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Premier Amour

Premier Amour

d’ Ivan Sergeyevich Turgenev

Chapitre 1

Les invités avaient pris congé depuis longtemps. L’horloge venait de sonner la demie de minuit. Seuls, notre amphitryon, Serge Nicolaiévitch et Vladimir Pétrovitch restaient encore au salon.

Notre ami sonna et fit apporter les reliefs du repas.

« Nous sommes bien d’accord, messieurs, fit-il en s’enfonçant dans son fauteuil et en allumant un cigare, chacun de nous a promis de raconter l’histoire de son premier amour. À vous le dé, Serge Nicolaiévitch. »

L’interpellé, un petit homme blond au visage bouffi, regarda l’hôte, puis leva les yeux au plafond.

« Je n’ai pas eu de premier amour, déclara-t-il enfin. J’ai commencé directement par le second.

— Comment cela ?

— Tout simplement. Je devais avoir dix-huit ans environ quand je m’avisai pour la première fois de faire un brin de cour à une jeunefille, ma foi fort mignonne, mais je me suis comporté comme si la chose ne m’était pas nouvelle ; exactement comme j’ai fait plus tard avec les autres. Pour être franc, mon premier — et mon dernier — amour remonte à l’époque où j’avais six ans. L’objet de ma flamme était la bonne qui s’occupait de moi. Cela remonte loin,comme vous le voyez, et le détail de nos relations s’est effacé dema mémoire. D’ailleurs, même si je m’en souvenais, qui donc celapourrait-il intéresser ?

— Qu’allons-nous faire alors ? se lamenta notre hôte… Monpremier amour n’a rien de très passionnant, non plus. Je n’aijamais aimé avant de rencontrer Anna Ivanovna, ma femme. Tout s’estpassé le plus naturellement du monde : nos pères nous ont fiancés,nous ne tardâmes pas à éprouver une inclination mutuelle et nousnous sommes mariés vite. Toute mon histoire tient en deux mots. Àvrai dire, messieurs, en mettant la question sur le tapis, c’estsur vous que j’ai compté, vous autres, jeunes célibataires… À moinsque Vladimir Pétrovitch ne nous raconte quelque chosed’amusant…

— Le fait est que mon premier amour n’a pas été un amour banal», répondit Vladimir Pétrovitch, après une courte hésitation.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux noirs,légèrement mêlés d’argent.

« Ah ! Ah ! Tant mieux !… Allez-y ! On vousécoute !

— Eh bien, voilà… Ou plutôt non, je ne vous raconterai rien, carje suis un piètre conteur et mes récits sont généralement secs etcourts ou longs et faux… Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, jevais consigner tous mes souvenirs dans un cahier et vous les lireensuite. »

Les autres ne voulurent rien savoir, pour commencer, maisVladimir Pétrovitch finit par les convaincre. Quinze jours plustard, ils se réunissaient de nouveau et promesse était tenue.

Voici ce qu’il avait noté dans son cahier :

[modifier] I

J’avais alors seize ans. Cela se passait au cours de l’été1833.

J’étais chez mes parents, à Moscou. Ils avaient loué une villaprès de la porte Kalougski, en face du jardin Neskoutchny. Je mepréparais à l’université, mais travaillais peu et sans mepresser.

Point d’entraves à ma liberté : j’avais le droit de faire toutce que bon me semblait, surtout depuis que je m’étais séparé de mondernier précepteur, un Français qui n’avait jamais pu se faire àl’idée d’être tombé en Russie comme une bombe[1] etpassait ses journées étendu sur son lit avec une expressionexaspérée. Mon père me traitait avec une tendre indifférence, mamère ne faisait presque pas attention à moi, bien que je fusse sonunique enfant : elle était absorbée par des soucis d’une autresorte. Mon père, jeune et beau garçon, avait fait un mariage deraison. Ma mère, de dix ans plus vieille que lui, avait eu uneexistence fort triste : toujours inquiète, jalouse, taciturne, ellen’osait pas se trahir en présence de son mari qu’elle craignaitbeaucoup. Et lui, affectait une sévérité froide et distante… Jamaisje n’ai rencontré d’homme plus posé, plus calme et plus autoritaireque lui. Je me souviendrai toujours des premières semaines que j’aipassées à la villa. Il faisait un temps superbe. Nous nous étionsinstallés le 9 mai, jour de la Saint Nicolas. J’allais me promenerdans notre parc, au Neskoutchny, ou de l’autre côté de la porte deRalougsky ; j’emportais un cours quelconque — celui deKaïdanov, par exemple — mais ne l’ouvrais que rarement, passant laplus claire partie de mon temps à déclamer des vers dont je savaisun grand nombre par cœur. Mon sang s’agitait, mon cœur se lamentaitavec une gaieté douce, j’attendais quelque chose, effrayé de je nesais quoi, toujours intrigué et prêt à tout. Mon imagination sejouait et tourbillonnait autour des mêmes idées fixes, comme lesmartinets, à l’aube, autour du clocher. Je devenais rêveur,mélancolique ; parfois même, je versais des larmes. Mais àtravers tout cela, perçait, comme l’herbe au printemps, une viejeune et bouillante. J’avais un cheval. Je le sellais moi-même etm’en allais très loin, tout seul, au galop. Tantôt je croyais êtreun chevalier entrant dans la lice — et le vent sifflait sijoyeusement à mes oreilles ! — tantôt je levais mon visage auciel, et mon âme large ouverte se pénétrait de sa lumière éclatanteet de son azur. Pas une image de femme, pas un fantôme d’amour nes’était encore présenté nettement à mon esprit ; mais danstout ce que je pensais, dans tout ce que je sentais, il se cachaitun pressentiment à moitié conscient et plein de réticences, laprescience de quelque chose d’inédit, d’infiniment doux et deféminin… Et cette attente s’emparait de tout mon être : je larespirais, elle coulait dans mes veines, dans chaque goutte de monsang… Elle devait se combler bientôt. Notre villa comprenait unbâtiment central, en bois, avec une colonnade flanquée de deuxailes basses ; l’aile gauche abritait une minusculemanufacture de papiers peints… Je m’y rendais souvent. Une dizainede gamins maigrichons, les cheveux hirsutes, le visage déjà marquépar l’alcool, vêtus de cottes graisseuses, sautaient sur desleviers de bois qui commandaient les blocs de presses carrées. Decette manière, le poids de leur corps débile imprimait lesarabesques multicolores du papier peint. L’aile droite, inoccupée,était à louer. Un beau jour, environ trois semaines après notrearrivée, les volets des fenêtres s’y ouvrirent bruyamment,j’aperçus des visages de femmes — nous avions des voisins. Je merappelle que le soir même, pendant le dîner, ma mère demanda aumajordome qui étaient les nouveaux arrivants. En entendant le nomde la princesse Zassekine, elle répéta d’abord, avec vénération : «Ah ! une princesse », puis elle ajouta : « Pour sûr, quelquepauvresse. » « Ces dames sont arrivées avec trois fiacres, observale domestique, en servant respectueusement le plat. Elles n’ont pasd’équipage, et quant à leur mobilier, il vaut deux fois rien. —Oui, mais j’aime tout de même mieux cela », répliqua ma mère. Monpère la regarda froidement et elle se tut. Effectivement, laprincesse Zassekine ne pouvait pas être une personne aisée : lepavillon qu’elle avait loué était si vétuste, petit et bas, quemême des gens de peu de fortune auraient refusé d’y loger. Pour mapart, je ne fis aucune attention à ces propos. D’autant plus que letitre de princesse ne pouvait pas me produire la moindreimpression, car je venais précisément de lire Les Brigands, deSchiller.

Chapitre 2

 

J’avais contracté l’habitude d’errer chaque soir à travers lesallées de notre parc, un fusil sous le bras, guettant les corbeaux.De tout temps, j’ai haï profondément ces bêtes voraces, prudenteset malignes. Ce soir-là, descendu au jardin, comme de coutume, jevenais de parcourir vainement toutes les allées : les corbeauxm’avaient reconnu et leurs croassements stridents ne me parvenaientplus que de très loin. Guidé par le hasard, je m’approchai de lapalissade basse séparant notre domaine de l’étroite bande jardinéequi s’étendait à droite de l’aile et en dépendait.

Je marchais, tête baissée, lorsque je crus entendre un bruit devoix ; je jetai un coup d’œil par-dessus la palissade, etm’arrêtai stupéfait… Un spectacle étrange s’offrait à mesregards.

À quelques pas devant moi, sur une pelouse bordée deframboisiers verts, se tenait une jeune fille, grande et élancée,vêtue d’une robe rose à raies et coiffée d’un petit fichublanc ; quatre jeunes gens faisaient cercle autour d’elle, etelle les frappait au front, à tour de rôle, avec une de ces fleursgrises dont le nom m’échappe, mais que les enfants connaissent bien: elles forment de petits sachets qui éclatent avec bruit quand onleur fait heurter quelque chose de dur. Les victimes offraient leurfront avec un tel empressement, et il y avait tant de charme, detendresse impérative et moqueuse, de grâce et d’élégance dans lesmouvements de la jeune fille (elle m’apparaissait de biais), que jefaillis pousser un cri de surprise et de ravissement… J’auraisdonné tout au monde pour que ces doigts adorables me frappassentaussi.

Mon fusil glissa dans l’herbe ; j’avais tout oublié etdévorais des yeux cette taille svelte, ce petit cou, ces joliesmains, ces cheveux blonds légèrement ébouriffés sous le fichublanc, cet œil intelligent à moitié clos, ces cils et cette joueveloutée…

« Dites donc, jeune homme, croyez-vous qu’il soit permis dedévisager de la sorte des demoiselles que vous ne connaissezpas ? » fit soudain une voix, tout contre moi.

Je tressaillis et restai interdit… Un jeune homme aux cheveuxnoirs coupés très courts me toisait d’un air ironique, de l’autrecôté de la palissade. Au même instant, la jeune fille se tournaégalement de mon côté… J’aperçus de grands yeux gris, sur un visagemobile qu’agita tout à coup un léger tremblement, et le rire,d’abord contenu, fusa, sonore, découvrant ses dents blanches etarquant curieusement les sourcils de la jeune personne… Je rougispiteusement, ramassai mon fusil et m’enfuis à toutes jambes,poursuivi par les éclats de rire. Arrivé dans ma chambre, je mejetai sur le lit et me cachai le visage dans les mains. Mon cœurbattait comme un fou ; je me sentais confus et joyeux, enproie à un trouble comme je n’en avais jamais encore éprouvé.

Après m’être reposé, je me peignai, brossai mes vêtements etdescendis prendre le thé. L’image de la jeune fille flottait devantmoi ; mon cœur s’était assagi, mais se serraitdélicieusement.

« Qu’as-tu donc ? me demanda brusquement mon père. Tu astué un corbeau ? »

J’eus envie de tout lui raconter, mais je me retins et mecontentai de sourire à part moi. Au moment de me coucher, je fistrois pirouettes sur un pied — sans savoir pourquoi — et mepommadai les cheveux. Je dormis comme une souche. Peu avant lepetit jour, je me réveillai un instant, soulevai la tête, regardaiautour de moi, plein de félicité — et me rendormis.

Chapitre 3

 

« Comment m’y prendre pour faire leur connaissance ? »Telle fut ma première pensée en me réveillant.

Je descendis au jardin avant le thé, mais évitai de m’approchertrop près de la palissade et n’aperçus âme qui vive.

Après le thé, je passai et repassai plusieurs fois devant leurpavillon et essayai de percer de loin le secret des croisées… À unmoment donné, je crus deviner un visage derrière le rideau etm’éloignai précipitamment.

« Il faut tout de même bien que je fasse sa connaissance, medisais-je, en me promenant sans but dans la plaine sablonneuse quis’étend devant Neskoutchny. Mais comment ? Voilà le problème.» J’évoquais les moindres détails de notre rencontre de laveille ; de toute l’aventure, c’était son rire qui m’avaitfrappé le plus, je ne savais pourquoi…

Pendant que je m’exaltais et imaginais toutes sortes de plans,le destin avait déjà pris soin de moi…

Pendant mon absence, ma mère avait reçu une lettre de notrevoisine. Le message était écrit sur un papier gris très ordinaireet cacheté avec de la cire brune, comme on n’en trouve généralementque dans les bureaux de poste ou sur les bouchons des vins dequalité inférieure. Dans cette lettre, où la négligence de lasyntaxe ne cédait en rien à celle de l’écriture, la princessedemandait à ma mère de lui accorder aide et protection. Ma mère,selon notre voisine, était intimement liée avec des personnagesinfluents, dont dépendait le sort de la princesse et de sesenfants, car elle était engagée dans de gros procès.

« Je madresse à vou, écrivait-elle, comme une fame noble à uneautre fame noble, et d’autre part, il met agréable de profité de ceasart… » Pour conclure, ma princesse sollicitait l’autorisation devenir rendre visite à ma mère.

Cette dernière se montra fort ennuyée : mon père était absent etelle ne savait à qui demander conseil. Bien entendu, il n’était pasquestion de laisser sans réponse la missive de la « fame noble » —une princesse par-dessus le marché ! Mais que faire ? ilsemblait déplacé d’écrire un mot en français, et l’orthographerusse de ma mère était plutôt boiteuse ; elle le savait et nevoulait pas se compromettre.

Mon retour tombait à pic. Maman me demanda de me rendreincontinent chez la princesse et de lui expliquer que l’on seraittoujours heureux, dans la mesure du possible, de rendre service àSon Altesse et enchantés de la recevoir entre midi et une heure. Laréalisation soudaine de mon désir voilé me remplit de joie etd’appréhension. Cependant, je n’en laissai rien voir et, avantd’accomplir la mission, montai dans ma chambre afin de passer unecravate neuve et ma petite redingote. À la maison, l’on me faisaitporter encore veste courte et col rabattu, malgré mesprotestations.

Chapitre 4

 

Je pénétrai dans le vestibule étroit et mal tenu, sans réussir àmaîtriser un tremblement involontaire, et croisai un vieuxdomestique chenu, dont le visage était couleur de bronze et lesyeux mornes et petits, comme ceux d’un porc. Son front et sestempes étaient burinés de rides profondes, comme je n’en avaisencore jamais vu. Il portait un squelette de hareng sur uneassiette. En m’apercevant, il repoussa du pied la porte qui donnaitdans l’autre pièce et me demanda d’une voix brusque :

« Que désirez-vous ?

— Est-ce que la princesse Zassekine est chez elle ? »m’informai-je.

« Boniface ! » cria derrière la porte une voix de femmeéraillée.

Le domestique me tourna silencieusement le dos, offrit à mesregards une livrée fortement usée sur les omoplates, dont l’uniquebouton, tout couvert de rouille, était frappé aux armes de laprincesse, posa l’assiette sur le carreau et me laissa seul.

« Es-tu allé au commissariat ? » reprit la même voix.

Le domestique marmotta quelque chose.

« Tu dis… qu’il y a quelqu’un ?… le fils du patron d’àcôté ?… Fais-le entrer !

— Veuillez entrer au salon », fit le domestique enréapparaissant devant moi et en ramassant son assiette.

Je rectifiai rapidement ma tenue et passai au « salon ».

J’étais dans une petite pièce pas très propre, meubléepauvrement et à la hâte. Une femme, âgée d’une cinquantained’années, nu-tête, se tenait assise dans un fauteuil aux brascassés, près de la fenêtre. Elle portait une vieille robe decouleur verte et un fichu bariolé, en poil de chameau, autour ducou. Elle me dévorait littéralement de ses petits yeux noirs.

Je m’approchai d’elle et la saluai.

« Ai-je l’honneur de parler à la princesse Zassekine ?

— Oui, c’est moi. Et vous êtes le fils de M. V… ?

— Oui, princesse. Ma mère m’a chargé d’une commission pourvous.

— Asseyez-vous donc, je vous en prie… Boniface !… Où sontmes clefs ?… Est-ce que tu ne les as pas vues ? »

Je rapportai la réponse de ma mère à mon interlocutrice. Ellem’écouta en tambourinant sur la vitre avec ses gros doigts rougeset, quand j’eus fini de parler, me dévisagea de nouveau.

« Très bien. Je viendrai sans faute, dit-elle enfin. Comme vousêtes jeune ! Quel âge avez-vous, s’il n’est pas indiscret devous le demander ?

— Seize ans », répondis-je avec une involontaire hésitation.

La princesse tira de sa poche quelques papiers graisseux etgribouillés, les porta tout contre son nez et se mit à lesdéchiffrer.

« Le bel âge, émit-elle soudain, en se tournant vers moi et enremuant sa chaise, je vous en prie, pas de cérémonies, chez moitout est simple. »

« Un peu trop », ajoutai-je à part moi, en jetant un coup d’œildégoûté sur toute sa silhouette malpropre.

À cet instant précis, une autre porte s’ouvrit, et la jeunefille de la veille apparut sur le seuil. Elle leva la main et unsourire moqueur éclaira son visage.

