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Récits d’un Chasseur

Récits d’un Chasseur

d’ Ivan Sergeyevich Turgenev

KHOR ET KALINITCH

Ceux qui ont eu l’occasion d’aller du district de Bolkhovsky dans celui de Jizdrinsk ont dû remarquer combien les gens du gouvernement d’Orel diffèrent de ceux de Kalouga. Le moujik d’Orel est petit, voûté, morose ; il regarde en dessous ; il habite de méchantes isbas de tremble, est attaché à la glèbe, n’a aucun commerce, aucune industrie, mange Dieu sait quoi, et se chausse de tilles tressées. Le moujik de Kalouga est à la dîme ; il vit dans de larges isbas de pin ; il a la taille haute, le regard ferme et gai, la face lisse et blanche ; il fait le commerce de l’huile et du goudron et se chausse de bottes les dimanches et les jours de fêtes.

Un village du gouvernement d’Orel est, ordinairement, situé parmi des champs labourés, auprès d’un ravin transformé en marais.À l’exception de quelques cytises – sous lesquels vous pouvez attendre– et de deux ou trois maigres bouleaux,on parcourt des distances d’une verste sans rencontrer un arbre.Les isbas sont construites côte à côte et se soutiennent l’une l’autre ; toutes sont également couvertes de paille pourrie.Un village kalougien, au contraire, est presque toujours entouré d’un bois. Les isbas, espacées et droites, ont des toits en planches ; les portes ferment bien, la palissade ne tombe pas en ruine, elle ne laisse aucune brèche par où puissent pénétrer les porcs… Et pour le chasseur aussi c’est le gouvernement de Kalougaqui est le bon. Dans le gouvernement d’Orel, avant cinq ans, lesderniers bois, les dernières landes buissonneuses aurontdisparu : il n’y a déjà plus de marécages. Dans legouvernement de Kalouga, les clairières ayant plusieurs centainesde verstes et les marais plusieurs dizaines ne sont pas rares. Là,on rencontre encore le noble coq de bruyère, la grive étourdie etl’agile perdrix dont le vol brusque et saccadé égaye à la foischien et chasseur.

Comme je parcourais, tout en chassant, le district de Jizdrinsk,je fis, en pleine campagne, la connaissance d’un petitpomiéstchik[2] kalougien. M. Poloutikine, unchasseur passionné et, par conséquent, un excellent homme. Il avaitpourtant quelques faiblesses, je l’avoue. Par exemple, il faisaitdemander la main de toutes les riches demoiselles à marier de laprovince. Après s’être vu fermer le cœur de la fille et la maisondu père, il racontait avec expansion sa mésaventure à ses amis etconnaissances, sans cesser d’envoyer aux parents des héritières despaniers de pêches vertes ou d’autres fruits toujours cueillis avantterme. Il avait aussi la manie de radoter toujours la mêmeanecdote, et, malgré l’état particulier qu’en faisaitM. Poloutikine, cette anecdote n’égayait personne. Il louaitexagérément les œuvres d’Akim Nakhimov et le roman :Pinna ; il bégayait, il appelait son chien Astronome.Il disait Odnatché pour Odnako[3] .Il avait introduit chez lui la cuisine française dont le secret, audire de son cuisinier, consistait uniquement à dénaturer le goûtoriginal des aliments – de sorte que, chez cet artiste, la chairavait le goût du poisson et le poisson le goût du champignon ;ses macaroni sentaient la poudre à canon ; en revanche, il netombait jamais dans un potage une carotte qui n’eût la forme d’unrhombe ou d’un trapèze. Sauf ces légers travers,M. Poloutikine était, comme je l’ai dit, un excellent homme.Dès notre première rencontre, il m’invita à venir passer la journéeet la nuit chez lui.

– Il y a d’ici chez moi cinq verstes environ, medit-il : il serait trop fatigant de faire tout ce chemin àpied ; entrons d’abord chez Khor.

– Qui est-ce, Khor ?

– Mais, mon moujik… Il demeure tout près d’ici. Nous nousrendîmes donc chez Khor. Au milieu de la forêt, dans une clairièredéboisée et cultivée, s’élevait l’habitation isolée de ce moujik.Elle consistait en plusieurs bâtiments de bois de sapin réunis pardes haies. Devant l’isba principale, on remarquait un petit auventsoutenu par de minces piliers. Nous fûmes reçus par un vigoureux etbeau gaillard de vingt ans.

– Ah ! Fédia ! Khor est-il chez lui ?demanda M. Poloutikine.

– Non, Khor est à la ville, répondit le gars dont unsourire découvrit les dents éclatantes. Voulez-vous que j’attellela telejka[4] .

– Oui, frère, mais auparavant donne-nous du kvass[5] .

Nous entrâmes dans l’isba. Pas une de ces images deSouzdal[6] qui déshonorent la plupart des murs desisbas russes. Dans l’angle d’honneur, devant une icône ornéed’argent, brûlait une veilleuse consacrée. La table, en bois detilleul, avait été récemment raclée et lavée. Dans les intersticesdes solives et autour du cadre des fenêtres, on ne voyait courir nila blatte agile, ni le cafard pensif. Le jeune homme revint,portant une grande cruche blanche, pleine de très bon kvass, unénorme quartier de pain et une douzaine de concombres salés nageantdans un bol en bois. Le tout fut déposé sur la table avec symétrieet le garçon alla s’épauler contre le montant de la porte d’où ilnous regardait en souriant. Nous achevions à peine notre collationquand nous entendîmes la telega rouler dans la cour. Nous sortîmes.Un gars de quatorze à quinze ans, les cheveux frisés et les jouesrouges, était assis à la place du cocher et contenait, de toutesses forces, l’ardeur d’un jeune cheval pie. Autour de la telega setenaient six jeunes géants tous ressemblants à Fédia.

– Tous les fils de Khor, me dit mon compagnon.

– Oui, tous Khorians[7] , ajoutaFédia qui nous avait suivis. Mais nous ne sommes pas tousici : Potap est au bois, Lidor a accompagné le père…Attention ! Vassia, continua-t-il en s’adressant au cocher, vavite ; c’est le bârine que tu mènes, mais prends garde auxbosses et aux creux, tu gâterais la telega et tu causerais desinquiétudes au ventre du bârine.

Les autres Khorians sourirent à la saillie de Fédia.

– Faites monter Astronome ! cria solennellementM. Poloutikine.

Fédia souleva le chien qui souriait d’un air gêné et le déposaau fond de la telega. Vassia fouetta le cheval.

Nous roulions.

– Voici mon bureau, me dit M. Poloutikine en memontrant une isba très basse. Voulez-vous entrer ?

– Volontiers.

– Il ne me sert plus, mais cela vaut pourtant la peined’être vu.

L’isba se composait de deux pièces vides. Un vieux gardienestropié accourut…

– Bonjour, Minaïtch, dit M. Poloutikine. Et l’eau, oùest-elle ?

Le vieillard disparut et revint avec une bouteille d’eau et deuxverres.

– Goûtez donc, me dit M. Poloutikine. C’est de l’eaude source excellente.

Nous en bûmes un verre chacun, et pendant ce temps le vieuxgarde nous saluait jusqu’à la ceinture.

– Eh bien, maintenant, je crois que nous pouvons partir,observa mon nouvel ami. C’est ici que j’ai vendu – une excellenteaffaire – au marchand Allilouïev quatre déciatines de forêts.

Nous remontâmes en telega.

Une demi-heure après, nous entrions dans la cour de l’habitationseigneuriale.

– Apprenez-moi, je vous prie, dis-je à Poloutikine durantle souper, pourquoi Khor vit séparé de vos autresmoujiks ?

– C’est un malin. Il y a vingt-cinq ans, son isba brûla. Ilvint trouver feu mon père et lui dit : « Permettez-moi,Nikolaï Kouzmitch, de m’établir dans votre forêt sur le marais.

– Et pourquoi irais-tu vivre dans un marécage ?

– Comme cela ; seulement vous, Nicolaï Kouzmitch, vousn’exigerez plus de moi aucune corvée. Fixez vous-même la dîme quevous jugerez convenable.

– Cinquante roubles par an.

– Soit.

– Mais sans arriéré, prends garde !

– Cela va sans dire : sans arriéré…

Et voilà qu’il s’établit sur le marais ; c’est alors queles autres moujiks le surnommèrent Khor.

– Il a fait fortune ? demandai-je.

– Il a fait fortune. Il me paye aujourd’hui cent roubles deredevances et je compte l’augmenter. Je lui ai dit bien desfois : « Rachète-toi, Khor, rachète-toidonc ! » Mais il m’assure, le coquin, qu’il n’a pas dequoi : « Pas d’argent ! » dit-il. – Aveccela !…

Le lendemain, aussitôt après le thé, nous partîmes pour lachasse. En traversant le village, M. Poloutikine ordonna aucocher de s’arrêter devant l’isba qu’il appelait son bureau etcria :

– Kalinitch !

– Tout de suite, petit père ! répondit une voix,j’attache mes laptis[8] .

Nous mîmes la carriole au pas et fûmes bientôt rejoints par unhomme de quarante ans, haut de taille, maigre, la tête petite etdéjetée en arrière. Il me plut aussitôt par l’air de bonté qui sejouait sur son visage hâlé et marqué de petite vérole. Kalinitch,comme je le sus plus tard, suivait chaque jour son bârine à lachasse ; portant sa gibecière ou son fusil, observant où seposait l’oiseau, allant puiser de l’eau fraîche, cueillant desfraises, élevant des tentes et conduisant la drojka. SansKalinitch, M. Poloutikine ne pouvait faire un pas.

Kalinitch était d’un caractère doux et enjoué ; ilchantonnait sans cesse, regardant autour de lui sans soucis,parlait un peu du nez, clignait de ses yeux bleu pâle en souriantet caressait souvent sa barbe en pointe. Il marchait à grandesenjambées sans paraître se hâter et s’appuyait légèrement sur unbâton long et mince.

Dans le cours de la journée, nous échangeâmes quelques paroles.Il me servait sans servilité, mais il soignait son bârine comme unenfant. La chaleur du jour nous étant devenue insupportable, ilnous mena à son rucher en plein fourré. C’était une petite isba,toute tapissée d’herbes aromatiques séchées. Il nous fit deux litsde foin frais, puis, s’étant mis sur la tête une sorte de sac enfilet, il prit un couteau, un pot et un tison et s’en alla nouscouper à sa ruche un rayon de miel.

Après ce repas d’un beau miel fluide et chaud, nous bûmes del’eau de source et nous nous endormîmes au bourdonnement monotonedes abeilles et au frissonnement des bavardes feuilles desbois.

Un léger coup de vent me réveilla… J’ouvris les yeux et je visKalinitch ; il était assis sur le seuil de la porteentrouverte, et taillait avec son couteau une cuiller en bois. Jecontemplai longtemps son visage doux et tranquille, comme un cielserein du soir. M. Poloutikine s’éveilla à son tour. Nous nepartîmes pas tout de suite. Il est agréable, après une longuecourse et la sieste du chasseur, de rester les yeux ouverts,immobile sur une couche de foin. Le corps s’alanguit et se délecte,le visage se colore d’une chaleur légère, une douce paresse pèsesur les paupières.

Nous nous levâmes enfin pour errer encore jusqu’au soir. Ausouper, je reparlai de Khor et surtout de Kalinitch.

– Kalinitch est un bon moujik, me dit M. Poloutikine,fidèle et serviable, mais il ne sait pas tenir son ménage.D’ailleurs, c’est moi qui l’en empêche. Chaque jour il me suit à lachasse. Jugez vous-même, comment pourrait-il soigner sonménage !

– En effet.

Nous allâmes nous coucher.

Le lendemain, M. Poloutikine se rendit à la ville pouraffaire avec son voisin, nommé Pitchoukov. Le voisin Pitchoukovavait, en labourant son champ, empiété quelque peu sur le terrainde M. Poloutikine. Il avait même fouetté, sur les terres deM. Poloutikine, une baba[9] du villagede M. Poloutikine.

Je chassai seul ce jour-là. Vers le soir, je me rendis chezKhor. Je rencontrai sur le seuil de l’isba un vieillard chauve,petit de taille, mais large d’épaules et bien bâti, c’était Khorlui-même. Je l’examinai curieusement. Son visage rappelle celui deSocrate : front très haut et bosselé, yeux petits, nez épaté.Il m’introduisit chez lui. Fédia m’apporta du lait et du pain bis,Khor s’assit sur un banc et, tout en caressant doucement sa barbe,entama la conversation avec moi. Il paraissait pénétré de sa propredignité, parlait et se mouvait avec lenteur ; un raremouvement de sa lèvre et de sa longue moustache trahissait unsourire. Nous causâmes des semailles, des bonnes années,de la condition du moujik… Il fut de mon avis sur tous les points.À la longue, cela me parut fastidieux. Je sentais que je medéconsidérais aux yeux du moujik par ce parlage sans but. Parfois,Khor parlait d’une manière obscure, probablement par prudence…Voici un échantillon de notre conversation.

– Eh bien, Khor, lui dis-je, pourquoi rester serf ?Pourquoi ne pas te racheter ?

– Pourquoi me racheter ? Je connais maintenant monbârine, je sais combien j’ai à lui payer et c’est un bonbârine.

– La liberté vaut toujours mieux que tout, repris-je.

Il me regarda un peu de travers.

– Sans doute, fit-il.

– Pourquoi donc ne pas te racheter ?

Khor secoua la tête.

– Et avec quel argent me rachèterais-je, mon petitpère ?

– Allons donc, vieux !…

– Voilà Khor affranchi, poursuivit-il à mi-voix, comme s’iln’eût parlé que pour lui-même. Bon ! quiconque se rase lementon se croira le droit de commander à Khor[10].

– Tu n’auras qu’à te raser !

– Qu’est-ce que la barbe ? C’est de l’herbe, ça sefauche.

– Eh bien, alors ?

– Khor libre passerait dans la société des marchands :la vie est bonne pour les marchands, mais les marchands gardentleur barbe.

– Et justement tu n’es pas novice dans le commerce.

– Oui, on vend un peu de beurre, un peu de goudron…N’ordonnez-vous pas qu’on vous attèle la telejka ?

« Voilà un homme prudent et qui sait garder sapensée », me suis-je dit.

– Non, lui dis-je, point de telejka demain, je chasseraiautour de ta maison ; mais aujourd’hui si tu le veux bien,j’irai dormir dans ton hangar à foin.

– Comme il vous plaira. Mais serez-vous à votre aise sur lefoin ? Attendez, les babas vont vous donner un drap de lit etdes oreillers.

– Hé ! les babas ! cria-t-il en se levant.Ici ! les babas ! Et toi, Fédia, ne quitte pas le bârine.Les babas sont si bêtes !

Un quart d’heure après, Fédia, muni d’une lanterne, me conduisitdans le hangar. Je m’étendis sur le foin parfumé. Mon chiens’accroupit à mes pieds et Fédia me souhaita une bonne nuit, enfermant sur lui la porte du hangar. Je fus assez longtemps àchercher le sommeil. La vache approcha de la porte et soufflabruyamment par deux fois. Mon chien aboya contre elle avec dignité.Un porc succéda à la vache et vint en grognant d’un airabsorbé ; puis un cheval se mit à broyer son foin en faisantretentir le choc de ses meules : il s’ébroua… à la fin, jem’endormis. À l’aube, Fédia vint me réveiller. Ce gars joyeux etdégourdi me plaisait fort. C’était, du moins me semblait-il, lefavori de Khor. Le père et le fils ne cessaient presque pas de seplaisanter. Le vieillard fit quelques pas à ma rencontre. Était-ceparce que j’avais passé la nuit sous son toit, il me témoignabeaucoup plus de cordialité que la veille.

– Le samovar t’attend, me dit-il. Viens prendre le thé.

Nous nous assîmes à table. Une forte baba, l’une des brus duvieux Khor, apporta un pot de lait. Tous les fils entrèrent l’unaprès l’autre dans l’isba :

– Quels magnifiques gaillards ! dis-je auvieillard.

– En effet, répondit Khor, en grignotant un morceau desucre. Ils n’ont à se plaindre ni de moi ni de leur mère.

– Et tous vivent avec toi ?

– Tous ; c’est leur goût, voilà.

– Et tous mariés ?

– Tous, sauf ce vaurien qui ne se décide pas, dit Khor enmontrant Fédia adossé selon son habitude au montant de la porte.Quant à Vaska, il est encore trop jeune, rien ne presse.

– Et pourquoi me marierais-je ? repartit Fédia, je metrouve bien comme je suis. Je ne sais même pas pourquoi on prendfemme… Pour se quereller, quoi !

– Là, là ! on te connaît, toi ; tu portes desbagues d’argent aux doigts, tu fais la cour aux fillesdvorovi[11] … « Voulez-vous finir,effronté », ajouta le vieillard en contrefaisant la voix desfilles de service de M. Poloutikine. Je te connais, mainblanche !

– Qu’est-ce qu’il y a de bon dans une baba ?

– Une baba, dit gravement Khor, c’est une travailleuse. Lababa sert le moujik.

– Qu’ai-je à faire d’une travailleuse, moi ?

– Tu préfères tirer tes marrons du feu des autres ?Bon ! on sait ce que tu vaux.

– Eh ! Marie-moi donc, si tu y tiens !Hein ? Tu ne dis rien ?

– Assez, bavard ; tu vois bien que nous ennuyons lebârine. Je te marierai, va… Pardonne-lui, batiouchka[12] , c’est un enfant, vois-tu, il n’estpas encore sage.

Fédia hocha la tête.

– Khor y est-il ? cria de la porte une voix familière,et Kalinitch entra dans l’isba chargé d’un bouquet de fraiseschampêtres cueillies de sa main pour son ami Khor. Le vieillardl’accueillit cordialement. J’examinai Kalinitch avec surprise, jene croyais pas un moujik capable de ces délicates attentions.

Je partis pour la chasse, ce jour-là, quatre heures plus tardque d’habitude, et je passai trois jours encore chez Khor. Mesnouveaux amis m’amusaient. J’avais gagné leur confiance ; endeux jours, ils en étaient venus à parler librement devant moi. Jeles écoutais avec intérêt. Khor et Kalinitch ne se ressemblaient enrien : Khor était un homme positif et pratique, un tempéramentadministratif, un rationnel ; Kalinitch, au contraire, étaitun idéaliste, un romantique, un enthousiaste, un rêveur. Khorentendait ses intérêts, il s’était établi, il avait amassé del’argent, il était en bons termes avec son bârine et les autrespuissances ; Kalinitch, chaussé de laptis, vivait au jour lejour ; Khor avait fondé une famille nombreuse, soumise etunie ; Kalinitch, marié jadis avec une femme qu’il redoutait,n’avait jamais eu d’enfants ; Khor avait dès longtemps devinéson maître ; Kalinitch vénérait pieusementM. Poloutikine ; Khor aimait et protégeaitKalinitch ; Kalinitch aimait et estimait Khor ; Khorparlait peu, souriait, réfléchissait ; Kalinitch parlait avecfeu ; sans doute il ne chantait pas comme un rossignol, selonl’usage des ouvriers, mais il avait des vertus dont Khor lui-mêmeconvenait volontiers. Il conjurait les coups de sang, leshallucinations, la rage ; il chassait les vers, il savaitsoigner les abeilles, et, d’une façon générale, il avait la mainheureuse. J’ai vu Khor le prier d’introduire dans l’écurie uncheval récemment acheté. Le charmeur obtempéra gravement etconsciencieusement à la prière du vieux sceptique. Kalinitch étaitplus près de la nature et Khor de la société. Kalinitch, qui ne sefatiguait pas à raisonner, croyait à tout aveuglément ; Khorparvenait jusqu’à ces hauteurs d’où la vie semble une ironie. Ilavait beaucoup vu, beaucoup étudié et j’ai appris de lui bien deschoses.

C’est ainsi que j’appris de lui la particularité suivante. Enété, avant la fenaison, paraît dans les villages une petite telejkad’une forme particulière. Elle est montée par un homme en cafetanqui vend des faux. Au comptant, il prend un rouble et vingt-cinqkopeks et trois roubles à crédit. Il va sans dire que les moujiksprennent à crédit. Deux ou trois semaines après, il reparaît etexige son argent. Le moujik qui vient de rentrer son avoine aencore de quoi s’acquitter et va au cabaret régler son compte avecle marchand. Quelques pomiéstchiks ont eu l’idée excellented’acheter argent comptant les faux et de les céder au prix coûtantet à crédit à leurs moujiks. Mais ceux-ci, au lieu de remercier lemaître, se montrèrent sombres, consternés. On les avait privés duplaisir de frapper sur la faux, d’écouter le métal vibrer, detourner l’outil en tous sens et de dire vingt fois aumechtchanine[13] marchand : « Ehquoi ! mon petit, la faux n’est pas… chose. » La mêmecomédie se renouvelle lors de l’achat des faucilles. Seulement lesbabas s’en mêlent et réduisent parfois l’industriel à les battrepour leur apprendre à vivre.

Il y a une autre circonstance où les babas ont plus à souffrir.Les pourvoyeurs de papeterie confient l’achat du chiffon à des gensqu’on appelle dans quelques districts « aigles ». Cesaigles reçoivent de leur patron deux cents roubles et partent enchasse. Mais, bien loin d’imiter le noble oiseau dont lechiffonnier usurpe le nom, il ne fond pas directement sur sa proie,il emploie la ruse. Laissant sa telega quelque part dans lesbroussailles, aux environs du village, il arrive par les maresfurtivement comme un passant, comme un oisif. Les babas flairentl’aigle et viennent à sa rencontre. Le marché est vite fait :pour des kopeks, la baba donne à l’aigle, non seulement toutes lesguenilles de son ménage, mais la chemise même de son mari et sapropre jupe. Il arrive même, cela est un récent progrès dansl’industrie des aigles, que les babas se volent elles-mêmes et sedéfont ainsi des paquets de chanvre et de filasse. Les maris, enrevanche, sont devenus plus fins : au premier bruit, aupremier soupçon de la venue d’un aigle, ils prennent aussi desmesures correctionnelles préventives. Et, en effet, n’est-ce pashonteux ? N’est-ce pas l’affaire d’un homme de vendre lechanvre ? Et ils préfèrent le vendre, non pas à la ville où ilfaudrait transporter la marchandise, mais au village à descolporteurs qui, n’ayant pas de balances, assurent que lepoude[14] de chanvre est de quarante poignées eton sait ce que c’est que la poignée d’un Russe quand il empoigne debon cœur.

Tels sont les récits que je me laissai faire dans la famille dumoujik, mais Khor ne racontait pas toujours ; il me faisait àmoi-même beaucoup de questions. Il apprit que j’avais voyagé àl’étranger ; sa curiosité s’enflamma et Kalinitch rentrant surces entrefaites n’en témoigna pas moins que lui. Mais Kalinitch nes’intéressait qu’aux descriptions de la nature, des montagnes, descataractes et aussi des édifices extraordinaires des grandesvilles. Khor se préoccupait des questions administratives etpolitiques. Il procédait par ordre :

– Est-ce chez eux comme chez nous ouautrement ? Parle, bârine, voyons.

– Ah ! Seigneur, c’est Ta volonté, s’écriait Kalinitchpendant que je parlais.

Khor se taisait, fronçait ses épais sourcils, et de temps entemps risquait une observation : « Cela ne vaudrait rienchez nous… Voilà qui est très bien !… Ça, c’est dansl’ordre… » Je ne puis rapporter toutes ses questions, etd’ailleurs pour quoi faire ? Mais de mes entretiens avec lui,j’ai tiré cette conviction à laquelle le lecteur ne s’attendpoint : que Pierre le Grand fut le Russe par excellence,surtout par le fait même qu’il était réformateur. Le Russe est sisûr de sa force, de son énergie, qu’il est prêt même à se refairelui-même ; le passé l’inquiète peu : c’est devant luiqu’il regarde. Il aime le bien ; ce qui est selon la raison,il se l’assimile, et de quelque lieu que cela lui vienne, peu luiimporte. Son bon sens raille volontiers la sagesse mesquine desAllemands, bien que Khor déclare ce peuple très curieux à observeret ajoute qu’il irait sans peine s’y mettre à l’école. Dans sasituation exceptionnelle, indépendante de fait, Khor a pu me diredes choses que vous ne feriez pas sortir de la tête d’un autre,quand vous le broieriez sous la meule, comme disent les moujiks.C’est Khor qui me donna la première saveur de ce naïf et spirituellangage du moujik russe. Il avait des notions vraiment étendues,mais il ne savait pas lire ; Kalinitch savait lire et Khordisait de lui : « Les lettres de l’alphabet se sontdonnées à lui comme les abeilles, et ni les unes ni les autres nele quittent. »

– Tu as fait apprendre à lire à tes enfants ?demandai-je à Khor.

Il resta un moment sans parler, puis il me répondit :

– Fédia sait lire.

– Et les autres ?

– Les autres, non.

– Et pourquoi ?

Khor détourna l’entretien. D’ailleurs, malgré toute sonintelligence, Khor avait la tête farcie de préjugés. Il avait pourles babas un souverain mépris et ne cessait guère de se moquerd’elles. Sa femme, une vieille acariâtre qui vivait sur le poêle,grondait continuellement. Les fils ne s’occupaient point d’elle,mais ses brus tremblaient. Ce n’est pas pour rien que dans lachanson russe la belle-mère chante : « Quel es-tu ?quel chef de famille es-tu, toi qui as une jeune femme et ne labats jamais ?… » Un jour, j’essayais d’intercéder pourles brus, d’apitoyer le vieillard, il me répondittranquillement :

– Eh ! pourquoi t’occuper de ces bagatelles ? Queles babas se querellent entre elles ! les séparer c’est pireencore, et ça ne vaut pas la peine de se salir les mains.

Quelquefois la méchante vieille descendait de son poêle,appelait le chien de garde en disant : « Ici, ici, petitchien ! » et assenait de grands coups sur la maigreéchine de la bête ; ou bien elle allait se poster sousl’auvent et aboyait, selon l’expression de Khor, à tout venant.Mais elle redoutait son mari et, dès qu’il parlait, elle regrimpaitprestement sur son poêle. Ce qu’il était curieux d’entendre chezKhor, c’étaient ses discussions avec Kalinitch sur la personne deM. Poloutikine.

– Voyons, Khor, ne le touche pas, disait Kalinitch.

– Et pourquoi ? Te donne-t-il des bottes ?…

– Des bottes à moi, un moujik !

– Eh bien, moi aussi, je suis un moujik, et pourtant, vois.Et, tout en parlant, Khor montrait à son camarade son pied chausséd’une botte en cuir de mammouth.

– Ah ! tu n’es pas un moujik comme les autres,répondait Kalinitch.

– Au moins, que ne te donne-t-il des laptis ? Tu vastous les jours à la chasse avec lui et il te faudrait une paire delaptis par jour.

– Il me donne de quoi acheter des laptis.

– Ah ! oui, il t’a donné un grivennik[15] l’année dernière.

Kalinitch se détournait avec dépit, et Khor riait aux éclats.Tout son visage éclatait de gaieté et ses petits yeux semblaientavoir complètement fondu.

Kalinitch chantait agréablement en s’accompagnant sur labalalaïka[16] .

Khor l’écoutait longtemps, mais il arrivait toujours qu’àcertain accord il penchait la tête de côté et entonnait, d’une voixmélancolique, la vieille chanson :

Dôlia ty moia, dôlia ![17]

Fédia ne manquait jamais alors de dire à son père :

– Qu’as-tu à t’attendrir, vieux ?

Mais Khor couchait son visage dans sa main gauche, fermait sesyeux et continuait à se lamenter sur son triste sort. Il n’y avaitpourtant pas d’homme plus actif que lui. Toujours au travail, ilradoubait un fond de telega, consolidait une haie, raccommodait unharnais. Quant à la propreté, il était peu rigoureux et, comme jelui en faisais l’observation, il me répondit qu’il faut bien quel’isba sente l’odeur de l’homme.

– Va donc voir, repartis-je, comme tout est propre dans laruche de Kalinitch.

– S’il en était autrement, les abeilles ne viendraientpas…

Une autre fois, il me demanda :

– Est-ce que tu as une propriété ?

– Oui.

– Loin d’ici ?

– Cent verstes.

– Et tu y habites, batiouchka ?

– Sans doute.

– Mais tu préfères prendre l’air, le fusil à la main,n’est-ce pas ?

– Oui, c’est vrai.

– Tu as raison. Tire à ta santé[18] le coqde bruyère et change plus souvent ton starost.

Le quatrième jour, vers le soir, M. Poloutikine m’envoyachercher. Je quittai à regret le vieillard, et montai dans latelega avec Kalinitch.

– Adieu, Khor, bonne santé. Adieu, Fédia.

– Adieu, batiouchka, adieu, ne nous oublie pas.

Nous partîmes. Le soir tombait.

– Il fera beau demain, dis-je en regardant le cielclair.

– Non, il pleuvra, me répondit Kalinitch. Le canard barbotedans l’eau et l’herbe sent trop fort.

Nous entrions dans un taillis, Kalinitch chantait, tout cahotéqu’il fût sur l’arbre du chariot, et son regard ne quittait pas lesoleil couchant.

Le lendemain je quittai le toit hospitalier deM. Poloutikine.

ERMOLAÏ ET LA MEUNIÈRE

Un soir, le chasseur Ermolaï et moi nous allâmes nous poster en« tiaga »… Mais peut-être nombre de nos lecteursignorent-ils ce que les chasseurs appellent latiaga ? Eh bien, écoutez-moi.

Un quart d’heure avant le coucher du soleil, au printemps, vousentrez dans le bois sans amener aucun chien ; vous choisissezun endroit quelconque près d’une lisière, vous observez bien laposition, vous examinez la capsule de votre arme, vous échangez unregard avec votre compagnon de chasse… Le quart d’heure est passé,le dernier rayon de soleil a disparu, mais il fait encore clairdans le bois ; l’atmosphère est lucide et transparente, lesoiseaux gazouillent, les jeunes herbes brillent d’un joyeux éclatd’émeraude… Vous attendez… Le fond de la forêt s’obscurcit peu àpeu ; les lueurs vermeilles du soir glissent lentement le longdes racines saillantes, puis sur le tronc des arbres et s’élèventde plus en plus, montant, des branches inférieures presquedénudées, aux cimes touffues et endormies… Les dernières feuillessont dans l’obscurité ; le ciel pourpré bleuit ; lasenteur des bois devient plus âcre ; une humidité chaudes’exhale de partout ; un doux zéphyr respire autour de vous…Les oiseaux s’endorment, non tous en même temps, maissuccessivement, espèce par espèce, d’abord les pinsons, puis lesfauvettes, et puis les ortolans… Dans les bois, il fait de plus enplus sombre ; les arbres se confondent en une grande massenoire ; au ciel bleu apparaissent timidement les premièresétoiles.

… Tous les oiseaux dorment ; il n’y a que les rouges-queueset les petites épeiches qui sifflent encore, mais tout ensommeillant… Voilà qu’eux-mêmes se taisent… Une dernière fois aretenti sur votre tête la petite voix sonore du pouillot ; àdistance, on ne saurait dire où le loriot a exhalé son crimélancolique. Votre cœur palpite, et tout à coup – mais seuls leschasseurs me comprendront – dans un silence profond retentit uncroassement, un sifflement particulier, un battement régulierd’ailes agiles, et la grosse bécasse se jette au-devant de votrecanon.

Voilà ce qu’on appelle « se poster en tiaga ».

Ainsi donc nous allâmes avec Ermolaï à la tiaga. Mais je doisd’abord vous faire connaître Ermolaï. Imaginez-vous un homme dequarante-cinq ans, de haute taille, au nez effilé, au front étroit,avec de petits yeux gris, à la chevelure hérissée, aux lèvresépaisses et ironiques. Cet homme porte, été comme hiver, un cafetanjaunâtre, d’une coupe allemande, mais avec une ceinture, un largepantalon bleu ; il est coiffé d’un bonnet, don d’unpomiéstchik dans un moment de bonne humeur ; à sa ceinturependent deux sacs, l’un devant lui, une sorte de petite besacetordue au milieu pour le plomb et pour la poudre, l’autre derrièrepour le gibier. Quant à ses bourres on les lui voit toujours tirerde l’inépuisable doublure de son bonnet. Il aurait facilement pu,avec l’argent que produisait la vente de son gibier, acheter unecartouchière et une gibecière, mais il n’a garde de jamais faireune telle dépense, et il continue à exciter l’admiration desspectateurs par l’adresse avec laquelle, en chargeant son arme, ilévite de répandre son petit plomb par terre ou de le mêler avec sapoudre. Son fusil est à un coup, à silex et de plus… à recul ;et telle est la force du recul qu’à chaque coup la joue droite dupauvre homme est toujours un peu plus grosse que la gauche. Commenttire-t-il juste avec un pareil fusil, c’est ce que le plus malin nepeut comprendre, et, cependant, il ne manque jamais son coup.

Il avait un chien nommé Valetka, une étonnante créature ;Ermolaï ne lui donnait jamais rien à manger : « Moi,nourrir un chien ? disait-il, mais un chien est un animalintelligent, il peut trouver tout seul sa nourriture. »

Et en effet Valetka, tout en étonnant par son extrême maigreur,vivait, et vivait depuis bien des années, et ne disparaissaitjamais assez longtemps pour qu’on s’inquiétât de lui et qu’on lesoupçonnât de vouloir abandonner son maître. Une fois, dans sajeunesse, entraîné par l’amour, il fit une absence de deux jours,mais sa passion ne dura pas plus longtemps. Le trait distinctif ducaractère de Valetka était une complète insouciance des choses dece monde ; s’il ne s’agissait pas d’un chien, j’aurais dit uncomplet désenchantement. Il se tenait habituellement couché, laqueue ramenée sous lui ; il reniflait et frissonnait de tempsen temps, mais il ne souriait jamais (on sait que les chienssourient et même très agréablement). Il était extrêmement laid, etpas un domestique ne laissait passer l’occasion de s’égayer sur sonfâcheux extérieur. Mais Valetka supportait ces sarcasmes avec unephilosophie digne de plus d’égards. Il amusait beaucoup lescuisinières qui abandonnaient leur office en criant et enl’injuriant et s’élançaient à sa poursuite quand, cédant à unefaiblesse qui n’est pas particulière aux chiens, il passait sonmuseau d’affamé à travers l’entrebâillement de la porte de lacuisine pour en aspirer les émanations affriolantes. À la chasse,il était réellement infatigable et avait le flair assez bon ;mais, si le hasard le faisait tomber sur un lièvre blessé, il nemanquait pas de le dévorer jusqu’au dernier petit os, n’importe où,pourvu qu’il fût à couvert et à une respectueuse distanced’Ermolaï, qui éclatait alors en injures formidables dans tous lesdialectes connus et inconnus.

Ermolaï appartenait à un de mes voisins, gentilhomme du vieuxstyle. Les pomiéstchiks faits sur ce patron-là n’aiment pas lesbécasses et s’en tiennent aux oiseaux de basse-cour. Ce n’est quedans les grandes occasions, anniversaires de famille, fêtespatronales, élections, qu’on voit dans leurs marmites des oiseaux àlong bec, et leurs cuisiniers, en Russes qu’ils sont, s’abandonnentaux fantaisies de leur imagination pour créer des sauces siextraordinaires que le convive examine avec curiosité les metsinconnus qu’on lui présente et qu’il n’ose se résoudre à les porterà sa bouche.

Ermolaï était tenu de fournir, comme redevance à la cuisine deson seigneur, deux paires de coqs de bois ou de bruyère et deuxpaires de perdrix par mois ; à part cela, il avait pleinelicence d’aller vivre où et comme bon lui semblait.

Tout le monde le laissait tranquille, ne l’estimant bon à rien.Il va sans dire qu’on ne lui donnait ni plomb ni poudre, et c’estprobablement en suivant lui-même cette habitude qu’il nenourrissait pas son chien. Ermolaï était un homme d’un étrangenaturel : insouciant comme l’oiseau, expansif, distrait,gauche en apparence, très bavard, et ne se fixant nulle part quepour fort peu de temps. Il marchait comme un homme qui aurait lesgenoux cagneux ; son grand corps faisait le pendule de droiteet de gauche, et, tout en oscillant des jambes et du corps en sensinverse, il parcourait bien par jour ses cinquante verstes. Ilétait naturellement exposé à toutes les mésaventures ; ilpassait ses nuits dans des marais, sur des arbres, sur des toits,sous des ponts ; plus d’une fois on l’avait enfermé dans desgreniers, des caves et des remises ; il avait été privé de sonfusil et de ses habillements les plus indispensables ; onl’avait battu, roué de coups. Et, malgré tout, il revenait toujoursavec son fusil, ses habits et son chien. On ne pouvait dire qu’ilfût gai, et pourtant il était d’une bonne humeur constante. Engénéral, on le prenait pour un fou. Il aimait à trinquer avecd’honnêtes camarades de bouchons, mais, sans s’attarder, il selevait et s’en allait.

– Où diable vas-tu ? Il fait nuit noire.

– Mais à Tchaplino !

– Quel besoin de te traîner à cette heure à Tchaplino, àdix bonnes verstes ?

– Je vais coucher chez le moujik Sofron.

– Mais dors donc ici.

– Non, je ne puis pas.

Et voilà ! Ermolaï et Valetka s’en vont, par une nuitsombre, à travers les taillis et les flaques d’eau, au risque de nepas trouver asile chez le moujik Sofron, et même de recevoir descoups de poings : « Est-ce une heure pour déranger leshonnêtes gens ! »

En revanche, Ermolaï était unique pour pêcher le poisson auprintemps, pour attraper les écrevisses avec ses mains, flairer legibier, attirer la caille, tromper l’autour, prendre les rossignolsau moyen d’une imitation remarquable des plus joyeux de leurstrilles. Cependant, une chose lui manquait : le talent dedresser les chiens ; il manquait de patience.

Il avait une femme, et la voyait une fois par semaine. Ellevivait dans une petite isba à moitié démolie, et ne savait jamaisla veille si elle aurait de quoi manger le lendemain ; ensomme elle était très malheureuse.

Ermolaï, cet homme insouciant et bon, la traitait durement etgrossièrement ; il prenait, en entrant dans la maison, un airmorose, menaçant, et la pauvre, ne sachant comment lui complaire,tremblait sous son regard, courait employer jusqu’à son dernierkopek pour lui acheter un peu de vodka, et lorsqu’il montait avecdignité sur le poêle, où il s’endormait d’un sommeil profond, ellele couvrait soigneusement de sa touloupe. Il m’est arrivé àmoi-même plus d’une fois de remarquer en lui des mouvementsinvolontaires d’humeur farouche ; je n’aimais pas l’expressionque prenait son visage quand il mordait l’oiseau abattu. MaisErmolaï ne passait jamais plus d’une journée chez lui, et aussitôtchez les étrangers, il redevenait l’Ermolka, comme on le nommait àcent verstes à la ronde, et comme il se nommait lui-même parfois.Les dvorovi se croyaient supérieurs à ce vagabond, et le traitaientfamilièrement, avec une nuance d’amitié. Les moujiks avaientcompris son originalité et ne l’inquiétaient plus ; ils luidonnaient même du pain et causaient avec lui avec bonté.

Tel est l’homme que je m’étais adjoint pour chasser, et aveclequel je faisais la tiaga dans une grande boulaie sur la rive del’Ista.

Beaucoup de rivières russes ont, comme la Volga, une rive hauteet une rive basse ; telle est l’Ista. Cette petite rivièrecoule en serpentant sans rester une demi-verste en ligne droite.Par endroits, du haut de sa colline, on la voit à dix verstes avecses digues, étangs, moulins, bordée de jardins potagers et debosquets touffus. L’Ista est très poissonneuse ; elle abondesurtout en mulets ou cabots, que les moujiks, pendant la chaleur,prennent à la main, sous les buissons de la rive ; la petitegrive couleur de sable voltige en sifflant le long des berges,qu’anime, en jaillissant çà et là, une eau froide etcristalline ; des canards sauvages apparaissent à mi-corps aumilieu des étangs et regardent d’un œil soupçonneux tous les pointsdu rivage ; les hérons se profilent dans l’ombre desanfractuosités de la rive haute.

Nous fûmes au plus une heure en tiaga, et nous tuâmes chacun unepaire de bécasses. Comme notre projet était de tenter encore unefois la fortune avant le lever du soleil (on peut aller aussi à latiaga le matin), nous résolûmes d’aller prendre notre sommeil aumoulin, à peu de distance. Nous sortîmes du bois et descendîmes dela colline. La rivière roulait ses flots bleu sombre ; l’airétait épais et lourd. Nous frappâmes à la porte cochère ; leschiens aboyèrent dans la cour.

– Qui est là ? crie une voix enrouée et endormie.

– Des chasseurs qui voudraient passer la nuit.

Pas de réponse.

– Nous payerons !

– Je vais demander au patron… Chut ! maudits !que le diable vous fasse taire, dit-il aux chiens. Et nousentendîmes le domestique entrer dans l’isba, puis bientôt serapprocher de la porte cochère :

– Non ! nous cria-t-il, non ! le maître défendd’ouvrir.

– Pourquoi ?

– C’est qu’il craint… Vous êtes des chasseurs ! Unmalheur est si vite arrivé ! Vous mettrez le feu au moulin.Dame ! des fusils chargés, de la poudre…

– Quelle folie nous dis-tu là ?

– Ah ! écoutez donc : pas plus tard que l’anpassé, des colporteurs de viande et de poisson ont passé lanuit ; on ne sait comment ils ont mis le feu chez nous et touta brûlé.

– Eh ! frère, nous n’allons pourtant pas coucher à labelle étoile !

– Faites comme vous voudrez.

Et il s’éloigna en faisant résonner ses bottes. Ermolaï luienvoya toutes sortes de malédictions : « Allons auvillage », dit-il en soupirant ; mais, du moulin auvillage, il y avait deux verstes.

– Couchons ici, dis-je ; la nuit est chaude ; lameunière, pour de l’argent, nous cédera bien quelques bottes depaille.

Ermolaï approuva sans mot dire et nous nous remîmes àfrapper.

– Qu’est-ce que vous voulez donc ? cria de nouveau legarçon ; on vous a dit non.

Nous expliquâmes ce que nous désirions. Il alla consulter sonpatron et revint avec lui ; la petite porte s’ouvrit ; lemeunier apparut. C’était un homme de haute stature, visage gras,huileux, cou de taureau et panse rebondie. Il accepta maproposition. À cent pas du moulin se trouvait un petit hangarouvert aux quatre vents. On nous monta là de la paille et dufoin ; le garçon meunier dressa sur l’herbe de la rive unsamovar, et, assis sur les talons, se mit à souffler vigoureusementdans la cheminée du réchaud… Les charbons en prenant feuéclairaient son visage juvénile. Le meunier courut éveiller safemme ; puis il revint, à la fin, me proposer lui-même d’allercoucher dans son isba ; mais je préférai rester au grand air.La meunière nous apporta du lait, des œufs, des pommes de terre etdu pain ; bientôt l’eau du samovar fut en pleine ébullition,et nous prîmes le thé. De la rivière s’élevaient d’épaissesvapeurs ; il n’y avait pas de vent ; par intervalles, desrâles de genêts poussaient, en se secouant, leur cri particulier.Les roues du moulin bruissaient faiblement : des gouttestombaient et se faisaient jour par les fentes de la digue. Nousfîmes du feu entre des pierres. Pendant qu’Ermolaï grillait despommes de terre dans la cendre, j’eus le temps de faire un somme.Un léger chuchotement me réveilla… Je relevai un peu la tête :devant le feu, sur une seille renversée, était assise lameunière ; elle causait avec mon compagnon. Déjà à sonvêtement, à sa tournure, à son langage, j’avais reconnu unedvorovi ; ce ne pouvait être une moujitchka ni une mestchanka.J’examinai plus à loisir ses traits ; elle paraissait avoirtrente ans, son visage pâle et maigre conservait encore les tracesd’une beauté remarquable, j’aimais surtout ses grands yeux auregard mélancolique. Ermolaï me tournait le dos, assis et occupé àjeter des broutilles dans le foyer.

– Chez la Jeltoukhina, de nouveau, grande mortalité dans lebétail, disait la meunière ; le père Ivan aussi vient deperdre deux vaches… Dieu ait pitié de nous !

– Eh bien, et vos pourceaux ? demanda Ermolaï après unsilence.

– Ils sont vivants.

– Si tu me donnais un cochon de lait ?

La meunière ne répondit pas, soupira et demanda :

– Avec qui es-tu là ?

– Avec le bârine de Kostomarovski.

Ermolaï jeta au feu quelques branches de sapin, une épaissefumée blanche lui monta au visage.

– Pourquoi, dit-il à la meunière, ton mari n’a-t-il pasvoulu nous recevoir dans l’isba ?

– Il a peur.

– Peur ! voyez-vous ça, le ventru ! Allonsdonc ! ma chère Arina Timoféïevna, va, je te prie, me chercherun verre de vodka.

La meunière se leva et disparut dans l’obscurité. Ermolaïchantonna :

À force d’aller voir mabelle,

J’ai usé mes bottes…

Arina reparut, tenant à la main un carafon et un verre. Ermolaïse leva, versa, se signa et but d’un trait.

– C’est bon, ça, dit-il.

La meunière se rassit sur la seille.

– Eh bien, quoi ! Arina Timoféïevna, tu es donctoujours malade ?

– Malade.

– Comment cela ?

– La toux me brise et me prive de sommeil.

– Il me semble que le bârine s’est endormi, marmottaErmolaï après une minute de silence. Écoute, Arina, n’aie pasrecours au médecin, ton mal empirerait.

– Je n’y songe pas.

– Viens plutôt me voir (Arina baissa la tête) ; jedonnerai, pour ce jour-là, une commission assez loin à ma vieille,continua Ermolaï. Parole !

– Il vaudrait mieux éveiller le bârine, ErmolaïPetrovitch.

– Eh ! qu’il ronfle, dit avec indifférence mon fidèleserviteur. Il a assez couru ; qu’il dorme !

Je remuai sur mon foin. Ermolaï se leva, vint à moi et medit :

– Les pommes de terre sont cuites ; voulez-vousmanger ?

Je sortis de dessous le hangar ; la meunière se leva etvoulut s’éloigner ; je lui adressai la parole :

– Y a-t-il longtemps que vous avez l’entreprise de cemoulin ?

– Il y aura deux ans vienne la Trinité.

– Et ton mari, d’où est-il ?

Arina n’entendit pas ma question.

– De quel endroit est ton mari ? répéta Ermolaï enhaussant la voix.

– De Bielev. Il est mestchanine de Bielev.

– Et toi aussi, tu es de Bielev ?

– Non, j’appartenais à un seigneur ; j’étais unedvorovaïa[19] .

– À qui appartenais-tu ?

– À un Zverkov, à présent je suis libre.

– Quel Zverkov ?

– Alexandre Silitch.

– N’étais-tu pas la femme de chambre de sa femme ?

– Oui, comment savez-vous cela ?

Je regardai Arina avec une curiosité plus vive.

– Je connais ton ancien maître.

– Vous… le connaissez ? répondit-elle à mi-voix et enbaissant les yeux.

Il faut bien à présent que je dise à mon lecteur pourquoi jeregardais Arina avec un si grand intérêt.

Du temps que j’étais à Pétersbourg, un hasard fit que j’eusquelques relations avec M. Zverkov. Il occupait un emploiassez considérable, passait pour un homme habile et rompu auxaffaires. Il avait une femme bouffie, sentimentale, pleurnicheuseet méchante, une créature très ordinaire, très grossière. Ilsavaient un fils, un vrai petit bârine capricieux et sot. Les dehorsde M. Zverkov lui-même disposaient peu en sa faveur. Unefigure large, presque carrée, percée de deux petits yeux de souris,un nez long, affilé, terminé par deux larges narines, une cheveluregrise coupée ras et faisant brosse sur un front plissé ; deslèvres minces et mobiles, un sourire doucereux. M. Zverkovtenait ordinairement ses pieds écartés et cachait ses petites mainspelotonnées dans ses poches. Un jour il m’arriva d’aller avec lui àsa campagne ; nous causâmes. En sa qualité d’homme expert etsagace, M. Zverkov voulut m’enseigner la bonne voie.

