Partie 1
LES AMOURS DU LIMOUSIN
Chapitre 1
Le chantier était désert.
Au milieu des décombres de la maison démolie,au travers des pierres neuves récemment taillées pour la maison à reconstruire, flambait le feu de bivouac allumé par l’invalide,gardien du chantier et des matériaux.
La nuit était sombre, les bruits de la grande ville s’éteignaient, et la dernière voiture de bal était rentrée.
Car cela se passait, il y a quelques jours à peine, au milieu du Paris moderne, à deux pas du boulevard et de la colonne Vendôme, et sur l’emplacement de cette maison où Tahan étalait ses richesses artistiques et Basset ses écrins de perles fines et de diamants.
Avait-on mis Paris à feu et à sang ?Quelque horde barbare venue du Nord avait-elle conquis la reine des cités et semé sur son passage la misère et la désolation ?Cette lueur rougeâtre, qui se projetait sur un amas de décombres,était-elle le feu de nuit des vainqueurs ?
C’est l’image de la désolation et son chaos !
Un peu plus loin le calme enfiévré de Paris qui dort après une nuit de plaisir.
La horde barbare qui avait fait un monceau de ruines de la rue de la Paix, n’était autre qu’une troupe et demaçons et de Limousins inoffensifs.
Paris était conquis par le Limousin, et la rue Turbigo passait.
Si le jour eût paru, on eût pu voir une longue brèche partant du boulevard des Capucines et se prolongeant jusqu’à la rue de Choiseul.
D’un côté, les vieilles maisons tombaient en poussière ; de l’autre, s’élevaient des constructions nouvelles qui montaient peu à peu, hérissées d’échafaudages supportant une légion d’ouvriers de toute sorte.
Mais à cette heure, on eût dit un champ de bataille après l’enterrement des morts.
Partout le silence et l’obscurité, partout des décombres ; et en travers de cette ville saccagée, deux hommes qui veillaient auprès d’un feu allumé avec des poutres vermoulues et des persiennes en morceaux.
L’un de ces deux hommes était un invalide ; l’autre un pauvre diable de maçon, qui s’était couché devant le feu, roulé dans un lambeau de vieille couverture.
L’invalide était un soldat de Crimée, à quiles Russes avaient pris une jambe, dont la moustache était noireencore et le visage empreint d’une fière mélancolie.
On eût dit le dieu Mars condamné à un reposéternel.
Le maçon était un jeune homme ; iln’avait guère que vingt ans, avec cela de longs cheveux châtains,des yeux bleus et un visage ouvert et doux qui n’était pas sansénergie.
Bien qu’il eût travaillé tout le jour de sonrude labeur, et qu’il dût être brisé de fatigue, il ne dormaitpas.
Il se tournait et se retournait dans sacouverture, levant parfois la tête, et cherchant du regard dansl’espace et les ténèbres un objet et un point de repèremystérieux.
Puis un gros soupir lui échappait ; sesyeux se fermaient, mais le sommeil ne venait pas.
– Hé ! Limousin, lui dit l’invalidequi retira un moment de sa bouche le brûle-gueule qu’il fumait,sais-tu que tu es un singulier garçon ?
Le jeune homme tressaillit.
– Pourquoi donc ça, mon ancien ?dit-il, en se soulevant à demi et regardant l’invalide.
– Tes camarades s’en vont chaque soir,reprit le soldat amputé, les uns tirent vers les Batignolles, lesautres vers La Chapelle ou Belleville, chacun regagne songarni…
– Et moi je reste ici, n’est-cepas ?
– Comme si le patron avait besoin de toipour garder le chantier ! Est-ce que je ne suffis pas, moiqu’on paye pour cela ?
– Si je reste ici, dit le maçon, c’estque, comme mes camarades, je n’ai pas de garni.
– Tu ne touches donc pas ta paye commeles autres ?
– Si fait.
– Alors tu es un mange-tout, univrogne ?
– Non, mon ancien.
– Peut-être envoies-tu ton argent à tamère ?
– Je lui en envoie la moitié, et il m’enreste bien assez pour vivre et avoir un garni comme lesautres ; mais je préfère coucher au grand air.
– Il ne fait pas chaud,pourtant !
– Je ne dis pas. Mais je ne crains pas lefroid.
– Bon ! fit l’invalide ; mais,alors pourquoi ne dors-tu pas ? Voici huit ou dix nuits quenous passons ensemble, et à peine si tu fermes l’œil une coupled’heures.
– C’est que je n’ai pas sommeil, dit leLimousin avec un nouveau soupir.
– Tu as quelque chagrin, mongarçon ?
– Peut-être bien, mon ancien.
– Serait-on amoureux ?
À cette question, le Limousin fit un véritablesoubresaut :
– Qui vous a dit cela ? dit-ilbrusquement.
L’invalide se prit à sourire :
– Comme tu peux le voir, dit-il, je nesuis pas encore un vieux de la vieille ; je n’avais quevingt-six ans quand les Russes m’ont carotté une jambe. Il y aquatorze ans de cela ! et je n’en ai pas quarante, parconséquent.
– Bon, fit le Limousin.
– L’amour, ça m’a connu comme un autre,continua l’invalide, et ça me connaît même encore à l’occasion.
– Ah ! ah ! dit le maçon ensouriant.
– Je suis même de bon conseil, au besoin,et, puisque tu ne dors pas, mon garçon, jase-moi donc ta petiteaffaire… on ne sait… je te donnerai peut-être un coup de main…
Le Limousin soupira encore :
– Voyez-vous, mon ancien, dit-il, quandun ver de terre est amoureux d’une étoile, il n’y a rien àfaire.
– Tu parles comme le magister de monvillage, dit l’invalide en riant. Tu es donc le ver deterre ?
– Oui.
– Et l’étoile, où est-elle ?
– Là haut.
Ce disant, le Limousin étendit la main versune des maisons de la rue Louis-le-Grand que la rue Turbigo enpassant avait laissée debout et dont les fenêtres s’ouvraient surle chantier.
– En effet, dit l’invalide, ce n’est pasdans ce quartier-là que des gens comme toi et comme moi peuventaisément trouver une particulière. Mais, bast ! on nesait pas… et pour parler comme toi, je te dirai qu’il y a deschenilles qui deviennent papillons et qui s’envolent alors vers lesétoiles.
Le Limousin eut un nouveau soupir :
– Oh ! dit-il, même quand j’auraides ailes, elle est encore trop haut.
– C’est donc une femme de hautevolée ?
– C’est une princesse, peut-être. Chaquejour, à deux heures, quand il fait soleil, jem’en vais là-bas, dans un coin du chantier, je grimpe sur un tas debois, je glisse un regard à travers les planches, et je la vois quimonte dans une belle voiture pour aller à la promenade.
– Elle est seule ?
– Non, il y a deux hommes avec elle.
Elle a l’air de les détester et de lescraindre, et il y a des moments où il me semble que si je sautaispar dessus les planches avec mon marteau, et que, montant dans lavoiture, je vinsse à les assommer, elle serait bien contente.
– Tu es fou, mon garçon !
– Ça n’empêche pas qu’elle m’a souri unjour.
– À toi ?
– Mais, oui…
– À travers les planches ?
– Non, quand nous démolissions la maison,j’étais en train de jeter par terre l’ouverture d’une croisée enface de la sienne, et j’avais suspendu ma besogne pour lacontempler.
Elle était accoudée à sa fenêtre, regardantpar-dessus les toits, et elle avait comme un air d’hirondelle miseen cage et qui voudrait s’envoler.
Tout à coup, elle s’aperçut que je laregardais et elle m’adressa un sourire.
La voix du Limousin était émue, et à la lueurdu brasier, l’invalide vit une larme qui coulait sur sa joue.
– Hé ! mon pauvre Limousin, dit lesoldat, j’ai bien peur que tu ne perdes la tête ; mais enfin,continue, je te l’ai dit, je suis de bon conseil.
Et l’invalide attendit la suite desconfidences amoureuses du pauvre Limousin.
Le Limousin poursuivit :
– Je ne suis un pas malin, mais je nesuis pas non plus innocent au point de croire qu’une belledemoiselle comme ça peut sourire à un pauvre maçon, si elle n’a pasbesoin de lui.
– Ah ! tu crois qu’elle a besoin detoi ? dit l’invalide.
– Puisque je vous dis qu’elle estprisonnière.
– Je crois que tu es fou, Limousin. Lesprisonnières ne quittent pas leur prison.
– Oh ! ça dépend.
– Et on ne les promène pas envoiture.
– Puisque que ceux qui la gardent sontavec elle.
– J’en ai vu de toutes les couleurs,murmura l’invalide en frisant sa moustache ; un zouave, çaconnaît tout. Mais celle-là est la plus forte que j’aie jamaisentendue.
– Mon vieux, reprit le Limousin,écoutez-moi donc jusqu’au bout, et vous verrez…
– Parle !
– Vous pensez bien que je n’ai pasréfléchi tout de suite.
La première fois que j’ai vu la demoiselle àsa fenêtre, je suis tombé amoureux, ni plus ni moins que si j’avaisreçu un coup de merlin sur la tête.
C’était un samedi.
J’ai manqué me jeter en bas des échafaudages,et le maître compagnon m’a dit vingt fois, ce jour-là, que si jen’allais pas plus fort à l’ouvrage, on me renverrait duchantier.
Mais le lendemain, c’était un dimanche, lepremier dimanche du mois, le dimanche de paye, par conséquent.
J’avais si bien perdu la tête, que je m’ensuis allé avec mon argent chez un marchand d’habits, qui est toutauprès d’ici, sur la place Gaillon, et qu’il m’a habillé comme unbourgeois pour dix-neuf francs dix sous.
Je m’en suis venu rôder alors autour duchantier ; mais ce n’était pas pour l’ouvrage ni pour lescamarades, qui s’en allaient tous aux barrières ; c’était pourtâcher de voir la belle demoiselle et me rendre compte de cequ’elle pouvait être.
La maison où elle demeure est la dernière dela rue Louis-le-Grand avant la tranchée, comme vous pouvez levoir.
– Après ? dit l’invalide.
– Elle demeure au troisième et elleoccupe tout l’appartement dont les principales fenêtres donnent surla rue. Je m’imagine que celle où je l’ai vue et où je la revoisquelquefois est celle d’un cabinet de toilette.
– C’est quelque grande cocotte, ditnaïvement le soldat de Crimée.
Le Limousin eut un geste d’indignation.
– Ne te fâche pas, dit l’invalide.Mettons que ça soit une princesse et conte-moi ton affaire jusqu’aubout.
Le Limousin reprit :
– Vous pensez bien que, si fou que jefusse, je n’allais pas de but en blanc monter dans la maison,sonner aux portes et dire : C’est moi le maçon qui aime labelle demoiselle blonde.
– Ah ! elle est blonde ? ditl’invalide.
– Comme une Anglaise qu’elle est.
– Voilà que c’est une Anglaise, àprésent !
– Oui, mon ancien.
– Alors nous l’appellerons miss.Continue.
– En face de la maison, il y a un petitcaboulot qu’on a ouvert quand les démolitions ont commencé ;nous y trouvons la goutte le matin et nos patrons y déjeunent.C’est là que l’Auvergnat traite ses affaires.Connaissez-vous l’Auvergnat, mon ancien ?
– Non.
– C’est un gros homme qui ne sait ni lireni écrire, qui a des bagues plein les doigts et des diamants à sachemise ; il a une veste bleue et un chapeau de paille, etc’est lui qui achète les démolitions pour les revendre. Il a deschantiers à la barrière du Trône, où on trouverait des milliers deportes et de croisées d’occasion, des moellons et de la pierre àrebâtir Paris, et où les petits entrepreneurs et les architectesqui travaillent dans la banlieue achètent tous leurs matériaux.
Mais le dimanche, le caboulot est désert.
J’allai donc m’y installer. Je bus une goutte,puis une chopine, puis je mangeai un morceau de fromage, et je neperdis pas de vue un seul moment la porte de la maison.
Il y a un écriteau jaune sur la porte avec desmots anglais.
On m’a expliqué que cela voulait direappartements garnis.
L’Anglaise était en meublé. Mais elle avaittout un étage.
Tandis que je regardais toujours la porte, ily avait un grand diable d’homme qui se promenait sur le trottoir,comme s’il avait attendu quelqu’un, mais en réalité pour observertous les gens qui entraient et sortaient.
C’est un rousse, que je me dis.
Le concierge de la maison est unsoiffeur. Il n’y a pas un marchand de vin du quartier quin’ait sa visite le matin avant huit heures.
Comme je regardais toujours les fenêtres dutroisième en mangeant mon pain et mon fromage, il entra.
– Là ! mon vieux, lui dis-je,voulez-vous boire un coup ? J’ai touché ma paye, c’est moi quirégale.
Le pipelet ne se le fit pas répéter. Ils’assit avec moi, comme si nous nous étions toujours connus.
J’avais mon idée, je voulais le fairejaser.
Au troisième verre de vin, je lui dis :Vous avez une maison conséquente, n’est-ce pas ?
– Oui, me répondit-il, mais nous avonsdeux étages non meublés, et ce n’est pas toujoursagréable.
– Pourquoi donc ?
– Parce qu’il nous arrive souvent un tasd’histoires avec les étrangers ; nous avons en ce moment uneAnglaise…
Je devins de toutes les couleurs, mais il nes’en aperçut pas, et continua :
– Il paraît que c’est une jeune fille dela haute, la fille d’un lord, qui s’est sauvée. Elle estdescendue ici avec une femme de chambre et deux domestiques, tousAnglais.
À peine installée, elle a fait venir unevoiture et s’est mise à courir Paris. Elle cherchait quelqu’un.
Le soir, comme elle rentrait, deux hommes sesont présentés et ont demandé à lui parler.
Les deux hommes se sont établis chez elle, ontrenvoyé les domestiques et lui en ont donné d’autres. Elle ne peutplus faire un pas sans eux. Deux ou trois fois elle a essayé de meparler dans l’escalier, mais il y a toujours un des deux hommesavec elle.
Ils la mènent au bois, au spectacle, mais ilsne la quittent pas plus que leur ombre.
C’était là tout ce que savait le pipelet.
Il paraît que les Anglais ne font pas ledimanche comme nous, ils ne sortent pas ce jour-là. Je passai doncla journée dans le caboulot sans l’avoir même aperçue.
Le lendemain, il fallut reprendre le bourgeronet revenir au chantier.
Comme je me mettais à la besogne, la fenêtres’ouvrit et je la vis.
Elle paraissait me chercher des yeux.
Enfin, elle m’aperçut et se mit encore àsourire.
Cette fois, on eût entendu battre mon cœur duboulevard des Capucines.
Personne ne faisait attention à nous.
Et comme je la regardais toujours, elle mitson doigt sur ses lèvres pour me recommander la discrétion, et, enmême temps, elle laissa glisser de ses doigts un papier quidescendit à travers l’espace en tourbillonnant sur lui-même et allatomber derrière un tas de planches.
Elle me fit un dernier signe qui voulaitdire :
– Ce papier est pour vous.
Puis elle ferma sa fenêtre et disparut.
J’étais loin du tas de planches, et je nepouvais pas y aller sans être vu par les camarades ; mais lerepas du matin était proche, et, quelque impatient que je fusse,j’attendis…
– Et puis ? fit l’invalide.
– Et puis vous aller voir que je n’ai pasde chance, ni elle non plus, murmura le Limousin en poussant ungros soupir…
Le soldat de Crimée avait fini pars’intéresser si fort au récit du Limousin qu’il avait négligé demettre du bois dans le brasier.
Le feu s’éteignait peu à peu, et lepittoresque fouillis de matériaux et d’échafaudages rentrait peu àpeu dans les ténèbres.
Le Limousin continua :
– Je me disais : Dans un quartd’heure nous irons tous déjeuner ; alors je passerai derrièreles planches et je prendrai le papier.
Je commençais à comprendre, du reste que labelle Anglaise avait besoin de moi, et qu’elle ne savait comment mele faire savoir.
Mais, patatras ! voilà que tout d’un coupun monsieur entre dans le chantier et demande à parler au maîtrecompagnon.
Moi, ne me défiant de rien, je le regarde.
C’était un homme d’âge et qui paraissaitrespectable.
J’ai cru que c’était le propriétaire duterrain ou bien un architecte de la Ville.
Le maître compagnon, en le voyant, se dérangeaussitôt et va à sa rencontre.
Alors un camarade l’entend quidisait :
– Monsieur, je suis le locataire del’appartement qui est là-haut, au troisième. J’ai laissé tomber parla fenêtre un papier d’une certaine importance. Je vous demande lapermission d’aller le chercher.
Et voilà que mon homme s’en va droit au tas deplanches, ramasse le papier et le met dans sa poche.
Tout cela s’est fait si vite que je n’y ai vuque du feu et que notre homme était déjà hors du chantier que jen’avais pas eu le temps de faire ouf !
– Ça fait, dit l’invalide, que tu n’aspas su ce que le billet contenait ?
– Non.
– Et elle, l’as-turevue ?
– Oui, tous les matins elle ouvre safenêtre, me regarde et semble attendre quelque chose.
– C’est-à-dire qu’elle ne sait pas que tun’as pas eu le billet ?
– Ça, c’est vrai, et elle esttriste !… triste, que c’est à vous fendre l’âme.
– Et tu n’as pas essayé de pénétrer dansla maison ?
– Non.
– Tonnerre ! dit l’invalide, nousétions plus hardis que ça dans les zouaves.
– Que feriez-vous donc à ma place, monancien.
– J’entrerais par la porte.
– Et l’homme qui se promène sur letrottoir ?
– Je lui tordrais le cou.
– Et le pipelet ?
– Je lui paierais à boire.
– Et les deux hommes qui sont là-haut etcouchent dans l’appartement ?
– Je leur passerais sur le corps.
Le Limousin secoua la tête.
– Ce n’est pas mon idée, dit-il.
– C’est que tu n’es pas un vieux de lavieille comme moi, mon garçon.
Le Limousin eut un fin sourire.
– Je n’ai pas été soldat, cela est vrai,dit-il ; mais je me ferais tuer bien volontiers pour elle, etje ne tiens pas à ma peau…
– Alors, risque-la…
– Non, ce n’est pas mon idée.
– Pourquoi ?
– Quand j’arriverais jusqu’à elle enbousculant tout je ne la délivrerais pas tout de même : aucontraire. Et je veux la délivrer.
– Et comment feras-tu ?
– Je vous ai dit que j’avais monidée.
– Bon ! voyons ça.
– Il n’y a que huit jours à attendre.
– Ah ! il faut attendre huitjours ?
– Oui, le temps qu’on ait monté ledeuxième étage sur la maison que nous reconstruisons. Mais voussavez, ça va vite, une fois qu’on a pris la pierre, comme ondit ; le plus long, c’est la limousinade : lescaves, les voûtes, tout ce qui est moellon, quoi ! Mais unefois qu’on prend la pierre qui arrive toute taillée, toutenumérotée, et qu’on monte à la vapeur, ce n’est rien du tout.
– Je sais cela, dit l’invalide ;mais quand le deuxième étage sera monté, que feras-tu ?
– Le plancher hourdé, je me trouveraipresque de plain-pied avec sa fenêtre ; ce sera comme quand jel’ai vue la première fois.
– Alors vous pourrez parler ?
– Ce n’est pas ça. Entre cette maison quenous reconstruisons et la sienne, il n’y aura qu’une cour de sixmètres.
– Bon.
– J’attendrai une nuit bien sombre et lemoment où je serai seul avec vous.
– Et puis ?
– Je poserai une planche de la maisonneuve à sa maison, et je passerai.
– Eh ! dit l’invalide, tu es plushardi que je ne pensais, mon garçon !
– Vous sentez bien que lorsqu’on est surle bâtiment depuis l’âge de dix ans, on marche sur les échafaudagesà cent pieds de haut sans que la tête vous tourne. J’arriverai doncà la fenêtre, je frapperai doucement. Si on vient m’ouvrir, je luidis : « Fiez-vous à moi. »
Et je la prends dans mes bras, et jel’emporte ; et les deux hommes qui la gardent n’ont pas eu letemps de se réveiller que l’oiseau s’est envolé de sa cage.
C’est-y ça, mon ancien ?
– Tu n’es pas bête, pour un Limousin, ditl’invalide.
– Vous devinez maintenant pourquoi, aulieu de m’en aller comme les camarades à six heures, je reste et jecouche au chantier.
– Parbleu !
– Vous ne me trahirez pas, aumoins ?
– Je suis soldat, répondit l’invalide,non seulement je ne te trahirai pas, mais je t’aiderai, si jepuis.
Et l’invalide tendit sa main à l’ouvrier.
Le feu s’était éteint. Mais les premièresclartés de l’aube glissaient sous le ciel pâle de novembre, et lespierrots commençaient à s’éveiller sous les toits.
L’invalide, levant la tête, jeta les yeux dansla direction que lui indiquait le doigt du Limousin et aperçut lafenêtre dont celui-ci lui avait parlé.
Tout à coup cette fenêtre s’ouvrit.
Une tête pâle, enfiévrée, apparut alors, etl’invalide jeta un cri d’admiration.
L’Anglaise exposait son front brûlant au ventfrais du matin.
– Qu’elle est belle ! dit le soldatamputé.
L’Anglaise ne le regardait pas, ou plutôt neles avait point aperçus.
– Sais-tu au moins comment elles’appelle ? demanda l’ancien zouave.
– Le pipelet m’a dit son petit nom.
– Ah !
– Elle se nomme miss Ellen.
Et comme le Limousin parlait ainsi, l’Anglaiseabaissa les yeux vers le chantier, tressaillit en apercevant lepauvre maçon, et, une fois encore, elle se prit à lui sourire,comme si elle eût deviné en lui son libérateur.
Miss Ellen !
Oui, c’était bien elle ; la fille de lordPalmure, naguère l’implacable ennemie de l’homme gris,c’est-à-dire de Rocambole, maintenant son amante dévouée.
Ceux qui ont suivi les derniers événementsdont Londres avait été le théâtre, se souviennent certainement dece piège tendu par l’altière jeune fille à cet homme qu’ellecroyait haïr et qu’elle aimait.
Ils n’ont pu oublier cette scène de désespoirsuprême pendant laquelle miss Ellen cherchait à faire à Rocamboleun rempart de son corps, et implorant la pitié de cet homme sansentrailles, de ce prêtre vindicatif et farouche qu’on appelait lerévérend Patterson.
Miss Ellen s’était aperçue tout à coup qu’elleaimait cet homme qu’elle venait de livrer à ses ennemis. Et l’hommegris lui avait dit en souriant :
– Vous m’avez perdu, mais à présent vousme sauverez, miss Ellen !
Et alors, comme le révérend faisait signe auxpolicemen d’emmener leur prisonnier, celui-ci s’était mis à parlerfrançais, une langue que miss Ellen possédait parfaitement.
– Miss Ellen, lui avait-il dit, nousallons être séparés, mais notre séparation sera courte. Je serailibre quand je le voudrai. Aussi, ne songez pas à moi, mais à lacause que vous combattiez naguère, et à laquelle maintenant, je lesais, vous appartenez corps et âme, comme vous m’appartenez.
Ne demandez rien à votre père, qui, du reste,va vous maudire, ne cherchez pas à me faire sortir de prison :mais partez, quittez Londres, quittez l’Angleterre ;allez-vous-en à Paris, cherchez-y un homme qui s’appelle Milon, unefemme qui a nom Vanda, et dites-leur :
« Venez avez moi, le maître a besoin devous. Cela suffira. »
Et comme miss Ellen le regardait, éperdue,atterrée, il ajouta :
– À Londres, on m’appelait l’homme gris,mais à Paris, je me nomme Rocambole !
Et Rocambole avait été en prison du pas d’untriomphateur, laissant miss Ellen folle de douleur, mais luiappartenant désormais corps et âme, comme il venait de le dire.
Sortie du souterrain, elle était remontée dansson hôtel.
Lord Palmure était absent.
Désormais miss Ellen était Irlandaise.Désormais elle appartenait à la grande cause des Fénians, queRocambole avait servie, et elle cessait, pour ainsi dire, d’être lafille de son père.
Aussi n’avait-elle pas même songé à lerevoir.
Profitant de l’absence du noble lord, elleavait réuni à la hâte quelques vêtements, quelques bijoux et toutl’argent qu’elle avait eu sous la main.
Miss Ellen avait deux serviteurs dévoués, unefemme de chambre, appelée Katt, et un valet.
Elle les avait emmenés avec elle.
L’homme gris n’était pas encore arrivé àNewgate que miss Ellen venait à Charing-Cross, montait dans letrain express de Folkestone et quittait Londres avec ses deuxserviteurs.
Le soir, elle débarquait à Boulogne, prenaitle train de marée et arrivait à Paris vers minuit.
Miss Ellen, comme toutes les Anglaises richesqui voyagent, connaissait Paris.
Rocambole n’avait pas eu le temps de luidonner d’autres renseignements ; il n’avait pu prononcer queles noms de Milon et de Vanda, mais cela lui suffisait.
Miss Ellen serait la digne compagne de l’hommegris, elle trouverait.
Elle se fit conduire, en arrivant, rueLouis-le-Grand, dans une maison qu’elle avait habitée déjà avec sonpère, un hiver qu’ils étaient venus à Paris.
La dame qui tenait l’appartement meublé lareconnut et lui fit un excellent accueil.
Miss Ellen s’installa donc avec sa femme dechambre et son domestique.
Le lendemain matin, après quelques heures d’unsommeil agité et fiévreux, elle se mit en campagne.
Milon est un nom assez commun ; il y ades Milon par centaines à Paris, et l’almanach du commerce encontient une vraie collection.
Miss Ellen se dit :
– J’aborderai quiconque se nomme ainsi etje lui dirai : Connaissez-vous le maître ?
C’était naïf à première vue, mais peut-êtreétait-ce, en réalité, le meilleur moyen.
Et miss Ellen se mit à l’œuvre.
Elle épuisa la liste des Milon del’almanach.
Aucun de ceux-là n’avait entendu parler d’unhomme appelé Rocambole.
Le soir, miss Ellen eut une idée tout à faitanglaise. Elle rédigea une petite note ainsi conçue :
« M. Milon et madame Vanda, tousdeux amis de M. R…, sont priés de passer sans retard, rueLouis-le-Grand, n°…, pour une affaire de la plus hauteimportance. »
Cette note était destinée aux journaux.
Malheureusement miss Ellen n’eut pas le tempsde l’envoyer.
Comme, brisée de fatigue, elle prenait à lahâte quelque nourriture, un bruit se fit dans son antichambre etelle entendit un domestique qui parlementait, en anglais, avec unvisiteur.
Puis la femme de chambre lui apporta une cartesur laquelle on lisait :
Sir JamesWood,esq.,
Oxfort street.
Miss Ellen allait répondre qu’elle ne pouvaitrecevoir ce gentleman, qui lui était parfaitement inconnu.
Mais sir James Wood, ayant poussé la femme dechambre, entra résolument dans le boudoir de miss Ellen.
En même temps, la jeune fille aperçut deuxautres hommes qui lui étaient pareillement inconnus et qui setenaient dans la pièce voisine.
Alors elle pâlit et devina un malheur.
Néanmoins, elle regarda sir James Wood avechauteur et lui dit :
– Que voulez-vous donc, monsieur, et dequel droit forcez-vous ainsi ma porte ?
– Oh ! excusez-moi, miss Ellen,répondit-il, je suis un gentleman et n’outrepasse jamais mon droit.Je suis en règle.
– Plaît-il ?
– J’ai un passe-port visé par l’ambassaded’Angleterre à Paris.
– Que m’importe ?
– Et un ordre du préfet de police quim’autorise à requérir la force armée au besoin.
– Monsieur.
– Enfin, j’ai l’honneur d’appartenir à lapolice de la métropole et je suis détective.
Miss Ellen recula épouvantée.
– Je vois, dit froidement cet homme, quevous commencez à comprendre pourquoi je suis ici. C’est lordPalmure, votre noble père, et le révérend Patterson, son ami, quim’envoient.
Miss Ellen jeta un cri !…
Sir James Wood, le détective, étaitun homme d’environ quarante-cinq ans, aux favoris un peugrisonnants, aux cheveux blonds et aux yeux bleus.
Il avait de belles dents, un visage coloré, ungrand flegme dans toute sa personne, et son langage et ses manièresétaient ceux d’un parfait gentleman.
Il s’exprimait avec le plus grand calme et nesortait pas des bornes d’un respect excessif.
– Miss Ellen, dit-il, je vous supplie dem’excuser tout d’abord et de m’écouter ensuite avec patience. Jevous ai dit qui j’étais ; je fais mon devoir, rien de plus,rien de moins.
Je suis parti de Londres avec des ordresformels, muni de pouvoirs réguliers.
Je n’irai pas plus loin que les ordres quej’ai reçus ; je n’outrepasserai pas mes pouvoirs.
– Monsieur, répondit miss Ellen, quiavait peu à peu reconquis son sang-froid et sa présence d’esprit,je vous prie de vouloir bien vous expliquer.
– Je suis à vos ordres, miss Ellen.
– On vous a donné des instructions meconcernant ?
– Oui.
– Qui donc ?
– Lord Palmure, votre noble père.
– Quelles sont cesinstructions ?
– Votre attitude, votre conduite, missEllen, peuvent les modifier.
– Ah !
– Lord Palmure sait pourquoi vous avezquitté Londres.
– Bien.
– Il désire que vous y reveniez.
– Après ?
– Mais il désire plus encore que vous nesoyez pas mise en contact avec les misérables que vous êtes venuechercher à Paris.
– Et puis.
– Les ordres que j’ai reçus étaient doncla conséquence de ce double désir.
– Voyons ces ordres ?
– Je les ai exécutés en partie. Je suisallé à l’ambassade d’Angleterre, et, muni d’une lettre de lordPalmure, approuvée par l’ambassade, j’ai sollicité du préfet dePolice de Paris un mandat d’arrestation que j’ai obtenu.
– Vous venez m’arrêter ? s’écriamiss Ellen, qui fit de nouveau un pas en arrière.
– Cela dépend de vous, miss Ellen.
– De moi !
– Oui, le Parlement est à la fin de sasession ; dans quinze jours ses membres seront libres, et lordPalmure pourra quitter Londres, passer le détroit et venir cherchersa fille à Paris.
– Et… d’ici là ?
– J’ai à vous donner à choisir : ouvous laisser en France dans une maison de santé, ou demeurer libresous ma surveillance. Dans ce dernier cas, je congédierai vos deuxdomestiques et les remplacerai par d’autres, j’habiterai, moi etmon collègue, cette maison, et vous ne pourrez en sortirqu’accompagnée par lui ou par moi. Du reste, soyez tranquille, missEllen, ajouta-t-il avec un sourire, nous sommes gens de bonnecompagnie et nous ne vous ferons pas rougir. Vous irez au bois tousles jours, si bon vous semble, au spectacle tous les soirs.
Lord Palmure vous ouvre un crédit sur lamaison Rothschild, de Paris, et vous pourrez satisfaire tous voscaprices.
– En vérité ! dit miss Ellen avecamertume. Et si je refusais ?
– Nous aurions la douleur, mon collègueet moi, de vous conduire ce soir même dans une maison de santé, oùvous seriez l’objet d’une surveillance particulière.
Le flegme de sir James Wood ne laissait pasd’illusion à miss Ellen.
Évidemment cet homme ferait ce qu’il disait,et rien au monde ne le pourrait détourner de ce qu’il appelait sondevoir.
Entre deux maux, miss Ellen, qui était unefemme de résolution, devait choisir le moindre.
Dans une maison de santé, elle était tout debon prisonnière ; sous la surveillance de sir James Wood, elleavait au moins quelque chance de s’échapper.
Paris est la terre classique du hasard, et lehasard sera toujours le père de l’occasion.
Elle parut réfléchir un moment.
Puis, regardant le gentleman :
– Eh bien ! soit, monsieur,dit-elle, j’accepte.
À partir de ce jour, la vie de miss Ellenavait été de tous points comme le Limousin l’avait naïvementdécrite à son compagnon de nuit l’invalide.
Les deux détectives ne la quittaientpas une minute pendant le jour.
La nuit, ils se faisaient dresser un lit decamp à la porte de la jeune fille, si bien qu’elle n’aurait pusortir de sa chambre sans les éveiller.
Cependant, un moment, elle avait espéré sadélivrance.
Elle avait surpris le pauvre maçon qui lacontemplait avec extase, et la pensée de faire de cet homme un naïfinstrument lui était venue aussitôt.
Le billet qu’elle avait laissé tomber derrièreun amas de planches était ainsi conçu :
« J’ai un grand service à vous demanderet je vous récompenserai généreusement si vous pouvez me le rendre.Quand vous aurez lu ces mots, levez la tête, et si vous êtes décidéà me servir, ôtez votre casquette deux fois de suite. Alors je vousferai parvenir mes instructions. »
Malheureusement l’œil de lynx de sir JamesWood avait surpris la chute du billet, et son collègue, cinqminutes après, entrait dans le chantier et s’en emparait avant quele pauvre Limousin eût pu en prendre connaissance.
Ce jour-là, le détective dit à lajeune fille :
– Miss Ellen, si vous recommenciez,j’aurais la douleur de vous conduire dans la maison de santé dontje vous ai menacée.
Et dès lors il ne fut plus permis à miss Ellende se mettre à la fenêtre pendant le jour, c’est-à-dire tant queles maçons étaient au chantier.
Si cette fenêtre s’ouvrait et que la jeunefile parût, le détective était derrière elle.
Les maçons arrivaient à six heures du matin ets’en allaient à sept heures du soir.
Alors l’invalide prenait possession duchantier ; mais sir James Wood ne se méfiait pas de lui, caril avait fort bien remarqué que c’était au jeune maçon que missEllen avait songé à s’adresser.
Or, huit jours s’étaient écoulés depuis latentative infructueuse du billet, quand miss Ellen, un matin,ouvrant sa fenêtre, aperçut le Limousin assis auprès de l’invalidedans le chantier.
Comme l’heure où les maçons arrivaient étaitloin encore, sir James Wood, pensant que miss Ellen dormait, étaitau lit dans la pièce voisine.
Miss Ellen tressaillit en voyant leLimousin ; l’espoir revint à son cœur.
Et prenant un petit carnet, elle en arracha unfeuillet et écrivit un second billet conçu dans les mêmes termesque le premier.
Cette fois le billet parvint à sonadresse.
Le Limousin savait lire.
Il ôta sa casquette deux fois de suite, etmiss Ellen disparut aussitôt de la croisée.
Miss Ellen referma la fenêtre et se remit aulit.
Elle savait maintenant une chose : c’estque le Limousin couchait dans le chantier au lieu de s’en aller lesoir, comme les autres maçons.
Sir James Wood s’est levé bien avantl’ouverture du chantier, mais il ne soupçonne rien.
Miss Ellen restait au lit et paraissaitrésignée à sa captivité.
Elle alla au bois comme à l’ordinaire, rentrapour l’heure du dîner, toujours accompagnée de ses deux gardiens,et profita du moment où sir James Wood la laissait seule afinqu’elle pût se déshabiller, pour écrire cet autre billet qui étaitplus explicite que le premier.
« Vous est-il possible de parvenirjusqu’à moi, soit à l’aide d’une échelle, soit en grimpant le longd’un tuyau de conduite ? Vous êtes le seul homme que jeconnaisse à Paris, et je suis prisonnière. Si vous le pouvez,écrivez-le-moi ; cette nuit je laisserai pendre un fil aprèslequel vous attacherez votre réponse. Je vous le répète, vous serezgénéreusement récompensé. »
Elle cacha ce billet dans son corsage etattendit le soir patiemment.
Sir James Wood, une fois la nuit venue, ne seméfiait plus du chantier.
Quelquefois même, il confiait la garde de missEllen à son camarade et allait faire un petit tour de boulevard.Miss Ellen, après dîner, se mettait à un piano et gagnait ainsi dixheures, moment où elle se mettait au lit.
Jamais les heures ne lui avaient paru pluslongues que ce soir-là.
Enfin, sir James Wood sortit, après avoirinstallé l’autre détective dans l’antichambre, et missEllen s’enferma chez elle.
Elle s’enveloppa d’un peignoir, éteignit sabougie, ouvrit sa fenêtre sans bruit et se pencha sur lechantier.
Comme la nuit précédente, deux hommescausaient à voix basse auprès du feu de nuit.
C’étaient l’invalide et le Limousin.
Celui-ci n’eut pas besoin de lever la tête,car il avait constamment les yeux fixés sur la fenêtre.
La nuit était assez claire, du reste, et leLimousin, voyant apparaître l’Anglaise, se leva et vint se placerverticalement au-dessous de la croisée.
Alors miss Ellen lâcha son billet et disparutde nouveau.
Le Limousin le ramassa, revint auprès du feuet le lut. Puis, il le montra à l’invalide.
– C’est bien drôle tout de même qu’ellesoit prisonnière : prisonnière de qui ? est-ce d’un marijaloux ?
– Oh ! fit le naïf Limousin, qui eutun battement de cœur et un rugissement de colère dans la voix.
Tout maçon a un crayon qui lui sert à tracerdes lignes sur la pierre ou à faire ses calculs.
Le Limousin n’avait pas de papier ; maisil alla chercher dans un coin du chantier une planchette de troispouces de long sur quatre de large, et qui n’était autre chosequ’un fragment de plinthe peinte en gris. Puis, avec son groscrayon bleu il écrivit dessus :
« Nous n’avons pas au chantier d’échelleassez longue ; mais si vous pouvez attendre six jours, jepénétrerai jusqu’à vous, et si vous le voulez, je vousdélivrerai. »
Cela fait, il alla se replacer sous lafenêtre.
Miss Ellen, abritée derrière ses vitres,l’avait vu écrire sur la planchette.
Elle s’était procuré dans la journée unpeloton de ficelle rouge qu’elle se mit alors à débrouiller etqu’elle laissa pendre par un bout dans le chantier.
L’intelligent Limousin y attacha solidement laplanchette et miss Ellen tira à elle.
Deux minutes après, la planchetteredescendit.
Miss Ellen avait ajouté un mot :
« J’attendrai. »
Quel moyen le Limousin employerait-il pour ladélivrer ?
Elle ne le savait pas, mais elle avait foi enlui.
Le lendemain, comme elle déjeunait tête à têteavec James Wood, elle lui dit :
– Dans combien de jours estimez-vous quemon père arrivera ?
– J’ai reçu une lettre de lui cematin.
– Ah !
– Lord Palmure sera ici dans treizejours.
– Pourquoi donc, au lieu de venir mechercher, ne vous a-t-il pas confié le soin de me ramener enAngleterre ?
Une ombre de sourire glissa sur les lèvres desir James Wood.
– Mais, dit-il, lord Palmure n’anullement l’intention de vous ramener en Angleterre.
– Ah ! vraiment ?
– Il ne veut pas s’exposer à vous voirpasser ouvertement aux Fénians.
– Ah ! ah !
– Et il compte vous emmener passerl’hiver en Italie.
– C’est bien, dit miss Ellen, jecomprends.
Et elle n’adressa plus la parole à sir JamesWood.
Les jours s’écoulèrent.
De temps en temps, la pauvre prisonnièrejetait un regard furtif dans le chantier.
La maison neuve était sortie de terre etmontait rapidement.
Au bout de cinq jours, elle était arrivée ausecond étage.
Par une nuit sombre, miss Ellen se remit à safenêtre.
Le Limousin prit sa planchette et vint seposer au-dessous.
Miss Ellen laissa pendre le peloton deficelle, et la planchette monta.
Le Limousin avait écrit dessus :
– Demain, à minuit, je serai chezvous.
Et miss Ellen rejeta la planchette et se mitau lit pleine d’espoir.
La nuit lui parut longue, la journée pluslongue encore, cependant elle dissimula merveilleusement sonimpatience et sir James Wood ne se douta de rien.
Le soir venu, miss Ellen se retira chez elleet se mit au lit.
À onze heures, sir James Wood rentra de sapetite promenade.
Il ne pénétrait jamais la nuit dans la chambrede miss Ellen, mais il s’était ménagé un petit jour dans la porte,et, par ce jour, il pouvait suivre, au besoin, tons les mouvementsde la jeune fille.
Sir James Wood aperçut la jeune miss, quisemblait dormir, grâce à un splendide clair de lune dont les rayonspénétraient dans la chambre et s’ébattaient sur la courtine dulit.
Sir James Wood prit possession de son lit decamp, qui se trouvait placé en travers de la porte.
Puis, un quart d’heure après, miss Ellen, quine dormait pas, entendit un ronflement sonore.
C’était sir James qui dormait réellement.
Alors, miss Ellen se glissa hors de son lit,s’enveloppa d’un peignoir, alla ouvrir la fenêtre et attendit.
Aux rayons de la lune, elle vit le Limousindebout sur le plancher du troisième étage de la maison neuve.
L’invalide était avec lui.
Tous deux tiraient à eux une longue planche etla faisaient glisser sur l’entablement d’une croisée, qui étaitplacée vis-à-vis de celle de miss Ellen et tout à fait de niveauavec elle.
Alors, miss Ellen commença à comprendre, carla planche glissait sans bruit et son extrémité vint se poser surl’entablement de sa propre croisée.
Alors encore, miss Ellen eut peur et fermainstinctivement les yeux : le Limousin venait de s’aventurerbravement sur le pont aérien, qui n’avait pas un pied de large.
Comme il l’avait dit, le Limousin n’était pasdepuis l’âge de dix ans dans le bâtiment pour manquer d’équilibreet avoir le vertige.
Il passa lestement au-dessus de l’abîme etposa le pied sur l’entablement de la croisée de miss Ellen, quivenait de s’ouvrir.
Alors, deux petites mains le saisirent etl’attirèrent.
Puis une voix douce et harmonieuse lui dittout bas :
– Ne faites pas de bruit, ou nous sommesperdus !
La chambre était sans lumière ; mais lalune y versait sa blanche clarté, et le pauvre Limousin voyait missEllen et la contemplait avec extase, comme si on eût été en pleinjour.
C’était un rêve pour lui !
Un rêve étrange, bizarre, un rêve céleste quese trouver ainsi, lui, le pauvre enfant des montagnes de la Creuseet du Limousin, le maçon aux habits couverts de plâtre, dans ceboudoir de jeune file vêtue de soie et dont les deux mainsmignonnes, blanches et parfumées, pressaient sa main calleuse, dontla voix tremblante murmurait à son oreille, à son oreilleenivrée : « Ne faites pas de bruit », l’associantainsi à son péril et l’élevant par là même jusqu’à elle.
Miss Ellen avait connaissance sans doute de cepetit trou que sir James avait percé dans la porte, afin de lapouvoir surveiller à toute heure, car elle entraîna le jeuneouvrier à l’autre bout de la chambre, en un coin où ils nepouvaient être vus.
Et alors, lui tenant toujours les mains, elleapprocha ses lèvres de son oreille et lui dit :
– Je ne vous connais pas, mais j’aiconfiance en vous.
– Moi non plus, mademoiselle, répondit lenaïf garçon, moi non plus je ne vous connais pas ; mais vouspouvez faire un signe et je me jette par la fenêtre, ou bien jem’en retournerai par où je suis venu.
– C’est-à-dire que vous m’êtesdévoué ?
– La dernière goutte de mon sang vousappartient.
– J’espère bien, dit-elle toujours émueet cependant souriante, j’espère bien que vous ne verserez jamaisvotre sang pour moi. Mais j’ai l’espoir aussi que vous pourrez merendre un grand service.
– Parlez, mademoiselle, je suis prêt.
– En deux mots, dit miss Ellen, car nousn’avons pas de temps à perdre, je vais vous mettre au courant de lasituation. Je suis la fille d’un lord anglais ; je me suissauvée de chez mon père pour remplir un devoir impérieux, un devoirsacré.
– Sans cela, dit le Limousin, quiattachait sur elle un regard plein d’admiration et d’enthousiasme,vous ne vous seriez pas sauvée, j’en suis bien sûr.
Miss Ellen poursuivit :
– Je viens à Paris pour y chercher unhomme que je ne connais pas, dont j’ignore le domicile et qu’ilfaut à tout prix que je retrouve. Cet homme se nomme Milon.
– Milon ! exclama le Limousin.
– Oui. Vous connaissez quelqu’un de cenom ?
– Notre entrepreneur de maçonnerie, notrepatron, comme nous disons, s’appelle Milon.
– Ô mon Dieu ! murmura miss Ellen,si c’était lui !
– Comment est-il, celui que vouscherchez ? demanda le Limousin.
– Je vous l’ai dit, je ne le connais pas…je ne l’ai jamais vu !…
– Savez-vous s’il est jeune ouvieux ?
– Pas davantage.
– Notre patron, poursuivit le Limousin,est un grand et gros homme, qui a les cheveux blancs et qui est boncomme du bon pain.
– Tout ce que je puis vous dire, repritmiss Ellen, c’est qu’il doit connaître une femme appelée Vanda.
– Bon !
– Et un homme appelé Rocambole.
– Cela me suffit, dit le Limousin. Cematin même, j’irai trouver le patron et je lui dirai :Connaissez-vous M. Rocambole etMme Vanda ? S’il me dit oui, c’est que c’estlui. Et la nuit prochaine, je viens vous le dire.
– Mais, dit miss Ellen, je voudraissortir d’ici, pouvez-vous m’emmener ?
– Je ne demande pas mieux, dit leLimousin, dont un frisson parcourait le corps. Seulement, il fautque je repasse seul sur le bâtiment.
– Pourquoi ?
– Pour mettre une planche plus large.
– Oh ! dit miss Ellen, je suiscourageuse et j’ai le pied sûr.
– Oui, dit le Limousin, mais la planchen’est pas assez forte, elle casserait sous le poids de nos deuxcorps.
Miss Ellen se mit à réfléchir.
– Au fait, dit-elle, mieux vaut attendreà la nuit prochaine. D’abord, vous verrez si le Milon dont vousparlez est celui que je cherche.
– Pour ça, oui.
– Ensuite, vous me chercherez loin d’ici,dans un quartier éloigné de Paris, un petit logement, et vous meprocurerez les vêtements d’une femme du peuple. Voilà del’argent.
Et elle mit une bourse dans la main duLimousin rougissant.
– J’exécuterai vos ordres, mademoiselle,dit-il, et demain, à pareille heure, tenez-vous prête. J’aurai uneplanche deux fois plus large et deux fois plus forte. Vous pourrezpasser sans danger.
– Vous êtes un brave garçon et un noblecœur, dit miss Ellen.
Et la fille du pair d’Angleterre tendit lamain au pauvre maçon, qui prit respectueusement cette main et labaisa.
Puis il s’élança sur le pont aérien etfranchit de nouveau l’abîme.
Alors, miss Ellen se mit à genoux et remerciaDieu.
Elle avait enfin trouvé un libérateur.
Cependant, elle n’entendait plus lesronflements sonores de sir James Wood.
Mais elle avait parlé si bas qu’il était peuprobable que le détective eût entendu sa conversation avec le maçonet eût même soupçonné cette nocturne entrevue.
Néanmoins, miss Ellen passa une nuitd’angoisse et ne se trouva rassurée que le lendemain, lorsqu’ellevit sir James Wood.
L’Anglais était calme et indifférent, et illui dit :
– Vous n’avez plus que douze jours àsupporter ma présence, miss Ellen, prenez patience !
– Moins que cela peut-être, pensa lajeune fille qui se prit à songer au Limousin.
Le Limousin avait donc regagné le bâtimentneuf.
L’invalide l’attendait et il l’aida à retirerla planche qui lui avait servi de pont.
– Eh bien ! que tevoulait-elle ? demanda le soldat.
Le Limousin lui raconta son entrevue avec lajeune fille.
– Et que comptes-tu faire ? ditencore l’invalide.
– Pardine ! répondit le Limousin,c’est bien simple, j’irai trouver le patron.
– Et puis ?
– Et je lui dirai : Est-ce que vousconnaissez Rocambole ?
– Je ne suis pas de cet avis, lui ditl’invalide.
– Pourquoi, mon ancien ?
– Je suis un homme d’expérience, je tel’ai dit, et j’estime qu’il ne faut jamais aller trop vite.
– Allez, mon ancien, expliquez-vous.
– Suppose une chose, repritl’invalide : c’est que ton patron, M. Milon,l’entrepreneur de maçonnerie, ne soit pas celui que cherche tonAnglaise.
– Bon !
– Il voudra savoir pourquoi tu lui asfait cette question, et tu lui conteras la chose.
– Naturellement.
– Le patron est un homme d’âge ; lesgens d’âge ne comprennent pas grand’chose à l’amour ; mais, enrevanche, ils sont près de leurs intérêts. Comprends-tu,toi ?
– Non, mon ancien.
– Ton patron, dans tout ce que tu luiauras dit, ne verra qu’une chose.
– Laquelle ?
– C’est que tu t’amuses, la nuit, àpasser de sa construction dans une maison habitée, sur uneplanche ; que la police peut trouver la plaisanterie mauvaise,que le propriétaire de la maison habitée peut se plaindre, et queM. Milon, homme patenté, peut avoir des difficultés avecl’autorité à cause de toi.
– Diable ! fit le Limousin, vousavez peut-être raison, mon ancien.
– Alors, poursuivit l’invalide, quefera-t-il ? Il te mettra à la porte du chantier, et tu nepourras pas sauver l’Anglaise.
– Mais alors, mon ancien, dit leLimousin, frappé de la justesse de ce raisonnement, que feriez-vousà ma place ?
– Demain, je ne dirais rien aupatron.
– Bon !
– Mais je m’occuperais de trouver unechambre quelque part pour la demoiselle, une chambre et des habits,car elle pense bien qu’elle ne peut pas être habillée comme uneduchesse, si elle s’en va aux barrières.
– Et puis ?
– Et puis, la nuit prochaine, je luiferais prendre l’air ; et ce ne serait que lorsqu’elle seraithors du chantier et en sûreté, que j’irais demander au patron s’ilne connaît pas ce monsieur… Comment l’appelle-t-on ?…Rocambole ?
– Fort bien, dit le Limousin. Vous parlezd’or, mon ancien, et je ferai comme vous dites.
Et l’invalide et le Limousin allèrent acheverleur nuit auprès du feu allumé dans le chantier.
Quand le jour parut, l’invalide éveilla leLimousin, qui avait fini par s’endormir, et lui dit :
– Il m’est venu une idée.
– Voyons ça ?
– J’ai une sœur au Gros-Caillou, dans lepassage de l’Alma ; elle est blanchisseuse, c’est une bravefemme, qui m’est toute dévouée et qui fera ce que je voudrai.
– Bon !
– Elle logera ton Anglaise. J’irai luiparler aujourd’hui. Tu n’as plus à t’inquiéter de rien. Jet’apporterai même une robe et un bonnet pour la demoiselle.
– Ah ! mon ancien, murmura leLimousin, vous êtes un vrai camarade, vous !
– Je l’ai toujours été, dit l’invalideavec simplicité.
*
**
La journée s’écoula.
Le Limousin était dévoré d’impatience ;mais il n’osait plus lever les yeux vers la croisée de miss Ellen,tant il avait peur que son projet ne fût deviné, soit par sescamarades du chantier, soit par les gens qui gardaient à vue lajeune Anglaise.
Seulement, en allant et venant, il finit partrouver une planche d’échafaudage qui avait deux pouces d’épaisseuret trois pieds de large.
Cette planche faisait partie d’un échafaudagequi fut démoli le soir, et le Limousin la rangea lui-même contre unmur.
La nuit vint, les ouvriers quittèrent lechantier et l’invalide arriva.
Il portait un petit paquet sous le bras,auquel personne ne fit attention.
Quand il se trouva seul avec le Limousin, illui dit :
– J’ai vu ma sœur : elle t’attendavec l’Anglaise, et elle m’a donné des habits convenables quevoilà.
Et il montra le paquet.
Tous deux allumèrent le feu de nuit etattendirent.
La veille, il faisait clair de lune ; cesoir-là, le temps était couvert et l’obscurité complète.
– J’aime autant ça, murmura l’invalide.Il y a toujours des flâneurs de nuit qui fument leur cigare auxfenêtres. On ne te verra pas.
La soirée passa, comme avait passé lajournée ; le brouhaha des voitures, les rumeurs du boulevards’éteignirent peu à peu.
Une lumière brillait à la fenêtre de missEllen.
Le Limousin disait tout bas à l’invalide, quiétait monté avec lui dans le bâtiment en construction :
– Tant que je verrai cette lumière, je nebougerai pas.
– Pourquoi ?
– Parce qu’elle n’est peut-être passeule. Quand la lumière s’éteindra, nous poserons la planche.
Comme il disait cela, la lumières’éteignit.
– Attendons encore un peu, dit leLimousin.
Quelques minutes après, la fenêtres’entr’ouvrit.
– Ah ! voilà le moment, dit leLimousin, qui pensa que miss Ellen était prête.
Et l’invalide et lui poussèrent la planche,dont le bord alla s’appuyer sur l’entablement de la croisée.
Alors le Limousin prit le paquet de hardesapporté par l’invalide et s’aventura sur le pont improvisé.
Mais, comme il était parvenu au milieu dutrajet, la fenêtre de miss Ellen s’ouvrit toute grande ; uneforme humaine se montra, non point une femme, mais un homme ;et cet homme, saisissant la planche par le bout appuyé sur lafenêtre, la souleva d’une main vigoureuse et la repoussa…
L’invalide entendit un cri terrible, et lemalheureux Limousin fut précipité dans l’espace !…
Depuis deux ou trois ans, le côté gauche desChamps-Élysées, en haut du rond-point, a complètement changéd’aspect.
L’ancien village de Chaillot a disparu, et lemagnifique hôtel de la duchesse d’Albe, qui avait un parc deplusieurs hectares, a fait place à des terrains encore nus, maisqui, demain, seront couverts par une ville toute neuve.
Çà et là se dresse une construction à peineachevée ; la rue de Morny prolongée n’est bornée que par desterrains à vendre qui, pour la plupart, appartiennent àl’Assistance publique.
Quelques entrepreneurs hardis commencent àbâtir, mais les maisons ne sortent pas encore du sol.
À minuit, ce quartier est désert : on n’yrencontre même pas une voiture de place.
Pourtant les Champs-Élysées sont à deux pas,et, sur l’autre côté, le faubourg Saint-Honoré est plein de bruitet de lumière.
La plaine de Chaillot demeure une vastesolitude, et le passant qui aurait l’imprudence de s’y attarder,courrait grand risque d’y être dévalisé par quelque palefrenieranglais devenu pickpocket à ses moments perdus.
Cependant, ce soir-là, à peu près à l’heure oùle malheureux Limousin se trouvait précipité dans l’espace d’unehauteur du troisième étage, la rue de Morny prolongée vit un petitcoupé de maître s’arrêter à l’angle des Champs-Élysées.
Le coupé était brun, attelé d’un beau trotteuret conduit par un tout jeune cocher.
Un jeune homme ouvrit la portière etdescendit.
Le cocher jeta un regard quelque peu étonnéautour de lui, comme s’il eût cherché des yeux la maison absentedans laquelle son maître allait faire une visite nocturne.
Le jeune homme, qui était enveloppé dans ungrand manteau imperméable, dont il avait relevé le col, car unepetite pluie fine et serrée commençait à tomber, le jeune homme,disons-nous, alluma son cigare, puis il dit au cocher :
– Tu peux rentrer.
– Je n’attends pas monsieur ?
– Non. Va-t’en.
Le cocher tourna bride ; mais en mêmetemps il tourna la tête, curieux sans doute de savoir où son maîtrepouvait aller à pareille heure.
Mais le jeune homme, qui, sans doute, n’étaitpas d’humeur à satisfaire cette curiosité, attendit forttranquillement à la même place que le coupé qu’il venait de quittereût descendu les Champs-Élysées et dépassé le rond-point.
Alors il se mit en marche d’un pas rigide,longeant cette rue sans maisons et se dirigeant vers le Trocadérorécemment nivelé.
Quand il eut dépassé la rueFrançois Ier, également sans maisons, à ce point dejonction, il s’arrêta de nouveau.
Un bruit était parvenu à son oreille ;deux hommes marchaient derrière lui en causant à mi-voix.
Le jeune homme s’effaça contre une despalissades qui servaient de clôture aux terrains à vendre etattendit.
À mesure qu’ils approchaient, les deux hommesse détachaient plus nettement dans l’obscurité, et bientôt il futaisé de voir qu’il s’en trouvait un qui était d’une staturecolossale.
– Ce doit être Milon, pensa le jeunehomme.
Les deux hommes n’étaient plus qu’à quelquedistance de lui.
L’un disait :
– Alors, patron, il ne faudra pas vousdéranger cette nuit.
– Non.
– Sous aucun prétexte ?
– À moins que l’Anglais qui est déjà venuhier soir ne revienne.
– C’est toujours au même endroit que vousallez ?
– Toujours.
– Alors, je puis m’en aller,patron ?
– Oui. Bonsoir.
– Bonsoir patron.
Et le plus petit des deux hommes tourna lestalons et redescendit du côté des Champs-Élysées, tandis que lecolosse continuait sa route.
Mais alors le jeune homme quitta sa retraiteimprovisée et fit un pas vers lui.
– Qui est là ? dit le colosse.
– Est-ce toi, Milon ?
– Oui, monsieur ; ah ! pardon,je ne vous reconnaissais pas, monsieur Marmouset.
– Il fait assez noir pour que tu soisexcusable.
Et Marmouset, car c’était bien l’ancien élèvede Rocambole, tendit la main à Milon, ce vieux serviteur fidèle dumaître.
– Vous le voyez, dit Milon, je suis exactà notre rendez-vous mensuel.
– Moi aussi, dit Marmouset.
– Et, continua Milon, je suis bien sûrque personne ne manquera.
– Excepté Vanda peut-être.
– Pourquoi ?
– Je l’ai envoyée en Angleterre.
Marmouset passa son bras sous celui deMilon.
– Elle le retrouvera peut-être,ajouta-t-il.
Milon secoua la tête. Puis, d’une voixémue :
– Ah ! dit-il, j’ai bien peur que lemaître ne soit mort.
Marmouset haussa les épaules :
– Tu disais la même chose il y a quatreans, quand le maître était dans l’Inde.
– C’est vrai.
– Et le maître est revenu.
– C’est encore vrai. Mais vous savez leproverbe : « Tant va la cruche à l’eau…
– Qu’elle se brise », n’est-cepas ?
– Oui, dit Marmouset ; mais, outreque tu n’es pas respectueux en comparant Rocambole à unecruche…
– Excusez-moi, balbutia Milon toutconfus, j’aurai beau faire, je ne serai jamais qu’une bête.
– Tu oublies que ce diable d’homme joueavec la mort le sourire aux lèvres ? acheva Marmouset.
– Avec tout cela nous sommes sansnouvelles ?
– Oui.
– Et depuis plus de six mois.
– C’est encore vrai.
– Il n’y a pas loin pourtant de Londres àParis… et si le maître ne nous donne pas signe de vie…
– C’est qu’il a ses raisons pour cela,dit Marmouset. Mais tu parlais tout à l’heure d’un Anglais…
– Ah oui, dit Milon.
– Qu’est-ce que cela ?
– Je vais vous le dire.
Ils avaient continué à marcher, et, s’arrêtanttout à coup devant un terrain clos, Milon passa la main entre deuxplanches et pratiqua une brèche.
– Nous ne sommes pas les premiers,dit-il.
Et il entra dans le terrain.
Marmouset le suivit, disant :
– Voyons, qu’est-ce que cetAnglais ?
Milon replaça la planche qu’il avaitdérangée.
Puis, cela fait, comme Marmouset marchait àcôté de lui :
– Il y a huit jours, dit-il, un Anglaisest venu chez moi.
Ce n’était pas un milord, ni un gentleman, niun homme bien mis, oh ! non.
C’était un pauvre diable qui marchait sur desbottes éculées, avait un méchant chapeau et pas de linge sous saredingote boutonnée jusqu’au menton.
J’ai pensé que c’était un mendiant, et j’aivoulu lui donner cent sous.
Il les a repoussés en me disant :
– Ce n’est pas pour cela que jeviens.
Comme il se donnait un mal affreux pour parlerfrançais, je lui ai parlé anglais.
Alors il m’a raconté qu’il avait été volé àson arrivée à Paris et qu’il avait perdu une lettre et d’autrespaquets.
Que la lettre était une lettre de crédit surun monsieur Milon à Paris, et qu’elle lui avait été donnée parl’homme gris.
Connaissez-vous quelqu’un de ce nom ?
– Non, dit Marmouset.
– Ni moi non plus. Cependant…
– Eh bien ?
– Quand ce pauvre diable a été parti,j’ai pensé au maître, lequel pourrait bien ne faire qu’un seul avecl’homme gris.
– Qui te fait supposer pareillechose ?
– Voici : le pauvre diable d’Anglaism’a dit que l’homme gris était un Français et que ce Françaisrêvait la liberté de l’Irlande ; que c’était un homme trèsfort et que tout ce qu’il entreprenait réussissait. Cela ressemblepleinement au maître, ça, hein ?
– Continue, dit Marmouset devenupensif.
– L’Anglais, poursuivit Milon, pensaitbien que la lettre de crédit était signée d’un autre nom. Maisl’homme gris la lui avait donnée cachetée. Ensuite je n’étais pasle premier à qui il racontait cette histoire, car il ne serappelait que le nom écrit sur l’enveloppe et non point l’adresse.Il s’était donc mis à visiter tous les gens qui portaient le nom deMilon, et généralement, à cause de ses haillons, il s’était faitmettre à la porte. Je vous avoue, acheva Milon, que je l’ai pris,moi aussi, pour un aventurier et un de ces racoleurs anglais quiabondent dans le quartier des Champs-Élysées.
C’était un samedi, jour de paye, j’avais dixpersonnes qui m’attendaient dans mon bureau ; je lui ai misdix francs dans la main en lui disant :
– Je n’ai pas le temps de recevoiraujourd’hui, mais revenez me voir.
– Et est-il revenu ?
– Hélas ! non, soupira Milon. J’aifait la leçon à ma servante, à mon contre-maître, à tout lemonde ; la consigne est donnée que, si l’Anglais revient, onle gardera et qu’on viendra me prévenir, n’importe où je serai.
– Même où nous allons ?
– Oui.
– Tu as bien fait, dit Marmouset. Quelquechose me dit que cet homme venait de la part du maître.
– Mais, dit Milon avec un soupir, s’il nerevient pas ?
– Nous le chercherons.
– Paris est grand… Trouvez donc uneaiguille dans une botte de foin !
– Bah ! il n’y a pas tant d’Anglaisque cela à Paris, surtout d’Anglais en haillons.
Le terrain sur lequel ils marchaient étaitencombré de matériaux de démolitions, au milieu desquels Milonpassait en homme qui est du bâtiment.
Il y avait eu là, et très récemment sansdoute, une de ces maisons de l’ancien Chaillot qu’on avait raséepour faire surgir à sa place, au premier jour, une de ces bellesconstructions où des loyers de six mille francs représentent unappartement fort ordinaire.
Mais, en attendant, la vieille maison avaitdisparu, et la nouvelle n’existait pas encore.
Où diable Milon conduisait-ilMarmouset ?
Ou plutôt, en quel endroit allaient-ils tousdeux ? car Marmouset connaissait parfaitement le chemin.
Au bout du terrain, il y avait un amas depierres de taille, et, derrière ces pierres, quelques planchescouvraient une manière de puits.
On avait rasé la maison, mais on n’avait pasdétruit les caves encore.
Les planches avaient été dérangées, et Milonfit pour la seconde fois cette observation :
– Nous n’arrivons pas les premiers.
– Qu’importe ? dit Marmouset.
Alors Milon tira de sa poche une bougie et unrat de cave, qu’il alluma.
Puis il posa le pied sur la première marched’un escalier qui s’enfonçait sous terre.
Marmouset le suivait toujours.
À la trentième marche, ils se trouvèrent dansune sorte de corridor voûté.
Une lumière brilla dans l’éloignement.
– Qui donc a pu venir avant nous ?demanda Marmouset.
– Peut-être bien la Mort desbraves.
– Ah !
– Il demeure dans le quartier. À moinsque ce ne soit Jean le Bourreau.
– Demeure-t-il aussi par ici ?
– Oui, il est établi boucher à Passy,comme vous savez.
– Ah ! c’est juste.
Milon éteignit son rat de cave, devenuinutile, car la lumière qui brillait dans le lointain le guidait,et ils arrivèrent ainsi à une porte sur laquelle ils frappèrenttrois petits coups.
Aussitôt cette porte s’ouvrit, et les deuxvisiteurs nocturnes se trouvèrent en présence d’un vieillard dehaute stature, dont les cheveux et la barbe étaient entièrementblancs.
L’homme à la barbe blanche qui venaitd’ouvrir, n’était autre que notre ancienne connaissance Jean leBourreau, le paria du bagne, que Rocambole avait réconcilié avec lasociété et avec lui-même, car longtemps il s’était faithorreur.
Il était le premier au rendez-vous, et cerendez-vous avait lieu dans la cave d’une maison démolie, au milieude ce quartier désert que nous venons de décrire. Pourquoi !dans quel but ?
C’est ce que nous allons dire en peu demots.
On doit se souvenir qu’à son retour des Indes,Rocambole avait emmené ses compagnons à Londres ; puis, letrésor du major enlevé, cette campagne aventureuse terminée, alorsqu’on l’attendait à bord pour retourner en France, il avait manquéà l’appel.
Un mot de lui parvenu à ses compagnons leurdisait :
– Partez sans moi, je vousrejoindrai !
Il y avait de cela plus d’un an, et le maîtren’avait pas reparu.
Chaque mois, tous ceux qui lui avaient obéi,tous ceux qui auraient versé avec joie la dernière goutte de leursang pour lui, se réunissaient tantôt dans un coin, tantôt dans unautre, sous la présidence de Milon et de Marmouset.
Chacun espérait, en y venant, apprendrequelque chose, avoir enfin des nouvelles du maître.
Les uns avaient voyagé, les autres avaientcouru Paris en tous sens.
D’ailleurs, les compagnons de Rocambolen’étaient plus un amas de pauvres diables luttant avec lesnécessités de la vie, en guerre clandestine avec la société,obligés de cacher soigneusement un passé ténébreux. Cet hommeinfatigable, avant de les abandonner, avait complété sonœuvre ; il avait fait à chacun sa place au soleil.
Jean le Bourreau était redevenu boucher ;il avait un étal à Passy, dans la Grande-Rue, était du Conseil desprud’hommes et jouissait de l’estime générale.
Milon, commandité par Marmouset, devenumillionnaire par la mort de Gypsy la Bohémienne, Milon s’était faitentrepreneur. Il démolissait et reconstruisait des maisons, et ilavait sous ses ordres une armée de quinze cents ouvriers.
La Mort des Braves s’était faitmenuisier, et Marmouset avait payé son fonds.
La Camarde, cette ancienne maîtresse duPâtissier, cette sinistre cabaretière de l’Arlequin,tenait à présent un beau débit de vins et liqueurs sur le boulevardde Sébastopol, et la Pie-Borgne était devenue marchande de pruneauxà l’entrée de la rue de la Paix.
Tous enfin avaient du travail, étaient dansl’aisance, vivaient honnêtement et conservaient au plus profond deleur cœur le respect et l’amour de cet homme qui, bandit lui-mêmeen sa jeunesse, s’était régénéré par le repentir et leur avaittendu la main.
Rien n’était bizarre, du reste, comme cesréunions mystérieuses où chacun arrivait avec le costume de saprofession, où la robe de soie de Vanda frôlait le tablier decretonne bleue de la Camarde, et l’habit élégant de Marmouset, legros paletot pelucheux de Milon ou la veste tricotée de Jean leboucher.
Ces dissemblances avaient même un peu ému lapolice.
Ce jour-là, les amis de Rocambole s’étaientréunis chez la Camarde.
Un sergent de ville curieux avait adressé unrapport au commissaire de police du quartier.
Le commissaire, qui connaissait Milon, l’avaitfait venir pour lui demander des explications.
Milon lui avait répondu qu’ils étaientd’anciens amis et qu’ils banquetaient une fois par mois.
Cette explication avait satisfait lecommissaire, mais Milon avait dit à Marmouset :
– Je ne veux pas que la police se mêle denos affaires. La prochaine fois, je vous indiquerai un endroit oùelle ne viendra certainement pas.
Et c’était pour cela que la cave de la maisondémolie dans le quartier de Chaillot avait été choisie pour cenouveau rendez-vous.
Seulement, la nuit précédente, Milon y avaitfait transporter par deux de ses ouvriers, dont il était sûr, unpanier de vin et une pipe d’eau-de-vie.
Donc, Jean le Bourreau avait été le premier aurendez-vous.
Puis étaient venus Marmouset et Milon, et,après eux, la Mort des braves, et dix autres encore.
Et tous s’étaient regardés tristement.
Personne n’avait de nouvelles du maître.
– Sommes-nous tous là ? demandaMarmouset.
– Vanda n’y est pas, répondit Milon.
– Elle ne viendra probablement point, jete l’ai dit, reprit Marmouset.
Mais, comme il parlait ainsi, la portes’ouvrit brusquement et il y eut un cri de joie parmi lesassistants.
Vanda apparut sur le seuil.
Elle était en robe de voyage, enveloppée dansune vaste pelisse fourrée.
– J’arrive de Londres, dit-elle, et jevous apporte des nouvelles de Rocambole.
Ce fut un cri d’enthousiasme parmi lescompagnons du maître…
– Où est-il ? continua Vanda,hélas ! je n’en sais rien, mais je puis vous affirmer qu’iln’est pas mort.
– Tu ne l’as donc pas vu ? s’écriaMarmouset.
– Non, mais j’ai suivi ses traces pas àpas jusqu’à il y a environ quinze jours.
– Et alors ?
– Alors, plus rien, disparu denouveau.
– Oh ! dit Milon, c’est qu’alors illui est arrivé un malheur.
– Non, dit Vanda avec conviction.Rocambole était victorieux de ses ennemis à l’heure même où jeperdais sa trace.
– Quels ennemis avait-il donc àLondres ? Était-ce le major indien ? demanda Milon.
– Non, dit Vanda. Les nouveaux ennemis deRocambole, ou plutôt ceux à qui il a déclaré une guerre sans merci,ce sont les oppresseurs de l’Irlande et de la foi catholique.Rocambole s’est mis à la tête des fenians de Londres, quil’appellent l’homme gris.
– L’homme gris ! s’écria Milon, ilsl’appellent l’homme gris ?
– Oui.
– Ah ! c’était donc bien à moi qu’enavait le pauvre Anglais que j’ai presque mis à la porte !murmura le colosse avec un accent de désespoir.
– Parle, dit Marmouset à Vanda, dis-nousd’où tu viens et ce que tu as appris.
Vanda arrivait de Londres, en effet.
Elle n’avait pas même passé avenue Marignan,où elle habitait toujours son petit hôtel ; elle était venuedirectement en voiture de la gare du chemin de fer à l’entrée de larue de Morny.
Là, elle avait renvoyé le véhicule et continuéson chemin à pied.
Le silence s’était fait autour d’elle.
On attendait avec anxiété les révélationsqu’elle venait de promettre.
– Rocambole, dit-elle, emprisonné lors denotre départ, se fit relâcher le lendemain sous caution.
Puis il disparut de Londres pendant quelquesjours, et il fut impossible à la police anglaise de retrouver sestraces.
– Et ces traces, vous les avezretrouvées, vous ? demanda Milon.
– Oui.
– À Londres ?
– À Londres, dit Vanda. J’avaissuccessivement, en huit jours, habité tous les hôtels français,depuis Sablonière jusqu’à Sauton hôtel.
– Non, me dis-je un jour, ce n’est pas làque je le retrouverai.
Et je m’en allai dans le quartier des docks,vers Saint George street.
Au lieu de me loger dans un hôtel, je louai unboarding, au coin de Old Gravel-Lane.
Je parle anglais comme une Anglaise, et je medéguisai en femme du peuple.
Le jour, je courais les rues ; le soirj’entrais dans les publics-houses et les tavernes.
J’habitais au deuxième étage.
Au-dessus de moi il y avait une famillecomposée du père et de sa fille.
Le père était un homme silencieux etsombre ; la fille, une belle créature qui relevait d’unelongue et douloureuse maladie.
Je la voyais passer souvent devant ma porte,que je laissais ouverte à cause de la chaleur, et j’avais fini parlui sourire.
Nous fîmes connaissance.
– Vous ayez donc été bien malade ?lui dis-je un jour.
– J’ai cru mourir, merépondit-elle ; c’est un envoyé de Dieu qui m’a sauvée.
– Un médecin ?
– Oui.
– Anglais ?
– On ne sait pas. Il y en a qui disentque c’est un Anglais ; tout ce que je sais, c’est qu’onl’appelle l’homme gris.
– Ah !
Elle me raconta alors que le médecinmystérieux l’avait conduite dans une maison de Hampsteadt, où ill’avait soumise à un traitement par les émanations du goudron.
Puis elle ajouta :
– Nous avons son portrait, mon père etmoi.
– Où est-il ?
– Là-haut, dans notre logis.
– Voulez-vous me le montrer ?
– Oh ! de grand cœur.
Je la suivis, elle me fit pénétrer dans sachambre. Je jetai les yeux sur un portrait, une petite photographieassez mauvaise, et je poussai un cri de joie.
J’avais reconnu Rocambole.
À partir de ce moment, et grâce auxindications que m’ont fournies le père et la fille, je l’ai suivi,pour ainsi dire, pas à pas. J’ai retrouvé presque tous les hommesqui l’ont servi et dont il s’était fait une petite armée. J’ai vuquel était son but, la lutte qu’il avait engagée, les victoiresqu’il avait remportées.
Il y a trois semaines, il a embarqué pour laFrance un enfant irlandais en qui les fenians voient leur cheffutur. Avec cet enfant est parti un autre homme appelé Shoking,lequel doit être à Paris et qui certainement possède tous lessecrets de l’homme gris.
– C’est peut-être mon Anglais, ditMilon.
– Cet homme et l’enfant partis,poursuivit Vanda, Rocambole est demeuré à Londres.
Un soir, il s’est embarqué dans un canot, aubas du pont de Westminster.
À partir de ce moment on ne l’a plus revu.
Il avait annoncé, du reste, que peut-être ilne reviendrait pas.
Dès lors, tous mes efforts pour retrouver satrace ont été inutiles.
– Il est mort ! murmura Milon.
Marmouset haussa les épaules.
– Rocambole ne meurt pas, dit-il.
– J’ai aussi cette conviction ! ditVanda. Seulement, où est-il ?
– Peut-être est-il revenu à Paris ?hasarda la Camarde.
– C’est ce que je me dis quelquefois, fitJean le Bourreau.
– S’il était à Paris, nous l’aurions vu,dit Marmouset.
L’espoir revenait au cœur de Milon.
– Ah ! dit-il, je me souviens quelorsque nous nous désespérions, il y a quatre ans, un homme mefrappa sur l’épaule dans la rue et me dit :
– Imbécile ; il n’y a que les hommesdont la tâche est remplie qui meurent.
Je me retournai. C’était lui.
– Eh bien ! dit Marmouset, pareillechose vous arrivera au premier jour.
– Je le crois, dit Vanda.
– Je l’espère, murmura Milon.
– Car, reprit Marmouset, la dernièretâche que s’est imposée Rocambole n’est point accomplie encore.
La loyale Angleterre continue à opprimerl’Irlande, à persécuter les prêtres catholiques et à refuser auxenfants de la pauvre Erin des pommes de terre et du pain.
– C’est vrai, dit Vanda.
– Donc, Rocambole n’est pas mort.
– Qui sait même s’il n’a pas besoin denous ? reprit Milon. Oh ! si je pouvais retrouverl’Anglais !
Comme Milon parlait ainsi, on entendit unbruit dans l’éloignement.
Des pas retentissaient dans les couloirssombres des caves.
– Qui donc attendons-nous encore ?demanda Marmouset.
– Personne, répondit Jean le Bourreau,nous sommes au complet.
– Mon Dieu ! s’écria Vanda, sic’était lui ! si c’était Rocambole !
Et tous les cœurs battirent, et tous lesregards se dirigèrent anxieux vers la porte…
Il y eut une minute d’angoisse suprême.
Puis la porte s’ouvrit, et un homme parut.
Mais cet homme n’était point Rocambole, et ily eut un cri unanime de désappointement et de déception.
Cet homme, c’était le contre-maître de Milon,celui qui l’avait accompagné une heure auparavant jusqu’à la rue deMorny, et à qui l’entrepreneur avait dit :
– Tu ne viendras me déranger sous aucunprétexte, à moins toutefois que tu ne voies revenir l’Anglais.
Aussi Milon s’écria-t-il :
– Tu as vu l’Anglais ?
– Non, patron, répondit cet homme, qui senommait Polydore.
– Alors, pourquoi viens-tu ?
– Parce qu’il est arrivé un grandmalheur !
– Un malheur ?
– Oui.
– Tonnerre ! fit Milon, qu’est-cequ’il y a donc ?
– Vous savez qu’un de nos Limousinscouche dans le chantier de la rue Louis-le-Grand ?
– Non, je ne le savais pas… Mais…continue.
Et Milon, regardant Marmouset :
– Je vous demande pardon, dit-il, cetimbécile vient me parler ici de mes affaires particulières.
– Allez, dit Marmouset.
– Le Limousin est tombé d’un échafaudage…L’a-t-on jeté en bas ?… Je ne sais pas… Tout ce que je puisvous dire, c’est qu’il est mourant et qu’on a eu de la peine à letransporter au poste de la rue Port-Mahon.
C’est là que je l’ai trouvé.
Allez chercher le patron, m’a-t-il dit, avantque je meure, car je crois bien que j’ai mon compte. Dites-lui que,s’il est le Milon qui connaît Rocambole, j’ai un grand secret à luiconfier avant de m’en aller dans l’autre monde.
– Ah ! dit Milon, qui fit un bondvers la porte, il a dit cela ?
– Oui, patron.
– Alors, j’y vais.
– J’ai une voiture dans la rue, àl’entrée du terrain, continua le contremaître Polydore, et unevoiture qui marche bien.
Milon allait franchir le seuil de la porte endisant : Nous allons peut-être avoir des nouvelles du maître,lorsque Marmouset le suivit :
– Je vais avec toi, dit-il.
Et, se tournant vers les autres compagnons deRocambole :
– Attendez-nous ici, ajouta-t-il. Milonou moi nous reviendrons avant une heure.
Et Milon et Marmouset partirent à la suite ducontremaître Polydore.
En moins d’un quart d’heure, la voiture deplace amenée par ce dernier eut franchi la distance qui sépare lehaut des Champs-Élysées de la rue du Port-Mahon.
Il y avait là un poste de police, et c’étaitdans ce poste qu’on avait transporté le Limousin, grâce àl’invalide, qui, témoin de sa chute, avait couru y demander dusecours.
Le Limousin était dans un état déplorable.
Il avait une épaule démise et trois côtesenfoncées.
Un tas de sable sur lequel il était tombéavait amorti sa chute, et c’était par miracle qu’il ne s’était pastué sur le coup.
Un médecin du quartier appelé en toute hâte nerépondit pas de sa vie.
Il pouvait s’être produit des lésions internesdont on n’avait pas encore connaissance et qui détermineraientpeut-être la mort.
– Je sais bien que je n’en reviendraipas ; mais j’ai deux frères qui prendront soin de notrevieille mère au pays.
Tout ce que je demande, c’est que le patronsoit bien celui que miss Ellen cherchait.
L’invalide essuyait de temps en temps unelarme qui roulait sur sa joue martiale et il regardait le médecinqui ne voulait toujours pas se prononcer.
Enfin, Milon et Marmouset arrivèrent.
Le Limousin rayonna en voyantl’entrepreneur ; son visage s’éclaira d’une joiecéleste :
– Ah ! dit-il, je savais bien quec’était vous qu’elle cherchait.
– Qui donc ? demanda le bon Milon,ému jusqu’aux larmes du piteux état de son ouvrier.
– L’Anglaise.
– Quelle Anglaise ?
– Celle qui est prisonnière là-haut, dansune maison de la rue Louis-le-Grand et que j’ai voulu sauver.
Et comme Milon le regardait avec avidité, leLimousin poursuivit :
– Écoutez-moi vite, patron, car jepourrais bien mourir tout d’un coup.
Mais l’invalide l’arrêta.
– Je sais la chose comme toi, dit-il.Laisse-moi la dire ; si je me trompe, tu me corrigeras. Maisil ne faut pas parler.
Alors, Marmouset, Milon et l’invalidedemeurèrent seuls au chevet du moribond, car le médecin eut ladiscrétion de se retirer dans la première pièce du poste.
L’invalide prit alors la parole.
Il avait eu les confidences du Limousin, ill’avait aidé dans sa funeste expédition, et ce fut avec la plusgrande clarté qu’il raconta à l’entrepreneur tout ce qui s’étaitpassé.
Milon ne comprenait pas beaucoup ce que cetteAnglaise lui voulait.
Mais Marmouset ne perdait pas un mot du récitde l’invalide, et, quand celui-ci eut fini et que le Limousin eutmurmuré : Tout cela est vrai, – il fit appeler le médecin etlui dit :
– Pensez-vous, monsieur, que ce jeunehomme puisse être transporté hors d’ici ?
– Pas avant demain, répondit lemédecin.
– C’est bien, dit Marmouset quirecommanda le Limousin au chef du poste.
Puis il fit un signe à l’invalide :
– Venez avec nous, dit-il.
Au chantier où cela s’est passé. Je veux mefaire montrer la fenêtre.
Et Marmouset, précédé par l’invalide, prit lechemin du chantier.
Milon avait vu souvent Marmouset à l’œuvre, etc’était l’homme en qui il avait le plus de confiance, aprèsRocambole, bien entendu.
Il le suivit donc, persuadé que le jeune hommeallait faire de bonne besogne.
L’invalide les précédait, et il ouvrit laporte en planches grossièrement assemblées qui fermait lechantier.
– Montrez-moi d’abord la fenêtre, ditMarmouset.
– La voilà, dit l’invalide ; etvoici la planche qui s’est brisée en tombant.
Marmouset monta ensuite dans la maison enconstruction ; il examina attentivement la distance quiséparait les deux fenêtres, et, prenant un carnet, il écrivitdessus quelques mots.
Puis il rejoignit Milon.
– Maintenant, lui dit-il, écoute-moibien.
– Parlez, dit Milon.
– Tu vas t’en retourner là-bas.
– À la rue de Morny ?
– Oui.
– Et tu diras aux camarades que tu nepeux rien leur dire pour le moment, mais qu’on peut avoir besoind’eux d’un instant à l’autre.
– Et vous ? dit Milon.
– Moi, je vais rester ici.
– Dans le chantier ?
– Je vais d’abord faire un tour dans lequartier, et puis je reviendrai. Dis à l’invalide, toi qui es lemaître ici, qu’il peut m’obéir aveuglément.
– Ah ! mon ancien, dit Milon, jesuis l’entrepreneur, mais monsieur que voilà estl’architecte ; comprenez-vous ?
– Comme qui dirait, dit l’invalide, quevous êtes le colonel, mais que monsieur est le général. Respect àla hiérarchie. On obéira à monsieur.
– C’est bien, dit Marmouset. Tu peux t’enaller, Milon.
Milon avait fini par obéir à Marmouset commeil obéissait à Rocambole, militairement.
Demeuré seul avec l’invalide, Marmouset luifrappa sur l’épaule.
– Venez avec moi, dit-il.
L’invalide le suivit.
Ils quittèrent le chantier et entrèrent dansla rue Louis-le-Grand.
– C’est bien là, dit Marmouset, la portede la maison où demeurait l’Anglaise ?
– Oui, certes.
Marmouset inscrivit le numéro sur soncalepin.
– Mais, monsieur, dit l’invalide, il estprobable qu’elle n’a pas déménagé cette nuit et qu’elle y demeureencore.
– C’est là ce que vous allez m’aider àsavoir.
– Voulez-vous que j’aille sonner et queje demande au portier ?
– Non, dit Marmouset, qui ne puts’empêcher de sourire de cette naïveté. Allons chez moi,d’abord.
– Chez vous ?
– Oui, je demeure à deux pas d’ici, àl’entrée de la rue Auber.
En effet, depuis quelques mois, Marmousethabitait un premier étage dans cette nouvelle rue dont lessplendeurs modernes éclipsent la splendeur ancienne de laChaussée-d’Antin, reléguée maintenant au second plan.
Ce fut là qu’il conduisit l’invalide.
Le valet de chambre qui vint ouvrir à sonmaître fut quelque peu étonné de le voir rentrer en pleine nuitsuivi d’un homme à jambe de bois ; mais, au lieu de satisfairesa curiosité, Marmouset l’envoya se coucher.
L’invalide, en pénétrant dans cet appartementoù régnait un luxe de bon goût, était peut-être tout aussi étonnéque le domestique, et se demandait sans doute pourquoi on l’amenaiten pareil lieu.
Mais le soldat est sobre de paroles ; iln’interroge pas.
D’ailleurs Milon lui avait dit qu’il devaitobéir à Marmouset.
Cela lui suffisait.
Marmouset le conduisit dans son cabinet detravail.
– Mon brave, lui dit-il, vous voyez ceplateau à trois flacons, sur cette table ?
– Oui, monsieur.
– Les trois flacons contiennent dukirsch, du rhum et de l’eau-de-vie. Vous choisirez.
– Oh ! fit l’invalide.
– On dort bien sur ce divan…
– Mais… monsieur…
– Et je vais vous donner une robe dechambre qui vous enveloppera jusqu’aux chevilles.
– Oh ! dit l’invalide, je n’ai pasbesoin de robe de chambre.
– C’est possible, mais il faut bien queje remplace votre uniforme par quelque chose.
– Mon uniforme ?
– Oui, j’en ai besoin.
– Pourquoi donc faire ?
– Pour aller garder le chantier cettenuit.
L’invalide eut un geste d’étonnement.
– Écoutez-moi bien, reprit Marmouset.
Et il versa un verre de rhum à l’invalide, quile regarda et attendit.
– À votre santé, dit Marmouset.
Puis il continua :
– Vous pensez bien que ce n’est pas lajeune Anglaise qui a soulevé la planche et fait culbuter le pauvreLimousin.
– Oh ! pour ça, non.
– C’est donc un des deux hommes qui lagardaient ?
– Très certainement.
– Et comme vous avez aidé le Limousin,ces hommes doivent vous avoir remarqué.
– Bon !
– Et ils se méfient de vous.
– Eh bien ?
– Mais demain matin, au petit jour, envoyant un autre invalide, ils penseront qu’on vous a remplacé etils ne se méfieront plus du nouveau.
– Et… ce nouveau ?
– Ce sera moi.
– Tout cela est très bien, dit le soldatamputé, mais vous êtes tout jeune, monsieur.
– Qu’est-ce que cela fait ?
– Et vous avez tous vos membres.
– Je vais me séparer d’un de mes bras,dit Marmouset en riant.
– Plaît-il ?
– Tenez, dit encore Marmouset,déshabillez-vous auprès du feu, je vais vous donner un pantalon etune robe de chambre en échange de votre uniforme.
L’invalide obéit encore.
– Maintenant, dit Marmouset, vous allezvoir.
Et il passa dans son cabinet de toilette.
Dix minutes après il en sortit, et l’invalidejeta un cri de surprise.
Marmouset avait de grosses moustaches grises,des cheveux blancs, et il paraissait amputé du bras gauche.
L’invalide ne le reconnut qu’à la voix.
– Bon ! dit-il, la moustache, lescheveux, ça s’explique encore ; mais le bras…
– Mon bras est collé au long de moncorps, et je me suis fait un moignon avec du son.
Puis il ajouta en souriant :
– Je vous avouerai qu’avant d’êtrearchitecte, j’ai été comédien.
Et Marmouset laissa l’invalide installé chezlui, et il sortit affublé de son uniforme et prit la route duchantier.
– Allons voir, se dit-il, si les gens dela police anglaise sont plus forts que nous.
Marmouset ainsi déguisé ne s’amusa point àrallumer le feu que l’invalide véritable entretenait toute la nuitfort consciencieusement.
Au lieu de demeurer en bas, dans le chantier,il monta dans la maison en construction, se coucha sur le plancher,en face de la croisée de miss Ellen et attendit.
Marmouset faisait un calcul assezjuste :
– Évidemment, les hommes ou l’homme quiavaient jeté le maçon en bas, ne manqueraient pas, en admettantqu’ils eussent quitté la maison, d’y revenir.
Marmouset voulait les voir.
La nuit était sombre, et par conséquent, outrequ’il ne serait pas aperçu, lui, il avait la chance de les voirs’ils pénétraient dans la chambre avec une lumière.
Cependant Marmouset attendit longtemps.
Ce ne fut que vers quatre heures du matinqu’il entendit d’abord un petit bruit.
On venait d’ouvrir la croisée.
En même temps, un homme se pencha en dehors,regarda, prêta l’oreille et finit par se retourner vers une autrepersonne qui se trouvait derrière lui.
Bien qu’il parlât à voix basse, Marmouset, quiavait l’oreille fine, entendit ces mots prononcés en anglais.
– Personne ! l’invalide s’en estallé.
– Et le maçon ? demanda une autrevoix.
– On l’a emporté.
– Pensez-vous qu’il n’ait riendit ?
– Certainement non. On aura mis sa chutesur le compte d’un accident.
– C’est égal, reprit la deuxième voix,nous ferons bien de quitter la maison.
– Nous n’avons plus rien à y faire,puisque l’oiseau est en cage, mais je ne crains rien ;d’ailleurs, si j’étais obligé de dire la vérité, je le dirais aupréfet de police qui, du reste, m’a donné des pouvoirs étendus.
– Bon ! pensa Marmouset, qui neperdait pas un mot de cette conversation, il fait bon de savoirl’anglais, et je sais maintenant, à qui j’ai affaire. Ces messieurssont des détectives de Londres et ils ont mission deramener la demoiselle.
– Je voudrais bien les voir en pleinjour, et s’ils voulaient me faire plaisir, ils allumeraient unelampe.
Mais sir James Wood et son compagnon, carc’étaient eux, ne donnèrent point cette satisfaction àMarmouset ; ils disparurent de la fenêtre, qu’ils refermèrent,et tout rentra dans le silence.
Marmouset attendit encore.
Quand les premières clartés du jourpénétrèrent au travers du brouillard jaunâtre qui pesait sur Paris,Marmouset quitta son poste d’observation, redescendit dans lechantier et ralluma le feu.
Puis, retrouvant dans la poche de la capote del’invalide sa pipe et son tabac, il se mit à fumer.
Les ouvriers n’arrivaient qu’à septheures.
De temps en temps Marmouset levait la têtevers la maison mystérieuse ; mais la croisée demeuraitclose.
À travers la palissade de planches, son regardpénétrait dans la rue Louis-le-Grand et il surveillait la porte dela maison.
Personne ne sortait.
Enfin cette porte s’ouvrit, et Marmouset vitapparaître le portier, un balai sur l’épaule.
Le portier donna deux coups de balai sur letrottoir, puis il traversa la rue et entra dans le cabaret dont leLimousin avait parlé à l’invalide.
Alors Marmouset quitta son poste. Il sortit duchantier, traversa la rue à son tour et entra dans le cabaret endisant :
– Brrr ! il ne fait pas chaud cematin. Donnez-moi une goutte de mêlé, patron.
