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Quelques Nouvelles terrifiantes

Quelques Nouvelles terrifiantes

de Gaston Leroux

Chapitre 1 LE DÎNER DES BUSTES

Le Chinois, le Malgache et le Soudanais,explique Dorée, confidentielle, je ne sais pas leurs vrais noms, ni leurs âges, ni rien et personne ne le sait à Toulon. C’est prodigieux de les voir ici… En voilà qui sont du Mourillon, du vrai Mourillon… Ce sont des capitaines de la coloniale. Sur quatre années, ils en passent trois dans leur pays de là-bas, en Chine, à Madagascar, au Soudan, et, la quatrième, ils refont leur foie au bord de la mer, en se chauffant au soleil, dans le jardinet d’une villa… On dit des choses d’eux : « Ils vivent ici,pareils que chez les sauvages… Ils mangent à la sauvage… enfin,tout !… »

Claude FARRÈRE

Les Petites Alliées

Le capitaine Michel n’avait plus qu’un bras,qui lui servait à fumer sa pipe. C’était un vieux loup de mer dont j’avais fait la connaissance en même temps que celle de quatre autres loups de mer, un soir, à l’apéritif, sur la terrasse d’un café de la vieille Darse, à Toulon. Et nous avions ainsi pris l’habitude de nous réunir autour des soucoupes, à deux pas de l’eau clapotante et des petites barques dansantes, à l’heure où le soleil descend du côté de Tamaris.

Les quatre vieux loups de mer s’appelaientZinzin, Dorat (le capitaine Dorat), Bagatelle et Chanlieu (cebougre de Chanlieu).

Ils avaient naturellement navigué sur toutesles mers, avaient connu mille aventures et, maintenant qu’ilsétaient à la retraite, passaient leur temps à se raconter deshistoires épouvantables !

Seul, le capitaine Michel ne racontait jamaisrien. Et comme il ne paraissait nullement étonné de ce qu’ilentendait, cette attitude finit par exaspérer les autres, qui luidirent :

– Ah ! çà ! capitaine Michel, il nevous est donc jamais arrivé d’histoires épouvantables ?

– Si, répondit le capitaine, en ôtant sa pipede la bouche. Si, il m’en est arrivé une… une seule !

– Eh bien ! racontez-la.

– Non !

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle est trop épouvantable. Vous nepourriez pas l’entendre. J’ai essayé plusieurs fois de la raconter,mais tout le monde s’en allait avant la fin.

Les quatre autres vieux loups de mers’esclaffèrent à qui mieux mieux et déclarèrent que le capitaineMichel cherchait un prétexte pour ne rien leur raconter parce qu’aufond il ne lui était rien arrivé du tout.

L’autre les regarda un instant, puis, sedécidant tout à coup, posa sa pipe sur la table. Ce geste rareétait déjà, par lui-même, effrayant.

– Messieurs, commença-t-il, je vais vousraconter comment j’ai perdu mon bras.

« À cette époque – il y a de cela unevingtaine d’années – je possédais au Mourillon une petite villa quim’était venue par héritage, car ma famille a habité longtemps cepays et moi-même y suis né. Je me plaisais à prendre quelque repos,entre deux voyages au long cours, dans cette bicoque. J’aimais, dureste, ce quartier où je vivais en paix dans le voisinage peuencombrant de gens de mer et de coloniaux qu’on apercevaitrarement, occupés qu’ils étaient le plus souvent à fumer bientranquillement l’opium avec leurs petites amies, ou bien encore àd’autres besognes qui ne me regardaient pas… Mais, n’est-ce pas,chacun a ses habitudes et, pourvu qu’on ne dérange point lesmiennes, c’est tout ce que je demande, moi…

« Justement, une nuit on dérangeal’habitude que j’avais de dormir. Un tumulte singulier de la natureduquel il m’était impossible de me rendre compte me réveilla ensursaut. Ma fenêtre, comme toujours, était restée ouverte ;j’écoutais, tout hébété, une espèce de prodigieux bruit qui tenaitle milieu entre le roulement de tonnerre et le roulement dutambour, mais de quel tambour ! On eût dit que deux centsenragées baguettes frappaient non point la peau d’âne mais untambour de bois…

« Et cela venait de la villa d’en facequi était inhabitée depuis cinq ans, et sur laquelle, la veilleencore, j’avais remarqué l’écriteau : “À vendre” !

« De la fenêtre de ma chambre placée aupremier étage, mon regard, passant par-dessus le mur du jardinetqui entourait cette villa, en découvrait toutes les portes etfenêtres, même celles du rez-de-chaussée. Elles étaient encorecloses comme je les avais vues dans la journée. Seulement, par lesinterstices des volets du rez-de-chaussée, j’apercevais de lalumière. Qui donc, quels gens s’étaient introduits dans cettedemeure isolée à l’extrémité du Mourillon, quelle société avaitpénétré dans cette propriété abandonnée et pour y mener quelsabbat ?

« Le singulier bruit de tonnerre detambour de bois ne cessait pas. Il dura bien une heure encore etpuis, comme l’aurore allait venir, la porte de la villa s’ouvritet, debout, sur le seuil, apparut la plus gracieuse créature quej’aie jamais rencontrée de ma vie. Elle était en toilette de soiréeet, avec une grâce parfaite, tenait une lampe dont l’éclat faisaitrayonner des épaules de déesse. Elle avait un bon et tranquillesourire pendant qu’elle disait ces mots, que j’entendisparfaitement, dans la nuit sonore : “Au revoir, cher ami, àl’année prochaine !…”

« Mais à qui disait-elle cela ? Ilme fut impossible de le savoir, car je ne vis personne auprèsd’elle. Elle resta sur le seuil avec sa lampe, quelques instantsencore, jusqu’au moment où la porte du jardin s’ouvrit toute seuleet se referma toute seule. Puis la porte de la villa fut fermée àson tour et je ne vis plus rien.

« Je crus que je devenais fou ou que jerêvais, car je me rendais parfaitement compte qu’il étaitimpossible que quelqu’un traversât le jardin sans que je pussel’apercevoir ! J’étais encore là, planté devant ma fenêtre,incapable d’un mouvement ou d’une pensée, quand la porte de lavilla s’ouvrit une seconde fois et la même radieuse créatureapparut, toujours avec sa lampe, et toujours seule. “Chut !dit-elle, taisez-vous tous !… Il ne faut pas réveiller levoisin d’en face… Je vais vous accompagner.”

« Et, silencieuse et solitaire, elletraversa le jardin, s’arrêta à la porte sur laquelle donnait lapleine lumière de la lampe et si bien, que je vis distinctementle bouton de cette porte tourner de lui-même sans qu’aucunemain se fût posée dessus. Enfin, la porte s’ouvrit une foisencore toute seule devant cette femme qui n’en marqua, du reste,aucun étonnement. Ai-je besoin d’expliquer que j’étais placé detelle sorte que je voyais à la fois devant et derrière cetteporte ! C’est-à-dire que je l’apercevais de biais.

« La magnifique apparition eut uncharmant signe de tête à l’adresse du vide de la nuit qu’illuminaitla clarté éblouissante de la lampe ; puis elle sourit et ditencore : “Allons ! au revoir ! À l’année prochaine…Mon mari est bien content. Pas un de vous ne manquait à l’appel…Adieu, messieurs !”

« Aussitôt, j’entendis plusieurs voix quirépondaient : “Adieu, madame !… Adieu, chèremadame !… À l’année prochaine…”

« Et comme la mystérieuse hôtesse sedisposait à fermer la porte elle-même, j’entendis encore : “Jevous prie, ne vous dérangez pas !”

« Et la porte se referma encore touteseule. L’air s’emplit un instant d’un bruit singulier ; on eûtdit le pépiement d’une volée d’oiseaux… cui !… cui !…cui !… et ce fut comme si cette jolie femme venait d’ouvrirleur cage à toute une nichée de moineaux francs.

« Tranquillement, elle revenait chezelle. Les lumières du rez-de-chaussée s’étaient alors éteintes,mais j’apercevais maintenant une lueur aux fenêtres du premierétage. En arrivant à la villa, la dame dit : “Tu es déjàmonté, Gérard ?”

« Je n’entendis point la réponse, mais laporte de la villa fut à nouveau refermée… Et, quelques instantsplus tard, la lueur elle-même du premier étage s’éteignait. J’étaisencore là, à huit heures du matin, à ma fenêtre, regardantstupidement ce jardin, cette villa qui m’avaient fait voir deschoses si étranges dans les ténèbres et qui, maintenant, dans lejour éblouissant, se présentaient à moi sous leur aspect accoutumé.Le jardin était désert et la villa paraissait tout aussi abandonnéeque la veille. Si bien que lorsque je fis part à ma vieille femmede ménage, qui arrivait sur ces entrefaites, des bizarresévénements auxquels j’avais assisté, elle se frappa le front de sonindex malpropre et déclara que j’avais fumé une pipe de trop. Or,jamais je ne fume d’opium, et cette réponse fut la raisondéfinitive pour laquelle je jetai à la porte cette vieille souillondont je voulais me débarrasser depuis longtemps et qui venait salirmon ménage deux heures par jour. Du reste, je n’avais plus besoinde personne puisque j’allais reprendre la mer dès le lendemain.

« Je n’avais que le temps de faire monpaquet, mes courses, dire adieu à mes amis et prendre le train pourLe Havre où un nouvel engagement avec la Transatlantique allait metenir absent de Toulon onze ou douze mois durant.

« Quand je revins au Mourillon, jen’avais parlé de mon aventure à personne, mais je n’avais pascessé, un instant, d’y penser. La vision de la dame à la lampem’avait poursuivi partout et les dernières paroles qu’elle avaitadressées à ses amis invisibles n’avaient cessé de résonner à mesoreilles.

« – Allons ! Au revoir ! Àl’année prochaine !

« Et je ne songeais qu’à cerendez-vous-là. J’avais résolu, moi aussi, de m’y trouver et dedécouvrir coûte que coûte la clef d’un mystère qui devaitintriguer, jusqu’à la folie, une honnête cervelle comme la mienne,laquelle ne croyait ni aux revenants, ni aux histoires desvaisseaux fantômes.

« Hélas ! Je devais bientôtdécouvrir que le ciel ni l’enfer n’étaient pour rien dans cettehistoire épouvantable.

« Il était six heures du soir quand jepénétrai dans ma villa du Mourillon. C’était l’avant-veille del’anniversaire de la fameuse nuit.

« La première chose que je fis, enentrant chez moi, fut de courir à ma fenêtre du premier étage et del’ouvrir. J’aperçus aussitôt (car nous étions en été et il faisaitgrand jour) une femme d’une grande beauté qui se promenaittranquillement dans le jardin de la villa d’en face, en cueillantdes fleurs. Au bruit que je fis, elle leva les yeux. C’était ladame à la lampe ! Je la reconnaissais ; elle était aussibelle le jour que la nuit. Elle avait la peau aussi blanche que lesdents d’un nègre du Congo, des yeux plus bleus que la rade deTamaris et une chevelure blonde, douce comme la plus fineétoupe ! Pourquoi ne l’avouerais-je pas ? En apercevantcette femme à laquelle je n’avais fait que rêver depuis un an,j’eus le cœur comme chaviré. Ah ! Ce n’était pas une illusionde mon imagination malade ! Elle était bien là, devant moi, enchair et en os ! Derrière elle, toutes les fenêtres de lapetite villa étaient ouvertes, fleuries par ses soins. Il n’y avaitdans tout cela rien de fantastique.

« Elle m’avait donc aperçu et elle enmarqua aussitôt du désagrément. Elle avait continué de fairequelques pas dans l’allée du milieu de son jardinet, et puis,haussant les épaules, comme si elle était désappointée, elledit : “Rentrons, Gérard !… La fraîcheur du soir commenceà faire sentir…”

« Je regardai partout dans le jardin.Personne ! À qui parlait-elle ? À personne !… Alors,elle était folle ? Elle ne le paraissait guère. Je la viss’acheminer vers sa maison. Elle en franchit le seuil, la porte sereferma et toutes les fenêtres furent fermées, par elle, aussitôt.Je ne vis ou n’entendis rien de particulier cette nuit-là. Lelendemain matin à dix heures, j’aperçus ma voisine qui, en toilettede ville, traversait son jardin. Elle ferma la porte à clef et elleprit aussitôt le chemin de Toulon. Je descendis à mon tour. Aupremier fournisseur que je rencontrai, je lui montrai cettesilhouette élégante et lui demandai s’il connaissait le nom decette femme. Il me répondit : “Mais parfaitement, c’est votrevoisine ; elle habite avec son mari la villa Makoko. Ils sontvenus s’y installer il y a un an, au moment de votre départ. Cesont des ours ; ils n’adressent jamais la parole à personneen dehors du nécessaire ; mais vous savez, auMourillon, chacun vit à sa guise et l’on ne s’étonne de rien. Ainsile capitaine…

« – Quel capitaine ?

« – Le capitaine Gérard, oui, paraît quele mari est un ancien capitaine d’infanterie de marine, ehbien ! on ne le voit jamais… Quelquefois, quand on a desprovisions à déposer chez eux et que la dame n’est pas là, onl’entend qui vous crie derrière la porte de les laisser sur leseuil, et il attend que vous soyez loin pour les prendre.”

« Vous pensez bien que j’étais de plus enplus intrigué. Je descendis à Toulon pour interroger l’architectegérant qui avait loué la villa à ces gens-là. Lui non plus n’avaitjamais vu le mari, mais il m’apprit qu’il s’appelait GérardBeauvisage. À ce nom, je poussai un cri. Gérard Beauvisage !Mais je le connaissais ! J’avais un vieil ami de ce nom-là queje n’avais pas revu depuis plus de vingt-cinq ans et qui, officierde l’infanterie coloniale, avait quitté Toulon à cette époque, pourle Tonkin ! Comment douter que ce fût lui ? En tout cas,j’avais toutes les raisons naturelles possibles pour aller frapperà sa porte et, pas plus tard que ce soir même, qui était le fameuxsoir anniversaire où il attendait ses amis, j’étais décidé à allerlui serrer la main.

« En rentrant au Mourillon j’aperçusdevant moi, dans le chemin creux qui conduisait à la villa Makoko,la silhouette de ma voisine. Je n’hésitai pas, je hâtai le pas etla saluai : “Madame, lui dis-je, ai-je l’honneur de parler àMadame la capitaine Gérard Beauvisage ?” Elle rougit et voulutpasser son chemin sans répondre.

« – Madame, insistai-je, je suis votrevoisin, le capitaine Michel Alban…

« – Ah ! fit-elle aussitôt,excusez-moi, monsieur… Le capitaine Michel Alban… Mon mari m’abeaucoup parlé de vous.

« Elle paraissait horriblement gênée et,dans ce désarroi, elle était plus belle encore, si possible. Jecontinuai, malgré le désir certain qu’elle avait de s’évader :“Madame, comment se fait-il que le capitaine Beauvisage soit revenuen France, à Toulon, sans le faire savoir à plus vieil ami ?Madame, je vous serais particulièrement obligé de faire savoir àGérard que j’irai l’embrasser, pas plus tard que ce soir.”

« Et, voyant qu’elle hâtait le pas, je lasaluai. Mais, à mes derniers mots, elle se retourna dans uneagitation de plus en plus inexplicable. “Impossible !fit-elle, impossible, ce soir… Je… vous promets de parler de notrerencontre à Gérard… c’est tout ce que je peux faire… Gérard ne veutplus voir personne… personne… il s’isole… nous vivons isolés… Nousavions loué cette villa parce qu’on nous avait dit que la villa d’àcôté n’était habitée qu’une ou deux fois l’an, pendant quelquesjours, par quelqu’un qu’on ne voyait jamais…” Et elle ajouta, surun ton tout à coup très triste : “Il faut excuser Gérard,monsieur… nous ne voyons personne… personne… Adieu, monsieur.

« – Madame, fis-je, très énervé, lecapitaine Gérard et Madame Gérard reçoivent quelquefois des amis…Ainsi, ce soir, ils attendent ceux à qui ils ont donné rendez-vousl’année dernière…”

« Elle devint écarlate.

« “Ah ! fit-elle, ça c’estexceptionnel !… C’est tout à fait exceptionnel !… Cesont des amis exceptionnels !…” Là-dessus, elle s’enfuit,mais elle s’arrêta aussitôt dans sa fuite, et se retourna versmoi : “Surtout ! supplia-t-elle… Surtout ne venez pasce soir !” Et elle disparut derrière le mur.

« Je rentrai chez moi et me mis àsurveiller mes voisins. Ils ne se montrèrent point, et, bien avantla nuit, j’apercevais les volets fermés et, dans leurs interstices,des lumières, des lueurs, comme j’en avais vues lors de la trèssingulière nuit, un an auparavant. Seulement je n’entendais pasencore le prodigieux bruit de tonnerre de tambour de bois. À septheures, me rappelant la toilette de soirée de la dame à la lampe,je m’habillai. Les dernières paroles de Mme Gérardn’avaient fait que m’ancrer dans ma résolution. Beauvisage recevaitce soir des amis ; il n’oserait pas me mettre à la porte.Ayant passé mon habit, j’eus un instant l’idée, avant de descendre,d’emporter avec moi mon revolver, et puis, finalement, le laissai àsa place, me trouvant stupide.

« Stupide, j’étais, de ne l’avoir pointpris.

« Sur le seuil de la villa Makoko, jetournai, à tout hasard, le bouton de la porte, ce bouton quej’avais vu, l’an dernier, tourner tout seul. Et, à mon grandétonnement, devant moi, la porte céda. On attendait donc quelqu’un.Arrivé à la porte de la villa, je frappai. “Entrez !” cria unevoix. Je reconnus la voix de Gérard. Joyeusement, j’entrai dans lamaison. Ce fut d’abord le vestibule ; et puis, comme la ported’un petit salon se trouvait ouverte, et que ce salon étaitéclairé, j’y pénétrai en appelant : “Gérard ! C’estmoi !… C’est moi, Michel Alban, ton vieux camarade !…

« – Ah ! Ah ! Ah !… Tut’es donc décidé à venir ! Mon vieux, mon bon Michel !…Je le disais justement tantôt à ma femme… Celui-là, ça me feraplaisir de le revoir !… Mais c’est le seul avec nos amisexceptionnels !… Sais-tu que tu n’as pas beaucoup changé,mon vieux Michel !… »

« Il me serait impossible de vous dire mastupéfaction. J’entendais Gérard, mais je ne le voyais pas !Sa voix résonnait à mes côtés, et il n’y avait personne près demoi, personne dans le salon !… La voix reprit :“Assieds-toi ! Ma femme va venir, car elle va se rappelerqu’elle m’a oublié sur la cheminée…”

« Je levai la tête… Et alors jedécouvris, tout en haut… tout en haut d’une haute cheminée, unbuste. C’était ce buste qui parlait. Il ressemblait à Gérard.C’était le buste de Gérard. Il était placé là comme on a accoutuméde placer des bustes sur des cheminées… C’était un buste comme enfont les sculpteurs, c’est-à-dire sans bras.

« Le buste me dit : “Je ne peux paste serrer dans mes bras, mon vieux Michel, car, comme tu le vois,je n’en ai plus, mais tu peux me prendre, en te haussant un peu,dans les tiens, et me descendre sur la table. Ma femme m’avait posélà, dans un mouvement d’humeur, parce que, disait-elle, je lagênais pour nettoyer le salon… Elle est rigolote, mafemme !”

« Et le buste éclata de rire. Je crusencore être victime de quelque illusion d’optique, comme il arrivedans les foires où l’on voit ainsi, grâce à un jeu de glaces, desbustes bien vivants qui ne sont attachés à rien ; mais je dus,après avoir déposé mon ami sur la table, comme il me le demandait,constater que cette tête et ce tronc sans jambes et sans brasétaient bien tout ce qui restait de l’admirable officier quej’avais connu autrefois. Le tronc reposait directement sur un petitchariot en usage chez les culs-de-jatte, mais mon ami n’avait mêmeplus le commencement de jambes qu’on voit encore aux culs-de-jatte.Quand je vous dis que mon ami n’était plus qu’un buste !…

« Ses bras avaient été remplacés par descrochets et je ne pourrais vous dire comment il s’y prenait pour,tantôt appuyé sur un crochet, tantôt sur l’autre, bondir, sauter,rouler, accomplir cent mouvements rapides qui le projetaient de latable sur une chaise, d’une chaise sur le parquet, et puis tout àcoup le faisaient réapparaître sur la table, où il me tenait lespropos les plus gais.

« Quant à moi, j’étais consterné, je neprononçais pas une parole, je regardais cet avorton faire sespirouettes et me dire avec son ricanement inquiétant :

« – J’ai bien changé, hein !… Avoueque tu ne me reconnais plus, mon vieux Michel !… Tu as bienfait de venir ce soir… Nous allons nous amuser. Nous recevons nosamis exceptionnels… Parce que, tu sais, en dehors d’eux… je ne veuxplus voir personne, histoire d’amour-propre… Nous n’avons même pasde domestique… Attends-moi ici, je vais passer un smoking…

« Il s’en alla, et aussitôt ladame à la lampe apparut. Elle avait la même toilette de gala quel’année précédente. Dès qu’elle me vit, elle se troublasingulièrement et me dit d’une voix sourde : “Ah ! vousêtes venu !… Vous avez eu tort, capitaine Michel… J’avais faitvotre commission à mon mari… mais je vous avais défendu de venir cesoir… Si je vous disais que, lorsqu’il a su que vous étiez là, ilm’avait chargée de vous inviter pour ce soir… Je n’en ai rien fait…C’est que, dit-elle, très gênée, j’avais mes raisons pour cela…Nous avons des amis exceptionnels qui sont quelquefoisgênants. Oui, ils aiment le bruit, le tapage… Vous avez dû entendrel’an dernier…, ajouta-t-elle en glissant vers moi un regardsournois… Eh bien ! Promettez-moi de partir de bonneheure…

« – Je vous le promets, madame, fis-jecependant qu’une inquiétude étrange commençait à s’emparer de moidevant ces propos dont je ne parvenais pas à saisir tout le sens…Je vous promets cela, mais pourriez-vous me dire comment il se faitque je retrouve aujourd’hui mon ami… dans un état pareil !Quel affreux accident lui est-il donc arrivé ?

« – Aucun, monsieur,aucun…

« – Comment, aucun ?… Vous ignorezl’accident qui lui a enlevé bras et jambes ? Cette catastrophea dû cependant survenir depuis votre mariage.

« – Non, monsieur, non… J’ai épouséle capitaine comme ça !… Mais excusez-moi, monsieur, nosinvités vont arriver, et il faut que j’aide mon mari à passer sonsmoking…”

« Elle me laissa seul, affalé, devantcette unique abrutissante pensée : Elle avait épousé lecapitaine comme ça ; et presque aussitôt j’entendis dubruit dans le vestibule, ce curieux bruit de cui… cui… cui… que jen’étais pas parvenu à m’expliquer l’année précédente, et qui avaitaccompagné la dame à la lampe jusqu’à la porte du jardin… Ce bruitfut suivi de l’apparition sur leurs petits chariots de quatreculs-de-jatte sans jambes et sans bras qui me regardèrent avecébahissement. Ils étaient tous en tenue de soirée, très correctsavec des plastrons éblouissants. L’un avait un pince-nez enor ; l’autre, un vieillard, une paire de bésicles, letroisième un monocle, et le quatrième se contentait de ses yeuxfiers et intelligents pour me considérer avec ennui. Tous quatrecependant me saluèrent de leurs petits crochets et me demandèrentdes nouvelles du capitaine Gérard. Je leur répondis queM. Gérard était en train de passer son smoking et queMme Gérard se portait toujours bien. Quand j’euspris ainsi la liberté de leur parler de Mme Gérard,je surpris des regards qui se croisaient et qui me parurent un peugoguenards.

« – Hum ! hum ! fit même lecul-de-jatte à monocle, vous êtes sans doute, monsieur, un grandami de notre brave capitaine ?…

« Et les autres se prirent à sourire d’unair fort déplaisant. Et puis ils parlèrent tous quatre à lafois : “Pardon, disaient-ils, pardon !… Oh ! notreétonnement est tout naturel, monsieur, de vous trouver chez cebrave capitaine, qui avait juré, le jour de son mariage, des’enfermer avec sa femme à la campagne et de ne plus recevoirpersonne… Non, non, plus personne que ses amisexceptionnels !… Vous comprenez ! Quand on estcul-de-jatte au point que ce brave capitaine a bien voulu être etqu’on se marie avec une aussi belle personne… c’est toutnaturel !… Tout naturel !… Mais enfin, s’il a rencontrédans sa vie un homme d’honneur qui ne soit pas cul-de-jatte, tantmieux !… Tant mieux !…” Et ils répétaient : “Tantmieux !… oh ! tant mieux !… etfélicitations !…”

« Dieu ! qu’ils étaient bizarres,ces gnomes… Je les regardais et ne leur parlais plus !… Il enarriva d’autres… par deux… puis par trois… et puis encore… et tousme considéraient avec surprise, inquiétude on ironie… Moi, j’étaisentièrement affolé de voir tant de culs-de-jatte… car enfin, jecommençais à voir clair dans la plupart des phénomènes quim’avaient tant remué la cervelle, et si les culs-de-jatteexpliquaient par leur présence bien des choses, la présence desculs-de-jatte, elle, restait à expliquer, et aussi la monstrueuseunion de cette magnifique créature avec cet affreux morceau réduitd’humanité !…

« Certes, je comprenais maintenant queles petits troncs ambulants devaient passer inaperçus de moi dansl’étroite allée du jardinet bordée de buissons de verveine et surle chemin encaissé entre deux courtes haies ; et, en vérité,quand alors je me disais à moi-même qu’il était impossible que jene visse point passer quelqu’un dans ces sentiers, je ne pouvaispenser qu’à quelqu’un “qui y serait passé sur ses deux jambes”.

« Le bouton de la porte, lui-même,n’avait plus pour moi de mystère, et j’apercevais maintenant dansma pensée l’invisible crochet qui le faisait tourner… Le bruit ducui… cui… cui… n’était autre que celui des petites roues malgraissées de ces chars pour avortons. Enfin, le prodigieux bruit detonnerre de tambour de bois ne devait être que celui de tous cespetits chars et de leurs crochets battant les parquets, à l’heure,sans doute, où, après un excellent dîner, messieurs lesculs-de-jatte s’offraient un petit bal…

« Oui, oui, tout cela s’expliquait… Maisje sentais bien, en regardant leurs étranges yeux ardents et enécoutant leurs bruits singuliers de pincettes, qu’il y avaitquelque chose de terrible encore à expliquer… et que tout le reste,qui m’avait étonné, ne comptait pas.

« Sur ces entrefaites,Mme Gérard Beauvisage ne tarda pas à arriver,suivie de son mari. Le couple fut accueilli par des cris de joie.Les petits crochets leur adressèrent un “ban” infernal. J’en étaistout étourdi. Puis on me présenta. Il y avait des culs-de-jattepartout… sur la table, sur des chaises, sur des sellettes, à laplace de potiches absentes, sur une desserte. L’un d’eux se tenaitcomme un bouddha dans sa niche sur la planche d’un buffet. Et tousme tendirent leur crochet bien poliment. Ils paraissaient pour laplupart des gens très bien… avec des titres et des particules, maisje sus plus tard qu’on m’avait donné de faux noms pour des raisonsque l’on comprendra. Lord Wilmore était celui qui se tenaitcertainement le mieux, avec sa belle barbe dorée et sa bellemoustache dans laquelle il passait tout le temps son crochet. Il nesautait point de meuble en meuble comme les autres et n’avait pointl’air de s’envoler des murs comme une grosse chauve-souris. “Nousn’attendons plus que le docteur !” fit entendre la maîtressede maison qui, de temps à autre, me regardait avec une tristesseévidente, et qui vite se reprenait à sourire à ses invités.

« Le docteur arriva. Celui-là étaitencore un cul-de-jatte, mais il avait conservé ses deux bras. Il enoffrit un à Mme Gérard pour passer dans la salle àmanger… Je veux dire que celle-ci lui prit le bout des doigts.

« Le service était dressé dans cettesalle dont les volets étaient bien clos. De grands candélabreséclairaient une table qui était couverte de fleurs et dehors-d’œuvre. Pas un fruit. Les douze culs-de-jatte sautèrentaussitôt sur leurs chaises et commencèrent à “pignocher”gloutonnement, de leurs crochets, dans les raviers. Ah ! ilsn’étaient point beaux à voir, et je fus même tout à fait étonné deconstater combien ces hommes-troncs, qui paraissaient tout àl’heure si bien élevés, dévoraient avec voracité. Et puis,subitement, ils se calmèrent ; les crochets restèrent en placeet il me parut qu’il s’établissait chez les convives ce qu’onqualifie à l’ordinaire de silence pénible.

« – Eh bien !… mes pauvres amis, quevoulez-vous ?… On n’a pas tous les jours la chance de l’annéedernière !… Ne vous désolez pas !… Avec un peud’imagination, nous arriverons tout de même à être aussi gais…

« Et se tournant vers moi, tandis qu’ilsoulevait par une petite anse le verre qu’il avait devantlui : “À ta santé, mon vieux Michel !… À notre santé àtous !” Et tous soulevèrent leurs verres avec leurs petitesanses du bout de leur crochet. Ces verres se balançaient au-dessusde la table d’une façon bizarre.

