Récits d’un Chasseur

Récits d’un Chasseur

d’ Ivan Sergeyevich Turgenev

KHOR ET KALINITCH

Ceux qui ont eu l’occasion d’aller du district de Bolkhovsky dans celui de Jizdrinsk ont dû remarquer combien les gens du gouvernement d’Orel diffèrent de ceux de Kalouga. Le moujik d’Orel est petit, voûté, morose ; il regarde en dessous ; il habite de méchantes isbas de tremble, est attaché à la glèbe, n’a aucun commerce, aucune industrie, mange Dieu sait quoi, et se chausse de tilles tressées. Le moujik de Kalouga est à la dîme ; il vit dans de larges isbas de pin ; il a la taille haute, le regard ferme et gai, la face lisse et blanche ; il fait le commerce de l’huile et du goudron et se chausse de bottes les dimanches et les jours de fêtes.

Un village du gouvernement d’Orel est, ordinairement, situé parmi des champs labourés, auprès d’un ravin transformé en marais.À l’exception de quelques cytises – sous lesquels vous pouvez attendre– et de deux ou trois maigres bouleaux,on parcourt des distances d’une verste sans rencontrer un arbre.Les isbas sont construites côte à côte et se soutiennent l’une l’autre ; toutes sont également couvertes de paille pourrie.Un village kalougien, au contraire, est presque toujours entouré d’un bois. Les isbas, espacées et droites, ont des toits en planches ; les portes ferment bien, la palissade ne tombe pas en ruine, elle ne laisse aucune brèche par où puissent pénétrer les porcs… Et pour le chasseur aussi c’est le gouvernement de Kalougaqui est le bon. Dans le gouvernement d’Orel, avant cinq ans, lesderniers bois, les dernières landes buissonneuses aurontdisparu : il n’y a déjà plus de marécages. Dans legouvernement de Kalouga, les clairières ayant plusieurs centainesde verstes et les marais plusieurs dizaines ne sont pas rares. Là,on rencontre encore le noble coq de bruyère, la grive étourdie etl’agile perdrix dont le vol brusque et saccadé égaye à la foischien et chasseur.

Comme je parcourais, tout en chassant, le district de Jizdrinsk,je fis, en pleine campagne, la connaissance d’un petitpomiéstchik[2] kalougien. M. Poloutikine, unchasseur passionné et, par conséquent, un excellent homme. Il avaitpourtant quelques faiblesses, je l’avoue. Par exemple, il faisaitdemander la main de toutes les riches demoiselles à marier de laprovince. Après s’être vu fermer le cœur de la fille et la maisondu père, il racontait avec expansion sa mésaventure à ses amis etconnaissances, sans cesser d’envoyer aux parents des héritières despaniers de pêches vertes ou d’autres fruits toujours cueillis avantterme. Il avait aussi la manie de radoter toujours la mêmeanecdote, et, malgré l’état particulier qu’en faisaitM. Poloutikine, cette anecdote n’égayait personne. Il louaitexagérément les œuvres d’Akim Nakhimov et le roman :Pinna ; il bégayait, il appelait son chien Astronome.Il disait Odnatché pour Odnako[3] .Il avait introduit chez lui la cuisine française dont le secret, audire de son cuisinier, consistait uniquement à dénaturer le goûtoriginal des aliments – de sorte que, chez cet artiste, la chairavait le goût du poisson et le poisson le goût du champignon ;ses macaroni sentaient la poudre à canon ; en revanche, il netombait jamais dans un potage une carotte qui n’eût la forme d’unrhombe ou d’un trapèze. Sauf ces légers travers,M. Poloutikine était, comme je l’ai dit, un excellent homme.Dès notre première rencontre, il m’invita à venir passer la journéeet la nuit chez lui.

– Il y a d’ici chez moi cinq verstes environ, medit-il : il serait trop fatigant de faire tout ce chemin àpied ; entrons d’abord chez Khor.

– Qui est-ce, Khor ?

– Mais, mon moujik… Il demeure tout près d’ici. Nous nousrendîmes donc chez Khor. Au milieu de la forêt, dans une clairièredéboisée et cultivée, s’élevait l’habitation isolée de ce moujik.Elle consistait en plusieurs bâtiments de bois de sapin réunis pardes haies. Devant l’isba principale, on remarquait un petit auventsoutenu par de minces piliers. Nous fûmes reçus par un vigoureux etbeau gaillard de vingt ans.