– Permettez-moi, dit-il d’une voix aiguë, de vous faireobserver que vous autres, jeunes gens, vous dissertez sur touteschoses à tort et à travers. Il faudrait d’abord étudier votrepatrie. Vous ne connaissez pas encore, Messieurs, la Russie… Voicila chose… Vous ne faites que lire des livres allemands. Ainsi, parexemple, vous parlez de ceci et de cela, des dvorovi… Bon, je neconteste pas, tout cela est bien ; mais vous ne savez pas ceque sont ces gens-là… (Ici Zverkov se moucha à grand bruit et pritune prise.) Ainsi, permettez-moi de vous raconter une petiteanecdote qui pourra vous intéresser. (M. Zverkov toussota.)Vous savez, n’est-ce pas, comment est ma femme ? Vousconviendrez qu’on trouverait difficilement une meilleure femme. Lesservantes ont près d’elle, non pas une bonne vie, mais un paradis.Ma femme a pour principe de ne jamais souffrir de domestiquesmariées. C’est qu’en effet, dès qu’une fille est mariée, elle nevaut plus rien ; les enfants viennent, et c’est ceci et c’estcela… Comment voulez-vous qu’une femme pareille se tienne à ladisposition de sa maîtresse, qu’elle observe ses habitudes ?elle n’a plus la tête à son service, elle pense à tout autre chose.Il faut juger humainement… Voilà qu’un jour nous traversions notrevillage, il y aura de cela – à ne pas mentir – une quinzained’années : nous apercevons la petite fille du starost, trèsjolie, ma foi, et, en vérité, avec de la tournure. Voilà que mafemme me dit : « Coco » – c’est-à-dire, vouscomprenez, c’est le nom qu’elle me donne – « prenons cettepetite fille à Pétersbourg… elle me convient… » Moi, jeréponds : « Prenons-la, avec plaisir. » Le starost,bien entendu, tombe à mes pieds, vous pensez bien qu’il n’avaitjamais rêvé pareil bonheur… sans doute, la jeune fille pleura,sanglota… c’est si bête, la jeunesse au village ! En effet,cela semble pénible tout d’abord : la maison paternelle, puis,en général… il n’y a rien là d’étonnant. Pourtant, elle s’habituabientôt à nous. On la plaça d’abord dans la chambre des filles, oùon la mit au courant, cela va sans dire. Que croyez-vous ?…Elle fit des progrès si étonnants que ma femme en fut ravie, ladistingua des autres, et la nomma femme de chambre attachée à sapropre personne !… Notez cela… Et, ma foi, il faut bien luirendre cette justice que jamais mon épouse n’avait eu une siadmirable femme de chambre ; elle était serviable, modeste,obéissante, bref, très comme il faut ; aussi dois-je dire quema femme la combla de toutes les manières : garde-robe enrègle, desserte de la table, thé, en un mot tout ce qu’on peutimaginer. Voilà, Monsieur, comment elle a servi ma femme dix bonnesannées durant. Tout à coup, un beau matin, Arina (c’était son nom),Arina entre, sans autre permission, droit dans mon cabinet, etboum ! elle tombe à mes pieds !… Je dois vous le direfranchement, ce sont des manières que je ne puis souffrir. L’homme,n’est-ce pas ? ne doit jamais ainsi ravaler sa dignité.

– Que me veux-tu ?

– Mon petit père Alexandre Silitch, une grâce !

– Quelle grâce ?

– Permettez que je me marie.

Je vous avouerai que je fus stupéfait.

– Mais tu sais, imbécile, que la bârinia n’a pas d’autrefemme de chambre que toi.

– Je servirai la bârinia comme auparavant.

– Bêtise ! Bêtise ! Ta bârinia ne veut pas defemmes de chambre mariées.

– Malania peut me remplacer.

– Tu oses raisonner ?

– Si c’est votre volonté…

Je vous avoue encore que je fus véritablement abasourdi. Je suisainsi fait, rien ne m’offense, j’ose le dire, rien ne m’offenseautant que l’ingratitude. Je n’ai pas besoin de vous répéter que mafemme est un ange incarné, la bonté même ; je crois que leplus noir scélérat serait désarmé devant elle. Je chassai Arina,pensant que peut-être elle reviendrait à elle. Je ne puis jamaiscroire au mal, à la noire ingratitude de l’humanité. Eh bien,croyez-vous ? Six mois après elle osa chez moi renouveler sademande, alors je la chassai, je le reconnais, avec colère et je lamenaçai de tout dire à ma femme. J’étais révolté… Mais figurez-vousmon étonnement : quelque temps après ma femme vint soudain àmoi en larmes, si agitée que j’en fus même effrayé.

– Qu’est-il arrivé ?

– Arina… Vous comprenez ?… J’ai honte de ledire !…

– C’est impossible !… Qui donc ?

– C’est Petrouchka, le laquais.

J’étais hors de moi. J’ai un tel caractère !… Je n’aime pasles demi-mesures. Petrouchka, ce n’était pas sa faute. On aurait pule punir, mais, pour moi, il n’était pas coupable. Arina… eh bien…eh bien… Que faut-il encore ajouter ?… Vous comprenez, je luiai fait tout de suite raser la tête, je l’ai fait habiller de toilebrune et je l’ai reléguée au village. Mon épouse a perdu uneexcellente femme de chambre, mais qu’y faire ? Je ne pouvaispourtant pas souffrir le désordre dans ma maison ! Quand unmembre est gangrené, il faut l’amputer aussitôt… Eh bien,maintenant jugez vous-même… Vous connaissez ma femme, c’est… c’est…c’est un ange enfin !… Elle s’était attachée à Arina et Arinale savait et elle n’a pas eu honte !… hein ? non,dites ?… Que faut-il ajouter ? En tout cas il n’y avaitplus rien à faire. Quant à moi, personnellement, l’ingratitude decette fille m’a beaucoup attristé. Dites tout ce que vous voudrez…Mais du cœur, du sentiment, n’en cherchez pas chez ces gens-là…Vous avez beau nourrir le loup, il finit toujours par retourner aubois… cela m’apprendra… mais enfin, je voulais seulement vousprouver…

Et M. Zverkov, sans achever son discours, détourna la tête,ramena les plis de son manteau et fit un mâle effort pour dompterson agitation.

Le lecteur comprend maintenant pourquoi je regardais avecintérêt la meunière Arina.

– Y a-t-il longtemps que tu as épousé le meunier ? luidis-je.

– Deux ans.

– M. Zverkov t’en a donc donné lapermission ?

– J’ai été rachetée.

– Par qui ?

– Par Saveli Alexéievitch.

– Qui est-ce ?

– Mon mari.

Ermolaï sourit à la dérobée.

– Est-ce que M. Zverkov vous aurait parlé demoi ?

Je ne savais trop que répondre.

– Arina ! cria de loin le meunier. Elle se leva etpartit.

– Est-ce un bon garçon que son mari ? demandai-je àErmolaï.

– Pas bien mauvais.

– Ils ont des enfants ?

– Ils en ont eu un, mais il est mort.

– Il l’aimait donc bien, puisqu’il l’a affranchie ?A-t-il payé cher ?

– Je ne sais pas. Elle lit et écrit, et, dans leur métier,c’est très important. Il faut bien qu’elle lui ait plu.

– Tu la connais depuis longtemps ?

– Depuis longtemps. Autrefois, j’allais chez ses maîtres.Leur propriété n’est pas loin d’ici.

– Tu connais le laquais Petrouchka ?

– Pètre Vassiliévitch ? Comment donc, je leconnais !

– Où est-il, maintenant ?

– Il est soldat.

Un silence se fit.

– Il me semble qu’elle ne se porte pas bien ?demandai-je à Ermolaï.

– Point de santé, en effet… Et demain, je crois, la tiagasera bonne… vous ne feriez pas mal de dormir un peu.

Une compagnie de canards sauvages passa en sifflant sur nostêtes et nous les entendîmes s’abattre dans la rivière, pas loin denous. Il commençait à faire sombre et froid. Dans le bois, lerossignol fit entendre un chant strident. Nous nous plongeâmes dansle foin et nous nous endormîmes.

L’EAU DE FRAMBOISE

Au mois d’août, les chaleurs de midi à trois heures sonttellement intolérables, que le chasseur le plus enragé se voitcontraint de renoncer à son plaisir favori. Son chien, lui aussi,quelque dévoué qu’il soit, commence à lui lécherl’éperon ; il le suit pas à pas, tirant la langue, et lesyeux mi-clos. Si le maître se retourne et lui adresse desreproches, il lève sur lui un regard confus, agite péniblement laqueue, mais ne prend pas les devants. Je me mis pourtant en routeun de ces jours-là ; une fois parti, longtemps, je résistai àla tentation d’abandonner la chasse et de m’étendre à l’ombre dansun endroit frais ; longtemps, mon infatigable chien continuade fouiller les buissons ; mais la chaleur devint tellementaccablante que je dus aviser à la conservation du peu de forces quinous restaient encore.

Je ne songeai plus qu’à gagner le bord de l’Ista, déjà connu demes bienveillants lecteurs ; je dévalai de la berge jusqu’àune source bien connue dans tout le district sous le nom del’Eau de Framboise. Cette source jaillit d’une gerçure dela berge que le temps a peu à peu transformée en un petit ravinassez profond et va de là tomber dans la rivière avec un bruitjoyeux. Quelques bouquets vivaces de jeunes chênes viennent encoreajouter au pittoresque du ravin, et autour de la source verdoie uneherbe courte et veloutée. Les rayons du soleil ne frappent que paréchappées l’onde froide et argentine. Sur l’herbe, je trouvai unesébile de bouleau laissée là par quelque moujik philanthrope. Je medésaltérai, m’étendis à l’ombre, et de là mon regard explora lesite.

Près de la baie formée à sa chute par le rapide courant que jedominais, couché comme une agreste divinité fluviale, et quipullulait de menu poisson frétillant, deux vieillards, que jen’avais pu remarquer en passant à dix pas d’eux tout à l’heure,étaient assis le dos tourné au ravin. L’un, assez fort, de hautetaille, était vêtu d’un cafetan vert foncé et coiffé d’unecasquette de drap rembourrée de duvet ; il pêchait à la ligne.L’autre, maigre et chétif, affublé d’un veston rapiécé, tête nue,tenait le pot aux vers et, de temps en temps, couvrait de sa mainsa tête grise comme pour parer à un coup de soleil. Je regardai cedernier avec attention, et ne tardai pas à reconnaître en lui unnommé Stépouchka, de Choumîkhino. Voulez-vous, chez lecteur, mepermettre de vous présenter ce brave homme ?

À quelques verstes de mon village, s’élève la commune deChoumîkhino, dominée par une église construite en pierre et dédiéeaux bienheureux Kozma et Damian. Devant la façade de cette église,s’étalait jadis une ample maison seigneuriale, flanquée en retraitd’un nombre considérable de constructions : offices, ateliers,écuries, remises, salles de bains, cuisines, pavillons d’été,chambres d’hôtes et d’intendants, orangeries, escarpolettes etautres constructions plus ou moins utiles. Ce château avait étéhabité par de riches pomiéstchiks. Tout alla bien jusqu’au jour oùun incendie vint tout détruire.

Les maîtres allèrent s’arranger plus loin une demeure provisoiresortable. Le manoir devint désert et l’espace incendié devint, aubout de quelque temps, un fort bon jardin potager, orné deruines formées par les anciennes fondations. Des quelquespoutres qu’on était parvenu à préserver du feu, on construisit tantbien que mal une petite isba ; on la recouvrit de planchesachetées dix ans auparavant pour construire un pavillon de stylegothique. On y logea le jardinier Mitrofane, sa femme Aksinia etleurs sept enfants. Mitrofane était chargé de fournir de légumes latable de son seigneur à 150 verstes de là. À Aksinia, on confia lagarde d’une vache du Tyrol, achetée très cher à Moscou, et qui,malheureusement étant stérile, ne donnait pas de lait. À Aksiniafut confié aussi un canard huppé, couleur de fumier, uniquevolatile du « seigneur ». Aux enfants, à cause de leurextrême jeunesse, on ne demanda aucun travail.

Il m’est arrivé deux fois de passer la nuit chez ce jardinier,et parfois aussi, en passant, je lui achetais des concombres, qui,Dieu sait pourquoi, se distinguaient chez lui, même en été, parleur grosseur et par leur tégument épais et jaunâtre. C’est chezlui que je vis Stépouchka pour la première fois.

Tout homme a une position quelconque dans la société humaine etquelques relations ; à tout dvorovi on donne sinon des gages,tout au moins quelques sous pour ses besoins. Stépouchka nerecevait rien de personne, n’était parent ni allié de personne, etpersonne ne semblait avoir à s’inquiéter de son existence. Cethomme n’avait pas même un passé à lui ; on ne parlait point deStépouchka ; je crois vraiment qu’il n’avait pas été comprisdans le recensement. On avait ouï dire vaguement que Stépouchkaavait été en un certain temps valet de chambre de quelqu’un qu’onne nommait pas, sans qu’on pût expliquer ni quelle était sonextraction, ni comment il était tombé parmi les sujets du seigneurde Ghoumîkhino, ni comment il s’était procuré le veston qu’onvoyait sur ses épaules depuis un temps immémorial. Oùvivait-il ? de quoi ? personne ne le savait, et,d’ailleurs, ces questions n’intéressaient personne.

Il y avait dans le village un vieillard centenaire du nom deTrofimitch, qui connaissait la généalogie de tous les dvorovijusqu’à la quatrième génération ; tout ce qu’il put serappeler, c’est que Stépouchka avait dû naître d’une femme turque,que son feu maître, le général Alexéï Romanitch, avait amenée aveclui.

Même aux jours de grande fête, jours de libéralité seigneurialeet de bombance où, selon l’ancienne coutume russe, on mangeait despâtés au gruau et où l’on buvait de la vodka verte, Stépouchka neparaissait point autour des grandes tables et des tonneaux montéssur chevalet ; il n’osait ni saluer les distributeurs, niapprocher de la main du seigneur en buvant tout d’un trait à sasanté et à sa gloire un verre rempli par la main grasse del’intendant ; il n’aspirait à rien et n’avait rien, à moinsque quelque bonne âme, en passant, ne donnât au pauvre diable lereste d’un pâté. Le jour de Pâques, tout le monde s’embrasse, et onl’embrassait comme les autres, parce qu’après tout il avait figured’homme ; mais il ne retroussait pas sa manche graisseuse, ilne retirait pas du fond de sa basque un œuf rouge ; il ne leprésentait pas en clignant des yeux et haletant aux jeunes maîtresou à la bârinia, leur mère.

Il vivait, l’été, derrière une cage à poulets dans unegrange ; l’hiver, dans l’entrée du bain villageois ; àl’époque des plus grands froids, il se hissait dans un grenier àfoin. On l’avait accoutumé à toutes les humiliations, aux coupsmême, sans qu’il songeât à formuler une plainte ; il semblaiten vérité n’avoir de sa vie desserré les dents, ni pour demander,ni pour se plaindre.

Après l’incendie, le pauvre abandonné se blottit chez lejardinier Mitrofane. Celui-ci ne lui dit pas : « Tuvivras chez moi, » mais il ne lui dit pas non plus :« Va-t’en. » Au reste, vivre chez le jardinier était bienau-dessus de l’ambition de Stépouchka ; il planait sur lepotager. Il opérait ses mouvements et ses déplacements sans êtreentendu ni vu de personne ; il éternuait et toussait dans samain, et cela d’un air effrayé. Toujours soucieux et silencieux, ilallait et venait, comme la fourmi, pour avoir à manger, seulement àmanger.

En effet, si mon Stépouchka n’eût point été occupé depuis lematin jusqu’à la nuit close de sa nourriture, il serait mort defaim. Mauvaise affaire : ne pas savoir le matin si on mangerale soir. Un jour, on le voit assis derrière une palissade, dévorantun gros radis, suçant une carotte, ou bien mettant en menusmorceaux un chou de rebut. D’autre fois, il geint sourdement entraînant un seau d’eau, allume du feu sous un pot, tire de sapoitrine on ne sait quoi de noirâtre et le jette dans la gamelle.Tantôt dans son recoin, il remue quelque objet en bois, puis il metdes clous quelque part, se faisant peut-être un petit rayon pourson pain, et il fait tout cela dans le plus grand silence possible,en cachette ; vous regardez… il a disparu ; tantôt ils’absente pour deux jours, et, bien entendu, personne ne s’occupede cette absence ; puis, tout à coup, il se trouve qu’il estlà, à l’abri d’une palissade, occupé à rassembler tout doucementdes copeaux sous un vieux trépied de fer.

Son visage est petit, ses yeux jaunâtres, sa chevelure surabondeau-dessus des sourcils et aux tempes ; il a le nez très pointuet les oreilles larges, longues, transparentes comme celles de lachauve-souris, une barbe d’homme qui ne s’est pas rasé depuisquinze jours, jamais plus, jamais moins longue. Tel était leStépouchka que je rencontrai sur la rive de l’Ista, assis près d’unautre vieillard.

Je les accostai, les saluai et m’assis à côté d’eux. Dans lecompagnon de Stépouchka, j’avais distingué une figure qui m’étaitaussi connue. C’était un affranchi du comte Petr Illitch N. ;son nom était Mikhaïlo Savelitch, surnommé Touman (le Brouillard).Il demeurait chez le mestchanine phtisique de Bolkhovo,aubergiste ; je descendais souvent dans son auberge. Ceux quipassent par la grande route d’Orel : jeunes fonctionnaires etautres oisifs – les marchands enfouis dans leurs lits de plumen’ont pas le temps de s’y arrêter – peuvent encore remarquer, à peude distance de Troïtski, une énorme maison en bois à deux étages,ou plutôt la carcasse d’une maison totalement abandonnée, à toitureeffondrée, à volets barricadés, située juste sur le bord de laroute. Même en plein midi, par une belle journée de soleil, il nepeut y avoir de spectacle plus triste que celui de cette ruine.C’est là pourtant qu’habitait jadis le comte Petr Illitch, richegrand seigneur à la manière du siècle dernier, fameux par sonhospitalité. Tout le gouvernement d’Orel se donnait rendez-vouschez lui ; on s’y divertissait, on s’y régalait, on y dansaità cœur joie, au tonnerre assourdissant de son orchestre privé, àl’éclat des bombes lumineuses et des chandelles romaines. Il estprobable que plus d’une vieille, en passant devant cette demeure deboyard, déserte, soupire au souvenir cruel et doux de ces tempsévanouis. Là, pendant bien des années, le comte a mené joyeusevie ; là, il marchait le front radieux, le sourire sur leslèvres, parmi des flots de conviés et de convives qui luitémoignaient presque de l’adoration. Malheureusement, sa fortunes’épuisa à ce train de vie. Se voyant totalement ruiné, il serendit à Pétersbourg pour demander un emploi, et… ilmourut dans une chambre d’hôtel, sans avoir eu le temps d’attendreune réponse définitive. Touman, qui l’avait servi au temps de sessplendeurs, avait reçu des lettres d’affranchissement du vivant ducomte. C’était un homme de soixante-dix ans, ayant encore assezbonne mine. Il souriait presque continuellement, agréablement,comme on ne sourit plus, comme sourient seuls les gens du temps deCatherine, d’un sourire de bon aloi ; en causant, il ouvraitet refermait les lèvres d’une manière lente, les yeuxmi-clos ; il prononçait un peu du nez ; il se mouchait etprenait son tabac sans nulle hâte, solennellement.

– Eh bien, Mikhaïlo Savelitch, tu as pris dupoisson ?

– Ayez la bonté de voir dans le panier : deux perches,cinq cabots… Montre, Stépan.

Stépouchka me tendit le panier.

– Comment te portes-tu, Stépan ? demandai-je àcelui-ci.

– E e e eh ! mais… mais…, bi bi bien, batiouchka,répondit Stépouchka en bégayant ; chaque mot à prononcersemblait lui peser des poudes.

– Et Mitrofane ? va-t-il bien ?

– Bi bi bi bien, certes, batiouchka.

Et le pauvre homme se détourna.

– Ça mord mal, fit Touman ; il fait trop chaud pour lapêche, tout le poisson s’en est allé maintenant dormir à l’ombredes herbes. Hé, Stépan, mets-moi un ver.

Stépan saisit un ver dans le pot, se le mit dans le creux de lamain gauche, le tapota, en chaussa l’hameçon, cracha dessus, puisle présenta à Touman.

– Merci, Stépan. Et vous, batiouchka, oui, reprit-il, ens’adressant à moi, vous chassez ?

– Tu le vois.

– C’est ça. Ce chien que vous avez là, est-ce un Anglais ouun Finlandais ? (Le vieillard ne manquait jamais une occasionde montrer qu’il avait un peu vu le monde.)

– Je ne sais pas s’il est de race, mais il est bon.

– C’est ça. Et vous chassez toujours avec deschiens ?

– J’ai deux meutes.

Touman sourit et branla la tête.

– Oui, c’est ça ; il y a tel qui est amateur de chienset tel autre qui ne prendrait pas les meilleurs si on les luidonnait. Je pense, selon mon tout petit brin de bon sens, que c’estprincipalement pour la parade qu’il faut tenir des chiens, aussides chevaux et pour avoir tout et en ordre : et que leschevaux soient tenus en ordre et les piqueurs en ordre, enfin,tout. Le feu comte, Dieu lui fasse grâce ! n’avait, il estvrai, de sa vie été chasseur, et il tenait des chiens, et deux foisl’an il daignait faire la frime de partir en grand-chasse. Voilàtous les piqueurs rassemblés dans la cour en habits rougesgalonnés, et les trompettes qui sonnent… Sa Sérénité paraît :c’est bien, c’est animé, et on présente un cheval à SaSérénité ; Sa Sérénité monte : le premier piqueur luichausse les étriers, il ôte son bonnet et lui présente la brideposée sur le bonnet. Sa Sérénité daigne faire claquer sachambrière, les piqueurs gloussent à la meute et tout se met enmarche. L’écuyer suit le comte ; il tient en mains de belleslaisses de soie ; c’est merveille que cela, savez-vous ?L’écuyer est assis, vous savez, bien haut, bien haut, sur une sellecosaque ; il a les joues écarlates, les yeux écarquillés. Lesvisiteurs sont là, cela va sans dire : c’est amusant ;c’est bien comme il faut… Ah ! l’asiatique, il m’aéchappé ! ajouta-t-il tout à coup en retirant sa ligne.

– Il paraît que, comme on le dit, le comte avait un grandtrain de maison.

Le vieillard cracha sur son appât et jeta l’hameçon.

– C’était un vrai seigneur, on le sait. On peut dire quetous les grands personnages de Pétersbourg venaient chez lui, etles plus grands de l’empire mettaient leur grand cordon deSaint-André[20] pour venir à sa table. C’est qu’ilétait passé maître pour recevoir. Il lui arrivait de m’appeler, ilme disait : « Touman, il me faut pour demain des sterletsvivants, il en faut ; ordonne qu’on en trouve, tu asentendu ? – J’ai entendu, Sérénité. » Il fait venir deParis des cafetans brodés, des perruques, des cannes, des parfums,la décolonne[21] , première qualité, des tabatièreset de grands tableaux, grands, grands. S’il donnait desbanquets ? Ah ! Seigneur Dieu de ma vie !… desfédartfices[22] , des promenades en voiture, des salvesmême de canon. Il avait quarante musiciens d’orchestre. Il leuravait donné un chef allemand ; mais celui-là était aussi partrop fier ; il voulut manger à la table de Sa Sérénité, et ilinsista si fort que Sa Sérénité l’envoya dîner avec Dieu[23] . Et Sa Sérénité disait :« Mes musiciens connaissent leur affaire sans lui. »C’est son droit de seigneur, il n’y a pas à dire. On se mettait àdanser, on s’en donnait jusqu’au jour ; c’était surtout,attendez… l’acossaize matradoura… Hé, hé, hé ! te voilà pris,toi, frère ! (Et il retirait de l’eau une petite perche.)Tiens, prends, Stépan.

– C’était un bârine, un vrai bârine, reprit le vieillard enjetant de nouveau sa ligne, et de plus, une bonne âme. Il mebattait parfois ; il tournait la tête, il avait oublié. Uneseule chose, c’est qu’il entretenait des matresques[24] , et voilà, ce sont ces matresques quil’ont ruiné ; il les prenait toutes dans la basse classe. Ehbien, qu’est-ce qu’il leur fallait donc tant ? Ce qu’il leurfallait, eh bien, oui, tout ce qui coûtait le plus cher dans toutel’Europe. Dame, on peut suivre son plaisir, et c’est bien ;cela va aux seigneurs ; seulement, il ne faut pas s’y ruiner.Tenez, il y en avait une, elle s’appelait Akoulina ; à présentelle est morte, Dieu lui fasse grâce ! C’était une fille à ladouzaine, une fille d’un déciatski[25] deSitov ; mais une méchante créature, allez. Elle donnait dessoufflets à Sa Sérénité, figurez-vous ! Elle l’avait tout àfait ensorcelé, oui. J’avais un neveu à qui elle a rasé lefront[26] … Il lui avait versé dutchécolat[27] sur sa robe neuve, et il n’est pas leseul qu’elle ait fait raser. Et, tout de même, je dirai que c’étaitlà le bon petit vieux temps ! ajouta le vieillard en poussantun profond soupir. Il baissa la tête et se tut.

– Eh ! ton bârine, on voit ça, était un homme sévère,repris-je après un silence.

– C’était le goût et la manière de ce temps-là, réponditTouman en branlant la tête.

– Aujourd’hui, ce sont des choses qui ne se font plus,ajoutai-je en l’observant avec attention.

Il me jeta un coup d’œil oblique.

– Oui, aujourd’hui, à la bonne heure, c’est… mieux,murmura-t-il.

Et il lança sa ligne plus loin.

Nous étions assis à l’ombre et nous n’en suffoquions pas moinsde chaleur ; le visage enflammé appelait les vents ; maisil n’y avait pas un souffle à espérer ; le soleil dardaitimpitoyablement ses rayons sous un azur foncé. Droit devant nous,sur la rive opposée, était un champ d’avoine jaunissante coupée dequelques tiges d’absinthe, et là, pas un épi ne bougeait. Plus bas,je voyais un cheval de paysan plongé dans l’eau jusqu’aux genoux etse fouettant paresseusement de sa queue mouillée ;quelquefois, à vingt pas de nous, sous le panache d’un buissonpenché sur la rivière, surnageait un grand poisson qui exhalait del’air montant en bulles à la surface, puis il se laissait couler aufond en soulevant une petite houle. Le grillon grinçait dansl’herbe rousse ; la caille criait paresseusement ; lesautours planaient sur les champs et souvent s’arrêtaient immobilesdans l’air au moyen d’une rapide agitation des ailes et de leurqueue déployée en éventail. Nous étions alors sans mouvement,brisés sous le poids de la chaleur. Tout à coup, derrière nous,dans le ravin, nous entendîmes un bruit. Quelqu’un dévalait vers lasource. Je regardai et vis là-haut un moujik de quelque cinquanteans, plein de poussière, la chemise par-dessus le pantalon, chausséde laptis, l’armiak et le sac sur le dos.

Il s’accroupit vers la source, s’abreuva avec une granderapidité et se redressa :

– Hé, Vlass ! lui cria Touman, qui le reconnut aupremier coup d’œil ; bonjour, frère… D’où Dieut’apporte ?

– Bonjour, Mikhaïlo Savelitch, répondit le paysan enapprochant. Je viens de loin.

– Et où diable étais-tu caché ? dit Touman.

– Eh, à Moscou donc, trouver le bârine.

– Pourquoi ?

– Lui faire une grande prière.

– Oh ! quelle prière ?

– Pour réduire ma redevance, ou bien le prier de me mettreà la corvée, quoi… Mon garçon est mort, et, à moi seul, je neviendrai jamais à bout de payer.

– Ton fils est mort ?

– Mort. À Moscou ; le brave garçon s’employait commecocher, et, il faut le dire, il payait la redevance pour moi.

– Tu as donc été mis au régime de la redevance ?

– À la redevance.

– Eh bien, ton maître ?…

– Quoi, le maître ?… il m’a chassé, disant :« Comment oses-tu venir jusqu’à moi ? et pourquoi ai-jedonc là-bas un intendant ? Ton devoir est de t’adresserd’abord à lui. Tu me parles de corvée ; et où veux-tu que jete mette à la corvée, moi ? Paye avant tout l’arriéré. »Il était fort en colère.

– Alors tu es revenu ?

– Eh oui ! je voulais d’abord savoir si le défuntavait laissé par hasard des effets et quelque argent ; mais jen’ai pu avoir aucun renseignement. Je suis allé dire à sonpatron : « C’est moi qui suis Vlass, le père dePhilippe. » Et lui : « Mais, qu’est-ce que j’ensais ? Et d’ailleurs, ton fils n’a rien laissé, rienlaissé ; avec ça qu’il me doit à moi. » C’est alors queje suis reparti.

Le moujik nous débitait tout cela du ton d’un homme quiparlerait d’un autre ; mais dans ses petits yeux roulait unelarme, et il avait la lèvre tremblante.

– Tu vas maintenant à la maison ?

– Où irais-je ? À la maison, il y a là une femme quela faim fait siffler dans son poing[28] .

– Tu devrais…, bégaya soudain Stépouchka, mais, s’étanttroublé, il prit le parti de se taire, et il fouilla dans le potaux vers.

– Est-ce que tu iras trouver l’intendant ? demandaTouman en observant avec quelque étonnement Stépan.

– Qu’est-ce que j’irais faire là ? Songe donc que j’aià payer des arriérés… Mon garçon, avant de mourir, a été tout un anmalade, et lui-même n’a pas payé sa redevance. Bah ! c’estpour moi un demi-mal, on ne prend rien à qui n’a rien… Tortille-toicomme tu voudras, frère. Eh bien, quoi, ma tête est un triste gageet il n’y a que ça… (Il rit d’un singulier rire.) Il a beaus’ingénier, Kintilian Sémionitch, c’est comme cela… Et il rit denouveau.

– Ah ! frère Vlass, c’est… mauvais cela, mauvais, oui,marmotta Touman avec pose.

– En quoi si mauvais ? non… La voix de Vlass s’arrêtapuis il reprit : « Voilà des chaleurs ! » et ils’essuya le visage de sa manche.

– Quel est votre seigneur ? demandai-je au moujik.

– Le comte ***, Valérian Pétrovitch.

– Fils de Petr Illitch ?

– Oui, le fils de Petr, répondit Touman. Feu Petr Illitch,de son vivant, avait, en faveur de son fils, détaché de sa terre levillage de Vlassovo. Se porte-t-il bien ?

– Il se porte à merveille, Dieu merci, réponditVlass ; il est devenu si beau qu’il n’est plusreconnaissable.

– Voyez, batiouchka, reprit Touman, en s’adressant àmoi ; les paysans mis à la redevance, cela se comprend près deMoscou ; mais ici ?

– À combien est fixée la taille ?

– À quatre-vingt-quinze roubles, murmura Vlass.

– Eh bien, songez, bârine ; à Vlassovo, la terre n’estpresque rien ; il n’y a que la forêt du seigneur qui peutavoir du rapport.

– Et on dit partout qu’elle est vendue, reprit lemoujik.

– Oui, vous voyez. Stépan, un ver ! Est-ce que tudors, quoi donc ?

Stépouchka se secoua. Le moujik s’assit près de nous. Nousétions tous également pensifs et silencieux. Sur l’autre rive,quelqu’un entonna une chanson triste. Notre pauvre Vlass était toutabattu.

Une demi-heure après, nous nous quittions.

LE MÉDECIN DU DISTRICT

Un jour d’automne, en revenant d’un champ éloigné, je pris froidet tombai malade. La fièvre m’ayant saisi à l’auberge, dans lechef-lieu du district, j’envoyai chercher le médecin ; unedemi-heure après, il était là. C’était un homme petit, brun,d’apparence chétive. Il me prescrivit une potion sudorifique, unsinapisme et fit descendre avec beaucoup de dextérité dans la pochedu revers de sa manche mon billet de cinq roubles. Puis iltoussota, regarda de côté et, tout en se disposant à se retirer,engagea je ne sais comment la conversation, si bien qu’ilresta.

La chaleur m’incommodait, je prévoyais une insomnie et jen’étais pas fâché de causer un peu avec ce brave homme. On nousapporta du thé. Mon docteur parla. Ce n’était pas un sot. Ils’exprimait bien et il y avait plaisir à l’écouter. Chose étrange,tel homme dont on se croit l’ami, avec qui l’on vit depuislongtemps, n’aura jamais avec vous et ne vous inspirera jamais depleine franchise et tel autre, dont on vient de faire laconnaissance, vous dit ses secrets et connaît les vôtres. Jen’avais certes ni mérité, ni provoqué aucunement les confidences demon nouvel ami. Je crois qu’il saisit tout simplement une occasionde parler. En tout cas, son récit n’étant pas dépourvu d’intérêt,je ne vois rien qui n’empêche d’en faire part au lecteur. Jetâcherai de reproduire le style du narrateur.

« Vous ne connaissez pas, commença-t-il d’une voix faibleet tremblante, le juge d’ici, Milov, Pavel Loukitch ?Non ?… Eh bien, cela n’y fait rien… (Le docteur tousse etferme les yeux.) Eh bien, voyez-vous, c’était vers le grand carême,en plein dégel, le soir. Je suis là chez le juge en train de fairema partie de préférence[29]  ;– pour ne pas vous mentir, le juge est bon garçon, mais grandamateur de la préférence. Tout à coup (le docteur affectionnait cemot tout à coup), on vient me dire : « Il y a làun homme qui vous demande. – Que veut-il ? – Il porte unelettre, il s’agit sans doute d’un malade. – Donne la lettre. »Je l’ouvre : c’était cela. Je dis : « Trèsbien. » C’est que, voyez-vous, cela c’est le pain quotidien.Voici ce que c’était : une pomiéstchitsa veuvem’écrivait : « Ma fille se meurt : venez, au nom deDieu, je vous envoie des chevaux. » Bon ; mais c’était àvingt verstes, il faisait nuit, des routes effondrées et c’étaitcertainement une femme très pauvre. Il y a deux roubles au plus àattendre de là, et encore ! plutôt de la toile ou des gruaux.C’est égal, vous comprenez, le devoir avant tout : quelqu’unse meurt ! Je donne mes cartes à Kalliopine, membreindispensable de nos réunions, et je cours chez moi. À ma porte jeregarde et je vois, devant le perron, une médiocre telejka atteléede ventrus chevaux moujiks, au pelage tel que du vieuxfeutre ; respectueux, le cocher siège immobile, la tête nue.Je me dis : « On voit, frère, que tes maîtres ne roulentpas sur l’or ! » Vous souriez, Monsieur ? C’est que,voyez-vous, nous autres, nous ne laissons échapper aucun détail.Quand le cocher se tient carrément assis comme un prince, ménageson bonnet, sourit, agite son fouet retenu par le manche sous lacuisse, je peux gager pour deux billets de dix roubles. Mais je visbien là que ça ne sentait pas si bon… Allons, en avant ledevoir ! Je prends avec moi les médicaments que je tiens pourindispensables dans de telles alertes, et je pars. Je n’arrivai passans peine, je vous assure. Une route atroce, des ruisseaux, desneiges, des boues et, pour m’achever, une digue rompue, un malheur.Cependant, j’aperçois une maison basse couverte de chaume, avec dela lumière aux fenêtres ; on nous attend. Une vieille vient àmoi, une vénérable figure, en bonnet. « Sauvez-la, venez, ellese meurt. » Je dis : « Soyez calme ; oùest-elle ? – Par ici, veuillez passer. » Jeregarde : une petite chambre très propre, une veilleuse brûledans un coin devant l’icône. Sur le lit, une demoiselle de vingtans sans connaissance. Elle brûle, elle respire péniblement, c’estla fièvre chaude. Près du chevet se tiennent deux autres jeunesfilles, ses sœurs éplorées. On me dit : « Hier, elleallait bien, elle avait bon appétit. Ce matin, elle souffrait d’unléger mal de tête, et, ce soir, voyez. » Je dis denouveau : « Soyez calmes. » Que voulez-vous,Monsieur, c’est le langage obligé du médecin. Je saignai la malade.Je lui fis mettre des sinapismes, j’écrivis une ordonnance. Etcependant j’examine le sujet. Monsieur, je n’avais pas encore vupareille beauté, une beauté, enfin ! Je me sentis pénétré decompassion. Elle avait une physionomie, des yeux !…

« Grâce au ciel, la voilà plus tranquille, elle atranspiré ; elle reprend peu à peu conscience d’elle-même,regarde, sourit, se passe la main sur la figure ; ses sœurs sepenchent sur elle et lui demandent : « Qu’as-tu ? –Rien. » Elle se tourne vers le mur, je l’observe ; lavoilà assoupie. « Allons, dis-je, laissons-lareposer. »

« Et nous sortons doucement ; une domestique resteseule à la veiller. Dans le salon, je vis avec plaisir, sur latable, un samovar fumant et la bouteille de Jamaïque. Pardon, maisvous concevez, dans notre état, il faut cela. Après le thé, on mepria de passer la nuit et je consentis : où allermaintenant ? La vieille ne cessant de gémir.« Qu’avez-vous donc ? lui dis-je. Je vous affirme qu’ellevivra, ne vous inquiétez pas ; faites comme elle, dormez. Ilest une heure passée. – Vous me ferez réveiller s’il arrive quelquechose ? – Mais oui ; mais oui. » La vieille damesortit avec les jeunes filles. On me dresse un lit, je m’y couche,mais je ne puis dormir. Je ne sais ce que j’ai, quelque chosem’inquiète, la pensée de ma malade ne me quitte pas. Enfin, n’ytenant plus, je me lève, songeant : « Il faut absolumentque j’aille la voir. » La chambre de la patiente étaitcontiguë à la salle que j’occupais. J’entrouvris la porte sansbruit : j’avais, je ne sais pourquoi, comme des palpitationsde cœur. Je cherche la domestique et je la vois dans un fauteuil, àdeux pas du lit : elle dormait, la bouche ouverte ; elleronflait même, la canaille ; la malade était tournée de moncôté, les bras écartés, la pauvre. Je la regardais d’un peu plusprès, quand elle ouvrit les yeux et s’accrocha à moi en medisant : « Qui es-tu ? – Ne vous effrayez pas,Mademoiselle, répondis-je tout interdit, je suis le médecin, jesuis venu voir comment vous êtes. – Le médecin ? – Maisoui ; votre mère m’a envoyé chercher à la ville. Nous vousavons soignée. Tâchez de dormir maintenant, et dans deux ou troisjours, Dieu aidant, nous vous remettrons sur pied. – Oh !oui ; le médecin… Ne me laissez pas mourir, je vous en prie,je vous en prie ! – Que dites-vous là ? que Dieu voussoit en aide !… » La fièvre va recommencer,pensai-je ; je lui tâtai le pouls : je ne m’étais pastrompé. La jeune fille me regarda, puis me saisit le bras :« Je vais vous dire pourquoi je ne veux pas mourir ; jevais vous le dire tout de suite. Nous sommes seuls… pas un mot, degrâce ! Comprenez-vous ?… Écoutez… »

« Je me penchai. Elle remuait ses lèvres contre monoreille, ses cheveux me chatouillaient la joue. J’avoue quemoi-même je sentais ma tête me tourner. Elle marmottait je ne saisquoi. Je n’y compris pas un mot. « Elle bat lacampagne », pensais-je. Elle parlait, parlait très vite etcomme si elle n’eût pas parlé en russe. Elle cessa, eut un frisson,laissa tomber sa tête sur l’oreiller et me dit en me menaçant dudoigt : « Prenez garde, docteur…, à personne. »J’eus peine à la calmer. Je la fis boire, je réveillai ladomestique et sortis. »

Ici le docteur absorba une prise de tabac avec violence et restaun moment absorbé.

« Le lendemain, contre mon attente, la malade ne fut pasmieux. Et je pensais, je pensais… Je résolus de rester, quoique jefusse à la ville attendu par mes malades – et vous savez qu’on nenéglige pas ses malades sans s’exposer à perdre leur pratique. Maisd’abord cette pauvre jeune fille était dans un état désespéré etpuis, à vrai dire, elle m’intéressait vivement ; ajoutezencore que toute la famille me plaisait, des gens peu aisés, maisbien élevés, des gens rares. Le père avait été un savant, unérudit : il va sans dire qu’il était mort misérable ;mais il avait réussi à donner à ses enfants une excellenteinstruction. Il leur avait laissé toute une bibliothèque. Est-ceparce que je m’agitais tant autour de la patiente, est-ce pourquelque autre motif, on m’avait pris en affection dans la maison eton me traitait comme un proche parent. Cependant, le temps devenantde plus en plus affreux, les communications étaient interrompues etce n’était pas sans grande peine qu’on parvenait à faire venir dela ville les médicaments. La malade n’allait pas mieux et les joursse passaient. Mais voilà… (Le médecin s’interrompit.) Je ne saiscomment vous expliquer cela… »

Il prisa de nouveau, toussa, but une gorgée de thé.

« Je vous parlerai sans détour. Ma malade se mit, dirai-je,à m’aimer ? Ce n’est peut-être pas aimer ; du reste, jene sais ce que c’est. »

Il se tut et rougit.

« Eh ! non, reprit-il avec vivacité. Quel amoureux,allons donc ! Il faut me regarder ! C’était une jeunefille intelligente, instruite, avec beaucoup de lecture, et moi jeperdais même ce que j’avais appris de latin. Quant à mon physique(il se regarda en souriant), je ne crois pas avoir à m’enféliciter. Seulement, Dieu a permis que je ne fusse pas unimbécile, je distingue le noir du blanc et j’entends les choses.Par exemple, je comprenais très bien qu’Alexandra – car elles’appelait Alexandra Andréïevna – n’avait pas pour moi de l’amourprécisément, que c’était plutôt de l’amitié, de l’estime,quoi ! Elle se méprenait sans doute sur ses propressentiments, dans sa position, vous comprenez…, ajouta le médecinqui débitait toutes ces choses avec une étrange volubilité, sansprendre le temps de respirer, avec une sorte de fièvre. – Du reste,il me semble que j’exagère et vous ne pouvez rien comprendre. Ehbien, permettez, je vous dirai tout par ordre. »

Il acheva son verre de thé et reprit d’un ton plus calme :« C’était comme cela : ma pauvre malade allait de mal enpis. Vous n’êtes pas médecin, Monsieur. Vous ne pouvez vous figureravec exactitude ce qui se passe dans l’âme du médecin quand ilcommence à reconnaître que la maladie est plus forte que lui. Quedevient son assurance en sa propre habileté ? On se sentconfus, craintif. Il semble qu’on ait oublié tout ce qu’on savait,et que le malade a perdu confiance, et que les assistantsremarquent que le docteur perd la tête ; qu’il s’imagine qu’onne daigne plus lui communiquer les symptômes, qu’on le regarde detravers, qu’on chuchote sur son compte… Ça va mal ! et ilpense : « Il y a pourtant un remède, il faut le trouver.N’est-ce pas celui-ci ? » Puis on faitl’expérience ; ce n’est pas cela, alors tu te hâtes d’arrêterl’effet du médicament, tu emploies quelque autre moyen, puis unautre encore, tu fouilles tes livres, et cependant le malade semeurt. Un autre médecin la sauverait et on se dit : « Ilfaut une consultation, je dois songer à ma responsabilité. »Ah ! quelle tête de sot on a dans ces occasions ! Mais ons’y fait : le malade meurt, ce n’est pas la faute du médecin,il a procédé régulièrement. Une chose cruelle encore : lemédecin voit qu’on a en lui une confiance absolue et, d’autre part,on se sent impuissant, et c’était précisément cette confiancequ’avait en moi toute la famille d’Alexandra Andréïevna. On enoubliait que la fille était en danger. Je ne leur avais que tropfacilement fait croire qu’il n’y avait rien à craindre, tandis quej’étais moi-même plein d’anxiété. D’ailleurs, il ne fallait passonger à s’échapper. Un temps abominable, il fallait vingt-quatreheures au cocher pour aller chercher les médicaments et lesrapporter. Et je ne sors plus de la chambre de la malade, pas moyende m’en arracher ! Et qu’est-ce que j’y fais ? Je racontedes anecdotes, je joue aux cartes avec la mourante, je passe lanuit dans un fauteuil et cela fait tant plaisir à la mère qu’ellene cesse de me remercier, les larmes aux yeux, et moi jepense : « Comme je mérite mal tareconnaissance ! » Je l’avoue du reste (et pourquoi vousle cacherais-je maintenant), j’étais amoureux de ma malade.Alexandra s’était également attachée à moi. Elle ne laissaitpénétrer personne dans la chambre que moi, et alors elle mequestionnait, elle voulait savoir par le menu où j’avais fait mesétudes, quelle vie j’ai menée, mes habitudes, ma parenté, mesrelations. Je sentais bien que j’aurais dû éviter ces entretiens,lui défendre de parler. Mais non, je n’avais pas la force de rienlui défendre. Parfois, je prenais ma tête entre mes deux mains etje me disais : « Que fais-tu, misérable ? »Elle me saisissait la main, me regardait longtemps, longtemps, puisse détournait en soupirant et me disait : « Que vous êtesbon ! » Ses mains étaient brûlantes, ses grands yeuxlanguissants. « Oui, continuait-elle, vous êtes bon, vous êtesun excellent homme, vous ne ressemblez pas à vos voisins, vous êtesbien différent d’eux, vous. Pourquoi ne vous ai-je pas connujusqu’ici. – Alexandra Andréïevna, lui répondais-je, calmez-vous,je ne sais comment j’ai mérité votre amitié ; mais calmez-vouset tout ira pour le mieux, la santé reviendra. »

« Je vous dirai, reprit-il en se penchant vers moi et enlevant les sourcils, que ces dames n’avaient pas de relations avecleurs voisins : les uns, pauvres comme elles, n’étaient pas deleur monde. Et quant aux riches, la fierté de ces dames leurdéfendait toute liaison avec eux. C’était une famille trèshonorable, et, que voulez-vous ? leurs égards pour moi meflattaient ; Alexandra ne prenait ses potions que de ma main.Elle se soulève, la pauvrette et, avec mon aide, elle boit, puis meregarde – un regard à fendre l’âme.

« Cependant, elle empire, elle mourra certainement.Voyez-vous, c’était comme si j’aurais voulu être en bière à saplace. La mère et les sœurs ne me quittent plus, je perds touteassurance. « Comment va-t-elle ? – Ça ira… » Quel« ça ira ! » alors que mon esprit se détraque. Unenuit, je suis assis près de la malade, seul. Il y avait unedomestique, mais elle ronflait. On ne pouvait lui en faire uncrime. Elle avait bien du mal, elle aussi. Alexandra Andréïevnaavait eu la fièvre toute la soirée. Pas un moment de calme jusqu’àminuit. À minuit, un peu d’assoupissement ; du moins, elle estétendue comme morte. La veilleuse brûle devant l’icône. Peu à peu,ma tête s’incline et voilà que je m’endors aussi. Tout à coup, jeme sens heurté. Je tourne la tête, Seigneur Dieu ! AlexandraAndréïevna, les yeux grands ouverts, la bouche béante, les jouespourpres : « Qu’avez-vous ? – Docteur, je vaismourir, n’est-ce pas ? – Que dites-vous là ? – Non, non,ne me dites pas que je puis vivre, ne me le dites pas. Si voussaviez… Écoutez, pour Dieu, ne me cachez pas la vérité… » Elleest haletante ; elle ajoute en précipitant ses paroles :« Si je suis certaine de mourir, je vous dirai tout. –Alexandra Andréïevna, que dites-vous ! – Écoutez, je nedormais pas, tout à l’heure, il y a une heure que je vous regarde.Au nom de Dieu, je vous croirai, je sais que vous êtes bon etsincère. Je vous supplie, vous ne pouvez savoir combien c’estimportant pour moi. Docteur, dites, je suis en danger, n’est-cepas ? – Qu’est-ce que vous voulez me faire dire là ? – Jevous en supplie. – Eh bien, je ne vous cacherai pas qu’en effetvous n’êtes pas hors de danger, Alexandra Andréïevna ; maisDieu est bon et… – Je vais mourir, je vais mourir ! »Elle semblait réjouie, son visage rayonnait d’une étrange gaieté.« N’ayez pas peur, je ne crains pas la mort. » Elle sesouleva brusquement, s’appuya sur le coude gauche et reprit :« Maintenant, c’est bien ; maintenant je puis vous direque je suis très reconnaissante, que vous êtes très bon et que jevous aime. » Je la regardai, je me sentais devenir fou.« Je vous aime, entendez-vous, je vous aime. – AlexandraAndréïevna, comment mériterai-je ? – Vous ne me comprenez doncpas ? Est-ce que tu ne me comprends pas ? » Et toutà coup, elle me prit la tête et me baisa. Je faillis crier.

« Je me glissai à genoux et je cachai ma tête sousl’oreiller. Elle se tait, ses doigts frémissent dans mes cheveux.J’écoute, elle pleure. Je me mets à la consoler, à la rassurer.Certes, j’aurais peine à me rappeler les mots que j’ai pu luidire : « Vous éveillerez la domestique… je vous remercie…croyez… tranquillisez-vous…

« – Cesse donc ! Que me fait tout ce qui n’est pastoi ? Qu’on s’éveille, qu’on vienne, qu’importe, je vaismourir. Tu as peur, et de quoi ? Lève donc la tête… ou bienserait-ce que vous ne m’aimez pas ? me serais-jetrompée ? Pardon, alors ! – Alexandra Andréïevna, quedites-vous ? Mais je vous aime, AlexandraAndréïevna ! » Elle me regarda dans les yeux et ouvritses bras : « Prends-moi ! »

« Je vous dirai franchement que je ne sais comment je nesuis pas devenu fou. Je sentais bien que ma malade se tuait,qu’elle avait le délire, je savais que si elle n’eût pas été aumoment de mourir elle n’aurait pas pensé à moi ; c’est quecela paraît dur de mourir à vingt-cinq ans sans avoir aimé. Voilàle sentiment qui lui tenait le cœur. Voilà pourquoi, dans sonsuprême désespoir, Alexandra s’en prenait au moins à moi.Comprenez-vous, maintenant ?… Elle ne me laissait pas medégager de ses bras. « Ayez pitié de moi, AlexandraAndréïevna : ayez pitié de vous-même », lui disais-jesans cesse. « Et à quoi bon, me répondait-elle, puisque jedois mourir ? Ah ! si j’avais à vivre encore, si jedevais appartenir au monde, je rougirais. – Mais qui vous a dit quevous mourriez ? – Eh ! mon ami, tu ne sais pas mentir,regarde-toi donc ! – Vous vivrez, Alexandra Andréïevna, jevous guérirai. Nous irons demander à votre mère sa bénédiction,nous serons unis et heureux… – Non, non, j’ai ta parole : jedois mourir, tu me l’as promis toi-même. »

« Je me sentais amer et j’avais bien des causes d’amertume.Quelles étranges choses peuvent arriver ! Un détail misérableet pourtant douloureux : Alexandra Andréïevna s’avisa de medemander mon nom, pas de famille, mais de baptême, et j’ai ledésagrément de m’appeler Trifon. Oui, Trifon, Trifon Ivanovitch. Jelui répondis qu’à la maison on m’appelait le docteur, mais commeelle insistait : « Je m’appelle Trifon,Mademoiselle. » Alors elle ferma à demi les paupières, hochala tête et marmotta je ne sais quoi en français, quelque chose deméchant, puis elle rit. Voilà, Monsieur, l’histoire de ma nuit avecelle.

