indulgence, chère Mrs Wilson ? s’écria Denbighavec chaleur ; si vous connaissiez les circonstances…, lesraisons cruelles… Oh ! pourquoi, pourquoi ai-je négligé lesavis paternels du docteur Yves ?

– Il n’est pas encore trop tard, ditMrs Wilson avec plus de douceur, pour votre bonheur dumoins ; car pour nous, votre duplicité…

– Est impardonnable… je le vois…, je lesens ! s’écria-t-il avec l’accent du désespoir. CependantÉmilie ne sera peut-être pas insensible… : ayez la bonté delui remettre ma lettre… Tout est préférable à cette cruelleincertitude.

– Vous aurez ce soir une réponsed’Émilie, et sans que je cherche à l’influencer, réponditMrs Wilson. En fermant la porte, elle remarqua sur les traitsde Denbigh une expression si vive d’anxiété et d’angoisse, que lesouvenir de ses vices ne put l’empêcher d’en avoir pitié.

Son inquiétude pour la santé de sa niècebien-aimée se calma un peu, lorsqu’en entrant dans sa chambre, ellela trouva baignée de larmes. Elle savait que si elle avait la forcede déposer ses chagrins dans le sein de celui qui mesure le vent àla force du jeune agneau, elle y puiserait le courage de lessupporter, sinon avec calme, du moins avec résignation.Mrs Wilson l’embrassa tendrement, en lui remettant la lettrede Denbigh, et elle lui dit qu’elle reviendrait dans une heurechercher la réponse.

Elle espérait que la nécessité d’agiréveillerait son énergie, et son attente ne fut point trompée.

En entrant dans l’antichambre de sa nièce,elle apprit par la femme qu’elle y avait placée qu’Émilie étaitlevée et occupée à écrire. Elle ouvrit la porte, et elle resta unmoment immobile d’admiration au tableau qui s’offrit à ses yeux.Émilie, à genoux et les mains jointes, paraissait prier avecferveur ; ses beaux cheveux flottaient sur ses épaules etcachaient sa figure baignée de larmes ; deux lettres étaientprès d’elle sur le tapis. Dès qu’elle entendit le bruit, elle seleva, et, s’avançant vers sa tante avec un air de résignation, ellelui donna les lettres :

– Lisez-les, ma tante, et si vousapprouvez la mienne, veuillez la remettre à son adresse.Mrs Wilson la serra dans ses bras, et, Émilie désirant êtreseule, elle se retira dans sa chambre, où elle prit connaissance ducontenu des deux lettres. Celle de Denbigh était conçue en cestermes :

« J’ose espérer de la bonté de missMoseley qu’elle excusera la liberté que je prends de la dérangerdans un moment où elle est souffrante, dans un moment si peuconvenable pour un pareil sujet ; mais mon départ…, monamour…, me serviront d’excuse. Dès le premier jour où je vous aivue, votre amabilité, votre innocence, toutes ces qualités que vousseule ignorez, ont fait sur mon cœur une impression ineffaçable. Jene sens que trop que je ne suis pas digne du bonheur où tendent mesvœux ; mais, après vous avoir connue, il est impossible de nepoint s’efforcer de vous obtenir… Vous avez cru me devoir quelquereconnaissance, parce que j’ai été assez heureux pour vous sauverla vie ; vous ne saviez pas que tout mon bonheur y étaitattaché… Si vous daignez accepter mon cœur et ma main, je serai leplus heureux des hommes ; si vous le refusez, j’en serai àjamais le plus misérable ».

Ce billet, sans signature, portait les tracesde la plus vive agitation. Émilie y avait fait la réponsesuivante :

« Monsieur,

« C’est avec bien du regret que je mevois forcée de causer quelque chagrin à une personne à qui j’ai desi grandes obligations. Il n’est point en mon pouvoir d’accepterl’honneur que vous voulez me faire, et je ne puis que vousremercier de la preuve d’estime que vous m’avez donnée. Recevez mesvœux pour votre bonheur futur, et mes prières pour que vous vous enmontriez toujours digne.

« Votre très humble servante,

ÉMILIE MOSELEY ».

Très satisfaite de cette réponse,Mrs Wilson descendit pour la remettre à Denbigh ; ellesavait qu’il avait envoyé ses bagages à une auberge de L*** pour nedéranger personne le lendemain ; et par amitié pour le docteurYves, autant que par reconnaissance pour les services de Denbigh,elle espérait que son prompt départ jetterait un voile impénétrablesur sa conduite.

Denbigh prit d’une main tremblante la lettrequ’elle lui présenta ; et jetant sur elle un regard expressif,comme s’il eût voulu lire au fond de son cœur, il se retira.

Émilie venait enfin de s’endormir, etMrs Wilson descendit à l’heure du souper. M. Benfieldétait étonné de ne pas voir arriver son favori ; il l’envoyaprévenir par un domestique ; et toute la famille, deboutautour de la table, l’attendait pour s’y placer, lorsqu’on remit unbillet à M. Benfield.

– De quelle part ? demanda le vieuxgentilhomme.

– De la part de M. Denbigh,Monsieur. Et le messager se retira.

– De M. Denbigh ! s’écriaM. Benfield étonné ; j’espère qu’aucun accident… Je merappelle que quand lord Gosford… Tenez, Peter, vos yeux sont encorejeunes : lisez-moi cela, et lisez haut.

Mrs Wilson n’était pas moins impatienteque lui de voir le contenu de ce messages mais Peter avait beaucoupde préparatifs à faire avant que ses jeunes yeux pussent parvenir àle déchiffrer… Pendant qu’il essuyait ses lunettes, John lui pritvivement la lettre, en disant qu’il voulait lui éviter cette peine,et il lut ce qui suit :

« M. Denbigh, forcé de quitter L***sur-le-champ ne se sent pas le courage de faire ses adieux à sonrespectable ami ; il lui renouvelle les plus tendresremerciements pour l’hospitalité qu’il en a reçue, et le pried’être son interprète auprès de son aimable famille, dont iln’oubliera jamais les bontés. Au moment de quitter l’Angleterre, illes prie de recevoir l’expression de sa reconnaissance, et du vifregret qu’il éprouve en leur disant un long adieu ».

– Un long adieu ! s’écria.M. Benfield. Adieu ! Y a-t-il adieu, John ? Ici,Peter ; courez… Non, vous êtes trop vieux John, courez… Qu’onm’apporte mon chapeau, je veux aller moi-même au village… Quelquequerelle d’amour… Emmy malade, et Denbigh parti !… Oui… oui…je veux y aller moi-même… Lady Juliana, pauvre chère âme… futlongtemps avant de pouvoir oublier… Mais, Peter… Peter avaitdisparu aussitôt après la lecture de la lettre, et John se hâta dele suivre.

Sir Edward et lady Moseley ne pouvaientrevenir de leur étonnement, et leurs cœurs paternels étaientpénétrés de douleur, en pensant que le bonheur d’un de leursenfants était peut-être compromis.

Jane sentit renouveler tous ses chagrins enpensant à ceux qui attendaient sa sœur, car son imagination n’avaitrien perdu de sa vivacité. Au lieu, de considérer la trahisond’Egerton comme une conséquence nécessaire de son manque deprincipes, elle n’y voyait que la fatalité et le malheur quis’acharnaient à la poursuivre. Comme M. Benfield, elle étaiten danger de se créer une idole, et de passer le reste de ses joursà adorer des perfections qui n’auraient jamais existé que dans sonimagination abusée.

Le vieux gentilhomme était absorbé tout entierdans des réflexions bien différentes ; et, persuadé que lafuite du jeune homme ne pouvait avoir pour cause que quelquemalentendu, comme il y en avait eu souvent entre lui et ladyJuliana, il pensa qu’il ne demanderait pas mieux que de se laisserramener, et il se mit tranquillement à manger sa salade, jusqu’aumoment où, tournant la tête pour demander son premier verre de vin,il vit Peter à sa place accoutumée. Le pauvre serviteur paraissaitaccablé sous le double fardeau de l’âge et du chagrin, et seslunettes favorites étaient insuffisantes pour cacher une larme quicoulait lentement sur les rides de ses joues. Dès que son maîtrel’aperçut, il reprit l’alarme ; le verre de vin tomba de samain défaillante, et il dit d’un ton d’inquiétude :

– Mais, Peter, je croyais que vous étiezallé…

– Oui, mon maître, répondit Peter avecson laconisme ordinaire.

– Vous l’avez vu, Peter ;reviendra-t-il ?

Peter paraissait fort occupé à ranger et àapporter des verres, quoique personne n’en eût demandé.

– Peter, répéta M. Benfield en selevant, sera-t-il ici à temps pour souper ? Peter, ainsipressé, se voyait forcé de répondre. Il ôta ses lunettes pourgagner du temps ; enfin il était sur le point d’ouvrir labouche, lorsque John entra, et se jeta sur une chaise d’un airconsterné. Peter le désigna à l’impatience de son maître commecelui qu’il devait interroger, et se retira en silence.

– John, demanda sir Edward, où estDenbigh ?

– Parti, mon père.

– Parti !

– Oui, mon père, parti, sans nous dire unmot d’adieu, sans nous dire où il va et quand il reviendra…Oh ! cela est bien mal… bien mal, en vérité !… Je ne luipardonnerai jamais. Et John, dont la sensibilité vive étaitrarement excitée, cacha sa figure dans ses mains, et pencha la têtesur la table ; il ne la releva que pour répondre à la questionque lui fit son oncle :

– Comment Denbigh a-t-il pu partir,puisque la diligence ne passe à L*** qu’à la pointe dujour ?

Mrs Wilson lut alors sur les traitsexpressifs de John combien il était ému, et elle s’en voulut d’enressentir presque du plaisir. Le chagrin de John en perdant son amilui prouvait que, si elle-même elle avait été trompée, ce nepouvait être que par une hypocrisie consommée, et que le remords nedevait point aggraver encore la douleur qu’elle ressentait envoyant celle de sa chère Émilie.

– J’ai vu le maître de l’auberge, mononcle, répondit John ; il m’a dit que Denbigh était parti enchaise de poste, à huit heures. Mais demain matin j’irai à Londres.Et il commença sur-le-champ ses préparatifs de voyage.

La famille se sépara tristement.M. Benfield et son conseiller privé restèrent enfermés unedemi-heure avant de se coucher ; et John alla s’installer àl’auberge L***, pour être sûr de ne pas manquer la diligence.Mrs Wilson passa par la chambre d’Émilie avant de se rendredans la sienne ; elle la trouva éveillée, mais calme. Émilieparla peu, et parut éviter de faire allusion à Denbigh. Sa tantelui apprit son départ, la résolution qu’elle avait prise d’encacher la cause, et se retira.

Lorsque Mrs Wilson se trouva seule, elleréfléchit sur tous les événements du jour. La découverte inattenduequ’elle avait faite renversait toutes les idées de bonheur qu’elleentretenait depuis longtemps, mais ne portait aucune atteinte à saconfiance dans la Providence ; et elle adressa une ferventeprière à celui qui gouverne tout, pour qu’il lui fit la grâce dereconnaître tous les replis du cœur de celui à qui elle confieraitsa pupille chérie.

Chapitre 29

 

LADY RALEIGH. Le futur est charmant ; il n’a pas un seuldéfaut.

Mrs VORTEX. A-t-il un titre ?

LADY RALEIGH. Il a mille livres sterling de rente.

Mrs VORTEX. A-t-il un titre ?

LADY RALEIGH. Lady Dorsey est sa tante.

Mrs VORTEX. Un titre ?

LADY RALEIGH. Il est marquis.

Mrs VORTEX. À la bonne heure, c’est l’époux qu’il nousfaut.

Le Galant.

Le jour n’avait pas encore paru, qu’on vintavertir John Moseley que la diligence allait partir. Il s’empressad’aller prendre sa place, et trouva dans la voiture troiscompagnons de voyage.

Aucun d’eux ne semblait disposé à rompre lesilence imperturbable que gardent les Anglais lorsqu’ils setrouvent avec des étrangers, et ils avaient laissé bien loinderrière eux la petite ville de L*** avant de s’être adressé uneseule question. Je ne sais s’il faut attribuer cette taciturniténationale à une modeste défiance ; le noble orgueil qui animeles Anglais semble s’opposer à cette supposition. Peut-êtrel’Anglais n’a-t-il pas moins bonne opinion de lui que ses voisins,mais il craint davantage de se compromettre. Le Français, blessédans son amour-propre, s’indigne un moment, puis l’oublie l’instantd’après ; l’Anglais souffre en silence, et la blessure saignelongtemps dans son cœur.

De quelque cause que provienne cette réservequi caractérise les Anglais, il serait à désirer qu’elle diminuât,et que des hommes qui voyagent ensemble dans leur pays, au lieu dese regarder comme étrangers les uns aux autres, eussent toujours àl’esprit cette réflexion, qu’ils sont aussi voyageurs dans cettevie, et qu’au terme du voyage, qui est le même pour tous, ils seretrouveront également.

John Moseley était occupé de pensées biendifférentes de celles de ses compagnons de voyage, et il ne futtiré de ses tristes rêveries que par un cahot de la voiture qui lejeta contre la poignée de l’épée d’un de ses voisins. En relevantla tête, il reconnut, à la faveur du petit jour qui commençait àpoindre, les traits de lord Henry Stapleton ; leurs yeux serencontrèrent, et les mots :

– C’est vous, Milord !

– Vous voilà, monsieur Moseley !furent prononcés de part et d’autre avec une égale surprise. Johnfut enchanté d’une rencontre qui le tirait de ses sombresréflexions, et qui lui permettait de renouveler connaissance avecle jeune marin. La frégate que montait ce dernier était entrée enrade la nuit précédente, et il se rendait à Londres pour le mariagede sa sœur. La voiture de son frère le marquis devait venirau-devant de lui, et, aussitôt après la noce, il devait partir pourYarmouth, où son vaisseau avait ordre de se rendre.

– Comment se portent vos charmantessœurs, Moseley ? s’écria le jeune marin de ce ton franc etdélibéré qui distingue les gens de sa profession ; ma foi, jeserais devenu amoureux de l’une d’elles, si j’avais eu le temps etl’argent nécessaires… : vous savez que ce sont deux articlesindispensables pour les mariages aujourd’hui.

– Je crois, dit John en riant, que,d’après l’empressement des filles et surtout celui des mères, onpourrait se dispenser du temps… ; quant à l’argent, c’estautre chose.

– Oh ! le temps n’est pas moinsnécessaire. Croiriez-vous que je n’en ai jamais assez pour faireles choses en règle ? Je suis toujours pressé, et je vousserais fort obligé si vous pouviez m’indiquer une femme qui voulûtm’épouser sans tous les préliminaires longs et fastidieux que mongoût et ma profession me font également prendre en horreur.

– Rien n’est plus facile, milord, ditJohn en souriant et pensant à Catherine Chatterton ; maiscomment faites-vous en mer ? Commandez-vous les manœuvrescomme vous voulez improviser un mariage… en courant ?

– Non, non, répondit gravement lecapitaine ; là c’est bien, différent ; tout suit unemarche uniforme et régulière, et chacun ne pense qu’à remplir sondevoir : mais à terre, c’est autre chose ; je ne suisqu’un oiseau de passage. Que la société que j’ai trouvée à L***cette année m’a paru charmante ! Sept ou huit jours après lebal où je rencontrai vos aimables sœurs, j’allai à la chasse, et, àcinq milles environ du village, j’aperçus le plus joli petitermitage, habité par une femme bien plus jolie encore, par uneEspagnole, une Mrs Fitzgerald. Oh ! décidément, jel’adore !… Si polie, si douce et si modeste !

– Et comment Votre Seigneurie fit-elle saconnaissance ? demanda John un peu surpris.

– Par hasard, mon cher ami, parhasard ; il faisait très chaud, je mourais de soif, etj’approchai de la maison pour y demander un verre d’eau.Mrs Fitzgerald était assise sous le péristyle. Toujours pressépar le temps, comme vous savez, je ne m’amusai pas à me faireannoncer ; j’espérais profiter quelque temps de la bonnefortune que je devais au hasard ; mais en une minute ellem’eut fait donner quelques rafraîchissements, et je fus éconduit leplus promptement et le plus poliment possible. Mais je parvins àsavoir son nom dans une maison voisine.

Pendant le récit de Stapleton, John avait fixéses regards sur celui de ses compagnons de voyage qui était en facede lui. Il paraissait avoir environ soixante ans ; il étaitcriblé de petite vérole ; sa taille droite avait toute laraideur d’un ancien militaire, et son costume était celui d’unhomme comme il faut. Son teint était bruni par le soleil, et sonœil noir et perçant était fixé avec une expression singulière surle jeune marin, qui continuait ses remarques.

– Connaissez-vous la belle veuve,Moseley ?

– Très légèrement, dit John ; elle abien voulu recevoir quelquefois les visites de mes sœurs, et…

– Et les vôtres ! s’écria lordStapleton en éclatant de rire.

– Je les ai accompagnées une fois oudeux, Milord, répondit John avec gravité ; mais l’amie deMrs Wilson et d’Émilie Moseley doit être à l’abri du moindresoupçon. Mrs Fitzgerald vit dans la retraite la plussévère ; le hasard seul nous fit faire sa connaissance.N’étant pas aussi pressés que Votre Seigneurie, nous avons cherchéà cultiver sa société, et nous n’avons eu qu’à nous enapplaudir.

Pendant que John parlait, la physionomie del’étranger variait à chaque minute ; enfin ses yeuxs’arrêtèrent sur le jeune défenseur de Julia avec une expression dedouceur qui paraissait peu ordinaire à cette figure rigide.Désirant changer le sujet d’une conversation qui lui paraissaittrop délicate pour être continuée dans une voiture publique, Johndit en regardant l’étranger :

– Nous allons avoir une bellejournée.

Celui à qui il paraissait s’adresser inclinala tête en signe d’assentiment pour toute réponse ; mais lequatrième voyageur, que John n’avait point encore regardé, ditd’une voix humble et modeste :

– Cela est vrai, monsieur John ; etcelui-ci reconnut la voix de l’honnête Peter Johnson. Il se tournavivement vers lui, et vit le maigre et modeste intendant blottidans un coin de la voiture, de manière à tenir le moins de placepossible.

– Johnson ! s’écria John étonné,vous ici ! et où allez-vous ?… est-ce àLondres !

– Oui, à Londres, monsieur John, réponditPeter d’un air d’importance ; et, comme s’il eût vouluprévenir tout interrogatoire, il ajouta :

– Pour les affaires de mon maître,Monsieur.

Moseley et lord Henry l’examinaientattentivement pendant qu’il parlait : le premier cherchait àdeviner ce qui pouvait amener dans le tourbillon de la capitale unhomme de soixante-dix ans, qui n’avait jamais quitté sa province,et le second ne pouvait assez regarder la figure et l’accoutrementgrotesque de l’intendant. Peter n’avait rien changé au costume quenous avons déjà décrit, et qui était de mode dans le temps où sonmaître siégeait au parlement. Sa vue seule aurait donné envie derire au plus sérieux ; cependant elle ne put dérider le frontde l’étranger, qui avait repris sa physionomie immobile, et quiparaissait concentré en lui-même. Il ne prononça que quelques motsindispensables ; son accent était singulier, et ses jeunescompagnons ne purent décider de quel pays il était. Lord Henry necessait de le regarder d’un air qui semblait dire : – Quelleest votre patrie ?

Un moment avant de remonter en voiture aprèsavoir changé de chevaux, lord Henry dit à John :

– Je parierais que notre taciturnecompagnon est un de ces officiers que la chute de Buonaparte aforcés de se retirer du service ; tâchons de savoir ce qu’ilpense maintenant de son ancien maître, je me charge de sonder leterrain. Mais le vieux militaire resta impénétrable malgré toutesles attaques de Sa Seigneurie, qui abandonna enfin tout espoir d’enrien tirer.

Peter était trop modeste pour parler enprésence de M. John Moseley et d’un lord, et ces derniersentretinrent seuls la conversation. À quinze milles de Londres, ilsrencontrèrent une voiture élégante, à quatre chevaux, et décoréed’une couronne de marquis, qui venait au-devant de lord Henry. Johnrésista à toutes les instances que lui fit ce dernier d’y prendreplace avec lui ; il avait suivi Denbigh de poste en poste, etil ne voulait pas risquer de perdre sa trace en changeant demanière de voyager.

Quelques heures après, la diligence arrivasans accident à Londres, et Moseley se hâta de prendre desinformations sur l’objet qui l’intéressait. Une chaise telle qu’illa dépeignait était arrivée une heure auparavant, et le jeune hommequ’elle avait amené s’était fait conduire à un hôtel voisin. Johnse fit conduire à l’instant même à l’hôtel désigné, et il demandaM. Denbigh ; mais, à sa grande mortification, on lui ditque personne de ce nom n’y demeurait. Désespéré d’un si mauvaissuccès, il allait se retirer, lorsqu’un domestique en grande livréelui demanda respectueusement si la personne qu’il désirait voirn’était pas arrivée aujourd’hui de L***, dans le Norfolk.

– Précisément, s’écria John.

– Alors, Monsieur, voulez-vous bien mesuivre ? dit le laquais. Ils frappèrent à la porte d’unparloir. Le domestique entra seul, et bientôt John fut introduitdans un appartement, où Denbigh, assis et la tête appuyée sur samain, paraissait abîmé dans ses réflexions. En apercevant John, ils’élança de sa chaise en s’écriant :

– Monsieur Moseley ! ne me trompé-jepas ?

– Denbigh, lui dit John en lui tendant lamain, est-il bien, est-il digne de vous de nous quitter siprécipitamment, et sans nous laisser du moins l’espoir de nousrevoir bientôt ?

Denbigh fit signe au domestique de se retirer,et il offrit une chaise à son ami.

– Monsieur Moseley, dit-il en cherchant àlui cacher son émotion et sa douleur, vous paraissez ignorer l’aveuque j’avais osé faire à votre sœur.

– Je n’en ai pas entendu parler.

– Et vous ne savez pas que j’ai essuyé unrefus ?

– Est-il possible ! s’écria John ense levant et en marchant à grands pas dans la chambre ; jedois avouer que j’espérais que vous demanderiez sa main ; maisjamais je n’aurais pu penser qu’elle vous refusât.

Denbigh lui donna la lettre d’Émilie ;après l’avoir lue, John la lui rendit en soupirant :

– Voilà donc la raison qui vous a forcé ànous quitter, continua-t-il ; mais Émilie n’est pascapricieuse ; ce refus ne saurait venir d’un moment dedépit ; je la connais trop pour…

– Non, monsieur Moseley, interrompitDenbigh avec tristesse, votre sœur est à l’abri de toutreproche… ; mais je ne suis pas digne d’elle ; masupercherie… En ce moment, le même domestique qui avait introduitJohn ouvrit la porte, et Peter Johnson entra. Après s’être avancéjusqu’auprès de la table qui le séparait des deux jeunes gens,l’intendant mit ses lunettes, tira de sa poche son formidableportefeuille, et y prit une lettre dont il lut l’adresse à hautevoix :

– À. M. George Denbigh, à Londres.Confié aux soins de Peter Johnson, intendant de Benfield-Lodge(Norfolk). Après s’être acquitté de cette partie de son devoir avectout le cérémonial convenable, il remit la lettre à Denbigh, qui laparcourut à la hâte, et en parut vivement touché ; il pressala main de l’intendant, le remercia avec bonté du nouvel intérêtqu’il prenait à lui, et lui dit que, s’il voulait lui donner sonadresse, il lui enverrait, dans la matinée, sa réponse àM. Benfield.

Peter s’empressa de le satisfaire ; maisil paraissait craindre de se retirer avant de s’être assuré quecette réponse serait telle qu’il la désirait ; et, prenantdans sa poche un livre de compte presque aussi grand que leportefeuille, il dit, après l’avoir feuilleté un moment :

– Mon maître a chez Coutts etcompagnie[5] 7000 livres sterling, 5000 dans labanque ; ainsi, Monsieur, vous voyez qu’il peut faire ce qu’ilvous propose sans nous gêner.

Denbigh sourit, et assura l’intendant qu’ilrépondrait comme il le devait aux ordres de M. Benfield.

La porte s’ouvrit de nouveau, et le militaireétranger fut introduit. Il salua, et parut fort étonné de retrouverdeux de ses compagnons de voyage : mais il ne dit rien, etprésenta une lettre à Denbigh avec autant de gravité que le bonPeter. Denbigh l’invita à s’asseoir, et, après avoir parcouru lalettre qu’il lui avait remise, il lui parla dans une langue queJohn reconnut pour de l’espagnol, et que Peter prit pour dugrec.

Pendant quelques minutes la conversation futsoutenue de part et d’autre avec la plus grande vivacité, et lesdeux auditeurs ne pouvaient revenir de la volubilité inattendue quedéployait tour à tour leur taciturne compagnon ; enfin,celui-ci se leva pour se retirer ; déjà il s’avançait vers laporte, lorsqu’elle s’ouvrit de nouveau, et quelqu’uns’écria :

– Me voilà, George ! me voilà sainet sauf… ! prêt à embrasser les filles de noce, si ellesveulent me le permettre, et si j’en puis trouver le temps… Mais,Dieu me pardonne, voilà M. Moseley !… le général !et vous aussi, noble débris du siècle dernier !… Il ne nousmanque plus que le conducteur et le postillon.

C’était lord Henry. L’Espagnol salua ensilence, et se retira, tandis que Denbigh, ouvrant la porte d’unechambre voisine, pria Stapleton de vouloir bien l’y attendre unmoment.

– Très volontiers, mon cher ; mais,sur ma parole, il est bien singulier de nous retrouver tous ici.Nous faisons tous voile vers le même port, à ce qu’il mesemble.

– Vous connaissez donc lord Henry ?dit John pendant que le jeune marin se retirait.

– Oui, répondit Denbigh. Et l’intendant,après lui avoir répété encore une fois son adresse dans le plusgrand détail, prit respectueusement congé des deux amis. Dès qu’ilsse trouvèrent seuls, Moseley eût bien voulu reprendre laconversation que Peter avait interrompue, mais il avait trop dedélicatesse pour chercher à pénétrer la cause du refus de sa sœur.Il commençait à espérer qu’ils n’étaient point séparés pourjamais ; et décidé à revenir voir Denbigh le lendemain matin,il le quitta, pour lui laisser la liberté de rejoindre lord HenryStapleton.

Le lendemain vers midi, John et l’intendant serencontrèrent à la porte de l’hôtel où logeait Denbigh. Petertenait la réponse que ce dernier avait faite àM. Benfield ; mais, avant de partir, il désirait lerevoir. En demandant après celui qu’ils cherchaient, ils apprirentavec autant de contrariété que de surprise, qu’il était parti degrand matin avec tous ses bagages, et qu’il n’avait point dit où ilse rendait.

Essayer de découvrir un homme dans une villetelle que Londres, lorsqu’on n’a pas la moindre idée du côté où ila dirigé ses pas, c’est perdre à la fois son temps et ses peines.Moseley le savait ; et, après avoir refusé l’expédient que luiproposait Peter, il retourna à son hôtel. Si le projet del’intendant n’indiquait pas une grande sagacité, du moins ilfaisait honneur à sa persévérance ; il avait engagé John àsuivre un des côtés de la rue, tandis qu’il se chargerait del’autre, et à s’informer ainsi de porte en porte, jusqu’à ce qu’ilseussent trouvé le fugitif.

– Monsieur, dit Peter avec simplicité,lorsque notre voisin White perdit sa petite fille, ce fut de cettemanière que nous la retrouvâmes, après avoir battu presque tout levillage sans nous décourager, monsieur John. Mais celui-ci n’ayantpas voulu le seconder, il fut obligé de renoncer à l’entreprise,faute d’un coadjuteur, et, le cœur bien serré, il reprit la routede Benfield-Lodge.

Malgré la contrariété qu’il éprouvait de cettenouvelle fuite, à laquelle il ne comprenait rien, John désiraittrop retrouver son ami pour ne pas tenter une nouvelle recherche.Il se rendit à l’hôtel du marquis d’Eltringham, frère de lordHenry, et il y apprit qu’ils étaient partis tous deux de grandmatin pour le château du marquis, dans le Devonshire, où devait secélébrer le mariage de leur sœur.

– Sont-ils partis seuls ? demandaJohn d’un air pensif.

– Il y avait deux voitures, Monsieur,celle du marquis et celle de Sa Grâce le duc de Derwent.

– Et le duc était-il seul ?

– Un jeune homme était avec SaGrâce ; mais le domestique auquel John s’était adressé ne leconnaissait pas. Voyant qu’il ne pourrait rien apprendre de plus,il se retira.

Au désappointement de John se mêlait un peud’humeur ; car il lui paraissait évident que Denbigh avaitvoulu l’éviter ; il ne doutait pas qu’il ne fût compagnon devoyage du duc de Derwent, et il perdit tout espoir de le trouver àLondres. Tandis qu’il retournait chez lui dans une situationd’esprit que personne n’eût pu lui envier, et qu’il réfléchissaitaux tristes nouvelles qu’il avait à reporter à L***, il rencontraChatterton. Si quelqu’un pouvait consoler John, c’était son ami.Les deux jeunes gens s’accablèrent réciproquement de questions surleur famille, et John apprit avec bien du plaisir que la douairièreétait à Londres avec ses filles. Chatterton demanda avecempressement des nouvelles d’Émilie, il s’informa ainsi de Denbighavec un intérêt tout particulier, et ce fut avec une surprise maldéguisée qu’il apprit son départ subit de L***.

Lady Chatterton n’avait pu se dissimulercombien les tentatives qu’elle avait faites pour rapprocher Moseleyde sa fille avaient été funestes à ses projets ; aussi sepromit-elle bien, en le voyant entrer, de cacher avec soin sesdésirs secrets, et aucun mot de sa part ne vint alarmerl’amour-propre et la susceptibilité de John. On peut croirecependant qu’elle fut enchantée de le revoir ; et, si on peuts’en rapporter au trouble, à la rougeur, aux palpitations du cœurd’une jeune fille, Grace n’en était pas fâchée non plus. Il estvrai qu’elle désirait depuis longtemps avoir des nouvelles d’Émilieet du reste de sa famille, et qu’elle se trouvait heureuse d’enavoir d’aussi directes que celles que lui donnaitM. Moseley ; enfin elle cherchait à déguiser son embarrassous un prétexte qui parût plausible. Les yeux de Grace exprimaienttout ce que disait sa bouche, peut-être plus encore ; etjamais John ne l’avait trouvée aussi jolie.

Lorsque John arriva chez la douairière, il s’ytrouvait un homme d’un certain âge, qui paraissait d’une mauvaisesanté, quoiqu’il affectât beaucoup de gaieté, et qu’une toilettetrès soignée cherchât à déguiser les outrages du temps. Quelquesminutes suffirent pour convaincre John que c’était un prétendant àla main de Catherine ; et la partie d’échecs dont il futtémoin lui prouva que ce prétendant paraissait digne à Catherine età sa mère des soins et des attentions les plus marquées. LadyChatterton le présenta à John sous le nom de lord Herriefield, etJohn comprit par quelques mots qui lui échappèrent qu’il était pairdu royaume. Chatterton lui en parla comme d’un parent éloigné de samère, qui était revenu depuis peu des Indes-Orientales, où iloccupait un emploi important, pour venir prendre possession de lagrande fortune et du rang distingué que lui assurait la mort d’unfrère aîné. Il était garçon, et outre les richesses dont il venaitd’hériter, il en avait acquis beaucoup en pays étranger. Chattertonaurait pu ajouter, si le respect filial ne l’eût contraint ausilence, que l’offre de lord Herriefield d’assurer à Catherine unepartie de sa fortune avait été acceptée, et que la semaine suivanteelle deviendrait la femme d’un débauché dont les traits amaigrisportaient l’empreinte de tous les excès.

Lorsque Chatterton et Grace avaient appris lespropositions de lord Herriefield, ils avaient manifesté toute larépugnance qu’il leur inspirait, et ils s’étaient réunis pour faireà lady Chatterton les plus humbles et les plus vaines remontrancescontre une telle union. Ils avaient fait à leur sœur les plus vivesinstances pour qu’elle ne devînt pas elle-même l’instrument de sonmalheur ; il n’y avait pas de sacrifices pécuniaires qu’ils nefussent prêts à faire pour l’arrêter sur le bord de l’abîme ;mais tout fut inutile : Catherine avait mis dans sa têtequ’elle serait vicomtesse, et sa mère qu’elle serait riche.

Chapitre 30

 

Serais-je fidèle aux hommes si je trahissais la foi que je dois àmon Dieu ?

Recueil des poésies religieuses des Méthodistes.

Un jour se passa entre le départ de Denbigh etle retour d’Émilie au milieu de ses amis. Un observateurindifférent l’aurait trouvée plus grave et moins animée que decoutume. Une grande pâleur avait remplacé les brillantes couleursqui paraient ses joues ; mais la même douceur, la mêmebienveillance se faisaient remarquer dans sa conduite et jusquedans ses moindres paroles.

Il n’en était pas de même de Jane : sonorgueil avait souffert plus que sa sensibilité ; sonimagination avait été trompée plus que son jugement, et, quoiquetrop bien élevée et d’un caractère trop doux pour devenir maussadeou querelleuse, son amitié et sa confiance avaient fait place à lafroideur et à la réserve. Ses parents remarquaient cette altérationdans son humeur avec d’autant plus de peine, qu’ils ne pouvaient sedissimuler qu’ils auraient pu prévenir ses chagrins par plus desoins et plus de prévoyance.

Francis et Clara étaient revenus de leur petitvoyage, si heureux l’un par l’autre, et si contents de leur sort,que la vue de leur bonheur allégeait un peu le poids qui oppressaittous les cœurs. Le récit des incidents de leur voyage vintdistraire un moment leurs amis ; et une douce mélancolieremplaça la gaieté et le bonheur qui animaient naguère les traitsde tous les habitants de Benfield-Lodge. M. Benfield, depuisquelques jours, avait un air de mystère dont personne ne devinaitla cause. On le trouvait toujours feuilletant d’anciens papiers, etparaissant occupé de préparatifs qui annonçaient qu’il se disposaità quelque action importante.

Le quatrième jour après le départ de John,toute la famille venait de finir de déjeuner, lorsque le vieilintendant entrouvrit modestement la porte, et se glissa dans leparloir. À l’instant tous les yeux furent fixés sur lui dansl’attente des nouvelles qu’il apportait, et chacun paraissaitcraindre de rompre le silence, de peur qu’elles ne fussent pointheureuses. Pendant ce temps Peter, qui avait laissérespectueusement son chapeau à la porte, s’occupait à dépouillertous les vêtements de surplus dont sa prudence l’avait engagé à secouvrir pour se défendre de l’inclémence de la saison. Son maîtrese leva, et étendit la main pour recevoir la réponse qu’ilattendait. Johnson parvint enfin à tirer son portefeuille de cuirnoir, et il y prit une lettre dont, suivant sa coutume, il lutl’adresse à haute voix.

– À Roderick Benfield, écuyer, àBenfield-Lodge (Norfolk). Confié aux soins de M… Ici lamodestie de Peter l’empêcha de continuer. Jamais il n’avait étéappelé monsieur par personne. Tout le voisinage le connaissaitdepuis bien des années comme Peter Johnson, et dans sonempressement à remplir ce qu’il regardait comme un devoir, il avaitété au moment de se rendre coupable de la témérité de s’arroger untitre en présence de ceux qu’il respectait le plus.M. Benfield prit la lettre avec un empressement qui indiquaitassez le vif intérêt qu’elle lui inspirait, tandis qu’Émilie,tremblante d’émotion et d’une voix mal assurée, disait au vieuxserviteur en lui apportant un verre de vin :

– Prenez, Peter, cela vous fera dubien.

– Je vous remercie, miss Emmy, dit Peteren promenant alternativement ses regards sur elle et sur sonmaître, qui, dès qu’il eut fini de parcourir sa lettre, s’écriaavec un mélange singulier de chagrin et de bonté :

– Johnson, changez d’habits sur-le-champ,ou vous prendrez du froid ; vous ressemblez maintenant auvieux Moïse, le juif mendiant.

Peter soupira profondément en entendant cettecomparaison, et il y vit une confirmation de toutes sescraintes ; car il fallait qu’il eût été porteur de bienmauvaises nouvelles pour que son maître eût trouvé qu’ilressemblait au vieux Moïse, qui était l’objet de son aversion.

Le baronnet suivit son oncle dans sabibliothèque, et il y entra en même temps que l’intendant, que sonmaître avait appelé à la conférence. Après avoir montré une chaiseà son neveu, M. Benfield dit :

– Peter, vous avez vuM. Denbigh ; comment l’avez-vous trouvé ?

– Comme à l’ordinaire, Monsieur, ditPeter laconiquement et un peu piqué de sa ressemblance avec levieux Moïse.

– Et qu’a-t-il dit de mon offre ?A-t-il fait quelques commentaires ? Il n’en a pas été offensé,j’espère ?

– Il n’a rien dit de plus que ce qu’il aécrit à Votre Honneur, répondit Peter, oubliant la petitemortification qu’il venait d’éprouver, en voyant l’inquiétude deson maître.

– Puis-je vous demander en quoiconsistait votre offre ? demanda le baronnet à son oncle.Celui-ci le regarda un moment en silence, et lui dit :

– Certainement : vous devez vousintéresser à son bien-être ; votre fille… Le vieillards’arrêta, chercha dans ses papiers, et remit à son neveu la copiede la lettre qu’il avait écrite à Denbigh.

« Mon cher monsieur Denbigh,

« Votre départ subit d’une maison que jecommençais à espérer que vous regarderiez comme la vôtre, m’a donnébeaucoup à penser. Après en avoir cherché longtemps le motif, je mesuis rappelé ce que j’éprouvai moi-même lorsque lady Juliana héritade tous les biens de son neveu, et je suis persuadé que vous avezété guidé par les mêmes sentiments ; mon expérience et cellede Peter Johnson, qui vous remettra cette lettre, m’ont apprisqu’ils accompagnent toujours un amour véritable. Oui, mon cherDenbigh, j’honore votre délicatesse ; un homme ne doit pasrecevoir de sa femme un rang et des richesses ; c’est elle, aucontraire qui doit les tenir de lui. C’est pour cette raison quelord Gosford n’épousa pas la comtesse ; son amour-propre serévoltait à l’idée de s’unir à une femme qui était beaucoup plusriche que lui, comme il me le dit bien des fois lui-même, quoiqueles envieux assurassent que le mariage n’avait manqué que parce quela comtesse préférait M. Claworth. Ainsi, mon cher ami, pourtranquilliser votre délicatesse, j’ai trois propositions à vousfaire : la première, de vous faire recevoir membre duparlement pour mon bourg à la prochaine élection ; la seconde,de venir prendre possession de Benfield-Lodge le jour de votremariage avec Émilie ; je me retirerai pour le peu de temps quime reste encore à vivre, dans la petite maison bâtie par mononcle ; et la troisième, de vous donner dès à présent votrelegs de dix mille livres sterling.

Comme je suis sûr que votre délicatesse seulevous a forcé de nous quitter, je ne doute pas que cette lettre nelève toutes vos objections, et que Peter ne nous rapportel’heureuse nouvelle de votre retour dès que vous aurez terminé vosaffaires.

Votre futur oncle,

« RODERICK BENFIELD ».

N. B. « Comme Johnson n’a jamais été àLondres, je vous prie de guider son inexpérience, et surtout de lemettre en garde contre les intrigantes ; car Peter a toujoursla bourse bien garnie ».

– Eh bien ! mon neveu ; ditM. Benfield au baronnet dès que celui-ci eut fini de lire salettre, n’est-il pas déraisonnable de refuser mes offres ?Maintenant lisez sa réponse. Le baronnet lut à haute voix.

« Les expressions me manquent pourpeindre les sentiments de reconnaissance dont la lettre deM. Benfield m’a pénétré ; je ne mérite pas les marques debonté qu’il me prodigue, et je n’abuserai point de sagénérosité ; mais le souvenir en restera éternellement gravédans mon cœur, ainsi que celui de toutes ses vertus. Qu’il soitbien persuadé que, si mon bonheur dépendait de quelqu’un, ce seraità lui qu’il me serait doux de le devoir ».

L’intendant écoutait de toutes sesoreilles ; mais lorsque le baronnet eut fini, Peter était àpeu près aussi avancé qu’auparavant : il voyait bien que cebillet était défavorable à leurs désirs, mais il n’en comprenaitpas une seule phrase, et il attribua son ambiguïté à l’étrangeconférence dont il avait été témoin entre Denbigh et le militaireétranger.

– Mon maître ! s’écria Peter toutfier de sa découverte, je sais pourquoi ce billet est si difficileà comprendre, et je vais vous en dire la cause. Pendant queM. Denbigh lisait votre lettre, il y avait chez lui un hommequi lui parlait en grec…

– En grec ! s’écria sir Edwardétonné.

– En grec ! ditM. Benfield ; lord Gosford lisait le grec, mais je necrois pas qu’il l’ait jamais parlé.

– Oui, sir Edward, oui, Votre honneur,c’était bien en grec, et cela peut seul expliquer qu’un hommerefuse des offres telles que celles de mon maître ; miss Emmy,Benfield-Lodge et dix mille livres ! En disant ces mots,l’intendant regarda autour de lui, enchanté de sa pénétration.

Sir Edward sourit de la simplicité de Johnson,et ne pouvant soutenir l’idée qu’on avait pu refuser sa fille, ildit :

– Peut-être après tout mon oncle, ya-t-il eu entre Émilie et Denbigh quelque malentendu qui aura portéce dernier à partir précipitamment.

M. Benfield et son intendant échangèrentdes regards significatifs ; la même idée les avait frappéssubitement. Tous deux ils avaient aimé des ingrates, et, aprèstout, Émilie était peut-être celle qui renversait des plans si biencombinés. Cette impression une fois prise fut indélébile, et leconseil se sépara, M. Benfield pensant alternativement à ladyJuliana et à sa nièce, tandis que Peter, après avoir soupiréprofondément au souvenir de Patty Steele, se rendait à sesoccupations ordinaires.

Mrs Wilson, persuadée qu’Émilie sauraitse posséder et cacher son émotion, profita d’un beau jour pouraller rendre une visite avec sa nièce à Mrs Fitzgerald. Cettedame les reçut avec son affabilité ordinaire, mais elle ne puts’empêcher d’être frappée de la pâleur d’Émilie. Elle n’osa endemander la cause, et Mrs Wilson ne crut pas que la prudencelui permît de la lui expliquer. Julia remit à son amie une lettrequ’elle avait reçue la veille, et la pria de l’aider de sesconseils et de lui dire ce qu’elle devait faire.

Comme Émilie pouvait en connaître le contenu,la tante la lut devant elle :

« Ma chère nièce,

« Votre père et moi nous avions étéportés à croire que vous meniez une vie scandaleuse avec l’officieraux soins duquel votre mari vous avait confiée. En effet, apprenantvotre captivité, j’étais accouru à la tête d’une bande deguérillas, à l’endroit où vous aviez été délivrée le matin même, etj’y appris de quelques paysans vos infortunes et votre fuite.L’ennemi nous pressait trop pour qu’il nous fût possible alors denous écarter de notre route ; mais les instances de votrepère, et en même temps l’affection que je vous porte, m’ont engagéà faire le voyage d’Angleterre pour éclaircir nos doutes et sortird’une anxiété aussi terrible. Je vous ai vue ; je n’airecueilli dans les environs que les rapports les plus favorablessur votre compte ; enfin, après de longues recherches j’aidécouvert l’officier en question, et je suis convaincu maintenantque votre conduite a toujours été à l’abri de tout reproche. Aussije viens vous apporter des paroles de paix et de consolation.Consentez seulement à embrasser la foi de votre pays, et votre pèreest prêt à vous recevoir dans ses bras ; il vous rend toute satendresse, vous fait son héritière, et vous pourrez prolongerencore longtemps sa vie. Adressez-moi votre réponse par l’entremisede notre ambassadeur, et croyez que si vous vous rendez à nosdésirs, vous trouverez en moi le plus affectionné des oncles.

« LOUIS MACCARTHY HARRISON ».

– Sur quel point désirez-vous monavis ? dit Mrs Wilson avec bonté, après avoir achevé lalecture de cette lettre, et quand croyez-vous voir votreoncle ?

– Dois-je accepter la proposition de monpère, ma chère dame, ou bien me faut-il vivre à jamais séparée delui, et, peut-être par mon refus abréger son existence ?Mrs Fitzgerald était suffoquée par les larmes en faisant cettequestion à son amie, et elle attendit sa réponse dans un mornesilence.

– Le changement de religion est-il unecondition indispensable ? demanda Mrs Wilson d’un airpensif.

– Oh ! oui sans doute, s’écria Juliaen frissonnant. Au reste, ce n’est qu’une juste punition de mapremière désobéissance, et je me soumets sans murmurer à la volontéde la Providence. Je sens tout ce que l’apostasie a d’horrible etde révoltant. Je suis née protestante, et je mourrai telle.

– Ce sont des principes que je ne puisqu’approuver, dit Mrs Wilson ; je ne suis pas exclusive,et je regarde comme un malheur que, dans la position où vous voustrouviez, vous n’ayez pas été élevée dans la religion catholique.On vous aurait épargné bien des peines, et votre père n’eût pas étéabreuvé d’amertumes sur la fin de ses jours ; mais à présent,changer de religion, lorsque votre croyance embrasse des doctrinessi opposées à celles de Église romaine, ce serait commettre uneoffense que rien ne saurait justifier. Je suis sûre que votre onclese rendra à vos raisons, lorsque vous les lui exposerez avecfranchise ; et, comment peut-il exiger que vous professiez desprincipes que vous croyez faux, et que vous pratiquiez descérémonies que vous condamnez comme inconvenantes ! Ne doit-ilpas lui suffire que vous soyez chrétienne, sans qu’il vous force àembrasser sa religion ?

– Ah ! Madame, s’écriaMrs Fitzgerald du ton du désespoir, vous connaissez peu lespréjugés de mes compatriotes sur cette matière !

– Mais, s’écria Mrs Wilson, l’amourpaternel n’est-il pas plus fort que tous les préjugés ?

Mrs Fitzgerald la regarda d’un aird’incrédulité, puis, rassemblant toutes ses forces, elledit :

– Le combat qui se passe dans mon âme estterrible ; mais le devoir le plus sacré l’emportera ; jeresterai fidèle à ma croyance.

– Très bien, ma chère amie, repartitMrs Wilson avec douceur, et soyez sûre que cette pieuserésignation recevra sa récompense. Redoublez d’efforts pourattendrir le comte, tâchez de mettre votre oncle dans vos intérêts,et soyez sûre que la nature finira par triompher.

– Ah ! je n’ose embrasser de sidouces espérances ! Voilà donc les funestes conséquences d’uneseule démarche inconsidérée dans ma jeunesse. Quel coup ma réponseva porter aussi à mon pauvre oncle, qui autrefois m’aimait sitendrement.

– Quand l’attendez-vous ? demandaÉmilie, qui jusques alors n’avait osé prendre part à laconversation. Julia lui répondit qu’elle l’attendait à chaqueinstant : craignant qu’à la lecture de la lettre qui luiapprendrait sa résolution, il ne repartît à l’instant même pour lePortugal, elle lui avait demandé en grâce une entrevue qu’il ne luiavait pas refusée.

Mrs Wilson promit en partant de reveniraussitôt que le général serait arrivé. Elle serait plus à même,dit-elle à son amie, de lui donner des conseils lorsqu’elleconnaîtrait le caractère de ses parents.

Un jour se passa, et le lendemainMrs Fitzgerald lui annonça l’arrivée du général Maccarthy.Aussitôt Mrs Wilson retourna la voir avec sa nièce, espérantque la scène dont elles allaient être témoins empêcherait Émilie des’abandonner à des réflexions aussi dangereuses pour son repos quecontraires à son devoir.

Nos lecteurs ont sans doute déjà deviné que lecompagnon de voyage de John Moseley dans la diligence n’était autreque le général espagnol, qui avait pris sur la conduite de sa niècedes renseignements dont le résultat avait été de la justifiercomplètement à ses yeux. Il paraît qu’il ignorait encore l’attentatdont elle avait failli être la victime, avant d’arriver àLisbonne ; autrement son entrevue avec Denbigh aurait eu sansdoute une issue toute différente de celle que nous avonsrapportée.

Lorsque Mrs Fitzgerald présenta son oncleà ses deux amies, Mrs Wilson crut apercevoir, à travers l’airrigide et inflexible du général, une certaine expression de bontédont peut-être il serait possible de tirer parti en faveur deJulia. On voyait qu’il cherchait à maîtriser ses sentiments jusqu’àce que là décision de sa nièce pût lui permettre de s’abandonner àsa tendresse pour elle, tendresse qui se manifestait dans ses yeux,malgré la froideur apparente qu’elle affectait.

Il fallut un grand effort de courage de lapart de Julia pour qu’elle se décidât à instruire son oncle de sadétermination ; mais le moment était venu d’accomplir sonpénible sacrifice. Et, après que Mrs Wilson eut défenduquelque temps son attachement pour une religion dans laquelle elleavait été élevée, Mrs Fitzgerald déclara qu’il lui étaitimpossible de souscrire à la condition que lui imposait son père,et que sa résolution était inébranlable.

Le général l’écouta patiemment, sans colère,mais avec une surprise évidente ; il avait cru qu’elle n’avaitdemandé à le voir que pour lui apprendre qu’elle était prête àpartir avec lui, et à se soumettre aux volontés du comte. Il nemontra néanmoins aucune émotion. Il lui dit positivement qu’ellen’avait d’autre moyen de revoir son père que de renoncer à sonhérésie, et que c’était à cette seule condition qu’il lareconnaîtrait pour sa fille et pour son héritière. Julia exprimales regrets qui déchiraient son cœur ; mais elle n’en persistapas moins dans ce qu’elle avait dit, et ses deux amies seretirèrent pour la laisser jouir en liberté du plaisir de revoir unsi proche parent.

Julia, restée seule avec son oncle, s’empressade lui raconter son histoire, et ce récit dissipa tous les doutesqui auraient pu lui rester encore sur sa conduite. À peine l’eut-ilentendue, qu’il témoigna le désir de repartir sur-le-champ pourLondres, dans l’espoir d’y retrouver un certain monsieur qu’il yavait vu, et auquel il n’avait pas rendu la justice qu’il méritait.Quel était ce monsieur ? quels rapports son oncle pouvait-ilavoir avec lui ? c’est ce que Julia ne put découvrir, lataciturnité et le mystère formant la base du caractère dugénéral.

Chapitre 31

 

Cecouple connaîtra du moins la douceur d’un amour sincère.

BURNS.

Le soleil venait de se lever sur une des plusbelles vallées du comté de Caernarvon, lorsqu’une magnifiquevoiture de voyage, attelée de six chevaux, sortit majestueusementdes écuries d’un superbe château, et vint se placer devant lagrande porte, d’où l’on découvrait une perspective étendue quicomprenait les grands et fertiles domaines dont les revenusremplissaient les coffres du seigneur du lieu, et qui n’étaitbornée que par la belle vue du canal de Saint-George.

Tout dans ce superbe édifice parlait de lamagnificence de ses anciens maîtres et du goût de celui quil’habitait alors. Il était de forme irrégulière, mais chaque partiedu bâtiment avait été construite d’après le style d’architecture leplus à la mode dans le moment où elle avait été érigée ; etmaintenant, dans le dix-neuvième siècle, il offrait toute lamagnificence que les barons déployaient dans le treizième, combinéeavec le goût qu’avait épuré la civilisation des temps modernes.

Les tourelles élevées étaient colorées desvives teintes du soleil levant ; et les paysans du voisinagese rendaient à leurs travaux journaliers, lorsqu’une troupenombreuse de domestiques vint se rassembler autour de l’équipagedont nous avons déjà parlé. La beauté des chevaux, la richesse deleurs harnais, l’élégance de la voiture, la superbe livrée deslaquais, des postillons et des coureurs, tout attestait la fortuneet le rang de leur maître.

Les postillons étaient prêts, attendant lesignal du départ, lorsque les éclats de rire et les plaisanteriesdes domestiques firent place à un profond et respectueuxsilence ; un jeune seigneur et une dame venaient de paraître àla porte du château. Le jeune seigneur avait une taille imposanteet les manières les plus distinguées ; mais en même temps ilavait l’air si affable, que l’amour semblait avoir autant de partque l’obéissance à la promptitude avec laquelle ses genss’empressaient d’exécuter ses ordres, et cherchaient même à lesprévenir.

La dame était jeune aussi, et elle luiressemblait beaucoup, tant pour les traits que pour l’expression dela figure. Le jeune seigneur avait un habit de voyage qui,contrastant avec le déshabillé du matin de la dame, annonçaitqu’ils allaient se séparer. En effet, celle-ci lui prenant la mainet la serrant dans les siennes, lui dit du son de voix le plus douxet avec l’accent de la plus vive affection :

– Ainsi, mon frère, vous me promettez dem’écrire cette semaine et de revenir celle d’après ?

– Je vous le promets, ma chèresœur ; et l’embrassant tendrement, il se jeta dans sa voiture,qui partit avec la rapidité de l’éclair. Aussitôt, coureurs,piqueurs, jockeys, tous se précipitèrent sur les traces de leurmaître, et bientôt ils disparurent au milieu des bois que la routetraversait, pour aller rejoindre les portes du parc.

Après les avoir suivis des yeux aussilongtemps qu’elle put les apercevoir, la dame rentra dans lechâteau au milieu d’une haie de laquais en livrée, et de femmes dechambre que la curiosité ou le respect avaient rassemblés à laporte au moment du départ de leur maître.

Tandis que la voiture roulait avec fracas surune éminence située près des confins de son parc immense, le jeuneseigneur paraissait plongé dans de profondes réflexions. Unsentiment de mélancolie se peignait sur ses traits expressifs, etprouvait que les honneurs et les richesses ne suffisent pas pourassurer le bonheur. Ses yeux se portèrent un instant sur cesforêts, sur ces champs couverts de riches moissons, sur ces fermesentourées de nombreux villages, qui se prolongeaient presque àl’infini jusqu’à l’horizon. Toutes ces propriétés luiappartenaient, et à cette vue un sourire de satisfaction anima uninstant sa figure ; il pensait à tout le bien qu’il pouvaitfaire.

– Où allez-vous, Milord, de si bonneheure ? lui demanda un de ses amis qu’il rencontra sur laroute, dans un phaéton élégant.

– À Eltringham, sir Owen, pour assisterau mariage de mon cousin, – M. Denbigh, qui épouse l’une dessœurs du marquis. Après avoir échangé quelques mots de complimentset d’adieux, ils continuèrent tous deux leur route, sir OwenAp-Rice pour Cheltenham, où il allait prendre les eaux, et le comtede Pendennyss pour la terre du marquis où devait se faire lanoce.

Le lendemain matin les portes d’Eltringhams’ouvrirent pour laisser entrer les nombreux équipages qui s’yrendaient de tous les côtés, et le cœur de lady Laura battit avecforce, lorsque le bruit des roues parvint jusqu’à ses oreilles.Elle ne put résister à son impatience, et, courant à la fenêtre desa chambre à coucher, elle examina les voitures qui s’approchaientrapidement, et à travers l’espèce de brouillard qui lui couvrait lavue, elle vit descendre de la première son futur époux, accompagnédu duc de Derwent. Bientôt après arriva lord Pendennyss, et puisenfin l’évêque de ***. Lady Laura n’en put voir davantage, et lecœur rempli de joie, d’espérance, et en même temps d’une vagueinquiétude, elle se jeta dans les bras de l’une de ses sœurs.

Une semaine environ après le mariage de sasœur, lord Henry Stapleton, étant retourné à Londres, rencontradans la rue John Moseley qui se dirigeait vers la résidence de ladouairière lady Chatterton.

– Ah ! ah ! s’écria-t-il en leprenant par le bras, encore ici, libertin que vous êtes ! àvous entendre vous ne deviez rester à Londres que vingt-quatreheures, et je vous y retrouve au bout de quinze grandsjours !

John rougit un peu. Dès qu’il avait apprisl’arrivée de Grace, il n’avait pas eu le courage de partir ;et, au lieu de retourner annoncer lui-même le résultat de sonvoyage, il s’était contenté d’en écrire une relationcirconstanciée.

– Oui, Milord, répondit-il avec quelqueembarras, mon ami Chatterton est arrivé inopinément, et j’ai dû… ila fallu…

– Et il vous a fallu rester ;n’est-ce pas ce que vous voulez dire ? dit lord Henry enriant.

– Oui ; il m’a fallu rester, répétaJohn. Mais où est Denbigh ?

– Parbleu, où doit être tout mari qui ades principes, surtout pendant le mois de miel… avec sa femme.