« Mon amphitryon continuait : “Tun’as pas l’air très à la hauteur, mon vieux Michel !Je t’ai connu plus gai ! Plus en train !… Est-ce parceque nous sommes comme ça que ça te rend triste ? Queveux-tu ?… On est comme on peut !… Mais il faut rire…Nous sommes réunis, tous ici, des amis exceptionnels, et pour fêterle bon temps, où nous sommes tous devenus comme ça… Pasvrai, messieurs de la Daphné ?…

« “Alors, continua de raconter lecapitaine Michel avec un gros soupir, alors…” Mon vieux camaradem’expliqua qu’autrefois, sur la Daphné, un paquebot quifaisait le service d’Extrême-Orient, tous ces gens-là avaient faitnaufrage ; que l’équipage s’était enfui sur les chaloupes, etque ces malheureux s’étaient enfuis, eux, sur un radeau de fortune.Une jeune fille admirablement belle, miss Madge, qui avait perduses parents dans la catastrophe, avait été recueillie également surle radeau. Ils se trouvèrent sur ces planches treize en tout qui,au bout de trois jours, avaient épuisé toutes leurs provisions debouche et, au bout de huit jours, mouraient de faim. C’est alorsque, comme il arrive dans la chanson, on s’était entendu pour tirerau sort afin de savoir “qui serait mangé”…

« “Messieurs, ajouta le capitaine Michel,très grave, ce sont des choses qui sont arrivées plus souventpeut-être qu’on n’a eu l’occasion de le raconter, car la grandebleue a dû passer quelquefois sur ces digestions-là…”

« Donc, on allait tirer au sort, sur leradeau de la Daphné, quand une voix, celle du docteur,s’éleva : “Mesdames et messieurs, disait le docteur, dans lenaufrage qui a emporté tous vos biens, j’ai conservé, moi, matrousse et mes pinces hémostatiques. Voici ce que je vouspropose : il est inutile que l’un de nous courre le risqued’être mangé tout entier. Tirons au sort, d’abord un bras ou unejambe à volonté !… Et puis on verra demain comment le jour estfait et si une voile ne se montre pas à l’horizon…

À cet endroit du récit du capitaine Michel,les quatre vieux loups de mer qui, jusqu’alors, ne l’avaient pasinterrompu, s’écrièrent :

– Bravo !… Bravo !…

– Quoi, bravo ? interrogea Michel, lesourcil froncé…

– Eh bien, oui bravo !… Elle est trèsdrôle ton histoire… Ils vont se couper les bras et les jambes àtour de rôle… c’est très drôle !… mais ce n’est pasépouvantable du tout !…

– Vraiment, vous trouvez ça drôle !grogna le capitaine, dont tous les crins se dressèrent. Eh bien, jevous jure que si vous aviez entendu cette histoire-là racontée aumilieu de tous ces culs-de-jatte dont les yeux brillaient comme descharbons ardents, vous l’auriez trouvée moins drôle !… Et sivous aviez vu comme ils se trémoussaient sur leurs chaises !…Et comme nerveusement ils se serraient, à travers la table, lescrochets avec une joie apparente que je ne comprenais pas et quin’en était que plus épouvantable !…

– Non ! Non ! interrompit encore unefois Chanlieu (ce bougre de Chanlieu), ton histoire n’est pasépouvantable du tout… Elle est drôle, simplement parce qu’elle estlogique ! Veux-tu que je te la raconte, moi, la fin de tonhistoire ? Tu me diras si ce n’est pas cela… Sur leur radeau,ils tirent donc à la courte paille. Le sort tombe sur la plusbelle… Sur une jambe de miss Madge ! Ton ami, le capitaine,qui est un galant homme, offre la sienne à la place, et puis il sefait couper les quatre membres pour que miss Madge reste toutentière !…

– Oui, mon vieux !… Oui, mon vieux !Tu y es ! C’est ça ! s’écria le capitaine Michel, quiavait envie de casser la figure à ces quatre buses, qui trouvaientson histoire drôle !… Oui ! Et ce qu’il faut ajouter…c’est que, lorsqu’il fut question de couper les membres de missMadge, parce qu’il ne restait plus dans toute la société queceux-là et les deux bras si utiles du docteur, le capitaine Gérardeut le courage de se faire couper encore, à ras de tronc, lespauvres moignons qu’une première opération lui avaitlaissés !

– Et miss Madge ne pouvait pas mieux faire,déclara Zinzin, que d’offrir au capitaine cette main qu’il luiavait si héroïquement conservée !

– Parfaitement ! rugit dans sa barbe lecapitaine, parfaitement ! Et si vous trouvez çadrôle !…

– Et est-ce qu’ils ont mangé tout ça toutcru ? demanda cet imbécile de Bagatelle.

Le capitaine Michel donna un si grand coup depoing sur la table, que les soucoupes sautèrent comme des billesélastiques.

– Assez, fit-il, taisez-vous !… Je nevous ai encore rien dit ! C’est maintenant que ça va devenirépouvantable.

Et comme les quatre autres se regardaient ensouriant, le capitaine Michel pâlit ; ce que voyant, lesautres, comprenant que ça allait se gâter, baissèrent la tête…

– Oui, l’épouvantable, messieurs, repritMichel, de son air le plus sombre, l’épouvantable était que cesgens, qui furent sauvés, un mois seulement plus tard, par unetartane chinoise qui les déposa aux rives du Yang-Tsé-Kiang où ilsse dispersèrent, l’épouvantable était que ces gens avaientgardé le goût de la chair humaine ! Et que, revenus enEurope, ils avaient décidé de se réunir une fois l’an, pourrenouveler, autant que possible, leur abominablefestin ! Ah ! Messieurs, je ne fus pas longtemps àcomprendre cela !…

« D’abord, il y eut l’accueil peuenthousiaste fait à certains plats que Mme Gérardapportait elle-même sur la table. Bien qu’elle osât prétendre, dureste assez timidement, que c’était à peu près ça, lesconvives se trouvèrent d’accord pour ne l’en point féliciter.Seules, les tranches de thon grillées furent acceptées sans tropgrande défaveur, parce qu’elles étaient, selon l’expressionterrible du docteur, “bien sectionnées” et que “si le goût n’étaitpoint complètement satisfait, l’œil au moins était trompé”… Mais letronc à bésicles eut un succès général en déclarant que “ça nevalait pas le couvreur” ! En entendant cela, je sentisque mon sang se retirait de mon cœur, gronda sourdement lecapitaine Michel, car je me rappelais que l’année précédente, àpareille époque, un couvreur s’était tué en tombant d’un toit, dansle quartier de l’Arsenal, et qu’on avait retrouvé son corps moinsun bras !…

« Alors !… oh ! alors !…je ne pus m’empêcher de songer au rôle qu’avait dû nécessairementjouer ma belle voisine dans ce drame horrible et culinaire !…Je tournai les yeux du côté de Mme Gérard et jeremarquai qu’elle venait de remettre ses gants… des gants qui luimontaient jusqu’aux épaules… et aussi qu’elle avait, sur sesépaules, hâtivement jeté un fichu qui les cachait à tousentièrement. Mon voisin de droite, qui était le docteur, et quiétait le seul de tous ces hommes-troncs à avoir des mains, avaitégalement remis ses gants.

« Au lieu de chercher, sans la trouverd’ailleurs, la raison de cette bizarrerie nouvelle, j’aurais certesmieux fait de suivre le conseil de ne point m’attarder en ce lieu,conseil que m’avait donné au commencement de cette soirée mauditeMme Gérard, conseil que, du reste, elle ne merenouvelait plus !…

« Après m’avoir montré, pendant lapremière partie de ces étonnantes agapes, un intérêt où je démêlais(je ne sais pourquoi) un peu de compassion,Mme Gérard évitait maintenant de me regarder etprenait une part qui m’attrista beaucoup à la plus effroyableconversation que j’eusse entendue de ma vie. Ces petites gens, fortactivement et avec mille bruits de pincettes et en choquant leurspetits verres à anses, se faisaient d’amers reproches ous’adressaient de vives congratulations à propos du goût qu’ilsavaient ! Horreur ! Lord Wilmore qui, jusqu’alors,avait été si correct, faillit en venir aux crochets avec lecul-de-jatte à monocle, parce que celui-ci, jadis, sur le radeau,l’avait trouvé coriace, et la maîtresse de céans eut toutes lespeines du monde à remettre les choses au point en répliquant autronc-monocle – lequel devait être, au moment du naufrage, un beladolescent – qu’il n’était guère agréable non plus de tombersur “une bête trop jeune”.

– Ça, ne put s’empêcher d’interrompre le vieuxloup de mer Dorat, ça c’est encore rigolo !…

Je crus que le capitaine Michel allait luisauter à la gorge ; d’autant plus que les trois autressemblaient se gargariser d’une joie tout intime et faisaiententendre de petits gloussements fantaisistes.

Ce fut tout juste si ce brave capitaineparvint à se maîtriser. Après avoir soufflé comme un phoque, il dità l’imprudent Dorat :

– Monsieur, vous avez encore vos deux bras, etje ne vous souhaite point, pour que vous trouviez cette histoireépouvantable, que vous en perdiez un comme il m’est arrivé deperdre le mien cette nuit-là… Les troncs, monsieur, avaientbeaucoup bu. Quelques-uns avaient sauté sur la table, tout autourde moi, et regardaient mes bras de telle sorte que, gêné, je finispar les dissimuler autant que possible, en enfonçant mes mainsjusqu’au fond de mes poches.

« Je compris alors – pensée foudroyante –pourquoi ceux qui avaient encore des bras et des mains – lamaîtresse du logis et le docteur – ne les montraient pas ; jecompris cela à la férocité soudaine qui s’alluma dans certainsregards… Et, dans le moment même, le malheur ayant voulu quej’eusse envie de me moucher, et que je fisse un geste instinctifqui découvrit, sous ma manchette, la blancheur de ma peau, troisterribles crochets s’abattirent aussitôt sur mon poignet etm’entrèrent dans les chairs. Je poussai un cri horrible…

– Assez, capitaine !… assez !m’écriai-je en interrompant le récit du capitaine Michel… C’estvous qui avez raison, je m’enfuis… Je ne veux plus en entendredavantage…

– Restez, monsieur, ordonna le capitaine.Restez, parce que je vais vite terminer cette histoire épouvantablequi fait rire quatre imbéciles…

« Quand on a du sang phocéen dans lesveines, déclara-t-il avec un accent d’indicible mépris, en setournant vers les quatre loups de mer qui, visiblement, étouffaientde l’effort qu’ils faisaient pour se retenir de rire…, quand on adu sang phocéen dans les veines… c’est pour longtemps ! Etquand on est de Marseille, on est condamné à ne plus croire àrien ! C’est donc pour vous, pour vous seul, que jeparle, monsieur, et n’ayez crainte, je passerai les plus horriblesdétails, sachant ce que peut supporter le cœur d’un galanthomme ! Là scène de mon martyre se passa si rapidement que jene me rappelle que des cris de sauvages, la protestation dequelques-uns, la ruée des autres, pendant queMme Gérard se levait en gémissant : “Surtout,ne lui faites pas de mal !” J’avais voulu me lever d’un bond,mais j’avais déjà autour de moi une ronde de troncs fous qui me fittrébucher, tomber… et je sentis leurs affreux crochets quifaisaient ma chair prisonnière comme est prisonnière la viande deboucherie aux crocs de l’étal !… Oui… oui, monsieur, pas dedétails !… Je vous l’ai promis !… D’autant mieux que jene pourrais plus vous en donner… car je n’assistai point àl’opération. Le docteur, en guise de bâillon, m’avait mis un tampond’ouate chloroformée sur la bouche. Quand je revins à moi,monsieur, j’étais dans la cuisine et j’avais un bras de moins. Tousles troncs culs-de-jatte étaient dans la cuisine autour de moi. Ilsne se disputaient plus maintenant. Ils semblaient unis par le plustouchant accord, au fond d’une ivresse hébétée qui les faisaitdodeliner de la tête comme des enfants qui ont besoin d’aller secoucher après avoir mangé leur soupe, et je ne pus douter qu’ilscommençaient, hélas, de me digérer… J’étais étendu sur lesdalles, tout ficelé, ne pouvant faire un mouvement, mais je lesentendais, je les voyais… Mon vieux camarade Gérard avait deslarmes de joie et me disait : “Ah ! mon vieux Michel,jamais je n’aurais cru que tu étais si tendre !”

« Mme Gérard n’était paslà… Mais, elle aussi, avait dû avoir sa part, car j’entendisquelqu’un demander à Gérard “comment elle avait trouvé sonmorceau”… Oui, monsieur, j’ai fini !… Ces horribles troncs,leur passion satisfaite, durent comprendre enfin toute l’étendue deleur forfait. Ils s’enfuirent, et Mme Gérards’enfuit, bien entendu, avec eux… Derrière eux, ils laissèrent lesportes ouvertes… mais on ne vint me délivrer que quatre joursaprès… à moitié mourant de faim… Car les misérables ne m’avaientmême pas laissé l’os !

Chapitre 2LA HACHE D’OR

 

Il y a de cela bien des années, je me trouvaisà Guersaü, petite station sur le lac des Quatre-Cantons, à quelqueskilomètres de Lucerne. J’avais décidé de passer là l’automne pour yterminer quelque travail, dans la paix de ce charmant village, quimire ses vieux toits pointus dans une onde romantique où glissa labarque de Guillaume Tell. En cette arrière-saison, les touristesavaient fui et tous les affreux Tartarins, descendus d’Allemagneavec leurs alpenstocks, leurs bandes molletières et leur chapeaurond inévitablement adorné d’une plume légère, étaient remontésvers leurs bocks et leur choucroute et leurs « grossconcerts », nous laissant enfin le pays libre entre le Pilate,les Mitten et le Rigi.

À la table d’hôte, on se retrouva tout au plusune demi-douzaine de pensionnaires qui sympathisaient et, le soirvenu, se contaient les promenades du jour ou faisaient un peu demusique. Une vieille dame, toujours enveloppée de voiles noirs,qui, lorsque le petit hôtel était plein de voyageurs bourdonnants,n’avait jamais adressé la parole à personne et qui nous étaittoujours apparue comme la personnification de la tristesse, serévéla pianiste de premier ordre et, sans se faire prier, nous jouadu Chopin et surtout une certaine berceuse de Schumann, danslaquelle elle mettait une si divine émotion qu’elle nous en faisaitvenir les larmes aux yeux. Nous lui fûmes tous si reconnaissantsdes heures douces qu’elle nous avait fait passer qu’au moment dudépart, à la veille de l’hiver, nous nous cotisâmes pour lui offrirun souvenir de notre saison à Guersaü.

L’un de nous, qui se rendait dans la journée àLucerne, fut chargé d’acheter le cadeau. Il revint le soir avec unebroche en or qui représentait une petite hache.

Or, ce soir-là, ni le suivant, on ne revit lavieille dame. Les pensionnaires, qui partaient, me laissèrent lahache d’or.

Les bagages de la dame n’avaient pas quittél’hôtel et je m’attendais à la voir revenir d’un instant à l’autre,rassuré sur son sort par l’aubergiste qui me disait que lavoyageuse était coutumière de ces fugues et qu’il n’y avait aucuneraison de s’inquiéter.

De fait, la veille de mon départ, comme jefaisais un dernier tour du lac et que je m’étais arrêté à quelquespas de la chapelle de Guillaume Tell, je vis apparaître, sur leseuil du sanctuaire, la vieille dame.

Jamais, comme en ce moment, je n’avais étéfrappé de l’immense désolation de son visage que sillonnaient degrosses larmes et jamais encore je n’avais si bien remarqué lestraces encore visibles de son ancienne beauté. Elle me vit, baissasa voilette et descendit vers la rive. Cependant, je n’hésitaipoint à la rejoindre et, la saluant, lui fis part des regrets desvoyageurs. Enfin, comme j’avais le cadeau sur moi, je lui remis lapetite boîte dans laquelle se trouvait la hache d’or.

Elle ouvrit la boîte avec un doux et lointainsourire, mais aussitôt qu’elle eut aperçu l’objet qui était dedans,elle se prit à trembler affreusement, se recula loin de moi commesi elle avait à redouter quelque chose de ma présence et, d’ungeste insensé, jeta la hache dans le lac !

J’étais encore stupéfait de cet accueilinexplicable qu’elle m’en demandait pardon en sanglotant. Il yavait là un banc, dans cette solitude. Nous nous y assîmes. Et,après quelques plaintes contre le sort auxquelles je ne comprisrien, voici l’étrange récit qu’elle me fit, la sombre histoirequ’elle me confia et que je ne devais jamais oublier ! Car, envérité, je ne connais pas de destin plus effroyable que celui de lavieille dame aux voiles noirs, qui nous jouait avec tant d’émotionla berceuse de Schumann.

– Vous saurez tout, me dit-elle, car je vaisquitter pour toujours ce pays que j’ai voulu revoir une dernièrefois. Et alors vous comprendrez pourquoi j’ai jeté dans le lac lapetite hache d’or. Je suis née à Genève, monsieur, d’une excellentefamille. Nous étions riches, mais de malheureuses opérations debourse ruinèrent mon père qui en mourut. À dix-huit ans, j’étaistrès belle, mais sans dot. Ma mère désespérait de me marier. Elleeût voulu cependant assurer mon sort avant d’aller rejoindre monpère.

« J’avais vingt-quatre ans quand unparti, que tout le monde jugeait inespéré, se présenta. Un jeunehomme du pays de Brisgau, qui venait passer tous les étés en Suisseet dont nous avions fait connaissance au casino d’Évian, s’éprit demoi et je l’aimai. Herbert Gutmann était un grand garçon doux,simple et bon. Il paraissait unir les qualités du cœur à celles del’esprit. Il jouissait d’une certaine aisance, sans être riche. Sonpère était encore dans le commerce et lui faisait une petite rentepour voyager en attendant qu’Herbert prît sa suite. Nous devionsaller tous ensemble voir le vieux Gutmann dans sa propriété deTodnaü, en pleine Forêt-Noire, quand la mauvaise santé de ma mèreprécipita singulièrement les événements.

« Ne se sentant plus la force de voyager,ma mère revint en hâte à Genève, où elle reçut des autoritésciviles de Todnaü, sur sa demande, les meilleurs renseignementsconcernant le jeune Herbert et sa famille.

« Le père avait commencé par être unhonnête bûcheron, puis il avait quitté le pays et y était revenu,ayant fait une petite fortune « dans les bois ». C’est dumoins tout ce que l’on savait de lui à Todnaü.

« Il n’en fallut pas davantage à ma mèrepour qu’elle hâtât toutes les formalités qui devaient aboutir à monmariage, huit jours avant sa mort. Elle mourut en paix et, commeelle disait, « rassurée sur mon sort ».

« Mon mari, par tous les soins dont ilm’entoura et son inlassable bonté, m’aida à surmonter la douleurd’une aussi cruelle épreuve. Avant de retourner auprès de son père,nous vînmes passer une semaine dans ce pays, à Guersaü, puis, à mongrand étonnement, nous entreprîmes un long voyage, toujours sansavoir vu le père. Ma tristesse se serait peu à peu dissipée, si, aufur et à mesure que les jours s’écoulaient, je ne m’étais aperçue,presque avec effroi, que mon mari était d’une humeur de plus enplus sombre.

« Cela m’étonna au-delà de touteexpression, car Herbert, à Évian, m’était apparu d’un caractèreplaisant et très « en dehors ». Devais-je découvrir quetoute cette gaieté d’alors était factice et cachait un profondchagrin ? Hélas ! les soupirs qu’il poussait quand il secroyait seul et le trouble parfois inquiétant de son sommeil ne melaissaient guère d’espoir, et je résolus de l’interroger. Auxpremières paroles que je risquai là-dessus, il me répondit en riantaux éclats, en me traitant de petite tête folle et en m’embrassantpassionnément, toutes démonstrations qui ne servirent qu’à mepersuader davantage que je me trouvais en face du plus douloureuxmystère.

« Je ne pouvais me cacher qu’il y avait,dans la façon d’être d’Herbert, quelque chose qui ressemblait debien près à des remords. Et cependant, j’aurais juré qu’il étaitincapable d’une action, je ne dis pas basse ou vile, mais mêmeindélicate. Sur ces entrefaites, le destin qui s’acharnait aprèsmoi nous frappa dans la personne de mon beau-père, dont nousapprîmes la mort, alors que nous nous trouvions en Écosse. Cettenouvelle funeste abattit mon mari plus que je ne saurais dire. Ilresta toute la nuit sans me dire un mot, ne pleurant pas, nesemblant même pas entendre les douces paroles de consolation dontj’essayais, à mon tour, de relever son courage. Il paraissaitassommé. Enfin, aux premières heures de l’aube, il se leva dufauteuil où il s’était écroulé, me montra un visage effroyablementravagé par une douleur surhumaine et me dit d’un tondéchirant : « Allons, Élisabeth, il fautrevenir ! Il faut revenir ! » Ces dernièresparoles paraissaient avoir dans sa bouche et avec le ton qu’il lesdisait un sens que je ne comprenais pas ! C’était une chose sinaturelle que le retour au pays de son père dans un moment commecelui-là, que je ne pouvais saisir la raison pour laquelle ilsemblait lutter contre cette nécessité de revenir. Àpartir de ce jour, Herbert changea du tout au tout, devintterriblement taciturne, et je le surpris plus d’une fois sanglotantéperdument.

« La douleur causée par la perte d’unpère bien-aimé ne pouvait expliquer toute l’horreur de notresituation, car il n’y a rien de plus horrible au monde que lemystère, le profond mystère qui se glisse entre deux êtres quis’adorent pour les écarter soudain l’un de l’autre aux heures lesplus tendres et les faire se regarder l’un l’autre sans secomprendre.

« Nous étions arrivés à Todnaü, juste àtemps pour prier sur une tombe toute fraîche. Ce petit bourg de laForêt-Noire qui s’élève à quelques pas du Val-d’Enfer était lugubreet il n’y avait guère là de société pour moi. La demeure du vieuxGutmann, dans laquelle nous nous installâmes, se dressait à lalisière du bois.

« C’était un sombre chalet isolé, qui nerecevait d’autre visite que celle d’un vieil horloger de l’endroitque l’on disait riche, qui avait été l’ami du vieux Gutmann, et quisurvenait de temps à autre, à l’heure du déjeuner ou du dîner, pourse faire inviter. Je n’aimais point ce fabricant de coucous,prêteur à la petite semaine qui, s’il était riche, était encoreplus avare et incapable de la moindre délicatesse. Herbert non plusn’aimait point Frantz Basckler, mais, par respect pour la mémoirede son père, continuait de le recevoir.

« Basckler, qui n’avait point d’enfant,avait promis maintes et maintes fois au père qu’il n’aurait pointd’autre héritier que son fils. Un jour, Herbert me parla de celaavec le plus franc dégoût et j’eus encore là l’occasion de jugerson noble cœur :

« – Te plairait-il, me disait-il,d’hériter de ce vieux grigou dont la fortune est faite de la ruinede tous les pauvres horlogers du Val-d’Enfer ?

« – Certes, non ! lui répondis-je.Ton père nous a laissé quelque bien, et ce que tu gagneshonnêtement suffira à nous faire vivre, même si le ciel veut biennous envoyer un enfant.

« Je n’avais point plus tôt prononcécette phrase que je vis mon Herbert devenir d’une pâleur de cire.Je le pris dans mes bras, car je croyais qu’il allait se trouvermal, mais le sang lui revint au visage et il s’écria avecforce : « Oui, oui, il n’y a que cela qui soit vrai,avoir sa conscience pour soi ! » Et sur ces mots ils’échappa comme un fou.

« Quelquefois il s’absentait un jour,deux jours, pour son commerce qui consistait, me disait-il, àacheter des lots d’arbres sur pied et à les revendre à desentrepreneurs. Il ne travaillait point par lui-même, laissant auxautres, me disait-il, le soin de faire, avec les arbres,des traverses de chemin de fer si la matière était de moindrequalité, des pieux ou des mâts de navires si cette qualité étaitsupérieure. Seulement, il fallait s’y connaître. Et il tenait cettescience de son père. Il ne m’emmenait jamais avec lui dans sesvoyages. Il me laissait seule dans la maison avec une vieilleservante qui m’avait reçue avec hostilité et dont je me cachaispour pleurer, car je n’étais pas heureuse. Herbert, j’en étaiscertaine, me cachait quelque chose, une chose à laquelle ilpensait sans cesse et dont, moi non plus, qui ne savais rien,je ne pouvais détacher ma pensée.

« Et puis, cette grande forêt me faisaitpeur ! Et la servante me faisait peur ! Et le pèreBasckler me faisait peur ! Et ce vieux chalet, il était trèsgrand, avec des tas d’escaliers, partout, qui conduisaient dans descouloirs où je n’osais m’aventurer. Il y avait particulièrement, aubout de l’un d’eux, un petit cabinet dans lequel j’avais vu entrerdeux ou trois fois mon mari, mais où je n’étais jamais entrée, moi.Je ne pouvais jamais passer devant la porte toujours fermée de cecabinet sans frissonner. C’est derrière cette porte qu’Herbert seretirait, me disait-il,pour faire ses comptes et mettre aunet ses livres, mais c’est aussi derrière cette porte que jel’avais entendu gémir, tout seul, avec son secret.

« Une nuit que mon mari était parti pourl’une de ses tournées et que je m’efforçais en vain de dormir, monattention fut attirée par un léger bruit sous ma fenêtre quej’avais laissée entrouverte à cause de la grande chaleur. Je melevai avec précaution. Le ciel était tout à fait noir et de grosnuages cachaient les étoiles. C’est à peine si je pouvaisapercevoir les grandes ombres menaçantes des premiers arbres quientouraient notre demeure. Et je ne vis distinctement mon mari etla servante que dans le moment qu’ils passaient sous ma fenêtre,avec mille précautions, marchant sur la pelouse pour que jen’entendisse point le bruit de leurs pas et portant, chacun par unepoignée, une sorte de longue malle, assez étroite, que je n’avaisjamais vue. Ils pénétrèrent dans le chalet et je ne les entendis nine les vis plus pendant plus de dix minutes.

« Mon angoisse dépassait tout ce que l’onpeut imaginer. Pourquoi se cachaient-ils de moi ? Commentn’avais-je pas entendu arriver le petit cabriolet qui ramenaitHerbert ? À ce moment, il me sembla entendre hennir au loin.Et la servante parut, traversa les pelouses, se perdit dans la nuitet revint bientôt avec notre jument toute dételée qu’elle faisaitmarcher sur la terre molle. Que de précautions pour ne pas meréveiller !

« De plus en plus étonnée de ne pas voirHerbert entrer dans notre chambre, comme il faisait à chacun de sesretours nocturnes, je passai à la hâte un peignoir et me mis àerrer dans l’ombre des corridors. Mes pas me conduisirent toutnaturellement vers le petit cabinet qui me faisait si peur. Et jen’étais pas encore entrée dans le petit corridor qui y aboutit quej’entendais mon mari commander d’une voix sourde et rude à laservante qui remontait : « De l’eau !… Apporte-moide l’eau ! De l’eau chaude, tu entends ! Ça ne partpas ! »

« Je m’arrêtai et suspendis mon souffle.Au surplus, je ne pouvais plus respirer. J’étouffais, j’avais lepressentiment qu’un horrible malheur venait de nous arriver. Tout àcoup, je fus à nouveau secouée par la voix de mon mari quidisait : « Ah enfin ! ça y est !… C’estparti !… »

« La servante et lui se parlèrent encoreà voix basse et j’entendis le pas d’Herbert. Ceci me rendit desforces et je courus m’enfermer dans ma chambre. Bientôt il frappa,je fis celle qui était endormie et qui se réveillait ; enfin,je lui ouvris. J’avais une bougie à la main, elle tomba quandj’aperçus son visage qui était terrible.

« – Qu’as-tu, me demanda-t-iltranquillement, tu rêves encore ? Couche-toi donc.

« Je voulus rallumer la bougie, mais ils’y opposa, et j’allai me jeter dans mon lit. Je passai une nuitatroce. À côté de moi, Herbert se tournait et se retournait,poussait des soupirs et ne dormait point. Il ne me dit pas un mot.Au petit jour, il se leva, déposa un baiser glacé sur mon front etpartit. Quand je descendis, la servante me remit un mot de luim’annonçant qu’il était obligé de s’absenter encore pour deuxjours.

« À huit heures du matin, j’apprenais pardes ouvriers qui allaient à Neustadt que l’on avait trouvé le pèreBasckler assassiné dans un petit chalet qu’il possédait dans leVal-d’Enfer et où quelquefois il passait la nuit, lorsque sesaffaires d’usure l’avaient trop longtemps retenu chez les paysans.Basckler avait reçu un terrible coup de hache à la tête qui avaitété fendue en deux, une vraie besogne de bûcheron.

« Je rentrai chez moi en m’accrochant auxmurs. Et encore ce fut vers le fatal petit cabinet que je metraînai. Je n’aurais pu dire exactement ce qui se passait dans matête, mais j’avais besoin de savoir ce qu’il y avait derrière cetteporte, après les paroles de la nuit et la figure que j’avais vue àHerbert. À ce moment, la servante m’aperçut et me criaméchamment :

« – Laissez donc cette porte tranquille,vous savez bien que M. Herbert vous a défendu d’ytoucher ! Vous serez bien avancée, allez, quand voussaurez ce qu’il y a derrière !…

« Et je l’entendis s’éloigneravec un rire de démon. Je me mis au lit avec la fièvre. Je fusquinze jours malade. Herbert me soigna avec un dévouement maternel.Je croyais avoir fait un mauvais rêve et il me suffisait maintenantde regarder son bon visage pour me confirmer dans cette idée que jen’étais pas dans mon état normal, la nuit où j’avais cru voir etentendre tant de choses exceptionnelles. Du reste, l’assassin dupère Basckler était arrêté. C’était un bûcheron de Bergen que levieil usurier avait trop « saigné » et qui s’était vengéen le saignant à son tour.

« Ce bûcheron, un nommé Mathis Müller,continuait de proclamer son innocence, mais, bien qu’on n’eût pointtrouvé une goutte de sang sur lui, ni sur ses habits, et que sahache fût presque comme de l’acier neuf, on avait, paraît-il,suffisamment de preuves de sa culpabilité pour qu’il n’échappâtpoint au châtiment.

