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Prime jeunesse

Prime jeunesse

de Pierre Loti

I

Ce treizième été de ma vie, où s’arrête le livre de mon enfance, me réapparaît, dans le lointain de ma mémoire, comme l’un des plus lumineux de nos beaux étés de France,un de ces étés comme nous en avions autrefois et qui ne se retrouvent plus de nos jours. Septembre finissait dans une splendeur qui semblait inaltérable et l’abondance des fruits dorés devenait telle qu’on ne savait qu’en faire. Au fond du jardin de l’oncle du Midi, chez qui je passais mes vacances, dans ce berceau de treilles muscat où j’avais décidé de ma destinée, les grands papillons à reflet de métal bleu, qui n’avaient plus guère qu’un mois à vivre, s’attardaient posés sur les pampres roussis, pour se pâmer de chaleur et de soleil avant de mourir.

Pendant ce temps-là, ma lettre solennelle cheminait vers l’Extrême Asie, adressée à mon frère, à l’île de Poulo-Condor. Jugeant que le sort en était jeté, et que cela se tirait puisque je l’avais voulu, je n’y pensais plus ; je me livrais aux plus enfantines fantaisies avec les petits Peyral, et,en attendant la fête des vendanges, nous nous grisions tous ensemble de raisins de vigne, comme les guêpes en automne.

J’allais souvent aussi faire de longues promenades dans la montagne en compagnie de ma sœur et de notre grand cousin. Nous ne manquions jamais d’ailleurs d’en rapporter des gerbes de ces délicieuses fleurs sauvages qui abondent dans ce pays en septembre, – et c’était pour composer de hauts bouquets d’une forme un peu surannée qui allaient rejoindre ceux de la veille ou de l’avant-veille dans des « bouquetiers »vieillots, sur les marches en pierres roses du vieil escalier à rampe de fer forgé. Il n’y avait pas dans la maison d’endroit plus frais que ce large escalier si vénérable ; on s’y asseyait donc volontiers, on s’y réunissait par les brûlants après-midi d’arrière saison, et ces fleurs des champs, toutes ces fleurs étagées, lui donnaient sans cesse l’air d’un reposoir pour procession de Fête-Dieu.

L’un des buts favoris de nos promenades était la petite fontaine de Saint-Michel, située à mi-hauteur d’un coteau que tapissaient d’énormes châtaigniers séculaires : une humble source presque ignorée, qui laissait tomber son filet délicieusement limpide dans un bassin antique et dont l’humidité entretenait sur les pierres proches un tapis de ces fragiles mousses d’eau imitant les feuilles de chêne.

Auprès de cette fontaine, un jour où ilss’étaient assis à l’ombre, ma sœur et le grand cousin, jeremarquai, en rôdant alentour, qu’ils se parlaient cette fois trèsbas et d’un air très sérieux. Le site infiniment tranquille portaitaux pensées profondes, sous ces vieux arbres aux massives ramuresdont les racines se contournaient autour de nous comme demonstrueux serpents endormis, et, pour ajouter de la mélancolie aurecueillement des choses, les feuilles mortes jonchaient déjà laterre.

Je m’occupais là suivant ma coutume à ramasserdes fossiles pour mon musée, – débris de coquillages qui vivaientil y a quelques millions d’années dans les mers de la périodesilurienne, mais que des soulèvements cosmiques avaient jadiséparpillés à fleur de sol et qui avaient pris à la longue lesteintes sanguines de la terre du Quercy ; je n’avais du restequ’à choisir, tant ils abondaient parmi la jonchée des feuillesrousses.

Du coin de l’œil, je les observais, les deuxqui chuchotaient avec mystère, au bruit de cristal que la fontaineleur faisait si doucement, et tout à coup je les vis se tendre lamain avec une gravité étrange ; alors il me sembla bien quequelque chose venait de se passer… En effet le soir, quand nousfûmes de retour dans la vieille maison Louis XII, ma sœur me prit àpart pour me dire : « Mon cher petit, je me suis fiancéeaujourd’hui. Tu ne le répéteras pas encore, je te prie, car nous nenous marierons que l’année prochaine ; mais je veux que tusois le premier à le savoir. » Je me sentis un grand froid aucœur, d’autant plus qu’au mois de juin dernier un événement, – nonmentionné, je crois, dans mon précédent livre, – m’avait appris ledanger des mariages : ma grande amie Lucette, mon aînée dehuit ans, la Lucette de la Limoise, s’était laissé épouser par unofficier de marine qui me l’avait emmenée à la Guyane, et j’avaisconnu ainsi le premier véritable chagrin de ma vie. Pour touteréponse à la communication qui m’était faite, je me bornai donc àexhaler un de ces gros soupirs comme en ont les enfants et qui endisent plus que toutes leurs paroles. Ma sœur alors me prit dansses bras, me couvrant de baisers dans un de ces transports detendresse maternelle que je lui connaissais souvent. « Jedonnerais un royaume, mon chéri, dit-elle, un royaume pour unsoupir de toi ! » C’était prononcé avec une nuance dedrôlerie pour corriger ce que la phrase aurait eu de trop lyrique,mais quand même elle y avait mis tout son cœur, et je vis ses yeuxse mouiller d’une larme à la pensée que ce mariage allait peut-êtremarquer entre nous le commencement des séparations… Hélas ! Denos jours la petite fontaine Saint-Michel, sous ses châtaignierscentenaires, est demeurée pareille, avec ses fraîches mousses d’eauet sa discrète musique ; mais cet avenir, que les deux fiancéss’étaient là promis l’un à l’autre, a fui comme un songe ;leur jeunesse a passé, leur âge mûr a passé, et aussi leurvieillesse côte à côte ; ils ont connu les enfants de leurspetits-enfants, et depuis quelques années ils dorment ensemble sousles mêmes dalles de cimetière …

II

Aux premiers jours d’octobre, comme les annéesprécédentes, nous repartîmes, ma sœur et moi, pour Rochefort, – oùm’attendait la plus délicieuse des surprises. Quand j’entrai dansle salon rouge, impatient de retrouver mon piano, je le vis reléguéen un coin obscur, tandis qu’un autre, un beau piano neuf, trônaità sa place. Je compris tout de suite, et dans ma hâte de jouir d’untel cadeau, je promenai fiévreusement mes doigts sur ce clavier auxsons inconnus. Oh ! quel ravissement ! Cela chantaitd’une voix profonde et douce ; tout ce que je jouais là-dessusétait comme transfiguré par des fées aux baguettes sonores…Aussitôt me revint en mémoire un passage du Journal des Trissions(je m’occupais beaucoup des missions protestantes en ce temps-là),un passage qui contait l’émerveillement d’un jeune néophyte noir dupays des Bassoutos entendant pour la première fois un de nosmissionnaires jouer sur un piano arrivé de la veille :

« Ce sont des voix humaines, avait-ildit, mais des voix qui chantent dans l’eau. » Des voix dans del’eau, oui, c’était bien cela, et comme il avait trouvé juste, lejeune sauvage !…

J’avais peine à m’arracher au mystère charmantde ces résonances, jamais entendues ailleurs. Cependant je finispar me lever d’un bond, pour courir à la recherche de mes parentset tendrement les embrasser. Je n’eus pas longue course à faire dureste, car ils étaient tous deux derrière la porte, venus à pas deloup pour épier ma joie…

C’est sur ce piano que je fus, cette année-là,initié à Chopin, et cela me servit à oublier beaucoup lestristesses du collège, des devoirs, des pensums et de l’hiver.

III

Par ailleurs, sauf l’absence de Lucette, aucunchangement dans notre vie de famille, où mon frère n’avait faitqu’une courte apparition, l’an dernier, entre ses exils aux deuxbouts du monde. Dès les premières fraîcheurs d’automne, nos soiréesdu dimanche, les seules où l’on me permettait de veiller, avaientrecommencé dans le salon rouge, devant les clairs feux de bois auxlongues flammes gaies. Ce cher vieux salon rouge, c’est moi-même,hélas ! qui l’ai détruit, il y a une trentaine d’années,trouvant qu’il était par trop démodé sans cependant l’êtreassez ; en ce temps-là, il est vrai, les figures chéries quil’avaient animé pendant mon enfance étaient encore de ce monde etj’avais pu les consulter sur cette transformation ; mais,aujourd’hui que toutes ont plongé dans l’abîme des temps révolus,que ne donnerais-je pas pour retrouver seulement le « salonrouge » qui me les rappellerait davantage !… Oh !comment ai-je pu le détruire ?…

Hélas ! puisque c’est fait, au moins quej’essaie d’en prolonger le souvenir en le décrivant un peu.

Assez grand pour donner le soir des recoinsd’ombre, il était dans des nuances volontairement sans éclat ;sur ses murs descendaient du haut en bas de larges raies de deuxtons de chamois, séparées par des dorures très discrètes ; peud’or, même sur les portes, car mon père tenait à ce que tout fûtsimple.

Les meubles marquaient la fâcheuse périodeLouis-Philippe, acajou, velours rouge coupé par des bandes detapisserie. La « garniture de cheminée », obligatoire àcette époque, était belle et sévère, bronze et marbre noir, hautscandélabres et grande pendule dont les personnages représentaientune allégorie de la Charité. Les portraits de famille avaient descadres tous pareils, noir et or, avec des angles cintrés qui leurdonnaient quelque chose de presque religieux. Toujours des fleursfraîches, et cependant une impression d’austérité huguenote sedégageait de l’ensemble ; du reste, à une place d’honneur,trônait sur une table une énorme vieille Bible du XVIIe, qui avaitservi pendant plus de deux siècles aux lectures à haute voix desancêtres, le soir, avant l’instant de s’agenouiller tous ensemble,avec même leurs domestiques, pour la prière finale de chaquejournée.

Cependant elles n’avaient rien d’austère, nossoirées du dimanche, oh ! non, mais plutôt de très gai, dansleur naïveté presque enfantine. Quand tout le monde, en sortant dela salle à manger, s’était assis là en cercle, je commençais pargambader au milieu, malgré mes treize ou quatorze ans, joyeux rienque de me sentir si entouré de ces douces protections, et jepensais : « À présent on va jouer, tout le mondeensemble, et à des choses si amusantes ! » S’amuser, oui,dans le sens innocent et puéril du mot ; jouer à ces« petits jeux » que les grandes personnes consentaientsoi-disant pour mon plaisir et celui de la petite Marguerite, maisqui au fond les amusaient aussi. Et ce fut, cette année-là commeles autres, ma grand-tante Berthe, la doyenne, qui s’y montra laplus brillante ; elle triomphait surtout dans le jeu du« chat derrière une porte », où elle avait desmiaulements parfois amoureux, parfois courroucés, en des tonalitéstoujours impossibles à prévoir, qui me donnaient des fous rires àen tomber par terre.

Notre vrai chat (monsieur Souris, déjàplusieurs fois nommé) s’en inquiétait lui-même, de ces miaulementsde tante Berthe, qui signifiaient peut-être des imprécationsterribles ou des propos inconvenants à force d’être tendres ;il dressait l’oreille et la regardait, avec un air de sedemander : « Quoi ? Quoi ?… Mais qu’est-cequ’elle dit, celle-là, qu’est-ce qui lui prend ? » Aumilieu du cercle que formaient les fauteuils et les robes àcrinoline, ce monsieur Souris, dit « la Suprématie »,dormait tout près du feu, en pleine confiance, très allongé, patteset queue étirées en leur plus grande longueur, à la façon des chatstrès heureux. De temps en temps je me baissais vers lui pour unecaresse, et il avait le réveil très aimable, répondant toujours parun petit « trr ! trr ! » qui voulaitdire : « Oh ! c’est toi !… Mon Dieu, quelbonheur d’être au monde, n’est-ce pas ? et de vivre dans unemaison pareille ! » À quoi je répondais, mentalement bienentendu : « Je ne saurais le contester, mon cherSouris ; mais tout de même il y a les revers de lamédaille ; ainsi, tel que tu me vois, je vais être obligé deme lever demain matin avant le jour, à cause d’une horreur deversion grecque qui n’a pas encore voulu sortir ! » Pourattester son dédain du grec, il se roulait alors avec destortillements de serpent, les quatre pattes en l’air, étalant surle beau rouge moelleux du tapis son petit ventre à pelaged’hermine, léché toujours avec tant de soin, qui était ce qu’ilavait de plus réussi dans sa personne plutôt disgraciée, – et engénéral, pour oublier les malheurs qui m’attendaient à l’aubeprochaine, je me roulais, moi aussi, à ses côtés. « Oh !disait tante Berthe en feignant l’indignation, – mais ce sont desmanières de bourricots dans les près ! » J’ai déjàbeaucoup parlé de ma grand-tante Berthe et de ma tante Claire.Mais, dans ce livre, qui sera comme une sorte de longue épitaphesur des tombes très vénérées, j’en ai jusqu’à présent omis deuxautres, et cela me semble un manquement à leur mémoire,puisqu’elles m’avaient tant chéri.

D’abord tante Corinne, celle qui avait imaginéde m’apporter une distraction bien inédite en me faisant faire dela photographie, chose encore toute nouvelle à cette époque. Laplupart de ces épreuves, bien maladroites, existent du reste encoreet m’éternisent un peu des reflets de chers visages. Tante Corinne,quelle figure candide et jolie elle avait, sous ses papillotes d’ungris clair d’argent, toujours si correctement roulées ! Etcombien elle était inaltérablement aimable, dans son effacementvoulu ! Jadis, pour obéir à un mari qui avait fait d’elle unemartyre, elle s’était exilée au loin, n’osant plus donner signe devie, et j’ignorais presque son nom, quand un beau jour, vers mesdix ans, devenue veuve, ruinée et seule, elle nous tomba du ciel,pauvre épave qui se réfugiait près de nous et que j’aimai aussitôt,comme si je l’avais toujours connue. Par crainte d’être une charge,elle avait absolument voulu tenir des écritures dans une maison decommerce, ce qui l’obligeait chaque jour à quitter la maison debonne heure.

Comme je subissais la même obligation matinaleà cause du collège, je ne manquais jamais d’aller aussitôt levégratter du bout des ongles à la porte de sa chambre, ce à quoi ellerépondait par un « oui » tendrement affectueux. Or, cepetit grattement de chat était, disait-elle, ce qui l’aidait leplus à supporter les aubes grises de l’hiver, et même ce qui luidevenait le plus cher dans la vie.

Ensuite, il y avait tante Eugénie, notrevoisine, la mère de Lucette et la dame de la Limoise, qui nem’était nullement parente, mais qui faisait partie, elle aussi, ducénacle des anxieuses tendresses groupées autour de moi.

En ce temps-là, on jugeait non sans raison queles femmes âgées gagnent à ne pas se montrer nu-tête ; or, masœur à part, aucune des figures chéries qui m’entouraient n’étaitjeune, hélas ! Toutes étaient donc coiffées de bonnets dedentelle, avec des coques de ruban ou des fleurs, et ne montraientde leurs cheveux que des papillotes posées sur les tempes etlissées si bien qu’elles semblaient vernies. Quant à ma sœur, dontl’image de jeunesse reste si nettement gravée dans mon souvenir,elle portait deux nattes qui lui descendaient sur les oreilles, etle nœud de ses cheveux, trop compliqué comme l’exigeait la modealors, était arrangé cependant avec la grâce qu’elle mettait àtoutes choses. Les robes, pour ces petites soirées-là, étaientrigoureusement montantes, il va sans dire, et, sous l’effort descrinolines, elles m’amusaient beaucoup en s’enflant soudain commedes ballons dès que les personnes s’asseyaient.

Outre les jeux, il y avait la partie musicaledont j’étais un des premiers sujets avec mon professeur de piano etle violoncelliste qui me donnait des leçons d’accompagnement. Maischaque fois que je repense à ces modestes et touchantes soirées dejadis, je réentends la voix très pure de ma sœur chantant, d’unefaçon naïve peut-être, ces vers magnifiquement sinistres :

« Dans la nuit éternelle emportés sansretour, Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges Jeter l’ancreun seul jour ? » C’est que ce « Lac », musiquede Niedermeyer, se maintint pendant deux saisons le morceau qui luifut le plus redemandé par les douces auditrices en papillotes,restées sentimentales à la manière honnête de leur temps ;tellement redemandé que Lucette, avant sa fuite pour la Guyane,avait défini nos soirées, avec sa petite ironie impayable, parcette formule lapidaire : « Le lac, le thé, lestartines. » Pauvre lac, aujourd’hui bien rococo, mais quin’était pas sans beauté ! Oserai-je dire ici que Lamartinem’était déjà antipathique, dès le collège, par sa poserie et songrand profil pompeux ; cependant le début incontestablementsplendide de ce poème, que je m’étais presque lassé d’accompagnersi souvent au piano, avait peut-être amené en moi le premier éveilde mes terreurs en présence de notre course au néant…

À neuf heures et demie, on apportait le thé,et c’était toujours à ce moment-là que nous arrivait, de la ruesilencieuse et déserte, la pauvre voix cassée qui chantait, sur unair si mélancolique : « Gâteaux, gâteaux, mes bonsgâteaux tout chauds ! » La bonne vieille marchande,entendue ainsi toute mon enfance, passait toujours avec sa mêmerégularité presque inquiétante, presque fatale dirais-je, comme cescoucous qui, pour chanter nos heures fugitives, sortentautomatiquement des vieilles pendules.

Il frisait son entrée, le thé, sur le toujoursmême immense plateau rouge, qui datait de l’Empire ; quant auxfameuses tartines, les assiettes en vieux Chine dans lesquelles onles servait tous les dimanches venaient de notre maison de l’île,apportées depuis deux siècles par des ascendants inconnus dont lesaventures de jadis dans les mers Jaunes avaient de tout tempsbeaucoup surexcité mon imagination.

Sur la fin de la soirée, nous ne tenions plusen place, la petite Marguerite et moi, pris d’un impérieux besoinde mouvement, de galopade à toutes jambes, de course éperduen’importe où. Nous n’osions plus, nous trouvant trop grands, nouséchapper du salon comme les années précédentes pour faire tapagedans la salle à manger, en poursuites folles autour de la tableronde ; mais tous les soirs, lorsque nos voisins les D*** nousquittaient, emmenant la petite fille, et qu’on allait les conduirejusqu’à la porte, oh ! combien l’air froid du dehors étaittentant, et aussi la rue, la longue rue droite, toute silencieuse,toute vide, toute noire entre ses modestes maisons fermées, et oùpersonne ne passait ! Alors, chaque fois c’était irrésistible,cette petite Marguerite et moi nous n’étions plus que deux jeunesbêtes captives dont la cage se serait ouverte, nous nous élancionssans but, sans raison, brûlant les pavés, jusqu’à perdre haleine,pour une randonnée délicieuse de trois ou quatre minutes qui nousretrempait de vie…

À mon retour au salon, où je rentrais lapoitrine voluptueusement dilatée par l’air vif et parfois glacial,c’était par contraste l’heure très recueillie où mon père ouvraitla grosse Bible du XVIIe ; il en lisait un court passage,après quoi nous tombions tous à genoux pour la prière finale de lajournée.

Dès qu’on s’était relevé, nos bonnes de l’îled’Oléron, qui étaient venues elles aussi se prosterner parmi nous,se hâtaient d’apporter un monumental étouffoir de cuivre rouge,datant des ancêtres, et où généralement mon père tenait à plongerlui-même les bûches encore enflammées : c’était la minute dela retraite sans rémission ; j’embrassais tendrement tout lemonde et m’en allais dormir…

Personne, hélas ! non, personne ne mereste plus de ce temps heureux, qui lui-même s’efface de mamémoire, trop encombrée aujourd’hui par les plus éclatantes imagesde cette terre. Ce fut sans doute un des malheurs de ma vie d’avoirété beaucoup plus jeune que tous les êtres qui m’aimaient et quej’aimais, d’avoir surgi parmi eux comme une sorte de petit Benjamintardif sur lequel devaient converger fatalement trop de tendresses,– et puis d’être laissé si affreusement seul pour les suprêmesétapes de la route !

IV

Dès le commencement de décembre, ma sœur etmoi nous avions, comme jadis, placardé dans la salle à manger despetites affiches exposant nos desiderata pour les étrennes, etcette année-là fut, hélas ! la dernière des dernières où nousrimes encore la fête du premier de l’an et le réveillon de minuit,malgré l’absence de Lucette qui jusqu’alors en avait été l’âme, lagaieté et la fine drôlerie. Parmi tant de choses qui me furentdonnées ce le 1er janvier 1864, il y eut de très beaux livres devoyages illustrés, et c’était l’époque où les images commençaientd’être vraiment artistiques ; les palmiers qui y figuraient,au lieu d’être conventionnels comme dans les livres précédents,avaient été dessinés d’après nature. Des palmiers, il y en avaitaussi de photographiés, dans les épreuves transparentes que jereçus pour mon stéréoscope, et ce fut pour moi une révélationsoudaine et précise de cette flore tropicale qui jusque-làm’appelait confusément. Oh ! voir des palmiers ! Jerêvais cela, comme naguère, avant mes voyages chez l’oncle du Midi,j’avais rêvé de voir des montagnes. Le palmier d’appartement, quide nos jours encombre même les loges des concierges, n’était pasvenu jusqu’à notre province, et surtout on n’avait pas encoreacclimaté, dans notre Sud-Ouest attiédi par les continuels courantsdu golfe des Antilles, le palmier chamaerops, qui y croîtmaintenant partout.

Oh ! si on avait pu me donner alors unevision anticipée de notre cour de Rochefort, telle qu’elle estaujourd’hui, – avec ses chamaerops de pleine terre, hauts comme devrais arbres, apportant leur note si nouvelle et si étrange auprèsde mon cher petit bassin inchangeable, – j’aurais cru qu’un heureuxcataclysme avait déplacé l’axe du monde.

Pour me troubler davantage, des lettresm’arrivaient des colonies, des lettres très longues et détailléestout comme à un grand garçon. C’était Lucette qui me parlait desforêts vierges de la Guyane ; c’était mon frère, qui mecontait des promenades à dos d’éléphant, ou des chasses aux oiseauxmerveilleux parmi les végétations folles de l’Indo-Chine…

Je le sentais aussi très préoccupé de monavenir, ce frère toujours si lointain, mais qui m’aimait tant, etses idées là-dessus me paraissaient plus pratiques que celles demon père, parce qu’elles étaient plus modernes.

« Il faut pourtant que je te parle un peude tes études, m’écrivait-il cet hiver-là. Dis-moi bien dans taprochaine lettre, mon bijou chéri (sic), les choses pour lesquellestu te sens le plus de dispositions. Moi, je tiens toujours pour lesmathématiques, tu sais ; c’est à cela que je voudrais surtoutte voir mordre ; le latin et surtout le grec, n’y consacre pastrop de temps. Fais aussi tes efforts pour contenter tesprofesseurs de dessin et de musique ; tu verras combien cesdeux talents te seront agréables plus tard. Quant à l’histoirenaturelle, je suis heureux que tu t’y intéresses ; tu ne tedoutes pas de tout ce que je te rapporterai de joli pour tonmusée. » Venait ensuite ce conseil, qui m’avait frappésingulièrement, donné par ce frère dont je n’étais pas sans avoirsoupçonné la vie romanesque, passionnée, manquant un peu desagesse :

« Cher enfant, continue toujours d’êtresage, aimable et pieux ; tu ne saurais te persuader combiend’amers regrets tu t’épargneras ainsi… »

V

Ce quatorzième hiver de ma vie passa, en setraînant un peu, mais enfin il passa. Les premières timides fleursreparurent aux branches qui avaient semblé mortes, et, le 21 mars,j’allumai, au fond de la cour, mon petit feu de joie traditionnelpour fêter le printemps. L’événement capital en perspective étaitle mariage de ma sœur avec notre cousin du Midi, fixé aux premiersjours de l’été ; je ne cessais d’y penser ; certes, je medisais que ce serait très amusant, cette cérémonie, mais combienles lendemains seraient sinistres, car cette grande sœur tant aiméenous quitterait après, et je ne me résignais pas à son départdéfinitif de la maison, où elle incarnait la vie, le charme et lajeunesse.

Ce printemps donc, le dernier où nous devionsla posséder tout à fait, je passai beaucoup de temps auprès d’elle,dans son atelier dont je n’ai guère parlé jusqu’ici, bien qu’il aitété un de mes lieux d’élection depuis mon enfance. Son atelier, monpère l’avait fait construire pour elle quelques années plus tôt,jugeant avec raison qu’elle avait assez de talent comme peintrepour trouver là sa voie dans l’avenir, au cas où elle ne semarierait pas. C’était une très grande pièce, haute de plafond, quidonnait par de larges baies sur notre cour et sur les jardins duvoisinage. Aux murailles, peintes couleur bronze, étaientaccrochées en rang toutes ses études de l’atelier Léon Cognet, etquelques copies vraiment remarquables qu’elle avait faites auLouvre ; il y avait aussi sur les étagères des plâtres, desbustes, des moulages de figures antiques. Là, souvent, au milieud’une petite cour d’amies, d’élèves, de modestes admirateurs etadmiratrices, elle trônait avec la plus spirituelle bonne grâce, nequittant pas sa palette ni son long bâton mince, qu’elle tenaitd’une façon très élégante dans sa main toute petite. (On étaitencore à l’époque du « bâton » qu’avaient pratiqué tousles peintres d’autrefois pour s’appuyer le poignet ; onignorait ces tarées de couleur, boueuses, informes, par lesquellesaujourd’hui on arrive beaucoup plus facilement et plus vite à dessemblants d’effets ; la peinture était restée honnête, dans lesens attribué par Ingres à un tel mot ; c’est pourquoi lebâton semblait toujours nécessaire, pour donner au coup de pinceausa décision et sa netteté.) Une des visions d’elle dans sonatelier, qui est restée le plus ineffaçable de mon souvenir, datede cette année-là et d’un beau matin de mai, le premier matin oùnous était arrivée tout à coup la grande chaleur lumineuse de l’étéavec un délirant concert d’hirondelles. Dans cet atelier, jel’attendais en compagnie de notre professeur d’anglais, – car nousprenions ces leçons-là ensemble (d’après la méthode Robertson, enparaphrasant la toujours même histoire d’un certain sultan Mahmoudet de son grand vizir). Elle entra, dans un rayon de soleil, ayantà la main son long bâton qu’elle tenait comme une canne du XVIlIesiècle, et vêtue d’un peignoir genre créole que je ne lui avaisencore jamais vu, blanc à grands dessins jaune d’or, pli Wateau,crinoline et quantité de volants. De son regard si fin, souvent unpeu moqueur et si drôle, elle nous interrogea tout de suite surl’effet produit, ayant l’air de nous dire : « Je suistout de même un peu cocasse, n’est-ce pas, dans mes falbalas dedeux sous ? » Le fait est que ce costume sensationnelavait été tout simplement taillé dans une vieille cotonnade hindouedénichée au fond des coffres du grenier. Mais, au contraire, nousla trouvions charmante, elle nous semblait personnifier l’été, quijustement nous arrivait en même temps qu’elle, et son apparition dece jour me confirma une fois de plus dans le sentiment qu’elleétait une créature à part, que parmi les jeunes filles de notremonde aucune n’aurait jamais son aisance ni sa grâce. Ce quicontribuait sans doute à la distinguer des autres, comme alluregénérale, c’est qu’elle avait voyagé de très bonne heure, du moinspour son époque ; elle avait fait des séjours à Paris, etaussi des séjours en Alsace, chez le pasteur de Mulhouse, amiintime de notre famille, d’où elle s’échappait parfois avec desamies protestantes pour visiter les lacs de Suisse, ou pousser unepointe en Allemagne.

