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Robin Hood, le prince des voleurs – Tome I

Robin Hood, le prince des voleurs – Tome I

d’ Alexandre Dumas
Préface.

La vie aventureuse de l’outlaw(hors-la-loi, proscrit) Robin Hood, transmise de génération en génération, est devenue en Angleterre un sujet populaire. Néanmoins l’historien manque souvent de documents pour retracer l’existence étrange de ce célèbre bandit. Un grand nombre de traditions qui ont trait à Robin Hood portent un cachet de vérité et jettent un vif éclat sur les mœurs et les habitudes de son époque.

Les biographes de Robin Hood n’ont pas été d’accord sur l’origine de notre héros. Les uns lui ont donné une naissance illustre, les autres lui ont contesté son titre de Comte de Huntingdon. Quoi qu’il en soit, Robin Hood fut le dernier Saxon qui tenta de s’opposer à la domination normande.

Les événements qui composent l’histoire que nous avons entrepris de raconter, quelque vraisemblables et admissibles qu’ils puissent paraître, ne sont peut-être, après tout, qu’un effet de l’imagination, car la preuve matérielle de leur authenticité manque complètement. L’universelle popularité de Robin Hood est arrivée jusqu’à nous dans toute la fraîcheur et dans tout l’éclat des premiers jours de sa naissance. Il n’est pas un auteur anglais qui ne lui consacre quelques bonnes paroles. Cordun,écrivain ecclésiastique du quatorzième siècle, l’appelle illefamosissimus sicarius (le très célèbre bandit), Major luidonne la qualification de « très humain prince des voleurs ». L’auteur d’un poème latin très curieux, daté de1304, le compare à William Wallace, le héros de l’Écosse. Le célèbre Gamden dit, en parlant de lui : « Robin Hood estle plus galant des brigands. » Enfin le grand Shakespeare,dans Comme il vous plaira, voulant peindre la manière de vivre du duc et faire allusion à son bonheur, s’exprime ainsi :

« Il est déjà dans la forêt de l’Arden(des Ardennes), avec une bande d’hommes joyeux, et ils y vivent àla manière du vieux Robin Hood d’Angleterre, laissant couler letemps, libre de tout souci, comme à l’époque heureuse de l’âged’or. »

Si nous voulions énumérer ici les noms de tousles auteurs qui ont fait l’éloge de Robin Hood, nous lasserions lapatience du lecteur ; il nous suffira de dire que dans toutesles légendes, chansons, ballades, chroniques, qui parlent de lui,on le représente comme un homme d’un esprit distingué, d’un courageet d’une audace sans égale. Généreux, patient et bon, Robin Hoodétait adoré, non seulement de ses compagnons (il ne fut jamaistrahi ni abandonné par aucun d’eux), mais encore de tous leshabitants du comté de Nottingham.

Robin Hood offre le seul exemple d’un hommequi, sans avoir été canonisé, ait un jour de fête. Jusqu’à la findu seizième siècle, le peuple, les rois, les princes, lesmagistrats en Écosse et en Angleterre, célébrèrent la fête de notrehéros par des jeux institués en son honneur.

La Biographie universelle nousapprend encore que le beau roman d’Ivanhoé, de sir WalterScott, a fait connaître Robin Hood en France. Mais, pour apprécierl’histoire de cette troupe de bandits, il faut se rappeler que,depuis la conquête de l’Angleterre par Guillaume, les loisnormandes sur la chasse punissaient les braconniers par la pertedes yeux et la castration. Ce double supplice, pire que la mort,forçait les malheureux qui l’avaient encouru à se réfugier dans lesbois. Toute leur ressource pour vivre devenait alors le métier mêmequi les avait mis hors la loi. La plupart de ces braconniersappartenaient à la race saxonne, dépossédée par la conquête. Pillerun riche seigneur normand, c’était presque reprendre le bien deleurs pères. Cette circonstance, parfaitement expliquée dans leroman épique d’Ivanhoé et dans ce récit des aventures deRobin Hood, empêche de confondre les outlaws avec lesvoleurs ordinaires.

Chapitre 1

 

C’était sous le règne de Henri II et en l’ande grâce 1162 : deux voyageurs, aux vêtements souillés par unelongue route et aux traits exténués par une longue fatigue,traversaient un soir les sentiers étroits de la forêt de Sherwood,dans le comté de Nottingham.

L’air était froid ; les arbres, surlesquels commençait à poindre la faible verdure de mars,frissonnaient au souffle des dernières bises de l’hiver, et unsombre brouillard s’épanchait sur la contrée à mesure que lesrayonnements du soleil couchant s’éteignaient dans les nuagesempourprés de l’horizon. Bientôt le ciel devint obscur, et desrafales passant sur la forêt présagèrent une nuit orageuse.

– Ritson, dit le plus âgé des voyageurs ens’enveloppant dans son manteau, le vent redouble de violence ;ne craignez-vous pas que l’orage nous surprenne avant notrearrivée, et sommes-nous bien sur la bonne route ?

– Nous allons droit au but, milord, réponditRitson, et, si ma mémoire n’est pas en défaut, nous frapperonsavant une heure à la porte du garde forestier.

Les deux inconnus marchèrent en silencependant trois quarts d’heure, et le voyageur que son compagnongratifiait de milord s’écria impatienté :

– Arriverons-nous bientôt ?

– Dans dix minutes, milord.

– Bien, mais ce garde forestier, cet homme quetu appelles Head, est-il digne de ma confiance ?

– Parfaitement digne, milord : Head, monbeau-frère, est un homme rude, franc et honnête ; il écouteraavec respect l’admirable histoire inventée par Votre Seigneurie, etil y croira ; il ne sait pas ce que c’est que le mensonge, ilne connaît même pas la méfiance. Tenez, milord, s’écria joyeusementRitson, interrompant l’éloge du garde, regardez là-bas cettelumière dont les reflets colorent les arbres, eh bien ! elles’échappe de la maison de Gilbert Head. Que de fois dans majeunesse l’ai-je saluée avec bonheur, cette étoile du foyer, quandle soir nous revenions fatigués de la chasse !

Et Ritson demeura immobile, rêveur et les yeuxfixés avec attendrissement sur la lumière vacillante qui luirappelait les souvenirs du passé.

– L’enfant dort-il ? demanda legentilhomme, fort peu touché de l’émotion de son serviteur.

– Oui, milord, répondit Ritson, dont la figurereprit aussitôt une expression de complète indifférence, il dortprofondément ; et, sur mon âme ! je ne comprends pas queVotre Seigneurie se donne tant de peine pour conserver la vie d’unpetit être si nuisible à vos intérêts. Pourquoi, si vous voulezvous débarrasser à jamais de cet enfant, ne pas lui enfoncer deuxpouces d’acier dans le cœur ? Je suis à vos ordres, parlez.Promettez-moi pour récompense d’écrire mon nom sur votre testament,et notre jeune dormeur ne se réveillera plus.

– Tais-toi, reprit brusquement le gentilhomme,je ne désire pas la mort de cette innocente créature. Je puiscraindre d’être découvert dans l’avenir, mais je préfère lesangoisses de la crainte aux remords d’un crime. Du reste, j’ai lieud’espérer et même de croire que le mystère qui enveloppe lanaissance de cet enfant ne sera jamais dévoilé. Si le contrairearrivait, ce ne pourrait être que ton ouvrage, Ritson, et je tejure que tous les instants de ma vie seront employés à unerigoureuse surveillance de tes faits et gestes. Élevé comme unpaysan, cet enfant ne souffrira pas de la médiocrité de sacondition ; il s’y créera un bonheur en rapport avec ses goûtset ses habitudes, et ne regrettera jamais le nom et la fortunequ’il perd aujourd’hui sans les connaître.

– Que votre volonté soit faite, milord !répliqua froidement Ritson ; mais en vérité la vie d’un sipetit enfant ne vaut pas les fatigues d’un voyage deHuntingdonshire à Nottinghamshire.

Enfin les voyageurs mirent pied à terre devantune jolie maisonnette cachée comme un nid d’oiseau dans un massifde la forêt.

– Holà ! voisin Head, cria Ritson d’unevoix joyeuse et retentissante, holà ! ouvrez vite ; lapluie tombe dru, et d’ici je vois flamboyer votre âtre. Ouvrez,bonhomme, c’est un parent qui vous demande l’hospitalité.

Les chiens grondèrent dans l’intérieur dulogis, et le prudent garde répondit d’abord :

– Qui frappe ?

– Un ami.

– Quel ami ?

– Roland Ritson, ton frère. Ouvre donc, bonGilbert.

– Toi, Roland Ritson, de Mansfeld ?

– Oui, oui, moi-même, le frère de Marguerite.Allons, ouvriras-tu ? ajouta Ritson impatienté ; nouscauserons à table.

La porte s’ouvrit enfin, et les voyageursentrèrent.

Gilbert Head serra cordialement la main de sonbeau-frère, et dit au gentilhomme en le saluant avecpolitesse :

– Soyez le bienvenu, messire chevalier, et nem’accusez pas d’avoir enfreint les lois de l’hospitalité si,pendant quelques instants, j’ai tenu ma porte fermée entre vous etmon foyer. L’isolement de cette demeure et le vagabondage desoutlaws dans la forêt me commandent la prudence, car il ne suffitpas d’être vaillant et fort pour échapper au danger. Agréez doncmes excuses, noble étranger, et regardez ma maison comme la vôtre.Asseyez-vous au feu et séchez vos vêtements, on va s’occuper de vosmontures. Holà ! Lincoln ! s’écria Gilbert entr’ouvrantla porte d’une chambre voisine, conduis les chevaux de cesvoyageurs sous le hangar, puisque notre écurie est trop petite pourles recevoir, et qu’il ne leur manque rien : du foin plein lerâtelier, et de la paille jusqu’au ventre.

Un robuste paysan vêtu en forestier parutaussitôt, traversa la salle, et sortit sans même jeter un curieuxregard sur les nouveaux venus ; puis une jolie femme, detrente ans à peine, vint offrir ses deux mains et son front auxbaisers de Ritson.

– Chère Marguerite ! chère sœur !s’écriait celui-ci, redoublant ses caresses et la contemplant avecune naïve admiration mêlée de surprise ; mais tu n’es paschangée, mais ton front est aussi pur, tes yeux aussi brillants,tes lèvres et tes joues aussi roses et aussi fraîches que lorsquenotre bon Gilbert te faisait la cour.

– C’est que je suis heureuse, réponditMarguerite lançant à son mari un tendre regard.

– Vous pouvez dire : nous sommes heureux,Maggie, ajouta l’honnête forestier. Grâce à votre heureuxcaractère, il n’y a encore eu ni bouderie ni querelle dans notreménage. Mais assez causé sur ce chapitre, et pensons à nos hôtes…Ça ! l’ami beau-frère, ôtez votre manteau, et vous, messirechevalier, débarrassez-vous de cette pluie qui ruisselle sur voshabits comme une rosée du matin sur les feuilles. Nous souperonsensuite. Vite, Maggie, un fagot, deux fagots dans l’âtre, sur latable les meilleurs plats et dans les lits les draps les plusblancs ; vite.

Tandis que l’alerte jeune femme obéissait àson mari, Ritson rejetait son manteau en arrière et découvrait unbel enfant enveloppé dans une mante et cachemire bleu. Ronde,fraîche et vermeille, la figure de cet enfant, âgé de quinze mois àpeine, annonçait une santé parfaite et une robusteconstitution.

Quand Ritson eut arrangé soigneusement lesplis froissés du bonnet de ce baby, il plaça sa jolie petite têtesous un rayon de lumière qui en faisait ressortir toute la beautéet appela doucement sa sœur.

Marguerite accourut.

– Maggie, lui dit-il, j’un cadeau à te faire,et tu ne m’accuseras pas de revenir vers toi les mains vides aprèshuit ans d’absence… Tiens, regarde ce que je t’apporte.

– Sainte Marie ! s’écria la jeune femmeles mains jointes, sainte Marie, un enfant ! Mais, Roland,est-il à toi ce beau petit ange ? Gilbert, Gilbert, viens doncvoir un amour d’enfant !

– Un enfant ! un enfant entre les mainsde Ritson ! Et, loin de s’enthousiasmer comme sa femme,Gilbert lança un coup d’œil sévère sur son parent. Frère, dit legarde forestier d’un ton grave, êtes-vous donc devenu nourrisseurde marmots depuis qu’on vous a réformé comme soldat ? Elle estassez bizarre, mon garçon, la fantaisie qui vous prend de courir lacampagne avec un enfant sous votre manteau ! Que signifie toutcela ? pourquoi venez-vous ici ? quelle est l’histoire dece poupon ? Voyons, parlez, soyez franc, je veux toutsavoir.

– Cet enfant ne m’appartient pas, braveGilbert ; c’est un orphelin, et le gentilhomme que voici estson protecteur. Sa Seigneurie connaît la famille de cet ange etvous dira pourquoi nous venons ici. En attendant, bonne Maggie,charge-toi de ce précieux fardeau qui pèse sur mon bras depuis deuxjours… c’est-à-dire deux heures. Je suis déjà las de mon rôle denourrice.

Marguerite s’empara vivement du petit dormeur,le transporta dans sa chambre, le déposa sur son lit, lui couvritles mains et le cou de baisers, l’enveloppa chaudement dans sonbeau mantelet de fête, et rejoignit ses hôtes.

Le souper se passa joyeusement, et, à la findu repas, le gentilhomme dit au garde :

– L’intérêt que votre charmante femme témoigneà cet enfant me décide à vous faire une proposition relative à sonbien-être futur. Mais d’abord permettez-moi de vous instruire decertaines particularités qui se rattachent à la famille, à lanaissance et à la situation actuelle de ce pauvre orphelin dont jesuis l’unique protecteur. Son père, ancien compagnon d’armes de majeunesse, passée au milieu des camps, fut mon meilleur et mon plusintime ami. Au commencement du règne de notre glorieux souverainHenri II, nous séjournâmes ensemble en France, tantôt en Normandie,tantôt en Aquitaine, tantôt en Poitou, et, après une séparation dequelques années, nous nous retrouvâmes dans le pays de Galles. Monami, avant de quitter la France, était devenu éperdument amoureuxd’une jeune fille, l’avait épousée et conduite en Angleterre auprèsde sa famille à lui. Malheureusement cette famille, fière etorgueilleuse branche d’une maison princière et imbue de sotspréjugés, refusa d’admettre dans son sein la jeune femme, qui étaitpauvre et n’avait d’autre noblesse que celle des sentiments. Cetteinjure la frappa au cœur, et elle mourut huit jours après avoir misau monde l’enfant que nous voulons confier à vos bons soins, et quin’a plus de père, car mon pauvre ami tombait blessé à mort dans uncombat en Normandie, voilà bientôt dix mois. Les dernières penséesde mon ami mourant furent pour son fils ; il me manda près delui, me donna à la hâte le nom et l’adresse de la nourrice del’enfant, et me fit jurer au nom de notre vieille amitié de devenirl’appui, le protecteur de cet orphelin. Je jurai et je tiendrai monserment, mais mission est bien difficile à remplir, maîtreGilbert ; je suis encore soldat, je passe ma vie dans lesgarnisons ou sur les champs de bataille, et je ne puis veillermoi-même sur cette frêle créature. D’un autre côté, je n’ai niparents ni amis aux mains desquels je puisse sans crainte remettrece précieux dépôt. Je ne savais donc plus à quel saint me vouerquand l’idée me vint de consulter votre beau-frère RolandRitson : il pensa de suite à vous ; il me dit que, mariédepuis huit ans à une adorable et vertueuse femme, vous n’aviez pasencore le bonheur d’être père, et que sans doute, il vous seraitagréable, moyennant salaire, bien entendu, d’accueillir sous votretoit un pauvre orphelin, le fils d’un brave soldat. Si Dieu accordevie et santé à cet enfant, il sera le compagnon de mavieillesse ; je lui raconterai l’histoire triste et glorieusede l’auteur de ses jours, et je lui enseignerai à marcher d’un pasferme dans les mêmes sentiers où nous marchâmes, son vaillant pèreet moi. En attendant, vous élèverez l’enfant comme s’il était levôtre, et vous ne l’élèverez pas gratuitement, je vous le jure.Répondez, maître Gilbert : acceptez-vous maproposition ?

Le gentilhomme attendit avec anxiété laréponse du forestier, qui avant de s’engager interrogeait sa femmedu regard ; mais la jolie Margaret détournait la tête, et, lecol penché vers la porte de la chambre voisine, elle essayait ensouriant d’écouter l’imperceptible murmure de la respiration del’enfant.

Ritson, qui analysait furtivement du coin del’œil l’expression de la physionomie des deux époux, comprit que sasœur était disposée à garder l’enfant, malgré les hésitations deGilbert, et dit d’une voix persuasive :

– Les rires de cet ange feront la joie de tonfoyer, ma douce Maggie, et, par saint Pierre ! je te le jure,tu entendras un autre bruit non moins joyeux, le bruit des guinéesque Sa Seigneurie versera chaque année dans ta main. Ah ! jete vois déjà riche et toujours heureuse, conduisant par la main auxfêtes du pays le joli baby qui t’appellera maman : il seravêtu comme un prince, brillant comme le soleil, et toi, turayonneras de plaisir et d’orgueil.

Marguerite ne répondit rien, mais elle regardaen souriant Gilbert, Gilbert dont le silence fut mal interprété parle gentilhomme.

– Vous hésitez, maître Gilbert ? dit cedernier en fronçant les sourcils. Est-ce que ma proposition vousdéplaît ?

– Pardon, messire, votre proposition m’estfort agréable, et nous garderons cet enfant, si ma chère Maggie n’yvoit pas d’obstacle. Allons, femme, dis ce que tu penses ; tavolonté sera la mienne.

– Ce brave soldat a raison, répondit la jeunefemme ; il lui est impossible d’élever cet enfant.

– Eh bien ?

– Eh bien ? je deviendrai sa mère. Puiss’adressant au gentilhomme, elle ajouta : Et si un jour ilvous plaisait de reprendre votre fils d’adoption, nous vous lerendrons le cœur serré, mais nous nous consolerons de sa perte enpensant qu’il sera désormais plus heureux près de vous que sousl’humble toit d’un pauvre garde forestier.

– Les paroles de ma femme sont un engagement,reprit Gilbert, et, pour ma part, je jure de veiller sur cet enfantet de lui servir de père. Messire chevalier, voici le gage de mafoi.

En arrachant de sa ceinture un de sesgantelets, il le jeta sur la table.

– Foi pour foi et gantelet pour gantelet,répliqua le gentilhomme, jetant aussi un gantelet sur la table. Ils’agit maintenant de s’entendre sur le prix de la pension du baby.Tenez, brave homme, prenez cela ; chaque année vous enrecevrez autant.

Et, tirant de dessous son pourpoint un petitsac de cuir, rempli de pièces d’or, il essaya de le placer entreles mains du forestier.

Mais celui-ci refusa.

– Gardez votre or, messire ; les caresseset le pain de Marguerite ne se vendent pas.

Longtemps le petit sac de cuir fut renvoyé desmains de Gilbert dans celles du gentilhomme. On transigea enfin eton convint, d’après la proposition de Marguerite, que l’argent reçuchaque année en payement de la pension de l’enfant serait placé enlieu sûr, pour être remis à l’orphelin à l’époque de samajorité.

Cette affaire réglée à la satisfaction detous, on se sépara pour dormir. Le lendemain Gilbert était sur piedau point du jour, et regardait d’un œil d’envie les chevaux de seshôtes, Lincoln s’occupait déjà de leur pansage.

– Quelles magnifiques bêtes ! disait-il àson domestique ; on ne croirait pas qu’elles viennent detrotter pendant deux jours, tant elles montrent de vigueur. Par lasainte messe ! il n’y a que les princes qui puissent monter depareils coursiers, et ils doivent valoir de l’argent gros comme mesbidets ; mais je les oubliais, ces pauvres compagnons !leur râtelier doit être vide. Et Gilbert entra dans son écurie.L’écurie était déserte. Tiens, ils ne sont plus là. Ohé !Lincoln, as-tu déjà conduit les bidets au pâturage ?

– Non, maître.

– Voilà qui est singulier, murmuraGilbert ; et saisi d’un secret pressentiment, il s’élança versla chambre de Ritson. Ritson n’y était pas. Mais peut-être a-t-ilété réveillé le gentilhomme, se dit Gilbert en passant dans lachambre donnée au chevalier. Cette chambre était vide. Margueriteparut, tenant dans ses bras le petit orphelin. Femme, s’écriaGilbert, nos bêtes ont disparu !

– Est-ce possible ?

– Ils ont enfourché nos chevaux et nous ontlaissé les leurs.

– Mais pourquoi nous ont-ils quittésainsi ?

– Devine, Maggie, moi je n’en sais rien.

– Ils voulaient peut-être nous cacher ladirection de leur route.

– Ils auraient donc alors quelque mauvaiseaction à se reprocher ?

– Ils n’ont pas voulu nous prévenir qu’ilsremplaçaient leurs bêtes harassées de fatigue par les nôtres.

– Ce n’est pas cela, car on dirait que leurschevaux n’ont pas voyagé depuis huit jours, tant ils montrent cematin de vivacité et de vigueur.

– Bah ! n’y pensons plus ! Tiens,regarde l’enfant comme il est beau, comme il sourit.Embrasse-le.

– Peut-être bien que ce seigneur inconnu avoulu nous récompenser de notre obligeance en échangeant ses deuxchevaux de prix contre nos deux roquentins.

– Peut-être ; et craignant notre refus,il sera parti pendant que nous dormions.

– Eh bien ! s’il en est ainsi, je leremercie de grand cœur ; mais je ne suis point content dubeau-frère Ritson qui nous devait un bonjour.

– Eh ! ne sais-tu pas que, depuis la mortde ta pauvre sœur Annette, sa fiancée, Ritson évite lacontrée ? L’aspect de notre bonheur en ménage aura réveilléses chagrins.

– Tu as raison, femme, répondit Gilbert enpoussant un gros soupir. Pauvre Annette !

– Le plus fâcheux de l’affaire, repritMarguerite, c’est que nous n’avons ni le nom ni l’adresse duprotecteur de cet enfant. Qui avertirons-nous s’il tombemalade ? Lui-même comment l’appellerons-nous ?

– Choisis son nom, Marguerite.

– Choisis-le toi-même, Gilbert ; c’est ungarçon, et cela te regarde.

– Eh bien ! nous lui donnerons, si tuveux, le nom du frère que j’ai tant aimé ; je ne puis penser àAnnette sans me souvenir de l’infortuné Robin.

– Soit, il est baptisé, et voilà notre gentilRobin ! s’écria Marguerite en couvrant de baisers la figure del’enfant qui lui souriait déjà comme si la douce Marguerite eût étésa mère.

L’orphelin fut donc nommé Robin Head. Plustard, et sans cause connue, le mot Head se changea enHood, et le petit étranger devint célèbre sous le nom deRobin Hood.

Chapitre 2

 

Quinze ans se sont écoulés depuis cetévénement ; le calme et le bonheur n’ont pas cessé de régnersous le toit du garde forestier, et l’orphelin croit toujours êtrele fils bien-aimé de Marguerite et de Gilbert Head.

Par une belle matinée de juin, un homme auretour de l’âge, vêtu comme un paysan aisé et monté sur un poneyvigoureux, suivait la route qui conduit par la forêt de Sherwood aujoli village de Mansfeldwoohaus.

Le ciel était pur ; le soleil levantilluminait ces grandes solitudes ; la bise passant à traversles taillis entraînait dans l’atmosphère les senteurs âcres etpénétrantes du feuillage des chênes et les mille parfums des fleurssauvages ; sur les mousses, sur les herbes, les gouttes derosée brillaient comme des semis de diamants ; aux coins desfutaies chantaient et voltigeaient les oiseaux ; les daimsbramaient dans les fourrés ; partout enfin la natures’éveillait, et les derniers brouillards de la nuit fuyaient auloin.

La physionomie de notre voyageurs’épanouissait sous l’influence d’un si beau jour ; sapoitrine se dilatait, il respirait à pleins poumons, et d’une voixforte et sonore il jetait aux échos les refrains d’un vieil hymnesaxon, d’un hymne à la mort des tyrans.

Soudain une flèche passa en sifflant à sonoreille et alla se planter dans la branche d’un chêne au bord de laroute.

Le paysan, plus surpris qu’effrayé, sauta enbas de son cheval, se cacha derrière un arbre, banda son arc et setint sur la défensive. Mais il eut beau surveiller le sentier danstoute sa longueur, scruter du regard les taillis environnants etprêter l’oreille aux moindres bruits de la forêt, il ne vit rien,n’entendit rien et ne sut que penser de cette attaque imprévue.

Peut-être l’inoffensif voyageur a-t-il faillitomber sous le trait d’un chasseur maladroit ; mais alors ilentendrait le bruit des pas du chasseur, les aboiements des chiens,mais alors il verrait le daim en fuite traversant lesentier ?

Peut-être est-ce un outlaw, un proscrit commeil y en a tant dans le comté, gens ne vivant que de meurtres et derapines, et passant leurs journées à l’affût des voyageurs ?Mais tous ces vagabonds le connaissent ; ils savent qu’iln’est pas riche, et que jamais il ne leur refuse un morceau de painet un verre d’ale quand ils frappent à sa porte.

A-t-il outragé quelqu’un qui cherche à sevenger ? Non, il ne se connaît pas d’ennemis à vingt milles àla ronde.

Quelle main invisible a donc voulu le blesserà mort ?

À mort ! car la flèche a rasé si prèsl’une de ses tempes qu’elle a fait voltiger ses cheveux.

Tout en réfléchissant sur sa position, notrehomme se disait :

– Le danger n’est pas imminent, puisquel’instinct de mon cheval ne le pressent pas. Au contraire, ildemeure là tranquille comme dans son écurie, et allonge le col versla feuillée comme vers son râtelier. Mais s’il reste ici, ilindiquera à celui qui me poursuit l’endroit où je me cache.Holà ! poney, au trot !

Ce commandement fut donné par un coup desifflet en sourdine, et le docile animal, habitué depuis longtempsà cette manœuvre de chasseur qui veut s’isoler en embuscade, dressases oreilles, roula de grands yeux flamboyants vers l’arbre quiprotégeait son maître, lui répondit par un petit hennissement ets’éloigna au trot. Vainement, pendant un grand quart d’heure, lepaysan attendit, l’œil au guet, une nouvelle attaque.

– Voyons, dit-il, puisque la patiencen’aboutit à rien, essayons de la ruse.

Et, calculant, d’après la direction du pennagede la flèche, l’endroit où son ennemi pouvait stationner, ildécocha un trait de ce côté avec l’espoir d’effrayer le malfaiteurou de le provoquer à force de mouvement. Le trait fendit l’espace,alla s’implanter dans l’écorce d’un arbre, et personne ne répondità cette provocation. Un second trait réussira peut-être ? Cesecond trait partit, mais il fut arrêté dans son vol. Une flèche,lancée par un arc invisible, le rencontra presque à angle droitau-dessus du sentier, et le fit tomber en pirouettant sur le sol.Ce coup avait été si rapide, si inattendu, il annonçait tantd’adresse et une si grande habileté de la main et de l’œil, que lepaysan émerveillé, oublieux de tout danger, bondit de sacachette.

– Quel coup ! quel merveilleuxcoup ! s’écria-t-il en gambadant sur la lisière des fourréspour y découvrir le mystérieux archer.

Un rire joyeux répondit à ces acclamations, etnon loin de là une voix argentine et suave comme la voix d’unefemme chanta :

« Il y a des daims dans la forêt, il y a des fleurs sur lalisière des grands bois ;

« Mais laisse le daim à sa vie sauvage, laisse la fleur sur satige flexible,

« Et viens avec moi, mon amour, mon cher Robin Hood ;

« Je sais que tu aimes le daim dans les clairières, les fleurspour couronner mon front ;

« Mais abandonne aujourd’hui chasse et fraîche récolte,

« Et viens avec moi, mon amour, mon cher RobinHood. »

– Oh ! c’est Robin, l’effronté Robin Hoodqui chante. Viens ici, garçon. Quoi ? tu oses tirer à l’arcsur ton père ? Par saint Dunstan, j’ai cru que les outlaws envoulaient à ma peau ! Oh ! le méchant enfant qui prendpour but ma tête grisonnante ! Ah ! le voici, ajouta lebon vieillard, le voici, l’espiègle ! il chante la chanson queje composais pour les amours de mon frère Robin… alors que jefaisais des chansons et que le pauvre ami courtisait la jolie May,sa fiancée.

– Eh quoi ! bon père, eh quoi ! maflèche vous a blessé en chatouillant votre oreille, répondit del’autre côté d’un fourré un jeune garçon qui recommença àchanter.

« Il n’y a ni nuage sur l’or pâle de la lune, ni bruit dans lavallée,

« Il n’y a d’autre voix dans l’air que la douce cloche ducouvent.

« Viens avec moi, mon amour, viens avec moi, mon cher RobinHood,

« Viens avec moi dans la joyeuse forêt de Sherwood,

« Viens avec moi sous l’arbre témoin de notre premierserment,

« Viens avec moi, mon amour, mon cher Robin Hood. »

Les échos de la forêt répétaient encore cetendre refrain quand un jeune homme, paraissant avoir vingt ans,quoique en réalité il n’en eût que seize, s’arrêta devant le vieuxpaysan, que vous reconnaissez sans doute pour être le brave GilbertHead du premier chapitre de notre histoire.

Ce jeune homme souriait au vieillard et tenaitrespectueusement à la main son bonnet vert, orné d’une plume dehéron. Une masse de cheveux noirs légèrement bouclés couronnait unfront plus blanc que l’ivoire et largement développé. Lespaupières, repliées sur elles-mêmes, laissaient jaillir au-dehorsles fulgurances de deux prunelles d’un bleu sombre, dont l’éclat seveloutait sous la frange des longs cils qui projetaient leur ombrejusque sur les pommettes rosées des joues. Son regard nageait dansun fluide transparent comme un émail liquide ; les pensées,les croyances, les sentiments d’une adolescence candide s’yreflétaient comme dans un miroir ; l’expression des traits duvisage de Robin annonçait le courage et l’énergie ; sonexquise beauté n’avait rien d’efféminé, et son sourire étaitpresque le sourire d’un homme maître de lui-même, lorsque seslèvres, margées de corail et réunies par une courbe gracieuse à sonnez droit et fin, aux narines mobiles et transparentes,s’entr’ouvraient sur une dentition éburnéenne.

Le hâle avait bruni cette noble physionomie,mais la blancheur satinée de la carnation reparaissait à lanaissance du col et au-dessus des poignets.

Un bonnet avec plume de héron pour aigrette,un pourpoint de drap vert de Lincoln serré à la taille, deshauts-de-chausses en peau de daim, une paire de unhegesceo (brodequins saxons) attachés au-dessus des chevilles parde fortes courroies, un baudrier clouté d’acier brillant etsupportant un carquois garni de flèches, le petit cor et le couteaude chasse à la ceinture, et l’arc en main, telles étaient lespièces de l’habillement et de l’équipement de Robin Hood, et leurensemble plein d’originalité était loin de nuire à la beauté del’adolescent.

– Et si tu m’avais transpercé le crâne au lieude me chatouiller l’oreille ? dit le bon vieillard en répétantles dernières paroles de son fils d’un ton de sévérité affectée.Méfiez-vous de ce chatouillement-là, sir Robin, il tuerait plussouvent qu’il ne ferait rire.

– Pardonnez-moi, bon père. Je n’avaisnullement l’intention de vous blesser.

– Je le crois parbleu bien ! cher enfant,mais cela pouvait arriver ; un changement dans l’allure de moncheval, un pas à gauche ou à droite de la ligne que je suivais, unmouvement de ma tête, un tremblement de ta main, une erreur de toncoup d’œil, un rien enfin, et le jeu que tu jouais étaitmortel.

– Mais ma main n’a pas tremblé, et mon coupd’œil est toujours sûr. Ne me faites donc pas de reproches, bonpère, et pardonnez-moi mon espièglerie.

– Je te la pardonne de grand cœur ; mais,ainsi que le dit Ésope, dont le chapelain t’apprit les fables,est-ce un divertissement pour un homme que le jeu qui peut tuer unautre homme ?

– C’est vrai, répondit Robin d’un ton plein derepentir. Je vous en conjure, oubliez mon étourderie, ma faute,veux-je dire, c’est l’orgueil qui me l’a fait commettre.

– L’orgueil ?

– Oui, l’orgueil ; ne m’avez-vous pas dithier soir, à la veillée, que je n’étais pas encore assez bon archerpour effleurer le poil de l’oreille d’un chevreuil afin del’effrayer sans le blesser ? et… j’ai voulu vous prouver lecontraire.

– Jolie manière d’exercer son talent !Mais brisons là, mon garçon ; je te pardonne, c’est entendu,et je ne te garde pas rancune, seulement je t’engage à ne jamais metraiter comme un cerf.

– Ne crains rien, père, s’écria l’enfant avectendresse, ne crains rien ; aussi espiègle, aussi étourdi,aussi grand joueur de tours que je puisse être, je n’oublieraijamais le respect et l’affection que tu mérites, et, pour lapossession de la forêt de Sherwood tout entière, je ne voudrais pasfaire tomber un cheveu de ta tête.

Le vieillard saisit affectueusement la mainque lui tendait le jeune homme, et la pressa en disant :

– Dieu bénisse ton excellent cœur et te donnela sagesse ! Puis il ajouta avec un naïf sentiment d’orgueilqu’il avait sans doute réprimé jusqu’alors afin de morigénerl’imprudent archer : Et dire que c’est mon élève ! Oui,c’est moi, Gilbert Head, qui le premier lui ai appris à bander unarc et à décocher une flèche ! L’élève est digne du maître,et, s’il continue, il n’y aura pas de plus adroit tireur dans toutle comté, dans toute l’Angleterre même.

– Que mon bras droit perde sa force, et quepas une de mes flèches n’atteigne le but si jamais j’oublie votreamour, mon père !

– Enfant, tu sais déjà que je ne suis ton pèreque par le cœur.

– Oh ! ne me parlez pas des droits quivous manquent sur moi, car si la nature vous les a refusés, vousles avez acquis par une sollicitude, par un dévouement de quinzeannées.

– Parlons-en, au contraire, dit Gilbert,reprenant sa route à pied et traînant par la bride le poney qu’unvigoureux coup de sifflet avait rappelé à l’ordre, un secretpressentiment m’avertit que des malheurs prochains nousmenacent.

– Quelle folle idée, mon père !

– Tu es déjà grand, tu es fort, tu es remplid’énergie, grâce à Dieu ; mais l’avenir qui s’ouvre devant toin’est plus celui que j’entrevoyais lorsque petit et faible enfant,tantôt boudeur, tantôt joyeux, tu grandissais sur les genoux deMarguerite.

– Qu’importe ! je ne fais qu’un vœu,c’est que l’avenir ressemble au passé et au présent.

– Nous vieillirions désormais sans regret sile mystère qui couvre ta naissance se dévoilait.

– Vous n’avez donc jamais revu le brave soldatqui m’a confié à vos soins ?

– Je ne l’ai jamais revu, et je n’ai reçuqu’une fois de ses nouvelles.

– Peut-être est-il mort à la guerre ?

– Peut-être. Un an après ton arrivée chez moi,je reçus par un messager inconnu un sac d’argent et un parcheminscellé de cire, mais dont le cachet n’avait pas d’armes. Je donnaice parchemin à mon confesseur, qui l’ouvrit et m’en révéla lecontenu que voici, mot pour mot : « Gilbert Head, j’aiplacé depuis douze mois un enfant sous ta protection, et j’ai prisvis-à-vis de toi l’engagement de te payer pour ta peine une renteannuelle ; je te l’envoie ; je quitte l’Angleterre etj’ignore l’époque de mon retour. En conséquence, j’ai pris desarrangements pour que tu touches tous les ans la somme due. Tun’auras donc à l’époque des échéances qu’à te présenter dans lecabinet du shérif de Nottingham, et tu seras payé. Élève le garçoncomme s’il était ton propre fils, à mon retour, je viendrai te leréclamer. » Pas de signature, pas de date ; et d’oùvenait ce message ? je l’ignore. Le messager partit sansvouloir satisfaire ma curiosité. Je t’ai souvent répété ce que legentilhomme inconnu nous avait raconté à propos de ta naissance etde la mort de tes parents. Je ne sais donc rien de plus sur tonorigine, et le shérif qui me paye ta pension répond invariablement,lorsque je l’interroge, qu’il ne connaît ni le nom ni la demeure decelui qui lui a donné mandat de me compter tant de guinées par an.Si maintenant ton protecteur te rappelait à lui, ma douceMarguerite et moi nous nous consolerions de ton départ en pensantque tu retrouves des richesses et des honneurs qui t’appartiennentpar droit de naissance ; mais si nous devons mourir avant quele gentilhomme inconnu reparaisse, un grand chagrin empoisonneranotre dernière heure.

– Quel grand chagrin, père ?

– Le chagrin de te savoir seul et abandonné àtoi-même, et livré à tes passions au moment de devenir homme.

– Ma mère et vous avez encore de longs jours àvivre.

– Dieu le sait !

– Dieu le permettra.

– Que sa volonté soit faite ! En toutcas, si une mort prochaine nous sépare, sache, mon enfant, que tues notre seul héritier ; la chaumière où tu as grandi esttienne, les défrichements qui l’entourent sont ta propriété, et,avec l’argent de ta pension, accumulé depuis quinze années, tun’auras pas à redouter la misère et tu pourras être heureux si tues sage. Le malheur t’a frappé dès ta naissance, et tes parentsadoptifs se sont efforcés de réparer ce malheur ; tu penserassouvent à eux, ils n’ambitionnent pas d’autre récompense.

L’adolescent s’attendrissait ; de grosseslarmes commençaient à sourdre entre ses paupières : mais ilcontint son émotion pour ne pas augmenter celle du vieillard,détourna la tête, essuya ses yeux d’un revers de main, et s’écriad’un ton de voix presque joyeux :

– Ne touchez plus jamais à un aussi tristesujet, mon père ; la pensée d’une séparation, quelque éloignéequ’elle soit, me rend faible comme une femme, et la faiblesse neconvient pas à un homme (il se croyait déjà homme). Sans nul douteje saurai un jour qui je suis, mais ne le saurais-je pas que cetteignorance ne m’empêcherait jamais de dormir tranquille ni de meréveiller gaiement. Parbleu ! si j’ignore mon véritable nom,noble ou roturier, je n’ignore pas ce que je veux être… le plushabile archer qui ait jamais tiré une flèche sur les daims de laforêt de Sherwood.

– Et vous l’êtes déjà, sir Robin, répliquaGilbert avec fierté ; ne suis-je pas votre instituteur ?En route, Gip, mon gentil poney, ajouta le vieillard enremontant en selle, il faut que je me hâte d’aller àMansfeldwoohaus et de revenir, sans quoi Maggie ferait une mineplus longue que la plus longue de mes flèches. En attendant, cherenfant, exerce ton adresse, et elle ne tardera pas à égaler cellede Gilbert Head dans ses plus beaux jours… Au revoir.

Robin s’amusa pendant quelques instants àdéchiqueter à coups de flèches les feuilles qu’il choisissait del’œil à la cime des plus grands arbres ; puis, las de ce jeu,il s’étendit sur l’herbe à l’ombre d’une clairière, et récapitulaune à une dans sa pensée les paroles qu’il venait d’échanger avecson père adoptif. Avec son ignorance du monde, Robin ne désiraitrien en dehors de la félicité dont il jouissait sous le toit dugarde forestier, et le suprême bonheur pour lui consistait àpouvoir chasser en liberté dans les solitudes giboyeuses de laforêt de Sherwood ; que lui importait donc alors un avenir denoble ou de vilain ?

Un froissement prolongé du feuillage et lescraquements précipités des broussailles voisines troublèrentbientôt les rêveries de notre jeune archer ; il leva la têteet aperçut un daim effrayé qui trouait le fourré, s’élançait àtravers la clairière et disparaissait aussitôt dans les profondeursde la forêt.

Bander son arc et poursuivre l’animal, tel futle projet instantané de Robin ; mais ayant par hasard ou parinstinct de chasseur examiné l’endroit du débouché avant d’entreren campagne, il aperçut à quelques toises de distance un hommeaccroupi derrière un tertre dominant la route ; ainsi caché,cet homme pouvait voir sans être vu tout ce qui passerait sur laroute, et, l’œil au guet, la flèche en corde, il attendait.

Certes il ressemblait par ses vêtements à unhonnête forestier, connaissant de longue main les allures du gibieret se donnant le loisir d’une paisible chasse à l’affût. Mais s’ileût été réellement chasseur, et chasseur de daims surtout, il n’eûtpas hésité à suivre en toute hâte la piste de l’animal. Pourquoicette embuscade alors ? Peut-être était-ce un meurtrier àl’affût des voyageurs ?

Robin pressentit un crime, et, espérant ymettre obstacle, il se cacha derrière un bouquet de hêtres etsurveilla attentivement les mouvements de l’inconnu. Celui-ci,toujours accroupi derrière le tertre, tournait le dos à Robin, etpar conséquent se trouvait placé entre lui et le sentier.

Tout à coup le brigand ou le chasseur décochaune flèche dans la direction du sentier, et se releva à moitiécomme pour bondir vers le but visé ; mais il s’arrêta, proféraun jurement énergique, et se remit à l’affût avec une flèche à sonarc.

Cette nouvelle flèche fut suivie comme lapremière d’un odieux blasphème.

– À qui donc en veut-il ? se demandaitRobin. Essaye-t-il de donner à un de ses amis un coup de peignecomme celui que j’ai donné ce matin au vieux Gilbert ? Le jeun’est pas des plus faciles. Mais je ne vois rien là-bas du côté oùil vise ; il voit cependant quelque chose, lui, puisqu’ilprépare une troisième flèche.

Robin allait quitter sa cachette pour faireconnaissance avec le tireur inconnu et maladroit, lorsqu’enécartant sans dessein quelques branches d’un hêtre il aperçut,arrêtés au bout du sentier et à l’endroit où le chemin deMansfeldwoohaus forme un coude, un gentleman et une jeune dame quisemblaient éprouver beaucoup d’inquiétude et se demander s’ilfallait tourner bride, ou braver le danger. Les chevauxs’ébrouaient, et le gentleman promenait ses regards de tous côtéspour découvrir l’ennemi et lui tenir tête, puis il s’efforçait enmême temps de calmer les terreurs de sa compagne.

Soudain la jeune femme poussa un crid’angoisse et tomba presque évanouie : une flèche venait des’implanter dans le pommeau de sa selle.

Plus de doute, l’homme en embuscade était unlâche assassin.

Saisi d’une généreuse indignation, Robinchoisit dans son carquois une flèche des plus aiguës, banda son arcet visa. La main gauche de l’assassin demeura clouée sur le bois del’arc qui menaçait de nouveau le cavalier et sa compagne.

Rugissant de colère et de douleur, le banditdétourna la tête et chercha à découvrir d’où venait cette attaqueimprévue ; mais la taille svelte de notre jeune archer lecachait derrière le tronc du hêtre, et les nuances de son pourpointse confondaient avec celles du feuillage.

Robin aurait pu tuer le bandit, il se contentade l’effrayer après l’avoir puni, et lui décocha une nouvelleflèche qui emporta son bonnet à vingt pas.

Saisi de vertige et d’épouvante, le blessé seredressa, et, soutenant de sa main solide sa main ensanglantée,hurla, trépigna, tournoya pendant quelques instants sur lui-même,promena des yeux hagards sur les taillis environnants, et s’enfuiten criant :

– C’est le démon ! le démon ! ledémon !

Robin salua le départ du bandit par un rirejoyeux, sacrifia une dernière flèche qui, après l’avoir éperonnépendant sa course, devait l’empêcher de longtemps de s’asseoir enrepos.

Le danger passé, Robin sortit de sa cachetteet vint s’adosser nonchalamment au tronc d’un chêne sur le bord dusentier ; il se préparait ainsi à souhaiter la bienvenue auxvoyageurs ; mais à peine ceux-ci, qui s’avançaient au trot,l’eurent-il aperçu que la jeune femme poussa un grand cri et que lecavalier s’élança vers lui l’épée à la main.

– Holà ! messire chevalier, s’écriaRobin, retiens ton bras et modère ta fureur. Les flèches lancéesvers vous ne sortaient pas de mon carquois.

– Te voilà donc, misérable ! te voilàdonc ! répéta le cavalier en proie à la plus violentecolère.

– Je ne suis pas un assassin, bien aucontraire, c’est moi qui vous ai sauvé la vie.

– L’assassin, où est-il alors ? Parle, ouje te fends la tête.

– Écoutez et vous le saurez, réponditfroidement Robin. Quant à me fendre la tête, n’y songez pas, etpermettez-moi de vous faire observer, messire, que cette flèche,dont la pointe est dirigée sur vous, traversera votre cœur avantque votre épée n’effleure ma peau. Tenez-vous donc pour averti, etécoutez en paix : je dirai la vérité.

– J’écoute, reprit le cavalier presque fascinépar le sang-froid de Robin.

– J’étais là tranquillement couché sur l’herbederrière ces hêtres ; un daim passa, je voulus le poursuivre,mais, au moment de prendre sa piste, j’ai vu un homme qui lançaitdes flèches vers un but d’abord invisible pour moi. J’oubliai alorsle daim ; je me plaçai en observation afin de veiller sur cethomme qui m’était suspect, et je ne tardai pas à découvrir qu’ilprenait cette gracieuse dame pour point de mire. On dit que je suisle plus habile archer de la forêt de Sherwood ; j’ai vouluprofiter de l’occasion pour me prouver à moi-même qu’on dit vrai.Du premier coup, la main et l’arc du bandit ont été chevillésensemble par une de mes flèches, du second je lui ai enlevé sonbonnet, qu’il nous est facile de retrouver, enfin du troisième,j’ai mis le bandit en fuite, et il court encore… Voilà.

Le cavalier tenait toujours l’épéehaute ; il doutait encore.

– Allons, messire, reprit Robin, regardez-moien face, et vous avouerez que je n’ai pas l’air d’un brigand.

– Oui, oui, mon enfant, je l’avoue, tu n’aspas l’air d’un brigand, dit enfin l’étranger après avoirattentivement considéré Robin. Le front radieux, la physionomiepleine de franchise, les yeux où pétillait le feu du courage, leslèvres qu’entr’ouvrait le sourire d’un légitime orgueil, tout en cenoble adolescent inspirait, commandait la confiance ;

– Dis-moi qui tu es, et conduis-nous,je te prie, dans un lieu où nos montures puissent se repaître et sereposer, ajouta le cavalier.

– Avec plaisir ; suivez-moi.

– Mais d’abord accepte ma bourse, en attendantque Dieu te récompense.

– Gardez votre or, messire chevalier ;l’or m’est inutile, je n’ai pas besoin d’or. Je me nomme RobinHood, et je demeure avec mon père et ma mère à deux milles d’ici,sur la lisière de la forêt ; venez, vous trouverez dans notremaisonnette une cordiale hospitalité.

La jeune femme, qui s’était jusqu’alors tenueà l’écart, se rapprocha de son cavalier, et Robin vit resplendirl’éclat de deux grands yeux noirs sous le capuchon de soie quipréservait sa tête de la fraîcheur du matin ; il remarquaaussi sa divine beauté, et la dévora du regard en s’inclinantpoliment devant elle.

– Devons-nous croire à la parole de ce jeunehomme, demanda la dame à son cavalier.

Robin releva fièrement la tête, et, sansdonner au chevalier le temps de répondre, il s’écria :

– Il n’y aurait plus alors de bonne foi sur laterre.

Les deux étrangers sourirent ; ils nedoutaient plus.

Chapitre 3

 

La petite caravane marcha d’abordsilencieusement ; le cavalier et la jeune fille pensaientencore au danger qu’ils avaient couru, et tout un monde d’idéesnouvelles surgissait dans la tête de notre jeune archer : iladmirait pour la première fois la beauté d’une femme.

Fier par instinct de race autant que parcaractère, il ne voulait pas paraître inférieur à ceux qui luidevaient la vie, et affectait en les guidant des manièresorgueilleuses et pleines de rudesse : il devinait que cespersonnages modestement vêtus et voyageant sans équipageappartenaient à la noblesse, mais il se croyait leur égal dans laforêt de Sherwood, et même leur supérieur devant les embûches desassassins.

La plus grande ambition de Robin était deparaître habile archer et forestier audacieux ; il méritait lepremier titre, mais on lui refusait le second, que démentaientd’ailleurs ses formes juvéniles.

À tous ces avantages naturels, Robin joignaitencore le charme d’une voix mélodieuse : il le savait etchantait partout où il lui plaisait de chanter, il lui plut donc dedonner aux voyageurs une idée de son talent, et il entonnaallégrement une joyeuse ballade ; mais dès les premiers motsune émotion extraordinaire paralysa sa voix, et ses lèvres sefermèrent en tremblant ; il essaya de nouveau, et redevintmuet en poussant un gros soupir ; il essaya encore, mêmesoupir, même émotion.

Le naïf enfant éprouvait déjà les timidités del’amour ; il adorait sans le savoir l’image de la belleinconnue qui chevauchait derrière lui, et il oubliait ses chansonsen rêvant à ses yeux noirs.

Il finit cependant par comprendre les causesde son trouble, et s’écria en retrouvant son sang-froid :

– Patience, je la verrai bientôt sans soncapuchon.

Le cavalier interrogea Robin sur ses goûts,ses habitudes et ses occupations avec bienveillance ; maisRobin lui répondit froidement, et ne changea de ton qu’au moment oùson amour-propre fut mis en jeu.

– Tu n’as donc pas craint, dit l’étranger, quece misérable outlaw cherchât à se venger sur toi de soninsuccès ?

– Parbleu ! non, messire, car il m’étaitimpossible d’avoir cette dernière crainte.

– Impossible !

– Oui, l’habitude m’a fait un jeu des coupsles plus difficiles.

Il y avait trop de bonne foi et de nobleorgueil dans les réponses de Robin pour que l’étranger s’en moquât,et il reprit :

– Serais-tu assez bon tireur pour atteindre àcinquante pas ce que tu touches à quinze ?

– Certainement ; mais, ajouta l’enfantd’un ton railleur, j’espère, messire, que vous ne regardez pascomme un trait d’adresse la leçon que j’ai donnée à cebandit ?

– Pourquoi ?

– C’est qu’une pareille bagatelle ne prouverien.

– Et quelle meilleure preuve pourras-tu medonner ?

– Qu’une occasion se présente, et vousverrez.

Le silence se rétablit pendant quelquesminutes, et la caravane arriva au bord d’une grande clairière quele chemin coupait en diagonale. Au même instant un gros oiseau deproie s’élevait dans l’atmosphère, et un jeune faon, alarmé par lebruit du passage des chevaux, sortait d’un fourré voisin ettraversait l’espace boisé pour se remiser de l’autre côté.

– Attention ! s’écria Robin en tenant uneflèche entre ses dents et en plaçant une seconde à son arc ;que préférez-vous, le gibier à plumes ou le gibier à poil ?Choisissez.

Mais avant que le chevalier eût eu le loisirde répondre, le faon tombait blessé à mort, et l’oiseau de proiedescendait en tournoyant sur la clairière.

– Puisque vous n’avez pas choisi quand ilsvivaient, vous choisirez ce soir quand ils seront rôtis.

– Admirable ! s’écria le chevalier.

– Merveilleux ! murmura la jeunefille.

– Vos Seigneuries n’ont qu’à suivre le droitchemin et après cette futaie elles apercevront la maison de monpère. Salut ! je prends les devants pour vous annoncer à mamère et envoyer notre vieux domestique ramasser le gibier.

Cela dit, Robin disparut en courant.

– C’est un noble enfant, n’est-ce pas,Marianne ? dit le chevalier à sa compagne ; un charmantgarçon, et le plus joli forestier anglais que j’aie jamais vu.

– Il est bien jeune encore, réponditl’étrangère.

– Et peut-être plus jeune encore que nel’annoncent sa taille élancée et la vigueur de ses membres. Vous nesauriez croire, Marianne, combien la vie en plein air favorise ledéveloppement de nos forces et entretient la santé ; il n’enest pas ainsi dans l’atmosphère étouffante des villes, ajouta lecavalier en soupirant.

– Je crois, messire Allan Clare, répliqua lajeune dame avec un fin sourire, que vos soupirs s’adressentbeaucoup moins aux arbres verts de la forêt de Sherwood qu’à leurcharmante feudataire, la noble fille du baron de Nottingham.

– Vous avez raison, Marianne, ma sœur chérie,et, je l’avoue, je préférerais, si le choix dépendait de mavolonté, passer mes jours à rôder dans ces forêts, ayant pourdemeure la chaumière d’un yeoman et Christabel pour femme,plutôt que de m’asseoir sur un trône.

– Frère, l’idée est belle, mais un peuromanesque. Êtes-vous certain d’ailleurs que Christabel consente àéchanger sa vie princière contre la mesquine existence dont vousparlez ? Ah ! cher Allan, ne vous bercez pas de follesespérances ; je doute fort que le baron vous accorde jamais lamain de sa fille.

Le front du jeune homme se rembrunit ;mais il chassa aussitôt ce nuage de tristesse, et dit à sa sœurd’un ton calme :

– Je croyais vous avoir entendue parler avecenthousiasme des agréments de la vie champêtre.

– C’est vrai, Allan, je le confesse, j’aiparfois des goûts étranges ; mais je ne pense pas queChristabel en ait de semblables.

– Si Christabel m’aime véritablement, elle seplaira dans ma demeure, quelle qu’elle soit. Ah ! vouspressentez le refus du baron ? Mais si je voulais, je n’auraisqu’à dire un mot, un seul, et le fier, l’irascible Fitz-Alwineagréerait ma demande sous peine d’être proscrit et de voir sonchâteau de Nottingham réduit en poussière.

– Chut ! voici la chaumière, dit Marianneinterrompant son frère. La mère du jeune homme nous attend à laporte. Vraiment, l’extérieur de cette femme est des plusagréables.

– Son enfant possède le même avantage,répondit le jeune homme en souriant.

– Oh ! ce n’est plus un enfant, murmuraMarianne, et une subite rougeur envahit sa figure.

Mais quand la jeune fille eut mis pied à terreà l’aide de son frère, quand son capuchon, rejeté en arrière, eutdécouvert ses traits, la rougeur avait fait place à une légèreteinte rosée. Robin, qui se tenait près de sa mère, admirait avecune radieuse surprise la première femme qui eût fait battre soncœur, et l’émotion du jeune archer était si vive, si franche, sivraie, qu’il s’écria sans avoir la conscience de sesparoles :

– Ah ! j’étais bien sûr que de si beauxyeux ne pouvaient éclairer qu’une belle figure !

Marguerite, étonnée de la hardiesse de sonfils, se tourna vers lui et l’interpella d’une voix presquegrondeuse. Allan se prit à rire, et la belle Marianne devint aussirouge que l’effronté Robin, qui, pour cacher son embarras et sahonte, se jeta au cou de sa mère ; mais le naïf espiègle eutsoin d’épier d’un regard de côté la physionomie de Marianne, et iln’y vit point de colère ; au contraire, un bienveillantsourire, que la jeune fille croyait dérober au coupable, illuminaitses traits, et le coupable, assuré d’obtenir sa grâce, se hasarda àlever timidement les yeux sur son idole.

Une heure après, Gilbert Head revint au logisportant en croupe sur son cheval un homme blessé qu’il avaitrencontré en route ; il descendit l’étranger avec desprécautions infinies de son siège incommode, et le porta dans lasalle en appelant Marguerite, occupée à installer les voyageursdans les chambres du premier étage.

À la voix de Gilbert, Maggie accourut.

– Tiens, femme, voici un pauvre homme qui agrand besoin de tes soins. Un mauvais plaisant lui a joué le touratroce de lui clouer avec une flèche la main sur son arc, au momentoù il visait un daguet. Allons, bonne Maggie, hâtons-nous ;cet homme est très affaibli par la perte de son sang. Comment tetrouves-tu, camarade ? ajouta le vieillard en s’adressant aublessé. Courage, tu guériras. Allons donc ; relève un peu latête, et ne te laisse pas abattre ainsi ; prends courage,morbleu ! on ne meurt pas pour une pointe de clou dans lamain.

Le blessé, affaissé sur lui-même et la têteentre les épaules, courbait le front et semblait vouloir dérober àses hôtes la vue de son visage.

En ce moment, Robin rentra dans la maison etcourut vers son père pour l’aider à soutenir le blessé, mais àpeine eut-il jeté les yeux sur lui qu’il s’éloigna et fit signe auvieux Gilbert de venir lui parler.

– Père, dit tout bas le jeune homme, ayez biensoin de cacher aux voyageurs de là-haut la présence de ce blessédans notre maison. Plus tard vous saurez pourquoi. Soyezprudent.

– Eh ! quel autre sentiment que celui dela compassion pourrait éveiller chez nos hôtes la présence de cepauvre forestier baigné dans son sang ?

– Vous le saurez ce soir, père ; enattendant, suivez mon conseil.

– Je le saurai, je le saurai ce soir, repritGilbert mécontent. Eh bien ! je veux le savoir de suite, carje trouve fort étrange qu’un enfant tel que toi se permette de medonner des leçons de prudence. Parle, quel rapport y a-t-il entrele forestier et Leurs Seigneuries ?

– Attendez, je vous en conjure, je vous ledirai ce soir quand nous serons seuls.

Le vieillard quitta Robin et vint vers leblessé. Un instant après ce dernier poussa un long cri dedouleur.

– Ah ! maître Robin, voilà encore un detes chefs-d’œuvre, dit Gilbert courant après son fils et leretenant au moment où il allait franchir le seuil de la porte. Jet’avais défendu ce matin d’exercer ton adresse aux dépens de tessemblables, et tu m’as parfaitement obéi, témoin ce malheureuxforestier !

– Quoi donc ? répliqua le jeune hommeplein d’une respectueuse indignation ; vous croyez que…

– Oui, je crois que c’est toi qui as cloué lamain de cet homme sur son arc, il n’y a que toi dans la forêtcapable d’une pareille adresse. Regarde, le fer de cette flèche tetrahit ; il est poinçonné à notre chiffre… Ah ! tu nenieras plus ta faute, j’espère.

Et Gilbert lui montrait le fer de la flèchequ’il avait arraché de la blessure.

– Eh bien ! oui, mon père, c’est moi quiai blessé cet homme, répondit froidement Robin.

Le front du vieux Gilbert devint sévère.

– C’est chose horrible et criminelle,maître ; n’es-tu donc pas honteux d’avoir dangereusementblessé par forfanterie un homme qui ne te faisait aucunmal ?

– Je n’éprouve ni honte ni regret de maconduite, répondit Robin d’un ton ferme. La honte et le regretreviennent à celui qui attaquait dans l’ombre des voyageursinoffensifs et sans défense.

– Qui donc s’est rendu coupable de cettefélonie ?

– L’homme que vous avez si généreusementramassé dans la forêt.

Et Robin raconta à son père tous les détailsde l’événement.

– Ce misérable t’a-t-il vu ? demandaGilbert avec inquiétude.

– Non, car il s’est enfui presque atteint defolie et croyant à l’intervention du diable.

– Pardonne-moi mon injustice, dit le vieillarden pressant affectueusement entre les siennes les mains del’enfant. J’admire ton adresse. Il faudra désormais surveillerattentivement les approches du logis. La blessure de ce coquin netardera pas à être guérie ; et, pour me remercier de mes soinset de mon hospitalité, il serait capable de revenir en compagnie deses pareils mettre ici tout à feu et à sang. Il me semble, ajoutaGilbert après avoir réfléchi un moment, que la physionomie de cethomme ne m’est pas inconnue ; mais j’ai beau fouiller dans messouvenirs, je ne retrouve pas son nom ; il doit avoir changéd’expression de figure. Quand je l’ai connu, il ne portait pas surses joues l’expression avilissante de la débauche et du crime.

Cet entretien fut interrompu par l’arrivéed’Allan et de Marianne, auxquels le maître du logis souhaitacordialement la bienvenue.

Le soir de ce même jour, la maison du gardeforestier était pleine d’animation : Gilbert, Marguerite,Lincoln et Robin, Robin surtout, se ressentaient vivement duchangement et du trouble provoqués dans leur paisible existence parl’arrivée de ces nouveaux hôtes. Le maître du logis surveillaitattentivement le blessé, la ménagère préparait le repas ;Lincoln, tout en s’occupant de ses chevaux, faisait bonne garde etouvrait l’œil sur les environs ; Robin seul était oisif, maisson cœur travaillait. La vue de la belle Marianne éveillait en luides sensations jusqu’alors inconnues, et il demeurait immobile,plongé dans une muette admiration ; il rougissait, ilpâlissait, il frissonnait quand la jeune fille marchait, parlait oulaissait errer ses regards autour d’elle.

Jamais aux fêtes de Mansfeldwoohaus il n’avaitvu beauté pareille ; il dansait, il riait, il causait avec lesfilles de Mansfeldwoohaus, et déjà même il avait murmuré auxoreilles de quelques-unes de banales paroles d’amour, mais dès lelendemain il les oubliait en chassant dans la forêt ;aujourd’hui il serait mort de peur plutôt que d’oser dire un mot àla noble amazone qui lui devait la vie, et il sentait qu’il nel’oublierait jamais.

Il cessait d’être enfant.

Pendant que Robin, assis dans un coin de lasalle, adorait Marianne en silence, Allan complimentait Gilbert surle courage et l’adresse du jeune archer, et félicitait le vieillardd’être le père d’un tel fils ; mais Gilbert, qui espéraittoujours recevoir au moment où il s’y attendait le moins desrenseignements sur l’origine de Robin, ne manquait jamais d’avouerque le jeune garçon n’était pas son fils, et racontait comment et àquelle époque un inconnu lui avait apporté cet enfant.

Allan apprit donc avec étonnement que Robinn’était point fils de Gilbert, et ce dernier ayant ajouté que leprotecteur inconnu de l’orphelin était venu probablement deHuntingdon, puisque le shérif de cet endroit payait chaque année lapension de l’enfant, le jeune homme répondit :

– Huntingdon est notre lieu de naissance, etnous l’avons quitté il y a quelques jours à peine. L’histoire deRobin, brave forestier, pourrait être vraie, mais j’en doute. Aucungentilhomme de Huntingdon n’est mort en Normandie à l’époque de lanaissance de cet enfant, et je n’ai pas ouï dire qu’un membre desnobles familles du comté se soit jamais mésallié avec une Françaiseroturière et pauvre. Ensuite, pour quel motif aurait-on transportécet enfant aussi loin de Huntingdon ? Dans l’intérêt de sonbien-être, dites-vous, de l’avis de Ritson, votre parent, qui avaitpensé à vous et s’était rendu garant de votre humanité. Neserait-ce pas plutôt parce que l’on avait intérêt à cacher lanaissance de ce petit être et qu’on voulait l’abandonner, n’osantpas le faire périr ? Ce qui confirmerait mes soupçons, c’estque depuis lors vous n’avez plus revu votre beau-frère. À monretour à Huntingdon, je prendrai de minutieuses informations, et jem’efforcerai de découvrir la famille de Robin ; ma sœur et moinous lui devons la vie, fasse le ciel que nous puissions réussir etlui payer ainsi la dette sacrée d’une éternellereconnaissance !

Peu à peu les caresses d’Allan et les douceset familières paroles de Marianne rendirent à Robin sa gaieté etson sang-froid habituels, et bientôt la joie la plus vraie, la plusfranche, la plus cordiale régna dans la maison du garde.

– Nous nous sommes égarés en traversant laforêt de Sherwood pour aller à Nottingham, dit Allan Clare, et jecompte me remettre en route demain matin. Voudriez-vous me servirde guide, cher Robin ? Ma sœur restera ici confiée aux bonssoins de votre mère, et nous rentrerons dans la soirée. Y a-t-illoin d’ici à Nottingham ?

– Douze milles environ, réponditGilbert ; un bon cheval ne met pas deux heures à faire levoyage ; je dois une visite au shérif, que je n’ai pas vudepuis un an, et je vous accompagnerai, messire Allan.

– Tant mieux, nous serons trois ! s’écriaRobin.

– Non, non ! s’écria Marguerite ; etse penchant à l’oreille de son mari, elle ajouté à voixbasse :

– Y pensez-vous ? laisser deux femmesseules dans la maison avec ce bandit !

– Seules, dit Gilbert en riant. Necomptez-vous pour rien, chère Maggie, notre vieux Lincoln et monfidèle chien, le brave Lance, qui arracherait le cœur à quiconqueoserait lever la main sur vous ?

Marguerite jeta un regard suppliant sur lajeune étrangère, et Marianne déclara résolument qu’elle suivraitson frère si Gilbert ne renonçait pas aux plaisirs du voyageprojeté.

Gilbert céda, et il fut convenu qu’auxpremiers rayons du soleil, Allan et Robin se mettraient enroute.

La nuit venue et les portes closes, nospersonnes s’attablèrent et firent honneur aux talents culinaires dela bonne Marguerite. Le principal met se composait d’un quartier defaon rôti ; sire Robin rayonnait de joie, il avait tué cefaon, et elle daignait en trouver la chair délicieuse augoût !

Assises l’une auprès de l’autre, ces deuxcharmantes créatures causaient comme on cause entre vieillesconnaissances ; Allan, de son côté, prenait plaisir à entendreraconter les chroniques de la forêt, et Maggie veillait à ce qu’ilne manquât rien sur la table. L’aspect qu’offrait alors la demeuredu forestier eût servi de modèle pour peindre un de ces tableauxd’intérieur de l’école hollandaise, où l’artiste poétise leréalisme du ménage.

Tout à coup un sifflement prolongé, parti dela chambre occupée par le malade, attira les regards des convivesvers l’escalier conduisant à l’étage supérieur, et à peine cesifflement se fut-il évanoui dans l’air qu’une réponse sur le mêmeton retentit à quelque distance dans la forêt. Nos cinq convivestressaillirent, un des chiens de garde au-dehors poussa quelqueshurlements d’inquiétude, et le silence le plus absolu régna denouveau dans les environs et devant le foyer du garde.

– Il se passe par ici quelque chose d’inusité,dit Gilbert, et je serais fort surpris s’il n’y avait pas dans laforêt certains personnages qui n’éprouvent aucun scrupule àfouiller dans d’autres poches que les leurs.

– Avez-vous donc réellement à craindre lavisite des voleurs ? demanda Allan.

– Quelquefois.

– Je pensais qu’ils laissaient en repos lademeure d’un honnête forestier, qui d’ordinaire n’est pas riche, etqu’ils avaient assez de bon sens pour ne s’attaquer qu’aux gensriches.

– Les gens riches sont rares, et il faut bienque messieurs les vagabonds se contentent de pain quand ils netrouvent pas de viande, et je vous prie de croire que les outlawsne sont nullement honteux d’arracher un morceau de pain de la maind’un pauvre homme. Ils devraient cependant respecter mon domicileainsi que ma personne et les miens, car plus d’une fois je les ailaissés se réchauffer à mon foyer et manger à cette table en tempsd’hiver et de disette.

– Les bandits ne savent pas ce que c’est quela reconnaissance.

– Ils le savent si peu que maintes fois ilsont voulu entrer ici par la force.

Marianne, à ces mots, frissonna de terreur etse rapprocha involontairement de Robin. Robin voulut la rassurer,mais l’émotion lui coupa de nouveau la parole, et Gilbert s’étantaperçu des craintes de la jeune fille, reprit ensouriant :

– Tranquillisez-vous, noble demoiselle, nousavons à votre service de braves cœurs et de bons arcs, et si lesoutlaws osent paraître, ils en seront quittes pour s’enfuir commeils se sont enfuis tant de fois, n’emportant pour tout butin qu’uneflèche au bas de leur jaquette.

– Merci, dit Marianne ; puis jetant versson frère un regard significatif, la jeune fille ajouta :

– La vie de forestier n’est donc pas sansinconvénients et sans dangers ?

Robin se trompa sur le sens de cettephrase ; il se l’attribua et ne comprit pas que la jeune fillefaisait allusion au prétendu goût de son frère pour la viechampêtre, aussi s’écria-t-il avec enthousiasme :

– Moi je n’y trouve que plaisir et bonheur. Jepasse souvent des journées entières dans les villages voisins, etje rentre dans ma belle forêt avec une joie inexprimable, me disantà moi-même que je préférerais la mort au supplice d’être enfermédans les murs d’une ville.

Robin allait continuer sur le même ton quandretentit un coup violent à la porte extérieure de la salle ;l’édifice en trembla, les chiens couchés devant le foyer bondirenten aboyant, et Gilbert, Allan, Robin s’élancèrent vers la portetandis que Marianne se réfugiait entre les bras de Marguerite.

– Holà ! cria le garde, quel malotruvisiteur ose ainsi défoncer ma porte ?

Un second coup plus violent encore que lepremier servit de réponse : Gilbert réitéra sa demande, maisles aboiements furieux des chiens rendirent d’abord tout dialogueimpossible, et ce ne fut qu’avec peine qu’on entendit enfinau-dehors une voix sonore dominant le tumulte et prononçant cetteformule sacramentelle :

– Ouvrez, pour l’amour de Dieu !

– Qui êtes-vous ?

– Deux moines de l’ordre de Saint-Benoist.

– D’où venez-vous et où allez-vous ?

– Nous venons de notre abbaye, l’abbaye deLaiton, et nous allons à Mansfeldwoohaus.

– Que voulez-vous ?

– Un abri pour la nuit et quelque chose àmanger ; nous nous sommes égarés dans la forêt et nous mouronsde faim.

– Ta voix n’est cependant pas la voix d’unhomme mourant ; comment veux-tu que je m’assure si tu disvrai ?

– Parbleu ! en ouvrant la porte et ennous regardant, répondit la même voix d’un ton que l’impatiencerendait déjà moins humble. Allons, entêté forestier, ouvriras-tu,nos jambes fléchissent et nos estomacs crient.

Gilbert se consultait avec ses hôtes ethésitait lorsqu’une autre voix, une voix de vieillard timide etsuppliante, intervint :

– Pour l’amour de Dieu ! ouvrez, bonforestier ; je vous jure par les reliques de notre saintpatron que mon frère a dit la vérité !

– Après tout, dit Gilbert de manière à êtreentendu au-dehors, nous sommes ici quatre hommes, et avec l’aide denos chiens nous aurons bien raison de ces gens-là, quels qu’ilssoient. Je vais ouvrir. Robin, Lincoln, retenez un moment leschiens, et vous les lâcherez si des malfaiteurs nous attaquent.

Chapitre 4

 

La porte tournait à peine sur ses gonds qu’unhomme calé en quelque sorte sur elle pour l’empêcher de se refermerapparaissait et franchissait le seuil instantanément. Cet homme,jeune, robuste, et d’une taille colossale, portait une longue robenoire à capuchon et à larges manches ; une corde lui servaitde ceinture ; un immense chapelet pendait à son côté, et samain s’appuyait sur un gros et noueux bâton de cornouiller.

Un vieillard vêtu de la même manière suivaithumblement ce beau moine.

Après les salutations d’usage, on se réunit àtable avec les nouveaux venus, et la joie ainsi que la confiancereparurent. Cependant les maîtres du cottage n’avaient pas oubliéle coup de sifflet de l’étage supérieur et celui de la forêt, maisils dissimulaient leurs appréhensions pour ne pas effrayer leurshôtes.

– Bon et brave forestier, reçois mescongratulations ; la table est admirablement bienservie ! s’écria le grand moine en dévorant une tranche devenaison. Si je n’ai pas attendu ton invitation pour venir souperavec toi, c’est que mon appétit, aussi aigu que la lame d’unpoignard, s’y opposait.

Vraiment les paroles et les manières de cepersonnage sans gêne étaient plutôt celles d’un soudard que d’unhomme d’Église. Mais en ce temps-là les moines avaient les coudéesfranches ; ils étaient nombreux, et la piété sincère ainsi queles vertus du plus grand nombre attiraient les respects du peuplesur l’espèce entière.

– Bon forestier, que la bénédiction de latrès-sainte Vierge répande sur ta maison le bonheur et lapaix ! dit le vieux moine en rompant un premier morceau depain, tandis que son confrère dévorait à belles dents et absorbaitverre d’ale sur verre d’ale.

– Vous me pardonnerez, mes bons pères, repritGilbert, si j’ai tant tardé à vous ouvrir ma porte ; mais laprudence…

– C’est entendu… la prudence est de saison,dit le jeune moine, reprenant haleine entre deux coups de dents.Une bande de farouches coquins rôde dans les environs, et, voiciune heure à peine, nous avons été assaillis par deux de cesmisérables qui, en dépit de nos protestations, mettaient del’entêtement à croire que nous possédions dans nos besaces quelqueséchantillons de ce vil métal que l’on nomme argent. Par saintBenoist ! ils s’adressaient à bonne enseigne, et j’allaisexécuter sur leur dos un cantique à coups de bâton, quand un longsifflement auquel ils ont répondu leur a donné le signal de laretraite.

Les convives se regardèrent avec anxiété, lemoine seul paraissait ne s’inquiéter de rien et continuaitphilosophiquement ses exercices gastronomiques.

– Que la Providence est grande !reprit-il après un instant de silence ; sans les aboiementsd’un de vos chiens qu’alarmèrent ces coups de sifflet, nous nepouvions découvrir votre demeure, et, vu la pluie qui commençait àtomber, nous n’avions pour tout rafraîchissement que de l’eau pure,selon les règles de notre ordre.

Cela dit, le moine remplit et vida sonverre.

– Brave chien, ajouta le religieux en sepenchant pour caresser de la main le vieux Lance, qui se trouvaitpar hasard couché à ses pieds ; noble animal !

Mais Lance, refusant de répondre aux caressesdu moine, se dressa sur ses pattes, allongea le col et flairal’espace et gronda sourdement.

– Là ! là ! qui vous inquiète, monbon Lance ? demanda Gilbert en flattant l’animal.

Le chien, comme pour répondre, s’élança d’unbond vers la porte, et là, sans aboyer, il flaira de nouveau,écouta, tourna la tête vers son maître, et sembla demander avec desyeux enflammés de colère que la porte lui fût ouverte.

– Robin, donne-moi mon bâton et prends letien, dit Gilbert à voix basse.

– Et moi, dit de même le jeune moine, j’ai unbras de fer, une poigne d’acier et un bâton de cornouiller aubout : tout cela est à votre service en cas d’attaque.

– Merci, répondit le garde forestier ; jecroyais que la règle de ton ordre te défendait d’employer tesforces à un tel usage ?

– Mais avant tout la règle de mon ordre mecommande de prêter secours et assistance à mes semblables.

– Patience, mes enfants, dit le vieuxmoine ; n’attaquez pas les premiers.

– On suivra votre conseil, mon père ;nous allons d’abord…

Mais Gilbert fut soudain interrompu dansl’explication de son plan de défense par un cri de terreur poussépar Marguerite. La pauvre femme venait d’entrevoir au haut del’escalier le blessé, qu’on croyait mourant dans son lit, et,muette d’épouvante, elle tendait les bras vers cette sinistreapparition. Les regards des convives se dirigèrent aussitôt du mêmecôté, mais déjà l’escalier était vide.

– Allons, chère Maggie, dit Gilbert avant decontinuer son plan de défense, ne tremble pas ainsi ; lepauvre homme de là-haut n’a pas quitté son lit, il est trop faible,et je le crois plus à plaindre qu’à redouter, car si onl’attaquait, il ne pourrait se défendre, tu es la dupe d’uneillusion, Maggie.

En parlant ainsi, le brave forestierdissimulait ses craintes, car lui seul avec Robin connaissait levéritable caractère du blessé. Sans nul doute ce bandit était deconnivence avec ceux du dehors ; mais il fallait, tout enveillant sur lui, ne pas montrer qu’on redoutait sa présence dansla maison, sinon les femmes auraient perdu la tête ; il jetadonc un coup d’œil significatif à Robin, et celui-ci, sans quepersonne s’en aperçût et sans faire plus de bruit qu’un chat dansses rondes nocturnes, grimpa sur la dernière marche del’escalier.

La porte de la chambre était entrebâillée, lesreflets des lumières de la salle pénétraient dans l’appartement, etdu premier coup d’œil Robin put voir le blessé, qui, au lieu degarder le lit, se tenait penché à moitié corps sur l’appui de lafenêtre ouverte, et causait à voix basse avec un personnage dudehors.

Notre héros, rampant sur le plancher, seglissa jusqu’aux pieds du bandit et prêta l’oreille à cedialogue.

– La jeune dame et le cavalier sont ici,disait le blessé, je viens de les voir.

– Est-ce bien possible ? s’écrial’interlocuteur.

– Oui, j’allais régler leur compte ce matin,quand le diable a pris leur défense ; une flèche partie de jene sais où a mutilé ma main, et ils m’ont échappé.

– Enfer et damnation !

– Le hasard a voulu qu’égarés de leur routeils se réfugiassent pour la nuit chez le même brave homme qui m’aramassé baigné dans mon sang.

– Tant mieux, ils ne nous échapperont plusmaintenant.

– Combien êtes-vous, mes garçons ?

– Sept.

– Ils ne sont que quatre.

– Mais le plus difficile est d’entrer, car laporte me paraît solidement verrouillée, et j’entends gronder unemeute de chiens.

– Ne nous occupons pas de la porte ;mieux vaux qu’elle reste fermée pendant la bagarre, sans quoi labelle et son frère pourraient nous échapper encore.

– Que comptez-vous faire alors ?

– Eh ! parbleu ! vous aider à entrerpar la fenêtre. J’ai toujours une main à mon service, la droite, etje vais attacher à cette barre d’appui mes draps de lit et mescouvertures. Allons, préparez-vous à monter à l’échelle.

– Vraiment ! s’écria tout à coupRobin ; et, saisissant le bandit par les jambes, il essaya dele culbuter au-dehors.

L’indignation, la colère, le désir ardent deconjurer les dangers qui menaçaient la vie de ses parents et laliberté de la belle Marianne, centuplèrent les forces de cetenfant. Le bandit se raidit en vain contre une impulsion sibrusquement donnée ; il dut y obéir, et, perdant l’équilibre,disparut dans l’espace pour tomber, non pas sur la terre nue, maisdans le réservoir plein d’eau qui se trouvait sous la fenêtre.

Les hommes du dehors, surpris par la chuteinopinée de leur compère, s’enfuirent dans la forêt, et Robindescendit raconter l’aventure. On en rit d’abord, mais la réflexionvint après le rire ; Gilbert affirma que les malfaiteurs,revenus de leur stupéfaction, attaqueraient de nouveau lamaison ; on se prépara donc de nouveau à les repousser, et levieux moine, le père Eldred, proposa d’invoquer par une prièregénérale la protection du Très-Haut.

Le jeune moine, dont l’appétit s’était enfinémoussé n’y mit pas d’obstacle ; au contraire, il entonnad’une voix de stentor le psaume Exaudi nos. Mais Gilbertlui imposa silence, et, les convives s’étant agenouillés, le pèreEldred prononça à voix basse une fervente oraison.

