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Quatre femmes et un homme

Quatre femmes et un homme

de Paul Féval (père)

CORINNE LEROUGE Le Paris-journal, 19 mai– 7 juin 1859.

I

Nous sommes une dynastie de commerçants sérieux. Ce mot, dans le langage des marchands de Paris, a une acception austère et presque solennelle. Le commerce sérieux est celui qui ne joue pas et opère constamment sur des bases certaines. Ces bases certaines manquent parfois ; car les meilleurs ponts peuvent crouler, et les négociants sérieux font la culbute. Ils passent alors à l’état de faillis sérieux. Leur naufrage entraîne presque toujours d’obscures et lugubres catastrophes, précisément parce que la confiance inspirée était générale et robuste. Le contre-coup se fait sentir la plupart du temps jusqu’aux couches sociales où le besoin est une règle. Mais il n’est pas rare de voir l’estime publique s’obstiner ; on pourrait même dire que la perte complète de la considération personnelle est ici l’exception. Si le commerçant sérieux ne s’est pas rendu coupable du crime de luxe, si les cachemires de sa femme n’ont pas blessé la vue de mesdames les négociantes aux jours de la prospérité, on lui jette volontiers la corde de sauvetage. Il a desparents nombreux et bien posés ; car ce monde est à part, etforme une sorte de tribu dans la grande ville. Il a des amisaussi : tout commerçant sérieux a prêté je ne sais quelserment tacite, et l’on se tient ici comme dans les logesmaçonniques. La Révolution, qui fauchait de haut, n’a point touchébeaucoup l’humble niveau de ces têtes. C’est une aristocratie,cependant, et tel bonnetier pourrait remonter, d’échevin en syndic,jusqu’au temps des croisades, tout comme un Rohan ou unMontmorency.

Dans cette classe qui a, comme toutes lesclasses, ses vices propres et ses vertus particulières, l’honneurmarchand atteint souvent des proportions chevaleresques. On n’ycompte plus les fils qui ont employé leur vie loyalement etnoblement à relever la barque sombrée de leur père. Il y a là deshistoires où l’effort patient, résigné, inépuisable, pourrait-ondire, arrive à l’héroïsme. Le cercle est étroit, c’est vrai, lechamp de bataille est modeste ; et l’égoïsme, point de départde toute passion commerciale, reste au fond du mobile qui sonne lacharge de ce rude assaut ; mais tout cela nous semble être àla gloire du champion à qui ont manqué, dans l’accomplissement deson prodigieux labeur, l’ardent attrait de la vocation, et tous cesentraînements qui s’appellent l’ambition, l’amour de la gloire,l’esprit de conquête.

L’honneur marchand est une vigoureusevertu : il a pour vice correspondant, l’orgueil marchand,monstre entêté, stupide, venimeux et implacable.

Nous faisons les gants de Paris dans la maisonLerouge, depuis le temps de Clovis. Portait-on des gants à cetteépoque barbare et troublée ? C’est la seule question àélucider ; car, si les gants existaient, nous les faisions.Nous devions ganter sainte Clotilde. Il est à croire que nous avonsinventé les gants.

Aussi, nous irions des réputations nouvellesqui vont et viennent. Nous gantons l’univers à la sourdine. Leslions de nos boulevards connaissent Jouvin ou tel autre conquérantdont la jeune renommée fait claquer son drapeau tout neuf. Nous nesommes point jaloux ; peut-être que nos fils et nos neveux,les jeunes Lerouge, les jeunes Naquart, les jeunes Monnerot et lesjeunes Goujon-Ducerceau, achètent en tapinois leurs gants chezJouvin. Peu nous importe. L’Europe est à nous, l’Amérique nousappartient, l’Asie et l’Afrique sont nos vassales ; nousfaisons jusqu’à l’Océanie !

L’article-Paris, croyez-moi, se moque deParis. La quatrième page des journaux est faite pour les chasseursà la petite bête. Nous sommes les gants Lerouge. L’an dernier, septmillions d’affaires dans les chevreaux seulement ! – Sérieux,ennemis des prétendues réformes et des innovations puériles,dédaignant les coupes nouvelles, foulant aux pieds les futuresmécaniques, mais à cheval sur la qualité de la peau et la bonnefabrication : nous sommes les gants Lerouge !

Notre sieur Naquart a quatre fils quipromettent ; l’aîné possède une jolie organisationgantière ; notre sieur Monnerot est l’heureux père de deuxjeunes personnes qui ont été fort remarquées cet hiver chez lesBonafous (bas de Paris), et à l’hôtel de ville ; notre sieurGoujon-Ducerceau s’est donné le choix du roi : un fils et unefille. Vous voyez que nous ne manquons pas d’héritiers. C’est uneaimable famille, instruite et bien élevée ; mais la fleur, cesont les fils Lerouge. Nous avons ganté bien des ducs et bien desprinces ; les fils Lerouge, sans compliment, sont plus commeil faut que tout cela.

Notre sieur Lerouge, chef de nom et d’armes,est maintenant un homme de soixante-cinq ans, conservé comme uneboîte de petits pois, et allant à pied tous les jours, de son belhôtel du Marais, à son château de Saint-Mandé. Si vous lerencontriez dans l’avenue du Bel Air, vous ne lui donneriez pasplus de soixante ans ; sa tournure est encore leste, et toutle monde lui fait compliment sur la fraîcheur de ses joues. C’estle fruit d’une conduite régulière. Sa vie fut paisible et toutémaillée d’excellentes opérations. Dans l’espace de treize lustres,il n’eut qu’une seule secousse. La charmante Corinne, sa filleaînée, fut l’héroïne de ce drame.

Il est bon de faire savoir que nos sieursLerouge, de père en fils, ont toujours été des hommes à système.L’usage de la maison est que le dauphin de la famille pousse seshumanités aussi loin que possible. Ainsi, nous avons maintenantStanislas Lerouge qui a remporté deux grands prix, classe derhétorique, au dernier concours. Au premier abord, l’art deDémosthènes et de Cicéron semble assez inutile dans lesgants ; mais on peut être nommé membre d’une assembléedélibérante ou juge au commerce. Quoique l’éloquence ici ne soitpas indispensable, il est flatteur d’en avoir, ne fût-ce qu’à titrede talent d’agrément.

Ces trésors de connaissances que nos sieursLerouge amassent dans leur jeunesse, restant volontiers en magasin,dès qu’ils prennent la direction de la maison, fermentent ets’aigrissent. Ils n’en savent positivement que faire, et s’enservent un peu à tout hasard pour tourner le sang des autres, et leleur par-dessus le marché. Notre sieur Bernard Lerouge, qui mourutpendant les Cent Jours, avait la manie des inventions. Il inventaittout ; sa femme en tomba folle. Il la soigna lui-même par unprocédé qu’il avait trouvé : la gamme des douches. La pauvredame s’en alla après quinze jours de traitement. Le patrondit :

– La mort n’est qu’un accident, et neprouve rien. Ma femme était déjà presque guérie.

C’était un très-bon ménage ; je dois direque, parmi nos patrons, il n’y a jamais eu de mauvais sujets.

Notre sieur Amédée Lerouge, le patron actuel,s’adonna dès son jeune âge à l’étude du croisement raisonné desraces humaines. Il avait remarqué ce fait que les Israélites de saconnaissance se mariaient rarement dans la localité même habitéepar eux, et qu’ils allaient, de préférence, chercher leurs femmesau loin. Les Israélites sont, en général, des hommes prudents etréfléchis, qui gardent avec soin de sages traditions et qui fontmerveilleusement leurs petites affaires. Notre sieur Lerouge,approfondissant le phénomène particulier qu’il avait sous les yeux,arriva à cette conclusion, que ces lettres de change matrimoniales,tirées de place en place par les fils de Jacob, découlaient d’unhaut principe d’hygiène et de conservation. Un fort médecin qu’ilconsulta lui dit que, sans cette mesure, la race juive, en peud’années, arriverait à un état de complet abâtardissement.

Un autre médecin, encore plus ferré sur laquestion, lui communiqua un document statistique qui courait alorsdans les académies et qui prouvait, clair comme le jour, qu’il n’ya point de Parisiens de la troisième génération. S’il s’en trouve,en dépit de la règle, ils sont singes, d’abord, en second lieu,condamnés à vivre sans postérité.

Notre sieur Lerouge fut effrayé, positivement.Il n’y a rien au monde de si parisien que les Lerouge. Leurs gantsseuls voyagent. Pour eux, les colonnes d’Hercule sont àPort-Creteil, dont un Lerouge fut suzerain seigneur au milieu duXVIIIe siècle. Il reste encore des vestiges de sa petitemaison, où il eut l’honneur d’héberger le jeune La Harpe, nepouvant se procurer Voltaire. Notre sieur Lerouge se regarda dansla glace pour s’assurer qu’il ne marchait pas à quatre pattes.

Cependant, à sa connaissance personnelle, iln’était que de la deuxième génération. Son aïeule maternelle avaitvu le jour à Pontoise. Jusqu’alors, il ne s’était guère inquiété decette aïeule, qu’il n’avait point connue ; mais, à dater de cemoment, il lui voua un culte. Le fait est qu’il l’avait échappébelle, et que, sans cette aïeule…

Il fit copier à l’huile son portrait enminiature et le pendit à la place d’honneur dans son salon.

Veuillez noter ceci : notre sieur Lerougeétait déjà marié, et il avait épousé une Parisienne. Jusqu’alors,cette union était restée inféconde.

Notre sieur Lerouge prit de la mélancolie,bien qu’il eût acquis la certitude de ne jamais figurer au Jardindes Plantes. Cela ne lui suffisait pas : il voulait avoir unrejeton. Il s’adressa à un jeune lettré sans ouvrage et luicommanda l’histoire généalogique des Lerouge depuis le début de lamonarchie française jusqu’à nos jours. Ce travail curieuxprésentait assurément quelque difficulté ; car Grégoire, deTours, Frédégaire, le sire de Joinville et même Froissard, ontourdi contre cette grande maison Lerouge la conspiration dusilence ; mais il y avait trois malles pleines de vieuxpapiers au grenier, outre les archives numérotées dans les cartons.Le lettré se mit à l’œuvre. On le payait à la toise. Jamais poëmene fut élaboré plus gaiement. Au bout de trois mois, le manuscritétait au net.

J’ai eu communication, moi qui parle, de cettemonographie véritablement attachante. Ce sont des aspects nouveaux,et l’on est heureux, je le déclare, de suivre la marche des grandsfaits historiques à travers les actes de naissance, de mariage etde décès d’une famille honorable et bien posée.

À ce point de vue, je suppose que notre sieurAmédée lut le travail de son lettré avec plaisir ; mais, s’ilavait fait la dépense d’un historiographe, ce n’était pas pourarriver à ce frivole résultat. Il avait son but. Son but était desavoir si, dans la succession des âges, il y avait eu jamais troisgénérations exclusivement parisiennes dans la dynastieLerouge : j’entends trois générations de suite. Il avaitarrangé d’avance la phrase à l’aide de laquelle il comptaitturlupiner son médecin :

– Docteur, voici les pièces, et cependantje suis fondé à croire que tous mes ancêtres ont eu des enfants.Quant à la métamorphose en singe…

Ici une suspension, ponctuée par un souriretellement malicieux, que ce malheureux docteur devait rentrer sousterre avec ses almanachs.

Mais voici une chose étrange : dans cettelongue série d’années, les trois générations parisiennes, pures detout alliage, ne se rencontraient point. Quel enseignement !La Providence avait veillé. Dieu qui protège la France ne peutfermer les yeux sur le destin des Lerouge. Quand les jeux del’amour et du hasard avaient produit deux générations de Lerougesans mélange de sang provincial, une Bourguignonne venait, ou uneAngevine, ou une Languedocienne. L’aveugle tribu ne savait pas cequi la sauvait, mais elle était sauvée. Ainsi va le monde. Lesprogrès de la philosophie soulèvent chaque jour un petit coin duvoile qui couvre l’excellence de l’œuvre divine.

Notre sieur Lerouge fut convaincu de cettevérité, que, si le nom de Lerouge vit encore après quatorzesiècles, c’est grâce au concours des quatre-vingt-six départements,dont chacun lui prêta au moins une Sabine.

Et n’est-ce pas, après tout, le cas de Parislui-même ? Paris ne doit-il pas mille fois son existence àcette magnifique et constante transfusion du sang provincial ?Paris est le cœur de la France, on a dit cela très-souvent ;je me défie des banalités de ce genre qui, presque toujours,contiennent une grosse impertinence : unique raison de leursuccès. Mais ici le proverbe dit vrai par hasard. Paris est bien uncœur, puisqu’il lui faut tout le sang du grand corps qui vit parlui et surtout pour lui.

Notre sieur Lerouge devint père sur cesentrefaites Madame Amédée lui donna une petite fille grosse commeun rat, qu’on appela Corinne, en considération du chef-d’œuvre demadame de Staël. La petite Corinne était la troisième génération.Lors du dîner qui se donna pour son baptême, notre sieur Lerouge,un peu enflé de son succès, prononça des paroles entachéesd’orgueil. Il dit en portant la santé de madame Amédée :

– Ce que le soin de la Providence a faitjusqu’ici sera désormais dévolu à la prévoyance éclairée du chef dela famille. La science a marché. Nous avons le secret dérobé parProméthée. Les races s’améliorent et se conservent par lesalliances croisées. Ma fille sera nourrie en province, élevée enprovince, mariée en province. Ceux d’entre vous à qui Dieu prêteravie seront témoins des résultats.

Il était le maître chez lui, notre sieurLerouge ; mais madame Amédée y était la maîtresse. La petiteCorinne fut nourrie par une provinciale de Bercy, et mise enpension, plus tard, en province, à Chaillot. À douze ans, c’étaitune jolie enfant, un peu mièvre, mais exécutant sa sonateavec un aplomb d’enfer et sachant déjà se mettre. Notre sieurAmédée jugea qu’elle serait à marier de bonne heure. Il promena sesregards aux quatre points cardinaux, afin de choisir le terroir oùil trouverait un bon époux. Son lettré qui, à la longue, étaitdevenu très-fort sur la question Lerouge, lui dressa un état desalliances contractées depuis quatre siècles seulement. D’après cetexposé statistique, la Normandie méritait le premier rang commeprovenance d’époux, et le Maine comme production d’épouses. Notresieur Lerouge décida que son gendre serait un Normand. Restait àchoisir le sujet. La maison avait à Domfront un correspondant pourles chevreaux, un cousin des Monnerot de Paris ; cecorrespondant avait un fils d’âge convenable. Notre sieur Lerougearrêta que ce fils Monnerot serait le père de ses petits enfants.Ayant pris cette décision, il se reposa dans le calme de saprévoyante sagesse, jusqu’au jour où sa fille atteignit l’âgecharmant de dix-huit ans.

J’ai sous les yeux un portrait qu’on fitd’elle à cet âge. C’était une délicieuse créature. Le peintre quidessina ces contours si délicats et si suaves était amoureux, je nele cache pas ; mais j’ai mes souvenirs, il n’était paspossible de flatter le portrait de Corinne.

Elle s’était développée brusquement dans cesdeux dernières années ; sans atteindre à la taille de sa mère,qui était ce qu’on appelle une très-belle femme, genretragédie et sujet de pendule-empire, Corinne était grande, mince,gracieuse en tous ses mouvements.

Mais j’ai, moi aussi, mes systèmes. Pourquois’attarder à une description détaillée, quand une série de noms etde dates peut suffire à conditionner un tableau parfait, bon teintet garanti pour la ressemblance ? Les Parisiennes sontpurement des reflets. Elles n’existent qu’à l’état de miroir,reproduisant la vogue ambiante. C’est peut-être là ce qui fait leurirrésistible attrait.

Je m’explique, car ceci est une idée fortingénieuse et souverainement exacte. Il convient de ne la pointexprimer à demi. Pour ceux qui n’aiment pas les idées, je diraimieux : c’est une découverte. Elle donne la clef d’une foulede petits mystères ; elle résout mille petits problèmes ;elle peut même guérir une grande quantité de petites maladies,problèmes, mystères, essentiellement parisiens, bien entendu.

La Parisienne est un miroir. Vous tous quil’aimez d’amour, vous surtout qui avez le bonheur et la gloire del’épouser, méditez avec soin ce théorème. Jusqu’à présent, vousavez pu croire que la Parisienne, ce bijou de la création, pensait,sentait, voyait, goûtait, possédait enfin ses attraits propres etses répulsions personnelles. Vous l’avez cru et chaque jour de lavie a posé devant vous une énigme nouvelle. Vous avez usé votrepatience et votre perspicacité à deviner ce vivant rébus, dont centfois par heure le mot change. Peut-être a-t-il lassé votrelonganimité ; peut-être avez-vous atteint ce degré dedécouragement où l’homme le plus vaillant prend son toit en horreuret donne sa démission de père de famille : chose lugubre entretoutes ! Le mot, je vous l’apporte. Restez chez vousdésormais. Flairez au vent seulement ou consultez la girouette quimarque la mode : vous saurez d’avance le temps qu’il fera dansvotre intérieur. N’est-ce rien ? Nous irons plus loin souspeu. Je suis en train d’inventer le paramode.

Non, elles ne pensent pas, si ce n’est par lecerveau détraqué du philosophe en vogue ; non, elles nesentent point, sinon par le cœur du poëte régnant ou du romancieren faveur ; leurs yeux divins s’aveuglent volontairementderrière le lorgnon d’un critique myope qui les force à trouver lebleu vert ; leur goût exquis se fait l’esclave de je ne saisquels palais énervés ou blasés. Elles aiment ce que tel dieu leur aordonné d’aimer ; elles détestent ce que tel lama leur amontré du doigt en criant : « Haïssez ! » Voicimaintenant la série explicative des noms et des dates que j’aipromise. Les noms donnés aux enfants sont symptomatiques. Ilspeignent en pied la mère.

La mère de madame Amédée, née vers 1770,s’appelait Alzire ; madame Amédée, née en 1795, s’appelaitVirginie (ô Paul !) ; notre héroïne était née en 1812.Pendant les deux cent soixante et dix nuits de sa grossesse, madameAmédée avait rêvé qu’elle accouchait d’un bronze doré, représentantun pâle jeune homme, assis sur un rocher que baignait la mercourroucée : cheveux et manteau flottants, lyre brisée,tablettes ouvertes et style antique. Elle l’eût nommé Oswald. Unefille vint : ce fut Corinne.

Mais, depuis la naissance de Corinne, la modeavait changé. C’était la Restauration. Le vaudevilleingénieux faisait fureur au théâtre de Madame. NotreCorinne renia madame de Staël, sa marraine, comme madame Amédéeavait renié son parrain Bernardin de Saint-Pierre. Sa vie, au lieud’être un poëme en prose ou une douce élégie, fut un vaudeville enun acte, orné de couplets.

II

L’hôtel Lerouge est situé rue Pavée, auMarais. C’est un Louvre. Il a, du reste, un nom historique que vousconnaissez tous ; mais il m’est défendu de le prononcer. Ceserait désigner trop ouvertement nos patrons.

Allez donc un jour, si vous voulez connaîtreune des plus sincères beautés de la grande ville, allez faire untour au Marais, qui redeviendra quelque jour le quartier à la mode.Entrez à l’hôtel Carnavalet, ce joyau ; franchissez le seuilaustère de l’hôtel Lamoignon, ce palais. Le faubourg Saint-Germaina volé sa réputation ; il est d’une platitude désolante. LeMarais possède encore cinquante hôtels dignes de loger Rohan etMatignon. Ce sont les Parisiennes du temps de Louis XIV quiont inventé le faubourg Saint-Germain. Il a la mine de Versailles.C’est un petit gentilhomme qui enfle ses preuves pour monter dansles carrosses du roi.

Le Marais parle encore de l’hôtel Saint-Pol etdu château des Tournelles. La place Royale, coiffée de ses noblestoitures, est une page complète et correctement écrite dans le bonstyle de Malherbe, et, quoique Paris nouveau ait canalisé la rueSaint-Antoine, l’intérieur du pays garde fermement sa physionomie.Aussi est-ce toujours le domaine de la véritable aristocratieparisienne : les commerçants sérieux se font très-volontiersun nid au Marais, dans les anciennes demeures des mignons deHenri III et du favori de Louis XIII. Ces lambris dorés,qui ont vu autrefois en action des historiettes assez légères, sontsanctifiés aujourd’hui par la vie de famille et le travailhonorable ; où folâtrait Schomberg, on établit cesboîtes charmantes qui servent à mettre les bonbons du FidèleBerger. Le poëte des devises habite les combles où chantaitBussy ; on frappe des boutons de livrée où la belle Navaillesaimait ; on coule des levrettes et des chèvres de bronze pourserre-papier où M. de Rosny économisait ; tousarticles Paris, articles sérieux, menant droit à la présidence dutribunal de commerce.

Que le faubourg Saint-Germain inscrive aufrontispice de ses maisonnettes tous les noms de l’armorial, que laChaussée-d’Antin épuise le procédé Ruolz pour changer son plâtre enor, que le faubourg Saint-Honoré bâtisse en marbre ses palaisriches et lourds comme des millions, nous avons pris le bon coin,nous autres. Nos plafonds sont de Jouvenet ou de Coypel, quelqueélève de Paget a fouillé nos frises, et vous reconnaîtrezl’inimitable délicatesse du ciseau de Goujon si vous vous arrêtezdevant les cariatides de notre façade. Ont-ils cela dans leurslatitudes parvenues ? Le bon marché n’était pas inventé quandon éleva nos solides murailles. Elles ne furent point bâties pournous, c’est vrai, mais nous les avons conquises. Les Gaulois ont euleur revanche sur les Francs. Nous sommes les seigneurs de ceschâteaux, et nous ne les avons gagnés ni par la hache ni parl’épée. Nulle tache de sang, Dieu merci, ne ternit la fraîcheur desgants de Paris, doux et pacifiques comme les innocents chevreauxdont la peau les compose !

La chambre à coucher de Corinne donnait sur levaste jardin. De sa fenêtre, elle voyait nos arbres géants, quisont les aînés des tilleuls des Tuileries. Corinne avait tous lestalents ; elle peignait l’aquarelle avec succès, et passaitpour une des meilleures élèves de Zimmermann. Sa mère avait pincéde la guitare, son aïeule de la harpe ; elle touchait dupiano. Le monde marche, la mode aussi. Cependant, de quelinstrument joueront nos nièces ? C’est l’impénétrableavenir.

Au delà des grands arbres, il y avait unemaison moderne, dont notre sieur Lerouge avait fait couvrir lesmurs de treillages verts pour sauvegarder son paysage. Cettemaison, qui donnait sur la rue Culture-Sainte-Catherine,appartenait à un jeune colonel de chasseurs, le seul des colonelsdu Gymnase qui ait jamais existé. Il avait trente ans à peine, etil avait déjà mangé trois cent mille livres de rente. C’était, danstoute la force du terme, un adorable garçon, bien mis, doux commeune femme douce, mauvaise tête et terrible l’épée à la main,élégant souverainement, spirituel à miracle, bon, généreux, quesais-je ? Vous l’avez vu dans six douzaines de pièces qui,toutes, ont eu beaucoup de succès à cause de lui. C’est lui quiépouse la jeune veuve à la fin.

Il s’appelait, de son vrai nom, le baron deSaint-Arthur ; mais M. Scribe n’a jamais osé l’étiqueterainsi, trouvant le fait romanesque, fade et même ridicule. Vousdire le nombre de jeunes veuves qu’il avait occupées en grignotantses cent mille écus de rente, est au-dessus de mon pouvoir. Relisezl’opéra-comique de M. Etienne, Joconde, ou les Coureursd’aventures, vous aurez une faible idée de ses mœurs. Personnen’avait pu fixer jamais ce papillon brillant et léger quivoltigeait de fleurs en fleurs, prenant à chacune à peine un atomede parfum : personne, ni brune ni blonde, ni ange ni démon.C’était le tout petit don Juan des théâtres sucrés, le Lovelace àl’eau de fleurs d’oranger qui répond aux sanglots par unepirouette, et force ses victimes à sauter le cotillon : unmonstre de colonel, mais un amour.

Il y avait déjà huit jours qu’il regardaitCorinne par une fenêtre de derrière.

Et il y avait déjà quatre jours que Corinnesavait son histoire sur le bout du doigt. Par quel moyen ? Jerépondrai en vous demandant si vous avez pu penser un seul instantque la fille unique de notre sieur Lerouge fût sans demoiselle decompagnie. Elle possédait, en vérité mieux que cela : unefemme de chambre de bon style. La femme de chambre et la demoisellede compagnie étaient toutes les deux de confiance. Jesuppose que vous êtes fixés. En outre, madame Amédée venait desubir une crise de langueur qui n’était pas sans tenir un peu à sonâge. Elle gardait la chambre depuis près d’un mois. Son médecin,ami de la famille, ne la quittait pas. C’était un praticien quichoisissait ses malades et qui vivait honnêtement d’une douzaine debonnes maisons. Il avait du loisir, il savait les cancans ;ses clientes, à qui toujours il conseillait la chose queprécisément elles voulaient faire, lui trouvaient de grandesqualités.

Il fallait peut-être cette réunion deconjonctures fortuites pour donner de l’importance à ce dangereuxcolonel. On n’est réellement pas trop badaud, dans la maisonLerouge, et madame Amédée, femme du grand monde, s’occupemédiocrement de ce qui se passe dans le voisinage. Mais voilà quenotre sieur Lerouge avait dit un jour, après déjeuner, en montrantM. de Saint Arthur, qui fumait sa pipe turque auprès desa fenêtre :

– Je vais faire prendre à Saint-Mandé unarbre de trente ans, et je le planterai en motte devant la croiséede ce fat !

C’était une affaire de quatre ou cinq centsfrancs. Pour madame Amédée, le colonel grandit aussitôt à la tailled’un événement ; car les Lerouge, sans être pince-maille, nejettent pas du tout leur argent dans la rue. Quant à Corinne, elleeut ce petit sourire des ingénues de théâtre, et se retira dans sonboudoir pour rêver. Sur l’honneur, Corinne rêvait de partipris, comme on fait une lecture. Elle aimait cela. Il lui venait,dans ses rêveries, des phrases entières de M. Mélesville. Ellepleurait aussi parfois. Quand elle pleurait, sa pose était toujoursadorable.

Je ne sais si Corinne aimait le colonel.L’hiver passé, elle avait essayé de distinguer deux jeunesgens parmi ses danseurs d’habitude. Elle s’y était employéesincèrement et de tout son cœur, afin d’avoir un peu de théâtre àla maison ; mais elle n’avait pas pu. Ces deux adolescents,jolis et bien couverts, appartenant tous deux, dans d’excellentesconditions, à l’article de Paris, n’entraient pas comme il fautdans son rêve. Ils ne fournissaient pas les monologues entremêlésde soupirs, qui font si bien au début d’un lever de rideau. Corinneconclut de là qu’il fallait attendre ou chercher ailleurs. Sonheure n’était pas venue, ou l’article-Paris ne valait rien pour leroman.

La demoiselle de compagnie de Corinne étaitson ancienne institutrice, mademoiselle Joséphine Commandeur,personne douce, honnête et pleine des bonnes intentions qui,dit-on, pavent l’enfer. Depuis longtemps, elle flottait entre deuxâges, essayant toujours de remonter le courant. Elle était imbuedes principes de l’éducation préventive. Madame Amédée s’endormaittous les soirs en se faisant lire Télémaque. Notre sieurLerouge la regardait avec cette bienveillance qu’inspire un meubled’habitude. Corinne l’aimait. Il ne faut pas vous y tromper,Corinne avait un bon et cher petit cœur. Les travers que nousdécouvrirons en elle, chemin faisant, appartenaient tous àl’article-Paris, au Gymnase, à l’Opéra-Comique, à madame Amédée, ànotre sieur Lerouge, à mademoiselle Commandeur ou à Félicie.Félicie était la soubrette ; une bonne pièce qui appelait lepatron mon bienfaiteur. Méfiance ! Félicie pensaitbien que Corinne aimait le colonel ; mademoiselle Commandeuren tremblait. Madame Amédée n’y avait pas encore songé. Elleconservait des restes de beauté, empaillés soigneusement. Comme lejardin était grand et qu’elle savait les effets adoucissants de laperspective, c’était pour son propre compte qu’elle se formalisaitdes hardiesses du colonel. Quant à notre sieur Lerouge, sa colèrecontre M. de Saint-Arthur avait-elle sa source dans lesentiment paternel ou dans la susceptibilité conjugale ? Nuln’aurait su le dire. Il y avait du froid dans la maison, à cause dumariage projeté avec le Monnerot de Domfront. Le patron s’étaitdonné le tort impardonnable de ressasser les avantages de cetteunion, tous les jours depuis dix ans. Parisiennes ou non, les damesont la coutume de prendre en grippe le dada de leur époux. C’estbien naturel. Madame Amédée avait horreur du mariage Monnerot. Elleavait dit souvent à son petit cercle que notre sieur Lerougel’inquiétait avec son idée fixe. On a vu des gens devenir maniaquesen partant de plus loin. Corinne partageait, à l’égard du mariageMonnerot, toutes les idées de sa mère. Elle s’était arrangé unMonnerot de fantaisie qui lui servait de jouet et deplastron ; une sorte de Pourceaugnac mitigé qu’on devaitberner de toutes les façons quand viendrait l’heure de labataille ; car il était bien entendu qu’on userait de tous lesmoyens indiqués par les répertoires réunis des divers théâtres pourconjurer cette ridicule union. Le Monnerot de Domfront n’avait, mafoi, qu’à se tenir ferme. On lui préparait des croupières. Félicieet mademoiselle Commandeur, elle-même, étaient déjà du complot.

Notre sieur Lerouge seul connaissait leMonnerot. Ces dames avaient formellement refusé de le voir. LeMonnerot, du reste, paraissait peu désireux de quitter sa villenatale. Notre sieur Lerouge avait été obligé de faire le voyage deDomfront pour se mettre en rapport avec la famille. Il était revenuchaque fois disant que Domfront était un délicieux pays, que lesMonnerot étaient des gens tout à fait comme il faut, et que songendre futur pouvait lutter, comme savoir-vivre, esprit,distinction, élégance, avec les plus remarquables héritiers del’article-Paris. De tout cela, ces dames croyaient ce qu’ellesvoulaient.

Cependant, la guerre n’était pas encoredéclarée.

Il faut à toute rébellion un motif actuel etdéterminé. Notre sieur Lerouge n’ayant jusqu’alors menacé quel’avenir, on le laissait dire. Les rancunes s’accumulaient ensilence. On peut dire, en employant une métaphore sans doute trophardie (mais nous sommes comme cela dans les gants : rien nenous résiste, pas même la langue) ; on peut dire que, si lesbarricades ne sortaient pas de terre, elles étaient déjà semées, etque la graine en fermentait déjà sous le sol. On savait, du côté deces dames, que la manie du patron était inflexible, et le patrons’attendait à une belle résistance. De part et d’autre, les canonsétaient chargés et la mèche allumée.

Un dernier trait, cependant, car il seraitinsensé de représenter une famille de l’article-Paris sérieusementdésunie : madame Amédée aimait beaucoup son mari, Corinneadorait son père, et notre sieur Lerouge chérissait sa femme et safille comme la prunelle de ses yeux.

Par une belle matinée d’avril, en cette année1830, où l’article-Paris devait faire une révolution politique etfabriquer un roi, la cloche de l’hôtel Lerouge sonna pour ledéjeuner à onze heures moins cinq minutes ; c’était l’usage.Tout cordon bleu qui ne s’y conformait pas strictement était mis àpied dans les vingt-quatre heures. Les cinq minutes étaient donnéesaux convives pour faire leurs petits préparatifs ; onze heuressonnant au magnifique coucou Louis XV qui ornait la salle àmanger, tout le monde devait être derrière sa chaise. Voici quelétait le personnel accoutumé de la table de notre sieurLerouge : madame et mademoiselle Lerouge, M. ConstantinLerouge, cousin entre trente et quarante, qui avait une sinécure demille écus dans les bureaux, mais qui les gagnait durement à faireles commissions délicates de madame ; mademoiselle JoséphineCommandeur, M. J.-T. Rocambeau, secrétaire intime du patron.Ce Rocambeau était le lettré qui avait fait l’histoire de France aupoint de vue Lerouge, ainsi que le relevé statistique des alliancesde cette dynastie.

Le pauvre garçon, disait parfois notre sieurAmédée quand il lui plaisait de montrer une aimable gaieté, estbien heureux de m’a voir rencontré sur son chemin. Il allait toutdroit à l’Académie !

Ceci peut vous donner une idée de l’esprit quenotre sieur Lerouge avait.

Par le fait, Rocambeau, qu’il eût ou non suivile glorieux sentier qui mène à l’Académie, avait maintenantd’autres chats à fouetter. Il mettait au net les comptes du patronet recevait ses confidences. Depuis une semaine environ, notresieur Lerouge était embarqué dans une entreprise fort ardue. Seulau monde J.-T. Rocambeau savait ce que cette tête un peu pointuepouvait contenir de calculs subtils et de combinaisonsdiplomatiques.

Un couvert de surplus était mis à demeure etattendait toujours ce bon docteur Mirabel, qui trouvait moyen departager les avis complètement opposés de monsieur et de madame.C’était un homme bien précieux. Quand sa place restait vide,quelque chose manquait à la maison.

Les vibrations de la cloche ébranlaient encorel’atmosphère, lorsque M. Constantin Lerouge fit son entréedans la salle à manger, où tout annonçait l’opulence et aussi lebon goût ; car l’argent a du goût à Paris, et, quand il enmanque, il lui est loisible d’en acheter. Ses deux bahutsLouis XV, qui se regardaient, montraient d’admirablesporcelaines du Japon et des pièces d’argenterie poinçonnées à laMonnaie du grand roi. Les châteaux et les palais conquis parl’article-Paris ont recouvré leurs anciens meubles. Notre sieurLerouge avait son potage servi dans la soupière de Lauzun, etbuvait dans le verre de Bassompierre. Ces races mortes avaient sansdoute négligé les croisements.

M. Constantin, vêtu d’une redingotemarron et d’un pantalon écossais, fit le tour de la tableélégamment servie, en sifflotant un couplet des Nouveautés. Ilregarda, sans les voir, les quatre natures mortes d’Houdry quicouronnaient les portes, et vint battre la générale aux carreaux dela fenêtre donnant sur le jardin.

– Pas bête, ce grand fainéant decolonel ! grommela-t-il ; – dans quelle pièce y a-t-ilune croisée ouverte et une pipe turque ? J’ai vu aussi sa robede chambre au théâtre, et sa calotte, et ses airspenchés !…

Il se retourna, prit une pose cérémonieuse, etsalua profondément. Madame Amédée entrait, appuyée sur le bras demademoiselle Commandeur. Une autre porte s’ouvrit en mêmetemps : Rocambeau parut en habit noir et cravate blanche.

– Monsieur fait demander à madame,dit-il, la permission de ne point quitter sa robe de chambre et sespantoufles : il est légèrement indisposé.

J’espère que ces mœurs courtoises etvéritablement chevaleresques feront une forte impression sur lagénéralité des lecteurs. Ce sont les nôtres. Nous n’avons pashérité seulement des palais et de la vaisselle ; on ne trouveplus guère que chez nous les vrais échantillons de la galanterie defamille.

Madame Amédée répondit :

– M. Lerouge sait bien que nous nesommes pas à cheval sur l’étiquette.

Rocambeau, satisfait, salua et sortit pourreparaître bientôt, donnant le bras au patron. Depuis un tempsimmémorial, Rocambeau faisait chaque matin cette demande, etobtenait cette réponse.

Le patron était peut-être indisposé, mais iln’en avait pas l’air. Il donna un gros baiser au front blanc etcharmant de Corinne, après avoir effleuré de sa lèvre rasée la mainencore très-belle de madame. Mademoiselle Commandeur eut un signede tête amical, et Constantin un cordial bonjour. Ces deuxcomparses ne prirent place qu’au moment où notre sieur Lerouge futassis et eut déplié sa serviette, roulée dans un rond d’or massif,ciselé avec art et orné d’une très-belle émeraude. Ce luxe peutsembler un peu fastueux ; mais c’était une offrandehonorifique du comité directeur de la production du chevreau.

Le froid qui était dans la famille à cause dela question Monnerot n’enlevait l’appétit à personne. Pendant queBerlin découpait sur la table de service en chêne gris sculpté, leshors-d’œuvre furent attaqués assez gaiement… Ceux qui ont parlé dufaible appétit des Parisiennes sont d’infimes calomniateurs.

– Deux faillites ce matin, dit lepatron ; Virginie, vous ne me parlerez plus des diamants demadame César Troupeau… C’est leur terre de Touraine qui les aruinés…

– Pauvre femme murmura madame Amédée, labouche pleine.

– Nous sommes couverts, fit observer lepatron. Que dit-on de nouveau, Constantin ?

– On parle d’un changement deministère…

– Vieilleries… Bertin ! poussez levolet du côté droit. De ma place, je vois cet impertinent bonnetgrec et la fumée de la pipe turque !

– Ce pauvre jeune homme fume vraimentbeaucoup trop, dit madame Lerouge avec douceur.

– L’oisiveté…, commença Constantin.

– Quand on a un grade comme le sien à sonâge…, interrompit Corinne.

– La faveur…, riposta Constantin.

Notre sieur Lerouge se frotta les mainsénergiquement.

– Une chose certaine, dit-il ens’adressant à ces dames, c’est que vous m’avez tiré une fière épinedu pied en refusant d’aller lundi prochain à la soirée desLecouteux. Je savais que ce précieux M. de Saint-Arthur…(Saint-Arthur !…) devait y être.

Une nuance plus rose vint aux joues veloutéesde Corinne, tandis que les sourcils fiers de madame Amédée sefronçaient à demi. Il y eut en elle un travail mental qui dura lequart d’une seconde.

– Avais-je donc oublié de vous le dire,mon ami ? prononça-t-elle avec un calme parfait. Nous nousétions ravisées, Corinne et moi ; la lettre d’acceptation estpartie… Mais on peut revenir là-dessus si vous le voulezabsolument.

Corinne perdit ses jolies couleurs roses etbaissa les yeux sur son assiette. Le cousin Constantin avala troisbouchées d’un coup. C’était lui qui répondait aux invitations.Madame Lerouge venait de mentir ; le cousin Constantin étaitaussi sûr de cela que Corinne elle-même. Pourquoi madame Lerougeavait-elle menti ?

Quant à notre sieur Amédée, il fut admirable,comme toujours, de convenance et de dignité.

– Virginie, répondit-il aux dernièresnotes de sa femme, – je vous ai dit ma façon de penser sur cemilitaire. Il n’a pas mon estime. Mais ce serait lui accorder aussipar trop d’importance que de modifier, à cause de lui, les projetsde plaisir ou d’affaires de madame et de mademoiselle Lerouge. Vousirez à la soirée dansante des Lecouteux, et je me charge de vous yaccompagner en personne.

III

– Docteur, vous arrivez audessert !

– Docteur, vous voilà bien ! vousn’en faites jamais d’autres !

– Bertin, servez le docteur. Nous leregarderons déjeuner pour sa peine !

Oh ! le charmant état ! oh !l’agréable et douce profession ! Si votre fils a du goût pourla médecine, demandez-lui tout d’abord s’il veut soigner tout lemonde ou seulement les gens comme il faut. S’il veut soigner toutle monde, croyez-le ! mieux vaut aller au bagne. Le médecin detout le monde est un pur et simple forçat. Si, au contraire, votrefils manifeste la sage vocation de ne soigner que les grandspropriétaires et les notables commerçants, pressez-le sur votresein, heureuse mère : cet enfant-là fera son paradisici-bas.

Notez bien qu’il n’y a pas besoin d’êtretrès-fort. Il suffit de savoir s’y prendre. On peut procéder dedeux manières : par la brutalité, ce qui est un excellentmoyen, ou par la complaisance, qui réussit mieux auprès decertaines natures. Nous avons des praticiens diplomates qui sontbrusques dans une moitié de leur clientèle et doux comme desagneaux dans l’autre. Ces diverses mises en scène peuvent fatiguerau premier abord ; mais on s’y habitue, et c’est moinspénible, en somme, que de sécher au lit du vrai malade ou de pâlirsur les bouquins. Un médecin qui s’y connaît doit non-seulement netraiter que des gens riches, mais encore il doit fuir tous lesclients dont la santé laisse quelque chose à désirer. Que ceux-làprennent les médecins de tout le monde, les médecins qu’on paye,les médecins qui travaillent. Ceux-là guérissent quelquefois, etalors on peut rogner leur mémoire comme la note d’un tailleur. Maisles vrais, mais les heureux, mais les indispensables, on ne lespaye pas, morbleu ! aussi, coûtent-ils cher. On les gâte, onles comble ; ils sont de luxe, et vous savez bien qu’à Parisl’article fantaisie atteint des prix fous.

– Bon teint, cher monsieur, dit ledocteur Mirabel en s’essuyant le front. Qu’avez-vous besoin de moiavec ces yeux-là, belle dame ?… Pardonnez-moi ; il fautbien être un peu tout à tous. La duchesse me prend les trois quartsde ma vie avec ses frayeurs… Vous souriez… Mon Dieu ! c’estaussi une maladie… Je le disais hier à la maréchale… qui m’a chargéde vous faire bien tous ses compliments, belle dame… Rien qu’unblanc, Bertin, mon ami… Mademoiselle Commandeur a une mine superbe…Corinne, j’ai de vos nouvelles : votre coiffure du bal Peyrana fait époque : on en parle au faubourg. J’ai la fatuité dedire partout que je suis votre vieil ami…

Partout ! chez la maréchale et chez laduchesse. Il ne faut rien cacher : l’article-Paris a un faiblepour le noble faubourg. Certes, notre sieur Lerouge ne mettait passa position au-dessous de celle d’un duc et pair, et il avait bienraison ; cependant une des forces du docteur Mirabel était desoigner la duchesse et la maréchale.