Elle avait beaucoup étudié et elle écrivaitd’une façon délicieuse, avec un esprit étincelant ; mon père,très lettré lui-même et poète à ses heures, en était fier, tandisqu’il s’affligeait de me voir toujours irrémédiablement dernier encomposition française. Pendant ses absences, qui duraient jusqu’àdeux ou trois mois, elle m’écrivait de longues lettres qui mecharmaient, surtout ses descriptions du lac de Lucerne dont je mesouviens encore. Elle m’adorait et je l’admirais sans réserves, cequi lui donnait sur mon imagination d’enfant un ascendant suprême.Elle voyait tout, ou elle devinait tout, et, dans ma petiteenfance, elle m’avait persuadé sans peine qu’elle était un peusorcière. Elle a été une des influences qui ont le plus contribué àm’éloigner, jusque dans les moindres détails de la vie, je nedirais pas de tout ce qui était vulgaire, mais même de ce qui étaitinélégant.

VI

Je me souviens de ce beau soir d’été où elleme fit appeler pour assister à la répétition générale de satoilette de mariée. Dans sa chambre, que les jasmins de nos mursemplissaient de la plus suave odeur, je la trouvai assise devantune glace et ajustant sa couronne, tandis que son voile, étendu surles fauteuils bleus, faisait près d’elle comme un nuage. C’étaitl’époque où les crinolines, les cages d’acier avaient pris leursproportions les plus extravagantes, et il me sembla qu’elleémergeait d’une véritable montgolfière de soie blanche. La fenêtreétait grande ouverte, on entendait les martinets passer et repasserdans le ciel avec leurs cris de joie, et les mille petitescassolettes des jasmins nous envoyaient un fol excès de parfum.

Étant entré le même soir dans la chambre de mamère, j’avisai sur une chaise un grand carton de modiste que je neconnaissais pas : « Je parie, maman, dis-je, que c’estton chapeau pour le mariage ? – Tout juste, mon petit ! –Oh ! bonne mère, fais-le-moi voir ! » Ma mèredépensait sans doute très peu d’argent pour sa toilette, cependantson goût était si sûr, que tout ce qu’elle avait, même les chosesles plus simples, charmait toujours. Je ne lui avais jamais connuque de jolis chapeaux, mais je restai en extase devant celui-ci quime parut une merveilleuse trouvaille de couleurs.

Il avait, bien entendu, la forme disgracieusequi sévissait cette année-là, avec une « passe » trèshaute et un long « bavolet » ; mais il était encrêpe vert, d’un délicieux vert céladon très pâle, orné de paquetsde roses saumon voilées d’une imperceptible gaze blanche et d’oùs’échappaient des plumes, du même vert adorable que le chapeaului-même… Naturellement j’exigeai qu’elle l’essayât, et je croisque je n’avais encore jamais vu ma bien-aimée maman aussi jolie quelà-dessous, avec ses beaux yeux si fins, son visage régulier sansune ride, ses boucles presque sans un fil d’argent.

Ce fut d’ailleurs la dernière image de ma mèrevraiment jeune qui resta fixée dans ma mémoire.

VII

La dernière semaine avant le mariage de masœur avait amené chez nous une agitation très gaie. Des domestiquesqui nous avaient quittés naguère pour se marier et s’établir dans« l’île », s’étaient fait une joie de revenir, pour aiderà toutes choses, et le soir, à la cuisine, on ne manquait jamais dedanser un bal de Saintonge (une vieille danse du pays qui, enOléron surtout, s’était conservée). Dès que je me rappelais que masœur était sur le point de déserter la maison, je me sentais lecœur serré affreusement, mais quand même, j’allais danser moiaussi, bien entendu, avec ce brave monde, et chanter le vieuxrefrain qui nous faisait sauter tous en rond :« Ah ! Ah ! à la pêche aux moules, Je ne veux plus yaller, maman, Les garçons de Marennes m’avant pris mon panier,maman ! » Quand vint le grand jour, ma sœur voulutm’avoir à côté d’elle dans sa voiture, et à côté d’elle aussi aucortège, la tenant par la main. J’étais bien un peu âgé pourfigurer ainsi en petit garçon, mais le public nous savait siinséparables l’un de l’autre, que cela parut tout naturel. Frisé cejour-là avec art, j’avais une veste très ouverte sur un gilet desatin blanc, et des gants « beurre frais », la teinte àla mode. Sur notre passage, je recueillis quelquescompliments : « Ah ! il est gentil ! » etj’y fus très sensible, car, à cette époque déjà, mon physique medéplaisait et j’aurais aimé le changer, – ce à quoi je me suisefforcé plus tard avec un enfantillage persistant. Non, je ne meplaisais pas, je n’étais pas du tout « mon type ».

Un vieux usage de notre province voulait quel’on brûlât tous les balais en feu de joie le jour du mariage de lafille de la maison. Après le dîner donc, – car en ce temps-là undîner de noces était obligatoire, – les domestiques allumèrent aufond de la cour ce feu traditionnel, puis se mirent à danser desrondes autour, et naturellement ce fut irrésistible, la petiteJeanne, la petite Marguerite et moi, nous nous échappâmes du salonpour entrer dans la ronde, en chantant nous aussi à tue-tête le balde Saintonge.

« Ah ! Ah ! à la pêche auxmoules… » J’étais follement gai, avec de temps en temps uneenvie soudaine de pleurer à l’idée que ma sœur s’en iraitdemain ; je me sentais très tendre aussi, avec une tendance àme jeter au cou de tout le monde, et voici que, sans m’enapercevoir, je changeais les paroles classiques de la danse :« Ah ! Ah ! à la pêche aux moules, Sœur va nousquitter, maman ! Les garçons de Marennes, Sœur va nousquitter ! » À vrai dire, j’avais bu sensiblement trop dechampagne, ainsi que mes deux petites camarades, et ce liât lapremière des trois fois de ma trop longue existence où l’on me vitun peu gris. (La seconde fois, ce fut à New York, étant déjàaspirant de marine, à un banquet d’une Société de tempérance oùquelques convives étaient tombés sous la table. Et la troisième, cefut il y a une trentaine d’années, à Constantinople, au redoutablepalais d’Yeldiz, la nuit où l’on me présenta au chef des Croyants,dans un kiosque féerique, d’où l’on voyait de loin flamber Stambouldévoré par un immense incendie. Certain champagne rose très douxm’avait trahi, et quelle ne fut pas mon angoisse quand je crus voirune buée se former tout à coup devant mes yeux pour m’embrumerl’image du « Sultan rouge » qui m’indiquait une chaise àses côtés !) « Ah ! Ah ! à la pêche auxmoules… » Plusieurs émissaires nous avaient été délégués, ànous les trois petits qui sautions si bien autour de la flamme,pour nous conjurer de rentrer au salon ; mais nous ne voulionsrien savoir. Il fallut que la mariée en personne vînt nous prendrepar les sentiments pour nous ramener. Elle y gagna d’êtrecontrainte par sa vieille bonne à danser elle-même un tour de Pêcheaux moules, ce à quoi du reste elle se prêta avec la meilleuregrâce du monde, en relevant sa traîne blanche.

Après qu’elle nous eut époussetés, repeignés,bassiné le front avec de l’eau fraîche, elle se risqua à nousprésenter à l’assistance, qui me réclamait pour m’entendre aupiano. Ne me sentant pas encore tout à fait d’aplomb, je choisisdans mon répertoire un morceau banal et facile, que je jugeaiscomme très au-dessous de moi : des variations sur la romancede la Violette.

Oh ! surprise, je jouai avec un brio toutà fait anormal, mais sans faire de fausse note, et il y eut surtoutun certain finale « Alla militare » qui me valut untriomphe.

Un peu plus tard, dans la soirée, me sentantcalmé, je choisis comme morceau de rappel un Nocturne de Chopin, oùje mis toute ma petite âme d’enfant, mais qui n’obtint qu’un succèsd’estime. Seules, la mère de Lucette et ma bien-aimée maman à moi,– qui avaient ce soir-là beaucoup de roses dans les dentelles deleurs bonnets, – s’en montrèrent émues : « C’est que tuas vraiment bien joué ça, petit ! » me dit l’une d’elles.« Ce n’est pourtant guère de la musique de son âge »,répondit ma mère, en me couvrant d’un regard de mélancoliqueinquiétude que je revois encore…

VIII

Par une erreur de chronologie, dans le Romand’un enfant, j’ai dit n’être plus revenu passer mes vacances chezl’oncle du Midi depuis l’année où, sous le berceau de treillemuscat, au milieu du bourdonnement des guêpes de septembre, j’avaispris ma ferme résolution de me faire marin. Mais si ; l’annéedu mariage de ma sœur, je revins encore dans la vieille petiteville aux remparts gothiques en pierres rouges et aux portesogivales. Le lendemain de la cérémonie, je partis avec les nouveauxmariés, et ce qui fut cette fois la grande nouveauté de la route,c’est que nous emmenions maman avec nous, ma maman chérie, – quiétait la seule personne de notre famille n’ayant jamais quitténotre province aux grands horizons plats et qui rêvait, comme moinaguère, de voir enfin des montagnes.

Je me rappelle à peine l’arrivée là-bas, dansla maison Louis XII, à la nuit close ; mais je retrouve sibien le lever du jour, dans cette chambrette que j’avais déjàoccupée pendant trois ou quatre étés ! Les bruits dont jem’étais longuement déshabitué m’éveillèrent de bon matin, lejacassement des poules et des canards dans la rue, et surtout, pourme donner plus vite la notion précise du lieu, les coups rythmés dumétier de Tanou, le tisserand du voisinage, qui travaillait là,comme une sorte d’araignée éternelle, ne cessant jamais d’allongerses rudes toiles de chanvre. (C’était encore le temps des humblespetits métiers locaux, que le « progrès » a partoutremplacés, de nos jours, par l’enfer des usines.) Les autresannées, la joie de mon premier réveil dans cette chambre était deme sentir enfin arrivé dans le pays où les libres vacances allaientcommencer sous le beau ciel bleu. Mais cette fois non, la joie, lavraie joie fut de me dire : « Est-ce vraimentpossible ? Maman aussi est venue, maman est là ! Et jevais pouvoir lui montrer la réalité de ce qu’elle n’a jamais vu,les vallées, les montagnes, l’emmener avec moipartout !… » En effet, pendant cette saison qui futradieuse, j’abandonnai beaucoup mes compagnons habituels, la bandedes petits Peyral et celle des petits paysans ahuris et dociles,pour me promener avec maman, mais rien que nous deux en partiefine, et je la conduisis, par les sentiers de chèvres qui m’étaientfamiliers, dans les fourrés épais bordant les rivières ou sur lessommets d’où sa vue ravie dominait les profonds lointains ;rien ne me charmait comme de lui faire ainsi, à elle toute seule,les honneurs de tout mon domaine d’imaginaire aventurier. Et cesvacances-là furent, je crois, les plus adorables de ma vie…

Mais le mois de septembre fini, quand ilfallut nous remettre en route tous les deux pour Rochefort,abandonnant ma sœur dans sa résidence nouvelle, mon cœur se déchiraaffreusement. Je n’avais pas réfléchi que cela surviendrait sivite, que ce serait si définitif et si douloureux : donc, c’enétait fait, elle n’habiterait plus sa chambre bleue ni son atelier,nous ne la reverrions plus que de temps à autre en visite, elle neserait plus quelqu’un de chez nous.

IX

À peine de retour à Rochefort, il me fallut,bien entendu, subir la catastrophe prévue d’être remis au collège,et cette rentrée des classes fut pour moi la plus lugubre detoutes. Pour comble, je tombais sous la férule d’un certain« Caïman Vert », – que d’autres dénommaient aussi la« Guenon de Madagascar », un vieillard impitoyable, quientreprit, sans succès du reste, à coups de devoirs et de pensums,de m’initier au beau langage et à toutes les fleurs de larhétorique française. Car c’était en Rhétorique que j’entrais, bienque je n’eusse guère les allures ni la mentalité d’unrhétoricien ; vainement mon frère, qui approuvait mes projetssubversifs, demandait-il dans ses lettres venues de si loin, quel’on me fit passer dans les classes de science, mon pauvre cherpère, un peu vieux jeu, tenait à me faire finir d’abord mes« humanités… » Les mélancolies de ce quatorzième automnede ma petite existence commencèrent tout de suite de me pénétreravec une acuité cruelle. Les premiers matins froids, les tombéeshâtives des nuits, tout cela que j’avais oublié et qui allaitrecommencer, me trouvait sans résignation et sans courage. Lesramoneurs savoyards étaient aussi revenus, les mêmes sans doute queles années précédentes, car je reconnaissais leurs voix tristes,et, quand ils passaient sous les fenêtres de ma chambre pendant queje faisais mes devoirs, leur chanson comme une longueplainte : « À ramoner la cheminée, du haut enba-a-as ! » me donnait envie de pleurer. Je percevais partous mes sens l’approche de cet hiver au collège, qui me faisaitl’effet d’un supplice à terminaison infiniment lointaine. Ellessemblent du reste très longues à tous les enfants, nos saisonsterrestres, quand au contraire, vers le déclin de la vie, ellesparaissent si courtes à ceux qui n’en ont plus que très peu enperspective avant la mort.

Et puis vraiment ce Caïman Vert (que d’aucunspréféraient dénommer la Guenon de Madagascar) avait accompli letour de force de me faire regretter le Grand Singe ; pédant etpompeux, il m’était plus exécrable encore ; oh ! soncours, ses dissertations, ses fleurs de style, ses périodes, ce quetout cela me portait sur les nerfs ! Et peu à peu, avec monair de n’y pas toucher, je devenais, sous son règne, le plusredoutable des mauvais gamins de rhétorique. J’excellais àintroduire subrepticement dans le poêle, les jours de grand froid,des morceaux de gomme élastique, dont la combustion sentaittellement mauvais qu’il fallait se hâter d’ouvrir portes etfenêtres ; alors le Caïman Vert, sujet au coryza, avait deséternuements en séries qui ne finissaient plus, ce qui mettaittoute la classe dans une joie délirante. Et je n’avais pas monpareil pour lancer au plafond des boulettes de papier mâché,auxquelles pendaient par un fil des petits morceaux de papier vertdécoupés en forme de Caïman. Je trouvais ça bête, vulgaire etmalpropre, les boulettes de papier surtout, mais j’en subissais latentation irrésistible, et puis, pour tout dire, cela me donnaitparmi mes camarades une sympathique popularité que je n’avaisencore jamais connue.

Un jour, je cédai même à la tentation d’êtreouvertement agressif. On venait d’expliquer je ne sais quel passagede je ne sais quel auteur grec, où revenait souvent le mot gunê(femme), et je demandai la parole, – ce qui se faisait enproduisant du bout des doigts un léger bruit de castagnettes et endisant : « M’sieu ! M’sieu ! » (On avaitle droit d’interpeller en classe, mais seulement, bien entendu, surdes questions de style ou de linguistique.) Il ne m’était jamaisarrivé de prendre part à ces tournois d’érudition, aussi le CaïmanVert ne céda-t-il qu’avec étonnement et méfiance.

– M’sieu, dis-je, ça doit être de gunê,n’est-ce pas, que vient guenon ?

À ces mots, celle (la guenon) de Madagascar nese tint plus de fureur :

– Vous, répondit-elle, vous me ferez deuxcents vers pour demain matin !

Et toute la classe avait éclaté d’un rirebruyant, tandis que je baissais les yeux en m’efforçant de prendreun petit air d’innocence pour ne pas aggraver ma situation.

Deux cents vers pour demain matin !… aïe,aïe, pauvre tante Claire !… Car c’était elle, sans doute, quiles ferait ces deux cents vers-là. Aussitôt rentré à la maison, jemontai donc dans sa chambre pour la cajoler un peu et la mettre autravail avant d’aller me promener. Son choix se fixa commed’habitude sur la troisième satire de Boileau : « Quelsujet inconnu vous trouble et vous altère, D’où vous vientaujourd’hui cet air sombre et sévère, etc. » C’était sousl’emprise de cette poésie que sa plume courait le plus vite, carelle la savait par cœur, pour l’avoir déjà maintes fois copiée enpensum.

X

Mon frère, qui était toujours mon conseillerintime et secret, ne semblait pas prendre au tragique mes insuccèsen littérature scolaire, et voici, sur son papier mince, jauni parle temps, l’exposé de ses idées là-dessus, tel que je le retrouvedans une de ses lettres de décembre 1864, – mêlé du reste à ladescription de l’une des pluies torrentielles de là-bas inondantles immenses palmes de son jardin, dans son île basse et baignéed’eau chaude à l’embouchure du Mékong :

« J’y vois à peine pour t’écrire, monpetit frère chéri, tant il fait sombre en ce moment dans ma pauvrecase en bambou ; c’est le déluge biblique qui tombe sur notreîle de Poulo-Condor. (Cette case, comme il l’appelait, je la savaispar cœur, tant il me l’avait décrite, avec même des plans àl’appui ; je connaissais aussi bien que lui-même le gîte deShao, son petit esclave annamite, le gîte de ses chevaux, celui deses chiens, et le chai où l’on rencontrait toujours des serpents.)Vois-tu, rien chez nous ne ressemble à des orages pareils ;même ceux qui ont le bon esprit de se déchaîner sur la Limoise lejeudi soir, à point pour t’empêcher de rentrer à Rochefort, nepeuvent t’en donner aucune idée ; ce sont des seaux d’eaulancés à tour de bras contre mon toit ; les belles plantes,les belles fleurs de mon jardin sont couchées comme par des coupsde cravache ; j’ai autour de ma case des palmes d’au moinscinq mètres de long qui se penchent pour déverser des cascades, etma chienne Mirette, qui croit à la fin du monde, est venue seblottir toute mouillée entre mes jambes. Je ne te promets pas de teramener Shao, car il est en train de devenir sacripant ; maisquant à Mirette, celle-là, attends-toi bien à la voir arriver auprintemps avec moi, et recommande, je t’en prie, à M. Sourisde ne pas lui crever les yeux. » Je repense à tes places,réitérés et honorables, de 21e sur 22 en narration française, maisje ne m’en inquiète pas trop, pas autant que papa, jel’avoue ; néglige sans crainte les plus belles fleurs de larhétorique de ton caïman ; écris comme tu penses, aieconfiance en tes petits moyens, sois naturel, c’est la meilleuremanière de te rapprocher des premières places… » Maintenant,figure-toi que l’orage est déjà passé ; ici cela ne traîne pascomme en Saintonge, trois ou quatre lambeaux de nuages restentencore là-haut, mais le soleil est revenu aussi torride qu’avant etil fait briller des milliers de perles de cristal sur lesfeuilles.

Si tu pouvais voir comme tout est bien lavé etétincelant ; c’est d’un vert trop vert, que l’on ne connaîtpas chez nous ; les fleurs couleur feu d’un certain arbustetropical qu’on appelle « le Flamboyant » ressemblent àdes pièces d’artifice qui éclateraient dans toute cette étonnanteverdure, et les grands papillons recommencent déjà à sortir. Labonne sœur de l’hôpital m’a confectionné une papillonnette pour queje puisse t’en attraper. » Je t’embrasse mille fois sur tesjoues bien douces, mon petit frère. » G… »

XI

Et un hiver de plus s’écoula, pendant lequelje fus sans trêve sous la tyrannie de ce vieux tortionnaire, moitiéCaïman, moitié guenon, sans doute métis de l’un et de l’autre.

Je ne vivais que dans l’ardent espoir duprintemps, qui devait ramener au bercail tous les êtres jeunes,momentanément évadés. Mon frère et Lucette finissaient tous deuxleur temps de colonie à peu près à la même époque et devaient nousrevenir aux environs du beau mois de mai, et ma sœur avait promissa visite pour leur retour. Était-ce vraiment possible, que tant dejoie allait m’arriver à la fois !… Et je comptais lessemaines, presque les heures, dans une impatience toujourscroissante.

XII

Avril 1865.

Vers une heure de l’après-midi, un radieuxdimanche d’avril plein de souilles tièdes et de chants d’oiseaux,je rentrais avec ma mère du service religieux au temple protestant.Suivant la coutume des dimanches d’été où les domestiques ont ledroit de sortir, nous nous attendions à ne trouver à la maison queles hirondelles.

Cependant, nous aperçûmes dans notre cour,tapissée de fraîches verdures et de fleurs, une petite formehumaine très voilée de deuil, toute noire, courbée et branlante quisemblait hésiter et qui, après avoir fait un pas vers nous, rentrase cacher dans une embrasure.

Elle s’approcha enfin, releva son épais voilede crêpe et nous montra la figure de ma grand-tante Victorine, quihabitait le voisinage. Elle avait toujours été vilaine, la pauvrevieille, mais aujourd’hui elle était presque terrible à voir, avecson expression de bête traquée.

« Tiens, vous nous attendiez, matante ? lui dit ma mère, déjà presque inquiète. – Oui, mafille, répondit la vieille Parque. Monte dans ta chambre avec moi,j’ai à te parler. » Ma mère alors eut un sursaut comme si onl’avait poignardée. « Qu’est-ce qu’il y a, demanda-t-elled’une voix presque dure que je ne lui connaissais pas, qu’est-cequ’il y a, ma tante ?… Mon fils est mort ?- Mais je net’ai rien dit, ma fille… Je ne t’ai encore rien rien dit,voyons !… Monte avec moi dans ta chambre. » Ma mèrecommença de monter comme une blessée, en se tenant des deux mains àla rampe, tandis que je me sauvais, pris d’une sorte de terreur deSavoir, je me sauvais le plus loin possible, jusqu’au fond de lacour, pour me jeter là, tremblant, sur le banc vert, près de moncher petit bassin aux pierres moussues. Il faisait adorablementbeau et tiède, et les oiseaux, comme si de rien n’était,continuaient de chanter le printemps, dans le doux silence de lamaison vide et des jardinets vides alentour. J’avais retrouvésoudain mon âme de petit enfant, et je priais là de toutes mesforces, répétant en moi-même : « Mon Dieu, je t’ensupplie, mon Dieu, fais que ce ne soit pas vrai ! Mon Dieu,fais que ce ne soit pas ça ! » Survint ma grand-tanteBerthe qui descendait de sa chambre, agitée, le visage contracté.« Est-ce que c’est vrai, tante Berthe ? osai-je tout demême demander. – Eh ! bien, oui, mon petit, répondit-elle, enlevant les bras, toujours un peu brusque à son ordinaire, eh !bien, oui, que veux-tu, mon pauvre enfant, un malheur estarrivé ! » Sur quoi elle passa son chemin, sans pluss’arrêter ; alors, maintenant que je savais, je partis encourant pour aller retrouver ma mère…

Mais, du bas de l’escalier qui conduisait à sachambre, j’entendis déjà ses sanglots… Oh ! l’entendre pleurerainsi, elle, je n’avais jamais connu cela ni même imaginé cela, etje ne m’approchai plus qu’à petits pas craintifs ; c’était lapremière fois depuis mon arrivée au monde que le malheur s’abattaitsur nous, et j’étais très novice en souffrance.

Ma mère, affaissée dans un fauteuil, avaitencore son manteau et son chapeau dont je la vis dénouer les bridesavec un geste impatient. Je crois que je jetai un regard de haine àla pauvre vieille Parque innocente qui était assise devant elle,contemplant le mal qu’elle venait de lui faire, et puis, je m’assissur un tabouret à ses pieds, le visage enfoui dans les plis de sarobe, à la manière des tout petits, quand ils sont en détresse.

Elle, ma mère, avait laissé tomber une main,encore gantée pour la rue, jusqu’à mes cheveux et serrait un peu matête contre ses genoux, et moi je ne bougeais pas, je ne pleuraispas, vraiment je n’avais pas encore fini de comprendre.

C’est étrange que, à toutes les grandesémotions de ma vie, se sont toujours associés dans ma mémoire demenus objets, d’infimes détails de choses, qui ensuite ne s’enséparent plus. Ainsi la robe que portait ma mère ce jour-là, – etque je ne revis jamais, puisqu’elle prit le deuil jusqu’à la fin deson existence, je la retrouve aussi nettement que si elle étaitencore devant moi ; c’était une robe que j’avais dénommée sa« robe-musique », parce que, sur la soie noire du fond,étaient brochés en semis des petits dessins d’une soie verte trèsbrillante qui figuraient absolument des dièses ; pendant leslongues minutes où mes yeux restèrent fixés de tout près sur ce basde robe, les petits dièses verts se sont pour ainsi direphotographiés en moi-même, et je les vois reparaître chaque foisque je repense à cette heure d’épreuve.

Ma grand-mère, mes tantes, qui venaient d’êtreinformées, entrèrent à pas silencieux de fantôme, la figuresillonnée par les larmes, mais n’osant pas parler, et s’assirent encercle funéraire autour de nous. Le dernier, mon père arriva,portant à la main une enveloppe ouverte et accompagné de mon grandoncle qui avait été chargé de lui apprendre son malheur.

Après que ma mère et lui se furent jetés dansles bras l’un de l’autre, c’est lui qui rompit le silence ; ilnous dit que mon frère était mort d’anémie tropicale, à bord dupaquebot qui nous le ramenait en France ; l’une des lettrescontenues dans l’enveloppe déchirée était du prêtre qui l’avaitveillé à ses derniers moments, l’autre était l’adieu que mon frèrelui-même avait encore eu la force de nous écrire de sa propremain.

Et cet adieu, mon père commença donc de nousle lire :

« Parents chéris, père, mère, frère,sœur, tantes, grand-mère, vous, toutes mes affections, tout ce quej’aime, recevez mes derniers adieux, mes derniers baisers… »Mais ici sa voix s’étrangla dans les pleurs, et il se jeta sur unfauteuil, obligé de passer le pauvre papier défraîchi à mongrand-oncle, qui, d’une voix morne, sans inflexions, reprit etcontinua la phrase commencée : « … Mes derniers adieux,mes derniers baisers ; en ce moment suprême, il me semble queje vous réunis tous sur mon cœur dans des élans d’ineffabletendresse. Grâces à Dieu, au moins puis-je vous écrire, et c’est àce moment une grande consolation qui compense un peu ce qu’il y ad’affreux à mourir loin de vous. Je meurs d’anémie ; c’est mafaute, je suis resté un mois de trop à Poulo-Condor ; quand jesuis arrivé à Saigon, on a fait ce qu’on a pu ; on a pensé quel’air marin allait me remettre, mais c’est trop tard ; àprésent, c’est cet air qui me tue. Je meurs en Dieu, dans la foi etle repentir ; mes péchés sont rouges comme le cramoisi, maisil me blanchira ; du reste n’a-t-il pas dit : “Quiconquecroit en moi aura la vie ?” “Ô Dieu ! mon père, oui, jecrois en toi, en ton Saint-Esprit, et mes prières ardentes montentvers ton fils afin qu’il intercède pour moi et qu’il m’aide àtraverser la sombre vallée de l’ombre de la mort. Ô Dieu, j’aipéché ; mais tu es un père de pardon et d’amour. Aie pitié,Seigneur, reçois-moi comme un de tes enfants, car je crois etquiconque croit sera sauvé.” Ô amis chéris, la mort est douce enDieu ; elle se présente à moi sans m’effrayer, je la contemplevenir. Car ce n’est point une séparation, ne serons-nous pas touséternellement réunis ? Au revoir, mes bien-aimés, à cettepatrie d’en haut, à ce séjour des élus… Au revoir, au revoir, c’estune pensée consolante.