Le portier, qui était déjà accoudé sur lecomptoir, leva la tête et regarda le prétendu invalide :
– Tiens ! dit-il, ce n’est plus lemême.
– Qu’est-ce qu’il y a pour votre service,mon brave ? demanda Marmouset.
– Vous êtes l’invalide duchantier ?
– Oui.
– Mais vous n’êtes pas celuid’avant-hier ?
– Non. J’ai remplacé mon camarade hiersoir.
Parce qu’il était malade.
– Alors c’est vous qui avez passé lanuit ?
– Oui.
– On a fait un joli sabbat dans votrechantier : c’était pire que dans ma maison.
Marmouset ne sourcilla pas.
– Qu’est-ce qu’il s’est donc passé ?demanda le portier, qui était loquace au dernier point.
– C’est un maçon qui s’était endormi dansle bâtiment et qui est tombé du troisième étage.
– C’est donc ça que j’ai entenducrier.
– Oui.
– Est-ce qu’il s’est tué ?
– À peu près ; il n’est pas encoremort, mais il n’en vaut guère mieux.
– Quand j’ai entendu tout ce vacarme,poursuivit le portier, j’ai voulu me lever, mais ma femme m’en aempêché.
– Vous avez été réveillé ensursaut ?
– Oh ! non, nous ne dormions pas,nous avons des meublés dans la maison, et pour le quartd’heure, des locataires qui nous scient joliment.
– Bah ! fit Marmouset.
– Deux Anglais et une jeune fille.
– Une Anglaise !
– Oui.
– Ils rentrent tard ?
– À toute heure de la nuit. Par exemple,hier soir, la jeune fille n’est pas rentrée.
– Oh ! oh !
– À trois heures, elle est montée envoiture avec les deux Anglais pour aller au bois.
– Et elle n’est pas revenue ?
– Non.
– Ni les Anglais ?
– Pardon ; ils sont revenus tous lesdeux.
– Ah !
– Et même je crois qu’ils ont passé lanuit à faire leurs paquets, car ce matin je leur ai tiré le cordonavant le jour.
– Alors ils sont partis ?
– Oui.
Marmouset savait ce qu’il voulait savoir.
Miss Ellen avait disparu et les deux Anglaisaussi.
Comment les retrouver ?
Qu’était devenue miss Ellen, et comment sonévasion si bien combinée avait-elle échoué ?
Pour le savoir, il faut nous reporter àl’autre nuit, celle où le Limousin, s’aventurant sur la planche,était arrivé presque dans la chambre de la pauvre Anglaise.
Sir James Wood était un détective depremier mérite.
Il savait lire au fond des cœurs ; et,quelque effort que miss Ellen eût fait pour cacher ses secrètesespérances, il les avait devinées.
Miss Ellen, s’informant de l’époque où sonpère viendrait en France, avait commis une première faute.
Le calme qu’elle montrait depuis deux joursavait achevé d’éveiller les soupçons du détective.
Sir James Wood avait, on le sait, percé untrou imperceptible dans la porte.
Grâce à ce trou, il pouvait voir ce qui sepassait dans la chambre de miss Ellen.
Miss Ellen avait bien remarqué le trou, maiselle avait, rassurée du reste par les ronflements de sir James,pris la précaution d’entraîner le Limousin dans un coin de lachambre, hors du rayon visuel que le trou pouvait donner.
Seulement miss Ellen n’avait pas songé qu’il yavait une armoire à glace dans sa chambre, que lesrayons de la lune permettaient à cette glace de réfléchir son imageet celle du Limousin, et qu’elle était placée en face du trou.
Sir James Wood avait ronflé tout éveillé etn’avait pas perdu un seul des mouvements, ni aucune des paroles,quoique prononcées à voix basse, de sa prisonnière et de son futurlibérateur.
Il est même probable que si le Limousin eûtconsenti à emmener miss Ellen cette nuit-là, sir James Wood,enfonçant la porte d’un coup d’épaule, se fût élancé à leurpoursuite. Mais le Limousin s’était en allé seul.
Dès lors sir James Wood eut le temps deréfléchir et de prendre ses précautions.
Le lendemain, à l’heure du bois, sir Jamesétait aux ordres de miss Ellen.
La jeune fille monta en voiture sans défiance,et la promenade commença.
Sir James était un parfait gentleman, dureste, et on aurait pu le prendre pour l’oncle ou le père de lajeune Anglaise, dont la beauté faisait, du reste, sensation.
Comme les jours précédents, sa calèche fit letour du lac ; mais là, sir James donna l’ordre au cocher de sediriger vers le cèdre.
– Où voulez-vous donc aller ?demanda miss Ellen, étonnée de ce changement de programme.
– Miss Ellen, répondit sir James avec sonflegme habituel, j’ai quelques petites affaires personnelles àParis, et vous me pardonnerez de les faire tout en vousaccompagnant.
– Mais nous allons à Boulogne !
– Précisément.
Miss Ellen le regarda.
L’Anglais était calme, son œil bleu sansrayons, son visage aussi muet que la tête de pierre d’unsphinx.
– Allons ! murmura la jeune fille,qui ne voulait pas le contrarier de peur qu’il n’eût le moindresoupçon.
Arrivée au cèdre, la calèche descenditrapidement vers Boulogne.
Quand on fut hors du bois, miss Ellen aperçutl’autre détective se promenant dans la Grande-Rue, auprèsd’une voiture arrêtée qui paraissait stationner la depuis quelquesminutes seulement.
Sir James donna l’ordre d’arrêter.
Alors une vague inquiétude s’empara de missEllen. Elle regarda sir James.
Un sourire glissait sur les lèvres de l’hommede police.
– Il fait froid, dit-il, et le temps està la pluie ; nous allons monter dans ce coupé.
– Mais…
– Prenez ma main, dit-il, et ne merésistez pas, miss Ellen.
Il y avait dans sa voix un accent d’autoritéqui révolta la patricienne.
– Ah ! dit-elle, vous m’avez tenduun piège.
– Nullement, miss Ellen. En voiture nouscauserons.
La Grande-Rue était déserte ; lesdouaniers de la grille étaient loin, et miss Ellen se trouvait à lamerci de ses deux gardiens.
Elle obéit et monta dans le coupé.
Alors sir James s’assit auprès d’elle et levales glaces.
L’autre détective fit un signe aucocher, et, tandis que la calèche s’en allait à vide, le coupépartit comme l’éclair.
Alors sir James dit à miss Ellen :
– Vous m’avez forcé à agir ainsi, et iln’eût dépendu que de vous que nous attendissions l’arrivée du noblelord votre père. Mais vous avez cherché à nous échapper, missEllen, et il faut bien que je prenne mes précautions.
Miss Ellen avait pâli.
Sir James continua :
– Le Limousin du chantier vous attendravainement la nuit prochaine, miss Ellen.
Elle jeta un cri.
– Ah ! misérable !
– Un vilain mot que vous dites là, missEllen, je suis un honnête détective, qui fait son métier avecconscience.
– Et où me conduisez-vous donc ?
– Dans une maison de santé !
Miss Ellen jeta un nouveau, cri et voulutouvrir la portière.
Sir James se mit à rire.
– Les portières sont fermées à clef,dit-il.
Elle voulut baisser les glaces, mais unressort invisible les maintenait.
Elle essaya de regarder au travers.
Les glaces étaient dépolies.
Alors elle fut en proie à une colère de lionneprise au piège. Si elle avait eu une arme sur elle, elle auraitpoignardé sir James Wood.
Le détective était toujours calme etsouriant :
– Vous ne verrez pas si vite, dit-il, lesgens que vous cherchez.
– Vous êtes un misérable ! répétamiss Ellen.
Sir James ne répondit pas.
Le coupé roulait grand train, et la routemacadamisée avait succédé au pavé bruyant.
Miss Ellen essayait vainement de savoir où onla conduisait.
Les glaces dépolies du coupé ne lui permettaitpas de voir en dehors.
Comme elle continuait à accabler sir James deson mépris furieux et d’épithètes injurieuses, il avait tiré de sapoche un numéro du Times et s’était mis à liretranquillement.
Enfin le coupé s’arrêta un moment… puis ilroula sous une voûte sonore.
– Nous voici arrivés, dit sir James.
Et avec son flegme habituel, il remit sonjournal dans sa poche.
Le second détective était sans doutemonté à côté du cocher, car il descendit du siège et vint ouvrir laportière.
– Prenez ma main, répéta courtoisementsir James.
Miss Ellen mit pied à terre.
Alors elle regarda autour d’elle.
Le coupé venait de rouler sous une voûte, etderrière lui une porte cochère s’était refermée avec grandfracas.
Miss Ellen se trouvait dans une cour entouréede trois côtés par de hautes murailles et, du quatrième côté,bornée par un grand bâtiment carré qui ressemblait à une prison etdont toutes les fenêtres étaient garnies d’épais barreaux defer.
Un homme, qui portait un uniforme gris et bleuet une casquette cirée, était venu à sir James et le saluaitrespectueusement.
– Le directeur est-il visible ?demanda le détective.
– Oui, monsieur, répondit cet homme, quiportait un trousseau de clefs à la main.
Puis il ajouta :
– Mylord est sans doute la personne queM. le Directeur attend.
Sir James s’inclina, et l’homme entra dans lamaison, laissant les nouveaux venus dans la cour.
Miss Ellen promenait autour d’elle un œilmorne et farouche.
Sir James lui dit :
– Miss Ellen, vous devinez où vousêtes.
– Je suis dans une prison,répondit-elle.
– Non, dans une maison de fous.
Elle frissonna.
– Mais vous n’y resterez que deux jours,fit le détective. Car lord Palmure viendra vous y chercherle soir même de son arrivée.
– Mais je ne suis pas folle !s’écria-t-elle.
– Non, mais nous ne sommes pas enAngleterre, ici, où il y a des prisons non moins variées queconfortables, depuis Newgate jusqu’à Bath square, en passant parWhite-Cross.
Quand nous autres, étrangers, nous demandons àla police française de vouloir bien se charger provisoirement d’unprisonnier, elle nous désigne soit une prison, soit une autre.Auriez-vous préféré Saint-Lazare ?
Ce nom arracha un geste d’horreur à missEllen.
Sir James poursuivit tranquillement :
– J’avais songé d’abord à une maison desanté ordinaire, mais une énergique et intelligente personne commevous s’évaderait trop facilement d’un pareil endroit. Et puis unmédecin n’ose pas prendre une responsabilité semblable.
– C’est-à-dire, fit miss Ellen avecdédain, que vous n’avez pas trouvé en lui un complice assez sûrpour vos infamies.
Sir James haussa les épaules.
– Pas de ces vilains mots, miss Ellen,répéta-t-il : d’ailleurs, je vais vous débarrasser de maprésence.
L’homme au trousseau de clefsrevint :
– M. le directeur attend mylord,fit-il.
Sir James se pencha vers miss Ellen :
– Je vous jure, dit-il, que vous sereztraitée ici avec les plus grands égards, si toutefois vous nefaites pas trop de résistance.
– Et si je résistais ?demanda-t-elle.
En parlant ainsi, la hautaine jeune fillesemblait vouloir pulvériser le détective de sonregard.
– On vous donnerait une douche.
Miss Ellen frissonna de nouveau.
Un souvenir rapide, un sourire effrayant etsinistre, venait de traverser son esprit.
Elle se rappelait avoir visité Bedlam, lacélèbre maison d’aliénés de l’Angleterre, et avoir vu desmalheureux qui se mettaient à genoux et se tordaient les mains,suppliant qu’on leur fît grâce de ce supplice épouvantable.
Sir James profita de ce mouvement d’effroipour ajouter :
– Miss Ellen, j’ai un ordre d’arrestationparfaitement en règle, et tout ce que vous pourriez dire audirecteur, en lui prouvant que vous n’êtes pas folle, ne serviraità rien.
Le directeur n’est pas un médecin, c’est ungeôlier. Il exécute purement et simplement les ordres reçus.
Et il força miss Ellen à s’appuyer sur sonbras, et tous deux suivirent l’homme au trousseau de clefs.
Le cabinet du directeur était aurez-de-chaussée, dans un corridor du premier bâtiment, car lamaison paraissait composée de plusieurs corps de logis reliés entreeux par des cours intérieures.
C’était une pièce vaste et froide, auxtentures sombres. Un homme de cinquante ans, grand, maigre, livided’aspect, se leva d’un bureau devant lequel il était assis, etsalua.
– Monsieur le directeur, dit sir James,je vous amène la jeune lady dont j’ai eu l’honneur de vousentretenir par lettre en vous faisant parvenir l’ordre de lapréfecture de Police et le visa de l’ambassade d’Angleterre.
– On a préparé une chambre àmademoiselle, répondit le directeur, qui regarda miss Ellen avec unœil sans chaleur.
Miss Ellen comprit que cet homme était unverrou incarné.
En même temps le directeur tira à lui un glandde sonnette qui pendait au-dessus de son bureau.
Aussitôt deux infirmiers entrèrent.
– Conduisez mademoiselle au numéro 13,dit-il.
– Monsieur, dit-elle, est-ce comme follequ’on m’enferme ici ?
– Probablement, répondit-il, puisque vousêtes dans une maison de fous.
Cet homme était plus flegmatique encore quesir James Wood.
Miss Ellen, comprit qu’elle n’avait rien àattendre de lui, et accablant le détective d’un dernierregard de mépris, elle suivit les infirmiers.
*
**
Quelques minutes après, sir James Wood et soncompagnon remontaient en voiture.
– Où allons-nous ? demandaitcelui-ci.
– Rue Louis-le-Grand.
– Chercher les hardes de missEllen ?
– D’abord. On les lui enverra dans lasoirée. Et puis nous allons attendre le maçon.
– Je suppose qu’on ne lui ouvrira pas lafenêtre ?
– Au contraire.
– Plaît-il ? dit le seconddétective.
– Cet homme s’est mêlé de ce qui ne leregardait pas, dit froidement sir James Wood, il est juste qu’ilsoit puni.
Et ce fut ainsi que le sort du malheureuxLimousin avait été résolu.
Dans quelle maison de santé, dans quelquartier se trouvait miss Ellen ?
Voilà ce que Marmouset ne savait pas, et cequ’il voulait savoir à tout prix.
Marmouset, après avoir acquis la convictionque sir James Wood et le second détective avaient quitté la maisonde la rue Louis-le-Grand et que miss Ellen n’y était pas rentrée laveille, Marmouset, disons-nous, reprit le chemin de chez lui.
Il n’était pas encore sept heures dumatin.
Dans les maisons à petits locataires on estmatinal ; mais rue Auber, où il n’y a que de grandsappartements, les concierges dorment la grasse matinée.
Marmouset jeta son nom en passant devant laloge, et le concierge, encore endormi, n’ouvrit pas même lesyeux ; sans cela, il eût trouvé au moins étrange ledéguisement de son locataire.
L’invalide avait bu deux ou trois verres derhum et dormait du sommeil du juste.
Marmouset attendit d’avoir changé de vêtementspour l’éveiller.
– Hé ! camarade, lui dit-il alors,vous avez eu plus chaud que moi ici.
– Il est vrai, dit l’invalide en ouvrantles yeux.
– Reprenez votre uniforme, mon brave, ditMarmouset et puis vous me rendrez un petit service.
En même temps Marmouset se plaça devant unetable et écrivit ces mots à Milon :
« J’ai besoin de toi. Viens tout desuite. »
Puis, fermant ce billet, il le remit àl’invalide, qui avait de nouveau endossé sa capote.
– Évidemment, lui dit-il, vous rentrez auGros-Caillou ?
– Oui, monsieur.
– Cela ne vous allongera pas beaucoup depasser par la rue de Marignan, et vous me ferez plaisir de porterce mot à l’entrepreneur.
– Oh ! je sais où il demeure, ditl’invalide en prenant le billet.
– Maintenant, dit encore Marmouset, jevais vous demander votre parole d’honneur de soldat, mon ami, quevous ne parlerez plus à personne de ce qui s’est passé la nuitdernière, ni de la petite Anglaise, ni de moi qui vous ai empruntévotre uniforme. Si je vous la demande, c’est parce que de grandsintérêts sont en jeu, qu’une indiscrétion pourrait lescompromettre.
L’invalide donna sa parole d’autant plusvolontiers qu’il s’intéressait à miss Ellen, qu’il aimait le pauvreLimousin, son compagnon de nuit, et que Marmouset lui allait, commeon dit.
Marmouset lui mit une dizaine de louis dans lamain.
Le soldat voulut refuser. Mais le jeune hommelui dit avec une bonhomie charmante :
– Je suis quatre ou cinq foismillionnaire. Prenez ; c’est pour vos camarades de là-bascomme pour vous.
L’invalide s’en alla sans perdre une minutetrouver Milon et lui remit la lettre.
Milon se jeta dans une voiture de place etaccourut rue Auber.
– Mon ami, lui dit alors Marmouset,écoute-moi bien. L’Anglaise a disparu.
– Elle n’est plus rueLouis-Le-Grand ?
– Non.
– Depuis quand ?
– Depuis hier.
– Alors elle n’était pas là quand on afait faire la culbute à mon pauvre Limousin ?
– Non.
– Et savez-vous où elle est ?
– Si je le savais, je ne te ferais pasvenir pour que tu m’aides à la chercher.
– Autant trouver une aiguille dans unebotte de foin.
Marmouset eut un sourire :
– Mon bon Milon, tu seras toujours un peusimple. Rocambole parvenait quelquefois à t’ouvrir l’esprit. MaisRocambole n’est plus là…
– Je redeviens tout à fait bête ;c’est vrai, dit Milon.
– Pourtant, suis bien monraisonnement.
– Parlez…
– Cette Anglaise, qui est venue à Parispour y chercher un certain Milon et une certaine Vanda, venaitévidemment de la part de Rocambole, lequel est peut-être en périlet a besoin de nous.
– Certainement elle venait de sa part, çan’est pas douteux, dit Milon.
– Donc, il faut la retrouver, l’arracheraux gens qui l’ont fait disparaître, et savoir ce que nous veutRocambole.
– Mais comment la retrouver ?
– Dans les pays de frontière, poursuivitMarmouset, on pince les contrebandiers en épiant leurs chiens.
– Bon !
– Miss Ellen, – puisqu’elle se nommeainsi, – ne fait pas la contrebande et n’a sans doute pas de chien,mais elle est suivie, gardée à vue par ces deux hommes, quiévidemment sont des ennemis de Rocambole, puisqu’ils veulentl’empêcher de se rencontrer avec toi et Vanda.
– Après ? fit Milon.
– Donc, reprit Marmouset, ce sont cesdeux hommes qu’il faut retrouver d’abord.
– Mais où ?
– Quand nous saurons où ils sont, nousaurons miss Ellen.
– Mais les deux hommes ?…
– Sont évidemment des gens de la hautepolice anglaise, ce qu’on appelle des détectives.
– Eh bien ?
– Et rien n’est plus facile que de lesretrouver, eux.
– Mais comment ?
– As-tu de l’argent chez toi en cemoment ?
– Il m’est rentré cent mille francs hiermatin.
– Où sont-ils ?
– Dans une caisse.
– La caisse que tu as achetée àLondres ?
– Oui.
– J’ai la pareille. Eh bien ! je tevolerai demain tes cent mille francs.
– Plaît-il ? dit Milonstupéfait.
– Aucun serrurier français ne pourraitforcer cette caisse, n’est-ce pas ?
– Certainement non.
– Il n’y a qu’un voleur anglais qui aitpu se procurer les empreintes nécessaires à fabriquer les clefs quila ferment. Comprends-tu ?
– Pas encore, dit Milon.
– C’est pourtant bien simple. Tu es volé,tu t’adresses à la Préfecture. Les agents français acquièrent laconviction que tu as été volé par un Anglais ; et ilss’adressent aux deux détectives qui se trouvent en ce moment àParis pour les aider à trouver le voleur.
– Mais les agents français savent-ils queles détectives sont ici ?
– J’en ai la certitude, et je vais te leprouver.
– Ah !
– Ensuite je t’expliquerai le petit planque je viens d’imaginer et que Rocambole lui-même nedésapprouverait pas.
Sur ces mots, Marmouset alluma un cigare, etMilon devint de plus en plus attentif.
Marmouset reprit :
– En rapprochant le récit que nous a faitl’invalide, parlant pour le Limousin, de ce que je devine, voici cequi a pu se passer :
Miss Ellen, que nous envoie Rocambole, estarrivée à Paris.
À peine débarquée, elle s’est mise en campagnepour nous retrouver ; mais les détectives sont arrivés et sesont constitués ses gardiens.
Or, mon ami, voilà où j’acquiers la certitudeque la police française s’est mêlée de cette affaire. La loianglaise ne peut rien en France, et il aurait suffi que miss Ellense plaçât sous la protection du commissaire de police du quartierpour qu’elle fût débarrassée de ses deux drôles.
– Pourquoi donc ne l’a-t-elle pasfait ?
– Parce que les deux détectives avaientpris les devants.
– Comment cela ?
– Ils ont dû aller à l’ambassadeanglaise, laquelle les aura recommandés à la Préfecture depolice.
– Et la préfecture de police ?
– Leur aura donné un ordre d’arrestationavec la faculté de ne pas s’en servir, si cela n’était pasnécessaire.
– Ah ! je comprends, dit Milon.
– Donc, suis bien mon raisonnement. Tu ascent mille francs dans ta caisse.
– Bon !
– Je te les vole.
– Ce qui n’est pas dangereux, dit Milonen riant.
– Tu vas porter plainte et la police semet en campagne.
– Et puis ?
– Dès la première investigation, ellereconnaît que le voleur ne peut être qu’un Anglais.
– À quoi voit-elle cela ?
– Ne t’en préoccupe pas, c’est monaffaire.
– Fort bien.
– La police songe alors aux deuxdétectives qui ont probablement enfermé miss Ellen, et elle se meten rapport avec eux.
– Ah ! ah !
– Dès lors, je me fais chasser par eux,et tandis qu’ils me prennent pour le gibier, je deviens réellementle chasseur, et nous retrouvons miss Ellen.
Milon regarda Marmouset avec une naïveadmiration :
– Il y a des moments, dit-il, où je vousprendrais volontiers pour le maître lui-même.
Marmouset se prit à sourire :
– Il est probable, dit-il, que siRocambole n’avait pas trouvé de l’étoffe chez moi, il ne m’auraitpas fait son élève, et, d’un affreux voyou que j’étais, il n’auraitpas fait un parfait gentleman.
– Cela est vrai, fit Milon. Mais…
– Mais, quoi ?
– Vous me volez mes cent mille francs, eton vous arrête.
– Cela dépendra.
– Comment vousjustifierez-vous ?
– D’abord, on ne m’arrêtera pas.
– Ah !
– Et puis, si on m’arrêtait, je sauraisbien me tirer d’affaire, sois tranquille.
– Alors, c’est bon, dit Milon, faisonscomme il vous plaira.
– À quelle heure es-tu chez toi,toujours ?
– À midi, c’est le moment où mes maîtrescompagnons viennent prendre mes ordres.
– C’est bon, rentre chez toi etattends-moi.
Et Milon, docile, Milon le colosse s’enalla.
*
**
Comme on a pu le voir, Milon était revenu àson ancien métier ; car, on se souvient qu’après la mort de samaîtresse, la mère d’Antoinette et de Madeleine, et avant queM. de Monfort l’envoyât au bagne, il s’était faitmaçon.
Marmouset l’avait commandité, et en attendantqu’un ordre de ce maître mystérieux qu’on appelait Rocambole luidonnât une autre mission, il occupait des centaines d’ouvriers etfaisait tout doucement fortune.
Milon habitait rue de Marignan, à deux pas del’hôtel de Vanda.
La maison, à de certaines heures, avait toutel’animation d’une vaste administration, les jours de payesurtout.
Les ouvriers du bâtiment, maçons, tailleurs depierre, ravaleurs, menuisiers, couvreurs, charpentiers etserruriers s’y croisaient sans relâche.
Le vieux colosse était là, actif,bienveillant, juste surtout, écoutant les réclamations, donnant desordres à ses contremaîtres, et, du fond de son bureau, faisantmarcher vingt constructions différentes.
Or, ce jour-là était précisément un samedi, lepremier samedi du mois, et Milon réglait ses comptes d’ouvriers,lorsque, au moment où midi sonnait, une voiture s’arrêta à laporte.
C’était une voiture de grande remise, louée àla journée, et de laquelle les ouvriers qui, en attendant leurtour, s’étaient approchés de la fenêtre du bureau de Milon, virentdescendre un personnage singulier.
Était-ce un jeune homme ou un vieillard ?Nul n’aurait pu le dire.
C’était un homme au visage coloré, aux favorisd’un rouge ardent, au front un peu chauve et qui était affligé d’unpénible embonpoint.
Il portait un habit bleu et un pantalon tropétroit ; son cou disparaissait dans un large faux-col roidecomme du parchemin.
D’énormes breloques étaient suspendues à songilet, et il avait de gros diamants à sa chemise.
Enfin, il s’appuyait péniblement sur une canneà pomme d’or et était coiffé d’un de ces grands chapeaux à formedroite qu’on ne fabrique qu’en Angleterre.
– Maître Milon ? demanda-t-il à laservante qui vint lui ouvrir.
On l’introduisit dans le bureau.
Milon le regarda avec étonnement.
– Mossié, dit le personnage, je avél’honneur de vous salouer, je été lord Candaule, pair d’Angleterre,et je été descendu à Meurice hôtel.
Milon tressaillit et salua.
– Le docteur de moâ, poursuivit mylord,il ordonnait le séjour de Paris pour la santé de moâ, et je voléconstruire une maison pour moâ dans les Champs-Élysées.
Milon se leva, ouvrit une porte qui donnaitdans une pièce où était la caisse, et il y fit entrer le nouveauvenu.
Alors, quand la porte se fut refermée,l’Anglais se mit à rire :
– Tu ne me reconnais donc pas ?fit-il sans aucun accent anglais cette fois.
– Marmouset ! exclama Milon.
– Pardieu !
– Oh ! le diable lui-même…
– Tu penses bien, dit Marmouset, rianttoujours, que ce n’est pas la peine d’être l’élève de Rocambolepour ne pas savoir se grimer et se déguiser.
– Comment ! c’est vous ?
– C’est moi.
– Et vous venez me voler ?
– Non, pas encore. Je viens préparer monvol.
– Ah !
– Seulement, je voulais être vu, et c’estpour cela que j’ai choisi l’heure où tu as beaucoup de monde.
– Maintenant, causons…
Et Marmouset que, selon l’expression de Milon,le diable lui-même n’aurait pas reconnu, s’assit tranquillement enface de Milon stupéfait.
– Montre-moi ta caisse, dit alorsMarmouset.
Milon tira une clef de sa poche et ouvritd’abord une porte qui se trouvait dans le mur.
Cette porte ouverte, Marmouset aperçut unplacard, et, dans ce placard, une caisse d’origine anglaise.
Elle sortait des ateliers de William S.Helley, coffretier-serrurier dans Hosborne street, au n° 152,à Londres.
De la hauteur d’une armoire à glace ordinaire,elle pouvait peser mille kilogrammes et était à l’épreuve du fer etdu feu.
Comme les caisses françaises, elle n’avaitpoint un clavier de lettres ; une simple serrure constituaitsa fermeture.
On voyait au milieu une petite ouverturehexagone de la dimension d’un pois ; c’était le passage de laclef.
Seulement, une fois dans la serrure, cetteclef devait tourner tantôt à gauche, tantôt à droite, pendant uncertain nombre de fois, et le possesseur seul de la clef avait danssa tête ce chiffre-là.
Milon prit sa clef, qui ne le quittait jamaiset faisait partie d’un petit trousseau qu’il portait suspendu à soncou par une chaîne d’acier.
– Ouvre-moi la caisse, dit encoreMarmouset.
Milon obéit.
– Où sont tes cent millefrancs ?
– Dans le portefeuille.
– Fort bien. Retire la clef et laisse tacaisse ouverte.
– Et puis ?
– Maintenant, ferme la porte duplacard.
Milon obéit encore.
Alors, Marmouset examina cette seconde serrureet dit :
– Celle-là n’est pas méchante. Onl’ouvrirait avec une paille.
– Mais, enfin, demanda Milon, quecomptez-vous faire ?
– Je vais sortir d’ici d’abord.
– Bon !
– Tu me reconduiras, et, devant tout lemonde, tu me diras : Mylord, j’aurai l’honneur de vousrecevoir à quatre heures.
– Fort bien.
– Quand je serai parti, tu recommanderasà ta servante de m’introduire dans ton cabinet aussitôt que je meprésenterai. Naturellement, j’arriverai un peu avant quatre heures,et tu t’arrangeras de façon à être en retard. Il faut qu’on puisseconstater que j’ai passé trois quarts d’heure dans ton cabinet.
– Mais, quand j’arriverai ?
– Moi, je serai parti, en disant quej’avais un rendez-vous pressé, et que je ne puis attendre pluslongtemps.
Tu entreras dans ton cabinet, tu trouveras tonplacard foncé et ta caisse ouverte.
– Tout cela est très bien, dit Milon…mais après ?
– D’abord, tu ne rentreras pas tout seul.Tu reviendras avec un de tes contremaîtres ; un de ceux quisont dans la pièce voisine en ce moment. Le vol constaté, tuprendras ta course vers l’hôtel Meurice, où, naturellement, tu n’asjamais vu lord Candaule ; puis chez le commissaire, et enfin àla préfecture, où tu dénonceras mon signalement exact au chef de laSûreté.
– Et… enfin ?
– Enfin tu ne t’occuperas plus de rien.Tu penses bien que tes cent mille francs ne seront pas perdus,ajouta Marmouset en souriant.
Milon le reconduisit avec forcerévérences.
En traversant le bureau, Marmouset avaitrepris son baragouin anglo-français, et Milon lui dit :
– Si vous voulez vous donner la peine,mylord, de revenir à quatre heures, je serai tout entier à votredisposition, et nous irons voir le terrain à vendre dont je viensde vous parler.
– Aoh ! fit Marmouset. Combien detemps faut-il à vous pour bâtir une maison à moâ ?
– Trois mois.
– Trop de temps ! dit l’Anglais.
– On peut y arriver en deux mois etdemi.
– Et plus vite encore ?
– Alors, il faudrait travailler la nuit àla lumière électrique.
– Aoh ! electric-light. Je voulais,moâ.
– Mais c’est très cher.
– Aoh ! je payerai beaucoup debank-notes, moâ !…
Et Marmouset partit.
– Patron, dit alors un des contremaîtres,on fera de jolis bénéfices avec ce client-là, hein ?
– Nous prendrons une revanche deWaterloo, répondit Milon avec son gros rire.
Et Milon acheva de régler ses comptes,congédia ses ouvriers et monta dans son cabriolet pour allervisiter les chantiers.
En parlant, il n’eut garde de recommander à saservante d’introduire l’Anglais aussitôt qu’il se présenterait.
*
**
Cependant, le plan de Marmouset devait êtrelégèrement modifié par un événement tout à fait imprévu.
Au moment où Milon s’en allait, un hommecheminait tristement sur le trottoir, de l’autre côté de larue.
Milon l’aperçut, et l’émotion qu’il éprouvafut telle, qu’il retint si brusquement son cheval, que l’animal secabra à demi.
Le colosse passa les rênes à son petitdomestique et s’élança à terre.
L’homme qu’il avait aperçu, c’était cetAnglais en haillons qui s’était présenté chez lui déjà en luiparlant de l’homme gris.
– Ah ! enfin ! je vousretrouve ! s’écria Milon en lui saisissant vivement lesmains.
– Oui, monsieur, répondit Shoking, carc’était bien notre ancien ami de Londres, le fidèle compagnon dumystérieux homme gris.
Milon parlait assez bien l’anglais, et ce futdans cette langue qu’il continua :
– Vous reveniez chez moi ?
– Oui, je suis très misérable, ditShoking, et, faute de retrouver la lettre que j’avais pour vous etqu’on m’a volée, nous sommes, moi, la femme et l’enfant avec qui jesuis venu en France, dans la plus profonde détresse.
– Vous n’avez plus besoin de lettre, ditMilon. Ma bourse vous est ouverte.
Shoking le regarda avec une sorte dedéférence.
– Vous m’étiez envoyé par l’hommegris ?
– Oui.
– Eh bien ! c’est mon amiintime.
– Ah ! fit Shoking.
– Mais, reprit Milon, qui songea soudainà miss Ellen, dites-moi, puisque vous avez vécu avec l’homme gris,si vous avez connu une jeune fille anglaise du nom de missEllen ?
– Miss Ellen ! s’écria Shoking.
Et Milon le vit pâlir, tandis qu’un regardplein de haine jaillissait de ses yeux.
– Oui, miss Ellen, répéta Milon.
– C’est la plus mortelle ennemie del’homme gris ! s’écria Shoking.
Et Milon recula abasourdi,murmurant :
– Et nous qui voulions la délivrer.
La rue Marignan est solitaire comme toutes lesrues nouvelles du quartier des Champs-Élysées. Milon et Shokingétaient donc sur le trottoir absolument aussi isolés que s’ils sefussent trouvés en tête-à-tête dans le bureau del’entrepreneur.
– Vraiment ? reprit Milon, quiparvint à dompter l’émotion qui s’était emparée de lui, vous ditesque cette miss Ellen est la mortelle ennemie de Rocambole – pardon,de l’homme gris ?
– Oui.
– Quelle preuve pouvez-vous m’endonner ?
– Venez avec moi, dit Shoking. Jenny etson fils vous répéteront mes paroles.
– Qu’est-ce que Jenny ?
– La mère de Ralph.
– Et Ralph ? demanda Milon.
– C’est l’enfant qui sera un jour le chefde l’Irlande régénérée.
– Et ils sont en France ?
– Ils sont à Paris. C’est moi qui les aiamenés. L’homme gris nous avait donné de l’argent quand nous sommespartis, et puis une lettre de crédit sur vous. Huit jours aprèsnotre arrivée, on nous a volés.
– Et vous n’avez pas portéplainte ?
Un sourire triste passa sur les lèvres deShoking.
– Ceux qui nous ont volés, dit-il, sontplus puissants que nous, et la loi ne les atteint pas.
– En France, dit Milon, la loi atteinttout le monde.
Shoking secoua la tête.
– Ceux-là ne sont pas Français, dureste ; ce sont nos ennemis de Londres qui nous ont suivis, etl’homme gris n’est plus là pour nous protéger.
– Et où sont cette femme et cetenfant ?
– Ils habitent avec moi une mansarde àdeux pas de l’hôpital de Lourcine, dans le plus pauvre quartier deParis, le faubourg Saint-Marcel.
– Tiens, dit Milon, j’ai précisément unchantier par là ; allons les voir, je ferai d’une pierre deuxcoups.
Puis, revenant toujours à son idée :
– Ainsi vous dites que miss Ellen étaitl’ennemie de l’homme gris ?
– L’ennemie acharnée, mortelle, et j’aibien peur que mon pauvre maître ne se soit enterré avec elle.
– Comment cela ?
– Il prétendait qu’il forcerait missEllen à l’aimer.
– Ah ! dit Milon, qui songea à cedon merveilleux de fascination que possédait Rocambole.
Mais ces derniers mots de Shoking ne pouvaientpas modifier l’impression première ressentie par Milon.
– Attendez-moi là, dans ma voiture,dit-il à Shoking, je rentre une minute chez moi, et puis je vousrejoins et nous irons ensemble voir la mère et l’enfant.
Comme Milon n’était qu’à quelques pas de samaison, il y retourna à pied, remonta dans son bureau et écrivit lalettre suivante :
« Le vol est inutile. Nous n’avons plus ànous occuper de miss Ellen. J’ai revu l’Anglais qui venait au nomde l’homme gris. Il m’affirme que miss Ellen est une ennemie et nonune amie, et qu’elle est acharnée à la perte de Rocambole.
« Au lieu de vous en aller, attendez-moi,je vais jusqu’à la rue de Lourcine, et je reviens.
« MILON. »
Puis il remit cette lettre à sa servante etlui dit :
– Quand le milord viendra, tul’introduiras dans mon cabinet.
– Oui, patron.
– Et tu lui remettras cette lettre en lepriant de m’attendre.
– Oui, patron, répéta la servante enprenant la lettre.
– Plus souvent, murmura le naïf Milon,que nous porterons secours aux ennemis du maître !
Et il s’en alla rejoindre Shoking.
*
**
À quatre heures moins un quart, une voitures’arrêta devant la maison de Milon.
Le mylord anglais, – c’est-à-dire Marmouset, –en descendit.
La servante lui remit la lettre ; puiselle l’introduisit avec force révérences dans le cabinet dupatron.
Marmouset ouvrit la lettre et la lut.
– Ma foi ! murmura-t-il, décidément,Milon a raison quand il dit lui-même qu’il est un peu naïf.
Et s’asseyant devant le bureau del’entrepreneur, Marmouset prit une plume et écrivit :
« Tu es un niais. Si Miss Ellen était uneamie de Rocambole, il fallait la délivrer.
« Si elle est une ennemie, il faut ladélivrer d’autant plus et s’en servir au besoin comme d’uninstrument.
« Par conséquent, j’emporte les centmille francs, et je t’engage à ne pas perdre une minute pour allerfaire ta déclaration à la police. »
Cette lettre écrite, Marmouset poussa leverrou de la porte, afin de n’être pas dérangé.
Puis il tira de sa poche un rossignol et unciseau à froid.
– Voyons, se dit-il en souriant, si je mesouviens encore de mon ancien métier.
Et il se dirigea vers le placard quirenfermait la caisse.
En un tour de main, le placard fut forcé.
Milon, on s’en souvient, avait laissé lacaisse ouverte.
Marmouset prit le portefeuille et le fitdisparaître dans une des poches de son waterproof.
Après quoi, il referma la porte du placard, etcomme la serrure ne fonctionnait plus, il mit une chaisedevant.
Il attendit encore environ un quartd’heure.
– Maintenant, filons, se dit-il.
Et il sortit du cabinet la lettre à lamain.
La servante était au rez-de-chaussée de lamaison, et n’avait rien entendu du bruit que Marmouset avait étéobligé de faire pour forcer le placard.
– Aoh ! lui dit-il, votre maîtremanquait complètement d’éducation en faisant attendre un lord commemoâ. Vous lui remettre cette lettre de moâ.
Et prenant un air majestueux et blessé, il mitdeux louis dans la main de la servante un peu étonnée, se dirigeavers la porte et remonta dans sa voiture.
Tout cela fut fait très rapidement, et lefiacre qui avait amené milord était déjà loin, que la pauvreservante n’était pas encore revenue de sa surprise.
Marmouset se fit conduire aux Champs-Élysées,s’arrêta au coin de la rue de Morny, paya le cocher etdescendit.
Puis il gagna à pied les terrains vagues danslesquels se trouvait l’entrée de cette cave qui avait servi de lieude réunion aux compagnons de Rocambole la nuit précédente. Il avaitrelevé le col de son waterproof, de sorte qu’il n’attira pointl’attention des rares passants qu’ilrencontra.
Il entra dans les terrains vagues, gagnal’escalier de la cave et s’y engouffra.
Marmouset allait changer de costume, sedépouiller de ses favoris roux et de son gros ventre et reprendreson apparence ordinaire.
Son cocher, qui avait un mot d’ordre sansdoute, l’attendait au Trocadéro.
Marmouset, après cette nouvelle métamorphose,sortit de la cave, reprit la rue de Morny, gagna le Trocadéro,remonta dans son coupé et retourna tranquillement chez lui, rueAuber, en se disant :
– Mais si miss Ellen est notre ennemie,raison de plus pour la retrouver ! Décidément, je ne feraijamais rien de ce pauvre Milon.
Cependant Milon avait suivi Shoking.
Le trajet de la rue de Marignan à la rue deLourcine, considérable autrefois, est relativement court maintenantpar le boulevard des Invalides et le boulevard Montparnasse, quis’appelle boulevard de Port-Royal, dans son prolongement à traversle faubourg Saint-Marcel et le quartier des Gobelins.
Au bout de cette dernière avenue, on prend larue Pascal, on longe l’hôpital et on tombe dans l’antique rue duChamp-de-l’Alouette.
Ce fut là que Shoking conduisit Milon.
Là aussi on commence à pressentir un Parisnouveau ; mais un Paris encore informe, un champ de batailleplutôt qu’une ville, un monde qui sort du chaos.
La pioche des démolisseurs a déjà bouleverséce vieux faubourg misérable et peu pittoresque du reste ;puis, après les démolisseurs, modernes Vandales, sont venus lesLimousins reconstructeurs.
Mais ni les uns ni les autres n’ont achevéleur œuvre.
La vieille maison tombe çà et là parlambeaux ; la nouvelle sort à peine de terre.
C’est le manteau d’Arlequin en pierres et engravats. Comme dans Chaillot métamorphosé, il y a beaucoup deterrains vagues à côté de maisons toutes neuves, et la pierre detaille qui monte au soleil a pour voisine encore la vieille baraqueaux murs vermoulus, aux allées noires, aux cinq étages écrasés,ventrus, hideux, à la cour sans air et sans lumière de cinq piedscarrés, entre les pavés de laquelle pousse verte, humide et drueune herbe de cimetière.
Vers le milieu de la rue, sur la gauche, enentrant par la rue Pascal, il y avait une de ces maisons-là.
En face était un chantier de construction.
Devant le chantier un écriteau, et sur cetécriteau ces mots :
Milon, entrepreneur de maçonnerie.
– C’est ici, dit Shoking en montantl’allée noire de la vieille maison.
– En face de mon chantier, dit Milon.
– C’est parce que j’ai vu votre nom là,reprit Shoking, que j’ai pu me procurer votre adresse. Puis, commevous m’aviez mal reçu, je n’osais plus revenir. Seulement, Jenny etmoi, nous espérions toujours que vous viendriez visiter vos travauxet que vous auriez pitié de nous.
– Hélas ! dit Milon, j’ai tant deconstructions en train dans Paris, que je ne puis les surveillertoutes et que je me repose pour les plus éloignées sur mescontremaîtres. Je suis pourtant venu ici l’autre jour.
– Je ne vous ai pas vu, dit Shoking.Depuis huit jours, du reste, j’avais trouvé un peu d’ouvrage.J’étais entré comme palefrenier chez un marchand de chevaux, duboulevard de l’Hôpital. Mais il a vendu la moitié de son écurie etil n’a plus besoin de moi.
Tandis que Milon et Shoking échangeaient cesquelques mots, deux hommes avaient passé et repassé plusieurs foisdevant le chantier, et semblaient s’intéresser quelque peu à ce quepouvaient faire ensemble le pauvre Shoking en haillons etM. Milon, le riche entrepreneur.
Ces deux hommes n’avaient riend’extraordinaire à première vue, et ils paraissaient même être desimples flâneurs du quartier, se promenant pour prendre l’air etrendre hommage au génie de M. le Préfet de la Seine.
Mais ils parlaient bas, et, à un moment donné,Shoking, auprès duquel ils passaient, tressaillit.
Il avait cru surprendre un mot d’anglais.
Ce geste de surprise de Shoking ne leuréchappa probablement pas, car ils s’éloignèrent aussitôt.
– Qu’avez-vous donc ? demandaMilon.
– Il me semble que ce sont des Anglais,dit Shoking.
– Ce n’est guère le quartierpourtant.
– Méfions-nous-en…
– Pourquoi ?
– Parce que très certainement la policede Londres, qui nous a fait voler à notre arrivée à Paris, ne nousperd pas de vue.
Milon haussa les épaules.
– S’ils font les méchants avec nous,dit-il, je les ferai assommer par mes Limousins. Allons voir lamère et l’enfant.
Et tous deux s’engouffrèrent dans l’alléenoire de la vieille maison ; mais les deux hommes quiparlaient anglais étaient demeurés au coin de la rue Pascal, et ilsles avaient vus entrer.
Shoking n’avait point chargé le tableau de lamaison où Jenny, Ralph et lui se trouvaient depuis leur arrivée àParis.
Une pauvre chambre sans meubles, sanscheminée, ouvrant sur les toits par une tabatière, était tout leurlogis.
La mère et l’enfant couchaient sur un grabat,Shoking s’accommodait d’un tas de paille.
Il y avait un morceau de pain et une cruched’eau sur une table boiteuse.
Milon fut frappé de ce dénûment profond, enmême temps que de la beauté un peu souffrante et du grand air derésignation et de dignité de l’Irlandaise.
Shoking sauta au cou de Jenny :
– Nous sommes sauvés, dit-il, voilàM. Milon, l’ami de l’homme gris, notre père.
Milon se prit à caresser l’enfant, qui leregardait avec ses grands yeux un peu étonnés.
– Mes amis, dit-il, vous ne resterez pasici un jour de plus. Ma maison est grande, et vous y vivrez avecmoi jusqu’à ce que le maître nous ait donné de ses nouvelles etm’ait transmis des ordres à votre égard.
Et comme les inquiétudes de Milon à propos deRocambole le reprenaient, il se prit à la questionner.
Le récit de Jenny fut en tout semblable àcelui de Shoking, et il se trouva que leur version coïncidait aveccelle de Vanda, qui revenait de Londres.
Puis, Shoking lui raconta alors que, débarquésà Paris avec des lettres et de l’argent, ils avaient été volés.
Par qui ? Ils ne l’avaient pas sud’abord ; mais le maître de l’hôtel garni dans lequel ilsétaient descendus s’était parfaitement souvenu qu’un autre Anglaisavait occupé une chambre voisine sur leur carré et était partiprécipitamment le jour du vol.
– Le mal n’est pas grand, leur dit Milon,puisque vous m’avez retrouvé et que j’ai de l’argent.
Alors il convint avec Shoking, à qui il remitune dizaine de louis, que celui-ci irait acheter des vêtementsconvenables pour eux trois, qu’il prendrait une voiture et seferait conduire rue de Marignan, avec Ralph et Jenny.
Et, se souvenant de Marmouset, qui devaitvenir chez lui à quatre heures, et qui, certainement, pensait-il,renoncerait à voler les cent mille francs après avoir lu sa lettre,il les quitta et regagna son cabriolet.
Les deux hommes qui parlaient anglais étaienttoujours dans la rue.
Ils regardèrent Milon s’éloigner, et Milon neles vit pas.
Alors l’un des deux murmura :
– Il faut pourtant que nous sachions ceque ce gros homme est allé faire là-haut.
Ces deux hommes qui parlaient anglais et quiavaient examiné Milon et Shoking avec tant d’attention, n’étaientautres que sir James Wood et son collègue, l’autre détective.
– Vous voyez, Edward, lui dit sir JamesWood, que nous n’avons pas perdu notre temps depuis hier, puisquenous avons mis en sûreté miss Ellen et que nous avons retrouvé lestraces de Shoking, de l’Irlandaise et de son fils.
– Assurément non, répondit le seconddétective ; seulement je me demande ce que nous allons faire àprésent.
– Que voulez-vous dire ?
– Nous avions mission de nous assurer dela personne de miss Ellen.
– Sans doute.
– Mais quelle est notre mission vis-à-visde ces trois mendiants ?
Sir James Wood se prit à sourire :
– Jusqu’à présent, dit-il, j’ai été latête qui pense et vous étiez simplement le bras qui agit. Mais vousm’avez donné depuis quinze jours assez de marques de sagacité et deprudence pour que je vous initie au but véritable de notre voyageen France.
– Je vous écoute, dit le seconddétective.
– Ne restons pas ici, reprit sir James.Bien que le quartier soit peu fréquenté, il est inutile d’attirerl’attention. Promenons-nous de long en large, sans toutefois perdrede vue cette maison.
Et sir James montrait la masure où setrouvaient Shoking, Ralph et Jenny.
Puis, prenant son compagnon par lebras :
– Nous sommes envoyés à Paris, nonseulement par lord Palmure, mais encore par le révérend Patterson,qui, vous le savez, est le chef occulte de la religionanglicane.
– Ah ! fit Edward.
– Jamais l’Irlande ne s’est autant remuéequ’en ce moment, et le fénianisme a pris des proportions telles quel’Angleterre commence à trembler, poursuivit James.
– Mais ces Irlandais qui sont là-hautsont donc des fénians ?
– Oui.
– Et… miss Ellen ?
– Miss Ellen est la fille de lordPalmure ; mais elle s’est prise d’un fol amour pour unFrançais connu à Londres, sous le nom de l’homme gris, et c’est luiqui l’a envoyée en France pour y chercher du secours, car il est enprison à Londres, lui, et on ne peut arriver à lui faire sonprocès. Nous avions donc pour mission d’abord de retrouver missEllen et d’empêcher à tout prix qu’elle ne se mît en relation avecles personnes qu’elle venait chercher.
– Et ces personnes, lesconnaissez-vous ?
– Non, mais je les connaîtrai.
– Fort bien.
– Maintenant, parlons des Irlandais.
– Ceux-là ne me paraissent pas bienredoutables.
– Vous vous trompez, Edward.
– Vraiment ?
– Ce mendiant du nom de Shoking, était àLondres le bras droit de l’homme gris.
– Et la femme ?
– La femme est veuve du frère puîné delord Palmure, qui est mort pour l’Irlande.
– Oh ! oh !
– Et son fils cet enfant de dix ans quevous avez aperçu, n’est autre que le chef futur des fenians.
– Eh bien ! que devons-nousfaire ? Les arrêter ?
– Cela est impossible pour le moment.
– Les enlever alors ?
– Peut-être…
– Mais comment ?
– Vous allez voir. Le mendiant Shokingétait sans ressources ce matin même encore. On lui a fait voler sespapiers à son arrivée en France, et avec eux une lettre de créditsur un certain Milon, entrepreneur.
– Mais c’est l’homme que nous venons devoir ?
– Justement.
– Comment se sont-ilsretrouvés ?
– Shoking se sera souvenu du nom.L’entrepreneur est venu ici pour s’assurer sans doute qu’il n’avaitpas affaire à un aventurier.
– Bon !
– L’Irlandaise et son fils lui aurontfait un récit conforme à celui de Shoking et il aura donné del’argent. Peut-être même va-t-il vouloir les emmener chez lui.
– Et nous le laisserons faire ?
– Je vous l’ai dit, nous n’avons demandat d’arrestation que pour miss Ellen, mais nous pouvons enleverl’enfant. Le révérend Patterson et Lord Palmure, avec qui j’ai euun long entretien à mon départ, de Londres, m’ont promis une sommede dix mille livres sterling si je ramenais le petit Irlandais.
– Et savez-vous ce qu’on en veutfaire ?
– Je l’ignore.
– Le faire disparaître à jamais, sansdoute.
– C’est probable. Il y a donc cinq millelivres pour vous, mon cher Edward, si nous ramenons le petitIrlandais à Londres.
– Mais, dit encore le second détective,alléché par la promesse des cinq mille livres, il me semble quenous pourrions agir tout de suite ?
– Cela dépend. Shoking va probablementsortir.
– Bon !
– L’Irlandaise et son fils resterontseuls.
– Et alors ?…
– Attendez, dit sir James, il faut que jevous fasse une confession.
– Parlez…
– Je n’ai pas toujours été détective.
– Ah !
– J’ai été fénian, moi aussi.
– Vous !
– Et je me suis vendu à l’Angleterre. Quevoulez-vous ? dit l’homme de police avec cynisme, je ne suispas un homme de principes, moi.
– Ce qui fait que vous êtes initié auxpratiques du fénianisme ?
– Et que je sais les signes mystérieux àl’aide desquels ils se reconnaissent entre eux.
Comme sir James Wood parlait ainsi, ilsaperçurent Shoking qui sortait de la maison.
– Mon cher Edward, dit alors ledétective, il faut suivre cet homme.
– Lui parlerai-je ?
– Certainement, et vous lui direz que,l’ayant reconnu pour un Anglais et le voyant misérable, vous voulezle secourir. Vous tâcherez de l’emmener de l’autre côté de laSeine, sous prétexte de lui donner de l’argent. Mais enfin, quoiqu’il arrive, gardez-le une heure. C’est plus de temps qu’il nem’en faut.
– Et vous, qu’allez-vous faire ?
– Je vais redevenir fénian et monter chezl’Irlandaise.
Shoking se dirigeait vers la rue Pascal.
Les deux détectives se séparèrent.
Edward se mit à suivre Shoking.
Quant à sir James, il s’engouffra dans l’alléenoire de la vieille maison.
– Il me faut l’enfant, murmura-t-il.
Nous connaissons de longue date le bonShoking, et nous savons que la fortune bonne ou mauvaise avait surson humeur et son caractère une notable influence.
Shoking pauvre, misérable, était un garçonjudicieux, prudent, plein de sagacité.
Avait-il en poche quelque argent, cesprécieuses qualités s’émoussaient sensiblement.
On se rappelle encore combien Shoking,métamorphosé en lord, avait été naïf à Londres ; et combien degaucheries il eût faites sans la surveillance rigoureuse de l’hommegris.
Depuis qu’il était à Paris, Shoking avait faitdes prodiges pour faire vivre Jenny l’Irlandaise et son fils, etretrouver Milon, le correspondant de Rocambole.
Baragouinant à peine quelques mots defrançais, il était parvenu à trouver de l’ouvrage et il avaitsoutenu avec la misère un duel.
Son but atteint, Milon retrouvé, sa poche,vide naguère, remplie de louis, Shoking redevint subitement unimbécile.
Une heure auparavant, il avait regardé avecdéfiance ces deux hommes qui rôdaient, en parlant anglais, dans larue du Champ-de-l’Alouette ; et s’il était sorti comme ilétait rentré, c’est-à-dire sans un sou dans sa poche, il n’auraitpas manqué de regarder autour de lui et de voir si les deuxpersonnages n’y étaient plus.
Mais Shoking avait de l’argent.
Il sortit donc sans même retourner la tête etse dirigea vers la rue Pascal.
Le détective Edward le suivit à distance.
Où allait Shoking ?
Il descendait vers les beaux quartiers ;il allait se vêtir convenablement et acheter des habits pour Jennyet pour son fils.
Or, un homme qui est vaniteux comme Shoking nes’amuse pas à aller à pied quand il peut aller en voiture.
Au bout de la rue passait un omnibus.
Shoking grimpa sur l’impériale et se promit deprendre un fiacre au retour.
Deux minutes après l’omnibus s’arrêta pourprendre un voyageur qui avait fait un signe, et Shoking vit monterà côté de lui le détective.
Chose bizarre ! il ne le reconnut pas etne fit même pas attention à lui.
Ce ne fut que lorsque le conducteur monta surl’impériale en faisant entendre d’une voix nasillarde sonfameux : places, s’il vous plaît ! queShoking tressaillit.
Avec un accent fortement anglais, le détectiveavait demandé une correspondance.
À quoi le conducteur répondit qu’on n’endonnait pas à l’impériale.
– Aoh ! fit le détective, je croyaisqu’on donnait toujours des correspondances.
– Nô ! répondit Shoking.
Alors le détective le regarda d’un airétonné.
– Vous, Anglais, aoh ! fit-il.
– Yes, répondit Shoking.
Et Shoking ne reconnut pas en lui l’un desdeux hommes qui rôdaient tout à l’heure dans la rue duChamp-de-l’Alouette.
Le détective était mis comme un gentleman.
À Londres, il n’eût pas même regardéShoking ; mais en ce moment l’esprit de nationalité parutl’emporter sur sa fierté.
Il se mit à causer avec Shoking.
– Vous êtes ici depuis longtemps,sir ? lui demanda-t-il.
– Depuis un mois, répondit Shoking.
Le détective jeta sur son accoutrementmisérable un regard de compassion.
– Vous êtes venu conduire des chevaux,peut-être ?
– Non, dit Shoking.
– Chercher de la besogne ?
– Non, dit encore notre ami Shoking, quela compassion de son national parut choquer.
– Je suis riche, continua le détective,et je n’ai jamais laissé un compatriote dans l’embarras. Voici macarte.
– Merci, gentleman, répondit Shoking, quimit la carte dans sa poche.
L’omnibus s’arrêta dans la rue de Vaugirard àl’Odéon.
Shoking descendit ; le détectivedescendit pareillement.
Puis, tandis que l’omnibus s’éloignait, ilfrappa sur l’épaule de Shoking :
– Mon cher compatriote, dit-il, un filsde la libre Angleterre ne saurait en rencontrer un autre sur le solétranger sans lui faire raison d’un verre de porto ou de xérès. Merefuserez-vous ?
– Assurément non, répondit Shoking.
Le détective le prit par le bras.
– Entrons là, dit-il.
Et il mit la main sur le bouton de la porte ducafé Tabouret.
Quelques étudiants, qui se trouvaient dans lecafé, regardèrent curieusement cet homme bien mis et cet homme enhaillons qui entraient bras dessus bras dessous.
Mais, avec un flegme tout britannique, Shokinget le détective allèrent s’asseoir à une table, dans un coin, et lesecond demanda une bouteille de porto.
Le porto n’est pas un vin à la mode enFrance ; mais on en fabrique a Cette et à Montpellier et lecafé Tabouret en a.
Le porto versé, le détective renouvela sesoffres de service.
Shoking ne dit ni oui ni non.
Seulement un sourire mystérieux passa sur seslèvres.
– Peut-être, reprit le détective,luncheriez-vous volontiers ?
– Oh ! yes, dit Shoking, le lunch meconvient beaucoup.
Le détective appela le garçon et lui demandaune bouteille de bordeaux, du jambon, du roatsbeef froid et dessardines.
Shoking se mit à manger et à boire commequatre ; mais Shoking était un rude buveur, on ne le couchaitpas facilement sous la table.
Son sourire mystérieux prenait peu à peu desproportions plus vastes.
– Excusez-moi, gentleman, dit-il quand iln’eut plus ni faim ni soif : mais j’ai des affaires trèspressées, et je vais être au regret de vous quitter.
Ce disant, il appela le garçon.
– Que faites-vous ? demanda ledétective étonné.
– Je paye, dit froidement Shoking.
Et il tira sa poignée d’or de sa poche et mit,à la grande stupéfaction du garçon, un louis sur la table.
Et comme le détective paraissait non moinsstupéfait, Shoking, qui avait prémédité depuis un quart d’heurecette petite scène, dit en souriant :
– L’habit ne fait pas le moine,gentleman. Je suis un lord excentrique ; je voyage pourétudier les mœurs des différents pays, et quand vous m’avez trouvé,je venais de parcourir le faubourg Saint-Marcel. Très curieux, trèscurieux, ce faubourg ; il ressemble à Spitheafield deLondres.
– Mais, dit le détective qui parutinstantanément saisi de respect, Votre Seigneurie daignera-t-elleau moins m’apprendre son nom ?
– Je m’appelle lord Vilmot, réponditShoking, dont la nature fanfaronne et vaniteuse avait tout à couprepris le dessus.
Et il se leva avec la dignité d’un vrai lordquittant son siège au Parlement.
Sir James Wood avait dit à son confrère ledétective qu’une heure lui suffisait pour enlever l’enfant et lemettre en lieu sûr.
Or il y avait bien plus d’une heure queShoking et lui lunchaient.
Le détective Edward pensa qu’il pouvait donclaisser aller Shoking où bon lui semblait.
Shoking triomphant lui tendit la main d’un airprotecteur.
– Venez donc me voir à mon hôtel un deces soirs et prendre le thé, lui dit-il.
– Ce sera beaucoup d’honneur pour moi,dit le détective.
– J’habite hôtel de la Paix, placeVendôme, poursuivit Shoking. Excusez-moi, je n’ai pas de cartes surmoi.
Shoking était ravi d’avoir jeté de la poudreaux yeux.
– Adieu, sir, dit-il encore.
– Au revoir, milord, répondit ledétective.
Ils se quittèrent à la porte du caféTabouret.
Le détective parut vouloir suivre la rue deVaugirard, et Shoking descendit vers le carrefour de l’Odéon.
Shoking était un peu gris, mais gris à lafaçon des Anglais, qui ont une si grande habitude de l’ivresse etune peur si salutaire de la cour de police, qu’ils marchent droitet, par un effort de volonté suprême, ne battent jamais lesmurs.
Il arriva donc sans encombre au carrefour del’Odéon.
C’est le quartier par excellence des marchandsd’habits.
On trouve chez eux du vieux et du presqueneuf.
Shoking entra dans une boutique, s’exprima deson mieux en montrant trois louis et fut servi à souhait.
Pour soixante francs, il eut habit et pantalonnoirs, bottes, chapeau, pardessus et en outre une chemiseblanche.
Il était entré mendiant, il sortitgentleman.
Un gentleman ne saurait se passer degants.
Shoking entra chez une mercière et se paya unepaire de gants peau de chien, du plus beau rouge sang-de-bœuf.
Alors seulement il songea à Jenny et à sonfils.
– Diable ! se dit-il, mais je ne meconnais guère en nippes de femme. J’aurais mieux fait d’emmenerJenny avec moi.
Et il se mit à tenir le haut du pavé, enjetant un regard complaisant dans toutes les glaces qui setrouvaient sur son chemin, et il arriva de nouveau ainsi dans larue de Vaugirard.
En la traversant, il entra dans leLuxembourg.
La première personne qu’il aperçut dans lejardin fut le détective Edward.
Celui-ci avait acheté un journal, s’étaitassis sur un banc et paraissait plongé dans sa lecture.
Shoking eut un nouvel accès de vanité.
Il s’approcha du détective.
Sir Edward ne leva même pas la tête.
Alors Shoking toussa.
Le détective quitta son journal et il eut unpetit mouvement de surprise.
– Sir, dit Shoking, vous n’allezpeut-être pas me reconnaître.
– Ah ! milord, est-cepossible !
– En vous quittant, dit Shoking je mesuis jeté dans une voiture et je suis allé changer de vêtements àmon hôtel.
Maintenant je vais assister à la séance duSénat.
Le détective salua.
– Mais auparavant, poursuivit Shoking,trop ivre déjà pour n’avoir pas soif, nous allons boire unenouvelle bouteille de porto.
– Je n’ai rien à refuser à VotreSeigneurie ; et même, continua Edward, bien que je ne soisqu’un simple gentleman, tout au plus esquire, je supplierai VotreSeigneurie de me laisser payer cette fois.
– Je vous le promets, dit Shokingtoujours protecteur.
Et ils retournèrent au café Tabouret, oùShoking n’était pas fâché de montrer une pelure nouvelle.
Le détective pensait :
– On ne sait ce qui peut arriver. SirJames n’a peut-être pas fini sa besogne. Autant amuser cet imbécileun bout de temps.
Et ils s’attablèrent.
Shoking était déjà gris, nous l’avons dit. Ilfit honneur à la bouteille de porto du détective ; puis,toujours magnifique, il en demanda une seconde et unetroisième.
Mais il ne l’acheva pas et roula sous latable.
Alors le détective s’approcha du comptoir etexpliqua à la dame, en fort bon français, que Shoking était unAnglais excentrique, très riche et pas mal ivrogne, comme onpouvait le voir, et qu’on n’avait qu’à le porter sur un banc duLuxembourg, où il cuverait tranquillement son vin ; ce qui futexécuté sur-le-champ par deux garçons et sous ses yeux.
*
**
Les ivrognes de profession ont l’ivressecourte.
Trois ou quatre heures après, Shokings’éveilla et ouvrit les yeux.
Il rassembla ses souvenirs et la mémoire luirevint.
– Double brute que je suis ! sedit-il.
Et il songea à Jenny et à Ralph quil’attendaient, et à Milon qui lui avait donné rendez-vous dans lasoirée.
Qu’était devenu le gentleman Edward ?
Shoking ne se le demanda même pas.
Il prit ses jambes à son cou, traversa lejardin en courant, car on allait fermer les grilles, et se trouvasur le boulevard d’Enfer.
Une chose consolait Shoking de sa mésaventure,– l’absence de l’homme gris, le seul homme qu’il eût craint dans savie et devant lequel il eût jamais rougi de son intempérance.
Shoking se jeta dans une voiture et indiqua aucocher la rue du Champ-de-l’Alouette.
– Bah ! se dit-il tandis que levéhicule se mettait en chemin, il n’y a pas grand mal à tout cela.Je vais garder la voiture, j’y ferai monter Jenny et sonfils ; nous irons ensemble acheter des habits et nous nousferons conduire ensuite chez Milon.
Un quart d’heure après, le fiacre s’arrêtait àla porte de la pauvre maison où ils occupaient une mansarde depuistrois semaines.
Shoking monta lestement l’escalier.
Au dernier étage il s’arrêta stupéfait :la porte était ouverte et la mansarde était vide.
En même temps une voisine, une petite ouvrièrequi demeurait sur le carré, dit à Shoking :
– Votre femme et votre enfant sontpartis.
– Partis ! exclama Shoking.
– Oui.
– Mais quand ? mais comment ?pourquoi ? balbutia-t-il.
– C’est un de vos compatriotes qui estvenu les chercher.
– Un Anglais ?
– Oui.
Shoking sentit ses cheveux se hérisser et lasueur perler à son front.
Et, se souvenant pour la première fois alorsde ces deux hommes qui rôdaient autour de la maison quand il étaitvenu avec Milon, et songeant au gentleman qui l’avait grisé,Shoking jeta un cri de terreur et s’élança dans l’escalier comme unhomme qui a subitement perdu la raison.
Cependant Milon, en rentrant chez lui, avaittrouvé la lettre de Marmouset au lieu de le rencontrerlui-même.
Il avait lu cette lettre avant de monter dansson bureau, ce qui fit qu’il put réfléchir quelques minutes.
– Marmouset a raison, pensa-t-il.
Dès lors il fallait constater le vol et fairegrand tapage.
Milon n’avait pas revu ses contremaîtres, àqui il avait donné rendez-vous, ce qui fit que, n’ayant pas étécontre-mandés, ils arrivèrent à l’heure dite, c’est-à-dire commequatre heures sonnaient.
Milon s’était arrêté au rez-de-chaussée de lamaison et paraissait s’étonner beaucoup de la lettre de l’Anglaiset de son impatience.
La servante lui disait qu’elle avait essayévainement de le retenir.
Enfin, les deux contremaîtres étant arrivés,Milon leur dit :
– Un drôle d’homme que cet Anglais !parce que je suis en retard d’un quart d’heure, il dit que je luimanque de respect.
– Il ne reviendra pas…
– Je m’en moque, dit encore Milon ;j’ai plus d’affaires que je n’en peux faire.
Et il ajouta :
– Je vous avais fait venir pour voir leterrain dont je lui avais parlé ; ça fait que je n’ai plusbesoin de vous. Ah ! si fait ! montez tout de même…
Milon, comme on le voit, voulait jouer sapetite scène avec le plus de naturel possible.
– Je vais vous donner les plans durez-de-chaussée de la maison de la rue Réaumur, dit-il.
Les deux contremaîtres le suivirent. Milongravit l’escalier, traversa le premier bureau, poussa la porte dela caisse et jeta un cri.
Ce cri fut si naturellement poussé que lesdeux maîtres compagnons accoururent.
Milon était bouche béante, bras ballants,stupéfait devant sa caisse ouverte.
– Volé ! dit-il enfin. Il m’a volécent mille francs !
Son air lamentable fut si naturel que les deuxcontremaîtres ne soupçonnèrent pas un seul instant la vérité.
La servante était accourue au cri de sonmaître. À la vue de la caisse ouverte, elle s’écria :
– Eh bien ! il est joli sonmilord ! Ce n’est qu’un filou !
Milon s’élança au dehors.
– Depuis quand est-il parti ?disait-il.
– Depuis un quart d’heure.
– Par où ?
– Il était en voiture et il est remontévers les Champs-Élysées.
– En fiacre ?
– Oui, mais je n’ai pas regardé lenuméro, je n’ai remarqué que le cocher.
– Le reconnaîtrais-tu ?
– Pardine !
Milon se précipita au dehors. La servante etles deux contremaîtres le suivaient.
La journée avait été belle, et les voituresretour du bois étaient pressées dans les Champs-Élysées comme untroupeau de moutons.
– Une aiguille dans une botte defoin ! murmura Milon qui parut pris d’un vrai désespoir.
– Patron ! dit un des contremaîtres,il faut aller chez le commissaire ; c’est le plus court.
– Oui, dit Milon, et vous allez veniravec moi tous les trois.
Le commissaire de police du quartier a sonbureau rue de Ponthieu.
C’est là que Milon, ses deux contremaîtres etsa servante se présentèrent.
Milon était, du reste, personnellement connude ce magistrat.
Il fit sa déclaration : sescontremaîtres, sa servante donnèrent le signalement exact duprétendu lord, et le commissaire leur dit :
– Je vais transmettre votre plainte à lapréfecture.
En ce moment, je crois qu’on a sous la main unou deux agents de police anglais.
– Ah ! fit Milon étonné.
– Mais, ajouta le magistrat, la policeanglaise ne se fait pas gratuitement.
– Ah ! répondit Milon, je donneraivingt-cinq mille francs s’il le faut.
Le commissaire ne se contenta point de sadéposition verbale, il commença une enquête et se transporta chezMilon ; la serrure de la caisse ne portait aucune traced’effraction.
Par conséquent, le voleur l’avait ouverte avecune clef et une clef fabriquée en Angleterre comme la caisse.
– Il est probable, dit le commissaire depolice en se retirant, que vous serez invité à passer dès demainmatin à la préfecture.
– J’irai, dit Milon.
Et il s’enferma dans son bureau, comme unhomme qui ne prend pas facilement son parti d’avoir été volé.
Mais, une fois seul, le calme revint sur sonvisage bouleversé, et ses bonnes grosses lèvres s’arquèrent en unsourire qui visait à la malice.
– On dit toujours que je suis unimbécile, murmura-t-il, et il y a même des jours où je le crois,mais il n’est pas moins vrai que j’ai enfoncé aujourd’hui uncommissaire, ni plus ni moins que si j’étais Rocambolelui-même.
Et Milon, fort satisfait, se mit à faire sescomptes.
Tout à coup on frappa vivement à la porte, etla servante entra.
– Ah ! patron, dit-elle, en voilàbien d’une autre !
– Qu’est-ce qu’il y a ? demandaMilon.
– Un autre Anglais qui se présente.
– Un autre ?
– Oui.
– Ah ! c’est juste, dit Milon, quipensa à Shoking. Un pauvre diable.
– Mais non, il est mis comme unbourgeois.
– Avec une femme et un petitgarçon ?
– Non, il est seul, il pleure, et il al’air comme un fou. C’est encore une couleur, patron,méfiez-vous !
Milon descendit.
Il aperçut Shoking, tout de noir vêtu, quis’était laissé tomber sur un banc dans le vestibule et qui pleuraità chaudes larmes :
– Ah ! disait-il en anglais, Jennyest partie, et Ralph aussi…
– Que chantes-tu là ? demandaMilon.
Et il se fit raconter ce qui s’étaitpassé.
Shoking ne savait que deux choses ; lapremière, c’est qu’il avait été grisé par un gentleman ;
La seconde, c’est que l’Irlandaise et son filsavaient disparu, emmenés par un autre Anglais.
– Ah ! ma foi ! pensa Milon,ceci est beaucoup trop compliqué pour moi. Il n’y a que Marmousetqui puisse éclaircir cette affaire.
Il laissa Shoking chez lui, le recommandant àsa servante, se jeta dans une voiture et se fit conduire rueAuber.
Marmouset, redevenu lui-même, venait derentrer.
Il écouta jusqu’au bout et sans mot dire lerécit de Milon.
Puis, quand Milon eut fini, un sourire luivint aux lèvres.
– Et te voilà bien embarrassé ?dit-il.
– Dame !
– Les gens qui ont enlevé la mère etl’enfant, cela est certain, reprit Marmouset, sont les mêmes quiont fait disparaître miss Ellen.
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr. Et comme nous sommes entrain de leur tendre un piège, acheva froidement Marmouset, cela nenous coûtera pas plus, quand nous les tiendrons, de leur reprendrel’Irlandaise et son fils en même temps que miss Ellen.
– Vrai, s’écria Milon, vous avez le géniedu maître, Marmouset.
– Je ne sais pas, répondit modestementl’élève de Rocambole, mais je suis au moins un peu plus fort quetoi, qui te noyes toujours dans un verre d’eau.
Qu’étaient devenus Ralph et Jenny ?
Sir James Wood avait fait sa confession à soncollègue Edward le détective, – il avait été fénian.
Peut-être même était-il le premier traître decette secte mystérieuse et redoutable, si menaçante pourl’Angleterre et pour l’orgueil britannique.
Réfugié dans un coin de l’Irlande, il étaitensuite parti pour l’Amérique.
C’était ici sans doute qu’il était parvenu àfaire perdre ses traces à ses anciens amis, car à Londres personnene l’avait reconnu.
Or, sir James Wood comptait sur latoute-puissance de ce signe maçonnique qui permet aux fénians de sereconnaître entre eux.
Avant de quitter Londres et de venir en Francerechercher miss Ellen d’abord, et ensuite cet enfant qui étaitl’espoir de l’Irlande, il avait eu plusieurs conférences soit aveclord Palmure, soit même avec le révérend Patterson, cet homme quimettait le fanatisme religieux de la partie dans la guerre qu’ilavait déclarée aux Irlandais.
Sir James était au courant de tout ce quis’était passé à Londres, par conséquent.
Ce n’était que peu à peu, du reste, qu’ilavait fait des confidences à son collègue, et il ne lui avait mêmepas tout dit. Or il y avait plus de huit jours que sir Jamespréparait l’enlèvement du petit Irlandais, à l’insu du détectiveEdward.
On se souvient que, tant qu’il s’étaitconstitué le gardien de miss Ellen, rue Louis-le-Grand, il ne laquittait jamais pendant le jour.
Mais le soir, il se départait volontiers de lasurveillance, confiait la garde de la prisonnière à son collègue etsortait de neuf à onze heures.
On lui avait donné, à la préfecture de policede Paris, un homme qui devait le piloter et se mettre à sadisposition quand il en aurait besoin.
L’ambassade anglaise n’avait, du reste, pasfait mystère du but que le détective poursuivait.
Il venait à Paris non seulement pour ychercher une jeune fille en puissance de père, mais pour ysurveiller des fénians.
S’il pouvait arrêter l’une et compter sur lesecours de l’autorité, il ne pouvait pas arrêter les autres, maisil avait le droit de suivre leurs traces.
Or, dans l’homme qu’on lui avait donné, sirJames avait rencontré un garçon habile, intelligent, véritableenfant de Paris, et qui en connaissait tous les mystères.
Paris n’est pas comme Londres, où le beau etle laid se coudoyent, où le brok street, ruelle des voleurs, toucheà Piccadilly et à Haymarkett, le beau quartier.
Les Limousins ont envahi la rue de Choiseul etles abords de la place Vendôme, ils ont jeté bas des maisons encoreneuves, mais ils n’ont pas découvert sur ce point le plus petitmystère.
Ce Paris-là était trop neuf encore.
Sir James avait besoin d’un quartierexcentrique, où la surveillance de la police fût moins grande, lapopulation plus habituée au tapage.
Emportez un enfant dans vos bras sur leboulevard des Italiens, et qu’il crie et se débatte, vous ne ferezpas cent pas devant vous.
On vous arrêtera, on vous questionnera, onprendra fait et cause pour l’enfant.
Que cela se passe à l’extrémité du boulevarddu Prince-Eugène, dans le quartier de la Roquette, nul ne feraattention à vous.
Sir James était méthodique comme unAnglais.
Avant de se mettre à la recherche de Jenny etde son fils, dont il avait perdu les traces depuis le jour où illes avait fait voler, sir James s’était posé cettequestion :
– Quand je les aurai retrouvés, qu’enferai-je ?
Il n’avait rien à attendre de l’autoritéfrançaise.
À la requête de l’ambassade, la France voulaitbien donner une hospitalité provisoire dans une de ses prisons à lafille d’un lord en rupture d’obéissance…
Mais la France ne voulait pas se faire lageôlière des fénians.
Aussi sir James s’était dit :
– C’est à moi tout seul à inventer uneprison dans Paris, à l’insu de l’autorité.
Chaque soir donc, pendant huit ou dix jours,il avait rejoint l’homme de police français mis à sa disposition aucafé du Helder.
Puis ils allaient courir les quartierséloignés où la pioche des démolisseurs a mis à découvert une foulede maisons du moyen âge, machinées comme des théâtres deféeries.
Sans doute qu’un beau soir sir James avaittrouvé ce qu’il cherchait, car il dit à son collègueEdward :
– Maintenant, nous pouvons nous mettre àla recherche de l’Irlandaise et de son fils.
Trois jours après, sir James et son collègueerraient, comme on l’a vu, dans la rue du Champ-de-l’Alouette, ettandis que le second suivait Shoking à distance, sir Jamess’engouffrait dans l’allée noire de la vieille maison.
Le détective avait imaginé une petite fable àlaquelle il était impossible que Jenny ne se laissât pasprendre.
Il savait, en outre, une chose, c’est queShoking, l’ami, le compagnon des deux exilés, n’était cependant pasfénian.
Shoking s’était lancé dans le mouvementIrlandais, à la suite de l’homme gris et par pure admiration pourlui.
Mais Shoking était Anglais, non Irlandais, ettout ce qu’il avait fait jusque-là était pure chevalerie de sapart.
Et Jenny n’avait à Paris d’autre ami queShoking ; le jour où un fénian lui apparaîtrait, il auraitévidemment sur elle plus d’influence que lui.
Sir James monta donc le petit escalier sombreet tortueux auquel une corde servait de rampe.
Au troisième étage, il rencontra une jeunefille et lui dit en bon français :
– Ma belle enfant, à quel étage demeurentles Anglais ?
– Tout en haut, monsieur, répondit-elle,la porte à droite sur le carré.
– Merci bien.
Et sir James continua de monter.
La porte de la mansarde était ouverte.
Jenny tenait son fils sur ses genoux.
En voyant approcher sir James, elle eut unpremier mouvement d’effroi.
Mais sir James lui fit aussitôt le signemystérieux.
Alors l’Irlandaise se leva et vint àlui :
– Frère, dit-elle, sois le bienvenu.
– Ma sœur, répondit sir James dans lepatois irlandais qui fait le désespoir des habitants de Londres, ily a longtemps que je te cherchais.
– Moi ? fit Jenny.
– Toi et notre chef.
Et sur ces mots, sir James fléchit un genoudevant l’enfant étonné et lui baisa la main.
Puis, d’une voix grave et triste :
– Un de nos frères se meurt dans cettegrande ville où nous sommes venus chercher un refuge contre nospersécuteurs ; or ce frère implore la faveur de voir, avant derendre le dernier soupir, CELUI en qui l’Irlande a mis l’espoir deses destinées.
Lui refuseras-tu cette consolation ?
Jenny hésita un moment.
– Non, frère, dit-elle enfin, je suisprête à te suivre…
Sir James Wood, le traître, l’Irlandais quiavait vendu à l’Angleterre le secret de ses frères, avait unepetite histoire toute prête pour achever d’abuser Jenny.
– Ma sœur, lui dit-il, il n’y a quequelques heures que je suis parvenu à retrouver vos traces dansParis, où je suis venu tout exprès pour vous chercher.
Jenny le regarda :
– Qui donc vous envoyait ?dit-elle.
– Deux hommes qui sont là-bas et dontl’un se nomme l’abbé Samuel.
Ce dernier nom eût ôté à la pauvre Irlandaisetoute hésitation, si elle en avait eu encore. Mais le signemaçonnique des fénians était là pour la rassurer, et, nous lerépétons, sir James Wood était peut-être le premier initié qui eûttrahi.
– Depuis huit jours, continua sir James,je vous cherche.
– Vraiment ? dit-elle.
– Et je vous cherche, d’abord parce quej’ai ordre de vous retrouver, ensuite parce que, je vous le répète,une de nos sœurs va mourir et demande la bénédiction de notremaître futur.
Et de nouveau il adressa un respectueux regardà l’enfant de Jenny.
– Où est-elle donc, notre sœur ?demanda Jenny.
– Loin d’ici, il nous faudra près d’uneheure de voiture pour arriver.
– Pouvons-nous être de retour avant lanuit ?
– Oui, certes, dit James.
Un pâle sourire vint aux lèvres deJenny :
– Vous vous étonnez peut-être de maquestion ? fit-elle.
Sir James eut un geste discret.
– Écoutez-moi, reprit l’Irlandaise, vousvenez à moi de la part de l’abbé Samuel, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Et de la part d’un autre hommeencore ?
– Oui, ma sœur.
– Me diriez-vous son nom, àcelui-là ?
– Il n’en a pas. On l’appelle l’hommegris.
Jenny tendit la main à sir James.
– Frère, dit-elle, si tous les deux vousenvoient, je puis vous suivre, et ne dois rien vous cacher. Quandnous avons quitté Londres, l’homme gris nous a donné un guide et uncompagnon…
– Shoking, dit sir James.
– Vous le connaissez ?
– Oui, et je croyais le trouver ici.
– Il est parti, mais il rentrerabientôt.
– Hélas ! dit sir James, si notrepauvre sœur n’était pas à l’agonie…
– C’est juste, dit l’Irlandaise.D’ailleurs, quand Shoking à de l’argent dans sa poche, il n’estjamais pressé de rentrer. Je vous dirai le reste de notre histoireen chemin.
– Je cours chercher une voiture, dit sirJames.
Et il s’élança vers l’escalier.
Jenny jeta un châle sur ses épaules, etprenant son fils par la main :
– Viens ! dit-elle.
Mais l’enfant ne bougea.
Et comme la mère s’étonnait de cetterésistance :
– J’ai peur, dit-il.
– Pourquoi donc as-tu peur, monenfant ?
– N’allons pas avec cet homme,dit-il.
– Mais cet homme est un de nosfrères.
– Non, dit-il encore, maman, n’y allonspas.
Et il avait des larmes dans les yeux enparlant ainsi.
Mais Jenny avait foi dans l’homme qui luiavait fait le signe mystérieux des fénians.
– Un homme ne doit pas avoir peur,dit-elle, et tu es un homme !
L’enfant se redressa avec fierté.
– Puisque tu le veux, dit-il,allons ! Mais tu verras qu’il nous arrivera malheur !
Jenny haussa imperceptiblement lesépaules.
Dès lors son fils la suivit sans résistance etsans mot dire.
Sir James les attendait à la porte avec unfiacre à quatre places.
Ils y montèrent.
Alors Jenny dit au détective :
– Quand nous sommes arrivés à Paris, nousavions de l’argent, et, en outre, une lettre de crédit sur un hommequi est l’ami de l’homme gris. On nous a volé la lettre etl’argent, et nous sommes devenus bien misérables.
Mais, pendant que vous nous cherchiez, Shokinga battu le pavé de Paris en tous les sens, il a retrouvé l’hommesur qui nous avions une lettre de crédit, et celui-ci l’a cru surparole : Il est venu à la maison, il nous a donné de l’argent,et il nous attend chez lui ce soir. C’est pour cela qu’il faut quenous revenions avant la nuit.
– Vous ne ferez que les deux chemins, ditsir James, et je vous ramènerai.
Tandis qu’ils causaient ainsi, le fiacreroulait.
En montant, sir James avait donné au cocher lamarche à suivre.
Le fiacre gagna donc le boulevard d’Enfer,prit ensuite le boulevard Saint-Michel, traversa la Cité, arriva auboulevard Sébastopol, et s’engagea dans la rue Turbigo, une grandeartère toute neuve qui arrive à la place du Château-d’Eau.
Jenny regardait de temps à autre par laportière.
– Est-ce encore bien loin ?demanda-t-elle.
– Non, dit sir James.
Le fiacre s’engagea sur le boulevard duPrince-Eugène.
Les maisons neuves qui le bordent auraientrassuré Jenny, si elle avait eu encore la moindre défiance.
Au delà du canal se trouve une église neuve,Saint-Ambroise.
Un peu plus loin est une mairie.
Tant qu’on longe le boulevard, on se croiraitdans une grande ville qui date d’hier.
Le boulevard du Prince-Eugène est une routemagnifique qui recouvre et dérobe à la vue les hideuses rues de cevieux quartier de la Roquette et du faubourg Saint-Antoine.
On aperçoit bien ça et là une étroite ruelle,un passage sans vie et sans lumière, mais il a si vitedisparu !
Un peu avant la mairie, on trouve une rue quise nomme la rue du Chemin-Vert.
Le fiacre y entra.
Au bout de cette rue qui se nommait jadis larue des Amandiers, se trouve l’avenue Parmentier, une avenue sansmaisons, ou à peu près, et à gauche une sorte d’esplanade quebordent de petites ruelles et des maisons hautes et noires.
Le fiacre s’arrêta.
– Attendez-nous ici, dit sir James aucocher, à qui il donna cent sous.
– Nous descendrons ? dit Jenny.
– Oui, mais c’est à deux pas, répondit ledétective.
Il voulut prendre l’enfant par la main ;mais celui-ci se jeta contre sa mère.
Alors sir James lui dit dans ce patoisirlandais qui était si doux aux oreilles de l’enfant :
– Tu as donc peur de moi ?
L’enfant fut désarmé.
Et il prit la main du détective, qui lesentraîna, lui et sa mère, et leur fit traverser l’esplanade,tournant ainsi le dos à l’avenue Parmentier.
Cette esplanade déserte que longeaient sirJames, Ralph et Jenny datait d’hier.
C’était l’emplacement des anciens abattoirsMénilmontant, repoussés, comme les autres, au delà desfortifications.
Depuis qu’on avait rasé l’édifice, le quartierétait devenu solitaire.
On ne voyait plus, à trois heures du matin,les cabarets ouverts ; on n’entendait plus rouler les voituresde bouchers partant comme l’éclair.
La nuit tout dormait. Le jour, la solituderégnait dans toutes ces ruelles qui mènent à l’hospice desincurables d’un côté et à la rue de la Roquette de l’autre.
Derrière l’avenue Parmentier, il y a unpassage, une cité misérable, une impasse plutôt, qu’on appelle lepassage des Amandiers.
Les Limousins n’y sont pas venus encore.
Les maisons sont hautes, les allées noires,les cours étroites.
Une population d’ouvriers travaillant audehors vient y coucher chaque soir.
En plein jour on n’y rencontre guère qu’unefemme ayant un nourrisson à la mamelle ou une nichée d’enfantsjouant au seuil des portes.
Vers le milieu, à gauche, en entrant par larue du Chemin-Vert, il y avait une maison plus haute, plus noire,plus enfumée que toutes les autres.
Un charbonnier occupait lerez-de-chaussée ; le premier et le second n’étaient pasloués ; les autres étages étaient habités par des ouvriers quis’en allaient le matin pour ne revenir que le soir.
À partir de huit heures, le charbonnier étaitl’unique créature humaine qui vécût dans ce bouge.
Ce fut là que sir James entra.
Jenny avait vu les plus pauvres quartiers deLondres, elle avait habité Dudley street, où la misère a l’aspectle plus hideux du monde.
Elle entra donc sans hésitation ni répugnance,sur les pas de sir James, dans l’étroite allée de la maison.
En passant, sir James frappa à la porte ducharbonnier.
Celui-ci, le visage barbouillé, apparutaussitôt.
C’était un homme de quarante ans environ, aufront bas, à l’œil sournois, aux épaules herculéennes.
Il avait un mauvais sourire aux lèvres etquelque chose de féroce et de stupide à la fois dans l’ensemble dela physionomie.
Il était veuf.
Sa femme était morte mystérieusement, etd’étranges rumeurs avaient circulé dans le voisinage : ondisait qu’il l’avait étranglée.
Mais une enquête judiciaire n’avait pasabouti, et Chapparot, – c’était son nom, – mis en étatd’arrestation tout d’abord, avait été relâché.
Il avait une fille de quinze ans qu’ilaccablait de coups et de mauvais traitements.
Un beau jour, sa mère morte, la pauvre enfants’était enfuie, et on ne savait ce qu’elle était devenue.
Chapparot ne s’était pas plus préoccupé de safille qu’il n’avait pleuré sa femme.
Il était travailleur et avare.
On disait même qu’il avait un gros sac d’écus,avec lequel il s’en retournerait en Auvergne au premier jour. Enattendant, on le craignait, et personne ne s’avisait de luichercher querelle.
Les bonnes femmes qui venaient chez luichercher du charbon ou de la braise osaient à peine franchir leseuil de sa boutique.
Cet homme ne parlait pas, ne buvait pas,n’avait pas d’amis et était la terreur du quartier, bien qu’il necherchât jamais querelle à personne.
L’homme de police qu’on avait donné à sirJames pour le piloter dans Paris avait dit un soir audétective :
– Vous m’avez demandé un homme résolu etcapable de tout ?
– Oui, avait répondu sir James.
– J’ai votre affaire, venez avec moi.
Sir James, ce soir-là, avait endossé unpaletot d’ouvrier par-dessus une blouse, coiffé une casquette,noirci ses favoris, qui étaient trop blonds, et il avait suivil’homme de police.
Celui-ci l’avait conduit chez un marchand devins du passage Saint-Pierre et lui avait montré Chapparot, quimangeait un morceau de lard et buvait une chopine dans un coin.
– Voilà votre homme, avait-il dit ;moi je ne puis me mêler de rien et je m’en vais.
Chapparot, sans doute, était prévenu, car ilavait fait bon accueil au détective.
Celui-ci s’était assis à sa table, avaitdemandé du vin ; puis, tandis que le cabaretier tournait ledos, il avait furtivement montré une poignée d’or au fils del’Auvergne.
À partir de ce moment, Chapparot avaitappartenu corps et âme à sir James Wood.
Ils s’étaient revus plusieurs fois, tantôtdans un cabaret, tantôt dans l’autre, et, un soir, après sixheures, le détective s’était furtivement introduit dans la boutiquedu charbonnier.
Donc, en arrivant avec Jenny et son fils, sirJames se glissa dans l’allée au lieu d’entrer par la boutique, etil frappa à une porte que Chapparot ouvrit aussitôt.
Un rapide coup d’œil fut échangé entreeux.
Puis le charbonnier fit un signe qui voulaitdire :
– Suivez-moi.
Sir James tenait toujours l’enfant par lamain.
Jenny le suivait.
La boutique dans laquelle ils entrèrent étaitun étroit boyau tout en longueur.
Elle était séparée d’une petite cour sans airet sans lumière, où, même en plein jour, régnait unedemi-obscurité. De l’autre côté de la cour, il y avait une autreboutique, un hangar plutôt, sous lequel le charbonnier empilait lebois qui lui venait du chantier.
Il fit traverser cette cour à ses visiteurs,et ils entrèrent sous le hangar.
Jenny s’attendait toujours à voir un lit etsur ce lit une agonisante.
Quant à l’enfant, il avait plusieurs foishésité. Mais sir James l’entraînait et faisait de temps en tempsretentir à ses oreilles quelques mots de patois irlandais.
Et l’enfant rassuré continuait à lesuivre.
Au fond du hangar, Chapparot ouvrit une porte.Alors sir James se trouva à l’entrée d’une troisième pièce, plongéedans l’obscurité.
Le charbonnier alluma une chandelle et entrale premier. Ils étaient dans une cave au niveau du sol.
La clarté de la chandelle était vacillante etun vent, humide la courbait sur la palette de fer dans laquelleelle était plantée.
En même temps sir James sentit un sol enplanches et qui sonnait le creux sous ses pieds.
La chandelle éclairait si peu qu’on ne voyaitpas le fond de la cave.
Le charbonnier marchait devant.
Après lui venaient sir James et l’enfant.
Puis Jenny fermait la marche.
Tout à coup le charbonnier s’arrêta.
