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Roger-la-Honte

Roger-la-Honte

de Jules Mary

Chapitre 1

Au coin de la ruelle du Montalais, qui descend au lac, et à deux pas du bois de Ville-d’Avray, s’élevait une maison de campagne, fraîche et coquette au possible derrière ses clématites et ses plantes grimpantes : vrai nid d’amoureux qui détestent le bruit et d’amants égoïstes pour qui le monde finit à leur amour.

La villa Montalais avait été achetée quelques années auparavant par M. Roger Laroque, un ingénieur-mécanicien, très connu, dont les ateliers de constructions étaient rue Saint-Maur et qui avait, en outre, un appartement particulier, boulevard Malesherbes, 117.

L’hiver, il habitait boulevard Malesherbes ; l’été, il se réfugiait à Ville-d’Avray, avec sa femme et sa fille ; mais chaque matin ses affaires le rappelaient à Paris, rue Saint-Maur ; il y déjeunait et rentrait le soir, vers sept heures, pour dîner en famille.

Le soir où commence notre récit – en juillet1872 – à huit heures, contre son habitude très régulière, Roger Laroque n’était pas encore rentré.

Le dîner était prêt. La lampe suspendue venaitd’être allumée dans une ravissante salle à manger communiquant avecune serre et tout encombrée de fleurs. Au salon, dont les fenêtresouvraient sur une large terrasse, non plus qu’à la salle à manger,personne. Et l’on eût dit, sans les lumières, que cette maisonétait inhabitée, tant elle semblait calme et comme endormie aumilieu des fleurs dans la nuit envahissante.

Pourtant, à gauche du salon, deux voixchuchotent. De ce côté, se trouve la chambre deMme Laroque, encore plongée dans la demi-obscuritédu crépuscule.

Deux voix, l’une superbe, grave et douce, decelles qui font aimer une femme sans la connaître, l’autre,enfantine, pareille au son du cristal, appelant le rire, les jeuxet l’insouciance. C’est la mère et la fille, Henriette Laroque etSuzanne.

Mme Laroque a traîné unechaise longue auprès de la fenêtre entrouverte. Elle s’y estassise. Elle a attiré Suzanne auprès d’elle. Elles sont blondestoutes deux. L’une a vingt-cinq ans. Elle est en pleine floraisonde sa beauté. L’autre a sept ans et n’est pas encore au printempsde sa vie. Elles se ressemblent.

Bien que huit heures aient sonné et que depuisplus d’une heure son mari devrait être là,Mme Laroque n’est pas trop inquiète. De quois’inquiéterait-elle ? Ne sait-elle pas que Roger l’adoreautant qu’elle l’aime ?

Cependant, plus que d’autre jour, elledésirerait ce soir-là qu’il ne fût point en retard. Henriette etSuzanne l’attendent avec impatience et la maison elle-même, avecses fleurs à profusion, son air souriant de fête, semble étonnée dece silence et de cette solitude.

C’est que, justement, il y a sept ans queSuzanne est née : Suzanne, l’unique enfant, l’enfant gâtée,l’adoration du père.

Et, dans les longues heures de la journée,depuis l’avant-veille, Henriette lui fait réciter quelques motsqu’elle lui apprend par cœur et par lesquels Suzanne va souhaiterla bienvenue à Roger, dans un instant, lorsqu’il entrera.

Écoutez la voix grave de la mère et le cristalpur de la petite fille, chuchotant, n’osant parler haut, afin deconserver bien à elles, pour quelques minutes encore, le mystère deleur douce surprise.

– Tu n’as pas oublié, chèreenfant ?

– Oh ! non, mère, je n’ai rienoublié.

– Que diras-tu à ton père, lorsqu’ilt’embrassera ?

– Je lui dirai : « Père, jet’aime depuis sept ans. Je t’aime autant que maman. Je sais que tuconsacres ta vie à préparer la mienne, et que tu te fatigues pourque je sois heureuse plus tard. Mais, père chéri, je ne suis jamaissi heureuse que quand tu m’embrasses. Je sais que tu es indulgentpour moi, et tous les jours je t’aime davantage, parce que, tousles jours, je vois combien tu es bon. Si je t’ai fait de la peine,père chéri, c’est sans le savoir… et je t’en demandepardon ! »

– Et tu penses ce que tu dis, n’est-cepas, mon enfant ?

– Oh ! mère, dit la mignonne enjetant les deux bras autour du cou d’Henriette, c’est vrai, sais-tubien que je l’aime autant que toi !

La demie de huit heures sonna.

Henriette eut un geste de surprise.

– Ton père ne dînera pas avec nous cesoir, dit-elle, viens. Je ne veux pas que tu attendes pluslongtemps.

Elles passèrent dans la salle à manger.

Mme Laroque sonna pour qu’onservît. Il n’y avait, à la villa, pour tout domestique, qu’uncocher, une cuisinière et une femme de chambre, Victoire, laquelleétait au service d’Henriette depuis deux jours seulement.

Le dîner fut silencieux.

Malgré elle, un vague sentiment de crainteoppressait le cœur de la jeune femme. À deux ou trois reprises,Roger s’était trouvé ainsi en retard, mais il avait eu soin detélégraphier. Ce soir, rien. Pourquoi ?

Elles revinrent à la chambre à coucher.

Une heure s’écoula. Roger ne rentrait pas.

Henriette rêvait devant la fenêtre,demi-couchée sur la chaise longue.

Victoire avait voulu allumer. Elle s’y étaitopposée. À quoi bon ? Elle n’avait pas envie de lire, et ilfaisait un clair de lune magnifique. Le ciel était d’un bleutransparent, laissant deviner de lointains infinis.

Dix heures sonnèrent.

– Tu ne dors pas, chérie ? fitHenriette.

– Non, mère, dit l’enfant dont les yeuxétaient grands ouverts.

– Tu ne veux pas te coucher ?

– Oh ! non, je voudrais embrasserpetit père auparavant. Henriette, tourmentée, alla s’appuyer sur lebalcon, regardant vers le chemin par où Roger, venant de la gare,avait coutume d’arriver. Suzanne, auprès d’elle, regardaitaussi.

La villa Montalais est isolée de Ville-d’Avraypar des jardins et des arbres. En face d’elle, dans les marronnierset un peu sur la gauche, est une petite maison proprette, auxcontrevents verts, donnant de plain-pied sur la rue, alors que lavilla, au contraire, est séparée de la rue par une pelouseconstamment rafraîchie par un jet d’eau.

La maisonnette était éclairée ; lesfenêtres ouvertes laissaient voir une chambre meublée d’acajou,ayant une table au milieu et, dans le fond, une sorte debureau-secrétaire poussé contre le mur.

Onze heures sonnèrent non loin de là, àl’église du village.

– Mon Dieu ! dit-elle, que s’est-ildonc passé ?

Et, s’adressant à sa fille :

– Tu n’as pas froid ? Tu ne t’endorspas ?

– Oh ! non, mère ! il fait sibon, et je voudrais tant voir petit père !

Dans la maison d’en face, devant les fenêtres,un homme de moyenne taille venait de passer et s’asseyait à sonsecrétaire qu’il ouvrait. On le voyait distinctement et Henrietteet Suzanne le regardaient. C’était le locataire, le pèreLarouette.

– Notre nouveau voisin est rentré, dit lapetite.

L’homme avait tiré de sa redingote unportefeuille gonflé, l’avait vidé et éparpillait devant lui lesliasses de billets de banque, des rouleaux de louis, une fortunequ’il se mit à ranger méthodiquement, comptant et recomptant avecun plaisir visible.

Henriette et Suzanne le voyaient deprofil ; et, tel qu’il était placé, Larouette tournait le dosà la porte d’entrée de sa chambre.

– Qu’est-ce qu’il fait, notrevoisin ? interrogea Suzanne.

– Il compte de l’argent qu’il vient derecevoir, sans doute.

On entendit le premier quart de onze heures,au carillon de l’église.

Henriette se pencha sur sa fille, etl’embrassa au front, longuement.

– Je vais appeler Victoire pour qu’ellete déshabille et te couche, dit-elle.

– Oh ! mère, encore un instant… Papane peut tarder…

– Non, mignonne, il se fait tard… Tuserais fatiguée.

Et la jeune femme appuya sur le bouton d’unesonnette électrique communiquant avec l’office et se remit aubalcon.

Suzanne regardait dans la rue, le plus loinqu’elle pouvait voir.

Victoire entra.

– Allumez une lampe et la veilleuse, ditHenriette, puis vous prendrez Suzanne.

Au même instant, la fillette se penchait endehors du balcon en battant des mains, riant et appelant, dans uncri de joie :

– Père ! père ! noust’attendons… Je ne suis pas couchée !…

Un homme, en effet, remontait la rue, àquelques pas de là. Il était de haute stature, coiffé d’un chapeaugris clair et vêtu d’un pardessus d’été également gris, avec unepèlerine sur les épaules.

Au cri de Suzanne, il se jeta dans lesmarronniers, devant la maison.

Henriette, en se penchant, l’avait vuaussi.

– Roger ! Roger ! dit-elle,pourquoi es-tu en retard ?… Dans quelle inquiétude tu nous asmises, si tu savais !…

Mais l’homme, qu’il eût entendu ou non, nerépondait rien. Il se coulait maintenant, le dos baissé, dans lesarbres, de tronc en tronc, en se rapprochant de la maison deLarouette.

Tout à coup, il eut à franchir un sentier. Lalune l’éclaira encore…

– C’est Roger !… murmura Henriette,que fait-il donc ? où va-t-il ?

Suzanne, étonnée, se taisait, mais ses yeuxsuivaient son père avec une curiosité inquiète… Et la mère nerespirait plus… le cœur tordu par une angoisse… les mains crispéesau fer du balcon… très pâle… les dents serrées… presqueméconnaissable…

L’homme dépassa les arbres et pénétrafurtivement dans la maison.

– Tiens ! fit Suzanne, père qui vachez le voisin !…

Quelques secondes se passèrent. Larouette selevait, et, debout près de son secrétaire, refermait les tiroirs àclef avec méthode et lenteur.

Tout à coup, il se passa derrière lui unechose qu’il ne vit pas, mais que, de leur balcon, distinguèrentSuzanne et Henriette.

La porte du fond venait de s’ouvrir doucement,sans aucun bruit, puisque Larouette n’avait pas entendu, et unhomme qui paraissait de haute taille, très robuste, apparut soudainderrière lui, tournant le dos à la fenêtre.

La moitié du corps projetée hors du balcon,les yeux dilatés, Henriette regardait.

Qu’allait-il donc se passer là ? Est-ceque c’était Roger, vraiment ?…

L’homme leva les deux bras… les poings fermés…sur la tête nue de Larouette…

Henriette voulut crier, prévenir… mais uneforce supérieure à elle-même retint le cri dans sa gorge ;elle n’eut qu’un soupir rauque, une sorte de râle d’épouvante etdit seulement :

– Roger ! Roger ! JusteDieu !…

La scène qui suivit ne dura qu’uneseconde.

Les deux poings levés s’étaient abattus, maisLarouette au même instant se retournait, esquivant le coup. Il jetaun cri, un seul : « À l’assassin ! »

Il y eut une courte et atroce lutte. Lechapeau du meurtrier tomba – un chapeau d’été, gris, orné d’unlarge ruban noir.

La lampe roula sur la table, mais, avantqu’elle ne s’éteignît, une brune figure, couverte d’une épaissebarbe très noire, était apparue comme dans un éclair.

Du reste, pas d’autre bruit. Les ténèbress’étaient faites dans la chambre. Larouette, chétif, tenta de sedéfendre. Le meurtrier était un colosse. Pourtant la crainte demourir décupla les forces de la victime. Larouette se débattit,essaya de crier.

Alors, il y eut une vive lumière, puis unedétonation sourde. Et ce fut tout…

Henriette s’était reculée. Ses dentsclaquaient. De grosses gouttes de sueur mouillaient son front. Elleavait le regard d’une folle… Et elle répétait, haletante, dans undéchirement affreux de toute sa vie :

– Roger ! Se peut-il !Lui !… C’est horrible !

Et voilà tout à coup qu’au milieu de sonégarement lui vient la pensée de sa fille, de sa fille qu’elle aoubliée pendant les cinq minutes qu’a duré ce terrible drame… de safille qui, la première, avait reconnu Roger.

– Suzanne ! dit-elle.

– Mère ! fait une voix très faible,derrière elle.

Alors Henriette prend l’enfant dans ses brasavec une farouche douleur.

– Tu n’as rien vu… dit-elle, haletante,dans le désordre de son esprit… tu n’as rien vu… tu n’as rienentendu… Écoute-moi bien et comprends-moi… Il faut que tu n’aiesrien vu et rien entendu.

– Non, mère, je n’aurai rien vu… jen’aurai rien entendu…

Ce n’était plus la voix de cristal pur,argentine et frêle… c’était la voix grave de la mère ; grandiesoudain par un abominable spectacle, la fillette distinguaitclairement l’avenir.

– Tu ne diras jamais rien ?

– Jamais… que sur un ordre de toi,mère.

– C’est bien… que Dieu t’épargne ladouleur… qu’il me frappe, mais qu’il ait pitié de ta faiblesse etde ton innocence !…

Elle ne pleurait pas. Seulement des sanglotsnerveux, en lui montant à la gorge, l’étouffaient.

Elle eut pourtant la force de fermer lafenêtre.

Alors, en revenant près de son lit, elle vitque la femme de chambre, muette et consternée était encorelà !

Henriette crut qu’elle allait s’évanouir.

Elle eut la force de dire :

– C’est bien, Victoire… je coucheraimoi-même Suzanne.

– Madame n’a donc pas vu ?…entendu ?… là ?… tout près ?…

– Quoi ? qu’y a-t-il ?…

– Un coup de fusil… ou depistolet !

– Vous êtes folle.Laissez-nous !

– Que Madame me pardonne. J’avaiscru…

Et Victoire sortit, toute tremblante. EtHenriette qui se vit dans son armoire à glace, recula effarée tantelle se faisait peur !

Tout à coup des gémissements la firenttressaillir. Elle se retourna, Suzanne venait de tomber sur letapis de la chambre en proie à des convulsions, se tordant, lesyeux blancs, la bouche crispée.

Elle se précipita sur l’enfant qu’elle pritdans ses bras, qu’elle pressa contre sa poitrine, la berçant commelorsqu’elle voulait l’endormir. Elle la caressait, de la main, surles joues, sur le front, sur les yeux. Elle la dévorait de baisersardents et fiévreux.

– Ma fille, ma Suzanne chérie, reviens àtoi… ne pleure pas… calme-toi, je t’en supplie… N’aie pas peur… Nesuis-je pas là ! Ma Suzanne adorée, ne me fais pas dechagrin…

Mais Suzanne, secouée par une attaque denerfs, n’entendait pas. Alors, Henriette mouilla une serviette ettamponna le visage de la petite, le front, le cou. Enfin, elle secalma. Les convulsions cessèrent. Elle revint à la connaissance.Elle se contenta de regarder sa mère, longuement. Et, répondant àl’interrogation muette de la jeune femme :

– Non, mère, redit-elle, je n’aurai rienvu… je n’aurai rien entendu…

Sa mère lui ouvrit les bras en pleurant. Elles’y jeta et toutes deux s’étreignirent longuement ; mais lapetite fille ne pleurait pas.

Elles restèrent ainsi, serrées l’une contrel’autre, frissonnant au moindre bruit, ayant peur, pelotonnées toutau fond de la chaise longue, ayant encore, toujours, devant lesyeux, le spectacle du meurtre…

Soudain, elles tressaillent et se lèventbrusquement, mais Suzanne n’abandonne pas sa mère dont elleenveloppe la taille de ses petits bras.

La grille qui sépare la pelouse de la rue deVersailles, vient de s’ouvrir en grinçant.

Des pas écrasent le gravier, autour du jetd’eau… une clé grince dans la serrure de la porte d’entrée…

– C’est lui ! c’est lui !…murmura Henriette.

Et Suzanne serre sa mère plus étroitementencore.

En effet, c’est Roger Laroque. Henriette areconnu sa marche. Elle éteint la lampe, laissant seulement laveilleuse allumée, et elle ferme sa porte. Elle tremble que sonmari n’entre chez elle.

Elles écoutent, effarées, les pas qui serapprochent, qui montent l’escalier, qui traversent le salon… quis’arrêtent… La mère et la fille ne respirent plus.

Roger est derrière la porte de la chambre desa femme. Que va-t-il faire ? Est-ce qu’il veut entrer ?Non, il écoute, pour savoir si sa femme est couchée…

– Henriette !… Henriette !Dors-tu ?

Elles n’ont garde de répondre… Et la mère amis la main sur les lèvres de sa fille !…

Roger est persuadé qu’elles reposent.Doucement, il s’éloigne, le pas assourdi par le tapis épais.

En face de celle de sa femme et de l’autrecôté du salon, est sa chambre. Il entre. Tout bruit cesse. Toutsemble dormir.

Il y a un quart d’heure, elles étaient toutesdeux au balcon, heureuses, impatientes de revoir Roger. Etdepuis ! En un quart d’heure, trois viesbouleversées !…

Minuit sonne… l’heure lugubre… l’heure descrimes… puis le quart, la demie, puis une heure du matin… Ellessont là, toutes deux, dans un coin, toujours enlacées…

Henriette étend Suzanne tout habillée dans sonlit, jette sur elle une couverture… Mille pensées follesbouillonnent dans son cerveau… Que faire ? Rogerassassin ! Que va-t-elle devenir ?… si elle fuyait avecSuzanne ? Mais fuir, c’était accuser, ou du moins c’étaitéveiller les soupçons !… Impossible… Sa vie était là, auprèsde cet homme !…

Cet homme, hier idolâtré, maintenant unmonstre !… Henriette s’approche doucement du lit et regardeSuzanne. L’enfant a les yeux fermés. Henriette s’imagine qu’elledort…

– Tant mieux, murmura-t-elle. Mon Dieu,veillez sur cette innocente !…

Elle entrouvre doucement sa porte. Elleécoute. Rien. Nul bruit. Elle pénètre dans le salon et faitquelques pas.

Soudain, elle s’arrête et s’accroupit derrièrele piano… C’est que la porte de la chambre de Roger est grandeouverte… Une lampe est allumée sur un bureau plat, et Laroque,assis, pensif et pâle, a la tête appuyée sur les deux mains… Lechapeau gris, à ruban noir, qu’elle a vu rouler tout à l’heure dansla lutte avec la victime, Roger l’a posé près de lui !… Cettebrune figure à barbe noire épaisse, un instant entrevue, elle estlà, tout près, c’est la figure de Roger.

Elle a tout distingué de l’assassin, en un deces coups d’œil d’agonisant qui embrassent les plus infimesdétails… Roger a encore le pardessus d’été de couleur pâle, avecune pèlerine sur les épaules, qu’il avait tout à l’heure quand ilest entré chez Larouette… un pardessus bien visible dans lanuit…

Et le visage de Laroque est bouleversé ;son œil est fixe… la barbe est broussailleuse et en désordre…

Il a trente ans. En cet instant, on lui endonnerait cinquante. Et, détail atroce, près de lui un revolver, àportée de sa main… Un revolver de très petit calibre… l’arme qui aservi à triompher des dernières convulsions de Larouette.

Et la lampe éclaire tout cela, doucement, danscet intérieur calme, au milieu des choses qui rappellent tant dejoies intimes.

Henriette regarde, boit goutte à goutte cemortel breuvage. Et, tout à coup, elle sent sur ses doigtsentrelacés, une froide figure tremblante… elle baisse les yeux…C’est Suzanne qui ne dormait pas… qui vient de se lever… et qui,elle aussi, regarde. Accroupies derrière le piano, la tête penchée,immobiles et sans souffle, elles ne perdent rien de ce que faitLaroque.

Celui-ci presse son front de ses mains et toutà coup se lève. Il se met à marcher de long en large, dans sachambre. Sa démarche est incertaine et chancelante, comme s’ilétait ivre. Souvent même il est obligé de se retenir contre unmeuble, comme s’il avait peur de tomber.

Le voilà debout, devant son bureau. Il a latête inclinée sur la poitrine. Il rêve. Puis ses mains cachent sesyeux… On dirait qu’il pleure… Déjà le remords, sans doute. Sesmains s’abaissent, son bras s’allonge vers le revolver. Il leprend, le manie, le fait jouer. Son regard exprime l’horreur,l’épouvante. Il déboutonne son pardessus, rejette du côté gauche lapèlerine sur son épaule, déboutonne aussi sa redingote et songilet, écarte ses vêtements, laissant à découvert sa chemise ducôté du cœur. Et sa main, sans trembler, appuie sur le cœur lecanon du revolver.

Tout cela, la mère et la fille le voient. Surleur front et dans le creux de leur main roule une sueurfroide.

À travers l’obscurité du salon, le regard deRoger s’est dirigé vers la chambre où dort sa femme, où dortSuzanne. Et dans ce regard passe quelque chose d’attendri… Uninstant, il hésite… son doigt presse la gâchette… Une plus fortepression de l’index l’enverrait dans l’éternité… Mais il n’ose pas.Il rejette l’arme sur le bureau…

– Le lâche ! murmure Henriette.

Et pendant que Roger se rassied et continue derêver, elle emporte Suzanne évanouie et regagne sans bruit sachambre…

La nuit se passe ainsi, Henriette ne se couchepas. Suzanne est dans le lit, mais la fatigue n’a point de prisesur elle… Jusqu’au matin ses yeux restent ouverts, conservant uneinexprimable terreur.

Vers huit heures, Henriette l’habille… Puiselle chiffonne le lit, les oreillers, pour ne pas éveiller lessoupçons de la femme de chambre… pour faire croire qu’elle s’estcouchée… Elle-même s’habille… il faudra bien qu’elle sorte de sachambre et qu’elle voie son mari… qu’elle lui parle… Elle luisourira même, afin qu’il ne se doute pas qu’elle a été témoin deson crime. Elle entend Roger qui sort de chez lui. Il traverse lesalon, frappe à la porte de sa femme… Elle ouvre. C’est Laroque, eneffet, souriant, qui entre… Il n’est pas vêtu comme la veille. Sesvêtements gardaient des traces de la lutte. Cela aurait pu letrahir. Il est en noir.

Roger est de haute taille. Ses épaules largesannoncent une force peu commune et Henriette regarde à la dérobéeses deux mains courtes de travailleur, aux doigts noueux ; cesmains qu’elle a vues, hier, s’abattre sur la tête de Larouette, ily a sur l’une d’elles une éraflure profonde, encore saignante,comme celle qu’aurait produite un coup de griffe ou d’ongle.

Laroque n’est pas beau, et sa taille, un peuépaisse, son cou enfoncé dans les épaules, ses membres trapus,empêchent chez lui toute distinction. Son allure est brusque. Sonteint est brun. La tête est grosse et puissante. Ses yeux noirssont doux et rayonnent d’intelligence. Il porte toute sa barbe, quiest très noire. La physionomie expressive, est très sympathique.Elle indique un homme d’action, comme l’ensemble de la personneindique un laborieux plutôt qu’un rêveur.

Ce matin, son teint gris terreux, ses yeuxbattus, son front ridé accusent une fatigue énorme, des soucisqu’il cache vainement. Il sourit bien à sa femme, mais d’un sourireforcé… Il lui prend les mains, l’attire, se penche pourl’embrasser, en disant :

– Comme tu as dû être inquiète, hier, machérie… et comme je te demande pardon… C’est ma faute… J’ai eu desaffaires qui m’ont retenu très tard… des affaires très importanteset qui m’ont si bien pris mon temps que je n’ai pu télégraphier…Mais… Il s’arrête, surpris… Il a voulu mettre un baiser sur lefront de sa femme et Henriette a brusquement rejeté la tête enarrière…

– Qu’as-tu donc ? dit-il.

Alors seulement il remarque son trouble, sonétrange pâleur… Recevoir une caresse de cet homme, après ce qu’ellea vu cette nuit, c’était plus que n’en supporteraient ses forces…Cependant, il fallait feindre…

Rien… dit-elle… je n’ai rien… Pourquoidonc ?…

Et l’âme soulevée par l’horreur qu’elleéprouvait, elle reçut le baiser de son mari.

Un instant inquiet, celui-ci se rassura. Etgaiement :

– Hier, quand je suis entré, j’ai frappéà votre porte, Madame, mais vous n’avez pas répondu… Vous dormiez…Ah ! il y a sept ou huit ans, j’aurais été attendu… bien plustard encore… C’est qu’il y a sept ou huit ans j’étais aimé… tandisqu’aujourd’hui, qui sait si l’on m’aime toujours ?

Voilà que cet homme allait parler d’amour,maintenant ! Et elle allait être obligée de l’écouter… de luirépondre !…

Il la contempla longuement, avectristesse ; puis, tout à coup :

– Henriette, dit-il, aujourd’hui plus quetout autre jour, plus que jamais, j’ai besoin de t’entendre merépéter que tu m’aimes… autant qu’autrefois… et que tu m’aimerastoujours… quoi qu’il arrive !

Quoi qu’il arrive ! Il l’avait dit.

Elle gardait le silence. Sa gorge étaitserrée. Que de fois, pourtant, elle lui avait dit : « Jet’aime ! » à cet homme !… Tel qu’il était, avec sanature abrupte et puissante, sa noire figure de forgeron – car ilavait commencé ouvrier – elle l’avait ardemment aimé !… Commeelle tombait de haut, et quelle lourde chute où elle sebrisait !…

– Eh bien ! fit-il pour la secondefois, que se passe-t-il donc et qu’est-ce que tu as ?Serais-tu malade ? Je te trouve pâle et fatiguée… Pourquoin’oses-tu me regarder ?… T’ai-je fait du chagrin sans lesavoir ?… Me gardes-tu rancune pour t’avoir inquiétéehier ? Enfin, parle !

Un moment elle se redressa, pour tout dire,pour l’accuser, pour le chasser… pour lui raconter la nuitterrible… elle n’osa… Mieux valait qu’il ne se doutât pas, lemalheureux, que son crime avait eu pour témoins et sa fille et safemme ! Mieux valait paraître ne rien savoir, afin de ne pasdevenir complice.

Sa fille était là, dont elle sentait peser leregard…

Elle avait dit à Suzanne, pour sauver le pèresi la justice l’accusait : « Tu n’auras rien vu, tun’auras rien entendu ! »

Elle voulut montrer à l’enfant comment ilfallait feindre et mentir…

– Qu’as-tu fait pour que je ne t’aimeplus ?… Je t’aime !… Qu’ai-je fait pour que tu endoutes ?…

Telle était la préoccupation de Roger qu’il secontenta de cette parole et ne remarqua ni l’émotion de sa femme,ni son regard épouvanté…

Il courut à Suzanne qui, pendant cette scène,n’avait pas bougé, assise sur le bord d’une chaise. Il l’enlevadans ses bras, joyeusement, comme il faisait tous les jours et latraitant tout à coup comme une étrangère :

– Mademoiselle, je dépose à vos petitspieds tout mon respect. Oserais-je vous demander des nouvelles devotre santé ?… Vous êtes un peu pâlotte ce matin… C’est mafaute… Vous vous serez couchée trop tard, hier… Excusez-moi,Mademoiselle, une autre fois, je vous promets d’être plus exact…Mais comme vous êtes sérieuse… Auriez-vous été grondée par votrevilaine maman ?… Non !… Seriez-vous malade ?… Nonplus !… On me l’aurait déjà dit !… Ah ! jedevine ! Mademoiselle ne veut plus rire parce que, depuishier, à cinq heures du soir, elle a sept ans !… Mademoiselleest une grande personne et fait la dédaigneuse avec son papa… Cen’est pas encore cela ? Attendez donc, cette fois, j’ysuis ! Mademoiselle a sans doute quelque chose à me dire etrepasse un petit compliment dans son esprit ?… Allons,j’écoute…

Il reposa Suzanne par terre, car, en jouant,il l’avait tenue au-dessus de sa tête. Il attendit.

Suzanne se taisait.

Il insista, sur le même ton de plaisanterietendre :

– Mademoiselle aurait-elle déjà oublié saleçon ?

Et l’enfant comprit qu’il fallait mentir,comme avait menti la mère tout à l’heure. Et lentement, les yeuxbaissés, d’une voix grave, profonde, qui fit tressaillir Rogercomme s’il l’entendait pour la première fois :

« Père, je t’aime depuis sept ans… Jet’aime autant que maman. Je sais que tu consacres ta vie à préparerla mienne et que tu te fatigues pour que je sois heureuse plustard. Mais…, père chéri…, je ne suis jamais si heureuse que lorsquetu m’embrasses. Je sais que tu es… indulgent pour moi et tous lesjours je t’aime davantage… parce que tous les jours je vois combientu es bon… Si je t’ai fait… »

Elle s’arrêta soudain… Elle porta les mains àsa gorge… regarda un moment son père avec une frayeur indicible, ettout à coup cria :

– Maman ! maman !

Et elle fut reprise de convulsions, la facerouge, les yeux retournés.

Henriette la porta sur la chaise pendant queRoger murmurait :

– C’est singulier… Je vais envoyerVictoire chercher le médecin !…

– C’est inutile, fit Henriette d’une voixbrève… craignant que le médecin devinât la cause secrète de cetétat nerveux…

Laroque enveloppa la mère et la fille d’unregard soupçonneux. Cependant, la petite s’étant calmée, Rogersongea à partir.

– Peut-être rentrerai-je encore trèstard, dit-il. Ne m’attendez pas…

Il resta un moment devant sa femme comme s’ilavait voulu lui parler, puis sortit, sans ajouter un mot.

Et il y avait une demi-heure à peine qu’iln’était plus là, que dans la rue, en bas de la maison, des gensaccouraient.

La mère Dondaine – le surnom d’une bonnevieille très connue de Ville-d’Avray, et qui s’occupait du ménagede Larouette – la mère Dondaine, à son heure habituelle, s’étaitprésentée à la maison ; elle avait été surprise, en montant,de trouver toutes les portes ouvertes, mais elle s’était dit que,sans doute, son client avait été plus matinal, ce jour-là, etdevait se promener aux environs.

Quand elle eut balayé et épousseté, ellevoulut faire la chambre de Larouette. Mais là elle resta sur leseuil, les yeux écarquillés, n’osant avancer. Le secrétaire mis aupillage, les chaises et la table renversées, tout indiquait unelutte, et le cadavre de Larouette, raide, la poitrine trouée d’uneballe, accusait hautement le meurtre, et non un suicide.

Elle se pencha sur le corps de Larouette etconstata bien vite que ce n’était plus qu’un cadavre, que tous lessoins seraient inutiles.

Elle sortit en toute hâte et courut à lagendarmerie, en ne faisant pas faute de raconter le long du chemin,à tous ceux qu’elle rencontrait, ce qu’elle venait dedécouvrir.

Le brigadier de gendarmerie, après unepremière constatation du crime, télégraphia au parquet deSeine-et-Oise.

Une heure après, arriva M. Lacroix, lecommissaire de police de Versailles qui lui-même, en chemin, avaitrequis le docteur Martinaud, de Ville-d’Avray, pour lesconstatations médico-légales.

Les deux hommes et la femme de ménageentrèrent dans la maison pendant que, dans la rue, lesattroupements augmentaient.

M. Lacroix, un petit homme rose et blond,aux yeux bleu pâle, portant lunettes, dressa un procès-verbal deconstatations minutieuses ; le crime était évident ; et,ce qui paraissait de la même évidence, c’est qu’il avait eu le volpour mobile.

Il interrogea la mère Dondaine, mais celle-cine put fournir de renseignements.