– Ah ! Fédia ! Khor est-il chez lui ?demanda M. Poloutikine.

– Non, Khor est à la ville, répondit le gars dont unsourire découvrit les dents éclatantes. Voulez-vous que j’attellela telejka[4] .

– Oui, frère, mais auparavant donne-nous du kvass[5] .

Nous entrâmes dans l’isba. Pas une de ces images deSouzdal[6] qui déshonorent la plupart des murs desisbas russes. Dans l’angle d’honneur, devant une icône ornéed’argent, brûlait une veilleuse consacrée. La table, en bois detilleul, avait été récemment raclée et lavée. Dans les intersticesdes solives et autour du cadre des fenêtres, on ne voyait courir nila blatte agile, ni le cafard pensif. Le jeune homme revint,portant une grande cruche blanche, pleine de très bon kvass, unénorme quartier de pain et une douzaine de concombres salés nageantdans un bol en bois. Le tout fut déposé sur la table avec symétrieet le garçon alla s’épauler contre le montant de la porte d’où ilnous regardait en souriant. Nous achevions à peine notre collationquand nous entendîmes la telega rouler dans la cour. Nous sortîmes.Un gars de quatorze à quinze ans, les cheveux frisés et les jouesrouges, était assis à la place du cocher et contenait, de toutesses forces, l’ardeur d’un jeune cheval pie. Autour de la telega setenaient six jeunes géants tous ressemblants à Fédia.

– Tous les fils de Khor, me dit mon compagnon.

– Oui, tous Khorians[7] , ajoutaFédia qui nous avait suivis. Mais nous ne sommes pas tousici : Potap est au bois, Lidor a accompagné le père…Attention ! Vassia, continua-t-il en s’adressant au cocher, vavite ; c’est le bârine que tu mènes, mais prends garde auxbosses et aux creux, tu gâterais la telega et tu causerais desinquiétudes au ventre du bârine.

Les autres Khorians sourirent à la saillie de Fédia.

– Faites monter Astronome ! cria solennellementM. Poloutikine.

Fédia souleva le chien qui souriait d’un air gêné et le déposaau fond de la telega. Vassia fouetta le cheval.

Nous roulions.

– Voici mon bureau, me dit M. Poloutikine en memontrant une isba très basse. Voulez-vous entrer ?

– Volontiers.

– Il ne me sert plus, mais cela vaut pourtant la peined’être vu.

L’isba se composait de deux pièces vides. Un vieux gardienestropié accourut…

– Bonjour, Minaïtch, dit M. Poloutikine. Et l’eau, oùest-elle ?

Le vieillard disparut et revint avec une bouteille d’eau et deuxverres.

– Goûtez donc, me dit M. Poloutikine. C’est de l’eaude source excellente.

Nous en bûmes un verre chacun, et pendant ce temps le vieuxgarde nous saluait jusqu’à la ceinture.

– Eh bien, maintenant, je crois que nous pouvons partir,observa mon nouvel ami. C’est ici que j’ai vendu – une excellenteaffaire – au marchand Allilouïev quatre déciatines de forêts.

Nous remontâmes en telega.

Une demi-heure après, nous entrions dans la cour de l’habitationseigneuriale.

– Apprenez-moi, je vous prie, dis-je à Poloutikine durantle souper, pourquoi Khor vit séparé de vos autresmoujiks ?

– C’est un malin. Il y a vingt-cinq ans, son isba brûla. Ilvint trouver feu mon père et lui dit : « Permettez-moi,Nikolaï Kouzmitch, de m’établir dans votre forêt sur le marais.

– Et pourquoi irais-tu vivre dans un marécage ?

– Comme cela ; seulement vous, Nicolaï Kouzmitch, vousn’exigerez plus de moi aucune corvée. Fixez vous-même la dîme quevous jugerez convenable.

– Cinquante roubles par an.

– Soit.

– Mais sans arriéré, prends garde !

– Cela va sans dire : sans arriéré…

Et voilà qu’il s’établit sur le marais ; c’est alors queles autres moujiks le surnommèrent Khor.

– Il a fait fortune ? demandai-je.