« Votre G.

« Ayez bien de la reconnaissance pourl’amiral ; il a été paternel pour moi. G. Tous nos amis, j’ypense bien. »

Je ne crois pas être profanateur en citantcette lettre, maintenant que plus d’un demi-siècle a passé sur lejour d’angoisse où elle fut écrite, sur le jour de deuil où ellenous fut lue. J’en suis du reste seul juge, étant le derniersurvivant de ceux à qui elle s’adressait.

Il me semble qu’ainsi je la sauve de l’oubli,au moins pour un temps ; je préfère que le pauvre petitmorceau de papier bleu sur quoi elle fut tracée, et qui risqued’être détruit par quelque accident comme toutes les choses de cemonde, ne soit pas le seul gardien de cet adieu que je trouveadmirable et qui peut faire du bien à tant d’âmes inconnues, auxprises avec la mort terrestre. Je me souviens d’ailleurs que mamère la fit beaucoup lire, en particulier à des prêtres catholiquesqui étaient venus lui faire visite de deuil et à qui cette lecturecausa une émotion profonde.

C’était aussi un prêtre catholique, aumônierdu paquebot l’Alphée, qui avait assisté mon frère dans son agonieet qui nous transmit son adieu, en y ajoutant une longue lettre dedétails, qui nous fut également lue à haute voix par notre vieiloncle :

« C’est le 10 mars, à trois heures del’après-midi, deux jours avant notre arrivée à Ceylan, qu’il estmort presque sans souffrir et sans avoir perdu connaissance, si cen’est aux dernières minutes. Tout en respectant ses croyancesprotestantes, je l’ai aidé dans ces tristes moments autant que jel’ai pu. Il était plein de courage et de résignation. Il s’étaitpréparé de son mieux, et il me disait qu’à des pensées cruellesavaient succédé des pensées plus sereines. La veille de sa mort, ilme faisait lui lire les paroles de rendez-vous céleste que sa mèreavait écrites en tête de sa Bible… » À ce passage, la lecturefut interrompue par un plus grand sanglot de ma pauvre mère, etc’est alors que de chaudes larmes me gagnèrent aussi. Jusque-là,j’avais presque honte de ne pas pleurer…

Suivaient deux pages de touchantes petitesrecommandations pour les uns ou les autres, que le bon abbé avaitscrupuleusement transcrites, et puis des détails encore, quirendaient pour nous presque présente cette mort si lointaine, aumilieu des eaux chaudes et agitées de la mer équatoriale.

Et, pour finir, ce post-scriptum qui metroubla étrangement :

« Votre cher fils m’a recommandé de vousdire aussi le lieu exact où il aurait été immergé. C’est dans legolfe de Bengale, par 6° 11′ de latitude Nord et 84° 48′ delongitude Est. » L’immersion ! Je n’avais pas songéd’abord à cette forme de sépulture, à laquelle tant de marins sontdestinés !… Oh ! avoir au moins une petite tombe quelquepart, près de laquelle il serait possible aux survivants qui vousaimaient de se recueillir et prier !

Sans doute il avait éprouvé le suprême désirde cela, lui-même ; sans doute aussi il lui avait semblé,faute de mieux, qu’il serait peut-être un peu moins perdu pournous, un peu moins abandonné seul dans l’immensité de la mer, sinous savions à peu près dans quels parages des infinis mouvants onl’aurait jeté…

Et cependant, qui donc d’entre nous auraitjamais chance de l’entreprendre, ce hasardeux pèlerinage vers lelieu de sa lugubre plongée sans retour !…

C’est à moi seul que devait échoir ceprivilège, quand, vingt ans plus tard, ayant déjà couru tous lesocéans, je fis ma première apparition dans ce golfe de Bengale queje devais tant sillonner par la suite. L’absurde et folleexpédition du Tonkin venait d’être décrétée par l’un des plusnéfastes de nos gouvernants ; on envoyait là-bas, pour un butstérile, des milliers d’enfants de France qui ne devaient jamaisrevenir. Lieutenant de vaisseau à bord d’un de nos cuirassésd’escadre, j’allais prendre part au bombardement de Hué en Annam,et, – comme il n’y a guère sur les eaux qu’un certain nombre deroutes que les navires suivent à peu près toujours, bien qu’ellesne soient point jalonnées, – celle que nous suivions devait,certaine nuit, vers trois heures du matin, nous faire passer par lepoint où l’Alphée avait jadis laissé tomber mon frère.

Ce n’était pas moi qui étais de service cettenuit-là, mais un de mes camarades (aujourd’hui amiral), que j’avaischargé de me faire prévenir une heure à l’avance.

Vers deux heures, éveillé donc par un timoniersuivant la consigne, quand je sortis de ma chambre étouffante pourmonter sur la passerelle, il me sembla que nous naviguions dans unmerveilleux feu de Bengale d’une couleur pâle d’aigue-marine ;depuis que je m’étais endormi, la mer, en surprise, s’étaitilluminée de ses plus belles phosphorescences équatoriales,tellement que les étoiles en étaient pâlies ; une même lueurtristement douce, qui ne se définissait pas, émanait de touteschoses pour se diffuser partout ; on était dans une sorte debuée éclairante, et l’horizon n’avait plus de contours. Rien quetranquillité et silence, on entendait à peine tourner l’hélice, quifaisait l’effet d’amortir son bruit dans de l’huile. Mais, des deuxcôtés du navire, on voyait passer sous l’eau chaude comme decontinuelles fusées de phosphore, – et c’étaient les sillages degros poissons très rapides, requins ou autres mangeurs de morts,ameutés autour de nous dans l’espoir de quelque proie… Oh !dans ces mêmes parages, au retour des paquebots ramenant lespauvres anémiés de l’Indo-Chine, qui dira combien on leur en a jetéen pâture, de ces chers morts, sacrifiés par la folie criminelledes politiciens colonisateurs…

Sur la passerelle du grand cuirassé noir, quiglissait cette nuit-là comme un fantôme de léviathan au milieu d’unlac imaginaire, nous étions, mon camarade et moi, particulièrementattentifs à la route suivie, que le commandant du reste nous avaitautorisés à faire dévier quelque peu, s’il en était besoin pour monpèlerinage ; à toute minute nous marquions le point sur lacarte, et c’est vers trois heures du matin en effet que nouspassâmes, recueillis et sans parler, au croisement des 6° 11′ delatitude Nord et des 84° 48′ de longitude Est.

Certes les vingt ans écoulés depuis la mort demon frère avaient, hélas ! beaucoup embrumé son souvenir, – etje savais bien d’ailleurs qu’il ne pouvait plus rien rester, ni icimême, ni près d’ici au milieu de l’imprécision de ces eauxlumineuses, ni en dessous aux insondables profondeurs, non, plusrien nulle part de ce petit fétu dans l’abîme, qu’avait été soncorps immergé ; la moindre parcelle de son enveloppeterrestre, après avoir subi déjà maintes transformations, s’étaitdepuis longtemps évanouie dans les organismes des coraux, desalgues, ou de ces bêtes inconnaissables qui hantent l’obscurité dufond des océans. Mais c’est égal, seulement pour être passé là,j’avais ressenti l’émotion d’un rapprochement avec lui, j’avaisretrouvé même tous les détails de notre première journée de deuil,les yeux effarants de la pauvre vieille Parque annonciatrice, lessanglots de ma mère bien-aimée, jusqu’aux petits dièses de soieverte sur sa robe, – et surtout la grande beauté sereine del’inoubliable lettre d’adieu.

Le surlendemain du jour où la vieille Parqueen voiles de crêpe nous avait apporté la sinistre nouvelle, ma sœuret son mari, avertis par dépêche, arrivèrent chez nous, et, commeils attendaient la naissance d’un petit enfant pour le mois dejuin, il fût convenu que ma sœur nous serait laissée jusqu’à cetteépoque, ce qui nous assurait plus de deux mois à la garder. Ellereprit donc sa chambre de jeune fille, la « chambrebleue », et sa présence rappela nos printemps d’autrefois,sauf que l’on parlait bas, comme dans une demeure mortuaire, et quetous les vêtements étaient noirs. En mon cœur d’enfant, le deuil demon frère s’assombrissait au lieu de s’éclaircir, à mesure que jerepensais à tant de jolis projets faits pour son retour et quis’étaient évanouis, à mesure que me pénétrait cette inexorablecertitude que je ne le reverrais jamais, jamais plus. La place oùde préférence j’allais m’isoler pour penser à lui était, au fond denotre cour tapissée de feuillages et de fleurs, le banc vert,auprès du lac en miniature que lui-même avait arrangé pour moi, aumoment de son premier grand départ de marin. C’est là que je lerevoyais, que je réentendais le mieux sa voix, que je retrouvaisl’expression de ses grands beaux yeux, quand il s’amusait à fairele terrassier, à creuser le sol, à assembler autour du trou profondles lourdes pierres rongées par le temps qu’il avait fait venir desbois de la Limoise. Il avait composé les rives de ce petit bassincomme un site romantique, avec des grottes, des pics, des îlots, etcependant cela échappait à la mièvrerie de ces paysageslilliputiens auxquels se complaisent les japonais dans leursjardinets. À propos de la grotte principale, je me rappelle qu’ilme disait : « Elle n’est pas bien solide, tu sais ;j’ai peur qu’elle ne dure pas jusqu’à mon retour d’Océanie.

Mais tu la reconstruiras à ton idée, si elles’écroule. » À l’époque dont je parle, l’époque de sa mort,elle avait environ huit ans d’existence, et les mousses luidonnaient déjà l’air de vétusté des grottes naturelles ; c’estdu reste ce printemps-là, pendant mes rêveries en deuil, que j’aicommencé de lui vouer mon culte un peu fétichiste. – Elle asoixante ans aujourd’hui, cette chère petite chose qui n’était passolide ; je l’ai tant soignée, tant fait surveiller pendantmes longues absences, qu’elle a résisté aux gelées des hivers aussibien qu’aux grandes pluies d’orages des étés, et s’est éterniséecomme par miracle.

Elle est devenue pour moi une relique sansprix et, si elle s’éboulait, si seulement les dentelures de sonpetit porche moussu étaient modifiées, il me semblerait qu’un je nesais quoi d’essentiel se serait déséquilibré dans ma vie…

XIII

Un jour de ce même avril, pendant que j’étaisdans ma chambre sur la rue, péniblement occupé à faire un thèmegrec pour le Caïman Vert (alias, la Guenon de Madagascar), je viss’arrêter devant notre porte un grand camion du chemin de fercontenant plusieurs malles et des caisses en « bois desîles », scellées toutes de larges cachets à la cire rouge.Aussitôt je compris ce que c’était, et, ne tenant plus en place,j’envoyai promener le devoir grec.

Dès que ces bagages de mon frère furent entrésdans notre cour et déposés à l’ombre sous la grande tonnelle dejasmin de la Virginie, toute la famille assemblée là se mit endevoir de pieusement les ouvrir, ce qui fit couler de silencieuseslarmes ; ses effets, son linge, son uniforme de grande tenueaux dorures encore toutes fraîches, son violon, ses livres…L’émotion de ma mère fut surtout profonde quand elle retrouva saBible, et moi je demandai aussitôt à voir les paroles qu’elle avaitinscrites pour lui à la première page et qu’au moment de sa mort ilse faisait relire par l’aumônier de l’Alphée.

Ces paroles, je veux les citer ici parcequ’elles attestent si bien cette foi calme et sûre qu’avait ma mèrebien-aimée, et dont elle a laissé sur mon âme l’empreinte à peuprès indélébile :

16 octobre 1858.

« Quiconque me confessera devant leshommes, je le confesserai aussi devant mon père qui est auxcieux.

Mais quiconque me reniera devant les hommes,je le renierai aussi devant mon père qui est aux cieux.

(Mathieu X, 32-33.)

* Les Bibles que nous avions tous en cetemps-là étaient une très fine édition portative imprimée à Londreset enfermée dans une enveloppe de cuir noir.

«  Que ces paroles sorties de la bouchedu Sauveur et tracées ici par la main de ta mère te frappent toutparticulièrement, mon fils bien-aimé, et fassent sur toi unesalutaire impression ! Que ce livre, je t’en supplie, ne soitpas un livre fermé ! Médites-en chaque jour quelques passagespour t’instruire et te fortifier.

Oh ! si je pouvais avoir la certitude quetu deviendras un véritable disciple du Christ, combien ma douleuren me séparant de toi perdrait de son amertume, car, mon fils jedemande moins à Dieu de te revoir sur cette terre de péché que deme retrouver avec toi et tous ceux que nous aimons dans lesdemeures éternelles et bienheureuses promises auxrachetés. »

Ta mère et ton amie,  »

NADINE V. »

Ce petit livre qui avait déjà tant couru lemonde, dans son enveloppe de cuir noir, exhalait une saine etdiscrète senteur d’herbier, qu’il a conservée encore ; avantde le rendre à ma mère, je découvris, entre les pages de papiertrès fin, une fleur desséchée, une pervenche rose, en tout pareilleà celle qu’il m’avait envoyée dans une de ses lettres d’Océanie, medisant qu’elle avait fleuri à la porte de sa maisonnettetahitienne.

On devinait qu’en présidant à la confection deses malles, au départ de Saïgon, il craignait déjà de n’avoir pasla force d’arriver jusqu’à nous, car des petits paquets, descoffrets étaient étiquetés de son écriture.

Il y avait entre autres des boîtes surlesquelles il avait écrit : « Papillons pour J… » etqui contenaient, pour mon musée, des papillons merveilleux.

De ces caisses qui répandaient une odeurexotique, – cette pénétrante odeur de Chine que je devais tantconnaître plus tard, – nous retirâmes aussi de précieux bibelotschinois. Mais j’y fis surtout une trouvaille qui m’enchanta :auprès de son revolver d’ordonnance, un petit revolver américain,très élégant pour l’époque, qui me fut attribué aussitôt, avec sonétui et ses cartouches. Cinq minutes après, je l’avais chargé etpassé à ma ceinture, où il fut à poste fixe pendant près de deuxans ; je l’emportais même aux classes du Caïman Vert, où je lelaissais circuler le long des bancs, caché sous nos cahiers, pourêtre montré à mes camarades, avec recommandation « de prendrebien garde à la détente qui était trop aisée et dangereuse ».Et cela rehaussait ma popularité et mon prestige, toujours un peuchancelants.

Je n’ai pas compris comment mes parents, quipar ailleurs veillaient si bien à écarter de moi tout danger, mepermettaient d’avoir du matin au soir une arme chargée à maceinture. On aurait pu relever de même, dans leur mode d’éducation,d’autres apparentes inconséquences, – qui après tout étaientpeut-être au fond la sagesse même. Ainsi mon frère, dans sa craintequ’on m’élevât trop en petite fille, ayant exigé depuis trois ansqu’on me fit prendre des leçons d’équitation à l’école de dressage,je montais déjà pas mal, et le directeur avait permis à ses gens dem’emmener avec eux sur les routes à la promenade des chevaux.Quelquefois donc, après m’être longuement amusé à mon théâtre dePeau d’Âne, seul ou en compagnie de ma petite camarade Jeanne, àfaire défiler dans nos décors de rêve nos poupées en miniaturevêtues comme des fées ou des sorcières, il m’arrivait de prendretout à coup ma cravache et d’aller courir les chemins, monté surquelque bête incomplètement dressée, en compagnie de grands diablesde « piqueux » avec qui j’avais fait amitié, mais quin’avaient vraiment rien du langage ni des manières de l’hôtel deRambouillet.

Toutefois, ce printemps-là, pour me distrairede ma tristesse, j’avais l’attente de deux événements annoncés pourle commencement de juin : d’abord le retour de Lucette dont lemari finissait bientôt ses deux ans de Guyane, ensuite la naissancede ce petit enfant de ma sœur, qui me semblait destiné à prendredans ma vie une place considérable, et dont il me tardait follementde connaître la figure.

XIV

Le 11 juin 1865.

Une dépêche de Saint-Nazaire, où venaitd’atterrir le paquebot de la Guyane, annonçait le retour de Lucettepour ce soir !…

Il y avait cependant un voile d’anxiété sur lajoie de la retrouver : elle était, paraît-il, si anémiée parle climat de là-bas que sa poitrine s’était prise et qu’il avaitfallu faire venir un wagon-lit pour nous la ramener.

Mais enfin elle était en France, ce ne seraitpas pour elle comme pour mon frère, on la reverrait au moins, et,avec l’air de notre pays, on saurait vite la guérir.

Ce jour-là, j’avais passé mon temps chez elle,très excité par les préparatifs pour sa rentrée au foyer, et danssa chambre j’avais arrangé en gerbes les plus belles roses de juin.Ce qui était singulier, c’est que ses parents semblaient avoir àmon sujet une consigne secrète, car ils inventaient de nouveauxprétextes pour me retenir chaque fois que je faisais mine de m’enaller…

Quand enfin je revins à la maison vers cinqheures, ma mère, que je rencontrai tout d’abord, avait un air degaieté que je lui voyais pour la première fois depuis notredeuil : « Monte donc chez ta sœur, me dit-elle, voir unepetite personne qui vient de nous arriver et désire t’êtreprésentée ! » Naturellement je compris tout de suite.

Elle avait dit : une petitepersonne ; donc, une petite nièce, justement ce que jedésirais le plus, et je montai quatre à quatre, si intrigué par leminois qu’elle pouvait bien avoir !…

Je fus plutôt déçu, je l’avoue, par cettepremière présentation de la petite créature à laquelle j’avais tantrêvé d’avance et qui maintenant dormait là sous mes yeux dans sonberceau, les poings contre le menton, au milieu de mousselines etde dentelles blanches. Non qu’elle fût vilaine, comme tant de bébésnaissants, mais je n’avais encore jamais vu d’enfant d’uneheure ; cette trop petite tête, ces joues rayéesd’imperceptibles plis comme des rides, me causaient un semblantd’effroi, – et je m’éclipsai dès qu’elle se mit à crier avec unevoix de petit chat en carton… À vrai dire aussi, j’étais tout àl’attente de Lucette ; l’idée que ce soir je la reverrais nelaissait place en moi pour rien d’autre…

Au beau crépuscule tout en or, j’allaiau-devant d’elle avec ses parents, et, quand on entendit le trainarriver en gare, toujours plus enfant que mon âge, je me mis àcourir avec des sauts de joie le long des wagons, cherchant àquelle portière j’apercevrais sa figure si aimée, et sa main qui meferait signe…

Mais une apparition presque terrible me glaçasur place… Oh ! vraiment, c’était Lucette, ce si blême fantômeaux yeux caves, qui sortait du wagon-lit porté par deux hommes etqui, pour nous parler, n’avait plus qu’un filet de voix rauque, àpeine perceptible, une voix sortant comme d’une caverne ou d’uncercueil…

Elle me voulut auprès d’elle dans la voiturequi la ramenait à sa maison, et je me souviens qu’au moment où nousentrions en ville, on entendait sonner le couvre-feu ; sa mèrealors lui demanda, en essayant de sourire : « Tu lareconnais, dis, notre vieille cloche de Rochefort ? »Mais elle ne répondit que par un vague signe de tête et je vis,dans la pénombre, briller deux larmes qui descendaient sur sespauvres joues creuses.

XV

Elle mourut le lendemain matin…

Jusque-là je n’avais vu d’autre morte que mavieille grand-mère, encore l’avais-je à peine aperçue, dansl’obscurité d’épais rideaux qui enveloppaient son lit comme ilétait d’usage en son temps.

Quand j’entrai, effaré et tremblant, dans lachambre de Lucette, elle était déjà bien arrangée, rigide etblanche, au milieu de fleurs. Le jour resplendissait tellementdehors que, malgré les persiennes fermées, il faisait clair danscette chambre, trop clair pour cette morte ; j’eus lesentiment que cette lumière la détaillait trop, que c’était commeune profanation.

Elle n’était cependant pas effrayante à voir,oh ! loin de là ; au contraire, toute contraction, touteride de souffrance avait disparu de son visage et jamais elle nem’avait paru aussi jolie.

Les vitres étaient ouvertes, le ventsoufflait, il faisait presque frais pour une matinée de juin. Jevis qu’elle n’était vêtue que d’une chemise en fine batisteentrouverte sur sa chair d’un blanc de cire, et, au premier abord,avant d’avoir eu le temps de penser, je me révoltai de cela :quelle imprudence, avec sa poitrine malade ! Mais il faudraitla couvrir, à quoi donc pensait-on ? Et puis tout aussitôt,bien entendu, je me rappelai que cela ne faisait rien, puisqu’elleétait morte, puisqu’elle n’était plus qu’une pauvre chose perdue,sacrifiée, que l’on allait plonger dans l’obscurité d’un caveauscellé pour l’y laisser pourrir avec d’autres cadavres…

Oh ! alors l’angoisse cette foism’étreignit désespérément… Le « ciel » où je retrouveraisson âme, certes j’y croyais bien encore ; mais ce qui était làsur ce lit, je l’aimais aussi de tout mon cœur ; ça aussi,c’était elle ; cette bouche si pâle, entre ouverte sur lesdents par une sorte de sourire figé, c’était la même bouche que,toute mon enfance, j’avais connue si rieuse, riant aux éclats àl’unisson avec moi à propos de mille petites choses dont nous nousamusions follement ensemble…

Tout cela, sans secours possible, malgré lafoi, malgré les prières, allait commencer de devenir effroyable,dans la nuit noire où on le descendrait demain…

Pour la première fois, là devant elle, je mesentis vraiment écrasé par la grande horreur de la mort et je mejetai à genoux, accoudé sur un fauteuil, tenant des deux mains matête, pleurant à sanglots…

XVI

Une autre épreuve m’était réservée à lamaison : il ne fallait pas dire à ma sœur, trop faible encorepour le supporter, que la petite amie qu’elle aimait tendrement etdont le retour lui avait causé tant de joie était morte si prèsd’elle, et qu’on l’emporterait au cimetière sans qu’il lui soitpossible de la revoir. Or, elle m’attendait pour me questionnerbeaucoup ; force me fut donc d’inventer des réponses, deprendre un air de gaieté quand j’avais envie de pleurer ; etc’est là que je fis ma première école de ce que je devais,hélas ! plus d’une fois pratiquer par la suite, refouler deslarmes, sourire avec la détresse au cœur.

XVII

Il est étrange que cette mort de Lucette aitlaissé sur moi une empreinte que rien n’a pu effacer jusqu’à cejour, mais une empreinte qui porte spécialement sur mes songes dela nuit. Cela s’estompe un peu depuis que j’approche du déclin dela vie, mais, pendant plusieurs années, je n’ai guère connu desemaine sans qu’un rêve vînt me la montrer encore vivante, il estvrai, d’une vie incomplète et fragile. Il est presque inchangeable,ce rêve-là ; c’est chaque fois à travers une pénombre sinistreque j’arrive à sa maison, où sa mère, après m’avoir fait un signede mystère et de silence, me conduit à une chambre d’en haut, et,en entrant, je la revois, elle-même, assise dans un fauteuil ;elle n’a pas du tout vieilli, bien qu’il y ait déjà si longtempsque je la croyais morte ; elle a repris son teint coloré, elleme sourit, mais elle met un doigt sur sa bouche pour m’indiquerqu’il lui est défendu de dire un mot.

Toujours et toujours, encadré et accroché aumur au-dessus de sa tête, il y a certain pastel représentant unbouquet de pavots, qu’elle avait terminé avant de partir pour laGuyane. Toujours aussi c’est sa mère qui finit par rompre notresilence : « Tu vois, me dit-elle, nous avons trouvé lemoyen de la retenir encore auprès de nous, mais il ne faut pas lafaire parler ; ça la fatiguerait, tu comprends, parce qu’ellen’a plus de poumons, sa poitrine est vide. » Quelquefois lerêve s’arrête là. D’autres nuits, je m’approche de son fauteuil etm’aperçois avec un désespoir mêlé de grande terreur qu’elle neremue plus, que même elle se dessèche à vue d’œil et qu’une couchede poussière est déjà sur elle…

XVIII

Depuis quelque temps, je voyais paraître cheznous un vieux monsieur à visage de corbeau dont le haut de forme,toujours mal peigné, avait l’air d’avoir de longues soies, commequi dirait un chapeau angora.

Ma grand-mère le recevait dans sa chambre et,après chacune de ses visites, elle semblait accablée. C’était,paraît-il, son notaire qui venait lui annoncer des pertes d’argent,à la suite de placements fâcheux qu’il lui avait conseillés, ainsiqu’à sa sœur, ma grand-tante d’Oléron. Comme tous les enfants, jene me souciais guère de ces questions-là, mais ce qui m’atteignitd’une façon douloureuse fut d’apprendre que nous ne serions bientôtplus propriétaires dans notre île, qu’il faudrait vendre nosderniers lambeaux de vignes et de marais salants, de même qu’ilavait déjà fallu renoncer à cette maison de Saint-Pierre d’où nosancêtres, à la révocation de l’édit de Nantes, étaient partis pourl’exil. Ce petit désastre contribuait du reste pour sa part àassombrir un peu notre vie familiale.

Toutefois un événement heureux succédapromptement à nos deuils : ma sœur ne nous quitta plus.

Son mari vint habiter, à environ vingt-deuxkilomètres de Rochefort, une petite ville, presque un village, quis’appelait Fontbruant, près d’une antique forêt de chênes verts.Leur installation, qui devait être provisoire, dura une douzained’années, – ce qui, à l’âge que j’avais alors, représente unepériode très longue, – et ce Fontbruant fut dans la suite un deslieux de la terre auxquels je m’attachai le plus passionnément.

Près d’une grand route, où quelques dernièresdiligences passaient encore en faisant leurs gaies sonnailles degrelots, et à la tête d’un pont jeté sur un ravin plein de sources,ils avaient choisi une adorable vieille maison, aux murs épaiscomme des remparts, avec deux jardins superposés, plantés de grandsarbres et qui communiquaient par un escalier de pierresmoussues.

J’avais là ma chambre, bien entendu, machambre à moi où jamais personne d’autre n’eut le droit de demeureret où, pendant mes premières années de marine, je devais revenirtant de fois avec une émotion très douce, entre mes longuescampagnes.

Alentour, dans un silence de désuétude, dansun calme que nos paysages de France ne connaissent déjà plus,s’étendait un site d’une beauté rare, quelque chose comme un restedes vieux temps de la Gaule qui, par miracle, se serait conservélà, oublié des hommes. En plus grand, et par suite en plus sauvage,cela ressemblait beaucoup, comme nature, à certaines parties desbois de la Limoise, et voilà pourquoi sans doute je m’y attachai sivite, m’y retrouvant chez moi.