La prière durait encore quand des gémissementsentremêlés de coups de sifflet saccadés s’élevèrent du côté duréservoir ; la victime de Robin appelait les fuyards à sonsecours ; les fuyards, honteux d’avoir lâché pied, serapprochèrent sans bruit, aidèrent le blessé à sortir du bain, ledéposèrent presque mourant sous le hangar, et délibérèrent sur unnouveau plan d’attaque.

– Morts ou vifs, il faut nous emparer d’AllanClare et de sa sœur, disait le chef de cette escouade de soudards,c’est l’ordre du baron Fitz-Alwine, et j’aimerais mieux braver lediable ou me laisser mordre par un loup enragé plutôt que deretourner près du baron les mains vides. Sans la maladresse de cetimbécile Taillefer, nous serions déjà rentrés au château.

Nos lecteurs devineront que le sacripant sibien traité par Robin se nommait Taillefer. Quant au baronFitz-Alwine, ils feront prochainement connaissance avec lui ;qu’il leur suffise maintenant de savoir que ce vindicatifpersonnage a juré la mort d’Allan, premièrement parce qu’Allan aimeet est aimé de lady Christabel Fitz-Alwine sa fille ; et quelady Christabel est destinée à un riche seigneur de Londres ;secondement, parce que ce même Allan est possesseur de certainssecrets politiques dont la révélation entraînerait la ruine et lamort du baron. Or, en ces temps de féodalité, le baron Fitz-Alwine,seigneur de Nottingham, avait droit de haute et basse justice surtout le comté, et il lui était facile d’employer sa maréchaussée àl’exécution de ses vengeances personnelles. Et quelle maréchaussée,grand Dieu ! Taillefer en faisant le plus bel ornement.

– Allons, enfants, suivez-moi, la dague aupoing, et n’épargnez personne si on résiste… Nous allons d’abordemployer la douceur. Et, après avoir ainsi parlé aux sept coquinsenrôlés au service de lord Fitz-Alwine, il frappa vigoureusement dupommeau de son épée à la porte de la maison et s’écria : Aunom du baron de Nottingham, notre haut et puissant seigneur, jet’ordonne d’ouvrir et de nous livrer… Mais les aboiements furieuxdes chiens couvrirent sa voix, et on n’entendit qu’avec peine laphrase. Je t’ordonne de nous livrer le cavalier et la jeune femmequi se cachent chez toi.

Gilbert se tourna aussitôt vers Allan etsembla lui demander du regard s’il était coupable.

– Coupable, moi ! répondit Allan.Oh ! non, je vous le jure, brave forestier, je ne suiscoupable d’aucun crime, d’aucune action déshonorante et punissable,et mes seuls torts, vous les connaissez…

– Fort bien. Vous êtes toujours mon hôte,alors, et nous vous devons aide et protection selon l’étendue denos moyens.

– Ouvriras-tu, satané rebelle ! criait lechef des assaillants.

– Je n’ouvrirai pas.

– C’est ce que nous allons voir.

Et à coups de masse d’armes, le chef ébranlala porte, qui aurait cédé sans une barre de fer passéetransversalement à l’intérieur.

Le but de Gilbert était de gagner du temps,afin d’achever ses préparatifs de défense ; il n’avaitconfiance en la solidité de sa porte que pour quelques instants, etil voulait que lorsqu’il l’ouvrirait lui-même les brigandstrouvassent à qui parler.

Aussi ressemblait-il au commandant d’unecitadelle sur le point d’être prise d’assaut ; il distribuaitles rôles, désignait un poste à chacun, inspectait les armes, etrecommandait surtout la prudence et le sang-froid. Mais du courage,il n’en parlait pas, car ceux qui l’entouraient avaient déjà faitleurs preuves.

– Ça ! bonne Maggie, dit Gilbert à safemme, retirez-vous avec cette noble demoiselle dans une chambrelà-haut ; les femmes sont inutiles ici. Marguerite et Mariannen’obéirent qu’à regret. Toi, Robin, va dire au vieux Lincoln quenous avons de l’ouvrage à lui donner, puis tu iras te poster à unefenêtre du premier, afin de surveiller les brigands.

– Et je ne me contenterai pas de lessurveiller, répliqua le jeune homme, qui disparut en brandissantson arc. En dépit de l’obscurité, je saurai atteindre mon but.

– Vous avez votre épée, messire Allan ;vous, mon père, votre bâton, et puisque la règle de votre ordre nes’y oppose pas, vous en ferez un usage convenable.

– Je m’offre pour ôter les verrous de laporte, dit le jeune moine. Mon bâton inspirera peut-être du respectau premier arrivant.

– Soit. Séparons-nous, répondit Gilbert ;moi, dans cet angle, d’où je ferai pleuvoir des flèches sur lesintrus ; vous, ici, Allan, prêt à vous porter de votrepersonne partout où il faudra du secours ; toi, Lincoln…

En ce moment un vieillard d’une taillecolossale et armé d’un bâton proportionné à sa taille entra dans lasalle.

– Toi, Lincoln, de l’autre côté de la porte,vis-à-vis le bon frère, vos bâtons agiront de concert ; maisd’abord, place de côté la table et les sièges, pour que le champ debataille soit libre. Éteignons aussi les lumières, le foyerflamboyant donne assez de clarté. Quant à vous, mes braves chiens,ajouta le garde en caressant ses bouledogues, et toi, Lance, monchéri, vous savez où il faut mordre, attention. Le père Eldred, quiprie maintenant pour nous, priera bientôt pour des éclopés et destrépassés.

En effet, le père Eldred se tenait agenouillédans un angle de l’appartement avec ferveur, le dos tourné auxacteurs de ce drame.

Pendant cette mise en scène de la défense, lesassaillants, fatigués de marteler inutilement la porte, avaientchangé de tactique, et le cottage du forestier courait un granddanger. Heureusement que du haut de son observatoire, Robinveillait.

– Père, vint-il dire en sourdine au haut del’escalier, père, les brigands entassent du bois devant la porte etvont y mettre le feu ; ils sont sept en tout, sans compter leblessé, à moitié mort sans doute.

– Par la messe ! s’écria Gilbert, ne leurlaissons pas le temps d’allumer un fagot ; mon bois est sec,et en un clin d’œil la maison flamberait comme un feu de joie de laSaint-Jean. Ouvrez vite, ouvre, père bénédictin, et attention, voustous !

Le moine, se tenant de côté, allongea le bras,enleva la barre de fer, fit grincer les verrous, et un tas debroussailles s’écroula dans la salle par la porte entr’ouverte.

– Hourrah ! s’écria le chef des brigands,qui se précipita la tête la première dans la salle.Hourrah !

Mais il ne poussa que ce seul cri et ne fitqu’un pas, un seul ; Lance lui sauta à la gorge, le bâton deLincoln et celui du père tombèrent simultanément sur sa nuque, etil roula immobile sur le sol.

L’homme qui le suivait eut le même sort.

Le troisième pareillement, mais les quatreautres bandits ayant pu entrer en lice, sans être arrêtés commeleurs précurseurs par les chiens qui ne lâchaient pas encore leurproie, un combat en règle s’engagea, combat que Gilbert et Robin,postés comme ils l’étaient, auraient pu faire cesser bien vite àleur avantage, en vidant les flèches de leurs carquois sur lesennemis qui attaquaient avec des lances ; mais Gilbert, plutôtque de verser du sang, préférait laisser au bénédictin et à Lincolnla gloire d’assommer en détail les sbires du baron Fitz-Alwine, etil se contentait, ainsi qu’Allan Clare, de tenir à la parade contreles coups de lance.

Le sang n’avait donc encore coulé que par lesmorsures des chiens ; Robin, honteux de son inaction, voulutmontrer son savoir-faire, et digne élève de Lincoln en la sciencedu bâton comme il l’était de Gilbert en celle de l’arc, il s’emparad’un manche de hallebarde et réunit ses moulinets aux moulinetsterribles de ses partenaires.

À l’approche de Robin, un des bandits, uncolosse, un Hercule, poussa des ricanements moqueurs et féroces,rompit d’une semelle devant Lincoln et le moine, et fit un retouroffensif sur l’adolescent. Mais Robin, sans s’émouvoir, esquiva lecoup de lance, qui eût pu l’embrocher, et, répondant par un coupdroit et horizontal en pleine poitrine, envoya choir le bandit aulong de la muraille.

– Bravo, Robin ! cria Lincoln.

– Enfer et mort ! murmura le bandit quivomissait des caillots de sang et semblait près d’expirer. Maissoudain, se redressant sur ses jarrets, il feignit un instant dechanceler, et, ivre de fureur, il se précipita sur Robin, le fer desa lance en avant.

C’en était fait de Robin ! Le malheureux,dans son triomphe, avait oublié de se mettre en garde, et la lanceallait le transpercer rapide comme un éclair, quand le vieuxLincoln, qui ouvrait l’œil sur tout, renversa le meurtrier d’uncoup de bâton perpendiculairement asséné sur le somme du crâne.

– Et de quatre ! s’écria-t-il alors enriant.

En effet, quatre bandits gisaient sur le sol,et il n’en restait plus que trois en bataille, lesquels semblaientplutôt disposés à prendre la fuite qu’à maintenir l’offensive.

C’est que l’énorme branche de cornouillermanœuvrée par le père bénédictin ne cessait de leur caresser lesmembres.

Qu’il était beau, le père, avec sa tête nue etenflammée d’une sainte colère, avec ses manches retrousséesjusqu’au coude, avec sa longue robe relevée au-dessus desgenoux !

L’ange Gabriel combattant le démon n’avait pasune prestance plus terrifiante.

Pendant que ce moine héroïque, devant lequelLincoln se tenait en admiration, l’arme au bras, continuait lalutte, Gilbert, aidé de Robin et d’Allan, s’occupait à garrottersolidement les membres des vaincus qui respiraient encore. Deuxd’entre eux demandaient merci, un troisième était mort ; lechef, celui que Lance cravatait toujours avec ses mâchoires, râlaithorriblement et reprenait par moments assez de forces pour crier àses compagnons :

– Tue ! tue ! tue lechien !

Mais les compagnons ne l’entendaient pas, et,l’eussent-ils entendu, que leur défense personnelle les eûtempêchés de lui porter secours.

Cependant, un homme, sur la présence duquel onne comptait guère, osa venir à son secours ; Taillefer, quiavait été presque asphyxié dans le réservoir, et que ses confrèresavaient déposé mourant sur la terre du hangar, Taillefer, ranimépar le bruit du combat, s’était glissé en rampant au milieu duchamp de bataille et allait poignarder le brave Lance, lorsqueRobin, l’apercevant tout à coup, le saisit par les épaules, lerenversa sur le dos, lui arracha son poignard des mains et demeuraagenouillé sur sa poitrine jusqu’à ce que Gilbert et Allan luieussent garrotté bras et jambes.

Cette tentative de Taillefer devait accélérerla mort du chef ; Lance éprouva l’accès de fureur que tous leschiens éprouvent quand on veut leur arracher un os de lagueule ; il enfonça de plus en plus profondément ses dentsaiguës dans la gorge de sa victime ; l’artère carotide et lesveines jugulaires furent déchirées, et la vie du malfaiteur s’enalla avec son sang.

Instruits de la mort de leur chef, les banditsn’en continuèrent pas moins la lutte ; mais elle ne pouvaitdurer longtemps encore, la fuite même leur était devenue impossibledepuis que Lincoln avait fermé et barré la porte, et ils étaientpris comme dans une souricière.

– Grâce ! cria l’un d’eux, étourdi,meurtri, moulu par les coups de bâton du moine.

– Pas de grâce ! répliqua le moine.Ah ! vous avez voulu des caresses, et bien ! envoilà !

– Grâce ! pour l’amour de Dieu !

– Pas de grâce pour un seul !

Et la branche de cornouiller tombait sanscesse, et ne se relevait que pour retomber encore.

– Grâce ! grâce ! s’écrièrent-ilsenfin tous à la fois.

– À bas les lances d’abord !

Ils jetèrent leurs lances par terre.

– À genoux maintenant !

Les bandits s’agenouillèrent.

– Très bien ! je n’ai plus alors qu’àessuyer mon bâton. Le joyeux frère appelait essuyer son bâtonenvoyer une dernière et vigoureuse grêle de coups sur le dos desvaincus. Cela fait, il se croisa les bras, et, s’accoudant du coudedroit sur l’extrémité de son arme vigoureuse, dans une positiond’Hercule triomphant, il dit :

– Maintenant, c’est au patron du logis àdécider de votre sort.

Gilbert Heas était maître de la vie de cessacripants ; il aurait pu les mettre à mort selon les us etcoutumes de l’époque, où chacun se rendait justice, mais il avaithorreur du sang versé hors le cas de légitime défense ; ilprit donc un autre parti.

On releva les six blessés, on ranima lesforces des plus maltraités, on leur lia les mains derrière le dos,on les attacha à la suite les uns des autres comme des galériens,et Lincoln, assisté du jeune moine, les conduisit à quelques millesde la maison, dans un des plus épais fourrés de la forêt, où il lesabandonna à leurs réflexions.

Taillefer ne faisait pas partie du convoi.

– Gilbert Head, avait-il dit au moment oùLincoln voulait le rattacher à la chaîne, Gilbert Head, fait-moiplacer sur un lit ; il faut que je te parle avant demourir.

– Non, chien d’ingrat ; je devrais plutôtte pendre à un arbre voisin.

– De grâce ! écoute.

– Non, tu vas marcher avec les autres.

– Écoute, ce que j’ai à te dire est de ladernière importance.

Gilbert allait refuser encore, mais il crutentendre sortir de la bouche de Taillefer un nom qui réveillait enlui tout un monde de douloureux souvenirs.

– Annette ! il a prononcé le nomd’Annette ! murmura Gilbert, en se penchant aussitôt vers leblessé.

– Oui, j’ai prononcé le nom d’Annette,répondit faiblement le moribond.

– Eh bien ! parle, dis-moi tout ce que tusais d’Annette.

– Pas ici ; là-haut, quand nous seronsseuls.

– Nous sommes seuls.

Gilbert le croyait, car Robin et Allans’occupaient alors à creuser à quelque distance de la maison untrou pour y ensevelir le mort, et Marguerite et Marianne n’avaientpas encore quitté leur retraite.

– Non, nous ne sommes pas seuls, dit Tailleferen montrant le vieux moine qui priait sur le cadavre du bandit.

Puis, saisissant le bras de Gilbert, le blesséessaya de se soulever de terre ; mais le vieillard le repoussavivement.

– Ne me touche pas, mécréant !

Le malheureux retomba sur le dos, et Gilbertattendri malgré lui, le releva doucement ; le souvenird’Annette mitigeait sa colère.

– Gilbert, reprit Taillefer d’une voix de plusen plus faible, je vous ai fait beaucoup de mal ; mais je vaisessayer de le réparer.

– Je ne demande pas de réparation ;j’écoute seulement ce que tu as à dire.

– Ah ! Gilbert, de grâce !empêche-moi de mourir… J’étouffe… rends-moi la vie pour un instant,je te dirai tout, là-haut ! Là-haut !

Gilbert allait sortir pour appeler Robin etAllan afin qu’ils l’aidassent à transporter le moribond dans unlit, quand celui-ci, croyant que le garde forestier l’abandonnait,fit un nouvel effort pour se dresser sur son séant, ets’écria :

– Tu ne me reconnais donc pas,Gilbert ?

– Je te reconnais pour ce que tu es, unassassin, un maudit, un traître ! cria Gilbert le pied déjàsur le seuil de la porte.

– Je suis pire que tout cela, Gilbert ;je suis Ritson, Roland Ritson, le frère de ta femme.

– Ritson ! Ritson ! Ô sainte Vierge,mère de Dieu ? est-ce possible ?

Et Gilbert vint tomber à genoux près dumourant qui se débattait dans les dernières angoisses del’agonie.

Chapitre 5

 

À cette orageuse soirée succéda une nuit decalme et de silence. Le jeune moine et Lincoln étaient revenus deleur expédition dans la forêt pour enterrer le cadavre dubandit ; Marianne et Marguerite n’entendaient plus qu’en rêvele bruit de la bataille ; Allan, Robin, Lincoln et les deuxmoines réparaient leurs forces dans un profond sommeil ; seulGilbert Head veillait encore.

Penché sur le lit de Ritson, toujours évanoui,il attendait plein d’anxiété que l’agonisant ouvrît les yeux et ildoutait… il doutait que cet homme à la face livide et décomposée,aux traits stigmatisés par le vice et vieillis par la débaucheplutôt que par l’âge, fût le joyeux et beau Ritson d’autrefois, lefrère bien-aimé de Marguerite, le fiancé de la malheureuseAnnette.

Et, joignant les mains, Gilberts’écriait :

– Permets, mon Dieu, qu’il ne meure pasencore !

Dieu le permit, et quand le soleil levantinonda l’appartement de lumière, Ritson, comme s’il se réveillaitdu sommeil de la mort, tressaillit, poussa un long cri de repentir,et, saisissant la main de Gilbert, la porta à ses lèvres etbalbutia ces mots :

– Me pardonnes-tu ?

– Parle d’abord, répondit Gilbert qui avaithâte de recevoir des éclaircissements sur la mort de sa sœurAnnette et sur la naissance de Robin ; je pardonneraiensuite.

– Je mourrai donc moins malheureux.

Ritson allait commencer ses révélations, quandun bruit de voix joyeuses retentit dans la salle durez-de-chaussée.

– Père, dormez-vous ? demanda Robin aubas de l’escalier.

– Il est temps de partir pour Nottingham sinous voulons revenir ce soir, ajouta Allan Clare.

– Et, s’il vous plaisait, messeigneurs,s’écriait le moine herculéen, je serais votre compagnon de voyage,car une bonne œuvre m’appelle au château de Nottingham.

– Allons, père, descendez qu’on vous diseadieu.

Gilbert descendit, mais à regret ; ilcraignait que le moribond n’expirât d’un instant à l’autre, et ils’arrangea de manière à remonter promptement auprès de lui et à neplus être dérangé pendant cet entretien solennel d’où sortiraientsans doute des révélations importantes.

Il congédia donc immédiatement Robin, Allan etle moine ; Marianne et Marguerite devaient les accompagner àquelque distance de la maison, afin de s’égayer par une promenadematinale ; Lincoln fut envoyé sous un prétexte quelconque àMansfeldwoohaus, et le père Eldred profita de l’occasion pour allervisiter le village : on devait se trouver réunis à la fin dela journée.

– Nous sommes seuls maintenant, parle, jet’écoute, dit Gilbert en s’asseyant au chevet de Ritson.

– Je ne vous raconterai pas, frère, tous lescrimes, toutes les actions monstrueuses dont je me suis renducoupable. Ce récit serait trop long. À quoi bon d’ailleurs racontertout cela ? Vous ne voulez savoir que deux choses : cequi concerne Annette et ce qui concerne Robin, n’est-cepas ?

– Oui ; mais parle-moi d’abord de Robin,répondit Gilbert, car il craignit que le moribond n’eût pas letemps de faire tous ses aveux.

– Vous savez que je quittai Mansfeldwoohaus,il y a vingt-trois ans pour entrer au service de Philippe Fitzooth,baron de Beasant. Ce titre avait été donné à mon maître par le roiHenri en récompense de services rendus pendant la guerre de France.Philippe Fitzooth était le fils cadet du vieux comte de Huntingdon,qui mourut longtemps avant mon entrée dans cette maison, et laissases biens et son titre à son fils aîné Fitzooth.

« Quelque temps après cet héritage,Robert perdit sa femme par suite de couches, et concentra toutesses affections sur l’héritier qu’elle lui laissa ; faible etsouffreteux enfant dont la vie ne fut entretenue qu’à l’aide desoins constants et minutieux. Le comte Robert, déjà inconsolable dela mort de sa femme, et désespérant de l’avenir de son fils, selaissa dominer par le chagrin, et mourut en confiant à son frèrePhilippe la mission de veiller sur l’unique rejeton de sa race.

« Désormais le baron de Beasant, Philippede Fitzooth, avait un devoir impérieux à remplir. Mais l’ambition,le désir d’acquérir de nouveaux titres nobiliaires et d’hériterd’une fortune colossale lui firent oublier les recommandations deson frère, et, après quelques jours d’hésitation, il résolut de sedébarrasser de l’enfant ; mais il dut bientôt renoncer à ceprojet, le jeune Robert vivant au milieu d’un nombreux domestique,les laquais, les gardes, les habitants du comté lui étaient dévouéset n’eussent pas manqué de protester et même de se révolter siPhilippe Fitzooth eût osé le dépouiller ouvertement de sesdroits.

« Il temporisa donc en exploitant lafaible constitution de l’héritier qui, selon les avis des médecins,ne tarderait pas à succomber si on lui donnait le goût de ladébauche et des exercices violents.

« C’est dans ce but que Philippe Fitzoothme prit à son service. Déjà le comte Robert avait atteint saseizième année, et, d’après les infâmes calculs de son oncle, jedevais le pousser à sa perte par tous les moyens possibles, leschutes, les accidents, les maladies ; je devais tout tenterenfin pour qu’il mourût promptement, tout, sauf l’assassinat.

« Je l’avoue à ma honte, brave Gilbert,je fus un digne et zélé mandataire du baron de Beasant, qui nepouvait surveiller mon travail de corrupteur et de meurtrier,puisque le roi Henri l’avait envoyé commander un corps d’armée enFrance. Dieu me pardonne ! j’aurais dû profiter de son absencepour déjouer cette trame odieuse ; au contraire, je m’efforçaide gagner la récompense promise pour le jour où je lui annonceraisla mort de Robert.

« Mais Robert en grandissant était devenufort. La fatigue n’avait plus de prise sur lui ; nous avionsbeau courir de jour et de nuit, et par tous les temps, les plaines,les forêts, les tavernes et les mauvais lieux, c’était moi souventqui criais le premier merci ! Mon amour-propre en souffrait,et si le baron m’eût alors écrit un mot, un seul mot à doubleentente à propos de cette santé merveilleuse et invincible, jen’eusse pas hésité à faire intervenir quelque poison lent pouraccomplir mon œuvre.

« Ma tâche devenait donc plus rude dejour en jour, j’épuisais toutes les ressources de mon esprit sanstrouver un moyen naturel d’ébranler l’étrange vigueur de monélève ; je m’épuisais moi-même et j’étais sur le point derésilier mon marché avec le baron de Beasant, quand je crus voirenfin quelques changements dans la physionomie et dans les alluresdu jeune comte ; ces changements presque imperceptiblesd’abord devinrent peu à peu visibles, réels, importants ; ilperdait sa vivacité et sa gaieté ; il demeurait triste etrêveur pendant de longues heures ; il s’arrêtait immobile audébut d’un lancer, ou se promenait solitairement tandis que leschiens forçaient la bête ; il ne mangeait plus, ne buvaitplus, ne dormait plus, fuyait les femmes, et me parlait à peine uneou deux fois le jour.

« Ne m’attendant à aucune confidence desa part, je voulus l’espionner pour découvrir la cause d’un sigrand changement ; mais l’espionnage était difficile, car iltrouvait toujours des prétextes pour m’éloigner de lui.

« Un jour que nous étions en chasse, nousarrivâmes, à la poursuite d’un cerf, sur les lisières de la forêtde Huntingdon ; là le comte fit halte, et après un moment derepos il me dit d’un ton bref :

« – Roland, attendez-moi près de cechêne ; je reviendrai dans quelques heures.

« – Oui, seigneur, répondis-je.

« Et le comte s’enfonça dans un fourré.Aussitôt j’attachai mes chiens à un arbre et m’élançai à sa piste,en suivant dans les broussailles les traces de son passage ;mais quelque diligence que je fisse il m’échappa, et j’errailongtemps, si longtemps que je finis par m’égarer.

« Tandis que, fort désappointé d’avoirmanqué cette occasion de découvrir le mystère dont s’enveloppaitRobert, je cherchais à retrouver l’arbre au pied duquel il m’avaitordonné de l’attendre, j’entendis à quelques pas de moi, derrièreun bouquet d’arbustes, une douce voix, une voix de jeune fille… Jem’arrêtai, j’écartai sans bruit quelques branches, et je vis, assisl’un près de l’autre, causant et souriant, les mains entrelacées,mon maître et une belle enfant de seize ou dix-sept ans.

« – Ah ! ah ! pensai-je, voilàdu nouveau auquel ne s’attend pas monseigneur le baron deBeasant ! Robert est amoureux ; cela explique sesinsomnies, sa tristesse, son manque d’appétit et surtout sespromenades solitaires.

« Je prêtai une oreille attentive auxparoles des deux amants, espérant surprendre quelque secret ;mais je n’entendis rien autre chose que le langage usité enpareille circonstance.

« Le jour baissait : Robert se leva,et, prenant le bras de la jeune fille, la conduisit sur la lisièrede la forêt, où l’attendait un domestique avec deux chevaux ;je les suivis de loin, là ils se séparèrent, et mon maître revint àgrands pas où il m’avait laissé.

« J’eus le temps d’y arriver avant lui,et, quand il parut, les chiens étaient détachés et je donnais ducor à pleins poumons.

« – Pourquoi une telle sonnerie ?demanda-t-il.

« – Le soleil est couché, seigneur comte,répondis-je, et je craignais que vous ne vous fussiez égaré dans laforêt.

« – Je n’étais point égaré, répliqua-t-ilfroidement. Rentrons au château.

« Les entrevues de Robert et de sabien-aimée se renouvelèrent longtemps. Pour les faciliter, Robertm’en confia le secret, et je ne racontai l’affaire au baron deBeasant qu’après m’être bien renseigné sur la position de la jeunefille. Miss Laura appartenait à une famille moins élevée dans lahiérarchie nobiliaire que celle de Robert, mais dont l’allianceétait cependant honorable.

« Le baron me dit d’empêcher à tout prixle mariage de Robert avec cette miss Laura, il alla même jusqu’àm’ordonner de sacrifier la jeune fille.

« Cet ordre me parut fort cruel, fortdangereux, et surtout fort difficile à exécuter ; j’auraisvoulu refuser d’y obéir, mais le pouvais-je, vendu que j’étaiscorps et âme au baron de Beasant ?

« Je ne savais plus quel parti prendre nià quel démon demander conseil, lorsque, confiant et indiscret commel’est tout homme heureux, Robert m’apprit que, ayant voulu êtreaimé pour lui-même, il avait caché son rang à miss Laura.

« Miss Laura le croyait fils d’unforestier, et consentait, malgré cette basse extraction, à luidonner sa main.

« Robert avait loué une maisonnette dansla petite ville de Loockeys, en Nottinghamshire ; il devaits’y réfugier avec sa jeune femme, et, pour qu’on ne se doutât derien, il annoncerait, en quittant le château de Huntingdon, qu’ilallait passer quelques mois en Normandie près de son oncle le baronde Beasant.

« Ce plan réussit à merveille ; unprêtre unit clandestinement les deux amoureux ; je fusl’unique témoin du mariage, et nous allâmes vivre dans lamaisonnette de Loockeys.

« Là s’écoulèrent de longs jours debonheur, en dépit des ordres pressants du baron, que je tenais aucourant de tout ce qui se passait, et qui me menaçait de sa colèrepour n’avoir point mis obstacle à cette union… Dieu soit loué,maintenant ! je n’en eus pas le pouvoir.

« Après une année de félicité sansnuages, Laura mit un fils au monde, mais la naissance de ce filslui coûta la vie.

– Et ce fils, demanda anxieusement Gilbert, cefils serait-ce ?…

– Oui, c’est l’enfant que nous t’avons confiévoilà quinze ans.

– Robin alors doit porter le nom de comte deHuntingdon ?

– Oui, Robin est comte, Robin…

Et Ritson, qui, soutenu par la fièvre duremords, avait pu parler si longuement, sembla près de rendre ledernier soupir, maintenant que Gilbert interrompait sanarration.

– Ah ! mon fils adoptif est comte, répétaorgueilleusement le vieux Gilbert Head, comte de Huntingdon !Achève, frère, achève l’histoire de mon Robin.

Ritson réunit tout ce qui lui restait de forceet continua ainsi :

– Robert, fou de douleur, repoussa lesconsolations, perdit courage et tomba sérieusement malade.

« Le baron de Beasant, mécontent de masurveillance, m’avait annoncé son prochain retour ; je crusagir selon ses désirs en faisant enterrer la comtesse Laura dans uncouvent du voisinage, sans révéler sa qualité de femme du comteRobert, et je plaçai l’enfant en nourrice chez une fermière de mesconnaissances. Sur ces entrefaites, le baron de Beasant revint enAngleterre, et, trouvant favorable à ses projets de ne pas démentirla prétendue excursion de Robert en France, il le fit transporterau château en annonçant qu’il était tombé malade pendant levoyage.

« Le sort favorisait le baron de Beasant,il touchait au but de ses désirs, il se voyait déjà héritier destitres et de la fortune du comte de Huntingdon : Robert allaitmourir…

« Quelques instants avant de rendre ledernier soupir, cet infortuné jeune homme manda le baron à sonchevet, lui raconta son mariage avec Laura, et lui fit jurer surl’Évangile d’élever l’orphelin. L’oncle jura… mais le cadavre dumalheureux Robert n’était pas encore refroidi que le baronm’appelait dans la chambre mortuaire, et à son tour me faisaitjurer sur l’Évangile de ne jamais révéler, sa vie durant, ni lemariage de Robert, ni la naissance de son fils, ni lescirconstances de sa mort.

« J’avais l’âme navrée ; je pleuraisau souvenir de mon maître, ou plutôt de mon élève, de moncompagnon, si doux, si bon, si magnifique pour moi et pourtous ; mais il fallait obéir au baron de Beasant.

« Je jurai donc, et nous vous apportâmesl’enfant déshérité.

– Et le baron de Beasant, devenu comte deHuntingdon par usurpation, où est-il ? demanda Gilbert.

– Il est mort dans un naufrage sur les côtesde France, et c’est moi qui l’accompagnais alors comme jel’accompagnai quand nous vînmes ici ; c’est moi qui ai apportéen Angleterre la nouvelle de sa mort.

– Et qui donc lui a succédé ?

– Le riche abbé de Ramsay, WilliamFitzooth.

– Quoi ! c’est un abbé qui dépouille àson profit mon fils Robin ?

– Oui, cet abbé me prit à son service, etvoilà quelques jours il me chassa injustement, à la suite d’unedispute que j’eus avec un de ses valets. Je sortis de chez lui lecœur plein de rage et jurant de me venger… Et quoique la mort merende impuissant, je me venge, car je ne connais guère Gilbert Heads’il permet que Robin soit longtemps encore privé de sonhéritage.

– Non, il n’en sera pas longtemps privé,répliqua Gilbert, ou je mourrai à la peine. Quels sont ses parentsdu côté de sa mère ? Il est de leur intérêt que Robin soitreconnu comte d’Angleterre.

– Sir Guy de Gamwell-Hall est le père de lacomtesse Laura.

– Comment ! le vieux sir Guy deGamwell-Hall, le même qui habite de l’autre côté de la forêt avecses six robustes fils, les hercules chasseurs deSherwood ?

– Oui, frère.

– Eh bien ! avec son aide, je me faisfort de jeter hors du château de Huntingdon monsieur l’abbé,quoiqu’on l’appelle le riche, le puissant abbé de Ramsay, baron deBroughton.

– Frère, mourrai-je vengé ? demandaRitson ouvrant à plein la bouche.

– Sur ma parole et sur mon bras, je jure, siDieu me prête vie, que Robin sera comte de Huntingdon en dépit detous les abbés de l’Angleterre !… et cependant il y en a unjoli nombre.

– Merci ! j’aurai du moins réparéquelques-uns de mes torts.

L’agonie de Ritson se prolongeait, et de tempsen temps, il reprenait quelques forces pour faire de nouveauxaveux. Il n’avait pas tout dit encore ; était-ce honte, oubien les approches de la mort obscurcissaient-elles samémoire ?

– Ah ! reprit-il après un long râle,j’oubliais une chose importante… bien importante…

– Parle, dit Gilbert en lui soutenant la tête,parle.

– Ce cavalier et cette jeune dame auxquels tuas donné l’hospitalité…

– Eh bien ?

– Je voulais les tuer. Hier… le baronFitz-Alwine m’avait payé pour cela, et de peur que je manquasse deles rencontrer, il avait envoyé à leur poursuite ces gens, mescomplices, que vous avez battus ce soir. Je ne sais pourquoi lebaron en veut à la vie de ces deux personnes… mais avertis-les dema part qu’elles se gardent bien d’approcher du château deNottingham.

Gilbert frémit en pensant qu’Allan et Robinétaient partis pour Nottingham, mais il était trop tard pour lesavertir du danger.

– Ritson, dit-il, je connais un pèrebénédictin qui n’est pas loin d’ici ; veux-tu que j’aille lechercher, il te réconciliera avec Dieu ?

– Non, je suis damné, damné, damné, etd’ailleurs il n’arriverait pas à temps… je meurs.

– Courage, frère.

– Je meurs, et si tu me pardonnes, Gilbert,promets-moi de m’enterrer entre le chêne et le hêtre qui sontlà-bas à l’angle du carrefour de Mansfeldwoohaus ; tucreuseras ma tombe entre eux. Le promets-tu ?

– Je le promets.

Merci, bon Gilbert…

Puis Ritson ajouta en tordant ses membres dedésespoir :

– Ah ! tu ne connais pas tous mescrimes ! Il faut que j’avoue tout !… mais si j’avouetout, promettras-tu encore de m’enterrer là-bas ?

– Je le promets encore.

– Gilbert Head, tu avais une sœur ! t’ensouvient-il ?

– Oh ! s’écria Gilbert qui devint pâle etdont les mains se joignirent convulsivement, si je m’ensouviens ! Qu’as-tu à me dire de ma pauvre sœur, perdue dansla forêt, enlevée par un outlaw, ou dévorée par les loups ;Annette, ma douce et belle Annette !

Ritson frissonna du frisson de la mort, etd’une voix presque éteinte il dit :

– Tu aimais ma sœur Marguerite, Gilbert, moij’aimais la tienne ; je l’aimais à la folie, je l’aimaisjusqu’au délire, et vous ignoriez tous que je l’aimais ainsi. Unjour je la rencontrai dans la forêt, et j’oubliai qu’un hommed’honneur doit respecter la jeune fille dont il veut faire safemme. Annette me repoussa avec mépris et jura qu’elle ne mepardonnerait jamais ma faute… J’implorai ma grâce, je tombai à sesgenoux, je parlais de mourir… Elle s’attendrit, et là-bas, sous lesarbres où je veux être enterré, nous échangeâmes nos sermentsd’amour… Quelques jours après, je la trompai d’une manière indigne,affreuse… un de mes amis, déguisé en prêtre nous mariasecrètement.

– Enfer et mort ! rugit Gilbert ivre decolère et se cramponnant au bois du lit pour résister à latentation d’étrangler le misérable.

– Oui, je mérite la mort, et la mort va venir…Gilbert, ne me tue pas, je ne t’ai pas tout dit encore… Annettecroyait donc être ma femme ; elle était trop pure, tropinnocente pour soupçonner ma perfidie, et elle ajoutait foi auxraisons que j’inventais pour me dispenser de dévoiler notre union àsa famille ; je reculais toujours le moment de cetterévélation, lorsqu’elle devint mère. Il lui était désormaisimpossible d’habiter sous le toit de son père. Vous épousâtes alorsma sœur ; le moment de tout avouer était donc venu, et elle meconjura de le faire ; mais je ne l’aimais plus, et je rêvaisaux moyens de quitter le pays sans l’avertir de mon départ. Un soirAnnette m’attendait sous le chêne où j’avais juré de l’aimeréternellement : j’allai au rendez-vous, la tête remplie depensées sinistres, et j’écoutai froidement ses prières, sesreproches entremêlés de larmes et de sanglots. Ah ! que nerestai-je sourd et indifférent lorsque, éperdue à mes pieds etserrant mes genoux sur sa poitrine, elle me supplia de la frapperde mon poignard plutôt que de l’abandonner. À peine ces mots :« Tue-moi ! » furent-ils tombés de ses lèvres que ledémon, oui, le démon, me poussa à m’armer de mon poignard, et… jefrappai une fois, deux fois, trois fois… Nous étions seuls, la nuitétait obscure ; je restai là debout, immobile, je n’avais pasconscience de mon crime, je ne me souvenais plus d’avoir frappé, etje ne pensais à rien, je crois ; quand soudain j’éprouvai auxjambes une sensation de chaleur : c’était le sang d’Annettequi ruisselait sur moi !…Réveillé de ma léthargie, averti demon crime, je voulus fuir alors ; mais ses mains enserrèrentmes pieds, et j’entendis sa douce voix qui disait : « MonRoland, merci ! » Oh ! Dieu voulut alors me punirpour toute ma vie, car en ce moment où je comprenais l’étendue demon forfait, il me refusa la force de me poignarder sur le cadavrede la pauvre Annette.

– Misérable ! misérable ! qui as tuéma sœur ! répéta Gilbert chaque fois que Ritson s’arrêtaitpour reprendre haleine. Qu’as-tu fait de son corps, assassin,infâme assassin ?

– Pendant qu’elle me disait merci, les rayonsde la lune, traversant le feuillage, éclairèrent sa pâle figure, etje lus mon pardon dans ses yeux… Puis elle me tendit la main etpoussa son dernier soupir, après avoir murmuré ces mots :« Merci, Roland, merci, car je préfère la mort à la vie sanston amour ! Je désire qu’on ignore toujours ce que je suisdevenue… enfouis mon corps au pied de cet arbre. »

Je ne sais combien de temps je demeuraifoudroyé, évanoui près du cadavre de la malheureuse Annette ;je ne revins à moi que sous l’impression d’une vive douleur, il mesemblait que les chairs de mon bras étaient déchiquetées par desdents aiguës ; je ne me trompais pas : c’était un loup,qui, attiré par l’odeur du sang, arrivait à la curée… La lutte queje soutins avec cet animal me rendit tout mon sang-froid ; jecompris que si je n’enfouissais pas au plus tôt le corps de mavictime, mon crime serait découvert ; je creusai donc unetombe entre le chêne et le hêtre dont je vous ai parlé, et quandj’y eus déposé la pauvre Annette, je m’enfuis, et, bourrelé deremords, je vagabondai dans la forêt jusqu’au jour… C’est alors quevous me rencontrâtes étendu sur le sol, couvert de morsures etbaigné dans mon sang… les loups me poursuivaient, ils allaient medévorer, et sans vous je recevais déjà le châtiment de moncrime !… Le lendemain, quand on s’alarma de la disparitiond’Annette, je n’eus garde d’avouer mon forfait, je vous aidai mêmedans vos recherches pour la découvrir, et je laissai croire qu’unoutlaw l’avait enlevée, ou qu’elle avait servi de pâture aux bêtesféroces…

Gilbert n’écoutait plus Ritson ; ilsanglotait, appuyé sur le rebord de la fenêtre. En vain lemisérable lui criait-il : « Je meurs ! jemeurs ! n’oublie pas le chêne ! » il demeuralongtemps à cette même place, immobile et abîmé dans sa douleur, etquand il revint près du lit, Ritson avait rendu le derniersoupir.

Pendant cette longue agonie de Roland Ritson,nos trois voyageurs pour Nottingham, Allan, Robin et le moine, lemoine au robuste appétit, au cœur vaillant et aux membresvigoureux, cheminaient rapidement à travers l’immense forêt deSherwood. Ils causaient, riaient et chantaient ; tantôt legros moine racontait quelque aventure égrillarde, tantôt la voixargentine de Robin entamait une ballade, tantôt Allan, par sesréflexions spirituelles, captivait l’attention de ses compagnons devoyage.

– Maître Allan, dit tout à coup Robin, lesoleil marque déjà midi, et mon estomac ne se souvient plus dudéjeuner de ce matin. Si vous voulez m’en croire, nous gagneronsles bords d’un ruisseau qui coule à quelques pas d’ici ; j’aides vivres dans mon sac, et nous mangerons en nous reposant.

– Ce que tu proposes est plein de sens, monfils, répliqua le moine, et j’y adhère de tout mon cœur, je voulaisdire de toutes mes dents.

– Je n’y mets pas d’obstacle, cher Robin, ditAllan ; mais permets-moi de te faire observer que je veuxabsolument arriver au château de Nottingham avant le coucher dusoleil, et si ce que tu proposes nous en empêche, je préfèrecontinuer ma route sans m’arrêter.

– À vos souhaits, messire, réponditRobin ; où vous irez, nous irons.

– Au ruisseau ! au ruisseau ! criale moine ; nous ne sommes plus qu’à trois milles deNottingham, et nous avons dix fois le temps d’y arriver avant lanuit ; ce n’est pas une heure de repos et un bon repas quipourront nous en empêcher.

Rassuré par les paroles du moine, Allanconsentit à faire halte, et ils allèrent s’asseoir sous l’ombred’un grand chêne, au fond d’une délicieuse vallée où serpentait unpetit ruisseau aux eaux limpides et transparentes, au lit pavé decailloux blancs et roses, aux rives bordées d’herbes fleuries.

– Quel ravissant paysage ! s’écria Allandont les regards inventoriaient les beautés de ce petit recoin dumonde ; mais il me semble, cher Robin, que ce paradisterrestre est trop éloigné de ta demeure pour que tu viennes t’yreposer souvent ?

– En effet, messire, nous n’y venons querarement, une fois par année, et non pas quand tout verdit, quandtout fleurit, quand tout est beau comme aujourd’hui, mais quandl’hiver a tout dévasté et que le vent secoue lugubrement lesbranches des arbres dépouillées de leurs feuilles et chargées degivre ; notre cœur alors est rempli de tristesse, de même quele ciel est rempli de nuages, et le deuil de la nature sympathiseavec le nôtre.

– Pourquoi ce deuil, Robin ?

– Voyez-vous ce hêtre qui s’élève là-bas aucentre d’un massif d’églantiers ? Il y a une tombe sous cehêtre, la tombe du frère de mon père, Robin Hood, dont je porte lenom. C’était quelque temps avant ma naissance : les deuxforestiers revenaient de la chasse, quand ils furent assaillis parune bande d’outlaws ; ils se défendirent vaillamment, mais,hélas ! mon oncle Robin reçut une flèche en pleine poitrine ettomba pour ne plus se relever ; Gilbert vengea sa mort et luiéleva cet humble mausolée, devant lequel nous venons prier etpleurer chaque année, le jour anniversaire du malheur.

– Il n’y a pas d’endroit en l’univers, quelquebeau qu’il soit, que l’homme n’ait profané, dit sentencieusement lemoine.

Puis, changeant de ton, il ajouta avec unejoyeuse impatience :

– Holà ! Robin, laisse dormir ton mort,et pense aux vivants qui t’accompagnent ; un mort n’a pasfaim, et la faim nous taquine. Voyons, ça ! ouvre tabesace ; elle contient, m’as-tu dit, des trésors deprovisions.

Assis sur l’herbe au bord du ruisseau, lestrois compagnons banquetèrent largement, grâce à la prévoyance dela bonne Marguerite, et une volumineuse gourde, remplie d’un vieuxvin de France, passa et repassa si souvent des mains aux lèvres etdes lèvres aux mains, que la gaieté de chacun devint trèsexpansive, et que le temps consacré à cette halte se prolongeaindéfiniment sans qu’ils s’en aperçussent. Robin chantait, chantaitsans relâche. Allan, transporté au septième ciel, décrivaitpompeusement les charmes et les qualités de lady Christabel. Lemoine bavardait à tort et à travers, et déclarait aux échos qu’ilse nommait Gilles Sherbowne, qu’il appartenait à une bonne famillede campagnards, qu’il préférait à la vie de couvent la vie activeet indépendante du forestier, et qu’il avait acheté et payé fortcher au supérieur de son ordre le droit d’agir à sa guise et demanier le bâton.

– On m’a surnommé le frère Tuck,ajoutait-il, à cause de mon talent bâtonniste et de l’habitude quej’ai de relever ma robe jusqu’aux genoux. Je suis bon avec les bonset méchant avec les méchants, je donne un coup de main à mes amiset un coup de bâton à mes ennemis, je chante la ballade pour rireet la chanson à boire à qui aime à rire, à qui aime à boire, jeprie avec les dévots, j’entonne des Oremus avec lesbigots, et j’ai de joyeux contes à raconter à ceux qui détestentles homélies. Voilà, voilà le frère Tuck ! Et vous, messireAllan, dites-nous donc qui vous êtes ?

– Volontiers, si vous me laissez parler,répondit Allan.

En ce moment Robin tenait à la main sa gourde,qui n’était pas tout à fait vide, et frère Tuck allongeait le braspour s’en saisir.

– Hop ! minute ! s’écria le jeunehomme ; je te donnerai la gourde, frère Tuck, si tun’interromps pas messire Allan Clare.

– Donne, je n’interromprai pas.

– C’est ce que nous verrons quand le chevalieraura fini.

– Méchant Robin ! la soifm’étrangle !

– Eh bien ! jette ta soif à l’eau.

Le moine fit une longue grimace de dépit, ets’étendit sur l’herbe comme pour dormir au lieu d’écouterl’histoire d’Allan Clare.

– Je suis d’origine saxonne, dit cedernier ; mon père était l’intime ami du Premier ministred’Henri II, Thomas Becket, et cette amitié causa tous ses malheurs,car il fut exilé à la mort de ce ministre.

Robin allait imiter le moine, car il nes’intéressait guère aux éloges pompeux que le chevalier faisait deses ancêtres et de sa famille ; mais il cessa d’êtreindifférent dès que le nom de Marianne fut prononcé et, le cœurdans les oreilles, il écouta… il écouta si attentivement qu’il nes’aperçut pas que Tuck se redressait sur son séant et lui enlevaitdes mains sa gourde. Chaque fois qu’Allan cessait de parler de labelle Marianne, Robin trouvait le moyen de ramener la conversationsur elle ; il dut cependant permettre au chevalier de parlerde ses amours et de s’extasier longuement sur les charmes de lanoble Christabel, la fille du baron de Nottingham. Le chevalier,devenu très communicatif sous l’influence du vin de France, parlaensuite de sa haine pour le baron.

– Quand les faveurs de la cour pleuvaient surma famille, dit-il, le baron de Nottingham souriait à nos amours etm’appelait son fils ; mais dès que la fortune nous futcontraire, il me ferma sa porte et jura que Christabel ne seraitjamais ma femme ; je jurai à mon tour de faire fléchir savolonté et de devenir l’époux de sa fille, et depuis lors j’ailutté sans cesse pour atteindre mon but, et je crois avoir réussi…Ce soir, oui, ce soir, il m’accordera la main de Christabel, ou ilsera puni de sa forfanterie. Grâce au hasard, j’ai découvert unsecret dont la révélation entraînerait sa ruine et sa mort, et jevais lui dire en face : Baron de Nottingham, je te propose unéchange : mon silence contre ta fille.

Allan aurait continué sur ce ton longtempsencore, et Robin, qui établissait dans son esprit des comparaisonsentre Marianne et Christabel, n’avait garde de l’interrompre,lorsqu’il s’aperçut que le soleil baissait à l’horizon.

– En route, dit Allan.

– En route, frère Tuck, ajouta Robin.

Mais frère Tuck dormait couché sur le côté, ettenait la gourde vide aplatie sur son cœur.

Robin laissa au chevalier le soin de réveillerle moine et courut s’agenouiller sur la tombe du frère deGilbert ; il se serait cru coupable d’un sacrilège s’il avaitquitté ces lieux sans remplir ce pieux devoir.

Il se signait après une courte prière quand ilentendit un grand bruit de cris, de jurements et de rires ; lechevalier et le moine se battaient, ou plutôt le moine faisaittournoyer son terrible bâton sur la tête d’Allan, et Allancherchait à parer les coups avec sa lance, et riait, riait à gorgedéployée, tandis que le bénédictin vociférait des malédictions.

– Holà ! messeigneurs, quelle mouche vouspique ? s’écria Robin.

– Si ta lance pique fort, mon bâton tape dur,beau chevalier, disait le moine enflammé de colère.

Allan riait en se sauvegardant des atteintesdu moine ; cependant, à la vue de quelques gouttes de sang quitombaient de dessous la robe du frère et rougissaient le gazon, ilcomprit que la colère de son adversaire était légitime, aussidemanda-t-il immédiatement merci. Le moine interrompit donc sesmoulinets en grognant sourdement et en manifestant tous lessymptômes d’une vive douleur ; et portant sa main derrière luipresque au bas de sa robe, il répondit au jeune archer quis’enquérait des causes de la dispute :

– Les causes, les causes sont là, et c’est unehonte, un crime que de troubler les dévotions d’un saint hommecomme moi en lui enfonçant un fer de lance dans un endroit où lapointe ne rencontre point d’os.

Allan s’était avisé de réveiller le moine enlui lardant le bas des reins avec la pointe de sa lance ;certes, il avait voulu rire et non blesser jusqu’au sang le pauvreTuck, aussi lui fit-il des excuses en règle et, la paix conclue, lapetite caravane reprit la route de Nottingham. En moins d’une heureelle atteignit la ville et gravit la colline au sommet de laquelles’élevait le château féodal.

– On m’ouvrira la porte du castel quand jedemanderai à parler au baron, dit Allan ; mais vous, mes amis,quel motif donnerez-vous pour me suivre ?

– Ne vous inquiétez pas de cela, messire,répondit le moine. Il y a au château une jeune fille dont je suisle confesseur, le père spirituel ; cette jeune fille commandequand il lui plaît les manœuvres du pont-levis, et, grâce à sonautorité, j’ai mes entrées au château de nuit aussi bien que dejour ; faites attention à vous, beau chevalier, vous gâteriezvos affaires en agissant avec le baron aussi rudement qu’avecmoi ; c’est un vrai lion que vous allez relancer jusque danssa caverne, prenez-le par la douceur, sinon malheur à vous, monfils.

– J’aurai à la fois de la douceur et de lafermeté.

– Dieu vous inspire ! mais nous voiciarrivés, attention ! et, d’une voix de stentor, le moines’écria : Que la bénédiction de mon vénéré patron, le grandsaint Benoît, répande ses bienfaits sur toi et sur les tiens,maître Herbert Lindsay, gardien des portes du château deNottingham ! Laisse-nous entrer ; j’accompagne deuxamis : l’un désire entretenir ton maître de choses trèsimportantes ; l’autre a besoin de se rafraîchir, de sereposer, et moi, si tu le permets encore, je donnerai à ta filleles conseils spirituels que réclame l’état de son âme.

– Comment, c’est vous, joyeux et honnête Tuck,la perle des moines de l’abbaye de Linton ? répondit-on del’intérieur avec cordialité. Soyez les bienvenus, vous et vos amis,mon très cher gentleman.

Aussitôt le pont-levis s’abaissa et lesvoyageurs pénétrèrent dans le château.

– Le baron s’est déjà retiré dans sa chambre,répondit maître Herbert Lindsay, le porte-clefs, à Allan, quivoulait être conduit sans retard près du baron, et si les parolesque vous avez à dire à milord ne sont pas des paroles de paix, jevous conseillerais de remettre cette entrevue à demain, car ce soirle baron est en proie à une violente colère.

– Est-il malade ? demanda le moine.

– Il a sa goutte dans une épaule, et souffrecomme un damné ; si on le laisse seul, il grince des dents etappelle au secours ; si on l’approche, il écume de rage etmenace de mort quiconque ose lui dire un mot de consolation.Ah ! mes amis, ajouta maître Herbert avec tristesse, depuisque monseigneur a reçu des coups de cimeterre sur la tête au paysde Jérusalem, il a perdu la patience et le bon sens.

– Ses fureurs ne m’inquiètent pas, dit Allan,je veux lui parler sur-le-champ.

– À vos souhaits, monsieur. Ohé !Tristan, cria le gardien en interpellant un domestique quitraversait la cour, donne-moi des nouvelles de l’humeur de SaSeigneurie.

– Toujours la même ; il tempête et rugitcomme un tigre, parce que son médecin a fait un faux pli à l’un deses bandages. Figurez-vous, messieurs, que le baron a chassé lepauvre médecin à grands coups de pied, et qu’ensuite, armé de sonpoignard, il m’a contraint de remplacer le docteur, en me disantd’une voix terrible qu’à la moindre maladresse il me couperait lenez.

– Je vous en conjure, messire chevalier,reprit tristement Herbert, ne paraissez pas ce soir devantmonseigneur, attendez.

– Je n’attendrai pas une minute, pas uneseconde ; conduisez-moi dans sa chambre.

– Vous l’exigez ?

– Je l’exige.

– Que Dieu vous garde alors ! dit levieux Lindsay en faisant un grand signe de croix. Tristan,conduisez ce gentleman.

Tristan devint livide de peur et trembla detous ses membres ; il se félicitait d’être sorti sain et saufd’entre les griffes de cette bête féroce, et n’était pas d’avis des’y exposer de nouveau ; il calculait avec raison que lacolère du baron tomberait sur l’introducteur aussi bien que sur levisiteur.

– Monseigneur attend sans doute la visite dece gentilhomme ? demanda-t-il d’un air embarrassé.

– Non, mon ami.

– Voulez-vous me permettre alors de prévenirmonseigneur ?

– Non, je veux vous suivre ;conduisez-moi.

– Ah ! s’écria douloureusement le pauvrediable, je suis perdu !

Et il s’éloigna suivi d’Allan, pendant que levieux porte-clefs disait en riant :

– Ce pauvre Tristan, il monte l’escalier de lachambre du baron aussi gaiement que celui d’un échafaud. Par lasainte messe ! son cœur doit battre la chamade. Mais je perdsici mon temps, mes braves, au lieu de passer la revue dessentinelles placées sur les murailles. Frère Tuck, tu trouveras mafille dans l’office, va l’y rejoindre, et, s’il plaît à Dieu, je merendrai auprès de vous avant une heure.

– Grand merci, dit le moine.

Et, suivi de Robin, il s’engagea dans undédale de couloirs, de galeries et d’escaliers où Robin se seraitégaré mille fois. Frère Tuck, au contraire, possédait laconnaissance exacte des lieux ; l’abbaye de Linton ne luiétait pas plus familière que le château de Nottingham, et ce futavec l’aisance et l’aplomb d’un homme content de lui-même et fierde certains droits acquis depuis longtemps qu’il frappa à la portede l’office.

– Entrez, dit une voix juvénile etfraîche.

Ils entrèrent, et, à la vue du grand moine,une jolie fille de seize à dix-sept ans à peine, au lieu des’alarmer, s’élança vivement au-devant d’eux et les accueillit avecun coquet et bienveillant sourire.

– Ah ! ah ! pensa Robin, voici doncla naïve pénitente du saint moine. Par ma foi ! cette belleenfant aux yeux pétillants de gaieté, aux lèvres rouges etsouriantes, est la plus jolie chrétienne que j’aie jamais vue.

Robin ne put dissimuler l’impression queproduisait sur lui la beauté de l’aimable fille, car lorsque labelle Maude tendit vers lui ses deux petites mains pour luisouhaiter la bienvenue, Tuck, en bon frère qu’il était alors,s’écria :

– Ne te contente pas de ces mains, mon garçon,vise aux lèvres, aux jolies lèvres vermeilles, etembrasse-les ; à bas la timidité ! la timidité, c’est unevertu des sots.

– Fi donc ! répliqua la jeune fille ensecouant la tête d’un air moqueur, fi donc ! comment osez-vousdire de pareilles choses, mon père ?

– Mon père ! mon père ! répéta lemoine avec fatuité.

Robin suivit le conseil du moine en dépit dela faible résistance opposée par la jeune fille, et Tuck donnaensuite le baiser de grâce, puis le baiser de paix… enfin, soyonsfranc, et avouons que Maude traitait le frère Tuck beaucoup plus enamoureux qu’en conseiller spirituel ; avouons aussi que lesallures du frère étaient fort peu canoniques.

Robert le remarqua, et pendant qu’ilsfaisaient honneur aux rafraîchissements et aux vivres dont Maudeavait chargé une table, il insinua d’un air candide que le moine neressemblait guère à un confesseur redoutable et respecté.

– Un peu d’affection et d’intimité entreparents n’a rien de répréhensible, dit le moine.

– Ah ! vous êtes parents ? Jel’ignorais.

– À un très proche degré, mon jeune ami, trèsproche et très peu prohibé, c’est-à-dire que mon grand-père étaitfils d’un des neveux du cousin de la grand-tante de Maude.

– Ah ! ah ! voici un cousinageparfaitement établi.

Maude rougissait pendant ce dialogue etsemblait implorer la pitié de Robin. Les bouteilles se vidèrent,l’office retentit du choc des verres, du bruit des rires et dumurmure de quelques baisers dérobés à Maude.

Au moment le plus joyeusement animé de lasoirée, la porte de l’office s’ouvrit brusquement, et un sergent,accompagné de six soldats, apparut sur le seuil.

Le sergent salua courtoisement la jeune fille,et, jetant un regard sévère sur les convives, il dit :

– Êtes-vous les compagnons de l’étranger quiest venu rendre visite à notre seigneur, lord Fitz-Alwine, baron deNottingham ?

– Oui, répondit Robin d’un ton dégagé.

– Et après ? demanda audacieusement frèreTuck.

– Suivez-moi tous deux dans la chambre demonseigneur.

– Pour quoi faire ? demanda encoreTuck.

– Je l’ignore ; j’ai des ordres,obéissez.

– Mais avant de partir buvez un coup, dit labelle Maude en présentant au soldat un verre rempli d’ale ;cela ne peut pas vous faire de mal.

– Volontiers.

Et après avoir vidé son verre, le sergentrenouvela aux convives de Maude l’ordre de le suivre.

Robin et Tuck obéirent, laissant à regret lajolie Maude seule et triste dans l’office.

Après avoir traversé d’immenses galeries etune salle d’armes, le soldat arriva devant une grande porte enchêne solidement fermée, et frappa trois coups violents sur cetteporte.

– Entrez, cria-t-on brusquement.

– Suivez-moi de près, dit le sergent à Robinet à Tuck.

– Entrez, mais entrez donc, sacripants,bandits, gibiers de potence ; entrez, répétait d’une voixtonnante le vieux baron. Entrez, Simon.

Le sergent ouvrit enfin la porte.

– Ah ! vous voilà, coquins ! Oùas-tu perdu ton temps depuis que je t’ai envoyé à leurrecherche ? dit le baron en jetant sur le chef de la petitetroupe des regards foudroyants.

– S’il plaît à Votre Seigneurie, j’ai…

– Tu mens, chien ! Comment oses-tut’excuser après m’avoir fait attendre pendant troisheures ?

– Trois heures ? milord se trompe, il y aà peine cinq minutes qu’il m’a donné l’ordre de conduire ici cesgens.

– L’insolent esclave ! il ose me donnerun démenti, et à ma barbe encore ! Coquins, ajouta-t-il ens’adressant aux soldats ébahis, n’obéissez pas à ce traître ;enlevez-lui ses armes, saisissez-vous de lui, emportez-le dans uncachot, et s’il ose vous résister en route, jetez-le sans pitiédans les oubliettes ! Alerte, obéissez !

Les soldats s’encouragèrent mutuellement duregard et s’approchèrent de leur chef pour le désarmer ; lesergent, plus mort que vif, gardait le silence.

– Coquins, reprit le baron, osez-vous bientoucher à cet homme avant qu’il ait répondu aux questions que jevais lui faire ?

Les soldats reculèrent.

– Maintenant, scélérat, maintenant que je t’aidonné des preuves de ma bonté en empêchant ces brutes de tedésarmer, hésiteras-tu encore à répondre et à me dire si ces deuxchiens que voilà sont les compagnons de ce hardi mécréant qui a osévenir m’insulter en face ?

– Oui, milord.

– Et comment le sais-tu, imbécile ?comment l’as-tu appris ? comment t’en es-tu assuré ?

– Ils me l’ont avoué, milord.

– Tu as donc osé les interroger sans mapermission ?

– Milord, ils me l’ont dit quand je leur aicommandé de me suivre devant vous.

– Ils me l’ont dit, ils me l’ont dit, répétale baron en contrefaisant la voix tremblante du pauvresoldat ; belle raison ! tu crois donc ce que te dit lepremier venu ?

– Milord, je pensais…

– Silence, fripon ! en voilà assez ;sortez d’ici.

Le sergent fit faire volte-face à seshommes.

– Attendez !

Le sergent commanda halte.

– Non, partez, partez !

Le sergent fit de nouveau un signe dedépart.

– Et où allez-vous ainsi,misérables ?

Le sergent pour la seconde fois, commandahalte.

– Mais sortez donc, vous dis-je, chiens deplomb, escargots de milice, sortez !

Cette fois-ci l’escouade ne manqua pas lasortie, et elle rentrait au poste quand le vieux baron grondaitencore.

Robin avait attentivement suivi les phasesdiverses de cette intéressante conversation entre Fitz-Alwine et lesergent ; il en était ahuri et regardait avec des yeux plusétonnés qu’effrayés le fougueux et bizarre seigneur du château deNottingham.

Cinquante ans environ, taille moyenne, yeuxpetits et vifs, nez aquilin, longues moustaches et sourcils épais,les traits énergiques, la face colorée et presque injectée de sang,et une étrange expression de sauvagerie dans toutes les manières,voilà son portrait ; il portait une armure écaillée, et unlarge pardessus en étoffe blanche sur lequel se détachait en rougela croix des paladins de terre sainte. Dans cette nature éminemmentinflammable, vitriolique pour ainsi dire, la moindre contrariétéprovoquait des explosions terribles ; un regard, une parole,un geste qui lui déplaisaient le transformaient en ennemiimplacable, et il ne rêvait plus alors que vengeance, vengeance àmort.

La tournure de l’interrogatoire qu’allaientsubir nos deux amis annonçait de nouvelles tempêtes pour la soirée,et ce fut d’un ton sardonique et avec l’ironie de la cruauté que lebaron s’écria :

– Avance à l’ordre, jeune loup de Sherwood, ettoi aussi, moine vagabond, vermine de couvent, avance ! Vousme direz, j’espère, sans fard et sans cautèle, pourquoi vous avezosé pénétrer dans mon château, et quel plan de brigandage vous afait quitter, l’un ses broussailles et l’autre son bouge ?Parlez et parlez franc, sinon je connais un procédé merveilleuxpour arracher les paroles du gosier des muets, et, par saint Jeand’Acre ! ce procédé, je l’emploierai sur votre peau demécréants.

Robin jeta sur le baron un regard de mépris etne daigna pas lui répondre ; le moine garda le même silence etpressa convulsivement entre ses mains ce vaillant bâton, cettenoble branche de cornouiller que vous connaissez déjà et surlaquelle il s’appuyait toujours, soit en marchant, soit au repos,afin de se donner un certain air de vénérabilité.

– Ah ! vous ne répondez pas ; vousboudez, mes gentilshommes, s’écria le baron ; et je ne puissavoir à quel motif je dois l’honneur de votre visite ?Savez-vous, messeigneurs, que vous êtes parfaitement biencouplés : un bâtard d’outlaw et un mendiantcrasseux !

– Tu mens, baron, répondit Robin ; je nesuis pas le bâtard d’un proscrit, et le moine n’est pas un mendiantcrasseux ; tu mens !

– Vils esclaves !

– Tu mens encore ; je ne suis ni tonesclave ni celui de personne, et si ce moine allongeait le brasvers toi, ce ne serait pas pour mendier.

Tuck caressa son bâton.

– Ah ! ah ! le chien des bois, ilose me braver, m’insulter ! s’écria le baron étouffant decolère. Holà ! puisqu’il a les oreilles assez longues, qu’onle cloue par les oreilles sur la grande porte du château, et qu’onlui donne cent coups de verges.

Robin, pâle d’indignation, mais toujours pleinde sang-froid, restait muet et regardait fixement le terribleFitz-Alwine, tout en prenant une flèche dans son carquois. Le barontressaillit, mais n’eut pas l’air de comprendre l’intention dujeune homme. Après une seconde de silence, il reprit d’un ton moinsviolent :

– La jeunesse excite ma commisération, et, endépit de ton impertinence, je veux bien ne pas te faire jeterimmédiatement dans un cachot ; mais il faut que tu répondes àmes questions, et en y répondant tu dois te souvenir que si je telaisse vivre, c’est par bonté d’âme.

– Je ne suis point en votre pouvoir aussicomplètement que vous le pensez, noble seigneur, répondit Robinavec un dédaigneux sang-froid, et la preuve c’est qu’à toute vosquestions je m’abstiendrai de répondre.

Habitué à une obéissance passive et absolue dela part de ses serviteurs et des êtres plus faibles que lui, lebaron stupéfait demeura bouche béante ; puis les penséestumultueuses qui se heurtaient dans son cerveau se formulèrent enparoles incohérentes et en invectives.

– Ah ! ah ! reprit-il alors avec unrire strident, ah ! tu n’es pas en mon pouvoir, jeune oursonmal léché ? ah ! tu veux garder le silence, métis desinge, enfant de sorcière ? Mais d’un geste, d’un regard, d’unsigne, je puis t’envoyer en enfer. Attends, attends, je vaist’étrangler avec ma ceinture.

Robin, toujours impassible, avait bandé sonarc et tenait une flèche prête pour le baron, quand Tuck intervinten disant d’une voix presque pateline :

– J’espère que Sa Seigneurie n’exécutera passes menaces ?

Les paroles du moine opérèrent unediversion ; Fitz-Alwine se retourna vers lui comme un loupenragé vers une nouvelle proie.

– Enchaîne ta langue de vipère, moine dudiable ! s’écria le baron en toisant Tuck de la tête auxpieds ; puis il ajouta, afin de rendre plus expressif sondédaigneux regard : Voilà bien le type de ces gloutons rapacesqu’on appelle frères mendiants.

– Je ne suis pas tout à fait de votre avis,monseigneur, répliqua placidement maître Tuck, et vous mepermettrez de vous dire, avec tout le respect qui est dû à un grandpersonnage, que votre manière de voir, complètement fausse, dénoteun manque total de bon sens. Vous avez peut-être perdu l’espritdans un violent accès de goutte, milord ; peut-être encorel’avez-vous laissé au fond d’une bouteille de gin.

Robin partit d’un grand éclat de rire.

Le baron exaspéré saisit un missel et le lançaà la tête du moine avec une telle force que le pauvre Tuck,violemment atteint, chancela étourdi ; mais il se remitaussitôt, et, comme il n’était pas homme à recevoir un tel cadeausans en témoigner immédiatement sa reconnaissance, il brandit sonterrible bâton et en asséna un coup violent sur l’épaule goutteusede Fitz-Alwine.

Le noble lord bondit, rugit, mugit comme letaureau d’un cirque à sa première blessure, et allongea le braspour décrocher du mur sa grande épée des croisades ; mais Tuckne lui en donna pas le temps, et conservant l’offensive, iladministra une vigoureuse bastonnade au très haut, très noble ettrès puissant seigneur de Nottingham, qui, malgré sa pesante armureet ses infirmités de goutteux, courait à toutes jambes autour del’appartement afin d’échapper autant que possible aux atteintes duterrible bâton.

Le baron appelait au secours depuis plusieursminutes lorsque le sergent qui avait arrêté Tuck et Robin ouvrit laporte à demi, et, la tête passée entre les deux vantaux, demandaflegmatiquement si on avait besoin de lui.

Devenu ingambe comme à vingt ans, le baron nefit qu’un saut du coin de la chambre où l’acculait la bastonnade deTuck au seuil de la porte que le sergent n’osait franchir sans sonordre, même pour venir à son secours.

Pauvre sergent, il méritait d’être accueillicomme un sauveur, comme un ange gardien, et la colère du maître,impuissante contre le moine, se déchargea sur lui sous forme decoups de pied et de coups de poing.

Enfin, las de battre cet être inoffensif quin’osait regimber, car à cette époque tout personnage noble étaitpour un vassal saintement inviolable, le baron reprit haleine etintima l’ordre au sergent d’appréhender au corps Robin et le moineet de les jeter dans un cachot.

Le sergent, hors des griffes de son seigneur,partit comme un trait en criant : Aux armes ! auxarmes ! et revint aussitôt accompagné d’une douzaine desoldats.

À la vue de ce renfort, le moine saisit sur latable un crucifix d’ivoire, se plaça devant Robin qui voulaitdécocher quelques flèches, et s’écria :

– Au nom de la très-sainte Vierge, au nom deson Fils, mort pour vous, je vous ordonne de me laisser passer.Malheur et excommunication à qui osera y mettre obstacle.

Ces paroles, prononcées d’une voix tonnante,pétrifièrent les soudards, et le moine sortit sans obstacle del’appartement. Robin allait suivre son ami quand, sur un signe dubaron, les soldats s’élancèrent sur le jeune homme, lui enlevèrentson arc et ses flèches, et le repoussèrent dans l’intérieur de lachambre.

Brisé de lassitude et meurtri de coups, lebaron s’était jeté dans un fauteuil.

– À nous deux maintenant, dit-il, quand, aprèsbeaucoup d’efforts, il put parler, à nous deux.

Ces événements se passaient à une époque où iln’était pas prudent de s’attaquer aux fils de l’Église ainsi quepour son malheur l’avait éprouvé Henri II lors de sa querelle avecThomas Becket. Le baron avait donc été obligé de laisser échapperle moine mais il comptait prendre sa revanche sur Robin.

– Vous avez accompagné Allan Clare ici ?demanda-t-il d’un ton ironiquement calme. Pourriez-vous me direpour quelle raison il s’est présenté chez moi ?

Tout autre que Robin se serait cru perdu,perdu sans rémission, en se voyant à la merci d’un personnage aussicruel que le vieux Fitz-Alwine ; mais le jeune et vaillantarcher de Sherwood était de ceux qui ne tremblent jamais, mêmedevant une mort imminente et certaine, et il répondit avec unadmirable sang-froid :

– Je sais que j’ai accompagné messire AllanClare ici, mais j’ignore pour quelle raison il y est venu.

– Vous mentez !

Robin sourit dédaigneusement, et le calmeaffecté du lord fit place à une violente explosion de colère ;mais plus cette colère se déchaînait, plus Robin souriait.

– Depuis combien de temps connaissez-vousAllan Clare ? reprit le baron.

– Depuis vingt-quatre heures.

– Tu mens, tu mens ! rugit le baron.

Irrité de toutes ces injures, Robin ripostafroidement :

– Je mens, moi, je mens ? mais c’esttoi-même qui nies la vérité, intraitable vieillard ! Ehbien ! soit, je mens ; mais je ne mentirai plus, cardésormais je garderai le silence.

– Enfant écervelé, tu veux donc être précipitédu haut des remparts dans les fossés du château, ainsi que le seradans une heure, après sa confession, ton complice AllanClare ? Voyons, encore une question ; mais, si tu n’yréponds pas, c’en est fait de toi. N’avez-vous pas été attaqués envenant ici ?

Robin ne répondit pas. Fitz-Alwine exaspéré,mais concentrant sa fureur, quitta son fauteuil et s’arma de sagrande épée. Robin regardait fixement le baron ; il attendait.Cependant un meurtre allait être commis quand la porte s’ouvrittout à coup et livra passage à deux hommes. Ces deux hommes avaientla tête enveloppée de linges ensanglantés, et ne marchaient qu’avecpeine. Leurs vêtements étaient déchirés et souillés de boue, et ilssemblaient sortir d’une lutte où ils n’avaient pas remporté lavictoire. À l’aspect de Robin, ils poussèrent à l’unisson un cri desurprise, et Robin, non moins étonné, les reconnut comme étant lessurvivants de cette troupe de bandits qui la dernière nuit avaitattaqué la demeure de Gilbert Head. La colère du baron remonta àson paroxysme quand ils eurent raconté les malheurs de cette nuitet signalé Robin comme ayant été un de leurs plus terriblesadversaires ; aussi n’attendit-il pas la fin du récit pours’écrier avec rage :

– Enlevez ce misérable et jetez-le dans uncachot ! vous l’y laisserez jusqu’à ce qu’il raconte ce qu’ilsait de relatif à Allan Clare, et qu’il nous demande pardon à deuxgenoux de ses insolences… et d’ici là, ni pain ni eau, qu’il meurede faim.

– Adieu, baron Fitz-Alwine, répliqua Robin,adieu. Si je ne dois sortir de mon cachot qu’après avoir rempli cesdeux conditions, nous ne nous reverrons jamais. Adieu donc pourtoujours.

Les soldats rudoyaient déjà Robin pour hâtersa sortie de l’appartement quand, résistant à leurs efforts, lejeune homme, tourné vers le baron, ajouta encore :

– Serais-tu assez bon, noble seigneur, pourvouloir faire prévenir Gilbert Head, l’honnête et courageux gardede la forêt de Sherwood, que tu as l’intention de me loger sans menourrir pendant quelque temps ?… Tu me ferais plaisir et jet »adresse cette prière, milord, parce que tu es père et que tu doiscomprendre les angoisses d’un père quand il ignore ce qu’est devenuson fils ou sa fille.

– Mille démons ! Enlèverez-vous cebavard ?

– Oh ! ne suppose pas que je veuille tetenir compagnie plus longtemps, illustre baron de Nottingham. Nousavons une mutuelle envie de nous séparer.

Dès que Robin fut sorti de la chambre dubaron, il se mit à chanter à pleine voix et sa voix fraîche etargentine résonnait encore sous les sombres galeries du châteauquand la porte de la prison se referma sur lui.

Chapitre 6

 

Le prisonnier écouta longtemps les millebruits confus du dehors, et lorsque le pas des hommes d’armes netroubla plus le silence des galeries, il se mit à réfléchir sur lagravité de sa position.

La colère, les menaces du tout-puissantchâtelain ne l’épouvantaient guère, et il ne pensait, le nobleenfant, qu’aux inquiétudes et à la douleur de Gilbert et deMarguerite qui l’attendraient en vain, ce soir, demain et pluslongtemps peut-être.

Ces tristes pensées éveillèrent en Robin unviolent désir de liberté, et, de même qu’un lionceau captiftournoie sans cesse autour de sa cage pour découvrir une issue, demême Robin tournoya autour de son cachot, frappant le sol du pied,mesurant la hauteur de la lucarne, étudiant les murailles, etsupputant ce qu’il lui faudrait de force, de ruse ou d’adresse pourbriser ou se faire ouvrir une porte bardée de fer, dont la clefdevait être entre les mains du brutal cerbère.

Le cachot était petit et percé de troisouvertures : la porte, avec une petite lucarne au-dessus, etvis-à-vis une autre lucarne plus grande ; cette dernière,élevée de dix pieds au-dessus du sol, était garnie d’épaisbarreaux ; l’ameublement se composait d’une table, d’un bancet d’une botte de paille.

– Évidemment, se disait Robin, le baron ne semontre pas aussi cruel qu’il est injuste, puisqu’il me laisse piedset mains libres ; profitons-en et voyons un peu ce qui sepasse là-haut.

Et, plaçant le banc sur la table, Robin grimpajusqu’à la lucarne à l’aide de ce banc dressé debout le long de lamuraille.

Ô bonheur ! sa main vient de saisir undes barreaux, et il reconnaît que ces barreaux, au lieu d’être enfer, ne sont qu’en chêne, et en chêne vermoulu. Il les ébranlefacilement, facilement aussi il pourra les briser ; et quandmême ils résisteraient à son poignet, ne sont-ils pas assez espacéspour que sa tête passe entre eux, et ne sait-il pas que là où latête passe le corps peut suivre ?

Enchanté de cette découverte, notre hérosjugea utile de reconnaître la position de l’autre côté, afin de nepas compromettre ses chances d’évasion ; un gardien veillaitpeut-être sournoisement dans le corridor et approcherait au premierbruit suspect.

Le banc fut donc dressé le long de la porte,et la tête intelligente du prisonnier s’encadra dans la lucarne.Mais elle n’y demeura pas une minute, pas une seconde, pas mêmemoins qu’une demi-seconde, car un soldat se glissait le long du murde la galerie et s’approchait de la porte, afin sans doute d’épierpar le trou de la serrure les occupations du prisonnier.

Robin chanta tout à coup une de ses plusjoyeuses ballades, et entre deux couplets il entendit les pas dusoldat qui s’éloignait, puis il revenait avec précaution pours’éloigner de nouveau et revenir encore. Ce manège, ces allées etvenues durèrent un bon quart d’heure.

– Si le gaillard, – pensait Robin, – continuesa promenade pendant toute la nuit, je cours grand risque d’êtreencore là au point du jour. Je ne pourrai jamais prendre mon volpar là-haut sans qu’il m’entende.

Déjà depuis quelques instants un profondsilence régnait dans la galerie, et le promeneur semblait avoirrenoncé à son espionnage ; mais Robin, qui en sa qualité derusé chasseur connaissait toutes les feintes, jugea que dans cettecirconstance il était plus prudent de s’en rapporter au témoignagedes yeux qu’à celui des oreilles, et se hasarda à utiliser uneseconde fois le judas de son cachot.

Et bien lui en prit, car au lieu d’un espionle jeune homme en vit deux, deux aux écoutes et collés nez à nezsur la porte.

Au même instant la jolie Maude, un flambeaud’une main et quelques objets de l’autre, apparaissait à uneextrémité de la galerie et poussait un cri de surprise en voyantpoindre la tête de Robin au-dessus de cette paire de geôliers.

Aussi léger que la feuille qui tombe, Robin selaissa tomber sur le sol, et écouta plein d’anxiété ce qui allaitse passer ; la voix de Maude avait heureusement masqué lebruit de sa chute, et il entendit la jeune fille gourmander lessoldats et babiller avec une volubilité toute féminine afin dedonner des prétextes à son cri de surprise ou d’épouvante.

Robin se hâta alors de remettre le banc et latable à leurs places respectives, ce qu’il fit en chantant àtue-tête, et en se demandant pourquoi Maude errait ainsi dans lechâteau au milieu de la nuit. Maude, la jolie Maude, ne tarda pas àlui donner le mot de cette énigme, car, après quelques pourparlersconciliateurs avec les geôliers, elle entra radieuse dans lecachot, déposa des vivres et des rafraîchissements sur la table, etexigea qu’on la laissât seule avec le prisonnier afin d’échangeravec lui quelques paroles.

– Eh bien ! jeune forestier, dit la belleenfant dès que la porte fut fermée, vous voilà dans une belleposition ; vous ressemblez à un rossignol en cage, et j’aigrand’peur que cette cage ne s’ouvre pas de sitôt, car le baron estdans une colère épouvantable ; il jure, il tempête, et ilparle de vous traiter comme il a traité les Maures Mécréants de laterre sainte.

– Soyez ma compagne de captivité, charmanteMaude, répliqua Robin en embrassant la jeune fille, et je neregretterai pas ma liberté.

– Pas tant de hardiesse, messire, s’écria lajeune fille en se dégageant de l’étreinte de Robin ; vousn’agissez pas en galant chevalier.

– Pardon, vous êtes si belle que… Mais causonssérieusement ; asseyez-vous là et mettez vos deux mains dansles miennes ; bien, merci. Dites-moi maintenant si vous savezce qu’est devenu Allan Clare, mon compagnon de route, celui qui estentré dans le château avec moi et votre oncle Tuck.