En même temps l’enfant étonné le vit sebaisser, comme s’il cherchait quelque chose à terre.
Puis il entendit un bruit sec.
Puis un grand cri…
Puis quelque chose comme la chute d’un corpsdans un puits.
Et l’enfant éperdu, tournant la tête, ne vitplus sa mère.
Jenny avait disparu.
L’Irlandaise avait senti tout à coup le solmanquer sous ses pieds, et, une planche qui faisait la basculecédant sous son poids, elle était tombée dans la citerne de lamaison.
L’enfant terrifié crut d’abord à unaccident.
– Maman ! où est maman ?s’écria-t-il en voulant revenir en arrière.
Le mouvement des bascules avait été si rapideque la planche qui avait cédé sous les pieds de la malheureuseIrlandaise était remontée presque aussitôt, et l’enfant n’avaitrien vu.
Et comme il voulait s’élancer enrépétant :
– Maman ! maman !
Sir James Wood le retint d’une mainvigoureuse, tandis que le charbonnier riait de son mauvaisrire.
L’enfant se remit à crier et à sedébattre.
Sir James lui mit une main sur la bouche,disant :
– Tais-toi ou je te tue !
L’enfant mordit cette main avec fureur.
Sir James jeta un cri de douleur et lâchal’enfant.
Mais le charbonnier le prit au passage, et luiserra le cou de manière à l’empêcher de pousser même ungémissement.
Les deux misérables avaient entendu quelquesplaintes sous leurs pieds et le clapotement de l’eau pendantquelques secondes.
Puis les plaintes s’étaient éteintes, et aussile clapotement.
– Je crois qu’elle a son compte, avaitdit le charbonnier en riant.
Et il serrait si fort le cou de Ralph, que lepauvre enfant tirait la langue et était devenu d’un rougelivide.
– Prends garde de l’étrangler, imbécile,dit sir James, cet enfant vaut cent mille francs pour moi.
L’enfant, à demi étranglé, se débattaittoujours.
– Alors dit le charbonnier, mettez-luivotre mouchoir dans la bouche.
– Le voilà, dit sir James, qui secouaitsa main d’où le sang sortait.
Les deux misérables bâillonnèrent l’enfant.Puis le charbonnier lui jeta un sac à charbon sur la tête etl’emporta dans le hangar.
– Qu’allons-nous en faire ?dit-il.
Ralph ne comprenait pas le français, la languedans laquelle sir James parlait au charbonnier.
Réduit à l’impuissance, bâillonné, couvert parle sac dont la poussière noire l’aveuglait, il n’était plus dansles mains de ces hommes qu’un colis inerte.
– Crois-tu que la mère se soitnoyée ? demanda sir James à Chapparot.
– J’en suis bien sûr, dit le charbonnier,il y a dix pieds d’eau dans la citerne. Et du petit, quevoulez-vous en faire ?
– Il faut que tu me le gardes.
– Jusqu’à quand ?
– Jusqu’à demain.
– Faudra-t-il lui donner àmanger ?
– Oui, s’il ne crie pas.
– Oh ! Je vais le mettre dans unendroit où il peut bien crier tout à son aise ; personne nel’entendra.
Et comme il avait toujours Ralph dans sesbras, il fit signe à sir James de soulever une plaque de tôle munied’un anneau qui se trouvait dans un coin du hangar.
Sir James obéit.
La plaque recouvrait les premières marchesd’un escalier qui descendait dans les caves de la maison.
– Je vais toujours le laisser bâillonné,dit le charbonnier, qui s’engagea, l’enfant sur ses épaules, dansl’escalier, ajoutant :
– Attendez-moi ici.
Cinq minutes après, Chapparot remontaseul.
– Je l’ai enfermé dans un caveau, dit-il,dont les murs ont quatre pieds de large. Il n’y a pas un cabanon àMazas qui soit plus solide.
En même temps il tendit la main à sirJames :
– Mon argent ? dit-il.
– En voilà la moitié, répondit sirJames.
Et il lui mit un rouleau d’or dans lamain.
– Pourquoi ne me donnez-vous pastout ? fit le charbonnier d’un ton hargneux.
– Afin que tu veilles sur le petit et quetu ne le laisses pas s’échapper.
– Oh ! soyez tranquille.
– Je viendrai le chercher demain, ajoutasir James, et tu auras le reste de ton argent.
– Soit, dit le charbonnier ensoupirant.
Et ils quittèrent le hangar, retraversèrent lacour et entrèrent dans la boutique.
Puis sir James sortit par la porte del’allée.
– À demain, dit-il.
Et il regagna le fiacre qui l’attendaittoujours à l’angle de l’avenue Parmentier et de la rue duChemin-Vert.
*
**
Une heure après, sir James Wood, mis avectoute la recherche prétentieuse d’un gentleman d’outre-Manche,entrait dans un bureau télégraphique, rue Lafayette, ettransmettait le télégramme suivant :
Au révérend Patterson,
92,Oxfort street,
London.
« Ralph est avec moi. Faut-ilpartir ? Répondez sur-le-champ.
« SIR JAMES. »
La dépêche expédiée, sir James allatranquillement dîner au café Anglais.
C’était là que le détective Edward devait lerejoindre.
Mais le détective se fit attendre, sir Jamesavait achevé son repas et huit heures sonnaient lorsque Edwardarriva.
– Eh bien ? dit-il.
– C’est fait, répondit sir James.
– Vous avez l’enfant ?
– Oui.
– Où est-il ?
– En lieu sûr, fit sir James avec unsourire.
– Moi, dit Edward, j’ai passé à notrehôtel, et je vous apporte une lettre et un télégramme.
– Voyons ?
Et sir James tendit la main aux deuxmissives.
Le télégramme qu’il ouvrit tout d’abord, étaitla réponse du révérend Patterson.
Il était ainsi conçu :
« Écrivez lettre. Donnez détails etattendez de nouveaux ordres ».
– Comme il lui plaira, murmura sirJames.
Et il ouvrit la lettre, qui portait ceten-tête :
Préfecture de police
Cabinet du chef de là sûreté.
« Venez demain matin à neuf heures à monbureau, disait le chef de la sûreté à sir James, j’ai uneproposition à vous faire et un petit service à vousdemander. »
– Je me doute de quoi il s’agit, ditEdward, qui prit connaissance de la lettre.
– Ah !
– Il se commet beaucoup de vols à Parisen ce moment, et il y a, dit-on, une bande de pickpocketsnouvellement débarquée. On veut nous utiliser.
– Avec plaisir, dit sir James, s’il y ade l’argent au bout.
– Alors nous irons là-bas à neufheures ?
– Certainement, répondit sir James.
Et il demanda tranquillement du café et descigares.
Le souvenir de la malheureuse Irlandaise ne letourmentait point, comme on le voit !…
Le lendemain, un peu avant neuf heures, sirJames se présenta à la préfecture de police, et entra par le quaides Orfèvres.
Il y a là une station de voitures, et unedizaine de fiacres attendaient à la suite une pratique encoreabsente.
Cependant l’un de ces fiacres n’était pasvide, et même on en avait baissé les stores.
Pourquoi ?
Milon et Marmouset se trouvaient dedans.
Arrivés à huit heures et demie, ils avaientmonté dans le véhicule, en disant au cocher :
– Nous attendons quelqu’un, restez-la etlaissez votre cheval le nez dans sa musette.
Le cocher, ayant regardé l’heure, n’avait faitaucune observation, et la voiture habitée était demeurée au milieudes voitures vides.
Milon et Marmouset avaient baissé lesstores ; puis, les yeux fixés au travers, sur la petite courau bout de laquelle se trouve un des escaliers de la préfecture,ils avaient attendu, causant tout bas :
– Tu penses bien, disait Marmouset, qu’unAnglais se reconnaît à Paris. Ils ont beau faire, ils ont unetournure qui permet de les éventer.
– Alors vous voulez le voir ?
– Naturellement.
– Et pourquoi ne voulez-vous pas que jemonte chez le chef de la sûreté auparavant ?
– Pour deux motifs.
– Ah !
– D’abord parce que tu reconnaîtraspeut-être en lui un des deux Anglais qui rôdaient hier rue duChamp-de-l’Alouette et que nous soupçonnons être ceux qui ontenlevé l’Irlandaise et son fils.
– Ah ! je comprends.
– Ensuite, parce que j’aime autant qu’ilarrive le premier…
– Pourquoi ? demanda vivementMilon.
Marmouset se prit à sourire.
– Parce qu’on lui expliquera ce qui s’estpassé et qu’il sera au courant. Contente-toi de cette explication,car si j’allais plus loin, tu te mettrais inutilement l’esprit à latorture.
– Comme vous voudrez, dit Milonrésigné.
Et comme ils causaient ainsi, une voiture quidescendait du Pont-Neuf s’arrêta à l’entrée de la rue deJérusalem.
Un homme en descendit et dit quelques mots àson cocher.
– Ce doit être lui, dit Marmouset.
Milon regarda cet homme.
– Ah ! pour sûr, dit-il, c’est un deceux d’hier.
– Fort bien ; à présent, écoute.
– Parlez, dit Milon, tandis que sirJames, car c’était lui, en effet, se dirigeait vers l’escalier dela préfecture.
– Tu vas monter dans quelquesminutes.
– Oui, dit Milon.
– Et que le détective se charge ou non deretrouver ton voleur, tu t’arrangeras de façon à descendre aveclui.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il faut que tu sois bien sûrque l’homme qui vient d’entrer ne va pas à la préfecture pour autrechose et que c’est celui que la police va mettre à mestrousses.
– Bon, je comprends ; etpuis ?
– Et puis tu t’en iras tranquillementchez toi.
– Et vous ?
– Oh ! moi, j’entreprendrai unepetite campagne et je commencerai par suivre mon homme.
– Mais, dit Milon, j’ai idée qu’il ne sechargera pas de mon affaire.
– Pourquoi ?
– Parce que je m’appelle Milon, qu’ildoit être un de ceux qui ont volé la lettre de crédit et lespapiers de Shoking, et que par conséquent… il ne voudra pas setrouver en rapport avec moi.
– Tu te trompes !
– Ah !
Milon ne fit plus d’objection. Il sortit dufiacre et monta.
Alors Marmouset appela le cocher et luimontrant la voiture que sir James avait quittée et qui s’étaitremisée de l’autre côté de la rue, il lui dit :
– Pensez-vous que votre cheval soit aussibon que celui-là ?
– Je le parierai quand on voudra.
– Ce n’est pas nécessaire, ditMarmouset ; mais il s’agit de le suivre quand il partira. Il ya un louis de pourboire.
– Fameux ! dit le cocher.
Et il monta sur son siège.
Pendant ce temps, sir James entrait chez lechef de la Sûreté.
– Mon cher monsieur, lui disait celui-ci,il s’agit d’un vol commis par un de vos compatriotes.
– Ah ! lui dit sir James, il y a unebande de pickpockets à Paris.
Je sais cela. Le vol est-ilconsidérable ?
– Cent mille francs.
Sir James était un homme positif.
– Que donnez-vous pour lesretrouver ? demanda-t-il.
– Le quart.
– C’est-à-dire vingt-cinq millefrancs ?
– Oui.
– C’est une petite affaire, dit sir Jamesassez dédaigneusement ; mais vous avez été trop aimable avecmoi pour que je ne cherche pas à vous être utile à mon tour.
Le commissaire de police du quartier desChamps-Élysées avait transmis une note très détaillée sur lamanière dont le vol avait été accompli.
Au nom de Milon, sir James ne sourcillapas.
Quand Milon entra, il le regarda avec cet œilindifférent d’un gentleman qui voit un autre gentleman pour lapremière fois.
Milon fut tout aussi calme, et sir Jamesdemeura convaincu que Milon ignorait encore l’enlèvement del’Irlandaise et de son fils et que la perte de son argent lepréoccupait exclusivement.
Le détective lui fit mille questions, se fitdonner le signalement exact du voleur et la carte que celui-ciavait laissée.
Puis il dit à Milon :
– Retournez chez vous, monsieur, et nevous préoccupez pas. Dans trois jours vous aurez votre argent.
– Ai-je besoin de vous revoir ?demanda Milon.
– Non.
– Puis-je aller chez vous ?
– Inutile. Quand j’aurai mis la main surle voleur, je vous jetterai un mot à la poste, et vous donnerairendez-vous ici.
Sir James parlait avec assurance, et Milonparut tout joyeux.
Comme le lui avait recommandé Marmouset, il nesortit qu’avec sir James de chez le chef de la Sûreté, et ildescendit avec lui sur le quai, où ils se séparèrent, Milon s’enallant à pied, et le détective remontant dans sa voiture.
Alors Marmouset dit au cocher :
– En route, mon garçon ; il y a, jete le répète, un louis de pourboire.
La voiture de sir James n’avait pasd’œil-de-bœuf, ce qui fit que le détective ne put regarder enarrière. D’ailleurs, il ne soupçonna pas un seul instant qu’on pûtle suivre.
L’Anglais remonta sur le Pont-Neuf, letraversa, prit le quai, et descendit vers la rue de Rivoli.
La voiture s’arrêta à l’entrée de l’hôtel duLouvre.
Sir James descendit, paya et renvoya lecocher.
– Bon ! pensa alors Marmouset, dontle fiacre s’était arrêté à quelque distance, nous allons maintenantlui faire le coup du portefeuille.
Et il tira de sa poche un carnet qu’il laissatomber dans le ruisseau.
Puis le reprenant tout mouillé, il se dirigeavers le bureau de l’hôtel.
– Voilà un tour que les Anglais, simalins qu’ils soient, ne connaissent pas…
Le coup du portefeuille a été inventé, non parles voleurs, mais par les chanteurs.
Inutile de dire que nous ne voulons parler nides artistes lyriques, ni de ceux qui disent agréablement lachansonnette, ni même des pauvres diables qui chantent dans lesrues pour quelques sous.
Le chanteur devrait plutôt et plus logiquements’appeler l’homme qui fait chanter.
Qu’est-ce que faire chanter ?
Une chose bien simple, en vérité, – s’emparerdu secret d’autrui, et rançonner autrui ensuite.
De même qu’il y a des bandes de voleurs, il ya des associations de chanteurs.
Elles ont leurs chefs, leurs soldats, leursdignitaires et leurs simples associés. Elles obéissent à des ordressecrets, à des mots de passe mystérieux.
La grosse affaire du chanteur, son commerce leplus considérable est, évidemment, la spéculation sur les intriguesamoureuses.
Il y a un chanteur, souvent plusieurs, danschaque quartier, quelquefois dans chaque rue un peuaristocratique.
Rue Trois-Étoiles, au numéro 7, et au premierétage, M. Six-Étoiles habite un somptueux appartement.
Il est riche, il est vieux, il est laid.
En revanche, il a une femme jeune etjolie.
Un chanteur qui demeure dans l’hôtel garnid’en face a souvent vu à la fenêtre le couple disparate.
– Voilà qui n’est pas raisonnable, sedit-il. Il y a quelque chose là-dessous.
Le chanteur a flairé une affaire.
Dès lors il épie.
Mme Six-Étoiles se lève debonne heure, elle est pieuse, elle va à la messe tous lesmatins.
Le chanteur la suit.
Saint-Vincent-de-Paul est la paroisse demadame.
À huit heures, madame entre par la grandeporte, son livre de messe à la main.
Peu après, le chanteur entre à son tour dansl’église.
Ô surprise !
L’église est presque déserte. Une trentaine depersonnes tout au plus écoutent dans une chapelle latérale unemesse basse.
Mais Mme Six-Étoiles adisparu.
Où est-elle ?
Le chanteur sort, non pas désappointé, maisravi.
Le lendemain, à la même heure, il est àSaint-Vincent-de-Paul, non devant la grande porte, mais au bout del’église, près de celle qui donne sur la rue Fénelon.
Mme Six-Étoiles sortfurtivement de l’église.
Où va-t-elle ?
Le chanteur le saura.
Il y a une station de voitures non loin delà.
Mme Six-Étoiles monte dans unfiacre ; elle dit au cocher, à mi-voix et baissant son voile,le nom d’une rue.
Le fiacre part.
Le chanteur ne court pas après, mais il aentendu le nom de la rue et le numéro indiqué.
Le lendemain il est dans cette rue, enflâneur, en Parisien qui baye aux corneilles.
À huit heures trois quarts, un fiacre s’arrêteà la porte, une femme en descend. C’est elle.
Elle entre furtivement dans la maison, passedevant le concierge sans demander, et monte l’escalier d’un pasleste.
Le chanteur est fixé.
Madame a un amant.
Un autre chanteur se charge de savoir quel estl’amant ? Une fois qu’il a son nom, les deux associéss’entendent.
Un matin, l’amant reçoit une lettre danslaquelle on le menace de tout dire au mari.
Le soir, la femme reçoit une lettresemblablement. Elle perd la tête. On lui demande six mille francspour garder le silence.
Elle ne les a pas.
Si l’amant est riche, il paye. S’il ne peut seprocurer la somme demandée, madame met en gages ses diamants aumont-de-piété.
Et tous deux se croient sauvés.
Six mois après, on leur redemande de l’argentet puis de l’argent encore, et cela durera jusqu’à ce que le marimeure, ou bien que la femme se décide à aller faire sa confession àla préfecture de police, où son secret sera gardé, car la police deParis est la plus discrète du monde.
Il arrive aussi qu’un chanteur qui se promèneaux Champs-Élysées, au Bois, dans un quartier désert, le matin oule soir, voit un monsieur qui descend d’une voiture et s’en va àpied.
La voiture contient une femme.
Le chanteur est fixé : c’était unrendez-vous d’amour.
Il laisse le monsieur s’en aller, mais il suitla voiture.
Elle quitte les Champs-Élysées, entre dans lefaubourg Saint-Honoré, traverse la place Beauvau, prend la rueCambacérès et s’arrête devant une maison de belle apparence.
La femme descend, paye la voiture et rentrechez elle avec tranquillité.
Quelle est-elle ? comment savoir sonnom ? à quel étage habite-t-elle ?
Le chanteur ne le sait pas ; mais, grâceau coup du portefeuille, il va le savoir.
Il a un joli carnet en cuir de Russie dans sapoche, il le trempe dans le ruisseau de façon qu’il soit un peumaculé ; puis le tenant à la main, il entre dans la maison etva droit à la loge du concierge.
– Excusez-moi, dit-il, une dame estentrée ici, il y a une minute.
– Oui, dit le concierge.
– Tandis qu’elle payait la voiture, ellea laissé tomber ceci.
– C’est la baronne de X…, au premier, ditle concierge.
– Je vais lui restituer son bien, dit lechanteur.
Et il monte, ne s’arrête pas au premier,enfile l’escalier jusqu’au dernier étage, remet le carnet dans sapoche et redescend tranquillement.
À partir de ce moment, Mme labaronne de X… est chantée.
Dans huit jours, on saura le nom et l’adressedu monsieur qui redescend à pied les Champs-Élysées ; huitjours plus tard, on saura si le baron de X… est jaloux.
Or, Marmouset, pour en revenir à notre récit,eut recours au coup de portefeuille.
Pourquoi ?
D’abord il voulait savoir le nom que ledétective portait à l’hôtel.
Ensuite, il n’était pas fâché de jeter un coupd’œil sur le logis de sir James.
L’hôtel du Louvre, chacun sait cela, est deuxfois grand comme un ministère.
Mais il y a un chasseur à la porte, quidévisage les gens qui entrent et qui sortent.
Marmouset s’adressa à lui.
Il lui montra le portefeuille et lui dépeignitle gentleman.
– C’est un Anglais, sir James Wood, aupremier, escalier L…, chambre 18, répondit le chasseur.
Marmouset n’était point vêtu engentleman ; il avait même endossé un vieux paletot et coifféun chapeau tout bosselé qui lui donnaient l’air d’un pauvrediable.
Le chasseur le laissa monter en sedisant :
– Il aura une bonne pièce. Tant mieuxpour lui !
Et Marmouset se trouva ainsi dans l’hôtel duLouvre, grâce au coup du portefeuille.
Il est difficile au premier venu, nous l’avonsdit, de pénétrer dans l’hôtel du Louvre sans être plus ou moinsexaminé par le chasseur de la porte.
Mais une fois qu’on a traversé la cour etenfilé un escalier quelconque, personne ne fait plus attention àvous.
Comme le Grand-Hôtel, l’hôtel du Louvre estune ruche immense, sans cesse bourdonnante, dans les mille celluleset les nombreux corridors de laquelle se presse une populationhétéroclite et hétérogène, un mélange prodigieux d’Anglais, deFrançais, d’Allemands, de Russes et de Turcs, et toutes lesvariétés de la domesticité, depuis le moujik jusqu’au groomanglais, depuis le cocher de grande remise jusqu’à l’humblecommissionnaire en veste de velours bleu, depuis le valet richementharnaché d’or d’un fastueux dentiste jusqu’au porteur en livrée desmagasins de nouveautés.
Une fois dans l’escalier, Marmouset sedit :
– Ne nous pressons pas, j’ai le tempsd’étudier mon homme.
Il avait, comme on le pense bien, remis sonportefeuille dans sa poche et ne songeait nullement à aller frapperà la porte du numéro 18, la chambre occupée par le détective.
Marmouset se mit donc à flâner dans lescouloirs, ne perdant jamais de vue la porte n° 18, surlaquelle il aperçut la clef, et il se fit le raisonnementsuivant :
– Sir James ne rentre pas pour longtemps,il est même probable qu’il va ressortir ; sans cela, iln’aurait pas laissé la clef au dehors. Peut-être attend-ilquelqu’un ?
Et Marmouset, allant et venant de long enlarge, attendit pareillement.
Il ne s’était pas trompé.
Le détective Edward arriva quelques minutesaprès si James.
Un coup d’œil suffit à Marmouset pourreconnaître en lui le second personnage dont lui avait parlé leconcierge de la rue Louis-le-Grand.
Edward ne se donna pas le temps defrapper ; il tourna la clef et entra.
Quand la porte se fut refermée, Marmouset tirade se poche un singulier appareil.
C’était un tube en caoutchouc, long de deuxmètres environ, de l’épaisseur d’un cordon de sonnette et decouleur grise.
Les murs du corridor étaient peints engris.
Ceux qui ont parcouru l’hôtel du Louvre ontremarqué des banquettes placées le long des murs de distance endistance.
Les gens qui montent à l’étage supérieur s’yreposent un moment. Les commissionnaires y attendent les réponsesaux lettres qu’ils ont apportées.
Marmouset trouva justement une banquette àdroite de la porte de sir James.
Et profitant d’un moment où le corridor étaità peu près désert et où personne ne faisait attention à lui, ilfourra dans la serrure, sans toucher à la clef et sans faire lemoindre bruit, un des bouts du tube en caoutchouc.
Ce bout s’arrondissait ou plutôt s’évasaitcomme la gueule d’un tromblon.
Cela fait, Marmouset s’assit sur la banquette,posa sa tête sur sa main et se courba à demi laissant arriver à sonoreille l’autre extrémité du tube qui courait le long du mur et seconfondait avec lui.
Puis, à l’aide de cet appareil acoustiqueimprovisé, il écouta.
Naturellement sir James et Edward parlaientanglais.
Edward disait :
– Vous venez de là-bas ?
– J’arrive à l’instant.
– Qu’est-ce que cette affaire ?
– Un vol de cent mille francs.
– Au préjudice de qui ?
– Oh ! dit sir James en riant, vousne le devineriez jamais.
– Plaît-il ?
– C’est l’homme d’hier, l’entrepreneur,le correspondant de l’homme gris.
– Milon ?
– Justement.
– Vous l’avez vu ?
– Nous nous sommes rencontrés dans lecabinet du chef de la Sûreté.
– Et vous avez refusé de vous mêler decette affaire ?
– Au contraire, j’ai accepté.
– Mais…
– Je sais ce que vous allez me dire, ditsir James, nous jouons un jeu dangereux, car enfin il est probableque ce Milon et Shoking se mettront à la recherche de l’Irlandaiseet de son fils.
– Naturellement.
– Et comme vous avez été en rapport avecle premier, il vous reconnaîtra.
– Sans doute.
– Oui, mais il ne m’a pas vu, moi.
– Alors je ne mêlerai pas de cevol ?
– Au contraire, nous chercherons chacunde notre côté, mais on ne nous verra plus ensemble et vous neparaîtrez pas. Vous ferez même bien, Edward, de quitter l’hôtel duLouvre et d’aller au Grand-Hôtel.
– Sir James, dit Edward, je crois quenous ferions mieux, à présent que l’Irlandaise est morte et quenous avons l’enfant, de retourner à Londres.
– C’est impossible, puisque dans sadépêche le révérend Patterson me demande une lettre et attend cettelettre pour me transmettre ses ordres.
– Et cette lettre, l’avez-vousécrite ?
– Elle est partie ce matin.
– Eh bien ! dit encore Edward, ellesera à Londres ce soir.
– Oui.
– Supposez que le révérend vous envoie untélégramme avec le seul mot : Partez.
– Nous partirons.
– Et nous laisserons là le vol ?
– Non, dit sir James, car je crois quenous trouverons le voleur d’ici ce soir.
– En vérité !
– Et je suis à peu près certain de savoirqui il est.
– Bah !
– C’est le pickpocket que nous avonsemployé pour voler Shoking, je le jurerais.
– Qui vous le fait croire ?
– Il a volé Shoking. Il a prisconnaissance de la lettre de l’homme gris à Milon. Nous l’avonspayé, et il a dit qu’il repartait ; mais il n’est point parti.L’autre jour je l’ai aperçu sur le boulevard.
– Ah !
– Et il m’a évité. La lettre de l’hommegris l’a donc mis sur la voie. Il a travaillé pour soncompte !
– Et vous croyez le trouver ?
– Oh ! certainement.
– Et si c’est lui, vous le ferezarrêter ?
– Non, mais je lui ferai rendrel’argent.
– Diable ! pensait Marmouset, qui neperdait pas un mot de cette conversation, grâce à son tube decaoutchouc, ceci dérange un peu mes projets. Enfin, ils ontl’enfant, c’est toujours un premier point éclairci.
– Et miss Ellen ? demandaEdward.
– Eh bien ? dit sir James, elle esttoujours à Saint-Lazare.
Cette fois Marmouset tressaillit.
– Je sais la moitié de ce que je voulaissavoir, murmura-t-il.
Et il tira à lui son tube de caoutchouc, lemit dans sa poche, quitta la banquette et se remit à flâner dans lecorridor.
Quelques minutes après, la porte de sir Jamess’ouvrit, et celui-ci parut avec Edward, qui portait une petitevalise à la main et allait sans doute quitter l’hôtel du Louvrepour le Grand-Hôtel.
Marmouset accourut.
– Ces messieurs ont besoin d’uncommissionnaire, dit-il.
Et il s’empara de la valise avecempressement.
Malgré son flair ordinaire d’homme de police,sir James ne se défia pas un instant de Marmouset.
Marmouset avait du reste cet air mêlé decandeur et de rêverie du Parisien des rues qui cherche à se rendreutile, et il n’avait besoin, pour cela, que de se souvenir de sapremière jeunesse.
Le détective Edward laissa donc sa valise auxmains de Marmouset, qui se mit à marcher en avant, mais pas assezpour qu’un seul mot de la conversation des deux Anglais pût luiéchapper.
Sir James était tête nue, du reste, ce quiprouvait qu’il n’accompagnait son collègue Edward que jusqu’au boutdu corridor.
– Quand vous verrai-je ? ditcelui-ci.
– Ce soir.
– Où ?
– Vous entrerez au café Anglais vers septheures.
– Fort bien.
– Vous ne me parlerez pas, mais vous meregarderez. Si j’ai des huîtres devant moi, c’est que les centmille francs sont retrouvés.
– À merveille !
– Alors vous pourrez me parler, car jen’aurai plus rien à faire avec l’homme aux cent mille francs.J’espère avoir une dépêche dans la soirée, du reste. Adieu.
Et sir James serra la main d’Edward etretourna vers sa chambre.
Marmouset n’avait pas même détourné la tête,mais il avait tout entendu.
Quand il fut en bas de l’escalier, Edwardmarchant toujours sur ses talons, il fit signe à une voiture quivenait d’amener un voyageur et était prête à s’en retourner.
Le cocher vint se ranger sous lepéristyle.
Marmouset ouvrit la portière, mit la valisedans la voiture, et dit :
– Où va monsieur ?
– Au Grand-Hôtel.
Marmouset referma la portière ; puis, leplus naturellement du monde, il grimpa à côté du cocher.
Edward, habitué à l’obséquiosité de tous lesgens qu’on rencontre dans les hôtels, ne s’étonna point.
Le fiacre traversa Paris et arriva auGrand-Hôtel.
Marmouset descendit lestement, s’empara denouveau de la valise, entra de nouveau dans le bureau comme unhomme qui a une grande habitude de l’établissement, etdit :
– Une chambre pour mylord ?
– Mon ami, dit Edward en souriant, je nesuis pas lord.
– Tiens ! fit naïvement Marmouset,monsieur est Anglais, pourtant ?
– Sans doute.
– Tous les Anglais ne sont donc paslords ?
– Non, je ne suis qu’esquire, moi.
– Voilà un drôle de mot que jamais je nesaurai prononcer, dit Marmouset.
L’employé de bureau disait en mêmetemps :
– Conduisez mylord au premier, escalierC…, chambre 21.
Marmouset remit la valise à un garçon ;puis, sa casquette à la main, il attendit son pourboire.
Edward lui donna quarante sous, et Marmousets’en alla, répétant tout bas :
– Escalier C…, au premier, chambre21.
La rue Auber passe, comme on sait, derrière leGrand-Hôtel.
Marmouset courut chez lui.
Il était sorti le matin dans un accoutrementqui avait quelque peu étonné son valet de chambre et son portier,ou plutôt son concierge, car la rue Auber est trop aristocratiquepour avoir des portiers, et elle vise même aux suisses.
Mais un homme qui, comme Marmouset, a deux outrois cent mille francs de rentes, possède de beaux chevaux et mènela vie fastueuse des clubs et des coulisses, a bien le droit d’êtreexcentrique.
Marmouset avait dit un mot à son valet dechambre, qui avait mis le concierge au courant.
Il était amoureux d’une petite ouvrière dufaubourg du Temple, et se donnait à elle pour un compagnonmenuisier, en attendant qu’il la mît dans un huit-ressorts.
Marmouset rentra donc tranquillement chez luiet changea de vêtements. Puis il sonna son groom :
– Mets Lisbeth à la charrette anglaise,lui dit-il, cours rue Marignan et amène-moi Milon.
Comme cela avait été convenu entre eux uneheure auparavant, le bon Milon avait pu monter chez lui et attendreles ordres de Marmouset.
Le groom partit.
Quelques minutes après on sonna, et le valetde chambre introduisit une femme dans le cabinet de Marmouset.
C’était Vanda.
– J’allais vous écrire, ditMarmouset.
– Alors j’ai bien fait de venir.
– Oui, car j’ai besoin de vous.
Vanda s’assit et attendit.
– Je sais où est miss Ellen, repritMarmouset.
– Ah !
– Elle est à Saint-Lazare.
Vanda se prit à sourire.
– Je m’en doutais, fit-elle.
– Et j’ai compté sur vous.
– Pour l’en faire sortir ?
– Oui et non. Cela dépendra.
– De quoi ?
– Du jugement que vous porterez sur elle.D’après le pauvre diable de maçon qui s’est cassé bras et jambes,miss Ellen aime le maître.
– Bon !
– D’après l’Anglais Shoking et vous-même,elle est sa plus mortelle ennemie.
– Eh bien ?
– Vous la verrez, vous causerez avecelle…, et ce que vous déciderez, nous le ferons.
– C’est bien, dit Vanda.
– Vous pensez, continua Marmouset, que jene me suis même pas préoccupé du moyen de vous faire entrer àSaint-Lazare.
– J’en ai un tout trouvé.
– Ah !
– Quand faut-il y aller ?
– Mais le plus tôt possible…aujourd’hui.
– Non, dit Vanda, pas avant demain.
– Pourquoi ?
– Parce que la personne dont je prendraila place n’arrivera à Paris que ce soir par le dernier train.
– Que voulez-vous dire ?
– Il y a une légère mutation dans lepersonnel des prisons en ce moment. Je ne parle pas des détenus,mais des gardiens. Or, dit Vanda, une jeune religieuse que jeprotège et qui était à Lyon, vient à Paris. Elle descendra chez moice soir.
– Très bien.
– Et demain, à sa place, j’entrerai àSaint-Lazare.
– Mais se prêtera-t-elle à cettesupercherie ? demanda Marmouset.
– Quand je vous aurai, dit son histoire,vous verrez qu’elle n’a rien à me refuser.
Et Vanda se prit à sourire,ajoutant :
– Ma liaison avec elle n’est pas néed’hier. Elle remonte au temps où j’étais entrée à Saint-Lazare pourfaire évader Antoinette Miller.
– Voyons, dit Marmouset, je vous écoute.Nous avons le temps, du reste, car Milon ne sera pas ici avant unedemi-heure.
– Mon ami, dit alors Vanda, il y a decela près de six ans.
Tandis que j’étais à Saint-Lazare avecAntoinette Miller, elle par son angélique et doux visage, moi parmon allure un peu décidée, nous avions attiré l’attention d’unejeune sœur qu’on appelait Marie. Elle croyait à notreinnocence ; elle n’avait jamais douté un moment de la vertud’Antoinette. Bref, elle nous avait prises en grande amitié.
Vous savez comment Antoinette est sortit deSaint-Lazare ?
– Oui, dit Marmouset, morte enapparence.
– Morte pour tous, excepté pourRocambole, moi et quelques autres.
Puis nous nous évadâmes, la belle Marion etmoi, après avoir bâillonné la sœur Léocadie.
Plus d’une année s’écoula, poursuivitVanda ; Antoinette ressuscitée s’était mariée, et le maîtreétait parti pour d’autres aventures ; j’avais un peu oubliéSaint-Lazare et son triste personnel, lorsqu’un matin, passant,devant l’église Saint-Laurent, je fus abordée par une religieusequi me salua.
C’était sœur Marie la jeune religieuse quinous avait témoigné de la sympathie.
– Oh ! madame, me dit-elle, vous neme refuserez pas de me dire la vérité ?
Elle me prit les mains avec effusion.
– Un bruit court à Saint-Lazare,poursuivit-elle, c’est que Mlle Antoinette n’étaitpas morte.
– Vous l’avez pourtant vue dans labière.
– Oui, dit-elle, et cependant.
– Cependant, lui dis-je tout bas, venezme voir le jour où vous sortirez, et je vous dirai tout.
Elle sortait une fois par semaine et n’ymanqua pas.
Un matin, je la vis arriver ; alors je nefis plus mystère ni de la résurrection d’Antoinette, ni de notreévasion.
Elle vint me voir souvent, et je finis par melier avec elle.
Chaque fois je lui donnais une certaine sommepour la distribuer aux pauvres détenues.
Un jour elle me dit :
– L’asile Sainte-Anne ne suffit pas. Sij’avais de l’argent je voudrais fonder un établissement semblable,mais loin de Paris, bien loin, afin que les malheureuses quiviendraient frapper à notre porte n’eussent jamais la pensée derevenir dans ce pays de perdition.
– Eh bien ! lui dis-je, je voustrouverai de l’argent.
J’en parlerai à Rocambole.
Je vous demandai de l’argent aussi, à vous,Marmouset.
– Oui, je sais bien, dit Marmouset, jevous ai donné cent mille francs pour un hospice.
– C’était pour la maison de refuge deSainte-Marie.
– Où cela ?
– Près de Lyon.
– Elle n’est donc plus dans le serviceadministratif des prisons ?
– Oui et non. La maison est uneentreprise particulière, et cependant soumise au règlement desprisons et à la surveillance de l’autorité.
Quand une détenue se conduit bien et qu’ellen’a plus que peu de temps à faire, elle obtient d’aller finir sacaptivité chez sœur Marie ; souvent elle y reste, une foislibérée.
Or, tous les deux ou trois ans, sœur Marievient elle-même ou elle envoie une de ses sœurs en bonnes œuvresvisiter Saint-Lazare ; elle interroge les misères, elle sondela profondeur des infortunes, elle frappe sur les cœurs pour voirs’ils sont susceptibles de repentir, et elle finit par obtenir lapermission d’emmener avec elle quatre, cinq, quelquefois dixdétenues, voleuses ou femmes de mauvaise vie. La sœur Marie arrivece soir, elle m’a écrit, et j’irai la recevoir à la gare.
– Fort bien, dit Marmouset ; maiscomment entrerez vous à sa place à Saint-Lazare ?
– J’entrerai avec elle.
– Comme une de ses sœurs ?
– Comme son amie.
– Mais vous n’êtes pasreligieuse ?
– Non certes.
– Et sœur Marie se prêtera-t-elle à undéguisement qui est un sacrilège à ses yeux, ou tout au moins uneprofanation ?
– J’ai mon idée, dit Vanda. Qu’il voussuffise de savoir que demain je serai à Saint-Lazare. Ainsidonnez-moi vos instructions.
– Elles se résument en un mot :savoir.
– Oui, savoir si miss Ellen est l’ennemieacharnée du maître ou si elle est devenue son amie ?
– Justement.
– Et puis ?
– Dans le premier cas, nous la laisseronsà Saint-Lazare.
– Dans le second nous la feronssortir.
– Oh ! mon ami, dit Vanda ensouriant, je sais la peine que nous avons eue à faire sortirAntoinette.
– Aussi, dit Marmouset en riant, n’est-cepas ainsi que je procéderai.
– Que ferez-vous ?
– Ceux qui l’ont mise à Saint-Lazare l’enferont sortir.
– Comment ?
– Mais tout naturellement. Écoutez-moibien : Un homme est venu à Paris ; cet homme est undétective, il se nomme sir James Wood, je sais son nom depuis cematin. Il a été le geôlier de miss Ellen tant que la jeune fillen’a pas cherché à lui échapper.
Après sa tentative d’évasion de la maison dela rue Louis-le-Grand, sir James, qui avait autre chose à faire àParis, et à qui son gouvernement avait donné des pouvoirs étendus,sir James, dis-je, sera allé trouver le préfet de police et le chefde la sûreté, et aura obtenu d’eux qu’on lui gardât miss Ellenquelques jours dans une des pistoles de Saint-Lazare.
Comprenez-vous ?
– Parfaitement, dit Vanda. Alors, rien nepresse.
– Au contraire.
– Ah !
– Sir James est sur le point de retourneren Angleterre, et si je ne m’assure de sa personne d’ici àdemain…
– Comment ferez-vous ?
Marmouset raconta alors à Vanda l’idée qui luiétait venue de se déguiser en Anglais, de voler cent mille francs àMilon, et de mettre sir James sur la trace du voleurimaginaire.
– Tout cela, dit-il, est assez ingénieux,mais le hasard nous donnerait tort, si nous ne brusquions lesévénements.
– Que voulez-vous dire ?
– Sir James croit que le voleur est lepickpocket qu’il a employé pour voler les papiers de Shoking, cequi fait qu’il va s’égarer dès le début de ses recherches, et ques’il reçoit la dépêche qu’il attend de Londres, il renoncera àpoursuivre le voleur, et partira, emmenant l’enfant et missEllen.
– Vous êtes sûr qu’il a volél’enfant ?
– Tout ce qu’il y a de plus sûr.
– Et savez-vous où il l’a mis ?
– Non, mais je le saurai.
Comme Marmouset disait cela, on frappa à laporte de son cabinet, et Milon entra.
Il était suivi de Shoking qui tournait etretournait son chapeau dans ses mains, d’un air consterné.
– Ne te désole pas, lui dit Marmouset, onretrouvera la mère et l’enfant.
– L’enfant, oui, dit Shoking d’une voixlamentable ; mais la mère, la pauvre Jenny, pourvu qu’ils nel’aient pas tuée ?…
Milon, Marmouset et Vanda tressaillirent et seregardèrent.
Quel avait été le résultat du conciliabule deMarmouset, Milon et Vanda ?
C’est ce que nous verrons en suivant désormaissir James Wood.
Le détective croyait avoir de bonnes raisonspour soupçonner que le voleur des cent mille francs était le mêmehomme qu’il avait employé quelques semaines auparavant à voler lespapiers de Shoking.
Les gens de police et les voleurs de Londresse connaissent presque tous.
Un homme de l’importance de sir Jamesconnaissait non seulement les différents pickpockets qui, las desbrouillards, passaient le détroit pour s’en aller opérer sur lecontinent, mais il savait encore quelle était leur spécialité.
Celui-ci dévalisait le comptoir d’un magasinde dentelles ; cet autre ne volait que dans les omnibus ;tel autre fréquentait les églises ; un quatrième travaillaitau spectacle.
Il s’en était suivi pour sir James une petitenomenclature, très exacte, dans laquelle chaque voleur étaitdésigné par sa profession.
Il connaissait à Paris le dentellier, levoyageur, le dévot et le dilettante.
Il y avait encore le serrurier.
Le serrurier, qui de son vrai nom se nommaitSmith, avait été employé à Londres dans une fabrique decoffre-forts, et c’était en exerçant cet honnête métier qu’il avaitappris sa coupable profession.
Et le serrurier était précisément l’hommequ’avait employé sir James Wood.
Cet homme avait dit qu’il repartait ;mais sir James l’avait aperçu la veille même du vol, rôdant auxenvirons du Grand-Hôtel.
Donc, pour sir James, un seul homme avait puouvrir sans effraction la caisse de l’entrepreneur Milon, et cethomme, c’était le serrurier.
Sir James était un détective habile, cela estincontestable, mais il n’était pas sorcier. Or, un sorcier seulaurait pu deviner que Milon s’était volé lui-même ou à peu près, etque ce vol qu’on lui signalait, à lui sir James, cachait un piègehabilement tendu.
Lorsque sir James était arrivé à Paris etqu’il s’était mis en rapport avec le serrurier, il lui avaitdit :
– Je ne suis pas au service de la policefrançaise, tu n’as par conséquent rien à craindre de moi. Tout aucontraire, je vais t’employer et je te payerai bien.
Entre le voleur anglais et l’agent de policede Londres il n’y a aucune animosité.
Sans cesse en lutte, ils rivalisent d’adresse,de ruse, d’habileté, et le vaincu pardonne à son vainqueuraisément.
Tout autre que sir James se fût donné la peinede courir à la Préfecture et de faire rechercher Smith, dit leSerrurier.
Le procédé, si simple en apparence, eût faitperdre trop de temps ; et sir James s’attendait à recevoir,d’un moment à l’autre, l’ordre de retourner à Londres.
Or, il y a à Paris un journal appelé laGazette des Étrangers, qui se distribue dans les hôtels etque les étrangers lisent régulièrement tous les jours.
Sir James prit une voiture, courut au bureaudu journal, et paya cent sous la ligne l’annonce quevoici :
« Le célèbre serrurier anglais S…, depassage à Paris en ce moment, est prié de se présenter à l’hôtel duLouvre, chambre 18, chez J. W., esq. »
On allait mettre sous presse.
Une heure après le journal avait paru.
Deux heures plus tard, Smith, dit leSerrurier, arrivait.
Sir James le reçut avec un sourire.
– Je craignais que tu ne fusses parti,dit-il.
– Oh ! non, dit Smith en riant, lesaffaires sont meilleures à Paris qu’à Londres.
– Vraiment ? et qu’as-tufait ?
– Je me suis associé avec deuxcamarades.
– Bon !
– Et nous avons déjà un joli petitmagot.
– Y compris les cent mille francs que tuas volés à l’entrepreneur Milon.
À ces paroles, Smith ouvrit des grands yeux,il eût même un air si étonné que sir James ne put s’y tromper.
Ce n’était pas lui qui avait commis levol.
Cependant le détective lui fit millequestions, le tourna et le retourna et ne put obtenir de lui autrechose que d’énergiques dénégations.
Alors sir James lui raconta dans tous sesdétails l’histoire du vol, telle qu’il la tenait du chef de laSûreté et de Milon lui-même.
– Patron, dit alors Smith, je ne puisrien vous dire tant que je n’ai pas vu la serrure.
– Ah !
– Mais je parierais qu’on se moque devous.
– Qui donc ?
– Je ne sais pas. Mais si la caisse a ététrouvée ouverte comme vous me le dites, il n’y a que deux hommesqui eussent été capables de faire le coup.
– Qui donc ?
– Moi d’abord, et je vous répète que cen’est pas moi.
– Et puis ?
– Et un autre Anglais qu’on appelle Johnet qui n’est pas à Paris, j’en suis sûr.
– Cependant la caisse a été ouverte.
– Je ne dis pas non… Mais pas comme vousle dites. Si je la voyais ?
– Rien n’est plus facile, dit sirJames.
Il prit une plume et écrivit à Milon leslignes suivantes :
« Monsieur,
« Je suis sur les traces de votre voleur.Mais j’ai besoin de voir votre caisse. Ce soir, à onze heures, jeserai chez vous avec un de mes collègues. Il est indispensable pourdes motifs que je vous expliquerai de vive voix, que vous soyezseul et que personne de votre entourage ne nous voie ni entrer nisortir. »
La lettre écrite, sir James la fit porter parun commissionnaire de l’hôtel, puis il dit à Smith :
– Trouve-toi ce soir aux Champs-Élysées,au coin de la rue Marignan, vers six heures et demie, etattends-moi.
– J’y serai, répondit Smith.
Et il s’en alla.
Pourtant quand le serrurier fut parti, sesparoles revinrent en mémoire à sir James : « On se moquede vous ! »
Qui donc pourrait se moquer de lui ?
Était-ce Milon ? était-ce cet imbécile deShoking ?
C’était invraisemblable, d’autant plus que levol avait été commis à l’heure même où lui, sir James, enlevaitl’Irlandaise et son fils.
Le détective eut peur un moment,cependant.
Pendant quelques minutes, il délibéra si, aulieu de s’occuper de cette affaire, il ne partirait pas le soirmême pour Londres, emmenant Ralph et miss Ellen.
Il était même décidé à prendre ce dernierparti, lorsque une dépêche lui arriva.
Elle venait de Londres :
« Restez huit jours encore. On instruitprocès homme gris. Condamnation certaine, lettre demain.
« PATTERSON. »
Cette dépêche fit réfléchir sir James.
– Après tout, dit-il, je ne puis pasrester ici à ne rien faire. Si on n’avait pas volé Milon, il neserait pas allé à la Préfecture ; Smith se trompe donc, levoleur dont il parle doit être à Paris.
Et il mit la dépêche dans sa poche et sortittranquillement pour tuer le temps jusqu’au soir.
Il revint dîner à l’hôtel du Louvre.
Le commissionnaire avait rapporté la réponsede Milon, conçue en trois mots :
« Je vous attendrai ! »
Et sir James demeura résolu à conduire Smithchez Milon.
Environ deux heures après son installation auGrand-Hôtel, ce même jour-là, le détective Edward avait fait, selonl’habitude d’un parfait gentleman, une seconde toilette pourdéjeuner, et il s’apprêtait à descendre dans la somptueuse salle àmanger de l’établissement, quand deux petits coups discrets furentfrappés à sa porte.
Il alla ouvrir et se trouva en présence d’unlaquais de fort bonne mine :
– Monsieur, lui dit cet homme, je viensde la part de mon maître.
– Comment le nommez-vous ?
– Monsieur Peytavin.
– Je ne le connais pas, dit Edward.
– Mon maître sait parfaitement qu’iln’est pas connu de monsieur, mais il m’a dit de dire à monsieurqu’il habitait à deux pas d’ici, au numéro 1, rue Auber, qu’ilavait trois cents mille livres de rente, et qu’il serait fortheureux de causer avec monsieur pendant dix minutes.
Et le laquais tendit une carte qui portait, eneffet, le vrai nom de Marmouset.
Cependant le détective, eut un momentd’hésitation.
– Monsieur, dit encore le laquais, monmaître a ajouté : « Sir Edward ne se doute pas que nousavons un ami commun en Angleterre, et c’est pour avoir desnouvelles de cet ami que je lui serais reconnaissant d’accepter àdéjeuner chez moi. »
La rue Auber est une des plus belles rues duParis actuel ; elle est à deux pas du Grand-Hôtel ; ilétait midi ; on envoyait à sir Edward un laquais galonné. Toutcela était peut-être un peu mystérieux, mais n’avait riend’effrayant.
Sir Edward, puisque le laquais lui donnait letitre de baronnet, ne protesta point d’avantage contrel’invitation.
– Je vous suis, dit-il au laquais.
Et il prit son chapeau et son waterproof, etau lieu de descendre à la salle à manger, il sortit du Grand-Hôtelet suivit le laquais.
La maison où demeurait Marmouset était desplendide apparence. Vestibule, escalier en marbre, tapis moelleuxsous les pieds, un seul appartement par étage et portes à deuxvantaux.
– Qu’est-ce que peut bien me vouloir cemonsieur que je ne connais pas ? se disait Edward en montantl’escalier.
Marmouset habitait l’entre-sol.
Un groom vint ouvrir au coup de sonnette dulaquais, et le détective fut introduit dans un appartement quiétait digne, par son luxueux mobilier, du luxe extérieur de lamaison.
À gauche de l’antichambre, par la porteentr’ouverte, on apercevait la salle à manger meublée en ébène etdans laquelle une table toute servie attestait que le laquaisn’avait point menti et qu’on attendait sir Edward à déjeuner.
Le laquais ouvrit une porte en face de lasalle à manger et introduisit sir Edward dans le fumoir endisant :
– Monsieur va venir.
Edward entra.
À peine était-il assis qu’une portière sesouleva et qu’un gentleman s’offrit à ses regards.
C’était Marmouset.
Le détective ouvrit de grands yeux.
– Vous ne me reconnaissez peut-êtrepas ? dit Marmouset en riant.
– Mais… attendez… il me semble… balbutiale détective stupéfait.
– Je suis votre commissionnaire de cematin.
Le détective recula, ahuri.
– Cher monsieur, continua Marmouset,Londres n’a pas le monopole des excentriques, Paris en possèdeaussi, et j’en suis un.
Les Anglais viennent nous étudier surplace ; je les étudie pareillement.
Il m’a pris fantaisie, ce matin, de jouer lerôle d’un commissionnaire. Il est vrai de vous dire que j’avaisfait un pari et que, grâce à vous, je l’ai gagné. Mais je vousconterai tout cela en présence de la personne avec qui j’ai pariéet qui est un ami commun.
– Un ami à vous ? fit Edward de plusen plus étonné.
– À moi et à vous.
– Ah !
– Un Anglais…
Comme Marmouset disait cela, la porte s’ouvritet le laquais annonça :
« Lord Wilmot ! »
Le détective jeta un cri.
Shoking, redevenu lord Wilmot, Shoking, toutde noir vêtu, ayant cravate blanche, gilet en cœur et boutons dediamants à sa chemise, entra avec l’aisance un peu raide d’un lordvéritable.
Sir Edward était pâle et s’apercevait qu’onlui avait tendu un piège.
En même temps Marmouset prit sur la tablettede la cheminée un revolver, que le détective n’avait pasaperçu.
– Cher monsieur, dit-il en armant lerevolver, cet instrument ne fait aucun bruit ; il estd’invention américaine ; c’est un revolver à vent et il chassesix balles avec autant de vigueur qu’une arme à feu. C’est vousdire que si vous vouliez faire avec nous le moindre tapage, lamoindre résistance, nous vous enverrions dans l’autre monde, sansque les domestiques songeassent à quitter l’office, ni le conciergede la maison à interrompre un seul instant la lecture de sonjournal.
– Mais, monsieur, balbutia le détective,qui cherchait à se donner de l’assurance, si c’est uneplaisanterie, elle est médiocre.
– Ce n’est point une plaisanterie, ditMarmouset. Vous connaissez lord Wilmot ?
– Et effet…
– Lord Wilmot m’a prié de le fairedéjeuner avec vous.
– Alors pourquoi parlez-vous de… cerevolver ? demanda le détective, qui reprenait peu à peu sonsang-froid.
– Pour le cas où vous refuseriez moninvitation.
– Je n’en ai nulle envie.
– Alors déjeunons, dit Marmouset.
Il fit signe à Shoking.
Shoking prit le détective par le bras et luidit :
– Venez donc, mon cher.
Shoking était vigoureux. Edward ne se fut pasdébarrassé facilement de son étreinte.
En outre, Marmouset marchait derrière eux, etle détective avait vu dans son regard qu’il était un homme à luienvoyer deux balles dans le dos, s’il essayait de vouloir sesauver. Enfin le grand laquais s’était placé dans l’antichambredevant la porte.
– Je suis pris comme un renard, pensaEdward, il n’y a pas moyen de résister.
Et il se laissa conduire dans la salle àmanger et s’assit de bonne grâce à côté de Shoking et en face deMarmouset, qui plaça son revolver à côté de lui.
Le déjeuner était servi à la russe, et pointn’était besoin qu’un domestique demeurât dans la salle àmanger.
Marmouset fit un signe au laquais, qui sortitet ferma la porte.
Alors, regardant le détective :
– Nous pouvons causer maintenant, dit-ilet jouer cartes sur tables.
Edward le regardait toujours avecégarement.
Marmouset reprit :
– D’un mot je vais vous mettre au courantde la situation.
Vous êtes venu à Paris avec sir JamesWood.
Edward ne répondit pas.
– Vous aviez un double but : ramenermiss Palmure en Angleterre.
– C’était notre but unique.
Marmouset haussa les épaules.
– Et enlever un enfant irlandais queShoking…
Shoking fit la grimace.
– Que lord Wilmot, se reprit Marmouset ensouriant, avait amené avec lui. Hier vous avez grisé lord Wilmot,et l’enfant a disparu.
Or, écoutez-moi, cher monsieur. Des gens qui,comme nous, en plein midi, rue Auber, à deux pas du boulevard, dansune maison où il y a trente locataires, confisquent un homme commenous venons de vous confisquer, vont jusqu’au bout, s’il lefaut.
Il s’agit pour vous de sortir d’ici avec centmille francs dans votre poche, ou de passer de cette vie-ci dansl’autre. Choisissez !
Et Marmouset se mit à jouer négligemment avecson revolver.
Le chiffre de cent mille francs, énoncé parMarmouset, avait produit assez bon effet sur le détective.
Cependant Marmouset ne s’en tint pas à lapromesse. Il tira de sa poche un portefeuille, et de ceportefeuille un titre de chèque de la banque anglaise, qu’il mitsous les yeux d’Edward.
Celui-ci se disait :
– Je me suis conduit avec une déplorablelégèreté ; mais qu’y faire ? Il est évident que je suis àla merci de ces deux hommes et qu’il va falloir en passer par cequ’ils voudront.
Quand on joue, comme ils le disent, un pareiljeu, au milieu de Paris civilisé, on est capable d’assassiner uncitoyen de la libre Angleterre en plein jour.
Marmouset reprit :
– J’ai calculé que, pour prix de vos deuxmissions, et en cas de réussite, on vous donnerait la moitié de lasomme que je vous propose. Mais je suis assez riche pour ne pasregarder à cinquante mille francs de plus ou de moins.
Un éclair de cupidité brilla dans les yeux dudétective.
– À la bonne heure, dit Marmouset aveccourtoisie, je vois que vous êtes un homme sans préjugés et quenous allons pouvoir nous entendre.
Nous savons où vit miss Ellen et nous n’avonsnul besoin de vous pour la faire sortir de prison. Edward eut unnouveau geste de surprise.
– Mais nous ne savons pas ce qu’estdevenu l’enfant.
– Ni moi, dit Edward.
– Ah ! cher monsieur, dit Marmouset,prenez garde ! vous allez brouiller les cartes.
– Je vous jure…
– Ne jurez rien, dit froidementMarmouset, et dites-vous qu’en sortant d’ici vous emporterez unchèque de cent mille francs sur la Banque de Londres.
– Monsieur, répondit le détective Edward,je n’ai rien à vous cacher de ce que je sais, mais je ne puis vousdire, même en présence d’une menace de mort, ce que je ne saispas.
Marmouset haussa les épaules.
Edward continua :
– Sir James a emmené la mère et l’enfant,tandis que je grisais lord Wilmot.
– Mais vous avez revu sir James lesoir ?
– Sans doute.
– Et il ne vous a pas dit ce qu’il avaitfait d’eux ?
– Il les avait mis en sûreté.
– Où ?
– Dans un quartier éloigné, sous la garded’un charbonnier nommé Chapparot.
– Et vous ne savez pas le nom duquartier ?
– Non.
– Ni celui de la rue ?
– Pas davantage.
– Mon cher monsieur, dit Marmouset aveccalme, regardez la pendule : il est midi vingt-cinqminutes ; si, à midi et demie, je ne sais pas où est l’enfant,je vous loge une balle entre les deux yeux.
Edward avait la sueur au front, et il étaitpâle.
– Monsieur, dit-il, je suis avec sirJames sur un pied d’infériorité. J’ai une partie de ses secrets,mais je ne les ai pas tous.
– Ah !
– Je vous jure qu’il ne m’a pas dit où ilavait mis l’enfant.
– Vous n’avez plus que trois minutes, ditMarmouset, qui jouait avec le cylindre du revolver avec un calmeeffrayant.
– Mais, reprit sir Edward, je vais vousdire un secret sur sir James qui vous prouvera ma sincérité, etdont la possession le mettra en vos mains pieds et poings liés.
Marmouset commençait à croire à cettesincérité dont parlait le détective.
Il était près de midi et demie, et il étaitévident que si cet homme ne disait pas où était l’enfant, c’estqu’il ne le savait pas.
– Parlez, dit Marmouset, je vous donnequelques minutes encore.
– Sir James, reprit Edward, ne s’estemparé de la mère et de l’enfant ni par les menaces ni par laviolence.
– Comment donc a-t-il fait ?
– Il les a simplement priés de lesuivre.
– Et ils l’ont suivi ?
– Tout naturellement.
– C’est impossible ! s’écriaShoking. Jenny savait que nous étions entourés d’ennemis et elle sedéfiait.
– Oui, mais elle ne pouvait se défierd’un frère.
– Hein ? dit Marmouset.
– D’un homme affilié comme elle auxfénians.
– Que voulez-vous dire ? s’écriaShoking.
– La vérité, dit Edward. Sir James est unfénian vendu à l’Angleterre, et c’est avec le signe maçonnique dela grande famille irlandaise qu’il a surpris la bonne foi deJenny.
– Est-ce là votre secret ?
– Oui.
Marmouset demeura pensif un moment :
– Il est évident, dit-il enfin, que dumoment où vous m’avez fait semblable révélation sur sir James Wood,et, à moins que vous ne m’ayez menti, vous ne pouvez plus espéreravoir avec lui des relations amicales.
– Je ne suis pas un ami de sir JamesWood, dit Edward, je suis détective comme lui, avec cettedifférence qu’il est attaché à la police politique, et que moi jene m’occupe indirectement que d’affaires particulières. Sir Jamesme payait, vous me payez plus cher, je vais là où me conduit monintérêt. Je vous en ai trop dit maintenant pour ne pas vous servir,je ne sais pas où est l’enfant, mais je le saurai.
Marmouset se reprit à sourire.
– Non, monsieur, dit-il, je n’ai aucuneraison pour ne pas croire à votre sincérité, mais j’ai l’habitudede faire mes affaires tout seul.
Vous avez pu en juger ce matin.
Donc, vous me permettrez de prendre mespetites précautions et de vérifier l’exactitude de vosassertions.
– Rien ne vous sera plus facile, ditEdward.
– Oui, à la condition que vous resterezici.
– Je le veux bien.
– Alors déjeunons et nous verronsaprès.
Et Marmouset remit son pistolet dans sapoche.
Puis il sonna et demanda de l’encre et uneplume.
– Je vais toujours vous donner votrechèque, dit-il.
Et de sa plus belle écriture, Marmousetinscrivit le chiffre de cent mille francs en toutes lettres, signa,détacha le chèque, et nota sur la souche le nom d’Edward et lasomme.
Puis, cela fait, il demanda le café.
Toute cette scène avait eu lieu sans bruit,sans esclandre, avec une parfaite courtoisie.
Le café pris, et le chèque passé des mains deMarmouset dans celles du détective, l’élève de Rocambole luidit :
– Maintenant, veuillez me suivre.
Edward obéit.
Ils passèrent de la salle à manger dans lefumoir et de cette seconde pièce dans une troisième, qui était lecabinet de toilette du jeune homme.
Elle prenait le jour par en haut, et n’avaitpas d’autre fenêtre.
– Cher monsieur, dit alors Marmouset, jevais vous laisser ici à la garde de votre ami lord Wilmot et d’uneautre personne. Vous êtes mon prisonnier jusqu’à l’heure où j’aurairetrouvé l’enfant et délivré miss Ellen.
Je me connais assez en hommes pour avoir lapresque certitude que vous m’avez dit la vérité ; néanmoins,comme il pourrait se faire que vous eussiez cherché à gagner dutemps et à m’enfoncer, – pardon du mot, – vous trouverezbon que je prenne mes précautions.
– Faites tout ce que vous voudrez, ditEdward avec tranquillité.
Marmouset appela le laquais qui était alléchercher Edward au Grand-Hôtel.
C’était un robuste gaillard qui eût assommé ledétective à coups de poings.
– Tu vois monsieur ? ditMarmouset.
Le laquais s’inclina.
– Si monsieur essaye de sortir d’ici, tuprendras les embrasses des rideaux et tu lui attacheras les piedset les mains.
– Bon ! fit le laquais.
– S’il crie, tu lui enfonceras unmouchoir dans la bouche et tu le bâillonneras.
Le laquais fit encore un signe affirmatif.
– Je vous ai dit la vérité, dit Edward ensouriant, et vous en aurez la preuve.
– Je vais la chercher, répliquaMarmouset.
Et il sortit, laissant à la garde de Shokinget du laquais le détective, qui caressait du bout des doigts, aufond de sa poche, le chèque qui représentait une fortune pourlui.
À six heures du soir, sir James Wood revenaitdu rendez-vous qu’il avait donné à Smith, dit le Serrurier.
Celui-ci se promenait de long en large àl’entrée de la rue de Marignan.
Il était venu à pied.
Sir James arriva en voiture.
Comme la voiture s’arrêtait, Smiths’approcha.
– Patron, dit-il, est-ce que vous êtesbien pressé ?
– Pourquoi ? demanda sir James.
– Parce que j’aurais voulu causer un brinauparavant.
– Monte, dit sir James, le cocherattendra, pour repartir, que nous lui fassions signe.
Smith monta dans le fiacre, qui demeurastationnaire.
– Voyons ? fit sir James, qu’as-tu àme dire ?
– John, le seul homme qui, après moi,puisse ouvrir sans la forcer une caisse de fabrique anglaise, n’estpas à Paris.
– Oui, tu m’as dit cela ce matin.
– J’en ai la preuve ce soir.
– Comment ?
– J’ai lu dans le Times que Johnavait été arrêté à Londres et qu’il était en ce moment à Newgate,où il attendait les prochaines assises.
– Est-ce tout ce que tu as à medire ?
– Oui, patron.
– Eh bien ! allons, en ce cas.
– À votre place, je n’en ferais rien…
– Bah ! fit sir James.
– Je vous assure qu’on se moque devous.
Sir James Wood haussa les épaules.
– Qu’ai-je à craindre ? dit-il, jesuis un délégué de la police anglaise, un citoyen de laGrande-Bretagne : j’ai en poche une lettre de monambassadeur…
Smith sifflota entre ses dents.
Sir James ajouta :
– Je me suis trop avancé, du reste, pourreculer.
Et baissant une des glaces, il donna au cocherle numéro de la maison de Milon.
La maison, comme la rue, à cette heuretardive, était silencieuse et plongée dans une demi-obscurité.
Les Champs-Élysées, bruyants le jour, pleinsde vie et de lumière, sont déserts le soir, en hiver surtout.
À la porte, Smith dit encore :
– À votre place, je m’en irais sanssonner.
– Tu es fou, dit sir James.
Et, descendant de voiture, il saisit le boutonde cuivre du timbre.
La porte s’ouvrit aussitôt, et derrière, unflambeau à la main apparut Milon.
Le colosse avait sa physionomie la plus naïveet la plus ingénue.
Sir James, en le voyant, regarda Smith d’unair qui voulait dire :
– Es-tu simple ? ne vois-tu pas quece brave homme n’est occupé que de son argent ?
Milon dit, après avoir salué le détective.
– Je vous attendais, monsieur, avec unecertaine impatience.
– Vraiment ? dit sir James.
– Figurez-vous qu’un de mes contremaîtressort d’ici.
– Ah !
– Et il m’a juré avoir aperçu dans unevoiture de maître revenant du Bois l’homme qui m’a volé.
– Ne serait-ce pas monsieur ? ditsir James.
Et il montra Smith, qui fit un geste desurprise.
– Oh ! non, dit Milon en souriant,il n’y a même pas la moindre ressemblance.
– Vous êtes seul ?
– Tout seul, j’ai envoyé ma bonne secoucher.
Sir James eut un geste de satisfaction.
Milon reprit :
– J’attendais cependant trois personnesce soir, un pauvre diable, sa femme et son enfant, mais ils ne sontpas venus.
– Pourquoi ? demanda flegmatiquementle détective.
– Ils auront peut-être remis àdemain.
– Bon ! pensa sir James, il ne saitrien de l’enlèvement de Ralph.
En échangeant ces quelques mots, ils étaiententrés dans le vestibule et Milon avait refermé la porte.
– Ne vous étonnez pas, reprit sir James,que je vous aie demandé à être seul. Nous autres gens de policeanglais, nous procédons toujours avec un certain mystère et nousnous trouvons très bien de cette habitude.
– Chacun doit savoir son métier, réponditMilon avec un gros rire ; moi, je sais bâtir desmaisons ; vous, vous savez retrouver les voleurs.
– Je vous amène, dit sir James, un de mescollègues qui, à la simple inspection de votre caisse, nous diracomment on a pu l’ouvrir.
– Je vais vous la montrer, dit Milon.
Et il se dirigea vers l’escalier.
Sir James et Smith le suivirent, et celui-cidit en anglais :
– Je commence à ne plus rien comprendre àtout ce que vous m’avez dit.
Milon ne se retourna pas. Ils montaient.
Arrivés au premier étage, le colosse fittraverser son bureau à ses visiteurs nocturnes, puis il lesintroduisit dans cette pièce où se trouvait la caisse.
Le placard était ouvert et la caisseaussi.
– Vous pensez, dit Milon, que j’ai voululaisser les choses dans leur état primitif.
Sir James fit un signe de têteapprobateur.
– Seulement j’ai déménagé mon argentailleurs.
Smith lui prit le flambeau des mains, et semit à examiner la caisse.
– Donnez-moi la clef, dit-il.
Milon prit la clef, à son cou et la tendit aupickpocket.
Celui-ci la mit dans la serrure.
– Sur quelles lettres fermiez-vous ?demanda Smith.
– U, x, s etc, répondit Milon.
Smith fit jouer la clef. Il ferma la caisse,il la rouvrit ; puis, hochant la tête :
– C’est incompréhensible, dit-il.
– Comment cela ? dit naïvementMilon.
Smith le regarda.
– Vous ne seriez pas somnambule, parhasard ?
– Pas que je sache, dit Milon.
– Je le croirais volontiers,cependant.
– Par exemple !
– Votre caisse n’a pu être ouvertequ’avec votre propre clef.
– Je ne la quitte ni jour ni nuit.
– Alors, vous avez eu une nuit desomnambulisme et vous vous êtes volé vous-même.
Milon eut un geste de dénégation.
– Ou bien, dit froidement Smith, vousvous moquez de nous ?
Mais comme il disait cela, Smith entendit unléger bruit derrière lui.
Sir James, qui l’entendit pareillement, seretourna vivement.
La porte venait de s’ouvrir, et un homme, quesir James reconnut sur-le-champ, entra d’un pas tranquille.
Cet homme, c’était le commissionnaire qui, lematin, s’était emparé de la valise d’Edward à l’hôtel du Louvre.Seulement il avait changé de toilette et était mis comme ungentleman.
Alors sir James pâlit légèrement et devina queSmith avait raison tout à l’heure en disant qu’ils étaient tombésdans un piège.
Marmouset regarda sir James en souriant et luidit :
– La police anglaise a une granderéputation, cher monsieur, mais j’ai bien peur qu’elle ne la perdeaujourd’hui.
Et, Marmouset s’effaçant, sir James aperçutderrière lui trois autres personnages : Jean le Boucher, laMort des Braves et Shoking !
Shoking souriait pareillement etdisait :
– À nous deux, voleurd’enfant !…
Sir James Wood, Irlandais doublé d’Américain,était un homme froidement audacieux.
D’un coup d’œil il avait jugé lasituation.
La caisse forcée était un piège qu’on luiavait habilement tendu.
Marmouset, son commissionnaire du matin, vêtuen gentleman le soir, Shoking, Milon et les deux autres personnagesqui apparaissaient derrière eux, étaient ces amis mystérieux verslesquels l’homme gris avait tourné les yeux du fond de saprison.
Le message confié à Miss Ellen était parvenu àson adresse.
Comment ?
Sir James Wood ne chercha point à le savoir,il n’avait pas le temps de raisonner ; il lui fallait tenirtête à l’orage, et l’orage, il le sentait, était menaçant.
Pourtant son visage demeura impassible, pas unmuscle ne tressaillit, pas un geste d’effroi ne lui échappa.
Il eut même aux lèvres un demi-sourire etparut chercher des yeux quel était le chef de cette petitecoalition.
Marmouset ne lui laissa pas cette peinelongtemps.
– Sir James Wood, dit-il, vous êtes tropintelligent pour ne pas comprendre.
Sir James fit un geste de tête.
– Vous êtes en notre pouvoir, continuaMarmouset.
Smith jetait autour de lui des regardseffarés.
Sir James lui fit un signe qui voulaitdire :
– Ne crains rien, nous nous entirerons.
Marmouset reprit :
– Nous sommes dans un quartier désert.Les fenêtres de cette maison donnent sur un jardin ; vainementessayeriez-vous de crier, on ne viendrait pas à votre secours.
– Je ne sais, dit sir James.
Et il ne manifestait aucune émotion.
– Vous devinez, n’est-ce pas ?poursuivit Marmouset, ce que nous attendons de vous.
– Je ne devine jamais rien, répondit ledétective.
– Bien. Alors nous allons vous aider.
– Comme il vous plaira.
– Vous vous étiez constitué le gardien demiss Ellen Palmure ?
– Parfaitement.
– Et pourtant elle a disparu. Qu’enavez-vous fait ?
– C’est mon secret.
– Le hasard m’ayant appris où elle était,dit Marmouset, je ne vous ferai pas de querelle à son endroit.
– Puisque vous le savez, il estparfaitement inutile de me le demander.
– Vous avez conduit miss Ellen dans unemaison de fous d’abord. Puis vous avez demandé à Londres denouvelles instructions, que vous avez portées à la préfecture depolice, et là, le chef de la sûreté, pressé par l’ambassade d’unepart, fort, d’autre part, du consentement que lord Palmure envoyaitpar écrit, a ordonné qu’elle serait transférée à Saint-Lazare.
– Tout cela est exact, dit sir James.
– Mais, dit Marmouset, il vous suffitd’écrire un mot, et miss Ellen sera relâchée.
– Ces mots, je ne les écrirai pas, ditsir James.
– En vérité !
– Je ne me fais pas d’illusions,poursuivit le détective. Vous ne m’avez pas attiré ici pour melaisser aller librement ensuite. Il est même possible que vousm’assassiniez. Seulement, je dois vous prévenir que je seraivengé.
– Ah ! dit Marmouset avec unsourire.
– Vous pensez bien, continua sir James endésignant Milon, que ce matin, en voyant monsieur dans le cabinetdu chef de la sûreté, j’ai deviné.
Monsieur était l’homme que cherchait missEllen, et je n’ai pas cru au vol un seul instant.
– Ah ! ah !
– Je suis venu en France muni de pouvoirsréguliers, et la police française me doit aide et protection. Lechef de la sûreté est donc prévenu.
Trois agents sont embusqués au coin desChamps-Élysées, trois autres à l’autre bout de la rue, ils m’ont vuentrer ici. Maintenant, si vous voulez m’assassiner, dit froidementsir James, hâtez-vous, car dans un quart d’heure ils viendront àmon aide et me redemanderont mort ou vif.
Milon eut un geste d’inquiétude.
Mais Marmouset se prit à rire :
– Vous êtes un homme de sang-froid, sirJames, dit-il, et vous avez imaginé habilement ce petitroman ; car c’est un roman…
– Vous croyez ?
– Je le crois et le prouve.
– Voyons ?
– Vous êtes sorti ce matin avec Milon dechez le chef de la sûreté.
– Cela est vrai.
– Vous n’avez donc pas pu lui communiquervos soupçons. D’ailleurs, vous n’aviez pas de soupçons.
– J’ai revu le chef de la sûreté dans lajournée.
– Non, sir James, car je vous ai faitsuivre et je vais vous dire l’emploi de votre temps depuis cematin.
– Vous me ferez plaisir, ricana sirJames.
Mais Marmouset reprit :
– Nous n’avons pas le temps de nousamuser à des niaiseries. J’ai un moyen de faire sortir miss Ellende Saint-Lazare. Laissons donc miss Ellen et parlons del’Irlandaise Jenny et de son fils.
Nous ne savons ce que vous en avez fait, sirJames, et il faut nous le dire.
Sir James haussa les épaules.
– Vous ne le saurez pas, dit-il.
– Bah ! reprit Marmouset, noussavons bien des choses déjà. D’abord celle-ci : vous êtesfenian apostat, vendu à l’Angleterre.
Cette fois, sir James perdit un peu de sonassurance, et on le vit légèrement pâlir.
– Or, poursuivit Marmouset, vous savezquel sort épouvantable est réservé au fenian qui trahit ses frères.Les lois mystérieuses qui régissent l’association disentceci : « Le frère qui aura trahi sera poursuivi et amenédevant un tribunal qui le condamnera à mort. On commencera par luicouper la langue, puis les mains et les pieds, et on lui crèverales yeux ; puis, on le laissera mourir de faim. » Est-cecela, sir James ?
Très exactement, dit le détective.
– Or, poursuivit Marmouset, nous avonsles moyens de vous envoyer en Irlande, comme un colis demessageries, et de vous livrer à ceux que vous avez trahis.Refuserez-vous encore de nous dire où est l’Irlandaise et sonenfant !
– Je refuse, dit sir James, et je refuseparce que la conséquence de ma trahison, conséquence logique etbien humaine, vous en conviendrez, est une haine violente pour mesanciens amis.
– Vous êtes un homme bien trempé, sirJames. Mais peut-être nous passerons-nous encore de vous, car noussavons un nom : Chapparot.
– Sir James tressaillit, et Marmouset leremarqua.
– Chapparot ! s’écria Jean leBoucher ; je le connais ! c’est un charbonnier. Si c’estlui ?…
Sir James avait retrouvé son impassibilitépremière, mais pas assez vite pour que Marmouset n’eût saisil’émotion imperceptible qu’il avait éprouvée.
Et se tournant vers ses compagnons, Marmousetleur dit :
– Nous allons causer là-bas ; venez.Sir James, voici votre prison.
Et ils se dirigèrent vers la porte.
Sir James et Smith ne bougèrent.
– Ils croient m’effrayer, dit sir Jamesquand la porte se fut refermée, mais ils n’y parviendront pas.
– En attendant, nous sommes prisonniers…dit Smith.
Et il montra les fenêtres cadenassées.
– Qu’est-ce que cela pour toi ?N’as-tu pas tes outils ?
– Pardine !
Mais comme Smith disait cela, il trébucha etjeta un cri.
– Hein ? fit sir James.
Et il trébucha à son tour.
Alors ces deux hommes de sang-froidjusqu’alors, se regardèrent avec une mystérieuse épouvante.
Le parquet, machiné sans doute dans la journéecomme un plancher de théâtre, descendait lentement sous eux, grâceà un ressort qu’on avait fait mouvoir dans la pièce voisine.
Le sol descendait, et les fenêtres, les portessemblaient monter lentement au fur et à mesure.
Et le sol descendait toujours, et sir James etSmith, le serrurier comprirent avec terreur qu’ils allaients’abîmer dans quelque profondeur inconnue…
Tandis que sir James Wood et Smith, dit leSerrurier, se trouvaient au pouvoir de Marmouset et des autres amisde l’homme gris, d’autres événements s’étaient accomplis dans lepassage des Amandiers, où le détective après avoir noyé la mère,avait laissé l’enfant prisonnier à la garde du charbonnierChapparot.
La citerne dont le farouche Auvergnat avaitfait un instrument de mort mérite une description touteparticulière, comme on va voir.
Le passage des Amandiers, dans lequel on entrepar la rue du même nom, forme un coude et ses maisons du côtégauche se trouvent adossées aux maisons de la rue.
Entre les maisons de la rue et celle dupassage, il y a plusieurs cours communes.
La citerne dont nous parlons était dans lemême cas.
Autrefois un tonnelier avait habité la maisondu côté du passage, et cette citerne lui servait à faire tremperses douves et ses cercles.
Du côté de la rue il y avait eu un charron quise servait de la citerne dans un but à peu près semblable.
Charron et tonnelier avaient, chacun de soncôté, leur puisard particulier.
Mais quand on avait démoli l’abattoirPopincourt, le charron, pour qui les bouchers étaient une forteclientèle, avait donné congé et il était allé s’établir auxnouvelles barrières.
Le tonnelier était mort, et la citerne étaitdemeurée sans autre destination que celle du réservoir oùs’accumulaient tout l’hiver les eaux pluviales.
Chapparot avait loué la cour dans laquelle setrouvait un des deux puisards et comme il savait que la boutique ducharron était inoccupée, il n’avait pas hésité à disposer uneplanche en bascule pour que la malheureuse Irlandaise s’ynoyât.
Mais la Providence, que l’on s’obstine à nier,veille sans cesse sur les faibles et les protège contre lesforts.
Chapparot et sir James avaient entendu un criterrible au moment où la planche basculait sous les pieds de Jenny,puis quelques gémissements étouffés, un clapotement de quelquesminutes, puis rien…
Cependant Jenny ne s’était pas noyée.
La nature met au cœur des mères une énergiesans égale.
Après avoir fait un plongeon, Jenny remonta àla surface, et ses vêtements arrondis comme une ceinture desauvetage, l’y soutinrent.
Et Jenny ne cria pas, n’appela pas ausecours ; elle écouta.
Elle entendit la voix de son filsdisant :
– Maman ! rendez-moimaman !
Puis son fils ne dit plus rien et sir JamesWood eut un éclat de rire.
Ce fut rapide comme l’éclair, instantané commeune décharge électrique. Jenny comprit tout.
On avait voulu la noyer pour s’emparer de sonfils, et si elle bougeait, un de ces deux hommes descendrait dansla citerne pour l’achever.
Ce n’était pourtant pas l’amour de la vie quiréduisait Jenny au silence.
Mais elle songeait à son fils ; et commel’espérance ne meurt qu’avec la vie, Jenny se rappela que déjà, onl’avait séparée de son enfant et que, cependant, son enfant luiavait été rendu.
L’eau était glacée, l’atmosphère fétide etasphyxiante.
Jenny eut cependant l’héroïsme de ne pas faireun mouvement.
Ses vêtements s’imprégnaient d’eau ets’alourdissaient peu à peu.
Jenny sentait qu’elle s’enfonçait pardegrés.
Comme toutes les filles de pêcheurs, ellesavait nager, elle aurait donc pu se soutenir plus longtemps ;mais ses bourreaux qu’elle sentait marcher au-dessus de sa têtel’eussent entendue.
Cela dura trois minutes peut-être, mais cestrois minutes furent un siècle d’agonie.
Enfin Chapparot et sir James Woods’éloignèrent.
Alors l’amour maternel et l’instinct de laconversation se réunirent chez l’Irlandaise et amenèrent un suprêmeeffort.
Elle se mit à nager vigoureusement.
Était-elle dans un puits ou dans uncanal ? elle ne le savait pas, car d’épaisses ténèbresl’enveloppaient.
Ses mains étendues rencontrèrent un mur ;elle se tourna d’un autre côté et se remit à nager.
Tout à coup il lui sembla que l’obscuritéétait moins grande et qu’un faible rayon de clarté brillait devantelle.
Elle nagea encore et se trouva dans ledeuxième puisard, celui du charron.
Celui-là était couvert avec des planches commel’autre, mais il se trouvait dans la boutique, même et non pas dansune cave.
La boutique était vide, les portes en étaientfermées, mais au-dessus des portes il y avait une imposte vitréequi laissait passer la clarté du jour, et ce jour, arrivantjusqu’aux planches mal jointes qui recouvraient le puisard,laissait tomber un dernier rayon au travers sur l’eau dormante dela citerne.
Et Jenny, levant la tête, vit le jour, etl’espoir lui revint au cœur, plus tenace, et ses forces épuisées seranimèrent. Elle nageait sur place, de façon à se soutenir le pluslongtemps possible.
Peu à peu ses yeux se faisaient à l’obscurité,et elle était parvenue à mesurer du regard, grâce au faible rayonde lumière, la distance qui séparait le niveau de l’eau de la voûtede la citerne.
Puis elle fit tout le tour de la citerne,promenant une de ses mains sur les parois lisses et dépourvues dela moindre aspérité.
Et pendant cette recherche infructueuse, lamalheureuse, alourdie par ses vêtements qui, moyen de salutd’abord, allaient finir par l’entraîner au fond de l’eau, sentaitses forces la trahir insensiblement.
Mais comme elle luttait en désespérée contrecette mort lente et qui semblait inévitable, elle se heurta à uncorps dur qui parut fixe devant elle.
Elle étendit de nouveau ses mains et saisitune planche, une vieille planche pourrie qui flottait surl’eau.
Et elle s’y cramponna, comme le matelotnaufragé se cramponne à une épave de son navire brisé.
Tout à coup elle perçut un bruit au-dessus desa tête, le bruit d’une porte qu’on ouvre.
Jenny, couchée sur la planche, crut un momentque c’était sir James et le charbonnier qui revenaient ; maiselle entendit presque aussitôt une voix jeune et sonore quichantait le Pied qui remue, cette délicieuse fantaisie sipoétique qui a longtemps abruti les Parisiens.
Un homme était entré dans la boutique ducharron, et cet homme, Jenny ne s’y trompa point, n’était niChapparot, ni sir James.
Et alors l’Irlandaise épuisée se mit àcrier.
Soudain la voix se tut, et le Pied quiremue ne remua plus du tout.
Jenny cria de plus belle.
Alors les planches qui recouvraient le puisardfurent soulevées et une tête d’homme apparut à la pauvreIrlandaise, en même temps que le jour descendait à flots dans laciterne.
Le hasard lui envoyait unlibérateur !…
Quel était-il ?
C’est ce que nous allons dire…
La maison dont le charron avait habité lerez-de-chaussée et qui avait déjà la citerne commune avec celle dupassage, avait, en outre des jours de souffrance qui s’ouvraientsur la cour de Chapparot, trois ou quatre petites meurtrièresgrillées qui donnaient de la clarté dans l’escalier.
Chapparot, qui savait que cette maison était,comme la sienne, à peu près déserte pendant la journée, ne seméfiait nullement de ces petites lucarnes.
D’ailleurs, il ne savait pas qu’au dernierétage l’escalier finissait par une sorte d’échelle de meunier,conduisant à un grenier, et que la meurtrière la plus élevéeservait de croisée à ce grenier.
Or, il y avait précisément dans ledit grenierun type assez curieux et dont Chapparot aurait dû se méfier.
C’était un jeune homme, un véritable gamin deParis, nommé Polyte.
Polyte avait été singe d’imprimerie àhuit ans, apprenti menuisier à douze, machiniste de théâtre àquinze, puis chanteur de café-concert, puis comédien de banlieueet, en dernier lieu, secrétaire du commissaire de police deBelleville.
Comme on va le voir, il avait fait tous lesmétiers et n’avait réussi à rien.
Le commissaire de police, son dernier patron,l’avait trouvé trop artiste, et le directeur du théâtre deMont-rouge lui avait dit :
– Mon garçon, vous ne ferez jamais uncomédien !
Au café-concert, où il avait chanté lePied qui remue, on l’avait sifflé.
Le menuisier qui l’avait recueilli à sa sortiede l’imprimerie l’avait mis à la porte avec une correction autreque des taloches.
Enfin, dans l’imprimerie où il avait fait sesdébuts, on l’envoyait chercher le feuilleton de l’auteur en vogue,et Polydore ne revenait pas et perdait le feuilleton en route.
Malgré tout cela, Polydore avait fait sonchemin ; il cultivait le calembour, était lié avec tous lescabotins du boulevard Eugène, comme on dit au faubourg, tournaitsouvent la tête à une figurante, achetait ses habits au Temple etavait, pour nous servir de l’expression populaire, ses hauts et sesbas.
Pour le moment, Polyte était dans la débine etil était venu loger chez sa mère, qui était en ce moment portièrede la maison jadis habitée par le charron.
Polyte avait entendu raconter l’histoirenébuleuse du charbonnier Chapparot, qu’on accusait d’avoirassassiné sa femme.
Et comme Polyte n’avait rien à faire, ils’était dit :
– Je vais faire de la police pour moncompte et travailler le charbonnier.
Fumant sa pipe, chantant le Pied quiremue, il s’était établi dans ce grenier, dont la fenêtredonnait sur la petite cour du charbonnier.
Celui-ci, de temps en temps, traversait cettecour.
Alors Polyte cessait de chanter, puis à l’aided’un morceau de glace cassée, qu’il posait incliné au bord de safenêtre, il regardait tous à son aise l’Auvergnat, sans être vu delui.
L’homme qui se croit seul laisse tomber lemasque d’hypocrisie qu’il met ordinairement sur sa figure quand onle regarde.
Chapparot, persuadé que nul ne le voyait,laissait reprendre à sa physionomie son aspect farouche etsombre.
– Il marque mal, pensaitl’ancien secrétaire du commissaire de police.
Et il continuait à l’épier.
Il avait découvert le cabaret où Chapparots’en allait le soir manger un peu de pain et de fromage et boireune chopine pour son souper.
Polyte s’en fit l’habitué.
Chose bizarre ! le charbonnier ne leconnaissait pas, et ne l’avait même jamais vu.
Aussi le coudoya-t-il plusieurs soirs de suitedans la salle basse du marchand de vin sans faire attention àlui.
Et le soir où sir James vint causer avecChapparot, Polyte était dans le cabaret.
L’intimité du grossier Auvergnat et dugentleman lui parut louche.
Jusque-là Polyte s’était simplement amusé.
Maintenant, il flairait une affaire.
L’affaire, comme on va le voir, était biensimple.
Polyte s’était dit :
– Le commissaire m’a renvoyé parce quej’étais feignant. Je ne le blâme pas, car il avait raison ;mais si, un matin, j’allais le trouver et lui disais : J’aidécouvert un joli petit crime, et je viens vous prier de fairevaloir mes droits à une petite prime que la préfecture accordevolontiers en pareil cas, il serait enchanté de me rendre ceservice, car au fond il m’aimait assez et me trouvait une jolievoix.
Chacun son faible, et un commissaire de policea bien le droit d’aimer la musique.
Or, pour Polyte, un homme aussi mal famé queChapparot, causant avec un monsieur comme sir James, c’étaitl’indice d’un crime commis ou à commettre.
Et, à partir de ce moment, Polyte ne quittaplus le charbonnier des yeux.
Dans la nuit qui suivit l’entretien, ildemeura tantôt collé à la grille de la meurtrière qui donnait surla cour, tantôt hissé jusqu’à une autre fenêtre en tabatière dugrenier, qui avait vue sur l’esplanade des anciens abattoirs.
La nuit s’écoula, puis la matinée.
Polyte s’en alla flâner dans le passage, où ily avait une boutique de blanchisseuses, et, tout en ayant l’air delorgner ces demoiselles, il ne perdit pas de vue le charbonnier etcrut remarquer que celui-ci éprouvait une sorte d’inquiétude vagueet que ses regards se tournaient sans cesse vers l’entrée dupassage.
Polyte remonta à son observatoire et se mit àla tabatière.
Vers trois heures, il vit un fiacre s’arrêterà l’angle de l’avenue Parmentier et de la rue du Chemin-Vert. Puis,trois personnes en descendirent.
Polyte reconnut le gentleman qui avait eu unmystérieux entretien avec Chapparot.
La femme et l’enfant lui étaient inconnus.
Comme tous trois entraient dans le passage,Polyte fit volte-face.
Il quitta la tabatière et revint à la fenêtregrillée qui donnait sur la petite cour.
Puis, les yeux fixés sur son morceau de glacecassée, il attendit.
La porte de la boutique du charbonnier quis’ouvrait sur la cour s’ouvrit, et Polyte vit Chapparot latraverser, suivi du gentleman, de la femme et de l’enfant.
– Tout cela est bien drôle ! sedit-il.
Puis il eut un souvenir et uneinspiration.
Ce souvenir était celui-ci.
Quand il était gamin, il jouait avec lesenfants du charron, et il avait souvent remarqué la sonorité de laciterne, dont les parois formaient écho et renvoyaientdistinctement au charron le bruit et la voix du tonnelier quichantait, dans la cave, en cerclant ses tonneaux.
Et ce souvenir amena l’inspiration etconduisit Polyte à se dire :
– Ils sont dans la cave, je vais pouvoirécouter ce qu’ils disent.
Alors le gamin sortit de son grenier, et, àcheval sur la rampe, se laissa glisser jusqu’en bas.
Sa mère était sortie, et il n’y avait personnedans la loge.
La boutique était à louer, et elle avait unepetite porte donnant sur l’allée de la maison, et dont la clefdemeurait chez le concierge.
Polyte s’empara de cette clef.
C’était plus fort que lui, même en faisant dela police, Polyte chantait le Pied qui remue.
Mais cette fois ce fut à dessein.
– S’ils sont dans la cave, se dit-il, ilsm’entendront chanter, et s’ils méditent un mauvais coup, ilsn’oseront pas l’accomplir.
Seulement, Polyte n’avait pas calculé que lemauvais coup s’était fait tandis qu’il se rendait à son grenier, etlorsqu’il arriva dans la boutique, sir James et le charbonnieravaient déjà quitté le théâtre de leurs exploits sinistres.
Mais Polyte entendit les cris de Jenny qui sedécidait à appeler au secours.
Et alors il se pencha sur les planches quirecouvraient la citerne, les souleva et plongea un regardinvestigateur dans les profondeurs ténébreuses de ce cloaque.
Les forces de Jenny commençaient às’épuiser ; mais l’apparition de cette tête d’homme penchéesur l’orifice de la citerne lui rendit le courage et l’espoir.
Jenny ne savait que quelques mots defrançais.
Cependant elle articula nettement unsauvez-moi ! que Polyte entendit fort bien.
– Soutenez-vous une minute encore,répondit Polyte.
Et il disparut.
Jenny comprit qu’il allait chercher dusecours.
Le secours n’était pas loin, du reste, et ilconsistait en un objet matériel.
Cet objet était une longue échelle qui setrouvait rangée contre le mur dans l’escalier.
D’un coup d’œil Polyte jugea qu’elle seraitassez longue.
Et, la chargeant sur son épaule, il revintdans la boutique et la plongea dans la citerne.
L’échelle toucha le fond et ressortit encoredans la boutique d’environ trois pieds.
Alors Polyte descendit.