– Ces dames daignent donc s’occuper denotre petit monde bourgeois, mon ami ? demanda négligemmentCorinne.

Notre sieur Amédée ne laissa pas répondre ledocteur.

– Ce pauvre petit monde bourgeois,prononça-t-il avec cette sûreté de débit d’un chef de famille à quipersonne ne fait remarquer jamais les sottises qu’il peut dire, cepauvre petit monde gouverne l’univers. Chaque chose a son temps. Jerespecte la noblesse antique et j’honore également lesillustrations plus modernes dont le blason a été conquis sur lechamp de bataille de l’ère impériale. Mais ces deux aristocratiessont bien forcées de s’incliner désormais devant la puissanceimpérissable du travail, dont nous sommes, nous, les Lerouge, unéchantillon à la fois honorable et remarquable. C’est une troisièmearistocratie dont la source, limpide comme un cristal de roche…

Notre sieur Amédée toussa sec et fit le gested’une personne qui a eu le malheur d’avaler sa salive de travers.Cela peut arriver à tout le monde ; mais il abusait de cemoyen et avalait ainsi de travers chaque fois qu’il s’embarquaitdans une harangue périlleuse dont Rocambeau, son lettré, ne luiavait point jalonné les détours.

Constantin, qui avait des opinions avancées,dit :

– Nos pères ont combattu pourl’anéantissement des privilèges…

– Toi, tu vas le noyer, Tintin !s’écria notre sieur Amédée en retrouvant plante ; tes pèresétaient les Lerouge, gantiers du roi. Il ne s’agit pas depolitique. Si j’avais l’idée d’être pair de France… Un verre debordeaux, médecin des ducs !

Corinne grignotait un biscuit, Madame Amédéeépluchait avec distraction une superbe pêche confite. Ellestressaillirent toutes deux, parce que le docteur répartit à hauteet intelligible voix :

– Ma foi, cher ami, les ducs dont je suisle médecin me font au moins l’honneur d’avoir confiance en moi, et,quand ils marient leurs filles, ils daignent me mettre dans laconfidence.

Il y eut autour de la table un silenceembarrassé. Mirabel but son verre de bordeaux à petites gorgées.D’ordinaire, il était d’une discrétion à toute épreuve. C’est dansl’emploi. Mais, ce jour-là, loin de faire retraite après cettesortie évidemment intempestive, il demanda rondement :

– Ces Monnerot de Domfront sont-ilsparents de nos Monnerot de la rue Boucherat ?

Le patron fit un petit signe de têteaffirmatif en souriant. Puis il mit un doigt sur sa bouche enregardant d’un air malicieux « ses deux femmes, » commeil appelait madame Amédée et Corinne.

– Est-ce au faubourg Saint-Germain qu’onvous a appris cette nouvelle ? demanda madame Lerouge d’un airpincé.

Puis elle ajouta, en caressant la joue de safille :

– Prends la voiture avec mademoiselleCommandeur, et va voir un peu chez Alexandrine ce qui se fait poursoirée dansante ; j’entends pour moi… Surtout rien de tropjeune, tu sais, mon ange ; j’aime mieux qu’on dise que j’ai lamanie de me vieillir.

Puis, avec une toute petite nuanced’amertume :

– Moi, mes coiffures ne font plus époquechez la maréchale !

Corinne était déjà levée, ainsi que cettebonne mademoiselle Commandeur, qui avait l’infirmité de rougircomme une tomate après le repas, malgré sa sobriété scrupuleuse. Jene sais si ce fut pour garder contenance en ce moment difficile,mais ce bon docteur Mirabel regarda notre sieur Amédée en clignantde l’œil.

– Allons, dit-il sans paraître déconcertéle moins du monde, j’ai fait un pas de clerc. Je veux m’en tirerpar un cancan. Vous avez ici près un beau ténébreux qui occupetoutes langues du dixième arrondissement… là-bas, de l’autre côtéde votre jardin… un superbe garçon, colonel à vingt-huit ans,très-gentilhomme et encore plus ruiné…

Corinne s’attardait maintenant à plier saserviette ; mademoiselle Commandeur était à moitié chemin dela porte ; madame Amédée avait pris une tenue grave.Constantin pointait son lorgnon sur la fameuse croisée que notresieur Lerouge voulait boucher à l’aide d’un tilleul de trente ans,planté en motte.

– M. de Saint-Arthur ?…dit le patron, qui haussa les épaules. Il faut avoir bien du tempsà perdre pour s’occuper de ce mauvais sujet.

– Il est remarquablement distingué,protesta madame Amédée.

Corinne faisait lentement le tour de la tablepour aller embrasser son père.

– Non pas M. de Saint-Arthur,s’il vous plaît, répliqua le docteur Mirabel, M. Arthur toutcourt… Nous habitons là-bas un petit appartement, au troisièmeétage, sous le voile du plus romanesque incognito… Nous avonsstrictement rompu avec le grand monde.

– Bah ! se récria le patron, ilétait mardi dernier au thé de Fauvel jeune, et il sera lundi à lasoirée dansante de Lecouteux !

Madame Amédée se prit à sourire etdit :

– M. Lerouge n’a pas de temps àperdre et ne s’occupe pas de ce mauvais sujet !

– M. Lerouge, ma bonne amie,répliqua le patron avec une douce autorité, a l’habitude de savoirce qu’il fait. Il est époux et père.

Les yeux de madame Lerouge brillèrent et sonteint s’anima brusquement. Elle fut jolie pendant une minute, tantla réponse du patron lui donna d’aise. Le pourquoi de cette bonnehumeur est oiseux à expliquer. Corinne donna son front au baiser deson père, et se dirigea lentement vers la porte. Avant de passer leseuil, elle put entendre encore le docteur qui disait :

– Chacun de nous a son grand monde. Legrand monde du colonel ne va pas chez les Fauvel jeune, quoique lacompagnie qui se rassemble dans ces salons, aussi richesqu’élégants, soit assurément fort respectable. Aller chez lesFauvel et chez les Lecouteux, c’est précisément déserter l’hôtel deB*** et l’hôtel de R***. Et, permettez, il y a de quoi causer, jevous le garantis. Tout ruiné qu’il est, ruiné à plate couture, lebeau colonel a refusé la semaine dernière mademoiselle de K***, laplus riche héritière de la rue de Varennes.

La porte se referma sur Corinne. Pour le coupson cœur battait. Elle était heureuse et fière de sentir battre soncœur. Il leur arrive, en vérité, d’avoir peur d’être despoupées.

– Refusé ! se récria cependant lapatronne.

– Décliné, si le mot vous semble plusdécent, belle dame. C’était la duchesse qui s’attelait à cemariage. Elle est furieuse, et dit que le colonel va mettre le feuà quelque famille du négoce.

– Sachons pardonner à cette caste sonlangage amer et impertinent, prononça notre sieur Amédée avecmodération. Les vaincus doivent garder quelques privilèges, si levainqueur a de la grandeur d’âme.

Le déjeuner était achevé. Le docteur offritson bras à madame Amédée, qui fit signe à Constantin de ne pass’éloigner. Le cousin s’attendait à cela ; il savait quelleallait être sa besogne.

– Monsieur Mirabel, dit la patronne enpassant au salon, j’ai confiance en vous, quoique vous vousentendiez tous entre hommes.

– Chère dame, répliqua le docteur, nousautres médecins, nous sommes des moitiés de bonnes femmes. Rarementprenons-nous le parti du bon mari… et vous savez bien qu’avant toutje vous appartiens, chère dame.

– Vous devinez de quoi je vais vousparler, docteur ?

– Vous allez me parler de l’odieuxmoment…

– Vous riez.

– Je serai sérieux pour peu que vous mel’ordonniez, madame.

– Docteur, je n’ai qu’une fille, et ils’agit du bonheur de toute ma vie… Avez-vous travaillé un peuM. Lerouge ?

– Je l’ai tourné et retourné dans tousles sens, selon votre désir.

– Et il a été inflexible ? Leshommes sont tous ainsi…

– Belle dame, sous ce rapport, rien neressemble tant à l’homme que la femme. Quand on a une fois une idéefixe…

– Est-ce que j’ai des idées fixes, moi,monsieur ? s’écria impétueusement la patronne. Vous êtesinjuste comme les autres !

Le docteur s’assit auprès d’elle sur le divandu salon.

– Quand vous aurez fini avec madame, luicria du seuil le patron, je vous attends dans mon cabinet,docteur.

Mirabel consulta sa montre etmurmura :

– La marquise doit avoir envoyé chez moitrois fois déjà pour le moins… Si fait, belle dame, reprit-il en setournant vers la patronne, vous avez une idée fixe qui est justel’envers de l’idée fixe de votre mari. M. Lerouge veut pourgendre le Monnerot de Domfront, et vous ne voulez pas du Monnerotde Domfront pour gendre.

– Corinne déteste les provinciaux,monsieur !

– Son père les adore, madame… Son systèmede croisement…

– Une ineptie ! compte-t-il vendreses petits-enfants à la livre ?

– Ce système a du bon, chère madame,croyez-moi. Seulement, comme tous les gens qui n’ont pas faitd’études spéciales, M. Lerouge exagère… Notez bien que je n’ainullement l’intention de vous convaincre ni l’un ni l’autre. J’aidit à M. Lerouge tout ce que la franchise d’un vieil ami peutse permettre. À vous, belle dame, je répète que j’ai pris sur lejeune Monnerot de Domfront les renseignements les plus précis. Ilest bien tourné, bien élevé, spirituel, bon, brave, charmant.

Madame Amédée frappa du pied.

– Nonobstant quoi, acheva le docteur,comme je vous l’ai prouvé ce matin en jetant la question Monnerotsur le tapis, je suis prêt à faire tout au monde pour rompre cemariage, qui me paraît convenable, raisonnable, excellent !Puis-je mieux dire ?

Madame Amédée lui tendit sa main de cet air dereine que prennent les duchesses à la Comédie-Française ;Mirabel la baisa.

– Docteur, prononça-t-elle à demi-voix eten minaudant quelque peu, j’ai le malheur d’avoir des idéesélevées. Je les ai inculquées à Corinne et c’est peut-être un tort.Voyons, de bon compte, s’appelle-t-on Monnerot ?

– Quand les jeux de l’amour et duhasard…, commença le médecin en riant.

– Ne plaisantons plus, je vous prie,l’interrompit sévèrement la patronne.

– Si nous ne plaisantons plus, belledame, reprit le docteur d’un ton sérieux, je vous répondrai que jem’appelle Mirabel comme une prune, et vous Lerouge… Vous aurais-jeoffensée ?

– Non, répliqua la patronne, qui secouala tête lentement ; vous avez fortifié ma résolution. Je neveux pas que ma fille ait un de ces terribles noms… Quel que soitvotre avis, moi je vous dis qu’on ne s’appelle pas Monnerot… pasplus qu’on ne s’appelle Leblanc, Lecamus ou Leborgne… Corinneencore avec cela !… Vous figurez-vous CorinneMonnerot !

– J’avoue que je n’avais pas creusé laquestion à cette profondeur…

– Taisez-vous !… pour sûr que vousme comprenez… Vous connaissez la famille de ce jeunecolonel ?

Le docteur sauta sur son fauteuil. MadameLerouge le regardait en souriant.

– Il n’y a rien de prémédité là dedans,poursuivit-elle ; c’est une idée qui me passe. En somme, iln’y a pas besoin d’un Monnerot pour perpétuer la race.

Ceci fut dit avec amertume.

– Et le véritable moyen, ajouta-t-elle ens’animant, serait d’allier des castes dissemblables… Du gant auchevreau, il n’y a toujours que la main !

Mirabel s’inclina en souriant à son tour.

– Ceci est un point de vue scientifique,répondit-il, qu’on pourrait soumettre à M. Lerouge… Mais lafamille du colonel est parisienne ; lui-même a reçu le jour àParis, rue Taranne, à l’hôtel Taillebault…

– Taillebault de Saint-Arthur !prononça mélancoliquement la patronne.

Et le Mirabel répéta sans rire :

– Madame Corinne Taillebault deSaint-Arthur !

– Colonelle ! ajouta Virginie, etbientôt générale, sans doute, car elle ne pourrait manquer d’avoirde l’avancement… Ces Taillebault n’ont-ils point detitres ?

– S’il vous plaît que je m’eninforme…

– Comment ! si cela me plaît !mais vous ne comprenez donc rien, aujourd’hui ?… Pensez-vousque, si ce jeune homme a refusé un riche mariage, là-bas, dans lefaubourg Saint-Germain, ce soit pour le roi de Prusse ?

Pour le coup, le docteur affecta un grandétonnement et baissa les yeux comme un homme discret qui reçoit àbout portant une confidence inattendue.

– Je croyais…, commença-t-il ; – onm’avait dit…

– Mon bon ami, interrompit la patronnelestement, – j’ai eu mon temps… et jamais les méchantes languesn’ont trouvé à mordre… Maintenant, je suis dans l’emploi des mères…Vous avez mal cru, et ceux qui vous ont dit sont desniais !

– Alors, murmura le docteur en soulignantson trouble, c’est bien pour notre petite Corinne ?

– Il y a des moments, tenez !s’écria la patronne, où je jurerais que vous jouez double jeu… Maisvoilà : Constantin ne peut me servir à cela ; je n’ai quevous… Voyez un peu ce jeune homme… soyez adroit… Ne pourrait-ilêtre né en Auvergne ou en Bretagne ?… Vous comprenez, quand lemotif est honorable… Pour finir, nous ne serons jamais Monnerot,c’est dit… et maintenant, allez retrouver M. Lerouge, qui doits’impatienter… Nous recauserons demain.

– Ce que femme veut…, murmura le docteurMirabel d’un air très-fin ; et cependant, il y a du bon dansle principe du mélange des races.

Il sortit. Constantin Lerouge montra saredingote de fantaisie et son gilet voyant à la porte opposée.

– Tintin, lui dit la patronne, c’est pourécrire aux Lecouteux. Vous savez : « M. et madameLerouge, etc., ont l’honneur, etc. » enfin, une acceptation…vous daterez d’avant-hier… Et, s’il arrivait quelque chose, vousauriez gardé la lettre dans votre poche.

– J’aurais… ? répéta le cousin.

– Vous le diriez, Tintin ! s’écriala patronne avec impatience ; voilà-t-il pas uneaffaire !

Dans la voiture, Corinne, pensive et un peutriste, répondait avec distraction au babil didactique de la bonneCommandeur, qui devenait bavarde comme une pie dès qu’elle n’étaitplus en présence des patrons.

– Ma chère enfant, lui dit l’excellentedemoiselle en arrivant à la porte d’Alexandrine, voici le moment oùmes conseils et mon expérience vont devenir pour vous plus précieuxque jamais. En vain, j’ai fait mon possible pour me le dissimulerjusqu’ici. Vous touchez à cette heure critique où le destin d’unejeune fille se décide. Vous connaissez mon affectueux respect pourmadame. Je ne crois pas manquer à ce que je lui dois, en disantqu’il vous faut peut-être un autre guide. Ce n’est pas dans lesromans, voyez-vous bien, qu’on doit chercher ici une règle deconduite. Si votre inclination naissante…

Elle s’arrêta, parce que Corinne relevait surelle son grand œil noir, paisible et un peu railleur.

– Vous êtes toutes folles du colonel,prononça la fillette d’un ton de gaieté maligne ; il n’y a quemoi de sage ! ma pauvre Commandeur.

Les lèvres minces de l’ancienne institutricese pincèrent. On montait l’escalier de la modiste.

– En sommes-nous déjà à vouloir noustromper nous-mêmes ? murmura-t-elle.

Corinne entra, et, pour exécuter à la lettreles ordres de sa mère, elle se fit montrer un assortiment decoiffures pour jeunes femmes de vingt-cinq à vingt-huit ans. Ellesavait que madame Amédée avait la manie de se vieillir.

IV

Corinne était seule ; Corinne avait vutomber le papier. Elles voient tout : ceci soit dit une fois.Un petit rais de soleil, passant par l’entre-bâillement desrideaux, mettait un reflet au satin du papier. C’était sûrement uneidée ; mais Corinne croyait sentir je ne sais quel parfum douxet pénétrant ; elle l’attribuait à ce pli tombé. Oh ! quece n’était point une de ces odeurs violentes et communes qui fontfuir le voisinage des grosses dames endimanchées ! Il y avaitdans cette senteur, perceptible à peine, une délicatesseinfinie ; cela ressemblait aux lointaines effluves que labrise emporte sur la montagne, quand il y a, tout au fond de lavallée, de beaux acacias en fleurs.

Corinne se laissa tomber sur sacauseuse ; ses regards ne pouvaient se détacher du papier,dont la blancheur avait ces glacés bleuâtres, suaves à l’œil et quiproduisent l’effet d’une discrète caresse. Eut-elle la pensée de leprendre ? eut-elle la tentation de l’ouvrir ? Je ne peuxpas vous dire, moi, comme elle était jolie en ce moment. Sa têtepensive s’appuya sur sa main et un pauvre long soupir s’exhala desa poitrine. Croyez-moi, l’échelle des mystères du cœur a desdegrés infinis. L’amour, le véritable amour peut venir au traversdes plus étranges enfantillages. Souriez, si vous voulez, maispoint d’amertume ! Je vous défends le dédain. Chacun de vous asa fantaisie, avouée ou non. Il n’est pas un cœur dont on ne pûtextraire un bizarre et risible caprice. Moi qui n’ai pas la foliedu Gymnase et qui nourris pour le vaudeville en général unetendresse absolument modérée, je dois avoir d’autres faiblesses,plus drôles encore peut-être. L’histoire des lunes du cœur seraitun livre curieux, mais invraisemblable. C’est toujours la parabolede la paille et de la poutre, mais en sens inverse. Si parfaitementféru que l’on soit, on a peine à croire aux mignonnes extravagancesde sa voisine.

Pour le coup, mademoiselle Lerouge rêvait etrêvait tout de bon. Sa rêverie, nous vous l’accordons, affectaitune forme singulière, mais qui n’en comportait pas moins de troubleet pas moins d’émotion. Qu’on nous permette l’analysesuccincte : nous rassemblons ici d’humbles matériaux pour legrand livre des curiosités d’amour. Pendant que ses beaux regardsmouillés nageaient dans le vague et qu’un va-et-vient léger agitaitles contours jolis de son corsage, mademoiselle Lerouge sedisait :

– Je suis presque brune, et mademoiselleIrma serait rouge si elle ne mettait pas beaucoup de poudre blondedans ses cheveux. Paul, au contraire, est très-brun. Il a ducaractère. Nous deux, ce serait l’opposé. Le colonel estblond ; sa moustache paraît un peu plus foncée que sescheveux. Il a le teint un peu trop frais pour un militaire. Maiscela ferait bien cependant, et le blond sied merveilleusement auxofficiers supérieurs de cavalerie. C’est à peu près la mêmedifférence de taille qu’entre Paul et Irma, quoique Paul soit uneidée moins grand que le colonel… et moins joli garçon aussi… etmoins distingué… Comme le colonel jouerait bien les rôles dePaul !

Elle sourit : un ravissant sourire. Quevoulez-vous ! étant donnée la fantaisie où nous sommes, cerêve du Gymnase est juste aussi entraînant que toute autre poésie.Bien entendu, Irma et Paul étaient la jeune première et le jeunepremier à la mode.

Corinne se leva et gagna d’un pas languissantle coussin de velours de son prie-Dieu. Elle s’y agenouilla. Sesdeux mains se baignèrent dans les masses de ses cheveux. Sa prièrefut ardente, et des larmes lui vinrent aux yeux pendant qu’elledemandait au Seigneur aide et bon conseil. Dans l’avant-dernièrepièce en deux actes, Irma avait un rôle où elle priait, pendant quele colonel était sur le terrain. Et Paul revenait avec un bras enécharpe. Corinne eut une grave distraction. Elle vit passer devantses yeux fermés Saint-Arthur avec un bras en écharpe. Il étaitpâle. Il y avait une tache rouge à son linge blanc…

Corinne s’éveilla. Je crois qu’elle avaitparlé haut, comme une belle petite Parisienne, habituée à entendreles monologues d’Irma et ceux de Paul. Elle pesa sur le cordon desonnette et Félicie entra aussitôt ; trop tôt. L’œil etl’oreille de Félicie devaient être bien près du trou de laserrure.

– Ma fille, lui dit sèchement Corinne,vous avez perdu une lettre : tâchez de mieux serrer voscorrespondances à l’avenir.

Le soir, madame Amédée convoquaextraordinairement son docteur Mirabel.

– Mademoiselle Commandeur et Félicie sontunanimes, lui dit-elle, car elle avait des mots superbesdans les grandes occasions ; notre Corinne a le cœurfrappé.

– Tant pis ! répondit ledocteur.

– Vous avez de mauvais renseignements surle colonel ? Je vous fais observer tout d’abord qu’il faut quejeunesse se passe, et que tous ces tapageurs sont d’excellentsmaris à l’user.

– Le colonel m’inquiète peu, belledame ; mais M. Lerouge…

– M. Lerouge verra s’il convient decreuser la tombe de sa fille unique ! prononça solennellementla patronne ; elle en est déjà à s’agenouiller devant sonprie-Dieu pour pleurer. Si elle succombe, je la suivrai ;M. Lerouge pourra épouser ses Monnerot tout seul ! Maisvoyons un peu, docteur, racontez-moi le colonel.

V

Notre sieur Lerouge se promenait les mainsderrière le dos, dans son beau cabinet aux boiseries sculptées etdorées. Son lettré Rocambeau, assis à un petit bureau, toujours enhabit noir et cravate blanche comme un notaire de bon style,écrivait sous sa dictée. La lettre était ainsi tournée :

À M. Monnerot aîné, de la maisonMonnerot et fils, à Domfront.

« Monsieur et cher correspondant,

» La faveur de votre chère du 17 courantm’est bien parvenue en temps, et la note qui de raison en a étéprise pour les petites échéances particulières et les achats demadame, à qui S. V. P., tous saluts et bons souhaits dela mienne, dont la santé se soutient, selon que vous vous eninformez obligeamment.

» Votre honorée demande mon avispersonnel sur l’avenir des cours, au début de la saison nouvelle.La peau brute se tiendra ferme que devant, sauf événementsultérieurs, modifiant occasionnellement l’état de la place. Commej’ai eu l’avantage dans ma précédente, nous possédons notre plein.Videz-vous aux meilleures.

» Passant au paragraphe de votre honoréequi mentionne votre cher fils, dont vous êtes inquiet par défaut deréponse, je m’empresse d’y satisfaire avec détail. Le jeune homme,arrivé voilà huit ou dix jours, a bien pris dans la famille, oùmadame Amédée, comme de juste, dans sa position, lui a offert lepossible. Il a préféré loger en ville et nous l’avons dans lequartier, à proximité, mangeant avec nous et plaisant beaucoup ànotre jeune fiancée par son aimable caractère. Prière de ne prendreaucun souci à son sujet ; mille tendresses de sa part, enattendant une lettre de lui, comme il le doit, pour vous annoncersans doute l’époque de la noce.

» Pour le surplus, m’en référant auxprécédentes, agréez mes meilleures salutations. »

Notre sieur Lerouge, en dictant ces derniersmots, s’était arrêté non loin de son Rocambeau et le regardait enface d’un air triomphant.

– Comment la trouvez-vous,celle-là ? demanda-t-il.

– Monsieur…, répondit l’ancien lettréavec un sourire flatteur.

– Certes, certes, dit notre sieurLerouge ; mais je n’entends pas parler du style… La chose, mongarçon, comment trouvez-vous la chose ?

Rocambeau déposa la plume.

– Je n’ai jamais eu le plaisir de voir lejeune M. Monnerot à votre table, prononça-t-il en baissant lavoix.

Il avait peur de déplaire. Sa position étaitenviable mais précaire, et désormais il était bien tard pourrentrer dans la critique, dans le roman ou dans la tragédie.

– Je crois bien ! s’écria le patron,qui éclata de rire ; ni moi non plus, mon garçon, ni moi nonplus ! Merci de nous ! Qu’est-ce que dirait madame, si onlui servait un Monnerot ?

Notre sieur Lerouge riait rarement ;encore plus rarement employait-il ces tournures de phrases risquéesqui mettent du pittoresque dans le discours aux dépens du bon goûtet de la convenance. Les hautes têtes de l’article-Paris n’ont pasl’habitude de se comporter comme des artistes. Mais notre sieurLerouge était dépassé ! Il semblait chanter au dedans delui-même un hymne victorieux, et c’est tout au plus s’il pouvaitréprimer les trop bruyantes manifestations de son triomphe.

– Je n’ai jamais été homme de lettres,moi, mon garçon, poursuivit-il ; je n’ai jamais mis sur monenseigne : « Ici on vend de l’esprit, du bon sens, dustyle, de l’imagination, etc., etc. » Rocambeau, mon ami,entendez-vous ? Mais, si le hasard avait voulu que j’eussebesoin de tout cela pour vivre… Je n’ajoute pas un mot… Vous verrezsous peu de quel bois je me chauffe.

Il se plongea dans un voltaire et ramena sarobe de chambre sur son ventre, légèrement proéminent, soutenu pardes jambes un peu maigres, mais trop longues et portant leursrotules en dedans. J’ai remarqué dans l’article-Paris deux espècesde jambes : la monture en coq et la monture en canard. Ilfaudrait croiser ces deux catégories. Le coq a plus de distinction,évidemment, surtout quand il est debout ; le canard, fier dela grosseur de ses mollets, marche à genoux et dandine son séant àquinze pouces du pavé. Mais, une fois assis, il a bien bonnetournure ! Quand j’étais enfant, je m’amusais à juger nosdivers patrons par leurs jambes. Les coqs étaient toujours plusbruyants, plus vains, plus chevaleresques ; les canards plusgraves et plus lourdement orgueilleux.

Notre sieur Lerouge sortit de sa poche un plide papier glacé, et se mit à le parcourir en souriant.

– Mon cher monsieur Rocambeau, dit-iltout à coup, voilà du temps que vous me suivez. Je ne suis pas deceux qui mettent leurs idées sous cloche. Si vous m’avez écoutéattentivement et bien compris, vous devez posséder maintenant tousles éléments. Voyons, étant donnés les principes généraux del’alliance des races, quel sujet choisiriez-vous pour l’appareilleravec mademoiselle Lerouge, ma fille ? Le tempérament,d’abord ?

– Sanguin-bilieux, répondit le lettrésans hésiter.

C’était à ces menues représentations qu’ilgagnait sa vie.

– Très-bien ! s’écria le patron,vous avez de l’intelligence : mademoiselle Lerouge estnerveuse, un quart lymphatique ; par conséquent, letempérament bilieux-sanguin me semble indiqué. Bilieux-sanguin,vous entendez, plutôt encore que sanguin-bilieux, à cause de laprédominance du fluide nerveux chez le sujet à pourvoir.Deuxièmement, les cheveux ?

– Blonds, s’il se peut, je pense.

– Vous pensez profondément juste, moncher monsieur Rocambeau. Seulement, les cheveux blonds sont rares,très-rares dans les qualités bilieuses. Elles viennent en majeurepartie des pays méridionaux qui fournissent le brun de la chevelureet de la peau ; mais peu importe la rareté de l’article. Vousavez dit juste et je vous en fais mon compliment… En troisièmelieu, la complexion ?

– Robuste, mais non pas obèse, à causedes tendances à la lymphe.

Notre sieur Lerouge décroisa ses jambes et mitses deux poings sur ses genoux.

– Ah çà ! ah çà ! fit-il, vousêtes fort tout à fait, Rocambeau, plus fort que je ne croyais… Etconnaissez-vous à Paris beaucoup de jeunes messieurs qui puissentallier ces trois qualités fondamentales et sine quâ nonaux autres conditions d’âge, d’éducation, de morale, de tenue, defortune, etc., qui doivent être réunies chez le futur époux demademoiselle Corinne Lerouge ?

– Je cherche dans vos connaissances,répliqua le lettré ; mais j’avoue que je ne vois pas…

– Rocambeau ! s’écria le patron entouchant son front du bout de son doigt ; Dieu seul estcréateur, je ne vais pas contre cela ; mais l’homme a soneffort fécond dont il faut tenir compte. Je puis certifier quecette affaire m’a donné beaucoup de peine. L’être suprême estincontestablement l’auteur de l’arbre ; mais c’est lejardinier qui fait l’espalier. J’ai dans mes notes le compte de mesvoyages à Domfront : onze excursions aux confins de laNormandie ! Vous verrez ce jeune homme, Rocambeau, vous leverrez ! Il réunit tout, et, si les résultats physiques decette union ne sont pas de premier choix, ma théorie est jugée, jerenonce au labeur de toute ma vie et je reconnais avec amertume quel’alliance des races n’est qu’un vain mot… Écrivez !

La plume de Rocambeau retomba aussitôt enarrêt sur une belle feuille de papier à lettre bleu, timbré à lagriffe de notre sieur Lerouge. Celui-ci dicta :

À monsieur Denis Lecouteux, enville.

« Monsieur et ami,

» Je prends la liberté de vous demanderun service. Je désire présenter à madame et procurer le plaisir devotre connaissance à un de mes jeunes voisins… »

La plume du lettré s’arrêta net. Il déchira lafeuille de papier et en prit une autre, où il recopia la phrase enl’amendant ainsi : « Présenter à madame un de mes jeunesamis et lui procurer le plaisir de votre connaissance. »

Notre sieur Lerouge vint lire par-dessus sonépaule et regagna sa place la tête haute, en disant :

– Vous avez raison au fond ; mais laforme épistolaire, exempte de roideur et de prétention, permetcertaines licences. Enfin, n’importe… allez !

» … De votre connaissance. Je n’ai pasbesoin de vous dire que je réponds très-personnellement de ce jeunehomme, que des circonstances un peu romantiques, mais honorables,ont porté à ne prendre pour le moment que le simple nom d’Arthur.J’ajoute, pour votre gouverne, que le mystère de cetincognito est percé à jour dans notre quartier etailleurs. C’est le secret de la comédie, et les langues légèrescolportent des hypothèses à perte de vue. La position de mon jeuneami est telle, qu’on peut bien s’occuper de lui ; mais quoique vous entendiez dire, veuillez vous rappeler que je vous donnema garantie de père de famille entière et absolue. En conséquence,lundi prochain, j’aurai l’honneur de le conduire à votre soirée, àmoins toutefois qu’un contre-ordre formel ne nous barre lepassage.

» Veuillez agréer, monsieur et ami, messalutations choisies. »

Rocambeau lui tendit la plume pour lasignature. Notre sieur Lerouge, après avoir dessiné le magnifiqueet hardi parafe qu’il ajoutait à son nom, se croisa les bras sur sapoitrine ; puis, d’une voix de capitaine de vaisseau quicommande la manœuvre, il dit encore :

– Écrivez !

Le lettré avait une question sur les lèvres,et notre sieur Lerouge voyait celle question. Il eut un sourire demodeste orgueil.

– Mon bon, dit-il, certains hommes sontpeu connus, même de leur plus intime entourage. L’occasion leur amanqué souvent pour développer des qualités qui sont en eux, quidorment en eux, si je puis ainsi m’exprimer. Je sens fort bien que,lancé dans la carrière diplomatique, j’aurais eu un aplombétonnant. C’est un jeu pour moi que de tenir d’une main ferme lesfils de l’intrigue la plus compliquée. Je me sers aujourd’hui decette faculté jusqu’à présent oisive, je m’en sers dans un intérêtà la fois scientifique et de famille. Où est le mal, je vousprie ?

– Je suis loin de prétendre…, commençaRocambeau.

– Écrivez ! interrompit notre sieurAmédée.

« M. A. Lerouge présente sescompliments les plus amicaux au docteur Mirabel et le prévient quel’affaire est tout à fait arrangée. Les témoins sont d’accord. Cesmessieurs se battront au pistolet à quinze pas. Tout se passe commeje l’ai dit, et demain, au déjeuner, on fera jouer la mine. Àdemain donc : nous aurons le susdit gigot de chevreuil.Prudence et adresse ! »

Quand ce mystérieux billet fut achevé, notresieur Lerouge alla s’asseoir à son bureau. La cloche du dînersonna.

– Veuillez aller près de madame, dit-il àRocambeau, et demandez-lui si je puis me présenter à table en robede chambre et en pantoufles, pour aujourd’hui, me trouvantlégèrement indisposé.

Au déjeuner du lendemain, notre sieur Lerouge,se trouvant légèrement indisposé, avait obtenu la permission des’asseoir à table en pantoufles et en robe de chambre. Corinneétait très-pâle ; autour de ses beaux yeux, il y avait uncercle d’un gris bleuâtre que la fatigue avait tracé ; madameAmédée essayait de garder son attitude grave, mais l’agitation luisortait par tous les pores. Elle regardait sa fille avec inquiétudeet son mari avec un dépit concentré qui, à chaque instant, semblaitprès d’éclater. De temps en temps, les cils de Corinne brillaientcomme si une larme fût venue jusqu’au seuil de sa paupière.Mademoiselle Commandeur était roide et presque lugubre. ConstantinLerouge égrenait les nouvelles du jour, mais il parlait dans ledésert, tandis que le lettré Rocambeau, plus adroit, mangeaitabondamment et silencieusement. La place du docteur Mirabel restaitvide. Notre sieur Amédée, sans faire semblant de rien, lorgnait detemps en temps la porte.

Au moment où le gigot de chevreuil faisait sonentrée, salué par le sourire affable de Rocambeau, le docteur tombacomme une bombe au milieu de la salle à manger.

– Il les rendra folles !s’écria-t-il parlant et gesticulant comme un médecin dont la têtedéménage, et moi aussi, par contre coup ! La duchesse a sesspasmes ; la maréchale est en plein dans sa névralgie et crieà incommoder ses voisins ! Que le diable emporte ce beaumonsieur avec ses bonnes fortunes et ses duels ! Je regretteen sa faveur les lettres de cachet du bon vieux temps !

Il marcha, déclamant ainsi et le chapeau surla tête, jusqu’à la place qui lui était destinée à la droite demadame Lerouge. Celle-ci fixait sur lui ses yeux agrandis parl’ébahissement. Mirabel était un praticien courtois dans la maisonde notre sieur Amédée ; il jouait au docteur-gâteau ; ilfaisait la bonhomie spirituelle, saupoudrée d’un petit grain desucre aristocratique. Depuis qu’il avait son compte sur notre grandlivre, il n’avait jamais prononcé une parole plus haut que l’autre.Son entrée fit un énorme effet, quoiqu’il ôtât brusquement sonchapeau en arrivant près de madame, et que, pris par un remordssoudain, il se confondît en excuses entrecoupéesd’étonnements : étonnements ayant trait à sa propre conduite.Mais les excuses n’eurent aucun succès ; il fallait desexplications. La curiosité faisait déjà bouillir le sang de madame.Quant à Corinne, elle était toute tremblante : ses pauvresnerfs ébranlés vibraient sous cette secousse.

Un observateur eût eu quelque peine àanalyser, en ce moment, la physionomie de notre sieur Amédée.

Qu’on nous permette de remplacer unedescription détaillée par une simple comparaison : il avaitl’air d’un inventeur qui voit pour la première fois fonctionner samachine. Il essayait de garder son calme magistral, ou tout aumoins de cacher son agitation sous un masque de puresurprise ; mais le contentement perçait. L’entrée de Mirabellui plaisait. Il y avait des bravos dans son silence.

– Pour Dieu ! docteur, s’écriamadame, la première, en lui tendant sa main en signe de pardon,qu’avez-vous ? Jamais je ne vous ai vu ainsi !

Les comparses, Rocambeau, Constantin etmademoiselle Commandeur gardaient, comme de raison, le silence.Corinne semblait près de se trouver mal. Notre sieur Amédée ditfroidement :

– Je ne veux de chagrin à personne, mais,quand on voit ces fous qui prétendraient ramener dans notre belleFrance, épurée par les cruelles épreuves des révolutions, les mœursdissolues du XVIIIe siècle, j’avoue que je ne suis pasassez faible pour m’attendrir sur leurs mésaventures. Ils seruinent : cela les regarde ; ils attrapent par-ci par-làquelque bon coup d’épée d’un mari outragé : c’est justice.Asseyez-vous, docteur, et déjeunez. J’ai vu, en me levant, cefreluquet avec son bras en écharpe ; je n’ai aucune envie,pour ma part, de connaître sa banale histoire !

La voix de Corinne s’éleva, si changée, quetous les regards se fixèrent à la fois sur elle.

– La blessure est-elle dangereuse ?demanda-t-elle.

Mirabel déplia sa serviette et hocha la têteavec lenteur.

– Dangereuse ! répéta-t-il ;nous nous servons rarement de ces mots vagues qui ont pour nous letort de ne rien exprimer du tout. Il est impossible quel’intromission d’un corps étranger dans les tissus n’y occasionnepas des désordres pouvant amener ce que vous appelez undanger. Lors même qu’aucune partie noble n’est affectée, vousavez nécessairement à compter avec la fièvre traumatique et leséventualités d’inflammation, surtout quand il s’agit de musclesdéchirés par un corps contondant comme la balle d’un pistolet.

– Bah ! fit notre sieur Lerouge, quiétait en train de se servir une belle tranche de chevreuil, ilsn’en meurent jamais.

– J’ai vu de ces gaillards…, commençaConstantin.

– Je vous prie de vous taire !l’interrompit si vertement madame Amédée, que le cousin complaisantresta bouche béante avec la parole coupée net au ras deslèvres.

– Mon père, dit tout bas Corinne, pendantle silence embarrassé qui suivit, voici la première fois qu’une devos paroles me serre le cœur !

Le lecteur n’a pas été sans s’apercevoir quenotre sieur Lerouge, aussi dramatique pour le moins que sa femme etsa fille, aimait passionnément les mots à effet. Il fut frappé enpleine poitrine par le mot de sa fille ; il en eut del’émotion et aussi de la fierté.

– Tu vois bien, chérie, dit-il, non sansun certain trouble, que le docteur n’a pas d’inquiétude.

Mirabel fit une grimace. Sa mauvaise dentvenait de rencontrer un grain de plomb dans la chair succulente duchevreuil. Il prit le grain de plomb entre l’index et le pouce etle déposa sur la table.

– Voici qui est beaucoup moins grosqu’une balle de pistolet, prononça-t-il lentement, et cependantcela a tué un animal jeune, vif, robuste…

Les lèvres de Corinne devinrent blanches etses paupières battirent. Mademoiselle Commandeur lui prit les deuxmains précipitamment. Constantin se leva pour aller chercherl’éther, et le lettré Rocambeau courut au foyer faire rôtir uneplume d’oie.

– Allez-vous m’assassiner monenfant ! s’écria madame Amédée avec élan.

Mirabel tranchait déjà, à l’aide de soncouteau de table, le lacet du corset de Corinne. Ah ! c’étaitun homme habile et ne reculant jamais devant les moyens énergiques.Corinne rouvrit bientôt ses yeux charmants. Elle ne manqua pas dedire : « Où suis-je ? » Elle ajouta même, enpromenant sa blanche main sur son front froid : « Ques’est-il passé, mon Dieu ? »

– J’espère, dit notre sieur Lerouge,employant toute sa force d’âme à composer son maintien, que cettesyncope a sa source uniquement dans un sentiment d’humanité.

– Monsieur, lui répondit la patronne sansavoir égard à l’élégante tournure de cette phrase, je crains quevous ne soyez un mauvais père !

L’attaque de nerfs vint. Ainsi naît la guerredans les ménages. Le déjeuner s’acheva entre hommes : toutesces dames s’étaient retirées. Constantin et Rocambeau avaient crudevoir d’abord prendre des figures de circonstance ; maisnotre sieur Lerouge et son Mirabel firent honneur au chevreuil sigaillardement, que les comparses se décidèrent. Au fond, Rocambeauet Constantin auraient bien voulu faire ainsi, chaque jour, desrepas de garçon. À quoi servent les femmes ?

Après le déjeuner, notre sieur Amédée, quiavait bu un petit verre de liqueur, frappa sur le ventre deConstantin et fit je ne sais quelle autre niche à Rocambeau, en leregardant de haut avec bonté. L’ensemble de ces privautéssignifiait : « Mes enfants, vous n’avez pas inventé lapoudre ! »

Pendant cela, madame Amédée et mademoiselleCommandeur entouraient le lit de repos où Corinne était étendue. Lacolère de la patronne avait atteint son paroxysme. Elle eût divorcéen ce moment avec plaisir, et la seule pensée de notre sieurLerouge amenait un tic nerveux à son visage. MademoiselleCommandeur, qui savait, elle aussi, quand il le fallait, parlercomme au théâtre, avait déjà dit plusieurs fois :

– Bonne madame, contenez votre légitimecourroux au nom du ciel ! il est son père !

C’est l’affaire de quelques semaines pour s’yhabituer. Dès que le pli est pris, ce langage noble et pur dessommités de l’article-Paris devient une chose fort agréable.

Corinne était faible et très-abattue. Quoiquemadame eût été jusqu’à lui promettre formellement de faire desbarricades, plutôt que de la laisser en proie au Monnerot deDomfront, on n’avait pu obtenir d’elle une seule parole. Vers deuxheures après midi, le docteur Mirabel se fit annoncer. Il fut malreçu. La patronne prit pour le coup ses grands airs et lui fitentendre qu’il avait radicalement perdu ses bonnes grâces. Mirabel,qui sortait du cabinet de notre sieur Lerouge, s’approcha du lit derepos et tâta paisiblement le pouls de Corinne.

– Suis-je encore le médecin demademoiselle ? demanda-t-il d’une voix grave.

La patronne hésita. Le docteur prit sonchapeau et sa canne.

– Donnez-nous au moins un conseil !s’écria madame Lerouge.