« Notre situation ne se trouva pointmodifiée, comme nous aurions pu le croire, par la mort du pèreBasckler et c’est en vain qu’Herbert attendit un testament quin’existait pas.

« À mon grand étonnement, mon mari s’entrouva très affecté et, un jour que je l’interrogeais là-dessus, ilme répondit, très énervé : « Eh bien, oui ! J’avaisbeaucoup compté sur ce testament-là, si tu veux le savoir,beaucoup ! » Et son visage, me disant cela, était devenusi mauvais que l’autre visage de la nuit mystérieuse me réapparutet, désormais, ne me quitta plus. C’était comme un masque toujoursprêt que je mettais sur la figure d’Herbert, même quand celle-ciétait naturellement douce et triste. Quand le procès de MathisMüller eut lieu à Fribourg, je me jetai sur les journaux. Unephrase que prononça l’avocat me poursuivit nuit et jour :

« – Tant que vous n’aurez pas retrouvé lahache qui a frappé et les vêtements maculés de sang de l’assassinde Basckler, vous ne pourrez pas condamner Mathis Müller.

« Néanmoins, Mathis Müller fut condamné àmort et je dois dire que cette nouvelle troubla étrangement monmari. La nuit, il ne rêvait plus que de Mathis Müller. Ilm’effrayait et ma pensée aussi m’épouvantait. Ah ! j’avaisbesoin de savoir ! Je voulais savoir ! Pourquoi avait-ildit : « Ça ne veut pas partir » ? À quellebesogne avait-il donc été occupé cette nuit-là, dans le petitchalet mystérieux ?

« Une nuit, je me levai à tâtons et jelui volai ses clefs !… Et je m’en fus dans les corridors…J’étais allée chercher dans la cuisine une lanterne… J’arrivai,claquant des dents, à la porte défendue… Je l’ouvris… et je vistout de suite la malle… la malle oblongue qui m’avait tantintriguée… Elle était fermée à clef, mais je n’eus pas de peine àtrouver la petite clef, là, dans le trousseau… et le couvercle futsoulevé… Je me mis à genoux pour mieux voir… et ce que je vism’arracha un cri d’horreur… Il y avait là des vêtements maculés desang et la hache encore tachée de rouille qui avaitfrappé !…

** * * *

« Comment ai-je pu vivre les quelquessemaines encore qui précédèrent l’exécution du malheureux, à côtéde cet homme, après ce que j’avais vu ? J’avais peur qu’il neme tuât !…

« Comment mon attitude, mes terreurs nel’ont-elles pas instruit ? C’est qu’à ce moment sa pensée toutentière semblait en proie à une épouvante au moins aussi grande quela mienne. Mathis Müller ne l’abandonnait pas ! Pourle fuir, sans doute, il allait maintenant s’enfermer dans le petitcabinet et, parfois, je l’entendais donner d’énormes coups dontretentissaient le plancher et les murs, comme s’il se battait avecsa hache contre les ombres et les fantômes qui l’assaillaient.

« Chose étrange, et qui me parut d’abordinexplicable : quarante-huit heures avant le jour fixé pourl’exécution de Müller, Herbert reconquit d’un coup tout son calme,un calme de marbre, un calme de statue. L’avant-veille au soir, ilme dit :

« – Élisabeth, je pars demain au petitjour, j’ai une importante affaire du côté de Fribourg ! Jeserai peut-être deux jours parti, ne t’inquiète pas.

« C’était à Fribourg que devait avoirlieu l’exécution, et, soudain, j’eus cette idée que toute lasérénité d’Herbert ne lui venait que d’une grande résolutionprise.

« Il allait se dénoncer.

« Une pareille pensée me soulagea à untel point que, pour la première fois depuis bien des nuits, jem’endormis d’un sommeil de plomb. Il faisait grand jour quand je meréveillai. Mon mari était parti. Je m’habillai à la hâte et, sansrien dire à la servante, je courus à Todnaü. Là, je pris unevoiture qui devait me conduire à Fribourg. J’y arrivai à la tombéedu jour. Je courus à la Maison de Justice et la première personneque j’aperçus, entrant dans cette maison, fut mon mari. Je restailà clouée sur place, et comme je ne vis point Herbert ressortir, jefus persuadée qu’il s’était dénoncé et qu’il avait été gardésur-le-champ à la disposition du parquet.

« La prison était alors attenante à laMaison de Justice. J’en fis le tour comme une désespérée. Toute lanuit, j’errai dans les rues, revenant sans cesse à cette lugubremaison, et les premiers rayons de l’aurore commençaient à poindrequand j’aperçus deux hommes en redingote noire qui gravissaient lesdegrés du palais. Je courus à eux et leur dis que je voulais voirle plus tôt possible le procureur, car j’avais la plus gravecommunication à lui faire relativement à l’assassinat deBasckler.

« L’un de ces messieurs était justementle procureur. Il me pria de le suivre et me fit entrer dans soncabinet. Là, je me nommai et lui dis qu’il avait dû recevoir, laveille, la visite de mon mari. Il me répondit qu’en effet ill’avait vu. Et comme il se taisait après cela, je me jetai à sesgenoux, en le suppliant d’avoir pitié de moi et de me dire siHerbert avait avoué son crime. Il parut étonné, me releva et mequestionna.

« Peu à peu, je lui fis le récit de monexistence, telle que je vous l’ai racontée, et enfin je lui fispart de l’atroce découverte que j’avais faite dans le cabinet duchalet de Todnaü. Je terminai en jurant que je n’aurais jamaislaissé exécuter un innocent et que, si mon mari ne s’était dénoncélui-même, je n’aurais pas hésité à instruire la justice. Enfin, jelui demandai comme grâce suprême de me laisser voir mon mari.

« – Vous allez le voir, madame, medit-il, veuillez me suivre.

« Il me conduisit plus morte que vive àla prison, me fit traverser des corridors et monter un escalier.Là, il me plaça devant une petite fenêtre grillée qui surplombaitune grande salle et il me quitta en me priant de prendre patience.D’autres personnes vinrent bientôt se placer également à cettepetite fenêtre et regardèrent dans la grande salle sans mot dire.Je fis comme eux. J’étais comme accrochée aux barreaux et j’avaisle sentiment aigu que j’allais assister à quelque chose demonstrueux. La salle peu à peu se garnissait de nombreuxpersonnages qui, tous, observaient le plus lugubre silence. Lejour, maintenant, éclairait mieux le spectacle. Au milieu de lasalle, on apercevait distinctement une lourde pièce de bois quequelqu’un derrière moi nomma : c’était le billot.

« On allait donc exécuter Müller !Une sueur froide commença à me couler le long des tempes et je nesais comment, dès cette minute, je ne perdis point connaissance.Une porte s’ouvrit et un cortège parut en tête duquel s’avançait lecondamné, tout frissonnant sous sa chemise échancrée et le col nu.Il avait les mains liées derrière le dos et il était soutenu pardeux aides. Un ministre du culte lui murmura quelque chose àl’oreille. Le malheureux prit alors la parole – une pauvre paroletremblante – pour avouer son crime et en demander pardon à Dieu etaux hommes ; un magistrat prit acte de cet aveu et lut unesentence ; puis les deux aides jetèrent le patient à genoux etlui mirent la tête sur le billot. Mathis Müller ne donnait déjàplus signe de vie quand je vis se détacher de la muraille, où ils’était jusque-là tenu dans l’ombre, un homme aux bras nus et quiportait une hache sur l’épaule. L’homme toucha la tête du condamné,écarta d’un geste les aides, leva la hache et, d’un terrible coup,frappa. Cependant, il dut s’y reprendre à deux fois avant que latête tombât. Alors, il la ramassa, de son poing dans les cheveux,et se redressa.

« Comment avais-je pu, jusqu’au bout,assister à une pareille horreur ? Mes yeux cependant nepouvaient se détacher de cette scène de sang, comme si mes yeuxavaient encore quelque chose à voir… Et, en effet, ils virent… Ilsvirent quand l’homme se redressa et leva la tête, tenant dans samain qui tremblait son abominable trophée… Je poussai un cridéchirant : « Herbert ! » Et jem’évanouis.

« Monsieur, maintenant, vous saveztout ; j’avais épousé le bourreau. La hache que j’avaisdécouverte dans le petit cabinet était la hache du bourreau ;les vêtements ensanglantés, ceux du bourreau ! Je faillisdevenir folle chez une vieille parente où, dès le lendemain, jem’étais réfugiée et je ne sais comment je suis encore de ce monde.Quant à mon mari, qui ne pouvait se passer de moi, car il m’aimaitplus que tout sur la terre, on le trouva, deux mois plus tard,pendu dans notre chambre. Je reçus ces derniers mots :

Pardonne-moi, Élisabeth, m’écrivait-il. J’aiessayé tous les métiers. On m’a chassé de partout quand on a sucelui que faisait mon père. Il m’a fallu de bonne heure me résoudreà une telle succession. Comprends-tu maintenant pourquoi on estbourreau de père en fils ? J’étais né honnête homme. Leseul crime que j’aie jamais commis de ma vie est de t’avoir toutcaché. Mais je t’aimais, Élisabeth, adieu !

La dame en noir était déjà loin que jeregardais encore stupidement l’endroit du lac où elle avait jeté lapetite hache d’or.

Chapitre 3L’AUBERGE ÉPOUVANTABLE

 

– À propos de femmes, dit Chanlieu, je ne voussouhaite pas de faire jamais un voyage de noces comme il m’estarrivé avec « ma première ». Outre que nous avons faillien crever tous les deux… Mais voici l’histoire, tout de go, sansautres salamalecs. À mon retour de Saigon, j’avais demandé un congéaux Messageries, et j’en avais profité pour épouser, comme c’étaitconvenu, la petite Maria-Luce, du Mourillon, qui vivait avec songrand-père, après la mort du père à Madagascar.

« Nous fîmes notre voyage de noces enSuisse. Une idée à moi. Au fond, je suis un bourgeois, un terrien,et je déteste les aventures. Si j’ai été vingt ans capitaine aulong cours, c’était pour obéir à la tradition dans la famille, etparce que les vieux le voulaient, mais d’avance j’en avais le malde mer. Enfin, nous voilà en Suisse, ma jeune femme et moi, commeau temps de Töppfer. Nous étions amoureux, que ce n’est pas rien dele dire. Connaissez-vous Soleure ?

– Moi, je me suis marié à Bornéo, ricanaDorat, le plus loustic de ces vieux loups de mer qui se racontaientdes histoires, sur la terrasse du café de la Vieille-Darse, àToulon.

– Compris… Eh bien, Soleure… C’est comme quidirait la capitale de la Suisse romande Une longue rue tranquilleavec des enseignes à images qui se balancent, sur des tringles, aumoindre souffle venu du Wesseinstein. Le Wesseinstein est un sommetdu Jura, haut de treize cents mètres, qui se dresse au nord-ouestde la ville. Plus d’un touriste s’est égaré dans les gorges et dansles sentiers d’une forêt où, passée une certaine altitude, on nerencontre avant d’arriver au sommet qu’une auberge qui, dans lemoment, avait la plus sinistre renommée.

« Deux ans avant notre passage,l’administration vicinale avait découvert, au fond d’un puits etdans une grotte voisine, une douzaine de squelettes et quelquesobjets ayant appartenu à des voyageurs qui avaient trouvé là unehospitalité fatale et sans lendemain. Il ressortait de l’enquête etdes expertises que les crimes avaient été commis par un couple quiavait si bien terrorisé toute la région que la mort même despropriétaires de l’établissement, les hideux Weisbach – vous vousrappelez peut-être cette histoire qui a défrayé toutes leschroniques de l’époque –, n’avait pu délier les langues. Carquelques anciens de la montagne, dans le temps, s’étaient doutés debien des choses ; mais Jean Weisbach avait suffisamment faitentendre qu’il n’aimait point que l’on se mêlât de ses affaires,pour qu’un chacun se le tînt pour dit. Finalement, les aubergistesétaient morts de leur belle mort, considérés et riches. Mortégalement leur valet à tout faire, un nommé Daniel. Quand on avaitdécouvert le pot aux roses, si j’ose dire, les magistratsinstructeurs, en interrogeant de ci de là, en renouvelant letémoignage récalcitrant d’anciens voisins et particulièrement unevieille goitreuse qui les avait servis dans l’épouvante, avaientreconstitué bien des drames qui n’avaient plus, du reste, qu’unevaleur historique. Mais il y avait des détails horribles quiattestaient chez les Weisbach, en même temps qu’une âpreté faroucheau gain, un fond de cruauté et de sadisme rarement dépassés.

** * * *

« Naturellement, aux tables d’hôte deSoleure, on ne parlait que de cette histoire. Les voyageurs quidevaient prendre la diligence pour arriver de nuit au sommet duWesseinstein, et y coucher dans l’hôtel illustré par le passage deNapoléon, puis, de là, redescendre et gagner la France par latrouée de Belfort, se promettaient bien d’aller boire un verre, àmi-chemin de la montée, dans « l’auberge du sang », commeon l’appelait maintenant, autant à cause de l’affaire que de lacouleur dont elle était peinte. C’était dans le programme. Pendantque le conducteur donnait à boire aux chevaux, les touristesdevaient aller se régaler sur le comptoir et faire bavarder lesnouveaux propriétaires.

« Ceux-ci n’étaient là que depuis l’annéeprécédente. Leurs prédécesseurs, les successeurs immédiats desWeisbach, avaient vidé les lieux, se prétendant ruinés, dès que lescandale avait éclaté. Mais le père et la mère Scheffer, plusmalins, s’étaient dit que la curiosité des imbéciles pourrait bienles enrichir. Le calcul n’était point mauvais, s’il fallait encroire les propos du pays. Tous les étrangers qui passaientmaintenant par Soleure voulaient voir « l’auberge dusang ». Certains s’offraient même le luxe d’y coucher. Le jouroù Maria-Luce et moi montâmes dans la diligence, après un excellentdéjeuner et une bonne bouteille de vin du Rhin, le temps étaitmagnifique, et l’on se promettait une belle promenade, avec,entre-temps, un joli chapitre de roman-feuilleton vécu, pourcompléter le programme. Nous devions redescendre ensuite à Soleureoù nous avions laissé nos bagages. Maria-Luce n’emportait qu’unpetit sac. Ah ! Nous avons bien failli ne plus revenir àSoleure, et nous l’avons vécu plus que nous ne l’aurions voulu, ceroman-feuilleton-là ! Vous allez voir comment !… Quandj’y pense !… C’est peut-être de cela qu’elle est morte, mabrave petite Maria-Luce !…

Elle qui était si gentille, si rieuse, sipleine de vie… Une chair saine si éclatante ; des joues commeune rosée !… Enfin !… Passons… c’est ça la vie ! Unassassinat perpétuel… On se demande pourquoi on vient aumonde !… Ah ! on s’aimait bien !… Dans la diligence,j’avais retenu tout le coupé pour nous deux… histoire d’être bienentre nous et de pouvoir s’embrasser à son aise, comme dejuste !…

** * * *

Au moment du départ, nous voyons arriver uncouple… quelque chose de bien ! Je l’aurai dans l’œil toute mavie, et pour cause : des Italiens. Lui, un grand, bel homme,trop beau… dans les trente ans… De grands yeux de velours, commeils savent en avoir là-bas pour rendre folles lessignorine…Des dents éclatantes… une peau ambrée,entièrement rasé… l’air d’un acteur… C’en était un, un ténor quiavait déjà sa renommée, qui avait remporté d’éclatants succès à laScala de Milan… Antonio Ferretti, comme nous l’avions appris plustard… D’une santé magnifique, aimable et jovial… Le monde entiersemblait lui appartenir.

« Sa compagne, qui se pâmait rien qu’à leregarder, lui appartenait corps et biens, certainement… Une jeunefemme au visage ravissant, dorée comme une Vénitienne qu’elle étaitet de la plus rare aristocratie… Son nom appartient depuis cejour-là à l’histoire judiciaire, hélas !… La comtesse OliviaOrsino. Le beau ténor l’avait enlevée. Je vous dis cela tout desuite, pour déblayer, pour que vous voyiez et compreniez lespersonnages du premier coup, mieux que nous assurément qui, dans lemoment, ne considérâmes qu’un couple encombrant, lequel, sous leprétexte que l’intérieur de la diligence était déjà à peu prèsplein, voulait prendre place dans le coupé, à nos côtés, ou nous enchasser au besoin s’il avait pu. Altercation, naturellement ;car le sans-gêne du beau ténor me déplaisait d’autant plus que jem’étais réjoui de ce voyage à deux, dans notre petit coin. S’ilavait été plus poli, Antonio Ferretti aurait peut-être obtenu gainde cause, car je ne suis tout de même pas un mufle et sa compagneétait, comme je vous l’ai dit, bien charmante.

« Maria-Luce me conseillait de céder. Unmot gâta tout, quelque chose comme sauvage de Francese. Jerefermai violemment la portière, et comme j’avais payé les quatreplaces, je réclamai mon droit. Ils durent aller s’installer avecles autres. Au fait, si ça les gênait d’aller en diligence, ilsn’avaient qu’à louer une voiture. Mais ce n’était pas une petiteaffaire que de trouver, dans ce temps-là où il n’y avait pasd’auto, une voiture et des chevaux pour grimper au sommet duWesseinstein. Il fallait des chars spéciaux, agencés comme notrediligence, avec sa fourche toujours pendante, prête à mordre laroute dans le recul qui était souvent redoutable. Si je me suisarrêté sur cet incident, c’est qu’il eut une importance terrible,hélas, pour quelques-uns d’entre nous.

** * * *

« Notre promenade commença par une bellecluse d’accès, fraîche, boisée, toute retentissante de sourceslimpides, dans laquelle niche un petit ermitage, fameux à la rondecomme tout ermitage – celui de Sainte-Venère, Venera Einsiedolei,si je ne me trompe, avec des chapelles, des grottes, des roches ensurplomb et, de temps à autre, de superbes carrières de marbresoleurois qui éclataient soudain en tâches aveuglantes sous lesoleil. Trois heures plus tard, on était loin de toute habitation,en pleine forêt, et le soleil avait disparu. De gros nuagescouraient entre les cimes et, peu à peu, un voile noir nous cachatoute la vallée… Par instants, un bruit sourd de tonnerre glissaitvers nous… Mais ce n’était pas encore le tonnerre : c’étaitune lourde luge chargée de bois qui dégringolait la route avec unerapidité foudroyante, sur ses patins que dirigeait quelque gamin,grimpé sur le faîte de cette avalanche. C’est sous la menace d’unprochain orage que nous aperçûmes, enfin, « l’auberge dusang ». Dans ce crépuscule livide, elle ne faisait pointassurément bonne figure avec ses murs épais, trapus, ses fenêtresgrillées, sa vieille porte cintrée, aux vantaux bardés de fer, quidonnait dans la cour où était le fameux puits, le tout recouvertd’un horrible badigeon brunâtre, comme on voit, paraît-il, aux brasde la guillotine. « Oh ! Qu’elle est laide ! »s’écria Maria-Luce. Et il fallait qu’elle le fût, car cetaprès-midi là, je vous prie de croire que nous étions disposés àvoir tout en beau. On ne s’était pas ennuyés dans notrecoupé ! On s’était raconté des histoires et des belles !On en avait fait, des projets. On en avait échangé, des baisers, àla santé de nos deux Italiens.

** * * *

« Au moment où la diligence s’arrêtaitdevant la porte de cette sinistre demeure, une pluie diluvienne,accompagnée d’éclairs et de tonnerre, se mit à tomber… Nous nousjetâmes dans l’auberge, ou plutôt dans une immense cuisine au fondde laquelle s’ouvrait une prodigieuse cheminée où l’on aurait pubrûler un arbre, et qui ne contenait, pour l’instant, qu’un honnêtepetit feu de branches sèches au-dessus duquel bouillait, dans unehonnête petite marmite suspendue à une crémaillère, un pot-au-feu,dont l’arôme, ma foi, était fort agréable. Au-devant de nous étaitvenu le maître du logis, rond comme une barrique, de bon accueil,des petits yeux rieurs, sous des plis de graisse, trois mentons,mais pas ogre le moins du monde : tout sourire.

« “Es-tu rassurée ?” demandai-je àMaria-Luce. “Oui, me répondit-elle. Ils ne nous feront pas cuiredans cette petite marmite-là, et le gros est bien réjoui !…Mais quel temps !” Au fait, le conducteur rentra, ayant dételéses chevaux et les ayant mis à l’abri, car il commençait à montrerun désarroi inquiétant pour l’équilibre de la voiture, sous lescoups répétés du tonnerre. Je demandai à ce brave homme pourcombien de temps nous étions là. Il me répondit : “Pour uneheure… Dans une heure, je repars, quelque temps qu’il fasse !”Je calculai que nous arriverions à l’hôtel du Wesseinstein enpleine nuit, si nous y arrivions ; car sur notre droite, nouslongions un véritable précipice. Ma résolution fut vite prise. Dureste, Maria-Luce fut tout de suite de mon avis. Et j’abordai dansun coin l’aubergiste : “Avez-vous une chambre ?

« – J’en ai deux, me répondit le grosbonhomme, en me dévisageant d’un air goguenard. Vous voulez coucherici ?…

« – Oui, montrez-moi voschambres !…

« – Attendez que je serve le monsieur etla petite dame qui sont dans le salon… et je suis àvous !”

« Ce qu’il appelait le salon était unepetite pièce, au bout de la cuisine, meublée d’une table ronderecouverte d’une toile cirée et de quatre chaises avec, sur lesmurs badigeonnés à la chaux, des gravures représentant lesbatailles du premier Empire. C’est vers ce réduit luxueux etconfortable que notre couple italien s’était dirigé en sortant dela diligence, pour échapper à une promiscuité dont il avait sansdoute déjà trop souffert. Quand le père Scheffer, l’aubergiste,ouvrit la porte qu’ils avaient poussée, j’aperçus le beau ténorcontre la vitre, considérant le paysage d’un air fort mélancolique.Sa compagne, assise, les deux coudes sur la table, ne paraissaitpas plus gaie.

« L’aubergiste revint nous trouver :“Encore deux qui veulent coucher ici ! La promenade ne leurdit rien par un temps pareil… Dépêchez-vous de choisir votrechambre car, entre nous, il n’y en a qu’une de propre !”

« Vous pensez bien qu’on ne se le fit pasrépéter et qu’on lui emboîta le pas. Nous grimpâmes un escalierraide comme une échelle. Par cet escalier, on arrivait, à gauche,au grenier qui s’étendait juste au-dessus de la grande cuisine et,par un corridor à droite, on parvenait à la chambre desvoyageurs. Elle était célèbre, cette chambre : c’était làqu’avaient couché presque tous ceux que l’on avait assassinés.

« “Vous n’avez pas peur, ricana le pèreScheffer en ouvrant la porte. Il est vrai qu’on y vient maintenanten voyage de noces !…

« – C’est notre cas, dis-je.

« – Allons, me voilà tranquille pourvous, répliqua-t-il, vous ne ferez pas de mauvais rêves !…Avez-vous des bagages ?

« – Non. Nous les avons laissés àSoleure.”

« Je m’imaginai que ce détail lecontrariait ! C’est peut-être une idée que je me suis forgéeplus tard ! Plus tard aussi, j’ai cru me rappeler qu’il avaitconsidéré avec quelque attention le sac de Maria-Luce, les bijouxqu’elle portait, et même la grosse bague que j’avais à la main.Mais je n’insiste pas ! Ce fut tellement fugitif. Il nousquitta. Dehors, il pleuvait toujours à verse, mais le tonnerres’était éloigné. À la dernière clarté du jour, cette chambre nousapparut comme un tranquille refuge. Elle était grande et propre,avec un clair papier à fleurettes et à motifs champêtres ; ungrand lit avec des draps bien blancs, un énorme édredon rouge, ungrand fauteuil Voltaire, une cheminée ornée d’un bouquet de fleursd’oranger sous globe, et deux chandeliers de cuivre. Deux gravuressur les murs, des images empruntées à l’œuvre deM. de Chateaubriand, Atala et le Dernier desAbencérages, dont j’expliquai le sujet à Maria-Luce.

« “Nous serons très bien ici, fit-elle…Si tu étais gentil, on ferait une flambée dans la cheminée, et nousdînerions dans la chambre !

« – Bonne idée. Je descends prévenirnotre hôte…

« – Je t’accompagne !s’écria-t-elle… Tu ne vas pas me laisser seule dans cettechambre-là !…

« – Ah ! ça t’impressionne tout demême…

« – Dame ! quand je pense…

« – Eh bien ! viens, et n’y penseplus !…”

« Nous nous trouvâmes au haut del’escalier, devant le grenier dont la porte était poussée… et nousreconnûmes la voix de l’Italien. “Mais ça n’est pas ouneçambre, cela ! s’écriait Antonio dans son charabia, c’estune soupente ! C’est un taudis !…

« – C’est tout ce que j’ai à vousoffrir ! répliqua l’hôte… Je vous ai averti que mon autrechambre était retenue !…”

« La porte fut poussée, et nous noustrouvâmes en face des deux Italiens et de l’aubergiste.

« “Ah ! c’est encore vous,signor ! s’exclama le ténor. Vous m’avouerez que nousn’avons pas de çance.”

« Je ne pus m’empêcher de rire… J’avaisaperçu un lit de fer dans un coin du grenier, lequel était encombréde tous les objets fort peu reluisants que l’on a coutume dereléguer dans ces endroits-là…

« “Assurément, fis-je. Il est difficilede coucher ici, surtout quand on est habitué à un certain confort.Savez-vous ce que je ferais à votre place ? Maintenant, lecoupé est libre ; je repartirais avec la diligence !…

« – Il a raison, fit lasignora.

« – Il se fiche de nous !…” grinçal’autre entre ses dents.

« Je compris que ça allait mal tourner…J’entraînai Maria-Luce et nous rentrâmes dans la grande sallecommune de l’auberge. Malgré la pluie, les voyageurs avaient voulualler voir le puits où les bourreaux jetaient leurs victimes, etils en étaient revenus ruisselants. Ils se firent servir des grogs,cependant que l’aubergiste, toujours goguenard, donnait desdétails : “Probable qu’ils ne buvaient point de l’eau de cepuits-là – chacun a sa délicatesse – mais les paysans d’alentouront continué à s’en régaler. Faut vous dire que les Weisbachfaisaient proprement les choses. Ils nettoyaient bienleurs squelettes. Ils les faisaient bouillir pendant desheures et des heures dans une énorme marmite suspendue à cettecrémaillère-là !…” Sur quoi, les voyageurs demandèrent à voirla marmite, la fourche, la hache et le couteau, enfin tous lesinstruments de supplice qui avaient illustré cette horribleaffaire. “Ils sont dans le réduit… et c’est ma femme quien a la clef.”

« Mme Scheffer ne sepressait pas de rentrer, retenue chez quelque forestier desenvirons par le mauvais temps. Le conducteur annonça, sur cesentrefaites, qu’on allait repartir, et la salle se vida. LesItaliens ne redescendirent qu’après le départ de la diligence. Ilssemblaient avoir pris leur parti de l’aventure, et commandèrentleur dîner.

« Nous les regardions du coin de l’œil.Maria-Luce s’amusait énormément. Je me montrai courtois. Je liaiconversation : “Si j’avais été seul, j’aurais volontiers cédéma chambre”, etc.

« L’Italien me répondit avec unsourire : “Une mauvaise nuit est vite passée !”

« Celle que j’appellerai désormais lacomtesse Orsino, bien que j’ignorasse alors son nom, devintcharmante avec Maria-Luce. “On est volé, lui dit-elle. Cetteauberge n’est pas épouvantable du tout.”

« Une porte s’ouvrit au fond de la pièce.C’était l’hôtesse qui rentrait, Mme Scheffer. Ellese débarrassa d’un énorme manteau et de son capuchon. Et nous nepûmes nous empêcher de tressaillir. C’était plus qu’horrible,c’était sinistre. Sa hideur lui venait particulièrement de ses yeuxqui louchaient, et d’une bouche énorme qui souriait. À part cela,des dents éclatantes, une chevelure blonde magnifique, un nez unpeu fort aux narines férocement sensuelles. Je ne sais pas commentétait la Weisbach, mais cette femelle-là avait l’air de respireravec volupté une odeur de sang. Elle était forte, jeune encore,dans les trente-huit ans, des membres solides, des mains habituéesà des travaux d’homme.

« Derrière elle, apparut bientôt le valetque nous n’avions pas encore vu. Celui-là était carré, un peubossu, et il boitait. Un rouquin à tête de brute. Il jeta sur lecarreau un fardeau sous lequel il disparaissait et se redressa enpoussant un han ! de délivrance. Puis il nous regardaen silence et souleva une trappe sous l’escalier. Il alluma unelanterne qui était là, toute prête, et s’enfonça dans la cave,traînant son fardeau derrière lui. Le patron récurait ses verres.Nul n’avait dit un mot. Ils nous avaient regardés tous trois ensilence, voilà tout.

« “Cette fois, j’ai peur ! mesouffla Maria-Luce.

« – Oui ! Ça prend de la couleur,fis-je. Mais t’en fais pas ! on finira bien parrigoler !”

« Ce fut le patron qui donna le signal,quand sa femme eut disparu dans la cave, derrière le valet.“Comment trouvez-vous ma femme ? fit-il. Croyez-vous qu’elleest assez nature dans une auberge pareille ? Je ne pouvais pasmieux la choisir !…” Je rentrai dans le jeu. “Oui, c’est assezfarce !” La petite comtesse, dans un coin de l’âtre, s’étaitréfugiée à l’ombre de son beau ténor. Antonio Ferrettidit :

« “Mme Scheffer seraittrès bien si elle ne louchait pas.

« – Si elle n’avait pas louché, jel’aurais laissée à ses parents ! répliqua l’aubergiste. Lafemme Weisbach louchait ! Et je ne sais pas si vous avezremarqué mon valet… mais il est bossu et bancal comme Daniel, levalet des Weisbach. J’ai dû aller le chercher jusqu’à LaChaux-de-Fonds.

