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Présentation des Haïdoucs – Les Récits d’Adrien Zograffi – Volume III

Présentation des Haïdoucs – Les Récits d’Adrien Zograffi – Volume III

de Panaït Istrati

LA RETRAITE DU VALLON OBSCUR
– Voici maintenant les haïdoucs, Adrien,dit Jérémie. Voici tout d’abord Floritchica, notre commandant, qui abandonna le diminutif et s’appela, pour plus de dignité féminine :

FLOAREA CODRILOR

CAPITAINE DE HAÏDOUCS

– Vous voulez mettre sur mes épaules de femme le poids de la responsabilité, et sur ma tête, le prix de sa perte. J’accepte l’un et l’autre… Pour cela, nous devons nous connaître : vous me direz qui vous êtes. Je vais vous dire, moi, la première, qui je suis…

Elle ne nous dit rien pendant un long moment et se promena, la mine soucieuse.

À six semaines de la mort de Cosma, au lendemain de notre arrivée dans le Vallon obscur, et par cette matinée brumeuse de mi-octobre, les paroles du capitaine tombèrent, lourdes comme la chute de Cosma, comme la défection de la moitié de sa troupe – le vataf en tête –,lourdes, surtout, comme notre solitude dans le cœur de ces hautes montagnes peu connues et point fréquentées.

Les quatorze hommes qui avaient opté pour la nouvelle vie gisaient, enveloppés dans leurs cojocsfourrés, parmi les armes et les bagagesencore en désordre, alors que les chevaux paissaient librement –heureuse quiétude animale. L’état-major (composé de :Spilca, le moine mystérieux ; Movila, le nouveau vataf ; Élie et moi) devait décider de cette« nouvelle vie ». Mais l’exigence brusque et inattendue de notre capitaine l’avait un peu surpris. Dix-huit paires d’yeux se braquèrent sur la femme au cœur ferme, riche d’expériences et prompte à l’initiative.

Coiffée du turban de cachemire, lachouba[3] de renard jetée sur les épaules et trèsagile dans son large pantalon – chalvar[4] –, ellearpentait fiévreusement l’intérieur de la Grotte aux Oursdont nous avions pris possession la veille – notre refuge pourl’hiver. Le vataf se leva et mit le tchéaoun pour préparerle café turc, luxe introduit par Floarea. Elle le considérait commeindispensable à la vie, fût-ce la vie sauvage.

Et soit pour rassembler ses idées, soit pournous laisser le temps de rassembler les nôtres, elle se taisait, sepromenait, et contemplait vaguement tantôt sa maigre troupe, tantôtles flancs du vallon engloutis par le brouillard. Sa longue figureétait un peu pâle, ses yeux cernés, et ses lèvres, d’habitudepareilles à deux fraises jumelles, étaient brûlées de gerçures. Leshommes la suivaient d’un regard inquiet et respectueux à lafois : cet héritage de Cosma leur paraissait plein de mystère,de noblesse plus encore. On savait qu’elle avait beaucoup roulé parla terre et connaissait à fond le pays, aux bourreaux duquel elleavait déclaré une guerre intraitable et juste.

Cela plaît aux vaillants. Cependant :femme. Femme avec chalvars, c’est vrai, maisfemme. Et jolie, par-dessus le marché. Que fera-t-elle desa beauté dans ces montagnes d’ours ? Il était encore vraiqu’une fois Cosma mort, personne n’avait su monter son coursiermieux qu’elle, ni soutenir mieux la fatigue, les privations, ni semontrer plus viril dans les décisions. Devant le cadavre de sonunique amant elle avait déclaré :

– Dorénavant je serai : FloareaCodrilor, l’amante de la forêt, l’amie de l’homme libre,justicière de l’injustice, avec votre aide.

Movila, le vataf, lui présenta lafélidjane[5] au café fumant et sa boîte à tabac, à lavue desquelles les prunelles noires s’embrasèrent. On lui installaun tabouret de fortune. Elle but et fuma. Et reprit sa dernièrephrase :

RÉCIT DE FLOAREA CODRILOR

Je vais vous dire, moi, la première, qui jesuis :

Je suis une femme fausse, qui peut êtresincère quand elle veut et quand le partenaire en vaut la peine. Jen’ai pas eu de père, ce qu’on nomme : être venue desfleurs. Ma mère, bergère depuis l’enfance jusqu’à la mort, n’aeu affaire, sa vie durant, qu’avec les champs, les vents, sa flûte,ses chiens, les brebis qu’elle gardait et leur gale qu’ellepourchassait. La gale à part – qu’elle devait souvent soigner surses propres mains –, tout le reste lui fut agréable. Hélas, la vien’est pas faite rien que d’agréments. La pauvre femme subitégalement une épreuve, une seule, mais qui affecta toute savie : gamine, elle se creva un œil en s’amusant.

D’habitude, nous oublions nos infirmités,surtout celles qui nous surviennent durant l’enfance. Ma mère nepassa pas une journée sans se rappeler cet accident.

Elle ne pleura point, mais plus jamais ne ritde bon cœur par la suite. Ce qu’elle oublia, ce fut le monde, lemonde qui n’a rien su ni de son chagrin ni de son compte avec lavie. Elle chercha et trouva sa consolation dans les êtres et leschoses que j’ai dits plus haut.

Ce fut la paix jusqu’à l’âge de trente ans.Cependant, elle avait comme des troubles, des inquiétudes, deschaleurs. Pour se rafraîchir, ma mère jugea suffisant de se frotterle corps avec de la neige, l’hiver. L’été, elle se laissait roulercomme un tronc sur la pente d’une côte verdoyante. Mais cespratiques ne faisaient que mieux enrager ses misères – quand, unjour, en se roulant, elle tomba sur un berger, ce fut le salut.

Le salut, mais pas le calme. Car ce diable deberger, avec « sa tête pareille à celle d’un moutond’Astrakhan », avait, à l’exemple de ma mère, lui aussi uneaffliction. Non pas qu’il fût borgne ou manchot ; aucontraire, très entier, trop entier, il avait besoin d’être lemaître d’un harem, alors qu’il n’était que le gardien d’unebergerie. Bien mieux, son affliction grandissait par le fait qu’ilétait difficile, altier, méprisant dans ses choix. Ma mère, quin’eut jamais besoin du bonjour de qui que ce fût, vécut en bonnecamaraderie avec le gaillard jusqu’à un jour d’avril où, par lafaute du printemps agressif, il se plaignit à « laborgne » du régime d’ascète auquel il se voyait réduit.« La borgne », tout en tricotant, questionna – en bonnecopine, au courant des amours de son copain :

– Tu n’as donc plus Sultana, la fille ducharron ?

– Si, mais elle a mal au ventre…

– Et Marie, dont tu raffolais ?

– Elle ne peut plus marcher…

– Essaie alors avec Catherine, qui temange des yeux.

– Elle me mange desyeux… Mais elle ne se laisse pas manger : elle apeur…

– Pourtant, tu connais cette chansonétrangère qui dit que :

La femme est une chienne toujours prête à l’amour,

Et l’homme est une brute facile à exciter…

»… Tu dois donc en trouver autant que le cœurt’en dira.

Le berger s’était fâché :

– Pourquoi suis-je « unebrute » ? Parce que j’aime bien ça ? Etqu’est-ce qu’il faut aimer alors ? La gueule d’unbrochet ? La peau d’un hérisson ? Voudrais-tu, peut-être,que je me promène, nu, dans les orties hautes jusqu’aumenton ? Ou que je me frotte, comme toi, avec de laneige ? Ou risquer de m’enfoncer un bâton dans le ventre en melaissant rouler sur les pentes, comme toi encore, qui ne risquesrien ?

Enfin, voici, d’après la narration que me fitma mère, de quelle façon se passa l’heure émouvante qui suivitcette colère du berger à « la tête pareille à celle du moutond’Astrakhan », car ce fut bien l’heure où « la clochecéleste » sonna le commencement de ma vie :

– J’avais trente ans moins deux semaines…J’étais venue au monde deux semaines avant le jour de saintGeorges, dont la fête ne change jamais de jour, et nous étionsjustement dans la première semaine d’avril. Revenu de sa colère,Akime se mit à considérer longuement ma cheville et ditensuite :

» – Je m’aperçois, Rada, que tu as unecheville de chèvre qui est, ma foi, bien belle : nevoudrais-tu pas me montrer ton genou ? S’il est aussi beau quela cheville, je t’épouse, Rada !…

» Quand Akime me dit cela, je me trouvaisassise par terre et tricotais, alors qu’il se tenait debout, appuyésur sa matraque. Je ne l’avais pas regardé en face trois fois encinq ans, ni lui ni les autres humains, depuis que je n’avais plusqu’un œil ; mais en l’entendant me dire qu’il m’épouserait sij’avais un beau genou, oui, j’ai levé la tête, car je l’ai crufrappé de folie. Alors, je vis qu’Akime avait une jolie moustachenoire et de beaux yeux d’étalon excité. Je ne l’ai regardé qu’uninstant. On ne peut regarder cela longtemps. Mais ce peu fut assezpour me décider à lui montrer mon genou, en me disant enmoi-même : « Maintenant, Rada, ma fille, c’en est fini dela neige et des roulades ; maintenant cela va être autrechose. » Toutefois, me sachant humiliée par mon affliction, jedis, pour l’enrager :

» – Oh, pauvre Akime… Si tu devaisépouser toutes celles qui t’ont montré leur genou, il te faudraitune caserne.

» – Rada, je te jure que jet’épouse !… Que les loups mangent mes brebis si je ne t’épousepas !…

» – Pas besoin de jurer, Akime :l’homme est obligé de tout promettre parce que la femme demande lalune dès qu’elle montre son genou. Mais, moi, je ne suis pas de cesfemmes-là. Voici mon genou, Akime.

» Et je le lui découvris, sans regarderAkime en face, puis continuai à tricoter. Alors, Akime prit sonlourd bonnet et le frappa sur le sol avec tant de force que, tropbourré de vent, le pauvre bonnet creva comme une vessie de porc. Àl’instant même, je me sentis soulevée, la taille encerclée par unbras dur comme le bois. Je me laissai porter, mais dès qu’il meposa à terre, je pris la fuite, non pas pour lui échapper, maispour l’enrager davantage, et lui faire oublier que j’étaisborgne.

» Il l’oublia si bien qu’après avoircouru à travers champs et collines sans pouvoir m’attraper, il melança son bâton dans les jambes et me fit tomber par sa faute.L’homme doit sortir toujours fautif, car si, avec son bras durcomme du bois, il avait encore la raison, que deviendrions-nous,nous autres femmes ? Si Akime n’avait pas été fautif cesoir-là, dans le petit parc d’ormeaux – quand les moutons bêlaientcomme dans le désert et que les deux ânes semblaient étonnés denotre longue absence –, que serais-je devenue, moi, la pauvre Rada,avec ma Floritchica sur les bras, l’hiver suivant, avec mon mal deventre, comme Sultana, la fille du charron, et ne pouvant pas plusmarcher que Marie, dont raffolait Akime ?

» Aussi fut-il obligé de se débrouillerpresque seul avec les deux troupeaux de brebis de nos maîtres, defaire le fromage, chercher le bois sec, préparer lamamaliga[6] et le borche[7] auxpoissons, et même laver le linge dans du zer[8]pour le préserver des poux.

» Mais, bientôt, le pauvre Akime en eutpar-dessus la tête, et du travail, et de la femme malade. Moi, demon côté, j’en avais également assez, et de mon lit, et d’un hommetrop bien portant. C’est pourquoi, après deux années de ménage, ilme dit un jour ce que je voulais moi-même lui dire :

» – Écoute, Rada : nous avons faitune mauvaise affaire. Je t’ai rendue malade et tu m’as renduesclave, alors qu’il y a deux ans nous étions tous les deux mieuxqu’aujourd’hui. Nous allons réparer notre faute. Voici : j’aivingt brebis, toute ma fortune. Tu en as presque autant. Je tedonne les miennes en guise de dot pour notre enfant, maislaisse-moi m’en aller « avec le Seigneur ». En agissantainsi, la petite Floritchica aura bientôt une mère solide qui lasoignera. Moi, je vais par le monde, chercher un autre maître. Etje te jure, Rada, que je ne demanderai plus aux femmes de memontrer leur genou ni ne jetterai mon bâton dans les jambes decelles qui se sauveront devant moi.

» Ainsi parla mon pauvre Akime. Et ilm’embrassa. Il embrassa davantage son enfant, qui lui saisit lacrinière avec sa menotte et le fit pleurer pour la première fois desa vie. Après quoi, il s’en alla « avec le Seigneur » etje n’en entendis plus jamais parler.

 

Floarea Codrilor s’arrêta pour réprimer unétouffement. Dans ce début de récit, ainsi que par la suite, ellehonora de son regard chacun des auditeurs, fût-il le plus humbledes haïdoucs, mais c’est à moi plutôt qu’elle s’adressa comme sises yeux voulaient me dire : Toi, Jérémie, fils de laforêt et mon fils, c’est toi qui es toute ma vie… C’est pour toique je suis ici…

 

Les haïdoucs, respectueux de cettesincérité, écoutaient, silencieux. Spilca la dévorait avec uneattention tendue, buvait ses paroles, tandis qu’Élie, toujours d’uncalme imperturbable, lui offrait son visage d’apôtre dans uneimmobilité émue. Moins intelligent, plus simple d’esprit, maisaussi avide que nous de savoir, Movila le vataf la suivait avecintérêt, tout en entretenant un feu de branches.

 

Ma première passion, en ouvrant les yeux surla vie, fut de courir voluptueusement la poitrine au vent. Cet amide mon enfance n’a que deux seuls êtres qui se passionnent pourlui : l’homme libre et le chien. Ils furent mes amis lespremiers. Mon homme libre était un gamin du village, de trois ansplus âgé que moi, réfractaire et farouche, mon maître dansl’initiation aux mystères de la liberté. Vous tomberez tous à larenverse quand je vous dirai qu’il est en ce moment le capitainedes haïdoucs qui règne dans les montagnes de Buzeu, à dix lieues denous et sème l’épouvante parmi les lâches qui font les lois ;son nom est : Groza !

– Groza ! s’écrièrent leshaïdoucs.

– Groza au cœur dur ? fit levataf.

Pourquoi « au cœur dur » ?Parce qu’il a écorché vif un homme de sa bande et ungospodar[9] ? Le haïdouc qui périt de cettefaçon était un traître, convaincu d’un crime qui avait faillicoûter la vie à Groza. Quant au gospodar, ma foi, il ne l’a pasvolé : allez seulement parler aux populations terrorisées parce vampire ; vous verrez des femmes allumer des cierges etprier pour le salut du grand haïdouc.

Je l’ai connu enfant et adolescent. Il étaitfarouche mais de cœur tendre. J’avais neuf ans, lui, douze, quand,un jour, comme je courais la poitrine contre le vent, le chien àmes côtés, il me rejoignit, me prit la main et me fit courir bienplus vite. En haut de la côte où nous nous arrêtâmes, essoufflés,le vent soulevait si indiscrètement ma jupe que j’en fus honteusedevant ce beau gamin. Mais, contrairement aux autres, il n’épiaitpas mes jambes nues, il s’occupait de mon chien, et je cessai de mesentir gênée.

Je ne le connaissais pas, je ne l’avais jamaisvu jusqu’à ce jour-là, et m’aperçus qu’il était propre, aussipropre que moi. Cela me fit plaisir, car je n’ai jamais pusupporter la crasse. Pieds nus, jambes nues, comme moi, mais lavéset seulement poussiéreux. Les mains, le cou, le visage fraîchementlavés. Culotte et chemise aussi nettes, quoique rapiécées. Toutcela me plut, ainsi que les yeux bleu franc. Seule la couleurrousse de ses cheveux, cils et sourcils, ne fut pas à mon goût.

Lui, parut également satisfait de ma mise,pareille à la sienne, mais, pour s’en convaincre, son coup d’œilfut bref. Je fus curieuse de savoir d’où il était, et je le luidemandai.

– Du Palonnier, dit-il d’une voix presquemâle, sans me regarder, en caressant la tête de mon mâtin.

On appelait le Palonnier une trentaine demaisons éparses, situées à deux kilomètres de nous, sur la routedépartementale qui mène de Râmnic à Buzeu et se croise en cetendroit avec un chemin vicinal. Je n’étais jamais allée auPalonnier parce qu’on disait que les garçons de là-bas jetaient despierres dans le dos des passants.

– Et comment t’appelles-tu ? Moi, onm’appelle : Floritchica.

– Ton nom est beau, fit-il, en seredressant et me regardant en face ; mais tu es aussi belleque ton nom. Le mien est : Groza… Et je serai un jourhaïdouc.

– Qu’est-ce que ça veut dire :haïdouc ?

– Tu ne sais pas ? Eh bien,c’est l’homme qui ne supporte ni l’oppression ni les domestiques,vit dans la forêt, tue les gospodars cruels et protège lepauvre.

– Je ne les ai jamais vus, teshaïdoucs.

– Tu ne pourrais pas les voir… Ils sonttraqués par les potéras…

– Et potéra, qu’est-ce quec’est ?

– Les potéraches, ce sont les ennemis deshaïdoucs et de la liberté, l’armée qui défend les gospodars pour unsalaire de Juda. Il y a trois ans, j’ai assisté à une batailleentre haïdoucs et postéraches, tout près de nous, dans le bois duCerf. Les haïdoucs ont été battus. Moi, je ne serai jamais battu,quand je serai haïdouc. Mais tu ne diras à personne, même pas à tamère, que je « tiens » pour les haïdoucs. Je ne l’ai pasdit à mes parents non plus. Et, bigre, il le faut bien : lesparents, ce sont tous des bavards, et « les murs ont desoreilles ».

En disant cela, Groza fit un geste de méprispour les murs et les parents. Alors, je vis qu’il tenait, enfiléedans la manche droite de sa chemise, une flûte. Jedemandai :

– Tu joues de la flûte ?

– Si je joue de la flûte !… Maiscela non plus, tu ne le diras à personne.

– Pourquoi ? Ce n’est pas un péchéde jouer de la flûte.

Groza me considéra un instant d’un aircourroucé :

– Non. Jouer, ce n’est pas une impiété,mais le faire savoir à tous, c’en est une, et une grosse… pour quiaime la flûte.

– Tout le monde l’aime…

– Tu es bête, Floritchica. Le monde aimela flûte comme il aime le chien, pour le mettre en laisse, comme ilaime le rossignol, pour le mettre en cage, la fleur, pourl’arracher de là où Dieu l’a fait croître, et la liberté, pour latourner en esclavage. Si tout le monde aimait la flûte comme moi,il n’y aurait plus ni haïdoucs, ni potéraches, ni gospodars, maisseulement des frères. Et des frères, il n’y en a nulle part…

– Comment sais-tu tout cela,Groza ?

– Ah ! ça, tu es trop curieuse… Jete le dirai, à toi, car depuis le temps que je te surveille, je mesuis aperçu que tu es comme moi, toi seule, dans les huit villagesque je connais. Mais tu as besoin d’un daskal[10], etje serai ton daskal. Veux-tu que Groza soit ton daskal, Groza quisera un jour haïdouc ?

– Oui, Groza, je le veux, sois mondaskal. Dis-moi comment tu as appris tout cela.

– Voici comment. J’ai un frère aîné, quia l’âge de se marier, qui est gros et bête. Il joue de la flûte àla hora[11] duvillage et fait danser les sots. Il a eu un chien, qu’il tenaitenchaîné, un rossignol, qu’il avait mis en cage, et les deuxpauvres bêtes sont mortes de chagrin. Alors, j’ai dit à mon frèreaîné qu’il était un âne, un âne qui joue de la flûte. Pour luiavoir dit cela, j’ai reçu une claque si peu fraternelle que ma joueen devint une aubergine. Et il continua à jouer de la flûte pourfaire danser les sots, mit en cage un autre rossignol et enchaînaun autre chien, mais je brisai la cage et jetai la chaîne dans lepuits. Alors, je faillis être assommé : il ne fut plus un âne,mais un vrai potérache, et il le sera, à coup sûr. Moi je seraihaïdouc, et alors je lui ferai « rendre le lait qu’il a sucéde sa mère ». Voilà.

 

Jusqu’au jour où je connus Groza, j’étaisseule. Ma mère m’obligeait à passer mon enfance à broder, les yeuxsur un canevas, chiffon épatant et misérable, qui dévore les plusbelles années d’une jeune fille et qui, à son tour, est dévoré parles mites après avoir émerveillé deux générations d’ignorants.J’entrai en guerre avec ma mère et avec le village ; je passaipour une paresseuse.

Hé, quoi donc ? Mépriser le rayon desoleil qui dépose des taches d’argent sur la routeforestière ? Ne jamais savoir de quelle façon un rossignoltravaille à son nid ? Se priver de la caresse du vent quigonfle la chemise ? Renoncer au murmure du ruisseau quigalope, tout content, vers la rivière ; enfin : restersourd aux appels du printemps, annonçant la vie nouvelle, à ceux del’été, gémissant sous le poids de l’abondance, oublier l’automneriche en mélancolie et vivre sans s’étourdir du deuil blanc del’hiver ? Et pour quoi, ce renoncement total ?

Pour faire de longs essuie-mains enborangic[12], destinés aux pattes d’un mariqui te giflera le visage ; ou de beaux couvre-lits, tout delin et dentelle, pour l’époux-ivrogne qui se jettera dessus avecses bottes crottées ; ou encore, des tapis de laine, épaiscomme la main, pour « l’élu de ton âme », qui dégueulerason vin rouge et sa pastrama[13] surl’année de jeunesse que tu passas à tisser ce joyeux cadeau et àrêver dans l’attente de ce beau jour ? Ô séduisant espoir detoute pauvre enfant paysanne, je suis heureuse que tu n’aies pasété le mien ! Je me suis refusée à tenir mes yeux attachés surla toile, pour le plaisir d’un songe que la vie démentait autour demoi.

Mes yeux, qui auraient dû larmoyer, penchéssur un gherghef[14] je lesai laissés se remplir de la lumière des champs où je conduisais mesbrebis ; je les ai fait scruter le bleu des cieux, le fond desabîmes et le faîte des sapins ; et s’ils ont larmoyé, ce futde la brutalité de mon premier amant : levent !

Le vent ! le vent !

Force amie de l’hommelibre !

Messager qui traverse les espaces avec tonfleuve de pureté ;

Que tu sois le zéphyr qui caresse levisage,

Ou la bise qui cingle les joues,

Ou que tu souffles en tempête pour nousprouver ton cœur ami,

Tu restes toujours la force amie del’homme libre, qui unit les cœurs !

Le vent ! le vent ! Ami del’homme :

Que ton passage soit riche en tendresse,parsemant des pétales en guise de baisers ;

Que tes élans sonnent la trompette, detoutes les colères, de toutes les joies,

C’est toi le messager de ma mélancolie, demon soupir éperdu vers mon ami lointain.

C’est toi le porteur du cri de détresse,de la larme chaude, du rire retentissant !

C’est toi la force amie de l’hommelibre,

Toi : le vent ! levent !

– Sais-tu, me dit un jour Groza,après une course folle dans les champs, sais-tu que le vent afailli devenir autrefois le beau-père du rat ?

– Non, je ne sais pas !

– Oui, le vent fut à un doigt de donnersa jolie fille en mariage à l’animal le plus poltron de la terre,et n’y échappa que grâce à une réplique malicieuse.

» Le rat un jour est allé trouver leSoleil et lui a tenu ce langage :

» – Écoute, astre puissant ! Je suisla créature la plus malheureuse de la terre, éternellement traquépar les hommes, les chiens et les chats, jour et nuit sur lequi-vive, prêt à chaque instant à tomber dans une embûche, et memourant de peur. Et quel est mon crime ? De ronger, parfois, àmes risques et périls, un épi de maïs, ou un fromage.

» – Cela, mon ami, c’est immoral !fait le Soleil, qui n’aime pas les rats.

» – Avec ça ! s’écrie le prétendant.Ignores-tu que les maîtres du monde font la même chose ? Etencore, sans risque ni péril. Seulement, voilà, je me suis aperçuque, pour se mettre à l’abri de tout danger, ils épousent toujoursla fille d’un puissant de la terre et se font protéger par leursbeaux-pères. Eh bien, je me suis décidé à faire comme eux, et jet’ai choisi toi, le plus puissant de tous : donne-moi ta filleen mariage et protège-moi. J’en ai assez de cette vie !

» Le Soleil, pris de panique, éludepromptement :

» – Tu te trompes ! Ce n’est pas moile plus puissant de l’univers !

» – Qui alors !

» – Le Nuage. Tu as bien vu : aubeau milieu du midi, alors que mon désir serait de griller laterre, le Nuage me couvre la figure et je suis fichu. Va, mon ami,chez le Nuage. Demande-lui sa fille : c’est lui le pluspuissant.

» Le rat met sa queue en l’air, file chezle Nuage, lui raconte sa peine :

» – C’est toi, le plus puissant !Donne-moi donc ta fille.

» – Moi ? Moi, le pluspuissant ? Tu veux te moquer de moi !

» – Pas du tout : le Soleil me l’aprouvé, et c’est bien vrai, tu l’obscurcis dès que tu leveux !

» – Je l’obscurcis ? Pour combien detemps ? Le moindre vent, et il ne reste plus rien de moi.C’est le Vent, oui, qui est le plus puissant, sois-en sûr.D’ailleurs, dès que tu lui en parleras, il sera content, il esttrès vaniteux ; mais je te préviens qu’il est également fortinstable dans ses sentiments. C’est un gaillard !

» – Si gaillard qu’il soit, il sera toutde même obligé de me donner sa fille.

» Et voilà le rat chez le Vent, lequel,justement, s’amusait à bercer sa fille dans un hamac. Il lui faitconnaître ses peines et le but de sa visite :

» – Ne me prends pas pour un parvenu,conclut-il, je veux bien continuer à trotter pour gagner mon pain,mais je vois que, sans la protection d’un fort, mon existencedeviendra impossible : tout le maïs, tout le fromage sontaccaparés par les forts ; les faibles se mettent laceinture.