– Avec sa femme ! qui,Denbigh ? balbutia John aussitôt que sa surprise lui permitd’articuler quelques mots ; il est marié !

– Parbleu ! s’il est marié, s’écriale jeune marin en imitant sa manière ; est-ce une nouvelle queje vous apprends ? n’avez-vous pas reçu le billet de fairepart ?

– Marié ! répéta de nouveau John,comme s’il était frappé de stupeur, mais quand… comment… oùs’est-il donc marié, Milord ?

– Quand ? mardi dernier ;comment ? par une dispense spéciale, et par le ministère del’évêque de*** ; où ? à Eltringham ; oui, mon cherami, ajouta-t-il avec sa gaieté ordinaire ; George est monfrère à présent, et j’en suis ravi.

– Je vous en félicite de tout mon cœur,Milord, dit John cherchant à maîtriser ses sentiments.

– Merci, merci, s’écria Henry ;allez, nous avons mené joyeuse vie. Que n’étiez-vous avec nous, moncher ! Ce n’était pas un de ces mariages en poste que l’onbâcle bien vite pour que les mariés vous échappent ensuite plusvite encore et aillent se cacher dans quelque trou ; non, non,nous avons eu une noce à l’ancienne mode, dans toutes les formes…C’est moi qui ai arrangé cela : j’avais écrit à lady Laura quele temps est précieux, et que je n’en avais pas à perdre pour desfariboles ; qu’il fallait que tout marchât comme il faut. Lachère petite, elle consentit à me laisser faire. Aussi comme toutfut bien ordonné ! nous avions cinq chevaliers pour la mariée.Derwent et Pendennyss, le marquis, William et moi ; puis cinqfilles de noce : d’abord mes trois sœurs…, c’était asseztriste, mais le moyen de faire autrement ?… ensuite ladyHenriette Denbigh, et enfin une vieille fille, une de nos cousines.J’aurais donné tout au monde pour faire exclure la vieillecousine ; mais je n’y pus jamais réussir ; non, enhonneur, mes représentations ne furent pas admises.

Il aurait pu parler encore longtemps sans queson ami l’eût interrompu ; John était occupé de pensées tropsérieuses pour prêter l’oreille à tout ce bavardage. Lord Henryprenait trop de plaisir à son récit pour remarquer le silence oul’étonnement de son ami. Après s’être promené encore quelquesminutes avec lui, il lui fit ses adieux, en lui disant qu’ilpartait le soir même pour aller rejoindre sa frégate àYarmouth.

John continua sa route, abîmé dans lesréflexions que lui suggérait la nouvelle qu’il venait d’apprendre.Il ne pouvait croire que Denbigh eût oublié si vite Émilie, et ilcraignit bien que le désespoir ne l’eût porté à une démarche dontil pourrait se repentir par la suite. L’affectation qu’il avaitmise à l’éviter ne se trouvait que trop bien expliquée à présent.Mais comment lady Laura avait-elle pu se décider en si peu de tempsà l’épouser, si Denbigh ne lui avait jamais fait la cour ? Etpour la première fois un soupçon vague et confus qu’il y avaitquelque chose d’équivoque dans la conduite de Denbigh vint se mêleraux réflexions que lui inspirait le refus qu’Émilie avait fait desa main.

Lord et lady Herriefield (car depuis huitjours Catherine était mariée) étaient à la veille de partir pour lecontinent, les médecins ayant conseillé l’air du midi à SaSeigneurie ; tandis que Grace et sa mère devaient se rendre àl’une des résidences de lord Chatterton, près de Bath. Chattertonavait d’autres engagements, mais il promit d’aller les y rejoindredans une quinzaine de jours avec son ami Derwent.

John avait continué à faire la cour la plusassidue pendant les fêtes qui avaient suivi le mariage deCatherine ; et comme la douairière, tout entière aux apprêtsde ses bals et de ses soirées, n’avait pas le temps de s’occuper delui, il trouvait Grace plus aimable que jamais ; Grace de soncôté oubliait la peine que lui avait causée le mariage de sa sœur,qui lui semblait ne pouvoir pas être longtemps heureuse au seind’une pareille union, pour ne songer qu’aux preuves réitérées detendresse que lui donnait son amant.

Un jour que John venait voir lady Chatterton,il trouva la voiture de lord Herriefield à la porte ; enentrant dans le salon, il vit les nouveaux mariés près de sortiravec Grace et sa mère. Ils allaient faire quelques courses deboutique dans Bond-Street : il tardait à Catherine de dépenserl’argent de la jolie bourse que son mari lui avait donnée, à sonmari de faire parade de sa jolie femme, à la mère de montrer lesuccès de ses entreprises matrimoniales. Quant à Grace, elleaccompagnait sa sœur pour obéir aux ordres de sa mère.

L’arrivée de John, qui n’avait rien desurprenant, puisqu’il venait presque tous les jours à la mêmeheure, bouleversa tous ces projets. La douairière changea aussitôtde batterie, et elle s’écria avec une satisfactionévidente :

– Voilà M. Moseley qui vient fort àpropos pour vous tenir compagnie, ma chère Grace. En effet, avec lemal de tête que vous avez, il n’eût pas été prudent de sortir, etil vaut beaucoup mieux que vous gardiez la maison. Non, ma bonneamie, je ne saurais vous permettre de venir avec nous ; ilfaut absolument que vous restiez ce matin ; je le désire, et,s’il le faut, je vous l’ordonne.

Lord Herriefield, en entendant ces mots,regarda sa belle-mère avec quelque surprise ; puis il jeta surCatherine un coup d’œil de défiance qui semblait dire assezclairement. – Serait-il possible que j’eussé été leur dupe aprèstout ?

Grace n’était pas habituée à résister auxordres de sa mère, et, ôtant son châle et son chapeau, elle repritson ouvrage avec plus de calme qu’elle ne l’aurait fait s’il luiétait resté encore quelques doutes sur les sentiments deMoseley.

En passant devant la loge du portier, ladyChatterton lui dit d’un air de mystère :

– S’il vient quelqu’un, vous direz qu’iln’y a personne.

– Il suffit, Milady reprit le concierge.Et quand lord Herriefield monta dans la voiture et prit place àcôté de Catherine, elle lui parut moins jolie qu’à l’ordinaire.

Lady Chatterton, qui avait déjà jeté lesfondements du malheur de sa fille aînée en se donnant tant de peinepour lui faire contracter une union mal assortie, acheva sonouvrage en soulevant prématurément le voile qui cachait encore àson gendre son véritable caractère, et en lui inspirant déjà dessoupçons que le temps ne devait servir qu’à confirmer.

Lord Herriefield était répandu depuis troplongtemps dans le monde pour ne pas connaître tous les manègesordinaires des mères qui ont des filles à marier, et des filles quidésirent un mari. Comme la plupart de ceux qui n’ont eu desrelations qu’avec des femmes qui sont la honte de leur sexe, iln’avait pas une très haute idée des vertus du sexe en général, etsa manière de voir sur ce sujet n’était rien moins que romanesque.Catherine lui avait paru jolie ; elle était jeune, d’unefamille noble, et lorsqu’il la vit pour la première fois, elleétait dans un de ses moments calmes, n’ayant alors personne en vuecontre qui sa mère lui eût donné ordre de diriger sesbatteries.

Catherine avait du goût, et lord Herriefieldne pouvait lui plaire ; aussi n’employa-t-elle pour lecaptiver aucun de ces manèges adroits qu’elle mettait parfois enusage, et que l’expérience du vicomte n’aurait pas manqué dedécouvrir. Il attribua sa froideur à son désintéressement ; etpendant que Catherine jetait les yeux sur un officier de retour deFrance depuis quelques jours, et que sa mère convoitait pour elleun certain duc qui pleurait la mort de sa troisième femme, levicomte se prit d’une belle passion pour elle, et il étaitéperdument amoureux avant que la mère ou la fille en eussent eu lemoindre soupçon. Son titre n’était pas très brillant, mais ildatait de loin ; son patrimoine n’était pas très considérable,mais ses actions dans la compagnie des Indes étaientnombreuses ; il n’était pas très jeune, il est vrai, mais iln’était pas non plus trop vieux. Enfin, toutes réflexions faites,attendu que le duc venait de mourir d’une nouvelle attaque de sagoutte, qui lui était remontée dans la poitrine, et que l’officiers’était enfui avec une jeune espiègle qu’il avait enlevée dans unepension, la douairière et Catherine furent d’avis que, faute demieux, il fallait se rabattre sur le vicomte, et qu’après tout unvicomte, fût-il vieux et infirme, valait mieux que rien.

Il ne faut pas supposer cependant que la mèreet la fille eussent pu oublier tout sentiment de délicatesse aupoint de se communiquer ouvertement leur projet ; ce seraitleur faire injure, et elles se respectaient trop pour cela ;mais elles savaient s’entendre sans se parler, et leur intelligenceétait parfaite et tenait presque de la sympathie. Trompées toutesdeux dans leurs espérances, elles virent au même instant que levicomte était leur fait, et que, pour river plus sûrement seschaînes, il fallait continuer à employer les mêmes moyens quil’avaient captivé à leur insu.

Jamais coopération ne fut plus active ni plusheureuse, et les deux complices jouèrent si bien leur rôle que levicomte avait toute la confiance d’un Corydon de campagne, et il necommença à ouvrir les yeux que lorsqu’il entrevit les manègesauxquels la douairière avait recours pour prendre John à son tourdans ses filets, qu’il remarqua que sa femme ne faisait aucuneattention à une chose qui lui semblait toute naturelle et àlaquelle il pensait pour la première fois qu’elle avait étéhabituée elle-même.

Lorsque la douairière fut descendue, etpendant que Moseley était allé la conduire jusqu’à sa voiture,Grace prit sa guitare presque machinalement, et commença uneromance qui était alors à la mode. Grace avait une voixcharmante ; mais en présence de John elle était ordinairementsi troublée que son émotion paralysait ses moyens. Pour le momentelle était seule ; ses sentiments étaient en harmonie avec lesparoles, et jamais elle n’avait chanté avec plus d’expression.

John était appuyé sur le dos de sa chaiseavant qu’elle se fût aperçue de son retour. Dès qu’elle le vit, illui fut impossible de continuer ; elle se leva, et allas’asseoir sur un sofa en reprenant son ouvrage. John s’assit à côtéd’elle.

– Ô Grace ! lui dit-il (et le cœurde la jeune personne battit plus vite), votre chant est comme toutce que vous faites… parfait !

– Vous trouvez, monsieur Moseley ?répondit la pauvre enfant fixant à terre ses yeux qu’elle n’osaitlever sur lui.

John la regardait d’un air passionné ;elle était pâle et toute tremblante. John prit sa main ; ellela donna sans résistance. Un portrait frappant de lord Chattertonétait suspendu auprès de la cheminée.

– Combien vous ressemblez à votre frère,ma chère Grace, lui dit-il, moins encore pour la figure que pour lecaractère.

– Sous ce rapport, répondit-elle en sehasardant à lever les yeux, c’est à votre sœur Émilie que jevoudrais ressembler.

– Et pourquoi ne deviendriez-vous pas sasœur, ma chère Grace ? s’écria-t-il vivement ; vous êtesdigne de l’être. Dites-moi, oh ! dites-moi que vous consentezà me rendre le plus heureux des hommes ! John s’arrêta ;Grace leva la tête ; il attendait impatiemment saréponse ; mais elle continuait à garder le silence, et lapâleur de la mort était dans ses traits.

– J’espère que je ne vous ai pasoffensée, ô ma bien-aimée ! vous qui m’êtes plus chère que lavie. Toutes mes espérances de bonheur se concentrent en vous ;dites, me refusez-vous ? Voulez vous que je sois à jamaismisérable ?

Grace, incapable de contenir plus longtempsson émotion, fondit en larmes ; et son amant, au comble del’ivresse, l’attira doucement à lui ; elle pencha la tête surson épaule, et murmura d’une voix presque éteinte quelques mots queJohn entendit à peine, mais qui ne lui permettaient pas de douterde son bonheur. Il était dans le ravissement. Il ne se mêlait plusaucun sentiment pénible à son ivresse ; Grace n’avait jamaispris part aux manœuvres de sa mère, il le savait ; mais iln’aurait pas voulu paraître se laisser prendre à un piègegrossièrement tendu. Maintenant il ne cédait qu’à la douceinfluence de l’amour. Que de tendres aveux se firent les deuxamants ! à quels doux épanchements ne se livrèrent-ils pasjusqu’au moment où la douairière rentra avec sa fille !

Un coup d’œil suffit à lady Chatterton pourdécouvrir ce qui s’était passé ; elle voyait des traces delarmes sur les joues et dans les yeux de Grace : c’en étaitassez pour elle, et lorsque celle-ci la suivit dans sa chambre,elle lui cria en entrant :

– Eh bien ! ma chère, à quand lanoce ? Savez-vous que vous me tuerez avec tous ces mariagescoup sur coup ?

Grace ne craignit plus comme auparavant laredoutable entremise de sa mère, elle n’avait plus rien àredouter ; John lui avait ouvert son âme tout entière, et ellesentait que rien ne saurait plus l’empêcher d’être à elle, commerien ne pourrait jamais l’empêcher d’être à lui.

Chapitre 32

 

LADY MERWIN. – Drôle, souviens-toi que je suis madame lamarquise.

DICK. – Payez-moi donc du moins en valet de marquise.

LADY MERWIN. – Quand tu sauras enfin le prix d’un tel titre.

Le Galant.

Un matin que Clara avait décidé ses sœurs àl’accompagner, elle et Francis, jusqu’à la ville de L***,M. Benfield et le baronnet, Mrs Wilson et sa sœur,étaient rassemblés dans le parloir : les dames s’occupaient àbroder, et les deux messieurs parcouraient les journaux deLondres.

Jane, quand elle était présente, observaittoujours la même réserve à l’égard de ses amis ; et elle setenait à l’écart, tandis qu’on n’aurait pu remarquer aucunchangement dans la conduite d’Émilie, si parfois ses regardsdistraits ou attachés à la terre n’eussent prouvé que ses penséesla reportaient auprès de celui dont elle n’osait plus prononcer lenom, même à sa tante.

Mrs Wilson, qui était assise auprès de sasœur, remarqua que leur hôte respectable était tout à coup livré àune agitation extraordinaire. Il se remuait sur sa chaise,retournait dans tous les sens le journal qu’il tenait à la main,puis le frottait avec sa manche et le relisait encore, comme siquelque article du journal était la cause de toute cette émotion,et qu’il ne pût en croire ses yeux. Enfin, il tira la sonnette avecviolence, et donna ordre qu’on lui envoyât Johnson sans perdre uninstant.

– Peter, lui dit M. Benfeldlorsqu’il entra, lisez cela ; vos yeux sont encore jeunes.

Peter prit le journal, et, après avoir mis seslunettes à sa satisfaction, il se mit en devoir d’obéir à sonmaître. Mais sa vue parut se troubler à son tour. Il s’approcha dela fenêtre, pencha le journal de côté, et parut épeler leparagraphe en lui-même. Il aurait donné ses trois cents livres derevenu pour que John Moseley eût été là, et que dans son impatienceil lui eût arraché la gazette pour lire lui-même ce mystérieuxarticle. Enfin, M. Benfield, voulant à tout prix sortir de cetétat pénible, demanda d’une voix tremblante :

– Eh bien, Peter ! mon pauvrePeter ! qu’en pensez-vous ?

– Ma foi, Votre Honneur, réponditl’intendant en le regardant de l’air le plus piteux, cela ne meparaît que trop certain.

– Je me rappelle, dit le bon vieillard,que lorsque lord Gosford vit annoncer dans les journaux le mariagede la comtesse, il… Le pauvre M. Benfield n’en put diredavantage, et se levant avec dignité, il prit le bras de son fidèleserviteur et sortit de l’appartement.

Mrs Wilson prit le journal, le parcourut,et elle eut bientôt trouvé l’article en question.

« Le 12 de ce mois, par dispensespéciale, à la résidence du très noble marquis d’Eltringham, dansle Devonshire, a été célébré le mariage de George Denbigh, écuyer,lieutenant-colonel du régiment de dragons de Sa Majesté, avec latrès honorable lady Laura Stapleton, sœur du marquis. Eltringhamfut honoré à cette occasion de la présence de Sa Grâce le duc deDerwent et du noble comte de Pendennyss, cousin du marié, ainsi quede celle de lord Henry Stapleton, capitaine de marine. On assureque l’heureux couple doit se rendre à Denbigh-Castle aussitôt aprèsle mois de miel ».

Quoique Mrs Wilson eût repoussé à jamaisl’idée de voir sa nièce devenir l’épouse de Denbigh, elle éprouvaune angoisse inexprimable à la lecture de ce paragraphe. Elle secacha la figure dans ses mains, tant elle éprouvait d’horreur ensongeant combien il s’en était peu fallu qu’Émilie n’épousât unpareil homme. Elle voyait maintenant pourquoi il avait évité deparaître au bal où il savait que lord Henry était attendu :car elle eut la même idée que John, et elle ne pouvait croirequ’une femme telle que lady Stapleton eût donné son cœur en moinsde quinze jours à un homme qui ne lui aurait pas déjà fait la courauparavant. Il y avait donc dans ce mariage un mystère qui restaitencore à éclaircir, et qui sans doute n’était pas à l’honneur deDenbigh.

Ni sir Edward ni lady Moseley n’avaient encoreabandonné toute espérance de voir Denbigh se remettre sur les rangspour obtenir Émilie, et le coup qu’ils ressentirent n’en fut queplus terrible. Le baronnet prit le journal, et après l’avoir reluen silence, il dit tout bas d’une voix tremblanted’émotion :

– Puisse-t-il être heureux ! Jesouhaite qu’elle soit digne de lui.

– Digne de lui ! pensaMrs Wilson indignée ; et prenant le journal, elle seretira dans sa chambre, où Émilie, qui était de retour de sapromenade, venait de se rendre.

Comme il fallait que sa nièce apprît cettenouvelle, elle pensa que le plus tôt serait le mieux. L’exercice etl’aimable enjouement de Francis et de Clara avaient rendu aux jouesd’Émilie une partie des vives couleurs qui les animaientordinairement, et elle accourut embrasser sa tante le sourire surles lèvres. Mrs Wilson sentit qu’il lui fallait rassemblertout son courage pour détruire de nouveau la tranquillité quisemblait renaître dans l’âme de sa nièce. Mais il n’y avait point àbalancer ; il fallait accomplir un rigoureux devoir.

– Émilie, mon enfant, lui dit-elle en lapressant contre son cœur, vous vous êtes montrée jusqu’à présenttelle que je pouvais le désirer ; et, dans les épreuvespénibles que vous avez eues à supporter, votre courage a surpassémon attente. Encore un effort, mon enfant, encore une épreuve àsoutenir, et j’ai la confiance que la blessure que je rouvre serabientôt guérie, et que nous ne reviendrons plus sur ce douloureuxsujet.

Émilie regarda sa tante d’un air inquiet,attendant avec anxiété ce qui allait suivre. Elle prit le journal,suivit la direction du doigt de Mrs Wilson, et lut l’annoncedu mariage de Denbigh.

Émilie sentit ses genoux chanceler ; ellefut obligée de s’appuyer sur une chaise. Les couleurs que lapromenade lui avait rendues disparurent de nouveau ; maisbientôt, revenant à elle, elle serra la main de sa tante, quisuivait avec anxiété tous ses mouvements, et la repoussant avecdouceur, elle alla se renfermer dans sa chambre.

Lorsqu’elle reparut, elle avait repris toutson empire sur elle-même, et elle semblait aussi calme, aussitranquille qu’auparavant. Sa tante la surveillait avec une tendreinquiétude, mais elle ne put apercevoir d’altération sensible nidans sa conduite, ni dans ses manières.

C’est qu’Émilie connaissait trop bien sesdevoirs pour n’avoir pas senti, du moment qu’elle avait cru sonamant indigne de son estime, qu’une barrière insurmontable lesséparait. Quand même Denbigh ne se fût pas marié, ils ne pouvaientjamais être unis ; et si quelques étincelles d’une affectionmal éteinte brûlaient encore dans son cœur, si même, comme elleétait parfois obligée de l’avouer, cette affection semblaitrenaître par intervalle avec autant de force que jamais, elle neformait pas pour cela d’espérance chimérique, et ne rêvait pas unbonheur qui ne pouvait jamais se réaliser.

Elle résolut de redoubler d’efforts pourbannir entièrement de son cœur des sentiments qui naguère avaientfait sa joie, mais qui se trouvaient en opposition directe avec sondevoir, sachant bien que ce serait faiblesse que de s’y abandonner,et qu’elle devait le sacrifice de son amour à son repos autant qu’àsa famille.

Mrs Wilson la regardait avec admiration.Tant de courage, tant de résignation dans un âge si tendre, etlorsque les illusions ont encore tant d’empire ! Si elle avaitlieu de regretter que, malgré sa stricte vigilance, elle se fûtlaissé tromper sur le caractère de Denbigh, elle se consolait dumoins en voyant que sa nièce avait si bien profité de ses leçons,et qu’avec l’aide de la Providence, loin de se laisser abattre,elle semblait puiser de nouvelles forces dans l’excès même de sonmalheur.

La triste impression que causa l’article dujournal s’étendit sur tous les membres de la famille ; Denbighleur était également cher, depuis qu’il avait sauvé les joursd’Émilie.

Une lettre de John, par laquelle il leurannonçait l’intention où il était de les rejoindre à Bath, pourleur demander leur consentement à son mariage avec Grace, vintheureusement faire quelque diversion à l’accablement général.M. Benfield seul semblait insensible. Il aimait John comme sonneveu, et il trouvait que Grace ferait une très bonne petitefemme ; mais ni l’un ni l’autre n’occupaient dans son cœur lamême place qu’Émilie et que Denbigh.

– Peter, dit-il un jour après s’êtreépuisé en conjectures pour découvrir ce qui avait pu faire avortersi subitement un mariage qui lui semblait immanquable, n’avais-jepas raison de vous dire que la Providence bouleverse parfois tousnos projets, pour nous apprendre à nous humilier dans cettevie ? Pourtant, Peter, si lady Juliana n’avait consulté queson inclination en se mariant, elle serait à présent maîtresse deBenfield-Lodge.

– Oui, Votre Honneur ; mais queserait devenu alors l’article de votre testament qui concerne cettechère miss Emmy ? Et Peter se retira en songeant à ce quiserait arrivé si Patty Steele avait montré plus de bonne grâcelorsqu’il avait voulu en faire Mrs Johnson ; associationd’idées qui n’était nullement rare dans l’esprit du bonintendant ; car si Patty avait jamais eu une rivale dans soncœur, c’était dans la personne d’Émilie Moseley, pour laquellePeter éprouvait le plus tendre attachement.

Mrs Wilson et Émilie avaient continuéd’aller voir Mrs Fitzgerald ; et comme il n’y avait plusd’étrangers dont la présence pût les gêner, toute la famille, en ycomprenant sir Edward et M. Yves, avait été rendre visite à lajeune veuve.

Les Jarvis étaient partis pour Londres, où ilsdevaient retrouver leur fille, qui était alors repentante sous plusd’un rapport, et sir Edward apprit avec plaisir que laréconciliation avait été complète, et qu’Egerton était reçu avecson épouse dans la maison du marchand.

Sir Edgar mourut subitement, et le colonel, àprésent sir Henry, hérita de son titre et des biens qui y étaientsubstitués ; mais la plus grande partie de la fortune dudéfunt se composait de biens meubles dont sir Edgar avait pudisposer à son gré, et qu’il avait légués à un autre de ses neveuxqui venait d’entrer dans les ordres.

Mrs Jarvis fut indignée de voir ravir àsa fille une partie de l’héritage auquel il lui semblait qu’elleavait des droits incontestables ; mais elle se consola ensongeant au nouveau titre de son gendre, et au plaisir qu’elleaurait à entendre appeler Marie lady Egerton. Sa fille partageaitson ivresse, et son plus grand désir était de se trouver avec lesMoseley dans quelque endroit où l’on observât les lois ducérémonial, afin de pouvoir prendre le pas sur eux. Elle ne sesentait pas d’aise lorsque, dans quelque grande assemblée, onvenait annoncer :

– La voiture de lady Egerton est à laporte ; et cependant lady Egerton n’avait pas de voiture àelle. Ce fut même l’objet d’une discussion assez plaisante qui eutlieu quinze jours après la réconciliation de Marie avec safamille.

Mrs Jarvis avait une fort jolie voitureque son mari lui avait donnée pour son usage personnel. Convaincueque le baronnet, titre dont le colonel jouissait depuisvingt-quatre heures, n’avait pas le moyen de donner un carrosse àson épouse, elle forma la résolution magnanime de lui abandonner lesien, pour aider sa fille à soutenir dignement sa nouvellegrandeur. En conséquence il s’établit une consultation entre lesdeux dames sur les changements qu’il faudrait faire à lavoiture.

– D’abord, dit lady Egerton, il est denécessité absolue de changer les armes pour y substituer celles desir Henry, avec la main sanglante et les six quartiers :ensuite il fallait commander de nouvelles livrées.

– Oh ! mon Dieu, Milady, si lesarmes sont changées, M. Jarvis s’en apercevraitinfailliblement ; il ne me le pardonnerait jamais, etpeut-être…

– Eh bien ! peut-être ? s’écriala jeune dame en secouant dédaigneusement la tête.

– Ma foi, il pourrait bien ne pas medonner les cent guinées qu’il m’a promises pour la faire peindre àneuf, reprit la mère avec quelque chaleur.

– Comme il vous plaira, Mrs Jarvis,dit la nouvelle lady avec beaucoup de dignité ; mais j’entendsque ma voiture porte mes armes et la main sanglante.

– En vérité, vous n’êtes pas raisonnable,dit Mrs Jarvis d’un air mécontent ; puis elle ajoutaaprès un moment de réflexion :

– Est-ce aux armes ou bien à la mainsanglante que vous tenez, ma chère ?

– Oh ! je me soucie fort peu desarmes ; mais je suis bien résolue, maintenant que je suisl’épouse d’un baronnet, Mrs Jarvis, de faire peindre sur mavoiture l’emblème de mon rang.

– Assurément, Milady, c’est avoir lesentiment de sa dignité. Eh bien donc, nous mettrons la mainsanglante au-dessus des armes de votre père, et il n’y fera pasattention, car il ne regarde jamais ces sortes de choses.

Cet arrangement fut adopté, et dès lelendemain la voiture de Mrs Jarvis fut décorée de l’emblème sidésiré. Tout alla pour le mieux pendant quelques jours, etMrs Jarvis s’applaudissait tout bas du succès de sa ruse.Mais, un malheureux jour, le marchand, qui était dans l’usaged’aller à la Bourse toutes les fois qu’il devait s’y faire quelquegrande opération, rentra brusquement chez lui pour chercher uncalcul que le dimanche précédent il avait fait sur son livre deprières pendant le sermon ; il le découvrit après quelquesrecherches, descendit précipitamment, et, trouvant la voiture de safemme à la porte, il y monta pour se rendre chez son banquier.

M. Jarvis oublia de dire au cocher de nepoint l’attendre, et pendant plus d’une heure l’équipage dont lespanneaux portaient la main sanglante resta arrêté dans l’une desrues les plus fréquentées de la Cité. Aussi quelle fut sa surpriselorsque, de retour chez lui, il voulut examiner le compte que luiavait remis son banquier, de lire en tête : Compte courant desir Timothée Jarvis, baronnet, avec John Smith.

Sir Timothée tourna le papier dans tous lessens, et il le relut autant de fois que M. Benfield avait relule paragraphe relatif au mariage de Denbigh, avant de pouvoir encroire ses yeux. Lorsque enfin il fut bien assuré du fait, ilsaisit son chapeau, et sortit pour aller trouver l’homme qui avaitosé l’insulter, et se permettre de pareilles plaisanteries aumilieu d’affaires aussi sérieuses. À peine avait-il fait quelquespas, qu’il rencontra un de ses amis qui l’appela par son nouveautitre. Une explication s’ensuivit, et le baronnet sans le savoir serendit droit à la remise.

Pour le coup la vérité lui fut dévoilée. Ilfit appeler sa femme ; et, pour toute punition, la brosse dupeintre effaça sous ses yeux le malheureux emblème des panneaux dela voiture.

Tout cela fut fort facile, mais ses amis de laBourse et de la Cité n’en continuèrent pas moins à l’appeler sirTimothée, et, soit oubli, soit malice, ce nom lui resta.

M. Jarvis n’avait aucune ambition, maisil voulut se venger, et il résolut de mettre les rieurs de soncôté.

Un bourg récemment acheté ayant fait uneadresse où respirait le dévouement au roi, il se chargea de laprésenter lui-même.

Le bon marchand se mettait rarement à genoux,même devant son Créateur ; mais dans cette occasion il fléchitrespectueusement le genou devant son souverain, et il sortit dupalais avec le droit de porter à jamais le titre que ses vieillesconnaissances de la Bourse persistaient à lui donner pardérision.

Il est plus facile de se figurer que dedécrire les transports de joie que lady Jarvis fitéclater. Il n’y avait que le prénom qui la tourmentât un peu ;mais, par une licence bien permise, elle le raccourcit de manière àen faire le nom plus doux et plus harmonieux de sir Timo. Deuxdomestiques furent renvoyés, dès le second jour, parce que, peuhabitués aux nouveaux titres, ils l’avaient appeléemistress. Quant à son fils le capitaine, qui était alorsen voyage, on s’empressa de lui écrire pour lui apprendre cettegrande nouvelle.

Pendant ce temps sir Henry Egerton neparaissait que rarement dans la famille de sa femme ; il avaitsa société particulière, et il passait la plupart de ses soiréesdans une célèbre maison de jeu. Cependant Londres devenait désert,et lady Jarvis et ses filles, après avoir eu la condescendanced’aller faire des visites de cérémonie à leurs anciennesconnaissances de la Cité, pour y faire étalage de leurs titres etde leurs nouvelles grandeurs, dirent à sir Timo qu’elles nepouvaient tarder davantage à se rendre à Bath, et quelques joursaprès toute la famille y était établie.

Lady Chatterton était venue avec Grace habiterla maison de son fils. John Moseley les y avait suivies, plusheureux, plus épris que jamais ; et il reçut bientôt unelettre de son père qui le priait de lui retenir un logement pourlui et sa famille.

Lord et lady Herriefield étaient partis pourle midi de la France, et Catherine, éloignée de ses parents et deslieux où se rattachaient les doux souvenirs de ses premièresannées, se trouvant seule avec un homme qu’elle n’aimait point,pour lequel elle n’avait même pas d’estime, commença à sentir qu’untitre et une grande fortune ne suffisent pas pour assurer lebonheur.

Lord Herriefield était d’un caractère dur etnaturellement soupçonneux ; mais la position de sa fille aînéene donnait aucune inquiétude à la douairière intrigante, qui,croyant avoir tout fait pour elle en lui ménageant un si brillantmariage, s’applaudissait du résultat de ses manœuvres.

Une fois ou deux, l’habitude l’emportant surla prudence, elle s’était efforcée de faire avancer de quelquesjours l’époque fixée pour le mariage de Grace ; mais Johnavait pris aussitôt l’alarme, et son absence pendant vingt-quatreheures l’avertit du danger de blesser en aucune manière unesusceptibilité poussée aussi loin.

Dans ces occasions John se punissait autantque la douairière ; mais le sourire de Grace lorsqu’elle lerevoyait, sa main qu’elle posait franchement dans la sienne, nemanquaient jamais d’effacer l’impression désagréable queproduisaient les artifices de la mère.

Les Chatterton et les Jarvis se rencontrèrentbientôt dans les assemblées, et l’épouse du baronnet, s’approchantde la douairière, avec ses deux filles, lui fit le salut le plusamical.

Lady Chatterton, qui ne se souvenaitréellement pas de l’avoir vue à B***, rougissant de paraître connued’une personne qui avait un air aussi commun, se retira d’un pas enarrière, en lui rendant son salut d’un air de dignité.

La femme du marchand ne se rebuta pas ;elle tenait trop à passer pour l’amie d’une dame de qualité ;et, soupçonnant avec raison que la douairière ne la remettait pas,elle ajouta, avec un sourire prétentieux, tel qu’elle en voyaitsouvent faire avec succès dans le monde :

– Je suis lady Jarvis, Milady, vous savezbien, lady Jarvis du Doyenné, à B***, dans le comté de Northampton.Permettez-moi de vous présenter mes filles, lady Egerton et missJarvis.

Lady Egerton baissa à peine la tête, et seredressa aussitôt avec fierté, quoique la douairière eût enfindaigné prendre un air plus gracieux ; mais sa jeune sœur, serappelant qu’il y avait un jeune lord dans la famille, se montrabeaucoup plus affable, et elle se fût volontiers inclinée jusqu’àterre, tant il lui tardait de devenir une grande dame comme sasœur.

– J’espère que sir Edward se porte bien,ajouta lady Jarvis. Combien je regrette que sir Timo, mon époux,sir Henry, mon gendre, et mon fils le capitaine, ne soient pas icipour vous présenter leurs hommages ! Mais heureusement nousnous reverrons plus d’une fois, et c’est une occasion qui n’est quedifférée.

– Sans doute, Madame, répondit ladouairière ; et voyant passer une dame de ses amies, ellecourut à elle pour éviter une plus longue conversation avec despersonnes qui semblaient être sur un pied fort équivoque dans lemonde, et avec lesquelles elle rougissait d’être aperçue.

Telle est la tyrannie que l’opinion des autresexerce sur nous, qu’il n’en est ni de plus absolue, ni de plusredoutée. De là l’influence de la mode sur toutes nos actions. Unepersonne est à la mode, c’est assez : tout le monde larecherche, et personne ne s’informe de son mérite. La mode estchangeante, capricieuse, bizarre ; quelques fous, quelquesoisifs en sont les coryphées : on n’ose appeler de leursarrêts, et voilà où nous conduit l’erreur que nous commettons deprendre l’homme au lieu de Dieu pour juge de nos opinions et denotre conduite !

Chapitre 33

 

ÔBath, ville illustrée par le règne de Beau Nash, rendez-vous desjoueurs, des fripons et des fats, je te salue, capitale desmondes !

ANSTEY. Le Guide de Bath.

En prenant congé de Mrs Fitzgerald,Émilie et sa tante lui firent promettre de leur écrire ;l’amitié qu’elles avaient conçue pour la jeune veuve était encoreaugmentée, et c’était avec peine qu’elles la laissaient dansl’isolement où elle persistait à vouloir se renfermer. Le généralMaccarthy était reparti pour l’Espagne sans avoir rien changé à sespremières propositions, et laissant sa nièce livrée à une douleurd’autant plus amère qu’un instant elle avait cru en entrevoir leterme.

M. Benfield, contrecarré dans l’un de sesprojets favoris, dans celui que peut-être il avait eu le plus àcœur de voir réussir, et d’où il faisait dépendre le bonheur dureste de sa vie, refusa obstinément d’être du voyage lorsque sirEdward lui proposa de les accompagner à Bath ; et Yves étantretourné à Bolton avec Clara, le reste de la famille descendit àl’hôtel que John lui avait retenu peu de jours après l’entrevuerapportée dans le chapitre précédent. Aucun de ses membres n’étaitdisposé à prendre beaucoup de part aux plaisirs qui se trouventréunis à Bath dans la saison des bains ; mais lady Moseleyavait témoigné le désir de paraître encore une fois sur ce grandthéâtre de la mode, au milieu de ce rendez-vous général de lameilleure société ; et ses enfants s’étaient fait, comme sonépoux, un devoir de lui obéir.

Lady Moseley y trouva un grand nombre deconnaissances, qui toutes se firent une fête de revoir son aimablefamille ; les visites se succédèrent, et elle se voyait tousles jours entourée d’un cercle aussi brillant que nombreux.

Sir William Harris, le propriétaire duDoyenné, qui autrefois avait été leur voisin, fut des premiers avecsa fille à venir renouer connaissance avec ses anciens amis.

Sir William jouissait d’une grande fortune etd’une réputation irréprochable ; mais il se laissaitentièrement gouverner par les caprices et les fantaisies de safille unique. Caroline Harris ne manquait ni d’esprit ni debeauté ; mais elle savait qu’elle était riche, et elle avaitporté trop haut ses prétentions. Elle avait d’abord visé à lapairie, et comme elle croyait pouvoir consulter son goût aussi bienque son ambition, elle n’avait pu réussir ; aucun cœur n’avaitvoulu se laisser prendre à ses filets, peut-être parce qu’elle neles tendait pas avec assez d’adresse : car, loin d’être prudeou coquette, elle s’était fait une réputation toute contraire. Aumilieu de ces tentatives inutiles, elle avait atteint l’âge devingt-six ans, et elle commençait alors à prendre un vol un peumoins élevé, et à ne porter ses vues que sur la chambre descommunes.

Sa fortune lui aurait fait aisément trouver unmari de ce côté, mais elle voulait encore choisir ; elle semontrait difficile. Encore quelques années, et ceux qu’ellerebutait alors la dédaigneront à leur tour. Elle connaissait depuisl’enfance les miss Moseley, quoiqu’elle eût quelques années de plusqu’elles, circonstance à laquelle elle ne faisait jamais allusionsans une absolue nécessité.

L’entrevue entre Grace et les Moseley futtendre et sincère. John ne se sentait pas de joie en voyant cellequi allait devenir sa femme, pressée entre les bras de tous ceuxqu’il aimait ; et la rougeur et les douces larmes de Graceajoutaient encore à sa beauté.

Jane perdit l’air de contrainte et de froideurqui lui était devenu habituel, en embrassant sa sœur future, etelle prit la résolution de reparaître avec elle dans le monde, afinde montrer au colonel Egerton qu’elle n’était pas triste etlanguissante, comme son amour propre le lui persuadait sansdoute.

La douairière était dans son centre ;elle passait toutes ses journées à régler avec lady Moseley lespréparatifs de la noce ; mais cette dernière avait tropsouffert des chagrins de Jane et d’Émilie pour la seconder avec lavivacité et la gaieté que lui eût inspirée, six mois auparavant,l’approche du mariage de son fils.

Après un délai bien court, mais que Johntrouva encore long, toutes les publications se trouvant terminées,Francis et Clara arrivèrent, et John et Grace furent unis dans unedes principales églises de Bath.

Chatterton avait aussi assisté aumariage ; et la même gazette, qui donnait les détails de lanoce, annonçait l’arrivée aux eaux du duc de Derwent et de sa sœur,du marquis d’Eltringham et de ses sœurs, au nombre desquelles étaitlady Laura Denbigh. La douairière, qui lisait ce paragraphe, ajoutaqu’elle avait entendu dire que le mari de cette dernière étaitresté près d’un vieux parent très malade, dont, il attendait unegrande fortune. Émilie avait changé plusieurs fois de couleur enentendant parler de Denbigh, mais elle fit tous ses efforts pourécarter de son imagination des souvenirs trop dangereux, et bientôtelle reprit au moins l’apparence de la sérénité.

Jane et Émilie se trouvaient placées toutesdeux dans une position bien délicate ; elles avaient besoind’appeler à leur secours toute leur force de caractère, car ellesétaient exposées à rencontrer tous les jours et à toute heure,l’une son ancien amant, l’autre la femme de celui qu’elle avaittant aimé, et que, malgré tous ses efforts, elle aimait encore.

Jane était soutenue par sa fierté, et Émiliepar ses principes. L’aînée, dans les lieux de réunion, se tenaittoujours à l’écart, pour éviter tout contact avec ceux qu’ellehaïssait maintenant, et elle se montrait toujours froide etcontrainte. Sa sœur, douce, humble et réservée, n’en était que plusséduisante. Le dépit et le désappointement de l’une étaientsoupçonnés de tous ceux qui l’approchaient, tandis que la douleurprofonde de l’autre n’était connue que de ses plus chers amis.

La première rencontre que craignaient les deuxsœurs eut lieu dans le salon où se réunissaient chaque soir lesétrangers que la saison des eaux amenait à Bath, et où les deuxmères désirèrent présenter la jeune mariée.

En entrant dans le salon, les premièrespersonnes qu’elles aperçurent furent les Jarvis. Lady Jarviss’empressa de venir saluer les dames, toute fière de pouvoir faireétalage devant elles de son titre et de son gendre ; son mariapprocha aussi d’un air respectueux de ses anciens voisins. Lapremière fut reçue avec une politesse froide, et son mari avec unefranche cordialité. Egerton, sa femme et miss Jarvis saluèrent deloin ; le colonel se retira aussitôt après dans un autre coinde l’appartement, et son absence seule empêcha Jane de s’évanouir.Sa fierté n’eût pu supporter plus longtemps de voir le bel Egertonprès de Marie Jarvis, qui avait l’air de la narguer ; et soncœur se révoltait en revoyant l’homme dans lequel elle avait crutrouver le fantôme de perfection idéale qu’elle poursuivait depuislongtemps.

– En vérité, lady Moseley, dit l’anciennemarchande, sir Timo et moi, j’ose dire aussi sir Henry et ladyEgerton, nous sommes enchantés de vous voir à Bath.Mrs Moseley, permettez-moi de vous faire mon compliment, ainsiqu’à lady Chatterton ; j’espère qu’elle me reconnaîtmaintenant ; je suis lady Jarvis. Monsieur Moseley, jeregrette bien pour vous que mon fils, le capitaine Jarvis, ne soitpas ici : vous vous aimiez tant, et vous aviez tant de plaisirà chasser ensemble.

– Assurément, milady Jarvis, réponditJohn d’un air railleur, c’est une très grande perte pour moi ;mais je présume que le capitaine est devenu maintenant trop bontireur pour que j’ose aller de pair avec lui.

– Il est vrai qu’il réussit dans tout cequ’il entreprend, dit la dame d’un air satisfait, et j’espère qu’ilapprendra bientôt comme vous à se servir des flèches de Cupidon.L’honorable Mrs Moseley me paraît jouir d’une bien bonnesanté.

Grace s’inclinait en ne pouvant s’empêcher desourire de l’espèce de comparaison que lady Jarvis voulait établirentre son cher John et le lourd capitaine, lorsqu’une personneplacée derrière elle attira l’attention de toute la famille endisant :

– Henriette, vous avez oublié de memontrer la lettre de Marianne.

C’était le son de voix de Denbigh. Émilietressaillit malgré elle, et tous les yeux, excepté les siens, setournèrent vers celui qui avait parlé.

Il était assez près des Moseley, donnant lebras à deux jeunes dames ; un second coup d’œil fut nécessairepour leur prouver qu’ils s’étaient trompés. Ce n’était pointDenbigh, mais un jeune homme qui avait absolument la même taille,les mêmes manières et presque les mêmes traits que lui ; deplus, il possédait aussi cette voix douce et sonore qu’on nepouvait oublier dès qu’on l’avait entendue. Ils s’assirent toustrois près des Moseley et continuèrent leur conversation.

– Je crois vous avoir entendu dire quevous avez eu aujourd’hui des nouvelles du colonel ? dit lejeune homme à celle de ses compagnes qui s’était placée prèsd’Émilie.

– Oui, mon cousin, et c’est uncorrespondant très exact, je vous assure ; il m’écritrégulièrement tous les deux jours.

– Comment se porte son oncle,Laura ? demanda l’autre dame.

– Un peu mieux ; mais, mon cher duc,faites-moi le plaisir de voir où est le marquis et miss Howard.

– Ramenez-les-nous, ajouta sacompagne.

– Sans doute, reprit la première enriant, et je vous assure qu’Eltringham vous en sera pour le moinsaussi obligé que moi. Quelques instants après, le duc revintaccompagné d’un jeune homme d’environ trente ans, et d’une dame àqui on pouvait en donner cinquante sans lui faire tort.

Pendant cette courte conversation, que lesMoseley se trouvaient à portée d’entendre, et qui excitait tout àla fois leur curiosité et leur surprise, Émilie jeta un coup d’œilà la dérobée sur celui qu’on appelait le duc, et elle seconvainquit que ce n’était pas Denbigh : elle se sentit un peusoulagée ; mais quel fut son étonnement quand elle découvritque la dame qui était assise près d’elle était la femme de celuidont elle s’était crue aimée ! La pauvre Émilie avait une âmetrop noble pour éprouver une vile jalousie ; et, lorsqu’elleput se tourner sans affectation du côté de lady Laura, elleconsidéra avec un plaisir mélancolique ces traits charmants quiportaient l’empreinte de la douceur et de la franchise. Au moins,se dit-elle, j’espère qu’il s’amendera ; et, s’il s’amende, ilpeut encore être heureux.

Ce souhait généreux lui était inspiré parl’amour et par la reconnaissance, sentiments bien difficiles àarracher d’un cœur où ils ont pris racine. John ne voyait cesnouveaux venus qu’avec un déplaisir qu’il ne pouvait surmonter, etil se douta que miss Howard était la vieille fille de noce contrelaquelle lord Henry s’était vainement récrié lorsqu’on avait soumisce choix à son approbation.

Lady Jarvis, étonnée de se trouver rapprochéede personnes d’une si haute distinction, se retira à peu dedistance pour étudier leurs manières et tâcher d’en faire sonprofit ; tandis que la douairière lady Chatterton, à la vued’un duc et d’un marquis qui étaient encore à marier, soupiraitprofondément en pensant qu’il ne lui restait plus de fille àpourvoir. Le reste de la société les regardait avec curiosité etécoutait avec intérêt leurs moindres paroles.

Deux ou trois jeunes personnes, suivies dequelques jeunes gens, vinrent joindre lady Laura et sa compagne, etla conversation devint générale. Les dames refusèrent dedanser ; mais elles passèrent une heure à causer et à examinerla société qui les entourait.

– Ô William ! s’écria une des jeunespersonnes, voilà votre ancien ami, le colonel Egerton.

– Mon ami ! répondit son frère ensouriant d’un air dédaigneux ; heureusement il ne l’estplus.

– Il a une bien mauvaise réputation, ditle marquis d’Eltringham, et je vous conseille, William, de ne pasrenouveler connaissance avec lui.

– Je vous remercie, marquis, réponditlord William ; je le connais trop maintenant pour devenir sadupe.

Jane avait eu bien de la peine à maîtriser sonémotion pendant ce peu de mots. Tandis que sir Edward et sa femmedétournaient la tête par un mouvement simultané, comme accabléssous le poids des reproches qu’ils se faisaient, leurs yeux serencontrèrent ; ils virent qu’ils reconnaissaient en mêmetemps leur imprudence, et ils semblèrent prendre l’engagementtacite d’être moins confiants à l’avenir.

Mrs Wilson avait bien des fois gémi ensilence de l’inutilité des conseils qu’elle leur avait donnés surce qu’elle regardait comme le devoir des parents envers leursfilles ; mais depuis que ses tristes pressentiments s’étaientréalisés, jamais elle n’avait voulu, par des reproches devenusinutiles, ajouter à leurs trop justes angoisses.

– Quand verrons-nous doncPendennyss ? demanda le marquis ; j’espérais qu’ilviendrait ici avec George. Puisqu’il nous délaisse à ce point, j’aienvie d’aller le surprendre dans le pays de Galles. Qu’endites-vous, Derwent ?

– C’est aussi mon intention, milord, sije puis décider ma sœur à quitter sitôt les plaisirs de Bath. Qu’enpensez-vous, Henriette ? êtes-vous disposée à vous mettre sitôt en route ? Ces mots furent accompagnés d’un sourire simalin que tous les yeux se portèrent sur celle à qui il étaitadressé.

– Je suis prête à vous suivre à l’instantsi vous le désirez, Frédéric, se hâta de répondre lady Henriette enrougissant beaucoup.

– Mais où est Chatterton ? demandasir William ; il doit être à Bath ; une de ses sœurs s’yest mariée la semaine dernière.

Le mouvement que fit Grace en entendantprononcer le nom de son frère attira l’attention du duc et de sesamis sur la famille réunie près d’eux.

– Quelle charmante personne est assiseprès de vous ! dit le duc à l’oreille de lady Laura.

Cette dame sourit en lui faisant signe par uncoup d’œil expressif qu’elle partageait son opinion ; maisÉmilie, qui était trop près pour n’avoir pas entendu la remarque deDerwent, se leva en rougissant, et proposa à sa mère et à sa tantede faire un tour de salon.

Chatterton entra quelques minutes après.Depuis longtemps il avait avoué à Émilie qu’après le refus formelqu’elle avait fait de sa main, tous ses efforts avaient eu pour butd’arracher de son cœur une passion qui ne lui permettait plus lebonheur ; mais son estime, son respect et son amitié étaienttoujours les mêmes. Il ne lui parla plus de Denbigh, et elle luisut gré de sa délicatesse.

Les Moseley venaient de commencer leurpromenade autour du salon lorsque Chatterton entra. Il s’empressade se joindre à eux. Bientôt lady Laura et sa société se levèrent àleur tour, et Chatterton courut les saluer ; il parut enchantéde les voir. Le duc avait beaucoup d’amitié pour lui, et l’émotionque fit paraître lady Henriette en le voyant fit penser à tous sesamis que son frère ne s’était pas trompé en doutant qu’elle voulûtsitôt quitter Bath.

Après quelques moments de conversation, le ducet ses amis députèrent Chatterton auprès de la familleMoseley ; et son ambassade ayant été reçue comme elle devaitl’être, il se chargea de présenter les deux sociétés l’une àl’autre.

Lady Henriette et lady Laura témoignèrent àÉmilie la plus aimable bienveillance ; elles se placèrent prèsd’elle, et Mrs Wilson fut frappée de la préférence qu’ellesmarquaient pour sa nièce. La beauté touchante et les manièresvraiment aimables d’Émilie en étaient-elles seules la cause, oudevait-elle attribuer à des motifs plus puissants le désir queparaissaient avoir les deux cousines de se lier avec sapupille ?

Mrs Wilson avait entendu dire queChatterton faisait la cour à lady Henriette ; lady Laura étaitla femme de Denbigh : était-il possible qu’elles fussentdevenues les confidentes des premières amours des hommes qu’ellesaimaient ? Cette supposition était au moins singulière, et laveuve jeta un regard d’admiration et de pitié sur l’air deconfiance et de bonheur de la jeune femme, qui se croyait si sûrede la tendresse de son mari.

Émilie était un peu embarrassée desprévenances des deux cousines, surtout de celles de ladyLaura ; mais elles paraissaient être de si bonne foi, leuramabilité était si entraînante, que bientôt Émilie ne pensa plusqu’à répondre comme elle devait à leur bienveillance.

La conversation devint plusieurs foisembarrassante pour la famille du baronnet, et par moments bienpénible pour ses filles.

Vers la fin de la soirée ils s’étaient assisen cercle tous ensemble à quelque distance du reste de la société,et de manière à voir tout ce qui se passait dans le salon.

– Mon frère, dit lady Sarah Stapleton,dites-moi donc quelle est cette femme qui est assise auprès ducolonel Egerton, et qui a un air si commun ?

– Ce n’est rien moins que lady Jarvis, labelle-mère de sir Henry Egerton et l’épouse de sir Timo, réponditle marquis avec un ton de gravité comique qui amusa beaucoup sessœurs.

– Egerton est marié ! s’écria lordWilliam ; quelle est la malheureuse qui lui a donné samain ? C’est l’amoureux des onze mille vierges, et il se faitun jeu de tromper toutes les femmes. Toutes les richesses del’Angleterre n’auraient pu me décider à lui laisser épouser une demes sœurs.

– Ah ! pensa Mrs Wilson enentendant cette diatribe, combien nous pouvons être trompées sur lecaractère d’un homme, quelques précautions que nous ayons puprendre ; et que sont les travers connus d’Egerton près desvices cachés et de l’hypocrisie consommée de Denbigh !

La manière dont sir William venait des’expliquer sur Egerton avait été bien pénible à quelques-uns deses auditeurs, à qui elle avait rappelé de cruels souvenirs dedevoirs négligés et d’affections déçues.

Sir Edward Moseley était disposé par caractèreà juger toujours favorablement son prochain, et c’était autant parbonté d’âme et par philanthropie que par indolence qu’il avait prissi peu de peine pour connaître ceux qui avaient compromis lebonheur de ses filles ; mais, après avoir vu les fatalesconséquences de sa conduite, il était trop bon père pour ne pasprendre la résolution d’être plus prudent à l’avenir ;résolution tardive, puisque celles dont il voulait protéger lebonheur n’avaient que trop appris à leurs dépends à se tenirelles-mêmes sur leurs gardes.

Pendant le reste de la soirée lady Lauracontinua à s’entretenir avec Émilie, dont le cœur fut mis plusd’une fois à une cruelle épreuve durant cette conversation.

– Mon frère Henry, qui est capitaine demarine, dit lady Laura, a déjà eu le plaisir de se trouver avecvous ; et il m’a parlé tant de fois de miss Émilie Moseley,que je vous connaissais avant de vous avoir vue.

– J’ai dîné à L*** avec lord Henry,répondit Émilie, et j’ai gardé un souvenir fort agréable desattentions sans nombre qu’il a eues pour nous toutes pendant unepetite excursion que nous avons faite sur mer.

– Oh ! je suis sûre, quoi que vousen disiez, que ces attentions n’étaient pas les mêmes pour toutes,car il m’assura que, s’il en avait eu le temps, il serait devenuamoureux à en perdre la tête. Il eut même l’audace de dire àDenbigh, en ma présence, qu’il était heureux pour moi qu’il ne vouseût jamais vue, parce que sans cela j’aurais couru grand risque derester fille toute ma vie.

– Et je suppose que vous n’en doutez plusmaintenant, s’écria son frère William en souriant.

Laura sourit à son tour, mais sa doucephysionomie exprimait la confiance sans bornes qu’elle avait dansla tendresse de son mari, elle reprit :

– Le colonel répondit qu’il n’avaitjamais eu le plaisir de voir miss Moseley : ainsi je ne puisme vanter de mon triomphe. Lady Laura rougit un peu en s’apercevantdu penchant qui la portait toujours à ramener la conversation surson mari, et ajouta :

– J’espère, miss Moseley, avoir bientôtle plaisir de vous présenter le colonel Denbigh.

– Je crois, dit Émilie en pâlissant et enfaisant un violent effort sur elle-même, que le colonel Denbighs’est trompé en disant qu’il ne m’avait jamais vue ; il m’arendu un grand service ; j’ai contracté envers lui la dette dela reconnaissance, et je voudrais pouvoir l’acquitter.

Émilie s’arrêta. Lady Laura l’avait écoutéeavec surprise ; mais il était question d’un service rendu parson mari ; sa délicatesse s’opposait à ce qu’elle demandât enquoi il consistait, et après avoir hésité un moment, ellereprit :

– Henry ne nous parlait que devous : lord Chatterton, pendant une visite qu’il vint nousfaire à la campagne, renchérissait sur ses éloges avec plus dechaleur encore ; et je crois qu’ils ont inspiré une vivecuriosité au duc et à Pendennyss de voir leur charmante idole.

– Ce serait une curiosité bien maljustifiée, dit Émilie, confuse de s’entendre faire des complimentssi directs.

– Miss Moseley est trop modeste poursavoir à quel point l’imagination la plus vive était encore loin dela réalité, dit le duc de Derwent de ce ton doux et insinuant quiétait particulier à Denbigh. Le cœur d’Émilie battitvivement ; bientôt elle se reprocha le plaisir avec lequelelle avait écouté le duc. Avait-il été causé par l’opinionflatteuse qu’il exprimait, ou par le son de sa voix ? Ellecraignait de se l’avouer ; mais, reprenant bientôt son empiresur elle-même, elle dit d’un ton de dignité propre à mettre fin auxlouanges qui l’embarrassaient :

– Je prie Votre Grâce de ne pas chercherà porter atteinte à la modestie qu’elle veut bien m’attribuer.

– Pendennyss est un homme comme on n’envoit pas, reprit lady Laura ; je voudrais bien qu’il vînt nousjoindre à Bath. N’avons-nous plus d’espoir de le voir,Derwent ?

– Je le crains, répondit le duc ; ilse tient renfermé dans son vieux château du pays de Galles, ainsique sa sœur, qui est presque aussi ermite que lui.

– On a fait courir le bruit pendantquelque temps qu’il était amoureux, dit le marquis ; onparlait même d’un mariage secret.

– Calomnie, pure calomnie, dit le ducgravement ; le comte a des mœurs et des principesirréprochables ; il n’aimera jamais qu’une femme qu’il puisseavouer à la face du ciel et de la terre ; je sais d’ailleursquelle est la personne qu’on cherchait à compromettre par cesbruits injurieux ; c’est la veuve du major Fitzgerald que vousavez connu. Pendennyss ne la voit jamais, et le hasard seul lui aprocuré l’occasion de lui rendre un grand service.

Mrs Wilson respira plus librement enentendant la justification de son héros. – Ah ! pensait-elle,si le marquis connaissait toute cette affaire, combien il serepentirait de ses soupçons !