Larouette, d’après la mère Dondaine, était unvieux maniaque, silencieux et avare ; il habitaitVille-d’Avray depuis une huitaine de jours seulement, ellesupposait qu’il jouait à la Bourse, d’après quelques mots qu’ellelui avait entendu dire, par-ci par-là. Il s’en allait le matin etrevenait le soir ; dimanche seulement il resta chez lui, alorsc’était elle qui avait fait son déjeuner et son dîner.

M. Lacroix commença la perquisition.

Pendant cela, le docteur Martinaud avaitexaminé Larouette.

Les deux hommes restaient seuls. Le docteurdonna son avis :

– La victime s’est défendue,dit-il ; on a d’abord essayé de l’étrangler ; voyez, là,les traces des ongles de la main d’un homme robuste… puis, sansdoute, parce qu’il ne mourait pas assez vite, on l’a achevé d’uncoup de revolver – ce qui prouve que nous ne sommes pas en présenced’un assassin vulgaire, mais d’un homme pressé d’en finir et qui adû perdre la tête… car une détonation, en pleine nuit, c’est bienimprudent… La maison n’est pas isolée… La villa Montalais est àdeux pas… Si monsieur et madame Laroque et les domestiquesn’étaient pas couchés, ils ont certainement dû entendre ce coup depistolet.

– Je les interrogerai tout à l’heure.Pouvez-vous préciser à quel moment de la nuit le meurtre a étécommis ?…

– Assurément et sans craindre de metromper. La mort remonte à une dizaine d’heures environ,c’est-à-dire qu’elle a dû arriver entre onze heures et demie etminuit… En outre, le meurtrier s’est servi d’un pistolet de trèspetit calibre, très probablement un revolver de poche. Voici laballe que je viens d’extraire et qui a atteint le cœur. La mort aété foudroyante… Et il remit à Lacroix un petit morceau de plombdéformé.

Le commissaire de police avait fait un paquetde tous les papiers trouvés chez Larouette, et qu’il se proposaitd’étudier.

– Nous n’avons plus rien à faire ici pourle moment, dit-il.

Il sortit, ferma les portes et laissa auprèsde la maison un des gendarmes, puis, traversant les groupes decurieux qui encombraient la rue, il entra chez Roger Laroque.

Ce fut Victoire qui l’annonça à Henriette.

Celle-ci devint mortellement pâle. Elle n’eûtpas été plus troublée, ni plus tremblante, si elle avait étéelle-même coupable.

Elle entra au salon, comme alourdie par uninvisible fardeau – les épaules courbées – et pourtant résolue.

Le commissaire de police la salua ensouriant :

– Excusez-moi, Madame, de vousimportuner, dit-il, mais il s’est commis cette nuit, à deux pas dechez vous, presque à votre porte, un crime : un homme a étéassassiné… Le vol paraît être le mobile du meurtre… Et je viensvous demander quelques renseignements…

– À moi, Monsieur ? Et quelsrenseignements puis-je vous donner ? J’ignore même le nom denotre voisin qui n’habite cette maison, ainsi que vous le savezsans doute, que depuis peu de jours. Veuillez préciser.

– Il a été tiré cette nuit un coup derevolver dans la maison qui fait face à la vôtre. La fenêtre de lachambre où s’est commis le crime étant restée ouverte – elle l’estencore – il est fort possible qu’à défaut de vous-même et demonsieur Laroque, quelqu’un de vos domestiques ait entendu ladétonation, se soit levé, ait mis la tête dehors et ait vul’assassin…

– Cela est fort possible, en effet,Monsieur : à quelle heure a été commis cetassassinat ?

– Quelques minutes avant minuit.

– Cela m’explique que mon mari et moinous n’ayons rien entendu. Je me suis couchée vers dix heures etmon mari est rentré chez lui peu de temps après. Je ne l’ai pasvu.

– Monsieur Laroque est absent ?

– Il a dû prendre le train de neuf heurespour Paris.

– Si monsieur Laroque, de son côté, avaitentendu quelque chose de suspect, il vous en eût parlé cematin ?

– J’en suis certaine, Monsieur. Et il nem’a rien dit.

– Vous avez, je crois, une gentillefillette de sept ou huit ans ? Où couche-t-elle ?N’aura-t-elle pas été réveillée par la détonation ?

– Elle a couché cette nuit dans mon lit.Elle a dormi jusqu’au matin.

Elle avait dit cela d’une voix brève,précipitée, qui surprit Lacroix. Son œil perspicace s’arrêta uneseconde sur la jeune femme.

Elle baissa involontairement les yeux sous ceregard.

– Puis-je voir l’enfant ? demandaM. Lacroix.

– Monsieur, dit la malheureuse femme,vous pouvez… assurément… la voir… si vous le jugez convenable…pourtant Suzanne est un peu souffrante ce matin…

– Tiens, tiens, murmura le commissaire…on ne veut pas me la faire voir, cette fillette ?…Pourquoi ?

M. Lacroix s’inclina et allait passeroutre quand, tout à coup, sur le seuil de la chambre, apparutl’enfant, marchant les yeux fixés sur sa mère.

– Non, mère – dit-elle, sans qu’onl’interrogeât – non, je n’ai pu rien entendre. J’ai dormi toute lanuit, sans me réveiller…

Des larmes jaillirent aux yeux d’Henriette. Unsanglot tordit son cœur, et s’arrêta dans sa gorge. Elle sedétourna et, se baissant, embrassa Suzanne…

– Il ne me reste plus qu’à interroger vosdomestiques, dit le commissaire.

Mme Laroque sonna aussitôt.Victoire entra.

– Amenez ici la cuisinière et le cocher,et remontez avec eux.

Un instant après, tous les trois étaientlà.

Le cocher et la cuisinière avaient leursmansardes sur le jardin.

Ils déclarèrent n’avoir rien entendu. Ilss’étaient couchés vers dix heures et avaient dormi tout d’unetraite jusqu’au matin.

– C’était par les gens de la rue,quelques instants auparavant, qu’ils avaient apprisl’assassinat.

Lacroix leur fit signe de se retirer. Ilsobéirent.

Et comme Victoire s’empressait de les suivre,le commissaire de police la rappela.

– Pardon, ma fille, un mot, je vousprie…

« Je vais vous répéter un peu brièvementles questions que j’ai déjà faites à vos camarades. À quelle heurevous êtes-vous couchée ?

– Mais, Monsieur… mais, balbutiaVictoire…

Elle regardait sa maîtresse avec une tellepersistance qu’il était visible qu’elle attendait d’elle un geste,un mot.

M. Lacroix se mit entre elles, sansparaître y prendre garde.

– Répondez, ma fille, et ne craignez pasde dire la vérité.

– Je me suis couchée très tard… plus tardque d’habitude… Madame a dû vous le dire…

– Pourquoi, hier, plus tard que lesautres jours ?

– Nous attendions Monsieur qui n’estrentré que passé minuit…

– Vous ne l’avez pas attendujusque-là ?…

– Si, jusqu’à minuit à peu près… avecMadame et Mademoiselle…

– Vous voulez dire jusqu’à dixheures ?

– Non pas, minuit. À onze heures et demiej’étais dans la chambre de Madame qui m’avait sonnée pourdéshabiller mademoiselle Suzanne.

M. Lacroix fronça le sourcil et garda unmoment le silence.

– Vous êtes bien sûre del’heure ?

– Pardié, Monsieur, puisqu’on vous ledit !

Pourquoi Mme Laroqueavait-elle prétendu s’être couchée à dix heures ?

Pourquoi avait-elle prétendu que son mariétait rentré quelques minutes après ?

Dans quel but, dans quel intérêt avait-ellementi ?

– Ainsi donc, reprit-il, vous voustrouviez vers onze heures et demie dans la chambre de madameLaroque. Cette heure coïncide avec celle du crime.

« Un coup de feu a été tiré… l’avez-vousentendu ?

– Parfaitement. J’en ai même faitl’observation à Madame. Mais Madame, qui pourtant était au balcon,n’a rien entendu, à ce qu’elle m’a dit.

– Et vous n’êtes pas sortie ? Vousn’avez rien remarqué de suspect ?

– Rien.

– Est-ce tout ce que vous avez à medire ?

– Oui, Monsieur. Je ne sais rien de plus,dit-elle hésitante.

– Je vous remercie. Vous pouvez vousretirer.

Mais, au moment où elle s’éloignait, il luiglissa deux mots à l’oreille.

– Soyez dans une heure à la mairie, où jevous attendrai.

Il la vit se troubler et pâlir. Ilpensa :

– Elle mentait… elle sait autre chose…elle parlera…

Victoire sortit.

Lacroix prit un air riant et s’adressa àHenriette.

– Je comprends votre répugnance à me direla vérité, fit-il gaiement, et je ne vous en veux pas trop de mel’avoir déguisée, afin de vous épargner l’obligation déplaisanted’aller témoigner en cour d’assises. Cependant, Madame, la choseest grave et mérite que vous y réfléchissiez…

– Monsieur…

– Ne me dites pas que je parle un langageque vous ne comprenez point. Non. Je suis très clair et vousm’entendez parfaitement. Vous vous êtes fait la réflexionsuivante : « Si je ne dis rien, la justice n’aura pasbesoin de mon témoignage. Je m’épargne bien des ennuis en metaisant. » C’est vrai ; s’il ne s’agissait que d’unevétille, je n’insisterais pas, mais il s’agit d’un assassinat.

– Encore une fois, Monsieur…

– Permettez, Madame, je n’ai pas fini…Vous avez prétendu, il n’y a qu’un instant, que vous étiez au lit àdix heures et que vous vous étiez endormie tout de suite… eh bien –pardonnez-moi, car je vais être brutal – vous avez fait là unmensonge… Jusqu’à minuit, vous n’étiez pas couchée… et votre petitefille, elle-même, non plus que vous…

– Je vous assure, Monsieur, fit Henriettedont le cœur était serré.

– Ne niez pas. C’est votre femme dechambre qui l’affirme.

– Elle se trompe.

– N’est-ce pas plutôt vous, de bonnefoi ? insinua le commissaire qui n’était pas sans remarquerl’émotion de la jeune femme.

– C’est possible, après tout, car je n’aipas regardé l’heure… et il était peut-être plus tard que je ne l’aidit.

– Est-il vrai que Victoire ait appelévotre attention sur ce coup de pistolet tiré presque sous vosfenêtres ?

– Je ne me rappelle pas.

– Et vous affirmez de nouveau n’avoirrien entendu, bien qu’alors et malgré l’heure avancée, vous fussiezau balcon ?

– Monsieur le commissaire, dit Henriettenerveuse, et qui se sentait poussée à bout, permettez-moi de vousfaire remarquer que vous m’interrogez depuis déjà longtemps et quevous n’y mettriez pas plus d’âpreté et d’animation si j’étaiscomplice du crime. Il est une juste mesure que je vous prie de nepas dépasser… Je vous ai dit ce que je devais vous dire… Vosquestions et vos insinuations me fatiguent et m’humilient. S’ilvous plaît, restons-en là !

– Je cherche à m’éclairer, Madame, ditLacroix avec beaucoup de douceur, et à m’entourer de tous lestémoignages qui peuvent former ma conviction. Vous ne devez vous enprendre qu’à vous-même de mon insistance. Et vous me rendrezjustice en reconnaissant que je ne me suis pas écarté des bornes duplus profond respect… Aussi bien, depuis quelques minutes, jem’aperçois que vous paraissiez profondément émue…

– Moi, Monsieur ?… Mais non,fatiguée… rien de plus…

Il salua froidement, mais avec politesse. Ilest parti et, dans le salon, Henriette, debout, reste immobile, latête baissée. Comment échapper à cette menace incessante de lajustice qui va peser sur elle ? Car bientôt on la pressera dequestions… On se doutera peut-être qu’elle a été témoin du meurtre.On exigera qu’elle parle… On l’entourera de pièges. Elle vivra aumilieu de perpétuelles angoisses.

Oui, sans doute, les ruses elle les déjouera,les pièges elle les évitera ; mais en sera-t-il de même deSuzanne ?…

L’enfant, si on la sépare à dessein de samère, résistera-t-elle aux obsessions, aux menaces, aux prières,aux mensonges ? Ce n’est qu’une enfant !… Elle hésitera,se troublera, elle pleurera, elle parlera peut-être. Et, choseabominable, ce sera pour accuser son père !

Chapitre 2

 

 

M. Lacroix était à la mairie quandVictoire entra.

– Ah ! dit-il, je vous attendais.Asseyez-vous là et causons.

– Monsieur, dit Victoire qui semblaitembarrassée, je n’ai rien à ajouter à la déposition que vous avezentendue.

– Absolument rien ? dit lecommissaire goguenard.

– Non, Monsieur.

– Ma fille, je vois que madame Laroque,en se taisant, vous a donné un fort mauvais exemple… Vous allez medire ce que vous savez, tout ce que vous savez,entendez-vous ? Sinon, en cas de refus…

Victoire se mit à pleurer et cacha sa têtedans son tablier.

– Sinon, répéta sèchement le magistrat,j’appelle un des gendarmes et je vous emmène avec moi à Versailles,à la disposition de monsieur le procureur de la République.

Il sonna. Un gendarme entra aussitôt.

– Apprêtez-vous à conduire cette femme àVersailles, dit le commissaire.

Les larmes de Victoire redoublèrent.

– Monsieur, je vous en supplie… qu’on neme fasse pas de mal !…

M. Lacroix lui prit les mains, lesabaissa, la força de le regarder.

– Vous, dit-il, pour craindre autant lajustice, il faut que vous ayez eu maille à partir avec elle…Combien de fois avez-vous été condamnée ?

– Moi, Monsieur, s’écria Victoire avecindignation, je n’ai jamais été condamnée… et je n’ai jamaiscomparu, même comme témoin…

– Eh bien, ma fille, vous ferezconnaissance avec la cellule, si vous persistez dans votreentêtement.

Victoire essuya ses yeux.

– Soit, dit-elle, je parlerai, puisque jene puis faire autrement.

– À la bonne heure. Vous voilà redevenueraisonnable. Je vous écoute. Ne vous pressez pas. N’oubliez rien.N’omettez aucun détail.

– Vous me promettez au moins qu’il nem’arrivera pas malheur ?

– Je vous le promets et vous prends sousma protection.

– Alors, je vais tout vous raconter…

Elle se leva, rapprocha sa chaise du bureau ducommissaire de police, se rassit, et, parlant très bas :

– C’était hier soir, vers onze heures etdemie. Je n’étais pas couchée. Madame avait attendu Monsieurjusqu’à huit heures pour dîner et, ne le voyant point venir, avaitdîné sans lui. Puis, Madame est rentrée dans sa chambre avec safille. En général, on couche l’enfant vers neuf heures, mais, hier,je ne sais pourquoi, Madame l’a gardée chez elle. À onze heures etdemie, Madame m’a sonnée. Je suis entrée. Madame, avec Suzanne,était au balcon, ou guettait, sans doute, l’arrivée de Monsieur.Madame était restée, jusqu’à cette heure-là, sans lumière… la nuitétait si belle… un clair de lune magnifique !… Madame me ditd’allumer… Au même instant, Suzanne se penchait au-dessus du balconet criait : « Père ! Père ! » Elle venaitd’apercevoir Monsieur. Et Madame aussi, car je l’entendis quidisait : « Roger, pourquoi es-tu en retard ? Commenous sommes inquiètes ! »

M. Lacroix écoutait avec la plus viveattention.

Comme elle s’était arrêtée, il dit simplementavec douceur :

– Continuez, ma fille. Ce ne peut êtretout ce que vous avez à me dire.

– Non… malheureusement non… Madame etMademoiselle ne faisaient plus attention à moi, et regardaienttoujours monsieur Laroque, dans la rue. Moi, j’étais en traind’allumer la veilleuse et de faire la couverture du lit. Tout àcoup, Suzanne dit : « Tiens, père qui va chez levoisin ! » Il se passa peut-être une ou deux minutes,pendant lesquelles on n’entendit plus rien, et je m’approchais deMadame pour lui demander si elle avait besoin de moi, quand jem’arrêtai… Un coup de pistolet venait d’éclater, tout près, enface… Et Madame, avec un grand cri – un cri que j’entendrai toutema vie, tant il était déchirant – s’était jetée dans sa chambre,disant : « Roger !… Lui !… C’esthorrible ! »

« Alors, Monsieur, j’ai eu si peur quej’ai voulu m’en aller… Et, tout en reculant, je voyais Madame pâle,tremblante, qui avait pris sa fille dans ses bras et la serrait detoutes ses forces, et lui parlait bas à l’oreille, en la caressant…et Suzanne répondait…

– Que se disaient-elles ?

– Ah ! Monsieur, je n’ai rienentendu, mais elles étaient toutes deux dans un désordreinexprimable… si épouvantées que j’en frissonnais de tout moncorps… et Madame avait oublié certainement ma présence, car,lorsqu’elle m’aperçut tout à coup, elle faillit tomber à larenverse.

« Le reste, Monsieur, vous le savez, jevous l’ai dit à la villa, quand vous m’avez interrogée. Madame aprétendu qu’elle n’avait pas entendu le coup de pistolet… me disantque j’étais folle… et elle m’a renvoyée…

– Monsieur Laroque est-il rentrélongtemps après ?

– Environ un quart d’heure.

– A-t-il parlé à sa femme ?

– Non. Il est rentré droit chez lui…Mais…

– Parlez, ma fille, n’omettez aucundétail…

– De toute la nuit, monsieur Laroque nes’est pas couché…

– Vous en êtes sûre ?

– Dame ! je m’en suis bien aperçuece matin, quand j’ai voulu faire sa chambre…

– Et madame Laroque ?…

– Je jurerais qu’elle non plus ne s’estpas mise au lit… Et pourtant le lit était défait… mais sans latrace du corps, et sans chaleur comme d’habitude… après ce quej’avais vu et entendu, j’ai fait ces remarques naturellement… detelle sorte que je présume que madame Laroque aura exprès ce matinchiffonné ses draps pour ne pas éveiller mes soupçons… Quant àSuzanne, elle était si pâle et si fatiguée, tout à l’heure –monsieur l’a vue – qu’on peut affirmer que la pauvre petite n’aguère dormi non plus… À présent, Monsieur, j’ai tout dit… Vous ensavez autant que moi… Puis-je me retirer ?

– Vous le pouvez… Tenez-vous prête,toutefois, à vous présenter à la première réquisition de lajustice…

– Après ce qui s’est passé, après ce queje viens de vous raconter, il m’est impossible de reprendre monservice auprès de ma maîtresse… Je vais aller à la villa cherchermes effets, je donnerai congé à Madame, et, en attendant de trouverune place, je resterai chez ma sœur qui habite boulevard Ornano,146. Prenez l’adresse.

– Au lieu de retourner chez madameLaroque, dit le commissaire après un moment, écrivez-lui simplementque vous la quittez, et envoyez un commissionnaire chercher votremalle. Je tiens à ce que vous ne revoyiez pas votre anciennemaîtresse.

– C’est comme il vous plaira, Monsieur,dit Victoire.

Et elle prit congé du magistrat.

Et il relut la déposition de la femme dechambre, qu’il avait rédigée soigneusement et qu’il lui avait faitsigner avant qu’elle sortît. Puis, avisant la masse de papierssaisis chez Larouette, il se rassit, et un à un, se mit à parcourirtous ces feuillets épars devant lui. Cette besogne lui prit deuxheures.

Au bout de ce temps il avait fait deux partsde papiers. D’un côté, tout ce qui ne l’intéressait pas… Del’autre, seulement deux lettres ne contenant chacune que quelqueslignes. Mais, en les lisant, ces lignes, M. Lacroix n’avait puretenir une exclamation de surprise et de joie. Elles étaientdatées de huit à dix jours, toutes deux adressées à Larouette, qui,d’après l’enveloppe jointe, habitait alors rue Saint-Roch,n° 17, à Paris.

La première était ainsi conçue :

« Monsieur,

« Vous me mettez en demeure de vousrembourser un dépôt de 130 000 francs, fait chez moi par votreoncle maternel, monsieur Célestin Vaubernon, dont vous venezd’hériter. Je ne vous cacherai pas, Monsieur, que la restitutiond’une somme aussi importante, en ce moment, me créerait desembarras très graves. Si vous voulez vous donner la peine de passerà mon bureau, rue Saint-Maur, je vous expliquerai de quelle naturesont ces embarras.

« Veuillez agréer, Monsieur, l’expressionde mes sentiments très empressés.

« ROGER LAROQUE »

L’autre était laconique et navrante dedésespoir.

« Monsieur,

« Vous l’exigez, c’est votre droit. Vouspouvez passer rue Saint-Maur toucher à ma caisse les 130 000 francsde votre oncle, plus les intérêts courus, que je payais tous lesans. C’est pour moi, presque à coup sûr, la ruine, la faillite, ledéshonneur.

« Recevez, Monsieur, mes civilités.

« ROGER LAROQUE »

La conviction de M. Lacroix était formée.C’était – du moins les plus graves preuves qui s’accumulaientcontre lui –, c’était Laroque qui avait commis le meurtre. Laroqueavait remboursé Larouette, et, pour éviter la ruine et la faillite,il avait songé au crime, il avait tué Larouette.

M. Lacroix ne perdit pas son temps endéductions inutiles. Cette affaire se présentait pour lui danstoute sa clarté limpide. Il fallait agir avec énergie et brusquerles choses. Il fallait empêcher Laroque de faire disparaître lasomme volée à Larouette.

Lacroix prit le train de Paris et courut à laPréfecture ; on lui confia deux agents habiles, Tristot etPivolot, qui, sans appartenir directement au service de sûreté, luirendaient cependant des services.

Tristot et Pivolot marchaient toujoursensemble et avaient acquis, depuis quelques années, une certaineréputation de finesse.

Lacroix leur raconta l’affaire et les chargeade prendre des renseignements sur Roger, en même temps que dereconstituer l’emploi de la journée et de la soirée duconstructeur-mécanicien, le jour du crime.

Puis, ayant ses coudées franches, ayant toutpréparé, il alla s’enfermer dans son cabinet pour arrêter, en sonesprit, l’interrogatoire qu’il ferait subir le lendemain auxhabitants de la villa Montalais.

Que se passait-il à la villa ?

Vers une heure du matin, Roger entra. Il vint,comme la veille, écouter à la porte de la chambre de sa femme, puistraversa le salon sur la pointe des pieds… Il s’enfermaaussitôt.

Mais le silence était si profond, en ce coinde campagne où frissonnait seulement au-dehors un souffle de brisedans les arbres, si profond en cette maison isolée, que la mère etla fille entendirent Roger qui, en se déshabillant et se couchant,fredonnait une ronde enfantine, apprise à Suzanne en un jour debonne humeur…

Et cette seconde nuit s’écoula comme lapremière.

Suzanne, abattue, dormit pourtant dans le litde sa mère.

Mais Henriette ne songea même pas à secoucher ; elle resta éveillée, semblant écouter soncœur ; les yeux ouverts, toujours si terrifiée, qu’assurément,en ces heures nocturnes qui font naître si facilement les fantômes,elle revoyait le drame lugubre de la veille.

Vers sept heures, elle entendit du bruit dansla chambre de son mari.

Il avait dormi, lui… sans remords, sansfantômes ni cauchemars…

Et il se réveillait gaiement, car il chantaitla même ronde enfantine apprise à Suzanne.

Quel monstre avait-elle donc épousé ?Quel homme était-ce donc, à ce point maître de lui, pour si viteoublier et trouver le repos, en face même de son crime ?

Oui, il chantait, comme si le brillant soleildu matin, dont la villa était baignée, lui eût donné au cœurl’espérance et la joie… Il chantait, en s’habillant, ayant ouvertla fenêtre.

Et Suzanne, réveillée, écoutait, dans son lit,la ronde apprise par son père, qui la faisait tant rire encore laveille, et qui maintenant lui donnait envie de pleurer.

Roger traversa le salon, frappa à la porte dela chambre.

– Entrez, dit Henriette d’une voixfaible.

Roger entra, le sourire sur les lèvres, maiss’arrêta, surpris, en voyant sa femme habillée et debout.

– Déjà ? dit-il… Et il n’est pashuit heures…

– Il fait si beau que j’irai tout àl’heure me promener avec Suzanne.

– Ah ! que vous êtes heureuses, etque je voudrais vous accompagner !

Il embrassa tendrement Henriette, qui ne sedéfendit pas. Et, avisant Suzanne, dont il ne semblait pascomprendre le regard épouvanté :

– Comment, Mademoiselle ? Encoreaujourd’hui dans le lit de votre mère ? On vous gâte !…Je ne permettrai pas ces libertés-là !

Et, s’asseyant sur le lit, il prit dans sesbras la fillette en chemise, l’embrassant à pleines lèvres et lafaisant danser.

L’enfant n’avait pas desserré les lèvres. Lesyeux étaient fixes ; on eût dit qu’elle avait perdu laraison.

– Vous n’êtes pas réveillée et vous avezl’air boudeur, dit Roger. Rendormez-vous, Mademoiselle !…

Et il la replaça dans le lit doucement, aprèsl’avoir embrassée encore.

– À propos, dit-il d’un ton indifférent…et le meurtre du voisin, sait-on qui l’a commis ? A-t-ondécouvert le meurtrier ?

– Je l’ignore. Le commissaire est venuhier nous interroger.

– Toi ? fit Laroque avec unmouvement, et à quel propos ?

– Comme il a été tiré un coup depistolet, la nuit, dans la maison proche de la nôtre, on pouvaitsupposer que nous avions entendu, que nous avions vu…

– C’est juste.

– Mais toi-même, Roger, dit la jeunefemme, tremblante, comment as-tu connu cet assassinat, puisque,hier matin, tu es parti avant qu’on l’eût découvert ?

– Tout simplement, cette nuit, à la garede Ville-d’Avray. Le chef de gare m’a dit ce qu’il savait… Peu dechoses, en somme… pas même le nom.

– Notre voisin était un petit rentier dunom de Larouette…

Roger Laroque se retourna brusquement à cenom. Il était pâle.

– Tu as dit que la victimes’appelle ?…

– Larouette… Je l’ai appris dans lajournée…

– Voilà qui est étrange ! murmuraRoger. Il garda le silence pendant quelques minutes, puisdemanda :

– Sait-on quel a été le mobile dumeurtre ?

– Sans doute le vol ! dit Henriette,regardant son mari dans les yeux.

Mais Roger ne prenait pas garde à lasingulière émotion de sa femme. Il se mordait les lèvres etparaissait en proie à une très vive préoccupation. À la fin, ilsortit, prit son chapeau et sa canne : « Excusez-moi,dit-il, je pars… Je ne veux pas manquer le train… »

Elle ne répondit pas.

Au lieu d’aller directement à la gare, Rogerdescendit à la mairie. Il fit passer sa carte au commissaire quiarrivait de Versailles et avec lequel, dit-il à l’agent qui lereçut, il désirait avoir sur-le-champ un entretien particulier.

On l’introduisit.

Lacroix, sans parler, lui indiqua unsiège.

Le cœur du jeune magistrat battait un peu. Quevenait faire Roger Laroque ? Quel audacieux plan avait conçucelui qu’il considérait comme le meurtrier de Larouette ?

Il craignait un piège et il était sur sesgardes.

– Monsieur, dit Roger, je viens vousdonner, au sujet du crime qui s’est commis près de chez moi, unrenseignement qui, sans doute, vous sera très utile… Je viensd’apprendre le nom de la victime… Or, Monsieur, j’ai été obligé derembourser, dans la journée d’hier, plus de cent trente millefrancs à un homme qui porte ce même nom de Larouette… Lacoïncidence est étrange… Seulement mon créancier habitait Paris,rue Saint-Roch… du moins, y avait un appartement. Comme ceremboursement me gênait beaucoup, j’ai eu, en ces derniers jours,d’assez fréquents rendez-vous avec Larouette, que je suppliais dele retarder, dans l’intérêt de ma maison… Je reconnaîtrais doncfacilement mon créancier, et, si vous voulez, je vous dirai…

– Cette confrontation serait inutile,monsieur Laroque. Le Larouette assassiné est le même que celuiauquel vous avez restitué cent trente mille francs, plus lesintérêts.

– Comment le savez-vous ?

– J’ai retrouvé dans ses papiers voslettres où il est parlé de ce remboursement… Je vous remercie quandmême de votre visite, et du renseignement que vous m’apportiez dansl’intérêt de la justice. Permettez-moi, cependant, avant de vouslaisser partir, de vous adresser quelques questions :Larouette, pour obtenir de vous ce remboursement, s’est-il servid’intermédiaires ?

– Non. Il est venu lui-même et n’a vu quemoi.

– Connaissiez-vous son existence, seshabitudes, ses liaisons, ses vices ?

– Il y a quinze jours, je ne l’avaisjamais vu. Ainsi que vous l’explique une des deux lettres que vousavez entre les mains, le dépôt de cette somme avait été fait chezmoi par un vieil ami de mon père, Célestin Vaubernon, onclematernel de Larouette, mort subitement il y a trois semaines. Ceque je puis dire, c’est que monsieur Vaubernon n’aimait pas sonneveu.

– Vous pourrez, je suppose, nous donnerle détail des valeurs, or ou billets, qui constituaient les centtrente mille francs remboursés à Larouette ?… C’est pour nous,vous le comprenez, de la dernière importance.

– J’en conférerai avec mon caissier, quiseul est en mesure de vous fournir ces détails.

Laroque prit congé. L’heure du trainapprochait. Les deux hommes se saluèrent.

M. Lacroix le regarda, du coin de l’œil,par la fenêtre entrouverte du cabinet, s’éloignant dans ladirection de la gare.

– Toi, mon bonhomme, murmura-t-il… tu estrès fort, mais tu t’es approché trop près de la flamme… Ça tebrûlera…

Il prit, dans son portefeuille, une lettre deconvocation tout imprimée.

Il remplit les blancs, écrivit l’heure de laconvocation, le nom de Mme Laroque et lepost-scriptum suivant :

« Prière d’amenerMlle Suzanne. »

Puis il mit la lettre sous enveloppe etl’envoya porter à la villa.

Lorsque Henriette la parcourut, elletrembla…

La lettre, sèche et brève, était conçue entermes administratifs :

« Vous êtes priée de vous présenter à lamairie, près du commissaire de police de Versailles, pour affairequi vous concerne. »

Que voulait M. Lacroix ?L’interroger ? Interroger Suzanne ?

Une sorte de colère froide la prit contre cethomme, dont elle sentait peser sur elle la curiosité et lapénétrante intelligence. Elle laissa Suzanne à la villa, mit sonchapeau et sortit.

M. Lacroix était seul quand elleentra.

– Me voici, Monsieur, dit-elle bravement.Vous m’avez demandée ?

– Oui ; mais je vous avais priéed’amener aussi votre fille ?

– Suzanne est souffrante… Du reste, cen’est qu’une enfant… Qu’avez-vous à me dire ? En quoi puis-jevous être utile ?

– Vous allez le savoir, Madame, ditLacroix, avançant un fauteuil. Il s’agit toujours, comme vous devezle penser, de l’assassinat de Larouette… Je désire, Madame,entendre de vous, sur ce meurtre, la vérité, mais la vérité toutentière, sans hésitations, sans réticences…

– Je n’ai rien à ajouter à ma dépositiond’hier…

M. Lacroix la regarda en face etfroidement :

– Vous mentez, Madame…

– Monsieur ! dit-elle, se levantfrémissante.

– Vous mentez… j’en ai la conviction…j’en ai la preuve…

« Je vous rappellerai tout d’abordbrièvement, fit le commissaire, ce que vous m’avez dit, lorsque jesuis allé à la villa vous demander quelques renseignements.

– C’est inutile, Monsieur. Je me souviensparfaitement de ce que j’ai dit. Je n’ai rien à y ajouter, rien à yretrancher.