« Au matin, je sortis de la chambre comme étourdi. Je nerentrai chez la malade que dans la journée, après le thé.Dieu ! elle était méconnaissable. On en met en bière de plusvivantes. Parole ! je ne comprends pas comment j’ai pusupporter cette torture. Trois jours encore et trois nuits, lapatiente végéta. Quelles nuits ! et ce qu’elle medisait !… La dernière nuit, je suis assis à son chevet,suppliant Dieu de la rappeler à lui le plus tôt possible et moiavec elle. La mère entre. Je lui avais dit le soir qu’il y avaitpeu d’espoir, qu’il serait prudent d’appeler le prêtre. La maladeen apercevant sa mère s’écria : « Tu as bien fait devenir voir tes enfants ; regarde-nous ; nous nous aimons,nous nous sommes donné parole l’un à l’autre. – Qu’est-ce qu’elledit, docteur, qu’est-ce qu’elle dit ? – Elle délire »,répondis-je. Je me sentais défaillir. « Allons, dit la malade,tu me disais à l’instant autre chose, tu as pris mon anneau,pourquoi mentir ? Ma mère est très bonne, elle pardonnera,elle voit bien que je meurs ; pourquoi lui mentirai-je,moi ? Ami, donne-moi la main. » Je m’élançai hors de lachambre. Il va sans dire que la mère devina.

« Je ne vous ferai pas languir plus longtemps. Il n’est passi doux pour moi d’insister sur ces détails cruels. La malademourut le lendemain. Que le Ciel lui appartienne ! dit lemédecin en mots entrecoupés de soupirs. Avant d’expirer, elle priales siens de se retirer et de me laisser seul avec elle.« Pardon, me dit-elle, peut-être suis-je très coupable enversvous, la maladie… Mais sachez que je n’ai jamais aimé personne plusque vous… Ne m’oubliez pas… gardez mon anneau. »

Le médecin se détourna, je lui pris la main.

– Hé, dit-il, parlons d’autre chose. Ne feriez-vous pasvolontiers une petite préférence ? Il ne convient guère, ànous autres, de nous livrer à ces sentiments poétiques. Nous nedevons avoir, nous autres, qu’une préoccupation si nous voulons lapaix. Que les enfants se taisent et la mère ne grogne pas. Voussaurez que j’ai trouvé le temps et le courage de me marier pour debon. Comment donc ! j’ai pris une fille de marchand. Septmille roubles de dot. Comme elle s’appelle Akoulina, je ne rougispas devant elle de m’appeler Trifon. C’est, entre nous, une trèsméchante baba ; mais ce qui me console, c’est qu’elle dorttout le jour. Allons, la préférence !

Nous jouâmes une préférence à un kopek la fiche. TrifonIvanovitch me gagna deux roubles et demi et s’en alla un peu tard,mais ravi de sa victoire.

MON VOISIN RADILOV

En automne, les bécassines affectionnent les vieux jardinsplantés de tilleuls. Il y a beaucoup de tels jardins dans legouvernement d’Orel. Quand ils choisissaient un emplacement pour sefaire construire une demeure, nos pères ne manquaient pas dejalonner autour de la maison un terrain de deux déciatines pour yplanter leur verger et les longues allées de tilleuls. Cinquanteans plus tard, soixante-dix ans au plus, ces enclos, ces maisons,ces « nids à gentilshommes » n’étaient plus ; lesbâtiments en ruines se vendaient par charretées ; lesdépendances construites en brique s’éboulaient en amas dedébris ; les pommiers mouraient sur pied et tombaient sous lahache, les vieilles palissades s’en allaient pièce à pièce. Seuls,les tilleuls persistaient à croître et à prospérer, et aujourd’huiencore, debout dans les champs labourés, ils rappellent à notrerace étourdie les pères et les frères dont ils ont abrité les jeuxet les repos. C’est un bel arbre qu’un tilleul séculaire. Il estrespecté par la hache du moujik lui-même. La feuille n’est pas bienlarge, mais les branches sont si nombreuses et si feuillues qu’il ya toujours de l’ombre.

Un jour, j’errais avec Ermolaï en quête de perdrix, quand nousaperçûmes un jardin abandonné. Je me dirigeai de ce côté. À peineavais-je franchi la haie de bordure qu’une bécassine s’envola. Jetirai, et au même instant, à quelques pas de moi, on jeta un crid’alarme, pendant qu’une figure effrayée de jeune filleapparaissait à travers les arbres et disparaissait. Ermolaïaccourut : « Pourquoi tirez-vous ici ? Cettepropriété est habitée par un pomiéstchik. »

Je n’eus pas le temps de répondre ni même celui de prendre à monchien l’oiseau qu’il m’apportait avec dignité. On entendit des pasprécipités et un homme grand et moustachu sortit du fourré ;il s’arrêta devant moi, l’air mécontent. Je m’excusai, je menommai, je lui offris le gibier que j’avais tiré sur sa terre.

– J’accepte, me dit-il, mais à une condition, c’est quevous partagerez mon dîner.

J’avoue que cette proposition m’agréait mal, mais nul moyen dem’en excuser.

– Je suis le pomiéstchik d’ici, votre voisin Radilov. Monnom ne vous est peut-être pas inconnu, continua ma nouvelleconnaissance. C’est aujourd’hui dimanche et il doit y avoir chezmoi un dîner au moins passable, sans quoi je n’oserais vousinviter.

Je fis les banales réponses obligatoires et le suivis. Noussortîmes du bocage de tilleuls par une allée fraîchement sablée etpénétrâmes dans le jardin potager. Là, plantés à d’irréguliersespaces, se voyaient de vieux pommiers, puis un pavé de têtes dechoux vert tendre. Le houblon s’enroulait en spirales autour deséchalas. À gauche, un carré se hérissait d’innombrables baguettesembarrassées d’un fouillis de pois desséchés. D’énormes citrouillesplates semblaient traîner à terre et les concombres jaunestranchaient sur les feuilles anguleuses et poudreuses. La haie, untreillis de houssines, était accompagnée d’une haute ortie. Çà etlà, par groupes, croissaient le chèvrefeuille, le sureau, lerosier, restes d’anciens parterres. Près d’un vivier où croupissaitune eau rougeâtre, on distinguait, presque au ras du sol, lamargelle d’un puits entouré de flaques où les canards pataugeaientà cœur joie. Un chien, tremblant de tous ses membres et clignant del’œil, rongeait un os dans une sorte de prairie improvisée oùbroutait paresseusement une vache blanche et rouge qui agitait lepanache de sa queue sur son échine maigre. Le sentier tournait decôté entre des bouleaux et des aubiers, et nous aperçûmes unepetite maison vieille et grise au toit de planches et dont l’auventchancelait. Radilov s’arrêta.

– Du reste, dit-il avec bonhomie et en me regardant enface, j’y songe, peut-être ne vous plaît-il guère de venir chezmoi, et dans ce cas…

Je ne le laissai pas achever et lui assurai qu’il me serait aucontraire très agréable de dîner avec lui.

– Alors, à votre aise !

Nous entrâmes. Un gars, en long cafetan de drap bleu, nousintroduisit. Radilov lui ordonna d’apporter de la vodka à Ermolaï.Mon chasseur fit à notre hôte un salut respectueux.

Nous quittâmes l’antichambre dont les murs étaient couverts detableaux et de cages, et entrâmes dans une petite chambre queRadilov appelait son cabinet. Je me débarrassai de mon attirail dechasseur, déposai mon fusil et me laissai brosser par le jeunegars.

– Eh bien, maintenant, allons au salon, me dit affablementRadilov, je vous présenterai à ma mère.

Je le suivis.

Sur le divan du salon était assise une petite dame vieille enrobe brune et en bonnet blanc, le visage maigre, le regard timide,triste, l’air bon.

– Voici, matouchka[30] , notrevoisin que je te recommande.

La dame se leva, s’inclina, sans déposer le gros ridicule delaine en forme de sac que tenait sa main desséchée.

– Êtes-vous depuis longtemps dans notre pays ? medemanda-t-elle d’une voix faible et cassée en clignant desyeux.

– Depuis peu.

– Et vous avez l’intention de demeurer icilongtemps ?

– Jusqu’à l’hiver.

Elle se tut.

– Voici Fedor Mikhéitch, reprit Radilov en m’indiquant unpersonnage long et maigre que je n’avais pas remarqué en entrantdans le salon.

– Eh bien, Fédia, donne à notre hôte un échantillon de tontalent. Pourquoi te tapir ainsi dans un coin ?

Fedor Mikhéitch se leva, prit auprès de la fenêtre un violon,et, saisissant l’archet, non par le bout, comme il le faut, maispar le milieu, appuya l’instrument contre sa poitrine et se mit àchanter et à danser les yeux fermés en raclant les cordes. Ilparaissait avoir soixante-dix ans, il était vêtu d’un surtout ennankin gris qui flottait lugubrement sur sa sèche ossature.

Tantôt il trépignait ; tantôt, comme s’il se mourait, ildodelinait doucement sa petite tête chauve, puis tendait son longcou sillonné de veines, et piétinait sur place. Quelquefois, avecune peine évidente, il fléchissait les genoux. Une sorte de râles’exhalait de sa bouche édentée. Radilov comprit sans doute àl’expression de mes traits que l’« art » de Fédia nem’était pas précisément agréable.

– Assez, vieux, dit Radilov, va te faire donner tarécompense.

Fedor Mikhéitch remit aussitôt le violon sur l’appui de lafenêtre, salua d’abord la vieille dame, puis moi, puis Radilov, etsortit du salon.

– C’est un ancien pomiéstchik, m’expliqua mon nouvelami ; il était riche, s’est ruiné, et vit chez moi. Il passaitjadis pour le plus redoutable petit-maître du gouvernement ;il a enlevé deux femmes à leurs maris, il entretenait deschanteuses et il passait lui-même pour maître de chant et de danse.Mais veuillez prendre de la vodka, la table est servie.

Une jeune fille, la même que j’avais vue passer dans le jardin,entrait.

– Voici Olga ! je vous prie de faire sa connaissance.À table, maintenant, s’il vous plaît.

Nous passâmes dans la salle à manger. Pendant la marche etpendant que nous prenions nos places à table, Fedor Mikhéitch, dontla récompense avait vermillonné le nez et allumé les yeux,chantait :

Retentissez, foudres de laVictoire !

Son couvert était mis à part sur une table sans linge, dans uncoin. Le pauvre vieillard avait tout à fait oublié jusqu’auxpremiers éléments de la propreté à table et l’on était forcé de letenir à distance. Il se signa, reprit haleine et se mit à dévorercomme un requin. Le dîner était assez bien composé et, en saqualité de dîner dominical, il ne se passa point sans la solennellegelée tremblante et sans les « vents d’Espagne[31]  ».

Radilov, qui avait passé dix ans dans un régiment d’infanteriede ligne et qui avait fait une campagne en Turquie, commençad’interminables récits. Je l’écoutais avec attention tout enobservant Olga à la dérobée. Elle n’était pas très jolie, mais saphysionomie calme et résolue, son large front blanc et poli, sachevelure abondante, surtout ses yeux bruns, petits, maisspirituels, lumineux et vifs, m’intéressaient. Elle suivait, pourainsi dire, chaque mot que prononçait Radilov ; ce n’était pasde l’attention, mais une sorte de passion. Radilov aurait pu êtrele père de cette jeune fille, il la tutoyait, mais je devinaiaussitôt qu’elle n’était pas sa fille. Au cours de la conversationil vint à parler de sa défunte épouse qui était sa sœur,ajouta-t-il en montrant Olga. Elle rougit et baissa les yeux,Radilov parla d’autre chose. Durant tout le repas, la vieille dameresta muette, ne mangea presque rien et ne m’offrit aucunplat ; sa physionomie laissait lire une sorte d’attentecraintive et désespérée, un de ces chagrins de vieillard qu’on nepeut observer sans serrement de cœur.

À la fin du dîner, comme Fedor Mikhéitch allait célébrer l’hôteet son honorable convive, Radilov me regarda et lui ordonna de setaire. Le vieillard passa sa main sur ses lèvres, cligna des yeux,salua et s’assit sur un angle de sa chaise. Après le dîner, jesuivis Radilov dans son cabinet.

Les hommes, foncièrement pris par une idée ou par une passion,ont un certain caractère commun, une certaine parité d’allures etd’attitudes, si différents d’ailleurs que puissent être leursqualités, leurs talents, leur position dans le monde et leuréducation. En observant Radilov, j’arrivai à me convaincre que sonâme gravitait autour d’une idée. Il parlait économies, moissons,foins, guerres, cancans, élections, et il en parlait naturellementavec chaleur ; mais tout à coup il soupirait, tombait dans sonfauteuil comme un homme épuisé et passait et repassait sa main surson visage. Son cœur bon et ardent était certainement pénétré etimprégné d’un unique sentiment, point qui ne pouvait manquer dem’intriguer. Il me fut impossible de constater que Radilov eût dugoût pour la table, le vin, la chasse, les rossignols de Koursk,les pigeons épileptiques, la littérature russe, les chevaux deraces, les surtouts à brandebourgs, les cartes ou le billard, lessoirées dansantes, les promenades à travers les chefs-lieux degouvernements et les capitales, les fabriques de papier ou de sucrede betterave, les pavillons bariolés des parcs et des jardins, lethé, les gros cochers avec la ceinture à la hauteur de l’aisselle,ces magnifiques cochers, si estimés, dont les yeux, Dieu saitpourquoi, menacent de sortir de la tête à chaque mouvement de leurcou. « Quel gentilhomme russe est-ce donc là ? » medisais-je enfin. D’ailleurs, il ne semblait nullement mécontent deson sort ; on respirait au contraire autour de lui un air debienveillance universelle, de cordialité ; il était homme àfaire entrer dans son intimité le premier venu. Il est vrai qu’ons’apercevait en même temps qu’il était incapable de se lierd’amitié absolue avec qui que ce fût, non qu’il pût se passer ducontact des autres hommes, mais parce que sa vie était pour untemps concentrée en lui. Cette analyse de Radilov ne me semblait niattester pour le passé, ni préparer pour l’avenir à cet homme unevie heureuse. Il n’était pas, à proprement parler, beau ; maisses yeux, ses manières faisaient deviner que des qualités trèsattrayantes étaient cachées en lui, et je dis à dessein cachées.Pour l’avoir vu une fois on devait désirer de faire sa connaissanceet se sentir prêt à l’aimer. Sans doute, de temps en temps serévélait le pomiéstchik, le stepniak[32] ; mais l’homme n’en était pas moins excellent.

Nous parlions du nouveau maréchal de noblesse du district, quandnous entendîmes Olga nous crier : « Le thé estprêt ! »

Nous regagnâmes le salon. Fedor Mikhéitch était dans un coinentre une porte et une fenêtre, assis sur ses jambes. La mère deRadilov tricotait son bas. Par les fenêtres ouvertes sur le jardin,nous venait un air de fraîcheur printanière et imprégné d’unesaveur de pommes. Olga nous versa le thé fort gracieusement. Jel’observai avec plus d’attention que durant le dîner. Elle parlaitpeu, selon l’habitude des jeunes filles de province, mais ellen’avait point comme celles-ci le désir d’exprimer une haute pensée,étouffée par le cruel sentiment de l’impuissance ; on ne lavoyait pas soupirer pour échapper à des sensations trop abondanteset indicibles. Ses yeux ne roulaient pas dans leurs orbites, ellen’avait pas de sourire vague ni d’air rêveur. Elle regardait droitdevant elle avec calme et indifférence, comme une personne qui serepose d’un grand bonheur ou d’un grand malheur. Sa démarche, sesmouvements étaient décidés et libres. Elle me plut beaucoup.

Radilov et moi nous recommençâmes à causer. Je ne sais quelpropos amena l’un de nous à formuler cette observation connue queles plus minces choses produisent parfois sur les hommes plusd’effet que les choses les plus importantes.

– Oui, dit Radilov, et j’ai pu l’éprouver par moi-même.Vous savez que j’ai été marié, pas longtemps, trois ans ; mafemme est morte en couches. Je pensais ne pas lui survivre. J’étaistrès affligé, très abattu et je ne pleurais pas : j’erraiscomme un fantôme. On la revêtit de sa plus belle robe, comme c’estl’usage, et on l’étendit sur la table dans cette même pièce où noussommes. Le prêtre et les sacristains entrèrent ; ilsentonnèrent les chants du rituel et récitèrent les prières ;on brûla de l’encens ; je me signai, je m’inclinai jusqu’àterre et je ne versai pas une larme. J’avais le cœur et la têtecomme pétrifiés, comme appesantis. Et ainsi se passa le premierjour. Mais, croirez-vous ? j’ai dormi la nuit. Le lendemain aumatin, je me rendis près de ma femme. Nous étions en été ;elle était, des pieds à la tête, violemment éclairée par le soleil.Tout à coup, je vis… (ici Radilov frémit malgré lui)… Quepensez-vous ? Un œil s’était entrouvert, et sur cet œil, jevis une mouche marcher. Je tombai comme une gerbe et, revenu à moi,je pleurai, pleurai sans pouvoir me calmer.

Il se tut. Je le regardai, puis Olga : je vivrais cent ansque je ne pourrais oublier l’expression de son visage. La vieilledame posa son bas sur ses genoux, tira de son ridicule un mouchoiret essuya comme à la dérobée une larme. Fedor Mikhéitch, àl’improviste, s’élança sur son violon et, dans le but probable denous distraire, commença d’une voix aigre et sauvage une chanson.Nous tressaillîmes tous et Radilov le pria de se tenirtranquille.

– D’ailleurs, reprit-il, le passé est passé, et peut-être,comme a dit, je crois, Voltaire, tout est pour le mieux.

– Sans doute, dis-je. L’homme sait souffrir, et il n’estpas de sort si misérable qui n’ait une fin.

– Pensez-vous ? dit Radilov. Vous avez peut-êtreraison. Je me souviens qu’en Turquie j’étais étendu demi-mort àl’ambulance avec une fièvre putride. Nous étions assez mallogés : à la guerre comme à la guerre, n’est-ce pas ?Mais l’ambulance était pleine et voilà qu’on nous amène encore desmalades. Où les mettre ? Le médecin court çà et là,regarde : aucune place. Il approche de mon grabat et demande àson aide : « Vit-il ? » L’autre répond :« Il vivait du moins ce matin. » Le médecin se baisse,écoute : je respire. Il en fut très contrarié. Et jel’entendis murmurer : « Stupide nature. Voilà un mourant,un condamné qui occupe inutilement une place, qui fait tort auxmalades qu’on peut guérir ! » Allons, pensais-je, c’enest fait de toi, mon pauvre Mikhaïlitch ! Eh bien, j’en aiéchappé, comme vous voyez. Je suis encore vivant et très vivant.Vous avez, par conséquent, bien raison.

– Surtout dans ce cas, répondis-je, puisque la mortelle-même eût été pour vous une délivrance.

– Certes, approuva-t-il, en frappant significativement surla table, certes ! il faut savoir prendre son parti… Unesituation intolérable, si elle se prolonge, vaut la mort. À quoibon traîner en longueur ?

Olga se leva vivement et alla au jardin.

– Eh bien, Fédia, s’écria Radilov, la pliasovaïa[33] . Fédia se leva d’un bond et se mit àtourner autour de la chambre avec cette démarche particulièrementélégante de la chèvre qui tourne autour de l’ours, maintenu par unbridon. Et tout en dansant, il chantait :

Quand auprès de notre porte…

À ce moment, on entendit le bruit de drojki arrêtés au pied duperron et, au bout de quelques secondes, entra dans la chambre unvieillard de haute taille, bien bâti et larges d’épaules,l’odnovorets Ovsianikov. Mais Ovsianikov est un personnage siremarquable et si original que le lecteur me permettra de le luiprésenter dans un prochain récit.

Le lendemain, dès l’aube, Ermolaï et moi nous partîmes pour lachasse, puis je rentrai chez moi. Huit jours après, je fis enpassant une visite à Radilov. Olga et lui étaient absents. Quinzejours plus tard, je sus qu’il avait disparu avec sa belle-sœur,abandonnant sa mère. Toute la province fut, en peu de jours, saisiede la nouvelle. Je m’expliquai alors la physionomie de la jeunefille pendant le récit de Radilov. C’était moins la pitié que lajalousie, en effet, qu’exprimaient alors les traits d’Olga.

Avant de quitter ma terre, je crus devoir prendre congé de lavieille mère de Radilov. Je la trouvai dans le salon, elle jouaitau dourak[34] avec Fédia Mikhéitch.

– Avez-vous, lui demandai-je, des nouvelles de votrefils ?

Elle se mit à pleurer, je cessai de lui parler de Radilov.

L’ODNOVORETS OVSIANIKOV

Représentez-vous, mes chers lecteurs, un homme de haute stature,corpulent, âgé de soixante-dix ans environ. Quelque ressemblance detraits avec Krilov[35]  ;le regard clair et spirituel, ombré de sourcils touffus, l’airgrave, la parole mesurée, la démarche lente : voilàOvsianikov. Il portait une large redingote bleue à longues manches,boutonnée jusqu’en haut, avec au cou un foulard en soie lilas. Sesbottes à glands étaient très soignées et, en général, on aurait pule prendre pour un marchand riche. Il avait les mains belles,potelées et blanches, et, tout en causant, il les portait, par ungeste machinal, aux boutons de sa redingote. Par son importance etson inertie, son bon sens et sa paresse, sa droiture et sonentêtement, il me rappelait les vieux boyards d’avant Pierre leGrand. La feriaz[36] auraitconvenu à sa prestance. C’était un demeurant du vieux temps. Sesvoisins s’honoraient de le connaître. Quant aux odnovortsi, sespairs selon la loi, ils s’agenouillaient devant lui, peu s’en faut,et le saluaient de très loin : il était leur gloire ; ilsauraient juré pour lui.

D’ordinaire, il est difficile de distinguer un odnovorets d’unmoujik. Le ménage de l’odnovorets est parfois même le plus maltenu. Ses veaux ne sortent pas de l’étable, ses chevaux sontpoussifs, son harnais est fait de corde à puits. Sans être riche,Ovsianikov se distinguait parmi les hommes de cette classe. Ilhabitait, seul avec sa femme, une isba commode et propre ; ilavait peu de domestiques, les habillait tous en russes et lesappelait ouvriers. C’étaient eux aussi qui labouraient son champ.Il ne se faisait point passer pour noble, ne tranchait point dupomiéstchik. Jamais il ne s’oubliait, par exemple, jusqu’às’asseoir à la première invitation ou jusqu’à négliger de se leverà l’apparition d’un visiteur quelconque. Mais il le faisait avectant de dignité, avec une affabilité si majestueuse,qu’involontairement on s’inclinait plus bas que lui. Ovsianikovaimait les anciens usages, non par superstition, mais par habitude.Il évitait les voitures à ressorts, les trouvant trop douces ;il faisait ses courses en drojki ou dans une jolie petite telegamatelassée, et il conduisait lui-même son bai (il ne tenait que deschevaux bais). Son cocher, garçon aux joues rouges, aux cheveuxcoupés en cloche, se tenait respectueusement à côté du maître dansson armiak bleu, la tête couverte d’un bonnet de mouton très bas,la taille serrée d’une lanière. Ovsianikov faisait la sieste,allait au bain le samedi ; il ne lisait que des livres depiété, ses lunettes montées en argent gravement posées sur son nez.Il se couchait et se levait de bonne heure. Cependant, il se rasaitla barbe et portait les cheveux à l’allemande[37] .Il recevait ses visiteurs cordialement, mais sans les saluerjusqu’à la ceinture, sans s’agiter outre mesure, sans s’empresserde les régaler de salaisons.

– Femme, disait-il de sa place d’une voix lente en setournant un peu vers sa baba, offre donc des rafraîchissements àces messieurs.

Il tenait pour un péché de vendre son blé, ce don de Dieu. En1840, année de famine, il distribua toute sa réserve auxpomiéstchiks et aux moujiks des environs. L’année suivante, tousvinrent acquitter leur dette en nature.

Les voisins de Ovsianikov recouraient souvent à son arbitrage etpresque toujours se soumettaient à son verdict, écoutaient sesconseils. Beaucoup, grâce à lui, ont fait leur partage définitif…Mais après quelques ennuis de la part des pomiéstchitsi[38] , il déclara que désormais il ne seraitplus médiateur entre des femmes. Il ne pouvait souffrir lebavardage des babas, leur hâte, leur emportement, leurscriailleries. Un jour, le feu éclate chez lui, un ouvrier seprécipite comme un désespéré dans sa chambre en criant :

– Au feu ! Au feu !

– Ce n’est pas une raison pour crier ainsi, dittranquillement Ovsianikov. Donne-moi mon bonnet et ma béquille.

Il aimait à exercer ses chevaux. Un jour, un jeunebitiouk[39] l’emportait dans un ravin :« Allons, jeune poulain, tu veux donc te tuer ? »murmurait Ovsianikov avec bonhomie. Et maître et garçon, drojka etpoulain, tout roula dans le précipice. Heureusement, le fond étaitmatelassé d’épaisses couches de sable et personne n’eut de mal,sauf le bétiouk qui en fut quitte pour une jambe démise.

– Tu vois, reprit tranquillement Ovsianikov en se relevant,je te l’avais bien dit.

Le caractère de sa femme s’harmonisait très bien avec celuid’Ovsianikov. Tatiana Illiinichna Ovsianikov était une femme dehaute taille, grave et silencieuse, éternellement coiffée d’unmouchoir en soie brune. Son abord était froid, mais personne n’eutjamais à se plaindre de sa sévérité, et les pauvres l’appelaientmère et bienfaitrice. Ses traits réguliers, ses grands yeux, seslèvres fines témoignaient encore de l’éclatante beauté de ses vingtans. Ovsianikov n’avait point d’enfant.

J’avais fait la connaissance d’Ovsianikov chez M. Radilov.Deux jours après, je visitai ce vieillard chez lui. Il était assisdans un large fauteuil en maroquin et lisait la Viedes saints. Un angora gris ronronnait sur son épaule. Ilme reçut, comme il avait coutume, affablement et majestueusement,et nous causâmes.

– Dites donc, Louka Petrovich, lui dis-je, autrefois, devotre temps, la vie était plus douce, n’est-ce pas ?

– À quelques égards, oui, nous avions plus de tranquillité,plus d’aisance. Et pourtant, c’est mieux, en réalité, aujourd’hui,et les jours de nos enfants seront meilleurs encore.

– Eh bien, Louka Petrovich, je croyais que vous alliezfaire l’éloge de votre bon vieux temps.

– Non pas, je n’ai guère eu à m’en louer. Voilà, parexemple : vous êtes un pomiéstchik, comme votre feugrand-père, eh bien, vous ne feriez pas ce qu’il faisait, vousn’êtes pas le même homme. Sans doute, nous sommes encore opprimés,mais peut-être le faut-il : on tasse la recoupe sous la meulepour avoir le regain. À coup sûr, je ne reverrai pas, Dieu soitbéni, ce que j’ai vu quand j’étais jeune.

– Quoi donc, par exemple ?

– J’ai nommé votre grand-père. C’était un petit potentat.Il nous opprimait. Vous connaissez, sans doute…, comment neconnaîtriez-vous pas votre terre ?… vous connaissez la portionde terrain qui s’étend du champ de Tcheplighine à celui deMalinine. Vous y faites vos avoines. Eh bien, il nous appartient,il est à nous. C’est votre grand-père qui nous l’a pris. Il estallé se promener à cheval de ce côté, a dépassé sa limite, étendula main et dit : « Ce terrain est à moi. » Et il l’apris. Feu mon père, homme droit, juste, mais violent, ne pouvantsupporter cela sans colère – qui voudrait perdre son bien ? –porta plainte. Il n’avait pas été seul dépouillé ; mais lesautres, plus timides, s’étaient tenus tranquilles. On annonce àvotre grand-père que Piotre Ovsianikov vient de réclamer son champdevant les magistrats. Votre grand-père envoie aussitôt chez nousson veneur Bauch avec sa bande, et mon père fut traîné chez lepomiéstchik. J’étais alors tout petit. Je suivis pieds nus. Ehbien, on conduisit mon père devant le perron, sous vos fenêtres, eton le battit de verges. Votre grand-père était là ; au balcon,votre grand-mère aussi à une fenêtre ; tous deuxregardaient : « Maria Vassilievna, intercédez pour moi,je vous en conjure ; vous, du moins, ayez pitié ! »criait mon père. Votre grand’mère se souleva et regarda plusattentivement. Enfin, mon père dut donner sa parole qu’il renonçaità son champ et remercier l’assistance d’être relâché vivant. Etc’est ainsi que la terre vous est restée. Demandez à vos vieuxmoujiks le nom de ce champ-là, ils vous répondront tous :« Le champ de la bastonnade », car on l’a baptisé du prixqu’il a coûté. Cela vous laisse entendre combien peu les petitesgens ont à regretter le passé.

Je ne savais que dire à Ovsianikov, je n’osais même lever lesyeux sur lui.

– Un autre voisin, vers le même temps, vint s’établir dansle pays. Il s’appelait Komov, Stepane Niktopolionitch. Celui-cipensa rendre fou mon père. Ivrogne fieffé, quand il avait dit enfrançais, après avoir bu : « C’est bon ! » iln’avait plus qu’à emporter les icônes. Il envoyait souvent inviterles voisins, et si l’on n’accourait pas, il venait lui-même dans satroïka et cela se passait mal. Quel homme étrange ! À jeun, ilne mentait jamais. Dès qu’il avait bu, on pouvait être sûr qu’ilallait vous raconter comme quoi il possédait à Piter[40] trois maisons sur la Fontanka, l’unerouge avec une seule cheminée, l’autre jaune avec deux cheminées,l’autre bleue sans cheminée. Il ajoutait qu’il avait trois fils(notez qu’il était garçon) : l’un dans l’infanterie, l’autredans la cavalerie, le troisième ni à pied ni à cheval. Chacun deses fils habitait l’une des trois maisons. Le premier ne recevaitque des amiraux, le deuxième que des généraux et le troisième quedes Anglais. Là-dessus, il se levait en disant : « Buvonsà mon aîné, c’est le meilleur », et il pleurait. Malheur à quilaissait son verre : « Je te ferai fusiller ! et jene permettrai pas qu’on t’enterre ! » Puis il sautait desa place en criant : « Peuple de Dieu ! maintenantil faut danser, pour votre plaisir et pour le mien !… »Et on pouvait mourir, mais il fallait danser. Il a mis sur lesdents toutes ses jeunes serves, il les obligeait parfois à chanteren chœur, à tue-tête, toute la nuit. Celle qui atteignait la notela plus aiguë recevait une récompense, et quand la fatigue mettaitfin à ce sabbat, le pomiéstchik roulait sa tête dans ses mains ense désolant d’une façon burlesque : « Ô orpheline,orphelinette, on t’abandonne, mon pigeon ! » Alors lespalefreniers s’efforçaient de rendre du courage aux jeunes filleset le sabbat recommençait. Mon père lui avait plu, quevoulez-vous ? Il a failli le tuer tant il l’aimait, et certes,il l’aurait tué si par bonheur il n’était mort lui-même, ayantmonté, complètement ivre, en haut d’un colombier. Voilà, Monsieur,un de nos voisins du bon temps.

– Notre époque est différente, remarquai-je.

– Sans doute, confirma Ovsianikov. Pourtant, il faut direque la noblesse avait alors infiniment plus d’éclat qu’aujourd’hui,et je ne parle pas des velmojes[41] .Ceux-là sont hors ligne, je les ai vus à Moscou. On dit quemaintenant ils sont en décadence.

– Vous êtes donc allé à Moscou ?

– Oui, il y a longtemps, très longtemps, je suis dans masoixante-treizième année ; j’étais dans ma seizième quand jesuis allé à Moscou.

Ovsianikov soupira.

– Qu’y avez-vous vu ?

– Beaucoup de velmojes. Et on pouvait les voir autant qu’onvoulait. Ils vivaient ouvertement par gloriole. Aucun n’allait à lahanche du comte Alexis Grigorievitch Orlov-Tchesmensky. J’avaistout le loisir de voir le comte Alexis. Son régisseur était mononcle. Le comte demeurait à la Chabolovka, près de la porte deKalouga. Voilà un velmoje ! Quelle grandeur et quellegrâce ! On ne peut rien s’imaginer de pareil. Une taille, uneforce, un regard ! Quand on ne le connaissait pas, on avaitpeur de lui, mais dans sa maison on se sentait réchauffé et réjouicomme par le soleil. Il était accessible à tous. Il excellait entout. Aux courses, il menait lui-même et acceptait n’importe quipour adversaire. Jamais il ne se hâtait pour devancer son rival,jamais il ne l’accrochait, et il ne lâchait décidément les bridesqu’en approchant de la borne. Et il consolait le vaincu, luifaisait des éloges sur son cheval. Il avait des ramiers à bec blancde premier choix. Quelquefois, il descendait dans sa grande cour,s’asseyait dans un fauteuil et faisait lâcher tout son colombier.Sur les toits d’alentour se tenaient des domestiques armés defusils contre les vautours. Aux pieds du comte on déposait un grandbassin d’argent plein d’eau où il regardait se refléter lesexercices de ses pigeons. Les infirmes et les pauvres venaient parcentaines recevoir du pain aux grilles de son arrière-cour, et qued’argent il leur faisait distribuer ! Quand on l’irritait, iléclatait comme un tonnerre, mais il faisait plus de peur que demal. Il souriait et c’était fini. S’il donnait une fête, toutMoscou était ivre. Et quel homme intelligent ! C’est lui qui abattu les Turcs. Il aimait à lutter corps à corps et il faisaitvenir des hercules de Toula, de Kharkov, de Tambov, de partout. Levaincu avait une récompense, mais celui qui l’avait renversélui-même, le comte l’embrassait sur les lèvres comme un frère et lecomblait de présents. Pendant mon séjour à Moscou, j’assistai à unelutte organisée par lui et telle qu’on n’en avait encore vu depareille. Il invita tous les chasseurs de l’empire – leur fixant lejour et l’heure – à venir lui faire visite avec leurs gens et leursbêtes. Chaque chasseur avait ses meneurs et ses chiens ; ilsemblait que le palais fût envahi par une armée. D’abord onfestoya, puis on passa la barrière. Le peuple s’était amassé enfoule et, qu’en dites-vous, on fit courir les chiens, et c’est lechien de votre grand-père qui dépassa tous les autres.

– Milovidka, n’est-ce pas ? demandai-je.

– Milovidka, Milovidka !… Et le comte se met à priervotre grand-père : « Vends-le-moi, vends-le-moi,vends-moi ton chien, dis toi-même ce que tu en veux. »

« – Non, comte, je ne suis pas trafiqueur. Pour l’honneur,non pour l’argent, je serais capable de céder ma femme, mais je necéderai pas Milovidka. J’aimerais mieux me constituer votreprisonnier. » Alexis Grigorievitch le loua grandement et luidit : « J’aime cela ! » Votre grand-pèreremporta le vainqueur dans sa voiture et quand Milovidka mourut, ehbien, voyez-vous, il lui fit un enterrement en musique et l’inhumadans son jardin. Oui, il a fait des funérailles à une chienne, carc’était une chienne ; il a fait mettre une inscription sur unepierre.

– Alexis Grigorievitch, remarquai-je, ne fait injure àpersonne, lui.

– Eh ! c’est toujours ainsi. Ce sont toujours ceux quinaviguent en rivière qui accrochent le bateau des autres.

– Et qu’était-ce que Bauch, que vous avez nommé ?demandai-je après un silence.

– Vous avez entendu parler de Milovidka et vous neconnaissez pas Bauch ? C’est singulier ; c’était lepremier veneur de votre grand-père, qui avait pour lui autantd’affection que pour son chien. Bauch était un homme redoutable.Quelque ordre que lui eût donné votre grand-père, fût-ce de marchersur le tranchant d’une lame, Bauch l’aurait fait sans hésiter.Comme il hurlait l’hallali ! On eût cru entendre crier laforêt, et il se tenait droit comme un pieu sur son cheval. Maisparfois, pris d’un caprice, il mettait pied à terre et secouchait ; les chiens n’entendant plus sa voix, c’était fini.Ils abandonnaient la piste, et n’avançaient plus pour rien aumonde. Votre grand-père se fâchait : « Que la foudrem’écrase si je ne pends ce vaurien ! Je le retournerai àl’envers et lui ferai sortir les talons par la bouche ! »Et il finissait par envoyer demander à Bauch pourquoi il ne faisaitpas marcher les chiens. Alors Bauch demandait de la vodka, buvaitet remontait à cheval ; et de nouveau retentissait l’hallalimagistral.

– Vous chassiez, je crois, Louka Petrovitch ?

– J’aimais, en effet… mais plus maintenant… mon temps estpassé… Quand j’étais jeune… Vous concevez que dans ma situationcela ne convient guère. Le bon sens nous ordonne de nous tenir àdistance des nobles. Et quand un des nôtres, quelque ivrogne ouquelque fainéant, veut se rapprocher d’eux, quel plaisir ytrouve-t-il ? Il se couvre de honte. On lui donne à monter desrosses boiteuses, on lui enlève son bonnet et on le jette à vingtpas dans les roseaux ; sous prétexte de frapper sa rosse, onle frappe lui-même, et il faut toujours qu’il rie et fasse rire lesautres. Non, je vous dirai, plus on est petit, plus on doit avoirde réserve, autrement, on est vite souillé. Ah ! continuaOvsianikov en soupirant, les traces de bien des hommes, des chiens,des renards et des loups se sont effacées sur le sol depuis que jevis et vois des temps nouveaux. Les nobles surtout sont trèschangés. Les pomiéstchiks ont tous été au service, ou du moins, nerestent plus sans bouger dans leurs propriétés, et, quant auxgentilshommes riches, ils ne sont pas reconnaissables. J’ai vuquelques-uns de ces derniers, à l’occasion du cadastre : on sesent joyeux rien qu’à les regarder. Ils sont accessibles, affables.Ce qui seulement m’a très étonné, c’est que ces nobles, au fait detoutes sciences et si beaux parleurs qu’à les entendre on a l’âmeémue, ne comprennent rien au fond réel des affaires, et n’ont pasle moindre sentiment de leurs propres intérêts. Le serf, qu’ils ontpris pour intendant, les plie comme il veut, comme une douga. Vousconnaissez sans doute Korolev, Alexandre Vladimirovitch ?Voilà un noble ! Beau, riche, il a étudié à l’Université, àl’étranger même, aussi parle-t-il agréablement ; mais il estmodeste, et nous serre la main à nous autres. Enfin, vous leconnaissez ! Eh bien, écoutez. La semaine dernière nousallâmes à Bérézovka pour une assemblée, convoquée par NikiforeIliitch, arbitre. L’arbitre dit : « Messieurs, nousallons procéder à la détermination de nos limites ; il esthonteux que nous restions en retard de tous les autres,mettons-nous donc à la besogne. » On s’y mit, et les querellescommencèrent, comme on devait le prévoir. Notre chargé d’affairesfit des objections, mais Oftchinikov Porfiry se révolta le premier.Et que voulait-il ? Il ne possédait pas un seul pouce deterre, il était venu seulement pour représenter son frère.« Non ! cria-t-il, vous ne me tromperez pas ! Àd’autres ! Montrez le plan et faites venir l’arpenteur !– Mais enfin, que voulez-vous ? – Hein ! pensez-vous doncavoir affaire à un imbécile ? Vraiment vous avez cru quej’allais vous dire tout de suite ce que je veux !… Donnez leplan ! » Et il frappe de sa main sur le plan. Il agrièvement offensé Marfa Dmitrievna. Elle criait :« Comment osez-vous attaquer ma réputation ! – Votreréputation ! répondit-il, je n’en voudrais pas pour ma jumentbrune. »

On lui donna du madère pour le faire taire, à quoi on ne réussitpas sans peine. Et lui calmé, les autres se mirent à crier.Alexandre Vladimirovitch Korolev se tenait à l’écart, mordillant lepommeau de sa canne, et branlant de temps en temps la tête. J’avaishonte, je n’y pouvais plus tenir, j’allais partir, quand AlexandreVladimirovitch se leva, en manifestant le désir d’être écouté.« Messieurs, proclame aussitôt l’arbitre qui se donne un malinouï, Alexandre Vladimirovitch veut parler. » Il fautreconnaître que tous les gentilshommes se turent à l’instant.« Pardon, Messieurs, dit Alexandre Vladimirovitch, mais il mesemble que nous avons perdu de vue l’objet de notre réunion, lequelest la délimitation des terrains, œuvre avantageuse auxpropriétaires. Mais quel est le but réel de cette opération ?Ce but est d’améliorer la situation du paysan, de faciliter sontravail, en répartissant équitablement ses charges. N’est-il pastrès malheureux que le cultivateur de la terre ignore lui-même quelchamp il doit cultiver, et s’en aille souvent labourer à cinqverstes ? C’est un devoir sacré, ajouta-t-il. Nous devonssoulager le moujik, assurer son bien-être. À y bien réfléchir, sesintérêts et les nôtres sont les mêmes ; ce qui lui est bonnous est bon, ce qui lui nuit nous nuit. Il serait donc, de notrepart, déraisonnable et même coupable de nous disputer à propos devétilles… » Il parla, il parla… Ah ! comme il a bienparlé ! Cela allait droit dans l’âme. Les nobles étaientattendris, et moi j’ai failli pleurer. Parole ! vouschercheriez vainement dans les vieux livres un aussi beau discours.Mais comment tout cela a-t-il fini ? Il fut tout le premier àrefuser de laisser partager quatre déciatines de marécages et neconsentit pas non plus à les vendre. « Je les ferai dessécherpar mes gens, dit-il, et j’établirai là une fabrique de draps, oùl’on exploitera les nouveaux procédés ; je tiens à ce terrain,j’y ai mes projets… » Et si au moins ce motif eût étéréel ! Mais la vérité, c’est que Anton Karassikov, le voisind’Alexandre Vladimirovitch, avait refusé cent roubles de pot-de-vinà l’intendant de Korolev. Et nous nous séparâmes sans êtres plusavancés qu’avant la réunion. Alexandre Vladimirovitch est convaincuqu’il avait raison. Il parle plus que jamais de sa fabrique dedraps, mais il n’a pas encore commencé le dessèchement desmarécages.

– Mais comment procède-t-il dans ses propriétés ?

– Il y introduit chaque mois des innovations. Les moujiksle blâment, mais pourquoi les écouterait-il ? AlexandreVladimirovitch sait ce qu’il fait.

– Tiens ! Louka Petrovitch, je vous aurais crupartisans des procédés anciens.

– Quant à moi, c’est une autre affaire. Je ne suis nigentilhomme, ni pomiéstchik. Qu’est-ce que c’est que l’économierurale pour moi… Je ne puis faire autrement que mes ancêtres. Jetâche de me conduire d’après la justice et l’équité et c’est assez.Louons Dieu. Les jeunes seigneurs ne goûtent pas l’ancien régime,et je ne les en blâme point. Il est temps d’être raisonnable. Lemal, c’est qu’ils aiment trop à subtiliser, et puis ils seconduisent avec le moujik comme avec le pantin de leur premièreenfance. Ils le tournent, le retournent, le cassent et le jettent.L’intendant, serf ancien, ou le régisseur, d’origine allemande,ramasse le moujik cassé et ne le lâche plus. Même si un jeuneseigneur donnait l’exemple et montrait comment il faut agir,comment encore tout cela finirait-il ? Je mourrai sans avoirvu l’ordre nouveau des choses. Quoi donc ! ce qui était n’estplus, ce qui sera n’est pas encore.

Je ne trouvai rien à répondre. Ovsianikov regarda autour de lui,se rapprocha de moi et me dit à mi-voix :

– Vous avez sans doute entendu parler de Vassili NicolaïtchLioubozvonov.

– Non.

– Quelles étranges choses ses moujiks eux-mêmes ontracontées sur lui ! Leurs récits d’ailleurs ne m’expliquentrien. C’est un jeune homme qui vient d’entrer en possession de sonhéritage maternel. Il arrive dans l’habitation matrimoniale, lesmoujiks se réunissent pour voir leur bârine. Vassili Nicolaïtch semontre. Les moujiks regardent. Quel singulier spectacle ! Leurbârine porte un pantalon de peluche, on dirait un cocher. Sesbottes sont brodées de dessins. Il a une chemise rouge et uncafetan aussi de cocher. Il porte toute sa barbe, et tout sonaspect est si bizarre qu’on le croirait ivre, et sûrement, il n’estpas dans son assiette.

– Bonjour, enfants ! dit-il, que Dieu vousgarde !

Les moujiks saluent silencieusement, un peu intimidés ;Lioubozvonov lui-même était gêné. Pourtant il reprit :

– Je suis russe et vous êtes russes ; j’aime tout cequi est russe, j’ai une âme russe et tout le sang qui coule dansmes veines est tout russe.

Puis, brusquement, il commanda :

– Eh bien, donc, enfants ! chantez-moi un chantnational russe !

Les moujiks tremblaient ; ils étaient tous ahuris ; unaudacieux lança un éclat de voix, mais prit peur lui-même et allase cacher honteusement derrière les autres. Nous avons vu desseigneurs bizarres, déjà, têtes brûlées, ivrognes : ceux-làs’habillaient en cochers, dansaient, jouaient de la guitare,chantaient, faisaient la débauche avec les dvorovi et les moujiks…Mais ce Vassili Nicolaïtch est une jeune fille : il lit ouécrit sans cesse, ou bien il dit des vers tout haut ; il neparle à personne, on croirait qu’il se cache. Il se promène seuldans son jardin. S’ennuie-t-il ? est-il triste ?L’intendant avait eu de grandes craintes. Avant l’arrivée du jeuneseigneur, il avait parcouru toutes les isbas des moujiks et fait lacour à chacun. Le chat sentait à qui était la viande qu’il avaitmangée, et les moujiks pensaient : « Assez voltigé, monpigeon, tu vas la danser cette fois, vaurien !… » Au lieude quoi – que dire, Dieu lui-même ne pourrait expliquer cela –Vassili Nicolaïtch l’appelle et lui dit, en reprenant haleine àchaque mot : « Que la justice règne dans mondomaine ! N’opprime personne, tu m’entends ? » Etdepuis lors, il ne l’a pas fait appeler une seule fois, il vit danssa maison comme un étranger. L’intendant a repris courage, et lesmoujiks n’osent aborder Vassili Nicolaïtch ; ils ont peur. Etpourtant, le bârine les salue, les regarde affectueusement ;mais plus il veut être aimable pour eux, plus leur ventre secontracte de peur. N’est-ce pas prodigieux ? Ou bien, suis-jetombé en enfance ? Je n’y comprends rien, qu’est-ce que toutcela veut dire ?

Je répondis à Ovsianikov que probablement M. Lioubozvonovest malade.

– Quel malade ! Il est aussi large que haut. Et quelvisage ! Si épais malgré sa jeunesse… Que Dieu soit avec lui…Au reste, Dieu le sait…

Et Ovsianikov soupira.

– Allons, lui dis-je, assez sur les nobles ;parlez-moi des odnovortsi, Louka Petrovitch.

– Non, dispensez-moi d’en parler, répondit-il vivement. Jevous dirais bien… (Ovsianikov fit un geste.) Prenons plutôttranquillement du thé. Des moujiks ne peuvent être que des moujiks,et si nous n’étions pas que des simples moujiks, queserions-nous ?

Nous prîmes le thé. Tatiana Illiinichna se leva et s’approcha denous. Elle était sortie et rentrée plusieurs fois sans bruit. Lesilence régnait dans l’isba. Ovsianikov prenait gravement etlentement tasse après tasse.

– Mitia est venu, dit Tatiana à voix basse.

Ovsianikov fronça les sourcils.

– Qu’est-ce qu’il veut ? demanda-t-il.

– Il est venu vous demander pardon.

Ovsianikov secoua la tête.