– Tout ceci, mon cher duc, n’était qu’uneplaisanterie, s’écria le marquis, et j’ai la plus haute opinion delord Pendennyss.

Les Moseley ne furent pas fâchés de voirarriver l’heure où l’on se séparait ordinairement, et qui mit fin àcette conversation et à leur embarras.

Chapitre 34

 

Quoi ! ma nièce, tout de bon, il vous faut unmilord !

FORD. La Femme galante.

Les Moseley et leurs nouvelles connaissancescontinuèrent à se voir presque tous les jours, et l’intimité quis’était établie entre eux augmenta de plus en plus. Dans lecommencement, Émilie éprouvait un embarras qu’elle ne pouvaitsurmonter ; et, lorsque lady Laura parlait de son mari, lechangement de couleur et le tremblement d’Émilie ne prouvaient quetrop qu’elle n’avait pu encore triompher d’un sentiment qui étaitdevenu coupable. Cependant, comme sa famille se plaisait beaucoupdans cette nouvelle société, et que sa tante pensait que lemeilleur moyen de vaincre un reste de faiblesse était d’entendresouvent parler de Denbigh et de s’accoutumer à l’idée qu’il étaitle mari d’une autre, Émilie réussit à surmonter sa répugnance.Bientôt la tendresse de lady Laura pour Denbigh, et la hauteopinion qu’elle avait de lui, et que son cœur ingénu exprimait demille manières, inspirèrent à sa jeune amie le plus vif intérêt.Elle eût voulu épaissir encore le bandeau qui couvrait les yeux dela jeune épouse, et la retenir sur le bord de l’abîme où elle lavoyait suspendue.

Egerton évitait soigneusement de se trouveravec les Moseley. Une seule fois, il essaya de renouvelerconnaissance avec John ; mais une réponse froide etdédaigneuse lui ôta pour toujours l’envie de tenter encore unraccommodement.

Nous ne savons ce qu’il avait pu dire à safemme ; mais elle évitait comme lui la famille du baronnet,quoique, dans le fond de son cœur, elle eût bien désiré paraîtresur le pied de l’intimité avec des personnes qui étaient liées avecdes ducs et des marquis. Son incorrigible mère, qu’aucuneconsidération ne pouvait retenir, était parvenue à forcer ladyHenriette et la douairière à la saluer. Elle se targuait de cettedistinction avec sa maladresse ordinaire, et lorsqu’elle lesrencontrait dans les salons de réunion, elle ne faisait que passeret repasser devant elles, et devenait une connaissance extrêmementfatigante pour les deux dames.

Le duc cherchait toutes les occasionspossibles de se rapprocher d’Émilie, et Mrs Wilson remarquaque sa nièce paraissait le voir avec plus de plaisir que les autresjeunes gens qui lui faisaient la cour. D’abord elle fut surprise decette préférence, mais bientôt elle en découvrit le motifsecret.

Le duc ressemblait d’une manière frappante àDenbigh ; le son de la voix, la démarche, les manières étaientles mêmes. Aussi, au premier coup d’œil, était-il facile de s’yméprendre ; mais, en l’observant avec plus d’attention, ondécouvrait des nuances assez marquées qui le faisaient aisémentreconnaître. Le duc avait un air de hauteur et de fierté qu’on nevoyait jamais à son cousin. Il ne cherchait pas à cacher sonadmiration pour Émilie, et comme il ne lui adressait la parolequ’avec ce ton respectueux que Denbigh avait avec les femmes, etauquel le son de sa voix prêtait tant de charme, Mrs Wilsonvit bientôt que les restes de son attachement pour l’un étaient lesseules causes du plaisir avec lequel elle semblait écouterl’autre.

Le duc de Derwent était loin de possédertoutes les qualités solides que Mrs Wilson trouvaitindispensables pour un mari ; mais comme elle savait que lecœur d’Émilie était encore trop malade pour concevoir un nouvelattachement, et que d’ailleurs elle avait une confiance entièredans les principes de sa nièce, elle ne voulut point éloignerd’elle un homme aimable qui pouvait la distraire.

– Votre nièce sera un jour duchesse,Mrs Wilson, lui dit tout bas lady Laura, un matin que Derwentet Émilie étaient occupés à parcourir ensemble un nouveau poème.Derwent en lut un passage avec un feu et des inflexions de voix quirappelaient tellement à Émilie la dernière lecture que Denbigh luiavait faite, qu’involontairement sa physionomie expressive trahitun sentiment qu’elle eût voulu se cacher à elle-même.

Mrs Wilson soupira en voyant la forced’un attachement que ni les principes les plus solides, ni lesefforts les plus constants, ne pouvaient détruire, et ellerépondit :

– Je ne crois pas du moins que ce soit laduchesse de Derwent ; et, entraînée par le cours de ses idées,elle ajouta imprudemment :

– Mais c’est étonnant à quel point le ducressemble par moments à votre mari !

Lady Laura parut un peu surprise etrépondit :

– Mais oui… un peu ; ils sontenfants de frères, comme vous savez ; et presque tous lesmembres de cette famille ont ce même son de voix qu’on n’oubliejamais dès qu’on l’a entendu. Pendennyss l’a également, quoiqu’ilne leur soit parent qu’à un degré plus éloigné, et on le retrouveaussi chez Henriette. Il faut qu’il y ait eu jadis quelque sirènedans la famille.

Sir Edward et lady Moseley voyaient avec leplus grand plaisir les attentions du duc pour Émilie ; sansattacher trop de prix au rang et à la fortune, ils trouvaient queces qualités ne gâtaient rien ; de plus, lady Moseley étaitpersuadée qu’un second attachement pour un objet qui en fût plusdigne serait le seul remède aux chagrins de sa fille ; etc’était surtout cette considération qui l’avait portée à répondreaux avances de la famille du duc.

Le colonel Denbigh, cependant, écrivit à safemme qu’il lui était impossible de penser à quitter son oncle dansl’état précaire où il se trouvait ; et lady Laura partit pourle rejoindre, escortée de lord William.

Denbigh paraissait guidé par ce même sentimentde dévouement et de tendresse qui l’avait porté à entourer dessoins les plus touchants un père sur le bord de la tombe.

– Cela nous prouve, pensaitM. Wilson, que le meilleur cœur ne nous empêche pas de nouségarer, et qu’une conduite irréprochable ne peut être le fruit quede principes solides.

Caroline Harris était de toutes les parties deplaisir, de toutes les promenades et de tous les dîners qui sedonnaient à Bath ; et, comme le marquis d’Eltringham avaitparu un jour faire attention à elle, elle résolut de tenter undernier effort pour parvenir jusqu’à la pairie, avant decondescendre à examiner s’il y aurait moyen de faire quelque chosedu capitaine Jarvis. La mère du capitaine avait persuadé à Carolineque son fils était un Apollon ; elle lui avait confié qu’elleavait l’espoir de le voir un jour lord, et que son fils et ellemettaient tous les trois mois une somme en réserve pour lui acheterun titre ; expédient ingénieux que le capitaine avait imaginépour se mettre en possession d’une partie de la pension de samère.

Eltringham avait naturellement un espritcaustique, et sans se compromettre lui-même, il trouvait toujoursmoyen d’amener miss Harris à lui faire quelques avances et à semettre en scène pour ses menus plaisirs et ceux du duc, quis’amusait beaucoup de cette mystification, sans vouloir y prendrepart.

Une semaine se passa à faire usage, d’un côté,des ruses mal déguisées, et de l’autre, des sarcasmes plus maldéguisés encore ; mais Caroline était sous le charme, lemarquis aurait pu lui en dire cent fois plus avec impunité ;son imagination ne lui retraçait que la gloire du triomphe,lorsqu’un gentilhomme campagnard, ami de son père, vint luidemander sa main. Quelques jours auparavant elle eût accueilli avecplaisir les vœux de cet homme respectable, mais maintenant elle nerêvait plus qu’à la pairie, et elle rejeta ses offres avecdédain.

Un jour, chez le baronnet, lady Laura s’écriatout à coup :

– Le mariage est une loterie, et je croisque ni sir Egerton ni sa femme n’ont pris un bon billet. Enentendant ce préambule, Jane quitta le parloir.

– Une loterie, ma sœur ! s’écria lamarquise, je ne suis pas de votre avis, et je crois que tout hommede goût qui voudra se donner la peine de chercher saura maîtriserla fortune et faire tourner toutes les chances en sa faveur.

– Il me semble, dit Mrs Wilson, quele goût seul est une base bien faible pour recevoir l’édifice dubonheur conjugal.

– Et qui voudriez-vous donc consulter,madame ? demanda lady Laura.

– Le jugement.

Laura sourit en disant :

– Vous me rappelez tout à faitPendennyss ; il veut tout soumettre, même les passions, àl’influence du jugement et des principes.

– Et trouvez-vous qu’il ait tort, ladyLaura ? demanda Mrs Wilson, charmée d’apprendre que sonjeune favori eût des idées aussi correctes.

– Je ne trouve pas qu’il ait tort, maisje crois ses maximes impraticables. Qu’en pensez-vous,marquis ? seriez-vous d’avis de choisir une femme d’après vosprincipes et sans consulter votre goût ?

Mrs Wilson, en riant, voulut entreprendrede lui expliquer que ce n’était pas ainsi qu’ellel’entendait ; mais le marquis, qui ne pouvait souffrir unediscussion sérieuse, l’interrompit gaiement en disant :

– Oh ! mon goût est ma seuleloi ; et le monde entier fût-il réuni contre elle, la femmeque je trouverais à mon goût aurait toujours la palme en dépit demon jugement.

– Et pourrait-on connaître le goût deVotre Seigneurie ? demanda Mrs Wilson, qui voyait Émilierêveuse et qui voulait la distraire par ce badinage. Dites-nous unpeu quelles conditions vous exigez d’une femme pour qu’elle puisseaspirer à vous plaire, et, d’abord, de quelle taille doit-elleêtre ? Faut-il qu’elle soit grande ou petite ?

Le marquis n’était pas préparé à subir uninterrogatoire en forme. Il jeta les yeux autour de lui, et,rencontrant ceux de Caroline, qui écoutait la conversation avec leplus vif intérêt, il répondit avec un air de sincérité qu’il savaitprendre à merveille :

– Mais à peu près de la même taille quemiss Harris.

– Et de quel âge ? demanda encoreMrs Wilson.

– Oh ! pas trop jeune, Madame. J’aitrente-deux ans, ma femme doit en avoir au moins vingt-cinq ouvingt-six ; et se penchant à l’oreille de Derwent, il lui dittout bas :

– Ne pensez-vous pas que ce soit à peuprès l’âge de miss Harris ?

– Mais, oui, à quelques années près,répondit Derwent sur le même ton.

Mrs Wilson continua :

– Vous tiendrez, je suppose, à ce quevotre femme sache lire et écrire ?

– Par ma foi, madame, je ne suis pasamateur de ces femmes qui sont toujours fourrées dans des livres,et encore moins d’une pédante.

– Vous devriez épouser miss Howard, luidit sir William à voix basse ; elle n’a pas le défaut d’êtretrop jeune, elle ne lit jamais, et elle est précisément de lataille que vous aimez.

– Oh ! pour celle-là, William, elleporte toutes ces perfections jusqu’à l’excès. Je veux d’ailleursque ma femme ait confiance en elle-même, qu’elle ait quelque usagedu monde ; je voudrais même, s’il était possible, qu’elle eûtdéjà été à la tête d’une maison avant de se charger de lamienne.

Caroline enchantée ne tenait plus sur sachaise ; elle s’agitait, se tournait de tous côtés, baissaitla tête, puis la relevait, puis la rabaissait encore ; enfin,ne pouvant se contenir plus longtemps, elle s’écria :

– Vous exigeriez sans doute, milord,qu’elle fût d’une noble extraction ?

– Moi ? point du tout. Je crois queles meilleures femmes se trouvent dans la classe mitoyenne. Jevoudrais que la mienne me dût son élévation… la fille d’unbaronnet, par exemple.

Lady Jarvis, qui était entrée pendant cedialogue et qui y prenait un vif intérêt, s’aventura à demanders’il ne se contenterait pas de celle d’un chevalier. Le marquis nes’attendait pas à cette attaque, et, craignant qu’on ne projetâtquelque nouvelle tentative contre sa personne, il réponditgravement qu’il craindrait qu’une telle alliance ne l’exposât auxreproches de ses descendants.

Lady Jarvis poussa un soupir, et miss Harris,se tournant vers le marquis, le pria d’une voix douce de sonnerpour qu’on fît approcher sa voiture. Comme il l’y conduisait, ellese hasarda à demander si Sa Seigneurie avait jamais rencontré unefemme selon son cœur.

– Oh ! miss Harris, balbutia-t-ild’une voix qu’il cherchait à rendre tremblante, au moment où ellemontait en voiture, comment pouvez-vous me faire une tellequestion ? En vérité, vous êtes trop cruelle… Partez,cocher.

– Cruelle !… Comment ! milord,s’écria miss Harris vivement. Arrêtez, John !… Cruelle,milord ! Je ne vous entends pas ; et elle mettait la têteà la portière pour entrer dans de nouvelles explications, lorsquele marquis, après lui avoir baisé la main, dit de nouveau au cocherde partir, en ajoutant :

– N’entendez-vous pas ce que vous ditvotre maîtresse, monsieur ?

Lady Jarvis les avait suivies par suite de sondésir de tout voir et de tout entendre. Le marquis la conduisitaussi à sa voiture, et elle lui demanda s’il n’honorerait pas d’unevisite sir Timo et sir Henry Egerton. Après lui en avoir fait lapromesse, Eltringham rentra dans le salon.

– Quand pourrai-je saluer une marquised’Eltringham, lui demanda lady Laura, une surtout qui soit conformeau modèle que vous venez de tracer, et qui remplisse toutes lesconditions requises ?

– Aussitôt que miss Harris pourra serésoudre à me faire le sacrifice de sa liberté, répondit-ilgravement ; et je rends grâce au Ciel qu’il existe pour lesgens timides des personnes de votre sexe qui encouragent lamodestie et la réserve du nôtre.

– Je vous souhaite beaucoup de bonheur,milord, s’écria John Moseley. Miss Harris daigna jeter les yeux surmoi pendant une quinzaine de jours ; je crois même, Dieu mepardonne, que j’allais me laisser captiver, lorsqu’un vicomte vintme sauver du danger de tomber dans ses filets.

– Je crois réellement, Moseley, dit leduc en parlant avec feu, et sans se douter qu’il touchât une cordeaussi sensible, que s’il doit exister une intrigante dans unefamille, il vaut mieux encore que ce soit la mère que la fille.

Toute la gaieté de John s’évanouit un moment,et il répondit à voix basse :

– Beaucoup mieux sans doute. Grace jetaun coup d’œil sur le front soucieux de son mari. Elle vit qu’ilsongeait à sa mère, et elle le regarda tendrement. Ce front sisévère se dérida aussitôt ; les souvenirs fâcheuxs’éloignèrent en même temps, et il ajouta :

– Je vous conseille, milord, de prendregarde à vous ; il y a longtemps que Caroline Harris s’occupede semblables spéculations ; elle doit avoir de l’expérience,car dès sa plus tendre jeunesse elle avait les plus bellesdispositions pour l’intrigue.

– John, John, dit Edward d’un tonsérieux, sir William est mon ami, et vous devez respecter safille.

– Eh bien ! baronnet, dit lemarquis, voilà du moins un mérite que je ne lui connaissais pas, etje me tais ; mais comment sir William n’apprend-il pas à safille à se respecter elle-même ? Ces femmes qui vont partoutquêtant des maris sont de vrais pirates sur l’océan del’amour ; et d’anciens corsaires comme moi ne peuvent se fairescrupule de leur lâcher quelques bombes. D’abord, j’étais assezsimple pour me retirer à mesure que je voyais s’avancer enlouvoyant ces petits lougres de mer. Mais vous savez, dit-il, en setournant vers Mrs Wilson du ton le plus plaisant, que la fuitene fait qu’encourager à la poursuite, et maintenant je livrebataille pour ma défense personnelle.

– J’espère que vous remporterez lavictoire, répondit Mrs Wilson ; miss Harris paraîtcombattre en désespérée, et ses attaques sont beaucoup moinsmasquées qu’elles ne l’étaient jadis. Je crois que lorsqu’une jeunepersonne s’écarte une fois de la réserve et de la modestie qui doittoujours caractériser son sexe, elle s’égare de plus en plus dansla fausse route qu’elle a prise. Si elle ne réussit point, elle enprend de l’humeur, son caractère s’aigrit, elle devientinsupportable pour tous ceux qui l’entourent ; ou bien, sielle persévère dans ses efforts, elle finit par abjurer toutepudeur, et court à son but avec une effronterie qui l’en éloigneplus que jamais.

Jane s’était retirée dans sa chambre pour s’yabandonner en liberté à ses larmes ; et craignant de laisserapercevoir son dépit à tous les yeux, elle formait la résolutiondésespérée de quitter pour toujours un monde qui ne lui offraitplus que dégoûts. En effet, y avait-il rien de plus mortifiant pourson amour-propre que de voir l’homme que son cœur s’était plu àparer de toutes les perfections, assez déchu dans l’estime généralepour que sa conduite devînt l’objet d’une censure publique ?C’était tout à la fois un reproche fait à son goût, à sadélicatesse et à son jugement. Elle se mit à pleurer amèrement surses espérances trompées, en se promettant bien de ne plus s’exposerà un danger que la moindre prudence lui eût fait éviter.

Émilie avait remarqué la sortie de Jane, etelle attendait avec impatience que le départ des personnes quiétaient venues leur rendre visite lui permit de la suivre. Dèsqu’elle se trouva libre, elle courut à la chambre de sa sœur ;mais elle frappa deux ou trois fois avant d’obtenir uneréponse.

– Jane, ma chère Jane, dit Émilie du tonle plus doux, ne voulez-vous pas m’ouvrir ? Jane ne putrésister plus longtemps aux instances de sa sœur ; elle ouvritsa porte, mais dès qu’Émilie voulut lui prendre la main, elle laretira froidement en disant :

– Je m’étonne que vous, qui êtes siheureuse, vous consentiez à quitter le monde où vous vous plaisezpour venir trouver une infortunée qui ne sait où cacher sonhumiliation. En finissant ces mots, elle fondit en larmes.

– Heureuse ! dit Émilie avecangoisse. Ah ! Jane, si vous connaissiez mes souffrances, vousne me parleriez pas avec cette cruauté.

Jane la regarda un moment d’un air decompassion ; mais revenue bientôt à ses propres chagrins, elles’écria avec énergie :

– Oui, Émilie, vous êtes heureuse auprèsde moi, car, quel que puisse être le motif de la conduite deDenbigh, on l’honore, on le respecte généralement ; et si vousl’avez aimé, il était digne de votre tendresse. Mais, hélas !j’ai laissé surprendre mes affections par un misérable, un fourbeinsigne, et je suis malheureuse pour jamais.

– Non, ma chère Jane, dit Émilie enessuyant ses larmes, non, vous n’êtes point malheureuse pourjamais ; il vous reste encore bien des sources de bonheur,même en ce monde. Nos affections… nos affections les plus chèrespeuvent céder au sentiment de notre devoir. Oh ! combien jedésirerais vous voir faire cet effort sur vous-même ! Pendantun moment, la voix de notre jeune moraliste s’affaiblit ; maisle désir d’inspirer à sa sœur un peu de courage lui donna celui demaîtriser son émotion.

– Émilie, dit Jane avec obstination, vousne savez pas ce que c’est que de nourrir une passion sans espoir,de supporter le mépris du monde, et de voir l’homme que vous avezété sur le point d’épouser marié à une autre femme qui prendplaisir à faire devant vous trophée de son triomphe.

– Écoutez-moi, Jane, et vous jugerezentre nous. Émilie s’arrêta un instant pour réunir les forcesnécessaires à l’accomplissement de la tâche pénible qu’elle s’étaitimposée, et raconta à sa sœur étonnée l’histoire de ses cruelschagrins. Elle n’affecta pas de cacher son attachement pourDenbigh, et avoua en rougissant que tous ses efforts avaient àpeine été capables d’imposer silence à son cœur. Elle conclut endisant :

– Vous voyez, Jane, si je n’ai pas aussimes peines. Vous voyez que, comme vous, j’ai été cruellementtrompée dans mes affections. Mais est-ce un motif pour me laisseraller à un sombre désespoir, et me rendre indigne des consolationsqu’il peut plaire à la Providence de me réserver ?

– Indigne ? oh non ! vousn’avez pas de reproche à vous faire, vous. Si M. Denbigh a eul’art de vous cacher sa perfidie, tout le monde a été sa dupe ainsique vous, et il a du moins fait un choix honorable, et vous pouvezregarder sans rougir celle qu’il vous a préférée. Mais moi, quelledifférence ! Je le sens, Émilie, je ne me consoleraijamais.

– Allons, Jane, du courage, lui dit sasœur avec la tendresse la plus touchante ; réunissons nosefforts pour adoucir mutuellement nos douleurs. J’ai besoin devotre amitié, ma sœur ; ne repoussez pas la mienne. Songez quenous avons des devoirs à remplir. Serons-nous assez égoïstes pourne songer qu’à nous seules ? Nous avons des parents, Jane, desparents dont le bonheur dépend de celui de leurs enfants. Pourquoidonc les affliger dans ce qu’ils ont de plus cher ? Pourquoine pas faire un effort sur nous-mêmes pour reprendre notre train devie habituel, et leur cacher du moins ce que noussouffrons ?

– Ah ! s’écria Jane, commentvoulez-vous que je paraisse de nouveau dans le monde, lorsque jesais que tous les yeux sont fixés sur moi avec une curiositémaligne, pour voir comment je supporte mon désappointement ?On ne vous soupçonne pas, vous, Émilie ; on ne connaît pasvotre situation. Il vous est facile d’affecter une gaieté que vousne ressentez pas.

– Je n’affecte point de gaieté, réponditÉmilie avec douceur ; mais n’y a-t-il point quelqu’un qui nousregarde, et dont le jugement est pour nous d’une tout autreimportance que celui du monde ? Nous avons été trompées toutesdeux, ma pauvre sœur, efforçons-nous du moins de n’être pascoupables.

– Je donnerais tout au monde pour quitterBath à l’instant même, s’écria Jane ; la ville, ses habitants,tout m’y est odieux.

– Soyons plus charitables, ma chère Jane,et ne rejetons pas sur tous les hommes les torts de quelques-unsd’entre eux.

Jane ne fut pas convaincue, mais cependantelle sortit plus calme de cet entretien. Émilie éprouvait aussi unesorte de soulagement d’avoir ouvert son cœur à son amie ; etdepuis ce moment les deux sœurs cherchèrent avec plusd’empressement les occasions de se trouver ensemble : lasympathie les avait rapprochées, et se prêtant un appui mutuel,elles éprouvaient moins de gêne et d’embarras dans les sociétés oùles convenances les obligeaient de paraître.

Malgré son courage et ses résolutions, Émiliene craignait rien tant que de revoir Denbigh. Ce fut donc avec leplus grand plaisir qu’elle apprit que lady Laura venait de partiravec son frère pour aller rejoindre le colonel chez son oncle, dontla santé continuait à donner de vives inquiétudes.

Mrs Wilson et Émilie soupçonnèrent que lacrainte de les rencontrer l’avait empêché de venir à Bath, comme ill’avait projeté, et elles lui surent gré du moins d’une délicatessedont Egerton ne paraissait pas susceptible. Il peut encore revenirsur ses erreurs et faire le bonheur de sa femme, se ditÉmilie ; puis tout à coup, sentant que l’image de Denbigh seprésentait à son imagination, entourée de toutes les vertusdomestiques, elle courut auprès de sa mère partager les soins duménage, pour échapper à des réflexions dont elle sentait tout ledanger.

Chapitre 35

 

Amis, embarquons-nous pour le Portugal ! Ce sont de bonschrétiens qui habitent ce pays.

PRIOR.

Rien de remarquable ne se passa pendant lespremiers jours qui suivirent le départ de lady Laura ; lesMoseley menaient une vie assez retirée ; mais dès qu’ilsparaissaient dans une réunion, Derwent était aux côtés d’Émilie, àlaquelle il semblait faire la cour la plus assidue ; en mêmetemps les attentions de Chatterton pour lady Henriette devenaientde jour en jour plus marquées, et tous les deux jouaient le rôle devéritables amants.

Vers cette époque la douairière reçut unelettre de Catherine, qui la suppliait d’arriver le plus tôtpossible à Lisbonne, où son mari, après beaucoup de doutes etd’indécision, venait de fixer sa résidence.

Lady Herriefield, sans expliquer la cause deses chagrins, faisait entendre qu’elle était malheureuse, et que sisa mère ne venait pas l’aider à supporter ses maux, il lui seraitbientôt impossible d’y résister plus longtemps.

Lady Chatterton, qui aimait sincèrement sesenfants, quoiqu’elle n’agît pas toujours dans leurs véritablesintérêts, se décida sur-le-champ à partir pour le Portugal par lepremier paquebot. Chatterton sentait qu’il devait accompagner samère : les yeux de lady Henriette lui disaient derester ; le devoir et l’amour se combattaient dans son cœur,lorsque John, prenant pitié de ses souffrances et n’étant pas fâchéde faire faire ce voyage à sa jeune épouse, offrit ses services àla douairière.

Chatterton se laissa persuader par John que samère pouvait en toute sûreté traverser l’Océan sous saprotection ; en conséquence, après avoir fait toutes lesdispositions nécessaires, le jour fut fixé où la douairière devaitpartir pour Falmouth avec les jeunes époux.

Lady Chatterton ayant intention de rester enPortugal avec sa fille aînée, Jane offrit à sa belle-sœur de veniravec elle, de lui tenir compagnie au retour ; et ses parents,appréciant ses motifs, permirent ce voyage, espérant qu’elle ytrouverait une diversion utile à ses chagrins.

Grace ne put s’empêcher de verser quelqueslarmes en se séparant d’Émilie et de ses autres amis ; maiselle ne pouvait ressentir longtemps l’atteinte du chagrin, envoyant l’air de joie et de contentement de son mari. La saisonétait belle, et nos voyageurs arrivèrent bientôt à Falmouth, où ilsdevaient s’embarquer.

Le lendemain matin le paquebot mit à la voile,et une brise favorable leur fit bientôt perdre de vue leur paysnatal. Pendant quelques jours les dames souffrirent trop du mal demer pour monter sur le tillac ; mais la beauté du ciel et lecalme de l’Océan les engagèrent enfin à sortir de la cabine pourrespirer un air plus frais.

Le paquebot ne portait que peu depassagers ; il s’y trouvait, entre autres, plusieurs femmesd’officiers au service de l’Espagne, qui allaient rejoindre leursmaris ; la vie errante qu’elles avaient menée souvent lesavait habituées à lier facilement connaissance ; nosvoyageuses se trouvèrent donc bientôt à l’aise avec leurscompagnes, et leur société contribua à diminuer l’ennui de latraversée.

Tandis que Grace, appuyée sur le bras de sonmari, oubliait auprès de lui la frayeur que lui avaient d’abordcausée les mouvements du navire, Jane s’aventura, avec une desjeunes dames dont nous avons parlé, à faire quelques pas sur letillac ; mais, peu habituées encore au roulis du vaisseau,elles couraient risque d’être renversées, lorsqu’un jeune hommequ’elles n’avaient point encore vu vint obligeamment à leursecours. Ce léger accident, et le service auquel il avait donnélieu, amenèrent une conversation que le jeune homme sut rendreintéressante, et qu’il saisit avec empressement l’occasion derenouveler. Il se fit présenter par le commandant du vaisseau sousle nom de M. Harland, et lady Chatterton ayant mis en jeu tousles ressorts de son génie pour apprendre ce qu’il était, où ilallait, et pour quel motif, parvint bientôt à recueillir lesdétails suivants :

Le révérend et honorable M. Harland étaitle plus jeune fils d’un comte irlandais, et il était depuis quelquetemps dans les ordres. Il venait de prendre possession d’une bellecure qui était à la nomination de la famille de son père. Le comtevivait encore, et il était dans ce moment avec sa femme et sa filleà Lisbonne, où il avait conduit son fils aîné qu’une lenteconsomption entraînait dans la tombe, et auquel les médecinsavaient recommandé l’air du midi. Le devoir qui retenait le jeuneministre au milieu de ses paroissiens l’avait empêché d’être duvoyage ; mais la prière d’un frère mourant, qui lui écrivaitde se hâter s’il voulait l’embrasser encore, le désir de porter desconsolations à ses malheureux parents l’avaient décidé à ne plusdifférer de les rejoindre.

La découverte du rang de leur nouvelleconnaissance ; la probabilité qu’il allait hériter de lapairie, augmentait beaucoup son importance aux yeux de ladouairière ; tandis que ses chagrins, sa piété sansaffectation, ses vœux désintéressés pour la guérison de son frère,lui assuraient l’estime de ses autres compagnons de voyage.

Il semblait y avoir une sorte de sympathieentre Jane et Harland, quoique leurs chagrins provinssent de causesbien différentes. La mélancolie empreinte sur les traits de Janeajoutait un nouveau charme à sa beauté, et son image séduisantevenait souvent se placer entre le ministre et ses tristespensées.

Leur voyage ne présenta aucun incidentremarquable, et longtemps avant d’avoir atteint le but, ladouairière avait assuré à sa fille que Jane serait comtesse avantpeu. Grace désirait bien sincèrement qu’elle ne se trompât pointdans ses conjectures, et que sa nouvelle sœur fût aussi heureuseque tous les parents de John lui paraissaient le mériter.

Ils entrèrent de grand matin dans la rade deLisbonne, et comme le vaisseau y était attendu depuis quelquesjours, M. Harland y trouva une barque qui avait été envoyéeau-devant de lui, et qui lui apportait la triste nouvelle de lamort de son frère. Il s’y jeta précipitamment, et fit faire forcede rames pour arriver plus tôt où il avait à remplir un doubledevoir comme fils et comme ministre de l’évangile.

Lady Herriefield reçut sa mère avec un plaisirmêlé d’amertume ; mais elle ne put dissimuler une sorte defrayeur en voyant ses trois compagnons de voyage. Ces derniersn’eurent pas de peine à deviner que leur arrivée n’était pointattendue par le vicomte, et qu’il était douteux qu’elle lui fûtagréable. Un seul jour passé dans la maison de ces nouveaux épouxsuffit pour les convaincre que jamais le bonheur n’y avaithabité.

Du moment où lord Herriefield soupçonna qu’ilavait été dupe des artifices de la douairière et de Catherine, ilne vit plus cette dernière qu’avec la prévention la plusdéfavorable. Il connaissait trop le monde pour ne pas découvrirbientôt l’égoïsme et la frivolité de sa femme ; et comme ellene croyait avoir aucun défaut, elle ne faisait aucun effort pourles cacher. Son désir de plaire n’avait eu que le mariage pourbut ; elle avait réussi ; que lui restait-il àfaire ? Si le vicomte avait eu seulement pour elle les égardsque tout homme bien né doit à une femme, elle se fût trouvéeheureuse de partager son rang et sa fortune. Mais dès qu’ilsétaient seuls, Catherine avait beaucoup à souffrir des emportementsde son mari, qui voulait la punir d’avoir mis en défaut laconnaissance parfaite qu’il croyait avoir du caractère desfemmes.

Un des privilèges dont les hommes sont le plusjaloux, c’est celui de se choisir une épouse sans se laisserinfluencer par qui que ce soit ; et ceux même qui souventn’ont été guidés dans leur choix que par le goût des autres sepersuadent qu’ils n’ont suivi que le leur, et ils ne sont heureuxqu’autant qu’ils le croient. Mais lord Herriefield avait perducette flatteuse illusion ; et au mépris qu’il sentait pour safemme, se joignait beaucoup d’humeur contre lui-même de n’avoir pasété plus clairvoyant.

Comme le malheureux objet de sa colère étaitcomplètement en son pouvoir, le vicomte semblait déterminé à ne luilaisser aucun sujet de s’applaudir du succès de ses artifices.Naturellement jaloux, il l’était devenu bien davantage uni à unefemme qui ne l’aimait pas, et dont les principes n’étaient pointétablis sur une base solide.

Privée de tous plaisirs, accablée de reprochesqu’elle ne savait point repousser, ne jouissant d’aucun desavantages que sa mère lui avait toujours fait envisager dansl’avenir comme les douces prérogatives des femmes mariées, elleavait écrit à cette dernière de venir la joindre, dans l’espoir quesa présence serait un frein pour son mari, ou que la douairière,par ses conseils l’aiderait à s’opposer avec succès à la conduiteoutrageante du vicomte.

Elle ne s’était mariée que pour jouir desplaisirs du monde ; la douairière le savait, et la réclusionoù la tenait son mari lui prouvait plus que les plaintes les plusvéhémentes combien Catherine devait se trouver malheureuse. Bientôtil ne put même lui rester aucun doute, et tous les chagrinsdomestiques de sa fille se montrèrent à découvert à ses yeux.

La présence et l’exemple de John et de Graceavaient forcé le vicomte pendant quelque temps à montrer plusd’égards pour sa femme ; mais la glace une fois rompue, ils’abandonna sans contrainte à sa jalousie et à sa brutalité.

Lorsqu’une scène désagréable éclatait entreles époux, Grace, triste et effrayée, se retirait dans sa chambre,et Jane la suivait avec dignité, tandis que John, forcé d’êtretémoin de ces querelles matrimoniales, avait bien de la peine àcomprimer son indignation, et s’échappait à son tour dès qu’il entrouvait l’occasion, pour tâcher d’oublier auprès de sa femme et desa sœur ces fâcheux différends.

John n’avait jamais aimé ni même respectéCatherine, qui ne possédait aucune des qualités attachantes qui luifaisaient chérir sa sœur ; mais elle était femme, elle étaitdevenue sa parente, et il lui était impossible de rester pluslongtemps tranquille spectateur des mauvais traitements qu’ellerecevait souvent de son mari. Il fit donc tous les préparatifsnécessaires pour quitter le Portugal par le premier paquebot, aprèsun séjour d’environ un mois.

Lady Chatterton s’épuisait en efforts pourrétablir la bonne intelligence entre sa fille et son mari ;mais c’était une tâche au-dessus de son pouvoir. Il était trop tardpour remédier à la mauvaise éducation de Catherine, et pour luiapprendre par quelle douceur et quelle soumission elle eût pureconquérir le cœur de son mari. Après avoir engagé sa fille à semarier dans la seule vue d’acquérir un rang et des richesses, ladouairière vit bien qu’il ne lui restait plus qu’un parti àprendre, celui d’amener une séparation décente entre lord et ladyHerriefield, et d’assurer du moins à sa fille une partie de lafortune à laquelle elle l’avait sacrifiée.

John désirait profiter du reste de leur séjourà Lisbonne pour en montrer les environs à sa femme et à sa sœur.Dans une de leurs excursions, ils rencontrèrent leur compagnon devoyage, monsieur, maintenant lord Harland. Il fut enchanté de lesrevoir et d’apprendre leur prochain départ ; car il sepréparait aussi à quitter le Portugal, où ses parents s’étaientdécidés à passer encore l’hiver.

Les deux familles se virent plusieurs foisavant le jour de l’embarquement, et toujours avec un nouveauplaisir.

Lady Chatterton resta avec Catherine, pourl’aider à exécuter les plans qu’elle n’aurait pas été capable depoursuivre seule ; et elles se donnèrent toutes deux autant depeine pour rompre ce mariage qu’elles en avaient pris pour leformer.

Le désœuvrement qu’on éprouve à bord d’unvaisseau établit des relations plus intimes entre ceux qui, dansd’autres moments, se seraient peut-être bientôt perdus de vue. Onsent plus le besoin de faire des frais pour paraître aimable etdiminuer ainsi l’ennui de la traversée ; et de cette intimité,d’abord presque forcée, naît souvent le désir de se revoir, etbientôt après un attachement qui, pour avoir une cause légère, n’endevient pas moins sérieux.

Lord Harland en offrit une nouvelle preuve. Ils’était embarqué sur le même vaisseau que ses nouveaux amis. Àpeine était-on en mer qu’il devint passionnément amoureux, et Janegoûtait un plaisir d’autant plus pur qu’elle n’avait pas encorecherché à se rendre compte des sentiments qu’elle avait faitnaître. L’amour n’était pas entré un seul instant dans sespensées ; mais il est si doux d’inspirer l’intérêt lorsqu’onéprouve un vide cruel ! les compliments, les propos flatteurs,sont un baume si agréable lorsque l’âme est ulcérée, que Janeécoutait avec un plaisir infini le jeune ministre, qui ne laissaitéchapper aucune occasion de lui adresser la parole.

Cependant la conversation d’Harland roulaitquelquefois sur des sujets plus graves et plus sérieux, et Gracealors ne l’écoutait pas avec moins d’attention que sa sœur. C’estun fait digne de remarque que les femmes se sentent plus portéesaux sentiments religieux immédiatement après leur mariage qu’àtoute autre époque de leur vie. Grace éprouvait cette influencesalutaire de l’union qu’elle venait de former. Élevée dans lamaison de sa mère, au milieu des distractions sans cesserenaissantes de la société, elle n’avait pas encore réfléchi surtoute l’importance de ses devoirs. Le jeune ministre, sansaffectation, et avec une douceur vraiment persuasive, lui en fitsentir toute l’étendue ; et, préparée comme elle l’était àrecevoir ses leçons ou plutôt ses conseils, elle en retira lesfruits les plus heureux, et dut se rappeler toute sa vie avecplaisir son voyage sur mer.

Tout en s’occupant de porter la convictiondans l’âme si docile de Mrs Moseley, Harland n’en était pasmoins sensible aux charmes de sa sœur, qu’il n’avait que tropd’occasions de contempler pour son propre repos ; et lorsquele bâtiment entra dans le port de Falmouth, il était décidé àoffrir son cœur et sa main à miss Jane Moseley.

Jane n’aimait pas Egerton, il ne lui inspiraitplus que du mépris ; mais le temps n’était pas encore éloignéoù l’image du perfide remplissait son cœur, occupait toutes sespensées, et sa délicatesse se refusait à ce qu’une autre image pritsi vite, prit même jamais possession de ce cœur à peine guéri de sablessure.

Ces objections auraient pu s’affaiblir avec letemps, si elle eût voulu laisser quelque espérance à Harland, etqu’elle eût consenti à recevoir encore ses soins ; mais ilétait un obstacle qu’elle regardait comme insurmontable, et quis’opposait à ce que jamais elle se mariât. Elle n’avait point cachéau colonel la passion qu’il lui avait inspirée ; il avait reçude sa bouche même l’assurance de son amour, et elle n’eût pu donnerà Harland que les restes d’un cœur qui s’était déjà donné hautementà un autre. Lui en faire mystère, c’eût été manquer à la bonne foi,à la délicatesse ; le lui avouer, c’eût été une humiliation àlaquelle la fierté de Jane n’eût jamais pu se résoudre. Harland sedéclara : il fut refusé ; cependant elle avait déjà conçupour lui une estime qui sans doute aurait bientôt donné naissance àun sentiment plus tendre, et l’attachement fondé sur une pareillebase aurait été plus solide et plus durable que celui que lecolonel Egerton avait su lui inspirer.

Harland éprouva de ce refus une douleurd’autant plus vive qu’il y était moins préparé ; et, osant àpeine espérer que le temps apporterait quelque changement à unerésolution qui semblait si bien prise, il fit à Falmouth de tristesadieux à une famille dans laquelle il s’était flatté d’entrer. Nosvoyageurs continuèrent leur route vers le petit village de B***,où, pendant leur absence, la famille de sir Edward était revenuepasser un mois avant d’aller s’établir à Londres pour le reste del’hiver. Leur retour rendit la vie à Moseley-Hall, et y ramena unegaieté qui depuis quelques mois en était bannie. Jane avait biendes choses à raconter ; John bien des observations malignes àfaire, et il s’établit de nouveau entre eux une petite guerre danslaquelle Émilie remplit les fonctions importantes demédiatrice.

Comme la saison était alors avancée, et quedepuis quelque temps tout le beau monde était de retour dans lacapitale, le baronnet se prépara à prendre possession de sa maisonde ville, après un intervalle de dix-neuf ans. John fut envoyé enavant pour faire les dispositions nécessaires, retenir desdomestiques, acheter des meubles, enfin prendre toutes les mesuresindispensables pour que la famille de sir Edward pût reparaître àLondres avec éclat. Il revint bientôt annoncer que tout était prêtpour leur entrée triomphale.

Sir Edward ne voulut pas faire une absenceaussi longue sans prendre congé de M. Benfield, à qui son âgefaisait trouver les séparations doublement pénibles ; ilespérait d’ailleurs le décider à les accompagner. Émilie futchargée d’en faire la première la demande ; elle s’y prit avecbeaucoup d’adresse, et ses négociations furent couronnées d’unsuccès qu’elle osait à peine espérer. Seulement le vieillard mitpour condition que Peter serait du voyage, car il ne pouvait sedécider à se séparer de lui.

– Vous me faites faire une folie, moncher neveu, dit M. Benfield lorsqu’il se vit forcé dans sesderniers retranchements ; et cependant, après tout, il y a desexemples de bons et dignes gentilshommes qui, sans être duparlement, vont passer l’hiver à Londres. Eh parbleu !vous-même d’abord ; et puis, vous rappelez-vous le vieux sirJohn Cowell, celui qui ne put jamais entrer dans la chambre,quoiqu’il se mît sur les rangs pour représenter toutes les villesdu royaume ? eh bien ! l’hiver il n’en retournait pasmoins habiter Soho-Square. Oui, tout considéré, la chose estfaisable. Si j’avais su plus tôt vos projets, je me serais faitnommer par mon bourg pour son représentant ; d’autant plus,ajouta-t-il en branlant la tête, que les ministres de Sa Majestéont besoin de quelques bonnes têtes dans ces temps critiques.Parbleu ! que voulez-vous qu’un vieillard comme moi aillefaire à Londres, si ce n’est point pour aider son pays de sesconseils ?

– Et si par sa présence il peut faire lebonheur de ses amis, mon cher oncle ? dit Émilie en prenant lamain de M. Benfield entre les siennes, et en le regardant avecun doux sourire.

– Ah ! ma bonne Emmy, s’écria levieillard en se retournant vers elle, il est impossible de vousrésister. C’est tout comme la sœur de mon vieil ami, lordGosford : avec ses cajoleries elle me faisait faire tout cequ’elle voulait. Un jour, il m’en souvient, le comte lui disaitdevant moi qu’après toutes les dépenses qu’il faisait pour elle ilne pouvait encore lui acheter des boucles d’oreilles de diamant,dont elle avait envie ; elle ne dit pas un seul mot… Emmy…,pas un seul ! mais elle me regarda d’un air… ! ah !si vous aviez vu son regard, Emmy ! Je n’y pus résister !je courus chez un orfèvre pour lui acheter les boucles d’oreillequ’elle désirait.

– Est-ce qu’elle les accepta, mononcle ? lui demanda sa nièce d’un air de surprise.

– Parbleu ! si elle lesaccepta ! Je lui dis que si elle me refusait, je les jetteraisdans la rivière, parce que personne ne porterait jamais ce qui luiavait été destiné. Ce n’est pas l’embarras, elle fit bien desfaçons, la pauvre enfant ! Il fallut la convaincre qu’ellesavaient coûté trois cents livres sterling ; alors elle pensaque ce serait dommage de jeter trois cents livres sterling dans larivière. C’eût été une obstination déplacée, c’eût été del’entêtement, n’est-ce pas, chère Emmy ? et elle n’en avaitpas ; oh ! non, elle n’avait aucun défaut.

– Ce devait être une personne bienparfaite en vérité, s’écria le baronnet en souriant ; et ilprit congé de M. Benfield pour aller donner les ordresnécessaires pour leur départ.

Mais il est temps que nous allions rejoindrela société que nous avons laissée à Bath.

Chapitre 36

 

Unnouveau lord va paraître à Bath ; c’est un nouveau rival pourles amoureux.

ANSTEY. Le Guide de Bath.

Les lettres de lady Laura avaient appris à sesamis quelle était décidée, ainsi que le colonel Denbigh, à resterauprès de son oncle jusqu’à ce qu’il fût tout à fait rétabli, et àse rendre alors à Denbigh-Castle, où ils espéraient voir le duc deDerwent et lady Henriette.

Émilie se sentit soulagée d’un grand poids enapprenant que l’entrevue qu’elle eût désiré éviter toute sa vieétait du moins éloignée ; et sa tante remercia le ciel qui luidonnait le temps de combattre des sentiments que la pauvre enfantcherchait en vain à arracher de son cœur.

Le caractère de Denbigh paraissait estimablesous tant de rapports, ses amis parlaient de lui avec un si vifenthousiasme, les lettres du bon docteur Yves respiraient tellementl’affection qu’il portait à son jeune ami, qu’Émilie se surprenaitsouvent occupée à peser et à examiner toutes les preuves de soncrime, et cherchait à se persuader qu’une combinaison decirconstances avait pu la tromper. Mais bientôt l’idée de sonmariage venait la tirer d’une dangereuse illusion ; elle sereprochait amèrement sa faiblesse et cherchait à rassembler toutesles preuves qui s’élevaient contre lui, afin de s’en faire unesauvegarde contre de trop chers souvenirs.

Derwent cependant contribuait puissamment àles lui rappeler ; et comme lady Henriette ne semblait seplaire que dans la société des Moseley, il ne se passait pas unjour sans que le duc trouvât l’occasion indirecte de faire sa courà Émilie.

Celle-ci était loin de se douter de laconquête qu’elle avait faite ; elle se livrait avec ardeur auxdistractions que lui offrait la société pour échapper à sespensées, et elle avait du moins la consolation de voir que la peinequ’elle avait causée bien innocemment à son cousin Chattertons’effaçait tous les jours, tandis qu’un nouvel amour se glissaitinsensiblement dans son cœur.

Lady Henriette ne pouvait être comparée àÉmilie, ni pour l’esprit ni pour la figure ; cependant elleavait presque effacé l’impression que cette dernière avait faitesur le cœur de son cousin.

On peut se rappeler que Chatterton, audésespoir du refus d’Émilie, avait quitté B***, accompagné deDenbigh.

En arrivant à Londres, il apprit que c’étaitpar la protection du duc de Derwent qu’il avait obtenu la placequ’il sollicitait depuis longtemps. Ne sachant à quoi attribuerl’intérêt que Sa Grâce avait bien voulu prendre à lui, mais pénétréde reconnaissance, il s’empressa de se rendre dans le Westmoreland,où le duc résidait alors, pour la lui exprimer.

Son air triste, si différent de celui qu’ilscroyaient voir à un homme qui venait d’obtenir un des plusbrillants emplois de la cour, frappa également le duc de Derwent etsa sœur. L’intérêt qu’il lut dans leurs regards, le besoind’épancher ses chagrins, et sa franchise naturelle, le portèrent àleur en confier la cause ; et un double désir s’alluma dans lecœur de lady Henriette : celui de connaître la femme qui avaitpu résister à l’amabilité de Chatterton, et bien plus encore celuide le consoler d’un amour sans espoir. Les manières de ladyHenriette, quoiqu’elles n’eussent rien de trop décidé, étaientremarquables par cette aisance que donnent une éducation distinguéeet l’habitude du grand monde.

Mrs Wilson avait remarqué que sa conduiteavec Chatterton avait quelque chose de plus que l’amabilité qu’elledéployait avec ses autres adorateurs ; et elle pensait que soncœur pourrait bien faire pencher la balance en faveur du jeunebaron. Celui-ci, de son côté, avait jugé que le moyen le plus sûrpour éloigner Émilie de ses pensées était de tâcher de les dirigervers une autre femme ; et, pendant le séjour qu’il fit dans leWestmoreland, la présence de lady Henriette, si douce, sicompatissante et si aimable, l’avait puissamment aidé à l’exécutionde son plan curatif.

Dans sa lettre à Émilie, Chatterton luiparlait des obligations qu’il avait à Denbigh, qui avait contribuéà calmer les souffrances d’un amour malheureux ; mais il nedisait pas de quelle nature étaient ces obligations, ni si son amiavait employé d’autres arguments que ceux que devaient lui dicterla raison et le bon sens, et qu’il avait sans doute fait valoiravec la douceur et la persuasion qui le caractérisaient.

Chatterton n’avait point été formé par lanature pour aimer longtemps sans espérance, ni pour résisterlongtemps à ce qu’avait de flatteur la préférence d’une femme commelady Henriette.

D’un autre côté, Derwent, quoiqu’il n’eût pasencore osé déclarer son amour à Émilie, en parlait ouvertement àses amis ; et Mrs Wilson jugea prudent de sonder lesdispositions de sa nièce, pour s’assurer si elle ne se trouvait pasde nouveau en danger de former une liaison que n’aurait puapprouver ni la religion ni la morale.

Derwent était un homme du monde, dans toute laforce du terme ; mais il n’était chrétien que de nom, et laprudente veuve résolut de quitter Bath à l’instant où elle pourraitentrevoir le moindre fondement à ses craintes.

Environ dix jours après le départ de ladouairière et de ses compagnes, lady Henriette, en arrivant unmatin chez ses amies, leur dit avec gaieté :

– Lady Moseley, j’ai maintenant l’espoirde vous présenter bientôt l’homme le plus estimable du royaume.

– Est-ce comme époux, ladyHenriette ? demanda lady Moseley en souriant.

– Oh ! non, Madame, seulement commecousin.

– Et il se nomme ?… Vous savez quenous sommes curieuses, ajouta Mrs Wilson en plaisantant, il senomme ?…

– Pendennyss, ma chère dame ; dequel autre pourrais-je parler ? répondit lady Henriette.

– Et vous espérez voir arriver le comte àBath ? s’écria vivement Mrs Wilson.

– Il nous en donne l’espoir, et Derwentlui a écrit aujourd’hui pour l’engager à hâter son départ.

– Je crains bien que vous ne soyez encoreune fois trompée dans votre attente, ma sœur, dit le duc ;Pendennyss s’est pris tout à coup d’une si belle passion pour lepays de Galles, qu’il paraît bien difficile de l’en arracher.

– Sans doute, dit Mrs Wilson, il iradu moins à Londres cet hiver pour les séances duparlement ?

– Je l’espère, Madame, quoique pendantmon absence lord Eltringham ait sa procuration pour voter pourlui.

– Est-ce que Votre Grâce se propose deprolonger aussi son absence ? dit sir Edward ; jecomptais au nombre des plaisirs que je me promets à Londres celuide vous y voir.

– Vous êtes bien bon, sir Edward,répondit le duc en regardant Émilie ; je ne puis dire encorece que je ferai : cela dépend de circonstances que j’ose àpeine espérer.

Lady Henriette sourit, et tout le monde, àl’exception d’Émilie, comprit ce que son frère voulait dire.

– Lord Pendennyss paraît exciterl’admiration générale, dit Mrs Wilson.

– Et c’est à juste titre, s’écriaDerwent : il a donné à toute la noblesse un exemple bien rare.Fils unique et possesseur d’une immense fortune, il a voulu ajouterun nouveau lustre au nom qu’il avait reçu de ses aïeux ; il aembrassé le parti des armes, et en peu d’années il s’est couvert degloire. Mais ce n’était pas assez de montrer un courage à touteépreuve ; au milieu de ses nobles travaux, il n’a négligéaucun de ses devoirs comme homme.

– Ni comme chrétien, j’espère ? ditMrs Wilson enchantée d’entendre ce pompeux éloge de sonhéros.

– Ni comme chrétien, continua le duc, dumoins si je connais bien tous les devoirs qui sont attachés à cetitre.

– Votre Grâce n’en est-elle pas biensûre ? dit Émilie avec un sourire de bienveillance.

– Non, pas autant que je le devrais,répondit-il en rougissant un peu et en baissant la voix ;mais, avec de bons conseils, je crois que je pourrais toutapprendre.

Tout en parlant il avait attiré doucementÉmilie dans l’embrasure d’une fenêtre. Lady Moseley ni ladyHenriette ne le remarquèrent ; Mrs Wilson seule lessuivit de l’œil. Elle vit Derwent parler à Émilie avecchaleur ; sa nièce avait l’air confus et embarrassé ;mais il lui fut impossible de saisir un mot de leurconversation.

Chapitre 37

 

Ouje serai comtesse, madame, ou je perdrai la tête.

FORD. La Fille à marier.

Depuis le départ du marquis d’Eltringham et desa sœur, Caroline Harris avait perdu l’espoir de voir jamais unecouronne sur les panneaux de sa voiture, et, comme dernièreressource, elle avait résolu d’essayer le pouvoir de ses charmessur le capitaine Jarvis qui venait d’honorer Bath de saprésence.

Elle lui aurait bien préféré, il est vrai, legentilhomme campagnard que son père lui avait proposé, mais ilétait trop tard ; le bon gentilhomme avait été blessé audernier point de la manière hautaine dont elle avait rejeté sesvœux ; et quoiqu’il eût été grand amateur de sa fortune, cen’était point un homme qu’elle pût renvoyer ou rappeler au gré deson caprice.

Lady Jarvis avait puissamment contribué àfaire naître la soudaine résolution de Caroline, en donnant àentendre qu’elle comptait employer une partie de sa fortune àacheter un titre pour son fils, car miss Harris eût volontierssacrifié la moitié de la sienne pour être appelée mylady.Elle ne s’abusait pas au point de ne pas voir que Jarvis ferait untriste lord ; mais elle, avec quelle dignité nesoutiendrait-elle pas le rang auquel elle aspirait ! Le vieuxJarvis n’était qu’un marchand, il est vrai, mais il étaitimmensément riche, et ce ne serait pas la première fois quequelques mille livres, employées à propos, auraient fait un barondu fils d’un marchand. Elle résolut donc de profiter de la premièreoccasion pour sonder les intentions du capitaine, et de l’aider detout son pouvoir à s’élever au-dessus de la roture, s’il luiparaissait disposé à lui faire partager la gloire qu’elle auraitcontribué à lui procurer. Jarvis vint l’engager un matin à faireune petite excursion avec lui dans le tilbury de son beau-frère, etelle accepta avec empressement, dans l’espoir de mettre à profitpour ses projets les moments qu’ils allaient passer ensemble.

Au commencement de leur promenade ilsrencontrèrent les équipages de lady Henriette et deMrs Wilson. Jarvis salua ces dames d’un air deconnaissance ; il n’avait point osé rendre visite à la familledu baronnet ; mais, dans tous les endroits publics, il nemanquait jamais de lui présenter ses hommages, tout fier d’avoir unair d’intimité avec des personnes si distinguées sous tous lesrapports.

– Connaissez-vous les Moseley,Caroline ? demanda Jarvis avec une familiarité quel’inconséquence de sa voisine semblait encourager.

– Oui, répondit-elle en se penchant pourapercevoir encore les voitures ; quelles belles armes quecelles du duc de Derwent ! Que cette couronne est noble etriche ! Si j’étais homme…, et elle appuya avec emphase sur cedernier mot, je voudrais devenir un lord.

– Je crois bien que vous le voudriez,mais le moyen d’y parvenir ? reprit le capitaine en riant.

– Le moyen ! Ne peut-on point, parexemple, acheter un titre ? et quel plus noble usage peut-onfaire de ses richesses, à moins que, comme de certaines gens, on nepréfère l’argent à l’honneur ?

– Ces certaines gens-là ont parfaitementraison, dit Jarvis étourdiment ; après tout, l’argent estl’âme de la vie, et il en faut beaucoup dans notre état. Devinez unpeu ce que nous a coûté notre table d’hôte le mois dernier.

– Oh ne me parlez pas de boire et demanger, s’écria miss Harris en détournant la tête d’un air dedégoût ; des soins si vulgaires sont au-dessous de ceux qui sepiquent d’avoir quelque noblesse dans les idées.

– Oh ! dans ce cas, soit lord quivoudra, dit Jarvis brusquement, si pour l’être il ne faut ni boireni manger… Et pourquoi vivons-nous, si ce n’est pour jouir desplaisirs les plus solides et les plus durables que nous offre cemonde ?

– Un militaire doit vivre pour combattre,et acquérir par sa valeur des honneurs et des distinctions…Caroline eût ajouté pour sa femme, si elle eût dit toute sapensée.

– Triste moyen pour un homme de passerson temps ! reprit le capitaine ; il y a cependant dansnotre régiment un capitaine Jones qu’on assure aimer autant à sebattre qu’à manger ; et si cela est vrai, ce doit être unterrible fier-à-bras.

– Vous savez combien je suis liée avecvotre excellente mère, dit Caroline cherchant à en venir à sonbut ; elle m’a fait connaître son désir le pluscher :

– Son désir le plus cher ! s’écriaJarvis étonné ; et quel est-il ?… Une nouvellevoiture ? de nouveaux chevaux ?