– C’est ce que nous verrons plus tard.Hier, vous aviez prétendu que vous n’aviez rien vu – et que vousdormiez depuis dix heures.

– Peut-être était-il un peu plus tard, jel’ignore.

– Beaucoup plus tard. J’aime mieux vousavouer tout de suite que votre femme de chambre ne m’a rien cachéde ce qui s’est passé. À onze heures et demie, appuyée à votrebalcon, vous attendiez encore votre mari – et, chose à remarquer –vous étiez avec votre petite fille, laquelle pourtant, se couche,d’ordinaire, beaucoup plus tôt.

– Je suis restée assez longtemps aubalcon, en effet.

– Pendant que vous y étiez, voici ce quis’est passé, ce que vous avez vu : un homme a traversé la rue.Votre fille a reconnu son père et l’a appelé :« Père ! père ! » Vous l’avez reconnuvous-même, car, en vous penchant, vous lui avez reproché d’être enretard et de vous avoir inquiétée.

– C’est faux.

– Cela est vrai. Vos paroles textuelles,les voici : « Roger, pourquoi es-tu en retard !Comme nous sommes inquiètes ! » Et ce n’est pas tout…Suzanne s’écriait encore : « Tiens, père qui va chez levoisin ! » Peu d’instants après – une minute à peine – uncoup de pistolet est tiré dans la maison qui n’est séparée de lavôtre que par une rue assez étroite… Et vous vous rejetez dansvotre chambre, comme pour fuir un spectacle terrifiant endisant : « Roger ! Lui ! C’esthorrible ! »

– Tout cela, Monsieur, n’est qu’une suited’inventions monstrueuses, et il faut que Victoire soit folle…

– C’est bien, en effet, ce que vous luiavez répondu lorsqu’elle vous a demandé si vous aviez entendu ladétonation.

– Enfin, dit-elle, nerveuse et colère,vous ne pouvez cependant pas m’obliger à vous raconter ce dont jen’ai pas été témoin.

– Non, Madame, je ne le puis. Ladéposition même, que vous me faites, je ne puis la relater que sousforme de rapport, car la loi me défend d’entendre comme témoinrégulier, un allié, père, mère, fille ou femme de celui que jesoupçonne fort d’être le coupable que je cherche…

– Mon mari !

– Vous l’avez dit, Madame, votremari…

« Cette accusation, Madame, s’appuiemalheureusement, sur de fortes préventions, lesquelles serontdevenues, avant ce soir, j’en suis certain, d’irrécusables preuves.À cette heure, votre mari doit subir un premier interrogatoire dansson bureau de la rue Saint-Maur. Il est entre les mains de lajustice et il faut qu’il se défende.

Elle ne pleurait pas. Ses yeux étaient rouges,mais secs. Elle avait épuisé, depuis deux jours, toutes lesémotions les plus intenses, et elle s’attendait si bien à cedénouement funeste qu’elle y était en quelque sorte préparée, etque cette nouvelle ne lui enlevait rien de son sang-froid.

Le commissaire comprit cet état singulier deson esprit.

– Vous devez beaucoup souffrir, dit-il,et je me fais presque un scrupule d’insister encore…

Elle releva le front :

– Et vous avez tort de me plaindre,Monsieur. Et vous avez tort de croire que je souffre. Pourquoisouffrirais-je ? je suis attristée par l’erreur que vous avezcommise en faisant arrêter mon mari, mais je suis tranquille surson sort, et il n’aura pas de peine à se disculper.

– C’est votre conviction, tant mieux. Jedirai même que c’est presque votre devoir de parler ainsi.

– Eh bien, Monsieur, pourquoi dès lorsm’interrogez-vous ?

– Vous allez le savoir. Je reprends lasuite de la déposition de votre femme de chambre. Vous étiez aubalcon, et vous avez été, vous et votre fille, témoins du crime. Ettelle a été votre épouvante que vous ne vous êtes pas couchée.Victoire a affirmé encore que le lit était défait, mais l’a été parvous le matin. Victoire l’affirme. Reconnaissez-vous, au moins, lavérité de ce détail ?

– Cela est faux, comme le reste.

– Vous n’étiez pas seule à ne pointdormir… Victoire a affirmé encore que monsieur Laroque, lui nonplus, ne s’est pas couché. Et votre mari n’a pas eu, comme vous, laprécaution de chiffonner les draps et de défaire la couverture.

– Mon mari a beaucoup d’affaires. Sesateliers occupent tout son temps. Il cherche souvent desaméliorations, des simplifications pour ses machines. Et lestravaux que nécessitent ces inventions l’absorbent parfois au pointqu’il passe la nuit devant ses dessins et ses plans, ne se souciantni de l’heure ni de la fatigue.

– C’est possible, je le reconnais. Maisau moins vous avouerez qu’elle est singulière, cette coïncidenceque, tous les deux, la même nuit, vous ne songiez pas àdormir ?

– Je vous répète, Monsieur, que moi je mesuis couchée.

Le commissaire haussa les épaules.

– Tout me prouve, Madame, que de votrebalcon, malgré vous et sans pouvoir l’empêcher, vous avez assistéau meurtre de Larouette.

« Vous avez été témoin d’un crime. Cecrime, j’ai la conviction que c’est votre mari qui l’a commis.

« Or, ayant vu, vous refusez de parler.Ne comprenez-vous pas que ce refus d’éclairer la justice trahitclairement le nom de l’assassin ? Quel autre motif vousempêcherait de parler que la crainte de livrer votre mari à la courd’assises ?

Il avait raison. Ce qu’il disait étaitlogique.

Elle se trouvait dans une inextricablesituation.

Ou bien elle parlerait, et alors elleaccuserait Roger !…

Ou bien elle se tairait, et son silencel’accuserait toujours !…

Pas d’issue… pas de fuite possible !…

Cet homme la tenait, tenait son cœur et latorturait à son aise…

Henriette répondait, avec la même obstination,avec le même entêtement, voulant nier malgré tout :

– Le passé de mon mari témoigne de saprobité. Un honnête homme ne devient pas ainsi assassin du jour aulendemain, sans motifs. Vous pouvez l’accuser, l’arrêter, letraduire en cour d’assises. Personne ne vous croira. Il ne setrouvera personne pour le condamner.

– Assassin sans motifs, dites-vous ?Connaissez-vous l’état des affaires de votre mari ?

– Assurément. Sans être riches, noussommes dans une aisance qui nous permet de vivre très largement etsans souci de l’avenir.

– Détrompez-vous. Laroque était, il y adeux jours, à la veille de faire faillite. Il est bieninvraisemblable que votre mari ne vous ait pas mise dans laconfidence de ses embarras financiers.

– Si invraisemblable, Monsieur, que je nepuis y ajouter foi. Mon mari avait en moi la plus grandeconfiance.

– Il ne vous a point parlé non plus duremboursement d’une somme très importante qu’il était obligé defaire à bref délai ?

– Non.

– Vous voyez donc bien qu’il avait dessecrets pour vous. Déjà, sans doute, il préparait son crime ets’entourait de toutes les précautions possibles. S’il vous avaitentretenue de ce remboursement, qui ne s’élève pas à moins de centquarante mille francs, vous comprendriez la gêne de ses affaires,et si je vous disais à qui ces cent quarante mille francs ont étépayés, vous hésiteriez peut-être désormais à le défendre…

Cet interrogatoire la fatiguait horriblement.Elle avait tiré son mouchoir et elle s’essuyait fréquemment lesmains et le front. Une rougeur violente lui brûlait lespommettes.

Elle se taisait…

– Vous ne me le demandez pas ? fitM. Lacroix, impitoyable… je vais quand même vous le dire… Lecréancier de votre mari était justement Larouette, et c’est le soirmême du remboursement de cette créance, si fatale à la fortune devotre mari, que Larouette a été assassiné.

Elle eut un geste d’horreur, mais elle ne ditpas un mot. Elle n’aurait pu. Elle n’avait plus de forces. Elleétouffait.

Elle se renversa dans le fauteuil où elleétait assise et ferma les yeux.

– Pauvre femme ! murmuraM. Lacroix, pris d’une pitié profonde.

Il plaignait en elle l’avenir, encore pluspeut-être que le présent.

Chapitre 3

 

 

D’ordinaire, Suzanne passait ses journées, parce gai soleil, à courir dans le jardin après les papillons, àcueillir des bouquets pour la salle à manger, à arroser les fleurs,les salades et les plates-bandes rouges de fraises, avec le cocher,qui s’occupait de jardinage. Elle était la joie de la maison,qu’elle emplissait de rires et de chansons.

Depuis deux jours elle avait voulu rester dansla chambre de sa mère, n’essayant même pas de se distraire avec sesjouets, ni d’habiller ses poupées, ni d’étudier sa leçon aupiano.

M. Lacroix avait accompagné Henriettejusqu’à la villa, et il était monté avec elle.

Au salon, où il resta, elle dit d’une voixbrève :

– Ainsi, vous voulez parler àSuzanne ? Vous voulez l’interroger ?

– Il le faut. Je dois arriver à lavérité, dans l’intérêt de la justice…

– Mais savez-vous bien que si mon mari,contre toute vraisemblance, était coupable, ce serait horrible ceque vous allez faire là… obliger une fille, une enfant, à accuserson père !…

– Ma joie serait grande de trouvermonsieur Laroque innocent. Et si j’interroge votre fille, ce n’estpas dans l’espoir – ce serait affreux, comme vous le dites –qu’elle accusera son père, mais c’est avec le secret désir que sadéposition l’innocentera.

Elle baissa la tête, découragée, et,lentement, se dirigea vers sa chambre…

Suzanne était là, debout, qui avait toutentendu. Elle tendit les bras à sa mère. Celle-ci la serra contresa poitrine, dans une étreinte convulsive. Et, en la couvrant debaisers, elle lui redit encore tout bas, à l’oreille :

– Souviens-toi !…Souviens-toi !…

Elles rentrèrent toutes deux au salon.

– Va, dit la mère à l’enfant, en luimontrant le commissaire, va auprès de ce monsieur, qui veut teparler, et réponds bien à ce qu’il te demandera.

Suzanne avança sans timidité et vint se placerentre les genoux de M. Lacroix, qui l’entoura de ses bras etlui mit un baiser sur le front.

– Elle ne dira rien. Elle a sa leçonfaite… murmura le magistrat.

– Te rappelles-tu ce que tu as faitavant-hier soir, ma chère petite ?

L’enfant réfléchit un peu ; elle étaitfort pâle et avait les yeux très fatigués ; mais son attitudene marquait aucune timidité, aucune irrésolution. Elle réponditd’une voix ferme :

– Mais oui, Monsieur, je me rappelleparfaitement.

– Et veux-tu me dire ce que tu asfait ?

– J’ai joué au jardin très tard ;j’ai arrosé les fleurs ; j’ai cueilli des fraises, puis j’aifait un gros bouquet de roses, que j’ai mis sur la table de lasalle à manger ; j’ai joué avec une grande poupée que ma mèrem’avait donnée le matin, parce que c’était l’anniversaire de manaissance… – j’ai eu sept ans avant-hier, Monsieur… – je l’aidéshabillée, ma poupée, je lui ai refait, avec ma mère, une bellerobe de satin bleu, et je lui ai arrangé aussi un chapeau… Voilà,Monsieur…

– Mais le soir, mon enfant, tout à faitdans la soirée ?

– Je n’ai rien fait. Je suis restée prèsde ma mère, qui m’a fait répéter mon compliment pour papa… mais jene le lui ai dit que le lendemain, parce que… papa est revenu tard…et je me suis couchée dans le lit de ma mère… avant son retour…

– Tu oublies beaucoup de choses.

– Peut-être bien… Quoi donc ?

– Tu t’es couchée très tard… beaucoupplus tard qu’à l’ordinaire…

– C’est vrai… et pourtant, je nem’endormais pas…

– Sais-tu l’heure qu’il était ?

– Je ne sais pas, non, Monsieur, mère ledira peut-être…

– Mais avant de te mettre au lit, tuétais au balcon ?

– Avec maman, oui, Monsieur.

– Et du balcon, qu’est-ce que tu as vudans la rue ?

– Rien.

– Tu n’as pas vu un homme, celui-là mêmeque tu attendais, ton père ? Tu ne l’as pas vu entrer dans lamaison du voisin ?…

La voix de Suzanne se fit un peu plustremblante.

– Non, Monsieur, je ne sais pas ce quevous voulez dire !…

– Souviens-toi bien, mon enfant ; tuas même appelé ton père, en battant des mains, parce que tu étaisheureuse de le revoir… Et tu sais bien que tu as dit aussi :« Tiens, père qui va chez le voisin !… » Et uninstant après, tu as entendu un coup de feu : Pan ! qui adû te faire beaucoup de peur ? Voyons, raconte-moi la vérité,mon enfant…

– Mais, Monsieur, je ne me souviens pasd’avoir dit tout cela.

– C’est un mensonge… et ce n’est pas beaude mentir… On a dû te dire cela souvent… Quand tu étais plus petiteet que tu mentais… on a dû te punir… te mettre en pénitence… Et sije disais à ta mère de te punir… de t’enfermer toute seule dans unechambre noire ?

– Mère ne me punit jamais que lorsque jel’ai mérité, Monsieur.

Et la courageuse enfant regardait sa mère avecune tendresse infinie.

Henriette s’était assise auprès de la fenêtre.Lacroix lui tournait le dos, et, comme il avait pris Suzanne surses genoux, l’enfant, tout en répondant à ses questions, pouvaitvoir sa mère.

Celle-ci dévorait sa fille de son regardanxieux. Elle sentait bien qu’elle vivait toute sa vie, en cesquelques secondes… Elle écoutait parler Suzanne… ne respirant pas…et contraignant les convulsions de son cœur de ses deux mainscrispées.

– Madame, dit tout à coup Lacroix, jevous serais bien obligé de me laisser un moment seul avec votrefille…

– Quoi, Monsieur, vous voulez ?…

– Oui, Madame…

Elle se dressa, chancelante. En passant prèsde sa fille, elle se pencha et lui mit un baiser dans les cheveux.Elle lui dit encore son éternel mot, son éternelle prière :« Souviens-toi ! »

Puis, marchant en se tenant debout par je nesais quelle force instinctive – car elle ne sentait plus ses jambes– elle traversa le salon, sans plus se retourner, et rentra dans sachambre.

Lacroix restait seul avec Suzanne.

Il vint se rasseoir où il était tout à l’heureet l’attira de nouveau sur ses genoux ; mais l’enfant résistaet se tint debout près de lui.

L’expression du regard avait changé. Il yavait maintenant de la crainte. Sa mère partie, elle avait peur. Etses grands yeux effarés ne quittaient pas la porte de la chambre,derrière laquelle elle venait de voir disparaître Henriette…

– En t’obstinant à ne rien dire, monenfant, reprit M. Lacroix, tu peux faire beaucoup de mal à tonpère… Pourquoi ne me dis-tu pas la vérité ?… Tu vois,cependant, que je la connais ?… Victoire m’a tout raconté… Ceque Victoire m’a dit, pourquoi ne me le répètes-tu pas ? Quit’en empêche ? Qui crains-tu ?

– J’ignore ce que vous voulez de moi etpourquoi vous m’adressez toutes ces questions… Je ne puis vous direce que je ne sais pas… Faites venir mère et dites à mère dem’interroger…

Il essaya encore de la mettre sur ses genoux,mais elle se raidit.

– Il y avait un homme, âgé et sansdéfense, car il n’était pas robuste, qui demeurait là, dans cettemaison qui fait face à la vôtre. On l’a tué, ce pauvre homme. Ettout le monde me dit que tu as vu celui qui l’a tué. Or, c’est untrès grand crime, vois-tu, cela… et qui mérite une punition… Sil’on avait tué ta mère, ne voudrais-tu pas qu’on punît celui quil’a tuée ?

Suzanne se retenait pour ne pas pleurer.

Le commissaire de police s’en aperçut.

Il sentait fondre, pour ainsi dire, sous samain, cette énergie dont Suzanne, jusqu’à ce moment, avait faitpreuve.

Elle fit un brusque mouvement pour se dégager,s’éloigner de cet homme, courir vers sa mère.

Il ne voulut pas lui laisser le temps de seremettre…

– Tu le connais donc, que tu ne veux riendire ? Car autrement, tu parlerais. Et si tu le connais, si tute tais, c’est qu’il est de tes amis. Alors, qui cela peut-ilêtre ?

Elle avait les yeux gonflés de larmes. Elle nepleurait pas encore, mais les sanglots lui montaient à la gorge, etcomme ses sanglots l’étouffaient, son visage, tout à l’heure siblanc, se colorait de plaques roses, par places, et ses yeuxs’enflammaient.

– Ainsi, je me trompe ? Il n’est pasde tes amis ?… Alors, si tu ne le connais pas… si c’est unhomme que tu n’as jamais vu… pourquoi gardes-tu le silence ?…Il faut me le dire, mon enfant… Du moment que tu ne l’aimes pas,celui qui a tué le vieux Larouette, du moment qu’il n’est pas detes amis, pourquoi te retiens-tu de parler ?

– Oh ! Monsieur !Monsieur ! fit l’enfant.

Et elle ne put dire que cela. Ses larmescoulaient. Elle éclatait en sanglots. Son corps frêle était tordupar des spasmes nerveux…

– Est-ce ta mère qui t’a ordonné lesilence ? Oui, n’est-ce pas ? Ta mère a eu tort ;mais si cela est vrai, je ne demande plus rien, car je comprendsque tu ne veuilles pas désobéir à ta mère. Réponds seulement àceci, et je te tiens quitte de tout : « Est-il vrai queta mère t’a fait promettre de ne rien dire ? »

Ses sanglots seuls et ses torrents de larmesrépondaient.

– Écoute, chère petite, je serai francavec toi. Je ne veux pas de mal à ton père, n’est-ce pas ?…Dis-moi que tu l’aimes ?…

Mais elle était incapable de parler.

– Tu l’aimes, j’en suis sûr. Ehbien ! il y a de vilaines gens qui prétendent que c’est luiqui a pénétré, dans la nuit d’avant-hier, chez votre voisinLarouette, pour le tuer et lui prendre son argent. Si cela étaitprouvé, tu ne reverrais plus ton père… Mais ci cela est faux, tonpère te sera rendu bientôt et tu pourras toujours l’embrasser, lecaresser, grimper sur ses genoux, lui tirer la barbe, et chercherdans ses poches les jouets qu’il te rapporte de Paris… Tum’écoutes ?…

– Oui… oui, Monsieur ! dit-elleentre ses sanglots.

– Il dépend de toi que ton père reviennetout de suite… Tu as vu l’homme qui a tué Larouette… Si c’est tonpère… ne me le dis pas, mon enfant… si ce n’est pas lui, ne crainspas de parler…

– Je ne sais rien, Monsieur… je n’ai rienvu… pourquoi me faites-vous tant de chagrin ?

Le commissaire de police la regarda longtempsen silence. Il lui tenait les deux mains et l’avait éloignée un peude lui pour la mieux voir…

Les larmes descendaient en ruisseauxintarissables le long du visage de la fillette, s’arrêtaient, aucoin des lèvres, puis tombaient.

Elle pleurait debout, la tête droite, sanssonger à se cacher…

M. Lacroix était très troublé.

Tout à coup, avec une sorte de geste decolère, il attira l’enfant, lui prit le front dans ses deux mainset l’embrassa sur les yeux, comme pour y refouler les larmes qu’ilavait fait verser.

– Je t’ai causé du chagrin, et je t’endemande pardon, chère enfant ! dit-il à mi-voix… Va retrouverta mère !

Et Suzanne, pleurant toujours, mais sortantvictorieuse de cette lutte poignante, alla rejoindre Henriette danssa chambre.

À ce moment, on frappa au salon. Deux hommesentrèrent. C’étaient Tristot et Pivolot.

Ils venaient apprendre à Lacroix, qui leuravait donné rendez-vous à Ville-d’Avray, que, le matin même, RogerLaroque avait été arrêté dans son bureau de la rue Saint-Maur etinterné séance tenante par un commissaire aux délégationsjudiciaires.

Profitant de la présence des deux agents à lavilla Montalais, le commissaire procéda à une perquisition dans lecabinet de Laroque et dans sa chambre à coucher.

Cette perquisition ne fut pas inutile, carelle amena la découverte, dans un placard d’une petite pièceservant de cabinet de toilette, des vêtements dont Laroque étaitcouvert, la nuit du crime.

Tristot et Pivolot, mis en campagne depuis laveille, savaient comment Roger Laroque était vêtu le jour où futassassiné Larouette et reconnurent les vêtements sans hésiter.

Du reste, Lacroix interrogea aussitôtMme Laroque.

– Ce pardessus, ce pantalon, cetteredingote et ce chapeau sont bien ceux que votre mari portaitavant-hier ?

– Oui, Monsieur, je les reconnais.

– Votre mari vous a-t-il expliquépourquoi son pardessus était ainsi fripé… son pantalon déchiré… sonchapeau bossué ?

Elle fit un signe négatif.

– Avez-vous, demanda M. Lacroix, lesclés du secrétaire et des tiroirs du bureau ?

– Je les ai, oui, Monsieur.

– Voulez-vous me les prêter ?…

– Les voici, Monsieur.

Les trois hommes fouillèrent les tiroirs. Ilss’emparèrent de quelques valeurs, actions ou obligations, titres derentes et billets de banque…

Dans un des tiroirs du bureau, M. Lacroixtrouva un revolver.

– Oh ! oh ! murmura-t-il… voiciquelque chose d’intéressant.

C’était une arme de petit calibre, un revolverde poche, à poignée d’ivoire, et assez richement damasquiné.

Cette arme, Henriette l’avait vue, quelquesminutes après l’assassinat de Larouette, entre les mains de sonmari…

M. Lacroix avait fait jouer la batterie,et il remarqua qu’un coup avait été tiré ; une cartouchemanquait ; il n’en restait que cinq sur six. En même temps, lecanon, encrassé, prouvait que l’on avait tiré tout récemment.

M. Lacroix retira une des cartouches, et,avec son canif, en fit sauter la balle ; celle-ci était de lamême grosseur que la balle extraite par le médecin de la poitrinede Larouette.

« S’il m’était resté un doute, voilà quime convaincrait », se disait-il.

Et il glissa le revolver dans sa poche.

La suite de la perquisition ne fit riendécouvrir d’intéressant.

Sur le point de partir, M. Lacroix dit àMme Laroque :

– Nous serons obligés de revenir ce soir,vers dix ou onze heures, pour une expérience que je veuxfaire ; ayez l’obligeance de nous attendre.

Henriette inclina le front sans répondre. Ellese laissait aller, à présent, sans force et sans résistance, autorrent qui l’emportait.

Vers onze heures du soir, en effet, Lacroixrevint, accompagné par Tristot et Pivolot qui restèrent en bas.

M. Lacroix monta. Au salon, ildit :

– Je vous demanderai la permission,Madame, de pénétrer dans votre chambre… Oh ! pour quelquesminutes seulement…

– Que voulez-vous donc faire ?

– Vous allez le voir. Excusez-moi de monimportunité et de mon indiscrétion… il ne s’agit que d’uneexpérience…

Et il entra dans la chambre et alla ouvrir lafenêtre et passa sur le balcon.

En face, la maison de Larouette, morne etdéserte depuis l’assassinat, parut s’animer tout à coup etvivre.

Devant la fenêtre ouverte de la victime, uneombre s’agita. La lumière d’une bougie, placée sur la table,éclaira soudain la scène, tout le théâtre du crime.

Lacroix, alors, vint prendre Suzanne par lamain.

– Maman, maman, dit-elle, je ne veux pas,je ne veux pas.

Henriette, machinalement, s’était approchée dubalcon, ne devinant pas ce que voulait faire M. Lacroix. Mais,brusquement, ayant vu, elle comprit ; elle laissa échapper uncri d’horreur.

– Non, vous ne ferez pas cela, dit lamalheureuse femme, en se jetant entre Suzanne et M. Lacroix,ce serait atroce, ce serait odieux… et cela ne vous est pas permis…C’est assez de nous torturer depuis deux jours, comme vous lefaites… Vous êtes chez moi, dans ma chambre, et j’ai le droit devous chasser… Allez-vous-en… Allez-vous-en !…

Elle était dans une agitation voisine de lafolie. Elle se reculait devant Lacroix, serrant Suzanne contreelle, cachant dans sa robe le visage terrifié de l’enfant…

– Mais, Madame, réfléchissez, disaitLacroix…

– Je vous ai dit que ma fille étaitmalade. Il faut avoir pitié d’elle… une trop forte émotion pourraitla tuer, tellement elle est impressionnable et nerveuse… Ayez pitiéd’elle, Monsieur… Enfin, que voulez-vous donc obtenir ?… Quevoulez-vous de moi ?… Qu’avons-nous fait ?…Qu’espérez-vous ?… Pourquoi, depuis deux jours, êtes-vousentré de force dans notre vie et ne nous laissez-vous plus uninstant de repos ?… Un crime s’est commis près de nous… Est-cedonc la faute de ma pauvre petite fille ?… Est-ce donc mafaute, à moi ?… Vous outrepassez votre devoir… Votre zèle vousemporte trop loin… La chambre d’une femme devrait vous être sacrée…et ce qui devrait vous être plus sacré encore, c’est l’innocence decette enfant, ce sont ses terreurs, ce sont ses larmes…Allez-vous-en, vous dis-je… J’ai le droit de vous ordonner departir, et je ne veux pas que vous restiez ici plus longtemps.

Un mot très froid du commissaire de police larappela à la raison.

– Puisque, votre fille et vous, vousprétendez n’avoir rien vu du meurtre de Larouette, commentdevinez-vous que nous voulons reconstituer la scène ducrime ?…

Elle se tut, baissant le dos. Puis, après unmoment, d’une voix faible et suppliante :

– De grâce, Monsieur… par pitié,laissez-nous.

Lacroix avait pris doucement Suzanne par lamain. Il disait :

– Puisqu’elle n’a rien vu, d’où vient safrayeur ?… Et pourquoi ne veut-elle pas monter avec moi sur lebalcon ?…

Suzanne, tout à coup, s’éloigna de sa mère etla regarda en face. Et ce regard consolait la pauvre femme etdisait clairement :

– Ne crains rien. Je te comprends. Jesuis forte !…

Et elle se laissa entraîner sur le balcon.

En face, dans la petite chambre meubléed’acajou, comme au soir du crime, un homme était assis devant sonsecrétaire ouvert, et faisant mine de compulser des papiers. Cethomme, qui occupait la place de Larouette, c’était l’un desagents : Tristot. Derrière lui, sur la table qui occupait lemilieu de la pièce, une bougie brûlait dans un chandelier defaïence, la même bougie qui avait éclairé le crime.

Lacroix toucha du doigt l’épaule deSuzanne.

– Regarde, mon enfant, dit-il… et, si tuas vu, tu te souviendras !…

Soudain, apparut dans la rue un homme de hautetaille, coiffé d’un chapeau haut de forme, de couleur grise, bordéd’un large ruban noir – la lune permettait de distinguer ces choses–, et vêtu d’un pardessus gris à pèlerine.

Cet homme, c’était l’autre agent,Pivolot ; le vêtement et le chapeau étaient ceux de RogerLaroque, le soir du crime.

Il traversa les marronniers et pénétra chezLarouette. Un instant après, il entrait doucement dans la chambreoù Tristot travaillait, sans défiance à son secrétaire.

Mais, tout à coup, Pivolot ayant remué unechaise, Tristot se retourna, l’aperçut, et les deux agents firentmine de se jeter l’un sur l’autre, car d’après la déposition dumédecin, la posture du cadavre, l’état des lieux, Lacroix n’avaitpas eu de peine à reconstituer la scène du meurtre.

Et l’on voit qu’il ne s’était pas trompé.

– On distingue parfaitement, murmura lecommissaire de police. Il est évident, pour moi, qu’une personneplacée ici, au moment de l’assassinat, devait ne perdre aucundétail. Or, comme madame Laroque et sa fille se trouvaient –Victoire l’affirme – sur le balcon, il est facile de conclurequ’elles ont tout vu…

Il avait tenu, tout le temps de cette scène,Suzanne par la main. Il espérait surprendre un tressaillement – àl’apparition, surtout, de l’agent vêtu des habits de son père. Maisla main brûlante de l’enfant était restée inerte dans lasienne.

Il se pencha sur elle et la regarda de trèsprès. Alors, il vit qu’elle avait les yeux si obstinément fermés,et avec tant de force, que les paupières formaient sur eux millerides.

Elle avait voulu ne rien voir, et elle n’avaitrien vu !

– Sublime enfant ! murmura lemagistrat, elle m’a vaincu…

Chapitre 4

 

 

En quittant le bureau provisoire ducommissaire de police, à la mairie, Roger, d’un pas alerte, et sansautrement s’occuper de cet incident, avait gagné la gare deVille-d’Avray et pris le train de neuf heures.

Environ une demi-heure plus tard, il était àParis. Il se rendit à pied rue Saint-Maur, où étaient sesateliers.

Après être passé à son cabinet et avoir jetéun rapide coup d’œil à sa correspondance, Roger Laroque sonna.

Un garçon entra :

– Monsieur Guerrier est à lacaisse ? demanda-t-il.

– Oui, Monsieur, monsieur Guerrier estmême arrivé avant l’ouverture des bureaux.

– Priez-le de venir dans mon cabinet.

Le garçon sortit, et, cinq minutes après, laporte s’ouvrait de nouveau et livrait passage à un tout jeunehomme, à l’air droit et franc, à mine intelligente, grand, mince etdistingué. C’était Jean Guerrier, le caissier de la maison.

– Asseyez-vous, Jean, dit Roger en luiindiquant une chaise. Et, après lui avoir cordialement serré lamain :

– Qu’y a-t-il de nouveau ?

– Hélas ! Monsieur, dit le caissieravec tristesse, la situation ne s’est pas modifiée depuis hier. Nosaffaires ne se sont pas relevées, vous le savez mieux que moi,depuis la guerre avec la Prusse. Cependant, nous sommes sortis, àplusieurs reprises, de crises dangereuses, et nous avons fait faceà tous nos paiements, à toutes nos fins de mois. Par malheur, jecrains fort que ce maudit remboursement, que nous avons étécontraints de faire, ne soit cause de notre perte. Il nous fallait,pour demain, environ cent quatre-vingt mille francs. Leremboursement à Larouette nous en a pris à peu près centquarante-cinq mille. Les cent mille francs que vous m’avez rendushier matin, en arrivant, ne comblent pas le déficit. Et je ne voispas trop comment nous ferons demain. Ah ! si nous pouvionspayer demain nos échéances et nos ouvriers… Cela nous donnerait dutemps.

– Oui, fit Laroque avec calme, celaserait du répit et le salut, car la situation n’est pasdésespérée…

– Vous connaissez, Monsieur, toutel’affection que je vous porte et tout mon dévouement. Je suisattristé par votre désespoir autant que par un malheurpersonnel.

Roger demeura silencieux. Il cherchait unecombinaison pour retarder la débâcle. Et rien, rien, pas même unexpédient ne lui venait à l’esprit.

De son côté, Guerrier faisait des additions.Il s’évertuait vainement à compter et à recompter les sommes àpayer. Les chiffres étaient là, inexorables.

– Combien nous manque-t-il ? demandale patron.

– Cinquante mille francs, répondit lecaissier, en poussant un soupir.

– Regardez-moi, Jean. Est-ce que jerougis ? Est-ce que j’ai l’air confus ? Eh bien ! jene devrais pas oser vous regarder en face, mon enfant, car j’aicommis une grosse faute, cette nuit, une faute qui aurait pu êtreirréparable.