Déjà Jenny s’était cramponnée à l’échellelibératrice, mais ces vêtements étaient si lourds, ses forces siépuisées, qu’elle n’aurait pu parvenir à remonter toute seule, siPolyte ne l’avait prise à bras le corps.
Polyte était à la fois un mauvais sujet et unbon garçon ; en ce moment, il oublia Chapparot, et lecommissaire, et son petit plan machiavélique.
Il ne vit devant lui qu’une pauvre créatureépuisée, mourante, qui réclamait tous ses soins.
Et il la transporta dans sa loge.
Sa mère, une vraie portière, bavardait sansdoute dans le voisinage et ne se pressait pas de rentrer.
Mais Polyte n’y songea pas un instant.
Il se hâta de déshabiller Jenny, de la pousserauprès du feu et de lui jeter sur les épaules les couvertures dulit de sa mère.
L’Irlandaise grelottait, mais elle ne pensaitguère à elle, la malheureuse ! et murmurait le nom de son filsen se tordant les mains de désespoir.
Polyte comprit ; et, à tout hasard, pourla rassurer, il lui dit :
– Ne craignez rien, votre fils n’est pasen danger ; d’ailleurs, je le sauverai, comme je vous aisauvée !…
Jenny n’avait pas redouté un seul instant, dureste, qu’on tuât l’enfant. Elle savait trop quel prix lordPalmure, son mortel ennemi, attachait à son existence et quelsefforts il avait faits pour s’en emparer.
Ces paroles dites au hasard par Polyte et plusencore la pantomime expressive du jeune homme lui rendirent donc unpeu de calme.
En même temps Polyte commençait àréfléchir.
– Ma mère va revenir, pensait-il, et sielle trouve cette femme ici, ce seront des si et desmais et des questions qui n’en finiront plus ; etdans une heure tout le quartier saura l’aventure. Il faut que jel’emmène hors d’ici.
Alors Polyte songea à son grenier.
Et, prenant la main de Jenny, il luidit :
– Si vous ne voulez pas qu’il arrivemalheur à votre enfant, suivez-moi !
Elle se leva docile.
Alors il fit un paquet des vêtements qu’elleavait quittés et les poussa sous le lit.
La loge était sombre, et il était probable quela portière ne s’apercevrait pas de ce remue-ménage.
Polyte remit, du reste, un peu d’ordre dans lecoucher.
Puis, cela fait, il prit l’Irlandaise par lamain et la conduisit à son grenier.
Dans l’escalier, ils ne rencontrèrentpersonne.
Une fois dans le grenier, Polyte mit un doigtsur sa bouche et dit à l’Irlandaise :
– Si vous voulez que je sauve votre fils,il faut rester ici et ne pas bouger.
Et il lui indiqua le grabat qui lui servait delit.
L’Irlandaise eut un geste de soumission.
Alors Polyte sortit, tira, la porte après lui,donna un tour de clef pour être plus sûr que l’Irlandaise ne s’enirait pas, et descendit.
À mesure que le sang-froid lui revenait,Polyte sentait revenir aussi ses petits projets d’ambition.
Seulement, il avait besoin de réfléchir, des’orienter, de se faire un plan de conduite.
Arrivé dans la rue, il jeta un coup d’œil aucoin de l’avenue Parmentier.
Le fiacre qui avait amené sir James, Jenny etson fils, avait disparu.
Polyte en conclut que sir James étaitparti.
Il entra donc dans le passage et se mit àflâner comme à l’ordinaire devant la boutique desblanchisseuses.
Chapparot était sur le seuil de sa porte.
L’Auvergnat paraissait fort tranquille, et unejoie mal dissimulée éclatait sur son visage.
Plusieurs fois de suite il entra dans laboutique, alla jusqu’au fond, puis revint précipitamment.
Ce manège intrigua Polyte.
Le charbonnier, après avoir noyé la mère,avait-il donc tué l’enfant ?
Ou bien, le gentleman l’avait-il emmené aveclui ?
C’était là un terrible problème que Polyten’osait résoudre.
Mais l’obstination du charbonnier à revenir auseuil de sa porte, comme s’il n’eût osé pénétrer dans la cour,semblait indiquer un dénouement fatal.
Polyte retourna rue des Amandiers.
Il grimpa jusqu’à moitié de l’escalier de samaison, et, par une des fenêtres, il regarda dans la petitecour.
La cour était déserte.
Alors Polyte eut une idée hardie, presquesublime.
– J’ai traversé le canal Saint-Martin enhiver, se dit-il. Je n’ai pas peur de l’eau d’une citerne.
Et il se glissa de nouveau dans la boutiqueautrefois occupée par le charron.
Polyte avait compris tout de suite une chose,c’est que l’Irlandaise avait été précipitée dans la citerne par letrou qui existait dans la cave du charbonnier.
L’échelle plongeait toujours dans l’eau.
Polyte poussa la porte qui donnait dansl’allée, se déshabilla et, tout nu, se risqua sur l’échelle.
L’eau était froide.
Polyte se jeta bravement à la nage et attiral’échelle à lui.
L’échelle se mit à flotter.
Alors le gamin, avec un instinct merveilleux,se dirigea vers l’autre extrémité de la citerne, et retirantl’échelle à demi, il lui fit prendre un point d’appui sur le sol,qui était une couche de ciment, et l’appuya de l’autre bout contreune des parois.
L’échelle se trouva posée horizontalement,comme un plan très incliné.
Polyte se mit alors à grimper d’un échelon àl’autre, jusqu’à ce que ses mains, cessant de rencontrer la voûteen maçonnerie, heurtassent la planche qui avait tourné sous lespieds de l’Irlandaise.
Puis, se levant, il souleva cette planche avecses épaules et se trouva la moitié du corps hors de l’abîme.L’obscurité qui régnait dans la cave était plus grande que celle dela citerne, laquelle recevait un demi-rayon de jour du côté de laboutique du charron. Mais les souvenirs d’enfance de Polyte leguidaient, et il se rappela que le tonnelier avait coutume delaisser, tout auprès de la citerne, dans un trou pratiqué dans lemur, une large palette en fer, sur laquelle était plantée unechandelle et auprès une poignée d’allumettes.
– Ce sont là des habitudes, pensa-t-il,que les locataires se transmettent.
Et après avoir un moment tâtonné, il trouva letrou dans le mur et y mit la main.
Ce n’était pas la même sans doute, mais enfinil y avait une palette.
Et tout à côté Polyte sentit des allumettessous ses doigts.
Il en prit une et la frotta contre le mur.
Et comme la lumière se faisait dans lesténèbres, Polyte se dit encore :
– Le charbonnier paraissait tout àl’heure avoir trop de mal à quitter le seuil de sa porte, je croisque je puis être tranquille.
Et il alluma la chandelle.
La chandelle allumée, Polyte s’orienta avec cesang-froid qui caractérise le vrai Parisien.
Tout nu, ruisselant d’eau, grelottant, ilétait aussi à l’aise, malgré cela, que s’il eût été sur leboulevard du Prince-Eugène, à la porte d’un petit théâtre, lesmains dans ses poches et lorgnant les femmes.
– Quand on veut bien voir, pensait-il, ilne faut pas se presser. Et, en effet, avant de pousser plus loinses investigations, il se mit à examiner le mécanisme ingénieux dela trappe dont Jenny avait été la victime.
C’était fort simple, du reste.
La planche avait été sciée de manière à neplus reposer sur les solives du plancher.
Puis, avec deux clous, on avait fait une sorted’essieu sur lequel la planche avait tourné quand l’Irlandaiseavait mis le pied dessus.
Tout à l’entour, Polyte chercha vainement lestraces d’une lutte.
Alors il devint évident pour lui que la mèreseule avait été la victime d’un guet-apens.
Qu’était devenu l’enfant ?
Polyte se pencha néanmoins sur la citerne, lebras étendu et armé de la chandelle.
L’eau était calme et aucun corps ne flottait àsa surface.
De deux choses l’une :
Ou le gentleman avait emmené l’enfant.
Ou bien le charbonnier s’était constitué songardien et son geôlier.
Dans cette dernière hypothèse, Polyte se mit àchercher ; derrière un amas de bois et de charbons, il trouval’entrée de la cave souterraine.
Polyte descendit.
Au bout de vingt marches il se trouva dans uncouloir, s’arrêta et prêta l’oreille.
Il croyait avoir entendu des gémissementsétouffés.
Le couloir aboutissait à la porte d’uncaveau.
Polyte s’approcha.
Les gémissements devinrent plus distincts.
Il n’y avait plus de doute pour lui. L’enfantétait enfermé dans ce caveau.
Notre héros examina la porte, les gonds, laserrure. Tout cela était d’une solidité à toute épreuve, et il nefallait pas songer à délivrer le prisonnier séance tenante.
Mais Polyte savait ce qu’il devait savoir.
Les gémissements attestaient que l’enfantétait vivant.
– Bon ! se dit-il, je reviendrai cesoir, quand le charbonnier ira souper, et j’aurai ce qu’il fautpour desceller les gonds de la porte.
Et Polyte remonta.
Mais, comme il arrivait au haut de l’escalier,il entendit du bruit.
Soudain il souffla sa chandelle et demeuradans les ténèbres.
Le bruit qu’il avait entendu n’était pas uneillusion, du reste.
C’était le charbonnier qui entrait dans lapremière cave.
Chapparot entrait à tâtons, mais il s’étaitapproché du trou pratiqué dans le mur, et il cherchait lachandelle.
Polyte ne perdit pas la tête.
Il se glissa derrière un amas de bois etdemeura immobile.
Peu après, le charbonnier qui cherchaittoujours, lâcha un gros juron et murmura :
– Je crois que je perds la tête depuistout à l’heure.
Et il sortit de la cave, rebroussa chemin versla cour en ajoutant :
– J’aurai laissé la chandelle dans laboutique.
Alors Polyte courut vers le trou et y remit lapalette en fer.
Un autre que lui se serait sauvé à toutesjambes ; mais Polyte resta et il attendit.
Du moment où le charbonnier croyait avoirlaissé sa chandelle dans la boutique, c’est qu’il allaitrevenir.
Polyte se blottit de nouveau derrière le tasde bois.
La planche qui recouvrait la citerne, aprèsavoir livré passage au jeune homme, avait repris sa positionnaturelle, et il était probable que le charbonnier ne se douteraitde rien, pourvu qu’il ne vît pas Polyte.
Quelques minutes s’écoulèrent.
Puis les pas de Chapparot se firent entendrede nouveau dans la cour et la porte de la cave se rouvrit.
Le charbonnier pestait et jurait.
– Qu’est-ce que j’ai donc fait de machandelle ? disait-il.
Et il avait d’une main, cette fois, une de cesbougies grosses comme une ficelle, arrangées en pelote et qu’on asurnommées des rats de cave.
De l’autre main, il portait un panier.
Polyte retenait son haleine et il s’était sibien caché derrière le tas de bois, dont les rondins,symétriquement rangés les uns sur les autres, lui formaient desmeurtrières à travers lesquelles il pouvait voir, – il s’était sibien caché, disons-nous, que le charbonnier aurait cherchélongtemps avant de le trouver.
Mais Chapparot se croyait seul, etmachinalement, il se tourna vers le trou.
La chandelle y était.
– Tonnerre ! dit-il, je crois que jedeviens fou ! Tout à l’heure je l’ai cherchée sans pouvoir latrouver, et la voilà ! Cet Anglais m’a jeté un sort, paspossible !
Et il se mit à rire d’un gros rire ;puis, parlant tout haut comme un homme qui a besoin de s’étourdiravec le bruit de sa voix :
– Pourvu que son argent ne soit pasensorcelé aussi !
Ce disant, il posa son panier à terre, s’assitsur un vieux tonneau renversé, mit sa chandelle auprès de lui ettira de sa poche une grosse bourse de cuir.
La bourse était pleine de pièces d’or.
L’Auvergnat se plut un moment à les fairesauter dans sa main, afin d’entendre le cliquetis des piècesd’or.
Puis, non content encore, il la vida sur lafutaille.
Après quoi il se mit à compter son trésorpièce à pièce, et le remit enfin dans la bourse.
– Voilà toujours mille balles,dit-il ; mais c’est les mille autres que je voudrais voir.Enfin, il a dit qu’il reviendrait demain chercher l’enfant ;je vais, en attendant, lui donner à manger, à ce môme, car s’ilmourait de faim, l’Anglais serait capable de ne pas payer.
Polyte ne perdait pas un mot de cemonologue.
Chapparot se dirigea vers l’escalier quidescendait au caveau converti en prison.
Alors Polyte le vit passer la main sous unepoutre et y prendre une clef.
C’était la clef du caveau sans doute.
– Bon ! pensa Polyte, nous n’auronspas besoin d’apporter des outils, et je pourrai délivrer le petittout de suite.
Le charbonnier descendit.
Polyte entendit distinctement le bruit de sespas dans le corridor souterrain, puis celui de la clef tournantdans la serrure et son pêne rouillé grinçant dans la gâche, etalors les gémissements redoublèrent un moment.
Puis ils furent suivis d’un cri dedouleur.
Le brutal Auvergnat avait sans doute donné uncoup de pied à l’enfant pour le faire taire.
Ensuite Polyte entendit refermer la porte, etpeu après, le pas lourd du fils du Cantal retentit dansl’escalier.
– Ouf ! pensait Polyte, j’ai hâtequ’il soit parti.
Mais le charbonnier, au lieu de traverser lacave et de gagner la cour, s’arrêta auprès de la planche quirecouvrait l’orifice de la citerne.
– Elle doit flotter sur l’eau, se disaitle charbonnier, faisant sans doute allusion à l’Irlandaise, qu’ilcroyait morte. Voyons voir…
Et il se pencha pour lever la planche.
Alors Polyte sentit quelques gouttes de sueurperler à ses tempes.
Le charbonnier n’allait-il pas apercevoirl’échelle et comprendre que quelqu’un était venu par ce singulierchemin ?
Polyte était un garçon de sang-froid ; ets’il n’était pas inaccessible à une première émotion, au moins ilsavait la réprimer promptement.
La trappe était placée entre lui et la portede la cour. Toute retraite lui était donc fermée, à moins qu’il nepassât sur le corps du charbonnier.
Polyte songea à se défendre.
Il s’empara d’un rondin de bois, qui avait unmètre de long et était gros à proportion, et il s’en fit unemassue.
Si le charbonnier venait à le découvrir, ilavait de quoi lui répondre.
Mais au moment de soulever la trappe,Chapparot hésita et se redressa brusquement.
– Tonnerre du sort ! dit-il, c’estdrôle comme ça me fait de l’effet.
Il se baissa de nouveau, passa un doigt dansl’anneau qui servait à soulever la planche, tira à lui, laissaretomber.
Puis, se redressant une secondefois :
– Ah ! feignant que je suis !fit-il !
Et il recula d’un pas.
– C’est le remords qui l’étrangle !pensait Polyte.
Cependant, on n’est pas Auvergnat sans êtretenace. Chapparot revint une troisième fois à la charge, se disanttout haut des injures à lui-même.
Mais une troisième fois le cœur luimanqua.
– C’est drôle, disait-il, mais ça me faitde l’effet, comme pour ma femme. Quand je l’ai tuée, quand elle aété morte, je n’ai pu la regarder et s’ils avaient été moins bêtes,ils me prenaient marron et m’envoyaient me faire faucher àdeux pas d’ici, place de la Roquette.
On le voit, bien qu’il fût un notablecommerçant, un boutiquier patenté, le charbonnier Chapparot savaitassez bien l’argot.
Pour lui, les juges étaient des curieux, etêtre pris marron équivalait à dire : pris sur le faitet arrêté séance tenante.
Polyte, abrité derrière la pile de rondins, neperdait ni un mot ni un geste du charbonnier.
Les coquins, taciturnes d’ordinaire et sefaisant une loi de peu parler, se dédommagent amplement quand ilssont seuls ou se croient seuls.
Ils s’adressent alors de véritables discours,dans lesquels ils s’administrent le blâme ou la louange.
Chapparot se racontait à lui-même ses petitspéchés, et il était à cent lieues de supposer que des oreilleshumaines l’entendaient.
– Après ça, se dit-il encore, c’estpeut-être parce que j’ai l’estomac vide. Je me pocharderai un brince soir, et j’aurai plus de courage.
Cette transaction passée avec lui-même,Chapparot s’éloigna de la trappe, au grand contentement dePolyte.
Polyte était courageux. Tout véritable enfantde Paris a ses ruses.
Il se serait fort bravement défendu au besoin,quoique le charbonnier eût des épaules énormes et des brasmusculeux à tuer un bœuf d’un coup de poing.
Mais Polyte était tout nu.
Or, un homme nu et qui n’a pas une bonne pairede chaussures aux pieds perd la moitié de son assurance et un quartde sa force.
Notre héros respira donc plus à l’aise quandil vit le charbonnier remettre sa chandelle dans le trou du mur etl’éteindre ; puis s’en aller et traverser la cour d’un pas quimanquait évidemment de résolution.
Alors, le gamin n’hésita pas.
Il chercha la trappe à tâtons, se posa dessus,la fit basculer et retomba dans la citerne comme y était tombéel’Irlandaise.
Puis, nageant d’une main, il déplaçal’échelle, la fit flotter de nouveau et se dirigea vers l’orificede la citerne qui était demeuré ouvert.
En cet endroit, il y avait une différence deniveau, et Polyte s’aperçut que l’eau était moins profonde et que,grâce à sa taille élancée, il pouvait se tenir debout et avoir latête hors de l’eau.
Il put donc à son aise replacer l’échellecomme la première fois et remonter dans la boutique du charron.
Il était transi de froid.
Depuis que la boutique était vide, la mère dePolyte avait l’habitude d’y faire sécher son linge.
Elle avait tendu une corde entre deux murs, etsur cette corde se trouvait une paire de draps.
Polyte les prit et s’enveloppa dedans pour sesécher.
Puis il s’habilla sans bruit, ne mit pas sessouliers et alla coller son œil d’abord et son oreille ensuite à laporte qui donnait sur l’allée.
La mère était rentrée et préparait son dîner.On entendait bruire sur le fourneau allumé à la porte une casserolepleine de graisse et l’odeur de roussi prit Polyte à la gorge.
– Diable d’oignon ! se dit-il, j’enai pour un bout de temps, et je ne veux pas que ma mère mevoie.
En effet, il était peu probable que laportière quittât sa loge tandis qu’elle préparait son souper.
Polyte grelottait. De plus, le bain de piedqu’il avait pris lui avait donné un appétit d’enfer.
L’odeur des oignons qui mijotaient dans lacasserole lui fit prendre une grande résolution.
– Après cela, se dit-il, qui sait ?On a vu des portières garder un secret toute une soirée. Je vaistâcher d’entortiller maman.
Et il ouvrit bravement la porte et se trouvaface à face avec sa mère, qui eut un geste d’étonnement.
Polyte lui mit la main sur labouche :
– Maman, dit-il, ne criez pas et soyezsérieuse une fois dans votre vie.
– Polisson ! dit la portièrerévoltée.
Il la poussa dans le fond de la loge et luidit :
– Voulez-vous que notre fortune soitfaite ? Ça dépend de vous.
– Qu’est-ce que tu chantes-la, dit labonne femme, habituée aux illusions toujours nouvelles de sonfils.
– Je ne chante que des chosesraisonnables, maman.
– Mais d’où viens-tu ?
– Je vous le dirai.
Et Polyte tira sur lui la porte de laboutique, la ferma et mit la clef dans sa poche.
– Jésus Dieu ! murmurait la bonnefemme, mon fils est toqué.
– Mère, dit Polyte gravement, je seraicommissaire de police au premier matin.
La portière haussa les épaules.
– Et on me donnera une jolie prime.
– Mais…
– Il n’y a pas de mais. Ça sera comme ça,si vous êtes bien gentille.
La mère regardait son fils avec stupeur.
Polyte continua :
– Qu’est-ce que vous faites donc cuirelà ?
– Du lard et des oignons.
– C’est-y cuit ?
– À peu près. Mais ce n’est pas de çaqu’il s’agit.
– Au contraire. C’est un moyen.
– Pour devenir commissaire ?
– Oui, maman.
– Mais, drôle, me diras-tu ce que tu esallé faire dans la boutique ?
– Ça ne vous regarde pas !
– Mauvais garnement, c’est comme ça quetu parles à ta mère ?
– Assez causé, maman. Donnez-moi un litrede vin. Tiens, en voilà un.
Et Polyte prit une bouteille sur la table.
– Donnez-moi du pain. Bon. Et puisça…
Et il enleva la casserole de dessus lefourneau.
La portière voulut crier, mais Polyte luidit :
– Si vous faites du bruit, je ne seraipas commissaire.
Et, le pain sous le bras, la casserole fumanted’une main, la bouteille de l’autre, Polyte s’élança dansl’escalier, disant à sa mère :
– Je ne fais que les deux chemins, jemonte à mon grenier et je redescends.
Et, tout en montant, il se disait :
– Après le bain qu’elle a pris, la pauvrefemme tortillera volontiers un morceau. C’est sûr !…
Mais la mère Vincent, – c’était le nom de lamère de Polyte, – n’était pas femme à laisser ainsi son dîners’envoler et prendre la route du ciel.
Elle s’élança dans l’escalier et cela sirapidement, elle monta les marches avec une telle vitesse, qu’ellearriva au dernier palier juste au moment où Polyte rentrait dans legrenier, son butin à la main.
Alors la portière jeta un cri en se trouvanten la présence d’une femme encore jeune et belle et qui laregardait avec un étonnement plein d’inquiétude.
Et la mère Vincent crut comprendre, tout en necomprenant pas du tout.
Et elle s’écria :
– Ah ! vagabond ! ah !mauvais sujet ! on t’en fichera du lard aux oignons, un litreà seize et un pain blanc pour nourrir tes donzelles !
Mais Polyte déposa la casserole, le pain et levin sur une table qui se trouvait dans un coin du grenier ;puis, fermant la porte et prenant littéralement sa mère à lagorge :
– Mais puisque vous êtes venue jusqu’ici,dit-il, taisez-vous donc, maman, et écoutez !
Il y avait dans la voix, dans le geste de sonfils une telle autorité que la portière se tut et, bouche béante,le regarda.
– Vous voyez cette femme ! dit alorsPolyte, en lui désignant Jenny toute tremblante.
– Oui ; eh bien ?
– Sans moi, elle serait morte.
– Que veux-tu dire ?
– Vous savez le charbonnier du passage,Chapparot ?…
– Oui, qui a tué sa femme ?…
– Juste, maman. Eh bien ! il a jetécette femme dans la citerne, où je l’ai repêchée il y a uneheure.
Les cheveux dénoués de l’Irlandaise étaientencore imprégnés d’eau, et il suffit d’un regard à la portière pourjuger que son fils ne mentait pas.
La mère Vincent était criarde,cancanière ; mais, comme son fils, elle avait bon cœur.
Une fois qu’elle fut bien convaincue qu’ellen’avait point affaire à quelque drôlesse de petit théâtre, àquelque fille ramassée on ne sait où par son mauvais sujet de fils,et que celui-ci lui disait la vérité, elle s’apitoya sur le sort del’Irlandaise et écouta le récit de Polyte dans tous sesdétails.
Et Polyte disait à l’Irlandaise que son filsétait vivant et qu’il lui rendrait dans quelques heures.
Et la mère Vincent forçait l’Irlandaise àmanger et à boire, et Jenny, songeant à son fils, que Polytepromettait de lui rendre, pleurait de joie.
– Voyons, maman, dit alors Polyte, fautpas faire les enfants, ni vous, ni moi. Faut avoir duvice.
La portière le regarda.
– Vous pensez bien que si Chapparot lecharbonnier a jeté cette femme qu’il ne connaissait pas dans laciterne, c’est qu’on lui avait donné de l’argent pour faire lecoup. Il a de l’or plein ses poches.
– Ah ! la canaille dit laportière.
– Par conséquent, poursuivit Polyte, iln’est pas seul à en vouloir à cette femme ; il faut seméfier.
– Ça, bien sûr, dit la mère Vincent.
– J’irais bien trouver le commissairetout de suite ; mais si Chapparot voyait arriver les sergentsde ville, il serait capable d’étrangler le petit.
La portière et Jenny frissonnèrent.
– Il faut donc que cette femme reste icijusqu’à ce que nous ayons son fils.
– Oui, oui.
– Que vous en ayez bien soin…
– Oh ! tu peux y compter.
– Et que personne ne la voie.
– Bien sûr.
– Ensuite, faut que vous me promettiez detenir votre langue, mais là, sérieusement.
– Je te le promets.
– Et de ne pas aller chez lesvoisines.
– Je ne bougerai pas.
– Si c’est comme ça, dit Polyte, tout irabien. Voici qu’il est six heures et il fait nuit. C’est le momentoù Chapparot ferme sa boutique et s’en va manger un morceau chez lemannezingue. Nous en profiterons.
Et Polyte laissa l’Irlandaise aux soins de samère et redégringola l’escalier, à cheval sur la rampe.
Quand il fut dehors, il s’en retourna flânerdans le passage. Les petites blanchisseuses avaient fini par leremarquer, et l’une d’elles qu’on appelait Pauline lui jeta unetendre œillade.
Chapparot était toujours sur sa porte et,cette fois, moins préoccupé sans doute, il regarda Polyte et fronçale sourcil.
Non point qu’il eût la moindre idée que lejeune homme s’occupait de lui et l’espionnait.
Mais Chapparot éprouva un moment de colère enle voyant passer et repasser devant la boutique desblanchisseuses.
C’est que cette brute humaine, cet hommefarouche qui avait tué sa femme, chassé sa fille et qui vivait sousle poids d’une animadversion générale, cet homme était jaloux.
– Jaloux de quoi ?
Les chansons et les éclats de rire des petitesblanchisseuses l’avaient longtemps agacé ; puis il s’était misà les regarder et il y en avait une, cette même Pauline qui faisaitles doux yeux à Polyte, qui l’avait fait tressaillir des pieds à latête.
Chapparot était un homme établi ; ilavait de l’argent ; la petite blanchisseuse n’avaitprobablement pas le sou.
Il était veuf, et rien ne l’empêchait de seremarier et d’épouser une jeunesse.
Chapparot s’était dit cela un matin, et quandun sac de charbon ou une voie d’eau sur l’épaule il passait devantla porte des blanchisseuses il jetait à la petite Pauline un regardde sinistre convoitise et songeait à en faire madame Chapparot.
Or, il arriva, ce soir-là, que Polyte, quiparaissait occupé exclusivement des blanchisseuses, alors qu’enréalité il attendait que le charbonnier s’en allât, il arriva,disons-nous, que Polyte excita tout à coup l’attention et lajalousie de l’Auvergnat.
Pauline vint sur le pas de la porte pour viderun baquet plein de savonnage.
Polyte fit un pas en arrière.
– Ah ! monsieur Polyte, ditl’espiègle, vous n’aimez pas vous mouiller les pieds, ça sevoit.
– Tiens ! dit Polyte, qui n’avaitjamais boudé à une jolie fille, vous me connaissez ?
– Pardine !
– Et d’où me connaissez-vous ?
– Vous avez joué la comédie auxDélass’-Com’, n’est-ce pas ?
– C’est vrai.
– Et vous étiez joliment drôle,allez !
Polyte se trouva flatté.
– Est-ce que vous ne pourriez pas medonner un billet de théâtre un de ces jours ? dit encorePauline.
– Certainement, mam’zelle.
– Vous serez le roi des hommes. Mercid’avance ! Chut ! la patronne regarde par ici… Mais sivous voulez me voir, ce soir, à neuf heures…
– Où donc çà ?
– À l’entrée du passage. J’y serai. Nousrigolerons un brin.
Et Pauline rentra dans la boutique.
Chapparot était pâle de fureur. Il avait fermésa boutique, mais il ne s’en allait pas.
– Hé ! vieux coquin, pensa Polyte,il me semble que tu me regardes ?
Et il s’en alla pour ne pas éveiller pluslongtemps l’attention du charbonnier.
Alors, celui-ci se mit en route à sontour.
La nuit était venue, l’esplanade des abattoirsétait déserte.
Polyte s’y engagea le premier.
– Quand je te verrai tranquillementattablé chez le mannezingue, pensait-il, je reviendrai.
Mais, comme Polyte, usant des ruses familièresaux gens de police, qui, au lieu de suivre un homme, le filent,c’est-à-dire passent devant ; comme Polyte, disons-nous,traversait l’esplanade, il entendit courir derrière lui.
Et, se retournant, il aperçut Chapparot qui seruait sur lui et le prit à la gorge, lui disant avec un accent defureur concentrée :
– Ah ! tu te mêles de ce qui ne teregarde pas, gringalet !
Et le charbonnier attacha ses deux mains commeun étau de fer au cou de Polyte suffoqué…
Les paroles que prononçait Chapparot donnèrentle change à Polyte, déjà surpris par cette brusque agression.
Il ne put pas supposer que le charbonnierfaisait allusion aux blanchisseuses, et crut, au contraire, qu’ilsavait ce qui s’était passé.
– Ah ! canaille ! dit-il d’unevoix étranglée, tu me lâcheras ou je t’envoie à l’échafaud.
Chapparot jeta un cri de rage et cessa deserrer le cou de Polyte.
Celui-ci profita de ce moment de répit pourcontinuer.
– Tu as assassiné ta femme, j’en ai lapreuve.
Chapparot eut un éclat de rire féroce.
– Je sais bien que vous dites tous çadans le quartier ; mais je me moque de vous.
– Et l’Anglaise que tu as jetée dans laciterne… ajouta Polyte, qui pensait que pour échapper aucharbonnier il devait lui inspirer une terreur profonde.
Mais Polyte se trompait.
Chapparot était une de ces naturels violentes,féroces, brutales, qui s’exaltent dans le crime et qui se voyantdécouvertes, perdent toute mesure et renversent tout obstacle.
– Ah ! tu sais cela aussi ?dit-il.
Et il se rua de nouveau sur Polyte, le reprità la gorge et engagea avec lui une lutte corps à corps.
Cela se passait, avons-nous dit, au milieu decette esplanade où étaient naguère les abattoirs Ménilmontant.
Au nord, la rue Saint-Maur, qui n’a plus qu’uncôté ; au sud, l’avenue Parmentier, qui n’a plus que quelquesmaisons isolées les unes des autres ; à l’est, la rue desAmandiers, prolongeant celle de Chemin-Vert ; à l’ouest, larue Saint-Ambroise.
La nuit était venue, comme elle vient enhiver, tout d’un coup, accompagnée d’un de ces brouillards humidesqui rendent le pavé gras et font rentrer les Parisiens au plusvite.
Chapparot et Polyte étaient seuls.
Polyte appela bien une ou deux fois ausecours, car le charbonnier l’étranglait ; mais ces plaintesétouffées ne furent entendues de personne.
Polyte était jeune, Polyte étaitvigoureux ; mais Polyte n’avait pas la force herculéenne del’Auvergnat.
Il lutta en désespéré ; mais lecharbonnier finit par lui passer la jambe et le renversa.
Puis lui appuyant un genou sur lapoitrine :
– Ah ! dit-il, tu sais trop dechoses !…
Et il lui donna un coup de couteau qu’ilportait toujours dans sa poche et qu’il avait tiré et ouvertrapidement.
Polyte poussa un gémissement étouffé et nebougea plus.
Alors le charbonnier se redressa, les yeuxinjectés de sang et stupides, la sueur au front.
Polyte gisait inanimé devant lui.
Chapparot crut l’avoir tué.
Il eut un rire féroce, voisin de la folie, unrire à faire trembler les bêtes fauves.
– Je vais bien, dit-il, deux femmes et unhomme, et de trois ! Il avait raison, ce garçon, je finiraipar être fauché !…
Il fit un pas de retraite, et sentit que sesjambes chancelaient.
Alors il s’arrêta, promenant un œil ardentautour de lui, mais n’osant plus regarder sa victime.
Les assassins ont parfois de ces hébétementssubits, et peut-être que Chapparot fût resté là longtemps attachéau théâtre de son dernier crime par une force inconnue, s’il n’eûtentendu en ce moment un bruit de voix et de pas.
C’étaient des ouvriers qui remontaient la ruedu Chemin-Vert et qui rentraient chez eux.
Alors Chapparot prit la fuite et courut àperdre haleine jusqu’à la rue Saint-Ambroise.
Une fois là, il descendit sur le boulevard duPrince-Eugène, se dirigea vers le canal, et, pendant une heureenviron, il erra de droite et de gauche, tantôt marchant d’un pasprécipité, tantôt s’arrêtant, tantôt se traînant, comme un ivrognequi bat les murs.
Les dernières paroles retentissaient toujoursà son oreille affolée.
Chapparot avait peur de la guillotine.
Cependant la pluie qui commençait à se dégagerdu brouillard et le vent froid de la nuit lui rendirent un peu decalme.
– Après ça, se dit-il, personne ne m’avu ; qui peut dire que c’est moi ?
Dans la statistique criminelle, on a remarquétrois choses :
La première, c’est que l’assassin, son crimecommis, songe tout de suite à se ménager un alibi ;
La seconde, c’est qu’il est pris d’une soifardente et ne manque jamais d’aller s’étancher dans le cabaret leplus voisin ;
La troisième, enfin, c’est qu’aprèsl’étourdissement de la boisson, il lui faut l’étourdissement dumauvais lieu.
Chapparot prit donc enfin tout naturellementle chemin du marchand de vin chez lequel il prenait ses repas.
C’était l’heure où les clients étaientnombreux et où les conversations étaient animées.
Chapparot entra, cherchant à paraître calme,et comme il était sombre et taciturne d’ordinaire et inspirait àtout le monde une répulsion mêlée de terreur, personne ne luiadressa la parole.
Il alla s’asseoir dans un coin, à une tablevacante.
Le garçon du mannezingue lui apporta sonordinaire, c’est-à-dire sa soupe et son morceau de bœuf, sa chopinede vin et son fromage.
L’inattention générale acheva de calmer lecharbonnier. Il mangea comme à l’ordinaire, il but sa chopine, etpuis il demanda de l’eau-de-vie.
On lui apporta une petite fiole qui coûtaittrois sous et contenait environ un décilitre, ce qu’on nommevulgairement un poisson.
Dans l’état de surexcitation où il était, lecharbonnier était plus accessible à l’ivresse qu’à l’ordinaire.
Le poisson avalé, il en demanda un second etle but pareillement. Il était dix heures du soir, quand il songeaenfin à sortir, ou plutôt quand on songea à le mettre dehors, carl’établissement fermait à dix heures.
Il s’en alla en titubant, et comme il n’avaitplus ses idées bien nettes il reprit machinalement le chemin qu’ilsuivait d’ordinaire.
Il dépassa donc le canal, tourna à gauchedevant l’église Saint-Ambroise et prit la rue de ce nom.
Mais quand il fut à l’esplanade, il fit unbrusque détour. De même qu’il n’avait pas osé soulever la planchede la citerne, de peur de voir le corps de l’Irlandaise flotter surl’eau, de même il n’aurait voulu, pour rien au monde, passer auprèsdu corps de ce jeune homme qu’il supposait avoir tué d’un coup decouteau.
Il se rabattit donc sur l’avenue Parmentier etla suivit jusqu’à la rue des Amandiers.
Puis il suivit cette dernière voie jusqu’aupassage dans lequel il avait sa boutique.
Malgré son ivresse, Chapparot se répétaitmentalement de minute en minute :
– Qui peut dire que c’est moi ?D’ailleurs, j’ai passé ma soirée chez le mannezingue ; il yavait du monde, et j’aurai des témoins, au besoin.
Mais comme il entrait dans le passage, commedéjà il cherchait, dans sa poche la clef de l’allée de la maison,il s’arrêta et ses cheveux se hérissèrent.
La clarté d’une lumière passait à travers lesvitres noircies de l’imposte de la boutique au-dessous de laporte.
Il y avait du monde chez lui…
Alors Chapparot s’imagina que la police, déjàprévenue de son nouveau crime, faisait une descente dans saboutique, et qu’on venait l’arrêter…
Et l’épouvante qui s’empara de lui fut sigrande en ce moment, qu’il rebroussa chemin et prit la fuite àtoutes jambes.
*
**
Chapparot avait-il deviné juste ?
Qui donc s’était introduit à cette heureavancée dans la boutique du charbonnier ?
C’est ce que nous allons vous dire.
Les petites blanchisseuses causaient entreelles, tandis que le malheureux Polyte s’en allait et devenaitquelques minutes plus tard la victime du féroce Chapparot.
– Toi ! Pauline ? disait lagrande Marguerite que dans l’atelier, on appelait reineMargot, voilà que tu vas te payer un amoureux, toiaussi ?
– Pourquoi donc pas ? répondit lapetite fille.
– Il n’y a plus d’enfants, dit Pélagie larousse.
– Voilà que j’ai dix-sept ans,mesdemoiselles, dit Pauline, qui se dressa sur la pointe du piedpour paraître plus grande.
– Et pas de corset, ajouta la reineMargot.
– Tu es bien avec lui, hein ? repritla rousse Pélagie, faisant allusion à Polyte.
– C’est la première fois que je luiparle.
– Des nèfles ! dit Madeleine, unepetite bossue qui était jolie et avait l’esprit méchant des êtrescontrefaits.
– C’est la vérité, mesdemoiselles,affirma Pauline.
– Et pourquoi lui as-tu parlé ?
– Pour lui demander des billets dethéâtre.
– Des billets de quoi ?
– Des billets pour Belleville ou lesDélass’, ou l’Ambigu, dit Pauline.
– C’est donc un cabotin ? fitdédaigneusement Madeleine la bossue.
– C’est un acteur, mademoiselle.
– C’est la même chose.
– Ah ! mais non, dit Pauline avecvivacité.
– Et quelle différence fais-tu entre unacteur et un cabot ? demanda Pélagie la rousse.
– On applaudit l’acteur.
– Et le cabot ?
– On lui jette des pommes cuites.
– Dieu de Dieu ! fit la bossue, monfer à repasser s’en trouve mal d’entendre mam’selle Pauline parlercomme ça des acteurs et des théâtres ; c’est quelque chose depropre que le monsieur de tout à l’heure, je le connais bien, moi,sa mère est portière dans la rue.
– Ton père est bien savetier en plein airriposta Pauline.
– Paix donc, mesdemoiselles ! ditsévèrement la maîtresse blanchisseuse qui intervint dans le débatqui tournait à l’aigre.
Pélagie la rousse se pencha à l’oreille dePauline :
– Si tu voulais faire rager Madeleine,dit-elle, je te donnerais bien un moyen.
– Dis vite ! car cette bossuem’insupporte.
– Demande-lui donc si son futur esttoujours marchand de quatre saisons. Je te dirai pourquoi çal’embête.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il a été condamné pour vol etqu’il est encore à Poissy.
– Ah ! si c’est ça, dit Pauline quiavait bon cœur, non, je ne dirai rien. Elle est assez malheureusecomme ça… pauvre fille !
La grande Marguerite, la reine Margot, reposason fer un moment et dit :
– Avec ça, ma petite, si tu écoutes lecabot, tu manques ton avenir !
– Vous dites ? fit Pauline.
– Tu pourrais être établie dans un moissi tu le voulais, et être la femme d’un homme patenté…
– Qu’est-ce qu’elle dit donc ?reprit la petite blanchisseuse.
– Et t’appelerMme Chapparot, dit Pélagie.
– Un joli nom ! dit la bossue.
Pauline partit d’un éclat de rire.
– Merci bien, dit-elle. C’est comme lesire de Framboisy, cet homme-là ; il tue ses femmes quand ilen a assez.
– Il a de l’argent, dit la bossue.
– Je n’y tiens pas à l’argent, moi.Est-ce que chaque jour n’amène pas son pain ? Et puis, uneblanchisseuse qui est toujours dans l’eau et un charbonnier qui nese lave la figure que tous les dimanches, ça va-t-ilensemble ?
– Je ne sais pas, dit Pélagie, devenuesérieuse, car le nom de Chapparot avait jeté un froid, je ne saispas pourquoi, mais j’aime autant que ce soit de toi que de moiqu’il soit amoureux, le charbonnier.
– Pourquoi donc ? fit la bossue.
– Il a des moments où il regarde Paulinequ’on en sue dans le dos.
– Cette bêtise !
– C’est égal, reprit Pélagie, je te vaisdonner un bon conseil, Pauline.
– Voyons ça ?
– Tu es libre d’avoir un amoureux. C’estton affaire ! mais méfie-toi de Chapparot.
– Et pourquoi donc ? Est-ce que çale regarde ?
– Non, mais un jour il lui marchera surle pied et lui tombera dessus à coups de poing.
– Ça c’est sûr, dit Madeleine labossue.
– Si tu avais vu tout à l’heure, quand tucausais à ce jeune homme, avec quels yeux il vous regardait, dit lareine Margot.
– Bah ! dit Pauline en riant,M. Hippolyte est vigoureux et adroit ; il tirerait lasavate que ça ne m’étonnerait pas…
– Oui, dit Madeleine à mi-voix, mais lecharbonnier joue du couteau.
Pauline tressaillit et ne répondit pas.
À partir même de ce moment elle tomba en unerêverie profonde.
À sept heures et demie, la journée terminée,les petites blanchisseuses soupèrent.
Alors Pauline dit à la patronne :
– Madame, je ne travaillerai pas cesoir.
– Pourquoi donc ça, paresseuse ?
– Parce que, voyez-vous, ma mère était unpeu malade, ce matin, quand j’ai quitté la maison, et je crois bienqu’elle ne sera pas allée au Cirque, où elle est ouvreuse.
Si elle y est, je reviendrai faire unedemi-veillée.
Et Pauline, son repas terminé, prit son panierà son bras, souhaita le bonsoir à ses camarades d’atelier et s’enalla.
Elle avait dit la vérité, du reste. Sa mèreétait vieille, à moitié infirme et ne remplissait que fortdifficilement son métier d’ouvreuse de loges.
Mais ce que Pauline n’avait pas dit, c’estqu’après avoir vu sa mère, si toutefois celle-ci avait manqué authéâtre, elle comptait bien ressortir sous le prétexte de retournertravailler et aller au rendez-vous qu’elle avait donné àPolyte.
Pauline partit donc.
Elle vivait avec sa mère, qui était veuve,dans un petit appartement composé de deux pièces, aurez-de-chaussée d’une maison qui faisait l’angle de la rueSaint-Ambroise et de l’avenue Parmentier, – maison qui n’avait pasde concierge et dont chaque locataire ouvrait la porte en pesantsur un loquet dissimulé assez adroitement.
Son plus court chemin était donc de traverserl’Esplanade, ce qu’elle se mit en devoir de faire, tout en couvrantsa tête nue d’un mouchoir, tant le brouillard était humide.
Pauline avait hâte de voir sa mère, mais elleavait hâte plus encore de revoir le brave Polyte et de jaser unbrin avec lui.
Polyte lui plaisait ; un acteur est unesorte de demi-dieu pour une grisette ; ensuite ce que luiavaient dit ces demoiselles la tourmentait.
Chapparot était capable de tout, elle lesavait, et pour rien au monde elle n’aurait voulu que Polyte eûtune querelle avec l’Auvergnat.
Elle comptait donc l’avertir et lui dire que,s’il voulait bien s’occuper d’elle, il le fit avec précaution et nevint plus flâner dans le passage.
Et tout en se disant cela, la petite trottaitmenu sur l’esplanade détrempée par les dernières pluies, et fermaità demi les yeux pour n’être pas aveuglée par le brouillard, lorsquetout à coup elle heurta à un obstacle et trébucha. Et comme ellereprenait son équilibre et baissait les yeux, elle poussa uncri.
L’obstacle que ses pieds avaient rencontréétait un corps humain.
Un homme gisait immobile sur le sol.
Était-il mort ? Était-ce univrogne ?
Toute autre femme se fût sauvée ; Paulinese baissa et, à travers l’obscurité, elle s’efforça de voir si elleavait affaire à un mort ou à un vivant.
Et soudain elle poussa un nouveau cri, – maisun cri de douleur autant que d’épouvante.
Elle avait reconnu dans ce corps inertePolyte, qui lui parlait deux heures auparavant et avait accepté sonrendez-vous !…
La petite Pauline s’était courbée sur Polyte,et, tout à coup, elle poussa un nouveau cri.
Sa main était humide, humide de sang.
Là où quelquefois les hommes perdent la tête,certaines femmes sont pleines de présence d’esprit.
La jeune fille n’appela point à sonaide ; elle ne prit pas la fuite, elle n’abandonna pointPolyte pour aller chercher du secours.
Elle passa, au contraire, sa main sur le cœurde Polyte et sentit que ce cœur battait.
Polyte n’était pas mort.
Si la vérité se dressait tout à coup devantelle ; si Polyte était là, gisant ensanglanté, c’est qu’ils’était battu avec Chapparot. Il n’en pouvait être autrement.
Et alors Pauline eut peur, non pour elle, maispour Polyte, et elle eût été tentée de courir chercher du monde quela crainte du charbonnier l’en eût empêchée.
Le cœur de Polyte battait, donc Polyte vivaitet n’était qu’évanoui.
La petite blanchisseuse se pencha sur lui denouveau, elle colla ses lèvres sur les lèvres entr’ouvertes dujeune homme et se mit à lui souffler doucement dans la bouche.
En même temps elle lui frappait dans lesmains.
Tout à coup elle eut une inspiration, ouplutôt un souvenir lui passa par l’esprit.
La maîtresse blanchisseuse nourrissait sesouvrières pour les deux repas de midi et du soir, mais chacuned’elle apportait son premier déjeuner.
Pauline, le matin, avait acheté deux orangessur une charrette à bras, au coinde la rue Saint-Maur.
Elle en avait mangé une ; mais l’autreétait encore dans son panier.
Les oranges à un sou pièce qu’on vend au coindes rues de Paris peuvent en remontrer pour l’aigreur aux limonsd’Espagne et aux citrons d’Italie.
Pauline chercha l’orange, la mordit à bellesdents, et l’ayant ouverte ainsi, elle s’en servit comme d’uneéponge pour frotter successivement les tempes, les lèvres et lesnarines de Polyte.
Le jus acidulé de l’orange fit en ce momentl’office du vinaigre.
Polyte poussa un soupir, puis il fit unmouvement, et Pauline eut un cri de joie.
Puis encore il ouvrit les yeux etmurmura : Où suis-je !
Et alors il sentit deux lèvres brûlantes surses lèvres, et une voix émue et douce lui répondit :
– N’ayez pas peur, monsieur Polyte, c’estmoi… votre petite amie… Pauline la blanchisseuse.
Le couteau de Chapparot, visant au ventre, carles gens qui jouent du couteau ne frappent jamais ailleurs etsavent que, presque toujours, une blessure en cet endroit estmortelle, – le couteau de Chapparot, disons-nous, avait rencontréun corps dur qui l’avait fait dévier.
Le corps dur était un porte-monnaie placé dansla poche du pantalon, à la hauteur de l’aine, et rempli de menuemonnaie et de gros sous.
Le coup avait dévié ; la pointe ducouteau glissant sur la cuisse avait simplement produit une largeentaille sans profondeur, d’où le sang s’était échappé assezabondamment.
Mais aucune veine, aucune artère n’avait étécoupée. Seulement la pointe du couteau avait atteint un muscle, etla douleur avait été si vive que Polyte s’était évanoui.
Comme on le pense bien, une fois revenu à lui,il se retrouva bientôt sur ses pieds.
– Ô mon Dieu ! disait Pauline toutetremblante, et dire que je suis cause de tout cela, moi !…
– Vous ! fit Polyte abasourdi.
Il tenait dans ses mains les mains de la jeunefille et il la regardait avec reconnaissance.
– C’est bien Chapparot qui vous afrappé ? dit-elle.
– Oui, c’est lui.
– Le misérable !
– Mais ce n’est pas vous…
– C’est rapport à moi, dit Pauline, qu’ilvous a cherché querelle.
– Oh !
– Il est amoureux de moi, cemisérable…
Ces derniers mots firent tout comprendre àPolyte. Le charbonnier s’était rué sur lui, non parce qu’il l’avaitespionné, mais parce qu’il avait parlé à Pauline.
– Mais vous êtes couvert de sang !s’écria la jeune fille.
– Tiens, c’est vrai, dit Polyte.
– Souffrez-vous beaucoup ?
– Non.
– Essayez de marcher… là… Appuyez-voussur moi… Très bien… Je demeure à deux pas d’ici… Ma mère n’y estpas… Venez…
Polyte se laissa faire ; appuyé surl’épaule de Pauline, il fit quelques pas sans trop de douleur, et,l’air froid de la nuit achevant de le ranimer et de lui rendre sesforces, il fit sans trop de difficulté le chemin qui séparaitl’endroit où l’avait trouvé la petite blanchisseuse de la maisonqu’elle habitait au coin de la rue Saint-Ambroise.
– Pas de lumière chez nous, dit-ellequand elle ne fut plus qu’à quelques pas, ma mère est à sonthéâtre.
Ils entrèrent, Pauline avait fait jouer leloquet dissimulé dans la porte.
– Donnez-moi la main, dit-elle alors enattirant le jeune homme dans l’allée noire.
La mère et la fille avaient chacune une clefdu logis.
Pauline ouvrit donc la porte et se procura dela lumière, tandis que Polyte se laissait tomber sur une chaise àlaquelle il venait de se heurter.
Une fois qu’elle eut allumé une chandelle,Pauline regarda Polyte.
Le jeune homme était un peu pâle, mais il neparaissait pas dangereusement blessé.
Le logis se composait de deux pièces, deuxpetites chambres, dont l’une servait de cuisine.
Polyte passa dans l’autre, ôta son pantalon etvérifia sa blessure.
Elle était insignifiante.
Pauline lui apporta un morceau de linge et duvinaigre, et il put ainsi poser dessus une sorte de pansementprovisoire.
– Ah ! dit-il en souriant, je croisque j’en suis quitte pour la peur. Mais il doit croire qu’il m’atué.
Et, songeant au charbonnier, Polyte sesouvint.
Il se souvint de l’Irlandaise qu’il avaitconfiée à sa mère. Il se souvint de l’enfant prisonnier dans lacave, et son énergie lui revint.
– Il faut aller chez le commissaire,disait la jeune fille pendant ce temps. On l’arrêtera, on le mettraen prison, et nous en serons débarrassés. Car, voyez-vous, monsieurPolyte, ajouta-t-elle, il vous a manqué aujourd’hui, mais ilrecommencera demain et finira par vous tuer. C’est une bête brute,cet homme.
Et elle regardait tendrement le jeune homme,et des larmes roulaient dans ses yeux ; elle avait joint sespetites mains toutes tremblantes, et sa voix était si émue quePolyte comprit qu’il ne tenait qu’à lui d’avoir la plus joliemaîtresse qu’il eût jamais rêvée.
Mais Polyte, en même temps, retrouvait sonsang-froid.
Et comme il n’avait pas été impunémentsecrétaire d’un commissaire de police, il se disait :
– Chapparot avait de l’argent surlui ; Chapparot croit m’avoir tué. Il passera la nuit à courirles cabarets et les mauvais lieux comme tous les assassins ;s’il rentre chez lui, ce ne sera pas avant le jour. J’ai le tempsde délivrer l’enfant.
Alors, il prit la main de Pauline et ildit :
– Mademoiselle, vous êtes aussi bonne quevous êtes jolie, et je suis sûr que vous êtes courageuse.
– Quand il le faut, répondit-elle enrougissant.
– Vous allez venir avec moi.
– Chez le commissaire ?
– Oh ! non, dit-il.
– Où donc, alors ?
– Dans la maison de Chapparot.
Pauline eut un geste d’effroi.
– Soyez tranquille, dit Polyte, il n’ysera pas.
– Mais que voulez-vous donc aller fairechez lui ? s’écria-t-elle en le regardant avec stupeur.
– Délivrer un enfant condamné peut-être àmourir de faim.
Pauline, frissonnant, regarda Polyte, etsembla se demander si la blessure qu’il avait reçue, le sang qu’ilavait perdu, ne lui avaient pas troublé la raison.
Polyte devina les réflexions de la petiteblanchisseuse et se prit à sourire :
– Ma bonne amie, lui dit-il, j’ai toutema raison et je vais vous le prouver.
– Ah ! dit-elle, le regardanttoujours avec une vague inquiétude.
Alors, Polyte lui raconta ce qui s’était passédans la journée, et comment il avait sauvé miraculeusement lapauvre Irlandaise d’une mort certaine.
Puis il ajouta :
– Si vous doutez encore, venez chez nouset vous la verrez, ma mère est auprès d’elle.
– Je vous crois, dit Pauline.
Puis, la jeune fille eut un mouvement dedépit.
– Alors, dit-elle, c’était pour observerChapparot que vous veniez dans ce passage ?
– Et un peu pour vous aussi, ditgalamment Polyte.
– Oh ! la couleur !
– Vrai ! dit Polyte, et si vousvoulez être ma petite femme, je vous aimerai bien, et de fainéantque j’étais, je deviendrai travailleur.
– Nous verrons cela, dit Pauline enrougissant un peu.
– Mais, poursuivit Polyte, pour lemoment, songeons à ce pauvre petit, qui est enfermé dans unecave.
– Vous voulez le délivrer ? ditPauline avec un accent d’effroi.
– Sans doute.
– Mais comment ?
Pauline joignit les mains :
– Vous êtes fou, dit-elle.
– Fou ! pourquoi donc ?
– Vous voulez donc que Chapparot vousassassine pour de bon !
– Je n’ai pas peur de lui en cemoment.
– Ah !
– Il ne reviendra pas chez lui cettenuit.
– Qu’en savez-vous ?
– Il croit m’avoir tué.
– Eh bien ?
– Et les gens qui ont commis un crime,surtout quand ce sont des brutes comme Chapparot, ne rentrent pascoucher dans leur lit.
– Où voulez-vous donc qu’ilaille ?
– Il passera la nuit à boire.
– Vous croyez ?
Et Pauline tremblait toujours à la seulepensée de s’introduire dans la maison où le terrible charbonnieravait sa boutique.
Mais Polyte lui dit :
– Au reste, puisque vous avez peur, jen’ai nul besoin que vous veniez avec moi ; seulement, vouspouvez me renseigner sur une chose.
– Laquelle ?
– Pensez-vous que les locataires de lamaison soient rentrés ?
– Ils sont rentrés et couchés. Ce sontdes ouvriers qui se lèvent de grand matin et se mettent au lit debonne heure.
– Il n’y a pas concierge dans lamaison ?
– Non.
– Alors chacun a sa clef ?
– Non, il y a un loquet à la porte commeici.
– Je m’en doutais, fit Polyte, mais jevoulais m’en assurer.
– Mais, dit Pauline, quand bien même vousentreriez dans la maison, comment feriez-vous pour pénétrer dans laboutique.
– C’est le plus simple, dit Polyte. Quandle charbonnier est parti, je l’ai vu mettre la clef de la porte del’allée sous une planche qui lui sert de paillasson.
– C’est vrai, dit Pauline, je l’ai vusouvent faire la même chose.
– Eh bien ! reprit Polyte, adieu,mademoiselle, merci de vos bons soins, et permettez-moi de revenirvous voir demain pour vous remercier.
Et Polyte, encore faible, encore chancelant,voulut faire un pas vers la porte.
Mais Pauline lui passa gravement ses brasautour du cou.
– Vous êtes fou, dit-elle, si vous avezpensé que je vous laisserais aller tout seul.
– Comment ! vous viendriez avecmoi ?
– Mais certainement.
– Vous avez bien peur de Chapparotpourtant !
– Pour vous, oui ; mais pour moi,non. Et puis, s’il vous arrive malheur, il m’arrivera malheuraussi. Allons-y donc gaiement.
– Une vraie petite femme ! s’écriaPolyte enthousiasmé.
Et il embrassa Pauline, et tous deuxsortirent.
Le sang qu’il avait perdu avait singulièrementaffaibli Polyte.
Il marchait un peu comme un homme ivre ;mais Pauline le soutenait, et ils traversèrent ainsil’esplanade.
À l’entrée du passage, Polyte s’arrêta etregarda autour de lui. La rue des Amandiers était déserte et lequartier silencieux.
Cependant, le jeune homme éprouva à son tourun petit mouvement d’hésitation.
– Mademoiselle Pauline, dit-il,véritablement ce que j’ai à faire est si simple, que je n’ai pasbesoin de vous. Vous devriez m’attendre ici.
– Ah ! mais non, dit-elle, je vaisavec vous.
– Vous y tenez absolument ?
– Mais dame ! fit-elle ingénument,puisque je dois être votre petite femme !
– Vous êtes un amour, dit Polyte enl’embrassant. Allons !
Et ils se dirigèrent vers la maison del’Auvergnat.
Comme l’avait dit Polyte, l’expédition étaitdes plus simples.
Il chercha avec la main la petite plaque rondedissimulée dans la porte et qui faisait mouvoir le loquet, et laporte s’ouvrit.
Le cœur de Pauline battait bien un peu, maiselle était avec lui et l’amour rend les femmes courageuses.
Polyte trouva sous la planche la clef de laporte de l’allée, et ils pénétrèrent facilement dans laboutique.
Le vrai Parisien a toujours des allumettesdans sa poche.
Polyte en avait par conséquent, et il enfrotta une avec son ongle.
L’allumette jeta une lueur rapide et fugitiveautour d’eux et leur permit d’apercevoir une chandelle sur un sacde charbon.
Polyte approcha l’allumette de la chandelle etse procura ainsi de la lumière.
Ce fut sans doute en ce moment que Chapparotivre revint, aperçut une lumière, s’imagina que la justice faisaitune descente chez lui et prit la fuite.
– Et si les locataires nous voienttraverser la cour ? dit encore Pauline toute tremblante.
– Vous dites qu’ils sontcouchés ?
– Je le crois.
– J’aimerais mieux aller sans lumière,dit Polyte ; mais ce n’est pas possible, car je ne connais pasassez bien les lieux et vous pourriez tomber dans la citerne.
La porte qui s’ouvrait de la boutique dans lacour était fermée en dedans par un simple verrou que Polyteforça.
La cave demeurait ouverte, le charbonnierayant seul la jouissance de la cour.
Polyte montra la planche à bascule quirecouvrait la citerne à Pauline, tout émue, puis il prit la clefqu’il avait vu Chapparot mettre sur la poutre, et ils descendirent,dans la seconde cave.
L’enfant gémissait toujours.
Au moment où la porte de sa prison s’ouvrit,il se retourna et essaya de se débarrasser de ses liens, en mêmetemps qu’un cri d’effroi lui échappait.
Mais Pauline le prit dans ses bras endisant :
– Pauvre petit !
Et, au son de cette voix ferme et franche,l’enfant cessa de se plaindre, et, tandis que Polyte ledébarrassait de ses liens, il regardait Pauline et semblaitcomprendre que le ciel lui envoyait des libérateurs.
Un quart d’heure après, Ralph était dans lesbras de Jenny l’Irlandaise.
Mais alors Polyte, épuisé, se laissait tombersur une chaise, fermait les yeux et s’évanouissait devant savieille mère éperdue…
Donc Chapparot s’était enfui.
De dix heures du soir à quatre ou cinq heuresdu matin, que devint-il ?
Nul n’aurait pu le dire.
Seulement, un peu avant le jour, nousl’eussions retrouvé rue de Lyon, marchant d’un pas inégal, la têtepenchée, le visage farouche.
Chapparot, bien convaincu que la justice étaitsur ses traces, trouvait l’air de Paris malsain.
Il y avait un train du matin qui partait pourLyon, à cinq heures quarante-cinq minutes.
Chapparot s’était dit :
– Je prendrai ce train jusqu’àMontereau ; là je descendrai et je filerai sur la ligne deMulhouse, et je puis être la nuit prochaine en Suisse. Ils n’aurontpas ma sorbonne…
Et le charbonnier, songeant ainsi, prenait satête à deux mains et semblait se vouloir assurer qu’elle tenaitencore sur ses épaules.
Or, nous le savons, Chapparot avait del’argent, un rouleau de cinquante louis que M. James lui avaitmis dans la main comme acompte.
Un Auvergnat qui a mille francs sur lui peutfaire le tour du monde.
Chapparot s’en allait donc prendre un billetde troisième pour Melun, pressé qu’il était de dérouter lesrecherches de la police et de lui faire perdre ses traces.
Il arriva dans la gare, où il y avait très peude voyageurs, voulut se diriger vers le guichet des billets ets’arrêta brusquement sous l’horloge.
Chapparot venait d’apercevoir deux gendarmesinstallés aux deux côtés du guichet et qui paraissaient examinerattentivement chaque personne qui prenait son billet.
Chapparot n’eut pas même l’ombre d’undoute.
Les gendarmes étaient là avec mission del’arrêter, et au lieu d’avancer vers le guichet, il battitprécipitamment en retraita et sortit de la gare.
Il redescendit rue de Lyon, non sans jeter unregard louche à la prison de Mazas, qui est voisine del’embarcadère, et, comme les gens timorés sont en proie à une soifinextinguible, il entra chez le premier marchand de vin qu’iltrouva ouvert.
Un groupe d’hommes, des ouvriers du chemin defer pour la plupart, entouraient le comptoir et causaient avecanimation.
– Qu’est-ce qu’il faut vous servir ?demanda le garçon marchand de vin.
– Un cuivre, répondit Chapparot d’un tonfarouche.
Un cuivre, c’est un verre d’absinthe.
Et, tandis qu’on le servait, il écouta ce quedisaient ces hommes, et, dès les premiers mots, il tressaillit etdressa l’oreille.
– Avec tout cela, disait le marchand devin, on ne l’a pas arrêté ?
– Bah ! il sera pincé avant cesoir.
– Pas sûr.
Un facteur du chemin de fer se mit àsourire :
– Ça n’est plus comme dans le tempsd’autrefois, dit-il ; on ne se cache pas comme on veut, àParis ; la police a le nez partout, et elle vous trouve lesvoleurs et les assassins, comme un chien de chasse, des perdreauxdans une luzerne.
– Le jeune homme est-il mort ?
– Pas encore, mais il n’en vaut guèremieux.
– Pauvre garçon !
– C’est tout de même un fameux brigand,l’autre !
– Peuh ! dit un philosophe, paraîtqu’il avait soiffé, un pochard, c’est capable de tout.
Chapparot écoutait, et la sueur perlait à sonfront ; néanmoins, il n’osait sortir trop précipitamment, depeur d’attirer l’attention sur lui.
Il buvait donc à petits coups son verred’absinthe, et les ouvriers continuaient à s’entretenir d’unassassinat qui avait fait grand bruit, paraît-il, dans lequartier.
Pour Chapparot, la chose était claire ;le jeune homme dont on parlait, c’était Polyte ; l’assassinqu’on recherchait, c’était lui.
Un des ouvriers du chemin de fer, ditencore :
– Il ne partira toujours pas par cheznous, il y a des gendarmes au guichet.
– Mais le reconnaîtront-ils ?
– Je le reconnaîtrais bien, moi, si je levoyais.
À ces derniers mots, Chapparot regarda l’hommequi parlait ainsi et se dit :
– Je vois pourtant cet homme-là pour lapremière fois.
Le marchand de vin ajouta :
– Il a logé ici, il y est venusouvent ; je n’aurais jamais cru qu’il fût capable d’un couppareil.
Chapparot regarda le marchand de vin, comme ilavait regardé l’ouvrier.
– Je ne suis jamais venu ici, pensa-t-il,ce n’est donc pas de moi qu’il s’agit !
Or, comme il avait fini son verre d’absinthe,il dit au marchand de vin en posant trois sous sur lecomptoir :
– Il y a donc du nouveau par ici, cematin ?
– Il y a, répondit un des ouvriers, qu’unPiémontais qui travaillait dans le passage d’Orient, à deux pasd’ici, a assassiné son camarade de garni, cette nuit, et qu’il afilé, emportant une centaine de francs que le pauvre jeune hommes’était mis de côté.
Chapparot respira bruyamment.
L’ouvrier continua :
– On croit qu’il n’a pas quitté lequartier, et c’est probable, car il aura songé à filer par lechemin de fer.
Ce n’était donc pas pour Chapparot que lesgendarmes stationnaient auprès du guichet, dans la gare deLyon !
Et Chapparot sortit du cabaret et il remontavers la gare.
Mais un quart d’heure s’était écoulé depuisqu’il était sorti, et un coup de sifflet lui apprit que le trainpartait. Il était trop tard.
Un employé de service qui l’avait vu arriveren courant lui dit :
– Vous avez le temps d’attendre, monbrave homme, il n’y a plus de train qu’à onze heures quarante dumatin.
Mais Chapparot ne se trouva désappointé qu’àdemi, et il quitta la gare en se disant :
– J’ai la venette trop vive. Qui sait siseulement on me cherche ?
Il s’en revint donc vers la Bastille et pritle boulevard Richard-Lenoir, c’est-à-dire le bord du canal.
En suivant ce chemin, il se rapprochait de sonquartier.
La peur, qui étreignait Chapparot naguère,avait fait place à un autre sentiment.
Il voulait savoir si on avait trouvé lecadavre de la victime et si on parlait de lui ; car enfin, ilpouvait se faire que ce ne fût pas la justice qui se fût introduitechez lui la nuit précédente.
De marchand de vin en marchand de vin, lecharbonnier arriva au boulevard du Prince-Eugène.
Partout, il buvait une goutte ; partout,il écoutait ce qu’on disait.
Chacun parlait de ses affaires, mais Chapparotn’entendait rien qui pût lui faire supposer que son crime étaitdécouvert.
Il arriva ainsi jusqu’à Ba-Ta-Clan.
Tout auprès de cet établissement pittoresqueil y a un fruitier qui donne à boire.
Chapparot entra chez lui.
Le fruitier le connaissait et lui fit bonaccueil.
Chapparot était déjà à moitié ivre, etl’ivresse lui donnait du courage.
Comme la boutique du fruitier était trèsfréquentée, le charbonnier en conclut que personne dans le quartierne savait rien.
Et, sortant de ce dernier cabaret, Chapparotremonta vers la rue Saint-Ambroise.
Auprès de l’église il y a un perruquier, dontl’établissement est un foyer à cancans et où se débitent toutes lesnouvelles du quartier.
De plus en plus enhardi, Chapparot entra chezle perruquier et demanda qu’on lui fît la barbe.
Le perruquier, tout en lui rasant le menton,lui parla de mille choses ; mais il ne fut question nid’assassinat, ni de cadavre trouvé sur l’esplanade, qui était àdeux pas de là.
Alors Chapparot se dit :
– Puisque je suis venu jusqu’ici, autantaller faire un tour à la maison.
Et il prit le chemin du passage desAmandiers.
Après avoir eu si peur, Chapparot était devenutout à fait brave. Il entrait même dans un accès de crânerie.
Il traversa l’esplanade.
– Je veux voir s’il y a du sang, sedisait-il.
Mais la terre, détrempée par le brouillard dela nuit, ne portait aucune trace de sang, et le corps de Polyte, –car Chapparot croyait bien l’avoir tué, – avait disparu.
Le charbonnier se dirigea en droite ligne versle passage.
Il y avait un marchand de vin à l’entrée, àgauche.
Chapparot passa devant, puis revint sur sespas, puis passa devant une fois encore.
À la fin, le marchand de vin luicria :
– Hé ! Chapparot ?
Le charbonnier s’arrêta.
– Apportez-moi donc un sac decharbon ! lui dit le marchand de vin.
Alors Chapparot s’approcha.
– Vous avez donc fait la noce hiersoir ? demanda le mannezingue.
– Pourquoi ça ? fit Chapparot.
Et il regardait son interlocuteur avecinquiétude.
– J’ai frappé à votre porte ce matin,reprit le débitant.
– Ah !
– Et vous n’avez pas répondu…
– C’est vrai, dit Chapparot, j’ai trouvédes pays hier soir, nous avons bu un coup ensemble etj’étais un peu chaviré en rentrant.
– Ça arrive aux plus malins, dit lemarchand de vin avec indifférence.
Chapparot lui dit :
– Je vais vous chercher votrecharbon.
Et il se dirigea vers sa boutique.
En passant, il jeta un coup d’œil dans celledes blanchisseuses.
La petite Pauline était à son ouvrage, commed’ordinaire.
Chapparot eut un battement de cœur, puis il seretourna brusquement et regarda sa propre boutique.
La porte en était fermée.
Cela lui donna du courage.
Il se glissa dans l’allée, mit la main sous laplanche et y trouva la clef.
Quelques femmes, quelques enfants, qui setrouvaient au seuil des maisons, l’avaient regardé comme les autresjours, avec la même indifférence.
Chapparot était, du reste, coutumier dufait.
Il se grisait souvent depuis la mort de safemme, et, dans ce cas-là, sa boutique était fermée bien après lelever du soleil.
Il trouva donc la clef, ouvrit la porte quimettait en communication sa boutique avec l’allée et entra.
La boutique ne portait les traces d’aucundésordre. On n’avait rien pris, rien dérangé.
– Mais ce n’est donc pas la justice quiest venue chez moi cette nuit ! pensa Chapparot.
Et il se prit à songer.
Chapparot avait rarement de l’argent chez lui.Quand il avait amassé quelques sous, il les portait à la Caissed’épargne et ne gardait pas plus d’une centaine de francs.
Le charbonnier se souvint qu’il avait laisséune somme à peu près pareille et en toutes sortes de monnaies dansun tiroir qui fermait à clef.
Il visita le tiroir extérieurement et constataqu’il n’avait pas été forcé.
Il l’ouvrit ensuite et retrouva sonargent.
Qui donc s’était introduit chez lui, si cen’était la justice ou bien des voleurs ?
Alors Chapparot songea à l’enfant qu’il avaitenfermé dans un caveau.
L’enfant était-il parvenu à se délivrer ?C’était peu probable, car il était solidement attaché, et,d’ailleurs, la serrure était bonne.
Mais, en même temps, il songea à sirJames.
Le détective lui avait confié Ralphpour vingt-quatre heures, mais il pouvait se faire qu’il eût changéd’avis et que, ayant besoin de l’enfant et ne trouvant pas lecharbonnier, il eût cherché et trouvé les moyens de pénétrer dansla boutique.
Pour s’en assurer, Chapparot prit sa chandelleet se dirigea vers la petite cour qui conduisait à la cave de laciterne et ensuite à la cave souterraine.
Dans cette première, rien n’était dérangé.
Seulement, ayant passé la main sur la poutrepour y chercher la clef du caveau, Chapparot ne la trouva pas.
Alors il descendit précipitamment dans lecouloir souterrain et s’arrêta ensuite stupéfait.
La porte du caveau était grande ouverte, lecaveau était vide et l’enfant avait disparu.
Chapparot jeta un cri de rage.
Pour lui, la chose était maintenant évidente,c’était sir James qui était venu chercher l’enfant.
Seulement, pour les coquins, tout homme estencore plus coquin qu’eux.
– Ah ! le brigand ! murmuraChapparot ; c’est pourtant pour ne pas me donner les autresmille francs qu’il m’a fait ce tour-là !
Il n’eut pas un seul instant la pensée qu’uneautre personne que l’Anglais fût venue délivrer le fils del’Irlandaise. Mais, outre la perte probable de son second billet demille francs, une chose l’inquiétait de plus en plus :
Qu’était devenu Polyte ?
Était-il mort ou vivant ?
S’il était mort, d’où venait que personne nes’en était ému ?
Et si, ce que Chapparot commençait à admettre,le jeune homme, simplement blessé, était revenu à lui et s’étaittraîné quelque part, comment se faisait-il qu’il n’avait pas portéplainte au commissaire et que lui, Chapparot, n’était nullementsurveillé ?
Car, enfin, Chapparot n’avait point perdu lamémoire.
Il se souvenait parfaitement qu’au moment oùil avait pris Polyte à la gorge, celui-ci l’avait non seulementaccusé d’avoir assassiné sa femme, mais encore d’avoir jetél’Anglaise dans la citerne.
Comment ce jeune homme savait-ilcela ?
Chapparot se posa toutes ces questions sanspouvoir en résoudre aucune.
Sans cesse partagé entre la peur d’être arrêtéet le désir de rester tranquillement chez lui, en proie, parconséquent, à une hésitation perpétuelle, le charbonnier finit pardemeurer toute la journée à sa boutique.
Nul ne s’occupa de lui dans le passage.
Comme à l’ordinaire, il alla chez lespratiques, portant du charbon aux unes, de l’eau aux autres.
Comme à l’ordinaire aussi, il jeta de tendresregards du côté de la Boutique des blanchisseuses, et mam’zellePauline ne fit aucune attention à lui et ne quitta pas son ouvragedes yeux.
La journée s’écoula.
Chapparot s’en retourna prendre son repas dusoir chez le marchand de vin, où il fut accueilli comme decoutume.
Alors il s’en revint au logis et se mit aulit, murmurant :
– Le plus clair de tout cela, c’est queje suis floué de mille francs.
À trois heures du matin, Chapparot dormaitprofondément lorsqu’il fut éveillé en sursaut.
On frappait rudement à la porte.
– Ah ! cette fois, murmura-t-il, jesuis pincé ! J’aurais dû m’en méfier.
Cependant il se leva, et, d’une voixétranglée, il demanda qui frappait.
– Moi, répondit une voix.
– Qui, toi ?
– Jean, le boucher de Passy.
Chapparot respira. Il connaissait le boucherde Passy pour l’avoir rencontré souvent autrefois au cabaret,s’être lié avec lui, et avoir fini par lui emprunter une somme de800 francs, dont il lui servait l’intérêt.
Chapparot ouvrit.
Alors Jean le Boucher, – Jean le Bourreau,comme on l’appelait jadis au bagne, – entra dans la boutique, etlui dit :
– Je viens chercher l’enfant et samère.
– Hein ? dit Chapparot.
– L’enfant irlandais et la femmeirlandaise qu’on t’a confiés, acheva Jean avec le calme etl’assurance d’un homme qui sait parfaitement ce qu’il demande.
Jean le Boucher n’était pas seul.
Il était suivi d’un jeune homme à petitesmoustaches noires qui referma la porte que le charbonnier venaitd’ouvrir, de telle façon qu’ils se trouvèrent seuls tous les troisdans la boutique.
Chapparot était devenu très pâle en entendantparler de l’Irlandaise.
Cependant il balbutia :
– Je ne sais pas ce que vous voulez dire,je n’ai vu ni Irlandaise ni Irlandais.
Alors le jeune homme aux moustaches noires semit à rire :
– Nous te connaissons, mon bonhomme,dit-il, tu vas voir…
Et il tira de sa poche un revolver.
Chapparot avait bien un couteau ; maisune balle va toujours plus loin.
– Ce que je te montre là, dit Marmouset,car on a deviné que c’était lui, n’est que pour te bien fairecomprendre qu’il ne faut pas faire le méchant avec nous. Mais cen’est pas mon seul argument. Regarde !
Marmouset s’était assis devant la tablegraisseuse sur laquelle Chapparot prenait son repas du matin.
Il avait posé le revolver à côté de lui.
Il déboutonna sa redingote, tira unportefeuille de sa poche et l’ouvrit.
Des billets de mille francs s’en échappèrentet tombèrent sur la table.
L’œil du charbonnier étincela.
Cet homme, qui tenait autant de la brute quede l’espèce humaine, avait avant tout la soif de l’or.
Avec de l’or on l’eût conduit au bout dumonde.
Quand il vit les billets, il ne songea plusqu’à une chose, c’est que l’Anglais lui volait mille francs,puisqu’il avait emmené l’enfant sans achever de le payer.
Marmouset devina ce qui se passait dans l’âmede Chapparot.
– Si tu veux de l’argent, dit-il, il fautparler. Voilà d’abord mille francs.
Et il poussa un des billets en avant desautres.
Chapparot étendit la main convulsivement.
– Un instant ! dit Marmouset, ilfaut nous dire auparavant ce que tu as fait de l’enfant.
– Ma foi ! répondit le charbonnierdont l’œil brûlant de convoitise était rivé au billet de banque,puisque vous savez de quoi il retourne, je vais tout vous dire. Jecrois que l’Anglais m’a floué.
– Ah !
– Il m’avait promis deux millefrancs.
– Et il ne te les a pas donnés ?
– Il m’en a donné la moitié. Je ne devaisavoir l’autre que lorsqu’il reviendrait chercher l’enfant.
– Eh bien ?
– Eh bien ! il est revenu l’autrenuit, pendant que je n’y étais pas ; il a repris l’enfant, etj’y suis de mon billet de mille.
Le charbonnier parlait avec une naïveté férocequi frappa Marmouset.
Évidemment cet homme disait vrai, ou plutôtcroyait dire vrai.
– Quelle heure était-il, selon toi,poursuivit Marmouset, quand l’Anglais est revenu ?
– Entre dix et onze heures du soir.
– Hier ?
– Oui.
– Cela est impossible, dit froidementMarmouset qui savait, ce que la veille au soir, sir James avaitfait de sa soirée.
Chapparot eut alors un air tout à faitabasourdi.
– Que voulez-vous donc, fit-il, qui soitvenu chercher l’enfant ?
– Je ne sais pas, mais ce n’est pasl’Anglais dont tu parles. Et la mère, où est-elle ?
Chapparot tressaillit, mais il ne réponditpas.
– Parle, dit Marmouset d’un tond’autorité, et le billet de mille est à toi.
Chapparot le regardait avec des yeuxenflammés.
Cependant deux opinions se combattaient enlui :
L’une était que Marmouset était un homme de lapolice et qu’il lui tendait un piège ;
L’autre, que cet enfant dont il était questiondevait valoir beaucoup d’argent, puisqu’on se battait pour lui àcoups de mille francs.
La cupidité de Chapparot triompha de laprudence ; l’ombre de l’échafaud entrevue un moment par sonesprit troublé, s’effaça, et l’appât du gain lui délia lalangue.
– La mère, dit-il, je l’ai tuée.
Jean le Boucher eut un geste d’horreur.
Mais Marmouset ne sourcilla pas et conserva cesang-froid terrible qu’il avait hérité de Rocambole.
– Et comment l’as-tu tuée ?dit-il.
En parlant ainsi, il poussa tout à fait lebillet de mille francs, et le charbonnier mit sa large maindessus.
– Je l’ai noyée.
– Dans le canal ?
– Non, dans une citerne.
– Où est-elle ?
– Si vous voulez venir avec moi, je vaisvous y conduire.
– Allons, dit Marmouset, et rappelle-toique si tu fais mine de t’échapper, je t’envoie une balle dans latête.
Chapparot fit un signe qu’il n’en avait nulleenvie.
Mais il mit le billet de mille francs dans sapoche.
Marmouset ne fit aucune opposition.
Alors l’Auvergnat raconta en quelques mots etavec un cynisme effrayant ce qui s’était passé dans la cave, etcomment l’Irlandaise, en posant le pied sur la planche à bascule,avait été précipitée dans la citerne.
– Allons voir l’endroit répliquaMarmouset.
Chapparot alluma la chandelle à palette de feret ouvrit ensuite la porte de la cave.
– Conduis-nous, et souviens-toi de ce queje t’ai dit, fit Marmouset.
Ils arrivèrent dans la cave.
Mais là, Chapparot fut repris de cette étrangeémotion qui s’était emparée de lui la veille, quand il avait voulusoulever la planche et regarder dans la citerne.
Cet homme tuait, mais quand il avait tué, iln’osait plus se trouver face à face avec sa victime.
– Ah ! regardez si vous voulez,dit-il, mais moi je ne veux pas.
Il était devenu tout pâle, et un tremblementconvulsif lui parcourait tout le corps.
Marmouset lui prit la chandelle desmains ; puis, sur un signe qu’il fit à Jean le Boucher,celui-ci souleva la planche.
Marmouset se pencha.
– Elle doit flotter sur l’eau, disaitChapparot d’une voix étranglée.
– Je ne vois rien, dit Marmouset ;ah si ! je vois une échelle !
– Une échelle ?
– Oui.
– Et pas de femme ?
– Aucune femme, rien.
Le courage revint à Chapparot. Il osas’approcher de la citerne, se baissa timidement d’abord, puiss’enhardit et finit par se convaincre, grâce à la chandelle dontMarmouset dirigeait les rayonnements dans tous les sens, au-dessousdu plancher de la cave, qu’aucun cadavre ne surnageait.
En revanche, une échelle flottait.
– C’est drôle, dit Chapparot, il n’yavait pas d’échelle dans la citerne. Qui donc est descendudedans ?
– Tu crois donc que quelqu’un estdescendu ?
– Oui, dit Chapparot.
Il y avait une longue perche dans la cave, etau bout de cette perche un crochet.
Chapparot la prit, la plongea dans la citerne,attira et saisit l’échelle par un bout et la hissa hors de laciterne.
– Le bois n’est pas pourri, dit-il ;il n’y a pas longtemps qu’elle est dans l’eau.
Puis il avisa une marque noire faite sur undes montants.
Cette marque était un chiffre grossièremententrelacé et obtenu avec un fer rougi.
– C’est la marque du charron, dit-il.
– Quel charron ?
– Celui qui avait la boutique de lamaison voisine et avec qui la citerne était commune. On sera venupar là pour chercher l’enfant, et c’est bien sûr maintenant que lamère s’est sauvée.
Marmouset ouvrit de nouveau sonportefeuille.
– Il y a un second billet de mille pourtoi, dit-il, si tu parles clairement.
Cette fois Chapparot triompha tout à fait deson émotion et il retrouva son cynisme. Marmousetattendait !…
Chapparot était une de ces natures auxappétits féroces, à l’instinct bestial, qui semblent avoir étécréées pour le mal.
Il aimait l’argent ; il avait despassions brutales que rien n’arrêtait, pas même la peur del’échafaud.
Mais, par cela même, il avait une certainedose d’intelligence ou plutôt de sagacité qui n’excluait pasl’esprit d’analyse.
L’échelle pêchée dans la citerne et quiportait le chiffre du charron était pour lui toute unerévélation.
Marmouset et Jean le Boucher, le voyantpensif, attendirent patiemment le fruit de ses réflexions.
– Écoutez-moi bien, dit enfinChapparot.
Et il regarda ces deux hommes, non plus commedes ennemis au pouvoir absolu desquels il était tombé, mais commedes associés qui allaient lui payer son dividende social en beauxdeniers comptant.
– Parle, dit Marmouset.
– Quand nous sommes venus ici, ditChapparot, l’Anglais, la femme et son fils, l’Anglais qui avaitvisité la cave auparavant, marchait le premier, donnant la main aupetit et il a eu bien soin de ne pas mettre le pied sur laplanche.
Moi, j’étais derrière, et la femme marchaitaprès lui.
Je l’ai un peu poussée, elle a mis le pied surla planche et elle est tombée en jetant un grand cri.
– Et puis ? demanda Marmouset.
– Et puis nous avons entendu unclapotement sous nos pieds.
– Et plus rien ?
– Plus rien, à telle enseigne que nousavons pensé qu’elle s’était noyée tout de suite.
– Mais, reprit Chapparot, c’était lepetit qui criait, et nous l’avons emporté.
– Sans vous assurer que la mère étaitmorte ?
– Ma foi, oui ! dit Chapparottranquillement.
– Après ?
– Après, dame ! je suis revenu… etje me suis mis à chercher une chandelle que je mettaisordinairement dans ce trou.
Et Chapparot montra le trou pratiqué dans lemur.
– Ah ! fit Marmouset, etalors ?…
– Alors je n’ai plus trouvé la chandelle.J’ai pensé que, dans la bagarre, j’avais un peu perdu la tête, etje m’en suis retourné à la boutique.
– Et la chandelle n’y étaitpas ?
– Non. J’ai pris mes allumettes, je suisrevenu… et j’ai trouvé ma chandelle dans le trou.
Alors je suis descendu porter à manger aupetit que j’avais enfermé en bas, dans un caveau. Puis, je suisremonté et j’ai voulu regarder dans la citerne, mais le cœur m’amanqué.
– Eh bien ! dit Marmouset, qu’est-ceque ça prouve ?
– Attendez donc ! je puis bien nevous rien cacher, puisque vous casquez de l’argent. Fautdonc vous dire que j’ai un coup de soleil pour une petite qui estblanchisseuse dans le passage.
Ça n’est pas défendu, n’est-ce pas ?
– Non, dit Marmouset.
– J’avais déjà vu plusieurs fois un grandflandrin qui lui faisait de l’œil et lui parlait. Ça m’a monté latête. Quand il est sorti du passage, je l’ai suivi.
– Ah ! ah !
– Et je lui ai tombé dessus à coups depoing, à coups de pied, je crois même que je lui ai donné un coupde couteau.
– Mais, fit Jean le Boucher, tout cela nenous dit pas…
Chapparot continua :
– Comme je sautais dessus, il m’a appeléassassin. J’ai cru qu’il parlait de ma femme, qu’on dit que j’aiescoffiée. Mais non, c’était de l’Anglaise, à preuve qu’ilm’a dit que je l’avais jetée dans la citerne.
– Ah ! il a dit cela !
– Alors j’ai tout à fait perdu la tête,je lui ai planté mon couteau dans le ventre et je me suissauvé.
– Et qu’avez-vous fait ensuite ?
– Ce qu’on fait toujours après un mauvaiscoup : j’ai mangé, j’ai bu et je me suis promené ; etpuis, je suis revenu et j’ai vu de la lumière dans ma boutique. Jeme suis imaginé que la police était chez moi et je me suis sauvé denouveau.
– Et alors ?
– Alors j’ai fait ce qu’on fait encore ettoujours dans ces moments-là : je suis allé de mannezingue enmannezingue jusqu’à minuit, buvant ici de l’absinthe, là del’eau-de-vie, et quand les mannezingues ont été fermés, je suisallé voir les dames. Bast ! j’avais de l’argent. Le matin,j’ai voulu filer, mais j’ai eu l’idée qu’on ne me cherchaitpeut-être pas, et je suis revenu, et personne ne m’a rien dit.
Quand j’ai vu ça, je me suis souvenu de lalumière et j’ai imaginé que c’était l’Anglais qui était revenu etavait emmené le petit, en me flouant de mes mille francs. LesAnglais, tous canailles ! Ils vous font voir le tour en unrien de temps.
Pendant ce long récit, Jean le Boucher,impatient, avait voulu parler plusieurs fois, mais Marmouset luiavait fermé la bouche.
Chapparot reprit :
– Faut croire, maintenant, que je m’étaistrompé, et je vais vous dire mon idée.
– Voyons ?
– La citerne est commune entre les deuxmaisons, celle où nous sommes et une autre qui est dans la rue desAmandiers.
– Ah ! fit Marmouset.
– Chacune a son puisard. Vous connaissezcelle-ci ; il y en a une autre dans la boutique ducharron.
Le charron a donné congé et la boutique est àlouer.
– Fort bien. Et puis ?
– Je me figure donc que la femme, entombant à l’eau, a perdu connaissance.
– C’est possible.
– Puis, quand elle est revenue à elle,l’Anglais et moi nous étions partis. Alors, elle se sera mise àcrier, et on l’aura entendue de la boutique du charron.
– Mais puisque la boutique est àlouer ?
– Ça ne fait rien. Il y avait peut-êtrequelqu’un dedans à ce moment-là.
– Eh bien ?
– On aura repêché l’Anglaise au moyen decette échelle.
– C’est probable, fit Marmouset ;mais l’enfant ?
– Je vous ai dit que ma chandelle avaitdisparu un moment, et puis que je l’avais retrouvée.
– Oui.
– Je suppose que c’est le grand flandrinqui a repêché l’Anglaise.
– Bon !
– Et puis qu’il sera venu dans la caveici, en traversant la citerne à la nage et en se servant del’échelle pour monter.
– Fort bien, et puis ?
– Quand je suis venu, il se sera caché etaura éteint précipitamment la chandelle ; puis il se seradissimulé derrière un tas de bois.
On le voit, Chapparot reconstruisait assezbien la vérité.
– Continuez, dit Marmouset.
– C’est alors que je me suis en alléchercher des allumettes, dit Chapparot.
– Et pendant ce temps il aura replacé lachandelle.
– Oui, et il se sera caché encore unefois. Seulement, comme je suis descendu porter à manger à l’enfant,il aura vu où je mettais la clef du caveau.
– Je commence à comprendre, ditMarmouset.
– Et puis il se sera en allé par où ilétait venu ; mais c’est lui qui, quelques heures plus tard,sera revenu chercher l’enfant.
– Mais puisque vous dites l’avoirtué ?
– Je l’ai cru ; mais si je l’avaistué, on l’aurait trouvé, et ça aurait amené du grabuge. Mon couteauaura glissé entre deux côtes.
– Ah !
Comme Chapparot terminait ce récit, onentendit un grand bruit au delà de la cour.
On frappait à la porte de sa boutique et unevoix disait :
– Au nom de la loi, ouvrez !
Et Chapparot jeta un cri, et sentit sescheveux se hérisser.
Qui donc frappait au nom de la loi ?
Évidemment ce ne pouvait être que lecommissaire de police, et nous allons voir comment il avait étéprévenu.
On s’en souvient, quand Polyte eut rendul’enfant à sa mère, il s’affaissa sur une chaise et perditconnaissance.
Alors sa mère jeta un cri et se précipita surlui.
Mais Pauline se remit :
– Ne craignez rien, madame,dit-elle ; sa blessure est légère.
– Il est donc blessé ? s’écria laportière.
– Oui.
– Comment ? par qui ? Ah !mon Dieu !
– C’est le charbonnier qui lui a donné uncoup de couteau.
L’Irlandaise n’entendait que quelques mots defrançais ; mais la pantomime que Pauline ajoutait à son récitétait si expressive, que rien ne lui échappa.
On coucha Polyte, on le déshabilla, on lui fitrespirer du vinaigre, ce sel anglais des pauvres gens, et il netarda pas à rouvrir les yeux.
Alors un sourire éclaira son visagepâle :
– C’est bon tout de même, dit-il, defaire son devoir une fois dans sa vie.
Il regarda sa mère anxieuse et les yeux pleinsde larmes, il vit l’Irlandaise qui pressait son fils sur son cœur,il leva sur la petite blanchisseuse un regard de reconnaissance et,prenant la main de la petite fille, il la mit dans la main de samère en lui disant :
– Regarde-la bien ; sans elle, jeserais peut-être mort.
Une bourgeoise aurait accueilli la grisetteavec une froide réserve ; mais la mère de Polyte était dupeuple, et le peuple a de nobles sentiments.
Elle prit la jeune fille dans ses bras et luidit :
– Je ne sais pas qui tu es, mais je medoute bien que tu es la bonne amie de mon garçon, et tu es gentilleà croquer, mon petit amour, et aussi vrai que je m’appelle la mèreVincent, s’il veut t’épouser, ce n’est pas moi qui refuserai monconsentement.
– Hé, dit Polyte, à qui sa bonne humeurde gamin de Paris revint, te voilà Mme Vincent,Pauline. C’est comme si le maire avec son écharpe et le curé avecson étole y avaient passé.
Cette première émotion calmée, Polyte dit à samère :
– Maintenant, maman, il s’agit d’êtresérieux – et de ne pas faire des bêtises, hein ? c’est grave,ce que je vous dis là.
– Je te promets que je tiendrai malangue, répondit la portière.
– Bien vrai ?
– Foi de mère Vincent. Veux-tu que je lejure sur la mémoire de ton pauvre père ?
– Non, je vous crois, maman.
Alors Polyte organisa un véritable plan decampagne.
Il était évident que Chapparot, croyantl’avoir tué, ne rentrerait pas cette nuit-là.