« C’est ma fille, dit la princesse, en la désignant du coude.Zinotchka, c’est le fils de notre voisin, M. V… Comment vousappelez-vous, jeune homme ?

— Vladimir », balbutiai-je, plein de confusion, en me levantprécipitamment.

« Et votre patronyme est ?

— Pétrovitch.

— Tiens ! J’ai connu un commissaire de police quis’appelait également Vladimir Pétrovitch. Boniface, ne cherche plusles clefs : je les ai dans ma poche. »

La jeune fille me dévisageait toujours du même air moqueur, enclignant légèrement les yeux et la tête un peu penchée de côté.

« Je vous ai déjà vu, monsieur Voldémar, commença-t-elle. (Leson de sa voix d’argent me fit tressaillir d’un doux frisson.)…Vous voulez bien que je vous appelle ainsi, n’est-ce pas ?

— Mais comment donc, balbutiai-je à peine.

— Où ça ? » demanda la princesse.

La jeune fille ne lui répondit rien.

« Avez-vous une minute de libre ? m’interrogea-t-elle denouveau.

— Oui, mademoiselle.

— Voulez-vous m’aider à dévider cette pelote de laine ?Venez par ici, dans ma chambre. »

Elle sortit du « salon » avec un signe de tête. Je lui emboîtaile pas.

L’ameublement de la pièce où nous étions entrés était un peumieux assorti et disposé avec plus de goût qu’au « salon ».

Mais, pour être tout à fait franc, c’est à peine si je m’endoutais : je marchais comme un somnambule et ressentais dans toutmon être une sorte de transport joyeux frisant la sottise.

La jeune princesse prit une chaise, chercha un écheveau de lainerouge, le dénoua soigneusement, m’indiqua an siège en face d’elle,et me mit la laine sur les mains tendues.

Il y avait dans tous ses gestes une lenteur amusante ; lemême sourire, clair et espiègle, errait au coin de ses lèvresentrouvertes. Elle commença à enrouler la laine sur un carton pliéen deux et m’illumina tout soudain d’un regard si rapide etrayonnant que je baissai les yeux malgré moi. Lorsque ses yeux,généralement à moitié clos, s’ouvraient de toute leur immensité,son visage se transfigurait instantanément, inondé d’un rai desoleil.

« Qu’avez vous pensé de moi hier, m’sieur Voldémar ? medemanda-t-elle au bout de quelque temps. Je gage que vous m’avezsévèrement jugée.

— Moi… princesse… je n’ai rien pensé du tout… commentpourrais-je me permettre de…, balbutiai-je tout désemparé.

— Écoutez-moi bien, reprit-elle. Vous ne me connaissez pasencore. Je suis une lunatique. Vous avez seize ans, n’est cepas ? Moi, j’en ai vingt et un… Je suis beaucoup plus vieilleque vous ; par conséquent, vous devez toujours me dire lavérité… et m’obéir, ajouta-t-elle. Allons, regardez-moi bien enface… Pourquoi baissez-vous tout le temps les yeux ? »

Mon trouble s’accrut de plus belle, cependant, je levai la tête.Elle souriait encore, mais d’un autre sourire, d’un sourire où il yavait de l’approbation.

« Regardez-moi bien, fit-elle en baissant la voix avec uneintonation câline… Cela ne m’est pas désagréable… Votre mine merevient et je sens que nous allons devenir de grands amis… Et moi,est-ce que je vous plais ? conclut-elle, insidieuse.

— Princesse…, commençai-je.

— D’abord, appelez-moi Zinaïda Alexandrovna… Ensuite, qu’est-ceque c’est que cette habitude qu’ont les enfants — elle se reprit —,je veux dire les jeunes gens de cacher leurs vraissentiments ? C’est bon pour les grandes personnes. N’est cepas que je vous plais ? »

J’aimais, certes, sa franchise, mais n’en fus pas moinslégèrement offusqué. Afin de lui faire voir qu’elle n’avait pasaffaire à un enfant, je pris — autant que cela me fut possible — unair grave et désinvolte :

« Mais oui, vous me plaisez beaucoup, Zinaïda Alexandrovna, etje ne veux point le cacher. »

Elle secoua doucement la tête.

« Avez-vous un précepteur ? me demanda-t-elle àbrûle-pourpoint.

— Non, je n’en ai plus, et depuis longtemps. »

Je mentais grossièrement : un mois à peine s’était écoulé depuisle départ du Français.

« Oh ! mais alors vous êtes tout à fait une grandepersonne ! »

Elle me donna une légère tape sur les doigts.

« Tenez vos mains droites ! »

Et elle se remit à enrouler la laine avec application.

Je profitai qu’elle eût baissé les yeux et l’examinai, d’abord àla dérobée, puis de plus en plus hardiment. Son visage me parutencore plus charmant que la veille : tout en lui était fin,intelligent et attrayant. Elle tournait le dos à la fenêtre voiléed’un rideau blanc ; un rai de soleil filtrait à travers letissu et inondait de lumière ses cheveux flous et dorés, son couinnocent, l’arrondi de ses épaules, sa poitrine tendre et sereine.Je la contemplais et qu’elle me devenait chère et proche !J’avais l’impression de la connaître depuis longtemps et de n’avoirrien su, rien vécu avant de l’avoir vue… Elle portait une robe decouleur sombre, assez usée, et un tablier. Et j’aurais voulucaresser doucement chaque pli de ses vêtements. Je suis en faced’elle, nous avons fait connaissance. — Les bouts de ses petitspieds dépassaient, espiègles, sous la jupe, et j’aurais voulu lesadorer à genoux… quel bonheur, mon Dieu ! me disais-je… Jefaillis sauter de joie, mais réussis à me contenir et balançaiseulement les jambes, comme un enfant qui déguste son dessert.

J’étais heureux comme poisson dans l’eau et, s’il n’avait tenuqu’à moi, je n’aurais jamais quitté cette pièce.

Ses paupières se relevèrent délicatement ; les yeux clairsbrillèrent d’un doux éclat et elle me sourit de nouveau.

« Comme vous me regardez », fit-elle lentement en me menaçant dudoigt.

Je devins cramoisi… « Elle se doute de tout, elle voit tout, medis-je tragiquement. D’ailleurs, pourrait-il en êtreautrement ? »

Subitement, un bruit dans la pièce contiguë, le cliquetis d’unsabre.

« Zina ! cria la princesse. Belovzorov t’a apporté un petitchat !

— Un petit chat ! » s’exclama Zinaïda.

Elle se leva d’un bond, me jeta l’écheveau sur les genoux etsortit précipitamment.

Je me levai également, posai la laine sur le rebord de lafenêtre, passai au salon et m’arrêtai, stupéfait, sur le pas de laporte. Un petit chat tigré était couché au milieu de la pièce, lespattes écartées ; à genoux devant lui, Zinaïda lui soulevaitle museau avec précaution. À côté de sa mère, entre les deuxcroisées, se tenait un jeune hussard, beau garçon, les cheveuxblonds et bouclés, le teint rose, les yeux saillants.

« Qu’il est drôle ! répétait Zinaïda, mais ses yeux ne sontpas du tout gris, ils sont verts… et comme il a de grandesoreilles !… Merci, Victor Egorovitch… Vous êtes un amour.»

Le hussard, en qui j’avais reconnu l’un des jeunes gens de laveille, sourit et s’inclina en faisant sonner ses éperons et labélière de son sabre.

« Hier, vous exprimâtes le désir d’avoir un petit chat tigré àlongues oreilles. Vos désirs sont des ordres ! »

Il s’inclina de nouveau.

Le petit chat miaula faiblement et se mit à explorer le plancherdu bout de son museau.

« Oh ! il a faim ! s’écria Zinaïda… Boniface !…Sonia ! Vite, du lait ! »

Une bonne, qui portait une vieille robe jaune et un foularddécoloré autour du cou, entra dans la pièce, apportant une soucoupede lait qu’elle déposa devant la petite bête. Le chat frissonna,ferma les yeux et commença de laper.

« Comme sa langue est petite et toute rouge », observa Zinaïdaen baissant la tête presque au niveau du museau.

Le petit chat, repu, fit ronron. Zinaïda se releva et ordonna àla bonne de l’emporter, d’un ton parfaitement indifférent.

« Votre main, pour le petit chat, sourit le hussard en cambrantson corps d’athlète sanglé dans un uniforme flambant neuf.

— Les deux ! » répondit Zinaïda.

Pendant qu’il lui baisait les mains, elle me regarda par-dessusson épaule.

Je restais planté où j’étais, ne sachant pas trop si je devaisrire, émettre une sentence ou me taire.

Tout à coup, j’aperçus, par la porte entrouverte du vestibule,Théodore, notre domestique, qui me faisait des signes. Je sortis,machinalement.

« Que veux-tu ? lui demandai-je.

— Votre maman m’envoie vous chercher, répondit-il à mi-voix… Onvous en veut de n’être pas revenu apporter la réponse.

— Mais y a-t-il donc si longtemps que je suis ici ?

— Plus d’une heure.

— Plus d’une heure » répétai-je malgré moi.

Il ne me restait plus qu’à rentrer au « salon » et prendrecongé.

« Où allez-vous ? me demanda la jeune princesse, en mefixant toujours par-dessus l’épaule du hussard.

— Il faut que je rentre… Je vais dire que vous avez promis devenir vers une heure, ajoutai-je en m’adressant à la matrone.

— C’est cela, jeune homme. »

Elle sortit une tabatière et prisa si bruyamment que jesursautai.

« C’est cela », répéta-t-elle en clignant ses yeux larmoyants etgeignant.

Je saluai encore une fois et quittai la pièce, gêné, comme toutadolescent qui sent qu’un regard est attaché à son dos.

« Revenez nous voir, m’sieur Voldémar ! » cria Zinaïda, enéclatant de rire de nouveau.

« Pourquoi rit-elle tout le temps ? » me demandais-je enrentrant en compagnie de Théodore. Le domestique marchait àquelques pas derrière et ne disait rien, mais je sentais qu’il medésapprouvait. Ma mère me gronda et se montra surprise que je mefusse tellement attardé chez la princesse. Je ne répondis rien etmontai dans ma chambre.

Et tout soudain, je fus submergé par une immense vague dedétresse… Je retenais mes larmes prêtes à couler… J’étaisaffreusement jaloux du hussard…

Chapitre 5

 

La princesse vint voir ma mère, comme elle l’avait promis. Ellelui déplut. Je n’assistai pas à l’entretien, mais, à table, mamandéclara à mon père que cette princesse Zassekine lui avait produitl’impression « d’une femme bien vulgaire », qu’elle l’avaitterriblement ennuyée avec ses sollicitations et ses prièresd’intervenir auprès du prince Serge, qu’elle avait des procès enmasse — « de vilaines affaires d’argent » — et devait être unegrande chicanière. Néanmoins, ma mère ajouta qu’elle avait invitéle lendemain, à dîner, la princesse avec sa fille (en entendant «et sa fille », je plongeai le nez dans mon assiette) et justifiacette invitation par le fait que c’était une voisine et « quelqu’unde la noblesse » par-dessus le marché. À cela, mon père réponditqu’il avait connu, dans sa jeunesse, le prince Zassekine, un hommetrès bien élevé, mais lunatique et sans cervelle. Ses amisl’appelaient « le Parisien » parce qu’il avait fait un long séjourdans la capitale française ; extrêmement riche, puis ruiné aujeu, il avait épousé — on ne sut jamais pourquoi, peut-être pour sadot — la fille d’un magistrat (là-dessus mon père ajouta qu’ilaurait pu trouver mieux). Après le mariage, s’étant mis à jouer àla Bourse, il se serait définitivement ruiné.

« Pourvu qu’elle ne vienne pas m’emprunter de l’argent !soupira ma mère.

— Cela n’aurait rien de surprenant, observa mon père, sanss’émouvoir. Sait-elle parler français ?

— Très mal.

— Hum… À vrai dire, cela n’a pas d’importance… Tu viens de dire,je crois, que tu as invité sa fille avec elle. On m’a affirmé quec’était une personne aimable et fort instruite.

— Tiens !… Il faut croire qu’elle ne ressemble pas à samère ! rétorqua maman.

— Ni à son père ! Celui-là avait de l’éducation, mais étaitbête. »

Ma mère soupira de nouveau et devint songeuse. Mon père se tut.Je m’étais senti terriblement gêné durant tout ce dialogue.

À l’issue du repas, je descendis au jardin, mais sans fusil. Jem’étais juré de ne point m’approcher de la « palissade desZassekine », mais une force invisible m’y attirait — et pourcause !

À peine y étais-je parvenu que j’aperçus Zinaïda. Elle étaitseule, dans un sentier, un livre à la main, pensive. Elle ne meremarqua pas.

Je faillis la laisser passer, puis, me reprenant au derniermoment, je toussotai.

Elle se retourna, mais sans s’arrêter ; écarta de la mainle large ruban d’azur de sa capeline, me dévisagea, souritdoucement et reprit sa lecture.

J’ôtai ma casquette et m’éloignai, le cœur gros, après quelquesinstants d’hésitation.

« Que suis-je pour elle ? » me dis-je en français — je nesais pourquoi.

Un pas familier résonna derrière mon dos ; c’était mon pèrequi me rejoignait de sa démarche légère et rapide.

« C’est cela, la jeune princesse ? me demanda-t-il.

— Oui, c’est elle.

— Tu la connais donc ?

— Oui, je l’ai vue ce matin chez sa mère. »

Mon père s’arrêta net, fit brusquement demi-tour et rebroussachemin. Parvenu au niveau de la jeune fille, il la saluacourtoisement. Elle lui répondit avec une gentillesse mêlée desurprise et lâcha son livre. Je m’aperçus qu’elle suivait mon pèredu regard.

Mon père était toujours vêtu avec beaucoup de recherche et dedistinction, alliées à une parfaite simplicité, mais jamais sataille ne m’avait paru aussi svelte, jamais son chapeau grisn’avait reposé avec plus d’élégance sur ses boucles à peineclairsemées.

Je me dirigeai vers Zinaïda, mais elle ne m’accorda pas même unregard, reprit son livre et s’éloigna.

Chapitre 6

 

Je passai toute la soirée et toute la matinée du lendemain dansune sorte de torpeur mélancolique. J’essayai de me mettre autravail, ouvris le Kaïdanov, mais en vain : les larges strophes etles pages du célèbre manuel défilaient devant moi, sans franchir labarrière des yeux. Dix fois de suite, je relus cette phrase : «Jules César se distinguait par sa vaillance au combat. » — Je n’ycomprenais goutte, aussi finis-je par renoncer. Avant le dîner, jerepommadai mes cheveux, passai ma petite redingote et ma cravateneuve.

« À quoi bon ? me demanda ma mère… Tu n’es pas encore à laFaculté et Dieu sait si tu y seras un jour… D’ailleurs, on vient dete faire une veste et tu ne vas pas la quitter au bout de quelquesjours ?

— Mais… nous attendons des invités, balbutiai-je, la détresse aucœur.

— Oh ! pour ce qu’ils valent ! »

Il fallait m’exécuter. Je remplaçai la petite redingote par laveste, mais je gardai ma cravate.

La princesse et sa fille se présentèrent avec une bonnedemi-heure d’avance. La matrone avait mis un châle jaune par-dessusla robe verte que je connaissais déjà et portait, en outre, unbonnet démodé à rubans feu.

Dès l’abord, elle se mit à parler de ses lettres de charge,soupirant, se plaignant de sa misère, geignant à fendre le cœur etprisant son tabac aussi bruyamment que chez elle. Elle semblaitavoir oublié son titre de princesse, remuait sur sa chaise, setournait de tous les côtés et produisait sur ses hôtes un effetdésastreux.

Zinaïda, au contraire, très fière et presque austère, se tenaitcomme une vraie princesse. Son visage était froid, immobile etgrave : je ne la reconnaissais plus — ni son regard, ni sonsourire, mais elle me semblait encore plus adorable sous ce nouveaujour.

Elle avait mis une robe légère, de basin, avec des arabesquesbleu pâle ; ses cheveux descendaient en longues boucles etencadraient son visage, à l’anglaise, et cette coiffure s’accordaità ravir avec l’expression froide de ses traits. — Mon père étaitassis à côté d’elle et lui parlait avec sa courtoisie raffinée etsereine. De temps en temps, il la fixait, et elle le dévisageaitaussi avec une expression bizarre, presque hostile. Ilss’exprimaient en français et je me souviens d’avoir été frappé parla pureté impeccable de l’accent de la jeune fille.

Quant à la vieille princesse, elle se tenait toujours avec lemême sans-gêne, mangeait pour quatre et faisait des complimentspour les plats qu’on lui servait.

Sa présence semblait importuner ma mère, qui répondait à toutesses questions avec une sorte de dédain attristé ; mon pèreavait, parfois, un froncement de sourcils, à peine perceptible.

Pas plus que la vieille princesse, Zinaïda n’eut l’heur deplaire à ma mère.