» – Mais tu n’es pas le moins du monde unfaible, s’écrie le Vent. Au contraire, tu es plus fort quemoi !

» – Quoi ? fait le rat, trèsflatté.

» – Vois-tu cet écueil dans la mer ?Avant qu’il soit où tu le vois, il était accroché à cette montagnequi s’avance comme un cap. Il y a quelques milliers d’années, desseigneurs forts mais stupides se mirent à bâtir là-haut un châteaustupide et fort comme ses maîtres. La belle montagne fut dépouilléede son gibier, la mer désolée par ce repaire de pirates, et dehautes murailles enlaidirent le beau paysage. Tu sais que je n’aimepas les entraves à la liberté. J’aime courir et faire tout couriravec moi. Je me mis donc à souffler de toutes mes forces sur ce nidde rapaces. Ils étaient bien accrochés ! Ah ! lesmilliers d’années de peine que j’ai gaspillées à vouloir dispersercette vermine. De siècle en siècle, elle devenait plus nombreuse etplus arrogante ! Pas moyen : le rocher ne bronchaitpas ; à peine, par-ci, par-là, un pan de mur s’écroulait-ilqu’il était rétabli. Navré, époumoné, je me reposais un matin surl’autre rive du détroit, quand, soudain, un fracas formidable meréveilla en sursaut ! La mer se leva comme une muraille etfaillit m’engloutir ! C’était le rocher soutenant le nid despirates qui avait dégringolé de lui-même ! De lui-même ?Pas du tout ! J’accourus, je furetai et je fus vexé deconstater que ce que je n’avais pu faire, moi, en quelques milliersd’années, vous, les rats, vous l’aviez accompli en quelquesgénérations. Tu comprends : ces seigneurs-là avaient entassédans leurs caves toute l’abondance de la terre, et qui dit :seigneurs et abondance, dit : rats. C’est lamême race. Et la race des rats-rats avait si bien fait son devoirpour disputer l’abondance aux rats-seigneurs, que le rocher, creusépar les uns pour nicher, par les autres pour dénicher, avait finipar s’écrouler !

» Voilà pourquoi je te disais tout àl’heure que tu es plus fort que moi ! Retourne-t’en donc, monami, épouse une fille de ta race, et sache que Dieu a si biendistribué la force parmi ses créatures, qu’avec un peu de modestietout le monde pourrait s’en trouver satisfait !

*

Groza devint bientôt l’âme de mes jours, etj’eus la joie de m’apercevoir que j’étais son unique amie. C’estque nous nous rendions compte d’un fait qu’aucun enfant de lacontrée ne remarquait, d’un fait inaperçu de nos aînéseux-mêmes : c’était la bassesse de cette vie paysanne,entièrement faite de travail esclave et de plaisirs mesquins. Auxépoques des grands travaux d’été : se plier, depuis l’aube àla nuit, sur un champ dont la récolte allait, aux trois cinquièmes,remplir les greniers de notre maître ; de l’automne auprintemps : se courbaturer sur le métier dont l’interminabletissu devenait un fruit défendu qu’il fallait toujours conserverpour l’avenir ; ou bien, passer de longues et ennuyeusessoirées à bavarder dans les clacas[15], tout en égrenant le maïs, enécossant les haricots, en cardant la laine chez un voisin ; enconfectionnant le trousseau d’une amie sotte et fière de seschiffons. Pour tous plaisirs, la hora bête du dimanche, où l’ons’ennuie au bout d’un quart d’heure de danse monotone ; oubien l’entretien, à la fontaine, avec un amoureux qui parle dechoses vagues avec un but précis.

Une aversion innée nous éloigna, Groza et moi,et de ces travaux et des plaisirs qui les récompensaient. Mais onne s’écarte pas impunément de la vie imposée par la médiocrité. Dèsque notre entente fut remarquée, nous devînmes la cible de toutesles railleries, l’objet de toutes les haines. Car on a beau ne pasgêner la médiocrité, s’effacer sur son passage, elle ne tolèrepoint qui se distingue d’elle : elle ne s’accorde qu’avecelle-même, ne supporte que sa peau.

Hé ! mon Dieu ! Nous nerecommandions à personne de vivre notre vie, nous ne priionspersonne de nous faire des soirées de claca. Groza, à dix-sept ans,avait sa charrette et son cheval, gagnés à la sueur de son front.C’était, en ce temps-là, l’instrument qui délivrait l’homme dutravail mercenaire et lui donnait une apparence de liberté. Mon amiportait, deux fois par semaine, au marché de Buzeu, le produit denotre travail commun : laine, fromage, agneaux, blé, légumes,œufs, fruits, volaille, selon la saison.

Cette tendre solidarité entre deux enfants quise refusaient de baiser la main d’un pope complice du boïar, ainsique d’ôter la caciula[16] aupassage de tout valet de la « cour », fut considéréecomme un crime non seulement par les intéressés, mais par ceux-làmêmes qui, étant serfs eux-mêmes, auraient dû suivre notre exemple.On nous accusa de concubinage précoce. Pourtant, quoique trèsdéveloppée pour mes quinze ans, je n’étais qu’une gamine, et Grozad’une pureté vraiment enfantine. Nos escapades dans les bois, noslongues absences du village, furent, pour les méchants, autant desubterfuges libertins.

Ce n’était qu’une belle existence créée detoutes pièces par nous-mêmes, une île ensoleillée au milieu d’unocéan de ténèbres : ce furent les années où Groza m’apprit àjouer de la flûte et à goûter avec mon intelligence cette naturesauvage que je sentais seulement avec le cœur.

Quand, dans ces fourrés de bouleaux et depins, ses doigts consentirent pour la première fois à modulerdevant moi nos doïnas[17]enchantées, il m’apparut comme un Fât-Frumos[18] de légende. J’oubliai son blondfadasse, j’oubliai mon orgueil, je me roulai à ses pieds et je lesembrassai.

Doï-na, doï-na, chant suave !

D’écouter ton harmonie

Qui pourrait se départir ?

Doï-na, doï-na, hymne de jeu !

À t’entendre dans nos plaines

Le cœur reste pétri d’amour !

Seigneur tout-puissant ! Je suis certaineque tu commenças ton œuvre et la réalisas en jouant de la flûte auxéléments amorphes ! Car, sous la poussée de ce fleuve d’élogesenchanteurs, pour peu que le mystère des ténèbres ait caché unrudiment de ton génie insurpassable, l’Univers qui sortit de tesmains devait fatalement ressembler à un chant miraculeux.

Ce fut également pendant ces années-là quej’appris à lire et à écrire le grec. Et c’est à Groza encore que jedus cette acquisition.

Il s’était instruit dans cette langue à l’insudu village et grâce à ses voyages à Buzeu.

– Veux-tu, me dit-il un jour, apprendrele grec ? Notre langue n’a pas d’écriture à elle. Pour pouvoirlire et écrire, il faut choisir entre le slave et le grec. Moi,j’ai appris le grec, et maintenant j’ai « quatre yeux ».Fais comme moi. Tu connaîtras des choses inouïes !

– Je le veux bien, mais où ?Comment ?

– Par le fameux chantre Joakime, del’Église d’un seul Bois, à Buzeu. Il est mon ami, quoiqueles mauvaises langues l’accusent d’être un satyre. Je n’en croisrien, et tu n’en croiras rien non plus. Il est vrai que le chantreJoakime est un homme qui fait peur à voir et à entendre. Mais seulsles imbéciles n’ont pas en eux de quoi faire peur. D’ailleurs ilreste victorieux et admiré malgré les médisances. Je lui parle detoi depuis longtemps ; il a accepté avec joie ; il seracontent d’avoir une amie, car il est comme nous : il n’a pasd’amis.

Le dimanche suivant, beau jour de printemps,je montai dans la charrette de Groza. Il était fier de son cheval,belle bête, vraiment, et moi fière de Groza, qui conduisait enmaître et se tenait immobile, comme un homme âgé.

Nous étions tous deux endimanchés ;lui : bottes vernies, chemise de borangic, cojocfleuri et caciula tzourcana ;moi : robe blancheavec fottas[19] brodéesà la main, illik et pantoufles de velours chargées dedessins aux couleurs vives, tête nue. Nous étions beaux comme dejeunes mariés.

La nature qui s’ouvrit devant mes yeux sur ceparcours de sept lieues, inconnu de moi, me parut aussi belle quenous autres et, elle aussi, comme endimanchée. C’était mon premierlong voyage et je ne cessais de m’extasier sur ces coteaux parés devignes, ces forêts inconnues, ces rivières et ces ruisseaux, cesroutes tortueuses et même ces oiseaux et ces bêtes, surgissant,choses et êtres, comme des séries de rideaux qu’une main invisibleeût successivement levés à notre approche.

Je me tenais assise sur le coussin à côté demon ami, qui se taisait. Mais lorsqu’il parla – sur le flanc d’unecolline déserte –, ce fut pour implanter dans mon âme le germe desa révolte innée, mûre, prête à éclore :

– Tout ce que tu vois et qui te plaîttant – dit-il en faisant tournoyer son fouet par-dessus nos têtes–, toute cette belle terre, large et longue, doit être à nous tous,car nous venons au monde nus, et elle s’offre à nous pour latravailler et jouir de ses fruits. Elle n’est pas à nous. Il fautqu’elle le soit. Nous devons l’arracher aux mains qui la détiennentsans la travailler. Il le faut !

C’est tout ce que Groza m’a jamais dit de laservitude de la terre sous les gospodars. J’ai alors compris qu’ilserait un haïdouc un jour, car les haïdoucs étaient seuls à ne paspenser comme tout le monde. À entendre le monde, Dieu voulait qu’ily eût des serfs et des gospodars, des pauvres et des riches, desfouettés et des fouetteurs ; mais les haïdoucs passaient surcette volonté de Dieu, n’allaient plus dans ses églises, et seretiraient dans les forêts, d’où ils sortaient pour de foudroyantesincursions sur les biens des tyrans, et même sur ceux des églises,pillant, tuant et secourant.

Buzeu, ville capitale du département,m’apparut comme une fille qui ne fait que s’endimancher. Il y avaitdeux rues coquettes, pareilles à deux sourcils peints. La boue etla poussière en étaient soigneusement écartées ; partout lesol était recouvert de bois. Les boutiques, alignées les unes àcôté des autres, avaient des devantures à grandes vitres, derrièrelesquelles on pouvait admirer les étalages : dans l’un, desouvrages de provenance indigène ; dans l’autre, des soieriesétrangères de haut luxe ; plus loin, une exposition d’armesaux ciselures fastueuses ; ailleurs, du tabac aux longs filsde soie dorée, éparpillé entre les tchibouks[20] etles narguilés de Stamboul. Des magasins remplis de tapis. D’autresexhibant des icônes, des encensoirs en argent massif, des étoles,des bonnets de prêtres, des livres saints. Dans une infinité deboutiques on servait à manger et à boire ; descafanas étaient bondés de gens qui dégustaient un caféaromatique, fumaient des tchibouks et conversaient en plusieurslangues.

Tous ces locaux portaient des enseignes auxnoms divers et appropriés, tels que : À la Paysannebuzoïenne ; Au Cachemire d’or ; À l’Arquebuse deDamas ; Au Tapis d’Ispahan ; Au Tchibouk du Vizir ;L’Auberge de la bonne arrivée ; À l’Encensoir d’Argent ;Cafana du Petit Bey, etc.

Groza abandonna la charrette dans l’écuried’une auberge moujik de la périphérie. L’accès des voies pavéesétait défendu aux charrettes pauvres ; seuls les carrosses ypouvaient pénétrer. Intimidés par ces richesses, et très mal ànotre aise, nous circulions, admiratifs, au milieu des promeneursinfatués qui allaient et venaient, parlaient, égrenaient de grosrosaires d’ambre et nous dévisageaient comme si nous eussions étédes veaux à deux têtes. La plupart de ces boïars étaient vêtus ducafetan et de l’ichelicornés des plus beaux dessins ;d’autres avaient une mise qui ne se portait que dans les pays dusoleil couchant. Ces derniers étaient plutôt de jeunes fils deboïars, revenus des universités étrangères ; ils portaient lesmoustaches rasées et des lorgnons à un seul verre, ce qui me fitcroire qu’ils étaient devenus tous borgnes à force d’étudier.

De femmes, peu, mais divinement belles,savamment fardées, toutes têtes nues, les cheveux lissés en arrièreet descendus sur les tempes, légèrement voilées de gazes fines ettransparentes, corsages extrêmement serrés à la taille et robeslarges, énormes, vraies cloches rasant le sol. Elles se traînaient,langoureuses, aux bras de leurs époux et parlaient du nez avec desvoix de perroquet.

– Ici, me dit Groza, on ne peut entrernulle part sans avoir dans sa bourse autant d’argent que nous engagnons en un été. Pour que ces gospodars et leurs famillespuissent vivre dans de telles villes, comme dans les autres plusgrandes encore, il faut que nous autres les serfs nous leur enfournissions les moyens. C’est pourquoi ils ont des potéraches quiles défendent, eux, et nous obligent, nous, à travailler pour leurbonheur. Moi, je ne veux pas être serf. Je serai bientôt haïdouc.Alors nous tous, les haïdoucs, nous soulèverons les villages etmettrons fin à l’injustice.

L’Église d’un seul Bois était faite,disait-on, d’un seul, d’un unique chêne, depuis le toit jusqu’auvoile de l’autel.

C’était l’heure de la grand-messe, un peuavant midi. Sur le coup nous n’osâmes y entrer, car l’accès decette maison de Dieu, tout comme celui des boutiques richementachalandées, n’était permis qu’aux gospodars.

Cabriolets, équipages, chevaux de cavaliers,cochers, valetaille, attendaient, dans un pêle-mêle pittoresque, lasortie des maîtres. Ceux-ci priaient dans une église à eux seulsréservée (fût-elle modestement « d’un seul Bois »), demême qu’ils allaient se débaucher dans des maisons à leur seulusage, hypocritement appelées « chaumières ».

Nous attendîmes la fin du service religieux etle départ de ces bons chrétiens qui atténuaient les commandementsdu Christ en accaparant la terre. Ils sortirent avec des figures decharcutiers dévots et montèrent dans leurs véhicules au milieu dela frayeur que leur apparition, au son des cloches impériales,provoquait dans les rangs de leur fourbe domesticité. Nous nousglissâmes derrière cet apparat pompeux et, nous tenant par la maincomme des coupables, Groza et moi pénétrâmes dans l’église vide, oùl’odeur du musc, laissée par les vêtements libertins, luttaitvictorieusement avec l’odeur de l’encens.

Ici, ma stupeur fut bien plus grande que celleque j’avais éprouvée devant les magasins luxueux. Quelle différenceentre la pauvreté de l’église de notre commune et la richesse decelle-ci ! Elle était aussi royalement achalandée que lesboutiques.

Sous la projection des vitraux peints,j’aperçus tout d’abord le voile sombre de l’autel, lourd demoulures et de sculptures. Au milieu et tout en haut, un Dieutriomphateur, rayonnant de santé malgré sa barbe blanche, soupesaitdans sa main gauche une terre ignoble qu’il avait faite à sonimage, alors que, de son index droit, il nous menaçait de je nesais quelle punition. Sur les deux battants de la porte de l’autel,les saints apôtres Pierre et Paul, aussi bien portants que leurmaître, faisaient office de geôliers, le premier soutenant l’usinechrétienne, le second portant les clefs du paradis orthodoxe. Puistoute une galerie de saints aux regards de policiers, martyres etgendarmes de l’Église, dont les vêtements étaient d’argent et d’ormassif ; deux rangées de fauteuils richement sculptés, portantchacun, gravé sur le dossier, le nom de l’heureux paroissien ;trois lustres suspendus au plafond, deux candélabres brûlant devantle Christ et la Vierge et deux grands chandeliers placés devant lesstalles – tous, chargés de cierges pure cire, et dont plusieurs,m’étonnant par leurs dimensions, me firent croire que les péchés deceux qui apportaient de telles offrandes devaient être enproportion.

Groza me laissa un instant au milieu de cetarsenal chrétien et alla frapper à la petite porte de la sacristie.Le chantre Joakime apparut. C’était un homme dans la quarantaine,trapu, chauve, gros yeux hors des orbites, face joviale, cougonflé.

– La voici, notre amie Floritchica, ditGroza, me montrant de loin au chantre.

Celui-ci se cabra sur ses jambes courtes etresta un instant comme interdit. Sa face de jouisseur sacerdotalflamboya sous l’envahissement d’une lumière orange. Il leva lesbras vers le ciel et lança ce mot grec avec une force qui fittrembler les vitraux :

– Evloghimèni ! (ce quivoulait dire : bénie).

J’eus peur et envie de me sauver, mais je visGroza me sourire et cligner de l’œil. Le chantre continua, etquoique ma peur grandît à mesure, mon plaisir d’entendre cettevoix, qu’on affirmait une des premières du pays roumain, me retintsur place :

– Soient bénis tes yeux humides !Bénies, tes lèvres humides ! Et qu’elles soient bénies, toutesles humidités de la terre qui font croître de telsfruits !

Je me sentis rougir devant la bénédiction detant d’humidités, mais Joakime parla aussitôt de sécheresse. Ilchanta, sur le « huitième ton » :

– Car ce sont, ô Seigneur, teshumidité-é-és qui font supporter la séchere-e-esse à ta ter-re, monSeigneur tout-puissant !

Groza lui mit la main sur l’épaule etl’arrêta :

– Laisse maintenant tes faux psaumesfarcis d’humidité et de sécheresse et fais-lui épeler l’alphabet.Tu oublies que nous ne couchons pas à l’Auberge de la BonneArrivée, mais dans nos chaumières.

Le chantre le considéra une seconde aveccandeur, puis repartit de plus belle :

– Auront plus chaud, ceux qui coucherontensemble dans une chaumiè-è-re, que celui qui couche seul dans unpalai-ai-ais !

– Mais nous ne couchons pas ensemble,espèce de fou ! s’écria Groza.

– Ri-i-ivi-è-è-re, va-a-a-aufleuve ! Fe-em-me et ho-om-me vo-ont…

– … Vont au diable ! hurla mon ami,secouant le chantre par le bras. Veux-tu ou non lui enseignerl’alphabet ? Tu me l’as promis !

– Oui, fit Joakime, s’approchant de moicomme un somnambule, oui, j’ai promis et je commence.

Puis, me fixant dans les yeux avec le regardle plus honnête du monde :

– Floritchica ! Colombe noire !Prononce exactement comme tu m’entends prononcer : Al-pha…Vi-ta… Gam-ma… Delta… E-psilonn…

J’épelai, après lui, sans aucune crainte,jusqu’à la fin de l’alphabet.

– Ehtatos ! Ehtatos !se mit-il à crier, en grec. Un seul défaut, une petite bagatelle,qu’il faut corriger ; ce sont ces trois lettres difficiles àarticuler gamma, dzêta et thita. Pour le gamma,il faut faire de la gorge comme lorsqu’on se gargarise. Pour ledzêta, imiter le bruit que fait la bise. Quant authita, c’est pareil au sifflement du jars en colère.Prononce donc et fais-moi voir ta bouche pendant ce temps. Je t’yaiderai.

Je prononçai. Il regarda, de près, ma bouche,et toucha du doigt mon menton. Mais, comme sur le coup d’unebrûlure, nous le vîmes se retirer brusquement et parcourir toutel’église en se lamentant, les deux mains réunies sur sacalvitie.

– Pauvre de moi ! Pauvre demoi ! Cette bouche, c’est la source même d’où les anciensdieux ont tiré leur nectar enivrant ! C’est la bouche créée,non pas pour épeler un alphabet, mais pour distribuer la vie et lamort ! C’est sûrement de cette fillette que le sage extatiquea dit : Ma colombe, qui te tiens dans les fentes durocher, dans les cachettes des lieux escarpés, fais-moi voir tonregard, et fais-moi entendre ta voix… Oui, ton regard, tavoix… et ta bouche aussi, il aurait dû dire. Mais, ô Salomon, àquoi bon avoir un cœur qui demande à entendre et à regarder ceschoses copieuses lorsqu’on est aussi informe qu’une marmotte ?Et de quoi suis-je fautif, si mon cœur est placé à ma gauche,comme celui du fou, et non pas à ma droite, comme tudis qu’est placé celui du sage ? Ô Dieu ! tu connaisma folie, et mes fautes ne te sont point cachées.

Sur ce, Joakime revint vivement à moi et medit, avec des paroles tranchées et ciselées à la manière desnobles :

– Cori mou ! Coritzakimou[21] ! Ne me fais pas l’injurede me croire vulgaire ! Ma folie n’est pas dangereuse et monpéché n’est que dans la parole ! C’est tout mon crime… Ne meprive donc pas du spectacle de ta grâce. Maintenant, va,« bien portante », et reviens-moi « bienportante ». Je t’enseignerai le grec avec la compétence del’érudit et le désintéressement de l’ami. Et tu seras armée d’unglaive que peu de gens sont capables de manier.

J’embrassai le chantre sur les deux joues etlui dis :

– Joakime, tu es le premier homme quej’embrasse de ma vie.

*

Pendant une année entière, le chantre del’Église d’un seul Bois m’enseigna le grec et biend’autres choses, maître tantôt poli, presque pudique, tantôtécervelé, audacieux, presque fou. Néanmoins, son tempérament merévéla des coins de nature humaine dignes d’intérêt, et comme maraison et mon caractère étaient tout autres que ceux des jeunesfilles de mon âge, je me prêtai gentiment à tous ses désirs,d’ailleurs inoffensifs, rien que pour le plaisir de vérifier si sapureté était vraie, ou bien un masque trompeur.

Elle était vraie.

Mes leçons avaient lieu deux fois par semaine,et toujours dans l’église vide, après la messe de onze heures.Groza y assistait souvent. Parfois il nous laissait seuls. Mais quenous fussions seuls ou en sa présence, Joakime était le même homme.Sachant que sa voix de chantre me faisait autant de plaisir sinonplus que l’enseignement du grec, il commençait régulièrement saleçon par une explosion d’hymnes célestes qui se déversaient surmon âme comme une cataracte de lumière. Il était inépuisable encantiques, en psaumes, en improvisations, aussi bien qu’enmodulations vocales. Sa sincérité allait jusqu’à l’inconscience,comme ce fut le cas le jour où, après avoir chanté en arpentantl’église du seuil à l’autel, il m’oublia et s’en fut dans lasacristie, où je le trouvai en pleurs. Mais cette sincérité avait,également, des saillies bien embarrassantes pour moi, car parfois,sans interrompre la leçon, tout en me regardant avec ses bons yeuxde bœuf, il me posait la main sur le ventre, ou sur les seins, ens’excusant ainsi :

– Je n’ai jamais mis ma main sur deschoses si agréables et je ne veux pas mourir sans connaître lachaleur de ces choses. Floritchica, permets-le-moi ! Tous lesidiots connaissent cela sans l’apprécier, alors que moi, jel’apprécie sans le connaître ! Tu me rends heureux à peu defrais. Bientôt tu te gaspilleras sans le bénéfice de l’estime. Etne crains pas que j’aille plus avant dans ce bonheur, car sil’Ecclésiaste a raison de dire que la fin d’une chose vautmieux que son commencement, il n’est pas moins vrai que, dansla vie, bien des commencements l’emportent sur leurs fins. Il estvrai aussi que, pour cela, il faut voir la vie avec d’autres yeuxque ceux de l’Ecclésiaste.

Je lui permis ce bonheur, m’attendant toujoursà ce qu’il allât plus loin. Il n’en fut rien. Non seulement il neme demanda pas davantage, mais il ne revint même plus à ce plaisir,l’oublia, n’en fit plus aucun cas. Cependant, instruite depuislongtemps dans les mystères de la vie animale et dégoûtée dumensonge volontaire qui s’étalait autour de moi, je me suis demandésouvent si j’aurais dû marchander un article si ordinaire à unhomme qui me faisait vivre des heures à ce point uniques qu’ellesne sont jamais plus revenues dans la suite de mes jours. J’auraisvoulu lui prouver ma reconnaissance, lui faire un présent, luilaisser un souvenir qui me rappelât à sa mémoire. Mais,disait-il :

– Quoi ? Un panier d’œufsfrais ? Des poulets ? Un pot de beurre ? Unedonitza de miel ? Ma maison en regorge !Pourrais-tu m’offrir un saint au nimbe d’or massif, ou un chapeletaux grains de l’ambre le plus rare ou encore un narguilé luxueux deSmyrne, que je n’en voudrais pas. Les gospodars qui aiment ma voix,Dieu sait pourquoi, m’accablent de ces fadeurs-là. Ce que jevoudrais, ce qui me rendrait mortellement heureux, ni toi ni leSeigneur ne pouvez me l’offrir : ce serait un corps, un visageplus dignes de ma voix et de mon cœur. Ils me permettraient devivre la vie faute de quoi j’agonise dans cette carcassed’âne ! Cela, Dieu n’a pas voulu me le donner ; il n’apas voulu donner au rossignol le plumage du paon ; peut-êtreil a bien agi, car, dit-on, si le porc avait des cornes, ilbouleverserait la terre.

Tel était l’homme que je découvrais dans lechantre Joakime, objet de tant de calomnies. Au milieu de l’été quisuivit cette année d’enseignement, je devais connaître en lui unautre homme, et cette révélation fut une surprise incroyable aussibien pour la ville que pour moi, pour Groza lui-même.