– Non, non, je veux parler d’un souhaitqui nous, qui lui tient bien plus au cœur que toutes les bagatellesdont vous parlez ; elle m’a communiqué son plan.

– Son plan ! dit Jarvis de plus enplus surpris ; de quel plan veut-elle parler ?

– Des moyens et de l’argent qu’ellecompte employer pour vous faire parvenir à la pairie. Allons,pourquoi dissimuler avec moi ? Vous pouvez compter sur madiscrétion et sur le vif intérêt que je prends à la réussite de vosprojets.

Jarvis jeta sur elle un regard scrutateur, et,clignant de l’œil d’un air significatif, il ajouta :

– Sir William voudrait-il nous aider deson crédit ?

– Oh ! c’est moi qui vous aiderai,si cela est nécessaire, Henry, dit Caroline tendrement ; mespetites économies ne sont pas considérables, mais elles sont àvotre disposition.

En s’entendant faire une offre si étonnante,le capitaine chercha d’abord quel pouvait être le motif du désirque montrait miss Harris de le voir devenir haut et puissantseigneur ; puis il se rappela quelques mots échappés à samère ; il crut entrevoir un projet tramé contre sa liberté, etrésolut de chercher à s’en convaincre.

– Il est possible que ma mère réussisse,dit-il d’une manière évasive, espérant faire parler sacompagne.

– Possible ! s’écria missHarris ; elle n’y peut manquer… Mais quelle somme croyez-vousqu’il faille pour acheter une baronnie, par exemple ?

– Hem ! vous voulez dire sûrementquelle somme serait nécessaire, outre celle que nous avonsdéjà ?

– Certainement.

– Mais, dit Jarvis en feignant decalculer, je crois qu’il ne nous manque guère qu’un millier delivres sterling.

– Est-ce là tout ? s’écria Carolineenchantée, et la perspective de voir bientôt le capitaine baronnetle lui fit paraître plus grand au moins de trois pouces, plusnoble, plus distingué et plus joli garçon.

Dès ce moment le sort de Jarvis fut fixé dansl’imagination de miss Harris, qui résolut de devenir sa femmeaussitôt qu’elle pourrait l’amener à lui offrir sa main, victoirequi lui paraissait beaucoup moins difficile à remporter que cellequ’elle venait d’obtenir sur son avarice.

Mais le capitaine était bien loin d’en être oùelle le croyait. Comme tous les hommes faibles, il n’y avait rienqu’il craignît autant que le ridicule ; vingt fois il avaitentendu les jeunes gens de Bath s’amuser aux dépens de miss Harriset de ses manœuvres, et il n’avait pas envie de devenir à son tourle sujet des railleries de ces messieurs. Il ne s’était lié avecCaroline que par une sorte de bravade ; il avait voulu prouverà quelques jeunes gens, amis comme lui de la bouteille, et avec quiil passait les trois quarts de sa vie, qu’il pourrait s’exposer auxartifices les mieux combinés de cette beauté célèbre, et que sonadresse saurait les déjouer tous. Ainsi toutes les manœuvres demiss Harris n’avaient abouti qu’à en faire le jouet même d’unJarvis !

Au retour de la promenade, Caroline, secroyant bien sûre de son fait, fit part à lady Jarvis de laconversation qu’elle venait d’avoir avec le capitaine, et luioffrit sa bourse particulière, pour élever ce fils si cher à ladignité de la pairie.

Lady Jarvis désirait acheter une baronnie,sous la condition que si elle parvenait à faire monter à son filsun degré de plus sur la route des honneurs, il ne lui resteraitplus qu’à payer la différence. C’était de cette manière qu’elle luiavait acheté son brevet de capitaine. Elle avait plus d’un obstacleà surmonter, car le cher objet de sa sollicitude, ou plutôt de sonorgueil maternel, s’opposait à tous les projets qui auraient pul’obliger à rendre quelques centaines de livres, qu’il avaitobtenues de la faiblesse de sa mère ; et celle-ci était forcéed’attendre qu’elle eût réuni tout l’argent nécessaire pouratteindre le but que se proposait, son ambition. Enchantéed’entrevoir dans l’offre de Caroline un moyen plus prompt d’yarriver, elle voulut donner à son fils un avant-goût du bonheurqu’elle lui préparait, et elle lui abandonna un billet de 60 livresqu’elle avait obtenu le matin de son mari. Le soir même Jarvis leperdit d’un coup de dé contre son beau-frère.

Pendant le séjour à Bath de la familleMoseley, soit qu’Egerton eût été véritablement occupé, ou qu’il eûtévité avec soin les endroits où il eût pu la rencontrer, l’entrevueque redoutaient les amis de Jane (car à peine l’avaient-ils aperçule premier jour de leur arrivée) n’eut heureusement pas lieu.

Le baronnet n’eût pu le voir sans que saconscience lui fit quelques reproches, et lady Moseley remerciaitle Ciel de ce qu’Egerton avait du moins le sentiment de sonindignité.

Un mois après le départ de lady Chatterton,sir Edward retourna à B*** avec sa famille, et ils commencèrent lesapprêts de leur départ pour Londres.

La veille du jour où ils devaient quitterBath, lady Henriette leur annonça son prochain mariage avecChatterton ; il devait se célébrer à Derwent-Castle avant quele duc quittât cet antique séjour de ses aïeux pour se rendre dansla capitale.

Émilie éprouva un sentiment de joie auquelelle était étrangère depuis longtemps, en apercevant la tour bienconnue de l’église du village de B***. Plus de quatre moiss’étaient écoulés depuis qu’elle avait quitté l’asile où elle avaitpassé son heureuse enfance ; et combien tout était changé,tout jusqu’aux sentiments de ceux qui juraient de s’aimertoujours ; tout, jusqu’à l’opinion qu’elle avait du genrehumain, et, ce qui était le plus affreux, jusqu’à celle qu’elleavait conçue de l’homme qu’elle aimait !

Les sourires bienveillants, les salutsrespectueux qui les accueillirent lorsqu’ils passèrent devant lepetit groupe de maisons auquel on voulait bien donner le nom devillage, chassèrent pour un moment de tous les cœurs les penséesmélancoliques, et la joie que firent éclater tous les bonsserviteurs de Moseley-Hall en les voyant arriver faisait en mêmetemps leur éloge et celui de leurs maîtres.

Francis et Clara les attendaient au château,et bientôt le docteur Yves et sa femme y arrivèrent aussi pourembrasser leurs amis.

En entrant dans le salon où ils étaientrassemblés, le bon ministre jeta un coup d’œil rapide autour delui, et tressaillit en voyant à quel point Émilie était changée. Eneffet, la pauvre enfant avait perdu, avec le bonheur, les bellescouleurs qui donnaient un éclat si vif à sa beauté ; etMrs Wilson remarqua avec peine qu’en revoyant l’ami deDenbigh, ses joues se couvrirent d’une nouvelle pâleur.

– Où avez-vous vu pour la dernière foismon cher George ? dit le docteur à Mrs Wilson de manièreà n’être entendu que d’elle seule.

– À L***, répondit Mrs Wilsongravement.

– À L*** ! s’écria le docteurétonné ; eh ! quoi ! ne vous a-t-il pas suivie àBath ?

– Non, j’ai appris qu’il était auprèsd’un parent malade, dit Mrs Wilson surprise que son vieil amichoisit un sujet de conversation qu’il devait savoir lui êtrepénible. Il ne connaissait pas certainement les torts de Denbighenvers Mrs Fitzgerald, mais il ne pouvait ignorer sonmariage.

– Il y a quelque temps que je n’ai eu deses nouvelles, reprit le docteur en la regardant d’un airexpressif. Il semblait attendre que Mrs Wilson ajoutât quelquechose ; mais elle ne dit rien, et il continua :

– J’espère que vous ne m’accuserez pointd’indiscrétion, si je prends la liberté de vous demander si Georgea jamais exprimé le désir d’être uni à Émilie par des liens plusdoux et plus étroits que ceux de l’amitié.

La veuve hésita quelques instants, et répondità voix basse :

– Oui, il a demandé sa main.

– Eh bien ! et Émilie ?…

– Émilie l’a refusé, réponditMrs Wilson en levant la tête avec dignité.

Le docteur Yves ne dit rien, mais toute sacontenance exprimait assez le chagrin que lui causait cettenouvelle. Mrs Wilson avait témoigné trop de répugnance àtraiter ce sujet pour qu’il osât l’entamer de nouveau ; maiselle remarqua que lorsque le baronnet ou lady Moseley prononçaientle nom de Denbigh, les yeux du bon docteur étaient à l’instantfixés sur eux avec l’expression du plus vif intérêt.

Chapitre 38

 

Mais on la flatte beaucoup, voudrait-on la tromper ?

FITZGERALD.

– J’aperçois Stevenson ! je vaisdonc avoir des nouvelles de Henriette ! s’écria la sœur dePendennyss avec vivacité, en quittant la fenêtre d’où elle guettaitle retour du domestique qu’elle avait envoyé à la postevoisine.

– Je crains bien, ma chère sœur, que vousne vous ennuyiez dans le pays de Galles, dit le comte, quiattendait à la table du déjeuner qu’elle vînt faire le thé, et jedésire bien que Derwent et Henriette tiennent la promesse qu’ilsnous ont faite de venir bientôt nous voir.

En ce moment le domestique entra, et aprèsavoir déposé sur la table les papiers et les lettres attendus, ilse retira respectueusement. Après avoir jeté un coup d’œil sur lesadresses, le comte dit à trois ou quatre valets en livrée qui setenaient derrière lui pour le servir :

– Vous pouvez sortir, je sonnerai lorsquej’aurai besoin de quelque chose.

– C’est une lettre du duc pour moi, etune de lady Henriette pour vous, dit Pendennyss à sa sœur, dèsqu’il se vit seul avec elle. Si vous voulez, nous les lironsensemble l’une et l’autre. Par ce moyen notre curiosité mutuellesera satisfaite, et nous y trouverons tous deux notre avantage.

La jeune comtesse, qui éprouvait le plus vifdésir de connaître le contenu de la lettre de Derwent, souscrivitavec empressement à l’arrangement proposé, et Pendennyss encommença la lecture.

« Malgré la promesse que je vous avaisfaite d’aller vous rejoindre dans le Caernarvon, mon cherPendennyss, je suis encore ici ; incapable de m’arracher àl’attraction qui m’y retient, quoique j’aie payé bien cher leplaisir de me livrer à une dangereuse contemplation. Une vérité quivous paraîtra sûrement difficile à croire, c’est que ce siècledégénéré ait pu produire une femme, jeune, libre, et d’une fortunemédiocre, qui a refusé un douaire de six mille livres sterling,avec le titre de duchesse ».

Ici le lecteur fut interrompu par le bruit quefit en tombant la tasse que celle qui l’écoutait laissaéchapper ; elle s’excusa en rougissant de sa maladresse, etPendennyss continua :

« Cependant, je vous avoue que monamour-propre a été cruellement blessé. Je dois admirer sondésintéressement ; ses parents désiraient que je réussisse. Jecroyais lui être agréable ; elle paraissait m’écouter avecplus de plaisir que tous les autres hommes qui l’entouraient, etlorsque j’osai lui dire, pour justifier ma présomption, que sonindulgence m’avait seule encouragé à lui adresser mes vœux, elleconvint franchement de la distinction flatteuse dont ellem’honorait ; sans m’expliquer les motifs de sa conduite, ellem’exprima ses regrets de voir que j’eusse pris le change, et quej’éprouvasse des sentiments auxquels elle ne pouvait répondre quepar l’estime. Oui, milord, le duc de Derwent a cru nécessaire dechercher une excuse pour avoir osé offrir sa fortune et sa main àÉmilie Moseley. Le rang et les richesses perdent toute l’importancedont ils jouissent aux yeux du monde lorsqu’on veut les faireentrer en comparaison avec tant d’amabilité, de grâce, dedélicatesse et de vertu.

« J’ai appris dernièrement que GeorgeDenbigh lui a sauvé la vie, je ne sais de quelle manière, et j’aiété frappé de l’idée que je devais à sa reconnaissance et à maressemblance avec le colonel la préférence que me témoignait missMoseley. Quoique cette illusion m’ait porté à me bercer de faussesespérances, je ne puis la regretter : elle m’a procuré de sidoux moments ! J’ai remarqué que le nom de Denbigh lui causaitune émotion que tous ses efforts ne pouvaient réussir à cacher.Cependant George est marié ; je suis refusé, et VotreSeigneurie a maintenant le champ libre. Vous entrerez dans lacarrière avec un grand avantage ; comme moi, vous ressemblez àvotre cousin, et ni lui ni moi, votre humble serviteur, nousn’avons la prétention de posséder au même degré ce son de voix siséduisant qui vous a fait faire, sans le vouloir, la conquête debien des cœurs ».

Le comte s’arrêta ; il paraissait absorbédans ses méditations ; enfin, sa sœur, impatiente d’entendrela fin de la lettre de Derwent, l’engagea à reprendre salecture ; Pendennyss tressaillit, changea de couleur, etcontinua :

« Mais cessons de plaisanter sur un sujetqui peut-être a décidé de mon avenir. Oui, il y a des moments où jepense que le refus d’Émilie a assuré à Denbigh ou à son fils leduché de Derwent. Cette charmante fille ne paraît pasheureuse ; la nature lui a donné le caractère le plus vif etle plus enjoué, et une peine secrète semble oppresser son cœur.Henriette, qui admire miss Moseley presque autant que moi, et qui apartagé le chagrin que m’a fait son refus, a voulu intercéder en mafaveur ; mais la charmante Émilie, après lui avoir témoignétoute sa reconnaissance, s’expliqua d’une manière si ferme et sipositive, qu’il m’est impossible de conserver la moindre lueurd’espérance.

« Comme Henriette avait appris que missMoseley avait reçu de sa tante des principes très rigides en faitde religion, elle en glissa quelques mots dans l’entretien qu’elleeut avec elle ; mais sa jeune amie lui répondit que d’autresconsidérations la forçaient à refuser l’honneur que je voulais luifaire ; mais que si elles n’eussent pas existé, jamais ellen’eût pensé à accepter ma main ni celle de tout autre homme, sanss’être préalablement assurée de ses principes.

« Que pensez-vous de cela,Pendennyss ? Les principes d’un duc ! dans un siècle oùun duché et quarante mille livres de revenu feraient d’un Néronl’homme le plus accompli !

« J’espère que vous me pardonnerez devous avoir manqué de parole, lorsque vous en apprendrez lacause ; et à moins que la jolie Espagnole ne vous ait ravivotre liberté, c’est très sérieusement que je souhaite avoir, dumoins par vous, un lien de parenté avec la charmante famille de sirEdward.

« La tante, Mrs Wilson, parlesouvent de vous avec le plus vif intérêt, et paraît être fortementprévenue en votre faveur ; miss Moseley paraît aussi désirerde vous voir. Votre religion et vos principes ne peuvent êtrecontestés. Vous pouvez offrir une fortune encore plus brillante, unnom que votre valeur a rendu plus illustre, et un mérite personnelbien supérieur à celui que peut avoir

« Votre très indigne cousin,

« DERWENT ».

Le frère et la sœur paraissaient plongés dansleurs réflexions ; la jeune comtesse rompit la première lesilence en disant :

– Il faut chercher à faire connaissanceavec Mrs Wilson ; je sais qu’elle désire vivement vousvoir, et l’amitié qui vous unissait au général exige que vous ayezdes égards pour sa veuve.

– Je dois beaucoup au général Wilson,répondit Pendennyss d’un air pensif ; et lorsque nous serons àAunerdale-House, j’espère que vous ferez connaissance avec lesdames de la famille Moseley, si elles viennent à Londres cethiver ; mais vous oubliez, chère sœur, que vous avez aussi unelettre à me lire. La jeune comtesse jeta un coup d’œil rapide surle contenu de l’épître d’Henriette, et se disposa à remplir sa partdes conditions du traité.

« Ma chère cousine,

« Frédéric a été si occupé de ses propresaffaires, qu’il a oublié qu’il y eût dans le monde une créature quise nomme sa sœur, ou plutôt il a tout oublié, à l’exception d’unecertaine miss Émilie Moseley, de sorte qu’il m’a été impossible devenir vous voir comme je vous l’avais promis, puisque je n’avaispoint d’autre mentor convenable pour me conduire dans le pays deGalles et… et… pour d’autres raisons que je ne vous dirai point,parce que je suis sûre que vous montrerez cette lettre aucomte.

« Oui, ma chère, Frédéric Denbigh asupplié la fille d’un baronnet campagnard de devenir duchesse deDerwent, et, écoutez bien cela, mères qui faites la chasse auxmaris pour vos filles, et vous, filles et veuves qui en cherchezpour votre compte, il l’en a suppliée en vain !

« Je vous avoue que lorsque j’entendisparler pour la première fois de ce mariage, tout mon sangaristocratique bouillonna dans mes veines ; mais après un plusmûr examen, apprenant que la noblesse de sir Edward est ancienne etrespectable, qu’il est de la famille des Chatterton, et trouvantdans la jeune personne tout ce que j’aurais pu désirer dans unesœur, mes scrupules orgueilleux s’évanouirent avec la sotte vanitéqui les avait fait naître.

« D’ailleurs il était bien inutile deprendre l’alarme : Émilie refusa positivement la main deDerwent, et, ce qui est bien pis, elle fut sourde à toutes lessollicitations que je lui fis en sa faveur.

« Vingt fois depuis je me suis demandécomment, j’avais pu avoir tant de condescendance ; et, en cemoment même, je ne sais pas encore si j’ai cédé au mérite d’Émilie,au désir d’assurer le bonheur de mon frère, ou à l’ascendant du nomdes Chatterton.

« Hélas ! ce Chatterton estcertainement beaucoup trop beau pour un homme ! mais j’oublieque vous ne l’avez jamais vu ».

Ici le comte ne put retenir un sourire malin,et sa sœur continua :

« La noblesse est certainement une bellechose pour ceux qui jouissent de cet avantage ; mais jedéfierais la vieille comtesse la plus entichée de la sienne de s’enprévaloir auprès d’Émilie ; elle a tant de grâces et tantd’attraits, il y a une dignité naturelle si empreinte dans toutesses manières, qu’on ne se souvient plus en la voyant que desdistinctions qu’elle tient de la nature.

« Je commençais à espérer qu’ellecèderait à mes instances, lorsqu’elle m’interrompit pour me dired’une voix douce et tremblante :

– Je m’aperçois, mais trop tard, que monimprudence a dû faire croire à mes amis que j’encourageais lesespérances du duc, et que j’accepterais l’offre de sa main ;mais chère lady Henriette, c’est bien innocemment ; etj’espère que vous croirez à l’assurance que je vous donne quejamais je ne me suis permis de regarder votre frère autrement quecomme un ami dont la connaissance nous était agréable. Elleprononça ces mots avec un tel accent de vérité, qu’il eût étéimpossible de ne pas la croire. Nous causâmes encore unedemi-heure, et cette charmante fille me montra tant de délicatesse,d’ingénuité et de sentiments religieux, que si j’entrai dans sachambre avec un peu de répugnance pour le rôle de suppliante quej’allais jouer, j’en sortis avec un véritable chagrin de n’avoir pula décider à épouser mon frère. Oui, je dois l’avouer, incomparablesœur de l’incomparable Pendennyss, j’ai pensé quelquefois que vouspourriez devenir la femme de Derwent ; mais ni votrenaissance, ni vos cent mille livres, ni votre mérite, ni mêmel’amitié qui nous unit, n’auraient pu me décider à détourner monfrère d’épouser Émilie pour vous offrir sa main.

« Vous jugerez de son ascendant sur tousles cœurs et de son indifférence pour les conquêtes les plusflatteuses, quand je vous dirai qu’elle a refusé lord ; maisj’oublie que vous ne le connaissez pas, et que vous ne pouvez jugerà quel point ce refus est étonnant.

« Il est décidé que nous allons retournerdans le Westmoreland ; et la semaine prochaine les Moseleyreprendront la route du Northampton. Je ne sais pas quand jepourrai aller vous voir, mais je crois que je puis sans danger vousengager à venir à Denbigh-Castle, ce que je n’aurais pas osé faireil y a un mois. Mes amitiés au comte, et croyez à l’inaltérableattachement de votre affectionnée

« HENRIETTE DENBIGH ».

P. S. « J’oubliais de vous direque Mrs Moseley, sœur de lord Chatterton, est partie pour lePortugal ; et que ce dernier doit nous accompagner à lacampagne ».

Après quelques moments de silence, la joliecomtesse dit avec un sourire malin :

– Je crois qu’avant peu Henriette seral’épouse d’un noble pair.

– Je le souhaite pour son bonheur, ditPendennyss.

– Connaissez-vous lordChatterton ?

– Oui, ma chère sœur, c’est un seigneurfort aimable, et ses manières un peu sentimentales contrastentadmirablement avec la gaieté folâtre d’Henriette.

– Vous pensez donc que nous aimons noscontrastes ? lui répondit-elle en souriant ; je nepartage pas votre opinion, je vous en avertis ; ainsi donc,Pendennyss, ajouta-t-elle en lui tendant affectueusement la main,il faut que vous me donniez pour sœur une personne qui vousressemble… autant qu’il est possible de vous ressembler.

– Si vous voulez diriger mon choix, mesera-t-il permis à mon tour de guider le vôtre ? J’ai envie devous faire le portrait de celui que vous devez choisir pour votreseigneur et maître, si toutefois ce choix n’est pas déjà fait.

La jeune comtesse devint toute rouge, et,paraissant désirer changer de conversation, elle prit deux ou troislettres cachetées qui restaient encore sur la table, en lut lesadresses, et s’écria vivement :

– En voici une de dona Julia. Le comterompit aussitôt le cachet, et lut la lettre à haute voix. Il n’yavait pas de secrets entre eux sur ce qui concernait leur amiemutuelle.

« Milord,

« Je m’empresse de vous faire part desagréables nouvelles que je viens de recevoir, persuadée que vouspartagerez la joie qu’elles m’ont fait éprouver. Mon oncle, legénéral Maccarthy, m’écrit que mon père consent à recevoir sa filleunique, sans réclamer d’elle d’autres sacrifices que la promessed’assister aux offices de l’église catholique. Il n’y demande quema seule présence, n’exigeant du reste aucune profession de foi, nimême que je paraisse en adopter les usages et les principes.

« Ce n’est donc plus qu’une simpleformalité, qui pourtant pourra parfois m’être encore assezpénible ; mais lorsque le cœur s’humilie sincèrement, nepeut-on adorer Dieu en tout lieu, et ne dois-je pas à mon père cefaible dédommagement de toutes les peines que je lui ai causéesmalgré moi ? J’ai donc répondu sur le champ à mon oncle quej’étais prête à faire ce que désirait mon père, et que jen’attendais que son ordre pour me rendre auprès de lui.

« Je devais à votre amitié, à l’intérêttouchant que Votre Seigneurie m’a toujours témoigné, de vousapprendre mon prochain départ, d’autant plus que j’ai tout lieu decroire que c’est à votre puissante intercession, à vos effortsconstants et réitérés, que je dois ce résultat que mes vœux lesplus ardents n’osaient encore espérer de sitôt.

« Je sens qu’il me sera impossible dequitter l’Angleterre sans aller vous voir, vous et votre sœur, pourvous remercier personnellement de toutes les bontés que vous avezeues pour moi l’un et l’autre. S’il y a quelque temps que je n’aiparlé à Votre Seigneurie de mes tristes affaires, c’est que je nevoulais pas vous importuner sans nécessité. J’avais auprès de moiune dame qui, sans vous connaître, a pour vous l’estime etl’admiration la plus sincère, et qui a bien voulu vous remplacer enm’aidant de ses conseils. Cette dame et sa charmante nièce, missÉmilie Moseley, seront toujours présentes à ma mémoire : jeleur dois ainsi qu’à vous les plus douces consolations que j’aieéprouvées dans mon exil, et mes généreux amis ne seront jamaisoubliés dans mes prières.

« Je vous dirai en deux mots, meréservant de vous raconter les détails lorsque je vous verrai àLondres, que j’ai reçu la visite du misérable des mains duquel vousm’avez délivrée en Portugal, et le hasard m’a fourni les moyens dedécouvrir son nom. Vous m’indiquerez ce que je dois faire ;car vous êtes mon guide, mon appui, et je veux surtout empêcherqu’il ne lui prenne fantaisie de me suivre en Espagne. Il paraîtque les détails de ma triste aventure sont parvenus jusqu’auxoreilles de mes parents, et s’il était découvert, sa mort seulepourrait apaiser leur ressentiment.

« Puissent Votre Seigneurie et sonaimable sœur être aussi heureux qu’ils le méritent ! Croyeztous deux à l’affection sincère et à l’éternelle reconnaissancede

« JULIA FITZGERALD ».

– Oh oui ! s’écria la jeune comtesseaprès avoir entendu lire cette lettre, il faut absolument que nousla voyions avant son départ. Mais que pensez-vous de sonpersécuteur ? Mon Dieu ! le vilain homme ! commentpeut-il s’acharner ainsi après cette pauvre femme ?

– C’est en effet une effronterie dont jen’avais pas encore d’idée ; mais qu’il prenne garde d’allertrop loin ! S’il recommençait ses poursuites, les loissauraient l’atteindre et protéger sa victime.

– Si je me rappelle bien cette affreusehistoire, il a tenté, je crois, de vous ôter la vie, mon bon frère,s’écria la comtesse en frissonnant d’horreur.

– C’est une imputation dont j’ai toujourscherché à le garantir répondit son frère d’un air rêveur ; iltira un coup de pistolet, il est vrai ; comme il n’atteignitque mon cheval, et à une assez grande distance de moi, j’aime àcroire que son intention était de m’empêcher de le poursuivre, etnon pas de m’assassiner. Je n’ai jamais pu comprendre comment ilest parvenu à s’échapper ; il faut qu’il se soit enfoncé seuldans le bois ; car Harmer, qui me suivait d’assez près, et quiétait parfaitement monté, fut en moins de dix minutes à sapoursuite avec toute mon escorte. Au surplus, c’est peut-être unbonheur qu’il n’ait pas été pris, car je suis sûr que mes dragonsl’auraient sabré sur la place, et peut-être appartient-il à unefamille respectable pour qui la nouvelle de son infortune aurait puêtre le coup de la mort.

– Il faut que cette Émilie Moseley soitune personne accomplie, s’écria sa sœur en parcourant de nouveau lalettre de Julia trois lettres différentes qui toutes troiscontiennent son éloge !

Le comte ne répondit rien, mais, rouvrant lalettre du duc, il parut en étudier avec soin le contenu. Ses traitssubissaient une légère altération, tandis qu’il commentait le sensde quelques passages. Enfin, se tournant vers sa sœur, il luidemanda en souriant si elle n’avait pas envie d’aller respirerl’air du Westmoreland pendant une couple de semaines.

– Comme vous voudrez, milord,répondit-elle tandis que ses joues se couvraient du plus vifincarnat.

– Eh bien ! nous irons donc, puisquevous me laissez maître. Je désire beaucoup voir Derwent, et j’ai uncertain pressentiment qu’il se célèbrera une noce pendant notrevisite. Il sonna pour qu’on vînt emporter le déjeuner auquel ilsavaient à peine touché. Après avoir donné ordre qu’on lui préparâtun cheval, il quitta sa sœur pour faire, lui dit-il, une courtepromenade dans les environs ; et il s’éloigna suivi d’un seuldomestique, ancien militaire qui l’avait accompagné dans toutes sescampagnes.

Le jeune pair, livré à ses réflexions, laissaprendre à son cheval le chemin qu’il préférait, et il le laissaiterrer à l’aventure au grand étonnement de son fidèle serviteur, quine concevait pas que son maître, l’un des meilleurs cavaliersd’Angleterre, ne mit pas plus de soin à soutenir la réputationqu’il s’était faite. Cependant dès que le comte fut hors de sonparc, et qu’il se vit au milieu des fermes et des chaumières quientouraient le château, il sortit de sa rêverie, et parut jouir dubeau spectacle que lui offrait la nature.

Pendant trois heures, il parcourut la valléemagnifique qui se prolongeait devant le château ; et si desvisages rayonnants de joie et de plaisir à la vue du jeune lord, sides questions adressées du fond du cœur sur sa santé et sur cellede sa sœur, si le détail fait avec autant de franchise que derespect de leur prospérité ou de leurs infortunes, peuvent donnerune juste idée des sentiments des paysans et des fermiers pour leurseigneur, jamais seigneur ne fut plus aimé et ne fut plus digne del’être.

L’heure du dîner approchait, et le comtereprit le chemin du château. En rentrant dans le parc, n’ayant plussous les yeux le spectacle animé de l’industrie laborieuse, ilretomba dans ses rêveries. Tout à coup il s’arrêta, réfléchit uninstant, puis appela Harmer. Le vieux serviteur, qui se tenait àune distance respectueuse, piqua des deux, et en un instant ilétait à côté de son maître.

– Il faut, dit Pendennyss, que vous vousteniez prêt à partir au premier moment pour l’Espagne, où vousaccompagnerez Mrs Fitzgerald.

Harmer reçut cet ordre avec l’indifférenced’un homme accoutumé aux voyages et aux aventures, et, inclinantrespectueusement la tête, il alla reprendre sa place àl’arrière-garde.

Chapitre 39

 

Dites, quel discours peut charmer de si cruels regrets ?

GOLDSMITH.

Le lendemain de l’arrivée des Moseley à larésidence de leurs ancêtres, Mrs. Wilson remarqua qu’Émilie mettaitsa pelisse en silence, et que sans rien dire elle sortait seule,presque furtivement. Il y avait dans son air, sur tous ses traits,une teinte de mélancolie qui fit soupçonner à sa tante pleine deprudence, qu’elle ne faisait cette promenade que pour se livrerplus librement à des sentiments qu’elle devait au contrairecombattre de tout son pouvoir ; et ses soupçons prirent unenouvelle force lorsqu’elle la vit se diriger vers le berceau, versce même lieu où Denbigh s’était jeté au-devant du coup qui lamenaçait. Mrs Wilson mit précipitamment son manteau, et ellesuivit sa nièce dans le double motif d’éclaircir ses doutes, etd’interposer en même temps son autorité s’il était nécessaire, pourprévenir à l’avenir de pareilles excursions qui, pour de jeunesimaginations, ont toujours leur danger.

Émilie, en approchant du berceau (car elle s’yrendait en effet), vit que la verdure était flétrie, et que toutautour d’elle était triste et désolé. Quelle différence avec lespectacle que le même lieu lui avait offert, la dernière foisqu’elle y était venue ! Comme tout alors était riant etanimé ! Hélas ! la même révolution s’était opérée dansson cœur ; le doux espoir avait fait place à de tristesréalités ! Puis elle se rappelait la conduite de Denbigh surce lieu même, ses attentions toujours si délicates, si prévenantes,surtout lorsqu’elle en était l’objet. Tous ces souvenirs venaientl’assaillir à la fois, et, oubliant le motif pour lequel elle étaitvenue, subjuguée par son émotion, elle se laissa tomber sur un bancde gazon, et donna un libre cours à ses sanglots.

Tout à coup elle entend marcher auprès d’elle.À peine a-t-elle le temps de s’essuyer les yeux et de rassemblerses pensées en désordre, que Mrs Wilson entre sous le berceau.Regardant sa nièce d’un air sévère que jamais elle n’avait prisavec elle, et qui fit trembler Émilie.

– La religion nous impose l’obligation,lui dit-elle, et cette obligation, nous devons nous l’imposer ànous-mêmes, de chercher à étouffer les passions qui sontincompatibles avec nos devoirs, et que condamnent nos principes, etil n’y a point de faiblesse plus grande que de chercher à lesnourrir lorsque nous sommes convaincus de notre erreur. C’est unaveuglement qui peut avoir pour nous les conséquences les plusfunestes que de persévérer à croire innocents ceux que l’évidencenous a démontrés coupables. Plus d’une femme a mis elle-même lesceau à son malheur par cette obstination volontaire. Que sera-cesi l’on y joint la vanité impardonnable de penser qu’on exerceraune influence salutaire sur un homme que la crainte de Dieu a puretenir dans le devoir !

– Ô ma chère tante ! ne me parlezpas avec cette rigueur, s’écria la pauvre fille ensanglotant ; je n’ai point cette faiblesse dont vousm’accusez ; puis, levant sur sa tante ses grands yeux où sepeignait la plus touchante résignation, elle ajouta :

– Ici, à l’endroit même où il me sauva lavie, je venais prier pour que son âme s’ouvrît au repentir, etqu’il revînt de toutes ses erreurs.

Mrs Wilson, attendrie presque jusqu’auxlarmes, la considéra un moment avec un mélange de joie à la vue desa pieuse ferveur, et de pitié à l’aspect de cette trop grandesensibilité dont elle était la victime.

– Je vous crois, ma chère, luirépondit-elle d’un ton plus doux, je ne doute pas que, quel quesoit l’amour que vous ayez pu ressentir pour Denbigh, vous n’aimiezencore plus votre Dieu et ses commandements, et je suis sûre quelors même qu’il serait libre, et que vous fussiez seule au monde,sans autre guide que vous-même, vous ne vous oublieriez jamais aupoint de consentir à lui donner votre main. Mais ce n’est pasassez ; ne sentez-vous pas comme moi que tous vos effortsdoivent tendre à bannir à jamais de votre cœur un homme qui nemérite pas d’y occuper plus longtemps la place qu’il a indignementusurpée ?

– Oui, sans doute, dit Émilie d’une voixtremblante et qu’on entendait à peine, et c’est l’objet de toutesmes prières.

– Très bien, mon enfant, ditMrs Wilson en l’embrassant ; avec de tels moyens, etgrâce à de constants efforts, vous finirez infailliblement partriompher de vos plus grands ennemis, de vos passions. Lesobligations qui sont imposées à notre sexe sont bien pénibles, jele sais, mais nous n’en avons que plus d’honneur à les remplir.

– Oh ! comment ne serait-on pastrompé par les apparences, si… s’écria Émilie en serrant ses mainsl’une contre l’autre avec énergie, si un homme tel que Denbigh a puse laisser aller… à autant de bassesse, voulait-elle dire, mais lahonte lui imposa silence.

– Il est heureusement peu d’hommes quisachent se couvrir aussi habilement du voile de l’hypocrisie.L’exemple de Denbigh fait exception à une règle sacrée : quel’on reconnaît l’arbre à ses fruits prouve que, malgré nosprécautions et notre prudence, nous pouvons nous tromper encore. Leseul moyen de diminuer le danger, c’est d’être continuellement surnos gardes ; et si c’est un devoir pour les jeunes personnes,c’en est un bien plus impérieux encore pour leurs parents, qui nepeuvent jamais le négliger sans crime.

Émilie, qui pendant ce discours avait reprisquelque empire sur ses sentiments, pressa en silence la main de satante contre ses lèvres, et s’éloigna la première d’un lieu où toutlui parlait trop de celui dont il lui fallait bannir l’image de soncœur.

Elles reprirent sans se parler le chemin de lamaison, et à leur retour elles trouvèrent heureusement une lettrede Julia, qui fit quelque diversion aux tristes pensées qui lesoccupaient. Elle leur annonçait son prochain départ, et le désirqu’elle avait de prendre congé d’elles à Londres avant de quitterl’Angleterre. Comme elle indiquait l’époque probable où le vaisseausur lequel elle devait s’embarquer mettrait à la voile, la tante etla nièce virent avec joie que cette époque était postérieure àcelle que sir Edward avait fixée pour leur voyage à Londres.

Si Jane eût été à la place d’Émilie, en serappelant que Mrs Fitzgerald avait été la cause, bieninnocente sans doute, de ses peines, ses passions violentes etaveugles lui auraient fait confondre dans son ressentimentl’innocent avec le coupable, ou, si la réflexion eût justifié cettedame à ses yeux, cependant son orgueil et une délicatesse malplacée lui auraient fait regarder son nom seul comme un reproche,et l’auraient empêchée d’avoir jamais aucune relation avecelle.

Il n’en était pas ainsi d’Émilie. Les malheursde Mrs Fitzgerald lui avaient inspiré le plus tendre intérêt.Malheureuse elle-même, elle n’en avait pour cette dame que plus decompassion encore. Si son nom seul lui rappelait le souvenir deDenbigh, elle avait trop de raison pour lui en faire un crime, etelle espérait que le temps guérirait sa faiblesse. Une premièrepassion ne s’efface pas en un instant ; elle laisse dans lecœur des traces profondes qu’il est bien difficile de fairedisparaître entièrement.

L’arrivée de John avec sa femme et sa sœurrépandit un peu de gaieté dans la famille. M. Haughton fut undes premiers à venir féliciter les jeunes époux.

Quelques jours avant celui où ils devaientpartir pour Londres, John, dans un de ses accès de folie, dit àM. Benfeld avec un grand sérieux, que, quoiqu’il admirâttoujours le goût que Peter Johnson déployait dans sa toilette, ilne savait pas trop si le costume de l’honnête intendant quisemblait narguer la mode, ne causerait pas un véritable scandaledans la capitale.

John avait en effet remarqué, lors du premiervoyage que Peter avait fait à Londres, qu’une troupe de polissonss’étaient mis à ses trousses en le poursuivant de leurs raillerieset de leurs propos injurieux ; que des injures ils en étaientvenus aux menaces, et que peut-être même ils se seraient permis desvoies de fait si le prudent vieillard n’avait battu en retraite etne s’était réfugié dans un fiacre. C’était donc pour lui éviter àl’avenir de semblables, désagréments qu’il faisait cetteobservation.

On était alors à dîner et l’intendant était àson poste auprès du buffet. En entendant prononcer son nom, ils’approcha, jeta un coup d’œil sur toute sa personne pour voir sitout y était en règle, puis s’inclinant d’un air modeste, il rompitle silence, déterminé à plaider lui-même sa cause.

– En vérité, monsieur John !monsieur John Moseley ! s’il m’est permis de dire ma façon depenser, il me semble que pour un homme de mon âge, pour un ancienserviteur, ma mise n’a rien qui puisse faire rougir mon respectablemaître.

Le plaidoyer de Johnson en faveur de soncostume attira sur lui les regards de tous les convives ; etun sourire involontaire dérida toutes les figures à la vue del’accoutrement bizarre du vieil intendant.

– Je pense comme John, mon cher oncle,dit à son tour sir Edward ; votre intendant pourraitintroduire quelque amélioration dans sa toilette sans mettre à latorture l’adresse de son tailleur.

– Sir Edward… mon cher maître…,permettez-moi, messieurs…, s’écria le vieillard tout ému, quicommençait à trembler pour ses vieux compagnons, ces jeunes genspeuvent aimer leurs habits à la mode, mais mon maître et moi noussommes accoutumés aux vêtements que nous portons, et nous y tenonsparce que nous y sommes accoutumés.

Johnson parlait avec une gravité et en mêmetemps avec un feu vraiment comique. Son maître l’examina à son tourde la tête aux pieds ; après avoir réfléchi en lui-même quejamais il n’avait vu à aucun membre de la chambre un domestiqueaffublé de la sorte, il crut qu’il était temps d’émettre aussi sonopinion.

– Je me souviens, dit-il, que le valet dechambre de lord Gosford ne portait jamais la livrée ; mais envérité, Johnson, je vous assure que je ne l’ai jamais vu se mettrecomme vous. Chaque membre avait son domestique, et assez souvent onprenait le valet pour le maître. Lady Juliana, après la mort de sonneveu, avait aussi un ou deux domestiques sans livrée, mais quiétaient habillés d’une tout autre manière. Ainsi, Peter, je suis del’avis de John Moseley ; il faut faire quelque changement àvotre toilette, par égard pour les convenances.

– Et vous aussi, Votre Honneur !balbutia Johnson, plus alarmé que jamais en voyant que son maîtrese rangeait contre lui. Que M. John Moseley, que tous cesjeunes seigneurs suivent la mode, rien de mieux, c’est de leur âge.Ah ! Votre Honneur, ajouta-t-il en se tournant vers Grace, eten s’inclinant presque jusqu’à terre, si j’avais une jeune et joliedame à qui je voulusse plaire, je pourrais alors désirer dechanger ; mais, Monsieur, à mon âge on tient à ses vieilleshabitudes, et mes beaux jours sont passés. Et Peter soupira ausouvenir de Patty Steele et de ses amours. Grace le remercia de soncompliment par un sourire, et elle dit avec gaieté qu’un hommeaussi galant devait mettre plus de soin à sa toilette.

– Peter, lui dit son maître d’un tondécisif, je crois que Mrs Moseley a raison. Si j’allais rendrevisite à la vicomtesse (lady Juliana avait alors plus desoixante-dix ans), vous m’y suivriez, et votre bizarre accoutrementne pourrait manquer de choquer son goût délicat. Maintenant que jevous regarde avec attention, vous me rappelez le vieil Harris, legarde-chasse du comte, un des hommes les plus insupportables quej’aie jamais connus.

Peter ne balança plus ; il connaissaitl’antipathie que son maître avait conservée contre le vieil Harris,qui, au lieu d’aider lady Juliana à passer au-dessus d’unebarrière, dans un moment où elle était poursuivie par un taureaufurieux, s’était amusé à poursuivre un braconnier. Le fidèleintendant n’eût voulu pour rien au monde conserver un vêtement quirappelait de fâcheux souvenirs à son excellent maître ;cependant il pensa un moment à ne faire d’innovations que dans lapartie inférieure de son costume, car, quoiqu’il se creusât la têtepour se rappeler celui du coupable garde-chasse, il n’y pouvaittrouver de rapport que dans une vieille culotte de peau qu’ilportait depuis une trentaine d’années.

Mais, craignant d’être trahi par sa mémoire,il s’offrit à l’inspection de John, et se soumit à tous leschangements qu’il lui indiqua. Trois jours après la conversation àlaquelle sa toilette avait donné lieu, il parut vêtu à la mode,d’un habit complet couleur tabac d’Espagne.

Lorsque ce grand changement fut opéré, Peters’admira longtemps dans une glace, et pensa que si le goût deM. John eût pu diriger sa toilette dans sa jeunesse, le cœurendurci de Patty Steele n’eût pas toujours été inaccessible.

Sir Edward désirait réunir encore une fois sesbons voisins avant de les quitter pour tout l’hiver ; et laveille du départ de toute la famille pour la capitale, le docteurYves et sa femme, Francis et Clara, et les Haughton, vinrent dînerà Moseley-Hall. Les hommes venaient de quitter la table pourrejoindre les dames, lorsque Grace rentra dans le salon, avec unephysionomie rayonnante.

– Votre air de satisfaction semble nousannoncer quelque bonne nouvelle, dit le docteur en voyant sa figureépanouie.

– Une bien bonne, sans doute, réponditGrace, du moins je l’espère et je le crois sincèrement. Une lettrede mon frère m’annonce son mariage et me donne l’espoir de le voirarriver bientôt à Londres.

– Son mariage ! s’écriaM. Haughton en jetant involontairement les yeux surÉmilie ; lord Chatterton marié ! Oserai-je vous demanderavec qui ?

– Avec lady Henriette Denbigh, au châteaude Denbigh dans le Westmoreland. Ils se sont mariés sans bruit etbien secrètement, je vous assure, puisque Moseley et moi noussommes ici ; mais rien ne pouvait me faire plus de plaisir quecette nouvelle.

– Lady Henriette Denbigh ! répétaM. Haughton… quoi ! une parente de notre ancien ami… devotre ami, miss Émilie, ajouta-t-il en se rappelant la scène duberceau. Émilie eut assez d’empire sur elle-même pourrépondre :

– Je crois, Monsieur, que c’est sacousine germaine.

– Lady Henriette ? commentdonc a-t-elle obtenu ce titre ? ajouta l’ami indiscret, qui nese doutait pas qu’il marchait sur un terrain glissant.

– Elle est fille du feu duc de Derwent,répondit Mrs Moseley, qui aimait autant que lui à parler de sanouvelle sœur.

– Comment se fait-il donc que la mort duvieux M. Denbigh ait été annoncée tout uniment comme celle deGeorge Denbigh, écuyer, s’il était le frère du duc ? dit Jane,oubliant la présence du docteur et Mrs Yves, dans sa rage deconnaître toutes les généalogies. N’aurait-il pas dû recevoir letitre de lord, ou du moins celui d’honorable ?

C’était la première fois qu’on s’oubliait aupoint de faire allusion devant la famille du docteur à la mort deleur ami ; et la pauvre Jane, s’apercevant de soninadvertance, n’osait plus ni parler ni lever les yeux. Le bonministre, voulant rompre le silence embarrassant qui avait suivil’indiscrétion de Jane, et prévenir d’autres questions, réponditdoucement :

– Je présume que c’est parce que le feuduc succéda au titre d’un cousin germain. Mais, Émilie, j’espèreque vous me tiendrez au courant de tous les plaisirs dont vousjouirez dans la capitale… Émilie le lui promit volontiers, et laconversation prit un autre tour.

Dans ses entretiens avec le docteur,Mrs Wilson avait soigneusement évité tout ce qui aurait pul’amener à parler de son jeune ami, et le docteur de son côtéparaissait craindre autant qu’elle que la conversation tombât surDenbigh.

– Les espérances qu’il avait conçues sonttrompées comme les nôtres, pensait la veuve, et il craint tout cequi pourrait lui rappeler un souvenir pénible. Il a été témoin deses attentions pour Émilie, il est instruit de son mariage aveclady Laura, et, comme il a beaucoup d’attachement pour nous tous,et en particulier pour Émilie, il est blessé d’une telleconduite.

– Sir Edward ! s’écriaM. Haugthon en riant, savez-vous que, si cela continue, lesbarons vont devenir très communs ? Avez-vous entendu direcombien nous avons été près d’en avoir un de nouvelle fabrique dansnotre voisinage ?

Sir Edward ayant répondu négativement, sonvieil ami ajouta :

– Ce n’était rien moins que le capitaineJarvis qui ambitionnait ce titre.

– Le capitaine Jarvis ! répéta-t-onautour de lui ; expliquez-vous, monsieur Haughton.

– Mon plus proche voisin, le jeuneWalker, ayant été à Bath pour sa santé, n’a pas voulu revenir àB*** sans y rapporter quelques nouvelles bien surprenantes, ouquelque histoire bien scandaleuse.

Lady Jarvis, car elle a pris ce titre depuisqu’elle nous a quittés, voulait à toute force faire un lord de sonhéritier, et pendant six mois ils unirent tous leurs efforts pouréconomiser une somme capable de séduire le ministre, et del’engager à honorer la pairie d’un illustre personnage.

Bientôt après, la fille de notre ancien ami,William Harris, entra dans le complot, et avança même environ 200livres pour concourir à une si belle œuvre. Quelques circonstancescependant venant éveiller les soupçons de Caroline, elle demanda àêtre mise plus au courant des affaires. Le capitaine avaitprévariqué ; miss Harris se plaignit, jusqu’à ce que celui-ci,avec plus de véracité que de politesse, lui dit qu’elle étaitfolle ; que l’argent, il l’avait dépensé ou perdu au jeu, etqu’elle ne devait pas croire que le ministre et lui fussent assezsots, le premier pour le faire baron, et lui pour l’épouser. Enfinelle vit qu’il l’avait prise pour dupe.

John écoutait cette histoire avec un véritabledélice, et impatient de tout savoir il dit :

– Mais cela est-il bien vrai, et commentle public en a-t-il été informé ?

– Miss Harris eut l’imprudence de seplaindre, et le capitaine, pour mettre les rieurs de son côté,raconta toute l’affaire, de sorte que la première est devenuel’objet des sarcasmes de tout Bath, et Jarvis celui du méprisgénéral.

– Pauvre sir William ! dit lebaronnet avec compassion, que je le plains !

– Je crains bien qu’il ne doive tous sesmalheurs qu’à sa faiblesse, répondit le docteur.

– Mais vous ne savez pas tout encore,reprit M. Haughton, nous ne sommes au monde que pour souffrir.Lady Jarvis pleura, et tourmenta sir Timo pour qu’il résiliât sonbail : celui-ci se fâcha d’abord, puis il finit par consentirà prendre une autre maison dans une partie du royaume où ni le nomni l’histoire de miss Harris ne seraient connus.

– Ainsi donc voilà encore sir Williamobligé de chercher un locataire, dit lady Moseley, qui neregrettait guère ses derniers voisins.

– Non, Milady, continua M. Haughtonen souriant ; vous savez que Walker est procureur, et de tempsen temps il travaille pour sir William. Lorsque Jarvis résilia sonbail, le baronnet se trouvait justement à court d’argent, et ilpensa que, puisque le Doyenné ne lui était pas utile, il n’avaitrien de mieux à faire que de le mettre en vente. Le lendemain,tandis que Walker était avec sir William, un jeune lord vint voirce dernier ; et, sans marchander, il promit de lui en comptertout de suite 30 mille livres sterling.

– Et quel est ce jeune homme ?demanda lady Moseley avec empressement.

– Le comte de Pendennyss.

– Le comte de Pendennyss ! s’écriaMrs Wilson enchantée.

– Pendennyss ! dit le docteur enregardant avec un sourire Mrs Wilson et Émilie.

– Pendennyss ! répétèrent d’un airde surprise toutes les personnes qui se trouvaient dans lachambre.

– Oui, dit M. Haughton, le Doyennéappartient maintenant au comte, qui, dit-on, l’a acheté pour sasœur.

Chapitre 40

 

Vous la trouvez aujourd’hui fraîche et belle ; attendez encorequelques années ; hélas ! elles s’écoulent si vite !Vous verrez l’hiver de la vieillesse blanchir ces cheveux ondoyantsqu’on se hâtera de cacher sous une coiffe complaisante. Alors latable de jeu sera préférée aux danses de la prairie : plus detricheries en amour, mais faites attention à vos cartes.

TH.BROWN.

Le lendemain, avant de quitter Moseley-Hall,Mrs Wilson trouva le temps de s’assurer de la vérité del’histoire que lui avait racontée M. Haugthon.

Le Doyenné avait changé de maître, et unnouvel intendant était déjà arrivé pour en prendre possession aunom du nouveau propriétaire. Quel motif avait pu engager lordPendennyss à faire cette acquisition ? Mrs Wilsonl’ignorait. Peut-être était-ce le désir de se rapprocher de lordBolton ; mais quelle qu’en fût la cause, elle se croyait sûred’avoir le jeune comte pour voisin au moins pendant l’été suivant,et cette certitude lui causait un plaisir auquel elle était depuislongtemps étrangère. La satisfaction qu’elle en ressentaitaugmentait encore lorsqu’elle jetait les yeux sur sa chère Émilie,qui était sa compagne de voyage.

Le Doyenné se trouvait sur la route deLondres. Mrs Wilson vit près de la porte un domestique qui luiparut porter la même livrée que ceux qu’elle avait vus suivrel’équipage du comte ; et, impatiente de savoir quand ellepourrait espérer de voir son maître, elle fit arrêter sa voiture,et fit signe au domestique qu’elle désirait lui parler.

– Je voudrais savoir, Monsieur, quel estle nouveau propriétaire du Doyenné.

– Lord Pendennyss, répondit-il en ôtantrespectueusement son chapeau.

– Le comte n’est pas ici ? demandaMrs Wilson avec intérêt.

– Non, Madame ; je suis venuapporter quelques ordres à son intendant. Milord est dans leWestmoreland avec le duc de Derwent, le colonel Denbigh et cesdames.

– Doit-il y rester longtemps ?

– Je ne le crois pas, Madame ;presque tous les gens de Milord sont déjà à Annerdale-House, et ilest attendu à Londres avec le duc et le colonel.

Le domestique était un homme âgé quiparaissait bien instruit de tous les projets de son maître, etMrs Wilson fut enchantée de la perspective qui s’offrait devoir le jeune lord beaucoup plus tôt qu’elle ne l’avait espéréd’abord.

– Annerdale-House est donc la maison deville du comte ? demanda Émilie dès que le domestique se futéloigné.

– Oui, ma chère ; il a hérité detoute la fortune du dernier duc de ce nom : je ne sais pasprécisément de quel côté, mais je crois que c’est du côté de samère. Le général Wilson ne connaissait pas sa famille ;cependant je crois que Pendennyss porte encore un autre titre.Mais, ma chère, n’avez-vous pas remarqué à quel point sesdomestiques sont honnêtes et respectueux ? C’est encore uneprésomption favorable en faveur du comte.

Émilie sourit à ce nouveau témoignage de lapartialité de sa tante, et elle répondit :

– Votre superbe voiture et vos valetsgalonnés vous attireront le respect de tous les serviteurs que vousrencontrerez, quel que soit le rang de leur maître.

Pendant le reste du voyage la tante et la mèrereprirent bien des fois cet entretien. La première nourrissait,presque à son insu, des espérances dont elle aurait ri elle-même siun autre eût voulu les lui faire concevoir ; et la seconde,quoiqu’elle eût beaucoup de respect pour le caractère connu dujeune comte, n’en parlait souvent que parce qu’elle était sûre defaire plaisir à sa tante.

Après trois jours de voyage ils arrivèrent àla belle maison que possédait le baronnet dans Saint-James-Square,et que le bon goût et la prévoyance de John avaient abondammentfournie de tout ce qui pouvait la rendre agréable et commode.

C’était la première fois que Jane et Émilievenaient à Londres ; et sous les auspices de John et de leurmère, qui, retirée depuis longtemps à la campagne, n’était pasmoins curieuse que ses filles, elles résolurent de voir toutes lescuriosités de la capitale pendant qu’elles en avaient le temps. Lesdeux premières semaines se passèrent dans cette occupation, que lesmerveilleux et les petites-maîtresses eussent trouvée si vulgaireet de si mauvais ton, et la variété des objets vint faire unediversion favorable aux tristes pensées auxquelles les deux jeunespersonnes étaient livrées depuis plusieurs mois.

Tandis que sa sœur et ses nièces couraientaprès le plaisir, Mrs Wilson, aidée de Grace, s’occupait àétablir le plus grand ordre dans toutes les branches de l’économiedomestique, dans la maison de son frère, afin que l’hospitalitédont la famille du baronnet avait toujours fait gloire n’amenât pasla prodigalité et le désordre.

La seconde semaine après leur arrivée, toutela famille était rassemblée dans le parloir après le déjeuner,lorsque Mrs John Moseley eut le plaisir de voir arriver sonfrère donnant le bras à sa jeune épouse. Après avoir reçu lescompliments et les félicitations sincères de tous ses amis, celleque nous devons appeler maintenant lady Chatterton s’écriagaiement :

– Vous voyez, ma chère lady Moseley, quej’ai voulu bannir toute cérémonie entre nous ; et au lieu devous envoyer une carte, j’ai trouvé plus simple et plus agréable devenir vous annoncer moi-même mon arrivée. À peine Chattertonm’a-t-il permis de mettre bien vite un châle et un chapeau, tant ilétait impatient de venir.

– Vous ne sauriez me faire plus deplaisir, et je voudrais que tous nos amis en agissent de même,répondit lady Moseley du ton le plus aimable ; maisqu’avez-vous donc fait du duc ? n’est-il pas arrivé avecvous ?

– Oh ! il est parti pour Cantorbéryavec George Denbigh, Madame, dit Henriette en lançant à Émilie unregard qui peignait à la fois le reproche et l’amitié.

– Il dit qu’il ne saurait supporter en cemoment le séjour de Londres, et le colonel étant obligé de quittersa femme pour les affaires de son régiment, Derwent a été assez bonpour lui tenir compagnie pendant son exil.

– Et ne verrons-nous pas ladyLaura ? demanda lady Moseley.

– Pardonnez-moi, elle est ici ; nousattendons Pendennyss et sa sœur dans quelques jours ; ainsivous voyez que tous les acteurs seront bientôt sur la scène.

Les visites et les engagements se succédèrentbientôt chez les Moseley, et ils s’applaudirent d’avoir profité deleurs premiers loisirs pour satisfaire une curiosité bienexcusable.

Mrs Wilson avait adopté pour sa pupilleet pour elle une règle de conduite qui conciliait tous les devoirsd’un chrétien et ceux qu’impose la société.

Elles allaient dans le monde lorsque lesconvenances l’exigeaient, et se trouvaient à toutes les réunions oùleur absence eût été remarquée ; mais la pratique de lareligion n’en souffrait jamais, et surtout elles observaientreligieusement le jour du sabbat, obligation qu’il n’est pastoujours facile d’accomplir au milieu des distractions du monde,dans une capitale, et même partout ailleurs, où l’influence de lamode l’emporte sur les lois de l’Éternel.