– Si je suis encore le médecin demademoiselle, prononça solennellement Mirabel, qui avait déjà faitun pas vers la porte, j’exige qu’on me laisse seul avec elle àl’instant.

Madame Lerouge consulta du regard mademoiselleCommandeur, qui ne crut point devoir donner son avis. Corinnerestait immobile et muette.

– Docteur, dit enfin la patronne en selevant et d’une voix qui tremblait d’émotion, voilà des années quevous avez notre confiance. Dieu voit nos cœurs. Qu’il soit faitselon votre volonté !

Elle se retira aussitôt, suivie deCommandeur.

Mirabel déposa sa canne et son chapeau. Ils’approcha du lit de jour, où Corinne, blanche et belle comme unestatue de marbre, semblait véritablement inanimée. Il prit sa mainqui était froide. Il se pencha jusqu’à son oreille etmurmura :

– Nous le sauverons ; j’en fais leserment… et il vous aime !

Un long soupir souleva la poitrine demademoiselle Lerouge, tandis qu’une nuance rosée montait à sesjoues. Ses longs cils balancés battirent sa joue et laissèrentcouler deux larmes qui brillèrent comme deux perles de cristal,avant d’aller se perdre dans les masses éparses de sachevelure.

VI

Le petit homme rouge, comme mademoiselleFélicie appelait le groom du colonel de Saint-Arthur, n’avait plusdescendu de lettres au bout de sa ficelle. Cette tentativeromanesque et trop hardie avait eu le succès qu’elle méritait. Lecolonel était un séducteur trop habile et trop parfaitement rompu àtoutes les finesses du métier pour s’obstiner en un sentierimpraticable. Le petit homme rouge avait reçu l’ordre de ne plusmême regarder mademoiselle Félicie. On naît Lovelace. Ce jeune etbeau colonel de Saint-Arthur avait reçu, je ne dirai pas du ciel,mais sans doute de l’enfer, ces dons redoutables qui bouleversentles faibles cœurs de femmes. Il ne s’agit pas seulement d’avoir lataille élancée et bien prise, les traits gracieux etréguliers ; on peut même avancer que ces deux qualités sont àpeu près insignifiantes. Ce qu’il faut, c’est le je ne saisquoi, comme l’ont répété à satiété les écrivains de toutes lesécoles. C’est médiocrement explicite ; mais il ne serait niprudent ni moral de donner aux lycéens des leçons de séduction tropcomplètes. Don Juan a déjà bien assez de famille.

Les moindres actions du colonel avaient unindescriptible attrait. Vous a-t-on dit qu’il portait le bras enécharpe ? C’était la suite de son duel. Si la balle eût déviéde deux pouces, elle touchait le cœur ! Corinne s’était déjàdit cela bien des fois en regardant le colonel derrière son rideau.Vous savez l’opinion de Corinne : il ne fallait à Saint-Arthurqu’un bras en écharpe pour être parfait. Comme s’il y eût eu auservice de ce jeune et brillant amour qui naissait dans ces deuxcœurs un sylphe, un génie, une fée, ce vœu, à peine exhalé, s’étaitaccompli. Mais combien Saint-Arthur portait son écharpe et son brasmieux que Paul du Gymnase ! On voyait bien qu’il n’y avait pasde blessure dans l’écharpe de Paul. C’était une écharpe pour rire,– une écharpe de théâtre. Cette chère petite Corinne se mettait àdédaigner le théâtre depuis qu’elle avait la réalité.

Comparer le descendant des Saint-Arthur à Pauldu Gymnase ! à Paul tout court ! à Paul, – uncomédien ! n’était-ce pas un impardonnableblasphème ?

À tout prendre, il m’est venu en écrivantcette petite histoire un singulier scrupule. J’ai tranché au débutune question qui me paraît toujours pendre. J’ai dit que noscharmantes Parisiennes étaient les Galathées de nos Pygmalions envogue. Est-ce bien cela ? Ne sont-ce pas, au contraire, nosPygmalions qui gagnent leur pain à fabriquer de petites poupées quiressemblent un peu, de loin, – à nos Parisiennes ? De tellesorte que nos Parisiennes font la mode dans les arts et dans leslettres comme dans les chiffons ? À mesure qu’elles setransforment, ces reines, la plume écrit, le ciseau fouille et lepinceau caresse la toile. Elles ont fait Voltaire, Rousseau,Crébillon fils, Bernardin le doux et le blond, Florian le frais etle tendre ; elles ont fait l’opéra-comique, le drame, levaudeville. Elles nous mènent. Nous disions qu’elles sentaient,qu’elles pensaient, qu’elles vivaient par leurs poètes ; mais,avant Galilée, ne disait-on pas aussi que le soleil tournait autourde la terre ? C’est un mensonge d’optique. Ce sont leurspoètes qui rêvent par elles et qui par elles chantent, vivent,fleurissent.

Au fond, cela revient au même, et nous n’avonsplus le temps de discuter ces vaines théories.

Corinne était derrière son rideau. Le colonelfaisait tout bien, tout, même sa barbe. Il mettait, au gré demademoiselle Lerouge, dans cet acte si vulgaire, un abandon, unehardiesse, une grâce inimitables. S’il lisait, c’était unenchantement que de le regarder ; s’il fumait, lesbleuâtres spirales de sa pipe turque s’envolaientromantiquement vers l’azur du ciel, – comme les douces fantaisiesd’un songe amoureux ; s’il s’accoudait à son balcon, si lesregards de son œil ardent et profond traversaient le jardin, si samain se posait sur son cœur…

Vous pensez bien qu’il n’était plus besoin dupetit homme rouge, du papier glacé, ni de la ficelle.

C’était tout, cependant ; il n’y avait euqu’un échange de regards et cette muette déclaration de la main surle cœur. Certes, personne d’entre vous n’a été sans voir unmilitaire en garnison se livrant à cette innocente pantomime. Maisil y a militaire et militaire. Ce colonel savait mettre dans songeste toute une tirade suave et fleurie. Vingt-huit ans, veuillez ysonger ! Tout le brillant de la jeunesse uni à une vieilleexpérience ! Il avait dû commencer à dix-huit ans, au sortirde l’école de Saumur. Dix ans de campagnes mignonnes ! centjolies batailles ! autant de victoires ! Plus decœurs attachés à son char qu’une peau-rouge de Cooper neporte de chevelures à sa courroie ! Hélas ! notre Corinnesoupirait bien un peu et songeait à tout cela ; c’étaiteffrayant. Mais la séduction est dans la terreur même, on n’aimepassionnément que les choses qui font peur. Parfois, il est vrai,un autre rêve vient à la traverse : on souhaiterait lavirginité de l’âme. Mais on ne peut tout avoir.

Corinne était tout à fait remise du chocqu’elle avait reçu le jour du chevreuil. Les nerfs de madame Amédées’étaient également raffermis. Commandeur seule était triste etmaussade, parce qu’elle voyait croître les niveaux mystérieux etqu’elle n’avait aucune part aux confidences. Corinne gardait pourelle son secret, et, le soir, la patronne lui faisait lire un livreentier de Télémaque, sans faire autre chose ques’endormir. Aux heures des repas, la table était un terrain neutreoù M. et madame Lerouge se battaient froid sans cesser degarder les convenances. Deux fois par jour, notre sieur Amédée, setrouvant légèrement indisposé, envoyait demander permission deparaître en robe de chambre et en pantoufles. On causait de choseset d’autres : madame avec son Constantin, monsieur avec sonlettré ou son docteur. Corinne mangeait comme un oiseau et restaiten proie à ses pensées. Par un accord tacite, le nom du coloneln’était jamais plus prononcé. En vérité, ce calme n’était passincère. Un nuage menaçait à l’horizon, un de ces nuages quiportent la tempête.

Commandeur, la bonne fille, aurait donné unmois d’appointements pour savoir s’il y avait eu uneexplication entre la mère et la fille. Une chose bizarre,c’est que le docteur Mirabel et Corinne étaient maintenant unepaire d’amis. Rocambeau soupirait en regardant madame Lerouge à ladérobée : il soupirait visiblement comme s’il avait eu un grossecret sur le cœur. C’étaient, non des symptômes, mais des énigmes.Le mot manquait.

Le dimanche au matin, la patronne entrait unpeu dans l’agitation de toilette pour la soirée dansante du lundi,chez les Lecouteux. Sa femme de chambre lui annonçaM. Rocambeau. C’était une heure avant le déjeuner. La patronnerépondit :

– Très-bien ! très-bien ; ditesà M. Lerouge qu’il peut mettre ses pantoufles, sa robe dechambre et même son bonnet de nuit.

C’était inconséquent. Le germe de la révolteétait là dedans. Mais le lettré insista. Il ne s’agissait pas de lalégère indisposition deux fois quotidienne de notre sieur Lerouge.On fit entrer Rocambeau, habillé en notaire, comme d’habitude, etportant sur son visage les traces d’un pénible embarras. Il demandale particulier.

– Madame, dit-il, dès que la femme dechambre fut partie, la démarche que j’ose va peut-être me ravir maposition ; mais on ne peut vivre comme je l’ai fait auprès devous et de mademoiselle votre fille sans être pris par undévouement respectueux et tendre. J’ai beaucoup hésité. Les secretsque M. Lerouge me confie sont un dépôt sacré. Je ne medissimule pas que je commets ici un acte audacieux et en apparencecoupable. Madame, au fond de la chute que j’affronte volontairementet avec réflexion, j’aurai votre estime et ma conscience.

Ceci fut dit d’un ton posé ; débit durôle de genre : Ferville, dans sa jeunesse. Madame Lerougeregarda Rocambeau comme si elle l’eût vu pour la première fois. Iln’avait pas un physique avantageux ; mais, pour ces emplois detenue, on n’a pas besoin d’être un Apollon.

– Comptez sur moi, mon cher monsieurRocambeau, répondit-elle d’un ton de noble protection, et veuillezvous expliquer.

– Madame, je serai bref. Et croyez bienqu’il a fallu une circonstance aussi extrême… Enfin, voici lachose : Je viens d’écrire, sous la dictée de monsieur, unelettre à la famille Monnerot de Domfront, une lettre qui convoque àParis le père, la mère, les frères, les sœurs, etc., pour lemariage du fils aîné Monnerot avec mademoiselle Corinne.

La patronne essaya de parler ; mais ellene put. Sa figure était écarlate.

– Mariage, continua Rocambeau, qui doitêtre célébré cette semaine.

La patronne put enfin pousser un cri. Cela luifit un bien extrême.

– Ah !… ah !… ah !…proféra-t-elle par trois fois. Et où le prend-on, ce fils aînéMonnerot ?

– Il est à Paris depuis du temps déjà,répliqua le lettré ; j’ignore où monsieur le cache.

Madame Amédée bondit sur son siège comme unetigresse. Rocambeau a dit, depuis, que sa figure ressemblait à deuxchandelles dans une pivoine.

– Jour de Dieu ! s’écria-t-elle enfermant les poings et avec la sauvage énergie d’une mère de laPorte-Saint-Martin, – est-ce ainsi que la chose se joue ! Ehbien, le colonel nous enlèvera ! ou ce n’est qu’une poulemouillée !

Ces excès sont rares dans l’article-Paris.L’Odéon y est le nec plus ultra. Mais la patronne était àcet âge où le sang joue de méchants tours. Elle eût étranglé notresieur Lerouge, en ce moment, de ses propres mains.

Ce fut l’affaire de quelques secondes. Rendueà elle-même, elle regretta son emportement, et dit avec une fiertécalme :

– Mon cher monsieur Rocambeau, je vousremercie et ne me bornerai point à ce vain témoignage dereconnaissance. Soyez discret. Nous aviserons.

Le lettré sortit. Après le déjeuner, où chacunfut grave et taciturne, notre sieur Lerouge monta dans sa voiturepour aller faire un tour à son château de Saint-Mandé. C’était lapromenade habituelle du dimanche. Pendant la première portion de laroute, il resta plongé dans ses pensées ; mais, en arrivant àla barrière, il s’écria :

– Plus j’examine ce garçon-là, plus jesuis certain de mon affaire. L’avenir de la maison Lerouge estfixé !… Qu’a dit madame Amédée ?

Le lettré raconta son entrevue avec lapatronne. Sous sa tenue propre et décente, Rocambeau cachait l’âmed’un séide ou d’un traître.

Notre sieur Lerouge fit la moue quand il sutque sa dame avait juré « jour de Dieu ; »mais la réflexion amena un sourire sur ses lèvres, et ildit :

– C’est moi qui ai dompté cette nature.Elle eût dominé un autre que moi ! Elle eût aplati Lecouteuxpar exemple ! aplati, c’est le mot ! – Eh bien, Gérard,vieux et digne travailleur, demanda-t-il à son jardinier, quivenait à lui le chapeau à la main, quoi de nouveau, monami ?

C’était bien l’accent du paternel châtelainqui ne craint pas de se familiariser jusqu’à un certain point avecses vassaux. Les parvenus ne savent pas trouver cette nuance.

– Pas épais, pour quant à ça, réponditGérard ; que les petits pois ont brûlé par la gelée devendredi et que le vent d’hier a saccagé les vitrines… Faudrait dela pluie en douceur pour les pêchers, qui vont fleurir… Par cetemps bleu, c’est la gelée blanche… Le grand carré d’asperges oùj’ai piqué les pattes à l’automne va bien, et les buttes decardons…

– N’est-il venu personne, cette semaine,visiter la propriété, Gérard ?

– Si fait… un jeune monsieur qui n’a pasdit son nom.

– Beau garçon ?

– Assez.

– Bien planté ?

– Tout de même…

– Qu’a-t-il dit ?

– Il a dit comme ça qu’il y avait de quoifaire.

– Comment ?

– Et que c’était gentillet pour une chosede Paris, et que, si c’était à lui, il changerait ci et là, etl’autre… enfin, approchant tout !

Notre sieur Lerouge n’interrogea plus. Enrevenant à Paris, il dit à Rocambeau :

– Les angles ! c’est étonnant !On eût commandé à cette fabrique sublime qui s’appelle la nature unsujet tout exprès, qu’on n’aurait pas mieux réussi. La douceurcalme et ferme de ma Corinne neutralisera cet esprit d’aventures,cette manie du changement… Gentillet ! mon parc dequatre-vingt trois arpents ! comme il y va legaillard !

Le lendemain, la maison Lerouge avait lafièvre. Immédiatement après le déjeuner, madame s’occupa de satoilette. Rien de trop jeune ! elle détestait cela. Tout entrevingt-cinq et trente !

– Comme mademoiselle est défaite !disait Félicie en commençant, beaucoup plus tard, les apprêts de lacoiffure de Corinne. On ne penserait guère qu’il s’agit d’unepartie de plaisir.

Corinne essaya de sourire ; mais leslarmes lui vinrent aux yeux. La patronne avait-elle parlé ?Corinne savait-elle que la fatalité la plaçait entre le malheur etle crime ? Un mariage abhorré – ou un enlèvement !

Eh bien, de tout près, ce brave colonel deSaint-Arthur ne ressemblait pas tant que cela à don Juan Tenorio.Vers neuf heures, il était devant sa glace à mettre sa cravate etil semblait sérieusement embarrassé : l’habitude du hausse-colmilitaire sans doute. Le petit homme rouge lui donnait, ma foi, desconseils. Et il y avait déjà quatre ou cinq cravates blanches horsde combat. Sa blessure au bras ne pouvait être extrêmement grave,car il se servait de ses deux mains pour faire son nœud. C’était unbeau blond, grand et bien bâti, l’air un peu fade, en dépit de sesmoustaches cirées, et porteur d’une carnation un peu tropéclatante, malgré le sang qu’il avait dû perdre. Mais ne vous fiezpas à ces apparences ingénues. Cela fait partie des ruses dumétier.

À dix heures, le concierge vint dire qu’unevoiture attendait en bas. Il paraît que c’était un moment solennel,car les fraîches couleurs de M. de Saint-Arthur pâlirentun peu, pendant qu’il passait ses gants blancs en toute hâte. Ildescendit. La portière d’un coupé cossu, très-richement attelé,était ouverte. Le colonel s’y introduisit. Une voix de basse-taillelui dit :

– Pardon de vous prendre ainsi sansfaçon, mais j’ai dû laisser l’équipage à ces dames.

Les bals de l’article-Paris ont une certaineréputation en Europe. C’est un monde comme il faut, poli et bienélevé. Il touche aux grandeurs par sa municipalité. Il compte dansson sein de très-belles fortunes, généralement bien acquises et quidatent de loin. Je craindrais de passer pour partial en disant trophaut que le gant occupe une position du premier ordre dansl’article-Paris. C’est pourtant la vérité pure. Le gant peut avoirdes égaux dans cette aimable aristocratie ; il n’a point desupérieur. Et, dans le gant, la maison Lerouge est tout à fait horsligne.

Les salons Lecouteux étaient déjà fort biengarnis, lorsque notre sieur Lerouge entra, tenant par la main sonjeune protégé. Notre sieur Lerouge savait que ses femmes n’étaientpas encore arrivées. Il n’est plus temps, sans doute, d’apprendreau lecteur que ce commerçant jouait ici une ingénieuse et bizarrecomédie. Mais qui trompait-on ? Et quel était le but de notresieur Lerouge ? Voilà ce qui me semble assez difficile àdeviner. Puisqu’il est convenu, dans cette monographie d’unefamille amie du théâtre, que le théâtre est la règle de la vie etque la vie n’est que l’image et l’ombre du théâtre, on doitchercher une explication dans les répertoires courants. Je mesouviens d’une pièce où le père, financier avisé, rapproche ainsisa fille du colonel. Voici le pourquoi : Émelina a vu Florangede loin et au travers du prisme des illusions.M. Bernier se dit : « Qu’elle le fréquente et levoile tombera. » En effet, Florange a de si mauvaiseshabitudes, que Émelina, guérie d’un amour immodéré, accepte la maindu jeune Adolphe, le compagnon de ses jeux.

Mais ici, ce n’était pas le cas. Le colonel deSaint-Arthur était bien différent de ce colonel Florange.Impossible de voir une tenue plus modeste, et s’il n’eût pas eu lebras en écharpe, vous l’eussiez pris pour la plus timide de toutesles fleurs commerciales qui émaillaient, ce soir, les salonsLecouteux. Ah ! certes, on ne pouvait rien gagner à unesemblable épreuve ; pour la mener à bien, il faut se procurerun joueur, un buveur ou une personne affligée d’un faux toupet.Voilà ceux qui perdent à être vus de trop près.

La présentation de notre héros eut lieu dansles formes. Nous devons avouer qu’elle fit peu d’effet, attendu queles Lecouteux étaient dans tous leurs états. M. Lecouteuxdit : « Les amis de M. Amédée Lerouge sont sûrsd’être bien accueillis partout. » Madame Lecouteuxmurmura : « Trop heureuse, monsieur… et bien sincèrementflattée… » Puis elle alla recevoir M., madame etmesdemoiselles Delacroix-Desmarets, du conseil général. Quant augros des invités, personne ne donna la moindre attention à ce fataljeune homme dont la seule présence – ou plutôt la simple vue, decroisée à croisée, au travers d’un jardin de trois mille cinq centsmètres superficiels – avait bouleversé l’intérieur d’un notablecommerçant. La chose peut sembler étrange au premier aspect, maisParis est si grand !

Les cancans du Marais ne sont pas ceux duquartier des Jeûneurs. Nul ne savait que ce monsieur très-blondavec des moustaches cirées avait l’honneur d’être le parent de laduchesse et le parent de la maréchale ; nul ne savait qu’ilétait colonel du Gymnase et qu’il allait jusqu’à s’appelerSaint-Arthur ! Les deux ou trois demoiselles en mal decontredanse, qui avaient pris la peine de demander le nom de cecavalier avaient reçu pour réponse : « Arthur. »Tous les commis de rayon s’appellent ainsi dans les magasins denouveautés. Quand ces messieurs portent le bras en écharpe, c’estqu’ils ont un panaris.

Le colonel était seul. En le quittant avec unecertaine précipitation, au moment où les dames Lerouge faisaientune entrée solennelle, notre sieur Amédée lui avait dit ces propresparoles :

– Vous comprenez qu’elles ne doivent pasnous voir ensemble. Vous avez la réputation d’être ungaillard : montrez-vous, faites feu des quatre pieds,corbleu ! Taillez, ravagez, enlevez ! Je suis aveugle etsourd : vous avez carte blanche !

Eh bien, malgré cela, le colonel était timideet gauche comme un collégien, quand il vint demander unecontredanse à mademoiselle Lerouge. J’aurais voulu que vous vissiezla ravissante beauté de Corinne à ce moment. Elle avait le cœurserré par une émotion si puissante et si vraie, que le ouis’arrêta sur ses lèvres tremblantes. J’aurais voulu aussi que vouspussiez voir l’étonnante et très-expressive physionomie de madameAmédée. C’était pour elle une de ces heures qui décident del’existence entière. Sa fantaisie prenait tous les caractères de lapassion. Il lui fallait littéralement ce gendre ou lamort !

Corinne dansa. Que se dirent-ils ? Notresieur Lerouge, invisible, était en observation quelque part.

Tout de suite après la contredanse, Corinne setrouva faible, et ces dames se retirèrent.

– Eh bien ? demanda notre sieurAmédée, qui fondit comme un oiseau de proie sur le colonel.

Saint-Arthur avait l’air d’un homme ivre.

Il regarda le patron d’un œil égaré etbalbutia quelques paroles incohérentes. Le patron lui donna ungrand coup de poing sur l’épaule en s’écriant :

– Chaud ! chaud ! ne nousendormons pas sur le rôti ! prenez un fiacre et brûlez lepavé !

– À cette heure, objecta le colonel, jen’oserais…

– Entrez de force si l’on vous refuse laporte. Au besoin, escaladez la fenêtre de madame Lerouge. Tombez àses genoux ! Ah ! morbleu ! si j’étais à votreplace !

Ce style commun, ces façons de parler presquetriviales n’étaient pas du tout dans les habitudes de notre sieurAmédée, qui ne s’écartait jamais des formes dignes et noblesusitées dans l’article-Paris ; mais la situation l’emportait.Saint-Arthur et lui étaient au vestiaire. Il passa lui-même lepaletot du colonel, et le poussa dehors un peu lestement.

Quand le patron rentra dans les salonsLecouteux en se frottant les mains, tous les regards se fixèrentsur lui. Parmi ce monde qui est le vrai Paris, c’est-à-dire laprovince de Paris, l’auto-Paris, le Paris où l’on est de Paris,comme les Monnerot sont de Domfront ; parmi ce monde,disons-nous, les cancans vont vite. Ils sont alertes à la manièrede ces boudins de poudre franche qui servent à allumer d’un couptoutes les pièces d’un feu d’artifice. Le feu avait pris au cancan.Le départ de ces dames avait été l’étincelle : la présence dujeune inconnu l’étoupe. Je ne sais par quelle fente de portel’histoire du colonel de Saint-Arthur était entrée en sifflantcomme un vent coulis. Elle allait et venait, cette histoire,arrangée, embellie, poétisée, envenimée, aggravée ; elleemplissait les salons, elle brouillait les quadrilles ; elleincommodait l’orchestre. Et M. Lecouteux disait à chacun, avecune compassion hypocrite sous laquelle perçait le rire :

– C’est ce bon M. Lerouge qui nousl’a amené lui-même !

Cela mit beaucoup d’animation et de gaietédans la soirée dansante. Ce sont des aubaines. Chacun sedivertissait à contempler notre sieur Lerouge pendant qu’il prenaitsa glace au moka, dans la joie de son cœur.

Au fond de la voiture de famille, chaudementemmitouflée dans sa sortie de bal, notre jolie Corinnefrissonnait. Madame Amédée lui tenait les deux mains etdisait :

– Le docteur Mirabel vient de me révélerla vraie cause de son duel. On parlait de ta mère avec légèreté, mafille, de ta mère, entends-tu ? Il s’est élancé, bouillantd’indignation ; sa main a châtié le calomniateur…

De manière ou d’autre, le docteur Mirabelgagne l’argent qu’on lui donne.

En rentrant, la patronne serra Corinne contreson cœur et lui demanda :

– S’est-il déclaré ?

– Maman, répondit Corinne, ma vie estentre les mains de mon père.

La patronne sourit avec protection.

– Je te protégerai, même contre unépoux ! prononça-t-elle vaillamment. Va prendre du repos. Aieconfiance en ta mère !

Cinq minutes après, un homme était introduitdans la chambre à coucher de madame Lerouge. C’était le colonel.Vous voyez ici la propre allure du drame et toutes les convenancesfoulées aux pieds avec hardiesse. Il était une heure après minuit.Notre sieur Amédée prenait une seconde glace à l’ananas dans lessalons Lecouteux. Les salons Lecouteux se demandaient :« Que se passe-t-il en ce moment chez ce malheureuxhomme ? »

Deux ans auparavant, madame Amédée s’étaitfait faire un costume de voyage. Les autres personnes dusexe se déplacent avec facilité ; mais, dans la vie d’uneParisienne pure, quand arrive cette heure véritablement solennelleoù il faut franchir les frontières du département, un costumede voyage est commandé à la couturière. Le costume de voyagede madame Amédée avait été jusqu’à Orléans. Elle avait passé unenuit à l’hôtel. Son costume de voyage lui rappelait les émotions decette odyssée. Il reposait dans un carton avec du poivre et ducamphre.

Cinq heures du matin sonnant, notre sieurLerouge était dans son premier sommeil. Sa porte s’ouvritbrusquement. Madame Amédée marcha d’un pas grave et ferme jusqu’àson lit. Elle l’éveilla.

– Monsieur Lerouge, lui dit-elle pendantqu’il se frottait les yeux, veuillez voir comment je suis habilléeet calculer le temps qui s’est écoulé depuis celui où, pour ladernière fois, je suis venue vous rendre visite à pareilleheure.

– Ma foi, ma bonne amie, répliqua lepatron, je pense qu’il y a longtemps… et vous me paraissez avoirune robe de soie brune.

– Il y a treize ans, Amédée, prononçamadame Lerouge avec une grave émotion, et j’ai mon costume devoyage !

Le patron se dressa sur le coude. Ilconnaissait bien parfaitement sa femme, car il dit du premiercoup :

– Virginie ! auriez-vous conçu lapensée de m’abandonner ?

– J’ai conçu la pensée de suivre monenfant, répondit madame Lerouge ; ceux-là seuls auront lecourage de me blâmer qui ne comprennent pas le cœur desmères !

Entre ces deux excellentes âmes, rompues àtous les effets dramatiques, il n’y eut pas besoin d’autresexplications. Notre sieur Lerouge sauta hors de son lit comme unressort. Pour la première fois depuis treize ans, Virginie le vitchausser ses pantoufles et passer la fameuse robe de chambre qui,chaque jour, motivait une paire d’ambassades. Elle espéra peut-êtreune scène de violence ; du moins, prit-elle la postureacceptée des mères fortes qui vont combattre pour leurenfant. Mais notre sieur Lerouge alla droit à son secrétairequ’il ouvrit. Il en retira deux lettres, non encore pliées. L’uneétait pour son notaire, l’autre pour M. Arthur. Il les tendità sa femme en lui disant :

– Je les ai écrites moi-même, enrentrant, malgré l’heure avancée : j’avais tout deviné. Vousaurez ce gendre, Virginie, et Corinne aura cet époux. Soyezheureuses ; moi, je suis habitué à souffrir.

La patronne ne s’attendait guère à cela. Uninstant elle resta vaincue et abasourdie.

– Je suis seulement fâché, continua notresieur Lerouge abusant de sa victoire, que vous ayez abaissé votrecaractère, jusqu’à présent intact, à cette odieuse et inutiledémarche.

– Amédée ! Amédée ! s’écria lapatronne, nous ne connaissions pas votre cœur !… N’accusez quemoi : notre Corinne voulait attendre ses vingt et un ans pourvous faire les sommations respectueuses… C’est moi qui avais engagéle colonel à nous enlever… Et pendant que j’y songe, Amédée,envoyez vite ; car il fait une pluie glaciale et le pauvregarçon nous attend dans la rue.

À quelques jours de là, il y eut à l’hôtelLerouge une solennité de famille. Virginie aurait voulu donner àl’univers entier le spectacle de sa gloire et montrer au moins àtout l’article-Paris le gendre qui était sa conquête ; maisnotre sieur Amédée avait ordonné le huis-clos. Le docteur Mirabel,Rocambeau le fidèle lettré, Constantin Lerouge et mademoiselleCommandeur furent seuls admis, avec le notaire indispensable, à lasignature du contrat. Corinne était en robe blanche ; sapâleur la faisait plus jolie ; la patronne s’était donné laconsolation d’arborer une toilette éblouissante. Le notaire lut lepréambule en remplaçant les noms par des etc., quecouvrirent les chuchotements aimables du docteur, tous adressés àmadame Amédée. Corinne signa avec une modestie charmante et qu’oneût certes appréciée au théâtre.

– À vous, colonel ! ditVirginie.

Saint-Arthur la regarda d’un air étrange. Ilprit la plume et fit à son nom, écrit en belles lettres, unsplendide parafe commercial. Notre sieur Amédée signa. Quand ce futau tour de Virginie, elle voulut voir la griffe de son gendre. Uncri sauvage s’échappa de sa poitrine.

– Allons ! ferme ! dit tout basle patron au colonel ; c’est le moment !

M. de Saint-Arthur tomba aussitôtaux genoux de Corinne et colla les blanches mains de celle ci à seslèvres.

– Vengeance ! criait Virginiesuffoquée, malgré les efforts du docteur ; infamie !trahison ! nous sommes les victimes d’une indignesupercherie !

Saint-Arthur disait tout bas :

– La mort ! j’en fais serment :la mort ! si je m’éveille de ce rêve divin !

Il était beau. Son cœur tremblait dans savoix.

– Repoussez-le ! rugissait lapatronne, qui avait saisi le contrat ; un faux !… Iln’est pas colonel ! Il n’est pas gentilhomme ! Arthur…Arthur Monnerot ! ! !

À ce nom odieux, les yeux de Corinne battirentet se baissèrent.

– Relisez mes lettres, dit timidementl’ancien colonel : toutes sont signées Arthur.

J’avais loué mon appartement si voisin devotre hôtel sous le nom d’Arthur… M. Lerouge avait exigé demoi…

– Il va me charger, le coquin !pensa notre sieur Amédée.

– Imposteur ! rugit Virginie dans leparoxysme de sa rage.

– Je n’ai rien dit, je n’ai rien fait…,commença le pauvre amoureux.

– Imposteur !imposteur ! ! !

L’histoire ne dit pas quelle était la mine dunotaire. Rocambeau, Constantin et mademoiselle Commandeur sedivertissaient positivement. Le docteur Mirabel, seul complice desmachinations de notre sieur Lerouge, compère dans toutes sespetites fraudes, inventeur des cancans de la marquise, deshistoires de la maréchale, et même de la blessure, le docteurMirabel, collaborateur pour la création audacieuse de ce colonelapocryphe, avait fait une manœuvre habile du côté de la porte quiassurait sa retraite.

Corinne hésitait véritablement. Elle tenait lecontrat que venait de lui donner sa mère. Sur sa main froide, ellesentit une larme qui la brûla en tombant.

– Ma mère, murmura-t-elle, jel’aime !

On emporta la patronne en proie à une solideattaque de nerfs.

Le soir, notre sieur Lerouge passa un jolidiamant au doigt du docteur en disant du haut de sontriomphe :

– Je n’ai plus rien à désirer ici-bas.Dieu est juste et ma race est croisée !

FORCE ET FAIBLESSE La Quotidienne, 25 –29 juillet 1843.

DEUX FRÈRES

Le château de Saint-Maugon était bien vieuxdéjà au XVIIe siècle ; il était presque aussi vieuxque la noble race de Mauguer, dont les aînés juraient hommage auriche duc, debout et couverts, ni plus ni moins que la Marche etPorhoët. Maintenant, Porhoët, la Marche et Mauguer sontmorts ; le trône ducal de Bretagne s’est écroulé depuis dessiècles ; mais Saint-Maugon dresse encore ses cinq toursgrises, tout en haut de la montagne d’Ernec-le-Vicomte, à troislieues de la bonne ville de Rennes. Son donjon, dix foiscentenaire, domine toujours la plaine, comme au temps où la plaine,vassale, obéissait à Mauguer depuis Châtillon jusqu’àSaint-Hellier. La mousse, cette rouille du granit, a rongé sesmurailles ; le lierre a monté de la base au faîte, pourredescendre ensuite des créneaux jusqu’au sol, multipliant d’annéeen année ses grêles festons, jetant une bouture dans chaque fente,couvrant chaque crevasse d’un sombre bouquet de verdure, si bienque la pierre disparaît sous son luisant et noir feuillage comme secachent parfois la décrépitude et la vieillesse sous les plisopulents d’un manteau de velours. Ainsi drapé, Saint-Maugon faitune vénérable ruine. Le jour, on l’aperçoit de bien loin ; sonaspect met au cœur du passant une vague mélancolie ; il estcomme ces vieux hommes qui restent dans la vie, tristes et seuls,après avoir vu mourir leurs petits-fils : ces hommes nepeuvent point accoutumer leurs yeux de cent ans à contempler deschoses nouvelles ; ils ont vu mieux que le présent, ilsregrettent ; ils ne se sont point assez hâtés de mourir. – Demême l’antique manoir, débris d’un passé trop lointain, fait tacheau milieu des bourgeoises villas qui s’asseyent aux croupes descollines environnantes. Il ne les connaît pas ; elles ne sontpoint de sa famille.

La nuit, quand la voie lactée étend au-dessusdes toits aigus sa diaphane et blanche banderole, Saint-Maugonsemble grandir et redresser sa gothique façade. Aux villas lesoleil, à lui les ténèbres : la nuit, il est suzerain encore,– il règne. Le voyageur s’arrête au pied de la montagne ; ilregarde cette masse opaque, dont les hautains profils découpent lepâle azur du firmament ; il regarde et s’incline. Des hommesdorment dans les villas ; au château, des souvenirs veillent.Dix siècles sont derrière ses murailles : elles ont vu l’âged’or, les jours de sincérité, de vaillance, de chevalerie, et l’âged’airain qui jeta l’armure pour revêtir la soie, et l’âge de ferqui trancha la tête des rois, et cet autre âge enfin qui trafique,corrompt, trahit et se parjure, – l’âge de plomb où noussommes !

Deux avenues conduisent de la plaine auchâteau de Saint-Maugon. L’une, dont la pente est peu sensible,aboutit au pignon méridional ; l’autre, ménagée dans ladirection de Rennes, suit en ligne droite la rampe abrupte etescarpée. Ces deux avenues ne sont plus marquées que par des talus.Le taillis de coupe réglée couvre uniformément leur largevoie ; mais, au XVIIe siècle, époque où les Mauguerde Saint-Maugon faisaient encore figure aux états de Bretagne, unequadruple rangée de grands chênes alignait ses robustes troncs lelong des talus. Ces magnifiques allées, longues chacune d’unedemi-lieue, gardaient au manoir son apparence seigneuriale.

Par une journée d’hiver de l’an 1683, deuxcavaliers s’engagèrent presque en même temps sous les arbresdépouillés du parc. L’un prit l’avenue méridionale ; l’autre,celle qui venait de Rennes. Tous deux étaient jeunes, beaux, etportaient comme il faut le costume blanc, galonné d’argent, desofficiers du régiment de la couronne. Celui qui arrivait de Rennes,montait un cheval frais qu’il maniait d’une merveilleuse façon. Ilparaissait avoir vingt-deux ans ; son visage était grave etdoux, son regard ferme, intelligent, intrépide. De son feutre àplumes s’échappaient les boucles abondantes d’une chevelure noirequi tombait en gracieux anneaux sur ses épaulettes decapitaine.

L’autre cavalier était plus jeune encore. Ilarrivait de loin ; car sa monture, haletante, avait de la bouejusqu’au poitrail. Ses traits, qui présentaient avec ceux ducapitaine une remarquable ressemblance étaient plus délicats etplus fins. Il y avait dans son regard moins de fermeté, mais plusde fougue, et sa chevelure blonde efféminait davantage l’ensemblede sa physionomie. Il n’avait que l’épaulette d’enseigne.

Il poussait vivement son cheval, qui n’enpouvait plus guère, et semblait fort pressé d’atteindre le château.Tout ce qu’il put faire fut d’arriver au portail en même temps quele capitaine, qui pourtant ne se hâtait point.

Dès que nos deux cavaliers s’aperçurentmutuellement, ils poussèrent un joyeux cri de reconnaissance,quittèrent la selle et se jetèrent dans les bras l’un del’autre.

– Roger ! dit le capitaine enappuyant un baiser presque paternel sur le front de l’enseigne.

– Monsieur mon frère ! réponditcelui-ci avec une tendresse mêlée de respect.

– Fi ! Roger ; au régiment oudevant la foule, passe encore ; mais, ici, appelle-moiBertrand, rien que Bertrand ! Les autres sont aînés etcadets ; nous sommes frères, nous !

– Oh ! oui, frères, répéta Roger,qui avait une larme dans les yeux.

Les deux jeunes officiers se prirent par lamain et franchirent le seuil de la cour. C’étaientMM. de Saint-Maugon, fils de Hervé Mauguer deSaint-Maugon, chevalier, baron de Kernau, mort brigadier desarmées. Il y avait six mois qu’ils ne s’étaient vus. Roger, pendantce temps, avait tenu garnison à Nantes ; Bertrand était restéà Rennes. Or, Bertrand et Roger ne s’étaient jamais quittésjusqu’alors ; ils s’aimaient comme se peuvent aimer deuxfrères qui n’ont plus de famille, et sont désormais tout l’un pourl’autre. La tendresse de Bertrand était forte comme son cœur,inaltérable, patiente, dévouée ; l’amour de Roger seressentait de l’enfantine frivolité de son caractère et del’infériorité réelle de son rang. Roger était cadet : sonfrère avait sur lui l’autorité d’un père. À cause de cela, Rogerétait plus respectueux, mais plus exigeant ; il prenait tousles droits de la faiblesse. Comme il devait obéir, il prétendaitqu’on lui cédât. Cette déduction peut ne point paraître logique,mais elle est vraie, et votre puissant empire, belles dames, suffità le prouver surabondamment.

– Tu as grandi, Roger, disait Bertrand entraversant les grandes salles du rez-de-chaussée de Saint-Maugon. –Te voilà fort, maintenant ; tu es un homme.

Roger toucha l’impondérable duvet quicommençait à poindre sur sa lèvre supérieure.

– Je suis un soldat, frère, dit-il. Maistoi… tu as bruni, Bertrand. Comme tu sais bien porter tamoustache ! Sur ma foi, je parie qu’il n’y a pas un autreofficier du régiment de la couronne qui soit de moitié aussi beauque toi.

Et Roger contemplait avec une admiration naïvele mâle visage du capitaine. Celui-ci souriait doucement et passaitsa main dans les blonds cheveux de l’enseigne. C’était un tableaugracieux et touchant : rien n’est saint, rien n’est suavecomme les joies de la famille.

Ils s’arrêtèrent dans une salle de moyennegrandeur, où Hervé Mauguer avait coutume de recevoir ses hôtes.Tous deux se découvrirent devant le portrait de leur père, tousdeux dirent un Ave au fond du cœur pour le salut de ladame de Saint-Maugon, dont le doux regard semblait encore leursourire sur la toile du cadre sculpté. Puis ils s’assirent, bienprès l’un de l’autre, sous un trophée d’armes surmonté de l’écussonde Mauguer, qui est « d’or au massacre de sable, chevillé dedix cors. »

Leurs mains étaient enlacées, ils se parlaientdu regard avant d’ouvrir la bouche, et leurs yeux disaient tout lebonheur qu’ils éprouvaient à se revoir.

– Six mois ! c’est bien long, frère,dit enfin Roger ; si M. de Gadagne, notre colonel,ne m’eût rappelé à Rennes, je crois que j’aurais quitté mon postepour venir t’embrasser.

– Toujours étourdi comme autrefois, ettoujours bon ! répliqua Bertrand. Et, dis-moi, qu’as-tu faitdurant cette longue absence ?

– Bien des choses, frère. Il y a denobles fêtes à Nantes, et les jeunes gentilshommes du Nantaistirent volontiers l’épée…

– Tu t’es battu ! interrompitvivement Bertrand.

– Plaisante question, frère ! J’aibientôt dix-neuf ans.

– Et avec qui t’es-tu mesuré ?

– Je ne sais… Avec l’un, puis avecl’autre… Mais laissons là ces bagatelles.

Il y avait plein contraste entre l’inquiètesollicitude de Bertrand et l’indifférence de Roger.

– Laissons cela, en effet, dit l’aîné deSaint-Maugon. Je vois que, sur ce sujet, nous ne pourrions pointnous entendre. Je n’aime pas, moi, ces combats de mode, où deuxbons serviteurs du roi se vont tuer par plaisanterie, et comme onva danser une courante.

– C’est le devoir d’un gentilhomme.

– C’est la manie d’un fou, quand ce n’estpas la faiblesse d’un enfant… Moi, aussi, j’ai tiré l’épée,Roger ; mais ce fut à contre-cœur, et malgré moi.

– Vous êtes sévère, monsieur mon frère,dit Roger d’un ton de reproche.

– Pardonne-moi… c’est vrai… J’aurais dûgarder ces paroles de blâme. Mais je t’aime tant, Roger !

Celui-ci rappela son sourire et pressa la mainde Bertrand contre son cœur.

– Frère, dit-il d’une voix caressante etpleine de joyeuse malice, à ma prochaine affaire, je viendraiprendre tes graves conseils… Et, puisque tu ne veux point parler deduels, parlons amour.

– Es-tu donc amoureux ?

– J’ai dix-neuf ans, répéta Roger avecune comique emphase.

– C’est juste… Et peut-onconnaître ?