– Voyez-vous, reprit-il en s’adressant à moi, que faireavec les parents ? Car enfin on ne peut pas les repousser…J’ai un neveu, un gaillard très dégourdi, il n’y a pas à dire. Il afait des études : eh bien, on n’en peut rien attendre de bon.Il était employé de l’État, il a quitté les bureaux parce qu’iln’avait pas d’avancement. Se prend-il donc pour un noble ? Etpuis, un noble même n’est pas général tout de suite. Maintenant,c’est un oisif. Ce ne serait encore qu’un demi-mal, mais ils’emploie à redresser les torts ; il rédige des suppliquespour les moujiks, il écrit des rapports, il style les centeniers,il dénonce les injustices des arpenteurs, il court les cabarets, ilfait des connaissances parmi les metchanines et les dvorovi. Ça nepeut manquer de finir mal ; le stanovoï et lesispravniks[42] lui ont donné plus d’un avertissement.Ce qui le sauve c’est qu’il est hâbleur ; il les fait rire,puis leur joue encore un tour… Eh bien, femme, il est là, n’est-cepas ? Je te connais, tu as pitié de lui, tu le protèges…

Tatiana Illiinichna baissa la tête, sourit et rougit.

– C’est cela, continua Ovsianikov. Ah ! quelle mamangâteau, tu es ! Eh bien, fais-le entrer. En l’honneur de notrehôte, je pardonne ; appelle-le.

Tatiana Illiinichna s’approcha de la porte et cria :« Mitia ! »

Mitia était un jeune homme de vingt-huit ans, grand, élancé, lescheveux frisés. En m’apercevant, il s’arrêta sur le seuil. Il étaitvêtu à l’allemande, mais la grandeur exagérée des plis de l’épauletémoignait que son tailleur était un Russe, un Russienrussianisant.

– Avance, dit le vieillard, tu as donc bien honte ?Remercie ta tante, je te pardonne. Batiouchka[43] ,je vous le recommande, c’est mon neveu et je n’en suis pas plusfier. La fin du monde arrive… (Nous échangeâmes un salut, le jeunehomme et moi.) Allons, parle, qu’as-tu tripoté encore ?pourquoi se plaint-on de toi ?

Évidemment Mitia était gêné par ma présence.

– Plus tard, mon oncle, murmura-t-il.

– Non pas, tout de suite ; je sais bien que devantM. le pomiéstchik tu as honte. Ce sera ta pénitence,parle.

– Je n’ai rien fait de honteux, dit vivement Mitia en seredressant. Daignez en juger vous-même. Les odnovortsi deRechetilovo viennent à moi et me disent :« Défendez-nous, frère. – Qu’y a-t-il ? – Voici ce qu’ily a. Nos magasins aux blés sont bien tenus, il n’y a rien de mieux.Or, un employé chargé de les inspecter vient, les regarde etdit : « Vos magasins sont en désordre, je ferai monrapport. – Quel désordre ? – C’est bon, je suis fixé. »Nous nous rassemblâmes et on parla de l’amadouer en lui graissantla patte. Mais le vieux Prokhoritch dit : « C’est dumauvais exemple, vous encouragez vos oppresseurs, n’avons-nous plusde justice ? » On le crut et l’employé fit son rapport.Maintenant on nous demande de nous justifier… Je leur ai demandé sien effet leurs magasins étaient irréprochables. « Dieu nousest témoin, me répondirent-ils, ils sont en ordre et il y a laquantité de blé exigée par la loi. » Eh bien, leur ai-je dit,vous n’avez rien à craindre. Et j’écrivis pour eux une supplique.On ne sait pas encore qui aura raison. Mais je ne m’étonne pasqu’on soit venu se plaindre de moi à vous à ce sujet. La chemise dechacun lui tient de plus près à la peau que la chemise duvoisin.

– Oui, chacun, toi excepté, murmura le vieillard. Etl’autre affaire avec les moujiks de Choutolomovo ?

– Comment savez-vous cela ?

– Je le sais, peu importe comment.

– Là encore, je n’ai aucun tort, jugez-en. Les moujiks deChoutolomovo ont un voisin nommé Bezpandine, qui a mis en culturequatre déciatines de leur terre, prétendant qu’elles luiappartiennent. Le piomiéstchik de Choutolomovo est àl’étranger ; qui les défendra ? La terre est à euxincontestablement, depuis des siècles. Ils sont venus me demanderune supplique, pourquoi leur aurais-je refusé ? Bezpandine l’asu et s’est mis à crier : « Je lui arracherai les pattesde derrière, à moins que je ne commence par la tête. » Nousverrons. Pour l’instant, je suis encore au complet.

– Ne te vante donc pas, dit le vieillard. Il ne luiarrivera rien de bon, à la tête. Tu es fou.

– Eh quoi ! mon oncle, n’avez-vous pas bien souventvous-même daigné ?…

– Je connais ta chanson, interrompit Ovsianikov. Sansdoute, l’homme doit vivre selon la justice, secourir son prochain,payer de sa personne. Mais est-ce toujours par désintéressement quetu agis ? Ne te fais-tu pas conduire au cabaret, hein ?et régaler et saluer ? « Dmitri Alexeïtch, batiouchka,aide-nous, nous te récompenserons. » Et ces malheureux teglissent dans la main un rouble ou un billet bleu[44] . Est-ce vrai ? est-cevrai ?

– En cela j’ai tort, répondit Mitia en baissant la tête.Mais je ne reçois jamais rien des pauvres, et je suis toujours pourle bon droit.

– Jusqu’à présent, mais cela changera. Et que dis-tudonc ? Tes clients sont tous des petits saints ? Et BorkaPerekhodov ? L’as-tu oublié ? Qui donc l’a protégé,hein ?

– Perekhodov a souffert par sa faute, c’est vrai…

– Il a dépensé l’argent de l’État, il n’y a pas àdire !

– Pourtant, petit oncle, c’est juste, la pauvreté, lafamille…

– Oui, oui, la pauvreté, la famille et l’ivrognerie… C’estun propre à rien, voilà ce qu’il est.

– Mais c’est le malheur qui l’a mené là, observa Mitia enbaissant la voix.

– Le malheur !… alors tu aurais dû lui venir en aidesi ton cœur est si bon, au lieu d’ivrogner avec lui aucabaret ! Mais il parle bien, n’est-ce pas ? Voyez-vousquel mérite !

– Il est bon…

– Hé ! tous sont bons avec toi… Mais qu’es-tu devenutous ces jours-ci ?

– Je suis allé à la ville.

– Bien. Tu as joué au billard, pris le thé, gratté laguitare, respiré l’air des bureaux, composé des suppliques, et tut’es pavané avec des fils de marchands, n’est-ce pas,hein ?

– Oui, à peu près, mon oncle, dit en souriant le beauMitia. Ah ! j’oubliais : Anton Parfenitch vous prie àdîner chez lui dimanche.

– Je n’irai pas chez ce ventru. Il n’aurait qu’à servir unsplendide poisson apprêté au beurre rance… Qu’il reste avecDieu !

– J’ai rencontré Fedocie Mikhaïlovna, reprit Mitia.

– Quelle Fedocie ?

– Hé ! la Fedocie du pomiéstchik Karpentchenko, duseigneur qui a acheté Mikoulino aux enchères. Fedocie est deMikoulino. Elle vivait à Moscou de son état de couturière et payaitrégulièrement une dîme annuelle de cent quatre-vingt-deux roubles,cinquante kopeks. Adroite comme elle est, elle avait beaucoup decommandes et vivait à l’aise à Moscou. Karpentchenko l’a fait venirau village, et la retient sans emploi. Elle voudrait se racheter,mais le bârine ne se décide pas. Vous qui connaissez Karpentchenko,vous pourriez lui en parler, mon oncle… Fedocie paierait un bonprix.

– Tiré de ta poche, n’est-ce pas ?… Bien, je luiparlerai. Seulement, je ne sais pas, continua le vieillard avec uneexpression mécontente, ce Karpentchenko est un faiseur : ilachète des billets à effets, des propriétés aux enchères, il prêteà la petite semaine. – Qui est-ce qui l’a amené dans le pays ?Ah ! ces étrangers ! Ce ne sera pas facile avec lui, maisje verrai.

– Occupez-vous-en, petit oncle.

– C’est bien, je m’en occuperai. Seulement, toi, prendsgarde… Allons, allons, ne te justifie pas ; que Dieu soit avectoi, que Dieu soit avec toi ! Prends garde à l’avenir ;autrement, par Dieu ! Mitia, il t’arrivera malheur ! ParDieu ! tu te perdras… Je ne pourrai pas toujours te porter surl’épaule… Je suis d’ailleurs peu influent, moi-même. Et maintenantva-t’en avec Dieu.

Mitia sortit, Tatiana Illiinichna le suivit.

– C’est ça, maman gâteau, va bien vite lui donner duthé ! cria à sa suite Ovsianikov. Ce n’est pas un sot,savez-vous, Monsieur, et le cœur est très bon. J’ai peur pour lui…Du reste, pardon de vous occuper de ces vétilles.

La porte s’ouvrit, entra un petit homme à tête grise vêtu d’unpaletot en velours.

– Ah ! Franz Ivanitch, s’écria Ovsianikov,salut ! comment va la santé ?

Permettez-moi, mon cher lecteur, de vous présenter cepersonnage. Franz Ivanitch Lejeune, mon voisin, est parvenu à lacondition de gentilhomme par une voie peu banale. Il naquit àOrléans de père et de mère français et vint avec Napoléon conquérirla Russie en qualité de tambour. Tout alla d’abord comme sur desroulettes, et notre Français entra dans Moscou la tête haute. Maisau retour le pauvre Monsieur Lejeune, à demi gelé et sanstambour, tomba entre les mains des moujiks de Smolensk. Ilsl’enfermèrent, pour la nuit, dans un moulin à foulon abandonné etvinrent l’y reprendre le lendemain pour le mener au bord d’un troude glace près d’une digue. Ils prièrent le tambour de laGrrrande Armée de leur faire ce plaisir de piquer une têtesous la glace. Monsieur Lejeune déclina cette invitation etreprésenta aux moujiks qu’ils feraient œuvre pie, en lui permettantde regagner Orléans de son pied léger.

– Là, Messieurs, leur dit-il, vit ma mère, une tendremère…

Mais les moujiks, probablement peu fixés sur la situationgéographique d’Orléans, insistaient pour qu’il fît un voyage sousl’eau selon le cours tortueux de la Gniloterka et encourageaientdéjà le Français par de petites poussées dorsales, quand, tout àcoup, à la grande joie de Monsieur Lejeune, une sonnette tinta, etvers la digue parut un grand traîneau couvert d’un tapis barioléavec un dossier démesurément élevé, une troïka de Viatka. Dans cetraîneau se carrait un gentilhomme fourré de loup, un seigneurrouge et ventru.

– Que faites-vous là ? demanda-t-il aux moujiks.

– Nous noyons un Français, batiouchka.

– Ah ! fit avec indifférence le pomiéstchik et il sedétourna.

– Monsieur ! monsieur ! cria le pauvrediable.

– Hein ! dit la pelisse de loup indignée. Tu es venuen Russie, drôle, avec la lie des peuples, tu as mis Moscou enflammes ; maudit, tu as arraché la croix de la coupole d’Ivanle Grand, et maintenant : « Mossié, mossié ! »Tu as la queue basse, maintenant. C’est bien fait ! Fouette,Filka, fouette.

Les chevaux font un mouvement.

– Un moment, pourtant, se ravisa le pomiéstchik. Eh !mossié, sais-tu la musique ?

– Sauvez-moi, sauvez-moi, mon bon monsieur !répétait Lejeune.

– Ah ! mon Dieu, quel peuple ! Pas un ne parlerusse ! Miousique, miousique ; savez miousique,vous ? eh bien, parlez donc, savez miousique vous, forte pianosavez ?

Lejeune comprit enfin ce que voulait le pomiéstchik et hocha latête fortement.

– Oui, Monsieur, oui, oui, je suis musicien, je joue detous les instruments possibles ; oui. Monsieur, sauvez-moi,Monsieur.

– Allons, ton Dieu a de la chance, répondit le pomiéstchik.Enfants ! lâchez-le, voilà vingt kopeks pour boire.

– Merci, batiouchka, merci. Allons, prenez-le.

On mit Lejeune dans le traîneau. Il suffoquait de joie,pleurait, tremblait, saluait ; il remerciait le pomiéstchik,le cocher, les moujiks. Il n’avait sur lui qu’une flanelle verte àcordons roses ; or, il gelait ferme. Le pomiéstchik regardasilencieusement les membres raidis et bleuis du tambour,l’enveloppa dans sa pelisse et l’emmena chez lui. Toute la dvorniaaccourut. On s’efforça de réchauffer le Français, on le fit manger,on l’habilla, puis le pomiéstchik le présenta lui-même à sesfilles.

– Voici, mes enfants, leur dit-il, un instituteur. Vous medemandiez sans cesse de vous faire enseigner le dialecte françaiset la musique. Voici un Français qui sait le piano. Eh bien,Mossié, poursuivit-il en montrant à Lejeune une épinetteachetée cinq ans auparavant à un juif qui vendait de l’eau deCologne, montre-nous ton art ; joue.

Lejeune, la mort dans l’âme, prit place devant l’instrument. Desa vie, il n’avait mis les doigts sur un piano.

– Joue donc, répétait obstinément le pomiéstchik.

Le pauvre frappa le clavier de toutes les forces de sondésespoir et joua comme cela lui passait par la tête. « Jecroyais bien, disait-il plus tard, que mon sauveur allait me saisirpar la peau du cou et me jeter dehors. » Mais au grandétonnement de l’improvisateur malgré lui, après un peu de silence,le pomiéstchik vient lui frapper amicalement sur l’épaule endisant :

« Bien, c’est bien, je vois que tu sais ; va tereposer maintenant. »

Quinze jours après, Lejeune passa de ce pomiéstchik à un autre,homme plus instruit, auquel il plut tant, par la douceur et lagaieté de son caractère, qu’il épousa la fille adoptive du richeseigneur, jeune personne que l’ancien tambour avait éduquée. Ilentra au service, conquit la noblesse personnelle et, comme ilavait une fille, il la donna en mariage à Lobizaniev, pomiéstchikd’Orel, ancien dragon et poète. Lejeune avait fini par se retirer àOrel.

Tel était le personnage, communément appelé maintenant FranzIvanitch, qui venait d’entrer chez Ovsianikov, dont il étaitl’ami…

Mais peut-être le lecteur s’ennuie-t-il chez l’odnovoretsOvsianikov ; je me tais donc éloquemment.

LGOV

– Allons chasser à Lgov, me dit un jour Ermolaï qui estdéjà connu du lecteur. Nous y tuerons des canards en grandnombre.

Le canard sauvage, comme on sait, est un mince gibier pour unvrai chasseur ; mais, faute de mieux (septembre commençait, labécasse ne donnait pas encore et j’étais las de courir la perdrix),j’écoutai mon chasseur et nous partîmes pour Lgov.

C’est un grand village orné d’une très vieille église en pierreà une coupole et de deux moulins sur le cours fangeux de laRossota. À cinq verstes de Lgov, la Rossota est un large étang,verdi au milieu et bordé de joncs serrés. Les canards de toutessortes – barboteurs, demi-barboteurs à longues queues, blairiers,carcelles, harles et autres – pullulent dans l’aisance entre lesjonchaies. Des nuées de ces oiseaux s’élèvent çà et là au-dessus del’eau. On tire, et il y a tant à tirer que le chasseur porteinvolontairement sa main à sa casquette en faisant un« oh ! » prolongé.

Ermolaï et moi nous longeâmes d’abord l’étang. Nous n’ignorionspas que le prudent canard ne se tient point près de la rive :quand bien même quelque sarcelle égarée se fût exposée à notre feu,nos chiens n’auraient pu la retirer des entrelacs des joncs :ils n’auraient pu, tout dévoués qu’ils fussent, nager ni marchersur la vase et se seraient ensanglanté le précieux museau sur letranchant des roseaux.

– Non, dit Ermolaï, cela ne va pas. Il faut nous procurerun bateau ; retournons à Lgov.

Nous partîmes.

Nous avions fait quelques pas, quand de derrière un aubier parutun pauvre chien couchant et derrière lui un homme de taille moyennevêtu d’un piètre armiak bleu, d’un gilet jaune, d’un pantalon grisenfoui dans des bottes trouées, au cou un foulard écarlate, et surl’épaule un fusil. Tandis que nos chiens, selon l’étiquettechinoise de leur cérémonial, s’abouchaient avec l’inconnu quivisiblement effrayé serrait la queue, dressait les oreilles et seretournait tout d’une pièce sans plier les jarrets et en montrantles dents, l’homme vint à nous et nous fit très poliment un salut.Son visage annonçait vingt-cinq ans. Ses longs cheveux blondsfortement parfumés de kvas se tordaient en immobiles mèches, sespetits yeux gris clignotaient affablement, tous ses traits encadrésd’un bandeau noir souriaient avec douceur.

– Permettez-moi de me présenter, dit-il d’une voixinsinuante, je suis Vladimir, chasseur. J’ai appris votre arrivéesur les bords de notre étang et je viens vous offrir mes services,si cela ne vous est pas désagréable.

Le chasseur Vladimir parlait exactement comme font les jeunespremiers de province. J’acceptai ses offres et j’eus le tempsd’apprendre son histoire avant d’arriver à Lgov. C’était un dvoroviaffranchi ; enfant, il avait appris la musique ; sonmaître l’employait comme valet de chambre. Il savait lire, il avaitmême un peu lu et vivait maintenant comme beaucoup en Russie, sansargent, sans métier, comptant sans doute pour se nourrir sur lamanne céleste. Il parlait en termes excessivement recherchés etcomposait avec soin ses manières. C’était à coup sûr quelquelovelace redouté et heureux. Les jeunes filles russes aimentl’éloquence. Il me fit entendre qu’il fréquentait les pomiéschiksdes environs, qu’il avait d’excellentes connaissances au chef-lieudu district, des amis dans la capitale et qu’il jouait à lapréférence. Il savait sourire, et variait à l’infini sessourires ; le meilleur de tous était un certain souriremodeste, retenu, attentif et sympathique, qui éclairait ses lèvresquand il écoutait. Il écoutait bien, il était toujours d’accordavec l’interlocuteur, mais sans perdre le sentiment de son propremérite, et sa physionomie laissait lire qu’à l’occasion ilpourrait, lui aussi, formuler une opinion. Ermolaï, homme un peurustre, point du tout subtil, s’ingéra de le tutoyer et c’était unspectacle de voir avec quelle fine ironie Vladimir le payait desvous les plus gracieux.

– Pourquoi, lui demandai-je, portez-vous ce bandeau ?Avez-vous mal aux dents ?

– Non, répondit-il, ceci est le résultat de mon imprudence.J’avais un ami, homme excellent, mais qui n’entendait rien à lachasse. Un soir, il me dit : « Mon cher, je t’accompagnedemain matin à la chasse. Je veux goûter de ce plaisir-là. »Pour ne pas le contrarier je lui procurai un fusil ; nouspartîmes avec l’aurore et nous chassâmes. Sur le tard, pour mereposer, je m’allongeai sous un arbre : lui, se mit à fairel’exercice au fusil et me coucha en joue. Je le priai de cesser cejeu. Mais l’inexpérimenté n’obéit pas, le coup partit et m’emportal’index de la main droite et le menton.

Nous étions à Lgov, Vladimir et Ermolaï pensaient tous deuxqu’on ne pouvait chasser sans bateau.

– Soutchok a un dostchanik[45] , ditVladimir ; seulement je ne sais où il l’a attaché, il fautaller le trouver lui-même.

– Qui donc ? demandai-je.

– Un homme qu’on a surnommé Soutchok[46].

Ermolaï suivit Vladimir chez Soutchok. Je leur dis de merejoindre près de l’église. En examinant les tombeaux du cimetière,je fus attiré par une urne quadrangulaire, patinée du temps et surun des côtés de laquelle on lisait en français : Ci-gîtThéophile-Henri vicomte de Blangy, et du côté opposé, enrusse : Sous cette pierre a été enseveli le comte deBlangy, sujet français qui, né en 1737, est mort en1799. Il vécut en tout 62 ans.

Et sur le troisième côté :

Sous cette pierre repose un émigré français ;

Il était de grande origine et il avait du talent.

Après avoir pleuré son épouse et sa famille assassinées,

Il abandonna son pays foulé par les tyrans.

Ayant atteint les bords du pays russe,

Il obtint pour ses vieux jours un toit hospitalier.

Il instruisait les enfants et tranquillisait les parents.

Le juge d’en haut lui donna la paix.

Et sur le quatrième côté :

Paix à ses cendres.

L’arrivée d’Ermolaï, de Vladimir et de l’homme si singulièrementappelé Soutchok, interrompit ma méditation. Soutchok, nu-pieds,loqueteux, hérissé, me parut un dvorovi en retraite d’unesoixantaine d’années.

– Tu as un bateau ? lui dis-je.

– Oui, répondit-il en hoquetant d’une voix rauque, mais ilest très mauvais.

– Qu’a-t-il donc ?

– Les planches sont disjointes et les trous à chevillesn’ont plus de bouchons.

– Ce n’est rien, dit Ermolaï, avec du chanvre et du suif onpeut les boucher.

– Sûrement, ça se peut, confirma Soutchok.

– Que fais-tu ?

– Je suis le pêcheur du bârine.

– Quel pêcheur qui ne tient pas son bateau enétat !

– Pourquoi faire, puisqu’il n’y a pas de poissons.

– Le poisson n’aime pas le goût de rouille des eauxmarécageuses, dit pédantesquement mon chasseur.

– Alors, dis-je à Ermolaï, va donc te procurer ce qu’ilfaut et radoube le bateau.

Ermolaï partit.

– Ne risquons-nous pas de couler à fond ? demandai-jeà Vladimir.

– Dieu est miséricordieux ! En tout cas il est àsupposer que l’étang n’est pas profond.

– Pas profond, non, fit Soutchok qui parlait comme à demiendormi, mais il y a beaucoup de vase et des herbes longues,solides et des trous profonds.

– Mais si l’herbe est si forte, s’écria Vladimir, il n’yaura pas moyen de ramer !

– Hé ! qui rame sur des radeaux ? On pousse à laperche. J’irai avec vous, j’ai une perche. On peut se servir ausside la pelle.

– Une pelle, pourquoi faire ? dit Vladimir ; il ya bien peu d’endroits où l’on pourrait toucher le fond.

– C’est vrai, ce n’est pas commode.

Je m’assis sur le tombeau pour attendre Ermolaï, Vladimir parconvenance s’éloigna un peu et s’assit aussi ; Soutchok restadebout la tête penchée en avant, les mains au dos : cetteposture lui était évidemment familière.

– Dis-moi, lui demandai-je, y a-t-il longtemps que tu espêcheur ?

– Sept ans, répondit-il comme s’il revenait à lui.

– Et auparavant, que faisais-tu ?

– J’étais cocher.

– Et qui t’a dégradé ?

– La nouvelle bârinia.

– Quelle bârinia ?

– Mais celle qui nous a achetés, Aliona Timoféïevna, unegrosse, pas jeune… Vous ne daignez pas la connaître ?

– Et pourquoi t’a-t-elle fait pêcheur ?

– Dieu sait. Elle arrive de sa terre de Tambov, assembletoute la dvornia, se montre. Nous nous précipitons tous pour luibaiser la main, elle ne se fâche pas. Elle demande à chacun d’euxvivement ce qu’il fait, quel est son emploi. Et voilà qu’elle medemande. « Qu’es-tu ? – Cocher. – Cocher ! Quelcocher peux-tu être ? Regarde-toi ! Tu ne peux pas êtrecocher, sois pêcheur et rase ta barbe. Toutes les fois que je seraiici, tu fourniras ma table de poisson, tu m’entends ? »Et depuis je passe pour pêcheur. Et elle me dit encore :« Prends garde d’entretenir de poissons l’étang. » Maisquoi ! l’entretenir c’est impossible.

– À qui apparteniez-vous auparavant ?

– À Sergheï Serghéitch Pekhterev. Je faisais partie d’unhéritage. Chez celui-là ça a duré six ans. C’est moi qui le menaisquand il était ici ; à la ville il avait un autre cocher.

– Tu avais été cocher dès ta jeunesse ?

– Eh non ! eh non ! c’est du temps de SergheïSerghéitch ; jusque-là j’étais cuisinier, mais pas pour laville, à la campagne.

– Cuisinier de qui ?

– Eh ! de l’ancien bârine, d’Affanassi Nefeditch,l’oncle de Sergheï Serghéitch. Le vieux avait acheté Lgov etSergheï Serghéitch est devenu le maître ici en héritant duvieux.

– À qui Affanassi Nefeditch avait-il acheté ?

– Hé ! à Tatiana Vassilievna.

– Quelle Tatiana Vassilievna ?

– Hé ! celle qui est morte l’an dernier près deBolkhovo, c’est-à-dire près de Karatchov, vieille fille. Elle n’ajamais été mariée. Ne l’avez-vous pas connue ? Elle noustenait de son père. Celle-là nous a possédés assez longtemps, unevingtaine d’années.

– N’étais-tu pas son cuisinier ?

– Oui d’abord, mais bientôt elle m’a faitkofichenki[47] .

– Son quo…

– Son ko-fi-chenki.

– Quel est cet emploi ?

– Eh ! je ne sais pas, moi, batiouchka, j’étaisattaché à l’office et je ne m’appelais plus Kouzma, mais Anton.Tels étaient les ordres de la bârinia.

– Ton vrai nom est Kouzma ?

– Eh oui, Kouzma.

– Et tu as été tout le temps kofichenki ?

– Eh non, j’ai été aussi acteur.

– Vraiment ?

– Oui, je jouais sur le kéâtre[48] . Notrebârinia avait installé un kéâtre chez elle.

– Quels rôles jouais-tu ?

– Plaît-il ?

– Qu’est-ce que tu faisais au théâtre ?

– Hé ! vous ne savez donc pas : on me prend et onm’habille, moi je marche comme en travesti, je m’arrête, jem’assois. On me dit : « Parle, dis oui. » Etj’obéissais. Un jour, j’ai représenté un aveugle. On m’avait missur chaque paupière un pois… ah ! mais oui, un pois…

– Et puis, qu’as-tu été ?

– Et puis j’ai été encore cuisinier.

– Pourquoi donc t’avait-on dégradé de ton emploi ?

– Mon frère s’était enfui.

– Ah !… Et chez le père de ta première bârinia, quefaisais-tu ?

– J’ai tenu différents emplois : d’abord, j’ai servide kazatchock[49] , puis de postillon, puis dejardinier, puis de veneur…

– Veneur !… tu conduisais des chiens ?

– Oui, des chiens ; mais je suis tombé de cheval etnous nous sommes estropiés, la bête et moi. Le vieux bârine étaittrès sévère. Il m’a fait rosser et j’ai été mis à Moscou enapprentissage chez un bottier.

– En apprentissage, que dis-tu là ? Tu n’étais plus unenfant !

– Eh ! j’avais bien vingt ans !

– En apprentissage à vingt ans ?

– Qu’est-ce que ça fait, puisque le maître l’avaitordonné ! Mais comme il est mort peu après, on m’a faitrevenir au village.

– Et quand as-tu fait ton apprentissage commecuisinier ?

Soutchok souleva son maigre et jaune visage et sourit.

– Allons, cela s’apprend-il ? Les babas elles-mêmesfont la cuisine.

– Tu as joué bien des personnages, Kouzma, pendant ta vie.Mais à présent de quoi t’occupes-tu, puisque tu es pêcheur sanspoisson ?

– Eh, je ne me plains pas, batiouchka ; je rends grâceà Dieu d’être pêcheur, comme ils disent. Ainsi il y a un vieillardcomme moi, André Poupir. La bârinia l’a attaché au puisage de lafabrique de papier. « C’est péché de manger son pain sans legagner », disait-elle. Et pourtant il n’y a rien à faire, etpourtant Poupir rêve une récompense. C’est qu’il a un neveu qui estscribe dans le comptoir de la bârinia. Il a tenu parole, il aparlé, et Poupir, pour l’en remercier, a salué son neveu jusqu’àterre, sous mes yeux… Oui, j’étais là.

– Tu as une famille ? Tu es marié ?

– Non, batiouchka. Tatiana Vassilievna, Dieu lui donne leciel, la feue bârinia ne permettait à personne de se marier. Il luiarrivait de dire même : « Dieu vous en garde ! jesuis fille, moi, et je vis ! Pourquoi cespolissonneries ? »

– De quoi vis-tu ? As-tu des gages ?

– Quels gages ? Eh, bârine, on me donne des denréespour les manger, c’est tout ce qu’il faut. Dieu donne de longsjours à notre bârinia.

Ermolaï revint.

– Le bateau est prêt, dit-il d’une voix bourrue. Va doncchercher la perche.

Soutchok courut chercher la perche. Pendant tout mon entretienavec Soutchok, Vladimir avait regardé ce brave homme avec unsourire très méprisant.

– Quel imbécile ! dit-il en le voyant s’éloigner, unhomme sans instruction, un moujik, rien de plus, on ne peut mêmepas appeler ça un dvorovi ; et il se vante. Comment aurait-iljoué la comédie ? Je vous le demande un peu. Vous lui avezfait trop d’honneur en causant avec lui.

Un quart d’heure après, nous étions tous quatre sur le radeau deSoutchok. Quant aux chiens, nous les avions laissés dans l’isba,sous la garde du cocher Yégoudile. Nous étions assez gênés sur leradeau. Mais les chasseurs sont de race accommodante. Soutchokétait à l’arrière et poussait. Vladimir et moi avions pris place aumilieu. Ermolaï se tenait en avant. L’eau ne tarda pas à nousbaigner les pieds malgré le calfeutrage. Le temps heureusementétait très calme et l’étang semblait comme endormi. Nous avancionslentement. Le vieillard avait chaque fois beaucoup de peine àretirer sa perche de plusieurs pieds de vase et il fallait ladégager aussi des longues herbes qui s’y enchevêtraient ; lesnénuphars aux larges feuilles et aux tiges élastiques étaient un denos principaux obstacles. Enfin, nous gagnâmes les jonchaies et lejeu commença. Les canards s’élevaient avec bruit,« s’arrachant » des retraites de l’étang, effrayés parnotre apparition inattendue dans leur domaine. Nous les fusillâmes.C’était plaisir de voir ces pesants oiseaux frapper l’eau de toutleur poids. Bien entendu, nous ne pûmes saisir tous ceux quiavaient été atteints : ceux qui n’avaient attrapé que quelquesgrains plongeaient. D’autres se perdaient au milieu de la roselièreoù les yeux d’Ermolaï même ne parvenaient pas à les retrouver.Notre radeau n’était pas moins, dès midi, encombré de gibier.Vladimir, à la joie d’Ermolaï, tirait médiocrement et à chaque coupperdu faisait des mines étonnées, examinait la batterie et nousexpliquait les causes de sa déconvenue. Ermolaï, comme toujours,tirait en maître, et moi comme toujours je tirais mal. Soutchoknous regardait de l’œil d’un homme qui dès l’enfance a étédomestique. Il soupirait de temps en temps : « Encoreun. » Puis, pour se donner une contenance, n’en finissait plusde se gratter le dos, non par les mains, mais par un remuementparticulier des épaules. Le temps restait au beau fixe, de petitsnuages blancs s’arrondissaient très haut dans l’air et se miraientdans l’eau. Les joncs murmuraient autour de nous, l’étang çà et làluisait comme de l’acier. Nous nous préparions déjà à regagner levillage quand il nous arriva un gros désagrément.

Nous aurions dû remarquer depuis longtemps que l’eau montaitdans notre radeau. On avait bien chargé Vladimir de nous endébarrasser au moyen d’une sébile que le prévoyant Ermolaï avaitdérobée à une baba. Et cela n’alla pas mal tant que Vladimirs’acquitta de ses fonctions avec zèle : mais à la fin, etcomme pour l’adieu, les canards s’élevaient en nuages si épais, sinombreux que nous n’avions plus le temps de recharger. Et nousperdîmes de vue l’état de notre embarcation. Ermolaï, en sepenchant sur le bord pour saisir un canard mourant, fit incliner leradeau qui aussitôt se recouvrit d’eau et descendit solennellementsur un bas-fond.

Par bonheur, ce n’était pas très profond. Nous jetâmes tousensemble un cri. Mais il était trop tard : un instant aprèsnous étions entourés par les cadavres flottants des canards et nousavions de l’eau jusqu’au menton. Je ne puis me rappeler sans rirela mine piteuse de mes compagnons ; il est probable que lamienne ne devait pas être beaucoup plus gaie, car sur le moment, jel’avoue, je n’avais guère envie de rire. Chacun de nous tenait sonfusil au-dessus de sa tête et Soutchok, sans doute par suite d’unehabitude invétérée d’imiter les bârines, élevait aussi en l’air salongue perche. C’est Ermolaï qui rompit le silence.

– Pouah ! dit-il en crachant dans l’eau, quelleaffaire ! C’est ta faute ! vieux diable, vociféra-t-il ens’adressant à Soutchok. Qu’est-ce que c’est donc que cebateau ?

– Pardon, marmotta le vieillard.

– Et toi aussi, continua Ermolaï en se retournant versVladimir. Que regardais-tu donc ? Pourquoi as-tu cessé depuiser. Tu… tu, tu, tu…

Vladimir ne répliqua pas ; il tremblait comme une feuille,ses dents ne se rencontraient plus. Il avait sur la face un sourirede stupeur. Où étaient son éloquence, son tact, sadignité ?

Le maudit radeau se balançait faiblement sous nos pieds. Aumoment du naufrage l’eau nous avait paru très froide, mais on s’yfit. La peur dissipée, j’examinai nos alentours. À dix pas de nouscommençait une jonchaie à travers laquelle on apercevait larive : « Ça va mal », pensai-je.

– Qu’allons-nous faire ? dis-je à Ermolaï.

– Nous allons voir, nous ne coucherons pas ici, j’espère.Tiens, Vladimir, prends mon fusil.

Vladimir obéit sans mot dire.

– Maintenant, je vais chercher un gué, continua-t-il avecassurance, comme si l’étang devait nécessairement avoir un gué.

Il prit la perche de Soutchok et se dirigea vers le bord entâtant le fond avec précaution.

– Sais-tu nager ? lui criai-je.

– Non, je ne sais pas, me répondit-il de derrière lesjoncs.

– Alors il sera noyé, dit froidement Soutchok qui, tout àl’heure, craignait non pas le danger, mais notre colère.Maintenant, complètement rassuré, il soufflait un peu, mais nesemblait pas trouver nécessaire de changer de situation.

– Il succombera sans aucune utilité, ajouta plaintivementVladimir.

Nous hélions sans cesse Ermolaï, qui ne donna plus signe de viependant toute une heure, tout un siècle. Les réponses étaientd’abord devenues rares, puis avaient cessé. Au village, on sonnaitles vêpres. Nous ne nous parlions plus ; nous évitions même denous regarder. Les canards volaient autour de nos têtes etquelques-uns semblaient vouloir s’y poser ; mais tout à coupils montaient perpendiculairement et s’envolaient hors de vue. Nouscommencions à nous engourdir. Zoutchok battait des paupières commeun qui va dormir. Enfin, et à notre grande joie, Ermolaïreparut.

– Eh bien ?

– Je suis allé jusqu’au bord, j’ai trouvé un gué,venez.

Nous allions nous mettre en route, mais il sortit de sa poche,sous l’eau, une ficelle et attacha par les pattes les canards tués,puis prit entre ses dents les deux bouts de la ficelle et partit enavant.

Vladimir le suivit, Soutchok ferma la marche. Il y avait deuxcents pas à faire dans l’eau. Ermolaï marchait hardiment sanss’arrêter. Il avait bien observé la route et ne cessait de nouscrier : « À gauche. Il y a un creux à droite. » Oubien : « À droite maintenant, ou vous tomberez dans lavase. » Il arrivait que l’eau nous montât au-dessus de labouche, et deux fois même le pauvre Soutchok, le plus petit desquatre, lâcha des bulles à la surface de l’eau.

– Allons, allons, lui criait sévèrement Ermolaï, etSoutchok se débattait, s’agitait, sautait et arrivait par prendreterre en un lieu moins profond. Mais, même dans les cas les plusextrêmes, il serait mort plutôt que de s’enhardir jusqu’às’accrocher à mes basques.

Harassés, souillés, trempés, nous arrivâmes enfin sur la rive.Deux heures après, nous étions assis et plus ou moins séchés dansun grand hangar à foin, et nous nous disposions à souper. Lecocher, Yégoudile, homme flegmatique, pensif ou plutôt somnolent,se tenait debout auprès de la porte et régalait cordialement de sontabac Soutchok. (Les cochers russes sont très liants.) Soutchokprisait à s’en faire mal : il toussait, crachait et reprisaitencore. Évidemment, il y trouvait un grand plaisir. Vladimir étaitsombre, penchait de côté la tête et parlait peu. Ermolaï essuyaitsoigneusement nos fusils. Les chiens remuaient la queue avec uneextraordinaire rapidité, dans l’espérance de la pâtée. Les chevauxpiétinaient et hennissaient sous l’avant-toit. Le soleil baissait.Par larges bandes de pourpre, se répandirent ses derniersrayons ; des nuages dorés s’étendaient, puis allaient mourantcomme une vague lavée et peignée… et dans le village on entendaitdes chansons.

BIEJINE LOUG

C’était un beau jour de juillet, de ces jours de beau fixe,établi pour longtemps. Dès l’aube, le ciel est pur : carl’aube ne se lève pas comme un incendie, elle n’est que doucementdorée ; le soleil n’est pas de feu, de fer rouge, comme auxjours de grande sécheresse, ni de ce pourpre sombre qui annonce lestempêtes ; il est clair et mollement radieux. Il surnagepaisible sur une étroite et longue nuée, il resplendit avecfraîcheur, puis replonge dans la brume lilas de la nuée dont lebord supérieur et terne étincelle en zigzags avec des refletsd’argent battu. Mais voilà que les rayons joyeux apparaissent, etgaiement et majestueusement l’astre puissant prend son essor. Versmidi, se montrent d’ordinaire de nombreux nuages ronds, hauts àl’horizon, d’un gris doré avec des bords blanc tendre. On diraitdes îles disséminées indéfiniment sur une rivière, laquelle lesbaignerait de détroits d’un bleu uniforme profond et transparent.Plus loin, les nuages s’entassent et l’on ne distingue plus de bleuentre eux. Mais ils sont calmes comme le ciel et tous imprégnés declartés et de chaleur. La couleur de l’horizon, du matin au soir,ne varie pas. C’est toujours ce même lilas pâle et léger. Nullepart la menace d’un obscurcissement, sauf peut-être ces raresbandes bleuâtres qui descendent presque perpendiculairement sur laterre et sèment une brume à peine perceptible. Le soir, les nuagesdisparaissaient : les derniers, bruns et vagues comme de lafumée, semblent tomber en flocons roses en face du soleilcouchant ; et quand l’astre a disparu, un reflet de pourpredemeure et puis s’éteint au-dessus de la terre assombrie. Maisl’étoile du soir s’allume. On dirait la lumière d’un minusculeflambeau qu’une main déplace avec précaution.

Dans ces journées-là, toutes les couleurs sont adoucies etclaires, sans intensité, tout s’imprègne de douceur. Les chaleurssont très fortes, accablantes parfois, mais le vent y remédie. Onvoit glisser en colonnes blanches dans les chemins et dans les présces tourbillons qui sont les symptômes du beau temps durable. L’airsec et pur exhale l’absinthe, le seigle et le sarrasin, etl’atmosphère reste lourde jusqu’à la tombée de la nuit. Ce sont lesjours d’été que le laboureur réclame pour sa moisson.

Et c’était un pareil jour que je chassais aux perdrix dans ledistrict de Tchernsk, dans le gouvernement de Toula. Je trouvaibeaucoup de gibier et ma gibecière était si lourde que la courroieme blessait l’épaule. Mais le crépuscule venait de s’éteindre, etdans l’atmosphère, encore lumineuse d’un souvenir de soleil, desombres commençaient à se répandre, froides, épaisses. Je me décidaià rentrer. Je traversai rapidement un vaste terrain semé debuissons et de chênes. Je gravis un monticule et, de là, au lieu dela plaine familière que je m’attendais à voir avec un bois dechênes à droite et une église de village au loin, j’aperçus deslieux complètement inconnus. À mes pieds, une plaine étroite, droitdevant moi, comme un mur, une épaisse tremblaie. « Hé !hé ! pensai-je étonné, je ne me reconnais pas par ici. Allons,j’aurais trop appuyé à gauche. » Et, tout ébahi de mon erreur,je descendis lestement du monticule. Je me sentis aussitôt saisid’une sorte d’immobile humidité. C’était comme si j’eusse pénétrédans une cave. Les herbes hautes et serrées qui tapissaient cettevallée blanchissaient comme une nappe. Je ressentais une étrangeappréhension. Je me jetai à la hâte du côté opposé et j’allai,prenant à gauche, longer la tremblaie. Les chauves-sourisdécrivaient leurs cercles mystérieux au-dessus du faîte endormi destrembles et rayaient de petits traits noirs le ciel vaguementclair. Un jeune vautour s’éleva perpendiculairement, regagnant sonaire. « Je serai bientôt sorti de là, pensai-je, il doit yavoir une route près d’ici. Je me serai sans doute écarté d’uneverste. »

Je parvins à l’extrémité du bois, aucune route. De bassestouffes non taillées se prolongeaient devant moi ; au loin,l’on apercevait un champ désert. « Quelle aventure, pensai-je,en m’arrêtant de nouveau, où suis-je donc ? » Et jerécapitulai dans ma mémoire tout le chemin que j’avais fait dans lajournée… « Ah ! ce sont les buissons de Parakhino, etceci ce doit être le bois de Sindéïev. Mais comment suis-je venum’égarer là ? Il faut maintenant que j’appuie à droite. »Et j’appuyai à droite à travers les buissons. La nuit s’enténébraittoujours davantage, le ciel était comme couvert d’un opaque nuaged’orage. Il semblait que les ombres fondissent sur moi, de derrièremoi, et d’en haut, et d’en bas. J’avais trouvé un sentier nonfrayé, encombré d’herbe ; je le suivais en l’étudiant avecsoin. Tout, autour, était d’un silence noir, sauf l’intermittenteinterruption du cri de la caille. Un petit oiseau de nuit, quivolait assez bas, longea auprès de moi, avec un petit cri deterreur. J’atteignis les derniers buissons. J’étais dans leschamps. J’avais peine à distinguer les objets lointains ; unblanc trouble plutôt que gris s’étendait sur la plaine :au-delà les grandes masses mouvantes de l’obscurité. Mes pasvibraient sourdement dans l’atmosphère refroidie et immobilisée. Auciel blafard de naguère succédait le bleu de la nuit où bientôtscintillèrent les étoiles.

Ce que j’avais pris pour un bois était un mamelon sombre etrond. « Mais où suis-je donc ? » répétai-je encore àhaute voix. Je m’arrêtai et regardai interrogativement ma Dianka,une chienne anglaise jaune bai, à coup sûr le plus spirituel desquadrupèdes. Mais je dois avouer que le plus spirituel desquadrupèdes se contenta de remuer la queue et de cligner tristementses paupières fatiguées, sans trouver à me donner aucun bon avis.J’éprouvai un sentiment de honte devant cette bête et je m’élançaien avant désespérément comme si j’eusse enfin trouvé le chemin. Jecontournai le mamelon et j’entrai dans une vallée étroite partoutsillonnée des traces de la charrue. Une impression bizarre montaiten moi. Cette vallée avait l’aspect à peu près régulier d’unechaudière évasée par le haut ; au fond se dressaient d’énormesblocs de pierre blanche : on les eût vraiment crus rangés pourservir aux entretiens d’êtres mystérieux. Tout était silencieux etmorne, jusqu’au ciel plat, mélancolique et qui m’oppressait. Unpetit animal criait plaintivement… Je me hâtai de remonter sur lemamelon. Jusqu’à cet instant, je n’avais pas encore désespéré dedécouvrir le bon chemin. Mais alors je dus convenir que j’étaistout à fait égaré. Et, renonçant à m’orienter dans des lieuxd’ailleurs complètement noyés de ténèbres, je marchai au hasardsans plus rien examiner que la situation des étoiles. Près d’unedemi-heure se passa ainsi. Je marchais avec peine. Il me semblaitn’avoir jamais vu d’aussi complet désert : pas une lumière,pas un son. Une colline, puis une autre, puis des champs àl’infini, puis des buissons qui semblaient jaillir de terre à monnez. Je marchais toujours et déjà songeais à m’étendre quelque partjusqu’au matin, quand tout à coup je m’aperçus que j’étais au bordd’un précipice.

Je retirai à temps le pied et, à travers l’ombre qui me sembladevenir un peu plus transparente, je découvris les lointains d’uneplaine immense. Une large rivière la ceignait du demi-cerclequ’elle formait à partir du point où je me trouvais. Les eauxavaient l’éclat de l’acier poli et cet éclat signalait le cours del’eau, bien qu’il s’éteignît çà et là. Le mamelon descendaitpresque à pic, droit au-dessous de moi ; sa grande ombre noirese détachait sur le vide azuré de l’air ; à ma droites’élevait la fumée de deux petits feux de bivouacs voisins l’un del’autre ; à l’entour, des silhouettes humaines, des ombresmouvantes, et par moments je distinguais la figure bouclée d’unetoute jeune tête.

Je savais maintenant où j’étais venu me perdre : la plaineétait bien connue dans le pays sous le nom de Biéjine Loug. Mais ilfallait renoncer à regagner cette nuit ma demeure, d’autant plusque j’éprouvais une extrême fatigue. Je résolus d’atteindre lesfeux et d’attendre le jour dans la compagnie de ces hommes que jeprenais pour des conducteurs ambulants de troupeaux. Je descendissans encombre, mais je lâchais à peine la dernière branche desbroussailles qui m’avaient épargné une trop rapide descente, quandtout à coup deux grands chiens blancs s’élancèrent contre moi avecdes aboiements furieux. De sonores voix d’enfants leur répondirentdu cercle des feux où j’aperçus trois jeunes garçons qui selevaient. Je me hâtai de les rassurer et ils accoururent vers moien rappelant leurs chiens qu’avait surtout excités l’apparition dema Dianka. J’allai au-devant des enfants.

Je m’étais trompé en les prenant pour des conducteurs ambulantsde troupeaux. C’étaient les fils de quelques moujiks du villagevoisin et ils gardaient là un troupeau de chevaux. On est obligédans cette saison de les mener paître à la prairie la nuit, car lejour les taons et œstres ne leur donneraient pas de repos. Et c’estpour les jeunes gars une partie de plaisir de mener aux prés toutun troupeau et de le ramener sain et sauf au point du jour.Chevauchant tête nue sur les plus vifs poulains, au galop, ilscrient, rient, gesticulent et se réjouissent bruyamment. Unecolonne jaunâtre de poussière se lève sur leur passage ; deloin on entend leurs gaies galopades ; les chevaux courent lesoreilles droites, et en avant de tous, la queue au vent, file unroussin ébouriffé, des grappes de bardane emmêlées dans sacrinière.

J’appris aux enfants que j’étais égaré et m’assis à côté d’eux.Ils me demandèrent d’où j’étais, se turent et s’écartèrent un peu.Notre conversation n’avait pas été longue. J’allai m’étendre, àquelques pas des feux, sous un buisson à demi dépouillé, et, de là,regardai les objets environnants. Le tableau était merveilleux.Autour des feux tremblait et expirait en s’appuyant à l’ombre unreflet rougeâtre arrondi au sommet. Une petite flamme s’élève,lance une lueur au-delà du cercle, insinue un jet de lumière, entreles rameaux dépouillés de l’osier sauvage et disparaît aussitôtqu’elle a paru. Alors s’élancent à leur tour de longues pointessombres qui parviennent jusqu’au feu et c’est la lutte des ténèbreset de la lumière. Parfois, la flamme s’atténuant, le dôme lumineuxse resserre, perce, sur le fond de l’obscurité croissante, la têteblanche ou brune marquée de gris d’un cheval. Cette tête nousregardait avec une sorte de contention stupéfiée, puis se mettait àbrouter les hautes herbes, puis s’abaissait, s’effaçait ;seulement on entendait encore l’animal brouter et s’ébrouer. Dulieu éclairé il était difficile de distinguer nettement ce quirestait plongé dans les ténèbres environnantes et jusqu’à degrandes distances tout était couvert d’un rideau noir. Mais plusloin, à l’horizon, on apercevait en longues taches confuses descollines et des forêts. Le ciel sombre, pur, solennellement etinfiniment haut, s’étendait mystérieux et splendide au-dessus denous. La poitrine se contractait avec volupté en aspirant lesfraîches senteurs – les senteurs d’une nuit d’été russe. Alentour,aucun bruit… sauf dans la rivière toute voisine un remous causé parquelque gros poisson ou un léger frôlement de roseaux agités parune vague… et le feu pétillait.

Les enfants étaient assis autour du feu avec les deux chiens quiavaient failli me dévorer et, de très longtemps, ne purent se faireà ma présence. De temps en temps, ils grondaient avec une sorted’orgueil, puis hurlaient un peu – un hurlement plaintif comme unregret. Les garçons étaient au nombre de cinq : Fédia,Pavloucha, Iliouchka, Kostia et Vania[50] . C’esten les écoutant que j’ai appris leurs noms. Je désire faireconnaître au lecteur ces petits bergers.

L’aîné, Fédia, est un garçon d’environ quatorze ans. Des traitsfins et corrects, des cheveux bouclés, des yeux brillants, levisage à la fois rêveur et gai. J’ai cru comprendre qu’ilappartenait à une famille aisée et n’allait ainsi bivouaquer dansla steppe que pour son plaisir. Il avait une blouse d’indiennebariolée, bordée d’un liséré jaune et par-dessus un petitarmiak[51] neuf, dont il n’avait pas passé lesmanches et qui tenait à peine sur ses épaules un peu étroites. À saceinture bleue pendait un peigne ; les bottes ne montaient quejusqu’à ses mollets.