« – Pourquoi ne riez-vous pas,Olivia ? questionna le ténor qui paraissait s’amuser.

« – Est-ce qu’on a assassiné dans legrenier ?… soupira Olivia.

« – Comment, si on a assassiné ?…s’exclama Scheffer… Je crois bien, qu’on a assassiné !… J’aila collection des journaux, si vous voulez les feuilleter. C’est làque couchait Daniel, et d’où il surveillait la chambre desvoyageurs. Quand il avait des raisons de les croire profondémentendormis, il frappait trois coups sur le plancher, et les Weisbach,qui se tenaient tout prêts en bas et qui n’attendaient que lesignal, montaient.

« “Quelquefois l’affaire était proprementexpédiée, d’autres fois, il y avait du grabuge. Ainsi, Mengal, deBreslau, le président du tribunal, a raconté la goitreuse, s’est sibien défendu que sa femme avait pu s’enfuir… Mais en quittant lachambre, la malheureuse s’était jetée dans le grenier… Là,l’attendait Daniel qui était toujours à l’affût, prêt à intervenir.Il lui a fendu le crâne d’un coup de hache… Vous verrez lahache !…

« – Quelle horreur ! gémit lacomtesse.

« – Oh, ça ce n’est rien ! continual’hôte en haussant les épaules. Il y a bien d’autres histoires etplus intéressantes que celles-là !… Et je n’invente rien…Reportez-vous aux articles relatant ce qui est arrivé à la belledame brune dans le petit réduit… Mais il faut lire ça dans le petitréduit !… Si on est amateur !… Vous verrez la fourcheavec laquelle les Weisbach la caressaient !…”

« Je sentais la main de Maria-Lucetrembler dans la mienne.

« “Passez-moi du feu ! fis-je àl’aubergiste. Et quand j’eus allumé ma pipe : PèreScheffer ! Tu es un sale blagueur !…

« – N… de D… !… Eh bien ! Etl’enquête ?… Et les journaux ?…

« – Possible !… Mais tu me faisrigoler avec ta hache ! Ta fourche !… C’est comme si tume disais que les Weisbach avaient fait cuire leurs victimes danscette marmite-là !…

« – Vous êtes un malin, s’esclaffa-t-il…Mais j’ai trouvé le chaudron qu’il me faut ! Pas plus tardqu’hier !… La femme est allée le payer aujourd’hui, et levalet l’a rapporté avec quelques affaires qui ne feront pas maldans le paysage !… Ça c’est vrai, je soigne le décor !C’est mon idée !… Et quand tout sera arrangé commeavant, on croira y être !… Mais faut y croire !…Quand je vous dis : c’est le chaudron… c’est la hache… c’estla fourche… faut y croire, ou il n’y a pas de plaisir !… Etvous n’êtes pas amateur !… Moi, ce que j’en fais, c’est pourles amateurs !… C’est déjà bien beau que ce soit le réduit,que ce soit le puits, que ce soit l’auberge !… Avec un peud’imagination, on y est !… Sans compter que ma femme et mondomestique, c’est un coup de génie !… Je veux être riche avantdix ans !… Quand je pense que mes prédécesseurs ont remis lachambre des voyageurs à neuf, et qu’ils ont fait ici unsalon !… Les cochons !… S’il est possible d’abîmer commeça l’auberge du sang !”

« Il soupira et puis :

« “Avec vous, vous voyez, je ne fais pasde boniments ! Je vois que j’ai affaire à des voyageursquelconques ! Je montre mon décor à l’envers. Mais il y en aqui m’en voudraient ! Car il y en a qui aimentça !… N’ayez pas peur, ma petite dame, fit-il à lacomtesse, si ça vous gêne de coucher dans mon grenier où on aassassiné cette pauvre madame, je vais vous faire descendre unmatelas dans le salon !…

« – Non ! Nous coucherons dans legrenier ! déclara Antonio Ferretti.

« – Eh bien, et vous ? fit encorel’aubergiste en se tournant vers moi. Ça vous ennuie peut-être decoucher dans la chambre des voyageurs ?

« – Pas du tout… pas du tout !…N’est-ce pas, Maria-Luce ?

« – Oh ! moi, ici, j’ai peurpartout », répondit Maria-Luce.

« Alors nous, les trois hommes, nous nousmîmes à rire. Et les femmes finirent par rire comme nous, mais dubout des lèvres. La mère Scheffer réapparut par sa trappe, suiviedu domestique, et nous ne rîmes plus du tout. Seul Scheffersemblait s’amuser beaucoup de l’effet que produisait son épouse. Ilappelait son valet « Daniel !…”, commel’autre ! Il lui ordonna de tordre le cou à deux poulets,mais Olivia déclara qu’elle n’avait pas faim, qu’elle secontenterait d’un bol de bouillon.

« “Pardon, pardon ! Moi, j’ai faim,protesta Antonio Ferretti. Un poulet ne me fera pas peur !

« – Et toi ? demandai-je àMaria-Luce…

« – Moi non plus, répondit-elle en seserrant contre moi. C’est la seule chose qui ne me fasse pas peurdans la maison !

« – Nous dînons ensemble ? demandaAntonio qui, décidément, avait oublié l’incident de ladiligence.

« – Non, fis-je, je vous remercie… J’aifait faire une flambée dans la chambre… Ma femme et moi nousdînerons chez nous.

« – C’est très bien, chezvous ! répliqua l’autre en souriant… J’ai vu la chambre…Vous avez de la veine !… Je comprends qu’on y reste, aurisque de s’y faire assassiner !

« – Vous êtes gai !

« – Oh ! Je parle pour ceux qui ysont venus avant vous.”

** * * *

« L’hôte faisait entendre un bruit declefs. Il venait d’allumer les lampes, car la nuit était tout àfait venue : “En attendant le dîner, je vais vous faire faireun petit tour ! La pluie a cessé. Nous allons aller au puits,à la grotte, dans l’écurie.” Les femmes hésitaient, nous lesdécidâmes à nous suivre. L’hôte nous précédait, brinquebalant unelanterne… Et dans l’écurie, devant le puits, dans la grotte quiétait à une centaine de mètres de l’auberge, et dont on avait étélongtemps sans soupçonner l’existence, il nous évoqua toutel’histoire et même davantage. Il devait y mettre du sien ! Lescrimes de l’auberge de Peyrebelle étaient de la gnognotte, de lapure gnognotte à côté des crimes de l’auberge dusang !…

« Les Weisbach s’étaient fait, au fond dela grotte, une espèce de four crématoire… Là aussi, on avaitdécouvert dans les cendres des fragments d’os humains tropconsidérables pour pouvoir être confondus avec des os demouton. On a beau faire les esprits forts, nous revînmes decette petite expédition assez impressionnés… C’est avec plaisir quenous retrouvâmes la grande salle de l’auberge avec son âtre… Etpourtant !… Oui… Mais dans l’âtre… les deux poulets tournaientà la broche et répandaient une odeur des plus sympathiques… Levalet bancal les arrosait de leur jus de temps à autre, tout enfourbissant un énorme bassin de cuivre, le long duquel il étaitaffalé.

« “Qu’est-ce que tu fais là ?” luidemandai-je.

« Il leva vers moi sa tête de brute et seremit à frotter.

« “Pas la peine d’interrogerDaniel ! ricana l’aubergiste… Il ne vous répondra pas !…Ce n’est pas que la parole lui manque… mais il a l’ordre de restermuet, comme l’autre, qui l’était vraiment !…Comprenez ?

« – Oui ! Oui !… Ah, si jecomprends !… Compliments ! Vous n’oubliezrien !…

« – Rien… Quand ce chaudron sera dansl’âtre, vous verrez l’effet que j’en tirerai quand je raconterai ceque racontait la goitreuse aux juges.

« – Quoi donc ? demanda Antonio.

« – Eh bien, mais ce qui lui est arrivéla première fois qu’elle a compris quels maîtres elle servait… Il yavait, ce soir-là, quand elle est rentrée de sa lessive, un feu detous les diables dans l’âtre… Elle s’approcha pour voir ce qu’oncuisait là-dedans, elle souleva le couvercle, mais Weisbachaccourut et la renvoya d’une taloche contre le mur… Mais elle avaitvu !… Elle avait vu une tête d’homme qui tournoyait dans lebouillon au milieu des débris de chair. Weisbach lui dit :« Voilà ce que c’est ! La curiosité est toujourspunie !… Si j’étais juste, je t’enverrais voir jusqu’au fonddu chaudron ce qui s’y passe ! Mais j’ai besoin de toi !…En attendant, tu peux toujours te couper la langue !” Lamalheureuse se jeta à ses pieds en jurant qu’elle ne parleraitjamais. Et elle resta !… Parce qu’elle savait bien quel’autre ne la laisserait pas partir !… Depuis ce jour-là,ils ne se gênèrent plus devant elle… Il y avait des nuits même oùils la forçaient à assister à des choses !… Ils l’invitaient àcoups de pied dans le cul à venir dans le réduit !…Tenez !… Descendons dans le réduit ! C’est le plusbeau. »

« Et il reprit sa lanterne…

** * * *

« Les femmes se regardèrent. Puis un coupd’œil jeté sur le bancal qui les fixait en dessous, tout enfrottant son chaudron, les décida encore. Derrière l’homme, nousdescendîmes dans la cave. Un escalier gluant… Une corde graisseuse…Les ténèbres, et puis ce lumignon en avant. On entendait maintenantdes coups sonores comme un marteau qui frapperait sur des chaînes.C’était cela, en effet, quand, au bout d’un corridor souterrain,l’homme eut poussé une porte. Il y avait une autre lanterne parterre, sur le sol humide du caveau. Et, accroupie, la mère Schefferétait là qui fixait un bout de la chaîne à un anneau, dans le mur,où était accrochée une lanterne. Au bout de la chaîne, il y avaitun carcan de fer. Elle nous tournait le dos. Elle ne se dérangeapas. Elle frappait comme une enragée. Et puis, elle s’arrêta uninstant. L’homme dit :

« “Ça, j’ai été obligé de le faire faire.Mais c’est de la vieille ferraille tout de même. Ça tiendra lecoup, une fois que le carcan sera bien rouillé. Vous verrez qu’il yaura des amateurs pour y découvrir des taches de sang !…

« – Quel animal ! murmurai-je… Iln’y a vraiment pas moyen de s’ennuyer avec vous !…

« – N’est-ce pas ?… Et avec ma femmedonc !… Tenez, elle va vous faire le boniment ; elle vavous raconter l’histoire de la jolie femme brune dans le petitréduit. Ça vaut le jus !…

« – Vous devriez installer votre petittruc à Paris, boulevard Rochechouart. À côté du cabaret de Bruant,ça aurait du succès !

« – Je connais ! fit-il… On avoyagé… C’est pas les louftingues qui manquent…”

« Ce caveau n’était pas très grand, maisil y avait place tout de même pour une petite exposition. À desclous enfoncés entre les pierres, pendaient un énorme couteau bienrouillé, une scie, une hache et tous objets nécessaires à unaubergiste qui entendait son métier comme feu Weisbach. Dans uncoin, un aiguillon à bœuf et une fourche ; contre le murencore, des tenailles. Puis des loques informes qui pendaient etqui avaient perdu toute couleur, qui avaient été autrefois,paraît-il, des vêtements ; dans un autre coin, un tas dedétritus, où l’on démêlait des morceaux de cuir qui avaient été desbottes.

« “Remarquez que nous n’avons rieninventé. Vous lirez ma collection de journaux. Tout y est ! Ona trouvé tout ça !… Malheureusement, la justice a tout gardé.J’ai remplacé tout ça le mieux que j’ai pu !…” Et il riait.“Vas-y ! À toi !” fit-il à sa femme.

« Alors elle se dressa et elle marchavers nous. Nous reculâmes. Cette bouche énorme, ces yeux bigles, jeles verrai toute ma vie, et tout ça éclairé fantastiquement,farouchement, par les feux sanglants et croisés de deux lanternesdont l’une était restée par terre. Quel relief ! Quelleeau-forte !… La femme étendit les deux bras et s’empara del’aiguillon et de la fourche. Et elle parla en regardant la petitecomtesse d’une façon si terrible que l’autre détourna la tête…Quelle voix !…

** * * *

« Le père Scheffer nous dit : “Voussavez, elle ne boit que sa rincette comme tout le monde après lecafé au lait du matin !… Sacrée Annette – encore une qu’ilappelait Annette comme l’autre ! Vous allez voir lephénomène !” Elle dit, toujours en fixant la petitecomtesse : “L’une de ces dames ne veut pas essayer lecarcan ? Madame a beau être blonde, ça ferait l’affairetout de même !” Mais cette proposition n’eut aucunsuccès. Annette eut un horrible sourire : “Chacun son goût.Voilà comment ça se passait ! C’est la goitreuse qui l’adit : il est venu une fois une jolie femme brune. Un monsieurentre deux âges l’accompagnait. Ils ne devaient pas être mariés.C’étaient des gens riches qui avaient des bijoux. Un accident devoiture les avait forcés à s’arrêter à l’auberge. Le cocher étaitredescendu à Soleure et devait revenir les chercher le lendemainavec une autre voiture. Quand il revint, on lui dit que les deuxamoureux étaient partis de grand matin, et qu’ils avaient laissé del’argent pour le cocher, lequel prit son dû et s’en retourna sansplus s’occuper de ses clients… Or, ses clients n’avaient pas quittél’auberge…

« “Le monsieur, assommé par Daniel etdécoupé par Weisbach, était déjà dans le chaudron… Quant à la belledame brune, elle était vivante encore dans le petit réduit… Elle ya vécu quinze jours, à ce qu’a dit la goitreuse… Toutes les nuits,l’auberge fermée, ils descendaient lui faire une petite visite…C’était là qu’ils l’avaient enchaînée… et qu’ils lui avaient passéce carcan-là au cou !… Un soir que la goitreuse entendait descris, elle se glissa dans la cave… Mais Weisbach, qui avaitl’oreille fine, la découvrit. Il la traîna dans le caveau :Faut que tu voies, lui dit-il, faut que tu voies cequi t’arrivera si t’as la langue trop longue !… Et elle avu ! La jolie femme brune était toute nue, attachée là commeje vous dis ! Elle n’était déjà plus qu’une plaie !… Etla Weisbach, tantôt avec sa fourche, tantôt avec son aiguillon, luicaressait les côtes.”

« Ce disant, la mère Scheffers’actionnait. Et ce qu’elle racontait était moins horrible que cequ’elle faisait !… À demi-repliée sur elle-même, un mauvaiséclair dans les yeux, son énorme bouche baveuse, elle lançaitcontre le mur où s’accrochait la chaîne tantôt sa fourche, tantôtson aiguillon, avec un entrain qui cessait tout à coup d’être de lacomédie, et qui devenait de la rage et peut-être de la volupté.

« “La garce ! glapissait-elle… Ellela crevait, cette pauvre jolie dame ! Comme ça ! Commeça !… Et aïe donc ! Aïe donc… Dans les côtes… et partout…pendant que l’autre hurlait… : ‘T’es belle maintenant…Ah ! te voilà belle. Ton amoureux peut venir !… Tiens,encore celui-là ! Te voilà maintenant plus belle quemoi !’ Faut vous dire, fit la Scheffer en haletant et en seretournant vers nous, ou plutôt vers la petite comtesse quis’appuyait contre le mur pour ne pas défaillir…, faut vous dire quela Weisbach était laide comme les sept péchés capitaux ! Etqu’elle louchait ! Alors, n’est-ce pas ?… Elle ne pouvaitpas voir deux beaux yeux (et, ce disant, la Scheffer regardait lesyeux de la petite comtesse) sans avoir envie de lescrever !…

« – Allons-nous en !… Allons-nousen !… s’écria Olivia Orsino. Je ne veux pas rester une secondede plus ici !…”

« Et elle se sauva du caveau. Nous lasuivîmes tous. Derrière nous, Scheffer disait avec un grosrire : “Je vous ai dit qu’elle était impitoyable !…Ah ! elle répète bien sa leçon !… Mais ne vous en faitespas !… À part ça, elle est douce comme un mouton… Et bonnecuisinière, vous savez !” Et puis ce fut la voix de la femmequi nous avait rejoints :

«“ Je vous ai fait peur, hein ? Ehbien ! Il faut la raconter, ça fera venir du monde !”

« Je sentais Maria-Luce toutefrissonnante… Nous étions tous un peu pâles quand nous nousretrouvâmes dans la salle de l’auberge. Nous nous regardâmes etfinîmes par éclater de rire… excepté la comtesse quimurmurait : “Quelle horrible, horrible femme !

« – Avec tout ça, vous ne connaissez pasla fin de l’histoire…” dit Scheffer en piquant les poulets pour serendre compte du degré de cuisson. Il arrêta le mouvementd’horlogerie qui les faisait tourner…

« “Ils sont à point ! Vous m’endirez des nouvelles avec une bonne salade !… La fin del’histoire, la voilà ! C’est le jour où la goitreuse a ététraînée dans le cachot que la Weisbach a crevé avec sa fourche lesdeux yeux de la petite femme brune pour lui apprendre à les avoirplus beaux que les siens !…

« – Louche, maintenant ! Louche,qu’elle lui disait !… acheva la femme Scheffer en se chargeantd’une pile d’assiettes prises dans un grand bahut.

« – Eh bien, en voilà assez !déclarai-je… nous avons assez pris l’apéritif… À tablemaintenant !”

« Maria-Luce me dit tout bas : “Tune sais pas ce que m’a dit l’Italienne ?… Elle demande quenous ne nous quittions pas. Dînons en bas avec eux !

« – Ah non ! protestai-je… Moi,toutes ces histoires-là, je m’en fous ! Et je veux avoir mapetite femme pour moi tout seul !…”

** * * *

« Nous prîmes congé du couple, etj’entraînai ma femme dans l’escalier. Nous eûmes quelque peine àretrouver notre chambre dans le singulier corridor. Vous vousrappelez l’argumentation du docteur Festus : “Je veuxretrouver ma chambre. Or, ma chambre est au numéro 19. Donc, enallant au numéro 19 je retrouverai ma chambre.” Ce disant, et telun fil conducteur en main, le bonhomme pousse toujours plus avant.Mais à peine a-t-il progressé qu’un escalier inattendu serencontre. Alors il trébuche, et le descend d’un trait sur lesreins. Nous aussi, nous faillîmes dégringoler de même sorte… Dureste, l’histoire des Weisbach comporte quelques incidents de cegenre. Le voyageur montait. Le valet l’attendait dans l’ombre enhaut des marches, et le précipitait. Les aubergistes l’attendaienten bas, et son compte était bon.

« Enfin, plus heureux que le docteurFestus puisqu’il n’y avait qu’une chambre dans cet hôtel, nousfinîmes par la découvrir ; mais j’avais ouvert plusieursportes donnant sur de petites pièces encombrées de caisses et dedébris de toute sorte, et je me demandai pourquoi, dans uneauberge, on n’utilisait point un espace aussi précieux.

« Quand le père Scheffer nous servitnotre souper, devant un bon feu, sous une honnête lampe de famille,je ne pus m’empêcher de l’interroger à ce propos. Il me réponditque ce serait beaucoup de frais, peut-être inutiles… Enfin, aprèsune hésitation, il ajouta : “Mon idée est que le vieuxWeisbach ne tenait point à avoir beaucoup de voyageurs à lafois…”

« Et il s’en alla, après avoir déposé surla table une bouteille de Champagne et nous avoir souhaité unebonne nuit.

** * * *

« Maria-Luce me dit : “Tu ascompris ?… Mais pourquoi lui aussi laisse-t-il les chosesen l’état ?

« – Il vient d’arriver, cet homme !…Laisse-lui le temps !… Tu ne vas pas te faire desimaginations ?…”

« À la fin du souper, je l’avaisreconquise tout à fait… Nous avions vidé gaiement notre bouteilleet, ma foi, nous ne pensions plus guère à toutes ces horreurs, etnous allions nous mettre au lit, quand on frappa un coup léger ànotre porte… Il n’y avait point, à cette porte, de verrou, mais ily avait une clef, et aussi une espèce de crochet que l’on glissaitdans un piton fixé dans le chambranle. Je demandai : “Qui estlà ?

« – N’ouvre pas !” me soufflaMaria-Luce, déjà terrorisée… Il faut dire que nous avions prolongéla soirée et que l’on pouvait déjà nous croire endormis…

« “Ouvrez ! Ouvrez vite !” fitune voix sourde que je reconnus pour être celle de l’Italien.Alors, j’ouvris. L’homme se jeta dans la chambre et repoussa laporte. Il avait la figure pâle, ravagée, et semblait en proie à laplus folle émotion…

« “Je viens vous avertir ! nousjeta-t-il, la voix tremblante… Du premier, on entend tout ce qui sedit dans la cuisine. Ces gens-là sont des assassins !… J’aientendu la femme qui disait au père Scheffer : ‘Qu’est-ce quenous craignons ?… Si on découvre leurs os… on croira quec’est encore l’autre affaire !…’ Vous comprenez que nousne restons pas une seconde de plus dans cette caverne !… J’aitrouvé une corde dans le grenier. Habillez-vous et faites commenous !”

« Maria-Luce était déjà à demidéshabillée. J’avais jeté mon veston sur une chaise…

« “En voilà une histoire !m’exclamai-je ahuri…

« – Tu n’as pas vu les yeux de lafemme !” fit Maria-Luce en claquant des dents. Voyant que jen’étais pas décidé, l’Italien ne perdit pas son temps à insister etdisparut…

« “Partons ! Partons !suppliait-elle… Tu n’as même pas un revolver…”

« C’était vrai !… Et puis, on nerésistait pas à Maria-Luce… Je pris le sac et deux minutes plustard nous étions dans le grenier… Nous y étions arrivés déchausséspour ne pas faire de bruit… La petite porte en bois plein de lalucarne était restée ouverte… La corde y était attachée au crochetd’une poulie… Et les Italiens étaient déjà loin !… Nous nousrechaussâmes hâtivement… J’aperçus alors une lueur qui filtraitentre deux lattes du plancher… Cela venait de la cuisine… J’essayaide voir… mais je n’apercevais rien… Seulement, j’entendis la voixde Scheffer : “Par lequel faut-ilcommencer ?”

** * * *

Chanlieu en était là de son récit, quand lecommandant Michel donna un coup de poing sur la table, où dansèrentles soucoupes de l’apéritif :

– Je l’attendais, celle-là !… Tu as de lalittérature !… Mais dans l’histoire de Paul-Louis Courier,l’aubergiste dit : « Faut-il les tuer tousdeux ? » et il ne s’agissait que de deux chapons !…Tu nous prends pour des oies, Chanlieu !

– Minute ! dit Chanlieu. Je ne sais pasce que tu racontes avec ton Paul-Louis… que je n’ai vu ni d’Ève nid’Adam… Et si vous êtes des oies, prenez-vous-en à vos parentsrespectifs… Moi, je raconte l’aventure telle qu’elle m’estarrivée.

– Laisse-le donc finir ! fit Dorat… Moije comprends qu’il ne devait pas être à la noce…

– Non, mon vieux, je n’étais plus à la noce…Et Maria-Luce non plus !… Et je te prie de croire que nousavons joué la fille de l’air !… Je refis un nœud à la corde,je l’empoignai. Maria-Luce, à qui j’avais passé le sac quicontenait une assez forte somme et nos objets de toilette, se mitsur mes épaules… Et, arrivés en bas, nous nous mîmes à courirpendant dix bonnes minutes… Nous descendions du côté de Soleure, auhasard d’un sentier, n’osant nous risquer sur la grand-route… Jepensais retrouver les Italiens… mais en pleine obscurité, nous nouségarâmes !… Du reste, nous glissions, nous tombions sur laterre détrempée…

– Eh bien, vous en aviez une colique !ricana Michel.

– Au vrai, je ne pouvais plus arrêterMaria-Luce qui croyait que nous étions poursuivis et que lesbandits allaient nous abattre à coups de fusil… Le plus terriblefut que la pluie se remit à tomber. Et comment !… Ah, mesenfants ! Quelle nuit ! Sous des tombereaux d’eau !…Dans la forêt… perdus ! Je n’ai jamais passé des heurespareilles à cause de Maria-Luce que j’ai dû finalement porter commeune enfant qui n’était plus qu’une loque ruisselante… Enfin, unelumière !… Une cabane de paysan !… On nous recueille… Onnous réchauffe… On nous donne un lit… On fait sécher nos vêtements…Je vide mes poches… Dans celle du veston, je trouve un mot sur unbout de carton :

« Merci pour la chambre… Je vous laissele coupé ! Serviteur. »

– Eh bien ! Je l’aurais juré !…Faut-il que tu sois gourde ! s’exclama le commandantMichel.

– Minute ! fit encore Chanlieu… Ce n’estpas fini !… Vous pensez si je suis pris d’une belle ragedevant cette stupide plaisanterie, qui, vu l’état de ma pauvreMaria-Luce, risquait de devenir criminelle… J’avais beau lafrictionner… je n’arrivais pas à la réchauffer… Elle fut prised’une belle fièvre. Le lendemain, j’envoyai chercher un docteur àSoleure, et nous ne pûmes quitter cette demeure hospitalière quedeux jours plus tard.

** * * *

« À quelque temps de là, installés dansnotre bonheur tout neuf, ces heures affreuses s’étaient effacées denos esprits. Cependant, la pâleur persistante de Maria-Lucem’inquiétait… Un ami, de retour d’Italie, laissa un journal cheznous. Je pris la gazette, amusé de parcourir les nouvellesitaliennes, quand mes yeux furent accrochés par unentrefilet :

La plus grande inquiétude règne dans lahaute société milanaise. La comtesse Olivia Orsino, partie il y adeux mois pour un court voyage en Suisse, n’a donné aucunenouvelle. Le fameux ténor Ferretti l’accompagnait ; ils n’ontpas reparu… Aucun indice ne permet d’avoir l’espoir de lesretrouver. On les savait très passionnés de haute montagne… Oncraint le pire…

« En un éclair, je revis l’expression dela femme du père Scheffer fulminant : “L’une de ces damesne veut pas essayer le carcan ? Ça fourrait fairel’affaire !… Faut vous dire que la Weisbachlouchait ! Alors, n’est-ce pas ? elle nepouvait pas voir de beaux yeux !” Et la Scheffer biglaitvers les yeux de la petite comtesse… En fin de compte, nousl’avions échappé belle !… Mais, l’esprit malin continuant sonœuvre, je ne sus que plus tard que Maria-Luce paierait, elle aussi,de sa vie cette nuit infernale…

Chapitre 4LE NOËL DU PETIT VINCENT-VINCENT

 

Aux cinq vieux loups de mer qui venaient tousles soirs prendre l’apéritif à la terrasse d’un café de laVieille-Darse, à Toulon, en se racontant des « histoiresépouvantables », se joignait quelquefois un sixième personnagequi paraissait encore plus vieux loup de mer que Zinzin, lequelavait fait vingt ans de cabotage dans les mers de Chine, que Dorat(l’ex-capitaine au long cours Dorat), que Bagatelle (qui avaitépousé une Siamoise), que Chanlieu (ce bougre de Chanlieu qui avaitjadis répandu les bienfaits de la civilisation parmi les indigènesde l’Afrique occidentale, entre le Niger et le Congo), que lecapitaine Michel (qui avait gardé le goût de la chair humaine aprèsl’histoire d’un séjour de plusieurs semaines sur un radeau de laMéduse dont les naufragés étaient revenus, après s’être plus oumoins grignotés, manchots ou culs-de-jatte).

Ce sixième personnage, « Mossieur »Damour (Jean-Joseph, Philibert), avait fait toute sa carrière dansles bureaux des « Messageries extrême-orientales » etparlait des escales du Pacifique comme nous parlons, nous autres,de La Varenne-Saint-Hilaire ou de L’Isle-Adam.

À dire vrai, il n’avait jamais mis les piedssur un bateau, et n’avait quitté Paris que le jour de sa retraiteMais il avait une figure si tannée, la peau si rude, le poil sirebelle, une pipe de terre si courte, si culottée, une démarche sitypique défiant tous les roulis, que rien qu’à le voir, ondisait : « En voilà un qui a bourlingué ! »

Nos mathurins y avaient été pris et luiavaient fait bon accueil quand, un jour de presse, il leur avaitdemandé, en soulevant son béret basque à queue de rat, lapermission de s’asseoir à leur table. Il y était revenu, et il leuravait fallu quelques mois pour s’apercevoir que Jean-Joseph (ainsiappelaient-ils « Mossieur » Damour), qui s’était d’abordprésenté comme capitaine, n’avait jamais voyagé.

L’animal donnait des détails tellement précissur les plus lointaines contrées du globe, rectifiant les dires dechacun, connaissant sur le bout du doigt l’histoire des paquebots,depuis leur naissance jusqu’à leur mort, plus ou moins dramatique,qu’ils en avaient eu longtemps le bec clos. Mais le jour où lavérité fut enfin découverte, ce fut un beau tapage ! Inutilede dire qu’ils se payèrent sa tête avec fureur. C’était bien leurtour. Ce qu’ils ne comprenaient point, par exemple, c’est qu’aprèsplus de trente ans de paperasse, il ait pu montrer une figurepareille :

– Il doit se la faire tous les matins !disait le capitaine Michel.

– Oui, surenchérissait Zinzin, il se bichonneau Lion Noir !

** * * *

Pendant quelque temps, on ne le revit plus,puis il réapparut avec un jeune homme d’une vingtaine d’années quinaviguait vraiment, celui-ci ! Il n’en paraissait du reste pasplus fier pour ça ; il était d’une pâleur de fille et il necachait pas qu’à chacun de ses voyages il avait le mal de mer.« C’est mon fils adoptif, le jeune Vincent-Vincent ! Unvrai marin !… » déclarait Jean-Joseph avec orgueil.