J’avais maintenant près de dix-sept ans. Etbelle comme vous le voyez. Cette beauté m’attira, entre autresassiduités, celle du fils de notre gospodar Bolnavul, propriétairede vingt mille hectares de terre et de bois, ainsi qued’innombrables haras et troupeaux de bétail. Pour ce monsieur àlorgnon borgne, fraîchement rentré de ses études, je n’étais qu’unejolie brebis à deux jambes, facile à croquer, heureuse, peut-être,d’avoir excité un appétit si auguste. Il était loin d’imaginer lamoindre résistance de ma part. Il était quelqu’un ; moi,j’étais quelque chose qui se tenait debout par hasard et devaits’allonger au premier signe du maître. Et ses études avaient été sivaines qu’il ne trouva rien de mieux que de commencer parm’insulter.

Un dimanche de cet été, décisif pour le sortde Groza, le coconacheManolaki, ainsi que l’appelaient sesesclaves, apparut à la hora du village, accompagné de sa sœurcadette et conduisant lui-même le superbe cheval attelé à leurcabriolet. Il venait là, lui, notre Seigneur de demain, pourassurer sa popularité, et aussi pour inspecter l’autre troupeau,celui qui fournit la chair à plaisir. Souverain absolu par la grâcede Dieu et l’imbécillité des hommes, il affecta aussitôt unegouaillerie du plus mauvais goût. Sa sœur, aussi sotte que lui,n’en fut pas vexée, et la populace la reçut comme la manne. Lesvieux levèrent les caciulas, découvrant leur belle chevelureargentée ; la jeunesse se borna à continuer sa danse, maisavec un entrain de parade, pour plaire aux nobles visiteurs, tandisque le pomojnic[22], créature servile quiescortait son maître, se répandait en platitudes grossières. Surson ordre, le cârciumar[23] versa àboire plusieurs okas[24] de vin,et les buveurs souhaitèrent aux généreux hôtes « santé etlongue vie ». Puis ceux-ci descendirent et trinquèrent à laronde avec les danseurs, laissant la voiture sous la garde d’unjeune paysan.

C’est à ce moment que, profitant de leurabsence, je quittai Groza un instant, en dépit de son conseil, etallai caresser un peu la belle bête qui traînait ce fardeau humain.J’aimais trop les beaux chevaux pour pouvoir résister au plaisir depromener ma main sur l’encolure de celui-ci. Je payai cher ceplaisir, car je fus surprise par le retour inattendu des deuxsangsues et obligée d’accueillir leurs propos. Ces propos allaientà ma belle mise et à mon amour pour les chevaux ; ils nefurent pas désobligeants ; mais le coconache ne s’en tint paslà ; il crut me combler en jetant à mes pieds, du haut de sonsiège, une pièce d’or destinée, disait-il, à des plaisirsinnocents. Je couvris ma face de mes deux mains et m’enfuis,laissant le galben[25]là où ilétait tombé, à la stupéfaction des serfs et de leur maître.

Étendu sur l’herbe, loin de la hora, Grozan’apprit l’événement que par l’effervescence qui se produisit parmiles paysans après le départ du boïar. Il accourut chez nous et metrouva en sanglots. Je versai mes premières larmes de douleur.

D’autres devaient suivre sous peu.

La résistance sincère de la femme est sanseffet sur les désirs de l’homme vulgaire. Il ne sait pas oùfinissent les embarras de la femmelette et où commence le dégoûtprofond de la dignité féminine. Tout est permis à cette brute quimaîtrise la terre.

En deux mois, cet animal essaya quatre fois deme convaincre que ma raison d’être était de servir à ses bonsplaisirs. Les quatre fois, je me suis détournée en crachant à sespieds. Alors il en vint à la violence. Il rencontra le bras deGroza et son gârbaciu[26].

Je gardais maintenant cent cinquante brebisenviron, dont un tiers appartenait à mon ami d’enfance, les deuxautres tiers à ma mère et à moi. J’étais heureuse, quoiquepréoccupée du servage qui s’appesantissait autour de nous etinquiète de l’apparition de ce monstre. Je savais que tôt ou tard,il se jetterait sur moi comme l’épervier sur la volaille. Groza memunit d’un pistolet et d’un petit poignard, que je tenaisdissimulés à ma ceinture. Pour plus de prévoyance, il venaitlui-même du Palonnier passer une ou deux heures avec moi tous lessoirs et m’aidait à rentrer les troupeaux. Beaux jours d’amitiétendre, partagée avec nos trois chiens, égayée par nos cœursgénéreux, embrasée par nos espoirs, bercée par nos flûtes, que vousme semblez loin aujourd’hui !

Un soir d’août flamboyant de rayons dorés, lemalheur arriva. Le coconache était seul, à cheval. Dédaignant laprésence de Groza, il s’adressa à moi seule, me donna le bonsoir,et me demanda :

– Es-tu moins méchanteaujourd’hui ?

Je ne lui répondis même pas et m’éloignai, enlui tournant le dos. Groza, qui se tenait au bord d’une mare, semit aussitôt à fouetter la surface de l’eau avec son gros gârbaciu.Je devinai qu’il voulait endurcir la corde pour mieux envelopperles reins du visiteur effronté. Une volupté me gonfla la poitrine àl’idée de me savoir tout à l’heure vengée par un ami fort etcourageux, mais mon esprit, étourdi par la colère, ne se posaaucune question sur les suites d’un acte aussi épouvantable.

Le boïar descendit de cheval, l’abandonna etvoulut me suivre à pas lents. Groza surgit au-devant de lui, droitcomme un sapin et calme comme un sage. L’autre était aussi droit,mais guère calme ; tout son sang lui monta auvisage :

– Que veux-tu ?

– Rien… dit Groza, seulement savoir ceque tu veux, toi…

Pris de rage de se voir tutoyé par un moujik,le malheureux porta la main à son pistolet. Il fut, en un clind’œil, jeté à terre, désarmé, et avant qu’il eût le temps de seramasser, Groza était déjà à califourchon sur le coursier de notremaître. Ce qui se passa ensuite me donna la mesure de la haine quicouvait dans le cœur de mon ami. Au lieu de s’enfuir, comme je lepensais, il se mit à flageller le coconache en lui cinglant depréférence la tête, avec la mèche en cuir de son gârbaciu humide,le chassant de-ci de-là par la campagne solitaire, dont le silenceétait déchiré par les cris du fouetté, s’acharnant à lui meurtrirle corps, alors même que celui-ci n’était plus, sur le sol, qu’unemasse saignante et inanimée.

Groza me rejoignit au galop du cheval. Cen’était plus le même homme. Sa face, élargie et immobile, me parutinerte comme du parchemin. Les yeux, injectés de sang, n’avaientplus rien d’humain. Les veines du cou menaçaient d’éclater. Lalèvre inférieure pendait, encore lourde de colère. Sa voix,également, n’était plus la même, lorsqu’il me dit :

– J’ai bu ma première gorgée devengeance. C’est aussi rafraîchissant que l’eau froide qu’on avalelorsqu’on est grillé par la fièvre. Maintenant, Floritchica, je tequitte pour toujours : je pars en haïdoucie. Je ne serai passeul : sept gars, tous de ce Palonnier à la renommée mauvaise,m’accompagneront. Ce ne seront pas des amis au cœur riche detendresse, comme toi et comme notre bon Joakime, et j’en suistriste ; ils sont vindicatifs, assoiffés de vie sauvage ;ils connaissent les forêts comme moi-même et sont prêts à se jeterau feu sur un signe de moi. Nos préparatifs sont achevés. Demain àl’aube nous nous trouverons dans le bois du Cerf, derrière le« rocher incliné ». Viens me trouver. Là, je te parleraiplus longuement de ce qui te reste à faire. En ce moment j’ai hâted’aller à Buzeu avertir Joakime et l’embrasser pour la dernièrefois.

Puis, me montrant sa première victime, ilajouta :

– Le fauve n’est pas mort et je ne tenaispas à ce qu’il le fût. Je veux que ce beau monsieur se souvienne demoi, son existence durant, toutes les fois qu’il présentera sagueule devant un miroir : je la lui ai bien arrangée !Son cheval, je le garde. Ceux dont mes compagnons auront besoin,nous irons les chercher dans les haras de son père.

Il faisait presque nuit… le troupeau,éparpillé par la course à l’homme de Groza, bêlait à soulever lesmontagnes. Mon ami en fit le tour à cheval, le rassembla et m’aidaà le rentrer. Et le cœur gros de cet événement, comme étrangère aupays et à mes moutons, je me séparai ce soir-là de Groza enm’accrochant au cou de mon chien favori.

Pendant la nuit j’ai beaucoup pleuré.

 

Le lendemain, à l’aube, j’allai au« rocher incliné ». Groza et ses sept compagnons étaientdéjà là. Il y avait en plus un gros marchand de bétail de Buzeu etJoakime. Me montrant le marchand, Groza me dit :

– Floritchica, comme mesure deprécaution, j’ai eu l’idée d’appeler cet ami-là. Je te conseille delui céder le troupeau de brebis. Ma part, je l’ai déjà encaissée.Le reste, si tu veux le lui vendre, il s’engage à te le laissertant que tu voudras, pour en vivre. Au cas où nos persécuteursvoudraient toucher à ton bien, tu n’aurais qu’à dire qu’il net’appartient pas, que le troupeau est la propriété dubaciu Zamfir.

J’acceptai de bon cœur. Le baciu s’en alla,bonhomme équivoque, mais sûrement utile. Et voici arrivé le momentde la séparation définitive, où j’ai regardé pour la dernière foisl’ami le meilleur de ma vie. Ses yeux en furent baignés de larmes.Sa voix étranglée d’émotion permettait à peine l’expression de laparole :

– C’en est fini, Floritchica, de notrevie… Nous avons été des amis vrais… comme le chien seul saitl’être. Tu ne retrouveras jamais un Groza, et moi, jamais uneFloritchica ! Quel dommage que la femme ne soit pas faite pourvivre la vie de haïdouc ! Ah, sentir ton amitié et ta haineprès de moi, là-haut, dans les montagnes, dans la forêt, non, Dieune l’a pas voulu, nous serions devenus fous tous lesdeux !

« Reste donc, mais écoute ceci : lehaïdouc n’est pas celui-là seul qui va dans la forêt. En ville,parmi les gospodars, on peut être aussi bien haïdouc et révolté quel’homme qui vit « dans le cerveau des monts », mais àcondition d’être faux avec les grands et sincère avec les opprimés.Tu sais être fausse et sincère : va donc, tâche d’aller aumilieu des loups, hurle avec eux, observe leurs habitudes, connaisbien leurs faiblesses et après, tire-leur dans le dos et fais dubien au peuple, venge-le ! Autrement dit, aide-moi ! Tues plus intelligente que moi, plus fine, plus rusée, et belle femmepar-dessus tout. Fais donc comme moi : sacrifie ta jeunesse,comme je sacrifie la mienne ! Le peuple est laid et lâcheparce que tout ce qui se lève de son sein devient laid et lâche.Les bons ne se lèvent jamais. Jamais, depuis leZapciu[27] Janco Jiano et leslugerJudor Vladimiresco, l’un, boïar de cœur, l’autre,paysan de cœur, tous les deux haïdoucs et révoltés, tous les deuxtraîtreusement assassinés, aucun homme ne s’est levé du peuple quepour mieux l’asservir. Les quelques haïdoucs qui sévissent par-cipar-là ne sont que des révoltés à vue étroite, et on parle d’euxcomme de chapardeurs. Ils auraient besoin eux-mêmes d’un chef quiélargît leurs champs d’action. Il faut frapper haut ! Et nonseulement les Grecs et les Turcs, mais aussi, mais surtout le boïarroumain. Si on peut excuser l’étranger de sucer le sang de notrepays, comment excuser le gospodar qui se fait l’instrument del’oppresseur du dehors ?

» Voilà. J’ai attendu ce jour pour tedire dans quel but je t’ai poussée à apprendre à lire et à écrire,chez Joakime, et dans quel but je l’avais fait moi-même : leslivres nous enseignent ce que notre intelligence seule n’est pascapable de nous faire pénétrer. Il faut connaître le passé et leprésent, pour savoir quoi désirer dans l’avenir. Travaille donc,pour cet avenir meilleur. On n’apprend pas le grec pour garder lesbrebis. Fais ce que ta tête te conseillera. Tu es assez maligne.Avec un cheveu de sa chevelure, une femme peut pendre un tyran.D’un doigt posé sur une bouche, elle peut le faire parler ou taire.Sois cette femme-là ! De l’or, je t’en donnerai bientôt.

» Je quitte, maintenant, cette région.Nous allons dans les domaines de Braïla, vers l’embouchure du Buzenet du Sereth, où je dois me rencontrer avec Cosma. Mais je netravaillerai pas avec lui. De lui, j’ai certaines choses àapprendre. Pour le reste, je veux en faire à ma tête. Aussi, quelque soit le jour où tu auras besoin de moi, tu t’adresseras aucârciumar Ursou, qui tient taverne à la sortie de Vadeni, versGalatz. Et si tu veux venir habiter de ce côté-là, ce sera encoremieux. La potéra sera ce soir ici. Elle ne peut rien contre toi.Quant à moi, elle n’a qu’à venir me chercher.

 

Pendant que Groza me parlait, j’examinais unpeu les mines de ses compagnons ; oui, comme il l’avait dit,c’étaient des hommes farouches, décidés, peut-être fidèles, maisrien de plus. Oh ! tendresse, tendresse ! Si tu régnaisdans le cœur de l’homme, la révolte serait un mot incompréhensible.Pauvre Groza : je le plaignis de ne le savoir entouré qued’hommes révoltés, d’hommes uniquement révoltés. Haïr, c’est bien.Aimer, c’est mieux. Seul celui qui sait haïr et qui peut aimerconnaît la valeur tout entière de la vie !

Heureusement pour Groza, l’amour veillait. Ilétait tout près de lui, et cependant personne ne le savait.

Je remarquai que Joakime avait une drôled’attitude. Affublé d’une ghéba[28] longuejusqu’aux chevilles et d’une caciula tzourcana qui lui tombaitpresque sur le nez, il tenait sous le bras une grosse boîte enébène, lourde, selon les apparences, car il la changeait de bras àchaque instant. Son visage, d’habitude enluminé, était grave,soucieux, pâle. J’attribuais cela à l’émotion que cette séparationdevait lui causer et je lui dis :

– Mon bon Joakime… Tu es aussi peiné quemoi…

– Non… fit-il, en secouant sa têteénorme, non… je ne suis pas peiné comme toi ; je suis peinécomme Groza.

Le haïdouc me regarda, intrigué, mais nous necomprîmes rien à cette énigme.

– Que veux-tu dire, Joakime ?questionna mon ami.

– Je veux dire, Groza, que je suis peinécomme toi, pas comme elle.

– Bon… Cela, nous l’avons entendu, maisexplique-toi.

– Je m’explique !

Il s’expliqua en chantant, gravement,mollement, à voix basse, la face allongée, les yeux écarquillés, etpassant sans cesse la boîte d’un bras à l’autre, pendant que nousl’écoutions suffoqués d’étonnement.

– Je suis peiné comme toi, mon braveGroza-a-a, parce que moi aussi je quitte Floritchica-a-a : moiaussi je pars en haïdouci-i-ie ! Comme toi-a-a !… Et avectoi-a-a, si tu veux de moi-a-a !… C’est comme ça-a-a ! Del’église, j’en ai ma-a-arre. Po-o-pes ! protopo-o-pes !encens ! parastas, fumier, quoi ! Morts etnouveau-nés : tous, athées ! Mariages et baptêmes ;rien que des blasphèmes ! Divinité : cupidité !Amour de Dieu, adieu !

La sueur ruisselant à grosses gouttes de sousson bonnet, il s’arrêta, un instant ; puis, ouvrant sa boîte –pleine de gros et petits ducats, et de pierres précieuses :diamants, rubis, saphirs, émeraudes, turquoises –, il la promenadevant nos nez et s’écria dans un élan de sincère dépit :

– Voilà, c’est tout ce que l’église, lesgospodars et Dieu lui-même peuvent offrir à l’homme qui a besoind’amour ! Pour avoir été doué d’une voix qui élève l’âme, onm’a arraché à mes montagnes, à mes plaines, à mes moutons et à meschiens, et en échange de toute cette fortune on m’a offert dumétal, qu’on dit cher, et des cailloux, qu’on prétendprécieux ! Je n’avais à ce moment-là que dix-sept ans.Longtemps j’ai patienté dans l’attente du trésor divin etseigneurial dont on m’avait tant parlé, mais je me suis aperçuqu’il s’agissait toujours de métal et toujours de cailloux. Etl’amour ? L’amour tendre et l’amitié que j’avais quittés avecmes tchobancoutzas[29], mes brebis, mes beaux mâtins,mes cieux et mes forêts ? De ce trésor-là, de cette vraiefortune ? Rien ! Un mot flatteur, une tape sur l’épaule,parfois, une poignée de main courtoise ou un sourire hautprotecteur, c’était tout ! Et moi, l’eau à la bouche devantles beaux seins prisonniers des beaux corsages ; devant cesyeux qui sont l’œuvre d’un démon gracieux ; devant ces lèvresprêtes à prononcer le mot pécheur qui touche l’âme pieuse, moi,pauvre Joakime, j’avalais mon envie et pensais à l’avarice de lamaison de Dieu. Il m’arrivait, de loin en loin, de ne plus pouvoirtenir devant cette ingratitude de la vie qui te demande ce que tuas de meilleur et ne te donne que ce qui lui est inutile ousuperflu : alors, je mettais un doigt sur le sein provocant etje disais aux lèvres et aux yeux pécheurs : « Moi aussije voudrais boire de ce vin et goûter de ces fruits ! »Alors, c’était fini ; je n’étais plus « notre chantreJoakime, comme il n’y en a un qu’à l’Église métropolitaine »,j’étais un « homme dégoûtant ». Et pourquoi, « nomd’autel et d’encensoir ! » pourquoi était-elle dégoûtantechez moi, une envie que les popes et les gospodars satisfaisaienttous les jours ?

» Hélas, elle l’était ! Je dusconvenir moi-même que mon envie était dégoûtante, tout au moinsridicule. Dieu m’avait fait pour chanter, pas pour être aimé dansle monde où je chantais. Je crois même que c’est à bon escient queDieu avait mis une voix de séraphin dans un corps d’âne : lepur ne peut rester pur que s’il est entouré de laideur. Aussi,quand je chantais et les transportais dans le ciel, les hommesm’adoraient et me comblaient de faveurs froides, mais dès que jetouchais à leurs biens chauds, ils me rappelaient que j’étais unâne. Les chérubins, qui venaient à l’église pour y faire entrer ledémon et vers lesquels le séraphin Joakime lançait sa voix et sesdésirs, me le rappelèrent également, car la femme est comme lesoleil : elle se mire dans tous les tessons du chemin.

» Je reviens donc au royaume que j’aitrahi par vanité, comme la rivière qui déborde doit toujoursrentrer dans son lit. Et ma voix qui se dépensa dans le désert dela ville orgueilleuse sans susciter la moindre charité retentiradorénavant dans les cœurs des hommes qui se mettent hors la loi ets’imposent une dure vie pour le bien de leurs semblables. Et jedirai : « Ô Dieu ! je te cherche au point dujour ; mon âme a soif de toi ; ma chair te souhaite danscette terre déserte, pour voir ta force et ta gloire, ainsi que jet’ai contemplé dans le sanctuaire. Car ta bonté est meilleure quela vie ; c’est pourquoi, mes lèvres te loueront – Lesorgueilleux se sont moqués de moi au dernier point ; moi je neme suis pas détourné de ta loi. Ôte de dessus moi l’opprobre et lemépris ; car j’ai gardé tes témoignages. »

» Après quoi, me voici ; le chantreJoakime, qui ne trouva point de charité dans l’Église d’un seulBois, ira avec Groza en haïdoucie, pour y représenter Dieu etchercher l’amour !

*

L’ami dont on se sépare à jamais nous est pluscher que celui qui nous revient pour toujours. Quand le derniersigne d’adieu me fut envoyé de loin par les mains aimées, jem’écroulai sur mon chien et enfouis mon visage dans la fourrure deson front aux yeux étonnés. Puis j’ai pris le chemin du retour, quifut comme celui d’un enterrement, j’ai revu ma maison, ma forêt,mes bêtes, et tout me parut désolé, comme un pays dévasté parl’incendie.

La tristesse, qui m’était presque inconnuejusqu’alors, s’empara de mon âme. Tout ce qui avait été joievoluptueuse devint souffrance voluptueuse. Seigneur, où as-tu misle plus de volupté : dans la joie, ou dans la douleur de l’âmepassionnée ? Le bruissement du feuillage, le chant des coqs,l’aboiement des chiens, le bêlement des moutons, les propos sansfin de mon ami le vent, furent autant de meurtrissures pour moncœur tourmenté par le dor[30]. Ombre à la recherche de sonâme, je déambulais jour et nuit dans les bois de pins et debouleaux. Ma flûte, qui ne savait pas ce qu’était la solitudenavrante, emplit les forêts de clameurs et étonna les oiseaux auxinstruments variés :

Dor solitaire, mélancolie

Des âmes riches peuplées d’amours :

Quand une fortune nous est ravie,

Autre fortune on trouve dans son dor !

Cette « autre fortune », je ne latrouvai pas seulement dans mon dor. Elle se trouva réalisée dans lapersonne d’un homme qui fut un rêve trompeur. Mais je savais qu’ilétait trompeur, et j’ai bu cette illusion avec la soif d’une âmequi se prépare à la déception.

Un jour, un messager envoyé par Groza vint medire que Cosma passerait dans la semaine explorer notre région etvoir si un coup était possible. Le billet où il me parlaitde Cosma se terminait ainsi : « J’ai mis un baisersur la joue poilue de ce frère. Ramasse-le de la façon que ton cœurte conseillera. »

Mon cœur me conseilla de chercher ce baisersur les deux joues poilues de Cosma, pour être certaine de letrouver. Je l’ai trouvé, sûrement, puisque l’homme n’a que deuxjoues, et je trouvai encore autre chose que je n’avais pas cherché,mais qui vint tout seul, comme la tempête, que nul ne peut fairevenir.

Cette semaine-là, ma flûte retentit dans lesbois de pins et de bouleaux avec des accents que seul un dor enragéest capable d’arracher à un tuyau de sureau à huit trous, tandisque mes yeux fouillaient le sol et découvraient des empreintes desabots aux fers inconnus dans la contrée. Je me mis à leurpoursuite et, un matin, je tombai à l’improviste sur la clairièreoù Cosma et son frère Élie fumaient leur pipe, heureux de leur sortet se doutant fort peu de mon existence. Cosma fit le fier et je leraillai. Pourtant, je sentis aussitôt mon maître. Pour l’exciter,je le fuis. Il se mit à ma recherche, pour confirmer la loi quidit : « femme qui fuit l’homme se fait mieuxdésirer », et le soir même, après avoir enflammé Cosma et laforêt de pins, je me laissai encercler la taille par le bras quiavait répandu l’épouvante parmi les gospodars.

Cosma me prit, mais c’était au cœur de Grozaque je m’étais donnée. Cosma eut ce que tous les hommes peuventavoir. Groza eut mon âme, à laquelle il tenait. Ainsi, j’ai vécu unrêve impossible dans une heure d’oubli. Puis je sondai laprofondeur de la mer avec mon doigt : je demandai à lavie ce qu’elle ne peut pas donner. Je voulus Cosma, Groza et toutle bonheur, pour moi seule. Et je n’eus rien du tout. Alors, jebrisai ma flûte de sureau. Et ce fut une autre vie, qui duraenviron trois ans, au bout desquels j’allai déposer dans les boisce que j’avais ramassé dans les bois.

Après quoi, je mis le masque de la fausseté etdisparus dans le monde, d’où je vous reviens sincère, prête à fairetout le bien et tout le mal nécessaire à ce monde.

Voilà ce que je suis.

ÉLIE LE SAGE

À toi,

ÉLIE LE SAGE

frère de Cosma et mon conseiller, à toi denous faire savoir qui tu es et pour quelles raisons tu as embrasséla vie de haïdouc, dit Floarea Codrilor, notre capitaine.

Élie posa sa caciula par terre avec unmouvement lent. Savait-il, peut-être, qu’en nous découvrant sonfront sans plis et sa crinière de haïdouc, il nous montrait unetête unique par son calme ? C’était une figure de métropoliteguerrier, sachant tuer entre deux prières, boire et manger entredeux tueries. Ses yeux noirs, clairs, précis, ni timides niaudacieux, disaient fermement : paix à vous, ou je vousassomme ! Cependant, une lumière de martyr, hésitantentre la vie et la mort, flottait éternellement sur cette longuebarbe tramée de noir corbeau et de blanc d’argent, quiengloutissait une moustache embroussaillée, redoutable gardienned’une bouche prête à chaque instant à lâcher ce motincompréhensible : Justice !

Il le lâcha en commençant son récit.

RÉCIT D’ÉLIE LE SAGE

Je suis venu habiter dans les bois pour yrencontrer la justice qui se sauvait de la ville.

À Braïla, où j’ouvris les yeux, mon pèretenait han[31]. Ce père – que le diablel’emporte – était, d’intentions, brave homme. Mais beaucoupd’hommes, qui sont braves gens d’intentions, ne sont que des tyransdans la vie intime, surtout lorsqu’ils tiennent le gouvernail. Monpère tenait celui de sa maison, grosse caravelle qu’il voulait voirà l’abri de toute menace d’orage ; pour y arriver, il l’ancraen eaux mortes, malgré les protestations de quelques voyageurs, àqui cela déplaisait.

– Cela vous déplaît ? disait-il.Attendez qu’Allah m’appelle à lui. Ensuite vous ferez à votregoût…

– Oui, répondions-nous, mon frère Cosma,notre sœur Kyra et moi, oui, nous ferons à notre goût à partir dujour où Allah t’appellera à lui. Mais quandt’appellera-t-il ?

– Ça, c’est l’affaire d’Allah !

Ça, c’était l’affaire d’Allah, affaire trèsembêtante, car nous avions grande envie d’agir à notre goût,cependant que le père n’en avait aucune de s’en aller dans le cielet de nous passer le gouvernail. Quoique vieux, il tenait cegouvernail d’une main forte, en se guidant sur des principes forgéspar lui-même.