– Hélas ! il est dans un cachot plussombre et plus affreux que celui-ci ; il a osé dire à SaSeigneurie : « Infâme coquin, j’épouserai malgré toi ladyChristabel. » Au moment où votre imprudent ami prononçait cesparoles, j’entrai dans la chambre du baron avec ma jeune maîtresse.À la vue de milady, sir Allan Clare s’est oublié au point des’élancer vers elle, de la prendre dans ses bras, de l’embrasser ens’écriant : « Christabel, ma chère et bien-aiméeChristabel ! » Milady a perdu l’usage de ses sens, et jel’ai entraînée hors de la présence de monseigneur. Par l’ordre dema jeune maîtresse, je me suis informée de messire Allan ;comme je vous l’ai dit, il est prisonnier. Gilles, le joyeux moine,m’a appris votre sort, et je suis venue pour…

– Pour m’aider à fuir, n’est-ce pas, chèreMaude ? Merci, merci, oui, je serai bientôt libre ; avantune heure, si Dieu me protège.

– Vous, libre ! mais commentsortirez-vous d’ici ? il y a deux factionnaires à cetteporte.

– Je voudrais qu’il y en eût mille.

– Êtes-vous donc sorcier, beauforestier ?

– Non, mais j’ai appris à grimper sur lesarbres comme un écureuil et à sauter les fossés comme unlièvre.

Le jeune homme montra du regard la lucarnegrillée, et, se penchant à l’oreille de la jeune fille, se penchantsi bien qu’au contact des lèvres de Robin, Maude rougit, ildit :

– Les barreaux ne sont pas en fer.

Maude comprit, et un sourire de joie éclairason visage.

– Maintenant, il faut que je sache, ajoutaRobin, où je puis retrouver frère Tuck.

– Dans… l’office, répondit Maude un peuhonteuse : si milady a besoin de son secours pour délivrermessire Allan, il est convenu qu’elle l’enverra chercher àl’office.

– Quel chemin suivrai-je pour m’yrendre ?

– Une fois sorti d’ici, vous prendrez lesremparts à gauche, et vous les suivrez jusqu’à ce que vous trouviezune porte ouverte. Cette porte vous conduira à un escalier,l’escalier à une galerie et la galerie à un corridor au bout duquelest l’office. La porte sera fermée ; si vous n’entendez aucunbruit au-dedans, entrez ; si Tuck n’y est pas, c’est quemilady l’aura mandé, cachez-vous alors dans une armoire et attendezmon arrivée ; nous nous occuperons de votre sortie duchâteau.

– Mille grâces vous soient rendues, ma jolieMaude, je n’oublierai jamais vos bontés ! s’écria Robinjoyeusement.

Et le feu qui jaillissait de ses yeux heurtacelui qui jaillissait des yeux de la jeune fille ; ces deuxétincelles se mêlèrent, et entre ces deux êtres si jeunes, sibeaux, il se fit un échange de pensées et de désirs, échange quecouronna un double et brûlant baiser.

– Bravo ! bravissimo, mes amoureux !Voilà donc en quoi consiste cet échange de paroles ! s’écrial’un des geôliers en ouvrant brusquement la porte du cachot.Corbleu ! belle demoiselle, vous apportez d’étrangesrafraîchissements au prisonnier ! Je vous en félicite, et vousvous entendez si bien à donner des consolations que je ne seraispas fâché d’être mis en cage à mon tour.

À cette subite interpellation, la figure deMaude s’empourpra, et la pauvre fille demeura un instant muette ettremblante ; mais le soldat s’étant approché d’elle pour luiintimer l’ordre de sortir du cachot, elle retrouva son aplomb, et,levant sa petite main blanche à la hauteur des joues tannées dusoldat, elle y appliqua d’un air crâne un soufflet bilatéral, ets’enfuit en riant comme une folle de son espièglerie.

– Hum ! hum ! grommela le geôlier sefrottant les joues et jetant sur Robin un regard des moinsaffectueux, le jouvenceau et moi ne sommes pas payés de la mêmemonnaie.

Et le geôlier sortit, puis affecta deverrouiller la porte avec fracas et de multiplier les tours de clefdans la serrure.

Quant au prisonnier, il buvait, riait etmangeait à cœur joie.

Bientôt une sentinelle armée de pied en capvint remplacer le guichetier, et Robin, pour ne pas paraîtresoucieux ni préoccupé, recommença à chanter aussi fort que le luipermettaient ses poumons.

La sentinelle, déjà irritée de monter lagarde, lui intima durement l’ordre de garder le silence. Robinobéit, c’était son plan, et d’un ton moqueur il souhaita aufactionnaire une bonne nuit et des rêves heureux.

Une heure après, la lune à son zénithannonçait à Robin qu’il était temps de fuir, et Robin, maîtrisantles pulsations précipitées de son cœur, improvisa une échelle avecson banc et atteignit sans peine les barreaux de la lucarne ;un d’eux tout vermoulu céda promptement à quelques secousses et luilivra passage ; il s’accroupit alors sur le rebord de lalucarne, et mesura d’un œil inquiet la distance qui le séparait dusol ; cette distance lui ayant paru trop grande de plusieurspieds, il pensa à utiliser son ceinturon en l’attachant par une deses extrémités au barreau le plus solide.

Ces préparatifs, qui ne demandaient qu’uneminute, étaient achevés et il allait opérer sa descente, quand ilaperçut à quelques pas de lui sur la terrasse un soldat luitournant le dos et contemplant, accoudé sur sa pique, leslointaines profondeurs de la vallée.

– Holà ! se dit-il, j’allais tomber dansla gueule du loup. Attention !

Par bonheur, un nuage passa entre la lune etle château, la terrasse rentra dans l’obscurité tandis que lavallée resplendissait de lumière. Le soldat, un enfant de cettevallée peut-être, la contemplait toujours immobile.

– Allons, à la garde de Dieu ! murmuraRobin, qui, après un fervent signe de croix, se laissa glisser lelong de la muraille en se tenant au ceinturon.

Malheureusement le ceinturon était trop court,et, arrivé à son extrémité, il sentit que ses pieds étaient encoreéloignés du sol, et Robin craignit d’éveiller l’attention dufactionnaire en tombant trop lourdement. Que faire ? remonterdans la prison ? mais les barreaux qui servaient de pointd’appui pouvaient ne pas résister aux efforts d’uneascension ; mieux valait donc pousser l’aventure jusqu’aubout ; aussi, confiant en la Providence, et se faisant aussiléger que possible, le jeune homme s’abandonna à son proprepoids.

Un fracas épouvantable, quelque chose comme leretentissement d’une trappe retombant sur un soupirail de cave, telfut le bruit qui troubla les rêveries de la sentinelle au moment oùnotre héros touchait terre.

La sentinelle poussa le cri d’alarme et marchala pique en avant vers l’endroit signalé par le bruitinsolite ; mais elle ne vit rien, n’entendit rien, et sansplus s’inquiéter des causes d’un tel fracas, elle regagna son posteet contempla de nouveau sa chère vallée.

Robin, ne se sentant pas blessé, avait profitéde l’ébahissement du factionnaire pour gagner du terrain, sanss’inquiéter lui aussi des causes de ce fracas ; il venaitcependant de courir un grand danger. Les souterrains du châteauprenaient jour directement au-dessous de la fenêtre de son cachot,et la trappe de ce soupirail n’était pas fermée ; le hasardvoulut qu’il la repoussât du pied en tombant, sans quoi ildisparaissait à jamais dans les profondeurs du souterrain. Autrehasard heureux, il ne pouvait échapper au factionnaire si la trappeeût été fermée, car il eût été trahi par sa sonorité en sautant surelle.

La chance tournait donc en sa faveur, et, d’unpas rapide, mais silencieux, il suivait la route indiquée parMaude.

Ainsi que l’avait annoncé la jeune fille, iltrouva une porte ouverte à sa gauche, et après l’avoir franchie, ilprit un escalier, puis une galerie, puis un immense corridor.

Arrivé à la bifurcation de deux galeries,notre héros, plongé dans une profonde obscurité, tâtait le sol dupied et palpait la muraille afin de ne pas faire fausse route,lorsqu’il entendit quelqu’un demander à voix basse :

– Qui est là ? que faites-vouslà ?

Robin se blottit le long du mur et retint sarespiration. Également arrêté, l’inconnu fouillait légèrement lesdalles avec la pointe de son épée, et cherchait à se rendre comptedu bruit causé par l’approche de Robin.

– C’est sans doute un grincement de la porte,se dit le promeneur nocturne ; puis il continua sonchemin.

Pensant avec raison que, précédé d’un guide,il lui serait plus facile de sortir du dédale où il errait depuisun quart d’heure, Robin suivit l’étranger à une distancerespectueuse.

Bientôt ce dernier ouvrit une porte etdisparut.

Cette porte conduisait dans la chapelle.

Robin hâta le pas, s’élança légèrementderrière l’inconnu, et se glissa sans bruit derrière un des piliersdu saint lieu.

Les rayons de la lune inondaient la chapellede leurs blanches clartés, et une femme voilée priait à genouxdevant un tombeau ; l’étranger, revêtu de la robe des moines,promenait ses regards inquiets sur tout l’édifice ; soudain, àla vue de cette femme voilée, il tressaillit, retint uneexclamation, un cri de bonheur prêt à lui échapper, traversa lanef, et s’approcha d’elle les mains jointes. Au bruit des pas del’inconnu, la femme releva la tête et le regarda, agitée d’unecrainte ou frissonnante d’un espoir.

– Christabel ! murmura doucement lemoine.

La jeune fille se redressa, une rougeurprofonde envahit ses joues, et, s’élançant dans les bras tendus dujeune homme, elle s’écria d’un ton de joie inexprimable :

– Allan ! Allan ! mon cherAllan !

Chapitre 7

 

Gilbert raconta à Marguerite l’histoire deRoland Ritson, mais il garda le silence sur ses plus grands crimes,et ne parla que très peu des amours et de la fin malheureuse de sasœur Annette.

– Implorons pour cet insensé la miséricorde deDieu, dit Marguerite.

Et elle cacha ses larmes pour ne pas augmenterla douleur de son mari.

Le vieux moine s’agenouilla à demeure près ducadavre et récita les prières des morts ; Gilbert etMarguerite se réunirent à lui par intervalles ; Lincoln futchargé de creuser une fosse entre le chêne et le hêtre désignés parle misérable Ritson, et l’on attendit le retour des voyageurs deNottingham pour procéder aux funérailles.

Fatiguée d’errer devant le cottage, Marianne,abandonnée à elle-même, eut envie d’aller au-devant de son frère.Lance dormait étendu sur le seuil de la porte ; elle l’appela,le caressa de sa blanche main, et partit avec lui sans avertirGilbert.

Longtemps la jeune fille marcha pensive etrêvant à l’avenir de son frère ; puis elle s’assit au piedd’un arbre, et, la tête dans ses mains, elle se prit à pleurer.Pourquoi ? le savait-elle ? non. De noirs pressentimentsla faisaient tressaillir, et à travers mille images confuses elleapercevait dans un sombre lointain l’image chérie d’Allan et celledu jeune forestier, du véritable comte de Huntingdon.

Lance, le fidèle animal, s’était couché à sespieds, et, le museau en l’air, braquait sur elle ses deux grandsyeux ronds où flamboyait l’intelligence ; on aurait dit qu’ilétait triste de la tristesse de cette jeune fille, et qu’iléprouvait comme elle de noirs pressentiments, car il ne dormaitpas, il veillait.

Le soleil n’éclairait plus que la cime desgrands arbres, et déjà le crépuscule assombrissait le taillis,lorsque Lance se redressa sur ses pattes et poussa de petits crisplaintifs en agitant la queue.

Marianne, arrachée à ses rêveries par cetavertissement, se repentit d’être restée si longtemps dans laforêt ; mais les joyeuses gambades de l’animal qui saluait sonlever la rassurèrent, et elle reprit aussitôt le chemin du cottageen ne désespérant pas encore du prompt retour d’Allan.

Lance ne marchait plus derrière Marianne commele matin ; il furetait au contraire en avant, afin d’éclairerle sentier, et d’instant en instant il tournait la tête pour voirsi la jeune fille le suivait toujours.

Quoique certaine de ne pas s’égarer ens’abandonnant à l’instinct de son guide, Marianne hâtait le pas,car l’obscurité augmentait rapidement, et les premières étoilesscintillaient dans le bleu du ciel.

Lance s’arrêta soudain, se roidit sur sesjarrets, allongea le râble et le cou, dressa les oreilles,contracta le museau, flaira l’espace, éventa la voie et se prit àaboyer avec fureur, avec rage.

Marianne tremblante demeura clouée à sa place,et chercha à reconnaître la cause des aboiements du chien.

– Il signale peut-être l’approche d’Allan, sedit la jeune fille en écoutant attentivement.

Tout était silencieux autour d’elle. Le chienlui-même cessa ses plaintes, et déjà Marianne ne tremblait plus.Mais au moment où, riant de sa frayeur, la jeune fille allaitreprendre sa marche, un bruit de pas précipités retentit dans unfourré voisin, et les aboiements de Lance recommencèrent avec plusde furie et de rage que jamais.

La crainte de tomber entre les mains d’unoutlaw donna des ailes à la jeune fille, et elle s’élança encourant dans le sentier ; mais bientôt, à bout de ses forces,elle dut s’arrêter, et faillit s’évanouir en entendant un hommecrier d’une voix rude et impérieuse :

– Rappelez votre chien !

Lance, qui s’était tenu à l’arrière-garde pourprotéger la fuite de Marianne, venait de sauter à la gorge del’individu qui la poursuivait.

– Rappelez votre chien ! cria de nouveaul’étranger ; je n’ai pas l’intention de vous faire du mal.

– Comment puis-je savoir que vous ditesvrai ? répondit Marianne d’un ton presque ferme.

– Il y a longtemps que je vous aurais envoyéune flèche dans le cœur, si j’étais un malfaiteur ; encore unefois, vous dis-je, rappelez votre chien !

Déjà les crocs de Lance avaient déchiqueté lesvêtements et entamaient la peau.

Au premier mot de Marianne, le chien lâchaprise et vint se poster devant elle, sans perdre de vue cet inconnuqu’il continuait à menacer des dents.

Cet inconnu, c’était bien un outlaw, un de cesproscrits sans feu ni lieu qui volent et pillent les forestiersmoins courageux que Gilbert, et assassinent les voyageurs sansdéfense. Ce misérable, dont la face suait le crime, était vêtu d’unpourpoint et d’un haut-de-chausses en peau de chèvre ; unlarge feutre, souillé, malaxé, recouvrait à peine sa longuechevelure tombant en désordre sur ses épaules. L’écume échappée dela gueule du chien blanchissait sa barbe épaisse ; à son côtépendait une dague, d’une main il tenait son arc, et de l’autre desflèches.

Malgré son épouvante, Marianne simulait ungrand sang-froid.

– Ne m’approchez pas, dit la jeune fille avecun impérieux regard.

L’outlaw s’arrêta, car le chien prenait sonélan pour sauter sur lui.

– Que voulez-vous ? parlez, je vousécoute, ajouta Marianne.

– Je parlerai, mais d’abord il faut que vousveniez avec moi.

– Où ?

– Peu vous importe l’endroit de laforêt ; suivez-moi.

– Je ne vous suivrai pas.

– Ah ! ah ! vous refusez, belledemoiselle, s’écria le coquin avec un éclat de rire féroce ;vous faites la dédaigneuse, la difficile !

– Je ne vous suivrai pas, répéta fermementMarianne.

– Je serai donc obligé alors d’employer lesgrands moyens, et les grands moyens ne seront pas de votre goût, jevous en préviens.

– Et moi je vous préviens que, si vous avezl’audace d’user de violence envers moi, vous serez cruellementpuni.

Marianne ne tremblait plus ; le couragelui était revenu en face du danger, et elle avait prononcé cesdernières paroles d’une voix assurée, et le bras tendu vers leproscrit comme pour lui dire : Retirez-vous.

Le proscrit se remit à rire de son rireféroce ; et Lance fit en grondant craquer ses mâchoires.

– Vraiment, la belle fille, reprit le banditaprès un instant de silence, vraiment j’admire votre courage et lahardiesse de vos paroles, mais cette admiration ne me fera pasmodifier mes projets ; je sais qui vous êtes, je sais que vousêtes arrivée hier chez Gilbert Head le forestier, en compagnie devotre frère Allan, et que ce matin votre frère Allan est parti pourNottingham, je sais tout cela aussi bien que vous ; mais ceque je sais encore et ce que vous ne savez pas, c’est que lesportes du château de Fitz-Alwine, qui se sont ouvertes pour laisserentrer messire Allan, ne se rouvriront jamais pour le laissersortir.

– Que dites-vous ? s’écria Marianne enproie à une nouvelle terreur.

– Je dis que messire Allan Clare estprisonnier du baron de Nottingham.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmuradouloureusement la jeune fille.

– Et je ne le plains pas, votre estimablefrère. Pourquoi va-t-il se fourrer dans la gueule du lion ?C’est que c’est un vrai lion que le vieux Fitz-Alwine. Nous avonsfait la guerre en Palestine, et je connais ses goûts ; il veutavoir la sœur comme il a déjà le frère. Hier vous avez échappé àses limiers, et aujourd’hui…

Marianne poussa un cri de désespoir.

– Oh ! rassurez-vous, je veux direqu’aujourd’hui vous lui échapperez encore.

Marianne osa lever les yeux sur le bandit, ily avait déjà presque de la reconnaissance dans son regard.

– Oui, vous lui échapperez encore… mais vousne m’échapperez pas à moi ; à lui le frère, à moi la sœur, etvive mon lot ! Allons, pas de larmes, la belle fille !vous qui seriez esclave chez le baron, vous serez livre avec moi,libre et reine dans ces vieux bois, et j’en connais plus d’une,brune ou blonde, qui enviera votre sort. En route donc, ma belleépousée ; là-bas, dans ma caverne, nous trouverons un bonsouper de venaison et notre lit de feuilles sèches.

– Oh ! je vous en conjure, parlez-moi demon frère, de mon cher Allan, s’écria Marianne, qui ne tenait aucuncompte des absurdes propos de ce misérable.

– Parbleu ! reprit-il sans remarquerl’inattention de Marianne, si votre frère s’échappe des griffes dela bête, il viendra vivre avec nous ; mais je ne crois pas quenous puissions jamais chasser le daim de compagnie, car le vieuxFitz-Alwine ne laisse pas moisir ses prisonniers dans les cachots,il les expédie promptement pour l’éternité.

– Mais comment avez-vous appris que mon frèreétait prisonnier du baron ?

– Au diable les questions, la belle ! ils’agit maintenant des offres que je te fais d’être ma reine, et nonde la corde qui doit étrangler monsieur ton frère. Par saintDunstan, de gré ou de force tu vas me suivre.

Et il fit un pas vers Marianne, qui se rejetavivement en arrière en s’écriant :

– À lui, Lance ! à lui !

Le courageux animal n’attendait que cet ordreet sauta à la gorge du proscrit ; mais celui-ci, habitué sansdoute à de pareilles luttes, saisit les deux pattes de devant duchien, et avec une force irrésistible le lança à vingt pas ;le chien sans s’effrayer revint à la charge, et, par une feintehabile, attaqua de côté au lieu d’attaquer en face, mordit dans lamasse de cheveux qui s’échappait de dessous le feutre du bandit, etimplanta si profondément ses crocs que l’oreille tout entière sedétacha et lui resta dans la gueule.

Un flot de sang inonda le blessé, qui s’adossaà un arbre en poussant des rugissements affreux et en blasphémantDieu, et Lance, désappointé de n’avoir pas mis la dent sur unmorceau de résistance, bondit de nouveau comme à la curée.

Mais cette troisième attaque devait lui êtrefatale ; son adversaire, quoique épuisé par la perte de sonsang, lui asséna du plat de sa dague un coup tellement violent surle crâne, qu’il roula comme une masse inerte aux pieds deMarianne.

– À nous deux maintenant ! s’écria lebandit après avoir suivi d’un œil satisfait la chute de Lance. Ànous deux, la belle !… Enfer et damnation ! ajouta-t-il,rugissant et promenant ses regards aux alentours ;partie ! sauvée ! Ah ! de par tous les diables, ellene m’échappera pas !

Et il s’élança à la poursuite de Marianne. Lapauvre jeune fille courut longtemps sans savoir si le sentierqu’elle avait pris la conduirait au cottage de Gilbert Head. Uneseule chance lui restait après la mise hors de combat de sondéfenseur, la chance d’échapper à l’outlaw à la faveur del’obscurité ; aussi fit-elle des efforts surhumains pourgagner promptement le plus de terrain possible : la Providenceveillerait ensuite sur elle. Hors d’haleine, Marianne s’arrêtaenfin dans une clairière où aboutissaient diverses routes, etrespira plus librement en n’entendant aucun bruit de pas derrièreelle ; mais là, nouvelle angoisse ; quelle routefallait-il prendre ? Son hésitation ne pouvait durer :elle devait choisir, et choisir bien vite, sinon le limier lancésur ses traces allait paraître. L’infortunée invoqua le secours dela sainte Vierge, ferma les yeux, fit deux ou trois tours surelle-même, et indiqua en étendant le bras au hasard le sentierqu’elle allait suivre. À peine avait-elle quitté la clairière quel’outlaw y arrivait et hésitait aussi sur le choix du chemin pourrattraper la fugitive. Malheureusement la lune, cette lune qui à lamême heure éclairait l’évasion de Robin, éclaira la fuite deMarianne ; sa robe blanche la trahit.

– Enfin, s’écria le bandit, je latiens !

Marianne entendit ces horribles paroles :Je la tiens ! et plus agile qu’un daim, plus rapide qu’uneflèche, elle vola, vola, vola ; mais bientôt, épuisée,défaillante et n’ayant plus que la force de crier pour la dernièrefois :

– Allan ! Allan ! Robin ! ausecours ! au secours !

Elle tomba et s’évanouit.

Guidé par cette robe blanche, l’outlaw avaitredoublé de vitesse, et déjà il se courbait et allongeait les braspour enserrer sa proie, quand un homme, un garde qui se trouvaitpar là en embuscade pour veiller à la conservation du gibier royal,intervint en s’écriant :

– Holà ! misérable coquin ! netouche pas à cette femme, ou tu es mort !

Le bandit n’eut pas l’air d’entendre et glissases mains sous les épaules de la jeune fille pour la soulever deterre.

– Ah ! tu fais la sourde oreille, repritle forestier d’une voix tonnante ; soit !

Et il bâtonna rudement le proscrit avec lemanche de sa pique.

– Mais cette femme m’appartient, dit l’outlawen se levant.

– Tu mens ! tu la poursuivais comme unours poursuit un faon ! Misérable coquin ! arrière, ou jet’embroche !

Le bandit recula, car le fer de la pique duforestier entamait déjà son haut-de-chausses.

– À bas les flèches ! à bas l’arc !à bas la dague ! ajouta le forestier, la pique toujours enarrêt.

Le bandit jeta ses armes à terre.

– Fort bien. Maintenant, volte-face, et file,file rondement, lestement, sinon je t’éperonne à coups deflèches.

Il fallait obéir ; plus d’armes, plus derésistance possible. Le bandit s’éloigna donc en vomissant destorrents de blasphèmes et de malédictions, et jurant de se vengertôt ou tard. Le forestier s’occupa aussitôt de rappeler à la vie lapauvre Marianne, qui gisait immobile sur l’herbe comme une blanchestatue de marbre renversée de son piédestal ; la luneéclairant son pâle visage aidait encore à l’illusion.

Non loin de là serpentait un ruisseau, lajeune fille fut transportée au bord ; quelques gouttes d’eausubitement projetées sur ses tempes et sur son front la ranimèrent,et ouvrant les yeux comme si elle sortait d’un long sommeil, elles’écria :

– Où suis-je ?

– Dans la forêt de Sherwood, réponditnaïvement le garde forestier.

Au son de cette voix qui lui était étrangère,Marianne voulut se relever et fuir encore ; mais les forceslui manquèrent, et elle s’écria d’une voix plaintive et les mainsjointes :

– Ne me faites pas de mal, ayez pitié demoi !

– Rassurez-vous, mademoiselle ; lemisérable qui a osé vous attaquer est loin de nous, et voudrait-ilrecommencer qu’il aurait affaire à moi avant de toucher un pli devotre robe.

Marianne, toujours tremblante, jetait desregards effarés autour d’elle, et cependant la voix qu’elleentendait résonner à son oreille lui paraissait être une voixamie.

– Voulez-vous, mademoiselle, que je vousconduise à notre hall ? Vous y recevrez bon accueil,je vous le jure. Au hall, vous trouverez des jeunes fillespour vous servir et pour vous consoler, des garçons forts etvigoureux pour vous défendre, et un vieillard pour vous servir depère. Venez au hall, venez.

Il y avait tant de cordialité et de franchisedans ces offres que Marianne se leva instinctivement et suivit sansmot dire l’honnête forestier. Le grand air et le mouvement luirendirent bientôt l’intelligence et le sang-froid ; elleconsidéra attentivement aux clartés de la lune la tournure de songuide, et, comme si un secret pressentiment l’avertissait que cetinconnu était un ami de Gilbert Head, elle dit :

– Où allons-nous, messire ? Ce cheminconduit-il à la maison de Gilbert Head ?

– Quoi ! vous connaissez GilbertHead ? Seriez-vous sa fille, par hasard ? Vraiment, jegronderai le vieux sournois pour le silence qu’il a gardé sur lapossession d’un aussi joli trésor. Pardon, miss, sans vousoffenser, c’est que, voyez-vous, il y a longtemps que je connais lebonhomme. Head et son fils Robin Hood, et je ne les croyais pas sidiscrets.

– Vous êtes dans l’erreur, messire ; jene suis point la fille de Gilbert, mais son amie, son hôte depuishier.

Et racontant tout ce qui lui était arrivédepuis son départ de la maison du forestier, Marianne termina sonrécit par un compliment plein d’effusion à l’adresse de sonsauveur.

Ce compliment n’était pas achevé que leforestier l’interrompit en rougissant :

– Il ne faut pas penser à rentrer ce soir chezGilbert ; sa demeure est trop éloignée d’ici ; mais lehall de mon oncle est à deux pas ; vous y serez en sûreté,miss, et de peur que vos hôtes ne s’inquiètent, j’irai leur porterde vos nouvelles.

– Merci mille fois, messire ; j’acceptevos offres, car je tombe de fatigue.

– Pas de remerciements, miss, je ne fais quemon devoir.

Marianne en effet tombait de fatigue, etchancelait à chaque pas ; le forestier s’en aperçut et luioffrit son bras ; mais comme la jeune fille était plongée dansses réflexions, elle ne l’entendit pas et continua de marcherisolée.

– Miss, est-ce que vous manqueriez deconfiance en moi ? demanda le jeune homme avec tristesse et enréitérant son offre ; craindriez-vous donc de vous appuyer surce bras qui…

– J’ai pleine confiance en vous, messire,répondit Marianne en prenant aussitôt le bras de soncompagnon ; vous êtes incapable, n’est-ce pas, de tromper unefemme ?

– C’est comme vous le dites, miss, j’en suisincapable…oui, Petit-Jean en est incapable… Allons, appuyez-vousferme sur le bras de Petit-Jean, qui vous porterait tout entières’il le fallait, miss, et sans plus fatiguer que ne fatigue labranche d’arbre qui porte une tourterelle.

– Petit-Jean, Petit-Jean, murmura la jeunefille étonnée et levant la tête pour mesurer du regard la taillecolossale de son cavalier. Petit-Jean !

– Oui, Petit-Jean, ainsi nommé parce qu’il asix pieds six pouces de haut, parce que ses épaules sont larges enproportion, parce que d’un coup prompt il assomme un bœuf, parceque ses jambes fournissent une traite de quarante milles anglaissans s’arrêter, parce qu’il n’y a ni valseur, ni coureur, nilutteur, ni chasseur qui puisse lui faire crier merci, parce queenfin ses six cousins, ses compagnons, les fils de sir Guy deGamwell, sont tous plus petits que lui ; voici pourquoi, miss,celui qui a l’honneur de vous prêter l’appui de son bras est appeléPetit-Jean par tous ceux qui le connaissent ; et le bandit quivous a attaquée me connaît bien, lui, car il s’est gardé de fairele méchant quand la sainte Vierge qui vous protège a permis que jevous rencontrasse. Permettez-moi, miss, d’ajouter que je suis aussibon que robuste, que mon nom de famille est John Baylot, neveude sir Guy Gamwell, que je suis forestier de naissance, archer pargoût, garde-chasse par état, et que j’ai vingt-quatre ans depuis unmois.

Ainsi causant et riant, Marianne et soncompagnon s’acheminaient vers le hall de Gamwell ; ilsatteignirent bientôt la lisière de la forêt, et là un spectaclemagnifique se déroula devant eux ; la jeune fille, malgré salassitude et son épuisement, ne pouvait se lasser d’admirer cemerveilleux paysage. Sur une étendue de terrain de plusieurs millesqu’encadraient des bordures de forêts d’un vert sombre, miroitaientles sites les plus enchanteurs, les plus accidentés, les pluscapricieusement dissemblables : çà et là sur les lisières desbois, sur les collines, dans le creux des vallons, de blanchesmaisonnettes jouaient au fantôme, les unes mystérieusement isolées,les autres fraternellement groupées autour de l’église d’où le ventemportait les derniers tintements du couvre-feu.

– Là-bas, à droite du village et de l’église,voyez-vous, dit Petit-Jean à sa compagne, ce vaste bâtiment dontles fenêtres à moitié closes laissent s’échapper de vivesclartés ? le voyez-vous, miss ? Eh bien ! c’est lehall de Gamwell, la demeure de mon oncle. Dans tout le comté on netrouverait pas de logis plus confortable, ni dans toutel’Angleterre un coin de pays plus enchanteur. Qu’en dites-vous,miss ?

Marianne approuva par un sourirel’enthousiasme du neveu de sir Guy de Gamwell.

– Hâtons le pas, miss, reprit celui-ci, larosée de la nuit est abondante, et je ne voudrais pas vous voirtrembler de froid quand vous avez cessé de trembler de peur.

Bientôt une meute de chiens de garde enliberté accueillirent bruyamment Petit-Jean et sa compagne. Lejeune homme modéra leurs transports avec de rudes paroles d’amitiéet quelques légers coups de bâton à l’adresse des plus turbulents,et, après avoir traversé des groupes de serviteurs étonnés qui lesaluèrent respectueusement, il pénétra dans la grande salle duhall, au moment où toute la famille allait s’asseoir à table pourle repas du soir.

– Mon bon oncle, s’écria le jeune homme enconduisant Marianne par la main devant un fauteuil où trônait levénérable sir Guy de Gamwell, je vous demande l’hospitalitépour cette belle et noble demoiselle. Grâce à la Providence, dontje n’ai été que l’indigne instrument, elle vient d’échapper auxfureurs d’un infâme outlaw.

Marianne, fuyant dans la forêt, avait perdu lebandeau de velours qui d’ordinaire, retenait ses longs cheveux, et,afin de se garantir du froid, elle avait accepté le plaid dePetit-Jean, qui couvrait encore sa tête et s’entrecroisait sur sapoitrine, en ne laissant voir son doux visage que par un ovale trèsétroit. Gênée par la draperie de cette coiffure, ou honteusepeut-être de se servir devant tous d’un objet faisant partie de latoilette d’un homme, Marianne se débarrassa vivement du plaid, etapparut aux regards de la famille de Gamwell dans toute lasplendeur de sa beauté.

Les six cousins de Petit-Jean admiraientMarianne bouche béante, tandis que les deux filles de sir Guys’élançaient avec un empressement plein de grâce au-devant de lavoyageuse.

– Bravo ! disait le patriarche du hall,bravo ! Petit-Jean ; tu nous raconteras comment tu t’y espris pour ne pas effaroucher cette jeune fille en l’accostant enpleine nuit au milieu de la forêt, et comment tu lui as inspiréassez de confiance pour qu’elle se décidât à te suivre sans teconnaître et à nous faire l’honneur de venir se reposer sous notretoit. Noble et belle demoiselle, vous me paraissez souffrante etfatiguée. Çà ! prenez place ici entre ma femme et moi ;un doigt de vin généreux ranimera vos forces, et mes filles vousconduiront ensuite dans un bon lit.

On attendit que Marianne se fût retirée danssa chambre pour demander à Petit-Jean un récit détaillé desaventures de sa soirée, et Petit-Jean termina sa narration enannonçant qu’il allait se mettre en route pour le cottage deGilbert Head.

– Eh bien ! s’écria William, le plusjeune des six Gamwell, puisque cette demoiselle est une amie dubrave Gilbert et de Robin mon camarade, je veux vous accompagner,cousin Petit-Jean.

– Pas ce soir, Will, dit le vieuxbaronnet ; il est trop tard, et Robin sera couché avant quevous n’ayez traversé la forêt ; vous irez lui rendre visitedemain, mon garçon.

– Mais, mon bon père, reprit William, Gilbertdoit être très inquiet sur le sort de cette demoiselle, et jegagerais qu’à cette heure Robin est à sa recherche.

– Tu as raison, mon fils ; agis comme tul’entendras, je te laisse libre.

Petit-Jean et Will quittèrent aussitôt latable et prirent le chemin de la forêt.

Chapitre 8

 

Nous avons laissé Robin dans lachapelle ; il se tenait caché derrière un pilier et sedemandait par quel heureux concours de circonstances Allan avait purecouvrer sa liberté.

– Sans nul doute, pensait Robin, c’est Maude,la gentille Maude, qui joue de pareils tours au baron, et mafoi ! si elle continue à nous ouvrir ainsi toutes les portesdu château, je lui promets un million de baisers.

– Une fois encore, chère Christabel, disaitAllan en portant à ses lèvres les mains de la jeune fille, j’aidonc le bonheur, après deux ans de séparation, d’oublier près devous tout ce que j’ai souffert.

– Vous avez souffert, cher Allan ?demanda Christabel d’un ton légèrement incrédule.

– Pourriez-vous en douter ? Oh !oui, j’ai souffert, et depuis le jour où je fus chassé du châteaude votre père, la vie pour moi n’a jamais été qu’un enfer. Cejour-là je quittai Nottingham, marchant à reculons tant que mesyeux purent reconnaître à travers l’espace les plis flottants del’écharpe que vous agitiez sur les remparts en signe d’adieu. Jecrus alors que cet adieu serait éternel, car je me sentais mourirde douleur. Mais Dieu prit compassion de moi : il me permit depleurer comme un enfant qui a perdu sa mère ; je pleurai et jevécus.

– Allan, le ciel m’est témoin que s’il étaiten mon pouvoir de faire votre bonheur, vous seriez heureux.

– Je serai donc heureux un jour ! s’écriaAllan avec transport. Dieu voudra ce que vous voulez.

– M’avez-vous été bien fidèle ? demandaChristabel en interrompant le jeune homme avec une coquettenaïveté, et le serez-vous toujours ?

– En pensées, en paroles, en actions, je l’aitoujours été, je le suis et je le serai toujours.

– Merci, Allan ! la foi que j’ai en vousme soutient dans mon isolement ; je dois obéissance auxvolontés de mon père, mais il est une de ses volontés à laquelle jene me soumettrai jamais : il peut nous séparer encore ainsiqu’il l’a déjà fait, il ne pourra jamais me contraindre à aimer unautre que vous seul.

Robin, pour la première fois de sa vie,entendait parler le langage de l’amour ; il le comprenait parintuition, il tressaillait de bonheur à ses résonances, et sedisait en soupirant :

– Oh ! si la belle Marianne voulait meparler ainsi !

– Chère Christabel, reprit Allan, commentavez-vous pu découvrir le cachot où j’étais renfermé ? qui m’aouvert cette porte ? qui m’a procuré ce costume demoine ? Je n’ai pu reconnaître mon sauveur dans l’obscurité.On m’a seulement dit à voix basse : « Allez à lachapelle. »

– Il n’y a qu’une seule personne dans lechâteau à laquelle je puisse me confier : c’est à une jeunefille aussi bonne qu’ingénieuse, c’est à Maude, ma femme dechambre, que nous sommes redevables de votre évasion.

– J’en étais sûr, murmura Robin.

– Quand mon père, après nous avoir siviolemment séparés, vous eut jeté dans un cachot, Maude, touchée demon désespoir, me dit : « Consolez-vous, milady, vousreverrez bientôt messire Allan. » Et elle a tenu parole, labonne petite Maude, car elle m’a avertie, il y a quelques instants,que je pouvais vous attendre ici. Il paraîtrait que le geôlierchargé de votre garde n’a pas été insensible aux agaceries deMaude : Maude lui a porté à boire, lui a chanté des ballades,et l’a si bien enivré de vin et de regards que le pauvre hommes’est endormi comme un loir ; alors la rusée lui a enlevé sesclefs. Par un hasard providentiel, le confesseur de Maude setrouvait au château, et le saint homme n’a pas craint de sedépouiller de sa robe en votre faveur. Je ne connais pas encore cevénérable serviteur de Dieu, mais je veux le connaître afin de leremercier du paternel appui qu’il a prêté à Maude.

– L’appui est en effet très paternel, se ditRobin toujours caché derrière son pilier.

– Ce moine ne porte-t-il pas le nom de frèreTuck ? demanda Allan.

– Oui, mon ami. Le connaissez-vous ?

– Un peu, répondit le jeune homme ensouriant.

– C’est un bon vieillard, j’en suis s$ure,ajouta Christabel ; mais pourquoi riez-vous donc ainsi,Allan ? Est-ce que ce bon père ne mérite pas notrevénération ?

– Je ne prétends pas le contraire, chèreChristabel.

– Mais pourquoi riez-vous, mon ami ? jeveux le savoir.

– Pour une bagatelle, chère. C’est que ce bonvieillard de moine n’est pas tout à fait aussi vieux que vous lepensez.

– Je m’étonne que mon erreur vous fasse tantsourire. N’importe, vieux ou jeune, j’aime ce moine, et Maude meparaît l’aimer beaucoup.

– Oh ! à cela pas d’objection ; maisje serais désolé que vous puissiez l’aimer autant que Maudel’aime.

– Que voulez-vous dire ? demandaChristabel d’un ton fâché.

– Pardonnez-moi, mon amour, tout cela n’estqu’une plaisanterie que vous comprendrez plus tard, quand nousremercierons le moine de son obligeance.

– Soit. Mais vous ne me parlez pas de monamie, de Marianne, votre sœur ; ah ! celle-là du moins,vous me permettrez de l’aimer, n’est-ce pas ?

– Marianne nous attend chez un honnêteforestier de Sherwood ; elle a quitté Huntingdon pour vivreavec nous car j’espérais que votre père m’accorderait votremain ; mais puisque, non content de me repousser, il attente àma liberté, pour attenter plus tard à ma vie sans doute, une seulechance de bonheur nous reste, la fuite…

– Oh ! non, Allan, non, jamais jen’abandonnerai mon père !

– Mais sa colère tombera sur vous comme ellevient de tomber sur moi. Marianne, vous et moi nous serions siheureux isolés du monde ; partout où tu voudras vivre, dansles bois, à la ville, partout, Christabel. Oh ! viens, viens,je ne veux pas sortir de cet enfer sans toi !

Christabel, éperdue, sanglotait, la têtecachée entre ses mains, et ne prononçait que ce seul mot :« Non ! non ! » chaque fois qu’Allan parlait defuir.

Ah ! si en ce moment Allan Clare se fûttrouvé en public, comme il eût dévoilé les crimes du baronFitz-Alwine, et réduit à néant cet orgueilleux et cruelpersonnage !

Pendant que le jeune gentleman et Christabel,serrés l’un contre l’autre, se confiaient leurs douleurs et leursespérances, Robin, devant qui se jouait pour la première fois unescène de véritable amour, se sentait transporté dans un mondenouveau.

La porte par laquelle les prisonniers évadésétaient entrés dans la chapelle se rouvrit doucement, et Maude,portant une torche en main, apparut, suivie de frère Tuck dépouilléde sa robe.

– Ah ! ah ! ah ! chèremaîtresse ! s’écria Maude avec des sanglots, tout estperdu ! nous allons mourir, c’est un massacre général !Ah ! ah ! ah !

– Que dites-vous, Maude ? s’écriaChristabel épouvantée.

– Je dis que nous allons mourir : lebaron met tout à feu et à sang ; il n’épargnera personne, nivous, ni moi ! Ah ! ah ! mourir si jeune, c’estaffreux ! Non, non, mille fois non, milady, je ne veux pasmourir !

Elle tremblait, elle pleurait véritablement,la gentille Maude, mais elle ne devait pas tarder à sourire.

– Que signifient ces verbiages et cessanglots ? dit Allan d’un ton sévère, êtes-vous folle ?et vous, maître Tuck, ne pouvez-vous pas me dire ce qui sepasse ?

– Impossible, messire chevalier, répondit lemoine d’un air presque goguenard, car tout ce que je sais se résumeen ceci : J’étais assis… non, à genoux…

– Assis, interrompit Maude.

– À genoux, riposta le moine.

– Assis, répéta Maude.

– À genoux, vous dis-je ! j’étais àgenoux… je faisais mes prières.

– Vous buviez de l’ale, interrompit de nouveautrès dédaigneusement Maude, vous en buviez même beaucoup.

– Douceur et civilité sont qualitésremarquables, ma jolie Maude, et il me semble qu’aujourd’hui vousêtes portée à l’oublier.

– Pas de morale, et surtout pas de discussion,reprit Allan d’une voix impérieuse ; faites-moi connaîtresimplement la cause de votre arrivée soudaine et quel danger nousmenace.

– Interrogez le révérend père, dit Maude ensecouant sa jolie tête d’un air mutin ; tout à l’heure vousvous êtes adressé à lui, messire chevalier, il est juste qu’il vousréponde.

– Vous vous jouez cruellement de mon effroi,Maude, ajouta Christabel ; dites-moi ce que nous avons àcraindre, je vous en supplie, je vous l’ordonne.

La jeune camériste, intimidée, rougit et ditenfin en s’approchant de sa maîtresse :

– Voilà ce que c’est, milady. Vous savez quej’ai fait prendre à Egbert le geôlier plus de vin que sa tête n’estcapable d’en supporter ; il s’est donc endormi. Au milieu deson sommeil, sommeil lourd d’ivresse, Egbert a été appelé parmilord ; milord voulait rendre visite à votre… à messireAllan ; le pauvre geôlier, encore sous l’influence du vin queje lui avais versé, oubliant le respect qu’il doit à Sa Seigneurie,s’est présenté devant elle les poings sur les hanches et lui ademandé d’un ton fort irrévérencieux pourquoi on osait le troubler,lui, brave et honnête garçon, au milieu de son sommeil. Monsieur lebaron a été tellement surpris en entendant cette étrange questionqu’il est demeuré quelques instants à contempler Egbert sansdaigner lui répondre. Enhardi par ce silence, le geôlier s’estapproché de monseigneur, et, s’accoudant sur l’épaule de monsieurle baron, il s’est écrié d’un ton jovial : « Dis donc,mon vieux débris de Palestine, et cette chère santé, commentva-t-elle ? J’espère que la goutte te laissera dormirtranquille cette nuit… » Vous savez, milady, que Sa Seigneurien’était pas déjà de très bonne humeur, jugez alors de sa colèreaprès les paroles et les gestes d’Egbert… Ah ! si vous aviezvu monseigneur, milady, vous trembleriez comme je tremble, vousredouteriez une sanglante catastrophe ; monsieur écumait derage, il rugissait plus fort qu’un lion blessé, il ébranlait lasalle en trépignant et cherchant quelque chose à écraser dans sesmains ; tout à coup il s’est emparé du trousseau de clefssuspendu à la ceinture d’Egbert, et a cherché parmi toutes cesclefs celle du cachot de votre… de messire chevalier. Cette clefn’y était plus. « Qu’en as-tu fait ? » s’est écriémonseigneur d’une voix de tonnerre. À cette question, Egbert,soudainement dégrisé, est devenu livide d’épouvante. Monseigneurn’avait plus la force de crier ; mais le frémissementconvulsif qui agitait tout son corps annonçait qu’il allait sevenger. Il a demandé une escouade de soldats et s’est fait conduireau cachot de messire en annonçant que si le prisonnier ne s’ytrouvait plus, Egbert serait pendu… Messire, ajouta Maude, en setournant vers Allan, il faut fuir au plus vite, fuir avant que monpère, informé de tout ce qui se passe, ne ferme les portes duchâteau et n’abaisse le pont-levis.

– Partez, partez, cher Allan ! s’écriaChristabel ; nous serions à jamais séparés si mon père noustrouvait ensemble.

– Mais vous, Christabel, vous ! dit Allanau désespoir.

– Moi, je reste… je calmerai la fureur de monpère.

– Moi aussi, je reste.

– Non, non, fuyez, au nom du ciel ! sivous m’aimez, fuyez… nous nous reverrons.

– Nous nous reverrons : vous le jurez,Christabel ?

– Je le jure.

– Eh bien ! Christabel, je vousobéis.

– Adieu ! à bientôt.

– Et vous allez me suivre, messire chevalier,ainsi que ce vénérable moine.

– Mais êtes-vous certaine, Maude, que votrepère nous laissera sortir du château ? demanda frère Tuck.

– Oui, surtout si on ne l’a pas encoreinstruit des événements de la soirée. Allons, venez, il n’y a pasde temps à perdre.

– Mais nous sommes entrés trois au château,dit le moine.

– C’est vrai, ajouta Allan. Qu’est devenuRobin ?

– Présent ! s’écria le jeune forestier ensortant de sa cachette.

Christabel poussa un léger cri d’effroi, etMaude salua Robin avec un si gracieux empressement que le moinefronça les sourcils.

– L’habile garçon ! dit Maude avec unsourire et effleurant de sa main le bras de Robin ; il s’estsauvé d’un cachot que surveillaient deux sentinelles !

– Vous étiez donc emprisonné aussi ?s’écria Allan.

– Je raconterai mon aventure quand nous seronsloin d’ici, répondit le jeune forestier. Partons bien vite… Maisvenez donc, messire ; il me semble que vous devez tenir à lavie… et bien plus que je n’y tiens, moi, ajouta tristement le jeunegarçon, car votre sœur et d’autres personnes pleureraient votremort, tandis que moi… Mais vite, vite, profitons du secours deMaude ; partons, les murailles du château de Nottingham mepèsent sur la poitrine. Partons !

Maude, à ces dernières paroles, jeta sur lejeune homme un singulier regard.

Tout à coup un bruit de pas se fit entendredans le passage conduisant à la chapelle.

– Que Dieu ait pitié de nous ! s’écriaMaude. Voici le baron ; au nom du ciel ! partez.

Se dépouillant avec promptitude de sa robe demoine, Allan la rendit à Tuck et s’élança vers Christabel afin delui dire un dernier adieu.

– Par ici, chevalier ! s’écriaimpérieusement Maude, qui ouvrait une des portes de sortie.

Allan déposa sur les lèvres de Christabel leplus ardent des baisers, et répondit à l’appel de Maude.

– Que saint Benoît me protège, ma douceamie ! dit le moine qui voulut aussi embrasser Maude.

– Impertinent ! s’écria la jeunefille ; mais passez donc, passez donc !

Robin, déjà expert en galanterie, s’inclinadevant Christabel et lui baisa respectueusement la main en luidisant :

– Que la Vierge soit votre appui, votreconsolation et votre guide !

– Merci, répondit Christabel étonnée de voirtant de noblesse dans les manières d’un simple forestier.

– Pendant que nous fuyons, milady, dit Maude,mettez-vous en prière et faites l’ignorante, si bien que le baronne puisse se douter que vous connaissez la cause de sa colère.

La porte se refermait à peine sur les fugitifsque le baron, à la tête de ses hommes d’armes, faisait irruptiondans la chapelle.

Nous l’y rejoindrons plus tard ;accompagnons d’abord nos trois amis, dont la gentille Maude estl’ange gardien.

La petite bande parcourait une longue etétroite galerie et marchait ainsi : Maude en tête et portantune torche, Robin à sa suite, et frère Tuck presque à côté deRobin ; Allan venait le dernier.

Maude hâtait le pas, autant pour mettre unecertaine distance entre Robin et elle que pour arriver plus tôt àla porte du château ; elle ne riait pas, gardait un profondsilence, et de sa main restée libre repoussait la main de Robin,qui tentait vainement de saisir au vol quelques plis de sarobe.

– Vous êtes donc fâchée contre moi ?demanda le jeune homme d’un ton suppliant.

– Oui, répondit laconiquement Maude.

– Qu’ai-je fait pour vous déplaire ?

– Vous n’avez rien fait.

– Qu’ai-je dit alors ?

– Ne me le demandez pas, messire, cela ne peutni ne doit vous intéresser.

– Mais cela m’afflige.

– Qu’importe, vous vous consolerezpromptement. Ne serez-vous pas bientôt éloigné de ce château deNottingham dont les murailles pèsent tant sur votrepoitrine ?

– Ah ! ah ! je comprends, se ditRobin ; et il ajouta :

– Si je suis fatigué du baron, des muraillesde son château et des verrous de ses prisons, je ne le suis pas devotre charmante figure, ni de vos sourires, ni de vos gracieusesparoles, ma chère Maude.

– Vrai ? s’écria Maude tournant à demi latête.

– Bien vrai, chère Maude.

– La paix, alors…

Et Maude se laissa embrasser par le jeuneforestier.

Cette petite manœuvre causa un temps d’arrêtdans la marche des fugitifs ; aussi le moine, dont l’oreilleavait été désagréablement affectée par le bruit de ce baiser,s’écria-t-il d’un ton bourru :

– Holà ! marchez donc plus vite… Quelchemin faut-il prendre ?

Ils étaient arrivés à un embranchement decouloirs.

– À droite, répondit Maude ; et vingt pasplus loin, ils atteignirent le poste du concierge.

La jeune fille appela son père.

– Comment ! s’écria le vieux Lindsay, quipar bonheur ignorait encore les événements de la soirée, comment,vous nous quittez déjà, et de nuit encore ! Vraiment, frèreTuck, je comptais trinquer avec vous avant de m’endormir ;mais est-ce bien nécessaire que vous partiez ce soir ?

– Oui, mon fils, répondit Tuck.

– Adieu donc, joyeux Gilles ; et vousaussi, braves gentlemen, au revoir !

Le pont-levis s’abaissa ; Allan s’élançale premier hors du château, le moine le suivit après avoirparlementé avec la jeune fille, qui ne lui permit pas cette fois delui donner ce qu’il appelait sa bénédiction, un baiser, car elleprofita d’un instant d’inattention du moine pour imprimer seslèvres brûlantes sur la main de Robin.

En faisant tressaillir le jeune homme danstout son être, ce baiser l’affligea profondément.

– Nous nous reverrons bientôt, n’est-cepas ? dit Maude à voix basse.

– Je l’espère, répondit Robin, et, enattendant mon retour, ayez l’obligeance, chère enfant, de reprendremon arc dans la chambre du baron ainsi que mes flèches, vous lesremettrez à qui viendra les demander de ma part.

– Venez vous-même.

– Eh bien ! je viendrai moi-même, Maude.Adieu, Maude.

– Adieu, Robin, adieu !

Les sanglots qui étouffaient la voix de lapauvre fille ne permirent pas de reconnaître si elle disaitaussi : « Adieu, Allan ; adieu, Tuck. »

Les fugitifs descendirent rapidement lacolline, traversèrent la ville sans s’arrêter, et ne ralentirentleur marche que sous l’ombrage protecteur de la forêt deSherwood.

Chapitre 9

 

Vers dix heures du soir, Gilbert, quiattendait avec impatience le retour des voyageurs, laissa le pèreEldred dans la chambre de Ritson et descendit près de Marguerite,qui s’occupait des soins du ménage ; il voulait s’informer simiss Marianne ne s’inquiétait pas trop de la longue absence de sonfrère.

– Miss Marianne ? s’écria Marguerite,qui, préoccupée de sa douleur, n’avait pas remarqué l’absence de lajeune fille, miss Marianne ? mais elle est sans doute dans sachambre.

Gilbert y courut : l’appartement étaitvide.

– Il est dix heures, Maggie, dix heures, etcette jeune fille n’est pas dans la maison.

– Elle se promenait tantôt avec Lance dansl’avenue vis-à-vis.

– Elle aura perdu le cottage de vue et se seraégarée. Ah ! Maggie, je tremble qu’il lui soit arrivé malheur.Dix heures passées ! mais à cette heure, il n’y a que lesloups et les outlaws d’éveillés dans la forêt.

Gilbert prit son arc, ses flèches, une daguebien affilée, et l’élança dans la forêt à la recherche deMarianne ; il connaissait tous les fourrés, tous les taillis,tous les buissons, toutes les clairières, et il voulait fouiller unà un tous les endroits si connus de lui et dangereux pour unefemme. Il faut que je retrouve cette jeune fille, se disaitGilbert ; par saint Pierre ! il faut que je laretrouve.

Guidé par l’instinct ou plutôt par cetteprescience particulière que les forestiers arrivent à acquérir enpratiquant les bois, Gilbert suivit exactement la route queMarianne avait suivie jusqu’à l’endroit où elle était assise.Arrivé là, le forestier crut entendre un sourd gémissement sur lebord d’une allée voisine que l’épaisseur du feuillage dérobait auxrayons de la lune ; il prêta l’oreille et reconnut que cesgémissements étaient entremêlés de cris faibles, aigus et plaintifscomme ceux d’un animal qui souffre. L’obscurité était profonde, etGilbert se dirigea à tâtons vers l’endroit d’où partaient cescris ; à mesure qu’il s’approchait, ces cris devenaient plusdistincts, et bientôt les pieds du garde se heurtèrent contre unemasse inerte étendue sur le sol ; il se baissa, allongea lebras, et sa main toucha la robe poilue mais gluante de sueur froided’un animal. L’animal, comme ranimé par le toucher de cette main,fit un mouvement, et ses plaintes se changèrent en un faibleaboiement de reconnaissance.

– Lance, mon pauvre Lance ! s’écriaGilbert.

Lance essaya de se redresser sur sespattes ; mais fatigué de l’effort, il retomba engémissant.

– Un effroyable malheur est arrivé à cettepauvre jeune fille, se dit mentalement Gilbert, et Lance, envoulant la défendre, a succombé dans la lutte. Là ! là !murmurait le forestier en caressant tendrement la fidèle bête,là ! mon pauvre vieux, où es-tu blessé ? au ventre ?non. Au râble ? aux pattes ? Non, non. Ah ! sur latête ! le coquin a voulu te fendre le crâne… Ah ! toutbeau ! nous n’en mourrons pas. Tu as perdu bien du sang, maisil t’en reste encore… Le cœur bat, oui, je le sens battre, et il nebat pas la retraite.

Gilbert, ainsi que tous les campagnards,connaissait les vertus médicales de certaines plantes ; il sehâta donc d’aller en cueillir quelques-unes dans les clairièresvoisines, où l’obscurité était combattue par les premiers rayons dela lune, et, après les avoir broyées entre deux pierres, il lesplaça sur la blessure de Lance et les y maintint à l’aide d’unecompresse improvisée avec un lambeau de son surtout en peau dechèvre.

– Il faut que je te quitte, pauvrevieux ; mais sois tranquille, je reviendrai te chercher ;en attendant, tu vas te reposer là sur cette litière de feuillessèches, et je recouvrirai ton corps avec d’autres feuilles afin quetu n’aies pas froid, mon bon Lance !

Tout en parlant ainsi à son chien comme ilaurait parlé à un homme, le vieux forestier, prenant l’animal entreses bras, le transporta dans un fourré. Cela fait, il donna unedernière caresse au fidèle animal, et reprit sa course à larecherche de Marianne.

– Par saint Pierre ! murmurait Gilbert enexplorant d’un œil de lynx les taillis et les clairières, par saintPierre ! si le bon Dieu jette sur mon chemin le fils du diablequi a endommagé le cuir de mon pauvre Lance, je lui ferai danserune ronde à coups de plat de dague comme jamais il n’en dansera.Ah ! le coquin ! ah ! le bandit !

Gilbert suivait précisément le sentier par oùs’était enfuie Marianne après la chute de Lance, et arriva dans laclairière non loin de laquelle Petit-Jean avait délivré lafugitive. Gilbert allait explorer les alentours assez déboisés decette clairière, lorsqu’une ombre rendue gigantesque par les rayonsobliques de la lune lui apparut s’agitant sur le sol ; il crutd’abord qu’elle provenait d’un grand arbre et n’y prêta pasd’attention ; mais l’instinct souffla à Gilbert que cetteombre avait quelque chose d’étrange : il la considéra doncattentivement et reconnut bientôt qu’elle ne pouvait appartenirqu’à un être vivant, à un homme.

À vingt pas du lieu où il se trouvait, Gilbertvit un homme debout appuyé contre un arbre, le dos tourné etagitant ses bras autour de sa tête comme s’il voulait se coifferd’un turban.

Le forestier n’hésita pas à planter savigoureuse main sur celui qu’il croyait être un outlaw, etpeut-être aussi le meurtrier de miss Marianne.

– Qui es-tu ? lui demanda-t-il en mêmetemps d’une voix de tonnerre.

L’homme, moitié saisissement, moitiéfaiblesse, chancela et se laissa glisser le long de l’arbrejusqu’aux pieds de Gilbert.

– Qui es-tu ? répéta Gilbert enredressant brusquement l’étranger.

– Que vous importe ? grommela lepersonnage sitôt que, remis sur ses jambes, il se fut aperçu queGilbert était seul ; que vous…

– Il m’importe beaucoup. Je suis gardeforestier, et comme tel chargé de la police de Sherwood ; ortu ressembles à un bandit autant que la pleine lune de ce mois-ciressemble à celle du mois dernier, et je te soupçonne de ne chasserqu’un seul genre de gibier. Néanmoins je te laisserai partir enliberté si tu veux répondre clairement et sincèrement à certainesquestions que je vais t’adresser ; mais si tu refuses, parsaint Dunstan ! je t’abandonne à la sollicitude du shérif.

– Questionnez-moi, je verrai si je doisrépondre.

– As-tu rencontré ce soir dans la forêt unejeune fille vêtue d’une robe blanche ?

Un affreux sourire passa sur les lèvres dubandit.

– Je comprends, tu l’as rencontrée. Mais quevois-je ? Tu es blessé à la tête ? oui, et cette blessurea été faite par les dents d’un chien. Ah ! misérable ! jevais m’en assurer.

Et Gilbert arracha vivement le bandeauensanglanté qui recouvrait la blessure ; l’homme ainsidémasqué laissa voir un lambeau de chair retombant sur son cou, et,fou de douleur, s’écria sans songer qu’il s’accusaitlui-même :

– Comment peux-tu savoir que c’est unchien ? nous étions seuls !

– Et la jeune fille, où est-elle ? Parle,misérable, parle ou je te tue.

Pendant que Gilbert, la main sur la poignée desa dague, attendait une réponse, l’outlaw relevait sournoisementson arbalète et lui en assénait un coup violent au sommet de latête. Le vieillard, étourdi un instant, reprit bien vite sonaplomb, s’affermit sur ses jambes et dégaina. Le proscrit reçutalors du plat de sa dague une si furieuse grêle de coups serrés etcontinus, sur le dos, sur les épaules, sur les bras et sur lesflancs, qu’il tomba et demeura gisant à terre immobile et presquemort.

– Je ne sais pas pourquoi je ne te tue pas,misérable ! criait le forestier ; mais puisque tu ne veuxpas dire où elle est, je t’abandonne au hasard. Meurs là, comme unebête fauve.

Et Gilbert s’éloigna pour recommencer sesrecherches.

– Je ne suis pas encore mort, vil esclave dufouet ! murmura le proscrit, en se soulevant sur son coude dèsque Gilbert fut parti ; je ne suis pas mort, et je te leprouverai ! Ah ! tu voudrais savoir où elle se trouvemaintenant, cette jeune fille ? Je serais bien niais de fairecesser tes angoisses en te disant qu’un des Gamwell l’a conduitevers le hall. Oh ! là, là ! que je souffre ! mes ossont fracassés, mes membres disloqués, et je ne suis pas mort, non,non, Gilbert Head, je ne suis pas mort !

Et, se traînant sur les genoux et sur lesmains, il alla chercher du repos et un abri dans l’épaisseur d’unfourré.

Le vieillard, de plus en plus inquiet, necessait de parcourir la forêt, et commençait à perdre tout espoirde rencontrer la jeune fille, du moins vivante, lorsque non loin delà il entendit chanter une de ces joyeuses ballades qu’il avaitjadis composées en l’honneur de son frère Robin.

Le chanteur invisible arrivait au-devant delui dans le même sentier ; Gilbert écouta, et son amour-proprede poète lui fit oublier les inquiétudes du moment.

– Que la rouge figure de ce sot Will, si biennommé l’Écarlate, se balance pendue à la branche d’un chêne,murmura Gilbert d’un ton de mauvaise humeur ; il chante l’airde ma ballade d’une façon bien peu en rapport avec les paroles.Ohé ! maître Gamwell ; ohé ! William Gamwell,n’estropiez donc pas ainsi la musique et la poésie ! Eh !que diable faites-vous à cette heure dans la forêt ?

– Holà ! répondit le jeune gentleman, quidonc ose interrompre les chants de William de Gamwell avantque William de Gamwell ne lui ait souhaité labienvenue ?

– Quiconque a entendu une fois, une seulefois, la voix de Will l’Écarlate ne l’oublie jamais, et n’a besoinpour reconnaître l’approche de Will ni des clartés du soleil ni decelles de la lune, pas même de celles des étoiles.

– Bravo ! bien riposté ! ditjoyeusement un autre personnage.

– Avance, spirituel étranger, répliqua Willd’un ton provocateur, et nous verrons à te donner une leçon depolitesse.

Et Will faisait déjà tournoyer son bâton quandPetit-Jean intervint.

– Mais tu es fou, mon cousin ; nereconnais-tu donc pas le vieux Gilbert, chez lequel nousallons ?

– Gilbert, vraiment !

– Eh ! oui, Gilbert.

– Ah ! c’est différent, dit le jeunehomme ; et il s’élança au-devant du forestier ens’écriant :

– Bonnes nouvelles, mon vieux, bonnesnouvelles ! La jeune dame est en sûreté au hall, et missBarbara ainsi que miss Winifred ont grand soin d’elle ;Petit-Jean l’a rencontrée dans la forêt au moment où un outlawallait lui faire un mauvais parti. Mais vous êtes donc seul,Gilbert ? et Robin, mon cher Robin Hood, où est-il ?

– Paix, paix donc, Will ! ménagez vospoumons et nos oreilles. Robin est parti ce matin pourNottingham ; et n’était pas encore de retour quand j’ai quittéla maison.

– Ah ! c’est mal à Robin Hood d’allersans moi à Nottingham ; nous nous étions promis de passer huitjours à la ville. On s’y amuse tant !

– Mais comme vous êtes pâle, Gilbert, ditPetit-Jean ; qu’avez-vous ? êtes-vous malade ?

– Non, j’ai des chagrins : mon beau-frèreest mort aujourd’hui, et j’ai appris que… mais qu’importe, n’enparlons plus. Dieu soit loué ! miss Marianne est hors dedanger. C’est elle que je cherchais dans la forêt ; jugez demon inquiétude, surtout après avoir rencontré tout à l’heure lemeilleur de mes chiens, le pauvre Lance, presque mort.

– Lance presque mort, ce chien si bon, si…

– Oui, Lance, une bête comme il ne s’en faitplus, la race en est perdue.

– Qui a fait cela, qui a commis cecrime ? dites-moi où il est, ce coquin, que je lui brise lescôtes ! Où est-il ? où est-il ? demandait vivementle jeune homme aux cheveux rouges.

– Soyez tranquille, mon fils, j’ai vengé levieux Lance.

– C’est égal, je veux le venger aussi,moi ; dites, où est-il, le misérable assez lâche pour tuer unchien ? il faut que je prenne son signalement avec mon bâton.C’est un outlaw, sans doute ?

– Oui, et je l’ai laissé là-bas… de ce côté…presque mort, après l’avoir roué de coups avec le plat de madague.

– Si cet homme est le même que celui qui a oséviolenter miss Marianne, il est de mon devoir de le conduire àNottingham, devant le shérif, dit Petit-Jean. Montrez-moi où vousl’avez laissé, Gilbert.

– Par ici, par ici, mes enfants !

Le vieux forestier retrouva facilementl’endroit où le proscrit était tombé sous ses coups ; mais leproscrit n’y était déjà plus.

– C’est fâcheux ! s’écria Will. Tiens,voilà justement où nous nous donnons rendez-vous, en partant duhall, pour la chasse, là-bas, dans ce carrefour, entre ce chêne etce hêtre.

– Entre ce chêne et ce hêtre ! répétaGilbert dont tout le corps frissonna subitement.

– Oui, entre ces deux arbres. Maisqu’avez-vous, mon vieux ? s’écria Will ; vous tremblez,comme une feuille.

– C’est que… Ah ! rien, rien, répliquaGilbert en comprimant son émotion ; un souvenir, rien.

– Bah ! vous craignez les revenants,vous, mon brave, dit Petit-Jean qui ignorait la cause du trouble deGilbert ; je vous croyais blasé là-dessus, en votre qualité dedoyen des forestiers. Il est vrai néanmoins que cet endroit nejouit pas d’une très bonne réputation ; on dit que l’âme enpeine d’une jeune fille, tuée par des proscrits, erre chaque nuitsous ces grands arbres ; je ne l’ai jamais vue, moi, quoiqueje fréquente la forêt aussi bien de nuit que de jour ; maisbeaucoup de gens de Mansfeld, de Nottingham, du hall et desvillages voisins affirment sous serment l’avoir rencontrée dans lecarrefour.

À mesure que Petit-Jean parlait ainsi,l’émotion de Gilbert croissait ; une sueur froide mouillaitson visage, ses dents claquaient, et, les yeux hagards, le brastendu vers le hêtre, il montrait du doigt à ses compagnons un objetinvisible.

Tout à coup, la brise, légère jusqu’alors, setourna en rafale et balaya de dessous ces arbres les feuillessèches qui s’y étaient entassées, et du milieu du tourbillon surgitune forme humaine.

– Annette, Annette, ma sœur, s’écria Gilberttombant à genoux et levant ses mains jointes, Annette, quedésires-tu ? qu’ordonnes-tu ?

Will et Petit-Jean, tout intrépides qu’ilsétaient, frémirent et se signèrent dévotement, car Gilbert n’étaitpoint la dupe d’une hallucination, et comme lui ils voyaient ungrand fantôme blanc debout entre les deux arbres ; le fantômeeut l’air de vouloir s’avancer vers eux, mais la rafale redoublantde violence, il s’éloigna à reculons comme s’il obéissait à laforce du vent, et disparut à l’extrémité du carrefour dans une zoneobscure où les rayons obliques de la lune, interceptés parl’épaisseur du feuillage, ne pénétraient pas encore.

– C’est elle ! elle ! sanssépulture !

En prononçant ces derniers mots, Gilberts’évanouit, et ses compagnons demeurèrent longtemps immobiles, etmuets comme des statues ; ils ne voyaient plus le fantôme,mais il leur semblait que la brise apportait jusqu’à eux des bruitsconfus, des gémissements.

Revenus peu à peu de leur frayeur, nos deuxjeunes gens se concertèrent pour porter secours à Gilbert toujoursévanoui ; en vain frappèrent-ils des mains dans les siennes etcherchèrent-ils à lui faire avaler quelques gouttes de ce whiskydont chaque forestier en course possède une petite provision ;en vain murmurèrent-ils à son oreille tout un vocabulaire de motsde consolation, le vieillard ne sortait pas de son anéantissement,et, sans les battements du cœur toujours appréciables, on l’auraitcru mort.

– Que faire, cousin ? demanda Will.

– Le transporter chez lui, et au plus vite,répondit Petit-Jean.

– Certes tu es de force à le placer sur tondos ; mais il n’y sera pas à son aise, pas plus que si je leprenais par les pieds et toi par la tête.

– Tiens, voici ma hachette, Will ;va-t’en choisir dans le fourré ce qu’il faut pour improviser unbrancard ; mais je reste là, j’espère encore pouvoir leréveiller.

William ne chantait plus les joyeuses balladesde Gilbert, et s’affligeait sincèrement de l’état du vieux poète deSherwood ; tout en cherchant son bois, il arriva à cetteextrémité sombre du carrefour par où s’était évaporé lefantôme ; et, disons-le à sa louange, il n’éprouva pas plus defrayeur que s’il se fût promené seul à minuit dans le verger duhall de Gamwell.

Tout à coup William trébucha contre un objetvolumineux couché sur la terre, et roula dessus ; le jeunehomme allait lancer le plus énergique juron contre le malencontreuxobstacle qui l’arrêtait en son chemin, lorsqu’il sentit que cequ’il prenait pour un morceau de bois était doué de mouvement etdébitait à son oreille une kyrielle de blasphèmes.

– Holà ! là ! s’écria le courageuxWill en empoignant la gorge de l’individu sur lequel il venait derouler ; cousin, cousin, à moi ! je le tiens !

– Coupe-le ras le pied, répondit Petit-Jeansans quitter Gilbert.

– Eh ! ce n’est pas un jeune arbre que jetiens, c’est le bandit, le meurtrier de Lance ; à moi,cousin !

– Me lâcheras-tu ? j’étouffe !disait l’homme en râlant. Ah ! vous voilà tous deux après moi,ajouta-t-il en voyant accourir Petit-Jean ; ce n’est pas lapeine… je meurs !… De l’air, par pitié, de l’air !…

William se releva.

– Eh ! parbleu ! c’est le fantôme detout à l’heure, avec son surtout en peau de chèvre blanche !s’écria Petit-Jean. N’étais-tu pas couché là-bas, entre deuxarbres, sur un tas de feuilles ?

– Oui.

– C’est toi qui as poursuivi une jeunefille ? demanda Petit-Jean.

– C’est toi qui viens d’assommer le plus bravedes chiens ? ajouta Will.

– Non, non, messeigneurs ; par pitié,secourez-moi, je meurs !

– Et, reprit Will, tu viens de tuer un hommequi a cru voir en toi un fantôme, le fantôme d’une Annette…

– Annette ? Annette ? Ah ! oui,je me souviens d’Annette… C’est Ritson qui l’a tuée ; moij’étais déguisé en prêtre et je les ai mariés.

– Il a le délire ! pensèrent les deuxcousins, qui ne comprenaient pas le sens de ces dernièresparoles.

– Par pitié, messeigneurs, emportez-moid’ici ! la terre est si dure !

– Dis-nous d’abord qui t’a mis en cetétat.

– Les loups, répondit le misérable, qui,malgré les souffrances de l’agonie, ne perdait pas l’esprit ;les loups, messeigneurs ; ils ont dévoré tout un côté de matête, ils m’ont déchiré les membres à coups de dents ; j’étaiségaré dans la forêt, et comme je n’avais pas mangé depuis deuxjours, je n’ai pas eu la force de me défendre. Pitié, pitié, mesdeux seigneurs.

– C’est un outlaw, dit Petit-Jean, à l’oreillede Will, c’est lui qui a poursuivi miss Marianne et fendu la tête àLance ; c’est lui que Gilbert à roué de coups. Il m’est avisqu’il n’ira pas loin, et que nous le retrouverons ici au point dujour ; alors, s’il n’est pas mort, je le conduirai devant leshérif.

Et sans plus s’inquiéter des gémissements dubandit, les deux cousins retournèrent près de Gilbert.

Peu à peu Gilbert avait repris ses sens ;il déclara qu’il se sentait capable de regagner à pied sondomicile, et il se mit en route, soutenu de chaque côté par lesdeux jeunes gens.

À quelques pas de sa maison il s’arrêta pourécouter un bruit lugubre qui s’élevait dans les airs, et iltressaillit en disant :

– C’est Lance ; c’est son dernier cri dedouleur peut-être.

– Courage, bon Gilbert ! nousarrivons ; voici dame Marguerite qui vous attend sur la porte,une lumière entre les mains ; courage !

Pour la seconde fois les hurlements du chientraversèrent l’espace, et Gilbert allait perdre connaissance quandMarguerite, se précipitant au-devant de lui, le soutint etl’entraîna dans l’intérieur de la maison.

Une heure plus tard, Gilbert, presque calmé,disait doucement à ses jeunes amis :

– Enfants, plus tard peut-être aurai-je laforce de vous raconter l’histoire de cette âme en peine que nousavons vue errer là-bas.

– Une âme en peine ! s’écria Will avec ungros rire. Ah ! nous la connaissons, cette âme…

– Silence, cousin ! dit Petit-Jean d’unair sévère.

– Non, vous ne la connaissez pas, vous êtestrop jeunes, reprit Gilbert.

– Je veux dire que nous avons rencontrél’outlaw que vous avez si bien accompagné à coups de dague.

– Vous l’avez rencontré ?

– Oui, et presque mort.

– Dieu lui pardonne !

– Et le diable l’emporte ! ajoutaWill.

– Silence, cousin !

– Avant de retourner au hall, vous pouvez merendre un grand service, mes enfants, reprit Gilbert.

– Parlez, maître.

– Il y a un mort dans ma maison, aidez-nous àle porter en terre.

– Nous sommes à vos ordres, bon Gilbert,répliqua William ; nous avons de bons bras, et ne craignons nimorts, ni vivants, ni fantômes.

– Silence donc, cousin !

– Soit, on se taira, murmura Will de trèsmauvaise humeur. Il ne comprenait pas comme Petit-Jean que lesallusions au fantôme réveillaient les angoisses et les douleurs duvieux forestier.

En tête, le père Eldred récitant des prières,à sa suite Petit-Jean et Lincoln portant le cadavre sur unecivière, après la litière Marguerite et Gilbert, Gilbert retenantses sanglots pour ne pas provoquer ceux de Marguerite, etMarguerite pleurant silencieusement sous son capuchon de bure, etaprès eux Will l’Écarlate, tel était l’ordre du convoi quis’avançait à l’heure de minuit vers les deux arbres au pieddesquels l’amant et le meurtrier d’Annette avait demandé la grâced’être enseveli.

Gilbert et sa femme demeurèrent agenouilléstout le temps que les bras vigoureux de Lincoln et de Petit-Jeanemployèrent à creuser la fosse.

Elle n’était pas à moitié creusée que Will,qui montait la garde aux environs, l’arc bandé d’une main et ladague de l’autre, vint dire à l’oreille de son cousin :

– Nous ne ferions peut-être pas mal d’agrandirce trou et d’y jeter quelqu’un en compagnie de cet homme.

– Que signifie cela, cousin ?

– Cela signifie que celui qui prétendait avoirété attaqué par les loups et que nous avons laissé en fort mauvaisétat à quelques pas d’ici est mort, bien mort. Allez lui donner uncoup de pied, et vous verrez s’il se plaint.

Les dernières pelletées de terre retombaientsur les cadavres des deux bandits, quand, pour la troisième fois,les hurlements du chien planèrent dans la forêt.

– Lance, mon pauvre Lance, à toi, à toimaintenant ! s’écria le forestier. Je ne rentrerai pas sanst’avoir porté secours.

Chapitre 10

 

Ainsi que l’avait raconté Maude, le fougueuxbaron, suivi de six hommes d’armes, s’était rendu au cachot d’AllanClare.

Plus de prisonnier !

– Ah ! ah ! dit-il en riant comme untigre, si toutefois les tigres peuvent rire, ah ! ah !l’on obéit à mes ordres d’une admirable façon ; vraiment j’ensuis enchanté ! Mais à quoi servent donc mes geôliers et mondonjon ? Par sainte Griselda ! j’exercerai désormais sanseux mes droits de haute et basse justice, et je renfermerai mesprisonniers dans la volière de ma fille… Egbert Lanner, leporte-clefs, où est-il ?

– Le voilà, monseigneur, répondit unsoldat ; je le tiens serré de près, sans quoi il se seraitenfui.

– Et s’il s’était enfui je t’aurais pendu à saplace… Approche ici, Egbert. Tu vois la porte de ce cachot, elleest fermée ; tu vois ce guichet, il est étroit ; ehbien ! me diras-tu comment le prisonnier, qui n’est ni assezmince de corps pour passer par cette ouverture, ni aussi subtil quel’air pour s’évaporer par le trou de la serrure, me diras-tucomment il a fait pour s’échapper ?

Egbert, plus mort que vif, gardait lesilence.

– Me diras-tu pour quel vil intérêt tu asprêté la main à l’évasion de ce criminel ? Je te demande celasans colère, réponds-moi sans crainte. Je suis bon et juste, etpeut-être, si tu avoues ta faute, je pardonnerai…

Le baron faisait de la mansuétude en pureperte ; Egbert avait trop d’expérience pour croire à sasincérité, et, toujours plus mort que vif, il ne répondit pas.

– Ah ! stupides esclaves que vousêtes ! s’écria tout à coup Fitz-Alwine, je gagerais que pas unde vous n’a eu l’esprit d’avertir le concierge du château de ce quise passait ? Vite, vite, qu’un de vous aille ordonner de mapart à Hubert Lindsay d’abaisser le pont-levis et de fermer toutesles portes.

Un soldat partit aussitôt en courant, mais ils’égara à travers les couloirs obscurs de la prison, et tomba latête la première dans l’escalier d’une cave. La chute fut mortelle,personne ne s’en aperçut, et les fugitifs sortirent du château,grâce à cette catastrophe ignorée.

– Milord, dit un des hommes d’armes, quandnous venions ici, il m’a semblé voir les reflets d’une torche àl’extrémité de la galerie qui conduit à la chapelle.

– Et tu attends jusqu’à présent pour me ledire ! s’écria le baron. Ah ! ils ont juré de me fairemourir à petit feu, les coquins ! mais ils mourront avant moi,oui, ajouta-t-il, suffoqué par la colère ; oui, vous mourrezavant moi, et j’inventerai pour vous un supplice terrible, si je nerattrape pas ce mécréant qu’Egbert va d’abord remplacer augibet.

En achevant ces mots, Fitz-Alwine arracha unetorche des mains d’un soldat et se précipita dans la chapelle.Christabel, debout devant le tombeau de sa mère, paraissait plongéedans une profonde méditation.

– Fouillez par tous les coins et recoins,ramenez-le mort ou vif ! dit le baron.

Les soldats obéirent.

– Et vous, ma fille, que faites-vousici ?

– Je prie, mon père.

– Vous priez sans doute pour un mécréant quimérite la corde ?

– Je prie pour vous devant le tombeau de mamère ; ne le voyez-vous pas ?

– Où est votre complice ?

– Quel complice ?

– Ce traître, cet Allan.

– Je l’ignore.

– Vous me trompez ; il est ici.

– Je ne vous ai jamais trompé, mon père.

Le baron scruta du regard le pâle visage de lajeune fille.

– Nous ne trouvons ni l’un ni l’autre, vintdire un des soldats.

– Ni l’un ni l’autre ? répétaFitz-Alwine, qui commençait à se douter de la fuite de Robin.

– Mais oui, seigneur, ni l’un ni l’autre.Est-ce qu’on ne parle pas des deux prisonniers évadés ?

Exaspéré de voir Robin lui échapper,l’insolent Robin qui l’avait bravé en face et duquel il espéraitobtenir plus tard par la torture certains renseignements sur Allan,le baron appliqua sa large main sur l’épaule de l’indiscret soldat,et lui dit :

– Ni l’un ni l’autre ? Explique-moi lavaleur de ces quatre mots.