Chaque fois que Vincent-Vincent revenait àToulon, Jean-Joseph en était si fier qu’il n’était pas rare de levoir arriver à la Vieille-Darse, roulant plus que jamais, du ventdans les voiles, quoi !

Ce jour-là, il apparut saoul comme trente-sixgabiers.

– Qué bordée ! fit ce bougre de Chanlieu,d’où viens-tu donc, Jean-Joseph ?

– Je reviens de Marseille embarquer lepetit ! répondit Jean-Joseph d’une voix fort attendrie, et ilse prit à chialer.

– Puisque ça te fait tant de peine et que çalui cause si peu de joie, émit le capitaine Michel, il y a d’autresmétiers !

– Non ! répliqua l’autre péremptoirementen avalant sa verte.

Personne ne le contredit, car ils étaient tousdu même avis.

– Et puis, ajouta Jean-Joseph, je ne veux pasqu’on se paie un jour sa gueule comme on s’est offert celle de sonpère adoptif !… Pauv’petit !…

Là-dessus, il se remit à pleurer comme seulssavent pleurer les hommes saouls qui ont un chagrin immense…

– Allons ! Dis-nous la vérité !exprima Bagatelle qui avait l’imagination galante, ce p’tit-là,c’est toi qui l’as fait ?

– Non ! fit l’autre rudement dans seslarmes. C’est pas moi le père !… Le père, il a étéassassiné !…

– Pauv’petit !… fit entendre à son tourZinzin, pour dire quelque chose.

– Oui ! Pauv’petit !… Parce que jevais vous dire, sa mère…

– Quoi, sa mère ?…

– Eh bien, sa mère, elle a été assassinéeaussi !…

– N… de D… ! jura Bagatelle.

– Ça, dit Zinzin, c’est une histoireépouvantable !…

– Plus épouvantable que celles que je vous aientendus raconter !… émit Jean-Joseph dans un hoquet.

– C’est à voir ! fit le capitaine Dorat…Car il n’y a pas à dire, nous sommes un peu là pour les histoiresépouvantables !

– Elle n’est pas plus épouvantable que cellequ’est arrivée au capitaine Michel, déclara Zinzin…

– Je vous dis que si !… Seulement faut ledire à personne ! C’est un secret ! souffla l’autre dansun second hoquet.

– Cesse de pleurer, commanda Michel, etraconte-nous ça !… Ça te soulagera !…

Chanlieu dit, assez méprisant :« Sans compter que ça arrive tous les jours, un père et unemère assassinés !… Moi, je ne vois rien d’épouvantablelà-dedans !… Qui étaient les assassins ?… »

Jean-Joseph s’essuya les yeux avec sonmouchoir à carreaux et dit :

– Il n’y avait pas d’assassins !…

– Comment ! Ils ont été assassinés et iln’y avait pas d’assassins…

– C’est bien ce qu’il y ad’épouvantable ! soupira Jean-Joseph… On a retrouvé lesmalheureux étripés avec un couteau de cuisine, une vraie boucherie,quoi !… Les entrailles du vieux traînaient sur le tapis et lavieille avait gardé le couteau en plein cœur !…

– Alors quoi ? Ils s’étaientdisputés ?

– Disputés ! releva Jean-Joseph, l’œilmauvais. Les pauv’vieux ! On voit bien que tu ne les as pasconnus !… C’étaient des gens qui ne se sont jamais disputés deleur vie !… Et ils n’ont pas commencé ce jour-là, ça, je peuxle dire !… Je suis même le seul à pouvoir vous l’affirmer, foide Jean-Joseph !… Non ! On les a assassinés à la suited’un cambriolage !…

– Alors, pourquoi que tu nous dis qu’il n’yavait pas d’assassins ? C’est les cambrioleurs qui les ontassassinés !

– N’y avait pas de cambrioleurs ! coupanet Jean-Joseph.

– M…, dit Chanlieu.

– S’fout de nous ! gronda Dorat.

– Laissez-le raconter son histoire !commanda Michel.

– Je n’ai plus rien à dire, déclaraJean-Joseph.

Cette fois, tous les autres cinq éclatèrent derire. Ce que voyant, Jean-Joseph fut pris d’une vraie colère.Maintenant, il voulait raconter son histoire, et comme les autrescontinuaient à rigoler, il fit sauter les soucoupes d’un coup depoing sur la table et dit :

– Je vous jure que tout à l’heure vous nerigolerez plus !

– Eh bien, va ! On t’écoute !

– En ce temps-là, commença Jean-Joseph, monport d’attache était rue Germain-Pilon…

– Paris-Port de mer ! goguenardaChanlieu.

– N… de D… ! Je ne dirai rien tant que cecochon-là sera là !

– J’vas faire un tour ! fit Chanlieu ense levant… Les histoires épouvantables de la rue Germain-Pilon,très peu pour moi !… J’aime mieux aller au cinéma !…

Quand il fut parti, Jean-Josephreprit :

– Je ne sais pas si vous connaissez la rueGermain-Pilon ; c’est une petite rue qui grimpe du boulevardextérieur à la Butte-Montmartre. C’est là que j’ai connu lesVincent. Ils étaient, comme on dit, à leur aise, et des amiss’étaient souvent étonnés de les voir rester dans un quartier quipassait pour dangereux, mais ils répondaient à cela que depuisquinze ans il ne leur était rien arrivé, qu’ils sortaient rarementle soir et qu’ils préféraient habiter une petite maisonnette aveccour et jardin qu’un appartement dans un immeuble où plusieursfamilles se heurtent quotidiennement sur le même palier.

« J’étais leur voisin et, bien qu’ilsfussent peu liants, nous nous étions pris d’amitié à cause du petitque je gâtais chaque fois que l’occasion s’en présentait. J’aitoujours adoré les enfants… Un soir de Noël…

– Ah ! C’est une histoire de Noël !grogna Zinzin, je repasserai !… Et il alla rejoindreChanlieu.

– Y a-t-il une histoire de femme, dans tonhistoire de Noël ? demanda Bagatelle.

– Oui !

– Eh bien ! Va !…

– Un soir de Noël (j’étais absent à cemoment-là de Paris, sans quoi tout cela ne serait peut-être pasarrivé), Mme Vincent descendit à pas feutrésl’escalier qui conduisait à la salle à manger où son maril’attendait, les pieds sur les chenets.

« – Le petit dort-il ? demandaM. Vincent.

« – Comme un ange, répondit la bravefemme.

« Ils adoraient cet enfant de leur âgemûr. Sa venue tardive, en même temps qu’elle les avait remplis desatisfaction, les avait comblés d’une joie presque surhumaine.Mme Vincent avait quarante-cinq ans quand cebonheur leur était arrivé, et M. Vincent cinquante-cinq. Onvoit de ces miracles ! C’était un ménage modèle. Ils avaientvécu jusqu’alors l’un pour l’autre. Ils ne vécurent plus que pourle petit. Ils lui donnèrent le prénom de Vincent, et comme son nomde famille était également Vincent, cela faisait que les voisins,voyant passer l’enfant dans les bras de sa mère, disaient :“Tiens ! Voilà le petit Vincent-Vincent qui va faire son tourde boulevard !…”

– Moi aussi ! déclara Dorat… et il seleva.

– Attends au moins l’histoire de lafemme !… lui dit Bagatelle.

– Je m’en fous !… Jean-Joseph n’est pasdrôle !… Il n’est même plus saoul !…

– Jean-Joseph ! fit Bagatelle, jure-moique l’histoire de la femme vaut le coup !…

– Je dirai, répliqua Jean-Joseph, qu’il estimpossible d’imaginer quelque chose de plus atroce !…

– Et c’est une histoire d’amour ?

– Tu parles !… D’amour jusqu’à lamort ! Mais si t’es sensible, vaut mieux que tu t’enailles !… Car une mort pareille, on n’en voit pas souvent dansles histoires d’amour !

– Je reste ! décida Bagatelle.

Mais Dorat était déjà allé rejoindre les deuxautres.

Devenu impassible, oubliant de rallumer sonbrûle-gueule, Jean-Joseph continua, dans des termes où revivaitl’employé modèle d’autrefois.

– Il serait tout à fait oiseux d’entrer dansles détails d’une première éducation qui ne tendait à rien moinsqu’à faire du petit Vincent-Vincent l’enfant le plus insupportablede la terre. Rien n’était trop bon, rien n’était trop beau pour lepetit Vincent-Vincent. Les deux époux avaient été des premiersemployés de la fameuse maison de nouveautés Ici on habille trèsbien et, quand le petit vint au monde, ils gagnaient bon anmal an, avec les gueltes, une vingtaine de mille francs, ce quileur avait permis, grâce à leurs goûts médiocres, de sérieuseséconomies.

« Après l’événement, tout en n’hésitantpas à dépenser à tort et à travers pour le petit, ils devinrentavares pour eux-mêmes. Plus de petites fêtes, plus de théâtre, plusde parties le dimanche, plus de soirées où l’on invite les amis.“Tout cela était autant de gagné pour l’enfant qui le retrouveraitplus tard.”

« En attendant qu’on le lançât dans lemonde, Vincent-Vincent s’était endormi ce soir-là, qui était, commeje vous l’ai dit, celui de Noël, après avoir déposé ses petitssouliers dans un coin de l’âtre de la salle à manger.

« – Vincent, viens m’aider ! Nousallons dresser l’arbre de Noël !

« – Oui, c’est ça ! Préparons-luiune belle fête ! Que tout soit prêt quand il se réveillera, lecher petit !

Bagatelle souffla :

– N… de D…, t’oublies rien ! Mais commentque tu sais tout ça puisque tu n’y étais pas ?…

– C’est le père Vincent qui m’a tout raconté,dans le détail, comprends-tu ?

– Non ! fit Bagatelle, je ne comprendspas, si c’est ce soir-là qu’il a été assassiné !…

– C’est ce soir-là, précisa la voix de plus enplus lugubre de Jean-Joseph…

– Eh bien alors ?

– Eh bien alors, il me l’a raconté après qu’onl’a eu assassiné !

– Le chameau ! Il nous a jusqu’à lagauche !… Mais j’attends l’histoire de la femme !… Après,on verra…

– Nous y sommes ! déclara Jean-Joseph.C’était leur habitude, depuis la naissance de Vincent-Vincent,d’ériger après dîner, dans la salle à manger, l’arbre de Noël et dedisposer tous les jouets qu’ils avaient achetés ; puis ilssortaient faire un tour, allaient assister à la messe de minuit etrevenaient chez eux, allumaient les bougies roses, montaient auprèsdu petit que la bonne avait veillé, le soulevaient doucement et nele réveillaient que devant la splendeur illuminée de cette fêteenfantine. Ainsi firent-ils cette fois encore.

« Cette nuit, il y avait fête foraine surle boulevard. La chaussée et les terre-pleins étaient envahis parles baraques de toile. La température était douce. Les trottoirsétaient encombrés d’une foule joyeuse et les consommateurs auxterrasses des cafés s’attardaient à regarder tout ce mouvementqu’accompagnait la musique endiablée des manèges et descarrousels.

– C’est Vincent qui t’a raconté tout ça aprèsqu’on l’a eu assassiné ?

– Oui ! tout !…

– Il devait avoir soif !…

– Je lui ai donné à boire ! fitJean-Joseph, et il a rendu le dernier soupir…

– Sans avoir recommandé une tournée ?

– Non, mais après m’avoir recommandé sonpetit !

– Mais la femme, n… de D…

– La voilà !…

Imperturbable, maintenant, Jean-Joseph repritle fil de son histoire.

– M. et Mme Vincentpoussèrent jusqu’à la place Blanche et descendirent rapidement ducôté de l’église de la Trinité où ils avaient dessein d’entendre lamesse de minuit.

Ce fut au tour du capitaine Michel de selever.

– Où vas-tu ? lui demanda Bagatelle.

– Mes convictions religieuses, exprimadoucement le capitaine Michel, m’empêchent d’aller à la Trinitéentendre la messe de minuit. Tu m’excuseras, Jean-Joseph, je suisde l’Église réformée…

– Eh ! vieux parpaillot ! clamaBagatelle… Attends au moins son histoire de femme !

– Un vieux parpaillot, prononça solennellementle capitaine, ne se plaît pas aux histoires de femmes… Ni même debonnes femmes, ajouta-t-il en saluant la compagnie.

Jean-Joseph restait seul en face de Bagatelle.Il continua, il serait resté en face de ses soucoupes qu’il ne sefût point arrêté. Son histoire le tenait. C’était la première foisqu’il la racontait et ce serait sans doute la dernière. Il voulaitse prouver à lui-même que lui aussi savait raconter des« histoires épouvantables ».

– Arrivés à l’église, les Vincent ypénétrèrent bien que la cérémonie ne dût commencer qu’une heureplus tard. Ils s’en furent tout de suite à la crèche ets’agenouillèrent sur les marches devant l’Enfant-Jésus étendu entrel’âne et le bœuf au milieu de l’étable. « Il ressemble àVincent », fit M. Vincent. Mais sa femme ne lui réponditrien. Elle était plongée dans une prière si ardente et si profondeque les lumières et les chants, la foule qui vint la bousculer,n’eurent point le pouvoir de lui faire relever la tête. La messefinie, son mari dut lui mettre la main sur l’épaule pour la fairesortir de cette pieuse léthargie. Elle lui montra un visage decire.

« – Mon Dieu ! dit-il, comme tu tefais du mal à prier ! Viens ! Je suis sûr que Vincent estdéjà réveillé et qu’il nous attend…

« – Oui, oui… dit-elle… Sauvons-nous.

« Et elle l’entraîna comme si elle sesauvait en effet. Il avait peine à la suivre. Essoufflé, il essayasur le boulevard de lui faire ralentir le pas.

« “Non, non ! dit-elle, rentronsvite.” Il pensa qu’à cette heure elle avait peur dans les rues. Defait, l’aspect de ce coin de Paris n’avait plus rien de rassurant.La fête avait tu ses flonflons. De rares lumières éclairent mall’avenue déserte et, au coin des petites rues obscures, les ombreslouches de quelques chevaliers à casquette surveillaient les alléeset venues des pauvres filles attardées sur les trottoirs. Ilsarrivèrent cependant à la rue Germain-Pilon sans encombre.

« Aussitôt qu’ils furent dans leur salleà manger, la lampe allumée, la vue de l’arbre de Noël semblachasser toutes les vilaines images du dehors. M Vincent, au pied del’escalier, appela la bonne d’une voix sourde, pour ne pasréveiller le petit, mais celle-ci ne répondit pas. Comme il voulaitmonter, Mme Vincent lui dit : “Elle s’estendormie à côté de Vincent. Laisse-la et finissons d’arranger toutici.” Alors ils mirent aux branches déjà chargées lespolichinelles, les poupées et les petites inventions mécaniquesachetées dans les boutiques en plein vent du jour de l’an. Le papaVincent s’apprêtait à glisser dans les souliers de l’âtre ungénéral et une trompette, quand il en fut empêché par la maman quilui dit : “Non ! non ! Pas dans les souliers !…Ne mets rien dans les souliers, c’est mon affaire !…”

« Et elle étendit une nappe sur un coinde table, y disposa des verres, des assiettes et des gâteaux etsortit du buffet une bouteille de champagne. Enfin ils allumèrentles petites bougies roses de l’arbre de Noël. Ce fut uneillumination. Il n’y avait rien de plus gai que cette salle ainsiparée à laquelle il ne manquait plus, pour que la fête commençât,que le petit Vincent-Vincent.

« – Je vais le réveiller ! dit lamère. Toi, attends-nous ici.

« – Et les souliers ? fit observerle père… Tu les oublies !

« – Je ne les oublie pas… C’est unesurprise, tu verras !

« – Bien… bien !

« Elle entra une seconde dans la cuisineet là allongea le bras et prit, sous une caisse, un objet qu’elledissimula vivement sous le mantelet qu’elle ne s’était pas donné letemps d’ôter depuis son retour…

« – Ah ! je t’y prends, cachottière…fit la voix de M. Vincent… Voyons, montre-moi ta surprise… Àmoi… à moi !…

« – Laisse-moi tranquille ! Tu esplus enfant que Vincent-Vincent, rentre dans la salle à manger.

« Il n’avait point l’habitude de luirésister… Il s’en fut se rasseoir en face de l’arbre de Noël. Quantà elle, elle grimpa rapidement au premier. Elle avait monté si vitel’escalier que, sur le palier, elle dut s’arrêter un instant, unemain sur son cœur qui battait à l’étouffer. À sa droite, elle avaitla porte entrebâillée qui ouvrait sur la chambre où dormaitVincent-Vincent ; à sa gauche, une porte fermée qui étaitcelle de la chambre des époux. C’est vers celle-ci qu’elle sedirigea, tirant une clef de sa poche. Elle ouvrit cette porte, lareferma derrière elle et fut dans une obscurité opaque. À tâtons,elle s’en fut à la cheminée, se heurtant à des objets quientravaient sa marche. Enfin ses doigts rencontrèrent un bougeoiret une boîte d’allumettes et elle alluma.

Aussitôt la lueur encore hésitante de labougie éclaira un affreux désordre. Les draps, les matelas arrachésdu lit, la table de nuit et le guéridon renversés, des vases, desobjets de toilette brisés, une armoire à glace pillée, du lingejeté un peu partout, un carreau brisé à la fenêtre ; enfin,sur le plancher, la trace gluante et charbonneuse des savates oùs’étaient assourdis les pas des abominables visiteurs… Car, detoute évidence, cette chambre avait été cambriolée.

« La flamme de la bougie qu’agitait labrise du dehors ajoutait encore, par ses soubresauts, à l’horreurfantastique de cette vision de ravage. Sortir de la tièdeatmosphère de fête, du doux enchantement de cette salle durez-de-chaussée où tout est préparé pour la plus douce et la pluspure des joies de famille et se réveiller brusquement au centre decette épouvante glacée, n’y avait-il pas là plus qu’il n’en fallaitpour figer à jamais le cœur bourgeois de la bonneMme Vincent ? En tout cas, même si ce cœur batencore après une secousse pareille, de quelle inexprimable angoissela mère du petit Vincent-Vincent doit-elle être saisie en songeantau bébé qui repose à deux pas de cet endroit funeste saccagé par lepassage de cambrioleurs ainsi que par une trombe ?

« Eh bien ! non !…Mme Vincent qui se promène si précautionneusementau milieu de ce désordre, la bougie à la main et un couteau del’autre – un énorme couteau de cuisine tout neuf, l’objetmystérieux qu’elle dissimulait tout à l’heure sous son mantelet –,Mme Vincent ne marque, par son attitude, nisurprise, ni effroi.

– Elle savait qu’il y avait eu uncambriolage ! Et elle l’avait caché à son mari pour ne pasgâter la fête, interrompit Bagatelle qui n’était point dépourvu delogique…

– Puisque je t’ai dit qu’il n’y avait pas eude cambriolage !

– Tu deviens fou ou je deviens idiot !…Eh bien, et la femme, la fameuse femme, qu’est-ce qu’elle fait danstout ça ?

– C’est la femme qui avaitcambriolé !

– N… de D… Ma tête en pète !… Enfin…va !… Quand elle a vu ça, qu’est-ce qu’elle a fait, la mèreVincent ?…

– Elle a pénétré dans la chambre du petitVincent-Vincent, elle a réveillé la bonne qui, en effet, s’étaitendormie, elle l’a renvoyée dans sa mansarde achever son sommeilque rien, à l’ordinaire, ne venait troubler. Et puis voiciVincent-Vincent qui ouvre ses yeux dans les bras de sa maman. Il necrie pas. Il sait que c’est Noël. Il en a rêvé. Il se réveille avecl’idée fixe des trésors qui l’attendent en bas. Il frappe déjàl’une contre l’autre ses petites mains : “Noël !Noël !” et il mange de baisers les joues de sa maman comme sielles étaient en nougat de Montélimar.

« Le petit est bientôt au centre desplaisirs. Il tend maintenant ses mains vers l’arbre de Noël. Ilveut tout toucher, tout prendre, jouir de tout à la fois !Mais tout à coup la joie de l’enfant est suspendue. Il a vu lespetits souliers dans la cheminée et constate qu’ils sont vides. Etvoilà qu’il pleure !… Vincent tourne vers sa femme un regardde reproche : “Pourquoi lui as-tu causé cette peine ?”Mais elle a déjà pris le petit dans ses bras, le câline, essuie seslarmes, le console : “Petit Jésus n’a pas voulu tout apporterce soir. Il reviendra demain matin.

« – C’est bien vrai, maman ?

« – Oui, il y aura un beau cadeau danstes souliers.”

« Confiant, Vincent-Vincent a retrouvé sagaieté.

« – Mais quelle surprise lui réserves-tudonc ? demande tout bas le père.

« – Tu verras, tu verras !répond-elle mystérieusement.

« Et Mme Vincent prend labonne tête de l’époux, l’approche de celle du petit et les couvretoutes les deux de gros baisers passionnés qu’accompagnent despleurs silencieux. Cette démonstration inattendue, et un peunerveuse, n’est point sans inquiéter papa Vincent.

« – Tu me fais peur, souffle-t-il à safemme.

« – Soupons, lui répond-on.

« Et ils soupent gentiment et l’ondébouche le champagne et l’enfant a le droit de tremper ses lèvresdans la mousse, après quoi il se rendort, des joujoux plein lesbras, sur les genoux de son père.

« – Monte-le ! dit la maman.Veille-le deux minutes pour être sûr qu’il est bien endormi. Moi,je souffle les bougies de l’arbre pour qu’il n’arrive pasd’accident et je monte dans la chambre.

« Vincent obéit. De son côté,Mme Vincent a accompli sa besogne. Il n’y a plusque de l’obscurité là où tout à l’heure rayonnait l’arbre de Noël.Elle gravit l’escalier éclairé par la faible lueur qui vient de laporte de la chambre du petit, entrouverte. On dirait que les jambesde la bonne dame ont peine à la soutenir tant elle s’accroche à larampe, comme si elle redoutait de tomber. Arrivée au palier, ellepousse un soupir. “Qu’est-ce que tu as ?” demande la voixsourde du père, dans la chambre du petit.

« Mais maman Vincent ne répond pas. Ellen’a plus la force de prononcer une parole. Elle détourne la tête etpénètre dans la chambre saccagée dont elle a quelque peine à ouvrirla porte… Elle allume la bougie… Elle revoit l’horreur… Elle sesaisit du couteau, du grand couteau de cuisine tout neuf et siaigu… si bien affilé… et elle attend derrière la porte à demipoussée… M. Vincent, dans l’autre chambre, lui parle… Elle nerépond toujours pas… Voici les pas de l’homme sur le palier, ellel’attend…

« Papa Vincent apparaît, sa largepoitrine bien éclairée par la lueur rougeâtre de la bougie à laflamme vacillante. Il dit :

« – Pourquoi ne me réponds-tu pas, maché…

« Mais il n’a pas le temps de terminer saphrase. Maman Vincent a allongé le bras et a frappé deux coupsterribles… L’homme s’est abattu en poussant un cri… Mais elle s’estjetée sur lui et lui met la main sur la bouche : “Tais-toi…Tais-toi !…

« – Ah ! c’est toi ! faitl’homme qui râle… c’est toi !…

« – Oui, c’est moi… tais-toi !”L’homme, entre deux hoquets, trouve encore la force de dire :“Ferme au moins… la porte…”

« Elle se traîne jusqu’à la porte, lareferme et revient près du grand corps sanglant qu’elle regardemaintenant avec des yeux qu’emplissent les larmes del’épouvante.

« – Ma chérie… ma chérie… soupire lemalheureux… tu as bien fait… mais as-tu bien tout préparé ?…On ne se doutera pas ?…

« – Non ! non !… on ne sedoutera de rien !… Et elle s’allonge près de lui et colle seslèvres à celles de sa victime.

« – Tu me pardonnes ?

« – Si je te pardonne… Tu as… eu… plus decourage que… moi !…

« – Ne dis pas ça !… Si je t’avaislaissé faire… tu te serais tué et on aurait cru que tu t’étaissuicidé… J’ai simulé un cambriolage…

« – Tu as bien fait… oui… c’est ladéroute complète… C’est pire encore que ce que je t’ai ditavant-hier !… La débâcle !… plus un sou !… ledirecteur en fuite… Toutes les économies des employés englouties…Tu as bien fait, ma chérie !

« Il ferma les yeux et ne dit plus rien…Elle le crut mort… elle souleva doucement le couteau de l’horribleplaie… Alors les paupières du père Vincent se soulevèrentencore…

« – Qu’est-ce que tu fais ?demanda-t-il dans un souffle.

« – Rien !…

« – Ne touche pas… fit-il encore… Netouche pas au couteau.

« – Tais-toi, mon chéri… Il faut… tucomprends… qu’on m’interrogerait… Il faut… il faut que je ne puissepas répondre… il faut qu’on nous ait assassinés… tous lesdeux ! Tu comprends ? Vincent !… Si tu pouvais… nemeurs pas avant moi, mon chéri… Attends ! Attends !Tiens ! Donne-moi ta main… Aide-moi !… Rends-moi à tontour ce service-là… Aide-moi… Vincent… là… comme ça… fort !…Ah ! Ah !…

« Aidée de la main de Vincent, elles’enfonça… posément… fortement… le couteau dans le cœur… et ellemourut en murmurant : “Vincent-Vincent !… cent millefrancs dans… tes souliers…”

Jean-Joseph s’était repris à chialer. Ildit :

– Le père Vincent ne mourut que le lendemain.Il eut le temps de m’expliquer qu’il n’aurait jamais pu continuer àpayer l’assurance sur la vie qu’il avait contractée sur la tête dupetit. Ils étaient trop vieux pour se remettre au travail… De cettefaçon, ils étaient sûrs que Vincent-Vincent continuerait, lui, à nemanquer de rien !

Bagatelle ne blaguait plus.

– Alors l’histoire de femme, demanda-t-il,c’était celle de la mère Vincent ?

– Oui, répliqua Jean-Joseph… Tu en as souventvu, toi, des gens qui s’aiment comme ça ?

– Peuh ! fit Bagatelle en se secouant,c’est une histoire d’amour… Je ne dis pas non !… Mais ça n’estpas ça qu’on peut appeler une histoire épouvantable !…

– Le pire, tu l’ignores, Bagatelle, repritJoseph d’une voix devenue subitement sourde… Après enquête,l’assurance n’a pas payé…

Chapitre 5NOT’OLYMPE

 

Jamais encore, à la terrasse, de laVieille-Darse où nos loups de mer prenaient tous les soirsl’apéritif, jamais encore ils n’avaient vu arriver Zinzin dans unétat pareil… Les yeux lui sortaient de la tête et il était pâlecomme un mort. C’est tout juste s’il eut le temps de se laissertomber sur une chaise et tous s’empressèrent autour de lui :« Qu’est-ce qu’il y a, Zinzin ?… Qu’est-ce qu’il y a, monpauvre vieux ? » demanda le commandant Michel.

Zinzin fit signe qu’il ne pouvait encoreparler… Enfin, il se passa la main sur le front et dit :

– Je sors de chez le commissaire depolice ; il vient de m’arriver une histoire épouvantable.

– Raconte-la-nous pendant qu’elle est encoretoute neuve… Ça nous changera !… fit Gaubert.

– Oh ! Elle ne date pas d’hier, fitentendre Zinzin avec un ricanement sinistre…

– Elle te produit encore tant d’effetaujourd’hui ?…

– Je vous dirai pourquoi tout à l’heure…,répliqua l’autre de plus en plus lugubre… C’est une affaire àlaquelle j’ai été mêlé tout jeune et qui a bien failli me fairetaire pour toujours « avec un petit jardin sur latête » ! Parole de Zinzin ! Si je ne bouffe pas àcette heure du pissenlit par la racine, c’est pas la faute de cettedamnée histoire de mariage qui a fait bien du raffut dans son tempspuisqu’on est allé jusqu’en cour d’assises !…

– Les histoires de mariage ! laissatomber ce bougre de Chanlieu, ça n’est pas ça qui manque !…Moi j’en connais dix…

– Moi, je n’en connais qu’une ! repritZinzin dans une sorte de gémissement, mais à elle seule je peuxvous dire d’avance qu’elle est plus épouvantable que les dix deChanlieu réunies !

Là-dessus, il soupira encore effroyablement,ralluma sa pipe et cracha…

– Je ne vous ai jamais rien dit, parce qu’elledépasse vraiment tout ce qu’on peut imaginer !… Maisaujourd’hui il faut que je parle !… N. de D. !… Ah !n… de D… de n… de D… !…

– Bien quoi, bien quoi, Zinzin ?…

– Ce qu’elle est épouvantable,c’t’histoire ! râla Zinzin.

– Voire ! fit Chanlieu.

Zinzin lui jeta un regardd’assassin :

– Je peux vous dire que je n’ai été amoureuxqu’une fois dans ma vie et c’est cette fois-là !… Si ça nes’est plus rencontré depuis, c’est que je n’ai plus rencontré unefille pareille. Elle s’appelait Olympe ! Et nous étions bienune douzaine à vouloir l’épouser…

– V’là les blagues qui commencent !ricana Chanlieu.

– Douze que je dis ! Nous les compteronstout à l’heure… Et encore, je ne parle que de ceux qui se sontdéclarés !… Car il n’y avait pas un homme dans le départementqui n’en eût envie !… Elle n’était point riche, mais elleétait de bonne famille… Quant à la beauté, ah ! mesenfants !… À l’époque dont je vous parle, elle avait justequinze ans et six mois !… Elle était d’un pays qui étaitrenommé pour ses belles filles… un gros bourg bien plaisant où l’onvenait du chef-lieu rien que pour voir les jeunesses sortir ledimanche de l’église.