– Chut !… Nous savons sur le boutdes doigts notre code de galanterie, monsieur le capitaine, et nousserons sévère à notre tour… Fi ! vous êtes biencurieux !

– Je confesse ma faute… Ce nom-là ne sedit point… Moi-même…

– Es-tu donc amoureux, toi aussi ?interrompit en riant Roger.

Bertrand fit un grave signe d’affirmation.

– Tant mieux ! s’écria Roger ;en cela, du moins, nous nous comprendrons. Nous parlerons d’elles.Il ne faut point te méprendre, frère ; je n’aime point commeje fais tout le reste, à la légère et en riant…

– Tant pis ! prononçainvolontairement le capitaine.

– Pourquoi ? Elle est noble, riche,belle…

– T’aime-t-elle ?

– Je le crois… Souvent j’ai cru lire dansson sourire un aveu…

– Les sourires sont trompeurs, monfrère.

Roger devint triste ; ses traits prirentune expression de pitié.

– Serais-tu malheureux en amour ?demanda-t-il.

– Non, répondit Bertrand.

– C’est que tes paroles… Mais je suisfou ! La femme que tu aimes doit être fière, en effet.Celle-là sera heureuse entre toutes.

– S’il ne faut pour cela que l’aimer,elle sera heureuse, mon frère, car je l’aime.

– C’est comme moi.

– Je l’aime plus que femme ne fut jamaisaimée… Elle est si belle !

– Oh ! pas plus belle que lamienne ! s’écria vivement Roger.

– Plus belle que toutes les autresfemmes, frère. Si tu la voyais !…

– Si tu voyais la mienne !

– N’ai-je pas vu tout ce que Rennescontient de beautés ? Elle brille comme une reine au milieu detoutes ses compagnes.

Roger fit un geste d’impatience.

– Nantes est plus grand que Rennes,dit-il, et celle que j’aime est la perle de Nantes.

– Rennes est le centre de la noblesse,répondit Bertrand, qui prenait feu sans le savoir ; – quelautre qu’un amoureux s’aviserait de comparer les marchandes duNantais aux nobles dames qui suivent les états ?

– Mais elle suit les états ! s’écriaRoger avec violence ; elle est noble, et, de par Dieu !si tu n’étais mon frère !…

Il toucha brusquement son épée ; puis,honteux de ce mouvement, il cacha son front rougissant dans le seindu capitaine. Celui-ci s’était calmé tout à coup.

– Enfant ! murmura-t-il en jetantses bras autour du cou de Roger, c’est moi qui ai tort, ou plutôtnous venons de faire assaut d’étourderie. Elles sont belles toutesdeux, puisque nous les aimons.

Roger se releva et rendit à Bertrand sonaccolade ; mais il restait sur son gracieux visage quelquestraces de méchante humeur.

– Je veux que tu la voies ! dit-il.Je veux que tu te déclares vaincu…

– Je le fais d’avance, puisque cela teplaît.

– Non pas ! il faut juger enconnaissance de cause.

– Mais, objecta Bertrand, il y a loind’ici à Nantes.

– Elle n’est plus à Nantes, elle est àRennes ; et, la prochaine fois que quelqu’un de messieurs desétats donnera bal…

– C’est fête ce soir chez M. lemarquis de Poulpry, lieutenant de roi, interrompit Bertrand.

– À merveille ! alors je te provoqueformellement, mon frère, et la question sera vidée ce soir…Ah ! monsieur le capitaine, l’amour ne connaît point le droitd’aînesse, et je vous présage une rude défaite.

– Nous verrons ! dit Bertrand moitiériant, moitié piqué au jeu ; j’accepte la bataille.

Quelques heures après, à la nuit tombante,MM. de Saint-Maugon, cachant sous de sombres manteauxleurs galants uniformes, montèrent à cheval dans la cour duchâteau. Six écuyers, à la livrée de Mauguer, et quatre laquaisarmés les suivirent. C’était, pour le temps, une escortenoble ; mais, cent ans auparavant, il eût fallu cinquantehommes d’armes pour accompagner comme il faut le premier-né deMauguer.

Les deux frères, impatients de vider leurdifférend, éperonnèrent vaillamment leurs montures, et laissèrentloin derrière eux écuyers et valets. Tout le long de la route,Roger chanta victoire, et accabla son frère de joyeuses etinnocentes fanfaronnades. Celui-ci le laissait dire, sûr qu’ilcroyait être de triompher dans quelques instants.

On arriva aux portes de Rennes. L’anguleuxcailloutage des rues fit feu sous les pieds des chevaux. Aprèsavoir galopé un quart d’heure dans les rues étroites et fangeusesde la basse ville, les deux frères revirent le ciel que leuravaient caché jusqu’alors les toits surplombants des vieux hôtels.Ils étaient sur la place du Palais. À droite, un édifice de noblearchitecture montrait ses nombreuses fenêtres brillammentilluminées. C’était l’hôtel de M. le lieutenant du roi.

MM. de Saint-Maugon jetèrent labride de leurs chevaux aux laquais rangés devant le seuil, etmontèrent le grand escalier, que remplissait déjà l’harmonie dubal. L’huissier les annonça, ils firent leur entrée.

Il y avait foule dans les salons et foule dansles galeries. Autour des lambris sculptés ou couverts de richestentures, régnait un double cordon de femmes. C’étaient partout desfleurs, des perles, du satin, des dentelles. Les paruresscintillaient ; les regards se croisaient, éblouissants outimides, hardis ou suppliants ; les pourpoints de velourstranchaient auprès des corsages fourrés de cygne ; les gardesdes épées scintillaient comme les agrafes des ceintures, et leséclatants panaches des gentilshommes ondulaient doucement à labrise parfumée des éventails. C’était délicieux à voir. L’œilcharmé ne savait point choisir entre tous ces enchantements, et,quand les violons entamaient l’ouverture du menuet en vogue,composé d’ordinaire par Lulli, on oubliait la terre pour se croireau fabuleux pays des rêves.

Bertrand et Roger firent le tour des salles,interrogeant du regard ce parterre de femmes, cherchant ets’étonnant de ne point trouver.

– Salut à M. le baron de Kernau,disaient en passant quelques jeunes officiers de la couronne.

Bertrand saluait d’un geste distrait etcontinuait sa recherche.

Quant à Roger, il n’avait point de titres, etses camarades ne lui jetaient qu’un familier « Bonsoir,Saint-Maugon. »

Nos deux frères avaient parcouru toutes lessalles et toutes les galeries.

– Elle n’est pas là ! ditBertrand.

– Elle n’est pas là ! répétaRoger.

– Frère, reprit l’aîné de Saint-Maugon,il nous faudra remettre notre gageure.

Un huissier souleva la portière de la porteprincipale.

– Peut-être ! dit Roger, qui tendaitl’oreille avidement.

– M. le président deMontméril ! annonça l’huissier.

Les deux frères tressaillirent.

Un vieillard, portant le costume desprésidents à mortier au parlement de Bretagne, franchit laportière. À son bras s’appuyait une jeune fille de la plus exquisebeauté.

– La voilà ! dirent ensemble lesSaint-Maugon avec un accent de triomphe.

Ce mot fut pour tous deux un coup de foudre.Ils se regardèrent. Bertrand avait pâli, mais son œil ne gardaitd’autre expression qu’une douleur amère et profonde ; aucontraire, dans celui de Roger, il y avait de la rage.

– Et tu dis qu’elle t’aime ?murmura-t-il.

Bertrand ne répondit point. Roger lui saisitfortement le bras. Deux larmes jaillirent de ses yeux et coulèrentsur sa joue.

Puis il ferma les yeux, et Bertrand le reçut,évanoui, sur la poitrine.

MADEMOISELLE DE MONTMÉRIL

L’huissier de M. le marquis de Poulpry,lieutenant de roi, annonça ce soir-là de bien illustres noms. Àpart les seigneurs tenant charges royales, tels queVignerod-Duplessis, duc d’Aiguillon, gouverneur de Bretagne,M. de Pontchartrain, intendant (nommé) de l’impôt, lechef d’escadre Coëtlogon et bien d’autres, toutes les grandesmaisons de Bretagne avaient des représentants dans les salons deM. de Poulpry. Rohan causait avec Goulaine, Rieuxs’appuyait au bras de la Chevière, Penhoët donnait la main àCombourg. Il eût fallu aller jusqu’à Versailles pour trouver uneautre et aussi noble assemblée.

L’arrivée du président de Montméril et de safille fit événement, non-seulement pourMM. de Saint-Maugon, mais pour tout le reste del’assistance. M. de Montméril, en effet, doyen desprésidents à mortier du parlement breton, était fortement soupçonnéde mauvais vouloir à l’encontre du gouvernement de Sa Majesté. Ilfomentait, au sein des états, cette opposition hardie, etjusqu’alors victorieuse, qui repoussait l’intendant royal del’impôt, et prétendait conserver à la province le droitd’administrer elle-même ses revenus. Hors des états, son rôlen’était pas moins actif, mais devenait, disait-on, plus coupable.Beaucoup affirmaient qu’il n’était point étranger à cette révoltepartielle, peu offensive, mais obstinée, des paysans de la hauteBretagne, qui ne demandaient rien moins que l’annulation du pacted’union consenti par la duchesse Anne, malgré son peuple. Madame deSévigné, dans ses lettres, traite fort sévèrement cetteinsurrection ; les historiens la citent à peine pour mémoireet ne se donnent point souci de discuter la légitimité de sesmotifs. Ceci ne nous doit pas surprendre, attendu que les insurgésfurent vaincus.

Mais l’Irlande aussi peut être vaincue. À Dieune plaise qu’il nous vienne à l’esprit une comparaison injurieusepour la France ! La France fit de chaque Breton un Français,tandis que l’Angleterre, ce gigantesque comptoir qui spécule surtout, sur le sang et sur les sueurs, ne prit l’Irlande que pour lapressurer. Néanmoins la Bretagne était un peuple, et l’on doitconcevoir qu’il se puisse trouver parmi un peuple des esprits pourne vouloir point comprendre qu’une femme ait le droit decapitaliser leur nationalité, afin de l’apporter en dot àl’étranger. Ces esprits ont tort dans tel cas donné ; leurrévolte est peut-être condamnable ; mais, de toutes lesrévoltes, n’est-ce point celle-là qui se peut le plus naturellementexcuser ?

Quoi qu’il en soit, quand la Bretagnes’insurge, ce n’est pas pour un jour, d’ordinaire, et ce n’estjamais tout à fait en vain. La révolte dont nous parlons, soutenueen quelque sorte par la résistance des états aux volontéssouveraines de Louis XIV, fut souvent redoutable, et empêchaplus d’une fois de dormir les ministres du grand roi. En 1683, elleavait subi une recrudescence soudaine, et, quelques jours avant lebal du marquis de Poulpry, on avait vu, aux portes mêmes de Rennes,une manière de bataille. Les paysans s’étaient retirés laissant unecentaine de prisonniers aux gens du roi ; mais ils avaientpromis de revenir, et Dieu sait qu’ils tenaient toujours lespromesses de ce genre. Les captifs avaient été enfermés à l’ancienchâteau ducal de la Tour-le-Bât, où l’on faisait bonne garde auxportes de la ville.

On doit penser que, dans ces circonstancesextrêmes, il y avait, de la part de M. de Montméril,suspect de connivence avec les insurgés, une téméraire audace àvenir braver jusqu’en son hôtel le représentant de l’autoritéroyale. Aussi son nom, prononcé, provoqua dans l’assemblée unchuchotement général et d’augure équivoque. Tous les yeux sefixèrent à la fois sur lui. C’était un vieillard de haute taille, àla physionomie sévère et dont le caractère principal indiquait uneinflexible détermination. Il ne parut point prendre garde àl’émotion de la foule, et s’avança d’un pas lent et grave vers lemarquis de Poulpry, qu’il salua avec une froide courtoisie. Celafait, sans gêne aucune et sans affectation, il se mêla aux groupesdes invités.

Quant à mademoiselle de Montméril, elle fitaussi sensation, mais non point de la même manière. Sa vue mit dansle cœur des femmes le dépit et l’envie ; au cœur des hommeselle fit naître, comme toujours et partout dès qu’elle seprésentait, une admiration sans bornes. Bertrand et Roger avaientraison tous les deux : c’était bien la plus belle !

Elle avait dix-huit ans ; sa taille hauteet flexible gardait de la fierté dans sa grâce ; elle marchaitde ce pas correct et majestueusement naturel que ne peuvent pointimiter les comédiennes affublées d’un rôle de vierge noble. Sonfront pur s’encadrait de boucles blondes qui ondulaient, élastiqueset molles, jusqu’à la naissance de ses épaules, chastement voilées.Son œil d’un bleu obscur, pensait et parlait ; sa bouchesérieuse savait sourire, et l’ovale exquis de son visage semblaitemprunté aux tableaux de ces peintres d’Italie qui voyaient Marieet les anges dans les saintes extases de leur génie. Tout étaitbeau dans cette belle fille ; son nom même lui était uneparure ; elle s’appelait Reine.

Roger l’avait vue à Nantes, oùM. de Montméril avait fait un voyage au commencement del’hiver, pour s’entendre avec les mécontents de Clisson. Le cadetde Saint-Maugon, jeune, ignorant la vie, fougueux et faible à lafois, fut pris d’une de ces passions subites et accablantes quicroissent seulement au cœur des adolescents. Il aima Reineardemment et sans mesure ; cet amour fut plus fort que satimidité, il balbutia des mots de tendresse, et ne fut pointrepoussé.

Qui pourrait dire où s’arrête la légèreté, oùcommence la coquetterie ? Reine écouta Roger, il était beau,et puis il aimait tant ! Mais lorsque Reine quitta Nantes pourrevenir avec son père en la capitale de la Bretagne, ce fut sansdouleur bien amère et sans regrets fort cuisants.

Tandis que Roger se morfondait en pensant àelle, mademoiselle de Montméril n’était pas cependant, il faut ledire, sans songer un peu à lui. Voici comment : elle avaittrouvé à Rennes Bertrand de Saint-Maugon, lequel ressemblait à sonfrère comme une bonne épée de combat ressemble à une rapière deparade. Ce fut en comparant que Reine se souvint. Or la comparaisonn’était point à l’avantage du pauvre Roger. Bertrand Mauguer deSaint-Maugon, baron de Kernau, capitaine au régiment de lacouronne, était chef d’armes, et succédait aux biens considérablesde Mauguer ; Roger n’avait, lui, que son épauletted’enseigne.

Cette différence importait assez peu àmademoiselle de Montméril ; mais elle avait un père, et nousdevons en tenir compte. À part cela, d’ailleurs, Bertrand, vaillantsoldat et cavalier accompli, ne le cédait en rien à son frère parles avantages extérieurs ; pour les choses de l’intelligenceet de l’âme, il était évidemment son maître. Reine vit cela. Quisait ? le pauvre Roger avait frayé peut-être la voie quiconduisait au cœur de sa maîtresse. Le chemin frayé, ce futBertrand qui passa. Reine crut voir en lui sans doute un autreRoger plus parfait et plus digne.

Mademoiselle de Montméril était une de cesfemmes qui accaparent les regards et monopolisent les hommages.Bertrand, au contraire de Roger, prétendit résister à l’attrait quil’entraînait vers elle. Il se savait fort ; il se confiait enlui-même, mais sa force le trahit. Et, comme il avait résistédavantage, l’amour entra plus profondément dans son âme. Ce fut unepassion en quelque sorte réfléchie, où il y avait de la tristesse,mais de l’extase. Bertrand mit en Reine tous ses espoirs debonheur. Il l’aima comme savent aimer les natures d’élite, avec unetendresse de père, un culte de servant et un dévouement d’ami.

Nous l’avons dit, et le mot est à peine assezénergique ; ce fut pour les deux frères un coup de foudrelorsqu’ils se virent rivaux. Roger fut frappé au cœur ; unmonde de pensées navrantes fit irruption dans son cerveau ; ilétait jeune : il fléchit sous le poids de cette fatalitéécrasante, inattendue ; l’angoisse de Bertrand fut plusmortelle encore, mais il soutint le choc. Les gens comme lui netombent qu’une fois : c’est pour mourir.

Son frère était là, près de lui, renversé surun siège, pâle, sans mouvement. À quelques pas, mademoiselle deMontméril, entourée d’un triple rang d’admirateurs, jetait auhasard ses sourires que l’on se disputait au passage. Son regardcroisa celui de Bertrand, et tout aussitôt son sourirechangea ; elle y mit des paroles, et le triple cercletressaillit d’envie. Bertrand posa la main sur son cœur qui battaità soulever son uniforme ; puis, au lieu d’obéir au sourire quiétait un appel, il salua gravement et se dirigea vers la porte.

Il était fils d’Adam. Avant de passer leseuil, il se retourna. Le regard de Reine, perçant la foule, arrivajusqu’à lui et l’interrogea timidement.

– Ayez pitié, mon Dieu ! murmuraBertrand qui fit un pas vers la jeune fille.

Mais son œil tomba sur le front pâli de Roger.Il refoula toute égoïste pensée, et souleva brusquement laportière, derrière laquelle il disparut.

– Qu’a donc, ce soir, M. le baron deKernau ? demanda le jeune M. de Kercornbrec enprécipitant les véloces roulades du grasseyement de Quimper.

– Le bonheur le rend fou, répondit uncadet de Trégaz avec l’accent chromatique du pays nantais.

– Le fait est, s’écriaM. de Châteautruel, un gros homme rose et blanc, quinasillait comme c’est le devoir et le droit de tout habitant deRennes, – le fait est que le petit baron est un fortunémortel !

Les gens de Vitré, de Vannes, de Saint-Brieucet de Saint-Malo firent tour à tour leurs réflexions : àVitré, l’on clapote ; à Vannes, les mots passent des deuxcôtés des langues épaisses ; à Saint-Brieuc, la voix sedandine lentement sur d’incroyables cadences ; à Saint-Malo…Mais, à tout prendre, où parle-t-on comme il faut ? Levéritable accent français est-il ce cahoteux et bruyant roulement àl’aide duquel s’étourdissent réciproquement les riverains de laGaronne ? Est-ce plutôt le débonnaire gloussement duPicard ? la traînante chanson du Normand ? le grêle etglapissant fausset du Parisien ? ou le choli bârler despons hâpitants de l’Alsace ?

Reine n’écoutait point ces questions et cesréponses qui se croisaient autour d’elle. C’était, pour sonoreille, un bourdonnement dépourvu de signification. Son regardrestait fixé sur la porte par où venait de sortir Bertrand.

– Ne m’aime-t-il donc plus !murmura-t-elle.

Reine fut bien triste pendant une grandedemi-heure. Puis elle fut saisie par la fièvre du bal. Sa têtetourna au vent de ces frivoles pensées qui sont dans les notesjoyeuses de l’orchestre, dans l’éblouissant éclat des girandoles,dans l’atmosphère de la fête, toute saturée de parfums. Elledansa : ses rivales furent écrasées sous le poids de sontriomphe ; son triomphe l’étourdit et l’exalta.

Soyons cléments. D’honnêtes cœurs, des hommesgraves ont oublié parfois de sérieuses douleurs au milieu d’unsuccès de tribune ou d’académie ; nul ne résiste au prestigede l’ovation ; nous ne pouvons exiger que l’âme d’une jeunefille ait cette mémoire précise, tenace, imperturbable, que possèdetout seul ici-bas l’estomac d’un député des centres.

Lorsque Roger parvint à secouer enfinl’affaissement physique et moral qui s’était emparé de lui, sesidées se prirent à rouler confusément dans son esprit, comme ilarrive si l’on est éveillé en sursaut après un pesant sommeil. Iljeta autour de lui son regard étonné.

– Il s’est passé quelque chose !murmura-t-il enfin avec frayeur, comme s’il eût craint maintenantde renouer le fil brisé de ses souvenirs.

C’était entre deux menuets. Des couplespassaient et repassaient. Entre mille voix, Roger reconnut la voixlointaine de mademoiselle de Montméril. Cette voix, entendue,précipita le mouvement de son sang. La mémoire des faits récentsenvahit son cœur avec violence.

– Il l’aime ! pensa-t-il ;Bertrand ! mon frère… C’est mon frère qui me prend tout monbonheur !

Sa tête brûlait.

– Mon frère ! répéta-t-il avecamertume et colère ; n’avait-il pas assez de tout ce que lehasard lui avait donné à mon préjudice ?… Titres, fortune… Depar Dieu ! nous sommes égaux devant cette femme ! Et jela lui disputerai, fallût-il… !

Il s’arrêta. De grosses gouttes de sueurcoulaient de son front sur sa joue. Son visage décomposé annonçaitle paroxysme d’une effrayante exaltation. Seul, dans un angleobscur de la galerie, abrité par l’ombre d’une colonne, il semblaitun mauvais génie, égaré au milieu des splendides joies de cettefête.

À ce moment, mademoiselle de Montméril,appuyée sur le bras d’un brillant cavalier, montra son radieuxsourire au bout de la galerie. Roger l’aperçut. Cette vue, au lieud’attiser sa colère, mit une larme de repentir dans ses yeux.

– Peut-on ne la point aimer ! sedit-il ; – pauvre frère !

Tandis que Reine passait, Roger, le cou tendu,l’œil grand ouvert, la couvrait de son regard fixe. Quand elle eutdisparu à l’angle de la galerie, Roger se leva et fit quelques pasen chancelant. Il voulait chercher son frère, lui parler,l’interroger, savoir…

Son frère n’était plus au bal ; mais, enle cherchant, il se trouva bientôt face à face avec Reine qui lereconnut, rougit, et ne parut point prendre souci de cacher sonémotion. Roger l’aborda. Reine était parfaitement remise de cetteattaque de mélancolie qui l’avait prise au commencement de la nuit.Il lui restait seulement un peu de rancune contre Bertrand, ce qui,naturellement, fut tout profit pour Roger. Mademoiselle deMontméril voulut bien se souvenir, en effet, des belles fêtes deNantes et des longs entretiens qu’elle avait eus avec le cadet deSaint-Maugon. Celui-ci était transporté. Il se croyait aimé. Il envenait parfois à plaindre son frère dont Reine, pour cause, nedisait pas un mot. Elle n’avait garde. Le charmant abandon qu’ellemontrait à Roger était peut-être une petite vengeance à l’adressede Bertrand. Parler de ce dernier, c’eût été montrer sondépit ; – or, fi donc !

Tout prend fin, hélas ! les choses quiplaisent, surtout, ne durent point. Roger fut forcé bientôt dedonner le baise-mains et de se retirer.

Il avait épuisé son contingent de joie pourcette nuit. Pendant tout le reste du bal, il erra dans les salons,tâchant de ne point perdre de vue un instant la belle Reine, etréussissant très-bien à attirer l’attention des observateurs, gensqu’on n’appelait peut-être point encore alors des badauds.

– Hé ! hé ! hé ! fit partrois fois le jeune M. de Kercornbrec, qui trouva moyende grasseyer d’une façon déplorable, quoiqu’il n’y ait pointd’r dans ses monosyllabes, – je crois que le petitSaint-Maugon, qui sera bien quand il aura moustache, veut marchersur les brisées de son aîné !

Le cadet de Trégaz procéda par demi-tons pourrépondre :

– Hé ! hé ! hé ! celapourrait bien être.

À quoi M. de Châteautruel répartit,en imitant de son mieux l’organe d’un oiseau aquatique fortdifférent du cygne :

– Hen ! hen ! hen !… celane me paraît pas impossible !

Les gens de Vitré, de Vannes, de Saint-Brieucet de Saint-Malo énoncèrent des opinions non moins ingénieuses, àl’aide de voix encore plus surprenantes.

En dehors de ce groupe aimable, un autrepersonnage observait, lui aussi, le cadet de Saint-Maugon. Cen’était rien moins que M. le président de Montméril enpersonne. Plusieurs fois il parut être sur le point de s’approcherde Roger ; mais toujours, au moment de l’aborder, il seravisait.

Roger ne prenait point garde. Il ne voyait queReine. Un coup de tonnerre ne l’eût point distrait de son ardentecontemplation.

Mais, pour un soldat, la voix du chef parleplus haut que le tonnerre. Ce fut Gilbert de Gadagne d’Hostung,comte de Verdun, colonel du régiment de la couronne, qui vint enfinle tirer de son rêve.

– Où est votre frère, monsieur deSaint-Maugon ? lui demanda le colonel vers la fin du bal.

Roger ne pensait plus à son frère. Ce motréveilla en lui un souvenir.

– Je ne sais, monsieur, répondit-il avecembarras.

– J’ai des ordres à lui donner… unemission à lui confier… Vous êtes brave, monsieur deSaint-Maugon : êtes-vous prudent ?

– Monsieur !…

– Je n’ai pas voulu vous offenser ;mais les circonstances sont difficiles ; écoutez-moi.

M. de Montméril s’était approchéd’eux sans bruit. Il appuya son épaule à la colonne voisine etprêta l’oreille. – Nous ne prétendons point excuser le président àmortier ; mais, quand on veut savoir ce que les gens disent,c’est un moyen.

– Monsieur de Saint-Maugon, reprit lecolonel, nous avons cent insurgés prisonniers à la Tour-le-Bât. Oncraint une nouvelle attaque pour demain. Je comptais charger votrefrère du poste de la Tour… Le temps presse… S’il vous plaît, vousle remplacerez.

– Cela me plaît, monsieur, et je vousrends grâces de votre confiance.

– Vous la mériterez, j’en suis sûr… Allezvous préparer sur-le-champ, je vous prie.

Le colonel salua d’un geste et aborda un autreofficier. Il était évident que des mesures d’urgence étaient priseset que l’insurrection se faisait plus menaçante que jamais. Rogerse dirigea vers la porte. Comme il allait sortir, il se sentittoucher le bras.

– Je voudrais vous entretenir, monsieurde Saint-Maugon, dit une voix à son oreille.

Il se retourna. Le président de Montmérilétait à ses côtés. En ce moment, Roger se fût excusé vis-à-vis detout autre. Mais le père de Reine !…

– Je suis à vos ordres, monsieur,dit-il.

– Dans deux heures, où pourrais-je vousrencontrer ?

– Au château de la Tour-le-Bât, qu’onvient de m’assigner pour poste.

– Je m’y rendrai, monsieur, dit leprésident de Montméril, qui se perdit aussitôt dans la foule.

LA TOUR-LE-BÂT

On voyait encore à Rennes, il y a quelquesmois à peine, le vieux château ducal de la Tour-le-Bât dresserconfusément ses donjons, ses corps de logis, ses remparts, aumilieu de gracieux jardins et de maisons blanches. Il semblaithonteux, l’antique castel, non de son grand âge, mais de l’insultequ’on avait faite à sa vieillesse. La demeure des riches ducs étaitdevenue prison. La salle d’armes était transformée en ignoblepistole ; les terrasses servaient de préau ; lescroisées saxonnes, barrées de fer, ne laissaient passer que desjurons de bas lieu et d’abjectes paroles.

Nous nous trompons : pêle-mêle avec lesscélérats vulgaires, se trouvaient là, dans ces dernières années,des cœurs loyaux, – de saints vieillards qui pouvaient reconnaîtrele cachot qu’ils avaient occupé déjà durant la Terreur,d’intrépides adolescents qui savaient souffrir et confesser leurcroyance, comme firent leurs pères en des temps d’héroïquemartyre ; de vaillantes femmes enfin, de ces femmes qui viventpour prier, secourir, aimer, anges de la terre qu’attendent etadmirent les anges du ciel, trésors de fidélité, de force, depatience ; de ces femmes qui craignent la renommée, fuient lesbravos du monde, et cachent, sous un voile de modestie, leurmagnifique et silencieux dévouement.

Il ne fallait rien moins que ces hôtes pourréhabiliter la vieille forteresse. Elle avait vu les ancêtres deces captifs mourir sur ses murailles en combattant l’Anglais :les siècles passent sur la robuste Bretagne, et ne changent pointle cœur de ses enfants ; la forteresse ducale reconnut lesarrière-petits-fils des preux dans ces hommes qui regardaient enface l’échafaud menaçant, et disaient : « Quandmême ! »

On a démoli la Tour-le-Bât.

En 1683, elle n’avait point de destinationbien précise. C’était un arsenal et un poste militaire. Dans lesmoments d’urgence, la partie des bâtiments qui bordait les rempartsde l’est et qui dominait le cours de la Vilaine, de concert avec lefort Saint-Georges, servait au besoin de prison de guerre.

C’était là qu’on avait déposé les cent paysansfaits prisonniers à la dernière rencontre.

Le soleil venait de se lever et dispersaitcapricieusement toutes les nuances du prisme sur les prés humidesqui séparaient la tour de la rivière. Roger de Saint-Maugon, assissur l’appui du rempart, donnait son âme entière aux récentssouvenirs du bal de M. le lieutenant de roi. Plongé dans cedemi-sommeil qu’impose la fatigue, il voyait passer devant ses yeuxReine, qui lui souriait doucement, puis son frère, triste, morne,vaincu.

– Il se croyait aimé ! murmuraitalors le cadet de Saint-Maugon. Pauvre Bertrand !

Les voix des sentinelles, qui refusaientpassage à un étranger, le jetèrent brusquement hors de son rêve.Cet étranger était de grande taille. Son chapeau rabattu nepermettait point de voir ses traits, et le reste de sa personnedisparaissait sous les plis abondants d’un vaste manteau.

– Monsieur de Saint-Maugon, cria-t-il deloin, je viens à notre rendez-vous.

– Le président de Montméril ! pensaRoger, qui avait oublié cette circonstance.

Puis il ajouta tout haut :

– Laissez passer !

Les soldats baissèrent leurs mousquets ets’écartèrent. Le président traversa lentement le terre-plein, etvint se poser en face de Roger.

– Merci, dit-il.

Son regard inquiet fit le tour du terre-plein,mesura la distance qui le séparait des sentinelles, comme s’il eûtvoulu se bien assurer que ses paroles ne pourraient point êtreentendues.

– Monsieur de Saint-Maugon, reprit-ilbrusquement après cet examen et en se tournant vers Roger, vousaimez ma fille.

Le jeune homme ne put retenir un geste desurprise.

– Vous aimez ma fille, répéta Montmérild’un ton positif et péremptoire. Vous l’aimez depuis six mois, jele sais. J’avais deviné cet amour à Nantes, et si j’avais pu garderquelques doutes, le bal de la nuit dernière me les eût enlevés. Mafille vous aime-t-elle, monsieur ?

Roger balbutia quelques parolesinintelligibles.

– Elle vous aime. Vous le croyez, aumoins.

– Si je pouvais l’espérer !…commença Saint-Maugon avec chaleur.

– Espérez, si cela vous peut être unplaisir, interrompit M. de Montméril ; maislaissez-moi poursuivre. Je ne suis pas venu ici pour entendre desserments d’amour.

Il y avait quelque chose de brutalement forcédans le ton de cet homme. Sa voix raillait, tandis que son frontrestait grave, et son regard indécis accompagnait mal la rudessetranchante de ses paroles. Il jouait un rôle. – C’est pitié de voirla peine que se donne un bon fils de la Bretagne quand, par hasard,il essaye le masque de l’intrigue à son simple et franc visage.Montméril était à la gêne et faisait un pauvre acteur ; maisun plus naïf encore eût réussi auprès de Roger, qui éprouvait, enface du père de Reine, cette terreur stupéfiante qui empêche lepaïen de voir que son idole est un vil morceau de bois.

– Je suis venu pour vous dire, reprit leprésident, que Reine de Montméril ne peut point être votrefemme.

– Ô monsieur… monsieur ! s’écriaRoger avec accablement ; pourquoi cet arrêt cruel ?

– Parce que je suis un Breton, monsieur,et que vous, vous n’êtes qu’un Français.

Roger se redressa offensé.

– Monsieur le président, dit-il, vousoubliez que votre robe passe après mon épée ; vous oubliez quevos aïeux se perdaient dans la foule quand les miens s’asseyaientaux marches du trône ducal !

– Tant mieux pour eux qui suivaient uneglorieuse route ! s’écria Montméril, tant pis pour vous quidésertez leurs traces !

Il n’y avait plus ici de rôle appris. Le vieuxBreton était fort, et digne, et solennel en prononçant ces mots quijaillissaient de son cœur, exalté par l’amour de la Bretagne.

– Vos pères, reprit-il, servaient unduc ; un roi est venu, qui, puissant et inique, a volél’héritage de ce duc. Entre ce duc et ce roi, monsieur, quel partieussent pris vos pères ?

– Mais vous me parlez de deux centsans ! voulut répliquer Roger ; il n’y a plus de duc…

– Les souverains ne meurent pas,monsieur, prononça lentement Montméril, et leurs droits ne sontpoint de ceux qui se peuvent prescrire. – M. de Montmérilôta respectueusement son feutre. – Monseigneur Julien d’Avaugour,héritier légitime et direct de la maison de Dreux, sans armée, sansargent, exilé, proscrit, est, par la grâce de Dieu, duc deBretagne, tout comme s’il avait cent mille soldats, des trésors etune patrie !

– Je respecte le malheur deM. d’Avaugour, mais je suis né sujet du roi, et je portel’uniforme de son armée.

– Tant pis pour vous ! dit uneseconde fois le président.

Il se fit un instant de silence.M. de Montméril avait parlé avec éloquence et noblesse,parce que ses paroles, pour être témérairement appliquées,énonçaient néanmoins un principe fondamental et d’une éternellevérité. Mais il se souvint qu’il était venu pour faire unmarché ; son langage changea.

– Je suis un homme de robe, reprit-il aubout de quelques secondes, et vous me l’avez rappelé à propos, carj’avais tentation de parler plus qu’il n’est besoin… Ma volonté estirrévocable. Toute discussion serait superflue. Vous n’avez, pourla fléchir, qu’un moyen… un seul !

Roger tendit avidement l’oreille. C’était sonarrêt qu’on allait prononcer.

– Je ne vous demande point, continuaM. de Montméril, de vous faire Breton après avoir étéFrançais.

Nous sommes assez nombreux, Dieu merci, pourn’avoir pas souci de quêter des défenseurs ; mais il se trouvedans ces murs cent malheureux dont le seul crime est d’avoir étéfidèles, dévoués, intrépides… Soyez leur sauveur ; la main dema fille est à ce prix.

– C’est une trahison que vous meproposez ! s’écria le cadet de Saint-Maugon qui recula d’unpas.

– C’est un marché, répondit froidementMontméril, un marché où vous gagnez et où je perds. Les plus noblespartis se disputent la main de ma fille, je vous l’offre, à vous,quand je pourrais la garder à votre frère.

– Mon frère ! interrompit Roger dontla jalousie serrait le cœur.

– Votre frère, qui est aussi riche quevous êtes pauvre, aussi puissant que vous êtes faible.

Roger mit sa tête entre ses mains.

Un sourire de triomphe vint à la lèvre deM. le président de Montméril.

– Vous n’agirez pas, reprit-ilencore ; vous laisserez faire… Fermer les yeux, ce n’est pointtrahir… Je crois, moi aussi, que Reine vous a distingué, monsieurde Saint-Maugon.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmuraRoger aux abois.

– Il est vaincu ! pensa leprésident. – Eh bien, continua-t-il tout haut, voulez-vous êtrel’époux de mademoiselle de Montméril ?

– Pitié ! s’écria renseigne. Pitié,monsieur, vous voyez bien que ma raison se perd…Retirez-vous !

– Votre refus la jette aux bras d’unautre…

– Ah ! tenter une sentinelle à sonposte, est acte indigne d’un chrétien et d’un gentilhomme,monsieur… Laissez-moi !

– Adieu donc ! dit Montméril entournant le dos. Reine, la pauvre enfant, espérait une autreréponse.

Roger poussa un sanglot déchirant et arrêtaMontméril par son manteau.

– Monsieur, dit-il avec le calme de ladémence, donnez-moi Reine et prenez mon honneur !

Le milieu du jour était passé. Le ciel gris etsombre se fondait en torrents de pluie glacée. Le lugubre tintementdu tocsin se faisait entendre à la fois aux cinq paroisses deRennes, et le bourdon de la tour de l’Horloge était en branle. Lesbourgeois avaient prudemment fermé leurs portes ; quelques-unsmême, donnant un exemple qui ne devait pas être perdu pour lesbourgeois à venir, se cachaient jusque dans leurs caves.

Bertrand de Saint-Maugon, qui revenait de sonchâteau, afin de remplir les devoirs de son grade, entendit de loinles cloches et hâta le trot de sa monture.

Il était pâle comme on est après une nuit sanssommeil, passée au milieu des hésitations et des angoisses.Lorsqu’il avait quitté le bal de M. le marquis de Poulpry,ç’avait été pour monter à cheval et prendre au grand galop la routede Saint-Maugon. Le vent des nuits, en glissant sur son front quibrûlait, ne pouvait y mettre sa fraîcheur. Il allait, murmurant deces paroles sans suite que dicte le trouble de l’âme.

En arrivant au château, il traversa la longuesuite d’appartements qui conduisaient au salon où nous l’avons vunaguère avec Roger. Là, il se jeta épuisé sur un siège.

C’était un valeureux et robuste cœur ;mais force et vaillance peuvent fléchir, à condition de se relever.Bertrand demeura quelque temps comme accablé. Au bout d’une heured’apathique désespoir, son regard tomba sur le portrait de sonpère, dont le fier visage semblait vivre encore et refléter deloyales pensées. Bertrand, ranimé par cette vue, retrouvacourage.

Il traversa le salon d’un pas ferme, et vintse mettre à genoux devant le portrait.

– Monsieur mon père, dit-il avec un saintrecueillement, priez Dieu d’avoir pitié de vos fils et donnez-moiconseil.

Les heures de la nuit s’écoulaient. Bertranddemeurait à genoux ; mais il avait maintenant la force decombattre contre lui-même. Il mit son frère avant son amour, et,refoulant l’ardente protestation de sa passion, il résolutd’attirer à soi toute la souffrance, afin de laisser à Roger lebonheur.

Après cette douloureuse victoire, il se sentitplus calme. Les premiers sons du tocsin qui frappèrent son oreille,au moment où il reprenait la route de Rennes, jetèrent à traversson martyre une sorte de joie sauvage. Il devina de loin un dangermatériel, et piqua des deux, impatient de trouver la mêlée, lepéril, la mort peut-être.

On se battait bel et bien, en effet, par lesrues de Rennes. Les paysans étaient venus en nombre, de la forêt,de Saint-Aubin-du-Cormier, et jusque de Louvigné-du-Désert. Lestroupes royales avaient presque partout le dessous, d’autant mieuxqu’elles étaient attaquées sur leurs derrières par la populace, àlaquelle se joignaient les cent captifs qui, au moment du combat,avaient recouvré la liberté comme par enchantement. C’était, on enconviendra, hasard déplorable ou fort noire trahison.

Nul ne vit, ce jour-là, dans la mêlée, lecadet de Saint-Maugon.

En revanche, au plus fort de la bataille, uncavalier portant l’uniforme du régiment de la couronne, rehaussépar les deux petites épaulettes dragonnes qui indiquaient le rangde capitaine, déboucha, vers deux heures après midi, du côté dufaubourg Saint-Hellier. Il prit seul, et armé uniquement de sonépée, les assaillants à revers, perça comme un boulet de canonleurs rangs tumultueusement formés, et se vint mettre à la têted’un gros de fusiliers qui se défendaient de leur mieux, à la têtedu pont Viarmes. C’était Bertrand Mauguer de Saint-Maugon, baron deKernau.

Son arrivée changea le cours de la bataille.Bien qu’il fût renommé déjà pour sa brillante valeur, jamais on nel’avait vu charger comme il le fit en cette occasion. Les pauvrespaysans tombaient sous son épée comme le sainfoin et le trèfle sousle fer du faucheur.

Ils résistèrent longtemps, puis ils sedébandèrent. Ce mouvement détermina la retraite générale desinsurgés. Mais les gens du roi de France payèrent chèrement leurvictoire. En fuyant, les paysans gardèrent leurs prisonniers, aunombre desquels était Gilbert de Gadagne d’Hostung, comte deVerdun, en personne.

Cependant, lorsque la fièvre du combat se futcalmée, un bruit courut parmi les officiers et soldats du régimentde la couronne. On disait que le président de Montméril, lequelétait en fuite maintenant, avait acheté l’officier chargé du postede la Tour-le-Bât, ce qui avait causé l’évasion des centcaptifs.

Quel était cet officier ? Personne nepouvait le dire. C’était Gilbert de Gadagne lui-même qui l’avaitmis à ce poste, et le malheureux colonel n’était point là pourrépondre.

Bertrand ne donnait point attention à cesbruits. Couvert de sueur et de sang, il allait par les rues etdemandait à tout passant des nouvelles de son frère qui n’avait pasparu au combat.

Les passants répondaient que Roger deSaint-Maugon était sans doute à son poste ; quelques-unsdisaient qu’il était prisonnier des rebelles, et il se trouva unbourgeois, de ceux qui sortaient de leurs caves, pour affirmer quelui, bourgeois, avait sauvé la vie au cadet de Saint-Maugon enmettant à mort deux douzaines de paysans. – N’avons-nous pas vu, ily a treize ans, d’autres bourgeois piper des places et des rubans àl’aide de mensonges analogue ?

Bertrand, dévoré d’inquiétudes, interrogeaittoujours.

Enfin, l’un de ses camarades, qu’il rencontra,le força d’entendre le récit de la trahison qui entachait l’honneurdu régiment de la couronne.

Au nom du père de Reine, Bertrand pâlit, et unfuneste soupçon lui traversa le cœur. Il remit son cheval au galop,et poussa vers la Tour-le-Bât.

Le terre-plein était désert ; mais, enpénétrant dans le corps-de-garde, Bertrand se trouva face à faceavec son frère qui le regarda d’un œil fixe et affolé.

– Ce n’est pas toi ! s’écriaBertrand ; dis-moi que ce n’est pas toi qui astrahi !