« Beaucoup trop fière, déclara-t-elle le jour suivant… Et il n’ya vraiment pas de quoi, avec sa mine de grisette.

— Tu n’as probablement jamais vu de grisettes, lui rétorqua monpère.

— Dieu m’en garde !… Je ne me porte pas plus mal pourcela !…

— Tu ne t’en portes pas plus mal, c’est certain… mais alorscomment se fait-il que tu croies pouvoir les juger ? »

Durant tout le repas, Zinaïda n’avait pas daigné faire lamoindre attention à ma pauvre personne. Peu après le dessert, lamatrone commença à faire ses adieux.

« Je compte sur votre protection, Maria Nicolaiévna et PiotrVassiliévitch, fit-elle en s’adressant à mes parents d’une voixtraînante… Que voulez-vous ? Finis les beaux jours ! Jeporte le titre de sérénissime, ajouta-t-elle avec un ricanementdésagréable, mais à quoi cela m’avance-t-il, je vous le demande, sij’ai l’estomac vide ? »

Mon père la salua cérémonieusement et la reconduisit jusqu’à laporte de l’antichambre. Je me tenais à côté de lui, dans ma vesteétriquée, les yeux rivés au sol, comme un condamné à mort. La façondont Zinaïda m’avait traité, m’avait complètement anéanti. Quel nefut donc pas mon étonnement lorsque, en passant devant moi, elle mesouffla rapidement, le regard câlin : « Venez chez nous à huitheures. Vous m’entendez, venez sans faute »… J’ouvris les bras toutgrands, de stupéfaction, mais elle était déjà partie, après avoirjeté un fichu blanc sur ses cheveux.

Chapitre 7

 

À huit heures précises, affublé de ma petite redingote et lescheveux en coque, je me présentais dans le vestibule du pavillon dela princesse. Le vieux majordome me dévisagea d’un œil morne et nemontra qu’un piètre empressement à se lever de sa banquette. Desvoix joyeuses me parvenaient du salon. J’ouvris la porte etreculai, stupéfait. Zinaïda se tenait debout, sur une chaise, aubeau milieu de la pièce, tenant un haut-de-forme ; cinq hommesfaisaient cercle autour d’elle, essayant de plonger la main dans lechapeau qu’elle soulevait toujours plus haut, en le secouanténergiquement.

Quand elle m’aperçut, elle s’écria aussitôt :

« Attendez, attendez ! Voici un nouveau convive !… Ilfaut lui donner aussi un petit papier ! »

Et, quittant sa chaise d’un bond, elle s’approcha de moi et metira par la manche :

« Venez donc !… Pourquoi restez-vous là ? Mes amis, jevous présente M. Voldémar, le fils de notre voisin. Et cesmessieurs que vous voyez sont : le comte Malevsky, le docteurLouchine, le poète Maïdanov, Nirmatzky, un capitaine en retraite,et Belovzorov, le hussard que vous avez déjà vu hier. J’espère quevous allez vous entendre avec eux. »

Dans ma confusion, je n’avais salué personne. Le docteurLouchine n’était autre que l’homme brun qui m’avait infligé une sicuisante leçon, l’autre jour, au jardin. Je ne connaissais pas lesautres.

« Comte ! reprit Zinaïda, préparez donc un petit papierpour M. Voldémar. »

Le comte était un joli garçon, tiré à quatre épingles, avec descheveux noirs, des yeux bruns très expressifs, un nez mince et unetoute petite moustache, surmontant des lèvres minuscules.

« Cela n’est pas juste, objecta-t-il : monsieur n’a pas joué auxgages avec nous.

— Bien sûr », convinrent en chœur Belovzorov et celui quim’avait été présenté comme un capitaine en retraite.

Âgé de quelque quarante ans, le visage fortement marqué depetite vérole, il avait les cheveux frisés comme un Arabe, lesépaules voûtées, les jambes arquées. Il portait un uniforme sansépaulettes et déboutonné.

« Faites le papier, puisque je vous l’ai dit, répéta la jeunefille… Qu’est-ce que c’est que cette mutinerie ? C’est lapremière fois que nous recevons M. Voldémar dans notre compagnie,et il ne sied pas de lui appliquer la loi avec trop de rigueur.Allons, ne ronchonnez pas. Écrivez. Je le veux ! »

Le comte ébaucha un geste désapprobateur, mais baissa docilementla tête, prit une plume dans sa main blanche, aux doigts couvertsde bagues, arracha un morceau de papier et se mit à écrire.

« Permettez au moins que nous expliquions le jeu à M. Voldémar,intervint Louchine, sarcastique… Car il a complètement perdu lenord… Voyez-vous, jeune homme, nous jouons aux gages : la princesseest à l’amende et celui qui tirera le bon numéro aura le droit delui baiser la main. Vous avez saisi ? »

Je lui jetai un vague coup d’œil, mais restai planté, immobile,perdu dans un rêve nébuleux. Zinaïda sauta de nouveau sur sa chaiseet se remit à agiter le chapeau. Les autres se pressèrent autourd’elle et je fis comme eux.

« Maïdanov ! dit Zinaïda à un grand jeune homme, au visagemaigre, aux petits yeux de myope, avec des cheveux noirs etexagérément longs… Maïdanov, vous devriez faire acte de charité etcéder votre petit papier à M. Voldémar, afin qu’il ait deux chancesau lieu d’une. »

Maïdanov fit un signe de tête négatif, et ce geste dispersa salongue crinière.

Je plongeai ma main le dernier dans le chapeau, pris le billet,le dépliai… Oh ! mon Dieu : un baiser ! Je ne sauraisvous dire ce que j’éprouvai en lisant ce mot.

« Un baiser ! m’exclamai-je malgré moi.

— Bravo !… Il a gagné ! applaudit la princesse… J’ensuis ravie ! »

Elle descendit de la chaise et me regarda dans les yeux avectant de douce clarté que mon cœur tressaillit.

« Et vous, êtes-vous content ? me demanda-t-elle.

— Moi…, balbutiai-je.

— Vendez-moi votre billet, me chuchota Belovzorov. Je vous endonne cent roubles. »

Je lui répondis en lui jetant un regard tellement indigné queZinaïda applaudit et Louchine cria :

« Bien fait !

« Pourtant, poursuivit-il, en ma qualité de maître descérémonies, je dois veiller à la stricte observance de toutes lesrègles. Monsieur Voldémar, mettez genou en terre : c’est lerèglement. »

Zinaïda s’arrêta en face de moi, en penchant la tête de côté,comme pour mieux me voir, et me tendit gravement la main. Je n’yvoyais pas clair… Je voulus mettre un genou en terre, mais tombai àdeux genoux et portai si maladroitement les lèvres à la main de lajeune fille que son ongle m’égratigna le bout du nez.

« Parfait ! » s’écria Louchine en m’aidant à merelever.

On se remit à jouer aux gages. Zinaïda me fit asseoir à côtéd’elle.

Quelles amendes saugrenues n’inventait-elle pas ! Une fois,elle fit, elle-même, la « statue » et, choisissant pour piédestalle laid Nirmatzky, elle l’obligea à s’allonger par terre et àcacher, de plus, son visage dans sa poitrine.

Nous ne cessions de rire aux éclats. Tout ce bruit, ce vacarme,cette joie tapageuse et presque indécente, ces rapports inattendusavec des personnes que je connaissais à peine — tout cela meproduisit une impression considérable, d’autant plus quel’éducation reçue avait fait de moi un ours, un garçon sobre,bourgeois et très collet monté. Je me sentais ivre sans avoir bu.Je riais et criais plus fort que les autres, si bien que la vieilleprincesse, qui recevait à côté un homme de loi de la porteIverskaïa, convoqué en consultation, se montra à la porte et meregarda sévèrement.

Mais j’étais si parfaitement heureux qu’il ne m’importait guèred’être ridicule ou mal vu. Zinaïda continuait à me favoriser et megardait auprès d’elle. L’un des « pensums » voulut que je restasseavec elle, sous un châle, afin de lui confesser mon « secret ». Nosdeux visages se trouvèrent tout à coup isolés du reste du monde,enveloppés dans une obscurité étouffante, opaque, parfumée ;ses yeux brillaient comme deux étoiles dans cette pénombre ;ses lèvres entrouvertes exhalaient leur tiédeur, découvrant sesdents blanches ; ses cheveux me frôlaient, me brûlaient. Je metaisais. Elle me souriait d’un air énigmatique et moqueur. En finde compte, elle me souffla :

« Eh bien ? »

Las, je ne pouvais que rougir, ricaner, me détourner enrespirant péniblement.

Le jeu des gages finit par ennuyer, et l’on passa à celui de laficelle. Mon Dieu, quelle ne fut pas ma joie quand elle me frappafortement sur les doigts ; pour me châtier d’un moment dedistraction… Après cela, je feignis exprès d’être dans les nuages,mais elle ne me toucha plus les mains que je tendais et se contentade me taquiner !

Que n’avons-nous pas imaginé au cours de cette soirée : piano,chants, danses, fête tzigane. On déguisa Nirmatzky en ours et luifit boire de l’eau salée. Le comte Malevsky fit le prestidigitateuravec un jeu de cartes ; après quoi, ayant battu le jeu, ilnous le distribua comme pour une partie de whist, mais en gardanttous les atouts. Là-dessus, Louchine annonça qu’il avait «l’honneur de l’en féliciter ». Maïdanov nous déclama des extraitsde son dernier poème, L’Assassin (l’on était en plein romantisme).Il se proposait de le publier avec une couverture noire et le titretiré en caractères rouge sang. Nous volâmes le chapeau de l’hommede loi et l’obligeâmes à nous exécuter une danse russe en guise derançon. Le vieux Boniface fut obligé de s’affubler d’un bonnet defemme, tandis que Zinaïda se coiffait d’un chapeau d’homme… Etd’ailleurs je renonce à vous énumérer toutes les fantaisies quinous passaient par la tête… Seul, Belovzorov se tenait renfrognédans un coin et ne dissimulait pas sa mauvaise humeur… Par moments,ses yeux s’injectaient de sang ; il devenait cramoisi etsemblait prêt à se jeter au milieu de nous pour nous faire chavirercomme des quilles. Mais il suffisait que notre hôtesse le regardâtsévèrement et le menaçât du doigt pour qu’il se retirât de nouveaudans sa solitude.

À la fin, nous étions à bout de souffle et la vieille princesseelle-même — qui nous avait déclaré tout à l’heure qu’elle étaitinlassable et que le vacarme le plus bruyant ne la dérangeait pas —s’avoua fatiguée.

Le souper fut servi passé onze heures. Il se composait d’un boutde fromage complètement desséché et de friands froids que jetrouvai plus délicieux que tous les pâtés du monde. Il n’y avaitqu’une seule bouteille de vin, et fort bizarre en vérité : elleétait presque noire, avec un goulot évasé et contenait un vin quisentait la peinture à l’huile. Personne n’en prit.

Je pris congé, heureux et las. En me disant adieu, Zinaïda meserra de nouveau la main très fort et avec un sourireénigmatique.

Le souffle lourd et moite de la nuit fouettait mes joues en feu.L’air était à l’orage. Des nuages sombres s’amoncelaient au ciel,se déplaçaient lentement, modifiant à vue d’œil leurs contoursfugaces. Une brise légère faisait frémir d’inquiétude les arbresnoirs. Quelque part au loin, le tonnerre grondait, sourd etcourroucé.

Je me faufilai dans ma chambre par l’entrée de service. Mondomestique dormait sur le parquet, et il me fallut l’enjamber. Ilse réveilla, m’aperçut et m’annonça que ma mère très en colèrecontre moi avait voulu envoyer me chercher, mais mon père l’avaitretenue.

Je ne me couchais jamais avant d’avoir souhaité une bonne nuit àmaman et demandé sa bénédiction. Ce soir-là, il était manifestementtrop tard.

Je déclarai au domestique que j’étais parfaitement capable de medéshabiller et de me coucher seul et soufflai ma chandelle.

En réalité, je m’assis sur une chaise et restai longtempsimmobile, comme sous l’effet d’un charme. Ce que j’éprouvais étaitsi neuf, si doux… Je ne bougeais pas, regardant à peine autour demoi, la respiration lente. Tantôt, je riais tout bas en évoquant unsouvenir récent, tantôt je frémissais en songeant que j’étaisamoureux et que c’était bien cela, l’amour. Le beau visage deZinaïda surgissait devant mes yeux, dans l’obscurité, flottaitdoucement, se déplaçait, mais sans disparaître. Ses lèvresébauchaient le même sourire énigmatique, ses yeux me regardaient,légèrement à la dérobée, interrogateurs, pensifs, et câlins… commeà l’instant des adieux. En fin de compte, je me levai, marchaijusqu’à mon lit, sur la pointe des pieds, en évitant tout mouvementbrusqué, comme pour ne pas brouiller l’image, et posai ma tête surl’oreiller, sans me dévêtir.

Puis, je me couchai, mais sans fermer les yeux et m’aperçusbientôt qu’une pâle clarté pénétrait dans ma chambre… Je mesoulevai pour jeter un coup d’œil à travers la croisée… Le cadre dela fenêtre se détachait nettement des vitres qui avaient un éclatmystérieux et blanchâtre. « C’est l’orage », me dis-je. C’en étaitun effectivement, mais tellement distant qu’on n’entendait même pasle bruit du tonnerre. Seuls, de longs éclairs blêmes zigzaguaientau ciel, sans éclater et en frissonnant comme l’aile d’un grandoiseau blessé…

Je me levai et m’approchai de la croisée. J’y restai jusqu’aupetit jour… Les éclairs balafraient le firmament — une vraie nuitde Walpurgis… Immobile et muet, je contemplais l’étenduesablonneuse, la masse sombre du jardin Neskoutchny, les façadesjaunâtres des maisons, qui semblaient tressaillir aussi à chaqueéclair.

Je contemplais ce tableau et ne pouvais en détacher mon regard :ces éclairs muets et discrets s’accordaient parfaitement aux élanssecrets de mon âme.

L’aube commençait à poindre, en taches écarlates. Les éclairspâlissaient et se raccourcissaient à l’approche du soleil. Leurfrisson se faisait de plus en plus espacé : ils disparurent enfin,submergés par la lumière sereine et franche du jour naissant…

Et dans mon âme aussi, l’orage se tut… J’éprouvais une lassitudeinfinie et un grand apaisement, mais l’image triomphante de Zinaïdame hantait encore. Elle semblait plus sereine, à présent, et sedétachait de toutes les visions déplaisantes, comme le cygne élèveson cou gracieux par-dessus les herbes du marécage. Au moment dem’endormir, je lui envoyai encore un baiser rempli de confianteadmiration…

Sentiments timides, douce mélodie, franchise et bonté d’une âmequi s’éprend, joie languide des premiers attendrissements del’amour, où êtes-vous ?

Chapitre 8

 

Le lendemain matin, lorsque je descendis pour le thé, ma mère megronda — moins fort, pourtant, que je ne m’y attendais — et medemanda de lui dire comment j’avais passé la soirée de la veille.Je lui répondis brièvement, en omettant de nombreux détails,m’efforçant de donner à l’ensemble un caractère tout à faitanodin.

« Tu as beau dire, ce ne sont pas des gens comme il faut,conclut ma mère… Et tu ferais mieux de préparer tes examens qued’aller chez eux. »

Comme je savais que tout l’intérêt que maman portait à mesétudes se bornerait à cette phrase, je ne crus pas utile de luirépondre. Mon père, lui, me prit par le bras sitôt après le thé,m’entraîna au jardin et me demanda de lui faire un récit détailléde tout ce que j’avais vu chez les Zassekine.

Quelle étrange influence il exerçait sur moi, et comme nosrelations étaient bizarres ! Mon père ne s’occupaitpratiquement pas de mon éducation, ne m’offensait jamais etrespectait ma liberté. Il était même « courtois » avec moi, si l’onpeut dire… mais se tenait ostensiblement à l’écart. Je l’aimais, jel’admirais, faisais de lui mon idéal et me serais passionnémentattaché à lui s’il ne m’avait repoussé tout le temps. Mais, quandil le pouvait, il était capable de m’inspirer une confiance sansbornes, d’un seul mot, d’un geste ; mon âme s’ouvrait à lui,comme à un ami plein de bon sens et à un précepteur indulgent… Etpuis, subitement, sa main me repoussait, sans brusquerie, certes,mais, tout de même, elle me repoussait…

Il lui arrivait d’avoir de véritables accès de joie ;alors, il était prêt à folâtrer avec moi, à s’amuser comme uncollégien (en général, mon père aimait tous les exercicesviolents) ; un jour — un jour seulement ! — il me caressaavec tant de tendresse que je faillis fondre en larmes.Malheureusement, sa gaieté et son affection s’évanouissaientrapidement et sans laisser de traces et notre entente passagère neprésageait pas plus nos relations futures que si je l’avaisrêvée…

Quelquefois, je contemplais son beau visage, intelligent etouvert… mon cœur tressaillait, et tout mon être s’élançait verslui… il me récompensait d’une caresse, au passage, comme s’ils’était douté de ce que je sentais, et s’en allait, s’occupaitd’autre chose, affectait une froideur dont lui seul possédait lesecret ; et moi, de mon côté, je me repliais, merecroquevillais, me glaçais.