– Il a fait fortune. Il me paye aujourd’hui cent roubles deredevances et je compte l’augmenter. Je lui ai dit bien desfois : « Rachète-toi, Khor, rachète-toidonc ! » Mais il m’assure, le coquin, qu’il n’a pas dequoi : « Pas d’argent ! » dit-il. – Aveccela !…

Le lendemain, aussitôt après le thé, nous partîmes pour lachasse. En traversant le village, M. Poloutikine ordonna aucocher de s’arrêter devant l’isba qu’il appelait son bureau etcria :

– Kalinitch !

– Tout de suite, petit père ! répondit une voix,j’attache mes laptis[8] .

Nous mîmes la carriole au pas et fûmes bientôt rejoints par unhomme de quarante ans, haut de taille, maigre, la tête petite etdéjetée en arrière. Il me plut aussitôt par l’air de bonté qui sejouait sur son visage hâlé et marqué de petite vérole. Kalinitch,comme je le sus plus tard, suivait chaque jour son bârine à lachasse ; portant sa gibecière ou son fusil, observant où seposait l’oiseau, allant puiser de l’eau fraîche, cueillant desfraises, élevant des tentes et conduisant la drojka. SansKalinitch, M. Poloutikine ne pouvait faire un pas.

Kalinitch était d’un caractère doux et enjoué ; ilchantonnait sans cesse, regardant autour de lui sans soucis,parlait un peu du nez, clignait de ses yeux bleu pâle en souriantet caressait souvent sa barbe en pointe. Il marchait à grandesenjambées sans paraître se hâter et s’appuyait légèrement sur unbâton long et mince.

Dans le cours de la journée, nous échangeâmes quelques paroles.Il me servait sans servilité, mais il soignait son bârine comme unenfant. La chaleur du jour nous étant devenue insupportable, ilnous mena à son rucher en plein fourré. C’était une petite isba,toute tapissée d’herbes aromatiques séchées. Il nous fit deux litsde foin frais, puis, s’étant mis sur la tête une sorte de sac enfilet, il prit un couteau, un pot et un tison et s’en alla nouscouper à sa ruche un rayon de miel.

Après ce repas d’un beau miel fluide et chaud, nous bûmes del’eau de source et nous nous endormîmes au bourdonnement monotonedes abeilles et au frissonnement des bavardes feuilles desbois.

Un léger coup de vent me réveilla… J’ouvris les yeux et je visKalinitch ; il était assis sur le seuil de la porteentrouverte, et taillait avec son couteau une cuiller en bois. Jecontemplai longtemps son visage doux et tranquille, comme un cielserein du soir. M. Poloutikine s’éveilla à son tour. Nous nepartîmes pas tout de suite. Il est agréable, après une longuecourse et la sieste du chasseur, de rester les yeux ouverts,immobile sur une couche de foin. Le corps s’alanguit et se délecte,le visage se colore d’une chaleur légère, une douce paresse pèsesur les paupières.

Nous nous levâmes enfin pour errer encore jusqu’au soir. Ausouper, je reparlai de Khor et surtout de Kalinitch.

– Kalinitch est un bon moujik, me dit M. Poloutikine,fidèle et serviable, mais il ne sait pas tenir son ménage.D’ailleurs, c’est moi qui l’en empêche. Chaque jour il me suit à lachasse. Jugez vous-même, comment pourrait-il soigner sonménage !

– En effet.

Nous allâmes nous coucher.

Le lendemain, M. Poloutikine se rendit à la ville pouraffaire avec son voisin, nommé Pitchoukov. Le voisin Pitchoukovavait, en labourant son champ, empiété quelque peu sur le terrainde M. Poloutikine. Il avait même fouetté, sur les terres deM. Poloutikine, une baba[9] du villagede M. Poloutikine.

Je chassai seul ce jour-là. Vers le soir, je me rendis chezKhor. Je rencontrai sur le seuil de l’isba un vieillard chauve,petit de taille, mais large d’épaules et bien bâti, c’était Khorlui-même. Je l’examinai curieusement. Son visage rappelle celui deSocrate : front très haut et bosselé, yeux petits, nez épaté.Il m’introduisit chez lui. Fédia m’apporta du lait et du pain bis,Khor s’assit sur un banc et, tout en caressant doucement sa barbe,entama la conversation avec moi. Il paraissait pénétré de sa propredignité, parlait et se mouvait avec lenteur ; un raremouvement de sa lèvre et de sa longue moustache trahissait unsourire. Nous causâmes des semailles, des bonnes années,de la condition du moujik… Il fut de mon avis sur tous les points.À la longue, cela me parut fastidieux. Je sentais que je medéconsidérais aux yeux du moujik par ce parlage sans but. Parfois,Khor parlait d’une manière obscure, probablement par prudence…Voici un échantillon de notre conversation.