Mrs Wilson ne poussait pas la piétéjusqu’à la bigoterie ; mais elle connaissait son devoir etl’observait rigidement. Elle y trouvait un plaisir extrême, et lamoindre déviation à la règle qu’elle s’était faite eût été pourelle un supplice insupportable. Émilie, dans l’abandon de son cœur,et avec la douce confiance de son âge, suivait en tout l’exemple desa tante, et imitait ses pratiques religieuses. Sachant toutes deuxque les tentations sont plus grandes à la ville qu’à la campagne,elles s’observèrent encore davantage pendant leur séjour à Londres,et leur vigilance faisait leur sécurité.

Un dimanche, après l’office divin, une partiede la famille s’était réunie dans le parloir pour y faire unelecture pieuse, lorsque John, qui le matin avait accompagné sesparents à l’église, entra précipitamment ; il venait cherchersa femme ; il avait fait mettre ses chevaux bais à sonphaéton, et il avait l’intention d’aller faire un tour à Hyde-Park,où tout le beau monde était rassemblé.

Grace, comme nous l’avons dit, depuis sonvoyage en Portugal, avait une véritable religion, tandisqu’auparavant, élevée sous ce rapport avec une indifférencecoupable, elle n’en avait eu que les apparences. Sa ferveur s’étaitencore augmentée depuis lors par la sage direction du docteur Yveset de Mrs Wilson ; mais elle n’était pas encore assezvive pour être à l’abri de toute atteinte, et il n’eût pas fallu detrop fortes secousses pour l’ébranler. À la proposition de son marielle répondit avec douceur :

– Mais c’est dimanche, mon cherMoseley.

– Croyez-vous que je ne le sachepas ? s’écria John avec gaieté ; c’est le beau jour, toutLondres y sera ; quel plaisir nous allons avoir !

Grace déposa son livre.

– Ah ! Moseley, lui dit-elle en leregardant tendrement, vous devriez donner un meilleurexemple !

– Et quel meilleur exemple voulez-vousque je donne ? repartit John avec affection. En montrantpartout une épouse accomplie, n’est-ce pas indiquer la route quiconduit au bonheur ?

Ces paroles furent prononcées avec ce ton desincérité qui distinguait Moseley. Grace fut plus flattée ducompliment qu’elle n’aurait voulu l’avouer, et John ne disait quece qu’il pensait ; car son unique pensée, pour le moment,était de produire sa femme, et de faire partager à tout le mondel’admiration qu’elle lui inspirait.

Le mari avait trop d’éloquence pour ne pasl’emporter ; d’ailleurs Grace l’aimait si tendrement !Elle monta dans le phaéton à côté de lui, à peu près résolue àprofiter de l’occasion pour lui faire un beau sermon sur des objetssérieux ; mais cette résolution eut le sort de toutes cellesqui sont formées par suite d’une espèce de compromis avec nosdevoirs… Elle fut oubliée l’instant d’après.

Grace voulut essayer, en abandonnant sesoccupations sérieuses pour se prêter à ses folies, de le ramener àses sentiments ; mais l’épreuve eut une issue bien différente.Au lieu de le convertir, ce fut elle qui se laissa entraîner, et lesermon qu’elle avait préparé expira sur ses lèvres.

Mrs Wilson avait écouté attentivement laconversation de John et de Grace, et dès qu’ils furent partis, elledit à Émilie, avec laquelle elle était restée seule :

– Voilà pourtant ce qui arrive, monenfant, lorsque le mari et la femme n’ont pas les mêmes principesreligieux. John, au lieu d’encourager Grace à remplir son devoir,parvient, comme vous le voyez, à l’en détourner.

Émilie sentit la force de la remarque de satante ; elle en reconnaissait la justesse ; cependant sonamour pour le coupable lui fit hasarder de dire :

– John respecte la religion, matante ; il est incapable de pervertir Grace, et cette offensen’est pas impardonnable.

– Non, sans doute, mais ce n’en est pasmoins une infraction expresse aux ordres du Seigneur ; c’estne vouloir pas même observer les dehors de la religion. J’aime àcroire que John n’a écouté que sa légèreté naturelle, et qu’il n’apas vu les conséquences de sa conduite. S’il ne change pas, etqu’il ne se montre pas bon chrétien, j’ai bien peur que la pauvreGrace n’ait de la peine à se maintenir dans ses bonnes résolutions.Mrs Wilson secoua la tête d’un air pensif, et Émilie fit uneprière mentale pour ce qu’elle appelait la conversion de sonfrère.

À son arrivée, lady Laura s’était empressée devenir rendre visite aux Moseley ; elle leur avait appris queson mari était nommé membre du parlement, et qu’il venait deprendre une maison à Londres. Ils virent bien qu’il serait presqueimpossible d’éviter de le rencontrer, puisqu’ils ne pouvaients’empêcher de répondre, au moins par des visites éloignées, àl’empressement que lady Laura leur témoignait, et ils n’auraient puse conduire autrement sans se faire tort à eux-mêmes ; car lemonde, toujours disposé à médire, n’eût pas manqué de publierbientôt que la manière d’être de la famille Moseley envers un hommeauquel elle avait de si grandes obligations ne venait que du dépitqu’elle éprouvait de ce qu’il n’avait pas choisi une femme dans sonsein.

Si le baronnet eût été instruit de la fataledécouverte que sa sœur avait faite, il eût cherché à éloigner toutrapprochement avec la famille de Denbigh ; mais la discrétiondont Mrs Wilson et Émilie s’étaient fait un devoir lesexposait non seulement aux avanies de lady Laura, mais encore audésir qu’éprouvait toute la famille d’y répondre, et elles sesoumirent aux épreuves qui peut-être les attendaient, avec unchagrin qu’adoucissait un peu leur respect pour lady Denbigh etleur pitié pour sa confiance abusée.

Une parente éloignée de lady Moseley désirantdonner une fête où elle comptait rassembler ses amis, s’empressad’y faire inviter son vénérable parent, M. Benfield, aussitôtson arrivée à Londres. Si ce fut seulement parce que la dame serappela qu’il était cousin de son père, ou si ce souvenir futappuyé de celui des codiciles que les gens âgés ajoutentquelquefois à leur testament, c’est ce que nous n’entreprendronspas de décider : quoi qu’il en soit, le vieillard fut flattéde l’invitation qu’il reçut ; il était encore trop galant pourne pas se rendre à l’appel d’une dame, et il consentit àaccompagner chez elle le reste de sa famille.

Lorsqu’ils arrivèrent, toute la société étaitdéjà rassemblée ; lady Moseley fut mise à une partie dequadrille, et les jeunes gens se livrèrent aux plaisirs de leurâge. Émilie, désirant se soustraire à la gaieté bruyante d’unefoule de jeunes gens qui s’étaient rassemblés autour de sa tante etde sa sœur, offrit son bras à M. Benfield, qui désirait fairele tour des salons.

Ils erraient de l’un à l’autre sanss’apercevoir de l’étonnement qu’excitait la vue d’un homme de l’âgeet du costume de M. Benfield, appuyé sur le bras d’une jeuneet charmante personne, et sans même entendre les exclamations desurprise et d’admiration qu’on laissait échapper autour d’eux,lorsque enfin Émilie, craignant que la foule n’incommodât sononcle, l’entraîna doucement vers un salon écarté, destiné auxtables de jeu, où l’on circulait un peu plus librement.

– Ah ! chère Emmy, dit le vieuxgentilhomme en s’essuyant le front, que les temps sont changésdepuis ma jeunesse ! on ne voyait point alors une foulesemblable resserrée dans un si petit espace, les hommes coudoyantles femmes, et, oserai-je le dire, chère Emmy, les femmeselles-mêmes coudoyant les hommes, comme je viens d’en êtretémoin.

M. Benfield prononça cette dernièrephrase à voix basse, comme s’il eût craint qu’on entendît un telblasphème.

– Je me rappelle, continua-t-il, quependant une fête donnée par lady Gosford, quoique je puisse dire,sans vanité, que j’étais un des hommes les plus galants de lasociété, il ne m’arriva pas d’effleurer même du bout du doigt larobe ou même le gant d’aucune dame, si ce n’est pourtant que jedonnai la main à lady Juliana pour la conduire à sa voiture.

Émilie sourit, et ils se promenèrent lentementau milieu d’une longue rangée de tables, jusqu’à ce qu’ils fussentarrêtés par une partie de wisk qui interceptait le passage, et quiattira leur attention par la différence d’âge et d’humeur qui sefaisait remarquer entre ceux qui la composaient.

Le plus jeune des joueurs était un homme devingt-cinq à vingt-six ans, qui jetait ses cartes avec un air denégligence et d’ennui, et qui jouait avec les guinées qui servait àmarquer les points. Il lançait à la dérobée des regards d’envie surles scènes plus animées qui se passaient dans les salons voisins,et l’impatience qu’exprimaient toutes ses manières prouvait assezqu’il n’attendait qu’une occasion de s’échapper de sa prison, et dequitter une ennuyeuse partie pour rejoindre les jeunes gens de sonâge dont la vue lui faisait éprouver le supplice de Tantale.

Son partner était une femme dont il eût étédifficile de dire l’âge : on lisait dans ses yeux qu’ellen’était pas disposée à résoudre ce problème, et qu’il n’aurait sasolution que lorsque son extrait mortuaire viendrait divulguer aumonde une vérité si longtemps contestée. Son regard errait aussi detemps en temps dans les autres salons, mais c’était pour avoiroccasion de censurer des plaisirs qu’elle ne pouvait plus partager,et ces moments de distraction ne l’empêchaient pas de tâcher deréparer par son adresse la négligence de son associé. Elle comptaitd’un air de convoitise les points de ses antagonistes, etl’attention que portait son voisin de droite à tous ses mouvementsprouvait qu’il croyait sa surveillance utile aux intérêtscommuns.

Ce voisin pouvait avoir environ soixante ans,et la forme de son vêtement noir annonçait qu’il étaitecclésiastique. L’attention qu’il apportait au jeu venait plutôt del’habitude qu’il avait de réfléchir, que du désir de gagner ;et si un léger sourire animait sa physionomie, ordinairement grave,lorsqu’il remportait quelque avantage, on pouvait l’attribuer à lasatisfaction qu’il éprouvait en voyant déjouer les artifices demiss Wigram.

Le quatrième acteur d’une partie sisingulièrement composée était une vieille dame qui avait la maniede porter un costume qui eût été plus convenable pour sapetite-fille. Elle paraissait mettre au jeu le plus vifintérêt ; et entre elle et le jeune homme s’élevait une hautepile de guinées qui paraissait être sa propriété exclusive ;car plusieurs fois elle en jeta une ou deux sur la table, comme sonenjeu des paris qu’elle proposait sur le point ou sur la partie,paris que la négligence du jeune homme lui faisait presque toujoursgagner.

– Double et rob ! mon cherdocteur, s’écria la vieille dame d’un air de triomphe. – SirWilliam, vous me devez dix guinées.

Elles furent payées avec autant de facilitéqu’elles avaient été gagnées, et l’antique douairière se mit àrégler les dernières gageures qu’elle avait faites avec missWigram.

– C’est encore deux guinées, je crois,Madame, dit-elle après avoir compté avec soin la rétribution decette dernière.

– Je crois vous avoir donné votre compte,Milady, répondit miss Wigram avec un regard qui voulait dire :prenez cela, ou vous n’aurez rien.

– Je vous demande pardon ; ma chère,mais vous ne me donnez que quatre guinées, et vous devez vousrappeler que vous m’en devez cinq pour le rob et une pour notredernier pari. Docteur, oserais-je vous prier de m’avancer deuxguinées sur celles que miss Wigram a mises en réserve auprès devous ? je suis impatiente de me rendre à la soirée de lacomtesse.

Le docteur, pour se faire payer, avait étéobligé d’avoir recours à la réserve dont parlait la vieille dame,et il s’applaudissait d’avoir réussi à empêcher par sa surveillancela tricherie qu’il soupçonnait ; mais miss Wigram, qui n’avaitpas osé s’opposer à ce que le docteur se payât, voulut essayer aumoins de défendre le reste de son enjeu, et elle s’écria avecvéhémence :

– Mais Votre Seigneurie oublie les deuxguinées qu’elle a perdues contre moi chez Mrs Howard.

– Non, ma chère, si je les ai perdues, jevous les ai payées, répondit la vieille très vivement ; et,malgré les efforts de son adversaire, elle s’empara des deuxguinées contestées.

M. Benfield et Émilie étaient restés lestémoins silencieux de toute cette scène, la jeune fille, ne pouvantrevenir de la surprise que lui causaient de semblables manières, etson oncle accablé sous le poids de sentiments difficiles à décrire,car dans les traits flétris et enflammés par la colère de lavieille joueuse il avait reconnu les restes de sa Juliana,maintenant la vicomtesse douairière d’Haverford.

– Sortons, chère Emmy ! dit levieillard en poussant un profond soupir, comme s’il se fût éveilléd’un long sommeil, et qu’il eût regretté le songe qui l’avaitcharmé, sortons à l’instant. Le fantôme qu’il avait adoré pendantquarante ans s’était évanoui devant la réalité ; et son cœursouffrait d’avoir reconnu dans cette vieille joueuse acariâtrecelle que son imagination malade se plaisait depuis si longtemps àparer de toutes les vertus.

Chapitre 41

 

Tout n’est pas gain dans le jeu caché d’une fausse modestie ;supposez qu’on vous prenne au mot : il a donc des aïeux !Pourquoi n’en rien dire, s’il vous plait ? Il s’exposaitvraiment à passer pour un sot.

FORD.

La famille du baronnet voyait très souventlady Henriette, que son mariage avec Chatterton et ses qualitésaimables lui avaient rendue également chère. Le jeune lord, sevoyant obligé d’aller à Windsor où l’appelaient les devoirs de sacharge, pria Mrs Wilson et Émilie, qui était devenue lafavorite de sa nouvelle cousine, de venir passer quelques instantsavec la pauvre veuve. Elles le lui promirent volontiers, et le jourmême de son départ elles se rendirent chez Henriette à l’heure dudéjeuner. Chatterton prit congé d’elles, après leur avoir exprimécombien il regrettait d’être forcé de les quitter et les avoirremerciées de vouloir bien tenir compagnie à sa femme.

Lady Henriette avait apporté une fortune assezconsidérable à son mari ; et celui-ci, ayant pourvulibéralement à l’établissement de ses sœurs, jouissait d’uneaisance et d’un bonheur auxquels il était depuis longtempsétranger. Ses revenus lui permettaient d’avoir un grand train, etde prévenir tous les désirs de sa femme ; et Henriette, quiunissait aux qualités les plus brillantes des avantages plussolides, avait établi le plus grand ordre dans toute sa maison.

– Mrs Wilson, dit sa jeune hôtesseen lui versant une tasse de thé, et après avoir jeté un dernierregard sur Chatterton qui s’éloignait, savez-vous que je suis aumoment de marcher sur les traces de miss Harris et de me faireentremetteuse de mariages ?

– Et pour qui donc ? demanda laveuve en souriant.

– Pour qui ? pouvez-vous me ledemander ? pour notre chère petite Émilie.

– Pour moi ! s’écria Émilie entressaillant, et sortant d’une profonde rêverie sur la perspectivedu bonheur qui s’ouvrait pour lady Laura, vous êtes trop bonne,Henriette ; mais pourrais-je savoir à qui votre imagination medestine ? ajouta-t-elle en s’efforçant de sourire.

– À qui, mon Émilie ? au seul hommequi soit digne de vous, à mon cousin Pendennyss. Ah ! dit-elleen riant et en lui prenant la main, il y a longtemps que Derwent etmoi nous avons arrangé cette affaire, et je suis sûre que vousserez de notre avis, dès que vous le connaîtrez.

– Le duc de Derwent ! s’écrial’innocente Émilie avec surprise, et ses joues se couvrirent d’unevive rougeur.

– Oui, le duc, reprit la jeune ladyChatterton ; vous trouvez singulier, je le vois, qu’un amantrebuté dispose si vite de sa maîtresse, mais nous avons pris cetteaffaire à cœur. Le comte est arrivé la nuit dernière, et sa sœur etlui doivent dîner aujourd’hui familièrement avec nous. Ehbien ! ma chère miss Wilson ! ne vous avais-je paspréparé une agréable surprise ?

– Oh ! bien agréable, je vousassure, répondit la veuve enchantée, et pouvant à peine sepersuader qu’elle allait voir enfin celui qu’elle désiraitconnaître depuis si longtemps. Mais d’où arrive-t-il ?

– Du comté de Northampton, où il vientd’acheter un joli manoir… mon Dieu, tout près de chez vous, à cequ’on m’a dit, et vous voyez qu’il entre d’avance dans nosvues.

– Il est vrai, dit Émilie en plaisantant,que l’acquisition du Doyenné m’en paraît une preuveconvaincante ; mais le comte manquait-il donc de maisons, pouracheter celle-là ?

– Non, certainement : sans parler deson hôtel à Londres, qui est un véritable palais, il a troischâteaux qu’il tient de ses ancêtres, et qui, plus grands, plusmagnifiques les uns que les autres, sont situés dans les contréesles plus pittoresques du royaume ; mais il n’en avait pointdans le Northampton, dit Henriette en riant. À dire vrai, il offrità George Denbigh d’aller habiter le Doyenné pendant l’étéprochain ; mais le colonel désire ne pas s’éloignerd’Eltringham ; Pendennyss le sait, et je pense que cette offren’était qu’une ruse pour mieux cacher ses projets. Maintenant quevous connaissez aussi les nôtres, Émilie, vous devez juger que nouslui avons épargné vos louanges, pendant que nous étions avec luidans le Westmoreland.

– Et le colonel Denbigh est-il àLondres ? demanda Mrs Wilson en jetant un coup d’œilinquiet sur Émilie, qui changeait de couleur en dépit de tous sesefforts.

– Oui, Madame, et Laura est aussiheureuse…, aussi heureuse que moi, dit Henriette. Et sa femme decharge étant venue lui demander ses ordres, elle sortit du salonavec elle.

Tandis que ses deux amies, assises en silence,étaient plongées dans leurs réflexions, elles entendirent frapper àla porte de la maison ; on l’ouvrit, et les pas parurent sediriger vers l’appartement où elles étaient. Un domestique enouvrit la porte, et avant d’entrer quelqu’un lui dit :

– C’est très bien ; ne dérangez pasvotre maîtresse, je ne suis pas pressé.

Au son de cette voix bien connue, les deuxdames tressaillirent ; elles ne pouvaient se tromper :ici ce n’était plus l’effet de la ressemblance ; c’était biensa voix ; il était impossible de s’y méprendre. À peineavaient-elles eu le temps de faire ces réflexions rapides que leursdoutes furent dissipés : celui qui avait parlé entra :c’était Denbigh.

Il s’arrêta et resta un moment immobile commeune statue ; il était évident que la surprise était mutuelle.Il devint très pâle, puis un instant après ses joues se couvrirentd’une vive rougeur ; il s’approcha de celles qu’il s’attendaitsi peu à voir, et leur dit d’une voix douce et tremblante.

– Que je suis heureux !… Combien jeremercie le ciel d’une rencontre si agréable et si inespérée !et il demanda avec empressement des nouvelles de la famille dubaronnet.

Mrs Wilson le salua sans rienrépondre ; et Émilie, pâle comme la mort, se laissa retombersur le sopha sans lever les yeux, et sans oser essayer de prononcerun seul mot, dans la crainte de trahir son émotion.

Après avoir lutté un moment pour surmonter ladouleur que lui causait un semblable accueil, Denbigh quittavivement le siège qu’il avait pris, et, se rapprochant des deuxdames, il dit avec énergie, mais d’un ton suppliant :

– Chère Mrs Wilson, et vous,aimable… trop aimable Émilie, une seule imprudence, une supercherieque je croyais bien innocente me fera-t-elle perdre pour toujoursvotre amitié ? Derwent m’avait laissé espérer que vous aviezencore quelque estime pour moi.

– Le duc de Derwent ! monsieurDenbigh ?

– Oh ! chère Mrs Wilson ;je vous en prie, ne me donnez plus un nom qui m’est devenu presqueodieux.

– Si vous ne pouvez plus entendreprononcer votre nom sans rougir, je vous plains, ditMrs Wilson d’un air grave, mais…

– De grâce, ne me rappelez pas ma folie,interrompit-il vivement ; n’en ai-je pas été assez puni ?Daigner m’appeler par mon titre.

– Votre titre ! s’écriaMrs Wilson étonnée. Émilie leva la tête et lui montra sestraits décomposés, sur lesquels une vive rougeur venait deremplacer une pâleur mortelle. Ses yeux, fixés sur lui dansl’attente de ce qu’il allait répondre, semblaient lancer deséclairs.

– Que voulez-vous dire ? demandaDenbigh ; y a-t-il encore entre nous quelque fâcheuse erreurque j’ignore ? et prenant la main de Mrs Wilson, il lapressa tendrement entre les siennes en ajoutant :

– Par pitié ne me laissez pas dans cettecruelle incertitude !

– Pour l’amour de la vérité, par égardpour moi, pour notre bonheur à tous, répondezsincèrement :

– Qui êtes-vous ? ditMrs Wilson d’un ton solennel.

En retenant toujours sa main, il fléchit legenou devant elle, et répondit sur le même ton :

– Je suis l’élève, le fils d’adoption devotre mari, le compagnon de ses dangers, celui qui partagea tousses plaisirs et toutes ses peines, je suis le comte dePendennyss.

Mrs Wilson posa sa tête sur l’épaule dujeune homme agenouillé devant elle ; elle le serra contre soncœur et fondit en larmes ; pendant quelques moments ils furenttout entiers à leurs souvenirs ; mais un cri de Pendennyssrappela la veuve à la situation de sa nièce.

Émilie était tombée évanouie sur le sopha.

Une heure se passa avant que lady Chattertonparvînt à se débarrasser des importuns qui l’empêchaient de rentrerdans le salon, où elle fut très étonnée de trouver le comte. Aprèsles avoir tous regardés avec surprise, Henriette s’écria :

– À merveille ! il me paraît quevous ne vous gênez pas. Depuis combien de temps Votre Seigneuriehonore-t-elle ma maison de sa présence, et comment avez-vous prisla liberté de vous présenter vous-même à Mrs Wilson et à missMoseley ?

– Point de gêne et liberté entière, c’estla devise du jour, vous le savez, ma chère cousine ; aussi ya-t-il une heure que je suis ici, et que, ne vous voyant pas làpour faire les honneurs de votre maison, j’ai pris la liberté de meprésenter moi-même à Mrs Wilson et à miss Moseley…

En prononçant ces derniers mots avec unegravité comique, un sourire expressif vint animer les traits dePendennyss, et Émilie jeta sur lui un regard où la malice se mêlaità la joie : elle sentait son cœur pénétré du même bonheur quiavait marqué tous les jours de son heureuse enfance.

Lady Chatterton les regardait tour à tour,étonnée de l’expression singulière qu’elle remarquait sur toutesles physionomies, et surtout du changement qui s’était opéré depuisune heure dans les manières de ses deux amies. Après avoir écoutéquelque temps leur conversation, dans l’espoir de s’instruire de lacause d’une transition si subite, elle s’écria tout àcoup :

– Sur ma parole, vous êtes tous des êtresincompréhensibles ; je laisse ces dames seules, et je lesretrouve avec un beau jeune homme ; elles avaient encore desfigures graves et sérieuses, sinon mélancoliques, je les revoisrayonnantes de gaieté et de bonheur. Je les surprends avec un hommequ’elles n’ont jamais vu, et elles lui parlent de promenades faitesensemble, d’amis communs, de plaisirs passés : de grâce, chèreMrs Wilson, et vous, Milord, vous connaissez la curiosité desfemmes, ne prolongez pas plus longtemps mon supplice.

– Non, s’écria le comte avec gaieté, pourpunir cette curiosité, que vous n’avouez que pour nous engager à lasatisfaire, je ne vous dirai pas le mot de l’énigme ; mais masœur m’attend chez votre voisine, Mrs Wilmot, et il faut queje la rejoigne : nous serons ici tous deux à cinq heures. Etse levant avec vivacité, il prit la main que lui tendaitMrs Wilson et la porta à ses lèvres ; puis s’arrêtantdevant Émilie, dont les joues auraient pu disputer l’éclat avec larose, il prit aussi sa main, la posa quelques instants sur soncœur, la baisa avec respect, et s’enfuit précipitamment pour cacherson émotion. Émilie, ne pouvant réussir à maîtriser la sienne, seretira un moment dans la chambre voisine, pour y verser en libertéquelques larmes. Celles-là du moins étaient sans amertume ;elles provenaient d’un excès de bonheur.

L’étonnement d’Henriette allait toujourscroissant, et son inquiétude serait devenue trop pénible, siMrs Wilson ne se fût empressée de lui témoigner une confiancedont son amitié pour Émilie la rendait si digne ; elle luiraconta en peu de mots le changement de nom du jeune comte, dontelle ignorait encore le motif, et les quiproquo fâcheux qui enétaient résultés.

– N’est-il pas désagréable, dit ladyChatterton gaiement, tandis qu’une larme brillait dans ses yeux,que des plans aussi bien combinés que ceux que nous avions formésavec Derwent deviennent tout à coup inutiles et soient perdus pourla postérité ! Émilie en aurait trompé de plus fins avec sonpetit air posé ; mais mon rigide cousin ! oh ! commeje vais le gronder de sa supercherie !

– Je crois qu’il se repent déjàsincèrement de l’avoir employée, dit Mrs Wilson en souriant,et son erreur est assez punie par les suites qu’elle a eues pourson repos : quatre mois de souffrances sont un châtiment biensévère pour un amant.

– Oui, répondit Henriette avec un souriremalin, s’il avait souffert seul ; mais une autre a partagé lapeine qu’elle n’avait point méritée, et il peut compter que je nel’épargnerai pas.

L’intérêt qu’Henriette prenait à son amieétait encore augmenté par la découverte inattendue de l’amourmutuel qui l’unissait à Pendennyss ; et, quoique ce dernierfût absent, les heures, qui s’écoulèrent jusqu’à celle de sonretour ne parurent aux trois amies qu’un rapide enchantement. LadyChatterton déclarait que, malgré son amitié pour son frère, ellepréférait qu’Émilie devint la femme de Pendennyss, qui seul étaitdigne d’elle. Mrs Wilson se sentait mille fois plus heureusequ’elle n’avait jamais espéré l’être en voyant se réaliser dessouhaits que son âge, sa philosophie, et même la religion,n’avaient pu l’empêcher de former. Les yeux d’Émilie brillaientd’un nouvel éclat, et son cœur battait d’espérance et debonheur.

À l’heure indiquée, le bruit d’une voitureannonça l’arrivée du comte et de sa sœur.

Pendennyss entra dans le salon en donnant lebras à une jeune personne très délicate, mais douée d’une grandebeauté ; il la présenta à Mrs Wilson, comme lady MarianneDenbigh, sa sœur ; et la douceur et l’affabilité de Mariannefirent bientôt oublier à ses nouvelles connaissances qu’elles lavoyaient pour la première fois. Quoique Émilie eût une confianceentière dans l’honneur et la véracité de son amant, elle éprouva unvif sentiment de joie en l’entendant donner à sa sœur le nom deMarianne. L’amour est une passion si inquiète, si tyrannique, qu’ilveut régner en despote sur le cœur qu’il asservit ; il estjaloux même des apparences, et le seul remède des soupçons inquietsqui l’agitent continuellement ne se trouve que dans une confiancemutuelle, charme le plus doux d’une union bien assortie.

Lorsque cette Marianne, qu’elle avait trouvéelongtemps si formidable, s’approcha pour la saluer, Émilie se leva,les yeux brillants de joie, pour serrer la main qu’elle luioffrait. Marianne la regarda un moment avec attention ; etjetant ses bras autour du cou d’Émilie, elle la pressa sur soncœur, et lui dit tout bas et du ton le plus tendre :

– Ma sœur, ma sœur bien-aimée !

Émilie se sentait émue jusqu’aux larmes ;Pendennyss sépara doucement les deux êtres qu’il chérissait le plusau monde, et elles eurent bientôt repris assez de calme pour semêler à la conversation.

Lady Marianne ressemblait beaucoup à sonfrère, elle avait aussi un air de famille avec sa cousineHenriette ; mais ses manières étaient plus douces et plusréservées, et ses jolis traits avaient presque toujours uneexpression de mélancolie.

Dès que son frère parlait, elle se taisaitaussitôt, non par crainte, mais par suite de l’admiration qu’elleavait pour lui ; elle le regardait comme le meilleur et leplus parfait des hommes, et son attachement était payé du plustendre retour.

La tante et la nièce examinaient attentivementles manières du comte, et elles trouvaient quelque différence entrece qu’il était et ce qu’il avait été. N’étant plus soumis à unedissimulation qui était hors de son caractère, il déployait cetteamabilité, cette aisance que donne l’habitude du grand monde, sansrien perdre cependant de cette sincérité qui était empreinte danstoutes ses actions.

Si Pendennyss avec son air franc et ouvert eûtdit à Mrs Wilson : Je suis innocent, elle n’aurait pus’empêcher de le croire, et une explication bien simple leur eûtépargné quatre mois de chagrins ; mais, s’imaginant que lemécontentement de la veuve ne provenait que de la découverte de sasupercherie (découverte qu’elle aurait faite si elle eût continuél’examen du portefeuille), le sentiment de ses torts et de la rusequ’il s’était permise l’empêcha de rien dire pour sa défense.

Il avait perdu cet air d’embarras etd’inquiétude qui bien des fois avait alarmé la tante, mais il avaitencore cette douceur, ce respect, cette noble modestie, qui luiavaient assuré son amitié et son estime.

Ce léger changement enchantaitMrs Wilson ; Émilie, au contraire, habituée à voir à sonamant un air timide et réservé, fut quelques jours à s’habituer àla gaieté et à l’aisance du comte. Denbigh lui avait paru l’idéalde la perfection, comment aurait-elle pu désirer qu’ilchangeât ?

Lady Marianne, ne prévoyant pas le plaisir quil’attendait chez Henriette, avait promis à sa cousine lady Laura del’accompagner à une fête qu’on donnait le soir même, et elle avaitdemandé sa voiture de bonne heure. Désirant rester le plus tardpossible avec ses nouvelles amies, elle les supplia d’y monterainsi que Henriette, et de l’accompagner à Annerdale-House, où ladyLaura devait venir la prendre ; Henriette y consentit, etaprès avoir laissé un billet pour Chatterton, ils partirent tousensemble.

Annerdale-House était un des plus beaux hôtelsde Londres ; il avait été bâti dans le dernier siècle, et entraversant ses grands et riches appartements Émilie sentit unmoment son cœur se serrer ; mais un coup d’œil jeté surPendennyss la réconcilia avec une magnificence à laquelle elleavait été jusqu’alors étrangère. En le voyant dans ces beaux lieux,on ne pouvait douter qu’il n’en fût le maître ; mais il enexerçait la domination avec tant de douceur et de bonté ; ilétait si aimable, si attentif pour elle, qu’avant de quitter lamaison, Émilie commençait à croire qu’on pouvait goûter le bonheurau sein de la splendeur et du luxe.

Bientôt après leur arrivée, on annonça lecolonel Denbigh et lady Laura ; et l’homme dont la veilleencore le nom seul eût fait pâlir Émilie entra dans le salon. Ilressemblait encore plus à Pendennyss que le duc de Derwent, et ilparaissait à peu près du même âge.

Mrs Wilson vit bientôt qu’elle n’avaitplus besoin de plaindre lady Laura, comme elle l’avait fait biendes fois, depuis qu’elle la croyait la femme du lâche suborneur deJulia. Le colonel était un homme du meilleur ton, aimable,spirituel, et qui paraissait adorer sa femme. Tous ses parentsl’appelaient George, et il donnait souvent au comte ce nom qui leurétait commun.

La conversation étant tombée sur un buste degrand prix que possédait Pendennyss, les dames, qui ne leconnaissaient pas, manifestèrent le désir de le voir, et l’on passadans la grande et magnifique bibliothèque du comte. Émilieparcourait les titres des beaux ouvrages qu’elle renfermait,lorsque ses yeux en rencontrèrent un qui attira sonattention ; souriant et rougissant tout à la fois, elle setourna vers Pendennyss, qui suivait tous ses mouvements, et ellelui dit avec enjouement :

– Ayez pitié de mon embarras, etpermettez-moi de vous emprunter ce volume.

– Très volontiers, répondit-il ;quel est l’ouvrage que vous désirez lire ? Mais Émilie avaitpris le volume, et l’avait caché dans son mouchoir. Le comteremarquant que, tout en plaisantant, Émilie voulait lui déroberl’objet de sa curiosité, jeta les yeux sur la case d’où elle avaittiré le tome en question ; il devina aussitôt son motif, ilsourit, et lui dit en lui présentant un autre livre :

– Je ne suis pas pair d’Irlande, maispair d’Angleterre, Émilie, et vous vous êtes trompé de volume.Celle-ci ne put s’empêcher de rire à son tour en se voyantdécouverte, tandis que le comte, ouvrant le livre qu’il tenait à lamain, et qui n’était autre que le premier tome de laPairie[6], de Debrett, lui indiqua l’article où ilétait question de sa famille, et dit à Mrs Wilson quis’approchait d’eux :

– Demain, ma respectable amie, jesolliciterai votre attention pour une histoire bien triste, maisqui, je l’espère, atténuera un peu ma faute à vos yeux. En disantces mots, il alla rejoindre le reste de la compagnie pour détournerson attention, tandis qu’Émilie et sa tante lisaient le paragraphesuivant.

– George Denbigh, comte de Pendennyss,baron Lumley, de Lumley-Castle, baron Pendennyss, Beaumaris etFitzwalter, né le…, de…, dans l’année de…

La liste des comtes et des barons remplissaitplusieurs pages, mais le dernier article était ainsiconçu :

« George, vingt-unième comte du nom,succéda à sa mère Marianne, comtesse de Pendennyss, de son chef,étant né de son mariage avec George Denbigh, écuyer, cousin germainde Frédéric, neuvième duc de Derwent, héritier présomptif.

« Le titre et le domaine de Pendennyssn’étant point substitués passeront à Marianne Denbigh, sœur ducomte, si Sa Seigneurie meurt sans laisser d’enfants. »

Ces derniers paragraphes ayant expliqué, engrande partie, ce qui a pu paraître mystérieux dans cette histoire,nous allons maintenant raconter à nos lecteurs, d’une manièresuivie, les détails que Pendennyss donna en différentes fois à sesamis sur sa famille et sur ses ancêtres.

Chapitre 42

 

C’est un marin ! Voyez-le fier et dédaigneux. Il n’est rienqui le charme que le bruit des vagues. Son oreille n’est plus faiteaux doux propos d’amour. Sa maîtresse, c’est sa frégate.

LOGAN.

C’était à la fin de cette lutte malheureusequi priva l’Angleterre de ses plus riches et de ses plus bellescolonies, qu’une flotte nombreuse revenait d’une longue croisièreau milieu des îles du Nouveau-Monde, pour réparer dans lamère-patrie les dommages que lui avaient causés la tempête et lesefforts des insulaires révoltés.

Le cri de : Terre ! le plus agréablede tous les sons pour les oreilles d’un marin, avait rassembléindistinctement, sur le gaillard d’avant du vaisseau amiral, tousles officiers et les matelots qui le montaient. Ils contemplaientla terre natale avec des émotions diverses, mais tous avec un vifsentiment de joie de revoir encore une fois les bords de la vieilleAngleterre.

Le bruit des vagues, que l’approche du rivagerendait plus furieuses, et qui battaient les flancs du vaisseauavec une force toujours croissante, réjouissait le cœur du vétéran,et il jetait le coup d’œil de l’expérience sur les voiles déployéesdu navire, pour s’assurer si rien ne pouvait aider à franchir plusvite la distance qui les séparait encore de sa patrie.

Tous les yeux étaient fixés sur le pays natal,tous les cœurs battaient d’espoir et de joie aux souvenirs d’amouret de bonheur domestique que cette vue si chère venait leurrappeler ; mais personne ne s’oublia au point de rompre par unseul mot le silence qu’exige la discipline d’un navire, et onn’entendait que le roulis des vagues et le sifflement du vent quiles portait avec rapidité vers l’objet de leurs vœux.

À l’extrémité du grand mât flottait un petitpavillon bleu, symbole du commandement, et immédiatement endessous, sur le tillac, se promenait, d’un pas lent et régulier, unhomme dont la taille carrée, les formes athlétiques et les traitsbasanés, attestaient à la fois la force et les longs services.

Chaque fois que sa promenade régulière leramenait en vue de la terre où il avait reçu la vie, un sourirequ’il cherchait vainement à cacher venait animer sa figuremartiale, et il jetait un coup d’œil satisfait sur la nombreuseescadre qui était sous ses ordres, et qu’il ramenait victorieusedans sa patrie.

Près de lui était un officier portant ununiforme différent de tous ceux qui montaient le vaisseau. Il étaitpetit de taille, et ses yeux vifs et perçants étaient aussi fixéssur ce rivage où il aurait bien voulu ne jamais aborder.

L’anxiété et la mortification qui étaientpeintes sur sa figure le désignaient assez pour le commandant deces vaisseaux que l’Anglais ramenait en triomphe, et dont le doublepavillon apprenait à tout marin expérimenté qu’ils venaient dechanger de maître. Tout à coup l’amiral vainqueur s’arrêta, et parquelques mots de civilité franche, mais maladroite, il essaya deconsoler celui qu’il appelait honnêtement son hôte. Cette attentionfut reçue avec toute la politesse qu’aurait pu exiger l’étiquettela plus ponctuelle, mais avec une contrainte visible qui prouvait àquel point elle lui était pénible.

C’était peut-être en effet le moment le plusmal choisi de tous ceux qu’ils avaient passés ensemble depuis deuxmois, pour échanger quelques mots de bienveillance. L’excellentcœur de l’Anglais avait peine à cacher la joie qui le remplissaiten voyant s’approcher le terme des travaux qui l’avaient arraché dusein de sa famille ; et sa gaieté, sa brusquerie amicale etson sourire, qui n’étaient cependant que l’expression dessentiments d’un père et d’un ami, étaient autant de coups depoignard pour son rival vaincu.

En ce moment un troisième personnage sortit dela cabane, et se dirigea vers l’endroit où les deux amirauxvenaient d’entrer en conversation avec des dispositions biendifférentes.

La tournure et le costume de ce dernierdifféraient totalement de ceux des deux autres. C’était unmilitaire, et un militaire du plus haut grade ; sa taillehaute et gracieuse était remplie de dignité. Ses cheveux, arrangésavec soin, cachaient les outrages du temps ; et sur le tillacd’un vaisseau du premier rang, sa tenue et ses manières auraient pufaire croire qu’il se disposait à se rendre à la parade.

– J’exige, Monsieur, dit l’amiral anglaisd’un ton de franchise et de bonne humeur, que vous preniez placedans ma voiture jusqu’à Londres ; vous êtes étranger dans cepays, et je tâcherai de vous sauver quelques-uns des ennuis de laroute.

– Vous êtes trop bon, monsieur Howell,répondit l’amiral français en le saluant avec un sourire forcé(car, interprétant mal l’offre bienveillante de son rival, il n’yvoyait que le désir de l’emmener en triomphe, et de faire trophéede son malheur) ; mais j’ai accepté l’offre que M. legénéral Denbigh a bien voulu me faire.

– Le comte m’a promis de venir avec moi,Howell, dit le général avec un sourire obligeant, et en vérité vousne seriez pas un compagnon de voyage très commode, car vous devezquitter le vaisseau cette nuit même, dès qu’on aura jeté l’ancre,tandis que je ne compte débarquer que demain au point du jour.

– Bien, bien, Denbigh, s’écria l’amiralse frottant les mains de plaisir en voyant que le vent augmentaitet les portait vers le rivage avec une vitesse toujourscroissante ; dès que vous êtes tous deux contents, je le suisaussi.

Quelques heures se passèrent encore cependantavant qu’ils entrassent dans la rade de Plymouth, et l’heure dudîner réunit encore une fois les deux amiraux. À peine était-ilfini que le comte, sous prétexte de faire les préparatifsnécessaires à son débarquement, se retira dans sa chambre pourcacher sa mortification ; et le capitaine du vaisseau montasur le pont afin d’en surveiller la manœuvre et de juger del’endroit le plus favorable pour jeter l’ancre. Deux ou troisflacons de vin restaient encore ; mais comme on avait épuiséles santés de chaque membre de la famille de Brunswick, sansoublier celles de Louis XVI et de Marie-Antoinette, que le généralDenbigh avait portées par égard pour le comte, personne n’étaitdisposé à boire.

– Le Foudroyant est-il à sonposte ? dit l’amiral au lieutenant chargé des signaux, quivenait lui faire son rapport.

– Oui, Monsieur, et il a répondu.

– Très bien ; faites le signal pourqu’il se prépare à jeter l’ancre.

– Écoutez, Bennet, rappelez tous lesbâtiments de transport, qu’ils viennent bord à bord.

– Trois cent quatre-vingt-quatre,Monsieur ? dit l’officier en consultant son livre de signaux.L’amiral jeta les yeux sur le livre et fit un signed’assentiment.

– Ah ! que la Syrène,la Flore, la Belette, et tous les sloops setiennent au large, jusqu’à ce que nous ayons débarqué lestroupes.

Le lieutenant se retirait pour aller exécuterces ordres, lorsque l’amiral Howell, saisissant un flacon, lerappela d’une voix de stentor :

– Eh ! Bennet, j’oubliais… Prenez unverre de vin, et videz-le en l’honneur du succès de nos armes et dela déroute des Français.

Le général mit un doigt sur ses lèvres endésignant la porte de la chambre voisine, où s’était retirél’amiral français.

– Vous avez raison, dit l’amiral Howellen baissant la voix ; respectons le malheur, et que votre cœurseul porte ce toast.

Bennet s’inclina, vida d’un trait le verre devin qui lui était présenté, et en remontant sur le pont, il cherchaà recueillir sur ses lèvres les moindres restes de cette précieuseliqueur, en se disant que ces nababs étaient bien heureux d’avoird’aussi bon vin.

Quoique le général Denbigh eût plus de pouvoirsur lui-même que son ami pour cacher des sentiments qui eussent publesser un ennemi malheureux, il n’en ressentait pas moins la joiela plus vive de penser qu’il se retrouverait bientôt dans sesfoyers, dans sa patrie, où les honneurs l’attendaient. Si l’amirals’était emparé d’une flotte, le général avait pris une île, etpendant cette campagne périlleuse, ils s’étaient entraidés poursurmonter toutes les difficultés qui s’opposaient à leursefforts.

Cette heureuse harmonie, cette coopérationmutuelle, si rares dans ces temps malheureux, étaient dues àl’amitié sincère qui unissait les deux commandants. Dès leurenfance ils avaient été compagnons de jeux et d’études, quoiqueleurs caractères et leurs habitudes fussent opposés en tout ;et le hasard vint cimenter encore leur intimité quand ils entrèrentau service, car depuis leur premier pas dans la carrière, ilsmontèrent toujours le même vaisseau, et les deux vétérans, dontl’un commandait maintenant une flotte et l’autre une armée, étaientdéjà revenus ensemble en Angleterre, il y avait bien des années,lorsque l’un n’était encore que colonel, et son ami capitaine defrégate.

L’influence de la famille du général,l’harmonie parfaite qu’on savait régner entre les deux amis, et quiles avait déjà mis à même de rendre d’importants services à l’État,leur avaient fait confier l’expédition périlleuse d’où ilsrevenaient, et leur âge et leurs longs services leur faisaientespérer qu’on les laisserait maintenant jouir au sein de leurfamille des honneurs et des récompenses que leur avaient valusleurs travaux. En se versant un verre de madère, le général ;qui suivait les préceptes du sage et réfléchissait toujourslonguement avant de parler s’écria :

– Peter ! nous avons été amis dèsl’enfance.

– Sans doute, dit l’amiral en leregardant avec un peu de surprise à cette exclamation inattendue,et ce ne sera pas ma faute, Frédéric, si nous ne mourons pas demême.

Quoique le général fût d’un courage éprouvésur le champ de bataille, la pensée de la mort, considérée de sangfroid, lui était toujours désagréable, et il ne répondit point àson ami, afin de marcher plus droit à son but.

– Quoique j’aie regardé bien souventnotre arbre généalogique, Howell, je n’ai jamais pu découvrir lamoindre parenté entre nous.

– Je crois qu’il est trop tard pourcorriger maintenant cette méprise de la nature, dit l’amiral d’unair pensif.

– Pourquoi cela ?… Hem… cela seraitpossible, Howell… Prenez un verre de bourgogne.

L’amiral secoua la tête, et, après avoirexprimé par un jurement énergique sa résolution de ne jamaistoucher à rien de français, il se versa une rasade de madère, etrépondit :

– Je voudrais bien savoir, Denbigh,comment vous vous y prendriez pour opérer maintenant ceprodige.

– Quelle dot comptez-vous donner à votrefille, Peter ? dit l’autre cherchant une manière évasive d’envenir à ses fins.

– Quarante mille livres sterlingcomptant, mon ami, et le double après ma mort, s’écria le bon marind’un air ouvert et joyeux.

– George, mon plus jeune fils, ne serapas riche ; mais Francis sera duc et possédera des biensconsidérables… Cependant, continua le général en paraissantréfléchir, il est si gauche et si peu aimable que je n’oseraisl’offrir pour époux à votre charmante fille.

– Isabelle épousera un homme franc etloyal comme son père, ou elle ne se mariera pas, dit l’amiral d’unton positif, mais ne soupçonnant point le motif de son ami, qui nepensait rien moins qu’au bonheur d’Isabelle.

Francis, son fils aîné, était bien tel qu’ill’avait dépeint ; mais le seul but du général était d’assurerun parti avantageux à George, son second fils et son favori. Unduc, quelque maussade qu’il soit, ne manque jamais de femme ;mais un capitaine des gardes, sans fortune, pourrait ne pas êtreaussi heureux.

– George est bien le plus aimable garçondu monde, dit le général avec des yeux étincelants deplaisir ; tous ceux qui le connaissent en sont enchantés.Pourquoi n’est-ce pas lui qui doit hériter des richesses et deshonneurs de la famille ?

– Voilà encore un de ces événements qu’ilest trop tard pour empêcher, s’écria l’amiral en riant et enregardant dans les yeux de son ami si son génie lui suggéreraitaussi un remède à ce mal.

– Hélas ! oui, il est trop tard,répondit l’autre avec un profond soupir. Mais, Howell, quepensez-vous du projet de marier Isabelle avec mon bien-aiméGeorge ?

– Denbigh, dit l’amiral en jetant sur sonami un coup d’œil pénétrant, Isabelle est mon unique enfant ;c’est une bonne fille, soumise et tendre, qui m’obéira avec la mêmerapidité qu’un mousse obéit à son capitaine. Je pensais à la marierà un honnête et franc marin, dès que j’en rencontrerais un qui meconvînt mais votre fils est militaire, et c’est toujours quelquechose. Si vous l’aviez amené à bord, comme je vous y avais engagé,il ne me resterait aucune objection. Toutefois, lorsque l’occasions’en présentera, je signalerai le jeune homme, et si je le trouvetel que je le désire, il pourra faire voile de conserve avec mapetite Bell.

Ces mots furent prononcés avec un ton desimplicité et de bonhomie qui engagea le général à continuer, et ilallait exprimer à son ami combien il était charmé de le voir sibien disposé, lorsqu’ils entendirent un coup de canon tiré de leurbord.

– C’est sûrement un nouvel avertissementdonné à quelques vaisseaux de transport en retard ; ils ont eusi longtemps des soldats à bord qu’ils sont devenus presque aussiparesseux et aussi maladroits que ces habits rouges, murmural’amiral en se hâtant de monter sur le pont pour s’assurer dufait.

Il ne se trompait pas, et deux ou trois coupsde canon tirés dans la direction des traîneurs, mais de manière àne pas les atteindre, les eurent bientôt fait rentrer dans ledevoir ; et une heure après quarante vaisseaux de guerre etcent bâtiments de transport étaient rangés dans le meilleur ordre,prêts à entrer successivement en rade.

Lorsque les deux vétérans furent présentés auroi, il récompensa leurs services du cordon de l’ordre duBain ; et tandis que la renommée, sous la forme d’une gazette,instruisait l’Angleterre de leurs exploits, les nouveaux chevalierscommencèrent à penser sérieusement à élever un monument durable deleurs victoires en unissant leurs enfants. L’amiral cependant étaitbien décidé à ne rien conclure les yeux fermés, et il demanda àfaire ce qu’il appelait une reconnaissance.

– Je voudrais voir d’abord le jeune hommequi doit être duc, s’écria-t-il un jour où son ami le pressaitd’exécuter leur projet. Bell a aussi du sang noble dans lesveines : c’est une petite frégate toute neuve qui n’a pasencore été lancée et qui ferait une aussi jolie duchesse que toutescelles qui portent ce titre ; ainsi, Denbigh, je commenceraipar examiner le plus âgé des deux pilotes que vous m’offrez pourmanœuvrer mon petit bâtiment.

Le général n’avait aucune objection à faire,car il savait bien que Francis serait loin de plaire à un hommesimple et franc comme le marin, et ils convinrent de se réunir chezle général, pour faire ce que celui-ci appelait une revue, et ceque son ami nommait une reconnaissance. À l’heure indiquée lesjeunes gens furent soumis à l’inspection de l’amiral.

Francis Denbigh, à l’âge de vingt-quatre ans,était de la constitution la plus faible, et ses traits pâlesétaient encore défigurés par la petite-vérole ; son œil noirétait vif et brillant, mais souvent il errait sur tous les objetsqui l’entouraient sans se fixer sur aucun, et il avait quelquechose de vague et presque de sauvage ; ses manières étaientgauches, contraintes et timides.

Quelquefois une expression extraordinaireanimait sa figure ; sa physionomie pétillait d’esprit etd’intelligence ; mais c’était un éclair qui ne durait qu’uninstant, et il reprenait son air pensif et mélancolique dès que sonpère paraissait ou qu’il lui adressait la parole.

Un observateur attentif, commeMrs Wilson, aurait pu remarquer que le père et le filsn’avaient pas l’un pour l’autre les sentiments que la nature auraitdû graver dans leurs cœurs. Mais l’amiral, en voyant un être sichétif et si débile, se contenta de murmurer entre sesdents :

– Il y a peut-être l’étoffe d’unduc ; mais je n’en voudrais pas pour contre-maître.

George était plus jeune d’un an queFrancis ; sa taille, sa tournure, la grâce de ses moindresmouvements le rendait le portrait frappant de son père : sesyeux étaient moins vifs, mais d’une expression plus agréable queceux de son frère ; il avait l’air mâle et robuste, et saphysionomie respirait à la fois la bienveillance et lafranchise.

– Mille bombes ! se disait enlui-même le vieux marin après avoir achevé un examen sisatisfaisant, quel dommage que Denbigh ne l’ait pas envoyé surmer !

Les intentions de l’amiral furent bientôtconformes aux désirs de son ami, et il resta à dîner avec lui pourconclure, le verre à la main, les arrangements préliminaires pourle mariage de George et d’Isabelle ; ils étaient seuls ;lady Denbigh et ses fils devaient dîner chez leur oncle le duc deDerwent.

– Eh bien ! Denbigh, s’écrial’amiral dès que les domestiques se furent retirés, quandmettrons-nous ces jeunes gens dans la même chaloupe, pour qu’ilsvoguent ensemble sur l’océan de la vie ?

– Mais le meilleur moyen, dit le prudentgénéral, qui savait qu’il ne pouvait pas compter, comme son ami,sur une obéissance passive ; le meilleur moyen serait, jecrois, de les réunir souvent, afin qu’ils pussent faireconnaissance.

– Les réunir !… faireconnaissance ! s’écria l’amiral avec surprise ; mais ilme semble que le meilleur moyen de les réunir est de les conduiredevant un prêtre, et qu’ils auront bientôt fait connaissance,lorsqu’ils se trouveront dans le même hamac !

– C’est une manière plus expéditive sansdoute d’arriver au même but, dit le général en souriant ; maisil me semble que nous devons d’abord procurer à nos enfants defréquentes occasions de se voir, et les abandonner quelque temps àl’impulsion de leurs cœurs.

– L’impulsion de leurs cœurs !reprit sir Peter brusquement ; et où avez-vous trouvé,Frédéric, qu’on dût abandonner une femme à un pilote siprudent ?

– Non pas toutes les femmes,certainement, mon bon ami mais une jeune personne telle que celleque je brûle de nommer ma fille doit faire exception.

– Je n’en sais rien ; Bell est unebonne fille, mais, comme tout son sexe, elle a ses fantaisies etses caprices.

– Je crois cependant qu’elle ne vous ajamais donné aucun sujet de chagrin, Howell, dit sir Frédéric enjetant sur son ami un regard inquiet.

– Non, pas encore, et je ne crois pasqu’elle ose se mutiner ; mais depuis notre retour, un certainjeune homme m’a déjà témoigné le désir de la prendre sur sonbord.

– Comment ! dit son ami alarmé… Quelest-il ?… quelque officier de marine, je suppose ?

– Non, c’est une espèce de chapelain, undocteur Yves, un bon garçon en vérité, le favori de ma sœur, ladyHawker.

– Eh bien ! qu’avez-vous répondu,Peter ? s’écria le général dont l’inquiétude allait toujourscroissant ; l’avez-vous refusé ?

– Certainement ; croyez-vous quej’aie envie d’avoir pour gendre un rat d’église ? Non, non,Denbigh, c’est bien assez d’avoir consenti à donner ma fille à unofficier de terre.

Le général se mordit les lèvres en entendantune attaque si directe contre une profession qu’il regardait commela plus noble de toutes ; mais, se rappelant les quatre-vingtmille livres du marin, et accoutumé aux brusqueries de son ami, ilfit taire son ressentiment, et lui dit :

– Mais que pense miss Howell de ce jeuneministre ?

– Comment ?… ce qu’elle enpense ?… mais… mais… je ne le lui ai jamais demandé.

– Vous ne le lui avez jamaisdemandé ?

– Vraiment non. Elle est ma fille ;elle obéit à mes ordres, et je ne permettrai pas qu’elle épouse unministre. Mais une fois pour toutes, à quand la noce ?

Le général Denbigh avait eu pour son secondfils une indulgence trop entière et trop aveugle pour en espérerl’obéissance implicite que l’amiral se croyait sûr de trouver danssa fille.

Isabelle Howell était jolie, douce et timide,et jamais elle ne s’était opposée aux volontés de son père. GeorgeDenbigh, au contraire, était hautain et volontaire, et son pèresavait que jamais il ne le déciderait à ce mariage s’il pouvaitseulement soupçonner que c’était une affaire convenue d’avance.

Il savait qu’il en obtiendrait tout avec letemps et en s’y prenant avec adresse, mais que la moindre apparencede contrainte gâterait tout ; et le général vit que le seulplan de campagne qui pût réussir était de garder une sorte deneutralité, et d’engager adroitement son fils à faire le siègerégulier du cœur d’Isabelle.

Sir Peter s’emporta et jura en voyant que sonami voulait louvoyer ; il dit que c’était une affaire quipouvait être coulée à fond en une semaine tout aussi bien qu’en unan ; et les deux vétérans, qui par une espèce de miracleavaient toujours été d’accord en exerçant des fonctions rivales,même dans les circonstances les plus délicates, furent au moment dese brouiller, et pourquoi ? faute de pouvoir s’entendre sur lemeilleur moyen à prendre pour marier une fille de dix-neuf ans.

À la fin, sir Peter, qui aimait le général, etqui avait pris pour George une affection subite, prit le parti decéder.

– Voilà comme vous êtes toujours,s’écria-t-il au moment de quitter son ami ; au lieu d’allerdroit au but, vous préférez louvoyer et doubler le fort ;lorsque vous prîtes cette batterie, si vous l’eussiez attaquée defront comme je vous le conseillais, vous l’auriez emportée en dixminutes au lieu de cinq heures.

– Oui, lui répondit son ami en luisecouant amicalement la main, mais j’aurais perdu soixante hommesau lieu d’un par cette précipitation.

Chapitre 43

 

Connaissez-vous une amitié plus douce que celle de deuxfrères ?

COWPER.

Le général Denbigh était le plus jeune detrois frères. Ses aînés, Francis et George, n’étaient point encoremariés. La mort d’un cousin avait fait hériter Francis du titre deduc de Derwent, tandis qu’il était encore enfant, et il avait prisla résolution, ainsi que George, de vivre au sein des plaisirs etde l’oisiveté, et de rester garçon.

Lorsque je mourrai, frère, disait le duc, vousme succéderez, et Frédéric peut travailler à nous donner deshéritiers.

Cet arrangement avait été accepté par toutesles parties, et les deux frères aînés avaient atteint l’âge, l’unde cinquante-cinq ans, l’autre de cinquante-six, sans avoir ététentés d’y déroger. Lorsqu’il avait été en âge de s’établir,Frédéric avait épousé une jeune femme noble et riche, et les fruitsde cette union étaient les deux prétendants, sans le savoir, à lamain d’Isabelle Howell.