Et Polyte disait :
– Ce n’est pas la peine de mettre lapolice sur pied par avance, il vaut mieux attendre qu’ilrevienne.
Pauline partagea cet avis.
La mère Vincent reconduisit la jeune fillechez sa mère, et quand elle quitta Polyte, il fut convenu qu’elleirait dès le lendemain matin à sa boutique, comme à l’ordinaire, etne soufflerait mot de rien à ses camarades de l’atelier.
La mère de Pauline, qui était ouvreuse dans unthéâtre, n’était pas rentrée encore.
Pauline n’eut donc aucune explication à luidonner.
La nuit s’écoula. Le lendemain, vers neufheures du matin. Polyte, tout à fait remis, reçut la visite dePauline.
Sa patronne avait envoyé la jeune fille porterun paquet de linge, et elle en avait profité pour entrer chez lamère Vincent.
Pauline venait de lui apprendre que Chapparotétait revenu.
Polyte répondit :
– C’est bien, on le pincera ce soir.
En effet, vers six heures, comme lecharbonnier s’en allait à son cabaret prendre son repas, Polytealla chez son ancien patron, le commissaire de Belleville, quiavait eu de l’avancement et qu’on avait envoyé dans Paris, rue duChemin-Vert.
Le commissaire avait renvoyé Polyte parcequ’il était paresseux ; mais il avait eu plusieurs foisl’occasion d’apprécier son intelligence et sa sagacité.
Or, Polyte lui venait faire une déposition sinette et si précise que le commissaire ne douta pas une minute del’exactitude scrupuleuse de ses renseignements.
Après quoi il donna des ordres enconséquence.
À partir de ce moment le charbonnier futsurveillé. On le suivit quand il alla prendre son repas ; onle vit rentrer chez lui, et si son arrestation n’avait pas étéopérée immédiatement, c’est que Polyte avait demandé qu’elle se fitla nuit, afin que ni lui ni Pauline, décidés qu’ils étaient à semarier, ne fussent compromis par un esclandre.
Donc, tandis que Chapparot racontait naïvementses forfaits, les fameux mots « Ouvrez, au nom de laloi ! » s’étaient fait entendre.
Et Chapparot était devenu tout tremblant,levant sur ces deux hommes qu’il considérait déjà comme ses deuxcomplices, un regard suppliant.
Mais Marmouset changea soudain d’attitude etdit sèchement :
– Eh bien ! tu ne vas pas attendreque le commissaire fasse enfoncer la porte ? tu vas allerouvrir, j’imagine ?
– Mais, balbutia Chapparot, on vientm’arrêter !
– C’est probable.
– Sauvez-moi, vous !
Marmouset se mit à rire.
– Mon bonhomme, dit-il, ce n’est pas nousqui avons averti la police ; nous avons coutume de fairenous-mêmes nos petites affaires ; mais du moment où un autret’a dénoncé, si on vient te pincer, ce n’est pas nous qui nous yopposerons.
Et comme on frappait, pour la seconde fois,Jean le Boucher alla ouvrir.
Le commissaire, ceint de son écharpe, entrasuivi de deux agents et d’un troisième personnage que Chapparotreconnut.
C’était Polyte.
Le commissaire alla droit au charbonnier etlui dit :
– Au nom de la loi, je vousarrête !
Chapparot, le féroce Auvergnat, étaittellement anéanti par cette apparition qu’il ne songea même pas àopposer la moindre résistance.
Les deux agents s’emparèrent de lui et lefouillèrent.
Il avait un couteau sur lui, on le luiprit.
Alors le commissaire, regardant Marmouset etJean le Boucher :
– Qui êtes-vous donc, messieurs ?fit-il vivement.
Jean répondit le premier :
– Je m’appelle Jean et je suis boucher àPassy, rue du Télégraphe.
– Et vous, monsieur ? fit polimentle commissaire en s’adressant à Marmouset.
– Monsieur le commissaire, répondit cedernier, je suis M. Peytavin, rentier, demeurant rue Auber,n° 1.
Et il tira sa carte de sa poche.
– Ah ! fit le commissaire étonné,pourquoi donc êtes-vous ici ?
– Monsieur le commissaire, réponditMarmouset, nous sommes venus demander à cet homme des nouvellesd’une femme qu’il a tenté d’assassiner et d’un enfant qu’il aséquestré.
Mais comme Marmouset disait cela, Polytes’écria :
– Rassurez-vous monsieur, la mère etl’enfant se portent bien, et je puis vous en donner desnouvelles.
Alors Marmouset regarda Polyte, qui souriaitet dont le regard brillait d’intelligence.
Il y eut un petit moment de silence et presqued’hésitation.
Le Parisien est sobre de paroles ; deplus, il comprend à demi-mot.
Marmouset était, comme Polyte, un enfant deParis.
Tous deux se voyaient pour la première fois,mais tous deux se comprirent d’un regard, comme des gens qui seconnaissent de longue date.
Marmouset se revoyait dans Polyte, tel qu’ilétait à dix-huit ans.
Polyte devinait dans ce gandin qui semblaitsortir du club un enfant des faubourgs.
Le regard qu’ils échangèrent voulaitdire :
– Soyons prudent devant le quartd’œil.
Alors Marmouset dit au commissaire :
– Monsieur, voilà un homme qui aura sansdoute à répondre de plusieurs crimes devant vous ; c’est sonaffaire et non la mienne. Seulement, permettez-moi d’éclairer d’unmot la situation.
Marmouset parlait avec une certaine autoritéqui impressionna le magistrat.
– Je vous écoute, monsieur, dit-il.
– Il y a à Paris, dit Marmouset, un agentde police anglais, un détective, qui suit pas à pas, depuis unequinzaine de jours, de pauvres Irlandais accusés de fénianisme.
Le commissaire eut un geste qui voulaitdire :
« La France n’est pas chargée de faireles affaires de l’Angleterre. »
Marmouset comprit le geste du commissaire etcontinua :
– L’Irlande sera toujours sympathique àla France, comme la Pologne, comme toutes les nations opprimées.Les Irlandais dont j’ai l’honneur de vous parler étaient venus enFrance avec une lettre de crédit sur moi.
Le détective qui les suivait avait, de songouvernement, la mission de faire disparaître l’homme et la femmeet de ramener en Angleterre un enfant à la possession duquel lesAnglais attachent une certaine importance.
– Monsieur, dit le commissaire, je saiscela. On m’a transmis une note de la préfecture dans laquelle on memet en garde, car le détective dont vous parlez et qui se nomme, jecrois, sir James Wood, avait sollicité l’intervention de la police,intervention qui lui a été refusée, par la raison toute simple queles fenians sont des hommes politiques et non des malfaiteurs.
Je sais donc cela, mais cela uniquement.
– Alors, reprit Marmouset, permettez-moide continuer.
– Parlez, monsieur.
– Le détective a éloigné l’homme quiaccompagnait la mère et l’enfant, puis il a enlevé ces derniers etles a amenés ici, chez cet homme que vous venez arrêter.
– Alors c’est la femme qui a été jetéedans la citerne ?
– Précisément.
– Et l’enfant ?
– L’enfant, dit Polyte, je l’ai délivréet je l’ai rendu à sa mère.
Chapparot était atterré.
– Monsieur, dit le commissaire, si votretémoignage est nécessaire à la justice, elle vous appellera. Pourle moment, vous pouvez vous retirer.
Le charbonnier avait perdu sa sauvage énergie,il sentait qu’il était perdu.
Cependant, quand les agents voulurents’emparer de lui, il essaya d’opposer une résistancedésespérée ; mais malgré sa force herculéenne, les agents leterrassèrent et lui mirent les menottes.
Alors il regarda Polyte avec une expression dehaine farouche et lui dit :
– Si on ne me fauche pas, nous nousreverrons !
*
**
Une heure après, Marmouset, Milon, Shoking etJean le Boucher étaient réunis dans le grenier qui servait d’asileà l’Irlandaise et à son fils.
Pauline, la petite blanchisseuse, s’y trouvaitaussi avec la mère Vincent et Polyte qui leur faisait, avecsimplicité, le récit de son héroïque conduite.
Jenny, en voyant Shoking, avait étécomplètement rassurée.
– Ma chère, disait l’ex-mendiant deLondres, maintenant que nous voilà sous la protection des amis del’homme gris, nous n’avons plus rien à craindre.
– Oui ! répondit Marmouset, maisl’homme gris, c’est-à-dire Rocambole, a besoin de nous.
– Oh ! dit Shoking, c’est miss Ellenqui dit cela, mais miss Ellen est son ennemie.
– Elle l’était, dit Marmouset.
– Elle l’est toujours !
– Qui sait ? dit encoreMarmouset.
Puis, regardant Polyte :
– Tu es un brave garçon, dit-il, ungarçon intelligent et de cœur.
Polyte s’inclina avec la dignité d’un hommequi sent ses mérites.
– Tu as donc droit à une récompense pourles services que tu nous as rendus.
Polyte eut un geste de fière abnégation.
– Que veux-tu être ? dit encoreMarmouset.
Polyte ne répondit rien, mais il regarda tourà tour sa mère et Pauline, la jolie petite blanchisseuse.
– Mon garçon, dit la mère Vincent, seraitbien content si on pouvait lui faire avoir une petite place.
– Oh ! de douze cent francs, ditPolyte.
– Moi, dit Pauline, je me mettrais à moncompte, je louerais une petite boutique, nous nous marierons, etnous serions heureux comme des cousins de l’Empereur.
Marmouset se mit à sourire.
– Et dans quel quartier t’établirais-tuvolontiers, ma petite ?
– Par là-bas, vers le boulevard duTemple, le quartier est meilleur.
– Vous aurez votre boutique,mademoiselle.
– Et mon fils sa place ? fit laportière.
– Il l’a, dit Marmouset, j’ai besoin d’unsecrétaire : je le prends.
Polyte eut un cri de joie, et la petiteblanchisseuse se jeta à son cou.
– À cent louis de traitement, ajoutaMarmouset.
– Mère, dit Polyte, pince-moi le bras,j’ai peur de rêver.
– Et, dit Marmouset, comme on ne se mariepas sans argent, mes enfants, laissez-moi vous faire mon cadeau denoce.
Il ouvrit son portefeuille, en tira sixbillets de mille francs et les tendit à Pauline.
Pauline, rougissant, eut un geste derefus.
– Prends, mon enfant, dit Marmouset, jesuis riche, riche de l’héritage d’une pauvre fille qui m’aimait etqui m’a laissé une grande fortune, à la condition que jel’emploierais à faire du bien.
– Arrange-toi de façon à te marier vite,car j’ai besoin de mon secrétaire, et je vais partir pour Londresau premier jour.
– Ah ! mon Dieu ! murmuraPauline, qui entrevoyait une séparation.
– Et tu emmèneras ta femme, ce sera votrevoyage de lune de miel. Vous vous établirez au retour.
Pauline se jeta de nouveau au cou dePolyte :
– Ah ! dit-elle, j’ai eu une fièrechance de te parler hier, mon bon petit homme !… il y a silongtemps que je t’aimais !
Revenons maintenant à un personnage de notrehistoire que nous avons depuis longtemps perdu de vue.
Nous voulons parler de miss Ellen.
Miss Ellen était à Saint-Lazare.
Comment la fille d’un lord d’Angleterreétait-elle confondue avec des filles perdues et desvoleuses ?
C’est ce que nous allons expliquer.
Miss Ellen avait été conduite d’abord dans unemaison de fous, aux environs de Boulogne, on s’en souvient.
Cette maison n’était pas une maison municipaleet elle était dirigée par un médecin indépendant del’administration.
Cet homme avait consenti, moyennant une sommed’argent relativement considérable, à garder miss Ellen pendanthuit jours.
Ce laps de temps paraissait plus que suffisantà sir James Wood, qui attendait l’arrivée de lord Palmure d’un jourà l’autre.
Mais lord Palmure n’arrivait pas et les huitjours s’étaient écoulés.
Le médecin aurait bien gardé miss Ellen huitjours de plus, mais un événement indépendant de sa volonté étaitvenu s’y opposer.
Un jeune docteur attaché à son établissementavait plusieurs fois visité la pauvre fille, causé avec elle etacquis la certitude qu’elle jouissait de la plénitude de saraison.
Alors il était allé trouver le directeur etlui avait tenu ce langage :
– Vous retenez chez vous une Anglaise quin’est pas folle ; si d’ici demain vous ne lui avez pas rendula liberté, ce n’est pas à la police que je m’adresserai, mais auxjournaux, et par suite, à l’opinion publique.
Le médecin aliéniste n’était pas trèsscrupuleux, mais il avait peur du scandale.
Il avait donc écrit en toute hâte à sir JamesWood. Celui-ci, fort embarrassé, s’était adressé de nouveau àl’ambassade, et l’ambassade avait insisté auprès de la préfecturede police pour qu’elle donnât à la jeune fille mineure et enpuissance paternelle un asile provisoire.
La préfecture n’avait à offrir à sir JamesWood d’autre asile que Saint-Lazare.
Par exemple, on avait eu des égards pour missEllen.
On l’avait conduite le soir, en voiturefermée, et personne ne l’avait vue entrer.
Puis on lui avait donné une chambre pour elleseule, dans le corridor des sœurs, et attaché à sa personne deuxcondamnées qui la servaient.
Enfin, on avait évité qu’elle eût le moindrecontact avec les femmes de mauvaise vie et les voleuses.
Mais elle était prisonnière et si bien gardéeque, dès le premier jour, elle avait renoncé à l’espoir d’uneévasion.
Alors une profonde tristesse, un désespoirmuet s’étaient emparés d’elle.
Elle songeait à l’homme gris, qui était auxmains de ses juges et à qui l’Angleterre ne pardonnerait pas.
Elle était sans nouvelles du Limousin, le seulhomme qui eût un moment ranimé son espérance.
Le pauvre garçon était-il venu la chercher,comme c’était convenu la veille de son enlèvement ?
Avait-il parlé à Milon l’entrepreneur, et ceMilon était-il bien celui qui devait venir à son aide et quel’homme gris attendait à Londres ?
Miss Ellen se posait ces questions nuit etjour dans sa prison, et ne pouvait les résoudre.
Elle ne voyait personne que les deuxcondamnées qui la servaient et elle n’osait leur faire la moindrequestion.
Un soir, cependant, comme on lui apportait sonrepas, une de ces femmes lui dit :
– Vous aurez une visite aujourd’hui,mademoiselle.
– Une visite ? fit miss Ellen.
– Oui, la visite de sœur Ursule.
– Qu’est-ce que sœur Ursule ?
– C’est un ange de bonté et de charité,répondit la condamnée. Ah ! si j’étais assez heureuse pourêtre au nombre de celles qu’elle emmènera !…
Et la condamnée raconta à miss Ellen cettetouchante histoire que Vanda avait dite à Marmouset, et lui parlalonguement de cette maison de refuge établie par la jeunereligieuse aux environs de Lyon.
– Et sœur Ursule viendra me voir ?demanda miss Ellen.
– Oui ; elle en a obtenu lapermission de la supérieure.
Miss Ellen senti un vague espoir naître dansson âme ; non l’espoir de la liberté, mais l’espoir que sœurUrsule se chargerait peut-être de retrouver Milon et de lui fairesavoir que l’homme gris était en péril.
Une heure après, en effet, la porte de sacellule s’ouvrit et deux femmes, au lieu d’une, entrèrent.
Ces deux femmes portaient la robe noire etgrise des sœurs des prisons.
L’une, la plus jeune, avait la beautéangélique et le doux sourire des femmes qui ont voué leur vie à lacharité.
L’autre qui avait un peu plus de trente ans,était une beauté mâle, hardie, et avait de grands yeux noirs quicontrastaient étrangement avec ses cheveux blonds.
La sœur qui veillait dans le corridor refermala triple serrure de la porte, et les deux femmes restèrent seulesavec miss Ellen, qui, étonnée et tremblante, n’avait pas dit encoreun mot.
Alors la femme blonde aux yeux noirs adressala parole à miss Ellen en anglais.
La pauvre fille tressaillit et sentit unelarme rouler dans ses yeux.
Il est si doux pour ceux qui sont loin de leurpatrie d’entendre le langage maternel !
– Miss Ellen, dit cette femme, lareligieuse qui m’accompagne ne sait pas l’anglais. Si je vous parledans cette langue, c’est qu’elle ne doit point savoir ce que jevais vous dire. Ne trahissez pas votre émotion, demeurez calme, sivous le pouvez, et écoutez-moi… Je viens vous sauver… Je viens dela part de l’homme gris…
Miss Ellen fut héroïque, son cœur n’éclatapoint ; aucun cri ne jaillit sur ses lèvres.
Elle répondit :
– Alors, madame, si vous venez de sapart, vous devez savoir qu’il a connu, qu’il court peut-être encoreun grand danger ?
– Un danger de mort, dit la femmeblonde.
Une pâleur mortelle se répandit sur le visagede miss Ellen.
La femme blonde ne s’y trompa pas :
– Elle l’aime ! pensa-t-elle.
Puis tout haut :
– Mais vous êtes l’ennemie mortelle del’homme gris ! dit-elle.
– Je l’étais, madame.
– Et… vous ne l’êtes plus ?
Elle baissa la tête.
– Je l’aime ! dit-elle, je l’aimedepuis le moment suprême où je l’ai trahi, livré à sesbourreaux…
Et miss Ellen raconta en peu de mots, maisavec un accent dont la sincérité ne pouvait être mise en doute, lepiège qu’elle avait tendu à cet homme qu’elle croyait haïr, et lerevirement inattendu qui s’était opéré dans son âme bouleverséequand elle l’avait vu aux mains des policemen.
La femme blonde l’écoutait.
Quand elle eut fini, elle lui dit :
– C’est bien, je vous crois. Noussauverons l’homme gris. Demain soir, Milon, d’autres amis, vous etmoi, nous partons pour Londres.
– Mais… madame, dit miss Ellen, quiêtes-vous ?
– Je me nomme Vanda… et, avant vous,j’aimais… l’homme gris, répondit la femme blonde, qui baissa latête à son tour.
– Ah ! dit miss Ellen qui eut unéclair de jalousie dans le regard.
Mais un sourire glissa sur les lèvres deVanda.
– Ne soyez pas jalouse, dit-elle. C’estvous qu’il doit aimer…
– Mais, madame, dit encore miss Ellen,comment voulez-vous que je parte ? Je suisprisonnière !
– Je vous apporte la délivrance, réponditVanda.
Quel moyen Vanda comptait-elle employer pourdélivrer miss Ellen ?
C’est ce que nous allons voir, en nousreportant au moment même où sir James Wood et Smith dit leSerrurier avaient senti le plancher s’effondrer sous eux dans lamaison de Milon, et où ils étaient descendus dans des profondeursmystérieuses et pleines de ténèbres.
Le plancher était descendu pendant près dequatre minutes, et ce laps de temps avait été un siècle d’angoissespour ces deux hommes qui, après avoir jeté un cri, étaient demeurésla bouche béante et la gorge crispée.
Enfin un bruit sec, puis une secousse leuravaient appris que le plancher s’arrêtait.
Mais où étaient-ils ?
Une obscurité profonde les environnait, etpendant quelques secondes ni l’un ni l’autre n’osa prononcer uneparole.
Enfin, cependant, sir James Wood poussa unvigoureux Goddam, auquel Smith répondit par ces mots :
– Je le jure par saint George, le patronde la libre Angleterre, ceci ne se passe qu’au théâtred’Adelphi.
Sir James et Smith se cherchèrent dansl’obscurité et se prirent la main.
– Mais enfin, dit le détective, oùsommes-nous ?
– Probablement dans une cave.
Smith avait la philosophie du voleur anglais,qui s’attend toujours à retourner au moulin, et il s’accommodaitvite des situations les plus étranges.
– Nous pouvons toujours savoir où noussommes ! dit-il.
– Comment cela ? répondit sir James.Je n’y vois goutte.
– Vous, mais j’ai trouvé le moyen d’yvoir, moi.
Et Smith tira de sa poche une petite boîte debougies.
Soudain un éclair brilla et sir James put voirson compagnon de captivité.
– Donnons-nous le temps de regarder, ditSmith ; après celle-là, une autre.
À la troisième allumette, sir James et Smithétaient fixés.
Ils étaient dans une sorte de puits sans eau,de quatre pied carrés, et à une profondeur de quinze ou vingtmètres au-dessus du sol, si on en jugeait par l’élévation probablede ce puits, c’est-à-dire du plancher de la caisse de Milon, carils eurent beau regarder, la clarté vacillante des allumettes neparvenait pas à percer les ténèbres qu’ils avaient au-dessus deleurs têtes.
Ce puits était en maçonnerie toute neuve.Smith frappa du poing sur les parois.
Puis il secoua la tête et dit :
– Ce ne sont pas ces murs-là que nouspercerons jamais. Et si nous sortons d’ici, c’est qu’on viendranous y chercher.
Ils étaient, en effet, dans un puits, et cepuits, Milon l’avait fait creuser pour y essayer un appareil toutnouveau et qui est appelé à jouer un rôle important dans lesconstructions de l’avenir.
Cet appareil est un ascenseur et ilest destiné à remplacer l’escalier.
Il avait suffi de sept à huit heures detravail pendant la nuit précédente, pour mobiliser une partie duplancher de la pièce où Milon avait sa caisse et mettre en état defonctionner l’ascenseur en miniature que l’entrepreneur voulaitessayer.
C’était encore là une idée de Marmouset.
Smith et sir James avaient en poche leur boîted’allumettes bougies et ils finirent par se rendre compte dumécanisme dont ils étaient les victimes.
Peu à peu le détective avait repris sonsang-froid.
– Ah çà ! dit-il enfin, quepenses-tu, mon garçon, que ces misérables veulent faire denous ?
– Je n’en sais rien, répondit Smith.
Ils pouvaient nous tuer et nous jeter mortsdans ce puits.
– C’est vrai, et s’ils ne l’ont pasfait…
– C’est qu’ils avaient leurs raisons, ditsir James, et qu’ils espèrent se servir de moi.
Sir James n’acheva pas. Le sol éprouva unenouvelle secousse : lui et le détective trébuchèrent.
– Bon ! dit le pickpocket, est-ceque nous allons descendre encore ?
– Non, répondit sir James, je crois quenous remontons.
En effet, l’ascenseur s’était remis enmouvement, et plaçant sa main contre le mur, sir James sentit lemur fuir peu à peu, et il comprit qu’ils remontaient.
– Ils ont voulu nous effrayer, dit-ilalors.
Smith enflamma une nouvelle allumette, mais lemouvement de l’ascenseur avait été si rapide qu’elles’éteignit.
Presque aussitôt après, les deux prisonniers,levant la tête, virent une clarté au-dessus d’eux.
C’était une lumière qui brillait tout en hautdu mur.
En même temps ils aperçurent Marmouset penchésur l’abîme et tenant une lampe à la main.
L’ascenseur montait toujours et il arrivaenfin à trois pieds du plancher de la caisse.
Alors Marmouset tendit la main àSmith :
– Viens, toi, dit-il.
Et il le hissa sur la partie du plancher quiétait dormante au lieu d’être mobile.
Sir James allait suivre Smith ; maissoudain Marmouset pressa un ressort et le plancher redescendit.
Le détective jeta un cri.
Alors Marmouset lui dit en riant :
– Vous pensez bien, mon gentleman, quenous n’avons aucune raison de garder en notre pouvoir cegarçon ; aussi allons-nous lui rendre sa liberté.
Sir James, ivre de rage, redescendit au fonddu puits, et Marmouset disparut avec sa lampe.
Malgré son flegme britannique, le détective neput s’empêcher d’éprouver une violente colère qui fit place ensuiteà un profond abattement.
Après avoir crié, le détective, voyant quepersonne ne répondait à ses cris, se tut et tomba en un silencefarouche.
Les heures s’écoulaient.
Souvent il semblait à sir James que le sol del’ascenseur sur lequel il était devenait mobile de nouveau.
Illusion !
Souvent aussi il croyait entendre des bruitsau-dessus de sa tête.
Illusion encore !
Alors sir James eut tout à coup une idéeépouvantable.
– Ces hommes m’ont dit, pensa-t-il,qu’ils savaient où était miss Ellen, et il en est un qui a prétenduconnaître le charbonnier.
Ils n’ont donc pas besoin de mes révélationsdésormais.
Et s’ils n’ont plus besoin de moi, qui sait sije ne suis pas enseveli tout vivant ?
Cette pensée prenait dans l’esprit de sirJames une consistance effrayante à mesure que les heuressuccédaient aux heures.
Le détective avait sur lui unemontre.
Il était dans les ténèbres, et, parconséquent, il lui était impossible de la consulter.
Néanmoins il la tira et l’appliqua contre sonoreille.
La montre s’était arrêtée.
Et sir James fit ce calcul biensimple :
Sa montre, qu’il avait remontée la veille àsix heures du soir, avait dû marcher, non pas vingt-quatre heures,mais vingt-sept ou trente, comme cela arrive ordinairement.
Il y avait donc, puisqu’elle était arrêtée,cinq ou six heures qu’il était dans le puits.
Et ce calcul fait, le détective selivra à un autre.
– En admettant qu’on veuille me laissermourir ici, mon agonie sera longue, et j’ai le temps de voir mamontre s’arrêter une fois encore.
Et il se mit à la remonter.
Les heures passèrent encore.
Aucun bruit, aucune voix humaine n’arrivaientà sir James.
Si encore Smith fût resté avec lui ! onsouffre moins à deux ; mais on avait rendu la liberté à Smithet il était seul.
Alors l’ancien fénian, l’homme qui avait trahises frères et vendu l’Irlande à l’Angleterre, sentit tout à coupses cheveux se hérisser et se trouva en proie à un nouveausupplice…
Il avait faim !…
Les pauvres gens, l’ouvrier accablé dechômage, le marin perdu sur les mers, le soldat qui a faitcampagne, ont eu faim plus d’une fois ; et pour eux,peut-être, la faim est moins horrible.
Mais un homme comme sir James, un Anglais roseet gras, habitué à manger des roatsbeefs saignants et à boire duporter, avoir faim était un supplice nouveau et sans nom.
Quand il était venu rue de Marignan, il venaitde faire un copieux dîner.
Or sir James ne déjeunait jamais avant onzeheures du matin et rarement il se mettait à table poussé par lebesoin.
Cet épouvantable tiraillement d’estomac qu’iléprouvait tout à coup n’était-il pas une preuve que la journéeétait déjà très avancée ?
Il y avait peut-être quinze heures, peut-êtrevingt, que le détective était enseveli tout vivant au fondde ce puits.
Et la fièvre le gagna, et avec la fièvre ledélire, et dans le délire il eut une vision épouvantable.
Les murs de granit de ce puits qui lui servaitde prison devenaient transparents comme du verre, et tout àl’entour, il voyait une foule de haillons, une foule hâve et tristequi lui montrait le poing et lui criait :
– Tu nous poursuivais, tu nous traquaiscomme des bêtes fauves, nous qui avions faim ! aie donc faim àton tour !
Et les Irlandais, – car c’étaient desIrlandais que sir James croyait voir, – passaient et repassaientdevant lui et semblaient se repaître de ses tortures.
Sir James se reprit à crier.
Alors la vision s’effaça et la raison luirevint.
Mais quelle raison ! La faim letorturait, et l’obscurité dans laquelle il était plongé ajoutait àl’horreur de sa situation.
Et les heures se passaient, et le sol neremuait plus sous ses pieds, et aucun bruit ne lui parvenait.
Enfin, cependant, il éprouva tout à coup unelégère oscillation.
Alors d’assis qu’il était, il bondit et seretrouva sur ses pieds.
Cette fois, ce n’était pas une illusion. Lesol de l’ascenseur s’était mis en mouvement.
Il appuya sa main sur le mur, et le mur filasous sa main.
Sir James remontait.
Au bout de quelques secondes, il leva la tête,et ce fut avec une joie d’enfant qu’il vit briller tout en haut dupuits une lumière.
L’ascenseur montait toujours, et bientôt ledétective reconnut l’homme qui tenait une lampe à la mainet semblait éclairer son ascension.
C’était encore Marmouset.
Mais, cette fois, le détective leregarda avec joie, comme il aurait regardé un ami, tant l’horreurde l’isolement l’avait dominé.
Il voyait donc enfin un visage humain ;il allait donc enfin entendre la voix d’un homme !
Tout à coup l’ascenseur s’arrêta.
Sir James put alors constater qu’il était àquatre mètres plus bas que le plancher de la caisse de Milon,c’est-à-dire l’orifice du puits.
Et Marmouset lui dit d’une voixrailleuse :
– Gentleman, je suis bien votreserviteur.
Sir James lava ses yeux sur lui.
– Monsieur, dit-il d’une voixembarrassée, vous avez fait de moi votre prisonnier un peu troplongtemps.
– Vous trouvez ? fit Marmouset.
– En Angleterre, les prisonniers mangentdeux fois par jour.
– Et depuis trente-six heures vous n’avezpas mangé, vous ?
– Aussi je meurs de faim.
– Monsieur, reprit Marmouset, vousm’excuserez quand vous saurez les nombreuses préoccupations quim’ont accablé depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir.
– Mais, dit sir James avec impatience,votre machine s’est arrêtée, elle ne monte plus.
– À quoi bon ? Elle est montée justeassez pour que nous puissions causer.
Sir James eut un nouveau mouvement decolère.
– Vous voulez donc me garder ici ?s’écria-t-il.
– À moins que je ne reçoive de nouveauxordres.
– Des ordres de qui ?
– Des ordres qui me viendront par lecâble électrique de l’autre côté de la Manche.
Sir James frissonna.
– Je vous disais donc, poursuivitMarmouset, que j’ai fait depuis trente-six heures beaucoup dechoses, qui m’ont forcé de vous perdre de vue et de vous oubliermême un peu.
Sir James était au pouvoir de Marmouset, il serésigna à l’écouter.
– D’abord, continua celui-ci, j’aidélivré Ralph et sa mère.
Le détective eut un geste de surprise etpresque d’incrédulité.
– Car la mère n’est point morte. Vousl’avez, en effet, jetée dans une citerne ; mais elle ne s’estpas noyée.
Et Marmouset raconta fort simplement à sirJames ce qu’il était advenu de la mère et de l’enfant.
Sir James eût rugi de fureur la veille ;mais il était trop abattu maintenant pour accueillir cette nouvellede la délivrance de la mère et de l’enfant autrement que comme unechose indifférente.
Marmouset continua :
– Ensuite j’ai expédié un télégramme enAngleterre.
– Ah ! fit sir James.
– Dans ce télégramme, adressé à l’abbéSamuel, un homme dont nous a parlé miss Ellen, – car il faut vousdire que si miss Ellen est encore à Saint-Lazare, du moins noussommes en rapport avec elle, – dans ce télégramme je transmettaisvotre signalement, je vous désignais comme un ancien fénian et jedemandais ce qu’il fallait faire de vous.
La réponse s’est fait attendre ; maisenfin la voici :
Et Marmouset déplia un papier etlut :
« Le comité secret a reconnu dans l’hommedésigné un certain Williams Hoog qui avait disparu depuis cinq anset qu’on croyait mort.
Faites de lui ce que vous voudrez, à moins quevous ne le renvoyiez en Angleterre, où une mort épouvantable serason châtiment.
L’homme gris toujours en prison.Accourez. »
Marmouset remit le papier dans sa poche.
Puis d’une voix brève et qu’on sentaittraduire une volonté inflexible :
– Sir James, dit-il, si on vous remet auxmains de vos anciens frères les fénians, vous savez quel sort vousattend !
– Tuez-moi donc ici, dit sir James d’unevoix sourde.
– J’allais vous proposer de mourir dansce puits.
En ce moment les tortures de sir James furentsi grandes qu’il s’écria :
– Tuez-moi, mais donnez-moi à manger.
– Non pas, dit Marmouset, vous êtescondamné à mourir de faim.
La faim ne torturait pas seule le malheureuxdétective.
Il avait aussi une soif ardente.
– Donnez-moi au moins un verre d’eau,dit-il.
– Je vous donnerai à boire et à manger,dit Marmouset, si vous voulez faire ce que je vais vousdemander.
– Ah ! parlez !
– Je savais bien que je viendrais à boutde vous, dit Marmouset, et que vous finiriez par devenirdocile.
La faim a raison de tout, même d’un détectiveà la solde de la libre Angleterre.
Attendez-moi…
Et Marmouset disparut de l’orifice du puits,et sir James se retrouva dans l’obscurité.
Deux minutes s’écoulèrent.
Deux siècles d’angoisse pour sir James.
Enfin Marmouset revint.
Il avait toujours son flambeau d’une main, etde l’autre il portait un de ces petits buvards qui renferment toutce qu’il faut pour écrire.
– Cher monsieur, dit-il alors en posantsa lampe au bord du puisard de façon à éclairer la tête de sirJames de haut en bas et à ne perdre aucune impression sur sonvisage, nous allons peut-être pouvoir nous entendre.
Alors il prit une chaise et la lui tendit ense baissant.
– Asseyez-vous d’abord, dit-il.
– Bon ! fit sir James de plus enplus anxieux.
– Et maintenant, laissez-moi vous passercette table.
Et il lui descendit en effet un guéridon parle même procédé.
– À présent, dit-il, il ne vous manqueplus que ceci et une lampe.
Et il jeta pareillement le buvard.
– Mais donnez-moi donc à boire !supplia sir James.
– Tout à l’heure, si nous nousentendons.
L’industrie moderne a inventé une lampe à gazqui brûle dans toutes les positions et peut se porter renversée aubesoin.
Il est vrai qu’elle donne une clarté qui faitmal aux yeux et qu’elle sent horriblement mauvais.
Mais, dame ! les inventeurs font cequ’ils peuvent.
Ce fut une lampe comme cela que Marmousetenvoya rejoindre, tout allumée, au bout d’une ficelle, la chaise,la table et le buvard.
– À boire, monsieur ? à boire !répétait sir James, qui semblait avoir du feu dans la gorge.
– Vous allez boire dans cinq minutes sinous parvenons à nous entendre.
– Mais que voulez-vous donc demoi ?
– Dix lignes de votre écriture.
– Adressées à qui ?
– Au chef de la Sûreté.
Malgré la soif et la faim qui le torturaient,sir James eut un reste d’héroïsme.
– Ah ! oui, dit-il, je sais ce quevous me demandez.
– Vous êtes trop intelligent pour nepoint le deviner.
– Vous voulez que j’écrive au chef de lasûreté pour qu’il fasse mettre miss Ellen en liberté ?
– Justement.
– Eh bien ! non, dit sir James,j’aime mieux mourir de faim.
– Comme il vous plaira, ditMarmouset.
Sir James entendit un éclat de rire, puis lebruit sec d’un ressort et l’ascenseur redescendit au fond dupuits.
Seulement sir James n’était plus plongé dansles ténèbres : il y voyait, grâce à la lampe que lui avaitdescendue Marmouset, et il pouvait s’asseoir au lieu de s’accroupirsur le sol.
Ce fut alors une lutte suprême chez cet hommeà qui la mort apparaissait sous la plus épouvantable des formes,entre l’instinct de la conservation et l’instinct de sondevoir.
Sir James était un coquin, un traître ;mais comme tous les misérables, il avait un point d’honneur bizarreet qui reposait sur un immense orgueil.
Sir James était flatté de servirl’aristocratie anglaise contre ces mendiants à qui il avait donnéle nom de frères et pour qui, jadis, il avait combattu.
Mais cette lutte ne pouvait être ni longue, nidouteuse.
Sir James sentait ses boyaux se tordre et sagorge aride brûler.
– Ah ! s’écria-t-il enfin, je neveux pas mourir !
Et il appela :
– Monsieur, monsieur, au nom duciel !
Mais sa voix se perdit sans écho au fond dupuits et nul ne lui répondit.
Il cria plus fort, il prit la chaise et se mità frapper avec ses pieds sur la table.
Ce tapage demeura sans résultat.
Mais, tout à coup, il remarqua que la ficelleau bout de laquelle Marmouset lui avait descendu la lampe y étaittoujours adhérente et quelle remontait vers l’orifice dupuisard.
La ficelle s’était allongée à mesure que lalampe descendait.
Alors sir James saisit cette ficelle et lasecoua violemment. Sans doute qu’elle correspondait à quelquetimbre placé dans le haut de la maison, car soudain, l’ascenseurs’ébranla et se remit à monter.
Puis il s’arrêta juste au même endroit, etMarmouset reparut à l’orifice du puisard.
– Puisque vous remontez, dit-il, c’estque vous devenez raisonnable.
– À boire ! répéta sir James. Jeferai tout ce que vous voudrez.
– Faites d’abord ce que je veux, et jevous promets qu’on vous servira tout à l’heure à souper aussiconfortablement que chez Brébant ou au café Anglais.
Sir James était vaincu. Il s’assit devant latable et prit la plume.
– Permettez, dit Marmouset, je vaisdicter :
« Mon cher directeur du service desûreté, je reçois une dépêche de Londres qui me force à partir àl’instant même. Je vous envoie mon collègue le détective Edward, àqui vous pouvez confier miss Ellen Palmure. »
Sir James, malgré ses tortures, ne putréprimer un geste de surprise.
– Ah ! dame dit Marmouset qui devinale geste, vous pensez bien que votre collègue Edward n’a pas lesscrupules aussi tenaces que vous ; il sert qui le paie et,croyez-moi, nous payons bien !
Sir James écrivit, puis il signa.
Alors Marmouset pressa de nouveau le ressortet l’ascenseur monta jusqu’au niveau du sol de la chambre.
En même temps, Milon parut, apportant unemanne pleine de victuailles, qu’il posa sur la table.
Sir James se précipita sur une carafe et laporta à ses lèvres.
Puis, quand il eut bu à longs traits, ils’empara d’un morceau de pain.
– Ne vous pressez pas, vous vousétrangleriez, dit Marmouset avec un sourire. Je vous souhaite unbon appétit.
Et il poussa le ressort une fois de plus, etl’ascenseur redescendit, emportant les vivres dont sir James avaitsi grand besoin, et sir James ne protesta seulement pas d’un signeou d’une exclamation.
Il mangeait…
*
**
Milon et Marmouset se trouvaient seulsalors.
Marmouset avait saisi la lettre écrite par sirJames au chef de la sûreté.
– Maintenant, dit-il en la montrant àMilon, nous pourrons partir demain.
– Et nous emmènerons missEllen !
– Naturellement. Tu penses qu’avec cepapier, on va nous la rendre.
– Mais…, sir James ?
– Nous l’emmènerons aussi.
– Pour qu’il nous trahisselà-bas ?
Marmouset se prit à sourire :
– Une fois à Londres, je ne le crainsplus.
– Ah ! fit Milon, qui avait toujoursla compréhension lente.
– Signalé aux fénians comme un traître,il serait assuré de périr d’une façon épouvantable. Pour que nouslui gardions le secret, il nous servira non pas fidèlement, maisavec passion.
– Je le veux bien, dit Milon ; maisavant que nous soyons en Angleterre il peut nous échapper.
– Pas avant demain, toujours.
– Il est certain qu’il ne sortira pastout seul du puits.
– Et il en sortira non pas comme unhomme, mais comme un colis.
– Hein ? fit Milon.
– Mais, cher imbécile, répondit Marmouseten riant, si tu comprenais, on ne pourrait pas te faire de temps entemps des surprises.
Et il alla ouvrir une fenêtre etajouta :
– Voici le jour. Appelle Edward ledétective. Il faut qu’il porte cette lettre à lapréfecture et que miss Ellen soit sortie de Saint-Lazareaujourd’hui même avant midi.
L’hospice Saint-Louis est le moins tristeassurément de tous les hospices de Paris.
À deux pas du canal Saint-Martin, au milieu dece faubourg du Temple si gaiement et si rondement chanté par Paulde Kock, le peintre inimitable des grisettes et des titis, il a desarbres devant sa porte, des arbres dans sa cour, et le soleil yentre à flots par toutes les croisées.
C’était à Saint-Louis qu’on avait transportéle malheureux Limousin, après la chute effroyable qu’il avaitfaite.
Comme l’avait dit le médecin qui avait fait lepremier pansement, l’état du pauvre ouvrier maçon était grave, maisil n’était pas désespéré.
Pendant huit jours, il avait été cependantentre la vie et la mort ; mais, ce temps écoulé, la vie avaitrepris le dessus, grâce à ce puissant auxiliaire qu’on appelle lajeunesse.
Et puis il était si bien soigné par les bonnessœurs et par les internes !
Les unes et les autres l’avaient pris enaffection dès le premier jour.
Un interne, jeune homme de vingt-quatre ans,avait été son confident jusqu’à un certain point !
L’interne avait raconté à ses collègues quecet ouvrier vulgaire était une manière de héros de roman.
Un maçon qui risque sa vie pour une demoisellede haute naissance, peste !
Cela ne se voit pas tous les jours à Paris où,cependant, il n’y a pas mal de maçons depuis quelque temps.
Ensuite, on venait voir le Limousin.
Milon d’abord.
Ce bon Milon avait voulu qu’on lui donnât tousles soins possibles et qu’on n’épargnât rien.
– C’est moi qui paye, avait-il dit.
Puis, après Milon, qui venait tous les deuxjours, c’étaient les camarades du chantier qui arrivaient lesdimanches, et l’invalide, son ancien confident, et Marmousetlui-même, vêtu en gandin et le lorgnon dans l’œil.
Il n’en fallait pas davantage pour que leLimousin pût devenir en quelque sorte le héros du moment parmi lesmalades de Saint-Louis.
Mais ce fut bien autre chose quand on apprit,un matin, que deux belles dames se présentaient au parloir pourvenir voir le maçon.
Quand elles traversèrent les longs corridorset les salles de la maison de souffrance, les sœurs elles-mêmes,les saintes filles, furent prises d’un mouvement de curiosité, lesinternes eurent un petit battement de cœur, les malades sesoulevèrent sur leur lit.
Les deux femmes étaient jeunes et bellestoutes deux, bien que l’une parût avoir quelques années de plus quesa compagne.
Elles se firent indiquer le lit du Limousin ets’en approchèrent.
Le Limousin avait entendu un certainremue-ménage, et s’était dressé sur son lit.
Quand il aperçut de loin les deux femmes, bienque la distance ne lui permît pas encore de savoir qui ellesétaient, il eut comme un vague pressentiment ; ses tempes semouillèrent et son cœur battit.
Les deux femmes arrivèrent auprès de lui.
Alors la plus jeune leva son voile.
Le Limousin jeta un cri.
Il avait reconnu miss Ellen.
Miss Ellen lui prit la main et luidit :
– Mon ami, ne m’en veuillez pas si je nesuis pas venue plus tôt ; mais j’étais prisonnière ce matin,encore, et ma première visite est pour vous.
Le pauvre garçon, sans voix, sans haleine, lacontemplait avec extase.
– Mon ami, dit miss Ellen, je vaisquitter la France ; mais j’y reviendrai, croyez-moi, et nousnous reverrons.
Et puis, soyez tranquille, je ne vousoublierai pas.
– Et aucun de nous non plus, dit l’autrefemme, qui n’était autre que Vanda.
Alors miss Ellen s’assit auprès du lit et,tenant toujours la main du Limousin :
– Avez-vous encore des parents ?demanda-t-elle.
– Oui, mademoiselle, j’ai ma pauvrevieille mère à qui j’envoyais la moitié de ma paye, quand jetravaillais, répondit enfin le Limousin d’une voixtremblante ; mais M. Milon, mon excellent patron, m’a ditque si je venais à mourir, il en prendrait soin.
– D’abord vous ne mourrez pas, mon ami,reprit miss Ellen avec sa voix enchanteresse.
Ensuite, je ne veux pas que personne que moi,pour qui vous avez failli mourir, assure à votre mère unevieillesse heureuse. Que fait votre mère ?
– Elle ne peut plus travailler,madame.
– Si on lui donnait une maison, quelquessoins, une femme pour la servir…
– Ah ! mademoiselle ! dit leLimousin les larmes aux yeux.
Miss Ellen tira de son sein un mignonportefeuille en cuir de Russie.
– Tenez, dit-elle, prenez cela. Il y a,dans ce portefeuille, vingt mille francs… pour votre mère.
Une larme roula dans les yeux du maçon, s’enéchappa et coula lentement sur sa joue.
Miss Ellen devina ce qui se passait dans l’âmede cet homme du peuple qui avait osé lever les yeux jusqu’àelle.
– Mon ami, lui dit-elle encore, vous nepouvez m’en vouloir d’assurer la paix de la vieillesse de votremère ; mais ma dette envers vous n’est point acquittéeencore…
Et elle lui tendit ses deux belles mains.
Le Limousin les prit dans sa main calleuse ettout frémissant, les approcha de ses lèvres et les baisa.
*
**
Pendant que miss Ellen faisait ses adieux auLimousin, Marmouset et Milon préparaient leur départ pourLondres.
Ils avaient fait jouer l’ascenseur, et sirJames Wood était remonté du fond de son puits.
– Gentleman, lui dit Marmouset, je vousai montré la dépêche de l’abbé Samuel. Les fenians vous ontcondamné à mort, et je suis libre de faire de vous ce que jevoudrai. Mais ne craignez rien, il dépend de vous de vivrevieux.
Sir James le regarda.
– On fait grâce aux traîtres quelquefois,quand ils consentent à se rendre utiles. Or, poursuivit Marmouset,je vous promets votre grâce, si vous servez désormais ceux que vousavez trahis.
Le détective eut un geste de rage.
– Sir James, dit encore Marmouset, cesoir vous aurez quitté Paris, et demain matin nous serons àLondres.
Puis, lui montrant une caisse longue de deuxmètres et haute d’un mètre et demi :
– Vous voyez cela ? dit-il.
– Oui, dit sir James.
– Vous ferez le voyage dans cettecaisse.
Et comme le détective faisait un pas enarrière :
– Vous pensez bien, ajouta Marmouset, queje ne veux pas que vous puissiez nous échapper avant que nous ayonstouché le sol de l’Angleterre.
En même temps, il fit un signe à Milon.
Milon ouvrit un placard et y prit unebouteille et un verre.
Marmouset déboucha la bouteille, versa, dansle verre, deux doigts de son contenu, une liqueur verte comme del’absinthe étendue d’eau.
– Buvez cela, dit-il.
– Mais… dit sir James.
– Buvez !
– Et qui me dit que vous ne me versez pasdu poison ?
– C’est simplement un narcotique.
– Qui me le prouvera ?
– Ceci.
Et Marmouset tira de sa poche un revolverqu’il braqua sur sir James.
– Si vous ne buvez pas cela, dit-il, jevous casse la tête.
Sir James comprit au regard froid et résolu deMarmouset qu’il n’y avait pas à hésiter.
Il prit le verre et le vida d’un trait.
Soudain un froid mortel l’envahit, sespaupières s’appesantirent, sa tête bourdonna ; il se laissatomber anéanti sur un siège, et, quelques minutes après, il étaitplongé dans un profond sommeil.
– À présent, dit Marmouset, songeons àaller délivrer Rocambole !
Il y avait un mois environ que l’homme grisétait tombé aux mains des policemen amenés par le révérendPatterson dans ce souterrain où miss Ellen l’avait attiré ; unmois jour pour jour.
On se souvient des dernières parolesprononcées par lui, au moment où miss Ellen, désespérée, se tordantles mains, avait supplié vainement le révérend Patterson de luirendre la liberté.
– À Paris, Milon et les siens !avait-il dit.
Et l’homme gris s’était laissé conduiretranquillement en prison.
L’Anglais est calme, silencieux ; il nese porte pas avec empressement sur le passage des prisonniers.
Homme d’affaires avant tout, il s’occupe deses affaires, laissant aux lords et à l’aristocratie le soin de lapolitique.
L’homme gris avait donc traversé Londres avecson escorte de policemen sans qu’on fît grande attention à lui.
Il était arrivé à Newgate et avait trouvé lapetite place déserte.
En passant, il avait jeté un coup d’œil surcette fenêtre de laquelle il avait tiré avec un fusil à vent sur lacorde du pauvre Irlandais et l’avait ainsi sauvé d’une mortcertaine.
Cependant, quand le guichet de Newgate se futouvert, l’homme gris s’aperçut qu’il y avait un personnel completsur pied.
– Oh ! oh ! se dit-il, onm’attendait, je le vois. Le révérend Patterson ne néglige pas lesdétails.
Le bon gouverneur, qui riait toujours, mêmequand il conduisait un condamné à mort dans la chambre des derniersapprêts, était là en grand uniforme, et une formidable rangée degardiens s’était étalée le long des murs.
L’homme gris salua le gouverneur, comme uneancienne connaissance.
– Ici ! par saint George ! ditcelui-ci en le reconnaissant, vous m’avez joué un joli tour, moncher !
– Moi ! dit l’homme gris ensouriant.
– Pardieu ! vous êtes ce gentlemanfrançais qui est venu visiter Newgate deux jours avant l’exécutionde John Colden.
– Cela est vrai, dit l’homme gris.
– Et vous pensez bien que je ne suis plusvotre dupe. Vous avez puissamment aidé à son sauvetagemiraculeux.
– J’en conviens, dit l’homme gris.
– Ah ! mon gaillard, poursuivit legouverneur, on ne vous sauvera pas aussi facilement.
L’homme gris eut un sourire silencieux.
– Et nous veillerons sur vous deprès.
– Vous ferez bien, Votre Honneur.
– Car enfin, ajouta le gouverneur, ilparaît que vous êtes un des principaux chefs de ces fénians quidonnent tant de chagrin à l’Angleterre ?
– Cela se peut, dit l’homme gris aveccalme.
– Et je crois pouvoir vous dire que vousserez pendu d’ici à trois semaines ou un mois au plus tard.
– Je remercie Votre Honneur dupronostic.
Le sourire n’avait pas abandonné un seulinstant les lèvres du gouverneur pendant qu’il parlait ainsi.
Cet homme était jovial de nature, et Newgate,avec ses tours sombres et ses fenêtres grillées, lui paraissaitêtre le séjour le plus enchanteur qui fût au monde.
– Cependant, reprit-il en frappant surl’épaule de l’homme gris, j’ai une nouvelle à vous donner qui nevous déplaira pas, j’en suis sûr.
– Vraiment ?
– Vous êtes ici tout à fait à madiscrétion.
– Bon !
– Je ne dois compte à personne de mafaçon de traiter les prisonniers, et j’ai la faculté d’adoucir poureux le régime de la prison, quand ils m’intéressent.
– Ah ! ah ! dit l’hommegris.
– Vous êtes un parfait gentleman,poursuivit le gouverneur, un homme d’éducation, comme nous disonsnous autres Anglais, et je ne veux pas qu’il vous reste uneimpression désagréable de votre séjour ici.
– Vous êtes mille fois trop bon.
– Non, d’honneur ! mon cher, vous meplaisez fort ; d’ailleurs j’ai toujours aimé les Français.
L’homme gris salua.
– Comme je vous l’ai dit, je ne crois pasque vous puissiez vous faire beaucoup d’illusions : avant unmois vous serez pendu.
– Je ne dis pas non, Votre Honneur.
– Mais puisqu’il ne vous reste plus qu’unmois à vivre, je ne veux pas qu’il soit mêlé pour vous d’amertume,et je m’efforcerai de vous être agréable.
L’homme gris salua de nouveau.
– D’abord, vous ne serez pas mal dansvotre cellule.
– Ah !
– On vous donnera un de vos compagnons,un Irlandais fénian comme vous. Cela vous fera une société.
– Mille grâces, Votre Honneur.
– Ensuite, vous serez bien nourri,chauffé et éclairé jusqu’à neuf heures du soir. Si quelques livrespouvaient vous être agréables…
– Mais volontiers, mylord.
L’homme gris appelait « mylord » legouverneur, ce qui acheva de le flatter.
– Je ne suis pas lord, dit-il, mais il neserait pas impossible que Sa Très Gracieuse Majesté la reineVictoria me créât baronnet un jour ou l’autre pour mes bonsservices.
– J’en suis très persuadé, mylord.
– Donc ! on vous donnera des livreset des journaux.
– Pourrai-je écrire ?
– Sans aucun doute.
– Et je ne serai pas seul ?
– Je vous le répète, on vous donnera uncompagnon.
Sur ces derniers mots, le gouverneur fit unsigne.
Alors deux des gardiens ouvrirent la fameuseporte basse qui sépare le greffe de l’intérieur de la prison etdont les barreaux de fer ont l’épaisseur du bras.
Puis ils conduisirent l’homme gris aurez-de-chaussée, dans une cellule dont la fenêtre donnait sur undes préaux.
Au bruit de la porte qui s’ouvrait, un hommequi était couché sur l’un des deux lits de cette cellule se leva àdemi et regarda le prisonnier d’un air farouche.
C’était un homme de trente ans, à la barbelongue, au visage maigre, aux yeux ardents.
– Barnett, lui dit un de ses gardiens,vous ne serez plus seul à l’avenir.
– Cela m’importe peu ! dit-il.
Et il retomba dans son mutisme, et ne regardaplus l’homme gris.
Mais quand les gardiens furent partis, il seretourna et leva de nouveau les yeux sur son compagnon decaptivité.
L’homme gris le salua :
– Vous paraissez fort triste ici, moncher ?
– On le serait à moins, repartitl’Irlandais.
– Êtes-vous ici pour longtemps ?
– Je serai pendu le 17 du moisprochain.
– Quel crime avez-vous commis ?
L’Irlandais se servit alors du signe de croixmaçonnique usité parmi les fénians.
– Ah ! dit l’homme gris.
Et il répondit par un autre signe.
Alors le visage de l’Irlandais s’éclaira.
Mais l’homme gris lui fit un autre signe etl’Irlandais ne parut pas le comprendre.
Et l’homme gris, impassible, se dit :
– Ces pauvres Anglais ! Ils sontdécidément moins forts que nous. Ils m’ont mis avec un brave hommequi n’a d’autre mission que de me faire jaser et qui n’est pasfénian. À Paris, nous appelons cela un mouton.
Puis il prit la main de l’Irlandais, leva undoigt vers le ciel qu’on entrevoyait au travers des barreaux de lacroisée et murmura :
– Il faut souffrir pour notre mèrel’Irlande !
Et en disant cela, l’homme grispensait :
– Ce n’est pas encore avec ce gaillard-làque la libre Angleterre sondera les mystères du fénianisme, foi deRocambole, qui est mon vrai nom !…
Sir Robert M…, le gouverneur de Newgate, avaittenu parole à l’homme gris.
Il lui avait envoyé des livres, et quandl’heure du repas arriva, on lui servit, à lui et au prétendu fénianirlandais, un souper assez confortable.
Ce jour-là, Rocambole parla peu.
À peine dit-il quelques mots à son compagnonde captivité.
Et bien avant l’heure où on éteignait le gaz,il se mit au lit.
Le lendemain, sir Robert M… vint en personnele visiter.
– Eh bien ? lui dit-il, comment voustrouvez-vous ici ?
– Fort bien, dit Rocambole ensouriant.
– Êtes-vous content des livres que jevous ai envoyés ? les derniers romans de Dickens, parexemple ?
– Très content, Votre Honneur. Dickensest mon romancier favori.
– Voulez-vous des journaux ?
– Oh ! non, dit Rocambole, à moinsque vous n’ayez la bonté de me faire donner des journauxfrançais.
– Rien n’est plus facile. Quels journauxvoulez-vous ? Je les ferai prendre chez Mitchell, le grandlibraire de Piccadilly.
– Les premiers venus, les Débats, leSiècle, le Moniteur.
– Vous les aurez ce soir.
– Votre Honneur est mille fois trop bonpour moi.
Sir Robert M… regarda Rocambole avec une sortede compassion.
– Quel âge avez-vous donc ?dit-il.
– Trente-neuf ans, répliqua leprisonnier.
– Vous en portez trente à peine.
Un sourire glissa sur les lèvres de notrehéros.
– J’ai pourtant eu, dit-il, une viequelque peu agitée.
– Quelle singulière idée, aussi, pour ungentleman comme vous, reprit le bon gouverneur, d’aller s’affilierà ces va-nu-pieds qu’on nomme les fénians !
Et, parlant ainsi, il regarda l’Irlandais.
Le mouton était dans son rôle. Ilserra les poings et grommela quelques paroles inintelligibles enregardant de travers le gouverneur.
– Mylord, répondit Rocambole sans cesserde sourire, je suis devenu fénian parce que ma nature me porte à meranger toujours du côté du faible contre le fort.
Sir Robert M… s’en alla.
Rocambole reprit sa lecture et ne parla pas aumouton. Celui-ci fit cependant mille questions.
Quelquefois, il obtenait un monosyllabe ;le plus souvent Rocambole paraissait ne pas entendre.
Trois ou quatre jours s’écoulèrent ainsi.
Chaque matin, sir Robert M… venait visiter sonprisonnier et lui apportait les journaux français.
Puis il échangeait un regard furtif avec lemouton.
Ce mouton avait la mine désolée d’un juged’instruction qui trouve un criminel de tempérament et qui lesconnaît toutes, selon la pittoresque expressionparisienne.
Chaque fois, Rocambole, qui semblait pressé delire les journaux, surprenait ce double regard.
Et le gouverneur parti, il retombait dans sonmutisme, au grand désespoir du faux fenian.
Au bout de huit jours, Rocambole, qui lisaittoujours fort attentivement les journaux, trouva dans leSiècle l’entrefilet suivant :
« On lit dans la Gazette desétrangers :
« Depuis quelques jours, le monde qui vaau Bois et fait de deux à quatre heures le tour du lac, remarquedans une Victoria très correctement tenue et attelée de deux cobsalezan brûlé, une délicieuse jeune fille blonde qu’on dit êtreAnglaise…
« Elle est accompagnée par deux gentlemendont l’un est un homme de cinquante ans.
« On a cru d’abord que c’était le père dela belle miss.
« Mais, à la froideur qu’elle luitémoigne, froideur mêlée de dédain, on est forcé de renoncer àcette hypothèse.
« Le comte de M…, ce jeune excentriqueque tout Paris connaît, prétend même que la belle Anglaise estprisonnière, et que les deux hommes qui l’accompagnent ne sontautres que des détectives envoyés de Londres.
« Espérons que le comte de M…, qui paraîtsérieusement épris de la belle Anglaise, pénétrera cemystère. »
Quand il eut lu ce mystérieux article,Rocambole tomba en une rêverie profonde.
La belle Anglaise dont on parlait, n’était-cepas miss Ellen !
Et si c’était cela, ne se pouvait-il pas quele comte de M… eût deviné la vérité, et que dès son arrivée àParis, miss Ellen eût été suivie par des hommes expédiés par lerévérend Patterson et lord Palmure ?
Or Rocambole avait fait ceraisonnement :
– Les fénians que j’ai servis sontincapables d’une sérieuse initiative pour me délivrer ; je nesuis pas Irlandais.
Il faut donc que je compte sur mes amis bienplus que sur les fénians.
Or, mes amis, c’est Milon, c’est Marmouset,c’est Vanda et les autres.
J’ai envoyé miss Ellen à Paris en luidisant : Cherchez Milon.
Si miss Ellen est prisonnière, Milon ne saurarien et il ne viendra pas.
Il faut donc que je trouve un moyen deprévenir Milon.
En faisant cette réflexion, Rocamboleregardait le faux fénian.
Alors il lui passa par la tête une de cesidées hardies qui lui étaient familières, du reste.
– On a mis cet homme ici pour mesurveiller : j’en veux faire mon ami, et quand il sera monami, il deviendra dans mes mains un instrument facile et qui meservira.
En pensant ainsi, Rocambole songeait à ce donmerveilleux de fascination qu’il possédait et qui lui asservissaitles hommes aussi bien que les femmes.
Il serra donc son journal et se prit à leregarder.
Jamais l’Irlandais n’avait été regardéainsi ; au bout de quelques secondes, il se sentit mal àl’aise.
Alors Rocambole lui dit :
– Comment te nommes-tu ?
– Barnett.
– Où es-tu né ?
– À Dublin.
– Quand t’a-t-on arrêté !
– Lors de l’évasion du colonelStephen.
– Tiens ! dit Rocambole, j’y étaiset je ne me souviens pas de toi !
Une légère rougeur monta au front del’Irlandais.
Rocambole poursuivit :
– Tu sais que c’est aujourd’hui le 11 dumois ?
– Eh bien !
– Et comme, m’as-tu dit, tu dois êtrependu, le 17, tu n’as plus que six jours à vivre.
L’Irlandais baissa la tête.
– Je suis résigné, dit-il.
Mais alors Rocambole attacha sur lui un regardsi pénétrant que le faux fénian se mit à trembler.
– Tu sais bien, dit-il, que tu ne mourraspas.
– Qui donc me sauvera ? ditBarnett.
– Personne.
– Alors je mourrai.
– Pour mourir, il faut être condamné.
Et le regard ardent de Rocambole pesaittoujours sur cet homme.
– Mon camarade, dit alors Rocambole, tun’es pas même condamné à la prison. On t’a mis ici pour mesurveiller, et tu n’es pas fénian.
Que se passa-t-il alors ?
Rien ou presque rien. Mais le regard deRocambole opéra un miracle.
Après avoir frissonné, Barnett sentit son cœurdéchiré par le repentir.
Et comme Rocambole lui tendait la main et luidisait :
– Veux-tu être mon ami ?
Le faux fénian tomba à genoux devant lui ets’écria :
– Je ne sais pas qui vous êtes, mais jesais que je vous appartiens désormais et je vous serai fidèle commeun chien.
– Tu n’as pas fait un vilain rêve, ditRocambole en souriant, tu le verras quand nous serons horsd’ici.
– Vous espérez donc en sortir ? fitBarnett d’une voix anxieuse.
– Parbleu ! répondit Rocambole.
Trois ou quatre jours après, le gouverneur sirRobert M…, las de venir visiter en pure perte son prisonnier, car,le mouton lui faisait toujours signe qu’il n’en pouvaitrien tirer, sir Robert M…, disons-nous, au lieu de venir lui-même,envoya un guichetier porter ses compliments et les journauxfrançais du jour à Rocambole. Cependant, comme ce guichetier étaitdans la confidence, y avait ordre d’adresser à Barnett un coupd’œil furtif.
Ô miracle !
Cette fois Barnett cligna de l’œil, ce quivoulait dire :
– J’ai enfin du nouveau.
Barnett avait du nouveau, en effet ; caril avait passé à l’ennemi, c’est-à-dire à Rocambole, avec armes etbagages, ou plutôt avec tout le dévouement que cet homme étrangesavait inspirer.
Or, la veille, le Journal des Débatspubliait le curieux fait divers que voici :
« Les Anglais ne se contentent pas defaire de l’excentricité chez eux, ils viennent encore en faire cheznous.
Voici une nouvelle, que nous donnons cependantsous toutes réserves, bien que nous ayons lieu de nous croireparfaitement informés.
Une belle jeune fille, altière en sonattitude, entière dans son caractère, ayant du sang de paird’Angleterre dans les veines, elle se nomme, dit-on, miss Ellen P…,– a passé récemment le détroit sans le consentement de sa famille,et suivie de deux domestiques.
Que venait-elle faire à Paris ? c’est cequ’on ne sait pas au juste.
Elle est descendue dans une maison meubléetrès confortable des environs du boulevard des Italiens, et on a pula voir pendant quelques jours faire, chaque soir, à quatre heures,une promenade autour du lac.
Mais il paraît que cette équipée n’était pasdu goût de sa famille.
En France, un père aurait couru après safille.
En Angleterre, les choses se passentautrement.
Lord P…, le père de miss Ellen, qui siège à laChambre haute, n’a pas cru devoir se soustraire aux fatigues de lasession.
Au lieu de venir chercher sa fille à Paris, ila envoyé deux détectives.
Les détectives, parfaits gentlemen du reste,avaient pour mission de trouver miss Ellen, et ils l’onttrouvée.
Ensuite ils étaient munis de pouvoirs étenduset parfaitement réguliers qu’on leur avait donnés àl’ambassade.
Ils se sont donc assurés de la personne demiss Ellen.
Mais ne croyez pas qu’ils l’aient ramenée enAngleterre.
Non, lord P… juge que ce petit scandale abesoin d’être oublié.
Il se propose, la session du Parlementachevée, de venir à Paris, d’y prendre sa fille et de la conduireen Italie.
Il a donc chargé les deux détectives desurveiller la belle excentrique, de la conduire au spectacle, auBois, à la promenade, partout, mais à la condition qu’elle necommuniquera avec personne.
Car, on le pense bien, il y a un amourmystérieux au fond de cette petite histoire, un amour qui déplaîtsans doute au noble lord. »
Après la lecture de cet article, Rocambole nepouvait plus douter.
Miss Ellen était venue à Paris, mais ellen’avait pas trouvé Milon.
Donc Milon ne savait rien.
Comment le prévenir ? comment fairearriver jusqu’à lui une phrase de ce genre : « QuitterParis, arriver à Londres ; j’ai besoin de toi. »
Rocambole était demeuré pensif une partie dela journée, puis il avait trouvé sans doute une solution, car ilavait adressé la parole à Barnett, disant :
– Écoute-moi bien, camarade.
– Parlez, avait répondu l’Irlandais.
– On t’a mis ici pour me surveiller etobtenir mes secrets.
– Ah ! maître, dit Barnett, c’estmal à vous de me faire encore ce reproche ; ne me suis-je pasrepenti ?
– C’est vrai ; mais tu ne sais pasoù j’en veux venir.
Barnett le regarda.
– Chaque matin, poursuivit Rocambole, legouverneur vient ici et te regarde du coin de l’œil.
– C’est vrai.
– Il espère toujours que tu auras quelquechose à lui dire.
– Et jusqu’à présent il est volé, ditBarnett.
– Il l’a été tout naturellement d’abord,puisque je me méfiais de toi.
– Et il l’est tout naturellement encoreaujourd’hui puisque je suis à vous corps et âme.
– Eh bien ! il faut me trahir,Barnett.
– Plaît-il ? dit l’Irlandais qui eutun geste d’étonnement ; vous trahir, moi ?
– C’est une manière de parler.
– Ah !
– Il faut que tu me serves.
– Je suis prêt.
– Demain matin, quand le gouverneur ou unguichetier quelconque viendra, tu feras signe que tu veux parler etque tu as quelque chose à dire.
– Bon ! et le gouverneur me feravenir chez lui ?
– C’est probable.
– Alors, que lui dirai-je ?
– Tu le sauras demain.
Rocambole avait donc passé le reste de lasoirée et une partie de la nuit à réfléchir.
Le lendemain, au lieu du gouverneur, c’étaitle guichetier qui était venu.
Mais Barnett lui avait fait un signe, et leguichetier s’en était allé tout joyeux.
Alors Rocambole avait dit àl’Irlandais :
– Le gouverneur va t’envoyer chercher,cela va sans dire.
– Je le crois.
– Fais donc bien attention à mesparoles.
– Parlez, maître.
– Tu lui diras : « L’homme grism’a fait une confidence.
« Il m’a dit que les fénians avaient unnouveau quartier général, lequel se trouvait à Paris. »
– Bon ! je lui dirai cela.
– » Et qu’ils avaient là-bas un chefnommé Rocambole. »
– Un drôle de nom ! fit Barnett.
– Alors, poursuivit Rocambole ensouriant, tu ajouteras qu’il y aurait un moyen bien simple des’emparer de cet homme, qui est, paraît-il, un des plus habilesparmi les chefs fénians.
– Et ce moyen ?
– Ce serait l’annonce dans les journauxque Rocambole est tombé aux mains de la police anglaise et qu’ilest enfermé à Newgate.
– Mais, dit Barnett, puisque cet hommeest en France, dites-vous ?
– Eh bien ?
– Il y restera.
– Tu feras comprendre le contraire augouverneur.
– Comment cela ?
– Rocambole a fui l’Angleterre parcequ’il ne s’y trouvait plus en sûreté.
– Fort bien.
– Il lit dans les journaux qu’on l’aarrêté et enfermé à Newgate. Donc la police, qui croit le tenir, nele cherchera plus, et il peut revenir tranquillement à Londres.
– Ah ! je comprends.
Rocambole n’eut pas le temps d’en diredavantage.
La porte de la cellule s’ouvrit et leguichetier reparut :
– Barnett, dit-il, vous avez adressé unesupplique à la reine, à l’effet d’obtenir une commutation depeine.
Votre supplique a été accueillie.
Barnett, qui n’avait jamais été condamné àmort, remplit sa mission en conscience et poussa un cri dejoie.
– Suivez-moi, lui dit le guichetier.
– Où cela ?
– Chez le gouverneur, qui vous lira leslettres de commutation.
Barnett suivit le guichetier.
– Pourvu qu’ils ne sachent pas que c’estmoi qui suis Rocambole ! pensa l’homme gris demeuré seul.
On avait donc conduit Barnett, le faux fénian,chez sir Robert M…, le gouverneur de Newgate. Celui-ci l’attendaitavec impatience.
– Eh bien ! dit-il, il a donc parléenfin ?
– Oui, Votre Honneur.
Barnett était intelligent ; il avaitsaisi à merveille la leçon de Rocambole, et il répéta textuellementà sir Robert ce que Rocambole lui avait dit.
– Eh ! eh ! dit le gouverneur,voilà une révélation qui vaut de l’or ; tu serasrécompensé.
– Je l’espère bien, dit Barnett, carenfin, moi qui suis policeman et non voleur, je ne puis pas jouerle rôle de prisonnier et de condamné à mort pour les beaux yeux deSa Majesté la reine Victoria.
Sir Robert M… fit reconduire Barnett dans saprison.
Puis il envoya chercheur un cab, monta dedansen toute hâte et dit au cocher :
– À Elgin-Crescent !
Il n’était pas encore dix heures du matin, etsir Robert M… était certain de trouver le révérend Patterson encorechez lui.
Le chef occulte de la religion anglicane,l’homme qui est au chef de l’archevêché de Cantorbéry ce que legénéral des jésuites est au pape, le révérend Patterson enfin étaitchez lui, en effet, assis devant une table encombrée de lettres, depapiers et de livres, quand sir Robert M… entra.
En voyant le gouverneur de Newgate, lerévérend comprit qu’il s’agissait de choses graves.
– Mon Dieu ! dit-il, est-ce que vousvenez m’annoncer l’évasion de l’homme gris ?
Sir Robert M… avait le sourire auxlèvres ; mais comme il souriait perpétuellement, cela neprouvait absolument rien, et il pouvait venir tout aussi bien, avecce visage placide, apporter la nouvelle d’une catastrophe.
Heureusement sir Robert M… réponditaussitôt :
– Que Votre Honneur se rassure, l’hommegris est toujours sous clef.
– Ah ! dit le révérend, il y a desnuits que je m’éveille en sursaut et la sueur au front.
– Vous rêvez qu’il s’évade ?
– Oui.
– On ne s’évade pas de Newgate.
– On s’en évade la corde au cou, dit avecaigreur le révérend Patterson, qui faisait allusion par ces mots aumiraculeux sauvetage de John Colden l’Irlandais.
Mais la sérénité de sir Robert M… n’en futpoint troublée.
– Oh ! Votre Honneur, dit-il, unefois que j’ai remis un condamné à Calcraft, cela ne me regardeplus.
– Enfin, que venez-vousm’apprendre ?
– Notre homme a parlé.
– Bon ! a-t-il dit son vrainom ?
– Pas encore.
– Qu’a-t-il dit alors ?
– Il a confié à Barnett que le cheffénian le plus habile après lui était à Paris, où il organisait unetentative mystérieuse.
– Et comment se nomme ce chef ?
– Rocambole.
– Singulier nom !
– Alors, dit encore sir Robert M…,Barnett, qui est un policeman intelligent, m’a donné une bien belleidée.
– Voyons ?
– Rocambole a quitté Londres, se croyantpoursuivi.
– Après ?
– On annonce dans le MorningPost et le Times que le fameux chef fénian Rocambolea été arrêté et qu’il est écroué à Newgate.
– Bon ! et puis ?
– Alors le vrai Rocambole se dit :Je n’ai plus rien à craindre ; et il revient à Londres où l’onmet aussitôt la main sur lui.
– L’idée est assez ingénieuse, en effet,dit le révérend Patterson.
– Alors vous pensez qu’il fautl’appliquer ?
– Non, pas encore ; jeréfléchirai.
– Ah !
– Voyez-vous, mon cher, poursuivit lerévérend Patterson, le fénianisme en lui-même ne m’occupe que d’unefaçon secondaire.
Sir Robert M… regarda le révérend Pattersonavec étonnement.
– Si j’ai conduit avec tant de zèle etd’habileté, poursuivit celui-ci, l’arrestation de l’homme gris,c’est qu’il est plus dangereux pour nous, c’est-à-dire pour lareligion anglicane, que tous les fénians réunis, car il s’étaitfait le bras droit de l’abbé Samuel, et l’abbé Samuel, vous lesavez…
– Oui, c’est un apôtre catholique dont lepeuple de Londres est enthousiasmé.
– Justement.
– Mais enfin, puisque nous tenons l’hommegris…
– Nous le tenons ; mais le lordchief-justice ne veut pas qu’il soit jugé que nous ne sachions sonvrai nom.
– Je suis convaincu, dit sir Robert M…,que nous le saurons quand nous aurons sous la main ce Rocamboledont il parle.
– Soit, dit le révérend Patterson, maisattendez à ce soir pour envoyer une annonce aux journaux.
Et il congédia sir Robert M… et fit satoilette de ville à la hâte.
Le révérend courut au télégraphe et il expédiala dépêche suivante :
« Sir James Wood,
« Hôtel du Louvre,
Paris.
« Avez-vous connaissance d’un chef fénianappelé Rocambole et qui doit être à Paris ?
« PATTERSON. »
Le révérend attendit toute la journée laréponse de sir James Wood.
Mais cette réponse ne vint pas.
Il y avait à cela une raison toute simple.
Sir James était aux mains de Marmouset depuisvingt-quatre heures.
Las d’attendre, le révérend Patterson courutchez lord Palmure.
Le pair d’Angleterre allait, comme chaquesoir, se rendre au Parlement.
– Avez-vous reçu une dépêche de sirJames ? demanda le révérend.
– Aucune.
Le révérend raconta à lord Palmure la visitede sir Robert M…
Après avoir un moment réfléchi, le noble lordémit cette opinion, que sir James ne répondait pas parce qu’ilétait à la recherche de ce fénian qu’on disait se nommerRocambole.
Le révérend partagea l’avis de lord Palmure etil écrivit à sir Robert M… qu’il pouvait envoyer une note auxjournaux.
Sir Robert M… était un lettré ; il avaitmême composé dans sa jeunesse un roman intitulé MissElmina.
Il tailla donc sa plume et, de sa belleécriture, il traça les lignes suivantes :
« L’homme qui a donné le plus de souci augouvernement de Sa Majesté la reine depuis quelques mois, le fénianRocambole, vient d’être arrêté à Dublin, et il va être transféré enAngleterre, où il sera probablement écroué à Newgate, en attendantl’heure de son jugement. »
Puis il fit trois copies de cet article,envoya la première au Times, la seconde au MorningPost et la troisième à l’Evening Star.
Et il se frotta les mains, ne se doutant guèrequ’il avait dit la vérité et que Rocambole était bien réellementécroué à Newgate.
Seulement le bon gouverneur était tombé dansle piège que Rocambole lui avait tendu !…
Comme on a pu le voir, le piège tendu parRocambole devait fonctionner merveilleusement.
Le jour même où on renvoyait aux journaux deLondres le fait divers rédigé par sir Robert M…, la police deScotland-Yard était sur pied.
Sir Richard Maine, le métropolitain de lapolice de Londres, venait de mourir.
Son successeur n’était point désignéencore ; mais les différents chefs de service qu’il avait eussous ses ordres brûlaient de le remplacer, et ils allaientrivaliser de zèle, d’habileté et de dévouement.
Quarante-huit heures s’étaient écoulées depuisle moment où le révérend Patterson, qui, du fond de sa maisonnetted’Elgin-Crescent, dirigeait tout le mouvement, avait expédié untélégramme à sir James Wood le détective.
Pourquoi sir James ne répondait-ilpas ?
Le révérend Patterson se le demandait en vain,et son inquiétude était extrême lorsque, enfin, il reçut la dépêchesuivante :
« Boulogne, 7 heures du matin.
« Rocambole parti pour Londres à minuit,via Calais.
« Teint pâle, moustaches noires ;une femme l’accompagne.
« Blonde, avec des yeux noirs.
« J’attends vos ordres, hôteld’Espagne. »
Le révérend Patterson répondit :
« Bien. Et miss Ellen ? »
À quoi une heure après sir James, ou plutôtcelui qui empruntait son nom, répondit :
« Miss Ellen toujours gardée à vue. Pasd’inquiétude. »
Muni de ces renseignements, le révérendPatterson s’en alla à Scotland-Yard.
Le chef de service à qui la conduite de cetteaffaire avait été confiée se nommait Philippe.
C’était un homme habile et dévoréd’ambition.
Il jura au révérend qu’avant quarante-huitheures le chef fénian serait en son pouvoir.
Le révérend monta dans un cab et se fitconduire à Newgate.
– Eh bien ! dit sir Robert M…,pensez-vous que mes annonces aient produit quelque effet ?
– Un effet immédiat.
– Vraiment ?
– Voyez plutôt.
Et le révérend mit sous les yeux de sir Robertle télégramme qu’il attribuait à sir James Wood.
– Alors vous pensez que ce Rocambole està Londres ?
– Il doit y être. Sir James Wood est, dureste, un homme sage et réfléchi qui ne s’expose jamais à setromper.
Sir Robert M… garda un moment le silence.
Puis après quelques minutes :
– L’homme que j’ai mis avec l’homme gris,dit-il, est pareillement un homme précieux.
– Ah !
– Il a si bien capté la confiance duprisonnier que celui-ci n’a plus de secrets pour lui.
– Que lui a-t-il donc confié ?
– Une chose qui, à mon sens, estexcessivement importante.
– Voyons ?
L’homme gris lui a dit : « SiRocambole était à Londres, si je pouvais seulement lui parler uneminute, l’Irlande serait victorieuse. »
– En vérité ! ricana lerévérend.
– » Et je ne serai pas pendu, »a-t-il ajouté.
– Ah ! il a dit cela ?
– Oui, dit sir Robert M… ; aussiai-je une bien belle idée, Votre Honneur, comme vous allez levoir.
– Je vous écoute, mon cher.
– Je vais faire changer de cellule àl’homme gris.
– Bon !
– On le transférera, lui et Barnett, dansune salle plus vaste où il y aura trois lits au lieu de deux.
– Et puis ?
– Et puis, dame ! quand on auraarrêté ce Rocambole et que nous le tiendrons, nous comblerons lesvœux de l’homme gris, nous les mettrons ensemble.
– Pour la plus grande gloire del’Irlande ? ricana le révérend Patterson.
– Non ; pour savoir, parM. Barnett, ce grand secret ; car, ajouta sir Robert M…,vous pensez bien que si l’homme gris désire voir Rocambole, iladmet cette hypothèse, que Rocambole libre, s’introduisant comme unvisiteur à Newgate, pourra lui parler et s’en aller ensuite.
– Cela est assez vraisemblable.
– Or, acheva sir Robert M…, deuxprisonniers ne sont pas plus difficile à garder qu’un seul ;par conséquent, nous garderons aussi bien le second que lepremier.
– Votre idée est excellente, dit lerévérend Patterson. Tenez-vous donc prêt à tout événement.
Ce devait être, pour le révérend, la journéeaux télégrammes.
À cinq heures du soir, il en reçut encoreun.
Celui-là était signé « Edward,détective ».
Le révérend savait qu’Edward était le collèguequ’avait emmené sir James Wood.
La dépêche d’Edward était ainsiconçue :
« J’ai suivi, par ordre de sir James,l’homme auquel vous vous intéressez. Il s’arrête à Douvresvingt-quatre heures. La personne qui l’accompagne et lui doiventprendre demain soir l’express de sept heures.
« Les suivre, mais ne pas les arrêtertout de suite. Expliquerai pourquoi.
« EDWARD. »
Et le révérend Patterson, ayant prisconnaissance de cette dépêche, murmura :
– Décidément, ce sir James Wood est unhabile homme !
*
**
Après le départ du révérend Patterson, le bongouverneur de Newgate, le jovial Robert M…, n’avait pas perdu uneminute.
– Je vais, s’était-il dit, fairetransférer dès demain matin mes deux prisonniers dans la cellule àtrois lits.
Et comme, depuis que Barnett avait parlé, sirRobert s’était remis à visiter son prisonnier, il l’alla voir.
Il avait trouvé depuis deux jours un excellentmoyen de converser avec Barnett et d’apprendre ce que l’homme grislui disait, sans éveiller les soupçons de ce dernier.
On venait, chaque jour, à midi, chercher leprisonnier, en lui mettant les fers aux pieds et aux mains, et onle conduisait dans le parloir vitré, où il trouvait un solicitorchargé de le défendre devant les assises.
Pendant ce temps, sir Robert M… allait voirBarnett.
Il fit donc une nouvelle visite aux deuxprisonniers.
Alors sir Robert M…, lorsque le révérend futparti :
– Gentleman, lui dit-il, comment voustrouvez-vous ici ?
– Assez bien, Votre Honneur.
– Non, dit sir Robert M… ; cettecellule est humide.
– Je ne m’en suis pas aperçu, VotreHonneur.
– C’est égal, dit sir Robert M…, je vousferai mettre dans une autre, plus grande, plus spacieuse, et oùl’on va trois au besoin.
Rocambole tressaillit.
– Me séparerez-vous donc deBarnett ? demanda-t-il.
– Nullement, mon cher, et même, le caséchéant vous aurez un nouveau compagnon.
– En vérité ! dit l’homme gris.
– Un homme dont vous avez peut-êtreentendu parler.
– Ah ! bah !
– Il s’appelle Rocambole.
L’homme gris ne sourcilla pas.
– Votre Honneur se trompe, dit-il, voilàun nom que j’entends pour la première fois.
Mais il avait su, en parlant ainsi, trahir uncertain trouble et le bon sir Robert M…, s’en alla ravi. Et quandle gouverneur fut parti, Barnett regarda l’homme gris.
– Ah ! cette fois, dit-il, je n’ycomprends plus rien.
– Tu comprendras quand il en sera temps,dit-il.
Et l’homme gris se posa mentalement cettequestion :
– Est-ce Marmouset, est-ce Milon quis’est fait arrêter ? Je ne sais pas, mais enfin c’est l’un oul’autre…
Allons, je vais avoir de leurs nouvelles.
Rocambole se trompait bien un peu, mais sipeu, qu’il nous faut faire maintenant un pas en arrière pourexpliquer les télégrammes dont le révérend Patterson et sir RobertM… étaient les dupes.
Marmouset, quand il s’était emparé de sirJames Wood et l’avait gardé au fond d’un puits, avait pris desprécautions pour que sa disparition ne fût remarquée parpersonne.
Le détective Edward était devenu l’homme deMarmouset ; mais, pour les gens de l’hôtel du Louvre, il étaittoujours l’ami de sir James.
Edward s’était donc présenté régulièrementdeux fois par jour à l’hôtel du Louvre pour prendre les lettres etles dépêches de son compagnon, lequel, disait-il, avait fait uneabsence qui ne se prolongerait pas au delà de deux ou troisjours.
En outre, le détective Edward s’était emparéde la correspondance de sir James avec le révérend Patterson.
Par cette correspondance, Marmouset s’étaittrouvé tout d’un coup fixé sur le sort de Rocambole.
L’homme gris était à Newgate, on le jugeraittrès certainement, et on ne manquerait pas de le condamner à mort.Les circonstances atténuantes n’existent pas en Angleterre, dureste.
Mais pour le juger, s’il fallait croire ce quedisait le révérend Patterson, il était nécessaire de dissiper lesténèbres dont s’enveloppait ce personnage mystérieux et de savoirson vrai nom et sa nationalité.
Toutes choses qu’on n’avait pas pénétréesjusqu’alors.
Donc, Marmouset et ses compagnons allaientpartir, quand le détective Edward alla une dernière fois à l’hôteldu Louvre.
Comme on le pense bien, Marmouset emmenaitavec lui trop de monde pour qu’il ne fût pas nécessaire de sediviser en route.
Milon, la Mort-des-Braves et Polyte avaientpris le train-omnibus de Boulogne.
Ils emportaient avec eux une grande caissedans laquelle se trouvait sir James Wood plongé en léthargie.
Marmouset, miss Ellen et Vanda devaientprendre l’express, ce qu’on appelle train de marée.
Miss Ellen avait caché son opulente cheveluredans le petit bonnet de femme de chambre, et elle comptait beaucoupsur ce déguisement pour rentrer incognito à Londres.
Le départ avait lieu de chez Marmouset.
Au moment où ils allaient monter en voiture,le détective Edward arriva.
Rendez-vous lui avait été donné à lagare ; pour qu’il revînt rue Aubert, il fallait quelque chosed’extraordinaire.
Et, en effet, il tendit à Marmouset unedépêche qu’il venait de trouver à l’hôtel du Louvre et qui étaitadressée à sir James Wood. C’était celle du révérend Patterson.
« Avez-vous connaissance d’un chef fénianappelé Rocambole et qui doit être à Paris ? »
– Voilà qui est bizarre, murmuraMarmouset.
Et il tendit la dépêche à Vanda, puis à missEllen ; tous trois se regardaient.
Enfin, après un moment de silence, Marmousetdit :
– Plus que jamais il faut partir.
Et ils se rendirent à la gare ets’installèrent dans un coupé, les deux hommes et les deux femmes,afin de pouvoir causer librement.
– Voulez-vous mon opinion ? ditalors Marmouset.
– Parlez, dit Vanda.
– Il y a du Rocambole lui-même dans cettedépêche.
– Comment cela ?
– Dame ! vous pensez bien queRocambole, depuis qu’il est à Newgate, a bien pu compter un peu surnous, mais qu’il a compté sur lui aussi ?
S’il faut en croire la correspondance durévérend Patterson, les Anglais cherchent le vrai nom de l’hommegris et ne le jugeront que lorsqu’ils l’auront trouvé.
Or, Rocambole doit avoir jasé à dessein danssa prison, ou subi des interrogatoires dans lesquels il aura achevéde dérouter le juge chargé de l’instruction de son affaire.
– Ah ! tu crois ?
– Et si le révérend Patterson parle deRocambole, c’est que l’homme gris en a parlé le premier.
– Dans quel but ?
– Je ne sais pas. Seulement, il est deprincipe au whist ou au domino de rendre sa couleur à son partner,sans connaître son jeu.
Nous ne savons pas quel est le plan du maître,mais il ne faut pas l’entraver.
Cinq heures après, Marmouset et ses compagnonsarrivaient à Boulogne.
On était alors en hiver et la mer était trèsmauvaise.
– Nous allons coucher ici, dit Marmouset,nous ne partirons que demain matin.
– Pourquoi ? demanda Vanda.
– Parce que je ne serais pas fâché detâter un peu le révérend Patterson avec une dépêche.
– Ah !
– Que nous soyons à Londres à dix heuresdu matin où à quatre heures du soir, peu importe ! Il n’y apas de temps perdu.
– Mais il n’y en a pas à perdre non plus,dit miss Ellen à Marmouset avec un sourire.
– Oh ! rassurez-vous, mademoiselle,dit-il, nous le sauverons.
Milon les attendait à la gare.
– Le bateau chauffe, dit-il.
– Oui, mais nous ne partons pas cesoir.
– Ah ! pourquoi donc ?
– Tu le sauras demain.
Ils descendirent à l’hôtel d’Espagne, dont lesfenêtres donnent sur la mer.
Marmouset dormit peu cette nuit-là. Ilréfléchit beaucoup en revanche, et se dit :
– J’ai la conviction maintenant queRocambole se moque de ses geôliers.
Au petit jour, il descendit dans la sallecommune de l’hôtel et y trouva Milon.
Milon lisait les journaux anglais arrivés parle packett du matin.
Tout à coup Marmouset le vit pâlir.
– Qu’as-tu donc ? dit-il.
– Lisez, balbutia Milon d’une voixétranglée.
Et il tendit le Times à Marmouset enmettant le doigt sur le fameux entrefilet rédigé par sir Robert M…,le jovial gouverneur de Newgate.
« L’homme qui a donné le plus de souci augouvernement de S. M. la reine depuis quelques mois, le fenianRocambole, vient d’être arrêté à Dublin…
Marmouset eut un cri de joie.
– Es-tu bête ! dit-il.
– Bête ! dit Milon stupéfait.
– Sans doute. Voilà la preuve de ce queje soupçonnais…
– Comment ?
– Rocambole joue la police, et la policeanglaise, persuadée que ce Rocambole est un ami de l’homme gris,annonce son arrestation. Or, comme Rocambole est à Newgate depuisquinze jours, on n’a pas pu l’arrêter à Dublin.
Donc, cet article est une note de police, àmoins que Rocambole lui-même n’en soit l’auteur.
– Oh !
– Et cela pourrait être aussi, ajoutaMarmouset.
– Mais… dans quel but ?
– Dans le but de nous avertir, au cas oùmiss Ellen ne nous aurait pas trouvés, qu’il a besoin de nous.
Et Marmouset reprit son chapeau.
– Viens avec moi, dit-il.
– Où cela ?
– Au télégraphe.
– Pourquoi faire ?
– Nous allons expédier une dépêche aurévérend Patterson.
– Au nom de qui !
– Au nom de sir James, donc ! Dureste, Edward est descendu à l’hôtel d’Espagne sous ce nom.
– À quoi bon cette dépêche ?
– À ceci que le révérend Patterson nousrépondra dans le cas où on aurait réellement arrêté un homme quiprendrait le nom de Rocambole.
Et, au télégraphe, Marmousetécrivit :
« Boulogne, 7 heures du matin.
« Rocambole parti pour Londres à minuit,via Calais. Teint pâle, moustaches noires. Une femme voyage aveclui. »
– Mais, s’écria Milon, c’est votreportrait que vous faites là, il me semble !
– J’ai mes raisons, dit Marmouset.
Et il attendit la réponse du révérendPatterson.
Marmouset n’attendit pas longtemps.
Il n’était pas de retour à l’hôtel d’Espagnequ’un télégramme arriva à l’adresse de sir James Wood.
Le détective Edward le reçut.
Le révérend Patterson disaitlaconiquement : « C’est bien. Et missEllen ? »
Alors Marmouset regarda Milon.
– Tu sais bien, dit-il en lui montrant letélégramme, que Rocambole se moque d’eux.
– Je commence à le croire, en effet, ditMilon, mais…
– Mais quoi ?
– Il y a une chose que je ne comprendstoujours pas.
– Laquelle ?
– Pourquoi donnez-vous votresignalement ?
– Afin qu’on puisse m’arrêter plusfacilement.
– Vous voulez donc vous fairearrêter ?
– Oui, à Londres.
– Dans quel but ?
– Dans le but d’aller à Newgate.
– Pour voir Rocambole ?
– Naturellement, et prendre ses ordres,car si la note des journaux, comme il faut bien le croire, dureste, émane de lui, c’est qu’il a bien pensé que nous devinerionsson idée et que nous ferions l’impossible pour arriver jusqu’àlui.
– Ah ! dit Milon, ce n’est pasd’entrer à Newgate qui est difficile.
– C’est d’en sortir.
– Justement.
– J’en sortirai cependant, et on me feramille excuses, encore.
– Comment ferez-vous ?
– Je me ferai réclamer par l’ambassade deFrance.