Le soldat frissonnait sous la pressionviolente de cette main et ne savait que répondre.

– Mais d’abord, qui es-tu ?

– S’il plaît à Votre Seigneurie, je me nommeGaspard Steinkoff ; j’étais en faction sur le rempart, etc’est…

– Misérable ! c’est donc toi qui étais degarde derrière la porte du cachot de ce jeune loup deSherwood ? Ne me dis pas que tu l’as laissé fuir, sinon je tepoignarde.

Nous nous abstiendrons désormais d’indiquerles innombrables nuances de la colère du baron ; qu’il suffiseà nos lecteurs de savoir que la colère était passée chez lui àl’état d’habitude, de nécessité, et qu’il aurait cessé de respirers’il avait cessé d’être en colère.

– Ainsi, tu avoues qu’il s’est échappé pendantque tu étais de faction sur le rempart de l’est ? reprit lebaron après un instant de silence ; allons,réponds-moi !

– Milord, vous m’avez menacé de votre poignardsi j’avouais, répondit le pauvre diable.

– Et certes j’exécuterai ma menace.

– Alors je me tais.

Le baron levait le poignard sur le malheureuxquand lady Christabel retint son bras en s’écriant :

– Oh ! je vous en conjure, mon père,n’ensanglantez pas ce tombeau !

Cette prière fut écoutée ; le baron,repoussa brusquement Gaspard, rengaina son poignard, et dit à lajeune fille d’un ton sévère :

– Rentrez dans votre appartement,milady ; et vous autres, montez à cheval et courez sur laroute de Mansfeldwoohaus ; les prisonniers ont dû suivre cettedirection, vous pourrez les rattraper facilement ; je lesveux, il me les faut à tout prix, entendez-vous ? il me lesfaut !

Les hommes d’armes obéirent, et Christabels’éloignait quand Maude rentra dans la chapelle, courut à samaîtresse, et, se mettant un doigt sur les lèvres, dit àmi-voix :

– Sauvés ! sauvés !

La jeune lady joignit pieusement les mainspour remercier Dieu, et partit suivie de Maude.

– Arrêtez ! cria le baron qui avaitentendu le chuchotement de la camériste. Demoiselle Hubert Lindsay,je désirerais m’entretenir un instant avec vous. Eh bien !approchez donc ; avez-vous peur qu’on vous dévore ?

– Je ne sais, répondit Maude épouvantée ;mais vous me paraissez si en colère, si furieux, monseigneur, queje n’ose.

– Demoiselle Hubert Lindsay, on connaît votreastuce et on sait que vous ne vous épouvantez pas d’un froncementde sourcils. Cependant, si on le voulait, on vous ferait tremblerréellement, et prenez garde qu’on ne le veuille… Or çà, dites-moiqui es sauvé ? J’ai entendu vos paroles, ma belleeffrontée !

– Je n’ai point dit que quelqu’un était sauvé,monseigneur, répondit Maude en jouant d’un air candide avec leslongues manches de sa robe.

– Ah ! vous n’avez pas dit que quelqu’unétait sauvé, charmante comédienne ! vous avez dit peut-êtrequ’ils étaient sauvés ; pas un, mais plusieurs.

La camériste secoua la tête en signe denégation.

– Oh ! la menteuse, la menteuse prise enflagrant délit !

Maude regarda fixement le baron en affectantun grand air de stupidité, comme si elle ne comprenait pas ce quesignifiaient ces mots flagrant délit.

– Je ne suis point dupe de ta feinteimbécillité, reprit le baron. Je sais que tu as favorisé la fuitede mes prisonniers ; mais ne chante pas victoire, ils ne sontpas encore tellement éloignés du château que mes gens ne puissentles rattraper, et nous verrons dans une heure si tu les empêchesd’être attachés l’un à l’autre dos à dos, et jetés du haut desremparts dans les fossés.

– Pour les attacher dos à dos, monseigneur, ilfaut d’abord les ramener ici, répliqua Maude, toujours avec unenaïveté stupide que démentaient des yeux pétillants de malice.

– Et avant de leur faire faire le plongeondans les fossés, on les confessera ; et s’il est prouvé quevous avez été leur complice, nous essayerons un peu de vous fairetrembler, demoiselle Hubert Lindsay.

– À vos souhaits, monseigneur.

– Mais ce ne sera guère aux vôtres… vousverrez.

– Par saint Valentin ! monseigneur, jeserais bien contente d’être instruite à l’avance de vos projets surmoi ; j’aurais au moins le temps de me préparer, ajouta-t-elleavec une révérence.

– Insolente !

– Milady, reprit la camériste d’un tonparfaitement calme, et se rapprochant de sa maîtresse, qui dans sonimmobilité ressemblait à une statue de la Douleur ; milady, sivous voulez m’en croire, Votre Honneur regagnera sonappartement ; la nuit devient froide… Votre Honneur n’a pas lagoutte… mais…

L’irascible baron, démonté par tant desang-froid railleur, interrompit la camériste et lui demanda unedernière fois de qui elle avait voulu parler en disant :Sauvés ! sauvés !

Cette demande fut faite presque sans colère,et Maude comprit qu’il était temps d’y répondre d’une façon oud’une autre ; aussi s’écria-t-elle, comme vaincue par lapersistance du baron :

– Je vais vous le dire, monseigneur, puisquevous l’exigez. oui, j’ai prononcé ces mots : Il estsauvé ! et je les ai prononcés à voix basse, pour ne pasmontrer mon émotion devant vos hommes d’armes. Mais bien fin quipourrait vous cacher quelque chose, monseigneur. Je disais donc àmilady : Il est sauvé ! il est sauvé ! et je parlaisde ce pauvre Egbert que vous aviez l’intention de pendre,monseigneur, et que vous n’avez pas pendu, Dieu soit loué !ajouta Maude en fondant en larmes.

– Voilà qui est fort ! s’écria le baron.Mais vous me prenez donc pour un idiot, Maude ? Ah !ah ! c’est absurde, et vous abusez de ma patience ! Ehbien ! Egbert sera pendu, et, puisque vous l’aimez, vous serezpendue avec lui.

– Grand merci, monseigneur, riposta lacamériste, en éclatant de rire ; et, pirouettant après unerévérence, elle courut rejoindre Christabel qui venait de sortir dela chapelle.

Lord Fitz-Alwine suivit Maude en improvisantun long monologue rempli d’objurgations contre l’astuce des femmes.La rieuse insolence de Maude avait surexcité les instincts férocesdu baron ; il ne savait ni sur qui ni comment décharger sacolère ; il aurait abandonné la moitié de sa fortune pourqu’on lui livrât sur-le-champ Allan et Robin ; et, pour tuerle temps qui devait s’écouler jusqu’au retour des soldats lancés àla poursuite des fugitifs, le baron résolut d’aller épancher samauvaise humeur dans la compagnie de lady Christabel.

Maude, qui sentait le baron venir sur sestraces, redouta quelque violence et s’enfuit au plus vite avec latorche, de sorte qu’il se trouva tout à coup plongé dans uneprofonde obscurité, et débita une nouvelle série de malédictionscontre Maude, et contre l’univers entier.

– Tempête, tempête, baron ! se disaitMaude en s’éloignant ; mais la jeune fille, plus espiègle queméchante, fut prise d’un remords en pensant à ce vieillard infirmequ’elle abandonnait dans ces noires galeries ; elle s’arrêta,et elle crut entendre des cris de détresse.

– Au secours ! au secours ! criaitune voix sourde et étouffée.

– Il me semble reconnaître la voix du baron,s’écria Maude, en retournant bravement en arrière. Où êtes-vousdonc, monseigneur ? demanda la jeune fille.

– Ici, coquine, ici ! réponditFitz-Alwine ; et sa voix semblait sortir de dessous terre.

– Dieu du ciel ! comment êtes-vousdescendu là ? s’écria Maude en s’arrêtant au haut del’escalier, et à l’aide de sa torche la jeune fille entrevit lebaron étendu sur les marches et arrêté dans sa descente par unobjet qui lui barrait le passage.

Le furibond personnage avait fait fausseroute, comme le malheureux soldat qui s’était tué en allantordonner la fermeture des portes du château ; mais, grâce à lacuirasse qu’il portait toujours sous son pourpoint, le baron avaitglissé sur les marches de l’escalier sans se blesser, et ses piedsavaient trouvé un point d’appui contre le cadavre du soldat.

Cette chute produisit sur la colère duchâtelain l’effet que produit la pluie sur un grand vent.

– Maude, dit-il en se relevant avec peine etsoutenu par la main de la jeune fille, Maude, Dieu vous punira dem’avoir manqué de respect au point de m’abandonner sans lumièredans l’obscurité.

– Pardon, monseigneur ; je suivaismilady, et je croyais qu’un de vos soldats vous accompagnait avecune torche. Dieu soit loué ! vous êtes sain et sauf, et laProvidence n’a pas permis que notre bon maître nous fût enlevé…Appuyez-vous sur mon bras, monseigneur.

– Maude, dit le baron qui n’avait garde dereprendre ses allures de fou furieux tant que le secours de lacamériste lui était nécessaire, Maude, tu rappelleras à ma mémoireque l’ivrogne endormi sur l’escalier de ma cave doit être réveillépar cinquante coups de fouet.

– Soyez tranquille, monseigneur, je nel’oublierai pas.

Ils étaient loin de penser que cet ivrognen’était plus qu’un cadavre ; les lueurs vacillantes de latorche ne l’éclairaient que faiblement, et le baron était troppréoccupé de l’accident arrivé à sa précieuse personne pourremarquer que les marches de l’escalier n’étaient pas tachées devin, mais de sang.

– Où allons-nous, monseigneur ? demandaMaude.

– Chez ma fille.

– Ah ! pauvre milady ! pensa lacamériste, il va recommencer à la torturer dès qu’il se sentira àl’aise dans un bon fauteuil.

Assise devant une petite table éclairée parune lampe de bronze, Christabel contemplait attentivement un petitobjet placé dans le creux de sa main ; cet objet, elle lecacha au bruit de l’entrée du baron.

– Quelle est cette bagatelle que vous venez desoustraire si prestement à mes regards ? demanda le baron ens’asseyant dans le fauteuil le plus moelleux de l’appartement.

– Bon, voilà déjà qu’il commence, murmuraMaude.

– Que dites-vous, Maude ?

– Je dis, monseigneur, que vous me paraissezéprouver de grandes souffrances.

Le soupçonneux baron lança à la jeune fille unregard plein de colère.

– Répondez, ma fille : quelle est cettebagatelle ?

– Ce n’est pas une bagatelle, mon père.

– Ce ne peut être autre chose.

– Nos opinions alors ne sont pas les mêmes,répliqua Christabel en s’efforçant de sourire.

– Une bonne fille n’a pas d’autres opinionsque celles de son père. Quelle est cette bagatelle ?

– Mais je vous jure que ce n’en est pasune.

– Ma fille, reprit le baron d’une voix calmepar extraordinaire, mais très sévère, ma fille, si l’objet que vousvenez de soustraire à mes regards ne se rattache à aucune fautecommise, ou ne vous rappelle aucun souvenir blâmable,montrez-le-moi ; je suis votre père, et comme tel je doisveiller sur votre conduite ; si au contraire c’est une espècede talisman, et si vous avez à rougir de sa possession,montrez-le-moi encore ; après mes droits j’ai des devoirs àremplir : vous empêcher de tomber dans l’abîme si vous marchezau bord, vous en retirer si vous y êtes déjà tombée. Encore unefois, ma fille, je vous demande quel est l’objet que vous cachezdans votre corsage.

– C’est un portrait, milord, répondit la jeunefille tremblante et rouge d’émotion.

– Et ce portrait est celui ?…

Christabel baissa les yeux sans répondre.

– N’abusez pas de ma patience… j’en aibeaucoup aujourd’hui, c’est vrai, mais n’en abusez pas ;répondez, c’est le portrait de…

– Je ne puis vous le dire, mon père.

Les larmes étouffèrent la voix deChristabel ; mais bientôt elle reprit d’un ton plusferme :

– Oui, mon père, vous avez le droit de mequestionner, mais, moi, j’oserai me donner celui de ne pas vousrépondre ; car ma conscience ne me reproche rien de contraireni à ma dignité ni à la vôtre.

– Bah ! votre conscience ne vous reprocherien parce qu’elle est d’accord avec vos sentiments ; c’esttrès joli, très moral ce que vous dites, ma fille.

– Veuillez me croire, mon père ; je nedéshonorerai jamais votre nom, je me souviens trop de ma pauvresainte mère.

– Ce qui veut dire que je suis un vieuxcoquin… Ah ! c’est convenu depuis longtemps, hurla lebaron ; mais je ne veux pas qu’on me le dise en face.

– Mais, mon père, je n’ai pas dit cela.

– Vous le pensez, alors. Bref, je me souciefort peu de la précieuse relique que vous me cachez avec tant depersistance ; c’est le portrait du mécréant que vous aimezmalgré ma volonté, et je n’ai déjà que trop vu sa diaboliquephysionomie. Maintenant, écoutez-moi bien, lady Christabel :vous n’épouserez jamais Allan Clare : je vous tuerais tousdeux de ma propre main plutôt que d’y consentir, et vous épouserezsir Tristram de Goldsborough…Il n’est pas très jeune, c’estvrai, mais il a quelques années de moins que moi, et je ne suis pasvieux… il n’est pas très beau, c’est encore vrai ; mais depuisquand la beauté donne-t-elle le bonheur en ménage ? Je n’étaispas beau, moi, et cependant milady Fitz-Alwine ne m’eût pas troquécontre le plus brillant chevalier de la cour de Henri II, etd’ailleurs la laideur de Tristram de Goldsborough est unesolide garantie pour votre future tranquillité… il ne vous sera pasinfidèle ; sachez aussi qu’il est immensément riche et trèsinfluent en cour ; en un mot, c’est l’homme qui me… qui vousconvient le mieux sous tous les rapports ; demain je luienverrai votre consentement ; dans quatre jours il viendralui-même vous remercier, et, avant la fin de la semaine vous serezune grande dame, milady.

– Je n’épouserai jamais cet homme, milord,s’écria la jeune fille, jamais ! jamais !

Le baron éclata de rire.

– On ne vous demande pas votre consentement,milady, mais on se charge de vous faire obéir.

Christabel, jusqu’alors pâle comme une morte,rougit, et pressant convulsivement ses mains l’une contre l’autre,parut prendre une détermination irrévocable.

– Je vous laisse à vos réflexions, ma fille,reprit le baron, si toutefois vous croyez qu’il soit utile deréfléchir. Mais rappelez-vous bien ceci : je veux, j’exige devotre part une obéissance entière, passive, absolue.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! prenez pitiéde moi ! s’écria douloureusement Christabel.

Le baron s’éloigna en haussant lesépaules.

Pendant une heure entière, Fitz-Alwine arpentasa chambre en pensant aux événements de la soirée.

Les menaces d’Allan Clare effrayaient lebaron, et la volonté de sa fille lui paraissait indomptable.

– Je ferais peut-être mieux, se disait-il, detraiter cette question de mariage avec douceur. Après tout, j’aimecette enfant ; c’est ma fille, c’est mon sang ; je neveux pas qu’elle se regarde comme une victime de mesexigences ; je veux qu’elle soit heureuse, mais je veux aussiqu’elle épouse mon vieil ami Tristram, mon ancien compagnond’armes. Voyons, je vais essayer de réussir en la prenant par ladouceur.

Arrivé à la porte de Christabel, le barons’arrêta, et un sanglot déchirant parvint jusqu’à lui.

– Pauvre petite, pensa le baron en ouvrantdoucement la porte de la chambre.

La jeune fille écrivait.

– Ah ! ah ! se dit le baron qui necomprenant guère pourquoi sa fille avait acquis le talent d’écrire,réservé à cette époque au clergé seul. C’est encore ce sot d’AllanClare qui lui a mis en tête d’apprendre à barbouiller dupapier.

Et Fitz-Alwine s’avança sans bruit vers latable.

– À qui donc écrivez-vous, mademoiselle ?demanda-t-il d’un ton furieux.

Christabel poussa un cri et voulut cacher lepapier là où elle avait déjà caché le précieux portrait ; maisplus prompt qu’elle, le baron s’en empara. Éperdue, et oubliant queson noble père n’avait jamais pris la peine d’ouvrir un livre ni detenir une plume, et que par conséquent il ne savait pas lire, lajeune fille voulut s’échapper de l’appartement ; mais le baronla saisie par le bras, et, l’enlevant comme une plume, la retintprès de lui. Christabel s’évanouit. Les yeux brillants de fureur,le baron chercha à déchiffrer les caractères tracés par la main desa fille ; mais, ne pouvant y parvenir, il abaissa son regardsur le visage décoloré de la pauvre enfant, qui s’appuyait inaniméecontre sa poitrine.

– Oh ! les femmes ! lesfemmes ! vociféra le baron en portant Christabel sur unlit.

Cela fait, Fitz-Alwine ouvrit la porte enappelant d’une voix retentissante :

– Maude ! Maude !

La jeune fille accourut.

– Déshabillez votre maîtresse : et lebaron s’éloigna en grondant.

– Je suis seule avec vous, milady, dit Maudeen ranimant sa maîtresse ! ne craignez rien.

Christabel ouvrit les yeux et promena autourd’elle des regards éperdus ; mais, ne voyant plus auprès deson lit que sa fidèle servante, elle lui jeta les bras autour ducou en s’écriant :

– Oh, Maude ! je suis perdue,Maude !

– Chère lady, confiez-moi votre malheur.

– Mon père s’est emparé d’une lettre quej’écrivais à Allan.

– Mais il ne sait pas lire, votre noble père,milady.

– Il se fera lire ma lettre par sonconfesseur.

– Oui, si nous lui en laissons le temps ;donnez-moi vite un autre papier, un papier dont la forme soitsemblable à celui qui vous a été enlevé.

– Tiens, cette feuille volante a quelquesrapports…

– Soyez tranquille, milady, séchez vos beauxyeux ; les pleurs en ternissent l’éclat.

L’audacieuse Maude fit irruption dansl’appartement du baron au moment où celui-ci prêtait l’oreille àson vénérable confesseur, qui déjà tenait entre ses mains, pour lalire, la lettre de Christabel à Allan.

– Monseigneur, s’écria vivement Maude, miladym’envoie vous demander le papier que Votre Seigneurie a pris sur satable.

Et en disant cela la jeune fille glissait versle confesseur avec des allures de chatte.

– Ma fille est folle, par saint Dunstan !Quoi, elle ose te charger d’un pareil message ?

– Oui, monseigneur, et ce message, le voilàrempli ! s’écria Maude en s’emparant lestement du papier quele moine tenait déjà placé au bout de son nez pour mieux déchiffrerl’écriture.

– Insolente ! vociféra le baron ens’élançant à la poursuite de Maude.

La jeune fille bondit comme un faon jusqu’à laporte, mais sur le seuil elle se laissa atteindre.

– Rends-moi ce papier, ou jet’étrangle !

Maude baissa la tête, parut trembler de peur,et le baron arracha d’une des poches de son tablier, où elle tenaitses deux mains plongées, un papier en tout semblable à celui que leconfesseur devait déchiffrer.

– Tu mériterais une paire de soufflets,maudite pécore ! reprit le baron, levant une main sur Maude etde l’autre rendant le papier au moine.

– Je n’ai fait qu’obéir aux ordres demilady.

– Eh bien ! dis à ma fille qu’ellesupportera la peine de tes insolences.

– Je salue humblement monseigneur, répliquaMaude en ajoutant à ses paroles une révérence des plusironiques.

Enchantée de la réussite de son stratagème, lajeune fille rentra joyeusement dans la chambre de sa maîtresse.

– Voyons, mon père, nous sommes tranquillesmaintenant ; lisez-moi ce que mon indigne fille écrit à cepaïen d’Allan Clare.

Le moine commença d’une voixnasillarde :

– « Quand l’hiver moins rigoureux permetaux violettes de s’ouvrir,

« Quand les fleurs sont écloses et queles perce-neige annoncent le printemps,

« Quand ton cœur appelle les doux regardset les douces paroles,

« Quand tu souris de joie, penses-tu àmoi, mon amour ? »

– Qu’est-ce que vous me lisez là, monpère ? s’écria le baron : des sottises, Dieu medamne !

– Je déchiffre mot à mot ce qui est sur cepapier, mon fils ; vous plaît-il que je continue ?

– Certainement, mon père ; mais il mesemble que ma fille était trop agitée pour n’avoir point écritautre chose qu’une chanson stupide.

Le moine reprit sa lecture.

– « Quand le printemps couvre la terre deroses parfumées,

« Quand le soleil sourit dans leciel,

« Quand les jasmins fleurissent sous lesfenêtres,

« Envoies-tu vers celui qui t’aime unepensée d’amour ? »

– Au diable ! s’écria le baron ; onappelle cela des vers ; y en a-t-il encore beaucoup, monpère ?

– Quelques lignes, et rien autre chose.

– Cherchez, voyez à la dernière page.

– « Quand l’automne… »

– Assez ! assez ! hurlaFitz-Alwine ; la romance passe en revue les quatresaisons ; assez.

Néanmoins le vieillard continua :

– « Quand les feuilles détachées couvrentle gazon,

« Quand le ciel est couvert denuages,

« Quand le givre et la neige tombent,

« Penses-tu à celui qui t’aime, monamour ? »

– Mon amour, mon amour ! répéta lebaron ; mais ce n’est pas possible, Christabel n’écrivait pascette chanson quand je l’ai surprise. Je suis dupé, biendupé ; mais par saint Pierre ! ce ne sera pas pourlongtemps. Mon père, je désirerais être seul ; bonsoir, bonnenuit.

– Que la paix soit avec vous, mon fils, dit lemoine en se retirant.

Laissons le baron ruminer ses plans devengeance, et retournons auprès de Christabel et de l’espiègleMaude.

La jeune fille écrivait à Allan qu’elle étaitprête à quitter la maison de son père, et que les projets du baronrelativement à son mariage avec Tristram Goldsborough rendaientnécessaire cette cruelle détermination.

– Je me charge de faire parvenir cette lettreà messire Allan, dit Maude en prenant la missive ; et dans cebut, la jeune fille alla réveiller un jeune garçon de seize àdix-sept ans, son frère de lait.

– Halbert, lui dit-elle, veux-tu me rendre ungrand service, c’est-à-dire à lady Christabel ?

– Avec plaisir, répondit l’enfant.

– Je te préviens d’abord qu’il y a quelquesdangers à courir.

– Tant mieux, Maude.

– Je puis donc avoir confiance en toi, ajoutaMaude passant un de ses bras autour du cou de l’enfant et leregardant fixement de ses beaux yeux noirs.

– Confiance comme en Dieu, répliqua l’enfantnaïvement présomptueux, comme en Dieu, ma chère Maude.

– Oh ! je savais bien que je pouvaiscompter sur toi, cher frère ; merci.

– De quoi s’agit-il ?

– Il s’agit de te lever, de t’habiller et demonter à cheval.

– Rien de plus facile.

– Mais il faut que tu prennes le meilleurcoureur de l’écurie.

– Rien de plus facile encore. Ma jument, quiporte votre joli nom, Maude, est la première trotteuse ducomte.

– Je sais cela, cher enfant. Dépêche-toi, et,dès que tu seras prêt, viens me trouver dans la cour qui précède lepont-levis ; je t’y attendrai.

Dix minutes après, Halbert, tenant sa monturepar la bride, écoutait attentivement les instructions de l’adroitecamériste.

– Ainsi, disait-elle, tu traverseras la villeet une partie de la forêt, et de là tu gagneras une maison situéequelques milles en avant du bourg de Mansfeldwoohaus. Dans cettemaison habite un garde forestier nommé Gilbert Head ; tu luidonneras ce billet en le priant de le remettre à messire AllanClare ; et tu rendras au fils du forestier Robin Hood cet arcet ces flèches qui lui appartiennent. Voilà mes instructions ;les as-tu bien comprises ?

– Parfaitement, ma jolie Maude, répondit lejeune garçon ; vous n’avez pas d’autres ordres à medonner ?

– Non. Ah ! si, j’oubliais… Tu diras à ceRobin Hood, le propriétaire de cet arc et de ces flèches, tu luidiras… que l’on s’empressera de lui faire savoir à quel moment ilpourra venir au château sans courir de danger, car il y a ici unepersonne qui attend impatiemment son retour. Comprends-tu,Hal ?

– Certes, oui, je comprends.

– Fais bien en sorte d’éviter la rencontre dessoldats du baron.

– Pourquoi les éviterais-je, Maude ?

– Je te dirai pourquoi à ton retour, et, si lafatalité te jette sur leur route, invente un prétexte pourjustifier ta promenade nocturne, et garde-toi bien de leur parlerdu but de ton voyage. Va, mon brave cœur !

Halbert avait déjà le pied dans l’étrier dansMaude ajouta :

– Mais si tu rencontrais trois personnes dontl’une est un moine…

– Frère Tuck, n’est-ce pas ?

– Oui, tu n’irais pas bien loin ; sesdeux compagnons Allan Clare et Robin Hood, et tu t’acquitteraisaussitôt de tes commissions et reviendrais en toute hâte. Allons,en route ! ne manque pas de répondre à mon père, quand il tedemandera le motif de ta sortie du château, que tu vas à la villechercher un médecin pour lady Christabel qui est malade. Adieu,Hal, adieu ! je dirai à Grâce May que tu es le plus aimable etle plus courageux de tous les garçons de Christendon.

– Vraiment, Maude, répliqua Halbert en semettant en selle, tu auras la bonté de dire tout cela àGrâce ?

– Mais oui, et de plus, je la prierai de tepayer elle-même tous les baisers que je te dois pour le service quetu me rends.

– Hourra ! hourra ! cria l’enfant enéperonnant sa bête ; hourra pour Maude ! hourra pourGrâce !

Le pont-levis s’abaissa : Hal descenditau galop la colline, et, plus légère que l’hirondelle, Maudes’envola vers l’appartement de lady Christabel et annonçajoyeusement le départ du messager.

Chapitre 11

 

La nuit était calme et sereine, les clartés dela lune inondaient la forêt, et nos trois fugitifs traversaientrapidement les zones tour à tour obscures et lumineuses desclairières et des taillis.

L’insouciant Robin envoyait aux échos desrefrains de ballades d’amour ; Allan Clare, triste etsilencieux, déplorait les résultats de sa visite au château deNottingham, et le moine faisait des réflexions très peu comiquessur l’indifférence de Maude à son égard et sur la gracieuseté deses attentions pour le jeune forestier.

– Par le saint Miserere !murmurait sourdement le moine, il me semble pourtant que je suis unbel homme, bien campé sur ses hanches et pas mal de figure, on mel’a dit maintes et maintes fois ; pourquoi donc Maude a-t-ellechangé d’avis ? Ah ! sur mon âme ! si la petitecoquette m’oublie pour ce pâle et mièvre garçon, cela prouve sonmauvais goût, et je ne veux pas perdre mon temps à lutter contre unsi mince rival ; qu’elle l’aime donc tout à son aise, si ellel’aime, je m’en moque !

Et le pauvre moine soupirait.

– Bah ! reprit-il tout à coup, la faceéclairée par un sourire d’orgueil, ce n’est pas possible !Maude ne peut aimer cet avorton qui ne sait que roucouler desballades ; elle a voulu exciter ma jalousie, éprouver maconfiance en elle et me rendre plus amoureux que je ne le suis.Ah ! les femmes ! les femmes ! elles ont plus demalice dans un seul de leurs cheveux que nous autres hommes danstous les poils de notre barbe.

Nos lecteurs nous blâmeront peut-être deprêter un tel langage à ce monastique personnage, et de lui fairejouer le rôle d’un homme à bonne fortunes et d’un ami des joiesmondaines. Mais qu’ils se reportent par la pensée aux temps où sepasse notre histoire, et ils comprendront que nous n’avonsnullement l’intention de calomnier les ordres religieux.

– Eh bien ! mon jovial Gilles, comme ditMaude la jolie, s’écria Robin, à quoi pensez-vous donc ? Vousparaissez aussi mélancolique qu’une oraison funèbre.

– Les favoris de… de la fortune ont le droitd’être gais, maître Robin, répondit le moine ; mais ceux quisont victimes de ses caprices ont aussi le droit d’êtretristes.

– Si vous appelez faveurs de la fortune lesbons regards, les brillants sourires, les douces paroles et lestendres baisers d’une jolie fille, répondit Robin, je puis mevanter d’être très riche ; mais vous, frère Tuck, qui avezfait vœu de pauvreté, à quel propos, dites-moi, vous prétendez-vousmalmené par la capricieuse déesse ?

– Tu feins de l’ignorer, mon garçon ?

– Je l’ignore de bonne foi. Mais j’y pense,est-ce que Maude entrerait pour quelque chose dans votretristesse ? Oh ! non, c’est impossible ! vous êtesson père spirituel, son confesseur, et rien de plus… n’est-cepas ?

– Montre-nous le chemin de ta maison, répliquale moine d’un ton bourru, et cesse de me parler sans rime niraison, comme un véritable étourneau que tu es.

– Ne nous fâchons pas, mon bon Tuck, dit Robind’un air peiné. Si je vous ai offensé, c’est sans le vouloir, et siMaude en est la cause, c’est encore contre ma volonté, car je vousle jure sur l’honneur ! je n’aime pas Maude, et avant de voirMaude aujourd’hui pour la première fois, j’avais déjà donné moncœur à une jeune fille…

Le moine se retourna vers le jeune forestier,lui pressa affectueusement la main, et dit en souriant :

– Tu ne m’as pas offensé, cher Robin, jedeviens triste comme cela tout à coup et sans raison. Maude n’ad’influence ni sur mon caractère ni sur mon cœur ; c’est unerieuse et charmante enfant que Maude ; épouse-la quand tuseras en âge de te marier, et tu seras heureux… Mais es-tu bien sûrque ton cœur ne t’appartient plus ?

– Sûr, très sûr… je l’ai donné pourtoujours.

Le moine sourit de nouveau.

– Si je ne vous conduis pas chez mon père parle chemin le plus court, reprit Robin après un instant de mutuelsilence, c’est afin d’éviter les soldats que le baron n’aura pasmanqué de lancer à notre poursuite dès qu’il se sera aperçu denotre évasion.

– Tu penses comme un sage et tu agis comme unrenard, maître Robin, dit le moine ; ou je ne connais plus cevieux fanfaron de Palestine, ou avant une heure il sera sur nostalons avec une troupe de stupides arbalétriers.

Nos trois compagnons, déjà harassés defatigue, allaient traverser un vaste carrefour, quand, aux rayonsde la lune, ils aperçurent un cavalier descendant à fond de trainla pente rapide d’un sentier.

– Cachez-vous derrière ces arbres, mes amis,dit vivement Robin ; je vais faire connaissance avec cevoyageur.

Armé du bâton de Tuck, Robin se posta demanière à attirer les regards de l’étranger ; mais celui-ci nel’aperçut pas et continua sa route sans ralentir le galop de soncheval.

– Arrêtez ! arrêtez ! vociféraRobin, quand il vit que le cavalier n’était qu’un enfant.

– Arrêtez ! répéta le moine d’une voix destentor.

Le cavalier fit volte-face ets’écria :

– Oh ! ah ! si mes yeux ne sont pasdes noisettes, voici le père Tuck. Bonsoir, père Tuck.

– Tu parles d’or, mon enfant, répondit lemoine. Bonsoir, et dis-nous qui tu es.

– Comment, mon père, Votre Révérence ne sesouvient plus d’Halbert, le frère de lait de Maude, la filled’Hubert Lindsay, le concierge du château de Nottingham !

– Ah ! c’est vous, maître Hal ; jevous reconnais maintenant. Et pour quel motif, s’il vous plaît,galopez-vous ainsi dans la forêt passé minuit ?

– Je puis vous le dire, car vous m’aiderez àremplir mon message : c’est pour remettre à messire AllanClare un billet écrit par la main mignonne de lady ChristabelFitz-Alwine.

– Et pour me donner cet arc et ces flèches quej’aperçois sur votre dos, mon garçon, ajouta Robin.

– Le billet, où est-il ? demanda vivementAllan.

– Ah ! ah ! reprit le jeune garçonen riant, je n’ai plus besoin de demander son nom à chacun de cesgentlemen. Maude, afin d’établir une distinction entre eux, m’avaitdit : « Sir Allan est le plus grand, et sir Robin le plusjeune ; sir Allan est beau ; mais sir Robin l’est encoreplus. » Je vois que Maude ne se trompait pas ; je levois, quoique je sois mauvais juge de la beauté des hommes ;ah ! de celle des femmes, je ne dis pas non, je m’y connais,et Grâce May le sait.

– La lettre, bavard, donne-moi lalettre ! s’écria Allan.

Halbert jeta sur le jeune homme un long regardétonné et dit tranquillement :

– Tenez, sire Robin, voici votre arc, voicivos flèches ; ma sœur vous prie…

– Morbleu ! garçon, s’écria de nouveauAllan, donne-moi la lettre, sinon je te l’arrache deforce !

– Comme il vous plaira, messire, réponditpaisiblement Halbert.

– Je m’emporte malgré moi, mon enfant, repritAllan avec douceur ; mais cette lettre est si importante…

– Je n’en doute pas, messire, car Maude m’avivement recommandé de ne la remettre qu’à vous-même en personne,si je vous rencontrais avant de gagner la maison de GilbertHead.

Tout en parlant, Halbert fouillait dans sespoches et les retournait sens dessus dessous ; puis, aprèscinq minutes de recherches simulées, le malicieux drôle s’écriad’un ton piteux et chagrin :

– J’ai perdu la lettre, mon Dieu ! jel’ai perdue !

Allan, désespéré, furieux, se précipita versHal, le désarçonna et le jeta par terre. Heureusement l’enfant sereleva sans blessure.

– Cherche dans ta ceinture, lui criaRobin.

– Ah ! oui, j’oubliais ma ceinture,reprit le jeune garçon moitié riant, moitié reprochant du regard auchevalier son inutile brutalité.

– Hourra ! hourra ! pour mabien-aimée Grâce May ! voici le billet de lady Christabel.

Hal tenait le papier au bout de ses doigts etlevait le bras en l’air en criant Hourra ! de sorte quemessire Allan fut obligé de faire un pas vers lui pour se saisir decette précieuse missive.

– Et le message qui m’est destiné, l’avez-vousperdu, maître ? demanda Robin.

– Je l’ai là sur ma langue.

– Débarrassez-en votre langue, j’écoute.

– Le voici mot pour mot : « Mon cherHal », c’est Maude qui parle, « tu diras à messire RobinHood que l’on s’empressera de lui faire savoir à quel moment ilpourra venir au château sans courir de danger, car il y a ici unepersonne qui attend impatiemment son retour. » Voilà.

– Et qu’a-t-elle dit pour moi ? demandale moine.

– Rien, mon révérend père.

– Pas un mot ?

– Pas un.

– Merci.

Et frère Tuck lança sur Robin un regardfurieux.

Allan, sans perdre une minute, avait brisé lecachet de la lettre et lisait ceci aux clartés de lalune :

« Très cher Allan,

« Quand tu m’as suppliée si tendrement,si éloquemment de quitter la maison paternelle, j’ai fermél’oreille, j’ai repoussé tes sollicitations ; car alors jecroyais ma présence nécessaire au bonheur de mon père, et il mesemblait qu’il ne pourrait vivre sans moi.

« Mais je m’étais cruellementtrompée.

« Je me suis sentie comme foudroyéequand, après ton départ, il m’a annoncé qu’à la fin de la semaineje serais la femme d’un autre que mon cher Allan.

« Mes larmes, mes prières ont étéinutiles. Sir Tristram de Goldsborough va venir dans quatrejours.

« Eh bien ! puisque mon père veut seséparer de moi, puisque ma présence lui est à charge, jel’abandonne.

« Cher Allan, je t’ai donné mon cœur, jet’offre ma main. Maude, qui va tout préparer pour ma fuite, te diracomment tu dois agir.

« Je suis à toi.

« Christabel »

« P.-S. Le jeune garçon chargé de cebillet doit te ménager une rencontre avec Maude. »

– Robin, dit aussitôt Allan, je retourne àNottingham.

– Y pensez-vous ?

– Christabel m’attend.

– C’est différent.

– Le baron Fitz-Alwine veut la marier à unvieux coquin de ses amis ; elle ne peut éviter ce mariagequ’en fuyant, et elle m’attend pour fuir… Seriez-vous disposé àm’aider dans cette entreprise ?

– De grand cœur, messire.

– Eh bien, venez me rejoindre demain matin.Vous trouverez Maude ou l’un de ses envoyés, ce jeune garçonpeut-être, à l’entrée de la ville.

– Je pense, messire, qu’il sera plus sage devous rendre d’abord auprès de votre sœur, que votre longue absencedoit inquiéter beaucoup, et nous repartirons ensemble au point dujour, en compagnie de quelques vigoureux gaillards dont je vousgarantis le courage et le dévouement ; mais, chut !j’entends le bruit d’une cavalcade.

Et Robin colla son oreille sur terre.

– Cette cavalcade vient du côté du château… cesont les soldats du baron qui nous cherchent. Messire, et vous,frère Tuck, cachez-vous dans les broussailles. et toi, Hal, tu vasnous prouver que tu es le digne frère de Maude.

– Et le digne amoureux de Grâce May, ajoutal’enfant.

– Oui, mon garçon ; saute sur ton cheval,oublie que tu viens de nous rencontrer, et tâche de fairecomprendre aux cavaliers que le baron leur ordonne de retournersur-le-champ au château ; comprends-tu ?

– Je comprends, soyez tranquille, et que GrâceMay me prive à jamais de ses caressants regards si je n’exécute pasadroitement vos ordres !

Halbert donna un coup d’éperon à soncheval ; mais il n’alla pas loin, la cavalcade lui barraitdéjà le passage.

– Qui vive ? demanda le chef d’uneescouade d’hommes d’armes.

– Halbert, novice écuyer au château deNottingham.

– Que cherchez-vous dans la forêt à une heureoù quelconque n’est pas de service doit dormir en paix ?

– C’est vous que je cherche ; monseigneurle baron m’a expédié vers vous pour vous dire de rentrer en toutehâte ; il s’impatiente, il vous attend depuis une heure.

– Monseigneur était-il de mauvaise humeurquand vous l’avez quitté ?

– Certainement, la mission que vous aviez àremplir n’exigeait pas une si longue absence.

– Nous avons poussé jusqu’au village deMansfeldwoohaus sans rencontrer de fuyards ; mais en revenant,nous avons eu la chance de mettre le grappin sur l’un d’eux.

– Vraiment ? Et lequel avez-vouspris ?

– Un certain Robin Hood ; il est là, biengarrotté, sur un cheval au milieu de mes hommes.

Robin, caché derrière un arbre à quelques pasde là, avança doucement la tête pour essayer d’apercevoirl’individu qui usurpait son nom, mais il ne put y parvenir.

– Permettez-moi de voir ce prisonnier, ditHalbert en s’approchant du groupe des soldats ; je connaisRobin Hood de vue.

– Amenez le prisonnier, commanda le chef.

Le vrai Robin entrevit alors un jeune hommevêtu comme lui du costume des forestiers ; il avait les piedsattachés par-dessous le ventre du cheval et les mains liéesderrière le dos ; un rayon de lune éclaira son visage, etRobin reconnut le plus jeune des fils de sir Guy de Gamwell, lejoyeux William, ou plutôt Will l’Écarlate.

– Mais ce n’est pas Robin Hood ! s’écriaHalbert en riant aux éclats.

– Qui est-ce donc alors ? demanda le chefdésappointé.

– Comment savez-vous que je ne suis pas RobinHood ? Vos yeux vous trompent, mon jeune ami, ditl’Écarlate ; je suis Robin Hood, entendez-vous ?

– Soit ; il y a alors deux archers dumême nom dans la forêt de Sherwood, répliqua Halbert. Oùl’avez-vous rencontré, sergent ?

– À quelques pas d’une maison habitée par unnommé Gilbert Head.

– Était-il seul ?

– Seul.

– Il devait être accompagné de deux personnes,car le Robin qui s’est échappé du château a pris la fuite avec deuxautres prisonniers ; d’ailleurs, il n’avait ni armes nimonture, il fuyait à pied, et il lui aurait été impossible d’allerà une telle distance en si peu de temps, à moins d’être monté surun bon trotteur comme les nôtres.

– Ayez l’obligeance, jeune aspirant écuyer,dit le sergent, de m’expliquer comment vous savez que les fugitifsétaient au nombre de trois ? Et derechef je te somme de medire pourquoi tu vagabondes au milieu de la nuit en pleineforêt ? Tu me diras aussi depuis quand tu connais RobinHood.

– Sergent, vous me paraissez vouloir troquervotre jaquette de soldat contre une robe de confesseur.

– Pas de plaisanterie, petit drôle ;réponds catégoriquement à mes questions.

– Je ne plaisante pas, sergent, et, pourpreuve, je répondrai à vos questions caté… quoi ?… oui !catégoriquement. Je commence par votre dernière question ;cela vous convient-il, sergent ?

– Au fait ! cria le sergent impatienté,sinon les menottes.

– Au fait, soit. Je connais Robin Hood, parcequ’aujourd’hui même je l’ai vu entrer au château.

– Après ?

– Je parcours la forêt, primo, d’après unordre du baron Fitz-Alwine, notre seigneur à tous ; vous leconnaissez déjà, cet ordre ; secundo, d’après un ordre ausside sa fille adorée, lady Christabel. Êtes-vous satisfait,sergent ?

– Après ?

– Je sais qu’il y a trois prisonniers évadésparce que maître Hubert Lindsay, garde porte-clefs du château etpère de ma sœur de lait la jolie Maude, m’en a prévenu ;êtes-vous satisfait, sergent ?

Le sergent enrageait du sang-froid moqueur deces réponses, et, ne sachant plus que dire, il s’écria :

– Quel ordre as-tu reçu de ladyChristabel ?

– Ah ! ah ! ah ! répliqual’enfant avec un gros rire, le sergent qui s’avise de pénétrer lessecrets de milady… ah ! ah ! ah ! vraiment c’est àn’y pas croire. Mais ne vous gênez pas, sergent ; ordonnez-moide retourner au château à franc étrier, je ferai part de votredésir à milady, et bien certainement milady me renverra au-devantde vous, toujours à franc étrier, pour soumettre à votreappréciation les ordres qu’elle m’a donnés. Holà ! beaucapitaine, tu patauges, tu t’embourbes, et je te félicite sur lacapture de Robin Hood ; le baron Fitz-Alwine te gratifieralargement, je n’en doute pas, quand il verra cet exemplaire deRobin Hood que tu lui apportes comme étant l’original.

– Mais, bavard, cria le sergent en fureur, jet’étranglerais si j’en avais le temps !… En route, mesfils !

– En route ! cria aussi le prisonnier, ethourra pour Nottingham !

La cavalcade tournait bride quand Robins’élança à la tête du cheval du sergent et dit d’une voixforte :

– Halte ! c’est moi qui suis RobinHood.

Avant de prendre ce parti, le courageux garçonavait murmuré ces mots à l’oreille d’Allan :

– Si vous tenez à la vie et à Christabel,messire, ne bougez pas plus que ces troncs d’arbres, et donnez-moiliberté de manœuvre ; et Allan avait laissé parler Robin sanscomprendre son intention.

– Tu me trahis, Robin ! s’écriainconsidérément Will l’Écarlate.

À ces mots le chef de l’escouade allongea lebras et saisit Robin au collet de son pourpoint en demandant àHal :

– Est-ce là le vrai Robin ?

Halbert, trop rusé pour répondrecatégoriquement, comme disait le sergent, éluda la question, etdit :

– Depuis quand me trouvez-vous assezpénétrant, maître, pour recourir à mes lumières ? Suis-je doncchien de chasse pour dépister le gibier à votre profit ? lynxpour voir ce que vous ne voyez pas ? sorcier pour deviner ceque vous ignorez ? Vous n’avez pourtant pas l’habitude de medemander à chaque instant : Hal, qu’est-ce que ceci ?Hal, qu’est-ce que cela ?

– Ne fais pas l’imbécile, et dis-moi lequel deces deux vauriens est Robin Hood, sinon, je te le réitère, lesmenottes !

– Ce nouveau venu peut bien vous répondrelui-même ; interrogez-le.

– Je vous ai déjà dit que j’étais Robin Hood,le vrai Robin Hood ! s’écria le pupille de Gilbert. Le jeunehomme que vous tenez garrotté à cheval est un de mes bons amis,mais ce n’est qu’un Robin Hood de contrebande.

– Alors les rôles vont changer, reprit lesergent, et pour commencer tu vas prendre la place de ce gentlemanau poil rouge.

Will, dégagé de ses liens, s’élança versRobin : les deux amis s’embrassèrent avec effusion ; puisWill disparut après avoir énergiquement serré la main de Robin enlui disant à voix basse :

– Compte sur moi.

Ces mots étaient sans nul doute une réponseaux paroles que Robin venait de lui glisser dans l’oreille pendantleurs embrassades.

Les soldats attachèrent Robin sur le cheval,et la cavalcade se dirigea vers le château.

Voici les causes de l’arrestation de William.En sortant de chez Gilbert Head, l’Écarlate avait laissé son cousinPetit-Jean retourner seul au hall de Gamwell, et s’était dirigé ducôté de Nottingham dans l’espoir de rencontrer Robin. Après unemarche d’une heure, il avait entendu des piétinements de chevaux,et, dans l’intime conviction que c’étaient Robin et ses compagnonsqui s’approchaient, Will avait entonné de toute la force de sespoumons et de sa voix la plus abominablement fausse cette balladede Gilbert qui se termine ainsi :

« Viens avec moi, mon amour, mon cher Robin Hood. »

et les soldats du baron, trompés par cetteinvocation à Robin Hood, l’avaient entouré et garrotté encriant : Victoire !

Will, comprenant alors qu’un danger menaçaitson ami, ne s’était pas fait connaître. On sait le reste.

La cavalcade partie avec Robin, Allan et lemoine sortirent de leur cachette, et Will, surgissant du milieud’un buisson, leur apparut comme un fantôme.

– Que vous a dit Robin ? lui demandaAllan.

– Le voici mot pour mot, répondit Will.« Mes deux compagnons, un chevalier et un moine, sont cachésici près. Dis-leur de venir me trouver demain matin au lever dusoleil dans la vallée de Robin Hood, qu’ils connaissent déjà ;toi et tes frères vous les accompagnerez, car j’aurai besoin debras vigoureux et de cœurs vaillants pour aider au succès de monentreprise ; nous aurons des femmes à protéger. » Voilàtout. En conséquence, messire cavalier, ajouta Will, je vousconseillerais de venir de suite au hall de Gamwell ; il y amoins loin d’ici le hall que d’ici la maison de Gilbert Head.

– Je désire embrasser ma sœur ce soir, et elleest chez Gilbert.

– Pardon, messire ; la dame arrivée hierchez Gilbert en compagnie d’un gentilhomme est maintenant au hallde Gamwell.

– Au hall de Gamwell ! mais c’estimpossible !

– Pardonnez-moi, messire ; miss Marianneest chez mon père, et je vous raconterai en marchant comment elle yest venue.

– Robin ne t’a-t-il pas dit que demain nousaurions des femmes à protéger ? demanda le moine.

– Oui, mon père.

– L’heureux coquin ! grommela lemoine : il enlève Maude. Oh ! les femmes ! lesfemmes ! oui, elles ont plus de malice dans un seul de leurscheveux que les hommes dans tous les poils de leur barbe.

Chapitre 12

 

Le baron écoutait négligemment la lecture descomptes d’un homme d’affaires, quand Robin, flanqué de deux soldatset précédé du sergent Lambic, dont nous avions oublié le nom, futintroduit dans sa chambre.

Aussitôt l’impétueux baron imposa silence àson lecteur et s’avança vers la petite troupe en lançant desregards qui ne présageaient rien de bon.

Le sergent leva les yeux sur son seigneur,dont les lèvres frémissantes s’entr’ouvraient, et il crut faireacte de politesse en lui laissant la parole ; mais le vieuxFitz-Alwine n’était pas homme à attendre patiemment qu’il plût ausergent de lui adresser son rapport, aussi lui appliqua-t-il unvigoureux soufflet comme pour lui dire : J’écoute.

– J’attendais… balbutia le pauvre Lambic.

– Moi aussi, j’attendais. Et lequel de nousdeux doit attendre, s’il vous plaît ? Ne voyez-vous pas,imbécile que vous êtes, que j’ouvre l’oreille depuis uneheure ?… Mais d’abord sachez, mon cher monsieur, que l’on adéjà raconté vos exploits, et que cependant je veux vous faire lagrâce d’en entendre une seconde fois le récit de votre proprebouche.

– Est-ce qu’Halbert vous a dit,monsieur ?…

– Vous m’interrogez, je crois ?parbleu ! voilà du nouveau ! monsieur m’interroge !Ah ! ah !

Lambic raconta en tremblant l’arrestation duvrai Robin.

– Vous oubliez une petite circonstance,monsieur ; vous ne me dites pas que vous avez relâché, aprèsl’avoir capturé, le coquin à l’arrestation duquel je tenaisessentiellement. Cela était fort spirituel de votre part,monsieur.

– Vous êtes dans l’erreur, milord.

– Je ne commets jamais d’erreurs, monsieur.Oui, vous avez capturé un jeune homme qui s’est dit Robin Hood, etvous l’avez laissé libre quand ce jeune homme de Sherwood aparu.

– C’est la vérité, milord, répondit Lambic quiavait omis par prudence cet épisode de son expédition dans laforêt.

– Oh ! c’est le plus sage, le plusardent, le plus pénétrant, le plus rusé des troupiers que maîtreLambic, sergent d’une compagnie de mes hommes d’armes, s’écria lebaron avec dédain ; puis il ajouta :

– Tu ne t’es donc pas souvenu des traits deceux que tu avais mis au cachot quelques heures auparavant ?roi des idiots, chauve-souris, escargot invalide !

– Je n’avais vu ni l’un ni l’autre desprisonniers, milord.

– Vraiment ! Tu avais alors un emplâtresur les yeux ? Avance ici, Robin ! cria le baron d’unevoix de tonnerre et en se laissant tomber sur le fauteuil.

Les soldats poussèrent Robin devant lebaron.

– Très bien, jeune bouledogue ! Abois-tutoujours aussi fort ? Je vais te dire ce que j’ai déjà dittantôt ; tu répondras franchement à mes questions, sinonj’ordonnerai à mes gens de t’assommer, entends-tu ?

– Interrogez-moi, répliqua froidementRobin.

– Ah ! tu t’amendes, tu ne refuses plusde parler ; bravo !

– Interrogez-moi, vous dis-je, milord.

L’œil du baron, qui s’était adouci, flamboyade nouveau et s’attacha sur Robin ; mais Robin sourit.

– Comment t’es-tu sauvé, jeune loup ?

– En sortant de mon cachot.

– J’aurais pu deviner cela sans beaucoup depeine ; qui t’a aidé à fuir ?

– Moi-même.

– Et qui encore ?

– Personne.

– Mensonge ! Je sais le contraire ;je sais que tu n’as pu passer par le trou de la serrure et que l’ont’a ouvert la porte.

– On ne m’a pas ouvert la porte, et, si jen’ai pas été assez fluet pour passer par le trou de la serrure, dumoins l’embonpoint ne m’a-t-il pas empêché de me glisser entre lesbarreaux de la lucarne du cachot ; de là j’ai sauté sur lerempart, où j’ai trouvé une porte ouverte, et, cette portefranchie, j’ai parcouru des escaliers, des galeries, des préaux,puis je suis arrivé au pont-levis… et j’étais libre, milord.

– Et ton compagnon, comment s’est-ilsauvé ?

– Je l’ignore.

– Il faut cependant que tu me le dises.

– Impossible. Nous n’étions pasensemble ; nous nous sommes rencontrés.

– Dans quel endroit du château vous êtes-vousrencontrés si à propos ?

– Je ne connais pas l’intérieur du château etne puis désigner cet endroit.

– Et ce coquin, où était-il quand le sergentLambic t’a arrêté ?

– Je l’ignore. Nous nous étions séparés depuisquelques instants ; je retournais seul chez mon père.

– Est-ce lui qu’on avait arrêté avanttoi ?

– Non.

– Mais où est-il ? qu’est-ildevenu ?

– De qui parlez-vous, milord ?

– Tu le sais bien, jeune fourbe ; jeparle d’Allan Clare, ton complice, ton ami.

– J’ai vu Allan Clare avant-hier pour lapremière fois.

– Quelle corruption, grand Dieu ! Ilsosent nous mentir en face, les vilains d’aujourd’hui ! plus debonne foi, plus de respect depuis que les enfants apprennent àdéchiffrer des grimoires et à barbouiller du papier ! Ma filleelle-même subit l’influence du vice ; elle correspond par cesinfernales lettres avec le misérable Allan Clare. Eh bien !puisque tu ignores où il se cache, ce misérable, aide-moi à devineroù je pourrai le trouver, je te promets la liberté pourrécompense.

– Milord, je n’ai pas l’habitude de passer montemps à deviner des énigmes.

– Eh bien ! je vais t’obliger à consacrerplusieurs heures par jour à cet utile exercice. Holà ! Lambic,remets ce bouledogue à la chaîne, et s’il s’évade encore, que Dieute préserve de la potence !

– Oh ! il ne m’échappera pas, répondit lesergent en hasardant un maigre sourire.

– Allons, file, et gare la corde !

Le sergent conduisit Robin de passages enpassages, d’escaliers en escaliers, jusqu’à une petite porteouvrant sur un corridor étroit ; là il prit des mains d’undomestique, venu en éclaireur, une torche allumée, et fit entrerRobin dans un réduit dont tout le mobilier consistait en une bottede paille.

Notre jeune forestier jeta les yeux autour delui ; rien de plus hideux que ce cachot ; pas d’issueautre que la porte, faite d’épais madriers bardés de fer ;comment sortir de là ? Il cherchait dans sa pensée un moyen,un expédient pour rendre inutiles les minutieuses précautions deson geôlier et n’en trouvait aucun, lorsque tout à coup il vitbriller dans l’obscurité du couloir, derrière les soldats, leregard clair et limpide d’Halbert. Cette vision lui renditl’espérance, et il ne douta plus de sa délivrance prochaine enpensant que des cœurs dévoués compatissaient à sa misère.

– Voilà votre chambre à coucher, ditLambic ; entrez, messire, et nargue le chagrin ! Nousdevons tous mourir un jour, vous ne l’ignorez pas ; que cesoit aujourd’hui, demain ou plus tard, qu’importe ! Qu’importeaussi le genre de mort : mourir d’une façon ou d’une autre,c’est toujours mourir.

– Vous avez raison, sergent, répondit Robinavec calme, et je comprends qu’il vous serait indifférent de mourircomme vous avez vécu… c’est-à-dire comme un chien.

En disant cela, Robin examinait du coin del’œil la porte encore ouverte, et relevait la position des soldatsau-dehors. Le domestique qui avait cédé sa torche à Lambic étaitparti, le jeune Hal également ; brisés de fatigue, lessoldats, au nombre de quatre, se tenaient nonchalamment appuyéscontre les murailles, et ne prêtaient guère d’attention à lacauserie de leur chef avec le prisonnier.

Habile à concevoir et prompt à exécuter, lejeune loup de Sherwood profita de l’inattention des hommes d’armeset de la faiblesse relative de Lambic, dont les mouvements étaientgênés par la torche qu’il tenait de la main droite, et, bondissantcomme un chat sauvage, il poussa la torche sur le visage de Lambic,l’y éteignit du coup, et s’élança hors du cachot.

Malgré l’obscurité, malgré les atrocesdouleurs que lui causaient les brûlures de son visage, Lambic,suivi de ses hommes, appuya une vigoureuse chasse au fugitif ;mais jamais lièvre au déboulé n’était parti si prestement, jamaisaussi renard ayant meute sur ses pistes ne fit plus de crochets, etvainement les limiers du baron hurlèrent en fouillant dans lescoins et recoins des immenses galeries. Robin leur échappa.

Déjà depuis quelques instants le jeune hommene marchait plus qu’à petits pas, sans savoir où il se trouvait, etles bras tendus en avant pour se garer des obstacles, quand il seheurta contre un être humain qui ne put retenir un cri defrayeur.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-on d’une voixpresque tremblante.

– C’est la voix d’Halbert, pensa Robin.

– C’est moi, mon cher Hal, répondit le jeuneforestier.

– Qui, vous ?

– Moi, Robin Hood ; je viens dem’échapper, ils me poursuivent, cachez-moi quelque part.

– Suivez-moi, messire, dit le braveenfant ; donnez-moi la main, marchez tout près de moi, etsurtout pas un mot.

Après mille tours et détours dans l’obscurité,et remorquant le fugitif par la main, Halbert s’arrêta et frappalégèrement à une porte dont les ais mal joints laissaient filtrerquelques rayons de lumière ; une voix douce s’enquit du nom duvisiteur nocturne.

– Votre frère Hal.

La porte s’ouvrit aussitôt.

– Quelles nouvelles avez-vous, chezfrère ? demanda Maude en pressant les mains du jeunegarçon.

– J’ai mieux que des nouvelles, chèreMaude ; tournez la tête et regardez.

– Juste ciel ! c’est lui ! s’écriaMaude en sautant au cou de Robin.

Surpris et peiné d’un accueil qui révélait unepassion qu’il était loin de partager, Robin voulut raconter lesfaits de son retour au château, de sa nouvelle évasion, mais Maudene le laissa pas parler.

– Sauvé ! sauvé ! sauvé !balbutiait-elle follement avec des larmes, des rires, des sanglotset des baisers, sauvé ! sauvé !

– Quelle étrange fille vous êtes, Maude,disait l’innocent novice écuyer ; je croyais vous faireplaisir en vous amenant ici messire Robin Hood, et voilà que vouspleurez comme une Madeleine.

– Hal a raison, ajouta Robin, vous gâtez vosbeaux yeux, chère Maude ; redevenez donc joyeuse autant quevous l’étiez ce matin.

– C’est impossible, répondit la jeune filleavec un profond soupir.

– Je ne veux pas le croire, répliqua Robinpenché sur la tête de Maude et posant ses lèvres sur les bandeauxde ses cheveux noirs qui encadraient son front.

Maude se ressentit sans doute de la froideurque le jeune forestier mettait dans ces simples mots :« Je ne veux pas le croire » ; car elle pâlit etsanglota amèrement.

– Chère Maude, ne pleurez plus, mevoilà ! répétait sans cesse Robin ; dites-moi la cause devotre chagrin.

– Ne me demandez pas cela aujourd’hui ;plus tard vous saurez tout… Lady Christabel et moi nous pensions àvous rendre libre… Oh ! quelle joie quand elle saura que vousl’êtes déjà ! Messire Allan Clare a reçu sa lettre ;quelle réponse lui apportez-vous ?

– Messire Allan n’a pas eu la possibilité nid’écrire ni de conférer avec moi ; mais je connais sesintentions, et je veux, avec l’aide de Dieu et votre concours,chère Maude, enlever du château lady Christabel et la conduire prèsde son fiancé.

– Je cours prévenir milady, dit vivementMaude ; mon absence ne sera pas de longue durée. Attendez icimon retour ; viens avec moi, Hal.

Robin, demeuré seul, s’assit au bord du lit dela jeune fille, et rêva. Nous avons déjà dit que, malgré sajeunesse, Robin parlait et agissait comme un homme. Cette précoceraison, il la devait aux soins de Gilbert pour son éducation.Gilbert lui avait appris à penser seul, à agir seul, et à bienagir ; mais il ne lui avait pas révélé que des sympathiesautres que celles de l’amitié peuvent naître fortuitement et sedévelopper irrésistibles entre deux êtres d’un sexe différent. Laconduite de Maude, depuis le furtif baiser qu’il avait déposé sursa main en sortant de la chapelle, l’étonnait donc beaucoup. Mais àforce d’y rêver, et comme par intuition, il crut deviner ce quec’était que l’amour ; il comprit aussi que c’était de l’amourque Maude ressentait pour lui, et il s’en affligea, car il neressentait rien pour elle, sinon qu’il la trouvait jolie,gracieuse, aimable et pleine de dévouement.

Cependant, tout en s’affligeant de sonindifférence involontaire pour Maude, il en vint à se reprochercette même indifférence et à se demander s’il ne devait pas, souspeine de manquer de probité, s’efforcer de rendre à Maude amourpour amour. Le naïf adolescent allait donc donner son cœur qu’ilcroyait encore libre, quand soudain l’image chérie de Mariannepassa devant ses yeux.

– Ô Marianne ! Marianne !s’écria-t-il avec enthousiasme.

La cause de Maude était à jamais perdue.

Bientôt succédèrent à cet enthousiasme ledoute et la tristesse. Marianne, de même que Christabel,appartenait à une noble famille, et Marianne ferait fi de l’amourd’un obscur forestier. Marianne aimait déjà peut-être quelque beaucavalier de la Cour. Certes Marianne lui avait déjà donné de bientendres regards, mais qui prouvait au jeune homme que ces regardssi tendres n’étaient pas uniquement inspirés par lareconnaissance ?

À mesure que Robin s’adressait ces questions,et beaucoup d’autres encore auxquelles il répondait à sondésavantage, la cause de Maude s’améliorait.

Maude, jolie, aussi jolie que Marianne etChristabel, n’était pas noble, Maude n’avait pas pour adorateursdes gentilshommes, et un humble forestier pourrait lutter contreses adorateurs ; Maude donnait de tendres regards à Robin, etces regards n’étaient point provoqués par la reconnaissance ;au contraire, c’était Robin qui devait de la reconnaissance àMaude.

Robin éprouvait d’étranges sensations pendantces rêveries et s’y abandonnait avec des alternatives de bonheur etd’angoisse, quand un bruit de pas lourds et très différents de ceuxde la légère Maude retentit dans le couloir ; ce bruits’approchait de la chambre, et Robin éteignit la lumière au premiercoup vigoureusement frappé sur la porte.

– Holà ! Maude, dit le visiteurau-dehors, pourquoi éteignez-vous la lumière ?

Robin n’eut garde de répondre et se blottitentre le lit et la muraille.

– Maude, ouvre-moi !

Impatienté de ne pas recevoir de réponse, levisiteur ouvrit la porte et entra. Sans l’obscurité, Robin auraitpu voir un homme d’une haute stature, et d’une corpulenceproportionnée.

– Maude, Maude, parleras-tu ? Je suiscertain que tu es ici, j’ai vu briller ta lampe par les fentes dela porte.

Et l’homme à grosse voix bourrue cherchait entâtonnant par toute la chambre.

Robin, pour plus de sûreté, se glissa sous lelit.

– Les stupides meubles ! dit l’homme quise heurta le front contre une armoire et s’embarrassa les jambesdans une chaise. Ma foi ! pour plus de sûreté je m’assieds parterre.

Un long silence se fit ; Robin nerespirait qu’à rares intervalles et le plus doucement possible.

– Mais où peut-elle être ? repritl’étranger en allongeant le bras et en promenant sa main sur lelit. Elle n’est pas couchée ; sur mon âme, je commence àcroire que Gaspard Steinkoff m’a dit la vérité, une vérité qui lui avalu un bon coup de poing, à Gaspard ! il m’a dit ;« Ta fille, maître Hubert Lindsay, embrasse les personnesaussi librement que je bois un verre d’ale. » Ô le coquin deGaspard ! oser me dire à moi qu’un enfant qui m’appartient àmoi, et dont je suis le père, moi, embrasse des prisonniers !…Ô le coquin !… Cependant je trouve très bizarre qu’à une heureaussi avancée Maude ne soit pas dans sa chambre. Elle ne peut êtreauprès de lady Christabel ; où est-elle alors ? MonDieu ! j’ai l’enfer dans la tête. Où est-elle, ma petiteMaude, où est-elle ? Par la sainte mère de Dieu ! siMaude commet une faute, je… Bah ! je suis un aussi misérablecoquin que Gaspard Steinkoff… j’insulte mon sang, ma vie, mon cœur,mon enfant, ma Maude chérie. Ah ! vieille tête folle que jesuis ! j’oubliais qu’Halbert est sorti du château pour allerchercher un médecin, car milady est malade, et Maude est auprès demilady. Oh ! que je suis donc content, bien content de m’êtresouvenu de cela. Je mériterais d’être roué pour avoir eu demauvaises pensées sur ma chère fille.

Robin, immobile sous le lit, avait eu luiaussi de mauvaises pensées, et de plus un certain tressaillement dejalousie avant de reconnaître dans le visiteur nocturne le gardienporte-clefs du château, l’honnête père de Maude, HubertLindsay.

Des pas légers et précipités, le frôlementd’une robe, le rayonnement d’une lampe, interrompirent le monologued’Hubert, qui se remit sur ses pieds.

Maude, à sa vue ne put retenir un crid’effroi, et lui dit avec anxiété :

– Pourquoi êtes-vous ici, mon père ?

– Pour causer avec toi, Maude.

– Nous causerons demain, père ; il estfort tard, je suis fatiguée et j’ai besoin de dormir.

– Je n’ai que quelques mots à dire.

– Je ne veux rien entendre, cher père ;je vous embrasse et je deviens sourde, bonsoir.

– Je n’ai qu’une question à te faire, tu yrépondras, et je partirai.

– Je suis sourde, vous dis-je, et je vaisdevenir muette. Bonsoir, bonsoir, bonsoir, ajouta Maude, enapprochant son front des lèvres du vieillard.

– Pas de bonsoir encore, fille, dit Hubertd’un air grave ; je veux savoir d’où vous venez et pourquelles raisons vous n’êtes pas encore couchée.

– Je viens de l’appartement de milady qui esttrès souffrante.

– Fort bien. Autre question : pourquoiêtes-vous si prodigue de vos baisers en faveur de certainsprisonniers ? pourquoi embrassez-vous un étranger comme s’ilétait votre frère ? C’est mal agir, Maude.

– J’ai embrassé des étrangers, moi !moi ! et qui donc a inventé cette calomnie ?

– Gaspard Steinkoff.

– Gaspard Steinkoff en a menti, monpère ; mais il n’aurait pas menti en vous faisant connaîtrequelle fut ma colère et mon indignation quand il eut l’audace dechercher à me séduire.

– Il a osé !… s’écria Hubert rugissant decolère.

– Il a osé, répéta énergiquement la jeunefille.

Puis fondant en larmes, elle ajouta :

– Je lui résistai, je lui échappai, et il memenaça de sa vengeance.

Hubert tint sa fille pressée sur sa poitrine,et, après quelques instants de silence, il dit avec calme, un deces calmes au fond desquels on devine le sang-froid d’uneimplacable colère, il dit :

– Que Dieu, s’il pardonne à Gaspard Steinkoff,lui accorde la paix en l’autre monde ! pour moi je n’auraiplus de paix en celui-ci avant que je n’aie puni cet infâme…Embrasse-moi, mon enfant, embrasse ton vieux père qui t’aime, quite respecte, qui prie le ciel de veiller sur ton honneur.

Et maître Hubert Lindsay regagna sonposte.

– Robin, demanda aussitôt la jeune fille, oùêtes-vous ?

– Me voilà, Maude, répondit Robin déjà sortide sa cachette.

– J’étais perdue si mon père s’était aperçu devotre présence.

– Non, chère Maude, répliqua le jeune hommeavec une admirable candeur ; j’aurais, au contraire, témoignéde votre innocence. Mais dites-moi, quel est donc ce GaspardSteinkoff ? L’ai-je déjà vu ?

– Oui ; il surveillait le cachot quandvous avez été emprisonné pour la première fois.

– C’est donc lui qui nous a surpris quandnous… causions ?

– Lui-même, reprit Maude qui ne put s’empêcherde rougir.

– Vous serez vengée alors ; je mesouviens de sa figure, et, quand je le rencontrerai…

– Ne vous occupez pas de cet homme, il n’envaut guère la peine ; méprisez-le comme je le méprise… LadyChristabel désire vous voir ; mais, avant de vous conduireprès d’elle, j’ai quelque chose à vous dire, Robin… Je suis trèsmalheureuse… et…

Maude s’arrêta, les sanglotsl’étouffaient.

– Encore des larmes ! s’écriaaffectueusement Robin. Ah ! ne pleurez pas ainsi. Puis-je vousêtre utile ? puis-je contribuer à votre bonheur ?Dites-le-moi, et je me mets corps et âme à votre service ;n’hésitez pas à me confier vos peines ; un frère doit sedévouer pour sa sœur, et je suis votre frère.

– Je pleure, Robin, parce que je suis forcéede vivre dans cet horrible château où il n’y a pas d’autres femmesque lady Christabel et moi, excepté les filles de cuisine et debasse-cour ; j’ai été élevée avec milady, et malgré ladifférence de nos rangs, nous nous aimions comme des sœurs. Je suisla confidente de ses chagrins, je partage aussi ses joies ;mais, en dépit des efforts de cette bonne maîtresse, je comprends,je sens que je ne suis que sa servante, et je n’ose lui demanderdes conseils et des consolations. Mon père, si bon, si honnête etsi brave, ne me protège que de loin, et j’aurais besoin, jel’avoue, d’être protégée de près… Chaque jour les soldats du baronme courtisent… et m’insultent en se méprenant sur la légèreténaturelle de mon caractère, sur ma gaieté, sur mes rires, sur meschansons… Non, je ne me sens plus la force de supporter cetteabominable existence ! il faut qu’elle change ou que jemeure ! Voilà, Robin, ce que j’avais à vous dire, et si ladyChristabel quitte le château, je vous prie de m’emmener avecelle.

Le jeune forestier ne put répondre que par uneexclamation de surprise.

– Ne me repoussez pas, emmenez-moi, je vous enconjure ! reprit Maude d’un ton passionné. Je mourrai, je metuerai, je veux me tuer si vous franchissez le pont-levis sansmoi.

– Vous oubliez, chère Maude, que je ne suisencore qu’un enfant et que je n’ai pas le droit de vous conduiredans la maison de mon père. Mon père vous repousseraitpeut-être.

– Un enfant ! répliqua la jeune filleavec dépit, un enfant qui ce matin buvait à ses amours !

– Vous oubliez aussi votre vieux père quimourrait de chagrin… Tout à l’heure je l’ai entendu ; il vousa bénie, il a juré de punir un calomniateur.

– Il me pardonnera en pensant que j’ai suivima maîtresse.

– Mais votre maîtresse peut fuir, elle !messire Allan Clare est son fiancé.

– Vous avez raison, Robin ; moi je nesuis qu’une pauvre abandonnée.

– Il me semble cependant que frère Tuckpourrait vous…

– Oh ! c’est mal, très mal ce que vousdites ! s’écria Maude avec indignation. J’ai ri, j’ai chanté,j’ai follement causé avec le moine ; mais je suis innocenteentendez-vous, je suis innocente ! Mon Dieu ! monDieu ! ils m’accusent tous, je suis pour tous une filleperdue. Ah ! je sens que je deviens folle !

Et, la figure voilée de ses deux mains, Maudes’agenouilla en gémissant.

Robin était profondément ému.

– Relève-toi, dit-il avec douceur. Ehbien ! tu fuiras avec milady, tu viendras chez mon pèreGilbert, tu seras sa fille, tu seras ma sœur.

– Dieu te bénisse, noble cœur ! répliquala jeune fille la tête appuyée sur l’épaule de Robin ; jeserai ta servante, ton esclave.

– Tu seras ma sœur. Allons, Maude, un souriremaintenant, un joli sourire à la place de ces vilaines larmes.

Maude sourit.

– Le temps presse ; conduis-moi chez ladyChristabel.

Maude sourit encore, mais ne bougea pas.

– Eh bien ! chère,qu’attends-tu ?

– Rien, rien ; partons !

Et ce mot : Partons ! fut dit entredeux baisers sur les joues empourprées de notre héros.

Lady Christabel attendait avec impatience lemessager d’Allan.

– Puis-je compter sur vous, messire ?demanda-t-elle dès que Robin parut dans sa chambre.

– Oui, madame.

– Dieu vous récompensera, messire ; jesuis prête.

– Et moi aussi, chère maîtresse ! s’écriaMaude. En route ! nous n’avons pas un instant à perdre.

– Nous ! répliqua Christabel étonnée.

– Oui, nous, milady, nous, nous ! ripostala camériste en riant. Croyez-vous donc, madame, que Maude puissevivre éloignée de sa chère maîtresse ?

– Quoi ! tu consens àm’accompagner ?

– Non seulement j’y consens, mais encore jemourrais de douleur si vous n’y consentiez pas, madame.

– Et je suis du voyage aussi ! s’écriaHalbert, qui jusqu’alors s’était tenu à l’écart ; milady meprend à son service. Messire Robin, voici votre arc et vos flèches,dont je m’emparai quand on vous arrêta dans la forêt.

– Merci, Hal, dit Robin. À partird’aujourd’hui nous sommes amis.

– À la vie, à la mort ! messire, ajoutale jeune gars avec un naïf orgueil.

– En route donc ! s’écria Maude. Hal,passe devant nous, et vous, milady, donnez-moi la main. Maintenant,silence général et complet ; le moindre chuchotement, le pluspetit bruit pourrait nous trahir.

Le château de Nottingham communiquait avec ledehors par d’immenses souterrains dont l’entrée s’ouvrait dans lachapelle et la sortie dans la forêt de Sherwood. Hal lesconnaissait assez pour pouvoir y servir de guide ; le passagede ces souterrains n’était donc pas difficile, mais il fallaitd’abord gagner la chapelle ; or la porte de la chapellen’était plus libre comme au commencement de la nuit, le baronFitz-Alwine venait d’y faire placer une sentinelle ; parbonheur pour les fugitifs cette sentinelle avait jugé à propos demonter sa garde en dedans de la chapelle, et, vaincue par lafatigue, elle s’était endormie sur un banc, à l’instar d’unchanoine dans une stalle.

Les quatre jeunes gens pénétrèrent donc dansle saint lieu sans réveiller le soldat et sans même se douter de saprésence, tant l’obscurité était grande ; et ils allaientatteindre l’entrée des souterrains lorsque Halbert, qui marchait enavant, se heurta contre un mausolée et tomba lourdement.

– Qui vive ! demanda soudain lefactionnaire qui se crut pris en flagrant délit de sommeil.

L’écho répéta seul le bruyant Qui vive !et ses retentissements prolongés de piliers en piliers et de voûtesen voûtes masquèrent le bruit des voix et des mouvements desfugitifs. Hal se blottit derrière le tombeau, Robin et Christabelsous l’escalier de la chaire ; Maude seule n’eut pas le tempsde se cacher ; la lumière d’une torche éclaira la chapelle, etle factionnaire s’écria :

– Parbleu ! c’est Maude, Maude, lapénitente à frère Tuck ! Sais-tu, ma charmante, que tu as faittrembler la moustache de Gaspard Steinkoff en le réveillant ainsibrusquement pendant qu’il rêvait de tes grâces ? Corps deDieu ! j’ai cru que le vieux sanglier de Jérusalem, notreaimable seigneur, passait la revue des sentinelles. Mais, vive lajoie ! il ronfle, le bonhomme, et la beauté meréveille !

Et, cela disant, le soldat planta sa torchedans un candélabre du lutrin, et s’avança vers Maude les brasouverts pour lui saisir la taille.

Maude répondit froidement :

– Oui, je viens prier Dieu pour ladyChristabel qui est très souffrante ; laissez-moi donc prier,Gaspard Steinkoff.

– Holà ! là ! pensa Robin en mettantsilencieusement une flèche à son arc, c’est le calomniateur…

– À plus tard les oraisons, la belle, repritle soldat dont les mains effleuraient déjà le corsage de la jeunefille ; ne soyons pas farouche et donnons à Gaspard un baiser,deux baisers, trois baisers, beaucoup de baisers.

– Arrière, lâche, insolent ! s’écriaMaude en reculant elle-même.

Le soldat fit un nouveau pas en avant.

– Arrière, calomniateur, tu as tenté de mefaire maudire par mon père pour te venger du mépris avec lequelj’ai repoussé tes odieuses galanteries ! arrière, monstre quine respecte même pas la sainteté de ces lieux !arrière !

– Triple damnation ! s’écria Gaspardécumant de rage et saisissant la jeune fille à bras-le-corps ;triple damnation ! tes insolences seront punies.

Maude résistait énergiquement et ne doutaitpas qu’Halbert et Robin ne vinssent à son secours ; mais enmême temps elle craignait que le bruit d’une lutte n’attirâtl’attention des soldats du poste le plus voisin ; elles’abstenait donc de pousser des cris et répliquait ausoldat :

– C’est toi qui seras… puni, quand une flèche,lancée par une main qui ne manquait jamais son but, traversa lecrâne du bandit et le renversa mort sur les dalles du temple. Moinsprompt que la flèche, Hal accourait pour défendre sa sœur, maiselle s’était déjà évanouie en murmurant :

– Merci, Robin, merci !…

Les lueurs tremblotantes de la torcheéclairèrent d’abord deux corps inanimés et gisant côte à côte surle sol ; l’un restait isolé dans la mort, et près de l’autredes cœurs dévoués attendaient, des yeux amis épiaient les symptômesd’un retour à la vie. Robin puisait l’eau des bénitiers à deuxmains et en mouillait doucement les tempes de la jeune fille ;Hal frappait de ses mains dans la paume des siennes, et Christabellui prodiguait les plus doux noms de l’amitié en invoquant lesecours de la Vierge ; tous trois enfin s’efforçaient deranimer les sens de la pauvre Maude, et ils eussent renoncé à fuirplutôt que de l’abandonner dans cet état. Quelques minutess’écoulèrent avant que Maude rouvrît les yeux, et ces minutesparurent des siècles ; mais quand ses paupières sedessillèrent, un long regard, le premier, un céleste regard remplide gratitude et d’amour, s’arrêta sur Robin : un sourires’échappa de ses lèvres blêmies, des nuances rosées remplacèrent lafroide pâleur des joues, sa poitrine se dilata, ses bras seréunirent aux bras tendus pour la soulever de terre, et secouant saléthargie, elle s’écria la première :

– Partons !

La marche dans le souterrain dura plus d’unegrande heure.

– Enfin nous arrivons, dit Hal ; courbezle dos, la porte est basse, et prenez garde aux épines d’une haiequi masque l’issue de ce passage au-dehors ; tournez àgauche ; bien ; suivez le sentier le long de la haie… etmaintenant, adieu la torche et vive le clair de lune ! noussommes libres !

– Et à mon tour de servir de pilote, dit Robinen s’orientant ; je suis chez moi. La forêt est à moi. Necraignez rien, mesdames, et au point du jour nous rejoindronsmessire Allan Clare.

La petite caravane s’avança lestement àtravers les taillis et les futaies, malgré la fatigue des deuxjeunes filles. La prudence défendait de suivre les sentiers et detraverser les clairières, où le baron avait sans doute déjà lancéses limiers ; et, au risque de déchirer les robes et de semeurtrir pieds et jambes, il fallait voyager comme les daims, defort en fort, de trouées en trouées. Robin paraissait réfléchirprofondément depuis quelques minutes, et Maude lui en demandatimidement la cause.

– Chère sœur, dit-il, il faut que nous nousséparions avant le jour ; Halbert va vous accompagner jusquechez mon père, et vous expliquerez au bon vieillard pourquoi je nesuis pas encore de retour de Nottingham ; il est utile etprudent de l’avertir que je conduis sans retard milady auprès demessire Allan Clare.