Pavel avait les cheveux noirs et ébouriffés, des yeux gris, despommettes saillantes, le teint blême, marqué de petite vérole, labouche grande, mais régulière, la tête énorme, ou, comme on dit,grosse comme une chaudière à bière, le corps ramassé et trapu. Onne peut guère dire qu’il eût bonne mine, et, pourtant, il me plutbeaucoup. Son regard était franc, spirituel et dans sa voix vibraitla force. Son costume consistait en une chemise sordide et vulgaireavec des culottes rapiécées.

Le troisième, Iliouchka, était insignifiant. Sa figure allongée,son regard de myope, sa physionomie tantôt stupide, tantôtmorbidement inquiète, ses lèvres serrées, ses sourcils rapprochés,son clignotement devant les feux, ses cheveux jaunes presqueblancs, qui sortaient en mèches aiguës d’un bonnet bas en grosfeutre et que sans cesse il renvoyait des deux mains derrière sesoreilles – cet ensemble n’avait rien d’intéressant. Il avait deslaptis neufs et des onoutchis[52] . Untriple tour de corde à puits assujettissait son cafetan noir assezpropre au-dessus de ses hanches. Ilia et Pavel paraissaient avoirdouze ans.

Kostia n’en avait guère que dix. Son air pensif, son regardtriste m’attiraient. Il avait le visage petit, effilé, pointu, avecdes taches de rousseur. La partie inférieure était mince comme unmuseau d’écureuil, et on ne voyait pas, au premier regard, seslèvres. Ses grands yeux noirs, luisant d’un éclat liquide,semblaient toujours parler, mais sa bouche restait fermée. Il étaitpetit, chétif, vêtu pauvrement.

Je n’avais pas tout d’abord aperçu Vania, le dernier. Il étaitcouché par terre, entouré d’une natte dont il dégageait rarement sapetite tête frisée. Il n’avait guère plus de sept ans.

Je m’étais couché à l’écart et je regardais ces enfants. Ilsfaisaient cuire des pommes de terre dans un chaudron suspenduau-dessus de l’un des feux. Pavel, à genou, les surveillait et, detemps en temps, piquait avec un éclat de bois dans l’eaubouillante. Fédia, couché aux trois quarts sur un endroit un peuincliné, s’appuyait sur son coude et les pans de son armiaktraînaient à droite et à gauche. Iliia, assis près de Kostia,clignotait attentivement des yeux. Kostia baissait un peu la têteet semblait regarder quelque part au loin. Vania ne bougeait passous sa natte.

Ils feignirent d’abord de dormir, et peu à peu, ils se remirentà causer. Ils parlèrent de leurs travaux aux champs, puis deschevaux, puis, tout à coup, Fédia se tourna vers Ilia, et sansdoute reprenant une conversation interrompue, il lui dit :

– Eh bien, tu disais que tu as vu le domovoï[53]  ?

– Non, je ne l’ai pas vu, on ne peut pas le voir, réponditIliouchka d’une voix faible et chevrotante, qui s’harmonisait trèsbien avec sa physionomie ; mais je l’ai entendu… et je ne suispas le seul.

– Et où est-il, chez vous ? demanda Pavel.

– Dans la vieille rolna[54] .

– Vous allez donc à la fabrique ?

– Mais oui ; mon frère, le petit Andriouchka, et moi,nous sommes lisseurs.

– Voyez-vous, en voilà des ouvriers !…

– Eh bien, mais comment as-tu entendu le domovoï ?demanda Fédia.

– Voici : nous étions, mon frère Andriouchka, FedorMikhéitch, Ivachka Koçoï et l’autre Ivachka des Rouges-Collines etun troisième Ivachka, Soukhoroukov et encore d’autres, dix en tout– ceux du jour – et nous devions passer la nuit dans la rolna,c’est-à-dire nous ne le devions pas, mais Nazarov, le surveillant,nous dit : « Pourquoi vous en aller, enfants ?Demain matin il y aura beaucoup d’ouvrage, restez donc… » Etvoilà, nous étions restés pour dormir. Nous venions de nouscoucher, quand Andriouchka nous dit : « Et si le domovoïarrivait !… » Andriouchka parlait encore quand, sur nostêtes, quelque chose passa avec un bruit étrange. Nous étionscouchés, le bruit était en haut, au-dessus de nous, et il s’arrêtasur la roue. On marche, on grogne, les planches crient et craquent.Il repasse sur nos têtes et l’eau se met à gronder, à battre, laroue à tourner ; pourtant, la digue avait été fermée.« C’est surprenant, que nous disions, elle ne s’est pasouverte toute seule ! » Mais la roue tourna longtemps etpuis s’arrêta ; il est à la porte d’en haut, il descend dansl’escalier lentement, les marches ne craquent pas sous lui. Levoilà derrière la porte, il attend… nous regardons… la portes’ouvre toute grande. Nous grelottons de terreur et nous regardonstoujours… On ne voit rien. Mais voilà près de la cuve une cuiller àfilet qui se remue, se dresse, se plonge dans la tonne, puis marchetoute seule dans l’air comme si quelqu’un la tenait, puis se remeten place. Près de l’autre cuve, le crochet a sauté tout seul ettout seul s’est replacé. Ensuite on entend comme si quelqu’un sedirigeait vers la porte, et tout à coup ce quelqu’un tousse, bêle,crie… Nous étions entassés les uns sur les autres comme des sacs deblé. Oh ! que nous avions peur !

– Voyez-vous, dit Pavel, et pourquoi toussait-il ?

– Je ne sais pas, l’humidité peut-être.

Tous se turent, puis Fédia dit :

– Les pommes de terre sont-elles cuites ?

Pavel les tâta :

– Non, elles sont encore crues – et se retournant vivementvers la rivière : – Vois-tu comme elle clapote ! ce doitêtre un brochet… et voilà une petite étoile qui est tombée, dit-ilencore en regardant le ciel que venait de traverser une étoilefilante.

– Non, écoutez-moi, dit Kostia de sa voix grave, écoutezdonc ce que mon père a dit l’autre jour devant moi.

– Nous écoutons, dit Fédia d’un air protecteur.

– Vous connaissez Gavrilo, le charpentier de labourgade ?

– Oui, eh bien ?

– Savez-vous pourquoi il est triste et ne parle àpersonne ? Voici pourquoi, comme l’a expliqué mon père. Ilétait allé une fois, mes frères, cueillir, dans la forêt, desnoisettes ; et voilà qu’en allant cueillir dans la forêt desnoisettes, il se perd, Dieu sait comment… Avait-il marché,frères ! Non, il ne peut plus trouver sa route et la nuitarrive. Il s’assied sous un arbre : « J’attendrai ici lematin », se dit-il. Il s’assied donc et s’endort. Il dormaitdéjà quand il s’entend appeler. Il regarde : personne. Ils’endort de nouveau, de nouveau on l’appelle, de nouveau ilregarde… il regarde, et devant lui, sur une branche, uneroussalka[55] se balance et l’appelle. La lunebrillait beaucoup, et si claire qu’on voyait tout, mes frères, etl’autre sur sa branche était si brillante, si blanche… comme ungardon ou comme un goujon, ou encore comme le carassin qui a desécailles d’argent. Gavrilo se lève : il est tout raide, lecharpentier Gavrilo, mes frères ; elle, elle ne sait que rireet l’appeler de la main. Gavrilo se signa, mais comme ça lui futdifficile, mes frères ! Il raconta que sa main était comme enpierre. Hein ! voyez-vous, et quand il eut fait le signe de lacroix, la roussalka cessa de rire, et se mit à pleurer. Ellepleure, mes frères, et s’essuie avec ses cheveux, et ses cheveuxsont verts comme du chanvre. Gavrilo la regarde et lui dit :« Verdure des bois, pourquoi pleures-tu ? » Laroussalka répondit : « Pourquoi fais-tu le signe de lacroix, homme ? Tu aurais vécu avec moi dans la joie de tesjours. Je pleure, parce que tu as fait le signe de la croix.Seulement, je ne me chagrinerai pas seule, tu souffriras jusqu’à lafin de tes jours. » Et alors, mes frères, elle disparut et, aumême instant, Gavrilo retrouva son chemin. Seulement, depuis cettenuit-là, il est toujours triste.

– Bizarre, dit Fédia après un court silence. Mais commentse peut-il que cette vermine des forêts trouble l’âme d’unchrétien ? Il ne lui a pas cédé, pourtant.

– Eh ! que veux-tu, dit Kostia… Et Gavrilo dit que lavoix de la roussalka est douce et triste comme celle ducrapaud.

– C’est ton père lui-même qui raconte cela ? demandaFédia.

– Lui-même. J’étais couché sur le lit de planches, j’aitout entendu.

– C’est étrange. Qu’a donc ce Gavrilo à languirainsi ? Il lui plaisait, puisqu’elle l’appelait.

– Il lui plaisait, mais oui ! Elle voulait lechatouiller jusqu’à la mort ; voilà ce qu’elle voulait, laroussalka est ainsi.

– Il y a peut-être une roussalka, dit Fédia.

– Non, répondit Kostia, ici c’est libre, propre, seulementla rivière est trop près.

Tous se turent. Soudain, au loin, retentit comme une longueplainte, un de ces indéfinissables bruits nocturnes qui semblentnaître du silence même, qui montent, se fixent quelque part dansl’air, et s’éteignent lentement. On écoute, le silence recommence,et pourtant, l’on n’a rien entendu. – Il semblait que quelqu’unlonguement criait au loin. Puis dans la forêt quelque chose commeun maigre éclat de rire répondit à ce cri et un sifflement stridentjaillit de la rivière. Les enfants s’entre-regardèrent, ilsfrissonnaient.

– À nous la force de la croix, murmura Ilia.

– Eh ! vous, corbeaux, qu’avez-vous ? criaPavel ; allons, les pommes de terre sont cuites.

Tous se penchèrent sur le chaudron et se mirent à manger de bonappétit. Ivan seul ne bougea pas.

– Eh bien, et toi ? lui dit Pavel. Mais Ivan ne voulutmême pas allonger un bras de dessous sa natte. La chaudière futbientôt vide.

– Avez-vous su, frères, dit Iliouchka ce qui est arrivé del’autre côté aux Varnavitsi ?

– À la digue ? dit Fédia.

– Oui, oui, à la vieille digue démolie… Voilà un endroitimpur et désert ! Des ravins tout autour, des rochers… et desserpents.

– Eh bien, qu’est-il arrivé ?

– Voici : tu ne sais pas, Fédia, qu’on y a enterré unnoyé, il y a bien longtemps, quand l’étang était profond. Ça ne sevoit pas bien ; pourtant, il y a une petite élévation. Il y aquelques jours, l’intendant appelle le veneur Ermil. « Vadonc, Ermil, à la poste », qu’il lui dit. C’est toujours Ermilqu’on envoie à la poste. Il a exténué tous ses chiens, ils nepeuvent pas vivre chez lui, et pourtant c’est un très bon veneur.Voilà donc Ermil qui s’en va à la poste. À la ville, il s’attardeun peu. Et il avait un peu bu quand il monta pour revenir. C’est lanuit, une nuit très claire, une nuit de pleine lune. Ermil arrive àla digue. C’était son chemin. Il s’y engage, le veneur Ermil, et ilvit sur la tombe du noyé un petit mouton blanc, frisé, très joli etqui se met à marcher. Ermil pense : « Je vais le prendre,pourquoi resterait-il là pour rien ? » Il descend decheval et prend le mouton. Le mouton est tranquille. Ermil revientà son cheval et le cheval s’éloigne, renâcle, s’agite. PourtantErmil le met à la raison, il remonte et reprend son chemin avec lejoli mouton devant lui. Et Ermil regarde le mouton, et le moutonregarde Ermil droit en face. Il se mit à trembler, Ermil ; ilpensait : « Je ne me rappelle pas qu’un mouton ait jamaisainsi regardé un homme en face, mais ce n’est rien. » Et ilcaressa de la main la toison du mouton en lui faisant :« Biâcha, biâcha ! » et alors le mouton lui montreles dents et lui répond : « Biâcha, biâcha… »

Le conteur n’avait pas achevé son dernier mot quand les deuxchiens se levèrent ensemble, furieux, et disparurent dans l’ombre.L’alerte fut générale : Vania sortit de sa natte. Pavel encriant à tue-tête se précipita à la suite des chiens dont lesaboiements s’éloignèrent. Tout le troupeau piaffait et courait,inquiet et débandé. Pavel redoublait ses cris pour exciter leschiens : « Siéri ! Joutchka ! » Puis lesaboiements cessèrent ainsi que les cris de Pavel, et quelquesinstants d’incertitude s’écoulèrent.

Enfin, nous entendîmes le galop d’un cheval qui s’arrêta netdevant le bivouac, et Pavel sauta à terre en s’aidant de lacrinière du cheval. Les deux chiens bondissaient autour de lui,puis ils se couchèrent la langue pendante.

– Qu’est-ce, qu’y avait-il ? demandèrent lesenfants.

– Rien, répondit Pavel en renvoyant le cheval ; leschiens ont senti passer une bête, probablement un loup, ajouta-t-iltrès froidement, bien qu’il haletât encore de la course.

Je ne pouvais m’empêcher d’admirer cet enfant. Tout laid qu’ilfût, il était beau à voir, animé ainsi et tout brillant d’audace etde résolution.

Sans même un bâton, dans les ténèbres, il n’avait pas hésité às’élancer à la poursuite d’un loup. « Quel bravegarçon », pensais-je en le regardant.

– On a vu des loups ici ? demanda Kostia.

– Il y en a beaucoup, répondit Pavel, mais ils ne sontdangereux qu’en hiver.

Il reprit sa place auprès du feu et laissa tomber un de ses brassur la nuque velue d’un des chiens : la bête éleva vers Pavelun long regard fier et resta longtemps sans détourner la tête.

Vania s’enroula de nouveau dans sa natte.

– Et de quelle chose terrible nous parlais-tu, ditIliouchka, qui en sa qualité d’enfant riche devait être le coryphéede la bande. (Quant à lui, il parlait peu, comme pour sauvegarderson mérite.) Quelque chose t’a interrompu… les chiens… C’est vrai,je l’ai entendu dire que c’est un lieu impur.

– Les Varnavitsi ? Je pense bien, on y a vu plus d’unefois errer le vieux bârine. Le feu bârine porte un longcafetan ; il soupire, cherche des yeux à terre… Une nuit, lediédouschka Trofimovitch le rencontre et lui dit :« Petit père, Ivan Ivanovitch, que daignes-tu donc chercher àterre ? »

– Le diédouschka[56]Trofimovitch a osé lui parler ? interrompit Fédia trèsétonné.

– Mais oui, il a osé.

– Ah ! mais, il est brave alors, Trofimovitch !Eh bien, et l’autre ?

– « Je cherche de l’herbe à tout fendre, dit-il d’unevoix sourde, oui, de l’herbe à tout fendre. – Et que veux-tu enfaire, batiouchka Ivan Ivanovitch ? – La terre m’étouffe,qu’il dit… il faut que je sorte de là, Trofimovitch… »

– Vois-tu, fit Fédia, il n’a pas vécu son soûl.

– C’est étonnant, dit Kostia, je croyais qu’on ne pouvaitvoir les morts que le samedi de Roditelskaïa[57].

– On peut voir les morts à toute heure, affirma Iliouchkaqui me parut être de tous le mieux au fait des légendesvillageoises. Seulement, le samedi de Roditelskaïa, tu peux voiraussi les vivants, c’est-à-dire ceux qui doivent mourir dansl’année. Il suffit d’aller s’asseoir à la nuit sur le parvis del’église et de regarder longtemps sur la route : ceux quipassent, c’est que leur tour de mourir est venu. L’an passé la babaOuliana est allée sur le parvis.

– Et a-t-elle vu quelqu’un ? demanda Kostiavivement.

– Mais comment donc ! Elle est d’abord restéelongtemps, longtemps sans voir et sans entendre personne :seulement il lui semblait qu’un chien aboyait quelque part… Enfin,tout à coup, un gamin en chemise passe sur la route et, enl’examinant bien, Ouliana reconnaît Ivachka Fedosséïev…

– Celui qui est mort au printemps ? interrompitFédia.

– Lui-même. Il marchait sans lever la tête, mais Ouliana lereconnut. Puis elle regarde encore, puis voit passer une babalentement. Elle la regarda, la vieille Ouliana, elle regardefixement la baba… Ah ! Seigneur, c’est elle-même qui passe surla route… elle, Ouliana !

– C’était elle ? fit Fédia.

– Eh oui, elle-même.

– Eh bien, quoi, elle vit encore.

– Mais l’année n’est pas finie… Regarde-la bien, la vieilleOuliana : l’âme ne tient plus au corps.

Tous se turent de nouveau. Pavel jeta une poignée de bois secsur le brasier ; les branches noircirent aussitôt, puisflambèrent, fumèrent et se tordirent en élevant leurs pointesembrasées. La lumière dardait de tous côtés ses reflets tremblantset comme saccadés ; – tout à coup, une colombe blanche volajuste à la crête de la lueur, en battant des ailes.

– Une colombe égarée, dit Pavel, elle va voler jusqu’à cequ’elle se soit heurtée à quelque chose ; alors elles’accrochera et, où elle s’accrochera, là elle passera la nuit.

– Eh quoi, Pavel, ne serait-ce pas plutôt, dit Kostia,l’âme d’un juste qui monte au ciel ?

Pavel jeta sur le feu une autre poignée de branchages.

– Peut-être…, finit-il par dire.

– Eh ! Pavel, dit Fédia, chez vous à Chalamovo, a-t-onvu, comme chez nous, l’apparition céleste[58] ?

– Quand le soleil s’est éteint ? Mais commentdonc !

– J’espère que vous avez eu peur, vous autres ?

– Et pas seulement nous autres. Notre bârine nous avait ditlui-même, à l’avance, qu’il y aurait une apparition et, sitôt quele ciel s’assombrit, lui-même, dit-on, a eu si peur que… Oh !la la ! Et dans l’isba du dvorovi, la cuisinière a cassé tousles pots dans le four : « Qui mangera maintenant,disait-elle, puisque la fin du monde est venue ? » Et leschtchi[59] furent répandus. Dans le village ondisait que la terre allait se couvrir de loups blancs, mes frères,et que les hommes seraient dévorés par ces loups, que l’OiseauRapace allait prendre son essor et qu’on verrait certainementTrichka[60] lui-même.

– Quel Trichka ? demanda Kostia.

– Tu ne sais pas ce que c’est que Trichka ? fitIliouchka avec mépris. Allons, frère, d’où viens-tu donc si tu neconnais pas Trichka. Vous êtes probablement tous des ânes dansvotre village… Eh bien, Trichka, ce sera un homme étonnant quiviendra – car il viendra, cet homme étonnant, et on ne pourra rienlui faire ; les chrétiens voudront le saisir, tout le mondeviendra avec des bâtons – mais il sera un homme si étonnant, illeur donnera à tous la berlue, si bien qu’ils se battront entreeux. Pourtant, on parviendra à le mettre en prison. Mais ildemandera à boire, on lui apportera de l’eau dans une cruche, etlui, il plongera tout entier dans la cruche… et cherche-le !On le chargera de fers, il entrechoquera ces fers, et les ferstomberont. Ce Trichka courra les villages et les villes et il sera,ce Trichka, un homme malin, il corrompra le peuple et il n’y aurarien à faire contre lui… ce sera un homme si étonnant, simalin !

– Eh bien, oui, reprit Pavel de sa voix mesurée ; ilsera tel, et c’est précisément ce Trichka qui était attendu cheznous. Les vieillards disaient : « Trichka et l’apparitionviendront ensemble. » Et l’apparition commence et tout lepeuple sort dans les rues, dans les champs – et on l’attend (cheznous, la grande place est large), on regarde… Voilà que du faubourgvient un homme si étrange, une tête si étonnante : et tout lemonde crie : « Ohé ! Trichka, viens ! »Trichka vient, et on se jette de tous les côtés. Le starost seplongea dans un fossé, sa femme alla se glisser sous la portecochère en criant si bien que son chien s’effaroucha et s’enfuitdans le bois. Et Doroféitch, le père de Kouzka, se jeta dans lesavoines, s’y accroupit et se mit à imiter le cri de la caille. Lemalin pensait : « Il ne voudra pas d’un oiseau. »Enfin, ils avaient tous la tête à l’envers. Et l’homme si étonnant,c’était Vavilo, le tonnelier : il venait d’acheter un petitbaril cerclé de fer et s’en était coiffé.

Tous les gamins rirent, puis restèrent un moment tout à faitsilencieux, comme il arrive toujours entre gens qui causent enplein air. Je regardai de tous côtés, la nuit régnaitsolennelle ; à la fraîcheur humide du soir avait succédé latiédeur sèche de la nuit, et longtemps encore elle devait resterétendue comme un doux voile sur les champs endormis, longtempsencore jusqu’aux premiers rayons de l’aurore. La lune n’était pasencore levée, les innombrables étoiles d’or semblaient flottermoelleusement en rivalisant de scintillements dans la direction dela voie lactée. Et en les regardant fixement, il semble qu’on aitun vague sentiment de l’incessante et rapide marche de la terre.Tout à coup, un cri bizarre, aigu, maladif, retentit deux foisau-dessus de la rivière, puis, quelques instants après, se répéta,mais plus loin. Kostia tressaillit.

– Qu’est-ce ?

– C’est le cri du héron, répondit tranquillement Pavel.

– Du héron ? répéta Kostia. Mais Pavel, que m’a-t-ondit hier au soir que… peut-être sais-tu cela ?

– Que t’a-t-on dit ?

– Écoute… Je me rendais de Kammennaïa-Griada à Chachkino.J’ai d’abord longé la coudraie, puis j’ai pris par les bas prés àl’endroit où le fossé fait un angle aigu. Il y a là, tu sais, unboutchilo[61] dont une partie se changeait enjonchaie. Je côtoyais le boutchilo, mes frères, quand j’entends,pas loin de moi, quelqu’un gémir, mais si plaintivement, siplaintivement !… « Ou ouhi ! Ou ouhi ! Ououhi ! » J’ai eu peur, mes frères, il était tard, etcette voix était si plaintive ! J’ai failli pleurer.

– Il y a un an, dit Pavel, des voleurs ont noyé dans ceboutchilo le garde champêtre Akimitch. C’est peut-être son âme quise plaint.

– Et, en effet, mes frères, dit Kostia en écarquillant sesyeux, déjà très grands naturellement. Ah ! les voleurs ontnoyé là le pauvre Akimitch ? Que j’aurais eu peur si j’avaissu !

– Et puis je te dirai, ajouta Pavel, qu’il y a desgrenouilles dont le cri ressemble beaucoup à une plainte.

– Des grenouilles ? non, ce n’étaient pas desgrenouilles ; quelles grenouilles ?

(Le héron jeta de nouveau son cri, vers la rivière.)

– Encore ! s’écria malgré lui Kostia ; on diraitle cri du liéchi[62] .

– Le liéchi est muet, dit Ilia. Il ne sait que frapperd’une main dans l’autre et faire craquer les branches.

– Tu l’as donc vu, toi, le liéchi ? demandarailleusement Fédia.

– Non, je ne l’ai pas vu, et Dieu me préserve de levoir ; mais d’autres l’ont vu. Dernièrement, il a joué unmoujik. Il l’a poussé, poussé dans la forêt – c’était le soir – etl’a fait tourner jusqu’au lever du soleil dans la mêmeclairière.

– Et il l’a vu ?

– Oui, et il dit que le liéchi est grand, sombre, qu’il secache toujours derrière un arbre, qu’on ne peut jamais ledistinguer nettement parce qu’il évite la clarté de la lune ;mais on voit ses yeux qui clignotent, clignotent.

– Eh ! fit Fédia en frissonnant, que c’estbête !

– Et pourquoi, dit Pavel, cette vermine-là pullule-t-ellesur la terre… je vous demande ?…

– Ne dis pas de mal de lui, prends garde, il entendrait,interrompit Ilia.

Nouveau silence, puis le petit Vania s’écria :

– Frères, voyez, voyez les petites étoiles du bon Dieu,elles essaiment comme des abeilles.

Il avait retiré son frais visage de dessous sa natte et levaitlentement vers en haut, s’appuyant sur son coude, ses grands yeuxdoux ; les autres l’imitèrent et leurs regards restèrentlongtemps levés sur le ciel.

– Eh bien, Vania, fit cordialement Fédia, ta sœur Anioutkava bien ?

– Elle se porte bien, répondit Vania en faisant vibrerl’air.

– Dis-lui… pourquoi ne vient-elle pas chez nous ?

– Je ne sais pas.

– Dis-lui qu’elle vienne.

– Je le lui dirai.

– Dis-lui que je lui ferai un cadeau.

– Et à moi, me donneras-tu quelque chose ?

– À toi aussi.

Vania soupira.

– Eh bien, non, il ne me faut rien. Donne à elle, elle estsi bonne !

Et il appuya de nouveau sa tête contre la terre. Pavel se levaet prit le chaudron vide.

– Où vas-tu ? lui demanda Fédia.

– À la rivière prendre de l’eau, j’ai soif.

Les chiens se levèrent et suivirent Pavel.

– Prends garde, ne va pas tomber ! lui criaIliouchka.

– Pourquoi tomberait-il ? fit Fédia, il feraattention.

– Oui, il fera attention, mais sait-on ce qui arrive. Il sepenche, n’est-ce pas, et le vodianoï[63] luisaisit la main et l’entraîne, et après cela on dira que le petitest tombé. Voilà qu’il entre dans les joncs, ajouta-t-il enécoutant.

En effet, les joncs s’étaient écartés et frôlés.

– Est-il vrai, demanda Kostia, que Akoulina l’innocente estdevenue folle depuis qu’elle est tombée à l’eau ?

– Oui, depuis ce temps… et tu sais comme elle est ? Onassure pourtant que c’était une beauté. C’est le vodianoï qui l’aperdue. Il ne s’attendait pas qu’on la retirerait si vite ;mais tout de même, sous l’eau, il a eu le temps de ladéfigurer.

(J’ai moi-même bien souvent rencontré cette Akoulina. Cettemalheureuse vêtue de haillons, affreusement maigre, le visage noircomme du charbon, les yeux hagards, grince sans cesse des dents,frappe du pied n’importe où – sur le chemin en serrant sa poitrineentre ses bras osseux et en se balançant d’une jambe sur l’autrecomme un fauve en cage. On lui parle, elle ne comprend pas et ritconvulsivement.)

– On dit, reprit Kostia, que Akoulina s’est jetée à l’eauparce que son amant l’a trompée.

– C’est bien cela.

– Et te rappelles-tu Vassia ? reprit tristementKostia.

– Quel Vassia ? demanda Fédia.

– Celui qui s’est noyé dans cette même rivière, réponditKostia. Et quel garçon c’était ! Sa mère Feklista l’adorait,ce Vassia ! Elle semblait pressentir, Feklista, qu’il périraitpar l’eau. Quelquefois, l’été, Vassia venait avec nous autres sebaigner : chaque fois, elle était toute tremblante. Les autresbabas, sans penser à rien, passent avec leur seille en allant aulavoir, sans se presser, en se dandinant. Mais Feklista ! Ellepose sa seille par terre et crie à Vassia : « Reviensdonc, reviens donc, ma petite lumière ; reviens donc, monpetit faucon ! » Et Dieu sait comment il a pu senoyer : il jouait sur le bord, sa mère était là aussi, elleramassait du foin ; tout à coup, elle regarde et voit flotterle bonnet de Vassia, et entend que quelqu’un lâche des bulles surl’eau. C’est depuis ce jour que Feklista n’a plus sa tête. Ellevient à la rivière, s’étend à terre – elle s’étend, frères, et semet à chanter une chanson… Vous rappelez-vous la chanson que Vassiachantait toujours ? C’est celle-là qu’elle chante, et puiselle pleure, pleure et se plaint…

– Voilà Pavloucha qui revient, dit Fédia.

Pavel s’approcha du feu, rapportant la chaudière pleine.

– Ah ! frères, dit-il après un silence, ça ne vapas.

– Quoi donc ? demanda violemment Kostia.

– J’ai entendu la voix de Vassia.

Tous frissonnèrent.

– Que dis-tu ? quoi ?… balbutia Kostia.

– Dieu m’est témoin. Je me suis penché sur l’eau et j’aientendu au fond de la rivière la voix de Vassia :« Pavloucha ! Pavloucha, viens ici ! » Je mesuis rejeté en arrière… et toutefois, j’ai apporté de l’eau.

– Oh, Seigneur ! oh, Seigneur ! firent tous lesgamins en se signant.

– C’est le vodianoï qui t’appelle, Pavel, dit Fédia… Nousparlions précisément de Vassia.

– Ah ! c’est mauvais signe, murmura Iliouchkagravement.

– Eh bien, ça ne fait rien, soit ! dit Pavel avecrésolution en s’asseyant. On n’évite pas sa destinée.

Les enfants ne parlaient plus. Visiblement, la phrase de Pavelavait produit sur eux une impression profonde. Ils s’installèrentautour du feu pour dormir.

– Qu’est-ce que c’est ? s’écria Kostia en sesoulevant.

Pavel écouta.

– Ce sont des bécasses qui sifflent, affirma-t-il.

– Et où vont-elles ?

– Dans le pays où il n’y a pas d’hiver.

– Comment ? Existe-t-il donc vraiment un pareilpays ?

– Oui.

– Loin ?

– Loin, loin au-delà des mers chaudes.

Kostia soupira et ses yeux se fermèrent.

Il s’était déjà écoulé trois bonnes heures depuis que je m’étaisapproché de ces enfants.

La lune parut. Je ne la vis pas d’abord tant elle était étroiteet petite. Cette nuit sans clair de lune n’en avait pas moins étémagnifique. Mais déjà beaucoup d’étoiles déclinaient versl’extrémité sombre de la terre après avoir occupé les points lesplus élevés de la voûte céleste. Le silence régnait comme toujoursvers le matin. Tout dormait d’un puissant et immobile sommeil.L’air était moins imprégné de senteurs ; une humidité vague serépandait… elles ne sont pas longues, les nuits d’été !… Laconversation des gamins s’éteignait avec leur feu… Les chiens mêmessommeillaient, et les chevaux, autant que je pus voir auxvacillantes clartés des étoiles, étaient tous étendus par terre. Unfaible assoupissement m’envahit, puis le sommeil.

Une brise fraîche courut sur mon visage, j’ouvris les yeux, lematin commençait. Ce n’était pas encore l’aurore empourprée, maisdéjà l’Orient blanchissait et tout alentour commençait à sedessiner quoique confusément. Le ciel opale s’éclairait, serefroidissait, puis bleuissait. Les étoiles tantôt luisaient,tantôt s’éteignaient. La terre dégageait sa chaleur superficielle,les feuilles suintaient. Çà et là résonnaient des sons, des voix.Le vent clair du matin commençait à errer, à voltiger sur le sol.Mon cœur lui répondit par un frisson de joie. Je me levai vivementet rejoignis les gamins. Ils dormaient comme tués près du brasierqui fumait encore. Pavel seul se souleva et me regardafixement.

Je le saluai de la tête et je partis pour me rendre chez moi ensuivant la rivière couverte de vapeurs. Deux verstes plus loin,déjà sur la vaste prairie humide, sur les collines vertes, devantmoi, jusqu’à la forêt et en arrière sur la longue route poudreuseet sur les buissons tout rouges et sur la rivière qui bleuissaittimidement sous son brouillard fondant, jaillissaient les courantsd’abord écarlates, puis pourpres, puis jaunes d’une lumière chaude.Tout s’agita, s’éveilla, chanta, parla. Partout étincelaient, commedes diamants, de grosses gouttes de rosée. Devant moi, au village,tintaient des sons de cloches comme baignés par la fraîcheur dumatin. Et, tout à coup, le troupeau de chevaux passa devant moiavec les cinq enfants que je connaissais.

J’ai le chagrin d’ajouter que Pavel mourut dans l’année. Il nes’est pas noyé, il est mort d’une chute de cheval. C’était un bravegarçon.

KASSIAN DE LA KRASSIVAÏA METCHA

Je revenais de la chasse dans une telega sautillante, un jourd’été nuageux (ces jours-là, on le sait, les chaleurs sont pluslourdes que dans les jours clairs, surtout quand il n’y a pas devent). Je sommeillais, cahoté en tous sens, particulièrementmorose, en proie à cette fine et pénétrante poussière des grandschemins, lorsque je fus brusquement réveillé par l’agitationinsolite de mon cocher, lequel, jusqu’alors, avait dormi plusprofondément que moi. Il tirait les rênes, s’agitait sur son siègeet grondait les chevaux en regardant obliquement çà et là.J’examinai les alentours. Nous traversions une grande plainelabourée, accidentée de collines, labourées elles-mêmes, et leregard embrassait en tout au moins cinq verstes d’espace désert. Auloin, quelques massifs de bouleaux coupaient seuls, de leurs têtesarrondies, la ligne presque droite de l’horizon, entouraient lescollines. Sur l’une de celles-ci, à cinq cents pas de nous, jedistinguai un convoi. Ce convoi était précisément la cause del’extraordinaire agitation de mon cocher.

C’était un enterrement. Sur le devant d’une telega, attelée d’unseul cheval qui allait au pas, se tenait assis un prêtre, à côté duprêtre le sacristain guidait ; derrière la telega, quatremoujiks tête nue portaient un cercueil recouvert d’un linceul entoile blanche ; deux babas suivaient. La voix faible etdolente de l’une d’elles parvenait jusqu’à moi ;j’écoutai : elle hurlait. C’était une chose triste qued’entendre, au milieu de ces campagnes désertes et désolées, cettecantilène monotone. Mon cocher fouetta ses chevaux. Il tenait àdépasser le convoi ; car c’est un mauvais présage, on le sait,que d’être arrêté dans son chemin par un convoi funèbre. Il réussità dépasser le carrefour avant que le mort n’eût atteint notreroute. Mais il n’était plus qu’à cent pas de nous, quand tout àcoup la telega s’ébranla vivement, craqua et faillit verser. Lecocher arrêta court, fit de la main un geste de dépit etcracha.

– Qu’y a-t-il donc ? lui demandai-je.

Il descendit sans me répondre et sans se hâter.

– Mais qu’y a-t-il donc ?

– L’essieu est cassé…, brûlé, dit-il maussadement, et ilrajusta la douga[64] de lakorennaïa si brusquement que le cheval faillit tomber sur le flanc.Il s’ébroua, se secoua et se mit à se lécher la jambe au-dessus dugenou. Je descendis, légèrement vexé de la malencontre. La granderoue droite était faussée, déviée et soutenait à peine la petiteroue de gauche.

– Qu’allons-nous faire ? demandai-je enfin.

– Voilà la cause de tout le mal, dit le cocher en montrantdu manche de son fouet l’enterrement qui venait à nous. Il y alongtemps que je connais ça. C’est un présage sûr… Rencontrer unmort, oui…

Et il se mit à tourmenter de nouveau la korennaïa qui prit leparti de ne plus bouger du tout, remuant seulement parfois saqueue, modestement. Quant à moi, j’allais et venais, je m’arrêtaisdevant la roue. Cependant, le convoi nous avait rejoints. Ildescendit sur la pelouse du bas-côté de la route sans interrompresa marche lente. Mon cocher et moi saluâmes le prêtre et nouséchangeâmes un regard avec les porteurs. Ils marchaient avec peine,leurs larges poitrines se soulevaient. L’une des deux babas étaittrès vieille, très pâle ; ses traits, comme figés par ladouleur, avaient une expression sévère et solennelle. Elle allaitsilencieuse, portant parfois sa main sèche à ses lèvres effacées.L’autre baba pouvait avoir vingt-cinq ans, ses yeux étaient rougeset humides, tous ses traits gonflés. En passant à côté de nous,elle se tut et se couvrit le visage de ses manches. Dix pas plusloin, elle reprit ses lamentations d’un ton d’angoisse contenue quim’émouvait. Mon cocher suivit des yeux le cercueil balancé, puis setourna vers moi et me dit :

– C’est le charpentier Martine qu’ils enterrent, Martine dela Riabaïa.

– Qu’en sais-tu ?

– J’ai reconnu les babas : la vieille est lamère ; la jeune, la femme.

– Il était malade ?

– Oui… la fièvre chaude. Avant-hier, l’intendant est alléchercher le docteur, mais on ne l’a pas trouvé chez lui… Martineétait un bon charpentier. Il buvait un peu, mais c’était un boncharpentier… Voyez comme sa baba est désolée… Ça ne s’achète pas,des larmes de babas… D’ailleurs, les larmes, c’est de l’eau…oui…

Il se pencha, passa sous le museau de la pristiajnaïa[65] , saisit des deux mains ladouga.

– Cependant, remarquai-je, il faut faire quelque chose.

Il s’appuya d’un genou contre la korennaïa, secoua la douga,rajusta un harnais, repassa sous le museau de la pristiajnaïa, luidonna un coup de poing sur le nez et revint à la roue malade.Longtemps, attentivement, il la considéra, puis, sans se presser,il tira de son cafetan une tabatière en écorce de bouleau, y fitpénétrer non sans peine deux de ses gros doigts, tassa la poudre,puis renifla, puis prisa bruyamment quatre fois, ce qui bouleversases traits et remplit ses yeux de larmes. Alors il restarêveur.

– Eh bien, quoi ? finis-je par lui demander.

Il remit soigneusement sa tabatière dans sa poche, enfonça d’unmouvement de tête, et sans y porter la main, son bonnet sur sessourcils et grimpa pensivement sur son siège.

– Que fais-tu donc ? lui criai-je.

– Veuillez monter, me répondit-il en prenant lesguides.

– Mais comment irons-nous ?

– Nous irons.

– Mais l’essieu ?

– Veuillez monter.

– Mais puisque l’essieu est cassé…

– Cassé, oui… Mais nous gagnerons les Métairies…c’est-à-dire au pas, à droite, là, derrière le bois.

– Tu crois que nous irons jusque-là ?

Il ne daigna pas me répondre.

– J’aime mieux aller à pied, dis-je.

– Comme il vous plaira.

Il fit claquer son fouet, les chevaux se mirent en marche, nousatteignîmes, en effet, les Métairies, bien que la petite roue degauche tînt à peine. En descendant un monticule, elle faillitachever de se disloquer ; mais mon cocher se pencha sur ellepour lui faire une petite scène, et tout se passa sansaccident.

Les Métairies Ioudini consistent en six pauvres huttes toutesrécentes et déjà déjetées. Les cours n’étaient pas toutes ceintesd’une haie. À notre arrivée, nous n’aperçûmes pas un être vivant.Il n’y avait de poules nulle part, pas même de chiens. Sauf unfantomal chien noir qui, sans aboyer, alla se cacher sous une portecochère. Je poussai la porte d’une isba, j’appelai, personne ne merépondit. Je criai de nouveau, un miaulement affamé se fit entendrederrière une autre porte ; je la poussai du pied et un chatmaigre passa près de moi en faisant briller dans l’ombre ses yeuxverts. J’avançai la tête dans la chambre, je regardai : toutétait sombre, noir, désert. J’allai dans la cour, déserte aussi.Derrière une haie, un veau accroupi beuglait ; une oie griseet boiteuse clocha vers moi en canetant. Je passai dans unetroisième isba tout aussi déserte.

Mais dans la cour de cette isba, à l’endroit le plus chaud, jetrouvai étendu le nez contre terre et le corps recouvert de sonarmiak, un gamin – du moins, me parut-il tel. À quelques pas delui, contre une mauvaise petite telega, se tenait, sous un petittoit de chaume, une méchante rosse décharnée avec un harnais enmorceaux. Le soleil tachait de clair – sa lumière se découpant auxouvertures de la muraille délabrée – la robe rousse de la bête.Au-dessus du toit, dans la logette hissée sur une perche, desétourneaux garrulaient tout en regardant curieusement dans la cour.J’allai au dormeur et l’éveillai. Il dressa la tête et se levabrusquement.

– Quoi ? marmotta-t-il. Que voulez-vous ?Qu’est-ce ?

Je ne répondis pas aussitôt. Je restai étonné de l’aspect del’individu. Qu’on s’imagine un nain de cinquante ans, le visagepetit, brun, ridé, le nez pointu, les yeux imperceptibles, le toutsurmonté d’un énorme amas d’épais cheveux noirs qui faisaient sursa minuscule tête l’effet d’un champignon sur sa tige. Tout lecorps était entièrement chétif et le regard absolumentineffable.

– Que voulez-vous ? répéta-t-il.

Je lui expliquai de quoi il s’agissait. Il m’écouta sansdétourner de moi ses yeux clignotants.

– Eh bien, pouvons-nous avoir un nouvel essieu ?dis-je enfin. Je payerai avec plaisir.

– Qui êtes-vous ? Des chasseurs ?

– Des chasseurs.

– Et sans honte, vous tirez dans l’air les oiseaux duciel ! vous tuez les bêtes du bois ! Ne sentez-vous pasque c’est un péché de verser le sang innocent ?

L’étrange petit vieillard parlait d’une voix traînante. Le sonde cette voix me confondait : on n’y sentait rien de sénile,le timbre en était singulièrement doux, jeune, presque féminin.

– Je n’ai pas d’essieu, reprit-il ; celui de ma telegane vaudrait rien pour la tienne qui est sans doute grande.

– Mais n’en pourrait-on pas trouver un dans levillage ?

– Quel village ? Il n’y a rien ici, tout le monde està l’ouvrage. Allez-vous-en.

Il s’accroupit de nouveau.

J’étais loin de m’attendre à cette conclusion.

– Écoute, vieux, dis-je en lui touchant l’épaule, fais-moice plaisir, aide-nous.

– Allez avec Dieu ! je suis fatigué, je suis allé à laville…

Et il remonta son armiak sur sa tête.

– Mais je te demande ce service, répétais-je, jepayerai.

– Je n’ai pas besoin de ton argent.

– Mais je t’en prie, vieux…

Il s’assit en croisant ses petites jambes…

– Je te mènerai peut-être à la coupe… Des marchands ontacheté le bois… Dieu soit leur juge ; ils abîment les arbres.Ils ont construit un comptoir… Dieu soit leur juge. Tu pourraisleur commander un essieu ou leur en acheter un tout fait.

– Eh ! voilà ! m’écriai-je joyeusement ;très bien ! Partons donc.

– Et un bon essieu en chêne, reprit-il sans bouger.

– Y a-t-il loin d’ici à la coupe ?

– Trois verstes.

– Eh bien, nous pourrons y aller sur ta telega. Partonsdonc.

– Mais non…

– Allons, dis-je, vieux, le cocher nous attend.

Le nain se leva de mauvaise grâce et sortit avec moi. Mon cocherétait de mauvaise humeur. Il avait voulu abreuver les chevaux, maisle puits était presque à sec et le peu qu’il contenait d’eau étaitsaumâtre – l’eau, le plus précieux des trésors au dire des cochers.– Cependant, à la vue du vieillard, il sourit, hocha la tête ets’écria :

– Ah ! Kassianouchka, ça va bien ?

– Bonjour Yerofeï, homme juste, répondit Kassian d’une voixtriste.

Je communiquai au cocher la proposition de Kassian ;Yerofeï consentit et introduisit notre telega dans la cour, où ildétela les chevaux ; pendant ce temps, le vieux, accoté à laporte cochère, regardait d’un air sombre tantôt Yerofeï, tantôtmoi. Il était évidemment pris au dépourvu et notre visite ne luiplaisait guère.

– On t’a donc, toi aussi, transféré ici ? lui ditYerofeï, en rangeant la douga.

– Moi aussi.

– Ah ! marmotta mon cocher entre ses dents. Tuconnaissais le charpentier Martine de Riabaïa.

– Je le connaissais.

– Eh bien, il est mort, nous venons de rencontrer sabière.

Kassian tressaillit :

– Il est mort ? murmura-t-il, et il baissa lesyeux.

– Oui, il est mort. Pourquoi ne l’as-tu pas guéri ? Ondit que tu peux guérir les gens, que tu es un guérisseur.

Mon cocher évidemment raillait le vieux.

– Et voilà ton carrosse ? reprit Yerofeï en montrantde l’épaule la mauvaise telega.

– Oui.

– Fameuse téléga ma foi, continua-t-il en la saisissant parle brancard si rudement qu’il faillit la renverser. Une telega,ça ! et c’est là-dedans que vous pensez aller à lacoupe ? Mais ces brancards sont trop petits pour noschevaux.

– Alors, dit Kassian, comment ferez-vous ? Peut-êtreprendrez-vous mon cheval ? ajouta-t-il en soupirant.

– Ton cheval ! s’écria Yerofeï en pointant letroisième doigt de sa main droite dans le cou de la rosse. Vois-tu,ajouta-t-il d’un ton de reproche, il dormait, le corbeau !

Je priai Yerofeï d’atteler au plus vite et je priai Kassian denous accompagner à la coupe. (Dans ces endroits on trouve souventdes cailles.) La bête attelée, je montai et m’arrangeai tant bienque mal avec mon chien dans le fond. Kassian, inaltérablementtriste, se recroquevilla et se réduisit à rien sur la planche dedevant.

– Vous faites bien, batiouchka, me chuchota mystérieusementYerofeï, d’aller avec lui. Il est comme cela, un innocent… et onl’a surnommé Blokha[66] .D’ailleurs, je ne sais comment vous l’avez deviné.

Je voulus faire observer à Yerofeï que Kassian m’avait paruplein de sens, mais mon cocher continua à mi-voix :

– Veillez seulement et faites-vous bien mener où vousvoulez, et choisissez vous-même l’essieu bien solide. Eh !Blokha, ajouta-t-il en élevant la voix, y a-t-il du painici ?

– Cherche, peut-être tu trouveras, répondit Kassian.

Il tira les guides et nous partîmes.

À ma grande surprise, la rosse trottait assez bien. Pendant toutle trajet, Kassian resta absolument silencieux, ne répondant àtoutes mes questions que par de maussades monosyllabes. Nous fûmesbien vite arrivés. Nous nous rendîmes au comptoir, haute isbaisolée que les marchands avaient fait bâcler à coups de hache surun petit ravin endigué. Je trouvai deux jeunes commis aux dentstrès blanches, aux yeux très doux, au parler doux et qui souriaientfaux. Je fis marché pour un essieu, puis visitai la coupe. Jepensais que Kassian resterait dans sa telega, mais il nousrejoignit :

– Tu vas tuer les oiseaux ? me dit-il.

– Oui, si j’en trouve.

– Je t’accompagnerai… On peut ?

– On peut, on peut.

Nous partîmes. La coupe occupant environ une verste carrée, jem’occupai de Kassian plus que de mon chien. Son surnom de Blokhaétait bien justifié. Sa tête nue – la masse énorme de ses cheveuxébouriffés le dispensait certes de toute autre coiffure – semontrait çà et là entre les arbustes. Il marchait agilement etsemblait sautiller. À chaque instant il se baissait et ramassaitdes simples qu’il mettait dans sa poitrine en marmottant je ne saisquoi ; puis il nous regardait, mon chien et moi, avec unétrange regard. Dans les arbustes bas, sur la coupe, se trouventsouvent de petits oiseaux gris qui s’élancent d’un arbre à l’autreen sifflant et en plongeant, Kassian les agaçait, criait aveceux ; une caille s’envola en piaulant, comme de dessous sespieds et il improvisa un accompagnement aux cris de la caille. Unealouette voleta au-dessus de lui ; il saisit à l’instant mêmele chant de l’alouette ; mais à moi Kassian n’adressait pas laparole.

Le temps était magnifique, plus beau encore que naguère, mais ilfaisait une chaleur accablante. Sur le ciel clair pelotaientlégèrement des nuages hauts et rares d’un bleu jaunâtre, comme uneneige tardive du printemps, et plats et longs, comme des voilesbaissées. Leurs bords festonnés, cotonneux, changeant de forme àchaque instant, ils semblaient fondus et ne donnaient pointd’ombre. Nous errâmes longtemps, Kassian et moi, à travers lacoupe. De jeunes pousses qui n’avaient pas atteint la hauteur d’unmètre embrassaient de leurs tiges ténues et lisses les troncs baset noircis. Des excroissances rondes et spongieuses, de celles donton fait l’amadou avec des bords gris, se collaient contre lestroncs. Le fraisier étalait ses moustaches roses auprès deschampignons réunis en famille. Mes pieds s’embarrassaient sanscesse dans les herbes cuites au soleil. Partout l’éclat métalliquedes feuilles rougeâtres éblouissait l’œil. L’herbe rebelleémaillait le sol de clous bleus auprès des corolles d’or deglaucone et des pétales lilas et jaunes du mélampyre. Çà et là,dans les sentiers abandonnés où les traces des roues restaientsignalées par des rubans aplatis sur l’herbe rouge, s’élevaient desmonceaux de bois noircis par le vent et la pluie et rangés en cubesdont l’ombre affectait une forme de losange – la seule ombre qu’onrencontrât dans ce lieu. Une légère brise s’élevait tantôt, tantôtse calmait ; et à son moindre souffle tout bruissait,s’agitait ; la fougère abaissait avec grâce ses panachesondoyants et tout se réjouissait – mais si le souffle cessait, toutse taisait de nouveau et s’immobilisait. Les grillons seulscontinuaient à grincer ; leur cri semblait provoquer lachaleur de midi et on l’eût pris alors pour le crépitement de laterre qui brûle. Et il est fatigant ce cri incessant, sec etaigre.