C’était le même sol exquis, où partoutaffleurait la pierre grise et où ne croissaient que les plantesdélicates des lieux secs, les tapis de lichen, les graminées d’uneimpalpable finesse qui font comme une petite vapeur épandue sur laterre, et les orchidées dont les fleurs ont l’air de mouches envelours grimpant le long d’un brin de roseau. Comme arbresforestiers, c’étaient surtout des chênes verts dont le feuillageéternel imite celui des oliviers ; il y en avait là d’énormes,de ces chênes de notre Sud-Ouest, si lents à se développer maisqui, avec les siècles, finissent par s’arrondir à la manière desbanians hindous. Et à l’entrée de cette forêt, qui se maintenaittoute l’année du même vert sombre, sommeillait un vieux château dela Renaissance, aux fenêtres toujours fermées depuis plus de centans. Je veux aussi noter certain ravin où se passa, l’annéed’après, la scène la plus troublante de ma vie d’adolescent ;sur une longueur d’un kilomètre ou deux, ce ravin, qui ne tarda pasà devenir mon royaume favori, coupe comme une déchirure le vieuxsol pierreux de Saintonge et entretient dans son repli ombreuxtoute une végétation d’eau, en contraste absolu avec celle desplateaux d’alentour ; là, dans la nuit verte, c’est le domainedes mousses merveilleuses, des roseaux grands comme des bambous etdes fougères géantes ; la grande osmonde en particulier ydevient presque arborescente et je ne connais dans nos climatsaucun lieu ayant autant que celui-là des aspects de maraistropical. En outre, dans la muraille de rochers qui l’entoure,s’ouvrent en rang des espèces de porches d’église donnant accès àla nuit souterraine : des grottes, festonnées par la fantaisiemillénaire des stalactites et dont l’alignement forme comme unepetite rue très mystérieuse, aux profondes entrées noires.Oh ! quel incomparable champ d’exploration pour un jeuneaventurier de quinze ans, qui, du matin au soir le revolver à laceinture, scrutait les fouillis les plus inviolés, en se prenantpour un trappeur du Nouveau Monde !…

XIX

Il avait été convenu que l’installation àFontbruant se ferait avec la plus stricte économie, mais celan’empêcha pas ma sœur d’y apporter, dans l’extrême simplicité, legoût dont elle ne se départait jamais. Ma chambrette, modestementblanchie à la chaux mais si soignée, devait tout son petit charme àdeux ou trois riens, une vieille glace au cadre un peu étrange, unevieille étoffe indienne comme tapis de table, un vieux vase defaïence bleue… Sa fenêtre donnait sur le jardin bas et le ravin auxsources et, avant de m’endormir, j’y passais de délicieuses fins desoirées d’été, accoudé sur la pierre massive et fruste de l’appui,écoutant venir à moi le silence ou les bruissements intimes de laforêt de chênes.

Quant à une vaste pièce du rez-de-chausséeque, pour nous amuser, nous appelions le « grand salon »,on avait décidé de ne même pas la meubler du tout : quelqueschaises de paille, des tables de bois blanc sur lesquelles étaientdrapés des cachemires d’aïeules, un grand vase où trempaienttoujours des fleurs en gerbes délicieuses, rien de plus, et ilétait aimable quand même, ce « salon », avec sa largeporte, vitrée de petits carreaux à la mode ancienne, par où l’onapercevait, à travers les branches des jasmins et des corcorus dela terrasse, le gai va-et-vient campagnard de la route, lescarrioles et les troupeaux. L’épaisseur de ses murailles un peudéjetées, les énormes poutres de son plafond attestaient son grandâge. Sur quelques chevalets, des tableaux, des portraits commencéslui donnaient un aspect d’atelier de peintre, et il y traînaittoujours une vague senteur de peinture fraîche, – que j’aimaisparce qu’elle était celle de la palette et des pinceaux de ma sœur.Il y faisait toujours frais et on s’y tenait beaucoup, au grandcalme, par les après-midi brûlants de l’été.

De telles conceptions de l’ameublementdéroutaient les bonnes dames d’alentour, qui possédaient en généraldes petits salons conventionnels, décorés dans le haut style destapissiers de Rochefort ou de Saintes ; mais elles sentaientlà peut-être un je ne sais quoi indéfinissable qui les dépassait.Et je ne puis me rappeler sans sourire cette appréciation, qui mefut énoncée un jour par une vieille paysanne du voisinage :« Vous croyez que je vois point qu’on est une grande dame,votre sœur ! Non, mais vous creyez que je zou voispoint ! »

XX

Ce Fontbruant devint tout de suite pour nous,il va sans dire, une sorte de succursale de Rochefort ; mesparents, ainsi que mes chères vieilles amies tutélaires auxpapillotes grises, y allaient ou en revenaient pour un rien, à tourde rôle, et les plus rares fleurs sauvages de la forêt, les plusétonnantes fougères du ravin des grottes approvisionnaientconstamment les vases et les corbeilles de notre salon rouge. Quantà tante Claire, qui avait toujours eu un penchant pour le jardinageet la botanique, elle faisait dans les bois des découvertes debizarres et exquises petites plantes qu’elle enlevait avec leursracines pour les rapporter chez nous, et toute notre cour se paraitpar ses soins d’une végétation très agreste. Les plus fragilescapillaires, aux tiges fines comme du crin noir, les capillairesles plus capricieux, qui d’habitude ne poussent qu’aux endroits deleur fantaisie, elle seule trouvait par miracle le moyen de lesacclimater sur les bords de mon bassin, à ma grande joie, – etaujourd’hui encore je fais soigner et je vénère certain nénuphar àfleur blanche du marécage de Fontbruant, qui fut installé par elleau fond de mon petit lac sacré, il y a déjà, hélas ! plus d’undemi-siècle !… Pauvre nénuphar, toujours solitaire et captif,il a pris rang parmi mes reliques, – ridiculement trop nombreuses,je le sais bien, – en compagnie d’un diclytra qui fut égalementplanté par la main de tante Claire quand j’étais petit enfant etqui, dès que reviennent les tiédeurs de mars, ne manque jamais dereproduire toujours ses pareilles petites fleurettes roses. Pournous qui n’avons pas de durée et qui ne devinerons jamais lepourquoi de rien, la presque éternité des plantes frêles ajouteencore à l’immense étonnement douloureux que l’ensemble de laCréation nous cause…

XXI

C’est à cette époque-là qu’un changement dutout au tout se fit soudain dans mon existence d’enfant trop choyé,trop absolument heureux, – du moins au point de vue du bonheurmatériel. Outre les pertes qu’avait faites ma grand-mère dansl’île, un douloureux désastre survint, et la pauvreté s’abattit unjour sur nous, d’une accablante façon que rien ne pouvait faireprévoir.

Bien que ce soit anticiper sur le cours dutemps, je dirai ici que cette période noire dura pour nous prèsd’une dizaine d’années ; et que même, à un moment donné, aprèsque j’eus perdu mon père, après la date à laquelle je comptearrêter ces notes, cela devint de la misère tout à fait.

Mais cette misère, aujourd’hui encore je necesse de la bénir ; elle aura été pour moi une grandeéducatrice, je lui dois sans doute tout ce que j’ai pu faire d’unpeu courageux et d’un peu noble ; pendant mes annéesd’aspirant de marine et même d’enseigne de vaisseau, elle aresserré de la façon la plus adorable mes liens avec ces deuxsaintes en robe de deuil que furent ma mère et ma tante Claire, sasœur. Chères bienfaisantes fées, dont je voyais de jour en jour lescheveux blanchir, toujours sereines et presque gaies, ellesréussirent donc, par leur courage et leur activité de toutes lesminutes, à nous préserver des trop dures privations et à nousconserver les dehors d’une décence très comme il faut.

Oh ! précieuse misère, c’est à elle aussique je dois d’avoir connu plus tard la joie de faire oublier auxdeux saintes leurs années de souffrance, la joie de les gâter à montour, de les entourer de confort et même de luxe, – la joie ensuitequand elles eurent terminé leur doux rôle tutélaire, la si tristejoie d’orner des plus belles fleurs les petits cortèges qui me lesemmenèrent, chacune à son tour, jusqu’à notre caveau familial,aujourd’hui plein d’ossements…

Et maintenant, je ferme cette parenthèse,ouverte sur un avenir qui, durant la période transitoire dont jevais parler, était encore assez lointain.

Au moment où le sort vint nous écraser, jesuivais, depuis la rentrée, les classes de philosophie, ainsi quecela s’appelait pompeusement à cette époque, mon père désiranttoujours me faire passer mon baccalauréat ès lettres avant lebaccalauréat ès sciences. On me destinait alors à l’Écolepolytechnique et, après le grand désastre, on essaya de persister,mes parents espérant encore pouvoir, avec beaucoup de restrictions,me mener jusque-là ; je m’étais donc tout à fait soumis, enapparence du moins, pour ne pas aggraver leurs peines en insistantpour cette Marine qui, depuis la mort de mon frère, leur faisaittant de peur.

Mais, au fond de moi-même, je gardais laconviction que les événements aboutiraient malgré tout à meconduire à l’École Navale ; si j’avais été l’oriental que jesuis devenu depuis, j’aurais dit :« Mektoub ! » ce grand mot du fatalisme musulman quiincite à la sérénité des patiences infinies.

Rien n’avait changé, au début, dans lesaspects extérieurs de notre existence, sauf que l’on ne mettaitplus de fleurs nulle part, dans les vases ni les corbeilles, mêmepas les fleurs des bois de Fontbruant qui ne coûtaient rien ;comment aurait-on trouvé le courage de les arranger, quand onsavait qu’autour de nous, tout n’était plus que provisoire et quenous devions d’un jour à l’autre nous résoudre aux piressolutions ?… Je crois encore entendre ma mère nous dire, en setordant les mains : « Oh ! ce provisoire, au moinsque nous en soyons délivrés et que, d’une manière ou d’une autre,cela finisse ! » L’idée qu’il faudrait sans doute envenir à vendre notre chère maison de Rochefort, comme il avaitfallu jadis vendre celle de l’île, oppressait mes heures grisesd’hiver, au collège ou dans ma chambre d’enfant qui m’était encorelaissée. Oh ! voir un jour la lugubre affiche : « Àvendre » apposée sur notre mur, et puis se retirer dansquelque logis inconnu, être expulsé de tout ce que j’adorais, demon petit musée, de notre cour, de mon bassin aux pierres moussues,je croyais bien sentir que ce serait pour moi la mort, et jem’attachais d’autant plus à ces humbles choses, d’une façonexcessive, désespérée, presque fétichiste.

Bien entendu, je n’avais même pas eu l’idéecette année-là de préparer ma liste d’étrennes, mais je m’y étaisbravement résigné ; la suppression de mes professeurs de pianoet d’accompagnement ne m’atteignit guère davantage ; non, cequi me toucha surtout, ce fut de renoncer à l’équitation et à mescourses sur les routes en compagnie des piqueurs du dressage. Il merestait mon théâtre de Peau d’Âne qui ne coûtait pasd’argent ; bien que ce fût très enfantin pour un« philosophe », je continuai de m’y adonner beaucoup,pour me distraire de mes cruelles angoisses, matérialisant ainsi endes décors toujours plus habiles, mes petits rêves de magnificence,de palais, de palmiers et de soleil.

Ai-je besoin de dire que la philosophie, lapauvre philosophie humaine, telle surtout qu’on nous l’enseignaitalors, ne m’intéressait pas ? J’en eus vite sondé la pitoyableinanité. Celle d’Auguste Comte, qui commençait d’entrer dans leprogramme scolaire, m’arrêta un moment toutefois ; elle me fitmal par son côté desséchant et porta un des premiers coups profondsà mon mysticisme chrétien. De même, la si lapidaire strophe du« Lac » qui me revenait sans cesse, gravée en ma tête àcause de la beauté de sa forme, avait éveillé mes premiers effroisdevant la possibilité d’un Néant final :

Dans la nuit éternelle emportés sans retour,Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges Jeter l’ancre un seuljour !

XXII

Au crépuscule d’une journée de février,j’étais à étudier mon piano, avec un peu de froid aux doigts, dansnotre salon de Rochefort maintenant chauffé trèsparcimonieusement ; j’avais repris un morceau classique de monenfance, délaissé naguère comme trop facile : l’Orage, deSteibelt, où la foudre gronde dans les notes basses et où tout àcoup on entend, au milieu d’une sorte de menuet pastoral, commetomber les gouttes d’une grande pluie… Un frôlement de soie me fittourner la tête et je vis ma sœur, entrée sur la pointe du pieddans une élégante toilette noire que je ne lui connaissais pas, lapremière après ses crêpes de deuil ; depuis des mois, dureste, je n’avais plus connu de robe neuve à la maison.

– Oh ! sœur, comme tu es belleaujourd’hui !

– Ça !… C’est ma robe de mariée que j’aifait teindre et un peu retoucher. – Elle avait répondu à voixbrève, comme pressée d’aborder un sujet moins futile. – J’ai à teparler, mon cher petit, dit-elle, à te parler d’une chose biensérieuse…

Alors je m’arrêtai tremblant, car depuisl’année dernière les mauvaises nouvelles se succédaient chez nous…Quoi donc encore ?…

– Je viens de causer avec papa et maman,continua-t-elle, et ils m’ont chargée de venir t’annoncer que, vule changement de leur situation, ils ne s’opposeront plus à ce quetu entres à l’École Navale si tu en as toujours le goût, parce quelà tu pourras gagner ta vie deux ou trois ans plus tôt qu’àPolytechnique.

Ah !… Enfin !… Je reçus toutefois lanouvelle sans broncher, tant j’étais depuis longtemps convaincu quecela finirait ainsi, puisque je l’avais si bien décidé en moi-même.Pourtant un petit frisson, moitié de joie moitié de terreur, mepassa de la tête aux pieds, en présence de cet avenir de voyages etd’aventures qui pour tout de bon venait de m’être ouvert.

– Dis-leur, répondis-je, dis-leur que oui,bien entendu, je le désire toujours ; dés demain s’ils leveulent, je suis prêt à entrer dans le cours de Marine.

– Alors soit, et à la grâce de Dieu, monchéri ! Après m’avoir embrassé presque solennellement, elles’en alla, au froufrou excessif de sa pauvre belle robe reteinte,dont l’étoffe sans doute avait été trop raidie par l’apprêt.

Quand elle fut partie, je repris l’Orage deSteibelt, par crânerie, pour faire comme si de rien n’était, etcette pluie, qu’imitaient les notes perlées tombant de partout surl’air de menuet du vieux temps, me fit penser aussitôt à cetteondée tropicale sur les grandes palmes d’un jardin de là-bas, quim’avait été décrite l’année précédente par mon frère. Donc, c’étaitcertain, je verrais cela à mon tour, cela et tant d’autres chosesencore… Oui, mais ces séparations de deux années, à l’autre bout dumonde, ces longs exils pendant lesquels certaines des figureschéries qui m’entouraient et qui étaient déjà vieilles,hélas ! pourraient mourir… Soudain, je m’aperçus que tout sebrouillait devant mes yeux, je ne distinguais plus mes notes, jepleurais…

XXIII

Deux jours après, je quittai la classe dephilosophie pour entrer dans le cours de Marine, avec ces élèvesqui pour la plupart portaient ceinture rouge, affectaient le genrematelot et couvraient leurs cahiers de dessins représentant desnavires. Des navires, je n’en dessinais point, moi ; jamais,même dans mes plus jeunes années, je n’avais pensé à demander,comme cadeaux, de ces petits modèles de voiliers ou de steamers quel’on donne à presque tous les enfants ; non, dans mon futurmétier, ce n’était pas précisément ce côté-là qui me captivait,mais la mer, le grand large et surtout, il va sans dire, les riveslointaines des colonies, où l’on aborderait sous des palmiers…

Dans quatre ou cinq mois devait avoir lieu leredoutable concours ; on n’espérait guère que je serais reçucette première année, mais admissible seulement, ce qui exigeaitdéjà pas mal de travail. Et malgré mes flâneries, malgré mes enviesde monter à cheval et de courir dans les bois, je plongeai aumilieu des spéculations glacées de l’algèbre et de la trigonométriesphérique ; j’y apportai quelque courage et même une sorted’intérêt mêlé de stupeur, me demandant parfois : Somme toute,qu’est-ce que tout cela ? Est-ce réel, est-ce que vraimentcela existe ?… Développements à n’en plus finir, aussistériles que compliqués, de ce petit axiome, déjà factice parlui-même : deux et deux font quatre. N’est-ce pas plutôtnous-mêmes qui créons au fur et à mesure ces vérités mathématiques,du fait seul de les énoncer ?… Déjà, dans mon esprit d’enfant,j’avais pressenti une transcendante inanité derrière le déroulementde tant de formules précises ; j’avais entrevu comme à traversun nuage ce que plus tard le métaphysicien Henri Poincaré devaitexprimer d’une façon géniale.

Une angoisse pesait maintenant sur moi sanstrêve, bien que mes parents m’eussent affirmé en dernier ressortqu’ils avaient trouvé enfin un arrangement pour ne pas vendre notremaison héréditaire et qu’ils se borneraient à en louer la plusgrande partie ; certes, c’était là le point capital, mais rienque cette perspective d’installer des étrangers chez nous mesemblait la plus révoltante des profanations. Renoncer à ma chambred’enfant et m’installer ailleurs, dans une chambre sur la cour,m’était intimement cruel, et ce qui me déchirait plus encore,c’était la pensée qu’il faudrait renoncer à notre salon de famille,– le « salon rouge », – voir partir les fauteuils surlesquels des créatures bénies prenaient place en cercle à nossoirées du dimanche, voir enlever mes pianos et décrocher les chersportraits. Oh ! pour ce salon, j’avais supplié, supplié leslarmes aux yeux, afin que l’on cherchât encore à le sauver, par unecombinaison suprême… Cette sorte de faiblesse morale, que j’aitoujours eue, de m’attacher à des lieux, à des objets, aussidéraisonnablement qu’à des êtres, me faisait par trop souffrir, etmon sommeil en était tourmenté chaque nuit.

Cependant le printemps revint et ramena sestoujours pareilles petites griseries ; je repris mes jeudis àla Limoise, – une Limoise devenue triste, il est vrai, depuis queLucette dormait au cimetière. Mes congés plus longs (Pâques,Pentecôte), je les passais à Fontbruant, chez ma sœur, et là jecommençais à aimer déjà beaucoup ma chambre presque paysanne, auxépaisses murailles, couvertes des blancheurs immaculées de lachaux.

Enfin arriva l’époque tant redoutée duconcours pour l’École Navale. J’ai un souvenir encore oppressant dela dernière semaine d’effort, où il me semblait que je ne savaisplus rien, où je voulais repasser à la fois toutes les matières duprogramme, ne sachant auxquelles courir, et où me torturait leremords de n’avoir pas travaillé comme j’aurais dû le faire. Lelieu que j’avais alors presque uniquement adopté pour salle d’étudeétait la chambre de tante Claire. Il est vrai, comme l’enfantillagene perdait jamais ses droits sur moi, le théâtre de Peau d’Âne,très agrandi maintenant, était installé près de ma table à écrire,et un décor presque fini, qui m’enchantait, y restait monté àdemeure. Cela représentait les jardins de la Fée des Ondes ;au fond du tableau, dans une demi-lumière glauque, on apercevait,au-dessus de rochers chaotiques, un vague soleil rendu imprécis pardes gazes vertes tendues sur les petits lointains étranges. (Lessous-marins ne m’avaient pas appris encore que le soleil, vu àtravers des couches d’eau marine, au lieu de verdir, s’assombritdans des rouges sanglants et sinistres.) Aux premiers plans,s’enchevêtrait une extravagante végétation de madrépores, descoraux blancs ou rouges, et il y avait, comme personnagesaccompagnant la fée, des dauphins et des conques argonautes ;pour leur donner des reflets nacrés, à ces figurants-là, je lesavais recouverts des élytres d’un vert métallique de certainsscarabées qui, l’été dernier, étaient venus s’abattre en nuage,comme les sauterelles du désert, sur les bois de Fontbruant.

C’était un mercredi que le concours devaitfinir, et chaque jour je répétais à tante Claire cette sorte derefrain plaintif : « Oh ! bonne tante, si tu savaiscombien je voudrais le voir arrivé, ce mercredi soir ! »– Il arrivera, mon pauvre enfant, ton mercredi soir ;patience, je te promets qu’il arrivera, finit-elle par me répondre,d’un ton devenu presque solennel, que je ne lui connaissais pas etqui donna tout à coup je ne sais quoi de sibyllin à cette phrase,semblable pourtant aux vérités qu’énonçait M. de laPalice. Il arrivera, oui, ton mercredi soir, et il passera, et ilen arrivera d’autres, dans ta vie, des soirs ou des matins, plusdésirés encore que celui-là, qui t’auront donné l’illusion dedevoir t’apporter des petites délivrances… ou même des grandes…mais qui sans doute… Elle s’arrêta et je vis sa figure changer, sesyeux se dilater comme pour regarder dans le lointain de sessouvenirs… Sans avoir eu besoin de finir sa phrase, elle venait deme donner un aperçu, tout nouveau pour moi, du néant de la vie, dunéant de l’avenir et de l’espoir ; en même temps un indice, unsoupçon m’était venu de ce qu’avaient pu être jadis ses déceptionsde cœur, et de ce que pouvaient être maintenant les tristesses deson existence enclose, pauvre vieille fille sans joies, quivolontairement s’était sacrifiée pour nous tous !…N’était-elle pas un peu tyrannisée par sa maman, ma grand-mère,pourtant bien bonne, mais qui se faisait soigner comme unbébé ? Et tyrannisée aussi par moi, cette pauvre « tantegâteau », ainsi qu’on l’appelait chez nous, par moi quil’avais pliée à toutes mes volontés ? Avec remords, je jetaiun regard circulaire sur sa chambre, vieillotte mais gentille,ornée de tableaux et de glaces qui venaient de notre maisond’autrefois dans l’île. Elle était si soigneuse de ces choses, elleaimait tant les voir dans un ordre parfait !… Et moi quiencombrais tout, avec mes cahiers pêle-mêle, mes dictionnaires, mestables de logarithmes, mon théâtre, mes pinceaux, les retailles decarton de mes décors et mes défilés d’étranges poupées…

Pauvre tante Claire !… Pourtant jel’aimais bien, et cette fois fut la première où je me promis quej’allais ranger tout cela bien vite, – et que même, plus tard,quand elle serait morte, je conserverais sa chambre intacte, commeun sanctuaire de son souvenir.

C’est ce que j’ai fait du reste. Voici trenteans bientôt qu’elle nous a quittés, et sa chambre est restée telleque si elle venait d’en sortir pour y revenir demain ; dansses tiroirs, dans ses armoires, elle retrouverait toutes sespetites affaires, devenues pour moi des reliques. Il ne m’arrived’encombrer cet humble sanctuaire que momentanément, de loin enloin, au retour de mes grands voyages, pour y déposer, enattendant, les objets précieux et fragiles que j’ai rapportés etqui me semblent plus en sûreté qu’ailleurs dans cette chambretoujours close ; c’est un peu comme au temps où j’étalais làmes jouets et mes décors, en disant : je te confie tout ça,bonne tante… Puisque j’ai commencé d’empiéter ici sur l’avenir, jevais conter le plus singulier de tous les envahissements de lavieille immuable chambre par d’exotiques bibelots. L’époque desconcours de l’École Navale était depuis des années perdue au fondde l’abîme des temps et un autre siècle venait même decommencer ; je rentrais de l’expédition de Chine où une chancetrès rare m’avait fait habiter dans un logis intime del’Impératrice, et, en arrivant chez moi, j’avais jeté sur le lit detante Claire des robes, des brocarts lourdement splendides ayantappartenu à cette Souveraine qui fut une sorte de Sémiramis etsurtout de Messaline. Quelle étrange destinée avait amené cesrapprochements ! Qui donc aurait jamais pu prédire que cescostumes de vieille coquette, ces atours qui avaient dû traîneravec elle dans les plus somptueuses luxures, au fond d’un palais silointain et si interdit, viendraient s’échouer un jour sur cemodeste lit de sainte et d’ascète !…

XXIV

Ainsi que tante Claire avait su le prophétisersi bien, il arriva en effet, mon mercredi soir ! Et j’avaisété reconnu admissible, et j’aurais dû me sentir tout à la joied’être délivré du cauchemar des concours.

Mais non, la petite phrase en apparence sisimple : « il arrivera et il passera » avait suffipour tout assombrir.

Et puis surtout je retombais dans mes autresangoisses, dont rien ne me distrayait plus : l’obligation desacrifier ma chambre et ensuite celle, à la fin des vacances, dequitter pour la première fois la maison paternelle, de m’exiler àParis, car des parents que nous avions là avaient offert de secharger de moi jusqu’à mon entrée à l’École de Brest, et il avaitfallu accepter.

Dès le lendemain matin, je n’eus plus d’autreidée que de partir au plus vite pour Fontbruant où m’attendaientmon beau-frère et ma sœur, et de reprendre là ma vie de grand airet mes rêveries en forêt ; dans le courant des vacances,j’aurais bien le temps de retourner à Rochefort pour faire moi-mêmemon douloureux petit déménagement auquel j’attachais une importanceextrême. On me laissa partir, bien que mon bagage ne fût pasprêt ; il y avait un vague bateau-mouche qui chaque jourappareillait vers deux heures pour remonter la Charente et qui medéposerait à Saint-Savinien, d’où je n’aurais plus qu’une dizainede kilomètres à faire pour atteindre à pied Fontbruant, par desroutes ombragées. Ce fut la voie que, par économie, mes parentschoisirent, m’imposant seulement comme condition d’aller dans lamatinée faire mes adieux chez le bon vieux grand-oncle médecin,collectionneur d’histoire naturelle.

Dans l’existence, surviennent des heures, desdétails qui sembleraient n’avoir qu’une valeur de dernier ordre etqui se gravent minutieusement dans la mémoire, tandis que d’autres,mille fois plus importants, n’y laissent aucune trace. Ainsi je merappelle, comme si c’était d’hier, ma sortie de la maison, versonze heures du matin, pour aller faire cette visite d’adieu. Onétait aux derniers jours de juillet, il y avait grande splendeur desoleil et il faisait une chaleur coloniale. Dans les rues, presquepersonne, et les rares passants longeaient les murs pour profiterde quelques étroites bandes d’ombre. Ce matin-là, combien ma villenatale était morne et déserte ! Je ne percevais que latristesse et la désuétude de ce petit groupement humain, dont jefaisais partie par le hasard de ma naissance, mais où tout le mondeà peu près m’était indifférent ou inconnu.

Chez mon vieil oncle, même impression,décourageante de vivre ; dans son jardin, son vieux perroquetgris à queue rouge somnolait de chaleur, d’un air caduc, sur unperchoir. Dans son cabinet, où je le trouvai lui-même s’amusant àclasser ses coquilles, les objets exotiques accrochés aux mursparaissaient plus que jamais poussiéreux et morts. « Alors, tevoilà admissible, Mistigri ! » me dit-il, d’un ton plusindifférent que de coutume. (Mistigri ou Mistenflûte étaient lesnoms d’amitié qu’il me donnait d’ordinaire.) C’est avec détachementque je revoyais ces bibelots « des colonies » qui mecaptivaient autrefois ; puisque je me sentais déjà un peu dela Marine à présent, je savais que l’avenir me réservait deconnaître toutes ces choses dans leur pays même, où au moins ellesseraient fraîches et vivantes. Et surtout je songeais que plustard, comme le vieil oncle, je reviendrais finir ma vie àRochefort, obscur, inutile et déçu, possesseur de quelque cabinetcomme le sien, où s’immobiliseraient des oiseaux empaillés, despapillons et des coquillages… – Il arrivera, ton mercrediSoir » il arrivera et il passera…

XXV

Pour aller prendre le mauvais petit bateauéconomique de la Charente, je traversai la ville, muette à cetteheure-là, et surchauffée par le soleil. J’étais triste, un peuhumilié peut-être de ce départ de pauvre, et aussi de mes vêtementsde l’an dernier, défraîchis et trop courts ; mais ce n’étaitrien auprès d’une angoisse inexpliquée que je subissais, angoissecomme de désir et d’attente ; pour la première fois depuisseize ans que j’existais, j’avais cruellement la perception trèsnette de m’avancer Seul dans la vie éphémère ; j’aspirais doncà je ne sais quoi de nouveau et d’inconnu qui me manquait plus quejamais et dont le besoin inassouvi me causait une vraiesouffrance…

Deux heures environ pour remonter les eauxtièdes et jaunes de la rivière, en compagnie de pauvres gens de lacampagne ; près de deux heures encore pour cheminer à pied parles champs et les bois, et j’arrivai à Fontbruant, où la joie deretrouver ma sœur chassa tout d’abord cette sorte de détressemystérieuse. Je ne me doutais pas du reste que la fin de cettejournée me réservait une apparition délicieusement troublante etrévélatrice, dont le vague pressentiment peut-être me possédaitdepuis la veille.