Puis Marmouset ajouta avec unsourire :
– Mon premier passé est si loin que jen’ai pas peur d’en voir apparaître la moindre trace. Voici six ans,tout à l’heure que je vis au grand soleil de la vie parisienne.
– Ça, c’est vrai, dit Milon.
– Pour le monde, je ne m’appelle pasMarmouset, mais M. Félix Peytavin, un homme élégant qui est duClub, a de beaux chevaux, joue gros jeu, possède trois ou quatrecent mille livres de rentes et duquel répondrait au besoin toute lafashion.
– Cela est vrai encore, ajouta Milon.
– Or, poursuivit Marmouset, je suispersonnellement lié avec le jeune marquis de C…, premier secrétairede l’ambassade française à Londres.
– Bon ! dit le colosse.
– Tu me laisseras arrêter.
– Et puis ?
– Peut-être est-il nécessaire que jepasse au moins deux jours à Newgate.
– Et après ces deux jours ?
– Après, tu iras à l’ambassade et tuporteras une lettre que je vais écrire, et une autre au marquis deC…
Ce colloque entre Marmouset et Milon avaitlieu, non plus dans la salle commune de l’hôtel d’Espagne, maisdans la chambre où Marmouset avait passé la nuit.
Marmouset s’assit donc devant une table, pritla plume et écrivit la lettre suivante :
« Mon cher marquis,
« Il paraît que notre beau pays de Francen’est pas le seul à avoir son criminel introuvable, son Judfantastique.
« L’Angleterre a aussi le sien.
« De temps en temps, un agent de policeidiot ou un gendarme stupide mettent la main sur un pauvre homme,s’obstinent à le prendre pour ce même Jud, qui n’a jamais existéprobablement, et le fourrent en prison.
« Voilà mon histoire sur le sol de lalibre Angleterre, mon cher marquis.
« Un policeman croit voir en moi un deces fenians imaginaires qui troublent le sommeil des vénérablespersonnages qui siègent à la Chambre des lords.
« J’ai beau montrer mes papiers, mestitres, mes lettres, il ne veut rien entendre et m’appelle dusingulier nom de Rocambole.
« À peine ai-je le temps de vous écrireces lignes, que je confie à mon valet de chambre éploré, et je suiscontraint d’aller coucher à Newgate.
« Le policeman en question fait même sibien les choses, qu’il m’assure que je serai pendu d’ici à troissemaines.
« Heureusement que vous êtes à Londres etque vous réclamerez le propriétaire de Miss Arabelle, la jumentqui, vous le savez, a gagné le derby de Chantilly cette année.
« Votre
« FÉLIX PEYTAVIN. »
– Serre cette lettre, dit Marmouset, qui,avant de la fermer, en donna connaissance à Milon, et prends aussicette autre.
– Fort bien.
– Deux jours après mon incarcération, onse présentera à l’ambassade.
– Mais il faut tout prévoir, ditMilon.
– Quoi donc ?
– Il faut prévoir le cas où le marquis neserait pas à Londres.
– Il y est.
– Vous en êtes sûr ?
– Je lui ai serré la main il y a troisjours, au club, et il partait le soir même pour retourner à sonposte.
– Alors c’est bien.
Le rôle de Milon ainsi tracé, Marmouset appelale détective Edward.
Il lui donna le modèle de deux dépêches.
L’une était signée par James Wood, et c’étaitcelle que le révérend Patterson reçut datée de Boulogne, indiquantque miss Ellen était toujours gardée.
L’autre, au propre nom d’Edward, devait êtreexpédiée de Douvres par lui.
– Je ne comprends pas bien celle-là, ditle détective.
– C’est bien simple pourtant, ditMarmouset. Après une dépêche de ce matin, le révérend a dû prévenirla police.
– Fort bien !
– Et il y a des policemen dans toutes lesgares.
– Bon !
– Si je veux avoir quarante-huit heuresde liberté à Londres, il faut donc qu’on m’attende à Douvres,tandis que j’arriverai par le train de Folkestone que je vaisprendre dans une heure.
– À merveille ! je comprends.
– Maintenant, écoutez-moi.
– J’attends, dit sir Edward.
– Vous allez donc passer par Calais,descendre à Douvres, expédier de là ce deuxième télégramme ;puis vous partirez pour Londres aussitôt, et à peine arrivé vousvous présenterez chez le révérend Patterson.
– Que lui dirai-je ?
– Que vous m’avez laissé à Douvres,surveillé par deux policemen, et que vous venez prendre sesordres.
– Et où vous retrouverai-je ?
– Demain soir à Evans Taverne, dansCovent Garden.
– J’y serai, dit sir Edward qui allaprendre le train de Calais.
Quant à Marmouset et à ses compagnons, ilss’embarquèrent sur le paquebot de midi, et, deux heures après, ilsétaient en route pour Londres.
L’audace, le sang-froid de Marmouset avaientrempli de confiance le cœur de miss Ellen.
Elle aussi murmurait :
– Oh ! nous le sauverons !…
Donc, tandis que le détective Edward partaitpour Calais, d’où il devait se rendre à Londres, Marmouset s’étaitembarqué avec Vanda et miss Ellen à Boulogne, était débarqué àFolkestone et avait aussitôt repris le train de Londres.
Milon avait expédié ses autres compagnons parun précédant paquebot.
On le sait, Milon, Marmouset et Vandaconnaissaient Londres admirablement et tous trois parlaientanglais.
À partir du moment où ils avaient mis le piedsur le paquebot, il avait été convenu que Vanda et miss Ellen d’unepart, Marmouset et Milon de l’autre, ne se parleraient plus etqu’ils voyageraient en deux groupes.
À Folkestone, Vanda et miss Ellen qui passaitpour sa femme de chambre et qui s’était si bien embéguinée sous unecoiffe normande que lord Palmure lui-même n’eût pu reconnaître safille, Vanda et miss Ellen, disons-nous, montèrent dans lecompartiment réservé aux dames.
Milon, en quittant Boulogne, avait bravementendossé une belle livrée.
Quand ils arrivèrent à Londres, Vanda et missEllen descendirent à la gare de Cannons’street ; Marmouset etMilon demeurèrent dans le train, qui repassa la Tamise deux foisavant d’arriver à Charing-Cross.
Vanda devait aller loger dans une maison defamille située dans la Cité, auprès du Post Office.
Marmouset et Milon, au contraire, s’enallèrent dans le Strand, à l’hôtel des Trois-Couronnes.
En débarquant sur le quai de la gare,Marmouset avait compilé sept ou huit policemen.
– C’est pour nous, avait-il dit àMilon.
– Déjà ?
Et Milon avait eu un geste d’effroi.
Mais Marmouset avait un air si britannique, ildonna des ordres à Milon en anglais si pur, qu’en dépit de sesmoustaches noires, les policemen le prirent pour un parfaitgentleman des environs de Londres.
D’ailleurs, l’homme qu’ils avaient mission derechercher ne voyageait-il pas avec une femme ?
Marmouset poussa même l’aplomb jusqu’às’adresser à l’un d’eux pour le prier de lui faire avancer uncab.
– Ah çà ! maintenant, dit Milon,quand ils furent installés dans le parloir des Trois-Couronnes,qu’allons-nous faire ?
– Souper, dit Marmouset.
– Et puis ?
– Et puis nous coucher.
– Et demain ?
– Demain, nous nous promènerons ;nous lirons les gazettes ; nous regarderons les femmes qui sepromènent dans les parcs.
– Nous n’irons pas voir Vanda ?
– Non, pas avant d’avoir revu Edward.
– Ah ! c’est juste. Vous lui avezdonné rendez-vous à Evans Tavern demain soir ?
– Oui, fit Marmouset. Et tant que je nel’aurai pas vu, mous ne pouvons rien faire.
– Pas même réveiller ce pauvre sir JamesWood, qui dort depuis deux jours au fond d’une caisse, et que nousavons nourri, à Boulogne, en lui introduisant du bouillon par lenez.
– Oh ! si fait, dit Marmouset, nouspouvons le faire revenir à lui ! ce soir même.
– Et qu’en ferons-nous ?
– Nous lui donnerons la libertéprovisoirement.
– Oui, dit Milon, pour qu’il noustrahisse.
– Il aurait pu nous trahir à Paris ;mais… à Londres… la chose est tout à fait impossible.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il est maintenant, grâce à lalettre que j’ai écrite à l’abbé Samuel, complètement à la merci desfenians.
Comme Marmouset disait cela, un homme entradans le parloir.
C’était un gentleman qui paraissait arriver devoyage.
– Dieu vous garde, gentleman !dit-il.
Et il vint s’asseoir à la table sur laquelleon avait servi aux deux Français du roastbeef et un pot de paleale.
Marmouset n’était pas fénian, comme on lepense bien, mais il avait écrit à l’abbé Samuel en prenant le titred’ami de l’homme gris.
Le gentleman qui vint s’asseoir auprès de luiprit alors la parole en français.
– Vous êtes celui que l’abbé Samuelattend, n’est-ce pas ?
– Peut-être ! dit Marmouset.
Le gentleman tira de sa poche un papier.
C’était une lettre du prêtre irlandais.
– Fort bien ! dit Marmouset.
– Vous pensez bien que nous vousattendons avec impatience, reprit le gentleman.
Un de nous était à Cannons’street, l’autre àLondon-Bridge, moi à Charing-Cross.
Si on n’a pas visité vos bagages à la douanede cette dernière gare, c’est que l’un des nôtres est parmi lesdouaniers.
– Ah ! ah ! dit Marmouset.
Puis regardant le gentleman :
– Vous êtes des gens bien informés,dit-il.
– Nous avions envoyé deux des nôtres,l’un à Calais, l’autre à Boulogne. Une dépêche, en termesincompréhensibles pour d’autres que pour nous, nous a informés quevous nous ameniez le traître, plongé en léthargie dans unecaisse.
– C’est parfaitement exact.
– Et je viens le chercher.
Marmouset fronça le sourcil.
– L’abbé Samuel ne compte-t-il donc pastenir la parole qu’il m’a donnée ? fit-il.
– L’abbé Samuel n’a jamais manqué à saparole.
– Alors, que voulez-vous faire de sirJames ?
– Nous assurer de lui ; mais, soyeztranquille ; on ne lui fera aucun mal.
– Et le tiendra-t-on à madisposition ?
– Parfaitement.
– C’est bien, dit Marmouset.Permettez-nous de souper, puis nous monterons dans notre chambre,où nous vous livrerons notre prisonnier.
– Avez-vous un moyen prompt de l’arracherà sa léthargie ?
– Ce sera l’affaire d’une minute.
Marmouset et Milon soupèrent en compagnie dugentleman.
Ils avaient causé si familièrement tous troisque les gens de l’hôtel des Trois-Couronnes s’imaginèrent que letroisième voyageur connaissait les deux premiers de longue date etqu’ils ne firent aucune difficulté de donner, à celui-ci unechambre voisine de celle de Marmouset.
Alors le fenian rejoignit Marmouset ets’enferma avec lui et Milon.
La fameuse caisse dans laquelle on avaitménagé des trous pour que sir James Wood ne fût pas asphyxié, futouverte.
Le détective était à l’état de cadavre.
Milon, qui était robuste, le prit dans sasbras et le porta sur un lit.
Puis Marmouset déboucha une petite fiole etversa quelques gouttes d’une liqueur verte qu’elle contenait surles lèvres serrées du prétendu mort.
Soudain un tressaillement parcourut ce corpsinerte jusque-là ; les yeux s’écarquillèrent violemment et leslèvres s’ouvrirent.
Marmouset versa quelques gouttes encore quipénétrèrent dans la bouche.
Et aussitôt sir James se leva.
Puis regardant le gentleman, il jeta un crid’effroi.
– Ah ! fit celui-ci avec flegme, jevois que tu me reconnais…
Sir James s’était pris à trembler de tous sesmembres.
Marmouset dit alors à sir James :
– Ne craignez rien, vous êtes en nosmains, et depuis qu’un homme qui se nommait Rocambole m’a appris àne jamais violer mon serment, je l’ai toujours fidèlement tenu.
Je vous ai promis de vous protéger, à lacondition que vous nous serviriez.
Si vous ne cherchez pas à vous soustraire ànos engagements, il ne vous arrivera aucun mal. N’est-ce pas,gentleman ?
– Assurément non, dit le fénian.
Et Marmouset regarda le gentleman.
– Je vous confie à monsieur, poursuivitMarmouset, parce que j’ai besoin de toute ma libertéd’action ; mais monsieur me jure que pas un cheveu ne tomberade votre tête si vous ne cherchez à nous nuire.
Sir James Wood regardait le fénian etcontinuait à trembler.
Marmouset acheva :
– Monsieur sait bien que c’est au nom del’homme gris que je vous ai fait cette promesse.
– C’est vrai, fit le fénian, et lapromesse sera tenue.
Puis, regardant à son tourMarmouset :
– Que désirez-vous que nous fassions,monsieur ? dit-il.
– Monsieur, répondit Marmouset, je laisseà sir James le choix : ou de rester ici prisonnier sur parole…ou de vous suivre…
– Je préfère rester ici, balbutia ledétective.
– Monsieur, dit le gentleman, voulez-vousme permettre d’émettre mon sentiment ?
– Parlez…
– Laissez monsieur en nos mains jusqu’àce que l’homme gris soit en liberté.
– C’est pareillement mon avis, ditMilon.
Alors sir James se jeta aux pieds deMarmouset :
– Monsieur… par pitié… dit-il, ne melaissez pas aux mains des fénians…
– Puisque nous ne te ferons aucunmal ! dit le fénian.
Et comme sir James baissait la tête :
– Tu me connais, pourtant, dit legentleman.
Sir James ne répondit pas.
– Et tu sais que je tiens parole.
Puis le gentleman se dirigea vers lafenêtre.
– James, dit-il, encore, je n’ai qu’à mepencher dans la rue, à donner un coup de sifflet et six hommesseront ici en un clin d’œil, et ton châtiment commencera. Je te lerépète, si tu veux me suivre de bonne volonté, nous tiendronsfidèlement la promesse que monsieur t’a faite.
– Allez, sir James, dit Marmouset d’unton solennel ; au nom de l’homme gris, je vous jure que vousne courez aucun danger.
Et sir James fut contraint de suivre legentleman.
Quand ils furent partis, Milon dit àMarmouset :
– C’est égal, nous eussions mieux fait delaisser sir James à Paris.
– Et pourquoi cela ?
– Un de mes contremaîtres lui auraitdescendu à manger chaque jour dans le puits, et nous aurions ététranquilles.
– Oui, mais ici il nous servira.
Milon haussa les épaules.
– Voilà qui n’est pas sûr, dit-il.
– Il sait bien que dans le cas contraire,il est condamné à mourir.
Milon ne se trouva pas convaincu.
– Et qui vous dit, reprit-il, qu’il nefera pas le sacrifice de sa vie un beau matin ?
– Dans quel but ?
– Dans le but de se venger.
Marmouset tressaillit.
– Voyez-vous, ajouta Milon, j’ai été aubagne, moi, et j’y ai connu des natures incorrigibles et quidominent la peur de la mort.
– Quoi qu’il en soit, fit Marmouset, nousn’avons pas à le craindre pour le moment. Songeons à l’homme gris,c’est-à-dire à Rocambole, notre maître.
*
**
Marmouset et Milon se mirent donc au lit etdormirent la grasse matinée, descendirent vers midi et déjeunèrent,puis ils allèrent se promener.
Un petit billet leur était parvenu dans lamatinée. Il était de Vanda.
Vanda écrivait :
« Nous sommes très confortablement,ma femme de chambre et moi, et nous attendons patiemmenttes ordres, puisque c’est toi qui diriges notreexpédition. »
Marmouset avait répondu ce mot.
« Attendez ! »
Milon et lui ne se quittèrent pas de lajournée ; puis, le soir venu, ils allèrent à Evans Tavern.
Le détective Edward s’y trouvait déjà.
Tous trois s’assirent à une table, demandèrentde la bière et se mirent à causer à voix basse.
– Eh bien ? fit Marmouset.
– Eh bien ! dit Edward, vous avezdeviné.
– Ah !
– L’homme gris s’est moqué de la police,de la pairie et du clergé.
– Vraiment ? dit Marmouset avec unsourire.
– On lui a mis dans sa prison, poursuivitEdward, ce que vous appelez, vous autres, un mouton.
– Bon !
– Il aura très probablement ensorcelé lemouton.
– Cela ne m’étonne pas, dit Milon, qui sesouvint de l’étrange don de fascination que possédaitRocambole.
– Et le mouton est avec lui.
– Quelle preuve en avez-vous ?
– Ce monsieur a raconté que l’homme grislui avait confié qu’il comptait beaucoup pour sa délivrance sur unchef fénian qui se trouvait à Paris.
– Et qui se nommait Rocambole ?
– Justement.
– Pauvre gens ! dit Marmouset ensouriant.
– Puis, c’est lui, le mouton, continuaEdward, qui leur a donné l’idée de faire l’article desjournaux.
– Ah ! ah ! Et que vous a ditle révérend Patterson ?
– Il est pressé de voir arrêterRocambole.
– Fort bien.
– D’autant mieux, ajouta Edward, qu’oncompte bien le mettre dans la même cellule que l’homme gris.
Cette fois Marmouset partit d’un éclat derire.
Puis il dit à Milon :
– Tu peux ce soir aller trouverVanda.
– Ah !
– Et lui dire que je me fais arrêterdemain matin.
– J’y vais, dit Milon. Où vousretrouverai-je ?
– À l’hôtel des Trois-Couronnes.
Et Marmouset dit à Edward :
– Cela ne m’avancerait pas à grand’chosed’entrer à Newgate ce soir, il faut nous arranger pour me fairearrêter demain matin.
– Où cela ?
– À l’hôtel, dans mon lit.
– Entrer à Newgate n’est rien, ditEdward, mais… en sortir ?
– Oh ! répondit Marmouset, ne vousinquiétez pas, j’ai mon affaire.
– Vous avez le moyen d’ensortir ?
– Avec les excuses de Leurs Seigneuries.Milon a ses instructions à ce sujet.
Puis il ajouta :
– Et maintenant, quittez-moi, et envoyezun petit billet au révérend Patterson pour lui apprendre que vousavez l’œil sur Rocambole.
Que diable ! murmura Marmouset d’un tonmoqueur, il faut bien que le chef des détectives anglicans passeenfin une bonne nuit !…
Le détective s’en alla et Marmouset futtranquillement se coucher.
On avait donc installé l’homme gris et soncompagnon de captivité, Barnett, dans une cellule plus grande etplus spacieuse.
Sir Robert M…, le joyeux gouverneur deNewgate, ne manqua pas, dès le matin, de faire sa visitequotidienne au prisonnier.
– Eh ! gentleman, lui dit-il, j’aiune bonne nouvelle à vous donner.
– Ah ! fit l’homme gris.
– Vous aurez un nouveau compagnonaujourd’hui.
– Vraiment ? dit le prisonnier.
– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire.
– Eh bien, Votre Honneur, dit l’hommegris, voilà le cas ou jamais de couronner toutes vos bontés pourmoi.
– Que désirez-vous ?
– Si nous sommes trois, faites-nousdonner des cartes, nous jouerons au whist.
Sir Robert M… se mit à rire.
– À moins que votre nouveau venu ne soitle dernier des ignorants, il doit jouer le roi des jeux.
– Vous devez le savoir, gentleman.
– Moi ?
– Oui, car vous connaissez beaucoup lapersonne qui va venir.
– Allons donc !
– C’est votre ami Rocambole.
– J’ai déjà eu l’honneur de dire à VotreSeigneurie que ce nom m’était parfaitement inconnu.
Sir Robert M… le regarda d’un air qui auraitpu se traduire par ce mot :
– Farceur !
Puis il ajouta :
– C’est qu’alors nous avons été malrenseignés.
– Par qui ?
– Par les deux détectives que nous avonsenvoyés en France.
L’homme gris ne fit pas d’autre question.
Sir Robert M… causait volontiers. Aussireprit-il :
– Quand je vous annonce l’arrivée d’uncompagnon pour aujourd’hui, je me trompe peut-être.
– Ah ! fit l’homme gris.
– Il est possible que ce ne soit que pourdemain.
– Où donc l’avez-vous mis ?
– Nulle part encore. Je l’attends.
– Mais il est arrêté ?
– Il doit l’être.
– Et vous ne l’avez pas encorevu ?
– Non.
L’homme gris soupira.
– Tant pis, dit-il, car vous m’eussiezdonné son signalement ; après tout, il est possible que je leconnaisse.
– Ah ! ah !
– Et qu’il ait changé de nom… commemoi…
Et l’homme gris souriait avec une bonhomiecharmante.
– Je n’ai pas vu mon futur prisonnier,répondit sir Robert M… ; mais on m’a transmis sonsignalement.
– Voyons ?
– C’est un homme de taille moyenne,jeune, vingt-sept ou huit ans.
– Fort bien.
– Brun, avec de petites moustachesnoires.
– Et puis ?
– Il voyage avec une femme.
– Et c’est tout ?
– Tout absolument.
– Votre Honneur ne m’apprend pasgrand’chose.
– Du reste, vous le verrez. Au revoir,gentleman.
– Longue vie à Votre Seigneurie !répondit l’homme gris.
Et le bon gouverneur s’en alla.
L’homme gris regarda alors Barnett et se mit àrire.
– Vous connaissez parfaitement, je levois, dit l’Irlandais, celui qui va venir.
– Parbleu !
– Mais ce n’est pas Rocambole ?
– Non, car Rocambole c’est moi.
L’Irlandais jeta un cri.
– Mon bon ami, dit l’homme gris, si ont’avait dit, il y a huit jours, que du fond de ma prison jecorrespondrais, au moyen des journaux, avec mes amis, l’aurais-tucru ?
– Non, certes.
– Eh bien ! cela est pourtant, et jedois rendre à la police, cette justice qu’elle a fait mes petitesaffaires avec un zèle admirable.
– Seulement, observa Barnett, je necomprends pas très bien de quelles affaires il s’agit.
– Alors, suis mon raisonnement. Onm’arrête, me voilà en prison et dans l’impossibilité de m’évader, àmoins que je n’aie des amis au dehors.
– Bon !
– Il est en France des hommes qui peuventme venir en aide, qui verseront, pour moi, jusqu’à la dernièregoutte de leur sang, mais qui ne savent même pas que je suis enprison.
Alors, que fais-je ? J’invente un hommequi peut donner sur moi des éclaircissements.
La police tombe dans le piège et se charged’annoncer à mes amis ma captivité.
Naturellement, mes amis viennent àLondres.
– Mais, dit encore Barnett, s’ils se fontarrêter, ils ne pourront plus rien pour vous.
– Tu te trompes encore…
– Ah !
– Ce jeune homme aux moustaches noires,dont parle notre bon gouverneur…
– Eh bien ?
– C’est mon ami, mon fils adoptif,quelque chose comme un autre moi-même. Il est donc tout naturelqu’il ait compris que la note des journaux était mon œuvre. Et levoilà à Londres, où on l’arrêtera, et on l’amène ici, où il vients’entendre avec moi et prendre mes ordres.
– Mais comment sortira-t-il ?
– Ne t’inquiète pas de lui.
Comme Rocambole disait cela, on entendit dansle corridor les pas lourds et mesurés des gardiens.
Puis les verrous de la porte grincèrent, lagrosse clef tourna dans la serrure, et sir Robert M… parut.
Derrière lui deux gardiens conduisaient unhomme déjà revêtu du costume de la prison.
L’homme gris ne sourcilla pas.
Il regarda le nouveau venu avec une parfaiteindifférence.
Marmouset, car c’était lui, ne broncha pasdavantage.
En vain sir Robert M… épia-t-il un geste, unregard, un signe furtif de reconnaissance.
Les deux prisonniers parurent complètementétrangers l’un à l’autre.
Barnett regarda le gouverneur.
Son regard semblait dire…
– Je crois bien qu’on s’est moqué deVotre Honneur.
Sir Robert M… ne riait plus.
Et s’adressant à l’homme gris, il luidit :
– Voici l’homme dont je vous ai parlé.C’est un français du nom de Rocambole.
L’homme gris eut un sourire :
– Vous avez un singulier nom, monsieur,dit-il au nouveau venu.
Marmouset s’inclina.
– Et vous, monsieur, dit-il, comment vousnommez-vous !
– L’homme gris.
– Un nom tout aussi singulier,monsieur.
Et les deux prisonniers se saluèrent comme deparfaits gentlemen qu’ils étaient.
Alors sir Robert M… fit un signe àBarnett.
Ce signe voulait dire :
– Plus que jamais, observe et écoute.
Barnett cligna de l’œil.
– Soyez tranquille ! fit-il.
Sir Robert M… s’en alla.
Mais quand la porte de la cellule futrefermée, Marmouset et Rocambole ne changèrent pas d’attitude.
Ils continuèrent à se regarder avecindifférence, à telle enseigne que Barnett se dit :
– Ah çà ! mais ils ne se connaissentdonc pas ?…
Il y a, à Londres, un système deglaces-réflecteurs très curieux.
La Cité, qui est le quartier des affaires parexcellence, est abondamment pourvue de ces miroirs vigilants.
Placés à l’extérieur des maisons, mais auniveau du sol, ils sont disposés de telle manière que le policemanqui, la nuit veille dans chaque rue, voit du dehors tout ce qui sepasse au dedans et rend toute tentative de vol impossible.
Marmouset et Rocambole, en se retrouvant faceà face, avaient eu la même idée, et même compliquée, comme on va levoir.
Un inventeur, ou plutôt un innovateur,M. Hudson, a remis à la mode, en Amérique, un procédéd’acoustique qui ressemble par ses résultats au miroirréflecteur.
Une succession de tuyaux disposés de certainefaçon et adroitement dissimulés dans le plafond ou le plancherd’une salle, permettent à la voix de parcourir, distincte etsonore, une grande distance, à l’insu de celui qui parle.
Rocambole et Marmouset ne s’étaient pasregardés mais ils s’étaient compris.
On avait bien mis avec eux un homme dont sirRobert M… se croyait sûr et qui, par conséquent, était chargé deles espionner.
Mais était-ce suffisant ?
Cette cellule, ou plutôt cette chambrespacieuse, aérée, dans laquelle on avait transféré l’homme gris àla dernière heure, n’était-elle pas pourvue d’un réflecteurinvisible et d’un appareil acoustique parfaitementdissimulé ?
Sans échanger autre chose que des regardsindifférents, le maître et le disciple s’étaient compris.
Barnett, lui-même, fut dupe de ce manège, àtel point qu’il adressa la parole à l’homme gris en patoisIrlandais, et lui dit :
– Mais, on s’est donc trompé ?
– Oui, dit l’homme gris.
– Ce n’est pas Rocambole ?
– Aucunement.
– Alors vous ne le connaissezpas ?
– Je ne l’ai jamais vu.
Marmouset, de son côté, ne sourcillait pas etne paraissait pas comprendre un mot de leur conversation.
Cela dura une heure environ.
Enfin Barnett dit à Marmouset :
– Gentleman, vous ne paraissez pas vousamuser beaucoup de notre compagnie.
– Mon ami, répliqua Marmouset, on nes’amuse jamais beaucoup en prison.
– Cela est vrai, gentleman.
– Surtout quand on n’est coupable d’aucundélit et qu’on se trouve la victime d’une erreur.
– Mais vous n’êtes donc pas ce Rocamboledont on parle tant ?
Marmouset se prit à sourire.
– J’ai entendu prononcer ce nom pour lapremière fois ce matin, dit-il.
Marmouset avait conquis du premier coup laconfiance de Barnett.
Barnett demeurait convaincu que l’homme griset lui ne se connaissaient pas.
– Alors, reprit Barnett, comment sefait-il que vous soyez ici ?
– Rien n’est plus extraordinaire.
– Ah !
– Je suis Français, comme vous pouvez levoir à mon accent.
– Rocambole est un nom français, dureste.
– Soit, je suis un gentleman de Paris etje ne m’appelle pas plus Rocambole que vous-même. Je suis membred’un club de la high life, je suis riche et je faiscourir.
– On voit bien, en effet, dit Barnettnaïvement, que vous êtes un homme de haute vie, et non un pauvrediable comme moi.
Marmouset poursuivit :
– Je suis venu faire un voyage à Londrespour mon plaisir.
Je n’ai jamais eu d’affaires, je suis descendudans le Strand, à l’hôtel des Trois-Couronnes, tout à côté de lagare de Charing-Cross.
– Connu ! dit Barnett.
– Après une journée et une nuit devoyage, poursuivit Marmouset, j’étais tout tranquillement couché,quand la porte de ma chambre s’est ouverte, des policemen sontmontés, m’ont forcé à m’habiller, me saluant de ce nom bizarre deRocambole que j’entendais pour la première fois, et m’ont arrêté etconduit ici.
– Vous n’avez donc pas depapiers ?
– J’avais dix lettres pour une, à monvrai nom, dans mon portefeuille ; mais on n’a pas voulu lesvoir.
Barnett était de plus en plus convaincu queMarmouset disait la vérité.
– Et, fit-il, vous ne connaissezpeut-être, personne à Londres ?
– Peu de monde.
– Enfin, vous pouvez vous faireréclamer ?
– C’est-à-dire, répondit Marmouset, queje suis l’ami intime du premier secrétaire de l’ambassade françaiseet que je suis bien sûr de sortir d’ici.
– Et même, aujourd’hui, dit Barnett.
– Non.
– L’ambassade n’a pourtant qu’à dire unmot.
– Sans doute ; mais l’ambassade nesera prévenue que demain.
– Pourquoi ?
– Parce que, j’ai envoyé hier, enarrivant, mon valet de chambre hors de Londres. Il est parti pourLiverpool, où il va porter mes compliments à un gentleman de mesamis, et lui annoncer ma prochaine visite.
– Eh bien ?
– Mon valet de chambre a dû arriver cematin à Liverpool.
– Bon !
– Il en repartira ce soir et ne sera àLondres que demain matin. Alors il ira à l’hôtel, ne me trouveraplus, s’informera, et comme c’est un vieux serviteur qui est aucourant de toutes mes relations, il ne manquera pas de courir àl’ambassade.
Et Marmouset acheva en souriant :
– Vous voyez que je suis bientranquille ; car enfin une mauvaise nuit est bientôtpassée.
– Cela est vrai.
Pendant cette conversation, l’homme gris,couché sur son lit, parcourait tranquillement les journaux, mais iln’avait pas perdu un mot de ce qu’avait dit Marmouset, et Marmousetlui avait fait savoir le plus important.
En effet, pour lui, ce que Marmouset avait dità Barnett pouvait se traduire ainsi :
– Je suis ici pour quarante-huit heures.Nous avons donc tout le temps de trouver un moyen de nous entendre.Par conséquent, ne nous pressons pas.
À midi, on apporta leur repas auxprisonniers.
L’homme gris n’avait pas quitté son lit.
Les deux gardiens ordinaires étaient suivisd’un troisième personnage, qui n’était autre que le gardienchef.
Celui-là était un homme habile, observateur,rusé, et qui justifiait l’expression de voir courirl’air.
Il assista au repas des trois prisonniers etne put saisir ni un regard, ni un geste, qui trahit Rocambole etMarmouset.
Comme il allait se retirer, l’homme gris luidit :
– Master Dixon, vous vous êtes toujoursconduit avec moi en gentleman.
Master Dixon salua.
– Oserais-je vous demander un petitservice ?
– Si les règlements ne s’y opposent pas,certainement, répondit le gardien en chef.
– Je voudrais bien avoir un jeu decartes.
Et se tournant vers Marmouset :
– Monsieur, dit-il, jouez-vous lewhist ?
– Oui, monsieur, et avec plaisir.
– Et toi, Barnett ?
– Moi aussi.
– Je vais demander au gouverneur lapermission de vous apporter des cartes, dit le gardien chef.
Et il sortit.
Marmouset et Rocambole, tout en échangeant cesquelques mots, ne s’étaient pas regardés davantage.
Mais ils s’étaient parfaitement compris.
Le whist allait être le prétexte qu’ilscherchaient pour causer à leur aise.
Une demi-heure après, le gardien chef masterDixon revint.
Il apportait des cartes.
Sir Robert M… avait dit :
– Il ne faut rien leur refuser, et ilfaut savoir décidément à quoi nous en tenir. Se connaissent-ils oune se connaissent-ils pas ?
– Là est toute la question, avait répondumaster Dixon.
Puis le gouverneur avait ajouté :
– Il faut m’amener Barnett.
– Oui, Votre Honneur.
Et arrivé dans la cellule, master Dixon posales cartes sur la table et dit :
– Gentlemen, voilà bien le jeu de whist,mais comment jouerez-vous ?
– À trois, dit Marmouset.
– Vous n’allez être que deux.
– Comment cela ?
– Barnett, dit master Dixon, saseigneurie le gouverneur a permis que votre frère vous visitât. Ilest au parloir et vous attend.
Barnett se leva tout joyeux et fut aussiprudent que Marmouset et Rocambole.
Barnett n’avait pas de frère ; mais ilcomprenait que le gouverneur le voulait voir.
Il suivit donc le gardien en chef.
Sir Robert M… attendait le prétendu moutondans son cabinet, mais il n’y était pas seul.
Un autre personnage que Barnett voyait pour lapremière fois s’y trouvait.
C’était le révérend Patterson.
– Eh bien ? demanda sir Robert M… àBarnett, as-tu quelque chose à nous apprendre ?
– Pas aujourd’hui.
– Cependant l’homme gris et Rocambolesont tête à tête.
– Oui, dit Barnett, mais…
– Mais quoi ?
– Je crois que la police s’esttrompée.
– Plaît-il ?
– Rocambole n’est pas Rocambole.
– Allons donc !
Barnett raconta ce que le nouveau prisonnierlui avait dit.
Mais le révérend Patterson haussa lesépaules.
– Comédie que tout cela, fit-il.
– Cependant, Votre Honneur, dit Barnett,il y a un moyen bien simple de savoir la vérité.
– Quel est-il ?
– C’est d’envoyer à l’ambassade deFrance.
– C’est juste, dit sir Robert M…
– Oui, mais t’a-t-il dit son vrainom ? demanda le révérend à Barnett.
– Non, Votre Honneur.…
– Il faudrait le savoir…
– Oh ! dit Barnett, faites-moireconduire en prison, je le saurai dans une heure.
– Mon cher, dit le révérend s’adressantau gouverneur, songez que les deux plus habiles détectives deLondres, sir James Wood et Edward, nous affirment que cet homme estRocambole.
– Sans doute, fit sir Robert M…
– Et que si nous faisons à l’ambassadeune démarche précipitée, nous pouvons avoir des désagréments.
– Je ne dis pas non.
– Il prétend, n’est-ce pas, continua lerévérend, que son valet de chambre est allé à Liverpool ?
– Oui.
– Et qu’il reviendra demain ?
– Oui, Votre Honneur.
– Eh bien ! attendons à demain.D’ici là, si c’est véritablement le chef fénian Rocambole, il setrahira peut-être.
Barnett avait un air tout à fait ingénu ;et sir Robert M… eût juré sur la corde de son ami Calcraft, lebourreau de Londres, que cet homme lui était dévoué corps etâme.
– Mon cher, dit encore le révérend, il sepeut que ces gens là se méfient de Barnett.
– Oh ! je ne crois pas, ditl’Irlandais.
– Vous auriez dû faire placer un appareilHudson dans la cellule où vous les avez enfermés.
– C’est juste, dit sir Robert M…, je n’yai nullement songé.
– D’autant plus, dit Barnett, que je nesais pas assez bien le français pour comprendre trèsfacilement.
Et Barnett fut reconduit dans la prison.
L’homme gris se faisait des réussites avec lejeu de cartes, et Marmouset avait, à son tour, pris un journal.
– Eh bien, dit ce dernier à Barnett,avez-vous vu votre frère ?
– Oui, monsieur, et j’en suis biencontent.
Puis Barnett adressa la parole à l’homme grisdans le patois irlandais, qui fait le désespoir du peuple deLondres.
– Ah ! lui dit-il, le gouverneur estjoliment heureux.
– Vraiment ?
– Je lui ai raconté ce que m’avait dit legentleman, qui, je le vois bien, n’est pas celui que nousattendions.
– Et qu’a-t-il dit, le bon sir RobertM… ?
– Il y avait là un autre gentleman, déjàvieux, grand, sec, et qui paraît être un ecclésiastique.
– Bon ! dit l’homme gris, c’est lerévérend Patterson.
– Tous deux paraissent inquiets den’avoir pas fait poser dans la cellule un appareil… Je ne sais pasce que c’est…
– Un appareil Hudson ?
– Oui, c’est le mot dont ils se sontservis.
Cette fois, Rocambole respira, et Marmousetfit un léger mouvement.
– Ils n’ont pas parlé deréflecteur ?
– Non.
– Et ils veulent savoir mon vrainom ? fit Marmouset.
À cette question, il y eut, comme on dit, uneffet de théâtre.
Marmouset parlait tout à coup le patoisirlandais.
Barnett jeta un cri et regarda le nouveauprisonnier d’un air stupéfait.
Alors, Rocambole se mit à rire :
– Imbécile ! dit-il.
– Moi… imbécile ? et pourquoi ?dit Barnett.
– Parce que je suis bien Rocambole, ditfroidement Marmouset.
– Vous !
– Parbleu !
– Alors, tout ce que vous m’aviezdit ?…
– Nous avions peur de l’appareilHudson.
– Mais qu’est-ce que cela ? demandaencore Barnett.
– Des tuyaux de caoutchouc placés sous leparquet ou dans les murs, et qui permettent aux gens qui sontdehors d’entendre ce qui se dit en dedans.
– Ah ! je comprends, ditBarnett.
– Et, reprit Marmouset, tu crois quepersonne à Newgate ne sait le patois irlandais ?
– Personne.
– Et toi, sais-tu le français ?
– À peu près.
– Eh bien ! nous allons voir si tunous comprends.
Et Rocambole dit à Marmouset :
– Savasavant haivhaven savin saveavestransave ave l’havetrouvelave dave avestevisave have couven neave ?
– Mais qu’est-ce que cela ? demandaBarnett tout ahuri, ce n’est pas du français ?
– Non, c’est du javanais, et bien que lesAnglais soient maîtres des Indes, je les défie d’en comprendre unmot.
– Où se parle donc cettelangue ?
– À la Maison-d’Or tous les soirs, et àNewgate aujourd’hui, répondit Rocambole.
Et il dit à Marmouset :
– Maintenant, mon fils, nous pouvonsjaser tranquillement.
– Ç’avest mavon aviavisave, répliquaMarmouset.
Ce qui voulait dire textuellement :
– C’est mon avis.
Le javanais n’est pas une langue, ce n’est pasun patois, ce n’est pas même un argot.
C’est du français pur et simple, mais dufrançais dans lequel chaque syllabe est précédée et suivie des motsave, ava ou avi.
De telle façon que pour dire « je lis lavie de César » on prononce :
Jave lavi vavie deve çavésavar.
Sir Robert M… et le révérend Pattersonauraient bien pu écouter à la porte de la cellule, qu’ilsn’auraient pas compris un mot à cette conversation qui stupéfiaitl’Irlandais Barnett.
Il est vrai que si l’un ou l’autre avait eul’idée de demander par le fil électrique une petite dame de Parisen lui promettant pour la peine un huit-ressorts, elle auraittraduit à merveille ce que Rocambole et Marmouset disaient entreeux.
– Voyons, demandait le maître, commentavez-vous su que j’étais détenu ?
– Par miss Ellen.
– Vous avez donc vu miss Ellen ?
– Elle est avec nous.
– Mais on la surveillait ?
– C’est vrai.
– On l’a même mise en prison ?
– C’est encore vrai.
– Eh bien ! alors ?
– Alors, nous l’avons délivrée. C’estbien simple.
Puis Marmouset ajouta avec un souriremodeste :
– Je crois, du reste, que nous avons letemps de causer.
– Oh ! certainement, ditRocambole.
– Alors, maître, je vais vous raconter endétail les aventures de miss Ellen et les nôtres.
– Parle !
Marmouset avait le récit clair, rapide, maisil n’oubliait rien.
Au bout de deux heures, Rocambole était aucourant de tout ce qui s’était passé à Paris, depuis la chute deMarmouset et jusqu’au miraculeux sauvetage de l’Irlandaise Jenny etde son fils.
– Qu’avez-vous fait de ceux-ci ?demanda alors Rocambole.
– Ah ! dame ! réponditMarmouset, nous n’avons pas osé les ramener à Londres.
– Vous avez bien fait.
– Il nous fallait des ordres de vous etnous n’en avions pas. Jenny et Ralph sont dans la maison de Milonsous la garde de Shoking.
– Fort bien. Et miss Ellen ?
– Elle est avec Vanda. Maintenant,maître, poursuivit Marmouset, vous pensez que je ne moisirai pasici.
– Ni moi non plus, dit Rocambole, qui eutun sourire mystérieux.
– Ah ! j’espère bien que nous vousdélivrerons.
– Et, dit Rocambole, si vous n’yréussissez pas ?…
– Dame…
– Eh bien ! je me délivreraimoi-même ; mais continue. Ton valet de chambre, c’est Milon,n’est-ce pas ?
– Naturellement.
– Et il n’est pas à Liverpool ?
– Non, mais il attend vingt-quatre heurespour se présenter à l’ambassade.
– Je ne me repens pas de t’avoir élevé,dit Rocambole en souriant, tu es intelligent.
Marmouset salua.
– Maintenant, reprit le maître,écoute-moi bien.
– J’attends, dit Marmouset.
– Je commence à me trouver un peu tropchevaleresque.
– Ah !
– Je me suis dévoué corps et âme auxIrlandais, et j’ai sauvé leur chef futur. Si je suis en prison,c’est que je l’ai bien voulu, mais les fenians ne savent pascela.
Or, ces gens, pleins d’audace quand il s’agitde délivrer un de leurs frères, sont pas mal ingrats.
– En vérité ?
– C’était un homme en qui ils avaient foiqu’ils prenaient pour chef et qui les avait habitués à le voirsortir des plus mauvais pas.
Quand ils désespéraient, ils les ranimaientd’un mot. Quand une cause leur semblait perdue, il leur démontraitqu’elle était gagnée.
Pendant trois mois, l’homme gris a tenul’Angleterre toute entière en échec.
– Eh bien ? fit Marmouset.
– Eh bien ! Un jour, il m’a convenude donner tête baissée dans un piège, parce que je voulais me faireune amie de ma mortelle ennemie, miss Ellen.
– Bon ! fit Marmouset.
– L’homme gris a été comme un fénianvulgaire ; on l’a mis à Newgate, et il n’a point renversé lesmurs de cette prison d’un coup d’épaule.
Il semble résigné au sort qui l’attend, et,dès lors, son prestige est tombé.
Seul, l’abbé Samuel peut-être essaye de mesecourir ; mais les autres m’ont abandonné. Je ne m’en plainspas, les hommes sont ainsi. Ils abandonnent celui qui ne leur peutplus être utile.
– Mais nous ne vous abandonnerons pas,nous, cher maître, dit Marmouset.
– Je le sais, et c’est pour cela que jevous ai envoyé miss Ellen.
Puis Rocambole ajouta :
– Cependant, je veux soumettre lesfénians à une dernière épreuve.
– Ah !
– S’ils me reviennent, je lesservirai.
– Et s’ils vous abandonnent ?
– Eh bien ! nous chercheronsd’autres victimes plus dignes de notre dévouement.
– Et quelle est cette épreuve ?
– Tu sortiras d’ici demain.
– C’est probable.
– Et tu emporteras les excuses de sirRobert M… ?
– De sir Robert M…, du révérend Pattersonet du lord chief justice.
– En Angleterre, ce n’est pas comme enFrance, poursuivit Rocambole. Quand la justice s’est trompée, quandelle a emprisonné un homme abusivement, elle lui doit uneindemnité.
– Je sais cela.
Et cette indemnité est proportionnée au rangde l’homme emprisonné. Tu es membre d’un club célèbre à Paris, tues riche, tu es considéré. Tu demanderas cent mille livres sterlinget la Cour t’en accordera la moitié.
– Vraiment ?
– En même temps, tous ceux qui t’aurontmalmené seront condamnés à une amende. Comprends-tu ?
– Pas encore.
– Tu feras alors le gentilhomme et turenonceras à l’indemnité et au bénéfice des amendes, à la conditionqu’on te permettra de faire visiter à ta femme le cachot danslequel on t’aura enfermé, et de revoir tes compagnons decaptivité.
– Bon !
– Seulement, dans l’intervalle de tasortie d’ici et de cette visite, tu iras trouver l’abbé Samuel.
– Après ?
– Tu lui demanderas d’assembler uneréunion de fénians et de leur proposer ma délivrance.
– Et si les fénians refusent ?
Un sourire glissa sur les lèvres deRocambole.
– Quand tu reviendras ici, je laisseraitomber dans ta poche une boulette de papier. Cette boulettecontiendra mes instructions.
Comme Rocambole achevait ces deniers mots, laporte de la cellule s’ouvrit, et sir Robert M… en personne semontra aux trois prisonniers.
– Continuons donc à parler javanais, ditRocambole, il faut bien nous amuser un peu…
Sir Robert M… s’était arrêté tout ahuri sur leseuil.
Sir Robert M… regardait tour à tour le vrai oule faux Rocambole, et il prêtait une oreille attentive à cettelangue étrange dont il ne comprenait pas le premier mot. L’hommegris et Marmouset continuaient à causer en javanais.
Cependant, en prisonniers bien élevés, ilss’étaient levés avec empressement et avaient porté la main à leurbonnet.
– Ah ! gentleman, s’écria enfin sirRobert M…, je vous y prends à la fin.
– Comment cela, Votre Honneur ?demanda l’homme gris en souriant.
– Vous ne direz plus que vous neconnaissez pas le prisonnier ?
Et il désignait Marmouset.
– Excusez-moi, répondit Rocambole, je nele connaissais pas ce matin.
– En vérité !
– Maintenant, nous avons faitconnaissance et nous sommes bons amis.
Sir Robert haussa les épaules.
– Mais, Votre Honneur, nous nouscomprenons fort bien, monsieur et moi.
– Langage de convention ?
– Du tout, Votre Honneur. Nous parlonsune langue orientale, le javanais.
Sir Robert M…, était un bon Anglais, très fierdu lion britannique, de la marine britannique, des possessionsbritanniques, et il était excessivement ferré sur tout ce quiconcernait les Anglais dans l’Inde.
À ce nom de Java, il poussa un cri.
– Oh ! dit-il, nous allons bienvoir.
– Plaît-il ? fit l’homme gris.
– Auriez-vous un Javanais ici ?demanda Marmouset.
Sir Robert M… se tourna vers le guichetier quil’accompagnait, et qui, comme lui, s’était arrêté stupéfait auseuil de la cellule.
– Master Dixon, lui dit-il, allez mechercher Dick !
– Qu’est-ce que Dick ? demandal’homme gris.
– Un matelot qui a passé dix ans dansl’Inde.
– Ah ! ah !
– Et qui est ici pour un volinsignifiant.
– L’homme est imparfait, ditRocambole.
Puis, souriant toujours, il ajouta :
– Votre Honneur me permettra bien unmoment, n’est-ce pas, de continuer ma conversation avec cegentleman ?
– En javanais ?
– Naturellement, car nous sommes en trainde nous raconter une foule de petits secrets.
Et l’homme gris dit à Marmouset :
– Tu vas voir que nous allons bientôtnous amuser.
– Comment cela ?
– Je vais parler à Dick le véritablejavanais.
Tu penses bien que je n’ai pas vécu deux ansdans l’Inde, à la Cour de mon pauvre nabab, sans apprendre tous lesidiomes indous.
– C’est juste ; mais moi ?
– Eh bien ! toi, tu te renfermerasdans un silence prudent.
Marmouset riait, comme riait Rocambole.
Il n’y avait que l’Irlandais Barnett qui étaitaussi ahuri que le gouverneur.
Master Dixon amena Dick.
C’était un matelot de vingt-huit ans, à lafigure intelligente, au regard quelque peu sournois, et quiparaissait se soucier comme d’une guigne d’être enfermé àNewgate.
– Dick, lui dit sir Robert, qui prit sonair le plus majestueux, savez-vous l’indou ?
– Comme l’anglais, Votre Honneur.
– Et le javanais ?
– Parfaitement.
– Eh bien, il s’agit de comprendre ce quedisent ces deux gentlemen.
Dick regarda tour à tour Marmouset etRocambole.
Rocambole lui dit :
– Te plaisais-tu beaucoup dansl’Inde ?
– Non, répondit Dick.
– Pourquoi ?
– Parce que je suis né voleur et nonmatelot, et que les voleurs indiens sont bien plus habiles quenous.
– Que dites-vous donc ? fit sirRobert M…
– Votre Honneur, répondit Dick, legentleman me demande si je me plaisais dans l’Inde ?
– Alors, tu comprends ce qu’ildit ?
– Parfaitement.
– Tu peux t’en aller, Dick.
Et sir Robert M… fit un signe à master Dixon,qui emmena le prisonnier.
Alors le gouverneur dit à Rocambole :
– Vous feriez beaucoup mieux, gentleman,de faire des aveux.
– Ah ! ah !
– De nous dire votre véritable nom, defaçon que vous puissiez passer devant le jury.
– Et me voir condamner à mort, n’est-cepas ?
– Qui sait ? fit sir Robert M… avecson gros rire, la clémence de la reine s’étendra peut-être survous.
– La clémence de la reine ?
– Oui.
– Bon ! je connais cela. La reinefait grâce ?
– Très souvent.
– Mais le secrétaire d’État audépartement de la justice ne ratifie pas l’acte de clémence, et onest pendu tout de même. Merci bien, Votre Honneur !
Sir Robert M… dit encore :
– Vous êtes dans votre droit de défendrevotre vie comme vous l’entendez. Bonsoir, gentleman.
– Hé ! monsieur le gouverneur !dit Marmouset.
– Qu’est-ce donc ? demanda sirRobert.
– M’accorderez-vous une minute ?
– Parlez.
– Votre Honneur est convaincu que je menomme Rocambole ?
– J’en doutais ce matin.
– Ah !
– Mais ce soir je ne doute plus.
– Fort bien. Alors Votre Honneur mepermettra une supposition.
– Voyons ?
– Admettons un moment que je ne sois pasRocambole.
– Soit, admettons-le.
– Que, tout au contraire, je sois unparfait gentleman français ?
– Eh bien ?
– Qui n’a commis ni crime ni délit, quivoyageait en Angleterre pour son plaisir, et que son ambassadeurréclame et fait mettre en liberté.
– Oh ! je n’ai pas peur de cela.
– Soit. Mais enfin, puisque noussupposons.
– Eh bien, gentleman, après ? dit legouverneur.
– Un joli procès, Votre Honneur.
– Peuh !
– De beaux dommages-intérêts, qui serontsupportés moitié par le lord-chief et moitié par vous.
– Mais non pas, dit sir Robert M…vivement, je suis geôlier, moi, et pas autre chose.
– Vous vous trompez, monsieur legouverneur ; car en acceptant la garde d’un prisonnier sansvous être assuré de son identité…
– Oh ! je suis parfaitementconvaincu.
– Qui vivra verra ! dit Marmouset enriant d’un air si franc et si moqueur que sir Robert M… sentit unepetite sueur froide perler à son front.
– Oui, nous verrons bien ! dit-ilbrusquement.
Et il s’en alla, tandis que Rocambole etMarmouset continuaient à rire de bon cœur.
Sir Robert M… parti, Rocambole dit àBarnett :
– Tu es toujours fort étonné ?
– Assurément, gentleman.
– Eh bien ! tu le seras biendavantage dans deux heures d’ici.
– Vraiment ?
– Car on va nous séparer.
Barnett étouffa un cri ; et il regardaRocambole avec la tristesse d’un chien fidèle qu’on sépare de sonmaître.
– Mais sois tranquille, mon pauvreBarnett, nous nous reverrons.
Barnett leva les yeux au ciel.
– Si Calcraft le permet, dit-il.
– Ah çà ! fit Rocambole, serais-tuvéritablement condamné à mort ?
– Nullement, gentleman. Mais… c’est vousqui le serez…
– Ne t’inquiète pas de moi, mon ami. Voiscomme je suis tranquille.
– En effet, dit Barnett, vous paraissezvous moquer de Calcraft comme de sir Robert M…
– Exactement la même chose.
– Vous êtes bien heureux, gentleman.
– Mais, dis-moi, reprit Rocambole, pourcombien de temps es-tu encore ici ?
– Je puis m’en aller demain.
– Ah !
– J’avais fait mon temps, quand on m’amis auprès de vous pour vous espionner.
– Je m’en doutais.
– Et on m’avait promis une prime.
– De combien ?
– De cinquante livres.
– Tu en auras deux cents quand tusortiras.
– Oh ! dit Barnett d’un cri dedoute, qui donc me les comptera ?
– Moi, dit Marmouset.
– Vous allez donc sortir, vousautres ?
– Pas aujourd’hui, mais demain.
– Mais, dit Barnett, qui leva de nouveausur Rocambole un œil dévoué, je ne tiens pas à m’en, aller,moi.
– Mais tu t’en iras, mon pauvregarçon.
– Et pourquoi ?
– Parce que, maintenant, on n’a plusbesoin de toi.
Tu ne sais pas le javanais.
Et Rocambole et Marmouset se prirent à rire denouveau.
– On n’a jamais vu à Newgate desprisonniers aussi gais, murmura Barnett.
– Or, poursuivit Marmouset, puisque nousallons être séparés et qu’on va te rendre la liberté, il faut quenous puissions nous retrouver.
– C’est juste, dit Barnett.
– D’abord pour qu’on te donne tes deuxcents livres.
– Moi, dit Barnett, pour que vous mepreniez à votre service et que je sois au nombre de ceux quitenteront de délivrer le maître.
– Pour l’un et pour l’autre. Où donc teretrouverai-je ?
– Quand on m’a arrêté, je logeais dansOld Franck Lane.
– À quel numéro ?
– Au n° 7.
– Et tu allais le soir à la taverne tenuepar master Wanstoone ? dit Rocambole.
– Oui, gentleman.
– Eh bien ! dit Marmouset, sois-ydans trois jours, à huit heures du soir.
– J’y serai.
Comme Barnett prenait ce rendez-vous, la portede sa cellule s’ouvrit de nouveau.
Master Dixon, le gardien-chef, parut.
– Hé ! Barnett ! dit-il.
– Voilà, monsieur, dit l’Irlandais.
– On vous demande au parloir.
– Encore son frère assurément, ricanaRocambole.
Master Dixon regarda l’homme gris detravers.
Alors Barnett fut pris d’un momentd’irritation, et il serra la main de l’homme gris.
– Au revoir, dit-il.
Puis il suivit le gardien-chef en essuyant unelarme.
Quand il fut dans le corridor, master Dixonlui dit :
– Je vais te conduire au greffe.
– Pourquoi faire ?
– Tu signeras ta levée d’écrou, tureprendras tes vêtements, et tu t’en iras.
– Mais, dit Barnett, je suis donclibre ?
– Oui, et on n’a plus besoin de toi.
– Alors on me comptera la prime qu’on m’apromise.
– Non.
– Pourquoi donc ?
– Parce que tu n’as été d’aucuneutilité.
Barnett ne répondit rien ; mais il sejura de servir l’homme gris et de lui appartenir corps et âme.
*
**
Tandis que Barnett s’en allait, sir Robert M…ne perdait pas son temps.
Il s’était jeté dans un cab et s’était faitconduire en toute hâte chez le révérend Patterson.
Celui-ci, en le voyant entrer, devina degraves événements.
– Ils se connaissent ! dit sirRobert M…
– Je n’en ai jamais douté, répondit lerévérend.
– Et ils parlent entre eux une singulièrelangue.
– Laquelle ?
– Le javanais.
– Ah ! ah !
– Et je me demande, fit sir Robert M…comment ils l’ont apprise.
– Eh ! c’est bien simple, dit lerévérend, les fénians ont de nombreuses ramifications dansl’Inde.
– Vous croyez ?
– Nana Saïb en avait plusieurs dans sonarmée. Vous pensez bien que ces gens-là sont les mortels ennemis del’Angleterre.
– Naturellement.
– Et qu’ils vont partout où l’Angleterrea des ennemis.
– Oui, dit sir Robert M… Mais à présentnous les tenons, et nous saurons le vrai nom de l’homme gris.
– Vous savez le javanais ?
– J’ai un de mes prisonniers, un matelot,qui le sait, avec une forte prime…
– Mais ils ne parleront pas devantlui…
– Ils parleront quand ils se croirontseuls, vous oubliez l’appareil mécanique Hudson.
– Comment le ferez-vous poser dans leurcachot sans qu’ils s’en aperçoivent ?
– On le pose à l’heure même dans uneautre cellule.
– Ah !
– Et ils y seront transférés ce soir.
– Ne se douteront-ils de rien ?
– Je ne le crois pas. J’ai fait rendre laliberté à Barnett.
Dès lors la cellule est trop grande pour deuxprisonniers.
– Parfait ! dit le révérend.
Et cependant, quand sir Robert M… fut parti,le front assombri du révérend ne se dérida point.
– Voilà qui est bizarre, murmurait-il.J’ai transmis depuis hier deux dépêches à sir James Wood avec ordrede revenir et de ramener miss Ellen, et sir James Wood ne me répondpas…
Que lui est-il donc arrivé ?…
Sir Robert M…, radieux, était retourné àNewgate. En quittant la prison, il avait donné ses ordres, et unappareil Hudson avait été posé par une dizaine d’ouvriers dans lacellule voisine de celle qui renfermait Marmouset et Rocambole.
Rien n’est plus simple, du reste, que cetappareil : longue suite de tuyaux en caoutchouc qui serejoignent et aboutissent à un entonnoir renversé placé dans lapièce où on doit entendre ce qui se dit au point de départ, malgréune distance considérable. On avait fait passer l’appareil dans letuyau du gaz, ce qui faisait qu’il était impossible de le voir.
L’entonnoir se trouvait dans le cabinet mêmedu directeur.
Et sir Robert M… assista à la fin du travailen se frottant les mains et se disant :
– Enfin ! je tiens mes deuxdrôles.
Cependant une pensée mélancolique vint tout àcoup attrister sa joie.
Il se souvint des paroles de Marmouset luidisant :
« – Supposons que je ne sois pasRocambole… »
Sir Robert M… connaissait parfaitement la loianglaise et savait qu’elle ne plaisante pas quand il s’agit deréparer les torts faits à des particuliers.
Et Marmouset lui avait dit une chose tout àfait raisonnable :
« – Si cela était, vous seriezresponsable tout comme un autre, puisque vous auriez écroué unhomme sous un nom qui n’est pas le sien et sans vous assurer de sonidentité… »
Et sir Robert M… eut un peu de mélancolie àcette pensée ; car enfin tout est possible, mêmel’impossible.
Et puis sir Robert M… était père de famille.Il n’était pas riche, il avait besoin de son traitement.
Cependant une autre pensée, ou plutôt uneautre réflexion, venait aussitôt à son idée.
– La preuve, se disait-il, que cet hommeest bien Rocambole et qu’il est le complice de l’homme gris, c’estqu’ils causent entre eux dans une langue qu’ils croientincompréhensible.
S’ils n’avaient pas de secrets à se confier,ils causeraient en anglais ou en français.
Il faisait toutes ces réflexions tout enassistant à la pose de l’appareil Hudson.
Quand ce fut fini, il se fit suivre du gardienchef et fit une nouvelle visite à ses deux personnes.
– Votre Honneur est vraiment bien bon,lui dit Rocambole avec une pointe de raillerie, de nous visiterainsi deux ou trois fois par jour.
– Quand je vois M. le Gouverneur,dit à son tour Marmouset, je me sens tout réjoui.
– Ah ! ah ! dit sir RobertM…
– Il est certain, reprit Rocambole, qu’unvisage aussi parfaitement réjoui que celui de Votre Honneur estfait pour reposer la vue des pauvres prisonniers comme nous.
– Hélas ! mes amis, dit sir RobertM…, je vous apporte une nouvelle désagréable.
– Vraiment ?
– Vous étiez bien ici ?
– Admirablement.
– Je vais être obligé de vous changer decellule.
– Et pourquoi cela, VotreHonneur ?
– Parce que celle-ci est trop grande,maintenant que vous n’êtes plus que deux.
– Comment ? fit Rocambole,l’Irlandais ne va pas revenir ?
– Non.
– Ah bah !
– Sa peine a été commuée, vous lesavez.
– Bon !
– Et on l’a transféré à Bath-square.
Rocambole ne sourcilla pas, bien qu’il fûtcertain que sir Robert M… mentait.
– Mais, au moins, dit-il, remplacez-vousnotre jeu de whist par un jeu d’échecs ?
– Si cela peut vous être agréable, ditsir Robert.
Et regardant Marmouset :
– Jouez-vous aux échecs,gentleman ?
– Sans doute, répondit Marmouset. Mais…je crains de ne pouvoir faire longtemps la partie du gentleman.
– Et pourquoi cela ?
– Mais, cher monsieur, parce que jesortirai d’ici demain matin.
– Bah ! dit sir Robert qui essaya unsourire et n’obtint qu’une grimace. Vous m’avez déjà fait cetteplaisanterie-là.
– Vous verrez qu’elle est sérieuse.
– Oh ! dit le gouverneur, nousverrons bien.
Et il s’en alla, laissant retentir un grossourire, mais, au fond, très ému de l’insouciance de Marmouset.
Une demi-heure après, les deux prisonniersavaient été transférés dans l’autre cellule.
Alors sir Robert M… fit venir Dick lematelot.
– Dans combien de mois sortirons-nousd’ici ? lui dit-il.
– Dans trois mois.
– Si je suis content de toi, j’obtiendraiqu’on réduise ta prison à six semaines.
– En vérité, Votre Honneur…
– Et quand tu t’en iras, on te donneravingt-cinq livres de prime.
– Que faut-il donc faire pour mériterainsi les bontés de Votre Honneur ?
– T’asseoir là dans ce fauteuil.
– Et puis ? dit Dick étonné.
– Et appuyer ton oreille à cetentonnoir.
– M’y voilà.
– Entends-tu quelque chose ?
– Oui, des voix humaines.
– Écoute bien.
– J’entends fort distinctement.
– Que disent-elles ?
– Mais je ne comprends pas.
– Hein ?
– Je reconnais la voix des deuxprisonniers avec qui vous m’avez confronté ce matin.
– Ah !
– Mais ils ne parlent plus la mêmelangue.
Sir Robert M… jeta un cri de rage.
– Écoute bien, dit-il ensuite, il peut sefaire que la distance…
– Oh ! non, non, Votre Honneur, jeles entends aussi nettement que s’ils étaient auprès de moi.
– Vraiment ?
– Mais, je le répète à Votre Honneur, jene comprends pas un mot de ce qu’ils disent.
– Voilà qui est trop fort ! s’écriasir Robert M… Dans quelle langue peuvent-ils bien parler ?
– Je ne sais pas, mais ils ont l’air debien bonne humeur.
– Enfin, penses-tu que ce soit une langueorientale ?
– C’est possible. Tenez, Votre Honneur,écoutez vous-même.
Sir Robert M… s’approcha de l’appareil etprêta l’oreille à son tour.
Rocambole et Marmouset étaient en effet defort belle humeur, et deux ou trois éclats de rire moqueursparvinrent à sir Robert M…
Mais de leur conversation pas un motintelligible.
Ils s’étaient remis à parler javanais.
Non pas la langue qu’on parle dans l’île deJava, mais le javanais de Paris qui tombe en cascades rieuses deslèvres des petites dames.
Alors sir Robert M… murmura :
– Oui, ce doit être une langue orientale…Oh ! ces hommes !
Puis il se frappa le front et se leva vivementcomme un homme à qui il vient une bien belle idée !…
Au sud de Whitehall, tout auprès de ScotlandYard, se trouve un établissement qui porte ce nom quelque peucompliqué :
The royal united service institutionMuseum
Ce qui peut se traduire ainsi :
Service de l’union royale du Musée
C’est un établissement multiple dont unesection est consacrée aux manuscrits et à l’étude de toutes leslangues. On trouve là des professeurs qui parlent couramment lesanscrit et d’autres qui lisent les hiéroglyphes les plusindéchiffrables.
Il n’y a pas un idiome, un dialecte, unelangue morte ou vivante qui ne soit compris ou commenté au TheRoyal Museum.
En France on n’apprend guère que le français.En Angleterre on apprend tout.
Les Anglais qui voyagent perpétuellementveulent être compris sur tous les points du globe.
L’idée sublime qui venait de traverser lecerveau du sous-gouverneur de Newgate, sir Robert M…, étaitcependant bien simple et elle aurait dû lui venir plus tôt.
– Je vais courir au Muséum, se dit-il, etje demanderai tous les professeurs de langues orientales.
Il renvoya donc Dick dans sa prison, montadans un cab.
Le concierge du Muséum est un personnage trèsimportant, quelque chose comme un gouverneur.
Sir Robert M… s’adressa à lui.
Le concierge-gouverneur eut un souriremajestueux.
– Ces gens-là, dit-il faisant allusionaux deux prisonniers, parleraient l’égyptien du temps des Pharaons,que nous avons des gentlemen qui les comprendraient.
Venez avec moi, sir, et nous choisironsensemble les personnes dont vous avez besoin.
Une demi-heure après, sir Robert M… emmenaitavec lui deux gentlemen qui avaient consacré leur jeunesse àl’étude des langues sémitiques et des langues orientales, et il lesintroduisait dans son cabinet.
Il était alors huit heures du soir.
Le premier gentleman se plaça contrel’appareil Hudson et prêta l’oreille.
Sir Robert M… suivait anxieusement lesimpressions de sa physionomie.
Or, au bout de quelques minutes, cettephysionomie exprima un mouvement mêlé de stupeur.
– Quel jargon parlent-ils donc là ?dit-il enfin.
– Comment ! s’écria sir Robert M…,vous ne comprenez pas ?
– Je ne comprends pas un mot.
Le professeur de langue sémitique remplaçaauprès de l’appareil le professeur de langues orientales.
– Je ne comprends pas davantage,dit-il.
Sir Robert M… s’arrachait les cheveux dedésespoir.
Enfin le premier gentleman émit cet avis queles deux prisonniers pourraient bien parler un jargon océanien,quelque chose comme la langue des îles Sandwich.
Le second prétendit que certaines consonanceslui avaient paru se rapprocher du patois que parlent les nègres del’intérieur de l’Afrique.
Ce n’était pas la spécialité de cesmessieurs ; mais il y avait au Muséum un ancien midshipman quiavait été prisonnier au Congo et avait ensuite parcouru tous lesarchipels de l’Océanie.
Or, ce langage bizarre que parlaient Rocamboleet Marmouset prenait à leurs yeux les proportions d’un phénomènescientifique.
Ils s’empressèrent donc d’envoyer chercher lemidshipman, dont ils indiquèrent le nom et l’adresse à un desgardiens de Newgate, qui partit aussitôt.
Le midshipman n’était plus au Muséum ; ilhabitait même à la campagne, sur la route de Hampsteadt.
Près de trois heures s’écoulèrent avant qu’ilarrivât.
Mais les deux prisonniers ne paraissaient pasavoir envie de dormir.
Leurs voix bruyantes et leurs éclats de rirearrivaient à chaque instant aux oreilles consternées de sir RobertM…
Enfin, l’ancien midshipman parut.
Ses deux confrères du Muséum lui expliquèrentla situation en deux mots.
Il se plaça à son tour devant l’appareil,appuya son oreille à l’entonnoir et écouta.
– Mais ce n’est pas une langue humaine,cela ! s’écria-t-il enfin.
– Commuent, dit un des gentlemen, cen’est pas un jargon océanien ?
– Non.
– Ni un patois nègre ?
– Pas davantage.
Le problème paraissait insoluble, et sirRobert M… ne parlait de rien moins que de sauver son honneur par unsuicide, lorsque le professeur des langues sémitiques eut uneinspiration.
– Vous dites que les prisonniers sontFrançais dit-il.
– Je le crois, du moins.
– Avez-vous entendu parler d’une langueque parlent les voleurs et qui se nomme l’argot ?
– Oui, certes.
– Eh bien ! c’est de l’argot.
– Et qui donc, s’écria sir Robert M…,peut comprendre l’argot en Angleterre ?
– Bah ! dit le gentleman, vous avezbien un autre prisonnier français quelque part ?
Sir Robert M… manda Master Dixon, le gardienchef, et le consulta.
Dixon affirma qu’il y avait un Français àNewgate et que ce Français était un filou qui avait longtempsexercé son industrie à Paris.
Sir Robert M… l’envoya chercher.
– Sais-tu l’argot ? lui dit-il.
– Mieux que l’anglais, répondit lefilou.
– Alors mets-toi là et écoute.
Le filou obéit.
– Ce n’est pas de l’argot, dit-ilenfin.
– Qu’est-ce donc ?
– C’est du javanais.
Les deux gentlemen haussèrent les épaules.
– Le javanais de la Maison d’Or, ditencore le filou.
– Qu’est-ce que cela ?
– Une langue qu’on parle à Paris.
– Et que tu comprends ?
– Non, il n’y a que les femmes à huitressorts et les gentilshommes qui font courir leurs chevaux etleurs créanciers qui parlent ce langage.
– Alors, comment faire ? s’écria sirRobert M…, dont le désespoir était sans limite.
– Une chose bien simple, répondit leFrançais.
– Quoi donc ?
– Faire venir une petite dame de Parisqui sera dans la débine et lui promettre une jolie somme.
– Mais il faut trois jours pourcela !
– Ou bien encore pour demander par letélégraphe les lumières de M. Victor Noir, rédacteur en chefde la « Gazette de Java » dont les bureaux sont sur leboulevard Montmartre.
– Comment ! exclamèrent les troissavants, il se publie un journal dans cette langue !
– Un journal qui a soixante milleabonnés, répondit sans rire le prisonnier, qui était un loustic depremière force.
– C’est à devenir fou ! murmurait lebon gouverneur de Newgate.
Et, comme il disait cela, master Dixon entratout effaré.
– Ah ! Seigneur Dieu !reprit-il, par saint George, monsieur, quelle sottise avons-nousdonc faite ?
– Hein ! dit sir Robert M…ahuri.
– Nous avons emprisonné sous le nom deRocambole l’ami intime du premier secrétaire de l’ambassadefrançaise, lequel secrétaire vient d’entrer à Newgate comme unouragan et demande une éclatante réparation…
Sir Robert M… poussa un cri sourd et se laissatomber sur un siège, foudroyé par ce dernier coup dusort !…
C’était bien, en effet, le premier secrétaired’ambassade, à qui Marmouset avait écrit, qui se présentait àNewgate à cette heure matinale.
Il pouvait être alors quatre heures dumatin.
À Londres, on vit la nuit presque autant quele jour.
C’est le soir que siège le Parlement.
C’est à minuit que le peuple envahit lestavernes et que les gens de haute vie fréquentent les clubs.
Fidèle aux instructions de Marmouset, Milon nes’était présenté que fort tard, le soir, à l’ambassade deFrance.
Le premier secrétaire était au bal.
– Je l’attendrai, avait dit Milon.
À deux heures du matin, un huissier avait ditau colosse :
– Si vous voulez absolument voirM. le premier secrétaire, allez dans Pal Mal au West-IndiaClub, vous l’y trouverez.
Milon avait couru à West-India.
Un des laquais du club lui dit qu’en effet lepremier secrétaire de l’ambassade de France faisait partie du club,mais qu’il n’y venait jamais avant deux ou trois heures dumatin.
Milon attendit patiemment.
Enfin, le haut personnage arriva.
Alors Milon lui remit la lettre de Marmousetet joua son rôle en conscience.
Marmouset était depuis six ans sihonorablement connu dans le monde élégant de Paris, que la penséem’aurait pu venir à personne qu’il se fût fait mettre à Newgate envue de quelque projet ténébreux.
Le premier secrétaire témoigna donc unevéritable indignation.
Il demanda sa voiture sur-le-champ, fit monterMilon à côté de lui et se rendit en toute hâte à Newgate.
À pareille heure on ne pénètre pas dans uneprison.
Mais le premier secrétaire parla si haut, avecune telle autorité, menaçant de l’intervention de l’ambassadeur,que le portier-consigne se décida à aller chercher master Dixon, legardien chef.
Celui-ci accourut.
– Vous avez un Français ici ? dit lesecrétaire.
– Nous en avons plusieurs.
– Mais vous en avez un qui a été arrêtédans le Strand, à l’hôtel des Trois-Couronnes ?
– Oui, c’est un malfaiteur des plusdangereux.
Le premier secrétaire se mit à rire.
– Un homme du nom de Rocambole ?
– Vous êtes un niais ! répliqua lepremier secrétaire.
L’homme qu’on a arrêté et que vous détenez enprison est un parfait gentleman de mes amis, dont je répondscomplètement, et que vous allez faire sortir sur-le-champ.
– Mais, monsieur, avait dit master Dixontout bouleversé, je ne suis pas le gouverneur.
– Eh bien ! allez chercher legouverneur.
– À cette heure ?
– Mais sans doute. S’il est couché, il selèvera. Faut-il vous répéter que je suis le premier secrétaire del’ambassade de France !
Master Dixon, pris d’une salutaire terreur,était arrivé en toute hâte, comme on l’a vu, dans le cabinet de sirRobert M…
Et sir Robert M… s’était laissé tomber commefoudroyé sur un siège.
Mais, le premier secrétaire ayant suivi legardien chef, il était entré presque aussitôt.
Alors le bon et jovial gouverneur, qui,certes, ne riait pas en ce moment, s’était levé en balbutiant etbaissant les yeux sous le regard irrité du premier secrétaired’ambassade.
– Monsieur le gouverneur, avait ditcelui-ci, sans faire attention aux trois savants, je viens vousprier de faire mettre en liberté, sur-le-champ, un de mes bons amisqui est ici la victime d’une erreur.
– Monsieur, balbutia sir Robert M… d’unevoix étouffée, n’auriez-vous pas été plutôt induit en erreurvous-même ?
Le premier secrétaire haussa les épaules.
– On m’a amené ici un Français du nom deRocambole, poursuivit sir Robert M…
– Mais, mon cher monsieur, dit froidementle secrétaire d’ambassade, si vous croyez qu’il y a une erreur dema part et non une bévue de la police, il y a un moyen bien simpled’éclaircir la chose.
– Lequel ? dit le gouverneur, quiperdait littéralement la tête.
– C’est de me montrer votreprisonnier.
Sir Robert M… se rattacha à un dernierespoir.
Il était impossible qu’un homme si haut placéque le secrétaire d’ambassade connût un malfaiteur.
Or, pour sir Robert M…, un homme qui parlaitune langue mystérieuse et s’entretenait pendant toute la nuit avecun bandit comme l’homme gris, ne pouvait être qu’un malfaiteur qui,peut-être, avait volé les papiers d’un gentleman, et se réclamait,au nom de ce gentleman, à l’ambassade de France.
Sir Robert M… accepta donc avec empressementla proposition qui lui était faite.
– Venez ! monsieur, venez !dit-il.
Et il se précipita le premier hors de soncabinet.
Master Dixon ouvrit la formidable porte de ferqui sépare le greffe et les appartements du gouverneur del’intérieur proprement dit de la prison.
Les deux professeurs de langues orientales etle midshipman qui avait vécu parmi les sauvages de l’Océaniesuivirent sir Robert M… et le premier secrétaire del’ambassade.
Milon demeura au greffe.
Il y avait une émotion terrible et suprême queredoutait le colosse.
Il craignait de voir Rocambole et de setrahir.
Marmouset lui avait bien recommandé de ne passe montrer.
Quand la porte de la cellule où le vrai et lefaux Rocambole étaient enfermés se fut ouverte, Marmouset jeta uncri de joie.
Et se levant de son lit, sur lequel il étaitcouché tout vêtu, il se précipita vers le premier secrétaire.
– Oh ! cher ami, dit celui-ci, envérité, je suis indigné de ce qui vous arrive.
– Ah ! dit Marmouset en riant, je neme suis pas trop ennuyé.
Rocambole était impassible.
– Et puis, dit Rocambole, ce brave hommeet moi, nous nous sommes un peu moqués de sir Robert M…
– Vous vous êtes moqués de moi ?…balbutia le gentleman.
– Eh ! sans doute, chermonsieur.
Sir Marmouset, regardant Rocambole, ditencore :
– Monsieur est Français. Pourquoi est-ilici ? Je l’ignore. Vous avez absolument voulu que je fusse sonami et complice. Alors je lui ai proposé une petite comédie, et ilm’a donné la réplique.
Monsieur est un gentleman et un hommed’éducation.
Il a peut-être commis des crimes, mais ilparle merveilleusement le javanais.
– Une langue infernale ! dit sirRobert M…
– Une langue charmante, dont je vousdonnerai la clef, mon cher gouverneur.
Mais le premier secrétaire d’ambassade fit,sur ces mots, un geste d’adieu à Rocambole, et dit àMarmouset :
– Mon cher ami, venez ; on vous doitune réparation, et je vous jure qu’elle sera éclatante !…
*
**
Une demi-heure après, Marmouset quittaitNewgate, laissant sir Robert M… en proie aux plus vivesangoisses.
Car enfin Marmouset pouvait demander une forteindemnité, et le jury ne se priverait pas de se montrer sévèreenvers un gouverneur aussi léger dans sa conduite.
Et sir Robert M… n’était pas riche…
Et il était père de famille.
Quant à Rocambole, il s’était couchétranquillement et n’avait pas tardé à s’endormir.
Transportons-nous maintenant dans la Cité etdans une maison de Sermon Lane.
Cette même maison où nous avons vu naguèrel’homme gris surprendre miss Ellen au moment où elle s’affublait dela robe et du capuchon noir des « Sœurs de la dernièreheure. »
Londres, nous l’avons dit, possède uneinstitution admirable entre tant d’autres.
Des femmes de la plus haute noblesse se sontliées par un vœu ; elles ont formé une association, et, tiréesau sort chaque fois, elles vont porter aux condamnés à mort lesconsolations de la religion, et prient avec eux pendant la nuit quiprécède leur supplice.
On se souvient encore qu’une nuit le sortayant désigné miss Ellen, et la jeune fille ayant reçu le plimystérieux marqué dans le coin d’une croix noire, elle s’étaitarrachée à son lit, vêtue à la hâte, était montée en voiture etavait couru à Sermon Lane.
C’est une ruelle, on le sait, qui descendinfecte et noire des hauteurs de la Cité jusqu’à la Tamise.
Dans cette ruelle, au troisième étage d’unemaison plus que modeste, miss Ellen avait alors une chambre danslaquelle elle renfermait son costume de « dame desprisons » ou « de la dernière heure » car le peuplede Londres leur donne les deux noms.
Miss Ellen était partie précipitamment deLondres, elle n’avait donc pas prévenu de son absence la présidentede l’œuvre, qui avait, on s’en souvient encore, ses bureaux dans larue Pater-Noster.
Par conséquent elle avait conservé sa petitechambre de Sermon Lane.
Or, le lendemain matin de son retour àLondres, miss Ellen, qui était descendue avec Vanda dans un hôtelmodeste, auprès de la poste, dit à sa compagne :
– Madame, nous n’allons pas rester ici,moi du moins.
– Pourquoi donc ? demanda Vanda.
– Parce que je me défie de la police etdu révérend Patterson, et que j’aime autant me servir de mesarmes.
– De quelles armes parlez-vous ! ditVanda étonnée.
Miss Ellen eut un sourire.
– Vous connaissez la vie anglaise etl’Angleterre, dit-elle, mais pas comme moi.
– Que voulez-vous dire ?
– L’Angleterre est la terre desinviolabilités par excellence, il est des maisons, dans lesquellesla police n’a pas le droit de pénétrer, des costumes sous lesquelson peut circuler librement.
– Un élève de Christ-Hospital estinviolable, par exemple, dit encore miss Ellen.
– Bon !
– Le policeman qui oserait arrêter unedame des prisons ne sortirait pas vivant de la rue où ilaurait commis ce forfait.
La populace le mettrait en pièces.
– Eh bien ?
– Eh bien ! dit miss Ellen, je suissœur des prisons.
– Vous ?
– Moi, et par conséquent, je vais revêtirmon costume.
– Mais où cela ?
– À deux pas d’ici, dans le Sermon Lane.Voulez-vous m’accompagner ?
Vanda suivit miss Ellen.
La jeune fille la conduisit dans cette chambreque nous connaissons.
– Ici, dit-elle je brave la haine durévérend Patterson.
– Et le courroux de votre père ? ditVanda.
– Oh ! fit miss Ellen qui eut unsuperbe sourire, avec mon père le dernier mot n’est pas dit.
– Ah !
– Mon père m’idolâtrait ; ilm’idolâtre encore, j’en suis sûre.
– Et il doit être bien malheureux.
– J’en suis très persuadée, mais je leconvertirai à mes idées.
– Vous oserez revoir votrepère ?
– Sans doute, et j’irai en plein jourchez lui.
– Et s’il vous retient ?
– Revêtue de cet habit je vous le répète,je suis inviolable.
Puis miss Ellen ajouta après un silence.
– J’aime l’homme gris à présent ; jel’ai perdu, je le sauverai.
Il y avait une énergie sauvage ; uneconviction profonde dans l’accent de la jeune fille.
– J’ai accepté tout d’abord votre plan etcelui de vos amis, dit-elle ensuite, mais que ce plan vienne àéchouer, et vous verrez…
Vanda retourna à son hôtel.
Miss Ellen demeura installée dans la chambrede Sermon Lane.
Une petite servante Irlandaise qu’elle s’étaitprocurée lui apportait ses repas de la maison voisine.
Deux jours s’écoulèrent.
Milon était venu annoncer à Vanda queMarmouset était à Newgate.
Vanda avait porté elle-même cette nouvelle àmiss Ellen.
Enfin, le surlendemain, Marmouset se présentalui-même à l’hôtel de Vanda.
Celle-ci eut un cri de joie en le voyant.
Marmouset avait aux lèvres un sourire quidisait clairement que la campagne avait été bonne.
– As-tu vu le maître ? demandaVanda.
– Pardieu !
– As-tu pu lui parler ?
– J’ai passé deux nuits et un jour aveclui.
– As-tu ses instructions ?
– Ses instructions complètes. Où est missEllen ?
Vanda mit Marmouset au courant.
– Eh bien ! dit celui-ci, allonsdans Sermon Lane.
Et tous deux rejoignirent miss Ellen.
La belle patricienne eut un moment de violenteémotion.
Elle voulut apprendre de la bouche deMarmouset mille détails sur cet homme qu’elle adorait après l’avoirhaï.
Lui avait-il parlé d’elle ? Était-il émuen prononçant son nom ?
Et l’atmosphère pesante de Newgate, la maisonaux murs sinistres, n’avait-elle pas brisé sa vaillanteénergie ?
Marmouset répondait en souriant :
– Nous le sauverons, miss Ellen, nous lesauverons !
Alors Marmouset confia aux deux femmes qu’ilavait mission de voir l’abbé Samuel. Mais où le trouver ?
Depuis l’arrestation de l’homme gris, le jeuneprêtre qu’on avait essayé de compromettre, se cachait.
– Je sais où vous le trouverez, dit missEllen.
– Ah !
– Allez-vous-en dans le Southwark.
– Bon !
– Entrez à l’église Saint-George,adressez la parole au sacristain et dites-lui :
– C’est l’espoir de l’Irlande quim’envoie.
Vous pouvez lui parler français, vousachèveriez ainsi de gagner sa confiance.
– Et il me dira où est l’abbéSamuel ?
– C’est probable, surtout si vous luiparlez de l’homme gris.
– J’y vais à l’instant même, ditMarmouset, car nous n’avons plus de temps à perdre maintenant,d’autant plus que l’homme gris demande une réunion des principauxchefs fénians.
– Allez, dit miss Ellen, qui avaitretrouvé tout son calme, moi aussi je vous dis avecconfiance : Nous le sauverons !
– Comme elle l’aime ! murmura Vanda.Ô la jeunesse !
Londres était si embrumé, ce jour-là, qu’oneût dit que la capitale du spleen y mettait de la coquetterie.
Dès midi, les magasins avaient eu recours àl’hydrogène, cette doublure fort réussie du soleil anglais.
Le brouillard était rouge et si épais que lescabs ne circulaient plus.
– Quel chien de pays ! murmuraitMilon, qui marchait cependant d’un pas rapide et côte à côte avecMarmouset.
Quand on pense qu’à Paris il fait un soleilmagnifique et que les arbres des Tuileries commencent àbourgeonner !
– Viens donc, philosophe, réponditMarmouset. Tu te plaindras du brouillard un autre jour. Nousn’avons pas le temps aujourd’hui de disputer sur latempérature.
Ils arrivaient au pont de Westminster.
Le brouillard obscurcissait le ciel, rendaitla Tamise invisible.
On aurait pu croire qu’ils marchaient dans unnuage.
Les piles du pont elles-mêmes étaient devenuesinvisibles.
Quand ils furent de l’autre côté, Marmousethésita un moment :
– Nous voici bien dans le Southwark,dit-il ; mais quel est le plus court chemin pour arriver àl’église Saint-George ?
– Bridge road, répondit Milon, qui savaitLondres par cœur.
Ils se remirent en route, et un quart d’heureaprès, ils arrivaient devant la cathédrale des catholiques deLondres.
Miss Ellen avait parfaitement indiqué àMarmouset le moyen de pénétrer dans l’église.
Il fallait tourner la grand’porte, traverserle cimetière et aller frapper à la porte du chœur.
Ce qu’ils firent.
Il s’écoula quelques minutes avant qu’onrépondit.
Puis enfin le vieux sacristain à barbe blanchevint ouvrir.
Il avait une lampe à la main.
À la vue de ces deux hommes qu’il neconnaissait pas, il fit un pas en arrière et eut un geste decrainte.
– Que voulez-vous ? dit-il.
– C’est l’Espoir de l’Irlande quinous envoie, répondit Marmouset, se conformant auxinstructions de miss Ellen.
– Je ne sais pas ce que vous voulez dire,répliqua le sacristain en mauvais français.
– Nous voulons parler à l’abbéSamuel.
– Il n’est pas ici.
Marmouset et Milon étaient entrés dans lechœur.
– Si vous voulez voir l’abbé Samuel, ditencore le vieillard, allez à Saint-Gilles.
Mais Marmouset avait deviné que le vieillardmentait :
– Prends garde, vieillard, dit-il, enrefusant de nous conduire à l’abbé Samuel, tu causes peut-être ungrand préjudice à l’Irlande.
– Êtes-vous donc Irlandais ? fit lesoupçonneux vieillard.
– Nous sommes des amis de l’Irlande.
– Ou de l’Angleterre. Allez ! dit levieillard, quand on a arrêté l’abbé Samuel pour le mettre enprison, on lui a pareillement dit…
– Nous venons de France, dit Marmouset,et nous avons vu Ralph et Jenny.
À ces noms, le vieillard fit un pas enarrière.
– Veux-tu que je te les dépeigne ?dit encore Marmouset.
Jenny est grande, brune, elle a les yeux bleuset elle est plus belle que toutes les ladies du West-End.
– Après ? dit le sacristain.
– Ralph à dix ans, il est déjà fier commeson père, sir Edward Palmure.
– Et vous les avez vu ? demanda lesacristain.
– Ils sont chez moi, dit Milon.
– Où cela ?
– À Paris.
Cependant le vieillard ne se rendait pasencore.
– Je vous crois, dit-il, mais je ne saispas où est l’abbé Samuel.
– Ah ! connais-tu l’hommegris ?
À ce nom le sacristain tressaillit.
– Oui, dit Milon. Et Shoking, leconnais-tu ?
Ce nom dérida le sacristain.
– Prouvez-moi que vous connaissezShoking, dit-il.
– C’est facile. Shoking n’est plus àLondres.
– C’est vrai.
– Il est en France avec Ralph etJenny.
– C’est vrai encore. Mais la policeanglaise sait tant de choses !…
– Tu te défies donc toujours ?
Le sacristain eut un sourire :
– L’Irlande est persécutée, dit-il, c’estnotre excuse, si nous avons peur.
– Eh bien, dit Marmouset, puisque tu neveux pas nous dire où est l’abbé Samuel, peux-tu au moins techarger d’un message pour lui ?
– Si je le vois, oui.
– Supposons que tu le verras…
– Dites alors.
– Si tu vois l’abbé Samuel, remets-luiceci.
Et Marmouset tira de sa poche un petit papierplié en quatre.
Ce papier n’était autre qu’un billet écrit àl’abbé Samuel par l’homme gris lui-même.
Et Marmouset ajouta :
– C’est de la part de l’homme gris.
– Ah ! dit le sacristain qui prit lebillet.
Mais sa défiance n’était point désarmée.
– Revenez demain, dit-il, ou ce soir.Peut-être aurai-je vu l’abbé Samuel.
– C’est bien, dit Marmouset. Viens,Milon.
– Comment ? dit le colosse, nousnous en allons ?
– Sans doute.
– Mais si l’abbé Samuel étaitici ?
– Viens donc !
Et Marmouset entraîna Milon hors de l’église,au grand contentement du sacristain, qui se hâta de refermer laporte.
– Mais, dit alors Milon, si nous avionsinsisté ?… Tenez, j’aurais pris le sacristain à la gorge, moiet vous ?…
– Moi, j’aurais souillé l’église,n’est-ce pas ?
– Oui.
– Tu es un imbécile !
– Plaît-il ?
– Viens t’asseoir là, dit encoreMarmouset.
Et il s’assit, sur le mur de clôture ducimetière.
– Maintenant, lève les yeux en l’air.
– Bon !
– Vois-tu le clocher ?
– Non ! il est perdu dans lebrouillard.
– Regarde bien, que vois-tu ?
– Tiens : une lueur qui monte, ditMilon.
– Ah !
– On dirait une étoile.
– C’est une lampe qui monte dans leclocher et que tu aperçois à travers les meurtrières.
– Eh bien ?
– L’abbé Samuel est là haut.
– Vous croyez ?
– Et le sacristain il porte le billet del’homme gris. Attendons un moment encore.
– Pourquoi ?
– Tu vas voir.
La clarté qui perçait le brouillard étaitdevenue fixe en ce moment.
Tout à coup elle redescendit, mais non pluslentement. Cette fois, on eût dit une étoile se détachant duciel.
– Le bonhomme a retrouvé ses jambes devingt ans, dit Marmouset.
– Comment cela ?
– Il redescend en courant.
– Pourquoi ?
– Mais pour essayer de nous rejoindre. Tuvas voir.
En effet, un instant après la petite porte duchœur se rouvrit, et le vieux sacristain s’élança dans lecimetière.
Le vieux sacristain était, en effet, monté auclocher, et il avait poussé une petite porte dissimulée dans lamuraille si habilement, que trois personnes seulement enconnaissaient l’existence, le sacristain, le curé de l’église etl’abbé Samuel.
En Angleterre, les persécutions dont lecatholicisme est victime ne datent pas d’hier et n’ont pas eu lefenianisme pour point de départ.
Il y a cinquante ans, un prêtre catholique,naturellement Irlandais, et curé de Saint-George, était poursuivi àoutrance pour avoir, dans un de ses sermons, attaqué le primat dela Grande-Bretagne, l’archevêque de Cantorbéry.
Le pauvre prêtre était attaché à son églisecomme le capitaine à son vaisseau.
Il ne voulait pas fuir.