Francis Denbigh, le fils aîné du général,était naturellement timide et défiant ; il savait qu’il étaitd’une laideur presque repoussante. La petite vérole, dont laviolence avait encore été augmentée par l’ignorance des médecinsqui l’avaient traité, avait laissé sur toute sa figure des tracesprofondes et ineffaçables. Son frère avait heureusement échappé àcette affreuse maladie, et leur mère détournait ses regards destraits défigurés de son fils aîné, pour les arrêter aveccomplaisance sur les beaux traits et la superbe carnation deGeorge. La vue de Francis relevant de maladie devait inspirer lapitié ou le dégoût, et malheureusement pour le pauvre enfant, latendresse maternelle ne fut pas assez puissante pour contrebalancerce dernier sentiment. George devint le favori de sa mère ;Francis fut compté pour rien. L’effet d’une si injuste préférencefut prompt et ineffaçable ; il influa sur toute l’existencedes deux frères.

Francis était doué pour son malheur d’uneextrême sensibilité. Il avait plus de vivacité et de pénétrationque son frère, mais toutes ses qualités ne servaient qu’à lui fairesentir d’une manière plus aiguë la pointe acérée de ladouleur ; et les tendres regards que sa mère ne prodiguaitqu’à George se gravaient en traits de feu sur son cœur déchiré.

Les devoirs du général envers son paysl’avaient empêché de veiller lui-même à l’éducation de sesenfants ; mais il se glorifiait d’avoir donné naissance à deuxfils.

Au retour d’une expédition lointaine, aprèsdeux ans d’absence, il les fit venir du collège pour lesembrasser ; ils avaient alors onze et douze ans. Francis étaitgrandi sans en être plus beau ; George avait gagné sous tousles rapports. La défiance que l’aîné avait toujours eue étaitencore augmentée. Il voyait qu’il n’était le favori de personne, etl’effet de cette pénible conviction se faisait remarquer jusquedans ses manières, qui étaient timides et contraintes. Il abordason père avec la crainte de ne pas faire sur lui une impressionfavorable, et son cœur fut pénétré d’une mortelle angoisse enremarquant que son frère avait reçu un accueil plus tendre quelui.

– Lady Margaret, dit le général à safemme en suivant des yeux les deux enfants qui se levaient de tableaprès le dîner, quel dommage que George ne soit pas l’aîné !il parerait un duché et même un trône ; Francis n’est bon qu’àfaire un ministre de paroisse.

Ce jugement injuste et prématuré fut prononcéassez haut pour être entendu des deux jeunes gens, et il causa lajoie la plus vive à celui qu’il flattait. Son père, son cher pèrel’avait jugé digne d’être roi ; et son père devait être un bonjuge, lui disait sa vanité naissante. Dans ce moment, les droits deson frère ne se re-tracèrent point à sa pensée ; Georgel’aimait trop pour s’arrêter un seul instant à une pensée qu’il eûtsu devoir lui faire de la peine, et sa petite fierté était aussiinnocente qu’elle était naturelle.

On peut juger de l’effet différent que cesparoles imprudentes produisirent sur l’esprit de Francis. Sonorgueil fut mortifié ; sa délicatesse alarmée, et sonexcessive sensibilité fut blessée à un tel point, qu’il résolut dese retirer du monde dès qu’il serait plus grand et d’abandonner sondroit d’aînesse à celui que son père avait jugé plus digne que luide le posséder.

Dès ce moment, Francis conçut l’idée qui lepoursuivit sans cesse depuis, que son existence n’était qu’uneinjustice prolongée envers un frère, et un frère qu’il chérissaittendrement. S’il eût trouvé dans le cœur de ses parents latendresse qu’il avait droit d’en attendre, et dans ses jeunescompagnons le retour qu’appelait son âme aimante, ses idées sombreset importunes, fruit d’une imagination malade, se seraientdissipées d’elles-mêmes ; mais ses parents l’oubliaient pourne penser qu’à son frère, et sa tristesse habituelle repoussait sescompagnons de jeux, et engageait à le quitter pour son frère dontla gaieté inaltérable était plus d’accord avec l’insouciance del’enfance.

Si Francis, dans l’âge des passions, eûtrencontré un ami, un guide sûr, qui eût sondé les blessures de soncœur, et l’eût rappelé à ce qu’il devait à son pays et à sanaissance, il serait devenu un membre utile de la société, etaurait peut-être illustré son nom et sa patrie ; mais il restaseul, livré aux sombres méditations d’un cœur ulcéré. Dans laposition où il se trouvait, ses guides naturels étaient les plusgrands ennemis de son repos ; et les jeunes gens quittèrent lecollège pour l’université, l’un devenant de jour en jour plusséduisant, l’autre de jour en jour plus concentré en lui-même etplus malheureux.

Il n’est peut-être rien de plus funeste que laprédilection qu’un père a pour l’un de ses enfants au détriment desautres ; il a beau chercher à la cacher à tous les yeux, cesentiment perce malgré lui, et se manifeste jusque dans sesmoindres actions. L’enfant qui se voit négligé s’en est bientôtaperçu : l’amour est si clairvoyant ! Il se méfie alorsdes caresses de son père, il sent qu’il n’a plus la même place dansson cœur ; et c’est au milieu des angoisses qu’il éprouve quedoit se former son caractère, ce caractère qui aura tantd’influence sur toute sa vie, et qui le suivra jusqu’autombeau.

Avec la disposition d’esprit de FrancisDenbigh, les conséquences étaient doublement funestes. Doué d’uneextrême sensibilité, il eût fallu lui témoigner de la douceur, del’affection ; il ne trouvait partout que froideur etqu’indifférence. George seul faisait exception ; il aimait sonfrère, lui, mais encore, plein d’enjouement et de gaieté, avait-ilpeine à supporter sa mélancolie et son abattement continuel.

Francis se trouvait seul au milieu de la fouledes étudiants, et son unique plaisir était de faire des vers et deles chanter. Il avait cette voix douce et suave qui étaitparticulière à sa famille, comme nous avons déjà eu plus d’une foisoccasion de le remarquer. Lorsque le soir, assis à sa fenêtre, ilse mettait à chanter les vers qu’il avait composés le matin, lafoule se rassemblait souvent pour écouter des accents aussimélodieux que mélancoliques. Ses essais poétiques portaientl’empreinte de son caractère ; ils avaient quelque chose detriste, de vague et en même temps de religieux.

George se plaisait à se mêler aux auditeurscharmés qui se rassemblaient sous les fenêtres de son frère, etlorsqu’il entendait sa voix douce et plaintive, son cœur ému volaitvers celui du pauvre Francis. Mais George était trop jeune, tropléger, pour deviner le sentiment qui blessait ce cœur trop tendre,ou pour chercher à le vaincre. C’eût été le devoir de ses parents,mais le monde et les occupations que lui donnait son gradeprenaient tout le temps du père ; tandis que la mode, ladissipation et les parties de plaisir, venaient distraire la mèrede toute idée sérieuse. Lorsqu’ils pensaient à leurs enfants, ilsécartaient bientôt le souvenir pénible de Francis, pour nes’occuper que de leur favori.

George Denbigh avait un cœur franc etouvert ; il était généreux jusqu’à la prodigalité et confiantjusqu’à l’imprudence ; on peut juger d’après ce portrait que,malgré l’argent qu’il obtenait sans cesse de la faiblesse de samère, il manquait souvent des moyens d’exercer sa libéralité. Lafortune du général, quoique belle, suffisait à peine à sesdépenses ; il devait être duc un jour, et il ne voulait pasque son état de maison déshonorât sa dignité future : enconséquence, il avait résolu d’habituer ses fils à une économiebien entendue, et ils recevaient une pension fixe et égale.

Le vieux duc avait offert de faire élever sonhéritier sous ses yeux ; mais lady Margaret avait trouvé, pourrefuser, un prétexte ingénieux dont le monde avait fait honneur àson amour maternel, quoique, s’il eût été question de George,toutes ses objections eussent cédé au désir d’assurer la fortune dece fils chéri, et de satisfaire son goût pour la dépense. De telsexemples ne sont pas rares : lorsque des parents prévenus ontdécidé qu’un de leurs enfants manque d’esprit ou de jugement, ilsne peuvent souffrir qu’un tiers impartial vienne s’entremettreentre eux et l’innocent objet de leur censure, de crainte qu’un œilclairvoyant ne découvre leur erreur ou leur injustice.

La profusion imprudente de George le laissaitsouvent sans argent. Un jour qu’il venait de voir disparaître sadernière guinée, il fut entraîné à une table de jeu par un de sescamarades qui connaissait sa confiance et qui avait résolu d’enprofiter. En peu de temps il perdit quarante guinées sur parole.Comment sortir d’un tel embarras ? deux mois devaient encores’écouler avant qu’il reçût le premier quartier de sa pension.Souvent il avait obtenu de sa mère de petites sommes, soit pourajouter quelque chose à sa toilette, soit pour satisfaire quelqueautre fantaisie ; mais quarante guinées ! où lestrouver ? Sa fierté et sa franchise naturelle s’opposaientégalement à ce qu’il cachât la manière dont il les avait perdues,s’il avait recours à ses parents. Sa situation était affreuse, saconscience lui faisait de continuels reproches, et il en craignaitencore de plus amers et d’aussi mérités. Combien de fois n’avait-ilpas été témoin de la violente colère où sa mère se mettait contreFrancis, pour des fautes que George trouvait bien légères ! etque n’avait-il pas à craindre s’il risquait un pareilaveu !

Ne sachant à quoi se résoudre, George entradans la chambre de son frère, et, se jetant sur une chaise, ilcacha sa figure dans ses mains, et resta plongé dans ses tristesrêveries.

– George ! lui dit son frère avecdouceur, qui peut vous affliger ? Ne puis-je vousconsoler ?

– Oh ! non…, non, Francis, cela esttout à fait hors de votre pouvoir.

– Peut-être vous trompez-vous, cherfrère ; ayez un peu de confiance en moi, reprit Francis encherchant à prendre une de ses mains dans les siennes.

– Non…, cela est impossible…, dit George.Et, s’élançant de sa chaise avec un mouvement de désespoir, ils’écria :

– Et je vis ! et je puismourir !

– Mourir ! s’écria Francis enreculant d’horreur ; que voulez-vous dire par un tellangage ? Ah ! George, ne suis-je plus votre frère, votrefrère et votre meilleur ami ?

Le pauvre Francis pensait que si Georgen’était plus son ami, le monde entier ne renfermerait plus un cœurqui battit à l’unisson du sien. Ses joues se couvrirent d’unepâleur mortelle, et des larmes d’angoisse sortirent de sesyeux.

George ne put résister à un appel aussitouchant ; il se jeta dans les bras de son frère, et luiconfia l’embarras où il se trouvait. Non seulement il fallait qu’iltrouvât de suite les quarante guinées qu’il devait à son dangereuxcompagnon, mais il ne lui restait rien pour vivre jusqu’à ce qu’ileût reçu le prochain quartier de sa pension.

Francis réfléchit un moment ; enfin ildemanda à son frère :

– Combien vous faudrait-il pour attendrece terme ?

– Oh ! il me faudrait au moinsquarante guinées encore, ou autant vaudrait ne pas vivre du tout. –George était habitué à n’estimer de la vie que ses plaisirs.

Après quelques moments d’hésitation, Francisse tourna vers lui, et lui dit :

– Mais dans les circonstances présentesne pourriez-vous vous contenter de moins ?

– De moins… ! c’est impossible,s’écria George avec véhémence : à peine cela me suffirait-il.Si lady Margaret ne nous envoyait de temps en temps quelquesguinées, nous serions souvent fort embarrassés. Ne trouvez-vouspas, Francis, que ces attentions maternelles arrivent toujours fortà propos ?

– Je le crois, répondit son frère d’unair embarrassé et en soupirant.

– Vous le croyez ! s’écria Georgeenvoyant le trouble de Francis. Ne recevez-vous pas comme moi despreuves réitérées de la tendresse de notre mère ?

Francis ne répondit rien, mais sa pâleur etson silence instruisirent George de la vérité.

– Cher frère, s’écria-t-il, à l’avenir jene recevrai pas un schelling que vous ne le partagiez avecmoi ; je l’exige de votre amitié.

– Eh bien ! reprit Francis avec untriste sourire, j’y consens, c’est un marché conclut, et je vaisfaire pour vous ce qu’à l’avenir vous ferez pour moi.

Sans attendre la réponse de son frère, Franciscourut dans la chambre voisine, et en revint avec la somme dontGeorge avait besoin. Celui-ci refusa d’abord de la prendre, maisFrancis l’exigea : c’était le fruit de ses épargnes, et il luirestait assez d’argent pour contenter la simplicité de ses goûtsjusqu’au terme prochain.

– D’ailleurs, cher frère, vous oubliezque maintenant nos intérêts sont communs, et qu’en définitive c’estmoi qui gagnerai à cet arrangement. Les vives instances de sonfrère et la nécessité forcèrent George à céder, et il quittaFrancis pénétré de reconnaissance. Plusieurs semaines se passèrentsans qu’ils fissent la moindre allusion à ce sujet désagréable, quieut au moins le résultat heureux de rendre George un peu plusprudent, et de le ramener à des études que le goût des plaisirs luifaisait négliger.

Les deux frères reprirent avec plus d’ardeurque jamais leurs occupations ordinaires, et George acquit avec laplus heureuse facilité ces talents superficiels auxquels on attachetant de prix dans le monde. Il devenait de jour en jour plusaimable et plus séduisant. Le pauvre Francis faisait tous sesefforts pour l’imiter ; mais il semblait au contraires’éloigner toujours davantage du but qu’il voulait atteindre.

Le général Denbigh avait conservé uneapparence d’impartialité dans l’éducation de ses fils ; il lesavait mis au même collège, il leur faisait la même pension :était-ce sa faute s’ils ne faisaient pas les mêmesprogrès ?

Le duc, sortant quelquefois de sa léthargie,faisait au père de vives remontrances. Il ne concevait pas que sonfutur héritier se laissât ainsi surpasser par son jeune frère, etil accusait ses parents de ne pas donner le moindre soin à sonéducation. Le général lui exposait alors superficiellement lesystème qu’il s’était tracé : ses deux fils lui coûtaient lemême argent, et si Francis ne profitait pas des leçons qui leurétaient données à tous deux, il ne fallait en accuser que son peud’intelligence et son esprit borné.

Non, ce n’était pas son intelligence, c’étaitl’aveugle partialité de ses parents qu’il fallait en accuser :autrement cette âme noble et généreuse se serait développée ;elle était susceptible des plus heureuses inspirations ; maisla froideur, l’indifférence de tout ce qui l’entourait l’avaitcomme glacée, et elle faisait de vains efforts pour sortir de lasphère étroite dans laquelle elle se trouvait circonscrite.Oh ! si Francis eût obtenu les mêmes encouragements que sonfrère, s’il eût été aimé comme lui, quel essor il aurait pris en uninstant ! comme ses facultés engourdies se seraient réveilléestout à coup ! Il ne fallait qu’une étincelle pour allumer lefeu divin qui couvait secrètement dans son cœur ; mais,hélas ! tout semblait au contraire conspirer pourl’étouffer.

L’époque approchait où George s’attendait àrecevoir quelque présent de sa mère ; son espoir ne fut pastrompé, et, le cœur rempli de joie, il courut à la chambre deFrancis, résolu de lui faire accepter de gré ou de force les vingtguinées qui venaient de lui être envoyées.

En ouvrant précipitamment la porte, il vit queson frère s’efforçait de cacher quelque chose derrière ses livres.C’était l’heure du déjeuner, et George avait le projet desurprendre son frère en venant partager avec lui son modeste repas.Ils dînaient tous les jours ensemble, mais ils avaient coutume dedéjeuner chacun dans leur chambre. George regarda autour de lui, ilne vit pas de couvert mis ni de table préparée.

Il commença à soupçonner la vérité ; ilécarta les livres… ; un morceau de pain et un verre d’eaufrappèrent ses yeux. Il ne pouvait plus lui rester aucun doute.

– Francis ! mon frère ! voilàdonc où vous a réduit ma folle extravagance ! s’écria-t-il enéprouvant une émotion telle qu’il n’en avait jamais ressenti.Francis voulut chercher quelque défaite ; mais l’amour qu’ilavait toujours eu pour la vérité lui enchaîna la langue, et,penchant la tête sur l’épaule de George, il lui dit avecaffection :

– Ce n’est rien, mon frère, auprès de ceque je voudrais faire pour vous.

George éprouva le remords le plus cuisant, et,trop généreux pour cacher plus longtemps sa faute, il écrivit àlady Margaret le récit détaillé de toute cette aventure.

Pendant quelques jours Francis fut un nouvelêtre. Il avait agi noblement ; sa conscience approuvait saconduite ; il sentait qu’il pouvait se rendre utile aussi bienque son frère, qui, dès ce moment, s’attacha davantage à lui, etsut mieux apprécier son caractère.

Les regards de Francis pouvaient alorsrencontrer ceux de George avec assurance ; ils y trouvaientl’expression d’une amitié fraternelle. Sa mélancolie se dissipa enpartie, et parfois un sourire venait embellir ses lèvres.

La réponse de lady Margaret à George arrêtatout à coup cet heureux essor, et l’âme de Francis se replia surelle-même avec encore plus d’humilité qu’auparavant.

« Je suis surprise, mon fils, que vousayez pu, sans égard pour la famille à laquelle vous appartenez,vous oublier au point de fréquenter ces maisons de jeu qu’on nedevrait pas souffrir dans le voisinage des universités. Lorsquevous serez dans le monde, que vous preniez part quelquefois à unjeu modéré, j’y consens ; c’est un amusement que votre père etmoi nous nous permettons nous-mêmes sans scrupule, mais jamais enmauvaise compagnie. Les gens que vous hantez sont du plus basétage ; c’est, mon fils, permettez-moi de vous le dire, lerebut de la société. Qu’en résulte-t-il ? c’est que vous êtesleur dupe, que vous le serez toujours, tant que vous ne choisirezpas des compagnons plus dignes de vous et du nom illustre que vousportez.

« Quant à Francis, je ne puis m’empêcherde blâmer sous tous les rapports ce qu’il a fait. Il aurait dû, luiqui est votre aîné d’un an, vous empêcher de former de pareillesliaisons ; il aurait dû surtout m’apprendre sur-le-champ laperte que vous aviez faite, au lieu de blesser votre orgueil envous exposant à l’humiliation de recevoir de l’argent d’un frèrequi est presque de votre âge, et de compromettre sa santé envivant, comme vous me l’écrivez, de pain et d’eau pendant plus d’unmois. Dites-lui que le général et moi nous sommes trèsmécontents ; nous ne saurions approuver une semblableconduite, et nous finirons par vous séparer, puisque vous êtes deconnivence pour faire des folies ».

George, dans un mouvement d’indignation, portala lettre à son frère, et les réflexions qu’elle suggéra à Francisfurent terribles.

Dans le premier moment il voulut se tuer, afind’écarter ainsi l’obstacle que son existence apportait àl’avancement de son frère plus favorisé ; et, sans les preuvesmultipliées d’attachement que George lui donna, peut-être aurait-ileu recours, en dernier ressort, à l’expédient que lui suggérait ledésespoir.

Au sortir de l’université les deux jeunes gensse séparèrent l’un partit pour l’armée, l’autre alla habiter lechâteau de son oncle. George obtint un brevet de capitaine, etc’était l’officier le plus franc, le plus gai, le plus aimable deson régiment. Francis arpentait du matin au soir les vastesdomaines dont il devait hériter un jour. Plus misanthrope quejamais, il se haïssait lui-même, et sa présence seule pesait à tousceux qui l’entouraient.

Voilà pourtant où l’avait réduit cettepartialité injuste dont les funestes conséquences se font sentirplus ou moins vite, et ne manquent jamais de causer aux parentsd’amers, mais de trop tardifs regrets.

Chapitre 44

 

Jeveux que mes enfants soient marins comme moi.

DIBDIN.

Ce n’était qu’avec beaucoup de peine, et aprèss’être récrié plus d’une fois, que l’amiral avait consenti àadopter le plan que son ami lui avait proposé pour amenernaturellement et sans secousse le mariage de George et d’Isabelle.Il lui promit de le laisser louvoyer tant qu’il le voudrait,puisqu’il ne voulait pas tenter tout d’un coup l’abordage, et legénéral commença aussitôt ses opérations.

Sir Frédéric Denbigh était de la même écoleque la douairière, lady Chatterton ; il aimait assez à dirigerune intrigue ; mais il connaissait mieux le cœur humain.

En officier prudent, il avait soin que toutesses attaques fussent masquées ; aussi le succès couronnait-ilpresque toujours ses entreprises.

Les jeunes gens se rencontrèrent dans le mondecomme par hasard ; Isabelle était douce, modeste etsensible ; George était plein d’ardeur et de vivacité ;et l’on pense bien qu’il ne put la voir longtemps impunément. Enmoins de deux mois il crut être éperdument amoureux d’Isabelle, eten effet il avait quelque raison de le croire.

Le général, qui suivait d’un œil attentif tousles mouvements de son fils, avait soin de temps en tempsd’alimenter sa flamme, en lui parlant de projets de mariage, devues qu’il avait sur lui, des partis brillants qui se présentaient.George, menacé dans ses amours, vit que bientôt sa constance auraitplus d’un assaut à soutenir ; il sentit redoubler sa passionpour Isabelle, et il s’arma d’avance de courage pour refuserobstinément toutes les offres qui lui seraient faites, et résisteraux persécutions de son père.

L’amiral compromit plus d’une fois le succèsde l’entreprise en prodiguant les encouragements au jeune homme.Heureusement celui-ci ne voyait dans ces espèces d’avances quel’effusion d’un bon cœur qui aimait en lui le fils de son vieilami.

Sir Frédéric, après avoir sondé avec soin leterrain, et s’être convaincu que son fils s’était laissé prendre aupiège qu’il lui avait tendu, crut qu’il était temps de faire feu del’une de ses batteries couvertes, pensant avec raison qu’il enrésulterait un engagement général. Un jour qu’ils se trouvaientseuls après le dîner, le nom de miss Howell vint à être prononcépar hasard ; le général en profita pour dire àGeorge :

– À propos, mon garçon, l’amiral trouvesingulier que vous soyez toujours avec sa fille ; il m’en adit deux mots hier. Faites-y attention, George ; l’amiral estmon ami, et il faut prendre garde de le mécontenter.

– Je ne vois pas ce qu’il a tant àcraindre, s’écria George en rougissant d’orgueil et de dépit. Il mesemble que je ne suis pas un parti si méprisable pour la fille desir Peter Howell.

– Oh ! sans doute, mon enfant ;il n’est pas de famille plus ancienne que la nôtre dans le royaume,et il n’en est pas en même temps de plus noble ; mais l’amirala des idées singulières, et peut-être a-t-il des vues sur quelqueofficier de marine pour son gendre. De la prudence, c’est tout ceque je vous demande.

Et le général, content de l’effet qu’il avaitproduit, se leva d’un air d’indifférence, et alla rejoindre ladyMargaret dans le salon.

George resta quelques minutes à réfléchir à lademande singulière de son père, et aux alarmes plus surprenantesencore de l’amiral ; puis, se levant tout à coup, il prit sonépée et son chapeau, et en moins de dix minutes il était à la portede sir Howell, dans Grosvenor-Square.

En montant l’escalier, il rencontra l’amiralqui allait sortir. Il n’entendait rien, lui, à toute la finesse dugénéral, et charmé de voir George sur le champ de bataille, il luimontra du doigt d’un air d’intelligence la porte de la chambre oùétait Isabelle, et il dit avec enjouement en lui frappant surl’épaule :

– Elle est là, mon garçon ;crois-moi, ne fais pas plusieurs bordées, va droit à l’abordage, etdu diable si elle n’est pas obligée d’amener. Point de timidité,George ; les femmes n’aiment point cela. Un cœur, mon garçon,se prend comme un vaisseau. Jetez le grapin, attaquez vivement, nelaissez pas le temps de se reconnaître, et la victoire est àvous.

George aurait eu de la peine à concilier cediscours avec celui que lui avait tenu son père, s’il avait eu letemps de faire des réflexions ; mais l’amiral lui ouvritlui-même la porte, et, le poussant dans l’appartement, il lareferma sur lui pour lui laisser le champ libre, en luirecommandant de nouveau de commencer sur-le-champ l’attaque.

L’amiral, que toutes les tergiversations deson ami impatientaient, avait cru avancer les affaires et préparerles voies à George en faisant son éloge à Isabelle en plusieursoccasions. Il pensait qu’après tout il valait autant qu’elle fûtdisposée à l’aimer, puisque de toute manière il devait être sonépoux ; et depuis quelque temps il lui tenait souvent desdiscours tels que ceux-ci :

– C’est un joli garçon que ce GeorgeDenbigh, n’est-ce pas, Isabelle ? Et puis il est brave. Sonpère est rempli de courage, et je sais que le fils chasse de race.Ce sera là un bon mari ! Il est plein d’attachement pour sonroi et pour son pays. Ce n’est pas un de ces novateurs quivoudraient tout bouleverser ; il a de la religion, autant dumoins que vous pouvez vous attendre à en trouver dans un capitainedes gardes. Ce n’est pas un méthodiste, j’en suis certain. Queldommage qu’on n’en ait pas fait un marin ! Ne pensez-vous pascomme moi, mon enfant ? Mais, bah ! tout n’est pasdésespéré pour cela ; il peut encore lui prendre fantaisie dejeter les yeux sur vous quelque jour.

Isabelle, à qui ses craintes faisaient devinerle but de ces éloges réitérés du capitaine Denbigh, les écoutait ensilence ; elle se livrait à des réflexions qui souvent étaientaccompagnées de bien des larmes.

George s’approcha du sopha sur lequel elleétait assise ; elle avait les yeux rouges et enflés. Il luiprit doucement la main, et lui dit d’une voix émue :

– D’où peut provenir la tristesse de missHowell ? Si les consolations de la plus tendre amitié, si unevoix consacrée à son service peuvent apporter quelque adoucissementà la douleur, elle n’a qu’à ordonner ; avec quelle ardeur nem’empresserai-je pas de lui obéir !

– Il faut peu de chose pour nousaffliger, faibles créatures que nous sommes, répondit Isabelle ens’efforçant de sourire ; heureusement il ne faut pas non plusde grands efforts pour nous consoler.

George la regardait fixement pendant qu’elleparlait, et son air d’abattement démentait ses paroles. Jamais ellene lui avait paru si intéressante ; il se rappelait lesexhortations de son père. Entraîné en même temps par sessentiments, il lui fit, avec autant de franchise que l’éloquence,l’aveu de son amour, et la pria d’accepter son cœur et sa main.

Isabelle l’écouta dans un morne silence. Elleavait pour lui beaucoup d’estime, et elle craignait l’ascendantqu’il paraissait avoir sur l’esprit de son père. Que fairenéanmoins ? fallait-il renoncer aux plus chères espérances deson cœur, et voir s’évanouir sans retour les rêves de bonheur dontelle aimait à se bercer ? Non, c’était un effort dont elle nese sentait pas capable. Denbigh était généreux, sensible ;elle résolut de s’abandonner à sa générosité.

Pendant le dernier voyage de son père,Isabelle avait fait la connaissance d’un jeune ecclésiastique, filscadet d’un baronnet, à présent le docteur Yves. Ils avaient pris del’attachement l’un pour l’autre, et lady Hawker, chez qui Isabelleétait restée depuis la mort de sa mère, sachant que son frère netenait nullement à l’argent, ne vit pas de raison pour s’opposer àcette passion naissante qui s’était formée sous ses yeux.

Lorsque l’amiral fut de retour, Yves avaitdemandé la main d’Isabelle, comme nous l’avons déjà dit, et quoiquela tante se fût prononcée très fortement en sa faveur, il avait étérejeté. Yves avait eu la délicatesse de ne point faire entendrequ’Isabelle le payait du plus tendre retour, de sorte que l’amiral,en l’éconduisant, avait cru tenir simplement la promesse qu’ilavait faite au général, sans compromettre en aucune manière lebonheur de sa fille. Mais les sentiments qui l’avaient porté à sedéclarer continuèrent à régner dans toute leur force dans l’âme desdeux amants ; et c’est ce dont Isabelle, après bien del’hésitation et en rougissant plus d’une fois, se décida àinstruire George. Elle lui peignit franchement l’état de son cœur,implora sa compassion, et lui donna à entendre qu’il était le seulobstacle à son bonheur.

On suppose aisément qu’un pareil aveu surpritGeorge autant qu’il l’affligea. C’était une mortification péniblepour son amour propre, et il lui fallut un instant lutter contrelui-même. Mais sa générosité l’emporta, et il assura Isabellequ’elle n’avait rien à craindre à l’avenir de ses importunités. Lapauvre fille l’accabla de remerciements ; mais il se hâta dese soustraire aux témoignages de sa reconnaissance, car il sentitque, s’il restait un moment de plus, il pourrait se repentir de songénéreux dévouement, et peut-être rétracter sa parole.

Miss Howell lui avait fait entendre, dans lecours de son récit, que leurs parents étaient de meilleureintelligence que le malin général ne l’avait laissé croire à sonfils, et George résolut d’éclaircir tout d’un coup ce mystère.

Au souper, il dit d’un ton d’indifférence que,docile aux ordres de son père, il avait été prendre congé de missHowell, puisque ses visites semblaient donner de l’ombrage àl’amiral.

– Au surplus, ajouta-t-il en étendant lesbras pour se donner un air plus dégagé, je crois bien que je n’iraiplus dans cette maison.

– Et pourquoi cela, s’il vousplaît ? reprit sir Frédéric un peu alarmé du ton que prenaitson fils. Ce n’est pas là ce que je voulais dire. Ni l’amiral, nimoi, nous ne nous opposons à ce que vous alliez voir sa fille detemps en temps. Parbleu ! épousez-la même si vousvoulez ; nous y consentons de tout notre cœur, si vous pouvezvous convenir.

– Oui ; mais nous ne nous convenonspas, dit George en regardant le plafond.

– Comment, diable ! que voulez-vousdire ? reprit vivement son père.

– Je veux dire seulement qu’elle ne meplaît pas, dit le fils en vidant d’un trait un verre de vin quimanqua de l’étouffer.

– Elle ne vous plaît pas ! s’écriale général que cette déclaration inattendue avait jeté hors desgonds ; et pourrais-je prendre la liberté de vous demanderpourquoi miss Howell ne vous plaît pas, Monsieur ?

– Vous savez, mon père, que ce sont dessentiments qu’il est impossible d’expliquer, dit George avec unsang-froid désespérant.

– Eh bien, Monsieur ! s’écria sonpère avec une chaleur toujours croissante, permettez-moi de vousdire que je vous conseille de vous débarrasser de cessentiments-là, et le plus tôt sera le mieux, entendez-vous ?Ah ! miss Howell ne vous plait pas ! eh bien ! jeprétends, moi, qu’elle vous plaise ; je vous ordonne même del’aimer, Monsieur, et apprenez que j’ai promis à son père que celaserait.

– Si je vous ai bien compris ce matin, ilme semble pourtant que l’amiral désapprouvait hautement les visitesque je rendais à sa fille.

– Peu vous importe qu’il les approuve ounon, Monsieur ce ne sont pas vos affaires. Il est convenuqu’Isabelle sera votre femme, j’en ai donné ma parole, et si vousvoulez que je vous regarde encore comme mon fils, vous voudrezbien, Monsieur, ne pas m’y faire manquer.

George s’attendait bien à découvrir que sonpère avait eu quelques vues sur lui, mais non pas qu’il eût disposéde sa main d’une manière aussi formelle, sans même le consulter, etson ressentiment fut égal à la dissimulation qu’on avait montrée àson égard.

Importuner davantage Isabelle, c’eût étémanquer à sa promesse ; trahir sa confiance, c’eût été unelâcheté… Il sortit le lendemain de grand matin, et, sans rien direà son père, il alla trouver le duc de Derwent, son oncle ; illui témoigna le désir d’être employé à un service actif, mais illui fit entendre que la tendre sollicitude de lady Margaret nevoulait pas lui permettre d’en faire la demande. C’était la vérité,et George supplia son oncle de vouloir bien employer son créditpour lui faire obtenir ce qu’il désirait.

Les bourgs appartenant au duc de Derwentétaient représentés au parlement par des membres entièrementdévoués à l’administration. La recommandation d’un homme quienvoyait six membres à la chambre des communes, et qui siégeaitlui-même dans celle des pairs, devait être toute puissante. Enmoins de huit jours, George avait cessé d’être capitaine desgardes, et il avait été nommé lieutenant-colonel d’un régiment quiallait s’embarquer pour l’Amérique.

Sir Frédéric reconnut bientôt qu’il avait eutort de s’emporter ; il voulut revenir sur ses pas, et ilchercha, à force d’indulgence et de caresses, à regagner le terrainque son imprudence lui avait fait perdre. Mais quel fut soncourroux lorsque son fils lui annonça qu’il allait partir pourl’Amérique avec son nouveau régiment ! Il l’accabla desreproches les plus amers. Le fils chéri, qui n’était pas habitué às’entendre traiter de la sorte, répondit un peu vivement, laquerelle s’échauffa, et ils se séparèrent également mécontents l’unde l’autre. Les adieux de George avec sa mère furent plustendres ; et comme lady Margaret avait toujours penséqu’Isabelle n’était pas un parti qui convint au descendant deplusieurs ducs, elle lui pardonna presque son offense en faveur dumotif.

– Qu’est-ce que je vois là ! s’écriasir Peter Howell en parcourant les journaux pendant sondéjeuner ; le capitaine des gardes Denbigh vient d’être nommélieutenant-colonel d’un régiment d’infanterie, et il part demainpour aller rejoindre son régiment qui va s’embarquer pourl’Amérique !

– C’est un mensonge, Isabelle !c’est un infâme mensonge ! Ce n’est pas que je le blâmeraisd’aller servir son roi et son pays ; mais il ne voudrait pasvous jouer un pareil tour, Isabelle.

– Comment ? dit Isabelle qui avaitpeine à contenir son émotion en voyant que George avait sinoblement tenu sa parole, et qu’elle n’avait plus rien àcraindre : qu’ai-je de commun avec le départ deM. Denbigh ?

– Parbleu ! s’écria son père étonné,ne devez-vous pas être sa femme ? Tout n’est-il pas convenuentre vous… c’est-à-dire entre sir Frédéric et moi, ce qui revientau même, comme vous savez ?

Il fut interrompu dans ce moment par l’arrivéesoudaine du général, qui venait dans le double motif d’instruire lepremier son ami de la fatale nouvelle, et de chercher à faire sapaix avec lui. Isabelle se retira dès qu’elle le vit entrer.

– Tenez, Denbigh, lisez ! s’écrial’amiral qui, lui montrant du doigt le paragraphe, entrabrusquement en matière :

– Que dites-vous de cela ?

– Ce n’est que trop vrai, que trop vrai,mon cher ami, répondit le général en baissant tristement latête.

– Écoutez, sir Frédéric Denbigh, ditl’amiral avec fierté, ne m’avez-vous pas promis que Georgeépouserait ma fille ?

– Oui, sans doute, Peter, reprit son amiavec douceur ; et j’ai le regret de vous annoncer que, malgrémes prières et mes menaces, il a déserté la maison, et que je suisdécidé à ne le revoir jamais.

– Eh bien ! Denbigh, s’écrial’amiral, que cette déclaration adoucit un peu, n’avais-je pasraison de vous dire que vous autres gens de terre vous n’entendiezrien à la discipline ? Moi, Monsieur, si j’avais un fils, ilfaudrait bien qu’il prit l’épouse que je lui aurais choisit, fût-cemême les yeux bandés. Je voudrais voir que quelqu’un demandât lamain de ma fille, et qu’elle osât le refuser !

– Vous oubliez le rat d’église, comme ilvous a plu de l’appeler, dit le général que le ton de suffisance deson ami commençait à échauffer.

– Vous croyez plaisanter, Monsieur, maissachez que si je mettais dans ma tête de lui donner ma fille, elleobéirait à l’instant même.

– Ah ! mon cher ami, dit le généralqui cherchait à détourner la conversation, je crains bien qu’il nenous soit plus difficile à tous deux de diriger les affections denos enfants que nous ne l’avions pensé d’abord.

– Vous croyez ; général ? ditsir Peter avec un sourire ironique ; c’est ce que nous allonsvoir.

Il tira violemment le cordon de la sonnette,et dit au domestique de lui envoyer sa fille. Dès qu’elle parut,son père lui demanda d’un ton brusque où demeurait le jeuneM. Yves. C’était à deux pas, et l’amiral lui envoya dire qu’ille priait de passer chez lui sans perdre un instant.

– Nous verrons, nous verrons, mon vieilami, qui de nous deux sait le mieux maintenir la discipline, dit-ilà voix basse et en se frottant les mains. Et il arpenta la chambreà grands pas, attendant avec impatience le retour de sonmessager.

Le général regardait son ami d’un airstupéfait, comme pour s’assurer qu’il parlait sérieusement. Ilsavait bien qu’il était vif comme la poudre, que former unerésolution et l’exécuter, était pour lui l’affaire d’un instant, etque, par-dessus tout, il était d’une obstination sans égale. Maisil ne pouvait croire que sa frénésie, car c’en était une, allâtjusqu’à jeter sa fille à la tête du premier venu, parce qu’il luiprenait une boutade. Sir Frédéric ne réfléchissait pas quel’engagement qu’il avait pris lui-même n’était ni plus juste, niplus raisonnable, quoiqu’il eût agi avec plus de sang-froid et plusde réflexion ; circonstance qui aurait pu le faire paraîtreplus coupable aux yeux d’un juge impartial.

Isabelle, assise dans un coin, attendait toutetremblante le dénouement de cette scène singulière, et Yves parutau bout de quelques minutes, ni moins tremblant, ni moinsalarmé.

Dès qu’il entra, l’amiral alla droit à lui, etlui demanda brusquement s’il désirait encore épouser cette fille,en lui montrant du doigt Isabelle. La réponse ne se fit pasattendre, et l’amant transporté allait se répandre en protestationsde reconnaissance, lorsque sir Peter lui ordonna de se taire. Ilappela sa fille, qui s’approcha le front couvert d’une viverougeur ; il lui prit la main, la plaça dans celle de sonamant, et de l’air le plus solennel il leur donna sa bénédiction.Il leur dit d’aller renouveler connaissance dans une autre chambre,et se tournant vers son ami, il s’écria ravi du coup d’autoritéqu’il venait de faire :

– Voilà, Denbigh, voilà ce qui s’appellemontrer du caractère !

Le général avait assez de pénétration pourvoir que ce dénouement était du goût des deux jeunes gens, et quele père d’Isabelle n’avait fait que combler les vœux de sa fille.Charmé du reste de voir se terminer aussi bien une affaire qui luiavait donné quelque inquiétude, et qui avait manqué de le brouilleravec son ancien camarade, il le félicita gravement de sa bonnefortune, et se retira.

– Oui, oui, dit sir Peter en lui-même, ense promenant dans sa chambre, Denbigh est bien mortifié, quoi qu’ilen dise. Je lui ai fait voir comment il fallait agir. Ces gens-làne connaissent pas la discipline. Ah ! s’ils avaient été surmon bord !… C’est dommage pourtant que ce soit un prêtre…mais, bah ! après tout, un prêtre peut être un homme toutcomme un autre… Oui, mais quelques talents qu’il ait, tout ce qu’ila de mieux à espérer c’est de devenir évêque, et voilà tout…Qu’importe ? je pourrai faire des marins de tous mespetits-enfants ; et qui sait si l’un d’eux ne deviendra pasamiral ?

Et il courut retrouver sa fille, voyant déjàen perspective une demi-douzaine de petits amiraux qui sautillaientautour de lui.

Sir Peter ne survécut que dix-huit mois aumariage de sa fille ; mais ce temps lui suffit pour concevoirun tendre attachement pour son gendre. M. Yves sut amenerinsensiblement l’amiral, pendant sa longue maladie, à envisager lareligion sous un point de vue plus véritable qu’il n’avait été dansl’habitude de la regarder ; et le vieillard, après avoir bénises enfants, rendit le dernier soupir entre leurs bras, prêt àparaître avec confiance devant son juge.

Quelque temps avant sa mort, Isabelle, dont laconscience lui avait toujours reproché d’avoir usé de quelquesupercherie avec son père, et qui déplorait surtout que Georgerestât si longtemps exilé de son pays et de la maison paternelle,s’était jetée aux pieds de sir Peter et lui avait avoué franchementsa faute.

L’amiral l’écouta avec surprise, mais sanscolère ; sa manière de voir était sensiblement changée, et ilaimait trop son gendre pour se repentir de lui avoir donné safille. Mais il ne put s’empêcher de plaindre le pauvre George. Sonnoble dévouement le toucha, et il intercéda pour lui auprès de sonpère qui, soupirant après le retour de son fils, son unique espoir,était tout disposé à lui pardonner.

L’amiral légua au colonel Denbigh sespistolets favoris, en souvenir de son amitié ; mais il nevécut pas assez pour être témoin de sa réconciliation avec sonfils.

George, transporté sur un théâtre tout nouveaupour lui, eut bientôt oublié une passion qui était sans espoir, etque la présence d’Isabelle n’entretenait plus. Après deux ansd’absence, il revint en Angleterre, brillant de santé, plusaimable, plus sémillant que jamais, enfin ayant su mettre à profitses voyages, et ayant acquis de l’instruction et de l’expérience enparcourant le monde.

Chapitre 45

 

Vous me trouvez coquette : c’est que vous êtes jaloux ;vous vous défiez de vous-même, et vous redoutez un rival. En effet,je suis à celui qui saura me plaire : je dis que je n’aime pasla flatterie ; mais je ne dis pas qu’un flatteur adroit metrouve insensible.

RAMSAY

Pendant que ces événements se passaient autourde lui, Francis avait continué à habiter tristement la maison deson oncle. Le duc et son frère avaient trop d’indolence, trop deparesse d’esprit, pour percer le nuage que la mortification etl’amour-propre blessé avaient répandu autour du caractère véritablede leur neveu ; et s’ils le toléraient comme leur héritier,comme homme ils ne l’aimaient pas.

En perdant son frère, Francis perdit la seulepersonne qui sût l’entendre, et qui lui eût jamais témoigné quelqueamitié. Il se renferma plus que jamais en lui-même, se livrant àd’amères réflexions sur son isolement, au milieu de l’opulence etdes honneurs qui l’attendaient. Si l’on avait pour lui quelqueségards, il le devait à son rang ; et il avait assez depénétration pour s’en apercevoir. Ses visites à ses parents étaientdes visites de cérémonie, et ceux-ci n’étaient pas moins pressés dele voir partir, que lui-même ne l’était de retourner dans sasolitude.

L’affection s’éteint à la longue, même dans lecœur d’un jeune homme, lorsqu’elle n’est jamais payée deretour ; et si depuis trois ans la tendresse de Francis pourses parents n’était pas encore tout à fait anéantie, du moins il nelui en restait plus qu’une bien faible étincelle.

Il est vrai de dire, quelque affligeante quesoit cette vérité, que l’injustice et la dureté peuvent rompre lesliens les plus sacrés de la nature ; et ce qu’il y a de plusdéplorable, c’est qu’une fois ces liens détruits, lorsque nousavons brisé la chaîne que l’habitude et l’éducation avaient tendueautour de nous, il s’opère une réaction terrible dans nossentiments, et il est rare que de l’amour nous ne passions pas à lahaine. C’est un des devoirs les plus sacrés des parents que de semettre en garde contre des conséquences aussi terribles ; etquel meilleur moyen de les prévenir que d’apprendre de bonne heureà ses enfants à aimer Dieu, et par suite à étendre cet amour surtoute la grande famille ?

Sir Frédéric et lady Margaret allaientrégulièrement à l’église ; ils assistaient aux offices avecbeaucoup de décence ; enfin ils avaient tous les dehors de lareligion sans avoir au fond aucun sentiment de piété.

De pareilles semences ne pouvaient produire debons fruits. Francis avait pourtant quelques principesreligieux ; mais sa dévotion portait l’empreinte de soncaractère : elle était sombre, lugubre et superstitieuse. Laprière n’apportait aucun soulagement à ses maux ; s’il priait,c’était dans l’espoir de sortir plus tôt de cette vie de misère.S’il rendait grâce à son Créateur, c’était avec une amertume quisemblait insulter le trône devant lequel il se prosternait. Ceportrait est révoltant, je le sais ; pourquoi faut-il qu’ilait existé et qu’il existe des hommes à qui il convient ?Est-il en effet quelque monstruosité dont la faiblesse humaine nesoit capable, lorsqu’elle n’est pas soutenue par le secoursdivin ?

Vers l’époque où George devait revenird’Amérique, Francis reçut une lettre d’un de ses oncles maternelsqui l’invitait à venir passer quelque temps dans son château ;le duc de Derwent parut désirer qu’il acceptât, et Francis partitaussitôt pour la terre de son oncle.

Il y trouva une compagnie nombreuse, etcomposée en grande partie de dames. Pour celles qui n’étaient pasmariées, l’arrivée du noble héritier de la famille de Derwent étaitun événement d’une haute importance. Mais quand elles eurent vu sonair triste et maussade, son maintien gauche et embarrassé, elleslaissèrent ce singulier personnage bouder seul dans un coin, et aubout de deux jours les plus intrépides même retournèrent à leurspremiers adorateurs, à l’exception pourtant de l’une d’entreelles ; et certes ce n’était ni la moins jolie, ni la moinsfavorisée sous les rapports de la naissance et de la fortune.

Marianne Lumley était la fille unique du feuduc d’Annerdale, qui était mort sans laisser d’héritier de son nom.Mais le comté de Pendennyss, et les nombreuses baronnies qui endépendaient étaient des fiefs qui étaient passés avec ses autresdomaines à sa fille, comme unique héritière de la famille.Jouissant des prérogatives de la pairie, d’un revenu qu’avec laprofusion la plus grande il eût été impossible de dépenser, lajolie comtesse de Pendennyss ne devait pas manquer d’adorateurs, etil y avait à peine à Londres un jeune seigneur qui ne se fût missur les rangs pour obtenir sa main.

Enivrée par l’encens de la flatterie, elleétait devenue fière, hautaine et dédaigneuse ; mais elle étaitjolie, et personne ne connaissait mieux l’art de plaire, ne savaitemployer plus à propos ces moyens de séduction que les femmespossèdent si bien, lorsqu’un caprice ou son intérêt la portait às’en servir.

L’oncle de Francis était son tuteur, et,d’après ses conseils, elle avait rejeté jusqu’alors tous les partisqui s’étaient présentés. Elle aspirait à la couronne ducale ;et malheureusement pour Francis Denbigh, il se trouvait alors leseul d’un âge convenable dans tout le royaume qui pût l’élever aurang qu’elle ambitionnait. C’était elle qui avait su engagerindirectement son oncle à lui écrire, et elle l’attendait avecimpatience.

Marianne resta stupéfaite, comme toutes sescompagnes, à la vue de la victime qu’elle voulait charger defers ; et pendant un jour ou deux, elle l’abandonna ainsi queles autres à ses tristes rêveries.

Mais l’ambition était l’âme de son existence,et le seul rival de l’ambition, l’amour, était étranger à son cœur.Après un léger combat qu’elle eut à soutenir intérieurement, ellevainquit sa répugnance ; et la pensée qu’en réunissant leurstitres et leurs fortunes ils formeraient l’une des maisons les plusriches et les plus puissantes du royaume, fut bientôt la seule quil’occupa.

On s’étonnera sans doute qu’une femme de sonrang et de sa beauté pût se décider à faire aussi jeune lesacrifice de ses inclinations ; mais lorsque notre esprit n’apas reçu une direction salutaire, et qu’une main prévoyante n’a paseu soin d’y jeter des semences de vertu et de piété, le cœur,abandonné à lui-même, manque rarement de se créer une idole qu’ilpuisse adorer ; et dans la comtesse de Pendennyss, cette idolec’était l’orgueil.

Les autres dames, étonnées des manières deFrancis, n’avaient pas d’abord daigné s’occuper de lui ;bientôt elles trouvèrent plus plaisant de s’en amuser, et, piquéesde l’indifférence qu’il montrait pour elles, ce qu’ellesattribuaient faussement à une suffisance incroyable, elles netardèrent pas à donner un libre cours à leur joyeuse humeur.

– Eh bien ! monsieur Denbigh,s’écria l’une d’elles qui se faisait le plus remarquer par sonenjouement et par ses saillies, un jour que Francis, assis àl’écart et les yeux fixés à terre, semblait étranger à tout ce quise passait autour de lui, quand vous proposez-vous de gratifier lemonde de vos brillantes idées sous la forme d’un livre ?

– Oh ! bientôt sans doute, dit uneautre ; et je m’attends que ce seront des homélies, oupeut-être un nouveau volume sur les Devoirs del’homme.

– Ou plutôt encore, reprit une troisièmeavec une sanglante ironie, un nouveau chant ajouté à la Bouclede cheveux enlevée. Monsieur a des idées si brillantes, siremplies d’images !

– Et si ce recueillement, dit unequatrième de la voix la plus douce et la plus tendre que Franciseût jamais entendue, n’était que l’effet d’un sentiment de pitié oude compassion pour ces esprits inférieurs qui ne peuvent comprendreles réflexions qu’un esprit juste et posé lui suggère, ni s’éleverà la hauteur de ses idées ?

Peut-être était-ce encore de l’ironie, etFrancis en eut un instant l’idée ; cependant ce son de voixétait si doux, si enchanteur, que, tremblant d’émotion, ils’aventura à lever la tête, et il rencontra les regards de Marianneattachés sur lui avec une expression qui pénétra jusqu’au fond deson cœur.

Ces paroles retentissaient toujours à sonoreille ; il y pensait, il les commentait à chaqueinstant ; sans le regard qui les avait accompagnées, il auraitcru, comme les autres, que c’était le trait le plus sanglant qu’onlui eût lancé. Mais ce regard… ces yeux… cette voix ; quelleinterprétation délicieuse ne leur donnaient-ils pas !

Francis ne resta pas longtemps dansl’angoisse. Le lendemain matin on fit des projets de promenade donttout le monde devait être, excepté lui. Il était trop réservé outrop fier pour se mettre d’une partie à laquelle personne nel’avait invité, sans même qu’on lui eût fait entendre que saprésence serait agréable.

Plusieurs jeunes seigneurs se disputaientl’honneur de conduire la comtesse dans son charmant phaéton. Tousprétendaient avoir des droits à cette faveur insigne, et ils lesfaisaient valoir avec une chaleur égale à l’importance qu’ilsattachaient à obtenir une préférence aussi éclatante. L’unrappelait depuis quel temps il aspirait à cet honneur, l’autre seprévalait d’une ancienne promesse ; tous enfin avaient destitres qui leur semblaient incontestables. Marianne écouta lesdivers candidats avec l’air d’insouciance et de légèreté qui luiétait naturel, et elle mit fin à la dispute en disant :

– Puisque j’ai fait tant de promesses,Messieurs, pour n’offenser personne, j’aurai recours à lacomplaisance de M. Denbigh qui a aussi des droits que lamodestie seule l’empêche de faire valoir. C’est donc à vous,dit-elle à Francis en lui présentant le fouet qu’elle devaitremettre au vainqueur, c’est donc à vous que j’adjuge le prix, sitoutefois vous voulez bien l’accepter.

Ces paroles furent accompagnées de l’un de sessourires les plus gracieux, et Francis prit le fouet avec uneémotion qu’il lui fut difficile de maîtriser.

Ses rivaux furent charmés de voir se terminerainsi le débat ; il leur semblait trop peu dangereux pour leurinspirer quelque crainte ; et les compagnes de Marianne eurentpeine à ne pas rire aux éclats du choix singulier qu’elle avaitfait.

Il y avait quelque chose de si séduisant dansles manières de lady Pendennyss ; elle écoutait avec tantd’attention le peu de mots qu’il lui adressait ; elle semblaitsi empressée d’avoir son opinion sur tous les points, que le pauvreFrancis était plongé dans une sorte d’extase ; et le douxpoison de la flatterie, qu’il savourait pour la première fois, seglissait insensiblement dans son cœur, et y produisait son effetordinaire.

La glace une fois rompue, Marianne continua àlui montrer des égards, des prévenances ; Francis étaitenchanté. Il fallait si peu de chose pour faire impression sur uneâme qui ne s’était jamais ouverte au sentiment du plaisir !Marianne avait fait la conquête du jeune homme, presque aussitôtqu’elle avait songé à l’entreprendre.

Francis sentit commencer une nouvelleexistence, et son esprit se développait de jour en jour presque àson insu. Il acquit de la confiance ; le cercle si étroit deses jouissances s’agrandissait, et il lui semblait qu’il n’étaitplus étranger au milieu du monde depuis que Marianne daignait faireattention à lui.

Quelques incidents de peu d’importance, que lacomtesse sut ménager avec beaucoup d’adresse, l’amenèrent à laconclusion hardie qu’il ne lui était pas indifférent ; etFrancis répondit aux avances de Marianne avec une ardeur qui allaitpresque jusqu’à l’adoration. Les semaines s’écoulèrent, et il nesongeait pas à partir. Il lui était impossible de se séparer decelle qui lui avait fait aimer la vie, et il tremblait cependant derisquer un aveu qui pouvait détruire en un moment ses rêves debonheur, et l’exposer au ridicule.

La comtesse devenait de jour en jour plusaffable ; et elle avait su lui donner indirectement desespérances si positives, que Francis se croyait sûr du succès,lorsque George, de retour d’Amérique, après avoir été rendre sesdevoirs à son père et sceller avec lui sa réconciliation, accourutpour presser contre son cœur un frère qu’il aimait tendrement.

Francis fut ravi de voir George, et George futaussi charmé que surpris de l’heureux changement qui s’était opéréen lui.

Cependant Francis était bien loin de luiressembler. Le colonel Denbigh, pétillant d’esprit, doué desmanières les plus gracieuses, était alors l’un des hommes les plusséduisants de l’Angleterre.

Marianne le vit, et pour la première fois ellesentit naître dans son cœur un sentiment qu’elle n’avait jamaisconnu. Jusqu’alors elle avait badiné avec l’amour, elle s’étaitmoquée des soupirs étouffés de ses adorateurs ; mais lacomtesse était forcée à son tour de reconnaître sa puissance, etelle se sentit subjuguée en dépit d’elle. L’amour et l’ambition selivraient un combat cruel dans son cœur. George ne tarda paslui-même à brûler des mêmes feux, et les deux frères devinrentrivaux sans le savoir.

Si George avait soupçonné l’amour de sonfrère, trop généreux pour soutenir une lutte qui n’était pas égale,il aurait sans doute renoncé dès le principe à une rivalité tropfacile. Si de son côté Francis eût su lire dans le cœur de George,il se fût éloigné à l’instant même ; il était accoutumé depuistrop longtemps à le regarder comme au-dessus de lui sous tous lesrapports pour chercher un seul instant à lui disputer un cœur quiseul cependant pouvait le réconcilier avec la vie.

Mais Marianne sut nourrir avec adresse lesespérances des deux frères, de manière à se réserver la liberté duchoix. Indécise elle-même, partagée entre des sentiments opposés,elle les eût peut-être laissés longtemps en suspens, si unévénement imprévu n’eût tout à coup dissipé tous les doutes, etdécidé le sort de tous les trois.

Le duc de Derwent et celui de ses frères quin’était point encore marié, après une longue conférence qu’ilseurent ensemble sur le caractère de leur futur héritier, en vinrentà la conclusion qu’ils ne pouvaient faire rien de mieux que de semarier, et ils se mirent chacun à chercher une femme avec la mêmeindifférence qu’ils apportaient aux affaires les plus simples de lavie. Ils jetèrent les yeux sur deux cousines dont l’une était jolieet l’autre riche ; ils poussèrent la bizarrerie jusqu’à lestirer au sort : la jolie échut au duc, et la riche à sonfrère, ce qui établit entre eux l’équilibre de la fortune, et ilsles épousèrent le même jour.

Ce double mariage dépouilla le pauvre Francisde tout son mérite, et lady Pendennyss ne consulta plus que soncœur ; quelques égards plus marqués qu’elle montra pour Georgeamenèrent la déclaration, et il fut accepté.

Francis, qui n’avait parlé à personne de sonamour, et qui n’avait jamais laissé entrevoir qu’à Marianne l’étatde son cœur, sans oser même s’expliquer ouvertement, fut frappécomme d’un coup de foudre. Il resta auprès d’eux jusqu’au jour deleur union, il fut même présent au mariage ; il fut calme,silencieux ; mais c’était le silence d’une montagne qui couvedans son sein un volcan dont l’éruption sera d’autant plus terriblequ’elle est précédée d’un calme effrayant.