Les fugitifs se séparèrent donc après detendres adieux, et Maude dévora ses larmes et étouffa ses sanglotsen s’engageant à la suite d’Halbert dans le sentier que lui indiquaRobin.

Lady Christabel et son chevalier, cardésormais Robin est un vrai chevalier, atteignirent promptement lagrande route de Nottingham à Mansfeldwoohaus, et Robin, avant des’y engager, grimpa sur un arbre, et explora du regard lesalentours de l’horizon.

Rien de suspect n’apparut d’abord, et aussiloin que sa vue pouvait porter, la route lui sembla libre ;mais pendant que le jeune homme descendait de son observatoire ense croyant favorisé du sort, il vit poindre au sommet d’une descôtes de la route un cavalier qui s’avançait à franc étrier.

– Blottissez-vous là, milady, là, dans cefossé, derrière ce buisson à mes pieds, et pour l’amour de Dieu, nefaites pas un mouvement, ne poussez pas le plus petit crid’effroi.

– Y a-t-il du danger ? craignez-vousquelque chose, messire ? demanda Christabel en voyant Robinmettre une flèche à son arc et se poster en embuscade derrière untronc d’arbre.

– Vite, milady, cachez-vous, un cavaliers’avance vers nous, et j’ignore si c’est un ami ou un ennemi… Aprèstout, si c’est un ennemi, ce n’est jamais qu’un homme, et uneflèche bien lancée arrêtera toujours un homme.

Robin n’osait ajouter, de peur d’effrayerencore plus sa compagne, qu’il reconnaissait aux premières lueursdu matin les couleurs du baron Fitz-Alwine sur le pennon ducavalier. Christabel de son côté devinait les intentions hostilesde Robin et aurait voulu pouvoir crier : Plus de sang !plus de mort ! cette liberté nous coûte déjà trop cher !mais Robin d’une main tenait son arc et de l’autre lui imposaitsilence par un geste d’autorité, tandis que le cavaliers’approchait ventre à terre.

– Au nom du Dieu vivant, cachez-vous,milady ! murmura Robin les dents serrées et comme mangeant savoix : cachez-vous.

Christabel obéit, et, la tête enveloppée dansson manteau, adressa une prière mentale à la Vierge. Cependant lecavalier s’approchait, s’approchait, et Robin, campé derrièrel’arbre, l’arc tendu et la flèche à l’œil, le guettait au passage.Le cavalier passa… il passa rapide comme l’éclair… mais, plusrapide encore, une flèche le gagna de vitesse, frôla la hanche ducheval, se glissa obliquement entre son flanc et le coussin de laselle, et lui pénétra dans le ventre jusqu’à l’empennage, et bêteet cavalier roulèrent dans la poussière.

– Fuyons, milady ! s’écria Robin,fuyons !

Christabel, plus morte que vive, tremblait detous ses membres et balbutiait ces mots :

– Il l’a tué ! il l’a tué ! il l’atué !

– Fuyons, milady, répéta Robin, fuyons, letemps presse !

– Il l’a tué ! balbutiait follementChristabel.

– Mais non, je ne l’ai pas tué, milady.

– Il a poussé un cri horrible, un crid’agonie !

– Il n’a poussé qu’un cri de surprise.

– Vous dites ?

– Je dis que ce cavalier était lancé à notrerecherche, et que nous étions perdus si je n’avais mis son chevaldans l’impossibilité de le porter plus longtemps. Marchons,milady ; vous me comprendrez mieux quand vous ne tremblerezplus.

– Il n’a pas même une égratignure,milady ; mais son pauvre cheval vient de battre son derniertemps de galop. Ce cavalier avait trop d’avantages sur nous ;il pouvait aller de Mansfeldwoohaus à Nottingham et en reveniravant que nous ayons quitté cette route ; il était donc urgentd’arrêter sa fougue. Maintenant les chances sont égales entrenous : que dis-je ? les nôtres sont supérieures ; ilest à pied, et nous sommes à pied, c’est vrai, mais nos pieds sontagiles et sans entraves, tandis que les siens ne le sont pas.Courage, milady, nous serons loin d’ici quand ce messire cavalieraura pu se dégager de dessous son courtaud et se mettre en routeavec ses grosses bottes, qui ne sont plus bottes de sept lieues.Courage, milady, Allan Clare n’est pas loin, courage !

Chapitre 13

 

Le front, les paupières ou plutôt la figureentièrement endommagée par les flammes de la torche auxquelles ellevenait de servir d’éteignoir, le sergent Lambic eut encore lachance de prendre, en pourchassant Robin, une direction tout à faitopposée à celle du fuyard.

Au temps où se passe cette histoire, lechâteau de Nottingham possédait une quantité prodigieuse depassages souterrains creusés dans les rochers de la colline ausommet de laquelle s’élevaient ses tours et ses muraillescrénelées ; peu d’individus, même parmi les plus ancienshabitants de la citadelle féodale, connaissaient exactement latopographie de ce sombre et mystérieux labyrinthe. Lambic et seshommes y vagabondèrent donc au hasard, et se séparèrent les uns desautres sans s’en apercevoir.

Lambic, presque aveuglé, nous l’avons dit,tourna le dos à Robin, laissa ses hommes s’éloigner à gauche, etarriva devant le grand escalier du château, en haut duquel il crutentendre le pas de ses hommes.

– Bon ! se dit-il, ils ont rattrapé lejeune drôle et le conduisent devant le baron ; il faut quej’arrive en même temps qu’eux, sinon ils se feraient un mérite deleur vigilance aux yeux de monseigneur, les stupidesbrutes !

Tout en grognant ainsi, le brave sergentarriva à la porte de l’antichambre du baron, et, prudent parexpérience, il voulut, avant de se montrer, savoir comment le vieuxFitz-Alwine accueillait le retour de ses hommes en compagnie duprisonnier ; il colla donc son oreille au trou de la serrure,et écouta le dialogue suivant :

– Cette lettre m’annonce, dites-vous, que sirTristram de Goldsborough ne peut venir à Nottingham ?

– Oui, monseigneur ; il est obligéd’aller à la Cour.

– Fâcheux contretemps !

– Et il vous prévient qu’il vous attendra àLondres.

– Tant pis ! Indique-t-il le jour denotre rendez-vous ?

– Non, monseigneur ; il vous prieseulement de vous mettre en route aussitôt que possible.

– Eh bien ! je partirai ce matin ;donnez des ordres pour qu’on prépare mes chevaux ; je veuxêtre accompagné par six hommes d’armes.

– Vous serez obéi, monseigneur.

Lambic, fort étonné de ce que Robin n’étaitpas là, s’imagina que les soldats l’avaient reconduit en prison etcourut s’en assurer ; mais la porte du cachot était toutegrande ouverte, le cachot vide, et la torche fumante encore gisaitpar terre.

– Holà ! je suis perdu ! se dit lesergent. Que faire ?

Et il revint machinalement à la porte du baronen osant espérer encore que les soldats y ramèneraient le damnéforestier. Pauvre Lambic ! il sentait déjà autour de son coul’étreinte d’une corde neuve. Cependant l’espérance, quin’abandonne jamais complètement les malheureux, l’espérance luisourit lorsque, ayant de nouveau collé son oreille au trou de laserrure, il reconnut que tout était calme et silencieux dansl’appartement. Le soldat fit le raisonnement suivant :

– Le baron dort, donc il n’est pas encolère ; il n’est pas en colère, donc il ignore que leforestier m’a glissé entre les mains comme une anguille ; ilignore la fuite du forestier, donc il ne me suppose pasrépréhensible, punissable, pendable ; donc je puis meprésenter devant lui sans crainte aucune, et lui rendre compte dema mission comme si je l’avais remplie à sa plus grandesatisfaction ; je gagnerai ainsi du temps, et pourrai savoirce qu’est devenu ce satané Robin, afin de le réintégrer dans soncachot, ou de l’y maintenir si mes deux stupides bêtes de soldatsont eu la chance de bien faire leur devoir. Je puis donc meprésenter sans crainte… oui, sans crainte, devant mon terrible ettout-puissant seigneur… Entrons. Mais il dort, il dort !Oh ! alors autant vaudrait accoster un tigre affamé et sepermettre de lui caresser le dos ! pas si fou ne suis-jed’éveiller monseigneur. Oh ! oh ! cependant, continuait àse dire le pauvre Lambic, tremblant et rassuré tour à tour, tour àtour timide et fanfaron, cependant si le baron ne dormaitpas ? Tant mieux, ce serait alors le vrai moment d’entrer,cela prouverait derechef qu’il ignore ma mésaventure. Vraiment,s’il ne dort pas, ce calme et ce silence tiennent du prodige !Mais j’y pense, essayons un peu de gratter le bois de la porte, etsi ce bruit est trop mal accueilli, j’aurai le temps de mesauver.

Lambic gratta légèrement de l’ongle sur lemilieu de la porte à l’endroit où il y a le plus de sonorité. Cetteespèce de provocation demeura sans résultat, et le silence del’intérieur ne fut pas troublé.

– Décidément il dort, pensa de nouveau Lambic.Eh ! non, imbécile que je suis ! il est sorti ; ilest auprès de sa fille, sinon je l’entendrais encore, car il dorten grondant.

Poussé par une diabolique curiosité, lesergent manœuvra doucement la clef de la porte, qui tourna sansgrincer sur ses gonds, et lui permit d’allonger le cou pourembrasser d’un premier coup d’œil l’appartement en son entier.

– Miséricorde !

Ce cri de terreur expira sur les lèvres deLambic, le froid et l’immobilité de la mort le saisirent, et ildemeura enchâssé dans l’entrebâillement de la porte, tandis que lebaron, muet d’étonnement lui-même et stupéfait de tant d’audace, lefoudroyait de ses regards.

Ce malheureux Lambic, la chance lui étaittoujours contraire, un mauvais génie s’acharnait sur sa personne,et la fatalité voulut qu’il troublât le baron juste au moment où levieux pécheur, agenouillé devant son confesseur, demandait uneabsolution avant de partir pour Londres.

– Misérable ! gueux ! infâmesacrilège ! espion du confessionnal ! envoyé deSatan ! traître vendu au diable ! que viens-tu faireici ? s’écria le baron qui pouvait enfin respirer et lâcherles écluses de sa fureur. Qui donc en ce château est le maître oule valet ? est-ce toi le maître ? est-ce moi levalet ? La corde au cou, pâture à corbeau ! et je nemonterai pas à cheval avant que tu n’aies monté l’échelle de mapotence.

– Calmez-vous, mon fils, dit le vieux moineconfesseur, Dieu est miséricordieux.

– Dieu n’est pas servi par de pareilssacripants, reprit le baron en se relevant ivre de fureur. Ici,coquin ! ajouta-t-il après avoir tournoyé dans la chambrecomme une hyène dans sa cage ; ici à genoux, prends ma place,et confesse-toi avant de mourir.

Lambic ne quittait pas le seuil de la porte,et quoiqu’il eût perdu tout esprit d’à-propos, il cherchaitnéanmoins à profiter d’un temps d’arrêt dans la colère de sonmaître pour risquer une justification. Le baron, dont les penséeset les paroles se succédaient incohérentes, lui offrit sans levouloir l’occasion de se disculper.

– Que me voulais-tu ? demanda-t-il tout àcoup, parle.

– Milord, j’ai frappé plusieurs fois à laporte, répondit humblement le sergent, j’ai cru qu’il n’y avaitpersonne, et j’ai pensé…

– Oui, tu as pensé à profiter de mon absencepour me voler.

– Oh ! milord…

– Pour me voler !

– Je suis soldat, milord, répondit Lambic avecfierté.

Cette accusation de vol ranimait son couragenaturel, et il ne redoutait plus la prison, les coups de bâton etla corde.

– Tudieu ! quelle notreindignation ! dit le baron en riant ironiquement.

– Oui, milord, je suis soldat, soldat auservice de Votre Seigneurie, et Votre Seigneurie n’a jamais eu devoleurs pour soldats.

– Ma Seigneurie peut et veut, s’il lui plaît,appeler voleurs ses soldats ; Ma Seigneurie n’a pas às’enquérir de leurs vertus privées ; Ma Seigneurie enfin atrop de bon sens pour supposer que votre visite, messire Lambic,visite dont vous m’honorez juste au moment où vous me croyezabsent, n’ait pas eu un but autre que celui de m’apprendre que vousêtes un honnête homme. Bref, voleur ou honnête homme, pourquoies-tu venu ici ? Tu me rendras compte ensuite del’incarcération de notre jeune loup.

Lambic trembla de nouveau, la demande du baronlui prouvait que la fuite de Robin n’était pas encore connue, et ilredoutait une crise des plus violentes dès qu’il expliquerait aubaron la cause des brûlures de son visage ; il restait doncimmobile devant son terrible maître, les yeux stupidementécarquillés, la bouche béante, les bras pendants.

– Eh ! d’où viens-tu ? s’écria toutà coup le baron examinant la figure de Lambic. Parbleu !j’avais bien raison tout à l’heure de t’appeler évadé del’enfer ; car tu n’as pu roussir ainsi ton museau qu’enrendant visite au diable.

– C’est une torche qui m’a brûlé, milord.

– Une torche !

– Pardon, milord ; mais Votre Seigneuriene sait pas que cette torche…

– Que me chantes-tu là ? Abrège ; dequelle torche parles-tu ?

– De la torche de Robin.

– Encore Robin ! s’écria le baron d’unevoix de tonnerre en allant décrocher son épée.

– Bon ! me voilà décidément emballé etexpédié pour l’autre monde, pensa Lambic, qui se repliainstinctivement sur le seuil de la porte et se tint prêt à fuir àla première botte que lui enverrait le baron.

– Encore Robin ! Où est-il, Robin ?criait le baron battant l’air de sa flamberge ; où est-il queje vous embroche de compagnie ?

Lambic avait déjà la moitié du corps hors del’appartement, et se cramponnait des mains au bord de la porte,afin de la tirer sur lui si la pointe de la flamberge le menaçaitde trop près.

– Mon fils, dit le vieux moine, les Philistinsallaient être frappés ; mais ils prièrent Dieu, et l’épéerentra au fourreau.

Fitz-Alwine jeta son épée sur la table, ets’élança vers Lambic, qui ne faisait plus mine de vouloir sesauver.

– Je demande encore, dit-il en le saisissantpar le collet de son pourpoint et en l’entraînant jusqu’au milieude la chambre, je demande ce que tu viens faire ici ? Jedésire savoir en même temps quels rapports existent entre Robin,une torche et ton hideux visage ? Réponds vivement etclairement, sinon voilà qui n’est pas une épée et que la clémencene fera pas rentrer au fourreau.

En disant cela, Fitz-Alwine montrait du doigt,dans un angle de l’appartement, la longue et grosse canne à pommed’or, je jonc presque phénoménal sur lequel il s’appuyait lors deses promenades sur les remparts.

– Milord, repartit vivement le sergent quivenait d’inventer un biais afin d’éluder une réponse catégorique,je venais, milord, vous demander ce que Votre Seigneurie comptefaire de ce Robin Hood.

– Eh ! morbleu ! je veux qu’il restedans le cachot où il est enfermé.

– Veuillez me dire, milord, où est cecachot ; j’y veillerai.

– Ne le sais-tu pas ? tu l’y as conduitvoici à peine une heure.

– Mais il n’y est plus, milord. J’avais donnéordre à mes soldats de le ramener devant vous, et je pensais quevous aviez fait choix d’une autre prison… C’est dans ce cachot,milord, qu’il m’a brûlé la figure.

– Ah ! c’est trop fort ! hurlaFitz-Alwine qui fit un pas vers le jonc à pomme d’or, tandis queLambic tournait à demi la tête et calculait d’un œil inquiet s’ilaurait le temps de fuir avant que l’orage n’éclatât.

Les coups allaient donc tomber comme grêle,car, malgré sa goutte, le baron n’était pas manchot, lorsqueLambic, poussé à bout, oublia l’inviolabilité de son seigneur,bondit au-devant de lui, lui arracha le jonc des mains, lui saisitles deux bras au-dessus de chaque poignet, et, avec autant derespect que le permettait la circonstance, le fit vivement reculer,le laissa choir dans son grand fauteuil de goutteux, et se sauva àtoutes jambes.

À toutes jambes aussi le vieux Fitz-Alwine,auquel l’excitation du moment rendait un peu d’agilité, voulutpoursuivre cet audacieux vassal ; mais les deux soldats quirevenaient de leur expédition à la recherche de Robin luiépargnèrent cette fatigue, car, aux cris poussés par lui :« Arrêtez ! arrêtez ! » ils barrèrent lepassage au sergent, qui n’était pas encore sorti del’antichambre.

– Arrière ! fit le sergent en repoussantses deux subordonnés, arrière !

Mais Fitz-Alwine courut fermer la porte desortie ; toute résistance était donc inutile désormais, et lemalheureux Lambic attendait, plongé dans une morne stupeur, qu’ilplût à son haut et puissant seigneur de se prononcer sur sonsort.

Par un de ces phénomènes bizarres,inexplicables, et qui peut-être sont dans l’ordre moral ce que sontleurs analogues dans l’ordre physique de la nature, la colère dubaron sembla calmée après cet épisode de rébellion, de même que legrand vent s’abat après une pluie légère.

– Demande-moi pardon, dit tranquillementFitz-Alwine, qui, tout essoufflé, se laissa tomber, volontairementcette fois-ci, dans son grand fauteuil ; allons, maîtreLambic, demande-moi pardon ?

Le baron ne manifestait peut-être cettetranquillité, cette mansuétude que parce qu’il n’avait plus laforce de maintenir ses fureurs à leur diapason habituel ; maiscela ne pouvait durer longtemps ainsi, et, à mesure que leshésitations craintives de Lambic se prolongeaient, à mesure aussique la respiration du baron se régularisait, les bouillonnements desa colère augmentaient d’intensité, et l’explosion de cette colèredevenait imminente.

– Ah ! tu refuses de me demanderpardon ! eh bien ! ajouta Fitz-Alwine d’un toncruellement sardonique, fais un acte de contrition : c’estfort utile avant la mort.

– Milord, voilà ce qui s’est passé, et cesdeux hommes pourront témoigner de la vérité.

– Deux coquins comme toi !

– Je ne suis pas si coupable que vous lepensez, milord ; j’allais fermer la porte du cachot, quandRobin Hood…

Nous ne suivrons pas le sergent dans sonverbeux récit, entrecoupé de réticences à son avantage, noslecteurs n’apprendraient rien de nouveau ; le baron l’écouta,non sans hurler de fureur, en trépignant et en se démenant dans sonfauteuil autant que le diable, dit-on, quand un bénitier lui sertde baignoire, et il résuma ses menaces de châtiment par cettephrase d’un effrayant laconisme :

– Si Robin s’est échappé du château, vous nem’échapperez pas, vous autres ! À lui la liberté, à vous lamort.

Soudain retentit un coup violemment frappé àla porte de la chambre.

– Entrez ! cria le comte.

Un soldat entra et dit :

– Que le très-honorable lord me pardonne sij’ose me présenter devant Sa très-honorable personne sans êtremandé par Sa très-honorable Seigneurie ; mais l’événement quivient de se passer est si extraordinaire, si terrible, que j’ai cruobéir au devoir en venant l’annoncer immédiatement autrès-honorable maître de ce château.

– Parle ; mais pas d’histoire sansfin.

– Votre très-honorable Seigneurie serasatisfaite ; l’histoire que j’ai à raconter a une fin, et ellesera aussi courte qu’elle est effrayante ; je sais qu’un bonsoldat doit fatiguer son arc et ménager sa langue, et comme je suisun bon…

– À l’histoire, à l’histoire, imbécile !cria le baron.

Le soldat s’inclina courtoisement etreprit :

– Et comme je suis un bon soldat, je n’oubliejamais ce principe.

– Bavard infernal ! tais-toi si tu n’asqu’à nous parler de ton mérite, ou raconte ton histoire.

Le soldat s’inclina de nouveau et repritimperturbablement :

– Mon devoir m’ordonnait…

– Encore ! vociféra Fitz-Alwine.

– Mon devoir m’ordonnait de relever lefactionnaire de la chapelle…

– Ah ! nous y sommes, pensa le baron, etil écouta attentivement.

– Je m’y transportai voilà cinq ou dixminutes, comme il plaira à Votre très-honorable Seigneurie ;arrivé à la porte du saint lieu, je n’y trouvai point desentinelle ; il devait y en avoir cependant, puisque je venaispour la relever. « Elle y est », pensai-je, « Allonsau poste, allons requérir main-forte afin d’appréhender ledélinquant, pour qu’il lui soit infligé une punition exemplaire,nonobstant la punition infligée de mon chef. » J’arrivai auposte en criant : « Sergent, hors la garde ! »personne ne sortit du poste ; j’y entrai ; personneau-dedans. « Oh ! oh ! » pensai-je…

– Au diable tes pensées ! bavard !Arrive au fait ! cria le baron impatienté.

Le soldat exécuta de nouveau son salutmilitaire, et reprit :

– « Oh ! oh ! pensai-je »,les devoirs du soldat sont méconnus dans la garnison du châtimentde Nottingham. La discipline s’est relâchée, et les conséquences dece relâchement…

– Mille dieux ! tu divagueras donctoujours, crétin bavard ! chien prolixe ! s’exclama lebaron.

– Chien prolixe ! murmura à part lui lesoldat qui s’interrompit à cette épithète, chien prolixe ! moiqui suis grand chasseur, je ne connais pas encore cette race dechiens. C’est égal, continuons. Les conséquences de ce relâchementpeuvent être funestes ; je n’eus pas de peine à retrouver leshommes du poste attablés dans la cantine, et nous entreprîmesimmédiatement une visite minutieuse et intelligente des abords dusaint lieu et de son intérieur. Aux abords, rien de particulier,sauf l’absence continue de la sentinelle ; mais à l’intérieur,cette même sentinelle était présente, et dans quel état, grandDieu ! présente comme les morts sur le champ de bataille,c’est-à-dire couchée par terre, sans vie, baignée dans son sang etle crâne traversé par une flèche…

– Grand Dieu ! s’écria le baron. Qui a pucommettre ce crime ?

– Je l’ignore, je n’étais pas présent ;mais…

– Qui est mort ainsi ?

– Gaspard Steinkoff… un rude soldat.

– Et tu ne connais pas l’assassin ?

– J’ai déjà eu l’honneur de dire à Votrehonorable Seigneurie que je n’étais pas présent lors de laconsommation du crime ; mais, afin de favoriser les recherchesde Monseigneur, j’ai eu l’esprit de m’emparer de la flèchehomicide… la voilà.

– Cette flèche ne sort pas de mon arsenal, ditle baron après l’avoir examinée attentivement.

– Mais, avec tout le respect que je dois à Sonhonorable Seigneurie, reprit le soldat, je lui ferai observer quecette flèche, ne sortant pas de son arsenal, doit sortird’ailleurs, et que je crois en avoir remarqué de semblables dans uncarquois que portait ce soir un de novices écuyers.

– Quel novice ?

– Halbert. Le carquois et l’arc que nous avonsvus entre les mains de ce jeune garçon appartiennent à l’un desprisonniers de Sa Seigneurie, au nommé Robin Hood.

– Vite, allez chercher Halbert, et amenez-ledevant moi, ordonna le baron.

– J’ai vu, ajouta le même soldat, Hal serendre il y a une heure, en compagnie de la demoiselle Maude, versla demeure de lady Christabel.

– Allumez une torche et suivez-moi ! criale baron.

Suivi de Lambic et de l’escorte, le baron, quine se ressentait plus de sa goutte, marcha rapidement versl’appartement de sa fille. Arrivé à la porte, il frappa ; maisne recevant pas de réponse, il ouvrit et se précipita àl’intérieur. Obscurité profonde, silence complet. En vain le baronparcourut-il le cabinet et les autres chambres dépendant del’appartement : partout même silence et même obscurité.

– Partie ! elle est partie, s’écria lebaron avec angoisse ; et, d’une voix déchirante, ilappela : Christabel ! Christabel !

Mais Christabel ne répondit pas.

– Partie ! partie ! répétait lebaron en se tordant les mains et en se laissant tomber sur le mêmesiège où il l’avait surprise écrivant à Allan Clare. Partie aveclui ! ma fille, ma Christabel !

Cependant l’espoir de rejoindre la jeune filledans sa fuite rendit au pauvre père un peu de sang-froid.

– Alerte ! vous autres, cria-t-il d’unevoix de tonnerre ; alerte ! partagez-vous en deuxbandes : l’une fouillera le château du haut en bas, de long enlarge, partout enfin elle fouillera, partout… l’autre à cheval, etque pas un taillis, pas un fourré, pas un buisson de la forêt deSherwood n’échappe à vos investigations… Allez…

Les soldats s’ébranlaient pour sortir quand lebaron reprit :

– Qu’on dise à Hubert Lindsay, le porte-clefs,de venir ici ; c’est Maude Jézabel, sa damnée fille, qui acomploté la fuite et il va payer pour elle. Dites aussi à vingt demes cavaliers de seller leurs courtauds et de se tenir prêts àpartir au premier ordre. Allez, mais allez donc,misérables !

Les soldats partirent en toute hâte, et Lambicprofita de l’événement pour s’éloigner hors de portée des griffesde son irascible maître.

Resté seul, le baron divagua tour à tour,emporté par les frénésies de la colère et par les désolations deson cœur. Il aimait sincèrement sa fille, et la honte qu’ilressentait de sa fuite avec un homme était moins grande encore quesa douleur en pensant que désormais il ne la verrait plus, nel’embrasserait plus, et même ne la tyranniserait plus.

Ce fut durant ces alternatives de fureur et dedésespoir que le vieil Hubert Lindsay parut. Malheureusement pourlui il arrivait avant la fin d’un accès de colère.

– Puisqu’ils ne savent pas faire leur métierde soldat, je les exterminerai tous ! vociférait le baron, etje ne laisserai pas sur terre l’ombre d’un fantôme, d’un seul deces mécréants, car cette ombre pourrait dire : « J’aiaidé Christabel à tromper son père ! » Oui, oui, je lejure par tous les saints apôtres et par les barbes de mes aïeux, jen’en épargnerai pas un seul ! Ah ! te voilà, maîtreHubert Lindsay, gardien porte-clefs du château de Nottingham !te voilà !

– Votre Seigneurie m’a fait demander, dit levieillard d’une voix calme.

Le baron ne répondit pas, mais il lui sauta àla gorge comme sauterait une bête féroce, le traîna au milieu de lachambre, et lui dit en le secouant rudement :

– Scélérat ! ma fille, où est-elle ?réponds, ou je t’étrangle !

– Votre fille, milord ? mais je n’en saisrien, répondit Hubert plus surpris qu’épouvanté de la colère de sonmaître.

– Imposteur !

Hubert se dégagea de l’étreinte du baron, etrépondit froidement :

– Milord, faites-moi l’honneur de m’expliquerle motif de votre étrange question, et j’y répondrai… Mais sachezbien, milord, que je ne suis qu’un pauvre homme, honnête, franc etloyal, qui de sa vie n’a eu à rougir d’aucune faute. Vous metueriez sur-le-champ qu’il me serait égal de mourir sansconfession, car je n’ai rien à me reprocher ; vous êtes monseigneur et maître, interrogez-moi, je répondrai à toutes vosquestions, non par crainte, mais par devoir, par respect…

– Qui est sorti du château depuis deuxheures ?

– Je l’ignore, milord ; depuis deuxheures j’ai remis les clefs à mon second, Michaël Walden.

– Est-ce bien vrai ?

– Aussi vrai que vous êtes mon seigneur etmaître.

– Qui est sorti pendant que tu étais encore degarde ?

– Halbert, le jeune écuyer ; il m’adit : « Milady est malade, et j’ai ordre d’aller chercherun médecin. »

–Ah ! voilà le complot ! s’écria lebaron. Il t’a menti : Christabel n’était pas malade, Halsortait pour préparer sa fuite.

– Quoi ! milady vous a quitté,monseigneur ?

– Oui, l’ingrate a abandonné son vieux père,et ta fille est partie avec elle.

– Maude ? Oh, non, monseigneur, c’estimpossible ; je vais la chercher, elle est dans sachambre.

Le sergent Lambic, qui était bien aise demontrer son zèle, entra précipitamment.

– Milord, s’écria-t-il, vos cavaliers sontprêts. J’ai vainement cherché Halbert par tout le château ; ily était rentré avec moi et Robin, et n’en est pas ressorti par lagrande porte, Michaël Walden l’affirme sous serment ; personnen’a franchi le pont-levis depuis deux heures.

– Qu’importe tout cela ! reprit le baron.La mort de Gaspard n’est pas un crime inutile. Lambic ! ajoutaFitz-Alwine après un instant de silence.

– Milord.

– Tu es allé cette nuit jusqu’à la maison d’ungarde nommé Gilbert Head, non loin de Mansfeldwoohaus ?

– Oui, milord.

– Eh bien c’est là que demeure l’infernalRobin Hood, et c’est là sans doute que mon ingrate fille doitretrouver un mécréant qui… Ne parlons plus de cela… Lambic, monte àcheval avec tes hommes, cours à cette maison, empare-toi desfugitifs, et ne reviens ici qu’après avoir brûlé ce repaire debrigands.

– Oui, milord.

Et Lambic disparut.

Hubert Lindsay, rentré depuis quelquesminutes, demeurait debout à l’écart, morne, silencieux, les brascroisés et la tête penchée.

– Mon vieux serviteur, lui dit Fitz-Alwine, jene veux pas que la colère me fasse oublier que depuis longuesannées nous vivons près l’un de l’autre ; tu m’as toujours étéfidèle ; tu m’as sauvé deux fois la vie ; eh bien !mon vieux frère d’armes, oublie mes colères, mes brutalités, mesinjustices peut-être, et, si tu aimes ta fille comme j’aime lamienne, prête-moi encore le secours de ton courage et de tonexpérience pour ramener au bercail les brebis égarées… car Maudeest sans doute partie avec Christabel.

– Hélas ! monseigneur, sa chambre estvide, dit le vieillard en sanglotant.

Cette sincère affliction aurait dû prouver aubaron que Hubert n’était pas complice de la fuite des jeunesfilles, mais ce singulier gentilhomme, aussi soupçonneuxqu’irascible, avait la conviction qu’un inférieur doit toujourstromper un supérieur, un vilain un noble, un prêtre un prélat, unsoldat un officier, et ainsi de suite. Il crut donc tendre un piègeà Hubert en lui disant :

– N’existe-t-il pas dans les passagessouterrains du château une issue qui donne dans la forêt deSherwood ?

Le baron connaissait parfaitement l’existencede cette sortie, mais il ignorait sa position exacte ; Hubertet sans doute aussi sa fille étaient mieux renseignés que lui.

– Ah ! pensait-il en faisant cettequestion, si mademoiselle Maude a piloté ma fille par-dessousterre, je lui payerai au grand jour ses frais de conduite.

Hubert, franc et loyal, nous l’avons dit, crutdevoir aider son maître à retrouver la jeune lady : il étaitd’ailleurs intéressé autant que le baron à rattraper les fugitives,aussi s’empressa-t-il de répondre :

– Oui, milord, les souterrains ont une sortiesur la forêt, et je connais tous les détours qui y conduisent.

– Maude est-elle aussi savante quetoi ?

– Non, milord, du moins je ne le pensepas.

– Personne autre que toi ne possède donc cesecret ?

– Il y en a trois autres, milord :Michaël Walden, Gaspard Steinkoff et Halbert.

– Halbert ! s’écria le baron pris d’unnouvel accès de rage, Halbert ! mais c’est lui qui leur aservi de guide ! Holà ! une torche, des torches,fouillons le souterrain !

Hubert était récompensé de sa franchise ;le baron, ne se méfiant plus de lui, lui prodiguait des nomsd’amitié et des serments de reconnaissance.

– Courage, maître, disait le vieillard pendantqu’on préparait les torches et que les hommes accouraient pourservir d’escorte : courage, Dieu nous les rendra !

Le désespoir de ces deux vieillards étaitnavrant. Séparés par leur naissance, par l’orgueil de la race, parleur genre de vie, ils se réunissaient pour conjurer un malheurcommun, ils étaient égaux dans la douleur.

Le baron et Hubert, suivis de six hommesd’armes, traversèrent la chapelle sans s’arrêter au cadavre deGaspard, et s’enfoncèrent dans le souterrain. À peine y avaient-ilsfait quelques pas qu’un bruit lointain de voix parvint aux oreillesde Fitz-Alwine.

– Ah ! s’écria-t-il, nous lestenons ! Avance, Hubert, avance !

Hubert marchait en tête.

Le bruit entendu par le baron recommença.

– Monseigneur, dit le vieillard, ce que vousentendez ne provient pas du passage conduisant à la forêt.

– N’importe, ce sont eux, avance, avancedonc !

Le passage se bifurquait en cet endroit, etils se dirigèrent du côté du bruit. Le bruit augmenta ; descris retentirent.

– Bien, bien, ils crient au secours !Nous voilà, mes enfants, nous voilà !

– Alors ils se sont trompés de chemin, ditHubert.

– Tant mieux, répliqua le baron, dont latendresse paternelle faisait déjà place à une soif de vengeance desplus ardentes ; tant mieux !

Hubert, qui marchait quelques pas en avant,s’arrêta pour écouter.

– Milord, dit-il, je vous jure que cesclameurs ne sont pas poussées par les fugitifs ; nous quittonsle bon chemin en allant de ce côté et nous perdons du temps.

– Viens avec moi ! s’écria le baron,lançant un regard furieux au porte-clefs, qu’il recommençait àsoupçonner d’intelligence avec les fugitifs. Viens, et vous,attendez-nous ici !

– À vos ordres, milord, répondit Hubert.

Les deux vieillards s’avancèrent du côté dubruit : de minute en minute les cris devenaient plusdistincts.

– Sur mon âme, murmurait Hubert, mon maîtredevient fou ! croit-il donc qu’en fuyant on fasse tant debruit ? Les gens qui font ce bruit parlent à tue-tête, et, mafoi ! je crois qu’ils viennent au-devant de nous.

À peine achevait-il ces mots que deux soldatsapparurent aux yeux étonnés du baron.

– Et d’où venez-vous, mécréants ?

– De poursuivre le prisonnier Robin Hood,répondirent ces malheureux, épuisés de fatigue et saisis deterreur. Nous nous sommes égarés, milord, ajoutèrent-ils ;nous nous croyions perdus à jamais quand la Providence a envoyéVotre honorable Seigneurie à notre secours ; nous vous avonsentendus venir de loin, et nous sommes accourus au-devant de vouspour vous épargner du chemin.

Fitz-Alwine ne savait plus à quel diable sevouer dans son désappointement, quand un des soldats entreprit delui raconter la fuite de Robin Hood.

– Assez, assez, imbéciles ! s’écria-t-il.Depuis que vous vous êtes perdus dans ce souterrain, où vousdevriez être condamnés à mourir de faim, depuis lors, dites-moi sivous avez entendu quelque bruit suspect dans ces galeries.

– Rien absolument, milord.

– Courons, Hubert, courons, il faut rattraperle temps perdu !

Ce temps perdu avait sauvé les fugitifs. Unquart d’heure après la petite troupe débouchait dans la forêt, etil n’était plus permis de douter que les fugitifs n’eussent suivicette voie. La porte du souterrain, fermée d’ordinaire, était toutegrande ouverte.

– Mes pressentiments ne m’avaient pastrompé ! s’écria le baron. Allez, soldats, partez, battez laforêt en tous sens ; je promets cent pièces d’or à quiramènera au château lady Christabel et les infâmes qui l’ontentraînée.

Le baron, accompagné d’Hubert seul, revint surses pas et rentra dans son appartement ; puis, au lieu deprendre un repos dont il avait grand besoin, il revêtit une cottede mailles, ceignit sa flamberge, et, brandissant sa lance aupennon bigarré des couleurs de sa maison, monta prestement àcheval, et s’élança en tête de vingt hommes sur la route deMansfeldwoohaus.

Chapitre 14

 

Les dramatis personœ qui ont déjàfiguré dans cette histoire parcourent à l’heure présente la vieilleforêt de Sherwood.

Robin et Christabel gagnent l’endroit où sirAllan Clare doit les attendre, et par conséquent marchent en senscontraire du sergent Lambic, qui a reçu l’ordre d’incendier lademeure du père adoptif de Robin.

Suivi de vingt bonnes lances, le baron,rajeuni par une colère persistante, vient de s’élancer à larecherche de sa fille ; nous le laisserons galoper brideabattue dans les verdoyants sentiers de la forêt, et nous nousréunirons à sir Allan Clare, qui, soutenu par Petit-Jean, par frèreTuck, par Will l’Écarlate et par les six autres fils du noble sirGuy de Gamwell, se rend en toute hâte à la vallée de RobinHood, tandis que Maude et Halbert s’acheminent vers le cottage duvieux forestier.

Maude n’est plus alerte, infatigable,courageuse et gaie. Maude repasse tristement dans sa mémoire lesindications que lui a données Robin pour se reconnaître parmi lesmille sentiers qui se croisent et s’entrecroisent ; Maudeenfin, quoique sous la sauvegarde d’un intrépide garçon, ressembleà une pauvre abandonnée, et soupire, soupire après la fin de cettelongue course.

– Sommes-nous encore éloignés de la maison deGilbert ? demanda-t-elle.

– Non, Maude, répondit joyeusement Hal, encoresix milles, je crois.

– Six milles !

– Courage, Maude, courage, dit Halbert, noustravaillons pour lady Christabel… Mais regarde donc là-bas, nevois-tu pas un cavalier, oui, un cavalier suivi d’un moine et dequelques forestiers ? C’est messire Allan, c’est le frèreTuck. Salut, messieurs, jamais rencontre n’a eu lieu plus àpropos.

– Et lady Christabel, et Robin, oùsont-ils ? demanda vivement sir Allan en reconnaissantMaude.

– Ils doivent aller vous attendre dans lavallée, répondit Maude.

– Dieu nous protège ! s’écria Allan quandil eut minutieusement fait raconter à Maude toutes les péripétiesde leur fuite du château. Brave Robin, je lui dois tout, mabien-aimée et ma sœur !

– Nous allions prévenir son père des motifs del’absence de Robin, dit Hal.

– Et ne pourriez-vous pas aller seulsmaintenant, frère Hal ? dit Maude qui brûlait du désir de serapprocher de Robin. Ma maîtresse doit avoir grand besoin de messervices.

Allan ne vit aucun inconvénient à accepterl’offre de Maude et se remit en marche.

Frère Tuck, silencieux et isolé d’abord, netarda pas à se rapprocher de la jeune fille ; et il tenta defaire l’aimable, il sourit, parla moins brusquement que d’habitude,il eut presque de l’esprit ; mais les avances du pauvre moinene furent accueillies qu’avec une réserve extrême.

Ce changement dans les manières de Maude, enaffligeant Tuck, lui enleva toute sa verve ; il se retira doncà l’écart et marcha en regardant pensivement la jeune fille,toujours aussi pensive que lui.

Cependant à quelques pas en arrière de Tucks’avançait un personnage qui paraissait vivement désirer un regardde Maude ; ce personnage réparait les désordres de satoilette, brossait de l’avant-bras les manches et les basques de sajaquette, redressait la plume de héron qui ornait sa toque, lissaitson épaisse chevelure, bref, se livrait en pleine forêt à ce petittravail de coquetterie que tout amoureux débutant exécute parinstinct.

Ce personnage n’était autre que notre ami Willl’Écarlate.

Maude réalisait pour lui l’idéal de labeauté ; il la voyait pour la première fois, et c’était elleque dans ses rêves il avait choisie pour régner sur son cœur. Unfront blanc légèrement bombé et souligné par des sourcils délicatset bruns, des yeux noirs dont l’éclat était tempéré par l’écran decils longs et soyeux, des joues rosées et veloutées, un nez commeen modelaient les statuaires de l’antiquité, une boucheentr’ouverte pour laisser parler ou respirer l’amour, des lèvresaux commissures desquelles nichaient de fins et doux sourires, unmenton dont la fossette promettait le plaisir comme le hile de lagraine promet la fleur, un cou et des épaules réunis par une vraieligne serpentine, une taille svelte, des mouvements souples et despieds mignons pour lesquels les sentiers de la forêt auraient dû secouvrir de fleurs : telle était Maude, la jolie fille d’HubertLindsay.

William n’était pas assez timide pour secontenter d’admirer en silence ; le désir, le besoin de sentirles yeux de la jeune fille se lever sur lui l’amenèrent rapidementprès d’elle.

– Vous connaissez Robin Hood,mademoiselle ? demanda Will.

– Oui, monsieur, répondit gracieusementMaude.

Sans le savoir, Will touchait la cordesensible et gagnait l’attention de Maude.

– Et vous plaît-il beaucoup ?

Maude ne répondit pas, mais ses jouesdevinrent pourpres. Il fallait que Will fût un vrai débutant pourinterroger ainsi à brûle-pourpoint le cœur d’une femme ; ilagissait comme l’aveugle qui marcherait sans trembler le long d’unprécipice ; que de gens ainsi dont la bravoure n’est qu’uneffet de leur ignorance !

– J’aime tant Robin Hood, reprit-il, que jevous garderais rancune, mademoiselle, s’il ne vous plaisaitpas.

– Rassurez-vous, messire ; je déclare quec’est un charmant garçon. Vous le connaissez depuis longtemps sansdoute ?

– Nous sommes amis d’enfance, et jepréférerais perdre ma main droite plutôt que son amitié :voilà pour le cœur. Quant à l’estime, j’estime que dans tout lecomté il n’y a pas d’archer qui le vaille ; son caractère estaussi droit que ses flèches ; il est brave, il est doux, et samodestie égale sa douceur et sa bravoure ; avec lui je necraindrais pas l’univers entier.

– Quelle ardeur dans l’expression de vospensées, messire ! vos louanges s’en ressentent.

– Aussi vrai que je me nomme Williamde Gamwell, et que je suis un honnête garçon, je dis lavérité, mademoiselle, rien que la vérité.

– Maude, demanda Allan, craignez-vous que lebaron se soit déjà aperçu de la fuite de lady Christabel ?

– Oui, messire chevalier ; car SaSeigneurie devait partir ce matin même pour Londres avecmilady.

– Silence ! silence ! vint direPetit-Jean qui marchait en éclaireur ; cachez-vous dansl’endroit le plus épais de ce fourré ; j’entends le bruitd’une cavalcade ; si les nouveaux venus nous découvrent, noussauterons sur eux à l’improviste, et notre cri de ralliement serale nom de Robin Hood… vite, cachez-vous, ajouta Petit-Pierre en sejetant lui-même derrière un tronc d’arbre.

Aussitôt apparut un cavalier emporté par uncheval qui franchissait tous les obstacles, fossés, arbresrenversés, buissons et haies, avec une vitesse fantastique ;ce cavalier, que suivaient à grand’peine quatre hommes également àcheval, était accroupi plutôt qu’assis sur la fougueuse bête :il avait perdu son chapeau, et ses longs cheveux épars, secoués parle vent, donnaient à sa figure où respirait l’effroi, un aspectétrange et diabolique ; il rasa de près le fourré où s’étaitblottie la petite troupe, et Petit-Jean aperçut une flèche plantéedans le jalon d’un arpenteur sur la croupe du cheval.

Le cavalier disparut bientôt dans lesprofondeurs de la forêt, toujours suivi de ses quatre hommes.

– Que le ciel nous protège ! s’écriaMaude. C’est le baron !

– C’est le baron ! répétèrent Allan etHalbert.

– Et si je ne me trompe, ajouta Will, laflèche qui sert de gouvernail à sa bête sort du carquois deRobin ; qu’en dites-vous, cousin Petit-Jean ?

– Je suis de vos avis, Will, et j’en tire laconséquence que Robin et la jeune dame sont en danger. Robin esttrop prudent pour prodiguer des flèches sans y êtrecontraint ; hâtons le pas.

Un mot pour expliquer la désagréable situationdu noble Fitz-Alwine, très bon cavalier du reste, ne sera pasinutile.

Le baron, en s’engageant dans la forêt, avaitdonné l’ordre à son meilleur coureur d’inventorier la grande routede Nottingham à Mansfeldwoohaus, et de revenir lui faire sonrapport à tel carrefour désigné ; on sait ce qu’il advint ducoureur : Robin le démonta ; le hasard voulut que Robinet lady Christabel entrassent par un côté dans le même carrefourdésigné pour le rendez-vous, tandis que le baron y entrait par unautre. Les deux fugitifs eurent la chance de se jeter dans untaillis sans être vus, et le baron avec ses quatre écuyers se portaau milieu du carrefour, sur une éminence, en attendant le retour deson éclaireur.

– Fouillez un peu les alentours, commanda lebaron ; deux ici et deux là.

– Nous sommes perdus, pensa Robin. Quefaire ? comment fuir ? Si nous prenons en dehors du bois,les chevaux nous rattraperont en deux temps ; si nous essayonsune trouée à l’intérieur, le bruit attirera l’attention deslimiers, que faire ?

Tout en réfléchissant ainsi, Robin bandait sonarc et choisissait dans son carquois la flèche au fer le pluspointu. Christabel, quoique anéantie par la frayeur, s’aperçut deces préparatifs et, la piété filiale l’emportant sur son désir derejoindre Allan, elle supplia le jeune homme d’épargner sonpère.

Robin sourit et fit de la tête un signeaffirmatif.

Le signe voulait dire : Jel’épargnerai ; le sourire : Souvenez-vous du cavalierdémonté.

Les soldats battaient avec soin la lisière ducarrefour, mais la prime de cent écus d’or qui stimulait leur zèlen’avait pas la vertu de leur donner du nez. Néanmoins la positionde Robin et de Christabel devenait de plus en plus critique, carces chiens quêteurs, partis deux par deux d’un point opposé pourfaire le tour de la clairière, ne pouvaient se réunir sans lesrencontrer.

Pendant ce temps-là le vieux Fitz-Alwine,posté comme une vedette sur les hauteurs qui dominent un campennemi, se livrait à une répétition générale du terrible sermonqu’il comptait adresser à sa fille dès qu’elle serait rentrée dansle domicile paternel. Il combinait aussi les raffinements diversdes châtiments à infliger à Robin, à Maude et à Hal, et calculait àquelques pouces près, la hauteur de la potence d’Allan : ilrêvait, l’excellent seigneur, aux convulsions de celui qui avaitosé enlever Christabel ; il laissait pourrir son cadavre augibet pendant le mois de la lune de miel, et souriait déjà à l’idéed’être grand-papa l’an prochain par le fait de sir Tristramde Goldsborough.

Mais tout à coup, au milieu de ces rêvesenchanteurs, le cheval du baron se cabre, se déhanche, tord lerâble, pousse des ruades et secoue frénétiquement le vieuxguerrier, qui tient bon et cherche à le maîtriser sur place, commeil maîtrisait jadis les indomptables coursiers arabes. Vainestentatives ! l’homme et la bête ne s’entendent pas ;Fitz-Alwine demeure en selle aussi ferme que sur la croupe ducheval demeure la flèche qui vient de s’y implanter, et le chevalet les illusions du baron prennent le mors aux dents et commencentde par la forêt cette course désordonnée, folle, fantastique, quiles conduit près d’Allan Clare et les entraîne on ne sait où. Lesquatre écuyers s’élancèrent au secours de leur maître, et l’habilearcher, saisissant la main de sa compagne, traversa lecarrefour.

Que devint le baron ? Vraiment nousn’oserions raconter l’événement qui mit fin à cette course auclocher, tant il est extraordinaire et merveilleux ; mais leschroniques de l’époque en garantissent l’authenticité.Voilà :

Les écuyers perdirent bientôt le baron de vue,et peut-être eût-il été emporté à travers l’Angleterre jusqu’aunord de l’Océan, si la bête, en passant sous un chêne au piedduquel gisait le fragment d’un tronc d’arbre, n’eût trébuché.

Notre baron, qui n’avait pas perdu l’esprit,voulut éviter une chute dont la violence pouvait être mortelle, et,laissant la bride, se saisit à deux mains d’une des branches duchêne fort heureusement à sa portée ; il espérait pouvoir enmême temps retenir son cheval en l’enserrant entre sesgenoux ; mais la courbette forcée de la bête fut si profondeque Fitz-Alwine dut abandonner la selle et demeura suspendu par lesmains à la branche du chêne, tandis que le cheval se redressaitallégé et entreprenait une nouvelle campagne.

Peu habitué à la gymnastique, le baronmesurait prudemment la distance qui le séparait du sol avant de selaisser choir, lorsque tout à coup il vit flamboyer dans lademi-obscurité du matin, et droit sur ses pieds, quelque chosed’incandescent comme deux morceaux de charbons ardents. Ces deuxpoints ignés appartenaient à une masse noire qui s’agitait,tournoyait et se rapprochait par instants et par bonds des jambesdu malheureux lord.

– Holà, c’est un loup, pensa le baron qui neput retenir un cri d’effroi et s’efforça de monter à califourchonsur la branche ; mais il ne put y parvenir, et une sueurglacée, la sueur de l’épouvante, l’inonda quand il sentit glissersur le cuir de sa botte et craquer sur le métal de ses éperons lesdents du loup qui bondissait, allongeant le col, tirait la langue,et aspirait sa proie à mesure que lui se roidissait les bras,s’accrochait du menton à la branche et repliait les jambes jusquesur sa poitrine.

La lutte n’était pas égale : le fil quiretenait en l’air cette friandise de bête féroce allait se casser,le vieux lord n’avait plus de force ; aussi, donnant undernier souvenir à Christabel et recommandant son âme à Dieu,dut-il fermer les yeux et ouvrir les mains… et il tomba.

Mais, ô miracle de la Providence, il tombacomme un pavé sur la tête du loup, qui ne s’attendait pas à un silourd morceau, et, en tombant, le poids de son corps, qui seprésentait par l’endroit où il a le plus d’ampleur, luxa lesvertèbres cervicales du loup et lui rompit la moelle épinière.

De sorte que si les quatre écuyers étaientarrivés sur le lieu du sinistre, ils eussent trouvé leur maîtreévanoui, couché côte à côte avec un loup trépassé ; maisd’autres personnages que les écuyers devaient réveiller le nobleseigneur de Nottingham.

…………………

Au pied de ce vieux chêne dont les branchess’inclinaient vers le ruisseau qui traverse la vallée de RobinHood, était assise lady Christabel ; debout, à quelques pas,Robin s’accoudait sur son arc, et tous deux attendaient non sansimpatience l’arrivée de sir Allan Clare et de ses compagnons.

Après avoir épuisé les sujets de causerie surleur situation présente, ils parlèrent de Marianne, et les tendreséloges que prodigua Christabel au doux et charmant caractère de lasœur d’Allan furent écoutés par Robin avec l’ardente attention del’amour.

Le jeune homme aurait bien voulu adresser unequestion à Christabel, lui demander si, comme Allan Clare, Mariannen’avait pas déjà donné son cœur à quelque beau cavalier de lanoblesse, mais il n’osait. « Si cela est », pensait-il,« je suis perdu ; quelle chance aurais-je en luttantcontre un tel rival, moi pauvre enfant de laforêt ? »

– Milady, dit-il soudain en rougissant, etd’une voix émue, tremblante, je plains sincèrement miss Marianne sielle a quitté quelque tendre ami pour accompagner son frère dans unvoyage rempli, sinon de dangers réels, du moins de difficultés etde fatigues.

– Marianne, répondit Christabel, a le malheurou peut-être le bonheur de n’avoir d’autre tendre ami que sonfrère.

– J’ai peine à le croire, milady ; unepersonne aussi belle, aussi séduisante que miss Marianne doitposséder ce que vous posséder, quelqu’un qui lui soit dévoué, commeà vous messire Allan.

– Quelque étrange que cela puisse vousparaître, messire, dit la jeune fille en rougissant, j’affirme queMarianne ne sait pas s’il existe un amour autre que l’amourfraternel.

Cette réponse, faite d’un ton assez froid,obligea Robin à changer de conversation.

Le soleil dorait déjà la cime des grandsarbres, et Allan ne paraissait pas. Robin dissimulait soninquiétude pour ne pas alarmer la jeune fille, mais il se livrait àde sombres hypothèses sur les causes de ce retard.

Tout à coup une voix sonore retentit dans lelointain, Robin et Christabel tressaillirent.

– Est-ce un appel de nos amis ? demandala jeune fille.

– Hélas ! non. Will, mon ami d’enfance,et Petit-Jean son cousin, qui accompagnent messire Allan,connaissent parfaitement l’endroit où nous les attendons, et ce quenous avons entrepris exige tant de prudence pour réussir qu’ils nes’amuseraient pas à jouer avec les échos de la forêt.

La voix se rapprocha, et un cavalier auxcouleurs de Fitz-Alwine traversa rapidement la vallée.

– Éloignons-nous, milady, nous sommes ici tropprès du château. Je plante cette flèche à terre au pied de cechêne, et si mes amis arrivent pendant notre absence, ilscomprendront en la voyant que nous nous sommes cachés dans lesenvirons.

– Faites, messire ; je m’abandonneentièrement à votre bonne garde.

Les deux jeunes gens venaient de franchirquelques halliers et cherchaient une place convenable pour s’yreposer, quand ils aperçurent le corps d’un homme étendu immobileet comme mort près d’un tronc d’arbre.

– Miséricorde ! s’écria Christabel, monpère, mon pauvre père mort !

Robin frissonna en se croyant coupable de lamort du baron. La blessure du cheval n’en était-elle pas la causepremière ?

– Sainte Vierge ! murmura Robin,accordez-nous la grâce qu’il ne soit qu’évanoui !

Et en disant ces mots, le jeune archer seprécipita à genoux près du vieillard, tandis que Christabel, touteà sa douleur et au repentir, poussait des gémissements. Une légèreblessure au front du baron laissait filtrer quelques gouttes desang.

– Tiens, est-ce qu’il se serait battu avec unloup ? Ah ! il a étranglé le loup ! s’écriajoyeusement Robin, et il n’est qu’évanoui. Milady ! milady,croyez-moi, monsieur le baron n’a qu’une égratignure ; milady,relevez-vous. Malheur ! malheur ! reprit Robin, elleaussi est évanouie ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !que devenir ? Je ne puis la laisser là… et le vieux lion quise réveille, qui agite les bras, qui grogne déjà ! ah !c’est à en devenir fou ! Milady, répondez-moi donc ? Non,elle est aussi insensible que ce tronc d’arbre. Ah ! quen’ai-je dans les bras et dans les reins la force que je me sensdans le cœur ? je l’emporterais d’ici comme une nourriceemporte son enfant.

Et Robin essaya d’emporter Christabel.

Cependant, en revenant à lui, la pensée dubaron ne fut pas pour sa fille, mais pour le loup, ce seul etdernier être vivant qu’il eût aperçu avant de fermer lesyeux ; il allongea donc le bras pour saisir l’animal, qu’il sefigurait occupé à lui dévorer une jambe ou une cuisse, quoiqu’il neressentît aucune douleur des morsures, et il se cramponna à la robede sa fille en jurant de défendre sa vie jusqu’au derniersoupir.

– Vil monstre ! disait le baron au loupétendu à quelques pas de lui, monstre affamé de ma chair, altéré demon sang, il y a encore de la vigueur dans mes vieux membres, tuvas voir… Ah ! il tire la langue, je l’étrangle… ici tous lesloups de Sherwood, ici venez ! … ah ! ah ! un autre,un autre encore ! Mais je suis perdu ! Mon Dieu !prenez pitié de moi ! Pater noster qui es in…

– Mais il est fou, complètement fou ! sedisait Robin, anxieusement placé entre un devoir à remplir et sasûreté personnelle à garantir ; s’il fuyait, il abandonnaitcelle qu’il avait juré de conduire près d’Allan ; s’ilrestait, les hurlements du fou pouvaient attirer les hommes quibattaient le bois.

Fort heureusement l’accès du baron se calma,et, les yeux toujours fermés, il comprit que nulle dent de bêteféroce ne déchiquetait ses membres, et il voulut se relever :mais Robin, agenouillé derrière sa tête, pesa fortement sur sesépaules, et remplit pour ainsi dire le rôle d’une lassitude extrêmeen le maintenant solidement étendu par terre.

– Par saint Benoît ! murmurait le lord,je sens sur mes épaules un poids de cent mille livres… Ô mon Dieuet mon saint patron ! je jure de faire bâtir une chapelle àl’orient du rempart si vous me conservez la vie et me donnez laforce de rentrer au château ! Libera nos, quœsumus,Domine !

En achevant cette prière, il tenta un nouveleffort ; mais Robin, qui espérait voir Christabel reprendreses sens, pesait toujours ferme.

– Domine exaudi orationem meam,continua Fitz-Alwine en se frappant la poitrine ; puis il semit à pousser des cris perçants.

Mais ces cris ne convenaient pas à Robin, ilsétaient trop dangereux pour la sûreté des fugitifs, et le jeunehomme, ne sachant comment les interrompre, ditbrutalement :

– Taisez-vous !

Au son de cette voix humaine, le baron ouvritles yeux, et quelle ne fut pas sa surprise en reconnaissant,penchée sur sa figure, la figure de Robin Hood, et, à côté de lui,étendue sur le sol, sa fille évanouie !

Cette apparition balaya la folie, la fièvre etl’anéantissement de l’irascible lord, et, comme s’il eût été maîtrede la situation dans son château et entouré de ses soldats, ils’écria presque triomphant :

– Enfin je te tiens donc, jeunebouledogue !

– Taisez-vous ! répliqua énergiquement etimpérieusement Robin, taisez-vous ! plus de menaces, plus decriailleries, elles sont hors de propos, et c’est moi qui voustiens !

Et Robin continua à peser de toutes ses forcessur les épaules du baron.

– En vérité, dit Fitz-Alwine qui n’eut pas depeine à se dégager des étreintes de l’adolescent, et se redressa detoute sa hauteur ; en vérité, tu montres les dents, jeunechien !

Christabel était toujours évanouie, et en cemoment elle ressemblait à un cadavre tombé entre ces deux hommes,car Robin s’était rejeté promptement de quelques pas en arrière etposait une flèche sur son arc.

– Un pas de plus, milord, et vous êtesmort ! dit le jeune homme en visant le baron à la tête.

– Ah ! ah ! s’écria Fitz-Alwinedevenu livide et reculant lentement pour se placer derrière unarbre, seriez-vous assez lâche pour assassiner un homme sansdéfense ?

Robin sourit.

– Milord, dit-il en visant toujours à la tête,continuez votre mouvement de retraite ; bien, vous voilàabrité par cet arbre. Maintenant, attention à ce que je vais vouscommander, non, vous prier de faire ; attention ! nemontrez ni votre nez, ni même un seul cheveu de votre tête endehors de cet arbre, soit à gauche, soit à droite, sinon… lamort !

Sans tenir tout à fait compte de ces menaces,le baron, bien caché par l’arbre, avança en dehors le doigtindicateur et menaça le jeune archer ; mais il s’en repentitcruellement, car ce doigt fut aussitôt emporté par une flèche.

– Assassin ! misérable coquin !vampire ! vassal ! hurla le blessé.

– Silence, baron, ou je vise à la tête,entendez-vous ?

Fitz-Alwine, collé contre l’arbre, vomissait àmi-voix des torrents de malédictions, mais se cachait avecsollicitude, car il s’imaginait Robin au gîte, à quelques pas delà, l’arc tendu et la flèche à l’œil, épiant le moindre de sesgestes hasardé en dehors de la perpendiculaire du troncd’arbre.

Mais Robin remettait son arc en bandoulière,chargea doucement Christabel sur ses épaules, et disparaissait àtravers les halliers.

Au même instant, le bruit d’une cavalcade sefit entendre, et quatre cavaliers apparurent en face de l’arbre quiservait d’écran au malheureux baron.

– À moi, coquins ! s’écria celui-ci, carces quatre hommes n’étaient autres que ceux de son escouadedistancés depuis longtemps par le courtaud galopant flèche encroupe. À moi ! tombez sur le mécréant qui veut m’assassineret emporter ma fille.

Les soldats ne comprirent rien à un tel ordre,car ils ne voyaient aux alentours ni bandit ni femme enlevée.

– Là-bas, là-bas, le voyez-vous quifuit ? reprit le baron en se réfugiant entre les jambes deschevaux ; tenez, il tourne au bout du massif.

En effet, Robin n’avait pas encore assez devigueur pour transporter rapidement au loin un fardeau tel que lecorps d’une femme, et quelques centaines de pas à peine leséparaient de ses ennemis.

Les cavaliers s’élancèrent donc verslui ; mais les cris du baron frappèrent en même tempsl’oreille de Robin, et il comprit aussitôt que son salut n’étaitplus dans la fuite.

Faisant alors volte-face, il mit un genou enterre, coucha Christabel en travers sur son autre jambe, ets’écria, les deux mains à l’arc et visant de nouveauFitz-Alwine :

– Arrêtez ! De par le ciel, si vousfaites un pas de plus vers moi, votre seigneur est mort !

Robin n’avait pas achevé ces paroles que déjàle baron était caché derrière l’arbre qui lui servait d’écran, maiscontinuant à crier :

– Saisissez-le ! tuez-le ! il m’ablessé !… Vous hésitez ? oh ! les lâches ! lesmercenaires !…

La fière contenance de l’intrépide archerintimidait les soldats.

L’un d’eux cependant osa rire de ceteffroi.

– Il chante bien, le jeune coq, dit-il, mais,c’est égal, vous allez voir comme il est doux et soumis !

Et le soldat descendit de cheval et s’avançavers Robin.

Robin, outre la flèche placée sur son arc, entenait une seconde entre ses dents, et, d’une voix étouffée maisimpérieuse, il dit :

– Je vous ai déjà prié de ne pas m’approcher,maintenant je vous l’ordonne… Malheur à vous si vous ne me laissezcontinuer en paix mon chemin.

Le soldat se prit à rire d’un air moqueur, etavança encore.

– Une fois, deux fois, trois fois,arrêtez-vous !

Le soldat riait toujours et ne s’arrêtaitpas.

– Meurs donc ! cria Robin.

Et l’homme tomba, la poitrine transpercéed’une flèche.

Le baron seul portait une cotte demailles ; ses hommes d’armes s’étaient équipés comme pour unechasse.

– Chiens, tombez sur lui ! vociféraittoujours Fitz-Alwine. Ô les lâches ! les lâches ! uneégratignure leur fait peur.

– Sa Seigneurie appelle cela une égratignure,murmura l’un des trois cavaliers, peu soucieux d’exécuter la mêmemanœuvre que son défunt camarade.

– Mais, s’écria un autre soldat en s’élevantsur ses étriers pour mieux voir de loin, voilà du secours qui nousarrive. Parbleu ! c’est Lambic, monseigneur.

En effet, Lambic et son escorte arrivaient àfond de train.

Le sergent était si joyeux et en même temps sipressé d’apprendre au baron le succès de son expédition, qu’iln’aperçut pas Robin et cria d’une voix retentissante :

– Nous n’avons pas rencontré les fugitifs,monseigneur, mais en revanche la maison est brûlée.

– Bien, bien, répondit impatiemmentFitz-Alwine ; mais regarde cet ourson, que ces lâches n’osentmuseler.

– Oh ! oh ! reprit Lambicreconnaissant le démon à la torche et riant avec mépris ;oh ! oh ! jeune poulain sauvage, je vais donc enfin tepasser une bride ! Sais-tu, mon bel indomptable, que j’arrivede ton écurie ? Je croyais t’y trouver, et franchement, ça m’acontrarié : tu aurais pu voir un magnifique feu de joie etdanser, en compagnie de bonne maman, une gigue au milieu desflammes. Mais console-toi ; comme tu n’étais pas là, j’aivoulu épargner à la pauvre vieille des souffrances inutiles, et jelui ai préalablement envoyé une flèche dans…

Lambic n’acheva pas : un cri rauques’exhala de ses lèvres, et lâchant la bride du cheval, il tomba…une flèche venait de lui traverser la gorge.

Une indicible terreur cloua sur place lestémoins de cette vengeance. Robin en profita, malgré lesaisissement que lui causaient les dernières paroles de Lambic, et,chargeant Christabel sur son épaule, il disparut dans lehallier.

– Courez, courez, répétait le baron auparoxysme de la rage ; courez, coquins ; si vous ne lesaisissez pas, vous serez tous pendus, oui, pendus !

Les soldats se jetèrent à bas de leurs chevauxet s’élancèrent sur les traces du jeune homme. Robin, pliant sousle faix, perdait à chaque minute de son avance sur eux ; plusil faisait d’efforts pour s’éloigner, plus il sentait que cesefforts devenaient inutiles, et pour comble de malheur, la jeunefille, qui commençait à reprendre ses sens, s’agitaitconvulsivement et poussait des cris aigus. Ces mouvementsdésordonnés entravaient la vitesse de la course de Robin, et, s’ilparvenait à se cacher derrière quelque épais buisson, les cris deChristabel ne manqueraient pas d’attirer les limiers.

– Allons ! pensa-t-il, s’il faut mourir,mourons en nous défendant.

Et de l’œil Robin chercha un endroit propicepour y déposer Christabel, quitte à revenir seul ensuite faire têteaux gens du baron.

Un orme entouré de buissons et de jeunespousses d’arbres lui parut convenable pour servir de retraite à lafiancée d’Allan, et, sans révéler à Christabel quels dangers lesmenaçaient, il la déposa au pied de cet arbre, s’étendit auprèsd’elle, la conjura de rester immobile et silencieuse, et attendit,contemplant par la pensée un spectacle horrible : l’incendiedu cottage où il avait vécu, puis Gilbert et Marguerite expirant aumilieu des flammes.

Chapitre 15

 

Cependant les soldats s’approchaient toujours,mais avec prudence, et à chaque pas ils s’arrêtaient, abrités pardes massifs de feuillage, pour écouter les conseils du baron qui nevoulait pas qu’ils se servissent de l’arc de peur de blesser safille.

Cet ordre ne plaisait guère aux soldats, carils comprenaient que Robin ne les laisserait pas s’approcher de luiassez près pour qu’ils pussent employer la lance sans en tuerquelques-uns.

– S’ils ont l’esprit de m’entourer, pensaRobin, je suis perdu.

Une éclaircie dans le feuillage lui permitbientôt d’apercevoir Fitz-Alwine, et le désir de la vengeance lemordit au cœur.

– Robin, murmura alors la jeune fille, je mesens forte. Qu’est devenu mon père ? Vous ne lui avez faitaucun mal, n’est-ce pas ?

– Aucun mal, milady, répondit Robin entressaillant, mais…

Et du doigt il fit vibrer la corde del’arc.

– Mais quoi ? s’écria Christabelépouvantée par ce geste sinistre.

– C’est qu’il m’a fait du mal, lui !Ah ! milady, si vous saviez…

– Où est mon père, messire ?

– À quelques pas d’ici, répondit froidementRobin, et Sa Seigneurie n’ignore pas que nous ne sommes qu’àquelques pas d’elle ; mais ses soldats n’osent m’attaquer, ilsredoutent mes flèches. Écoutez-moi bien, milady, reprit Robin aprèsune minute de réflexion, nous tomberons inévitablement entre leursmains si nous restons ici : nous n’avons qu’une seule chancede salut, la fuite, la fuite sans être vus, et, pour y réussir, ilnous faut beaucoup de courage, beaucoup de sang-froid, et surtoutbeaucoup de confiance en la protection divine. Écoutez-moibien : si vous tremblez ainsi, vous ne comprendrez pas toutesmes paroles ; c’est à vous d’agir maintenant ;enveloppez-vous dans votre manteau, dont la couleur sombre n’attirepas le regard, et glissez-vous sous la feuillée, presque terre àterre, en rampant s’il le faut.

– Mais les forces encore plus que le courageme manquent, dit en pleurant la pauvre Christabel ; ilsm’auront tuée avant que je n’aie fait vingt pas. Sauvez-vous,messire, et ne vous préoccupez plus de moi ; vous avez faittout ce qu’il était possible de faire pour me réunir à monbien-aimé, Dieu ne l’a pas permis, que sa sainte volonté soitfaite, et que sa sainte bénédiction vous accompagne ! Adieu,messire… partez ; vous direz à mon très-cher Allan que monpère n’exercera pas longtemps son pouvoir sur moi… mon corps estbrisé comme mon cœur ; je mourrai bientôt, Adieu.

– Non, milady, répliqua le courageux enfant,non, je ne fuirai pas. J’ai fait une promesse à messire Allan, etpour remplir cette promesse j’irai toujours en avant, à moins quela mort ne m’arrête… Reprenez courage. Allan est peut-être déjàrendu dans la vallée ; peut-être aussi, en voyant ma flèche,se mettra-t-il à notre recherche… Dieu ne nous a pas encoreabandonnés.

– Allan, Allan, cher Allan ! pourquoi nevenez-vous pas ? s’écria Christabel éperdue.

Soudain, comme pour répondre à cet appel dudésespoir, retentit à travers l’espace le hurlement prolongé d’unloup.

Christabel, agenouillée, tendit les bras auciel d’où vient tout secours ; mais Robin, les joues coloréesd’une vive rougeur, voûta ses deux mains autour de sa bouche, etrépéta le même hurlement.

– On vient à notre aide, dit-il ensuitejoyeusement, on vient, milady ; ce hurlement, c’est un signalconvenu entre forestiers ; j’y ai répondu, et nos amis vontparaître. Vous voyez bien que Dieu ne nous abandonne pas. Je vaisleur dire de se hâter.

Et, avec une seule main placée en entonnoirdevant ses lèvres, Robin imita le cri d’un héron poursuivi par unvautour.

– Cela signifie, milady, que nous sommes endétresse.

Un cri semblable de héron effrayé se fitentendre à une faible distance.

– C’est Will, c’est l’ami Will ! s’écriaRobin. Courage, milady ! glissez-vous sous la feuillée, vous yserez à l’abri ; une flèche égarée est à craindre.

Le cœur de la jeune fille battait à serompre ; mais, soutenue par l’espérance de voir bientôt Allan,elle obéit et disparut, souple comme une couleuvre dans l’épaisseurdu fourré.

Pour faire diversion, Robin poussa un grandcri, sortit de sa cachette, et alla d’un seul bond se placerderrière un autre arbre.

Une flèche vint aussitôt s’implanter dansl’écorce de cet arbre ; notre héros, prompt à la riposte,salua son arrivée par un éclat de rire moqueur, et, échangeantflèche contre flèche, jeta bas le malheureux soldat.

– En avant, imbéciles ! lâches ! enavant ! vociférait Fitz-Alwine, sinon il vous tuera tous ainsiles uns après les autres.

Le baron poussait ses gens au combat, tout ense faisant un gabion de chaque arbre, lorsqu’une grêle de flèchesannonça l’entrée en lice de Petit-Jean, des sept frères Gamwell,d’Allan Clare et de frère Tuck.

À l’aspect de cette vaillante troupe, les gensde Nottingham jetèrent bas les armes et demandèrent quartier. Lebaron seul ne capitula pas, et se jeta dans les broussailles enrugissant.

Robin, en apercevant ses amis, s’était élancésur les traces de Christabel ; mais Christabel, au lieu des’arrêter à une petite distance, avait continué sa course, soit parterreur, soit par oubli des conseils de Robin, soit parfatalité.

Robin retrouvait facilement les traces de lajeune fille, mais il l’appelait vainement, l’écho seul répondait àsa voix. Le jeune archer s’accusait déjà d’imprévoyance, quand toutà coup un cri de douleur frappa son oreille. Il bondit dans ladirection d’où partait ce cri, et aperçut un cavalier du baron quisaisissait Christabel par la taille et l’enlevait sur soncheval.

Encore, encore une de ses flèches vengeressespartit ; le cheval, blessé en plein poitrail, se cabra, et lesoldat et Christabel roulèrent dans le sentier.

Le soldat abandonna Christabel et chercha,rapière en main, sur qui venger la mort de sa bête ; mais iln’eut point le loisir de reconnaître son adversaire, car il tombalui-même sans mouvement près de la victime, et Robin arrachaChristabel d’auprès de ce nouveau cadavre, de peur que le sang quis’écoulait d’une blessure à la tête ne souillât la jeune fille.

Lorsque Christabel ouvrit les yeux et qu’elleentrevit la noble physionomie du jeune archer penché vers elle,elle rougit et lui tendit la main en lui disant ce seulmot :

– Merci !

Mais ce seul mot fut dit avec un tel sentimentde gratitude, avec une si profonde émotion, que Robin, rougissant àson tour, baisa cette main qu’on lui offrait.

– Pourquoi vous êtes-vous si rapidementéloignée, milady, et comment avez-vous été surprise par cemercenaire ? les autres ont mis bas les armes et demandentquartier à messire Allan.

– Allan !… Cet homme m’a reconnue, s’estsaisi de moi en s’écriant : « Cent écus d’or !hourra ! cent écus d’or ! » Mais vous ditesqu’Allan…

– Je dis que messire Allan Clare vousattend.

La jeune fille eut des ailes à ses pieds, déjàsi fatigués, mais elle s’arrêta stupéfaite, interdite devant lecortège qui entourait le chevalier.

Robin prit la main de Christabel et lui fitfaire quelques pas vers le groupe ; mais à peine Allanl’eut-il aperçue que sans tenir compte des hommes présents, maisaussi sans pouvoir articuler une seule parole, il s’élança verselle, l’étreignit sur sa poitrine, et couvrit son front des plustendres baisers. Christabel, palpitante, ivre de joie, morte debonheur à force d’être heureuse, n’était plus entre les brasd’Allan qu’une forme humaine ; toute la force vitale étaitdans le regard, dans les lèvres frémissantes, dans les follespalpitations du cœur.

Enfin les larmes, les sanglots, sanglots debonheur, larmes d’allégresse, se firent jour ; ils reprirentconscience de leur être, et ils purent se le dire par de longsregards où le fluide d’amour remplaçait le fluide lumineux.

L’émotion des spectateurs de cette réunion ouplutôt de cette fusion de deux âmes était grande. Maude, comme sielle en ressentait l’envie, s’approcha de Robin, lui prit les deuxmains et voulut lui sourire ; mais ce sourire égrenait une àune de grosses larmes sur ses joues veloutées et ces larmesroulaient sans se briser comme roulent les gouttes d’eau sur lesfeuilles.

– Et ma mère, et Gilbert ? demanda lejeune homme en pressant les mains de Maude dans les siennes.

Maude apprit en tremblant à Robin qu’elle nes’était pas rendue au cottage et qu’Halbert y était allé seul.

– Petit-Jean, dit Robin, vous avez vu mon pèrece matin ; ne lui était-il rien arrivé demalheureux ?

– Rien de malheureux, cher ami, mais deschoses étranges qu’on te racontera ; j’ai laissé ton pèretranquille et bien portant ce matin, c’est-à-dire à deux heuresaprès minuit.

– Pourquoi t’inquiéter ainsi, Robin ?demanda Will qui se rapprochait du jeune archer pour être dans levoisinage de Maude.

– J’ai des motifs sérieux dem’inquiéter : un sergent du baron Fitz-Alwine m’a dit avoirincendié ce matin la maison de mon père et jeté ma mère dans lesflammes.

– Et que lui as-tu répondu ? s’écriaPetit-Jean.

– Je ne lui ai pas répondu, je l’ai tué…A-t-il dit la vérité, a-t-il menti ? Je veux y aller voir, jeveux voir mon père et ma mère, ajouta Robin la voix pleine delarmes ; sœur Maude, partons…

– Miss Maude est ta sœur ? s’écria Will.Vraiment je ne te savais pas si heureux il y a huit jours.

– Il y a huit jours je n’avais pas encore desœur, cher Will… aujourd’hui j’ai le bonheur d’être frère, répliquaRobin en essayant de sourire.

– Je n’aurais qu’un souhait à faire pour messœurs, ajouta galamment Will, ce serait qu’elles ressemblassent entout à mademoiselle.

Robin regarda Maude d’un œil curieux.

La jeune fille pleurait.

– Où est ton frère Halbert ? demandaRobin.

– Je vous l’ai déjà dit, Robin, Hal se dirigevers le cottage de Gilbert.

– Sur mon âme, je crois l’apercevoir !s’écria vivement le moine Tuck, regardez…

En effet, Hal arrivait à franc étrier, montésur le plus beau cheval des écuries du baron.

– Voyez, mes amis, s’écria orgueilleusement lejeune garçon, quoique séparé de vous, je me suis bien battu ;j’ai gagné la meilleure bête de tout le comté. Ah ! vouscroyez cela que je me suis battu ! Eh bien ! non, j’aitrouvé le cheval sans cavalier et broutant l’herbe de la forêt.

Robin sourit en reconnaissant la monture dubaron, cette monture qui lui avait servi de cible.

On tint conseil.

À cette époque où les grands possesseurs defiefs agissaient en souverains sur leurs vassaux, guerroyaient avecleurs voisins et se livraient au pillage, au brigandage, aumeurtre, sous prétexte d’exercer les droits de haute et de bassejustice, souvent des luttes terribles s’engageaient de château àchâteau, de village à village, et, la bataille finie, vainqueurs etvaincus se retiraient, chacun de son côté, prêts à recommencer à lapremière occasion favorable.

Le baron de Nottingham, battu pendant cettenuit fertile en événements, pouvait donc tenter de reprendre lejour même sa revanche. Ses hommes reçus à quartier ralliaient déjàle château, il possédait encore bon nombre de lances qu’il n’avaitpas mises en campagne, et les gens du hall de Gamwell, seulspartisans d’Allan Clare et de Robin, n’étaient pas de force àlutter longtemps contre un aussi puissant seigneur ; ilfallait donc, pour conserver l’avantage, suppléer au manque de braspar la prudence, par la ruse et par l’activité aussi bien que parle courage.

Voilà pourquoi nos amis tinrent conseilpendant que le baron, accompagné de deux ou trois serviteurs,regagnait piteusement son manoir. La présence de Christabelempêchait qu’on l’inquiétât dans sa retraite.

Il fut décidé que messire Allan et Christabelse réfugieraient immédiatement au hall par la route la plus courte.Will l’Écarlate, ses six frères et le cousin Petit-Jean lesaccompagneraient.

Robin, Maude, Tuck et Halbert devaient serendre à la demeure de Gilbert Head. Dans la soirée on échangeraitdes messages, et on se tiendrait prêt s’il fallait se réunir surtel point ou sur tel autre.

William n’approuvait pas ces dispositions etemployait toute son éloquence pour convaincre Maude de la nécessitéoù elle se trouvait d’accompagner sa maîtresse au hall.

Maude, prenant sérieusement à cœur son nouveautitre de sœur de Robin, n’y voulait rien entendre ; mais Willfit si bien que Christabel s’associa à ses désirs sans encomprendre le but, et contraignit Maude à la suivre.

– Robin Hood, dit Allan Clare en prenant lesmains du jeune archer dans les siennes, Robin Hood, c’est enrisquant deux fois votre vie que vous avez sauvé la mienne et cellede lady Christabel, vous êtes donc plus qu’un ami pour moi, vousêtes un frère. Or entre frères tout est commun : à vous doncmon cœur, mon sang, ma fortune, à vous tout ce que jepossède ; quand je cesserai d’être reconnaissant, c’est quej’aurai cessé de vivre. Adieu !