– Eh bien, Khor, lui dis-je, pourquoi rester serf ?Pourquoi ne pas te racheter ?

– Pourquoi me racheter ? Je connais maintenant monbârine, je sais combien j’ai à lui payer et c’est un bonbârine.

– La liberté vaut toujours mieux que tout, repris-je.

Il me regarda un peu de travers.

– Sans doute, fit-il.

– Pourquoi donc ne pas te racheter ?

Khor secoua la tête.

– Et avec quel argent me rachèterais-je, mon petitpère ?

– Allons donc, vieux !…

– Voilà Khor affranchi, poursuivit-il à mi-voix, comme s’iln’eût parlé que pour lui-même. Bon ! quiconque se rase lementon se croira le droit de commander à Khor[10].

– Tu n’auras qu’à te raser !

– Qu’est-ce que la barbe ? C’est de l’herbe, ça sefauche.

– Eh bien, alors ?

– Khor libre passerait dans la société des marchands :la vie est bonne pour les marchands, mais les marchands gardentleur barbe.

– Et justement tu n’es pas novice dans le commerce.

– Oui, on vend un peu de beurre, un peu de goudron…N’ordonnez-vous pas qu’on vous attèle la telejka ?

« Voilà un homme prudent et qui sait garder sapensée », me suis-je dit.

– Non, lui dis-je, point de telejka demain, je chasseraiautour de ta maison ; mais aujourd’hui si tu le veux bien,j’irai dormir dans ton hangar à foin.

– Comme il vous plaira. Mais serez-vous à votre aise sur lefoin ? Attendez, les babas vont vous donner un drap de lit etdes oreillers.

– Hé ! les babas ! cria-t-il en se levant.Ici ! les babas ! Et toi, Fédia, ne quitte pas le bârine.Les babas sont si bêtes !

Un quart d’heure après, Fédia, muni d’une lanterne, me conduisitdans le hangar. Je m’étendis sur le foin parfumé. Mon chiens’accroupit à mes pieds et Fédia me souhaita une bonne nuit, enfermant sur lui la porte du hangar. Je fus assez longtemps àchercher le sommeil. La vache approcha de la porte et soufflabruyamment par deux fois. Mon chien aboya contre elle avec dignité.Un porc succéda à la vache et vint en grognant d’un airabsorbé ; puis un cheval se mit à broyer son foin en faisantretentir le choc de ses meules : il s’ébroua… à la fin, jem’endormis. À l’aube, Fédia vint me réveiller. Ce gars joyeux etdégourdi me plaisait fort. C’était, du moins me semblait-il, lefavori de Khor. Le père et le fils ne cessaient presque pas de seplaisanter. Le vieillard fit quelques pas à ma rencontre. Était-ceparce que j’avais passé la nuit sous son toit, il me témoignabeaucoup plus de cordialité que la veille.

– Le samovar t’attend, me dit-il. Viens prendre le thé.

Nous nous assîmes à table. Une forte baba, l’une des brus duvieux Khor, apporta un pot de lait. Tous les fils entrèrent l’unaprès l’autre dans l’isba :

– Quels magnifiques gaillards ! dis-je auvieillard.

– En effet, répondit Khor, en grignotant un morceau desucre. Ils n’ont à se plaindre ni de moi ni de leur mère.

– Et tous vivent avec toi ?

– Tous ; c’est leur goût, voilà.

– Et tous mariés ?

– Tous, sauf ce vaurien qui ne se décide pas, dit Khor enmontrant Fédia adossé selon son habitude au montant de la porte.Quant à Vaska, il est encore trop jeune, rien ne presse.

– Et pourquoi me marierais-je ? repartit Fédia, je metrouve bien comme je suis. Je ne sais même pas pourquoi on prendfemme… Pour se quereller, quoi !

– Là, là ! on te connaît, toi ; tu portes desbagues d’argent aux doigts, tu fais la cour aux fillesdvorovi[11] … « Voulez-vous finir,effronté », ajouta le vieillard en contrefaisant la voix desfilles de service de M. Poloutikine. Je te connais, mainblanche !