– Pardon, monsieur Laroque, mais c’estmoi que vous allez forcer de rougir. Je n’ai pas l’honneur d’êtrevotre confesseur.

– Figurez-vous que, poussé par l’espritmalin, cet esprit qui ne manque jamais de hanter les gens près desombrer dans un abîme, j’ai commis l’infamie, moi qui n’ai jamaistenu une carte de ma vie pour jouer de l’argent, j’ai eul’imprudence de venir prendre, hier soir, 17 000 francs dansla caisse et de me faire présenter, cette nuit, dans untripot !… Je connais un vieux brave homme de joueur, qui vientsouvent frapper à ma bourse quand il s’est fait décaver ; jesuis allé le demander à son tripot, certain de l’y trouver. Ehbien ! le croiriez-vous, Jean, ce vieil incorrigible a encoreeu un reste de bon au fond du cœur. Lui qui n’avait pas un sou pourfaire son jeu, et pouvait espérer puiser à pleines mains dans monportefeuille, il m’a dit : « Ah ! n’entrez paslà-dedans, monsieur Laroque ; tous les commerçants qui sontentrés là en sont sortis pour la faillite, sinon pourMazas[1]. » Et je suis entré quand même, etj’ai joué, dans l’espoir de parfaire la somme qui nous manque. Etj’ai commencé par perdre, savez-vous combien ? J’ai d’abordperdu quinze mille francs. Je ne connaissais pas la sueur froide…je la connais maintenant. Vous ne pourriez vous imaginer, monenfant, ce que l’on souffre, quand on est un honnête homme et qu’onvoit son pauvre argent, cet argent sacré des échéances, ce dépôtconfié à l’honneur d’un chef d’usine, c’est-à-dire d’un homme qui acharge d’âmes, quand on voit cet argent s’en aller, le diable saitoù, par l’intermédiaire d’une ignoble palette de croupier. Il ne merestait plus que deux mille francs. J’aurais dû partir : laleçon était suffisante. Je restai dans l’espoir de me refaire,et…

– Et ?…

– Et je me refis. La veine me sourit uninstant, et j’eus bientôt les mains pleines de jetons de nacre,dont ces gens-là se servent comme monnaie pour se faciliter laruine. Vous pensez bien que je ne m’attardai pas plus longtemps. Jecourus à la caisse du tripot, j’étalai mes jetons sur la table, etje découvris avec volupté qu’il y en avait pour vingt-deux millefrancs, de sorte que, tout compte fait, je leur gagne encore cinqmille francs. Si je vous ai confié cela, Jean, c’est dans l’espoirde vous dégoûter à tout jamais des jeux d’argent. Voyons, Guerrier,n’auriez-vous pas un oncle d’Amérique, à qui vous pourrieztélégraphier de nous envoyer cette petite somme ?

Le patron plaisantait. Même il riait, maisd’un rire qui sonnait faux.

Laroque en était là. Faute de quarante-cinqmille francs, cette usine où il avait mis toute son intelligence,toute son énergie au travail, où tant de braves gens, pour laplupart pères de famille, comptaient sur lui, allait sombrer.

Guerrier ne se connaissait pas d’oncle enAmérique ; mais la question du patron éveilla en lui un vieuxsouvenir auquel il se raccrocha désespérément.

– Monsieur Laroque, dit-il, c’est grâce àla recommandation de feu monsieur Vaubernon que je suis entré dansvotre maison, d’abord comme simple employé aux écritures. Demodeste comptable, vous m’avez fait votre caissier. Vit-on jamaisplus jeune caissier dans un établissement de cetteimportance ?

– Où voulez-vous en venir ? Si jevous ai donné ma confiance, c’est que vous avez su la mériter.

– Et c’est surtout parce que monsieurVaubernon m’avait recommandé tout spécialement auprès de vous. Ilconnaissait ma famille. Il savait que mon père s’était trouvé dansl’impossibilité de me faire instruire convenablement, mais quej’avais comblé cette lacune en suivant, le soir, les coursd’adultes, en passant la moitié de mes nuits à l’étude. MonsieurVaubernon m’a porté bonheur jusqu’à présent. Eh bien ! c’estpeut-être encore lui qui nous tirera d’affaire.

– Je voudrais bien savoir comment.

Jean Guerrier tira de sa poche sonportefeuille et y prit une lettre cachetée, sur laquelle on lisaitcette suscription :

Monsieur de Terrenoire, banquier,

boulevard Haussmann.

– Lisez, dit-il à son patron.

– Je vois bien, mon cher Guerrier, quevous êtes en possession d’une lettre pour un banquier qui a nom deTerrenoire, et qui habite boulevard Haussmann ; mais quel estle banquier qui me prêterait aujourd’hui quarante-cinq millefrancs, sans autre gage que mes espérances de réussite, mon labeur,mon intelligence ?

Guerrier remit l’enveloppe sous les yeux dupatron.

– Vous ne reconnaissez pasl’écriture ?

– C’est l’écriture de monsieurVaubernon.

– Lorsque monsieur Vaubernon voulut bienme recommander à vous, il me donna cette lettre, en medisant : « Je suis convaincu que tu feras ta carrièrechez monsieur Laroque ; mais il faut tout prévoir. Si jamaisil t’arrivait un malheur, que tu perdisses ta place, que tu fussesdans le besoin, avec cette lettre, qu’il te suffira de porter à sonadresse, tu trouveras aide et assistance.

– Mais c’est un conte des Mille etUne Nuits ?

– Pas du tout, je vous assure.

– Du reste, à quoi cette lettrepourrait-elle nous servir ? Il s’agit de vous, et non de moi.Vous vous trouveriez sans place, dans la misère, il se pourrait quemonsieur de Terrenoire, banquier, voulût bien vous prendre dans sesbureaux, vous avancer un mois de traitement pour vous faciliterl’existence, mais il ne vous prêterait pas, à coup sûr,quarante-cinq mille francs, dont nous avons besoin.

– Il ne me les prêterait pas à moi,simple comptable, pauvre gratte-papier, mais à vous, ingénieur,savant, chef d’usine !

Roger Laroque éclata de rire.

– Vous riez de moi, observa Guerrier avecun franc sourire, qui témoignait de sa bonne âme ! Vous avezpeut-être tort. Laissez-moi porter cette lettre à son adresse.Laissez-moi expliquer à monsieur de Terrenoire comment la nécessitéde rembourser d’un seul coup une somme aussi considérable, ce quiprouve non seulement notre honnêteté, mais encore notresolvabilité, nous force à recourir à l’emprunt. Laissez-moi luidire combien vous êtes économe, travailleur, les ressources qu’il ya dans votre esprit, quel…

– Je ne doute pas de votre éloquence,interrompit Laroque ; mais les banquiers ne se paient pas demots !…

Guerrier regarda amoureusement sa lettre etdit :

– Il n’y a pas que des mots, là-dedans.J’y sens, si mon instinct ne me trompe pas, la présence d’une clémagique, avec laquelle nous ouvrirons le coffre-fort de monsieur deTerrenoire, et nous y prendrons les quarante-cinq mille francs quinous font défaut. Partons, monsieur Laroque, prenons une voiture,et courons au boulevard Haussmann. Je monterai seul, vousm’attendrez en bas, et si je ne réussis pas, qu’est-ce que nousaurons risqué ?

Le patron fit ce que voulait le caissier.Trois quarts d’heure après, Jean Guerrier se faisait annoncer chezM. de Terrenoire. Le banquier était dans son bureau etconsentait à recevoir.

Le jeune homme tendit sa lettre. Il remarquaque le banquier l’avait enveloppé d’un regard bienveillant ;son espoir s’affermit.

– Ah ! fitM. de Terrenoire, en voyant la signature, c’est de cepauvre monsieur Vaubernon, le meilleur ami de mon père, soncamarade de collège, et, plus tard, son camarade de régiment. Maisdepuis combien de temps avez-vous cette lettre, et pourquoi avoirtant tardé à me la présenter ?

Jean Guerrier expliqua son affaire sur un tonde franchise qui plut à l’auditeur.

– L’ami de mon père, ditM. de Terrenoire, n’en a pas écrit long, mais cela suffitpour que je sois tout à votre service. Vous voulez un bon emploi,et vous avez besoin d’argent ? Tout justement, mon caissier,qui a quelque chose comme cinquante ans de plus que vous, est surle point de se retirer à la campagne. Vous aurez sa succession.Voilà pour l’emploi. Demandez-moi maintenant la somme dont vousavez besoin. Deux cents louis vous suffiraient-ils ?

Guerrier devint tout pâle. La prédiction deson patron se réalisait : on lui offrait quelques centaines defrancs, et cela était déjà bien beau de la part d’un inconnu.

Guerrier se redressa, et, à la question dubanquier, il répondit avec fermeté :

– Deux cents louis ne me suffisentpas.

M. de Terrenoire ne put réprimer sonétonnement. Le banquier devait se dire que ce jeune homme nemanquait pas de prétention.

– Combien vous faut-il ?

– Quarante-cinq mille francs.

– Vous dites ?

– Quarante-cinq mille francs, répétaénergiquement le jeune caissier.

Et il se hâta d’ajouter :

– Ce n’est pas pour moi. Il faudrait queje fusse fou, Monsieur, pour abuser ainsi de la recommandation d’unvieil ami de votre père. Je vous les demande, ces quarante-cinqmille francs, pour mon patron, monsieur Roger Laroque,ingénieur-mécanicien, dont les ateliers sont situés rueSaint-Maur.

Et Jean Guerrier développa avec l’éloquencepersuasive qui vient du cœur, les motifs pour lesquels il avait unbesoin absolu de ces quarante-cinq mille francs.

M. de Terrenoire l’écouta jusqu’aubout. Il avait plaisir à entendre cette voix fraîche et jeuneplaider la cause de la reconnaissance, du dévouement. Et lorsqueJean eut épuisé tous ses arguments :

– Je ne connais pas monsieur RogerLaroque, lui dit le banquier, mais je réponds qu’il a en vous unemployé comme on n’en voit pas souvent.

À ce moment, un homme au visage sombre, vêtuavec une suprême élégance, entra et serra affectueusement la maindu banquier.

– Mon cher de Mussidan, lui dit cedernier, voici un jeune homme qui me demande un sacrifice assezsérieux. Vous êtes mon associé, je vais vous expliquer le cas, etje ferai ce que vous voudrez. Au fait, il vaut mieux que ce soit lepostulant lui-même qui vous mette au courant. Parlez, mon garçon,parlez sans crainte, comme tout à l’heure.

Et Jean Guerrier retrouva toute son éloquencepour persuader M. de Mussidan, comme il avait déjàpersuadé M. de Terrenoire.

– Vous tombez bien, jeune homme, ditl’associé du banquier. Je m’intéresse par-dessus toute chose àl’industrie, et je voudrais être assez riche pour commanditer tousceux qui, comme votre patron, ont donné des gages de capacité etd’activité. Vous pouvez donc, mon cher Terrenoire, si vous êtes demon avis, avancer à monsieur Laroque la petite somme dont il abesoin.

– Je cours chercher mon patron, s’écriale jeune homme. Vous nous sauvez la vie, Messieurs.

Il salua et sortit précipitamment.

En bas, dans la voiture, le patron attendait,sans aucun enthousiasme. Il était loin de se douter que soncaissier lui descendait le salut.

Jean ne le fit pas languir. Il ne se donnamême pas le temps de s’asseoir dans la voiture.

– Ça y est !

– Quoi ?

– Montez là-haut, on vous attend.

L’ingénieur n’eut plus envie de rire. Ilregarda avec commisération son caissier, dont la raison luiparaissait fort attaquée, mais il se décida enfin à monter. Ce futau tour du caissier à attendre dans la voiture.

Jean avait dit vrai ; Roger fut reçu parles deux banquiers, comme un ingénieur à qui on doit toute sonestime et toute sa confiance.

Les arrangements furent bientôt conclus.

Roger Laroque était tellement ému qu’il nepouvait proférer une parole. Il étreignit les mains des deuxassociés et se remettant enfin, s’écria :

– Si jamais vous avez besoin d’un hommecapable de tout donner, jusqu’à sa vie, adressez-vous à RogerLaroque, il sera toujours prêt.

Et il sortit, la joie au cœur.

– Ça y est ! se contenta-t-il dedire comme son caissier, en lui sautant au cou dans la voiture.

Arrivés à l’usine, ils refirent une dernièrefois les comptes. Rien ne manquait plus maintenant : il yavait de quoi payer tout le monde. Et de son portefeuille, ilsortit d’abord les billets de banque qu’on lui avait donnés aucercle en échange des jetons, puis les quarante-cinq mille francstouchés tout à l’heure. Le tout fut rangé, dans le coffre-fort del’usine, à côté des cent mille francs remis à Guerrier, laveille.

– Ah ! Monsieur, je suis bienheureux, disait Guerrier les larmes aux yeux !

Il sortit, congédié d’un geste amical par sonpatron qui, l’air gai, l’œil pétillant, se mit à bourrer sapipe.

Roger Laroque, dans son cabinet, et JeanGuerrier, à la caisse, travaillaient depuis une heure.

Roger, après avoir lu sa correspondance,répondait à quelques lettres pressées et importantes. Son visageétait très calme et n’exprimait aucune inquiétude. Maintenant qu’ilétait sûr de faire face aux engagements du lendemain, et qu’il yavait en caisse non seulement les échéances de fin de mois, mais lapaye des ouvriers et du personnel de ses bureaux.

De temps en temps, il s’arrêtait d’écrire etil promenait son regard autour de lui, le regard heureux de l’hommequi se retrouve au milieu de la besogne quotidienne qui lui estchère.

Par la fenêtre entraient les bruitsassourdissants des ateliers, des marteaux, des limes, de la vapeur,des roues en mouvement.

C’était un vacarme qu’il aimait ; ç’avaitété sa vie depuis son enfance.

De son côté, Jean Guerrier était rentré dansle bureau qu’il occupait seul, et où se trouvait scellée contre lemur, la caisse de la maison.

Il compta les billets remis par Laroque et lesclassa par sommes. Il les rangea dans la caisse et les inscrivitsur son livre, puis, prenant les feuilles de paye que lessurveillants des ateliers venaient de lui apporter, il calcularapidement ce qu’il faudrait donner à chacun d’eux pour lesouvriers, le lendemain.

Il préparait maintenant la feuille de paye desemployés de bureau.

Il fut interrompu dans sa besogne par l’entréed’un garçon qui s’approcha du caissier d’un air effaré et lui dit àl’oreille :

– Monsieur Guerrier, qu’est-ce qui sepasse donc ?… Il y a quatre messieurs qui viennent d’entrerdans la salle d’attente et demandent à parler à monsieur Laroquesur-le-champ.

– Eh bien, qu’est-ce que tu vois là de siétrange ? dit Guerrier sans lever le nez de ses registres.

– C’est que, sur les quatre, il y amonsieur Liénard, le commissaire de police aux délégationsjudiciaires, et deux types qu’il est facile, à leur mine, dereconnaître pour des agents en bourgeois…

Cette fois le caissier releva la tête.

– Un commissaire aux délégations,murmura-t-il. Qu’est-ce que cela signifie ? Préviens monsieurLaroque et introduis-les.

À l’annonce de cette visite, Laroque paruttrès étonné.

Il avait complètement oublié le meurtre deLarouette et sa déposition du matin chez M. Lacroix. Il yrepensa tout à coup, et vivement, fit signe au garçon de faireentrer M. Liénard. Il alla au-devant du commissaire et lesalua.

– Je devine l’objet de votre visite,Monsieur, dit-il, et je vous remercie de vous être dérangé… Mais,sur une lettre de vous, je serais volontiers passé à votrecabinet…

– Monsieur, dit le commissaire, qui nevoulut point s’asseoir, malgré l’invitation réitérée de Laroque,j’ai amené avec moi un expert en écritures auquel je vous prie devouloir bien remettre vos livres…

– Mes livres ? Et que désirez-vous,Monsieur, et pourquoi cet abus de pouvoir ?

– Ce que je veux, c’est d’abord le détaildes valeurs diverses qui ont constitué avec intérêts la somme decent quarante-cinq mille francs que vous avez remboursée àLarouette… Vous n’ignorez pas que Larouette a été assassiné etqu’on n’a pas retrouvé cette somme chez lui… tout fait donc croirequ’elle lui a été volée le soir même du jour où restitution lui enavait été faite dans vos bureaux.

– Il est de mon devoir de vous éclaireret vous pouvez faire passer votre expert à la caisse. MonsieurGuerrier le renseignera.

Roger passa à la caisse, dit quelques mots àGuerrier et revint.

En même temps entrait au bureau du jeune hommeun petit vieux, tout blanc, l’air futé, sec comme un tas depaperasses, M. Ricordot, l’expert.

– Monsieur, dit Jean Guerrier, d’après ceque vient de me dire mon patron, la justice désire savoir en quoiconsiste le remboursement que nous avons opéré il y a troisjours.

– Parfaitement, or, valeurs oubillets.

– Rien n’est plus facile. Voici quelétait, il y a trois jours, c’est-à-dire le 28 juillet, l’état de macaisse. Nous n’avions, comme vous le verrez, que de l’or et desbillets. Ni chèques, ni valeurs.

Il poussa ses livres tout ouverts devantM. Ricordot, qui les feuilleta.

– Comme dans le remboursement deLarouette nous n’avons fait entrer ni actions, ni obligations, ilsera peu aisé de retrouver la piste du meurtrier. Malgré cela, jepuis vous donner une indication plus précise.

Et, après avoir réfléchi quelques secondes, ilalla prendre dans un cartonnier un dossier de correspondances, etchercha une lettre.

– Parmi les billets de mille francs quicomposaient la majeure partie de la somme restituée, vingt outrente nous étaient parvenus de province, par lettres chargées, enpayement de différentes factures. Voici ces lettres. Ellescontiennent les numéros et lettres de série des billets. Peut-êtrecela vous servira-t-il ?…

– En effet. Merci.

M. Liénard entra et resta debout près dela porte, écoutant. Ce fut à lui, autant qu’à l’expert, ques’adressa Guerrier, lorsqu’il dit :

– Je ne dois pas vous laisser ignorer nonplus un signe particulier dû au hasard et qui pourra, plusfacilement que les numéros, faire reconnaître certains de cesbillets…

– Ah ! ah ! et quel est cesigne particulier ?

– Au moment où j’étais en train decompter une liasse de billets de cinq cents francs, un employé, enpassant devant mon pupitre, a frôlé mon encrier, avec son coude, etl’encre a taché une dizaine de billets, presque tous à la mêmeplace, à droite, là où il est dit que « l’article 139 du Codepénal punit des travaux forcés à perpétuité ceux qui aurontcontrefait ou falsifié les billets de banque autorisés par laloi… » Vous savez le reste.

– Le renseignement est précieux !murmura M. Liénard.

M. Ricordot continuait de paperasser.Comme il était myope et qu’il avait la manie de ne pas se servir delunettes, son front touchait presque les alignements dechiffres.

– L’état de la caisse au 28 juilletdernier est conforme à ce que dit ce jeune homme, grommela-t-il.Voyons maintenant aujourd’hui.

Pendant un quart d’heure le silence régna.

M. Liénard se promenait de long en largedans le bureau, – ou tantôt venait se pencher au-dessus de l’expertet parlait bas.

Quant à Guerrier, un peu intrigué et malgrélui mal à l’aise, il s’était mis à tapoter contre un carreau de lafenêtre.

Tout à coup M. Ricordot se leva, fermales registres avec lenteur, et attirant le commissaire dans uncoin, lui parla longuement à l’oreille.

Puis tous deux rentrèrent dans le cabinet deLaroque.

– En voilà des cachotteries !murmura le caissier, se rasseyant à sa place.

M. Liénard disait, à ce moment, àLaroque :

– Monsieur Ricordot vient de parcourirvos livres. Il y a vu ce qui, je me hâte de le dire, était connu denous, que vos affaires étaient fort mauvaises en ce moment etqu’avant-hier, hier même encore, vous ne deviez guère compter quesur un hasard pour vous tirer d’embarras.

– C’est vrai, Monsieur, dit Laroque avectristesse, j’ai failli suspendre mes payements. Mais aujourd’hui jesuis sauvé.

– En effet, monsieur Ricordot a remarquésur votre livre de caisse, à la date d’hier, la rentrée d’une sommeimportante… cent mille francs… et, à la date d’aujourd’hui même, larentrée d’une autre somme de cinquante mille, toutes deux verséespar vous, sans autre indication de provenance…

– C’est l’exacte vérité, dit Laroque. Oùvoulez-vous en venir ?

– Monsieur Laroque, – fit le commissaireaprès une pause, – veuillez répondre franchement et sans hésitationaux questions que je vais vous faire ?…

– Vous pouvez compter sur ma franchise,Monsieur, dit Roger avec simplicité et noblesse, je n’ai de ma viementi !…

– D’où viennent les cinquante millefrancs que vous avez versés à votre caisse ?

– J’ai gagné cinq mille francs cettenuit, au jeu…

– Au jeu ! Vous êtesjoueur ?

– Non, Monsieur. C’est la première foisque je vais dans un cercle.

– Quel cercle ?

– Le cercle du Commerce.

– Ah ! vous courez lestripots !

– Je vous répète, Monsieur, que je nejoue jamais. Cette accusation de courir les tripots n’est passeulement dure, je la trouve déplacée. Il me manquait hiercinquante mille francs pour mon échéance d’aujourd’hui : j’aieu, je l’avoue, un moment de faiblesse ; j’ai pris quelquemille francs dans ma caisse, sur les cent mille que j’y avaisversés hier matin, et j’ai voulu tenter la fortune. J’ai commencépar perdre, ce qui m’a donné une leçon, puis je me suis refait avecun bénéfice de cinq mille francs, et cette fois, revenu à des idéesplus saines, je suis rentré chez moi, sans chercher à gagner lesquarante-cinq mille francs qui me manquaient. Quant auxquarante-cinq mille qui font le complément de mon échéance, ilsm’ont été avancés, il n’y a pas deux heures, par monsieur deTerrenoire, banquier, boulevard Haussmann.

– Bien, nous vérifierons… Et les centmille francs dont votre livre de caisse porte la mention, à la dated’hier, 29 juillet ?

– Ces cent mille francs m’ont étéremboursés par…

Il s’arrêta brusquement, comme si tout à coupune main d’acier s’était crispée autour de sa gorge… l’empêchant deparler… L’effet fut si soudain, si foudroyant, qu’il s’écroula surune chaise… et de grosses gouttes de sueur perlèrent à sonfront…

– Mon Dieu ! mon Dieu !murmura-t-il… qu’allais-je dire là !

Le commissaire aux délégations l’observaitattentivement.

– Je vous réitère ma question, dit-il,que vous semblez n’avoir pas entendue. D’où proviennent les centmille francs que vous avez versés à la caisse et dont vos livresportent mention ?…

– Je vous l’ai dit, Monsieur, fit-ild’une voix sourde… d’un remboursement…

– Une personne vous les devait et vousles a rendus ?

– Justement.

– C’est fort possible. Quel est le nom decette personne ?

– Peu vous importe ; je trouve votrecuriosité un peu indiscrète, bien que, par votre profession et pardevoir, vous deviez être indiscret… Mais ici, vous comprenez malvotre devoir et vous êtes égaré par l’amour du métier…

– Je vous engage à répondre sanssubterfuge.

– Je ne vous reconnais pas le droit dem’interroger et je refuse… Et, comme mon caissier a dû vous fournirtous les renseignements qui vous sont nécessaires, je vous feraiobserver qu’il est onze heures, que mon temps est précieux…

– Vous ne vous rendez pas compte, je levois, monsieur Laroque, de la gravité de la situation où vous voustrouvez…

Laroque eut l’air surpris – et avec sabrusquerie ordinaire :

– Où diable trouvez-vous ma situationgrave, s’il vous plaît ?… Et en quoi cela peut-il intéressermonsieur le commissaire de police Liénard ?

– En ce qu’il existe contre vous defortes présomptions de culpabilité et que bien des indices sérieuxvous désignent comme le meurtrier de Larouette.

– Hein ? Comment ? Vous avezdit ?…

– Vous avez bien entendu !

Laroque part d’un éclat de rire énorme quisecoue comme de spasmes son corps de colosse.

Il va s’asseoir dans le fauteuil en cuir rougede son bureau et, les mains sur le ventre, les yeux bridés et labouche largement fendue, il rit toujours, – d’un rire convulsif quilui amène les larmes aux paupières.

– Moi, je n’aurais pas trouvé cela, voussavez ? finit-il par dire.

– Vous avez tort de ne pas prendre cetteaccusation au sérieux, dit le commissaire, et je vous préviens quela meilleure manière d’y échapper et d’empêcher votre arrestationserait de répondre à la question que je vous pose.

– C’est donc sérieux ?

– Ai-je l’air de plaisanter ? fitM. Liénard d’un ton sec.

– Non, quant à cela, je le reconnais, etc’est ce qui me fait rire. Réfléchissez à l’absurdité de votreaccusation. À qui ferez-vous croire, à Paris, que Roger Laroque estdevenu un assassin ? À ceux qui ne me connaissent pas,peut-être, et ceux-là, je me soucie peu de leur opinion, mais lesautres !

– Je ne suis pas ici pour ergoter sur leplus ou moins de vraisemblance de votre culpabilité, mais pour vousposer certaines questions très nettes et pour vous mettre à ladisposition du parquet de Versailles, dans le cas où vos réponsesne me paraîtraient pas satisfaisantes.

Laroque avait cessé de rire. Sa physionomiereflétait un peu d’inquiétude, et même il regardait le magistratavec une certaine frayeur. C’était donc vrai ? Onl’accusait ?

L’expert Ricordot était sorti depuis quelquesminutes et était passé dans le bureau de Guerrier.

Laroque le vit rentrer tout à coup, portant,entre les mains, des liasses de billets de banque.

Et ces billets, l’expert se mit à les examinerl’un après l’autre, pendant que l’interrogatoirereprenait :

– Enfin, dit le mari d’Henriette, cen’est pas sans de très graves indices qu’on accuse un homme commemoi. Ma vie n’a jamais laissé de prise à la critique, et je ne saiscomment le soupçon a pu m’atteindre… C’est presque m’humilier et merabaisser que de me défendre… Et avant de me résigner à cettehumiliation, je voudrais connaître les preuves relevées contremoi.

– Elles sont de plusieurs natures, maisje n’ai à m’occuper d’autre chose que de cet argent suspectretrouvé dans votre caisse. Ma mission est précise et limitée,puisque le crime s’est commis en dehors du ressort de la préfecturede police, et je n’agis qu’en vertu d’une commission rogatoire.Vous aurez à répondre, pour le reste, au parquet de Versailles.Maintenant votre affirmation de tout à l’heure… à savoir quel’importante somme retrouvée dans votre caisse – alors que le 28votre caisse était vide – provient, pour la plus faible partie,d’un gain au baccara, d’un prêt et, pour le reste, d’unremboursement ?

– Oui, Monsieur.

– Il va falloir prouver tout ce que vousaffirmez.

– J’ai joué hier, de dix heures à minuit,au cercle du Commerce, et je vous donnerai les noms de plusieursdes membres du cercle qui pontaient contre moi. Il y avait le baronde Cé, messieurs du Voltérier, de Luvigny, Léonce Dubois, lemanufacturier bien connu, Gaston et Adolphe Levallois, de la rue duSentier.

– Va donc, en ce qui concerne le cercle.Nous y reviendrons plus tard. Mais les cent mille francs apportéspar vous à la caisse, le 29 juillet ?

De nouveau, M. Laroque s’était troublé etavait pâli. Il se leva, fit quelques pas fiévreusement dans soncabinet, puis :

– Je n’ai rien à ajouter à ma réponseprécédente. Ces cent mille francs viennent du remboursement –inespéré – d’un prêt…

– Le nom du débiteur ?

Laroque se tut.

– Réfléchissez… ce nom, c’est la preuveque vous ne mentez pas… car il nous sera facile de vérifier votrerenseignement… Au contraire, si vous refusez de parler, c’est unecharge de plus – la plus lourde – contre vous ! Allons,décidez-vous ! ce nom ?…

Laroque secoua la tête, et tout à coup,prenant son front dans ses mains puissantes, il dit à plusieursreprises, avec colère :

– Que vous importe ! que vousimporte !

– Dans votre intérêt, Laroque, pour votrehonneur, l’honneur de votre maison, je vous engage à parler…

– Non. Que vous importe, encore unefois ?

– Laroque, dans l’intérêt et pour l’amourde votre femme et de votre fille, que vous semblez oublier, il fautque vous parliez…

Il eut une brusque secousse de tous lesmembres à cette évocation. Un instant, la bouche détendue, larespiration sifflante, les yeux fixes, il demeura atterré. Seslarges épaules se voûtèrent… On les voyait se courber, secourber…

– Je suis perdu !… murmura-t-il… Jesuis perdu !…

M. Liénard laissa échapper un gested’impatience.

De son côté, l’expert qui avait contrôlé lesbillets de banque, en se reportant aux numéros et lettres de sérieindiqués par Guerrier, se leva tout à coup, fit au magistrat unclin d’œil significatif et lui glissa dans la main, sans dire unseul mot, un chiffon de papier sur lequel il avait écrit quelquesmots et auxquels, avec une épingle, il venait d’attacher six ousept billets de mille francs.

M. Liénard se tourna versLaroque :

– Ainsi, dit-il, c’est bien entendu, vousrefusez de répondre ?

– Je refuse ! fit Roger, d’une voixbasse et rauque.

– Votre caissier nous a signalé tout àl’heure une série de numéros de billets reçus en payement defactures envoyées en province. Ces billets sont entrés en compte etont servi, le 28 juillet, à payer Larouette. D’après votrecaissier, il ne restait, le 28 juillet, dans votre caisse, après leremboursement effectué, que de l’or… Dans ces conditions,voulez-vous m’expliquer comment il se fait que nous retrouvionsaujourd’hui, en caisse, la plupart des billets signalés ?…

– C’est impossible ! s’écria Roger,se réveillant en sursaut.

– Voyez vous-même… D’une part, leslettres de province qui contenaient le chargement et lesindications de numéros – ainsi que cela se fait d’habitude. –D’autre part, les billets, portant ces mêmes numéros…

« Ces billets – vos livres en font foi etvotre caissier lui-même le déclare – sont sortis le 28 juillet devotre maison. Larouette les a eus en sa possession. On les lui avolés. Et voici qu’ils se retrouvent dans votre caisse !…

Effaré, pressant d’une main son front etsentant que sa raison s’échappait de son cerveau, Roger Laroqueregardait les chiffres qu’on lui montrait.

– En suivant votre raisonnement, repritmonsieur Liénard, et si je croyais à vos affirmations, il se seraitpassé ceci : ou bien les billets suspects proviennent desremboursements dont vous refusez d’avouer la source, ou vous lesavez ramassés, hier, sur la table de baccara, dans votre gain ducercle…

– C’est impossible !…

– De telle sorte que, d’après vous,l’assassin de Larouette serait ou l’un des membres du cercle duCommerce qui ont joué contre vous… ou la personne même de laquellevous prétendez tenir le remboursement…

– Quelle folie !…

– Persistez-vous dans vosdéclarations ?

– J’ai dit la vérité.

– Je veux bien vous croire, mais, dumoins, complétez-la. Vous voyez maintenant à quel danger vousexpose votre refus de me donner le nom de votre débiteur… Revenezsur ce refus…

– Non ! dit-il avec effort.

– Ce peut être votre perte…

– N’insistez pas, Monsieur ! ditRoger avec une tristesse profonde.

– Soit. Le parquet de Versailles serasans doute plus heureux que moi. Une autre question : laplupart des membres du cercle où vous avez joué vous étaient-ilsinconnus ?