– Adieu, messire.

Les deux jeunes gens s’embrassèrent et Robinporta respectueusement à ses lèvres les doigts blancs de la bellefiancée du chevalier.

– Adieu, vous tous ! cria Robin enenvoyant un dernier salut aux Gamwell.

– Adieu ! répondirent-ils en agitant enl’air leurs bonnets.

– Adieu ! murmura une douce voix,adieu !

– Au revoir, chère Maude, dit Robin, aurevoir ! N’oubliez pas votre frère !

Allan et Christabel, montés sur le cheval dubaron, partirent les premiers.

– La sainte Vierge les protège, eux, dittristement Maude.

– Le fait est que le cheval va bien, réponditHalbert.

– Enfant ! murmura Maude ; et unsoupir profond s’échappa de ses lèvres.

Le noble animal qui emportait lady Christabelet Allan Clare vers le hall de Gamwell marchait rapidement, maisavec une souplesse, une douceur infinie de mouvement, comme s’ileût compris la nature de son précieux fardeau ; la brideflottait sur son cou gracieusement cambré, mais il ne quittait pasle sol des yeux de crainte d’interrompre par un faux pas ledialogue des amoureux.

De temps en temps le jeune homme tournait latête, et ses paroles se touchaient avec les paroles de Christabel,qui, pour se soutenir en selle, serrait la taille du cavalier entreses bras.

Que pouvaient-ils se dire après une siterrible nuit ? Tout ce que le délire du bonheur inspire,beaucoup quelquefois, parfois aussi rien ; les uns ont lebonheur éloquent, les autres sont silencieux.

Christabel s’adressait des reproches sur saconduite envers son père ; elle se voyait blâmée, repousséepar le monde pour avoir fui avec un homme : elle se demandaitsi plus tard Allan lui-même ne la mépriserait pas. Mais cesreproches, ces scrupules, ces craintes, elle ne les exprimait quepour avoir le plaisir de les entendre réduire à néant parl’éloquence persuasive du chevalier.

– Que deviendrions-nous si mon père avait lepouvoir de nous séparer, cher Allan ?

– Il ne l’aura bientôt plus, adoréeChristabel ; bientôt vous serez ma femme, non seulement devantDieu comme aujourd’hui, mais encore devant les hommes. Moi aussij’aurai des soldats, ajouta fièrement le jeune chevalier, et messoldats vaudront ceux de Nottingham. Plus de soucis, chèreChristabel, abandonnons-nous à la jouissance de notre bonheur et àla protection divine.

– Fasse Dieu que mon père nouspardonne !

– Si vous redoutez le voisinage de Nottingham,ma bien-aimée, nous irons vivre dans les îles du Sud, où il y atoujours un beau ciel, de chauds rayons de soleil, des fleurs etdes fruits. Exprimez un désir, je trouverai pour vous un paradisterrestre.

– Vous avez raison, cher Allan, nous serionsplus heureux là-bas que dans cette froide Angleterre.

– Vous quitteriez donc sans regretl’Angleterre !

– Sans regret !… pour vivre avec vous jequitterais le ciel, ajouta tendrement Christabel.

– Eh bien ! sitôt mariés nous partironspour le continent ; Marianne nous suivra.

– Chut ! s’écria la jeune fille, écoutez…Allan, on nous poursuit.

Le chevalier arrêta son cheval. Christabel nes’était pas trompée, le retentissement d’un galop de chevauxarrivait jusqu’à eux, et, de minute en minute, de seconde enseconde, ce bruit, d’abord lointain, augmentait d’intensité et serapprochait.

– Fatalité ! pourquoi avons-nous devancénos amis de Gamwell ! murmurait Allan qui éperonna son chevalpour faire volte-face et s’enfoncer dans les taillis, car ils setrouvaient alors sur le bord d’une route.

En ce moment un hibou, réveillé par le bruit,sortit d’un tronc d’arbre voisin, poussa un cri lugubre et rasa deson vol les narines du cheval, qui allait obéir à l’éperon. Lecheval épouvanté s’affola et, au lieu de fuir dans la directionchoisie par Allan, se lança à fond de train sur la route.

– Courage, Christabel ! cria le jeunehomme qui luttait inutilement contre la folie de la bête,courage ! tenez-vous ferme ! un baiser, Christabel, etDieu nous sauve !

Une bande de cavaliers aux couleurs du baronse présentait en ligne et tenait toute la largeur de la route.

La fuite était impossible en tournant le dosaux cavaliers, et l’on ne pouvait miraculeusement échapper qu’enforçant leur ligne.

Allan vit le danger et ne pensa plus qu’à lebraver.

Clouant alors les molettes de ses éperons dansles flancs du cheval, il donna tête baissée au milieu des hommesd’armes et passa… passa comme l’éclair qui traverse la nue.

– Change de main ! volte-face !commanda le chef de la troupe qu’exaspéra ce trait d’audace. Visezà la bête, hurla le chef, et malheur à qui blesseramilady !

Une grêle de flèches tomba autourd’Allan ; mais le noble cheval ne ralentit pas sa course, maisAllan ne perdit pas courage.

– Enfer ! ils nous échappent ! hurlale chef. Aux jarrets, tirez aux jarrets !

Quelques instants après les cavaliersentouraient les deux amants, jetés sur le gazon par la chutemortelle du pauvre cheval.

– Rendez-vous, chevalier, dit le chef avec uneironie courtoise.

– Jamais, répondit Allan, qui déjà deboutavait dégainé sa rapière, jamais ; vous avez tué ladyFitz-Alwine, ajouta le jeune homme en montrant Christabel évanouieà ses pieds. Eh bien ! je mourrai en la vengeant.

L’inégale lutte ne fut pas de longuedurée : Allan tomba criblé de blessures, et les soldatsreprirent le chemin de Nottingham, emportant Christabel comme unenfant endormi.

William eut un remords de conscience etrejoignit son cher Robin, il croyait pouvoir lui être utile, et sepromettait de revenir ensuite promptement au hall se livrer àl’admiration des beaux yeux de miss Hubert Lindsay.

Mais Petit-Jean, très formaliste, lerappela.

– Il convient, dit-il, que tu soisl’introducteur au hall de ces nouveaux arrivants. J’accompagneraiRobin, moi.

William y consentit ; il n’aurait eugarde de refuser les devoirs que lui imposait l’amitié.

C’est pendant ce court entretien qu’Allan etChristabel avaient devancé les Gamwell, et Robin lui-même, croyantabréger sa route, marcha quelque temps encore en leur compagniejusqu’à ce qu’il trouvât un certain sentier à lui bien connu.

Hal et Maude avaient aussi pris lesdevants ; mais frère Tuck s’était arrêté pour attendre le grosde la troupe.

Tout en causant, les jeunes gens arrivèrent aupetit carrefour où Robin devait se séparer d’eux et non loin duquelfrère Tuck attendait mollement assis sur le gazon ; il rêvaitde la cruelle Maude, le pauvre frère !

Les derniers souhaits du départ se répétaientpour la millième fois quand les yeux de quelques-uns des Gamwelldécouvrirent à une faible distance le corps sanglant d’un hommeétendu sur le sol.

– Un soldat du baron ! dirent lesuns.

– Une victime de Robin ! ajoutèrent lesautres.

– Ciel ! un affreux malheur estarrivé ! s’écria Robin qui reconnut aussitôt Allan Clare.Ah ! mes amis, voyez… l’herbe est foulée par des piétinementsde chevaux. On s’est battu ici… mon Dieu ! mon Dieu ! ilest mort peut-être… et lady Christabel, qu’est-elledevenue ?

Tous les amis firent cercle autour du corpsqui paraissait sans vie.

– Il n’est pas mort, rassurez-vous !s’écria Tuck.

– Béni soit Dieu ! répéta le groupe.

– Le sang coule par cette grande blessure ausommet de la tête, le cœur bat… Allan, messire chevalier, vos amisvous entourent, ouvrez les yeux.

– Fouillez les environs, dit Robin, cherchezlady Christabel.

Ce doux nom prononcé par Robin ranima chezAllan la vie bien près de s’éteindre.

– Christabel ! murmura-t-il.

– En sûreté, messire, cria le moine quis’occupait à cueillir quelques plantes utiles en pareillescirconstances.

– Vous répondez de lui ? demanda Robin aumoine.

– J’en réponds ; sitôt la blessurepansée, on le transportera au hall à l’aide d’une litière enbranches d’arbres.

– Alors, adieu, messire Allan, dit Robin,penché tristement sur le blessé ; nous nous reverrons.

Allan ne put répondre que par un faiblesourire.

Tandis que les robustes bras des Gamwelltransportaient lentement au hall le pauvre Allan Clare, Robin,dévoré d’inquiétude, s’avançait rapidement vers la demeure de sonpère adoptif. L’infortune d’Allan et ses craintes personnelles luioppressaient le cœur ; il maudissait l’étendue,l’espace ; il aurait voulu voler plus rapidement que ne volentles hirondelles ; il aurait voulu percer l’épaisseur de laforêt, embrasser Marguerite et Gilbert pour être certain qu’ilsvivaient encore.

– Vous avez des jambes de cerf, ditPetit-Jean.

– On les a toujours ainsi quand on veut,répondit Robin.

En entrant dans la vallée d’aulnes quiconduisait à la maison de Gilbert, les deux jeunes gens reconnurentavec terreur l’affreuse véracité des paroles de Lambic. Un épaisnuage de fumée tourbillonnait encore au-dessus des arbres, et lesâcres senteurs de l’incendie imprégnaient l’atmosphère.

Robin jeta un cri de désespoir, et, suivi dePetit-Jean, non moins peiné, il s’élança en courant dansl’avenue.

À quelques pas des noirs décombres, là où laveille souriait encore par ses fenêtres éclairées la joyeusemaison, était agenouillé le pauvre Robin, et ses mains pressaientconvulsivement les mains froides de Marguerite étendue devantlui.

– Père ! père ! cria Robin.

Une sourde exclamation s’échappa des lèvres deGilbert ; puis il fit quelques pas vers Robin et tomba ensanglotant dans les bras tendus du jeune homme.

Cependant l’énergie naturelle du vieuxforestier fit taire un instant les plaintes, les larmes et lessanglots.

– Robin, dit-il d’une voix ferme, tu es lelégitime héritier du comte de Huntingdon ; ne tressaillepas : c’est vrai… tu seras donc puissant un jour, et tantqu’il y aura un souffle de vie dans mon vieux corps, ilt’appartiendra… tu auras donc pour toi la fortune d’un côté, mondévouement de l’autre : eh bien ! regarde, regarde-la,morte, assassinée par un misérable, celle qui t’aimait tendrement,sincèrement, comme elle eût aimé le fils de ses entrailles.

– Oh ! oui, elle m’aimait ! murmuraRobin agenouillé auprès du corps de Marguerite.

– Voici ce qu’ils ont fait de ta mère, uncadavre ; voici ce qu’ils ont fait de ta maison, uneruine ! Comte de Huntingdon, vengeras-tu ta mère ?

– Je la vengerai !

Et, se levant fièrement, le jeune hommeajouta :

– Le comte de Huntingdon écrasera le baron deNottingham, et la seigneuriale demeure du noble lord sera, comme lamaison de l’humble forestier, dévorée par les flammes !

– Je jure à mon tour, dit Petit-Jean, de nelaisser ni repos ni trêve au Fitz-Alwine, à ses gens ettenanciers.

Le lendemain, le corps de Marguerite,transporté au hall par Lincoln et Petit-Jean, fut pieusemententerré dans le cimetière du village de Gamwell.

Les mémorables événements de cette étrangenuit avaient réuni comme une seule famille, pour se venger du baronFitz-Alwine, les divers personnages de notre histoire.

Chapitre 16

 

Quelques jours après l’enterrement de lapauvre Marguerite, Allan Clare apprit à ses amis par quel concoursde circonstances inattendues lady Christabel avait été une foisencore enlevée à son amour.

Halbert, envoyé au château par le pauvreamoureux si fatalement déçu dans ses espérances, vint annoncer queFitz-Alwine était parti pour Londres avec sa fille, et que deLondres le baron devait se rendre en Normandie, où quelquesaffaires d’intérêt nécessitaient sa présence.

La foudroyante nouvelle de ce départ si subitet si imprévu causa au jeune homme une douleur profonde, et cettedouleur devint si violente que Marianne, Robin et les fils de sirGuy épuisèrent pour la calmer toutes les consolations qu’inspirentla tendresse et le dévouement. Un conseil du jeune Hood, conseilfortement appuyé par l’approbation de tous les membres de lafamille Gamwell, apporta une lueur d’espérance dans le cœurd’Allan.

Robin disait :

– Allan doit suivre Fitz-Alwine à Londres, deLondres en Normandie, et ne s’arrêter enfin que là où s’arrêteralui-même le furieux baron.

Cette idée se transforma bientôt en projet, etde projet en exécution. Allan se prépara au départ, et, à la prièredu jeune homme, la douce et résignée Marianne consentit à attendreson retour dans la charmante solitude du hall de Gamwell.

Nous laisserons messire Allan poursuivre deLondres en Normandie les traces de lady Christabel, et nous nousoccuperons de Robin Hood, ou, pour mieux dire, du jeune comte deHuntingdon.

Avant de commencer les poursuites légalesd’une demande aussi difficile que celle qu’il avait à faire dansl’intérêt de son fils d’adoption, Gilbert crut devoir soumettre laquestion à sir Guy de Gamwell et dut lui faire connaître dansses moindres détails l’étrange histoire racontée par Ritsonmourant. Lorsque le vieillard eut achevé le récit de l’odieuseusurpation des droits de Robin, sir Guy apprit à son tour à Gilbertque la mère de Robin était la fille de son frère Guyde Coventry. Par conséquent Robin se trouvait être le neveu dubaronnet, et non son petit-fils, ainsi que l’avaient pu fairecroire à Gilbert les paroles de Ritson. Malheureusement sir Guyde Coventry n’existait plus ; et son fils, seul rejetonde cette branche cadette de la famille des Gamwell, était auxcroisades. « Mais », avait ajouté l’excellent baronnet,« l’absence de ces deux parents ne doit mettre aucune entraveà la démarche que vous méditez, brave Gilbert, mon cœur, mon bras,ma fortune et mes enfants appartiennent à Robin. Je désire vivementlui être utile, je désire le voir devenir possesseur aux yeux detous d’une fortune qui lui appartient aux yeux de Dieu. »

La juste réclamation de Robin fut présentéedevant les tribunaux ; il y eut procès. L’abbé de Ramsay,adversaire du jeune homme, membre très riche de la toute-puissanteÉglise, repoussa vigoureusement la demande, et traita de fable, demensonge et d’imposture le récit de Gilbert. Le shérif auquelmonsieur de Beasant avait confié l’argent nécessaire àl’entretien de son neveu fut appelé devant les juges ; maiscet homme, vendu corps et âme à l’audacieux détenteur des biens ducomte de Huntingdon, nia le dépôt et refusa de reconnaîtreGilbert.

L’unique témoin du jeune homme, son uniqueprotecteur traité de fou et de visionnaire était donc son pèreadoptif, faible appui, on en conviendra, pour lutter avec avantagecontre un adversaire aussi bien placé dans le monde que l’étaitl’abbé de Ramsay. Il est vrai que sir Guy de Gamwell assurapar serment que la fille de son frère avait disparu de Huntingdon àl’époque précisée par Ritson ; mais là se bornait, sur laconnaissance des faits, la déposition du vieillard. Si Robin étaitparvenu à intéresser ses juges, s’il était encore parvenu à leurôter sur la légalité de ses droits tout doute moral, en revanche illui était bien difficile, pour ne pas dire impossible, de vaincreles obstacles matériels qui s’opposaient au triomphe de sacause.

La distance qui sépare Huntingdon de Gamwell,le manque de renfort militaire empêchaient Robin de conquérir sesdroits par la force des armes, action permise à cette époque ou dumoins tolérée ; il fut donc contraint de supporter avecpatience les insolentes bravades de son ennemi, il fut obligé de semettre à la recherche d’un moyen pacifique et légal, aucun jugementn’ayant encore été rendu, pour entrer sans combat en jouissance deses biens. Ce moyen fut trouvé par sir Guy, et, d’après le conseildu vieillard, Robin s’adressa directement à la justice deHenri II. Son message envoyé, il attendit, avant de prendreune nouvelle détermination, la réponse bienveillante ou défavorablede Sa Royale Majesté.

Six années s’écoulèrent, six années qui furentabsorbées par les angoisses d’un procès laissé et repris suivant lecaprice des juges ou des avocats. Dévorées par les inquiétudes del’attente, ces six années n’eurent pour les habitants du hallde Gamwell que la durée d’un jour.

Robin et Gilbert n’avaient point quittél’hospitalière maison de sir Guy ; mais, en dépit del’affection et des tendres soins de son fils, Gilbert, le joyeuxGilbert, n’était plus que l’ombre de lui-même. Marguerite avaitemporté l’âme et la gaieté du vieillard.

Marianne faisait également partie des hôtes deGamwell. L’aimable jeune fille, le front couronné des rosesépanouies de son vingtième printemps, était encore plus charmanteque le jour où l’amoureux Robin s’extasiait si hautement et sinaïvement sur les charmes de son joli visage. Aimée des hommes avecrespect, chérie des femmes avec un sentiment d’abnégativetendresse, il ne manquait au bonheur de Marianne que la présence deson frère. Allan habitait la France, et dans ses rares lettres ilne parlait jamais ni de bonheur présent ni de retour prochain.

Mieux que personne au hall, et surtout plusque personne, Robin admirait, appréciait et chérissait lesperfections physiques et morales de Marianne ; mais cetteadmiration voisine de l’idolâtrie, ne s’exprimait ni par lesregards, ni par les paroles, ni par les gestes. L’isolement de lajeune fille la rendait à Robin aussi digne de respect que laprésence d’une mère ; de plus, l’incertitude de son avenirinterdisait à la délicatesse du jeune homme l’aveu d’un amour quesa position présente ne lui permettait pas de sanctionner par lesliens sérieux du mariage.

La noble sœur d’Allan Clare pouvait-elledescendre jusqu’à Robin Hood ?

Il eût été impossible, même à l’observateur leplus attentif, de se rendre compte des pensées intérieures de lajeune fille ; il lui eût été impossible de découvrir dans lesactions de Marianne, dans ses paroles ou dans ses regards, nonseulement la part qu’elle faisait de son cœur à Robin, mais encoresi elle avait compris l’ardent amour dont l’entourait le silencieuxet dévoué jeune homme.

La douce voix de Marianne avait pour tousindistinctement les mêmes modulations musicales. L’absence de Robinne mettait ni pâleur à son front ni rêverie dans ses regards ;son retour imprévu ne la faisait point rougir ; elle n’avaitavec lui ni entretien particulier ni rencontre fortuite. Mélancoliesans tristesse, Marianne paraissait vivre avec le souvenir de sonfrère, avec l’espoir d’apprendre que, aimé de Christabel, Allanpouvait ouvertement laisser lire sur son front l’orgueil et la joieque lui donnait cet amour.

Les habitants du hall de Gamwell formaientautour de Marianne plutôt une cour qu’une société : car, sansêtre pour personne ni froide, ni fière, ni hautaine, la jeune filles’était involontairement placée au-dessus de son entourage. La sœurd’Allan Clare semblait être la reine du hall. Déjà reine par labeauté, on eût dit encore qu’un titre plus sérieux lui en donnaitles droits, et ce titre était une supériorité incontestable,reconnue et respectée. Les manières aristocratiques de la jeunefille, sa conversation spirituelle et sérieuse, l’élevaient tropvisiblement au-dessus de ses hôtes pour que dans leur loyale etrustique franchise ils n’eussent pas été les premiers à reconnaîtreson mérite.

Maude Lindsay, dont le père était mort depuisprès de cinq ans, n’avait pu ni rentrer au château ni suivre samaître en France. Elle habitait donc le hall de Gamwell, et s’yrendait utile dans la mesure de ses forces.

Le frère de lait de Maude, le gentil petitHal, remplissait toujours au château les fonctions de garde. Plusd’une fois, hâtons-nous de le dire, le désir de jeter aux orties lalivrée du baron avait assiégé l’esprit du jeune homme : maisune raison plus puissante que son désir, une raison fortementappuyée par le cœur, retenait Hal dans les chaînes du vieuxbaron : cette raison se nommait Grâce May, et l’éloquence desbeaux yeux qui brillaient à quelques pas de Nottingham réduisaittoujours à néant les virils projets d’une émancipation. L’amoureuxHal supportait donc la servitude avec un mélange de joie et detristesse, et pour s’en consoler il faisait de temps à autre unelongue visite à Gamwell. Les joyeux fils de sir Guy avaientremarqué que les premières paroles du jeune garçon à son entrée auhall étaient invariablement celles-ci :

– Chère sœur Maude, j’ai pour vous un baiserde ma jolie Grâce.

Maude acceptait le baiser. La journées’écoulait en jeux, en rires, en repas, en causeries ; puis,au moment du départ, Hal redisait, du même ton qu’à sonarrivée :

– Chère sœur Maude, donnez-moi pour Grâce Mayun baiser de vos lèvres.

Maude accordait le baiser d’adieu comme elleavait reçu celui de l’arrivée, et Hal partait joyeux.

Il aimait tant sa bonne fiancée, l’honnête etbon garçon !

Notre ami Gilles Sherbowne, le joyeux moineTuck, comprit enfin l’indifférence de cœur exprimée par lesmanières froidement polies de la jolie Maude. Les premiers joursqui suivirent cette désolante découverte furent employés par Tuck àgémir sur l’inconstance des femmes en général et sur celle de Maudeen particulier. Lorsque les plaintes, les lamentations et lesregrets eurent calmé l’effervescence de sa douleur, Tuck jura derenoncer à l’amour ; il jura de ne plus aimer autre chose queles boissons, les jouissances de la table et les bons coups debâton, ajoutant in petto qu’il aimerait éternellement àles donner et non à les recevoir. Le serment de Tuck fut appuyé parle renfort d’un bon déjeuner, par l’absorption d’une prodigieusequantité d’ale à laquelle se joignaient encore une demi-douzaine deverres de vieux vin. Ce copieux repas glorieusement achevé, Tucksortit de la salle hospitalière, dédaigna de lever les yeux surMaude pensivement accoudée à une fenêtre, oublia de serrer la mainbienfaisante de ses hôtes, et, drapé dans sa résolution comme dansun manteau, s’éloigna majestueusement du hall de Gamwell.

Maude avait aimé, Maude aimait encore RobinHood. Mais lorsque la pauvre fille eut fait la connaissance deMarianne, lorsque le temps et un contact journalier lui eurent faitconnaître les rares qualités de la sœur d’Allan Clare, elle compritla fidélité de Robin et lui pardonna les dédains de sonindifférence. Non seulement elle pardonna, la bonne et dévouéejeune fille, non seulement elle comprit son infériorité, maisencore elle l’accepta, se résignant à jouer sans arrière-pensée,sans espoir dans l’avenir, sinon sans regret, son rôle de sœur.Avec la perspicace finesse d’une femme réellement éprise, Maudedevina le secret de Marianne. Ce secret, caché aux yeux mêmes decelui qu’il intéressait ne resta pas longtemps un mystère pourMaude ; elle lut dans les yeux calmes et en apparence siindifférents de Marianne cette pensée, qui eût fait, en deux mots,le bonheur du jeune homme :

« J’aime Robin. »

Maude essaya d’étouffer son rêve sous le poidsécrasant de cette réalité ; elle tenta de chasser de son cœurl’image chérie et si tendrement caressée qu’on appelait le bonheur,et qui se nommait Robin Hood ; elle essaya de se montrer auxyeux de tous insouciante et joyeuse : elle voulut oublier, etne put que pleurer et se souvenir. Cette lutte intérieure, luttesans trêve, qui mettait constamment en présence l’un de l’autre lecœur et la raison, fatigua les traits charmants de Maude. Lafraîche et rieuse fille du vieux Lindsay ne montra bientôt plusd’elle-même qu’un portrait demi-effacé et dont on cherchait avecune surprise émue la belle et souriante figure. En réagissant àl’extérieur, cette souffrance morale jetait sur les joues de Maudeune touchante pâleur, et cette apparence maladive fut attribuée auchagrin que lui causait la mort de son père.

Au nombre des personnes qui cherchaient àdistraire Maude de sa douleur, au nombre de celles qui semontraient à son égard bienveillantes et bonnes, on pouvaitremarquer un aimable garçon, au caractère vif et joyeux, auxmanières caressantes et empressées, qui à lui seul prenait plus desoins et de peines dans l’intention d’amuser Maude que ne s’endonnerait bien certainement un maître de maison obligé de distrairesoixante convives. Tout le long du jour on voyait trotter de lamaison aux jardins, des jardins aux champs, des champs à la forêt,l’ami dévoué de Maude. Ce va-et-vient perpétuel, ces allées etvenues infatigables n’avaient d’autre but que la recherche d’unobjet précieux ou nouveau pour le donner à Maude, d’autre but quela découverte d’un plaisir à lui offrir, d’une surprise à luifaire. Cet ami si tendre, si joyeusement empressé, était notreancienne connaissance, le bon Will l’Écarlate.

Une fois par semaine, et cela avec unerégularité et une constance dignes d’un meilleur sort, Williamfaisait à Maude une déclaration d’amour. Avec une régularité et uneconstance égales à celles du jeune homme, Maude repoussait cettedéclaration.

Fort peu intimidé et surtout fort peudécouragé par les patients refus de la jeune fille, Will l’aimaitsilencieusement du lundi au dimanche ; mais ce jour-là sonamour, muet pendant l’entière durée d’une semaine, ne pouvant plusse contenir, arrivait au transport. Les tranquilles refus de Maudejetaient un peu d’eau froide sur ce feu incendiaire ; Will setaisait jusqu’au dimanche suivant, jour de repos qui lui permettaitde se livrer sans contrainte à ses épanchements de cœur.

Le jeune Gamwell ne comprenait point l’exquisedélicatesse de sentiment qui interdisait à Robin l’aveu de sonamour pour Marianne. William traitait de niaiserie cettedélicatesse, et, bien loin d’en imiter la réserve, il guettaittoutes les occasions favorables à un aveu, déjà fait cent fois, àla confidence d’un mot qui avait mission d’apprendre à Maudequ’elle était aimée, bien tendrement aimée par Willde Gamwell.

Maude était pour William l’aimant de la vie,la seule femme qu’il lui fût possible d’aimer. Maude était lesouffle de William, sa joie, son bonheur, ses plaisirs, son rêve,son espérance. Will appelait du nom de Maude son chien de chassefavori ; les armes préférées du jeune homme portaientégalement ce nom ; son arc s’appelait Maude ; sa lance,la blanche Maude ; ses flèches, les fines Maude. Insatiabledans son amour pour le nom de sa bien-aimée, William ambitionna lapossession du cheval de l’amoureux de Grâce May, et cela uniquementparce que ce cheval portait le nom de son idole. Hal refusanettement les offres fabuleuses que lui fit William pour acquérirce cheval, et notre ami courut aussitôt à Mansfeld, acheta unemagnifique jument, et lui donna le nom d’Incomparable Maude. Lepetit nom de miss Lindsay fut bientôt connu dans le voisinage deGamwell ; ce nom était sans cesse sur les lèvres deWill ; il le prononçait vingt fois par heure, et toujours avecune expression de tendresse croissante. Non content de donner auxobjets de son entourage et dont il se servait journellement le nomde son amie, William en baptisait encore toutes les choses quiplaisaient à ses regards.

Maude était tellement idéalisée dans le cœurde ce naïf garçon qu’elle ne lui paraissait plus sous la formed’une femme, mais bien sous les traits d’un ange, d’une déesse,d’un être supérieur à tous les êtres, moins près de la terrequ’elle ne l’était du ciel ; en un mot, miss Lindsay était lareligion de Will.

Si nous sommes obligés de reconnaître que lesauvage fils du baronnet de Gamwell aimait Maude d’une manièreaussi rude que franche, nous sommes également obligés de dire quecet amour, si bizarre dans son expression, n’était point sansinfluence sur le cœur de miss Lindsay.

Les femmes détestent rarement l’homme qui lesaime, et lorsqu’elles rencontrent un cœur vraiment dévoué, ellesrendent une partie de l’amour qu’elles inspirent. Chaque jour fitéclore une prévenance, une gentillesse, une amabilité de la part deWill, toutes ayant pour but et récompense la joie de Maude. Ilarriva enfin que cette bruyante tendresse, mélangée de passion, derespect et de platonisme, jeta dans le cœur de la jeune fille unevive gratitude. Si les témoignages de l’amour de William n’étaientpas entourés de la délicatesse de forme que les esprits sensitifscroient essentiellement nécessaire à leur manifestation, c’étaituniquement parce que la brusquerie naturelle à son caractère et àses allures ne pouvait ni concevoir ni admettre cettedélicatesse.

Maude connaissait le naturel fougueux etemporte de Will. Du reste, quelle est la femme qui ne comprend pasimmédiatement la force et la grandeur d’une bonté qui a sa sourcedans le cœur ?

Par reconnaissance, peut-être aussi par unsentiment de générosité, Maude chercha à mériter la gratitude deWill. Pour obtenir cette gratitude, Maude n’employa point unecoquetterie brodée d’espérance. Non, cette conduite trompeuse étaitindigne de la jeune fille ; elle eut pour William des soins dejeune mère, des attentions d’ami, des prévenances de sœur.Malheureusement les gracieusetés de Maude furent mal comprises deWill, qui, au moindre mot affectueux, devant le plus léger regardde cordiale amitié, tomba dans les extases de l’adoration, dans lestransports d’un amour insensé.

Après avoir juré une tendresse éternelle,après avoir offert son nom, son cœur, sa fortune, Will terminaitinvariablement ses déclarations passionnées par cette patiente etnaïve demande :

– Maude, m’aimerez-vous bientôt ?m’aimerez-vous un jour ?

Ne voulant ni donner des espérances au jeunehomme ni lui faire douter d’un changement à venir, Maude éludait laquestion.

La conduite de miss Lindsay n’était pointguidée, nous l’avons dit, par un sentiment de coquetterie, et moinsencore par le désir, toujours flatteur pour la vanité d’une femme,de conserver un adorateur. Maude, qui se savait passionnémentaimée, qui connaissait l’emportement irréfléchi du caractère deWill, redoutait avec raison les dangereux résultats d’un refussérieux et irrévocable. Dans un premier moment de douleur, Willpouvait cruellement souffrir de sa défaite amoureuse. Du reste, ilfaut avouer en toute franchise que les craintes de recevoir unrefus sans appel n’avaient jamais troublé ni le cœur ni l’esprit dujeune homme. Le pauvre garçon croyait fermement que si Mauderefusait aujourd’hui son amour, elle l’accepterait le lendemain. Ilavait déjà demandé trois cents fois à la jeune fille si ellel’aimerait bientôt, il lui avait déjà dit six cents fois qu’ill’adorait, trois cents fois Will avait été doucement repoussé.N’importe, le jeune homme se promettait de renouveler ses offrestrois cents fois encore.

Le cœur de Maude cependant n’était pas denature à exiger un siège aussi prolongé ; car ce cœur étaitbon, tendre et dévoué. William savait cela et il espérait qu’unbeau matin, à sa millième déclaration d’amour, Maude lui tendraitsa petite main blanche, son front si pur, et dirait enfin :« William, je vous aime. »

Nous avons oublié de suivre les regards deMaude lorsque la jeune fille les portait, avec une affectueusereconnaissance, sur son passionné serviteur. Notre ami avait auphysique aussi bien qu’au moral des imperfections qui d’ordinairene sont point l’apanage des héros de nos romans modernes, néanmoinsces imperfections n’avaient ni le droit ni le pouvoir d’éloignerl’amour. Will était grand, bien proportionné ; sa figure ovaleaux traits fins n’était point enlaidie par la teinte vermeilled’une fraîcheur juvénile mise en relief par l’encadrement d’unechevelure d’un rouge un peu vif. Cette bizarre nuance, qui avaitacquis au jeune homme la qualification d’Écarlate, étaitdonc un défaut, un grand défaut, nous sommes contraints de lereconnaître. Mais nous devons ajouter que les cheveux de William sebouclaient naturellement et tombaient sur son cou avec une grâcedigne d’admiration. La mère de Will s’était flattée, en caressantla tête de son enfant, que le temps donnerait à l’étrange couleurde ses cheveux une teinte plus foncée ; mais, loin de réaliserl’espoir de la bonne dame, le temps avait pris plaisir à lesrevêtir d’une couche de carmin plus vif, et William devint uneseconde édition de Guillaume le Roux.

De charmantes beautés physiques, de précieusesqualités morales rachetaient amplement ce bizarre caprice de lanature ; car Will avait des yeux bleus fendus en amande, àl’expression tantôt remplie de tendresse, tantôt pétillante demalice. Au doux regard de ces beaux yeux venait se joindre un airde bonne humeur si franc, si affectueux et si aimable qu’ildiminuait considérablement l’ensemble un peu coloré de notreami.

Aimée de la famille Gamwell, adorée de Will,désireuse de plaire à tous, Maude en arriva enfin à s’attacher aujeune homme ; mais elle avait si souvent repoussé l’offre deson amour que, tout en se sentant le désir d’y répondre, elle nesavait plus comment elle devait s’y prendre.

Voilà donc dans quelle situation se trouvaientnos personnages en l’an 1182, six ans après le meurtre de la pauvreMarguerite.

Pendant une belle soirée des premiers jours dumois de juin, une expédition nocturne fut préparée par GilbertHead. Cette expédition, qui avait pour but d’arrêter une banded’hommes appartenant au baron Fitz-Alwine, devait, par son succès,réaliser les souhaits du vieillard, car l’époux de Margueriten’avait point renoncé à ses projets de vengeance. Lesrenseignements qui avaient instruit Gilbert du passage de ceshommes dans la forêt de Sherwood laissaient supposer qu’ilsaccompagnaient leur maître au château de Nottingham, et l’intentionde Gilbert était de faire revêtir à sa troupe la livrée des soldatsdu baron et de s’introduire au château sous ce déguisement. Làseulement auraient lieu les représailles, représailles sans pitié,qui rendraient meurtre pour meurtre, incendie pour incendie.

Plus bavard qu’il n’était prudent, Hal avaitrépondu aux questions de Gilbert. Le naïf enfant ne s’était pointaperçu que ses réponses indiscrètes faisaient courir des nuéesd’orage dans les yeux du sombre et attentif vieillard.

Robin et Petit-Jean avaient juré à Gilbert del’aider à punir le baron. Fidèles à leur serment, ils s’étaient misl’un et l’autre à sa disposition. Sur la demande de Gilbert,Petit-Jean arma une troupe d’hommes hardis et courageux, plaça dansleurs rangs les fils de sir Guy, et cette petite troupe, formée decombattants résolus à vaincre, se mit aux ordres du vieuxforestier.

Gilbert voulait tuer de ses propres mains lebaron Fitz-Alwine ; car, dans l’extrême exagération de sadouleur, il regardait ce meurtre comme un tribut à payer aux resteschéris de son infortunée compagne.

Robin n’avait point à cet égard les mêmespensées que son père adoptif, et, sans se croire parjure au sermentqu’il avait fait sur le cadavre de Marguerite, il songeait àdéfendre le baron de la fureur du vieillard.

Une pensée d’amour devait donc se mettre commeun bouclier entre l’arme de Gilbert et la poitrine du baronFitz-Alwine.

« Mon Dieu ! » se disaitmentalement Robin, « accordez-moi la grâce de préserver cethomme des coups de mon père ; la douce créature qui habiteauprès de vous ne demande pas de vengeance. Accordez-moi la grâcede toucher le cœur de Fitz-Alwine, d’apprendre par lui le sortd’Allan Clare, afin de donner un peu de bonheur à celle quej’aime. »

Quelques minutes avant l’heure fixée pour ledépart, Robin se rendit dans une chambre qui avoisinaitl’appartement de Marianne afin de prendre congé de la jeunefille.

En entr’ouvrant sans bruit la porte de cettepièce, Robin aperçut Marianne accoudée sur une fenêtre et causantavec elle-même, ainsi que cela arrive quelquefois aux personnes quivivent dans un isolement rempli de leurs songes.

Interdit et troublé, Robin restasilencieusement, le chapeau à la main, sur le seuil de laporte.

– Sainte mère du Sauveur, murmurait la jeunefille d’une voix entrecoupée, aide-moi, protège-moi, donne-moi laforce de supporter l’écrasante monotonie de mon existence !Allan, mon frère, mon seul protecteur, mon seul ami, pourquoim’avez-vous quittée ? Vos espérances de bonheur étaient maseule joie, Christabel et vous étiez toute ma vie ! Tu esparti depuis six ans, mon frère, et, comme une fleur oubliée dansle jardin d’une maison déserte, j’ai grandi loin de toi. Lespersonnes à qui ta tendresse a confié le soin de ma vie sontbonnes, trop bonnes peut-être, car leur bienveillance m’accable,elle me fait sentir mon isolement, mon abandon. Je suismalheureuse, Allan, bien malheureuse, et, pour mettre le comble àmon infortune, une passion dévorante est venue remplir tout monêtre : mon cœur ne m’appartient plus.

En achevant ces douloureuses paroles, Marianneensevelit sa tête dans ses blanches mains et pleura amèrement.

– « Mon cœur ne m’appartient plus »,répéta Robin qui tressaillit d’angoisse, tandis qu’une profonderougeur lui faisait comprendre qu’il était indiscrètement témoindes pleurs de la jeune fille… Marianne, dit vivement Robin ens’avançant au milieu de la chambre, voulez-vous me permettre decauser quelques instants avec vous ?

Marianne surprise jeta un léger cri.

– Volontiers, messire, répondit-elle avecdouceur.

– Mademoiselle, reprit Robin les yeux baisséset la voix tremblante, je viens de commettre involontairement uneimpardonnable faute. Je demande à votre extrême indulgence d’enécouter l’aveu sans colère. Je suis là au seuil de cette portedepuis quelques minutes, vos paroles si profondément tristes ont euun auditeur.

Marianne rougit.

– J’ai entendu sans écouter, mademoiselle, sehâta d’ajouter Robin, timidement rapproché de la jeune fille.

Un doux sourire entr’ouvrit les lèvres de lacharmante lady.

– Mademoiselle, reprit Robin, enhardi par cedivin sourire, permettez-moi de répondre à quelques-unes de vosparoles. Vous êtes sans parents, Marianne, éloignée de votre frèreet presque seule au monde. Ma vie n’a-t-elle pas les mêmesdouleurs ? ne suis-je pas orphelin ? Comme vous, milady,je puis me plaindre du sort, comme vous je puis pleurer, non lesabsents, mais sur ceux qui ne sont plus. Je ne pleure pascependant, parce que l’avenir et Dieu sont mon espérance. Courage,Marianne, confiance et espoir : Allan reviendra, et avec luila noble et belle Christabel. En attendant l’époque sans nul douteprochaine de cet heureux retour, accordez-moi la grâce de vousservir de frère ; ne me refusez pas, Marianne, et vouscomprendrez bientôt que votre confiance se sera reposée sur unhomme qui donnerait sa vie pour vous rendre heureuse.

– Vous êtes bon, Robin, répondit la jeunefille d’une voix profondément émue.

– Ayez donc confiance en moi, chère lady. Nesupposez pas surtout que l’offre de mon cœur, de ma vie, de messoins vous soit faite sans réflexion… Tenez, Marianne, ajouta lejeune homme d’une voix plus expressive et moins tremblante, je vaisvous dire la vérité tout entière : je vous aime depuis lepremier jour de notre rencontre.

Une exclamation mêlée de joie et de surprises’échappa des lèvres de Marianne.

– Si je vous fais aujourd’hui cet aveu, repritRobin d’une voix émue, si je vous ouvre mon cœur fermé sur votreimage depuis six ans, ce n’est point avec l’espoir d’obtenir votreaffection, mais dans celui de vous faire comprendre combien je suisdévoué à votre chère personne. Vos paroles si involontairemententendues m’ont brisé le cœur. Je ne vous demande pas le nom decelui que vous aimez… lorsque vous me jugerez digne de remplacervotre frère, vous daignerez me le donner. Croyez-le bien, Marianne,je respecterai ce choix, choix si digne d’envie…Vous me connaissezdepuis six ans, il vous a été facile, n’est-ce pas ? de mejuger par mes actions. Je mérite le titre sacré de votreprotecteur. Ne pleurez pas, Marianne ; donnez-moi votre mainet dites-moi que je serai un jour votre ami, votre confident.

Marianne tendit au jeune homme incliné verselle ses deux mains tremblantes.

– J’écoute vos paroles, Robin, dit la jeunefille, avec un sentiment d’admiration si vif qu’il me rendimpuissante à vous exprimer mon bonheur. Je vous connais depuisplusieurs années, et chaque jour m’a appris à vous apprécierdavantage. Pendant l’absence d’Allan, vous avez rempli auprès demoi les devoirs du meilleur des frères, et cela dans l’ombre, ensilence, presque sans remerciements. Je suis profondément touchée,ami cher, du généreux sacrifice que vous voulez faire de vossentiments en faveur de la personne inconnue à qui appartient moncœur. Eh bien ! il me serait pénible d’être surpassée engrandeur d’âme, même par vous, Robin. Je veux me montrer aussifranche que vous êtes dévoué.

Une vive rougeur colora les joues de Marianne,qui resta silencieuse pendant quelques minutes.

– N’ayez point mauvaise opinion de madélicatesse de femme, reprit la jeune fille d’une voix émue, si enrécompense de toutes vos bontés pour moi je vous appartiens !Du reste, je ne crois point devoir rougir de cet aveu, puisqu’ilest un témoignage de ma gratitude et de ma loyauté.

Nous ne répéterons pas les paroles ardentesqui s’échappèrent comme un torrent du cœur des jeunes gens ;six années d’un amour silencieux y avaient amassé des trésors detendresse.

Les mains unies, les yeux en pleurs, lesourire sur les lèvres, ils se jurèrent l’un à l’autre un amourconstant, éternel : amour qui ne devait s’envoler au cielqu’avec le dernier soupir de leur vie.

Chapitre 17

 

– Maude, Maude, miss Maude ! criait unevoix joyeuse en poursuivant la jeune fille qui se promenait seuleet pensive dans les jardins de Gamwell… Maude, charmante Maude,répéta la voix d’un ton de tendresse impatiente, où doncêtes-vous ?

– Me voici, William, me voici, dit missLindsay en s’avançant d’un air de bienveillance empressée au-devantdu jeune homme.

– Je suis fort heureux de vous rencontrer,Maude, s’écria joyeusement Will.

– Je suis également satisfaite de cetterencontre, puisqu’elle vous donne tant de plaisir, réponditgracieusement la jeune fille.

– Certainement elle me donne un très-grandplaisir, Maude. Quelle belle soirée, n’est-ce pas ?

– Très belle, William ; mais n’avez-vouspoint autre chose à me dire ?

– Je vous demande pardon, Maude, j’ai autrechose à vous dire, répondit Will en riant ; mais le calmedélicieux de ce demi-jour me fait songer qu’il est propice à unepromenade dans les bois.

– Votre intention est-elle d’aller préparerles voies d’une chasse pour demain ?

– Non, Maude, nous n’allons pas dans la forêtavec cette pacifique intention ; nous allons… Ah ! jem’oublie… je ne dois parler de cela à personne. Cependant je vaisfaire une chose dont le résultat peut être pour moi une jambe cas…Je dis des folies, Maude, ne m’écoutez pas. Je suis venu voussouhaiter une bonne, une heureuse nuit, et vous dire adieu…

– Adieu, Will ! que signifie cetaveu ? Allez-vous donc entreprendre une dangereuseexpédition ?

– Eh bien ! s’il en était ainsi, avec unarc et un bâton solidement noué à une main ferme, on emportefacilement la victoire. Mais, chut !… toutes mes paroles sontoiseuses, elles ne disent absolument rien.

– Vous me trompez, William, vous voulez mefaire un mystère de votre sortie nocturne.

– La prudence l’exige, très-chère Maude ;une parole inconsidérée pourrait devenir fort dangereuse. Lessoldats… Ah ! je suis fou… fou d’amour pour votre charmantepersonne, Maude. Voici tout simplement la vérité : Petit-Jean,Robin et moi nous allons courir la forêt. Avant de sortir j’aivoulu vous dire adieu, Maude, bien tendrement adieu, car peut-êtren’aurai-je plus jamais le bonheur de vous le… Je dis desenfantillages, Maude, oui, des enfantillages. Je suis venu vousdire adieu uniquement parce qu’il m’est impossible de m’éloigner duhall sans vous serrer les mains ; ceci est très-vrai, Maude,bien vrai, je vous assure.

– Oui, Will, c’est vrai.

– Et pour quelle raison vous dis-je toujoursadieu ou au revoir, Maude ?

– Ce n’est pas à moi de vous l’apprendre,Will.

– Ah ! vraiment, Maude, s’écria le jeunehomme d’un ton joyeux, ce n’est pas vous qui devez mel’apprendre ! Vous l’ignorez peut-être, chère Maude ;vous ignorez peut-être que je vous aime plus que je n’aime monpère, mes frères, mes sœurs et mes bons amis. Je puis quitter lehall avec l’intention d’en rester éloigné des semaines entièressans dire adieu à personne, à l’exception de ma mère toutefois, etil est impossible que je m’éloigne de vous, même pour quelquesheures, sans presser dans les miennes vos petites mains blanches,sans emporter comme une bénédiction ces douces paroles :« Bon voyage et prompt retour, Will. » Cependant, Maude,vous ne m’aimez pas, ajouta presque tristement le pauvre garçon.Mais ce nuage n’assombrit pas les beaux yeux de William ; caril reprit bien vite d’un ton plus gai : J’espère que vousm’aimerez un jour, Maude ; je l’espère, j’ai de la patience,je puis attendre votre bon plaisir ; ne vous pressez pas, nevous tourmentez pas, n’imposez pas à votre cœur un sentiment qu’ilne veut pas accepter. Cela viendra, chère Maude, et si bien qu’unjour vous vous direz à vous-même : « Eh bien !j’aime William, je l’aime un peu… un tout petit peu. » Puis,au bout de quelques jours, de quelques semaines, de quelques mois,vous m’aimerez davantage. Votre amour grandira ainsiprogressivement jusqu’à ce qu’il arrive à égaler en force et enpassion l’immensité du mien. Mais vous aurez beau faire, Maude, iln’y parviendra pas. Je vous aime tant que ce serait trop demanderau ciel que de le prier de vous mettre dans le cœur un pareilamour. Vous m’aimerez à votre aise, à votre fantaisie, suivantvotre caprice, et vous me direz un jour : « Will, je vousaime ! » Moi je vous répondrai… Ah ! ah !ah ! je ne sais pas ce que je vous répondrai, Maude ;mais je sauterai de joie, mais j’embrasserai ma mère, mais jedeviendrai fou de bonheur. Oh ! Maude, essayez de m’aimer,commencez par un léger sentiment de préférence, demain vousm’aimerez un peu, après-demain davantage, et à la fin de la semainevous me direz : « Will, je vous aime ! »

– Vous m’aimez donc vraiment, Will ?

– Que faut-il faire pour vous en donner lapreuve ? répondit le jeune homme d’un ton grave, que faut-ilfaire ? dites-le moi… Je désire vous apprendre que je vousaime de tout mon cœur, de toute mon âme, de toutes mes forces, jedésire vous l’apprendre puisque vous ne le savez pas encore.

– Vos paroles et vos actions sont des preuvesqui ne demandent pas à être appuyées par de nouveaux témoignages,cher William, et ma demande n’a d’autre but que d’amener entre nousune sérieuse explication, non de vos sentiments, ils me sontconnus, mais de ceux qui remplissent mon cœur. Vous m’aimez, Will,vous m’aimez sincèrement ; mais si j’ai attiré votreattention, il ne faut pas oublier que c’est sans le vouloir ;je n’ai jamais cherché à vous inspirer de l’amour.

– C’est vrai, Maude, c’est vrai, vous êtesaussi modeste que belle ; je vous aime parce que je vous aime,voilà tout.

– Will, reprit la jeune fille avec un peud’anxiété dans le regard, Will, n’avez-vous donc jamais songé quej’avais pu donner mon cœur avant de vous connaître ?

Cette affreuse pensée, qui n’était jamaisvenue troubler les rêves de William ni porter atteinte à la doucequiétude de son patient amour, le frappa au cœur d’un coup sidouloureux qu’il pâlit, et, près de défaillir, s’appuya contre unarbre.

– Vous n’avez point donné votre cœur, n’est-cepas, Maude ? murmura-t-il d’une voix suppliante.

– Calmez-vous, cher Will, reprit doucement lajeune fille, calmez-vous et écoutez-moi. Je crois en votre amourcomme je crois en Dieu, et je voudrais de tout mon cœur pouvoirvous rendre, cher et bon Will, affection pour affection.

– Ne me dites pas qu’il vous est impossible dem’aimer, Maude ! s’écria violemment le jeune homme, ne me ledites pas, car je sens aux palpitations de mon cœur, à la chaleurde mon sang qui court dans mes veines comme une lave ardente, jesens qu’il me serait impossible d’entendre, d’écouter vosparoles.

– Vous devez cependant les entendre, Will, etje vous demande en grâce d’y prêter quelques minutes d’attention.Je connais les douleurs de l’amour sans espoir, mon ami, j’en aisubi une à une toutes les tortures ; il n’existe point sur laterre de douleur comparable à celle que jette dans le cœur un amourdédaigné. Je désire ardemment vous en épargner les cruellesangoisses, Will ; écoutez-moi, je vous prie, sans amertume etsurtout sans colère. Avant de vous connaître, avant d’avoir quittéle château de Nottingham, j’avais donné mon cœur à une personne quine m’aime pas, qui ne m’a jamais aimée, qui ne m’aimera jamais.

William tressaillit.

– Maude, dit-il d’une voix palpitante, Maude,si vous le voulez cet homme vous aimera, il vous aimera, Maude,répéta le pauvre garçon les yeux pleins de larmes. Par lamesse ! il faut que cet homme devienne votre esclave, il lefaut ou je le battrai tous les jours. Oui, Maude, je le battraijusqu’à ce qu’il vous aime.

– Vous ne battrez personne, Will, réponditMaude en souriant malgré elle de l’étrange expédient que voulaitmettre en œuvre le jeune garçon, non seulement l’amour ne s’imposepas, et surtout d’une aussi rude manière, mais encore celui dont jevous parle ne mérite en aucune façon d’indignes traitements. Vousdevez comprendre, Will, que je n’attends pas, que je n’espère pasl’affection de cet homme, et vous devez comprendre mieux encorequ’il faudrait n’avoir ni cœur ni âme pour rester insensible etindifférente aux témoignages de votre tendresse. Eh bien !Will, mon cher Will, profondément touchée de vos généreusesparoles, je veux vous en exprimer ma gratitude par le don de mamain, par l’assurance d’une affection qui mettra toute sa force àconquérir, à mériter, à égaler la vôtre.

– À votre tour, écoutez-moi, Maude, réponditWill d’une voix tremblante. Je suis honteux de n’avoir pas comprisles raisons de votre indifférence. Je vous prie de me pardonnerl’aveu arraché à votre cœur. Par bonté d’âme, Maude, vous voulezaccepter le nom du pauvre William, par bonté d’âme encore vousvoulez vous sacrifier à son bonheur. Songez donc, Maude, que cebonheur même est la perte de vos espérances, peut-être même cellede votre repos. Je ne puis ni je ne dois accepter un pareilsacrifice. Non seulement je ne crois pas en être digne, mais encoreje rougirais de vous parler plus longtemps de mon amour.Pardonnez-moi les ennuis dont je vous ai accablée, pardonnez-moi devous avoir aimée, de vous aimer encore, pardonnez-moi, je vous jurede ne jamais vous parler de mes sentiments.

– William, William, où donc êtes-vous ?s’écria tout à coup une voix forte et sonore.

– On m’appelle, Maude, adieu. Que la viergeMarie daigne veiller sur vous, que sa divine protection vouspréserve de tout malheur ! Soyez heureuse, Maude ; mais,si vous ne me revoyez jamais, si je ne reviens plus, pensezquelquefois au pauvre Will, pensez à celui qui vous aime, qui vousaimera toujours.

En achevant ces paroles, murmurées d’une voixpleine de larmes, le jeune homme saisit Maude par la taille, pressasur son cœur la jeune fille palpitante, l’embrassa passionnément,et s’enfuit sans détourner la tête, sans répondre à une douce voixqui cherchait à le retenir.

– Il ne m’a pas donné le temps de lui exprimerd’une manière explicite la délicatesse de mon aveu, se dit Maudetout attristée du brusque départ de William. Demain je lui diraique mon cœur n’a aucun regret du passé ; il en sera bienheureux, ce cher Will.

Hélas ! le lendemain devait être précédéde longs jours d’attente.

Une vingtaine de robustes vassaux armés delances, d’épées, d’arcs et de flèches entouraient, à une distancerespectueuse, un groupe d’hommes composé des fils de sir Guyde Gamwell, de Petit-Jean son neveu, et de Gilbert Head.

– Je suis fort étonné que Robin se fasseattendre, disait le vieillard à ses jeunes compagnons ; iln’est point dans les habitudes de mon fils d’être paresseux.

– Patience, maître Gilbert, réponditPetit-Jean en redressant sa grande taille pour jeter au loin unregard investigateur ; Robin n’est pas seul à manquer àl’appel, mon cousin Will se fait également désirer. Ce n’est passans motif, je le gage, qu’ils retardent le départ de deux ou troisminutes.

– Les voici ! cria un des hommes.

Will et Robin s’avancèrent rapidement.

– Avez-vous donc oublié l’heure durendez-vous, mon fils ? demanda Gilbert en tendant la main auxjeux jeunes gens.

– Non, mon père, et je vous demande pardon dem’être fait attendre.

– Partons ! s’écria Gilbert, Petit-Jean,ajouta-t-il en se tournant vers le jeune homme, vos amisconnaissent-ils bien clairement le but de notreexpédition ?

– Oui, Gilbert, et ils ont juré de vous suivreavec courage, de vous servir avec fidélité.

– Je puis donc en toute confiance compter surleur appui ?

– En toute confiance.

– Très bien. Un mot encore : afin degagner Nottingham par le chemin le plus court, nos ennemistraverseront Mansfeld, s’engageront dans la grande route qui coupeen deux la forêt de Sherwood, et atteindront un carrefour auprèsduquel nous nous mettrons en embuscade… Je n’ai pas besoin d’endire davantage. Petit-Jean, vous connaissez mesintentions ?

– Parfaitement, répondit le jeune homme. Mesgarçons ! cria Petit-Jean sur un signe du vieillard,aurez-vous le courage d’enfoncer vos dents saxonnes dans le corpsde ces loups normands ? aurez-vous le courage de vaincre ou demourir ?

Un oui énergique répondit à la double questiondu jeune homme.

– Eh bien ! mes braves gens, enavant !…

– Hourra ! pour la guerre !s’exclama Will en suivant avec Robin la belliqueuse troupe.

– Hourra ! hourra ! crièrentjoyeusement les hommes. Et l’écho de la sombre forêt répétaencore :

– Hourra ! hourra !hourra !

– Qu’avez-vous donc, ami Will ? demandaRobin en prenant le bras du pensif jeune homme. Il me semble qu’unnuage de noire mélancolie obscurcit votre joyeuse figure. Les crisdes combattants n’ont-ils donc plus d’harmonie pour le gentilWilliam, ou bien craint-il le danger de notre promenade ?

– Vous me faites là une étrange question,Robin ? répondit William en tournant vers son ami un regardchargé de tristesse. Demandez au lévrier s’il aime poursuivre lecerf, au faucon s’il lui plaît de fondre du haut des nues sur lemodeste passereau ; mais ne me demandez pas si je crains ledanger.

– Ma question avait pour but de distrairevotre esprit des sombres pensées qui l’occupent, cher Will,répondit Robin ; ces sombres pensées ont terni l’éclat de vosyeux et jeté sur votre front une inquiétante pâleur. Vous avez unchagrin, Will, un véritable chagrin, confiez-le-moi, ne suis-je pasvotre ami ?

– Je n’ai pas de chagrin, Robin, je suis ceque j’étais hier et ce que je serai demain ; vous me verrezcomme d’habitude, le premier au combat.

– Je ne doute nullement de votre courage moncher Will, mais je doute de la tranquillité de votre âme :quelque chose vous attriste, j’en suis convaincu. Soyez franc avecmoi, je puis peut-être vous être utile, porter avec vous le fardeaude vos peines, et par cela même les rendre moins lourdes. Si vousvous êtes mis en querelle avec quelqu’un, dites-le-moi, votreaffaire sera la mienne.

– Le motif de ma tristesse n’est ni assezimportant ni assez sérieux, mon cher Robin, pour rester pluslongtemps un mystère. Si j’avais pris la peine de réfléchir, je neserais ni surpris ni affligé de ce qui m’arrive… Pardonnez-moi meshésitations, il y a en moi un sentiment qui, malgré ma volonté,ferme mon cœur à toute confidence. Est-ce orgueil outimidité ? je l’ignore ; mais un ami tel que vous est unsecond soi-même. Vos questions trouvent souvent en moi un écho,votre amitié triomphe de ma fausse honte, je…

– Non, non, cher Will, interrompit vivementRobin : garde ton secret : la souffrance a sa pudeur, etje te prie de me pardonner l’amicale importunité de mesinterrogations.

– C’est à moi de demander pardon pourl’égoïsme de ma douleur, cher Robin, s’écria Will en saccadant sesparoles dans un éclat de rire plus triste que des pleurs. Jesouffre, je souffre réellement, et je veux sonder devant toi lablessure qui a déchiré mon âme. Tu seras le confident de mapremière souffrance comme tu as été le compagnon de mes premiersjeux ; car nous sommes plus étroitement liés par l’amitié quenous ne le serions pas les liens du sang, et je veux être pendu,Rob, si mon affection pour toi n’est pas celle du plus tendre desfrères.

– Tes paroles sont vraies, Will, l’affectionnous a rendus frères. Où sont les jours de notre belleenfance ? Le bonheur dont nous jouissions alors ne reviendraplus.

– Le bonheur reviendra pour vous, Robin, maissous d’autres formes ; il portera d’autres vêtements, un autrenom, mais il sera toujours le bonheur. Quant à moi, je n’espèreplus rien, je ne désire plus rien, mon cœur est brisé. Vous savez,Robin, combien j’ai aimé Maude Lindsay… je ne trouve pas de parolesqui puissent vous faire clairement comprendre l’invincible passionqui attachait ma vie au nom seul de cette jeune fille. Ehbien ! maintenant, je sais, je sais…

Une douloureuse crainte traversa l’esprit deRobin.

– Eh bien ! maintenant ?interrogea-t-il d’un ton plein d’anxiété.

– Lorsque vous êtes venu me chercher dans lejardin du hall, reprit William, j’étais auprès de Maude, je venaisde lui dire ce que je lui dis tous les jours depuis bien longtemps,que mon rêve le plus doux est de la donner pour fille à ma mère,pour sœur à mes sœurs. Je demandais à Maude si elle voulait essayerde m’aimer un peu, et Maude me répondait qu’avant de venir au hallde Gamwell elle avait disposé de son affection. Alors, Robin,j’ai vu se détruire toutes mes espérances, alors j’ai senti quelquechose se briser en moi : c’était mon cœur, Rob, c’était moncœur ; vous le voyez, je suis bien malheureux.

– Maude vous a-t-elle confié le nom de celuiqu’elle aime ? demanda craintivement Robin.

– Non, répondit Will, elle m’a seulement ditque cet homme ne l’aimait pas. Comprenez-vous cela, Robin ? Ilexiste un homme qui n’aime pas Maude et qui est aimé deMaude ! un homme que son regard cherche et qui fuit ceregard ! Ô l’insigne brute ! ô le misérable ! J’aioffert à Maude de m’emparer de lui, de le contraindre à donnerl’amour qu’il refuse. Je lui ai offert de le battre à outrance,elle a refusé. oh ! elle l’aime ! elle l’aime !Après avoir achevé ce triste et pénible aveu, continua William, lapauvre et généreuse Maude m’a offert sa main. Je l’ai refusée. Laraison, la loyauté, l’honneur ont imposé silence à mon amour… Ditesadieu au rieur et joyeux Will, Robin, il est mort, bien mort.

– Allons, allons, William, un peu de courage,dit doucement Robin ; votre cœur est malade, il faut lesoigner, il faut le guérir, et je veux en être le premier médecin.Je connais Maude mieux encore que vous ne la connaissez ; ellevous aimera un jour, si déjà elle ne vous aime. Je vous assure,William, que vous avez fort mal interprété ses petites confessionsde jeune fille : elles ont été dictées par un sentimentd’extrême délicatesse, elles devaient vous faire comprendre lesrigueurs passées et en même temps vous rendre plus précieuse uneoffre aussi inconsidérément refusée. Croyez-moi donc, William,Maude est une charmante fille, aussi honnête que belle, et vraimentdigne de votre amour.

– J’en suis certain ! s’écria le jeunehomme.

– Il ne faut point vous exagérer la profondeurdes chagrins de miss Lindsay, mon ami, ni vous tourmenter l’espritde suppositions chimériques. Maude vous aime déjà beaucoup, j’ensuis sûr, et un jour elle vous aimera plus encore.

– Le pensez-vous, Robin, mon cher Robin ?s’écria Will, saisissant avec avidité cette lueur d’espoir.

– Oui, je le pense ; seulement faites-moile plaisir de me laisser parler sans interruption ; je vous lerépète, et je vous le répéterai toutes les fois que vous perdrezcourage, Maude vous aime ; l’offre de sa main n’était ni undévouement ni un sacrifice, mais bien un élan du cœur.

– Je vous crois, Robin, je vous crois !s’écria Will, et demain je demanderai à Maude si elle veut biendonner un enfant de plus à ma mère.

– Vous êtes un excellent garçon,William ; reprenez donc courage, et doublons le pas, nous noustrouvons au moins à un quart de mille en arrière de nos compagnons,et franchement cette lenteur de marche ne nous donne pas un airfort martial.

– Vous avez raison, mon ami, et je crois déjàentendre la voix grondeuse de notre général en chef.

Lorsque la petite troupe eut atteint l’endroitdésigné par Gilbert comme étant propice à une embuscade, levieillard posta ses hommes, donna à chacun de nouvelles et brèvesexplications, ordonna sur toute la ligne un profond silence, etvint lui-même se placer derrière un tronc d’arbre à quelques pas dePetit-Jean, dont les oreilles étaient déjà aux aguets.

Le cri d’un oiseau éveillé, le chant mélodieuxdu rossignol, les soupirs de la brise se jouant dans les feuilles,troublaient seuls le calme silencieux de la nuit ; mais à cesindistincts murmures vint bientôt se joindre un bruit de pas encoreéloigné, un bruit presque imperceptible et que l’ouïe seule deshommes de la forêt pouvait distinguer dans les rumeurs harmonieusesdes plaintes du vent, de la voix de l’oiseau et du bruissement desfeuilles.

– C’est un voyageur à cheval, dit Robin àmi-voix, je crois reconnaître le pas court et rapide d’un poney denos pays.

– Votre observation est parfaitement juste,répondit Petit-Jean sur le même ton de prudence ; le survenantest un ami ou bien un passant inoffensif.

– Attention ! cependant.

– Attention ! se répétèrent les hommesles uns aux autres.

La personne qui excitait ainsi l’inquiètecuriosité de la petite troupe continuait joyeusement saroute ; elle chantait d’une voix forte une ballade composée enson propre honneur, et sans nul doute par elle-même.

– Malédiction sur toi ! s’écria tout àcoup le chanteur en adressant à son cheval cette aimable parole.Eh ! quoi ! bête sans goût, lorsque des torrentsd’harmonie s’échappent de mes lèvres, tu ne restes pas silencieuse,ravie, charmée ! Au lieu de dresser tes longues oreilles, dem’écouter avec une gravité convenable, tu tournes la tête de droiteà gauche, tu mêles à la mienne ta voix fausse, gutturale et sansharmonie ! Mais tu es une femelle, et par conséquent tu as unnaturel taquin, contrariant, entêté, opiniâtre. Si je désire tevoir marcher d’un côté de la route, tu te diriges immédiatementvers une direction opposée, tu fais sans cesse ce que tu ne doispoint faire, et tu ne fais jamais ce qu’il faut que tu fasses. Tusais que je t’aime, effrontée, et c’est uniquement parce que tu asacquis la certitude de cette affection que tu veux changer demaître. Tu es comme elle, comme sont toutes les femmes enfin,capricieuse, inconstante, volontaire et coquette.

– Pour quelle raison déclames-tu ainsi contreles femmes, mon ami ? dit Petit-Jean, qui, silencieusementsorti de sa cachette, saisit à l’improviste les brides ducheval.

Fort peu effrayé, l’inconnurepartit :

– Avant de répondre, je serais bien aise desavoir le nom de celui qui arrête un homme paisible et inoffensif,le nom de celui qui ajoute à ce procédé de brigand l’impudenced’appeler son ami un homme qui lui est bien supérieur, ajoutafièrement l’étranger.

– Apprenez, sir clerc de Copmanhurst, car labruyante criaillerie de vos chants m’a dit votre nom, que vous êtesarrêté, non par un brigand, mais par un homme fort difficile àintimider, et qui est placé au-dessus de vous à une hauteur égale àcelle que vous donne pour l’instant votre cheval, répondit d’un toncalme et froid le neveu de sir Guy.

– Apprenez, sir chien de la forêt, car lagrossièreté de vos manières me dit votre nom, que vous questionnezun homme peu habitué à répondre aux demandes importunes, un hommequi vous rossera d’importance si vous ne laissez retomber àl’instant les brides de son cheval.

– Les grands brailleurs sont toujours lespetits faiseurs, répondit le jeune homme d’un ton plein deraillerie, et je vais répondre à vos menaces par la présentationd’un jeune forestier qui vous fera crier merci avec votre proprebâton.

– Me faire crier merci avec mon proprebâton ! s’écria l’étranger d’un ton furieux ; le casserait rare, s’il n’était impossible. Amenez votre ami, amenez-le àl’instant.

En achevant de vociférer ces dernièresparoles, le voyageur sauta à bas de son cheval.

– Eh bien ! où est-il, ce batailleur deprofession ? continua l’étranger en jetant sur le jeune hommede furieux regards, où est-il ? Je veux lui fendre le crâneafin d’avoir ensuite le plaisir de vous châtier, nigaud aux longuesjambes.

– Allez vite, Robin, dit Gilbert, allez vite,le temps presse : donnez à ce bavard insolent une courte etbonne leçon.

En apercevant l’étranger, Robin saisit le brasde Petit-Jean, et lui dit à voix basse :

– Ne reconnaissez-vous donc pas cevoyageur ? C’est Tuck, le joyeux moine.

– Ah bah ! vraiment ?

– Oui ; mais ne dites rien, je désiredepuis longtemps faire un tour de bâton avec ce brave Gilles, etcomme le clair-obscur de la nuit me promet l’incognito, je veuxabuser de cette bizarre rencontre.

Les formes élégantes et efféminées de Robinamenèrent un sourire narquois sur les lèvres de l’étranger.

– Mon garçon, dit-il en riant, es-tu sûrd’avoir le crâne épais et de pouvoir supporter sans en mourir lagrêle de coups que mérite ton impudence ?

– Mon crâne est solide, quoiqu’il n’ait pasl’épaisseur du vôtre, sir étranger, répondit le jeune homme enparlant le dialecte de Yorkshire afin de dissimuler l’organe de savoix ; néanmoins il résistera à vos coups, si toutefois ilsont l’adresse de l’atteindre, adresse que je mets en doute avecautant de hardiesse que vous mettez de forfanterie à laproclamer.

– Nous allons te voir à l’œuvre, jeune pieeffrontée. Ainsi donc, assez de paroles, les faits sont pluséloquents. En garde !

Dans l’intention d’effrayer son jeuneadversaire, Tuck fit avec son bâton un effrayant moulinet et parutvouloir diriger son premier coup dans les jambes de Robin ;mais le jeune homme, trop habile pour méconnaître les réellesintentions du moine, arrêta le bâton au moment où, guidé par unemain sûre, il allait le frapper à la tête. Puis, non content decette adroite parade, il asséna sur les épaules, les reins, et surla tête de Tuck une grêle de coups, si rapide, si violente et siméthodiquement appliquée que le moine, abasourdi, moulu, les yeuxaveuglés, demanda, non point merci, mais une suspensiond’armes.

– Vous maniez assez bien le bâton, mon jeuneami, dit-il d’une voix haletante, tout en essayant d’en dissimulerla fatigue, et je m’aperçois que les coups rebondissent sans lesmeurtrir sur vos membres flexibles.

– Ils rebondissent lorsque je les reçois,messire, répondit gaiement Robin ; mais jusqu’à présent je neconnais pas le contact de votre bâton.

– C’est votre orgueil qui parle, jeune homme,car bien certainement je vous ai touché plus d’une fois.

– Vous avez donc oublié, moine Tuck, que cemême orgueil m’a de tout temps interdit le mensonge ? réponditRobin de sa voix naturelle.

– Qui êtes-vous ? s’écria le moine.

– Regardez mon visage.

– Ah ! par saint Benoît, notrebienheureux patron ! c’est Robin Hood, l’habile archer.

– Moi-même, joyeux Tuck.

– Joyeux Tuck, joyeux Tuck, oui, mais avantl’époque où vous m’avez enlevé ma petite maîtresse, la jolie MaudeLindsay.

Ces paroles étaient à peine achevées qu’unemain de fer se cramponnait avec violence autour du bras de Robin,et une voix furieuse murmurait sourdement :

– Ce moine dit-il vrai ?

Robin tourna la tête et vit, pâle, les lèvrestremblantes, les yeux injectés de sang, la figure effarée deWill.

– Silence, William, répondit doucement Robin,silence, je répondrai tout à l’heure à votre question. Mon cherTuck, reprit le jeune homme, je n’ai point enlevé celle que vousnommez si légèrement votre maîtresse. Miss Maude, en digne ethonnête fille, a repoussé un amour qu’elle ne pouvait partager. Sasortie du château de Nottingham n’était point une faute, maisl’accomplissement d’un devoir : elle accompagnait samaîtresse, lady Christabel Fitz-Alwine.

– Je n’ai point prononcé de vœux monastiques,Robin, répondit le moine en manière d’excuse, et j’aurais pu donnermon nom à miss Lindsay. Si la capricieuse fille a repoussé monamour, j’en dois accuser votre joli visage, ou bien l’inconstancede cœur naturelle aux femmes.

– Fi donc ! moine Tuck, s’écria Robin,calomnier les femmes est une infamie ; pas un mot deplus ! miss Maude est orpheline, miss Maude est malheureuse,miss Maude a droit au respect de tous.

– Herbert Lindsay est mort ? s’écriatristement Tuck. Dieu veuille avoir son âme !

– Oui, Tuck, mort. Bien des choses étranges sesont passées ; je vous conterai tout cela plus tard. Enattendant la possibilité d’un long entretien, occupons-nous dumotif qui amène notre rencontre. Votre concours nous estnécessaire.

– En quoi ? demanda Gilles.

– Je vais vous l’expliquer le plus brièvementpossible. Le baron Fitz-Alwine a fait brûler par ses sbires lamaison de mon père, comme vous le savez ; ma mère a été tuéeau milieu de l’incendie, et Gilbert veut venger sa mort. Nousattendons ici le baron ; il revient de l’étranger et rentre àNottingham. Notre intention est de pénétrer ensuite par surprisedans l’intérieur du château. Si vous avez envie d’échanger quelquesbons coups, en voilà l’occasion.

– Bravo ! je ne refuse jamais un plaisir.Mais vous n’espérez pas que je pense remporter la victoire, carnotre corps d’armée n’est pas fort, s’il ne se compose que de cesbeaux garçons, de vous et de moi.

– Mon père et une bande de vigoureuxforestiers sont en embuscade dans le taillis à vingt pas denous.

– Alors nous serons vainqueurs ! s’écriale moine en faisant tournoyer son bâton d’un air enthousiasmé.

– Quelle route avez-vous suivie pour gagner laforêt, mon révérend père ? demanda Petit-Jean.

– Celle de Mansfeld à Nottingham, mon frêleami, répondit le moine. En vérité, ajouta-t-il, je ne pardonnepoint à mes yeux leur aveuglement, et je vous serre les mains debon cœur, mon cher Petit-Jean.

Le neveu de sir Guy répondit avec affectionaux amicales politesses du moine.

– N’avez-vous point rencontré sur votre routeune cavalcade militaire ? demanda le jeune homme.

– Une bande d’hommes arrivés de la terresainte se rafraîchissait dans une auberge de Mansfeld ; maiscette bande, toute disciplinée qu’elle paraît être, est composéed’hommes à moitié morts de fatigue, d’épuisement et de privations.Croyez-vous qu’elle fasse partie du cortège qui accompagne le baronFitz-Alwine ?

– Oui, car ces croisés attendus au château deNottingham sont des hommes à lui. Ainsi donc, à bientôt larencontre des illustres personnages. Moine Tuck, il fautdisparaître dans un fourré ou derrière un tronc d’arbre.

– Volontiers ; mais où faut-il placercette obstinée jument ? Elle a autant de défauts qu’une fem…chut !… néanmoins je m’y suis attaché.

– Je vais la conduire dans un abri sûr ;confiez-m’en le soin, et cachez-vous.

Petit-Jean lia le cheval par les reins à unarbre peu éloigné de la route, puis il vint rejoindre sescompagnons.

L’inquiétude nerveuse de Will ne lui avaitpoint permis d’attendre un moment propice à une explication ;il s’était emparé de Robin, et, bon gré, mal gré, le fougueux jeunehomme avait contraint son ami à lui faire un récit détaillé descirconstances qui se rattachaient à la fuite du château deNottingham.

Robin fut véridique, sincère et surtoutgénéreux pour Maude.

Will écouta le cœur palpitant, et lorsque lejeune homme eut achevé son récit, il lui demanda :

– Est-ce tout ?

– C’est tout.

– Merci !

Et les deux excellents cœurs se pressèrentl’un contre l’autre.

– Je suis son frère, dit Robin.

– Je serai son mari, s’écria William ; etil ajouta gaiement : Allons nous battre !

Pauvre William !

L’attente des forestiers se prolongea fortavant dans la nuit, et ce ne fut que vers trois heures du matinqu’un hennissement de cheval retentit dans les profondeurs de laforêt. La jument de Tuck répondit gracieusement à cette voix defrère.

– Ma jeune demoiselle fait la coquette, ditTuck ; est-elle solidement attachée, Petit-Jean ?

– Je le crois, répondit le jeune homme.

– Chut ! dit Robin, j’entends le pas deschevaux.

Quelques minutes après, une troupe qui nefaisait nullement un mystère de son approche, car les hommes moinsfatigués que ne l’avait jugé Tuck, riaient, causaient etchantaient, parut à l’entrée du carrefour.

Au même instant le petit cheval de Tuck seprécipita hors du taillis, passa comme une flèche devant sonmaître, et galopa d’un air délibéré au-devant des soldats.

Le moine fit un mouvement pour s’élancer surles traces de la déserteuse.

– Êtes-vous fou ? murmura Petit-Jean quisaisit le bras du moine ; un pas de plus et vous êtesmort.

– Mais ils me prendront mon petit poney,grommela Tuck ; laissez-moi, je vais…

– Silence, malheureux ! tu vas nous fairedécouvrir ; les poneys ne sont pas rares ; mon oncle t’endonnera un.

– Oui, mais il n’aura pas été béni par l’abbéde notre couvent comme l’a été ma gentille Mary ; lâchez-moi àl’instant. Que signifie cette violence, ami tourelle ? je veuxmon cheval, je le veux, je le veux !

– Eh bien ! va le chercher, s’écriaPetit-Jean en poussant le moine ; va, fanfaron étourdi, têtesans cervelle !

Tuck devint pourpre, ses yeux lancèrent deséclairs, et il dit d’une voix tremblante de colère :

– Écoute, tour, clocher marchant, colonneambulante, après le combat je te rosserai cruellement.

– Ou bien tu seras rossé, réponditPetit-Jean.

Tuck s’élança sur la route, et, tout encourant vers les soldats, il vit sa jument caracoler, se cabrer,soulever autour d’elle des nuages de poussière et résister auxefforts de ceux qui voulaient mettre un frein à ses joyeusesfolies.

Un soldat atteignit le poney avec salance ; mais le coup qu’il frappa lui fut rendu avec usure parTuck, car le pauvre diable glissa de sa monture en jetant un cri dedouleur.

– Mary, Mary, doucement, ma fille, criaTuck ; viens à moi, mignonne, viens.

Cette voix connue fit dresser les oreilles aucheval ; il hennit joyeusement, et trotta aussitôt du côté deson maître.

– Comment, coquin ! s’écria le chef d’unton furieux, tu massacres mes hommes !

– Respectez un membre de l’Église, réponditTuck en appliquant sur la tête du cheval monté par le chef unviolent coup de bâton.

L’animal bondit en arrière, le chef chancelaet perdit les étriers.

– Ne vois-tu pas l’habit que je porte ?reprit Tuck d’un ton qu’il essayait de rendre imposant.

– Non ! rugit le chef, non ! je nevois pas ton habit, mais bien ta hardiesse insolente. Sans respectpour l’un et sans merci pour l’autre, je vais te briser lecrâne.

Le coup de lance atteignit Tuck, et la douleurexaspéra si follement le bon frère qu’il se jeta sur le chef encriant d’une voix de stentor :

– À moi les Hood ! les Hood à moi !à moi !

Les clameurs de Tuck n’épouvantèrent pas lechef. Sa troupe, composée d’une quarantaine d’hommes, pouvait lesecourir au moindre signe, et, quelque adroit et vigoureux que fûtle moine, c’était un ennemi facile à vaincre.

– Arrière, coquin ! s’écria-t-il d’unevoix terrible, arrière ! et sa lance repoussa Tuck, tandisque, violemment enlevé par son cavalier, le cheval se jetaitau-devant du moine.

Le bénédictin fit un bond prodigieux, et, d’unformidable coup de bâton, fendit la tête du chef.

Vingt lances et autant d’épées menacèrent lavie de l’intrépide moine.

– Au secours, les Hood ! ausecours ! vociféra Tuck en s’acculant comme un lion contre letronc d’un arbre.

– Hourra ! hourra pour les Hood,s’écrièrent furieusement les forestiers, hourra !hourra !

Et la troupe commandée par Gilbert, s’élançacomme un seul homme au secours du moine.

En voyant courir sur eux cette bande armée etaux intentions hostiles, les soldats jetèrent un cri de ralliement,enveloppèrent la route dans toute sa largeur, et se préparèrent àrenverser l’ennemi sous le pied des chevaux.

Une volée de flèches arrêta l’essor de cettepremière défense, et une demi-douzaine de soldats tombèrent blessésà mort sur le champ de bataille.

En s’apercevant que le nombre des ennemisétait bien supérieur à sa petite troupe, Gilbert lui ordonna des’appuyer sur le bas-côté de la route, afin d’y trouver laprotection des ténèbres et le rempart des arbres.