Sans avoir rien rencontré, nous arrivâmes aux nouveauxabattages. Là les trembles, fraîchement coupés, gisaient à terre,écrasant de leur masse les herbes et les arbustes. Les uns avaientdes feuilles vertes encore, quoique déjà mortes et affaissées,inertes sur les branches fanées ; sur d’autres les feuillesétaient déjà tordues et desséchées. Des éclats de bois frais, d’unblanc doré, s’amoncelaient auprès des troncs humides et éclatants.Il s’en exhalait une très agréable odeur amère. Plus loin, contrele fourré, la hache frappait sourdement et, d’heure en heure, avecmajesté, avec douceur, comme s’il saluait et tendait les bras, sepenchait un arbre frisé…

Pendant longtemps, je n’avais point trouvé de gibier :enfin, d’un massif de chênes envahi par des absinthes, s’envola unrâle des genêts. Je tirai, il tournoya dans l’air et tomba. Kassianau moment de la détonation se couvrit les yeux de la main et nebougea pas pendant que j’armai mon fusil et que je ramassai labête. Quand je fus un peu plus loin, il vint à l’endroit oùl’oiseau était tombé, se pencha vers le gazon tacheté degouttelettes de sang, branla la tête et me regarda avec effroi… Jel’entendis murmurer : « Péché ! oh ! c’est unpéché ! »

La chaleur nous obligea d’entrer dans un massif de coudriersau-dessus duquel un jeune érable élancé étendait gracieusement seslégers rameaux. Kassian s’assit sur le gros bout d’un bouleauabattu. Les feuilles étaient légèrement agitées et leur ombre d’unvert rare glissait doucement sur le corps chétif du nain accoutréde son armiak noir et sur son petit visage. Il ne relevait nin’abaissait la tête. Ennuyé de ce silence, je m’étendis sur le doset me mis à observer le jeu paisible des feuilles enchevêtrées surle ciel lointain et clair. C’est une très agréable position que dese tenir couché sur la mousse des bois, la face vers le ciel. Ilvous semble que vous regardez dans une mer sans fond, qu’elles’étend largement au-dessous de vous, que les arbres aulieu de s’élever de terre sont des racines d’immenses plantes etplongent verticalement dans les ombres claires et vertes. Lesfeuilles sur les arbres tantôt sont transparentes et tantôt opaquesavec de très sombres teintes vert et or. Quelque part, loin au boutd’un mince rameau, on voit une feuille isolée, immobile sur un coinbleu du ciel diaphane et tout près d’elle une autre s’agite imitantle jeu du poisson qui rame – comme si ce mouvement était l’effet,non de l’air, mais d’une volonté. Semblable à de magiques îlessous-marines, des nuages ronds et blancs viennent doucement etdoucement s’en vont, et voilà tout à coup que cette mer, cet airradieux, ces branches, ces feuilles – tout frissonne sous unfugitif rayon. Voilà que s’élève un chuchotement frais ettremblant, semblable au clapotement continu d’une vague montante.Vous ne bougez pas – vous regardez. Et l’on ne peut exprimer pardes paroles combien l’on a le cœur joyeux, doux et paisible. Vousregardez : – cette sérénité profonde, pure, amène sur voslèvres un sourire innocent comme elle. Ainsi que les images sur leciel et avec eux passent dans votre âme en lentes théories vosheureux souvenirs et sans cesse votre regard s’étend, croyez-vous,et vous entraîne dans les abîmes de paix et de lumière et l’on nepeut renoncer à cette hauteur, à cette profondeur.

– Bârine, bârine ! dit tout à coup Kassian de sa voixsonore.

Je me soulevai avec surprise ; il avait jusqu’alors à peinerépondu à mes questions et voilà qu’il parle de lui-même.

– Que veux-tu ? lui dis-je.

– Eh bien…, pourquoi as-tu tué l’oiseau ? dit-il en meregardant en face.

– Comment, pourquoi ? Le râle est un gibier, cela semange.

– Bârine, ce n’est pas pour cela que tu l’as tué. Comme situ avais besoin de le manger ! Tu l’as tué pour tonplaisir.

– Mais toi-même, tu manges bien, j’espère, une oie ou unepoule, tu les manges ?

– L’oie et la poule sont destinées à la nourriture del’homme. Le râle est libre dans les bois – et il y a beaucoupd’autres êtres libres : tous les habitants des forêts, deschamps, des rivières, des marais, des prairies, et d’en haut etd’en bas, il y en a beaucoup, de ces êtres. C’est un péché de lestuer. Qu’ils vivent sur la terre jusqu’au terme. L’homme a de quoise nourrir sans les toucher. Sa nourriture est autre et sa boissonest autre – il a le blé, don de Dieu, et l’eau du ciel, et lesanimaux qu’il domestiqua depuis nos pères antiques.

Je regardai avec étonnement Kassian, ses paroles coulaientd’abondance, il ne les cherchait pas, il s’animait doucement ets’exprimait avec une gravité timide en fermant les yeux parintervalles.

– Est-ce un péché aussi de tuer un poisson, d’aprèstoi ?

– Le poisson a le sang froid, dit-il avec assurance, c’estun être muet, il ne craint ni ne jouit, il n’a pas de voix, pas desensibilité, son sang n’est pas vivant… Le sang, poursuivit-ilaprès un silence, le sang est une chose sainte ; le sang nedoit pas voir le soleil de Dieu. Le sang est naturellement caché àla lumière et c’est un grand péché d’exposer le sang à la lumière,c’est un grand péché ; ah ! c’est un grandpéché !

Il soupira et baissa les yeux. J’avoue que je contemplais avecahurissement l’étrange vieillard. Son langage, certes, n’était pascelui d’un moujik, le simple peuple ne parle pas ainsi, mais lesbeaux diseurs non plus… Je n’avais jamais rien entendu de tel.

– Dis-moi, Kassian, je t’en prie, de quoi vis-tu ?

Il ne répondit pas tout de suite, ses prunelles roulaient dansses orbites.

– Je vis comme Dieu l’ordonne, dit-il enfin, et quant àm’occuper d’affaires, non, je ne m’occupe de rien, j’ail’entendement dur depuis mon enfance. Je travaille autant que jepeux, mais je suis un mauvais travailleur, je n’ai pas beaucoup deforce et mes mains sont maladroites. Eh bien, au printemps,j’attrape des rossignols.

– Tu attrapes des rossignols ? Comment disais-tu toutà l’heure qu’on ne doit toucher à aucun hôte libre des bois, deschamps ?

– Il ne faut point tuer, voilà ce qu’il ne faut point. Lamort vient toute seule : voyez le charpentier Martine. Il avécu, cet homme, peu de temps et il est mort. Et sa femme sechagrine, elle le regrette et elle a peur pour ses petits enfants…Ni l’homme ni la bête ne rusent avec la mort, la mort ne court pas,et, pourtant, on ne lui échappe point. Mais il ne faut pas luiaider… Je ne tue pas les rossignols, que Dieu m’en garde, et je neles torture pas ; je les prends pour la consolation ou la joiedes hommes.

– Tu vas les prendre à Koursk ?

– À Koursk et quelquefois plus loin, cela dépend. Je passela nuit dans les marais, dans les taillis, ou bien dans les champs,dans les déserts. Les bécasses sifflent, les lièvres crient, lescanards cancanent… Le soir, je regarde ; le matin, j’écoute,et le lendemain avant l’aurore, je tends mes filets entre lesarbustes… Les rossignols chantent si doucement, siplaintivement ! C’est pitié.

– Et tu les vends ?

– Je les donne à de bonnes gens.

– Et que fais-tu encore ?

– Comment, ce que je fais ?

– De quoi t’occupes-tu ?

Le vieillard resta un instant silencieux.

– Je ne m’occupe de rien de particulier, je suis un mauvaistravailleur. Pourtant je sais lire…

– Tu sais lire ?

– Oui, je sais lire, avec l’aide de Dieu et des bonnesgens.

– Tu as de la famille ?

– Non, pas de famille.

– Pourquoi donc, tous les tiens sont morts ?

– Non, mais je suis comme cela. Ce n’était pas ma destinée,tout est dans la main de Dieu et nous sommes tous sous sa garde.L’important, c’est d’être juste… voilà… c’est-à-dire, on doitplaire à Dieu.

– Et tu n’as aucun parent ?

– J’ai… oui… comme cela.

Le vieillard parut gêné.

– Dis-moi, je te prie… j’ai entendu mon cocher te demanderpourquoi tu n’as pas guéri Martine : tu sais doncguérir ?

– Ton cocher est un homme juste, dit Kassian rêveur ;mais il n’est pas sans péché, lui non plus. On m’appelleguérisseur, mais quel guérisseur suis-je ? Qui a le pouvoir deguérir ? Tout cela est à Dieu… Il y a pourtant des herbes, desfleurs salutaires. Le poivre d’eau, par exemple, est une herbebonne à l’homme, le plantin aussi : on peut les recommander,ce sont des simples de Dieu ! Pour d’autres herbes, c’estautre chose, elles sont salutaires et pourtant, rien que d’enparler, c’est un péché, à moins qu’en priant… et il y a aussicertaines paroles… Le salut est à ceux qui croient, ajouta-t-il enbaissant la voix.

– Tu n’as rien donné à Martine ?

– J’ai su trop tard, répondit Kassian ; mais quoi, onne peut échapper à sa destinée, il ne devait pas vivre, c’estainsi. Pour ceux qui ne doivent pas vivre, le soleil les chauffeinutilement et le pain ne les nourrit pas, ils sont appelésailleurs. Oui… que Dieu apaise son âme.

– Y a-t-il longtemps qu’on vous a transférés dans notrepays ? demandais-je après un court silence.

– Il y a quatre ans, dit Kassian d’un air attentif.

Du vivant du feu bârine, nous vivions tous dans l’ancien pays,et la tutelle nous a exportés. Notre maître était bon, doux, pieux…Dieu lui donne le ciel !… Eh bien, la tutelle a certainementjugé juste et cela devait être.

– Où demeuriez-vous auparavant ?

– Nous sommes de la Metcha de la Krassivaïa-Metcha.

– C’est loin d’ici ?

– Cent verstes.

– Alors, vous étiez mieux là-bas ?

– Mieux, ah ! mieux ! l’espace est large, libre…des rivières… et puis c’est notre nid. Ici, c’est étroit,sec ; ici, nous sommes orphelins. Chez nous, on gravit unecolline et… mon Dieu ! ce que c’est, hé ! quelle vue ona ! Et rivières, et prairies, et forêts, ici une église, là degrands prés. On voit de loin, loin, oh ! combien loin !On regarde, on regarde, et… parole !… Ici, sans doute, laterre est meilleure, c’est de la bonne argile, disent les moujiks,mais pour moi il y a toujours assez de blé partout.

– Alors, vieillard, dis-moi la vérité ; tu voudraisrevoir ton pays ?

– Oui, je le voudrais ; du reste, on est bien partout,je suis sans famille, sans bien fixe ; eh bien, qu’ygagne-t-on quand on reste à la maison, lorsqu’on va, lorsqu’onmarche ? On se sent plus léger, parole ! le soleilchauffe mieux, on se sent plus directement sous le regard de Dieu.On chante plus clair… et on regarde pousser l’herbe ; tu laremarques, tu l’arraches si tu veux. Là, c’est de l’eau qui coule,l’eau bénie, l’eau sainte, on boit et on note l’endroit. Et lesoiseaux chantent. Derrière Koursk, ah ! les steppes !quelle beauté ! quelle joie ! comme c’est grand !c’est la bénédiction de Dieu ! On dit que ces steppes vontjusqu’aux mers chaudes où chante l’harmonieux oiseau Gamaïoun. Là,les arbres sont verts, l’automne et l’hiver même. Des arbustesd’argent y portent des fruits d’or, et les hommes vivent dans lecontentement et la justice… Voilà où je voudrais aller ! J’aivoyagé assez : j’ai vu Romion, Simbirsk, la belle cité, Moscouaux coupoles d’or, l’Oka, nourrice du peuple, Tsna, la colombe, etla petite mère Volga… Et j’ai vu beaucoup de bons chrétiens,beaucoup de bonnes villes ; mais j’irais volontiers là-bas et…voilà… Et je ne suis pas le seul pécheur ! Il y a beaucoup dechrétiens chaussés de laptis qui errent dans le monde à larecherche de la vérité ! Non, que gagne-t-on à rester chezsoi ? Il n’y a pas de justice dans l’homme – voilà.

Kassian prononça ces derniers mots avec volubilité. Il ajoutaencore d’autres paroles qui m’échappèrent. Et son visage prit uneexpression si étrange que je me rappelai malgré moi le termed’« innocent » dont on le désignait. Il baissa la tête,toussa et parut revenir à lui.

– Quel beau soleil ! dit-il à demi-voix, quellebénédiction !… comme il fait chaud !

Il remua les épaules, se tut, regarda devant lui d’un œildistrait et se mit à fredonner doucement. Je ne pus saisir toutesles paroles de sa traînante chanson. Voici ce que je merappelle.

Mon nom est Kassian

Mon surnom Blokha.

« Eh ! pensai-je, il compose. »

Tout à coup, il tressaillit, se tut, puis regarda attentivement,dans l’épais du bois. Je me retournai et vis une petite paysanne,de huit ans environ, vêtue d’un sarafan bleu, avec un mouchoir àcarreaux sur la tête et un panier tressé pendu à son bras nu brunipar le soleil. Il est probable qu’elle ne s’attendait pas à levoir. Elle se heurtait, comme on dit, contre nous et restaitimmobile sur le fond vert d’un massif de coudriers, à l’ombre dansune clairière. Elle me regardait timidement de ses yeux noirs, puiselle disparut derrière un arbre.

– Anna, Annouchka, viens ici, ne crains rien ! luicria le vieux tendrement.

– J’ai peur, fit-elle d’une voix grêle.

– Non, n’aie pas peur, n’aie pas peur ; viens.

Anna quitta silencieusement sa retraite et s’approcha de nouspar un détour. Ses petits pieds ne faisaient point de bruit dansles hautes herbes. Elle déboucha de la coudraie et se trouva prèsdu vieillard. Elle avait, non pas huit ans, comme je l’avais crud’abord à sa petite taille, mais treize ou quatorze. Elle étaitpetite et maigre, mais gracieuse, et son visage ressemblaitsingulièrement à celui de Kassian, bien que celui-ci ne fût pasjoli garçon. C’étaient les mêmes traits anguleux, le même regardétrange, malin et confiant, rêveur et pénétrant ; c’étaientles mêmes gestes… Kassian la regardait, elle se tenait près delui.

– Quoi, lui dit-il, tu as ramassé deschampignons ?

– Oui, des champignons, répondit-elle avec un souriretimide.

– Tu en as trouvé beaucoup ?

– Beaucoup.

Elle jeta à Kassian un regard très vif et sourit encore.

– En as-tu trouvé des blancs ?

– Oui, il y en a des blancs.

– Montre donc, montre.

Elle baissa son panier, et souleva à demi la grande feuille debardane dont ses champignons étaient recouverts.

– Eh ! dit Kassian en se penchant, quels beauxchampignons ! Bravo ! Annouchka.

– C’est ta fille, Kassian ? demandai-je. (Annouchkarougit un peu.)

– Non, comme cela, une parente, répondit Kassian enaffectant une feinte négligence. Va avec Dieu, Annouchka, et prendsgarde.

– Pourquoi irait-elle à pied ? interrompis-je, nous laprendrons avec nous.

Annouchka rougit cette fois comme un coquelicot. Elle saisit desdeux mains la corde de son panier, et regarda le vieillard avecinquiétude.

– Non, elle ira bien, répondit-il du même ton indifférentet paresseux.

Annouchka disparut dans l’épaisseur du bois. Kassian la suivitdu regard, puis baissa la tête et sourit. Dans ce long sourire,dans les quelques paroles qu’il avait dites à l’enfant, dans le sonmême de sa voix, il y avait un amour indicible, une tendressepassionnée. Il regarda encore dans la direction qu’elle avaitprise, sourit de nouveau et, passant la main sur sa figure, secouala tête.

– Pourquoi l’as-tu si vite renvoyée ? lui demandai-je,je lui aurais acheté des champignons.

– Eh bien, vous pourrez en acheter à la maison, sivous le voulez, me répondit-il en employant pour la première foisle mot vous.

– Elle n’est pas ta petite ?

– Non… quoi !… répondit-il comme malgré lui, et ilretomba dans son mutisme primitif.

Voyant que tous mes efforts pour le faire parler étaient vains,je me dirigeai vers la coupe. La chaleur était tombée, mais lamalchance me poursuivit, et je dus regagner les métairies avec unessieu neuf et mon unique râle des genêts. En atteignant sa cour,Kassian se retourna vers moi.

– Bârine, bârine, j’ai des torts envers toi, c’est moi quiai ensorcelé tout le gibier !

– Comment cela ?

– C’est mon secret. Tu as là un chien bon et bien dressé,et pourtant il ne t’a guère servi. Et quand on pense que leshommes, hein ! les hommes ont fait cela de ce chien.

J’eusse vainement cherché à convaincre Kassian qu’onn’ensorcelle pas le gibier. Je m’abstins de répondre, etd’ailleurs, à ce moment, nous passions sous la porte cochère.

Annouchka n’était pas dans l’isba, elle était arrivée avant nouset avait laissé là son panier de champignons. Yerofeï ajusta lenouvel essieu après l’avoir soumis à un examen sévère. Une heureaprès seulement je pus partir après avoir eu quelque peine à faireaccepter à Kassian un peu d’argent. Sur mon instance, il réfléchit,prit la monnaie dans sa main et la glissa dans son sein. Jusqu’ànotre départ, il ne prononça pas dix mots ; il restait adossécontre la porte, tout à fait désintéressé des murmures et desreproches de mon cocher, et il répondit très froidement à mesadieux.

À peine hors de la cour, je m’aperçus que l’humeur de Yerofeï nes’était pas adoucie. C’est qu’en effet il n’avait rien trouvé pourcalmer sa faim, et qu’il n’avait pas même pu faire boire seschevaux. Avec un mécontentement visible, même sur sa nuque, il setenait sur sa banquette de trois quarts, désirant évidemment meparler, mais attendant mes questions, et se contentant de sermonnerses chevaux.

– Un village, murmura-t-il tout à coup, ça unvillage !

Vous demandez du kvas, pas de kvas. Ah ! Seigneur ! Etleur eau, c’est tout simplement… pouah ! (Il cracha.) Niconcombre, ni kvas, ni rien… Hé, toi, ajouta-t-il en s’adressant àla pristiajnaïa de droite, je te connais vaurien, tu fais semblantde tirer, n’est-ce pas… je te ferai… moi… (un coup de fouet) ;il a tout à fait tourné à la fourberie, tandis qu’avant, la bonnebête que c’était. Allons, allons, tourne la tête !…

– Dis-moi, je t’en prie, Yerofeï, quel homme est-ce que ceKassian ?

Yerofeï prit avant de répondre le temps de la réflexion. C’étaitun homme posé, mais je pus comprendre que ma question ne lui étaitpas désagréable.

– Blokha, dit-il en tirant les guides, c’est un hommecurieux, tout à fait un innocent. Quel homme étrange ! Il n’apas son pareil. Par exemple, il est comme ce cheval là, qui ne veutplus rien faire. C’est vrai que Blokha, de quel travail serait-ilcapable ? On ne sait où l’âme se tient, mais, quand même, ilest ainsi depuis l’enfance ! D’abord, il s’était mis avec sesoncles les voituriers. Ils avaient des troïkas, puis il s’en estlassé. Il est si agité ! Une vraie puce ! Il appartenait,pour son bonheur, à un bon bârine qui le laissa libre, et il enprofita pour courir comme une chèvre sans gîte. Dieu sait où !Et tantôt il est muet comme un morceau de bois, et tantôt il se metà parler, et ce qu’il dit, Dieu le sait ! Est-ce que c’est unevie, une manière ? Non, ce n’est pas une manière. C’est unhomme sans esprit. Pourtant il chante bien, assez bien.

– Est-ce qu’il guérit ?

– Comment, guérirait-il, lui ! Ce n’est pas un homme àcela. Il ne pourrait pas. C’est vrai qu’il m’a guéri de lascrofule… mais, ajouta Yerofeï après un silence, ce n’en est pasmoins un homme stupide, vrai…

– Il y a longtemps que tu le connais ?

– Oui, nous étions voisins sur le Sitchofka, à laKrassivaïa-Metcha.

– La petite Annouchka que nous avons rencontrée est-elle saparente ?

Yerofeï me regarda par-dessus l’épaule et bâilla de rire.

– Eh ! eh ! parente ! Une orpheline, ellen’a pas de mère, et même on ne sait pas qui a été sa mère… maiselle doit bien être à Blokha, car elle lui ressemble terriblement.Elle vit chez lui. Une fine fillette, il n’y a pas à dire, unebonne petite. Il l’adore, et, le croiriez-vous, il lui apprend àlire… On peut s’attendre qu’il réussisse. C’est un homme siextraordinaire, si incompréhensible. Hé ! hé ! cria-t-iltout à coup en arrêtant et en humant l’air, je crois que ça sent lebrûlé. Oui, justement… Ah ! les essieux neufs !… etpourtant je l’ai graissé… Je vais prendre de l’eau, voilà unemare.

Il descendit lentement, détacha le petit seau, puisa de l’eau,et prit plaisir à écouter le sifflement du moyeu de la roue quis’éteignait…

Six fois, en dix verstes, il dut arroser ainsi l’essieu qui secalcinait, et nous n’atteignîmes la maison qu’à la nuittombante.

LE BOURMISTRE

À une quinzaine de verstes de ma terre vit un jeune pomiéstchikde ma connaissance, ex-officier aux gardes, Arkadi PavlitchPenotchkine. Son domaine est très giboyeux. Sa maison a étéconstruite par un architecte français. Ses gens portent des livréesà l’anglaise et ses dîners sont excellents. Il reçoit ses hôtesavec une parfaite affabilité, et pourtant, on ne va pas volontierschez lui. C’est un homme réfléchi, positif : il a étéparfaitement élevé, il a servi, il s’est poli au contact du grandmonde et aujourd’hui il s’occupe d’agriculture avec succès. ArkadiPavlitch est, à son propre dire, sévère, mais juste. Il veille aubien-être de ses serfs et les châtie aussi pour leur bonheur.« Il faut les traiter comme des enfants, dit-il alors, et ilfaut prendre en considération leur ignorance. » Quand sonnel’heure des rigueurs nécessaires, il évite tout mouvement vif, toutéclat de voix ; il étend la main droite et dit au coupable« Je t’avais prié mon cher… » Ou bien :« Qu’as-tu donc, mon ami, reviens à toi… » Ses dents seserrent un peu, sa bouche se tord, et c’est tout. Il est de petitetaille, bien fait, joli de figure ; il prend le plus grandsoin de ses mains et de ses ongles, ses joues et ses lèvres rosesont la fleur de la santé. Il rit aux éclats, sans souci, et clignesouvent de ses yeux gris clair. Il s’habille avec goût, fait venirdes livres, des gravures et des journaux français, sans être pourcela grand liseur, car s’il a lu jusqu’au bout le Juiferrant, c’est tout. Il joue bien aux cartes.

En un mot, Arkadi Pavlitch passe pour un gentilhomme accompli etpour un des partis les plus désirables de tout notre gouvernement.Les dames raffolent de lui et vantent par-dessus tout ses manières.Il se tient très bien, prudent comme un chat, il ne s’est jamaiscompromis dans aucune histoire et pourtant il aime à se fairevaloir, à mater un rival. Mais il dédaigne toute mauvaise société,quoiqu’il se déclare, à ses heures, fervent d’Épicure. D’ailleurs,il méprise la philosophie en général, qu’il traite de« vaporeux aliment des âmes allemandes » ou en plus brefde « sottise ». Il aime la musique : en jouant auxcartes, il fredonne avec sentiment du bout des dents. Il sesouvient de Lucia et de La Somnambule – mais ilprend un peu trop haut. Il passe l’hiver à Saint-Pétersbourg. Samaison est merveilleusement ordonnée. Les cochers mêmes subissentson influence au point qu’ils nettoient, non seulement leursharnais et leurs armiaks, mais encore leur visage. Les dvorovid’Arkadi Pavlitch sont, il est vrai, un peu taciturnes – mais enRussie on distingue malaisément le morose de l’endormi. ArkadiPavlitch a la voix onctueuse, il mesure sa phrase et filtrevoluptueusement chaque vocable à travers ses belles moustachesparfumées. Il assaisonne volontiers ses discours de quelquesexpressions françaises telles que : « Mais c’estimpayable ! mais comment donc ! » etc. Malgré tout,je ne le visite pas très volontiers et, sans les coqs de bruyère etles perdrix, il est probable que j’aurais cessé de le voir. Onsouffre de vagues inquiétudes chez lui ; tout ce luxe debien-être n’a rien de réjouissant, et le soir, quand le valet dechambre frisé, en livrée bleue à boutons blasonnés, vient voustirer vos bottes obséquieusement, vous pensez que si, au lieu decette silhouette correcte et maigre, s’offraient à vos yeux leslarges pommettes, le nez incroyablement épaté d’un vigoureux garsrécemment tiré de sa charrue et déjà parvenu à faire craquer enplusieurs endroits les coutures de son cafetan de nankin neuf, vousvous réjouiriez fort, fût-ce au risque de voir votre botte sedéchirer jusqu’à la cheville sous la rude main du drôle.

Malgré mon peu de sympathie pour Arkadi Pavlitch, il m’arriva depasser une nuit chez lui. Le lendemain, de bonne heure, je fisatteler ma voiture : mais il ne voulut pas me laisser partiravant le déjeuner à l’anglaise et m’entraîna vers son cabinet. Onnous servit, avec le thé, des côtelettes, des œufs, du beurre, dumiel, du fromage, etc. Deux silencieux valets, gantés de blanc,prévenaient prestement nos moindres désirs. Nous étions assis surun divan de Perse. Arkadi Pavlitch portait de larges culottes desoie, une veste en velours noir, un fez élégant à gland bleu et despantoufles jaunes à la chinoise. Il prit du thé, rit, contempla sesongles, fuma, pelotonna un coussin sous lui et se montra fort gai.Après avoir bien mangé et avec un visible plaisir, il se versa unverre de vin rouge, le porta à ses lèvres et fronça lessourcils.

– Comment le vin n’a-t-il pas été chauffé ? dit-ilsèchement à l’un des valets.

Le valet se troubla, pâlit et resta comme pétrifié.

– Mais, je t’interroge, mon cher, reprit le maître aveccalme, les yeux braqués sur le pauvre homme.

Le valet piétina sur place, tordit la serviette qu’il tenait àla main, et resta silencieux. Arkadi Pavlitch baissa le front touten continuant à regarder pensivement le malheureux, mais endessous.

– Pardon, cher ami, me dit-il avec un sourire aimable en meposant amicalement la main sur le genou, et il regarda de nouveaule valet.

– Allons, va, dit-il enfin en relevant les sourcils.

Il sonna. Entra un homme obèse, brun, au front bas, aux yeuxnoyés de graisse.

– Pour Fédor, dit à demi-voix Arkadi Pavlitch,admirablement maître de lui-même : fais tes préparatifs.

– À vos ordres, répondit le gros et il sortit.

– Voilà, mon cher ami, les désagréments de la campagne, medit Arkadi Pavlitch avec un sourire… Mais où allez-vous ?Restez donc encore un peu.

– Non, répondis-je, il est temps.

– Et toujours à la chasse ! Ah ! ceschasseurs ! Mais c’est une passion ! De quel côtéallez-vous ?

– À quarante verstes d’ici, à Riabovo.

– À Riabovo ! Ah Dieu ! Alors j’irai avec vous.Riabovo est à cinq verstes de Chipilovka et il y a longtemps que jen’y suis allé. Pas moyen de trouver une journée libre ! Maiscela tombe à merveille. Vous chasserez tout le jour et le soir vousêtes à moi. Charmant ! nous souperons ensemble, j’emmènerai lecuisinier… Vous coucherez chez moi, ajouta-t-il sans attendre maréponse. Charmant ! charmant ! C’est arrangé. Hé !quelqu’un ! qu’on attelle la voiture. Vous n’êtes pas encoreallé à Chipilovka ? Je devrais hésiter à vous offrir une nuità passer dans l’isba de mon bourmistre, mais je sais que vous êtestrès accommodant. À Riabovo vous auriez certainement couché dans unhangar… Partons, partons !

Et Arkadi Pavlitch fredonna une romance française.

– Vous ne savez peut-être pas, reprit-il en se dandinantsur ses deux jambes, que là-bas mes moujiks sont tous redevanciers.Une constitution… Que faire ? Ils payent exactement leursredevances. J’avoue que je les aurais volontiers mis de préférenceà la corvée. Il est d’ailleurs incroyable qu’ils parviennent àjoindre les deux bouts… C’est leur affaire ! J’ai là unbourmistre très fort, un homme d’État, vous verrez… Comme tout celatombe bien !…

Il n’y avait pas à s’en défendre. Mais, au lieu de partir à neufheures, nous ne fûmes prêts qu’à deux heures de l’après-midi. Leschasseurs comprendront mon impatience. Arkadi Pavlitch aimant,comme il l’avouait, le confort, prit avec lui tant de linge, devivres, d’habits, de coussins et tant de « nécessaires »qu’il y eût eu, pour un Allemand économe, de quoi vivre tout un an.À chaque relais, il faisait à son cocher d’énergiques et brèvesrecommandations, d’où je conclus que mon compagnon de voyage étaitun poltron. Au reste, tout se passa très heureusement, sauf que,sur un petit pont récemment réparé, la telega qui portait lecuisinier se renversa et l’une des roues de derrière lui foulal’estomac. Cet accident effraya fort Arkadi Pavlitch. Il fitdemander si les mains du précieux domestique étaientintactes ; comme on répondit affirmativement, l’excellenthomme reprit toute sa sérénité.

Cependant, nous cheminions lentement. Assis à côté d’ArkadiPavlitch, je m’ennuyai d’autant plus que, depuis quelques heures,mon interlocuteur n’ayant plus rien à me dire commençait à se poseren ennemi des libertés publiques. Enfin, nous arrivâmes, non àRiabovo, mais à Chipilovka. Il était trop tard pour que jesongeasse à chasser ce jour-là : et je me résignai le cœurserré. Le cuisinier nous avait précédés de quelques minutes. Jecrus m’apercevoir qu’il avait fait quelques préparatifs et avertile personnage le plus intéressé à connaître d’avance notre visite.À l’entrée même du village, nous vîmes accourir le starost, fils dubourmistre, paysan vigoureux, roux, haut de six pieds, à cheval,sans bonnet, vêtu de son meilleur armiak ballant.

– Où est Sofron ? demanda Arkadi Pavlitch.

Avant tout le starost mit pied à terre, s’inclina jusqu’à laceinture et marmotta :

– Salut, batiouchka Arkadi Pavlitch.

Puis il releva la tête et dit que Sofron était à Perov, mais quedéjà on était allé le chercher.

– C’est bien, suis-nous, dit Arkadi Pavlitch.

Le starost, par convenance, prit à gauche, puis remonta à chevalet se mit à trotter derrière nous, le bonnet à la main. Noustraversâmes le village, nous rencontrâmes quelques moujiks quirevenaient de la grange dans leurs telegas vides, les jambes enl’air, chantant ; mais à la vue de la voiture et du starostils se turent, ôtèrent leur bonnet d’hiver (nous étions pourtant enété) et s’alignèrent, semblant attendre des ordres. Arkadi Pavlitchles salua avec bienveillance. Tout le village fut bientôt enémoi ; des babas, en robes à carreaux, lançaient des éclats debois aux chiens peu sagaces et trop zélés. Un vieux boiteux, décoréd’une barbe qui montait jusqu’aux yeux, arracha du puits un chevalet lui porta un violent coup dans le flanc, puis fit une révérencedevant notre portière. Des enfants en longue chemise s’enfuyaienten criant vers leurs isbas et se jetaient à plat ventre sur leseuil, la tête basse et les pieds en l’air, et là, dansl’obscurité, voyaient tout sans se montrer. Les poules elles-mêmesprenaient le galop pour gagner le dessous des portes. Seul un bravecoq, à la poitrine noire de satin, relevant sa queue rouge jusqu’àsa crête, parut vouloir tenir le milieu de la route, quand tout àcoup il se troubla lui-même et s’enfuit aussi.

L’isba du bourmistre était située à l’écart dans une vertechènevière. Nous nous arrêtâmes à l’entrée de la cour.M. Penotchkine se leva, laissa tomber pittoresquement sonmanteau et descendit de la calèche en jetant autour de lui unregard serein. La femme du bourmistre vint au-devant de nous etbaisa la main du maître qui se laissa faire, puis monta sur leperron. Dans un coin obscur de l’antichambre se tenait la femme dustarost, saluant profondément sans oser aspirer aux honneurs de lamain. Dans ce qu’on appelle la chambre froide – à côté del’antichambre – étaient deux autres femmes très occupées à ladébarrasser de brocs vides, de vieilles touloupes, de pots àbeurre, d’un berceau où dormait un marmot parmi des chiffons ;puis elles tassaient des balayures au moyen de balai de crin.Arkadi Pavlitch les fit sortir et alla s’asseoir sur le bancau-dessous des icônes. Alors les cochers apportèrent les coffres,les caisses, les cassettes, tout en ayant soin d’amortir le bruitde leurs lourdes bottes.

Arkadi Pavlitch questionnait le starost sur la moisson, lessemailles et autres objets d’économie rurale. Le starost faisaitdes réponses satisfaisantes, mais il parlait gauchement, avecflegme, comme il eût boutonné son cafetan avec des doigts gelés. Ilse tenait contre la porte et se rangeait à chaque instant pourlivrer passage aux allées et venues des valets. Derrière sesépaules d’hercule, je vis la femme du bourmistre frapper sans bruitune autre baba… Tout à coup, on entendit le roulement d’une telegaqui s’arrêtait devant le perron et le bourmistre entra. L’hommed’État était petit, large d’épaules, grisonnant, bien bâti ;le nez rouge, de petits yeux bleus, et la barbe en éventail. Notonsen passant que, depuis que la Russie existe, on n’y a pas encore vuqu’un seul homme soit devenu obèse et riche sans qu’il lui aitpoussé en même temps une barbe en éventail. Tel a porté toute savie une barbe pointue et, sans transition, le voilà ceint d’uneauréole. D’où vient tout ce poil ?

Le bourmistre s’était sans doute rafraîchi à Perov. Il avait levisage enluminé et sentait le vin.

– Ah ! vous nos[67] pères,et bienfaiteurs ! dit-il avec un tel attendrissement que jem’attendais à le voir fondre en larmes. Vous avez enfin daignévenir !… La petite main, batiouchka, la petite main !ajouta-t-il en allongeant d’avance ses lèvres.

Arkadi Pavlitch satisfit à son désir.

– Eh bien, frère Sofron, comment vont les affaires ?lui demanda-t-il d’une voix affable.

– Ah ! vous, nos pères ! et comment iraient-ellesmal, quand vous, nos pères et bienfaiteurs, avez, par votre venue,illuminé notre petit village ! Vous nous avez rendus heureuxjusqu’à la tombe. Eh ! grâce à Dieu, Arkadi Pavlitch, grâce àDieu, tout va bien par votre bienveillance.

Sofron se tut, regarda le bârine et, comme entraîné par un éland’amour (où l’ivresse était pour quelque chose), il baisa encoreune fois la main du maître, puis reprit avec un nouvelentrain :

– Ah ! vous, nos pères et bienfaiteurs, eh !quoi !… la joie me rend fou… pardieu, je regarde et je n’encrois pas mes yeux… Ah ! vous, nos pères et…

Arkadi Pavlitch me regarda, sourit et me dit en français :« N’est-ce pas que c’est touchant ? »

– Oui, batiouchka Arkadi Pavlitch, reprit le bourmistre,mais comment cela, donc, vous me chagrinez, batiouchka. Comment,vous ne me faites pas savoir que vous venez !… Ici, ce n’estguère propre…

– Ça ne fait rien, Sofron, répondit en souriant ArkadiPavlitch, ça va bien.

– Ah ! nos pères ! ça va bien pour nous autresmoujiks, mais pour vous, nos pères et bienfaiteurs…, pardonnez-moi,je ne suis qu’un imbécile, j’ai l’esprit à l’envers, Dieu du ciel,à l’envers !…

On servit à souper. Arkadi Pavlitch se mit à table. Lebourmistre fit sortir son fils sous prétexte qu’il augmentait lapesanteur de l’air.

– Eh bien, vieux, en as-tu fini avec les voisins pour lecadastre ?

– C’est fini, batiouchka, toujours par ta grâce,avant-hier, nous avons signé l’accord. Ceux de Khlinovskaïa ontd’abord fait des façons. Ils se montraient difficiles, ilsdemandaient… ils demandaient… Dieu sait quoi… Des fous,batiouchka ; mais nous, batiouchka, par ta grâce, nous avonssatisfait Nikolas Nikolaevitch. Nous avons agi selon tesintentions, batiouchka. Comme tu as dit, nous avons agi d’accordavec Egor Dmitrich.

– Egor m’a fait son rapport, dit majestueusement ArkadiPavlitch.

– Comment donc ! batiouchka, Egor Dmitrich, commentdonc !

– Alors, vous êtes contents maintenant ?

Sofron n’attendait que ce mot.

– Ah vous ! nos pères et bienfaiteurs !recommença-t-il à chanter, gardez-nous vos bonnes grâces !Nous prions le Seigneur Dieu, nuit et jour, pour vous, nospères !… Sans doute, nous avons bien peu de terre ici…

Arkadi Pavlitch l’interrompit.

– Allons, c’est bien, Sofron ; je sais que tu es unserviteur dévoué. Que rend le battage ?

Sofron soupira.

– Eh bien, nos pères, le battage n’est pas tout à faitsatisfaisant. Mais quoi, Arkadi Pavlitch, que je vous rapporte unepetite affaire toute récente.

Il s’approcha de M. Penotchkine, se pencha en arrondissantles bras, en clignant d’un œil et dit :

– Un cadavre a été trouvé sur nos terres.

– Comment cela ?

– Nos pères !… mais je ne puis le comprendremoi-même ! Il faut, batiouchka, que le Malin y soit mêlé. Nousavons encore de la chance que ce soit à la lisière, près d’un champqui appartient à d’autres. Mais, entre nous, c’était bien sur notreterre. J’ai lestement fait transporter le cadavre dans le champ duvoisin pendant qu’on le pouvait encore. J’ai posé une sentinelle etj’ai recommandé le silence. Puis je me suis rendu chez le stanovoï,je l’ai informé à ma manière, puis je lui ai fait boire du thé…Qu’en pensez-vous, batiouchka ? Et je lui ai laissé un petitgage de reconnaissance. De la sorte, la chose est restée sur le dosdu voisin. Et un cadavre, vous le savez, cela vaut deux centsroubles de formalités ; c’est un compte réglé.

M. Penotchkine rit beaucoup de l’exploit de son bourmistreet me dit en français, en me le montrant de la tête :« Quel gaillard ! hein ? »

La nuit étant venue, Arkadi Pavlitch fit enlever la table etapporter du foin. Le valet de chambre étendit des draps de lit etdisposa des oreillers. Nous nous couchâmes. Sofron partit aprèsavoir reçu de son maître des recommandations pour le lendemain et,avant de s’endormir, Arkadi Pavlitch me fit l’éloge du moujikrusse, ajoutant qu’il n’avait jamais eu d’arriéré depuis que Sofronétait son régisseur…

Le garde de nuit frappait sur la planche, un enfant pleuraitdans un coin de l’isba. Nous nous endormîmes.

Nous nous levâmes d’assez bonne heure. Je m’étais promis d’allerà Riabovo ; mais Arkadi Pavlitch témoigna un si grand désir deme montrer sa propriété que je me décidai à rester. J’avoue quej’étais curieux de vérifier par moi-même les qualités de l’hommed’État Sofron. Celui-ci parut. Il était en armiak bleu et enceinture rouge ; il parlait moins que la veille, regardait sonmaître avec une attention pénétrante et faisait des réponseshabiles et posées. Nous nous rendîmes ensemble à l’aire. Le fils deSofron, le starost de trois archines – un sot à coup sûr – nousaccompagnait également, et la marche était fermée par Fedocéitch,ancien soldat, aux prodigieuses moustaches, avec la plus étrangephysionomie qu’on pût voir. On eût dit qu’ayant un jour rencontréun sujet d’effarement extraordinaire, cet homme n’avait jamais puen revenir tout à fait. Nous inspectâmes l’aire, les greniers, leshangars, les magasins, le moulin à vent, les étables, les potagers,les chènevières. Tout était vraiment bien tenu. Les figures tristesdes moujiks seules me choquaient.

Sofron savait même joindre l’agréable à l’utile. Les fossésétaient bordés de jeunes aubiers ; de petits sentiers sablésserpentaient sur l’aire entre les meules régulièrement entassées.Au-dessus du moulin à vent pivotait une girouette représentant unours qui tirait une longue langue éclatante ; sur la façadeextérieure des étables, Sofron avait fait exécuter une espèce defronton grec sous lequel on lisait en grosses lettres blanchescette inscription d’un style particulier :

CONSTRUIT DANS LE VILLAGE

DE CHIPILOVKA

EN 1840

UNE ÉTABLE

Arkadi Pavlitch s’attendrit jusqu’aux larmes. Il m’exposa enfrançais les avantages du système de la redevance, tout en notantque la corvée est plus précieuse pour le pomiéstchik.

– Mais on ne peut tout avoir.

Et il se mit à donner des conseils au bourmistre sur la manièrede planter la pomme de terre, sur la préparation du breuvage desbestiaux, etc. Sofron écoutait avec attention et, parfois, sepermettait des objections, car il n’appelait plus Arkadi Pavlitch« père et bienfaiteur » et ne cessait guère de dire quele terrain manquait et qu’il faudrait en acheter.

– Eh bien, répondit Arkadi Pavlitch, réunissez vos moyenset achetez – sous mon nom – je ne m’y oppose pas.

Sofron ne répondait qu’en se caressant la barbe.

– Allons-nous au bois ? me ditM. Penotchkine.

On nous amena des chevaux de selle et nous entrâmes dans letaillis giboyeux. Arkadi Pavlitch, tout joyeux, frappait de petitscoups affectueux sur l’épaule de Sofron. En sylviculture, cegentilhomme s’en tenait aux idées russes. Il me conta mêmel’anecdote – selon lui fort plaisante – d’un pomiéstchik facétieuxqui avait arraché d’un coup, à son forestier, la moitié de labarbe, pour lui faire comprendre qu’il n’est point vrai que plus onôte plus il repousse… En toute autre chose, d’ailleurs, ArkadiPavlitch et Sofron n’étaient point de parti pris contre lesinnovations.

En revenant au village, le bourmistre lui montra un moulin àvanner, récemment importé de Moscou. Ce van fonctionna sous nosyeux à la gloire de Sofron… Et pourtant, s’il avait pu prévoir ledésagrément qui l’attendait en cet endroit, il se seraitcertainement privé de ce dernier plaisir.

À la sortie du hangar, à quelques pas de la porte, près d’unemare où s’ébattaient trois canards, nous aperçûmes deuxmoujiks : l’un, vieillard de soixante-dix ans ; l’autre,garçon de vingt ans, tous deux vêtus de chemises rapiécées, descordes pour ceintures et les pieds nus.

Fedocéitch s’agitait autour d’eux et les aurait probablementdécidés à s’éloigner si nous étions restés plus longtemps dans lehangar. Mais, en nous apercevant, il se mit au port d’armes, etresta immobile sur place. Auprès de lui le starost indécis crispaitses poings. Arkadi Pavlitch fronça les sourcils, se mordit la lèvreet marcha droit au groupe. Les deux moujiks se jetèrent à sespieds.

– Quoi ? Que voulez-vous ? Parlez, dit-il d’unevoix nasillarde.

Les malheureux échangèrent un coup d’œil et restèrent muets. Ilsclignaient des yeux comme éblouis et haletaient.

– Eh bien, quoi donc ? reprit Arkadi Pavlitch, et setournant vers Sofron : – De quelle famille sont-ils ?

– De la famille Toboleiev, répondit lentement lebourmistre.

– Eh bien, que voulez-vous ? dit de nouveau ArkadiPavlitch. N’avez-vous pas de langue ? Parle, toi, vieux.Qu’est-ce qu’il te faut ? N’aie pas peur, imbécile !

Le vieillard tendit son cou de bronze, tout ridé, ouvritgauchement ses grosses lèvres bleuies et dit d’une voixchevrotante :

– Défends-nous, seigneur !…

Et, de nouveau, il tomba le front à terre ; le jeune hommel’imita. Arkadi Pavlitch les regarda gravement, puis changeantd’attitude :

– Quoi ? dit-il, de quoi te plains-tu ?

– Grâce, seigneur ! laisse-nous respirer. Nous sommestorturés, martyrisés…

Le vieillard parlait avec peine.

– Et qui donc te martyrise ?

– Mais… le bourmistre, batiouchka.

Arkadi Pavlitch resta un moment silencieux.

– Comment t’appelle-t-on ? reprit-il.

– Anthippe, batiouchka.

– Et ce garçon ?

– C’est mon fils, batiouchka.

Arkadi Pavlitch se tut de nouveau et tordit sa moustache.

– Eh bien, qu’est-ce que t’a fait Sofron ?prononça-t-il en regardant le vieillard à travers sa moustache.

– Batiouchka ! il nous a dépouillés, ruinés… il adonné par passe-droit deux de mes fils au recrutement et il veutm’enlever le troisième. Hier, il m’a pris ma dernière vache et, SaGrâce (il désignait le starost) a battu ma baba !

– Hum ! fit Arkadi Pavlitch en fronçant lessourcils.

– Ne permets pas qu’il nous achève, pèrenourricier !…

– Qu’est-ce que cela veut dire, pourtant ? demanda lemaître au bourmistre à demi-voix.

– Un ivrogne, répondit le bourmistre de même, un paresseux…Il ne parvient pas à sortir des arriérés.

– Oui, cria le vieillard, et même que Sofron Yakovlitch apayé pour moi, batiouchka, voilà cinq ans… et, sous prétexte qu’ilpaye pour moi, il fait de moi son esclave, batiouchka, et voilàque…

– Mais pourquoi avais-tu des arriérés ? ditM. Penotchkine d’un air mécontent. (Le vieillard baissa latête.) Tu aimes à boire, tu cours les cabarets ! (Le vieillardallait répondre.) Je vous connais, poursuivit Arkadi Pavlitch avecemportement. Boire et dormir, voilà votre vie ! Et c’est lemoujik laborieux qui paye pour vous !

– De plus, c’est un homme grossier, intervint lebourmistre.

– Eh ! cela va sans dire, c’est toujours ainsi !Je l’ai observé plus d’une fois ! Il a fait la débauche toutel’année durant, et maintenant il se jette aux pieds dubârine !

– Batiouchka ! dit le vieillard désespéré,batiouchka ! grâce, pitié !… Grossier, moi ?… Je tedis devant Dieu, batiouchka Arkadi Pavlitch, que tout cela estau-dessus de mes forces !… Sofron Yakovlitch m’a pris enhaine, pourquoi ? Que Dieu le juge ! Il m’a ruiné… Voilàmon dernier enfant… eh bien… (et dans les yeux jaunes du vieillardapparut une larme) grâce ! seigneur, défends-nous.

– Et nous ne sommes pas les seuls qu’il persécute, dit lejeune moujik.

Arkadi Pavlitch prit feu tout à coup.

– Qui t’a interrogé ? dit-il au jeune homme. Commentoses-tu me parler ! Qu’est-ce que c’est donc que cela ?Mais c’est de la révolte !… Ah ! je vous le dis, il nefait pas bon à se révolter contre moi… chez moi… (Arkadi Pavlitchfit un pas, mais sans doute il se souvint de ma présence, sedétourna et enfonça ses mains dans ses poches.)

– Je vous demande bien pardon, mon cher, me dit-il enfrançais, avec un sourire forcé et en baissant le ton ; c’estle mauvais côté de la médaille… C’est bon, c’est bon, continua-t-ilsans regarder les moujiks, je prendrai mes mesures ; c’est bonallez. (Les moujiks ne bougeaient pas.) Eh bien ? on vous dit,c’est bon. Partez donc !… Je donnerai des ordres, on vousdit.

Arkadi Pavlitch leur tourna le dos en murmurant :« Toujours des désagréments. » Puis il regagna à grandspas l’isba du bourmistre. Sofron le suivait. Fedocéitch faisait degros yeux et semblait vouloir bondir. Le starost se mit à effrayerles canards. Les suppliants restèrent encore quelques instants surla place, puis, après s’être regardés l’un l’autre, ils se levèrentet s’enfuirent sans détourner la tête.

Deux heures après, j’étais à Riabovo avec Anpadiste, un moujikde ma connaissance, et je me préparais à chasser. Jusqu’au momentde mon départ, M. Penotchkine parut bouder Sofron.

Je parlai à Anpadiste des paysans de Chipilovka et deM. Penotchkine et lui demandai s’il connaissait lebourmistre.