Le soleil des beaux soirs d’été commençait dedécliner ; sur un banc à l’ombre des tilleuls de la terrasse,je venais de m’asseoir en compagnie de deux ou trois amis de monbeau-frère, et ils causaient entre hommes d’une certaine bellegitane, farouche et inabordable, dont la petite tribu était depuisdeux jours campée à l’entrée de la forêt. Devant nous, une lumièrecouleur d’or rouge illuminait, comme pour annoncer une fête, laprofusion des fleurs, de ces vieilles fleurs de France que l’onappelle fleur de curé, et qui étaient tout le charme de ce jardind’autrefois, des dahlias roses, des dahlias jaunes, des zinnias,des croix de Malte… C’est alors que là-bas le grand portail verts’ouvrit tout à coup, et une fille audacieuse, qui n’avait même pasdaigné sonner, entra comme chez elle.

– Ah ! par exemple, dit l’un des hommesprésents, le dicton est vrai ; quand on parle du loup…

Même d’un peu loin comme elle venaitd’apparaître, cette créature inattendue (leur belle gitaneévidemment) se révéla pour moi incomparable, et je ne pus me tenirde m’approcher tout près d’elle, avec une irrésistible effronterie,tandis qu’elle offrait des petits paniers en jonc tressés à unerigide servante appelée Bertrade et coiffée du foulard de Gascogne,qui la rembarrait avec mépris. Dix-huit ou vingt ans peut-être,cette bohémienne, un peu plus âgée que moi qui n’en avais queseize ; très basanée, couleur des vieilles terres cuitesd’Etrurie, avec une peau d’une finesse merveilleuse ; sa trèspauvre robe en indienne mince, d’une éclatante propreté, moulaitpresque trop sa jeune gorge de statue qui, là-dessous, se devinaitcomplètement libre ; son épaisse chevelure noire était piquéed’épingles de clinquant ; elle avait à ses petites oreilles degros anneaux d’or et autour du cou un fichu de soie rouge. Ce quifascinait par-dessus tout, c’était ses yeux de profondeur et denuit, – derrière lesquels, qui sait, il n’y avait peut-être rien,mais où l’on eût dit que se cachait tout le mysticisme sensuel del’Inde. Ces yeux-là, je devais les retrouver plus tard chez lesbayadères des grands temples hindous, qui sont vêtues de soie etd’or et qui ont la gorge, les bras, même le visage, étincelants defolles pierreries… Sous la rebuffade de la domestique, elle s’enalla, silencieuse et hautaine, comme une reine outragée ; maiselle avait certainement compris tout de suite mon admirationétonnée et ardente, car, avant de disparaître, elle retourna deuxfois sa petite tête exquise pour me revoir, et, ce qui acheva madéroute, je sentis très bien que son dernier regard, pour moi toutseul, s’était adouci dans un vague sourire.

XXVI

Quand la belle nuit d’étoiles fut tout à faitvenue, retiré dans ma chambrette blanche, je restai longtemps,longtemps à ma fenêtre ouverte, accoudé sur l’appui qui était ences pierres massives des maisons de jadis.

Un peu de fraîcheur bienfaisante commençait àmonter du jardin bas et des sources, on sentait une odeur de lichenet de branches moussues qui était comme l’haleine des boisendormis ; les hiboux s’appelaient par de douces petites notesde flûte et, de temps à autre, du fond de la forêt, arrivait ensourdine le cri glapissant des renards dont la voix ressemble àcelle des chacals.

Ah ! comme je me rappelle encore cettechaude nuit où commença mon envoûtement !… La forêt, la forêt,elle était maintenant animée pour moi par une présence dont jerestais uniquement préoccupé. Tout près d’ici sans doute, à uncarrefour que l’on venait de m’indiquer, la Gitane s’endormait àcette heure, – sur la mousse, ou bien dans sa roulotte denomade ? seule, ou entre les bras fauves de quelqu’un de satribu ?…

Sur la fin de cette même nuit, un rêveenchanta mon sommeil. Je me croyais au milieu de boisinextricables, dans l’obscurité, me frayant à grand peine unpassage parmi des broussailles et des roseaux, et j’avaisconscience que des êtres imprécis suivaient la même direction quemoi à travers le fouillis des branches.

Ces compagnons de ma difficile route peu à peus’indiquèrent comme des bohémiens en fuite et bientôt je la devinaielle-même, la belle Gitane, se débattant à mes côtés contre leslianes qui de plus en plus enlaçaient nos pieds. Quand enfin nousfûmes tombés ensemble dans les joncs enchevêtrés, je la pris dansmes bras et, à son contact intime, je me sentis faiblir tout à faitpar une sorte de petite mort délicieuse…

XXVII

Dès que le grand soleil matinal eut reparudans ma chambre si simple et blanche, je désirai follement larevoir, ainsi qu’il arrive toujours pour toute créature qui en rêvevous a donné une pareille illusion voluptueuse, et, ayant passé àma ceinture mon perpétuel et inutile petit revolver, je m’acheminaide bonne heure vers la forêt.

Approchant du carrefour indiqué, à l’ombred’énormes chênes verts, je ne tardai pas à apercevoir trois ouquatre roulottes dételées, et des chevaux qui paissaient l’herberase ; par terre, flambait un feu de branches mortes dont lafumée sentait le sauvage, et une vieille femme à tête de sorcièrecuisinait là quelque chose dans une marmite. Sans doute les hommesde la petite tribu étaient déjà partis en maraude, car il nerestait autour des voitures que des enfants aux longs yeux d’ombre,– comme les siens, – et elle-même, la Gitane d’hier et de cettenuit, tressait des paniers, assise avec une grâce de jeune déessesur le vieux sol charmant feutré de lichen, de mousse et degraminées fines. Alors je passai très près, trop près d’elle ;un élan m’entraînait à tout simplement lui dire : « Mevoici, tu vois, je suis venu à ton appel souverain de la nuitdernière ; tu penses bien que tout m’est égal à présent dansle monde, hormis toi… » Mais bien entendu, je m’éloignai sanslui avoir rien dit, m’étant seulement grisé de son imperceptible eténigmatique sourire, où il y avait à la fois du consentement et del’ironie.

XXVIII

L’envoûtement mutuel dura ainsi cinq ou sixjours, sans qu’une parole fût échangée ; comme s’il y avaitdéjà entre nous un semblant de compromis qui commandait le secret,elle ne revint plus à la maison pour essayer de vendre ses paniers,que pourtant beaucoup de gens du village lui achetaient ;mais, d’aussi loin que nous pouvions nous apercevoir, nos regardsne se quittaient plus dès qu’ils s’étaient accrochés.

Et enfin, par une après-midi surchaufféed’août, avec une brusquerie stupéfiante, le dénouement inévitablesurvint, parmi des fouillis de branches et de roseaux pareils àceux de mon rêve, dans le ravin ombreux des grottes, au milieu d’unessaim de très fines libellules qui semblaient aussi impondérablesque des petites plumes et qui, pour la fête de notre hyménée sansdoute, s’étaient somptueusement vêtues de pierreries et de gazed’or, les unes en bleu, les autres en vert.

J’étais venu m’installer là, dans la nuitverte, parce que je savais qu’elle y cueillait d’habitude sesjoncs ; pour me donner contenance, j’avais apporté mes crayonset mon bloc de dessin, et, rien qu’en l’apercevant de loin arriverde son allure souple, par le sentier le long des rochers enmuraille, j’avais pressenti la minute suprême qui finirait ma vied’enfant.

En effet, si ce n’était pas moi qu’ellevoulait, pourquoi s’approchait-elle ainsi, cauteleusement, sans mequitter des yeux, mais avec les petits détours d’un chat qui craintd’effaroucher sa proie ?… Je commençais de trembler et de neplus me sentir maître de moi-même ; quand enfin elle s’arrêtatout près, tout près en faisant mine de s’intéresser surtout à moncrayonnage, je m’enhardis jusqu’à prendre sa main, qu’elle laissaitpendante, presque à toucher mon carton, – sa petite main moricaude,experte à commettre des vols dans les fermes aussi bien qu’àtresser des roseaux en paniers.

Au lieu de se dérober, et toujours sans riendire, elle m’attira imperceptiblement comme pour m’indiquer de melever, – et je me levai, docile, la tête maintenant tout à faitperdue, pris du délicieux grand vertige que je connaissais pour lapremière fois ; debout maintenant devant elle, j’enlaçai sataille de mes bras, tandis qu’elle passait les siens autour de moncou. Elle gardait toujours son même sourire de consentement moitiémoqueur et son même silence.

Jamais encore je n’avais entendu le son de savoix, quand ma bouche s’appuya éperdument sur la sienne, ce qui fitpasser dans tout mon corps comme le tremblement d’une grandefièvre ; je crois que nous chancelions tous les deux, l’uncherchant à entraîner l’autre sans trop savoir où, mais l’un etl’autre souhaitant, avec une muette complicité, de trouver quelquerecoin plus inviolable encore, dans ce ravin dont l’enchevêtrementombreux était pourtant déjà une suffisante cachette.

Le grand secret de la vie et de l’amour me futdonc appris là, devant une de ces entrées de grotte qui ressemblentà des portiques de temple cyclopéen ; c’était parmi desscolopendres et des fougères délicates ; pour tapisser laterre sur laquelle nous étions étendus, il y avait des mousses devariétés rares et comme choisies ; des branchettes dephyllirea formaient des rideaux à notre couche, et au-dessus de nostêtes, les fines petites libellules impondérables, assemblées sansfrayeur, jetaient parmi les feuilles leurs étincellements depierreries…

Qu’est-ce donc qui avait pu l’amener àmoi ?

N’avais-je pas aperçu deux ou trois jeuneshommes de son campement qui me paraissaient beaucoup plusbeaux ?… Après tout, ils étaient ses frères peut-être…

Et puis, sans doute elle avait deviné mesraffinements, qui étonnaient et charmaient sa sauvagerie, de mêmeque ma passion toute sensuelle s’exaltait de ce qu’elle fût ladernière des dernières, fille d’une race de parias, petite gitanevoleuse. De ce qu’elle ne fût que cela, notre intime communion n’endevenait pour moi que plus suavement coupable ; avec messcrupules d’alors, je trouvais très criminel, presque sacrilège, –mais si adorablement sacrilège ! – de m’être donné toutentier, en esclave, pour lui apporter l’ivresse suprême…

J’ai écrit quelque part, je ne sais où, cettevérité qui, je crois bien, n’était pas neuve : « Leslieux où nous n’avons ni aimé ni souffert ne laissent pas de tracedans notre souvenir. » En revanche, ceux où nos sens ont subil’incomparable enchantement ne s’oublient jamais plus ; ainsile ravin où s’accomplit mon initiation, ses fougères, ses mousses,le mystère de ses grottes, même jusqu’à ses frêles libellules aucorps étincelant, ont gardé, pour le reste de ma vie, unenostalgique attirance…

Libellules très fines, les unes en métal bleuavec des ailes de deuil en velours noir, les autres en métal vertavec des ailes en gaze d’or et des yeux en rubis, depuis combien decentaines de millénaires leurs merveilleuses petites parures sepropagent-elles ici, inchangeables ? Elles étaient présentesaux premiers temps de notre période géologique ; elles ontconnu notre ancêtre des cavernes, elles ont vu commencer, sous cesrochers, les imperceptibles suintements calcaires qui mettent unsiècle à donner un millimètre d’épaisseur et qui formentaujourd’hui des voûtes aux énormes piliers gris ; elles sontpresque indestructibles, ces petites créatures des étés, qui,au-dessus de notre union d’un jour, sont venues danser leurs dansesfantasques et légères… Jusqu’à ce qu’ait sonné mon heure de mourir,elles ne cesseront de me faire penser à la chair ambrée d’une jeunegitane…

XXIX

Quand je revins à la maison, le soir, quelquechose était à jamais changé en moi, bien que je fusse toujours, enapparence, le même enfant timide. Je marchais sans rien voir,absorbé dans un souvenir unique.

J’avais honte, en même temps que j’éprouvaisune sorte de fierté nouvelle, avec une envie de conter à ceux queje rencontrais en chemin ma belle aventure enivrante. Au dîner,dans la modeste petite salle à manger dont les fenêtres étaientgrandes ouvertes sur le parterre follement fleuri, j’étais gêné parle regard de ma sœur qui m’observait plus que de coutume :

« Qu’as-tu, mon cher petit, cesoir ? » finit-elle par dire. – « Moi !… Maisrien, sœur… » répondis-je, tandis que je sentais le sang memonter aux joues. Et, même à elle, malgré ma confusion profonde,j’étais presque tenté de crier : « Maintenant, je saistoutes choses… Les ultimes secrets de la vie, à présent, ils mesont révélés… » Ma grande fête d’amour dura un peu plus d’unesemaine, pendant laquelle, sous la voûte massive des grottes oudans la nuit verte de ce ravin plein du mystère des vieux tempsgéologiques, la gitane ne manqua jamais un de nos rendez-vous. Elleparlait un vague français mêlé d’espagnol et nous échangions àpeine quelques mots ; mais peu à peu son sourire d’ironiefaisait place à une expression de tendresse toute simple, et jel’en aimais davantage. J’aimais jusqu’à sa petite robe de pauvresseque, vu la chaleur d’août, elle portait sans chemise sur sonimpeccable gorge basanée ; déjà à cette époque, comme plustard dans la suite de ma vie, toute élégance, tout charme acquis,ne comptait pour rien à mes yeux auprès de la saine beauté de laforme : c’était là sans doute une revanche de la nature contrel’excès de mes affinements.

XXX

Les bonnes gens des villages alentour seplaignaient de vols commis dans les fermes, dans les granges, et jene cessais d’avoir peur que la gendarmerie expulsât la petite tribunomade.

Un jour en effet je ne vis plus à leur placehabituelle, au pied des vieux chênes verts, les roulottes ni leschevaux ; restaient seulement sur le lichen des tracescarbonisées indiquant les feux qu’avaient allumés les bohémiens.Ils avaient dû fuir pendant la nuit, mais par quelle route, versquel inconnu ? et, dès la première minute, je comprisl’inanité de toute poursuite ; c’était bien la séparation sansrecours. Il me sembla d’abord que mon cœur cessait de battre…

Je ramassai un des roseaux coupés par elle,qui traînait par terre, et je me mis à errer sans but, dans laforêt, choisissant les fouillis d’épines encore inexplorés,allongeant ma course pour retarder mon retour à la maison. Sur lafin de la journée, je revins malgré moi au ravin d’ombre, où, dansun silence de sanctuaire, les petites libellules, aux toujoursmêmes luxueuses parures, dansaient comme si de rien n’était.

Là, à une place qui nous avait été familière,je m’assis sur des mousses que nous avions foulées ensemble et, latête dans mes mains, je pleurai tout à coup à sanglots. – Ceslarmes, comme une pluie soudaine, ce n’était pas à sa beauté ni àsa forme qu’elles allaient, oh ! non, mais à l’expression deconfiante tendresse qui, les derniers jours, avait paru dans sesjeux…

XXXI

Mes vacances suivaient leur cours, devenumorne et décoloré depuis sa fuite ; la forêt, le ravin avaientperdu leur âme, et, par ailleurs, de plus en plus l’approche de mondépart pour Paris m’épouvantait. Cependant, à force desupplications, j’avais gagné mon procès auprès de mes parents, pournotre cher « salon rouge » ; ils avaient trouvé uneautre combinaison qui leur permettrait de ne pas s’en dessaisir, etde louer quand même une partie de notre demeure héréditaire ;c’était donc pour moi une angoisse de moins, de savoir que lesportraits de famille ne seraient pas décrochés, que je conserveraislà mes deux pianos et que plus tard peut-être, en des temps moinssombres, nos soirées du dimanche pourraient retrouver leur doucegaieté d’autrefois dans le même cadre tant aimé.

Vers la fin de septembre, je fus mandé àRochefort : nos locataires de malheur, – un capitaine defrégate et sa femme – venaient d’entrer plus tôt qu’on nepensait ; ils avaient cependant respecté ma chambre d’enfant,pour me permettre de la déménager moi-même à ma guise, mais ilfallait me hâter.

Quand j’arrivai chez nous le lendemain soir,c’était l’heure du dîner et, pour la première fois, je vis notrecouvert mis là-bas, au fond de la cour, dans l’ancien bureau de monpère dont il avait fallu, depuis nos réductions, faire notre salleà manger. Il ne me parut pas triste en lui-même, ce couvert desdépossédés que nous étions, mais tout de suite mes yeux seportèrent avec effroi sur une de ces grandes machines en fontequ’on appelle fourneau « économique » et qui chauffait làdans un coin. – « Oh ! maman, dis-je… ça, est-ce quec’est pour rester ? » – « Il le faut, mon pauvreenfant », répondit-elle sur un ton de résignation si décisiveque je ne sus que baisser la tête…

Parut alors une de nos anciennes domestiquesde l’île, qui avait voulu rester avec nous malgré des gagesmaintenant dérisoires, et qui se mit à cuisiner différentes choses,dans des petites casseroles, sur la machine en fonte… Oh !j’étais préparé à tout, mais pas à cela. Être pauvre, soit !mais en subir à ce point les apparences, prendre ses repas à côtéd’un fourneau de cuisine ! Non, cela dépassait mesforces !…

Un grand orage d’équinoxe se déchaîna pendantnotre dîner, arrachant les pampres jaunis de nos treilles, et lapremière pluie d’automne se mit à tomber torrentielle, attristantcette fois pour tout de bon les choses. Or, cette salle à mangerd’exil, qui était au rez-de-chaussée sur la cour, se trouvaitcoupée maintenant de tout le reste de la maison par la présence deslocataires ; mes parents avaient donc imaginé de faire percerun trou dans le plafond d’une petite office voisine et de fixer làune échelle, pour permettre de communiquer par l’intérieur avec nosappartements d’en haut. Quand il fut l’heure de monter nouscoucher, la pluie d’orage continuait de cingler les vitres, etc’était vraiment l’occasion d’inaugurer cette petite routenouvelle, à la file, par une trappe.

Les honneurs de grimper la première furentdévolus à ma grand-tante Berthe, la doyenne, un peu lourde, vu sesquatre-vingts ans bientôt sonnés. Elle n’y fut pas très brillante,et pour compliquer les difficultés de ses débuts, monsieur Souris,dit la « Suprématie » (mon toujours même chat que jen’avais cessé d’adorer), se fit un devoir de l’accompagner pas àpas, marche par marche, tout le temps dans ses jupes.

Mais elle sut y mettre tant de belle humeur etd’impayable drôlerie que le fou rire me prit, le bon fou rire quitriomphe de toute mélancolie. Chère bonne vieille grand-tanteBerthe, encore si agréable à regarder, avec son profil de médailleque, pour s’amuser aux dépens d’elle-même, elle appelait, enfeignant une fierté comique, son profil d’Apollon !… Vraimentje ne trouvai rien de pénible à cette première répétition despetits défilés en cortège, chat compris, que je devais connaîtredans cette même échelle pendant plusieurs années, les soirsd’hiver, jusqu’à des temps meilleurs. Non, mais la grandemortification, pour moi insoutenable, c’était ce fourneau decuisine…

XXXII

Le déménagement de ma chambre m’occupa deuxjours, – et combien je me retrouvai là enfant, petit enfant même,malgré mon aventure de jeune homme dans le ravin des grottes !Après beaucoup de tergiversations, mon « musée » fut lelieu sur lequel se fixa mon choix, pour y transporter et ensevelirtant de chères petites choses ; aucune place dans la maisonn’était plus secrète, plus inviolable, ni plus complètement à moique ce réduit haut perché dont la fenêtre donnait sur lestranquilles lointains désuets du rempart, des prairies et de larivière. Si je parle longuement de ce « musée », dont jefis en outre, à partir de ces jours, une sorte de reliquaire, c’estqu’il a vraiment joué un grand rôle dans ma vie, même plus tarddans ma vie d’homme courant le monde, – et qui croirait cela envoyant cet appartement de poupée, dont je touchais déjà de la têtele plafond trop bas !…

J’eus vite fait d’arranger, sous l’étagère auxfossiles, toutes les grandes boîtes de mes jouets d’autrefois. Ilme fallut beaucoup plus de soins pour le transfert de mes humblesobjets précieux, gentilles boîtes à bonbons qui me rappelaient mespremiers de l’an de jadis, gentils bibelots qui dataient del’enfance de maman, vases ou statuettes en porcelaine, petiteschinoiseries surannées qui venaient de grands-oncles navigateurs,etc. Or, dans ce musée, il y avait un modeste bureau-secrétairepour enfant, qui, sous Louis XVI, avait servi aux toutes premièresétudes de l’une de mes aïeules huguenotes ; il m’était sacrécomme provenant de l’île, et je le jugeai digne de recevoir toutcela dans ses flancs vieillots. Mais il me parut urgent d’en faired’abord le scrupuleux nettoyage et de coller sur ses étagères, dansses tiroirs, le plus impeccable papier blanc. Tante Claire, bienentendu, était montée pour m’assister, comme dans toutes mesentreprises, et, sentant que le si proche départ pour Paris jetaitpour moi de l’angoisse sur ces puériles installations, ellecherchait de son mieux à me consoler.

Ce Paris, elle l’avait plusieurs fois habitéavant ma naissance, chez son oncle, frère de ma grand-mère, qui yétait receveur de l’enregistrement ; plus tard elle y étaitsouvent revenue pour accompagner ma sœur pendant ses périodesd’étude à l’atelier du peintre Léon Cognet, et je voyais bienqu’elle ne le détestait pas. – « Tu as tort d’en faire fi, –me disait-elle, tout en manœuvrant le pinceau pour enduire de colleles feuilles et les bandelettes blanches qu’elle me faisait passerà mesure, – tu as tort d’en faire fi, mon cher ; il est pleinde choses pour t’intéresser, tu verras !

Tiens, par exemple, le Louvre, il tepassionnera… et la musique, et les concerts, tu ne te doutes pas deconcerts pareils ! » Mais non, elle avait beau dire,j’avais par avance décidé qu’à Paris tout m’ennuierait… Pendantnotre patient travail de tapissiers, la fenêtre ouverte laissaitentrer le radieux soleil de fin septembre, avec le calme desentours, et avec aussi quelques-unes de ces guêpes ou abeilles quiont de tout temps affectionné ce lieu de silence, et quibourdonnaient très affairées autour de nous.

Sur la fin du second jour, quand tout futarrangé à mon gré, je répandis un peu partout du camphre et despaquets d’herbes aromatiques. Pour compléter ces petits soinsfunéraires, je recouvris même plusieurs objets avec desmousselines, – des morceaux, que je vois encore, d’une robe enorgandi blanc à vieilles fleurs brodées qui venaient de la jeunessede ma grand-tante Berthe, vers 1805 ; – ensuite je fis sortirpar pitié ces quelques guêpes et abeilles visiteuses, pour ne pasles ensevelir vivantes, et ce fut l’heure de fermer les yeux de mon« musée » (sa fenêtre, que personne ne rouvrirait plusjusqu’à mon retour). Quand de là-haut je regardai les lointainsfamiliers pour leur dire adieu, tout commençait déjà de s’illuminerdes rayons rouges du soir ; je me rappelle qu’à cet instant làjustement, sur la rivière à peine indiquée au milieu des prairies,passait une frégate, une belle frégate annoncée depuis le matin,qui revenait « des colonies », – et sa vue apportal’utile diversion à ma tristesse en faisant tout à coup dévier mapensée vers un avenir probable de voyages et d’aventures… Undernier regard aux coquillages, classés bien en ordre dans leurscasiers, un dernier regard au papillon « citronaurore »du domaine de Borie, dont l’éclat jaune était mis en valeur par lesmerveilleux grands papillons bleus de la Guyane, ses voisins devitrine, – et enfin, tante Claire et moi, nous fermâmes la porte etnous y mîmes les scellés en collant des bandes de papier toutautour, pour maintenir à l’intérieur ce parfum de sarcophage quiéloigne les mites et autres petits rongeurs attitrés des chosesmortes.

Un enfant qui avait de telles précautions etde telles craintes en se préparant à quitter le toit paternel,était vraiment bien peu armé pour la vie, bien peu armé surtoutcontre le temps et contre la mort…

XXXIII

Le lendemain fut le jour d’aller à la Limoisedire adieu à la mère de Lucette qui n’était pas encore rentrée enville. Elle faisait partie de ce cher cénacle de figurestutélaires, trop nombreuses peut-être autour de moi et tropattentives, qui, pour mon malheur, avaient plus que de raison choyémon enfance. Je la tutoyais et l’appelais « tanteEugénie » ; lors de nos revers, elle était venue offrirde se charger des frais de mon instruction pour me permettre de nepas quitter Rochefort, et je l’aimais bien.

La campagne, où les vendanges venaient definir, était ensoleillée et déserte. La vieille Limoise, qui allaitbientôt se fermer pour un hiver de plus, dormait tranquillementauprès de ses bois centenaires ; les chênes à feuillesannuelles avaient déjà des chevelures jaunies, tandis que leschênes verts, qui ressemblent à de grands oliviers, découpaient,sur le ciel nostalgique des fins d’été, les masses sombres de leurinaltérable verdure.

Tante Eugénie vint me conduire le soir, avecla petite Jeanne, jusqu’au tournant du chemin qui mène au villaged’Échillais, et me dit, en m’embrassant pour l’adieu :« Allons, c’est fini, fini de tes jeudis de Limoise… Et, tusais, mon pauvre enfant, ajouta-t-elle, les larmes aux yeux, pourtoi le bon temps est passé, dame ! » Hélas ! oui, etje ne le savais déjà que trop !…

XXXIV

Mes deux dernières journées furent consacréesà Fontbruant, où ma mère venait de me devancer. On m’avait permis àprésent de faire à pied les vingt-deux kilomètres de la route, etc’était par une région en ce temps-là solitaire et charmante, quin’était pas morcelée, n’appartenait à personne, et que l’on nommait« les communaux ».

Quand je jette les yeux en arrière, sur lelong déroulement de ma vie qui s’embrume déjà beaucoup, il y a parplaces comme des taches lumineuses qui appellent le regard de monsouvenir et au milieu desquelles les moindres détails des choses sedessinent encore avec un relief inaltéré. Ainsi mon retour àFontbruant ce jour-là, je le retrouve comme si c’était d’hier.