Roger demeura muet ; Bertrand, l’âmenavrée, s’assit auprès de lui.

– Frère, reprit-il d’une voix suppliante,ce n’est pas toi, n’est-ce pas ?

Même silence.

Un éclair d’indignation brilla dans l’œil deBertrand.

À ce moment, on entendit au dehors la voix desofficiers qui s’entretenaient vivement et se disaient :

– Il faut pourtant que nous sachions lenom du traître !

Roger se leva, posa la main sur son cœur etretomba, brisé, sur le sol.

Bertrand se pencha et mit un baiser sur lefront glacé de son frère. Puis il sortit du corps-de-garde et fermala porte à clef.

– Le nom du traître ! répétaient lesofficiers.

– C’est moi, dit Bertrand de Saint-Maugonen s’avançant vers eux.

Les officiers reculèrent étonnés.

– Monsieur de Saint-Maugon, dit Hugues deMaurevers, lieutenant-colonel, je vous ai vu si bien faireaujourd’hui que je ne puis vous croire.

– C’est moi, vous dis-je ! répétaBertrand.

Maurevers réfléchit un instant.

– Il y a en ceci un mystère que je necomprends point, reprit-il enfin. Quoi qu’il en soit, je dois fairemon devoir… Au nom de Sa Majesté le roi, monsieur de Saint-Maugon,je vous requiers de me rendre votre épée.

Bertrand obéit aussitôt.

PÉRIPÉTIES

Le lendemain, dans une chambre basse de laTour-le-Bât, les deux Saint-Maugon étaient réunis. Roger dormaitd’un sommeil fiévreux et plein d’angoisses ; il était couchétout habillé sur le lit de camp, qui formait, avec deux escabelles,le mobilier de cette espèce de prison.

Bertrand, à genoux devant un crucifix de boispendu à la muraille, achevait sa prière du matin. Il avait leregard serein et le front calme.

Tout à coup un roulement de tambour qui se fitau dehors pour appeler le corps-de-garde sous les armes, éveillaRoger en sursaut. Son premier regard tomba sur Bertrand, et un douxsourire vint épanouir sa lèvre.

– Ce n’était qu’un songe !murmura-t-il, un songe effrayant et cruel… Ô frère, j’ai fait cettenuit un bien terrible rêve !

Bertrand se leva sans répondre, et s’approchalentement du lit de camp.

– Que Dieu te bénisse, frère !dit-il d’une voix grave, mais exempte de toute amertume.

– Si tu savais ce que j’ai rêvé !reprit Roger en tendant son front au baiser de Bertrand. J’enfrémis encore, et il ne faut rien moins que ta vue… mais oùsommes-nous donc ?… ces froides murailles… ce sol humide.

Roger retomba sur son lit.

– Malheur ! Malheur !s’écria-t-il avec désespoir. Ce n’était pas un rêve, et le nom denotre père est flétri !

Bertrand prit sa main qu’il serra entre lessiennes. Il y avait tout l’amour d’un père dans le regard triste etrésigné de l’aîné de Saint-Maugon. Roger pleurait et ne cherchaitpoint à retenir les sanglots qui soulevaient sa poitrine.

– C’est toi qui seras son époux !prononça-t-il d’une voix entrecoupée ; – misérable et insenséque je suis ! cet homme m’a trompé.

– Il était bien fort contre toi, pauvrefrère ! ce fut de sa part une tentation perfide.

– Oh ! oui, s’écria Roger, perfideen effet ! ses paroles… il me semble les entendreencore ! troublaient mon cœur, aveuglaient ma raison. Quesais-je ? s’il m’eût demandé davantage ; mais quepouvait-il me demander de plus ?

Il retira d’un geste brusque la main quepressait Bertrand, et détourna la tête.

– Vous me méprisez, monsieur mon frère,dit-il.

– Je t’aime et je te plains, réponditdoucement le capitaine.

– Vous me plaignez ! votre rôle estfacile : vous êtes heureux, vous.

Bertrand regarda le ciel.

– Frère, dit-il, tu souffres, je tepardonne.

– Je n’ai que faire de votre pardon,s’écria Roger en se levant, et je repousse votre pitié, monsieur…Reine m’aimait, je le sais, j’en suis sûr… entendez-vous, j’en suissûr !

Il se mit à parcourir la salle basse à grandspas.

– Elle m’aime… on me tuera… vous pourrezêtre son époux… mais…

– Je le souhaite, répliqua Bertrand quine perdit pas cette inaltérable mansuétude que donne la vigueurmorale.

Roger s’arrêta et regarda son frère en face.La souffrance vicie profondément les cœurs faibles. Roger se sentitvenir un fougueux mouvement de haine.

– Hypocrisie !… pensa-t-il. Il meraille en héritant de mon bonheur.

Puis il ajouta tout haut avecrudesse :

– Que faites-vous ici ? Je suisprisonnier, vous êtes libre : ne puis-je au moins jouir detout mon cachot ?

– Pauvre enfant, murmura l’aîné deSaint-Maugon ; qu’elle doit être poignante l’angoisse qui metces paroles dans la bouche d’un frère !

Il jugeait Roger d’après lui, et se trompait.Certes, Roger souffrait ; mais, dans sa souffrance, il y avaitautre chose qu’un remords. Ignorant le dévouement de son frère, ilse croyait prisonnier ! sous le coup d’une accusation detrahison. Le châtiment prochain lui semblait une expiation. Ce quile transportait de rage, c’était l’inutilité de sa faute. Reine luiéchappait. Son honneur, cet inestimable enjeu, était joué, étaitperdu. En revanche, au lieu du bonheur espéré, il recueillait lahonte.

La honte mortelle qui ne se rachètepoint : l’échafaud.

Mais sa jalousie, furieuse et folle,l’aveuglait à l’endroit de sa honte. Sa torture était dans sonamour.

La veille encore, Roger était un enfant loyal,mais faible ; aujourd’hui, c’était une âme déchue, ungentilhomme indigne, un soldat dégradé, un mauvais frère.

C’est que, pour un cœur faible, l’existenceest une périlleuse loterie. La vieillesse peut venir sans chute,par hasard ; mais, le plus souvent, le déshonneur la gagne devitesse. Le droit chemin, pour employer une expressionpoétique dans sa trivialité, est un très-étroit sentier qui passeau-dessus d’un abîme. Comment l’homme, si pur et bon qu’il soit,résistera-t-il aux passions qui l’attirent vers le précipice, s’iln’a point la force, cet appui auquel seule l’antiquité accordait lenom de vertu ? L’honneur, la probité, la fidélité, chez lescœurs débiles, sont comme ces couleurs éclatantes qui brillent surles tissus de bas prix. Le matin, elles éblouissent ; le soir,après quelque rude averse, il ne reste qu’un haillon terne etmisérable.

Bertrand ne voyait en Roger que le malheureuxet non point le coupable. Généreux et dévoué comme tous ceux quisont forts, il avait résolu, dès le premier moment, d’attirer à luila tempête pour en préserver son frère. Mais il ne voulait pasdévoiler son dessein, de peur d’éprouver un obstacle de la part deRoger lui-même. Celui-ci se croyait captif ; il fallait luilaisser cette croyance. Aussi, lorsque Roger le somma brusquementde sortir, Bertrand se retira aussitôt. Il était, lui, bienréellement prisonnier, et dut s’arrêter dans la pièce d’entrée quiformait une espèce d’antichambre. Comme il y mettait le pied, uneclef tourna dans la serrure de la porte extérieure, et un soldatparut, suivi d’une femme voilée.

– Entrez, madame, dit le soldat. Laconsigne est sévère ; mais, dût-on me pendre, je ne merepentirai pas, si votre visite fait plaisir à M. lebaron.

Ce que disait ce soldat, tous ses camaradesl’eussent dit à sa place : Bertrand était si brave et sibon !

La femme voilée entra et se découvrit levisage. C’était mademoiselle de Montméril.

Bertrand n’était point préparé. La vue deReine amollit son cœur. Il se sentit fléchir dans sa résolution. Sapassion, vaincue, se releva plus irrésistible, et recommença lalutte. Il aimait Reine de cet ardent et profond amour que l’hommen’a point deux fois en sa vie, et qui, refoulé un instant, reprendl’âme de vive force et la domine tyranniquement.

– J’étais résigné, pensa-t-il ;pourquoi Dieu m’envoie-t-il maintenant ce calice de suprêmeamertume ?

Reine ne ressemblait guère à cette brillantejeune fille que nous avons admirée au bal de M. le marquis dePoulpry. Plus de diamants dans ses cheveux, plus de sourire à sabouche : une robe sombre, des yeux fatigués de larmes, et dela pâleur sur sa joue. Mais elle était belle ainsi, plus belleencore que la veille, entourée qu’elle était alors de tant desplendeurs et de tant d’hommages.

Bertrand, cachant son trouble sous unefroideur respectueuse, s’était incliné en silence, et lui avaitmontré du doigt l’unique siège qui se trouvât dans l’antichambre.Reine ne voulut point s’asseoir.

– Monsieur, dit-elle, je viens vers vousd’après la volonté de mon père.

Elle s’attendait peut-être à quelque tendrereproche touchant la froideur de ce début. Son attente futdéçue.

– Monsieur de Montméril, réponditBertrand avec tristesse, peut-il rendre à Mauguer l’honneur qu’ilvient de lui ravir ?

– L’honneur ! répéta Reineinterdite ; il s’agit de votre liberté, monsieur… Et, au nomdu ciel ! ajouta-t-elle, ne pouvant soutenir plus longtemps cerôle glacial, ne me parlez pas ainsi, Bertrand ! Que vousai-je fait ? Qu’avez-vous depuis hier ?

– Depuis hier ! murmura lecapitaine, dont tout le cœur s’élançait vers Reine ; oh !je suis bien malheureux depuis hier, mademoiselle !

– Tout peut être réparé… commençaReine.

– Non ! dit Bertrand.

Et comme mademoiselle de Montméril le couvraitde son regard perçant et doux, regard d’ange auquel on ne résistaitpoint, il courba la tête afin de fuir l’enivrement qui montait deson cœur à son cerveau. Sa piété fraternelle aux abois fit undernier effort.

– Non, répéta-t-il sans relever lesyeux ; mais vous parliez de liberté ?…

– Je viens vous sauver, ne ledevinez-vous point ? Dans un quart d’heure, les postes vontêtre relevés ; les sentinelles sont gagnées…

– Dites-vous vrai ? interrompit lecapitaine avec vivacité.

– Tout est prêt ! répondit Reine.Des chevaux attendent au dehors.

– Il sera donc sauvé ! s’écriaBertrand, dont l’œil se releva fier et brillant.

L’amour était vaincu de nouveau. Son héroïqueabnégation avait le dessus.

Reine ne comprenait point.

– De qui parlez-vous ?demanda-t-elle.

– Écoutez, dit Bertrand avecentraînement ; c’est par vous qu’il est malheureux ;c’est par votre père qu’il fut coupable. Votre dette estgrande : il faut l’acquitter, mademoiselle.

– C’est vous que je veux sauver.

– C’est lui que vous sauverez !…Lui, mon pauvre Roger, mon frère, dont hier encore la vie était sipure et l’avenir si riant ; lui que la mort de notre père afait mon enfant ; lui qui vous aime et qui vous a tout donné,jusqu’à notre honneur !…

– Mais vous… vous ! interrompitReine.

– Moi, mademoiselle…

Bertrand s’arrêta. Sa bouche, rebelle, serefusait à consommer le sacrifice.

– Moi, reprit-il enfin d’une voixaltérée ; moi… Je ne vous aime pas.

Reine s’appuya au mur humide de la sallebasse. Elle défaillait.

– Vous voyez bien qu’il faut lesauver ! dit encore Bertrand.

– Oui, répondit Reine qui ressaisit safierté de femme ; je le vois, et je suis prête, monsieur.

Roger était toujours assis sur le lit de camp,immobile, morne, le corps affaissé, l’âme engourdie. L’approche deReine qu’introduisait Bertrand le galvanisa tout à coup.

Lorsqu’on lui dit de suivre Reine, il se levaet obéit. Il ne demanda point comment, prisonnier, il lui étaitpermis de sortir. Il ne vit point que son frère demeurait à saplace. Pas un mot pour ce dernier, pas un geste d’adieu. Reineétait là. Son esprit ébranlé n’avait plus de ressort que pour unepensée : Reine. Il la suivit machinalement et d’instinct,comme un somnambule, dominé par le despotique fluide, suit lemagnétiseur qui l’appelle.

Reine, au contraire, en quittant la sallebasse, ne put retenir un douloureux soupir, qui descendit jusqu’aufond du cœur de Bertrand.

Les deux fugitifs partirent. Bertrand, restéseul, croisa les bras sur sa poitrine. Il resta ainsi, les yeux auciel, et le visage content. Lorsque le bruit des lourds battants dela maîtresse porte du château lui apprit que les fugitifs étaienthors de danger, il remercia Dieu.

Il y avait des guirlandes de fleurs auxvénérables lambris du château de Saint-Maugon. L’or de l’écusson deMauguer scintillait aux feux de mille flambeaux. La musiqueinondait les hautes salles où se pressait une noble foule. –C’était dix-huit mois après les événements que nous venons deraconter.

– Ma foi de Dieu ! disaitM. de Kercornbrec, natif de Quimper, M. le baron deKernau peut se vanter d’avoir la plus belle femme de laBretagne.

– C’est-à-dire la plus belle dumonde ! solfia avec la plus excellente méthode le cadet deTrégaz, Nantais fort éloquent.

– C’est tout un ! nasilla le RennaisChâteautruel.

Les gens de Vitré, de Saint-Brieuc, de Vanneset de Saint-Malo firent à ce sujet des observations analogues etqui ne méritent point d’être rapportées. Après quoiM. de Kercornbrec reprit, en grasseyant de la façon laplus remarquable :

– Ce pauvre baron l’échappa belle, s’ilvous en souvient, messieurs, il y a un an ou dix-huit mois. Si cesdamnés paysans de Louvigné n’avaient pas rendu la liberté aucolonel de Gadagne, l’aîné de Saint-Maugon se laissait condamner aulieu et place de son frère, ce qui eût été, ma foi de Dieu !grand dommage.

– Le fait est que Gilbert de Gadagnerevint fort à propos… c’était lui qui avait assigné le poste aupetit Roger de Saint-Maugon. Son témoignage sauva le pauvrebaron.

Un valet passait en ce moment avec un plateauchargé de vins choisis. M. de Châteautruel choisit cetteoccasion pour parler du nez.

– Je propose, dit-il, de boire à la santédes nouveaux époux.

Cette motion fut acceptée avecenthousiasme.

– Et Roger, demanda Trégaz, s’il vousplaît, qu’est-il devenu ?

– Il était amoureux fou de mademoisellede Montméril, qui est depuis hier la baronne de Kernau. Mais labelle Reine ne l’aimait point. Quand le témoignage deM. de Gadagne eut mis la vérité en lumière, Roger, qui secachait à Montméril, prit la fuite.

– C’était un pauvre cœur.

– Tout beau, messieurs, interrompitChâteautruel ; il est mort comme il faut, en Breton et engentilhomme… Il est mort devant la ville africaine d’Alger, encombattant pour le roi.

– Donc, que Dieu ait son âme ! ditle reste du groupe.

Un étranger était entré dans la salle. Sonfeutre rabattu cachait son visage. Il portait la double épaulettede capitaine. En entendant l’oraison funèbre de Roger il se prit àsourire.

Pendant cela, Bertrand de Saint-Maugon, assisauprès de Reine, sa femme, se recueillait en son bonheur, au milieude toute cette joie bruyante ; mais son bonheur n’était pointsans mélange.

– Vous semblez triste, Bertrand ?dit Reine avec tendresse.

– Je suis heureux, répondit l’aîné deSaint-Maugon, bien heureux, car vous êtes à moi, et je vous aime…Mais notre père mourant l’avait mis à ma garde. Il était mon frèreet mon fils… Pauvre Roger !

– Pauvre Roger ! répéta Reine.

– Mon frère ! mon noble frère !dit une voix émue à leurs côtés.

Puis Bertrand se sentit prendre àbras-le-corps, et une bouche s’appuya passionnément contre sonfront.

Le feutre de l’étranger tomba et laissa voirles traits de Roger, brûlés par le soleil des côtes africaines.Bertrand poussa un cri de joie.

– De par Dieu ! murmura le jeuneM. de Kercornbrec, il paraîtrait qu’il n’est pasmort !… Il a gagné une épaulette, voilà tout.

– J’ai voulu voir votre bonheur, ditRoger ; demain, je repars pour l’armée.

– Quoi ! sitôt ? demandaReine.

– Madame ma sœur, répondit le jeune hommeen baissant les yeux et avec un léger trouble dans la voix, il fautla gloire pour effacer la honte.

– Dieu est bon ! murmurait Bertrand,plongé dans une sorte d’extase. – Reine, Roger… tout ce quej’aime !…

Sa voix fut couverte par le nez deM. de Châteautruel, qui proposait de boire à la santé ducadet de Saint-Maugon ; ce à quoi obtempérèrent, avecsatisfaction, MM. de Kercornbrec et de Trégaz, ainsi queles gens de Vitré, de Saint-Brieuc, de Vannes et de Saint-Malo.

DEUX DON JUAN Le Commerce, 7 – 12 août1841.

ONCLE ET NEVEU

En 1649, sous le ministère du cardinalMazarin, Henri de Lorraine, duc de Guise, se prit à désirer unecouronne.

C’était alors un charmant seigneur devingt-neuf à trente ans, beau, brave, spirituel, mais bizarre,capricieux, et viveur effréné. Heureusement, sa fortune étaitconsidérable, et, quoi qu’il fît, il ne pouvait entamer soncapital.

De là peut-être sa nouvelle fantaisie. Lesenjeux étaient trop minces aux brelans de la cour.

D’un côté, un trône ; de l’autre, seschâteaux, ses hôtels, ses forêts, sa vie : une telle partieétait digne d’un rejeton des Guises, cette race qui fut en toussiècles la même, ambitieuse et inquiète.

Une fois que l’idée eut germé dans soncerveau, elle n’en sortit plus et s’y établit en souveraine ;c’est à peine s’il trouvait quelque charme à nouer çà et là uneintrigue amoureuse.

Chacun, à la cour, voyait avec chagrin lepitoyable état du chef de la maison de Guise.

Ses amis le plaignaient et voulaient ledistraire ; mais il repoussait la pitié, dédaignait lesdistractions et couvait opiniâtrement son idée.

Son spleen, pardon pour l’anachronisme, envint à ce point qu’on fut maintes fois obligé, durant cettepériode, de lui rappeler que le velours de son pourpoint accusaitau moins quatre semaines d’âge et que ses dentelles avaient toutl’air d’avoir subi la poussière de la veille.

Or, cela passait les bornes.

Un matin, pourtant, le bon seigneur se levaradieux.

L’idée avait percé sa coquille debrouillards ; il en était sorti un projet.

Vous n’auriez point reconnuM. de Guise, si sombre si morose la veille, lorsque, pourgagner son carrosse, il passa fièrement, la tête haute, au milieude ses gens ébahis.

– Tudieu ! disait sa livrée àdemi-voix, voici monseigneur aussi gaillard que sous les murs deGravelines, lorsqu’il battait ces marauds de Flamands !

Mais la valetaille était loin de compte.

Monseigneur était plus gaillard cent fois quejamais.

Il avait découvert son royaume.

Le galop de ses quatre chevaux eut bientôtamené son carrosse devant l’hôtel du vieux duc de Chevreuse, cadetde la maison de Lorraine.

D’un bond, M. de Guise fut sur leperron ; d’une enjambée, dans l’antichambre.

– Monsieur mon oncle ! dit-il d’unevoix brève.

Et, sans attendre la réponse, il s’élança dansle premier salon.

Cette irruption inattendue, cette violation del’étiquette, sans précédent aucun à l’hôtel de Chevreuse, laissales valets du vieux duc dans un abasourdissement complet.

Longtemps ils regardèrent en silence la portedu salon, ouverte par une autre main que celle de l’huissierordinaire, comme s’ils s’attendaient à voir les lourds battants sefermer d’eux-mêmes.

Puis ils hasardèrent tous ensemble, mais àvoix basse et discrètement, comme des laquais de bonne maison,mille suppositions à l’appui de cet événement extraordinaire.

– Madame la reine mère sera malade,firent les uns.

– Monseigneur le cardinal sera mort,firent les autres.

L’un d’eux, vieux grognard d’antichambre, quiavait gagné ses chevrons de laquais émérite sous trois générationsde Lorraine, jura ventre-saint-gris que feu ce diable à quatre… deBéarnais pouvait bien être ressuscité.

Un autre, jeune valet de soixante ans,benjamin de la livrée de Chevreuse, insinua que les circonstancesétaient bien assez difficiles pour rendre fou un bon sujet du roicomme M. de Guise.

En ce temps, la politique, filtrant par lesfissures des portes du salon, envahissait déjà l’antichambre.

M. de Chevreuse était sérieusementoccupé lorsque son neveu, après avoir traversé une longue suite depièces d’apparat, tomba comme la foudre dans sa chambre àcoucher.

Un valet-barbier lissant d’une main lesquelques cheveux blancs qui s’étalaient sur la tête de son maître,tenait dans l’autre une petite pince d’or, et arrachait le plusdoucement possible les poils qui dépassaient la ligne creusée à lalongue par l’arête d’une magnifique perruque blonde.

– Attention, Versac ! disait le duc,tes yeux commencent à se perdre. Madame de Châtillon a trouvé hiertrois cheveux blancs sur ma tempe gauche… C’est humiliant.

Le valet ouvrit son instrument ; mais, àla brusque entrée de son neveu, M. de Chevreuse fit unbond sur son siège.

– Que le diable emporte !…commençait-il.

À la vue de M. Guise, il s’arrêta.Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’un ton où l’affectionpaternelle se mêlait à un certain respect involontaire. Onreconnaissait le cadet parlant au chef de sa branche aînée.

– Monsieur mon neveu, dit-il, vous êtesle bienvenu à toute heure à l’hôtel de Chevreuse. Cependant, cetteirruption soudaine…

M. de Guise s’était jeté dans unfauteuil en entrant.

– Mes droits sont incontestables,interrompit-il évidemment emporté par une distraction puissante.Oh ! je les soutiendrai, pardieu !

– Certes, monsieur… certes !balbutia le bonhomme au comble de la surprise.

Puis, après avoir congédié d’un geste sonvalet, il continua d’un ton de profond mécontentement :

– Je ne sache pas, monsieur, que nousayons jamais failli à nos devoirs envers nos aînés de Guise… Vosdroits !… vos droits !… Monsieur mon neveu, il me fautl’explication de cette conduite étrange.

Le duc de Guise, plongé dans une invinciblerêverie, regardait fixement son oncle, sans comprendre un mot deson discours.

– Me direz-vous, monsieur… ?reprenait celui-ci.

– Regardez… regardez plutôt, interrompitencore Henri de Lorraine en montrant le médaillon armorié quidécorait l’entablement de la porte : voyez le cinquantièmequartier…

– Eh bien !… semé de France àbordure de gueules, monsieur,… il n’y a pas à dire non !

– Sans doute !…

– Nous sommes, aux droits de Renéd’Anjou, notre aïeul, monsieur, roi de Sicile et de Naples… deNaples… de Naples, monsieur.

– Mais, mon neveu !…

– Oui… Et, s’il ne faut dépenser que mafortune et la vôtre…

– La mienne ?

– Palsambleu !

– Je le ferai, monsieur… Et vous serezalors l’oncle d’un roi, monsieur de Chevreuse… Et les Espagnols n’yverront que du feu !

– Oh !

– Monsieur mon oncle, écoutez bien mesparoles, continua le duc de Guise en se dirigeant vers la porte, etlevant la main avec emphase : voici une ère nouvelle pour lamaison de Lorraine et… au revoir ! Je fais grand fonds survous, et prends note de votre promesse ; au revoir !

À ces mots, M. de Guise reprit sacourse à travers les appartements.

– Ma promesse ! criait le vieux duc.Quelle promesse ? Henri ! mon neveu !… Hélas !voilà un affreux malheur ! Le pauvre Henri est fou !… Monneveu !

Mais celui-ci, sautant lestement dans soncarrosse, lancé aussitôt après ventre à terre, était déjà sansdoute à moitié chemin de son hôtel, que le bonhomme l’appelait etse lamentait encore.

M. de Guise passa cette journée etcelle du lendemain enfermé dans ses appartements.

Sa porte fut rigoureusement défendue, et nison frère, M. le chevalier de Lorraine, ni son oncle ne purentparvenir jusqu’à lui.

Cependant M. de Chevreuse avaitparlé. Le bruit se répandit bientôt qu’un grand malheur venait defrapper la maison de Guise.

Le duc Henri était fou à lier.

Ce fut pendant deux jours la nouvelle de lacour et de la ville.

C’était bien la peine, disait-on, que le sorteût pris soin d’élaguer les uns après les autres ses quatre frères,pour faire de lui l’aîné de la famille !

Mieux eût valu pour le pauvre seigneur resterclerc et archevêque à Reims.

Ses occupations ne lui auraient pas tourné latête.

Et tout le monde cherchait la cause probablede cette folie subite et complète.

C’était, suivant quelques-uns, le châtimentexemplaire et mérité de ses innombrables débauches.

Suivant d’autres, il était tombé dans ladisgrâce du cardinal.

Des gens, soi-disant mieux informés,haussaient les épaules et rejetaient bien loin ces vaguessuppositions ; n’était-ce pas tout bonnement chagrind’amour ?

On avait appris depuis peu à Paris que labelle Anne de Mantoue, la dernière maîtresse du duc Henri, lasséede ses infidélités publiques, avait pris un parti violent.

Elle s’était mariée en Espagne, parinconstance ou par dépit.

Or, le duc ne s’était jamais bien guéri decette passion, la seule qui eût traversé les joyeuses frivolités desa vie.

Quoi qu’il en fût, Henri de Lorraine étaitfou.

Voilà le fait notoire,incontestable !

Aussi, lorsque, le matin du troisième jour, ilprit la route du Louvre, beaucoup suivirent son carrosse à lacourse pour voir sa nouvelle figure.

Ceux-là furent désappointés.

Le duc se fit descendre à la porte du cardinalministre, et monta les degrés lentement, d’un pas calme etfier.

On fut obligé de convenir qu’il n’avait pointtrop l’air d’un insensé ce jour-là.

L’audience fut secrète, et nous ne pouvons enraconter les détails. Mais, d’après le résultat, il paraît que lecardinal, sur la requête de M. de Guise, voulut bien luiaccorder licence de guerroyer en Italie contre les Espagnols, voirede conquérir le royaume de Naples, auquel lui, duc de Guise,prétendait à bon droit du chef de son royal ascendant Renéd’Anjou.

Le ministre appuya cette autorisation debeaucoup de promesses, suivant la coutume de Son Éminence, et dequelques secours effectifs en hommes et en argent.

Au sortir de cette audience,M. de Guise, dont les deux jours de retraite avaientconsidérablement refroidi le cerveau, eut une nouvelle entrevueavec son oncle. Cette fois, ils s’entendirent parfaitement, et levieillard, honteux de sa méprise, jura sur l’âme du Balafré devendre tout, plutôt que de laisser son beau neveu en chemin.

Henri de Lorraine devait partir pour l’Italie,suivi seulement de son gentilhomme ordinaire, le baron de Modène,serviteur actif et dévoué.

Ils agiraient là-bas ;M. de Chevreuse et le chevalier de Lorraine assiégeraientà Paris le cabinet du ministre.

L’étoile de M. de Guise ferait lereste.

Ainsi fut convenue, en famille, la conquête duroyaume de Naples.

DEUX AMOURS

Quelques années auparavant, en quittant lesordres, Henri de Lorraine avait épousé mademoiselle de Berghes,veuve du comte de Bossut.

Ce mariage était l’œuvre deM. de Chevreuse, qui avait fait le voyage de Flandre toutexprès pour tirer son neveu des lacs d’amour de la princesse Annede Mantoue, de la maison de Gonzague ; – ceci sur un simplemot du cardinal de Richelieu.

Anne avait une promesse écrite de la main deM. de Guise ; mais elle se résigna. Sa tendressepour lui était si grande à cette époque, et le cardinal était un siterrible ennemi !

Mademoiselle de Berghes était une belle etgrande Flamande, portant sur un corps parfait, bien qu’un peu lourdet massif, une de ces physionomies bataves, épaisses,inexpressives ; sorte de masque irréprochable de forme, maisdépourvu de caractère et de vie, ne reflétant jamais ni la joie, nila douleur, ni aucune autre émotion quelconque.

Elle avait été dans sa première jeunesse d’uneéclatante fraîcheur ; maintenant, comme beaucoup de dames dela cour, elle avait le teint qui lui plaisait le mieux.

D’ordinaire, elle le voulait rose etblanc.

Au moral, elle était douce, mais de cettedouceur flasque et sans charmes qui s’appellerait mieux somnolenceou impassibilité.

Comme elle ne parlait jamais, à moins que cene fût pour demander son rouge et ses mouches, nous nousabstiendrons de porter un jugement sur son esprit.

Les mémoires du temps, à défaut d’autre sujetde louange, s’extasiaient sur son appétit miraculeux.

On doit penser qu’un tel caractère, peurécréatif, il est vrai, était du moins une garantie de fidélitéconjugale.

Cette considération avait puissammentcontribué à déterminer M. de Chevreuse.

Il connaissait le monde, et savait,d’ailleurs, que ses aînés de Guise étaient, de père en fils,ensorcelés à l’endroit du ménage.

Mieux valait, pour imposer silence à certainsméchants discoureurs, la pesante et rigide Flamande que tellegentille Française, étourdie et sujette à quitter la bonne voie parmégarde.

C’était l’avis du vieux duc. Feu M. lecomte de Bossut n’était pas là pour lui dire le sien.

Durant les premiers mois, la conduite demadame de Guise sembla confirmer pleinement cette bonneopinion.

Aux bals de la cour, elle se tenait sévère etsilencieuse.

Le menuet la faisait sortir de sonimmobilité ; mais alors sa danse roide suivait machinalementla mesure.

Elle saluait du même air Chavigny, le laidministre, et le brillant duc de Candale.

Elle était sourde aux triomphantes douceursdes beaux esprits du temps.

Elle ne connaissait point la galantenavigation du fleuve de Tendre, n’ayant jamais visité le port desPetits-Soins, ni le village érotique desBillets-Doux.

Les plus fins disciples de Voiture émoussaientleurs pointes près de cette belle statue toute cuirassée de vertu,au dire des uns, d’ineptie, au dire des autres.

M. de Chevreuse était auxanges ; il prenait chaque jour son neveu de Guise à témoin del’excellence de son choix.

Celui-ci n’avait garde d’entrer endiscussion.

Il avait assidûment courtisé sa femme pendanthuit grands mois ; – quatre jours de plus que ses maîtressesordinaires ; – ensuite, il avait repris ses anciennesbrisées : le vin, le jeu, les belles, cette admirable trilogieinventée depuis par un membre de l’Académie française.

À l’abandon subit et complet de son mari,madame la duchesse de Guise avait opposé la résignation la plusméritoire ; pas une plainte, pas un reproche ; seulement,les âmes délicates et sensibles remarquèrent avec attendrissementqu’elle se jetait dans les bras de la religion avec plus detransport que ne semblait en comporter sa nature.

Sans doute, elle demandait au ciel desconsolations pour ce mal secret qu’elle ne daignait pas confier àla terre.

Tous les jours, à la même heure, son carrosses’arrêtait devant l’église Saint-Paul, au Marais. Ses gensl’attendaient au dehors, longtemps quelquefois, car sa ferveurétait grande. Une fois même, la livrée entendit sonner la clôturede l’église, sans que la dame fût de retour. Inquiets, le valet etle cocher y entrèrent.

Vainement ils fouillèrent partout,interrogeant chaque pilier, chaque trou de confessionnal.

Comme ils revenaient désolés de leur rechercheinutile, une voix impérieuse sortit du carrosse pour leur reprocherleur absence.

Madame de Guise était là. D’oùvenait-elle ? Un soupçon traversa l’esprit des valetsétonnés ; mais, après tout, madame la duchesse avait puprendre une porte latérale.

Et puis une femme si froide ! quelleapparence ?

Le lendemain et les jours suivants, madame deGuise fut plus exacte.

Sa livrée commençait à oublier ce petitincident mystérieux, lorsque advint une catastrophe qui, divulguée,ne l’eût éclairée que trop bien.

Dans la rue des Jardins-Saint-Paul, derrièrel’église, demeurait une antique dame citée pour sa beauté durantles premières années du règne de Louis XIII.

Madame de Châtillon avait alors soixante-troisans bien comptés.

Nonobstant, un adorateur de sa jeunesse, leplus fervent, le plus respectueux, par suite le plus maltraité, luiétait demeuré fidèle. M. de Chevreuse, plus âgé qu’ellede deux années, avait demandé sa main, en 1604 (quarante-trois ansauparavant).

Éconduit alors, et sacrifié à un rival, il vitsa maîtresse, mademoiselle de Tavannes devenir madame deLoudun.

Son chagrin fut violent et faillit letuer.

Plus tard, madame de Loudun devint veuve.

M. de Chevreuse, plein d’espoir,renouvela sa demande, et n’eut pas un meilleur succès ; sadame épousa sous ses yeux le marquis de la Châtre.

Cette fois, le duc fut malade, mais moinsdangereusement ; et, lorsque sa maîtresse, veuve une secondefois, lui préféra M. de Châtillon, il supporta ce coup enhomme habitué désormais aux mécomptes, se réservant, si Dieu luiprêtait vie, de tenter une quatrième fois la fortune.

Comme pour éprouver sa constance, madame deChâtillon enterra son troisième mari.

Elle avait alors la quarantaine.M. de Chevreuse laissa passer le temps rigoureusementvoulu par la décence, et, revenant bravement à la charge, offrit samain si souvent refusée. Madame de Châtillon fut émue par cemiracle de fidélité patiente.

Elle n’accepta pas ; mais, comme elleétait décidée à ne plus se remarier, elle promit de ne jamaisprendre d’autre époux que lui.

M. de Chevreuse, content de cettefaveur, attendit.

Il attendit vingt-trois ans, et ce modèle desamants délicats était, au temps où se passe notre histoire, aussiempressé, aussi galant, tranchons le mot, aussi amoureux qu’auxpremiers jours de sa recherche semi-séculaire.

Madame de Châtillon, de son côté, ne s’étaitpoint relâchée.

Bien plus, devenue pour tout le monde grave etrespectable à cause de son âge, elle était restée, vis-à-vis delui, jeune femme coquette, exigeante, capricieuse.

Lorsque le vieux ligueur, doyen de la livréede Chevreuse, venait chaque matin lui offrir l’hommage de sonmaître et le bouquet obligé, elle l’admettait parfois à satoilette.

Au retour, le duc lui enviait ardemment cetteprécieuse faveur, qu’il n’avait jamais osé solliciter pourlui-même.

Ces jours-là, il interrogeait longuement levieux Comtois ! Qu’avait-elle dit ? le galant messageavait-il mené un doux sourire sur sa lèvre tant aimée ? Unefois, frémissant d’un respectueux désir, il fit à son vénérableMercure une question tant soit peu délicate.

– Ventre-saint-gris ! monseigneur,répondit celui-ci, vous me parlez de quarante ans, je pense.

À ce mot, M. de Chevreuse se levatremblant de colère, et Comtois n’évita un châtiment prompt etpositif qu’en se sauvant de toute la vitesse de ses vieillesjambes.

Les entrevues de Chevreuse et de sa dameeussent été, pour un tiers, un spectacle curieux et bouffon.

Lui, petit vieillard pomponné, parfumé, coifféd’une monumentale perruque blonde à la Louis XIII, dont leslongues boucles se jouaient sur ses épaules et descendaient jusqu’àmi-dos ; elle grande, sèche, plâtrée, du front à la gorge, debleu, de blanc et affectant, sous ce masque, une ingénuité mutineet folâtre.

Le duc parlait avec la précieuse tendresse,l’idolâtrie exagérée et emphatique de l’époque ; la damerépondait avec cette gentille mignardise qui ravit un amant auciel.

Puis, tout à coup, par un brusque et piquantcontraste, autre séduction de jolie femme, elle faisait àM. de Chevreuse une querelle sans motif.

Elle trépignait, l’espiègle sexagénaire, elleavait des vapeurs, elle pleurait.

Et M. de Chevreuse, lui, se jetait àses genoux : deux beaux yeux en pleurs ont tant decharme ! il saisissait avec transport une main blanche encore,et la serrait doucement.

Une quinte de toux, survenant à l’un des deuxamants, mettait ordinairement fin à la scène.

De l’autre côté de la rue, dans une maison depetite apparence, habitait un gentilhomme espagnol, arrivé à Parisvers l’époque du mariage de M. de Guise.

Souvent, des fenêtres de sa maîtresse,M. de Chevreuse l’avait vu accoudé sur un étroit balconde pierre faisant saillie sur la rue.

L’Espagnol semblait attendre la venue dequelqu’un.

Souvent le vieux duc apercevait une damevoilée, rasant les maisons avec mystère.

À son approche, l’Espagnol fermait sa fenêtreet disparaissait.

C’étaient aussi deux amants.

Un jour, M. de Chevreuse sortaitd’assez méchante humeur, madame de Châtillon ayant été plusmaussade qu’il n’est permis à une jolie femme.

Comme il passait devant la maison del’Espagnol, pour regagner son carrosse, qui l’attendaitdiscrètement à l’angle de la rue, la dame au long voile, presséesans doute, franchit le seuil en courant, et se jeta étourdimentsur lui.

Le duc, en galant seigneur, allait s’excuserhumblement d’une maladresse qui n’était pas la sienne, lorsque ladame poussa un cri aigu, et recula brusquement.M. de Chevreuse tressaillit.

Avec la promptitude d’un jeune homme, ilsaisit la fugitive par le bras.

Certes, il fallait un motif bien grave pourporter M. de Chevreuse à un acte en apparence aussidiscourtois.

Nous l’avons dit, le bonhomme, bien malgrélui, était resté célibataire.

Sa plus grande affection en ce monde, aprèsmadame de Châtillon, était pour son neveu Henri de Lorraine. Il lechérissait comme un fils, et avait usé presque de son influencepaternelle pour le porter à épouser sa nièce actuelle, madame deGuise.

Or, il croyait reconnaître dans la maîtressede l’Espagnol cette femme qu’il avait donnée à son neveu.

Celle-ci ne faisait aucun effort pour sedégager.

Au bout de quelques secondes, comme le duchésitait à porter la main sur son voile, elle le relevatranquillement.

– Quoi ! c’est donc bien vous,madame ma nièce ? s’écria piteusement le vieillard, qui,jusque-là, espérait encore se méprendre.

Madame de Guise le regardait en face, de cemême œil calme, placide, qu’il avait pris jadis pour une si bellegarantie.

– Et vous allez vous justifier,madame ! reprit sévèrement le duc après un instant desilence.

Point de réponse.

Le duc était stupéfait de la rencontre enelle-même et de l’incroyable tranquillité de cette femme.

Il en vint à douter.

L’explication la moins plausible eût suffi àle convaincre.

Rien n’est plus impudent que ces naturesinertes, lorsqu’une fois elles ont levé le masque.

Madame de Guise, au lieu de répondre, s’appuyasur le bras du vieillard, et l’entraîna vers son carrosse.

À la vue de la livrée attendant sur lesmarches de l’église, le vieux duc devina la monstrueuse hypocrisie,et fit un geste de dégoût.

Sa nièce monta le marchepied, le salua ensouriant, et dit d’une voix douce :

– À l’hôtel !

Le lendemain, M. de Guise reçut unelettre de sa femme, où elle lui annonçait son départ pour l’Italie.Par un prodige d’audace, elle le renvoyait, quant aux motifs de cedépart, à M. le duc de Chevreuse, qui lui donnerait,disait-elle, de plus amples explications.

Mais elle avait beau jeu de ce côté.M. de Guise, rendu à ses habitudes premières, n’avaitpoint de temps à perdre.

Durant les deux années qui s’écoulèrentjusqu’à l’époque où commence notre récit, il ne songea même pas àdemander cette explication qu’il croyait deviner de reste :sans doute sa femme n’avait pu soutenir la vue de sesrivales ; elle s’était éloignée pour se dérober à sonsupplice.

Confiance honorable ou fatuité, cette opinionvint en aide à la répugnance du vieux duc, qui, cause innocente dumalheur, n’avait garde d’entamer le premier ce chapitre, etM. de Guise partit pour Naples, ignorant encore samésaventure.

M. DE GUISE ET ANNE DE NAPLES

Le vice-roi de Naples, pour les Espagnols,était alors don Juan d’Autriche, fils naturel de Philippe IVet de la belle Maria Calderon ; mais il résidaithabituellement en Castille, dont il était grand prieur.

Son lieutenant, qui portait aussi à Naples letitre de vice-roi, était don Alvare de Moncade y Avalos, marquis dePescaire.

Le marquis, charmant cavalier, froid demanières, mais cachant, sous sa taciturnité calculée, l’esprit leplus fin et le plus hardi, était aussi excellent homme de guerreque galant, aimable et heureux.

Il était marié depuis quelques mois seulement.Pourtant, au dire des méchantes langues napolitaines, il tenaitenfermée dans sa villa de Portici une dame d’une beautémerveilleuse, qu’il cachait à tous les regards avec la jalouserigueur d’un Espagnol de bonne race.

Sa femme était belle aussi ; et beaucouptrouvaient que l’époux d’Anne de Mantoue était inexcusable deporter son amour ailleurs. Elle ignorait ou voyait avec unesingulière indifférence la conduite de son mari ; digne etfière, elle affectait, sinon le bonheur, du moins latranquillité.

Celles de ses femmes qui l’avaient servie enFlandre, au temps du séjour de M. de Guise, auraientseules pu dire le mal mystérieux qui consumait l’ardenteItalienne.