– Sofron Yakovlitch ? Comment donc !

– Et quel homme est-ce ?

– Ce n’est pas un homme, c’est un chien, et d’ici à Kourskon ne trouverait pas un chien aussi méchant que lui.

– Et pourquoi ?

– Mais, savez-vous ? Chipilovka lui appartient. Cen’est que nominalement la propriété de M. Penotchkine. C’estSofron qui possède.

– Vraiment ?

– Il possède Chipilovka comme son propre bien. Il n’y a pasun moujik qui ne soit endetté envers lui jusqu’au cou. Et il lesfait tous travailler pour lui comme s’ils étaient ses serfs ;il envoie l’un à l’oboze, l’autre ailleurs. Il les surmène…

– Je crois que le terrain leur manque.

– Allons donc ! Mais Sofron loue à ceux de Khlinovquatre-vingts déciatines et à ceux de notre endroit cent vingt, envoilà deux cents ! Et il ne trafique pas seulement desterrains, il fait commerce de chevaux, de bétail, de goudron et derésine, de beurre et de chanvre et cent autres choses encore. Ilest habile, très habile ! et riche ! Ah !l’animal ! Mais il a la rage de frapper, voyez-vous. Ce n’estpas un homme, c’est un chien, ou plutôt… en un mot, c’est unfauve.

– Pourquoi les moujiks ne se plaignent-ils pas de lui àleur vrai seigneur ?

– Ah oui ! Qu’est-ce que ça lui fait, à lui ?pourvu qu’il touche son revenu !… Que lui faut-il deplus ? Et puis, essaye donc, ajouta-t-il après un courtsilence. Plains-toi. Oh ! alors, tu verras ! Non, il tefera… Voilà comment !…

Je me rappelai Anthippe, et je racontai brièvement ce quej’avais vu.

– Eh bien, à présent, dit Anpadiste, Sofron mangera levieux, il le mangera tout à fait… Et savez-vous pourquoi il lui enveut tant ? À la réunion du village, Anthippe n’y pouvant plustenir s’est querellé avec le bourmistre, et c’est depuis… Lestarost l’assommera… Ah ! le pauvre homme ! à présent ilsvont l’achever. Sofron sait à qui il s’attaque, ce chien !Dieu me pardonne ! Il laisse tranquille les riches, mais là ilavait beau jeu. Vous savez qu’il a pris pour le recrutement, sanségard au tour de rôle, deux des fils d’Anthippe ?

Nous nous mîmes à chasser.

LE COMPTOIR

C’était en automne. Depuis plusieurs heures déjà, j’errais dansles champs avec mon fusil, et il est probable que je n’aurais puatteindre avant la nuit à l’auberge de la grande route de Koursk oùm’attendait ma troïka, si une pluie fine et très froide qui, depuisle matin, me poursuivait impitoyablement avec un acharnement devieille fille, ne m’eût obligé à chercher autre part un refuge.Tout en m’orientant, j’aperçus une espèce de guérite rustique prèsd’un champ de haricots. J’y allai et, soulevant une grossièrenatte, je vis un vieillard si faible, si chétif, que je me rappelaien le regardant ce bouc mourant que trouva un jour Robinson dansune caverne de son île. Assis sur son séant, le vieux clignait deses yeux ternes et mâchonnait, (sans dents) à la façon d’un lièvre,des pois chiches très durs qu’il faisait rouler avec sa langue dedroite à gauche dans sa bouche, et cette opération l’absorbait sibien qu’il ne m’aperçut pas.

– Eh ! dédouchka, lui dis-je.

Il cessa de mâcher, leva les sourcils et écarquilla les yeuxavec effort.

– Quoi ? marmotta-t-il d’une voix chevrotante.

– Quel est le plus prochain village ? luidemandai-je.

Il se mit à mâchonner.

Je répétai ma question un peu plus haut, voyant qu’il ne m’avaitpas entendu.

– Un village ? Quoi ? Qu’est-ce que tuveux ?

– Je veux me mettre à l’abri de la pluie.

– Oui. (Il gratta sa nuque hâlée.) Eh bien, c’est bon,marmotta-t-il en gesticulant avec désordre… Va… Quand tu aurasdépassé un bois, quand tu l’auras dépassé, il y aura une route…Prends toujours à droite, et puis tu la laisses, cette route, etalors tu arrives à Ananievo où tu tombes dans Sitovka.

Je compris difficilement le vieillard. Ses moustaches legênaient et sa langue était un peu paralysée.

– D’où es-tu ? lui demandai-je.

– Quoi ?

– D’où es-tu ?

– D’Ananievo.

– Que fais-tu ?

– Quoi ?

– Que fais-tu ?

– Je garde.

– Et qu’est-ce que tu gardes ?

– Les pois.

Je ne pus m’empêcher de rire.

– Voyons ! quel âge as-tu ?

– Dieu le sait.

– Tu ne vois plus bien clair ?

– Quoi ?

– Tu vois mal, n’est-ce pas ?

– Mal, et il arrive aussi que je n’entends pas.

– Alors, quel gardien es-tu donc ?

– C’est l’affaire des supérieurs.

« Les supérieurs », pensai-je, et je regardai aveccompassion le pauvre vieillard. Il tira de son sein un morceau depain rassis et se mit à le sucer comme font les petits enfants, enaspirant avec effort ses joues déjà extrêmement creuses.

Je longeai le petit bois, puis je tournai à droite, et toujoursà droite, comme l’avait conseillé le vieillard, et j’y gagnai enfinun grand village dont l’église en pierre était, selon le goûtmoderne, ornée de colonnes. Devant l’église s’élevait une grandemaison aussi à colonnes. En outre, à travers le crible de lagiboulée, j’aperçus une maison à deux cheminées avec un toit enbois : sans doute l’habitation du starost. Je m’y dirigeai,espérant y trouver un samovar, du thé, du sucre et de la crèmefraîche. Accompagné de mon chien transi, je gagnai le perron,franchis le vestibule et j’ouvris la porte. Mais, au lieu du décorordinaire des isbas, je vis plusieurs tables chargées de papiers,deux armoires rouges, des écritoires tachées de croûtes d’encre,des sabliers d’étain très lourds, de longues plumes, etc.… Surl’une des tables était assis un jeune homme d’une vingtained’années, au front huileux, aux tempes longues. Il était vêtu d’unlong cafetan de nankin gris tout lustré au collet et à lapoitrine.

– Que désirez-vous ? me demanda-t-il en élevantbrusquement la tête, à peu près comme font les chevaux qu’on prendà l’improviste par le museau.

– Est-ce ici que demeure le gérant ?…

– C’est ici le principal comptoir seigneurial, dit-il enm’interrompant. Je suis l’employé de service. N’avez-vous pas lul’enseigne ? Les enseignes sont faites pour être lues.

– Je voudrais me sécher quelque part. Pourrait-on trouverun samovar dans le village ?

– Comment n’y aurait-il pas de samovar ? répondit avecfierté mon interlocuteur. Allez chez le père Timofeï ou bien àl’isba des dvorovi, ou bien encore chez Agrafena l’oiselière.

– Avec qui parles-tu donc, imbécile ? Tu m’empêches dedormir, fit une voix partant de la chambre voisine.

– C’est un monsieur tout mouillé qui demande où il pourraitse sécher.

– Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?

– Je ne sais pas : il a un chien et un fusil.

Un lit craqua et quelques secondes après une portes’ouvrit : entra un homme d’une cinquantaine d’années, gros,petit, des yeux à fleur de tête, un cou de taureau, des jouesextraordinairement rondes et le tout très luisant.

– Qu’y a-t-il pour votre service ? medemanda-t-il.

– Je voudrais me sécher.

– Ce n’est pas le lieu.

– J’ignorais que ce fût ici un comptoir. Au reste, jepaierais volontiers.

– Au fait, on peut s’arranger, reprit-il. Vous plaît-il depasser ici ? (Il m’introduisit dans une autre pièce, non pascelle d’où il sortait.) Êtes-vous bien ici ?

– Très bien. Pourrais-je avoir du thé et de lacrème ?

– À votre service, tout de suite. En attendant, daignezvous déshabiller et vous reposer. Le thé sera prêt dans cinqminutes.

– À qui appartient ce domaine ?

– À Mme Losniakova, Élena Nikolaïevna.

Il sortit.

Je regardai autour de moi. Contre la mince cloison qui séparaitma chambre du bureau était adossé un divan massif couvert decuir ; de l’un et de l’autre côté de l’unique fenêtre, étaitune chaise tendue aussi de cuir et à très haut dossier. La fenêtredonnait sur la rue. Aux murs tapissés d’un papier à dessins rosessur fond vert pendaient trois immenses tableaux à l’huile. L’unreprésentait un chien couchant avec un collier bleu de ciel etcette inscription : « Voici ma joie. » Aux pieds duchien coulait une rivière et, plus loin, sur l’autre rive, sous unpin, se tenait assis un lièvre d’une grandeur démesurée, l’oreilledressée. Le second tableau représentait deux vieillards en train demanger un arbouse[68] etderrière l’arbouse s’élevait un portique grec sur le fronton duquelon lisait la dédicace : « Temple de laSatisfaction. » Le sujet du troisième tableau était une femmedemi-nue, couchée, peinte en raccourci, les genoux rouges, lespieds très gros. Mon chien se hâta de se glisser, par des effortssurnaturels, sous le divan où il y avait sans doute beaucoup depoussière, car il éternua terriblement. Je regardai dans la rue.Là, du comptoir à la maison domaniale, s’étendaient obliquement desplanches, précaution fort naturelle, car des deux côtés de cetteplanche de salut la bonne terre végétale, détrempée par les pluies,formait une boue effrayante. Autour de l’habitation qui tournait ledos à la rue se passaient les scènes ordinaires de la viequotidienne, autour des maisons seigneuriales. Les filles dvorovi,en robe d’indienne fanée, allaient et venaient. Les dvorovierraient dans la boue, s’arrêtaient d’un air songeur et segrattaient le dos. Le cheval d’un dizainier jouait paresseusementde la queue en levant la tête et s’amusait à ronger la palissade.Les poules gloussaient, des dindons poitrinaires échangeaient sanscesse des appels. Sur le perron d’un petit bâtiment noirâtre etvermoulu était assis un garçon robuste qui chantait assez bien ens’accompagnant de sa guitare, la chanson qui commenceainsi :

Et je me retire au désert.

Loin, bien loin de ces lieux.

Le gros homme rentra en ce moment :

– Monsieur, voici votre thé, me dit-il d’un airavenant.

Le jeune homme au cafetan gris, l’employé de service, ouvrit unevieille table à jouer, y établit une nappe bleue, y dressa lesamovar, puis la théière, un verre dans une soucoupe ébréchée, unpot de crème et un chapelet de craquelitas de Bolkhov, durs commela pierre.

Le gros homme sortit.

– Qui est-ce ? demandai-je au garçon de service. Legérant ?

– Non, il était premier caissier ; maintenant il estpromu chef du comptoir.

– Vous n’avez donc pas d’intendants, ici ?

– Non, nous avons un bourmistre, Mikhaïlo Vikoulov.

– Il y a donc un régisseur ?

– Un régisseur ? Comment donc ! Oui, un Allemand,Karlo Karlitch Lindamandol. Seulement ce n’est pas lui quirégit.

– Et qui donc ?

– La bârinia elle-même.

– Ah ! Et dans votre comptoir, êtes-vous beaucoupd’employés ?

Le petit commis resta songeur.

– Six, dit-il enfin.

– Qui et qui ?

– Voici : ce serait d’abord Vassili Nikolaïevitch, lepremier caissier, puis Petr, le chef de bureau, puis Ivan,l’employé, frère de Petr, un autre Ivan, l’employé KoskenkineNarkizov, employé aussi, et moi… les voilà tous.

– Votre bârinia a une nombreuse dvornia ?

– Non, pas trop.

– Combien, à peu près ?

– Ça fera environ cent cinquante dvorovi.

Nous gardâmes un moment le silence tous les deux.

– Voyons, repris-je, est-ce que tu écris bien ?

Le jeune homme sourit de toute sa bouche, fit un signe de têteaffirmatif et rentra dans son bureau d’où il me rapporta unefeuille manuscrite.

– Voici mon écriture, dit-il, sans cesser de sourire. Jeregardai : c’était un papier grisâtre où était tracé, d’unebelle et grande écriture, ce qui suit :

ORDONNANCE

DU PRINCIPAL COMPTOIR DE LA MAISON SEIGNEURIALE D’ANANIEVO AUBOURMISTRE MIKHAILO VIKOULOV

N° 209.

« Il t’est commandé de chercher à la réception de laprésente, qui, la nuit dernière, en état d’ivresse et en chantantdes chansons obscènes, a traversé le jardin anglais et a réveilléla gouvernante et incommodé la madame Eugénie Française ? desavoir qui était de faction au jardin, ce que faisaient les gardes,et comment un pareil désordre est possible ? Ordre t’est donnéde faire, à ce sujet, l’enquête la plus détaillée, et d’en déposerle rapport sans délai, dans les bureaux.

« Le premier commis,

« NIKOLAI KHVOSTOV. »

À cette pièce était apposé un vaste cachet portant cetteinscription :

Sceau du grand comptoirseigneurial d’Ananievo.

Au-dessous du cachet :

« Pour être exécuté dans la rigueur,

« ELENA LOSNIAKOVA. »

– C’est la dame elle-même qui a signé là, en bas,hein ? demandai-je.

– Comment donc ! elle-même, toujours elle-même, sanscela l’ordre n’aurait pas d’effet.

– Vous allez envoyer cela au bourmistre ?

– Non, c’est lui qui viendra et le lira, je veuxdire : on le lui lira, car notre bourmistre ne sait pas lire…(Nouveau silence.) Eh bien, reprit-il avec un sourire, n’est-ce pasbien écrit ?

– Mais oui, très bien.

– Ce n’est pas moi qui ai composé le papier, c’estKoskenkine… Il est très fort.

– Comment ? On compose donc les ordonnances chez vousavant de les écrire ?

– Sans doute, on ne peut pas les jeter comme cela toutdroit sur le papier.

– Combien reçois-tu d’appointements ?

– Trente-cinq roubles et cinq en plus pour lesbottes[69] .

– Et tu es content ?

– Bien sûr. C’est une grande chance que d’être attaché aucomptoir. Tout le monde ne peut pas y aspirer. J’ai été favorisé.Mon oncle est maître d’hôtel.

– Alors tu te trouves tout à fait bien ici ?

– À vrai dire, chez les marchands, on est mieux… Oh !chez les marchands on est très bien ! Ainsi, hier soir, j’aicausé avec l’employé d’un marchand de Venevo… du reste, je suisbien ici, il n’y a rien à dire…

– Est-ce que les marchands payent davantage ?

– Dieu nous garde ! Si tu oses lui demander desappointements, le marchand te chasse, un coup de poing sur lanuque. Non, près d’un marchand il faut vivre dans la foi et lacrainte, et alors il te nourrit, t’habille et tout… Si tu luiplais, il te donne tout ce que tu veux ; pourquoi faire desappointements ? Le marchand vit simplement, à la russe, ànotre manière. Si tu voyages avec lui, tu prends du thé quand il enprend, ce qu’il mange, tu en manges aussi. Un marchand, commentdonc ! ce n’est pas un bârine. Le marchand, lui, n’a pas defantaisies. S’il est en colère, il tape et c’est fini… mais il nete harcèle pas comme un bârine, miséricorde ! Rien n’est bonpour les bârines ! Tu lui donnes un verre d’eau, un plat…l’eau sent mauvais, le plat sent mauvais. Tu l’emportes, tu restesun moment derrière la porte, et puis tu reviens :« Ah ! voilà ! maintenant ça sent bon ! »Et les bârinias ! Ah ! les bârinias ! je vousdirais… et les bârinias !…

– Fediouchka ! cria du comptoir le gros homme.

Le commis de service sortit précipitamment. J’achevai de boiremon verre de thé, je m’étendis sur le divan et m’endormis. Je fisun somme de deux heures. En m’éveillant, je voulus d’abord melever, mais la paresse l’emporta, et je fermai les yeux sanspouvoir pourtant m’endormir. Derrière la cloison on causait à voixbasse, je fus forcé d’entendre.

– Eh ! Nikolaï Eréméitch, disait une voix, on ne peutprendre cela en considération, on ne le peut, c’est certain,hum !

Et celui qui parlait toussota.

– Croyez-moi, Gavrila Antonitch, répliqua le chef ducomptoir, je connais les gens d’ici, je m’en rapporte à vous.

– Qui les connaîtrait si ce n’est vous, NikolaïEréméitch ? Vous êtes ici, on peut le dire, le premier despremiers. Alors, comment donc ? continuait l’inconnu. À quoinous arrêterons-nous, Nikolaï Eréméitch, permettez-moi de vous ledemander ?

– Vous savez bien, Gavrila Antonitch, que l’affaire estentre vos mains, mais il paraît que vous n’avez pas envie d’enfinir.

– Que dites-vous là, Nikolaï Eréméitch ? Nous autres,marchands, nous ne demandons pas mieux que d’acheter. C’est notreexistence, Nikolaï Eréméitch, pour ainsi dire.

– Huit roubles…

Un soupir.

– Ah ! Nikolaï Eréméitch, vous daignez demandertrop.

– Impossible de faire autrement, Gavrila Antonitch,impossible, Dieu m’est témoin.

Un silence.

Je regardai par une fente de la cloison : le gros hommeétait assis et me tournait le dos ; j’avais en face de moi unmarchand d’une quarantaine d’années, maigre et pâle, le visagecomme frotté d’huile. Il farfouillait sans cesse dans sa barbe,clignotait précipitamment et tordait ses lèvres.

– Les blés sont étonnants cette année, reprit-il ;depuis Voronèje jusqu’ici, je n’ai fait qu’admirer ; premièrequalité, je vous dis.

– Oui, oui, les herbes sont belles, mais vous savez,Gavrila Antonitch, c’est l’automne qui donne les cartes, et c’estle printemps qui joue le jeu.

– C’est vrai, Nikolaï Eréméitch, tout est entre les mainsde Dieu. Vous avez dit là une grande vérité… Mais je crois quevotre hôte s’est réveillé.

Le gros homme se retourna et écouta.

– Il dort, au reste on peut…

Il s’approcha de la porte.

– Non, il dort, répéta-t-il, et il revint à sa place.

– Eh bien, voyons donc, Nikolaï Eréméitch, reprit lemarchand ; il faut en finir… Soit, Nikolaï Eréméitch, soit,ajouta-t-il en clignant des yeux, deux billets gris et un blanc. Etlà-bas (indiquant de la tête la maison de la bârinia), là-bas, sixet demi, topez-là.

– Quatre gris, répondit l’autre.

– Eh bien, trois !

– Quatre gris et pas de blanc.

– Trois, Nikolaï Eréméitch.

– Alors n’en parlons plus, Gavrila Antonitch.

– Pas moyen de s’entendre, marmotta le marchand ; ehbien, je ferai affaire avec la bârinia.

– Vous êtes le maître, répondit l’autre, vous auriez dû lefaire depuis longtemps. Pourquoi en effet vous inquiéter ?…Cela vaut mieux.

– Allons, allons, Nikolaï Eréméitch. Voilà que vous vousfâchez, j’ai dit cela en l’air.

– Mais pourquoi pas, en effet ?

– Cessez donc, on vous dit… On vous dit que je plaisantais.Bien, tu auras les trois et demi. Qu’y aura-t-il à faire avectoi ?

– J’aurais dû m’en tenir à quatre gris. Imbécile que jesuis ! Je me suis trop pressé, murmura le chef ducomptoir.

– Alors, là-bas, pour la bârinia six et demi, NikolaïEréméitch, six et demi, hein ?

– C’est déjà dit ; six et demi.

– Eh bien, tope, Nikolaï Eréméitch.

Le marchand frappe de ses doigts écartés dans la main dugérant.

– Et avec Dieu, Nikolaï Eréméitch ! Je vais me faireannoncer à votre bârinia et je lui dirai que nous avons faitmarché, vous et moi, à six et demi.

Le marchand se leva.

– C’est cela, Gavrila Antonitch.

– Et alors maintenant, batiouchka, daignez recevoir.

Le marchand mit dans la main du gros homme un paquetd’assignats, s’inclina, hocha la tête, prit son chapeau, remua lesépaules, se redressa et sortit en faisant crier ses bottes. NikolaïEréméitch s’approcha de la fenêtre et, autant que je pus m’enrendre compte, se mit à examiner les billets que lui avait remis lemarchand.

La porte s’entrouvrit, parut une tête rousse, ornée d’épaisfavoris.

– Et puis, dit la tête rousse, tout va bien ?

– Tout va bien.

– Combien ?

Le caissier fit un geste de dépit et montra ma chambre.

– Ah ! oui, dit la tête rousse et elle disparut.

Le caissier s’approcha d’une table, s’assit, ouvrit un registre,prit les stchioty[70] qu’ilfit manœuvrer, non de l’index, mais du troisième doigt de la maindroite, ce qui est de la plus grande élégance.

Le commis de service entra.

– Qu’y a-t-il ?

– Sidor est arrivé de Goloplek.

– Ah ! eh bien, qu’il vienne… attends,attends… Regarde un peu si le bârine étranger dort encore.

Le commis entra avec précaution dans la chambre où j’étais. Jevenais de reposer ma tête sur ma gibecière dont je m’étais fait uncoussin.

– Il dort, chuchota le commis en revenant.

Le gérant marmotta je ne sais quoi entre ses dents.

– Fais entrer Sidor, dit-il enfin.

Je me relevai : un moujik, haut de taille, d’une trentained’années, robuste, les pommettes rouges, les cheveux blonds, unepetite barbe frisée, entra dans le bureau, fit d’abord une prièredevant les icônes, puis salua le gérant, prit son bonnet à deuxmains et se redressa.

– Bonjour, Sidor, dit le gros homme en faisant fonctionnerses stchioty.

– Bonjour, Nikolaï Eréméitch.

– En quel état, les chemins ?

– En bon état, sauf un peu de boue, Nikolaï Eréméitch.

(Le moujik parlait bas et lentement.)

– Ta femme se porte bien ?

– Qu’aurait-elle donc ?

Le moujik soupira et mit un pied en avant. Nikolaï Eréméitchposa sa plume derrière son oreille et se moucha.

– Eh bien, qu’est-ce qui t’amène ici ? continua-t-ilen remettant son mouchoir à carreaux dans sa poche.

– Vois-tu, on nous demande des charpentiers, NikolaïEréméitch.

– Eh bien, n’en avez-vous pas, quoi ?

– Si fait, nous en avons, Nikolaï Eréméitch. Le domaine estboisé. Mais voici le temps des travaux, Nikolaï Eréméitch.

– Le temps des travaux, c’est cela. Vous aimez à travaillerpour des étrangers, et pour la bârinia, non. C’est pourtanttoujours du travail.

– C’est toujours du travail, c’est vrai, Nikolaï Eréméitch…Mais…

– Eh bien ?

– C’est que le salaire est un peu… cela…

– Quoi ? Voyez-vous comme vous êtes gâtés !Voyons !

– Pour tout dire, Nikolaï Eréméitch, il y a ici du travailpour huit jours et on ne nous en fera pas moins perdre un mois. Oules matériaux manquent, ou on nous envoie nettoyer les allées dujardin…

– Ah ! mais, que veux-tu ? C’est la bâriniaelle-même qui a daigné donner l’ordre, et ni toi ni moi n’avons àdiscuter.

Sidor se tut et commença à piétiner sur place. Nikolaï Eréméitchse pencha de côté et parut s’intéresser beaucoup à sesstchioty.

– Les nôtres… les moujiks… Nikolaï Eréméitch…, dit à la finSidor en s’arrêtant à chaque mot, m’ont ordonné… de donner… à VotreGrâce… voilà… il y en aura…

(Il avait mis sa grosse main dans son armiak et en retirait unpetit paquet enveloppé d’une toile bordée de rouge.)

– Qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce que tu fais,imbécile ? Tu as perdu la tête, quoi ? l’interrompitvivement le gérant ; va donc dans mon isba, continua-t-il, tudemanderas ma femme, elle te servira du thé, je te suis, va etn’aie pas peur… on te dit : va !

Sidor sortit.

– Quel ours !… marmotta Nikolaï Eréméitch en hochantla tête et en revenant à ses stchioty.

Tout à coup des cris : « Koupria ! Koupria !On ne le tombera pas ! » se firent entendre dans la rue,et sur le perron. Et bientôt, entra dans le comptoir un homme depetite taille, l’aspect d’un poitrinaire, le nez démesuré, degrands yeux immobiles, et des poses de matamore. Il portait undébris de manteau couleur adélaïde, ou, comme on dit chez nous,odéloïde, à collet en peluche et à petits boutons. Il avait unecharge de bois sur les épaules, autour de lui cinq dvorovicriaient : « Koupria ! on ne le tombera pas !Il est promu chauffeur, Koupria, chauffeur ! » Mais lepersonnage au col de peluche n’honorait pas de son attention tousces braillards ; son visage ne changeait pas, il alla au poêlelentement, s’y débarrassa de sa charge, se redressa, tira de sespoches sa tabatière, et se bourra le nez d’un tabac mélangé decendres. À l’arrivée de l’escorte bruyante, le gérant fronça lessourcils et se leva ; mais quand il eut compris qu’ons’amusait aux dépens d’un Koupria, il sourit et recommandaseulement de ne pas crier.

– Il y a ici un chasseur qui dort, ajouta-t-il.

– Qu’est-ce que c’est que ce chasseur ? demandèrentdeux hommes.

– Un pomiéstchik.

– Ah !

– Laissez-les hurler, dit froidement Koupria en faisant dela main un geste d’insouciance, peu m’importe ; mais qu’ils neme touchent pas. Je suis chauffeur…

– Chauffeur ! chauffeur ! répéta la foule.

– La bârinia, reprit Koupria, l’a ordonné. Bien, mais vous,elle vous enverra garder les pourceaux, et ce sera bien fait. Queje sois tailleur et bon tailleur, que j’aie appris mon état chezles meilleurs tailleurs de Moscou ; que j’aie travaillé pourdes généraux, c’est ce qu’on ne m’ôtera pas. Et vous, qu’avez-vousà faire les braves ?…

Quoi ! Vous êtes des fainéants et voilà tout, qu’on meremette en liberté, je ne mourrai pas de faim, moi. Qu’on me donneun passeport, je payerai ma redevance et le seigneur sera content,tandis que vous… vous mourriez comme des mouches… comme desmouches.

– En a-t-il, de la blague ! dit un garçon grêle auxcheveux blonds, presque blancs, aux coudes percés, le cou décoréd’une cravate rouge. Tu as déjà été libre sur passeport et lesmaîtres n’ont pas eu un kopek de toi, et tu n’as pas mis un grochde côté pour toi ! Et tu n’as jamais eu d’autre cafetan quecelui-ci.

– Que faire, Konstantin Narkisitch ? répondit Koupria.Quand un homme s’amourache, il est perdu. Ah ! KonstantinNarkisitch, passe par où j’ai passé et ne me juge qu’ensuite.

– Il a bien trouvé de qui s’amouracher ! Un vraimonstre.

– Ne parle pas ainsi, Konstantin Narkisitch.

– Allons, j’ai vu ta belle, l’an passé à Moscou ; demes propres yeux, je l’ai vue !

– L’an passé, en effet, elle s’était gâtée un peu, remarquaKoupria.

– Non, Messieurs, dit d’une voix méprisante et nonchalanteun homme grand, maigre, au visage semé de verrues, les cheveuxfrisés et pommadés, probablement un valet de chambre, que Kouprianous chante sa chanson favorite. Commencez, KouprianAfanacitch.

– Mais oui, dirent les autres, bravo, Alexandra ! Ilfaut que Koupria s’exécute. La chanson, Koupria !…Bravo ! Alexandra[71] .

– L’endroit n’est pas convenable, répliqua avec fermetéKoupria, nous sommes dans le comptoir seigneurial.

– De quoi te mêles-tu ? Est-ce que tu viserais àdevenir commis ? dit Konstantin. Hé ! hé !

– Tout dépend du maître.

– Voyez-vous ! Voyez-vous ! Hu ! hu !hu !

Et tous se mirent à rire. Plus fort que les autres s’esclaffaitun jeune gars de quinze ans, probablement fils de quelquearistocrate de la dvornia. Il portait un gilet à boutons de cuivre,une cravate lilas, et il avait déjà du ventre.

– À vous, Koupria, dit d’un air satisfait Nikolaï Eréméitchégayé ; c’est fâcheux, n’est-ce pas, de servir commechauffeur ? Mauvaise affaire, hein ?

– Mais quoi, Nikolaï Eréméitch, repartit Koupria, tu esmaintenant le chef du comptoir. C’est bien, il n’y a rien àdiscuter. Mais toi aussi, tu as été en disgrâce et tu as habité uneisba de cinq moujiks.

– Ah ! toi, prends garde, ne t’oublie pas, dit aveccolère le gérant. Voyez-vous le rustre. On plaisante avectoi ; et tu devrais remercier le monde de bien vouloiradresser la parole à un fou ridicule comme toi.

– Pardon, Nikolaï Eréméitch, ce sont les mots qui ont amenécela.

– À la bonne heure !

La porte s’ouvrit et un kazatchok entra.

– Nikolaï Eréméitch, la bârinia vous demande.

– Qui est avec elle ?

– Akcinia Nikitichna et un marchand de Venevo.

– J’y suis. Vous autres, retirez-vous avec votre nouveauchauffeur. L’Allemand n’aurait qu’à passer par ici et il ferait descancans.

Le chef du comptoir lissa ses cheveux, toussa dans sa main querecouvrait sa longue manche et partit à grands pas pour se rendrechez sa bârinia. Les dvorovi sortirent à sa suite avec Koupria. Ilne restait plus dans le comptoir que ma connaissance, le commis deservice. Il s’était mis à tailler des plumes, et puis il s’étaitendormi et quelques mouches profitant de l’occasion se collèrentautour de sa bouche et un cousin se posa sur son front et luiplongea son dard dans la peau. La tête rousse avec ses favoris semontra de nouveau à la porte, elle regarda, regarda, et enfins’avança dans le comptoir, accompagnée d’un corps assez laid.

– Fediouchka, Fediouchka, tu ne fais donc quedormir ?

Le commis de garde ouvrit les yeux et se leva.

– Nikolaï Eréméitch est allé chez la bârinia ?

– Il y est allé, Vassili Nikolaevitch.

« Ah ! ah ! pensai-je, voilà le principalcaissier. » Le principal caissier se mit à louvoyer dans lebureau. Il glissait plutôt qu’il ne marchait. Sur ses épaules sebalançait un vieux frac noir aux pans très étroits. Il tenait unemain sur sa poitrine et de l’autre remontait sans cesse sa cravatehaute et serrée et agitait sa tête avec effort. Il portait desbottes en peau de chèvre qui ne faisaient point de bruit.

– Aujourd’hui, Iagouchkine, le pomiéstchik est venu vousdemander.

– Ah ! il m’a demandé ? Qu’a-t-il dit ?

– Il a dit qu’il passerait ce soir chez Tuturov et qu’ilvous attendrait là : « J’ai à lui parlerd’affaire… » Et il n’a pas dit de quelle affaire.

– Hum ! dit le principal caissier et il se mit à lafenêtre.

– Nikolaï Eréméitch est-il au comptoir ? cria une voixforte dans l’antichambre, et un inconnu franchit le seuil. Il étaitgrand, proprement vêtu, il avait le visage irrégulier, mais laphysionomie expressive et hardie.

– Il n’est pas ici ? demanda-t-il en regardant autourde lui.

Il semblait furieux.

– Nikolaï Eréméitch est chez la bârinia ; que vousfaut-il, Pavel Andreitch ? vous pouvez me le dire.

– Ce qu’il me faut ? Vous voulez le savoir ? (Lecaissier baissa la tête avec un frémissement maladif.)

– Je veux lui donner une leçon, à ce ventru, ce misérable,ce délateur. Je veux lui payer ses dénonciations.

Pavel se laissa choir sur une chaise.

– Que dites-vous, que dites-vous, Pavel Andreitch ?Calmez-vous, n’avez-vous pas honte ? Pensez donc de qui vousparlez, Pavel Andreitch !

– Et de qui ? Et que me fait à moi qu’il soit chef ducomptoir ? Ils ont bien choisi, ils ont lâché le bouc dans lejardin potager.

– Voyons, voyons, Pavel Andreitch, laissez cela, quellebêtise !

– C’est bien, dit Pavel en frappant du poing sur la table,je l’attendrai… Et tenez, justement le voici qui nous arrive,ajouta-t-il en regardant par la fenêtre. On n’a qu’à le siffler.Eh ! viens donc, viens donc…

Pavel se leva, Nikolaï Eréméitch rentra. Son visage étaitradieux, mais à la vue de Pavel il se troubla un peu.

– Bonjour, Nikolaï Eréméitch, dit Pavel d’un tonsignificatif en s’avançant lentement à sa rencontre :bonjour.

Le chef du comptoir ne répondit pas. À la porte parut la figuredu marchand.

– Eh bien, on ne mérite donc pas que vous preniez la peinede répondre ? continua Pavel. Au reste, non, non, ajouta-t-il,ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder. Les cris et les injuresn’avancent à rien. Nikolaï Eréméitch, dites-moi plutôt pourquoivous me persécutez, pourquoi vous voulez me perdre, hein ?Dites-moi, parlez.

– Ce n’est pas ici le lieu de nous expliquer, dit le chefdu comptoir non sans agitation, et l’heure est mal choisie. Jem’étonne seulement que vous vous soyez si bizarrement persuadé queje vous persécute : car enfin, que puis-je donc contrevous ? Vous n’êtes pas attaché au comptoir.

– Comment donc ! répondit Pavel, il ne manquerait plusque cela ! Mais pourquoi donc tant de détours, NikolaïEréméitch. Vous me comprenez bien.

– Non, je ne vous comprends pas.

– Si fait, vous me comprenez !

– Nullement, je vous le jure !

– Il jure encore ! Allons, vous ne craignez donc pasDieu ? Pourquoi persécutez-vous cette pauvre fille ? Quevoulez-vous ?

– De quelle fille parlez-vous, Pavel Andreitch ? ditmon hôte avec un étonnement feint.

– Hé ! vous ne le savez peut-être pas ? Je parlede Tatiana. Qu’est-ce qu’elle vous a fait ? N’avez-vous pashonte ? Un homme marié qui a des enfants grands commemoi !… Et moi, qu’est-ce que je veux ? Je veux me marier.Je me conduis en tout honneur.

– Mais où est ma faute en tout ceci, Pavel Andreitch ?La bârinia ne veut pas que vous vous mariiez ; c’est savolonté, que puis-je faire ?

– Vous, mais vous êtes d’accord avec cette sorcière. Ditesdonc que vous ne lui faites pas de rapport ! Ne calomniez-vouspas la pauvre fille ? Niez donc que ce soit à votreinstigation qu’on a fait de la pauvre fille une laveuse devaisselle, tandis qu’elle était blanchisseuse, et qu’on la frappeet qu’on l’enferme dans la cave ! Vieux fou ! c’esthonteux, honteux à vous ! Mais allez, vous mourrezd’apoplexie, tu ne tarderas pas à rendre tes comptes àDieu !

– Injuriez, Pavel Andreitch, injuriez, vous n’en avez paspour longtemps.

Pavel s’emporta.

– Comment ? on me menace, dit-il avec fureur. Tupenses que je te crains ? Non, frère. Qu’ai-je àcraindre ? je trouverai du pain partout. Et toi, c’est autrechose, tu ne peux que vivre ici, en me dénonçant et en volant.

– Voyez-vous comme il s’oublie, interrompit le chef ducomptoir qui commençait à perdre patience, un officier de santé, unvulgaire guérisseur !… Mais, à l’entendre, quel importantpersonnage !

– Bon ! un vulgaire guérisseur, sans qui tu pourriraisdepuis longtemps dans le cimetière… Vraiment, murmura-t-il entreses dents, j’ai eu bien tort de te remettre sur pied !

– Tu veux faire croire que tu m’as guéri ?… tu asvoulu m’empoisonner, tu m’as fait boire de l’aloès !

– Et s’il n’y avait plus que cela qui pût tesauver ?

– L’aloès est interdit par le comité médical. Allons, jedéposerai ma plainte… Tu as voulu me faire mourir, et Dieu ne l’apas permis, voilà.

– Finissez, Messieurs, finissez, dit le caissier.

– Laisse, fit le chef du comptoir, il a voulum’empoisonner, comprends-tu ?

– Cela m’aurait été bien utile, en effet ! Écoute,Nikolaï Eréméitch, dit Pavel Andreitch désespéré ; je t’ensupplie pour la dernière fois, tu m’as poussé à bout, et bientôt jen’y pourrai plus tenir. Laisse-moi tranquille, entends-tu ?Sinon, j’en prends Dieu à témoin, il arrivera malheur à l’un denous deux, je t’en préviens.

Le gros commis prit feu.

– Je ne te crains point, cria-t-il ; j’ai eu raison deton père, je lui ai brisé les deux cornes. Avis à toi,blanc-bec !

– Ne prononce pas le nom de mon père, NikolaïEréméitch.

– Mais… vas-tu me faire la loi ?

– Ne me rappelle pas mon père !

– Et toi, ne t’oublie pas, quoique tes soins soient utilesà la bârinia, si l’un de nous deux doit partir, tu ne tiendrasguère, mon petit. La révolte n’est permise à personne. (Paveltremblait de rage.) Tatiana est punie comme elle le mérite, etattends, elle en verra bien d’autres.

Pavel se jeta en avant les poings levés, et le chef du comptoirtomba lourdement par terre.

– Qu’on l’enchaîne ; qu’on l’enchaîne !gémissait-il.

Je n’achèverai pas de décrire cette scène dont la délicatesse dulecteur a peut-être déjà souffert.

J’étais de retour chez moi avant la nuit. Une semaine après,j’appris que Mme Losniakova avait jugé à propos deconserver à son service et Pavel Andreitch et Nikolaï Eréméitch,mais que la fille Tatiana avait été transférée dans une autreprovince.

LE BIRIOUK

Un soir, je revenais de la chasse, seul en drojka ; j’avaisencore huit verstes à faire. Mon excellente jument arpentait d’unpas rapide la route poudreuse en reniflant de temps en temps et ensecouant les oreilles. Mon chien, quoique harassé, suivait juste àun demi-pas des roues, comme s’il eût été retenu à l’attache. Unorage se préparait. Un gros nuage lilas et violacé montaitlentement de derrière la forêt et de longues nuées se pressaient àma rencontre ; les aubiers s’agitaient et murmuraient d’unevoix inquiète. La chaleur était suffocante, mais une fraîcheurhumide lui succéda, et les ombres s’embrunirent. Je frappai desguides les flancs de ma jument, je descendis dans un ravin, j’entraversai le lit desséché et tapissé de broussailles, j’escaladaiun haut talus et j’entrai dans le bois. La route serpentait entred’épais massifs de coudriers déjà pleins d’ombre. J’avançaisdifficilement. Ma drojka se heurtait aux racines des chênes et destilleuls, et cahotait dans les ornières profondes, creusées par lestelegas. Mon cheval commençait à butter. Tout à coup, le ventdescendit des cimes, les arbres gémirent, de grosses gouttescinglèrent les feuilles, le tonnerre gronda. L’orage se déchaînait.La pluie tomba à verse. Je n’allais plus qu’au pas, et bientôt jedus m’arrêter. Mon cheval s’était embourbé, et je ne voyais plusdevant moi. Je gagnai comme je pus un abri de feuillage, et là, mecourbant en deux et me cachant le visage, je résolus d’attendre lafin de l’orage… Mais tout à coup, à la lueur d’un éclair,j’aperçus, au milieu du chemin, une haute figure d’homme, dont jeme mis à suivre les mouvements. Cette figure semblait croître enavançant près de ma drojka.

– Qui est là ? cria une voix retentissante.

– Toi-même, qui es-tu ?

– Je suis le garde-forêt d’ici.

Je me nommai.

– Ah ! je sais, vous retournez chez vous ?

– Oui, chez moi, mais tu vois quel orage.

– Oui, un orage, répondit la voix.

Un éclair illumina le forestier de la tête aux pieds. Un coup defoudre suivit l’éclair et la pluie redoubla.

– Cela durera longtemps, dit le forestier.

– Que faire ?

– Voulez-vous venir dans mon isba ? dit-ilbrusquement.

– Volontiers.

– Daignez donc rester sur votre siège.

Il prit mon cheval par le mors et le tira de biais.

Je m’accrochai au coussin, qui suivait avec peine lesondulations d’un banc tourmenté comme une barque sur la mer ;j’appelai mon chien. Ma pauvre jument pétrissait la boue aveceffort, glissait ; le forestier, en avant des brancards,inclinait tantôt à gauche, tantôt à droite, avec une démarche defantôme. Nous cheminâmes ainsi longtemps. À la fin, mon guides’arrêta.

– Nous sommes arrivés, bârine.

Une porte cria sur ses gonds, et quelques petits chiensaboyèrent à plein gosier. J’aperçus une isba dans une vaste courentourée d’une haie. À travers une petite fenêtre, brillait unepetite lumière. Le forestier mena le cheval contre le perron etfrappa à la porte.

– Tout de suite, tout de suite, dit une voix d’enfant.J’entendis un bruit de pieds nus, la porte s’ouvrit et une petitefille de douze ans parut sur le seuil, une lanterne à la main, lachemise assujettie à la taille par une ceinture de drap.

– Éclaire le bârine, lui dit le garde ; moi, je vaisabriter la drojka sous l’avant-toit.

La fillette passa devant moi en m’éclairant.

L’isba consistait en une seule chambre enfumée, basse, nue, sanssoupente, ni cloison.

Une touloupe trouée pendait au mur ; sur un banc, un fusilà un coup. Dans un coin, un amas de chiffons et deux grands potsprès du four. Sur la table était allumée une torche qui jetait deslueurs intermittentes et tristes. Au milieu de la pièce pendait, del’extrémité d’une longue perche, un berceau. La fillette éteignitsa lanterne et s’assit de façon à pouvoir, d’une main, balancer leberceau, et de l’autre entretenir la torche. Je regardai tout cela,le cœur serré. Ce n’est pas gai d’entrer de nuit dans une isba demoujik. Le marmot du berceau avait la respiration rapide etpénible.

– Tu es seule ? demandai-je à la jeune fille.

– Seule.

– Tu es la fille du forestier ?

– Du forestier, murmura-t-elle comme un écho.

La porte cria, le garde entra, releva la lanterne posée à terreet l’alluma.

– Vous n’avez certainement pas l’habitude de nos torches,dit-il en secouant ses cheveux.

Je regardai mon hôte. J’avais rarement vu un homme aussi beau.Il était grand, large d’épaules et de poitrine, d’une tailleparfaite. Sa chemise déchirée laissait voir ses muscles puissants.Sa barbe noire cachait la moitié de son visage. Ses traits étaientaustères, mâles, et ses sourcils, pendants sur ses yeux,aiguisaient l’éclat de ses prunelles. Il mit ses poings sur seshanches et s’arrêta devant moi. Je le remerciai et lui demandai sonnom.

– Foma, surnommé le Biriouk, dit-il.

Je le regardai avec une curiosité redoublée. Ermolaï et d’autresm’avaient souvent parlé du Biriouk, que tous les moujiks de lacontrée redoutaient comme la foudre. À les entendre, jamais hommen’avait eu son activité : nul moyen avec lui de voler un fagotou seulement une petite brassée de bois mort. À quelque heure quece fût, quelque temps qu’il fît, il vous tombait sur la tête commela neige. Il était inutile de lutter contre lui, fort et habilecomme un diable ! Et on ne pouvait le corrompre : nivodka, ni argent, rien n’avait prise sur lui. On lui avait tendudes pièges où il aurait dû vingt fois se casser le cou, mais rienne prévalait contre lui.

Voilà ce que contaient les moujiks voisins du Biriouk.

– Ah ! c’est toi qu’on appelle le Biriouk. Eh bien,frère, je te connais, tu es celui qui ne pardonne pas.

– Je fais mon devoir, répondit-il d’un air morne. Il nefaut pas manger le pain du maître sans le gagner.

Il tira de sa ceinture une hache, s’assit sur le plancher et semit à tailler des torches.

– Tu n’as donc pas de baba ? lui demandai-je.

– Non, répondit-il, et il s’anima à l’ouvrage.

– Morte, probablement ?

– Non… oui… morte si vous voulez, ajouta-t-il et il sedétourna.

Je me tus, il leva les yeux et me regarda.

– Elle s’est enfuie avec un mestchanine de passage, dit-il.Et un sourire dur plissa ses lèvres.

La petite fille baissa les yeux, l’enfant s’éveilla et se mit àcrier, sa sœur se redressa pour regarder dans le berceau.

– Tiens, dit le Biriouk, donne-lui cela. Et il lui tenditun biberon sale…

Il alla jusqu’à la porte.

– Voilà qu’elle l’a quitté lui aussi, continua-t-il àdemi-voix en désignant l’enfant.

Il tourna la tête.

– Je crois, bârine, que vous ne mangerez pas volontiers denotre pain, et ici, sauf du pain…

– Je n’ai pas faim.

– Eh bien, comme il vous plaira. Mettre le samovar, à quoibon ? Je n’ai pas de thé. Je vais voir ce que fait votrejument.

Il sortit en faisant claquer la porte. Je jetai des regards çàet là, la chambre me parut encore plus triste qu’auparavant, uneâcre senteur de vieille fumée gênait ma respiration. La filletterestait immobile et tenait les yeux baissés ; de temps entemps elle balançait le berceau et ramenait timidement sa chemisesur ses épaules.

– Comment te nommes-tu ? lui demandai-je.

– Oulita, répondit-elle en baissant encore plus son visagetriste.

Le forestier rentra et s’assit sur le banc.

– L’orage s’éloigne, dit-il après un moment de silence. Sivous l’ordonnez, je vous accompagnerai jusqu’à la lisière dubois.

Je me levai. Le Biriouk prit un fusil et inspecta l’amorce.

– Pourquoi le fusil ? lui dis-je.

– On maraude dans la forêt, répondit-il, on coupe un arbredu côté du ravin de Kobilt.

– Tu entends cela d’ici ?

– De ma cour.

Nous sortîmes ensemble.

La pluie avait cessé. Au loin s’amoncelaient encore d’énormesnuages et de temps en temps brillaient de longs éclairs ; maisau-dessus de nous le ciel était d’un bleu sombre et quelquesétoiles brillaient à travers les nuages pluvieux. Les contours desarbres chargés de pluie et agités par le vent commençaient à sedessiner dans l’ombre. Nous écoutâmes. Le forestier ôta son bonnetet se pencha.

– Voilà, dit-il tout à coup en indiquant une direction,voyez quelle nuit il a choisie.

Je n’entendais rien que le bruit du feuillage. Le Biriouk tirale cheval de l’avant-toit.

– Je vais peut-être le manquer comme cela.

– J’irai avec toi… veux-tu ?

– Soit, répondit-il en remettant la jument sousl’avant-toit. Je le surprendrai, et je vous reconduirai après.Venez.

Nous partîmes. Le Biriouk marchait vite, mais je le suivais deprès. Je ne puis comprendre comment il pouvait se diriger avec tantd’assurance. Il s’arrêtait parfois, mais c’était pour mieux savoirle point juste où frappait la cognée.

– Écoutez, écoutez, entendez-vous enfin ?

– Mais où donc ?

Le Biriouk haussait les épaules.

Nous descendîmes dans un ravin. Là le vent me sembla s’êtrecalmé et j’entendis très distinctement des coups mesurés. LeBiriouk me regarda et hocha la tête silencieusement. Nouscontinuâmes notre marche à travers des fougères et des chardonshumides.

Un bruit prolongé et sourd retentit.

– L’arbre est à bas, dit le Biriouk.

Le ciel continuait à s’éclaircir, mais dans le bois on n’yvoyait guère à plus de trois pas. Nous sortîmes enfin du ravin.

– Attendez ici, me dit à voix basse le forestier.

Il se baissa et, tenant son fusil en l’air, disparut à traversles broussailles. Je me mis à écouter attentivement malgré le bruitprolongé du vent. De petits coups me parvinrent. La hache ébranlaitavec précaution le tronc coupé. Des roues crièrent, un chevals’ébroua.

– Halte-là ! cria tout à coup la voix forte duBiriouk.

Une voix lamentable comme un cri de lièvre essaya derépliquer.

– Ne ruse pas, ne ruse pas ! criait le Biriouk d’unevoix haletante, tu ne m’échapperas pas !

Une lutte s’engagea. Je me précipitai dans la direction dubruit, me heurtant à chaque pas et j’arrivai sur le lieu de lalutte. Le Biriouk avait renversé un moujik contre l’arbre abattu,il le tenait sous lui et le garrottait de sa ceinture, les brascroisés au dos. Je m’approchai. Le Biriouk se releva et remit surpied le voleur. C’était un moujik tout mouillé, haillonneux, labarbe sale et désordonnée. Un pauvre cheval maigre, à demi couvertd’un lambeau de natte, se tenait là tout près d’un train de roues.Le forestier ne parlait pas, ni le moujik, mais celui-ci branlaitla tête en soupirant.

– Lâche-le, dis-je tout bas au forestier, je te paierai leprix de l’arbre.