Le même jour il disparut, et tous les effortsqu’on fit pour découvrir sa retraite furent inutiles ; on neput savoir ce qu’était devenu le fils aîné du général.

George, après son mariage, céda aux vivesinstances de sa jeune épouse, et donna sa démission pour allermener avec elle une vie paisible et retirée, au milieu de toutesles jouissances de la fortune et de l’amour, dans l’une desrésidences qui appartenaient à la comtesse. Marianne lui étaittendrement attachée. N’ayant plus de raison pour se livrer à songoût pour la coquetterie, elle ne parut occupée que de faire sonbonheur ; et son caractère s’améliora graduellement à la vuedes excellentes qualités de celui qu’elle avait choisi pourépoux.

Parfois un soupçon vague et confus sur levéritable motif de la disparition soudaine de Francis se glissaitdans l’esprit de Marianne, et lui causait quelque inquiétude ;mais, parvenue au comble de ses désirs, aimant jusqu’à l’ivresse etpayée du plus tendre retour, elle était trop heureuse pour sentirlongtemps des remords de conscience. C’est dans les moments depeines et de privations qu’ils nous tourmentent, qu’ils nouspoursuivent, qu’ils s’attachent à nous comme autant d’aiguillonsacérés. La fortune nous berce-t-elle de ses faveurs, nous aimons ànous étourdir, à nous persuader que nous les méritons. Il faut desrevers pour que l’illusion cesse, et c’est au sein de l’adversitéque la voix de la vérité se fait entendre.

Le général Denbigh et lady Margaret moururenttous deux peu d’années après le mariage de leur enfantfavori : mais ils vécurent pourtant assez pour embrasser leurpetit-fils, qui fut appelé George, du nom de son père.

Le duc de Derwent et son fils, qui s’étaientmariés dans un moment de dépit, eurent chacun des enfants, et c’estdans ces descendants de diverses branches de la famille de Denbighque se retrouvent les différents personnages de notre histoire.Lady Marianne, comtesse de Pendennyss, devint grosse une secondefois ; mais en donnant le jour à une fille, sa santé reçut uneatteinte dont elle ne se remit jamais parfaitement. Ses nerfsdevinrent très sensibles ; elle perdit presque toute sonénergie, et la moindre commotion pouvait lui être funeste. Son mariétait sa seule consolation ; il était aux petits soins avecelle ; et la vue des souffrances de Marianne semblait avoirencore augmenté la tendresse qu’il lui avait toujourstémoignée.

Yves n’avait point oublié que c’était à lanoble conduite de M. Denbigh qu’il devait son bonheur, etIsabelle se rappelait avec la plus vive reconnaissance le généreuxdévouement qu’il avait montré en s’expatriant pour assurer lebonheur de celle qu’il aimait. Le Ciel l’avait récompensé de cesacrifice héroïque, et Marianne s’était chargée d’acquitter ladette qu’Isabelle avait contractée avec lui.

La plus grande intimité s’était établie entreles deux ménages, et comme le jeune Yves était assez riche pour nepas attendre après un bénéfice, il accepta volontiers l’offre quelui fit M. Denbigh de venir remplir les fonctions de chapelaindans son château, jusqu’à ce qu’il se présentât quelque cureavantageuse. Yves et Isabelle habitèrent pendant six ansPendennyss-Castle. Le ministre de la paroisse était vieux etinfirme, et il n’avait pas voulu qu’on lui donnât de vicaire ;mais les services de M. Yves, qui le soulageait dans sespénibles fonctions sans chercher à s’en faire aucun mérite,n’étaient pas moins agréables au pasteur qu’à ses paroissiens.

Occupé à chaque instant à remplir des devoirsqui regardaient de droit le titulaire, et qu’il fallait concilieravec celui que lui imposait son titre de chapelain du château,notre jeune ministre menait une vie aussi active que s’il eûtdesservi la cure la plus étendue. Isabelle et lui passaient toutel’année dans le pays de Galles ; ils ne formaient qu’une seulefamille avec M. Denbigh et lady Pendennyss, qui ne lesquittaient jamais que pour aller passer l’hiver à Londres, et quialors laissaient leur fils avec eux. Ce fut à leurs tendres soinsque le petit George dut les premières semences de vertu qui sedéveloppèrent ensuite dans son âme ; et le jeune ministre, quiavait aussi le bonheur d’être père, se faisait un plaisir de luidonner les mêmes leçons qu’à Francis.

Cependant, depuis la naissance de la petiteMarianne, la santé de la mère ne se rétablissait pas ; ce futune première atteinte portée au bonheur de Denbigh, qui devaitbientôt éprouver une nouvelle secousse. Ses amis parlèrent de lequitter.

M. Yves avait toujours eu l’intention deremplir dans toute leur étendue les fonctions de son ministère dèsque l’occasion s’en présenterait. Il ne voulait pas qu’on pût direqu’il n’était qu’une branche parasite et inutile, et sous cerapport l’opinion des hommes parlait encore moins haut à son cœurque sa conscience. La cure de B*** devint vacante vers l’époque oùsir Edward était venu prendre possession du domaine de sesancêtres ; elle lui fut offerte, et il crut que son devoirétait de l’accepter.

Denbigh eut recours aux instances les plustouchantes pour détourner le docteur de sa résolution. S’il n’eûtfallu que de l’or, il l’aurait prodigué pour le retenir chez lui,et le revenu qu’il lui eût assuré aurait excédé de beaucoup celuide sa cure. Mais Denbigh connaissait trop bien le caractère duministre pour lui faire une pareille proposition. Il essayaseulement de faire parler la voix de l’amitié ; mais ce futinutilement. Le docteur reconnut les droits que Denbigh et safamille avaient acquis à son affection, mais il ajouta :

– Qu’auriez-vous pensé, mon cher monsieurDenbigh, de l’un des premiers disciples de notre Sauveur, qui, pourdes motifs de convenances, et par suite de considérationsmondaines, aurait abandonné son saint ministère ? Si les tempssont changés, si les circonstances ont apporté quelquesmodifications à la manière de remplir nos devoirs, ces devoirs n’ensubsistent pas moins, ils sont toujours les mêmes. Le ministre denotre sainte religion, une fois qu’il a obéi à l’appel de son divinmaître, ne doit plus souffrir que rien le détourne du sentier qu’ila pris.

S’il pouvait s’oublier à ce point, il auraitbeau prétexter des affaires, des devoirs, des malheurs, il neserait pas écouté. Ses obligations sont grandes etsolennelles ; mais, quand il les a remplies fidèlement,oh ! que sa récompense doit être glorieuse !

Auprès d’un homme qui avait une si nobleopinion de ses devoirs, toutes nouvelles instances auraient étéinutiles ; M. Denbigh ne le pressa pas davantage, maisses regrets n’en furent pas moins vifs lorsqu’il le vit partir. Lesdeux amis promirent de s’écrire exactement, et ils tinrentparole.

Ils se réunissaient de temps en temps auchâteau de Lumley, résidence de la comtesse, qui n’était qu’à deuxjournées de distance de la paroisse du docteur ; bientôt cesréunions devinrent impossibles ; la santé de lady Pendennyss,de plus en plus languissante, ne lui permit plus de voyager. Ledocteur ne pouvant se décider à vivre entièrement séparé de sonami, poussait de loin en loin ses excursions jusqu’au pays deGalles, et quoique ses visites n’eussent lieu qu’à de grandsintervalles l’une de l’autre, elles produisaient les plus heureuxeffets.

M. Denbigh, qui voyait dépérir sa femmesous ses yeux, s’abandonnait souvent à une douleur qui tenait dudésespoir. Le docteur Yves lui apprit à chercher des consolationsoù il pouvait seulement espérer d’en trouver, dans une piétéfervente et solide. Son ami prêtait une oreille avide à sesconseils ; la persuasion entrait doucement dans son âme, et sile chagrin qui le consumait devait le conduire prématurément autombeau, il sentait du moins qu’il y descendrait avec l’espérancefondée d’une résurrection bienheureuse.

Chapitre 46

 

Necroyez pas ce qu’on vous a dit de ma démence ; ma tête estsaine ; mais, hélas ! mon cœur ne pouvait braver laviolence d’une semblable douleur.

CRABBE. Le Maniaque.

À l’époque où la santé de lady Pendennyssavait éprouvé une altération si sensible, à la suite de sescouches, les médecins avaient prescrit le changement d’air comme lemeilleur remède à son mal ; et Denbigh revenait avec sonépouse d’une excursion qu’il avait été faire dans le nord del’Angleterre, dans le vain espoir de la distraire et de la guérir,lorsque, surpris par un orage, ils furent obligés de chercher unabri dans la première maison qui s’offrit. C’était une petite fermedont les habitants firent tous leurs efforts pour recevoir de leurmieux leurs hôtes ; un feu fut allumé dans la meilleurechambre, et la bonne ménagère se mit sur-le-champ en devoir de leurpréparer un modeste repas.

La comtesse et son mari étaient assis à côtél’un de l’autre, livrés à une sorte de mélancolie inquiète, quidepuis quelque mois ne les quittait plus, lorsque, dans un momentoù l’orage grondait avec moins de violence, une voix qui semblaitvenir de la pièce voisine commença la ballade suivante. L’air étaitlent, monotone, mais d’une douceur toute particulière ; et lesparoles étaient prononcées si distinctement, que les nouveaux hôtesn’en perdirent pas une seule.

Je vois se consumer ma vie

Dans des tourments affreux, dans d’amères douleurs,

Sans que de mes maux attendrie,

La pitié sur mon sort répande quelques pleurs.

Jamais je ne connus les soins si doux d’un père !

Je ne suis né que pour souffrir.

Vous m’avez repoussé, vous aussi, vous, ma mère ;

Consolez-vous… je vais mourir !

Toi que j’aimais avec ivresse,

Qui ne parus m’aimer que pour mieux me trahir,

Marianne, vois ma faiblesse ;

Malgré ton abandon, je ne puis te haïr !

Sans le savoir, hélas ! une main toujours chère

Fut l’instrument, de mon malheur ;

Puisses-tu ne jamais éprouver, ô mon frère !

Les maux qui déchirent mon cœur !

Mais paix ! un nouveau jour m’éclaire ;

Paix ! je crois entrevoir le terme de mes maux.

Silence ! à ma longue misère

Va succéder enfin un éternel repos…

Tout à coup la voix s’arrêta. Les femmes de lacomtesse s’étaient approchées de la porte pour mieuxentendre ; le valet de Denbigh, occupé à préparer la table,était resté immobile et retenait son haleine. L’infortuné avaitcessé de chanter que tous écoutaient encore, tant la tristemélancolie de ses accents les avait intéressés.

Denbigh lui-même s’était élancé de sa chaisedès que les premiers sons avaient frappé ses oreilles ; ettant que la voix se fit entendre, il resta debout, l’œil fixe, lesmains tremblantes, comme frappé d’une muette stupeur. Tout à coupil court à la porte, l’ouvre précipitamment, et là, sous une espècede hangar qui l’abritait à peine contre la fureur de la tempête, ilvoit assis sur une pierre, couvert des plus misérables lambeaux, ladémence peinte dans tous les traits, le frère qu’il a si longtempspleuré, Francis.

Les paroles de la complainte étaient tropclaires pour avoir besoin d’explication : l’affreuse véritéversait autour de George des torrents de lumière dont il ne pouvaitsupporter la violence… Il voyait tout… il sentait tout… ; et,se précipitant aux pieds de son frère, il s’écria, saisi d’horreur,en serrant ses mains fortement entre les siennes :

– Francis ! mon cher frère ! neme reconnaissez-vous pas ?

Le maniaque le regarda d’un air égaré. Lavoix, les traits de son frère semblaient avoir rallumé dans son âmequelques étincelles de raison. Il se leva, alla droit à lui, etécartant avec la main les cheveux de George, pour voir son front enentier, il le considéra quelques instants en silence ; puis,d’une voix que les faibles souvenirs qui se réveillaient dans sonâme rendaient encore plus douce, il se remit à chanter.

Voilà sa noble chevelure,

Son front, ses traits si doux, son regardenchanteur !…

Comblé des dons de la nature,

De Marianne, hélas ! il m’a ravi le cœur.

C’est lui !… Mais tout à coup la lumièreaffaiblie…

Je ne vois plus rien… tout est noir…

À peine ai-je entrevu le matin de la vie

Infortuné ! déjà le soir !

Le soir !… Eh bien ! quel vain délire…

Profitons des instants… et vous qui m’écoutez,

Pourquoi verser des pleurs ! insensés ! il fautrire…

Allons, imitez-moi, chantez !

À ces mots, le maniaque laisse retomber lamain de son frère ; ses traits se contractent, et il pousse unéclat de rire effroyable.

– Francis ! ô Francis ! monfrère ! s’écria George dans l’amertume de sa douleur. Tout àcoup un cri perçant qui retentit jusqu’au fond de son âme lui faittourner les yeux vers la porte qu’il vient de franchir, et sur leseuil il voit étendue sa femme sans connaissance. Le mari désespéréoublie tout pour ne s’occuper que de sa Marianne ; il lasoulève dans ses bras, il cherche à la réchauffer contre soncœur :

– Ô Marianne ! s’écrie-t-il, machère Marianne, reviens à toi ! Ouvre les yeux,regarde-moi !

Francis l’a suivi ; il est à ses côtés,et il examine attentivement le corps inanimé. Son œil est moinshagard, son air est moins sauvage ; tranquille à l’extérieur,un volcan semble fermenter dans ses veines.

– Marianne ! s’écria-t-il d’une voixconcentrée… c’est aussi ma Marianne !

La lutte est trop pénible pour ses forcesépuisées ; la nature ne peut résister plus longtemps au chocqu’il éprouve ; il se fait une sorte d’ébranlement dans toutson être ; un vaisseau s’est rompu dans sa poitrine ;l’infortuné tombe aux pieds de son frère ; on vole à sonsecours… il était mort !

Lady Pendennyss survécut dix-sept ans à cettehorrible catastrophe ; mais, de retour dans son château, ellevécut plus isolée que jamais ; et, pendant ce long espace detemps, elle ne quitta jamais sa chambre.

Le docteur Yves et son épouse furent seulsinstruits de la véritable cause de sa douleur. Cet événement futtoujours un mystère pour tous leurs autres amis.

Denbigh n’avait d’autre consolation que des’occuper de l’éducation de ses deux enfants ; et c’était dumoins pour lui un plaisir bien doux que de voir se développerinsensiblement leur jeune intelligence. George idolâtrait son pèrequi seul était son maître, et qui s’étonnait souvent lui-même desdispositions surprenantes de son jeune élève. Denbigh, tout entierà ses importantes fonctions, formait à la fois son cœur et sonesprit, et son fils n’avait pas encore seize ans, que déjà iljoignait à une instruction solide des principes qu’il est rare detrouver dans un âge aussi tendre.

George témoigna le désir d’entrer dansl’armée ; son père y consentit, et il fit l’apprentissage dela guerre sous les ordres du général Wilson, qui se chargea de lediriger dans sa nouvelle carrière. Le général n’eut qu’à se louerde son jeune officier, qui faisait une heureuse exception parmi lesmilitaires de son âge.

À la fin de la guerre d’Espagne, George revintdans ses foyers ; et il arriva à temps pour recevoir lesderniers soupirs de sa mère.

Quelques jours avant sa mort, la comtessevoulut que ses enfants connussent son histoire, et elle remit entreles mains de son fils une lettre qu’elle lui recommanda de n’ouvrirque lorsqu’elle ne serait plus. Cette lettre était adressée à sesdeux enfants. Après avoir récapitulé les principaux événements desa vie, elle ajoutait : « Vous voyez, mes enfants,quelles ont été les conséquences de la légèreté, de l’imprudence dema conduite. Votre oncle en a été le premier la victime ;votre père, trop généreux pour m’en faire des reproches, a vutroubler par des regrets amers le bonheur que lui faisaientéprouver vos caresses ; et moi-même, livrée à des remordstardifs, que dix-sept ans de larmes n’ont pu apaiser, je descendsprématurément au tombeau. Puisse du moins mon funeste exemplen’être pas entièrement perdu pour vous. J’étais jeune, sansexpérience, douée de quelques attraits qui furent la premièresource de mes malheurs. Ils m’inspirèrent un amour-propredémesuré ; les flatteurs qui m’entouraient ont fait le reste.Accoutumée aux hommages, à l’adulation, je devins exigeante,impérieuse : j’allai plus loin ; je me fis bientôt unmalin plaisir des souffrances que je causais ; j’aimais à mevoir entourée d’un cercle brillant d’adorateurs qui se disputaientmes sourires. Bientôt mon orgueil ne connut plus de bornes, et siles lois de notre pays souffraient que nos princes se choisissentune épouse parmi leurs sujettes, je crois que, dans mon aveugleprésomption, j’aurais porté mes vues jusque sur le trône.Hélas ! du moins alors, votre oncle n’eût pas été la victimede ma fatale coquetterie !

« Ah ! Marianne, ma chère enfant, nevous abaissez jamais à ces vils artifices qui ont dégradé votremalheureuse mère. Croyez-en sa triste expérience ; elle lui acoûté assez cher ! Il n’est peut-être pas de défaut plusfuneste pour notre sexe que la coquetterie. Elle rend dure,cruelle ; elle dessèche le cœur, elle détruit cettedélicatesse de sentiment qui ajoute un nouveau charme à labeauté ; elle est incompatible avec la modestie qui fait sonplus bel ornement.

« Et ne pensez pas, ma pauvre enfant, quela femme coquette dans son jeune âge puisse cesser aisément del’être lorsqu’elle a des devoirs essentiels à remplir, etqu’épouse, mère de famille, elle voudrait s’occuper exclusivementdu bonheur de son mari et de ses enfants. La coquetterie, lorsqu’ona le malheur de l’écouter, jette dans l’âme de trop profondesracines pour qu’il soit facile de les extirper. Il faut des effortspénibles et réitérés ; encore seront-ils presque toujoursinfructueux, à moins que la religion ne vienne à notre aide etn’oppose à l’orgueil humain, qui se révolte et nous entraîne, sonhumilité divine. Autrement, celle qui, grâce aux charmes de lajeunesse et de la beauté, aura joué avec succès le rôle decoquette, arrivera à la vieillesse, changée il est vrai, mais nonpoint corrigée, tenant toujours au monde qui alors la repoussera,et regrettant inutilement les illusions de sa jeunesse.

« Adieu, mes enfants, sachez quelque gréà votre mère de vous avoir ouvert son cœur avec autant defranchise. Croyez qu’il lui en a coûté pour déchirer le voile quicachait ses malheurs à vos yeux. Le désir de vous éclairer, de vousêtre utile, même après sa mort, a pu seul l’y déterminer. Profitezde cette terrible leçon. Consolez votre estimable père ; quevotre tendresse le dédommage de tout ce qu’il a perdu ; etlorsque vous aurez le malheur d’être orphelins, placez alors votreconfiance dans le Père céleste, qui n’abandonne jamais ceux qui lecherchent dans la sincérité et dans l’effusion de leur cœur.

« Votre mère mourante, »

« M. PENDENNYSS ».

Cette lettre, évidemment écrite sousl’inspiration du plus cuisant remords fit une impression profondesur ses enfants ; lady Marianne ressentait à la fois la plustendre pitié pour les chagrins de sa mère, et une espèce d’horreurpour le défaut qui les avait causés ; et son frère, le comtede Pendennyss, joignait à ces sentiments une vive appréhension dusort qui l’attendait dans le mariage.

Lorsque son oncle avait été si cruellementtrompé, il passait, il est vrai, pour l’héritier d’un titre plusélevé que le sien ; mais lui-même maintenant ne portait-il pasun nom aussi honorable, et n’avait-il pas une fortune plus grandeencore ? Les grands biens de son aïeul maternel et ceux de sonpère ne seraient que trop tôt réunis en sa personne, et si unefemme, aussi aimable et aussi accomplie que l’amour filial luimontrait sa mère, avait pu céder aux tentations de l’orgueil et del’intérêt, combien ne devait-il pas craindre que les mêmes motifsne décidassent une femme à lui donner sa main, lorsque son cœur seserait peut-être donné à un autre.

Pendennyss était modeste par nature et humblepar principes : il n’était pas défiant ; mais larévolution que lui avait fait éprouver la découverte de la faute desa mère, les tristes souvenirs de sa mort, et la santé de son pèrequ’il voyait décliner chaque jour, tout contribuait à le jetersouvent dans une foule de réflexions qu’il faisait de vains effortspour repousser.

Peu de temps après la mort de la comtesse,M. Denbigh, sentant qu’il ne tarderait pas à la suivre,résolut de finir ses jours dans les bras de son ami le docteurYves. Depuis plusieurs années, ils ne s’étaient point vus, leursdevoirs et leurs infirmités toujours croissantes ayant suspenduleurs visites.

Il quitta donc le pays de Galles accompagné deses deux enfants, et prit à petites journées le chemin deLumley-Castle, château qui lui appartenait, et où il arriva épuiséde fatigue. Après quelques jours de repos, il dit à sa fille undernier et solennel adieu, ne voulant pas que son jeune cœur, àpeine remis du choc que lui avait fait éprouver la mort de sa mère,eût encore à supporter la vue de ses derniers moments ; et,renvoyant son équipage et ses domestiques à une demi-journée dupresbytère, il s’y rendit seul avec son fils et dans la voiture laplus simple.

Il avait écrit au docteur pour lui annoncer savisite sans lui parler de sa mort prochaine. Il lui avait expriméle désir de le trouver tout à fait en famille, et il avait fixé lejour de son arrivée une semaine plus tard que celle qui l’avait vuentrer au presbytère. Il avait été forcé de se hâter en voyant leflambeau de sa vie se consumer rapidement, et beaucoup plus près des’éteindre qu’il ne l’avait d’abord pensé.

Le lecteur connaît déjà l’effet que produisitl’arrivée inattendue des deux voyageurs, la mort de Denbigh, et ledépart de son fils, que Francis accompagna lorsqu’il alla déposerles restes de son père dans le tombeau de ses ancêtres, dans leWestmoreland.

Depuis qu’il connaissait l’histoire de safamille, le comte désirait vivement dérober à tous les yeux laconduite de sa mère. Jusqu’à quel point était-elle connue dans lemonde ? il l’ignorait ; mais son vœu le plus ardent étaitd’ensevelir ce funeste secret dans sa tombe.

Les circonstances frappantes de la mort de sonpère pouvaient réveiller l’attention, et inspirer le désir deconnaître les causes réelles de sa maladie, qui jusques alorsn’étaient connues que de la famille du docteur. Il était impossibled’empêcher que la mort d’un homme du rang de M. Denbigh fûtannoncée dans les papiers publics ; et ce fut par les soins deFrancis qu’une notice, sans commentaires, et ne renfermant que lasimple vérité, y fut insérée. N’était-il pas naturel que le fils deM. Denbigh portât les mêmes noms que son père ?

Les amis de la famille du docteur ne sepermirent jamais aucune allusion à un sujet qui l’eût affligé, etles paysans, ainsi que les voisins du presbytère, n’en sachant pasdavantage, parlaient des deux voyageurs comme du vieux et du jeuneM. Denbigh.

Le nom du comte de Pendennyss, illustré par savaleur, était connu de toute l’Angleterre ; mais la longuesolitude dans laquelle avaient vécu son père et sa mère les avaitfait oublier d’un monde inconstant. Mrs Wilson elle-même,malgré les questions dont elle accablait tous ceux quiconnaissaient son jeune héros, ignorait que personne de sa familleportât le nom de Denbigh. Pendennyss-Castle était depuis plusieurssiècles la résidence de cette famille, et le changement de nom deses prédécesseurs avait été oublié avec les circonstances quil’avaient amené. Lorsque Émilie rencontra le comte pour la secondefois au presbytère, elle l’appela naturellementM. Denbigh.

Pendennyss était venu de Londres pour voir sonparent, lord Bolton ; mais ne l’ayant point trouvé, il ne putrésister au désir d’embrasser ses amis du presbytère ; enconséquence, il quitta sa voiture à un demi-mille de là, renvoyases domestiques à Londres, et arriva à pied chez le docteurYves.

Les mêmes motifs qui l’avaient dirigéauparavant, le désir de pouvoir se livrer à sa douleur sans en êtredistrait par des visites et des cérémonies inutiles, le décida à nepas faire connaître son véritable nom.

Rien n’était plus aisé. Dès son enfance, ledocteur et Mrs Yves l’avaient appelé George, et jamais ils nelui donnaient le nom de Pendennyss, qui ne servait qu’à leurrappeler à tous de pénibles souvenirs.

Le comte avait souvent entendu parler d’Émiliepar ses amis ; leurs lettres la lui peignaient partageantleurs plaisirs et leurs peines, et il lui sembla même qu’ilsexprimaient plus d’affection encore pour elle que pour la femme deleur fils ; un soir, Mrs Yves, voulant écarter lestristes souvenirs qui accablaient son jeune ami, lui avait fait ladescription la plus animée de la beauté, des grâces d’Émilie, etsurtout de son charmant caractère.

Un portrait aussi séduisant avait excité lacuriosité du comte ; il s’attendait à le trouver un peuflatté, comme c’est l’ordinaire ; quelle fut sa surprise devoir que le peintre était encore resté au-dessous de laréalité ! Il ne lui suffit pas d’avoir vu une fois Émilie, ilvoulut avoir le temps de la juger, et il pria le docteur de l’aiderà garder l’incognito.

Le docteur lui fit quelquesremontrances : c’était un artifice qui répugnait à soncaractère et plus encore à ses principes, et le comte se renditd’abord ; mais la beauté d’Émilie, plus attrayante encorelorsqu’il la vit entourée du cortège de ses vertus, avait fait surPendennyss une impression profonde, et il revint bientôt à lacharge.

Plus il sentait que l’amour faisait desprogrès dans son cœur, plus son ancienne défiance se réveillait enmême temps, et le souvenir de sa mère, qu’il se représentait àl’âge d’Émilie, parée des mêmes attraits, venait lui recommander deprofiter de son exemple et de se tenir sur ses gardes. Il fit audocteur l’aveu du nouveau motif qui l’engageait à cacher son rang,sans pourtant lui en faire connaître la douloureuse origine. Le bonministre, au fait de tous les secrets de la famille, lut aisémentau fond de son cœur ; il eut pitié de lui, et il finit par luipromettre de garder le silence.

– Mais, ajouta-t-il, n’en exigez pasdavantage ; c’est déjà bien assez mal à moi de m’exposer àpasser pour votre complice ; n’espérez pas que je favoriseouvertement votre duplicité ; un silence absolu, voilà tout ceque je puis vous promettre. Je n’ai pas fort bonne idée de vosprojets. Si Mrs Wilson et Émilie venaient à découvrir lafourberie, je crains que vous ne perdiez beaucoup dans leur esprit.Prenez-y garde, George. Après tout, ajouta le bon docteur ensouriant, votre intention n’est sans doute pas d’épouser la jeunepersonne incognito et toujours sous le nom de M. Denbigh.

– Oh ! non, répondit le jeune comtesur le même ton ; il est encore trop tôt pour songer aumariage… Tout ce que je désire, c’est de voir un peu quel accueilon me fera dans le monde, lorsque je n’y paraîtrai que sous lesimple nom de M. Denbigh, sans rang et sans fortune.

– Je crains, Milord, dit le docteur avecmalice, que cet accueil ne soit bien peu favorable, en comparaisonde vos mérites ; mais ce sera du moins une douce compensationpour vous d’entendre les éloges que Mrs Wilson ne manquejamais à faire du comte de Pendennyss.

– C’est l’effet d’une partialité bienflatteuse sans doute, reprit le comte avec tristesse, ses penséesse reportant sur l’ami généreux qu’il avait perdu ; mais jem’étonne que vous ne l’ayez jamais tirée d’erreur, et que vous nelui ayez pas appris dès le principe…

– Mais elle ne m’en a jamais fournil’occasion. On ne sait pas ici que j’ai été chapelain chezM. votre père ; on croit, du moins je le présume, que jedesservais une petite cure dans le pays de Galles. Les relationsque j’ai eues avec votre famille se rattachent aux plus douxmoments de ma vie, ajouta M. Yves en regardant tendrement sonépouse ; il y aurait eu une sorte d’orgueil à les rappeler, etquoique le souvenir m’en fût toujours cher, jamais je n’y ai faitallusion dans la société. Mrs Wilson n’a parlé de vous quedeux fois en ma présence, et cela depuis qu’elle a su votre retouren Angleterre, et qu’elle a conçu l’espoir de faire votreconnaissance. Votre nom lui a sans doute rappelé le souvenir de sonmari.

– La mémoire du général me sera toujourschère. Que de droits n’a-t-il pas acquis à ma reconnaissance !s’écria le comte avec chaleur. Mais, docteur, n’oubliez pas monincognito ; appelez-moi seulement George, je ne vous endemande pas davantage.

Le plan de Pendennyss fut mis à exécution. Ilne devait d’abord rester que quelques jours dans leNorthampton ; mais il se plaisait trop dans la famille de sirEdward pour pouvoir se décider à s’en éloigner.

L’embarras qu’il manifestait souvent provenaitde la crainte d’être découvert. Peu s’en fallut que sir HerbertNicholson ne fît échouer tous ses projets. Il avait surtout intérêtà ne voir ni Mrs Fitzgerald ni lord Henry Stapleton ;car, ayant été aussi loin, il était décidé à soutenir jusqu’au boutson personnage.

Il pensait qu’Egerton pouvait le connaître, etil n’aimait ni son ton ni ses manières.

Dans le moment où Chatterton s’était passionnépour Émilie, plein de franchise et de candeur, il s’était empresséd’instruire le comte de ses sentiments et de la position où il setrouvait. Pendennyss était trop généreux pour abuser de saconfiance.

Chatterton semblait croire que son peu defortune était le seul obstacle à son mariage ; le comte voulutl’aplanir lui-même, et il écrivit au duc de Derwent, son cousin,pour le prier d’employer toute son influence pour faire nommer lejeune lord à la place qu’il sollicitait. Le résultat de cettenomination est connu ; Chatterton n’en fut pas moins refusé,et Pendennyss ne craignait pas de le prendre à son tour pourconfident. Il l’emmena, à Londres, chargea Derwent du soin de ledistraire, et revint ensuite s’occuper de ses propres affaires. Lebillet qu’il envoya de Bolton-Castle était une ruse pour mieuxcacher son nom ; il savait que la famille du baronnet allaitpartir, et que par conséquent il ne courait aucun danger d’êtrereconnu.

– Fort bien, Milord, lui dit un jour ledocteur Yves ; tout vous réussit à souhait ; mais jecrains bien, je vous l’avoue, lorsque votre amante découvrira laruse, que votre rang et votre fortune ne produisent un effet toutdifférent de celui que vous paraissez en attendre.

Chapitre 47

 

J’en conviens, le comte a bien joué son rôle auprès de vous :quel rôle jouera le mari ?

DrPERCY. Vieille ballade.

Mais le docteur Yves s’était trompé ;s’il avait pu voir les yeux brillants et la vive rougeur d’Émilie,et le sourire de bonheur qui animait la physionomie ordinairementpensive de Mrs Wilson, tandis que le comte leur donnait lamain jusqu’à leur voiture, le soir de l’heureuse découverte, le bondocteur aurait reconnu avec bien du plaisir que sa prédiction nes’était pas réalisée. En effet, apprendre après tant de chagrinsque Denbigh et Pendennyss étaient la même personne, c’était voircombler à la fois les vœux les plus chers de la nièce et de latante.

Après avoir placé les deux dames dans lavoiture, Pendennyss désirait et n’osait y monter avec elles,lorsque Mrs Wilson, voyant son embarras, lui dit :

– J’espère, Milord, que vous soupez avecnous.

– Mille remerciements, chèreMrs Wilson, s’écria-t-il en s’élançant dans la voiture quipartit aussitôt.

– Après l’explication de ce matin,Milord, dit Mrs Wilson, voulant écarter tous les doutes quiauraient pu rester encore dans l’esprit d’Émilie, et charméepeut-être de satisfaire sa propre curiosité, il serait inutile devous cacher notre désir de connaître quelques circonstances quinous paraissent inexplicables. Comment votre portefeuille setrouva-t-il donc chez Mrs Fitzgerald ?

– Chez Mrs Fitzgerald ! s’écriale comte étonné ; je le perdis dans un des salons deBenfield-Loge ; votre air sévère et le cruel refus d’Émilie mefirent supposer qu’il était tombé entre vos mains, et qu’il avaittrahi mon véritable nom : me serais-je trompé ?

Mrs Wilson lui expliqua alors pour lapremière fois les véritables motifs qu’Émilie avait cru avoir pourrefuser sa main, et elle lui raconta comment son portefeuille avaitété trouvé par Mrs Fitzgerald.

Le comte ne pouvait revenir de sa surprise,et, après avoir réfléchi quelques instants, il s’écria :

– Je me rappelle l’avoir tiré de ma pochepour montrer au colonel Egerton quelques plantes assez rares quej’avais recueillies ; je croyais l’avoir posé sur une tablequi était près de nous, et quelques instants après, m’apercevantque je l’avais perdu, je retournai à l’endroit où je pensaisl’avoir laissé, mais il n’y était plus : une case de ceportefeuille contenait quelques lettres que Marianne m’avaitadressées sous mon véritable nom, et je dus croire que vous lesaviez vues.

Mrs Wilson et Émilie furent frappées enmême temps de l’idée qu’Egerton était le perfide qui leur avaitcausé, ainsi qu’à Mrs Fitzgerald, tant de chagrins etd’inquiétudes, et elles firent part au comte de leurs soupçons.

– Rien de plus probable !s’écria-t-il, frappé du même trait de lumière ; de là sansdoute l’inquiétude qui se peignit dans ses regards la première foisqu’il me vit, et la répugnance évidente qu’il éprouvait à serencontrer avec moi. Quoique la voiture dans laquelle il setrouvait l’ait caché à mes yeux, il doit nécessairement m’avoir vu,lorsque j’eus le bonheur de délivrer sa victime.

Ces conjectures leur parurent les plusvraisemblables, et ils quittèrent ce pénible sujet pour en traiterde plus agréables, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la porte del’hôtel de sir Edward.

– Mon maître !… écoutez… mon maître,s’écria Peter Johnson qui regardait par la fenêtre de la chambre deBenfield, en remuant, pour le refroidir, un potage au gruau, qu’ilvenait de préparer pour le souper du vieux gentilhomme. Il avançaitla tête le plus possible, et il pouvait à peine en croire ses yeuxde soixante-dix ans et la lueur vacillante des réverbères quiéclairaient la cour.

– Non, je ne me trompe pas, c’est bienM. Denbigh qui donne la main à miss Emmy pour l’aider àdescendre de voiture, et qui est accompagné de deux laquais dans laplus riche livrée.

La cuillère tomba des mains deM. Benfield ; il se leva avec vivacité et prit le bras del’intendant pour se rendre au salon. Pendant ce court trajet ilcherchait à tromper son impatience et celle de Peter par quelquesphrases que la rapidité de sa marche rendait à peineintelligibles.

– M. Denbigh !… quoi ! deretour ! Je croyais que cet étourdi de John ne parviendraitjamais à le rejoindre ; et qu’il avait abandonné Emmy pourtoujours. Ici M. Benfield se rappela le mariage de Denbigh, etajouta en soupirant :

– Mais à présent, Peter, que peut-ilvenir faire ici ? Je me rappelle que lorsque mon ami le comtede Gosford… Mais il fut arrêté de nouveau par le souvenir de latable de jeu et de la vicomtesse, et il termina par cesmots :

– Mais pressons-nous d’arriver, Peter, etnous verrons bientôt ce qui en est.

– Monsieur Denbigh ! s’écria sirEdward étonné en le voyant entrer dans le salon avecMrs Wilson et Émilie, soyez le bienvenu au milieu de vosanciens amis ; votre départ précipité nous a fait bien de lapeine, mais, depuis que nous connaissons lady Laura, nous nepouvons nous étonner que vous nous ayez quittés pour elle.

Le bon sir Edward soupira en pressant la mainde celui qu’il avait espéré nommer son fils.

– Ni lady Laura, ni toute autre dame quemiss Émilie n’aurait pu me forcer à m’éloigner de vous, s’écria lecomte avec gaieté ; ses rigueurs seules m’ont contraint à laretraite, et j’espère qu’elle est prête non seulement à avouer sestorts, mais même à les réparer.

John, qu’il avait instruit du refus de sasœur, et qui se rappelait encore avec humeur la manière dontDenbigh lui avait échappé, fut indigné de l’entendre s’exprimeravec une légèreté aussi inconvenante, qu’il ne se permettait sansdoute qu’en qualité d’homme marié, et l’interrompit endisant :

– Votre serviteur, monsieurDenbigh ; j’espère que lady Laura se porte bien.

Denbigh comprit la cause du sombre regard queJohn jetait sur lui, et il lui répondit très gravement :

– Votre serviteur, monsieur JohnMoseley ; lady Laura se porte bien, du moins je l’espère, carelle est en ce moment au bal avec son mari.

John jeta un regard perçant sur le comte, sursa tante, puis sur Émilie ; un sourire malin animait leursphysionomies. La rougeur d’Émilie, les yeux brillants et pleins defeu du jeune homme, l’air de satisfaction répandu sur les traits desa tante, tout lui dit qu’il se passait quelque chosed’extraordinaire, et, cédant à son ancienne amitié pour Denbigh, ilprit la main que lui présentait Pendennyss, en s’écriant :

– Denbigh ! je vois… je sens qu’il ya entre nous quelque mystère incompréhensible… ; noussommes…

– Nous sommes frères ! interrompitle comte avec feu. Sir Edward, chère lady Moseley, j’implore votrepardon ; je suis un fourbe, un imposteur : lorsque vouspensiez exercer l’hospitalité envers George Denbigh, celui que vousreceviez avec tant de bonté était le comte de Pendennyss.

– Le comte de Pendennyss ! s’écrialady Moseley enchantée, en voyant s’ouvrir devant Émilie uneperspective de bonheur qu’embellissaient encore à ses yeux le ranget la fortune ; est-il possible, ma chère Charlotte, que cesoit votre ami inconnu ?

– Lui-même, Anne, répondit la veuve ensouriant, et il est coupable d’une petite trahison qui rapproche unpeu la distance entre nous, puisqu’elle nous prouve qu’il est sujetaux faiblesses de l’humanité. Mais la supercherie est découverte,et j’espère que sir Edward et vous, vous ne le recevrez passeulement comme un comte, mais comme le fils le plus tendre.

– Et ce sera avec bien plus dejoie ! s’écria le baronnet avec énergie : fût-il prince,pair ou mendiant, il est le sauveur des jours de mon enfant, etcomme tel, il sera toujours le bienvenu !

En ce moment la porte s’ouvrit lentement, etBenfield parut. Pendennyss n’avait pu oublier les bontés dont levieux gentilhomme avait voulu le combler ; il courut à lui, etlui exprima tout le plaisir qu’il éprouvait à le revoir.

– Je me rappellerai toujours avec unevive reconnaissance la lettre si touchante que l’honnête Peter vintm’apporter de votre part, dit le comte, et je regrette bienmaintenant qu’un sentiment de honte m’ait porté à répondre silaconiquement à tant de bienveillance ; mais, ajouta-t-il ense tournant vers Mrs Wilson, je ne savais comment écrire unelettre en forme ; je craignais de signer mon véritable nom, etje n’osais plus me servir de celui auquel je croyais devoir madisgrâce.

– Monsieur Denbigh, réponditM. Benfield, je suis charmé de vous voir. Il est vrai que dansdes temps plus heureux je vous envoyai Peter ; je l’avaischargé d’un message pour vous, mais tout est fini maintenant. Et levieillard soupira.

– Peter, bien heureusement, a échappé auxdangers que présente cette ville maudite, et si vous êtes heureux,je suis content. Je me rappelle que lorsque le comte de…

– Le comte de Pendennyss, dit celui-ci enl’interrompant doucement, s’est permis de profiter, sous un nomsupposé, de l’hospitalité que lui avait offerte le plus respectabledes hommes, pour chercher à connaître à fond le caractère d’unefemme charmante, qu’il n’a trouvée que trop parfaite pour lui, etqui veut bien lui pardonner ses torts et le rendre non seulement leplus heureux des hommes, mais encore le neveu deM. Benfield.

Pendant ce discours, le vieil oncle avaitmanifesté la plus vive émotion ; ses yeux erraient de l’un àl’autre, jusqu’à ce qu’il vit Mrs Wilson près de lui, quisouriait de sa surprise. Du doigt il lui désigna le comte, car ilse sentait incapable de parler, et elle répondit à son appel en luidisant seulement :

– Oui, Monsieur, c’est lordPendennyss.

– Ah ! chère Emmy… ;voulez-vous… voulez-vous l’épouser ? dit M. Benfieldcherchant à contenir son attendrissement et pouvant à peineparler.

Émilie, touchée de l’affection de son oncle,mit avec franchise, mais non sans rougir, sa main dans celle ducomte, qui la pressa vivement contre ses lèvres à plusieursreprises.

M. Benfield se laissa tomber dans unfauteuil, et, ne pouvant résister aux sentiments qui l’agitaient,il fondit en larmes.

– Peter, dit-il enfin, je puis mourir enpaix ; je verrai ma chère Emmy heureuse, et elle aura soin detoi quand je ne serai plus.

Émilie, vivement affectée, se jeta dans lesbras de ce bon oncle, et ses larmes se mêlèrent aux siennes.

Jane ne sentit pas le plus léger mouvementd’envie du bonheur de sa sœur ; elle se réjouit au contraireavec toute la famille de l’heureux avenir qui s’ouvrait devantelle, et ils se mirent à table pour souper, formant le cercle leplus heureux que pût contenir la vaste enceinte de la capitale.Quelques mots suffirent pour expliquer la méprise à laquelle avaitdonné lieu le changement de nom du comte, jusqu’à ce qu’il eût letemps de leur expliquer les motifs qui pouvaient l’excuser.

– Lord Pendennyss, dit sir Edward en seversant un verre de vin et en faisant passer la bouteille à laronde, je bois à votre santé, à votre bonheur et à celui de machère Émilie.

Le toast fut porté par toute la famille ;le comte répondit par les plus vifs remerciements, et Émilie par sarougeur et de douces larmes.

C’était une occasion que ne pouvait laisseréchapper l’honnête intendant, à qui son attachement pour son maîtreet ses longs services donnaient le privilège, dont il n’abusaitjamais, de se mêler quelquefois à la conversation. Il s’approcha dubuffet, se versa un verre de vin d’un air délibéré, et, s’avançantprès d’Émilie, après lui avoir fait un salut respectueux, ilcommença le discours suivant :

– Chère miss Emmy, permettez-moi de boireaussi à votre santé, et de souhaiter que vous viviez pour faire lebonheur de votre honorable père et de votre honorable mère, de moncher et honorable maître, et de Mrs Wilson. Peter s’arrêta unmoment pour s’éclaircir la voix, jeta un coup d’œil rapide autourde la table pour être sûr de n’oublier personne, etcontinua :

– Pour faire celui de M. JohnMoseley, de la douce Mrs Moseley, et de la charmante miss Jane(Peter avait vécu trop longtemps dans le monde pour complimenterune jolie femme sans donner aussi un petit coup d’encensoir àcelles qui se trouvaient présentes), et de lord Denbigh, comte de…comte de… ; je ne puis me rappeler son nouveau nom, et… Peters’arrêta un instant, puis, faisant un nouveau salut, il porta leverre à ses lèvres ; mais avant d’avoir bu la moitié de cequ’il contenait, il se recueillit un moment, et le remplissant denouveau jusqu’au bord, en souriant de son oubli, ilreprit :

– Et du révérend docteur Yves.

Pour le coup il fut interrompu par un bruyantéclat de rire que John retenait depuis longtemps ; et, aprèss’être assuré qu’il ne lui restait personne à nommer, il vida sonverre d’un seul trait. Soit qu’il fût content de son éloquence, ouqu’il se félicitât d’être sorti à son honneur d’un aussi longdiscours, l’intendant paraissait très satisfait de lui-même, et ilse retira derrière le fauteuil de son maître d’un airrayonnant.

Émilie se retourna pour le remercier, et elleremarqua, avec autant d’attendrissement que de reconnaissance,qu’une larme brillait dans les yeux du vieillard. Cette preuved’affection aurait fait pardonner mille infractions à une étiquettepuérile et minutieuse.

Pendennyss se leva, et, lui prenant la main,il le remercia aussi de ses bons souhaits.

– Je vous dois beaucoup, monsieurJohnson, pour les deux voyages que vous avez entrepris pour moi, etcroyez que je n’oublierai jamais la manière dont vous vous êtesacquitté de votre dernière mission. J’espère que nous sommes amispour la vie.

– Oh ! c’est trop de bonté… VotreHonneur m’accable, dit Peter pouvant à peine articuler une parole.J’espère que vous vivrez longtemps, pour rendre la chère miss Emmyaussi heureuse… aussi heureuse qu’elle mérite de l’être.

– Mais réellement, Milord, dit John,remarquant que l’attachement du bon intendant touchait Émiliejusqu’aux larmes, et désirant faire diversion à une scène quicommençait à devenir trop attendrissante, n’est-il pas biensingulier qu’en descendant de diligence, les quatre voyageurs sesoient rencontrés à votre hôtel ? Et il expliqua ce qu’ilvoulait dire au reste de la compagnie.

– Pas autant que vous pourriez le croire,répondit Pendennyss : vous et Johnson vous me cherchiez ;lord Henry Stappleton s’était engagé à me joindre le même soir àl’hôtel, pour me conduire à la noce de sa sœur ; tous nosarrangements étaient pris par lettres, et le général Maccarthy mecherchait aussi pour des affaires relatives à sa nièce, dona Julia.Il avait été à Annerdale-House, et mes domestiques lui avaient ditque j’étais à l’hôtel. Cette première visite ne fut pas tout à faitaussi amicale que celle qu’il me fit depuis dans le comté deCaernarvon. Pendant mon séjour en Espagne, j’avais vu le comte,mais jamais le général. La lettre qu’il me remit était del’ambassadeur espagnol : Son Excellence m’annonçait qu’elleallait réclamer Mrs Fitzgerald auprès du gouvernement, etm’engageait à ne point chercher à entraver ses démarches.

– J’espère que vous l’avez refusé !s’écria Émilie.

– Non pas refusé, car cela n’était pasnécessaire, répondit le comte en souriant de sa vivacité, tandisqu’il admirait le zèle qu’elle mettait à servir son amie. Leministère ne possède pas un pouvoir dont il pourrait faire un usagesi dangereux ; mais je fis entendre clairement au général queje m’opposerais à toutes mesures violentes qui auraient pour but dela ramener dans son pays et de la renfermer dans un couvent.

– Votre Honneur… Milord, dit Peter quiavait écouté avec une grande attention, oserais-je vous demander lapermission de vous faire deux questions ?

– Expliquez-vous, mon bon ami, ditPendennyss avec un sourire d’encouragement.

– Je voudrais savoir, continual’intendant après avoir toussé pour se donner le temps derassembler ses idées, si vous restâtes dans la même rue après avoirquitté l’hôtel, car M. John Moseley et moi nous étions d’uneopinion différente sur ce sujet.

Le comte sourit, et, voyant l’expression demalice qui se peignait sur les traits de John, ilrépondit :

– Je vous dois une excuse, Moseley, pourvous avoir quitté aussi brusquement ; mais quevoulez-vous ? rien ne rend lâche comme une consciencecoupable. Je vis que vous ignoriez encore mon changement de nom, etje craignais autant de persister dans ma supercherie que d’êtremoi-même le premier à vous l’apprendre. Vraiment, continua-t-il enadressant un doux sourire à Émilie, je pensais que le jugement quevotre sœur me paraissait avoir porté sur ma conduite devait êtreconfirmé par tous ses amis. Je sortis de Londres au point du jour.Johnson, quelle est votre seconde question ?

– Milord, dit Peter un peu désappointé envoyant qu’il s’était trompé sur la première, cette langue étrangèreque parlait Votre Honneur…

– C’était de l’espagnol, dit lecomte.

– Et non du grec, Peter, lui dit sonmaître gravement : je me doutais bien, d’après quelques motsque vous aviez essayé de me répéter, que vous aviez fait quelqueerreur. Mais que cela ne vous chagrine pas, mon bon ami, car jeconnais plusieurs membres du parlement de ce royaume qui ne saventpoint parler le grec, du moins couramment. Ainsi un serviteur nedoit point rougir de ne pas l’entendre.

Un peu consolé de savoir qu’il était à peuprès aussi avancé que les représentants de son pays, Peterretournait à son poste ordinaire, lorsque le fracas des voituresannonça que l’opéra était fini. Le comte prit congé de ses amis, etla famille se sépara.

Dès qu’Émilie se trouva seule, elle se mit àgenoux, et l’encens d’un cœur innocent et pur s’élevait vers celuiqui lui rendait le bonheur. Aucun nuage ne venait troubler safélicité ; l’amour, l’estime et la reconnaissance, seréunissaient pour la rendre heureuse.

Le lendemain matin de bonne heure, le comte etlady Marianne arrivèrent chez sir Edward. Toute la famille lesreçut avec autant de cordialité que de plaisir, et ils oublièrent,en se trouvant ensemble, l’étiquette inutile du grand monde.

Dès le premier moment, Émilie s’était sentieentraînée vers lady Marianne, et ce sentiment provenait sans doutede celui qu’elle avait pour son frère ; mais dès qu’elle putapprécier le caractère doux, aimant et sensible, de celle quiallait devenir sa sœur, elle l’aima pour elle-même et bientendrement.

Les appartements où recevait lady Moseley secomposaient de plusieurs salons magnifiques qui se communiquaient.Le désir d’en visiter le superbe ameublement, ou toute autre raisonaussi importante, engagea le comte à entrer dans celui qui touchaitau parloir, où la famille était rassemblée.

Nous ne doutons pas non plus que ce ne fût lacrainte de se perdre dans une maison qu’il ne connaissait pas, quiforça Pendennyss à demander tout bas à Émilie de vouloir bien l’yaccompagner. Elle le conduisit en rougissant, et John dit à Graceavec un sourire malin :

– Que Pendennyss va s’amuser à admirerles tentures et les ameublements choisis par notre mère.

À peine avait-on eu le temps de s’apercevoirde leur absence, que le comte reparut d’un air rayonnant, et prialady Moseley et Mrs Wilson de le suivre. Un instant après sirEdward les joignit aussi, ensuite Jane, puis Grace etMarianne ; enfin John commença à croire qu’un tête-à-tête avecM. Benfield serait l’unique plaisir qu’il devait espérer detoute la matinée.

Bientôt Grace rentra, et la curiosité de Johnfut satisfaite. Il apprit avec la joie la plus vive que la noced’Émilie était fixée à la semaine suivante.

Pendant l’entrevue qui venait d’avoir lieu,lady Marianne, témoin des transports que les deux amants faisaientéclater, assura à sir Edward que son frère lui paraissait sichangé, qu’elle pouvait croire à peine que le jeune homme qu’ellevoyait ivre d’amour et de bonheur fût celui qu’elle avait trouvé sitriste et si taciturne pendant le temps qu’elle avait passé aveclui dans le pays de Galles.

Un exprès fut envoyé au docteur Yves et àleurs amis de B***, pour les engager à venir assister à la noced’Émilie, et lady Moseley, au comble de la joie, commença tous lespréparatifs nécessaires, heureuse de pouvoir enfin s’abandonnerlibrement à son goût pour le luxe et la magnificence.

En pensant à la grande fortune de Pendennyss,M. Benfield était contrarié de ne pouvoir contribuer en aucunemanière au bonheur d’Émilie.

Cependant, grâce aux combinaisons savantes dePeter et de son maître, un quinzième codicille fut ajouté autestament de ce dernier, portant qu’il désirait que le second filsqui naîtrait du mariage de Pendennyss et d’Émilie fût appeléRoderic Benfield Denbigh, et qu’il lui léguait vingt mille livressterling en qualité de parrain.

– Et j’ose dire que ce sera un charmantenfant, dit Peter en remettant le testament dans la case où ilreposait depuis bien des années. Je ne crois pas, Votre Honneur,avoir jamais vu un plus beau couple, excepté… L’imagination dePeter lui représentait dans ce moment le contraste agréable que sataille svelte et élancée eût pu faire avec la tournure rondelettede Patty Steele.

– Oui, ils sont aussi beaux qu’ils sontbons, répondit son maître. Je me rappelle que, lorsque le présidentdu parlement épousa sa troisième femme, le monde disait :

– C’est le plus beau couple de la cour.Mais mon Emmy et le comte sont encore bien mieux. Oh ! PeterJohnson, ils sont jeunes, ils sont riches, ils s’aimenttendrement ; mais après tout, à quoi cela leur servirait-ilsans la bonté ?

– La bonté ! s’écria l’intendantétonné ; mais ils sont aussi bons que les anges.

La vue de lady Juliana, joueuse et acariâtre,avait porté un rude coup aux idées de M. Benfield sur laperfectibilité humaine, et il se contenta de répondre avecdouceur :

– Oui, oui, Peter, aussi bons que lecomporte la faiblesse de notre nature.

Chapitre 48

 

Tout est de rose avant le mariage, mais après ?

La fleur de la Tweed, ballade écossaise.

Le printemps venait de commencer, et sirEdward, qui depuis tant d’années passait une heure dans son parctous les matins, ne voulut point rester enfermé à Londres dans unmoment où le réveil de la nature et la végétation renaissantedonnaient à la campagne un nouvel intérêt. Il loua une jolie maisondans les environs de la capitale ; ce fut là que Pendennyssreçut à l’autel la main de sa bien-aimée, et le jeune couple passaquelques jours dans ce petit Élysée.

Le docteur Yves, sa femme, Francis et Clara,étaient arrivés avec un empressement égal à la joie qu’ils avaientressentie en apprenant l’heureuse nouvelle, et le bon ministre eutle bonheur de donner à ses jeunes amis la bénédiction nuptiale.

Une seule personne n’était pas tout à faitaussi heureuse qu’elle l’avait espéré : c’était lady Moseley,qui regrettait que la solitude et la petitesse de sa maison decampagne l’eussent empêchée de mettre à exécution tous les beauxprojets qu’elle avait formés pour cette occasion. Mais Pendennyssmit fin à ses observations en lui disant avec gaieté :

– La Providence a été si prodigue enversmoi, en me donnant de la fortune, des palais et des châteaux, quevous devez me permettre, chère lady Moseley, de profiter de laseule occasion que j’aurai peut-être pendant toute ma vie de fairel’amour dans une chaumière.

Quelques jours après, la bonne mère oublia cepetit mouvement de regret en voyant sa fille installée dansAnnerdale-House.

Le jour où sir Edward revint avec sa familledans Saint-James Square, Pendennyss s’empressa de venir les voir,et, après avoir salué Mrs Wilson, il lui dit ensouriant :

– Je viens aussi, chère tante, vouschercher pour vous conduire dans votre nouvelle demeure.

Mrs Wilson tressaillit, et, le cœurpalpitant d’émotion, elle lui demanda ce qu’il voulait dire.

– Chère Mrs Wilson, répondit-il, matante ou plutôt ma mère, après avoir jusqu’à présent servi de guideà mon Émilie, vous ne pouvez vouloir l’abandonner lorsqu’elle a leplus besoin de vos conseils. Je fus l’élève de votre mari,ajouta-t-il en lui prenant les mains avec affection, ne sommes-nouspas vos enfants ? et la même maison ne doit-elle pas réunirtrois personnes qui n’ont qu’un même cœur ?

Mrs Wilson désirait en secret et avait àpeine espéré une invitation qui comblait tous ses désirs ; enentendant Pendennyss la lui faire d’une manière si touchante et sisincère, elle ne put retenir ses larmes, et pressa tendrement lamain du comte. Sir Edward, qui n’était point préparé à perdre lasociété d’une sœur si chère, désirant ne point abandonner l’espoirde la posséder encore quelquefois, la pressa vivement de partagerau moins son temps entre les deux familles.

– Pendennys a raison, mon cher frère,répondit-elle en essuyant de douces larmes ; Émilie estl’enfant de mes soins et de mon amour, et les deux êtres que j’aimele plus au monde sont maintenant unis ; mais, ajouta-t-elle enpressant lady Moseley contre son sein, je ne vous en chéris pasmoins tendrement, et ma reconnaissance pour vos tendres soins etvotre amitié ne finira qu’avec ma vie. Nous ne sommes qu’une seulefamille, et quoique nos devoirs puissent quelquefois nous séparer,nous serons toujours unis par la confiance et l’amitié. J’espèremes chers amis, que vous ne m’en voudrez point si je vous quittepour aller demeurer avec George et Émilie.