Pendant deux mois il se tint caché sous lesmurailles de Saint-Gilles, de l’autre côté de la Tamise.
Mais les Irlandais mirent ces deux mois àprofit.
Chaque nuit deux ouvriers travaillaientmystérieusement dans le clocher et creusaient dans l’épaisseur dumur une espèce de cellule, large de quatre pieds.
Quand la cellule fut creusée, lorsque sonentrée fut habilement dissimulée par une pierre semblable auxautres et tournant sur ses gonds invisibles, le prêtre revint dansson église.
Les policemen faisaient bonne garde àl’entour ; vingt fois ils envahirent l’église, espéranttrouver le curé et le conduire en prison.
Le curé était invisible.
Tout le jour, il était caché dans la cellulemystérieuse ; la nuit il descendait prier dans l’église et,bien avant la première aube, il disait sa messe.
Or, depuis cinquante ans, la chambre secrètedu clocher n’avait servi qu’une seule fois, et encore pendantquelques jours seulement, lorsqu’un soir l’abbé Samuel se glissadans l’église et monta précipitamment chez le sacristain.
– Il faut me cacher, lui dit-il.
– Vous êtes donc poursuivi ? demandale vieillard.
– Oui, on a fouillé dans mes papiers enmon absence, et on a trouvé plusieurs lettres de l’homme gris quise trouve arrêté depuis hier.
En effet, à la pressante sollicitation durévérend Patterson, le lord chief-justice avait ordonnél’arrestation de l’abbé Samuel, qui n’avait eu que le temps de seréfugier à Saint-George.
Depuis lors on le recherchait si activementqu’il lui avait été impossible de réunir une seule fois lesprincipaux chefs irlandais.
Cependant ses lettres lui parvenaient, et ladépêche de Marmouset, dépêche à laquelle il avait répondu, luiétait arrivée par l’intermédiaire d’un agent du télégraphe quiétait lui-même fénian.
Or donc, si le sacristain s’était montré sidéfiant à l’endroit de Marmouset et de Milon, c’est qu’ilsn’étaient pas les premiers à venir demander l’abbé Samuel.
La police, qui continuait à rechercheractivement l’abbé Samuel, avait employé tous les moyens ; elles’était présentée sous tous les prétextes et sous tous lesdéguisements.
La perspicacité du bonhomme avait fait échouerses efforts jusqu’à présent.
Cependant, l’accent de sincérité de Marmousetet de Milon avait frappé le vieillard.
Il s’était donc chargé de faire parvenir àl’abbé Samuel le billet que Marmouset lui avait remis.
Et, ce billet à la main, il était montéprécipitamment dans le clocher, avait poussé un ressort et s’étaittrouvé dans la cellule où l’abbé Samuel priait en ce moment.
À peine le jeune prêtre eut-il jeté les yeuxsur le billet et reconnu l’écriture de l’homme gris, qu’ils’écria :
– Qui donc a apporté cela ?
– Deux hommes.
– Où sont-ils ?
– Je les ai renvoyés.
– Y a-t-il longtemps ?
– Non, à l’instant même.
– Cours après eux, tâche de lesrejoindre, ce sont des amis, avait encore dit l’abbé Samuel.
Et le sacristain, on l’a vu, avait dégringolél’escalier du clocher et s’était élancé dans le cimetière, espérantretrouver les deux visiteurs, soit sur la place de l’Église, soitdans quelque rue voisine.
Comme le brouillard était très épais, ilpassait tout auprès de Marmouset sans le voir, quand celui-cil’arrêta en lui saisissant le bras.
– Ah ! c’est vous ? fit levieillard.
– Nous-mêmes.
– Je vous cherchais.
– Et nous, dit Marmouset, nous étionsbien sûrs que vous nous courriez après.
– Venez, dit le sacristain.
Et il reprit le chemin de la petite porte duchœur, qu’il avait laissée entrouverte.
Marmouset et Milon le suivirent.
Quelques minutes après, ils se trouvaient enprésence de l’abbé Samuel.
– Mon père, lui dit Marmouset, le billetque je vous ai fait tenir a dû vous l’apprendre, je sors deNewgate.
– Où vous avez vu l’homme gris ? fitvivement le jeune prêtre.
– J’ai passé deux jours avec lui.
L’abbé Samuel passa la main sur sonfront :
– Ah ! dit-il, c’est un grand,malheur qu’il soit à Newgate.
– Il en sortira.
Le prêtre leva les yeux au ciel.
– Hélas ! dit-il, vous ne connaissezpas les Irlandais, mon frère.
– Que voulez-vous dire ? fitMarmouset.
– Pendant quelques mois, reprit l’abbéSamuel, l’homme gris a été notre chef à tous. Partout nous avonstriomphé, partout nous avons été victorieux.
Si bons chrétiens que soient nos frèresd’Irlande, ils sont superstitieux.
– Ah !
– Et ils avaient fini par croire quel’homme gris avait un pouvoir surnaturel.
– Qui sait ? dit encore Milon.
L’abbé Samuel secoua la tête.
– Hélas ! dit-il, l’événement aprouvé le contraire. Il a été pris. Dès lors son prestige esttombé.
– Alors on ne croit plus à lui ?
– Non.
– Et personne ne songe à tenter quelquechose pour le sauver ?
– Personne.
Un fin sourire glissa sur les lèvres deMarmouset.
– Si l’homme gris a été pris, dit-il,c’est qu’il l’a bien voulu.
– Que dites-vous ?
– La vérité.
L’abbé Samuel fit un pas en arrière, tant cesparoles l’étonnaient.
– Il a été pris, poursuivit Marmouset,parce qu’il avait une grande idée que sa captivité seule pouvaitréaliser.
– Je ne vous comprends pas, monsieur.
– Écoutez-moi, monsieur l’abbé. Quelssont vos deux plus mortels ennemis, en Angleterre ?
– Nous en avons trois.
– Nommez-les.
– Le révérend Patterson, chef occulte dela religion réformée.
– Et puis ?
– Et puis lord Palmure.
– Et enfin ?
– Enfin la fille de lord Palmure, missEllen.
– Vous vous trompez, monsieur l’abbé, ditfroidement Marmouset.
– Plaît-il ?
– Miss Ellen n’est plus votreennemie.
– Oh ! que dites-vous là ?
– Je dis la vérité, monsieur l’abbé. MissEllen est redevenue Irlandaise de cœur et d’âme.
L’abbé Samuel étouffa un cri.
Marmouset avait frappé un grand coup surl’esprit de l’abbé Samuel en lui apprenant la conversion de missEllen aux idées irlandaises.
Néanmoins, cela paraissait si extraordinaire,si invraisemblable, que le jeune prêtre lui dit :
– Êtes-vous sûr, monsieur, que l’hommegris ne s’est pas trompé ?
– Sur quoi ?
– Miss Ellen a l’audace, la force, laruse ; elle joue la passion en comédienne consommée…
– Oui, mais elle a été vaincue parl’homme gris.
– Et elle l’aime ?
– Elle l’a aimé du jour où il a étéprisonnier.
Dans les deux jours qu’il avait passés enprison avec Rocambole, Marmouset avait eu le temps d’apprendre delui tout ce qui s’était passé à Londres depuis six mois.
Il raconta donc à l’abbé Samuel comment missEllen avait tendu un piège à l’homme gris, piège dans lequelcelui-ci avait volontairement donné tête baissée.
Et la réaction subite qui s’était opérée chezla fière patricienne, et son amour et son désespoir.
Puis il raconta encore le voyage de miss Ellenen France, et la façon dont lui, Marmouset, l’avait délivrée de sirJames Wood.
Quand il eut terminé cet étrange récit, l’abbéSamuel lui dit :
– Je vous crois, moi.
– Mais les autres ne me croiront pas,voulez-vous dire ?
– Je le crains.
– Et si miss Ellen elle-même.
– Ah ! vous avez raison, dit l’abbéSamuel, je réunirai cette nuit même les principaux chefs.
– En quel endroit ?
– Connaissez-vous Londres ?
– Assez.
– Il y a un quartier qu’on nomme leWapping.
– Connu ! dit Marmouset.
– Et un square appelé Well-Close…
– Je le connais aussi.
– Eh bien ! que miss Ellen s’ytrouve ce soir, un peu avant minuit.
– Seule ?
– Oh ! non, car elle pourrait êtreinsultée par quelque fille de bas étage ; accompagnez-la.
– Et puis ?
– Faites-la asseoir sur un banc au milieudu square, et attendez.
– C’est bien, dit Marmouset, nous yserons.
Puis, après un moment de réflexion, l’abbéSamuel dit encore :
– Savez-vous ce qui a achevé de ruiner leprestige de l’homme gris ?
– Non.
– C’est qu’on le croyait Irlandais.
– Et qu’on a appris qu’il étaitFrançais ?
– Justement.
– Dévouez-vous donc à un peuple et à uneidée ! murmura Marmouset avec dédain.
Puis, froissé dans son orgueil, il regarda leprêtre et lui dit :
– Écoutez-moi une minute encore,monsieur.
– Parlez…
– L’homme gris, qui, pour nous, a unautre nom, vous a paru extraordinaire, merveilleux, n’est-cepas ?
– Cela est vrai.
– Je sais ce qu’il a fait ici : etje puis vous affirmer que cela n’a rien d’important.
– Oh ! dit l’abbé Samuel.
– Nous lui avons vu faire bien autrechose, nous, ses compagnons, et je puis vous affirmer unechose…
– Laquelle ?
– C’est que s’il voulait sortir deNewgate ce soir et tout seul, il en sortirait.
Le prêtre eut un geste qui voulaitdire :
– Alors pourquoi nous demande-t-ilsecours ?
Marmouset devina la pensée de l’abbé Samuel etrépondit :
– Les hommes supérieurs ont leursfaiblesses. L’homme gris a été un grand coupable ; c’estmaintenant un grand pénitent, et il a mis tout son génie étrange auservice de toutes les causes qui lui paraissent nobles et dignesd’intérêt.
C’est ainsi qu’un jour il vous a vu apparaîtredans une taverne, comme un ange parmi des démons, et qu’il estdevenu fénian.
Délivrez-le, et il vous rendra de bien autresservices encore.
– Ah ! je ne demande pas mieux, moi,dit l’abbé Samuel.
– Abandonnez-le, poursuivit Marmouset, ilse tirera d’affaire, soyez tranquille.
– Et nous donc ! sommes-nous venus àLondres pour rien ? exclama le bon Milon, que le flegme del’abbé Samuel irritait.
– Mais alors, acheva Marmouset, il vousabandonnera à son tour.
– Hélas ! dit le pauvre prêtre,pourquoi donc n’est-il pas Irlandais ? À l’heure qu’il est, oneût incendié Newgate pour le délivrer. Ah ! monsieur, si jepouvais disposer de ces hommes à ma guise, il y a longtemps quel’homme gris serait revenu parmi nous.
Marmouset se prit à sourire.
– Monsieur l’abbé, dit-il, vous êtes unapôtre, je le sais, et l’homme gris n’a jamais douté de vous.
– Ah ! certes !
– Aussi ne vous inquiétez pas de luioutre mesure. Si les fénians l’abandonnent, nous ses amis, nous luiouvrirons toutes grandes les portes de Newgate. Comme vous ledisait mon compagnon, nous ne sommes pas venus de Paris pour autrechose.
– À ce soir donc, dit l’abbé Samuel.
– À ce soir.
Marmouset et Milon firent un pas deretraite.
– Ah ! dit encore le prêtre,j’oubliais…
– Quoi donc ?
– Vous n’êtes pas fénian, vous ?
– Ma foi ! non.
– Vous ne pouvez, par conséquent,pénétrer dans notre réunion.
– Alors, miss Ellen ira seule ?
– Non, puisque je viendrai la cherchersur le banc de Well-Close square.
– C’est juste. À ce soir.
Et Marmouset et Milon s’en allèrent.
Milon, en traversant le cimetière de l’église,prononçait des mots inintelligibles, mais qui trahissaient unesourde exaspération.
– Qu’as-tu donc ? dit Marmouset enriant.
– J’ai que le maître est toujours victimede son cœur et de ses élans généreux.
– Naturellement.
– Et ces gens-là ne valent pas lapeine…
– Tais-toi ! Ne les jugeons pointpar avance… Qui sait ?
– Oh ! fit Milon, c’est tout vu. Ilsenverront promener miss Ellen.
– Eh bien ! nous délivrerons lemaître, nous.
– Avez-vous déjà un plan ?
– Parbleu ! dit Marmouset. Et dès cesoir je me mets à l’œuvre.
– Dès ce soir ?
– Sans doute.
– Mais puisque vous accompagnez missEllen ?
– À minuit.
– Alors, auparavant… ?
– Auparavant je vais dresser mes petitesbatteries. Viens, nous en causerons en route.
Ils sortirent du cimetière et remontèrent versle pont de Westminster.
Le brouillard était toujours d’une intensitéexcessive.
On n’y voyait pas à trois pas de distance.
Cependant, il n’était pas encore quatre heuresde l’après-midi.
Marmouset et Milon s’en revinrent donc à pied,après avoir traversé de nouveau la Tamise sur le pont deWestminster.
Et tout en cheminant ils causaient :
– Voyons, disait Marmouset, récapitulonsun peu. Combien sommes-nous ?
– Où cela ?
– À Londres.
– Vous voulez parlez de nous et des gensque nous avons amenés ?
– Oui.
– Il y a d’abord nous quatre, vous, moi,Vanda et miss Ellen.
– Les femmes ne comptent pas.
– Alors, nous deux.
– Après ?
– La Mort-des-Braves, Jean leBoucher.
– Quatre.
– Polyte.
– Cinq.
– Sir James Wood.
– Il ne compte pas non plus.
– Edward.
– Ah ! il compte, celui-là :six.
– Pourquoi ces calculs ? demandaMilon.
Marmouset continua sans répondre à cettequestion :
– Rocambole m’a donné une liste de quatrepersonnes qui lui sont particulièrement dévouées à Londres.
– Bon ! fit Milon.
– Enfin, au besoin, nous ferons venirShoking.
– Mais…
– Tu veux toujours savoir les choses troplongtemps à l’avance, dit Marmouset en souriant.
– Mais… pourtant.
– Qu’il te suffise pour le momentd’apprendre que tu vas changer de profession.
Milon ouvrit de grands yeux.
– Tu étais entrepreneur àParis ?
– Sans doute.
– Tu vas être, à Londres, marchand dedenrées coloniales.
– Quelle drôle d’idée !
– Épicier, si tu veux.
– Ah çà ! dit Milon qui avait sespetits moments d’impatience, je crois que vous vous moquez de moi,Marmouset.
– Bah !
– Je permets bien cela au maître…
– Mais tu ne me le permets pas ?
– Dame, fit Milon.
– Eh bien, rassure-toi, je ne me moquepas de toi.
– Cependant, observa Milon, je ne voispas quel rapport il y a entre la profession d’épicier et le but denotre voyage à Londres.
– Tu le verras.
– Mais quand ?
– Dans une heure.
Tout auprès de Scotland-Yard, Marmouset fitentrer Milon dans un public-house.
– J’ai soif, dit-il.
Puis, au lieu d’entrer dans le box desgentlemen, il passa tout droit dans cette petite pièce qui est aufond de tous les public-houses et qu’on appelle le parloir.
Là seulement on trouve à s’asseoir.
Marmouset demanda une bouteille de porto ettandis qu’on le servait, il tira de sa poche un numéro duTimes paru la veille au soir.
Milon, de plus en plus étonné le regardaitfaire.
Marmouset chercha à la quatrième page et mitle doigt sur une annonce qu’il plaça sous les yeux deMilon :
Great attraction !
« Master Love, négociant en denréescoloniales, Old-Bailey, n° 3, a l’honneur de prévenir lepublic qu’ayant fait sa fortune et désirant vivre tranquille dansson cottage de Greenwich, il est dans l’intention de vendre samaison de commerce.
« Bonne clientèle de premier choix.
« Des fenêtres de la boutique, on voitpendre, la maison faisant face à la porte de Newgate devantlaquelle on dresse le gibet. Great attraction ! On peut louerdeux fenêtres. Master Love fait savoir qu’il traitera directementavec les personnes qui se présenteront. »
– Je le vois bien, dit Milon, mais…
Marmouset haussa les épaules.
– Ne sois donc pas si pressé, dit-il, tudevrais déjà comprendre, ce me semble, qu’il y a un intérêtquelconque pour nous à posséder un fonds de commerce en face deNewgate.
– Cela est juste.
– Nous ferons la connaissance dupersonnel de la prison, c’est toujours cela.
Milon n’insista pas.
La bouteille de vin vidée, Milon et Marmousetse remirent en route et remontèrent vers Trafalgar square.
Il y a une bonne trotte de Trafalgar à OldBailey.
Il faut longer tout le Strand, ensuite Fleetstreet, traverser la longue rue de Farrigdon, dans laquelle setrouve l’imprimerie du Times.
En entrant dans Old Bailey, Marmouset montraune maison à Milon.
– Est-ce que c’est cela ? demandaMilon.
– Non, c’est la maison de M. Ranis,un riche banquier.
– Eh bien ?
– Vois-tu cette fenêtre au premierétage ?
– Oui.
– Eh bien ! Rocambole, de cettefenêtre, a coupé la corde d’un pendu avec une balle chassée par unfusil à vent.
– Quand cela ?
– Il y a trois mois.
Le magasin d’épicerie de master Love étaittout à côté de la maison de M. Ranis.
C’était un tout petit magasin occupant lerez-de-chaussée d’une maison de triste apparence et dont la vieillearchitecture contrastait péniblement avec les constructionsvoisines.
– Cette maison, dit-il, a deux cents ansd’existence.
– C’est une masure, dit Milon, qui avaitsur la construction des idées nouvelles.
– Nous trouverons, quand elle nousappartiendra, que c’est un vrai bijou.
– Par exemple !
– Quelquefois, le vieux vaut mieux que leneuf, dit sentencieusement Marmouset.
Et ils entrèrent dans la boutique où masterLove, un petit homme grisonnant et fort laid, en dépit de son nomqui veut dire amour, trônait majestueusement derrière un comptoirde chêne noirci et au milieu de tous les produits que l’épicerie,toujours solennelle, a baptisés du nom de denrées coloniales.
En voyant entrer les deux gentlemen, masterLove se leva avec empressement et vint à leur rencontre.
– My dear, lui dit Marmouset, vousdésirez vendre votre fonds ?
– Yes, sir, répondit master Love.
– Combien ?
– Deux mille cinq cents livres.
Un sourire vint aux lèvres de Marmouset, quidit en français à Milon :
– Cela vaut mille écus, et il en demandeplus de soixante mille francs. Pas juif du tout,l’Anglais !
Puis tout haut :
– Êtes-vous donc locataire de toute lamaison ?
– Yes, dit master Love.
Marmouset ouvrit sa redingote, tira de sapoche un portefeuille bourré de bank-notes et dit :
– J’offre deux mille livres et je paiecomptant, mais à une condition.
– Laquelle ? demanda master Love,qui eut un éblouissement.
Marmouset reprit en montrant Milon :
– Monsieur est mon parent, et je le veuxétablir.
– Fort bien, dit master Love.
– Or, je quitte l’Angleterre dès demain,et je veux, avant de partir, avoir la satisfaction de le voirétabli. Par conséquent, je vous offre deux mille livres, à lacondition que vous vous en irez à l’instant même avec votrefemme.
– Je suis veuf, dit master Love.
– Et votre commis ?
– Je n’en ai pas.
– Alors vous êtes donc toutseul ?
– Absolument.
– Peste ! dit Marmouset en souriant,votre commerce ne me paraît pas si étendu, puisque vous faitesvotre besogne tout seul.
– Oh ! dit master Love en clignantde l’œil, ce n’est pas l’épicerie qui va le mieux ici…
– Qu’est-ce donc ?
– Les fenêtres.
– Ah ! oui, les fenêtres pour lesexécutions ?
– Justement. Vous les louerez chaque foisdix livres.
Le marché ainsi conclu, master Love quitta sontablier, mit son habit, prit son chapeau, et suivit Marmouset chezun homme de loi qui, séance tenante, rédigea un acte de vente.
Une heure après, master Love prenait lepenny-boat pour se rendre à Greenwich, et Milon s’installait dansla boutique de denrées coloniales d’Old Bailey.
En même temps Marmouset commandait chez unfabricant d’enseignes de la Cité une grande pancarte qu’on luitirait tout de suite et sur laquelle on lisait :
CHANGEMENT DE PROPRIÉTAIRE
LE MAGASIN EST FERMÉ POUR CAUSE DE RÉPARATIONS
Puis il colla l’affiche sur la porte, Milonmit les volets et Marmouset lui dit :
– Allons-nous-en !
– Où allons-nous ?
– Dans Sermon Lane, à deux pas d’ici,voir miss Ellen.
– Et après ?
– Après nous irons faire un tour dans larue Pater-Noster, qui est celle des libraires de la Cité.
– Je veux être pendu, murmurait Milon ensuivant Marmouset, si je comprends un mot à tout cela !
– Miss Ellen, dit Marmouset à la jeunefille, il y aura ce soir dans Well-Close square me grande réunionde fénians.
– Ah ! dit-elle avec joie.
– Et on vous y attend.
– Et il faudra bien, dit-elle, qu’ils mepromettent de sauver l’homme gris.
Alors Marmouset lui raconta son entretien avecl’abbé Samuel.
Un sourire lui vint aux lèvres :
– Ces gens-là sont stupides !dit-elle. Si un homme n’est pas éternellement victorieux, ils n’ontplus foi en lui.
– Du reste, dit Marmouset, si les féniansnous abandonnent, nous nous passerons d’eux.
– Certainement oui, dit-elle, et quand jedevrais aller trouver mon père.
– Votre père ?
– Oh ! fit miss Ellen, je ferai demon père ce que je voudrai, le jour où je le voudrai.
– À ce soir, miss Ellen !
– À ce soir.
– Je viendrai vous prendre ici à onzeheures.
– Je serai prête.
Marmouset et Milon s’en allaient.
– Que diable allons-nous faire dans larue Pater-Noster ! se demandait Milon.
Il le sut bientôt.
Dans cette rue il y a une boutique de librairedans chaque maison.
Le plus achalandé de ces libraires se nommeM. Simouns.
Il a une fort belle collection de plans et decartes, d’ouvrages historiques dont l’impression remonte à uneépoque déjà reculée.
Marmouset entra chez lui et lui dit :
– Je désirerais, monsieur, avoir un plande la Cité au seizième siècle.
– Monsieur, répondit M. Simouns, leplan que vous me demandez est très rare. Il ne s’en trouve à maconnaissance, que deux exemplaires. L’un est au Muséum, l’autre esten ma possession.
– Et vous ne voulez pas vous endéfaire ?
– J’en ai refusé cent livres.
– Je suis prêt à le payer centcinquante.
Et Marmouset, une fois encore, ouvrit sonportefeuille.
M. Simouns salua.
Puis il chercha dans ses rayons et mit la mainsur le plan géographique, qui était divisé en petites feuillescollées sur toile et se fermait comme un livre.
– Tenez, monsieur, dit-il, vous allezvoir combien cet ouvrage est précieux.
Et il étala le plan sur une table.
– Il a été dressé par ordre deCharles II à sa restauration, poursuivit le libraire.
– Je sais cela, monsieur.
– À la suite d’une conspiration quin’avait pour but rien moins que de miner la ville de Londres toutentière, et de l’envoyer dans les airs à l’aide de quelquesmilliers de tonneaux de poudre.
– Je sais parfaitement cela, ditMarmouset, et c’est parce que je m’occupe d’un grand ouvragehistorique…
– Tenez, monsieur, poursuivitM. Simouns, voyez ces lignes rouges.
– Bien.
– Elles indiquent les souterrains quifurent creusés à cette époque.
– Ah ! fort bien.
– Mais, reprit Marmouset, ces souterrainsont été comblés ?
– À peu près. Cependant j’ai la presquecertitude qu’il en existe encore plusieurs.
– Où cela ?
– Principalement aux environs deNewgate.
– Ah ! vraiment ?
Ce libraire, qui était un érudit et en tiraitquelque vanité, mit son doigt sur une des rues indiquées sur leplan.
– Tenez, dit-il, voilà Old Bailey.
– Bon !
– Vers le milieu, il y a une masure, unevieille maison qui fait face à Newgate.
– Eh bien ?
– Elle remonte au quatorzième siècle.
– J’irai la voir, dit Marmouset. Je veuxfaire mon ouvrage très consciencieusement.
– Je suis à peu près certain, poursuivitle libraire, que dans les caves de cette maison on retrouverait latrace des souterrains indiqués sur ce plan.
– C’est bien possible, dit Marmouset avecindifférence.
Et il prit le plan, qu’il paya en bellesbank-notes toutes neuves.
Cette fois, comme ils sortaient de chezM. Simouns, et qu’ils descendaient la rue Pater-Noster, Milonmurmura :
– Ah ! je commence àcomprendre !
– C’est bien heureux… dit Marmouset ensouriant.
Marmouset et Milon revinrent donc dans OldBailey et prirent possession de leur nouvelle propriété.
Alors Marmouset regarda Milon ensouriant :
– Ton vendeur, dit-il, comptait beaucoupsur le revenu de ses fenêtres pour les jours d’exécution.
– Je le vois bien, répondit Milon, quijeta un coup d’œil dédaigneux sur les marchandises qui setrouvaient dans le magasin ; tout ce qu’il y a ici est avariéet ne vaut pas cinq cent franc.
– C’est une maison qu’il faut relever,mon ami.
– Hein ? fit Milon.
– Il faut acheter d’abord de la belle etbonne marchandise.
– Ah !
– Installer une jolie femme aucomptoir.
– Plaît-il ?
– Avoir deux commis et un teneur delivres.
– Ah çà ! fit Milon stupéfait, vousvoulez donc que je devienne sérieusement épicier ?
– Très sérieusement.
– Mais pourquoi ?
– Parce que nous avons besoin de toutnotre personnel.
– La Mort-des-Braves et Jean serontcommis.
– Bon !
– Polyte, notre nouvelle connaissance,sera teneur de livres.
– Et puis ?
– Sa petite femme Pauline, qui est fortgentille, ma foi ! tiendra le comptoir.
Tout à l’heure, je croyais comprendre,pourtant, murmura le bon Milon.
– Et maintenant tu ne comprendsplus ?
– Oh ! mais là… plus du tout.
Marmouset haussa les épaules :
– Il faut toujours te mettre les pointssur les i, dit-il.
– Cela m’est plus commode, toujours.
– Eh bien ! écoute. Le libraire nousa dit que cette maison, – et certes le brave homme ignorait qu’ellefût à nous, – avait dû être dans un temps le point de départ dessouterrains creusés, lors de la conspiration des poudres.
– Oui, dit Milon.
– Ces souterrains aboutissaientprobablement dans les caves.
– Eh bien ?
– Mais ils ont été comblés au moins àleur orifice.
– Après ?
– Il faudra donc, notre plan à la main,retrouver l’entrée d’abord.
– Bon ! dit le colosse.
– Et la déblayer.
– C’est juste.
– Or, pour cela, il faut des bras et desoutils.
– C’est vrai.
– Or, que penserais-tu si nous aillionsfaire venir de braves ouvriers de Londres, terrassiers de leurétat, que nous mettrions à cette besogne et qui, le soir,raconteraient dans les tavernes la singulière besogne dont on les achargés ?
– C’est impossible, cela !
– Il faut donc, alors, que nous ayons nosouvriers à nous.
– Vous avez raison.
– Et nos ouvriers sont laMort-des-Braves, Jean le Boucher, Polyte et toi. Sais-tu que quatrehommes font de la besogne, la pioche à la main ?
– Excusez-moi, dit Milon, mais je ne suisqu’une brute, j’aurais dû comprendre ça tout de suite.
– Le jour, continua Marmouset, ils serontépiciers, et la nuit ils seront mineurs.
– Pardon, un mot encore, dit lecolosse.
– Parle.
– En admettant que ces souterrainsexistent, pensez-vous qu’il y en ait un qui pénètre dansNewgate ?
Marmouset déplia de nouveau le plan qu’ilvenait d’acheter et le posa sur une table.
Puis il mit son doigt sur une des petiteslignes rouges que le libraire disait indiquer les souterrains enquestion.
Et Milon vit que ce filet s’éloignait endroite ligne de la maison et se dirigeait à travers Old Bailey versNewgate.
– Ah ! fort bien, dit-il encore,mais… Newgate est grand.
– Oui, certes.
– Où aboutit le souterrain et à quelleprofondeur est-il ? Voilà ce que nous ne savons pas.
– Voilà ce que nous saurons.
– Quand ?
– Mais d’ici à deux jours.
– Comment cela ?
– Ah ! mon ami, dit Marmouset avecun léger mouvement d’impatience, il faut tout t’expliquer d’avance.Nous avons bien autre chose à faire ce soir.
Milon courba la tête, résigné.
Il était habitué, du reste, à ces façons deMarmouset, qui avait hérité des brusqueries et des franchises deRocambole.
Marmouset consulta sa montre.
– Il est huit heures du soir, dit-il.C’est à onze heures que j’irais chercher miss Ellen. Allons dîner àEvans-Tavern. Puis tu te mettras en quête de nos compagnons.
– Ils sont descendus dans Haymarket etdans Liviston square.
– Ah !
– La Mort-des-Braves et Jean sont dans unboxeding où descendent les marchands de chevaux français.
– Et Polyte ?
– Polyte et sa femme sont à Sablonnièrehôtel.
– Alors, dit Marmouset, allons dîner àSablonnière ; c’est à eux d’abord que j’en ai.
*
**
Pendant que Marmouset et Milon dînaient etconvoquaient leurs compagnons de route pour le lendemain, Vandaétait auprès de miss Ellen.
La jeune fille s’apprêtait à aller à laréunion des fénians.
Elle regardait Vanda en souriant et luidisait :
– Comme on change pourtant, madame.
– Quelquefois, en effet, miss Ellen.
– Il y a deux mois, le seul nomd’Irlandais révoltait tout mon sang.
– En vérité !
– Je regardais tous ces gens-là comme unevermine humaine, comme une lèpre vivante dont il fallait à toutprix débarrasser l’Angleterre.
– Et maintenant ?
– Maintenant, les Irlandais sont mesfrères.
– Du reste, observa Vanda, n’êtes-vouspas, miss Ellen, d’origine irlandaise ?
– Certainement, répondit la jeunefille ; mais l’Angleterre nous avait adoptés, et mon père etmoi l’avions, en revanche, considérée comme notre véritablepatrie.
– Et il a suffi de l’hommegris ?…
– Oh ! dit miss Ellen avecenthousiasme ; puisque vous le connaissez, vous devez savoiravec quelle éloquence sa voix pénètre au fond des cœurs.
– Je le sais, dit Vanda, qui étouffa unsoupir.
– Quand nous l’aurons sauvé, reprit missEllen, quand il sera libre, si vous saviez comme je serais fière demarcher à ses côtés dans le chemin qu’il s’est tracé, la liberté del’Irlande !
– Comme elle l’aime ! pensaitVanda.
Et celle qui, elle aussi, avait tant aiméRocambole, essuya furtivement une larme.
En ce moment on frappa à la porte de lachambrette, et Marmouset parut.
– Miss Ellen, dit-il, êtes-vousprête ?
– Oui ! répondit miss Ellen quiavait revêtu son costume de sœur des prisons.
Le Wapping s’éveillait, et minuit allaitsonner.
Ce quartier de Londres, que nous avons décritsi minutieusement autrefois, est un de ceux où la vie nocturne a leplus de racines.
À huit heures du soir, le passant ne rencontreplus dans les rues que de braves gens qui rentrent précipitammentchez eux pour dormir trois ou quatre heures.
Les magasins sont fermés, les public-housesdéserts ; les enfants ont cessé de jouer dans les squares etne se vautrent plus dans les ruisseaux.
À dix heures, un silence de mort règnepartout, depuis les docks jusqu’à la rue Saint-George, depuis laTour de Londres jusqu’à la Tamise.
Le Wapping est alors une véritablenécropole.
Mais tout à coup, un peu après onze heures, unmurmure, vague d’abord, se fait entendre.
Une fenêtre s’ouvre ça et là.
Çà et là une lumière brille derrière lesvolets d’une boutique ou les persiennes d’une croisée.
Les établissements de nuit s’ouvrent un àun.
Une foule silencieuse descend dans larue ; puis, à mesure qu’elle grossit, cette foule commence àmurmurer à mi-voix d’abord, plus haut ensuite.
Est-ce une émeute qui gronde ?
Nullement, c’est le Wapping qui s’éveille,c’est la vie nocturne qui commence.
Les matelots envahissent les tavernes, etaussi les voleurs, les pickpockets et toute cette population sansaveu qui grouille dans l’East End.
Les belles de nuit accostent sans pudeur lespassants ; les tables se dressent aux coins des rues, dans lescarrefours, sur les places, sous le porche des temples,partout.
On soupe, on boit, on se querelle, mais à voixbasse, afin de ne pas mécontenter le policeman qui se promène çà etlà grave et silencieux.
– Ne dormez pas, si tel est votre bonplaisir, dit la loi anglaise, mais ne troublez pas le sommeil devotre voisin.
Elle dit aux filles de joie :
– La libre Angleterre n’admet pas levice, elle ne l’élève pas à la hauteur d’une institution, elle neveut pas vous connaître. En plein jour votre vue pourrait choquerles femmes honnêtes, les jeunes filles qui ont un fiancé, les mèresde famille et les épouses chastes.
Mais la nuit vous ne les rencontrerez pas.
Faites donc ce que vous voudrez, pourvu quecela se passe convenablement et sans bruit.
Or donc, ce principe étant admis que la femmehonnête ne circule pas la nuit dans les rues de Londres, la filleperdue est chez elle.
Elle peut rire, si son rire n’est pas tropbruyant, et tenir à ceux qu’elle rencontre les propos les pluscyniques…
Le policeman qui passe les entend et se prendà sourire.
Le policeman, du reste, est bon diable.
Toujours calme, toujours flegmatique, il ne semêle que de ce qui le regarde et a le plus grand respect de laliberté individuelle.
Une femme honnête ne peut sortir, à pied,passé huit heures du soir, traverser les rues de Londres sanscourir le risque d’être insultée.
Mais, à minuit, le risque devientcertitude.
Il y avait dans Well-Close square unevingtaine de filles qui se querellaient à mi-voix, quand miss Ellenet Marmouset arrivèrent.
Mais miss Ellen avait revêtu le costume dedames des prisons, et, dès lors, elle n’avait rien à craindre.
La dame des prisons inspire un respectfanatique au peuple de Londres.
Quand on la voit passer avec une robe grisedont la cagoule lui couvre entièrement le visage, la foule s’écarteavec respect et le rire cynique de la fille de joie s’éteint.
Quelle est celle, du reste, de cesmalheureuses qui n’ait un peu donné son âme et son cœur à quelquemisérable comme elle, que la potence attend ?
Quelle est celle qui ne se souvient pas quedurant la dernière nuit de cet homme qu’elle a aimé, une dame desprisons est venue le consoler et lui parler de la miséricordeinfime de Dieu ?
Miss Ellen s’avança donc dans Weil-Closesquare, et le silence s’y fit tout à coup, comme parenchantement.
Les matelots cessèrent de chanter, leursdignes compagnes de se quereller, et chacun s’écarta avecrespect.
Marmouset était enveloppé dans un de cesmanteaux ou plaids qu’on appelle macfarlanes, et il en avait relevéle collet, de sorte qu’on ne voyait guère que le haut de sonvisage.
Il conduisit miss Ellen vers le milieu dusquare, la fit asseoir sur un banc et s’assit auprès d’elle.
– L’abbé Samuel, dit-il, ne peut tarder àvenir.
Et, en effet, comme il disait cela, une ombrequi se tenait immobile sous l’auvent d’une porte s’agita alors etse mit en marche.
Un homme s’avançait vers le banc où miss Ellenétait assise.
Cependant, à deux pas de distance, il s’arrêtahésitant.
Le capuchon de miss Ellen ne lui permettaitpas de reconnaître la jeune fille et il avait peur sans doute de setromper.
Mais Marmouset fit un pas à sa rencontre.
– Êtes-vous l’abbé Samuel ? dit-iltout bas.
– Oui ; et vous êtes-vous leFrançais ?
– Oui, dit Marmouset à son tour, voilàcelle que vous attendez.
Alors l’abbé Samuel qui était enveloppé d’unmanteau couleur muraille, s’approcha de la jeune fille.
– Nous avons le temps, dit-il, attendons,miss Ellen.
– Cependant il est minuit, dit la jeunefille.
– Oui, mais le feu vert ne brille pasencore.
– De quel feu parlez-vous ?
Il étendit la main vers un coin de la place etmontra le toit d’une maison.
– Tout à l’heure, dit-il, une flammeverte apparaîtra sur ce toit l’espace d’une seconde.
– Est-ce un signal ?
– Oui.
– Et nous attendons que cette flammeapparaisse ?
– Nous n’avons pas attendu longtemps, ditla jeune fille.
En effet, au même moment, une flamme vertecouronna le toit, brilla quelques secondes et s’éteignit.
– Maintenant, dit l’abbé Samuel, venez,miss Ellen.
Puis, s’adressant à Marmouset :
– Quant à vous, monsieur, dit-il, où nousretrouverons-nous ?
– Ici, dit Marmouset.
– Peut-être nous ferons-nous attendrelongtemps.
– Oh ! répondit Marmouset, j’ai descigares. Et puis l’homme gris m’a donné de la besogne.
– Ah !
– Je dois aller au bal Wilson chercherdes amis à lui, entre autres un matelot nommé William et une filledu nom de Betzy.
Je vous demande une heure.
– Allez, dit l’abbé Samuel.
Et marchant à côté de la sœur des prisons, ilajouta :
– Votre habit me sert d’égide, missEllen.
– Ah ! fit la pauvre fille.
– J’ai fait des miracles pour arriverjusqu’ici sans être arrêté. Mais à présent je ne crains plus rien.Quel est le policeman qui oserait s’approcher d’un homme quiaccompagne une sœur des prisons ?
Miss Ellen prit le bras du prêtre, et ilsparvinrent bientôt dans le dédale des petites rues qui avoisinentWell-Close square.
Tandis que miss Ellen s’éloignait au bras del’abbé Samuel, Marmouset se mettait à la recherche de William lematelot, l’homme que Betsy aimait avec fanatisme, l’hercule enfinqui s’était mesuré avec l’homme gris et avait été vaincu parlui.
William était un hôte habituel des mauvaislieux du Wapping.
On le trouvait dans la taverne du Cheval Noir,à partir de minuit, ou, avant cette heure-là, au bal Wilson. Puis,à quatre ou cinq heures du matin, Betsy et lui s’en allaient mangerdes huîtres et des coquillages dans la rue de la Poissonnerie, toutauprès du monument, comme les Anglais appellent la colonnecommémorative du grand incendie de Londres.
Pourquoi Marmouset voulait-il trouverWilliam ?
C’est ce que sa conversation avec lui nousapprendra.
Marmouset s’en alla donc au bal Wilson.
Il y avait à la porte deux Irlandaises enhaillons et belles comme des anges, qui, voyant un homme bien mis,un gentleman, s’accrochèrent à lui aussitôt.
– Paye-nous un verre de sherry, ditl’une.
– Volontiers, dit Marmouset.
Et il entra dans le bal, flanqué des deuxIrlandaises.
Puis, quand il les eut fait asseoir dans unepetite salle où on servait des grogs au gin, du sherry et duporter, il leur dit :
– Est-ce que vous connaissezWilliam ?
– Quel William ? Est-ce le Williamqui est l’amant de Betsy, dit l’une.
– Ou bien William le pickpocket ?dit l’autre.
– C’est l’amant de Betsy.
– Le matelot ?
– Précisément.
– Un drôle de matelot ! dit AnneJustin, la première des deux Irlandaises. Voici trois ans qu’il n’apris la mer, et c’est Betsy qui le nourrit.
– Est-ce que tu veux lui chercherquerelle, mon amour ? demanda l’autre. Aussi vrai que jem’appelle Débora, tu aurais tort.
– Oh ! fit Anne Justin, on ne peutpas savoir, ma chère.
– Oh ! dit Débora, monsieur estgentleman et il a les mains trop fines pour lutter avecWilliam.
– Te souviens-tu du Français ?
– Quel Français ? dit Marmouset, quiprit un air naïf.
Anne Justin reprit :
– Figure-toi, mon petit, que, voici septou huit mois, William était à la taverne du Black-Horse.
– Bon ! dit Marmouset.
– Betsy lui avait cherché querelle et ilétait de mauvaise humeur.
Il se mit à provoquer tout le monde selon sonhabitude, et personne d’abord ne lui répondit, car Williamassommait un bœuf d’un coup de poing.
– Ah ! vraiment ?
– Mais il y avait dans un coin unFrançais, qui ne soufflait mot, et qu’on appelait l’homme gris, àcause de son habit.
– Drôle de nom ! dit flegmativementMarmouset.
– C’était un homme dans ton genre,poursuivit Anne Justin, ni grand, ni petit, avec une jolie figureun peu pâle et de beaux yeux gris qui vous brûlaient quand ils sefixaient sur vous.
– Et qu’arriva-t-il alors ?
– Le Français se leva et dit àWilliam : Je suis ton homme.
– Ah ! ah !
William se mit à rire.
– Alors je vais t’écraser entre deuxdoigts, dit-il.
Mais le Français le prit par le milieu ducorps, l’enleva comme il eût fait d’une plume et le terrassa en dixsecondes.
Jamais personne, avant lui, n’avait tombéWilliam.
– Et personne ne l’a tombé depuis, ditDébora. Aussi crois-moi, gentleman, ne tente pas l’aventure.
– Mais, dit Marmouset, je ne veux pas mebattre avec lui.
– Que lui veux-tu donc ?
– J’ai à lui parler de la part d’un deses amis.
– Ah ! c’est différent.
– Savez-vous où il est ?
– S’il n’est pas ici, certainement tu letrouveras au Black-Horse.
– Tiens ! le voilà, dit Débora.
En effet, un homme entrait en ce moment.
Marmouset le regarda avec curiosité.
William était un homme trapu, au cou detaureau, aux épaules herculéennes, aux bras couverts d’un duvetrouge, rugueux et fourni comme le poil d’un singe.
Sa figure était bestiale, mais il avait l’œilintelligent, et ses grosses lèvres indiquaient une franchisebrutale et une certaine loyauté.
– Qui parle de moi ? dit-il enentrant et regardant les deux Irlandaises.
– Moi, dit Marmouset.
William le regarda.
Par extraordinaire le matelot n’était pasencore gris.
– Qui es-tu, toi ? dit-il.
– Tu ne me connais pas, dit Marmouset,mais je viens te voir de la part d’un homme que tu connais.
– Et qui se nomme ?
Marmouset se leva, approcha ses lèvres del’oreille de William et dit tout bas :
– L’homme gris.
William eut un geste de surprise.
– Sortons d’ici, lui dit Marmouset.
Et il donna deux shillings aux Irlandaises enleur disant adieu.
Puis il prit William et l’entraîna hors du balWilson.
– Ah ! disait le matelot, tu viensde la part de l’homme gris, gentleman ?
– Oui, mon cher.
– Un rude homme, l’homme gris, le seulqui m’ait jamais tombé.
– Et tu ne lui as pas gardérancune ?
– Ah ! mais non ; c’est même,entre nous, à la vie, à la mort.
– Vrai ?
– Et si jamais il a besoin de moi…
– Il a besoin de toi, William, et c’estpour cela qu’il m’envoie te trouver.
– Eh bien ! parle, dit William, ets’il faut assommer quelqu’un pour lui faire plaisir…
– Non.
– Que faut-il donc faire ?
– L’homme gris est à Newgate.
– Ah ! diable !
– Et il te prie de faire ce que je tedemanderai, comme si c’était lui qui te le demandât.
– Mais que veux-tu donc que jefasse ?
– Viens luncher avec moi demain, je te ledirai.
– Et où cela ?
– Dans Old Bailey, chez un épicier qui meloge.
– Master Love ?
– Non, son successeur.
– J’irai, dit William.
Marmouset tira sa montre.
Il y avait déjà près d’une heure qu’il avaitquitté miss Ellen.
– Excuse-moi, dit-il, on m’attend.
Et il quitta William pour retourner dansWell-Close square.
Donc miss Ellen et l’abbé Samuel, quittantWell-Close square s’étaient enfoncés dans le dédale de petites ruesqui l’avoisinent.
Ils traversèrent ainsi Saint-George street,arrivèrent dans Pannington street, et là, l’abbé Samuels’arrêta.
Miss Ellen vit alors devant elle une maisonhaute de quatre étages, qui n’avait que deux fenêtres sur la façadeet paraissait habitée par des ouvriers et le monde le pluschétif.
Du linge et des loques pendant aux fenêtres,suspendues sur des cordes.
À travers les vitres de papier huilé brûlaientdes lampes fumeuses.
Une petite porte bâtarde, la seule qui donnâtaccès dans cette maison, s’ouvrit quand l’abbé Samuel eut appuyéson doigt sur une virole de cuivre.
Miss Ellen se trouva alors au seuil d’uneallée noire, d’où s’échappait un air froid.
Mais la patricienne ne recula point.
Pour sauver l’homme gris, elle eût pénétrédans le plus infect des bouges, elle eût bu des verres de gin avecdes filles perdues.
– Venez, miss Ellen, reprit l’abbéSamuel, et marchez sans crainte.
– Je ne crains rien, répondit-elle.
Au fond de l’allée, il y avait une autreporte.
L’abbé Samuel frappa deux coups précipités,puis un troisième plus lentement, espacé.
Alors, cette porte s’ouvrit.
Une faible clarté frappa miss Ellen auvisage.
Elle se voyait à l’entrée d’une cave danslaquelle on descendait par quelques marches usées, et qu’éclairaitune lampe suspendue à la voûte.
L’abbé Samuel descendit le premier.
Au bas de l’escalier, qui avait dix-septmarches, on trouvait un second couloir pareillement éclairé.
Au bout de ce couloir, on apercevait unetroisième porte, et, derrière cette porte, on entendait des voixconfuses.
Alors, l’abbé Samuel dit à missEllen :
– Les fénians sont là.
– Bien, dit la jeune fille.
– Et vous pensez qu’ils ne vous attendentpas ?
– Ah !
– Il faut donc que je vous précède et quevous restiez ici.
L’abbé Samuel laissa donc miss Ellen dans lecouloir et frappa sur la troisième porte.
Une voix dit au travers :
– Qui es-tu, toi qui viens à cetteheure ?
– Un frère, répondit l’abbé Samuel.
– Entre, en ce cas.
Et la porte s’ouvrit.
Cette porte donnait sur une petite sallesouterraine qui n’était autre, du reste, qu’une cave.
Il y avait au milieu une table et, assis surdes bancs, autour de cette table, une douzaine d’hommes qui selevèrent avec respect en reconnaissant l’abbé Samuel.
C’étaient les principaux chefs fénians.
L’un d’eux vint au-devant du jeune prêtre etlui dit :
– Mon père, vous nous avez convoqués, etnous sommes venus.
– Je vous ai convoqués pour vous parlerde notre mère l’Irlande et de ceux qui l’ont servie fidèlement.
L’abbé Samuel fit un signe et tout le monde serassit.
Lui seul demeura debout.
– Mes frères, reprit-il, il est un hommequi a voué sa vie et son sang à l’Irlande.
– Comme nous tous ! dirent plusieursvoix.
– Mais vous êtes des Irlandais,vous !
– Et cet homme dont vousparlez ?…
– Il est Français.
Les fénians froncèrent le sourcil ;l’abbé Samuel entendit même de légers murmures.
– Ah ! dit un des chefs, est-ce quevous venez encore nous parler de l’homme gris ?
– Oui, mes frères.
– L’homme gris n’est pas Irlandais.
– Mais a plus fait pour l’Irlande quebeaucoup d’entre nous.
– Oh ! fit un sceptique, qu’a-t-ildonc tant fait ?
– Il a sauvé John Colden.
– Et puis ?
– Il a sauvé celui que nous considéronscomme notre chef futur.
– Mais il s’est laissé prendre à un piègegrossier, ricana un des fénians.
– Vous vous trompez, mes frères.
– Enfin, est-il à Newgate, oui ounon ?
– Il y est.
– Vous voyez bien, alors !
– Mais il y est volontairement.
– Ah ! ah ! ricanèrent lesfénians.
– Et c’est par dévouement pour vous etpour conquérir à votre cause notre plus mortelle ennemie qu’ils’est fait arrêter.
L’abbé Samuel partait avec un accent deconviction profonde qui finit par impressionner l’auditoire.
– Vous connaissez tous l’origine de cetenfant qui nous commandera un jour, poursuivit le jeune prêtre.
– Oui, oui.
– C’est le neveu de lord Palmure.
– Notre ennemi implacable, dit un deschefs.
– Oh ! fit un autre, moinsimplacable et moins terrible que sa fille miss Ellen.
– J’attendais cet aveu pour m’expliquer,dit froidement l’abbé Samuel.
Et comme on le regardait avecétonnement :
– Miss Ellen Palmure, dit-il, n’est plusl’ennemie de l’Irlande.
– Que dites-vous, mon père ?
– Miss Ellen est la fille respectueuse etdévouée de notre chère patrie.
– C’est impossible.
– Vous savez qui je suis, reprit le jeuneprêtre et nul parmi vous n’oserait affirmer que j’aie jamaismenti.
– Certes non, mon père.
– Eh bien ! au nom de notre mèrel’Irlande, je vous jure que miss Ellen est avec nous.
Et, parlant ainsi, l’abbé Samuel rouvrit laporte et dit :
– Venez, miss Ellen, venez confirmer àces hommes mes paroles.
Miss Ellen entra.
Elle portait haut la tête recouverte ducapuchon de laine grise.
Un murmure d’étonnement courut parmi lesfénians.
– Dites à ces hommes que je leur ai ditla vérité, miss Ellen, continua l’abbé Samuel.
Alors miss Ellen rejeta son capuchon enarrière, et tous la reconnurent.
– Quelle est belle ! murmurèrentplusieurs d’entre eux.
Miss Ellen était pâle, mais la résolutionbrillait dans ses yeux.
– Mes amis, dit-elle, j’ai poursuivi mesfrères, j’ai été leur ennemie acharnée, mortelle. Un homme m’aconvertie à votre foi, et cet homme va payer ma conversion de savie. Ne le sauverez-vous donc pas ?
Et alors miss Ellen raconta à ces hommes,muets de surprise et pénétrés de respect, sa longue lutte avecl’homme gris, – lutte dans laquelle elle avait été vaincue et elles’écria :
– Je l’aime ! je l’aime ! et jevous supplie à mains jointes de me venir en aide.
Elle parlait avec des larmes dans la voix,avec des éclairs dans les yeux, avec une éloquence fougueuse etsauvage qui finit par enthousiasmer tous ces hommes.
Et l’un d’eux vint à elle et lui prit lesmains.
– Miss Ellen, dit-il, au nom de notremère l’Irlande, je te jure que nous le sauverons !
– Nous le jurons ! répétèrent lesautres fénians, dussions-nous prendre Newgate d’assaut.
– J’ai foi en vous ! dit missEllen.
Et elle s’agenouilla devant l’abbé Samuel etlui dit :
– Mon père ! au nom de l’Irlande,pardonnez-moi.
– Ma fille, répondit gravement le prêtre,au nom de notre patrie, au nom de nos frères, je vous pardonne.
Le lendemain matin, la boutique de denréescoloniales vendue à Marmouset la veille par master Love, lequelétait parti sur-le-champ, son argent en poche, pour aller planterses choux dans son cottage de Greenwich, cette boutique,disons-nous, s’ouvrit comme à l’ordinaire, vers neuf heures dumatin.
Le brouillard faisait relâche, et il y avaitmême dans le ciel gris comme une pâle clarté qu’on pouvait prendrepour la photographie d’un rayon de soleil.
Des ouvriers avaient travaillé la nuit àrepeindre la devanture.
Quand les habitants d’Old Baileys’éveillèrent, car le Londonien n’est pas matinal, ils virent laboutique extra-flambante, un gros homme en habit noir avec untablier blanc sur le ventre, majestueusement appuyé contre laporte, et en dedans trois commis et une jolie dame de comptoir.
La dame de comptoir mettait les écritures enordre, les trois commis allaient et venaient, et le maître épicier,Milon, ne bougeait pas plus qu’une de ces statues qui décorent tousles coins de la cathédrale de Saint-Paul.
À Paris, il y eût eu rassemblement devant laporte et, pendant une heure, tous les habitants du quartier eussentdéfilé devant la boutique, examiné les commis, lorgné la jolie damede comptoir.
À Londres, on ne se dérange pas pour sipeu.
C’est à peine si le marchand de poissons et lepublicain qui étaient les plus proches voisins de l’épicier,échangèrent ces quelques mots :
– Voisin, il paraît que master Love avendu.
– Oui, voisin.
– Et que l’acquéreur a prispossession.
– Comme vous voyez.
Et le poissonnier avait étalé ses langousteset ses saumons, tandis que le publicain rangeait ses pots d’étainsur un comptoir de même métal.
Milon, toujours sur sa porte, ne bougeait.
Il avait les yeux tournés du côté de Kentstreet et paraissait attendre quelqu’un.
Enfin un cab monta rapidement Old Bailey etvint s’arrêter devant la boutique.
Milon parut tout joyeux.
Un homme descendit du cab et entra.
C’était Marmouset.
Marmouset s’était tout à fait anglaisé depuissa sortie de prison.
Il portait un de ces costumes de fantaisie,jaquette, gilet, pantalon et guêtres de même étoffe que lesLondoniens appellent une suite et par-dessus unmacfarlane.
Son chapeau à bords étroits et haut de formeétait tout à fait britannique.
Il avait, en outre, coupé ses moustaches etgardé ses favoris.
Et comme il parlait un anglais fort pur,personne n’aurait pu dire que ce gentilhomme n’était pas un enfantdes Trois-Royaumes.
Donc Marmouset entra, après avoir payé lecabman et renvoyé le cab.
Et comme il n’y avait pas d’étrangers dans laboutique, il dit en français :
– Bonjour, mes enfants !
– Ah ! dit Milon, je vous attendaisavec impatience.
– Et tu m’as attendu toute lanuit ?
– Cela est vrai.
– Ce qui ne t’a pas empêché detravailler, je le vois.
– Non, mais je commençais à êtreinquiet.
– À mon sujet ?
– Je ne savais pas ce qui s’était passéhier là-bas.
– Je vais te le dire : ils ontpromis de le sauver.
– Ah ! dit Milon joyeux.
– Et j’ai rendez-vous ici avec un deschefs.
– À quelle heure ?
– Mais… dans la matinée…
Comme Marmouset disait cela, un homme entradans la boutique.
C’était un pauvre diable tout déguenillé etqui demanda un hareng, tout en posant un penny sur le comptoir.
Milon fit un signe, et la Mort des braves, unde ses commis, se mit en devoir de servir ce premier chaland, quiparaissait être un Irlandais.
Alors celui-ci regarda Marmouset.
Marmouset tressaillit et fit un pas verslui.
– Miss Ellen ! dit cet homme.
– L’homme gris, répondit Marmouset.
– C’est bien moi que vous attendez, ditl’homme au hareng.
Et il se dirigea vers un coin de la boutique,afin de pouvoir parler librement.
Marmouset le suivit.
L’Irlandais lui dit alors :
– Je suis envoyé par les chefsfénians.
– Fort bien, dit Marmouset.
– Après le départ de miss Ellen, nousavons tenu conseil, et il a été décidé que nous sauverions l’hommegris.
– Comment ?
– Voilà ce que nous me pouvons vousdire.
– Ah !
– Pour deux raisons.
Marmouset attendit.
– La première, dit le chef fénian, c’estque nous n’avons pas encore définitivement arrêté notre plan.
– C’est différent.
– La seconde, c’est que ni vous ni ceuxque vous avez amenés avec vous ne sont fénians.
– Qu’importe ? dit Marmouset.
– Cela importe beaucoup, dit l’Irlandais.Les statuts secrets du fénianisme nous défendent d’employer commeinstruments ou comme associés des gens qui n’ont pas le même butpolitique que nous.
– Mais l’homme gris ?
– Il est fénian.
– Mais nous sommes ses amis ?
– Eh bien ! dit froidementl’Irlandais, nous aurons la plaisir de vous le rendre.
Et sur ces mots, il sortit.
Marmouset fronça le sourcil.
Milon s’approcha de lui :
– Eh bien ! demanda-t-il, que vousa-t-il dit ?
– Ils veulent sauver le maître.
– Bon !
– Mais ils veulent le sauver sansnous.
– Ah ! mais non, dit Milon. Nous nesommes pas venus à Londres pour rien.
– Certainement, dit Marmouset. Aussi…
– Aussi ? dit Milon.
– Nous allons, de notre côté faire notrepetit travail.
– Mais, dame !
– Seulement, il ne faut pas perdre detemps.
– Ah ! dit Milon en serrant sespoings énormes, ils m’embêtent tous ces fénians !
– Et moi, donc ! fit Marmouset.
– Et je voudrais bien qu’ils arrivassentaprès nous, continua Milon.
– À l’œuvre donc ! repritMarmouset.
– Comment, nous allons commencer en pleinjour ?
– Non, mais nous allons faire un petittour dans les caves de la maison.
– Ah !
– Et rechercher l’entrée dessouterrains.
– Ça va, dit Milon.
Il alluma une chandelle posée sur une largepalette de fer, en même temps que Marmouset tirait de sa poche lefameux plan de Londres qu’il avait acheté cent cinquante livreschez M. Simouns, le libraire de la rue Pater-Noster.
Puis Milon poussa une porte au fond de laboutique, et Marmouset le suivit.
Marmouset avait, la veille, donné desinstructions minutieuses à Milon sur ce qu’il avait à faire en sonabsence. Milon avait acheté des bêches, des tarières, des ciseaux àtailler la pierre, puis il avait fait mettre ces outils dans unecaisse et les avait apportés dans la boutique.
Marmouset les trouva au bas de l’escalier dela cave. Master Love, qui avait habité la maison pendant près dequinze ans, n’avait jamais eu connaissance ni du plan de Londres audix-septième siècle, ni de la conspiration des poudres.
La cave de la maison ressemblait à toutes lesautres et elle était encombrée de futailles vides ou pleines et dedifférentes marchandises.
– Voyons, dit Marmouset, orientons-nousun peu à présent.
Milon posa la lampe sur un tonneau renversé etMarmouset étala son plan.
Puis il chercha l’emplacement de la maison oùils étaient et mit le doigt sur un filet rouge qui était biencelui, à croire le plan, qui partait de la cave.
Alors il prit la chandelle et se mit à fairele tour de la cave.
Elle n’avait qu’une porte, celle par laquelleMilon et lui étaient entrés.
– Je ne vois rien, dit Milon.
– Parce que l’entrée du souterrainindiqué a été murée, dit Marmouset.
Et il donna la chandelle au colosse.
Puis il prit un marteau, et se mit à frapperde petits coups sur le mur, de distance en distance.
Partout le mur était plein et rendait un sonmat.
Il était revêtu, du reste, d’un enduitnoirâtre qui tombait en lambeaux humides.
Marmouset changea d’outil.
Il quitta le marteau pour prendre une espècede racloire avec laquelle il se mit à gratter le mur.
Tout à coup la racloire grinça comme si elleeût rencontré un corps métallique.
Milon approcha une chandelle.
Il y avait un clou planté dans la maçonnerie,et c’était sur ce clou que la racloire avait porté.
Marmouset quitta la racloire et reprit lemarteau.
Puis il se mit à frapper sur un clou.
Le clou s’ébranla, et une brique du mur tombaavec lui.
Alors apparut une cavité, dans laquelleMarmouset put passer la main.
Le bras suivit la main jusqu’à l’épaule.
Mais la main ne trouva que le vide.
– Vite ! s’écria Marmouset, prendsta pioche, et à l’œuvre.
Et, retirant sa main, il s’empara du marteaudont il se servait tout à l’heure.
Le mur ainsi vigoureusement attaqué, lesbriques se détachèrent tour à tour et bientôt un trou béant apparutaux yeux des deux travailleurs.
Un trou assez grand pour laisser passer lecorps d’un homme.
– Donne-moi ta chandelle, dit encoreMarmouset.
Et la chandelle d’une main, le marteau del’autre, il se lança en avant.
Mais il n’alla pas loin.
Le mur dans lequel il avait fait brècheséparait la cave d’un second caveau plus étroit, plus bas de voûteet qui paraissait sans issue.
– Nous ne sommes pas plus avancés, ditMilon qui avait suivi Marmouset.
– Nous verrons bien, réponditcelui-ci.
Et il recommença avec son marteau l’expériencequ’il avait tentée sur les murs de la première cave.
Les murs sonnèrent plein tout d’abord :puis, à un certain endroit, ils résonnèrent comme un tambour.
– C’est là, dit Marmouset.
Et il regarda Milon d’un air de triomphe.
Milon attaqua le mur avec sa pioche.
Le plâtre qui servait d’enduit se détacha ettomba par lambeau, et la pioche rendit de nouveau un sonmétallique.
Le mur cachait une porte de fer, et lesefforts de Milon se brisèrent contre cette porte.
– J’en étais bien sûr, dit Marmouset, quireprit sa racloire.
En quelques minutes il eut mis la porte de ferà découvert.
Cette porte, haute d’un mètre trente ouquarante millimètres, n’avait ni serrure ni gonds apparents.
Et comme Milon s’escrimait dessus avec lapioche et frappait en pure perte, Marmouset l’arrêta.
– N’allons pas plus loin pour le moment,dit-il ; au son qu’elle rend, je devine quelle a six poucesd’épaisseur. Mais nous l’avons trouvée, c’est l’essentiel.
– Et vous croyez que c’est la porte dusouterrain ?
– Parbleu !
– Alors qu’allons-nous faire ?
– Rien pour le moment. Nous verrons cesoir. Viens !
Et Marmouset battit en retraite le premier,ajoutant :
– Je suis sûr maintenant d’une chose. Lessouterrains ne sont pas comblés.
– Ah ! dit Milon.
– Et nous sauverons Rocambole, avant mêmeque les fénians se soient mis à l’œuvre.
Et tous deux repassèrent dans la premièrecave.
Traversons maintenant la petite place siirrégulière de Old Bailey et entrons dans Newgate.
Sir Robert M…, le bon et jovial gouverneur, neriait plus depuis la veille.
Sir Robert M… était un homme anéanti.
Après le départ de Marmouset et du premiersecrétaire de l’ambassade de France, il avait été tellement ému,que, un moment, sa femme et ses deux filles avaient craint pour saraison.
C’est que la loi anglaise ne couvre pasd’inviolabilité les fonctionnaires qui se trompent.
Le policeman qui arrête un citoyen paisible etle prend pour un malfaiteur s’expose à des dommages-intérêtsconsidérables.
À plus forte raison le gouverneur d’uneprison, qui se méprend aussi grossièrement que s’était mépris cepauvre sir Robert M…
Marmouset était capable de lui demander unmillion d’indemnité, et ce qu’il y avait d’épouvantable, c’est quela justice accueillerait cette prétention, au moins en partie, etsir Robert M…, en songeant à cela, sentait ses cheveux se hérisser,et il se voyait complètement ruiné et forcé peut-être d’abandonnersa position de gouverneur.
Le soir de ce jour néfaste, il s’était mis àpleurer comme un enfant.
La nuit avait été sans sommeil pour lui.
Dès le matin, chaque coup de cloche annonçantque quelqu’un voulait pénétrer dans Newgate bouleversait le pauvrehomme à ce point qu’il croyait voir entrer un solicitor muni d’unerequête, et lui venant donner assignation à comparaître devant letribunal, au nom du gentleman injustement emprisonné.
La matinée s’était pourtant écoulée et sirRobert n’avait rien vu venir.
Alors il avait eu une idée insensée.
Il s’en était allé voir l’homme gris et luiavait dit :
– J’étais plein de bonté pour vous,gentleman, et vous m’en avez récompensé par la plus noireingratitude.
À quoi l’homme gris, c’est-à-dire Rocambole,s’était mis à rire.
– Gentleman, poursuivit sir Robert M…avec cette langue infernale que vous parliez, vous avez encouragémon erreur.
– Mylord, répondit Rocambole, je vous aipourtant bien prévenu que je ne connaissais pas ce gentleman.
– C’est vrai, et je n’ai pas voulu vouscroire, mon Dieu ! soupira sir Robert M…
– Ah ! dame ! poursuivitRocambole, ma situation n’est pas très belle, j’en conviens, maisje ne voudrais pas être à votre place non plus.
– Croyez-vous donc que ce gentlemandonnera suite à ses menaces ?
– J’en suis sûr.
– Seigneur Dieu !
– Et vous êtes un homme ruiné paravance.
Sir Robert M… avait des larmes dans lesyeux.
– Cependant, reprit Rocambole, je vaisvous donner un conseil.
– Parlez, parlez vite.
– Le gentilhomme est fort riche…
– Raison de plus pour qu’il ne cherchepas à me ruiner.
– Il est excentrique.
– Ah !
– Je suis persuadé qu’avant de vousactionner en justice, il vous viendra voir.
– Eh bien ?
– Et qu’il vous demandera quelque chosed’extraordinaire.
– Mais quoi donc ?
– Je n’en sais rien ; mais c’est maconviction.
– Et alors ?
– Alors, faites ce qu’il vous demandera,vous le désarmerez peut-être…
– Ah ! dit sir Robert, vouscroyez ?
– Dans votre position, mylord, il fautessayer de tout, répondit flegmatiquement Rocambole.
Sir Robert M… poussa un profond soupir.
– Je vous remercie, dit-il, et même jevous demande pardon des paroles qui me sont échappées tout àl’heure.
Puis il fit un pas de retraite, et seretournant :
– Vous n’avez besoin de rien,gentleman ?
– Pardon, fit Rocambole en souriant.
– Parlez.
– Vous avez oublié sans doute, mylord, dem’envoyer des journaux ce matin.
– Ah ! c’est juste.
– Et s’il vous plaisait de me fairedonner le Times ou l’Evening Star…
– Je vais vous les envoyer tous lesdeux.
– Ensuite, Mylord, dit encore Rocambole,je désirerais vous faire une question.
– Je vous écoute.
– Quand me juge-t-on ?
– Je l’ignore.
– Mais enfin, on me jugera ?
– Oui, aussitôt qu’on sera fixé sur votreidentité et votre vrai nom.
Rocambole éclata de rire :
– Alors, dit-il, je crois que je serailongtemps le protégé de Votre Honneur.
Sir Robert M… s’en alla un peu réconforté parles paroles de son prisonnier.
Il entra dans son appartement et demanda sipersonne n’était venu !
– Personne ! lui répondit-on.
Sir Robert M… respira et manifesta mêmel’intention de déjeuner.
Nous l’avons dit précédemment, le logement dugouverneur, à Newgate, est situé sur la rue Old Bailey.
C’est une maison dans une maison, c’est-à-direqu’il y a entre le greffe, qui fait partie de ses appartements, etla prison proprement dite une muraille épaisse dans laquelles’ouvre une porte de fer basse et garnie de barreaux énormes.
Le gouverneur peut entrer et sortir à touteheure sans avoir à franchir cette porte, et il peut recevoir chezlui autant de visiteurs qu’il lui plaît.
Il a même une entrée particulière qui setrouve entre les deux fameuses portes que le peuple de Londres asurnommées l’entrée et la sortie.
Le prisonnier pénètre dans la prison parl’une, et quand il en sort par l’autre, c’est pour trouver deplain-pied la plate-forme de la potence.
Sir Robert M… se mit donc à table.
Mais il avait à peine la bouche pleine qu’uncoup de sonnette, retentissant à la porte du milieu, le fittressaillir.
Il cessa de manger et regarda sa femme et sesfilles avec épouvante.
Une seconde après, un domestique lui apportaune carte sur un plateau.
Sir Robert M… prit cette carte, y jeta lesyeux et pâlit ; il avait lu :
FÉLIX PEYTAVIN
gentleman français
Strand, hôtel des Trois-Couronnes,
Et le domestique lui dit :
– Ce gentleman insiste beaucoup pour voirVotre Honneur.
– Ah ! mes enfants ! soupirasir Robert M… en regardant ses filles les yeux pleins de larmes,c’est peut-être la ruine qui entre sous notre toit.
Marmouset entra.
Il avait aux lèvres une sorte de sourire quin’annonçait rien de bon.
On vient facilement à bout d’un homme irrité,mais un homme calme et parfaitement maître de lui, c’est une autreaffaire.
Sir Robert M…, rouge comme un coquelicot et lasueur au front, lui offrit un siège.
Puis, espérant l’attendrir, il lui présentamistress Robert, sa femme, et ses deux filles, Lucy et Mary.
– Mon cher monsieur, dit Marmouset, vousavez sans nul doute deviné le motif de ma visite.
– Mais, dit sir Robert, je ne sais pas…je suppose… enfin… parlez, gentleman.
– Cher monsieur, poursuivit Marmouset, jeviens de chez le solicitor Staggs, lequel, vous le savez, est leplus habile solicitor de Londres.
À ce nom, sir Robert M… se prit àfrissonner.
M. Staggs était bien connu à Londres.
C’était le plus charmant des gens de loi, leplus habile, le plus retors, le plus tenace.
Quand M. Staggs tenait un homme, c’étaitun homme perdu.
Sa fortune, sa considération y passaient.
« Dieu vous garde d’être jamais traîné enjustice par Staggs ! » disait le peuple de Londres.
Sir Robert M… se sentit défaillir.
– J’ai confié mon affaire àM. Staggs, dit Marmouset, il la trouve excellente.
Sir Robert M…, plus mort que vif, épongeait lasueur qui coulait de son front.
Quant à sa femme et à ses deux filles, elless’étaient retirées dans l’embrasure d’une fenêtre et y pleuraientsilencieusement, depuis qu’elles avaient entendu ce terrible nom deStaggs.
Marmouset poursuivit :
– M. Staggs trouve donc mon affaireexcellente. Il est d’avis de vous traduire, non pas devant le jury,qui se bornerait à m’accorder une grosse indemnité…
– Que veut-il donc faire ? demandasir Robert éperdu.
– Il veut vous traduire devant le banc dela reine.
– Juste ciel !
Et sir Robert M… joignit les mains et leva lesyeux au ciel.
– M. Staggs prétend – et vousm’accorderez qu’il s’y connaît – que le banc de la reine, nonseulement vous condamnera à vingt-cinq ou trente mille livressterling d’indemnité, mais encore qu’il prononcera votredestitution de gouverneur de Newgate.
Cette fois sir Robert M… oublia toute dignité.Il tomba aux genoux de Marmouset.
– Monsieur, lui dit-il, je sais que jevous ai gravement offensé et que votre colère est juste ; maissi vous n’avez pitié de moi, prenez au moins pitié de ma pauvrefemme et de mes malheureux enfants.
– Hélas ! monsieur, dit Marmouset,je ne suis point aussi féroce que M. Staggs, mais cependantvous avouerez qu’il est fort dur pour un galant homme, pour unparfait gentleman qui vient à Londres par pure fantaisie, d’êtrearrêté, emprisonné, jeté dans un cachot, maltraité par desguichetiers ignorants.
– Tout ce que vous dites là est vrai,murmura sir Robert, qui versait des larmes de crocodile.
– Et vous conviendrez que j’ai droit àune réparation ?
– Oh ! certainement, pleura sirRobert.
– Vous pensez bien que je vous suis venuvoir sans en parler à M. Staggs.
– Ah ! vous avez bien fait,monsieur. C’est un homme sans entrailles, ce Staggs. Il vous en eûtempêché.
– Cela est certain.
– Et je n’aurais pas pu vous montrer mapauvre femme et mes malheureux enfants, continua sir Robert, quiespérait toujours attendrir Marmouset.
– Mais enfin, cher monsieur, ditcelui-ci, vous conviendrez que j’ai droit à uneréparation ?
– Oh ! certainement.
– Et je ne demande pas mieux que dem’arranger à l’amiable.
Sir Robert respira plus librement.
– Voyons, continua Marmouset, quelle estla réparation que vous m’offrez ?
Sir Robert soupira ; mais il parut faireun violent, un suprême et douloureux effort.
– Je ne suis pas riche, dit-il.
– Mais enfin ?…
– Et si je vous donne cinq mille livres,c’est tout ce que je possède. Vous emporterez la dot de ma pauvrefille, monsieur.
Marmouset se mit à rire.
– Mais cinq mille livres sterling,dit-il, c’est cent vingt-cinq mille francs ?
– Oui, monsieur.
– Écrivez à Paris et demandez le chiffrede ma fortune, on vous dira que j’ai trois cent mille livres derente.
– Oh ! monsieur, dit alors mistressRobert, qui intervint et joignit les mains, vous êtes très riche etvous voulez ruiner des malheureux comme nous ?
– Il le faudra bien, madame !répondit Marmouset, si l’honorable sir Robert ne veut pas m’offrirla réparation que je lui demande.
– Mais je vous offre toute ma fortune,monsieur, dit sir Robert avec un sanglot.
– Et, dit Marmouset, si je voulais uneréparation morale ?
Sir Robert jeta un cri.
– Ah ! monsieur, dit-il, je savaisbien qu’un parfait gentleman comme vous ne devait pas être âpre àl’argent comme un homme de loi.
– Cela dépend.
– Dites, monsieur, poursuivis sir Robert,que désirez-vous ? parlez… voulez-vous que je vous écrive unelettre d’excuse dans le Times ?
– Non.
– Que je vous fasse des excusespubliquement devant tout le personnel de la prison ?
– Non, dit encore Marmouset.
– Qu’exigez-vous donc, mon Dieu ?exclama sir Robert, qui fut pris d’une épouvante nouvelle.
– Monsieur, dit Marmouset, je ne suis pasAnglais, mais je suis excentrique.
– Ah !
– Et j’ai la plus singulière desfantaisies.
– Parlez, monsieur, parlez !
– Depuis qu’on est venu m’arrêter dansmon hôtel des Trois-Couronnes, je ne me trouve plus en sûreté dansLondres.
– Oh ! monsieur.
– Ma femme, car j’ai une femme, monsieur,a les mêmes terreurs que moi.
– Voulez-vous que je demande pour vousune escorte de policemen ?
– Non, dit Marmouset. Je veux une chosebien plus simple.
– Ah ! vraiment !
– Je veux que vous nous preniez enpension, ma femme et moi.
– Ici ?
– Sans doute.
Sir Robert M… recula stupéfait.
– Oh ! acheva Marmouset, ma femmeest une femme du meilleur monde ; elle est bonne musicienne etje suis persuadé que ces demoiselles seront enchantées de l’avoirpour compagne pendant huit jours.
– Mais elle s’ennuiera horriblementici ! monsieur. Nous sommes dans une prison ! observamistress Robert.
– Il lui sera loisible de sortir pendantle jour, je suppose ?
– Oh ! certainement.
– Elle n’a peur que la nuit.
Sir Robert et sa femme se regardaient commedes gens qui ont couru un immense danger et s’aperçoivent qu’ils ensont quittes pour la peur.
– Mais avec le plus grand plaisir !s’écria sir Robert M…
Le front de Marmouset s’éclaira.
Sir Robert M… poursuivit :
– Nous sommes fort grandement logés.Outre le parloir où nous sommes, ma chambre, celle de ma femme etles chambres de ces demoiselles, il y a encore un petit salon etdeux chambres que nous n’occupons pas.
– Et qui sont très confortables, ditmistress Robert.
– Nous nous en arrangerons, ditMarmouset ; au reste, ce n’est que pour six ou huit jours, carnous allons bientôt rentrer en France.
– Si vous le voulez, continua sir RobertM…, heureux d’en être quitte à si bon marché, nous adopterons lesheures françaises pour les repas.
– Non ! non ! dit Marmouset, mafemme et moi nous adorons la vie anglaise. Mais, mon cher monsieur,là ne se borneront pas mes exigences.
– Ah ! mon Dieu !
Et sir Robert sentit de nouveau perler à sonfront quelques gouttes de sueur.
– Je vous l’ai dit, je suisexcentrique.
Le bon gouverneur, qui ne riait plus depuisdeux jours, regarda Marmouset.
– J’ai une passion, dit Marmouset.
Les jeunes misses baissèrent les yeux etmistress Robert parut fort inquiète à son tour.
– J’adore les échecs, et il me faut unpartenaire chaque soir.
– Ah ! dit sir Robert, si ce n’estque cela, je suis de première force à ce jeu, et je serai votrepartenaire tous les soirs.
– Non, dit Marmouset, ce n’est pas ce queje veux.
– Mais qu’est-ce donc ?
– J’ai passé ma jeunesse aux Indes, ditMarmouset.
– Bon !
– Aux Indes, on joue une partie trèscurieuse que les bonzes et les brahmines ont inventée.
– Je ne la connais pas, murmura sirRobert en soupirant.
– Mais vous avez parmi vos prisonniers unhomme qui a pareillement vécu aux Indes !
– Ah !
– Et qui se dit de première force à cejeu !
– Et… cet homme ?
– C’est le prisonnier avec lequel vousm’avez enfermé.
– L’homme gris !
– Oui, Votre Honneur.
– Mais, monsieur…
– C’est un parfait gentleman, ditMarmouset.
– Assurément.
– Et qui se montrera plein de retenue etde courtoisie devant ces dames.
– Comment ! exclama sir Robert M…,vous voulez que je le fasse venir ici ?
– Tous les soirs, pour faire mapartie.
– Mais les règlements…
– Ah ! pardon, dit Marmouset, vouspensez bien que si nous invoquons les règlements, je vais vousparler de M. Staggs.
Sir Robert frissonna.
– Il vous est loisible, poursuivitMarmouset, d’établir à la porte une escouade de policemen.
– Oh ! dit sir Robert, que leprisonnier soit ici ou dans son cachot, peu importe, je ne crainspas qu’il s’évade.
– À présent, dit Marmouset en se levant,vous savez à quelles conditions je consentirai à ne pas vousactionner devant le banc de la reine ?
Sir Robert et sa femme échangèrent un nouveauregard, et ce regard voulait dire :
– Après tout, mieux vaut encoreenfreindre les règlements et s’exposer à une réprimande du lordchief-justice que de perdre notre fortune et notre position.
Et sir Robert dit à Marmouset :
– Monsieur, vos désirs seront accomplis.Le prisonnier viendra faire votre partie.
– Fort bien.
Et Marmouset ajouta :
– Je ne vous prendrai pas en traître,monsieur. D’ici à huit jours, je ne reverrai pas M. Staggs, etje vais même lui écrire un mot pour lui annoncer que je m’absentemomentanément et le prier d’attendre mon retour pour s’occuper demon affaire.
– Comment ! monsieur, vous neretirerez pas votre plainte ?
– Je la retirerai la veille de mon départseulement. Mais vous avez ma parole. Si vous tenez vos engagements,je ne manquerai pas aux miens.
– Comme il vous plaira ! dit sirRobert qui comprenait après tout que ce gentleman excentriquevoulait avoir ses garanties.
Marmouset se leva, s’approcha de mistressRobert, qui avait essuyé ses larmes, et lui dit :
– J’aurai l’honneur, madame, de vousprésenter ma femme demain.
– Vous ne viendrez donc pas cesoir ? demanda sir Robert.
– Non, nous allons à Greenwich manger dupoisson et nous y coucherons.
Sir Robert voulut reconduire Marmouset jusqu’àla porte de Newgate, et il lui fit mille politesses.
Puis, quand celui-ci se fut jeté dans son cab,il remonta auprès de sa femme et se jeta dans ses bras.
– Ah ! ma chère, dit-il, j’ai cruque nous étions perdus.
Et il y eut entre le père, la mère et lesfilles une petite scène de famille tout à fait attendrissante…
*
**
Pendant ce temps, Marmouset courut à l’hôteldans lequel Vanda était descendue.
– Ma bonne amie, lui dit-il, vous voilàma femme pour huit jours.
– Comment cela ?
– Vous êtesMme Peytavin…
– Bon !
– Vous quittez votre hôtel demain et nousallons prendre pension dans une famille anglaise.
– Bah !
– La famille de sir Robert M…
– Mais c’est le gouverneur deNewgate ?
– Justement.
– Et c’est chez lui ?…
– Il nous prend en pension vous etmoi.
– Mais…
– Et il nous fera passer nos soirées avecun homme de votre connaissance.
Vanda devint toute pâle.
– Rocambole fera ma partie d’échecs tousles soirs.
Vanda étouffa un cri.
Alors Marmouset lui raconta ce qui s’étaitpassé entre sir Robert M. et lui.
– Mais, dit Vanda, à quoi cela nousavancera-t-il ?
– Nous enlèverons Rocambole un soir.
– Comment ?
– J’ai mon idée, dit Marmouset.
Et il quitta Vanda et se fit conduire dansOsborn street, au numéro 90, où il y a un célèbre serrurier qui ainventé les serrures les plus compliquées, les plus à l’abri desvoleurs et du feu.
Et, en entrant dans la boutique, Marmouset sedit :
– Je trouverai bien ici le moyen d’ouvrirla fameuse porte de fer qui ferme les souterrains qui, si j’encrois mon plan de Londres au dix-septième siècle, doivent aboutirsous l’appartement même du bon et naïf gouverneur de Newgate.
Marmouset entra donc chez le fameux serrurierd’Osborn street.
Il se fit montrer toutes sortes de serrures,de clefs forées, tréflées, à pompe, à losange, n’arrêtant son choixsur aucune.
Puis enfin, il finit par dire :
– J’ai lu dans un vieux bouquin qu’auXVIIe siècle on employait à Londres un système deserrure fort curieux.
– On en a employé plusieurs, dit leserrurier, qui était un homme érudit.
– Il y en avait un dont la serruren’était pas apparente.
– Ah ! je sais ce que vous voulezdire, fit le serrurier. J’ai dans mon magasin une porte en fer quiest ainsi disposée.
– Voyons-la, dit Marmouset.
Ils montèrent au premier étage.
– C’est là, dit le serrurier, ce quej’appelle mon musée des antiques.
La Société royale du Muséum vient quelquefoisme visiter et m’a même fait quelques acquisitions.
– Ah ! vraiment ?
– Tenez, voilà une porte fortcurieuse.
Et le serrurier montra à Marmouset une plaquede fer haute d’un mètre, large de quatre-vingts centimètres,cuivrée par un côté et couverte de sculptures en relief obtenues aumarteau.
À première vue, cette plaque de fer n’avaitpas de serrure.
– Vous ne voyez rien ? dit leserrurier.
– Absolument rien.
– Regardez bien.
– J’ai beau regarder…
Alors le serrurier prit un marteau et se mit àfrapper tout en haut de la plaque, auprès de la partie cintrée.
Le choc du marteau produisit une secousse, etcette secousse fit sortir sur trois côtés, de l’épaisseur même dela feuillure, trois verrous qui semblaient chercher leursgâches.
– Oh ! c’est merveilleux ! ditMarmouset.
– Avant de vous expliquer ce mécanisme,reprit le complaisant serrurier, il faut que je vous racontel’histoire de cette porte.
– Allez, dit Marmouset.
Il alluma un cigare, s’assit et attendit.
– Il y a cent cinquante ans, poursuivitle serrurier, Londres a été enveloppé par une vaste conspiration.Les partisans des derniers Stuarts avaient songé à renverser lamaison de Hanovre et à faire sauter, à l’aide de la mine, uneportion de la Cité.
– En vérité !
– La conspiration fut déjouée. On trouvaune quantité considérable de souterrains creusés par lesconspirateurs et fermés par des portes de fer semblables àcelle-là.
Ce fer, merveilleusement forgé et trempé,résistait à tous les chocs, et il eût été impossible de briser cesportes dans lesquelles, comme vous voyez, on ne trouvait pas tracede serrures, si un des conspirateurs, à qui on avait promis sagrâce, n’eût livré le secret.
Marmouset se disait, tandis que le serrurierparlait :
– Rocambole m’avait bien indiqué… c’étaitici que je devais trouver ce que je cherche.
Le serrurier poursuivit :
– Ce système de gonds et de gâchesinvisibles avait un but.
– Ah !
– Les conspirateurs étaientnombreux ; il eût été difficile, sinon impossible de donner àchacun une clef qui ouvrit toutes ces portes, ou plutôt de faire àchaque porte la même serrure.
On essaya ce système de fermeture aumarteau.
Quand on avait frappé un certain nombre decoups, la porte se trouvait fermée.
– Oui, mais commentl’ouvrait-on ?
– De la même manière.
– Bah !
– Seulement, au lieu de frapper par enhaut, on frappait par en bas.
Et le serrurier reprit son marteau et frappa àla partie opposée.
Les trois pênes rentrèrent aussitôt dansl’épaisseur du fer.
– Merveilleux, dit encore Marmouset.
Puis, d’un air tout à faitconfidentiel :
– Cher monsieur, dit-il, je suis attachéà la Bibliothèque impériale de France.
Le serrurier salua.
– Je suis venu à Londres, aux frais demon gouvernement, à la seule fin d’écrire sur place un grandouvrage sur cette même conspiration des Poudres dont vous venez deme parler.
– Ah ! fort bien, dit leserrurier.
– Et on m’avait dit que vous possédiezcette porte, j’ai voulu la voir. Aussi, soyez tranquille, jeparlerai de vous dans mon ouvrage.
Le serrurier parut très flatté.
Quant à Marmouset, comme il savait ce qu’ilvoulait savoir et ce que Rocambole n’avait pu lui dire, il pritcongé du serrurier, le remerciant encore, et il remonta dans soncab.
Une demi-heure après il était de retour dansOld-Bailey et entrait dans la boutique de Milon.
Le personnel du nouvel épicier s’étaitaugmenté d’un commis.
Ce commis, c’était le matelot William, l’hommequi n’avait jamais trouvé qu’un maître, l’homme gris.
William avait revêtu le tablier de garçonépicier depuis le matin.
Marmouset lui avait dit :
– Il s’agit de délivrer l’homme gris.Nous y travaillons, veux-tu être des nôtres ?
À quoi William avait répondu :
– Je serai des vôtres jusqu’à lamort.
– C’est bien ; reste avec nous.Quand le moment d’agir sera venu, on te le dira.
Et William s’était installé chez Milon.
Or, Milon vit revenir Marmousettriomphant.
– Prends la chandelle, lui ditcelui-ci.
– Bon ! dit Milon, nous allons à lacave ?
– Oui.
– Avez-vous trouvé le moyen d’ouvrir laporte ?
– Naturellement.
Ils descendirent, pénétrèrent dans la premièrecave, puis dans la seconde, par la brèche qu’ils avaient pratiquée,et Marmouset, prenant la chandelle des mains de Milon, se mit àexaminer la porte.
Elle était cintrée et paraissait en toutsemblable à celle que Marmouset avait vue chez le serrurierd’Osborn street.
– Mais je ne vois pas de serrure !dit Milon.
– Tu vas voir pourtant qu’elle s’ouvre,dit Marmouset.
Et il lui rendit la chandelle.
Puis il prit un gros marteau et se mit àfrapper coup sur coup dans la partie basse.
Soudain un bruit se fit entendre.
– On dirait un verrou qui court !murmura Milon.
Marmouset frappa un dernier coup.
Puis il donna une poussée vigoureuse à laporte, qui tourna sur ses gonds invisibles.
Alors l’entrée d’un souterrain étroit ettortueux apparut à leurs yeux.
Marmouset reprit le flambeau à palette de ferdes mains de Milon.
– Suis-moi, dit-il, je commence à croireque nous aurons délivré Rocambole avant que les fénians aient songéà prendre un parti.
Et, le premier, il s’aventura dans lesouterrain.
Le boyau souterrain dans lequel Marmouset etMilon s’étaient engagés était creusé à même le sol, comme ondit.
C’est-à-dire que ceux qui l’avaient pratiquén’avaient pas perdu leur temps à édifier des voûtes enmaçonnerie ; aussi, au bout de vingt pas, nos deuxexplorateurs furent-ils arrêtés par un éboulement qui s’étaitproduit à une époque difficile à déterminer.
– Hé ! dit Marmouset, nous noussommes vantés trop tôt. Nous aurons besoin de la pioche et de lapelle.
Ils rebroussèrent chemin et vinrent dans lapremière cave chercher les outils, que Milon y avait entassés.
Puis ils retournèrent attaquerl’éboulement.
Il était peu considérable, du reste, et enquelques coups de pioche la solution de continuité fut détruite etils se frayèrent un nouveau passage.
Cent pas plus loin, ils trouvèrent une porteen tout semblable à la première.
Marmouset l’ouvrit par le même procédé qu’ilavait vu employer au serrurier et qu’il avait employé déjà.
La porte ouverte, ils se trouvèrent, non plusà l’entrée d’une galerie unique, mais au seuil d’une sorte depetite salle circulaire.
On avait étayé les terres avec une grossièrecharpente, et le sol boueux annonçait que des infiltrationsnombreuses se produisaient en cet endroit.
Trois galeries venaient aboutir à cettesalle.
– Ah ! diable ! dit Milon, nousvoici plus embarrassés que jamais. Laquelle prendre ?
– Voyons le plan, répondit Marmouset.
Et il étala le plan sur ses genoux, aprèss’être accroupi sur le sol, et Milon se pencha auprès de lui lachandelle à la main.
Le plan n’indiquait pas cette bifurcation.
Marmouset parut réfléchir un moment.
Puis, regardant Milon :
– Nous sommes venus en droite lignejusqu’ici n’est-ce pas ?
– Je le crois.
– Eh bien ! suivons la galerie dumilieu.
– Pourquoi ?
– Parce que pour aller dans Newgate, nousdevons traverser Old-Bailey.
– C’est juste.
Ils se remirent en marche ; mais au boutde quelques pas, un nouvel éboulement les arrêta.
Cette fois, après quelques coups de pioche,Marmouset se retourna vers son compagnon :
– Il y a là, dit-il, un travail deplusieurs heures.
– Ah ! fit Milon, alors…
– Alors nous allons appeler nos amis.
– Tout de suite ?
– Non.
Marmouset consulta sa montre.
– Il est quatre heures, dit-il.
– Eh bien ?
– Dans deux heures il fera nuit et laCité, si encombrée en ce moment, sera déserte.
– Bon !
– Les boutiques ferment de bonne heure,tu fermeras la tienne, et nous aurons tout le loisir de travaillerà notre aise.
Puis, se grattant l’oreille :
– Mais pourquoi n’explorons-nous pas,dit-il, les autres galeries ?
– Comme tu voudras. Seulement il estprobable que nous serons arrêtés pas les mêmes obstacles.
Ils revinrent dans la petite salle circulaireet prirent alors la galerie qui paraissait infléchir à droite.
– Oh ! oh ! murmura Marmousetqui marchait toujours le premier, qu’est-ce que cela ?
Et il s’arrêta.
– Qu’est-ce ? demanda Milon.
– N’entends-tu pas une sorte de bruitsourd et continu ?
Milon prêta l’oreille.
– Bah ! dit-il, c’est le roulementdes voitures qui passent au-dessus de nous.
– Je ne crois pas…
Et Marmouset, rendant la chandelle à Milon, secoucha à plat ventre et appuya son oreille contre le sol.
Puis, se relevant :
– Je ne crois pas que ce soit leroulement des voitures, dit-il.
Mais avançons toujours ; nous verronsbien.