Cette habile manœuvre livrait les soldats auxatteintes mortelles des flèches, car les forestiers ne manquaientpoint leur but, tant l’habitude leur avait donné de précision etd’adresse.

– Pied à terre ! cria l’homme qui, de sapropre autorité, avait pris la place du chef.

Les croisés obéirent, et la troupe de Gilberts’élança bravement au-devant d’eux. Ce fut alors un combat corps àcorps, un combat meurtrier où la force commandait en reine.

– Hood ! Hood ! criaient lesforestiers, vengeance ! vengeance !

– Point de quartier ! à bas les chienssaxons ! à bas les chiens ! vociféraient les soldats.

– Gare aux dents de ces chiens ! criaWill en clouant une flèche sur la poitrine d’un gaillard qui venaitde hurler ce cri de mort.

Petit-Jean, Robin et Gilbert se battaient dumême côté, les Gamwell accomplissaient des merveilles d’adresse etde courage ; quant au vigoureux moine, chaque coup de sonprodigieux bâton terrassait un homme.

William courait comme un cerf d’un côté et del’autre, culbutant un soldat par-ci, fendant la tête à un autrepar-là, mais veillant surtout au salut de ses amis, veillant surRobin, qu’à deux reprises différentes il sauva d’un danger presquemortel.

En dépit de tous ces efforts, en dépit ducourage particulier de chacun et de la force combinée d’unerésistance générale, le résultat victorieux du combat étaitvisiblement du côté de la troupe appartenant au baron. Cette troupebien disciplinée, rompue aux fatigues et d’une force double decelle des forestiers, regagnait de minute en minute le terrainqu’elle avait perdu en engageant le combat. Petit-Jean jugea d’unregard la situation presque désespérée, et du moment que l’effusiondu sang ne devenait plus qu’un inutile carnage, il fallait y mettreune trêve. Mais s’osant agir sans l’autorisation de Gilbert, lejeune homme s’élança à sa recherche.

Les prouesses de William avaient attiré surlui l’attention de quatre soldats réunis en conseil pour s’emparerd’un chef des forestiers. Ils jugèrent au nombre des chefs letendre amoureux de la jolie Maude, et, malgré son énergiquerésistance, ils parvinrent à le terrasser. Robin vit le résultat del’attaque, et, ne consultant que son bon cœur, il traversa d’uncoup de lance la poitrine d’un homme, releva William d’une mainvigoureuse, et, appuyé par son ami, tenta vers le corps desforestiers, déjà rassemblés par Petit-Jean, une victorieuseretraite.

Le danger couru par Will semblait êtreconjuré, il allait, toujours soutenu par Robin, gagner le groupeami qui formait un rempart devant les soldats, lorsqu’un cri deRobin, un cri de furieux désespoir, fit perdre de vue au jeunehomme les soldats qui n’avaient pas succombé dans la lutte.

– Mon père ! mon père ! criaitRobin, ils vont tuer mon père !

Le jeune archer s’élança au secours deGilbert, et William, ressaisi, entraîné, n’eut que le temps de voirtomber Robin à genoux devant Gilbert, dont le crâne avait été fendupar un coup de hache.

Au milieu des clameurs soulevées par la mortdu vieillard, par la prompte vengeance qu’en tira Robin en tuant lesoldat meurtrier, l’enlèvement de Will passa inaperçu.

Le combat, ralenti un instant, redevint plusterrible. Robin et Tuck frappaient de mort tous ceux quicherchaient à les atteindre, et Petit-Jean mit à profit l’ivressedésespérée du jeune homme pour faire enlever le corps deGilbert.

Un quart d’heure après le départ du tristecortège, Robin cria d’une voix forte :

– Au bois, mes garçons !

Les forestiers se dispersèrent comme une banded’oiseaux surpris, et les soldats s’élancèrent à leur poursuite encriant :

– Victoire ! victoire ! chassons leschiens ! tuons les chiens !

– Les chiens ne se laisseront pas tuer sansmordre, cria Robin, et les arcs tendus envoyèrent une flèchemeurtrière.

La dangereuse poursuite devint bientôtimpossible, et les soldats eurent le bon sens de s’enapercevoir.

Six hommes manquaient à la troupe dePetit-Jean, Gilbert Head était mort, et William faisait partie desabsents.

– Je n’abandonnerai pas William, dit Robin enarrêtant la troupe ; poursuivez votre chemin, mesbraves ; quant à moi, je vais à la recherche de Will :blessé, mort ou prisonnier, il faut que je le retrouve.

– Je vous accompagne, dit aussitôtPetit-Jean.

Les hommes continuèrent leur route, et lesdeux jeunes gens reprirent en toute hâte le chemin qu’ils venaientde parcourir.

Le champ de bataille n’offrit plus à leursregards aucune trace de combat. Les morts, forestiers ou soldats,avaient tous disparu. Quelques piétinements de chevaux indiquaientçà et là le passage d’une troupe nombreuse, mais rien deplus : tronçons d’arbres, bois de flèches et autres vestigesde lutte, les croisés avaient tout recueilli, tout emporté.

Cependant un être vivant errait dans lecarrefour, jetant de droite et de gauche les regards intelligentsd’une inquiète recherche : cet être était le cheval dumoine.

À la vue des deux jeunes gens, le poney trottade leur côté d’un air de satisfaction ; mais, en reconnaissantcelui qui l’avait attaché, il hennit, se cabra et disparut.

– La douce Mary s’est émancipée, ditPetit-Jean, et bien certainement elle sera avant le jour lapropriété d’un outlaw.

– Essayons de nous en emparer, ditRobin ; avec son secours il me sera peut-être possible derejoindre les soldats.

– Et de vous faire tuer par eux, mon ami,répondit sagement le neveu de sir Guy ; la démarche serait, jevous l’assure, aussi inutile qu’imprudente ; retournons auhall, demain nous aviserons.

– Oui, retournons au hall, dit Robin, undouloureux devoir m’y rappelle aujourd’hui même.

Le surlendemain de cette funeste journée, lecorps de Gilbert, sur lequel Tuck avait pieusement prié, futenseveli et prêt à être transporté à sa dernière demeure.

Robin, resté seul, à son instante demande,auprès des restes chéris du bon vieillard, pria avec ferveur pourle repos de celui qui l’avait tant aimé.

– Adieu pour toujours, mon père chéri, dit-il,adieu, toi qui as reçu dans ta maison l’enfant étranger et sansfamille ; adieu, toi qui as noblement donné à cet enfant unemère tendre, un père dévoué, un nom sans tache, adieu, adieu,adieu !… La séparation mortelle de nos corps ne sépare pointnos âmes. Ô mon père ! tu vivras éternellement dans mon cœur,tu y vivras aimé, respecté, honoré à l’égal de Dieu. Ni le temps,ni les misères de la vie, ni même le bonheur n’affaibliront mafiliale tendresse. Tu m’as souvent dit, ô mon vénéré père !que l’âme des bons garde et protège ceux qu’elle a aimés. Veillesur ton fils, sur celui auquel tu as donné un nom qu’il conserveratoujours digne de toi. Je te le jure, père, ma main dans ta main,le regard vers le ciel, je te le jure, Robin Hood ne commettrajamais une action, bonne qu’elle ne soit guidée par toi, mauvaisequ’elle ne soit tempérée par des souvenirs de ta loyalejustice.

Quelques minutes de calme succédèrent à cesparoles, puis le jeune homme se leva, appela ses amis, et, têtenue, suivi de tous les membres de la famille Gamwell, il accompagnales restes mortels du vieux forestier.

Derrière le triste cortège marchait Lincoln,plus pâle que le mort, puis un chien boiteux, un pauvre chien quepersonne ne voyait, auquel personne ne songeait, un pauvre chienfidèle jusqu’à l’exil de la tombe.

Lorsque le corps, tout habillé et ensevelidans un drap, fut couché sur son dernier lit de repos, lorsque lesarmes de Gilbert eurent été déposées auprès de lui, le bon vieuxLance se glissa jusqu’au bord de la fosse, hurla tristement et sejeta sur le corps.

Robin voulut enlever le chien.

– Laissez le serviteur auprès du maître, sirRobin, dit gravement Lincoln, maître et chien sont morts.

Le vieillard avait dit vrai, Lance n’existaitplus.

La tombe fermée, Robin resta seul, car lesgrandes douleurs ne veulent ni consolations ni témoins.

Le soleil s’était couché dans un manteau depourpre, les premières étoiles scintillaient au ciel, les douxrayons de la lune venaient éclairer la solitude de Robin au momentoù deux ombres blanches apparurent à quelques pas du jeunehomme.

Le léger contact de deux mains simultanémentposées sur ses épaules arracha Robin à cette torpeur du désespoir,plus triste que des sanglots.

Il leva la tête et vit à ses côtés Maude enpleurs et Marianne pensive.

– L’espérance, le souvenir et mon affectionvous restent, Robin, dit Marianne d’une voix émue. Si Dieu donne ladouleur, il donne également la force de la supporter.

– Je couvrirai la tombe des fleurs dusouvenir, Robin, dit Maude, et nous parlerons ensemble de celui quin’est plus.

– Merci, Marianne, merci, Maude, réponditRobin.

Et, ne pouvant exprimer par des paroles saprofonde reconnaissance, le jeune homme se leva, pressa les mainsde Maude, s’inclina devant Marianne, et s’éloignaprécipitamment.

Les deux jeunes filles s’agenouillèrent à laplace que Robin venait de quitter et se mirent silencieusement àprier.

Chapitre 18

 

Le lendemain, aux premières heures du jour,Robin et Petit-Jean entraient dans une auberge de la petite villede Nottingham, afin d’y prendre leur premier repas. La salle decette auberge était remplie pour le moment d’une quantité desoldats appartenant, ainsi que l’indiquait leur costume, au baronFitz-Alwine.

Tout en déjeunant, les deux amis prêtaient uneoreille attentive à la conversation des soldats.

– Nous ne savons pas encore, disait un deshommes du baron, à quel genre d’ennemis les croisés ont eu affaire.Sa Seigneurie suppose que ce sont des outlaws qui les ont attaqués,ou bien encore des vassaux guidés par un de ses ennemis. Fortheureusement pour monseigneur, son arrivée au château avait étéretardée de quelques heures.

– Les croisés feront-ils un long séjour auchâteau, Geoffroy ? demanda le maître du logis à celui quiparlait.

– Non, ils partent demain pour Londres, où ilsvont conduire les prisonniers.

Robin et Petit-Jean échangèrent un éloquentregard.

Quelques paroles indifférentes pour nos deuxamis suivirent cette réponse ; puis les soldats continuèrent àboire et à jouer.

– William est au château, murmura Robin d’unevoix presque insaisissable ; il faut ou aller l’y chercher ouattendre sa sortie, il faut enfin user de force, de ruse,d’adresse, en un mot le rendre libre.

– Je suis prêt à tout, dit Petit-Jean du mêmeton.

Les deux jeunes gens quittèrent leur siège, etRobin paya l’hôte.

Au moment où les deux amis traversaient lecercle formé par les soldats, afin de gagner la porte, l’individudésigné sous le nom de Geoffroy dit à Petit-Jean :

– Par saint Paul ! mon ami, ton crâne meparaît avoir une singulière sympathie pour les solives du plafond,et si ta mère peut te baiser les joues sans te faire agenouiller àses pieds, elle mérite un grade dans le corps des croisés.

– Ma haute stature offense-t-elle tes regards,sir soldat ? répondit Petit-Jean d’un ton decondescendance.

– Elle ne m’offense nullement, superbeétranger ; mais je dois te dire en toute franchise qu’elle mesurprend beaucoup. Jusqu’à présent je m’étais cru l’homme le mieuxdécouplé et le plus vigoureux du comté de Nottingham.

– Je suis heureux de pouvoir te donner unevisible preuve du contraire, répondit gracieusement Petit-Jean.

– Je parie un pot d’ale, reprit Geoffroy ens’adressant à l’assemblée, que, en dépit de cette apparence devigueur, l’étranger serait incapable de me toucher avec unbâton.

– Je tiens le pari, cria un desassistants.

– Bravo ! riposta Geoffroy.

– Mais, en vérité, s’écria à son tourPetit-Jean, tu ne me demandes même pas si j’accepte ledéfi ?

– Tu ne saurais refuser un quart d’heure deplaisir à celui qui, sans te connaître, a parlé pour toi, ditl’homme qui avait agréé la demande de Geoffroy.

– Avant de répondre à l’amicale propositionqui m’est faite, répliqua Petit-Jean, je voudrais donner à monadversaire le léger avertissement que voici : Je ne suis pointorgueilleux de ma force, cependant je dois dire que rien ne luirésiste ; je dois dire encore que vouloir lutter avec moi,c’est vouloir chercher une défaire, quelquefois un malheur, souventune blessure d’amour-propre. Je n’ai jamais été vaincu.

Le soldat se mit bruyamment à rire.

– Tu es à mes yeux le plus grand fanfaron dela terre, sir étranger, cria-t-il d’un ton narquois, et si tu neveux pas que j’ajoute la qualification de lâche à celled’orgueilleux, tu vas consentir à te battre avec moi.

– Puisque vous le voulez absolument, ce serade tout mon cœur, maître Geoffroy. Mais avant de vous donner lespreuves de ma force, permettez-moi de dire quelques mots à moncompagnon. Une fois libre de mon temps, je vous promets del’utiliser de manière à vous corriger sagement de votre défautd’impudence.

– Tu ne vas pas t’éloigner au moins !demanda Geoffroy d’une voix railleuse.

Les assistants éclatèrent de rire.

Blessé au vif par cette insolente supposition,Petit-Jean s’élança vers le soldat.

– Si j’étais normand, dit le jeune homme d’unevoix pleine de colère, je pourrais agis ainsi : mais je suissaxon. Si je n’ai pas accepté sur-le-champ ton offre belliqueuse,c’est par bonté. Eh bien ! puisque tu te moques de messcrupules, stupide bavard, puisque tu me dégages de toutecommisération pour toi, appelle l’hôte, paye ton ale et demande desbandages ; car, aussi vrai que tu donnes le nom de tête à lavilaine bosse qui se balance entre tes deux épaules, tu en aurastout à l’heure grandement besoin. Mon cher Robin, dit Petit-Jean enrejoignant son ami, arrêté à quelques pas de l’auberge, rendez-vousdans la maison de Grâce May, où sans nul doute vous rencontrerezHal. Il serait dangereux pour vous et surtout très compromettantpour le salut de Will que vous fussiez reconnu par un serviteur duchâteau. Je suis obligé de répondre à l’intempestive bravade de cesoldat ; la réponse sera courte et bonne, soyez-en biencertain, et allez vous mettre à l’abri de toute fâcheuserencontre.

Robin obéit à contrecœur aux sages conseils dePetit-Jean, car il va sans dire qu’il eût trouvé un véritableplaisir au spectacle d’une lutte dans laquelle son ami devaitfacilement triompher.

Lorsque Robin eut disparu, Jean rentra dansl’auberge. La réunion des buveurs s’était considérablementaugmentée, car la nouvelle d’une bataille entre Geoffroy le Fort etun étranger qui ne lui cédait en rien comme vigueur et commeaudace, avait déjà traversé la petite ville et appelé les amateursde ce genre de combat.

Après avoir parcouru la foule d’un regardindifférent et tranquille, Petit-Jean s’approcha de sonadversaire.

– Je suis à ta disposition, sir Normand,dit-il.

– Et moi à la tienne, répondit Geoffroy.

– Avant de commencer la lutte, ajoutaPetit-Jean, je désire connaître la politesse de l’ami généreux qui,sur une habileté inconnue, s’est exposé à perdre un pari. Je veuxdonc, en réponse à la courtoisie de sa confiance, mettre cinqschellings en jeu et parier que non seulement je te ferai mesurerla terre de toute la longueur de ton corps, mais encore que je tefrapperai à la tête avec mon bâton. Celui qui gagnera les cinqschellings offrira des liqueurs à l’aimable assemblée.

– J’y consens, répondit Geoffroy avec gaieté,et même j’offre à mon tour de doubler la somme si tu parviens à meblesser ou à me renverser.

– Hourra ! crièrent les spectateurs, quidans cet arrangement des choses gagnaient encore et n’avaient rienà perdre.

Tumultueusement accompagnés par la foule, lesdeux adversaires sortirent de la salle et allèrent se placer enface l’un de l’autre, au centre d’une vaste pelouse dont l’épaistapis convenait admirablement à la circonstance.

Les spectateurs formèrent un large cercleautour des combattants, et un profond silence succéda au bruit.

Petit-Jean n’avait fait aucun changement dansson costume ; il s’était contenté d’enlever ses armes etd’ôter ses gants ; mais Geoffroy avait mis plus de soin dansses dispositions. Débarrassé de la plus lourde partie de sesvêtements, il se montrait la taille étroitement serrée dans unpourpoint de couleur sombre.

Les deux hommes s’examinèrent un instant avecune persistante fixité. La figure de Petit-Jean présentait uneexpression calme et souriante ; celle de Geoffroy révélait endépit de lui-même une vague inquiétude.

– J’attends, dit le jeune homme en saluant lesoldat.

– Je suis à vos ordres, répondit Geoffroy avecnon moins de politesse.

Par un mouvement simultané, les deux hommes setendirent la main, et une étreinte cordiale les réunit pendant uneseconde.

La lutte commença. Nous n’entreprendrons pasde la décrire, nous dirons seulement qu’elle ne fut pas de longuedurée. En dépit des vigoureux efforts d’une énergique résistance,Geoffroy perdit l’équilibre, et, par un mouvement d’une forceinouïe et d’une adresse jusqu’alors restée sans exemple, Petit-Jeanlança son adversaire par-dessus sa tête, et l’envoya rouler à vingtpas de lui.

Le soldat, exaspéré de cette honteuse défaite,se releva au bruit des clameurs joyeuses de tous les assistants,qui criaient en jetant leurs bonnets en l’air :

– Hourra ! hourra pour le beauforestier !

– J’ai gagné honnêtement la première partie denotre enjeu, sir soldat, dit Petit-Jean, et je suis tout disposé àcommencer la seconde.

Pourpre de colère, Geoffroy répondit à cettedemande par un signe affirmatif.

Les bâtons respectifs des deux hommes furentmesurés, et la lutte se continua, plus vive, plus acharnée, plusardente.

Geoffroy fut encore une fois vaincu.

Les bravos enthousiastes de la foulecélébrèrent les triomphantes prouesses de Jean, et un flot d’aleruissela dans les verres en l’honneur du beau forestier.

– Sans rancune, vaillant soldat, dit Jean entendant la main à son adversaire.

Geoffroy refusa l’offre amicale qui lui étaitfaite, et dit d’un ton amer :

– Je n’ai besoin ni du secours de votre brasni des offres de votre amitié, sir forestier, et je vous engage àmettre moins d’orgueil dans vos manières. Je ne suis pas homme àsupporter tranquillement la honte d’un échec, et si les devoirs demon service ne me rappelaient au château de Nottingham, je vousrendrais coup pour coup les horions reçus.

– Voyons, mon brave ami, repartit Jean quiappréciait à sa valeur le courage réel du soldat, ne te montre nimécontent ni jaloux. Tu as succombé devant une force supérieure àla tienne : le mal n’est pas grand, et tu trouveras, j’en suissûr, les moyens de relever ta réputation de vigueur, de sang-froidet d’adresse. Je me fais un plaisir de reconnaître, et permets-moide le proclamer, que tu es non seulement très fort dans l’art demanier le bâton, mais encore l’athlète le plus difficile àterrasser que puisse désirer un cœur ferme et un bras vaillant.Ainsi accueille sans arrière-pensée l’offre de ma main, elle t’esttendue avec une loyauté pleine de franchise.

Ces paroles, prononcées avec une expression deréelle bienveillance, parurent émouvoir le rancunier Normand.

– Voici ma main, dit-il en la présentant aujeune homme ; elle demande à la tienne une étreinte d’ami.Maintenant, bon jeune homme, ajouta Geoffroy d’une voix doucereuse,accorde-moi la grâce de connaître le nom de mon vainqueur.

– Je ne puis pour le moment accorder ce que tume demandes, maître Geoffroy ; plus tard je me ferai mieuxconnaître.

– J’attendrai ton bon plaisir, étranger ;mais, avant de te laisser sortir de cette auberge, je crois qu’ilest de mon devoir de te confier qu’en me qualifiant de normand, tucommets une erreur : je suis saxon.

– Ma foi ! répondit gaiement Petit-Jean,je suis très-enchanté d’apprendre que tu appartiens à la plus noblerace du sol anglais ; ceci redouble l’estime et la sympathieque tu m’inspires. Nous nous reverrons bientôt, et je serai avectoi plus communicatif et plus confiant. Maintenant au revoir, lesaffaires qui m’ont appelé à Nottingham exigent mon départ.

– Comment ! tu songes déjà à me quitter,noble forestier ? Je ne le souffrirai pas, je vaist’accompagner là où tu as besoin de te rendre.

– Je vous en prie, sir soldat, laissez-moi laliberté d’aller rejoindre mon compagnon, j’ai déjà perdu un tempsprécieux.

La nouvelle du départ de Petit-Jean courut debouche en bouche, et elle souleva un véritable tumulte.

Vingt voix prièrent :

– Étranger, nous allons te suivre, nousvoulons proclamer partout ta grandeur d’âme et ta vaillance.

Fort peu désireux de recevoir les témoignagesmenaçants de cette soudaine popularité, Petit-Jean, qui voyaitapprocher avec une réelle crainte l’heure fixée pour sonrendez-vous avec Robin, dit vivement à Geoffroy :

– Veux-tu me rendre un service ?

– De tout mon cœur.

– Eh bien ! aide-moi à me débarrasserhonnêtement de ces braillards d’ivrognes. Je désire pouvoirm’éloigner sans attirer l’attention.

– Très-volontiers, répondit Geoffroy ;puis il ajouta après un instant de réflexion : Il n’y a, pourréussir, qu’un seul moyen à employer.

– Lequel ?

– Voici : accompagne-moi au château deNottingham, ils n’oseront pas nous suivre au-delà du pont-levis. Del’intérieur du château je te conduirai à un chemin désert qui, parune voie détournée, te ramènera à l’entrée de la ville.

– Comment ! s’écria Petit-Jean, il n’estpas possible de trouver un autre moyen pour le délivrer de lacompagnie de ces imbéciles ?

– Je n’en vois pas d’autre. Tu ne connais pas,mon homme, la sotte vanité de ces bavards ; ils te feraientcortège, non pour toi-même, mais pour être vus en ta compagnie, etafin de pouvoir dire à leurs voisins, à leurs parents, à leursconnaissances : « J’ai passé deux heures avec le vaillantgarçon qui a battu Geoffroy le Fort ; il est de mes amis, noussommes entrés en ville ensemble il y a quelques instants ;d’ailleurs vous avez dû me voir, j’étais à sa droite, ou à sagauche, etc…, etc… »

Petit-Jean se vit, bien à contrecœur, obligéde suivre le conseil que lui donnait Geoffroy.

– J’accepte ta proposition, lui dit-il ;éloignons-nous sans retard.

– Je suis à vous dans une seconde. Mes amis,cria Geoffroy, il faut que je rentre au château ; ce digneforestier m’y accompagne. Je vous prie donc de nous laissertranquillement sortir ; s’il arrive que l’un de vous sepermette de nous suivre, même à une distance de vingt pas, jeregarderai sa démarche comme une insolente bravade, et, par saintPaul ! je l’en ferai cruellement repentir.

– Mais, hasarda une voix, ma maison se trouvesur le chemin que vous allez suivre, et je suis obligé de rentrerchez moi.

– Tu n’y seras obligé que dans dix minutes,repartit Geoffroy. Ainsi, bonjour à tous, et amitié à chacun.

Cela dit, Geoffroy sortit de la salle, et unformidable hourra accompagna Petit-Jean jusqu’au seuil de laporte.

Ce fut ainsi que Petit-Jean pénétra dans laseigneuriale demeure du baron Fitz-Alwine.

Après avoir quitté Petit-Jean, Robin s’étaitdirigé vers la demeure de Grâce May. La jolie fiancée de Hal étaitune inconnue pour Robin en ce sens qu’il n’avait jamais autrementque par les yeux de son jeune ami admiré les charmes de la belleenfant, et si nous devons parler avec le cœur de Robin, il estnécessaire d’ajouter qu’un sentiment de vive curiosité l’attiraitvers la maison de Grâce May.

Il frappa longtemps à la porte sans attirer lamoindre attention ; puis, fatigué d’attendre, il se prit àchantonner à mi-voix le refrain d’une romance qui lui avait étéapprise par son père.

Aux premiers murmures de ce chantmélancolique, un pas vif et précipité réveilla l’écho endormi de lavieille maison, et la porte brusquement ouverte donna passage à unejeune demoiselle qui, sans prendre le temps de regarder levisiteur, s’écria d’un ton joyeux :

– Je savais bien, mon cher Hal, que vousviendriez ce matin ; j’ai dit à ma mère… Ah ! pardon,messire, ajouta la vive jeune fille, qui n’était autre que GrâceMay, pardon mille fois.

Tout en adressant ces excuses à Robin, Grâcerougissait jusqu’au blanc des yeux, et la vivacité irréfléchie deses mouvements motivait cette rougeur, car elle s’était jetée dansles bras de Robin.

– C’est à moi, mademoiselle, répondit le jeunehomme d’une voix très-douce, de vous demander pardon de n’être pascelui que vous attendez.

Confuse et embarrassée, Grâce Mayajouta :

– Puis-je savoir, messire, à quelle cause jedois attribuer l’honneur de votre visite ?

– Mademoiselle, répondit Robin, je suis un amid’Halbert Lindsay, et je désire le voir. Un motif sérieux et qu’ilserait trop long de vous expliquer ne me permet pas d’allerchercher Hal au château ; je vous serais donc fort obligé sivous vouliez m’accorder la permission d’attendre ici sa venue.

– Très-volontiers, messire ; les amis deHal sont toujours des hôtes choyés dans la maison de ma mère ;entrez, je vous prie.

Robin s’inclina courtoisement devant Grâce etpénétra avec elle dans une vaste salle du rez-de-chaussée.

– Avez-vous déjeuné, messire ? demanda lajeune fille.

– Oui, mademoiselle, je vous remercie.

– Permettez-moi de vous offrir un verre d’ale,nous en avons d’excellente.

– J’accepte afin d’avoir le plaisir de boireau bonheur de Hal, mon heureux ami, dit galamment Robin.

Les yeux de la jolie Grâce étincelèrent degaieté.

– Vous êtes courtois, messire, dit-elle.

– Je suis un sincère admirateur de la beauté,miss, rien de plus.

La jeune fille rougit.

– Venez-vous de loin ? demanda-t-ellecomme pour donner un cours à la conversation.

– Oui, mademoiselle, j’arrive d’un petitvillage qui est situé dans les environs de Mansfeld.

– Du village de Gamwell ? ajouta vivementGrâce.

– Précisément. Vous connaissez cevillage ? interrogea Robin.

– Oui, messire, répondit la jeune fille ensouriant, je le connais parfaitement bien, et cependant je n’y suisjamais allée.

– Comment se fait-il alors… ?

– Oh ! c’est bien simple : la sœurde lait d’Halbert, miss Maude Lindsay, habite le château de sirGuy. Halbert va très-souvent rendre visite à sa sœur, et au retouril me parle d’elle, il me raconte les nouvelles du pays ; ilm’apprend ainsi, ajouta gracieusement la jeune fille, à connaîtreet à aimer les hôtes de sir Guy. Parmi ces hôtes, il y en a un dontHalbert me parle avec beaucoup d’amitié.

– Lequel ? demanda le jeune homme enriant.

– Vous-même, messire ; car, si ma mémoireest fidèle, je puis en toute confiance vous saluer du nom de RobinHood. Hal m’a fait de vous un portrait si ressemblant qu’il estimpossible de s’y tromper. Il m’a dit, continua avec volubilité lavive jeune fille, Robin Hood est grand, bien fait, il a de grandsyeux noirs, des cheveux magnifiques, un air noble.

Un sourire de Robin arrêta l’expansivedescription de Grâce May ; elle se tut et baissa les yeux.

– Le bon cœur de Hal lui a donné relativementà moi une grande indulgence d’appréciation, mademoiselle ;mais il a été plus sévère à votre égard, et je m’aperçois que toutce qu’il m’a dit de vous manque de vérité.

– Il n’a cependant rien dit qui puisse meblesser, j’en suis certaine, repartit Grâce avec cette admirableconfiance de l’amour partagé.

– Non, il m’a dit que vous étiez une des pluscharmantes personnes de tout le comté de Nottingham.

– Et vous n’avez pas ajouté foi à saparole ?

– Pardonnez-moi, mais je viens de m’apercevoirque j’avais eu le grand tort d’y croire.

– Eh bien ! s’écria gaiement la jeunefille, je suis enchantée de vous entendre parler sincèrement.

– Très-sincèrement. Je vous disais tout àl’heure que Hal s’était montré sévère à votre égard, j’ai ajoutéqu’en vous nommant une des plus charmantes femmes de tout le comtéHal était dans son tort.

– Oui, messire ; mais il faut pardonnerl’exagération à un cœur favorablement prévenu.

– Il n’y a pas exagération, mademoiselle, il ya aveuglement, car vous n’êtes pas une des plus jolies femmes detout le comté, mais bien la plus jolie.

Grâce se mit à rire.

– Permettez-moi, repartit-elle, de ne voirdans vos paroles qu’une bienveillante galanterie, et je suis sûreque si j’avais la folie de les croire sincères, vous penseriez queje suis une petite sotte. Maude Lindsay est d’une beauté accomplie,au-dessus de Maude il y a au château de Gamwell une jeune dame quebien certainement vous trouvez cent fois plus jolie que Maude,mille fois plus jolie que moi ; seulement, messire, vous êtesaussi discret que vous êtes galant, et vous n’osez dire ouvertementce que vous pensez.

– Je ne redoute jamais de parler avecfranchise, mademoiselle, répondit Robin, et je dis la vérité envous assurant que vous êtes, dans votre genre de beauté, supérieureà toutes les jeunes filles de Nottingham. La jeune dame à qui vousfaites allusion a comme vous droit au premier rang dans le type deson gracieux visage. Mais il me semble que notre conversationaborde la flatterie, ajouta Robin, et je ne veux pas que mon amiHal puisse m’accuser de vous faire des compliments.

– Vous avez raison, messire, causons enamis.

– C’est cela. Eh bien ! miss Grâce,répondez franchement à la question que je vais vous adresser.Comment se fait-il que, sans prendre même le temps de regarder monvisage vous vous soyez jetée dans mes bras ?

– Votre question est tout à faitembarrassante, sir Robin, dit Grâce, je vais cependant y répondre.Vous fredonniez un air qui est toujours dans la bouche de Hal, etnaturellement, j’ai cru reconnaître sa voix. Hal est un amid’enfance, nous avons pour ainsi dire été élevés ensemble sur lesgenoux de ma mère ; j’ai avec Hal des familiarités de sœur,nous nous voyons tous les jours. Cela vous explique pourquoi je mesuis montrée si vive. Excusez-moi, je vous prie.

– Comment donc, miss Grâce, vous n’aveznullement besoin de vous excuser. Maintenant que j’ai eu le plaisirde vous voir, je suis prêt à envier le bonheur de Hal, et je nem’étonnerai plus désormais de l’entendre s’écrier qu’il est le plusheureux garçon de la terre.

– Sir Robin, repartit gaiement la jeune fille,je vous prends une fois encore en flagrant délit de mensonge. Cebonheur que vous êtes si près d’envier, vous ne l’échangeriez paspour celui qui est le mobile de toutes vos espérances.

– Ma charmante Grâce, répondit tranquillementRobin, lorsqu’il arrive à un homme ou à une femme de placer sonaffection dans un cœur honnête, il ne l’y reprend jamais, et jesuis certain que, s’il me venait à l’esprit de chercher àsupplanter Halbert dans votre cœur, vous ne voudriez pas demoi.

– Oh ! non, riposta naïvementGrâce ; mais, ajouta-t-elle en riant, je ne voudrais pasrévéler à Halbert le fond réel de ma pensée, il en serait tropfier.

La conversation aussi joyeusement commencée seprolongea encore pendant une heure.

– Il me semble, dit tout à coup Robin, que Halse fait attendre ; les amoureux sont toujours impatients etprécèdent d’ordinaire l’heure du rendez-vous.

– Et c’est bien naturel, n’est-ce pas,messire ? dit Grâce.

– Très-naturel.

Enfin un coup de marteau retentit à laporte ; l’air chanté par Robin se fit entendre, et Grâce,après avoir jeté au jeune homme un regard qui semblait luidire : « Vous le voyez, mon erreur était bienpardonnable », s’élança rapidement à la rencontre du nouveauvenu.

La présence de Robin n’empêcha point lapétulante demoiselle de gronder Hal sur l’heure tardive de sonarrivée, et de l’embrasser en boudant un peu.

– Comment ! vous ici, Robin !s’écria Hal. Et Maude, ma chère sœur Maude ? donnez-moi desnouvelles de sa santé.

– Maude est un peu souffrante.

– J’irai la voir. Son mal n’a rien degrave ?

– Rien absolument.

– J’espérais vous rencontrer ici, repritHalbert. J’ai su, ou plutôt j’ai deviné que vous étiez venu àNottingham, et voici de quelle manière. En allant faire à la villeune commission pour le château, j’ai appris qu’un combat au bâtonallait avoir lieu entre Geoffroy le Fort, vous le connaissez,Grâce ? et un forestier. Aussitôt la pensée m’est venued’aller prendre ma part de plaisir à cette petite fête.

– Tandis que je vous attendais, monsieur, ditGrâce en allongeant d’un air boudeur ses jolies lèvres roses.

– Je n’avais pas l’intention de rester plusd’une minute au nombre des spectateurs. Je suis arrivé sur leterrain au moment où Petit-Jean lançait Geoffroy par-dessus satête, Geoffroy le Fort, Geoffroy le Géant, ainsi que nous lenommons au château, songez donc, Grâce, quel magnifique coup demain ! Je voulais demander de vos nouvelles à Jean ;impossible de l’aborder. Alors j’ai parcouru la ville, et, à boutde ressources pour ma recherche mystérieuse, je suis allé vousdemander au château.

– Au château ! s’écria Robin, vous m’yavez demandé par mon nom ?

– Non, non, rassurez-vous. Le baron est revenuhier, et si j’avais eu la sottise de révéler votre présence sur sesterres, vous seriez traqué comme une bête fauve.

– Mon cher Hal, ma crainte était un véritableenfantillage ; je sais que vous êtes prudent et que vous savezgarder un secret. Le but de mon voyage était d’abord de merencontrer avec vous, puis ensuite de vous demander desrenseignements sur les prisonniers qui se trouvent au château. Voussavez sans doute ce qui s’est passé cette nuit dans la forêt deSherwood.

– Oui, je le sais ; le baron estfurieux.

– Tant pis pour lui. Revenons auxprisonniers ; parmi eux se trouve un garçon que je veux sauverà tout prix, William l’Écarlate.

– William ! s’écria le jeune homme, etcomment se trouvait-il mêlé à la bande de proscrits qui a attaquéles croisés ?

– Mon cher Hal, répondit Robin, il n’y a paseu rencontre avec des proscrits, mais bien avec de braves garçonsqui ont eu le tort d’agir sans discernement et de croires’attaquer, non à des croisés, mais bien au baron Fitz-Alwine et àses soldats.

– C’était vous ! s’écria le pauvre Halpéniblement surpris.

Robin fit un signe affirmatif.

– Alors je comprends tout : c’est devotre adresse dont parlent les croisés en disant qu’un homme de labande envoyait la mort au bout de chacune de ses flèches. Ah !mon pauvre Robin, le résultat de cette bataille est bien malheureuxpour vous.

– Oui, Hal, bien malheureux, répéta Robin avectristesse ; car mon pauvre père a été tué.

– Mort, le digne Gilbert ! dit Hal d’unevoix pleine de larmes ; ah ! mon Dieu !

Un instant de silence laissa les jeunes gensabsorbés dans une commune douleur. Grâce ne souriait plus ;elle était navrée du chagrin de Hal et du désespoir de Robin.

– Et ce cher Will est tombé entre les mainsdes soldats du baron ? reprit Halbert afin de ramener l’espritde Robin sur le sort de son ami.

– Oui, répondit Robin, et je suis venu voustrouver, mon cher Hal, dans l’espoir que vous voudriez bien meprêter votre aide pour entrer au château. Je ne m’éloignerai deNottingham qu’après avoir rendu la liberté à Will.

– Comptez sur moi, Robin, répondit vivement lejeune homme, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous êtred’un bon secours dans cette douloureuse circonstance. Nous allonsnous rendre au château ; il me sera facile de vous y faireentrer ; mais une fois dans l’intérieur, il faudra veiller survous-même, prendre patience et vous montrer prudent. Depuis que lebaron est revenu, l’existence est un véritable enfer pour noustous ; il crie, il jure, il va, il vient, et nous accable desa présence.

– Lady Christabel est-elle revenue aveclui ?

– Non, il n’a amené que son confesseur ;les soldats qui l’ont accompagné sont des étrangers.

– Vous n’avez rien appris sur le sort d’AllanClare ?

– Pas un mot ; il n’y a personne auchâteau à qui on puisse demander des nouvelles. Quant à ladyChristabel, elle est en Normandie, et selon toute probabilité dansune maison religieuse. Il est donc fort à présumer que messireAllan se tient aux environs de ce couvent.

– C’est à peu près une chose certaine,répondit Robin, pauvre Allan ! son fidèle amour serarécompensé, je l’espère.

– Oui, ajouta Grâce, il est une Providencepour les amoureux.

– Je me confie à la bonté de cette douceProvidence, s’écria Halbert en jetant un tendre regard à safiancée.

– Et moi aussi, dit Robin, le cœur ému ausouvenir de Marianne.

– Cher Robin, reprit Hal, s’il nous estpossible de faire quelque chose pour sauver William il faut letenter ce soir même ; les prisonniers doivent partir pourLondres au milieu de la nuit afin d’y être jugés et condamnés selonle bon plaisir du roi.

– Alors hâtons-nous, hâtons-nous ; j’aipromis à Petit-Jean d’aller l’attendre à l’entrée du pont-levis duchâteau.

– Grâce, ma très chère, dit Hal d’un aircraintif, vous ne me gronderez pas demain de vous avoir sipromptement quittée aujourd’hui.

– Non, non, Hal, vous pouvez être tranquille.Allez avec courage au secours de votre ami, et ne pensez pas àmoi ; je vais prier le ciel de vous venir en aide.

– Vous êtes la meilleure et la plus aimée desfemmes, très chère Grâce, dit Hal en baisant les joues vermeillesde sa fiancée.

Robin salua gracieusement la jeune fille, etles deux amis s’élancèrent d’un pas rapide dans la direction duchâteau.

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– En effet, répondit Robin, c’est bienPetit-Jean. Que veut dire cette apparente intimité ?

– Je parie ma tête, répondit Hal, que Geoffroys’est pris pour Petit-Jean d’une soudaine amitié, et qu’il l’emmèneau château dans l’intention de lui offrir à boire. Geoffroy est unexcellent garçon ; mais il est très imprudent. Il n’est auservice du baron que depuis fort peu de temps, et il y aura dutapage s’il se livre trop légèrement au plaisir de vider desbouteilles.

– Nous pouvons avoir toute confiance en lasobriété habituelle de Petit-Jean, répondit Robin ; ilmaintiendra son compagnon dans les limites raisonnables.

– Faites attention, Robin, dit vivementHal ; Petit-Jean nous a aperçus, il vient de vous adresser unsignal.

Robin dirigea ses yeux du côté de son ami.

– Il me conseille de l’attendre, réponditRobin ; il va au château ; mais je vais lui fairecomprendre que je vous accompagne, et que nous nous rencontreronsdans l’intérieur de quelque cour.

– Très bien. Vous allez me suivre à l’office,je dirai que vous êtes un de mes amis. Là, nous tâcherons dedécouvrir, par le bavardage des soldats, dans quelle partie dudonjon sont enfermés les prisonniers et le nom de celui qui amission de veiller sur eux ; s’il nous arrive de pouvoirdérober les clefs du château, nous mettrons William enliberté ; mais pour sortir il sera absolument nécessaire detraverser une fois encore les souterrains. Arrivés dans laforêt…

– Je leur permets de nous poursuivre et mêmede nous atteindre s’ils peuvent réussir ! s’écria gaiementRobin.

Le pont-levis s’abaissa à l’appel de Hal, etRobin se trouva bientôt dans l’intérieur du château deNottingham.

En se voyant obligé de suivre Geoffroy,Petit-Jean résolut de mettre à profit, dans l’intérêt de soncousin, la subite amitié qui lui était témoignée par le soldatnormand.

Il fut facile au forestier de ramener laconversation sur l’événement de la nuit : Geoffroy se prêta dela meilleure grâce du monde au curieux désir de son nouvel ami, etlui confia qu’il avait sous sa garde la surveillance de troisprisonniers.

– Parmi eux, ajouta-t-il, se trouve un fortbeau garçon, et qui a vraiment une figure remarquable.

– Ah ! dit Petit-Jean d’un tond’indifférence.

– Oui ; jamais de la vie peut-être vousne verrez des cheveux d’une couleur aussi étrange, ils sont presquerouges ; malgré cela il est très beau, ses yeux sontmagnifiques, et on dirait maintenant qu’ils contiennent un tison del’enfer, tant la colère les a rendus lumineux. Monseigneur a faitune visite à ce pauvre jeune homme pendant que j’étais defaction : il n’a pu lui arracher un mot, et il est sorti enjurant de le faire pendre dans les vingt-quatre heures.

– Pauvre Will ! se dit Petit-Jean.Pensez-vous que ce malheureux soit blessé ? demanda le jeunehomme.

– Il se porte aussi bien que vous et moi,répondit Geoffroy. Il est de mauvaise humeur, voilà tout.

– Vous avez donc des cachots sur lesremparts ? reprit Petit-Jean ; c’est une chose assezrare.

– Vous êtes dans l’erreur, sir étranger ;en Angleterre, il s’en trouve dans plusieurs châteaux.

– À quel endroit sont-ils situés. Auxangles ?

– Le plus souvent, mais ils ne sont pas toushabitables ; par exemple, celui dans lequel est enfermé lejeune garçon dont je vous parle, et qui se trouve à l’ouest, estassez bien ; il est possible d’y vivre sans souffrir. Tenez,ajouta Geoffroy, vous pouvez apercevoir d’ici l’endroit où il estsitué : regardez auprès de cette barbacane ; yêtes-vous ?

– Oui.

– Eh bien ! il y a au-dessus uneouverture assez large pour laisser pénétrer l’air et la lumière,au-dessous une porte basse.

– Je vois. Et ce garçon à cheveux rouges estlà-dedans ?

– Oui, pour son malheur.

– Pauvre diable, c’est triste, n’est-il pasvrai, maître Geoffroy ?

– Très-triste, sir étranger.

– Et quand on pense, reprit Petit-Jean del’air d’un homme qui fait une simple réflexion, qu’il se trouve là,entre quatre murs, derrière une porte barrée, un jeune hommevigoureux et bien portant, qui après tout n’a pas fait grand mal,et qui sans doute épuise ses forces dans de vains efforts ! Ilest gardé à vue par des sentinelles ?

– Non, il est là tout seul, et s’il avait desamis il lui serait très facile de s’évader. Le verrou de la porteest en dehors ; il n’y aurait qu’à tirer, et crac ! laporte roulerait sur ses gonds ; seulement il serait impossiblede traverser le rempart du côté de l’ouest.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il est à tout instant parcouru parles soldats tandis que le côté de l’est, étant abandonné, serait unchemin sûr.

– Il n’y a pas de gardien ?

– Non, cette partie du château estcomplètement vide ; on la dit hantée par des esprits, de sortequ’un sentiment de terreur en éloigne tout le monde.

– Ma foi ! dit Petit-Jean, jen’engagerais pas le prisonnier à tenter les hasards d’un sauvetageaussi incertain ; car, une fois hors du cachot, comment s’yprendre pour s’évader au-delà des murs d’une pareilleforteresse ?

– Une personne étrangère et qui évidemmentignore les passages secrets, serait arrêtée avant d’avoir fait dixpas ; mais moi, par exemple, si je cherchais à fuir, je medirigerais à l’est des remparts vers une chambre inhabitée dont lafenêtre s’ouvre au-dessus des fossés ; tout près de cettefenêtre, à la longueur du bras, se trouve un vieilarc-boutant ; il pourrait servir de marchepied. De là ondescendrait sur une pièce de bois qui surnage au-dessus del’eau ; ce pont volant a dû servir, je n’en doute pas, auxhommes du baron alors qu’ils rentraient au château après l’heure ducouvre-feu. Une fois de l’autre côté, il faut nécessairementdemander son salut à l’agilité de ses propres jambes.

– Il faudrait un intelligent ami au pauvreprisonnier, dit Petit-Jean.

– Oui, mais il n’en a pas.

– Bon forestier, reprit Geoffroy,permettez-moi de vous laisser seul pendant quelques instants, j’aides devoirs à remplir ; si vous désirez parcourir le château,vous en avez la permission, et si par hasard on vous interroge,donnez le mot de passe, qui est volontiers et honnêtement,on saura que vous êtes un ami.

– Je vous remercie, maître Geoffroy, ditPetit-Jean avec reconnaissance.

– Bientôt, tu auras à me remercier mieuxencore, chien saxon ! grommela Geoffroy en sortant de lachambre. En vérité, ce paysan me prend pour un de sespareils ; je suis normand, un véritable Normand ; et jevais lui donner la preuve que Geoffroy le Fort n’est pas impunémentbattu. Ah ! maudit forestier, tu as fait plier devant toi unhomme qui n’a jamais senti sur ses épaules le bâton d’unadversaire ; tu te repentiras de ton impudence, soistranquille. Ah ! ah ! ah ! s’écria Geoffroy aumilieu d’un bruyant éclat de rire, tu es pris dans le piège, monrobuste forestier ; tu es venu bien certainement pour sauvertes amis, car ce sont des coquins de ton espèce qui ont attaqué lescroisés. Bien, bien, tu feras un voyage au service de Sa Majesté,si mon couteau ne t’atteint pas au cœur. Comme il a lestement morduà l’hameçon ! je gagerais ma vie que je le trouverai tout àl’heure sur le rempart de l’est ; ce sera l’occasion de luipayer d’un seul coup tout ce que je lui dois.

Tout en grommelant ainsi, Geoffroy songeait àse faire un mérite de sa vigilance auprès du baron, et en mêmetemps à se venger de Petit-Jean.

Resté seul, notre ami Jean se prit àréfléchir.

– Ce Geoffroy est peut-être un homme, sedisait le neveu de sir Guy, il peut avoir de bonnesintentions ; mais je ne crois ni à son honnêteté ni à sabienveillance. Il n’est pas donné à un personnage aussi infimed’avoir la grandeur d’âme de pardonner, mieux encore de ressentirun sentiment d’intérêt pour un adversaire triomphant ; doncGeoffroy me trompe, je suis évidemment pris dans un filet ; ilfaut en sortir et veiller au salut de William.

Petit-Jean sortit de la chambre, et, sansautre guide que le hasard, il se dirigea vers une large galeriedont l’extrémité devait probablement le conduire à l’est desremparts.

Après avoir parcouru pendant une bonnedemi-heure une enfilade de couloirs et de passages complètementdéserts, il se trouva en face d’une porte. Petit-Jean l’ouvrit etaperçut un vieillard, le front penché au-dessus d’un coffre-fortdans lequel il entassait avec soin de petites sacoches remplies depièces d’or. Absorbé dans les calculs de son opération, il nes’aperçut pas de l’insolite présence du forestier.

Petit-Jean se demandait en lui-même quelleréponse il devait faire à l’inévitable question du vieillard,lorsque celui-ci, levant la tête, aperçut devant lui songigantesque visiteur. Une expression de visible épouvante sepeignit sur ses traits ; il laissa tomber un des sacs, etl’or, se heurtant contre le plancher, rendit un son qui fittrembler son propriétaire.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’une voixtremblante. J’avais donné l’ordre d’interdire l’entrée de mesappartements ; que me voulez-vous ?

– Je suis un ami de Geoffroy ; jedésirerais me rendre sur le rempart de l’ouest, et je me suis égaréen chemin.

– Ah ! ah ! s’écria le vieillard, etun étrange sourire entr’ouvrit ses lèvres ; vous êtes un amide Geoffroy le Fort, du brave Geoffroy ? Écoutez-moi, beauforestier, car en vérité vous êtes le plus beau garçon que j’aiejamais vu de ma vie ; voulez-vous échanger votre habit depaysan contre l’uniforme d’un soldat ? Je suis le baron deFitz-Alwine.

– Ah ! vous êtes le baron deFitz-Alwine ? s’écria Petit-Jean.

– Oui, et vous vous féliciterez un jour, sivous avez le bon esprit d’accepter ma proposition, d’avoir eu lachance de me rencontrer.

– Quelle proposition ? demandaPetit-Jean.

– Celle d’entrer à mon service.

– Avant de répondre, permettez-moi de vousadresser quelques questions, reprit Petit-Jean tout en allant d’unair fort tranquille fermer à double tour l’entrée de lachambre.

– Que faites-vous, beau forestier ?interrogea le baron saisi d’une soudaine frayeur.

– Je préviens les interruptions discrètes, jemets un obstacle à des visites qui pourraient être gênantes,répondit le jeune homme d’un ton parfaitement calme.

Un éclair de fureur traversa les petits yeuxgris du baron.

– Voyez-vous ceci ? demanda le forestieren mettant sous les yeux de Sa Seigneurie une large bande de peaude cerf.

Le vieillard, suffoqué de colère, se contentade répondre à cette inquiétante demande par un signeaffirmatif.

– Écoutez-moi avec attention, reprit le jeunehomme : j’ai une grâce à vous demander, et, s’il arrive quesous un prétexte quelconque vous refusiez de me l’accorder, je vouspendrai sans miséricorde à la corniche du grand meuble quej’aperçois là-bas. Personne ne viendra à l’appel de vos cris, parla meilleure des raisons : je vous empêcherai de crier. J’aides armes, une volonté de fer, un courage égal à ma volonté, et jeme sens de force à défendre contre vingt soldats l’entrée de cettechambre. De toute manière, comprenez-le bien, vous êtes un hommemort si vous refusez de m’obéir.

– Misérable coquin ! pensait le baron, jete ferai sûrement rouer de coups si je parviens à échapper à toninfernale domination. Que désirez-vous, brave forestier ?demanda Sa Seigneurie d’une voix doucereuse.

– Je veux la liberté…

En ce moment un pas rapide se fit entendre lelong du couloir, et un coup violent ébranla le chambranle de laporte. Petit-Jean saisit à sa ceinture un couteau à lame effilée,s’empara du débile vieillard, et lui dit à voix basse et d’un tonmenaçant :

– Si vous jetez un cri, si vous dites uneparole qui soit dangereuse pour ma sécurité, je vous tue. Demandezquelle est la personne qui frappe.

Le baron épouvanté obéit prestement :

– Qui est là ?

– Monseigneur, c’est moi.

– Qui, toi, imbécile ? soufflaPetit-Jean.

– Qui, toi, imbécile ? répéta lebaron.

– Geoffroy.

– Que me voulez-vous, Geoffroy ?

– Monseigneur, j’ai à vous annoncer unenouvelle importante.

– Quelle nouvelle ?

– Je tiens en mon pouvoir le chef des coquinsqui ont attaqué les vassaux de Votre Seigneurie.

– Ah ! vraiment ! murmura Petit-Jeand’un ton narquois.

– Ah ! vraiment ! murmura le pauvrebaron.

– Oui, milord, et si Votre Seigneurie veutbien me le permettre je lui apprendrai à l’aide de quelle ruse jesuis parvenu à m’emparer de ce brigand.

– Je suis occupé en ce moment-ci, je ne puisdonc vous recevoir ; revenez dans une demi-heure.

Le baron mâcha pour ainsi dire les paroles decette réponse, qui lui était soufflée par Petit-Jean.

– Dans une demi-heure il sera trop tard,répondit Geoffroy d’un ton de visible mauvaise humeur.

– Obéissez, coquin ! allez-vous-en ;je vous le répète encore, je suis très occupé.

Le baron, anéanti de fureur, eût donné avecjoie les sacs d’or enfermés dans son coffre-fort pour avoir lapossibilité de retenir Geoffroy et de l’appeler à son aide.Malheureusement ce dernier, forcé d’obéir à l’ordre péremptoire quivenait de lui être donné, s’éloignait aussi rapidement qu’il étaitvenu, et le baron se retrouva seul avec son gigantesque ennemi.

Lorsque le bruit de la marche du soldat se futperdu dans la profondeur des couloirs, Petit-Jean remit son couteauà sa ceinture et dit à lord Fitz-Alwine :

– Maintenant, sir baron, je vais vousapprendre ce que je désire. La nuit dernière, un combat a eu lieudans la forêt de Sherwood entre vos soldats revenant de la terresainte et une compagnie de braves Saxons. Six hommes ont été faitsprisonniers : je veux la liberté de ces six hommes, je veuxencore que personne ne les accompagne ni les suive ; jeredoute l’espionnage, et je vous l’interdis.

– Je consentirais de grand cœur à vous êtreagréable sur ce point, beau forestier, mais…

–Mais vous ne voulez pas. Écoutez, seigneurbaron, je n’ai ni le temps de prêter l’oreille à vos faussesparoles ni la patience d’en subir la fatigue. Donnez-moi la libertéde ces pauvres garçons, ou je ne réponds pas de votre vie, mêmepour un quart d’heure.

– Vous êtes vif, jeune homme. Eh bien !je vais vous obéir. Voici mon sceau : allez trouver une dessentinelles du rempart, montrez-lui ce cachet, et dites-lui que jevous ai accordé la grâce des coquins… des prisonniers. Lasentinelle vous enverra auprès de celui qui a la charge de vosprotégés, et aussitôt on vous ouvrira les portes de la salle où jeles tiens enfermés ; car ils ne sont point dans les cachots,les vaillants garçons.

– Vos paroles me semblent assez sincères, sirbaron, répondit Petit-Jean ; néanmoins je ne me sens pasd’humeur à y ajouter une grande confiance. Ce cachet, cettesentinelle, ce va-et-vient d’un endroit à l’autre, tout cela meparaît si bien embrouillé qu’il me serait impossible d’en sortiravec honneur. En conséquence, vous allez, de gré ou de force,m’accompagner auprès de l’homme qui a la charge de mes amis ;vous lui donnerez l’ordre de les mettre en liberté, puis vous nouslaisserez sortir tranquillement de l’enceinte du château.

– Vous doutez de ma parole ? dit le barond’un air scandalisé.

– Complètement, et j’ajoute que si, par unmot, par un geste, par un signe, vous tentez de me faire tomberdans un piège, je vous plante à l’instant même, et sans crier gare,mon couteau dans le cœur.

Les menaces de Petit-Jean étaient prononcéesd’un ton si ferme, sa figure exprimait une résolution si immuable,qu’il n’y avait pas à douter un instant que des paroles au fait iln’y eût que le geste.

Le baron se trouvait dans une situation fortdangereuse, et cela par sa faute. D’habitude, une compagnied’hommes veillait à sa sécurité, soit auprès de son appartement,soit à portée d’un facile appel. Mais ce jour-là, désireux derester seul afin de pouvoir ranger secrètement la prodigieusequantité d’or entassée dans ses coffres (à cette époque iln’existait pas de banquiers), il avait éloigné ses gardes etdéfendu que, sous aucun prétexte on se permît de pénétrer auprès delui. Désespérément convaincu de sa solitude, le baron n’osaitenfreindre la défense formelle de Petit-Jean, et, la gorge pleinede clameurs épouvantées, il gardait un profond silence. LordFitz-Alwine tenait singulièrement à l’existence, et le désird’aller rejoindre ses ancêtres ne lui était pas encore venu.Cependant il était bien près d’accomplir ce triste voyage, car lalutte qu’il allait entreprendre avec Petit-Jean était pour lui d’undifficile succès : la liberté promise et si impérieusementexigée des jeunes Saxons était un fait irréalisable par la raisonque, aux premières heures du jour, enchaînés les uns aux autres, etconfiés à la garde d’une vingtaine de soldats, les prisonniersétaient partis pour Londres.

Décimée par les guerres désastreuses de laNormandie, l’armée de Henri II était fort appauvrie, etquoique le royaume fût en pleine paix, Henri II faisaitrecruter, autant que cela lui était possible, les jeunes gens d’unesanté robuste et d’une taille élevée.

Afin de complaire au bon plaisir du roi, lesseigneurs suzerains envoyaient à Londres bon nombre de leursvassaux, et lord Fitz-Alwine n’était revenu à Nottingham que pour yfaire choix, parmi ses hommes, d’une troupe digne de prendre rangdans le corps de l’armée. La haute prestance de Petit-Jean, sa minefière et la vigueur herculéenne de toute sa personne, avaientsoudainement inspiré au baron le désir de l’envoyer à Londres.C’était donc avec cette secrète intention qu’il avait proposé aujeune homme d’entrer à son service et d’endosser la capemilitaire.

Contraint d’obéir à une nouvelle injonction dePetit-Jean, le baron résolut de lui cacher la vérité, et del’amener, sous le prétexte d’une visite aux prisonniers, dans unquartier du château où il serait possible d’obtenir de promptssecours.

– Je suis tout disposé à répondre à votredemande, dit-il en quittant son siège.

– Vous avez, je vous l’assure, grandementraison, repartit le jeune homme, et si vous désirez remettre à uneépoque encore lointaine la visite que vous devez à Satan,hâtons-nous de quitter cette chambre. Ah ! un mot encore,ajouta Petit-Jean.

– Dites, gémit le baron.

– Où est votre fille ?

– Ma fille ! s’exclama Fitz-Alwine aucomble de l’étonnement ; ma fille !

– Oui, votre fille, lady Christabel ?

– En vérité, sir forestier, vous m’adressez làune étrange question.

– Qu’importe ! répondez-yfranchement.

– Lady Christabel est en Normandie.

– Dans quelle partie de laNormandie ?

– À Rouen.

– Est-ce bien vrai ?

– Parfaitement vrai ; elle habite uncouvent de cette ville.

– Qu’est devenu Allan Clare ?

Le visage du baron s’empourpra d’une subiterougeur, ses dents, pressées sous ses lèvres frémissantes,étouffèrent un cri de rage, et il attacha sur le jeune homme unregard d’indicible colère. Jean, qui dominait de toute sa tailleson faible ennemi, répéta lentement sa question :

– Qu’est devenu Allan Clare ?

– Je ne sais pas.

– Mensonge ! s’écria Petit-Jean,mensonge ! Il nous a quittés depuis six ans pour suivre ladyChristabel et je suis certain que vous savez ce qu’est devenu cemalheureux jeune homme. Où est-il ?

– Je ne le sais pas.

– Ne l’avez-vous donc pas vu pendant le coursde ces six années ?

– Je l’ai vu, l’obstiné misérable !…

– Pas d’injures, s’il vous plaît, seigneurbaron. Où l’avez-vous vu ?

– La première rencontre qui a eu lieu entrenous, reprit lord Fitz-Alwine d’un ton amer, s’est passée dans unendroit qui devait être interdit à ce vagabond sans pudeur. Je l’aitrouvé dans l’appartement de ma fille, je l’ai trouvé aux genoux delady Christabel. Le soir même, ma fille entrait dans uncouvent ; le lendemain il eut l’audace de se présenter devantmoi et de me demander la main de ma fille. Je le fis mettre dehorspar mes hommes ; depuis cette époque je ne l’ai pas revu, maisj’ai appris dernièrement qu’il était entré au service du roi deFrance.

– De son propre gré ? demanda Jean.

– Oui, afin de remplir les conditions d’untraité fait entre nous.

– Quel traité ? à quoi s’est engagéAllan ? que lui avez-vous promis ?

– Il s’est engagé à rétablir sa fortune, àrentrer en possession de ses terres, mises sous le séquestre àcause du dévouement de son père pour Thomas Becket. Je lui aipromis la main de ma fille si pendant sept ans il reste éloignéd’elle et ne cherche pas à la voir. S’il manque à sa parole, jedisposerai de lady Christabel comme bon me semblera.

– À quelle date remonte cetengagement ?

– Il existe depuis trois ans.

– C’est bien. Maintenant occupons-nous desprisonniers. Allons les mettre en liberté.

La poitrine du baron renfermait un véritablevolcan ; elle brûlait, néanmoins son pâle visage ne révélaitrien des sinistres projets qui occupaient son esprit. Avant desuivre Petit-Jean, il ferma à double tour sa précieuse caisse,s’assura qu’il ne laissait aucune trace révélatrice de ses richestrésors, et dit au jeune homme d’un ton bénin :

– Venez, vaillant Saxon.

Petit-Jean n’était pas homme à suivreaveuglément l’itinéraire que choisirait le baron, et il lui futfacile de s’apercevoir que lord Fitz-Alwine s’engageait dans unedirection opposée à celle qu’il fallait prendre pour gagner lesremparts.

– Sir baron, dit-il, en mettant sa robustemain sur l’épaule du vieillard, vous choisissez un chemin qui nouséloigne de notre but.

– Comment le savez-vous ? demanda lebaron.

– Parce que les prisonniers sont enfermés dansles cachots du rempart.

– Qui vous a donné ce renseignement ?

– Geoffroy.

– Ah ! le coquin !

– Oui, c’est un coquin ; car, non contentde me dire dans quelle partie du château se trouvent mes amis, ilm’a encore indiqué un moyen pour les faire évader.

– En vérité ! s’écria le baron. Jen’oublierai pas de lui donner la récompense de ses bons offices.Mais, tout en me trahissant, il se jouait de votre crédulité :les prisonniers ne sont pas dans cette partie du château.

– C’est possible, mais je désire m’en assureren votre compagnie.

Au-dessous de la galerie dans laquelle setrouvaient nos deux personnages se fit tout à coup entendre lebruit d’une marche qui révélait le pas de plusieurs hommes. Unescalier seulement séparait lord Fitz-Alwine de ce secoursprovidentiel ; aussitôt, profitant de l’inattention duforestier, occupé à se rendre compte de l’endroit où allaientaboutir les profondeurs de cette galerie, il s’élança avec uneagilité extraordinaire pour son âge vers la porte dont l’ouvertureplongeait sur l’escalier. Arrivé là, et au moment où il allaitdescendre les marches quatre à quatre, il sentit une main de fer secramponner à son épaule. Le malheureux vieillard jeta un cristrident et se précipita le long des degrés. Impassible, et secontentant d’allonger le pas, Petit-Jean suivit le baron dont lacourse insensée devenait de minute en minute plus vive et plusrapide. Entraîné par l’espoir de rencontrer du secours, le baronpoursuivait follement sa course, jetant des cris, appelant àl’aide. Mais ces cris entrecoupés restaient sans écho et seperdaient dans l’immense solitude des galeries. Enfin, après unquart d’heure de cette fuite étrange, le baron atteignit uneporte ; il la repoussa avec une si grande vigueur que les deuxbattants s’ouvrirent, et il alla tomber éperdu dans les bras d’unhomme qui s’était élancé au-devant de lui.

– Sauvez-moi ! sauvez-moi ! aumeurtre ! s’écriait le baron ; saisissez-le !tuez-le ! Et, en achevant de vociférer ces clameurs furieuses,lord Fitz-Alwine, à bout de forces, glissa des mains qui essayaientde le soutenir, et tomba de tout son long sur le plancher.

– Arrière ! cria Petit-Jean qui cherchaità repousser le protecteur du baron ; arrière !

– Eh bien ! Petit-Jean, dit une voixconnue, est-ce que la colère vous aveugle à ce point que vousméconnaissiez vos amis ?

Petit-Jean jeta un cri de surprise.

– Comment ! c’est vous, Robin ? ViveDieu ! voilà un hasard dont ce traître aura grandement à seféliciter ; car sans vous, je le jure, il était arrivé à sadernière heure.

– Qui est donc ce malheureux que vouspoursuivez ainsi, mon brave Jean ?

– Le baron Fitz-Alwine ! souffla Halbertà l’oreille de Robin, tout en cherchant à se dissimuler derrière lejeune homme.

– Le baron Fitz-Alwine ! s’écriaRobin ; je suis vraiment enchanté de cette rencontre, elle vame permettre de lui adresser quelques questions de la plus hauteimportance pour des personnes que j’aime.

– Vous pouvez vous épargner la peined’interroger Sa Seigneurie, répondit Petit-Jean ; j’ai apprisd’elle tout ce que je désirais savoir, d’abord sur le sort d’AllanClare, ensuite sur la situation de nos amis ; ils sontenfermés ici, et il me conduisait à leur cachot afin de les mettreen liberté ; ou, pour mieux dire, le traître faisait semblantde m’y conduire, car il a profité d’une minute d’inattention pourchercher à fuir.

Le regret de n’avoir pu réussir arracha aubaron un gémissement lugubre.

– En vous promettant la mise en liberté de nosamis, il vous trompait, mon brave Jean : les chers garçonss’acheminaient vers Londres tandis que nous déjeunions àl’auberge.

– C’est impossible ! s’exclamaPetit-Jean.

– C’est parfaitement vrai, répondit RobinHood ; Hal vient de l’apprendre, et nous étions à votrerecherche afin de vous faire sortir de l’antre du lion.

En entendant prononcer le nom d’Halbert, lebaron releva la tête, jeta un regard furtif vers le jeune homme,et, entièrement édifié sur la fidélité de son guide, il reprit saposition de vaincu, grommelant en lui-même mille imprécationscontre le pauvre Hal.

Le mouvement du baron n’avait pas échappé àl’attention inquiète d’Halbert.

– Robin, dit-il, Sa Seigneurie vient de mejeter un coup d’œil qui ne me promet pas de grandes récompensespour l’amitié que je vous porte.

– Non, en vérité, murmura sourdement lordFitz-Alwine et je n’oublierai pas ta traîtrise.

– Eh bien, mon cher Hal, répondit Robin,puisque votre séjour ici est devenu impossible, puisque notreprésence au château est devenue inutile, allons-nous-en decompagnie.

– Attendez, ajouta Petit-Jean, je crois rendreun très grand service à tout le comté en le débarrassant à jamaisde l’impérieuse domination de ce Normand maudit. Je vais l’expédierà Satan.

Cette menace fit bondir le baron, qui en uninstant se dressa sur ses maigres jambes.

Hal et Robin allèrent fermer les portes.

– Bon forestier, murmura le vieillard, honnêtearcher, mon cher petit Hal, ne vous montrez pas sans pitié !je suis innocent du malheur qui est arrivé à vos amis : ilsont attaqué mes hommes, mes hommes se sont défendus ; n’est-cepas bien naturel ? Les braves garçons tombés entre mes mains,au lieu d’être pendus comme ils dev… comme ils méri… je veux direcomme ils auraient dû s’y attendre, ont été épargnés et envoyés àLondres. Je ne savais pas que vous dussiez venir aujourd’hui medemander leur liberté ; si j’en avais été prévenu, biencertainement les bons garçons… n’auraient à l’heure présente plusrien à désirer. Réfléchissez ; au lieu de vous mettre encolère, soyez des juges et non des bourreaux. Je vous jure dedemander la grâce de vos amis. Je vous jure encore de pardonner àHalbert l’indi… la légèreté de sa conduite, et de lui conserver labonne place qu’il occupe près de moi.

Tout en parlant, le baron prêtait l’oreille aumoindre bruit, espérant, mais en vain, un secours qui ne lui venaitpas.

– Baron Fitz-Alwine, dit gravement Petit-Jean,je dois agir selon les lois qui régissent nos forêts : vousallez mourir.

– Non ! non ! sanglota SaSeigneurie.

– Écoutez, je vous prie, sir baron. Je parlesans colère. Il y a six ans, vous avez fait brûler la maison de cejeune homme ; sa mère a été tuée par un de vos soldats, sur lecorps de cette pauvre femme nous avons juré de punir sonmeurtrier.

– Ayez pitié de moi ! gémit levieillard.

– Petit-Jean, dit Robin, épargnez cet homme enfaveur de l’angélique créature qui lui donne le nom de père.Milord, ajouta Robin en se tournant vers le baron, promettez-moid’accorder à Allan Clare la main de celle qu’il aime, et vous aurezla vie sauve.

– Je vous le promets, sir forestier.

– Tiendrez-vous votre parole ? demandaPetit-Jean.

– Oui.

– Laissez-le vivre, Jean ; le sermentqu’il vient de vous faire est enregistré au ciel ; s’il ymanque, il vouera son âme à une damnation éternelle.

– Je crois que c’est déjà fait, mon ami,répondit Jean, et je ne puis me résigner à lui voir accorder ainsigrâce entière.

– Ne vous apercevez-vous donc pas qu’il estdéjà à moitié mort de peur ?

– Oui, oui ; mais à peine serons-nous àcent pas d’ici qu’il nous fera poursuivre par toute sa troupe. Ilnous faut mettre un obstacle à ce dangereux dénouement.

– Enfermons-le dans cette chambre, ditHal.

Lord Fitz-Alwine lança au jeune homme unregard chargé de haine.

– C’est cela, repartit Robin.

– Et les cris qu’il poussera une foisseul ? et le tapage qu’il fera ? y songez-vous.

– Alors, dit Robin, attachez-le sur un siège,avec la bande de peau de cerf qui entoure votre ceinture, etbâillonnez-le avec le manche de son propre poignard.

Petit-Jean s’empara du baron, qui n’osa pointse défendre, et le lia fortement au dossier du fauteuil.

Cette précaution prise, les trois jeunes gensgagnèrent en toute hâte la cour du pont-levis, et le gardien, quiétait un ami de Hal, ne fit aucune difficulté pour le laisserpasser.

Tandis que nos amis se dirigeaient rapidementvers la demeure de Grâce May, Geoffroy, exaspéré par l’impatience,montait à l’appartement du baron.

Arrivé devant la porte, il frappa d’abord uncoup très léger ; puis, ne recevant pas de réponse, il heurtaplus fortement ; personne ne répondit. Effrayé de ce silence,Geoffroy appela le baron ; mais l’écho de sa propre voix luirépondit seul. Alors, à l’aide de sa puissante épaule, il enfonçala porte.

La chambre était vide.

Geoffroy parcourut les salles, les couloirs,les passages, les galeries, criant de toutes ses forces :

– Monseigneur ! monseigneur ! oùdonc êtes-vous ?

Enfin, après une longue recherche, Geoffroyeut le plaisir de se trouver en présence de son maître.

– Milord ! seigneur ! qu’est-ilarrivé ? s’exclama Geoffroy tout en déliant le baron.

Celui-ci, pâle de rage, répondit d’un tonfurieux :

– Faites lever le pont-levis, ne laissezsortir personne, fouillez le château, trouvez un grand coquin deforestier qui s’y cache, liez-le, apportez-le moi ; faitespendre Hal. Allez donc, imbécile ! mais allez donc !

Le baron, épuisé de fatigue, se traîna vers sachambre, et Geoffroy, le cœur gonflé du séduisant espoir des’emparer de Petit-Jean, alla donner les ordres multiples qu’ilvenait de recevoir.

Une heure après, et tandis qu’on bouleversaitle château pour y découvrir Petit-Jean, Hal, qui avait fait sesadieux à la jolie Grâce May, traversait avec ses amis la forêt deSherwood, dans la direction de Gamwell.

Chapitre 19

 

Lorsque le baron Fitz-Alwine fut entièrementremis de sa terreur et de ses fatigues, il ordonna à ses gens defaire une enquête dans la ville de Nottingham, afin d’y découvrirles traces du forestier. Il va sans dire que le baron se promettaitune éclatante revanche de l’insulte inouïe qui lui avait étéfaite.

Geoffroy apprit au baron la fuite d’Halbert,et l’annonce de cette dernière nouvelle porta au comble del’exaspération la colère du châtelain.

– Misérable coquin ! dit-il à Geoffroy,si tu as encore la maladresse de laisser échapper le brigand quis’est présenté devant moi avec le titre de ton ami, tu seras pendusans miséricorde.

Jaloux de regagner l’estime et la confiance deson maître, le robuste serviteur se livra consciencieusement à larecherche du forestier. Il parcourut la ville, fouilla sesenvirons, interrogea les aubergistes du pays, et se démena si bienqu’il arriva à savoir que le premier gardien de la forêt deSherwood, sir Guy de Gamwell, avait un neveu dont lesignalement répondait en tout point à celui du beau forestier.Geoffroy apprit encore que ce jeune homme habitait la maison de sononcle, et que, à en juger sur la description faite par les croisésdu chef de la bande nocturne, ce personnage parent de sir Guyn’était autre que l’antagoniste du baron et le vainqueur deGeoffroy.

L’homme qui avait donné au soldat ces précieuxrenseignements avait encore ajouté qu’un jeune archer, d’uneadresse à l’arc pour ainsi dire devenue proverbiale, et nommé RobinHood, habitait également le château de Gamwell.

Comme on doit bien le penser, Geoffroy couruten toute hâte communiquer au baron ce qu’il venait d’apprendre.

Lord Fitz-Alwine écouta paisiblement leprolixe récit de son serviteur, ce qui révélait de sa part unegrande faculté de patience, et aussitôt la lumière se fit dans sonesprit. Il se souvint que Maude, ou Isabel, ainsi que le baronnommait d’ordinaire la suivante de sa fille, avait trouvé un asileau hall de Gamwell, et que là sans doute devaient être réunis RobinHood, le chef de la bande, ainsi que Petit-Jean et les hommes quicomposaient cette bande insolente.

De nouveaux renseignements confirmèrentl’exactitude du rapport de Geoffroy, et lord Fitz-Alwine se décidasur-le-champ à déposer au pied du trône de Henri II uneplainte sévère contre les forestiers.

Le moment était bien choisi. À cette époque,Henri II, qui s’occupait activement de la police intérieure deson royaume, qui cherchait à y introduire le respect de lapropriété territoriale, écoutait avec attention les récits de volset de pillages qui lui étaient faits par ses rapporteurs.

Par ordre du roi, les coupables, appréhendésau corps, étaient d’abord incarcérés ; puis des prisons del’État ils passaient soit dans les rangs subalternes de l’armée,soit sur les pontons des vaisseaux en croisière.

Lord Fitz-Alwine obtint une audience de lajustice de Henri II, et il exposa au roi, en l’exagérantbeaucoup, la cause de ses griefs contre Robin Hood. Ce nom attiravivement l’attention du prince ; il demanda de nouvellesexplications, et apprit ainsi que ce même Robin Hood était celuiqui avait revendiqué des droits au titre et aux biens du derniercomte de Huntingdon, prétendant descendre en ligne directe deWaltheof, à qui le comté de Huntingdon avait été accordé parGuillaume Ier. La demande de Robin Hood, comme onle sait, avait été repoussée, et son adversaire, l’abbé de Ramsay,était resté en possession de l’héritage du jeune homme.

En découvrant que l’agresseur du baron n’étaitautre que le prétendu comte de Huntingdon, le roi se mit dans unegrande colère, et condamna Robin Hood à la proscription. Il décrétaen outre que la famille Gamwell, protectrice avouée de Robin Hoodserait dépouillée de ses biens et chassée de son territoire.

Un ami de sir Guy, qui eut connaissance ducruel jugement rendu contre le pauvre vieillard, s’empressa de luiexpédier une dépêche. Cette affreuse nouvelle jeta la consternationdans la paisible demeure de Gamwell ; les villageois,promptement instruits du malheur qui venait frapper leur maître, seréunirent autour du château et s’écrièrent avec sir Guy qu’ilfallait défendre l’approche du hall, qu’ils mourraient encombattant plutôt que de céder un pouce de terrain. Sir Guypossédait une belle propriété dans le comté de Yorkshire, RobinHood savait cela, et, conseillé par Petit-Jean, il supplia levieillard de quitter Gamwell et de conduire sa famille dans cetteretraite assurée.

– Je ne me soucie guère des derniers jours quime restent à vivre, répondit le baronnet en essuyant d’une maintremblante les larmes qui rougissaient sa paupière. Je ressembleaux vieux chênes de nos forêts, auxquels le plus léger vent enlèveune à une leurs dernières feuilles. Mes enfants quitterontaujourd’hui même cette maison en ruine ; mais, quant à moi, jen’ai ni la force ni le courage de déserter le toit de mes pères. Jesuis né ici, ici je mourrai. N’exigez pas mon départ, Robin Hood,le foyer de mes ancêtres me servira de tombe ; comme eux jedormirai au seuil qui m’a vu naître, comme eux je défendrai maporte contre une invasion étrangère. Emmenez ma femme et mesfilles… Mes garçons, j’en suis certain, n’abandonneront pas leurvieux père ; avec lui ils défendront le berceau de notrerace.

Les prières de Robin et les supplications dePetit-Jean trouvèrent le baronnet insensible ; il fallutrenoncer à l’espoir de l’éloigner de Gamwell, et, comme lescirconstances demandaient une très grande promptitude d’action, ons’occupa immédiatement d’organiser le départ des femmes.

Lady Gamwell, ses filles, Marianne, Maude etles servantes de la maison, confiées à une troupe de villageoisfidèles, devaient, à la nuit tombante, s’éloigner du hall.

Lorsque les préparatifs de ce douloureuxdépart furent achevés, la famille se réunit dans la grande salle,et Robin Hood, après s’être assuré de l’absence de Marianne, sedirigea en toute hâte vers l’appartement de la jeune fille.

– Robin ! cria tout à coup une voixentrecoupée par les sanglots.

Le jeune homme tourna la tête et aperçut missMaude tout en larmes.

– Cher Robin, dit la jeune fille, je désirevous parler avant de quitter le hall. Hélas ! mon Dieu !peut-être ne nous reverrons-nous jamais !

– Chère Maude, calmez-vous, je vous prie, etne vous laissez pas dominer par la souffrance d’une pensée aussitriste. Nous serons bientôt réunis, je vous le jure.

– Je voudrais pouvoir vous croire,Robin ; mais, en vérité, c’est impossible : je connais ledanger qui nous menace, la défense que vous allez tenter présentedes difficultés presque insurmontables. L’heure du départ approche,permettez-moi, Robin, de vous témoigner ma gratitude pour toutesles constantes bontés que vous avez eues pour moi.

– Je vous en prie, Maude, qu’il ne soit jamaisquestion entre nous de reconnaissance et de remerciement :souvenez-vous du pacte d’amitié que nous avons fait ensemble il y asix ans : je me suis engagé à vous aimer comme un frère, etvous m’avez promis la tendresse d’une sœur. Je me hâte d’ajouterque vous avez tenu parole et que vous avez été pour moi la plustendre des amies et la meilleure des sœurs. Depuis cette époque jevous ai aimée chaque jour davantage.

– M’aimez-vous réellement, Robin ?

– Oui, Maude, voyez en moi un parent toutdévoué à votre bonheur.

– Vous avez toujours agi de manière à meconvaincre de votre affection, cher Robin ; c’est pourquoi jeme sens assez de confiance en la loyauté de votre caractère pourvous dire…

En achevant ces mots, la jeune fille fondit enlarmes.