– Tous, à part un seul, pauvre diable quine m’a présenté qu’à son corps défendant.

L’expert Ricordot, tout à ses recherches, neprêtait aucune attention à cet interrogatoire. Il venait de selever, pour la seconde fois, et passait à M. Liénard uneliasse de billets de cinq cents francs, en lui faisant remarquer,d’un geste du doigt, le coin de ces billets tachés d’encre au mêmeendroit.

M. Liénard était un vieux magistrat,habitué aux affaires les plus émouvantes. Sa physionomie ne changeapas. Il se contenta de pincer les lèvres. Puis, ouvrant la porte,il appela :

– Monsieur Guerrier, voudriez-vous venirun instant, s’il vous plaît ?

Le caissier posa sa plume, se leva et obéit.Liénard lui dit :

– Ayez l’obligeance de répéter devantvotre patron ce que vous m’avez déclaré tout à l’heure au sujetd’un petit accident arrivé, il y a trois jours, à certains billetscomptés à Larouette…

– La tache d’encre ?

– Oui.

Jean Guerrier s’exécuta, répétant mot pour motce qu’il avait dit.

– C’est bien, dit le commissaire depolice, je n’ai plus besoin de vous.

Le caissier se retira, l’attitude et laprostration de Roger le remplissaient d’angoisse.

Alors Liénard, s’adressant àcelui-ci :

– Vous avez entendu les renseignementsdonnés par votre employé ?

Laroque inclina la tête, sans parler, le cœurserré par la crainte et prévoyant une nouvelle et terribleexplication.

– Comment se fait-il que ces billets, siaisément reconnaissables, se trouvent également chez vous, aprèsavoir été versés à Larouette ? Car, les voici,regardez !… Vous voyez la tache d’encre sur l’article duCode ?

– Je vois, oui, fit Laroque, et jereconnais comme vous que tout cela est bien étrange et bienextraordinaire…

– Pas si étrange, car, pour moi, jel’explique facilement…

« La situation est claire. Vos affairesallaient mal, et vous aviez à grand-peine réuni la somme qui vousétait indispensable pour faire face à vos engagements de la fin dumois, quand est arrivée la demande de Larouette. Vous avez suppliéLarouette d’attendre, mais vous l’avez trouvé intraitable. Il afallu vous exécuter. C’était la faillite, ainsi que vous l’avez ditvous-même à votre créancier dans une de vos lettres ; un seulmoyen vous restait : reprendre à Larouette cet argent quiétait votre salut… le voler et, en cas de résistance, le tuer…

– Ce que vous racontez là est infâme,Monsieur, dit Laroque, auquel l’imminence du danger qu’il couraitrendait peu à peu son sang-froid… J’ai presque de la honte à direque je suis innocent !…

– Malheureusement, c’est une protestationtoute platonique. Il est facile de protester de votre innocence –mais il est moins facile de vous défendre… Je relève contre vousune preuve accablante : ces billets payés par vous àLarouette, volés chez Larouette après le meurtre, et retrouvés chezvous… Et notez ces circonstances : votre créancier demeure àVille-d’Avray, tout près de chez vous… le refuge est là… l’alibiest naturel… vous assassinez !… Et, le lendemain même, vousrestituez à la caisse l’argent qui en était sorti la veille !…Vous êtes le coupable, Laroque ; pour moi, cela ne fait aucundoute…

– Je vous jure, Monsieur, que je suisinnocent – dit Roger au comble de l’émotion – je vous jure que lapensée même d’un crime pareil ne pouvait entrer dans mon esprit.Que puis-je vous dire pour me défendre ? Rien. Si j’avais étécoupable, j’aurais de longue date préparé ma défense !…

« Oui, Monsieur, je reconnais comme vous,que les numéros de ces billets coïncident avec ceux des billetspayés à Larouette.

« Je reconnais même que ces tachesd’encre dont parle Guerrier constituent contre moi des preuvesterribles.

« Moi-même, je ne vous le cache pas… j’aipeur… je suis tout bouleversé… je voudrais vous expliquer, mais jene le puis, non, je ne le puis…

– Je vais être obligé de vous arrêter etde vous faire conduire à Versailles.

– Vous me déshonorez… Vous tuez ma femmeet ma fille… Vous ruinez ma maison. Moi, assassin… moi, RogerLaroque !… Songez, monsieur Liénard, que je puis, si vous ledésirez, vous envoyer vingt des commerçants les plus connus et lesplus honorés de Paris, qui tous vous seront garants de maprobité.

– Ce sont des phrases, et j’aimeraismieux une réfutation bien nette…

– Je ne sais quoi vous dire, moi… C’esthorrible d’être ainsi soupçonné !… Ma pauvre femme !… Mapauvre petite Suzanne ! Que vont-elles devenir quand on leurapprendra ?…

« Monsieur Liénard, vous ne pouvez, degaieté de cœur, vouloir ma perte ; vous ne me connaissez pas.Aidez-moi donc à me défendre. Vous êtes de sang-froid, vous… Moi,je deviens fou !

– Je vais vous en faciliter les moyens,dit le magistrat. J’admets pour un moment les explications que vousm’avez données. Si vous avez dit la vérité, il est clair que lesbillets suspects viennent de l’un des joueurs du cercle, à moinsque vous ne les teniez de celui de vos débiteurs dont vousprétendez avoir reçu cent mille francs.

« En ce qui concerne le cercle, noussaurons vite à quoi nous en tenir, lorsque nous aurons retrouvé lenom de ceux qui ont joué dans votre partie. Reste le débiteurmystérieux dont vous cachez la personnalité… Vous pouvez voussauver en le nommant… J’enverrai un des mes agents le chercher, àl’adresse que vous m’indiquerez, et, après avoir entendu sadéclaration, si elle est conforme à ce que vous prétendez, vousresterez libre… Au contraire, si vous refusez de le nommer, il seraclair que vous mentez, que le débiteur n’est qu’un être imaginaireinventé par vous pour sortir d’embarras en ce moment critique… Jene vois pas pour vous d’autre moyen de défense… Maintenant,Laroque, parlez, je vous écoute…

Roger fit deux pas vers le commissaire.

– Eh bien ! soit, dit-il… puisqu’ille faut !…

Il allait parler… mais il s’arrêta, – ainsiqu’une fois déjà, – étouffé par une parole qui ne pouvait sortir desa gorge contractée. Il recula comme si le magistrat lui eût faitpeur… Ses doigts, en un mouvement de rage, se fixèrent dans lescheveux, et, sans doute pour se punir d’un moment de faiblesse, etd’avoir voulu parler, ses dents blanches s’enfoncèrent dans salèvre inférieure, qui s’ensanglanta.

– Songez, Laroque, dit le commissaire depolice, à toutes les suppositions que fera naître votresilence !…

– Je vous jure par ce que j’ai de pluscher – par ma femme… – par la vie de ma fille – que j’ai dit lavérité !…

– Comment la justice pourra-t-elle vouscroire, si vous lui enlevez le seul moyen possible de s’assurer quevous ne la trompez pas !…

– À la grâce de Dieu, et que ma destinées’accomplisse, dit le mécanicien d’un ton ferme, en se relevant.Arrêtez-moi. Je suis prêt à vous suivre, mais je n’ajouterai rien àce que j’ai dit !…

– Je vous mets donc en étatd’arrestation. Vous l’aurez voulu et vous m’aurez forcé lamain.

Le magistrat mit en ordre ses notes, fitsigner ses réponses à Laroque, reçut régulièrement la déclarationde Guerrier, joignit à ses pièces le procès-verbal très bref del’expert et les billets de banque qui allaient en quelque sorteformer la base de l’accusation – le tout pour être expédié àVersailles, en même temps que le prisonnier, au juge d’instructionchargé de l’enquête.

Midi sonnait, à ce moment à l’horloge del’usine.

– Suivez-moi, Monsieur, dit Liénard.

En traversant le bureau de la caisse, Rogertrouva rassemblés là Jean Guerrier et tous les employés qu’agitaitle pressentiment d’un malheur.

– Mes amis, dit Laroque, je suis arrêtésous l’inculpation d’un crime horrible… d’un assassinat suivi devol… Je vais vous quitter… mais tranquillisez-vous… ce ne sera paspour longtemps… J’aurai tôt fait de prouver mon innocence…Continuez-moi vos services… Guerrier, je vous laisse la directionde la fabrique… Adieu, mes amis !…

Ils s’élancèrent tous autour de lui, les mainstendues, mais ne disant rien parce que cette nouvelle lesatterrait.

Guerrier embrassa Laroque.

Laroque eut un sourire navré. Il n’avait plusla foi. Dans la cour, ils se trouvèrent au milieu du flot desouvriers qui sortaient de l’usine pour aller déjeuner.

Laroque était entre les deux agents restésdans la salle d’attente ; chacun le tenait par un bras pourl’empêcher de fuir.

– Le patron est arrêté !…

Le mécanicien était adoré par ses inférieurspour sa justice, son égalité d’humeur, sa gaieté bon enfant, sadroiture.

En une seconde, le commissaire de police,l’expert Ricordot, le prisonnier et les agents du service de lasûreté furent entourés par une centaine d’ouvriers, curieux etmenaçants, dont le cercle se ferma.

C’étaient tous de grands gaillards aux épaulesrobustes, au teint hâlé, à l’œil hardi.

Certes, Laroque n’aurait eu qu’à faire unsigne pour être libre.

Liénard le comprit et eut un momentd’inquiétude.

– Restez calmes, mes enfants, dit Roger…et éloignez-vous… Je suis victime d’une erreur… mais ce soir,demain au plus tard, je serai de retour au milieu de vous… Soyezsans crainte pour votre paye… qui sera comptée, comme toutes lesquinzaines, par M. Guerrier…

Un apprenti, un gamin, – la figure barbouilléede noir, – se jeta dans les jambes des agents, pour se rapprocherde Laroque :

– Patron, si vous vouliez, on pourraitfaire passer la rousse par-dessus le mur… Ça vous donnerait letemps de vous tirer des pieds.

– Fuir, mon garçon, ce serait m’avouercoupable…

– Alors, c’est comme vous voudrez…Pourtant, mince, ç’aurait été rien rigolboche !…

Et le gamin tourna les talons.

Les ouvriers s’étaient écartésrespectueusement.

Un fiacre à quatre places, attelé de deuxchevaux, attendait à la grille. Le commissaire y monta, puis Rogerpuis les agents.

Chapitre 5

 

 

Roger avait épousé Henriette, fille de GeorgesBénardit, propriétaire des ateliers de la rue Saint-Maur. Sonmariage le fit l’associé de Bénardit, alors malade, et la mort dupère d’Henriette, qui arriva quelque temps après, le rendit seulmaître de la maison.

Ce n’était pas la fortune ; c’étaitpeut-être le moyen d’y parvenir, mais c’était à coup sûr un brevetde probité que Bénardit laissait en mourant à son gendre.

Roger était jeune et fort. Il avait confianceen lui-même. Au lieu de vivoter, ainsi que lui avait recommandé sonbeau-père, il agrandit, au contraire, ses ateliers, chercha desdébouchés nouveaux, et accepta des commandes importantes.

Comme il ne possédait pas l’outillagenécessaire, il accepta, d’un ami de son père, Célestin Vaubernon, –ancien ouvrier comme lui, qui avait fait fortune et se trouvait àla tête d’une importante maison de soieries de Lyon, – il accepta,disons-nous, un prêt de cent trente mille francs environ qui luiservit à augmenter sa production et à donner une vie nouvelle à lafabrique.

Roger Laroque, par son mariage, avait forméd’excellentes relations dans la haute bourgeoisie parisienne.

Roger s’était marié en 1865 et Henriette étaitdevenue enceinte presque aussitôt son mariage. Suzanne vint aumonde.

En 1869, seconde grossesse. Mais un accidentde voiture, à Dieppe, dans une promenade à Pourville, mit ses joursen danger et la fit accoucher avant terme. L’enfant mourut.

Henriette resta longtemps souffrante, plusd’un an.

Dans un des salons qu’il fréquentait, Rogeravait rencontré, un soir de bal, une femme dont la beauté l’avaitfortement troublé.

Mme Julia de Noirville, femmede l’avocat déjà célèbre, était fille d’un père espagnol et d’uneArabe, et avait, très accusé, le cachet des deux races.

Une sorte de charme mauvais, mais réel, sedégageait de cette femme, de son sourire sérieux, comme « endedans », de ses yeux troublants et fouilleurs dont le regardétait presque gênant par trop de fixité.

Quelle fatalité poussa l’un vers l’autre Rogeret Julia ? L’amour ? Non. Roger aimait sa femme.

S’il avait eu le temps de raisonner lesentiment qui l’entraînait vers Julia, il se fût éloigné d’elle,mais il fut emporté d’un coup de passion, comme une feuilled’automne que balaye la rafale, et, lorsqu’il retomba, il rougitd’avoir été faible et d’avoir cédé si facilement.

Julia aima Roger avec passion, s’attachant àlui d’autant plus que l’instinct merveilleux de la femme criaitbien fort à son cœur que Roger n’avait cédé qu’à une ivresse etqu’elle n’était pas aimée…

Ce fut la seule faute de la vie de Laroque. Ildevait l’expier cruellement.

Lucien de Noirville, l’avocat, avait épouséJulia dans un voyage fait en Algérie.

Julia donna deux enfants, deux garçons, àLucien, mais, quand elle n’eut plus pour se distraire les soins etles inquiétudes de la maternité, elle se lança, avec une sorted’emportement, dans tous les caprices et les plus ruineusesfantaisies de la vie mondaine.

Noirville n’était pas riche. Très estimé auPalais, promettant de faire une carrière brillante, il gagnaitbeaucoup d’argent à force de travail. Mais il n’avait point defortune personnelle et les dépenses désordonnées de sa femme mirentbientôt la gêne dans le ménage.

Les économies de l’avocat et le mincepatrimoine qui lui avait servi à vivre quand il était étudiantn’existaient plus qu’à l’état de souvenir.

Tout cela s’effondra vite dans les petitesmains fluettes, aux ongles roses, de la jeune femme, et passa dansla caisse des bijoutiers, des couturières, des modistes et destailleurs pour dames.

Si Lucien avait été seul, il ne se fût pasplaint peut-être. Il eût souffert en silence. Il eût redoubléd’ardeur au travail, car il adorait sa femme… il l’adorait comme aupremier jour où il l’avait rencontrée. Mais il avait ses deux fils,Raymond et Pierre.

Il songeait à eux, à leur avenir, et il avaitpeur.

Un soir d’hiver, ils revenaient d’un bal chezle président de la cour, un ami de Noirville. Ils étaientemmitouflés dans leurs fourrures et accotés dans les coins d’unélégant coupé attelé de deux purs arabes.

Pendant le trajet, Lucien et Julia ne separlèrent pas. Au bal, Julia avait eu, comme toujours, son succèsde beauté. Elle était vraiment radieuse et charmeuse aupossible.

Lucien, lui-même, la trouva si belle, sous laruisselante lumière des lustres, cette femme qui était la sienne,qu’il oublia un moment les anciennes querelles et les appréhensionsde l’avenir et resta ébloui, fasciné et troublé comme au premierjour. Il ne songeait ni au danger, ni à jouer, ni à causer, lui sibrillant causeur, et du fond d’un salon, il se contentaitd’admirer, et il emplissait ses yeux et son cœur d’amour.

Quelqu’un lui avait alors pris le bras,M. de Ferrand, son vieil ami, qui donnait cette fête.

Le vieillard l’avait doucement entraîné.

– Lucien, avait-il dit, j’ai été, pendanttoute sa vie, le compagnon de ton père. Toi, je t’ai suivi, depuista naissance, pendant tes études et depuis ton mariage, comme si tuavais été mon fils – avec autant d’affection et de sollicitude. Tues donc bien sûr que je suis ton ami, n’est-ce pas ?

– Certes, monsieur de Ferrand, ditl’avocat, surpris par ce préambule, mais pourquoi ?…

– Je sais, aussi, quelle est ta fortune,quelles sont tes ressources plutôt : eh bien, mon enfant,veux-tu me pardonner ce que je vais te demander ?

– Je vous pardonne, dit Lucien ensouriant. M. de Ferrand baissa la voix.

– Regarde ta femme – non pas sa toilette,mais ses diamants –, Lucien, ne te fâche pas, je te parle commel’eût fait ton père, – tu vis sur le pied de deux cent mille francspar an. Tu n’en gagnes pas plus de soixante… Commentfais-tu ?

Lucien avait reçu un choc violent au cœur.Cette parole répondait si bien à ses angoisses secrètes qu’on eûtdit que c’était la voix de ses souffrances intimes qui venait des’élever…

Il courba le front et dit :

– Je l’aime tant…

Le vieux magistrat répondit :

– Prends garde !

Et voilà pourquoi, dans le coupé qui lereconduisait rue de Rome, où il habitait, Lucien se taisait, remuépar des pressentiments de malheur.

Mme de Noirville, de soncôté, devinait un orage. Elle se pelotonnait dans un coin etfermait les yeux pour faire croire qu’elle dormait.

Ce fut seulement lorsqu’ils furent rentrés queLucien se décida à parler :

– Julia, le moment est assez mal choisipour te parler sévèrement. Tu reviens du bal et tu es encore dansl’enivrement de ton succès. Cependant, mieux vaut tout de suite. Ily a longtemps que je désire avoir une explication que je t’ai faitprévoir, mais que tu mets tous tes soins à fuir. J’espère que tu nem’obligeras plus à revenir sur un aussi pénible sujet.

Elle le regarda avec étonnement, mais lelaissa parler sans l’interrompre…

– Ce n’est pas la première fois que je tefais ces observations, ma chère Julia ; je t’ai déjà mise engarde contre toi-même. Nous ne sommes pas riches et depuis notremariage tes dépenses pour ta toilette seule ont dépassé chaqueannée le budget général de notre ménage.

« Il est donc urgent, acheva Lucien d’unton ferme que nous changions notre genre de vie. Désormais, machère enfant, nous vivrons d’une existence plus simple. Je nesaurais trop vivement t’engager à diminuer tes dépenses, car vois àquelle désolante perspective nous courons, Julia, à une séparationqui nous fera vivre chacun de notre côté, qui causera un scandaleénorme dans le monde, et qui brisera ma vie, car je t’aime.

– Si vous m’aimez, dit-elle, pâlissantsous cette menace, proférée timidement, et pourtant que Lucienétait capable d’exécuter, si vous m’aimez, comment pouvez-vouspenser à un aussi triste dénouement ?

– Je t’aime, dit-il, se levant pourprendre congé d’elle, je t’aime, mais je n’oublie pas que j’ai deuxfils !

Et il appuya ses lèvres sur le bras nu de safemme.

– Souviens-toi, dit-il en la quittant,que je suis absolument résolu à ne plus te pardonner tes dépenses,et que, si douloureuse que soit une séparation, je n’hésiterai pasà la demander aux lois, dans l’intérêt de Raymond et de Pierre.

Si Julia avait aimé son mari autant quecelui-ci aimait sa femme, l’effort qu’il lui demandait ne lui eûtpoint semblé trop pénible. L’amour remplace tout chez les femmes,et leur tient lieu de luxe, de triomphes, de coquetteries.

Malheureusement, elle n’aimait pas.

Pour oublier son besoin d’aimer, elle s’étaitjetée sans réflexion au milieu de la vie à outrance, essayant dedompter, à force de fatigue, les révoltes qu’elle ressentaitparfois contre le vide de son cœur.

L’explication de Lucien tombait mal.

Elle avait fait, depuis un an, plus de centmille francs de dettes.

Pendant six mois, ses créanciers l’avaientlaissée tranquille, car elle avait toujours payé ; mais depuisquelque temps, ils la pressaient, la fatiguaient de leursréclamations incessantes. Elle se vit, tout d’un coup, après cetentretien, dans une impasse, cherchant partout, sans succès, uneporte de salut.

D’une part, les créanciers qui perdaientpatience. D’autre part, la colère de Lucien, la menace du scandale.Elle s’y fut résignée, peut-être, si elle avait été seule. Mais, silégère et coquette qu’elle fût, elle adorait ses enfants, et,parfois, en un soudain caprice, en un brusque revirement d’amourmaternel, après les avoir délaissés pendant quelque temps, ellerevenait à eux tout à coup, et vivant de leur vie, s’amusant deleurs jeux, elle ne les quittait plus, pas même une heure, durantde longs jours.

Ce fut alors qu’elle était ainsi tiraillée,pleine d’angoisses, qu’elle rencontra Laroque.

Elle oublia tout pour cet homme et l’aima avecune telle fougue que rien ne semblait plus exister des chosesd’autour d’elle qui étaient sa vie ordinaire – ni Lucien, ni sesenfants, ni le monde, ni les toilettes, ni les créanciers…

Laroque ne connut Lucien que de vue etl’aperçut deux ou trois fois seulement dans les salons où desrelations communes les réunissaient ; une simple présentationmondaine leur avait appris, à tous deux, leurs noms.

Quelques jours après la conversation que nousavons rapportée, Roger reçut, rue Saint-Maur, un petit mot de Juliaqui demandait à Roger un rendez-vous pressant, dans la journée,vers deux heures, aux magasins du Louvre.

Il trouva la jeune femme arrivée avant lui,l’attendant avec anxiété.

Dans les grands magasins de Paris, lesrendez-vous sont faciles. On n’est jamais si bien et sicomplètement isolé qu’au milieu de la foule. Du moins, ils lecroyaient… Tout ce qu’ils dirent, un homme l’entendit, qui s’étaitdérobé aux premiers mots, pour mieux écouter…

C’était un garçon du Louvre, au visage dur, àla taille athlétique.

Roger n’eut pas besoin d’un long examen pourdeviner, malgré le sourire dont Julia l’accueillit, avec un furtifserrement de mains, qu’elle apportait une mauvaise nouvelle. Eneffet, son teint ambré était presque olivâtre ; ses traitsétaient fatigués ; quelque chose voilait l’éclat de ses yeuxde flammes.

Hardiment, sans hésiter, mais par petitesphrases, courtes, hachées, qui seules trahissaient sonémotion :

– Roger, si vous ne me sauvez pas, jesuis perdue !

– Qu’y a-t-il ?

Elle raconta combien elle était endettée etcomment son mari l’avait menacée d’un scandale.

– Ainsi, dit-il, rassuré – car il s’étaitimaginé un malheur bien plus grand –, vous devez cent millefrancs ?

– Oui, fit-elle sans parler, d’un signede tête.

– Eh bien ! je vous les donnerai.Seulement, c’est une grosse, très grosse somme pour moi. Il me fautquinze jours, plus, peut-être, pour la réunir. Vos créanciersattendront-ils jusque-là ?

– Je le crois, lorsqu’ils sauront surtoutque je les payerai.

– Comptez donc sur moi, Julia.

– Roger vous me sauvez, dit-elle, ayantdes larmes plein les yeux et faisant des efforts pour ne paspleurer, parce qu’elle craignait d’être vue… Au moins, puis-je êtresûre que ces cent mille francs ne nuiront en rien à la prospéritéde votre maison ?… Autrement je n’accepterais pas !

– Tranquillisez-vous, Julia.

– Vous me le jurez ?

– Je vous le jure !

– Du reste, je n’accepte, mon ami, qu’àtitre de prêt. Je serai plus sage, désormais. Puisque j’ai votreamour, qu’ai-je besoin du monde ? Votre amour, n’est-ce pasassez pour emplir toute ma vie ?

Elle sortit la première des magasins et envoyaun petit garçon lui chercher un fiacre sur la place duPalais-Royal.

Dans l’ombre de la voiture, du bout de sa maingantée, elle jeta un baiser à Laroque et disparut.

Mais, jusqu’à la rue de Rome, un fiacre suivitle sien.

Et, quand elle fut remontée chez elle, unhomme – celui-là qui, dans les magasins, avait surpris saconfidence –, entrait chez le concierge et demandait son nom.

Et le concierge, sans défiance,disait :

– Madame de Noirville, la femme del’avocat.

Quinze jours après, Laroque apportait à Juliales cent mille francs promis : la jeune femme étaitsauvée…

Chapitre 6

 

 

De graves événements se passaient en France, àcette époque. Le mois néfaste de juillet 1870 avait commencé, et,le 15, le gouvernement impérial déclarait la guerre à laPrusse.

Au camp de Châlons, un mois après ladéclaration de guerre, deux hommes se trouvaient en présence,c’étaient Laroque et Noirville… l’amant et le mari.

Dans le monde, ils se saluaient avec unestricte politesse, mais sans que rien les poussât l’un versl’autre…

Quand Roger aperçut l’avocat, il fut si émuqu’il recula d’instinct ; mais Lucien le reconnaissait, et,joyeusement, les mains tendues :

– Monsieur Laroque !… Engagé commemoi !… Nous allons faire campagne ensemble !…

Et il arriva bientôt, fatalement, qu’ils seprirent l’un pour l’autre d’une affection profonde, presqueimpérieuse, une de ces amitiés, nées dans des époques tragiques, enplein bouleversement et qui sont les meilleures, les plus vives,les plus durables.

Lucien s’y était abandonné avec joie.

Pouvait-il se douter que cet homme, qu’ilvoyait si droit, si brave, l’avait trompé, avait porté ledéshonneur et la honte dans sa maison ?

Roger avait combattu plus longtemps.

Pendant quelque temps encore, il se tint surla réserve… Et puis, ce fut fini… l’amitié était née… plus ardenteencore peut-être chez lui que chez Lucien, parce qu’elle étaitfaite de sentiments divers, où le remords jouait son rôle.

Coupable envers Noirville, il sedisait :

« S’il apprend jamais la vérité, quepensera-t-il de moi ? Que fera-t-il ?… Comme il meméprisera !… Aura-t-il assez de dégoût !… »

Et il souhaitait que les hasards de la guerrelui procurassent l’occasion de se dévouer pour Lucien.

Mais le hasard semblait être inflexible pourlui et favoriser toujours Lucien, car, dans une reconnaissancefaite à quelques kilomètres des lignes françaises, Roger eut lecrâne éraflé par une balle, qui l’étourdit et le renversa.

Lucien ne voulut pas l’abandonner et revintsur ses pas. Il enleva Roger, le coucha sur sa selle, remonta,puis, enfonçant les éperons dans les flancs de son cheval ilrepartit à fond de train.

– Je vous dois la vie, Lucien, dit Rogerles sourcils froncés et tout tremblant. Dieu m’est témoin que jesuis prêt à vous rendre le même service et à sacrifier ma vie poursauver la vôtre.

L’avocat sourit et lui tendit la main.

– Je vous crois, Roger. Ce que j’ai faitpour vous, vous l’auriez fait et le feriez pour moi. N’en parlonsplus, je vous en prie… À la guerre, c’est chose sicommune !…

Roger n’en parla plus, en effet. Il était deplus en plus triste. Mais son amitié pour Noirville grandissaitencore, et Lucien, de son côté, depuis cette aventure, aimait Rogerdavantage.

Le 1er septembre arriva. Labataille autour de Sedan commença dès le lever du jour.

La cavalerie est prête à se dévouer, commeelle l’a fait à Reichshoffen, et son abnégation est d’autant plussublime qu’elle sait que son dévouement restera inutile.

Roger et Lucien font partie du 6echasseurs, qui va se mêler à la charge. Ils sont l’un près del’autre dans le rang.

– Roger, dit Lucien, nous allonsmourir…

– Je le crois aussi, dit Laroque, d’unevoix grave.

– Je mourrai sans regret, parce quej’aurai fait mon devoir. Mais j’ai une femme, j’ai deux fils… Si jemeurs et si tu survis, toi, Roger, veux-tu me promettre de meremplacer auprès d’eux ? Ma femme, hélas ! est légère etcoquette… J’aurai peur pour mes enfants, qu’elle négligeraitpeut-être. Tu leur serviras de père… Alors, je mourrai tranquilleet joyeux…

Très pâle, Roger répond :

– Je te le promets. Mais, moi aussi, j’aiune femme et une fille. Si je meurs et si tu survis, lesconsoleras-tu ? Les protégeras-tu ?

– Comme si j’étais ton frère !

L’artillerie française appuie le mouvement quicommence. Les premières batteries sont pulvérisées. D’autres lesremplacent. Hussards, chasseurs, chasseurs d’Afrique, s’ébranlent,le sabre au poing, penchés sur leurs chevaux.

C’est un ouragan furieux qui, entre le bois dela Garenne et le village de Floing, vint se heurter à dix-septbataillons allemands.

Les tirailleurs sont dispersés, hachés, maisles bataillons résistent. Une pluie de fer s’abat sur les cavaliersfrançais. Des rangs s’écroulent, tout entiers, faisant dans lesescadrons de grands trous où se débattent pêle-mêle hommes etchevaux, dans un monstrueux charnier. On recule. Les escadrons vontse reformer derrière l’infanterie. Roger et Lucien sont sains etsaufs.

Le 6e chasseurs s’ébranle denouveau avec ses escadrons décimés, recule encore, et, pour latroisième fois, s’élance, mais, cette fois, ne ramène plus que desdébris broyés par la mitraille.

Roger Laroque, seul, revint. Lucien est resté…là-bas… près de la Garenne…

Roger a encore devant les yeux une rougevision, quelque chose d’atroce, d’horrible, d’innommable… Une ballea frappé le cheval de Noirville. Celui-ci s’est dégagé.

Des chevaux errent en liberté, privés decavaliers. Il court à l’un d’eux. Il va l’atteindre. Déjà il étendla main… Un obus éclate près de lui…

Et Roger qui venait à son aide ne voit plus àla place de son ami que quelque chose d’épouvantable et d’informe,un tronçon qui s’abat, pendant que deux bras se tordent.

L’obus avait coupé les deux jambes deLucien.

Entraîné par les flots d’une mer de fuyards,cavaliers, fantassins, artilleurs, qui tous rétrogradaient versSedan, Roger avait été obligé de quitter le champ de bataille. Dureste, il était à demi fou, de douleur et d’horreur, parce qu’ilavait toujours devant les yeux le spectacle de Lucien coupé endeux, fou de rage, aussi, devant ce nouveau désastre :Napoléon avait décidé de capituler.

Dans l’intérieur de la ville, un effroyable etindescriptible désordre.

La nuit descendait lentement, une nuit calmequi semblait vouloir cacher de son ombre protectrice le carnage dela journée et ensevelir vainqueurs et vaincus, étendus côte à côte,sous le même voile de la mort, sinistre égalitaire.

« Je ne veux pas laisser Lucien, sedisait Roger. Je le retrouverai… Je l’enterrerai moi-même, là où ilest tombé, et je mettrai une croix sur sa tombe… »

Il sortit de la ville, et, quoique brisé defatigue, s’appuyant sur un bâton, il prit le chemin du champ debataille, là où Lucien était mort…

Une heure passa. À la fin, Roger trouva. Ilavait bien vu. Lucien avait les deux jambes emportées et un éclatdu même obus lui avait éraflé la poitrine.

Roger se mit à genoux près de lui etl’embrassa sur le front.

– Pardon ! Lucien, dit-il à mi-voix,pardon, ami !…

Il plaça la main sur le cœur du pauvregarçon.

Ce cœur battait encore malgré l’effroyableblessure et le sang perdu.

Alors, Roger fut pris d’une espérance folle.S’il était possible de le sauver.

Il entendit des voix à une centaine de mètres,des voix françaises. Il appela. On accourut. C’étaient desbrancardiers.

Quand il leur montra Lucien, ils se mirent àrire.

– Son compte est bon !… Un peu depatience !…

– Mais il n’est pas mort !

– Il n’en vaut guère mieux. Nous avonsd’autres blessés qu’on peut sauver, tandis que celui-là estperdu !

Alors Roger pria, supplia, finit par lesconvaincre. Et il plaça sur le brancard le corps de Noirville.