Ses rares accès de tendresse n’étaient jamais provoqués par masupplication muette, mais se produisaient spontanément et toujoursà l’improviste. En réfléchissant, plus tard, à son naturel, j’aiabouti à la conclusion suivante : mon père ne s’intéressait pasplus à moi-même qu’à la vie de famille, en général ; il aimaitautre chose, et cela, il réussit à en jouir à fond.

« Prends ce que tu peux, mais ne te laisse jamais prendre ;ne s’appartenir qu’à soi-même, être son propre maître, voici toutle secret de la vie », me dit-il un jour.

Une autre fois, comme je m’étais lancé dans une discussion surla liberté, en jeune démocrate que j’étais alors (cela se passaitun jour que mon père était « bon » et qu’on pouvait lui parler den’importe quoi), il me répliqua vertement :

« La liberté ? Mais sais-tu seulement ce qui peut la donnerà l’homme ?

— Quoi donc ?

— Sa volonté, ta volonté. Si tu sais t’en servir, elle tedonnera mieux encore : le pouvoir. Sache vouloir et tu seras libre,et pourras commander. »

Par-dessus toute chose, mon père voulait jouir de la vie, et l’afait… Peut-être aussi avait-il le pressentiment de n’en avoir paspour longtemps : le fait est qu’il mourut à quarante-deux ans.

Je lui racontai tout le détail de ma visite chez les Zassekine.Il m’écouta, tour à tour attentif et distrait, en dessinant desarabesques sur le sable du bout de sa cravache. Parfois, il avaitun petit rire amusé et m’encourageait d’une question brève ou d’uneobjection. Au début, je n’osai même pas prononcer le nom deZinaïda, mais, au bout de quelque temps, je n’y tins plus et melançai dans un dithyrambe. Mon père souriait toujours. Puis ildevint songeur, s’étira et se leva.

Avant de partir, il fit seller son cheval. C’était un cavalierémérite, versé dans l’art de dompter les bêtes les plusimpétueuses, bien avant M. Réri.

« Je t’accompagne, père ?

— Non, répondit-il, et son visage reprit son expressionaccoutumée d’indifférente douceur. Vas-y seul, si tu veux ;moi, je vais dire au cocher que je reste. »

Il me tourna le dos et s’éloigna à grands pas. Je le suivis duregard. Il disparut derrière la palissade. J’aperçus son chapeauqui se déplaçait le long de la palissade. Il entra chez lesZassekine.

Il n’y resta guère plus d’une heure, mais aussitôt après cettevisite, il partit en ville et ne rentra que dans la soirée.

Après le déjeuner, je me rendis moi-même chez la princesse. Lamatrone était seule, au « salon ». En me voyant, elle se gratta latête, sous le bonnet, avec son aiguille à tricoter, et me demanda àbrûle-pourpoint si je pouvais lui copier une requête.

« Avec plaisir, répondis-je, en m’asseyant sur une chaise, toutà fait sur le rebord.

— Seulement, tâchez d’écrire gros, fit la princesse en metendant une feuille gribouillée par elle. Pouvez-vous me le faireaujourd’hui même ?

— Certainement, princesse. »

La porte de la pièce voisine s’entrouvrit légèrement et levisage de Zinaïda apparut dans l’encadrement, un visage pâle,pensif, les cheveux négligemment rejetés en arrière. Elle meregarda froidement de ses grands yeux gris et referma doucement laporte.

« Zina !… Zina !… » appela la vieille princesse.

Elle ne répondit pas.

J’emportai la requête et passai toute la soirée à larecopier.

Chapitre 9

 

Ma « passion » date de ce jour-là. Je me souviens d’avoiréprouvé un sentiment fort analogue à ce que doit vivre un employéqui vient d’obtenir son premier engagement : je n’étais plus unjeune garçon tout court, mais un amoureux.

Ma passion date de ce jour-là, ai-je dit ; je pourraisajouter qu’il en est de même pour ma souffrance.

Je dépérissais à vue d’œil quand Zinaïda n’était pas là :j’avais la tête vide, tout me tombait des mains et je passais mesjournées à penser à elle… Je dépérissais loin d’elle, ai-je dit…N’allez pas croire, pour cela, que je me sentisse mieux en saprésence… Dévoré de jalousie, conscient de mon insignifiance, je mevexais pour un rien et adoptais une attitude sottement servile. Etpourtant, une force invincible me poussait dans le petit pavillon,et, malgré moi, je tressaillais de bonheur en franchissant le pasde « sa » porte.

Zinaïda s’aperçut très vite que je l’aimais : d’ailleurs, je nem’en cachais pas. Elle en fut amusée et commença à rire de mapassion, à me tourner en bourrique, à me faire goûter les piressupplices. Quoi de plus agréable que de sentir que l’on est lasource unique, la cause arbitraire et irresponsable des joies etdes malheurs d’autrui ?… C’était précisément ce qu’ellefaisait, et moi, je n’étais qu’une cire molle entre ses doigtscruels.

Remarquez, toutefois, que je n’étais pas seul à être amoureuxd’elle : tous ceux qui l’approchaient étaient littéralement fousd’elle, et elle les tenait, en quelque sorte, en laisse, à sespieds. Tour à tour, elle s’amusait à leur inspirer l’espoir et lacrainte, les obligeait à agir comme des marionnettes et selon sonhumeur du moment (elle appelait cela « faire buter les hommes lesuns contre les autres ») ; ils ne songeaient même pas àrésister et se soumettaient bénévolement à tous ses caprices.

Sa beauté et sa vivacité constituaient un curieux mélange demalice et d’insouciance, d’artifice et d’ingénuité, de calme etd’agitation. Le moindre de ses gestes, ses paroles les plusinsignifiantes dispensaient une grâce charmante et douce, alliée àune force originale et enjouée. Son visage changeant trahissaitpresque en même temps l’ironie, la gravité et la passion. Lessentiments les plus divers, aussi rapides et légers que l’ombre desnuages par un jour de soleil et de vent, passaient sans cesse dansses yeux et sur ses lèvres.

Zinaïda avait besoin de chacun de ses admirateurs. Belovzorov,qu’elle appelait parfois « ma grosse bête » ou « mon gros » toutcourt, aurait consenti à se jeter au feu pour elle. Ne se fiant pastrop à ses propres avantages intellectuels, ni à ses autresqualités, il lui offrait tout bonnement de l’épouser, en insinuantqu’aucun des autres prétendants n’aspirait à la même issue.

Maïdanov répondait aux penchants poétiques de son âme. C’étaitun homme assez froid, comme beaucoup d’écrivains ; à force delui répéter qu’il l’adorait, il avait fini, lui-même, par y croire.Il la chantait dans des vers interminables qu’il lui lisait dansune sorte d’extase délirante, mais parfaitement sincère. Zinaïdacompatissait à ses illusions, mais se moquait de lui, ne le prenaitpas trop au sérieux et, après avoir écouté ses épanchements, luidemandait invariablement de réciter du Pouchkine, « histoired’aérer un peu », disait-elle…

Le docteur Louchine, personnage caustique et plein d’ironie, laconnaissait et l’aimait mieux qu’aucun de nous — ce qui nel’empêchait jamais de médire d’elle, en son absence comme en saprésence. Elle l’estimait, mais ne lui pardonnait pas toutes sessaillies et prenait une sorte de plaisir sadique à lui faire sentirque lui aussi n’était qu’une marionnette dont elle tirait lesficelles.

« Moi, je suis une coquette, une sans-cœur, affligée d’untempérament de comédienne, lui déclara-t-elle un jour en maprésence… Et vous, vous prétendez être un homme franc… Nous allonsvoir cela. Donnez-moi votre main, je vais y enfoncer une épingle…Vous aurez honte de ce jeune homme et ne ferez pas voir que vousaurez mal… Vous en rirez, n’est-ce pas, monsieur laFranchise ?… Du moins, je vous l’ordonne ! »

Louchine rougit et se mordit les lèvres, se détourna, mais finitpar tendre la main. Elle piqua l’épingle… Il se mit à rire,effectivement… elle riait aussi, et enfonçait la pointe toujoursplus profondément dans sa chair, en le fixant dans les yeux… Ilévitait son regard…

C’étaient les relations de Zinaïda avec le comte Malevsky qui mesurprenaient encore le plus. Certes, il était beau garçon, adroit,spirituel ; pourtant même moi, avec mes seize ans, jediscernais en lui quelque chose de faux et de troublant. Jem’étonnais que la jeune fille ne s’en aperçût point. Peut-être s’enapercevait-elle, mais sans en être affectée ? Son éducationnégligée, ses fréquentations et ses habitudes étranges, la présenceconstante de sa mère, la pauvreté et le désordre de la maison, toutcela, à commencer par la liberté dont elle jouissait et laconscience de sa supériorité sur son entourage, tout cela, dis-je,avait développé chez elle une sorte de désinvolture pleine demépris et un manque de discernement moral. Quoi qu’il advint :Boniface annonçant qu’il ne restait plus de sucre, méchantscancans, brouille entre ses invités, elle se contentait de secouerses boucles avec insouciance et de s’exclamer :

« Bah ! quelle sottise ! »

J’étais sur le point de voir rouge toutes les fois que Malevskys’approchait d’elle de son allure de renard rusé, s’appuyait avecgrâce sur le dossier de sa chaise et lui parlait à l’oreille avecun sourire infatué ; elle le regardait fixement, les brascroisés, en secouant doucement la tête, et lui rendait sonsourire.

« Quel plaisir avez-vous à recevoir ce monsieur Malevsky ?lui demandai-je un jour.

— Oh ! il a un amour de petite moustache !répliqua-t-elle. Et puis, à parler franc, vous n’y entendez rien.»

« Croyez-vous donc que je l’aime ? me dit-elle une autrefois. Je ne peux pas aimer une personne que je regarde de haut enbas… Il me faudrait quelqu’un qui soit capable de me faire plier,de me dompter… Dieu merci, je ne le rencontrerai jamais !… Jene me laisserai pas prendre ! Oh non !

— Alors, vous n’aimerez jamais personne ?

— Et vous ? Est-ce que je ne vous aime pas ? »s’exclama-t-elle en me donnant une tape sur le bout du nez avec songant.

Eh oui, elle se divertissait beaucoup à mes dépens.

Que ne m’a-t-elle pas fait faire durant les trois semaines où jela vis chaque jour ! Il était rare qu’elle vînt chez nous, etje ne m’en plaignais pas outre mesure, car, à peine entrée, elleprenait ses airs de demoiselle, de princesse, et je me sentaisterriblement intimidé.

Je craignais de me trahir devant ma mère : Zinaïda lui étaittrès antipathique et elle nous épiait avec aigreur. Je redoutaismoins mon père : celui-là affectait de ne pas faire attention àmoi ; quant à Zinaïda, il lui parlait peu, mais avecinfiniment d’esprit et de pénétration.

Je n’étudiais plus, ne lisais plus, n’allais même plus mepromener aux alentours de la villa et avais oublié mon cheval.Comme un hanneton qui aurait un fil à la patte, je tournais autourdu petit pavillon, prêt à y passer toute mon existence… mais celane me réussissait pas : ma mère ronchonnait sans arrêt et Zinaïdame chassait parfois elle-même. Alors, je m’enfermais à clef ou m’enallais tout au fond du parc ; là, je montais au faîte d’uneserre délabrée et restais des heures durant à contempler la rue,les jambes ballantes, regardant sans rien voir. Des papillonsblancs voltigeaient paresseusement sur des orties poussiéreuses,tout près de moi ; un pierrot enjoué se posait sur une briquedécrépite, piaillait d’une voix irritée, sautillait sur place etétendait sa petite queue ; encore méfiants, les corbeauxcroassaient parfois au sommet d’un bouleau dénudé ; le soleilet le vent jouaient en silence dans ses branches clairsemées ;morne et serein, le carillon du monastère Donskoy résonnait auloin. Et moi, je restais toujours là à regarder, à écouter, à meremplir d’un sentiment ineffable, fait à la fois de détresse et dejoie, de désirs et de pressentiments, de vagues appréhensions… Jene comprenais rien et n’aurais pu donner aucun nom précis à ce quivibrait en moi… Ou plutôt si, j’aurais pu l’appeler d’un seul nom —celui de Zinaïda…

Quant à la jeune princesse, elle continuait à s’amuser de moicomme le chat d’une souris. Tantôt elle était coquette, et je mesentais fondre dans une allégresse trouble, tantôt elle merepoussait, et je n’osais plus l’approcher ni même la contempler deloin.

Depuis plusieurs jours, elle se montrait particulièrement froideà mon égard, et, complètement découragé, je ne faisais plus aupavillon que des apparitions courtes et furtives, m’efforçant detenir compagnie à la vieille princesse, bien que celle-ci fûtégalement d’une humeur massacrante, pestant et criant pis que decoutume : ses affaires de lettres de charge n’avaient pas l’air des’arranger et elle avait eu déjà deux explications avec lecommissaire de police.

Une fois, je rasais la palissade que vous connaissez bien,lorsque j’aperçus Zinaïda, assise dans l’herbe, appuyée sur sonbras, complètement immobile. Je fus sur le point de m’éloigner surla pointe des pieds, mais elle leva brusquement la tête et me fitun signe impératif. Je restai comme pétrifié, ne comprenant pas,sur le moment, ce qu’elle voulait de moi. Elle répéta son geste. Jesautai par-dessus la palissade et m’approchai d’elle en courant,tout joyeux ; elle m’arrêta du regard en m’indiquant lesentier, à deux pas d’elle. Confus et ne sachant plus quoi faire,je m’agenouillai au bord du chemin. La jeune fille était si pâle,si amèrement triste, si profondément lasse, que mon cœur se serraet, malgré moi, je balbutiai :

« Qu’avez-vous ? »

Elle tendit la main, arracha une brindille, la mordilla et larejeta au loin.

« Vous m’aimez beaucoup ? me demanda-t-elle enfin…Oui ? »

Je ne répondis rien ; à quoi bon ?

« Oui, oui… reprit-elle, en me dévisageant. Les mêmes yeux…»

Pensive, elle se cacha le visage à deux mains.

« … Tout me dégoûte, poursuivit-elle… Je voudrais être au boutdu monde… Je ne peux pas supporter cela… Je ne peux pas m’yhabituer… Et l’avenir, qu’est-ce qu’il me réserve ?… Ah !je suis si malheureuse… Mon Dieu, comme je suismalheureuse !

— Pourquoi ? » fis-je timidement.

Elle haussa les épaules sans répondre. J’étais toujours à genouxet la regardais avec une détresse infinie. Chacune de ses parolesm’avait percé le cœur. J’étais prêt à donner ma vie pour qu’elle nesouffrît plus… Ne comprenant pas pourquoi elle était simalheureuse, je me l’imaginais se relevant d’un bond, fuyant aufond du jardin et s’affaissant tout à coup, terrassée par ladouleur… Autour de nous, tout était vert et lumineux ; le ventbruissait dans les feuilles des arbres et agitait parfois unelongue tige de framboisier au-dessus de ma compagne. Des pigeonsroucoulaient quelque part et les abeilles bourdonnaient en rasantl’herbe rare. Au-dessus de nos têtes, un ciel tendre et bleu… etmoi j’étais si triste…

« Récitez-moi des vers, reprit Zinaïda en s’accoudant surl’herbe. J’aime à vous entendre. Vous êtes légèrement déclamatoire,mais peu importe, cela fait jeune… Récitez-moi Sur les collines deGéorgie… Mais asseyez-vous d’abord. »

Je m’exécutai.

« Et de nouveau mon cœur s’embrase ; il aime, “ne pouvantpas ne plus aimer…”, répéta la jeune fille. C’est cela la vraiebeauté de la poésie : au lieu de parler de ce qui est, elle chantequelque chose qui est infiniment plus élevé que la réalité et qui,pourtant, lui ressemble davantage… Ne pouvant pas ne plus aimer… Ille voudrait, mais il ne peut… »

Elle se tut de nouveau, puis se leva d’un bond.

« Venez, Maïdanov est chez ma mère. Il m’a apporté son poème, etmoi, je l’ai laissé tomber… Lui aussi doit avoir du chagrin… quefaire ?… Un jour, vous saurez tout… surtout, ne m’en veuillezpas ! »

Elle me serra vivement la main et courut devant. Nous pénétrâmesdans le pavillon. Maïdanov se mit incontinent à déclamer sonAssassin qui venait d’être publié. Je ne l’écoutais pas. Ildébitait ses tétramètres ïambiques d’une voix chantante, les rimesse succédaient avec une sonorité de grelots vides et bruyants. Jeregardais Zinaïda et essayais de saisir le sens de ses dernièresparoles.