Il croyait pieusement en Dieu, en tous lesdieux, et les craignait tous. Pour se rendre agréable à tous, ilprit dans son harem de belles femmes représentant les trois grandesreligions : musulmane, juive et chrétienne. Il laissa à samaison liberté absolue dans le choix du culte, mais imposarigoureusement ce choix, oubliant que le meilleur de tous lescultes – celui de n’en avoir aucun – n’y était pas représenté.

Il croyait sincèrement en Dieu – mais, ilaffirmait, conformément au dicton roumain :

– Jusque chez Dieu, on peut êtredévoré par les saints !

En conséquence, pour se rendre agréable auxsaints également, il leur ouvrit son auberge toute grande, et leshébergea tous. Naturellement, il le leur faisait payer, chose quine lui était pas facile, car ces diables de saints étaient un peucannibales. Mais mon père n’était pas homme à ne pas comprendre queplaire à Dieu d’une façon spirituelle, c’était bien ; procureraux saints des jeunes filles et des bourses garnies demahmoudies,encore mieux.

Ce fut radical : le seigneur – quin’était autre que le Grand Vizir – donna à mon père un firman ledéclarant le handji[32] de laSublime Porte, avec droit de saisir et de vendre aumezat[33] le calabalâc[34] de tout moucheteri[35] insolvable. Cependant, comme parfoisarrivaient aussi des moucheteris malins qui descendaient sans aucuncalabalâc, mon père dotait ce client-là d’un calabalâcoriginal : dès que le fourbe « levait l’ancre » sanscrier gare, il courait chez l’aga tout-puissant, se jetait à sespieds et lui déposait entre les mains un paquet :

– C’est l’Effendi Untel qui l’a oubliéchez moi, en partant hier matin, lui disait-il, naïvement. Il aoublié aussi de me payer sa pension du mois, mais ça ne faitrien !

Ça ne faisait rien à mon père. Mais ça faisaitbeaucoup au pauvre Effendi, car l’aga, curieux comme tous les Agas,fouillait dans le paquet, découvrait des papiers compromettants etcoupait la tête de l’Effendi oublieux.

Oui, mon père était brave homme enintentions.

Pour nous assurer une fortune dans l’avenir,il nous faisait vivre sa vie dans le présent, mais il nous enfaisait vivre seulement le côté pénible. Toute la maison devaits’associer à ses prières, à ses jeûnes, à ses salamalecs devant lespuissants, après quoi il s’en allait seul couler des heuresagréables en compagnie de ses amis, soit chez nous, soit chez leCârc-Serdar ou chez le Zapciu, où l’on jouait d’interminablesparties de ghioul-bahar[36] dans leronflement des narguilés. Pour nous, de vrai plaisir, de vraiefête, il n’y en avait qu’une fois par an, aubaïram[37]. Et encore ces fêtes nouscoûtaient cher, car elles venaient après le mois deramadhan qui nous dérangeait les estomacs à cause desexcès de mangeaille pendant la nuit, et de rude abstinence de lajournée. C’est, d’ailleurs, ce qui nous fit partir en guerre contrele chef de la maison.

Cosma osa le premier, âgé d’à peine quinzeans, manger, boire et fumer dès le début de ce ramadhan, ce quimarqua le commencement d’une querelle sans fin. Je profitai decette rupture et suivis son exemple. Nous fûmes deux à tenir têteau père qui, d’abord, essaya de nous faire rentrer dans la loi ennous affirmant que le Prophète nous « refuserait la vieéternelle » :

– Tant pis pour la vieéternelle !

– Le Prophète lui-même a jeûné pendant cemois ! expliqua le père.

– Oui, mais il dormait, le jour. Cela luiétait donc facile, alors que nous, nous devons travailler.

– Lui aussi : il travailla la nuit,pour écrire le Coran, notre lumière.

Cosma déclara alors vouloir êtrechrétien :

– C’est la religion de ma mère et elleest moins pénible : le Prophète des chrétiens a du moins mangétous les jours ! Et il a promis également une vieéternelle : ça doit être la même.

Le père, qui redoutait d’offenser les autresdieux, s’inclina. Nous devînmes chrétiens, Cosma et moi,c’est-à-dire qu’il n’y eut rien de changé, car on peut passer d’unereligion à une autre et rester dans la même peau. Mais voici arrivéle grand jeûne qui précède les Pâques chrétiennes, lorsqu’on doitse nourrir de pain et de soupe aux haricots pendant sept à huitsemaines. Nous trouvâmes cela absurde. Ce fut la dispute etl’orage :

– Vous respecterez la loi que vous avezchoisie ! hurla notre père.

– Oui, nous l’avons choisie, répliquaCosma, mais là aussi il doit y avoir une erreur : il n’est paspossible que, pour gagner la vie éternelle, il soit nécessaire dese bourrer de haricots secs pendant deux mois !

– Il le faut ! Vous mangerez desharicots secs cuits à l’eau. Autrement : plus de religionchrétienne et plus de paradis !

– Eh bien, conclut mon frère : nousnous passerons de l’une et de l’autre ! Les haricots secscuits à l’eau sont immangeables !

Le père s’écria exaspéré :

– C’est épouvantable ! Je vaissûrement m’attirer la colère de quelque puissant du ciel : cesdeux-là ne veulent se caser dans aucune des trois grandes religionsque j’abrite sous mon toit !

Ces deux-là ne voulaient pas. Et de deux, ilsdevinrent bientôt trois, avec notre sœur Kyra, puis quatre, avec lepauvre frère Ismaïl, qui se pendit un jour par gourmandise. Ilétait friand de choses qui entrent dans le corps par la bouche et,comme toutes ces friandises étaient destinées à satisfaire lesseuls clients, le bon Ismaïl les raflait à la barbe des cuisiniers,hurlait de plaisir en les mangeant et de douleur en les digérant,car le père le fouettait pendant toute la durée de ladigestion.

Mais notre existence dans cette maison devaitempirer avec l’apparition des passions sensuelles. Moi, j’en fusexempt : je n’ai jamais senti le besoin de soulever le voilequi couvre le visage d’une femme. Cosma, en revanche, souleva sapart de voiles, ma part, la part du frère pendu et celles de tousles ancêtres de la famille qui avaient été timides, comme moi, ouqui s’étaient pendus comme Ismaïl. Cosma souleva tout. C’étaitd’ailleurs légitime, et je n’en fus nullement affecté.

Le han était plein de femmes : celles dupère, celles des amis du père et les cadânas qui appartenaient auxkiabours hébergés dans le han. Leur odeur remplissait lamaison. Cosma, pareil au lévrier, déambulait toute la journée enflairant, le nez en l’air, ainsi qu’Ismaïl le faisait en rôdantautour de la cuisine. Mais si les dégâts faits par ce dernierétaient supportables, ceux qui furent occasionnés par Cosma nel’étaient, paraît-il, pas. En tout cas, les maris, notre père entête, l’affirmaient. Ils étaient les seuls à se plaindre du fléau.Les femmes, elles, ne se plaignaient jamais. C’est pourquoi jedonnai raison à Cosma et aux femmes, car Cosma avait avec lui leCoran, qui accorde à l’homme plusieurs femmes, et les femmesavaient avec elles le sage de la Bible qui dit : « Ily a trois choses qui sont trop merveilleuses pour moi, même quatre,lesquelles je ne connais point : la trace de l’aigle dansl’air, la trace du serpent sur un rocher, le chemin d’un navire aumilieu de la mer, et la trace de l’homme dans lavierge. »

Si donc il n’y a pas de trace, pourquoi toutce tapage ? Car de deux choses l’une : ou le Prophèteavait lu le sage de la Bible et lui avait donné raison dans sonCoran, ou les fidèles ne respectent guère ses stipulations etalors, étant les premiers fautifs, ils ne devraient pas sefâcher.

Ils se fâchèrent, cependant. Cosma fut battu.Je bondis à sa défense. Je fus battu à mon tour. Mon frère demandaoù il pourrait prendre ce que toutes les religions lui accordaient.Nulle part, pour le moment : cette femme est une mère. (Il yen avait, des mères !) Cette autre est une sœur. (Des sœursaussi, il y en avait !) Les autres appartenaient à leursmaris. (Et elles ne demandaient pas mieux que d’appartenir àCosma !)

– Toutes celles-là sont de la maison etnourries par leurs maîtres, lui expliqua-t-on ; tu dois enchercher au-dehors, les acheter, les nourrir avec ton argent, quandtu en auras !

Cosma n’y comprit rien et vint medire :

– Élie, explique-moi ça : pourquoim’envoie-t-on au-dehors ? Comment ? N’aime-t-on pas mieuxles femmes de la maison que les étrangères ?

– Oui, Cosma, tu as raison : lesfemmes de la maison nous sont plus chères.

– N’est-ce pas ? Maintenant,explique-moi encore ça : du moment que celles de la maisonsont déjà nourries par leurs maîtres, et qu’elles ne me demandent,à moi, que de les aimer, pourquoi veut-on que je perde mon tempsdehors, à courir après celles qui ne me connaissent point, et queje refuse ce plaisir à celles qui me connaissent et me ledemandent ?

– C’est juste, Cosma : ne cours pasdehors, ne refuse aucun plaisir à qui te le demande, laisse toutdans la maison où tu es aimé.

– Pas vrai ? Une dernière question,Élie : ils me défendent l’approche des femmes qui ne mecoûtent rien et veulent que j’en achète avec mon argent quand j’enaurai. Que faut-il faire pour avoir de l’argent ?

– Sais pas, Cosma. Peut-être devrais-tuinterroger, à ce sujet, le pope, le hodgea[38] ou le Cârc-Serdar : ce sont tousdes gens qui ne fichent rien et qui ont de l’argent.

Cosma alla les interroger. Tous trois luirépondirent que le travail seul procure de l’argent.

Cette réponse mit mon frère en rage. Moiaussi, j’en fus fâché, car ces trois hommes ne faisaient que jouerdu ghioul-bahar en compagnie de notre père, alors que tous lestravaux de leurs propriétés étaient accomplis par les ilotes dubeïlic[39]. Néanmoins, Cosma les pritau mot et alla dire au père :

– Voilà : trois de tes amis, quireprésentent l’autorité et la religion, prétendent que le travailprocure l’argent. Eh bien, je travaille chez toi : donne-moil’argent nécessaire à l’achat et l’entretien de trois femmes. Il mefaut trois femmes !

Le père nous parla alors de sesintentions :

– Oui, tu travailles, Cosma, et tesfrères travaillent aussi, et moi aussi, mais tout l’or quis’entasse dans le sendouk[40], c’est pour l’avenir. Vous letrouverez à ma mort et vous en serez contents…

Cosma lui coupa la parole :

– Laisse-moi la paix avec le contentementde plus tard ! Aujourd’hui j’ai besoin de trois femmes. Tu disqu’il faut les acheter et les nourrir. Donne-moi donc l’argent demon travail !

– Mais tu es trop jeune, mon fils :trois femmes à dix-neuf ans ? Non… Il faut attendre…

– Je ne peux pas ! J’en ai grandbesoin…

Il disait la vérité… Il lui en fallait…Combien ? Trois, ou six, je n’en savais rien, mais j’ai vu demes yeux toutes les femmes du han venir à Cosma, et toutes partirjoyeuses.

Ça, c’était son besoin à lui.

Il y avait d’autres besoins dans la maison.Ceux de Kyra, d’abord. Au dire du père, ils étaient accablants.Elle ne voulait s’habiller qu’avec de la soie d’Asie, n’employaitque des parfums qui se payaient leur poids d’or, et demandait uncarrosse aussi luxueux que celui de l’aga. Ses aumônes à ellesseules montaient à dix ducats par mois. Le père l’aimait et lagâtait plus que les autres enfants, mais il criait contre un telgaspillage :

– Tu me mènes à la ruine ! Tesdépenses sont celles d’une fille de bey, alors que tes prières àton Dieu chrétien sont celles d’une coquine ! Ce n’est pas decette façon que je suis arrivé à vous ramasser une fortune.

Kyra, les trois quarts de son temps devant laglace, lui répondait par-dessus l’épaule :

– Je ne sais pas de quelle façon tu t’yes pris pour nous ramasser une fortune, mais du moment qu’elle estlà, je te prouverai, pour ma part, que je suis digne d’elle :ce qui vient facilement doit s’en aller facilement. Tu connais ledicton roumain : les biens du thésauriseur tombenttoujours dans les mains du dissipateur. Où il y a beaucoupd’or, les larmes le dépassent en poids. Je me charge de te fairepardonner tes péchés en répandant un peu de joie là où ton or asemé la désolation, et ce sera ma meilleure prière. Quant à cellesdont je ne suis pas prodigue, c’est ma seule avarice, mais Dieu nem’en voudra pas, car il sait que mon cœur est généreux.

Voilà les besoins de Kyra.

Il y avait, enfin, mes besoins, à moi. À vraidire, ils n’étaient pas les miens, mais ceux de la justice. Dans lamaison, pour ma part, j’avais tout ce qu’il me fallait, car il neme fallait pas grand-chose. Le plat, le lit et le narguilé, cestrois bonheurs nécessaires à la vie, je les obtenais facilement enéchange de mon travail. Ce que je ne pouvais obtenir facilement,c’était le droit d’ignorer l’existence d’un Dieu qui me demandaitde ne pas manger à ma faim et de lui chanter louanges le ventrevide. Il est vrai que ce Dieu prétentieux et bête n’avait jamaisexigé cela directement de moi. C’était le père, le pope et lehodgea qui parlaient en son nom. Je regimbai contre ces hommes, etalors ils me punirent, toujours pour plaire à leur Dieu.

Mais ce Dieu, si exigeant à mon égard, netrouvait rien à redire à la cruauté de ses serviteurs quicommettaient autour d’eux les pires injustices. Les hommesd’Église, oubliant que toutes les créatures humaines sont égalesdevant le Seigneur, asservissaient le paysan du beïlic au point dele faire travailler gratuitement la moitié de l’année. Le pauvrecojane[41] crevait à côté de sa bête : lepope lui recommandait la résignation, lui promettait une viemeilleure dans le ciel et lui ordonnait le jeûne et la prière.C’était la volonté de Dieu.

Le Zapciu, homme de l’administration, quidevait veiller au maintien de l’ordre dans son district, envoyaitses chenapans rafler le bétail des habitants, le faisait« retrouver » par les mêmes chenapans, puis, en guise departicipation aux frais occasionnés par la poursuite des« voleurs », obligeait le paysan à racheter sa proprebête. Naturellement, les chevaux et les bœufs les plus beauxn’étaient jamais retrouvés. Devant ce crime, Dieu restaitindifférent.

Le Cârc-Serdar partait avec sa potéra,composée de deux cents mercenaires, poursuivre les haïdoucs quivengeaient le paysan, mais, fort heureuses de ne pas lesrencontrer, ces sauterelles s’abattaient sur les villages,pillaient, violaient, torturaient, jetaient dans le désespoir untas de communes innocentes, puis rentraient de cette promenade pourtoucher leur solde et reprendre le tchibouk abandonné au départ.Dieu regardait et laissait faire.

Alors j’en voulus à ce Dieu, je haïs ceshommes. Là, mes besoins furent grands.

*

Cosma ne voyait ces injustices qu’avec lamoitié d’un œil, et Kyra avec un œil. Le reste de leur regard, ilsle braquaient sur leurs propres besoins. Je les priai un jour delaisser un instant en repos, l’un son harem, l’autre sescoquetteries, et de regarder l’injustice en face, de leurs deuxyeux. Ils la regardèrent et en frémirent, mais aussitôt leursbesoins reprirent le dessus. C’est que Cosma ne pouvait vivre uneheure sans son harem, ni Kyra sans ses coquetteries. Je restai seulet en fus triste. On est fort malheureux quand on a raison et qu’onreste seul.

Néanmoins, quoique séparés par la nature denos goûts, nous nous mîmes d’accord sur les moyens de lessatisfaire. Les forts volaient les faibles. Nous décidâmes de volerles forts, quels qu’ils fussent. Nous remarquions un faitstupéfiant : alors que les faibles se divisaient par nationset par religions pour maudire le mal, les forts – Turcs, Grecs ouRoumains – vivaient en harmonie et écrasaient sans distinction.C’est moi, le premier, qui ai vu ça.

La potéra était presque entièrement constituéed’éléments étrangers au pays, mais le Zapciu était roumainnéaoche, voire patriote, et toutefois le Cârc-Serdarn’avait pas de meilleur ami que ce sbire qui désolait ledépartement confié à sa garde, aussi impitoyablement que le chef dela potéra, qui était un bachi-bouzouk. L’un et l’autre avaientacheté leurs postes du Divan de Bucarest au prix de bourses biengarnies d’or, et tous deux n’avaient qu’un but : piller lepays, rentrer dans leur argent, s’enrichir au plus vite, sachantbien qu’ils étaient à la merci du caprice des pouvoirs centraux aumême titre que ces derniers dépendaient de l’humeur de la SublimePorte.

L’évêque du bas Danube, brigand de haut vol,patronnait un certain nombre de monastères qui rançonnaient le paysavec cette fureur que les moines apportent dans la débauche. Cetévêque, digne du gibet, venait souvent incognito chez le boïarDumitraki Cârnu, à Braïla, possesseur de grands domaines etsfetnic[42] dans leDivan. En compagnie de l’aga de la ville, à eux trois, ilss’enfermaient jusqu’à l’aube dans une aile isolée de notre han. Lescréatures de l’aga y étaient seules admises pour le service de lamangeaille, de la boisson et de la chair à passion. Le boïarDumitraki se contentait de fillettes de treize à quatorze ans, maisbien développées. À l’aga et à l’évêque, plus difficiles, d’espritplus avancé, il fallait des agemoglani[43]. Pour ne pas être embarrasséspar les cris des victimes, ils se livraient à leurs penchants enprésence de domestiques prêts à étouffer le moindregémissement.

Les fillettes souffraient ce qu’une enfant decet âge doit souffrir dans les mains d’un satyre, comme l’était leconseiller du Divan, avec sa réputation de « bravehomme » et de « bon père de famille ». Mais lespauvres agemoglani devaient maudire le jour de leur naissance, carle préfet de police et l’ecclésiastique, usés jusqu’à la moelle,avaient besoin d’excitants bien plus raffinés. Ainsi les sacrifiésétaient obligés, sous les peines les plus atroces, de déguster destartines enduites non pas de beurre et de miel, mais des excrémentsfrais de leurs bourreaux. La plupart survivaient à ce calvaire.Toutefois il y en eut un qui tomba raide mort. Un autre perdit laraison. Un troisième se jeta par la fenêtre et fut tué dans lacour.

C’est cette dernière victime qui fit éclaterle scandale. Nous apprîmes tout, Kyra s’affola et prit allured’héroïne. Elle ne se contenta plus de voler le père et de donnerl’or aux miséreux, elle nous demanda de venger les victimes dans lesang des tortionnaires.

Nous trouvâmes cela raisonnable. Cosma, qui selivrait, seul, à des attaques dangereuses de voyageurs, abandonnace jeu. Moi, qui fouillais les malles dans notre han, j’y renonçaiégalement. En ce qui me concerne, je n’avais nullement besoin de cecomble de crime. De tout temps, mes deux yeux ne voyaient autrechose que les forts trébuchant dans l’opulence, et les faiblestordus sous la cravache. Et c’était à moi, Élie, que s’adressaienttous ceux qui avaient une plaie à exhiber. C’était moi quiparcourais les campagnes, écoutais les gémissements et pansais lesblessures.

Mon frère Cosma et notre sœur Kyra pansaienteux aussi des blessures, mais quand on a soi-même de grossessouffrances à soigner, on ne peut pas faire grand-chose pour lesautres. On ne peut pas avoir un pied dans l’enfer et l’autre dansle paradis, ni loger dans son âme joie et douleur à la fois. Entredeux visites aux nombreuses femmes qu’il entretenait, Cosmaécoutait le paysan qui lui racontait ses peines. Puis il vidait sespoches dans les mains tremblantes de l’homme, tournait le dos etoubliait. Kyra, vêtue et fardée comme une maîtresse de sultan,sortait avec son carrosse aussi beau que celui de l’aga, mais sil’histoire d’un malheureux lui arrachait des larmes au cours de sapromenade, je savais que le chagrin de se voir abîmer le visageégalait celui que lui causait la détresse du misérable.

Les monstruosités qui se passaient dans notrehan vinrent les bouleverser, l’un et l’autre. Kyra dévastason appartement, brisa ses glaces de Venise, déchira ses robes. Àl’arrivée du père épouvanté, elle lui jeta ses pots de pommade à latête. Cosma s’enferma pendant trois jours dans la cave, barricadala porte avec des fûts, inonda le sol de vin, de liqueur etd’eau-de-vie. Moi, je ne fis rien. Je fumai mon narguilé dans legrenier. Ensuite, tous trois, nous décidâmes de tuer l’évêque,l’aga et le boïar. Kyra, tout habillée de noir, comme unereligieuse, nous appela dans sa chambre et nous dit :

– Regardez : j’ai saccagé ce quej’ai de plus cher. Je ne mettrai plus de vêtement de couleur ni defard sur mon visage avant le jour où ces trois monstres serontmorts. Je vous y aiderai. Si besoin en est, vous prendrez le cheminde la forêt. Moi, je vous fournirai l’argent. Je vous suivrai s’ille faut.

Cosma, bouillonnant de colère,répondit :

– Et moi, je jure que je n’irai pluscaresser une femme avant d’avoir trempé mon poignard dans le sangde ces trois brutes.

C’était si beau, de les voir, ces deux-là, aucomble de la révolte que je n’eus pas un mot à ajouter et je metrouvai bête. Je me remis à fumer mon narguilé et j’attendis.

 

Il fallait attendre, car on ne tue pas troisseigneurs armés jusqu’aux dents comme on tuerait trois dindons.Mais voilà, si je pouvais attendre, mon frère et ma sœur ne lepouvaient pas. Ils vinrent, dès le lendemain, me rappeler notrevengeance :

– Eh bien, Élie, quefaisons-nous ?

– Nous attendons, Cosma, nous attendonsle moment propice.

Kyra, encore vêtue de noir,répliqua :

– Et pourquoi attendre, Élie ?

– Parce que, voyez-vous, l’évêque, l’agaet le boïar Dumitraki ne savent pas que nous voulons les tuer, etlorsqu’ils l’apprendront ils ne viendront pas nous offrir leur couà trancher.

– Embêtant ! fit Cosma.

– Ennuyeux ! compléta lasœurette.

C’était, en effet, et embêtant et ennuyeux. Lapauvre sœur n’aimait pas les vêtements noirs, et Cosma ne pouvaitrester trop longtemps sans caresser ses femmes.

J’eus pitié d’eux.

– Allez, mes amis, reprenez votre vie detous les jours. Personne ne vous a imposé de jeûnes, de prières nide mortifications jusqu’au moment où justice sera faite. Rien n’estplus pénible que de vouloir le bien d’autrui au prix de sacrificesqu’on s’impose à soi-même. Trop de vertu rend le cœur rancuneux, etles cœurs rancuneux ne connaissent pas la joie du sacrifice.Rentrez donc dans votre loi. Moi, je suis dans la mienne.

Ils rentrèrent et s’en trouvèrent fort bien.Celui qui ne s’en trouva pas bien, ce fut moi. Je fus encore unefois seul et triste, bien plus seul et plus tristequ’auparavant.

Il y eut encore quelqu’un qui ne s’en trouvapas bien : le père. Il s’était aperçu que le motroumain : ce qui naît de la chatte mange des sourisn’était pas vrai dans son cas. Aussi son premier geste, aprèsl’acte de vandalisme commis par Kyra et Cosma, fut-il de chercherun mari sévère pour la première. Quant à nous, il fit mieux :il nous mit sous la surveillance des autorités. Bel avenir pourtrois révoltés qui voulaient partir en guerre contre lesforts !

Je me croisai les bras devant l’impossible.Plus moyen de panser une blessure. Des malheureux venaient raconterleurs peines et demander secours à « Élie le bon », etÉlie ne pouvait leur donner que des bribes. Le mal régnait enmaître, depuis le plus poltron potérache jusqu’aux sfetnics duDivan. Nuit sans astres. Ténèbres remplies de gémissements…

Ainsi je connus le malheur de ne pasressembler à mon père. Je fus plus misérable que les esclaves dubéïlic. Ceux-ci souffraient chacun sa propre peine ; moi cellede tous. Et j’avais une sœur qui versait des larmes au récit d’unedouleur. Et j’avais un frère qui vidait ses poches dans les mainstremblantes de l’opprimé. Hélas, l’une enfermait toute sonexistence dans ses chiffons d’Asie, l’autre portait en lui lafièvre de tous les étalons du département.

Non, on ne peut pas s’occuper des blessuresdes autres lorsqu’on a soi-même de grosses plaies à soigner.

 

Un jour cependant, l’abcès creva. Cosma vintme dire :

– Élie, allons sauter sur le dos du père,lui enlever tout son or ! Veux-tu ? Kyra veut.

– Je veux bien, Cosma, mais que faireavec cet or ? Entretenir des juments qui pondront des raïaspour le beïlic ? Acheter des chiffons d’Asie ?Glisser quelques aumônes par-ci par-là ? Puis, nous fairecoffrer par le Zapciu ? J’en ai assez de tout cela !

– Non, Élie, on ne fera plus rien de toutcela. Moi aussi, j’en ai assez. Kyra aussi. Le père veut la marierà un ignoble charron au cœur dur comme le bois d’ébène. Partonstous en haïdoucie ! Nous vengerons les offensés. Et nousvivrons libres, jusqu’au jour où nous nous balancerons au bout d’ungibet ! Veux-tu, Élie ? J’ai dix hommes prêts à noussuivre.