À Sedan, les premiers chirurgiens auxquels ils’adressa refusèrent de s’occuper du mutilé. À quoi bon ? iln’avait plus qu’une minute à vivre.

Désespéré, il recourut à un médecin civilqu’on lui indiqua, qui n’exerçait plus depuis longtemps : ledocteur Champeaux.

Le docteur prit Noirville chez lui.

– Je ferai ce qui dépendra de moi, dit-ilà Roger, mais n’espérez rien… Votre ami est un hommemort !…

Roger le remercia avec effusion. Il lui donnale nom de Lucien, son adresse à Paris, sa propre adresse à lui, rueSaint-Maur.

– Je suis prisonnier, dit-il, et demain,après-demain au plus tard, je vais partir pour l’Allemagne. Je vousécrirai.

Il embrassa Lucien sur le front et allarejoindre, dans la presqu’île d’Iges[2], les débrisdu 6e chasseurs.

Chapitre 7

 

 

Emmené à Coblentz, il se sauva après deux moisde captivité. Il avait vainement écrit au docteur Champeaux et n’enavait pas reçu de réponse.

Il essaya de rentrer à Paris, pour y retrouversa femme et sa fille dont il était sans nouvelles, mais n’y réussitpas. Alors il rejoignit l’armée qui se battait sur la Loire.

Fait une seconde fois prisonnier, à Coulmiers,il s’échappa de nouveau, avant d’être dirigé sur le Rhin.

Après la Commune, il revint rue Saint-Maur.Suzanne et Henriette avaient souffert, mais n’avaient pas étémalades. Elles étaient en deuil parce qu’elles le croyaientmort.

Il télégraphia aussitôt à Sedan, au docteurChampeaux.

Celui-ci répondit :

Noirville hors de danger. Toujours chezmoi.

L’accompagnerai à Paris dans quelquesjours.

Quinze jours après, Roger recevait un mot, parla poste :

Cher ami, je n’espérais plus te revoir. Jesuis rue de Rome, mais trop faible encore pour m’aventurer hors dechez moi ! Viens ! j’ai tant envie de te serrer dans mesbras.

Aller chez Lucien, c’était revoirJulia !… Se retrouver entre elle et le pauvre homme, cet hommedont il était devenu l’ami – qu’il aimait comme s’il avait été desa famille, et qui maintenant, cloué à son fauteuil, éternellement,était cent fois digne de respect et de pitié…

Que faire ? S’il n’y allait pas, quelleexcuse invoquer ?

– Non, dit-il, je verrai Julia… J’auraiavec elle une explication… Elle comprendra que tout est fini, qu’ilne peut plus y avoir entre nous même un sourire, même un serrementde main, même un signe… que ce serait horrible, criminel, devantlui ! ! !… devant ce pauvre sans défense… Non, millefois non !…

Et il se présenta rue de Rome, chezl’avocat.

Noirville était dans sa chambre. Un domestiqueintroduisit Roger au salon. Aussitôt entra Julia.

Elle courut à Roger les mains tendues.

Presque une année s’était écoulée depuis leurdernière entrevue. Elle semblait encore embellie. Son regard avaitplus de flammes, paraissait plus profond. Sa beauté était devenueplus impérieuse, plus orgueilleuse. Elle aimait Roger, et quelquechose, en elle, s’attendrissait, en le voyant.

Il s’inclina respectueusement, froidement,sans prendre ses mains.

– Roger ! Roger ! dit-elle,comme j’ai pensé à vous ! Comme j’ai souffert.

Elle s’arrêta en voyant je ne sais quelleinexprimable horreur sur ce visage mobile qui reflétait si bientoutes les impressions de l’âme.

Alors, à voix basse, il dit :

– Julia, oublions le passé et que Dieunous le pardonne… Je suis devenu l’ami de Lucien…Comprenez-vous ?

Et, pendant qu’elle reculait, comprimant soncœur où elle venait de recevoir un coup mortel, il pénétra chezLucien de Noirville.

L’avocat était dans un fauteuil, pâle,amaigri, méconnaissable, presque sans souffle. Il avait laissépousser sa barbe. Deux jambes de bois étaient adaptées à sescuisses, un peu au-dessus de ses genoux.

Quand il vit Roger, son visage s’éclaira. Sesyeux s’emplirent de larmes.

– Roger ! dit-il, mon ami, monfrère !… mon frère !…

Il essaya de se lever, mais n’y réussit pas.Roger, du reste, l’en empêchait. Il s’était élancé vers lui, et ilss’embrassèrent.

– Dans quel état tu me retrouves, monpauvre ami ! dit Lucien, montrant ses jambes. Le docteurChampeaux m’a tout raconté. Sans toi, je serais mort, là-bas…Ah ! qu’il eût valu mieux me laisser mourir !… Et quelmauvais service tu m’as rendu !

Il soupira, puis prenant les mains deLaroque :

– Non, dit-il, je suis un ingrat et unégoïste…

« Moi mort, c’étaient Julia et mesenfants sans fortune, sans pain. Vivant, c’est encore l’aisance,car, si je ne plaide plus, du moins j’aurai un cabinet deconsultations. Tu as donc bien fait de me sauver, Roger, et pour mafemme et mes fils, je te remercie.

Comme il était fatigué, si faible, quemaintenant on n’entendait presque plus sa voix, Roger voulut seretirer.

Alors Lucien fit prier sa femme de venir. Elleentra.

– Voici Roger Laroque, dit-il, que nousavions rencontré dans le monde avant la guerre. Je lui ai sauvé lavie. Il m’a payé largement sa dette. Je l’aime comme un frère. Nosfamilles, bientôt, je l’espère, n’en feront plus qu’une.

Elle s’inclina sans répondre. Quand Rogersortit, elle l’accompagna.

Au moment où il la saluait avec la mêmefroideur, et se disposait à se retirer, elle le retint par le bras.Sa main semblait de fer. D’étranges lueurs traversaient ses yeuxnoirs.

– Ainsi, vous ne dites pas unmot ?

Il désigna silencieusement la chambre dumutilé et, après un moment :

– Par pitié, si ce n’est par amour pourlui, taisez-vous ! murmura-t-il.

Mais la jeune femme devenait folle. Sa colèregrandissait.

– C’est fini entre nous, bien fini, àjamais ?

Roger eut un geste égaré. Ses yeux étaienttroublés. Il souffrait.

– Si je savais, dit-il, quelque moyend’effacer, même au prix des plus cruels sacrifices, les mauvaissouvenirs qui existent entre nous, je l’emploierais à l’instant,sans hésiter, avec bonheur, dussé-je y perdre ou la fortune ou lavie !

– Roger ! Roger !

Mais il continuait, encore plus bas, avec unetristesse profonde :

– Votre devoir est tout tracé, Julia.Lucien mutilé, isolé, a besoin de tout votre dévouement. Ainsi,plus tard, votre faute vous semblera moins lourde. Pour moi, je nesais comment j’effacerai la mienne, et j’ai bien peur d’en porterle poids toute ma vie…

– Roger, ne partez pas ainsi sans un motd’amour !

– Adieu, Julia.

– Roger ! Roger !C’est indigne ! c’est odieux ! Ainsi, bienvrai ?

– Oui.

– Eh bien ! écoutez-moi… dit-elled’une voix précipitée qu’entrecoupait une sourde colère,écoutez-moi, Roger ! Moi ! je vous aime… Que voulez-vous,ce n’est pas ma faute… c’est plutôt mon excuse… Mais mon amour peutse changer en haine… Je suis d’une race qu’il faut redouter,extrême en tout… Je ne vous pardonnerai pas… Et, si quelque jour ilvous arrive malheur, souvenez-vous que, peut-être, je n’y serai pasétrangère !…

…… … … … … … .

La guerre avait été fatale à la fortune deRoger. La confiance avait disparu et, malgré la reprise desaffaires qui suivit nos désastres, le coup qui avait atteint lamaison Laroque était rude et il fallait toute l’intelligence, laprudence, l’énergie de Roger pour se maintenir à flot.

Les difficultés que traversait la fabrique dela rue Saint-Maur étaient connues à Paris. On sentait qu’unefatalité, un hasard, moins que cela, un simple accident, pouvaitperdre cette vieille et honorable maison.

Cet accident, ce fut la mort subite deCélestin Vaubernon, le manufacturier lyonnais, créancier deRoger.

Vaubernon n’eut pas le temps de faire untestament, et sa fortune revint purement et simplement, sanscodicilles, ni charges, ni conditions d’aucune sorte, à son uniqueneveu Larouette, lequel fut mis en possession immédiate del’héritage.

Quand les affaires de cette succession furentréglées, un jour, dans l’après-midi, un jeune homme de vingt-cinqans environ, très brun, grand, large d’épaules, se présenta chezl’avocat et demanda à parler à Julia.

C’était un boursier auquel Noirville avait euaffaire. Julia le connaissait de vue.

Elle l’avait rencontré plusieurs fois dans lecabinet de son mari. Et un jour qu’il attendait au salon, le dostourné, que Noirville le reçût, elle eut une surprise singulière.Elle l’avait pris pour Laroque et s’était avancée vers lui endisant :

– Roger, un mot…

Il s’était retourné et elle avait jeté un cri.C’était Luversan.

Même port de tête, même taille et mêmecarrure, même barbe brune et broussailleuse. Mais là se terminaitla ressemblance. Les yeux étaient durs, la cornée marquée defibrilles rouges. Le nez était plus large, aux narinesmobiles ; le front était plus bas, les sourcils plustouffus.

Qu’était-ce que cet homme ? Rusé,intelligent, sans scrupules, il avait débuté par être employé dansdes maisons de commerce. On l’avait vu au Louvre, où il était restéun an. Pendant la guerre, il avait disparu.

Il flotta d’une armée à l’autre, espionnantpour le compte des Français et des Allemands, ayant un but, quiétait de s’enrichir pour se lancer ensuite, la paix revenue.

Durant les jours qui précédèrent la bataillede Coulmiers, Laroque, – alors maréchal des logis, – suivait uneroute de la forêt de Marchenoir, envoyé en reconnaissance avec unetrentaine de cavaliers commandés par un lieutenant.

Un paysan accourut l’avertir qu’unegrand-garde d’infanterie prussienne, composée d’une vingtained’hommes, venait de s’installer à deux kilomètres de là, à la fermedes Mazures.

Le lieutenant fit un signe à Roger, qui serangea auprès de l’homme et, lui montrant son revolver toutarmé :

– Si tu nous trompes, je te brûle lacervelle !

Le paysan – un garçon de haute stature, trèsbrun – ne répondit pas, mais le regarda avec une insistanceparticulière, comme s’il l’avait déjà vu.

Ils s’approchèrent du poste etl’entourèrent.

Après avoir fait mine de résister, lesPrussiens mirent bas les armes et les Français étaient sansdéfiance quand, des caves, des greniers, des granges, des écuries,des remises, sortirent deux cents fusils à aiguilles et deux centscasques de cuir. Ils étaient tombés dans un piège.

Roger, furieux, chercha partout le paysan. Ilavait disparu.

Heureusement, il s’évadait le soir même entraversant Marchenoir. Trois jours après que l’armée allemande,battue, eut abandonné Orléans, Roger vit passer, sur la place duMartroi, un paysan qu’il crut reconnaître pour celui-là même quiles avait trahis. Il le suivit.

C’était bien lui, en effet. Roger l’arrêta,aidé par des camarades.

Deux heures après, l’homme était jugé etcondamné à être passé par les armes. Il avait déclaré qu’ils’appelait Mathias Zuberi, né à Constantinople, mais sujet italiende par son père, citoyen de Livourne ; ce Levantin avoua qu’ilétait venu au camp français pour espionner.

L’exécution fut remise au lendemain, dèsl’aube.

Le matin, quand le peloton se présenta à laprison, on chercha vainement le condamné. Il avait descellé unbarreau, s’était jeté dans la cour, avait étourdi dans sa chute lesoldat de faction, étranglé avant d’avoir pu pousser un cri, etsous le couvert de la capote de l’uniforme français, il avait pus’évader.

On avait retrouvé deux lignes, gravées engrandes lettres, dans le plâtre de la muraille de sacellule :

« Au sous-officier de cavalerie qui m’afait arrêter et qui a failli me faire exécuter.

« À charge de revanche !

« Mathias ZUBERI »

Mathias Zuberi et Luversan c’était le mêmehomme.

Mme de Noirville,prévenue par un valet de chambre, entra au salon où l’attendaitl’aventurier.

– C’est à moi, Monsieur, que vous voulezparler ?

– Oui, Madame.

– Je vous écoute, dit-elle, un peuanxieuse, car cet homme l’effrayait vaguement, sans qu’elle pûtdeviner pourquoi.

Il se recueillit un instant. Puis, d’une voixbrève et rude – où il y avait de tous les accents – il se mit à luidire ce qu’il était d’abord, et ce qu’il rêvait ensuite…

Ce qu’il était ? Ce qu’il avaitété ? Peu importait, disait-il, àMme de Noirville !

Ce qu’il était intéressant de savoir, pourelle, c’est qu’un jour, aux magasins du Louvre, il avait surpris lesecret de ses amours avec Roger et de cet emprunt qu’elle avaitfait pour échapper au scandale d’un procès avec son mari.

Ce qu’il rêvait ? La vengeance ! Ilvoulait se venger de Roger : peu importait encore àMme de Noirville de savoir d’où venait sahaine et comment était né son désir de vengeance.

Pourquoi il lui disait tout cela ? Parcequ’il avait surpris le dénouement de la liaison de Julia avecLaroque et deviné que Julia elle-même haïssait cet homme.

Comment se vengerait-il ? C’était sonsecret. La vengeance serait complète, irrémédiable.

Effarée, Julia l’écoutait. Tout, en cet homme,respirait la haine. Et elle tremblait d’être ainsi à la merci d’uninconnu.

Elle voulut nier, d’abord. Mais il partageaitle secret de son amour. Il était entré dans le mystère de son cœur.Il fallut courber la tête.

– Eh bien, dit-elle, soit. Vous voulezvous venger ? Moi aussi ; mais auparavant, je ferai madernière tentative de réconciliation. Je vous demande quelquesjours. Attendrez-vous ?

Il s’inclina, acceptant ce délai.

Le lendemain, Julia vit Laroque, rue deRome.

– Roger, dit-elle, vous êtes impitoyable…Je vous aime toujours !

Il passa devant elle sans répondre et entrachez Lucien.

Quand il sortit, il la retrouva qui guettaitson départ.

– Roger, une dernière fois… Si vous m’yforcez, je vous haïrai et vous avez tout à craindre de mahaine.

Roger, attristé, arrêta son regard sur lachambre de Lucien et se retira sans avoir prononcé une parole.

Huit jours après, Mathias Zuberi se présentaitrue de Rome.

– Je vous donne carte blanche, dit Julia,dont le regard flamboyant fit baisser les yeux au misérable…Vengez-vous… et vengez-moi !… Il sourit, salua et sortit.

Il était en relations d’affaires avecLarouette, qui jouait à la Bourse, et il connaissait l’héritage deVaubernon.

Ce fut sur ses conseils perfides que Larouetteréclama à Laroque les cent trente mille francs de son oncle ;ce fut sur ses conseils que Larouette résista aux supplications deRoger qui demandait avec instance des délais pour payer.

Le soir même du jour où Larouette était enpossession de la somme remboursée par le constructeur, où ilescomptait, avec un plaisir d’avare, ces billets qui gonflaient sonportefeuille, ces rouleaux d’or qui emplissaient ses poches,Mathias Zuberi entrait chez lui pour le voler.

Zuberi n’ignorait pas qu’il ressemblait àLaroque – ou du moins, si le jour, une erreur était impossible, ilsavait que la nuit il était facile de s’y tromper. Et il avaitexploité cette ressemblance.

Il était venu à Ville-d’Avray pour voler, nonpour assassiner. Il avait compté profiter du sommeil de Larouette,– qu’il était venu voir une fois afin de se renseigner sur lelogis, – pour le dépouiller sans être vu. Il ne s’était pas attenduà la résistance du malheureux.

Alors, fou de peur, il le tua, pour ne pasêtre accusé, parce que Larouette l’avait reconnu…

Chapitre 8

 

 

Le remboursement à Larouette avait provoquéchez Roger un sombre désespoir. C’était la ruine. Les amis auxquelsil s’adressa et qui, du reste, connaissaient depuis longtemps sasituation gênée, ne lui offrirent que des secours dérisoires. Envain frappa-t-il à toutes les portes. Il trouva partout défiance etfroideur. Il se vit perdu.

Seul, Lucien l’aimait assez pour lui sacrifiersa fortune, s’il avait été riche, mais il était pauvre et nepouvait lui être d’aucun secours.

Et même Roger ne le mit pas dans la confidencede ses angoisses, afin que Julia ne les connût point, pardélicatesse, et parce que, peut-être, elle eût commis quelqueimprudence en voulant lui rendre les cent mille francs aveclesquels jadis il l’avait sauvée du scandale.

Et pourtant ces cent mille francs, c’eût étéle salut ! Comme il y pensait !… malgré lui ! Il ypensait, mais sans aucun espoir, comme on pense à un mort.

Eût-il prié Julia de lui rendre cette somme,qu’elle ne l’aurait pu. Où l’eût-elle cherchée ettrouvée ?…

Le soir du remboursement, il avait quitté sonbureau vers trois heures et couru dans Paris, sans pensées, auhasard des rues, cherchant à se fatiguer le corps pour échapper ausouvenir.

À dix heures, il se trouva, ramené parl’instinct, devant la gare Saint-Lazare. Il avait oublié dedîner ; mais il n’avait pas faim. Seulement, une soif brûlantele dévorait… Il but, debout, à la terrasse d’une brasserie. Il pritle train, et une demi-heure après descendit à Ville-d’Avray.

Il n’avait pas confié ses embarras d’argent àsa femme, parce qu’il avait espéré jusqu’au bout en sortir.

Maintenant qu’il allait être obligé de luiavouer la ruine de cette vieille maison que son père lui avaitléguée encore prospère, maintenant qu’il fallait préparer Henrietteà la gêne, à la pauvreté, il avait peur.

Il n’osa rentrer chez lui, voulant retardercet aveu pénible et craignant qu’Henriette ne devinât la vérité àson air égaré, à son trouble – car il n’était plus maître delui.

Il s’en alla errer dans le bois, derrière samaison, au hasard, sans voir, sans regarder, ainsi qu’il avait faità Paris. Quelquefois, il s’arrêtait. Des paroles incohérentes luiéchappaient : Ma pauvre femme !… Ma pauvre Suzanne !Puis, il reprenait sa course d’insensé, se jetant d’une allée dansdes sentiers qui se perdaient dans des fourrés d’épines où iltombait, se déchirant les mains, souillant ses vêtements, sansprendre garde, poursuivi par une pensée unique :« Ruiné !… déshonoré !… Ma vie estfinie ! » Et toujours le souvenir de sa femme, lesouvenir de sa fille… À la fin, n’en pouvant plus, il s’assit surun banc et rêva, frissonnant d’une grosse fièvre.

Il était revenu en bordure du bois, tout prèsde l’étang. Son regard, obstinément, restait fixé sur une joliemaison, de l’autre côté du lac, dont on voyait le jardin descendreen pente douce, coupé de pelouses et de massifs, jusqu’à larive.

C’était là que reposait sa petite Suzanne, làque, sans doute, malgré l’heure, l’attendait sa femme.

Là, pendant longtemps, il avait abrité sagaieté, ses amours, et le bonheur de celles qu’il aimait. Est-cequ’il allait perdre tout cela ?

Lentement, il rentra. Il longea l’étang, passale pont, s’arrêta une dernière fois, penché au-dessus de l’eau etdes herbes nageantes, ayant envie d’en finir tout de suite, en senoyant parce qu’il se sentait infiniment las devant sa vie àrecommencer. Mais son regard se reporta vers la villa.

Il voulait bien mourir, mais il aurait tantvoulu revoir encore sa femme et sa fille !…

Il revint, ouvrit la porte et monta. Toutétait silencieux dans la maison.

– Sans doute elles dorment !murmura-t-il.

Il écouta à la chambre d’Henriette. Rien.Alors il passa dans sa chambre et tomba, accablé, devant sonbureau, la tête dans les mains.

C’est ainsi, dans cette attitude – que le vitHenriette, que le vit Suzanne aussi !…

Poursuivi par la même idée de suicide, ilavait tiré un revolver d’un tiroir, l’avait armé, puis, écartantses vêtements, avait appliqué le canon contre son cœur. Maistoujours la pensée de Suzanne et d’Henriette se dressait entre luiet la mort !…

Il repoussa le revolver. Il ne se coucha pas,ne dormit pas, resta toute la nuit à rêver.

Le lendemain, quand il embrassa sa femme et safille, il sentit que sa résolution s’amollissait. Se tuer,n’était-ce pas les condamner à la misère ? Il fut presque gai.Il n’avait pas encore le courage d’avouer sa ruine à Henriette.

« Demain ! » se disait-il.Laissons-lui un jour de bonheur !…

Mais il avait besoin d’entendre Henriette luirépéter qu’elle l’aimait, – ainsi qu’il le lui avait dit, –« quoi qu’il dût arriver », – qu’elle l’aimeraittoujours.

Quand, vers neuf heures, il repartit pourParis, le meurtre de Larouette n’était pas découvert.

Roger passa boulevard Malesherbes. Il y avaitlà, dans un coquet appartement, quelques œuvres d’art d’un assezgrand prix, et il songeait à s’en débarrasser, voulant faire argentde tout.

Il y était depuis une demi-heure à peine, quele concierge montait et lui remettait un petit paquet sousenveloppe et une lettre, le tout à son adresse, qu’une dame voiléemais paraissant jeune et jolie, disait le concierge, venaitd’apporter à l’instant même.

Un coup d’œil suffit à Roger pour reconnaîtrel’écriture…

Elle le poursuivrait donc partout,toujours ?…

Il courut après le concierge pour les luirendre, mais Julia était partie. Alors, il ouvrit, d’un gestebrusque, la lettre d’abord :

« Quelqu’un qui connaît votre détresse,et que vous avez secouru autrefois, veut vous secourir à son touren vous remboursant. Vous trouverez sous l’autre pli les cent millefrancs qu’on vous doit. On se venge. Adieu ! »

Quand il voulut briser le cachet de l’autreenveloppe, sa main tremblait tellement qu’il fut obligé des’arrêter. Son visage et son front furent soudain envahis par unerougeur brûlante. Puis, d’un coup de ciseaux, il creva l’enveloppe…C’était vrai… Il ne rêvait pas… La lettre n’avait pas menti… Desliasses de billets de banque s’éparpillèrent sur le tapis.

Ainsi elle se vengeait, mais noblement.

Roger en fut accablé, malgré la joie de cettedélivrance et la certitude du salut.

Pour Julia, c’était presque une façon deracheter sa faute que de sauver son amant.

Elle se sauvait elle-même par l’amour, tandisque Roger se disait que non seulement il n’aimait pas, mais qu’iln’avait jamais aimé cette femme. Et, dans son esprit inquiet,revenait sans cesse la même idée : « Comment pourrais-je,par un dévouement, me relever à mes propres yeux ? »

Il déchira la lettre de Julia, la brûla, pourqu’il n’en restât point de traces, puis rangea dans sonportefeuille les cent mille francs de billets, qu’il venait derecevoir si miraculeusement et courut les porter rueSaint-Maur.

Jean Guerrier les avait encaissés sans mêmeles recompter. Mais ce n’était pas tout. Pour faire honneur auxéchéances du lendemain, il manquait à Laroque une cinquantaine demille francs. Bien qu’il ne fût pas joueur, il voulut tâter dujeu.

À la table de baccara, un joueur s’acharnacontre lui. C’était un membre du cercle récemment introduit. Rogerne le connaissait pas. On le lui nomma : Luversan.

Ce nom ne lui rappelait rien et pourtant,quand il regarda le joueur, il eut la singulière sensation d’unhomme déjà rencontré.

Il chercha un instant dans sa mémoire, netrouva pas et ne s’en occupa plus.

Seulement, pendant la partie, un des joueursnommés par Roger au commissaire de police aux délégations, le baronde Cé, qui lui avait servi de second parrain, entrant dans la salleet apercevant Luversan de dos, alla lui frapper familièrement surl’épaule, en disant :

– Vous ici, mon cher Roger ?

Mais Luversan s’étant retourné,M. de Cé avait dit :

– Mille pardons, Monsieur, je vousprenais pour monsieur Laroque, mon filleul de ce soir.

– Vous êtes tout excusé, Monsieur, avaitdit Luversan en souriant avec bonhomie.

Les deux hommes s’étaient saluéscourtoisement, et la partie avait continué sans que Roger, actionnéau jeu, eût apporté grande attention à l’incident.

En sortant du cercle, où il avait éprouvé desi cruelles émotions, il courut à la gare. Le dernier trainpartait.

Vers une heure du matin, il rentrait à lavilla. Il était léger, presque gai.

Il souffrait tellement, depuis ces derniersjours, qu’il avait besoin d’expansion et d’un peu de joiebruyante.

Ce fut ce matin-là qu’il passa à la mairie deVille-d’Avray pour y raconter au commissaire de police deVersailles ce qu’il savait sur Larouette. Ce fut ce matin-là encoreque, grâce au banquier Terrenoire, il put verser à son caissier lescinquante mille francs qui faisaient le complément de l’échéance.Ce fut ce matin-là, enfin, que M. Liénard se présenta rueSaint-Maur et que Roger fut arrêté et envoyé à Versailles, à ladisposition du juge d’instruction chargé de l’enquête.

Chapitre 9

 

 

Roger fut écroué à la prison de Versailles etne fut pas interrogé le jour même, mais seulement le lendemain.

M. de Lignerolles, le juged’instruction, très au courant par les préliminaires d’enquête deM. Lacroix, attendant un supplément de renseignements, afind’être prêt à accabler Roger.

Ce fut donc le lendemain que Roger comparutdevant le juge.

Il était pâle et défait. Il n’avait pas dormiet avait passé cette première et cruelle nuit à rêver au moyen deprouver son innocence, sans trahir Julia, sans trahir la fautecommise.

Avouer qu’il avait prêté cent mille francs àJulia, en secret de son mari, dire que Julia avait été samaîtresse, c’était la déshonorer, c’était déshonorer ce pauvre êtreinfirme et malade, incapable désormais de se défendre, Lucien, sonami. Et cela, il ne le pouvait pas, même au prix de sa vie.

Il avait cherché comment, en se dévouant pourNoirville, il effacerait en quelque sorte la faute commise…

Longtemps, ce dévouement s’était dérobé à lui…Il s’offrait maintenant, complet, il s’offrait comme un châtimentterrible, une suprême expiation… Et il était prêt à l’accepter,bien que cela dût lui coûter cher, l’honneur, la fortune, laliberté, peut-être la vie !

Une seule espérance lui restait, presque unejoie.

« Jamais, se disait-il, dans la celluleoù il était tenu au secret, jamais Henriette, jamais Suzanne ne mecroiront coupable. On me permettra bien de les voir une fois. Et jeleur dirai :« Je suis innocent ! »Cela suffira pour qu’elles me croient, malgré toutes lesapparences. Et je ne serai pas complètement abandonné, puisque,dans un coin du monde, il me restera deux cœurs fidèles, ma filleet ma femme !… »

Vers le matin, pourtant, lorsque le soleil seleva, il eut un accès de désespoir et crispa ses deux mains dansses cheveux :

– Moi, en prison pour un meurtre et unvol !… Est-ce possible ?… Mais je veux me défendre… Ne lepourrai-je donc sans trahir Julia ? Je le veux. Il le faut. Jeme défendrai.

Lorsqu’il entra, escorté par deux gendarmes,dans le cabinet de M. de Lignerolles, il s’approchavivement du juge et avec élan :

– Monsieur, dit-il, je vous jure que jesuis innocent. C’est odieux de déshonorer ainsi un honnêtehomme !

M. de Lignerolles ne réponditpas.

Il avait, d’un coup d’œil, dévisagé Laroque,et il avait été surpris. Sur cette figure énergique, tout indiquaitune souffrance aiguë, une fatigue énorme ; mais il n’ydécouvrait rien du criminel vulgaire. Les yeux voilés de larmes,étaient droits et francs.

Il lui indiqua un siège, mais Roger n’y pritpas garde et demeura debout, les doigts entrelacés, regardantardemment M. de Lignerolles, parce que là était le salut,s’il pouvait faire entrer la conviction dans l’âme de cethomme !

– Vous êtes inculpé d’assassinat, suivide vol ! dit-il.

Alors commença un interrogatoire pénible,roulant d’abord sur de menus faits.

Comment avait-il passé la soirée ducrime ?

Il voulut l’expliquer ; mais, dès lespremiers mots, M. de Lignerolles souriait d’un souriresceptique.

En vain Roger essaya-t-il de dire qu’il avaiterré dans Paris, en proie au plus sombre désespoir, poursuivi parl’idée de sa faillite prochaine.

En vain, dit-il que, de onze heures à minuit,il avait erré par les bois de Ville-d’Avray, n’osant rentrer chezlui, dans la crainte d’être deviné par sa femme et d’avoir à luiavouer sa ruine.

– Prouvez-moi, disait le juge, que vousvous êtes promené ainsi à l’aventure. Quelqu’un peut-il témoigneren votre faveur ?

– Je n’ai rencontré personne.

Lorsque M. de Lignerolles demandad’où provenait le remboursement Larouette, Rogerrépondit :

– Vous pouvez croire ce que vousvoudrez !

– J’admets pour un moment l’existence dudébiteur, fit M. de Lignerolles, vous leconnaissez ; vous expliquez-vous, du moins, comment il se faitque les billets de Larouette soient venus en sa possession ?L’un de vous est le meurtrier, et, si vous ne voulez point passerpour son complice, je vous engage à nous dire son nom.

L’insinuation du juge avait frappé Roger commeun coup de fouet qui lui eût cinglé les membres.

Était-ce donc son ancienne maîtresse qui avaitassassiné Larouette ?

Mais cette idée était si absurde qu’il secontenta de hausser les épaules. Et pourtant, elle avait dit, unjour, lors de leur rupture :

– Si jamais il vous arrive malheur,souvenez-vous que peut-être je n’y serai pas étrangère.

Menace de femme à laquelle il n’avait pas prisgarde.

– Mon débiteur ne peut être soupçonné,pas plus que moi, dit Roger, et il importe peu à votre enquête queson nom vous soit connu. J’ai déjà refusé de répondre à ce propos,et je vous serai obligé de m’épargner de nouveau la peine derefuser encore.

– Vous vous perdez, je vous enavertis.

– C’est une affaire entre moi et maconscience.

M. de Lignerolles sembla serecueillir un instant, puis :

– Il est une autre preuve, dit-il, dontnous ne vous avons point parlé encore, irrécusable, terrible, etdouloureuse entre toutes.

– Puis-je la connaître tout desuite ? Je la réfuterai, celle-là, peut-être, plus facilementque les autres.

– Vous avez été vu, au moment où vousentriez chez Larouette, un instant avant l’assassinat.

– Moi ? Moi ? dit Rogereffaré.

– Vous avez été vu, au moment où vouscommettiez le crime…

– Moi ? On m’a vu ? Quicela ?

– Deux témoins… une femme… une petitefille…

– Une femme ? Une petitefille ?… Ha ! ha ! dit Roger en riant et commesoulagé. Voilà qui me tranquillise, et qui va vous prouver enfinque je suis innocent. Cette femme, cette petite fille, ont vul’assassin. Faites-les donc venir devant moi et qu’elles meregardent ! Elles vous diront si elles me reconnaissent.

– Nous vous confronterons tout àl’heure.