« Eh bien ! Il n’y en avait pas unedigne de lui dénouer les cordons de sa chaussure ! C’étaitquelque chose… Tenez ! Si vous êtes allés à Cagnes, vous avezpeut-être vu des portraits de jeunes filles de Renoir !… Cesportraits, c’est des choses qui n’existent pas !… C’est peintavec des fleurs et la lumière du jour !… Eh bien ! Voilànot’Olympe !… Un rayon de soleil et des pétales derose !… Un rêve !… Mais un rêve qui avait des yeux et unebouche !… D’immenses yeux d’enfant d’une pureté surnaturelleet une bouche de femme !… Cela seul était de la chair et dusang, cette bouche !… « Not’Olympe », un angedescendu sur la terre pour donner des baisers !…

« Nous étions tous fous, je vousdis !… Elle n’avait plus que sa grand-mère qui l’adorait etqui l’avait fait sortir de pension à la mort de ses parents, laconfiant à une vieille bonne, la Palmire, qui faisait ses quatrevolontés… Elle était restée très enfant, jouant souvent avec lesgamins de la campagne, revenant de la forêt avec des chargements defleurs sauvages, des bannettes pleines de fraises des bois, courantavec les chiens de berger derrière les troupeaux quand ça serencontrait et scandalisant plus d’une fois les dévotes enrentrant, le soir, à califourchon sur un bouc !

« Après dîner, dans la belle saison, lesvieilles sur leurs bancs, devant leurs portes, l’attendaient pourécouter des histoires extraordinaires qu’elle inventait avec uneimagination inépuisable. La grand-mère, qui avait été dans sontemps la belle Mme Gratien, habitait une grandevieille maison sur la place de l’Abbaye, avec grille et parcdonnant, par derrière, sur la campagne. Elle recevait toute labonne compagnie des environs et avait conservé des relations avecla ville.

« Les manières de sa petite fille, quil’avaient tant amusée, commençaient à la faire réfléchir. Elletrouvait Olympe bien inconsciente pour son âge… Qu’adviendrait-ilquand elle ne serait plus là ?… Elle résolut soudain de lamarier, le plus tôt possible. Elle avait déjà reçu quelquesoffres ; quand on sut qu’elle ne les repoussait plus, il luien vint de toutes parts. Ce fut un nouveau jouet pour Olympe quecet afflux d’amoureux… Enfin, un dimanche après-midi, dans le salonoù nous étions tous réunis, la grand-mère commença par faire unpetit discours à l’adresse d’Olympe : « Not’Olympe »comme nous l’appelions tous à la manière de la bonne Palmire qui nejurait que par elle. Elle lui dit qu’elle se sentait bien fatiguée,bien lasse, et qu’elle voudrait la voir établie avant demourir !… Là-dessus, Olympe se mit à pleurer :

« – Ah ! mais je ne suis pas encoremorte ! s’écria la vieille dame.

« – Je l’espère bien, grand-maman !répliqua Olympe en séchant ses larmes, mais ça n’est pas pour çaque je pleure ! Si vous croyez que c’est gai de semarier !

« Alors tout le monde éclata de rire.Nous jurâmes tous que son mari serait très heureux de se laissermener par le bout du nez !

« – D’abord, je ne veux pas me séparer degrand-mère, fit-elle, ni de Palmire… Et puis je veux rester dansnotre vieille maison !…

« – C’est entendu ! c’estentendu ! reprîmes-nous en chœur.

« – Et maintenant, fit la bonneMme Gratien, qui choisis-tu ?

« – Ah ! bien ! Nous enreparlerons ! dit Olympe. En voilà une façon de marier lesgens ! Tu n’es vraiment pas sérieuse, grand-maman !…

« – Voilà six mois que tu me dis qu’on enreparlera !… Enfin, voyons ! On s’amuse ! Et tu saisque j’ai toujours fait ce que tu as voulu !… S’il te fallaitchoisir parmi ces messieurs qui sont là, quiprendrais-tu ?

« Tout à coup Olympe devint sérieuse etnous regarda… Je vous prie de croire que, malgré notre air deprendre la chose comme une plaisanterie, nous n’en menions paslarge… Elle se leva… passa devant chacun de nous, nous toisa despieds à la tête et avec des mines si drôles que nous ne laissionspas d’en être un peu gênés… Je vivrais mille ans que je merappellerais toujours la scène ! Quel examen !… À lavérité, nous n’en respirions plus !… Elle nous fit lever… nousaligna sur un rang, nous plaça, nous déplaça… donnant à celui-ci lenuméro 1, puis, après l’avoir regardé bien dans les yeux, lerejetant au numéro 3 ou 4… Pendant ce temps-la, la grand-mère nousencourageait : « Tenez-vous bien, messieurs !…Tenez-vous bien ! Soyez sérieux !… »

« Quand on songe qu’il n’y avait pas làque des jeunes gens ! Je me rappelle l’entrée du receveur del’enregistrement, M. Pacifère, qui, depuis deux ans, avaitposé sa candidature, au su de tout le monde… Il ne savait pasnaturellement de quoi il s’agissait… Elle alla le chercher à laporte et le planta, ahuri, au bout du rang… Il avait le derniernuméro !… Vous pensez si nous partîmes à rire ! Mais lui,quand il fut au courant, ne riait pas, je vous assure ! Enfin,elle déclara : « C’est fait !… Si je me mariais, jeprendrais d’abord M. Delphin, puis M. Hubert,puis M. Sabin, puis mon petit Zinzin (comme vous voyez,j’avais le numéro 4), puis M. Jacobini… » Enfin, ellenous nomma tous les douze… Du reste, je vais compter ; nousdisons donc : 1° : M. Delphin, un très gentil garçonde grand avenir, le fils du pharmacien, licencié ès-sciences, quitravaillait son agrégation de chimie et dont on disait le plusgrand bien à la Faculté ; 2° : M. Hubert, encorejeune, dans les trente-cinq ans, garde général des forêts ;3° : le Dr Félix Sabin, frais sorti de l’école et gai comme unpinson… Je crois qu’il s’était établi dans le pays dans le desseinde faire de la politique ; 4° : votre serviteur qui avaitcommencé à naviguer, mais qui aurait renoncé à tout pour resteravec Olympe ; 5° : le lieutenant Jacobini, fils d’uncolonel de gendarmerie, un garçon très distingué, très chic et quirevenait de mission en Afrique équatoriale où il avait fait quelquepeu parler de lui… ; 6° : le fils d’un gros propriétaire,belle fortune ; 7° : un jeune avocat ; 8° : unfils d’avoué ; 9° : un vieux notaire ; 10° : unvoyageur de commerce ; 11° : le substitut du procureur dela République ; 12° : M. Pacifère, le receveur del’enregistrement… Oui, c’est bien cela, douze… Nous n’étions quedouze ce jour-là !…

« Six mois plus tard, Not’Olympe semariait avec le numéro 1, le jeune Delphin… Nous étions tous denoce… mais nous ne nous amusions pas tous, ah non ! Je puis ledire !… J’essayais bien de me faire une raison… mais je nesais pas ce que j’aurais donné pour être à la place deDelphin !…

« Cependant, l’année suivante, je nel’enviais plus… il était mort !… On ne savait pas exactementde quoi !… On racontait qu’il s’était empoisonné dans desexpériences de laboratoire !… Mais on n’était sûr derien !… Le médecin qui l’avait soigné, le Dr Sabin, hochait latête quand on l’interrogeait… Je crois bien qu’il ne pensait aufond qu’à une chose, lui, c’est que, du coup, il passait au numéro2 et que s’il arrivait, un jour, quelque accident au garde généraldes forêts qui le précédait, il pourrait espérer encore dans sachance !…

« Car, ce qui paraissait impossible,depuis son mariage, Olympe était devenue encore plus jolie.Maintenant, quand elle passait dans ses voiles de deuil, c’était àse mettre à genoux devant elle. Elle ne pleura pas très longtempsson premier mari… S’il fallait en croire les demi-confidences dePalmire, M. Delphin n’était pas d’une gaieté folle et, pourune jeune mariée, passait trop de temps dans son laboratoire !« Pas, ma fi ? Une jeunesse comme Madame, qu’il laissaitdes journées entières pour chercher on ne sait quoi au fond de sesalambics ! »

« Le tour de M. Hubert, le gardegénéral des forêts, devait fatalement arriver. Il ne tarda guère etlui-même y mit bon ordre en promettant à Olympe toutes lesdistractions qui lui avaient manqué lors de son premier mariage.C’était un gaillard que cet Hubert, grand mangeur, bon buveur etchasseur comme il convient à un homme de sa situation et qui porteun nom pareil.

« Il y eut de belles fêtes chez Olympe,de grandes ripailles. Elle s’était mise à monter à cheval et il n’yavait pas plus fière amazone à dix lieues à la ronde. Il fallaitvoir comme elle courait le cerf et le sanglier. Rien ne lui faisaitpeur. Nous avions peine à la suivre et, au retour, elle présidaitles agapes avec un entrain qui nous donnait la fièvre à tous. Onlui faisait la cour plus que jamais, mais elle se moquaitgénéralement de nous, réservant ses plus beaux sourires pour leplus gai de la bande, le Dr Sabin : « Ça lui est dû,déclarait-elle en riant, c’est lui qui a le numéro 3 ! Àchacun son tour !…

« – Eh là ! intervenait Hubert, jene me suis jamais si bien porté !

« – Et c’est moi qui le soigne !repartait le docteur. C’est le seul qu’il ne me soit pas permis detuer !… Remerciez la providence, Hubert, qui me défend dechoisir mes victimes !… »

« Tout cela était fort plaisant, maispour mon compte je trouvais que le Dr Sabin profitait trop de sasituation exceptionnelle dans la maison pour en prendre à son aiseavec Olympe. On les voyait souvent se promener tout seuls dans leparc ou même faire une petite promenade en forêt quand Hubert,appelé par les devoirs de sa charge ou par quelque réjouissancecynégétique que s’offraient ces messieurs, en garçons, dans quelqueville des environs, délaissait « Not’Olympe ». Dans lebourg on ne parlait plus que d’elle. Elle scandalisait de plus enplus les habitués des thés de cinq heures, chezMme Taburau, la femme du maire, ou chezMme Blancmougin, la femme de l’avoué dont le filsn’avait obtenu que le numéro 8 dans le classement général, ce dontMme Blancmougin ne cessait de se féliciter.

« Au fait, depuis la mort de la vieilleMme Gratien, survenue entre-temps, Olympe nemettait plus guère de limite à ses fantaisies et surtout elleeffrayait bien des gens par la liberté de ses propos. Hubertn’avait garde de la contrarier, amusé et flatté de voir tant deconvoitises allumées par ses beaux yeux bleus toujours aussicandides et par cette bouche éclatante, qui semblait toujoursdemander un baiser. C’était un bon vivant que cet Hubert, mais cen’était pas un véritable amoureux : « Nenni, ma fi !glissait en douce la Palmire à ceux qui avaient intérêt à ne rienignorer de ce qui se passait dans le ménage… Il aime plus la tableque son lit, bien sûr ! Si Madame n’était point si honnête, çapourrait bien lui jouer un méchant tour !… »

« Et ce disant, elle hochait la tête enregardant rentrer Olympe et le Dr Sabin, lequel apprenait, dans lemoment, à Mme Hubert à conduire l’auto aveclaquelle il faisait ses visites. Là-dessus, on commença à jaserferme quand un malheur nouveau vint frapper la maison de la placede l’Abbaye. Hubert avait transformé en une espèce de pavillon pourchasseur l’ancien laboratoire que le chimiste Delphin s’étaitinstallé dans un bâtiment isolé du fond du parc. Il avait réuni làtout son attirail : ses fusils, ses couteaux, ses carabines,ses pistolets et y avait installé sa cartoucherie ; on eût ditune véritable petite armurerie si les murs n’avaient été décorésdes trophées ordinaires à un disciple du saint dont il portait lenom. C’était, du reste, une petite bâtisse fort plaisante à l’œil,tout habillée de plantes et de fleurs grimpantes d’où l’on avaitvue sur les champs et où, plus d’une fois, dans la belle saison,pour pouvoir rire plus librement avec ses camarades ou avec safemme, loin des oreilles domestiques, il se faisait apporter undéjeuner tout servi par la Palmire.

« C’est là qu’Hubert fut trouvé, unaprès-midi d’août, vers deux heures, un pistolet encore dans lamain, le cœur troué d’une balle. Suicide ou accident ?Certains même prononcèrent le mot : crime ?… Mais si basqu’on ne les entendit point. Vous pensez le bruit qui se fit autourde l’affaire !… Une enquête fut ouverte… Le substitut duprocureur de la République, qui avait le numéro 11, la dirigea. Cefut le Dr Sabin, lequel avait le numéro 3, qui fut appelé à faireles premières constatations avant l’expertise médicale. Il conclutà un accident… L’enquête hésita longtemps entre l’accident et lesuicide. Finalement, elle conclut elle aussi à l’accident.

« – Nenni, ma fi ! soupirait laPalmire quand on la pressait tant soit peu pour savoir ce qu’avaitdit Madame… « Que voulez-vous qu’elle dise Not’Olympe ?Elle ne sait rien de rien, bien sûr !… Elle avait déjeuné dansle petit pavillon avec Monsieur… Et ils paraissaient bien gais tousles deux ! Elle est sortie de là vers les deux heures et demieet elle est rentrée tout droit dans sa chambre pour s’habiller, carelle devait aller en ville avec le Dr Sabin… Là-dessus, vers troisheures, le jardinier entend un coup de feu ! Il court aupavillon. Il y trouve Monsieur tout raide mort. Vous en savezmaintenant autant que nous !… Pourquoi donc qui se seraitsuicidé c’t’homme ?… La vie était belle et Not’Olympeaussi !… Il avait tout pour être heureux !… MaintenantNot’Olympe pleure toutes les larmes de son corps !… Ça n’estpas raisonnable !… Un accident, personne n’en est responsable,pas ?… C’était à lui à être plus adrêt !… »

« Ainsi parlait Palmire. L’annéesuivante, Not’Olympe épousait le Dr Sabin…

– Je m’y attendais ! interrompitChanlieu… Si ton ange aux yeux d’azur et à la bouche de gouge doits’offrir à tour de rôle ses douze messieurs, nous n’en avons pasfini et ça n’est pas drôle, je t’en avertis !

– Je ne vous ai pas promis une histoiredrôle ! Je vous ai dit qu’il m’était arrivé une histoireépouvantable ! Olympe ne s’est pas offert les douze, puisquej’en étais et que je suis encore vivant ! Et que j’avais lenuméro 4 ! Tout de même, je pardonne à Chanlieu parce que cequ’il a dit là, on commençait à se le répéter dans la région :« Ils y passeront tous ! Elle est bien de taille àça !

« – Et pourquoi pas ? Si ça lui faitplaisir à Not’Olympe ! » répliquait Palmire quand ellesurprenait quelque propos de ce genre. Et elle ajoutait, engrattant son menton en galoche : « Elle aurait bientort de se gêner, pour ce que valent les hommes ! »C’était terrible, ce qu’elle disait là dans son inconscience debrute à servir, au besoin, tous les desseins de sa maîtresse.Certes ! Le Dr Sabin était brave d’entrer dans cette maisonque semblait guetter le malheur… À quoi quelque bonne vieille, decelles qui sont particulièrement habiles à glisser leurs petitesmalices entre une grimace et un sourire, répliquait :« Oh ! celui-là, il ne lui arrivera rien dutout ! Il sait bien ce qu’il fait ! »

« Je vous dis que l’on n’entendait plusque des choses terribles.

« Ce pauvre docteur ! Il ne savaitpas tant que cela ce qu’il faisait puisqu’il mourut, lui aussi,trois mois, jour pour jour, après les noces ! Il avait durémoins longtemps que les autres !

– Bigre ! siffla Gaubert.

– Et voilà votre tour ! fit le commandantMichel.

– On va commencer à rigoler, dit Chanlieu.

Mais ils cessèrent tout à fait de plaisanter…Ce pauvre Zinzin était redevenu affreusement pâle et sa maintremblait en reposant son verre sur la table… Il fixait d’un œilhagard un homme qui se dirigeait vers lui. « Tiens ! fitle commandant, le chien du commissaire ». C’étaitlui, en effet. Il se pencha à l’oreille de Zinzin et lui dit :« Nous avons reçu une réponse au coup de téléphone. Elle estmorte, il y a dix ans ! Vous voilà bientranquille ! » Là-dessus, il s’en alla.

Quant à Zinzin, il avait basculé dans les brasdu commandant et il fallut le ramener chez lui. « Pourvu qu’ilne « clamse » pas avant la fin de sonhistoire ! » émit gentiment Gaubert.

Chanlieu haussait les épaules :« Bah ! Il soigne ses effets ! »

Tout de même, nous n’en connûmes la suite quehuit jours plus tard. Zinzin semblait s’être fait une raison, maisassurément il avait été bien malade.

Cette fois, on l’écouta sansl’interrompre.

– C’était donc mon tour, le tour du numéro4 ! Je n’en savais encore rien !… Je courais des bordéesdans la Baltique quand l’événement se produisit. Je ne l’apprisqu’à mon retour à terre, en me jetant dans le train qui me ramenaitau patelin, et de la bouche même du lieutenant Jacobini qui, lui,avait le numéro 5 et rentrait également chez nous après un longséjour en Cochinchine.

« Notre voyage ne fut pas gai. Jel’avouerai tout de suite : en dépit de la certitude quej’avais de pouvoir désormais épouser Olympe et malgré l’espoir quele lieutenant Jacobini pouvait nourrir de son côté de consolerbientôt ma veuve, cette double perspective ne nous remplissait pasd’allégresse. La maison de la place de l’Abbaye nous apparaissaitmoins maintenant comme un lieu de délices que comme untombeau !

« La première chose que je demandainaturellement à Jacobini quand il m’eut fait part de la sinistrenouvelle, ce fut de bien vouloir me donner quelques détails surcette fin subite. Comment le Dr Sabin était-il mort ? Il merépondit d’un air assez lugubre qu’il n’en savait fichtre rien, quepersonne n’en savait rien, mais qu’il désirait autant quequiconque, sinon plus, être fixé là-dessus et que c’était la raisonpour laquelle il avait hâté son retour.

« – Et vous ? me demanda-t-il.

« – Oh ! moi, fis-je, vous comprenezque je me montrerai au moins aussi curieux que vous !

« – Oui, me répondit-il, sans la moindreironie, je comprends cela !… C’est plus pressé !…

« – Mais enfin, dis-je, on a bien donnéun nom à cette mort ?

« – Pas plus qu’à la mort du premier maride Not’Olympe !… Pour Delphin, on a raconté vaguement qu’ilétait mort empoisonné par des expériences de laboratoire… Ça n’ajamais été démontré. En ce qui concerne le Dr Sabin, il ne pourraitêtre question de cela !…

« – Toutes ces morts, cependant,finissent par paraître bien étranges !… Dites donc, Jacobini…le parquet ne s’en est pas ému ?

« – Si !… Notre substitut duprocureur de la République, notre numéro 11, a ordonné une enquête…Je dois dire, du reste, que Not’Olympe a été la première à lademander… Il y a eu autopsie…

« – Eh bien ?…

« – Eh bien… rien !… Mais ce rien neprouve rien ! ajouta-t-il sur ton qui me frappa.

« – Que voulez-vous dire ?…Avez-vous quelque soupçon ?…

« – En pareille matière, répliquaJacobini, il n’est pas permis d’avoir des soupçons !… Il fautavoir des certitudes, ou l’on se tait…

« Et il se tut. Mais tout ceci n’étaitpoint fait pour apaiser mon inquiétude…

« – Enfin ! Est-il mort dans sonlit ?… Était-il malade ?…

« – Non !… On l’a trouvé vers lescinq heures de l’après-midi, dans sa chambre, étendu tout de sonlong, près d’une table et d’une chaise renversées, la bouche encoreécumante, le visage ravagé comme par une vision d’horreur… Il a étéprouvé qu’il était resté seul dans cette pièce depuis trois heureset que le château était cet après-midi-là complètement désert, lesdomestiques s’étant rendus à une foire voisine…

« – Et… etMme Sabin ?

« – Elle avait déjeuné avec lui dans lepetit pavillon du fond du parc et y était restée après le déjeunerà faire de la dentelle avec la Palmire…

« – Enfin, à quoi a-t-onconclu ?

« – À une attaque d’épilepsie… Le DrSabin serait tombé du « haut mal »…

« – Y était-il sujet ?

« – Non, mais ce n’est pas toujours uneraison, paraît-il.

« Là-dessus, nous gardâmes longtemps lesilence… Puis je poussai un soupir : « Il faut plaindresincèrement Olympe…, fis-je… Sans cela… mais cela ce serait tropépouvantable !…

« – Oui, fit-il après réflexion… c’estvous qui avez raison !… Ce serait trop épouvantable !… Ilfaut la plaindre… Du reste, Palmire raconte qu’elle est tout à faitaccablée… on ne la voit plus… elle ne dort plus… Elle veuts’enfermer dans un couvent !… Toujours d’après les nouvellesque j’ai reçues de là-bas… Il est assez naturel qu’après ces troispremières expériences elle en ait assez du mariage et… et je vousen félicite ! termina-t-il en ricanant d’une façon assezsingulière…

« Il ajouta aussitôt, car c’était ungarçon qui avait reçu la meilleure éducation : Je ne vous aipas fait de peine, au moins ?… »

« Une heure plus tard nous étionsarrivés. Nous n’avions prévenu personne. Il était déjà tard dans lanuit. Nous avions décidé de descendre directement à l’hôtel deBourgogne. Je fus très étonné de trouver sur le quai ce filsd’avoué qui, lui aussi, avait posé sa candidature et qui avaitobtenu le numéro 8. Je me rappelle maintenant son nom : ils’appelait Juste. On ne pouvait rien dire de lui sinon que c’étaitun garçon parfaitement honorable et que le Dr Sabin l’avait soignéplusieurs fois pour des rhumatismes articulaires.

« – Je savais que vous étiez débarqué, medit-il, et que vous arriveriez par ce train. Oùdescendez-vous ?

« – À l’hôtel de Bourgogne, avec lelieutenant Jacobini.

« Juste était tellement occupé de moiqu’il n’avait pas aperçu mon compagnon. Il lui serra la main.« Je vous accompagne ! » dit-il. J’étais de plus enplus intrigué. À l’hôtel, il me suivit dans ma chambre et me remitun pli dont il me demanda un reçu : « C’est un pli quel’on a confié à mon honneur avec mission de vous le remettre enmain propre. » J’examinai rapidement l’enveloppe cachetée etje reconnus tout de suite l’écriture. On y avait inscrit mon nomavec cette mention : Pour remettre après ma mort.

« – Le Dr Sabin ! fis-je dans unsouffle.

« – Oui, répondit l’autre… J’ai rempli mamission. Je n’en dois compte qu’à lui. Seulement, comme je ne saispas ce qu’il y a dans cette lettre et que je ne soupçonne même pasce qui peut en arriver, je désire un reçu pour me mettre àcouvert.

« Je lui donnai son reçu.

« – En vous donnant cette lettre, fis-je,le Dr Sabin ne vous a pas fait quelque communicationparticulière ?

« – Aucune ! répliqua-t-il… Il nem’a rien dit ! Absolument rien !…

« Là-dessus il me serra la main et mequitta, avec une certaine hâte du reste. Il paraissait soulagé d’ungrand poids. Je décachetai le pli, fébrile. Dix minutes plus tard,on frappait à la porte de Jacobini qui allait se mettre au lit. Ildemanda : « Qui est là ?… » Comme on ne luirépondait pas, il alla ouvrir sa porte, très impatienté. Un spectreentra chez lui, une lettre ouverte à la main. Ce spectre, c’étaitmoi. Je n’avais pas la force de prononcer une parole. Il me fitasseoir, me prit la lettre que je lui tendais, alla pousser leverrou et lut.

« Je le verrai toujours, penché sous lalampe. L’effet que lui produisit cette lecture n’avait rien à faireavec l’espèce d’anéantissement où j’étais plongé. Au contraire,chez lui, tout semblait se resserrer, quand, chez moi, il y avaiteu une parfaite décomposition de la volonté. Son front se faisaitplus bombé, ses sourcils plus saillants, son menton plusvolontaire, une flamme menaçante comme le reflet glacé d’une épéeaccompagnait le regard qu’il glissait sur ce fatal document oùavait tremblé la main d’un homme qui se savait condamné à mort.

« Voici ce que disait le Dr Sabin. Lalettre est depuis longtemps aux archives du parquet de X… Mais envoici la copie :

Mon cher Zinzin, avant de te marier avecOlympe, j’ai voulu que tu lises ceci : c’est un hommequi va mourir qui t’écrit. Je souffre toutes les douleurs del’enfer. J’ai été atrocement empoisonné. Personne n’en sait rien,que la ou les coupables et moi ! Je n’ai fait entendre aucuneplainte, car je n’ai que ce que je mérite. Grâce à de puissantsanesthésiants, j’ai réussi, par instants, à supporter le mal qui meronge, et à montrer à quelques-uns une figure humaine. Ainsi ai-jepu joindre notre ami Juste à qui je n’ai rien dit, à qui tu nediras rien, à moins que lui aussi veuille encore épouser Olympe.Alors, tu lui montreras cette lettre, mais j’espère que tout enrestera là et qu’après ma mort il ne se trouvera plus personne pourprendre ma place, notre place ; celle des trois hommes qui ontfranchi le seuil de cette maison pleins de santé et de vie et quiauront disparu emportant avec eux l’origine de leur triplemalheur.

Autant que possible, pas de scandale autourd’Olympe. Je l’aime peut-être encore. Pas de scandale, à moins quece ne soit absolument nécessaire. Et puis, je ne suis tout à faitsûr de rien. En pareil cas, il faut l’aveu de la coupable et je nel’ai pas. Enfin, je pourrais peut-être l’accuser, avec toutes lestristes chances – hélas ! – de ne point me tromper, mais moi,je n’en ai pas le droit !… Et je vais te dire pourquoi :tu sais qu’après la mort de son second mari, j’ai conclu qu’Huberts’était tué par accident. On hésitait entre l’accident et lesuicide. Hubert n’est pas mort d’accident, Hubert ne s’est passuicidé. Hubert est mort assassiné !

Et je l’ai su tout de suite, au premier coupd’œil sur le cadavre et sur la place qu’occupait le pistolet dansla main. L’arme avait été placée dans la main, après lamort ! Je n’entrerai point dans des détails. J’aurais pudémontrer cela d’une façon péremptoire. J’avais été appelé auprèsd’Hubert aussitôt après le drame, comme on appelle en telleoccurrence l’homme de l’art qui, seul, pourrait peut-être encoreaccomplir un miracle. Mais tout était fini. Il y avait, auprès ducadavre, une femme en larmes. Avant de regarder la femme, j’avaisvu le pistolet et j’étais déjà fixé… Alors, je regardai la femme.Tu as soupçonné peut-être les liens sentimentaux qui nousunissaient déjà. Olympe, du reste, ne s’en cachait guère et je luiavais fait plus d’une fois des observations à cet égard. Je crusvoir ses yeux vaciller, fuir les miens, après m’avoir laissél’impression d’une ardente et muette supplication. Encoreaujourd’hui, je suis persuadé que je ne me suis point trompé. Jefrémis d’horreur. Cette femme avait tué Hubert pour être àmoi !C’était épouvantable, mais je l’adorais ! Nonseulement je ne la dénonçai point, mais, sans qu’elle y prît gardeet par pitié pour elle, je fis glisser le pistolet à l’endroitnormal qu’il eût dû occuper. Je facilitais d’avance la besogne desexperts. Tu vois, mon petit Zinzin, je ne te cache rien !… Tucomprends maintenant pourquoi je n’ai point le droit d’accusercette femme. Ma lâcheté m’a fait son complice.

Je crois que nous nous sommes aimés comme desdamnés qui cherchent dans l’embrasement de l’amour l’oubli de tousles paradis perdus. Entre nous, il n’était jamais questiond’Hubert ; pas plus, du reste, que de Delphin. On eût ditqu’Olympe n’avait jamais connu ces deux hommes ! Mais moi,j’eus la curiosité de savoir comment Delphin était mort… Et jecommençai une enquête prudente et sournoise dont on duts’apercevoir… Je crois bien que c’est de ce jour-là que mamort fut décidée.