J’acceptai. Nous nous embrassâmes, nousbaisâmes nos belles barbes noires. Mais je ne fus pas d’avis queKyra nous suivît. Elle devait rester en ville et nous renseignersur les projets de l’ennemi. On y consentit.

Pour sauter sur le dos du père et lui arracherles clefs du sendouk où il cachait son or, il fallait attendre quele mal de dents le reprît. En ces moments-là, il affolait lamaison, envoyait tous les domestiques à la recherche des sorcièresqui se connaissaient en fumigations et en onguents magiques.

Ce mal le reprit par un jour pluvieux deprintemps. Pour écarter de notre sœur tout soupçon, nous luiconseillâmes de sortir en ville dès que le père se mettrait àcrier. Elle alla le consoler. Il l’envoya à tous les diables etl’appela patchaoura[44]. À notre arrivée, croyant quenous venions dans la même intention, il hurla :

– Disparaissez de mes yeux,pézévénghis[45] ! Je n’ai pas besoin devotre pitié !

– Il se peut, dit Cosma, mais nous avonsbesoin, nous, de tes clefs !

Et en disant cela, il les lui arracha de laceinture. Aussitôt le mal de dents passa. Le père se leva debout.Alors, Cosma l’écrasa sous son corps, lourd de deux cents livres,le bâillonna et le ligota.

Le soir de cette journée inoubliable, nousétions douze à fêter, dans les fourrés de la Dobroudgea, notrerupture avec la loi qui protège ceux qui l’ont faite. Une sacocherenfermant quatre okas d’or devait nous ouvrir une vienouvelle.

*

L’or ne change rien dans le cœur de l’homme.Il ne changea presque rien dans notre vie nouvelle.

Cosma se lança dans la contrebande, affairefort avantageuse pour qui voulait risquer peu et gagner gros. Maisce n’était pas là une vie de haïdouc. Il était vrai que lessoulagements que nous apportions aux opprimés rendirent le nom deCosma fameux d’un bout à l’autre du pays roumain. Les bourses d’orfilaient avec la même facilité que nous mettions à les gagner.Néanmoins, tout cela n’était que remède passager. Le mal dont lepaysan souffrait ne demandait pas que de l’or pour sa guérison.

Soulager l’homme qui peine, c’est lui rendrela peine supportable. Cette vérité, Cosma ne la voyait pas. Noscompagnons ne la voyaient pas non plus, quoiqu’ils fussent les plusintéressés à voir juste. Mais qu’est-ce qu’un homme qui souffre,quand il ne sent que sa propre souffrance ? Dès que son maldisparaît, il n’y a plus de mal dans le monde. Aussi notre vienouvelle ne fut-elle qu’une répétition de l’ancienne, avec de plusgros moyens.

Pendant ce temps, notre sœur était rivée àl’homme dur que le père lui avait destiné. Son premier enfant futune brute pareille à son père. Ma sœur le renia et l’éloignad’elle. Heureusement, une fillette suivit, une Kyraleite[46] sa mère, ainsi qu’un troisièmeenfant, un garçon. Ils vinrent entourer la malheureuse femme d’unefamille selon ses goûts.

Ils vécurent la vie qui leur était propre,souffrirent pour elle et sombrèrent tous les trois pour n’avoirvoulu renoncer à rien.

Inutile de vous dire que, pour ma part, lepassé ne me donne pas le droit de m’appeler un haïdouc. Nous fûmesdes borfaches[47]. Nos vengeances furentmesquines et par trop intéressées. Toutefois, il y eut un exploit,un seul au début de notre carrière. Il nous fit grand bien aux yeuxdu peuple et je m’en enorgueillis, car ce fut moi qui poussai Cosmaà l’accomplir. Voici :

À cette époque les rapts d’enfants battaientleur plein. De tous les malheurs qui écrasaient la population, ceforfait était celui qu’elle supportait le moins. Le paysan enduraitses autres calamités d’un cœur plus ou moins meurtri : impôts,corvées, flagellations, viols. Mais lui enlever le lambeau innocentde sa chair, c’était pire que de lui enlever la vie même, surtoutqu’il n’ignorait pas le sort qui attendait le malheureux. J’avaisentendu parler de parents abandonnant leur chaumière, partant,comme des chiens enragés, à la recherche de leur enfant, etdisparaissant à jamais, à leur tour.

Dans notre département, c’était l’aga deBraïla qui était le grand capcaoune[48]. Son ami, l’évêque de Galatz,se régalait avec lui et préférait les garçons aux fillettes, alorsque le troisième ami, le boïar Dumitraki Cârnu, avait, je vous l’aidit, des goûts contraires. Le festin fini, on embarquait lespetites victimes pour Tzarigrade. Il y avait des mères quis’évanouissaient en implorant miséricorde devant la porte despuissants. On les repoussait comme des paquets encombrants.

Comment ne pas devenir haïdouc ? J’avais,contre ces trois fauves, une de ces haines qui rendent le cœurjoyeux devant la mort. Et voilà qu’un jour – deux ans après notrebrouille avec la loi et l’Église – Kyra nous fait parvenir cemot : Ce soir, chez nous, des enfants verseront des larmesde sang. Soyez des haïdoucs ! On vous sait très loin et on nevous craint pas.

Nous nous trouvions, en effet, très loin deBraïla, dans les parages du Babadag turc. Et il était déjà l’heuredes vêpres quand l’homme nous apporta la nouvelle.

Je regardai Cosma dans les yeux. Il parutchanceler. Alors je lui offris ma poitrine nue et dis :

– Frappe, Cosma… C’est du venin quicoulera.

Cosma se leva, enfourcha son cheval ets’écria :

– Hé ! les haïdoucs rassasiés !Qui veut me suivre pendant dix heures sans manger ? Qui veutrisquer sa peau pour une mère qui s’arrache les cheveux ? pourdes enfants qui maudissent la vie ?

Nous étions vingt. Tous les vingt nous fûmes àcheval avant que Cosma eût fini de parler. Et à l’heure du premierchant des coqs, après une course pénible à travers brousses etmarécages, nous arrivions au fossé qui entoure Braïla.

 

Le han était plongé dans le sommeil. Aucunelumière, aucun signe de vie. Une pluie fine, qui durait depuis laveille, avait détrempé le sol boueux. La maison du malheur, blanchecomme la neige, posait une tache de pureté criminelle sur un fondde deuil céleste. Les grands avant-toits déployaient leurs ailesnoires et humides, celles d’un oiseau de proie monstre abritant unecouvée funeste, alors que les balcons en bois dur s’alignaient surle blanc des murailles comme des ventres prêts à accoucher d’unefourmilière d’agas et d’évêques capcaounes.

Jamais notre han ne m’avait paru à ce pointsinistre. Je frémis à l’idée d’être venu au monde et d’avoir grandidans cette maison. Cela a-t-il été un acte de la justice divine quele sort réservé aux enfants et petits-enfants de ce père quivoulait faire le bonheur des siens en fermant les yeux sur descrimes profitables ?

Nous prîmes les précautions les plus sévères.Le han était situé à l’encoignure du plateau que le grand fossésemi-circulaire de la ville crée en aboutissant au Danube,extrémité Karakioï. Les chevaux furent cachés dans le fossé etlaissés sous la garde de quatre hommes.

La pente du plateau est, dans cet endroit,très rapide, mais elle a l’avantage d’être couverte de ronces et degenêts qui permettent de la gravir en se cramponnant. Nos hommess’embusquèrent dans ces broussailles, échelonnés sur le bord quiavoisine le mur de la maison. Au loin, le port dormait. Seul, unTurc amoureux chantait tristement sur le pont d’une caravelleinvisible. De ce côté nous ne craignions rien. Du côté de la cité,en revanche, le danger était grand, car la police de l’aga veillaitassidûment pendant que son maître s’amusait. Heureusement pournotre entreprise, le mauvais temps nous vint en aide. Leschaouches, réfugiés sous quelque portail à toiture, grelottaientcomme des chiens mouillés, en lâchant, faiblement, leurs hep,hep monotones. Mais Cosma, avec son audace inouïe, allacarrément converser avec un d’eux, l’entraîna vers un autre, sortitde l’eau-de-vie. Nous bûmes de compagnie. Puis, rien que nous deuxau milieu de ces loups, nous continuâmes notre promenade dans lequartier et rassemblâmes encore quelques gardiens de nuit, auxquelsCosma parla gaiement, versa à boire. Une garde, roumaine celle-là,cria, pas bien loin de notre groupe, son mot deralliement :

– Je te vois ! je tevois !

Cosma lui répondit, au milieu de l’hilaritédes chaouches :

– Tu ne vois rien du tout : je faiscaca ! Viens plutôt boire un raki, allons !

L’homme sortit de son embuscade, vint nousrejoindre, rit et but. Enfin, poussant de l’épaule la porte contrelaquelle il se trouvait appuyé, et qui était celle où habitait unami fidèle, Cosma dit :

– Et si on se chauffait un peu àl’abri ! Ce ne serait pas mieux ?

Les cinq gardiens nous suivirent,reconnaissants. Nous nous vîmes dans une grandetinda[49], devant notre bon Ibrahimqui nous souhaita à tous une « santé perpétuelle ». Iljeta quelques branches sur la braise assoupie de Faire et nousoffrit des tabourets, ainsi qu’une large rogojina pour ceux quivoulaient s’allonger.

L’eau-de-vie et la chaleur alourdirent lespaupières. Les ronflements entamèrent la symphonie la plus sincèrede la vie.

Nous nous sauvâmes. Les coqs chantaient pourla seconde fois.

 

À grand regret, nous fûmes obligés de tuernotre veilleur de nuit, le domestique qui nous avait vus venir aumonde, mais la faute n’en fut qu’à lui seul. Cosma avait frappé àla grande porte. Le portier ouvrit, la lanterne à la main. Nous luijetâmes une ghéba sur la tête et lui conseillâmes de se taire et dese laisser ligoter. Il refusa et se débattit. À grand-peine nousl’empêchâmes de hurler. Alors, furieux, Cosma le poignarda.

– Nous ne savons même pas si l’orgie alieu, ou si elle a été contremandée, dit mon frère navré. Peut-êtreque ce crime est inutile.

Il ne l’était pas. Des crimes bien plusatroces s’accomplissaient dans la maison que gardait le portierfidèle. Au moment où nous réglions, à contrecœur, le compte duconcierge, deux agents féroces de l’aga tombaient dans les mains denos hommes postés à l’entrée de service, du côté opposé à la porteprincipale, que nous verrouillâmes pour plus de sûreté. Ces deuxléfédjis du préfet étaient déjà morts à notre arrivée.Chose fâcheuse ; nous aurions voulu leur arracher d’abord desrenseignements sur ce qui se passait à l’intérieur. Une troisièmebrute ne tarda pas à nous satisfaire. Il fut traîné dans les ronceset cuisiné. C’était un Grec de Janina qui prétendait ne pointparler d’autre langue. De lui nous apprîmes que l’aga étaitégalement de Janina. On se comprenait mal, mais Cosma se refusa àcroire que le reptile ignorât le turc ou le grec vulgaire. Lespointes de nos coutelas donnèrent raison à Cosma. L’odieusecréature parla très bien en turc, et ses révélations nous firentdresser les cheveux sous les bonnets.

En haut, rapporta-t-il, la débauche touchait àsa fin. Une fillette et deux garçonnets gisaient évanouis, sur leparquet. L’aga, l’évêque et le boïar Dumitraki, ivres morts,demandaient leur carrosse pour s’en aller coucher à la préfecture.De domestiques, il y en avait encore trois, chargés d’emporter lestrois victimes après le départ des maîtres.

Pour prix de ces aveux, l’ancien berger deJanina implora sa grâce :

– Je n’y suis pour rien… Je fais ce qu’onm’ordonne. Comme tant d’autres, je suis venu moi aussi en Valachiepour tenter la fortune. On dit chez nous qu’ici c’est un pays où unlimonadier peut devenir pacha, pourvu qu’il…

– Pourvu qu’il consente à étouffer lescris des enfants pendant que les agas leur déchirent le corps,n’est-ce pas ? demandai-je, en lui empoignant le cou.

Ce fut la première canaille que mes mainsétranglèrent voluptueusement.

 

Notre attente fut longue pour avoir le grosgibier. Personne ne descendait plus. Envahir la maison, c’eût étécourir le risque de réveiller une armée de domestiques, engager unebataille, affronter peut-être la potéra tout entière. Nous savionsqu’avant l’aube l’orgie prendrait fin ; les monstres necouchaient jamais dans le han, où toute trace du crime étaiteffacée le matin. Il fallait donc permettre à l’envoyé suivantd’aller chercher le carrosse.

Nous nous retirâmes dans les broussailles,d’où nos regards surveillaient la petite porte de service située àtrente pas. Pendant plus d’une heure, le froid de cette nuitd’avril nous glaça le sang dans les veines. Enfin, un homme sortitet disparut, comme affolé. Allait-il chercher la voiture, ou bienses patrons, pris de doutes, lui auraient-ils ordonné de la faireaccompagner par la garde ? Quoi qu’il en fût, nous décidâmesd’ouvrir le feu, si considérables que fussent les forces quisurviendraient.

Nos craintes s’avérèrent à moitié fondées. Uneescorte de dix à douze arquebusiers à cheval s’arrêta devant lasortie. Elle entoura aussitôt le carrosse. Nous respirâmes,contents, et prîmes nos dispositions. Les secondes nous semblèrentlongues. Et voilà que les trois satyres surgirent, l’un aprèsl’autre, trois grosses pourritures informes, empaquetées dans leurschoubas, se traînant à grand-peine avec le secours de lavaletaille. La portière se referma sur le dernier, l’équipage futprêt à s’ébranler au moment même où des centaines de coqsemplissaient l’aube de leurs chants ininterrompus.

Comme un seul homme, nous bondîmes sur lerebord du plateau, seize arquebuses crachèrent dans le tas, seizeautres feux de pistolets achevèrent de jeter à terre les troisquarts de la bande, cependant que le carrosse décrivait un brusquedemi-cercle et se renversait contre un arbre. Dans la nuit tachéede blancheur au levant, deux léfédjis à cheval et un homme à piedcouraient à toute vitesse. Les autres gisaient sur le sol, morts oublessés. D’un tour de bras, Sa Sainteté l’évêque, le puissant agaet le « brave » sfetnic du Divan, Dumitraki Cârnu, furentarrachés de la voiture et à leur ivresse ; trois nœudscoulants leur furent passés autour du cou, et nous voilà, coupableset justiciers, dégringolant la pente pêle-mêle, avec l’unique soucid’arriver au plus vite à nos chevaux.

Ohé, parents endoloris, enfants qui tremblezdans les jupes de vos mères ! Et vous aussi, capcaounes quioffensez le visage que Dieu donna à l’homme ! Venez, accourezvoir la charge endiablée des haïdoucs qui balayent la rive boueusedu Danube traînant derrière les sabots de leurs chevaux trois desmaîtres de la terre ! Surgissez, paysans, de vos chaumières,et vous, bourreaux, de vos alcôves dorées ! Regardez un peuces trois puissants démembrés dont les orbites, la bouche, lesoreilles sont butées de glaise…

Vengeance ! Bénie sois-tu pour lesbienfaits que tu apportes au cœur des haïdoucs !

 

Ainsi Élie termina son récit…

Il répondit aux applaudissements de sescompagnons en s’inclinant devant Floarea Codrilor, prit sa caciula,se couvrit. Sa figure n’avait plus rien d’un martyr.

SPILCA LE MOINE

– Je te passe la parole, Spilca. Enlèvele voile qui te cache à nos yeux, ouvre ton cœur avec franchise,raconte-nous ta vie, tes joies, tes souffrances, teshaines !

Spilca parut pris au dépourvu par l’invitationde Floarea Codrilor. Il eut un haut-le-corps comparable au choc quereçoit l’homme pudique lorsqu’il entend une obscénité ! Sesyeux ronds, couleur d’acier, bravèrent gravement les regards quis’étaient portés sur lui, mais ce ne fut qu’un instant, puis satête se tourna vers l’entrée de la grotte dans un mouvementd’anxiété dédaigneuse. Longuement sa pensée fouilla le dehorssolitaire et brumeux, pendant que son buste carré, vêtu de loquesmonacales, semblait ne plus respirer. Ses mains appuyées sur sesgenoux ne bronchaient plus ; jambes et pieds, grossièrementcamouflés, enfouis dans l’amas des obéléet desopinci, étaient également immobiles. Spilca nous avaitabandonné son être matériel. Seul son profil musculeux, propre, àla barbe rousse bien peignée, ainsi que son crâne découvert,étaient riches de vie ; seule sa tête, à moitié éclairée,trahissait le débat qui se livrait dans son âme.

Puis, lentement, il présenta son visage aucapitaine. Les lèvres charnues bougèrent, mais elles étaientdesséchées ; le gosier, embarrassé, articula quelque chosed’incompréhensible. Cette entrave parut vexer le moine haïdouc. Ilhumecta dignement sa bouche de salive et parla avecfermeté :

RÉCIT DE SPILCA LE MOINE

Avant d’être Spilca « le moine »,j’ai été un vaillant ploutache[50] sur laBistritza. À ce moment-là, mon crâne n’était pas chauve. Une bellekica blonde se déversait sur mes épaules larges, qui mesont restées, elles. Je n’avais pas de barbe. Mon visage étaitcelui d’un jeune homme vierge. Mes yeux n’avaient aucune raison dese fermer tristement à l’apparition d’un souvenir. Mes lèvressavaient rire sans crainte. J’étais Spilca « leploutache ».

Depuis l’endroit où la Bistritza permet lelancement d’un radeau jusqu’à son embouchure, les berges moldavesm’étaient aussi familières que mes doigts. Bistritza, la fière, lasauvage princesse jalousée par le Pruth et par le Sereth, était monamante. Son lit : un berceau inconstant, plein d’écueils. Sesrives : deux nattes ondoyantes, variées, riches en surprises.Le premier agace la maîtresse, lui fait des entailles dans lecorps. Les secondes s’approchent, souvent menaçantes, la serrent,l’étranglent, lui arrachent des cris. Puis, d’un commun accord,tous les trois la lâchent. Alors, la plus belle rivière du paysmoldave, une des plus belles du monde, se déploie à l’aise, se miredans un ciel digne d’elle, sourit gracieusement à seshabitants.

Spilca, le ploutache audacieux, vivait la viede sa maîtresse : était-elle serrée, déchirée, je me défendaisavec elle dans le vertige du courant et nous hurlionsensemble ; libérée, calme, nous contemplions le firmamentbleu, nous nous détendions les membres au soleil et, par-ci par-là,en suivant notre destin, nous prenions goût à ce qui se passaitautour de nous.

Autour de nous : pays béni par leSeigneur, terre promise ! Que ce soient les gorges abruptes etsombres, où le pinceau du crépuscule remue mille nuances à vued’œil, ou que le paysage s’élargît dans son décor éblouissant delumière, riche de prairies et de troupeaux, bondissant d’horizons,de collines, de forêts, l’âme du ploutache est toujours prête às’émerveiller. C’est la joie qu’on éprouve quand on descend lecourant. Remontant le pays en compagnie de charretiers, mon cœur enéprouvait une autre, qui ne cédait en rien à la première. Le boisétait livré, l’or dans ma bourse, santé parfaite, besoin d’enjamberla route, de boire, de manger, de dormir. Que faut-il de plus àl’homme ?

Ah, mon pauvre Spilca ! Pourquoi ne t’enêtre pas tenu à ce bonheur ?

Je ne m’y suis pas tenu. Je ne l’ai pas pu. Onne le peut pas.

Sur les rives de la Bistritza cristalline, ily avait des jeunes filles qui blanchissent la toile de lin etchantent à tue-tête des amours éprouvées et non éprouvées. Il yavait toujours eu des jeunes filles qui blanchissaient la toile,mais je ne les voyais qu’avec des yeux de gamin innocent ; desêtres humains portant jupe au lieu de pantalon. C’était tout. Cefut tout pendant de longues aimées. Je les hélais, pendant ladescente calme du radeau. La plupart répondaient. D’autresrestaient moroses. Et je passais. Un jour, je ne passai plus.

J’avais près de vingt-cinq ans. Humeuragréable. Muscles et santé de sanglier. Car je vivais sur l’eau,buvais du vin, mangeais deux okas de viande par jour et remuais desarbres géants. Mon nez ne supportait aucune odeur que celle desbois.

Un jour, une bande de jeunes filles mehélèrent les premières. Je me dis :

« Allons, Spilca, voir d’un peu plus prèsces choses-là ! »

Et je donnai un coup de barre qui envoya monradeau heurter violemment la berge. Toutes se sauvèrent, emportantleurs toiles ou la laine qu’elles blanchissaient, toutes sauf une,haute comme trois pommes. Mais elle était une « chose »si neuve à mes yeux que je ne me rassasiai pas de la regarder. Elles’était levée : jambes nues, jupe courte, chemise blanche,qu’elle serra de ses deux mains sur sa poitrine, tête blonde, toutepetite, et ces yeux bleus, grands, profonds, aux cils battant commedes ailes de papillon, qui furent toute la chose neuve de maSultana.

Elle me considéra sans crainte, avechonnêteté, ce qui me plut, et dit tout de suite :

– Tu ne viens pas pour nous faire dumal ; tu es des nôtres.

– Vous faire du mal ? sûr quenon ! Vous m’avez appelé. Je suis venu.

Sultana sourit :

– Elles ont crié, comme ça, pourblaguer ; on s’ennuie, toutes seules !

– Tu as crié aussi ?

– Non, je n’ai pas crié, mais je teconnais depuis l’été dernier, je ne pense pas que tu sois méchant.C’est pourquoi je suis restée.

– Il y en a de méchants ?

– Beaucoup, presque tous.

– Même des ploutaches ?

– Souvent.

– Alors je m’en vais. Dis-moi seulementton nom.

– Je m’appelle Sultana.

– Moi, Spilca. Et pourquoi penses-tu,Sultana, que je ne suis pas méchant ?

– Parce que tu suis toujours ton cheminet ne fais pas attention aux cris des femmes.

Cette réponse de Sultana me fit grand plaisir.Je ne dis plus rien, repoussai la rive et repris le courant,pendant qu’elle me souriait.

Aussitôt parti, je ne fus plus le même homme.On n’est plus le même, dès l’instant où une pensée occupe l’esprit.Ma vie était calme : un arbre dont pas une feuille ne bouge.Maintenant, un vent inattendu s’était mis à souffler. Et l’aspectde la Bistritza changea du tout au tout : je ne voyais plus lemonde qu’à travers une image. La beauté ne perdit rien de sonéclat, mais j’avais dans le regard une vue qui n’était pas lamienne.

Je ne souffrais pas. Je ne sais pas mêmeaujourd’hui ce que c’est que le mal d’amour qui tenaille le cœur.J’aimais Sultana comme l’enfant aime son oiseau en cage, en luidonnant toute sa pensée. Cette chose frêle, osant affronter, seule,une brute qui lançait son radeau contre la berge, me gagnaentièrement. Elle savait que je n’étais pas méchant. Elle étaitsûre que je ne lui ferais pas de mal. La force de ses yeux s’étaitmesurée avec la force de mes muscles et était sortie victorieuse.Je dus penser à Sultana et rien qu’à elle. Est-ce peu, penser sansaimer et sans souffrir ? Peut-être, pour d’autres, pour ceuxqui aiment et qui souffrent facilement. Pour moi, ce fut une chosenouvelle. Elle m’ébranla. À peine séparé, je désirai la revoir,désir qui chassa tous les autres, m’obséda, anéantit mes habitudes.Je ne me réveillais plus en chantant, mais en pensant à Sultana. Jene voyais plus des arbres, des bêtes, des horizons : Sultanales remplaçait. En haut ou en bas de la rivière, descendant lecourant ou remontant le pays, tout me devint également indifférent.De tout ce grand et beau monde, un seul point m’intéressait :le pays de Sultana. Et, chose que je n’avais jamais connue, mamémoire se troubla tout à coup : je commençai à oublier mesaffaires, source d’ennuis pour moi et les autres.

Spilca n’était plus un homme libre.

 

Pendant quelques semaines, j’espérai que lesyeux bleus et sincères finiraient par me laisser tranquille. Iln’en fut rien. La petite tête blonde me poursuivit avec des détailsencore plus menus. Alors je me dis :

« Eh bien, Spilca, on ne fuit pas sondestin. Tout homme doit heurter, un jour, le caillou qui ledétournera de son chemin. Allons trouver ce caillou. On verra,ensuite, ce qu’il veut faire de toi. »

C’est ainsi que, vers la fin de cet été, lejour férié de la Sainte-Marie, je mis mes vêtements du dimanche etm’en allai rôder dans le petit village de Sultana. Villagemontagnard, tapi dans le creux formé de deux collines et traversépar un ruisseau. Pas bien loin, des forêts séculaires de sapins.Les maisonnettes, toutes blanches, aux fenêtres bleu outremer,étaient parsemées comme des marguerites. Quoique propres, riantes,fraîchement badigeonnées à la chaux, leurs toits de planchespourries et couvertes de mousse trahissaient l’indigence du paysan.Cela ne m’étonna pas. Nous vivions l’époque sinistre d’esclavage etde misère qui marqua la fin de l’occupation turque. Encoresavait-on que les régions protégées par les montagnes étaient lesmoins touchées par la spoliation. Seul échappait au béïlic, aufouet et aux impôts onéreux, l’homme qui pouvait se passer de sonsemblable, qui gagnait la montagne et vivait dans la compagnie desours.

J’arrivai au moment de la liturgie. Leshabitants étaient tous à l’église. J’y allai et priai comme un bonchrétien que j’ai toujours été. Cela me fit du bien. Le prêtre etle diacre, chacun à son pupitre, lisaient et psalmodiaient avecentrain, avec foi, au milieu d’un silence absolu.