– J’espère que vous habiterez quelquefoisvotre maison du comté de Northampton, dit lady Moseley à songendre.

– Je n’ai aucune maison dans ce pays, mabonne mère, répondit-il. Lorsque pour la première fois je conçusl’espoir d’obtenir ma chère Émilie, j’écrivis à mon hommed’affaires d’aller à Bath, où résidait alors sir William Barris, etde tâcher de l’engager à me vendre le Doyenné. Lors de mamésaventure, ajouta-t-il en souriant, j’oubliai de révoquer mesordres, et la nouvelle que je reçus quelque temps après que leDoyenné m’appartenait ne fit que une rappeler de cruels souvenirs.Mais j’ai maintenant disposé de cette maison d’après mes premièresvues ; elle appartient à la comtesse de Pendennyss, et je nedoute pas que le désir de se rapprocher de vous ne lui fassepréférer le Doyenné à tous les autres séjours.

La certitude de n’être point séparés d’Émiliecausa la joie la plus vive à tous ses amis, et Jane sentit son cœurpénétré d’un bonheur auquel elle était depuis longtempsétrangère.

S’il existe ici-bas une félicité qui puissenous donner une idée de celle qui est le partage des bienheureuxdans le ciel, c’est celle dont jouissent deux époux unis par lesliens de l’amour, de la confiance et de l’amitié : l’innocenceet la piété resserrent tous les jours leurs nœuds ; plaisirset peines, tout leur est commun ; leurs plaisirs sont plusvifs puisqu’ils les partagent avec l’objet aimé ; la peine estplus légère supportée par deux cœurs fidèles et bien unis. Cebonheur innocent et pur était le partage des nouveaux époux.

Mais le bonheur parfait ne nous est jamaisdonné dans ce monde, et quelques chagrins viennent bientôt rappelerau chrétien qu’il est appelé à une meilleure vie. Le couraged’Émilie devait être mis à une rude épreuve par le retour inattendude Buonaparte, événement qui bouleversa l’Europe jusqu’à sesextrémités les plus reculées.

Dès que Pendennys apprit cette fatalenouvelle, il ne douta pas qu’il ne fût appelé à prendre une partactive dans la guerre qui allait commencer ; son régimentétait la gloire de l’armée.

Émilie cherchait à rassembler ses forces poursupporter le coup qui allait la frapper, et quelques jours après lecomte reçut l’ordre de se disposer à l’embarquement.

Le son des trompettes vint troubler le calmed’une belle matinée, dans le petit village où était située lamaison de campagne occupée momentanément par sir Edward. Sur lepéristyle, la comtesse de Pendennyss et lady Marianne, presqueentièrement cachées par les arbrisseaux qui entouraient la maison,attendaient avec impatience le passage des troupes qu’annonçait lebruit qu’elles venaient d’entendre.

Leur voiture les attendait à quelque distance,et la pâleur et la résignation qui étaient empreintes sur lestraits de la comtesse et de sa sœur ne prouvaient que trop lecombat que se livraient dans leurs cœurs des devoirs opposés.

Des bataillons nombreux, des canons, desdrapeaux, de superbes coursiers, se succédaient à la file, danstoute la pompe de la splendeur militaire, et le regard inquiet desdeux sœurs avait en vain cherché l’objet de leur sollicitude. Ilparut enfin ; il les aperçut, et bientôt Émilie se trouva dansles bras de son mari.

– C’est le sort d’un militaire, dit lecomte en essuyant une larme à la dérobée ; j’espérais que nousallions jouir d’une longue paix, et voilà que les sanglantes foliesd’un ambitieux nous forcent à reprendre les armes ; maisprenez courage, ma chère amie, espérons que cette campagne seterminera heureusement ; votre confiance ne se repose passeulement sur les secours terrestres, et votre bonheur estindépendant du pouvoir de l’homme.

– Ah ! Pendennyss !… mon cherami, dit Émilie en sanglotant et en appuyant sa tête contre lapoitrine de son mari, mon amour, mes prières vous suivront :que ne puis-je m’attacher à vos pas et partager vos dangers !…Je ne vous dirai pas d’avoir soin de vos jours… je ne connais quetrop les cruels devoirs d’un militaire ; mais pensezquelquefois à votre amie, qui ne saurait vivre sans vous, et puissele ciel que j’invoque vous rendre bientôt à mon amour !

Voulant abréger des adieux trop pénibles, lecomte pressa encore une fois son Émilie contre son cœur, embrassatendrement Marianne, et s’élançant sur son cheval, il fut bientôthors de vue.

Quelques jours après le départ de Pendennyss,Chatterton fut surpris de voir arriver inopinément la douairière etCatherine. Il les reçut avec le respect qu’il avait toujourstémoigné à sa mère, et sa femme tâcha, par amour pour l’épouxqu’elle adorait, de faire un accueil agréable à des parentesqu’elle ne pouvait estimer. Ce qui leur était arrivé ne fut paslong à raconter : lord et lady Herriefield s’étaient séparés,et la douairière, connaissant tous les dangers qui entourent unejeune femme dans la situation de Catherine, surtout lorsque desprincipes solides ne forment point la base de sa conduite, l’avaitramenée en Angleterre afin de pouvoir veiller sur elle.

Catherine n’avait réalisé aucune desespérances qui avaient décidé lord Herriefield à se marier. Elleétait encore belle, mais un mari est bientôt indifférent à cefrivole avantage. Aussitôt qu’elle eut atteint son but, l’air demodestie et de simplicité qu’elle avait pris pour lui plaire fitplace aux manières décidées d’une femme du monde et vouée à toutesles extravagances de la mode.

Le vicomte avait trouvé tout simple qu’unejeune et innocente fille se fût éprise de sa figure jaune etridée ; mais du moment où le changement de manières deCatherine lui découvrit le piège où il avait été pris, il aperçutl’artifice dont elle s’était servie pour le tromper, et dès cemoment il cessa de l’aimer.

Les hommes sont flattés un moment d’êtreremarqués par une femme sans avoir cherché à attirer sonattention ; mais bientôt ces avances, désavouées par lamodestie, leur déplaisent et leur inspirent une sorte dedégoût.

Lorsque l’ambition ou l’intérêt ont uni deuxêtres qui n’ont ni les mêmes principes ni les mêmes opinions, etque le mari et la femme, également égoïstes, ne veulent céder nil’un ni l’autre, une prompte séparation est le seul remède à desnœuds mal assortis, ou la vie de ces époux ne sera qu’une suite dedisputes continuelles.

Catherine avait quitté son mari avec plaisir,et il avait eu plus de plaisir encore à se voir débarrasséd’elle.

Avant que la séparation ne fût décidée, ladouairière avait un rôle très difficile à jouer ; témoin àchaque instant de nouvelles querelles, elle faisait de la morale auvicomte et des sermons à sa fille.

Le vicomte l’écoutait avec l’attention d’unenfant à qui un père ivre dit qu’il ne faut pas aimer le vin, etses discours faisaient à peu près autant d’impression sur lui,tandis que Catherine, sûre de jouir, à tout événement, de deuxmilles livres sterling de rente, faisait aussi peu d’attention auxmenaces qu’aux sourires de sa mère, et les recevait avec une égaleindifférence.

Peu de jours après que la douairière etCatherine eurent quitté Lisbonne, lord Herriefield partit pourl’Italie avec la femme d’un officier de marine anglaise, dont onvenait de prononcer le divorce ; et si Catherine ne seconduisit point mal, elle le dut plus à la vigilance de sa mère,que l’expérience avait rendue prudente, qu’à sa propre sagesse.

La présence de Mrs Wilson était unevéritable consolation pour Émilie, et comme elle avait refuséd’être présentée à la cour pendant l’absence de son mari, toute lafamille se décida à retourner dans le Northampton.

Le Doyenné avait été meublé au moment dumariage de Pendennyss, et la comtesse prit possession de sanouvelle demeure. Les occupations et la distraction qu’apportetoujours un voyage, l’ordre à mettre dans sa maison et lesaméliorations à y faire, les devoirs nombreux de son nouvel état,tout se réunissait pour étourdir Émilie, et l’empêcher des’abandonner en liberté à ses inquiétudes.

Elle mit d’abord au nombre de sespensionnaires le vieux paysan dont son mari avait si généreusementréparé la perte, lors de son premier voyage à B***, après la mortde son père.

Ses bontés pour ce vieillard ne paraissaientpas guidées par ce même discernement qu’elle apportait à tous sesactes d’humanité ; mais le souvenir de ce brave homme setrouvait associé à l’image chérie de Pendennyss, et le sentimentqui portait Émilie à le combler de bienfaits n’étonnait pointMrs Wilson. Marianne seule était surprise de voir sa sœurvisiter deux ou trois fois par semaine et accabler de soins unhomme qui ne paraissait manquer de rien.

Dès que sir Edward se retrouva à Moseley-Hall,il eut bientôt le plaisir de voir sa table hospitalière entourée detous ceux qu’il aimait ; le bon M. Haughton étaittoujours le bienvenu au château, et quelques jours après l’arrivéede ses amis, il fut invité à venir dîner avec eux.

– Lady Pendennyss, dit M. Haughtonaprès le dîner, j’ai à vous donner des nouvelles du comte, qui vousferont certainement un grand plaisir.

Les yeux d’Émilie rayonnèrent de plaisir enentendant parler de son mari, quoiqu’elle fût bien sûre queM. Haughton ne pourrait rien lui apprendre dont les fréquenteslettres de Pendennyss ne l’eussent informée.

– Faites-moi le plaisir de me faire partde ces bonnes nouvelles, Monsieur, dit la comtesse.

– Il est arrivé sain et sauf près deBruxelles avec son régiment ; je l’ai appris d’un fils de mesvoisins qui l’a vu entrer dans la maison qu’occupe dans cette villele duc de Wellington, tandis qu’il s’était glissé dans la foulepour tâcher d’apercevoir le noble duc.

– Émilie sait cela depuis dix jours, ditMrs Wilson en riant ; mais votre ami ne vous dit-il riende Buonaparte ? nous nous intéressons beaucoup à sesmouvements.

M. Haughton, un peu mortifié de voirqu’il n’avait débité qu’une vieille nouvelle, ne savait trop s’ildevait continuer ; mais il aimait par-dessus tout à jouer lerôle d’une gazette, et il reprit :

– Je n’en sais rien de plus que ce qu’endisent les papiers ; mais je suppose que vous n’ignorez pas cequi est arrivé au capitaine Jarvis ?

– Pardonnez-moi, dit Émilie ensouriant ; les faits et gestes du capitaine ne sont pas tout àfait aussi intéressants pour moi que ceux de lord Pendennys. Le ducde Wellington l’a-t-il nommé son aide-de-camp ?

– Non, non, répondit l’autre enchantéd’avoir au moins une nouvelle à leur apprendre ; aussitôtqu’il entendit parler du retour de Buonaparte, il trouva prudent dedonner sa démission et de se marier.

– De se marier ! s’écria John ;ce n’est sûrement pas avec miss Harris ?

– Non, non, il a épousé une sotte fillequ’il a trouvée dans le comté de Cornouailles, et qui a été assezfolle pour s’amouracher de ses épaulettes. Le lendemain de sonmariage, il a annoncé à sa femme inconsolable et à sa mère, qu’untel discours a attérées, que l’honneur des Jarvis pouvait dormirjusqu’à ce que ses descendants fussent assez nombreux pour ne pascraindre de voir s’éteindre une si noble race, en exposant leur viesur un champ de bataille.

– Et comment Mrs Jarvis et lady Timoreçurent-elles cette nouvelle foudroyante ? demanda John,espérant entendre le récit de quelque scène ridicule.

– La première se mit à pleurer, ditM. Haughton ; elle se plaignit d’avoir été trompée,puisqu’elle ne l’avait épousé que pour sa bravoure et son uniforme,et lady Timo déplora la perte de la splendeur en herbe de sanoblesse naissante.

– Et comment tout cela s’est-ilterminé ? demanda Mrs Wilson.

– Tandis que le digne trio se querellait,le ministère de la guerre coupa court à toutes les tentatives desdeux dames pour engager le capitaine à renoncer à son projet enacceptant la démission qu’il avait offerte. Je crois que songénéral avait entendu parler de la bassesse de son caractère ;mais, avant de vérifier les rapports qui lui étaient faits à cesujet, il fit appeler le capitaine, et lui demanda une sincèredéclaration de ses principes.

– Et quels peuvent être les principes dece pauvre garçon ? demanda sir Edward, d’un air de pitié.

– Des principes républicains, réponditM. Haughton.

– Républicains ! s’écria-t-on detoutes parts.

– Oui, il prétendit que liberté etégalité était sa devise, et que son cœur lui défendait de se battrecontre Buonaparte.

– La conclusion est singulière, ditM. Benfield. Je me rappelle que, pendant que je siégeais auparlement, il y avait dans la chambre un parti qui ne jurait quepar ces deux grands mots ; mais lorsque ceux qui lecomposaient eurent le pouvoir en main, le peuple ne me parut pasjouir de plus de liberté qu’auparavant. Je présume que, se voyantparvenus à des postes importants, et qui laissaient peser sur euxune grande responsabilité, ils n’osèrent point mettre leursthéories en pratique, de peur de l’exemple.

– Beaucoup de gens aiment la liberté tantqu’ils sont esclaves, et la détestent dès qu’ils sont devenusmaîtres, dit John en riant.

– Le capitaine Jarvis, à ce qu’il mesemble, dit M. Haughton, s’en est servi comme d’un préservatifcontre le danger d’exposer sa précieuse vie. Pour éviter lesquolibets qui pleuvaient sur lui de toutes parts, il a consenti àcéder au désir de son père ; il est retourné à Londres, et ilest maintenant marchand dans la Cité.

– Puisse-t-il y rester ! s’écriaJohn, qui, depuis la scène du berceau, pouvait à peine souffrird’entendre prononcer son nom.

– Amen ! dit Émilie d’une voix sibasse qu’elle ne fut entendue que de son frère.

– Et sir Timo ; demanda John, qu’estdevenu ce bon, cet honnête marchand ?

– Il a abandonné son titre ; il neveut plus être appelé que M. Jarvis, et il s’est fixé dans lecomté de Cornouailles. Son noble gendre est parti pour la Flandreavec son régiment ; et lady Egerton, n’ayant pas assez defortune pour vivre sans le secours de son père, est obligée decacher sa dignité dans la petite province qu’habiteM. Jarvis.

Lady Moseley témoigna que ce sujet lui étaitdésagréable, et l’on s’empressa d’en changer.

Le triste résultat de ces conversations, qu’ilétait impossible d’éviter, était toujours de rendre Jane plusmécontente et plus réservée que jamais.

Les lettres du continent n’étaient rempliesque des détails des préparatifs effrayants qui se faisaient detoutes parts pour la bataille décisive qui allait se donner, et del’issue de laquelle dépendait le sort de tant de milliers d’hommes,celui de plusieurs monarques et de puissants empires. Au milieu decette confusion d’intérêts et de ce conflit de passions opposées,d’innocentes prières s’élevaient vers le ciel pour la conservationde Pendennyss, aussi ardentes et aussi pures que l’amour qui lesinspirait.

Chapitre 49

 

Waterloo, tombeau d’un empire !

BYRON.

Buonaparte avait déjà commencé ces mouvementsrapides et audacieux qui pour un moment mirent la paix du monde endanger, et tinrent en suspens le sort de l’Europe.

Un régiment de dragons traversait à toutebride un champ de bataille déjà inondé de sang, lorsque son colonelvit sur les hauteurs des Quatre-Bras un bataillon anglaissuccombant sous la charge pesante d’un parti de cuirassiersennemis.

À l’instant l’ordre fut donné de voler à sonsecours ; les dragons redoublèrent de vitesse, et le sonretentissant du cor anglais se fit entendre au-dessus du bruit ducanon et des cris des combattants. Comme un éclair, ou plutôt commela foudre qu’il précède, le colonel, à la tête de ses braves, tombasur les Français qui déjà se croyaient vainqueurs.

– De grâce, épargnez ma vie, s’écriait unofficier grièvement blessé en cherchant à éviter le sabre menaçantd’un Français furieux. Le colonel de dragons vit le danger qu’ilcourait, et d’un seul coup abattit le bras du cuirassier.

– Dieu soit loué ! murmural’officier qui venait de tomber sous les pieds de son cheval.

Son libérateur se précipita du sien pour lesecourir, et en le relevant pour examiner ses blessures, ilreconnut Egerton. Lorsque le baronnet rouvrit les yeux, il poussaun long gémissement en voyant que celui qui l’avait sauvé était lecomte de Pendennyss. Mais ce n’était pas le moment d’uneexplication.

Sir Henry fut transporté à l’arrière-garde, etle comte remonta à cheval. Les troupes éparses se rallièrent au sonde la trompette ; et, guidées par leur intrépide colonel,elles se précipitèrent au fort de la mêlée et se couvrirent degloire.

L’intervalle qui sépara la bataille desQuatre-Bras de celle de Waterloo fut un moment d’épreuve pour ladiscipline et pour le courage de l’armée anglaise. Les Prussiens,attaqués sur les flancs avec une ardeur incroyable, avaient étéforcés de plier ; leur déroute était complète, et en face setrouvait un ennemi brave, adroit et victorieux, conduit par legrand capitaine du siècle. Le général anglais se replia prudemmentsur la plaine de Waterloo, ce grand théâtre où allait se décider lalutte terrible qui depuis un quart de siècle avait ébranlé presquetout le globe civilisé.

C’était sur ces hauteurs, qui allaient être letombeau de milliers de braves, que le combat le plus sanglant, leplus opiniâtre, en même temps le plus décisif, devaits’engager.

Pendant cette pause solennelle, Pendennyss,libre un moment de se livrer à ses réflexions, se transporta enidée auprès de son Émilie ; il revit cette figure angélique,rayonnante de grâces et d’innocence, ce sourire enchanteur où sepeignait l’affection la plus vive ; et à cette vue son sang seglaça. Quel serait le sort de cette épouse infortunée s’il venait àsuccomber ? Pour chasser des idées aussi pénibles, et quiaffaiblissaient son courage, il tourna ses pensées vers cessentiments religieux qui seuls pouvaient lui offrir lesconsolations dont son âme ulcérée avait besoin. Dans ses autrescampagnes, le comte voyant, par le spectacle qu’il avait sans cessesous les yeux, combien est subit et imprévu le passage de la vie àla mort, y était toujours préparé, et la mort l’eût trouvé à tousles instants ferme dans sa foi et ardent dans ses espérances. Maisalors il ne tenait pas au monde par les liens les plus chers et lesplus sacrés ; il était isolé et comme perdu dans ce vasteunivers. Maintenant l’existence d’Émilie se rattachait à lasienne ; il ne vivait plus pour lui seul ; commentaurait-il pu affronter la mort si la religion ne fût encore venue àson secours, et, cachant d’une main leur séparation momentanée surla terre, ne lui eût montré de l’autre leur réunion éternelle dansle ciel ?

L’ennemi était trop près pour qu’il ne fût pasnécessaire de redoubler de vigilance sur tous les points des lignesanglaises, et pendant la nuit terrible du 17 juin, le comte etGeorge Denbigh, son lieutenant-colonel, n’eurent d’autre lit qu’unmanteau, d’autre abri que le ciel.

Dès que le bruit du canon annonça l’approchedu combat, Pendennyss s’élança à cheval, donna un dernier soupir àson épouse absente, et faisant un violent effort pour l’arracher enquelque sorte de son cœur, il fut dès ce moment tout entier à sondevoir et à son pays.

Qui ne connaît les détails de cette journéefuneste, pendant laquelle les destinées de l’Europe furent unmoment en balance ? D’un côté, l’attaque conduite avec lesang-froid du désespoir, dirigée par une expérienceconsommée ; de l’autre, la défense soutenue avec unepersévérance incroyable et un courage sans exemple.

Dans la soirée du 18, Pendennyss, qui était àcheval depuis le lever de l’aurore, mit pied à terre, après avoirreçu l’ordre d’abandonner la poursuite aux troupes prussiennes quin’avaient pas encore donné. Il éprouvait cet accablement quisuccède d’ordinaire à une agitation trop vive, et son premiermouvement fut de remercier le Ciel que cette lutte sanglante fûtenfin terminée. L’image d’Émilie vint planer alors au-dessus de cesscènes de carnage qu’il avait toujours sous les yeux ; ilrespira plus librement, et il put songer au bonheur qui l’attendaità son retour.

– Je suis envoyé vers le colonel durégiment de dragons, dit un courrier en mauvais anglais à un soldatoccupé à étriller le superbe coursier du comte ; est-ce bienici que son régiment est campé, mon ami ?

– Oui, oui, répondit le soldat sansinterrompre son travail, et il était facile de nous trouver ;vous n’aviez qu’à suivre la trace des cadavres de nos ennemis. Maisvous demandez après Milord, n’est-ce pas, mon garçon ?Devons-nous encore changer de position cette nuit ?

– Non pas que je sache, répondit lecourrier ; je suis porteur d’un message pour votre colonel, dela part d’un officier qui est mourant ; voulez-vous bienm’indiquer où je pourrai le trouver ?

Le soldat le conduisit près de Pendennyss, quiétait couché sur la terre, enveloppé dans son manteau. Dès que lecourrier se fut acquitté de sa mission, le comte se leva et demandason cheval. Précédé par le messager et suivi d’Harmer, il repassasur le sol arrosé de sang, où quelques heures auparavant tant demalheureux avaient trouvé la mort.

Quelle impression différente fait sur notreâme la vue d’un champ de bataille pendant ou après le combat !L’ardeur, le feu qui nous anime, les cris de guerre, les succèscontestés, le tumulte, la confusion inséparable entre deux arméesqui en viennent aux mains, le bruit de la mousqueterie, le son dutambour et des instruments guerriers, tout nous empêche deremarquer la scène d’horreur et de carnage qui se déploie autour denous, et soit que nous exécutions une charge brillante ou unesavante retraite, notre imagination, éblouie par l’espérance de lagloire, oublie qu’elle sera trop achetée par le sang de nossemblables.

Après l’action, cette terre jonchée decadavres, qui ne présente de toutes parts que la dévastation et lamort, ce silence effrayant de la tombe qui a succédé aux cris devictoire, de rage ou de douleur, tout nous parle des malheurs de laguerre, dépouillée de ses faux prestiges.

À la vue de ce lugubre spectacle, Pendennysstressaillit comme s’il frappait pour la première fois ses regards.Et comment voir sans émotion ces masses confuses de morts et demourants entassés de toutes parts, et à travers lesquels on avaitpeine à se frayer un passage ? Comment surtout retenir sonattendrissement en jetant les yeux sur ces hauteurs où les monceauxde cadavres, accumulés sur le même point, indiquaient l’endroit oùavaient combattu ces braves bataillons qui avaient résisté silongtemps aux efforts de la cavalerie et de l’artillerie, et quis’étaient laissé hacher à leur place plutôt que de quitter le posteque leur avait confié leur général ? Harmer, le dur Harmerlui-même, qui avait assisté à plus de vingt combats, sentit semouiller sa paupière, et le sourire de triomphe qui l’instantd’auparavant respirait sur ses lèvres fit place à un morneabattement.

Des épreuves plus pénibles encore lesattendaient à leur passage. À mesure qu’ils avançaient sur le champde carnage, des mourants rassemblaient un reste de force pourimplorer leur secours, des blessés les suppliaient de panser leursplaies. Cet appel était irrésistible, et le comte s’arrêtait àchaque pas pour secourir l’infortune. Le messager fut obligé de luirappeler qu’ils arriveraient trop tard au but de leur voyage, etqu’ils n’avaient pas un instant à perdre ; et Pendennys,mettant la main sur ses yeux pour échapper à cet horriblespectacle, se laissa conduire par son guide.

Il était dix heures avant qu’ils arrivassent àla ferme où était étendu, au milieu d’une foule de blessés, lepremier amant de Jane, et nous donnerons un court précis de sa vieet des aveux que la crainte de la mort et la reconnaissancel’engagèrent à faire au comte.

Henry Egerton, comme beaucoup d’autres de sescompatriotes, était entré de bonne heure dans le monde, sans avoirde principes qui pussent contre-balancer la légèreté ordinaire à lajeunesse, et les dangers qu’offre la société à celui qui ose s’ylancer sans expérience et sans guide. Son père, qui avait une placedu gouvernement, s’adonnait tout entier aux spéculationsartificieuses de la diplomatie. Sa mère était une femme à la modequi ne respirait que pour le monde et ses plaisirs. Tant qu’ilresta dans la maison paternelle, Egerton ne reçut, d’une part, quedes exemples d’égoïsme et de dissimulation, et de l’autre, que ceuxde la folie et des extravagances que peut inspirer à une femme legoût effréné de la dissipation.

Très jeune encore, il choisit la carrière desarmes ; le désir de la gloire séduisait, flattait sonimagination, et, par orgueil autant que par tempérament, il necraignait pas le danger. Cependant il aimait Londres et sesplaisirs plus encore que la gloire ; et l’argent de son oncle,sir Edgar, dont il devait être l’héritier, l’avait élevé au rang delieutenant-colonel, avant qu’il se fût trouvé sur un champ debataille.

Egerton avait de l’esprit et la plus viveimagination ; mais une indulgence funeste et de mauvaisexemples l’empêchèrent d’en profiter pour acquérir desconnaissances utiles ou des talents agréables, et de si heureusesdispositions ne lui servirent qu’à savoir plaire et tromper plussûrement. La vivacité de son caractère, toujours avide denouveautés et de mouvement, après l’avoir précipité dans d’autresexcès, le conduisit à une table de jeu. Une imagination brûlanteest un don bien dangereux pour un homme désœuvré et abandonné à sespassions ; s’il ne parvient pas à la maîtriser et à la dirigervers le bien, elle le conduira par une pente rapide hors dessentiers de la vertu.

Les vices se tiennent comme par la main, etils semblent ne former qu’une longue chaîne dont tous les anneauxsont indissolubles. Une sorte d’influence électrique entraîne del’un à l’autre, jusqu’à ce que nous ayons parcouru le cercle toutentier. On dirait aussi qu’il y a dans le vice une sorte demodestie qui le fait rougir de se trouver en bonne compagnie. S’ilnous est impossible de concilier un de nos penchants avec nosprincipes, nous secouons aussitôt ce joug incommode, et une fois cefrein brisé, quelle digue s’opposera au déchaînement de toutes nospassions ? Egerton, comme mille autres, n’abandonna toutes lesvertus, pour ainsi dire, qu’une à une, à mesure qu’elles gênaientses vues ou qu’elles étaient un obstacle à ses plaisirs, et, librede toute entrave, il se livra tout entier à ses penchants, évitantseulement de blesser les convenances sociales, c’est-à-dire dejeter le masque, car il ne voyait de crime que dans lescandale ; tout ce qui restait caché lui semblaitinnocent.

Lorsque son service l’appela pour la premièrefois sur le théâtre de la guerre en Espagne, et que le hasard luimontra Julia pleurant sur le corps de son mari, un sentiment degénérosité et de compassion le fit voler à son secours ; maisce sentiment, vif et rapide comme l’éclair, n’en eut que la courtedurée. Voyant en son pouvoir une jeune femme belle et sans défense,il n’écouta bientôt que la voix de ses passions, et médita saruine.

D’autant plus dangereux qu’il était aimable,Egerton avait tout ce qu’il fallait pour séduire ; son ton, satournure, ses manières, étaient attrayants ; mais sa victimesut lui résister, et ce fut alors qu’il médita l’infâme projet quel’arrivée seule de Pendennyss l’avait empêché de mettre àexécution. Tel était l’aveuglement de l’insensé (et c’est où nousconduit la fatale influence de nos passions), qu’il ne croyait pascommettre un crime, et qu’il regardait son attentat comme une deces fautes légères que tout gentilhomme peut se permettreimpunément.

Malheureux ! ignorais-tu que dans uneautre contrée, dans un pays où les lois auraient eu leur puissance,ton infâme tentative aurait pu te coûter la vie ?

Pendennyss ne s’était pas trompé. Egerton,caché dans la voiture, avait vu la figure de celui qui s’étaitinterposé entre lui et celle qu’il voulait rendre sa victime. Il nevoulut pas le tuer, à moins de nécessité absolue ; mais ilvoulait pouvoir s’échapper, et s’échapper avant d’être reconnu.Heureusement il réussit du premier coup à démonter le comte quisans cela eût été probablement sacrifié à la sûreté et à laréputation d’un homme dont l’honneur était établi sur des bases sisolides, quoique personne ne fit moins de cas cependant de l’estimedes gens de bien que le colonel Egerton.

Tandis que Julia était dans la cabane despaysans espagnols, et qu’Egerton méditait sa perfidie, il s’étaitbien gardé de laisser connaître à qui que ce fût qu’il eût unefemme sous sa protection.

Avant d’entreprendre un voyage pendant lequelil espérait exécuter ses coupables projets, il attendit que lecorps d’armée qui occupait cette partie de l’Espagne se fûtéloigné, et lui eût laissé le champ libre.

Lorsque l’arrivée inattendue de Pendennyssvint s’opposer à ses odieuses tentatives, et qu’il l’eut mis horsd’état de le poursuivre, il pensa que la fuite était le seul partiqui lui restât ; et craignant que sa voiture ne le fîtreconnaître, il l’abandonna bientôt et se jeta dans les bois. Depeur d’être découvert, il jugea prudent de changer de route ;prétextant le vif désir qu’il éprouvait de se trouver à la bataillequ’on allait livrer, il rejoignit secrètement son corps d’armée, etla valeur du colonel Egerton occupait plusieurs lignes du bulletindu lendemain.

Sir Herbert Nicholson commandait le posteavancé auquel arrivèrent le comte et dona Julia, et comme touthomme d’honneur l’eût été à sa place, il fut indigné de la conduitede l’officier fugitif. La confusion de ces temps de troubles et lescrimes qui se commettaient tous les jours sur le théâtre de laguerre empêchèrent qu’on pût découvrir ses traces. Egerton avaitété si heureux et si adroit qu’il s’était entouré d’un mystèreimpénétrable, que la rencontre de Julia eût pu seule dévoiler.

Egerton connaissait beaucoup sir Herbert, qui,pendant une conversation qu’ils eurent ensemble à la caserne deF***, lui raconta sa propre histoire ; mais le hasard fitqu’il ne nomma point le libérateur de la belle en détresse. Egertonse garda bien de laisser paraître l’intérêt qu’il prenait à cerécit ; mais, craignant de se trahir, il chercha à faireprendre un autre tour à la conversation, et il n’apprit ni le nomde celui qui avait arraché Julia de ses mains, ni ce qu’étaitdevenue cette dernière ; mais, comme il jugeait les autresd’après lui, il supposait qu’elle n’avait point gagné au change ense mettant sous la garde d’un militaire inconnu.

Il avait eu plusieurs motifs pour venir dansle Northampton d’abord il désirait se soustraire pendant quelquetemps aux poursuites de ses créanciers ; ensuite Jarvis avaitpris tout à coup une violente passion pour le jeu ; il jouaitmal, quelle bonne connaissance pour le colonel ! Enfin, dansl’état précaire de ses affaires, la fortune de miss Jarvis ne luiparaissait pas à dédaigner.

Mais dès qu’il vit les filles de sir Edward,les beautés de la Cité perdirent tout leur attrait à sesyeux ; bientôt il prit une sorte de goût pour Jane ; elleétait bien plus aimable et au moins aussi riche que les missJarvis, et puisque ses parents imprudents se contentaient de voirqu’il avait l’extérieur et les manières d’un gentilhomme, il sedétermina à en faire sa femme.

Lorsqu’il vit Denbigh pour la première fois,il ne put le méconnaître, et il lui fut impossible de cacherl’impression que lui causait sa vue. Il n’était pas sûr de n’enavoir pas été aperçu à son tour, et dans cette supposition, saréputation et sa fortune étaient au pouvoir du libérateur de Julia,qu’il apprenait enfin se nommer Denbigh.

À la manière dont celui-ci l’aborda, ilespérait lui être inconnu ; mais lorsqu’un jour sir Herbertlui reparla des malheurs de Mrs Fitzgerald, il se sentit mal àl’aise, sans trop savoir pourquoi, et, remarquant que Denbighévitait soigneusement sir Herbert, il résolut de profiter de cettecirconstance, et il dit à ce dernier, sous le sceau du secret,qu’il s’était procuré des renseignements certains sur l’aventure dedona Julia, et que son persécuteur se nommait Denbigh.

Jugeant toujours les autres d’après son cœurcorrompu, il ne doutait pas que la crainte que Denbigh laissaitpercer malgré lui de rencontrer sir Herbert ne vint de ce qu’ilavait abusé à son tour de la position critique où se trouvait sabelle protégée ; sans doute il craignait que les questions desir Herbert ne jetassent sur cette histoire un jour qui n’eût pasété avantageux pour lui :

Egerton espérait que si Denbigh n’était pasaussi coupable que lui, il l’était du moins assez pour désirer quecette affaire ne fût jamais connue d’Émilie. Le départ subit de sirHerbert le délivra de la crainte qu’une rencontre imprévue entreles deux officiers ne trahît un secret qu’il lui était si importantde cacher, et, croyant enfin qu’il allait devenir beau-frère deDenbigh, et que leurs intérêts seraient communs, il se rassura unpeu.

Comme Pendennyss avait cru se le rappeler, ilavait mis son portefeuille sur une table, après en avoir tiré lesplantes curieuses qu’il voulait montrer à Egerton. Tandis qu’ilsles examinaient ensemble, Émilie passa sous les fenêtres duparloir. Le comte sortit pour la rejoindre, et le colonel, ne levoyant pas revenir, mit le portefeuille dans sa poche pour le luirendre dès qu’il le trouverait.

Les Moseley, se conformant aux désirs deMrs Fitzgerald, ne s’entretenaient jamais qu’en famille de sasituation et de ses malheurs. Mais Jane, qui ne pouvait avoir desecret pour son amant, lui avait parlé de celle qui habitaitl’ermitage. Egerton fut sur le champ frappé de l’idée que Denbighl’avait placée là pour ne se séparer ni de sa maîtresse ni de celledont il voulait faire son épouse, et, quoiqu’il fût surpris d’unepareille audace, il résolut d’en profiter.

Tandis que Pendennyss trouvait un prétextepour ne pas se rendre à la fête, où son ami Henry Stapleton n’eûtpas tardé à trahir son incognito, Egerton méditait de consommer laruine de Julia, et il dit à Jane qu’il ne pourrait arriver que pourle bal.

Les affaires qu’il avait prétextéesl’empêchèrent de voir Denbigh pour lui rendre son portefeuilleavant sa visite à l’ermitage. Les grandes phrases qu’il débita àMrs Fitzgerald sur l’amour et la confiance, l’offre derenoncer à la femme qu’il allait épouser, la présomption qui leporta à parler des termes où il en était avec miss Moseley, toutcela n’était que des moyens préparés pour en venir à ses fins, etil croyait réussir plus sûrement auprès de Julia, en attaquant soncœur et son amour propre. Pendant l’espèce de lutte qui s’établitentre eux, tandis qu’il tâchait de l’empêcher de tirer le cordon dela sonnette, le portefeuille de Denbigh tomba de sa poche, et ilfut forcé de s’enfuir si précipitamment qu’il ne s’en aperçutpas.

Mrs Fitzgerald était trop alarmée pour leremarquer dans le premier moment, et Egerton se rendit au bal avecl’indifférence d’un criminel endurci. Les propos de M. Holt,sa conversation avec sir Edward, le convainquirent que bientôt ilallait être démasqué. Sa passion pour le jeu n’était déjà plus unmystère ; il lui serait impossible de fournir au baronnet leséclaircissements qu’il lui avait promis ; il ne lui restaitqu’un parti à prendre pour sortir de cette positiondifficile : c’était de tenter un coup de main. Miss Jarviss’était prise d’une belle passion pour lui ; elle avait unetête ardente et romanesque, il ne lui serait pas difficile de lafaire entrer dans ses projets. Il n’avait pas un instant àperdre ; il fallait brusquer la déclaration, tenter unenlèvement, sauf ensuite à apaiser le courroux des parents… Noslecteurs ont déjà vu que tout ne lui réussit que trop bien.

La blessure d’Egerton était mortelle. Peu dejours après l’entretien qu’il avait désiré avoir avec le comte dePendennyss, pour lui ouvrir toute son âme, il expira dans la mêmecabane où le comte l’avait trouvé ; heureux si son repentirtardif a pu expier ses fautes et lui mériter le pardon de celuiqu’il avait offensé tant de fois pendant sa vie !

Chapitre 50

 

Ledénouement doit être un mariage.

THOMAS BROWN.

Les riantes et fertiles vallées de Pendennyssétaient couvertes des plus belles moissons, et le laboureurcontent, après avoir contemplé les richesses que lui prodiguait lanature, jetait un regard satisfait sur le château qui avait été silongtemps inhabité, et qui était redevenu l’asile du bonheur et dela joie. Toutes les croisées étaient ouvertes pour recevoir lesrayons du soleil ; et les vassaux du comte, heureux etsurpris, ouvraient de grands yeux en voyant les nombreuxdomestiques en riches livrées qui allaient et venaient dans lesvastes appartements, les chevaux magnifiques que promenaient lespalefreniers, et les voitures portant différentes armoiries quiremplissaient les cours.

Pendennyss avait voulu montrer à Émilie larésidence de ses ancêtres, et il avait facilement décidé toute lafamille et leurs meilleurs amis à les accompagner.

Dans une longue file de riches et vastesappartements, les maîtres et les hôtes de cette magnifique demeureétaient occupés à admirer toutes les beautés antiques qu’ellerenfermait, et à arranger les parties de plaisir qui devaientemployer leur journée.

John Moseley examinait avec soin quelquespierres à fusil que venait de lui apporter son domestique, tandisque Grace, assise près de lui, tâchait en plaisantant de les luiprendre l’une après l’autre, en lui disant du ton d’un tendrereproche :

– Vous ne devriez pas vous occuper siexclusivement de la chasse, Moseley ; il est cruel de tuertant de pauvres oiseaux, pour votre seul plaisir.

– Demandez au cuisinier d’Émilie et àl’appétit de M. Haughton, dit John en étendant la main pourreprendre les pierres qu’elle lui avait escamotées, si je ne chasseque pour mon seul plaisir. Je vous l’ai déjà dit, Grace, il estbien rare que je manque mon coup.

– Jolie excuse, en vérité ! ditGrace en riant et en s’efforçant de garder sa prise ;savez-vous, John, que c’est fort mal ? Le massacre que vousfaites tous les jours est vraiment affreux.

– Je vois, dit John, que votre cœursensible aimerait mieux un chasseur comme le ci-devant ex-capitaineJarvis, qui tirait un mois entier sans même toucher la plume d’unoiseau. Puis, jetant un regard malin sur Jane, qui, étendue sur unsofa, parcourait un volume de poésies nouvelles, ilajouta :

– Jane pouvait être bien tranquille aveclui ; la douce fauvette, le tendre rossignol, cette voix del’amour qui, pendant la nuit sombre, charme les échos de la vallée,tous ces chanteurs emplumés n’avaient rien à craindre de lui.

– Moseley, dit Grace en lui laissantreprendre les pierres, mais en retenant doucement sa main,Pendennyss et Chatterton, comme de bons maris, conduisent leursfemmes voir la belle chute d’eau qu’on trouve dans les montagnes, àquelques milles d’ici. Que deviendrai-je seule pendant cette longueet ennuyeuse matinée ?

John jeta sur sa femme un regard pénétrantpour voir si elle avait un grand désir d’accompagner ses amies, et,remettant dans sa poche avec regret une excellente pierre qu’ilvenait de choisir, il lui dit :

– Mais vous n’aimez pas beaucoup lapromenade, Mrs Moseley ?

– Je préférerais ce plaisir à tous lesautres, dit Grace vivement, si…

– Eh bien ! si… ?

– Si nous nous promenions ensemble,dit-elle en rougissant.

– Eh bien ! dit John en la regardantavec tendresse, je veux bien être de la partie projetée, mais à unecondition.

– Dites-la bien vite, Moseley, s’écriaGrace les yeux brillants de plaisir au seul espoir de faire unelongue promenade avec son mari.

– À condition que vous n’exposerez plusvotre santé en allant à l’église le dimanche lorsqu’il pleuvra.

– Notre voiture est si bien fermée,Moseley, répondit Grace en baissant tristement les yeux sur letapis ; il n’y a pas le moindre danger, je vous assure ;vous voyez que Pendennyss, Émilie et ma tante Wilson, ne manquentjamais au service divin, à moins qu’il ne leur soit impossible d’yassister.

– Le comte accompagne sa femme ;mais que voulez-vous que je devienne pendant vos longuesabsences ? dit John en lui pressant tendrement la main. J’aimeà entendre un bon sermon, mais non lorsqu’il faut braver un mauvaistemps pour l’aller chercher. Vous devez consentir à me faire ceplaisir, Grace ; vous savez que je ne suis heureux qu’auprèsde vous.

Grace fit un léger sourire, et John, la voyantébranlée, ajouta :

– Eh bien ! que dites-vous de macondition ?

– Il faut bien l’accepter puisque vous ledésirez, répondit Grace d’un air mélancolique, je n’irai pluslorsqu’il pleuvra. John demanda son phaéton, et Grace se renditdans sa chambre pour s’habiller, en regrettant d’avoir si peu decaractère et de ne pouvoir rien refuser à son mari.

Dans l’embrasure d’une fenêtre sur laquelleétaient posés de grands vases renfermant des plantes exotiques,lady Marianne jouait avec une rose à peine éclose, et son cousin leduc de Derwent était devant elle, se demandant laquelle était laplus fraîche et la plus jolie.

– Vous avez entendu, lui dit-il, leprojet que l’on a fait pendant le déjeuner d’aller voir la chuted’eau des montagnes. Mais je suppose que vous l’avez vue tropsouvent pour être du nombre des curieux.

– Pardonnez-moi, répondit Marianne ensouriant, j’ai toujours aimé beaucoup cette cascade, et je me faisun vrai plaisir d’être témoin de l’effet qu’elle produira surÉmilie ; je comptais même lui demander une place dans sonphaéton.

– Que je serais heureux, s’écria le ducavec vivacité, si lady Marianne voulait en accepter une dans montilbury, et me permettre d’être son chevalier !

Marianne consentit à cet arrangement avec unplaisir qu’elle ne chercha point à cacher, et Derwentcontinua :

– Mais si vous voulez bien me prendrepour chevalier, il est juste que je porte vos couleurs, et sa mainse dirigeait vers le bouton de rose. Marianne hésita un moment,jeta les yeux sur le beau point de vue dont on jouissait de lafenêtre, regarda autour de la chambré en demandant où pouvait êtreson frère ; mais pendant qu’elle cherchait ainsi à dissimulerson trouble, elle rencontra les yeux du duc fixés sur elle avecardeur ; sa main suppliante était encore étendue vers elle, etelle lui abandonna la rose, dont ses joues éclipsaient en ce momentles plus riches couleurs. Ils se séparèrent pour se préparer à lapromenade, et en revenant de cette petite excursion, le ducparaissait plus gai et plus heureux que jamais ; il ne ditrien qui pût en faire deviner la cause, mais ses yeux brillants dejoie tournaient toujours vers sa cousine.

– En vérité, ma chère lady Moseley, ditla douairière en s’asseyant auprès d’elle, après avoir jeté lesyeux sur les magnifiques domaines qu’on apercevait de la croisée,et sur le superbe salon où elles se trouvaient, Émilie est vraimenttrès bien établie, mais très bien, mieux même que ma Grace.

– Grace a un bon mari, qui l’aimetendrement et qui la rendra heureuse, je l’espère, répondit ladyMoseley d’un air sérieux.

– Oh ! pour heureuse, je n’en doutepas, se hâta de dire la douairière ; mais j’ai entendu direqu’Émilie a une pension de douze mille livres sterling. À propos,ajouta-t-elle en baissant la voix, quoique personne ne fût à portéede les entendre, dites-moi donc pourquoi le comte ne lui a pasassigné en douaire Lumley-Castle au lieu du Doyenné.

– Les douaires rappellent toujours desidées de veuvage : ne nous occupons pas d’un si triste sujet,dit lady Moseley ; puis elle ajouta d’un air plusgai :

– Mais vous avez été àAnnerdale-House ; n’est-il pas vrai que c’est une maisonmagnifique ?

– Magnifique, en vérité, répondit ladouairière en soupirant. Le comte n’a-t-il pas dessein d’augmenterle fermage des domaines de Pendennyss ? On m’a dit que lesbaux étaient près d’expirer et qu’ils avaient été passés à très basprix.

– Je ne le crois pas, répondit ladyMoseley ; le comte a assez de fortune pour ne pas désirer del’augmenter, et il veut par-dessus tout le bonheur et la prospéritéde ses vassaux. Mais voici Clara et son petit garçon ;n’est-ce pas un charmant enfant ? s’écria la grand-maman en leregardant avec admiration et en le prenant dans les bras.

– Oh ! oui, il est charmant, dit ladouairière en promenant autour du salon ses regardsdistraits ; mais, voyant que Catherine changeait de place pourse rapprocher de sir Henry Stapleton, elle se hâta del’appeler :

– Lady Herriefield, venez ici, ma chère,je désire vous voir près de moi.

Catherine obéit en faisant la moue : elleentra avec sa mère dans une longue discussion sur la couleur et laforme d’un chapeau ; mais ses yeux, errant dans tous les coinsdu salon, prouvaient qu’elle n’apportait pas toute l’attentionnécessaire à un sujet si important.

La douairière avait à combattre les maximesfrivoles qu’elle avait données à sa fille, et elle avait plus depeine maintenant à la retenir dans les bornes de la réserve et dela prudence, qu’elle n’en avait eu jadis à lui inspirer le goût dela coquetterie.

– Cher oncle Benfield, dit Émilie ens’approchant de lui un verre à la main, voici le negus[7] que vous désiriez ; je l’ai apprêtémoi-même, et j’espère que vous le trouverez bon.

– Ô chère lady Pendennyss ! dit levieux gentilhomme en se levant avec l’ancienne courtoisie pourprendre le verre qu’elle lui offrait, vous vous donnez trop depeine pour un vieux garçon comme moi, beaucoup trop, en vérité,beaucoup trop.

– Les vieux garçons sont quelquefois plusrecherchés que les jeunes, s’écria gaiement Pendennyss qui l’avaitentendu. Voilà mon ami, M. Peter Johnson ; qui sait sinous ne danserons pas bientôt à ses noces ?

– Milord, milady et mon honorable maître,dit Peter gravement et avec un salut respectueux, sans bouger de laplace où il attendait, un plateau à la main, que M. Benfieldeût fini de boire, pour emporter son verre, j’ai passé l’âge depenser aux femmes ; j’aurai soixante-treize ans, vienne le1er du mois d’août.

– Que pouvez-vous mieux faire de vostrois cents livres de rente, dit Émilie en souriant, que de lespartager avec une bonne femme, qui embellisse le soir de vosjours ?

– Milady… hem… milady, dit l’intendant enrougissant, si votre bonté daignait y consentir, j’ai formé, pouren disposer, un petit plan qui me tient fort à cœur, car je n’aidans le monde ni enfants ni parents pour recueillir masuccession.

– Je serais charmée de connaître ce plan,dit Émilie voyant que Peter brûlait de s’expliquer.

– Si milord, milady et mon honorablemaître, l’avaient pour agréable, j’ajouterais un dernier codicilleau testament de mon maître, pour disposer des dons qu’il m’afaits.

– Au testament de votre maître ! ditle comte en riant ; et pourquoi pas au vôtre, mon bonPeter ?

– Honorable lord, dit l’intendant avecune grande humilité, ce n’est pas à un pauvre serviteur comme moiqu’il appartient de faire un testament.

– Vous vous trompez, Peter, dit le comteavec bonté : d’ailleurs un testament n’est valable qu’après lamort du testateur, et deux personnes ne peuvent en faire en commun,puisqu’il est probable qu’elles ne mourront pas le même jour.

– Nos testaments seront cependant ouvertsle même jour, dit Peter avec émotion. M. Benfield le regardad’un air attendri, et le comte et Émilie furent si touchés de sonattachement pour son maître, qu’il leur fut impossible de prononcerun mot.

Comme Peter l’avait dit, il avait son plantrop à cœur pour abandonner ce sujet au moment où il venait derompre la glace. Il désirait vivement que la comtesse agréât sonprojet, car il n’eût point voulu lui désobéir, même après samort.

– Milady, se hâta de dire Peter, mon planest, si mon honorable maître veut bien me le permettre, d’ajouterun codicille à mon testament, et de léguer ma petite fortune à unepetite… lady Émilie Denbigh.

– Ô Peter ! vous et mon oncleBenfield, vous êtes cent fois trop bons, dit Émilie en riant et enrougissant à la fois, tandis qu’elle se tournait vers sa mère etClara.

– Je vous remercie, je vous remercie,s’écria le comte touché en suivant des yeux sa chère Émilie, et enpressant cordialement la main de Peter. Puissiez-vous jouirlongtemps de la petite fortune que vous destinez à notrepetite ! et le comte alla rejoindre ses hôtes.

– Peter, lui dit son maître à voix basse,on ne doit jamais parler prématurément de ces choses-là ; nevoyez-vous pas comme elle rougit ?

– Ah ! chère Emmy, s’écria-t-il enprenant une des belles pêches qu’elle lui présentait, que vous êtesbonne de penser à votre vieil oncle !

– Milord, dit M. Haughton au comte,Mrs Francis Yves et moi nous avons eu une petite querelle ausujet du bonheur domestique. Elle prétend qu’elle est aussiheureuse au presbytère de Bolton que dans ce superbe château.

– J’espère, dit Francis, que vousn’employez pas votre éloquence à la faire changer d’opinion. Ce neserait pas lui rendre un grand service.

– Laissez-le faire, mon ami, dit Clara enriant, il aura beau s’évertuer à me convaincre, je connais tropbien mes véritables intérêts pour qu’il puisse jamais yréussir.

– Vous avez raison, dit Pendennyss. Notrebonheur dépend-il donc de la place que nous occupons dans lasociété ? Lorsque je suis ici, entouré de mes vassaux, il est,je l’avoue, des moments de faiblesse dans lesquels la perte de monrang et de ma fortune pourrait m’être sensible ; il est sidoux de pouvoir faire le bien et d’avoir sous les yeux l’image dubonheur ! Et pourtant, quand je suis à l’armée, soumis à degrandes privations, forcé d’obéir à des hommes qui ont un gradesupérieur au mien, entravé dans mes moindres actions, dirigé danstous mes mouvements, il me semble qu’au fond mes jouissances sontencore les mêmes.

– C’est, dit Francis, que VotreSeigneurie a toujours été habituée à chercher hors des limites dece monde ses consolations et ses espérances.

– Croyez-vous qu’il soit impossible d’entrouver même ici-bas ? reprit le comte en regardant tendrementÉmilie ; chacun peut rencontrer le bonheur dans sacondition ; bien fou qui désire en changer !

– Et croyez-vous que j’aie cettefolie ? s’écria M. Haughton ; savez-vous bien quemoi qui parle, je ne voudrais pas changer même avec vous… à moins,pourtant, ajouta-t-il en saluant respectueusement la comtesse, quele désir d’avoir une aussi jolie femme…

– Vous êtes bien aimable, dit Émilie enriant ; mais je ne voudrais pas priver Mrs Haughton d’unmari dont elle se trouve si bien depuis vingt ans.

– Depuis trente, Milady, s’il vousplait.

– Et qui fera son bonheur pendant plus detrente ans encore, je l’espère, dit Émilie au moment où undomestique annonçait que les voitures étaient prêtes. Les jeunesgens se disposèrent à partir pour la promenade projetée.Pendennyss, John et Chatterton conduisirent chacun leur femme dansleur phaéton ; le duc et Marianne partirent les derniers, eteurent soin de rester toujours à quelque distance du reste ducortège.

Comme ils sortaient des cours du château, lacomtesse leva les yeux, et vit à une croisée du salon sa tante etle docteur Yves ; elle leur envoya un baiser, et tourna verseux, aussi longtemps qu’elle put les apercevoir, des yeux oùbrillaient à la fois l’innocence, la joie et l’amour.

Avant de quitter le parc, la petite caravanerencontra sir Edward, qui se promenait avec sa femme et sa fille.Le baronnet suivit des yeux les voitures, après avoir échangé desregards d’affection avec ses enfants ; et si celui qu’il jetaensuite sur Jane était moins joyeux, il n’en exprimait que plus desollicitude et d’amour paternel.

– Vous devez bien vous applaudir del’heureux fruit de vos soins, dit le docteur Yves àMrs Wilson. Autant que la prudence humaine peut en juger,Émilie est dans la situation la plus heureuse qu’une femme puissedésirer. Épouse d’un mari pieux, aimé de tous, et méritant del’être.

– Oui, répondit Mrs Wilson ;ils sont aussi heureux qu’il est possible de l’être dans ce monde,et de plus ils sont préparés à supporter avec courage les reversqui pourraient leur arriver, et à s’acquitter chrétiennement desdevoirs que leur nouvel état leur impose. Je ne crois pas,ajouta-t-elle d’un air pensif, que Pendennyss puisse jamais douterdes affections d’une femme telle qu’Émilie.

– Et moi, dit le docteur en souriant, jene conçois pas ce qui peut vous inspirer une pensée si injurieuseau caractère connu de George.

– La seule chose qui m’ait jamais dépluen lui, c’est la défiance qui l’a porté à adopter un faux nom pours’introduire dans notre famille.

– Il ne l’a pas adopté, Madame ; lehasard et les circonstances accidentelles l’y ont entraîné, et enréfléchissant à l’impression profonde qu’avait faite sur son espritla conduite de sa mère, à sa grande richesse et à son rang élevé,vous ne vous étonnerez plus qu’il ait cédé à la tentation de seservir d’une supercherie plus innocente qu’injurieuse.

– Docteur Yves, dit Mrs Wilson, jene m’attendais pas à vous entendre défendre l’imposture.

– Je ne la défends pas, Madame, réponditle docteur Yves en souriant ; j’avoue la faute deGeorge ; ma femme, mon fils et moi nous nous sommes réunispour lui faire dans le temps des remontrances à ce sujet. Je disque la réussite même ne justifierait pas les moyens illégitimesqu’on avait employés pour y arriver, et qu’il était toujoursdangereux de se départir des règles ordinaires.

– Et vous n’avez pu convaincre votreauditoire, dit Mrs Wilson avec gaieté ; c’était donc lapremière fois, mon cher docteur ?

– De la flatterie, Mrs Wilson ?Est-ce donc pour me prouver qu’il n’y a personne sans défaut ?Je le convainquis de la vérité du principe ; mais le comteprétendit que le cas où il se trouvait faisait une exceptioninnocente : il avait, je crois, la vanité de penser qu’encachant son véritable nom il se faisait plus de tort qu’à aucunautre ; enfin il m’exposa tant de raisons différentes, quej’en fus presque étourdi, et il fallut bien capituler. Au reste, ila été assez puni de sa ruse ; il a souffert plus qu’il n’oseen convenir lui-même, et rien de tout cela ne serait arrivé s’il sefût présenté sous son véritable nom.

– S’ils étudient l’histoire de dona Juliaet la leur, dit la bonne veuve, ils auront toujours sous les yeuxdes exemples salutaires qui leur rappelleront l’importance de deuxvertus cardinales, l’obéissance et la véracité.

– Julia a beaucoup souffert, reprit ledocteur, et, quoiqu’elle soit retournée auprès de son père, lessuites de son imprudence subsisteront encore longtemps. Lorsqu’unefois les liens de la confiance et de l’estime ont été brisés, ilest bien difficile qu’ils se rétablissent jamais avec la mêmeforce. Mais, pour en venir à un sujet qui vous intéresse plusparticulièrement, combien ne devez vous pas vous applaudir del’heureux succès de vos soins pour l’éducation d’Émilie ! Sonbonheur est votre ouvrage.

– Il est certainement bien doux de penserque nous avons rempli notre devoir, dit Mrs Wilson ; etce devoir est moins difficile à accomplir que nous ne sommes portésà le supposer. Il suffit de poser des bases qui soient capables desoutenir l’édifice. Dans l’âge où l’âme est encore flexible, je mesuis appliquée à former celle d’Émilie, et à lui donner desprincipes qui pussent lui servir de guide dans toute sa vie. Cesprincipes se sont développés avec les années ; j’en observaisles progrès avec une constante sollicitude, prête à lui tendre lamain pour la soutenir dès que j’apercevrais la moindre faiblesse.Le ciel a béni mes efforts, et il m’en a bien récompensée en laguidant dans le choix d’un mari.

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