Parti de Rochefort le matin, j’arrivai là-basà l’heure chaude et morne de midi ; j’ouvris doucement legrand portail vert de la maison et j’entrai sans bruit. Personnedans le jardin, une torpeur méridienne, un silence d’été au milieuduquel une petite voix infiniment douce chantait en sourdine, etcomme en sommeil… Je ne sais rien au monde de mélancolique autantqu’un chant frêle, sur des notes hautes, s’élevant isolé dans lesilence d’un midi que le soleil accable. Cette mélancolie sans nom,qui si mystérieusement nous pénètre, m’avait déjà été plusieursfois révélée par le cri des sauterelles de la Limoise ; elleest la même que devaient me redonner plus tard les vocalises desmuezzins au-dessus des villes blanches de l’Islam, aux heures oùles maisons ne jettent plus d’ombre sur la terre ; la mêmeaussi que je devais retrouver dans les régions tout à faittorrides, en écoutant les petites chansons somnolentes des femmessénégalaises quand les sables du désert se pâment de chaleur.Aujourd’hui, cela me faisait mal à entendre, d’abord parce qu’il yavait dans l’air on ne sait quoi de languide pour annoncerl’arrière-saison, ensuite parce que l’angoisse du départ planaitpour moi sur ces dernières journées, enfin et surtout parce quecette voix, je l’avais aussitôt reconnue : c’était la chèrevoix de ma mère, si pure jadis, mais où je percevais pour lapremière fois quelque chose comme une imperceptible fêlure dans unson de cristal. La chanson aussi m’avait été familière toute mavie ; c’était une berceuse de l’île qui avait servi à nousendormir les uns et les autres depuis plusieurs générations. Et lachanson disait :

Passe la Dormette, Passe vers chez nous, Pourendormir Ninette, Jusqu’au point du jour.

Je m’arrêtai un moment pour écouter, immobile,et puis je contournai tout doucement la vieille maison pour merapprocher de la bien-aimée chanteuse ; je l’aperçus à traversdes branches sans qu’elle se doutât de mon arrivée, et je m’arrêtaiencore pour la regarder. Elle berçait sa petite-fille, le bébé dema sœur, et faisait les cent pas très lentement, dans une alléeétroite, au bord de la terrasse aux grosses pierres anciennesrongées de lichen et de mousse ; sur son passage, les corcorusqui tapissaient la lourde muraille la frôlaient un peu de leursbranchettes terminées par leurs fleurs en houppes de soie jaune, etles abeilles, les guêpes qui s’empressaient à faire leursprovisions d’automne, accompagnaient son chant comme d’un discretmurmure d’orgue d’église.

Passe la Dormette, Passe vers chez nous…

Cette Dormette de midi, que la voix appelait,était la même petite fée, bienfaisante aux enfants, qui avait jadisprésidé à mes premiers sommeils ; la douce incantation qui lapriait de venir n’aurait donc pas dû me sembler triste ;cependant mon cœur s’endeuilla peu à peu en l’écoutant, à cause dece silence, de ce chaud et presque morbide soleil, surtout de cetrès proche départ ; la vieille terrasse me semblait prête às’endormir comme la toute petite fille que l’on berçait, et pourmoi la chanson lente qui planait comme craintivement au-dessus denous cessa bientôt d’être une berceuse pour devenir une sorted’élégie, le dernier chant, eût-on dit, le chant de mort de toutmon cher passé, de mon enfance qui décidément allait finir, et,quand je sortis de derrière les branches pour aller me jeter dansles bras de maman, je n’étais pas loin de pleurer.

XXXV

La même tache lumineuse dont je viens deparler s’étend aussi, dans ma mémoire, sur les quelques heures queje passai à Rochefort avant de partir et dont je retrouve lesmoindres détails. Le même beau temps m’avait du reste suivi là,avec le même soleil et le même grand bourdonnement d’ensemble desabeilles sur les fleurs d’arrière-saison ; je me rappelle quecertaine muraille de notre cour, tapissée de boussingaultias enguirlandes blanches, rendait comme un léger son d’orgue sous le voldes milliers de petites butineuses empressées ; jamais jen’avais connu chez nous autant de guêpes et d’abeilles.

Mes malles furent vite prêtes ; montrousseau, d’enfant presque pauvre, se composait surtout decostumes soigneusement réparés et agrandis ; comme objets trèsprécieux, j’emportais les dernières lettres de Lucette, lesdernières lettres de mon frère et sa Bible revenue d’lndo-Chine,sur laquelle ma mère venait d’ajouter pour moi :

« Sois, mon enfant chéri, le fidèledépositaire de ce si précieux souvenir et n’oublie pas un instantle rendez-vous que nous a donné notre bienheureux Georges enlaissant cette vie. Veuille, à mon Dieu, qu’aucun de mes bien-aimésn’y manque, et que je m’y trouve aussi avec eux. NADINEV. »

9 octobre 1861

Le cœur serré comme s’il se fût agi d’undépart éternel, je fis mes adieux à notre cour ensoleillée et à sonlac en miniature ; quand il fut tout à fait l’heure de serendre à la gare, je gantai avec un respect attendri de pauvrespetits gants raccommodés à miracle par ma mère, « rien quepour le voyage », – avait-elle dit, – et enfin je montai enchemin de fer, – en troisième classe, pour la première fois de mavie…

XXXVI

Au Quartier latin, un petit logis d’étudiant,haut perché, d’où la vue donnait sur le clocher deSaint-Étienne-du-Mont et dominait toute une stupéfiante assembléede tuyaux de poêle. C’était triste à pleurer, et même d’unepropreté insuffisante, pour moi qui étais habitué à des chambrettessi parfaitement soignées et si blanches ; il y avait unearmoire à glace en acajou qui me faisait presque peur ; elleavait dû être vendue et revendue à qui sait combien d’encarts demisère et semblait sortir d’une bataille ; je ne cessais depenser à tout ce qu’elle avait dû être condamnée à refléter delamentable, et je ne lui confiais mes affaires qu’à contrecœur,après les avoir enveloppées de papier pour éviter les contacts.

J’étais là dans une sorte de pensiondemi-libre où je suivais comme externe les cours du lycée Henri IV,et, pour compagnons, j’avais surtout des jeunes Ievantins, fils defamilles riches ou même princières de là-bas, qui faisaient desétudes fantaisistes et, avant tout, la fête.

Mes oncles de Paris qui s’étaient chargés demoi m’accueillaient avec affection, sans réussir toutefois à meréchauffer un peu le cœur. Ils m’avaient fait habiller d’unemanière assez élégante, ce à quoi j’étais très sensible, maisj’avais serré avec des soins pieux mes anciens vêtements deRochefort, agrandis, remis à neuf sous la direction de ma mère, etje me faisais un devoir de les porter encore de temps à autre aulieu de les mettre au rebut ; quant aux petits gants qu’ellem’avait raccommodés elle-même « pour le voyage », ai-jebesoin de dire qu’ils étaient passés au nombre de mes reliquessacrées.

Le jeudi et le dimanche, j’avais la permissionde minuit comme un grand jeune homme. Mais je travaillais surtout,car j’étais à limite pour l’École Navale ; si par malheurj’avais manqué le Bord mes parents ne m’auraient jamais laissém’engager comme matelot, – et alors je frémissais d’une terreurglacée en songeant à quelque avenir de bureaucrate dans une« administration ».

Au milieu de Paris, j’étais un peu comme cesjeunes sauvages que l’on amène de leurs forêts et qui dédaignentmême de s’étonner. Rien ne m’émerveillait, si ce n’est pourtant leLouvre, et l’Opéra où l’on m’avait conduit dès la première semainepour me faire entendre les Huguenots.

Mes camarades levantins, – Arméniens, Grecs ouBulgares, – m’étaient tous antipathiques ; ils se faisaientdes escroqueries entre eux et, au cours de leurs querelles, sejetaient à la figure des abominations que, dans les temps, leursparents auraient commises. Je vivais donc très seul, n’admettantqu’un pauvre petit Turc, mystique et doux, mais qui mourut d’unepneumonie, aux premiers froids de novembre. Dans ma chambrehostile, assis à ma table devant ma fenêtre, aux crépusculesbrumeux d’automne, je me laissais souvent hypnotiser par cettepeuplade de tuyaux de poêle, à la fois lugubre et comique, surtoutsi nouvelle pour moi qui n’en avais jamais tant vu. Ilscommençaient de lancer leurs premières fumées de la saison ;ils avaient tous comme des petites têtes, des petits bonnets, despetits chapeaux ornés d’espèces d’oreilles pour les fairetourner ; au moindre vent, ils s’agitaient avec des mouvementsde Guignol, en jetant parfois de vagues cris grinçants quej’entendais à travers mes vitres. À mesure que la nuit tombait, ilsprenaient à mes yeux une demi-vie fantastique, ils me faisaientl’effet d’une troupe de diablotins surgissant des toits et étirantleurs cous grêles pour regarder plus loin ; quand je somnolaisd’ennui sur des calculs de trigonométrie, des enchaînements deformules abstraites, pour un peu ils m’auraient effrayé… Et puis,tout ce qui devait se passer de terre à terre et de maussade autourde moi, trop près de moi, devant les feux de ces cheminées ou deces poêles !… Vraiment toutes ces vies de labeur et desouffrance agglomérées, pressées dans mon voisinage, m’enlevaientmon peu d’air respirable, et, d’instinct, j’avais envie de m’évadern’importe où dans la campagne, dans les champs, parmi lesarbres…

XXXVII

Un cousin germain de ma mère habitait Paris,sur l’autre rive. Sa femme, qui ressemblait beaucoup de visage àmadame de Sévigné, accentuait encore son effet en disposant commedes oreilles d’épagneul, à la manière Grand Siècle, ses admirablesboucles blondes ; elle n’avait du reste que ce défaut-là etcelui d’être poétesse, à part quoi elle était intelligente etbonne, et m’affectionnait, celle-ci encore, comme un véritableneveu. Une fois par semaine, elle donnait un thé aux membres d’unecertaine « Union des poètes », dont elle faisaitelle-même partie. Oh ! le singulier petit monde que j’ai connulà, presque chaque jeudi soir ! À tour de rôle, les invités selevaient et prenaient une pose pour nous communiquer leurs plusrécents produits. À peine achevaient-ils, que c’était une ovationbruyante ; tout le monde les entourait, en criant, en sepâmant d’extase, et, à mon avis, il n’y avait jamais de quoidevenir épileptique comme ça. Habitué que j’étais à ces plus calmessoirées de province où après une audition, fût-elle mêmeremarquable, l’assistance se borne à un discret chuchotementapprobateur, je me demandais : mais qu’est-ce qu’ils ont, maisqu’est-ce qui leur prend ? Chaque fois, dès que les auditeursflairaient l’approche de la strophe finale, leur figure secontractait comme sous l’effort d’un pénible travail interne ;visiblement ils élaboraient des phrases transcendantes pour définirà haute voix leur admiration. Pauvres gens, besogneux pour laplupart et tous névrosés, en mal d’impuissance etd’obscurité !…

Le seul que j’écoutais avec une certaineattention était un jeune homme pâli qui se composait une têtefatale ; il était aussi un neveu de la maison, du côté de latante aux belles boucles blondes ; il s’appelait Léon Dierx etdevint par la suite le « prince des poètes ».

Dès le premier soir, je fus prié de me mettreau piano et je leur jouai un menuet difficile, assez peu connu. Lepiano était excellent, avec des sons qui se prolongeaient commeceux d’une voix, et je sentis tout de suite que l’on m’écoutait, desorte que je jouai bien ; – alors ce fut du délire, d’autantplus que l’on me savait neveu du bon chocolat tout chaud et desbonnes sandwichs impatiemment attendues ; les poètes, avec ceslongs cheveux qui étaient encore à cette époque le symptômeextérieur de leur genre de maladie, s’approchèrent en affectant desmines extasiées : – « Oh ! monsieur… c’est un poèmeque vous venez de nous jouer là ! » – « Oh !monsieur… mais toute la poésie pastorale du dix-huitième siècles’est échappée de vos jeunes doigts ! » – « Tu asfait florès, mon cher », me dit la maîtresse de la maison,assez satisfaite du succès de son jeune parent provincial. Et moi,je saluais, d’un petit air timide et cafard, étouffant une envie derire et me demandant si je n’étais pas tombé là dans l’une descellules, les moins dangereuses assurément, mais non les moinscocasses, de cet immense asile pour hystériques, où j’étais venufinir mes études.

XXXVIII

J’ai parlé de ces instants de ma vie qui, dansles lointains déjà enténébrés de ma mémoire, s’éclairent encoreavec autant de netteté que si la gerbe lumineuse d’un projecteur,traversant de la nuit lourde, venait se concentrer sur eux.Eh ! bien, sur toute cette année de préparation à l’ÉcoleNavale que je passai à Paris, pas une de ces taches lumineuses nese projette pour moi nulle part ; certains souvenirs, je lesretrouve par un effort de volonté, mais presque tous les autressont tellement perdus que j’arrive à peine à les reconstituer. Pourque les choses se gravent dans ma tête, il faut que, de près ou deloin, s’y mêle un peu de tendresse, et, en fait de vraie tendresse,dans ce Paris, non, je n’en sentais plus autour de moi aucune.

C’est alors que, pour échapper au présentmorose, et pour me replonger davantage dans mon cher passé, – quin’était pourtant que d’hier, – j’entrepris d’écrire quelque chosecomme des mémoires. Toutefois ce nouveau manuscrit, inauguré ennovembre, un dimanche de pluie, n’affecta plus la forme d’unrouleau sans fin, d’apparence cabalistique, uniquement couvert decryptographie, comme naguère mon premier essai dans le genre ;non, ce fut un petit cahier tout simplement cousu, mais d’aspectmystérieux quand même, car, pour rester facile à dissimuler, ilétait en un papier « pelure d’oignon » extrêmement minceet garni de pattes de mouche à peine lisibles à force d’être fines.Je serais mort de confusion si quelqu’un avait pu y jeter les yeux.Tel fut donc le commencement de ce journal de ma vie, qui forme,hélas ! aujourd’hui plus de deux cents volumes… Cependant, jen’y notais encore presque jamais des choses journalières quim’intéressaient trop peu, mais seulement des choses d’autrefois,pour les empêcher de me fuir tout à fait, et la place que j’ydonnais à la Limoise prouve l’importance du rôle que ce coin dumonde a joué dans mon enfance.

Pauvre petit cahier, d’une légèreté à peinepondérable, qui pendant quelques années voyagea avec moi sur lesmers, si soigneusement caché sous d’étranges bibelots, sous desoiseaux empaillés ou des amulettes de sauvages, dans des caisses enbois des îles faites par mes matelots, pauvre petit cahier, il estdevenu très difficile à déchiffrer ; l’encre a jauni, touts’enchevêtre à cause de la transparence des feuilles et, parplaces, beaucoup de ma cryptographie première manière s’y retrouveencore.

Voici textuellement un des chapitres dudébut :

La Limoise !… Ce nom seul réveille en moitout un monde d’idées. Ce sont des bois de chênes antiques, unevégétation à part qui semble faite pour l’ardeur des midis d’été.C’est le pays des marjolaines du lichen et du serpolet, des lézardsdu soleil et des cigales. Pays un peu fantastique la nuit, oùbeaucoup de hiboux chantent, où les chauves-souris et les phalènesvous poursuivent jusque dans la vieille maison, pour tournoyerautour de la flamme des chandelles, ou bien pour coller leurs ailessur les murs blancs.

Pays où la lune se lève rouge et énorme pourcommencer sa mystérieuse promenade au-dessus de la cime des bois etde la plaine de bruyères pays où d’effrayants orages grondent lanuit où dans les soirées radieuses les étoiles, surtout la Polaireque regardait toujours ma bien-aimée sœur Lucette s’allument plusbrillantes qu’ailleurs, au bruit persistant d’une innombrablepeuplade de grillons. La Limoise, terre très saintongeaise trèspastorale, presque druidique, qui devait être telle il y a deuxmille ans.

La Limoise, elle a même son parfumparticulier, parfum d’aromates que l’on y respire partout. LaLimoise !…

Avec les yeux prodigieusement clairs quej’avais en ce temps-là, de telles petites choses s’écrivaient enlettres microscopiques, et c’était presque toujours entre chien etloup, quand, sur les toits d’alentour, je voyais, dans la brume del’automne parisien, tous ces obsédants petits gnomes, qui étaientdes tuyaux de poêle, se trémousser au vent. Il m’aida beaucoup, cepauvre petit cahier, à vaincre de longs ennuis.

Bien entendu, je ne m’étais pas fait suivre dePeau d’Âne, mais j’avais apporté ma boîte de couleurs, qui étaitaussi un de mes recours et, de souvenir, je peignais surtout despaysages de Saintonge, avec toujours une exagération de bleuméridional dans les ciels. Je fréquentais aussi le Louvre, qui mecharmait comme l’avait prévu tante Claire ; c’était un lieuprovidentiel pour mes flâneries d’enfant plutôt sage, et surtoutd’enfant pauvre, trop bien habillé pour sa bourse plate, sereprochant même de dépenser au café le peu d’argent de poche queses cousins lui donnaient.

J’avais aussi mon piano, qui m’était unediversion précieuse. On m’avait confié à un excellent professeurqui, s’intéressant à ce qu’il appelait ma « qualité deson », m’apprenait surtout à faire chanter mes doigts.

J’avais conscience de mes progrès, et la seulejoie qu’ils me causaient était de songer : dans un avenir dequelques mois, qui finira bien tout de même par arriver, comme estarrivé le fameux mercredi soir prophétisé par tante Claire, je meretrouverai à Rochefort dans notre salon conservé avec tant depeine ; ce sera aux grandes chaleurs de juillet, on l’auramaintenu dans son habituelle pénombre de l’été qui le rend plussonore ; j’y ferai venir maman auprès de moi, nous deux toutseuls ; je lui jouerai mes nouveaux morceaux à ma nouvellemanière, et combien elle va être charmée !…

XXXIX

Dans une brasserie du quartier où mescamarades m’entraînaient cependant parfois, je rencontrai, ennovembre, une fille déjà trop mûre pour mon âge, mais encoredélicieusement jolie, qui se figura m’aimer avec tendresse pendantdeux ou trois mois. Comme élégance, elle était à peu près ce qui sefaisait de mieux au boulevard Saint-Michel. Et puis, de quel mondeétait-elle donc tombée, pour être si peu vulgaire ?

Nous nous consacrions les journées du jeudi,quelquefois même les soirées, quand je pouvais échapper àl’« Union des Poètes ». Amie de hasard, elle m’aidaittout de même un peu, ainsi que le petit cahier clandestin, à moinssouffrir de mon intime solitude ; les choses ne se gâtaiententre nous que lorsqu’elle voulait affecter des alluresmaternelles ; alors, non, cela n’allait plus ; aprèsavoir joué les amoureuses, vouloir jouer les mamans, c’était à mesyeux une révoltante profanation du rôle ; sa manie dem’interroger sur ma famille me déplaisait beaucoup aussi, et je luirépondais alors durement : « De famille, je t’ai déjà ditque je n’en ai pas ; je suis seul au monde,là ! »

XL

Je reprends le mystérieux petit cahier et, àune date de ce même novembre parisien, j’y trouve ceci :

Un soir d’il y a bien longtemps je me rendaiscomme de coutume à la Limoise pour y passer la journée du lendemainjeudi. Mon père m’avait conduit sur l’autre rive de la Charentejusqu’à cette lande appelée les Chaumes, et nous attendions là lebon vieux M. D*** qui devait venir au-devant de moi pour meprendre et m’amener chez lui. C’était l’heure du coucher du soleil– oh ! il y a plus de dix années de cela et j’étais encorebien petit enfant. – De loin, dans cette plaine aride des Chaumes,j’aperçus le vieillard qui venait à nous s’appuyant sur sacanne ! il me parut beaucoup plus grand que ce n’étaitnaturel, et il me fit peur. Je ne fus tout à fait rassuré que quandje lui eus parlé. Un orage effroyable commençait d’emplir le cielde ses nuages cuivrés et il y avait en l’air des zigzags de feu quicouraient dans tous les sens. Cela réveillait en moi comme dessouvenirs indécis de choses que j’aurais connues plusieurs sièclesauparavant. On venait de m’initier quelque peu aux Druides, cesprimitifs habitants de la Saintonge ; au fond d’un bois dechênes des environs, j’avais vu un de leurs autels, et je me disque le pays devait avoir ce soir-là le même aspect que de leurtemps.

Une fois entré à la Limoise, au crépuscule, jefils particulièrement frappé par l’aspect de ce grand salon decampagne que le tonnerre faisait trembler jusqu’en ses vieillesfondations. À cause de la torride chaleur, les fenêtres étaientencore ouvertes, malgré les premières gouttes de pluie ; levent d’orage faisait s’agiter dans l’obscurité les longs rideauxblancs qui parfois s’envolaient jusqu’au plafond. Nous étionsseuls, Lucette et moi, et nous avions peur tous deux ; lesentiment elmique de forme effrayante s’était emparé de moi avecune puissance inaccoutumée, comme si l’être ou la chose qui leproduisait s’approchait de nous jusqu’à nous frôler. Je n’ai jamaissu d’où ce mot elmique avait pu me venir ; c’est en rêve qu’ilavait été prononcé à mon oreille par quelque fantôme, et pour moiil était le seul pouvant désigner le je ne sais quoi inexprimablecaché la nuit au fond des bois de la Limoise.) J’avais apporté deRochefort, pour y apprendre une leçon le lendemain, un petit livrede morceaux choisis dans lequel à la lueur des éclairs, nous nousamusions, Lucette et moi, à lire des passages interrompus, en nouspenchant bien près, nos fronts l’un contre l’autre. Mais tout enlisant, je regardais aussi dehors je pensais avec inquiétude, que,derrière le vieux mur très bas de l’enclos il y avait tout de suiteles bois de chênes et la plaine de bruyères, éclairés par l’orage.Le souvenir des Druides surtout vint me faire frissonner ; jeme les représentai réveillés tous par ce grand bruit du tonnerre etcourant comme des fous entre les arbres, avec de longues robesblanches que le vent tourmentait autant que ces rideaux dusalon ; ils devaient sortir de partout, se multiplier, nouscerner de toutes parts, et à chaque éclair je tremblais de voir unede leurs sombres figures apparaître là tout près, dans lejardin…

Sur ce même cahier clandestin aux feuilles siminces, j’inscrivais aussi des fragments des lectures qui m’avaientle plus frappé, et je suis confondu de les retrouveraujourd’hui : j’avais oublié que le choix en était siétrange ! Des passages de livres de cabale, traduits del’hébreu, ou de livres des Rose-Croix du XVIIe siècle allemand, descitations de Trismégiste IV, ou de Jamblique, etc.

Les intelligences célestes se font voir et secommuniquent plus volontiers dans le silence et la solitude.

On aura donc pour les attendre un cabinetsecret etc.

(Les clavicules du rabbi Salomon, chap. III.)Il importe que, nous qui cherchons à atteindre les hauteurssublimes, nous nous efforcions d’abord de laisser derrière nous lesaffections charnelles, la fragilité des sens, les appétits quiviennent de la matière. (Tritémius.)

Enfin j’y trouve aussi, dans une page écriteen cryptographie, la première mention de ce gardien qui veille auSeuil de la Connaissance, de ce gardien terrifiant auquel je devaisêtre davantage initié bien des années plus tard, dans la Maison desSages, à Bénarès : Cemis custodia qualis vestibulosedeat ? Facies quae limina servet ? (Vois-tu quelgardien est assis à l’entrée ? Quelle figure terrible veillesur le seuil ?)…

XLI

Vers la fin d’un de ces jeudis que jeconsacrais maintenant tous à mon amie, l’étoile des brasseries duQuartier latin, une scène survint entre nous deux ; et ce futcomme toujours, à propos de sa manie de me poser des questionsintimes sur mon passé : « Pas de famille, pas de famille,disait-elle, mais tout de même tu as toujours bien eu unemère ? » – « Non, je t’ai déjà dit quenon ! » répondis-je, avec une dureté cassante, comme si,rien qu’en prononçant ce mot-là, elle m’avait outragé. –« Vraiment, reprit-elle, en baissant la tête… Enfin oui, va,j’ai compris…, tu ne veux même pas que je touche à ça ! »Et son regard, qui se releva lentement sur moi, avait uneexpression à la fois si humiliée et si torturée, qu’il me pénétracette fois jusqu’au fond de l’âme. Je partis parce que l’heure mepressait, mais je me promis bien d’être plus doux jeudi prochain,et ses pauvres yeux de soumission et de détresse me poursuivirent,au milieu de la foule joyeuse des étudiants, dans le glacialcrépuscule du boulevard Saint-Michel. Je croyais sentir qu’elleavait eu sans doute une famille pas trop dégradée, un jeune frèrepeut-être qui l’avait fait souffrir et que je lui rappelais, oumême un fils qui, à la rigueur, aurait pu être de mon âge… Ensomme, son obstination à vouloir connaître un peu de ma vie n’étaitqu’une preuve d’affection assez profonde, et je n’aurais pas dûêtre si hautain.

Le jeudi suivant, quand je me présentai, àl’heure convenue, personne ne vint m’ouvrir. M’entendant sonneravec insistance, une jeune dinde qui demeurait sur le même palierentrouvrit sa porte :

« Ah ! c’est vous ? – dit-elleavec un air de connivence qui m’agaça. – C’est vous, son petit amide cœur ? Alors vous ne saviez pas ? On l’a emportéed’urgence à l’hôpital hier au soir, pour une opération àl’intestin… Cela pressait, paraît-il. » Je m’en allai vraimenttriste, comme si, pour tout de bon, je l’aimais un peu, – et, de cefait, la Deuxième Ballade de Chopin, que je jouai ce même soir àl’« Union des Poètes », a toujours gardé pour moi quelquechose de son souvenir.

Le jeudi suivant j’appris qu’elle était mortesous le bistouri. Il y avait de cela huit jours passés ; doncelle n’était déjà plus rien qu’une effroyable chose sous la terre,ou bien, ce qui m’aurait encore davantage serré le cœur, peut-êtren’était-elle plus que des morceaux momifiés, étalés comme pièces dedissection sur des tables de laboratoire… Pauvre femme ! Ensomme, pendant plus de trois mois de mon exil, elle m’avait donnéavec élan tout, tout ce qu’elle possédait au monde, sa forme encoreadmirable, ses si jolis yeux et l’expression tendre de sonsourire ; en retour, je l’avais cruellement blessée, maisvoici que son dernier regard, de reproche silencieux, l’avait toutà coup ennoblie dans ma mémoire… C’est pourquoi je veux dire icison nom : Paule. Cela me révolte bien un peu de l’inscrire, cenom, dans ces notes où j’en ai cité d’autres si vénérés, mais cesera comme la pieuse petite visite d’adieu que je n’ai même pas pufaire à sa fosse, puisque je n’ai jamais su dans quel trou anonymeon l’avait enfouie, sans doute en un coin lugubre de quelquecimetière de miséreux.