Je ne pouvais dévisager les assistants, car jem’étais arrêté à l’entrée de l’église bondée. En échange, à lasortie, je fus à l’aise pour découvrir l’image désirée. Sultanaétait accompagnée d’une petite vieille, que je crus être sa mère,et toute modestement vêtue d’un corsage et d’une jupe de toileblanche serrés dans un catrintza d’étoffe noire peubrodée. À son passage, je la saluai de la tête, un peu troublé.Elle me répondit sans surprise, sans émotion, avec honnêteté et uncalme sincère.

La présence d’un étranger dans un petit paysest toujours remarquée. On nous avait vus échanger le salut. C’enfut assez pour susciter les chuchotements, les œillades, lescommérages, sur le seuil même de la maison de Dieu. Cela blessa lapureté de mes intentions et m’obligea à prendre un parti. Décisionrapide : j’irais demander Sultana en mariage. De toute façon,cet accident pend au nez d’un jeune homme. Ainsi soit-il !

 

Je me mis à la poursuite des deux femmes.Elles sortirent du village, gravirent une côte et entrèrent dansune maison située à mi-hauteur de la colline qui tournait le dos àla montagne. Pendant ce trajet, aucune d’elles n’avait regardé enarrière. Cette honnêteté me donna confiance. Je montai et frappai àla porte. Sultana ouvrit.

Elle ne fut pas étonnée de me voir, chose quime déconcerta. Comme sur la rive de la Bistritza, deux moisauparavant, elle se tint droite et me posa presque la mêmequestion :

– Bonjour, Spilca ! Quel ventt’amène chez nous ? Si tes pensées sont honnêtes,entre !

– Honnêtes, Sultana, je le jure devantDieu : je viens pour te demander si tu veux faire de Spilcaton mari…

Alors je vis ses joues s’empourprer :

– Entre… On ne demande pas une jeunefille en mariage sur le seuil de la porte !

Puis, criant fort à la vieille :

– Tante ! C’est unvoïnic[51] travailleur de la Bistritza, Spilcale ploutache.

La tante me toisa d’un regard hébété etm’invita à m’asseoir.

– Elle est sourde, ma tante, me ditSultana, et aussi un peu revenue « à la raison del’enfance ». Tu ne pourras pas facilement causer avec elle. Lapauvre femme est veuve depuis longtemps. Voici trois ans qu’elle avu son fils unique périr dans une rixe. Affaire de jalousie. Cegarçon était toute sa vie, le seul appui de ses vieux jours. Alorselle a vendu sa maison et est venue habiter avec nous ; à cemoment-là j’avais encore mon père et ma mère. Ils sont mortsl’année suivante. Depuis, nous sommes seules. Nous vivons de nosbras, tant bien que mal. Tu vois, Spilca, que ce n’est pas trèsgai, chez nous… Et ce n’est pas tout.

Je ne pus rien répondre. Elle m’avait dit ceschoses « pas très gaies » presque en souriant. Je n’avaispas devant moi une jeune fille timide, effacée, pareille à toutes,mais une âme mâle, durcie au malheur. Et tendre cependant.

Le coup d’œil que j’avais jeté en entrantm’avait fait voir un intérieur tenu avec ordre. Non pas cetintérieur paysan qui, lorsqu’il n’est pas une écurie, est d’unepropreté hostile, d’un ordre sévère, mettant le visiteur mal à sonaise. Les deux chambres, communiquant avec la grande tinda dumilieu où la famille paysanne passe toute sa vie, avaient leursportes ouvertes. Des lits larges et hauts, chacun avec soncouvre-lit à rayures, où le borangic jaune s’intercalait entre lesblancs, et sa dentelle large, qui touchait presque le sol. À latête de chaque lit, un sendouk primitivement peint, écrasé sous unemontagne de couvertures, de draps, d’oreillers. Partout, contre lemur qui surplombe le lit, des coussins brodés, des tapis de laine,lourds, chargés de dessins multicolores. Par terre, également, destapis, mais d’une qualité inférieure. Une grande glace dans chaquechambre, s’appuyant sur une table de bois blanc couverte de nappestissées de la même manière que les couvre-lits. Des chaises en boisverni. Des gravures représentant diverses scènes rustiques. Desicônes ornées de basilic dans les coins au levant, chacune avec saveilleuse allumée. Les icônes, les tableaux, ainsi que les glacesétaient décorés de grands rideaux à entre-deux reliefés, enrichisde dentelles, imposants par la complication du travail etl’abondance de la soie écrue. Aux fenêtres, des rideaux en toile delin, presque aussi beaux que les napperons. Et dans chacune de cesdeux chambres spacieuses, un métier en train.

 

Il y avait, dans le foyer de Sultana, ce qu’onvoit dans toute maison paysanne de chez nous où n’est pas entrée lamisère. Rien de plus. Mais tout objet, tout arrangement, portaitl’empreinte d’une main qui leur créait une ambiance de douceur,d’intimité, chose rarement rencontrée dans nos foyers villageois,où la parure des chambres « propres » glace l’hôte, oùtout suscite la gêne, la crainte de déranger.

Je me sentis à mon aise, comme autrefois chezmes parents, disparus quand j’étais encore un enfant. Et je distout de suite à Sultana ce que je pensais :

– Sultana, il manque ici un bras fort devoïnic. Le voici, et tout sera gai !

Elle me regarda fermement dans le blanc desyeux, un regard qui m’alla fouiller les entrailles, mais je tinsbon, car ma pensée était sincère.

– Spilca, me dit-elle d’une voix claire,tous nos malheurs ne tiennent pas dans le peu que je viens de teraconter, et qui sont choses passées. Il y en a d’autres. Je nevoudrais pas te les dire. À quoi bon ? Ceux qui aimeraient,comme toi, m’épouser, et qui les connaissent, n’en sont pas plusavancés. Mieux vaut se plier devant le destin.

Je restai un peu songeur : « MonDieu, pensais-je, eh bien quoi ? La pauvrette a été “trompée”par un malandrin, qui s’est ri d’elle et l’a abandonnée. Peut-êtremême qu’un bébé lui est resté sur les bras ! Etaprès ? » Je dis :

– Non, Sultana, ne me crois pas si peuhumain. Je le sais : le monde s’acharne sur la jeune fille.Moi, je ne pense pas comme le monde. Si c’est là toute ta faute,tous les griefs qui empêchent les autres de t’épouser, nous pouvonsconclure nos fiançailles dans huit jours, pourvu que tu le veuillescomme moi.

À ces paroles, je la vis se redresser sur sachaise. Ses yeux éclatants clignotèrent rapidement :

– Tes soupçons, Spilca, sontinjustes : je ne suis fautive en rien ; je n’ai aucunreproche à me faire. À vingt-deux ans, je suis encore telle que mamère m’a faite. Le mal est plus grand que si j’étais ce que tusupposes, plus grand même que si j’avais un enfant « desfleurs ».

J’attendis qu’elle me dît ce qu’était cemal-là, mais elle se tut, ne me lâchant pas de son regard ouvert,limpide comme le ciel du mois d’août.

La tante vint nous appeler pour déjeuner.Sultana lui prit la main et cria de tout près :

– Tante ! Spilca me demande enmariage ; qu’en dis-tu ?

Le dos courbé, les cheveux blancs, le visagefortement éprouvé par la petite vérole, la vieille me considéra uninstant avec pitié et répondit :

– Dommage !… Pauvre garçon… Il n’y arien à faire… Qui oserait se mettre sur le chemin dulogofat[52] ?

– Qui est ce logofat ?demandai-je ; et de quoi s’agit-il avec lui ?

À cette question, la face de Sultana se voilad’amertume ; son regard se ternit. Encadré dans les cheveuxlissés en arrière et tressés de manière à former une seule natte,son front blanc, serein, blêmit :

– C’est le logofat Costaki, fit-elle,oppressée ; tu as peut-être entendu parler de sa cruauté, deses méfaits. Nous dépendons de lui comme tous les habitants :il peut nous laisser vivre ou nous tuer à sa guise. Et la jeunefille qui attire son attention ne peut pas lui échapper. Elle a lechoix entre son déshonneur et la ruine de sa famille. J’ai eu lemalheur de plaire à cette brute, il y a deux ans. Depuis, plus derepos. J’ai réussi jusqu’à présent à me défendre. Mais le dangerest au-dessus de mes forces, car cet homme n’a ni cœur ni honte. Ilest notre maître. Un jour ou l’autre, je serai devant le choix, àmon tour. Mon choix est fait. Pendant un temps, j’ai espéré dans unmari qui me protégerait. Personne n’ose affronter le tyran. On meconsidère comme une pacoste[53]. Et contre ceux qui sont venusde loin, comme toi, pour m’épouser et m’emmener dans leur pays, unautre malheur s’est dressé : ma tante ne veut pas me suivre.Elle a tous ses morts enterrés ici, c’est parmi eux qu’elle veutreposer. Maintenant, Spilca, tu sais tout, sans connaître l’horreuren détail. Je te remercie pour tes bonnes intentions. Ellesferaient mon salut. Mais, ainsi que la tante vient de le dire, iln’y a rien à faire. Je serais ton malheur. Et pourquoi l’affronter,quand je te dis que cela ne servirait à rien ? Je dois expierquelque blasphème. Eh bien, je l’expierai.

*

Les écueils dont le destin parsème cette merqu’est notre vie déterminent nombre d’humains à vivoter dans depetites embarcations qui voguent prudemment près des côtes. Spilca– « Spilca le ploutache » de la Bistritza – connaissaitles écueils et s’en fichait. Et plutôt que de périr le nez dans unemare, il aimait mieux se faire déchiqueter par les vagues.

La façon dont on meurt ne m’est pasindifférente. J’ai mes préférences. Aussi, sans trop hésiter,j’allai, l’après-midi du dimanche suivant, affronter l’écueil quetant de voïnics craignaient.

 

La fière hora moldave battait sa cadence auxsons de trois instruments tziganes. Une trentaine de jeunes filles,dont Sultana. Une vingtaine de gars. On transpirait un peu, car lesoleil dardait, mais cela ne faisait rien aux danseurs. Se tenantpar le petit doigt et (pour plus de décence, pour satisfaire aussiles parents qui surveillent), en interposant encore entre soi unmouchoir brodé, la belle ronde s’élance vers son centre. Un voïniccrie : sur place ! sur place ! Les petitspieds et les gros pieds frappent le sol d’une grêle, les pattesrudes entraînent les menottes tout en haut vers les têtes, en basvers les genoux, puis le cercle se desserre dans un élan quiéloigne les corps, étire les bras, et voilà que la guirlandehumaine court quelques pas sur sa droite, se relance pluslonguement sur sa gauche. Tous les pieds frappent surplace ! sur place ! On aspire une bouffée d’air eton recommence. C’est la hora roumaine. Pour l’aimer, il faut êtreroumain et paysan. Elle n’est pas compliquée, mais riche de sanggénéreux. De couleurs aussi, plus que l’arc-en-ciel. Fichus deborangic jaune ou blanc, selon l’espèce de ver à soie qu’on élèveavec des soins maternels. Corsages et jupes de toile de lin,blanche comme la neige. Tabliers de velours ou de laine noire. Etde la broderie, et des dentelles, qui ont vu des larmes, qui ontentendu des soupirs. Les rires et les chansons n’ont pas manqué nonplus, car on aime bien passer des larmes aux rires.

Belle, pas belle, ou laide, la jeune fille dela hora est toujours agréable aux yeux des garçons. Ils saventqu’elle est là pour chercher un mari, alors qu’eux y viennentplutôt pour chercher la femme, rarement l’épouse. D’où la grandeattention portée aux gestes et aux chuchotements, par la mère de lapetite. Les gars sont conscients de cette surveillance, et c’estl’explication du mouchoir qui sépare les mains, satisfait lesparents et ne sert à rien, si ce n’est à rendre le désir encoreplus violent.

Vêtu du zaboune brodé, culottéd’itzari blancs ajustés sur la cuisse, chausséd’imineï astiqués, et coiffé du chapeau de feutre à labordure large et aux rubans tricolores, le jeune homme est, toutd’abord, fier de son sexe ; il est barbat[54] et se croit voïnic. Cela plaît beaucoupà la jeune fille, qui ne se croit que belle. À la sincéritéprudente, un peu rusée, de celle-ci, il répond par une promesseimprudente, catégorique, mais qui ne lui coûte rien. Si ça prend,tant mieux. Sinon, il se plie à la loi, s’attelle au joug, fonde unfoyer et devient gardien intransigeant des mœurs, surtout lorsqu’ilest père de jeunes filles qui s’en vont à la hora pour y chercherun mari.

C’est toujours à proximité d’une cârciuma queles hora ont lieu. Et c’est naturel ; ça chauffe, il fautboire un verre. On boit par soif ou pour crâner, mais on boittoujours. Et pendant qu’on boit, on parle, pour dire quelque choseou pour crâner encore. Seuls les grands vieillards aux crinières deneige, assis à l’ombre d’un noyer séculaire, boivent par souvenir,parlent par affection et contemplent, d’un œil lointain, lesagitations d’une vie qui ne les passionne plus.

À mon arrivée, il y avait de tout cela.Aussitôt, des regards fouilleurs me firent comprendre que levillage avait ébruité la nouvelle de mes fiançailles avec Sultana.Pour confirmer ce bruit, j’allai saluer ma future et sa tante,après quoi, tout seul à une table isolée sous les pruniers, jedemandai une oka de vin et assistai paisiblement à la danse et auxconversations des buveurs devant le cabaret.

Je me trouvais assez loin de ces derniers pourque, favorisés par le tapage de la hora, ils pussent s’occuper demoi, toutefois assez près pour qu’une partie de leurs propos meparvînt aux oreilles. Ces propos n’étaient pas trop malveillants àmon égard. Certains affirmaient : « il viendrasûrement », « il le sait ». Ceilétait le logofat Costaki, mon écueil, la terreur de larégion. Je pensais : « Qu’il vienne ! »

Il vint. Un galop souleva un nuage depoussière sur la route et fit passer un frisson dans toutel’assistance. Les têtes, aussi bien celles des buveurs que cellesdes danseurs et des tziganes, se tournèrent vivement, avec desregards anxieux, vers le cavalier qui, en abordant la hora, mit soncheval à l’allure du buiestru[55]. Tout le monde admiral’animal. Je l’admirai sincèrement. C’était un coursier digne d’unmeilleur maître.

Petit, noiraud, des mouvements vifs comme lemercure, ce maître jeta les brides sur le tronc d’un acacia coupéet s’élança parmi la jeunesse devant la cârciuma. Tous les chapeauxle saluèrent. Un groupe de préférés l’entoura immédiatement et lemit, sans retard, au courant de ma présence. Alors je me tournaipour le regarder en face, sans lâcheté. Je voulais lefranc-jeu.

Le logofat, cabré sur ses jambes maigres,écoutait le débit des parleurs d’une oreille distraite et ne disaitmot. De temps en temps, il jetait des coups d’œil furtifs dans madirection, puis, soudain, j’entendis cette provocation, quis’adressait à moi, sur un timbre rauque :

– Il faut casser les jarrets auxétrangers vadrouilleurs !

Pour toute réponse à ce défi direct, je medirigeai vers la hora, qui venait d’entamer une nouvelle danse,séparai Sultana de l’amie qui lui donnait la main et me mis àdanser entre les deux jeunes filles. C’était correct ; ce quefit le logofat le fut moins.

On sait qu’un garçon, en entrant dans la hora,ne doit jamais séparer un danseur de la main d’une danseuse quil’agrée. À défaut d’une place entre deux jeunes filles, il ne peutentrer qu’entre deux hommes. C’est une règle absolue, respectée partous ceux qui ne cherchent pas dispute. Le logofat Costaki crut bond’y contrevenir à la stupéfaction générale. Au moment où je m’yattendais le moins, une main saisit mon poignet par-derrière ducôté de Sultana. Je me retournai. La ronde s’arrêta. Les tziganesse turent. Blême, devant moi, le reptile me toisa d’un regardhaineux et d’une voix étranglée :

– Tu permets que j’y entre ?

– Entre ailleurs.

– Je veux ici !

– Si tu veux ici, tiens !

Un coup de genou dans le ventre l’envoya parterre. Un gémissement de bête égorgée, et le vaillant s’évanouit.Personne ne vint à son secours. Le cabaret se vida. Les femmess’enfuirent. Un vieux s’exclama :

– Ça, c’est une grossehistoire !

Je criai aux musiciens :

– À dimanche prochain ! Je vousengage pour jouer à mes fiançailles avec Sultana !

Et je pris le chemin de la maison de mon amie.Une mère qui conduisait son enfant se signa et dit :

– Que le Seigneur nous préserve dumalheur !

 

Pendant toute cette semaine-là, il n’y eutsûrement point, sur la Bistritza, de ploutache plus heureux queSpilca. Le logofat ne s’était plus montré dans le village. Tous lessoirs j’allais passer quelques heures avec Sultana, et tous lessoirs elle se séparait de moi en me disant :

– Spilca, je ne crois pas au bonheur quenous rêvons… « Le chien » ne nous le permettra pas… Et jepense qu’un blasphème doit peser sur mes épaules…

Je la portais suspendue à mes yeux, jeplongeais mon regard dans l’azur limpide de ses prunelleséclatantes, je baisais le front pur et je partais :

– Sois tranquille, Sultana ! Nousdéciderons la tante à nous suivre loin d’ici, dans le district deSoutcheava, où est ma maison. Là-bas, nous serons heureux.

Elle souriait tristement :

– Tu ne connais pas l’emprise des mortssur les vivants qui les ont enterrés… La tante se laissera plutôtbrûler vive que de quitter son cimetière.

Le dimanche de nos fiançailles, le cabaretiersupprima la hora, par crainte du scandale. J’allai, après lesvêpres, trouver les tziganes et leur dire de se tenir prêts pour ledîner intime qui suit la cérémonie de l’échange des alliances parle prêtre. Je fus accueilli plutôt amicalement. Les jeunes gens duvillage buvaient et parlaient sans animation. Une partie d’entreeux resta sur la réserve, mais d’autres vinrent me dire à voixbasse que « toute la commune se réjouissait de la leçon reçuepar le chien »…

– Il te craint. Vous autres,ploutaches et bûcherons, vous êtes une corporation forte d’hommeslibres, alors que nous sommes asservis. Votre vie dure, sauvage,vous met à l’abri de la spoliation et du fouet ; nous… nousavons le collier autour du cou. Si le logofat veut nous donner, auprintemps, un hectare de terre pour nos semences, nous devons nousconsidérer comme heureux, sinon, il faut aller faire des journées,et toujours chez lui. C’est pourquoi aucun habitant n’ose lecontrarier. Nos plus belles filles passent d’abord par ses mains.Ensuite, c’est nous qui les épousons, parfois, le ventre rempli parlui.

Le soir, devant les deux tables réunies etcouvertes d’une nappe éblouissante, une dizaine de parents et amis,outre le vieux prêtre, avaient les larmes aux yeux lorsque j’ouvrisla boîte renfermant mes cadeaux de fiancé. Labeteala[56], une beteala detrente bobines, coulait comme un ruisseau de feu autour du petittrésor reçu en héritage de ma pauvre mère et qui se composait d’unepaire de boucles d’oreilles avec des diamants, de deux baguesprécieuses, de deux bracelets incrustés de rubis et saphirs, etsurtout, de la fameuse salba[57], qui comptait trois grosleftes, deux ducats impériaux autrichiens, quatre ducatsvénitiens, quatre poli, six livres turques et dixgalbeni.

Tous les assistants furent émus, sauf latante, qui pensait à ses chers morts, et ma fiancée, qui ne croyaitpas au rêve de notre bonheur. Sultana, vêtue de blanc, promenait unregard fixe de la boîte à cadeaux à mes yeux rieurs, telle unecolombe mal apprivoisée. Chacun s’évertua à chasser ses mauvaispressentiments. Le prêtre prononça une ardente prière et bénitnotre projet d’union. Au dîner, on plaisanta. Les tziganes jouèrentet dirent des plaisanteries. La marraine obligea Sultana à exhibersa dot. Elle le fit machinalement. Des femmes gaillardes sejetèrent sur les sendouks : chemises de jour et de nuitbrodées, serviettes, taies d’oreiller, draps, nappes, essuie-mainsfurent tirés, éparpillés dans la chambre. Sultana eut tout juste labonté de sourire de temps en temps.

Vers minuit, en partant, je demandai à mafiancée :

– Pourquoi, Sultana, toutes ces idéesnoires ?

– Ce ne sont pas des idées noires,Spilca ; je sais que je ferai ton malheur. Je levois venir.

Je la serrai fortement sur ma poitrine. Elles’y blottit avec tendresse. Une larme brûlante me glissa sur lamain. Puis, la brise parfumée d’odeur de sapins et la nuit tiède decette fin d’août enveloppèrent mon chemin.

*

La seconde quinzaine de septembre avertissaitles pauvres que l’hiver serait hâtif et dur, quand, par unaprès-midi froid, pluvieux, j’arrivai dans une commune située à dixkilomètres du village de ma fiancée. Je brûlais de la revoir aprèsune absence de six jours. J’étais chargé de toutes sortes d’achatsen vue de la noce fixée au premier dimanche d’octobre. Pendant cemois écoulé, Sultana n’avait point changé d’attitude. Prudence,sévérité, manque d’élan, froideur presque, dans toutes ses actions.Si je n’avais pas été certain de sa sincérité et de sonattachement, je l’aurais accusée d’indifférence. Mais j’étais sûrqu’elle souffrait. Elle ne voulut pas tenter une seule parole pourdécider la vieille à quitter le pays. Tous mes efforts auprès de latante furent vains ; la malheureuse obstinée ne parlait que deses morts. Je m’y étais résigné, en espérant la fin de ses jours,qui ne devait pas être bien éloignée.

Un fait, que je jugeai réjouissant, était ladisparition du logofat. Depuis le jour où il avait reçu le coupdans le ventre, personne ne l’avait aperçu. On le disait malade.Certains prétendaient que la peur le tenait éloigné. Seule Sultanaétait convaincue que « le chien » ourdissait unevengeance redoutable.

– Je crains tout, mais je ne suiscertaine que du malheur ; de quelque côté qu’il vienne, jesais qu’il frappera notre bonheur et que ce sera toi qui en pâtirasle plus.

Ç’avait été les paroles sur lesquelles jem’étais séparé de Sultana le dimanche précédent. Nous ne devionsplus nous revoir que le samedi de la semaine suivante. Un grostransport de bois sur la Bistritza, un règlement de comptesembrouillés au terminus de mon voyage, ainsi que l’achat decertains articles difficiles à trouver, m’obligeraient à cettelongue absence.

Maintenant je remontais le pays en côtoyant larivière. J’avais faim. J’étais fatigué. Deux cierges géants, pesantchacun trois okas de cire et qui devaient être allumés à lacérémonie religieuse du mariage, m’accablaient outre mesure. Jamaisles poutres portées sur mes épaules ne m’avaient autant pesé. Ilest vrai que le souci de ne pas les casser était pour beaucoup dansma fatigue. Quoique je fusse peu superstitieux, cette pesanteur medevint suspecte. Je me rappelai une croyance de ma mère : lecierge de mariage qui « se fait lourd » est signe demalheur ; celui des deux époux qui aura son cierge le plusconsumé pendant la cérémonie mourra le premier. Et me voilà prêt àécouter je ne sais quelle voix intérieure. Pour chasser ce flotd’idées noires, je fis halte dans ce village : prendre durepos, casser la croûte, m’égayer un peu. Justement le cabaretierm’était connu par sa gaieté. Allons ! au diable lessuperstitions !

Oui, au diable ! Seulement, il arriveparfois dans la vie que ce qui se passe autour de vous n’est pasfait pour les chasser.

J’ouvre la porte du cabaret. Dedans, sixpaysans et le patron. Tous les sept étranglent leur conversation etdeviennent muets dès qu’ils m’aperçoivent. Cependant, j’en avaisentendu un qui disait :

– Pauvre garçon ! C’est lui qui està plaindre !

Je dépose mon sac, mes cierges et jedemande :

– Qui est à plaindre ?

Le cabaretier s’avance, gaillard :

– Bonsoir, Spilca ! Ça va ?

– Ça va, Laké, dis-je, mais qui est àplaindre ?

– Bah ! Un petit malheur arrivé dansla contrée : la femme d’un cojane vient de se casser la jambe.Maintenant, c’est lui qui doit faire le travail de sa femme.

Je pense : hum ! pourquoi les autresn’ajoutent-ils rien ? Et pourquoi regardent-ils si drôlementles cierges couchés sur la longue table ?

– Qu’est-ce que vous avez à tant regarderces cierges ? Cierges de mariage ! On dirait que vousn’en avez jamais vu !

– Ils sont gros, fait un paysan, évitantde rencontrer mes yeux.

– Oui, gros…

– Et lourds, peut-être.

– Très.

Ils ne disent plus rien. J’essaie d’avaler unpeu de pain, de boire une gorgée de vin. Ça ne veut pas descendre.Je me lève et je pars.

Dehors, c’est presque la nuit. Je suis reposé,mais les cierges sont de nouveau lourds. Je change sans cesse debras sans résultat. Et encore deux lieues jusqu’à la maison. Laroute est solitaire et détrempée. Mes oreilles sifflent, tantôtl’une, tantôt l’autre, signe que quelqu’un parle de moi. Je sorsmon couteau à cran d’arrêt, je l’ouvre et le laisse pendre contrema cuisse droite. Mais comme c’est fatigant de tout le temps épierautour de soi ! Le couteau, suspendu à sa courroie, me tape lacuisse à chaque pas que je fais. Il me semble qu’il va creuser untrou à cet endroit. Je le ferme et le remets à la ceinture. Juste àce moment, dans la nuit noire, un bouc, tout aussi noir, surgit àdeux pas de moi, traverse la route et disparaît. Et quoique jesache bien que c’est un bouc comme tous les boucs, un vrai, que sonpropriétaire cherche partout, je me dis, tout haut :

– C’est le diable !