Sur ces entrefaites, on vit arriver à Naples,avec une suite nombreuse de gentilshommes français et italiens,MM. de Guise et de Modène.

Le noble voyageur (car il ne prenait que cettequalité, bien entendu) tint fort grand état dans la ville ;et, Moncade l’accueillant avec la chevaleresque courtoisie del’époque, ce ne furent plus bientôt que bals, fêtes et brillantescavalcades.

Le vice-roi n’eut, dès l’abord, aucun soupçondes desseins de son hôte.

Loin de là : sachant les amours passéesd’Anne de Mantoue et de Henri de Lorraine, et se fondant sur lecaractère bien connu de ce dernier, il regarda son voyage à Naplescomme une excursion galante : le duc était venu tout exprèspour baiser la main de sa belle amie.

Aussi crut-il menacée la sûreté de la ville,bien moins que la vertu de sa femme.

Mais il avait en celle-ci grande confiance, ettoute sa jalousie s’épuisait à surveiller l’inconnue de la villa dePortici ; car il laissa se voir et se parler à l’aise les deuxanciens amants, semblant ainsi s’endormir dans une sécuritédiamétralement opposée au caractère de sa nation.

Eût-il connu les intentions deM. de Guise, il n’aurait pu employer une plus finepolitique.

Chez ce dernier, en effet, la vue seule de lamarquise de Pescaire avait suffi pour rallumer un feu maléteint.

Bientôt il ne rêva plus que bals et galantessérénades, si bien que, malgré la présence deM. de Modène, le don Juan lorrain, rendu à ses frivoleshabitudes, avait à peu près oublié, au bout de quinze jours, le butsérieux de sa présence à Naples.

Après un mois de séjour, des sommesconsidérables apportées de Paris, il ne restait presque plusrien.

Partie, entre les mains de Modène, étaitpassée à fomenter la haine naturelle des Napolitains contrel’Espagne ; partie avait filé entre les doigts de ce bizarreconspirateur, M. de Guise, et gonflaient maintenant lespoches des musiciens de ses orchestres nocturnes ou desfournisseurs qui, sur son ordre, prodiguaient à ses gentilshommesmontures de prince et somptueux habits, à cette fin, disait-il,« de faire plus honnête figure, et d’humilier vertement cesmendiants d’Espagnols, aux yeux de ses fidèles sujets deNaples. »

À cette époque, il n’aurait point falludemander à M. de Guise des nouvelles de l’expédition, caril eût répondu, avec un tendre soupir, qu’il espérait grandementque sa belle maîtresse avait récompensé d’un bracelet la dernièresérénade chantée sous ses balcons ; et que son dernier billetdoux, enserré dans un œuf d’or, lequel œuf était posé lui-même surun nid de filigrane, tout parsemé d’émeraudes, pour imiter lamousseline verdoyante des nids des passereaux, avait été reçu d’unemain tremblante, au dire d’un messager fidèle autant quediscret ; ce qui était un triste présage pour M. levice-roi.

Quant à la révolte de Naples et à l’expulsiondes Espagnols, pas un mot.

Oh ! c’est que le beau duc avaitmaintenant des choses plus sérieuses en tête.

Sa manie de royauté ne l’empêchait plus dedormir ; mais, s’il s’était lui-même refroidi à ce point, ceuxque son enthousiasme premier avait jetés dans l’entreprisen’étaient pas d’humeur à l’abandonner.

M. de Modène, entre autres,s’évertuait à susciter des ennemis aux Espagnols, et réussissaitbien, il faut le dire.

Si M. de Guise avait voulu, non pasen faire autant mais seulement rester neutre et modérer sesdépenses, il se serait éveillé roi de Naples, quelque beaumatin.

Lorsque les finances commencèrent à manquerpour la première fois, les Français avait déjà dans la ville unparti formidable.

Il y avait quelque temps déjà qu’on attendaitdes nouvelles (de l’argent) de l’hôtel de Chevreuse.

Un jour que Modène et le duc de Guise étaientréunis dans le cabinet de ce dernier, le conspirateur sérieuxvoulut entamer le chapitre des représentations.

– Sire (la maison deM. de Guise le nommait ainsi par anticipation), vousperdez la partie par votre fâcheuse imprévoyance. Si nous avions, àcette heure, l’or dépensé en galanteries folles…

– Trouvez-vous pas, interrompit le ducavec un fade et distrait sourire, que madame Anne est plus bellecent fois que jadis ? Modène, parlez-moi franchement, je vousprie.

– Ainsi ferai-je, pardieu ! s’écriacelui-ci, cadet de Provence, hardi d’actions et davantage encore deparoles. Sire, je voudrais de grand cœur que madame Anne fût à cinqcent mille lieues par delà les antipodes !

– Oh ! Modène ! soupira le ducépouvanté du chemin qu’il lui eût fallu faire pour la rejoindre àcette hyperbolique distance.

– Je le voudrais, sire, reprit leProvençal en s’échauffant, je le voudrais au prix d’un an depurgatoire ! C’est affaire à vous, de perdre un royaume pourun cotillon. Vive Dieu ! la postérité ne voudra pas le croire…et votre grand aïeul en gémit là-haut, j’en suis sûr.

Le duc ferma les yeux à demi.

– Anne, ma beauté, murmura-t-illanguissamment, le malheureux n’a pas vu tes grands yeux luisourire… – Modène, ajouta-t-il tout haut, je crois que vous passezles bornes, vous êtes un fidèle ami ; mais…

– Et c’est pour cela, sire, voulutinterrompre Modène.

Mais il s’arrêta.

Le duc, redressant tout à coup sa richetaille, avait mis le point sur la hanche, et le regardaitsévèrement.

– Modène, dit-il enfin, je vous tiensquitte de vos remontrances. Henri de Lorraine, a, Dieu merci, latête assez forte pour mener de front deux entreprises.

M. de Guise avait repris, en parlantainsi, toute la hautaine dignité de son rôle présent.

Le reproche de Modène avait porté.

Soit disposition actuelle, soit revirementsubit des pensées de son versatile cerveau, il rentrait franchementet à toutes voiles dans le courant des rêves ambitieux quil’avaient porté naguère jusqu’au réduit de toilette de sonvénérable oncle.

Anne était, pour une heure, pour un jourpeut-être, brusquement renvoyée au second plan.

– Et… où en sommes-nous, monsieur ?reprit-il après un moment de silence, énonçant ainsi seulement laconclusion d’une sorte d’examen de conscience qu’il venait de faireen quelques secondes.

– Sire, dit Modène enchanté et luiprenant la main pour la porter à ses lèvres, je remercie Dieu qui abéni mon audacieux dévouement… Nous sommes au but, puisque vousvoilà des nôtres. Il faut, si j’ose vous donner un conseil, vousmontrer sur l’heure au peuple, qui vous aime.

– Eh ! Modène, je ne fais que celatous les jours.

– C’est vrai, sire, dit le Provençal avecun reste d’amertume : tous les jours, le peuple peut voirM. de Guise aux pieds de la vice-reine de Naples.

– Assez, monsieur ! vous prenez goûtaux remontrances… mais je vous comprends.

» Les temps sont mûrs, n’est-cepas ? Nous allons mener la guerre maintenant, le front haut etle visage découvert.

– Soit.

– Je vaux mieux pour ceci que pour lessourdes menées, Modène. Montons à cheval, et vous verrez que lamain qui a tracé tant de galantes et merveilleuses épîtres, saitaussi tenir comme il faut l’épée à l’occasion.

M. de Guise avait prononcé ces motsrapidement et tout d’un trait.

Modène, qui avait vainement essayé del’interrompre, saisit enfin la parole, et dit avectristesse :

– Hélas ! sire, Dieu me garde d’endouter ! mais, si les temps sont mûrs, nos coffres sont vides,et M. de Chevreuse fait furieusement attendre ses envois.Si nous avions maintenant l’or prodigué…

– Encore !… Pour Dieu !laissons là nos prodigalités, qui, à tout prendre, sont moinsfolles qu’il ne vous plaît de le dire. Le peuple aime les roismagnifiques, Modène, et… Que reste-t-il dans nos coffres ?

– Cinq ou six mille ducats, tout auplus.

– En français, je vous prie.

– Quelques mille louis, sire, si mieuxvous aimez.

– Tudieu ! dit le duc à part lui,nous avons mené grand train le nerf de la guerre, en effet… Voyons,Modène, ajouta-t-il tout haut, monsieur mon oncle ne peut tarder ànous faire tenir de nouveaux fonds ; il faut employerutilement ceux-ci ; qu’en dites-vous ?

– Sire, ordonnez.

– Largesse au peuple, hein ? Je veuxme montrer à lui suivant votre bon conseil, et l’arroser d’unepluie d’or pour ma bienvenue.

M. de Modène hésitait.

Certes, l’idée était grande etpolitique ; mais les coffres allaient se vider tout àfait.

Une réflexion vint qui le décida.

– Si les six mille ducats restent aupalais jusqu’à ce soir, se dit-il, demain ils auront suivi lesmillions apportés de France. Mieux vaut encore soudoyer des meneurspour notre cause que des histrions pour le plus grand plaisir demadame de Pescaire… Soit fait suivant votre volonté, sire,ajouta-t-il à voix haute.

Mais ces quelques secondes d’hésitationavaient suffi au mauvais génie de M. de Guise.

Les six mille ducats allaient rejoindre, eneffet, les millions apportés de France.

Au moment où Modène s’avançait vers la porte,un page à la livrée de Gonzague fut introduit.

– À monseigneur Henri de Lorraine, duc deGuise, dit-il en mettant un genou en terre et en présentant unbillet délicatement plié.

M. de Guise porta le précieuxmessage à ses lèvres avant de rompre les fils de soie queréunissait le cachet armorié.

Puis, retenant d’un gesteM. de Modène, il lut avidement.

À mesure qu’il parcourait les lignes d’uneécriture fine et mignonne, un contentement ineffable se peignaitsur sa physionomie.

La missive achevée, il se leva radieux, et ditau page en contenant à peine son transport :

– Ma noble dame recevra de ma bouche laréponse, beau page.

En même temps, il détacha d’un geste plein degrandeur la lourde chaîne d’or qui descendait jusqu’aux dernierscrevés de son pourpoint, et la passa au cou de l’enfant, rouge dehonte et de plaisir.

Modène était consterné.

D’un coup d’œil, il avait mesuré la portée dece funeste incident.

– Ferai-je assembler le peuple,sire ? dit-il tandis que le page, saluant jusqu’à terre,sortait à reculons.

– Point, Modène, point ! répondit leduc distraitement. Réflexion faite, ce serait prodigalité folled’employer ainsi nos dernières finances à si pauvre objet.

Le Provençal secoua la tête en silence etgagna la porte avec lenteur, navré de ce cruel hasard, quidétruisait en un instant l’effet de son dévouement.

Du seuil, il put entendre son maître quidisait, rêvant tout haut :

– Ce pauvreM. de Pescaire ! sa femme et sa vice-royauté du mêmecoup… Le tour est piquant, sur ma parole !

Le soir, les derniers ducats furentglorieusement employés à donner une magnifique sérénade, durantlaquelle le duc, s’avançant jusque sous les balcons de sa dame, fitau bienheureux message qui fixait un premier rendez-vous la réponsela plus délicate et la plus galante qui se puisse imaginer.

MONCADE

Plusieurs mois s’étaient écoulés.

La belle marquise de Pescaire, qui d’abordavait résolu de jouer avec l’amour de M. de Guise et delui faire payer cher son mariage et ses infidélités passées, avaitsenti peu à peu sa cruauté s’évanouir et son ancien amour reprendrele dessus.

Cependant, jusqu’alors, fidèle à son premiersystème de coquetterie, elle n’avait accordé autre chose que deplatoniques rendez-vous, où de fades rébus et d’innocents baiserss’échangeaient du premier étage à la rue.

Une seule chose donnait du piquant à cecommerce.

Le vice-roi était instruit de tout ;lui-même dictait à sa femme, depuis plus d’un mois, ses épîtresgalantes, et M. de Guise le savait.

Bien souvent, derrière la jalousie, le mariétait là, écoutant les doux propos de l’amant, et l’amant nel’ignorait pas.

Et cet imbroglio, sauf madame de Pescaire,divertissait toutes les parties.

M. de Guise, qui, d’ordinaire,détestait les délais, attendait ici assez patiemment.

Mais son amour n’y perdait rien.

Par contre-coup, une velléité de vengeancepersonnelle contre Moncade lui était venue à la longue.

Depuis un mois, il suivait sa conspirationavec une sorte de zèle.

Or, M. de Chevreuse avait fait sondevoir d’oncle de comédie ; les coffres étaient pleins.

L’entreprise avait marché rapidement ;sans trop le savoir, Henri de Lorraine était réellement sur lepoint de réussir.

Mais sa galanterie devait encore ici luisusciter un obstacle.

Parmi les serviteurs queM. de Modène avait emmenés de Paris, était un Milanais,du nom de Strada, qui, des plus infimes occupations domestiques,s’était peu à peu élevé jusqu’au rang de factotum.

C’était un véritable Italien de l’époque,adroit, rampant, menteur et traître.

Quelque temps avant le départ de l’expéditionpour Naples, Strada s’insinua dans les bonnes grâces deM. de Guise, et devint pour lui une manière de confidentde second ordre.

La cause de cette faveur subite était unecharmante cantatrice du théâtre de la Foire, connue sous le nom deCarlotta, et sœur du Milanais.

Le duc, en effet, – à l’insu du frère, ou parses soins, nous ne saurions dire au juste, – avait noué une de cespassagères intrigues qui faisaient alors toute sa vie.

Il se trouvait libre ou à peu près, puisquemadame de Guise, prenant goût au climat d’Italie, voyageait depuisdeux ans, ne donnant guère de ses nouvelles qu’aux échéances de sapension.

Carlotta, passablement intrigante, et poussée,d’ailleurs, par son frère, qui voyait dans cet amour tout un avenirde fortune, essaya de mettre à profit l’absence de la femmelégitime.

Elle s’imposa au duc, pour ainsi dire, de viveforce.

Lui, insouciant et faible, ne prit pas même lapeine de résister à cette obsession, et, lors du départ, il lalaissa monter sur le navire qui le conduisait à Naples.

Là, le frère de la chanteuse, par soncaractère insinuant et délié, fut d’un puissant secours àM. de Modène.

Il servait en même temps d’interprète, demeneur et d’espion.

Pendant les premières semaines, il fitréellement preuve du plus grand zèle et travailla de franc jeu ausuccès de l’entreprise.

Mais, quand l’amour de M. de Guisepour Anne de Mantoue ne fut plus un mystère, et que l’Italien putse convaincre du délaissement complet de sa sœur, le zèle sechangea en haine.

Tout en continuant à servir, en apparence, lacause du prétendant, il alla trouver sous main Moncade, et luidévoila d’un bout à l’autre les secrets de son maître.

Le marquis tomba des nues à cettenouvelle ; jamais il n’aurait vu dans M. de Guise latête d’une conspiration. Il écouta le récit de Strada d’un frontimpassible, sans émotion ni surprise apparentes ; mais sonvisage était un masque discret, et son indifférence n’alla pasjusqu’à mépriser l’avis.

Le traître, largement payé, retourna versM. de Modène, avec mission de surveiller de près lesmouvements des conjurés.

Le jour même, Moncade expédia des courriers àMadrid, et il prit toutes ses mesures pour rendre une surpriseimpossible.

Depuis lors, tous les matins, Strada venaitfaire son rapport, divulguant non-seulement les actes deM. de Guise, mais encore les progrès de son intrigueamoureuse.

Moncade ne disait pas un mot : parfoisseulement, aux passages les plus décourageants des récits duMilanais, un fier sourire crispait imperceptiblement seslèvres.

Le rapport fait, Moncade remerciait du geste,payait, et d’un autre geste congédiait.

L’Italien était hardi ; mais cettefroideur le clouait à distance. Aussi, pendant deux mois qu’il fitle service d’espion, malgré la curiosité qui l’étouffait, malgrél’ardent désir qu’il avait de s’insinuer davantage, il n’osa jamaisrisquer une seule question touchant la belle recluse de Portici etles mystérieuses amours du vice-roi.

Cependant, sous le double rapport qu’ellesembrassaient, les communications de Strada devenaient de plus enplus accablantes.

Un matin, il se précipita, effaré, dans lachambre du marquis, et, lui montrant d’une main une lettre ouverte,de l’autre une large pancarte imprimée en gros caractères, il selaissa tomber sur un siège, haletant et incapable de prononcer uneparole.

Moncade prit d’abord la proclamation.

D’un regard rapide, il la parcourut d’un boutà l’autre, et la posa ensuite froidement sur son bureau.

Pour la lettre, il ne prit même pas tant desoin, un coup d’œil lui suffit.

À peine ouverte, et comme s’il en avait su parcœur le contenu, il la referma.

Le Milanais, essoufflé, – car, pour apporterplus vite ces précieux documents, il avait couru depuis le palaisde M. de Guise, jusqu’à celui du vice-roi, – regardaitfaire ce dernier avec un étonnement inexprimable.

– Mais, monseigneur, dit-il, l’excès dela surprise lui rendant la parole, – mais… vous n’avez donc pas lucette proclamation ?

– Si, fit Moncade du bout des lèvres.

– Eh bien, vous n’avez pascompris ?… La révolte doit éclater demain.

L’Espagnol ne daigna pas répondre cette fois,et se mit à jouer distraitement avec la lettre fermée. Stradarevint à la charge.

– Du moins, monseigneur, dit-il, vousn’avez pas pris connaissance de la lettre ?

Cette question, un moins bavard l’auraitfaite.

Quelle que fût l’impassibilité habituelle deMoncade, sa conduite, ici, devenait inqualifiable.

L’épître, en effet, portait commesignature : « Anne, marquise de Pescaire, » et labelle Italienne, dans des termes évidemment dictés par la passionla plus vive, y consentait à un enlèvement qui devait avoir lieu lesoir même.

Et pourtant le vice-roi répondit seulement, dece ton glacial qui défend toute question ultérieure, un second« Si ! »

Le Milanais, atterré de cette étrangeindifférence, s’en allait assez mécontent de l’effet produit parses deux grandes nouvelles, lorsque Moncade, qui avait tracé à lahâte quelques lignes, le rappela.

Strada revint aussitôt et couva d’un œil avidele bienheureux écrit, qu’il supposait un bon sur la trésorerie deSon Excellence.

– M. de Guise vous emploie-t-ilseul pour cet office que vous avez ? demanda le marquis.

– M. le duc a en moi une confiance…,commençait emphatiquement l’espion.

– Je vous demande, reprit Moncade enl’interrompant, si nul autre que vous, parmi les Français, n’aconnaissance particulière de cette intrigue.

Strada craignit une concurrence.

Il crut que le marquis lui cherchait unadjoint, un remplaçant peut-être ; et, pour éviter ce coup, ilse hâta de répondre :

– Monseigneur, je suis seul, absolumentseul dans cet important secret.

Alors Moncade écrivit la suscription dubillet, le cacheta et le remit entre les mains de l’Italien en lecongédiant de son geste ordinaire.

Nous dirons tout de suite que le pauvrediable, ravi d’avoir arraché trois phrases au vice-roi, et, sevoyant déjà, dans l’avenir, l’indispensable de Moncade comme ilavait été celui de M. de Guise, s’empressa de porter leprétendu bon à don Ruy Ratunez de Hervada, majordome de SonExcellence.

Celui-ci, après lecture, fit enfermer d’abordle porteur, puis l’embarqua sur le premier navire partant pourl’Espagne.

À moitié route, le navire mit son passager àbord d’une galiote faisant voile pour le nouveau monde, où,pensons-nous, le frère de la virtuose finit honorablement sesjours.

Dès que Moncade se trouva seul, il ouvrit lalettre et se mit à la lire ou plutôt à la savourer lentement.

Chaque ligne, chaque mot, était salué d’unsourire d’orgueil et de triomphe.

– Par la mère de Dieu ! dit-il enfinen éclatant, je suis content de moi !

» La lettre est dictée de main de maître,et m’aurait trompé tout comme ce pauvre M. de Guise…Oh ! oh ! monsieur le duc, nous savons aussi, nous,tourner de galantes épîtres.

Après cet accès inusité de gaieté, l’Espagnol,froissant la lettre, l’approcha d’un brasier allumé ; puis ilajouta, toujours à son adversaire absent :

– C’est mal à vous, monsieur le duc, delaisser prendre ainsi votre correspondance amoureuse.

» Ces missives, en bonne loi dechevalerie, se doivent brûler sur l’heure.

» Vous l’avez oublié, je le fais pourvous…

» Pardieu ! reprit-il en changeanttout à coup de ton, Naples ne vous suffisait pas,monseigneur ! il vous fallait encore la femme du vaincu aprèsla victoire ! C’est bien ; je vous remercie.

» J’avais besoin de vos insultes, mon bonrival.

» Maintenant que nous jouons le même jeu,peut-on m’accuser d’être le plus heureux ?

En ce moment, son regard tomba par hasard surla lettre, qui commençait à prendre feu.

Il jeta un cri, et se leva pâle de surprise etde colère.

Ce papier, dont la lecture l’avait mis de sijoyeuse humeur produisait sur lui l’effet de la tête de Méduse.

Entre les lignes dictées par lui, la chaleurdu brasier avait fait éclore, pour ainsi dire, d’autres lignes dela même écriture, mais qui rendaient son triomphe au moinsprématuré.

Voici quelques passages de la seconde lettre,écrite avec cette encre connue de temps immémorial, et à laquelleune jolie dame donna la première, dit-on, le nom ingénieux d’encresympathique.

« Monsieur le duc,

» Tout à l’heure, on me dictait des motsd’amour. Hélas ! devrais-je l’avouer ? ces mots, je lestrouvais bien faibles, car ils vous étaient adressés… Cet homme esttraître et cruel, Henri.

» Il veut vous perdre ; il se sertde moi pour vous attirer dans le piège ; vous n’y tomberezpas, je veille sur vous et je vous aime… Je tremble ! si vousalliez oublier d’approcher du feu ce papier ; si vous nelisiez que les lignes menteuses écrites sous ses yeux, par sonordre ! Si vous alliez venir à ce rendez-vous deminuit !… Henri, ses perfides mesures seront déjouées.

» Venez dès huit heures ; venez,venez seul, sous l’habit d’un simple gentilhomme.

» Je suis à vous, prête à tout quitterpour vous suivre. »

Suivait une longue page, pleine de cescharmants reproches que se fait toute femme au moment desuccomber ; puis – singulier mélange ! – force prières àDieu pour qu’il lui conservât bien longtemps l’amour de M. leduc, etc.

Moncade laissa échapper la lettre, et tombadans une profonde rêverie.

Longtemps il resta debout, les yeux fixes, labouche ouverte, semblant lire au plafond les accablantes parolesque son œil seul avait aperçues, et qui pourtant vibraient dansl’air autour de lui, comme si une voix de stentor les eût criées àson oreille.

Enfin, il gagna la fenêtre à pas pénibles, etprésenta son front brûlant à l’air frais du matin.

Il étouffait.

Peu à peu cependant, ses pensées prirent unetournure moins chagrine.

Sa belle tête recouvra son expressionordinaire de confiance et de fierté.

À peine si un léger dépit se lisait encore surson visage, lorsqu’il dit en quittant la fenêtre :

– M. de Guise aura pris unpoint. Qu’importe ! ne peut-on gagner la partie sans quel’adversaire soit repic et capot ?… On ne m’écrit pas, àmoi ; mais qu’est-ce qu’une lettre en comparaison d’unfait ?

Puis, guidé par une pensée soudaine, il saisitson feutre, jeta son manteau sur ses épaules et sortitprécipitamment, en disant :

– À ce soir, monsieur de Guise ! Jeserai, moi aussi, au rendez-vous.

Il était alors neuf heures du matin.

Le vice-roi prit à la hâte ses dispositions,en habile homme de guerre, pour déconcerter, au besoin, par laforce, la révolte du lendemain.

À dix heures, il galopait sur la route dePortici.

Là, il eut avec la recluse un long etmystérieux entretien.

À en juger par le résultat, l’amour ne fitpoint les frais de la conversation.

Une importante affaire fut discutée etconclue.

Ensuite, la belle inconnue monta dans lecarrosse du marquis de Pescaire, qui choisit l’heure de la siestepour rentrer à Naples et introduire secrètement sa compagne aupalais.

MARIAGE

Cependant, à Paris, lettres sur lettresarrivaient de Naples, qui toutes concluaient ainsi :

« De l’argent.

» Il ne nous manque que de l’argent.

» Ne laissez rien à l’hôtel de Guise,voire à l’hôtel de Chevreuse. Et envoyez-nous del’argent. »

Le vieux duc envoyait toujours.

Déjà plusieurs millions étaient passés àNaples, sans qu’aucun résultat fût venu récompenser tant de zèlegénéreux.

M. de Chevreuse était riche ;mais il n’y a pas de fortune pour résister à de si terriblesassauts.

Deux mois environ avant les événementsrapportés au précédent chapitre, il fit venir le chevalier deLorraine, frère de M. de Guise, et lui déclara nettementqu’il était à bout de ses ressources.

Celui-ci voulut bien faire quelquesobjections ; mais M. de Chevreuse lui ferma labouche, en montrant la copie d’un message où il priait monsieur sonneveu de ne plus compter sur son secours.

La lettre était en route pour Naples.

– Et il était grand temps de m’arrêter,Charles, ajouta-t-il. Sauf mon château de Chevreuse et mon hôtel,je ne me connais pas, grâce à M. de Guise, un pouce deterre en France, à l’heure qu’il est.

La réponse au message dont nous venons deparler ne se fit pas attendre.

C’était une longue et piteuse lamentation.L’entreprise était à point.

Encore un effort, et tout se terminerait àsouhait :

« Enfin, monsieur mon oncle, disait leduc en finissant, envoyez ce que vous pourrez (le plus sera lemieux), et, si vous n’avez pas de nouvelles avant huitaine,embarquez-vous hardiment.

» Votre soumis neveu vous recevra lacouronne en tête et vous donnera place sur son trône. »

– Manquer si magnifique aubaine, faute dequelques milliers de louis ! soupira le vieux duc, tandis queson secrétaire déposait la lettre en grande cérémonie dans uncoffret où reposaient toutes les missives royales deM. de Guise.

» Laisser Henri, mon neveu, en si beauchemin !… Vive Dieu ! vive Dieu !… c’est à en perdrela tête !… Comtois !

Le valet contemporain de Henri le Grand montrasilencieusement sa tête chauve à la porte entr’ouverte.

– Mon carrosse ! tout de suite…Allons donc ! dit impatiemment le duc.

Comtois s’inclina et obéit de son mieux ;mais il paraît que le ton de son maître l’avait grandementmécontenté, car ses camarades purent l’entendre murmurer, pendantqu’il traversait l’antichambre :

– Ventre-saint-gris ! depuis le jouroù le feu roi (Henri IV, sans doute) fut malement assassiné,on ne m’a pas parlé sur ce ton à l’hôtel de Chevreuse… « Moncarrosse tout de suite ! Allons donc !… »Ventre-saint-gris !

M. de Chevreuse se fit conduira àl’hôtel de Guise, afin de faire argent de ce qui s’ytrouvait ; mais tout avait disparu déjà ; le dernierenvoi de Charles de Lorraine se composant du prix des meubles del’hôtel.

Ces salles immenses privées de meubles, cescheminées de six pieds de haut, nues, sans candélabres ni horloges,ces murailles veuves des tentures qui leur prêtaient naguère leursomptueux éclat, amenèrent plus d’une réflexion pénible dans l’âmedu vieillard. M. de Guise était ruiné !

Lui-même avait tout vendu ; sespierreries ornaient les devantures des joailliers ; savaisselle d’or avait pris la route de la Monnaie.

Il mangeait maintenant dans l’argenterie,comme un gentilhomme de province.

– Si c’était en vain ! se disait-ilen parcourant tristement ces pièces que leur vide rendait plusvastes encore.

» Si M. de Guise allait s’enrevenir comme il est parti ! et cela faute d’un derniersacrifice !… Eh ! vive Dieu ! quand on s’est avancéà ce point, il n’est pas temps de reculer.

» Voici vide et nu l’hôtel de la brancheaînée ; c’est une honte que la demeure des cadets soit pourvueencore ; il faut mettre ordre à cela.

Quelques heures après, en effet, destapissiers, convoqués, faisaient main basse sur tout ce qui étaitmeuble à l’hôtel de Chevreuse, et bientôt la demeure de l’onclen’eut rien à envier à celle du neveu.

Il va sans dire que la somme provenant decette vente fut immédiatement expédiée à Naples.

Après ce suprême sacrifice,M. de Chevreuse se fit celer pendant huit jours, nesortant que pour faire une courte visite à madame de Châtillon.

Ceux qui pouvaient approcher de lui disaientqu’il semblait dans un état d’anxiété maladive.

Tous les matins, en se levant, c’était avec lamine d’un coupable attendant son arrêt qu’il demandait le courrierde Naples.

Il tremblait comme la feuille, et retrouvaitseulement quelque calme lorsque son valet l’assurait que nulmessage n’était arrivé pendant la nuit.

Quel pouvait donc être le motif de cechangement étrange ?

Lui qui naguère souhaitait plus que chose aumonde des nouvelles de son neveu de Guise, semblait maintenant lescraindre comme si chaque missive devait lui amener la peste.

Et cette frayeur allait toujours croissant, aupoint de devenir une fièvre véritable.

C’est que le vieux duc avait mûrement lu etmédité la dernière lettre de M. de Guise. Il avait prisfort au sérieux surtout ce passage :

« Si, avant huit jours, vous n’avez pasde mes nouvelles, vous pouvez hardiment vous mettre en chemin,etc. »

Certes, M. de Chevreuse avait agipar dévouement avant tout ; mais où est le cœur dans lequell’intérêt personnel ne trouve pas un petit coin à son aise ?Le bonhomme brûlait réellement d’être reçu par son neveu, lacouronne en tête, et de s’asseoir avec lui sur son trône, pour sereposer des fatigues du voyage.

En outre, ceci était un espoir timide, millefois rejeté, puis repris : il pensait que, si madame deChâtillon se décidait à lui confier le soin de son bonheur, ilaurait à offrir à sa beauté une position enviable.

Que de fois, dans de longues et juvénilesrêveries, le vieillard s’était exalté à cette pensée !

Le septième jour, il fut obligé de resterétendu sur une chaise longue, tant était grand son émoi ;mais, quand la matinée du huitième se fut passée sans nouvelles, ilsauta gaillardement à bas de son lit, se fit habiller sans prendrele temps de confier sa tête aux soins de Versac, et s’achemina versl’hôtel de Châtillon.

Il ne faisait pas jour encore chez la belleveuve.

Comtois, cette fois, n’avait point précédé sonmaître, et madame de Châtillon, réveillée en sursaut par sa fillede chambre annonçant M. de Chevreuse, refusa d’abord toutnet de le recevoir.

Il s’ensuivit une série d’ambassades du salonà la chambre à coucher.

Enfin, un dernier message porta cetultimatum : M. de Chevreuse faisait humblement etrespectueusement ses adieux à madame de Châtillon. Quittant Parisau plus tard dans une heure, il aurait le mortel déplaisir de nepoint la saluer avant son départ.

Madame de Châtillon n’avait point fait satoilette ; mais, cette fois, la curiosité fut plus forte quela coquetterie ; elle ordonna que M. de Chevreusefût introduit.

Il entra le corps en double, osant à peinelever les yeux, et respirant, narines gonflées, l’air enivrant dece sanctuaire de la beauté.

Plus audacieux, il n’aurait pas vudavantage ; madame de Châtillon était bien la demi-couchée surson lit, un large peignoir jeté négligemment sur ses épaules et latête embéguinée d’un flot de dentelles ; mais, sur son ordreexprès, la femme de chambre avait poussé les contrevents.

Outre cela, les doubles rideaux de soieétaient hermétiquement tirés.

Bref, il restait juste assez de jour pourdistinguer une masse blanche et indécise au fond de l’alcôve.

Libre à M. de Chevreuse de parer àson gré l’idole.

La scène d’adieux fut longue et des plustouchantes ; lorsque M. de Chevreuse se leva enfinpour prendre congé, madame de Châtillon, vu la circonstance, voulutbien lui abandonner sa main à baiser.

Jusqu’à ce moment, le vieux duc avaitpassablement gardé son secret ; mais, emporté par cette faveurinattendue, il s’écria tout à coup avec enthousiasme :

– Uranie, que vous seriez belle sur untrône !

Et il dévoila ses espoirs, et, pour lacentième fois, peut-être, il mit son cœur et sa main aux pieds demadame de Châtillon.

Un quart d’heure auparavant, celle-ci eûtrepoussé bien loin cette prétention téméraire ; mais le vieuxduc avait parlé ; il ne s’agissait de pas moins pour elle àprésent que d’être la tante du roi de Naples.

Tante d’un roi ! cette idée latransportait d’aise, et, sans l’obscurité presque complète quirégnait dans la chambre à coucher, M. de Chevreuse auraitpu constater sur le visage de sa maîtresse un changement trop subitpour être bien flatteur.

Mais il ne voyait rien, et, sentant que lemoment était décisif, il s’évertuait à plaider sa cause.

– Ce n’est point là, disait-il, un espoirchimérique.

» Pour remplacer ma fortune employée à leservir, mon royal neveu me donnera quelque apanage… la Sicile,peut-être…

» Belle dame, vous signerez vosprécieuses épîtres à vos amis de France : « Uranie,princesse souveraine de Sicile ! »

Madame de Châtillon ne demandait pasmieux : le mariage fut célébré presque immédiatement et avecpompe.

Après la cérémonie, le couple regagnaprécipitamment l’hôtel de Chevreuse, suivi des félicitationslégèrement équivoques du populaire.

– À Naples, la fête des épousailles,avait dit le vieux duc.

– À Naples ! avait répété madame deChevreuse avec un soupir d’impatience.

M. de Chevreuse ne se possédait pasde joie.

Il partageait son temps entre sa femme et lespréparatifs du départ.

Bien que bon maître, il ne communiquait guèred’habitude avec sa livrée ; mais, ce jour-là, il donnait àtous un mot de bienveillance ou d’encouragement.

Comtois se vanta jusqu’à sa mort d’avoir eul’oreille gauche tirée de la propre main de monseigneur, qui luidit en souriant :

– Eh bien, mon vieux ventre-saint-gris,que dis-tu de notre mariage ?

– Monseigneur, avait répondu Comtois aveceffusion, je remercie Dieu de m’avoir fait vivre assez pour voir sinoble fête !…

» Et cependant, ajoutait-il commeconclusion de son récit, feu M. le cardinal de Lorraine avaitun proverbe qui donnait grandement tort à monseigneur :

» Mieux vaut jamais que tard !

» Mais monseigneur était siamoureux !

LA SOURICIÈRE

Le matin du jour où M. de Guisedevait enlever madame la marquise de Pescaire ; la veille decelui fixé pour la révolte du peuple de Naples, le soleil se levaradieux et pur ; chaque palais de la cité de marbreresplendissait ; la ville étincelait comme une gerbe decristal.

On eût dit que le ciel aussi voulait fêter letriomphe prochain de M. de Guise.

Celui-ci était monté à cheval dès l’aube,parcourant la ville à la tête de ses gentilshommes richement vêtus,souriant à la foule et lui jetant de l’or à pleines mains.

M. de Guise était bien véritablementroi ce jour-là.

Naples n’était pas plus italienne qu’espagnoleen ce moment ; elle était toute française ; Modène, ravide la tournure que prenait l’affaire, avait quitté son maître versla fin du jour.

À peine débarrassé de cet austère conseiller,le duc piqua des deux, et regagna son palais à toute bride,laissant à sa maison le soin d’achever de le rendre populaire.

Aussitôt arrivé, sans quitter son brillantcostume d’apparat, il jeta sur le tout son manteau couleur demuraille, et regarda, plein d’une amoureuse impatience, lesderniers rayons du soleil empourprant les balustrades des terrassesvoisines.

L’heure avançait lentement.

Quand le duc se fut convaincu, à l’aide d’unmiroir de Venise, qu’il était encore un des plus beaux cavaliers del’époque, malgré la légère teinte brune dont le climat de Naplesavait estompé son visage ; quand il eut complaisamment lisséles boucles lustrées de ses cheveux noirs, il se trouva livréentièrement à cet insupportable supplice, l’attente, et dut songerà tromper son ennui.

Nous n’avons sur ceci aucune donnée bienpositive ; mais nous pensons qu’il dut s’ingénier à fairel’anagramme du nom de sa maîtresse, c’est-à-dire à trouver dans leslettres de ce nom, convenablement retournées, quelque subtile etingénieuse fadeur.

À moins que l’idée ne lui vînt d’élaborer unacrostiche.

L’un et l’autre de ces utiles passe-tempsétaient alors fort en vogue, et, comme ils ont des charmes égaux,nous ne saurions trop dire auquel des deux M. de Guisedonna la préférence.

Quoi qu’il en soit, dès que le crépuscule futvenu, il sortit secrètement, et, s’enveloppant dans son manteau, sedirigea vers le lieu du rendez-vous.

Il faisait nuit noire lorsqu’il arriva seuldevant le palais du gouvernement.

Quelques groupes de promeneurs traversaientencore la rue.

Henri de Lorraine se mourait d’impatience, caril voyait osciller la jalousie et savait que la belle Anneattendait comme lui.

Enfin, dix minutes se passèrent sans qu’aucunpas troublât le silence de la nuit.

L’aventureux Français s’avança jusque sous lebalcon ; une échelle de soie vint tomber à ses pieds.

Le duc la saisit, et déjà la tendait aveceffort pour en essayer la solidité, lorsqu’une ombre sembla sedétacher de la colonnade d’un palais voisin.

Il n’y avait pas à hésiter.

En homme qui possède à fond son code desaventures nocturnes, le duc, rabattant son manteau, marcha droit àl’importun et le pria courtoisement de se retirer.

L’inconnu ne répondit rien ; mais,montrant du doigt un balcon dont la jalousie s’agitait doucement,il continua sa promenade taciturne.

Au geste de cet homme, M. de Guisetressaillit et retint l’injonction péremptoire de vider la placequi allait succéder, toujours suivant les règles strictes de lagalanterie de nuit, à son premier avertissement.

L’inconnu, en levant le bras avait découvertsa poitrine, et le duc avait vu briller les insignes de lavice-royauté.

Passionné comme il était pour les aventuresbizarres, cette rencontre lui fit plus de plaisir que de peine.

– M. de Pescaire, pensa-t-il, adevancé l’heure par hasard.

Le moyen de croire qu’Anne de Mantoue eût pule trahir ? Donc, loin de perdre contenance, il se mit endevoir de jouer son adversaire, pensant que l’audace était ici ungage de succès.

– Je comprends parfaitement votre geste,l’ami, dit-il en s’attachant aux pas du marquis, d’autant mieux quenos situations se ressemblent.

» Là votre belle, ici la mienne,ajouta-t-il en montrant bravement à Pescaire le propre balcon de safemme.

» Gentilhomme de M. de Guise,je courtise une des femmes de la vice-reine, et je ne changerai quetout juste ma dame contre celle de mon maître, soyez sûr.

» Çà ! compagnons d’aventures sedoivent soutien, vous savez.

» En cas d’accident, comptez sur marapière comme je compte sur la vôtre en échange, et… bonne chanceje vous souhaite, mon gentilhomme !

À ces derniers mots, le duc de Guise,s’inclinant avec grâce, était revenu vers le balcon.

– Pardieu ! le cas est étrange, sedisait-il en tendant l’échelle pour avertir Anne de Mantoue.

» Poser ce pauvre marquis en sentinelle,tandis que… En conscience, j’ai pitié de lui.

Pour Pescaire, il n’en disait pas silong ; mais il n’était pas non plus sans une sorte de pitiépour M. de Guise.

L’infortuné conspirateur venait là perdre laplus belle partie du monde et se faire prendre au moment deréussir.

Un instant, le vice-roi eut une velléitépassagère de clémence ; mais, s’il laissait échapper le duc cesoir, demain peut-être c’en était fait de Naples.

En outre, il n’était pas la seule partieintéressée. Une intrigue que nous avons laissée, à tort ou àraison, dans le vague, avait besoin d’un dénoûment.

La belle recluse de Portici commençait às’ennuyer dans sa retraite.

À cause de tout cela, il laissa les événementssuivre leur cours.

Le duc avait tiré l’échelle, puis toussé,appelé à voix basse : personne n’avait répondu.

La femme qui était derrière la jalousie avaitses raisons pour jouer son rôle comme il faut, et ce rôle exigeaitle silence.

Ce n’était point, en effet, la brune etsentimentale marquise de Pescaire, mais une grande et lourdebeauté ; ce n’était point la femme de Moncade, mais celle quipassait pour sa maîtresse, la dame mystérieuse qui, depuis cinqmois, donnait du travail aux méchantes langues de Naples, etintriguait tout le monde sous le sobriquet de recluse dePortici.

Le marquis avait pris soin d’éloigner Anne deMantoue aussitôt après la découverte du message sympathique dontles lignes, apparaissant tout à coup, l’avaient jeté le matin dansune si grande surprise.

En son lieu et place, il avait mis, pourcause, la belle inconnue.

Cependant, M. de Guise, impatienté,saisit l’échelle, et, mettant son poignard entre ses dents, montarapidement les degrés de soie.

L’instant d’après, il sautait dans la chambrede la marquise.

– Anne ! dit-il à voix basse.

Mais, avant que le temps voulu pour obtenirune réponse se fût écoulé, une clarté subite illuminal’appartement.

Le duc se trouva en présence d’une femmevoilée, et entourée de soldats espagnols, l’épée nue au poing.