XLII

Le Paris de ce temps-là n’était pas encoretout à fait l’asile d’aliénés qu’il est devenu de nos jours ;la fièvre de vitesse et de bruit y sévissait moins intolérablementet, pour arriver à se faire écraser dans les rues par lesdébonnaires voitures à chevaux, il fallait y mettre vraiment de labonne volonté. Mais c’est égal, cela m’oppressait de sentir nuit etjour autour de moi une si compacte agglomération humaine, tant demilliers de souilles haletants, un tel amas de convoitises et desouffrances. Et puis tout me paraissait factice dans ce mondetrépidant. D’ailleurs l’esprit qu’avaient les Parisiens en généralm’était antipathique, surtout celui des garçons de mon âge, bourrésde lectures et de jugements superficiels tout faits : ilstranchaient de haut les questions, avec une aisance qui à premièrevue me démontait et qui à la réflexion me faisait sourire ;presque tous me semblaient des petits vieillards, nous parlionsrarement la même langue, et je ne me liais guère avec eux. Non,plutôt je m’isolais dans le rêve de ma province natale, dans lanostalgie de mes plages de l’île et de mes bois de chênes verts.Pour moi le seul incident notable de la semaine était l’arrivée ducourrier qui m’apportait les lettres de mon père, de ma mère et dema sœur. Lettres de plusieurs pages, comme on prenait le temps d’enécrire alors, elles me racontaient – et souvent avec l’esprit leplus fin, la grâce la plus touchante – mille choses de chez nous etrépandaient dans ma triste chambre un peu de l’air de la maison.Celles de mon père, – écrites toujours de son impeccable écrituredroite qui était courante sous sa plume mais qui semblait unesoigneuse calligraphie, – contenaient de précieux conseils surdifférents sujets, conseils qui paraîtraient, hélas ! un peusurannés de nos jours, mais qui seraient encore agréables à lire,tant ils étaient spirituellement donnés. Toutes ces lettres, alorssi pleines de vie, on pense bien que j’ai eu le tort de lesconserver… Et après moi où iront-elles ?

XLIII

Cependant un événement auquel j’attachai uneimportance extrême marqua pour moi la fin du brumeux hiver :on décida que je ferais ma première communion à Pâques ; jevenais d’accomplir ma dix-septième année, et, chez nous lesprotestants, c’est l’âge. Je commençai donc à suivre le catéchismeau temple de l’Oratoire du Louvre. Mais, dès les premiers jours,trop de précisions, trop de dogmes rebutèrent ma foi déjàchancelante ; le milieu d’ailleurs ne cadrait pas, le Quartierlatin était trop près, et en outre mes cousins de Paris, quiappartenaient à une branche catholique de ma famille et qui étaientsurtout athées, traitaient la chose avec une sorte de dédain qui medéconcertait. Je restais encore assez croyant pour me sentirépouvanté des menaces de l’Évangile contre ceux qui s’approchentindignement de la Sainte Table : j’écrivis donc à mes parentsdes lettres suppliantes pour leur demander de tout remettre à uneautre année, de m’autoriser à recevoir la communion plus tard desmains de certain vieux pasteur à cheveux blanc, dans notre île,dans le vénérable petit temple de Saint-Pierre-d’oléron quesanctifiaient pour moi tant de prières ancestrales. Mais ilscrurent devoir persister et il fallut me soumettre. Ils avaientraison en somme, car pendant les trois années suivantes je serais àl’École Navale, du moins il fallait l’espérer, et, si je neprofitais de mon séjour près de l’Oratoire du Louvre, cela merepousserait beaucoup trop loin.

Quand vint le jour de Pâques, j’avais l’âme endétresse. Personne d’ailleurs ne m’accompagnerait au temple ;j’étais seul, complètement seul pour cette solennité où tous lesautres enfants sont toujours si entourés, même par les parents lesplus incrédules.

Toute la matinée, enfermé dans ma tristechambre, j’essayai vainement de me recueillir et de prier ; jerelus mon évangile selon saint Jean, celui des quatre que jepréférais, je relus la copie qui ne me quittait jamais de la lettrede rendez-vous céleste écrite par mon frère au moment de sa mortdans le golfe de Bengale. Mais non, mon cœur restait glacé.

À l’heure de m’habiller pour aller au temple,je crus devoir mettre ce que j’avais de mieux, un élégant costumede printemps que mes cousins venaient de me faire faire :veston court en velours noir, et pantalon collant ; avec cela,col Shakespeare rabattu à longues pointes et gants couleur« sang de bœuf ».

Mais quand mon image me fut renvoyée par monodieuse armoire à glace, – dont l’acajou me faisait toujoursl’effet d’avoir été ainsi éraillé et bossué au cours d’un passéhonteux, – je fus consterné ; il m’apparut que j’étais le typede ce que l’on appelait en ce temps-là un petit crevé, de ce quel’on a plus tard appelé un petit gommeux ou un petit je ne saisquoi encore. Et c’était vraiment moi ce garçon, ex-ami de cœurd’une fille de brasserie, qui allais me présenter à la SainteTable !… En toute hâte, car l’heure pressait, je changeai devêtements, je repris un de mes costumes d’hiver d’apparence plusmodeste, et, toujours seul comme un abandonné, je partis enfin pourle temple où j’arrivai presque en retard.

Cette première communion, sur laquelle j’avaisfondé tant d’espoir, ne fut en somme qu’une simple formalitéaccomplie avec respect et rien de plus.

Après la cérémonie, quand je me retrouvai dansla rue de Rivoli, perdu au milieu de la foule endimanchée etbruyante, j’avais dans le cœur cette impression de vide affreuxque, tant d’années après, je devais retrouver plus définitiveencore à Jérusalem, la nuit que, trop orgueilleusement sans doute,j’avais voulu passer, seul sous les étoiles d’Orient et sous lesoliviers millénaires, au jardin de Gethsémani…

XLIV

Trop livré à moi-même, je ne travaillaisvraiment pas assez ; cela ne me venait que par grands à-coups,en même temps que des terreurs de manquer la Marine et de sombrerdans un lamentable avenir ; mais ces beaux zèles étaient sansdurée.

Quand le printemps arriva peu à peu, répandantsur Paris sa tiédeur et sa lumière nouvelle, un de mes camarades mepersuada d’aller passer un dimanche avec lui dans les bois desalentours. Je me méfiais de ces bois-là, et combien j’avaisraison ! Trop d’arbres du Nord, des bouleaux, des sapins quime donnaient froid à regarder. Ensuite il y manquait ce charmeintime du sol qui pour moi passe avant tout, ce charme des vieuxsols primitifs et jamais dérangés depuis que le monde est monde,comme en certains coins de la Limoise ou de Fontbruant ; il ymanquait ces petites plantes exquises qui ne se risquent à pousserqu’après des siècles de tranquillité et de silence. Sur cette terred’ici, tant de fois piétinée, retournée, dénivelée par les hommes,ne croissaient guère que ces plantes communes et de vulgaireaspect, – plantes d’avant-garde, dirai-je, – que la nature se hâted’envoyer en attendant mieux, pour tapisser coûte que coûte lesremblais qui n’ont pas de passé. Et puis, pas de vrais hameaux,mais des villas pour boutiquiers, des guinguettes ; pas depaysans non plus, mais des gens de banlieue. On ne m’y reprit pointle dimanche suivant, à cette campagne parisienne ; je luipréférais encore les Champs-Élysées ou le jardin des Tuileries.

XLV

En mai, je tombai tout à coup très amoureux del’Impératrice. (C’est un accident qui arrivait à beaucoup d’hommesde ce temps-là.) Elle allait souvent du côté du Champ-de-Mars, pourinaugurer différentes choses, et je perdais des heures de travail àattendre le passage de sa voiture, très obscurément confondu parmila foule. À demi couchée dans son landau, qui avait une autreallure que les autos des princes de notre époque, elle était idéaleà voir passer, et aucun profil de femme n’était comparable ausien.

Pendant la fin de mon séjour à Paris, sonimage suffit à me préserver complètement des filles que mescamarades fréquentaient.

Dans ces notes, où j’ai déjà ouvert tant deparenthèses sur l’avenir, je puis bien parler aussi de maprésentation à cette souveraine qui n’eut lieu que trente annéesplus tard, après sa déchéance effroyable. À l’Hôtel Continental, lehasard m’avait fait habiter tout auprès de son appartement delouage, et elle avait bien voulu m’accorder gracieusement uneaudience.

Mon émotion fut grande quand je la revis là,devant moi, belle toujours, mais si changée, dans son éternellerobe de deuil en laine noire. Jadis, qui m’eût dit qu’il me seraitdonné un jour de baiser cette main, alors si inaccessible pour moiet que j’avais tant de fois regardée de loin, à peine distincte aumilieu des dentelles du costume d’apparat et passant si vite, augrand trot des chevaux magnifiques ! Dans ce simple salond’hôtel, Sa Majesté était assise à contre-jour près d’une fenêtreet son profil de septuagénaire, resté charmant, se détachait enombre sur le jardin des Tuileries, sur les plates-bandes de fleursqui remplaçaient aujourd’hui son palais d’Impératrice. Elle daignasourire avec une bienveillance amusée, quand je lui contaidiscrètement les enthousiasmes du pauvre petit lycéen d’autrefoisperdu dans la foule pour l’apercevoir…

XLVI

On m’envoya passer mes vacances de Pâques enpleine campagne aux environs de Dreux, chez un ingénieur trèshuguenot, ami de ma famille, et là, un jour de pluie, j’écrivis surle petit cahier confidentiel qui ne me quittait jamais, cessouvenirs de Limoise, trop imprégnés d’exagérationenfantine :

Cela se passait à la Limoise quand j’avaishuit ou neuf ans. Il devait être midi en juillet, par une chaleurtorride. La vieille maison grise fermée contre le soleil, semblaitassoupie sous ses arbres. J’étais au rez-de-chaussée, dans la« chambre blanche », avec Lucette qui lisait, et l’enviede courir me prit : j’entrouvris donc la porte du jardin quilaissa entrer dans notre pénombre un violent rayon de lumière, etpuis je la refermai sur moi et me trouvai dehors au milieu de toutela silencieuse splendeur de ce midi d’été. Je baissai mon chapeaude paille sur mes yeux et, malgré la chaleur de fournaise, jem’engageai dans une allée bordée de hautes lavandes pour allerm’asseoir là-bas sous un très petit berceau de treille que nousaffectionnions, Lucette et moi d’une façon particulière. Ils’adossait au mur d’enceinte, un peu croulant et hanté en cetendroit par une peuplade de lézards d’un gris roux ; bien desannées avant notre naissance sans doute il avait été construit avecdes bois maintenant tout jaunis de lichen ; auprèsfleurissaient en juin des vieux lys de France, et le reste de l’étéces délicieuses roses-de-tous-les-mois aujourd’hui démodées.

C’est surtout aux environs de midi que l’onrespire dans ce jardin le parfum aromatique, qui est l’odeur de laLimoise, et qui ne peut avoir d’autre nom ; on y devine mieuxqu’à toute autre heure les solitudes pastorales qui l’entourent etau silence qui y règne se mêlent des petits bruissements desauterelles agitant leurs élytres ou de cigales se promenant parmides feuilles sèches. « Tu sens la Limoise, petit ! »me disait toujours tante Berthe, en flairant mes vêtements quand jerevenais d’ici…

Assis sur le banc vermoulu, je regardais lesguêpes, les mouches de toutes couleurs qui tournoyaient dans l’airétouffant et peu à peu je me sentais envahir par le sentimentelmique ; j’aspirais à l’objet vague, ou à l’être quim’inspirait ce sentiment-là et qui m’appelait au fond des bois maisdont l’approche me causait pourtant de la frayeur. Je tendis tousles ressorts de mon intelligence pour essayer de comprendre dequoi, ou de qui me venait cet appel mystérieux ; et puis jecommençai toujours par grimper sur le mur, pour regarder au dehorsinterroger les profondeurs silencieuses de la campagne, et là jesentis que je m’étais déjà rapproché de ce que je cherchais. Lepays que j’avais sous les yeux du haut de ce mur n’était cependantpas nouveau pour moi, mais jamais ses aspects ne m’avaient tantfrappé.

Les chênes-verts des bois dormaient ; leciel était d’un bleu violent et profond, et sur les lointains onvoyait remuer des réseaux de vapeurs tremblotantes comme il s’enforme au-dessus des brasiers.

Lentement je descendis de mon mur mais del’autre côté, du côté de la campagne – et décidément jem’échappai.

Je traversai d’abord sans m’arrêter lapremière futaie de chênes pour aller m’enfoncer dans un autre boisun peu plus lointain, en pleine brousse, écartant les ajoncs et lesbruyères ; je dérangeais en passant tout un petit monde griséde chaleur, qui faisait la sieste, des sauterelles roses ou bleues,de grosses mantes vertes qui s’abattaient affolées sur moi ;je faisais fuir des serpents et de gros lézards ; un hibou,épouvanté d’une visite si inaccoutumée, s’éleva lourdement de sonvol soyeux pour retomber bientôt étourdi par trop de lumière. Jejouissais de me dire que personne ne me savait là si loin à cetteheure accablante, et qu’on devait s’inquiéter de moi m’appeler, mechercher.

Enfin j’arrivai à une clairière, où jem’arrêtai saisi de recueillement et d’extase, tant le lieu me parutidéalement sauvage ; de sombres chênes verts l’entouraient detoutes parts ; il y avait des buissons d’églantines roseschargés de fleurs, des chèvrefeuilles des touffes d’ancolies, et jecueillis des orchidées blanches qui embaumaient ; par terre,c’était un tapis sans doute inviolé de lichen et de mousse. Onsentait l’odeur des marjolaines, du thym, du serpolet, surchaufféspar le soleil méridien, et je faisais lever quantité de papillons,les uns aux larges ailes noires, les autres tout petits d’un bleucéleste… C’était ainsi que je m’étais imaginé les campagnes de laGaule primitive, aux étés d’autrefois, au temps de ces Druides,dont j’allais parfois visiter avec Lucette les autels d’énormespierres, restés dans un bois du voisinage. J’étais en proie à cesentiment elmique, dans lequel les Druides devaient bien entrerpour leur part. Jamais encore je ne m’étais senti si près de cetêtre ou de cette chose que je n’ai jamais su définir ; jecédais tout entier à la fascination et à la terreur de saprésence ; mais qu’est-ce que cela pouvait bien être ?Était-ce simplement ce que les Latins appelaient Horrornemorum ? Je ne le crois pas, puisque dans d’autres bois bienplus profonds que ceux-ci, je n’ai jamais éprouvé rien de pareil.Non, le sentiment elmique a jeté sur ce coin de terre un charme quelui seul possède et que je suis seul à comprendre…

Dans cette clairière enchantée il me semblaiten outre que j’avais pénétré comme un intrus, à une heure défendue,dans un sanctuaire, que j’avais violé le mystère de quelque fête dela Nature, et j’eus peur, grand peur tout à coup d’être seul, –mais cette peur était délicieuse… Sans l’éducation si chrétienneque j’ai reçue, je crois que j’aurais été le plus farouche dessauvages j’aurais adoré les divinités terribles des solitudes etdes forêts, ou peut-être le Soleil. (Sic.)

C’était sans doute aussi par opposition, parcontraste avec ces campagnes plus froides où je passais mespluvieuses vacances, que mes souvenirs de Limoise s’exagéraient unpeu pour moi dans la lumière et les chaudes couleurs.

XLVII

Il est étonnant que j’aie à peine gardé lesouvenir de mon examen pour l’École Navale, qui fut cependant, surla fin de juillet, l’événement capital de ma vie ; c’est sansdoute parce que j’avais beaucoup travaillé les derniers jours, etque, dès la première séance, j’avais senti que cela s’annonçaitbien, que je serais reçu ; le plus redouté des examinateursavait dit du reste à un de ses complices, en me désignant :« Il comprend, celui-là ; des lacunes, c’est vrai, maisil comprend. » Les concours se passaient rue de Lille, dans ungrand local silencieux, tandis que partout ailleurs, au soleild’été, l’Exposition universelle de 1867 menait dans Paris son bruitde foire.

Mon départ pour rentrer à Rochefort s’estaussi presque effacé de mon souvenir. Il me semble que je nesongeai même pas à prendre congé de ces différents petitsLevantins, mes compagnons d’exil ; tous m’étaient quelconques.Et, moi qui ai si souvent connu des serrements de cœur à quitterdes logis de passage, habités seulement quelques jours dansdifférents pays de la Terre, je crois que je n’eus même pas l’idéede me retourner pour un regard d’adieu, en franchissant unedernière fois le seuil de cette chambre d’étudiant, d’où j’avaiscontemplé pendant les longues heures hivernales le clocher deSaint-Étienne-du-Mont, ou les trémoussements de marionnette de tousces tuyaux de poêle, assemblés au-dessus des maisons besogneuses etmoroses.

Au contraire, combien je me rappelle nettementmon arrivée en gare de Rochefort, au beau matin clair !

Mes parents et ma sœur étaient venus au-devantde moi, et, comme c’était ma première absence un peu longue, rienne m’avait préparé à l’impression triste, tant de fois éprouvéeensuite dans ma vie, – de les trouver vieillis. Maman, dans sesvoiles noirs qu’elle ne voulait plus quitter, avait ses chèresboucles bien plus grises que l’année dernière ; la notion denotre pauvreté nouvelle me fut aussi donnée dès l’abord, quand jereconnus, sur le chapeau que ma sœur portait ce matin-là, desfleurs et des plumes de l’un des derniers qu’avait eus ma mèreavant son deuil.

Paris ne m’avait ni émerveillé, niétonné ; non, mais ce fut mon petit Rochefort qui m’étonnabeaucoup ; je me le rappelais autrement, je n’en revenais plusde voir ses maisonnettes si basses et ses rues si tranquilles, aveccet air de village. Mon retour à la maison familiale m’emplit d’uneémotion à la fois poignante et douce ; cette avenue defeuilles et de fleurs, que notre longue cour n’avait pas cesséd’être, me parut adorable, et dès que je fus redescendu d’unejoyeuse grimpade aux chambres du second étage où j’étais allétendrement embrasser ma grand-mère et mes tantes, j’y revins pourm’asseoir à l’ombre sur le banc vert, près de mon petit bassin aurivage romantique. C’est alors que M. Souris, surnommé laSuprématie, s’approcha lentement de moi, non pas avec cesmanifestations pétulantes des chiens qui retrouvent leur maître,mais avec cette discrétion, cette allure circonspecte qui sonttoujours dans la manière des chats ; visiblement il sedemandait : « Est-ce que nous ne nous sommes pas connusjadis, toi et moi ? Tu ressembles à l’enfant prodigue qui nousavait quittés depuis si longtemps : est-ce que par hasard tuserais lui, qui, après être allé se promener trop loin comme ilm’arrive parfois, se serait perdu, mais nous revient ? »Et il sembla ravi quand je l’embrassai.

Cette paix, ce silence me reposaient etm’enchantaient. Et puis c’était fini de la préoccupation desexamens : quelle délivrance ! En attendant cet inconnucharmeur qui s’appellerait le Borab, la navigation, les voyages,plus rien à faire qu’à flâner et rêver dans tous les recoins de lamaison et des bois d’alentour, pendant deux délicieux moisd’été !…

La chère maison, elle n’était plus tristecomme avant mon départ. Depuis notre grand désastre, pendant monannée d’absence, les choses s’étaient « tassées », commeon dit en marine ; on s’était résigné, on commençait às’habituer aux dures restrictions nécessaires ; un peu degaieté même était revenu à l’occasion de mon retour, et on avaitrecommencé à mettre dans le salon de belles fleurs, apportées sansfrais du jardin de Fontbruant. (Hélas ! deux ans plus tard,nous devions descendre encore un terrible échelon vers la pauvreté,la presque misère ; mais, pour le moment, on ne le prévoyaitpas encore.)

En comparaison de ma chambre de Paris, celled’ici, la nouvelle que j’avais pourtant acceptée à regret, me parutaccueillante raffinée presque adorable, surtout avec ce magnifiquerosier noisette-des-prés, qui encadrait la fenêtre d’une guirlandede ses roses ; il est vrai, pour m’y rendre, j’avais eu lamalchance de croiser dans l’escalier nos locataires ; mais larencontre avait été moins terrible que je n’aurais cru, tant ilss’étaient montrés aimables et discrets.

Je n’avais pas tardé à m’apercevoir que tanteClaire était devenue plus que jamais la providence de lamaison ; les clefs de ma malle s’étant perdues en route,c’était elle qui sans peine l’avait ouverte avec un crochet trèshabile. Depuis un an, elle s’était perfectionnée comme jardinier etimprovisée comme menuisier, tapissier et même serrurier. Sesoutils, qui lui venaient de notre ancienne maison de l’île, commetout ce qu’elle possédait, me la rappellent encore avec une acuitésouvent douloureuse, et, pour moi, elle est évoquée surtout par sonpetit marteau emmanché de bois des colonies, qui avait fait tant degentille besogne et que je ne touche qu’avec vénération.

Après le déjeuner, auquel ne manquait aucunede mes chères vieilles amies en papillotes, un de mes premierssoins fut d’aller me rendre compte de l’état de mon musée, et, pourcette inspection, j’emmenai bien entendu tante Claire. Nousdescellâmes la porte, en arrachant les bandelettes de papiercollées au moment de mon départ, et nous fûmes saisis en entrantpar une odeur d’oiseaux empaillés, de camphre, d’aromates ; ensomme, ça sentait assez tristement la mort là-dedans, mais la mortsoignée et proprette, comme à l’ouverture d’un sarcophage de momie.Le papillon citron-aurore, que je cherchai des yeux avant touteschoses, était resté aussi éclatant, entre les grands bleus de laGuyane ; rien n’avait bougé nulle part, et ce petit réduit, –qui dans l’avenir devait si souvent conserver, des années de suite,son immobilité d’hypogée, pendant que je courais le monde, – ceminuscule réduit avait fidèlement rempli son rôle de reliquaireenfantin pour pauvres petites choses sacrées. Je me hâtai dedesceller aussi la fenêtre, afin de laisser pénétrer de l’airvivant et aussi de revoir les lointains de la plaine d’herbages oùnotre rivière serpente ; alors, des abeilles, des guêpes, quisans doute se souvenaient, entrèrent aussitôt en dansant, commependant les premiers étés de ma vie.

Ensuite, à la grande chaleur du milieu dujour, vint cet instant que j’avais désiré depuis des mois, celui derouvrir mon piano, et là, avec maman, nous deux seuls, de lui jouerun peu de mon répertoire nouveau, à ma manière nouvelle. Tout sepassa exactement comme je l’avais rêvé ; une fraîcheur,exquise après la fournaise du dehors, avait été maintenue, commeaux étés d’autrefois, dans notre salon rouge laissé en pénombre etdont aucun bruit ne troublait la sonorité propice. Pendant toutemon absence, on avait laissé dormir ce piano dont j’aurais reconnuentre mille les délicieux sons veloutés, chantants comme ceux d’unevoix humaine.

Ce fut une des fois où je me sentis le plusintimidé devant ma mère chérie, tant je désirais que ce futbien ; donc, pour commencer par une chose facile que j’étaissûr de jouer d’une façon impeccable, je mis sur le pupitre unmorceau de Mozart, des variations d’une charmante naïveté sur l’airLison donnait… À ce moment, on entendit, dans la rue accablée desoleil, trottiner une marchande de je ne sais quel laitage, quis’annonçait comme jadis en jetant des cris plaintifs dehibou : une vieille connaissance encore, cette bonne femme-là,et qui aurait manqué à ma fête d’arrivée si elle avait omis devenir : depuis mes premières années, son cri étrange, à cesmêmes heures, se mêlait toujours aux silences des après-midi d’été,de même que celui de la vieille marchande de gâteaux, aux silencesdes nuits d’hiver.

À peine avais-je joué la première page deLison dormait, que la porte, entrebâillée sur le corridor, s’ouvritun peu plus, poussée par une faible pression extérieure, etM. Souris fit une entrée hésitante, marchant sur ses pattes develours et me regardant en plein dans les yeux avec ses prunellestout à coup dilatées. Je venais de le laisser endormi à l’ombre,tout au fond de la cour, sous des chèvrefeuilles ; mais ilavait entendu ce son de mon piano, depuis longtemps oublié, et ilétait accouru pour se rendre compte ; évidemment il achevaitde m’identifier, et, dès qu’il eut une certitude, il sauta sur monépaule à sa manière d’autrefois.

– Oh ! maman, dis-je, permets-moi dem’arrêter un peu ; il faut bien que je le caresse, tucomprends ; vois comme il me reconnaît !

Quand maman l’eut installé sur ses genoux pourle faire tenir tranquille, je me replongeai dans les variationsvieillottes et jolies ; mais je ne voyais là qu’une sorted’entrée en matière, propre à me dégourdir les doigts ;c’était trop gentil et mièvre, ce n’était pas de la musique pourmoi. Il me tardait d’en venir à des choses plus tourmentées, plusinsondables ; je pris donc l’Appassionata de Beethoven etcette merveille appelée l’Aurore, qui devient si ennuyeuse pour peuqu’elle soit médiocrement jouée. Ma mère alors fut émue etravie.

– Je savais bien que tu aurais du talent, monchéri ! me dit-elle en me serrant dans ses bras…

Vraiment cette journée de retour était tout àfait bonne.

XLVIII

Le lendemain fut le jour d’aller faire mavisite d’arrivée à tante Eugénie, qui habitait la Limoise commetous les étés, jusqu’aux premières mélancolies d’automne, et, quandle soleil commença de décliner, je partis d’un pied joyeux pourfaire les cinq kilomètres de la route.

Aussitôt la Charente franchie dans une barque,dès que je me retrouvai sur le plateau pierreux de la rive sud,dans la plaine des Chaumes, je me grisai de l’odeur du thym, duserpolet et des marjolaines. Il était l’heure de dîner quandj’arrivai à la Limoise, mais malgré cela, avant de me mettre àtable dans la si vieille salle à manger aux épaisses murailles, jedemandai la permission d’aller seul en courant jusqu’à l’entrée desbois, que j’avais trop hâte de revoir.

Le soleil se couchait quand je pénétrai sousces chênes vieux de plusieurs siècles, un soleil rouge commebraise, qui était agrandi et ovalisé par la réfraction des épaissesvapeurs chaudes du soir, un énorme soleil déjà très bas que l’onapercevait à travers la futaie et qui semblait descendre au ras dusol pour incendier les bruyères. Quel silence et quelle paix, dansce lieu toujours pareil que je revoyais avec un sentiment presquereligieux ! Avoir quitté hier Paris, le tapage des boulevards,et me retrouver ici tout à coup, au milieu de mes rêvesd’enfance !…

L’émotion fut pour moi si poignante que je lanotai le lendemain sur mon cahier secret, mais je n’ose reproduirece passage, écrit avec tant d’exagération et même tant de lyrismeque les plus indulgents de mes amis inconnus ne pourraients’empêcher de sourire…

Après dîner, au chaud crépuscule, quand déjàles chauves-souris tournoyaient, nous allâmes, tante Eugénie etmoi, en pensant à Lucette, nous asseoir dans le jardin sur un bancde pierre abrité et embaumé par un vieux jasmin tout en fleurs. Àce moment l’angélus se mit à tinter là-bas au clocher roman duvillage d’Échillais, et le son de cette cloche, à lui seul, étaitévocateur de tout un passé : de plus, juste en face de nous,s’alluma l’étoile Polaire, l’étoile de Lucette, l’étoile quependant son mortel séjour à la Guyane nous nous étions entendus,elle et moi, pour regarder ensemble à la même heure et qui ce soirsurgissait là tout à coup comme pour mieux la rappeler à monsouvenir…

L’étoile Polaire, pendant mon enfance je laconsidérais comme l’un des signes les plus éternellement immuablesdu ciel, pouvant même peut-être communiquer un peu de sa durée àl’affection de Lucette pour moi ; mais maintenant,hélas ! je commençais de trop bien savoir qu’elle n’était quel’un quelconque de ces monstrueux et inconcevables bolides de feu,en chute vertigineuse au milieu du désordre, du terrifianttohu-bohu des mondes !… L’étoile Polaire, plus tard pendantmes nuits de veille sur des navires, je devais plus d’une foisl’interroger, avec nos instruments de précision, pour vérifier maroute à travers l’immensité des eaux… L’étoile Polaire, souvent, aucours de mes longs voyages, je devais la voir tomber peu à peuau-dessous de l’horizon et m’abandonner, tandis que surgiraient ducôté opposé la Croix du Sud et les deux grandes nébuleusesaustrales, souveraines dans le ciel de l’autre hémisphère… Mais icice soir, vue de ce berceau de jasmin, dans le calme de ce jardin dela Limoise, elle était tranquillement redevenue pour moi un trèspetit feu allumé à sa toujours même place, une gentille et fidèlepetite lueur de ver luisant : l’étoile de Lucette !…

XLIX

D’après des renseignements pris en haut lieupar nos cousins de Paris, il était de plus en plus certain que jeserais reçu à l’École Navale. Donc, aucune inquiétude de cecôté-là, et mon avenir semblait assuré. Notre pauvreté actuelle,encore acceptable et d’ailleurs très courageusement acceptée, avaiteu surtout pour résultat de resserrer davantage les liens de lafamille, dans un commun effort vers un minimum de privations ;on s’était décidé à vendre un peu d’argenterie, une miniature deFragonard, etc. Du fond des vieux coffres jadis rapportés de l’île,on avait exhumé des cachemires qui, teints en noir, avaient fournides robes presque jolies. Un peu de gaieté reparaissait sur lesvisages des chères vieilles dames en papillotes et en crinoline, unpeu de cette foncière gaieté qui témoigne d’une conscience nette etd’un caractère aimable, et que les épreuves n’ont que momentanémentle pouvoir d’abattre.