Ou bien quelque rival secret

T’a-t-il subitement séduite ?

s’exclama soudain Maïdanov de sa voix nasale, et mes yeuxcroisèrent ceux de la jeune fille. Elle baissa les siens et rougitlégèrement. Mon sang se glaça. J’étais jaloux depuis longtemps,mais à cet instant une idée fulgurante transperça tout mon être : «Mon Dieu ! Elle aime ! »

Chapitre 10

 

Dès lors, mon vrai supplice commença. Je me creusais la tête,méditais, ruminais et surveillais Zinaïda à toute heure de lajournée, en me cachant de mon mieux. Elle avait beaucoup changé,cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Durant de longues heures,je la voyais se promener toute seule. Ou bien, elle s’enfermaitdans sa chambre et refusait de voir personne, chose qui ne luiétait encore jamais arrivée.

Ma perspicacité s’aiguisait, du moins le croyais-je. « Est-celui ?… Ou bien lui ? » me demandais-je, inquiet enpassant en revue tous ses admirateurs. Le comte Malevsky mesemblait le plus dangereux de tous (mais j’avais honte de mel’avouer, par considération pour Zinaïda).

Ma perspicacité n’allait pas plus loin et, d’ailleurs, monsecret n’était un mystère pour personne ; en tout cas, ledocteur Louchine eut tôt fait de le deviner. À dire vrai, lui aussiavait beaucoup changé depuis quelque temps : il maigrissait à vued’œil, et son rire devenait plus méchant, plus bref, plus saccadé.Une certaine nervosité avait succédé à son ironie légère et à soncynisme affecté.

Un jour, nous nous trouvâmes en tête-à-tête dans le salon desZassekine : Zinaïda n’était pas encore rentrée de sa promenade etla vieille princesse se querellait avec la bonne à l’étageau-dessus.

« Dites-moi, jeune homme, pourquoi passez-vous tout votre tempsà traîner par ici ? me demanda-t-il… Vous feriez mieuxd’étudier tant que vous êtes jeune, et ce n’est pas du tout ce quevous faites en ce moment.

— Vous n’en savez rien. Qui vous dit que je ne travaille paschez moi ? rétorquai-je en le prenant d’assez haut, mais nonsans montrer quelque trouble.

— Ne me parlez pas d’études ! Vous avez autre chose entête. Je n’insiste pas… à notre époque, c’est monnaie courante…Laissez-moi vous dire seulement que vous êtes rudement mal tombé…Est-ce que vous ne voyez pas le genre de la maison ?

— Je ne saisis pas…

— Vous ne saisissez pas ?… Eh bien, tant pis pourvous ! Mais il est de mon devoir de vous avertir. Nous autres,vieux célibataires endurcis, pouvons sans crainte fréquenter cettemaison : que voulez-vous qu’il nous arrive ? Nous sommes lavieille garde, les durs à cuire, et rien ne nous effraie. Maisvous, vous avez encore une peau trop délicate. Croyez-moi, l’aird’ici ne vous vaut rien… Gare à la contagion !

— Comment cela ?

— Eh, mais tout simplement… Êtes-vous bien portant en cemoment ? Vous trouvez-vous dans votre état normal ?Pensez-vous que vos sentiments actuels puissent servir à quelquechose de bon ?

— Mais quels sont-ils donc mes sentiments présents ?ergotai-je, tout en reconnaissant, dans mon for intérieur, que ledocteur avait parfaitement raison.

— Ah ! jeune homme, jeune homme, fit-il en donnant à cesdeux mots une intention assez blessante… Allons, ne jouez pas auplus fin. Votre visage vous trahit… Et d’ailleurs, à quoi bondiscuter ? Croyez-moi, je n’aurais pas fréquenté cette maisonsi… (il serra les dents)… si je n’étais pas aussi détraqué quevous… Une seule chose me surprend : comment se fait-il que vous nevoyiez pas ce qui se passe autour de vous… ? Pourtant vousêtes un garçon intelligent…

— Mais que se passe-t-il donc ? » dis-je en dressantl’oreille.

Le docteur me dévisagea d’un air de commisération amusée.

« Ce que je peux être bête, murmura-t-il, comme s’il se parlaità lui-même… À quoi bon le lui dire ?… Bref, conclut-il enélevant la voix, laissez-moi vous le répéter : l’atmosphère decéans n’est pas bonne pour vous. Elle vous plaît, me direz-vous —et après ?… L’air de la serre chaude est saturé de parfums,mais nul ne peut y vivre… Écoutez-moi, faites ce que je vous dis etreprenez votre Kaïdanov… »

À ces mots, la vieille princesse réapparut au salon et commençaà se plaindre de sa rage de dents. Zinaïda arriva peu aprèselle.

« Tenez, docteur, vous devriez la gronder, dit la matrone : ellepasse son temps à prendre de l’eau avec de la glace. C’est trèsmauvais pour ses poumons.

— Pourquoi faites-vous cela ? demanda Louchine.

— Que peut-il en résulter ?

— Vous pouvez prendre un refroidissement et mourir.

— Vraiment ?… Pas possible !… Eh bien, tantmieux !

— Ah ! ah ! voilà où nous en sommes », grommela ledocteur.

La vieille se retira.

« Mais oui, répliqua Zinaïda… Croyez vous que la vie soittoujours gaie ? Regardez un peu autour de vous… Est-ce quetout va bien ?… Pensez-vous que je ne m’en aperçoivepas ? Cela m’amuse de boire de l’eau avec de la glace, etvous, vous venez me déclarer sentencieusement qu’une telle vie nevaut pas d’être risquée pour un instant de plaisir… Je ne parlemême pas d’un instant de bonheur.

— Oui, oui, dit Louchine. Caprice et indépendance… Ces deux motsrésument tout votre caractère. »

Zinaïda rit nerveusement.

« Vous n’êtes pas à la page, mon cher docteur, et vous observezmal… Mettez des lunettes. Je ne suis plus d’humeur à avoir descaprices. Croyez-vous que cela m’amuse de vous tourner en bourriqueet de rire de moi-même ? Et pour ce qui est de l’indépendance…M’sieur Voldémar, ajouta-t elle en tapant du pied, ne faites pascette tête mélancolique. J’ai horreur qu’on me plaigne… »

Elle se retira à grands pas.

« Mauvais, très mauvais. L’atmosphère d’ici ne vous vautdécidément rien, jeune homme », dit encore Louchine…

Chapitre 11

 

Le même soir, toute la bande se réunissait chez les Zassekine.J’étais du nombre.

L’on parla du poème de Maïdanov. Zinaïda le loua sincèrement:

« Seulement, dit elle, si j’avais été poète, j’aurais choisid’autres sujets… C’est peut être stupide ce que je vous dis là,mais il me vient parfois des idées bizarres, la nuit surtout, quandje ne dors pas, et aussi au lever du soleil, à l’heure où le cieldevient rose et gris… C’est ainsi que, par exemple… Vous n’allezpas rire de moi ?

— Mais non, mais non », répondîmes-nous d’une voix.

Elle croisa les bras sur la poitrine et tourna la têtelégèrement de côté :

« J’aurais montré tout un groupe de jeunes filles, la nuit, dansune barque, sur un fleuve paisible. La lune luit, les jeunes fillessont en blanc, avec des couronnes de fleurs blanches sur la tête,et chantent… quelque chose comme un hymne. Enfin, vous voyez ce queje veux dire.

— Oui, oui, je vous suis, murmura Maïdanov, rêveur.

— Et soudain, du bruit, des rires, des flambeaux, des torches,des tambourins sur la côte… Des bacchantes accourent en foule, avecdes cris et des chants. Là-dessus, je vous cède la parole, monsieurle poète… J’aurais voulu des torches très rouges, beaucoup defumée. Les yeux des bacchantes brillent sous leurs couronnes… Cesdernières seront de couleur sombre… N’oubliez pas les peaux detigre, les vases, l’or… des monceaux d’or !

— Où faut il que je mette l’or ? » demanda Maïdanov, enrejetant ses cheveux plats en arrière et dilatant ses narines.

« Où ? Sur leurs épaules, à leurs bras, à leurs jambes…partout. L’on dit que dans l’Antiquité, les femmes portaient desanneaux d’or autour des chevilles… Les bacchantes appellent lesjeunes filles de la barque. Celles-ci ont interrompu leur hymne,mais ne bougent pas… Leur embarcation accoste doucement, au fil del’eau… L’une d’elles se lève lentement — attention, ce passagedemande beaucoup de tendresse, car il faut décrire les gestesmajestueux de cette jeune fille, au clair de lune, et l’effroi deses compagnes… Elle enjambe la paroi de la barque, les bacchantesfont cercle autour d’elle et l’emportent dans la nuit, dans lesténèbres… Imaginez-vous des volutes de fumée et une confusiongénérale… L’on n’entend plus que les cris stridents des bacchantes,l’on ne voit plus que la couronne abandonnée sur le rivage… »

Zinaïda se tut. (Oh ! Elle aime ! me dis-je denouveau.)

« C’est tout ? demanda Maïdanov.

— Oui, c’est tout.

— Il n’y a pas de quoi faire tout un poème, déclara le poète,avec suffisance, mais je vais tirer parti de votre suggestion pourune pièce lyrique.

— Dans le genre romantique ? demanda Malevsky.

— Bien sûr, à la Byron.

— Et moi, je trouve que Hugo vaut mieux que Byron, répliquanégligemment le jeune comte… Plus intéressant…

— Certes, Hugo est un écrivain de premier ordre, fit Maïdanov,et mon ami Coumenu, dans son roman espagnol El Trovador…

— C’est celui où il y a des points d’interrogation àl’envers ? intervint Zinaïda.

— Celui-là même. C’est l’usage, chez les Espagnols… Je disaisdonc que Coumenu…

— Oh ! vous voilà de nouveau embarqués dans un débat surles classiques et les romantiques ! intervint de nouveau lajeune fille. Faisons plutôt un jeu…

— Les gages ? proposa Louchine.

— Oh ! non, c’est mortel ! Jouons plutôt auxcomparaisons ! »

C’était une invention de Zinaïda ; le jeu consistait àchoisir un objet et celui qui lui trouvait la comparaison la plusheureuse était déclaré vainqueur.

Elle s’approcha de la croisée. Le soleil venait à peine de secoucher, et de longs nuages rouges montaient haut dans le ciel.

« À quoi ressemblent-ils, ces nuages ? demanda Zinaïda, etsans attendre de réponse, elle répondit elle-même : — Moi, jetrouve qu’ils ressemblent à ces voiles écarlates que Cléopâtreavait fait attacher aux mâts de son vaisseau le jour où elle partità la rencontre d’Antoine. Vous en souvenez-vous, Maïdanov ?Vous m’en avez parlé l’autre jour. »

Nous suivîmes tous l’exemple de Polonius, dans Hamlet etdécidâmes à l’unanimité que les nuages ressemblaient précisément àces voiles et qu’il n’était pas possible de trouver meilleurecomparaison.

« Et quel âge avait Antoine ? interrogea la jeunefille.

— Oh ! il était certainement tout jeune, dit Malevsky.

— Oui, il était jeune, confirma Maïdanov avec conviction.

— Je m’excuse, mais il avait plus de quarante ans, déclaraLouchine.

— Plus de quarante ans… », répéta Zinaïda, en lui jetant unrapide coup d’œil.

Je rentrai bientôt chez moi.

Mes lèvres murmuraient machinalement : « Elle aime… maisqui ?… »

Chapitre 12

 

Les jours passaient. Zinaïda devenait de plus en plus étrange,incompréhensible. Une fois je la trouvai chez elle, assise sur unechaise cannée, la tête appuyée sur le rebord tranchant de la table.Elle se redressa… Son visage ruisselait de larmes.

« Ah, c’est vous, fit-elle avec un amer rictus. Venez donc parici. »

Je m’approchai d’elle ; elle me prit la tête à deux mains,s’empara d’une mèche de mes cheveux et se mit à la tordre.

« Aïe ! cela me fait mal ! m’écriai-je en fin decompte.

— Ah ! cela vous fait mal ! Et moi, croyez-vous doncque je ne souffre pas assez ?

« Oh ! s’exclama-t-elle en s’apercevant qu’elle venait dem’arracher une touffe de cheveux. Qu’ai-je fait ! Pauvrem’sieur Voldémar ! »

Après les avoir soigneusement démêlés, elle les enroula autourde son doigt.

« Je vais mettre vos cheveux dans mon médaillon et les portertoujours sur moi, me dit-elle en guise de consolation, cependantque des larmes brillaient toujours dans ses yeux. Peut-être m’envoulez-vous un peu moins ?… À présent, adieu… »

Je rentrai chez moi. À la maison, non plus, cela n’allait pasbien. Maman venait d’avoir une explication avec mon père ;elle lui reprochait encore quelque chose, et lui, ne disait rien,froid et correct, selon sa coutume. D’ailleurs, il sortit peuaprès. Je n’avais pas pu entendre ce qu’avait dit ma mère, et puisj’avais bien d’autres chats à fouetter. Je me rappelle seulementqu’à l’issue de cette explication, elle me convoqua dans soncabinet de travail et me parla fort aigrement de mes visites — tropfréquentes — chez la vieille princesse, « une femme capable detout[2] », me dit-elle. Je lui baisai la main(c’était ma manière à moi de mettre fin à un entretien) et montaidans ma chambre. Les larmes de Zinaïda m’avaient fait complètementperdre la tête ; je ne savais que penser, prêt à pleurer, moiaussi — car il faut vous dire qu’à seize ans j’étais encore unvéritable enfant. Je ne songeais plus à Malevsky, bien queBelovzorov devînt chaque jour plus menaçant et regardât l’habilecomte de l’œil du loup qui regarde l’agneau ; à dire vrai, jene pensais plus à rien ni à personne. Je me perdais en suppositionset recherchais les endroits solitaires. J’avais une prédilectionparticulière pour les ruines de l’orangerie, ayant pris l’habituded’escalader son mur abrupt et d’y rester assis, à califourchon,tellement malheureux, triste et oublié que je prenais pitié demoi-même : douce griserie de l’isolement mélancolique ! Unjour que je me trouvais là, les yeux perdus au loin, à écouter lecarillon du monastère, je perçus tout à coup un frôlementmystérieux : ce n’était pas le vent ni un frémissement, mais unesorte de souffle et plus exactement la sensation d’une présence… Jebaissai les yeux. Zinaïda longeait le sentier d’un paspressé ; elle portait une robe légère, de couleur grise, etune ombrelle de la même teinte sur l’épaule. Elle m’aperçut,s’arrêta, releva le bord de sa capeline, et me regarda avec desyeux de velours. « Que faites-vous si haut ? me demanda-t-elleavec un étrange sourire… Eh bien, qu’attendez-vous ?… Au lieude passer votre temps à me persuader que vous m’aimez, sautez doncpar ici, si cela est vrai. » À peine avait-elle fini de parler, queje me précipitais en bas, comme si un bras m’avait violemmentpoussé dans le dos. Le mur devait être haut de près de sept mètres.J’atterris sur mes pieds, mais le choc fut si vigoureux que je neréussis pas à rester debout ; je tombai et restai évanouiquelques instants. En revenant à moi, et sans ouvrir les yeux, jesentis que Zinaïda était toujours là, tout près de moi… « Cherpetit, disait-elle avec une tendresse inquiète, cher petit, commentas-tu pu faire cela, comment as-tu pu m’écouter ? Je t’aime…Relève-toi… » Sa poitrine se soulevait tout contre ma tête, sesmains frôlaient ma joue… et soudain — Seigneur, quel délice !— ses lèvres douces et fraîches couvrirent mon visage de baisers…effleurèrent mes lèvres… À ce moment-là, bien que je me gardassesoigneusement de rouvrir les yeux, elle dut se douter que j’étaisrevenu à moi et se redressa rapidement : « Eh bien, relevez-vous,espèce de grand fou… Qu’est-ce que vous faites là, dans lapoussière ? » J’obtempérai. « Donnez-moi mon ombrelle… voyezoù je l’ai jetée… et ne me regardez pas ainsi… En voilà de sottesidées !… Vous êtes-vous fait mal ?… Vous vous êtes brûlédans les orties ?… Je vous dis de ne pas me regarder ainsi… Ilne veut rien comprendre, rien répondre, ajouta-t-elle comme si elleparlait à elle-même. Rentrez chez vous, m’sieur Voldémar,brossez-vous et ne me suivez pas, sinon je vais me fâcher et jamaisplus je ne… » Elle n’acheva pas son propos et s’éloignarapidement ; je m’assis sur le bord du sentier, mes jambes nevoulaient plus me porter. Les orties m’avaient brûlé les mains,j’avais mal dans le dos, la tête chancelante, mais, avec tout cela,j’éprouvais un sentiment de béatitude que je n’ai plus jamaisretrouvé de ma vie. Il se manifestait par une torpeur douce etdouloureuse circulant dans mes veines, et finit par se donner librecours, sous forme de gambades et de cris enthousiastes… Vraiment,j’étais encore un enfant !