Résister eût été folie ; aussiM. de Guise, faisant contre fortune bon cœur, remit sonpoignard à sa ceinture, et se croisa les bras en silence.

Au même instant, la porte du fond s’ouvrant,le marquis de Pescaire apparut, suivi de ses principaux lieutenantset conseillers.

– Tout le monde ne peut entrer par lesfenêtres, dit-il en saluant profondément M. de Guise.

Celui-ci n’était pas homme à s’étonner pour sipeu.

Une seule chose le peinait plus vivement quetoutes les conséquences possibles de sa mésaventure.

Anne l’avait donc trahi ! Cependant,luttant de sang-froid avec son adversaire, il s’avançatranquillement vers lui.

– Don Alvare de Moncade réclamera, jepense, la satisfaction due à tout gentilhomme en pareil cas,dit-il.

» Je suis prêt, monsieur.

» Fixez l’heure et le lieu, et souffrezque je me retire.

L’Espagnol, au lieu de répondre à cettebelliqueuse invitation, étendit gravement la main, etdit :

– Au nom du roi mon maître, Henri deLorraine, duc de Guise, je vous demande votre épée.

– Étrange manière de venger ses affrontsdomestiques ! murmura M. de Guise croyant à ce coupressaisir l’avantage.

» M. de Pescaire, ajouta-t-ilen parlant à l’oreille du vice-roi, ne songe donc pas que, mon épéerendue, je n’en serais pas moins ce qu’il sait bien, mais qu’il nepourra plus décemment venger son outrage.

– Votre épée, monsieur, répéta froidementMoncade.

Le duc recula d’un pas.

– Vrai Dieu ! messieurs lesEspagnols, dit-il en élevant la voix, c’est affaire à vous de vivresur de vieilles renommées !… Le monde vous croit gens délicatset pointilleux touchant certaines matières, toujours prêts àdégainer ; mais que Dieu me prête vie, et je vous jure, moi,de refaire l’opinion du monde à cet égard !… Et maintenant, jevous le demande, sommes-nous en guerre avec l’Espagne ? Sousquel prétexte M. de Moncade ou son maître ose-t-ildemander l’épée d’un sujet du roi très-chrétien ?

Le marquis, toujours calme, toujours avare deparoles, déploya une longue pancarte et la tendit silencieusementau duc.

Celui-ci eut à peine jeté les yeux sur lepapier, qu’il changea de couleur.

– Encore trahi ! murmura-t-il.

Puis, tirant sa rapière, il ajouta :

– Voici mon épée, monsieur le marquis dePescaire.

» Peut-être eût-il été plus digne d’ungentilhomme de me la demander sur un champ de bataille.

» Mais ceci vous regarde, non moi.

Quand l’Espagnol eut pris son épée, Henri deLorraine continua en se tournant vers les assistants :

– Sur ma part du paradis, messieurs, jevous jure qu’en ce moment même où me voilà prisonnier de l’Espagne,je ne changerais pas de place avec monsieur votre vice-roi.

» C’est un pauvre soldat que celui qui,non content d’employer la trahison, met en avant une femme pourattirer ses adversaires dans le piège.

» À quoi bon traîner au flanc unerapière, quand on combat avec la glu, dites-moi ?

Déjà plusieurs fois les officiers de Moncadeavaient froncé le sourcil aux insultantes bravades du Français.

À ces derniers mots, un murmure se fitentendre, et deux ou trois épées furent tirées à demi hors dufourreau.

Le vice-roi fit un geste ; tout rentradans l’ordre.

Nulle émotion ne paraissait sur sonvisage ; seulement, sous sa moustache tordue, un sourire calmeet railleur relevait les coins de sa lèvre.

M. de Guise croyait avoir untalisman, capable de changer en rage tout ce beau semblantd’indifférence, mais il hésitait.

Son âme frivole, mais loyale et chevaleresque,répugnait à compromettre la femme qui l’avait trahi.

Malheureusement, la patience n’était pas sonfort.

La grimace hautaine de Moncade ledétermina.

– Après tout, dit-il, de quelque manièreque soit arrivé le fait, M. le marquis est vainqueur.

» Gloire donc à lui ! Mais, comme lagénérosité sied mal au vaincu, je veux user devant tous de mesfaibles avantages…

» Une belle dame est plus difficile àgarder qu’une couronne, mon vaillant adversaire !

Ce disant, il fouillait en désespéré les unesaprès les autres toutes les poches de son pourpoint.

– Qu’on apporte un brasier !ajouta-t-il. J’ai là un magnifique message qui amusera, jel’espère, ces gentilshommes…

Et il cherchait toujours.

Mais l’amoureuse épître ne pouvait être à lafois dans les tablettes du vice-roi, et dans le pourpoint deM. le duc.

Ce dernier, après avoir inutilement retournétoutes ses poches, laissa tomber ses bras avec un dépitconcentré.

– Monsieur de Moncade, dit-il en ledévorant du regard, vous avez d’habiles émissaires.

Le sourire du noble Espagnol devenait de plusen plus railleur.

M. de Guise, qui, jusqu’alors, avaitconservé une apparence de calme, perdit en ce moment toute mesure,et, saisissant le bras du vice-roi, il dit avec violence, bien qu’àvoix basse :

– Ne raillez plus !… ou, par la mortDieu, j’arrache le voile d’Anne de Mantoue !

– Anne de Mantoue ! répéta Pescaireà voix haute et sans cesser de sourire.

» M. de Guise ne prétendaitnaguère qu’à une des femmes de la vice-reine.

– Le croyez-vous ? dit le duc enreculant étonné.

– Pardieu ! monsieur le marquis, lamystification n’est pas pour moi seul…

– À Dieu ne plaise que je vousdétrompe !

À ce moment, on entendit un grand bruit, etune forte odeur de violette et de tubéreuse fit irruption dansl’appartement.

Puis apparut sur le seuil la perruque blondede M. de Chevreuse, légèrement froissée par levoyage ; derrière, une longue et sèche figure de femme ;derrière encore, le chef pelé du vieux Comtois.

L’époux de madame de Châtillon promena sonregard autour de la chambre.

Apercevant son neveu, il prit galamment lamain de sa femme, et mit le chapeau sous le bras pour faire uneentrée solennelle.

À la vue de son oncle, M. de Guiseétait resté comme frappé de la foudre. M. de Chevreuse,écartant avec dignité les rangs des Espagnols, s’avança gravementvers Henri de Lorraine.

Tandis que sa femme exécutait une pompeuserévérence, il balaya le sol de la plume de son feutre, etdit :

– Monsieur mon neveu… sire, devrais-jedire plutôt… je vous amène madame la duchesse de Chevreuse.

M. de Guise baisa machinalement lamain de sa nouvelle tante.

Le pauvre seigneur n’y était plus.

– Voilà qui vous étonne, n’est-cepas ? continua joyeusement le vieillard.

» Moi aussi, vive Dieu ! c’est àpeine si je puis croire à ma félicité.

Et son regard caressait l’antique visage de sacompagne.

– Mais parlons de vous, s’il vous plaît,sire, reprit-il avec volubilité.

» Figurez-vous que tout ce populairenapolitain, habitué qu’il est à ses croquants de vice-rois, nevoulait m’indiquer à toute force que le palais de lavice-royauté…

» – Drôles, ai-je dit, il n’y a plus àNaples de vice-roi !…

» Madame de Chevreuse a bien vouluapprouver ce mot… Eh bien, monsieur mon neveu, vous ne répondezpas ?

Le duc n’avait garde, comme on pense.

Ce fut Moncade qui, se tournant vers le vieuxcouple avec une froide courtoisie, lui indiqua du doigt dessièges.

– Merci ! merci ! fitM. de Chevreuse d’un ton protecteur… Sans doute un de vosnouveaux officiers, monsieur mon neveu ?

– Monsieur le duc, dit tout bas la belleUranie, pourquoi tous ces uniformes espagnols ?

– En effet… je n’avais pas remarqué,balbutia le vieillard.

Madame de Chevreuse secoua prophétiquement latête.

– Monsieur le duc, monsieur le duc,dit-elle, il y a là-dessous quelque affreux malheur.

UNE PARTIE NULLE

Pescaire, par une sorte de méchant instinct,avait deviné, ou à peu près, l’histoire du bonM. de Chevreuse ; mais, fidèle à son système delaconisme, il se contenta de lancer à son compétiteur un regard demalicieuse pitié.

Ce coup d’œil fut, pour le pauvre duc, cequ’est au cheval de race épuisé le dernier coup d’éperon quis’enfonce tout entier dans ses flancs.

Il se redressa brusquement, et, quittant saposition près de la dame voilée, il vint se placer au milieu de lachambre.

– Monsieur mon oncle, dit-il, j’aibeaucoup à vous apprendre ; mais, de vous à moi, lescommunications doivent se faire en famille, non devant cettehostile et nombreuse assemblée…

» Quant à vous, marquis de Pescaire,ordonnez de moi ce qu’il vous plaira.

» Je suis prêt.

– Malheureuse ! s’écria la duchesseen tombant sur un siège et faisant jouer énergiquement sonéventail. Je l’avais deviné, tout est perdu.

Mais le vieux duc ne l’écoutait plus.

Au nom du marquis de Pescaire, il avait levéles yeux pour la première fois sur le prétendu officier de sonneveu.

– Le jeune Espagnol de l’hôtel deChâtillon, avait-il dit à part lui.

Puis, s’avançant vers le vice-roi, il avaittouché fièrement son épée, et dit, comme le Cid à Gormas :

– Un mot, s’il vous plaît !

L’Espagnol se mit aussitôt à ses ordres.

Tous deux allaient sortir, lorsque,M. de Guise, qui se creusait la tête pour trouver unmoyen de prendre, de quelque façon que ce fût, sa revanche, élevala voix :

– Monsieur le marquis, dit-il, vous avezrefusé un défi déjà ; je vous en porte un second.

» Mettons entre nous deux cette belledame… qui est vôtre, quoi que vous disiez, ajouta-t-il plus bas, etprions-la de faire un choix.

» Voulez-vous ?

– Ventre-saint-gris ! que veut diretout cela ? grommelait, en secouant sa tête chauve, le vieuxComtois, qui était allé se placer aux côtés de madame deChevreuse.

Celle-ci, depuis dix minutes, cherchaitl’occasion de s’évanouir, inutilement.

En attendant, elle respirait des sels, etrépétait sur tous les tons :

– Malheureuse ! perfideGaston ! ma principauté de Sicile.

Au singulier défi porté parM. de Guise, Moncade s’inclina et alla prendre la damevoilée, qu’il conduisit respectueusement près de lui.

Mais, au lieu de la laisser faire elle-mêmeson choix aux termes du bizarre cartel, il prit sa main, qu’il mitsans mot dire dans la main de Henri de Lorraine.

– Vive Dieu ! monsieur mon neveu, àquelle fête sommes-nous, je vous prie ? exclama le vieux ducavec humeur.

– Monsieur mon oncle, c’est à M. levice-roi qu’il vous faut demander cela.

» Le voici qui me donne et confère lamain de madame Anne de Mantoue…

– Anne de Mantoue ?… répéta encorePescaire avec son éternel sourire.

– Et qui donc, s’il vous plaît ?…commençait le vieux duc triomphant à son tour.

Mais la dame releva tout à coup son voile.

– Madame de Guise !… dit le duc enreculant de trois pas.

Celle-ci lui lança un foudroyant regard.

– Madame ma nièce ! s’écriapiteusement le vieux duc.

Puis il ajouta tout bas :

– Je comprends le reste à présent…L’Espagnol maudit… Ah ! vive Dieu ! vive Dieu ! quelvoyage !

Pour Moncade, il fit aussitôt retirer sesgens.

Madame de Guise avait joué à ravir son rôle destatue.

Restait maintenant à expliquer sa présence aupalais du gouvernement espagnol.

Moncade lui avait bien appris, le matin, unelongue tirade de reproches mérités, de récriminationsjalouses ; mais, outre qu’elle avait mauvaise mémoire, sanature de femme lui fournit un expédient plus simple et de beaucoupsupérieur.

– Vous êtes bien coupable, dit-elle àl’oreille de son mari ; mais vous êtes malheureux, je vouspardonne.

La belle physionomie du vice-roi avait perdutoute expression sardonique.

Quand il fut seul avec la famille de Lorraine,il s’avança vers M. de Guise, et dit avecdouceur :

– Monsieur le duc me pardonnera,j’espère.

» J’ai dû céder au désir d’une belle dameen quête de son inconstant époux.

– Ah !… fit amèrement le duc eninterrogeant l’Espagnol du regard.

Celui-ci ne broncha pas.

C’était un don Juan plein de délicatesse.

– Madame de Guise, reprit-il avec unsang-froid merveilleux, est à Naples depuis hier seulement,monsieur.

C’était l’exacte vérité ; la veille,madame de Guise était à Portici.

Le duc devint distrait et prit la main duvice-roi.

– Monsieur de Moncade, dit-il avecbonhomie, je m’efforce d’y croire.

À cet aveu suffisamment comique, l’Espagnoleut peine à garder son sérieux.

Mais une diversion lui vint, dont il se fûtpassé à la rigueur.

Tout à coup, en effet, les miqueletsrentrèrent à reculons et en tumulte. M. de Modène lespoussait l’épée dans les reins à la tête des Français.

M. de Guise s’était précipitéau-devant d’eux.

– Dieu soit loué ! s’écria-t-il enprenant l’épée de Modène. Je n’ai pas donné ma parole… Au fortSaint-Elme, messieurs !

– Bien dit, monsieur mon neveu !…Assurez-vous du vice-roi, je vous conseille, et enavant !…

Cependant, sur un ordre de Moncade, lesmiquelets, revenus de leur première surprise, s’étaient rangés prèsde la porte.

Tout présageait une affreuse mêlée dans celieu étroit où les ennemis se coudoyaient avant d’en venir auxmains.

Madame de Chevreuse se préparait sérieusementà s’évanouir.

Un nouveau personnage vint encore compliquerla situation.

Anne de Mantoue, pâle, mais l’œil brillantd’une détermination calme et réfléchie, parut sur le seuil.

Les deux parties s’écartèrent avec respectpour lui ouvrir un passage.

– Que cherche ici madame dePescaire ? dit le vice-roi étonné.

Anne ne répondit pas.

Marchant droit à M. de Guise, elledit un mot à voix basse. Celui-ci s’inclina profondément, remit aufourreau son épée, et dit en s’adressant à Moncade :

– Monsieur, je vous offre trêve pour cesoir. À demain les hostilités !

Pour que le lecteur n’aille pas faire desuppositions gratuites et nuisibles à la réputation posthume de labelle vice-reine, nous nous croyons obligé, au risque de ralentirl’action, d’expliquer en peu de mots cet incident.

Anne, éloignée par les ordres de Moncade,avait facilement prévu le piège tendu à M. de Guise.

Le nom de Mantoue allait servir à consommerune trahison.

La fière Italienne, indépendamment du tendreintérêt qu’elle portait au duc, se souleva contre cette honte.Suivie seulement de son page, elle traversa nuitamment les rues deNaples et gagna le palais de Guise.

C’était elle qui avait prévenu Modène etenvoyé ce secours inespéré.

Mais, si elle voulait bien sauver le duc, ellen’entendait pas perdre le vice-roi.

Rappelant le service rendu, et s’adressant àl’honneur de Henri de Lorraine, elle ne pria pas, elle exigea.

Moncade avait froncé le sourcil et relevéfièrement sa moustache ; il se couvrit, et fit un pas versM. de Guise.

Les Français, de leur côté, murmuraienthautement.

– Monsieur mon neveu, dit à demi-voixM. de Chevreuse en le prenant par le bras, ne plaisantonspas, je vous supplie. Si vous n’êtes roi, madame la duchesse plaideen séparation.

» Vive Dieu ! vous ne voudriez pasruiner mon bonheur domestique !

Henri de Lorraine se dégagea doucement, imposasilence aux siens d’un geste impérieux, et s’avança vers Moncade,voulant lui épargner la moitié du chemin.

– Monsieur le vice-roi, dit-il, non sansune légère teinte d’ironie, monsieur le vice-roi me pardonnera,j’espère.

» J’ai dû céder au désir d’une belledame, en quête de son inconstant époux.

C’étaient les propres termes de Moncade.

La riposte s’était fait attendre ; maiselle venait à point encore.

Le marquis furieux voulut élever la voix.

– Chut ! fit mystérieusementM. de Guise.

» Madame de Pescaire vous croyait entête-à-tête avec madame de Guise.

L’Espagnol, hors de lui, fit un geste demenace.

– Je suis à vos ordres, vous savez,reprit impitoyablement M. de Guise. Mais, à votre place,je m’efforcerais de le croire.

À ces mots, laissant le vice-roi maugréer etfroncer le sourcil à son aise, il revint vers Modène et le vieuxduc.

– Messieurs, dit-il, depuis quandmène-t-on la guerre devant les dames ? Rengainez, je vousprie.

Puis, baisant gaiement la main de sa femme, illança à l’adresse de madame de Pescaire une longue et tendreœillade accompagnée de ces mots à double entente :

– Ce soir, je suis tout au bonheur, jeretrouve un cœur que je croyais perdu pour jamais ; demain, ilsera temps !

Le lendemain, une flotte espagnole était envue de Naples.

M. de Guise ne recueillit pointl’héritage du bon roi René, mais il ramena sa femme à Paris.

Tout nous porte à penser que M. lemarquis de Pescaire suivit le conseil de son noble rival, ils’efforça de le croire.

Nos deux don Juan firent partie nulle. Le seulgagnant dans tout ceci fut le bon M. de Chevreuse ;il parvint, en effet, à calmer les fureurs de la belle Uranie, quine plaida point en séparation.

– Monsieur mon neveu, dit-il à Henri deLorraine, en touchant le sol de France, vous m’avez fait perdre mafortune, et je n’y ai point regret.

» J’étais riche ; maintenant, jesuis heureux. Vive Dieu ! de grand cœur, je vous donnerais duretour.

LE MARIN ET LA NOVICE Le Parisien, 19 –20 octobre 1841 (sous le pseudonyme Daniel Sol).

MARTHE ET ANTOINE

C’était la nuit, sur l’océan Atlantique, àquelque soixante lieues S.-E. des Açores.

La mer dormait. Pas une ride à sa surfacepolie. On eût dit un gigantesque miroir de jais reflétant à pertede vue la pâle lumière des étoiles. Le brick la Torpille,immobile, dressant vers le ciel son symétrique édifice de bois etde chanvre, semblait ainsi éclairé par une lumière douteuse, un deces modèles d’architecture navale livrés sous verre à la curiositédu dimanche des honnêtes badauds.

Son équipage, en apparence du moins, dormaitcomme lui, comme le vent, comme la mer. Le pas de l’officier dequart, arpentant avec lenteur le plancher du gaillard d’arrière,rompait seul ce silence absolu. Encore s’arrêtait-il quelquefois,prêtant craintivement l’oreille. Puis il recommençait sa promenade,frissonnant et tâchant de se reprendre à quelque souvenir dejeunesse, à quelque rêve d’avenir.

Il ne pouvait. Son énergie native s’affaissaitsous cette angoisse indéfinissable, avant-goût de la destruction,qui saisit l’homme dans l’absence complète de mouvements extérieurset de bruits.

L’air était tiède et lourd, le firmamentlimpide. Parfois pourtant, une brume fugitive élevait entre lesvergues ses diaphanes et capricieuses vapeurs. L’officier, naïfBreton qui avait gardé superstitions et croyances sous la calleuseenveloppe du marin, se signait pieusement alors. Il croyait voirgrimper ou s’affaler le long des cordages les âmes en souffrance deses parents trépassés.

Le pauvre diable eût changé volontiers cesquelques heures d’inquiétude vague et de méditation forcée contredeux nuits entières de belle et bonne tempête. Et pourtant iln’était pas au bout ; le sablier, indifférent à tout, même àla mauvaise humeur d’un lieutenant de brick du commerce, mesuraitle temps grain à grain. Plus s’impatientait ce dernier, plus laprimitive horloge montrait de patiente et minutieuseexactitude.

Parfois, l’envie prenait à l’officier delancer toute la bordée de quart dans les agrès. Et, en effet,n’était-il pas honteux de voir ces fainéants de matelots fairecorps avec le pied des mâts ou s’adosser, immobiles, contre lebastingage ?

Mais à quoi bon les déranger ? Les voilesétaient dûment serrées sur leurs vergues, comme, dans l’armoire,attendant son tour, le linge d’une ménagère soigneuse. Lescordages, bien abraqués, donnaient au brick ce vernis de fashionnautique, privilège exclusif d’ordinaire des bâtiments de l’État.Dieu sait qu’on avait eu le temps de reste, depuis quinze grandsjours de calme.

Que faire donc ? Imiter la mer, et lenavire, et les matelots, se taire.

Le Breton voulait bien ; mais la fièvrele gagnait. Ce silence de mort se transformait dans sa cervellesurexcitée en bruyant et fantastique tintamarre. Cette immobilitéprenait vie ; c’était un mouvement désordonné, furibond ;un glas tintait à son oreille, dominé par des chants de fête. Samère l’appelait ; mais un branle joyeux l’enlaçait de sesétourdissantes spirales ; sa mère, sa bonne mère !disait : « Viens ; je meurs. » Lui, se mêlaithaletant à cette joie folle ; il dansait.

Sa mère mourait ; il dansaittoujours.

Enfin, vaincu par cette prostration qui suitla fièvre, il se laissa tomber sur le banc de quart, incapable devoir, de parler et d’entendre.

Ce fut, en vérité, grand dommage ; sanscet accident, il eût pu voir quelque chose de bien réellementvivant s’agiter, parler à voix basse, et enfin s’asseoir à quelquespieds de lui.

Ce quelque chose était un homme et unefemme : Antoine Malo, le second du brick, et une toute jeunefille de la plus exquise beauté. Celle-ci se nommait Marthe.

– Antoine, disait-elle, ce doit être mal,ce que je fais là, mais… vous l’avez voulu.

Antoine s’efforçait d’élever jusqu’à sa lèvreune main qu’on retirait obstinément.

– Voyons, monsieur, reprit la jeunefille, vous aviez un grand secret à me révéler, ce me semble.J’écoute.

– Marthe, murmura le second, nel’avez-vous pas deviné ?

La jeune fille se tut, Antoine s’anima.

– Ô Marthe ! dit-il, depuislongtemps vous savez que je vous aime ; ne niez pas, vous lesavez.

– Puisque je savais votre secret,Antoine, dit la jeune fille avec une raillerie enfantine, pourquoime faire venir ici, à cette heure ?

– C’est que je voulais savoir… Oh !ne regardez pas ainsi autour de vous avec inquiétude, Marthe. J’aicompté sur ce calme quand je vous ai donné rendez-vous.Voyez ! le lieutenant dort sur son banc de quart, le timonierà sa barre, les matelots je ne sais où… perchés sur les verguescomme des oiseaux du large… N’ayez donc point de crainte, etdites-moi…

Antoine s’arrêta, embarrassé. Marthe perditson sourire et baissa les yeux en rougissant.

– Vous ne voulez pas, Marthe ?reprit le second d’une voix à peine intelligible.

Il se sentait timide outre mesure devant cetteenfant de seize ans, pure, sans défiance ni protection. Il ajoutapourtant encore :

– Vous ne voulez pas me dire si vousm’aimez ?

Marthe leva les yeux. Une larme se balançaitaux longs cils de sa paupière.

– Antoine, dit-elle, Dieu a rappelé à luicelle qui me tenait lieu de mère. J’ai cru en vous ; je vousai dit : « Remplacez-la… » N’est-ce pas preuve queje vous aime, Antoine ? Aurais-je agi autrement avec unfrère ?

– Un frère ! répéta tristement lesecond.

– Vous êtes trop jeune pour me servir depère, dit Marthe avec simplicité.

– Oh ! certes !… mais il est unautre lien…

La jeune fille fit un mouvement pours’éloigner.

– Non ! par pitié, restez !s’écria Antoine ; c’est la dernière fois que je vous parleainsi. Hélas ! j’avais cru… mon désir était si ardent !…Pardonnez-moi d’avoir espéré, Marthe ; je suis biencruellement puni.

Marthe s’était arrêtée et regardait soncompagnon avec une tendresse mêlée de pitié. Nous savons plus d’unhonnête homme, fait comme vous ou moi, pas davantage, qu’un telregard eût rendu satisfait de lui-même de fond en comble ;mais le second de la Torpille n’était pas d’un naturelfacile à encourager sans doute, ou bien plutôt il connaissaitMarthe mieux que nous. Toujours est-il que ce doux regard nedissipa point sa tristesse.

– Avoir trouvé la femme qu’il fallait àmon bonheur, murmura-t-il, et rester seul au monde !

Marthe laissa échapper un soupir.

– Pauvre Antoine ! dit-elle.

– Oui, vous me plaignez !s’écria-t-il avec amertume. Vous faites assez pour me laissercroire que, sans un hasard fatal, vous m’auriez aimé peut-être…Savez-vous que c’est à prendre en haine le Dieu qui vous enlève àmoi, Marthe ?

La jeune fille recula effrayée.

– Oh ! Antoine ! Antoine !dit-elle.

Mais celui-ci ne voulait pas écouter. Sonesprit, à l’affût d’un moyen de fléchir sa compagne, venait de secramponner à une chance extrême. Comme ces remèdes violents quisauvent ou tuent, son moyen devait amener une crise : il lesaisit avec transport :

– Avez-vous donc espéré me voir cédersans murmure ? reprit-il. Si j’avais eu un rival heureux, jel’aurais tué, Marthe. Vous vous donnez à Dieu, je le blasphème.

Et, comme la jeune fille, pâle d’épouvante,cherchait à l’arrêter d’un geste suppliant, sa voix prit un accentmélancolique.

– J’étais chrétien, dit-il. Ma bonne mèrem’avait dit autrefois : « Prie ; » et je priaisau souvenir d’elle… Mais voilà qu’un jour la félicité se trouve surmon passage : une femme que j’aime de mon premier amour… EtDieu vient, qui se met entre moi et le bonheur… Je crois encore,mais je maudis.

– Grâce ! grâce ! ditMarthe.

– Je maudis, répéta Antoine avecviolence ; car cette jeune fille, qui m’eût fait bon avec sonamour, me rejette loin des principes de ma jeunesse. Par elle jesuis malheureux ; pour elle je serai criminel, peut-être…

Marthe s’était mise à genoux.

– Mais, continua Antoine, dont la voixgrave et mordante arrivait comme une menace aux oreilles de sacompagne, mais la jeune fille sera en paix avec saconscience ; elle aura rempli son vœu… Que sa volonté soitfaite ! elle aura damné celui qui l’aimait plus que lavie.

Le silence, que nous avons essayé de décrireau commencement de ce récit, régna de nouveau, troublé seulementpar les sanglots étouffés de Marthe et un bruit vague,inexplicable. Nulle oreille à bord ne s’ouvrit pour le saisir.

– Antoine, dit enfin la jeune fille, queDieu ait pitié de moi !… je vous aime.

Le second, ivre de joie, tomba aux genoux deMarthe.

Ce fut un de ces instants si rares, si courts,où l’âme se recueille pour savourer à loisir son bonheur ;Antoine regardait, idolâtre et fou, cette pure enfant qui venait delui donner son cœur. Sa main pressait à peine la main deMarthe : un religieux respect avait remplacé sa fougue :de bonne foi, il s’étonnait de son audace.

Une heure après, il était encore à genoux. Latête de Marthe s’était penchée, et les longues mèches de ses beauxcheveux blonds venaient frôler la rude et épaisse chevelure dumarin. Il se faisait entre eux comme un suave et silencieux échangede pensées.

Qu’avaient-ils à faire de paroles ?

Le quart touchait à sa fin. La mer s’étaitinsensiblement couverte d’un brouillard épais. Le brick donna unléger coup de tangage.

Deux ou trois têtes se levèrent le long duplat-bord.

– As-tu senti, matelot ?

– Oui, le brick flaire le vent d’unelieue.

– Si ça pouvait tant seulement êtreça !

Et le premier interlocuteur présentaitsuccessivement sa joue à toutes les aires du vent.

– Pas plus qu’à fond de cale !dit-il enfin avec désappointement.

Cependant les oscillations du naviredevenaient plus fréquentes et moins problématiques ; plusieursmatelots s’étaient déjà mis sur leurs jambes.

– Venez, Marthe, dit Antoine à voixbasse.

La jeune fille effrayée de ce réveil soudain,se levait pour suivre son compagnon, lorsque, tout à coup, sortitdu brouillard…

Mais j’aimerais à vous dire maintenant cequ’étaient le brick la Torpille, la jolie Marthe etAntoine Malo, son heureux amant.

LE SERMENT

Sous le règne de Louis XV, un enfantinconnu fut recueilli par les sœurs de la charité de Vannes :c’était une fille ; on la nomma Marthe. Pendant quinze ans,elle vécut avec les bonnes religieuses, n’écoutant que des parolesde paix, ne voyant que des actes de miséricorde et de dévouement.Marthe sut apprécier leur vie ; personne n’influença savocation ; elle demanda elle-même à faire son noviciat.

Ce fut une joie générale à cette nouvelle, carMarthe était la fille chérie de la communauté. On avait vu souventquelque sainte sœur, rigide pour elle-même, et nouant à peine legrossier cordon de sa jupe de bure sans taille, fixer soigneusementles plis de la robe de Marthe, et lisser avec une indiciblecoquetterie les soyeux bandeaux de ses longs cheveux blonds. Martheétait si douce, elle était si modeste, malgré sa merveilleusebeauté !

La jeune fille eut à peine commencé sonnoviciat, qu’un enthousiasme ascétique s’empara d’elle. La placideexistence de ses compagnes ne lui sembla plus suffisammentméritoire. Elle désira des dangers, des tortures, au sein desquelson pût confesser la foi du Christ : elle rêva le martyre.

La religion, cette chose que l’homme n’a pointfaite, est trop forte souvent pour le cœur et la tête del’homme.

La mère prieure du couvent allait partir pourCayenne. Ignorante et fougueuse, la jeune novice crut que làétaient le martyre et aussi le salut. Elle sollicita si ardemment,qu’elle obtint la permission de suivre la mère Cécile. Toutes deuxs’embarquèrent à Lorient.

Il y eut bien à bord du brick de la compagniedes Indes, la Torpille, quelques chenapans pour railler cefret de nouvelle espèce ; mais la beauté de Marthe lui fit undéfenseur de chaque officier. Bientôt, d’ailleurs, le zèlecharitable des deux femmes changea la raillerie en respect.

Au bout de deux semaines, quiconque eûtprononcé à bord le nom de la mère Cécile, sans y mettre le respectconvenable, aurait trouvé vingt bras, poings fermés, manchesrelevées, prêts à lui faire rentrer les paroles dans le corps.

Le voyage commença sous de tristes auspices.Les vents contraires prirent le navire à la sortie du port et ne lequittèrent plus. Il y avait un mois entier que la Torpilleavait perdu de vue les côtes de France au moment où nous l’avonsrencontrée, arrêtée par un calme plat dans les eaux des Açores.

Marthe, en montant sur le navire, avait sentifaiblir sa résolution. C’était la première fois qu’elle se trouvaitainsi au milieu d’hommes. Or, quoi qu’aient pu dire certainespersonnes dans leur excusable partialité, l’aspect premier desmatelots n’est pas toujours fait pour séduire. La pauvre enfanttraversa tremblante cette haie de visages hâlés par la mer ;elle écouta, stupéfiée, cette langue de bord toute hérissée dejurons et mugie par des voix rauques et éraillées. Quelque tempsétait nécessaire pour qu’elle pût découvrir, sous cette repoussanteécorce, les éminentes qualités qui distinguent le caractère deshommes de mer.

Cependant elle entra dans la cabine, déjà plusqu’à demi consolée. Sur son passage, un regard plein d’une muetteet soumise adoration avait croisé son regard. Elle se sentait uneprotection et prenait espérance.

Ce bienfaisant regard était parti d’un œilnoir magnifique, dont le propriétaire, second du brick, n’étaitautre qu’Antoine Malo. Les liaisons se nouent vite à bord. Antoineétait beau, et meilleur encore. La vieille religieuse aimait àcauser. Bientôt il y eut une sorte d’intimité entre les passagèreset Antoine.

Celui-ci vit Marthe chaque jour, il lui parla,et put apprécier le trésor d’amour et de pudeur que recelait cettejeune âme, qui ne s’était point souillée au contact du monde.Antoine naviguait depuis son enfance ; il ne connaissait guèreles femmes que par les récits à la fois attendrissants etgrotesques de quelque sentimental conteur du gaillardd’avant : Marthe était plus ignorante encore ; à leurinsu, ils s’aimèrent.

Lorsque Antoine, sondant son cœur, y découvritsa passion, déjà forte, il ne s’effraya point. Voir Marthe, écoutersa voix douce et pénétrante, était alors son seul désir. Un mois oudeux de traversée lui semblait un inépuisable avenir debonheur.

Pour Marthe, elle gardait son heureusesérénité. Que pouvait-elle craindre ? Son ignorance luisauvait inquiétudes et remords.

Après trois semaines de traversée, la mèreCécile tomba dangereusement malade. Quand approcha la mort, elle nepleura point sur elle-même : sa vie entière n’avait-elle pasété une longue attente de ce suprême moment ? Elle pleura surMarthe, la pauvre enfant qui restait seule.

Elle la recommandait au capitaine ; maisle capitaine avait autre chose à penser. La dernière heure deCécile eût été amère si Antoine, la main sur le cœur, n’eût faitserment de protéger Marthe.

La vieille religieuse sourit et s’en alla versDieu.

Jamais serment fait de bon cœur ne fut pluslargement tenu.

LE PIRATE

Mais, pendant que nous avons fait ce récit,les événements ont marché. Le pont du brick est le théâtre d’unépouvantable tumulte.

Ce n’était pas la brise qui avait fait tanguerle navire. L’avant d’une longue barque, qui sortit tout à coup dela brume, dut être pour l’équipage une terrible explication dumouvement de la mer.

En un instant, la bordée de quart fut surpied ; mais les assaillants étaient déjà sur le pont. Lepauvre lieutenant breton passa sans transition du sommeil à lamort. Avant que le capitaine fût éveillé, avant qu’il eût été tiréun seul coup de fusil, les hommes de l’équipage tombaient égorgés àla mer, ou gisaient garrottés dans le faux pont.

Aussi faut-il le dire, le seigneur capitainedon Salvador Viéyra de Tondaylas Campanas avait, pour son coupd’essai, agi en maître forban. Son embarcation s’était approchéesilencieuse comme la mort. Le premier, il avait escaladé laTorpille ; son poignard avait goûté le sang lepremier.

C’était un déserteur des gardes françaises.Embarqué à bord d’une goélette espagnole, il avait trouvé ladiscipline nautique plus sévère encore que les lois de lasubordination militaire. Ne pouvant ici déserter, il fit révolterl’équipage, tua les officiers, etc., etc.

Vieille histoire.

Ensuite, moitié de gré, moitié de force, ilprit le commandement de la goélette.

Le capitaine Salvador n’était point un homme àdédaigner. Il avait mis la main sur un nom formidable, portaitbarbe rousse, cheveux en friche et mine mélodramatique. S’il eûtvécu dans ce temps heureux, le XIXe siècle, on en auraitpu faire un rapin estimable ou un fort rôle des théâtres duboulevard. En 1760, la médiocrité n’était point encore uneprofession. Boileau avait dit :

Soyez plutôt forban, si c’est votretalent.

Boileau avait de nécessité trouvé cela quelquepart.

Depuis plusieurs mois, le capitaine Salvadorcroisait dans ces parages sans qu’une seule prise fût venueconsolider son autorité chancelante. La veille, enfin, la vigieavait crié : « Navire ! »

Malheureusement pour l’ex-garde française, lenavire était un marchand corsaire de Saint-Malo. Quand la pauvregoélette, remorquée par embarcation à cause du calme, fut arrivée àportée de pistolet, le maloan démasqua sa batterie. La goélettes’en alla comme elle était venue.

Je me trompe ; elle s’en alla honteuse etbattue, la coque criblée, traînant après soi les débris de samâture.

Au point du jour, Salvador vit laTorpille à l’horizon. Le brick, lui, ne pouvait apercevoir lamalheureuse goélette, rasée comme un ponton, et que les nombreusesavaries de sa coque tenaient enfoncée à fleur d’eau. Il fallait auseigneur capitaine une revanche pour se mettre en bonne humeur, etun autre navire pour tenir ses pieds secs. La nuit vint, la brumes’éleva ; il eut revanche et navire.

Un seul homme fit résistance. Antoine, avertipar le cliquetis des armes, se retourna au moment de quitter lepont, et, prenant les pirates par derrière, essaya de rétablir lecombat. Quelque temps, il se soutint seul contre tous, faisant desefforts inouïs. Enfin son bras tomba épuisé le long de soncorps.

– Qu’on le prenne vivant ! s’étaitécrié Salvador.

Un marin de la goélette s’élança ; maisAntoine saisit à deux mains le sabre d’abordage avec lequel ilcombattait : le pirate tomba roide mort sur le pont.

– Qu’on le prenne vivant ! s’écriaencore Salvador.

Au moment où vingt forbans se précipitaient,Antoine jeta son sabre par-dessus le bord, et se croisa les brassur la poitrine. Une minute après, on le déposait garrotté auprèsde Salvador.

Celui-ci contempla une seconde le front calme,l’œil résolu de cet homme en face d’un trépas presque assuré.

– Qu’espérais-tu ? dit-il enfin.

– Vous prouver que j’étais bon à quelquechose, mon commandant, répondit Antoine. Il y a longtemps que jem’ennuie à bord des navires de la Compagnie ; votre équipageétait au complet ; j’ai fait ma place.

Le jeune marin montra d’un geste le cadavre dupirate étendu sur le pont. Un sourd murmure éclata parmi l’équipagede la goélette.

– Silence, vous autres ! hurlaSalvador. Toi, continua-t-il en s’adressant à Antoine, tu es unaudacieux gaillard, et tu me plais. Tu auras le hamac dumort !… va !

À ces mots, prononcés avec la grâceconvenable, Salvador ajouta un geste plein de majesté. Antoinedisparut. Alors le forban se tourna vers le capitaine de laTorpille et son malheureux équipage, parqués autour du grandmât.

– Messieurs, dit-il en portant la main àson feutre, vous devez sentir que vous êtes désormais de trop àbord de mon brick… Que vous semble de cette gentille goélette quevous voyez à l’ancre là-bas ?

Le brouillard s’était levé. On voyait, eneffet, à quelque distance la gentille goélette, rasée, désemparée,et qui semblait une étroite ligne noire sur le miroitant azur del’Océan.

Les marins de la Torpille frémirentd’indignation à cette dérisoire demande, ce qui parutsingulièrement divertir le seigneur Salvador. Quoi qu’ils eneussent, une embarcation les reçut jusqu’au dernier et lestransporta à bord de la goélette. À peine l’échange était-il fait,que le brick se balançait doucement, caressé par les premierssouffles de la brise. Salvador mit aussitôt à la voile.

Je ne saurais trop dire ce que devinrent lelégitime commandant de la Torpille et sonéquipage ; Notre-Dame de la Garde eut sans doute pitiéd’eux.

Il va sans dire que Salvador avait gardéMarthe sur son brick. Le garde française avait été jadis le hérosde maintes aventures galantes ; il se sentait grandeimpatience de voir un peu de près sa jeune captive, et trépignaitd’aise à l’idée de l’aubaine que lui envoyait ainsi le hasard.

En entrant dans la cabine, il trouva Antoineassis près de Marthe sur le divan, – son propre divan à lui, depuisune heure. – Le sang lui monta violemment au visage.

– Voilà un maraud qui passe lesbornes ! s’écria-t-il.

Et, saisissant Antoine au collet, il le poussavers la porte. Le jeune marin se retourna. Un seul bond le porta siprès du pirate, que leurs visages se touchaient. Mais il s’arrêta,baissa la tête et sortit sans faire un geste, sans prononcer uneparole.

Dès ce moment, son plan fut tracé :

S’humilier et se taire afin devivre ;

Vivre afin de ne pas abandonner Marthe.

Salvador prit cavalièrement la placed’Antoine ; son visage resplendissait de cette fatuitésoldatesque si comiquement exploitée dans une toile spirituelles’il en fut, et qui jouit d’une vogue légitime. Il torditvictorieusement sa moustache, et, passant une main derrière Marthe,il voulut l’attirer à lui.

Marthe leva son grand œil bleu. L’étonnement,l’effroi, la fierté se lisaient dans ce regard. Telle fut sapuissance, que le forban honteux, se sentant pris d’une timiditéinconnue, baissa la tête en murmurant quelque banale excuse.

Ce fut l’affaire d’une seconde. Il repritbientôt en partie son assurance et entama une vive escarmouche.Marthe restait immobile près de lui ; elle était plus surpriseencore qu’effrayée ; la pauvre enfant avait compris naguèreles paroles et les regards d’Antoine : l’amour vrai porte avecsoi son truchement ; mais la grotesque galanterie de l’ancienconquérant de caserne était pour elle lettre close. Salvadors’étonnait grandement de son côté ; en se voyant ainsiembarrassé, presque timide, il se demandait s’il n’était plus cevainqueur dont l’éloquence amoureuse triompha jadis de tant devertus parisiennes.

Enfin, après une heure de siège infructueux,il lâcha prise. Il fit mieux : Marthe avait produit sur cetteâme, où restaient quelques germes oubliés de sentiments généreux,une impression vive et profonde ; en se retirant, il déclaraque la cabine demeurait affectée au service de sa belleinhumaine ; il déclara même que lui, Salvador, n’y entreraitqu’avec la permission de la jeune fille. La promesse peutsurprendre de la part d’un pirate. Voici qui est encore plussurprenant : il tint parole.