Quant à la fille de ma sœur, ce bébé pour qui,l’année dernière, on implorait, par une vieille chanson, le passagede la bienfaisante Dormette, elle était devenue cette année unepetite personnalité qui courait partout dans le jardin et qui avaitdéjà des boucles blondes ; elle représentait parmi nous unjoyeux petit élément nouveau, une sorte de rajeunissement pour lesaïeules et les grand-tantes.

Maintenant que je faisais couramment à pied,par le raccourci des communaux, les vingt et quelques kilomètresentre notre maison et celle de ma sœur, j’allais de l’une à l’autreà tout propos. Ces vacances en somme me paraissaient devoir êtrecourtes ; dès que j’étais à Fontbruant, je m’inquiétais deperdre des journées de mon séjour à Rochefort, et vice versa.

La forêt des chênes verts et le ravin ombreuxde la Gitane me charmaient encore plus intimement, aujourd’hui queles moindres rochers, les moindres arbres, les moindres roseauxm’étaient familiers, et dans mes promenades je continuaisd’emporter, par tradition, mon revolver d’autrefois, bien que celame parût un peu puéril de l’avoir ainsi toujours à ma ceinture.

Enfin un jour de septembre, à Fontbruant,comme je revenais d’une de mes longues explorations habituellesdans le marais aux grottes et aux libellules, mon beau-frère, duplus loin qu’il m’aperçut, agita gaiement en signe d’appel unjournal déplié qu’il tenait à la main : c’était le Moniteurqui donnait la liste des candidats reçus à l’École Navale, et j’yfigurais avec le numéro 40 sur quatre-vingts et quelques.

Je ne me souviens pas d’en avoir eu beaucoupd’émotion, tant je m’y attendais avec certitude, mais quand même,c’était mon sort définitivement fixé, c’était l’avenir de voyageset d’aventures qui s’ouvrait devant mes dix-sept ans avidesd’inconnu !…

L

Comme il s’agissait cette fois d’un plus granddépart que celui de l’an dernier pour Paris, à la fin de septembreon m’envoya dans l’île faire mes adieux à mes tantes deSaint-Pierre-d’oléron que je n’avais pas vues depuis plus d’uneannée. Je m’en allai par la « canonnière » qui devaitaborder à Boyard, d’où je n’aurais plus que cinq ou six kilomètresà faire à pied pour arriver à destination. Cette canonnière quiavait de tout temps joué un rôle dans notre vie de famille, étaitun petit bateau de guerre qui, trois fois par semaine, partait del’arsenal pour aller ravitailler les postes des îles et les naviresde la rade ; on y donnait passage aux « civils » dupays, et nos domestiques, qui étaient toujours des originairesd’Oléron, en usaient fréquemment pour aller et venir ; elle medéposa sur cette plage de Boyard qui est de sable fin et decoquilles délicates, et qui jamais ne s’agite parce qu’elle regardele continent, par opposition avec les plages de la côte ouest del’île, la « côte sauvage », qui regardent le grand largeet sont battues par une mer terrible.

Entre des vignes déjà dorées et des maraissemés de ces gros tas de sel qui, en automne, simulent des tentesde campements, je m’acheminai vers Saint-Pierre en suivant despetites routes tranquilles, où l’on respirait une brise saline,parfumée par les œillets roses et les immortelles des sables. Jetraversai le village de Sauzelle connu dans l’île pour sessorciers, dont les maisonnettes sont blanchies comme celles desArabes et où des aloès de pleine terre, grands comme ceuxd’AIgérie, poussent dans les jardinets. Enfin, j’arrivai à notrevieille petite ville de Saint-Pierre, qui a ceci de particulier etd’isolant, c’est d’être dans une île, mais au milieu des terres,par conséquent sans baigneurs ni touristes, vivant comme jadis deson humble vie régionale, grâce au sel de ses marais et aux raisinsde ses vignes ; par cette chaude soirée, elle semblait dormirsous son suaire de chaux blanche, et des fleurs, des œillets, desgiroflées formaient plates-bandes, le long de ses rues désuètes, aupied de tous les murs, suivant l’usage de l’île.

Notre antique demeure familiale avait étédepuis longtemps vendue, hélas ! et ce n’est plus là que jetrouvai mes tantes pauvres, mais dans une plus modeste maison duvoisinage. Ma grand-tante Clarisse, quatre-vingts ans, sœur de magrand-mère et ruinée définitivement comme elle, m’attendait dansl’un de ses toujours mêmes fauteuils Louis XIV en tapisserie, lesplus luxueux débris qu’elle possédât encore de l’aisanceancienne ; assise le buste droit, dans une attitude dedouairière, ayant ses éternelles coques de satin blanc à sonbonnet, que, pour sortir, elle recouvrait d’un cabriolet de satinnoir, elle représentait bien elle aussi, comme ma grand-mère, letype de la vieille dame huguenote ; d’effroyables etdramatiques malheurs avaient à jamais durci son visage, mais onvoyait encore combien elle avait été jolie ; du reste sesyeux, demeurés noirs comme la nuit, suffisaient à témoigner quejadis les Maures d’Espagne avaient envahi notre île… Près d’elle setenaient ses deux filles, mes tantes à la mode de Bretagne, déjàd’une soixantaine d’années et les cheveux très gris, mais quicependant se coiffaient d’une manière moins archaïque.

Leur intérieur de quasi-misère avait desmeubles Louis XIV ou Louis XV, on ne peut plus simples pour leursépoques, mais qui venaient tous de notre famille, et rien demoderne ne détonnait nulle part ; aussi les chambres de leurmaison m’inspiraient-elles un respect charmé, comme des recoinsintacts des temps révolus.

Le bruit de mon arrivée s’étant vite répandudans le quartier, je vis bientôt venir de bonnes vieilles gens encostume de l’île, qui avaient été des vignerons, des saulniers, dessaulnières de mes grands-parents et qui m’appelaient encore« notre petit maître » ; je reçus même une visiteuseà bâton, une certaine vieille Augère, pour moi très vénérable parcequ’elle avait été la nourrice de maman, et qui, pour me fairehonneur, avait mis la plus haute de ses coiffes blanches, montéessur des carcasses en fil de laiton : tout un petit monde noncontaminé encore par le moderne démon de l’Envie, resté paisible,honnête, débonnaire et heureux, que je ne devais plus jamaisrevoir…

Pour finir la journée, au crépuscule, j’allaidire adieu à notre antique maison familiale, habitée aujourd’huipar le pasteur protestant et où je me sentais encore un peu cheznous. Sous les couches de chaux amoncelées depuis deux ou troissiècles, ses murailles, son large porche au cintre de pierreavaient perdu leurs saillies comme les demeures arabes d’autrefois,et elle se maintenait immuable, telle qu’au jour où mes ancêtres enétaient partis pour leur douloureux exil en Hollande, à laRévocation de l’édit de Nantes. On me laissa errer seul dans legrand jardin enclos de murs, où des buis centenaires bordaient lesallées, et, tout au fond, dans le bois où dorment nos aïeuxhuguenots qui furent exclus des cimetières catholiques : c’estlà surtout que je m’attardai dans le silence, en méditationprofonde, et j’y sentis comme un appel, un reproche de cesascendants inconnus, persécutés jadis pour la foi qui commençait dechanceler beaucoup dans mon âme.

Le lendemain, qui tombait un dimanche, j’allaiau temple avec mes tantes. Les robes de soie noire qu’elles avaientmises, peut-être les dernières robes de soie qu’elles possédaient,m’émurent d’une tendre pitié, parce que la couleur tournait déjà unpeu au rouge, et je m’attendais à voir la pauvre étoffe élimée, àbout d’usage, se fendre sur les cercles de leurs crinolines.

Ce petit temple de Saint-Pierre n’avait pascessé d’être un lieu sacré pour moi. Rebâti vers 1830, sur unterrain qu’avait donné l’un de mes arrière-grands-oncles, il étaittout blanc de chaux, cela va sans dire, et infiniment simple ;à l’intérieur, le bois de ses rangées de bancs à dossier et sachaire pour le prêche étaient cirés avec un soin minutieux, et unegrosse Bible posait sur sa sainte table. C’était là que ma mèreavait eu ses pieuses rêveries de jeune fille, là qu’elle s’étaitmariée, là que le pasteur actuel avait baptisé ma sœur, là aussique j’aurais pu faire ma première communion avec le plus derecueillement, surtout avec le moins de crainte, et enfin c’étaitencore le lieu du monde où je me sentais le plus près du Dieu demon enfance.

Devant un auditoire où dominaient les hautescoiffes, y compris celle de la bonne Augère venue avec son bâton,le pasteur à cheveux blancs nous lut et nous développa des passagesde l’incomparable « Sermon sur la montagne », et tout monpetit passé d’enfant mystique s’éveilla soudain pour m’envahir lecœur ; aussitôt je retrouvai, très rayonnants dans monsouvenir, le rendez-vous céleste que mon frère nous avait donné àtous, sa lettre d’agonie qu’éclairait une si triomphante certitude,et les paroles d’espoir écrites par notre mère sur sa Bible.Oh ! notre mère !… Ne jamais la perdre ; après lamort, la revoir, revivre nous tous auprès d’elle pourl’éternité !… Le Christ nous avait promis cela, et, si jepouvais obtenir cette radieuse assurance, rien ne m’épouvanteraitplus !

Alors je me mis à prier comme unilluminé ; je suppliai Dieu de me pardonner mes fautes, déjàsi graves à mes yeux, de me pardonner surtout la manière distraiteet indigne dont j’avais fait ma première communion à Paris, àl’Oratoire du Louvre, – et puis, comme ma prière empruntait quelquechose d’un peu solennel à l’approche imminente de mon premierdépart de marin, je lui demandai aussi de me bénir dans cetteaventureuse carrière qui allait devenir la mienne… À ce moment, parles petites fenêtres cintrées du temple, le clair soleil d’été, –qui, au milieu de l’effroyable vide bleu, tournaitimperturbablement comme depuis des millénaires sans nombre, –commença soudain d’envoyer ses rayons sur la chaux des murs,inondant les fidèles, toutes les humbles coiffes, d’une lueur defête, et ce fut pour mon imagination encore enfantine comme unedouce et souriante réponse ; je me sentis exaucé, pardonné,affranchi du péché, des séparations et de la mort…

Au cours des quelques années qui suivirent, ilm’est bien arrivé encore d’avoir des élans vers le Christ, auxheures où il m’a fallu regarder de tout près la Reine desépouvantements ; mais ce fut ce dimanche-là, dans ce temple devillage, qu’une véritable prière chrétienne jaillit de mon âme pourla dernière des dernières fois.

LI

Quitter la maison paternelle me parutcependant moins douloureux que l’an dernier, d’abord parce quec’était mon second départ, et puis surtout j’étais pour ainsi direanesthésié par la pensée de tout l’inconnu qui m’attendait enmer.

Au commencement d’octobre nous fîmes le voyagede Brest, tous ensemble, les huit enfants de Rochefort reçus àl’École Navale cette année-là, et un officier de marine, père del’un de nous, prit charge de nous surveiller en route. Le chemin defer Sud de Bretagne n’existait pas encore, et ce fut par le petitbateau à vapeur de la rivière de Châteaulin que nous arrivâmeslà-bas, le soir du second jour, au crépuscule, pour accoster aupied de la colossale muraille de granit qui soutient au-dessus dela mer l’esplanade du cours Dajot. Dans la rivière encaissée parlaquelle nous étions venus, entre des collines tapissées debruyères violettes ou roses, j’avais déjà remarqué le caractère,tout nouveau pour moi, de cette Bretagne qui devait exercer ensuiteun charme croissant sur mon imagination pendant une douzaine debelles années, mais qui plus tard me laissa tellement déçu… Je merappelle aussi que je fus frappé par l’aspect majestueux et morosede ce quartier de Brest auquel nous abordions ; le silencerégnait au pied des hautes maisons mornes et grises ; à cettetombée d’une nuit d’octobre, il faisait triste et humide dans lesallées d’ormeaux séculaires du cours Dajot, où languissait sur sonsocle une vieille nymphe démodée, en marbre blanc rongé par lescontinuelles pluies bretonnes. J’eus tout de suite conscienced’arriver dans une région plus dépourvue que la mienne de ce soleilque j’adorais déjà d’un amour presque païen. Et puis, au lieu denos pierres blanches, tout ce granit, toujours ce dur granit del’Armorique entassé avec profusion partout ! Oh ! combienles choses d’ici étaient différentes de celles de monpays !

Le lendemain donc, je fis ma première entréedans le grand et sombre arsenal de Brest, vallée de granit, –toujours ce granit, – déjà si étroite par elle-même et si encombréede matériel de combat, où l’on se sent de partout écrasé par lemonde de ces pierres bleuâtres, tant les ateliers, les magasins dela Marine s’étagent lourdement les uns par-dessus les autres.

Dans des passages surplombés où traînaient descanons, des obus, des câbles de navires, plusieurs corvées dematelots s’empressaient à transporter de lourdes choses, et tout celieu, – où je devais plus tard m’empresser moi-même à des armementsde navires, – me parut sévère et un peu terrible, malgré le beautemps qu’il faisait, ce jour-là par hasard, et la douce pâleur dusoleil d’octobre.

On nous mena dans une salle à muraillesmassives, parfumée au goudron maritime, où nous guettaient desadjudants, qui nous donnèrent d’abord des « numéros »pour remplacer nos noms, et puis se mirent à nous costumer enmarins. C’était la première fois que je me sentais définitivementseul au milieu d’inconnus, en même temps que c’était mon premiercontact avec cette classe de durs serviteurs de la Flotte, – quidepuis ce temps-là s’est gâtée, hélas ! comme toutes choses,au souffle du modernisme, mais qui de nos jours pourtant se composeencore en majeure partie d’hommes merveilleux par leur dévouement,leur endurance, leur loyauté, leur courage et leur cœur.

Dans le fond, ils avaient l’air plutôtpaternel et bon enfant, sous leur masque de range-à-bord, maisc’est égal, avec eux on subissait déjà l’emprise de la disciplinemilitaire, et je compris d’un seul coup que je n’étais plus libre,moi qui n’avais même pas connu le petit numérotage des lycées nileur discipline pour rire : – « Numéro 112,appelaient-ils, venez ici essayer une autre vareuse !… Allons,pressez-vous, numéro 93 ! » Elles étaient rudes à lapeau, les chemises qu’ils nous offraient, et, par-dessus degrossiers costumes en laine bleue, ils nous firent endosser descomplets de toile à voile plus raides que du carton, qui sentaientle filin neuf comme des néophytes qui viennent de prononcer leursvœux dans un monastère, nous abandonnions là, en même temps que nosnoms, tous nos vêtements, tous nos objets personnels ; jen’avais gardé que ma Bible, avec les quelques dernières lettres demon frère et de Lucette, que les bons adjudants rébarbatifs mepermirent de serrer dans ma chemise rugueuse.

Quand nos toilettes de bataille furent finies,on nous embarqua tous sur la canonnière de l’École, qui se mitpéniblement en route parmi des amarres tendues, des bouées, desentraves de toutes sortes, mais qui bientôt s’échappa de la valléede granit, – et alors la grande rade magnifique s’ouvrit devantnotre route, calme, luisante au soleil doux, et d’un bleu déjà unpeu doré par les ors du soir. Sur ce petit bateau qui nousemportait vers notre destinée nouvelle, nous étions un peu plus dequatre-vingts, enfants de mondes souvent très divers, d’aspirationset de goûts souvent contradictoires, qui allions pendant deuxlaborieuses années nous heurter parfois, ou bien nous affectionner,et nous nous dévisagions les uns les autresinterrogativement ; je devais sembler l’un des plus jeunes,avec un reste de naïveté enfantine dans le regard, et cependantj’étais, de tous, je crois bien, celui qui avait déjà le plus vécupar le cœur, par le rêve et par la souffrance…

L’heure avait pour moi quelque chosed’infiniment solennel, et j’ouvrais tout grands mes yeux. Ilfaisait beau, mais beau, invraisemblablement beau pour uneaprès-midi d’octobre à Brest, comme si cette rade avait voulu nousleurrer d’un premier sourire d’accueil, – cette rade immense surlaquelle nous allions peiner pendant deux années au milieu destourmentes d’Ouest, dans les froides rafales, dans la pluiefouettante et les embruns. Trois vaisseaux, qui me paraissaientgigantesques, trônaient à peu près seuls, là-bas, sur le miroirimmobile de la mer : lequel des trois serait ce Borda auquelje songeais depuis mon enfance avec tant de désir et aussi tantd’effroi ? Mais l’image qui, je ne sais pourquoi, me frappaitle plus, était cette sortie vers le large, ces deux petitspromontoires qui se faisaient face de chaque côté de la passe, l’unsurmonté d’une tour de phare droite comme une bougie plantée dansun rocher, le tout se profilant sur le beau jaune orange del’horizon ; cette image-là, elle s’est tellement gravée dansma tête, que c’est elle encore que je revois le plus facilementaujourd’hui, avec sa lumière et sa couleur de ce soird’arrivée.

Les trois grands vaisseaux, je demandaitimidement à un matelot de me les nommer : le plus procheétait l’lnflexible, l’École des Mousses ; le second, ce Bordaqui nous attendait ; le plus lointain, la Bretagne, l’Écoledes Novices. C’étaient encore un peu des vaisseaux d’autrefois, dutemps héroïque de la marine à voiles ; de très majestueuxvaisseaux, qui avaient gardé leurs mâtures ; ils étaientpeints de larges bandes alternées, noires et blanches, pourdélimiter nettement leurs trois ponts superposés, et combien peuils ressemblaient à ces affreuses machines d’un gris vaseux,noyées, sournoises, infernales, que sont nos cuirassésactuels ! Ces mâtures surtout les différenciaient ; ilsélevaient, dans le ciel nostalgique de la tranquille soirée, ceséchafaudages de mâts et de vergues qui sont presque abolis en nostemps de ferrailles tristes, mais qui constituaient cependant pourles jeunes hommes de si incomparables écoles d’agilité, de santé etde force !

Le Borda ! Nous arrivions, nous letouchions presque, et le soleil devenu rouge faisait luire gaiementla peinture toute fraîche de sa poupe monumentale, qui était à lamode ancienne, avec de belles cariatides penchées au-dessus del’eau pour soutenir le balcon du commandant avec leurs brasmusculeux.

Notre canonnière, après avoir exécuté unecourbe habile que je ne savais pas encore comprendre, vints’arrêter sans heurt à une échelle dont les marches étaient de boissoigneusement blanchi et dont les cuivres étincelaient. Desmatelots étaient là, qui attendaient notre accostage pour nouslancer des amarres, de ces matelots comme il y en avait naguère etcomme il y en a de moins en moins aujourd’hui ; de plus, onavait dû les choisir parmi les lestes et les braves pour mieux nousentraîner et nous servir d’exemple.

Assez émus tous d’arriver enfin là, nousgrimpâmes alors quatre à quatre, en petite troupe impétueuse, nousbousculant un peu, pour nous enfourner plus vite dans les flancs ducloître flottant. C’était une batterie d’aspect plutôt rude, maisvaste et claire, très accueillante, où l’air marin entrait par lessabords et qui exhalait discrètement la saine odeur des navires deguerre tenus très propres : ça sentait le sapin gratté, çasentait les cordes goudronnées, ça sentait le sel, les algues et lamer.

LII

La cérémonie de notre premier couchage à bordfut ce qui nous donna la plus vive impression d’entrer dans une vietout à fait nouvelle, austère et dure sans doute, mais captivantequand même. C’est la cérémonie qui s’appelle le branle-bas du soiret qui, à bord des vaisseaux de guerre, est toujours à grandspectacle, avec commandements, alignements, défilés, coups desifflet, sonneries de clairon et roulements de tambour.

Après que ce fut terminé et qu’on nous eut misbien en rang des deux côtés de la longue batterie où nous allionsdormir, nous nous vîmes envahis par une troupe de matelotsapportant sur leurs épaules des monceaux de longues choses grisesen toile à voile, qui étaient nos hamacs. Ils nous les apportaientparce que c’était la première fois, et qu’il fallait bien nousenseigner la manière de les suspendre et de monter dedans ;mais demain, bien entendu, nous ferions ça nous-mêmes. Toutes ceslongues choses grises, ce fut un travail de les débrouiller et deles mettre chacune à sa place ; cela fit pas mal de bruit,tous ces gros anneaux de fer, qui se cognaient et s’accrochaient àautant de crocs de fer plantés dans les poutres énormes ;cependant nous parlions plutôt bas, à cause d’un certain respectinspiré par ce lieu et par les canons proches. Ne sachant pasencore nos noms, nous nous appelions par nos numéros, en nousdisant « vous » comme c’est l’usage de l’école : –« C’est vous, n’est-ce pas, 92, qui êtes mon voisin dedroite ? » – « Non, je crois que c’est 96. »(Pauvre 96, une épidémie l’emporta l’année suivante ; mais 92,aujourd’hui amiral à chevelure grise, est resté pendant toute malongue carrière un de mes meilleurs amis.) Nous avions tous deseize à dix-sept ans ; eux, les matelots, nos instructeurs etnos grands aînés, devaient en avoir de vingt à vingt-cinq, mais ilsétaient encore les plus enfants de la bande, et rien que leurvoisinage amusait nos précoces complications, nous retrempait déjàde bienfaisante simplicité. Ils se permettaient de rire un peu,avec nous, de nos gaucheries de novices, mais si discrètement, sigentiment, avec une nuance de retenue à la pensée que nous serionsplus tard leurs officiers ; ils avaient d’ailleurs presquetous cet accent breton, avec lequel je faisais connaissance, et quidonnait à leurs moindres paroles une certaine candeur, en mêmetemps qu’une certaine drôlerie.

On pense bien quelle forte affaire ce fut dedémêler pour la première fois et de suspendre à leur place précisetous ces hamacs, avec leurs boucles, leurs réseaux de cordeletteset leurs « rabans de pieds » ; mais ce n’était rienencore auprès de l’opération plus délicate de monter nous insinuerlà-dedans. Déshabillés maintenant tous, nous regardions avec unecertaine inquiétude ces choses vacillantes, haut pendues, quifuyaient et se dérobaient sous la moindre pression, et là surtoutil fallut prier les bons matelots de nous indiquer la manière. Ensomme, rien de plus simple : pour s’enlever du sol, un petitbond, pas trop fort, bien calculé, un petit coup de reins, et ça yétait !…

Quand nous fûmes tous couchés, les matelotss’en allèrent, toujours gaiement, et il ne resta plus dans la vastebatterie que deux hommes debout, les deux factionnaires en armes,qui, se relayant jusqu’au matin, devaient nous garder ; avecde grandes précautions pour marcher sans bruit, ils commencèrentdonc leurs cent pas monotones. On eût dit qu’elle était vide àprésent, la si longue batterie, et cependant nous étions tous là,mais comme escamotés au plafond, comme ensevelis dans nos gainesoscillantes en toile à voile, étiquetées chacune d’un large numérobleu.

Dans le demi-silence qui suivit, la cloche dubord se mit à sonner, assez loin là-haut sur le pont supérieur, –et nous fûmes initiés à ces coups doubles alternant avec des coupssimples qui, depuis les vieux temps des flottes, indiquent l’heureaux marins d’une façon conventionnelle ; dès qu’elle eut finide tinter, cette cloche du Borab, deux jolies voix naïvess’élevèrent dans les lointains du grand vaisseau, se répondantl’une à l’autre : les voix des matelots de vigie qui doivent,suivant l’usage immémorial, chanter chaque fois que l’heure sonne,pour prouver à tous qu’ils font bien leur quart, qu’ils ne dormentpas, qu’ils veillent bien : « Bon quart,tribord ! » chantait l’un, « Bon quart,bâbord ! » répondait l’autre, sur les mêmes notes,traînantes, empreintes des mélancolies nocturnes d’autrefois surles vastes rades qui ne connaissaient ni paquebots, ni sirènes auson déchirant. « Bon quart, tribord ! » chantaitl’un, « Bon quart, bâbord ! » répondait l’autre, –et les sonorités, que donne à l’atmosphère le voisinage des grandessurfaces d’eau calme, prolongeaient leurs jeunes voix.

Après ce chant des vigies, la parole fut à lamer, dans le silence enfin tout à fait établi, – à la mersouveraine de tout, qui, par cette soirée d’une sérénité rare, nebruissait qu’en sourdine, comme si elle avait eu d’abordl’intention de se faire oublier. Elle ne rendait qu’une sorte desusurrement d’ensemble, qui montait de toutes parts le long desparois du vaisseau ; elle s’indiquait seulement par lesmilliers de petits clapotis discrets qui sont comme ses pulsations,les nuits de très beau temps…

Et voici ce que la mer nous disait à voix sibasse :

« Je suis là tout de même, mes petitsenfants ! C’est moi qui vous porte comme autant de frêlesplumes, autant de négligeables riens ; c’est moi quiimperceptiblement vous balance… Oui, je suis là, profonde etinfinie, en dessous, alentour, partout… Ah ! vous êtes venus,mes petits enfants, vous prendre à mes pièges ; à présent jevous tiens, et, vous verrez, c’est pour la vie !… Remarquezcomme je me suis faite cajoleuse et douce, à votre arrivée…Oh ! je ne serai peut-être pas comme ça toujours, vous savez…On se retrouvera, on se retrouvera… C’est moi qui, à mes heures,fais danser la danse d’agonie aux navires ; c’est moi qui,depuis les origines du monde, secoue sur leurs assises tous lesgranits de l’Armor… Mais, pour votre premier soir, allons, dormezbien… Pour cette première fois, mes petits enfants, bonnenuit… »

Bon quart, tribord ! Bon quart,bâbord !… Quand sonna la demi-heure suivante, je crois bienque la plupart d’entre nous n’entendirent même plus le chant deshommes de vigie chargés de veiller sur notre repos.

Confiants tous en la mer, heureux de nous êtrelivrés à elle, amusés de l’écouter et même ravis, nous perdîmesbientôt conscience de toutes choses, dans la symphonie de sesmyriades de légers clapotis berceurs…

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Tags: Pierre Loti