Chapitre 13

 

Vous dirai-je ma joie et ma fierté durant tout ce jour-là ?Les baisers de Zinaïda vivaient encore sur mon visage ;transporté de ravissement, j’évoquais à tout moment chacune de sesparoles et tenais tellement à ma félicité nouvelle que jecommençais d’avoir peur et ne voulais plus revoir la cause de monexaltation.

Il me semblait que je ne pouvais plus rien attendre du destin etque l’heure était venue « de boire une dernière bolée d’air et demourir » !

Le lendemain, en me rendant chez les Zassekine, j’éprouvais unevive confusion que je masquais en vain sous la désinvolture modestedumonsieur-qui-veut-faire-entendre-qu’il-sait-garder-un-secret.

Zinaïda me reçut le plus simplement du monde, et sans la moindreémotion, se contentant de me menacer du doigt et de me demander sije n’avais pas de bleus. Toute ma désinvolture, ma modestie et mesairs de conspirateur s’évanouirent en un clin d’œil. Sans doute, jene m’attendais à rien d’extraordinaire, mais enfin… le calme de lajeune fille me produisit exactement l’effet d’une douche froide. Jecompris que je n’étais qu’un enfant, pour elle, et j’en fusaffecté !

Zinaïda se promenait de long en large, et un sourire fugitifeffleurait son visage toutes les fois que ses yeux se posaient surmoi ; mais ses pensées étaient loin — je le voyais bien…

« Vais-je lui parler d’hier, lui demander où elle se hâtait etsavoir enfin ?… »

J’y renonçai et pris place dans un coin, à l’écart.

L’arrivée de Belovzorov, sur ces entrefaites, me parut on nepeut plus opportune.

« Je n’ai pas réussi à vous trouver une bête docile… Il y a bienune cavale dont Freitag se porte garant, mais moi, je n’ai pasconfiance. J’ai peur.

— Et de quoi avez-vous peur, s’il est permis de vous poser cettequestion ? demanda Zinaïda.

— De quoi ?… Mais vous ne savez même pas monter à cheval.Dieu nous garde, mais un malheur est si vite arrivé ! Quelleest cette lubie qui vous passe par la tête ?

— Cela ne regarde que moi, monsieur le fauve… Et s’il en estainsi, je vais m’adresser à Piotr Vassiliévitch… »

C’était le nom de mon père, et je fus surpris qu’elle parlât delui avec une telle aisance, comme si elle était certaine qu’ilaccepterait de lui rendre ce service.

« Tiens, tiens, fit Belovzorov, c’est donc avec ce monsieur-làque vous voulez faire du cheval ?

— Que ce soit lui ou un autre, cela ne vous regarde pas. En tousles cas, pas avec vous.

— Pas avec moi…, répéta le hussard… Soit… je vais vous trouverune monture.

— Seulement faites bien attention à ce que ce ne soit pas unemule… Car je vous préviens que je veux faire du galop.

— Faites-en, si cela vous chante… Est-ce avecMalevsky ?

— Et pourquoi pas avec lui, mon vaillant capitaine ?Allons, calmez-vous, ne faites plus ces yeux-là. On dirait que vousvoulez foudroyer les gens… Je vous emmènerai un jour… Malevsky…comme si vous ne saviez pas ce qu’il est pour moi, à présent…pfuitt ! »

Elle secoua la tête.

« C’est pour me consoler que vous dites cela », ronchonnaBelovzorov.

Zinaïda plissa les yeux.

« Vous consoler ?… Oh… oh… oh… mon brave capitaine !proféra-t-elle enfin, comme si elle n’avait pas réussi à trouverd’autre mot. Et vous, m’sieur Voldémar, voudrez-vous venir avecnous ?

— C’est que… je n’aime pas être… en nombreuse compagnie,balbutiai-je sans lever les yeux.

— Ah ! ah ! vous préférez le tête-à-tête… Tant pis, cesera comme vous le voudrez, soupira-t-elle… Allez, Belovzorov, enchasse… Il me faut absolument un cheval pour demain !

— Oui, mais où prendre l’argent ? » intervint la vieilleprincesse.

Zinaïda fronça les sourcils.

« Je ne vous ai rien demandé… Belovzorov me fait confiance.

— Confiance… confiance… », grommela la matrone.

Et subitement, elle hurla de toute la force de ses poumons :

« Douniacha !

— Maman, je vous ai pourtant acheté une sonnette, observaZinaïda.

— Douniacha ! » appela de nouveau la princesse.

Belovzorov prit congé. Je sortis avec lui. On n’essaya pas de meretenir…

Chapitre 14

 

Le jour suivant, je me levai de très bonne heure, me taillai unbâton et m’en allai loin de la ville. Je voulais me promener seulet ruminer mon chagrin. Il faisait un temps superbe, ensoleillé, etmodérément chaud ; un vent frais et joyeux errait au-dessus dela terre, folâtrait et bruissait, mais avec retenue. Je marchailongtemps à travers monts et bois, profondément insatisfait, car lebut de ma randonnée avait été de m’adonner à la mélancolie, etvoilà que la jeunesse, la splendeur du soleil, la fraîcheur del’air, le plaisir d’une marche rapide, la molle volupté des’allonger dans l’herbe dense, loin de tous les regards, voilà quetout cela prenait le dessus et me faisait oublier mon chagrin…

Et puis le souvenir des paroles de Zinaïda et de ses baiserss’empara de nouveau de mon âme. Il m’était doux de me dire qu’elleavait été bien forcée de reconnaître ma force de caractère et monhéroïsme… « Elle préfère les autres, me disais-je… Tant pis !…Ces gens-là ne sont braves qu’en paroles, et moi, j’ai donné desgages… Et j’accepterai d’autres sacrifices, beaucoup plus graves,s’il le faut ! »

Mon imagination était déchaînée. Je me voyais sauvant la jeunefille des mains de ses ennemis, l’arrachant d’une prison, héroïqueet tout couvert de sang, puis, expirant à ses pieds…

Je me souvins d’un tableau accroché dans notre salle à manger :Malek-Adel enlevant Mathilde.

Aussitôt après, j’étais absorbé dans la contemplation d’unpivert bariolé qui gravissait le tronc mince d’un bouleau et jetaitdes coups d’œil inquiets, à droite puis à gauche, comme unecontrebasse derrière son instrument.

Ensuite, je me mis à chanter : « Ce n’est pas la blanche neige »et passai de là à une autre romance, fort connue à l’époque : « Jet’attends au moment où folâtre Zéphire… »

Je déclamai l’invocation d’Ermak aux étoiles, tirée de latragédie de Khomiakov, essayai de composer quelque chose de trèssentimental et réussis même à inventer la strophe finale quiretombait sur un « ô Zinaïda, Zinaïda », mais n’allai pas plusloin…

Je descendis dans la vallée ; un sentier sinueux serpentaittout au fond et conduisait à la ville. Je m’y engageai…

Tout à coup, un bruit de sabots de cheval derrière moi. Je meretournai, m’arrêtai machinalement et ôtai ma casquette… C’étaitmon père et Zinaïda. Ils trottaient côte à côte. Mon père étaitpenché vers elle et lui disait quelque chose en souriant, la mainposée, sur l’encolure de son cheval… La jeune fille l’écoutait sansrépondre et baissait les yeux, en serrant les lèvres… Je n’aperçusqu’eux, tout d’abord… Quelques instants après, Belovzorov émergead’un tournant, en veste rouge de hussard… Son beau cheval noirétait couvert d’écume, secouait la tête, reniflait, caracolait. Lecavalier se cramponnait à la bride, freinait, donnait des coupsd’éperon… Je me cachai… Mon père reprit sa bride, s’écarta deZinaïda et ils repartirent tous les deux, au galop… Belovzorov leuremboîtait le pas, en faisant sonner son sabre…

« Il est rouge comme une écrevisse, me dis-je, mais elle…pourquoi est-elle si pâle ?… Est-ce d’avoir fait du chevaltoute la matinée ? »

Je pressai le pas et arrivai à la maison juste avant le repas…Mon père s’était déjà changé et avait fait sa toilette. Assis dansun fauteuil, tout contre celui de maman, il lui lisait, d’une voixégale et sonore, le feuilleton du Journal des Débats ; ma mèrel’écoutait d’une oreille distraite. En me voyant, elle me demandaoù j’avais disparu et ajouta qu’il lui déplaisait fort de me voirvagabonder Dieu sait où et avec Dieu sait qui.

« Mais je me suis promené tout seul ! » allais-je répondre,quand je croisai le regard de mon père et me tus, je ne saispourquoi.

Chapitre 15

 

Pendant cinq ou six jours, je ne vis plus Zinaïda. Elle sedisait souffrante (ce qui n’empêchait nullement les habitués devenir lui rendre visite, de « monter la garde », comme ilsdisaient).

Ils venaient tous, à l’exception de Maïdanov, qui sombrait dansla mélancolie, dès qu’il n’avait plus de raison de s’enthousiasmer.Belovzorov se tenait, morne, dans un coin, raide dans son uniforme,boutonné jusqu’au menton, et cramoisi. Un mauvais sourire erraitsur le fin visage du comte Malevsky ; il était tombé endisgrâce et s’efforçait de se rendre utile à la vieille princesseavec un empressement servile. N’était-il pas allé jusqu’àl’accompagner, dans son fiacre, chez le général-gouverneur ?Il est vrai que la visite avait été infructueuse et qu’il en étaitrésulté même des désagréments pour le comte : on lui avait rappeléune histoire qu’il avait eue, autrefois, avec un officier duGénie ; il lui avait fallu s’expliquer et admettre qu’il avaitfait preuve d’inexpérience.

Louchine avait coutume de venir deux fois par jour, mais nerestait pas longtemps ; depuis notre récent tête-à-tête, ilm’inspirait une vague appréhension, en même temps qu’une sympathieprofonde.

Un jour, nous allâmes nous promener ensemble au jardinNeskoutchny ; il se montra très aimable avec moi et m’énumérales noms et les propriétés de toutes les plantes. Tout à coup, ilse frappa le front et s’exclama, sans que rien l’eût fait prévoirau cours de notre précédente conversation : « Imbécile que j’étaisde la croire coquette !… Il faut croire qu’il existe desfemmes qui trouvent de la douceur dans le sacrifice !

— Que voulez-vous dire ? lui demandai-je.

— Rien… Du moins qui puisse vous intéresser », répondit-ilbrusquement.

Zinaïda m’évitait. Ma seule vue lui était désagréable — je nepouvais pas ne pas m’en rendre compte… Elle se détournaitmachinalement, et précisément parce que le geste était machinal,j’en concevais un désespoir amer… Je m’efforçais de ne plus la voiret la guettais de loin, mais cela ne me réussissait pastoujours.

Il lui arrivait quelque chose d’étrange et d’inexplicable : ellen’était plus la même, jusque dans l’expression de ses traits.

J’en fus particulièrement frappé par une soirée douce et chaude.J’étais assis sur une banquette, sous un saule — un endroit quej’aimais beaucoup, car, de là, je découvrais sa fenêtre. Au-dessusde moi, dans le feuillage, un petit oiseau véloce sautillait debranche en branche ; un chat gris se faufilait dans le jardin,en s’aplatissant sur le sol ; des hannetons bourdonnaientsourdement dans l’air, sombre, mais encore transparent. Les yeuxfixés sur la croisée, j’épiais… Elle s’ouvrit enfin, et Zinaïdaapparut. Elle avait mis une robe blanche — aussi blanche que sonvisage, ses bras et ses épaules.

La jeune fille resta longtemps immobile, les sourcils froncés.Puis elle serra ses mains avec force, les porta à ses lèvres, à sonfront, écarta les doigts, ramena ses cheveux derrière les oreilles,secoua énergiquement la tête et referma brusquement la fenêtre.

Trois jours plus tard, je la rencontrai au jardin.

« Donnez-moi le bras, me dit-elle tendrement, comme autrefois…Il y a si longtemps que nous n’avons bavardé tous les deux. »

Je la regardai ; une douce lumière brillait au fond de sesprunelles, et elle me souriait, comme à travers un léger nuage.

« Êtes-vous encore souffrante ? lui demandai-je.

— Non, maintenant c’est passé, répondit-elle en cueillant unepetite rose rouge. Je suis encore un peu lasse, mais cela passeraaussi.

— Et vous serez de nouveau comme avant ? »

Elle leva la fleur au niveau de ses joues, et le rouge despétales sembla s’y refléter.

« Ai-je donc changé ?

— Oui, vous avez changé, répliquai-je à mi-voix.

— J’ai été froide avec vous… je le sais… mais il ne fallait pasfaire attention à cela… Je ne pouvais pas être autre… N’en parlonsplus, voulez-vous ?

— Vous ne voulez pas que je vous aime ! m’exclamai-je dansun élan involontaire.

— Mais si, continuez de m’aimer, seulement pas de la mêmemanière.

— Et comment ?

— Soyons amis, tout simplement ! »

Elle me fit sentir le parfum de la rose.

« Écoutez, je suis beaucoup plus âgée que vous… J’aurais pu êtrevotre tante — mais oui ! — ou, tout au moins, votre sœuraînée… Et vous… »

Je l’interrompis :

« Je ne suis qu’un enfant ?

— C’est cela. Vous êtes un enfant. Un enfant que j’aime, bon,gentil, intelligent… Tenez, dès aujourd’hui je vous élève à ladignité de page… Vous allez être mon page et n’oubliez pas qu’encette qualité, vous ne devez jamais quitter votre dame… Et voicivotre insigne, ajouta-t-elle en passant la rose à ma boutonnière… Àprésent, vous avez un gage de notre bienveillance.

— J’en ai reçu d’autres, naguère… balbutiai-je.

— Ah ! Ah ! fit Zinaïda, en me regardant de biais…Quelle mémoire ! Eh bien, soit ! J’accepte ! »

Elle se pencha légèrement et me déposa au front un baiser pur etserein.

Comme je relevais les yeux, elle fit demi-tour.

« Suivez-moi, page », intima-t-elle en se dirigeant vers lepavillon.

Je la suivis, me demandant, tout étonné :

« Est-il possible que cette jeune fille timide et raisonnablesoit Zinaïda ? »

Sa démarche elle-même me parut plus lente, et sa taille plussvelte et majestueuse.

Mon Dieu ! Avec quelle violence nouvelle la passion serallumait dans mon cœur !

Chapitre 16

 

À l’issue du repas, les habitués se retrouvèrent de nouveau ausalon, et la jeune princesse daigna sortir de sa chambre. Notrebande était au grand complet, tout comme lors de l’inoubliablesoirée où je m’y associai pour la première fois. Le vieuxNirmatzky, lui-même, avait traîné sa patte jusqu’au pavillon.Maïdanov était arrivé avant les autres, un nouveau poème sous lebras.

On joua aux gages, comme l’autre fois, mais sans rien defantasque, de bruyant — l’élément bohème semblait être perdu. En maqualité de page, je me tenais assis à côté de Zinaïda. Elle proposaque celui qui tirerait un gage racontât son dernier rêve, mais celatomba à l’eau. Les rêves manquaient totalement d’intérêt (commecelui de Belovzorov, lequel avait rêvé qu’il donnait des carassinsà son cheval, et que le cheval avait une tête de bois) ou biensonnaient faux, inventés de toutes pièces.

Maïdanov nous proposa tout un roman. Que ne s’y trouvait il pas: des nécropoles, des anges avec des lyres, des fleurs quiparlaient, des bruits lointains et mystérieux. Zinaïda ne luilaissa même pas le temps de finir.

« Quant à faire du roman, conclut-elle, autant que chacuninvente une histoire ! »

De nouveau, le sort désigna Belovzorov.

« Mais je ne peux rien inventer ! s’écria le hussard,visiblement mal à l’aise.

— Quelles sottises ! répliqua Zinaïda… Figurez-vous, parexemple, que vous êtes marié et racontez-nous comment vous aimeriezpasser tout votre temps avec votre femme ?… L’auriez-vousenfermée à clef ?

— Oui, certes.

— Et seriez resté à côté d’elle ?

— Bien sûr.

— Parfait. Et si elle en avait assez et qu’elle voustrompât ?

— Je l’aurais tuée.

— Et si elle s’était enfuie ?

— Je l’aurais rattrapée et tuée quand même.

— Bon. Supposons que je sois votre femme. Qu’auriez-vousfait ? »

Belovzorov se tut.

« Je me serais tué également, proféra-t-il après une minute deréflexion.

— Je vois qu’au moins vous ne faites pas traîner les choses enlongueur ! » s’exclama la jeune fille en pouffant de rire.

Le deuxième gage lui revint. Elle leva les yeux au plafond etdevint rêveuse.

« Écoutez, dit-elle enfin, voici ce que j’ai trouvé…Imaginez-vous un salon magnifique, une belle nuit d’été et un balsuperbe… Ce bal est offert par la jeune reine. Partout, de l’or, dumarbre, du cristal, de la soie, des feux, des diamants, des fleurs,des plantes odorantes… Bref, tout ce que le luxe peut rêver.