Certains propos contradictoires de Palmire ausujet des expériences de Delphin et des conditions assezmystérieuses de sa fin me conduisirent sur un chemin au bout duquelje trouvai la quasi-certitude de l’empoisonnement de Delphin par safemme avec la complicité de Palmire… Je n’avais encore rien dit àOlympe qui ne paraissait se douter de rien. Je m’attachais àdissimuler autant que possible ce que je ne voulais considérerencore que comme d’affreux soupçons. Mais, un jour, je mesentis touché !… Une fièvre intense, un malaise inconnu,de sourdes douleurs m’avertirent que, moi aussi, je venais d’êtreempoisonné ! Je ne dis rien encore, car je voulaissavoir !… Savoir !… Et je cru faire le nécessaire pour melibérer à temps de la drogue qui déjà me travaillait aux sourcesmêmes de la vie… et qui ne me lâcha point !…

Comment s’y prenait-on ?… Pour être sûrque c’était elle, je n’acceptais à boire que de sa main !… Etnous buvions dans le même verre !… Oui, mais nous ne mangionspas dans la même assiette !… Ah ! Horreur !… Voilàoù j’en suis aujourd’hui où je t’écris cette lettre redoutable… Jesors d’une crise que je lui ai encore cachée !…L’ignore-t-elle ?… S’en réjouit-elle ?… SeigneurDieu ! J’ai pourtant changé de visage depuis quelquessemaines… Et, plusieurs fois, je l’ai repoussée de mes bras !…Et elle semble ne s’apercevoir de rien !… Ah ! lemonstre !… Les deux monstres !… Car je viensd’apercevoir la Palmire qui m’épie… et je les retrouve trop souventensemble… Tout de même, Olympe m’a dit hier : « C’estdrôle comme les hommes changent après quelques semaines demariage !… Au bout de quelque temps, on ne les reconnaîtplus !… Ils ne sont plusintéressants !… »

Mon petit Zinzin, tu vas avoir la lettre… etmoi je vais lui parler… Je ne lui apprendrai rien du reste, elledoit se douter maintenant que je n’ignore plus de quelle main sontmorts ses deux premiers maris… mais il faut que je lui dise aussique je sais qu’elle assassine le troisième… et qu’il faudraqu’elle s’en tienne là, désormais !…

Ah ! Notre Olympe !… NotreOlympe !… Si tu savais, Zinzin, tu me comprendrais… et tu mepardonnerais !… Et puis, et puis, après tout… elle n’estpeut-être pas coupable, cette femme ! C’est peut-être Palmirequi fait tout, toute seule !… Ah mon Dieu ! Si celapouvait être vrai !… Voilà une idée qui me vient bien tard…bien tard !… Songes-y, Zinzin !… Moi, je ne peux plussonger à rien !… Je ne pense plus !… Je n’existeplus !… Je souffre trop !… Ah ! Je ne voudrais pasmourir pourtant avant de savoir !… Si elle pouvait m’apprendreque c’est Palmire qui a fait tout, toute seule !… Jel’aime encore, Zinzin !…

« Après cette dernière ligne, que l’onavait peine à lire tant les caractères en étaient heurtés etdésordonnés, venait une signature où semblaient s’être acharnéesles forces suprêmes d’un être auquel la vie échappe. Ce n’étaitpoint cependant ce jour-là que le Dr Sabin était mort. Sans doutepar quelque curieuse médication avait-il pu suspendre le destin.Nous savons que ce n’est qu’après le déjeuner du lendemain que lemalheureux était allé mourir dans sa chambre solitaire…

« Cette copie que je viens de vous lire,continua Zinzin, je l’ai tracée la nuit même que l’original me futremis. Cet original, le lieutenant Jacobini le réclamait. Il enavait le droit. Il prenait ma place,que je lui laissaisnon sans lui avoir fait entendre tout ce que je pouvais lui dire,tout ce que vous lui auriez dit vous-mêmes en cette horribleoccurrence. Mais je vis tout de suite qu’il n’y avait rien à faireet que son parti était pris. Certes, il n’était plus question denotre amour pour Olympe ! Il venait de faire un vœu :celui de lui faire avouer, lui faire crier son forfait !… Etalors, on verrait !… Il ne me disait pas ce que l’on verrait,mais on était suffisamment renseigné sur l’intérêt du programme,rien qu’en rencontrant son regard qui brûlait d’un feuterrible.

« – Le Dr Sabin, me dit-il, n’a eu que cequ’il méritait et je ne le plains pas !… Mais ce pauvreHubert, qui était mon camarade, et Delphin que j’ai toujours aimécomme un frère plus jeune et qui est peut-être mort par mafaute, à moi Jacobini ! Je me charge de lesvenger !

« Il était décidé pour cela à se marieravec Olympe. « Et si elle ne veut plus se marier ? »lui dis-je. Il ricana affreusement ! « Une femme commeelle ne refuse pas un homme comme moi. »

« Il disait vrai. Olympe se maria avec lenuméro 5. Je fus le premier témoin de Jacobini. Il y tenait.Pendant la cérémonie, je le regardais, debout au pied de l’autel,les bras croisés, à côté de sa femme à genoux. Il paraissait déjàla statue de la vengeance. Olympe n’était plus« Not’Olympe » ; sa beauté avait maintenant quelquechose de funèbre et semblait déjà ployer sous la main de la mortcomme ces figures de marbre que l’on voit prier sur les tombeaux.Je pensai, ce jour-là, la voir pour la dernière fois, car lelendemain je reprenais la mer.

« À chaque escale, je me jetais sur lesjournaux ; j’ouvrais fébrilement mes dépêches, je décachetaisen tremblant mon courrier… Rien ne parvenait jusqu’à moi de lahideuse tragédie qui devait se dérouler là-bas, pendant monabsence. Quand, trois mois plus tard, je revins au pays, mapremière question… vous la devinez !…

« – Il n’y a rien de changéici ?

« – Mon Dieu, non !…

« – Et… le ménage Jacobini ?

« – Eh bien, il va bien, le ménageJacobini !…

« Le lendemain, Jacobini vint me trouver.Il savait que j’étais de retour. Il avait une mine des plusprospères. Il avait fait prolonger son congé puisque Olympes’obstinait à rester dans la maison qu’il abhorrait, lui !« Au fond, je ne saurais lui donner tort ! expliquait-il…Elle prétend que si elle quittait le pays et cette vieille demeureoù elle a passé une si heureuse jeunesse, elle semblerait donnerraison à ceux qui prétendent qu’elle est bien pour quelque chosedans la mort de ses trois premiers maris ! » Je regardaiJacobini. Il ne baissa pas les yeux :

« – Zinzin, me dit-il, je comprends tonétonnement, mais on ne saurait soupçonner Olympe. C’est la plushonnête des femmes !

« – Tant mieux, fis-je d’une voixprofondément altérée… Tant mieux et n’en parlons plus !

« – Zinzin !…

« – Jacobini !…

« – Je suis venu pour vous en parler,moi !… Et vous n’avez pas le droit de ne pasm’entendre !… Zinzin !… La première chose que j’ai faiteen rentrant au domicile conjugal, au sortir de l’église, a été delui montrer la lettre du Dr Sabin !… Olympe pleurait mais neparut nullement étonnée.

« “– Je me doutais de tout cela, medit-elle… Tout le monde me prend pour un monstre ! Je medemande pourquoi vous avez voulu m’épouser !…

« “– Je vous répondrai à cela tout àl’heure, lui dis-je, mais nous n’en sommes encore qu’à la lettre duDr Sabin…

« “– Que voulez-vous que je vousdise ? continua-t-elle d’une bouche amère… Je ne suis pas pluscoupable de la mort d’Hubert dont on m’accuse formellement que decelle de mon premier mari ! Sabin m’aimait comme un fou !Et il y avait des moments où son amour ressemblait singulièrement àla haine !… Il lui échappait des phrases qui, peu à peu,m’éclairèrent sur son horrible arrière-pensée… D’autre part, il selivrait à une enquête abominable… Il interrogeait Palmire qui merépétait tout. Je m’employais à le calmer… Surtout, je ne voulaispas de scandale. Je me disais que cet affreux état d’esprit sedissiperait à la longue et que, comme je n’avais rien à cacher, ilfinirait par comprendre que nous étions tous victimes d’uneépouvantable fatalité. Tout à coup il s’est cru empoisonné… Cela,il ne me l’a pas dit tout d’abord. Je me gardais, de mon côté, deprononcer le mot de poison pour que rien de définitif ne se passâtentre nous !… Je ne voulais pas être obligée de le chasser oude faire appel à la justice… Mais comme il continuait de souffrir,je lui conseillai de consulter des confrères, de se remettre entreleurs mains. Il n’en fit rien !… Le jour de sa mort, il étaitsous l’influence d’une drogue à haute dose qui le faisait divaguer.Il avait tenu à paraître au repas. Comme je connaissais sa pensée,depuis longtemps je m’attachais à ne boire que ce qu’il buvait, età partager sa nourriture. Au dessert, il se jeta à mes pieds en medemandant pardon de m’avoir soupçonnée, il savait maintenant qu’ilétait empoisonné tous les jours par cette hideuse Palmire. Et il mesupplia de chercher avec moi à la confondre. Comme je la défendais,naturellement, il me quitta brusquement et alla s’enfermer dans sachambre. Vous savez le reste. C’est moi qui ai demandél’autopsie.

« Le lieutenant Jacobini s’était arrêté.C’est moi qui repris :

« – Et cela vous a convaincu ?

« – Non ! fit-il… Si Olympes’attendait à quelque chose dans le genre de la lettre du Dr Sabin,je m’attendais, moi, à quelque explication comme celle qu’ellevenait de me fournir, arrosée de quelques larmes… C’est alors que,brusquement, je lui jetai à la face :

« “– Et le Tali-tali[1], Olympe ! Qu’en avez-vousfait ?

« “Elle tressaillit et devint d’unepâleur mortelle.

« “– Oh ! gémit-elle, vous croyezque je l’ai empoisonné avec le Tali-tali ?

« “Je lui pris son poignet et je crusétreindre une main de marbre :

« “– Écoutez, Olympe !… Hubert estmort d’un accident, je vous l’accorde et cela m’indiffèrecomplètement !… Mais Delphin était mon ami !… Delphin estmort de la même mort que le Dr Sabin… Empoisonnés tous deux par leTali-tali qui ne laisse pas de traces !… C’est moiqui ai donné ce poison à Delphin pour qu’il le soumît à l’analysechimique et qu’il en trouvât l’antidote, si possible… Je vousdemande ce qu’est devenu le Tali-talique j’avais donné àDelphin à mon retour de l’Afrique occidentale… C’est un poisonterrible, qui ne pardonne pas et que les sorciers donnent là-basaux malheureux qui sont soupçonnés d’avoir attiré sur le villageles mauvais esprits de la forêt. On ne saurait compter sesvictimes… Je suis responsable, moi, de celles qu’il a faites enFrance !… Qu’avez-vous fait du Tali-tali,Olympe ?

« “Olympe releva sur moi son regardglacé. Elle ne pleurait plus. Elle me dit :

« “– Il n’y a plus deTali-tali.

« “– Depuis quand ? lui demandai-jebrutalement en essayant de dominer sa pensée rebelle qui,nettement, se séparait de moi.

« “– Depuis que Delphin l’a détruit surma prière. C’est un cadeau, monsieur, que vous auriez biendû ne jamais lui faire, non point qu’il en soit mort, je ne lecrois pas, mais s’il ne me tue pas, moi, ce ne sera point de votrefaute !… C’était une chose, n’est-ce pas, qui était enferméedans le ventre d’un fétiche d’acajou couvert de signes bizarres etcurieusement travaillé à la pointe de feu…

« “– C’est cela même, Olympe ! Iln’y a aucune erreur possible. Vous connaissez bien leTali-tali.

« “– Oui, Delphin faisait avec ce poisonet avec des écorces de l’arbre que vous lui aviez apportées desexpériences qui m’intéressaient, au même degré du reste, quebeaucoup d’autres. Au début, ses alambics m’amusaient. Et puis,on se lasse de tout ! Mais je m’aperçus bientôt queDelphin était souffrant et j’attribuai sa langueur à l’atmosphèreviciée du laboratoire. Je le suppliai de suspendre pendant quelquetemps ses expériences. Il n’en fit rien. Je lui demandai de mefaire ce plaisir, au moins, de me sacrifier le Tali-tali.Il me dit qu’il n’en avait plus rien à craindre et, du reste, quele Tali-tali n’était mortel que pour ceux qui en buvaient.Or, il n’était pas assez fou pour goûter à cette liqueur dont ilavait expérimenté les effets sur une poule et un lapin. Ils’amusait de ma pusillanimité, mais je ne lui laissai de repos quelorsqu’il eut détruit le Tali-tali,ce qui lui arriva unsoir devant Palmire et devant moi. De guerre lasse, il jeta lefétiche et le poison qu’il contenait dans le feu et tout futconsumé en un instant !

« “– Comment se comporta le poison dansle feu ?

« “– Il y eut d’abord une longue flammeverte, comme une fusée, et puis une vapeur suffocante que nousfuîmes, du reste. Quant au fétiche lui-même, ce n’était plusqu’une braise qui jetait une dernière grimace avant de tomber encendres… C’est fini, monsieur, je n’ai plus rien à vousapprendre, mais si c’est pour que je vous dise cela que vous avezvoulu faire de moi votre femme, vous auriez pu vous endispenser !… Je vous aurais renseigné sans cela,monsieur ! Et peut-être vous aurais-je aimé ensuite.Maintenant, tout est fini entre nous. Je vous prie de faire ensorte que je ne vous retrouve plus jamais devant moi !

« Comme Jacobini, arrivé à ce point deson récit, s’était tu et roulait une cigarette :

« – Et alors ? fis-je.

« – Et alors, je l’ai quittée pour allerinterroger Palmire. Je la poussai, elle aussi, sur l’affaire duTali-tali. Je la retournai de toutes les façons. C’est uneignorante, cette fille. Elle ne pouvait inventer les effetschimiques auxquels elle avait assisté. Tous ses dires coïncidaientabsolument avec ceux d’Olympe. Je lui posai des questions qu’Olympene pouvait avoir prévues. Enfin, j’élargis mon enquête à la suitede quoi je revins me jeter aux pieds d’Olympe, qui m’a pardonnéparce qu’il faut que tu saches une chose, Zinzin, c’est qu’Olympeest bonne autant qu’honnête !

« – Possible ! fis-je, mais ellen’est pas fière !

« Là-dessus, il me quitta après m’avoirserré la main avec condescendance et aussi avec la satisfaction, àpeine déguisée, d’un numéro 5 qui n’est pas fâché d’avoir pris laplace du numéro 4 !… Comme vous pensez bien, je n’allai pointles déranger chez eux !… Mais je revis Jacobini huit joursplus tard. Une angoisse affreuse se lisait sur sa figure pâle etinquiète : « Zinzin, me dit-il d’une voix rauque, jecrois que moi aussi je suis touché !… Mais ce n’est peut-êtrequ’une idée !… Oui, une idée, ce Tali-tali vous rendfou rien qu’en y pensant !… Mais je vais essayer de ne plus ypenser, Zinzin !… » Je n’eus pas le temps de lui dire unmot. Il était déjà reparti.

« Et voici le drame effroyable qui sepassa le lendemain, tel que l’enquête judiciaire le reconstituaavec l’aide, du reste, de Jacobini agonisant et des dernierstémoignages de Palmire.

« À midi, Jacobini, qui n’avait pas vu safemme de la matinée et qui était en proie aux plus sombrespressentiments, bien qu’il essayât de se libérer de cette idée depoison qui le poursuivait depuis la veille et qu’il mît sur lecompte des fièvres paludéennes dont il avait souffert aux coloniesle malaise qui le possédait, se dirigeait vers le pavillon.

« Ce fatal bâtiment qui avait servi delaboratoire à Delphin, qui avait été transformé par Hubert enpavillon de chasseur, était devenu depuis le mariage de Jacobini unsingulier petit musée où l’officier avait réuni toutes sescollections ramenées des colonies. Les murs étaient tapissésd’images bizarres, les meubles supportaient de curieusesidoles ; au-dessus du large divan bas recouvert de ladépouille des grandes chasses, étaient suspendues des panopliesformées d’armes frustes et sauvages, casse-têtes, flèches, sagaies,couteaux-scies qui semblaient avoir été inventés pour le bourreauplus que pour le guerrier ou pour le défricheur. C’était làqu’était servi le déjeuner ; quand Jacobini y pénétra, uneporte se fermait hâtivement au fond de la pièce. En même tempsqu’il avait entendu des pas précipités, un bruit de claquoir, commecelui d’une boîte dont on laisse retomber le couvercle, était venufrapper son oreille.

« Il courut d’abord à la porte,l’entrouvrit et aperçut Olympe qui avait une conversation à voixbasse avec Palmire et paraissait fort agitée. Dans le même temps,une crampe terrible le saisit aux entrailles et il laissa serefermer la porte, n’ayant plus la force de se laisser tomber surle divan. D’une main il s’était accroché à la boîte à ouvraged’Olympe dont le couvercle, mal refermé laissait échapper des boutsde fine lingerie. Obéissant au mouvement fébrile de sa main, lecouvercle s’était soulevé. Les doigts de Jacobini crispés par ladouleur fouillaient d’un geste inconscient toute cette dentelle etrencontrèrent soudain un corps dur…

« Et voilà qu’il se redressa, hagard,fou ! Sa main tenait le fétiche de mort, l’horrible fiole, lehideux Tali-tali qu’Olympe et Palmire lui avaient juréavoir été brûlé, détruit, anéanti devant elles ! Olympe luiavait menti ! Olympe l’empoisonnait comme elle avaitempoisonné les deux autres ! Et il allait connaître le sortatroce qui avait déchiré son prédécesseur dans la couche de cetteabominable stryge !… Et alors voilà ce qui se passa. Domptantpendant quelques instants le mal qui le ravageait, Jacobini versadans le carafon de vin de la Moselle qui était sur la table ce quirestait du poison dans le fétiche. Il en restait assez pourconstituer une dose foudroyante et il attendit sa femme. Elle netarda pas à entrer. Elle l’embrassa en lui demandant comment il seportait ce matin. Il répondit qu’il se sentait beaucoup mieux, maisque la fièvre ne l’avait point tout à fait quitté et qu’il avaitsoif.

« – Eh bien, il faut boire, monchéri ! lui dit-elle. Il n’attendit point qu’elle lui versât àboire et il remplit les deux verres.

« – Mais tu sais bien que depuis quelquetemps je ne bois que de l’eau, lui dit-elle… les médecins medéfendent le vin.

« Il insista. Il voulait qu’elle bût aveclui, dans le même verre, comme ils avaient fait souvent. Elledétourna la tête. Alors, la saisissant comme une brute, il luirenversa la tête et sauvagement lui pinça les narines. Et elle dutboire. Elle criait d’effroi. Il lui dit : « Tu auraispeut-être préféré une autre coupe ? » Et il lui montra leTali-tali.Elle appela au secours, mais tout de suite elleporta la main à son ventre et fut prise d’une crise terrible. Enmême temps, le mal le possédait à nouveau, lui, dans toute sonhorreur. Ils tombèrent en se roulant et en se déchirant sur ledivan. Ils mêlaient leur géhenne, se crachaient leur baveempoisonnée, se mordaient, s’arrachaient les chairs avec des crisde fauve. Ils se tordaient, mêlés l’un à l’autre dans le mêmebrasier.

« Jacobini trouvait encore la force del’insulter, de prononcer les noms de ses premières victimes !« Tu n’en tueras plus !… Tu vas crever !… Tu vascrever avec moi !… » Mais il souffrait trop. Il luisemblait avoir tout l’enfer dans le ventre… Il arracha de lamuraille des armes, un coutelas et se le plongea dans lesentrailles pour tuer le mal d’un coup avec lui. Il ne réussit qu’àse faire une horrible blessure. Alors, il retourna le fer contreelle et ouvrit Olympe, comme une bête, de bas en haut ! Ellehurlait encore.

« Possédé de mille démons, il luifracassa la tête, la perça de sagaies comme une pelote à épingles,lui creva les seins, les yeux, en fit des morceaux et il continuaità se frapper lui aussi. À eux deux, ils ne formaient plus qu’unehorreur sanglante, sans nom, sans forme. Elle était morte quand lesdomestiques accoururent dans la pièce. Mais lui n’expira que lelendemain matin après avoir, dans quelques moments de lucidité,narré les hideuses péripéties de leur abominable martyre ausubstitut qui, lui aussi, avait espéré de se marier avec cettefemme et qui dut s’aliter en rentrant chez lui. La nuit même, il semit à divaguer. On put craindre qu’il devînt fou et que ce dramecomptât une victime de plus !…

Zinzin, maintenant, se taisait ; la sueurcoulait de ses tempes. Tous se taisaient. Enfin, la voix deChanlieu dit :

– Et toi, tu n’es pas devenu fou ?

– Non, fit-il, mais je pourrai peut-être ledevenir…

Encore un silence. Puis la voix du commandantMichel :

– La garce ! Tout de même, elle n’a euque ce qu’elle méritait ! Ce qu’elle avait fait étaitépouvantable !

On entendit une sorte de gémissement. C’étaitZinzin.

– Ce qu’il y a d’épouvantable, dit-il, c’estqu’elle n’avait rien fait !

– Oh ! s’exclamèrent les autres.

– Oui, elle était innocente ! J’ai appriscela l’autre jour… l’autre jour seulement !

– C’était Palmire qui avait tout fait touteseule ! s’écria Gaubert.

– Ah ! Quant à celle-là, fit Zinzin avecun ricanement terrible, la justice la prit et ne la lâchapas ! Et je vous prie de croire que tout ce qu’il était en monpouvoir de faire pour qu’elle cueillît le maximum, je l’aifait !… J’ai fait connaître la lettre du Dr Sabin dontl’original avait été détruit par Jacobini ! Sans moi, elleéchappait peut-être, la Palmire ! Et à la lettre, lue en courd’assises, j’ajoutai, en qualité de témoin, quelques commentairesbien sentis et je rapportai des propos qu’elle écoutait d’un airidiot !

« Elle se bornait à répondre :« Non ! » à tout ce qu’on lui disait et à pleurersur Olympe. Pour celle-ci, cependant, elle donnait quelquefois desexplications qui nous ahurissaient tant elles étaient bêtes ou nousparaissaient naïves… Ainsi, par exemple, quand on lui disait :« Si votre maîtresse était innocente, elle n’aurait pasraconté à son mari que le Tali-tali avait été détruitdevant elle et devant vous !

« – Bah ! répliquait-elle, c’estbien simple, ma fi !… On s’était entendues pour dire ça parcequ’il y avait des bruits qui couraient et que nous ne voulions pasêtre soupçonnées !… D’autant que nous ne savions pas ce qu’ilétait devenu, le Tali-tali, et que nous croyions bien queM. Delphin l’avait ben brûlé tout entier comme Madame le luiavait commandé un jour qu’il en avait jeté dans le feu quelquesgouttes devant nous !… » Oui, elle avait trouvé,celle-là ! Elle fut huée ! Et je criai plus fort que lesautres !…

– Et à quoi a-t-elle été condamnée ?demanda Chanlieu.

– À la peine de mort ! fit Zinzin dans unsouffle.

– Mais on n’exécute pas les femmes ?

– Non !… Sa peine a été commuée en uneréclusion perpétuelle. Elle est morte en cellule, il y a dix ans.J’ai appris encore cela l’autre jour…

– Et s’est-elle repentie ? A-t-elleavoué ? demanda Michel.

– Non ! dit Zinzin en nous regardantcomme un dément… Elle n’avait rien à avouer… Elle aussi étaitinnocente !

– N… de D… !… fit Chanlieu.

– Mais alors, qui était le coupable ?interrogea Gaubert.

– Un homme qui vient de mourir en faisant,lui, des aveux et qui s’était retiré, après le drame, pas loind’ici… Oui ! Il est mort l’autre jour au Mourillon… Cet hommepossédait dans le bourg une petite propriété qui joignait le fonddu parc où était le pavillon…

– Mais qui était cet homme ?… L’un desdouze ?

– Oui ! l’un des douze… C’était même ledouzième !… Celui-là n’avait aucun espoir d’épouser jamaisOlympe car, bien sûr, elle n’irait pas au bout des douze, n’est-cepas ?… Après onze morts pareilles !… Seulement, ilsupprimait ceux qui avaient été plus heureux que lui… Et, à la fin,il s’arrangeait pour faire croire que l’assassin c’étaitOlympe ! Rappelez-vous l’arrivée du douzième dans le salon oùnous étions alignés… L’arrivée de M. Pacifère, le receveur del’enregistrement !… Comme Olympe s’était jouée de lui et commenous avions ri quand elle l’avait planté tout au bout du rang, à laqueue !… Oui !… On s’était moqué de M. Pacifèrequand il était entré dans le salon !… Eh bien ! ils’était vengé, cet homme !…

Chapitre 6LA FEMME AU COLLIER DE VELOURS

 

– Vous dites que toutes les histoires devendettas corses se ressemblent ! fit l’ex-capitaineau long cours Gobert au vieux commandant Michel, eh bien !j’en connais une, moi, qui laisse loin derrière elle tous lespauvres petits drames du maquis et qui m’a fait frissonnerjusqu’aux moelles, je vous le jure !

– Oui, oui, répliqua le commandant, sceptiquecomme il convient à un homme qui prétend connaître les plus bellesaventures du monde et qui ne croit guère à celles des autres… Oui…oui… encore quelques coups de fusil… Mais racontez toujours, nousn’avons rien de mieux à faire que de vous entendre…

Et il commanda une nouvelle tournée apéritivepour les camarades qui venaient là, tous les soirs, bavarder,autour des soucoupes du Café de la Marine, à Toulon.

– D’abord, commença Gobert, il ne s’agit pointde coups de fusil… et ma vengeance corse, à moi, ne ressemblecertainement à rien de ce que vous avez entendu jusqu’ici, à moinscependant que vous ne vous soyez arrêtés, comme moi, il y a unetrentaine d’années, à Bonifacio, auquel cas vous avez pu laconnaître, car l’histoire, qui fut retentissante, en courait laville.

Mais pas un de ceux qui étaient là, autour dessoucoupes, n’avait fait la rare escale de Bonifacio.

– Cela ne m’étonne pas, exprima Gobert, on n’aguère l’occasion de visiter cette petite cité, l’une des pluspittoresques de la Corse. Et cependant, tout le monde l’a vue deloin, en passant sur la route d’Orient ! Tout le monde a saluéson antique citadelle, ses vieilles murailles jaunies, ses tourscrénelées accrochées au rocher comme un nid d’aigles…

– L’histoire !… L’histoire !…clamèrent les autres, impatients… Pas de littérature !…

– Eh bien, voilà !… À cette époque,j’étais lieutenant de vaisseau et commandais un torpilleur qui futdésigné pour faire partie de l’escadre qui accompagnait le ministrede la Marine dans un voyage d’études en Corse. Il s’agissait alorsde créer dans l’île des postes de défense mobile, et même mieux quecela. Vous savez qu’il a été question, à un moment, de transformerla rade de Porto-Vecchio, aussi vaste que celle de Brest, en unvéritable port de guerre. Le ministre visita d’abord Calvi, Bastia,et nous revînmes l’attendre à Ajaccio, cependant qu’il traversaittoute l’île en chemin de fer, par Vizzavona où il s’arrêta pourdéjeuner et où il fut reçu en grande pompe par une délégation desbandits, sortis le matin même du maquis pour venir luiprésenter leurs hommages.

« Le fameux Bella Coscia commandaitlui-même les feux de salve et fut félicité par le ministre quiadmira sa belle prestance, son beau fusil, dont la crosse sculptéeportait autant de crans qu’il avait fait de victimes, et son beaucouteau dont Edmond About lui avait fait cadeau, en luirecommandant de ne point le laisser dans la plaie !

– Oui, oui ! Toutes les blagues,interrompit le commandant Michel, bourru… Toutes lesblagues !

– Comme vous le dites si bien, mon chercommandant… Toutes les blagues… Mais, attendez ! Nous arrivonsaux choses sérieuses. Nous partîmes d’Ajaccio et arrivâmes vers lesoir à Bonifacio. Et, pendant que les gros navires continuaientleur chemin jusqu’à Porto-Vecchio, moi, je fus de ceux quiaccompagnèrent le ministre à terre. Il y avait naturellement fête,dîner de gala et, le soir, réception dans les salles de lamairie.

« Bonifacio, situé en face de lamenaçante Magdelana, demandait un poste de défense mobile. Pourl’obtenir, la ville fit mille grâces, sortit ses plus magnifiquesatours, ses plus belles fleurs, ses plus belles femmes, et voussavez si les femmes corses sont jolies ! Au dîner, nous envîmes quelques-unes qui étaient d’une beauté vraiment remarquable.Comme j’en félicitais mon voisin de table, un brave homme charmantet terriblement frisé, gros garçon débonnaire que chacun appelaitPietro-Santo et qui était alors secrétaire de mairie, il medit : « Attendez la femme au collier develours !

« – Elle est encore plus belle quecelle-ci ? demandai-je en souriant.

« – Oui, répondit-il, sans sourire…Encore plus belle… mais ce n’est pas le même genre… »

« En l’attendant, nous nous mîmes àcauser des mœurs du pays. L’esprit encore hanté de toutes leshistoires de brigands que mes camarades, qui avaient accompagné leministre à Vizzavona, m’avaient racontées et de cette réceptiond’opéra-comique à laquelle avait présidé Bella-Coscia, l’homme auxbelles cuisses, je trouvai plaisant et même poli de mettre en doutele caractère dangereux de ces brigandages, à une époque où la Corsenous apparaissait au moins aussi civilisée que bien desdépartements touchant de plus près à la métropole.

« – La vendetta, me dit-il,continue à être aussi en honneur chez nous que le duel chez vous.Et quand on s’est vengé, on devient brigand. Qu’est-ce que vousvoulez qu’on fasse ?… Certes, continua-t-il, il faut ledéplorer. Moi, je suis le plus débonnaire des hommes, j’ai étéélevé au fond d’une boutique d’antiquaire et, je vous le dis commeje le pense, je regrette de voir certains de mes compatriotesencore si sauvages, dès que l’honneur de leur maison, comme ilsdisent, est en jeu !

« – Vraiment, vous m’étonnez, fis-je enlui montrant toutes les bonnes figures réjouies du banquet.

« Il hocha la tête : « Ne vousy fiez pas ; le rire chez eux se change vite en un rictusdiabolique. Regardez-moi ces yeux de jais, brillants d’une francheallégresse… Demain, ils refléteront la haine et toutes les passionsde la vendetta, et ces mains fines, délicates, quiaffectent de se serrer en une étreinte d’ardente amitié, ne cessentde jouer, croyez-moi, avec une arme cachée !

« – Je croyais qu’on ne retrouvait plusces mœurs qu’au fond des lointaines campagnes !

« – Monsieur, je vais vous dire, lepremier mari de la femme au collier de velours était mairede Bonifacio ! »

« J’allais demander une explicationdevenue nécessaire, quand on frappa sur les verres pour réclamer lesilence. C’étaient les discours qui commençaient. On passa ensuitedans le salon de réception. Et c’est là que je vis la femme aucollier de velours.