Au bout de trente pas encore, ils’arrêta :
– Ne remarques-tu pas que le sols’abaisse toujours un peu devant nous ?
– Mais c’est vrai, dit Milon, nous sommessur une pente.
– Ce qui justifie mon opinion.
– Ah !
– La Cité est sur une colline, n’est-cepas ?
– Sans doute.
– Toutes les eaux qui vont à la Tamisesuivent par conséquent une déclivité plus ou moinsgrande ?
– Naturellement, dit Milon.
– Eh bien ! sais-tu quel est cebruit que nous entendons et qui devient plus perceptible à mesureque nous approchons ?
– Non.
– C’est la Tamise, à laquelle cesouterrain aboutit.
– Oh ! par exemple !
– Avançons toujours, tu verras…
La pente devenait de plus en plus rapide et lebruit plus strident.
Bientôt il ressembla à un roulement detonnerre.
Tout à coup la flamme de la chandellevacilla.
– Tiens, vois-tu ? ditMarmouset.
– Quoi donc ?
– Un courant d’air.
Et il abrita la chandelle avec une de sesmains.
– Il y a des courants d’air partout, ditencore Milon.
– Soit, mais celui qui nous frappe auvisage est un air frais et qui vient du dehors.
– Alors, puisque nous voilà fixés,rebroussons chemin.
– Du tout.
– Pourquoi donc ?
– J’ai mon idée, dit Marmouset, je veuxsavoir où aboutit le souterrain.
– À la Tamise, comme vous voyez, et noustournons le dos à notre but.
– Imbécile ! dit Marmouset.
– Plaît-il ?
– Supposons que nous ayons délivréRocambole.
– Nous n’avons plus besoin dusouterrain.
– Au contraire, nous lui faisons faire cechemin-ci et nous le menons tout droit à la Tamise, où une barquenous attend.
– Tiens, c’est vrai, dit Milon.
Et ils avancèrent encore.
Mais soudain le courant d’air fut si violentque la chandelle s’éteignit…
– Ah ! diable ! fit alorsMilon, comment allons-nous faire maintenant ?
Marmouset, qu’il ne voyait plus, lui réponditpar un éclat de rire.
– Tu te noierais volontiers dans un verred’eau, toi dit-il.
– Je n’ai pas d’allumettes, ditMilon.
– Mais moi j’en ai.
Et Marmouset fit jaillir soudain une étincelled’une allumette-bougie qu’il frotta avec son ongle.
En même temps Milon le vit tirer de sa pocheune petite lanterne à trois faces.
– J’avais prévu le cas où noustrouverions un courant d’air, fit tranquillement Marmouset.
Et il alluma la lanterne dont il referma leverre aussitôt.
– Maintenant, en route ! dit-il.
Et il reprit ses outils sur son épaule et seremit en marche.
À mesure qu’ils avançaient, le bruit devenaitplus strident et le courant d’air plus violent.
En même temps la pente avait acquis une granderapidité.
Bientôt un vent frais, humide, imprégné decette odeur goudronnée que distille le brouillard de Londres lesfrappa au visage.
Ils marchèrent sept à huit minutes encore et,tout à coup, ils aperçurent un point lumineux dans le lointain.
Le souterrain allait s’élargissant, et lavoûte s’élevait au fur et à mesure.
– Qu’est-ce donc que cette lumière ?murmura Marmouset.
Elle ne peut pourtant pas brûler depuis ledix-septième siècle !
– Nous allons nous jeter dans quelqueendroit fréquenté par les hommes, dit Milon.
– Bah !
– Si nous rebroussions chemin…
– Allons donc, dit Marmouset, aurais-tupeur ?
– Pour moi, jamais ! répliqua lecolosse.
– Alors, c’est pour moi ?
– Non, mais si nous allions noustrahir…
– Avançons toujours… s’il y a du danger,nous reviendrons sur nos pas.
À mesure qu’ils marchaient, la lumièregrandissait, et tout à coup il sembla à Marmouset qu’elle étaitentourée d’une glace et qu’elle reflétait.
– Bon ! fit-il, je sais ce quec’est.
– Qu’est-ce donc ? demandaMilon.
Ce que nous voyons, c’est la Tamise. Lesouterrain aboutit à fleur d’eau.
– Mais l’eau n’est paslumineuse ?
– C’est la lueur d’un réverbère qui seréfléchit dedans.
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr.
Marmouset fit trente pas encore, etl’événement lui donna raison.
Le souterrain s’ouvrait sur la Tamise etc’était bien la réverbération d’un bec de gaz que Milon et luiavaient vue.
La nuit était claire, le brouillard s’étaitdissipé.
Mais, on le sait, Londres n’a pas de quais oupresque pas.
La partie de la ville que l’on appellel’agglomération a commencé sous le West-End en amont deLambeth-palace, la construction des siens ; mais la ville deLondres proprement dite, la Cité, ne paraît nullement pressée defaire les siens.
Marmouset sortit du souterrain et se trouvasur une petite grève étroite.
Milon l’avait suivi.
Tous deux alors purent se rendre compte dulieu où ils étaient.
À leur droite ils avaient le pont deBlack-Friars ; à leur gauche, en aval, le pont deLondres ; en face d’eux, la rive méridionale sur laquelles’étendent le Southwark et le Borough.
– C’est tout ce que je voulais savoir,dit Marmouset. Allons-nous-en !
Et ils rentrèrent dans le souterrain, où ilsavaient laissé leur lanterne.
– Nous avons fait un bout de chemin ditalors Milon.
– Mais oui, répondit Marmouset.
– Nous avons passé sous Fleet street etsuivi Farringdon road.
– Justement…
– Il y a plus d’une heure que nousmarchons.
– Eh bien ! dit encore Marmouset,jouons des guibolles, comme je disais dans mon enfance.
Ils n’avaient cheminé en venant qu’avecprécaution et en s’arrêtant de temps à autre.
Maintenant qu’ils étaient sûrs de leur route,ils firent le double de chemin dans le même laps de temps.
Quand ils furent dans la petite sallecirculaire, Marmouset tira sa montre.
– Cinq heures et demie, dit-il.
– On doit nous croire morts, là-haut, ditMilon, faisant allusion à leurs compagnons restés dans la boutiqued’épicerie.
– Ce n’est pas ce que je veux dire.
– Ah ! fit Milon étonné.
– Nous avons encore une demi-heure ànous.
– Pourquoi faire ?
– Mais, pour explorer l’autre route etnous convaincre que ce n’est pas celle que nous devons suivre.
– Allons ! dit Milon.
Et ils pénétrèrent dans le boyau souterrain degauche.
Celui-ci faisait un coude et paraissait sediriger vers le nord-ouest.
Il montait, au lieu de descendre.
À cent pas de la salle circulaire ilstrouvèrent une porte de fer.
Marmouset l’ouvrit à coups de marteau.
Puis ils avancèrent encore.
– Ah çà ! dit tout à coup Milon,nous allons cependant vers la Tamise, cette fois ?
– Non !
– Cependant j’entends un bruit sourd.
– Moi aussi.
– Alors c’est le bruit des voitures.
– Non pas, dit Marmouset, et nous pouvonsnous en retourner. Je sais ce que je voulais savoir.
– Ah ! qu’est-ce donc ?
– Nous laissons Old Bailey à notredroite.
– Bon !
– Et nous sommes sous leMetropolitan-railways, autrement dit Le chemin de fer de Chatham.C’est un convoi qui passe.
En effet, le bruit cessa tout à coup. Leconvoi s’était éloigné.
– En es-tu sûr maintenant ? ditencore Marmouset.
– Très sûr.
– Eh bien ! allons-nous-en.
– Et ils revinrent une fois encore surleurs pas.
Un quart d’heure après, ils reparaissaientdans la boutique.
– Mes enfants, dit alors Marmouset auxvieux compagnons de Rocambole, nous allons fermer la boutique etpasser à un autre exercice.
– Ah ! ah ! dit laMort-des-Braves.
– Il y a de l’ouvrage pour toute la nuit,ajouta Milon.
– Et pour d’autres nuits encore,peut-être, acheva Marmouset.
Le lendemain matin, un cab s’arrêta à la portede Newgate.
La porte du milieu, celle qui donnait accèsdans le logis proprement dit du gouverneur.
Deux personnes en descendirent.
Marmouset et Vanda.
Mistress Robert M… était à la fenêtre, abritéederrière les persiennes, et elle les aperçut tous deux au moment oùils sonnaient à la porte.
Vanda avait la tournure élégante et ladémarche hautaine d’une femme du meilleur monde.
Les jeunes misses, qui étaient derrière leurmère, ne purent s’empêcher de murmurer :
– Maman, qu’elle est belle !…
Quant à sir Robert M…, il était en granduniforme pour recevoir dignement ses hôtes.
Sir Robert avait beaucoup réfléchi depuis laveille.
Un Anglais comprendra toujoursl’excentricité.
Après le départ de Marmouset, le bongouverneur s’était posé cette question :
– N’est-ce pas un piège qu’on metend ?
Mais il est tellement invraisemblable qu’unhomme qui était l’ami du premier secrétaire de l’ambassadefrançaise eût la moindre accointance sérieuse avec les fénians, quesir Robert eut honte de sa défiance.
Ensuite, il n’avait vraiment pas le choix.
Marmouset avait parlé de M. Staggs.
Si M. Staggs mettait jamais le nez dansles affaires de sir Robert M…, celui-ci pouvait se considérer commeun homme perdu.
Sa réputation de probité, son bonheur, safortune, sa propriété, tout y passerait.
En mettant les choses au pire, en admettantque le gentleman français eût de mystérieuses relations avecl’homme gris, que risquait sir M… ?
Tout au plus une réprimande du lordchief-justice.
Si le prisonnier – chose impossible ! –s’évadait ?
Sir Robert M… pouvait être destitué ;mais on ne lui prendrait pas sa fortune, et, quoi qu’il en eût dit,le gouverneur de Newgate avait de bonnes petites économies bienrondelettes.
Donc sir Robert s’était dit :
– Il faut donc en passer par où leFrançais veut ; mais je prendrai mes précautions.
Et il s’en était allé trouver, dès le matin,son prisonnier l’homme gris.
Rocambole l’avait regardé du coin de l’œil, ets’était dit :
– Je vois ce que c’est. Tu as reçu hierla visite de Marmouset. Tu as le trac, mon bonhomme !
– Gentleman, dit alors sir Robert M…,vous m’accorderez cette justice que je vous ai toujours témoignédes égards ?
Rocambole s’inclina.
– J’ai adouci pour vous, autant quepossible, le régime de la prison.
– Tout cela est vrai, mylord.
– Je vous ai fait donner desjournaux.
– Parfaitement.
– Je vous ai même permis d’écrire.
– Tout cela est vrai, milord.
– Vous m’accorderez, poursuivit sirRobert, que si vous êtes ici, ce n’est pas ma faute et que j’y suispour rien.
– Assurément non.
– Par conséquent, vous ne sauriez avoiraucun motif de haine contre moi.
– Mais je suis plein de reconnaissancepour vous, mylord.
– Vrai ?
– Et si jamais je suis libre !…
Sir Robert secoua la tête.
– Vous n’avez pas besoin d’être librepour me prouver votre reconnaissance.
– En vérité !
– Et je vous avouerai même naïvement queje viens faire appel à vos bonnes dispositions pour moi.
– Parlez ! mylord, parlez ! ditRocambole avec empressement.
Alors, sir Robert raconta à l’homme gris, danstous ses détails, la visite de Marmouset et les conditionssingulières qu’il lui avait imposées pour retirer sa plainte desmains de M. Staggs.
Rocambole se mit à sourire.
– Mylord, dit-il, je savais cela.
– Vous le saviez ?
– Je vais être franc avec vous,mylord.
– Parlez !…
– M. Félix Peytavin, c’est le nom duFrançais, n’est-ce pas ? s’est montré mécontent quand vousnous avez transférés dans une autre cellule.
« – Je me vengerai, » m’a-t-ildit.
Et il m’a raconté le projet qu’il va, je levois, mettre à exécution.
– La vengeance n’est pas bien cruelle,dit sir Robert M…
– Elle l’eût été, si vous ne m’aviezcomblé de vos bontés, mylord.
– Que voulez-vous dire ?
– Le Français n’est pas mon ami, aprèstout, dit Rocambole, et vous avez été très bon pour moi.
– Bon ! après ?
– Il se propose de recommencer ce que, enFrance, on nomme une scie.
– Je ne comprends pas.
– C’est-à-dire qu’il veut, chaque soir,pendant huit jours, en jouant au whist avec moi, parler cettelangue bizarre qui vous a tant horripilé.
– Ah ! vraiment.
– Et vous faire croire que nous avons desintelligences. Mais, rassurez-vous, milord, il n’a pas messecrets.
Et Rocambole se mit à rire.
– Donc, poursuivit-il, ne vous alarmezpas, et tenez-vous heureux d’être quitte à si bon marché de cetteaventure que M. Staggs saurait mettre à profit.
Sir Robert M… frissonna au nom deM. Staggs.
– Gentleman, dit-il alors, en obéissantau caprice de M. Peytavin, je viole les règlements de laprison !
– Peuh ! dit l’homme gris.
– Je viens donc faire appel à votrehonneur.
– Ah ! fit Rocambole.
– Vous serez jugé au premier jour.
– Eh bien !
– Je viens vous supplier de ne pointparler à l’audience, quand on vous interrogera, de cetteparticularité que je vous aurai fait venir chez moi.
– Je vous jure, mylord, mais…
– Mais quoi ? demanda, sir Robert M…inquiet.
– Serez-vous aussi sûr de la discrétionde vos employés ?
– Il y en a deux dont je réponds, et cesont eux qui viendront vous chercher.
– Alors, c’est différent, mylord, et vouspouvez compter sur moi.
Sir Robert M… avait quitté l’homme gris, toutà fait rassuré, et il retourna chez lui faire un bout de toiletteet donner ses ordres pour que le gentleman français et sa femmefussent reçus convenablement.
Donc, il était dix heures du matin, quand sirRobert M… alla recevoir Marmouset et Vanda et leur témoigner unrespectueux empressement.
– Eh bien ! lui dit Marmouset enriant, l’ombre de M. Staggs n’a-t-elle pas troublé votresommeil ?
Sir Robert M… tressaillit. Néanmoins, lesourire n’abandonna point ses lèvres et il offrit galamment la mainà Vanda.
Comme on le pense bien, Marmouset n’avait paspassé la nuit dans son lit.
Personne même ne s’était couché dans laboutique d’épiceries d’Old Bailey.
À six heures, Milon avait fermé sadevanture.
La Cité reste déserte à partir de cetteheure.
À l’exception des concierges de ces ruchesgigantesques appelées des maisons à bureaux et despolicemen qui veillent toute la nuit, il ne reste personne dans cequartier qui, pendant le jour, est le plus populeux de Londres.
Aussi, trouve-t-on parfaitement naturel que lepetit commerce de détail imite le grand commerce et ferme sesportes.
La boutique close, Marmouset harangua sescompagnons.
Il y avait là cinq hommes déterminés et unefemme.
Pauline, car c’était elle, eut pour mission dedemeurer dans la boutique sans lumière, d’écouter le moindre bruit,de monter au premier étage et de regarder discrètement derrière lesjalousies, si elle entendait quelque rumeur insolite.
Auquel cas elle descendrait dans la cave.
Milon est Marmouset montrèrent eux-mêmes lechemin.
Ils descendirent dans la cave et se munirentde tous les outils préparés par Milon.
Puis ils passèrent dans le caveau, entrèrentdans la galerie et ne s’arrêtèrent qu’à cette salle circulaire oùtrois souterrains aboutissaient.
Marmouset avait planté un pieu dans lapremière cave et après ce pieu il avait attaché le bout d’unpeloton de ficelle.
Puis, à mesure qu’il marchait, il déroulait lepeloton.
Milon, qui croyait toujours comprendre et necomprenait jamais, dit alors :
– Ah ! je sais ce que c’est.
– Tu crois ?
– Oui, c’est comme à Rome… dans lesCatacombes… si on n’a pas un bout de fil, on se perd.
– Eh bien ! tu n’y es pas, ditMarmouset.
– Mais…
– Tu n’y es pas. Voilà tout.
– Alors ?
– Je te l’expliquerai plus tard…
Milon avait coutume de respecter lesréticences de l’élève de Rocambole.
Il s’inclina.
On avança ainsi jusqu’à cet éboulement qui lesavait arrêtés quelques heures auparavant.
– Allons ! mes enfants, ditMarmouset, à l’œuvre ! et ne perdons pas de temps.
Les terres éboulées étaient friables etfaciles à entamer.
La Mort-des-Braves, qu’on avait longtempsemployé à des ouvrages de terrassement à Paris, attaqual’éboulement le premier.
– Bah ! dit-il au troisième coup depioche, à moins qu’il n’y en ait une lieue comme ça, nous n’enaurons pas pour longtemps.
Mais il y en avait long, par exemple.
Comme ils ne pouvaient traverser que deux defront, ils se relayaient de quart d’heure en quart d’heure.
D’heure en heure, Marmouset quittait soncompagnon et remontait dans la boutique.
La petite Pauline, toujours aux aguets,n’avait rien signalé d’extraordinaire.
Enfin, après quatre heures d’un travailopiniâtre, on trouva l’autre côté du souterrain.
Les compagnons de Rocambole poussèrent un cride joie ; mais Milon, essuyant la sueur qui découlait de sonfront, secoua la tête et murmura :
– Si nous en trouvons encore beaucoupcomme ça, nous en aurons pour huit jours.
Et il regarda Marmouset.
Marmouset était calme.
– Tiens cela, dit-il à Milon.
Et il lui mit dans la main le peloton defil.
Puis il fit signe à Polyte de prendre une deslanternes et de l’éclairer.
Milon ne comprenait pas.
Marmouset tira alors un mètre de sa poche, unmètre de charpentier ou de menuisier, et il l’ouvrit.
Milon ouvrit de grands yeux.
Marmouset se mit à mesurer le fil déjà tendu,s’éloignant de Milon, par conséquent, et retournant à petits pasdans la cave.
Alors le colosse regarda la Mort-des-Braves,son vieux compagnon.
– Ah ! mon pauvre ami, dit-il, jen’ai vraiment pas de chance. Voici que Marmouset me traiteabsolument comme me traiterait le maître. Il a toujours l’air de medire que je suis une bête !
Et le bon Milon soupira.
Il faut dire, du reste, que les autresn’avaient pas compris davantage.
Polyte lui-même, qui cependant était un gaminde Paris, ne comprit qu’à moitié ; car, lorsqu’ils furentdescendus dans la première cave, il dit :
– Vous voulez vous rendre compte duchemin que nous avons fait ?
– Oui, d’abord !
– Et puis ?
– Et puis, tu vas voir !
Marmouset s’assit sur une futaille.
– J’ai compté six cent dix-huit mètres,dit-il.
– Bon !
– Nous allons remonter dans la boutique.Il doit y avoir de la ficelle encore.
– Parbleu ! répondit Polyte. Unépicier, ça vend de tout.
Ils remontèrent à bas bruit.
Alors l’étonnement de Polyte fut presque aussigrand que celui de Milon, lorsque, ayant posé sa lanterne sur lecomptoir et ayant apporté un autre peloton de ficelle à Marmouset,il vit celui-ci mesurer soixante-dix-huit mètres de ficelle etcouper au soixante-dix-huitième.
– Maintenant, nous allons voir, ditMarmouset.
Et il éteignit la lanterne et tous trois seretrouvèrent dans l’obscurité.
Le silence le plus profond régnait dans OldBailey.
Marmouset entr’ouvrit la porte basse pratiquéedans la devanture.
Puis il prêta l’oreille.
En ce moment on entendit retentir dans lelointain un pas lent et mesuré.
– C’est le watchman, dit Marmouset.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? fitPolyte.
– Le gardien de nuit de chaquequartier.
Et il repoussa doucement la petite porte etattendit.
Le pas approcha, puis il passa devant laboutique, puis s’éloigna, descendant vers Fleet street.
– Vite ! dit Marmouset, nous avonscinq minutes devant nous avant qu’il revienne.
C’est plus qu’il ne nous en faut !
Polyte, qui n’aurait pas été un gamin de Pariss’il n’avait pas eu le mot pour rire, dit alors :
– J’ai vu bien des mélodrames, auboulevard, mais aucun qui eût autant de ficelles que celui-ci.
Marmouset mit un bout de la ficelle dans lamain de Polyte.
Puis, tenant l’autre, il entr’ouvrit denouveau la petite porte et se glissa dans la rue.
Puis il marcha en droite ligne sur la prisonde Newgate, qui était juste en face.
Il ne s’arrêta que lorsque la ficelle futtendue.
Il était alors à dix ou douze pas du murd’enceinte.
Marmouset laissa tomber la ficelle et continuason chemin en comptant les pas.
– Onze ! dit-il au moment où iltouchait le mur de sa main.
Alors il se replia en courant sur laboutique.
– Commences-tu à comprendre ? dit-ilà Polyte.
– Parfaitement, répondit celui-ci.
Ils tirèrent la ficelle, pour ne la pointlaisser dans la rue, et Marmouset dit encore :
– Maintenant, redescendons.
Ils rallumèrent la lanterne et reprirent lechemin de la cave.
Milon, tant que la ficelle que Marmouset luiavait mise dans la main était demeurée tendue, Milon, disons-nous,n’avait pas sourcillé.
Mais tout à coup, la ficelle était devenuelâche, et il avait compris que Marmouset ne tenait plus l’autreextrémité.
Il fut sur le point de retourner dans lapremière cave, lui aussi, pour savoir ce qui s’y passait.
Mais la Mort-des-Braves l’arrêta.
– Marmouset nous a dit de rester ici,fit-il, et de l’attendre pour aller en avant.
Milon poussa encore un soupir et ne soufflaplus mot.
Enfin Marmouset et Polyte revinrent.
– À présent, dit le premier,avançons.
Et il prit une des lanternes et fraya laroute.
Le souterrain se prolongeait une dizaine depas à peine ; puis, tout à coup, on trouvait une nouvellesalle souterraine de quinze mètres de superficie environ.
Seulement on n’y voyait pas d’ouverture etaucun autre boyau souterrain ne paraissait y aboutir.
– Nous voilà bien avancés ! ditencore Milon.
Marmouset haussa les épaules.
Puis, passant sa lanterne à Polyte et prenantune pioche, il se mit à faire le tour de la salle en frappant depetits coups sur les parois.
Aux premiers regards, cette rotonde étaitcreusée à même la terre.
Mais la pioche, détachant une sorte d’enduit,mit à découvert une voûte et des murs en maçonnerie.
Marmouset frappait toujours de petitscoups.
– Il cherche un creux, dit Milon, quicomprenait cette fois.
Tout à coup la pioche rendit un sonmétallique.
– Bon ! dit Marmouset, nous ysommes. Il y a une porte là.
Il se mit à entamer l’enduit avec précautionet presque sans bruit.
Puis il fit signe à la Mort-des-Braves et aumatelot William de l’imiter.
Ce fut un travail d’une heure.
Au bout de ce temps, il eut dégagécomplètement l’embrasure d’une porte.
Cette porte était en tout semblable à cellesqu’on avait rencontrées déjà.
Elle était en tôle repoussée, cintrée par lehaut, et n’avait pas la moindre serrure apparente.
– Oh ! fit Milon en riant, nousavons le moyen de l’ouvrir. N’est-ce pas, Marmouset ?
– Oui, répondit celui-ci, mais nous nel’ouvrirons pas.
– Pourquoi donc ça ?
– Parce que c’est inutile pour cettenuit. Nous avons assez travaillé comme ça.
Milon tira sa montre.
– Comment ! dit-il, il n’est pasminuit !
– C’est que nous avons fait en six heuresla besogne de douze, voilà tout.
Et, partant de la porte qu’il venait de mettreà découvert, Marmouset se remit à compter les pas, traversant lasalle circulaire et rebroussant chemin dans le boyau souterrainjusqu’à l’endroit où l’éboulement s’était produit.
Milon et les autres l’avaient suivi.
Alors, Marmouset s’arrêta :
– Il y a quatorze pas de l’endroit d’oùnous venons, ici, dit-il.
– Quatorze, compta Polyte.
– Et d’ici à la cave, qui est situéejuste au-dessous de la boutique, il y a soixante-dix-huit mètres,dit encore Marmouset, ce qui, à mon compte, fait un total dequatre-vingt-huit mètres environ.
– Eh bien ? dit Milon.
– De la porte de la boutique à lamuraille de Newgate, continua Marmouset, j’ai comptésoixante-dix-huit mètres et onze pas. Il y a donc gros à parier quela porte que nous venons de découvrir, en admettant que lesouterrain soit percé en droite ligne, est située sous le logementmême du gouverneur de la prison.
– Ah ! ah !
– Il est donc inutile, pour le moment dumoins, d’aller plus avant.
– Voilà ce que je ne comprends pas, ditMilon.
– C’est bien simple, pourtant.
– Ah !
– Ne t’avais-je pas dit que demain, Vandaet moi, nous allions visiter Newgate ?
– Sans doute.
– Si le gouverneur a connaissance dessouterrains, il ne manquera pas de me les montrer.
– Alors, il ouvrira cetteporte ?
– Mais non ; car si elle étaitdissimulée de ce côté, elle doit l’être aussi de l’autre.
– Alors, il ne pourra rien vousmontrer ?…
– Voilà ce que nous verrons. Enattendant, allons nous coucher.
Et Marmouset donna le signal de laretraite.
*
**
Le lendemain matin, avant de quitter OldBailey, Marmouset fit un signe à Polyte :
– Tu dois être brave ? dit-il.
– Comme tout le monde.
– Alors, tu n’as pas peur de te trouverseul dans un souterrain ?
– Je coucherais dans un cimetière, aubesoin.
– Écoute bien, alors, ce que je vais tedire. Tu vas descendre dans le souterrain et tu iras t’établir dansla dernière salle que nous avons découverte.
Tu lâcheras de ne pas t’endormir et tuprêteras l’oreille.
– J’entendrai donc du bruit ?
– Cela peut être. Alors, tu chercheras àte rendre compte de ce que tu auras entendu.
– Parfaitement.
Et tandis que Polyte descendait à la cave,Marmouset s’en alla prendre Vanda pour la conduire à Newgate, oùnous allons les retrouver tous deux.
Mistress Robert M… et ses filles trouvèrentVanda charmante.
Mais leur sympathie se changea en enthousiasmelorsque la jeune femme eut passé au cou de Lucy Robert, l’aînée desdeux sœurs, un collier de grosses perles qu’elle portait, et que lajeune fille avait naïvement admiré.
Après le déjeuner du matin, l’intimité la plusparfaite régnait entre le gouverneur et sa famille et les hôtes unpeu forcés qu’ils avaient.
Sir Robert M… n’était ni un joueur de whist niun amateur passionné du billard, bien qu’il en eût un chezlui ; mais il jouait bien aux échecs.
Marmouset, pour achever de faire sa conquête,lui proposa une partie et le laissa gagner.
Mistress Robert et ses filles firent de lamusique avec Vanda, qui était excellente pianiste.
Et l’on gagna ainsi l’heure du lunch.
Ce fut alors que Marmouset dit à sirRobert :
– Vous savez qu’il est une chose convenuedans mon programme ?
– Laquelle ?
– C’est que vous montrerez Newgate endétail à Mme Peytavin, qui est friande de cesémotions-là.
– Très volontiers, dit sir Robert, quiavait, du reste, un grand plaisir à montrer sa prison et sesprisonniers aux visiteurs. Seulement, je vous demande une grâce,gentleman.
– Parlez…
– Il a été convenu entre nous que cemystérieux prisonnier, qu’on nomme l’homme gris, viendrait faire cesoir votre partie d’échecs ?
– Oui, ce soir, et tous les soirs de monséjour ici.
– Bon ! dit sir Robert. J’ai prismes précautions pour cela, et il n’y a que deux de mes gardiens,dont je suis parfaitement sûr du reste, qui sauront qu’il quitterason cachot une heure ou deux par soirée.
– Eh bien ?
– Pour tout le reste de mon personnel,l’homme gris est un secret.
– Ah ! ah !
– Et j’ai l’ordre formel du lordchief-justice de ne le laisser voir à personne.
– Alors, pour le moment, vous ne nousmontrerez pas l’homme gris ?
– Non.
– Mais nous verrons les autres ?
– Certainement ! Vous verrez tout,d’ailleurs, depuis la cage aux oiseaux jusqu’aux anciennesoubliettes.
– Ah ! il y a donc des oubliettes àNewgate ? dit Marmouset impassible.
– Oui ! nous en possédons deux.
– Ce que vous me dites là m’étonne fort,mylord.
– Pourquoi ?
– Mais parce que j’ai lu, dans l’histoired’Angleterre, que Newgate avait été construit en 1780seulement.
– Oui, certes, mais sur l’emplacementd’une autre prison, qui fut brûlée à cette époque.
– Ah ! c’est différent, car je nem’expliquais pas que dans les siècles derniers on se servît encorede pareils supplices.
– Aussi, ces oubliettes, n’ont-ellesjamais servi qu’une fois.
– Comment cela ?
– Elles ont servi de refuge auxconspirateurs des Poudres.
– J’ai entendu parler, en effet, de cetteconspiration, mais vaguement.
– Oh ! dit sir Robert M…, c’est unelongue et nébuleuse histoire, que je n’entreprendrai pas de vousraconter. Mais nous pouvons commencer par les oubliettes notrevisite de Newgate.
– Pourquoi par les oubliettes ?
– Parce qu’elles ne sont pas dansl’intérieur de la prison proprement dite.
– Ah !
– Elles sont sous nos pieds.
– Là ?
– Oui, dit sir Robert, dans mon proprelogement.
– En vérité !
– J’ai, pour mes besoins particuliers,une cave, dit sir Robert.
– Et c’est dans cette cave… ?
– … Que s’ouvrent les deuxoubliettes dont je vous parle. Seulement, de peur qu’un domestiquemaladroit ne vînt à y tomber, on a construit une margelle àl’entour, comme on fait pour un puits.
– Du reste, dit Marmouset, une oublietten’est autre chose qu’un puits.
– Celles-là ont soixante-dix pieds deprofondeur. On peut y descendre avec une corde. J’y suis descenduune fois, moi qui vous parle.
– Et qu’avez-vous vu, une fois enbas ?
– L’entrée d’un des souterrains creusésau temps de la conspiration des Poudres.
– Diable ! dit Marmouset en riant,mais alors, on peut s’évader de Newgate !
Sir Robert tressaillit.
– Ah ! non, dit-il ; d’abordces oubliettes sont sous mon logis et non sous la prison.
Ensuite, ce souterrain est muré.
– Ah ! c’est différent.
– J’ai eu même un jour une singulièrefantaisie, moi qui vous parle.
– Ah ! vraiment !
– Je suis descendu avec un maçon et j’aivoulu lui faire démolir le mur construit à l’entrée dusouterrain.
– Et il n’a pu en venir à bout ?
– Au contraire. Seulement, derrière lemur, nous avons trouvé une porte.
Marmouset tressaillit à son tour.
– Une porte en fer, continua sir RobertM…, que jamais nous n’avons pu ni ébranler, ni jeter bas, niouvrir.
– Vous n’avez pas fait venir unserrurier ?
– J’en ai fait venir six.
– Et ils n’ont pu forcer laserrure ?
– Ils n’ont même pas trouvé laserrure.
– Après, qu’avez-vous fait ?
– J’y ai renoncé et me suis contenté defaire reconstruire le mur, tel qu’il était auparavant.
– Alors, on ne voit plus laporte ?
– Si, j’ai fait laisser un trou d’un piedcarré dans le mur.
– Dans quel but ?
– Dans le but unique de constaterl’existence de cette porte.
– Eh bien ! dit Marmouset,commençons alors, si vous le voulez, par les oubliettes.
– Comme vous voudrez, dit sir RobertM…
Un quart d’heure après, sir Robert M…, précédépar deux gardiens, qui portaient des flambeaux, faisait à ses hôtesles honneurs des caves de Newgate.
Marmouset disait tout bas à Vanda :
– J’aime autant que vous ne voyiez pasl’homme gris.
– Pourquoi ?
– J’aurais peur que vous n’éprouviez uneémotion qui vous trahit.
– Bah ! dit Vanda, je suis forte,quand il le faut. Tu verras, ce soir.
– Et, s’il allait se trahir,lui !
Vanda secoua la tête.
– Non, dit-elle, ce n’est plus moi qu’ilaime.
Et elle ajouta, avec un sourirerésigné :
– C’est miss Ellen.
Les caves de Newgate n’avaient rien decurieux. Un plancher recouvrait l’orifice des oubliettes.
– Quelle est celle au pied de laquelle ontrouve la porte ? demanda Marmouset.
– Celle-ci, dit sir Robert M…,voulez-vous y descendre ?
– Oh ! pas moi, fit Vanda.
– Mais moi, j’y descendrai, ditMarmouset.
Et sir Robert donna l’ordre à l’un desgardiens de fixer à un anneau de fer scellé dans la margelle uneéchelle de corde qui se trouvait dans la cave.
L’échelle attachée, Marmouset dit augouverneur :
– Cela n’a plus rien de bien curieux pourvous, n’est-ce pas ?
– Assurément non, répondit sirRobert.
– Je vous dispense donc de me suivre.
– Mais…
– Donnez-moi seulement de quoi yvoir.
Et Marmouset prit des mains de l’un desgardiens la lanterne qu’il portait ; puis il mit le pied surl’échelle, après avoir enjambé la margelle de l’oubliette.
Marmouset était leste et adroit comme unenfant de Paris ; il avait été fumiste dans sa premièrejeunesse, il savait marcher sur le bord d’un toit ; à plusforte raison, se laisser glisser au bout d’une corde.
Descendre échelon par échelon lui parutoiseux.
– Ce sera bon pour remonter ! sedit-il.
Et il se laissa couler le long de la doublecorde, se maintenant d’une main et tenant de l’autre lalanterne.
Aussi, en quelques secondes, eut-il touché lefond du puits.
Alors, il leva la tête et vit sir Robert M…qui se penchait sur la margelle.
– Examinez bien la porte, lui criait lebon gouverneur.
– Mais puisque vous l’avezmurée !
– Non, pas tout entière.
– Ah !
– On a laissé un trou dans le mur.Passez-y votre lanterne. Bon ! c’est bien cela…
– Ce brave homme, murmurait Marmouset ensouriant, est d’une complaisance extrême.
Et il posa sa lanterne sur le bord de labrèche pratiquée dans le mur et de l’autre côté de laquelle onapercevait la porte de fer forgé.
– La voyez-vous ? cria encore sirRobert.
– Oui, oui ! elle est très curieusecomme travail.
– N’est-ce pas ? et elle a lasonorité de l’airain. Frappez donc dessus !
– Mais cet homme est mon complice sanss’en douter ! pensa encore Marmouset.
Et passant le poing à travers la brèche, ilfrappa trois coups qui retentirent bruyamment.
– C’est là ce que je voulais, se ditMarmouset.
Et il remonta presque aussi lestement qu’ilétait descendu.
– Et l’autre oubliette, a-t-elle uneporte ? demanda-t-il.
– Non, aucune.
– Ah ! Eh bien ! milord, voyonsla prison proprement dite maintenant.
Marmouset se disait en remontant des caves aurez-de-chaussée :
– Nous jouerions joliment de malheur sila porte sur laquelle j’ai frappé trois coups n’était pas celle queje crois.
Vanda marchait auprès de lui.
Sir Robert M… avait retrouvé toute sa bellehumeur. Il avait un si grand plaisir à montrer sa prison endétail ! Pour lui, Newgate était une prison modèle, un amourde prison, à ce point, disait-il, que lorsqu’un prisonnier s’enallait, c’était toujours les larmes aux yeux.
À quoi Marmouset lui dit en riant :
– Il regrette d’autant plus Newgate quegénéralement il en sort pour être pendu.
– Oh ! pas toujours, dit sir RobertM…
Vanda parut s’intéresser vivement à tout cequ’elle voyait ; mais elle ne cherchait cependant qu’une chosedu regard à mesure qu’ils parcouraient les longs corridors surlesquels donnaient les portes des cellules ; c’était la portede la cellule occupée par Rocambole.
Tout à coup, Marmouset lui toucha légèrementl’épaule :
– C’est là, dit-il.
Vanda tressaillit, mais son visage ne trahitaucune émotion.
D’ailleurs, sir Robert M… n’avait vu ni legeste ni entendu les paroles de Marmouset.
En une heure et demie on a visité toutNewgate.
Sir Robert M… ne leur fit grâce de rien, dureste, depuis la cage aux oiseaux jusqu’à la salle de lacour d’assises, depuis le bureau du greffe, où l’on conserve lemasque en plâtre des suppliciés, jusqu’à la cuisine, qui est ladernière station que fait le condamné à mort en quittant la prisonpour aller au supplice.
À quatre heures, Marmouset et Vanda étaient deretour au logis du gouverneur, – et Marmouset, confiant à mistressRobert et à ses filles celle qu’il leur avait donnée comme safemme, prétextait le besoin d’une course importante et sortait deNewgate.
Milon était sur la porte de sa boutique del’autre côté d’Old-Bailey.
Marmouset lui fit un signe et continua àdescendre vers Fleet street.
Milon quitta nonchalamment le seuil de laboutique et prit la même direction.
Au coin de Fleet street, ils jugèrent qu’ilsétaient assez loin de Newgate pour s’aborder sans être vus par ungardien ou une personne quelconque appartenant au service de laprison.
– Eh bien ? dit Milon, qu’est-cequ’il y a de nouveau ?
– C’est à toi que j’ai la même question àfaire.
– Mais depuis que vous êtes partis, cematin, tout est dans le même état.
– Ah ! dit Marmouset qui fronça lesourcil. Et Polyte ?
– Il est toujours à l’endroit où vousl’avez placé.
– Et tu ne l’as pas revu depuis cematin ?
– C’est-à-dire que je suis descendu versdeux heures.
– Bon !
– Et que je lui ai porté de quoiluncher.
– Et tu ne l’as pas revudepuis ?
– Non.
Le front assombri de Marmouset se dérida.
– Alors, retournons chez toi, dit-il.Seulement, laisse-moi prendre mes précautions.
Un cab passait à vide.
Marmouset appela le cabman et passa.
– Va m’attendre, dit-il à Milon.
Grâce au cab, Marmouset put se glisser dans laboutique d’épicerie sans être vu de Newgate.
Mineurs pendant la nuit, les compagnons deMilon étaient sérieusement épiciers pendant le jour.
Ils allaient et venaient par la boutique,servaient les clients et obéissaient à Pauline, la jolie dame decomptoir.
Marmouset et Milon prirent le chemin de lacave.
– Je ne sais pas pourquoi, disait Milon,vous avez mis Polyte en sentinelle là-bas. Que voulez-vous qu’ilentende ?
Marmouset ne répondit pas.
Comme ils traversaient la petite sallesouterraine et s’apprêtaient à entrer dans le dernier boyau quiconduisait à la porte de fer mise à découvert, ils virent Polytequi accourait à leur rencontre.
Grâce à la lanterne que portait Milon, Polyteavait reconnu Marmouset, qu’il considérait comme son chef defile.
– Eh bien ? dit celui-ci.
– Nous ne sommes pas seuls dans cessouterrains ! dit Polyte ému.
– Ah bah !
– Il y a du monde de l’autre côté de laporte de fer.
– Qu’en sais-tu ?
– J’ai entendu frapper trois coups.
– Rassure-toi, c’est moi qui les aifrappés.
– Vous !
– Oui, j’étais de l’autre côté.
– Par où avez-vous donc passé ?demanda Milon non moins étonné.
– Par le chemin que Rocambole suivrademain répondit Marmouset. L’heure de la délivranceapproche !
Il était dix heures du soir quand la table dethé réunit le gouverneur de Newgate, sa famille et ses hôtes.
Sir Robert avait été de fort bonne humeurdurant toute la journée.
Mais, vers le soir, son front s’étaitassombri.
La cause de cette tristesse subite, c’étaitl’homme gris.
Car enfin, il allait falloir s’exécuter,c’est-à-dire faire venir le dangereux prisonnier chez lui, lemettre en contact avec sa femme et ses filles.
Après le dîner, sir Robert s’était esquivé unmoment sous le prétexte de faire une ronde à l’intérieur de laprison.
Et il s’était fait ouvrir la cellule duprisonnier.
Rocambole, toujours calme, l’avait salué avecson aménité ordinaire.
– Vous paraissez souffrant, milord ?lui avait-il dit.
– Non, mais inquiet, gentleman.
– Et pourquoi cela, milord ?
– Je me défie de vous.
– Par exemple !
– Si vous alliez, ce soir, manquer deconvenance chez moi !
– Ah ! milord, votre supposition estinjurieuse.
– Non que vous soyez un hommeparfaitement bien élevé, je le reconnais, mais pour me jouerquelque vilain tour.
– Ah ! milord !
– Vous me jurez que vous serezraisonnable ?
– Je vous le jure.
Et sir Robert s’en était allé un peusoulagé ; mais son anxiété l’avait repris bientôt. Et, unefois encore, la pensée d’une complicité mystérieuse entre l’hommegris et son hôte lui était revenue.
Donc à dix heures, on prenait le thé chez legouverneur, lorsque Marmouset dit à sir Robert :
– Et le prisonnier ?
– On va l’amener, répondit sir Robertavec un soupir. J’ai voulu seulement attendre que les gardienseussent fini leur service.
– Vous avez bien fait, dit Marmouset.
Sir Robert sonna.
– Dites au gardien chef Wilson, dit-il,qu’il peut exécuter les ordres que je lui ai donnés.
Le domestique sortit.
Il s’écoula environ dix minutes, puis la portedu parloir s’ouvrit.
Marmouset regardait Vanda.
Vanda fut sublime de calme etd’impassibilité ; elle regarda l’homme qui entrait avec uneparfaite indifférence, mélangée cependant d’une certaineémotion.
Et l’homme qui entrait, pourtant, c’étaitRocambole.
Le gardien qui l’avait amené était resté dansl’autre chambre.
L’homme gris salua avec une aisanceparfaite.
En dépit du costume de toile grise desprisonniers, il apparut aux dames comme un gentleman accompli.
– Madame, dit Marmouset à Vanda, voilà cepauvre Français qui m’a servi de compagnon de captivité.
Sir Robert était fort ému.
– Mon ami, reprit Marmouset, je vous aifait venir à la seule fin de jouer avec vous cette fameuse partied’échecs dont vous m’avez parlé.
– Je le sais, dit Rocambole.
– Ah !
– Son Honneur m’en a prévenu ce matin. EtRocambole salua sir Robert.
L’émotion de celui-ci était si grande que pourla dissimuler il alla chercher lui-même le jeu et disposal’échiquier.
Marmouset lui dit en riant :
– Je suis un peu vindicatif, sirRobert.
– Oh ! fit le gouverneur, qui essayade rire et qui ne put y parvenir.
– Il paraît que nous vous avonshorripilé, ce gentleman et moi, en parlant javanais ?
– C’est une singulière langue, eneffet.
– Eh bien ! dit Marmouset, nousallons vous l’apprendre.
– Me l’apprendre ! continua le bongouverneur.
– Oui ; écoutez-moi bien.
– Comment, vous allez encore parler cetaffreux jargon ?
Rocambole regarda sir Robert en souriant etd’une façon qui voulait dire :
– Je vous ai prévenu ce matin. C’est unetoquade.
– Père, dit miss Lucy, une des filles dugouverneur, madame va nous faire un peu de musique, pendant que cesgentlemen joueront aux échecs.
Vanda se leva et se mit au piano.
En même temps Rocambole et Marmousets’assirent face à face, l’échiquier posé entre eux.
Et Marmouset, tout en rangeant ses pièces, semit à parler javanais, tandis que Vanda exécutait des variationsbrillantes qui couvraient à demi le bruit de sa voix.
– Maître, dit alors Marmouset, tout estprêt.
– Comment l’entends-tu ?
– Il dépend de vous d’être délivré lanuit prochaine.
– Par les fénians ?
– Non, par nous.
– Explique-toi.
– J’ai fait ce que vous m’avez dit.Milon, et moi nous avons acheté une boutique dans Old Bailey.
– Fort bien.
– Nous nous sommes procuré le plan dontvous m’aviez parlé.
– Et vous avez retrouvé l’entrée dessouterrains.
– Parfaitement.
Alors Marmouset raconta à Rocambole, parlanttoujours javanais du reste, ce que lui, Milon et leurs compagnonsavaient fait.
Il n’omit aucun détail, pas même celui de sadescente dans l’oubliette et des trois coups frappés sur la portede fer et entendus par Polyte.
Et Marmouset ajouta :
– J’ai à mes ordres un petit bateau àvapeur qui se tiendra tout près de l’orifice du souterrain quiaboutit à la Tamise.
– Fort bien, répondit Rocambole. Mais lesfénians…
– Je n’en ai plus entendu parler.
– Ils travaillent pourtant à mesauver.
– C’est probable. Mais nous arriveronsavant eux.
– Voilà ce que je ne veux pas.
– Pourquoi ?
– Je voudrais leur voir tenter quelquechose.
– À quoi bon ?
– Pour savoir si, une fois libre, je doisles servir encore ou les abandonner.
– Oh ! dit Marmouset, nous avonsbien d’autres choses à faire à Paris !
– C’est possible ; mais tu n’iraspas contre ma volonté.
– Assurément non, maître.
– Donc, écoute ce que je vais tedire.
– Parlez, dit Marmouset avecsoumission.
*
**
Sir Robert examinait l’homme gris et Marmousetavec inquiétude.
– Ah ! pensait-il, si ce mauditFrançais restait un mois ici, je crois que mes cheveuxdeviendraient blancs comme neige.
Pendant que Marmouset et Vanda s’installaientchez le gouverneur de Newgate, miss Ellen, toujours sous le costumedes dames des prisons, demeurait dans la chambrette de SermonLane.
Marmouset l’était venu voir le matin et luiavait dit :
– Je ne sais pas ce que font les fénians,mais je puis vous affirmer que nous le sauverons, nous.
– Et comment ?
Marmouset avait alors développé son plan etmiss Ellen l’avait approuvé de tous points.
Puis il lui avait appris que le soir ilverrait Rocambole et il lui avait promis de revenir lelendemain.
Le lendemain, en effet, un peu après cinqheures, Marmouset arriva.
Miss Ellen l’attendait avec impatience.
Mais elle tressaillit et se sentit défailliren voyant le jeune homme sombre et triste.
– Mon Dieu ! dit-elle, il est arrivéun malheur, pour sûr ?
– Non, dit Marmouset, mais il peut enarriver un.
– Que voulez-vous dire ?
– Tout est prêt pour la délivrance. Lesouterrain est déblayé, nos compagnons sont résolus. J’ai sous lamain un bateau à vapeur qui, avant le jour, nous aura conduits horsde la Tamise, en pleine mer, au delà du canon anglais.
– Bon.
– Eh bien ! IL ne veut pas.
– Qui ? lui ?
Marmouset fit un signe de tête affirmatif.
– Il ne veut pas être délivré ?
– Non.
– Mais pourquoi ? demanda miss Ellenstupéfaite.
– Il veut que les fénians tentent quelquechose.
– Certainement ils tiendront la parolequ’ils m’ont donnée.
– Oui, mais quand ?
– Voilà ce que l’abbé Samuel n’a pu medire.
– Et ce qu’il faut savoir, dit Marmouset,car dussions-nous enlever Rocambole de force…
– Venez avec moi, dit miss Ellen.
– Où ? demanda Marmouset.
– À Saint-George : nous y trouveronsl’abbé Samuel.
Et la pauvre jeune fille jeta sur ses épaulesun manteau à capuchon.
– Vous ne craignez donc pas de sortir enplein jour ?
– Aucunement. Mon costume me rendinviolable.
Miss Ellen et Marmouset quittèrent SermonLane, montèrent dans un cab et se firent conduire dans leSouthwark.
Un pâle rayon de soleil glissait au traversdes nuages gris, et le cimetière qui entoure l’église Saint-Georgecommençait à se couvrir d’une verdure hâtive.
Le printemps approchait.
Marmouset et miss Ellen traversèrent lecimetière et allèrent frapper à la petite porte du chœur.
Le vieux sacristain vint ouvrir.
Il témoigna d’abord quelque étonnement à lavue de miss Ellen.
Saint-George était une église et non uneprison.
Mais il reconnut Marmouset.
– L’abbé Samuel est-il là-haut ?demanda celui-ci en montrant le clocher.
– Oui, mais il n’est pas seul.
– Ah !
– Il est avec les quatre chefs.
Miss Ellen et Marmouset échangèrent un regardjoyeux.
– Je ne sais pas si je dois vous laissermonter ? fit le sacristain hésitant.
– Dans tous les cas, mon ami, allez leprévenir que miss Ellen veut le voir.
Le sacristain monta aussi vite que le luipermirent ses jambes chancelantes.
Puis, au bout de quelques minutes, ilredescendit en disant :
– Venez, on vous attend.
Miss Ellen et Marmouset gravirent rapidementl’escalier du clocher et pénétrèrent dans la chambre secrète.
L’abbé Samuel était là avec les quatre chefsfénians.
– Ma sœur, dit le prêtre, avez-vous doncà nous dire des choses importantes ?
– Mon père, répondit miss Ellen, je vienssavoir quand et comment on délivrera l’homme gris.
Elle prononça ses mots avec anxiété ;mais les quatre chefs demeurèrent impassibles…
– Ma sœur, répondit l’un d’eux, nousn’avons qu’une parole.
– Ah ! dit miss Ellen quirespira.
– L’homme gris sera sauvé.
– Mais, comment ?
– C’est un secret que nous ne pouvonsrévéler.
– Et quand le sauverez-vous ?
– Peut-être demain, peut-être dans huitjours, quand nous serons prêts.
Miss Ellen regarda Marmouset avecdésespoir.
– Attendons alors, dit celui-ci qui parutsubitement résigné.
Et ils s’en allèrent.
Comme ils sortaient du cimetière, Marmousetdit à miss Ellen :
– Mon parti est pris.
– Ah !
– Je sauverai Rocambole malgré lui.
– Vous ne croyez donc pas à la promessedes fenians ?
– Si, j’y crois. Mais ces gens-là n’enfinissent pas, et le temps nous presse.
Et comme si un nouvel événement eût voulujustifier les paroles de Marmouset, au moment où la jeune fille etlui remontaient dans le cab, un homme s’approcha d’eux.
Cet homme était le détective Edward.
– Ah ! lui dit Marmouset, d’oùvenez-vous donc ?
– Je vous suivais.
– Eh bien ?
– J’ai une mauvaise nouvelle à vousapprendre.
– Qu’est-ce donc encore ? s’écriamiss Ellen éperdue.
– Le lord chief-justice, poussé par lerévérend Patterson, vient de prendre une détermination.
– Laquelle ?
– L’homme gris sera jugé demain.
Marmouset et miss Ellen pâlirent.
– Et il est probable qu’il sera exécutévingt-quatre heures après.
Miss Ellen jeta un cri sourd.
– Eh bien ! dit Marmouset, nousavons quarante-huit heures devant nous, c’est plus qu’il ne nous enfaut.
– Et s’il ne veut pas, lui ? ditmiss Ellen d’une voix étouffée.
– Nous l’enlèverons de force, ditMarmouset.
Et il monta dans le cab après y avoir faitasseoir miss Ellen.
– Courage ! murmura-t-il,courage !
Et le cab reprit le chemin de Sermon Lane.
Marmousetreconduisit miss Ellen.
Puis il revint dans Old Bailey.
Milon était fort anxieux, car il n’avait pasvu Marmouset depuis la veille, c’est-à-dire depuis que celui-ciavait pu causer avec Rocambole et prendre ses ordres.
Marmouset lui dit :
– Nous n’avons pas le temps de flânermaintenant, il faut agir et promptement.
– Je crois que les fénians se remuentdepuis quelques heures, répondit Milon.
– Ah !
– Cette nuit, à plusieurs reprises, j’aivu des Irlandais en haillons rôder autour de Newgate.
– Eh bien ! dit Marmouset, s’ilsveulent sauver l’homme gris, qu’ils le sauvent tout de suite.
– Pourquoi ?
– Mais parce que nous le sauverons lanuit prochaine et malgré lui.
– Comment, malgré lui ?
– Oui ! fit Marmouset avec unsourire. Le maître a une toquade, il veut que les fénians aient labosse de la reconnaissance. Il veut être sauvé par eux.
– Tonnerre ! dit Milon en serrantses poings, que veut-il donc que nous soyons venus faire à Londres,alors ?
– Tu sais qu’on le juge demain !
Milon frissonna.
– Mais demain nous serons en route pourla France, ajouta Marmouset. As-tu vu le capitaine dusteamer ?
– Oui ! il est tout prêt.
– Tu le reverras ce soir, entre quatre etcinq heures et tu l’avertiras qu’une jeune dame se présentera à sonbord.
– Miss Ellen ?
– Naturellement.
– À quelle heure !
– À minuit. Et à partir de ce moment, ildevra se tenir sous petite vapeur auprès de Temple-Bar et tout prêtà partir aussitôt que nous serons embarqués.
– Mais, dit Milon, êtes-vous bien sûr,maintenant que nous pourrons réussir cette nuit ?
– Incontestablement. Descendons dans lesouterrain et emmenons avec nous William qui est fort comme unTurc.
– Allons, dit Milon, qui alluma lalanterne.
Les autres compagnons de Marmouset, bienqu’ils n’eussent pas entendu les paroles qu’il échangeait à voixbasse avec Milon, comprenaient que l’heure était solennelle, etaucun d’eux ne fit la moindre question.
Milon fit un signe au matelot William.
William le suivit sans objection.
Quand ils furent dans la cave, Marmouset yprit un marteau.
Puis ils continuèrent leur chemin à travers cesouterrain qu’ils avaient si péniblement déblayé la veille etl’avant-veille, et ils arrivèrent ainsi jusqu’à cette dernièreporte de fer derrière laquelle Polyte avait entendu fortdistinctement les trois coups frappés par Marmouset.
Alors Marmouset prit le marteau, et enquelques coups il eut ouvert la porte.
Alors apparut le mur de brique, et dans ce murle trou que sir Robert M… avait ménagé pour que, du fond del’oubliette, on pût, une lampe à la main, admirer le travail decette porte qu’il n’avait jamais pu ouvrir.
– Tu n’es pas un maçon pour rien, ditalors Marmouset à Milon. Que penses-tu de ce mur ?
– D’abord, qu’il est très mince.
– Et qu’on peut le démolirfacilement ?
– Il n’y a pas besoin de le démolir. Vousallez voir…
Et Milon donna un coup d’épaule dans lacloison de brique qui trembla.
– Attends, dit William, je vaist’aider.
Et à son tour il se rua sur la cloison,arc-boutant ses pieds énormes contre les montants en pierre quiencadraient la porte.
Ce fut l’histoire d’une seconde.
Le mur s’écroula. Le chemin de l’oublietteétait ouvert. Marmouset y pénétra encore le premier.
– Regarde bien où nous sommes,dit-il.
– Pardi ! répondit Milon, noussommes dans un puits.
– Mais ce puits a un orifice.
– Cela va sans dire.
– Et il a six mètres de profondeur.
– Bon !
– Il faut donc trouver une échelle de sixmètres.
– L’échelle est facile à trouver, ditMilon, mais… il y a une difficulté, néanmoins.
– Laquelle ?
– Comment la dresser ? Nous n’avonspas assez de place entre cette brèche que nous venons de faire etle pavé du puits.
– J’ai prévu l’objection.
– Ah !
– Et j’ai commandé dans Osborn-street, àun charpentier, une échelle qui se démonte en cinq morceaux.
– C’est différent.
– Tu poses ton premier morceau. Arrivé audernier échelon, tu ajoutes le second tronçon qu’on te passe ;puis le troisième.
– Compris, dit Milon.
– À présent, poursuivit Marmouset, quiparlait en anglais pour être mieux compris de William, écoutez-moibien.
– Parlez, dit Milon.
– Tu iras chercher l’échelle ce soir.
– Bon !
– À onze heures vous descendrez tous ici.Vous serez armés d’un poignard et d’un revolver.
– Et la petite femme ?
– Vous l’amènerez ici, et elleattendra.
L’échelle dressée, tu monteras le premier, etles autres te suivront.
– Fort bien.
– Quand vous serez en haut, vous voustrouverez dans une cave.
Elle est fermée à clef, mais laMort-des-Braves a été serrurier, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Il fera sauter la serrure. La porteouverte, vous trouverez un escalier, vous le gravirez et vous voustrouverez dans la cuisine du gouverneur. Vous n’y rencontrerezqu’une servante, renversez-la à terre et bâillonnez-la.
La cuisine est voisine de la salle àmanger ; vous pénétrez dans cette pièce.
– Et puis ?
– Et là vous entendrez un bruit de voix àtravers une porte ; alors vous attendrez.
– Quoi donc ?
– Un signal que je vous donnerai en tempset lieu.
– Et si nous rencontrons d’autrespersonnes que les servantes ?
– S’il le faut, vous tuerez, ditfroidement Marmouset, mais pas avec vos revolvers, avec vospoignards.
– C’est l’arme vraie, dit Milon ; lerevolver est un bavard qui fait souvent plus de bruit que debesogne.
– Vous avez bien compris, n’est-cepas ?
– Parfaitement, dit William.
– Admirablement compris, répétaMilon.
– Eh bien ! dit Marmouset, tu iraschercher l’échelle et tu feras la leçon aux autres.
Miss Ellen n’avait pas revu Marmouset depuisle matin.
Mais, en la quittant, le jeune homme lui avaitdit :
– Je vous répète que nous sauverons lemaître malgré lui, et cela la nuit prochaine.
– Que dois-je donc faire, moi, d’icilà ? avait demandé la jeune fille.
– Attendre.
– J’attendrai.
– Ce soir, vers huit heures, avait ajoutéMarmouset, Milon viendra vous chercher.
– Et je le suivrai ?
– Oui.
– Où me conduira-t-il ?
– À bord d’un steamer qui chauffe sur laTamise.
Miss Ellen avait eu un battement de cœur.
– Et ce steamer, ajouta Marmouset, nousconduira tous en France.
Et miss Ellen avait attendu.
Le soir, en effet, elle avait vu venir Milon àl’heure indiquée.
Milon était joyeux.
– Ah ! miss, lui dit-il, tandis quela jeune fille s’appuyait sur son bras et qu’ils parcouraient lesrues désertes de la Cité, nous n’avons plus besoin des fénians àprésent, et j’en suis joliment content.
– En vérité ! dit-elle.
– J’aurais été un peu humilié que lemaître fût délivré par d’autres que par nous, continua Milon.
– Qui sait ? fit miss Ellen, lesfénians travaillent de leur côté, ce n’est pas douteux… et ilsarriveront peut-être avant nous.
– Oh ! pour ça, non.
– Qu’importe, dit-elle avec un accent dedévouement et d’amour, qu’importe que ce soit vous ou eux, pourvuqu’il soit libre enfin ?
– Nous avons notre petit amour-propre,dit le bon Milon.
Miss Ellen eut un sourire mélancolique.
– Pensez-vous, dit-elle, que je n’ai pasmon orgueil, moi ?
– Cela est certain, miss Ellen.
– Eh bien ! cet orgueil, je vousl’ai sacrifié.
Et comme Milon la regardait avec étonnement,miss Ellen continua :
– Les fénians travaillent à je ne saisquel plan mystérieux ; vous autres, poursuivit miss Ellen,vous avez creusé un souterrain.
Moi seule, je n’ai rien fait encore ;mais que les fénians échouent, que votre plan avorte, et c’est moiqui alors le sauverai.
– Vous ! dit Milon d’un air dedoute.
– Je me nomme miss Ellen Palmure, dit lajeune fille, je suis la fille d’un pair d’Angleterre, et je sauraibien, s’il le faut, aller me jeter aux pieds de la reine et obtenirla grâce de celui a qui j’ai donné ma vie et mon cœur toutentier.
Ses yeux brillaient d’un sombre enthousiasmetandis qu’elle parlait ainsi.
– Mais nous n’aurons pas besoin de cela,dit Milon.
Miss Ellen, je vous le répète, dans quelquesheures le maître sera parmi nous.
– Dieu vous entende ! murmura lajeune fille.
Et ils continuèrent à marcher.
Ils arrivèrent ainsi au bas de Sermon Lane etsuivirent le bord de la Tamise.
Le brouillard avait reconquis son domaine etle fleuve avait disparu sous sa couche épaisse.
Mais on entendait le clapotis des flots quirongeaient, la rive en passant, et un plus loin, la respirationhaletante d’une machine à vapeur.
C’était le steamer qui chauffait.
Milon mit deux doigts sur sa bouche et fitentendra un coup de sifflet.
– Attendons, dit-il.
Peu après, miss Ellen entendit un bruitd’avirons qui battaient l’eau et semblaient s’approcher dubord.
Puis, quelques secondes s’écoulèrent et,perçant le brouillard, une barque vint heurter le bord et fitjaillir un flot d’écume autour d’elle.
Alors Milon dit à l’homme qui se dressa dufond de la barque :
– Viens-tu duShocking !
– Yes ! répondit lematelot.
– Embarquez, miss Ellen, dit Milon.
Et il fit monter la jeune fille dans labarque.
Puis il ajouta :
– C’est Marmouset qui a baptisé lesteamer : il se nomme Shocking. Le capitaine est unami de William. Il nous est dévoué.
Le matelot qui conduisait l’embarcation poussaau large, et miss Ellen vit bientôt le steamer se détacher en noirsur le fond rouge du brouillard.
Dix minutes après, elle était à bord.
– À bientôt, miss Ellen, lui ditMilon ; il est huit heures, à minuit nous serons tousréunis.
Et il redescendit dans la barque et dit aumatelot :
– Mets-moi sous le pont de Waterloo.
La barque remonta la Tamise à force de rameset eut bientôt abordé à l’endroit indiqué par Milon.
Alors celui-ci sauta à terre et remonta versle Strand.
Il appela un cab qui passait à vide, sautadedans et se fit conduire dans Osborn street.
C’était là qu’était le charpentier que luiavait indiqué Marmouset et qui avait construit l’échelle sedémontant en quatre morceaux.
Et une heure après, muni de l’échelle, Milonétait de retour dans Old Bailey.
Milon retrouva ses compagnons en émoi.
Ils avaient fermé la boutique depuislongtemps, mais ils étaient tous réunis et, sans lumière, ilsavaient laissé entre-bâillée la petite porte basse.
– Ah ! dit la Mort-des-Braves, noust’attendons avec une vive impatience, Milon.
– Qu’est-ce qu’il y a donc ? fitcelui-ci.
– Depuis que tu es parti, il s’est passéde drôles de choses ici !
– Hein ?
– Je vais vous dire ça, moi, fitPolyte.
– Parle, dit Milon.
– Figurez-vous, reprit Polyte, que depuisl’entrée de la nuit nous avons vu circuler sur la place des gens demauvaise mine.
– Des Irlandais ?
– Probablement.
Ils étaient deux par deux, ou trois par trois,et ils se suivaient à distance.
– Et puis ?
– Tout à coup, nous en avons vu un quiconduisait une charrette de brasseur.
– Bon !
– Il s’est arrêté un moment devantNewgate, entre les deux portes.
– Ah !
– Alors deux autres hommes qui setrouvaient sous une des deux portes se sont approchés.
– Et ils lui ont parlé ?
– Et ils l’ont aidé à débarquer unefutaille qu’ils ont placé contre le mur.
– Et qu’en ont-ils faitensuite ?
– Rien. Ils sont montés dans la voituredu brasseur et ils se sont éloignés.
– Mais la futaille ?…
– Elle est toujours là-bas.
– Au pied du mur ?
– Oui. Venez donc la voir, ditPolyte.
– Un moment, dit Milon, laissons passerles policemen.
En effet, on entendait dans le haut d’OldBailey les pas lents et mesurés de deux gardiens de nuit quicheminaient en tâtant les portes pour voir si elles étaient bienfermées.
Les policemen passèrent.
Alors Milon dit à Polyte :
– Viens, allons voir, maintenant.
Et ils se glissèrent dans Old Bailey ets’approchèrent du mur de Newgate.
– Voilà le baril, dit Polyte.
Milon vit alors un grand tonneau qui pouvaitcontenir un muid de vin et qui était hermétiquement clos.
– Qu’est-ce qu’il peut donc y avoir làdedans ? dit Milon.
– Ma foi, répondit Polyte, je n’en saisrien.
Milon essaya de remuer le baril.
– Trop lourd, dit-il.
– J’ai dans mon idée, reprit Polyte, quec’est de la poudre.
Milon tressaillit.
– Pourquoi donc faire ? dit-il.
– Pour faire sauter Newgate.
Milon haussa les épaules.
– Et qui veux-tu qui fasse sauter,Newgate ? dit-il.
– Les fénians.
– Pour délivrer Rocambole ?
– Oui.
– Imbécile ! S’ils faisaient sauterla prison ils tueraient du même coup celui qu’ils veulentsauver.
– C’est juste, dit Polyte. C’est égal,faisons donc le tour de la prison.
Ils se mirent en marche. Cent pas plus loin,le long du mur d’enceinte, il y avait un autre baril semblable aupremier.
– Sais-tu ce que c’est ça ? fitMilon.
– Non, dit Polyte.
– C’est du gin volé. Les voleurs l’ontlaissé ici et viendront le reprendre demain matin.
– Je ne crois pas, dit Polyte, et jepersiste dans mon opinion.
– Que c’est de la poudre ?
– Oui.
– Eh bien ! quand Newgate sautera,nous n’y serons plus.
– C’est égal, dit Polyte, je seraisd’avis de prévenir Marmouset.
– Comment ? Sous quel prétexteveux-tu maintenant que nous entrions dans Newgate ?
– C’est vrai, soupira Polyte.
– Il faut, au contraire, reprit Milon,mener les choses rondement.
– Comment cela ?
– Et ne pas perdre une minute. Si lesfénians veulent faire sauter la prison, il faut arriver avant eux.Et notre amour-propre, donc !
Ce disant, Milon battit en retraite et Polytele suivit.
Ils revinrent dans la boutique.
– Quel heure est-il ? demandaMilon.
– Dix heures un quart.
– Nous n’avons plus que trois quartsd’heure. Ce n’est pas de trop. Allons, mes enfants ! àl’œuvre !
La petite porte de la boutique fut ferméesoigneusement et alors on ralluma les lampes.
– Tout est prêt en bas, dit laMort-des-Braves.
– Descendons l’échelle, fit Milon.
Chacun se chargea d’un tronçon et on descenditdans la cave.
Pauline suivait son mari.
Dans la cave, Milon distribua des armes à sescompagnons.
Puis on prit le chemin du souterrain.
Arrivés à la porte de fer, Milon dit à lajeune femme :
– Vous n’êtes pas poltronne, aumoins ?
– Je suis enfant de Paris ! réponditl’ancienne petite blanchisseuse.
– Mais c’est que vous allez rester seuleici.
– Cela m’est égal, si j’ai de lalumière.
– Et vous nous attendrez peut-être uneheure.
– J’attendrai ! dit-elle.
Et elle embrassa Polyte.
Alors Milon fit dresser un premier tronçon del’échelle dans l’oubliette et monta.
Puis on lui passa le second, qu’il ajusta, etil monta encore.
Au bout d’un quart d’heure il était au haut del’oubliette et faisait sauter la planche qui en recouvraitl’orifice.
Alors ses compagnons montèrent un à un, lepoignard aux dents, le revolver au poing, et Pauline, la courageusepetite femme, demeura seule dans le souterrain.
Cependant Marmouset était rentré à Newgatebien avant la nuit.
Il avait retrouvé Vanda faisant de la musiqueavec les filles de sir Robert, tandis que mistress Robert M…brodait au métier, comme les femmes anglaises de la classebourgeoise.
Sir Robert était absent de son logis.
Mais il était dans l’intérieur de laprison.
Il ne revint qu’à l’heure du repas dusoir.
Marmouset le trouva pâle et soucieux.
– Oh ! oh ! sir Robert, luidit-il, vous paraissez légèrement préoccupé ce soir ?
– Je le suis en effet, gentleman.
– Que vous arrive-t-il ?
– Je vous dirai cela après souper.
– Ah !
– Les mauvaises nouvelles gagnenttoujours à être reculées…
Marmouset ne sourcilla pas.
Il devinait sans doute la mauvaise nouvelledont le bon gouverneur voulait l’entretenir.
Alors il n’insista pas.
Le repas du soir eut lieu comme decoutume.
Après, et sous le prétexte de fumer un cigare,sir Robert, emmena Marmouset dans son cabinet.
– Voyons cette mauvaise nouvelle dontvous me menacez ? dit Marmouset.
– Eh bien ! je crains que vous nepuissiez plus faire votre partie d’échecs avec l’homme gris.
– Ah bah ! fit Marmouset.
– J’ai reçu, il y a quelques heures,poursuivit sir Robert, une communication du lord chief-justice.
– Bon ! et cette communication…
– M’annonçait qu’on jugerait le pauvrediable demain matin.
– Oh ! mon Dieu ! s’écriaMarmouset, qui joua un étonnement profond et douloureux.
– On renonce à savoir son vrai nom.
– Et puis ?
– Sa condamnation n’est pas douteusecomme bien vous pensez.
– Hélas ! j’en ai peur.
– Et il sera pendu après-demain matin,c’est presque certain.
– Eh bien ! dit Marmouset avec uncalme sévère, je ferai ma partie deux soirées encore.
– Comment ! vous oseriez…
– Mais sans doute.
– Songez donc qu’il faut que j’aillefaire une visite au pauvre diable ce soir, et que je luiapprenne…
– Vous la lui ferez demain.
– Non, la loi s’y oppose.
– Ah ! vraiment ?
– Et il faut que ce soir, avantminuit…
– Eh bien ! ce soir quand ma partied’échecs sera finie, vous lui direz tout.
Et Marmouset avait un sang-froid tel, que sirRobert se demandait s’il était en présence d’un tigre ou d’unhomme.
Marmouset devina sa pensée :
– Milord, dit-il, il est temps que jejoue avec vous cartes sur table.
– Que voulez-vous dire ?
– Vous m’avez pris pour un gentlemanexcentrique…
– Dame !
– Je le suis peut-être, mais je suis unjoueur d’échecs forcené.
– Bon !
– À Paris je bats tout le monde. ÀLondres, l’an dernier, je ne trouvais plus d’adversaire au club deWest India. Mais j’en ai trouvé un à Pétersbourg, et vousl’avouerai-je ? moi, le vainqueur sempiternel, j’ai étébattu.
– En vérité ! fit sir Robert M…
– Le général Ugetoff m’a constammentgagné en me disant : « Tant que vous n’aurez pas apprisla partie indienne, le jeu des brahmanes, vous serez indigne dejouer avec moi. »
– Eh bien ? fit sir Robert.
– Eh bien ! l’homme gris, vous lesavez, sait cette partie.
– En effet.
– Il me l’a enseignée hier soir, maisj’ai besoin d’une leçon encore.
– Et après ?
– Après je serai de force à me mesureravec le général Ugetoff, qui m’a gagné un million de roublesl’autre année.
– Un million de roubles !
– Oui, quelque chose comme quatremillions de francs. Commencez-vous à comprendre ?
– Non, dit naïvement sir Robert.
– Pendant ma captivité à Newgate, repritMarmouset, en causant de choses et d’autres, ce malheureux m’a juréqu’il connaissait la partie indienne.
Alors, comme mes quatre millions me tiennentau cœur, poursuivit Marmouset, je me suis dit : « Si legouverneur de Newgate me laisse jouer avec lui, le général serabattu, et je rentrerai dans mon argent.
– Ah ! je comprends, enfin !dit sir Robert, dont le visage s’illumina et qui, dès lors,repoussa complètement le soupçon qui l’assaillait depuis l’entréede Marmouset à Newgate.
– Vous le voyez, poursuivit Marmouset, ilne s’agit plus pour moi d’une fantaisie, d’une excentricité, maisbien de quatre millions. Si je laisse pendre l’homme gris avantqu’il n’ait livré le dernier mot de son secret, mes quatre millionssont perdus.
– C’est juste, soupira sir Robert.
– Et je serai alors obligé de me rejetersur l’indemnité que M. Staggs me promet de me faire avoir.
Sir Robert M… eut un cri d’angoisse.
– Oh ! dit-il, vous ne ferez pascela, gentleman !
– Alors faites que j’aie ma dernièreleçon.
Sir Robert M… se grattait l’oreille et ilétait devenu rouge comme une pivoine.
– Songez, dit froidement Marmouset, quesi vous me refusez, dès demain matin je vais trouverM. Staggs.
Sir Robert M… chancela…
Le bon gouverneur était sous le poids d’unevéritable oppression.
Jamais peut-être il ne s’était trouvé ensituation aussi délicate.
Pour bien prouver à Marmouset sa sincérité, illui montra le pli que lui avait envoyé le lord chief-justice.
– Voyez, dit-il, quelle position vous mefaites… Si je ne vous satisfais pas…
– Je vous ruine, dit froidementMarmouset.
– Si je vous satisfais, je désobéis à lajustice et à la loi.
– En quoi ?
– En ce que je dois avertir le prisonnieravant minuit.
– Nous aurons fini notre partie à onzeheures.
– Mais cette soirée qu’il consacreranaïvement à jouer aux échecs, le malheureux l’eût passée avec sonavocat.
– Puisque vous dites qu’il seracondamné !
– Et si le lord chief-justice apprendjamais la vérité, je serai destitué !
– Non, dit Marmouset.
– Oh ! fit sir Robert d’un air dedouleur.
– Vous serez félicité, aucontraire !
– Par exemple !
– Et je parierais pour une gratificationde deux mille livres qui vous sera offerte.
– Voilà que je ne comprends plus, murmurasir Robert ahuri.
– Vous me dites, n’est-ce pas ?qu’on juge l’homme gris sans avoir pu découvrir son nom.
– Oui.
– Supposez que demain, à l’audience, vousvous présentiez et appreniez ce nom à la cour d’assises.
– Comment l’apprendrais-je aux autres,puisque je ne le sais pas moi-même ?
– Je vous le dirai.
– Vous ?
– Moi.
– Vous le savez donc ? exclama sirRobert.
Marmouset tira sa montre.
– Il est neuf heures, dit-il.
– Eh bien ?
– Vous allez faire venir mon partenaire àdix heures précises.
– Soit.
– À onze heures moins un quart votrefemme et vos filles se retireront dans leurs chambres.
– Comme chaque soir.
– Nous resterons donc seuls ici :vous, l’homme gris ma femme et moi.
– Et puis ?
– À onze heures un quart, j’appellerail’homme gris par son véritable nom.
– Et s’il le nie ?
– Je vous jure qu’il ne le niera pas.
– Qu’en savez-vous ?
– Quand j’étais en prison avec lui, ilm’a dit : « Je n’ai d’autre intérêt à cacher mon nom quecelui de reculer mon jugement. »
Mais si une fois j’étais jugé, je le dirais àmes juges.
– Oh ! fit sir Robert, est-ce vraice que vous me dites là, gentleman ?
– Très vrai, milord.
– Vous ne vous moquez pas demoi ?
– Un homme qui court après quatremillions ne se moque jamais de personne.
L’observation parut juste à sir Robert.
– Ainsi donc faites venir le prisonnier,dit Marmouset. Si demain vous étiez réprimandé, vous fermeriez labouche au lord chief-justice en lui apprenant que, dans un hautintérêt de la justice, vous avez cru devoir sauter à pieds jointspar-dessus les règlements de la prison.
Sir Robert, ravi, revint dans le parloir avecMarmouset, débita quelques banalités à Vanda, et, au bout d’unedemi-heure, se leva, disant :
– Gentleman, je vais aller chercher votrepartenaire.
En même temps il lui fit un signe qui voulaitdire :
– Surtout que ces dames ne sachentrien !
– Soyez tranquille ! réponditMarmouset par un clignement d’yeux.
Alors, quand sir Robert M… fut parti,Marmouset et Vanda échangèrent quelques mots, non en français, nonen anglais, mais en langue russe.
Marmouset raconta rapidement à Vanda ce quis’était passé durant le jour.
Vanda pâlit en apprenant que le jugement étaitfixé au lendemain.
Mais Marmouset lui dit :
– Tout est prêt pour ce soir.
– Et si le maître ne veut pas noussuivre ?
– Oh ! il faudra bien qu’il noussuive !
– Qui sait ?
– Refuser, d’ailleurs, serait se perdreet nous perdre avec lui.
Vanda hocha la tête :
– Je ne sais pas, dit-elle, mais j’ai ététout le jour d’une tristesse mortelle.
– Bah !
– J’ai de sombres pressentiments.
Marmouset haussa les épaules.
– C’est le climat de Londres qui en estcause, dit-il.
– Et le thé que nous buvons à pleinestasses.
– Mais si notre projet allaitéchouer ?…
– Eh bien ! les fénians travaillentde leur côté. Avez-vous votre poignard, Vanda ?
– Il ne me quitte jamais.
– C’est bien, dit Marmouset. À la grâcede Dieu, maintenant !
Et comme il disait cela, la porte s’ouvrit, etsir Robert M… entra avec Rocambole, toujours vêtu du triste costumedes prisonniers de Newgate.
Rocambole était aussi calme, aussi tranquilleque s’il se fût encore appelé le major Avatar et qu’il fût monté àson club, sur le boulevard, à Paris, pour y faire sa partie dewhist.
Marmouset était non moins calme que lui.
Seule, Vanda avait sur son visage unetristesse qui frappa Rocambole.
Quant à sir Robert, il regardait sonprisonnier avec l’avidité d’un savant en train de déchiffrer unhiéroglyphe.
Vanda et les filles du gouverneur se remirentau piano.
Sir Robert s’assit derrière le fauteuil deMarmouset, à seule fin de ne pas perdre de vue le visage de sonprisonnier placé vis-à-vis, et la partie commença.
Pendant un quart d’heure, les deux partenairesne parurent occupés que de leur jeu.
Mais enfin Marmouset dit àRocambole :
– J’ai du nouveau, maître.
– Je m’en suis douté : Vanda esttriste.
– Comment ! dit sir Robert, vousallez encore parler votre affreux jargon ?
Marmouset se prit à sourire.
– Votre Seigneurie se trompe, dit-il.
– Cependant, vous parlezjavanais ?…
– Oui, mais cette fois…
– Cette fois ?
– C’est le javanais de Java.
– À quoi bon, dit sir Robert, puisquevous avez renoncé à vous moquer de moi ?
– Parce que le javanais véritable est lalangue sacrée des échecs.
– Ah ! fit sir Robert.
Et il eut un geste qui voulait dire :
– Au fait ! je suis résigné. C’estla dernière soirée, et tout à l’heure je saurai le grandmystère.
– Et qu’est-il donc arrivé ? demandaRocambole parlant javanais de nouveau.
– J’ai vu les quatre chefs fénians etl’abbé Samuel.
– Ah ! ils travaillent à mesauver ?
– Oui ! mais ils n’ont pu me direquand et comment.
– Peu importe !
– Cela m’importe beaucoup, maître.
– Pourquoi cela ?
– Parce que nous nous croisons les braspendant ce temps-là.
Rocambole eut son sourire mystérieux.
– Sais-tu une chose ? dit-il.
– Parlez, maître !
– Je suppose que les fénianséchouent.
– Bon !
– Et vous aussi…
– Oh ! par exemple !
– Après avoir laissé tout le mondes’occuper de mes affaires, je m’en occuperai moi-même.
– Que voulez-vous dire ?
– Je me sauverai tout seul.
– Et quand cela ?
– Dans trois jours.
En ce moment le quart avant onze heures sonnaà la pendule.
Mistress Robert et ses filles se levèrent pourse retirer.
– Il sera trop tard, maître, dit alorsMarmouset.
– Et pourquoi sera-t-il troptard ?
– Parce que vous serez jugé demain.
Rocambole tressaillit.
– Et pendu après-demain.
– Ah ! dit Rocambole.
Un léger frémissement de narines fut la seulechose qui trahît l’émotion qu’il éprouva en ce moment.
– Maintenant, reprit froidementMarmouset, il faut vous résigner, maître. Pour la première fois,nous vous avons désobéi.
Rocambole eut un éclair dans les yeux.
– Dans un quart d’heure nos compagnonsseront ici.
– Dis-tu vrai ?
– Et si vous ne nous suivez de bonnevolonté, nous vous enlèverons de vive force.
Rocambole soupira :
– Vous êtes de braves cœurs, dit-il, etje vous pardonne votre désobéissance.
Sir Robert M…, qui ne pouvait comprendre unmot à ce qu’ils disaient, regardait, lui, aussi, la pendule avecanxiété.
Il attendait le moment où il apprendrait levéritable nom de l’homme gris.
Enfin onze heures sonnèrent.
Alors Marmouset reprit la parole en anglais,et, s’adressant à Rocambole :
– N’est-ce pas, gentleman, que si ondevait vous juger sans avoir appris votre vrai nom, vous n’enferiez plus mystère ?
– Certainement non.
Sir Robert, eut un cri de joie.
– Eh bien ! dit-il brutalement, vouspouvez parler.
– Pourquoi cela, mylord ?
– Parce qu’on vous jugera sans lesavoir.
– Vous voulez me faire parler,mylord.
– Non, dit sir Robert. Tenez, voici lepli du lord chief justice.
Rocambole ne toucha point à la dépêcheministérielle. Mais il dit froidement :
– Eh bien ! quand mejuge-t-on ?
– Demain.
– Et, à votre estime, quand serai-jependu ?
– Après-demain.
– Alors vous voulez savoir monnom ?
– Je vous supplie à genoux de me ledire.
– Eh bien ! je m’appelleRocambole !
– Rocambole ! c’est doncvous ?
– C’est moi !
Et comme Rocambole continuait à rire, un bruitsourd se fit dans l’antichambre, et on entendit un cri de détresse,puis la chute d’un corps, puis plus rien…
Sir Robert M…, effaré, se leva et voulutcourir vers la porte.
Mais Marmouset se plaça tout à coup devantlui, et tirant un poignard il le lui mit sur la gorge et lui ditfroidement :
– Si vous faites un pas, si vous poussezun cri, vous êtes mort !…
Sir Robert M… ne s’était jamais trouvé àpareille fête, ou, pour mieux dire, à pareil désagrément.
Il devint rouge d’abord, pâle ensuite ;les veines de son cou se gonflèrent et ses yeux s’arrondirentsilencieusement dans leur orbite.
Tour à tour, pendant une minute, il regardaRocambole, Vanda et Marmouset.
Tous trois étaient graves, presquesolennels.
En même temps le bruit augmentait et devenaitreconnaissable.
Une troupe d’hommes cheminait dans la piècevoisine et presque aussitôt la porte devant laquelle Marmousets’était placé s’ouvrit à deux battants.
Alors un voile se déchira dans l’esprit dutrop naïf et trop crédule gouverneur. Il comprit tout.
L’homme gris, qu’il se nommât Rocambole ounon, avait un complice, et ce complice, c’était Marmouset, lequels’était moqué de l’ambassade française, aussi bien que de lui, sirRobert.
Et ces deux hommes avaient des amis.
Ces amis, sir Robert les voyait apparaître,enfin.
Milon et Polyte, la Mort-des-Braves, Jean leboucher et William, le poignard aux dents, le pistolet, au poing,venaient d’entrer par cette porte violemment ouverte.
Sir Robert M… avait été soldat dans sajeunesse ; mais trente ans de la vie de Londres avaient faitde lui un bourgeois inoffensif et timide.
Quand il vit tous ces hommes armés, sonépouvante fut si grande qu’il tomba à genoux, les mainsjointes.
– Au nom du ciel, fit-il, prenez pitié demoi !
Marmouset se mit à rire…
– On ne veut pas vous tuer, si vous êtessage, dit-il.
Le pauvre gouverneur eut un geste qui voulaitdire :
– Vous ferez de moi tout ce que vousvoudrez.
Rocambole serrait les mains de Milon et de sesautres libérateurs.
– Êtes-vous donc arrivés ici sansdifficulté ? disait-il.
– Nous n’avons rencontré que deux petitsobstacles.
– Ah !
– Une servante qui voulait crier et quenous avons bâillonnée.
– Et puis ?
– Et puis, dit Milon, un gardien quiétait là dans l’antichambre. C’est William qui a été obligé de letuer.
Marmouset semblait avoir conservé, même enprésence de Rocambole, le commandement de l’expédition.
Il s’adressa à sir Robert et luidit :
– Mon pauvre ami, je suis désolé dereconnaître si mal votre hospitalité, mais la nécessité faitloi.
Il faut donc que vous vous résigniez, souspeine de mort, d’abord à vous laisser mettre un bâillon dans labouche, ensuite à vous laisser lier les mains et les pieds.
Sir Robert M… avait des larmes dans lesyeux.
– Et moi, murmura-t-il d’un ton dereproche, moi qui vous avais pris pour un parfaitgentleman !
– Je le suis à mes yeux, ditMarmouset.
Et il prit au cou de Vanda silencieuse unfoulard qu’il se mit à rouler en corde.
Puis il le présenta galamment au pauvregouverneur.
– Allons, cher ami, dit-il, prenez-moidonc ça avec les dents.
Sir Robert M… fit signe qu’il voulait dire unmot encore.
– Soit, fit Marmouset, parlez…
– Vous ne ferez pas de mal à ma femme età mes enfants, au moins ? dit-il d’une voix entrecoupée desanglots.
– Pas plus qu’à vous, cher ami.
– Vous ne voulez rien volerici ?
– Fi ! monsieur, dit Marmouset, pourqui nous prenez-vous ? Nous sommes des conspirateurs, mais nondes voleurs.
Sir Robert eut un geste de résignation.
Il se laissa bâillonner, puis garrotter et onle coucha délicatement sur le parquet.
– À présent, dit Marmouset,filons !
– Le steamer est donc prêt ? demandaRocambole.
– Il chauffe devant l’orifice dusouterrain qui aboutit à la Tamise.
– Et… miss Ellen ?
La voix du maître tremblait légèrement enprononçant ce nom.
– Miss Ellen est à bord du steamer.
– Ah !
Et Rocambole fit un pas vers la porte.
Puis il se retourna et regarda Vanda.
– Qu’as-tu donc, toi ? fit-il.
Vanda était pâle et triste, Vanda semblait enproie à une vague et mystérieuse épouvante.
Elle était demeurée assise en son fauteuil etn’en bougeait pas.
– Mais qu’a-t-elle donc ? fit à sontour Marmouset.
– J’ai peur, dit Vanda.
– Peur de quoi ?
– Je ne sais… mais j’ai peur…
– Le maître est pourtant avec nous, ditMarmouset.
– Allons, viens !
Vanda se leva avec effort.
Ses jambes fléchissaient sous elle ; ellemarchait comme une personne frappée de la foudre.
Rocambole tressaillit.
– C’est bizarre ! murmura-t-il.
– C’est un effet nerveux ! ditMarmouset.
Et il prit Vanda par le bras etl’entraîna.
Tout à coup, et comme ils arrivaient dans lacuisine où la servante était bâillonnée, Vanda s’arrêta encore.
– N’allons pas plus loin, dit-elle.
– Elle est folle ! murmuraMarmouset.
– Il est trop tard pour reculermaintenant, dit Rocambole, également impressionné par l’accentprophétique de la jeune femme.
– J’ai peur… j’ai peur…répéta-t-elle.
Et ses dents s’entre-choquaientviolemment.
Milon et Rocambole se regardaientsilencieusement.
Enfin Rocambole s’écria :
– Mais pourquoi donc a-t-ellepeur ?
– Je ne sais pas, dit Marmouset.
– Un pressentiment ! murmuraVanda.
– Nous ne pouvons pourtant pas demeurerici, maintenant, fit Marmouset.
Rocambole eut un soupir.
– Vanda est Russe, dit-il, elle croit àla destinée.
– Allons ! dit Vanda, et Dieu nousprotège !
Ils descendirent dans la cour, où ils avaientlaissé une lanterne allumée.
– Mes enfants, dit alors Rocambole, jesuis toujours votre capitaine. Par conséquent, je mettrai ledernier le pied sur l’échelle.
– Vous descendrez avant moi, maître, ditMarmouset.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que le remords pourrait vousprendre, du moment où ce ne sont pas les fénians qui vousdélivrent.
Rocambole haussa les épaules.
– Tu es un niais ! dit-il.
Et il mit le pied sur l’échelle après Milon,qui était déjà descendu au fond de l’oubliette.
Ils descendirent ainsi un à un.
Quand ils furent tous dans le souterrain,Milon respira bruyamment.
– Maintenant ! dit-il, les fénianspeuvent mettre le feu à leur poudre.
Rocambole tressaillit.
– De quelle poudre veut-on parler ?dit-il.
– Que dis-tu ? s’écriaMarmouset.
– Les fénians voulaient vous délivrercette nuit, maître.
– Comment le sais-tu ?
– Polyte et moi, nous avons vu lesbarils.
– Des barils de poudre ?
– Oui, contre le mur de Newgate. Maisquand Newgate sautera, nous serons loin.
Vanda répétait :
– J’ai peur, j’ai peur…
Ils étaient arrivés dans la salle circulaire,où ils avaient laissé Pauline.
La petite femme était un peu pâle, et sonisolement momentané avait surexcité ses nerfs à un tel pointqu’elle jeta un cri en voyant Polyte et, se suspendant à son cou,elle lui dit :
– Viens, partons, partons vite !
– Ah ! dame dit Milon, il n’y a pasde temps à perdre.
Et regardant Marmouset en lui montrant un destrois souterrains qui aboutissaient à la sallecirculaire :
– C’est bien celui-ci qu’il fautprendre ?
– Oui.
– C’est celui qui aboutit à laTamise ? demanda Rocambole.
– Oui, maître.
Mais soudain le sol mugit et trembla sousleurs pieds, une détonation épouvantable se fit entendre et ilsfurent tous jetés violemment à terre.
– Ah ! voilà le malheur que jepressentais ! dit Vanda en tombant.
– La poudre ! la poudre desfénians ! hurla Milon.
Derrière eux, la galerie souterraine qu’ilsvenaient de parcourir s’écroulait avec fracas.
– Fuyons ! il en est tempsencore ! s’écria Marmouset.
Et il voulut entraîner Rocambole dans lanouvelle galerie qui aboutissait à la Tamise.
Les autres s’étaient relevés.
Cependant la terre tremblait toujours sousleurs pieds, et les éboulements continuaient.
– Ah ! dit Rocambole, qui seredressa, lui aussi, l’œil en feu et le front calme, est-ce donc madernière heure qui sonne ?
– Non, non ! dit Marmouset. Lechemin est libre, fuyons !
– Nous sommes perdus ! s’écriaVanda. Au nom du ciel ! n’allons pas plus loin !…
– Marchons ! dit au contraireMarmouset.
– Marchons ! répéta Rocambole.
– Ah ! les gredins de fénians !hurlait Milon.
Ils firent environ une trentaine de pas dansla nouvelle galerie.
Mais tout à coup une nouvelle détonation sefit entendre.
Vanda jeta un cri suprême et tomba sur sesgenoux.
Les compagnons de Rocambole se regardèrentavec une morne épouvante.
Seul, le maître demeura calme et le fronthaut.
La galerie qui menait à la Tamise s’écroulaità son tour, et sans doute elle allait engloutir tout vivantsRocambole et ses imprudents compagnons.