– Qu’est-ce qu’il y a de bon dans une baba ?

– Une baba, dit gravement Khor, c’est une travailleuse. Lababa sert le moujik.

– Qu’ai-je à faire d’une travailleuse, moi ?

– Tu préfères tirer tes marrons du feu des autres ?Bon ! on sait ce que tu vaux.

– Eh ! Marie-moi donc, si tu y tiens !Hein ? Tu ne dis rien ?

– Assez, bavard ; tu vois bien que nous ennuyons lebârine. Je te marierai, va… Pardonne-lui, batiouchka[12] , c’est un enfant, vois-tu, il n’estpas encore sage.

Fédia hocha la tête.

– Khor y est-il ? cria de la porte une voix familière,et Kalinitch entra dans l’isba chargé d’un bouquet de fraiseschampêtres cueillies de sa main pour son ami Khor. Le vieillardl’accueillit cordialement. J’examinai Kalinitch avec surprise, jene croyais pas un moujik capable de ces délicates attentions.

Je partis pour la chasse, ce jour-là, quatre heures plus tardque d’habitude, et je passai trois jours encore chez Khor. Mesnouveaux amis m’amusaient. J’avais gagné leur confiance ; endeux jours, ils en étaient venus à parler librement devant moi. Jeles écoutais avec intérêt. Khor et Kalinitch ne se ressemblaient enrien : Khor était un homme positif et pratique, un tempéramentadministratif, un rationnel ; Kalinitch, au contraire, étaitun idéaliste, un romantique, un enthousiaste, un rêveur. Khorentendait ses intérêts, il s’était établi, il avait amassé del’argent, il était en bons termes avec son bârine et les autrespuissances ; Kalinitch, chaussé de laptis, vivait au jour lejour ; Khor avait fondé une famille nombreuse, soumise etunie ; Kalinitch, marié jadis avec une femme qu’il redoutait,n’avait jamais eu d’enfants ; Khor avait dès longtemps devinéson maître ; Kalinitch vénérait pieusementM. Poloutikine ; Khor aimait et protégeaitKalinitch ; Kalinitch aimait et estimait Khor ; Khorparlait peu, souriait, réfléchissait ; Kalinitch parlait avecfeu ; sans doute il ne chantait pas comme un rossignol, selonl’usage des ouvriers, mais il avait des vertus dont Khor lui-mêmeconvenait volontiers. Il conjurait les coups de sang, leshallucinations, la rage ; il chassait les vers, il savaitsoigner les abeilles, et, d’une façon générale, il avait la mainheureuse. J’ai vu Khor le prier d’introduire dans l’écurie uncheval récemment acheté. Le charmeur obtempéra gravement etconsciencieusement à la prière du vieux sceptique. Kalinitch étaitplus près de la nature et Khor de la société. Kalinitch, qui ne sefatiguait pas à raisonner, croyait à tout aveuglément ; Khorparvenait jusqu’à ces hauteurs d’où la vie semble une ironie. Ilavait beaucoup vu, beaucoup étudié et j’ai appris de lui bien deschoses.

C’est ainsi que j’appris de lui la particularité suivante. Enété, avant la fenaison, paraît dans les villages une petite telejkad’une forme particulière. Elle est montée par un homme en cafetanqui vend des faux. Au comptant, il prend un rouble et vingt-cinqkopeks et trois roubles à crédit. Il va sans dire que les moujiksprennent à crédit. Deux ou trois semaines après, il reparaît etexige son argent. Le moujik qui vient de rentrer son avoine aencore de quoi s’acquitter et va au cabaret régler son compte avecle marchand. Quelques pomiéstchiks ont eu l’idée excellented’acheter argent comptant les faux et de les céder au prix coûtantet à crédit à leurs moujiks. Mais ceux-ci, au lieu de remercier lemaître, se montrèrent sombres, consternés. On les avait privés duplaisir de frapper sur la faux, d’écouter le métal vibrer, detourner l’outil en tous sens et de dire vingt fois aumechtchanine[13] marchand : « Ehquoi ! mon petit, la faux n’est pas… chose. » La mêmecomédie se renouvelle lors de l’achat des faucilles. Seulement lesbabas s’en mêlent et réduisent parfois l’industriel à les battrepour leur apprendre à vivre.