Je lève la main droite pour me signer. La mainest lourde comme du plomb. Je pense : « C’était lediable ! C’est lui qui m’empêche de me signer ! Et cescierges qui deviennent pesants à ne plus savoir comment lestenir ! »

Je veux rouvrir mon couteau, mais je ne peuxpas, mon pouce est trop faible pour vaincre la résistance duressort.

Encore un signe de la présence del’Impur ! Et la nuit est si noire que j’en ai mal auxyeux.

Enfin, je pose ma besace à terre, j’appuie lescierges debout contre un arbre de l’allée. Alors je m’aperçois quej’ai pris un faux chemin, parallèle au bon ; les arbres sontde jeunes peupliers, droits et presque aussi nus que des cierges.Encore des cierges ! Toute une allée ! De tristescierges, éteints et noirs.

– Non, me dis-je, cette nuit, c’en serafait de ma vie ! Je ne mourrai pas déchiqueté par un torrentcomme un brave ploutache ; je mourrai de frayeur, comme unebaba[58] !

J’arrive, tout de même, à rouvrir mon couteauet à me signer trois fois. Je reprends tout le chargement. Et mevoilà pataugeant dans la boue d’un champ que je coupe pourrejoindre mon chemin. Soudain, deux yeux luisent et s’avancent versmoi. Je sens mon cœur s’arrêter. Besace et cierge m’échappent. Jehurle :

– Mama-a-a !

Un bé-é-é ! me répond. Les yeuxluisants disparaissent.

Tard dans la nuit, j’arrive couvert de boue ettranspirant. La maison de Sultana est très éclairée, beaucoup decierges brillent. De loin, je vois la tinda ouverte et bondéed’habitants.

– Ça y est, je dis, la tante estmorte ! Maintenant je sais pourquoi tous ces signes de malheursur mon chemin !

Je ne savais rien du tout, car la vieilleétait là, debout, dans la grande chambre, s’occupant, les yeuxsecs, à fignoler la toilette de ma fiancée qui, elle, était couchéesur les deux tables aux nappes éblouissantes, toute parée de seseffets de mariage, plus belle que jamais dans ce cadre de ciergesaux flammes vacillantes éclairant son visage pâle, blanc, tiré parles griffes de la mort. Les longs cils blonds ne papilloteraientplus. Je ne devais plus revoir les yeux clairs et francs. Laguirlande de citronnier couronnait son front blême, sur lequel jepensais pouvoir, le dimanche suivant, déposer, devant l’autel, lebaiser sacré. La chevelure, défaite et partagée en deux, coulait lelong du corps rigide, se mêlant et se confondant avec la betealaaux fils d’or. Entre les mains, posées sur la poitrine, le mouchoiravec les monnaies exigées des morts par les « douaniers »qui leur ouvrent les portes de l’au-delà. Par-dessus, lelinceul.

Et moi, Spilca, je reste debout, sur le seuil,et je regarde tout cela, comme les autres.

 

– C’était écrit, me dit la tante ;d’ailleurs la pauvrette le savait. Elle s’y attendait. Etavant-hier soir, pendant qu’elle ramassait le foin, toute seule,dans le champ, il est venu, à l’improviste, l’a traînéedans le bois et « s’est ri d’elle ». Ma petite Sultanan’a pas pu supporter l’offense. La nuit, sais pas comment, elle afait fondre le phosphore de huit boîtes d’allumettes, et a bu lepoison. Elle est morte hier au soir, après les vêpres, sans vouloirprendre du lait pour vomir. C’était écrit… Du moins, elle reposeraaux côtés de ses parents. Ils l’appelaient à eux, peut-être. Lesmorts n’aiment pas à rester seuls.

Là-dessus, la vieille prit les cierges demariage, les dépaqueta, les alluma et les plaça à la tête deSultana, dont la face de cire devint encore plus blanche quand lesdeux grosses flammes éblouirent la chambre. Puis, s’agenouillant,elle prononça, d’une voix ferme : Notre Père qui es dansle ciel, que Ta volonté soit faite…

Tous les paysans l’imitèrent. Je fus seul àrester debout, à ne rien dire, à regarder ma fiancée inondée delumière.

*

Depuis six jours je vivais, comme une bêtesauvage, dans la forêt épaisse qui avoisine lekonak[59] seigneurial du domaine de la basseBistritza, où régnait en maître le logofat Costaki, le bourreau deSultana, de tant d’autres. Il n’y avait pas moyen de l’apercevoir.Je ne sais pas si je mangeais, si je buvais, si je prenais durepos. Je sais que mes vêtements étaient en loques ; mains,pieds et visage, tout ensanglantés, à force de courir jour et nuitd’une route à l’autre, à travers fourrés.

Ces parages étaient assez éloignés du lieu ducrime ; le logofat ne les craignait point. C’était le bois oùil revenait de ses randonnées d’inspections forestières, toujoursseul et à cheval, toujours armé de pistolets. Je n’avais, pourtoute arme, que ma haine, mon sang bouillonnant du désir devengeance. Mon couteau ne m’aurait pas servi à grand-chose. Pourfaire tomber l’homme dans mes mains nues, j’avais une corde, que jetenais prête à tendre d’un arbre à un autre.

Le sixième soir était la veille de ce premierdimanche d’octobre où je devais célébrer mon union avec Sultana. Aulieu de me trouver dans la fièvre du plus réjouissant jour de lavie, je me trouvais dans un fossé, la corde à la main, l’oreillebraquée, sans âme, sans Dieu, sans espoir. Il y avait des momentsoù je ne savais plus qui j’étais. Un cri ou le battement d’ailesd’un oiseau nocturne me remettaient le cerveau d’aplomb. Alors, mapremière idée, mon seul désir, c’était lui. Je l’imaginaisapprochant au trot ou au galop. La corde, tendue au niveau desgenoux du cheval, recevait le choc. La bête culbutait. L’ennemi,dans mes mains. Je lui sautais dessus. Quelle mort atroce je luipréparais :

– Ah, Seigneur ! Si tu existes, etsi tu vois l’injustice, laisse-moi boire ce verre d’eaufraîche ! Puis, j’irai revêtir le froc, je ne vivrai que pourchanter tes louanges !

Ainsi j’ai prié ce soir-là, et Dieu exauça maprière.

L’endroit que j’avais choisi pour l’exécutionde mon dessein était le plus propice. La route, avant de devenirplane et de permettre à un cavalier de s’élancer, décrivait plushaut un lacet rapide, étroit, et rendu peu praticable par unruisseau. Ici, l’homme à cheval était obligé de descendre et demarcher sur un parcours de deux cents mètres environ. C’étaitpendant ce temps que je pouvais le reconnaître dans l’obscurité,pour ne pas assommer un innocent, quoique je fusse certain que leseul cavalier qui fréquentât ces parages était le logofat.

Par le crépuscule nuageux qui descendaitdoucement sur la forêt de chênes, j’écoutais, tapi dans ma fosse,le murmure du ruisseau, quand l’élan d’un trot se brisa nettementsur l’obstacle. Le cavalier sauta à terre. Le cheval éternua. Jebondis, le cœur affolé de joie. En quelques enjambées, par desraccourcis pénibles, je tâchai de m’approcher assez pour distinguerla taille courte de mon ennemi, mais l’homme était entièrementmasqué par sa bête, qu’il laissait aller toute seule, se tenant ducôté opposé au mien. La nuit devenait plus complète à mesure qu’ons’avançait dans le fourré d’arbres géants. Il me fallait donc àtout prix le reconnaître ici. Sorti de ce chemin obstrué, ilm’échappait. Que faire pour le retarder ? La moindreimprudence de ma part m’eût été fatale.

« Mon Dieu, pensai-je, serais-tu leprotecteur des bourreaux ? »

Et vite, je cassai une branche sèche. Lecraquement arrêta homme et cheval. Un moment ils restèrent figéssur place, sans changer de position, puis reprirent la descente. Jen’étais pas plus avancé. Alors, tout en les suivant de près, jetraversai le sentier derrière eux. Mais ce retard leur permit des’éloigner. Je perdis la tête, mis deux doigts dans la bouche etlançai un sifflement puissant. Un coup de pistolet fut la réponse.Un juron suivit. Je reconnus la voix du logofat.

Jamais homme ne fut plus heureux dans lemalheur que moi en cet instant-là ! Comme un tigre, je courusen bas de la route et la barrai avec la corde, tendue de toutes mesforces décuplées par la haine.

Les secondes me semblèrent des éternités, lanuit, un enfer. Et voilà qu’au cours de cette attente, noire commema haine, j’entends mon ennemi venir à pied. Il ne monte pas, ilavance à tâtons, traînant le cheval par la bride, le pistolet,sûrement, prêt. Dieu sans cœur, cela je ne l’avais pas prévu !Il va découvrir ma corde. Adieu, vengeance !

J’enlève la corde et me jette, face à terre,en travers de la route.

– Tiens, logofat : décharge tonpistolet dans ma tête, envoie-moi rejoindre Sultana ! Mais situ ne réussis pas ton coup, malheur à toi !

L’oreille collée au sol, j’écoute le pascadencé du cheval qui s’approche, puis je distingue celui de sonmaître. Mon bras me couvre le visage. Je ne veux plus rien voir. Jene respire plus. Je vis la seconde du supplicié qui, le cou sur lebillot, attend que le glaive s’abatte. Ce n’est pas la mort que jeredoute, mais la fuite soudaine du logofat.

Il arrive et s’arrête. Un pas, deux pas…

Sa main saisit la mienne. Il me soulève lebras et dit :

– Hé là ! Es-tu mort, blessé, ouseulement soûl ?

Je ne réponds rien, mais d’un bond je luienlace bras et corps, je le serre, face à face, haleine contrehaleine, tous deux à genoux, pendant qu’il crie au secours, pendantque ses os craquent, que sa voix s’éteint. Son buste se casse commeune branche et se replie sur le dos.

*

Le monastère Pantélimon du mont Athos :une caserne fortifiée qui renferme six cents moines. Il a été fondépar l’impératrice Catherine II de Russie. Le jour de soninauguration, elle ne fut pas admise à mettre le pied sur cetteterre d’où le sexe féminin est proscrit jusque chez les animaux,les volailles.

C’est une caserne. Il y a des canons pour ladéfense du staretz, de son état-major et de leurs richesses. Il y ades soldats en froc, qu’on nomme des « frères », mais quitremblent devant les supérieurs comme tous les soldats. Celui quiest bête et croyant, tel que j’étais, coupe le bois, attrape lepoisson, prépare l’huile et les olives, cultive la vigne, engraisseles chapons, prie pour lui et pour les intelligents qui discutentsur l’existence de Dieu, qui mangent tout, boivent tout etdéchargent leur virilité à Karea, où il y a des femmes discrètes,ou bien entre eux, en franche camaraderie. Ceux qui ne peuvent pasfaire comme ces derniers se mortifient dans la solitude pieuse.Tous aspirent au pardon du Rédempteur, qui, lui, l’accorde à tous,car il est crucifié.

C’est là-bas que je suis devenuhaïdouc !

MOVILA LE VATAF

– Movila, le vataf !

– J’écoute, capitaine !

– Parle…

– Moi ?

– Oui, toi… Tu es de notre état-major.Pourquoi es-tu devenu haïdouc ? Parle, en ton nom, au nom denos compagnons, dont tu es plus près que nous et qui sont plus prèsde toi que de nous. Ton histoire doit être à peu près la leur.Parle, Movila…

Un murmure de contentement remua les rangs deshaïdoucs devant cette marque d’attention de notre capitaine. D’unmouvement de la tête, ils rejetèrent leurs caciulas sur la nuque.Les visages s’épanouirent. Movila se leva, un peu timide, un peugauche, mais assez impressionnant par la beauté, purement roumaine,de sa figure basanée, son regard dur, ses riches sourcils allantd’une oreille à l’autre, son menton vibrant d’énergie et trèsmobile. Impressionnant, notre vataf, surtout par cet énorme nez,qui, au moment du danger, se dilatait et se levait en l’air commeune trompette. Il riait rarement, au-dessus de ses moustachestouffues. Son front était marqué, entre les sourcils, par un pliprofond qui persistait pendant le sommeil même, ce qui faisait direaux haïdoucs que Movila rêvait sans cesse de potéras et devengeances. Vraie ou fausse, cette affirmation laissait l’intéresséimpassible. Ce à quoi il rêvait, ce qu’il pensait, nul ne setarguait de le savoir. Ponctuel, réservé, obligeant, Movila nedonnait son avis qu’après avoir été assuré qu’il « neparlerait pas au vent ». Pour ce qui était de se livrer à desconfidences, il eût aimé plutôt se charger de toute la lessive denotre troupe, corvée pénible qui rendait tous les gars de mauvaisehumeur.

La curiosité n’en fut que plus forte lorsqu’ilcommença son histoire :

RÉCIT DE MOVILA LE VATAF

Je suis devenu haïdouc malgré moi.

À Stanesti, près de Giourgiou, où je suis né,nous étions des mosneni[60]. Mon père avait hérité de sesparents plus de trente pogons. Bétail, vigne, arbres fruitiers,patules regorgeant de maïs, basse-cour, rien de ce quifait le bien-être d’une petite gospodaria ne nousmanquait. Cela venait de ce que mes grands-parents avaient eu lebonheur de se trouver les voisins d’un seigneur comme on enrencontre rarement sur la terre. Ce boïar, dignitaire influent dupays, je l’ai connu moi-même vers ses derniers jours, alors quej’avais environ quinze ans. Il était bon et craignait Dieu. Quoiqueappartenant à la protipendada[61], descendant d’un ancêtre quis’était battu sous Mircea le Vieux, il se faisait un plaisird’entrer dans la chaumière du cojane, de s’entretenir avec lui, deconnaître sa famille, ses enfants, qu’il baptisait par douzaineschaque année.

Je suis son filleul. Movila était le nom d’unsien frère, mort du choléra. Il m’aimait, j’ose le dire, comme sonfils, car je ressemblais à l’image et au caractère de son frère.Nous allions tous, gamins et gamines, filleuls ou pas filleuls, luisouhaiter bonne aimée avec la sorcova[62]. Il nous recevait tous, bellefigure empreinte de noblesse et de bonté. Toute la marmaille luisautait dessus et le tapait avec la sorcova, en criant comme despetits chiens affamés :

Sorcova, morcova,

Que tu vives, que tu vieillisses

Comme un pommier, comme un poirier,

Comme une tige de rosier

À de nombreuses autres années !

Au milieu de ce tapage, dans son vastevestibule tout sali par nos opincas chargés de neige, il se tenaitdebout, droit comme un chêne, levait les bras au ciel, sedéfendait, en plaisantant, contre cette avalanche de souhaits etcriait à son tour :

– Moi aussi, mes enfants, je voussouhaite une bonne santé, du bien-être, et de longues années àvivre !

Puis, appelant son kélar :

– Veux-tu bourrer les sacochesde ces petits avec des noix, des caroubes, descraquelins ?

Enfin, assis sur son divan, il nous faisaitdéfiler l’un après l’autre, nous caressait et nous mettait, dansnos menottes gelées, un galben d’or, son cadeau de Nouvel An.

Ce galben n’était pas une rareté dans lesfamilles de cojanes de cette époque-là. Néanmoins, chaque paysan leconservait comme une relique.

 

J’ai vu ce cœur généreux s’intéresser à la vieintime et privée du paysan. Il ne supportait pas l’homme qui boitpar vice, mais savait beaucoup pardonner. Aussi, lorsqu’un habitantse ruinait, il accueillait la malheureuse épouse, lui donnait unbon lopin de ses terres, un peu de bétail et l’outillage nécessairepour se refaire une gospodaria. Aux cabaretiers, il faisait uneguerre sans merci. Les dettes que les paysans contractaient chezeux, il les annulait d’autorité. Et si quelqu’un de ces oiseaux deproie se livrait à la spéculation illicite, il lui envoyait lemoumbachir[63], qui lui frappait la plantedes pieds avec le terrible topouz[64].

Peu avant sa mort, ce grand seigneur vint nousfaire une visite, la dernière. Nous fêtions le premier anniversairede naissance du seizième enfant de la famille, tous les seizevivants. C’était son filleul, et, selon l’habitude, mon pèrel’avertit qu’on allait mettre pour la première fois les ciseauxdans la chevelure de l’enfant, honneur réservé aux parrains. Onl’avait averti, par devoir, mais on ne l’attendait pas, vu sesmultiples occupations. À notre grande joie, une estafette arriva augalop et nous fit savoir que le boïar tenait à couper lui-même lescheveux de son filleul.

La fête fut double. Ma mère, aidée de sesquatre grandes filles, mit en batterie tout un arsenal de cuisineet de parure. L’heureux mioche fut lavé, peigné, vêtu comme unepoupée, et mouché jusqu’à la dernière minute. Son parrain arriva,chargé de riches cadeaux. Il fut reçu comme unVoda[65]. Père lui présenta sacollection de six filles et de dix garçons, dont l’aîné avait vingtans, le dernier étant dans les bras de sa mère. Deux sœurs et deuxfrères étaient jumeaux. Douze des seize étaient les filleuls duseigneur.

À table, ma mère fut si heureuse qu’ellebalbutia des bêtises, marcha sur le caftan du boïar etrenversa son verre. Le brave homme dit alors ces paroles, qui mesont restées dans la mémoire :

– Ne perdez jamais la tête devant unmortel, quel qu’il soit. Boïar ou opincar[66], nous sommes égaux dansl’autre monde. Sur la terre, l’un vaut l’autre. Et si« Pierre » tient le sceptre, alors que « Paul »se plie sous le joug, ce n’est pas parce que Dieu le veut, maisparce que l’homme le veut, l’homme qui est injuste, cruel et avide.Contre cet homme, nous devons, au prix de notre vie, nous révolteret l’écraser, car la méchanceté n’est pas l’œuvre de Dieu.

De ces paroles j’eus lieu de me rappeler, pasplus tard que le mois qui suivit la mort de ce seigneur. Son filsunique et héritier vint de l’étranger prendre possession de sesbiens. Il fut l’homme injuste, cruel et avide dont parlait le feuboïar.

*

Lors de sa première visite dans les communes,nous ne savions à qui nous aurions affaire ; nous le reçûmesavec tous les honneurs dus à l’héritier d’un père que tout le monderegrettait. Il passa, dédaigneux, dans sa voiture, nous tint àdistance, ne parla même pas aux vieillards, encore moins leur donnala main, comme faisait son père. Accompagné d’unispravnic[67], il se borna à lui demanderdes renseignements sur l’avoir des habitants et à les marquer surson calepin. Le résultat fut le doublement du haraciu enor que chaque chef de famille payait au pacha de Roustchiouk.

Ce haraciu était devenu une tradition :on le payait de père en fils. Le vieux boïar ramassait notrequote-part, la doublait de la sienne et envoyait le tout au tyrande l’autre côté du Danube, pour qu’il nous fichât la paix. De cettefaçon, nous n’avions jamais connu les vandalismes et lesdéprédations qui désolaient d’autres pays danubiens, faute des’être acquittés envers le potentat.

Il était entendu qu’aucun boïar ne payait leharaciu, ni l’impériali, ni le national, non plus qu’aucun autreimpôt. On savait qu’ils étaient exemptés de toute charge fiscale.Mais du moment que notre riche protecteur s’était, de son proprechef, chargé de la moitié du haraciu, les paysans avaient priscette générosité pour un acte de justice élémentaire, car, à vraidire, pourquoi celui qui possédait trente pogons[68] de terre devait-il payer tous lesimpôts, et celui qui en possédait trente mille n’était-il pas tenuà verser un sou à toutes ces haznas, grosses oupetites ? C’est ce que pensait l’homme équitable qu’avait étél’ancien propriétaire ; aussi l’existence heureuse de nosparents s’était-elle étendue jusqu’aux tziganes esclaves quitravaillaient sur les terres du maître. Ces pauvres diableseux-mêmes, quoique achetés et vendus comme du bétail, étaienttraités humainement. Le boïar punissait sévèrement quiconqueabusait de leurs forces ; il veillait à ce que leur nourriturefût saine et suffisante ; aux jours de maladie, il leurfaisait crédit. Et cela me rappelle une scène particulièrementémouvante.

Une épidémie de fièvre sévissait depuisquelque temps. Un jour, allant au konak pour emprunter une grosseherse, je surviens au moment où le boïar passait en revue l’état deses esclaves. Naturellement, vu l’épidémie, la plupart des tziganess’étaient portés malades. Pour pouvoir les attraper, le logofatavait imaginé un procédé qui ne manquait jamais son effet : illeur offrait de l’eau-de-vie à boire, sachant que « le tziganene cesse de boire que lorsqu’il est mort ». Les faux maladestombaient dans le piège, buvaient et étaient envoyés au travail.Mais devant le propriétaire, le logofat n’osa pas appliquer sonprocédé. Un tzigane à l’air hébété s’ensoleillait, la tête entreles mains. À notre arrivée, il se jeta aux pieds de son maître, quilui demanda :

– Qu’est-ce que tu as ?

– Je suis malade, monseigneur !

– Il n’est pas malade, il feint, dit lelogofat.

– Je feins ? s’écrial’esclave ; eh bien, donne-moi du rakiou à boire ettu verras que je ne le boirai pas !… Quand je te dis que jesuis malade !

La sincérité de cette preuve suprême émut lepropriétaire :

– Veux-tu que je te fasse libre ?proposa-t-il au tzigane.

– Libre ? fit celui-ci, navré. Tu mechasses, maître ? Et où aller ? Sauter du lac dans lepuits ?

S’éloignant, le boïar hocha la tête et dit,comme pour soi-même :

– Nous sommes une triste chose : unanimal rendu à la liberté se débrouille ; une créature humainedoit se revendre !

Voici l’homme auquel dix communes, et mêmetout un département, devaient leur prospérité, à une des époquesles plus douloureuses qu’ait traversées notre pays. Ce boïar fut undes derniers qui méritèrent le nom de Roumain.Il aimait sanation, vivait dans son sein, prenait part à ses joies et à sessouffrances.

 

L’héritier ne marcha pas dans la voie de sonpère. Il nous jugea trop heureux. Quoique riche à pouvoir« manger l’or à la cuiller », son avidité ne se trouvapas satisfaite. Étranger de cœur et même de langue (il la parlaitpéniblement), pourri par la vie dépravée qu’il avait menée enOccident, il suivit l’exemple de ceux, Roumains ou étrangers, pourlesquels le paysan n’était qu’une bête de somme.

À l’alarme causée par le doublement duharaciu, les vieux conseillers de la région se rassemblèrent dansla maison du prêtre de Stanesti. Je m’y trouvais, jeune hommeencore imberbe, et je les vois, comme si c’était hier, avec leursvisages graves encadrés d’une chevelure blanche qui se déversaitsur de larges épaules. Ils nous déclarèrent aussitôt que les tempsde paix et de bonheur étaient révolus :

– Vendez le bétail ! N’ensemencezplus que le nécessaire ! Construisez de grands chars àcoviltir[69] commeceux de nos ancêtres et tenez-les prêts à être attelés de quatrebœufs robustes, chargés de vos familles et de vos objets précieux.Vous allez, vous autres jeunes, reprendre les chemins de lamontagne. Ceux qui resteront seront menés en esclavage. Nous, lesvieux, nous irons dans le repos éternel ! Que la volonté duSeigneur soit faite !

La volonté du Seigneur fut faite : lenouveau propriétaire afferma ses domaines à un Grec, qui devint lefléau du département. En moins d’une année, toutes les autoritéslocales, composées d’hommes du pays, furent remplacées par une nuéede Phanariotes[70] plusavides de sang que les punaises des maisons abandonnées. Ce futcomme une pluie de sauterelles sur une moisson. Des figures lividesaux yeux injectés surgissaient chaque jour devant la porte,balbutiant un roumain incompréhensible, épouvantant les femmes etles enfants. Toujours accompagnés de léfédjis armés,toujours munis d’une ordonnance du prince, ces charognardsparcouraient les communes et exigeaient le paiement de toutessortes d’impôts nouveaux : sur le gros et le menubétail ; sur le vin et les spiritueux ; sur l’hectolitrede blé. Puis, tour à tour, sur les arbres fruitiers, la pêche, lachasse, les vers à soie, les abeilles, les lainages, les huiles,les fenêtres et les cheminées.

Le bétail disparaissait en plein jour. Lespotéras firent leur apparition, soi-disant pour donner la chasseaux voleurs. Il fallut les héberger et les nourrir. Nos plus bellesfilles furent violées par ces brutes. Nous envoyâmes des plaintesau Divan. Les plaignants eurent les os broyés sous le topouz.

Alors, nous apprîmes que la terreur qui venaitseulement de se déchaîner sur notre département était depuislongtemps la loi générale de tout le pays roumain, qu’il fûtgouverné par des Grecs ou par des Roumains. Si nous ne l’avions pasconnue plus tôt, cela était dû aux efforts et à l’autorité moraledu feu gospodar. Son fils, devenu membre du Divan, trafiquait dusang et de la sueur de sa propre nation, vendait les places auxenchères et laissait main libre aux acheteurs pour se dédommager.Bien mieux, son fermier, d’accord avec lui, passa la charrue surnos propriétés, se moquant de nos bornes et de nos chartes. Ilsavait qu’aux réclamations que nous enverrions au Divan, soncomplice répondrait par le topouz.