Un mois se passa. Marthe résistait toujours,ou plutôt une sorte de mystérieux respect, qui s’emparait toujoursdu capitaine à la vue de sa captive, avait suffi jusqu’alors à letenir à distance.

Durant cette période, la jeune novice n’étaitqu’à demi malheureuse ; elle pouvait voir souvent Antoine à ladérobée.

Celui-ci, pour veiller sur elle, s’était faitle valet du forban. Quand Salvador était sur le pont, les deuxamants échangeaient quelques mots.

– Antoine, disait Marthe, Dieu nous apunis ; je le prévoyais ; mais pouvais-je écouter mescraintes ?… vous étiez là.

Puis on entendait le pas lourd de Salvadordescendant l’échelle d’une écoutille, et tout était dit.

Cependant cet état de choses ne pouvait dureréternellement. Toute patience a un terme, fût-ce la patience d’unpirate. Le jour vint où Salvador, mettant la main sur la garde deson poignard, dit :

– Je le veux !

Marthe pleura ; le capitaine ne l’entrouva que plus belle. Il lui donna trois jours pour réfléchir, etremonta sur le pont, la tête en feu, les jambes ivres. La jeunefille dut voir que son arrêt était définitivement prononcé.

UNE TROMBE

La Torpille cinglait sous toutes sesvoiles, par une brise molle qui allait s’affaiblissant de plus enplus. L’équipage se croyait menacé d’un calme : on était alorsdans le golfe du Mexique, à plus de cent lieues de toutesterres.

Le capitaine était dans la cabine, aux piedsde Marthe, suppliant encore, mais sur le point de commander :le terme fatal donné aux réflexions de la jeune fille venaitd’expirer.

Derrière la porte de la cabine, la main passéesous sa veste et tourmentant la lame d’un long poignard, AntoineMalo se tenait debout. Il écoutait et attendait.

Tout à coup un bruit retentit dans lamâture : la vigie avait signalé des brisants. Antoine n’eutque le temps de se jeter en arrière ; Salvador poussa la porteet s’élança sur le pont.

Marthe et Antoine tombèrent dans les bras l’unde l’autre.

– J’étais là, dit Antoine.

Marthe était tombée à genoux.

– Je l’aurais tué, dit encore le jeunemarin.

Marthe, interrompant sa prière, leva sur luison œil plein de larmes.

– Je le savais, oh ! je lesavais ! dit-elle. Dieu me pardonnera de vous aimer, Antoine,car il vous a fait mon ange gardien.

Quand Salvador mit la tête à l’écoutille,l’épouvante était sur tous les visages. Et en effet, il y avait desbrisants à l’avant, à l’arrière, partout. Le brick semblait enavoir franchi plusieurs avec un bonheur extraordinaire ; ilaurait dû avoir touché déjà vingt fois.

En même temps, bien que le ciel fût toujoursresté serein, un grain tomba sur le navire avec la soudaineté de lafoudre ; les mâts craquèrent, sollicités par l’immense poidsde toutes leurs voiles déployées en grand. Le brick aurait sombrési son mât de misaine ne se fût rompu dès l’abord au ras dupont.

Les plus hardis matelots s’étaient lancés dansles vergues ; malgré l’effort du vent, ils réussirent à ferlerla grande voile. Deux ou trois étaient montés jusqu’aux barres duperroquet, mais le mât fouettait avec une violence irrésistible.Ils furent obligés de descendre, et le grand hunier continua depeser sur le navire ébranlé jusqu’à la quille.

Cependant, la mer s’était soulevée furieuse,le navire courait comme le vent ; mais il avait beau courir,les brisants semblaient le suivre. La mer était blanche d’écumedans un rayon de deux cents toises.

Salvador n’était pas marin ; il perdit latête.

Pour les matelots, nul d’entre eux ne s’étaitjamais trouvé à pareil enfer. Ce n’était point une tempête, le cielétait bleu, le soleil inondait le navire de ses rayonséblouissants. Ceci même était un obstacle de plus, car le poudrindes lames, réfractant cette éclatante lumière, aveuglait lesmarins, qui fermaient les yeux et restaient impuissants à lamanœuvre.

Et le vent redoublait, et les vaguesirrégulières, furieuses, surgissaient instantanément, mues par unepuissance inconnue. Elles ne suivaient point la direction duvent ; elles allaient se heurtant l’une l’autre et noyant lapauvre Torpille sous les écumants débris de leurs chocsgigantesques.

Antoine était demeuré près de Marthe ; ilécoutait ce bruit sans inquiétude, sachant qu’il ne pouvait setrouver de brisants dans ces eaux. Il monta enfin, et ce fut pourvoir le grand mât de hune se rompre et tomber du même côté que lemât de misaine. Le navire se coucha ; l’eau fit irruptionpar-dessus le plat-bord.

Salvador agitait fébrilement son porte-voix,abasourdi par cette série de désastres, incapable de prononcer uneparole.

Antoine lui arracha des mains le signe ducommandement.

– Du monde à la hune !s’écria-t-il ; coupez, débarrassez le bas mât.

Personne ne bougea ; l’eau entraittoujours. Antoine pensa à Marthe, saisit une hache et s’élança versla hune.

Le mât supérieur, débarrassé de ses cordages,tomba à la mer. Le brick se releva.

Ceci avait lieu pendant une sorted’accalmie ; la mer brisait toujours, mais les vaguesdiminuaient : le navire, privé de toutes voiles, demeuraitstationnaire. Antoine regarda la mer avec attention ; il vitles brisants changer sensiblement de place.

– Vite ! s’écria-t-il en courant aucapitaine, commandez qu’on borde la grande voile, monsieur ;nous sommes sur un volcan ; chaque minute peut être ladernière.

Salvador le regarda d’un œil stupéfait. S’ilavait pu couper son dernier tronçon de mât pour offrir moins deprise au vent, il l’eût fait de grand cœur.

– Commandez ! reprit Antoine.

Mais il fut interrompu par un crigénéral :

– Une trombe !

La mer s’élevait en forme de dôme à cinquantetoises environ de l’avant. Du sein de ce mamelon liquide, une viscolossale s’élança rapide, tourbillonnante vers le ciel. Sa baselabourait la terre, sa tête se cachait dans les nuages. Elle sedirigeait droit sur le navire.

– Borde la grande voile ! cria lecapitaine.

– Il n’est plus temps ! ditAntoine.

Et il se précipita dans l’entre-pont.

Une seconde après, il reparut tenant Marthedans ses bras ; puis, montant rapidement sur le plat-bord, ilse laissa tomber à la mer avec son fardeau.

Salvador, fou de frayeur, suivit machinalementson exemple.

Au même instant, la trombe s’empara du navire,qu’elle enleva, le fit tournoyer une minute, et le rejeta disloqué,brisé en mille pièces.

À LA MER

Une heure après, la mer s’était calmée. Unnavire, passant sur le lieu du désastre, n’aurait trouvé nulletrace du terrible phénomène. Seulement, une quantité innombrable dedébris hachés menu et comme à plaisir jonchaient une étenduecirculaire d’un quart de lieue.

Un seul mât restait entier, celui dont Antoineavait déterminé la chute. Flottant à fleur d’eau, il n’avait pointdonné prise à la trombe. Sur ce mât, Marthe, Antoine et lecapitaine se cramponnaient, ballottés par les derniersressentiments de la tempête. Des autres matelots de laTorpille, il ne restait rien.

Tous trois étaient accablés de fatigue. Malgréle peu d’agitation de l’eau, le mât roulait sans relâche. Un calmeplat pouvait seul prolonger de quelques instants leurexistence.

Antoine était au milieu du mât, près deMarthe, qu’il soutenait. Salvador se cramponnait des deux mains àun fragment de la barre de perroquet. Tant que le mât roula, lecapitaine n’osa quitter cette position.

Quand vint le calme, il se retourna et jeta unregard vers ses compagnons d’infortune. Antoine serrait Marthecontre son cœur.

La résistance de la jeune fille avait exaltéle désir du forban jusqu’à la passion ; ce fut avec unmouvement de jalousie furieuse qu’il la vit entre les bras d’unhomme, – de son valet.

Il s’avance en rampant le long du mât. Arrivéà portée, il étend le bras pour saisir Marthe par sesvêtements.

– Laissez ! dit Antoine avecmenace.

– Insolent ! s’écria le capitaine enportant la main au poignard resté à sa ceinture.

Antoine sourit amèrement. D’un geste il montrala mer sans bornes.

– Ils sont morts ! dit-il ;nous sommes seuls ! un misérable et un homme de cœur… Arrière,te dis-je.

Salvador mit le poignard à la main ;Antoine fit passer Marthe derrière lui.

Alors il y eut un combat, – si l’on peutappeler combat les efforts désespérés de deux hommes qui, presséspar la mort de toutes parts, se cramponnant d’une main au faibleappui que les flots secouent, se tendent l’autre, non pour seprêter aide, mais pour se plonger mutuellement un poignard dans lecœur.

Salvador était robuste et brave, Antoine nelui cédait en rien ; de plus, il avait Marthe à protéger. Déjàil tenait son adversaire étouffé contre le mât et choisissait laplace pour frapper, lorsqu’un bruit sourd retentit derrièrelui.

Marthe avait disparu.

Alors il lâcha prise, le capitaine se releva,et ils attendirent avec angoisse l’instant où la jeune fillereviendrait à la surface. Elle tardait : Antoine allait seprécipiter. Enfin un lambeau de robe assombrit la transparence desflots.

Tous deux se penchèrent, Marthe futpéniblement soulevée et placée sur le mât, entre eux, puis ils setendirent la main.

Cela valait un serment de rester là pourveiller sur elle jusqu’à la mort. Ils s’étaient compris :Marthe n’était plus qu’un symbole de paix, un être faible, aimé,réclamant un double dévouement.

Cependant un seul espoir leur restait. Ilsétaient pour ainsi dire sur la grande route de France auxAntilles : un navire pouvait passer ; mais il fallait quece fût promptement, car ils étaient sans vivres. Antoine avaitseulement un petit flacon d’eau-de-vie qu’il donnait à Marthegoutte à goutte, quand la pauvre jeune fille s’affaiblissait sousle poids de la fatigue et du besoin.

Une fois, vaincu par la soif, il portamachinalement le flacon jusqu’à ses propres lèvres ; mais ille laissa retomber sans y toucher : c’était la vie deMarthe.

Douze heures se passèrent ainsi, douze heuresd’angoisse indicible, de torture qu’il ne faut point essayer depeindre.

Vers le soir, comme le soleil se couchait,Salvador aperçut une voile.

Le garde-française, moins habitué à la merqu’Antoine, était plus épuisé. Il montra l’horizon d’un gestemorne, et ne put prononcer une parole. Il pressentait que, pourlui, le navire arriverait trop tard. Antoine releva vers le ciel unregard de reconnaissance passionnée.

– Marthe sera sauvée, dit-il.

Et, pour conserver les dernières forces de lajeune fille il l’assit sur le mât, la soutenant complètement de sonbras tendu en dossier ; cet effort le tuait, il lesentait ; mais qu’importait cela ?

La nuit tomba. Le navire était à un demi-milleencore ; mais il avait aperçu le mât : une embarcations’approchait à force de rames.

À cette heure, qui semblait devoir être celledu salut, la scène atteignit son suprême degré d’horreur.

La nuit était devenue si noire, que les troisnaufragés ne se voyaient plus ; ils entendaient l’embarcationpasser tantôt à droite, tantôt à gauche. Les hommes qui lamontaient hélaient incessamment, demandant un cri, un mot qui lesguidât dans leur recherche.

Et les malheureux ne pouvaient produire un sonsaisissable ; ils n’avaient plus de voix.

– Marthe ! râlait Antoine, que Dieute sauve et je te rends à lui !

La pauvre fille n’entendait plus.

En ce moment la chaloupe passa si près d’eux,qu’ils virent l’écume phosphorescente de son sillage. Puis ellevira de bord et reprit la route du navire.

Antoine avait suivi d’un œil fixe lesmouvements de l’embarcation. Quand il la vit s’éloigner, un restede vie parut se ranimer dans ce corps épuisé par un travail quipasse l’imagination. Serrant autant qu’il était en lui la main deSalvador, il poussa Marthe jusqu’au près du garde françaisemourant. Celui-ci, par un dernier effort, retint la jeune fille.Alors Antoine se laissa tomber de tout son poids à la mer.

Marthe ne vit point cela, elle étaitévanouie.

La chute d’Antoine produisit un bruit sourd etprolongé dans le silence profond de cette nuit de calme.

Le jeune marin ne s’était pas dévoué en vain,les hommes de la chaloupe l’entendirent.

Ils firent sur-le-champ force de rames etheurtèrent bientôt la tête du mât. Salvador, à bout d’énergie, maissoutenu encore par l’instinct d’une prodigieuse volonté, garda saposition jusqu’au dernier moment. Les matelots saisirent Marthedans leurs bras.

Au même instant, les muscles de Salvador sedétendirent, sa main abandonna son appui, il tomba et disparutcomme Antoine.

Ce dernier seul put être retrouvé par lesmarins de la chaloupe. Couché au fond de l’embarcation, il repritlentement ses sens ; son regard terne et déjà glacé par lamort parcourut les bancs et s’arrêta sur Marthe.

– Sauvée ! murmura-t-il.

Son œuvre de dévouement était accomplie. Ilétait mort déjà que ses mains jointes semblaient encore remercierle ciel.

Marthe, toujours évanouie, fut ramenée à borddu navire, qui était un bâtiment français.

Quelques années après, à Lorient, une fouleconsidérable de marins de tous grades escortaient uncercueil ; c’était celui d’une femme, d’une religieuse. Elleavait trouvé la mort à bord d’un navire en quarantaine apportant lafièvre jaune.

Cette femme avait été longtemps comme laprovidence de Lorient ; on citait d’elle des traits dedévouement si admirables, que l’imagination se refusait à lescroire.

Ce dévouement s’exerçait presque uniquement enfaveur des hommes de mer : aussi les matelots l’avaient-ilssurnommée la Sainte femme. Il n’en était pas un qui n’eût l’œilhumide en escortant son convoi funèbre.

C’était Marthe.

JOUVENTE DE LA TOUR La Mode, 15 décembre1843.

Beaucoup d’Anglaises d’un certain âgefréquentent le bac de Jouvente, qui est en rivière de Rance, à unedemi-lieue de Saint-Servan. Ces filles majeures d’Albion, trompéespar une ressemblance de nom, viennent chercher là le fabuleuxcosmétique célébré par les poètes du moyen âge. Mais il n’y a pointde fontaine dans les petites îles qui se groupent en gracieuxarchipel au milieu de la rivière ; les bateliers de Solidor,intéressés à prolonger l’erreur des naïves ladies, les promènent derocher en rocher, ils auraient scrupule d’oublier le moindreécueil. Aussi, le soir venu, les Anglaises, courbaturées, regagnenttristement leur hôtel avec un appétit britannique et quelques ridesde plus à leurs fades visages.

À Jouvente, la Rance est dix fois plus largeque la Seine. Ses rives, dont les pentes régulières semblentménagées par la main d’un paysagiste habile, se couvrent à perte devue de parcs magnifiques, de châteaux séculaires, de villas toutesneuves, et de clochers à dentelles. Les îles jetées au milieu ducourant forment, dans toute la bonhomie du terme, un délicieuxséjour. Bernardin de Saint-Pierre eût volontiers planté satente dans l’une de ces microscopiques solitudes, aussi vertes queles tableaux de chevalet qui veulent représenter le paradisterrestre. Son inoffensive misanthropie eût été là fort àl’aise ; car, à part les Anglaises dont nous ayons parlé, onn’y rencontre que des courlis, des barnaches, et quelques douanierstrès-mal vêtus qui sont un peu plus sauvages que les oiseaux demer.

En face des îles, sur la rive gauche de laRance, gît un monceau de ruines à demi-caché par un bouquet dehauts châtaigniers. C’est l’ancien prieuré de Jouvente, qui,suivant l’opinion commune, a donné son nom au passage. L’opinioncommune se trompe ici comme en beaucoup d’autres cas : lepassage et le prieuré furent baptisés tous deux par le mêmeparrain, et l’histoire de ce baptême se trouve consignée dans lesvénérables lambeaux d’un manuscrit sur parchemin, écrit en languelatine, qui forme la partie intéressante de la bibliothèquepublique du bon bourg de Langourla (Côtes-du-Nord). L’excellentcuré de Langourla, tout en attachant à ce précieux débrisl’importance convenable, le communique libéralement, et va mêmejusqu’à traduire les passages les plus remarquables aux personnesqui n’ont point fait leurs humanités.

La Rance est une des plus charmantes rivièresqui soient au monde, et il y a des soles héroïques au bon bourg deLangourla. Aussi invitons-nous ceux de nos lecteurs qui sont gensde loisir, à diriger, par quelque belle matinée d’été, leurpromenade vers le passage de Jouvente. C’est un peu loin ;mais ils pourront feuilleter le manuscrit latin, si mieux ilsn’aiment ouïr la version du digne curé.

Voici la nôtre :

À une époque fort reculée et qu’il n’est pointpossible de préciser autrement, vivait sur la rive gauche de laRance un batelier nommé Jouvente (Juventus). Il étaitbeau, robuste, vaillant et de race noble. Le manuscrit s’expliqueformellement sur ce dernier point ; ce qui induit à penser queJouvente n’était pas un batelier ordinaire, mais un tenancier de lachâtellenie voisine, qui possédait à fief le passage. Il habitaitune petite tour au bord de l’eau. Sa vie était solitaire etlaborieuse. Toujours prêt à sauter dans son bac dès que le corrésonnait sur la rive opposée ou que la main impatiente du voyageurmettait en branle la cloche de son donjon, Jouvente ne dormaitjamais que d’un œil ; nuit et jour, il orientait sa voile ouappuyait sur ses avirons pour couper l’inégal courant de laRance.

Il avait dix-huit ans. Quel ermite de dix-huitans n’a ses rêves ? Quand le crépuscule du soir surprenaitJouvente à l’autre bord et qu’il revenait seul à sa tour par unbeau clair de lune, souvent, bien souvent, ses mains cessaient depeser sur la rame, sa tête s’inclinait, sa bouche murmurait desparoles que nul n’aurait su comprendre ; une vague langueurvoilait son regard qui suivait une lueur lointaine, brillant àtravers les châtaigniers de la rive. Pendant cela, le bac,abandonné à lui-même, suivait impétueusement le courant. Les îlesdisparaissaient dans le brouillard des nuits, la lumière elle-mêmese cachait derrière l’arête d’un cap. Jouvente alors s’éveillaitbrusquement, comme si un lien mystique eût existé entre la lueurlointaine et son rêve. Il saisissait ses avirons et remontait lefleuve à force de rames. Puis, quand le cap doublé laissait voir denouveau la lumière, Jouvente souriait doucement, et sa bouche sefronçait comme pour donner un baiser.

Arrivé au bord, il gagnait la plate-forme desa tour, et, avant de s’étendre sur sa couche, il jetait un dernierregard vers la lumière, qui, plus rapprochée maintenant,scintillait capricieusement entre les feuilles des arbres. Le plussouvent il demeurait bien longtemps à cette place, et, quand lalumière s’éteignait, Jouvente devenait triste etmurmurait :

– Bonsoir !

Il se couchait ; le sommeil venaitlentement ; mais, dès que sa paupière était close, sa bouchese prenait à sourire. On eût dit qu’une vision aimée descendait àson chevet pour enchanter ses nuits. – Il dormait et souriait ainsijusqu’à ce que la rude voix d’un passager attardé vînt le jeterhors de son rêve.

À une portée d’arbalète de la tour deJouvente, il y avait un modeste manoir habité par un vieillard etsa fille. Le vieillard se nommait Rostan du Bosc, et sa fille avaitnom Nielle. C’était une douce enfant qui soutenait pieusement dansla vie les derniers pas de son vieux père. Elle était belle ;de longs cheveux blonds encadraient son visage, plus suave quecelui d’une sainte ; l’angélique pureté de son âme rayonnaitdans la prunelle bleue de son grand œil, et, lorsqu’elle couraitgaiement dans les bruyères, on pensait involontairement à cesgentilles fées que voyaient, dans leurs hautes extases, les bardesinspirés de l’antique Bretagne.

C’était au manoir de Rostan du Bosc, dans lachambrette de Nielle, que brillait cette lueur lointaine quifaisait dériver chaque soir le bateau de Jouvente. Jouvente aimaitNielle. Quant à celle-ci, le manuscrit latin dit qu’elle n’aimaitpoint autre chose que son vieux père, l’ombre des chênes, la fleurd’or des genêts et la douce voix du rossignol qui chantait, lesnuits d’été, devant sa fenêtre ouverte. Mais Nielle n’avait quequinze ans : l’amour prend son temps avec les jeunes filles decet âge ; il sait que l’heure vient où tombe tout à coup cetteenfantine indifférence, et il attend, en dieu d’esprit, sûr de sonfait.

Jouvente attendait aussi ; mais c’étaitfort à contrecœur. À mesure que passaient les jours, sa solitude sefaisait plus triste ; la pensée de Nielle, qui, autrefois,emplissait son âme de joie, amenait maintenant avec soi d’inquietsdésirs et de douloureuses aspirations. Le soir, la lumière brillaittoujours, mais Jouvente ne la voyait plus qu’à travers deslarmes ; il souffrait et n’avait point de cœur ami pourprendre une part de sa souffrance. Peut-être savait-il un remède àson mal. Parfois, quand toute la largeur de la rivière le séparaitdu manoir de Rostan du Bosc, il se sentait venir un fiercourage ; son cerveau s’exaltait ; il faisait desseind’aller vers le vieillard et de solliciter la main de safille ; à moitié route, sa résolution chancelait ; il sedemandait si mieux ne vaudrait point attendre Nielle sous lachâtaigneraie, tomber à ses genoux et lui dire…

Mais la rive approchait ; à travers l’eauverte et diaphane, on distinguait déjà l’or du sable de la grève.Jouvente avait peur et tremblait ; les deux expédients, siaisés de loin, lui apparaissaient tout pleins de terriblesdifficultés ; il montait, la tête basse, les degrés de satour ; il demeurait morne et pensif jusqu’à la nuit. – Lanuit, il s’asseyait sur sa plate-forme ; la lumière semontrait dans la chambrette de Nielle, et Jouvente, le pauvre fou,lui disait tout bas des mots d’amour.

Si bien que ses affaires n’avançaient pas lemoins du monde.

L’auteur du manuscrit en langue latine exécuteune fort habile et longue transition qui fait les délices du boncuré de Langourla ; mais l’immense majorité des lecteursdédaigne les transitions, et nous respectons cette faiblesse d’uneclasse estimable à tant d’autres égards. – Passons.

Un matin, Rostan du Bosc appela sa fille à sonchevet. Il était pâle, sa voix chevrotait et sa tête chauveoscillait lentement.

– Ma fille, dit-il, Dieu m’a donné delongs jours et je l’en remercie, car tu n’as plus de mère et j’aiveillé sur toi… Mais la vie me quitte enfin et il te faut unprotecteur.

Nielle ne répondit point ; elle saisit lamain de son père, qu’elle pressa sur sa bouche en pleurant.

– Il faut te marier, ma fille, reprit levieillard.

– Je veux rester avec vous, mon père,avec vous toujours !

Le vieillard secoua sa tête chenue.

– Toujours ! répéta-t-il en sourianttristement : – c’est bien long à ton âge, ma fille ; aumien, c’est un mois, une semaine, une journée peut-être…

– Non ! oh ! non ! murmuraNielle, dont les sanglots étouffaient la voix.

Rostan lui mit au front un baiser etpoursuivit :

– Il te faut un époux dont le bras fortremplace mon bras, qu’ont affaibli les années… Réponds, mafille : n’as-tu point choisi déjà, dans ton cœur, l’homme donttu voudrais être la compagne ?

– Jamais je n’y ai songé, mon père.

– N’as-tu point remarqué que Jouvente dela Tour est beau et bien fait ?

– On dit qu’il a le cœur noble et bon,mon père.

– On le dit, ma fille… Ne voudrais-tupoint être la femme de Jouvente de la Tour ?

Nielle rougit, puis elle essaya desourire ; elle voulu éluder cette explication, dont le débutavait été si douloureux, mais Rostan du Bosc répéta sa questiond’une voix grave et ferme ; Nielle mit sa blonde cheveluredans le sein du vieillard et répondit enfin :

– S’il vous plaît que je devienne lafemme de Jouvente de la Tour, cela me plaît aussi, mon père.

Une heure après, le vieux Rostan sonnait lacloche de Jouvente. Celui-ci était en rivière et ne se doutaitpoint de l’heureuse aubaine qui l’attendait au retour. Il avait étéappelé sur l’autre rive par un pauvre voyageur portant besace etpèlerine, comme les gens qui reviennent de terre sainte.

– Combien paye-t-on pour lepassage ? demanda ce pauvre étranger.

– Mon compagnon, répondit Jouvente, onpaye un denier rennais, – à moins qu’on ne préfère gagner le guéqui est à six lieues d’ici, au-dessus de la ville de Dinan.

L’étranger retourna tristement sespoches ; elles étaient vides.

– Mes pieds saignent et je suis bien las,murmura-t-il ; mais il me faudra remonter jusqu’à la ville deDinan, afin de trouver le gué.

– Ne faites point cela, mon compagnon,dit Jouvente touché de compassion ; entrez dans mon bateau, jevous passerai pour l’amour de Dieu.

L’étranger n’eut garde de faire la sourdeoreille. Il sauta dans le bac assez lestement malgré sa fatigue, ets’assit à l’arrière auprès du gouvernail. C’était un homme arrivé àcette période de la jeunesse qui précède immédiatement l’âge mûr.Il était beau ; sa riche chevelure noire tombait abondammentsur son front sans rides ; il y avait du feu dans sa prunelle,et ses façons étaient celles d’un noble homme. Jouvente ramait, ledos tourné à l’avant de la barque, de sorte que l’étranger et luise trouvèrent face à face. Tous deux se regardèrent, et tous deuxeurent la même pensée.

– Dans un combat corps à corps, sedirent-ils chacun à part soi, mon voisin ferait rudement sapartie.

Mais c’était là une pensée vague et inspiréeseulement par les mœurs batailleuses de l’époque. Loin d’avoirmotif de querelle, Jouvente et l’étranger se devaient assistance etbon vouloir mutuel à cause du service rendu. En arrivant au bord,ils se serrèrent la main.

– Mon compagnon, dit l’étranger, je prieDieu qu’il me permette de vous payer ma dette quelque jour. En cemoment, je ne suis qu’un pauvre voyageur, sans ressource et sansasile ; mais mon père est un riche seigneur et sa mort me ferapuissant.

– Le peu que j’ai fait pour vous,répondit Jouvente, je l’ai fait de bon cœur, et, s’il y avait placepour deux sous mon toit, je vous offrirais l’hospitalité… Vousplaît-il partager ma bourse ?

Jouvente versa dans le creux de sa main lecontenu de son escarcelle et en fit deux parts égales.

– Merci-Dieu ! s’écria l’étranger,vous êtes un généreux cœur, mon homme, et je veux mériter l’enfersi cette aumône ne vous porte pas bonheur… Enseignez-moi, je vousprie, la demeure de quelque noble du voisinage, afin que j’aie lanourriture et le repos.

Jouvente se retourna pour indiquer du doigt lemanoir de Rostan du Bosc ; ce mouvement lui fit apercevoir levieillard lui-même, qui se dirigeait vers la grève aussi rapidementque le lui permettaient ses jambes alourdies par l’âge.

– Voici l’hôte de tous les nécessiteux,dit Jouvente. Nul n’a jamais frappé en vain à la porte de Rostan duBosc. Adressez-vous à lui.

Mais Rostan du Bosc avait autre chose en têtepour le moment ; il attendait Jouvente depuis une heure etprétendait lui parler sur-le-champ. Lorsque l’étranger s’avançavers lui, découvert et dans une humble posture, il l’écarta d’ungeste. Celui-ci n’avait point menti : son père, Éloi deCoëtquen, sire de Combourg, était un opulent seigneur ; maisRobert de Coëtquen (c’était le nom de l’étranger) avait encouru lacolère paternelle et se voyait réduit depuis longtemps à errer demanoir en manoir, réclamant partout un gîte et place à table, choseque l’hospitalité bretonne ne sait point refuser. Le malheur abatla fierté ! Robert de Coëtquen, tout fils de baron qu’ilétait, obéit au geste du vieillard et se retira en silence àquelques pas.

– Mon fils, dit Rostan du Bosc àJouvente, je te connais pour honnête, vaillant et craignantDieu ; si tu veux, tu seras l’époux de ma fille.

Jouvente devint pâle et ne répondit point. Lajoie frappe aussi rudement parfois que la douleur. Jouventeétouffait ; ses jambes fléchissaient sous le poids de soncorps.

– Refuserais-tu ? demanda tristementle vieillard, qui se méprenait à ce silence.

Deux larmes jaillirent des yeux de Jouvente etsillonnèrent lentement sa joue pâlie. Ne pouvant parler, il prit lamain du vieux Rostan, qu’il pressa contre sa poitrine. Celui-cicomprit et fut heureux.

– Mon Dieu !… mon Dieu ! ditenfin Jouvente, j’ai bien prié, mais je n’espérais pas tant dejoie. Merci, mon père ! Je l’aime ; elle est la pensée demes jours et le rêve de mes nuits…

Et Jouvente couvrait de baisers les mains duvieux Rostan, lequel souriait au ressouvenir de ses jeunes annéeset répétait doucement :

– Tant mieux ! mon fils, tantmieux ! Nielle sera une heureuse femme et n’aura plus besoinde moi.

Ce soir-là, Jouvente regardait gaiement lalumière de Nielle briller à travers les branches des châtaigniers.Il lui envoya de loin des millions de baisers, et, quand elles’éteignit, Jouvente se prit à sourire en murmurant ; « Àbientôt ! »

Quant à Robert de Coëtquen, le pauvreétranger, il passa la nuit au manoir de Rostan du Bosc. On doitcroire que l’hospitalité du vieillard lui plut outre mesure, car ilresta le lendemain et la nuit du lendemain ; le jour suivant,il resta encore ; puis des semaines se passèrent, et ilrestait toujours. À l’aide de la bourse de Jouvente, il avaitacheté, en la ville de Saint-Malo, des habits de noble homme, et lemanuscrit latin dit que, sous ce nouveau costume, on eûtdifficilement trouvé plus fière mine que la sienne, depuisl’embouchure de la Rance jusqu’à sa source. Il avait vu du pays etsavait le monde, ce qui rendait sa conversation pleine d’attraits.Rostan l’écoutait durant de longues heures sans fatigue et sansennui ; Nielle surtout dévorait avidement les récits degalanterie ou de guerre que savait si bien faire l’étranger. Labouche demi-ouverte, l’œil fixé sur le beau visage de Robert, elledonnait son âme entière à ses émouvantes paroles. Sa naïveintelligence s’exaltait aux poétiques tableaux du conteur ;son cœur se passionnait pour ces héros d’amour qui, dans toutehonnête légende, enlèvent de douces recluses, injustementenchaînées et fiancées à de détestables tyrans.

– Que ne puis-je ainsi vous donner mavie, Nielle ? disait Jouvente à la fin de ces récits.

Mais Nielle ne trouvait point à Jouvente unair suffisamment chevaleresque ; elle l’aimait d’une amitié desœur et le considérait comme son futur époux. Là se bornait sonobéissance aux volontés de son père. Cette fine fleur de tendressequi est au fond du cœur de toute jeune fille, ce n’était pointJouvente qui devait la cueillir.

Il était bien heureux pourtant. L’année quisépare les fiançailles du mariage suivait son cours ; encorequelques mois, et Nielle serait sa femme !

Avant cette époque, il arriva deux événementsau manoir. D’abord, le vieux Rostan du Bosc rendit son âme à Dieu,qui lui gardait place en son paradis ; ensuite, Robert deCoëtquen hérita du château de Combourg et autres fiefs du seigneurson père, ce pour quoi Robert partit en toute hâte ; mais,avant de partir, il dit à l’oreille de Nielle, qui rougit sous sonvoile de deuil :

– Je reviendrai.

Nielle aimait bien son vieux père ; ellefut inconsolable. Tant que durait le jour, elle pleurait. Lemanuscrit, en une phrase obscure et de mauvaise latinité, laissepercer l’opinion que le souvenir de Robert était pour quelque chosedans cette douleur amère et obstinée. Nous ne donnerons point notreavis là-dessus. Toujours est-il que Jouvente perdit son temps àvouloir sécher les larmes de sa fiancée ; le pauvre garçon sedésolait, car le jour du mariage approchait, et c’est une lugubrefête qu’un mariage où l’épousée pleure.

La veille des noces, Jouvente se rendit commed’habitude au manoir, où l’attendait cette fois une agréablesurprise. Nielle ne pleurait plus ; elle avait même disposéavec une sorte de coquetterie sa sombre toilette. C’était unchangement aussi rapide que complet.

– Aurais-je amené le bonheur dans monbac ? demanda joyeusement Jouvente. Hier, j’ai conduit surcette rive un cavalier qui ne m’a point voulu montrer sonvisage.

Nielle détourna vivement la tête ; maisJouvente poussa un franc éclat de rire.

– Il m’a donné un écu d’or pour sonpassage, continua-t-il, j’en aurais donné vingt, moi qui suis unpauvre homme, pour retrouver ton doux sourire, Nielle, ton sourireque tu me cachais depuis si longtemps.

Il baisa le front de sa fiancée et regagna satour, impatient de voir le soleil du lendemain.

Le soir de ce jour, il faisait grande tempêteen rivière de Rance. Vers dix heures avant minuit, la cloche de latour résonna bruyamment Jouvente mit sa tête à une fenêtre.

– Je suis un chrétien et ne veux pointtenter Dieu, dit-il ; passez votre chemin, mon bac ne prendrapas l’eau par cette terrible nuit.

– Descends, mon homme, répondit une voixbrève et impérieuse.

– Je connais cette voix ! pensaJouvente ; c’est celle de mon voyageur à l’écu d’or… Attendezà demain, ajouta-t-il tout haut.

– Demain, il sera trop tard. Descends, tedis-je… As-tu donc peur ?

Jouvente descendit. Le voyageur était en effetl’inconnu qu’il avait passé la veille. Une femme, qui cachait sonvisage derrière un long voile, s’appuyait à son bras ettremblait.

– Embarque ! dit l’inconnu.

– J’embarquerai parce que tu m’as défié,répondit Jouvente ; mais je veux voir ta figure.

– Tu la verras sur l’autre bord.

L’inconnu et la femme voilée entrèrent dans lebac, que Jouvente poussa au large d’un vigoureux coup de pied.

La tempête faisait rage ; la Rance,grossie par le flux, avait de grandes vagues comme l’Océan. À peinelancé, le bac fut pris par le ressac et tressauta si violemment,que Jouvente même crut qu’il allait se briser ; mais le bacétait bon et Jouvente savait son métier. On franchit sans accidentla ligne d’écume qui bordait la grève ; c’était un périlévité ; il en restait mille. La nuit était si sombre, que nulindice ne pouvait guider la marche du bac ; parfois seulementun éclair, déchirant le ciel au-dessus des montagnes deSaint-Souliac, éclairait subitement les deux rampes qui encaissentle fleuve comme deux berges gigantesques, allumait au loin la crêteblanchie des lames et allait s’éteindre, du côté de Saint-Malo,dans l’opaque nuit du large. Quand les éclairs manquaient àJouvente, il tournait ses yeux vers le manoir de Rostan du Bosc,espérant s’orienter à l’aide de la lumière de Nielle ; mais,ce soir-là, Nielle n’avait sans doute point allumé sa lampe,Jouvente ne voyait rien.

Il ne perdait pas courage pourtant et ramaitavec énergie ; le bac était à moitié route, et lescontre-courants du petit archipel commençaient à tourmenter sacoque fatiguée. Jouvente pensait à Nielle et au bonheur dulendemain ; cette pensée lui fit jeter les yeux sur la femmevoilée dont chaque éclair lui montrait la taille gracieuse.L’inconnu et cette jeune femme étaient deux amants sansdoute : Jouvente était content de servir deux amants.

Tout à coup le vent déferla furieusement surle bateau, qui venait de dépasser le groupe des îles ; lemanteau de l’inconnu fut arraché de ses épaules, le voile de lajeune femme eut le sort du manteau. En même temps que le ciels’embrasa, Jouvente vit les traits de ses deux passagers : lesavirons s’échappèrent de ses mains et il demeura commefoudroyé.

La femme voilée était Nielle, l’homme étaitRobert de Coëtquen-Combourg.

Le bac s’en allait à la dérive ; Jouventese leva, chancelant et la tête égarée ; il mit sa main surl’épaule de Robert.

– Autrefois je t’ai fait l’aumône,dit-il, et maintenant tu me voles mon bien le plus cher… Est-ceainsi que tu payes ta dette, monseigneur ?

Un sourire railleur vint à la lèvre deRobert.

– Ma dette ! répéta-t-il ; jete l’ai payée hier au soir.

Jouvente lâcha l’épaule de Robert et fouillason escarcelle, où il prit l’écu d’or qu’il avait reçu laveille ; puis, faisant un pas en arrière, il lança l’écu, quifrappa Coëtquen en plein visage. Celui-ci tira son poignard.Jouvente était en garde déjà.

Ce fut un étrange combat ; le bac, quin’était plus dirigé, présentait son travers à la lame et menaçaitnaufrage à chaque coup de vent ; le roulis était si violent,que les deux adversaires avaient peine à se soutenir ; ilschancelaient, ils tombaient, mais ils frappaient. L’obscuritérestait profonde, la foudre seule éclairait la lutte, qui sepoursuivait silencieuse, acharnée, au milieu du redoutable choc deséléments soulevés.

Nielle, accablée d’épouvante et peut-être deremords, s’était évanouie et gisait au fond du bac.

– Renonce à elle ! cria Jouvente,qui venait de terrasser son adversaire.

Robert sourit sous le poignard levé.

– Tu peux me tuer, mais elle m’aime.

Cette idée n’était point venue encore àJouvente. Il croyait combattre le ravisseur de Nielle, et non passon amant. Il fut frappé au cœur.

– Elle t’aime ! répéta-t-ilmachinalement ; mais alors… elle ne m’aime pas, moi.

Robert sourit plus fort.

À ce moment le bac toucha contre un écueil.Les débris de sa coque se dispersèrent, il ne resta sur l’eau quele mât pourvu de sa longue vergue. Robert songea d’abord à lui-mêmeet saisit le mât. Jouvente ne pensa qu’à Nielle. Il la soutint surl’eau et parvint à s’accrocher à la vergue, qui fléchit sous sonpoids.

Au choc, Nielle avait repris ses sens.

La situation de nos trois naufragés étaitdésespérée, le mât ne pouvait les supporter tous trois. Jouventesoutenait d’une main Nielle, que la terreur affolait ; del’autre, il cherchait son poignard à sa ceinture. Robert avaitlaissé échapper le sien.

Jouvente trouva son poignard. Chaque vaguesubmergeait le mât ; il fallait en finir. Jouvente leva sonarme et se dressa pour frapper.

Robert n’essaya point de se défendre, mais ildit avec une résignation pleine de triomphe :

– C’est moi qu’elle aime !

Jouvente retint son bras et se sentit hésiter.L’angoisse du doute déchirait son cœur. Son regard désolé errait deNielle à Robert. Enfin, il se pencha vers cette dernière.

– Est-ce vrai ? demanda-t-il d’unevoix tremblante.

Nielle, à son tour, hésita.

– Il a menti, n’est-ce pas ? s’écriaJouvente, dont un espoir passionné réchauffa l’âme. Dis-moi qu’il amenti, Nielle.

Il brandissait de nouveau son poignard.

– Je l’aime, prononça faiblement la jeunefille.

Jouvente jeta son poignard loin de lui. Ilétait pâle comme la mort, et ses yeux sans larmes regardaient leciel.

– Il n’y a place ici que pour deux,murmura-t-il ; monseigneur, faites-la bien heureuse !

Ce disant, il lâcha prise et disparut sous unevague. Le mât à demi submergé se releva.

– Jouvente ! Jouvente ! criaNielle en pleurant.

Le vent apporta un adieu lointain déjà. Puison n’entendit plus rien que l’assourdissant fracas de latempête.

Le flux et le courant poussèrent le mat dansle havre de Solidor, sur les bords duquel s’élèvent maintenant lesblanches maisons de la ville de Saint-Servan. Nielle et Robertfurent sauvés.

Nielle devint dame de Coëtquen et de Combourget d’autres lieux encore, mais elle ne fut point heureuse. Au boutde quelques années de mariage, elle quitta le monde pour serenfermer dans une pieuse retraite qu’elle fit bâtir de ses propresdeniers à la place du manoir de Rostan du Bosc. Elle donna à cettefondation le nom du pauvre Jouvente de la Tour, dont le souvenirvenait bien souvent visiter sa solitude. Ce nom de Jouvente restaau monastère quand on en fit un prieuré, et le passage l’a conservéjusqu’à nos jours.

À ce propos, le manuscrit latin fait uneréflexion assez raisonnable dans sa naïve banalité. Il dit que letardif repentir de Nielle ne valait pas, en bon compte, la dixièmepartie d’un denier rennais, bien qu’il faille douze de ces denierspour faire un sou. Le digne curé de Langourla ajoute d’ordinaire àcette observation quelques paroles de blâme à l’adresse des femmessensibles.

Le bedeau de la paroisse, qui sait aussi unpeu de latin, réserve toute sa mauvaise humeur pour Jouvente, etprétend que ce fluvialis nauta (il traduit naturellementcette expression par marin d’eau douce) fit preuve en toutceci d’une bonhomie approchant de la sottise. Il déclare que lui,bedeau, eût noyé Robert et peut-être Nielle par-dessus lemarché.

Il y a du bon, suivant nous, dans l’opinion dece bedeau.

FIN

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