Il y a une autre circonstance où les babas ont plus à souffrir.Les pourvoyeurs de papeterie confient l’achat du chiffon à des gensqu’on appelle dans quelques districts « aigles ». Cesaigles reçoivent de leur patron deux cents roubles et partent enchasse. Mais, bien loin d’imiter le noble oiseau dont lechiffonnier usurpe le nom, il ne fond pas directement sur sa proie,il emploie la ruse. Laissant sa telega quelque part dans lesbroussailles, aux environs du village, il arrive par les maresfurtivement comme un passant, comme un oisif. Les babas flairentl’aigle et viennent à sa rencontre. Le marché est vite fait :pour des kopeks, la baba donne à l’aigle, non seulement toutes lesguenilles de son ménage, mais la chemise même de son mari et sapropre jupe. Il arrive même, cela est un récent progrès dansl’industrie des aigles, que les babas se volent elles-mêmes et sedéfont ainsi des paquets de chanvre et de filasse. Les maris, enrevanche, sont devenus plus fins : au premier bruit, aupremier soupçon de la venue d’un aigle, ils prennent aussi desmesures correctionnelles préventives. Et, en effet, n’est-ce pashonteux ? N’est-ce pas l’affaire d’un homme de vendre lechanvre ? Et ils préfèrent le vendre, non pas à la ville où ilfaudrait transporter la marchandise, mais au village à descolporteurs qui, n’ayant pas de balances, assurent que lepoude[14] de chanvre est de quarante poignées eton sait ce que c’est que la poignée d’un Russe quand il empoigne debon cœur.

Tels sont les récits que je me laissai faire dans la famille dumoujik, mais Khor ne racontait pas toujours ; il me faisait àmoi-même beaucoup de questions. Il apprit que j’avais voyagé àl’étranger ; sa curiosité s’enflamma et Kalinitch rentrant surces entrefaites n’en témoigna pas moins que lui. Mais Kalinitch nes’intéressait qu’aux descriptions de la nature, des montagnes, descataractes et aussi des édifices extraordinaires des grandesvilles. Khor se préoccupait des questions administratives etpolitiques. Il procédait par ordre :

– Est-ce chez eux comme chez nous ouautrement ? Parle, bârine, voyons.

– Ah ! Seigneur, c’est Ta volonté, s’écriait Kalinitchpendant que je parlais.

Khor se taisait, fronçait ses épais sourcils, et de temps entemps risquait une observation : « Cela ne vaudrait rienchez nous… Voilà qui est très bien !… Ça, c’est dansl’ordre… » Je ne puis rapporter toutes ses questions, etd’ailleurs pour quoi faire ? Mais de mes entretiens avec lui,j’ai tiré cette conviction à laquelle le lecteur ne s’attendpoint : que Pierre le Grand fut le Russe par excellence,surtout par le fait même qu’il était réformateur. Le Russe est sisûr de sa force, de son énergie, qu’il est prêt même à se refairelui-même ; le passé l’inquiète peu : c’est devant luiqu’il regarde. Il aime le bien ; ce qui est selon la raison,il se l’assimile, et de quelque lieu que cela lui vienne, peu luiimporte. Son bon sens raille volontiers la sagesse mesquine desAllemands, bien que Khor déclare ce peuple très curieux à observeret ajoute qu’il irait sans peine s’y mettre à l’école. Dans sasituation exceptionnelle, indépendante de fait, Khor a pu me diredes choses que vous ne feriez pas sortir de la tête d’un autre,quand vous le broieriez sous la meule, comme disent les moujiks.C’est Khor qui me donna la première saveur de ce naïf et spirituellangage du moujik russe. Il avait des notions vraiment étendues,mais il ne savait pas lire ; Kalinitch savait lire et Khordisait de lui : « Les lettres de l’alphabet se sontdonnées à lui comme les abeilles, et ni les unes ni les autres nele quittent. »

– Tu as fait apprendre à lire à tes enfants ?demandai-je à Khor.

Il resta un moment sans parler, puis il me répondit :

– Fédia sait lire.

– Et les autres ?

– Les autres, non.

– Et pourquoi ?