*

Au bout de trois ans, notre judetzétait devenu méconnaissable. La terreur, à elle seule, fit plus deravages que l’épidémie, la sécheresse, l’incendie et l’inondation.Les habitants coupèrent et brûlèrent presque tous les arbresfruitiers. Les oiseaux chanteurs et les cigognes disparurent. Onn’entendait que le bourdonnement des abeilles. On ne voyait plusles grands lits blancs couverts de milliers et milliers de vers àsoie, en train de grignoter des feuilles de mûrier. Disparus, lestroupeaux de vaches qui rentraient le soir du pâturage. Plus denoces joyeuses qui duraient huit jours ; plus de baptêmes, oùles passants mêmes étaient invités à partager le dindon rôti et lebon vin ; plus d’aumônes ! Les inoubliables nuits deseptembre de notre enfance, qu’on passe à griller des épis de maïsvert et à écouter la cigale, devinrent des veillées funèbres. Sachère terre une fois perdue, sa famille déshonorée, le paysan leplus raisonnable se livrait à la boisson, passait son temps dansles innombrables cabarets, surgis comme champignons après la pluie.Le topouz, autrefois destiné aux spéculateurs seuls, écrasaitchaque semaine les membres d’un habitant insolvable ; l’hommepouvait traîner le reste de son existence sur des béquilles.D’autres étaient pendus par les jambes, la tête en bas, et fumésavec des piments rouges jetés sur la braise. On mettait des œufscuits sous les aisselles. On pinçait le bout des doigts, onenfonçait des épines sous les ongles.

Notre famille fut réduite de moitié. Commenous étions censés riches, l’urgia païenne se jeta surnous avec la violence des vandales. Mon père expira sous le topouz,supplice aggravé de l’asphyxie aux piments. Mes trois frères aînésfurent tués en voulant défendre leur père. Deux sœurs disparurentun jour sans laisser de trace. Deux autres, ravies et violées,rentrèrent à la maison six mois après, pour tomber malades dephtisie et ne s’en relevèrent plus. Le cadet se noya par accident.Ainsi, je devins l’aîné de la famille, à vingt ans, entouré de cinqfrères, deux sœurs et d’une mère qui n’arrêtait plus de pleurerjour et nuit.

À ce moment arriva, enfin, le plus grand detous les malheurs qui puissent frapper le Roumain, malheur que toutle monde attendait, d’ailleurs, et qui fut provoqué par lenon-paiement du haraciu au pacha de Roustchiouk : les hordesturques, lâchées par le tyran, envahirent le pays.

Vous savez que le paysan roumain a beaucoup duchien. Recevoir des coups de pied, rester des journées sans manger,cela ne le désespère pas, pourvu qu’on lui laisse son foyer. Cefoyer peut bien être froid, désolé : maison sans fenêtres,cour sans clôture, destin sans pitié, il reste, tourne autour,bricole, espère. C’est sa niche. Mais le jour où le sort l’oblige àse séparer de ce nid à souvenirs et à s’en aller par le monde –même par le monde de sa langue –, alors c’en est fait de sa foidans le Dieu de ses ancêtres.

Un triste matin d’avril, où manquaient lesvastes champs labourés et l’alouette, un homme, tête nue etloqueteux, arriva au galop de son cheval et clama auxpopulations :

– Chrétiens ! Fuyez ! Fuyezvite ! Depuis le lever du soleil, les Turcs passent le Danubedevant Zimnicea et se dirigent vers nous. Sur la route, ilsramassent tout ce qui se trouve encore, tuent les hommes,déshonorent les femmes, brûlent les maisons ! Portez cettenouvelle plus loin et fuyez ! Je retourne chez moi. Malheur àcelui qui ne se trouvera pas parmi les béjénari[71] avant la tombée de la nuit !

Le désespoir des paysans n’eût pas été aussigrand si on leur avait annoncé que les vagues du Danube, hautescomme la maison, venaient pour les engloutir. Les femmes coururentà leurs enfants. Les hommes levèrent les poings au ciel :

– Seigneur miséricordieux ! Quelforfait avons-nous commis pour que tu nous envoies ce comble demalheur !

Les cloches de l’église se mirent à tintersans arrêt : glas plaintif d’enterrement, qui se mêlait auxcris des femmes, aux pleurs des enfants, aux malédictions deshommes, aux aboiements des chiens alarmés par l’affolement de leursmaîtres. On tuait les pourceaux et les volailles pour en faire desprovisions. Dans de grosses marmites, furent bouillies lesmamaligas de béjénie, contenant peu de sel, pour éviter lasoif, sur Dieu sait quelles routes sans eau. En les préparant, lesfemmes y mêlèrent beaucoup de larmes salées.

Bien des foyers n’avaient plus de mâle, oubien il était estropié. Nous dûmes aller à leur secours, et aiderles femmes aux chargements. Les plus heureux dans ce malheur furentceux qui n’avaient ni char, ni bêtes, ni avoir pour le charger. Ilsprenaient la besace et le bâton.

Le village présentait un aspect unique dans lavie de notre génération. Toutes les maisons se vidaient, commedevant l’incendie, mais aucune ne brûlait. Les épouses, incapablesde renoncer aux objets qui leur avaient coûté tant de peines,surchargeaient les chars. Les époux jetaient à terre ce qu’ilsjugeaient superflu. Des querelles éclataient. Beaucoup de femmesétaient battues. Le prêtre courait d’une maison à l’autre,remontait les faibles, calmait les violents, poussait lesretardataires. Fort vieux et très éprouvé par les malheurs, ilavait toujours été un homme de cœur ; ce jour-là, il futl’envoyé de Dieu. Tête nue, les cheveux blancs tressés en natte etramassés en chignon, la soutane retroussée, le visage embrasé parle feu de sa croyance, il arpentait la commune avec l’agilité d’unjeune et criait dans chaque cour :

– Acceptez ce que le ciel nousenvoie ! Nous sommes dans la semaine de la Passion :rappelez-vous les tourments de notre Sauveur ! Je l’accepteavec vous… Je ne vous quitte pas… Je serai à la tête des béjénarisur le chemin de notre Golgotha.

Il le fut.

À midi, le convoi s’ébranla. En avant, le chardu prêtre, devenu notre église ambulante. Sur le devant de sa bâcheon voyait le crucifix qui avait été, pendant soixante ans, suspendudans la chambre à coucher du prélat. Celui-ci, vêtu de sa chasuble,l’encensoir dans une main, dans l’autre la croix gemmée del’église, donna le signal du départ en marchant à la tête de sesbœufs robustes, blancs comme la neige. Son fils unique, lequel, envenant au monde, avait coûté la vie à sa mère, la prêtresse,conduisait les bœufs au moyen d’une corde passée dans leurscornes.

Suivant ce char sacerdotal, la troupe desbéjénari pédestres, sac au dos, bâton à la main ; puis, lesvoitures qui contenaient les familles dont le chef était invalide,les veuves et les orphelins. Enfin, les familles moins éprouvées,ayant chacune plusieurs hommes forts dans son sein.

Tous les chars étaient couverts et chargés àcraquer. Son bagage à part, chacun avait accepté quelque chose duvoisin malheureux qui devait aller à pied : couvertures,vêtements, sendouks, farine de maïs. Aux piquets de chaque voitureon voyait pendus des épis de maïs sec, nourriture extrême réservéeaux chiens en cas qu’il n’y eût plus rien de mieux à leur jeter enpâture. Ces pauvres bêtes, amies fidèles de l’homme – à ladifférence des chats qui ne pressentirent rien et demeurèrent dansles maisons vides –, furent rapides à s’émouvoir, à deviner ledésastre et à suivre les maîtres. Maintenant, abrités entre lesroues des chars, conscients presque du malheur, ils marchaienttristement, tête basse, la queue entre les jambes, les oreillesabasourdies par les grincements des essieux mal graissés en dépitdu pot à cambouis qui oscillait ironiquement au flanc de chaquevoiture.

Les cris des enfants, les sanglots des femmes,les jurons des hommes qui marchaient à pied et ramassaient leseffets tombés, c’était là tout ce qui restait de la vie d’une descommunes les plus florissantes, autrefois, de notre département –vie de tziganes aujourd’hui, allant en troupeau errant sur deschemins sans but. Et tout cela, par la faute d’un seul homme, d’unnoble, d’un Roumain, du descendant d’un ancêtre illustre. Je mesouvins des paroles prononcées à notre table par le père généreuxde ce fils inhumain : « Contre l’homme injuste, cruelet avide, il faut se révolter et l’écraser… La méchanceté n’est pasl’œuvre de Dieu »…

Ma décision fut prise, mais j’allai quand mêmeconsulter le chef spirituel des béjénari, le vieux prêtre, auquelje rapportai ce mot du feu boïar.

 

Nous nous trouvions, après six heures demarche, à la première grande étape, sur les hauteurs de Calugareniqui dominent le Danube. La nuit tombait lourde, sombre, comme notredestin. Chaque voiture avait son falot allumé… Chaque âme cherchaitun appui… Les chiens eux-mêmes mendiaient un regard moinscourroucé. Une femme chassait le sien à coups de pied. Lemalheureux animal s’écartait un peu, dans la nuit, s’arrêtait,regardait humblement, ne comprenant rien. Le prêtre vit cette scèneet fut attristé, comme moi :

– Pourquoi le chasses-tu, mafille ?

– Parce que je n’ai rien à lui donner,rien, pas même un épi de maïs !

– Mais il ne te demande pas à manger… Ilveut te suivre… Auras-tu le cœur de lui refuser cetteconsolation ?

Devant ce reproche, la femme se mit à pleurer.Je pris le prêtre à part et lui avouai mon dessein de partir enhaïdoucie :

– Je vais venger mon père, mes frères,mes sœurs… D’autres victimes encore…

– Qui seront les punis ?

– Tous ! Quels qu’ils soient :Roumains, Grecs ou Turcs, tous ceux qui sont injustes, cruels,avides.

Le vieillard ne me répondit rien. Il se tenaitgrand et droit dans la nuit noire ; ses yeux étaient fixés surle Danube, sur son église, son village, pendant que sa longue barbeflottait au vent. Il tourna lentement la tête vers les lumièrestremblotantes des falots accrochés aux chars et songea. À cemoment, des flammes surgirent à l’horizon, faibles au commencement,puis, de plus en plus étendues. Je lui touchai l’épaule :

– Regardez, père : Putineiu etStanesti brûlent.

Il sursauta, comme réveillé, et contemplal’incendie, au milieu des clameurs qui partaient de toutes lesvoitures. Alors, me posant les deux mains sur les épaules, leprêtre me dit d’une voix étouffée :

– Va, mon fils, va en haïdoucie ! Etpunis les méchants ! C’est vrai : la méchanceté n’estpas l’œuvre du Seigneur.

*

Je suis parti, après avoir mis ma famille enlieu sûr. Mais, en quinze ans de haïdoucie, sous les ordres deCosma, je n’ai puni que de petits méchants. Les gros sont encoredebout sur leurs jambes.

Et, nom de Dieu ! je ne veux pas mouriravant d’en abattre ma part !

 

Tous les haïdoucs selevèrent :

– Vive Movila ! Que Dieu t’aidepour en abattre ! Et si le Seigneur ne le veut pas, c’est nousqui t’aiderons !

JÉRÉMIE, LE FILS DE LA FORÊT

Dans le silence de tous, Floarea Codrilor mescruta d’un œil inquiet, mais tendre :

– Jérémie, le fils de laforêt ! Fils de Cosma et mon fils : chez leshaïdoucs, la naissance ne donne droit à aucune priorité, à aucunefaveur, sauf celle d’occuper, dans la bataille, le premier rang. Tune joueras donc pas, ici, le rôle de beïzadé[72]. Si, malgré ton jeune âge, jete compte parmi mes conseillers, cela est dû uniquement à tesaptitudes, à ton courage : c’est sur la générosité de ton sangque nous compterons dans les heures de défaillance qui nousattendent.

» Qui tu es, nous le savons tous.Dis-nous ce que tu penses, ce que tu crois.

Je me levai : un peu fier de ce qu’onm’attribuait, un peu tzantzoche[73] de cequ’on me refusait, très content de ce que j’étais.

Il est vrai que je n’étais pas beïzadé, maisj’en avais le petit ventre. L’origine aussi : Cosma avait étésultan de la tête aux pieds. Les trois choses qui faisaient Cosmafont les sultans à toutes les époques, c’est-à-dire : l’allurearrogante, le nombre des femmes et l’inconscience. J’étais bien dela lignée.

Je répondis à l’invitation :

RÉCIT DE JÉRÉMIE

Vous prétendez savoir qui je suis. Vous nesavez rien du tout.

Je suis haïdouc né, non pas fait. Mamère : la forêt. Ma vie : la liberté. Bébé de deux ans,je fus découvert par Cosma sur une route sauvage. Je ne pleuraispas, j’étais seulement étonné. Cosma m’avait mis dans sa besace etnourri avec du jus de viande et du vin. À six ans, je savais nagercomme un poisson ; à onze, je lâchais mon premier coupd’arquebuse (ce qui me valut une grosse douleur à lamâchoire) ; à douze, j’affrontai la potéra et tombai encaptivité.

C’est pendant ces deux années d’affreusedépendance que la vie me fit faire son apprentissage. Oui :captif à la cour de l’archonte Samourakis, j’appris à connaître lemonde. Et ce que je pensais pendant ce temps, ce que je penseencore aujourd’hui, ma foi, sûrement, ne vous fera pas beaucoupplaisir.

Tout d’abord, mon amour pour l’indépendance vajusqu’à l’ingratitude. Je n’aime devoir rien et à qui que ce soit.La vie m’a été donnée sans qu’on me demandât si je la voulais. Etsi les auteurs de cette vie ont pu se réjouir de toutes mes joies,il leur a été impossible de souffrir de la moindre de messouffrances. Quand je fus blessé, Cosma m’abandonna et se sauva.J’aurais pu être assommé, il eût continué de vivre. Il continuatrès bien, pendant que je me mourais chez l’archonte. Monesclavage, pire que la mort, ne l’empêcha ni de manger comme quatreni de vadrouiller comme un matou.

La même chose pour ma mère ; les hasardsde la vie l’avaient envoyée dans la maison qui, depuis deux ans,était pour son fils un enfer, mais où elle vécut en princesse. Ilsétaient cependant mes parents. J’étais leur fils. Pourquoi leleur et pas celui de n’importe quels autres habitants dela terre ? Parce qu’ils aimaient mieux me savoir en libertéqu’en esclavage ? Mais quel est l’être humain, digne de cenom, qui n’aimerait mieux voir son prochain bien portant quemalade ? Ou intact, plutôt qu’estropié ? C’est, je pense,la dernière des vertus qu’on puisse exiger de l’homme, et c’esttout, car, pour le reste, celui qui a la tête coupée est le seul às’en apercevoir.

Alors, pourquoi toute cette histoire deparenté ? Je ne retrouve pas, entre fils et parents, le lienqu’il y a entre la tête et le corps. Et les autres ne sont queduperie. Ils me laissent froid. Je n’aime pas à être dupé, commeces orphelins auxquels on donne des parents adoptifs.

Voilà pour la parenté.

 

Je suis tout aussi peu généreux avec lapopulace que vous voulez libérer, ou venger. Là encore, mon cœur neconnaît point d’élan. Il n’y a aucun lien entre moi et le troupeauhumain qui bêlait à la cour de l’archonte Samourakis. Je suishaïdouc pour moi, pas pour mes semblables. Ceux-ci n’ont qu’à ledevenir, s’ils ne sont pas nés haïdoucs. D’ailleurs, je me ledemande : comment peut-on être haïdouc pour sonprochain ? Une parole roumaine dit : De force, onpeut prendre à quelqu’un, de force on ne peut lui donner. Etcette autre parole : Ce n’est pas pour se rendre agréableà une vieille sourde que le curé sonnera l’angélus trente-sixfois.

À l’encontre de ce curé, sonnez, pour lessourds, tant qu’il vous plaira. Et si le cœur vous en dit,embauchez-vous, haïdoucs, à la journée chez l’homme qui a toutjuste la force de se gratter la tête quand ça le démange. Vous êtespeut-être des apôtres. Moi, je n’ai nulle envie de l’être.

Toutefois, je vous prouverai qu’il ne m’a pasmanqué, le désir d’aider l’homme tombé.

*

Quand j’ai vu qu’une année s’était écoulée etque Cosma ne donnait pas signe de vie, ne faisait rien pour metirer de ma détention chez l’archonte, une idée folle s’est emparéede mon cerveau : semer le grain de la révolte parmi lesesclaves, les soulever, attaquer la garde pendant la nuit, mettrele feu à la maison et nous sauver tous, gagner la forêt !

Je me disais : ces hommes, tout comme ladernière bête de somme, doivent préférer la vie libre àl’esclavage. Ils sont lâches, c’est connu, mais si un chef se met àleur tête et les pousse, ils marcheront. Je serai ce chef.

Ah ! Le beau rêve ! Je voyais lagarde détruite ; le palais, ruines fumantes ; l’archonteà mes pieds, me suppliant de lui laisser la vie. Tout le pays,debout, devant cet exploit sans exemple. Cosma, étonné, humilié.Moi, héros à quatorze ans !

Je savais que ma vie était en jeu, mais cettevie de prisonnier, dans une cour aux murailles hautes, nem’échauffait plus. Jour et nuit, mon esprit rumina ce plan, quidevint ma raison d’être. Enfin, au bout d’une semaine de fièvre, jeme décidai à confier mon idée à deux hommes triés sur le volet.C’étaient deux camarades de l’écurie, comme moi, assez dégourdis,pas trop serviles, souvent en colère contre leur état. Je les avaisen quelque estime. Ils avaient été les seuls à me plaindre de machute et à écouter, avides, mes histoires de brigands. Je crus lesconnaître.

Dès qu’ils comprirent de quoi il s’agissait,les pauvres amis pâlirent, leurs figures s’allongèrent, leurs yeuxépeurés évitèrent les miens ; le plus courageux osadire :

– Nous risquons gros… Nous seronsdécouverts et pendus. Tu ne connais pas les gens. Ici tout le mondeprie pour la santé du maître qui donne à manger, qui a le souci detous. On ne va pas loin avec des hommes qui se disent, tous lesjours : ça va mal avec le mal, mais cela pourrait être pissans le mal !

Mentalité d’esclave-né… Je tombai des nues,m’enfermai dans ma cabane et me laissai emporter par ledésespoir.

Le lendemain, à midi, l’archonte m’appela et,à mon grand étonnement, me fit savoir qu’il était au courant de matentative :

– Mon pauvre garçon ! Je te plains,mais je n’y peux rien ! conclut-il.

Cette indulgence seigneuriale, cettecompassion supérieure ne firent qu’exaspérer mon mépris de laracaille humaine. Je répondis :

– Oui, j’ai voulu t’enchaîner et tetraîner devant Cosma, mais cela ne peut se faire qu’avec des hommeslibres, pas avec des esclaves !

Et, furieux de son calme, j’arrachai deuxpistolets à une panoplie du salon où nous nous trouvions et mejetai vers la fenêtre, pour tirer dans le tas des brutesrassemblées dans la cour. L’archonte m’en empêcha ensouriant :

– Que veux-tu faire ? Lesépouvanter ? Pas besoin d’armes à feu. Regarde :

Je regardai. Il prit son fez, tout brodé d’or,mit au fond un petit bloc de cristal et le lança dans lafourmilière de serfs. La chute du fez au milieu de la courproduisit l’effet d’une bombe : chacun se couvrit le visage deses mains et s’enfuit de son côté. Des cris retentirent :

– Gare à vous ! Le maître est encolère !

– Tu vois ? me dit l’archonte, cachéderrière les rideaux. Ce n’est même pas avec des esclaves que tu asvoulu partir en guerre contre moi, mais avec des animaux ! Ilsen sont. Dans mon acte de propriété il est écrit :« vingt mille hectares de terre ; deux mille bêtescornues ; quatre cents serfs ». Ça revient aumême. Voilà pourquoi je te plaignais tout à l’heure : celuiqui se met à la tête d’un troupeau de bêtes furieuses n’est pas unchef, c’est un vacher. Or, tu es haïdouc, et les haïdoucs sont desbraves. Que le diable les emporte tous, je ne les aime pas, mais jene peux pas ne pas les estimer ni ne pas les craindre. Commentvoudrais-tu que je craigne des hommes qui s’effraient de monfez ? Vraiment, je suis vexé de ta sottise ! Si jen’avais pas pour toi le respect qu’on doit à tout vaillant quidéfie la mort, eh bien, je te jetterais en pâture à ces fauves ettu serais déchiré en un clin d’œil. Sache ceci, d’un tyran :on ne demande pas aux esclaves de se battre pour une idée !Demande-leur de mourir de peur et ils mourront tous. C’est ce quifait toute la puissance du sultan, du Voda et de l’archonteSamourakis. Va, maintenant, à ta cabane et attends bravement tonheure ! Elle viendra…

 

Je suis parti, humilié, et j’ai attendu monheure. Elle est venue, ainsi que vous le savez, mais ce fut par lavolonté des braves.

Depuis, je suis guéri du rêve qui attache ledestin des hommes libres au sort des esclaves. Nous ne sommes pasfaits, tous, de la même pâte. Celui qui souffre moins du joug quede la perte de sa liberté, qu’il reste enchaîné : je n’iraipas l’en tirer. La liberté demande à être défendue ; et je nesais pas qui haïr, qui mépriser davantage, celui qui supprime laliberté et celui qui a peur de la défendre.

Je ne suis haïdouc que pour leshaïdoucs !…

UN HAÏDOUC

– Et moi, je suis haïdouc pourdéfendre les esclaves !

Cette réplique inattendue, partie des rangs denos compagnons, attira les regards de ce côté. Un homme étaitdebout :

 

UN HAÏDOUC

 

C’était notre doyen d’âge, mais personne nel’aurait dit, car sa riche crinière, d’un noir bleu, n’avait quepeu de cheveux argentés. Sa denture broyait les olives avec leursnoyaux. Sa démarche, droite, faisait trembler le sol. Il avait unpassé de héros.

Aux yeux étonnés qui le fixaient, il répondaitainsi :

RÉPLIQUE DU HAÏDOUC

Je voudrais répondre à ce jeune homme, si fierde son origine et qui ne veut défendre que la liberté deshaïdoucs.

Pauvres esclaves ! Je plains leur sort.Ils ne trouveront donc pas même appui chez les défenseurs de tousles opprimés ? Et dire qu’ils adorent Dieu et prient pour toutle monde : pour les maîtres, qui les écrasent, pour leshaïdoucs, qui les méprisent. Il est alors bien vrai que seul lecœur de l’esclave connaît la générosité, que lui seul saitpardonner !

Après toute une semaine de labeur forcené,l’esclave peut encore, le dimanche, rire, chanter, danser. Aprèstoute une vie d’espoirs déçus sur la terre, il sait se consoler enespérant une vie meilleure dans le ciel. La rancune et la haine nel’empoisonnent pas beaucoup ; comme le chien, un mot tendre dumaître, et il oublie les coups de verges. Il oublie encore que lesplaines sont possédées par les seigneurs, les forêts par leshaïdoucs, et que c’est lui qui fournit aux uns et aux autres blé etchair à plaisir.

Vraiment, c’est à se demander ce qu’il leurfaut de plus, aux maîtres pour devenir meilleurs, et aux haïdoucspour savoir pardonner !

 

Voici un jeune fils de la forêt qui se pare dunom de haïdouc, mais qui eût pu tout aussi bien naître dans unchâteau. Le codrou[74] quilutte jour et nuit avec les orages, avec le lierre et la carie,« le codrou, frère du Roumain » ne lui a rien appris, nide ses luttes ni de sa fraternité, encore moins de sa générosité.Pourquoi alors être fier de cette noble naissance ? Pourquois’enorgueillir de cette mère esclave – qui offre, sans marchander,au persécuté comme au malfaiteur, son ombre et sa chaleur, lanourriture et l’abri sûr –, si c’est pour la couvrir de mépris etl’abandonner aux vandales ? Car la forêt, c’est la grandeesclave qui vit pour créer le bonheur d’un monde ingrat : àses multiples offrandes, les réponses ne sont que des ingratitudes,depuis l’enfant qui rompt la jeune pousse, la bête qui broute sesbourgeons, jusqu’à ses hôtes ailés qui la couvrent de fiente et auciel qui lui envoie la foudre. Et cependant, pareille à ce troupeauhumain haï par Jérémie, elle ne cesse pas un instant de lutter avecla vie hostile qui la saccage, n’arrête jamais d’adorer ce Dieuplus aimable envers les poux qu’envers la plus grandiose de sesœuvres.

C’est ainsi : alors que la ronce s’armed’innombrables épines pour défendre son inutilité et sa misérableexistence, la forêt, soumise à sa mission sur la terre, accomplitson destin ; mais pendant que la hache la frappe à la racine,son faîte chante ses derniers hymnes au soleil.

*

Jérémie ! Le haïdouc qui te parlemaintenant est le bâtard d’une esclave, progéniture d’un fils denoble (car tu ne sais peut-être pas que les nobles sont des hommescomme nous : ils font partout).

Eh bien, je me suis refusé à servir lesnobles, j’ai gagné la forêt à l’âge de dix ans, et voici cinquanteans que j’y vis. Je me suis battu sous les ordres du haïdouc Jianu,j’ai servi le grand pandour Tudor Vladimiresco pour finir paréchouer dans la bande de Cosma, ton père. Tous les trois ont étédes tyrans, et moi, leur esclave. Il est vrai que leur tyrannie futnoble, mais mon esclavage n’en fut pas moins dur. Qu’on soit pendupar Tudor ou par l’archonte Samourakis, on est toujours pendu. Et,vois-tu, je me suis plié, j’ai enduré fréquemment des injusticescriantes. Je l’ai fait parce que c’était pour « uneidée ». Je l’ai fait encore parce que… j’avais peur. Je medisais : ça va mal avec le mal, mais ça pourrait être pissans le mal. N’oublie pas que je suis né d’une mère esclave etles esclaves sont lâches. Mais comment voudrais-tu qu’ils fussentbraves ? Depuis des siècles ils ont la peur dans le sang,depuis des siècles on les fouette et on les pend, tantôt les Tudor,tantôt les archontes.

Tu comprends, mon petit vaillant : que cesoit plaine ou que ce soit codrou, partout il y a des maîtres quirègnent.

 

La nuit, lourde de brouillard, tombaitmollement sur le Vallon obscur. Dans la « Grotte auxOurs » on ne distinguait plus les visages deshaïdoucs.

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