Le Biriouk prit silencieusement de la main gauche la bride ducheval, tandis qu’il retenait de la droite le voleur par laceinture.

– Allons, marche corbeau, fit rudement le forestier.

– Prenez donc au moins la petite cognée, marmotta lemoujik.

– En effet, pourquoi perdre cette cognée ?

Et le Biriouk ramassa la cognée.

Nous partîmes, je fermais la marche. La pluie recommençait àtomber, ce fut bientôt une nouvelle averse. Nous regagnâmespéniblement l’isba. Le Biriouk laissa le cheval dans la cour,emmena son prisonnier dans l’isba, relâcha les liens de sa ceintureet le déposa dans un coin. La fillette endormie près du fours’éveilla en sursaut et nous regarda sans parler, avec effroi. Jem’assis sur le banc.

– Quelle averse ! fit le forestier. Je vous conseilled’attendre. Ne voulez-vous pas vous coucher un peu ?

– Merci.

– Je l’enfermerais bien dans le galetas pour débarrasser desa vue Votre Grâce, dit-il en désignant le moujik, mais c’estque…

– Laisse-le ici, ne le touche pas.

Le moujik loucha vers moi. Je m’étais promis d’employer mesefforts à le délivrer. Il se tenait immobile. À la lueur de lalanterne, je voyais son visage hâve et rude, sourcils jaunes,pendants, son regard inquiet, ses membres frêles. La fillettes’étendit sur le plancher contre les pieds de cet homme et serendormit. Le Biriouk s’assit près de la table, la tête dans sesmains. Un grillon criait dans un coin… La pluie crépitait sur letoit et filtrait à travers le cadre de la fenêtre. Nous étions toussilencieux.

– Foma Kouzmitch, dit le moujik d’une voix sourde etcassée. Hé ! Foma Kouzmitch !

– Que veux-tu ?

– Lâche-moi.

Le Biriouk ne répondit pas.

– Lâche-moi… la faim… lâche-moi !

– Je la connais, répondit d’un air morne le forestier. Vousêtes tous les mêmes dans votre village, tous voleurs !

– Lâche-moi, répétait le moujik. C’est l’intendant… Noussommes ruinés, voilà, ruinés ! Laisse-moi aller !

– Ruinés ! Personne n’a le droit de voler.

– Lâche-moi, Foma Kouzmitch, ne m’achève pas… Votre… tusais toi-même… il me mangera !

Le Biriouk se détourna.

Le moujik frissonna comme dans un accès de fièvre. Sa têtetremblait, sa respiration sifflait.

– Lâche-moi ! répétait-il avec désespoir, parDieu ! lâche-moi, je paierai, voilà, par Dieu !… parDieu !… c’est la faim, la faim, les enfants qui crient… Tusais comme c’est dur de vivre.

– N’empêche que tu ne dois pas voler.

– Le petit cheval, continuait le moujik, le petit cheval,au moins, laisse-le-moi, je n’ai que lui au monde !Lâche-moi…

– Ça ne se peut pas ! Moi aussi je suis serf, il mefaudrait répondre pour toi.

– Lâche-moi… la faim, Foma Kouzmitch, la faim…lâche-moi !

– Je vous connais, vous autres…

– Lâche-moi.

– Et pourquoi discuter avec toi ! Reste tranquille, oubien, tu sais… Ne vois-tu pas qu’il y a ici un bârine ?

Le malheureux baissa la tête.

Le Biriouk bâilla et posa son front sur la table. La pluie necessait pas, j’attendais.

Tout à coup, le moujik se redressa, ses yeux s’enflammèrent.

– Eh bien ! là, mange, là ! Étouffe-toi !fit-il en fermant à demi ses yeux et en baissant le coin de seslèvres. Assassin ! Bois le sang chrétien, bois ! (Leforestier se tourna vers lui.) C’est à toi que je parle,Asiate !

– Es-tu ivre ou fou ?

– Ivre de ce que j’ai bu à ton compte, assassin !Ivre ! fauve ! fauve !

– Ah ! mais, toi… je te…

– Eh bien, quoi ? Ça m’est égal ! Tue-moi, cesera au moins une fin. Où irais-je sans cheval ?Assassine-moi ! c’est toujours mourir… de faim ou de coups.Que tout périsse, baba, enfants ; et toi, attends un peu, nouste tiendrons un jour…

Le Biriouk se leva.

– Frappe ! Frappe ! fit le moujik d’une voixenragée, voilà, voilà ! frappe ! frappe !…

La petite fille se releva et regarda le moujik.

– Silence ! cria le forestier en faisant deux pas versle moujik.

– Allons, allons, Foma, criai-je, laisse-le, qu’il resteavec Dieu !

– Je ne me tairai pas, continua le malheureux, ça m’estégal de mourir, assassin ! fauve ! Mais tu ne tepavaneras pas longtemps, attends un peu !

Le Biriouk lui posa les mains sur ses épaules, je me précipitaiau secours du malheureux.

– Ne bougez pas, bârine ! me cria le forestier.

Sans m’occuper de ses menaces, je tendais déjà le bras, quand, àmon grand étonnement, il détendit la ceinture qui serrait lespoignets du moujik, le saisit par la nuque, lui enfonça son bonnetsur les yeux, lui ouvrit la porte et le poussa dehors.

– Va au diable avec ton cheval ! lui cria-t-il, maisprends garde une autre fois…

Il rentra et se mit à farfouiller dans un coin.

– Eh bien, Biriouk, finis-je par dire, tu m’as étonné, tues un brave homme…

– Eh ! voyons, bârine, m’interrompit-il avec dépit,veuillez seulement n’en rien dire… mais il vaut mieux que je vousaccompagne. La pluie n’est pas près de cesser.

Nous entendîmes le bruit du cheval et de la telega dumoujik.

– Le voilà parti, murmura le Biriouk, mais qu’il yrevienne !

Une demi-heure après, il prenait congé de moi à la lisière de laforêt.

LES DEUX POMIÉSTCHIKS

J’ai déjà eu, cher lecteur, l’honneur de vous présenterquelques-uns de mes voisins. Je vous demanderai la permission à cepropos (pour nous autres écrivains tout est à propos) de vousrecommander deux pomiéstchiks chez lesquels j’ai souvent chassé. Cesont des gens estimables et qui jouissent de la considérationgénérale.

Je vous dépeindrai d’abord le général-major en retraiteViatcheslav Ilarionovitch Khvalinsky. C’est un homme de hautestature, jadis élégant, quoique un peu difforme aujourd’hui ;il n’est pas encore caduc, et ce n’est point un vieillard ;c’est un homme mûr dans la force de l’âge. Sans doute son visage,jadis correct, est changé ; les joues pendent, des ridesnombreuses rayonnent autour des yeux, quelques dents manquent, lescheveux ont pris une teinte lilas qu’ils doivent à certain liquideacheté à la foire aux chevaux de Nomène, d’un juif qui se donnaitpour Arménien. Mais Viatcheslav Ilarionovitch a la démarche allègreet le rire retentissant. Il fait tinter ses éperons, retrousse samoustache et se traite lui-même de « vieux cavalier »,tandis que les vieillards ne conviennent jamais qu’ils sont vieux.Il porte habituellement une redingote boutonnée jusqu’au menton,une longue cravate d’où sort un col empesé et un pantalon gris àpetits pois d’une coupe militaire. Il baisse son chapeau sur lefront et laisse sa nuque à découvert. C’est un très bon homme, maisil a d’étranges habitudes. Par exemple, il lui est impossible detraiter les nobles sans fortune comme s’ils valaient autant quelui. En leur parlant il les regarde de côté en appuyant fortementsa joue contre son col blanc et raide, ou bien il les éblouit d’unregard clair et fixe, reste silencieux, puis fait jouer son cuirchevelu, il dénature même les noms et ne dit pas par exemple :« Merci, Pavel Vassilitch », ou bien : « Passezpar ici, Mikhaïlo Ivanitch », mais : « Mci PalAssilitch », ou : « Psez ici, Mikhal Vanitch ».Avec les gens d’un rang inférieur, il est bien autrementcavalier ; il ne les regarde pas du tout et avant de leurexpliquer un désir ou de leur donner un ordre, il répète plusieursfois d’un air affairé et distrait : « Commentt’appelle-t-on ? » en appuyant beaucoup sur la premièresyllabe et en prononçant très vite les autres, quelque chose quirappelle le cri du mâle de la caille. Il s’agite beaucoup pour lesaffaires de sa maison, mais c’est un mauvais administrateur. Il apris pour régisseur un Petit-Russien très sot, ancien maréchal deslogis… Au reste, personne dans notre province n’est encore, en faitd’économie rurale, à la hauteur de ce grand fonctionnairepétersbourgeois qui, lisant sur les rapports de son intendant queles granges de ses domaines étaient souvent la proie du feu, donnapar écrit des ordres sévères pour que désormais « on ne mîtplus une seule gerbe en grange avant que l’incendie ne fûtcomplètement éteint ».

Ce même haut dignitaire s’avisa d’ensemencer tous ses champs degraine de pavot parce que le grain de pavot, se vendant plus cherque le grain de seigle, doit nécessairement rapporter davantage.C’est encore lui qui ordonna que toutes ses babas portassent deskakochniks d’un modèle envoyé de la capitale, et, en effet, lesbabas de ses terres portent le kakochnik au-dessus de lakitchka[72] .

Mais revenons à Viatcheslav Ilarionovitch. C’est un redoutableamateur du beau sexe. À peine aperçoit-il sur le boulevard duchef-lieu une jolie personne, il la suit, mais presque aussitôt ilse met à boiter, circonstance très particulière. Il aime lescartes, mais il ne joue qu’avec des gens de condition inférieure,qui lui disent : « Votre Excellence » et qu’ilgronde à cœur joie. Mais s’il lui arrive de faire la partie dugouverneur ou de quelque haut fonctionnaire, une prodigieusemétamorphose s’opère en lui. Il sourit, hoche la tête, regarde sonpartenaire dans les yeux, en un mot, il sent le miel. Il perd mêmesans se plaindre.

Il lit peu : quand il lit, ses sourcils et ses moustachesse relèvent continuellement comme si des vagues déferlaient sur sonvisage. On a observé que ce mouvement se produit surtout quand ilparcourt devant ses visiteurs, bien entendu, le Journal desDébats.

À l’époque des élections il joue un rôle assez considérable,mais il refuse obstinément la fonction purement honorifique demaréchal de la noblesse. « Messieurs, dit-il ordinairement auxnobles électeurs qui viennent le pressentir à ce sujet (et il leurparle avec un air protecteur et digne), je suis sensible àl’honneur que vous me faites », balance sa tête de droite àgauche, et puis il plonge solennellement son menton et ses jouesdans sa cravate.

Tout jeune, il fut attaché en qualité d’aide de camp à un trèshaut personnage qu’il ne désigne jamais que par son nom de baptêmesuivi du nom de baptême de son père. On prétend que, outre sesfonctions d’aide de camp, il remplissait auprès de son générald’autres fonctions : que, par exemple, ayant revêtu sonuniforme de parade et accroché tous ses crachats, il lavait sonmaître au bain. Mais allez donc prêter l’oreille aux méchantspropos ! Khvalinsky s’abstenait de parler de sonservice ; il est vrai qu’il n’avait jamais fait decampagne.

Il habite une toute petite maison et vit seul. Il n’a jamaisconnu les douceurs de l’état conjugal, circonstance à laquelle ildoit de passer dans le pays pour un parti avantageux. En revanche,il a une ménagère, femme de trente-cinq ans, aux yeux noirs,grande, fraîche et moustachue. À l’ordinaire elle est en robeamidonnée, le dimanche elle ajoute à sa toilette des manches enmousseline.

Viatcheslav Ilarionovitch est surtout beau à voir aux dîners decérémonie donnés par les pomiéstchiks en l’honneur des gouverneurset autres puissances. Là, il est tout à fait dans sonassiette ; on le place, sinon à la droite du gouverneur, dumoins tout près de lui. Jusqu’au premier entremets il garde lesentiment de dignité et, renversant sa tête en arrière sans ladétourner d’une ligne en aucun sens, il coule un regard oblique surles revers des têtes et les collets brodés des convives. Mais à lafin du banquet il s’égaye, sourit de tous les côtés (aucommencement du repas il ne souriait que du côté du gouverneur) etparfois même s’émancipe jusqu’à proposer un toast en l’honneur« du beau sexe, l’ornement de notre planète », dit-il. Ilfigure très bien aussi à toutes les cérémonies publiques etsolennelles, aux assemblées de la noblesse, aux expositions. Il n’apas son pareil pour s’approcher du prêtre après l’office, au momentde la bénédiction. Aux sorties, aux passages, dans tous les lieuxoù l’on fait attendre les équipages, les gens de ViatcheslavIlarionovitch ne font ni bruit ni cris ; ils écartentdoucement la foule en barytonnant agréablement :« Permettez, veuillez laisser passer le généralKhvalinsky ! » ou tout simplement :« L’équipage du général Khvalinsky ! »

L’équipage, il est vrai, est d’une forme surannée, la livrée dulaquais est usée (inutile de dire qu’elle est de drap gris avecpassepoil rouge), les chevaux sont vieux ; mais ViatcheslavIlarionovitch ne prétend point passer pour un lion : il estd’un rang où l’on se respecte trop pour s’amuser à jeter de lapoudre aux yeux.

Khvalinsky n’est pas orateur : du moins il n’a jamais eul’occasion de faire preuve d’éloquence, car il ne souffre ni ladiscussion ni la réplique et ne cause jamais, surtout avec lesjeunes gens. Et n’est-ce pas ce qu’il y a de mieux ? car quefaire avec la génération nouvelle ? Elle sortirait du respectet négligerait toute considération. Avec les gros bonnets,Khvalinsky se tait ; aux inférieurs, il parle brusquement unlangage tranchant, en débutant par des formules telles :« Allons, mon cher, vous dites des sottises… » ; oubien : « Je me vois obligé, mon cher, de vous faireobserver… » ; ou encore : « Vous devez biensavoir à qui vous parlez. » C’est la terreur des maîtres depostes et des inspecteurs de relais. Il ne reçoit jamais personneet vit, dit-on, comme un ladre. N’empêche qu’il est un excellentpomiéstchik, un brave militaire, un homme d’ordre, un vieuxgrognard, disent ses voisins. Le gouverneur se permet desourire quand on parle devant lui des qualités exquises et solidesde Khvalinsky… mais… l’envie…

Passons maintenant à l’autre pomiéstchik. Mardari ApollonitchStegounov ne ressemble en rien à Khvalinsky. Jamais il n’a servi etjamais il n’a dû passer pour bel homme. Mardari est un petitvieillard rond, chauve, à double menton, à petites mains molles età panse rebondie. Il est très hospitalier et grand bavard. Il vit àsa guise comme on dit. Été comme hiver, on le voit en robe dechambre rayée doublée d’ouate. Seul trait commun entre lui etKhvalinsky, ils sont tous deux célibataires. Stegounov possède cinqcents âmes. Il n’apporte à l’administration de son bien que dessoins légers. Pour n’être pas trop en arrière de son siècle, il aacheté, il y a dix ans, à Moscou, une machine à battre le blé, maisil l’a enfermée dans une remise. Parfois, les beaux jours d’été, ilfait atteler la drojka et va cueillir des bluets parmi la moissonprochaine. C’est un homme du vieux temps, et l’architecture de samaison est à l’avenant. Dès l’antichambre, on est assailli par deseffluves de kvas, de suif et de cuivre ; à droite il y a unbuffet chargé de pipes et de serviettes. La salle à manger estdécorée de portraits de famille ; un grand pot de géranium etune épinette criarde achèvent l’ameublement de cette pièce. Dans lesalon, on admire trois divans, trois tables, deux glaces et unependule rauque pourvue d’un vieux cadran émaillé et d’aiguilles enbronze sculpté. Le cabinet contient un bureau chargé de papiers, unparavent à fleurs bleues orné d’estampes découpées provenant deslivres du dernier siècle, deux armoires remplies de bouquinspuants, d’araignées et d’épaisses couches d’une poussière noirâtre,et un fauteuil rebondi ; cette pièce est éclairée par unefenêtre vénitienne et une porte condamnée qui donne sur le jardin.Bref, rien n’y manque. Mardari Apollonitch possède une nombreusedvornia, habillée à l’ancienne mode, de longs habits bleus à hautscollets, de pantalons d’une couleur indécise et s’arrêtant à lacheville et de gilets jaunes. Ses gens disent au visiteur :Batiouchka au lieu de : Bârine. Stegounov a choisi pour gérerson bien un bourmistre parmi ses moujiks. C’est un homme dont labarbe finit avec sa touloupe. L’économie domestique est confiée àune vieille femme qui porte pour coiffure un mouchoir brun, unebaba ridée et avare. Mardari Apollonitch nourrit dans ses écuriestrente chevaux d’espèces différentes. Il se sert pour ses coursesd’un équipage construit chez lui et qui pèse cent cinquante pouds.M. Stegounov reçoit ses visiteurs très cordialement et lesrégale à profusion. Grâce aux étonnantes propriétés de la cuisinerusse, on ne peut, en se levant de sa table, se livrer de toute lasoirée à aucune autre occupation que la partie de préférence. Quantà lui, il ne fait jamais rien ; il a même renoncé à sonsonnik[73] . Comme nous comptons en Russie un tropgrand nombre de pomiéstchiks de cette espèce on me demandera sansdoute pourquoi je décris un Mardari Apollonitch : eh bien,c’est que je meurs d’envie de raconter une récente visite que jelui ai faite.

Nous sommes en été. J’arrive à sept heures du soir : lesvêpres viennent de finir, le pomiéstchik rentre, accompagné d’unprêtre, jeune homme fort timide et qui avait quitté depuis un an àpeine les bancs de son séminaire. Je trouvai cet ecclésiastiqueassis près de la porte du salon, sur l’angle d’une chaise.

Mardari Apollonitch me fit, comme toujours, un accueilchaleureux. D’ailleurs, toute visite lui fait un plaisir réel qu’ilne cherche pas à dissimuler. Le prêtre se leva et prit sonchapeau.

– Attends, attends, batiouchka, lui dit Mardari Apollonitchsans lâcher ma main : ne t’en va pas, on va t’apporter de lavodka…

– Je n’en bois pas, répondit le prêtre en rougissant deconfusion.

– Quelle sottise ! Hé ! Michka !Iouchka ! de la vodka au batiouchka.

Iouchka, un grand maigre octogénaire, entra aussitôt, portant unverre de vodka sur un plateau sombre semé de taches couleur dechair.

Le prêtre refusa.

– Bois, batiouchka, bois, pas de cérémonie : ce n’estpas bien, dit le pomiéstchik d’un ton de reproche.

Le pauvre jeune homme obéit.

– À présent, batiouchka, tu peux t’en aller.

Le prêtre se mit à saluer.

– C’est bon, c’est bon, va… Charmant homme, me dit MardariApollonitch en suivant le prêtre du regard. Je suis très content delui, sauf qu’il est un peu jeune. Mais vous, comment cela va-t-il,batiouchka, hein ? Allons sur le balcon… Quelle bellesoirée !

Nous passâmes sur le balcon, nous nous assîmes et nous nousmîmes à causer. Mardari Apollonitch regarda en bas, et je le vistout à coup en proie à une vive émotion.

– À qui ces poules ? cria-t-il ; à qui ces poulesqui courent dans le jardin ? Iouchka ! Iouchka ! vadonc savoir à qui ces poules qui courent dans le jardin ? àqui ces poules ?… Combien de fois j’ai défendu !… combiende fois j’ai dit !…

Iouchka courut.

– Quel désordre ! répétait Mardari Apollonitch ;c’est terrible !

Les trois malheureuses poules, deux tigrées, l’autre blanche ethuppée, continuaient d’aller et venir sous les pommiers, enexprimant leurs impressions par un gloussement prolongé, quand toutà coup Iouchka, la tête nue, un bâton à la main et trois autresdvorovi adultes fondirent ensemble sur elles. L’affaire fut chaude.Les poules criaient, battaient des ailes, faisaient des sautsextraordinaires. Les dvorovi criaient aussi, couraient, tombaient.Le bârine, sur le balcon, hurlait comme un furieux :« Attrape ! attrape ! attrape ! attrape !attrape ! attrape ! À qui ces poules ? à qui cespoules ? » Enfin un dvorovi captura la poule blanche enl’écrasant de sa poitrine contre la terre, et au même moment sautade la rue dans le jardin, par-dessus la palissade, une petite fillede onze ans tout ébouriffée, une baguette à la main.

– Ah ! voilà donc à qui sont ces poules ! dit lebârine triomphant. Ce sont les poules du cocher Ermil, et il aenvoyé sa Natalka les chercher. Il n’a eu garde d’envoyer Parachka,ajouta le pomiéstchik entre ses dents. (Il rit d’une manière trèssignificative.) Hé ! Iouchka ! laisse les poules etattrape-moi Natalka.

Mais, avant que Iouchka, essoufflé, eût atteint la petite, laménagère, tombant là on ne sait d’où, l’avait saisie par le bras etlui avait déjà porté quelques coups dans le dos.

– Ah ! c’est comme cela ! c’est comme cela !Té, té, té, té, té, ! disait le bon bârine. Hé ! Avdotia,n’oublie pas de faire saisir les poules, ajouta-t-il de sa plusforte voix et le visage rasséréné. – Comment trouvez-vous la chose,batiouchka ? reprit-il en se tournant vers moi. Moi j’en suistout en sueur.

Et Mardari Apollonitch éclata de rire. Nous restâmes sur lebalcon. La soirée était admirable.

On nous servit le thé.

– Dites-moi, commençai-je, Mardari Apollonitch, ces isbassur la route, derrière le ravin, sont-elles à vous ?

– À moi… et pourquoi ?

– Comment donc ! C’est péché : vous avez donné làà vos moujiks des cases étroites et pas un arbre autour, pas deterrain à cultiver, un seul puits et il ne vaut rien. N’auriez-vouspas pu trouver un autre emplacement ? On a même enlevé à cesmalheureux leurs anciennes chènevières.

– Et que voulez-vous qu’on fasse avec le cadastre ? merépondit Mardari Apollonitch. Ah ! ce cadastre ! je l’ailà ! (Il montra de la main la nuque.) Je ne présage rien debon, moi, de ce fameux cadastre. Si je leur ai ôté des chènevières,si je ne leur ai pas donné du terrain, cela, batiouchka, meregarde. Je suis un homme simple, et j’agis comme au vieux temps.Pour moi le maître est le maître, et le moujik est le moujik,voilà !

À des arguments si clairs il n’y avait rien à répondre.

– Et puis, reprit-il, ces moujiks sont mauvais et endisgrâce. Il y a là deux familles surtout que feu mon père – Dieului donne le paradis, – ne pouvait souffrir, et moi, voyez-vous,j’ai observé que si le père a volé, le fils volera. Pensezlà-dessus comme il vous plaira. Oh ! le sang est une grandechose !

Cependant l’air était immobile. De temps en temps, passait unefaible brise. Un de ces légers courants nous apporta le bruit decoups mesurés et nombreux partant de l’écurie. Mardari Apollonitchportait à ses lèvres sa soucoupe pleine de thé, et il élargissaitdéjà ses narines – opération préalable sans laquelle un vrai Russene saurait boire avec plaisir – quand il s’arrêta, hocha la tête,ingurgita une cuillerée, et, reposant la soucoupe sur la table, fitavec un sourire très bonhomme et comme s’il accompagnait lescoups : « Tcouk ! tcouk ! tcouk !tcouk ! »

– Qu’est-ce donc ? lui demandai-je avecétonnement.

– On fouette, d’après mes ordres, Vassia, monbuffetier : vous savez, cet espiègle ?

– Quel Vassia ?

– Mais voilà, celui qui vous a servi à dîner, ce grand quia des favoris énormes.

Aucune indignation n’aurait pu résister au regard limpide etdoux de Mardari Apollonitch.

– Quoi donc, jeune homme ? me dit-il en branlant latête. Vous me regardez !… Suis-je donc un brigand ? Quiaime bien châtie bien, vous savez.

Un quart d’heure après, je pris congé de Mardari Apollonitch. Entraversant le village, j’aperçus le buffetier Vassia. Il longeaitla rue, et, tout en marchant, il croquait des noisettes. Jel’appelai.

– Eh quoi ! frère, on t’a puni aujourd’hui ?

– Et comment le savez-vous ?

– C’est ton bârine qui me l’a dit.

– Le bârine lui-même ?

– Oui. Mais pourquoi t’a-t-il fait punir ?

– Eh ! chez nous, on n’est pas puni sans cause :le bârine n’est pas comme ça ; chez nous, c’est unbârine !… oh ! un bârine !… il n’a pas sonpareil ! Eh bien ! j’ai été puni parce que je leméritais, batiouchka.

– En route, dis-je à mon cocher.

Voilà la vieille Russie, pensai-je en rentrant chez moi.

LÉBÉDIANE

Un des principaux plaisirs de la chasse, mes chers lecteurs,consiste en ce qu’elle fait perpétuellement passer le chasseur d’unlieu dans un autre, ce qui, pour un oisif, a certes beaucoupd’agrément. Sans doute, surtout quand il pleut, il n’est pas trèsagréable d’errer par les chemins, d’aller au hasard et d’arrêterchaque moujik qui passe pour lui demander le chemin de Mordovka,puis, à Mordovka, de s’enquérir auprès d’une stupide baba (leshommes sont aux champs) quelle est la plus prochaine auberge, etenfin, après avoir parcouru dix verstes encore, d’arriver, non pasdans une auberge, mais dans quelque très pauvre village nomméKhoudoboubnovo, au grand étonnement d’un troupeau de porcspataugeant dans l’ornière et plongés jusqu’aux oreilles dans uneboue noirâtre. Il n’est pas amusant non plus d’être cahoté sur desponts branlants, de descendre dans des ravins, et de passer à guédes ruisseaux marécageux. Elles sont sans charme les journéesentières perdues à traverser les grandes routes envahies d’herbes,et à consulter quelque énigmatique poteau, qui porte le chiffre 22sur un côté et 23 sur l’autre. Les œufs, le lait et le pain deseigle deviennent monotones à la fin ; mais auprès de cespetits désagréments, que de grands plaisirs !

Ce qui précède expliquera déjà comment, il y a cinq ans, jetombai, sans l’avoir voulu, à Lébédiane, un jour de foire. Nousautres chasseurs, il nous arrive de quitter le domaine paternel ennous promettant de rentrer le lendemain au soir, et, tout enmarchant, tout en tuant cailles et bécasses, de nous arrêter,étonnés d’apercevoir la rive de la Petchora. On n’ignore pas, dureste, que tout chasseur est aussi grand amateur de chevaux…

J’arrivai donc, par hasard, à Lébédiane. Je descendis àl’auberge, je changeai de vêtements et me rendis à la foire. Legarçon de l’auberge, grand efflanqué de vingt ans, à voix de ténornasillard, m’avait déjà appris, en me déshabillant, que le princeN…, remonteur du régiment ***, s’était arrêté dans leurtraktir ; qu’il y avait actuellement dans Lébédiane beaucoupd’autres gentilshommes ; que, le soir, les tziganeschanteraient et qu’on donnerait au théâtre PaneTwordowski ; que les chevaux se vendaient cher, maisqu’il y en avait de très beaux.

Au champ de foire, je vis d’interminables rangées de telegas etdes chevaux de toutes sortes, trotteurs, chevaux de haras, chevauxde charroi, de roulage, de trait, rosses de moujiks. Les meilleurs,bien nourris et luisants, étaient assortis par nuances de pelage,couverts de housses bariolées, attachés court à la traverse du fonddes telegas, et tous rangeaient craintivement leur train dederrière sous l’ombre du fouet du maquignon. Les chevaux depomiéstchiks, envoyés par les nobles des steppes sous la garde dequelque vieux cocher et de deux ou trois garçons de haras,secouaient leur crinière, piétinaient d’ennui et rongeaient lesdossiers des telegas. Les juments de Viatka, au pelage rouanvineux, se serraient les unes contre les autres ; immobiles etmajestueux comme des lions, s’isolaient, au contraire, destrotteurs aux larges croupes, aux queues onduleuses, aux jambesvelues, à la robe gris-pommelé, noire ou alezan. Devant eux lesamateurs s’arrêtaient avec respect. Dans les rues formées par leschariots, pullulaient des groupes d’hommes de toutes conditions,maquignons en cafetan bleu, en haut bonnet, qui clignaientmalicieusement de l’œil en attendant le chaland, Bohémiens aux yeuxde loup, à la chevelure bouclée, s’agitant comme des enragés,regardant les chevaux aux dents, leur relevant les pieds et laqueue, etc. Et tous criaient, juraient, tiraient au sort, etfaisaient leur manège autour d’un remonteur en casquette et enmanteau militaire à collet de castor. Un fort cosaque, à cheval surun hongre maigre à cou de cerf, le vendait tel quel, c’est-à-diresellé et bridé. Des moujiks en touloupe déchirée à l’aisselles’efforçaient désespérément de se faire jour au travers de lafoule, et montaient par dix dans une telega attelée d’un chevalqu’il s’agissait d’essayer… Ailleurs, des gens, avec le secoursd’un Tzigane, discutaient un marché, topaient cent fois de suite ausujet d’une méchante rosse couverte d’une natte, tandis que larosse clignotait tranquillement, comme s’il n’eût pas été questiond’elle. Et que lui importe, en effet, par qui elle serabâtonnée ? Ailleurs encore, des pomiéstchiks au front large,aux moustaches teintes, aux grands airs fiers, vêtus de vestons decamelot, une manche passée, l’autre ballante, causaientcordialement avec des marchands ventrus en chapeaux de feutre et engants verts. Des officiers de divers régiments se pressaient aussià la foire. Un long cuirassier, d’origine allemande, demandait avecflegme à un maquignon boiteux combien il voulait d’un rouan. Unhussard blondasse, qui n’avait pas vingt ans, assortissait unepristiajnaïa à sa maigre haquenée. Un yamstchik, au chapeau trèsbas et rond entouré d’une plume de paon, cherchait une korrennaïa.Les cochers tressaient la queue de leurs bêtes, mouillaient desalive leurs crinières et paraissaient donner à leurs bârines derespectueux conseils. Des gens qui venaient de conclure un marchécouraient au traktir[74] ou aucabaret, selon leur condition. Et tout cela remuait, criait,grouillait, se disputait, faisait la paix, s’injuriait, riait, dansla boue jusqu’aux genoux. Je voulais faire l’acquisition d’unetroïka passable pour ma voiture. J’avais trouvé deux chevaux, maisil m’était impossible d’assortir le troisième. Après un douloureuxdîner, je me rendis au café – si j’ose parler ainsi – où chaquesoir s’assemblent les commissaires aux remontes, les propriétairesde haras et les voyageurs. Dans la salle de billard, tout inondéedes ondes plombées de la fumée de tabac, se trouvaient unevingtaine de personnes – jeunes pomiéstchiks en vestons àbrandebourgs et à pantalons gris, aux tempes allongées, aux petitesmoustaches huilées, regardant autour d’eux d’un air fier etnoble ; d’autres, en casaquins, aux cous courts et aux yeuxnoyés de graisse, soufflaient avec difficulté. Des officierscausaient librement entre eux. Le prince N…, jeune homme de vingtans, à la mine joviale, en tunique déboutonnée, en chemise de soierouge et en large culotte de velours noir, jouait au billard avecVictor Khlopakov, sous-lieutenant en retraite.

Victor Khlopakov, homme petit, aux cheveux noirs, aux yeuxchâtains, au nez épaté et relevé, sautille en marchant, porte lebonnet sur l’oreille, retourne les manches de son surtout militairequi est doublé de calicot gris, et agite sans cesse ses bras dansdes gestes ronds. M. Khlopakov a le talent particulier des’insinuer très vite parmi les riches écervelés dePétersbourg ; il boit, fume, joue avec eux et les tutoie.Pourquoi est-il aimé d’eux ? C’est assez difficile àexpliquer. Il n’a point d’esprit, il n’est pas même drôle ; ceserait le dernier des bouffons. Il est vrai qu’on le traite commeun bon enfant vulgaire et sans importance. On va avec lui deux outrois semaines durant ; puis, tout à coup, on ne le salueplus. Une singularité de Khlopakov consiste à employer un ou deuxans de suite une expression unique qu’il place partout, et uneexpression excessivement sotte, qui, Dieu sait pourquoi ! faitrire tous ceux qui l’entendent. Il y a une huitaine d’années, il necessait de dire : « Je vous salue humblement ; jevous remercie humblement. » Et ses protecteurs se pâmaient.Plus tard, il employa cette phrase plus compliquée :« Non, vous déjà, qu’est-ce que c’est ? Ça se trouvecomme ça », avec le même éclatant succès. Plus tard encore, cefut : « Ne vous échauffez pas, homme du bon Dieu, cousudans une peau de mouton », etc. Eh bien, ces méchants bonsmots si peu amusants le nourrissent et l’habillent depuis longtemps(car il a mangé son patrimoine et vit au compte de ses amis). Notezqu’il n’a aucune qualité, sauf pourtant qu’il peut fumer cent pipesen un jour, jouer au billard en levant la jambe droite plus hautque la tête tout en visant, limer pendant deux minutes avant defrapper la bille. Mais on conviendra que ce sont là des méritesrarement appréciés. Il boit sec, mais en Russie cela n’est pas trèscaractéristique. Bref, son succès fut toujours pour moi une énigme.N’oublions pourtant pas de noter qu’il est prudent, qu’il ne méditjamais de personne, qu’il ne porte pas, comme on dit, les ordureshors de l’isba.

« Allons, pensai-je en voyant Khlopakov, quel est son« mot » ? »

Le prince fit la blanche.

– Trente à rien, cria le marqueur, un phtisique au visagesombre et aux yeux plombés.

Le prince bloqua la jaune dans la poche du coin.

– Hé ! toussota approbativement de tout son ventre ungros marchand assis dans un coin, buvant devant une petite tablechancelante.

Il s’intimida lui-même d’avoir fait tant de bruit ; mais,ayant constaté que personne ne l’avait observé, il respira et secaressa la barbe.

– Trente-six à très peu, nasilla le marqueur.

– Eh bien, qu’en dis-tu, frère ? demanda le prince àKhlopakov.

– Eh bien, c’est comme un rrrakalioon, positivement unrrrakalioon.

– Quoi, quoi ? s’esclaffa le prince, répète unpeu.

– Un rrrakalioon.

« Voilà le mot », pensai-je.

Le prince mit la rouge dans la poche.

– Hé ! prince, ce n’est pas le jeu, balbutia tout àcoup un petit officier blond, aux yeux rouges, au nez court, auvisage d’enfant assoupi ; vous ne jouez pas le jeu… il auraitfallu… ce n’est pas cela.

– Comment donc ? dit le prince en regardant par-dessusson épaule.

– Il aurait fallu… au triplé.

– Vraiment ? marmotta le prince entre ses dents.

– Alors, prince, ira-t-on voir les Tziganes ? se hâtade dire le jeune homme, confus. Stechka chantera… Iliouchka…

Le prince ne répondit pas.

– Rrrakalioon, frère, dit Khlopakov en fermantmalicieusement l’œil gauche.

Le prince rit aux éclats.

– Trente-neuf à rien ! annonça le marqueur.

– Rien ? Regarde un peu si je fais la jaune (Khlopakovvisa, lima et manqua de touche). Hé ! hé !Rrrakalioon ! cria-t-il avec dépit.

Le prince rit de nouveau.

– Comment ? comment ?

Mais Khlopakov ne répéta pas son mot : il faut de lacoquetterie.

– Vous avez daigné manquer de touche : cela faitquarante à très peu. Permettez que je vous donne un peu decraie.

– Oui, Messieurs, dit le prince, en s’adressant à tout lemonde sans regarder personne, vous savez qu’on est convenuaujourd’hui d’acclamer au théâtre la Verjembizkaïa ?

– Comment donc ! comment donc ! absolument,s’écrièrent plusieurs personnes, flattées de répondre auprince.

– La Verjembizkaïa est une actrice excellente, biensupérieure à la Sopniakova, dit de son coin un petit homme chétif,à moustaches courtes et à lunettes.

Le malheureux soupirait pour la Sopniakova – et le prince ne leremercia même pas d’un regard.

– Gâçon, hé ! une pipe, dit un grand monsieur auxtraits réguliers, l’air digne, le visage dévoré aux deux tiers parune immense cravate, tous les indices d’un Grec.

Le garçon courut chercher une pipe, et, en rentrant, il annonçaau prince que le yamstchik Baklaga le demandait.

– Qu’il m’attende, et porte-lui de la vodka.

– À votre service.

Baklaga était un jeune yamstchik de jolie figure ; leprince l’aimait, lui donnait des chevaux, l’emmenait dans delongues promenades et passait avec lui des nuits entières… Ceprince, qui a été un grand écervelé, n’est plus reconnaissableaujourd’hui : il est parfumé, sanglé ; et comme ils’occupe du service ! et comme il est sérieux !

Cependant, la fumée du tabac commençait à me cuire les yeux.Après avoir entendu une fois encore l’exclamation de Khlopakov etle rire du prince, je regagnai ma chambre, où déjà, sur un étroitdivan de crin à dossier cintré, mon domestique avait fait monlit.

Le lendemain, j’allai voir les chevaux dans les cours desmaisons et je commençai par ceux d’un maquignon fameux, nomméSitnikov. J’entrai dans une cour. Devant la porte grande ouverte del’écurie, j’aperçus Sitnikov lui-même, homme déjà sur le retour,gros et grand, en petite touloupe de lièvre, le collet relevé.

À ma vue, il se dirigea lentement vers moi, souleva de ses deuxmains son bonnet, et me dit en traînant :

– Ah ! je vous salue bien. Vous venez voir de petitschevaux ?

– Oui, de petits chevaux.

– Et quelle sorte de chevaux précisément, si j’ose ledemander ?

– Montrez-moi ce que vous avez.

– Avec plaisir.

Nous entrâmes dans l’écurie. Trois ou quatre chiens blancs selevèrent du foin et vinrent à nous en remuant la queue ; unvieux bouc s’éloigna mécontent ; trois palefreniers enépaisses touloupes crasseuses nous saluèrent. À droite et à gauche,les stalles, bien aménagées, contenaient une trentaine de chevauxlavés, peignés, étrillés. Sur les cloisons roucoulaient despigeons.

– Voulez-vous un cheval de trait ou de haras ?

– De trait et de haras.

– Nous comprenons, nous comprenons.

– Petia, amène Gornostaï.

Nous retournâmes dans la cour.

– Voulez-vous un banc ?… Non ?… Comme il vousplaira.

On entendit des pas de cheval dans l’écurie, un bruit defouet ; puis Petia, homme de quarante ans, grêlé et hâlé,s’élança, tapant par la bride un bel étalon gris, le fit lever surses pieds de derrière, courut avec lui deux fois autour de la couret l’arrêta adroitement dans l’endroit le plus avantageux.Gornostaï s’étira, s’ébroua, hennit, balança la queue et fit unecourbette à notre intention.

« Voilà un oiseau bien dressé », pensai-je.

– Lâche-lui la bride, dit Stinikov, qui m’observait. Qu’enpensez-vous ?

– Ce n’est pas un mauvais cheval, mais les jambes de devantsont faibles.

– Tout ce qu’il y a de plus solides, répliqua le maquignonpéremptoirement. Et la croupe, hein ? voyez un peu cela !Un vrai dessus de poil à donner envie de s’y coucher.

– Les pâturons sont trop longs.

– Quoi ! trop longs ? Eh ! Petia, faiscourir au trot ! Au trot ! on te dit : ne le laissepas galoper.

Petia recommença son manège.

– Reconduis-le dans sa stalle, dit Sitnikov, me voyantsilencieux, et amène-nous Sokol.

Sokol, étalon marron, de sang hollandais, à croupe cambrée et àpanse levrettée, me parut meilleur que Gornostaï. Mais il était deces chevaux dont les chasseurs disent : « Ils sabrent,massacrent et font prisonnier » – c’est-à-dire ils setortillent en marchant, jettent les pieds de devant à droite et àgauche et font peu de chemin. Les marchands mûrs affectionnentcette sorte de chevaux, dont le trot rappelle l’allure d’un agilegarçon de restaurant. Ils sont bons à être attelés seuls, pour unepromenade d’après-dîner. Élégants, penchant la tête de côté, ilstirent courageusement une lourde drojka chargée d’un cocher qui amangé à ne plus pouvoir parler et d’un marchand en compagnie de safemme, un monceau de chair enveloppé de soie bleu de ciel couronnéd’un mouchoir lilas.

Je renonçai à Sokol. Sitnikov me fit voir encore quelqueschevaux. À la fin, un gris-pommelé des haras de Voëikov me plut. Jene pus me refuser le plaisir de lui caresser la tête. AussitôtSitnikov affecta la plus grande indifférence.

– Marche-t-il bien ? demandai-je.

– Oui, il marche, répondit tranquillement le maquignon.

– Ne pourrait-on pas voir ?

– Pourquoi pas. Hé, Kousia, attelle vite Dogoniaï à ladrojka.

Kousia, très habile en ces sortes d’épreuves, passa trois foisdevant nous dans la rue. Le cheval courait bien, ne butait ni neruait, avait le jeu du jarret libre et correct, et la queue bienportée.

– Qu’en voulez-vous ? demandai-je.

Sitnikov me fit un prix extravagant.

Nous marchandions dans la rue, quand tout à coup une troïkamagistralement dirigée s’arrêta devant la porte de Sitnikov. Dansune élégante telega de chasse était assis le prince N… ; prèsde lui se dressait Khlopakov, Baklaga menait… et comme ilmenait ! Il aurait pu, le brigand, passer à travers une boucled’oreille. Les pristiajnaïas, chevaux bais, petits, vifs, auxjambes et aux yeux noirs, sont comme du feu. Ils tiennent à peineen place. La korrennaïa a un cou de cygne, la poitrine saillante,des jambes qui sont des flèches et ne fait qu’agiter la tête etcligner des yeux. Quel bel attelage !

– Votre Sérénité ! je vous prie d’entrer, criaSitnikov.

Le prince sauta à terre, Khlopakov descendit lentement del’autre côté.

– Bonjour, frère : as-tu des chevaux ?

– Comment n’en aurais-je pas pour Votre Sérénité ?Entrez donc, je vous prie. Petia, amène-nous Pavline, et dis qu’onprépare Pokhvalni. Quant à vous, batiouchka, ajouta-t-il ens’adressant à moi, nous finirons une autre fois. Foma, un banc à SaSérénité !

D’une écurie particulière que je n’avais pas remarquée on fitsortir Pavline. C’était un beau bai brun, un animal puissant. Ils’élança en l’air des quatre pieds. Sitnikov détourna même la têteet ferma les yeux.

– Rrrakalioon ! s’écria Khlopakov, j’aime ça.

Le prince rit. On se rendit maître de Pavline, non sans peine.Il traîna le palefrenier. À la fin on le mit contre un mur. Ilsoufflait, tressaillait, levait les pieds, et Sitnikov l’irritaitencore avec le fouet.

– Où regardes-tu, hein, drôle ? Je t’arrangerai,moi !… disait le maquignon d’un ton de menace caressante encontemplant lui-même avec fierté son cheval.

– Combien ? demanda le prince.

– Pour Votre Sérénité, cinq mille.

– Trois.

– Impossible, voyez Sérénité.

– On te dit trois, Rrrakalioon ! dit Khlopakov.

Je n’attendis pas la conclusion de l’affaire, et je sortis.

Au bout de la rue, je vis sur la porte cochère d’une petitemaison grise un grand écriteau ou était dessiné à la plume uncheval qui avait la queue en trompette et le cou infini ; sousles sabots du cheval étaient inscrites les paroles suivantes, d’uneécriture ancienne : « Ici se vendent des chevaux dedifférentes robes, provenant des haras stepniaques d’AnastasiIvanitch Tchernobaï, de Tambov. Ces chevaux sont de premièrequalité, dressés en perfection et d’une humeur docile. Messieursles amateurs sont priés de s’adresser à Anastasi Ivanitch lui-même,qui est ici, et en cas d’absence au cocher Nazarov. Que Messieursles acheteurs honorent le vieillard de leurclientèle ! »

« Allons ! pensai-je, je vais examiner les sujets deM. Tchernobaï. »

Je voulus pousser la petite porte, mais contre l’usage généralelle était fermée au verrou : je frappai.

– Qui est là ? Un acheteur ? dit une voix defemme.

– Un acheteur.

– Tout de suite, batiouchka, tout de suite !

La petite porte s’ouvrit, et je vis une baba de cinquante ans,la tête nue, une touloupe flottant sur les épaules et les jambesdans des bottes.

– Entrez, batiouchka. Je vais vous annoncer à AnastasiIvanitch.

– Nazarov ! eh ! Nazarov !

– Quoi ? chevrota du fond de l’écurie une voix deseptuagénaire.

– Prépare les chevaux : il est venu un acheteur.

Elle entra dans la maison.

– Un acheteur ! murmura Nazarov ; et moi qui neleur ai pas encore lavé la queue.

« Ô Arcadie ! » pensai-je.

– Bonjour, batiouchka ; je te prie d’entrer, ditderrière moi une voix très douce.

Je me retournai. J’avais devant moi un vieillard de moyennetaille, en manteau bleu ; ses cheveux étaient absolumentblancs ; il avait un sourire avenant et de très beaux yeuxbleus.

– Il te faut des petits chevaux ? Bien, batiouchka.Mais ne veux-tu pas d’abord prendre du thé ?

Je remerciai et refusai.

– À ta volonté, batiouchka ; excuse-moi, je suis duvieux temps. (M. Tchernobaï parlait sans hâte, en accentuantla lettre o.) J’agis en toute simplicité, sais-tu. Nazarov !ajouta-t-il sans élever la voix.

Nazarov, vieillard au visage tout strié de rides, au nez en becde vautour et à la barbe pointue, se montra sur le seuil del’écurie.

– Quelle sorte de chevaux désires-tu, batiouchka ? medit M. Tchernobaï.

– Pas trop cher. De trait, pour la kibitka.

– Fort bien, à ta guise. Nazarov, montre au bârine lehongre gris ; tu sais, au fond à gauche, le bai brun et lebai, né de Krassotka. (Nazarov rentra dans l’écurie.) Et amène-lestels quels, avec le lien, entends-tu ? Chez moi, batiouchka,poursuivit-il en me regardant en face avec modestie, tu n’es paschez les maquignons, que Dieu bénisse ! Eux, ils emploientgingembre, marc de vin, sel, quoi encore ! Qu’ils restent avecDieu ! Chez moi, batiouchka, tout est sur la main.

On fit tour à tour sortir les chevaux : aucun ne meplut.

– Eh bien, remets-les au râtelier avec Dieu, dit AnastasiIvanitch, et montres-en d’autres.

On en fit paraître trois encore.

Mon choix tomba sur un cheval dont on ne me demanda pas cher. Jemarchandai un peu : M. Tchernobaï ne s’échauffait pas etparlait avec tant de bonté et de gravité que je me rendis bientôtet donnait les arrhes.

– Eh bien, à présent, dit Anastasi Ivanitch, permets quenous suivions l’ancien usage de cession du pan au pan. Tu meremercieras de cette bête-là. C’est frais comme la noisette, unvrai stepniak, et bon à tout brancard.

Il fit le signe de la croix, mit sur son avant-bras droit le pande son manteau, la main couverte tenant le licou, et passa lecheval.

– Possède-le maintenant avec Dieu… Et tu ne veux pasprendre le thé ?

– Non, merci : j’ai hâte de rentrer.

– Comme il te plaira. Veux-tu que mon petit cocher te mènele cheval maintenant ?…

– Oui, maintenant, je vous prie.

– Soit, batiouchka, soit… Vassili ! Hé !Vassili ! va avec le bârine, mène lui le cheval, et reçoisl’argent. Adieu, batiouchka, avec Dieu !

– Adieu, Anastasi Ivanitch !

Le cheval fut amené à mon auberge. Le lendemain même, il étaitfiévreux et boiteux. Je le fis atteler : il reculait enarrière ; on le frappa du fouet : il rouait et secouchait par terre. Je retournai chez M. Tchernobaï.

– Le patron est-il à la maison ?

– À la maison.

– Eh bien, lui dis-je, vous m’avez vendu un chevalmalade.

– Malade ? Dieu m’en garde !

– Il a la fièvre, il boite, il est rétif.

– Je ne sais pas : c’est sans doute ton cocher qui l’agâté ; quant à moi, je prends Dieu à témoin…

– Anastasi Ivanitch, il est juste que vous repreniez cecheval.

– Non, batiouchka, ne vous fâchez pas : une fois horsde la cour, c’est fini. Vous deviez examiner avant de conclure.

Je me soumis et partis en riant, me félicitant de n’avoir paspayé la leçon trop cher.

Le surlendemain, je partis. Trois semaines plus tard, je revisLébédiane. Au café, fréquenté par mes anciennes connaissances, leprince N… jouait au billard. Mais la destinée de Khlopakov avaitdéjà subi sa péripétie ordinaire : le petit officier blond luiavait succédé dans les bonnes grâces du prince.

Khlopakov essaya une dernière fois devant moi son petit motnaguère magique, espérant que peut-être il réveillerait un gaisouvenir ; mais le prince fronça les sourcils et haussa lesépaules : Khlopakov baissa la tête, se retira dans un coin etse mit silencieusement à bourrer sa pipe.

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