Khor détourna l’entretien. D’ailleurs, malgré toute sonintelligence, Khor avait la tête farcie de préjugés. Il avait pourles babas un souverain mépris et ne cessait guère de se moquerd’elles. Sa femme, une vieille acariâtre qui vivait sur le poêle,grondait continuellement. Les fils ne s’occupaient point d’elle,mais ses brus tremblaient. Ce n’est pas pour rien que dans lachanson russe la belle-mère chante : « Quel es-tu ?quel chef de famille es-tu, toi qui as une jeune femme et ne labats jamais ?… » Un jour, j’essayais d’intercéder pourles brus, d’apitoyer le vieillard, il me répondittranquillement :

– Eh ! pourquoi t’occuper de ces bagatelles ? Queles babas se querellent entre elles ! les séparer c’est pireencore, et ça ne vaut pas la peine de se salir les mains.

Quelquefois la méchante vieille descendait de son poêle,appelait le chien de garde en disant : « Ici, ici, petitchien ! » et assenait de grands coups sur la maigreéchine de la bête ; ou bien elle allait se poster sousl’auvent et aboyait, selon l’expression de Khor, à tout venant.Mais elle redoutait son mari et, dès qu’il parlait, elle regrimpaitprestement sur son poêle. Ce qu’il était curieux d’entendre chezKhor, c’étaient ses discussions avec Kalinitch sur la personne deM. Poloutikine.

– Voyons, Khor, ne le touche pas, disait Kalinitch.

– Et pourquoi ? Te donne-t-il des bottes ?…

– Des bottes à moi, un moujik !

– Eh bien, moi aussi, je suis un moujik, et pourtant, vois.Et, tout en parlant, Khor montrait à son camarade son pied chausséd’une botte en cuir de mammouth.

– Ah ! tu n’es pas un moujik comme les autres,répondait Kalinitch.

– Au moins, que ne te donne-t-il des laptis ? Tu vastous les jours à la chasse avec lui et il te faudrait une paire delaptis par jour.

– Il me donne de quoi acheter des laptis.

– Ah ! oui, il t’a donné un grivennik[15] l’année dernière.

Kalinitch se détournait avec dépit, et Khor riait aux éclats.Tout son visage éclatait de gaieté et ses petits yeux semblaientavoir complètement fondu.

Kalinitch chantait agréablement en s’accompagnant sur labalalaïka[16] .

Khor l’écoutait longtemps, mais il arrivait toujours qu’àcertain accord il penchait la tête de côté et entonnait, d’une voixmélancolique, la vieille chanson :

Dôlia ty moia, dôlia ![17]

Fédia ne manquait jamais alors de dire à son père :

– Qu’as-tu à t’attendrir, vieux ?

Mais Khor couchait son visage dans sa main gauche, fermait sesyeux et continuait à se lamenter sur son triste sort. Il n’y avaitpourtant pas d’homme plus actif que lui. Toujours au travail, ilradoubait un fond de telega, consolidait une haie, raccommodait unharnais. Quant à la propreté, il était peu rigoureux et, comme jelui en faisais l’observation, il me répondit qu’il faut bien quel’isba sente l’odeur de l’homme.

– Va donc voir, repartis-je, comme tout est propre dans laruche de Kalinitch.

– S’il en était autrement, les abeilles ne viendraientpas…

Une autre fois, il me demanda :

– Est-ce que tu as une propriété ?

– Oui.

– Loin d’ici ?

– Cent verstes.

– Et tu y habites, batiouchka ?

– Sans doute.

– Mais tu préfères prendre l’air, le fusil à la main,n’est-ce pas ?

– Oui, c’est vrai.

– Tu as raison. Tire à ta santé[18] le coqde bruyère et change plus souvent ton starost.

Le quatrième jour, vers le soir, M. Poloutikine m’envoyachercher. Je quittai à regret le vieillard, et montai dans latelega avec Kalinitch.

– Adieu, Khor, bonne santé. Adieu, Fédia.

– Adieu, batiouchka, adieu, ne nous oublie pas.

Nous partîmes. Le soir tombait.

– Il fera beau demain, dis-je en regardant le cielclair.

– Non, il pleuvra, me répondit Kalinitch. Le canard barbotedans l’eau et l’herbe sent trop fort.

Nous entrions dans un taillis, Kalinitch chantait, tout cahotéqu’il fût sur l’arbre du chariot, et son regard ne quittait pas lesoleil couchant.

Le lendemain je quittai le toit hospitalier deM. Poloutikine.

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