« Pietro-Santo, qui ne m’avait pointquitté, n’eut point besoin de me l’indiquer. Je la devinai tout desuite, d’abord à son étrange beauté funèbre, ensuite à son collierqui découpait une large marge noire au bas de son col nu, mince ethaut. Ce collier était placé très bas, à la naissance des épaules,et le cou n’en paraissait que plus haut, ne remuant pas, portant latête avec une rigidité et un orgueil inflexibles, une admirabletête d’une régularité de lignes hellénique, mais si pâle, si pâle,qu’on eût pu la croire vidée de tout son sang et de toute sa vie,si deux yeux de feu n’eussent brillé dans cette face de marbre,d’un éclat insoutenable.

« Tous baissaient les paupières etpenchaient la tête sur son passage, la saluant avec une sorted’effroi et de recul instinctif qu’il m’était facile de saisir, cequi déjà m’intriguait au plus haut point. Son beau corps étaitmoulé dans un fourreau de velours noir et elle s’avançait, glissaitau milieu de tous, avec sa tête si pâle et si tragiquementsurélevée au-dessus des épaules nues par le ruban de velours qu’oneût dit le fantôme orgueilleux d’une reine défunte et martyre.Quand elle fut passée, je communiquai mon impression mortuaire àmon cicérone qui me répondit : « Rien d’étonnant à cela,elle a été guillotinée !

« – Vous dites ?… »

« Mais il ne put me répéter,sur-le-champ, son impossible phrase. La femme au collier develours, après avoir salué le ministre, revenait de notre côtéet tendait la main à mon ami, le secrétaire de mairie :« Bonsoir, et bonne fête, Zi[2]Pietro-Santo ! » lui fit-elle du haut de sa tête, quine remuait pas.

« L’autre s’inclina en balbutiant, etelle passa. Tous la suivaient des yeux et un grand silence s’étaitfait. Je m’aperçus alors qu’elle était accompagnée d’un beau garçond’une trentaine d’années, bien taillé, bien découplé, etremarquable par ce profil de médaille antique commun à presque tousles Corses et qui leur donne si souvent un air de famille avec legrand empereur. À ce moment, le couple disparut, tandis qu’autourde moi j’entendais des « Jésus-Maria ! » et qu’unvieux de la montagne récitait tout haut un ave.

« – Ils ne restent pas longtemps,expliqua Pietro-Santo, parce qu’ils ne sont pas bien avec le maireactuel, Ascoli. Oui, la belle Angeluccia, que vous venezde voir, aurait bien voulu que son second mari, le seigneurGiuseppe Girgenti, s’installât à la mairie, comme le premier. Ellea toujours été fière et ambitieuse. Mais leur liste a été battueaux dernières élections, et je crois bien qu’elle le sera toujours,ajouta-t-il, à cause de cette histoire deguillotine !

« Je sursautai et pris mon homme par lebras : « Ah ! vous voudriez bien savoir… Tenez,voilà déjà le maire qui raconte l’histoire au ministre… Mais il nela sait pas aussi bien que moi… Moi, voyez-vous, mon capitaine,j’étais de la maison… et j’ai tout vu ! Jusqu’aufond du panier !…

« – Pietro-Santo, aimez-vous les bonscigares ? Des cigares comme vous n’en avez jamaisfumé ? »

« Pietro-Santo aimait les bons cigares…Je l’emmenai à mon bord, car je ne voulais point, vous pensez bien,quitter Bonifacio sans savoir exactement ce que c’était que cettehistoire incompréhensible de guillotine.

« – Ainsi, fis-je en riant, pour amorcerla conversation, dès que nous fûmes installés dans mon carré…Ainsi, cette femme a été guillotinée ?

« – Ah ! monsieur, vous avez tort derire, répliqua-t-il le plus sérieusement du monde : elle a étéguillotinée, comme je vous le dis, et cela devant la plupart desgens que vous avez vus ce soir, se signant et récitant desave aussitôt qu’elle fut passée !…

« Et comme j’ouvrais des yeux énormes,Pietro-Santo m’expliqua simplement : « C’est pour cacherla cicatrice qu’elle porte toujours son collier develours !

« – Monsieur Pietro-Santo, vous vousmoquez de moi ! Je demanderai à la belle Angeluccia de retirerson collier sous mes yeux, car je serais curieux de voir cettecicatrice-là… »

« Le secrétaire de la mairie secoua latête : « Elle ne l’ôtera point, monsieur, car tout lemonde sait ici que si elle l’ôtait, sa têtetomberait ! » Et le bon Pietro se signa, à son tour,avec son cigare. Je le regardais, sous la lueur de ma lampe. Ilavait, avec ses cheveux bouclés, une bonne figure bouffie d’angeeffaré d’avoir aperçu le diable. Il poussa un soupir endisant : « Cet Antonio Macci, le premier marid’Angeluccia, était cependant le meilleur des hommes ! Quiest-ce qui aurait jamais cru cela de lui ? Je l’aimais,monsieur, car il avait été bon pour moi. J’avais été élevé dans saboutique. Antonio était antiquaire, célèbre dans toute la Corse, etbien connu des touristes, auxquels il a vendu autant de souvenirsde Napoléon et de la famille impériale qu’il en pouvait fabriquer.On en était réduit là, monsieur, parce que la rage des amateurs nesaurait se contenter de souvenirs authentiques et Antonio avaitfait une jolie fortune en ne mécontentant personne, ne s’en tenantpoint du reste aux Bonaparte, et il ne manquait jamais l’occasiond’enrichir ses collections d’un tas de bibelots de l’époquerévolutionnaire qu’il revendait toujours un bon prix aux Anglais etaux Américains, lesquels ne descendaient jamais dans l’île sans luifaire une petite visite. De temps en temps, nous faisions ensembleun court voyage sur le continent pour renouveler nos collections.C’est ainsi que je l’accompagnai la dernière fois qu’il s’en fut àToulon, après qu’il eut lu dans un journal de l’île que l’on allaity procéder à une vente des plus intéressantes et qui ne manqueraitpoint de faire quelque réclame aux acheteurs.

« “C’est ce jour-là, monsieur, que nousacquîmes un relief de la Bastille pour 425 francs, le lit dugénéral Moreau pour 215 francs, une bague à chaton-cercueil oùrestaient enfermés les cheveux de Louis XVI pour 1 200 francs,enfin, la fameuse guillotine qui, paraît-il, avait servi à Sanson,sur une enchère de 921 francs, exactement ! C’étaitdonné ! Aussi nous revînmes fort joyeux à la maison. Sur lequai, nous trouvâmes Angeluccia et son cousin Giuseppe, qui nousattendaient, en même temps que le premier adjoint et une délégationdu conseil municipal, car, comme je vous l’ai dit, Antonio, dont lecommerce était prospère, et qui était considéré comme l’homme leplus raisonnable de la ville, avait été nommé maire. Il avait alorsune quarantaine d’années, vingt ans de plus que sa femme qui en atrente aujourd’hui. Cette différence d’âge n’empêchait pointAngeluccia d’aimer bien son mari ; mais Giuseppe, qui avaitvingt ans, comme Angeluccia, adorait sa cousine. Chacun avait pus’en apercevoir rien qu’à la façon dont le malheureux garçon laregardait. Quoi qu’il en fût, je dois dire que je n’avais jamaissurpris, pour ma part, dans la conduite de l’un et de l’autre, dequoi donner ombrage au mari. Angeluccia agissait, en tout du reste,avec trop de droiture et d’honnêteté pour que le pauvre Giuseppe, àmon avis, eût quelque chance de lui faire oublier ses devoirs. Etje ne pensais point qu’il eût l’audace de tenter jamais unepareille aventure. Il aimait Angeluccia, voilà tout. Et mon maîtrele savait aussi bien que nous tous. Sûr de sa femme, il en riaitquelquefois avec elle. Charitablement, Angeluccia le priaitd’épargner le pauvre cousin et de ne point trop se gausser de lui,car jamais Antonio ne retrouverait un pareil ouvrier pour imiter etrefaire au besoin l’Empire et le Louis XVI. Giuseppe, eneffet, était un véritable artiste. De plus, il connaissait tous lessecrets industriels de son maître et savait naturaliserles petits oiseaux. Antonio ne pouvait se passer de Giuseppe. Etc’était là la raison, certainement, pour laquelle il montrait tantde complaisance envers un ouvrier qui avait des yeux aussiéloquents quand ils regardaient sa femme.

« “Giuseppe était toujours un peumélancolique à cause de son amour. Angeluccia, elle, n’avait pointencore cette beauté funèbre que lui avez vue. Elle souriaitvolontiers et accueillait toujours son époux, comme une bravepetite femme qui n’a rien à se reprocher. On fêta joyeusement notreretour.

« “Angeluccia avait préparé un excellentdîner auquel furent invités l’adjoint et quelques amis. Tout lemonde demandait des nouvelles de la guillotine, car le bruits’était répandu des sensationnelles acquisitions d’Antonio etchacun voulait les voir.

« “– Est-ce qu’elle marche encore ?demandait l’un.

« “– Si tu veux l’essayer…, répondait enriant le maître de la maison.

« “Antonio, auprès de qui je me trouvaisà ce moment, laissa tomber par mégarde sa serviette. Il se baissarapidement pour la ramasser, mais j’avais déjà prévenu sonmouvement et ma tête fut en même temps que la sienne sous la tableet ma main sur le linge. Je me levai en lui rendant cette servietteet, sous un prétexte quelconque, je sortis. Je ne voulais pas avoirde témoins de mon émoi, car je suffoquais. Dans le magasin, je melaissai tomber sur une chaise et je réfléchis que, de la façon dontje m’étais précipité sous la table et dont ma tête se trouvaitplacée, il avait été impossible à Antonio d’apercevoir ce quej’avais vu, de mes yeux, hélas, vu. Du reste, le calme avec lequelil s’était redressé et avait reçu de mes mains la serviette et latranquillité avec laquelle il avait continué de s’intéresser à laconversation devaient me rassurer. Je rentrai dans la salle àmanger où le repas se terminait le plus gaiement du monde.L’adjoint, qui est le maire d’aujourd’hui, insistait pour qu’onmontât tout de suite la guillotine. Antonio, lui, répondit que ceserait pour une autre fois, quand elle serait réparée, arrangéecomme il convenait, car je connais mes Américains, conclut-il,ils ne me l’achèteront que si elle fonctionnebien !

« “On se sépara et, tout le reste de lajournée, je ne pus regarder sans frémir Angeluccia qui embrassaitgentiment son mari et lui faisait mille amitiés. Je ne pouvaisimaginer que tant de dissimulation fût possible chez une jeunepersonne d’aspect aussi candide. Sous la table, au dîner,j’avais vu le petit pied d’Angeluccia, étroitement, amoureusementserré entre les deux pieds de Giuseppe. Le mouvement mêmequ’elle avait fait pour le retirer m’avait dénoncé le crime.

« “Au magasin, la vie reprit son coursnormal. Quelques clients étrangers s’étaient présentés pour lafameuse guillotine, mais le maître avait répondu qu’elle n’étaitpoint prête et qu’il ne la vendrait que lorsqu’elle seraitprésentable, c’est-à-dire lorsqu’elle aurait subi les réparationsnécessaires. De fait, on y travaillait en secret dans lessous-sols. Nous l’avions montée et démontée plusieurs fois. Toutevermoulue et disloquée, nous essayions de la retaper, delui retrouver son parfait équilibre et le jeu glissant du couteau.Cette besogne qui me répugnait semblait plaire au contraire àAntonio. Comme nous approchions de la fête d’Angeluccia, qui seconfond avec celle de la Pentecôte, date où il est d’usage, cheznous, que le maire offre quelques réjouissances à ses administrés,mon maître nous prévint qu’il avait résolu de donner une fêtecostumée du temps de la Révolution, ce qui lui permettrait demontrer au dessert sa fameuse guillotine que personne n’avaitencore vue : ce serait le bouquet !

« “À Bonifacio, on est très friand de cegenre de divertissements, reconstitutions historiques et autrescavalcades. Angeluccia sauta au cou de son mari et ce fut lapremière qui demanda à être habillée en Marie-Antoinette.

« “– Et à la fin de la fête, on teguillotinera ! ajouta Antonio en éclatant de rire.

« “– Pourquoi pas ? repritAngeluccia, ce sera très amusant !

« “Quand on sut quel genre de fête lemaire allait donner, tout le monde voulut en être. On ne fit ques’y préparer pendant les quinze jours qui nous séparaient de laPentecôte. Le magasin ne désemplissait pas. On venait demander desconseils, consulter des estampes. Antonio devait représenterFouquier-Tinville, le terrible accusateur public. Giuseppe devaitfaire Sanson, le bourreau, et moi, je serais modestement un aide dubourreau.

« “Le grand jour arriva. Dès le matin,nous avions vidé le magasin de tous les objets qui l’encombraientet monté la guillotine que nous fîmes fonctionner à plusieursreprises avec le couteau de carton et de papier d’argent queGiuseppe avait fait fabriquer pour que, d’après le désird’Angeluccia, nous puissions jouer la comédie jusqu’aubout.

« “Tout l’après-midi, on dansa. Le soir,il y eut bal dans la salle de la mairie. On buvait à la santé deM. le Maire et l’on trinquait à celle de sa gentille épouse,la reine Angeluccia, qui présidait à la fête dans les atours deMarie-Antoinette au temps de la captivité de la Conciergerie. Cettetoilette simple et modeste, telle qu’en pouvait montrer une pauvrefemme destinée à un aussi poignant malheur, lui seyait plus qu’onne saurait le dire, et je n’oublierai jamais, quant à moi, la grâcealtière avec laquelle son beau col tout nu et tout blanc sortait deson fichu croisé si joliment sur sa poitrine. Giuseppe la dévoraitdes yeux et, en surprenant la flamme trop visible qui consumaitl’imprudent garçon, je ne pouvais m’empêcher de regarder du côtéd’Antonio, lequel manifestait une gaieté extraordinaire. C’est luiqui, à la fin du repas, donna le signal de l’effroyablecomédie : dans un discours fort bien tourné, ma foi, ilprévint que quelques-uns de ses amis et lui-même avaient préparéune petite surprise qui allait consister à faire revivre une desheures les plus tragiques de la Révolution et que, puisque la villede Bonifacio avait le bonheur exceptionnel de posséder uneguillotine, on allait s’en servir pour guillotinerMarie-Antoinette !

« “À ces mots, les bravos et les rireséclatèrent et l’on fit une ovation à la belle Angeluccia quis’était levée et qui déclarait qu’elle saurait mourircourageusement comme c’était son devoir de reine de France. Il yeut alors des roulements de tambour et le chant de la Carmagnoleéclata dans la rue. On se précipita aux fenêtres. Il y avait là unemauvaise charrette tirée par une pauvre haridelle et entourée degendarmes, de pourvoyeurs de guillotine, coiffés du bonnetphrygien, et d’horribles tricoteuses qui dansaient et criaient enréclamant l’Autrichienne ! On se serait cru en 93 !

« “Chacun s’était prêté à ce jeu sans yvoir malice. Il n’y eut que lorsque Angeluccia fut montée sur lacharrette, les mains liées derrière le dos, et que le singuliercortège se fut mis en marche au son sourd des tambours dont Antonioavait réglé le rythme funèbre, que plus d’un fut pris d’un frissonet comprit qu’une telle mascarade pouvait bien toucher ausacrilège. C’était fort impressionnant. La nuit était venue. Lalueur dansante des flambeaux donnait déjà à Angeluccia une sorte debeauté d’outre-tombe. Sans compter qu’elle se tenait droite, lefront altier, comme bravant la populace et dans cette attitude demarbre qu’a consacrée le crayon de David.

« “On arriva à la maison d’Antonio. Là,ce fut une bousculade où les rires reprirent de plus belle. Antonioétait déjà dans le magasin, donnant la dernière main auxpréparatifs et plaçant aussi bien qu’il le pouvait une assemblée dechoix qu’il avait introduite par la porte de derrière. On étaitfort entassé là-dedans et très excité à voir de près la fameuseguillotine. Mon maître réclama énergiquement le silence, et ilcommença à faire un cours très sérieux sur les vertus de soninstrument. Il énuméra tous les nobles cous qui, affirmait-il,avaient été glissés dans cette lunette et il exhiba le vrai couteautel qu’il l’avait acheté.

« “– Si vous voyez là-haut un couteau encarton, ajouta-t-il, c’est que j’ai voulu vous montrer, grâce à cestratagème, comment fonctionnait ma guillotine. »

« “– Alors, il se tourna du côté deGiuseppe et il dit :

« “– Es-tu prêt, Sanson ? »Sanson répondit qu’il était prêt. Alors, l’autrecommanda :

« “– Amène l’Autrichienne !

« “Giuseppe et moi couchâmes aussitôtMarie-Antoinette-Angeluccia sur la bascule et ce fut Antoniolui-même qui rabattit la partie supérieure de la lunette. À cemoment, tous les rires s’étaient tus et il y eut, dans toutel’assemblée, comme une espèce de gêne. Tout cela avait beau être dela comédie, la vue de ce joli corps étendu sur la planche fataleévoquait devant les esprits les plus grossiers d’autres corps quis’étaient véritablement couchés là pour mourir. Il ne fallut rienmoins pour ramener momentanément la gaieté que la vision assezcurieuse de la figure amusée d’Angeluccia qui regardait sidrôlement tout son monde d’invités pendant que son mari donnait ladernière explication sur le déclic, sur le panier qui recevait lecorps et sur celui qui recevait la tête.

« “Or, tout à coup, comme nous regardionsAngeluccia, nous vîmes sa physionomie changer brusquement etexprimer une terreur indicible. Ses yeux s’étaient effroyablementagrandis et sa bouche s’entrouvrit comme pour laisser échapper unson qui ne voulait pas sortir. Giuseppe, qui était derrière laguillotine, ne voyait rien de cela, mais moi, qui étais sur lecôté, je fus frappé comme tous ceux qui m’entouraient de cettehorrible métamorphose. Nous avions vraiment là la vision d’une têtequi, réellement, savait qu’elle allait être décollée. Lesrires s’étaient tus devant nous et certains même des invitéss’étaient reculés comme sous le coup d’un effroyable… effroi. Quantà moi, je m’étais encore approché, car je venais de m’apercevoirque les yeux épouvantés d’Angeluccia fixaient quelque chose au fonddu panier qui devait recevoir la tête. Et je regardai dans cepanier dont Antonio avait, en dernier lieu, relevé le couvercle, etvoici ce que je lus, moi aussi, comme lisaient les yeuxd’Angeluccia. Voici ce que je lus sur une petite pancarte attachéeau fond du panier :

Prie la Vierge Marie, Angeluccia, époused’Antonio, maîtresse de Giuseppe, car tu vas mourir !

« “Je poussai une exclamation sourde etme retournai comme un fou pour arrêter la main de Giuseppe qui, surun signe d’Antonio, appuyait sur le déclic. Hélas ! J’arrivaitrop tard ! Le couteau tombait et ce fut terrible !… Lamalheureuse jeta un cri effrayant et arrêté net quiretentit toujours à mes oreilles… Et, tout de suite, son sangjaillit sur l’assistance qui en fut couverte et qui s’enfuit,éperdue, avec de délirantes clameurs. Je m’évanouis. »

« Ici, le bon Pietro-Santo se tut et ilétait devenu si pâle à l’évocation de cette scène macabre que jecrus qu’il allait encore se trouver mal. Je lui rendis quelquesforces avec un bon verre de vieille grappadont on m’avaitfait cadeau au Mourillon.

** * * *

« – Tout de même, lui dis-je, Angeluccian’était pas morte, puisque je l’ai revue vivante.

« Il poussa un soupir et hocha latête : « Êtes-vous bien sûr qu’elle est encore vivante,cette femme-là ? dit-il. Il n’y a pas de gens d’ici qui, en lavoyant passer, la tête si droite et qui ne remue jamais, pensentque cette tête ne tient sur les épaules que par quelque miracle del’au-delà, d’où la légende du collier de velours. C’estqu’elle a l’air vraiment d’un fantôme… Quand elle me serre la main,je sens sa peau glacée et je frissonne. C’est enfantin, je le saisbien, au fond, mais tout a été si singulier dans cette affairequ’il faut excuser les contes fantastiques de nos gens de lamontagne. La vérité, évidemment, est qu’Antonio avait mal calculéson affaire, que sa vieille machine ne fonctionnait pas bien, quele couteau était dérangé, que le cou de cette pauvre Angelucciaétait trop engagé dans la lunette, de telle sorte qu’elle a étéfrappée maladroitement à la naissance des épaules. Ce n’est pointla première fois qu’un accident de ce genre se produit et l’onrapporte que, pour certains condamnés, il a fallu s’y reprendre àcinq fois. Giuseppe a raconté que la blessure était assez large, iln’y a que lui qui l’ait vue avec le médecin qu’il avait faitchercher. Tout le monde s’était sauvé et Antonio avait disparu.Vous comprenez que cette circonstance n’a point été étrangère à laformation de la légende. Tous ceux qui avaient assisté à l’affaires’étaient répandus dans la ville en racontant qu’Angeluccia avaitété guillotinée et qu’ils avaient vu tomber sa tête dans lepanier. Alors, quand, quelques semaines après, on a vuréapparaître Angeluccia avec sa tête immobile sur les épaules etreliée au corps par le ruban de velours qui était destiné à cacherla cicatrice, les imaginations n’ont plus connu de frein. Et,moi-même, je vous avouerai qu’il y a des moments où, quand jeregarde Angeluccia et son cou qui vous hypnotise, je nevoudrais pas dénouer le ruban de velours !

« – Et qu’est devenu Antonio dans toutcela ?

« – Il est mort, monsieur… Ou, du moins,on le dit… Enfin, son acte de décès a été dressé puisque Giuseppeet Angeluccia se sont mariés. On a trouvé près des grottes soncorps à moitié mangé par les poissons et les oiseaux de mer et toutdéfiguré. Cependant, il n’y avait pas de doute à cause des habitset des papiers trouvés sur lui… Il a dû s’enfuir, persuadéqu’Angeluccia avait succombé, et il se sera jeté du haut du rocher.Ah ! Il avait bien ruminé sa vengeance et l’avait préparéecomme on fait toujours ici, en sournois. Tout de même, je suisencore étonné de la façon dont il avait su dissimuler depuis lejour où il avait vu, comme moi, le pied d’Angeluccia entre ceux deGiuseppe, sous la table. Il avait, de son côté, fabriqué uncouperet et une masse qui, extérieurement, ressemblaient à ceux deGiuseppe, mais qui cachaient, sous le carton et le papier d’argent,l’arme du crime… Si vous voulez voir l’instrument, il est encore àAjaccio, entre les mains d’un vieux magistrat qui se l’estapproprié, après que la justice eut informé. »

** * * *

– Votre histoire, concéda le commandant Michelau capitaine Gobert, votre histoire est, en effet, assezépouvantable !

– Elle n’est point finie, commandant !expliqua Gobert en réclamant encore le silence pour quelquesinstants. Laissez-moi terminer, et vous verrez qu’elle l’esttout à fait ! Je n’en connus la fin que plus tard, à unsecond voyage que je fis à Bonifacio – et c’est encore le bonPietro-Santo qui me la rapporta. Mais jugez tout d’abord de monprodigieux ébahissement quand, lui ayant demandé des nouvelles dela femme au collier de velours, il me dit le plussérieusement et le plus sinistrement du monde :« Monsieur, c’est la légende qui avait raison, Angelucciaest morte le jour où on a touché à son collier !

« – Comment cela ? m’écriai-je. Etqui donc lui a détaché son collier ?

« – Moi, monsieur ! Et sa têteest tombée ! »

« Comme je continuais de regarderPietro-Santo en me demandant avec inquiétude s’il n’était pasdevenu fou, il m’expliqua que, pour beaucoup, la mort d’Antonioétait restée douteuse et qu’en particulier le maire qui nous avaitreçus lors du passage du ministre, un certain Ascoli, savaitpertinemment à quoi s’en tenir, persuadé qu’il avait rencontré, unjour de chasse dans la montagne, Antonio presque nu et vivant commeune bête sauvage. Il avait essayé de lui parler, mais l’autres’était enfui.

« Or il arriva qu’aux électionsmunicipales Giuseppe, qui s’était à nouveau présenté contre Ascoli,passa, cette fois, avec sa liste. Pendant toute la périodeélectorale, Ascoli avait prétendu que Giuseppe Gergenti étaitindigne d’occuper un siège à la mairie, s’étant fait le compliced’une femme bigame. Et il affirmait qu’Antonio vivait encore. Aprèsqu’il eut été battu, la rage de l’ancien maire ne connut plus debornes. Il résolut d’aller chercher lui-même Antonio dans lamontagne. Il lui fallut plusieurs mois pour le joindre, mais ilparvint à ses fins. Antonio qui, depuis dix ans, n’avait adressé laparole à personne apprit que sa femme n’était pas morte, comme ille pensait, et qu’elle vivait heureuse au bras de Giuseppe, danscette mairie dont il avait été lui-même le maître, au temps où ilse croyait aimé d’Angeluccia.

« – Ce qui se passa alors, me dit d’unevoix sourde Pietro-Santo en se signant, dépasse toute imaginationet ferait reculer d’horreur les démons de l’enfer !Jésus-Maria ! Je vivrais mille ans… Mais, tenez, monsieur, lavérité tient en peu de mots !… C’était un soir comme celui-ci,doux et lumineux, je revenais, comme maintenant, de conduire desamis aux grottes et j’étais assis au gouvernail de la petite barquequi nous ramenait au port quand, en passant au pied du rocher,j’entendis une mélopée dont le son nous fait toujours tressaillir,une psalmodie que nous appelons ballatare et qui est bienconnue chez ceux d’entre nous dont les familles ont à se venger dequelque affront mortel. Je levai la tête. Un homme était debout,là-haut, sur la falaise qui lui faisait une sorte de piédestal.Quoiqu’il fût habillé de haillons, il portait fièrement son fusilsur l’épaule et il chantait. Soudain, les derniers rayons du soleilcouchant l’éclairèrent en plein. Je poussai un cri :Antonio !… C’était lui ! C’était lui !Ah ! J’étais sûr que c’était lui ! Sa fatale chanson, sonair exalté, tout me prouvait qu’il n’était point revenu dans nosparages, après avoir fait le mort pendant plus de dix ans, sansnourrir un abominable dessein ! Heureusement qu’avec ma petitebarque je pouvais être arrivé chez Giuseppe et Angeluccia avantqu’il n’eût eu le temps de tourner le port. Je me jetai sur lesrames et bientôt je débarquai. La première personne que jerencontrai fut justement Giuseppe qui revenait de la mairie etrentrait chez lui. Je remerciai le ciel d’arriver encore à temps etje criai à cet homme de se hâter, qu’un malheur irréparable lemenaçait, que je venais de voir Antonio, Antonio lui-même, vivant…et se dirigeant vers la ville !

« “Pendant qu’il m’interrogeait et que jelui répondais, nous courions et nous arrivâmes ainsi, haletants, àla maison où Giuseppe avait laissé Angeluccia.’Angeluccia !…Angeluccia !…’criâmes-nous… Mais personne ne nousrépondait.’Pourvu, mon Dieu, qu’elle ne soit pas sortie à lapromenade !’pleurait le malheureux Giuseppe. Nous gravîmes,toujours appelant, le premier étage.

« “Il entra dans une pièce et moi dansl’autre. C’était dans la pièce où j’avais pénétré que se trouvaitAngeluccia. Elle était assise au coin de la fenêtre, dans un grandfauteuil Voltaire sur le dossier duquel reposait sa tête. Elleparaissait dormir. Comme elle était toujours extrêmement pâle, lapâleur, surprenante pour tout autre, de son beau visage, ne mefrappa point.’Viens, elle est par ici’, criai-je à Giuseppe. Quantà moi, j’avais continué d’avancer dans la pénombre, stupéfaitqu’Angeluccia ne se réveillât pas, ne nous répondît pas, je latouchai… Je touchai son collier de velours qui se dénoua et satête me roula dans la main !

« “Je m’enfuis, les cheveux dressés, maisje tombai presque aussitôt dans une horrible flaque de sang que lesombres de la nuit commençante m’avaient empêché de voir en entrant.Je me relevai en hurlant, je repris ma course insensée et l’on duts’emparer de moi avec des précautions comme d’une bête enragée.

« “On put croire, pendant quelques jours,que je devenais fou. Enfin, heureusement, je me calmai, et si bienqu’aujourd’hui, c’est moi qui suis maire de Bonifacio,monsieur ! Comme vous le devinez, quand j’avais aperçuAntonio, celui-ci n’allait point à sa vengeance : il enrevenait !On reconstitua tout le drame. Entré dans lamaison alors qu’Angeluccia se trouvait seule, il l’avait d’abordtuée d’un coup de poignard au cœur et puis, l’esprit hanté par toutce que lui avait raconté Ascoli, il avait achevé ce qu’il avait simaladroitement commencé dix ans plus tôt, à la fête de laPentecôte. Plus sûr de son bon couteau corse que de l’instrumentpseudo-historique qui l’avait trahi, il avait décollé tout à faitla malheureuse avec son large poignard, puis il n’avait pas reculédevant l’atrocité de replacer la tête sur les épaules et decacher la section du cou sous le collier develours ! » »

** * * *

« – Maintenant, termina l’excellentPietro-Santo, si vous voulez avoir des nouvelles de Giuseppe, ilfaudrait aller en demander aux échos du maquis. Deux joursaprès, le second mari d’Angeluccia prenait le chemin de lamontagne, à la recherche du premier. Il avait le fusil sur l’épauleet portait à sa ceinture un sac dans lequel il avait glissé la têted’Angeluccia qu’il avait lui-même embaumée. On n’a jamais plus revuni Giuseppe, ni Antonio, ni Ascoli, mais ils ont bien dû se joindrecomme il convenait et se massacrer dans quelque coin. Car,monsieur, c’est la seule façon dont la vendetta s’éteintdans notre pays, quand tout le monde est mort. »

 

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