– Et pourquoi pas à l’instant même ?Lorsque ces deux témoins m’auront vu, leur conviction seraformée.

Le juge lui indiqua une salle d’attentecommuniquant avec son cabinet.

– Dans quelques minutes, vous serezsatisfait, dit-il.

– Chacune de ces minutes va me paraîtrebien longue, Monsieur, dit Laroque en souriant. Enfin, j’entrevoisl’espérance !…

Et il sortit, accompagné par deuxgendarmes.

Dans un coin du cabinet du juge, sur un bureauplat, un greffier, – vieux bonhomme ridé, à la barbe entièrementblanche, – avait écrit les réponses de Laroque.M. de Lignerolles parcourut le procès-verbal afin des’assurer que rien n’avait été oublié.

Après quoi, il dit :

– Faites entrer madame Laroque,seule.

Le greffier sortit et un instant aprèsintroduisit respectueusement Henriette.

Celle-ci avait reçu la veille au soir unelettre du juge d’instruction la mandant au parquet avec safille.

Connaissant l’arrestation de son mari, elles’attendait à cette lettre.

Elle vint donc, tout à la fois tremblante etrésolue.

En partant, Suzanne avait demandé :

– Où me mènes-tu, mère ?

– À Versailles, ma chérie, à Versailles,où l’on va te faire souffrir encore.

Lorsque le greffier la fit entrer chezM. de Lignerolles, elle semblait n’avoir plus une gouttede sang, tant elle était pâle.

M. de Lignerolles lui avança unechaise. Elle s’y affaissa.

– La mission que j’ai à remplir auprès devous est très pénible, Madame, dit le juge. Vous vous doutezassurément du motif qui m’oblige à vous entendre. Je ne veux pas,toutefois, recommencer l’interrogatoire cruel que vous avez subidéjà et dont monsieur Lacroix m’a mis le détail sous les yeux.

– Vous pouvez d’autant mieux m’épargnercet interrogatoire, Monsieur, que je n’ai qu’à répéter, mot pourmot, ce que j’ai dit à monsieur Lacroix.

– Non, Madame, pour vous, pour votremari, j’espère que vos réponses seront plus précises, car votrerefus de vous expliquer sur le meurtre de Larouette est lacondamnation de Laroque. Dites-moi que vous n’avez pas reconnuvotre mari dans le meurtrier, c’est bien, – et alors donnez-moi lesignalement de l’assassin, – mais ne soutenez pas que vous n’avezpas été témoin du crime.

– Cela est vrai, pourtant ! dit lacourageuse femme, dans son héroïque entêtement.

– Nous allons vous mettre en présence devotre femme de chambre.

Victoire fut introduite. Un instantembarrassée devant son ancienne maîtresse, – car ce n’était pointune méchante créature, – elle reprit cependant contenance.

– Répétez devant madame Laroque, fit lejuge, la déposition que vous avez faite à monsieur Lacroix, et uneseconde fois à nous-même…

Victoire s’exécuta.

Mme Laroque écoutait etessayait d’affecter un air surpris. Mais sa gorge était serrée.

Il fallut bien qu’elle répondît, quandVictoire eut parlé.

– Cette fille, dit-elle, a l’imaginationtroublée par la lecture des romans. Son récit est une suited’inventions et d’extravagances. Ni ma fille ni moi nous n’avonstenu les propos qu’elle rapporte. Si du balcon nous avions appeléRoger, il nous eût répondu, et, se voyant découvert, il ne seraitpas entré chez notre voisin. Tout cela est doncinvraisemblable.

– Tout cela est, malheureusement, vrai,Madame, dit Victoire.

– Que vous ai-je donc fait, ma fille,pour me causer autant de chagrin ? Et que vous avait fait monmari pour que vous portiez sur lui une accusation aussigrave ?

– Je n’ai point de reproches à vousadresser, Madame, et si j’avais pu garder en moi ce que j’ai dit,je me serais tue.

Elle se retira.

– Vous le voyez, Madame, fit le juge, ladéposition de cette fille est très nette et ne varie pas. Vous avezété témoin involontaire du crime. Qu’avez-vous vu ?

– Je n’ai rien vu, rien entendu.

– N’oubliez pas que votre silence est laperte de votre mari.

– Toute la vie de mon mari plaide pourlui et crie haut sa probité !

Le greffier fit sortir Henriette et ramenaSuzanne. Elle regarda le juge avec terreur.

M. de Lignerolles l’embrassa et lacontempla longuement, avant de parler.

– Et vous, mon enfant, serez-vous plusraisonnable aujourd’hui que vous ne l’avez été hier ?Quelqu’un vous a-t-il fait comprendre que vous seriez la cause d’ungrand malheur pour votre père si vous refusiez de nous dire ce quevous avez vu, il y a quatre jours, lorsque vous étiez au balconprès de votre mère ?

– Je n’ai rien vu, Monsieur.

– Ne mentez pas, mon enfant. Le mensongeest vilain. Est-ce un autre que votre père que vous avez vu ?S’il en est ainsi, ma chérie, dites-le. Vous aimez votre père, etvotre père, si vous vous taisez, serait à jamais malheureux. Ilsouffrirait et pleurerait d’être séparé de vous ! Et vousaussi, chère petite, vous seriez bien triste et vous pleureriez,car elle serait longue une vie sans votre père !…

– Je ne sais rien, Monsieur… je ne saisrien… et je voudrais bien qu’on me laisse tranquille… Monsieur… jesuis malade… Mère ne voulait pas m’emmener, ce matin, et c’est moiqui ai voulu venir… mais j’ai bien mal, Monsieur… Je ne comprendspas ce qu’on exige de moi… et pourquoi petite mère pleure tous lesjours, depuis que l’on m’interroge…

Elle grelottait, ses dents claquaient.

Le rouge de ses pommettes s’accentuait encoreet ses yeux se creusaient… se creusaient… et, comme ceux de samère, se meurtrissaient d’un large trait de bistre.

– Oui, il est convenu que vous ne direzrien.

Le greffier alla rechercherMme Laroque. En entrant, le premier regard de lajeune femme, – regard épouvanté, – fut pour Suzanne. L’enfantavait-elle parlé ? Suzanne, à son tour, regarda sa mère. Ellesse comprirent, Suzanne n’avait rien dit. Henriette ouvrit ses bras,et la petite fille s’y jeta en pleurant.

M. de Lignerolles se pencha àl’oreille du greffier et lui parla bas.

Le greffier ouvrit la porte de la salle oùRoger attendait.

– Laroque, entrez ! dit-il.

Roger obéit.

La salle d’attente était mal éclairée etobscure, de telle sorte qu’il se trouva passé de la nuit comme enplein jour.

Il s’arrêta sur le seuil et releva ses yeux,obstinément baissés jusque-là.

Et devant lui apparurent sa femme et safille.

– Suzanne ! Henriette ! Mafille ! Ma femme !

Mais Henriette et Suzanne, tout d’abordsurprises, parce qu’elles ne s’attendaient pas à le voir, reculentavec une horreur si visible, que le juge d’instruction entressaille.

L’instinct a été plus fort que la volonté chezces deux êtres si faibles, affaiblis encore par les tortures desjours derniers.

En voyant Laroque, ce n’est ni le père, ni lemari, – aimé jadis, qu’elles revoient, c’est l’assassin, – Roger acompris cette terreur. Il se trouble ! Il bégaye :

– Quoi ! Vous me fuyez ?… Jevous tends les bras !… Vous m’évitez ? Qu’ai-je donc dechangé ? Est-ce parce qu’une accusation aussi odieuse queridicule pèse sur moi que je ne suis plus, toi, Suzanne, ton pèreet toi, ma chère Henriette, ton mari ?

Mais déjà la mère et la fille se sontremises.

La mère a compris qu’elle a failli se trahir,qu’elle a failli perdre Roger d’un geste, d’un seul regard.

M. de Lignerolles l’examine toujourset elle devient plus blanche encore.

Cette entrevue, si brusquement menée, sanspréparation, n’était qu’un piège et elle s’y est laisséprendre.

Elle a recouvré le sang-froid. Elle serre lamain de sa fille afin de lui faire deviner ce qu’elle veut et ellela pousse dans les bras de son père. L’enfant y tombe en fermantles yeux, parce que c’est Larouette, toujours, qu’elle aperçoit,croulant sous l’étreinte de Laroque, et non plus son père, et parcequ’elle espère ainsi échapper à cette vision.

Déjà Laroque, sans soupçons, sans défiance, atout oublié.

Il embrasse Suzanne de toutes ses forces.

– Suzanne, ma fille, mon enfantbien-aimée !

Puis, dans le même baiser, il confond la mèreet la fille.

– Henriette… ma bonne et chère femme… queje suis heureux !

Et, tout à coup, se tournant versM. de Lignerolles, silencieux :

– Que vous êtes bon, Monsieur… de m’avoirpermis de revoir ma fille et ma femme !… C’est tout ce quim’aime au monde… Quelle que soit la conclusion de votre enquête, jevous remercie, Monsieur, d’avoir été généreux et de vous êtresouvenu que j’étais père !

– Vous n’avez pas à me remercier, dit lejuge, froidement.

– Pardonnez-moi, Monsieur, fit Roger, quivoulait insister.

M. de Lignerolles lui imposa silenced’un geste.

– Je vous ai dit tout à l’heure que vousaviez été vu, au moment où vous entriez chez Larouette… et qu’aumoment où vous avez assassiné ce malheureux vous avez été vuencore…

– Par une femme et par une petite fille…Et je vous supplie de ne pas retarder davantage ma confrontationavec elles !…

M. de Lignerolles se taisait.

Mme Laroque, assise auprès dubureau du greffier, serrait sur ses genoux, dans ses bras, par unmouvement irréfléchi, sa fille défaillante.

Elle collait ses lèvres dans les cheveuxdénoués de l’enfant, dont la tête reposait sur son sein, et quitoujours gardait les yeux obstinément clos.

Certes, elle aurait bien voulu être morte etemporter dans la mort l’oubli, l’éternel néant… son enfant avecelle !

Et voilà que dans l’esprit de Roger la lumièrese fait brusquement. Il n’a eu qu’à regarderM. de Lignerolles, – ému malgré lui, – il n’a eu qu’àregarder Mme Laroque et Suzanne pourcomprendre !

Il tremble ! il chancelle !…

– Dieu ! Dieu ! Épargnez-moi,épargnez-moi ! balbutie-t-il.

Il voit que M. de Lignerollesentrouvre les lèvres… qu’il va parler…

Alors, soudain, à la fois menaçant etsuppliant :

– Monsieur, prenez garde,taisez-vous ! ! je vous en supplie ! ! Vousallez proférer un blasphème ! !

– Vous avez été vu, au moment de votrecrime, par une mère et sa fille, – dit lentement le magistrat. –Vous avez ces deux témoins devant vous !… C’est votre femme etvotre enfant !…

Roger part d’un éclat de rire strident, – unrire de fou.

– Elles m’ont vu ! moi ?… Mafemme et ma fille m’ont vu assassiner Larouette !

Et, se précipitant vers elles, il leur prendles mains, il leur secoue les bras… Il leur fait mal… le pauvrehomme !

– Vous m’avez vu, vous deux, à ce qu’ilparaît ?… Vous entendez qu’on prétend que vous m’avezvu ?… Mais protestez donc ! Levez-vous donc ? Criezdonc à cet homme, qui m’accuse, qu’il a menti et que ce n’est pasvrai, que vous n’avez pu voir Roger Laroque assassinant, puisqueRoger Laroque est innocent et incapable de commettre un crime…

Elles ne répondent pas. Il a beau leur serrerle bras à les faire crier, elles restent insensibles.

Alors, il les appelle.

– Suzanne !… Henriette !…Qu’avez-vous ?… Êtes-vous malades ?… Pourquoi neparlez-vous pas ?

Henriette se lève.

Elle a cette pâleur de cire qu’ont lesmorts.

– Monsieur de Lignerolles a tort de vousdire, Roger, que nous avons été témoins d’un meurtre. Depuis troisjours, on nous poursuit, Suzanne et moi, pour nous contraindre àdes aveux que nous ne pouvons faire. Je n’ai qu’à redire devantvous, en mon nom comme au nom de ma fille, ce que nous avons ditbien des fois déjà : Nous ne savons pas comment ce meurtre aété commis, et nous ne comprenons pas comment l’on ose vousaccuser !…

– À la bonne heure !… Jerespire !… Vous avez parlé !… Savez-vous bien qu’unmoment… j’ai cru… oui, j’ai cru… mais non, qu’aurais-je pucroire ? Il est impossible que vous ayez vu, puisque ce n’estpas moi ! Quelle folie ! Mais j’ai eu peur… oui, jel’avoue, j’ai eu peur !

Et tout à coup, à M. de Lignerolles,avec brutalité :

– Pourquoi disiez-vous qu’elles avaientété témoins ?… Vous outrepassez votre droit de juge… Vous aveztout à l’heure affirmé un mensonge, et ma femme vous a donné undémenti que vous n’avez pas relevé !

Le magistrat répliqua doucement, parce qu’ilavait pitié d’Henriette, pitié de la petite fille.

– Il est prouvé qu’elles ont vu…

– Cela est prouvé ? faisait Laroque,étonné, – calmé par un effort sur lui-même… Vous entendez,Henriette ?… Moi, je ne peux rien dire… C’est à vous derépondre.

– Cela ne se peut, – disait gravement lajeune femme, – puisque je ne comprends rien à ce que l’on medemande.

Ce fut au tour de Laroque d’interroger lejuge.

– Quelle est cette énigme ?

M. de Lignerolles sonna.

Au gendarme qui apparut, il ordonnad’introduire dans son cabinet la femme de chambre.

– Victoire ? murmura Roger. Pourquoidonc ?

Et il attendit anxieusement les explicationsdu juge.

M. de Lignerolles fit répéter àVictoire sa déposition.

Elle le fit, sans se presser, mot pour mot,n’omettant rien.

Au fur et à mesure qu’elle parlait, on pouvaitvoir le visage de Laroque se décomposer.

Par une tension énorme de sa volonté, ilessayait de comprendre.

Il secoua la tête, et dit très haut, les yeuxhagards :

– Prenez garde à moi… j’ai peur dedevenir fou !…

Un long silence se fit.

Peu à peu, il comprenait.

Henriette et Suzanne avaient vu. Maisquoi ? Elles avaient refusé de parler… Pourquoi ?… Ilfallait le savoir !…

Laroque alla s’agenouiller devant sa femme,avec une grâce touchante. Il lui prit les mains, les caressa, puis,comme s’il avait parlé à un enfant :

– Dis la vérité, fit-il. Est-ce vrai quetu m’as vu ? Tu as nié, n’est-ce pas ?… Jusqu’à ladernière minute, tu as prétendu que tu n’avais pas été témoin dumeurtre ?… Et Suzanne a dit comme toi ?… C’est vainementqu’on vous a interrogées. Mais, à présent, ma chère femme, et toi,ma chère Suzanne, il faut tout dire… Ne craignez point, puisque jesuis innocent, de raconter tout ce que vous avez vu… On m’accusemais qui sait si votre témoignage ne va pas prouver moninnocence ?…

Il avait réuni les petites mains de Suzannedans les mains d’Henriette, et les baisait toutes les quatreensemble. La mère et la fille, toujours aussi pâles, toujours lesyeux fermés, se taisaient…

M. de Lignerolles intervint et cefut à Mme Laroque, particulièrement, qu’ils’adressa :

– Je vous ai mise en présence de votremari, dit-il, parce que j’espère encore que, cédant à ses prières,vous finirez par être persuadée que votre silence est dangereux etqu’il vaut mieux parler et nous raconter la vérité, quelle qu’ellesoit, que vous taire plus longtemps. Laroque vous dira, pluschaleureusement que je ne le pourrai faire, qu’il est de sonintérêt que vous parliez. Pour nous, comme pour tout le monde, ilest évident que, vous et votre fille, vous avez assisté en témoinsà ce meurtre. Les charges les plus graves pèsent sur votre mari. Sivous refusez de répondre à nos questions, c’est donc que Laroqueest coupable, pour vous comme pour nous ?

Et, se tournant vers le malheureux :

– Expliquez bien ceci à votre femme et àvotre fille, Laroque. Monsieur Lacroix et moi nous avons essayé.Elles ont fait la sourde oreille… Soyez plus heureux quenous !

Roger avait écouté avec attention.

Il lui fallait un effort constantd’intelligence, à présent, car son cerveau était vide.

Il hocha la tête et murmura :

– Il faut qu’elles parlent ou je suisperdu !

Il était resté aux genoux de sa femme.

Il n’avait abandonné ni ses mains, ni lesmains de sa fille.

Deux fois Henriette, par un mouvementimperceptible, avait voulu les retirer. Il les avait retenues.

Et, à chaque fois, Laroque, en la regardant,avait souri d’un air craintif.

– Henriette, tu viens d’entendre monsieurde Lignerolles, mais peut-être n’as-tu pas bien saisi sa pensée. Jevais te la traduire : « Votre femme et votre fille neveulent point sortir de leur silence, a-t-il dit ; or, il estprouvé qu’elles ont été témoins du meurtre. Si vous n’étiez pasl’assassin, elles parleraient. Ne rien dire, c’est donc vousaccuser. Puisque vous protestez de votre innocence, ordonnez-leurde parler ! Qu’elles révèlent ce qu’elles ont vu ! Sivous êtes innocent, vous n’avez rien à redouter, au contraire, vousavez tout à espérer de leurs déclarations. » Est-ce votrepensée, monsieur de Lignerolles ?

– Vous l’avez rendue exactement.

– C’est vrai, Henriette, ce que dit lejuge, sais-tu bien ? On croirait que tu ne t’en rends pascompte. Ton silence paraîtrait étrange, et tout naturellement lesjuges penseraient que Victoire ne s’est pas trompée, que, du balconde notre villa, tu as vu assassiner Larouette et que, par pitiépour ton mari, tu ne veux pas parler. Or, moi, je suis bien sûr quetu n’as pu me voir de la villa et je n’ai rien à redouter de tesaveux ; rien, entends-tu, ma chérie ? Puisque je suisinnocent, ce n’est pas moi que tu as vu, si tu as vu quelqu’un,j’ai donc tout intérêt à ce que tu renseignes monsieur deLignerolles. Je t’en prie, mon enfant, dis-nous ce que tusais !

Elle ne répondit rien, gardant son attitudesingulière qui faisait penser à ces magnétisées, immobiles sur leurchaise, le buste droit, les mains comme mortes, les paupièresbaissées.

– Tu m’as entendu, Henriette ? Ellefit un signe affirmatif.

– Alors, pourquoi ce silence, ce silencequi me condamne, Henriette ?

– Je n’ai rien à dire.

– Tu mens. La déposition de Victoire estprécise. Et ton trouble, ta pâleur, ton air étrange te trahissent…Et je me rappelle, maintenant, que, le lendemain de ce jour, lematin, Suzanne a été malade, est tombée dans des convulsions. Toutcela est une preuve…

– Je n’ai rien vu !

– Puisque je t’en supplie,Henriette !…

– N’ayant rien vu, je ne peux riendire !…

– Alors, tu m’accuses ?… Je suis tonmari, je t’aime, je suis innocent, et tu me condamnes !…

« Henriette, oublie où nous sommes, etlaisse-moi te parler comme si nous étions seuls, en ta chambre dela villa, ta chambre blanche, si gaie et si ensoleillée, où tu teplaisais tant et où tu n’avais pas besoin d’oiseaux dans les cages,car tous ceux du bois semblaient te connaître, et se donnaientrendez-vous autour de toi.

« Regarde-moi, Henriette !… Ai-jequelque chose de changé ?…

« Moi, je te retrouve tout autre… Ques’est-il passé pendant que je n’étais pas là ?… Tu ne veux pasme le dire ?…

« Nous sommes jeunes tous les deux,Henriette, et pourtant voilà huit ans que nous sommesmariés !… Et depuis huit ans as-tu remarqué dans mes paroleset dans ma conduite rien qui pût t’expliquer et te faire prévoir lecrime que l’on me reproche ?

– Non, Roger, non, jamais ! dit-elleavec élan.

– Je t’ai aimée, jadis, bien longtempsavant de te le laisser voir, avant de te l’oser dire. Et c’est tonpère qui, avant toi, peut-être, s’en est aperçu. Comme j’étaispauvre et que tu étais presque riche, j’aurais continué desouffrir, j’aurais gardé mon amour pour moi parce que je redoutaisque le moindre soupçon vînt l’effleurer et le ternir. J’étaispauvre, mais j’étais fier. Tu m’aimais, toi aussi, et ton pèrel’avait deviné également. Il a forcé nos deux cœurs à parler…Est-ce là ce qu’eût fait un futur criminel ?

– Non, Roger, votre délicatesse a étégrande…

– Avez-vous oublié, Henriette, combiennous fûmes heureux, avant notre mariage et depuis ? Je mesavais brusque et je m’étudiais à rester doux. Est-ce que jamaisvous avez eu à souffrir de la moindre brutalité ?… N’ai-jepas, sans cesse, prévenu vos désirs ? deviné vosfantaisies ?… Si je vous ai rendue malheureuse sans le savoir,Henriette, dites-le, et je suis prêt à reconnaître mes torts…

– J’étais heureuse, Roger.

– Oui, vous l’étiez. Vous le dites et jele crois. Je le crois, parce que je ne passais guère de jours sanschercher ce qui pourrait vous rendre heureuse, parce que je meserais reconnu indigne de vous, si, par mon fait, j’avais surprisun nuage sur votre front. Certes, je ne pouvais être à vos pieds,constamment, à vous dire que je vous aimais. J’avais l’aisance àgagner, de la fortune à acquérir.

« Mon travail, c’était encore une preuved’amour, car, bien que vous ne fussiez ni coquette, ni dépensière,j’étais fier de pouvoir vous dire que nos affaires étaient enpleine prospérité, parce que je savais que, si vous n’en conceviezpoint trop grande joie pour vous-même, vous en étiez heureuse pournotre fille.

– Tout cela est vrai, Roger, je lereconnais. Je n’ai jamais douté de vous. Je n’ai jamais eu dereproches à vous faire.

– Et c’est moi, Henriette, moi qu’onaccuse d’assassinat et que vous ne voulez pas défendre ! Jesais bien que la fatalité, je n’y avais jamais cru ! a réunicontre moi des preuves presque évidentes.

« Il y a des indices, en tout cela, surlesquels il m’est impossible de m’expliquer ; mais vous,Henriette, qui me connaissez, – qui m’avez aimé, qui avez vécu dema vie, – de ma vie irréprochable, – vous êtes là pour ne pascroire à l’évidence, pour expliquer les choses inexplicables ;ou bien, si vous ne le faites pas, vous êtes vous-même coupable,car votre silence va peser d’un poids énorme dans la décision desjuges, votre silence qui est l’aveu de ma culpabilité.

« J’irai plus loin, Henriette.

« Vous m’auriez vu, comme on le dit,étranglant Larouette de ces deux mains qui ont tant de fois caresséles vôtres, qui les serrent encore, en ce moment ; vousm’auriez vu, sans qu’il vous fût possible de douter, que votredevoir serait de douter encore, de vous révolter contre vos yeux,contre votre souvenir, contre votre conviction.

« Ou bien alors, si vous m’aimez sifaiblement que votre amour ne peut résister à un pareil assaut,c’est encore votre devoir de femme de tout dire, comme ce seraitvotre devoir, s’il s’agissait d’un étranger, du premiervenu !…

Elle écoutait.

Il parlait si tendrement qu’elle aurait pu s’ylaisser prendre, si elle n’avait pas vu le malheureux, dans cettefatale nuit !…

Les souvenirs d’amour, même, qu’il se plaisaità rappeler, ne faisaient qu’augmenter son mépris, parce que cessouvenirs, ainsi évoqués en cette heure tragique, c’étaient commeautant de preuves de son hypocrisie.

– Henriette, tu te tais ? Tu n’aspitié ni de mes larmes, ni de mes prières ?

Ses lèvres restaient obstinémentfermées ; son regard disait :

– Mensonge ! Mensonge !

Il se redressa, ferma les poings, puis,soudain se calmant :

– Henriette, tu me perds. Tu ne m’aimesplus, tu ne m’as jamais aimé, sans doute. Eh bien, je veux que tule saches… Moi, je t’aime toujours, je t’aime malgré tout… Jet’aimerai, même si je suis flétri par une condamnation ! Mêmesur l’échafaud je crierai mon amour !… Ce sera ta punition… cesera ma vengeance…

Il se promena quelques instants dans lecabinet de M. de Lignerolles, en proie à la plus vivedouleur.

– J’ai fait ce que j’ai pu, Monsieur,dit-il au juge.

Du doigt celui-ci lui montrait Suzanne, surles genoux de sa mère. Ce geste disait :

Il y a deux témoins, votre femme et votrefille.

Roger comprit. Un dernier espoir luirestait : son enfant parlerait peut-être.

Il l’enleva à sa mère et l’embrassa avecpassion à plusieurs reprises.

Puis, tout à coup, s’approchant deM. de Lignerolles.

– Je vous supplie de faire éloigner mafemme, murmura-t-il.

Le magistrat acquiesça d’un signe de tête.

Henriette s’était levée sans attendrel’injonction et s’était dirigée vers la salle d’attente, où elledisparut.

Roger prit Suzanne sous les bras, commelorsqu’il voulait l’enlever au-dessus de sa tête et la tintéloignée de lui, un moment, en souriant :

– Tu ne m’aimes donc plus, chérie ?dit-il.

L’enfant le regardait avec une sorte desauvagerie.

Elle était si changée, que quiconque l’eût vueavant le crime et l’eût revue alors, eût juré qu’il y avait là deuxenfants. De sa gentillesse d’autrefois et de ses jolis sourires etde l’expression si tendre et si rieuse de ses yeux il ne restaitrien. Les lèvres tombaient lourdement, comme s’affaissent leslèvres d’une femme que la douleur a flétrie.

Elle était jadis pâle et rose, d’une pâleurtransparente, sous laquelle on devinait le sang vivace et chaud.Maintenant, son teint était jaune et le front, ce front candide defillette, restait constamment ridé.

– Pourquoi veux-tu me faire de lapeine ? disait Laroque en l’embrassant presque entre chaquemot. Est-ce que je t’ai jamais fait pleurer, moi ? Est-ce queje ne t’ai pas aimée, cajolée, autant que petite mère ?…embrassée aussi souvent qu’elle t’embrassait ?… Est-ce que,tous les jours, quand je venais de Paris, tu ne trouvais pas surmoi quelque surprise ? Et, tu le savais bien, vilaine, car tuvenais toujours au-devant de moi, ou, du plus loin que tu pouvaisme voir, tu guettais mon arrivée… Ce n’était donc pas pour moi quetu m’aimais et parce que je suis ton père ?… C’était pour lesjouets et les poupées dont je te faisais présent ?… C’est trèslaid, cela, Mademoiselle, et vous mériteriez d’êtregrondée !…

Suzanne semblait ne pas entendre.

– Suzanne, Suzanne, ma chère mignonne,réponds-moi. Tu te rappelles bien, n’est-ce pas ? Le jour oùtu m’as récité ce gentil compliment que ta mère t’avait appris etoù tu me disais : « Père chéri, je ne suis jamais siheureuse que lorsque tu m’embrasses. Je sais que tu es indulgentpour moi et tous les jours je t’aime davantage parce que tous lesjours je vois combien tu es bon… » Rappelle-toi, chère petite…c’était la veille de ce jour-là… la veille au soir… Je ne suis pasvenu dîner avec ta mère et avec toi. Il paraît que vous m’avezattendu, très tard. Vous vous êtes mises au balcon et vousregardiez dans la rue pour me voir venir. Tu sais ? Tu tesouviens ?

– Oui, père, je me souviens, murmural’enfant.

Roger eut un geste de joie. Il soupira,soulagé. Suzanne se souvenait !

– Alors, vous m’avez vu entrer, dans lapetite maison qui fait face à la nôtre… Tu la vois bien, la petitemaison avec ses grands marronniers ?

– Oui, la maison du voisin Larouette.

– C’est cela. Tu m’as vu entrer, à cequ’il paraît ? Puis, tu m’as vu dans la chambre dont lafenêtre était ouverte, tu m’as vu me jeter sur Larouette et luimettre les mains autour du cou, l’abattre sous moi et letuer ?

L’enfant se tut.

– Réponds, ma chérie. C’est ton petitpère qui t’en supplie !

– Je n’ai rien vu de cela, dit-elle àvoix basse.

– Alors, qu’as-tu vu, cela est certain,tu as vu quelque chose ?

– Non, mère et moi nous n’avons rienvu…

– Tu mens. On te l’a déjà dit. Et je tele répète, tu mens. Et c’est mal. Et je t’ordonne de parler, ou situ ne parles pas, je te punirai. Et d’abord, tu ne me verras plus,– plus jamais, entends-tu bien ? – Et bientôt tu meregretteras, car tu n’auras plus tes bibelots, ni tes chariots, nites pelles, ni tes bêches pour creuser dans le sable, ni tesfleurs, ni tes poupées, grandes comme toi. On te retirera toutcela, parce que tu seras devenue pauvre et que ton père ne seraplus là pour te les acheter. Alors tu n’auras plus tes jolischapeaux. Tu n’auras plus tes jolies robes fraîches qui faisaienttant plaisir à ta coquetterie. Tu n’auras plus rien, parce que tun’auras pas voulu obéir à ton père. Parle ! Je te dis deparler… Je te l’ordonne… Parleras-tu ?

– Oh ! père, père, dit-elle, j’aipeur !

– Parleras-tu te dis-je, parleras-tu à lafin ? Tu étais sur le balcon, qu’as-tu vu ? qu’as-tuentendu ? Si tu ne m’obéis pas, je t’emmène avec moi et turesteras en prison, avec ton père… Dans une prison très noire oùtoutes sortes de mauvaises bêtes viendront te mordre… où tu verrasdes fantômes la nuit… où l’on viendra te réveiller quand tudormiras, pour te faire souffrir… Parle, allons, parle !

– Père, père, pitié de moi, pitié…

– Pourquoi aurais-je pitié de toi puisquetu t’entêtes à ne rien dire. Je ne t’aime plus. Je ne te reconnaisplus pour mon enfant. Non, tu n’es pas ma fille, qui est-elle,celle-là ? C’est une petite étrangère que nous avons élevéepar charité et que nous allons envoyer dans la rue, parce qu’elleest désobéissante et parce que, pour l’affection qu’on lui a vouée,elle ne montre que de l’ingratitude. Vous ne méritez pas qu’on vousaime !…

La colère l’envahissait. Il la secouait dansses mains avec rudesse. Elle laissait faire, masse inerte, les brasballants, la tête sur la poitrine.

Soudain, il la pose près de lui. L’enfant perdl’équilibre et tombe sur les genoux. Laroque lève les bras dans unaccès de fureur.

La raison lui échappe, comme elle échappe àSuzanne, comme elle échappe à Henriette, car leurs nerfs sonttendus, et cette scène déchirante, si elle devait se prolonger,casserait chez ces trois êtres tous les ressorts du cerveau.

Il n’a jamais eu que des caresses pour cetteenfant qu’il adore, et cette résistance le met dans une rageinsensée. Il a envie de la battre, de la briser.

On dirait qu’elle attend le coup, car, victimerésignée, elle baisse la tête et même Roger ne l’entend plus quidit encore, doucement :

– Pardon, père, pardon, père !

Alors, Henriette vient se jeter à genoux entreelle et lui !

Elle prend Suzanne dans ses bras, effarouchée,mais, en tombant là, elle a glissé deux mots à Laroque, – de savoix mourante, – deux mots que, seul, il entend :

– Frappe-nous donc, comme tu as frappél’autre !…

Sa colère s’évanouit soudain.