– Voyons, Maude, qu’avez-vous ? Maisparlez donc, petite niaise ; en vérité, vous me paraissezaussi timide que l’est un jeune faon.

La jeune fille, la tête ensevelie dans sesmains, continua de sangloter.

– Allons, Maude, allons, courage ! Quesignifie ce désespoir ? qu’avez-vous à me confier ? Jevous écoute, parlez sans crainte.

Maude laissa retomber ses mains, leva lesyeux, essaya de sourire, et dit :

– Je souffre beaucoup… Je pense à une personnequi a eu pour moi des bontés, des soins, des attentions…

– Vous pensez à William, interrompit vivementRobin. La jeune fille rougit.

– Hourra ! cria Robin. Ah ! chèrepetite Maude, vous aimez ce brave garçon, que Dieu soit béni !Je donnerais tout au monde pour voir Will à vos genoux. Il seraitsi heureux de vous entendre dire : « William, je vousaime. »

Maude essaya de nier qu’elle aimât Will autantque Robin semblait le croire, cependant elle fut obligée deconvenir que, à force de penser au jeune homme, elle en étaitarrivée à ressentir pour lui un vif sentiment d’affection. Aprèscet aveu assez pénible à faire pour Maude, surtout à Robin, lajeune fille l’interrogea sur l’absence de William.

Robin répondit que cette absence, nécessitéepar une affaire importante, n’avait rien d’inquiétant, et que souspeu de jours Will se retrouverait au milieu de sa famille.

Cet affectueux mensonge ramena le calme et lasérénité dans le cœur de Maude ; elle tendit à Robin ses jouescolorées par les larmes, et après avoir reçu son fraternel baiser,elle se hâta de descendre dans la salle.

De son côté Robin entra dans l’appartement deMarianne.

– Chère Marianne, dit Robin en prenant entreles siennes les mains de la jeune fille, nous sommes sur le pointde nous quitter, et peut-être pour longtemps. Permettez-moi, avantde nous séparer, de causer cœur à cœur avec vous.

– Je vous écoute, cher Robin, réponditaffectueusement la jeune fille.

– Vous savez, n’est-ce pas, Marianne, repritle jeune homme d’une voix frémissante, que je vous aime de toutesles forces de mon âme ?

– Vos actions m’en donnent journellement lapreuve, mon ami.

– Vous avez confiance en moi, n’est-il pasvrai ? vous ajoutez une foi entière, complète, absolue, à lasincérité de mon amour, à la tendre abnégation de mondévouement ?

– Oui, oui, sans doute ; mais pour quelmotif me demandez-vous si je vous crois un honnête homme, un bravecœur, un véritable ami ?

Au lieu de répondre à la question de Marianne,Robin sourit tristement.

– En vérité, vous me faites peur, Robin ;parlez, je vous en supplie. L’expression sérieuse de votre visage,la gravité de vos manières et les questions étranges que vousm’adressez, me font craindre d’avoir à apprendre un malheur plusgrand encore que ceux dont je suis accablée depuis silongtemps.

– Rassurez-vous, Marianne, dit doucementRobin, je n’ai point, Dieu merci, de mauvaises nouvelles à vouscommuniquer. Je n’ai à vous parler que de vous-même, et sij’insiste il ne faut pas m’en vouloir. En dépit de toutraisonnement, l’amour est égoïste, et mon amour va se trouversoumis à une rude épreuve. Nous allons nous séparer, Marianne, etpeut-être pour toujours.

– Non, Robin, non, il faut avoir confiance enla bonté de Dieu.

– Hélas ! chère Marianne, je vois tout sedétruire autour de moi, et mon cœur est brisé. Voyez cette digne ethospitalière famille : parce qu’elle m’a tendu une mainsecourable alors que j’étais errant et sans asile, on la condamneau bannissement, on lui confisque ses biens, on la chasse de samaison. Nous allons défendre le hall, et tant qu’il restera unepierre liée à une autre pierre dans le village de Gamwell, jeresterai debout à côté d’elle. La Providence dont vous espérez unsecours ne m’a jamais abandonné dans le danger, et comme vous,Marianne, je me repose sur elle ; je combattrai, elle meprotégera. Mais songez-y bien, Marianne, une ordonnance du roi m’aproscrit du royaume, je puis être pendu au premier arbre du chemin,ou envoyé à la potence par quelque espion, car ma tête est mise àprix. Robin Hood, comte de Huntingdon, ajouta fièrement le jeunehomme, n’est plus rien aujourd’hui ! Eh bien ! Marianne,vous m’avez donné votre foi, vous m’avez juré de devenir mabien-aimée compagne ?

– Oui, oui, Robin.

– Ce serment, chère Marianne, je l’efface demon cœur ; cette promesse, je veux la mettre en oubli.Marianne, ma très adorée Marianne, je vous rends votre liberté, jevous délie de votre engagement.

– Oh ! Robin, s’écria la jeune fille d’unton de reproche.

– Je serais indigne de votre amour, Marianne,reprit Robin, si dans ma position actuelle je conservais l’espoirde vous nommer ma femme. Je vous laisse donc libre de disposer devotre main, et je vous prie seulement de penser quelquefois avecamitié au malheureux proscrit.

– Vous avez une bien triste opinion de moncaractère, Robin, répondit la jeune fille d’un ton blessé. Commentavez-vous pu croire un seul instant que celle qui vous aime fût àce point indigne de votre amour ? Comment avez-vous pu croireque mon affection pût être infidèle au malheur ?

En achevant ces paroles, Marianne fondit enlarmes.

– Marianne ! Marianne ! s’écriaRobin éperdu, de grâce, écoutez-moi sans colère. Hélas ! jevous aime si ardemment que j’ai honte de vous condamner au partagede ma malheureuse destinée. Croyez-vous que je ne sois pasprofondément humilié du déshonneur cruel attaché à mon nom, et quela pensée de me séparer de vous ne pénètre pas mon âme d’une amèresouffrance. Mais, si je ne vous aimais pas, Marianne, jem’enfoncerais un couteau dans le cœur ; votre amour est leseul lien qui me rattache à la vie. Vous qui êtes habituée au luxe,chère Marianne, vous souffririez cruellement des atteintes de lapauvreté si vous deveniez la femme de Robin Hood, et, je vous lejure, je préférerais vous perdre à jamais, que de vous savoirmalheureuse avec moi.

– Je suis votre femme devant Dieu, Robin, etvotre vie sera la mienne. Maintenant, permettez-moi de vous fairequelques recommandations. Chaque fois que vous pourrez sûrement mefaire parvenir de vos nouvelles, envoyez-moi un message, et, s’ilvous est possible de venir me voir, venez, vous me rendrez bienheureuse. Mon frère reviendra auprès de nous, et par lui, jel’espère, nous réussirons à faire révoquer le cruel décret qui vouscondamne.

Robin sourit tristement.

– Chère Marianne, dit-il, il ne faut pointvous bercer le cœur d’un espoir chimérique. Je n’attends rien duroi. Je me suis tracé une ligne de conduite, et j’ai pris la fermerésolution de ne pas m’en écarter. Si vous entendez dire du mal demoi, Marianne, fermez vos oreilles à la calomnie ; car, parnotre Sainte Mère, je vous jure de mériter toujours votre estime etvotre amitié.

– Quel mal pourrais-je entendre dire de vous,Robinet quels projets avez-vous formés ?

– Ne m’interrogez pas, chère Marianne, jecrois mes intentions honnêtes ; si l’avenir démontre qu’ellesne le sont pas, je serai le premier à reconnaître mon erreur.

– Je sais que vous êtes loyal et brave, Robin,et je prierai Dieu afin qu’il vous assiste dans toutes vosentreprises.

– Merci, ma bien-aimée Marianne ; etmaintenant, adieu, ajouta Robin en refoulant les larmes quibaignaient ses paupières.

Enlacée par les bras de son malheureux ami, lajeune fille sentit à ce mot adieu ses dernières forcesl’abandonner. Elle cacha son visage en pleurs sur l’épaule deRobin, et sanglota douloureusement.

Pendant quelques minutes, les deux jeunes gensrestèrent ainsi muets, éperdus. Enfin une voix qui appelaitMarianne vint les arracher à l’étreinte de ce dernierembrassement.

Ils descendirent, et Marianne, qui était déjàvêtue d’un costume d’amazone, monta sur le cheval qui lui étaitdestiné.

Lady Gamwell et ses filles étaient tellementaffectées de douleur qu’elles pouvaient à peine se maintenir surleur selle.

Les servantes de la maison, pour la plupartmariées, leurs enfants, et quelques vieillards complétaient lacavalcade. Après une scène déchirante, les portes du hall sefermèrent sur les fugitifs, et, accompagnés d’une troupe d’hommesrésolus, ils prirent le chemin de la forêt.

Une semaine s’écoula. Chaque jour de cettesemaine d’anxieuse attente fut employé à fortifier Gamwell. Leshabitants du village vivaient pour ainsi dire dans les tortures dela crainte, car chaque heure leur apportait l’épouvante dulendemain. Des sentinelles furent placées autour du hall, et, sousla direction de Robin, on construisit deux lignes de barricades quidevaient servir, sinon à arrêter la marche de l’ennemi, du moins àapposer à son approche les entraves d’une sérieuse défense. Cesbarricades, élevées à hauteur d’homme, permettaient aux paysans dese tenir à l’abri des flèches meurtrières de leurs ennemis, tout enleur donnant le loisir de viser le point où devaient se porterleurs propres coups.

Il ne faut pas croire cependant que sir Guy sefît illusion sur le succès de sa défense, il la savait dangereuseet inutile ; mais il ne voulait pas se rendre sans avoircombattu, le noble et vaillant Saxon.

Robin était l’âme de la petite armée ; ilsurveillait les travaux, il encourageait les paysans, il fabriquaitdes armes, il se multipliait. Le village de Gamwell, autrefois sicalme et si tranquille, était maintenant plein d’animation et devie, la terreur avait place à l’enthousiasme, et les paisiblesvillageois se montraient fiers et heureux d’entrer en lutte ouverteavec les Normands.

Lorsque tous les préparatifs du combat furentterminés, une sorte de torpeur tomba sur Gamwell ; on eût ditque le calme, chassé par l’écho des clameurs guerrières, étaitrevenu chez ses hôtes paisibles ; mais ce silence ressemblaità celui qui s’étend sur la nature quelques minutes avant l’orage.L’œil est inquiet, l’ouïe est tendue, on attend avec angoisse lesgrondements de la foudre.

L’ennemi se fit attendre pendant dixjours.

Enfin un des batteurs d’estrade qui avaientété postés dans la forêt vint annoncer l’approche d’une trouped’hommes à cheval.

La nouvelle vola de bouche en bouche, on sonnale tocsin, et les paysans s’élancèrent comme un seul homme auxdifférents postes qui leur avaient été assignés. Blottis derrièrele rempart de leurs barricades, ils s’y tinrent muets, l’armetendue, attentifs à suivre du regard la marche rapide del’ennemi.

N’apercevant personne, n’entendant aucun bruitqui pût révéler une tentative de défense, le chef des soldats deHenri II se frottait joyeusement les mains dans la persuasionoù il était de surprendre les habitants de Gamwell. Cependant cechef, qui connaissait le caractère des Saxons, qui savait parexpérience, l’ayant appris à ses propres dépens, que ces vaillantshommes se battaient fort bien, s’était attendu à rencontrer desobstacles sur sa route. Le silence qui régnait dans la plaine luicausait donc un très-vif plaisir, il croyait pouvoir arriver àl’improviste.

La troupe normande se composait d’unecinquantaine d’hommes, les villageois étaient au nombre decent ; comme on le voit, la force de ces derniers se trouvaitsupérieure à celle de l’ennemi, et de plus leur position étaitexcellente.

Toujours persuadé qu’il allait fondre sur levillage comme le fait un oiseau de proie sur un innocent passereau,le chef normand ordonna à ses hommes d’activer la marche de leurschevaux. Ils obéirent, et d’un pas vif montèrent rapidement lacolline.

À peine en eurent-ils atteint le sommet qu’unevolée de flèches, de dards et de pierres les enveloppa des pieds àla tête. L’étonnement des soldats fut si grand qu’une seconde voléede flèches les atteignit avant même qu’ils eussent eu la pensée d’yrépondre.

La chute de trois ou quatre soldatsmortellement frappés fit jeter aux Normands un crid’indignation ; ils aperçurent alors les barricades,s’élancèrent sur la première et la chargèrent avec fureur.

Vaillamment accueillis et repoussés avec forcepar les Saxons, invisibles dans leurs cachettes, les soldatscomprirent qu’ils n’avaient d’autre parti à prendre que celui de sebattre courageusement. Ils réussirent à s’emparer de la premièrebarrière ; mais derrière celle-ci s’en trouvait une seconde,une troisième les arrêta encore. Ils avaient déjà perdu plusieurshommes, et, pour comble de mécompte, il leur était impossible devoir s’ils parvenaient à abattre quelques-uns de leurs ennemis. LesSaxons, qui pour la plupart étaient des archers très-experts, nemanquaient jamais leur but, et leurs flèches jetaient ladestruction au milieu de la petite armée.

Les soldats, désespérés de ne pouvoir serencontrer face à face avec l’ennemi, commençaient à se plaindre.Le chef, qui saisit au vol ces murmures de découragement, ordonna àses hommes d’opérer une fausse retraite, afin de contraindre lesSaxons à sortir de leur secret asile. Cette ruse de guerre futaussitôt mise en œuvre : les Normands feignirent de se retireravec ordre, et ils étaient déjà à une certaine distance desbarricades lorsqu’un cri annonça l’apparition des vassaux de sirGuy.

Sans arrêter la marche de sa troupe, le chefjeta un regard en arrière.

Les villageois couraient tumultueusement etdans un apparent désordre à la poursuite de leurs ennemis.

– Ne vous retournez pas, mes garçons, cria lechef ; laissez-les nous atteindre. Ils seront pris !attention ! attention !

Les soldats, ranimés par l’espoir d’uneéclatante revanche, continuèrent de s’éloigner.

Mais tout à coup, à la grande surprise du chefnormand, les Saxons, au lieu de chercher à gagner les soldats devitesse, s’arrêtèrent à la première barricade qui leur avait étéenlevée, et de ce poste envoyèrent, avec une adresse incomparable,une nuée de flèches aux fuyards.

Le chef, exaspéré, ramena ses hommes sur lechemin déjà parcouru, et d’un bond furieux de son cheval, il seporta à la tête de la petite troupe. Soudain une pluie de flècheslancées par des mains sûres couvrit le malheureux Normand ; ilchancela sur sa selle et, sans jeter un cri, roula comme une masseinerte au pied de son cheval, qui, blessé lui-même, bondit hors desrangs et alla tomber mort à quelques pas du cadavre de sonmaître.

Déjà abattus par l’insuccès de leurs efforts,les soldats furent complètement démoralisés en présence de cenouveau malheur. Ils relevèrent le corps de leur chef, et, sansprendre le temps de compter les morts, d’enlever les blessés, ilss’éloignèrent du champ de bataille de toute la vitesse de leursvigoureux chevaux.

Après avoir proclamé par des cris d’allégressela fuite des soldats, les paysans s’occupèrent, non à lespoursuivre, mais à recueillir les blessés et à enterrer les morts.Dix-huit Normands avaient succombé dans la lutte, y compris le chefemporté par ses hommes.

Les bons villageois étaient si joyeux d’avoirremporté la victoire qu’ils songeaient déjà à rappeler leurs femmesà Gamwell ; mais Petit-Jean fit clairement comprendre à sesnaïfs compagnons que le roi ne bornerait pas sa vengeance à cepremier envoi et qu’il fallait s’attendre à recevoir la visited’une troupe d’homme plus considérable et se préparer à la bienrecevoir.

En serviteurs dévoués de sir Guy, les vassauxse rendirent aux conseils de leur jeune chef ; ilsfortifièrent les barrières et fabriquèrent de nouvelles armes. Parles soins de Petit-Jean, le hall fut approvisionné d’une grandequantité de vivres et mis en état de supporter les attaques d’unvéritable siège. Une trentaine de paysans, alliés et amis despropriétaires de Gamwell, vinrent se joindre à la troupevillageoise, et, armés jusqu’aux dents, l’esprit en éveil,constamment sur la défensive, les braves Saxons attendirent lavenue des sanguinaires Normands.

Le mois de juillet touchait à sa fin, etdepuis quinze jours les villageois attendaient leurs dangereuxvisiteurs ; ils se préparaient à être attaqués aux premièresheures du matin, parce que, selon toute probabilité, les Normands,fatigués d’une marche rapide par un temps de chaleur, prendraient àNottingham une nuit de repos.

Un soir, deux habitants du village quirevenaient de Mansfeld, où ils étaient allés faire quelquesacquisitions, annoncèrent à leurs amis qu’une troupe de soldatscomposée de trois cents hommes venait d’arriver à Nottingham, etqu’elle avait l’intention d’y passer la nuit afin de gagner sansfatigue le hall de Gamwell.

Cette nouvelle produisit une grandeémotion ; mais cette émotion fit bientôt place à un sentimentde vigilante ardeur.

Le lendemain au point du jour, les villageois,réunis autour du moine Tuck, entendirent pieusement la messe, etPetit-Jean, qui avait uni ses prières à celles de ses hommes, seplaça au milieu d’eux, et, d’une voix douce et sonore, s’exprimaainsi :

– Mes amis, je désire vous parler avant quenous nous rendions mutuellement au poste où le devoir nousappelle ; mais je suis un homme peu lettré, et l’éloquence dela parole m’est inconnue. Tout homme a un talent qui lui estpropre, le mien consiste à savoir manier le bâton et à tireradroitement une flèche. Excusez-moi donc si je m’exprime mal, etécoutez-moi avec attention. L’ennemi approche, soyez prudents, etne sortez de vos cachettes que dans un cas de nécessité absolue. Sivous êtes forcés d’attaquer l’ennemi corps à corps, faites-le aveccalme, sans précipitation ; rappelez-vous bien que, s’il vousarrivait le malheur de perdre votre sang-froid, vous mettriezinévitablement en oubli les actes les plus importants à votredéfense. Sachez-le bien, mes amis, une chose qui doit être bienfaite ne doit point se faire à la hâte. Disputez pas à pas chaquepouce de terrain, frappez sans colère et ne manquez aucun de voscoups, car votre vie payerait votre erreur. Montrez à nos ennemisque chaque ligne de notre sol natal vaut l’existence d’un chiennormand. Je vous le répète une fois encore, mes garçons, soyezcalmes, vaillants et fermes, vendez chèrement aux soldats de Henriles avantages que la force du nombre et celle des armes peuventleur faire obtenir. Hourra pour Gamwell et pour les cœurssaxons !

– Hourra ! crièrent joyeusement lesvassaux, et d’une main ferme ils pressèrent leurs armes, et d’unœil étincelant ils cherchèrent au loin l’apparition del’ennemi.

– Mes amis, cria Robin en s’élançant à laplace que Petit-Jean venait d’occuper, souvenez-vous bien que vousvous battez pour vos foyers, souvenez-vous que vous défendez letoit qui abrite vos femmes, qui garde le berceau de vosenfants ; souvenez-vous que les Normands sont nos oppresseurs,qu’ils marchent sur nos têtes, qu’ils tyrannisent les faibles, etqu’ils n’étendent jamais la main que pour brûler, tuer oudétruire ! souvenez-vous qu’ici est la demeure de vosancêtres, et que vous devez en défendre l’approche. Battez-vousavec courage, mes garçons, battez-vous tant qu’un souffle de viesortira de vos lèvres !

– Oui, oui, nous nous battrons aveccourage ! répondirent les hommes d’une seule voix.

Trois heures après le lever du soleil, le sond’un cor annonça l’approche de l’ennemi. Les batteurs d’estraderentrèrent à Gamwell, et bientôt, de même qu’à l’attaqueprécédente, les défenseurs du hall se firent invisibles.

Le corps ennemi avançait lentement, et ilétait facile de juger, d’après l’étendue qu’occupait sa marche,qu’il se composait réellement de deux à trois cents hommes.

Les cavaliers se réunirent au pied de lacolline qu’il était nécessaire de monter avant d’apercevoirGamwell, et, après un conciliabule de quelques minutes, la troupese divisa en quatre parties. La première s’élança au galop sur lacolline, la seconde mit pied à terre et suivit les cavaliers, latroisième tourna la colline du côté gauche, et la dernière sedirigea vers la droite.

Cette manœuvre, qui avait été prévue, futcontrecarrée, des défenses avaient été construites au pied desarbres qui croissent sur le sommet de la colline, et lesinterstices de ces arbres étaient remplis de broussailles etd’arbrisseaux si naturellement entrelacés que les soldats sefélicitaient de la rencontre d’un abri auprès duquel il allait leurêtre loisible de se réunir, une fois qu’ils auraient atteint lesommet de la colline.

En approchant de ces arbres protecteurs, lesNormands reçurent une volée de coups de flèches qui, tout enblessant les hommes, fit cabrer les chevaux, jeta la confusionparmi les soldats, et contraignit la troupe à descendre la collineplus rapidement qu’elle ne l’avait montée.

Les hommes envoyés aux côtés opposés de lacolline furent accueillis d’une manière aussi désastreuse quel’avaient été leurs compagnons. En conséquence, il fut décidé quela marche, devenue impossible avec les chevaux, aurait lieu à pied.Les soldats abandonnèrent leurs montures, et, protégés par leursboucliers, ils s’engagèrent résolument dans les trois cheminsdésignés par leur chef, tandis qu’une partie de la troupe, mise enréserve, dut attendre au bas de la colline le succès d’une premièreattaque contre les barrières.

Les Normands atteignirent rapidement labarrière, qui, d’une hauteur de sept pieds, était de distance endistance percée de meurtrières pour le passage des flèches. Au lieude perdre un temps précieux à frapper des ennemis à l’abri de leurscoups, ils se mirent à escalader le rempart.

Les villageois n’essayèrent pas d’opposer unerésistance inutile : ils se contentèrent de gagner la secondebarrière ; les Normands surexcités par ce premier succès seprécipitèrent confusément à la suite des villageois, et attaquèrentla nouvelle barricade avec une indicible fureur. Pendant uninstant, les deux partis luttèrent presque corps à corps ; labataille devenait sanglante, lorsqu’un signal appela les Saxons etles rejeta sous l’abri d’une troisième barrière.

Cette retraite fit alors apercevoir auxNormands qu’ils perdaient à chaque instant le terrain gagné.

Le capitaine réunit ses hommes afin de seconcerter avec eux sur un plan d’attaque, et, tout en écoutantleurs avis, il regardait attentivement autour de lui.

Gamwell se trouvait placé au centre d’unevaste plaine, et la colline qui en quelque sorte lui servait derempart était à la fois un chemin impraticable pour les chevaux etdangereux pour les hommes.

Le capitaine demanda à ses gens s’il setrouvait parmi eux un garçon qui connût la localité.

Cette question du capitaine, répétée de boucheen bouche, amena devant lui un paysan qui prétendit connaître levillage de Gamwell où il avait un parent.

– Es-tu saxon ? coquin, demanda le chefen fronçant les sourcils.

– Non, capitaine, je suis normand.

– Ton parent est-il allié avec cesrebelles ?

– Oui, capitaine, car il est saxon.

– Comment est-il ton parent, alors ?

– Parce qu’il a épousé ma belle-sœur.

– Tu connais le village ?

– Oui, capitaine.

– Pourrais-tu conduire mes hommes à Gamwellpar un autre chemin que celui-ci ?

– Oui, il y a au pied de la colline un sentierqui mène directement au hall de Gamwell.

– Au hall de Gamwell ? interrogea lechef ; où se trouve-t-il situé ?

– Là-bas, à votre gauche, capitaine ;c’est ce grand bâtiment entouré d’arbres. Il est habité par sirGuy.

– Le vieux rebelle que nous attaquons ?Ma foi ! le roi Henri aurait pu me donner une tâche plusfacile que celle de faire sortir ce chien saxon de son chenil.Maintenant, coquin, puis-je me fier à toi ?

– Oui, capitaine, et, si vous suivez mesindications, vous verrez que je n’ai point menti.

– Je le désire pour tes oreilles, répondit lecapitaine d’un ton menaçant.

– Je vous ai déjà rendu service, repritl’homme, en vous guidant jusqu’ici.

– Sans doute, sans doute ; mais pourquelle raison ne m’as-tu pas d’abord indiqué ce chemin ?

– Parce que les Saxons se seraient aperçus dumouvement de la troupe, et auraient pris des précautions pourarrêter sa marche. Il est possible à une poignée de braves deprotéger ce sentier contre un millier d’hommes.

– Il est situé, dis-tu, au pied de lacolline ? demanda encore le chef.

– Oui, capitaine, sur la lisière de laforêt.

Celui-ci, très enchanté du renseignement,ordonna à une partie de sa troupe de se disposer à suivre le guide,tandis que lui, afin d’occuper sur un autre point l’attention desSaxons, allait commencer une nouvelle attaque.

Les projets du capitaine devaient êtredéjoués.

Le beau-frère du guide, qui en effet faisaitpartie des défenseurs de sir Guy, reconnut son parent, et, en ledésignant à Petit-Jean, il lui fit remarquer l’espèce deconciliabule qui avait lieu entre lui et le chef.

Petit-Jean pressentit aussitôt la trahison dupaysan ; il appela une trentaine d’hommes, et, sous lecommandement d’un de ses cousins, il les envoya surveillerl’approche du chemin menacé d’invasion.

Ce soin pris, Petit-Jean fit appeler RobinHood.

– Mon cher ami, lui dit-il, pourriez-vousatteindre avec votre arc un objet quelconque placé sur lacolline ?

– Je le crois, répondit modestement le jeunehomme.

– Ou, pour mieux dire, vous en êtes certain,reprit Petit-Jean. Eh bien ! suivez mon regard. Voyez-vous cethomme placé à la gauche du soldat qui porte sur sa tête un grandpanache ? Cet homme, mon cher ami, est un perfide coquin, etje suis convaincu qu’il donne au chef des indications pour luifaire gagner Gamwell par le chemin de la forêt. Tâchez donc de tuerce misérable.

– Volontiers.

Robin tendit son arc, et deux secondes aprèsl’homme désigné par Petit-Jean fit un bond de douleur, jeta un criet tomba pour ne plus se relever.

Le chef normand rassembla promptement seshommes et se détermina à prendre les barrières d’assaut.

Les Saxons se défendirent bravement ;mais, inférieurs en nombre, ils ne purent empêcher l’escalade, etse retirèrent avec ordre dans la direction de Gamwell.

Les barrières franchies, les Normandsgagnèrent facilement du terrain ; ils pénétrèrent dans levillage, et une sorte de terreur panique s’empara des paysans. Ilsallaient fuir lorsqu’une voix éclatante cria à pleinspoumons :

– Saxons, arrêtez-vous ! celui qui a ducœur suivra son chef. En avant ! en avant !

Cette voix, qui était celle de Petit-Jean,ranima les forces défaillantes des villageois épouvantés ; ilsse retournèrent, et, honteux de leur faiblesse, ils suivirent leurchef.

Celui-ci se précipita comme un lion vers unhomme de haute taille qui partageait avec le chef principal lecommandement de la troupe et qui, par l’ardeur de ses coups, avaitcausé l’effroi de ses hommes.

À la vue de Petit-Jean, qui s’avançait verslui en courbant comme de flexibles roseaux les soldats quitentaient de s’opposer à son passage, l’homme dont nous parlonss’arma d’une hache et s’élança à sa rencontre.

– Nous voici enfin en présence, maîtreforestier ! cria cet homme qui n’était autre que Geoffroy. Jevais me venger d’un seul coup de tout le mal que tu m’as fait.

Petit-Jean sourit dédaigneusement, et lorsqueGeoffroy après avoir fait tournoyer sa hache, tenta de la fairedescendre sur la tête du jeune homme, celui-ci, d’un geste promptcomme la pensée, la lui arracha d’entre les mains et la lança àvingt pas de lui.

– Tu es un misérable coquin, dit Petit-Jean,et tu mérites la mort ; mais, une fois encore, j’ai pitié detoi ; défends ta vie.

Les deux hommes, ou pour mieux dire les deuxgéants, car Geoffroy le Fort, on doit s’en souvenir, était d’unetaille aussi remarquable que celle de Petit-Jean, commencèrent ceterrible combat. Il fut de longue durée, et la victoire, restéelongtemps incertaine, se décida tout à coup en faveur dePetit-Jean, qui, concentrant toute sa vigueur dans un suprêmeeffort, asséna un coup de son épée sur l’épaule de Geoffroy, et luifendit le corps jusqu’à l’échine.

Le vaincu tomba sans pousser un cri, et lesdeux camps rivaux, qui avaient assisté en silence à cet étrangecombat, regardaient avec une stupeur mêlée d’épouvante la terribleblessure produite par ce coup mortel.

Petit-Jean ne s’arrêta pas devant le corps deson ennemi ; il leva d’une main ferme son épée sanglanteau-dessus de sa tête et traversa les rangs normands, semblable audieu de la guerre, de la dévastation et de la mort.

Arrivé sur une éminence, le jeune homme portases regards en arrière ; il vit alors que, entourés par lesNormands, les vassaux, malgré tout leur courage, étaient dansl’impossibilité de se défendre.

Aussitôt le jeune homme sonna du cor et donnal’ordre de la retraite ; puis, se précipitant de nouveau dansla mêlée, il fraya le chemin à ses hommes. Sa foudroyante épée tintpendant quelques minutes les soldats en respect, et les Saxons,secondant les intentions de leur chef, gagnèrent peu à peu la courdu hall. Réunis dans un seul corps et se battant en désespérés ilsparvinrent à franchir les portes du château, déjà mis en état derésister aux attaques d’un siège.

Les Normands s’élancèrent sur les portes lahache à la main ; mais ces portes, en chêne massif,résistèrent à leurs efforts. Alors ils se mirent à rôder autour duvaste bâtiment dans l’espoir de découvrir une entrée maldéfendue ; mais leur recherche, d’abord inutile devint bientôtdangereuse, car les Saxons jetaient du haut des fenêtres d’énormespierres et les accablaient de flèches.

Le capitaine normand, effrayé du ravage quefaisaient parmi ses hommes les projectiles lancés par les assiégés,les rappela à lui et après en avoir placé une centaine autour duhall, il descendit au village. Comme on le sait, les maisons deGamwell étaient vides. Les soldats, autorisés par leur chef,fouillèrent les habitations ; mais à leur grandemortification, ils les trouvèrent non seulement désertes, maisencore vides de tout butin et de toute provision de bouche.

Comptant sur les ressources d’une promptevictoire, ils n’avaient point apporté de vivres, aussi étaient-ilsdans un grand embarras. Ils témoignèrent leur mécontentement.Aussitôt le chef expédia dans la forêt une douzaine d’hommesréputés bons chasseurs, afin d’y tenter la prise de quelques cerfs.La chasse fut couronnée de succès ; les affamés serassasièrent, et le capitaine, qui avait établi son camp dans levillage, fit prendre du repos à une moitié de sa troupe, tandis quel’autre préparait les armes pour une attaque nocturne contre lebâtiment qui abritait les Saxons.

Plus heureux que leurs ennemis, les paysansavaient fait un excellent repas et s’étaient livrés au sommeil,après avoir relevé les morts et donné des soins aux blessés.

À la chute du jour, une éclatante lueur vintannoncer aux Saxons la nouvelle manœuvre de leurs ennemis : levillage était en feu.

– Voyez, mon cher Petit-Jean, dit Robin Hooden montrant au jeune homme la lugubre clarté, les misérablesbrûlent sans miséricorde les chaumières de nos paysans.

– Et ils mettront le feu au hall, mon ami,répondit Petit-Jean avec tristesse ; il faut nous préparer àsubir ce nouveau malheur. La vieille maison est entourée de bois,elle brûlera comme une botte de paille.

– Comme vous dites cela tranquillement !s’écria Robin. N’est-il donc pas possible de prévenir cette odieusetentative ?

– Nous emploierons tous les moyens qui setrouvent en notre pouvoir, mon cher Robin ; mais ne vousfaites pas illusion, le feu est un ennemi difficile à vaincre.

– Regardez, Jean, voilà encore une autrechaumière qui brûle ; ils veulent donc incendier tout levillage ?

– En avez-vous douté un seul instant, monpauvre Robin ? Oui, ils détruiront notre cher Gamwell, et,lorsqu’ils auront achevé là-bas leur œuvre de démon, ils viendrontessayer de mettre le feu ici.

Les paysans, désespérés, considéraient cespectacle en jetant des cris d’indignation ; ils voulaientsortir du hall et satisfaire à l’heure même l’âpre désir devengeance qui les mordait au cœur ; mais Petit-Jean, prévenupar un de ses cousins, accourut au milieu d’eux et leur dit d’unevoix émue :

– Je comprends votre fureur, mes chersgarçons ; mais de grâce ! attendez. Si nous pouvons nousdéfendre seulement jusqu’au point du jour, nous serons vainqueurs.Attendez, attendez, dans un quart d’heure les misérables serontici.

– Les voilà ! dit Robin.

En effet, les Normands s’avançaient vers lechâteau en jetant de grands cris et en portant à deux mains destisons enflammés.

– À vos postes, enfants, à vos postes !cria le neveu de sir Guy ; dirigez vos flèches avec attention,visez avec soin, et ne perdez aucun de vos coups. Quant à vous,Robin, restez auprès de moi, vous frapperez de mort ceux que jedésignerai.

Les Normands entourèrent le château, et, touten se tenant à distance des fenêtres et des barbacanes, ilslancèrent contre la porte des torches allumées ; mais cestorches, aussitôt atteintes par les torrents d’eau que versaientles paysans, s’éteignaient sans faire aucun mal.

Le feu fut suspendu, et une sorte de joyeuxrugissement poussé par les soldats appela Petit-Jean et Robin à unefenêtre.

Précédés du chef, une dizaine de soldatstraînaient un instrument qui, selon toute probabilité, devaitservir à enfoncer la porte. Au moment où, sous la direction de leurcapitaine, les Normands allaient établir la machine à la placequ’elle devait occuper, Petit-Jean dit à Robin :

– Envoyez donc une flèche à ce mauditcapitaine.

– Je le veux bien ; mais il seradifficile de l’atteindre mortellement, car il est revêtu d’unecotte de mailles, et il faudrait pouvoir l’atteindre à lafigure.

– Attention, dit Jean, préparez votre arc…tirez, mon cher Robin, mais tirez donc ! voilà son visage sousla lueur de la torche. La mort de cet homme nous sauvera.

Robin, qui suivait les mouvements du chef,tira tout à coup. La flèche partit. Le capitaine, frappé entre lesdeux sourcils, tomba en arrière. Les soldats éperdus se pressèrentconfusément autour de leur chef, et un épouvantable désordre se mitdans les rangs.

– Maintenant, Saxons ! cria Jean d’unevoix vibrante, envoyez une volée de flèches sur lesincendiaires.

Cette nouvelle décharge fut tellementécrasante que les soldats restés debout se sentirent perdus. Ilsallaient fuir lorsqu’un Normand, se plaçant de sa propre autorité àla tête de ses compagnons, leur proposa d’employer un dernier moyenpour contraindre les paysans à sortir de la forteresse. Un bosquetd’arbres, principalement composé de pins, se trouvait placévis-à-vis de la façade intérieure du château, c’est-à-dire du côtédes jardins. Les Normands, conduits par leur nouveau chef, scièrentà demi le tronc des arbres les plus rapprochés de la toiture dubâtiment, après en avoir au préalable enflammé les hautes branches.Petit-Jean, qui surveillait avec angoisse les rapides progrès decette infernale destruction, laissa bientôt échapper un cri defureur, et dit à Robin :

– Ils ont trouvé le moyen de nous obliger àsortir ; les arbres vont incendier le toit, et dans quelquesinstants le château sera enveloppé de flammes. Robin, faites tomberles porteurs de torches, et vous, mes amis, n’épargnez pas vosflèches. À bas les loups normands ! à bas les loups !

Les arbres, rapidement embrasés, tombèrent surla toiture avec un bruit épouvantable, et une lueur rouge couronnabientôt le dôme du château.

Petit-Jean rassembla ses hommes dans la grandesalle, les divisa en trois parties, se mit avec Robin Hood à latête de la première, donna au moine Tuck le commandement de laseconde, confia la troisième à la direction du vieux Lincoln, etchacune de ces bandes se prépara à sortir du hall par une portedifférente.

Sir Guy avait assisté d’un air impassible auxpréparatifs de ce départ ; mais quand son neveu vint l’engagerà quitter la salle avec lui, le vieux baronnet s’écria :

– Je veux mourir sur les ruines de mamaison.

Petit-Jean, Robin et les jeunes Gamwellsupplièrent vainement le vieillard, vainement ils lui montrèrent laflamme empourprée qui jetait dans la salle une sanglante lueur,vainement ils lui parlèrent de sa femme, de ses filles, le vieuxSaxon restait sourd à leurs prières, insensible à leurs larmes.

– Alerte ! alerte ! cria soudainRobin Hood ; la toiture va tomber.

Petit-Jean saisit son oncle, l’entoura de sesbras, et, malgré les plaintes du vieillard, malgré seslamentations, il l’emporta hors de la salle.

À peine les Saxons eurent-ils franchi lesportes du hall qu’un bruit sinistre se fit entendre : lesétages, surchargés par la chute du toit, s’effondrèrent les unsaprès les autres, et la vieille demeure seigneuriale lança par sesouvertures des trombes de flammes et de fumée.

Petit-Jean confia sir Guy à la garde dequelques hommes déterminés, et leur ordonna de prendre en toutehâte le chemin du Yorkshire.

L’esprit tranquille de ce côté-là,l’invincible Petit-Jean s’arma une fois encore de sa triomphanteépée, et s’élança sur l’ennemi en criant :

– Victoire ! victoire ! Demandezgrâce ! demandez merci !

L’apparition de Tuck, revêtu de sa robe demoine, jeta une terreur panique parmi les Normands ; pas unseul n’osa se défendre contre un membre de la sainte Église, et,saisis d’un soudain effroi, ils s’élancèrent, poursuivis par lesSaxons, vers l’endroit où stationnaient les chevaux, se mirentlestement en selle, et s’éloignèrent à franc étrier. Des troiscents Normands arrivés le matin, il en restait à peinesoixante-dix. Les villageois, enivrés de leur victoire, entouraientPetit-Jean, qui après avoir fait recueillir les blessés et lesmorts, parla ainsi à ses compagnons :

– Saxons ! vous avez donné la preuveaujourd’hui que vous étiez dignes de porter ce noble nom ;mais, hélas ! en dépit de votre vaillance, les Normands ontatteint leur but ; ils ont brûlé vos chaumières, ils ont faitde vous de pauvres bannis. Votre séjour ici est désormaisimpossible ; bientôt une nouvelle troupe de soldatsenveloppera ces ruines, il faut donc vous en éloigner. Il nousreste encore un moyen de salut : la forêt nous offre un asile.Quel est celui de vous, enfant, qui n’a pas dormi sur la mousse dubois et sous le rideau ondoyant des vertes feuilles et des grandsarbres ?

– Allons dans la forêt ! allons dans laforêt ! crièrent plusieurs voix.

– Oui, allons dans la forêt, répétaPetit-Jean ; nous y vivrons ensemble, nous travaillerons lesuns pour les autres ; mais, pour que notre bonheur puisses’appuyer sur la sécurité d’une constante harmonie, il faut vousnommer un chef.

– Un chef ? Alors ce sera vous,Petit-Jean.

– Hourra pour Petit-Jean ! répondirentles vassaux d’une voix unanime.

– Mes chers amis, reprit le jeune homme, jevous remercie infiniment de l’honneur que vous voulez mefaire ; mais je ne puis l’accepter. Permettez-moi de vousprésenter sur-le-champ celui qui est digne d’être placé à votretête.

– Où est-il ? où est-il ?

– Le voici, dit Jean en posant sa main surl’épaule de Robin Hood. Robin Hood, mes enfants, est un véritableSaxon, de plus il est brave. Sa discrétion et son jugement égalentla sagesse d’un vieillard. Vous voyez en Robin Hood le comte deHuntingdon, le descendant de Waltheof, fils bien-aimé del’Angleterre. Les Normands, qui lui ont volé ses biens, luidisputent encore ses titres de noblesse ; le roi Henri aproscrit Robin Hood. Maintenant, mes garçons, répondez à mademande : voulez-vous pour chef le neveu de sir Guyde Gamwell, le notre Robin Hood ?

– Oui ! oui ! s’écrièrent lespaysans, flattés d’avoir pour chef le comte de Huntingdon.

Le cœur de Robin Hood bondissait de joie, sesplans secrets avaient donc enfin une espérance de réalisation. Ilse sentait fier, et, disons-le, il se savait digne de remplir ladifficile mission qui lui était dévolue par la tendresse de sonami. Après avoir promené sur les Saxons un regard étincelant, il sedécouvrit, et, la main appuyée sur le bras de Petit-Jean, il ditd’un ton ému :

– Mes amis, je suis heureux de voir que vousm’acceptez pour chef, et je vous en remercie du plus profond de moncœur. Je ferai, soyez-en certains, tout ce qui dépendra de moi pourmériter votre estime et votre affection. Ma jeunesse pourrait êtrepour vous un sujet de crainte et de méfiance si je ne prenais lesoin de vous dire que mes pensées, mes sentiments et mes actionssont ceux d’un homme qui a souffert, et par conséquent d’un hommefait. Vous trouverez en moi un frère, un compagnon, un ami, un chefdans les cas de nécessité absolue. Je connais la forêt, notrefuture demeure, et je m’engage à vous y trouver un asile sûr, à yrendre votre existence heureuse et agréable. Le secret de cet asilene devra jamais être confié à personne ; nous serons nospropres gardiens, et il sera nécessaire de se montrer discret etprudent. Préparez-vous au départ, je vais vous conduire dans uneretraite inaccessible à nos ennemis. Encore une fois, chers frèresSaxons, je vous remercie de votre confiance ; elle seraméritée, je serai avec vous dans le malheur aussi bien que dans lebonheur.

Les préparatifs de départ furent bientôtfaits, les Normands n’avaient rien laissé aux malheureuxproscrits.

Trois heures après, Robin Hood et Petit-Jean,accompagnés des villageois, pénétraient dans une cave spacieusesituée au centre de la forêt. Cette cave, parfaitement sèche, avaità son plafond de larges ouvertures qui permettaient à l’air et à lalumière de circuler librement dans toute son étendue.

– En vérité, Robin, dit Petit-Jean, moi quiconnais le bois aussi bien que vous, je suis émerveillé de votredécouverte ; comment se peut-il faire que la forêt de Sherwoodpossède une demeure aussi confortable ?

– Il est probable, répondit Robin, qu’elle aété construite sous Guillaume Ier par des réfugiéssaxons.

Quelques jours après l’installation de nosamis dans la forêt de Sherwood, deux hommes de leur bande, quiétaient allés faire des emplettes à Mansfeld, apprirent à Robinqu’une troupe composée de cinq cents Normands avait, ne pouvantmieux faire, achevé de démolir les murailles de l’hospitalièremaison qui avait été le hall de Gamwell.

Chapitre 20

 

Cinq années s’écoulèrent.

La bande de Robin Hood, confortablementétablie dans la forêt, y vivant en sécurité, quoique son existencefût connue des Normands, ses ennemis naturels. Elle s’était d’abordnourrie des produits de la chasse ; mais cette ressource, à lalongue, aurait pu devenir insuffisante, ce qui avait obligé RobinHood à pourvoir d’une manière plus certaine aux besoins de satroupe.

En conséquence, après avoir fait garder lesroutes qui traversent en tous sens la forêt de Sherwood, il avaitprélevé un impôt sur le passage des voyageurs. Cet impôt,quelquefois exorbitant si l’étranger surpris par la bande était ungrand seigneur, se réduisait à fort peu de chose dans le cascontraire. Du reste, ces extorsions journalières n’avaient pointles apparences du vol ; elles étaient faites avec autant debonne grâce que de courtoisie.

Voici de quelle manière les hommes de RobinHood arrêtaient les voyageurs :

– Sir étranger, disaient-ils en ôtant avecpolitesse la toque qui couvrait leur tête, notre chef, Robin Hood,attend Votre Seigneurie pour commencer son repas.

Cette invitation, qui ne pouvait être refusée,était donc accueillie avec un semblant de reconnaissance.

Conduit, toujours courtoisement, en présencede Robin Hood, l’étranger se mettait à table avec son hôte,mangeait bien, buvait mieux encore, et apprenait au dessert lechiffre de la dépense qui avait été faite en son honneur. Il vasans dire que ce chiffre était proportionné à la valeur financièrede l’étranger. S’il se trouvait pourvu d’argent, il payait ;s’il n’avait sur lui qu’une somme insuffisante, il donnait le nomet l’adresse de sa famille, et l’on réclamait à celle-ci une forterançon. Dans ce dernier cas, le voyageur, tout en restantprisonnier, était si bien traité qu’il attendait sans éprouver lemoindre mécontentement l’heure de sa mise en liberté. Le plaisir dedîner avec Robin Hood coûtait très cher aux Normands, néanmoins onne se plaignait jamais d’y avoir été contraint.

Deux ou trois fois une compagnie de soldatsfut envoyée contre les forestiers ; mais, toujourshonteusement vaincue, elle en arriva à déclarer que la bande deRobin Hood était invincible. Si les grands seigneurs étaientlargement dépouillés, en revanche les pauvres gens, saxons ounormands, recevaient un cordial accueil. En l’absence de Tuck, onse permettait quelquefois d’arrêter un moine ; s’il consentaitde bonne grâce à dire une messe pour la bande, il étaitgénéreusement récompensé.

Notre vieil ami Tuck se trouvait trop heureuxen si joyeuse compagnie pour avoir eu un seul instant l’idée de seséparer d’elle. Il s’était fait construire un petit ermitage dansles environs de la cave, et il vivait plantureusement des meilleursproduits de la forêt. Il buvait toujours, le digne frère, du vinlorsqu’il avait le bonheur d’en rencontrer quelques bouteilles, del’ale forte à défaut de vin, et de l’eau pure, hélas ! lorsquel’inconstante fortune lui retirait ses faveurs. Mais il va sansdire que le pauvre Gilles faisait alors une laide grimace, et qu’ildéclarait fade et nauséabonde l’eau limpide du ruisseau. Le tempsn’avait point apporté d’amélioration dans le caractère du bravemoine. C’était toujours le même homme, hâbleur, bruyant, fanfaronet prêt à la riposte. Il suivait la bande dans ses excursions àtravers la forêt, et c’était plaisir de rencontrer les gaiscompagnons aux visages riants, à la parole animée, qui, même enarrêtant les voyageurs, ne perdaient rien de leur aimable humeur.Ils se montraient à tous si visiblement heureux, si enchantés deleur manière de vivre, que la voix publique les nomma amicalement« les joyeux hommes de la forêt ».

Depuis près de cinq ans personne n’avaitentendu parler d’Allan Clare ni de lady Christabel ; on savaitseulement que le baron Fitz-Alwine avait suivi Henri II enNormandie.

Quant au pauvre Will l’Écarlate, il avait étéenrôlé dans une compagnie.

Halbert, qui avait épousé Grâce May, habitaitavec sa femme la petite ville de Nottingham, et il était déjà pèred’une charmante fille de trois ans.

Maude, la jolie Maude, comme disait le gentilWilliam, faisait toujours partie de la famille Gamwell, qui, nousl’avons dit, s’était secrètement retirée dans une propriété duYorkshire.

Le vieux baronnet avait trouvé auprès de safemme et de ses enfants l’oubli de son malheur ; il avaitrepris des forces, et sa florissante santé lui promettait unelongue vie.

Les fils de sir Guy s’étaient faits lescompagnons de Robin Hood, et ils vivaient avec lui dans la verteforêt.

Un grand changement s’était opéré dans lapersonne de notre héros : il avait grandi ; ses membresétaient devenus forts ; la beauté délicate de ses traitsavait, sans perdre son exquise distinction, pris les formes de lavirilité. Âgé de vingt-cinq ans, Robin Hood paraissait avoiratteint sa trentième année ; ses grands yeux noirs pétillaientd’audace ; ses cheveux aux boucles soyeuses encadraient unfront pur et à peine bruni par les caresses du soleil ; sabouche et ses moustaches d’un noir de jais donnaient à sa charmantefigure une expression sérieuse ; mais l’apparente sévérité dela physionomie n’ôtait rien à l’aimable enjouement de soncaractère. Robin Hood, qui excitait au plus haut point l’admirationdes femmes, n’en paraissait ni fier ni flatté, son cœur appartenaità Marianne. Il aimait la jeune fille aussi tendrement que dans lepassé, et lui rendait de fréquentes visites au château de sir Guy.Le mutuel amour des deux jeunes gens était connu de la familleGamwell, et on attendait pour conclure leur mariage le retourd’Allan ou la nouvelle de sa mort.

Au nombre des hôtes amicalement accueillis àBarnsdale (nom de la propriété du baronnet saxon) se trouvait unjeune homme qui adorait Marianne. Ce jeune homme, proche voisin desir Guy (le parc de son château touchait aux limites de Barnsdale),était depuis quelques mois à peine de retour de Jérusalem, où ilavait suivi une croisade, appartenant à l’ordre des Templiers.

Sir Hubert de Boissy était chevalier, etpar conséquent voué au célibat.

Un matin, au retour d’une promenade faite àcheval dans les environs, sir Hubert aperçut Marianne à une fenêtredu château de son voisin. Il la trouva belle, désira la revoir ets’informa qui elle était. On le lui apprit. Aussitôt il se présentaà la porte du baronnet, s’annonça comme un voisin de bonnecompagnie, offrit son amitié au vieillard et essaya de gagner saconfiance. C’était une conquête fort difficile à faire ; levieux Saxon, qui détestait les Normands, se tint sur la réserve etaccueillit avec une extrême froideur les avances du seigneur deBoissy. Fort peu découragé par ce premier échec, le chevalierrevint à la charge. Alors, conseillé par la prudence, sir Guy semontra plus traitable. Quelques jours après cette seconde entrevue,Hubert rendit une visite aux dames de Gamwell, et, une fois admisau cercle de la famille, il se montra si franc, si affectueux, siaimable, que sir Guy, auquel il racontait de merveilleuseshistoires, vit s’évanouir peu à peu le sentiment de méfiance quelui avait inspiré le seul aspect du Normand.

Les visites d’Hubert se multiplièrent, et ilse conduisit avec tant d’adresse qu’il gagna complètement, sinon laconfiance, du moins l’estime et l’amitié du vieillard, pour lequelil devint un très agréable compagnon. Galant avec les jeunes fillessans importunité, il partageait également entre elles sesprévenances et ses attentions. Il était donc impossible de seplaindre de son assiduité, elle paraissait être tout amicale ;Marianne la jugea ainsi, car il ne lui vint pas à la pensée d’enfait part à Robin. Cependant la jeune fille avait à redouter unerencontre fortuite entre les deux hommes dans le salon du château,et cette rencontre pouvait conduire Robin Hood à commettre quelqueimprudence, car il était fort à présumer que le fougueux jeunehomme ne pourrait voir d’un œil tranquille l’intimité d’un Saxonavec un ennemi de sa race.

Hubert de Boissy était un de ces hommesqui, sans posséder de grandes qualités physiques, ou morales, ontle talent de plaire aux femmes et de s’en faire aimer. La souplessede son caractère ayant toujours laissé croire à la bonté de soncœur, il avait eu dans le monde de véritables succès. Cetinexplicable engouement donna au jeune homme beaucoup de fatuité etune dose d’impudence qui ne lui permettait pas de supposer un refussérieux de la part d’une femme honorée de son attention.

Les règles de l’ordre auquel appartenaitHubert, en lui interdisant le mariage, le soumettaient aux devoirsd’une vie chaste ; mais, à vrai dire, la plupart des templiersimitaient la conduite d’Hubert, qui, habitué au luxe d’une fortuneprincière, vivait dans le monde et menait l’existence d’un jeunehomme entièrement libre de disposer de son cœur, de sa fortune etde ses loisirs.

Le premier regard qu’il obtint de l’innocenteMarianne fit naître dans le cœur du chevalier une vive passion, etcette passion dissimulée à tous les yeux, ignorée de celle qui enétait l’objet, devint un supplice pour Hubert. Tenu à distance parle froid maintien de la jeune fille, exaspéré par son dédaigneuxmépris pour les usurpateurs normands, il se prit pour Marianne d’unamour haineux mêlé à la fois de désir et d’exécration.

Le chevalier avait assez de finesse etd’expérience pour comprendre que, à part le bon sir Guy, toute lafamille supportait douloureusement sa présence. Il se sentaitlui-même fort mal à l’aise auprès de ceux qu’il nommait ses amis,et contre lesquels il méditait lâchement une cruelle vengeance.

En dépit de la généreuse bonté de soncaractère, il arrivait souvent au vieux baronnet de laisserparaître son mépris pour les Normands et de les qualifierd’épithètes injurieuses. Hubert contenait la rage que lui faisaientéprouver ces mortelles insultes ; il souriait d’un airindulgent, et poussait quelquefois la duplicité jusqu’à feindre departager les opinions de son hôte, mais toutefois après avoiressayé de les combattre afin d’inspirer pour lui-même un sentimentde miséricorde et de sympathie.

Hubert possédait une remarquable intelligence,il jugeait vite et bien lorsque l’intérêt de ses passions exigeaitune grande rapidité de coup d’œil. Il lui avait donc par conséquentété facile, dès la première entrevue qui l’avait mis à même dejuger sir Guy, de s’apercevoir que le bon vieillard était un hommesimple, franc, sincère et incapable de supposer chez les autres lesmauvaises pensées qu’il n’avait pas lui-même.

Deux mois après la première visite d’Hubert auchâteau, il s’y trouva traité en apparence comme l’est un véritableami.

Winifred et Barbara, les deux filles dubaronnet, se montraient poliment gracieuses envers leNormand ; mais il n’en était pas de même de la part deMarianne, qui se méfiait instinctivement de la fausse bonhomie duchevalier.

Hubert avait appris le prochain mariage deMarianne, mais il lui avait été impossible de découvrir le nom deson futur époux.

Un esprit moins ardent que ne l’était celui duchevalier eût reculé devant la glaciale réserve de Marianne ;mais, à vrai dire, Hubert obéissait plutôt à un sentiment devengeance qu’à l’entraînement irrésistible d’un véritable amour. Ilattendait l’heure propice à une soudaine déclaration ; il seproposait de tomber aux genoux de la jeune fille et de lui avouerd’un ton humble l’ardente tendresse qu’il ressentait pour elle.Mais, tout en guettant avec une patiente persévérance le moment dese trouver en tête à tête avec Marianne, Hubert essayait desurprendre le secret de son amour, se promettant bien, s’il yparvenait, de briser sous ses pieds ce dangereux obstacle.

Interrogés par les valets d’Hubert, lesvassaux de sir Guy donnèrent sur le fiancé de Marianne de fauxrenseignements ; ils le baptisèrent d’un nom de fantaisie, etle chevalier, en dépit de ses ruses et de ses adroitesinvestigations, resta sur ce fait dans la plus complèteignorance.

Néanmoins il réussit à savoir que le futurépoux de Marianne était saxon, jeune et d’une beautéremarquable ; il apprit encore qu’on entourait de mystère lesvisites qu’il faisait au château. Le chevalier se mit en embuscadeafin de surprendre l’arrivée de son rival et de le tuer aupassage ; mais cette bienveillante intention fut déjouée, lejeune homme attendu ne vint pas.

Les choses en étaient là, Hubert n’avait pasencore révélé ni l’emportement de sa passion pour Marianne, ni lahaine qu’il ressentait pour toute la famille, lorsque la fête d’unvillage situé à quelque distance du château y appela tous lesmembres de la famille Gamwell. Hubert sollicita la permissiond’accompagner les dames, et cette permission lui fut gracieusementaccordée.

Winifred, Maude et Barbara se promettaient ungrand plaisir de cette petite excursion ; mais Marianne, quiattendait la visite de Robin Hood, prétexta un violent mal de têtepour avoir la liberté de rester seule au château.

La famille partit, les vassaux endimanchés lasuivirent, et, à l’exception d’un homme de garde et de deux femmesde service, tous les habitants du logis s’éloignèrent deBarnsdale.

Restée seule, Marianne monta dans sa chambre,fit une jolie toilette, et se plaça auprès d’une fenêtre, d’où ellepouvait plonger sur les différentes routes qui venaient aboutir auchâteau. À chaque instant, elle croyait entendre le son mélodieuxdu cor aérien, appel qui lui annonçait l’approche du bien-aimé.Alors sa charmante tête se penchait à demi, ses yeux pensifsbrillaient d’un rapide éclat, ses lèvres sérieuses prononçaient unnom, et tout son être palpitait de joie, d’anxiété et d’attente.Mais le son ne s’était pas fait attendre, mais la silhouetteentrevue n’avait pas allongé sa forme élégante sur le sable doré duchemin, et Marianne, ne voyant rien avec ses yeux, regardait enelle-même pour voir avec son cœur.

L’attente fut longue, et bientôt elle devintdouloureuse. Marianne fouilla l’horizon, pénétra la profondeur desallées du parc, écouta tous les bruits, et, déçue dans son ardenteespérance, elle se mit tristement à pleurer.

Assiste dans un fauteuil et la tête appuyéesur une de ses mains, elle se livrait avec abandon à son naïfdésespoir, lorsqu’un léger bruit lui fit lever les yeux.

Hubert était devant elle.

Marianne jeta un cri et voulut fuir.

– Pourquoi cette frayeur, miss ? meprenez-vous pour un fils de Satan ? Vive Dieu ! jecroyais avoir le droit de supposer que ma présence dans la chambred’une femme ne pouvait être pour elle un épouvantail.

– Excusez-moi, messire, balbutia Marianned’une voix tremblante ; je ne vous ai pas entendu ouvrir laporte. J’étais seule… et…

– Vous me paraissez avoir une grande passionpour la solitude, charmante Marianne, et lorsqu’il arrive à un amide vous surprendre dans votre retraite, vous lui montrez un visageaussi mécontent que s’il avait eu la maladresse d’interrompre unecauserie amoureuse.

Marianne, un instant dominée par l’effroi,reprit bientôt le calme habituel à sa tranquille nature. Ellereleva fièrement la tête, et d’un pas ferme se dirigea vers laporte. Le chevalier de Boissy l’arrêta au passage.

– Mademoiselle, dit-il, je désire causer avecvous ; faites-moi le plaisir de m’accorder quelques instants.Je pensais en vérité que ma visite serait mieux accueillie.

– Votre visite, messire, réponditdédaigneusement la jeune fille, est aussi désagréable qu’elle a étéinattendue.

– Vraiment ! s’écria Hubert, j’en suisfort peiné ; mais que voulez-vous, mademoiselle, il fautsavoir subir ce que l’on ne peut empêcher.

– Si vous êtes gentilhomme, vous connaissezles usages du monde, sir Hubert ; il doit donc me suffire devous inviter à me laisser seule.

– Je suis gentilhomme, ma belle enfant,répondit le chevalier d’une voix railleuse ; mais j’aimetellement la bonne société qu’il me faut une raison plus fortequ’un simple désir pour me décider à la quitter.

– Vous manquez à toutes les lois de lagalanterie chevaleresque, messire, répondit Marianne. Veuillezalors me permettre de vous laisser dans un endroit où vous êtesvenu sans être appelé ni désiré.

– Mademoiselle, reprit insolemment Hubert, jetrouve bon aujourd’hui d’oublier la politesse en toute chose, et simon intention n’est pas de me retirer, elle n’est pas non plus devous laisser sortir. J’ai eu l’honneur de vous dire que je désiraiscauser avec vous, et comme les occasions d’un tête-à-tête sontaussi rares que votre beauté, il serait mal à moi de ne pas mettreà profit celle que j’ai conquise en prétextant à votre exemple uneforte migraine. Veuillez donc m’écouter. Depuis longtemps je vousaime.

– Assez, messire, interrompit Marianne, il nem’est pas permis d’en entendre davantage.

– Je vous aime, reprit Hubert.

– Oh ! s’écria Marianne, si le baronnetse trouvait auprès de moi, vous n’oseriez me parler ainsi.

– Évidemment, répondit le jeune homme avecinsolence. (Une pâleur livide couvrit les joues de la pauvreenfant.) Vous avez de l’esprit et de l’intelligence, continuaHubert, il est donc inutile que je perde mon temps à vous comblerde niaises flatteries. Cette manière d’agir aurait certainement uneheureuse influence sur la jeune fille vaine et coquette ; misvis-à-vis de vous elle serait oiseuse et de mauvais ton. Vous êtesfort belle, et je vous aime ; vous le voyez, je vais droit aubut ; voulez-vous me rendre une petite partie de monaffection ?

– Jamais ! répondit fermementMarianne.

– Voilà un mot qu’il serait prudent de nepoint prononcer lorsqu’il arrive à une jeune fille de se trouverseule avec un homme fort épris de sa beauté.

– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! s’écriaMarianne en joignant les mains.

– Voulez-vous être ma femme ? Si vous yconsentez, vous serez une des plus grandes dames du Yorkshire.

– Malheureux ! s’exclama la jeune fille,vous mentez honteusement aux serments que vous avez faits. Vousm’offrez une main qui n’est pas libre ; vous appartenez àl’ordre des Templiers, et le sacrement du mariage vous estinterdit.

– Je puis être relevé de mes vœux, reprit lechevalier, et, si vous acceptez mon nom, rien ne pourra s’opposer ànotre bonheur. Je vous le jure sur l’immortalité de mon âme,Marianne, vous serez heureuse ; je vous aime de toutes lesforces de mon cœur, je serai votre esclave, je n’aurai d’autrepensée que celle de vous rendre la plus enviée des femmes.Marianne, répondez-moi ; ne pleurez pas ainsi ;voulez-vous me permettre d’espérer votre amour ?

– Jamais ! jamais !jamais !

– Encore ce mot ! Marianne, ajouta Hubertd’un ton mielleux. N’agissez pas à la légère, réfléchissez avant derépondre. Je suis riche, je possède les plus beaux domaines de laNormandie, de nombreux vassaux ; ils seront vos valets, ilsverront en vous la femme bien-aimée de leur seigneur, et vous serezl’idole de toute la contrée. Je couvrirai vos cheveux de perlesfines, je vous comblerai des dons les plus précieux. Marianne,Marianne, je vous le jure, vous serez heureuse avec moi.

– Ne jurez pas, messire, car vous manqueriez àce nouveau serment comme vous avez manqué à celui qui vous engageavec le ciel.

– Non, Marianne, j’y serai fidèle.

– Je veux bien ajouter foi à vos paroles,messire, reprit la jeune fille d’un ton plus conciliant ; maisje ne puis répondre aux désirs qu’elles expriment : mon cœurne m’appartient pas.

– On me l’avait dit et je ne pouvais lecroire, tellement cette pensée m’était odieuse. Est-ce vrai ?est-ce bien vrai ?

– C’est vrai, messire, répondit Marianne enrougissant.

– Eh bien ! soit ! je respecterai lesecret de votre cœur si vous m’accordez quelquefois une parolebienveillante, si vous me dites que je puis espérer le titre devotre ami. Je vous aimerai si tendrement, Marianne, je vous seraisi dévoué !

– Je ne veux point d’ami, messire, et je nesaurais reconnaître des droits à une affection qu’il m’estimpossible de partager. Celui qui occupe mes pensées possède lesseules richesses dont je puisse ambitionner la conquête : unnoble cœur, un esprit chevaleresque et un caractère loyal. Je luiserai éternellement fidèle, éternellement attachée.

– Marianne, ne me jetez pas dans le désespoir,j’y perdrais ma raison. Je désire rester calme et me tenirvis-à-vis de vous dans les limites du respect ; mais si vousme traitez encore avec autant de dureté, il me sera difficile dedompter ma colère. Marianne, écoutez-moi ; vous n’êtes pasaimée aussi passionnément que je vous aime par cet homme qui peutvivre séparé de vous. Ô Marianne, soyez à moi ! Quelle estvotre existence ici ? L’isolement au milieu d’une familleétrangère. Sir Guy n’est pas votre père, Winifred et Barbara nesont pas vos sœurs. Le sang normand, je le sais, coule dans vosveines, et le dédain que vous me témoignez est un écho de lareconnaissance qui vous attache à ces Saxons. Venez, ma belleMarianne, venez avec moi, je vous ferai une vie de luxe, de plaisiret de fêtes.

Un dédaigneux sourire entr’ouvrit les lèvresde Marianne.

– Messire, dit-elle, veuillez vous retirer,les offres que vous me faites ne méritent même pas la politessed’un refus. J’ai eu l’honneur de vous dire que j’étais fiancée à unnoble Saxon.

– Alors vous repoussez, vous dédaignez mesoffres, orgueilleuse jeune fille ? demanda Hubert d’une voixaltérée.

– Oui, messire.

– Vous mettez en doute la sincérité de mesparoles ?

– Non, sir chevalier, et je vous remercie devos bonnes intentions ; mais, je vous en prie une dernièrefois, laissez-moi seule ; votre présence dans mon appartementme cause une peine très vive.

Pour toute réponse, le chevalier prit un siègeet l’approcha de celui qu’occupait Marianne.

La jeune fille se leva, et, debout au milieude la chambre, elle attendit le front calme et les yeux baissés ledépart d’Hubert.

– Revenez auprès de moi, dit-il après uninstant de silence, je ne veux point vous faire de mal, je veuxobtenir une promesse qui, sans vous obliger à rompre votre mariageavec le mystérieux inconnu que vous aimez si tendrement, me donnerala force de supporter le souvenir de vos dédains. Je prie alors quej’ai le droit d’exiger, Marianne, ajouta Hubert en s’avançant versla jeune fille qui, sans apparente précipitation, mais d’un pasferme, se dirigea vers la porte. Cette est fermée, miss Marianne,et vos jolies mains se meurtriraient inutilement contre la serrure.Je suis homme de précaution, ma belle enfant ; il n’y apersonne au château, et s’il vous prenait fantaisie d’appeler dusecours, mes gens qui sont apostés à quelques pas de Barnsdaleprendraient vos cris pour un ordre d’amener au bas du perrond’excellents chevaux tous sellés, et qui, bon gré, mal gré, vousemporteraient loin d’ici.

– Messire, dit Marianne d’une voix pleine desanglots, ayez pitié de moi ; vous me demandez des chosesqu’il m’est impossible de vous accorder, et la violence ne pourrarien sur mon cœur. Laissez-moi partir ; vous le voyez, je necrie pas, je n’appelle personne. Je vous estime assez pour croireque vos menaces d’enlèvement n’ont rien de sérieux ; vous êtesun homme d’honneur, et vous ne sauriez même avoir la pensée decommettre une action aussi lâche. Sir Guy vous aime, sir Guy a pourvous de l’estime, de la considération, auriez-vous le courage dementir aussi cruellement à la généreuse amitié que vous avez faitnaître ? Songez-y, toute la famille Gamwell serait audésespoir ; moi-même je… je me tuerais, chevalier.

En achevant ces mots, Marianne fondit enlarmes.

– J’ai juré que vous seriez à moi.

– Vous avez fait là un serment insensé,messire, et si jamais votre cœur a battu d’amour pour une femme,songez dans quelle douloureuse situation elle se trouverait si,étant aimée de vous, un homme voulait l’obliger à renier cet amour.Vous avez peut-être une sœur, messire, pensez à elle ; moij’ai un frère, et il ne survivrait pas à mon déshonneur.

– Vous serez ma femme, Marianne, ma femmechérie et respectée ; venez avec moi.

– Non, messire, non, jamais !

Hubert, qui s’était doucement rapproché deMarianne, voulut l’entourer de ses bras. La jeune fille échappa àcette odieuse étreinte, et, s’élançant à l’extrémité de la chambre,elle cria d’une voix retentissante :

– Au secours ! au secours !

Hubert, peu effrayé d’un appel qu’il savaitdevoir être sans effet, se prit cruellement à sourire, et parvint àsaisir les mains de la jeune fille. Mais au moment où il tentaitd’attirer Marianne à lui, par un geste rapide comme la pensée, lajeune fille arracha un poignard suspendu à la ceinture d’Hubert, ets’élança vers la fenêtre restée ouverte. La pauvre enfant toutéperdue allait se frapper ou se précipiter, lorsque le son d’un corjeta ses notes harmonieuses dans le silence de la plaine. Marianne,à demi renversée sur la balustrade de la fenêtre, tressaillitfaiblement ; puis elle releva la tête, et, la main toujoursarmée, l’ouïe tendue, le sein palpitant, elle écouta. Le son,d’abord vague et indistinct, se fit peu à peu clairement entendre,puis il éclata en fanfare joyeuses. Hubert, subjugué par le charmede cette mélodie inattendue, n’avait fait aucun mouvement offensifvers la jeune fille, mais lorsque le son du cor eut cessé de sefaire entendre, il chercha à l’éloigner de la fenêtre.

– Au secours ! Robin, au secours !cria Marianne d’une voix vibrante ; au secours ! vite,vite, Robin, mon cher Robin, c’est le ciel qui vousenvoie !

Hubert, foudroyé de surprise en entendantprononcer ce nom redoutable, essaya d’étouffer les cris deMarianne ; mais la jeune fille se débattit avec une énergie etune force extraordinaires.

Tout à coup le nom de Marianne retentitau-dehors, le bruit d’une lutte succéda à cet appel ; puis laporte de l’appartement où se trouvait la jeune fille vola enéclats, et Robin Hood parut sur le seuil.

Sans jeter un cri, sans dire un mot, Robinbondit sur le chevalier, le saisit à la gorge et le jeta aux piedsde Marianne.

– Misérable ! dit le jeune homme enmettant son genou sur la poitrine d’Hubert, tu cherches à violenterune femme.

Marianne tomba en pleurant dans les bras deson fiancé.

– Soyez béni, cher Robin, dit-elle ; vousm’avez sauvé plus que la vie, vous m’avez sauvé l’honneur.

– Ma chère Marianne, répondit le jeune homme,je ne demande jamais à Dieu d’autre grâce que celle de me trouverauprès de vous à l’heure du danger. La sainte Providence a guidémes pas, qu’elle soit glorifiée. Calmez-vous, vous me racontereztout à l’heure ce qui s’est passé avant ma bienheureuse venue.Quant à vous, impudent coquin, continua Robin Hood en se retournantvers le chevalier qui venait de se relever, éloignez-vous ; jerespecte trop profondément la notre jeune fille que vous avez eul’audace d’insulter pour me permettre de vous frapper devant elle.Sortez…

Nous n’essayerons pas de dépeindre la rage dumisérable séducteur, elle tenait de la folie. Ses yeux lancèrentsur le jeune couple un regard chargé de haine ; il grommelaquelques mots indistincts, et, désarmé, raillé, insulté, honni, ilgagna la porte, descendit en chancelant l’escalier qu’il avaitfranchi avec tant de joie, et s’éloigna du château. Robin Hoodtenait Marianne pressée contre sa poitrine et la pauvre jeune fillecontinuait de pleurer, tout en essayant de témoigner à son sauveurtoute la joie que lui donnait sa présence.

– Marianne, chère bien-aimée Marianne, disaitRobin d’une voix attendrie, vous n’avez plus rien à craindre, jesuis avec vous. Allons, levez vers moi ce charmant visage ; jedésire lui voir une expression tranquille et souriante. Marianneessaya d’obéir à la tendre prière de son ami ; mais elle neput prononcer un seul mot, tant son émotion était grande.

– Quel est ce jeune homme, mon amie ?demanda Robin après un silence, et en faisant asseoir à ses côtésla jeune fille encore tremblante.

– Un seigneur normand dont les propriétésavoisinent Barnsdale, répondit craintivement la jeune fille.

– Un Normand ! s’écria Robin. Comment sepeut-il faire que mon oncle reçoive dans sa maison un homme quiappartient à cette race maudite ?

– Mon cher Robin, reprit Marianne, sir Guy,vous le savez, est un vieillard prudent et sage ; ne jugez passa conduite sous l’influence du sentiment de colère qui vous animeen ce moment. S’il a reçu les visites du chevalier Hubertde Boissy, croyez bien qu’une raison sérieuse lui en a faitune obligation. Autant que vous, peut-être plus encore, sir Guydéteste les Normands. Outre la raison de prudence qui a obligévotre oncle à accueillir les avances du chevalier, il y a encore laruse, l’adresse, la mielleuse fourberie avec laquelle il estparvenu à s’insinuer dans les bonnes grâces de toute la famille.Sir Hubert se montrait si respectueux, si humble et si dévoué quetout le monde s’est laissé prendre à l’apparente loyauté de soncaractère.

– Et vous, Marianne ?

– Moi, répondit la jeune fille, je ne lejugeais pas ; mais je trouvais dans son regard quelque chosede faux qui devait repousser la confiance.

– Comment est-il parvenu à s’introduire dansvotre appartement ?

– Je ne sais. Je pleurais, parce que… Et lajeune fille rougit en baissant les yeux.

– Parce que ? interrogea tendrementRobin.

– Parce que vous ne veniez pas, dit Marianneavec un doux sourire.

– Chère bien-aimée !…

– Un léger bruit ayant attiré mon attention,je relevai la tête et je vis le chevalier. Il avait quitté sir Guyà l’aide de quelque prétexte, éloigné sans doute les femmes deservice, et fait garder par ses gens les abords de la maison.

– Je sais cela, interrompit Robin ; j’airenversé deux hommes qui avaient voulu me fermer le passage.

– Ô cher Robin, vous m’avez sauvée ! Sansvous j’étais morte ; j’allais me frapper lorsque j’ai entendule son de votre cor.

– Où se trouve la demeure de cemisérable ? demanda Robin les dents serrées.

– À quelques pas d’ici, répondit la jeunefille en conduisant Robin du côté de la fenêtre. Venez,ajouta-t-elle ; voyez-vous ce bâtiment dont la toiture domineles arbres du parc ? Eh bien ! c’est le château duseigneur de Boissy.

– Merci, chère Marianne ; mais ne parlonsplus de cet homme, je souffre à l’idée seule que ses mains infâmesont pu toucher vos mains. Parlons de nous, de nos amis ; j’aide bonnes nouvelles à vous donner, chère Marianne, des nouvellesqui vous rendront bien heureuse.

– Hélas ! Robin, reprit tristement lajeune fille, je suis si peu habituée à la joie que je ne puiscroire même à l’espérance d’un heureux événement.

– Et vous avez tort, mon amie. Voyons, oubliezce qui vient de se passer, et tâchez de deviner le secret de mesbonnes nouvelles.

– Ô cher Robin ! s’écria la jeune fille,vos paroles me font pressentir un bonheur inespéré. Vous avez reçuvotre grâce, n’est-ce pas ? vous êtes libre, vous n’êtes plusobligé de fuir le regard des hommes ?

– Non, Marianne, non, je suis toujours unpauvre proscrit ; je ne voulais pas parler de moi.

– Alors c’est de mon frère, de mon cherAllan ? Où est-il, Robin ? quand viendra-t-il mevoir ?

– Il viendra bientôt, je l’espère, réponditRobin ; j’ai reçu de ses nouvelles par un homme qui s’estassocié à ma bande. Cet homme, fait prisonnier par les Normands àl’époque fatale de notre rencontre avec les croisés dans la forêtde Sherwood, fut contraint d’entrer au service du baronFitz-Alwine. Le baron est arrivé hier avec lady Christabel à sonchâteau de Nottingham. Naturellement le Saxon fait soldat estrevenu avec lui, et sa première pensée a été de s’unir à nous. Ilm’a donc appris qu’Allan Clare tenait un rang distingué dansl’armée du roi de France, et qu’il était sur le point d’obtenir uncongé pour venir passer quelques mois en Angleterre.

– Voilà en vérité une heureuse nouvelle, cherRobin, s’écria Marianne ; comme toujours vous êtes le bon angede votre pauvre amie. Allan vous aime déjà beaucoup, mais combienil vous aimera plus encore lorsque je lui aurai dit à quel pointvous avez été généreux et bon pour celle qui, sans l’appui de votreprotectrice tendresse, serait morte d’ennui, de chagrin etd’inquiétude.

– Chère Marianne, répondit le jeune homme,vous direz à Allan que j’ai fait tout mon possible pour vous aiderà supporter patiemment la douleur de son absence ; vous luidirez que j’ai été pour vous un frère tendre et dévoué.

– Un frère ! ah ! plus qu’un frère,dit doucement Marianne.

– Chère bien-aimée, murmura Robin en pressantla jeune fille sur son cœur, dites-lui que je vous aimepassionnément et que toute ma vie vous appartient.

Le tendre tête-à-tête des deux jeunes gens seprolongea longtemps, et s’il arriva à Robin de presser tropvivement contre les siennes les mains de sa belle fiancée, cetteaffectueuse caresse eut la chaste réserve d’un amourrespectueux.

Le lendemain, au point du jour, Robin Hoodmonta à cheval, et, sans avertir personne de ce départ précipité,il gagna en toute hâte la forêt de Sherwood. Par ses ordres unecinquantaine d’hommes, placés sous le commandement de Petit-Jean,se rendirent à Barnsdale, et, cachés dans les environs du village,ils y attendirent les dernières instructions de leur jeunechef.

Le soir même, Robin Hood conduisit ses hommesdans un petit bois qui faisait face au château d’Hubertde Boissy, et leur raconta en peu de mots l’infâme conduite duchevalier normand.

– J’ai appris, ajouta Robin, qu’Hubertde Boissy se préparait à prendre une revanche terrible ;il a réuni ses vassaux, qui sont au nombre de quarante, et cettenuit il doit faire une descente sur le château de notre cher parentet ami sir Guy de Gamwell ; il se propose d’incendier lesbâtiments, de tuer les hommes et d’enlever les femmes. Ehbien ! mes garçons, il a compté sans nous ; nousdéfendrons l’approche de Barnsdale ; la victoire ne peut êtremise en doute. Adresse et courage, et en avant !

– En avant ! crièrent avec enthousiasmeles joyeux hommes de la forêt.

Aux premières ténèbres de la nuit, les portesdu château d’Hubert donnèrent passage à une troupe d’hommes quiprit à pas muets le chemin de Barnsdale. Mais à peine eut-ellefranchi les limites de la propriété du Normand, qu’un cri de guerrepassa au-dessus de sa tête et la glaça de terreur. Hubert s’élançaau milieu de ses hommes, et, les encourageant de la voix et dugeste, il se précipita du côté où s’était fait entendre cettemenaçante clameur. Aussitôt les forestiers sortirent du bois etfondirent sur la petite troupe.

La bataille violemment engagée allait devenirsanglante, lorsque Robin Hood se rencontra face à face avec lechevalier de Boissy.

Le combat fut terrible. Hubert se défenditvaillamment ; mais Robin Hood, dont les forces étaienttriplées par la colère, fit des prodiges de valeur et enfonça sonépée jusqu’à la garde dans le cœur du chevalier normand.

Les vassaux demandèrent quartier, et Robin futgénéreux ; son ennemi mort, il donna l’ordre d’arrêter lecombat. Le château de Boissy fut livré aux flammes, et le seigneurde ce magnifique domaine pendu à un arbre du chemin.

Marianne était vengée.

FIN.

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