— Aimez-vous le luxe ? intervint Louchine.

— C’est très joli, et j’aime tout ce qui est joli,répondit-elle.

— Mieux que le beau ?

— C’est trop fort pour moi… Je ne vous saisis pas… Allons, ne medérangez pas… Je vous disais donc qu’il y a un bal magnifique. Lesinvités sont nombreux. Ils sont jeunes, beaux, vaillants etfollement amoureux de la reine.

— Ah ! ah ! il n’y a donc pas de femmes parmi lesinvités ? observa Malevsky.

— Non… Attendez, si, il y en a.

— Et elles sont toutes belles ?

— Charmantes. Pourtant, les hommes sont amoureux de la reine.Elle est grande, svelte, et porte un petit diadème doré sur sescheveux noirs. »

Je regardai Zinaïda, et elle me parut tellement plus grande quenous tous. Il rayonnait une telle intelligence et tant depénétration de son front d’albâtre et de ses sourcils immobiles,que, malgré moi, je me dis :

« Cette reine, c’est toi ! »

« Tous les hommes se pressent en foule autour d’elle, poursuivitla jeune fille, et lui tiennent les propos les plus flatteurs.

— Aime-t-elle la flatterie ? s’informa Louchine.

— Vous êtes insupportable !… Vous ne voulez donc pas melaisser parler ?… Bien sûr qu’elle l’aime ! Qui donc nel’aime pas ?

— Une dernière question, fit Malevsky : la reine a-t-elle unmari ?

— Je n’ai même pas songé à cela… Mais non. Pour quoi faire, unmari ?

— Évidemment : pour quoi faire ? répéta le comte.

— Silence[3] ! » réclama Maïdanov, qui parlaitd’ailleurs très mal le français. « Merci[4], réponditZinaïda. Ainsi donc, la reine prête l’oreille à ces propos, à lamusique, mais ne regarde aucun de ses invités. Six croisées sontouvertes, de haut en bas, du plafond au parquet, béant sur un cielnoir avec de grandes étoiles et un parc sombre, planté d’arbresimmenses. La reine contemple la nuit. Au jardin, parmi les arbres,il y a une fontaine : on la distingue, dans l’obscurité, à sescontours blancs et longs, très longs, comme un fantôme. À traversla musique et le bruit des voix, la reine discerne le murmure del’eau. Et elle se dit : mes nobles sires, vous êtes beaux,intelligents, honnêtes, vous buvez chacune de mes paroles et vousdites prêts à expirer à mes pieds… j’ai sur vous un pouvoir infini…Or, savez-vous que là-bas, près de cette fontaine où l’eau murmuresi harmonieusement, mon bien-aimé m’attend et que lui aussi a surmoi un pouvoir infini… Il n’a point de brocarts ni de gemmes ;c’est un inconnu, mais il m’attend ; il sait que je vaisvenir… et je viendrai… Aucune force au monde n’est capable de meretenir lorsque je veux le rejoindre et demeurer près de lui, meperdre avec lui, là-bas, dans le bruissement des arbres et le chantde la fontaine. » Elle se tut. « Est-ce bien une histoireinventée ? » demanda malicieusement le comte. Zinaïda nedaigna même pas l’honorer d’un regard. « Et que ferions-nous,messieurs, si nous étions du nombre de ces invités et connaissionsl’existence de cet heureux mortel qui soupire près de lafontaine ? — Ce que vous auriez fait ? Attendez, je vaisvous le dire, répliqua Zinaïda… Belovzorov l’aurait provoqué enduel… Maïdanov aurait composé une épigramme… Ou plutôt non… celan’est pas dans vos cordes… Vous auriez composé des ïambesinterminables, à la Barbier, et publié votre chef-d’œuvre auTélégraph… Nirmatzky lui aurait emprunté de l’argent… ou plutôt non: il lui en aurait prêté à la petite semaine… Pour vous, docteur —elle s’arrêta —… au fait, je ne sais pas ce que vous auriezimaginé… — En ma qualité de docteur attaché au service de SaMajesté, je lui aurais respectueusement recommandé de ne pasorganiser de bal quand elle a d’autres chats à fouetter… — Vousn’auriez peut-être pas eu tort… Et vous, comte ? — Etmoi ? répéta Malevsky avec un mauvais sourire. — Vous luiauriez sans doute offert une dragée empoisonnée… » Le visage ducomte, contracté un instant, prit une expression fouineuse, puis iléclata de rire. « Quant à vous, m’sieur Voldémar… Enfin, bref,passons à un autre jeu… — M. Voldémar, en sa qualité de page,aurait porté la traîne de Sa Majesté pendant qu’elle se seraitsauvée », railla méchamment Malevsky. J’allais éclater. Zinaïda memit la main sur l’épaule, se leva et prononça d’une voix quitremblait légèrement : « Je n’ai jamais autorisé Votre Altesse àêtre insolente, aussi la prié-je de se retirer. » Elle lui désignala porte. « Voyons, princesse, balbutia le comte en blêmissant. —La princesse a raison, approuva Belovzorov en se levant également.— Vraiment… je ne croyais pas… je ne voulais pas vous blesser…Pardonnez-moi », balbutia Malevsky. Zinaïda lui jeta un regardglacial et sourit durement. « Soit, restez, fit elle avec un gesteméprisant. Nous avons eu tort de nous fâcher, m’sieur Voldémar etmoi… Si cela vous amuse d’épancher votre venin… je n’y vois pasd’inconvénient, pour ma part ! — Pardonnez-moi », s’excusaencore une fois le comte. Quant à moi, j’évoquai le geste deZinaïda et me dis qu’une vraie reine n’aurait su montrer la porteavec plus de grâce à l’insolent. Le jeu des gages ne dura paslongtemps après cet incident ; tout le monde se sentaitlégèrement mal à l’aise, pas tellement à cause de l’incidentlui-même que d’un trouble confus et inexplicable. Personne nel’avouait, mais chacun s’en rendait compte. Maïdanov nous lut desvers, et Malevsky les loua exagérément. « Il veut se montrercharitable à tout prix », me souffla Louchine. Nous nous séparâmesassez vite. Zinaïda était devenue subitement songeuse, sa mère fitdire qu’elle avait la migraine ; Nirmatzky commença à seplaindre de ses rhumatismes… Longtemps, je ne pus m’endormir,bouleversé par le récit de Zinaïda. « Se pouvait-il qu’il contîntune parcelle de vérité ? me demandai-je… De qui, de quoiavait-elle voulu parler ?… Et si réellement il y avaitanguille sous roche, quelle décision devais-je prendre ?… Maisnon, mais non, cela n’est pas possible », me répétai-je en metournant et me retournant dans mon lit, les joues en feu… Puis jeme souvins de l’expression de son visage pendant qu’elle parlait…Je me rappelai l’exclamation qui avait échappé à Louchine, aujardin Neskoutchny, le brusque changement de la jeune fille à monégard… Je me perdais en suppositions… « Qui est-ce ? » Cestrois petits mots dansaient devant moi, dans l’obscurité… Un nuagebas et lugubre m’oppressait de tout son poids et j’attendais àchaque instant qu’il se résolût en orage. J’avais observé pas malde choses chez les Zassekine, depuis que je les fréquentais, etm’étais habitué à beaucoup d’autres : au désordre, aux bouts dechandelle graisseux, aux fourchettes édentées, aux couteauxébréchés, aux mines renfrognées de Boniface, à la malpropreté de labonne, aux manières de la vieille princesse… Il y avait une chose,pourtant, à laquelle je ne pouvais pas me faire : le changement queje pressentais confusément chez Zinaïda… Ma mère l’avait traitée unjour d’aventurière… Une aventurière, elle, mon idole, madivinité ! Ce mot me brûlait ; indigné, je voulaisenfoncer ma tête dans l’oreiller… En même temps, que n’aurais-jepas donné pour être à la place de cet heureux mortel, près de lafontaine !… Mon sang ne fit qu’un tour… « La fontaine… dans leparc… si j’y allais ? » Je m’habillai en hâte et me faufilaihors de la maison… La nuit était noire, les arbres faisaiententendre un chuchotis à peine perceptible, une fraîcheur légèredescendait du ciel ; une odeur de persil émanait du potager.Je fis le tour de toutes les allées ; le bruit de mes proprespas m’intimidait et me stimulait en même temps, je m’arrêtais,attendais, épiant le battement de mon cœur, rapide et précis…Enfin, je m’approchai de la palissade et m’appuyai sur un piquet…Tout à coup, une silhouette de femme passa rapidement à quelquespas de moi — peut-être une hallucination : je ne savais trop quoipenser… J’essayai de percer les ténèbres du regard et retins monsouffle… Qui était-ce ?… Un bruit de pas ou la cadence de moncœur ? « Qui est-là ? » balbutiai-je d’une voix blanche.On dirait un rire étouffé… ou le murmure des feuilles… ou un soupirtout contre mon oreille ?… J’eus peur. « Qui est-là ? »répétai-je encore plus bas. Une raie de feu zébra le firmament :une étoile filante… « Zinaïda ! » voulus-je appeler, mais leson se tut sur mes lèvres… Tout à coup, comme cela se produitsouvent en pleine nuit, il se fit un silence profond autour de moi…Les cigales elles-mêmes se turent dans les arbres, et je n’entendisplus que le bruit d’une croisée qui se fermait. J’attendis encoreun moment et retournai dans ma chambre, dans mon lit froid. J’étaisen proie à une singulière exaltation, comme si j’étais allé à unrendez-vous et avais passé, seul, devant le bonheur d’autrui…

Chapitre 17

 

Le jour suivant, je ne fis qu’entrevoir Zinaïda : elle étaitpartie, en fiacre, avec la vieille princesse. Par contre, jerencontrai Louchine — qui daigna à peine me saluer — et Malevsky.Le jeune comte sourit et se mit à me parler en bon camarade. Detous les habitués du pavillon, il était le seul qui eût réussi às’introduire chez nous et à se faire aimer de maman. Mon père, lui,le tenait en piètre estime et le traitait avec une courtoisieaffectée qui frisait l’insolence.

« Ah ! ah ! monsieur le page[5], fitMalevsky… Je suis fort aise de vous rencontrer. Que devient votrecharmante reine ? » Son joli minois de gandin me dégoûtaittellement — et il me dévisageait avec un enjouement si méprisant —que je ne lui répondis même pas. « Toujours fâché ?poursuivit-il. Vous avez tort. Ce n’est pas moi qui vous ai élevé àla dignité de page… Savez-vous que vous devez toujours suivre lareine et permettez-moi de vous faire observer que vous vousacquittez fort mal de votre mission. — Comment cela ? — Lespages ne quittent jamais la reine et ont devoir de l’épier… jour etnuit, conclut-il en baissant la voix. — Qu’entendez-vous parlà ? — Mais rien du tout !… Je n’ai pas d’arrière-pensée…Jour et nuit… Le jour, cela va tout seul : il fait clair, et il y abeaucoup de monde… C’est surtout la nuit qu’il faut ouvrir l’œil,et le bon… À votre place, je ne dormirais pas et passerais montemps à observer attentivement… Rappelez-vous l’histoire de lafontaine : c’est là qu’il faut vous poster et faire le guet… Vousme direz merci pour mon conseil. » Il éclata de rire et me tournale dos, n’attribuant probablement pas trop d’importance à sespropres recommandations. Le comte avait la réputation de s’yentendre à mystifier les gens dans les mascarades, et le mensongepresque inconscient qui sourdait par tous ses pores l’y aidaitgrandement. Il avait voulu seulement me taquiner, mais chacune deses paroles se répandit comme un venin dans mes veines. Le sang memonta à la tête. « Ah ! bon, me dis-je, ce n’était donc paspour rien que le parc exerçait sur moi une telle attraction !Cela ne se produira pas ! » m’écriai-je tout haut, en mefrappant la poitrine. À dire vrai, je ne savais point ce qui nedevait pas se produire. « Que ce soit Malevsky qui vienne à lafontaine (peut-être avait-il trop parlé, mais on pouvait s’attendreà tout de son insolence) ou quelqu’un d’autre (la palissade du parcétait basse et facile à franchir), peu importe, mais gare à luis’il a affaire à moi ! Je ne voudrais pas être à sa place etne le souhaite à personne ! Je prouverai à l’univers entier,comme à l’infidèle (c’est ainsi que je qualifiais Zinaïda), que jesais me venger ! » Je remontai dans ma chambre, ouvris letiroir de ma table, pris un couteau anglais que je venaisd’acheter, vérifiai le fil de la lame, fronçai les sourcils etcachai l’arme dans ma poche, d’un geste froid et résolu. Unspectateur qui m’aurait vu aurait pu croire que j’avais l’habitudede ces sortes de règlements de comptes. Mon cœur se soulevahaineusement, se raidit, devint de pierre : jusqu’au soir, j’évitaide desserrer les lèvres et de dérider mon front. Je marchais delong en large, la main crispée sur le couteau enfoui dans ma pocheet tiède, ruminant des actes effrayants. À dire vrai, cessentiments nouveaux accaparaient si bien mon attention que je nesongeais presque pas à Zinaïda… J’évoquais l’image d’Aleko, lejeune bohémien : « Où vas-tu, beau jeune homme ? Recouche-toi…» Et puis : « Tu es couvert de sang… Qu’as-tu fait ?… » « Riendu tout !… » Avec quel sourire cruel je répétais ce « Rien dutout ! »… Mon père était sorti ; ma mère, qui depuisquelque temps se trouvait dans un état d’irritation quasichronique, finit par remarquer mon air fatal et me demanda : «Qu’as-tu donc ? On dirait que tu as avalé une couleuvre. » Jeme contentai de sourire d’un air plein de condescendance et de medire : « Ah ! s’ils savaient !… » L’horloge égrena onzecoups ; j’allai dans ma chambre, mais ne me déshabillai pas :j’attendais minuit. Les douze coups… « L’heure a sonné ! » medis-je à voix basse, en serrant les dents. Je boutonnai ma vestejusqu’au menton, retroussai mes manches et descendis au jardin.J’avais prévu à l’avance l’endroit où je devais me poster. Un sapinsolitaire se dressait au fond du parc, là où la palissade quiséparait notre domaine de celui des Zassekine aboutissait à un murmitoyen. Caché dans les basses branches de l’arbre, je pouvaisfacilement voir tout ce qui se passait autour de moi — du moinsdans la mesure où me le permettait l’obscurité de la nuit. Il yavait un sentier qui courait juste au pied du sapin. Ce cheminmystérieux s’étirait comme un serpent et passait sous la palissade,à un endroit où un intrus l’avait manifestement enjambée et àplusieurs reprises, à en juger par les traces. Plus loin, il allaitse perdre dans un kiosque entièrement recouvert d’acacias. Je mefaufilai jusqu’à l’arbre et me mis en faction, adossé à son tronc.La nuit était aussi sereine que la veille, mais le ciel était moinscouvert et l’on distinguait plus nettement les contours desbuissons et de quelques fleurs hautes. Les premières minutesd’attente me parurent pénibles et presque terrifiantes. Prêt àtout, je réfléchissais à la conduite à tenir : devais-je crierd’une voix de tonnerre : « Où vas-tu ? Pas un pas deplus ! Avoue, ou tu es mort ! » ou bien frapper ensilence ?… Chaque bruit, chaque feuille froissée par le ventprenait dans mon imagination une signification extraordinaire…J’épiais, penché en avant. Une demi-heure s’écoula de la sorte,puis une heure ; mon sang se calmait ; une idéeinsidieuse commençait à se faire jour dans mon esprit : « Et si jem’étais trompé, si je me couvrais de ridicule, si Malevsky s’étaitmoqué de moi ? » Je quittai ma cachette et allai faire le tourdu parc. Pas un bruit nulle part ; tout reposait ; notrechien dormait, roulé en boule, devant le portail… J’escaladai lesruines de l’orangerie, contemplai le champ qui s’étendait à pertede vue, me souvins de ma rencontre avec Zinaïda à ce même endroit,m’abîmai dans mes réflexions… Tout à coup, je tressaillis… Je cruspercevoir le grincement léger d’une porte qui s’ouvrait, puis lecraquement d’une branche morte… En deux bonds, j’étais en bas,immobile à mon poste… Un pas léger, rapide mais prudent, se faisaitentendre dans le jardin… Quelqu’un approchait… « Le voilà…enfin ! » D’un geste brusque, j’arrachai le couteau de mapoche et l’ouvris… Des étincelles rouges jaillirent devant mesyeux, mes cheveux se dressèrent de colère et d’épouvante… L’hommevenait droit sur moi… Je me courbai en deux, prêt à bondir… MonDieu !… C’était mon père !… Bien qu’il fût entièrementenveloppé dans un manteau noir et eût enfoncé son chapeau sur lesyeux, je le reconnus immédiatement. Il passa devant moi sur lapointe des pieds, sans me remarquer, bien que rien ne me dissimulâtà son regard… Mais j’étais tellement ramassé sur moi-même, que jedevais être presque au ras du sol… Othello jaloux et prêt àassassiner redevint un collégien. L’apparition de mon père m’avaitfait une telle peur que je fus incapable de déterminer d’où ilétait venu et dans quelle direction il avait disparu. Lorsque lesilence se rétablit autour de moi, je me redressai et demandai,stupéfait : « Pourquoi donc père va-t-il se promener la nuit dansle parc ? » Dans mon épouvante, j’avais laissé choir lecouteau et ne me donnai même pas la peine de le chercher, toutpenaud que j’étais… C’était plus fort que moi, j’étais complètementdésorienté… Cependant, en rentrant, je m’approchai du banc, sous lesaule, et jetai un coup d’œil à la croisée de Zinaïda. Les petitesvitres, légèrement bombées, avaient un reflet terne et bleuté à lapâle clarté du ciel nocturne… Tout à coup, leur teinte changea… Unemain baissait doucement, tout doucement — je le voyais nettement —un store blanc qui descendit jusqu’au bas de la fenêtre et nebougea plus… « Qu’est-ce que cela veut dire ? » Je m’étaisposé la question presque tout haut, malgré moi, une fois dans machambre. « Ai-je rêvé ? Est-ce une coïncidence, ou… » Messoupçons étaient tellement étranges et inattendus que je n’osai pasm’y arrêter…

Chapitre 18

 

Je me levai avec un violent mal de tête. L’agitation de laveille avait disparu, faisant place à un sentiment pénible destupeur et de tristesse que je n’avais jamais encore éprouvé… Commesi quelque chose était en train de mourir en moi-même…

« Pourquoi avez-vous l’air d’un lapin qu’on aurait amputé de lamoitié de sa cervelle ? » me demanda Louchine, que jerencontrai.

Pendant tout le repas de midi, je jetai des regards furtifs,tour à tour sur mes deux parents ; mon père était calme, commede coutume ; ma mère s’irritait de tout et de rien.

Je me demandais si mon père n’allait pas me parler amicalement,comme cela lui arrivait de temps en temps… Eh bien, non, jen’obtins même pas cette sorte de tendresse froide qu’il metémoignait généralement chaque jour…

« Faut-il que je dise tout à Zinaïda ? me demandai-je. Peuimporte, puisque désormais tout est fini entre nous deux… »

Je me rendis chez elle, mais ne pus rien lui signifier, ni mêmelui parler comme j’en avais eu l’intention. Son petit frère, âgéd’une douzaine d’années, élève d’une école de Cadets de SaintPétersbourg, était venu passer les vacances chez sa mère et venaitd’arriver ; elle me le rétrocéda aussitôt :

« Voici un camarade pour vous, mon cher Volodia (c’était lapremière fois qu’elle m’appelait ainsi)… Vous avez le même petitnom. Soyez amis, je vous le demande ; mon frère est encore unpeu sauvage, mais il a si bon cœur… Faites-lui visiter Neskoutchny,promenez-vous ensemble, prenez-le sous votre aile… Vous voulezbien, n’est-ce pas ? Vous êtes si gentil… »

Elle posa tendrement ses mains sur mes épaules ; je netrouvai rien à lui répondre. L’arrivée de ce gamin me transformaitmoi-même en collégien. Je regardai le cadet en silence ; deson côté, il me dévisagea sans rien dire. Zinaïda éclata de rire etnous poussa l’un vers l’autre :

« Allons, embrassez-vous, mes enfants ! »

Nous nous exécutâmes.

« Voulez-vous que je vous conduise au jardin ? proposai-jeau petit frère.

— Si vous le voulez, monsieur », me répliqua-t-il d’une voixrauque et tout à fait martiale.

Zinaïda éclata de rire derechef…

J’eus le temps de noter que jamais encore son visage n’avait eude si belles couleurs.

Nous sortîmes avec mon nouveau compagnon. Il y avait une vieilleescarpolette dans le parc. Je l’y fis asseoir et me mis en devoirde le balancer. Il se tenait raide dans son uniforme neuf, de drapépais, avec de larges parements d’or, et se cramponnaiténergiquement aux cordes.

« Déboutonnez donc votre col ! lui criai-je.

— Cela n’est rien, monsieur, on a l’habitude », me répondit-ilen se raclant la gorge.

Il ressemblait beaucoup à sa sœur — les yeux surtout. Cela meplaisait, certes, de lui rendre service, mais la même tristessecontinuait à me ronger le cœur.

« À présent, je suis vraiment un enfant, me dis-je… mais hier.»

Je me souvins de l’endroit où j’avais laissé tomber mon couteauet réussis à le retrouver. Le cadet me le demanda, arracha unegrosse tige de livèche, tailla un pipeau et le porta à ses lèvres…Othello l’imita tout aussitôt…

Mais quelles larmes ne versa-t-il pas, ce même Othello, le soir,dans les bras de Zinaïda, lorsque celle-ci le découvrit dans uncoin isolé du parc et lui demanda la raison de satristesse !

« Qu’avez-vous ?… Mais qu’avez-vous donc, Volodia ? »répétait-elle.

Voyant que je refusais obstinément de lui répondre et pleuraistoujours, elle posa les lèvres sur ma joue mouillée. Je medétournai et balbutiai, à travers les sanglots.

« Je sais tout. Pourquoi vous êtes-vous jouée de moi ? Quelbesoin aviez-vous de mon amour ?

— Oui, je suis coupable à votre égard, Volodia… Oh ! jesuis très fautive, ajouta-t-elle en se tordant les bras… Mais il ya tant de forces obscures et mauvaises en moi même, tant de péché…À présent, je ne me joue plus de vous, je vous aime, vous nesauriez imaginer pourquoi, ni comment… Mais racontez-moi donc ceque vous savez. »

Que pouvais-je lui dire ? Elle était là, devant moi, et medévisageait… Aussitôt que son regard plongeait dans le mien, je luiappartenais corps et âme… Un quart d’heure plus tard, je couraisavec le petit frère et Zinaïda… Je ne pleurais plus, je riais, etdes larmes de joie tombaient de mes paupières gonflées… Un ruband’elle me tenait lieu de cravate ; je poussais des crisd’allégresse toutes les fois que je réussissais à attraper la jeunefille par la taille…

Elle pouvait faire de moi tout ce qu’elle voulait…

Chapitre 19

 

J’aurais été bien embarrassé si l’on m’avait demandé de raconterpar le menu tout ce que j’éprouvai au cours de la semaine quisuivit mon infructueuse expédition nocturne. Ce fut, pour moi, uneépoque étrange et fiévreuse, une sorte de chaos où les sentimentsles plus contradictoires, les pensées, les soupçons, les joies etles tristesses valsaient dans mon esprit. J’avais peur de m’étudiermoi-même, dans la mesure où je pouvais le faire avec mes seize ans.Je redoutais de connaître de mes propres sentiments. J’avaisseulement hâte d’arriver au bout de chaque journée. La nuit, jedormais… protégé par l’insouciance des adolescents. Je ne voulaispas savoir si l’on m’aimait et n’osais point m’avouer le contraire.J’évitais mon père… mais ne pouvais pas fuir Zinaïda… Une sorte defeu me dévorait en sa présence… Mais à quoi bon me rendre compte dece qu’était cette flamme qui me faisait fondre ?… Je melivrais à toutes mes impressions, mais manquais de franchise enversmoi-même. Je me détournais de mes souvenirs et fermais les yeux surtout ce que l’avenir me faisait pressentir… Cet état de tensionn’aurait certainement pas pu durer longtemps… un coup de tonnerremit brusquement fin à tout cela et m’orienta sur une nouvellevoie…

Une fois que je rentrai pour dîner, à l’issue d’une assez longuepromenade, j’appris avec étonnement que j’allais me mettre à tabletout seul : mon père était absent et ma mère, souffrante, s’étaitenfermée à clef dans sa chambre. Le visage des domestiques me fitdeviner qu’il venait de se produire quelque chose d’extraordinaire…Je n’osais pas les interroger, mais, comme j’étais au mieux avecPhilippe, notre jeune maître d’hôtel, grand chasseur et ami de laguitare, je finis par m’adresser à lui.

Il m’apprit qu’une scène terrible venait d’avoir lieu entre mesparents. On avait tout entendu à l’office, jusqu’au derniermot ; bien des choses avaient été dites en français, maisMacha, la bonne, ayant vécu plus de cinq ans à Paris, au serviced’une couturière, avait tout compris. Maman avait accusé mon pèred’infidélité et lui avait reproché ses trop fréquentes rencontresavec notre jeune voisine. Au début, il avait essayé de se défendre,puis, éclatant brusquement, avait prononcé quelques paroles trèsdures à propos « de l’âge de Madame » ; ma mère avait fondu enlarmes.

Puis, revenant à la charge, maman avait fait allusion à unelettre de change qu’elle aurait donnée à la vieille princesse et seserait permis des remarques fort désobligeantes sur son compte etsur celui de sa fille. Là-dessus, mon père l’avait menacée…

« Tout le malheur est venu d’une lettre anonyme, ajoutaPhilippe… On ne sait toujours pas qui a bien pu l’écrire ;sans cela, le pot aux roses n’aurait jamais été découvert.

— Mais est-ce qu’il y eut vraiment quelque chose ? »articulai-je à grand-peine, en sentant mes bras et mes jambes seglacer, tandis que quelque chose frissonnait au fond de mapoitrine.

Philippe cligna de l’œil d’un air entendu :

« Que voulez-vous, ce sont là des histoires qu’on ne peut pascacher éternellement… Votre père a beau être prudent, mais il lui abien fallu, par exemple, louer une voiture… On ne peut jamais sepasser des domestiques. »

Je renvoyai le maître d’hôtel et m’effondrai sur mon lit…

Je ne pleurais pas, ne m’abandonnais pas au désespoir, ne medemandais pas quand et comment cela s’était produit, ne m’étonnaispoint de ne pas m’en être douté plus tôt, n’accusais même pas monpère… Ce que je venais d’apprendre était au-dessus de mes forces…J’étais écrasé, anéanti… Tout était fini… Mes belles fleursgisaient, éparses autour de moi, piétinées, flétries.

Chapitre 20

 

Le lendemain, maman annonça qu’elle retournait en ville.

Mon père se rendit dans sa chambre et resta longtemps entête-à-tête avec elle. Personne n’entendit ce qu’ils se dirent,mais ma mère ne pleura plus. Elle devint visiblement plus calme etdemanda à manger, mais resta inébranlable dans sa décision et nesortit pas de sa chambre.

Tout le jour, j’errai, obnubilé, mais ne descendis pas au jardinet évitai de regarder une seule fois dans la direction dupavillon.

Le soir, je fus témoin d’un événement extraordinaire. Mon pèrereconduisait Malevsky dans le vestibule, en le tenant par le bras,et lui déclara d’une voix glaciale, devant les domestiques :

« Il y a quelques jours, on a montré la porte, dans certainemaison, à Votre Excellence… Je ne veux pas d’explications pour lemoment, mais je tiens à vous faire savoir que si jamais vous vousreprésentez chez moi, je vous ferai passer par la fenêtre… Jen’aime pas beaucoup votre écriture… »

Le comte s’inclina, serra les dents, rentra la tête dans sesépaules, et se retira, l’oreille basse.

On commença à faire les préparatifs de notre départ. Nouspossédions un immeuble à Moscou, dans le quartier d’Arbat.Manifestement, mon père n’avait plus grande envie de prolongernotre séjour à la villa, mais avait réussi à persuader ma mère dene pas faire d’esclandre.

Tout se passait sans fausse précipitation. Maman avait demandéque l’on transmît ses adieux à la vieille princesse, en s’excusantde ne pas lui rendre visite avant le départ, en raison de son étatde santé.

J’errais comme une âme en peine, obsédé par un seul désir :celui d’en finir au plus vite. Une pensée me poursuivait pourtant :comment se faisait-il qu’elle, une jeune fille et de plus uneprincesse, eût été capable de se décider à cela, sachant que monpère n’était pas libre et que, d’un autre côté, Belovzorovs’offrait à l’épouser ? Sur quoi avait-elle compté ?Comment n’avait-elle pas craint de gâcher son avenir ?… C’estbien cela le véritable amour, la vraie passion, le dévouement sansbornes, me disais-je… Je me souvins d’une phrase de Louchine : « Ilest des femmes qui trouvent de la douceur dans le sacrifice… »

J’aperçus une tache blanche à la croisée d’en face…Zinaïda ?… C’était bien elle… Je n’y tins plus. Je ne pouvaispas me séparer d’elle sans un dernier adieu… Je guettai une minutepropice et courus au pavillon.

La vieille princesse me reçut dans le salon, malpropre etnégligée, selon son habitude.

« Comment se fait-il que vos parents s’en aillent si tôt ?» me demanda-t-elle en fourrant du tabac dans ses narines.

Je la regardai et me rassurai aussitôt. La « lettre de change »mentionnée par Philippe me tenait au cœur… Mais elle ne savaitrien… C’est du moins ce que je crus.

Zinaïda se montra sur le seuil de la pièce voisine, tout de noirvêtue, blême, les cheveux défaits… Elle me prit par la main etm’emmena avec elle, sans rien dire.

« J’ai entendu votre voix et suis sortie aussitôt,commença-t-elle… Alors, méchant garçon, vous êtes capable de nousquitter si facilement ?

— Je suis venu vous dire au revoir… princesse, murmurai-je…, etprobablement adieu… On vous aura sans doute annoncé déjà notredépart… »

Elle me regarda fixement.

« Oui, on me l’a dit. Merci d’être venu. Je croyais déjà ne plusvous revoir. Ne gardez pas un mauvais souvenir de moi. Je vous airendu parfois malheureux, et, pourtant, je ne suis pas ce que vouspensez. »

Elle me tourna le dos et s’appuya à la croisée.

« Non, je ne le suis pas… Je sais que vous pensez mal demoi.

— Moi ?

— Oui, vous… vous…

— Moi ? répétai-je encore avec amertume, et mon cœur frémitde nouveau, subjugué par son charme indéfinissable, mais sipuissant. Moi ?… Quoi que vous fassiez, Zinaïda Alexandrovna,et quelles que soient les souffrances qu’il me faille endurer devous, sachez bien que je vous aimerai et vous adorerai jusqu’à lafin de mes jours. »

Elle se tourna brusquement vers moi, ouvrit les bras, enlaça matête et m’embrassa avec chaleur. Dieu sait à qui était adressé cebaiser d’adieu, mais je savourai avidement sa douceur. Je savaisqu’il ne se répéterait plus jamais. Adieu… adieu…

Elle s’arracha à mon étreinte et s’éloigna. Je me retiraiégalement… Je ne saurais vous décrire le sentiment que j’éprouvai àce moment là, je n’aimerais pas le goûter de nouveau, mais, en mêmetemps, je m’estimerais malheureux si je ne l’avais jamaisconnu…

Nous partîmes, et je mis longtemps à me détacher du passé, à meremettre au travail. La blessure se cicatrisait, maislentement.

Fait étrange, je n’éprouvais aucun ressentiment à l’égard de monpère ; au contraire, ma considération pour lui s’était encoreaccrue… Je laisse aux psychologues le soin d’expliquer ce paradoxe— s’ils le peuvent.

Un beau jour, en me promenant sur le boulevard, je croisaiLouchine et ne dissimulai pas ma joie. Il m’était éminemmentsympathique à cause de son caractère droit et loyal. En outre, ilévoquait tant de souvenirs chers à mon cœur. Je m’élançai verslui.

« Ah ! ah ! c’est vous, jeune homme, fit-il enfronçant les sourcils… Attendez un peu que je vous examine… Là… Leteint est encore un peu brouillé, mais les yeux n’ont plus leuréclat morbide… Vous ne ressemblez plus à un brave toutou bienapprivoisé, mais à un homme lige… J’aime cela… Eh bien, quefaites-vous ? Vous étudiez ? »

Je soupirai. Je ne voulais pas mentir, mais, en même temps,j’avais honte d’avouer la vérité.

« Allons, allons, ne soyez pas confus… Cela n’a pas grandeimportance… L’essentiel, c’est d’avoir un genre de vie normal et dene pas se laisser égarer par la passion. Mauvais… très mauvais… Ilne faut pas qu’une lame vous emporte : mieux vaut se réfugier surune pierre et réussir au moins à se tenir d’aplomb… Quant à moi, jetousse… Vous le voyez… À propos, savez-vous ce qu’est devenuBelovzorov ?

— Non, je ne sais rien.

— Disparu… Parti pour le Caucase, me suis-je laissé dire. Quecela vous serve de leçon, jeune homme… Et tout cela provient de cequ’on ne sait pas s’arracher à ses filets… Quant à vous, je croisque vous en êtes sorti indemne… Seulement, attention, une autrefois, ne vous laissez pas prendre. Adieu ! »

« Je ne me laisserai plus prendre, me dis-je… Je ne la reverraiplus… »

Le sort en disposa autrement et je devais revoir encore une foisZinaïda.

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