Les bras levés pour frapper, – les poingsfermés, – s’abaissent lentement sur ces deux têtes, où depuis desannées il a accumulé tant de baisers d’amour.

Ses doigts rudes errent un instant dans cescheveux blonds, ceux de la mère comme ceux de la fille – et se fontdoux pour cette suprême caresse, et il dit :

– Non, je ne frapperai pas…, car je vousaime… je vous aime, mon Dieu, je vous aime !…

Et c’est plus qu’il n’en peut supporter, cethomme.

Il fait un signe àM. de Lignerolles.

Le greffier prend Henriette par le bras et lafait sortir, en la soutenant, pendant que Suzanne reste suspendue àsa robe.

Roger les suit un moment des yeux. Et, quandelles ne sont plus là, il semble que la terre lui manque, que rienne se trouve plus sous ses pieds, et il tombe lourdement, avec ungrand soupir, évanoui, demi-mort.

Chapitre 10

 

 

L’instruction se poursuivit pendant quelquesjours et s’acheva sans autres péripéties. Rien ne vintl’entraver.

À toutes les questions deM. de Lignerolles, Laroque répondait :

– Je suis innocent. Je ne me défendraiplus.

Il se laissait aller au désespoir, à lafatalité qui l’entraînait.

Si le moindre doute avait existé dans l’espritde la justice, Roger aurait pu être sauvé ; mais, par malheur,les détails du crime, les indices trouvés par l’enquête, lesincidents relevés contre lui, tout coïncidait à le faire paraîtrecoupable et constituait un ensemble de preuves accablantes quiavaient formé chez M. de Lignerolles une convictioninébranlable.

Le juge transmit donc les pièces à la chambredes mises en accusation, à Paris, et celle-ci ordonna le renvoi deRoger Laroque devant la cour d’assises de Seine-et-Oise, siégeant àVersailles.

Henriette l’apprit par les journaux.

Elle ne sortait plus de la villa ni de sachambre, ensevelie dans une torpeur morale et physique étrange.Elle ne prononçait plus une parole, ne s’occupait même plus deSuzanne, la regardant parfois s’agiter autour d’elle, avec unesorte d’étonnement, comme si elle ne la reconnaissait pas.

Un matin, elle ne se leva pas. Elle étaittoute blanche dans son lit et ne bougeait plus, terrassée par unesyncope.

Les domestiques, en ne la voyant pas, – ellesi matinale d’habitude, – entrèrent dans sa chambre et furentfrappés de son état de faiblesse.

Ils appelèrent le docteur Martinaud.

Celui-ci prescrivit un traitement, mais sansespoir.

Il déclara que Mme Laroqueétait perdue et n’en avait plus que pour quelques jours.

Henriette se réveilla sous les frictions etles sinapismes qu’il lui fit appliquer et le remercia en souriantavec tristesse. Elle ne se faisait pas d’illusions.

Avant de mourir, elle voulut toutefois assurerl’avenir de Suzanne. Elle écrivit quelques mots, d’une écriturebien tremblée, déjà, presque illisible, à un vieil oncle, frère deson père, Adrien Bénardit, qui avait une forge près de Montherme,dans les Ardennes.

Suzanne allait être privée de sa mère, – et,selon toute prévision, Roger allait être condamné, – Henriettevoulait confier l’enfant au forgeron, un brave et honnête hommedont son père l’avait entretenue souvent, mais qu’elle n’avait vuque deux fois dans sa vie.

Puis, ayant écrit cette lettre, elle attenditl’arrivée du vieux prêtre et se prépara à mourir, rassasiant sesyeux de la vue de sa fillette dont elle allait être éternellementséparée et qui, avec cette maturité d’intelligence que donne lemalheur, s’arrangeait pour ne pas quitter la chambre de samère.

Suzanne la soignait, n’ayant pas voulu laisserce soin à une autre. Elle la soignait avec un dévouement absolu,veillant sur son sommeil, afin qu’on ne la troublât pas, luiprésentant à boire les potions prescrites, soulevant et soutenantla tête de la malade pendant qu’elle buvait, lui essuyant leslèvres, arrangeant les oreillers, rebordant le lit. Et la mère,prête à mourir, la remerciait d’un regard d’infinie reconnaissance,tout plein de regrets amers, de désespoirs sans remède.

Et l’enfant, alors, grimpant sur le lit et labouche près de l’oreille d’Henriette murmurait :

– Petite mère, guéris-toi, si tu aimes tafille !

Mme de Noirville avaitrêvé la vengeance et elle allait être vengée plus complètementpeut-être qu’elle n’aurait voulu. Elle l’avait dit à Laroque :elle était d’une race extrême en tout.

– Vengez-moi ! mais vengez-moibien ! avait-elle crié à Luversan, lorsque le pacte eut étéconclu.

Quelques jours après, Luversan la retrouvaitdans un bal campagnard, le dernier de la saison, donné dans lesgrands jardins de l’hôtel Terrenoire, rue de Chanaleilles. Il étaità peu près une heure du matin. – Il y avait une heure et demie,environ, que Larouette était assassiné. Luversan était très pâle,mais froid et correct, dans sa tenue irréprochable.

Quand, dans une allée obscure, il puts’approcher de Julia, il lui tendit silencieusement un paquet debillets de banque.

– Qu’est-ce donc ? fit-elle,surprise.

– Les cent mille francs que vous devez àLaroque. Il faut que demain matin, sans faute, Laroque les ait ensa possession.

– Je le croyais dans une situationgênée ?

– C’est la vérité.

– Alors, je le sauve. Est-ce là mavengeance ?

– Vous le perdez.

– Je ne comprends pas, dit-elle, maisvous le dites et je vous crois. Je ne puis refuser, puisque vouspossédez mon secret et que vous me tenez par là. Du reste, voushaïssez. Je hais aussi. Le même intérêt nous lie.

Elle prit les liasses qu’il lui tendait, lescacha.

Luversan la salua, se montra dans le bal, et,de la soirée, ne lui adressa plus la parole.

Le lendemain, dès le matin, elle sortait sousle premier prétexte venu, montait dans un fiacre et se faisaitconduire chez Laroque, boulevard Malesherbes, Roger venaitjustement d’arriver.

Deux ou trois jours se passèrent.

Ce fut Noirville qui apprit, par des amiscommuns, l’arrestation de Roger et son envoi à Versailles, sousl’inculpation de vol et d’assassinat.

– C’est une folie, s’écria-t-il. C’estmême plus que cela, c’est une bêtise !… Roger voleur etassassin ! la bonne histoire !

Et, sans perdre de temps, il se rendit auparquet, d’où il fut renvoyé au commissaire aux délégationsjudiciaires.

M. Liénard était dans son cabinet.

Il renseigna Lucien complètement.

L’avocat rentra chez lui inquiet etdéconcerté, – inquiet de l’issue de l’affaire, déconcerté par tantde preuves contre Laroque… Mais sa foi en son ami, en son frère,restait inébranlable.

Julia ne savait rien encore.

Il lui dit tout en un flot de parolesrageuses, méprisantes pour la police qui s’était fourvoyée.

– Les agents devraient être prudents,disait-il. L’an dernier, ils ont eu un terrible exemple d’erreurjudiciaire, dans cette condamnation à mort de Lauriot, dit leBoucher de Meudon[3], qui étaitinnocent et faillit être guillotiné.

Mme de Noirville, blême,écoutait sans mot dire. À cette heure, elle comprenait. L’assassinde Larouette, c’était Luversan. Le voleur, c’était Luversan.

L’argent volé, dont Roger n’expliquait pas lasource, c’étaient les cent mille francs qu’elle avait portéselle-même boulevard Malesherbes ! Ah ! tout cela avaitété combiné avec une infernale adresse.

Roger était perdu si elle ne parlait pas. Elleavait voulu goûter au fruit de la vengeance, elle allait êtreterriblement vengée. Elle ne fut point touchée du sublimedévouement de Laroque, préférant la honte à une condamnationpresque certaine plutôt que de déshonorer Lucien, en révélantl’adultère de Julia.

Sa haine était apaisée. Elle avait tantsupplié, sans être écoutée. Elle voulait que toutes ses larmesfussent noyées dans les larmes de Roger.

Quelques jours après l’arrestation, qui avaitfait beaucoup de bruit dans Paris, Lucien de Noirville dit à safemme :

– Je ne plaide plus. Ma santé chancelanteet mon infirmité me le défendent. Je n’ai pas plaidé depuis laguerre, mais on m’entendra, du moins, encore une fois avant que jeprenne décidément ma retraite.

Vaguement inquiète, elle demanda :

– Et quel procès acceptez-vous donc deplaider ?

– Pardieu, si tu ne devines pas !Crois-tu que je vais laisser ce pauvre Roger aux prises avec leprésident des assises et le jury sans avoir auprès de lui un amiqui le soutienne ? Je le défendrai et je l’arracherai de leursmains, à moins que Dieu ne m’en retire la force. Et ce serapeut-être la première fois qu’on aura vu un mutilé, qui ne peutplus marcher sans un aide, se faire transporter devant un tribunalpour y protester, par sa présence d’abord, et ensuite par tout cequ’il peut avoir de chaleur et de talent, de l’innocence de sonfrère d’armes.

Elle avait tressailli et elle se troublaitmalgré sa puissance sur elle-même.

– Tu ne trouves pas que j’airaison ? Est-ce que tu doutes de moi ? Eh ! tu astort, va ! Je prouverai que je n’ai pas cessé d’être l’avocatqui faisait avant la guerre courir tout Paris.

« C’est vrai, je suis faible. Cesmaudites blessures ont fait de moi un pauvre diable sans souffle,qui n’a pas l’air d’avoir quatre jours à vivre… mais le cœur estresté jeune… tu verras… J’aime Roger… à coup sûr mieux que jen’aurais aimé un frère…

« Tu ne sais pas, toi, Julia, comme ilest loyal et bon, brave et gai… et combien il a d’abandon dansl’esprit… un esprit grave et réfléchi avec, souvent, des naïvetésd’enfant… un homme, enfin, qu’on est fier de connaître et del’amitié duquel on s’honore. Et c’est lui qu’on accuse !

« Mais je leur montrerai, moi, qu’il estinnocent… Et ce ne sera pas difficile… Je n’aurai pas besoin delonguement étudier son dossier pour cela… Je n’aurai qu’à laisserparler mon cœur.

« Et j’embrasserai Roger devant letribunal… devant le jury… devant tout le monde, pour montrer que jesuis convaincu de son innocence. Tu verras… tu verras la belleplaidoirie… Je veux que ceux qui seront là pleurent !…

Elle se taisait, toute saisie par l’étrangetédramatique de cette situation. Le mari, ignorant l’adultère de safemme, défendant l’amant ! Et c’est qu’il était capable de lesauver ! Depuis qu’il ne plaidait plus, le barreau avait perduson éclat. Si quelqu’un avait assez de talent pour sauver Roger, cene pouvait être que Noirville.

Elle hocha la tête, disant :

– Lorsque vous connaîtrez le dossier del’affaire, peut-être ne serez-vous plus aussi sûr de vous-même…

Il eut un sourire d’orgueil… l’orgueil de sonamitié pour Roger.

– Il est innocent, te dis-je ; endouterais-tu ? Certes, il y a des choses singulières, dans soncas, des billets volés, retrouvés dans la caisse de ses ateliers dela rue Saint-Maur. Roger prétend que ces billets proviennent d’unremboursement, mais refuse de nommer le débiteur. Il est incapablede mentir. Le débiteur existe. Il y a là un mystère qu’ilm’expliquera. Ce qu’il n’a pas voulu dire à la justice, il me leconfiera à moi, il a confiance dans mon amitié. Et un avocat est unconfesseur. Quand je saurai son secret, je n’en serai que plus fortpour le défendre… Et son secret… il me le faut !

Elle toussa, la gorge contractée et, par unmouvement machinal, elle fit craquer ses doigts enlacés l’un dansl’autre. Ses lèvres étaient blanches. Le regard, un moment, parutmort…

Il ajouta en souriant – et Julia faillits’évanouir :

– Cette obstination de Roger à ne riendire me fait soupçonner qu’il doit y avoir en tout cela uneaventure de femme.

– Vous le voyez donc bien, dit-elle aveceffort, il se cache de vous !

Il resta un instant pensif.

– C’est vrai. Si j’ai deviné juste, ils’est défié de moi. Cela me surprend, car, depuis longtemps, sa viela plus intime m’était connue.

Le jour même, Lucien se rendit au parquet deParis, et là prit toutes ses dispositions pour pouvoir pénétrerauprès de Laroque, à la prison de Versailles.

Deux jours après, les employés de la gareSaint-Lazare, voyaient, montant le grand escalier qui conduit à lasalle des Pas-Perdus, un homme jeune encore, au visage distinguémais fatigué et trahissant de secrètes souffrances.

Cet homme avait deux jambes de bois, marchaitavec peine en s’appuyant sur des béquilles, et une jeune femme,d’une admirable beauté, grande, souple, aux yeux noirs, marchaitauprès de lui, veillant sur lui, prête à le secourir, s’il venait àtrébucher.

Ces deux voyageurs qui attiraient ainsi tousles regards étaient Lucien de Noirville, qui allait à la prison deVersailles, et sa femme, qui, pour être près du danger et leconjurer plus facilement, fiévreuse et inquiète, n’avait pas voulule laisser seul.

Mme de Noirville, quittason mari au moment où celui-ci entrait dans la prison.

Avec la voiture qu’ils avaient prise à lagare, elle fit des courses dans Versailles, où elle avait desamies.

Roger Laroque, depuis le dernierinterrogatoire que nous avons rapporté, était dans une prostrationcomplète.

« On découvrira l’assassin, se disait-il.On le découvrira un jour ou l’autre. »

Mais les jours s’étaient passés ; chacund’eux avait apporté contre Roger son contingent de preuves, etl’assassin restait inconnu.

Et, dans l’effroyable bouleversement de savie, sa dernière consolation, – la dernière joie à laquelle il serattachait, – lui était enlevée : il ne pouvait même pluscompter sur l’affection de sa femme et de sa fille, puisque toutesles deux semblaient l’accuser et le croyaient coupable.

Ce fut le dernier coup ; sa raisonchancela un moment sous le choc.

Toute la matinée du lendemain, il avaitdivagué, en proie au délire. Puis son tempérament, sa vigoureuseconstitution, avaient encore eu le dessus.

Il aurait bien voulu devenir fou, pour ne pluspenser, et par conséquent pour ne plus souffrir, mais Dieu luigarda la raison, parce que, sans doute, il n’avait pas fini desouffrir encore.

Il était tout habillé, couché sur son litétroit, lorsqu’un gardien ouvrit la porte, le secoua avec rudesseen criant :

– Hé ! Laroque ! Levez-vous…Voici monsieur l’avocat de Noirville.

À ce nom, Roger se dressa brusquement.

Lucien entrait, et comme son émotion étaittrop forte pour sa faiblesse, il s’appuya contre le mur de lacellule et ses béquilles, qu’il lâcha, roulèrent sur le plancheravec bruit. Il tendit les bras à Roger. Des larmes montaient à sesyeux.

– Roger ! dit-il. Mon pauvreRoger ! mon frère !…

– Lucien ici !… quel bonheur !…Mon ami, mon seul ami !…

Le gardien s’était retiré, Noirville devantrester seul avec le prisonnier.

Les mains serrées, les yeux dans les yeux, ilsse regardèrent longuement. Et, tout à coup, Roger demande à son amiavec angoisse :

– Au moins, toi, tu me croisinnocent ?

– Parbleu ! dit Lucien en riant… etj’espère bien le leur prouver à tous !…

Et comme Roger, interdit, le regarde sans osercomprendre :

– T’imagines-tu, par hasard, que je vaislaisser à un autre avocat le soin de te défendre ! Ce seraitune injure à notre amitié.

Roger recule, comme assommé, les mains sur lefront… Il balbutie :

– Toi ! Toi !… Tu veux medéfendre !… Tu me défendras, toi !

– Eh bien, qu’y a-t-il là de siextraordinaire ? Ne suis-je pas avocat ? Et pas mauvaisavocat, dit-on, – je m’en applaudis, aujourd’hui. – Qu’est-ce quetu as, voyons ?… Tu n’as pas l’air d’accepter ma propositionavec beaucoup d’enthousiasme ! Pourquoi ?… Qu’est-ce queje t’ai fait ?…

– Mais rien, Lucien, rien… C’est que…

– N’as-tu pas confiance en moi ?

– Oh ! si… Je n’espère pas qu’onpuisse me sauver… mais pourtant, si le miracle est possible, cen’est que par toi.

– À la bonne heure… je te retrouve…

– Non, non…, répétait Roger, fou dedouleur et d’horreur. Je ne veux pas… Tu m’entends ?… Je neveux pas !…

Il s’était reculé jusqu’à son lit, où il étaitretombé.

Péniblement, chancelant, car il n’avait pasramassé ses béquilles, Lucien alla jusqu’à lui et s’assit à soncôté.

– Veux-tu m’expliquer cetenfantillage ? dit-il avec un regard de reproche. Comment, turefuses que moi, ton meillleur ami, ton frère d’armes – del’affection duquel tu n’as pas le droit de douter – je sois tonavocat dans cette affaire ?… Je comprends que la douleurt’égare… On a beau être un honnête homme et un homme fort, uneaccusation comme celle qui pèse sur toi est tellement inouïe – etgrave, je ne le dissimule pas – qu’elle peut briser l’énergie lamieux trempée. Mais je suis là, te dis-je, et, puisque je suis là,rien n’est perdu !…

Et comme Roger gardait le visage dans sesmains :

– Voyons, Roger, dit Noirville, aveccette bonté un peu brusque qu’on emploie quelquefois vis-à-vis desenfants indociles, fais-moi donc le plaisir de me regarder enface.

Laroque releva la tête, sous la pression desdoigts de son ami. Ses larmes coulaient, larmes de rage, dedouleur, de honte surtout !

– Tu pleures ? dit Lucienattendri.

– Je pleure parce que ton dévouement metouche, Lucien.

– Laisse là mon dévouement et ne pensonsqu’à toi. Nous n’en sommes plus, je suppose, à nous faire descompliments…

– Je ne puis accepter ton offregénéreuse… Merci, mon ami… Aussi longtemps que je vivrai – et quisait si ce sera longtemps – je n’oublierai pas.

– Comme tu me parles !… Est-ce qu’ildoit être question de reconnaissance entre nous ?… Je tetrouve changé à mon égard, Roger…

– Rien n’est changé à mon affection, monami.

– Pourquoi ne veux-tu pas de moi, dèslors, comme ton avocat ?…

– Je ne le peux… je ne le peux…, disaitle pauvre homme, se tordant les mains et, pour la seconde fois,pensant au suicide.

– Tu me fais injure… et tu me causesbeaucoup de chagrin…

– Pardon, frère, pardon !

– Mais enfin, la raison… la raison d’unpareil refus… car tu as des raisons…

– Oui, dit-il, au hasard, parce qu’ilfallait répondre.

– Au moins me les feras-tuconnaître ?

– À quoi bon ?

– Je t’en prie… au besoin je tel’ordonne… j’en ai le droit… Mais j’ai beau y réfléchir… je ne voispas, vraiment, ce qu’elles peuvent être…

Roger se taisait, il cherchait une explicationet ne trouvait rien.

– Roger, dit Lucien, si tu ne parles pas,je vais douter de ton amitié.

Alors, le malheureux se décida, parce qu’ilvoyait déjà je ne sais quel vague soupçon, quelle inquiétude sur levisage de Noirville.

– Connais-tu toutes les preuves quipèsent sur moi ?

– La chambre de Paris m’a communiqué tondossier… J’ai tout lu.

– Tu as dû voir que les preuves sont dela plus extrême gravité ?

– Oui. Je le reconnais.

– Ne te fais donc point d’illusions,Lucien. Je sais que l’on me condamnera. Il ne peut en êtreautrement. Dans ces conditions, et comme ma défense n’est paspossible, je ne veux pas que tu t’en charges, car tu échoueras. Jene prendrai point d’avocat. On m’en constituera un d’office, voilàtout.

– C’est là une de tes raisons ?

– Oui.

– En d’autres termes, tu sembles craindrepour ma réputation étant données les difficultés presqueinsurmontables de la défense ?

– Justement.

– Rassure-toi. Cela ne m’effraye pas.D’abord cette raison est puérile, et n’en est pas une. Un avocat negagne pas toutes ses causes. Les plus délicates et les plusembrouillées sont celles où il brille le plus, quel qu’en doiveêtre le dénouement. Lachaud a plaidé pour Troppmann, mon cher ami,et si une affaire s’est jamais présentée dont le dénouement futcertain d’avance, c’est bien celle-là ! Or, si je ne suis pasLachaud, tu n’es pas Troppmann. Est-ce que tu n’as que de pareilsarguments à m’opposer ? En ce cas, parlons d’autrechose !

Roger secoua la tête…

Des arguments, il n’en trouverait pas… Chacund’eux se heurterait à l’amitié de Lucien, qui les repousserait. Quedire ? Une seule chose était claire et très nette dans letrouble de son esprit ; sa ferme résolution de ne pas êtredéfendu par Lucien ! Mais comment le décourager ?

L’avocat avait pris dans une des siennes lamain du prisonnier. Il lisait bien, dans cette âme, des combatsintérieurs, mais il n’en devinait pas la cause.

Roger, tout à coup, lui parla à voix basse,très vite :

– Tu ne comprends donc pas, Lucien ?Je suis donc obligé de t’avouer.

– Quoi ?

– Mon crime !

– Quel crime ?

– L’assassinat de Larouette…

– Tu es fou. Qu’est-ce que tu veux mefaire croire là ?…

– Cela est vrai, pourtant. C’est moi quisuis le coupable. J’avais restitué à cet homme plus de centquarante mille francs. Ce remboursement, c’était ma ruine. Je l’aitué, pour lui voler cet argent, pour échapper à la faillite… Je neveux pas que tu me défendes, Lucien, parce que je ne veux pas êtresauvé, parce que je ne suis pas digne que tu prennes ma défense, etque je ne veux pas échapper au châtiment qui va m’atteindre…

Et, poursuivant son idée fixe – l’idée del’adultère à expier – pendant que Lucien, étonné, ne trouvait rienà répondre, Roger répétait :

– Non, je ne mérite pas que tu essayes deme sauver… Je n’en suis pas digne ! Je n’en suis pasdigne !

Lucien semblait le fouiller jusqu’au fond del’âme et Roger baissait la tête sous son regard.

– Ainsi, tu l’avoues, fit le mutilé,c’est toi l’assassin ?

– C’est moi.

– Et tu as tué pour voler, comme lepremier venu des repris de justice ?

– Oui.

– Alors, c’est bien toi que ta femme etta fille ont vu ?

Roger se dressa, ne retenant pas une sourdeexclamation. Avouer cela, était-ce possible ?… Non, mille foisnon… Vouer son nom, sa mémoire, à jamais, à l’exécration de cesdeux créatures si aimées ? Non, mille fois non !…

Elles le croyaient coupable, mais s’ilprotestait de son innocence jusqu’à l’échafaud ou jusqu’au bagne…elles finiraient par douter d’elles-mêmes, peut-être !… Il seretourna vers Lucien…

Il allait lui dire : « Ne m’écoutepoint… je suis fou !… Oublie tout ce que tu viens d’entendre…Suis-je capable d’un pareil crime ? »

Mais ses lèvres restèrent closes ! Julia…Julia se dressait devant lui. Laisser son mari le défendre… Iltrouvait cela plus horrible, en un sens, que ce crime d’assassinatqu’on lui reprochait !…

Il voulut boire sa honte, la boire jusqu’à ladernière goutte. Et, presque mourant, à force d’émotion et dedouleur :

– C’est bien moi qu’elles ont vu,dit-il.

– Alors, ces reproches, ces larmes, cessupplications, devant monsieur de Lignerolles ?…

– Comédie ! comédie ! pourfaire croire à mon innocence.

Lucien resta silencieux. Il n’avait pas lâchéla main de son ami.

– Et – dit-il enfin – tu m’autorises,n’est-ce pas, puisque tu reconnais ton crime, à en faire part àmonsieur de Lignerolles, afin qu’au jour des assises le jury semontre indulgent, en te tenant compte de tes aveux ?…

– Si je t’autorise ?… Si jet’autorise ?… bégaya Roger, atterré.

Et, tout à coup, sans répondre, il roula surson lit, sanglotant bruyamment.

Lucien le laissa pleurer, parce que ces larmesallaient le soulager.

Quand le prisonnier fut un peu calmé,doucement, en souriant, et son visage reflétait une noble etsublime confiance, il dit :

– Tu sais, Roger, que je ne te croispas ?

C’était la preuve d’une amitié si grande,d’une affection si vraie, que Roger en fut comme écrasé. Il étaitvaincu, il n’essaya plus de résister.

Seulement, son étrange obstination avait misun premier soupçon dans l’esprit de Noirville, une inquiétudeplutôt qu’un soupçon, comme la crainte irraisonnée et instinctived’un malheur. Il ne voulut même pas y réfléchir tout de suite.

Ce fut plus tard que cette scène lui revint àla mémoire.

– Maintenant, dit-il, que tu en as finiavec tes enfantillages, car un enfant ou une femme n’eût pointparlé autrement, je suppose que c’est une affaire entendue entrenous et que je puis te considérer comme mon client ?

– Cher, cher ami ! dit Roger,suffoqué par les larmes.

– Et ne te décourage pas. Tu vas voir, situ veux bien écouter mes conseils, et répondre à mes questions,avec quelle facilité nous allons débrouiller la chose.

Laroque fit un geste désespéré. Il n’avaitplus confiance.

– Et d’abord, réponds-moi franchement,hein ?

– En doutes-tu ? M’as-tu jamais vumentir ?

– Non, mais tu pourrais avoir quelquesscrupules… Et, si tu en as, c’est que tu oublies que tu parles à unami ; et à un ami, on peut, on doit tout dire, même ce qu’onne dit pas au juge, même ce qu’on ne dirait pas à unconfesseur…

– Interroge ! dit Laroque d’une voixsourde, car ces mots de Lucien lui faisaient prévoir de nouvellestortures.

– Tout ce que tu as raconté tant enpremier lieu à monsieur Lacroix qu’ensuite à monsieur de Liénard etenfin à monsieur de Lignerolles est l’exacte vérité, n’est-cepas ? Tu n’as rien omis, rien ajouté ?

– Rien. Je te le jure.

– Ta simple parole me suffit. Ainsi donc– fit Lucien en consultant quelques notes qu’il avait prises surles pièces du dossier – le soir du jour où tu as rembourséLarouette, tu as vagué au hasard dans Paris, la tête en feu, parceque tu voyais ta faillite prochaine et inévitable. À Ville-d’Avray,même fièvre, même accès de désespoir, même course vagabonde dans lebois où tu tombes et déchires tes vêtements. Tout cela est possibleet, connaissant ton caractère, pour moi ne fait aucun doute.

– Tout cela est vrai.

– Bien. Passons à autre chose. Ont’accuse, mieux que cela, on prouve que tu as été vu par ta femmeet ta fille.

– C’est impossible, c’est faux, c’estodieux.

– D’accord ; mais enfin, commentexpliques-tu cela ?

– Ma femme n’a rien avoué.

– Soit, par affection ; mais elle avu, certainement. Qui ?

– Que sais-je ?

– C’est ce qu’il faut chercher. MonsieurLacroix, et deux agents très fins, Tristot et Pivolot, ontreconstitué la scène du meurtre. Ils se sont assurés que du balconde la villa on pouvait voir admirablement ce qui se passait chezLarouette.

– Alors, elles ont été abusées par uneressemblance.

– Nous nous informerons. Parlons ducercle, maintenant. As-tu des doutes sur quelqu’un de ceux qui ontjoué contre toi ?

– Non. Du reste, monsieur Liénard s’estinformé avec prudence, tu dois le savoir, et n’a rien puapprendre.

– J’arrive donc tout de suite à la preuveprincipale relevée contre toi : la découverte dans ta caissedes billets volés à Larouette. Il y a là un fait matérielindiscutable. Que ta femme ait cru te voir, ou ne t’ait point vu,cela est, sans contredit, très intéressant pour l’instruction, maisce qui t’accable, bien plus que ne pourrait t’accabler letémoignage même de ta femme si elle avait parlé, ce sont cesmaudits billets. Voyons, prends ton courage à deux mains… D’oùviennent-ils ?

– Eh ! le sais-je ?

– Entendons-nous. Il est possible que tune saches pas de qui ton débiteur les avait reçus. Ce mystérieuxdébiteur, que tu caches à l’enquête, n’est peut-être pasl’assassin. Donc, rien à craindre pour lui, si tu le nommes. Maisil est nécessaire que, coupable ou non, nous le connaissions parcequ’il y a là une filière, – comme on dit en langage de police, –une piste, si tu aimes mieux, et, en suivant cette piste, enremontant cette filière, il faudrait être maladroit si nousn’arrivions pas à la vérité.

– Il est inutile de chercher de ce côté,Lucien. Ce serait t’égarer.

– Qu’en sais-tu ?

– J’en suis sûr.

– Oh ! Oh ! Eh bien, pour mefaire partager ta certitude, éclaire-moi. De qui tenais-tu cesbillets ?

Laroque ne répondit pas. Le supplicerecommençait pour lui !

L’avocat se mit à rire.

– Je compte bien, dit-il, que tu ne vaspas faire le mystérieux avec moi comme tu l’as fait avec tes jugeset je te prie, avant tout, de voir en moi un ami, plutôt qu’unhomme chargé de te défendre. J’ai besoin de former ma conviction etil faut me dire.

– N’insiste pas, Lucien, dit Rogertremblant.

– Comment, tu refuses ?

– Je refuse.

– Voilà qui est singulier, parexemple ! murmura Noirville.

– Je t’avais prévenu, mon ami, mieux vautne pas me défendre !

– Mais si, je te défendrai,morbleu ! malgré toi, si tu m’y contrains !…

– Je t’en prie, Lucien, je ne puis riendire…

– Pourquoi ?

– L’honneur me le défend.

– Tu me fais beaucoup de peine, Roger,beaucoup. Ton manque de confiance me surprend péniblement. Tu meconnais assez, – outre que ma profession me commande la plusabsolue discrétion, – pour être sûr que le secret que tu meconfieras me sera sacré, comme à toi. L’honneur te défend deparler, à ce que tu prétends… Mais il y a un autre honneur qui tedéfend de te taire, c’est celui de ta femme et de ta fille,auxquelles ta condamnation léguerait une honte éternelle, –l’opprobe d’une flétrissure ineffaçable. Ces deux honneurs sont enbalance. Auquel des deux obéiras-tu ?

Roger baissait la tête.

Lucien garda un moment le silence, – ses yeuxne quittaient pas son ami.

– Je parie que je devine !dit-il.

Roger tressaillit… Ah ! s’il avait pu sedouter, le pauvre garçon !

– Et si je devine, me diras-tu que j’airencontré juste ?

– Lucien, ta gaieté me fait mal.

– Fais-moi partager ton secret, et jepleurerai avec toi, s’il le faut.

Chacune de ces paroles pénétrait en Laroqueavec la sensation froide d’un coup de poignard en plein cœur.

Noirville continuait :

– Hier, je parlais de toi à Julia et jelui disais que ton entêtement me faisait croire qu’il y a dans tavie quelque secret de femme.

Tout le sang de Laroque reflua vers son cœur.Ce fut si violent, si brutal, qu’il étouffa, renversé sur le lit,la gorge serrée.

Lucien eut peur. Il brisa le col de la chemisepour que le prisonnier respirât plus librement.

– J’avais deviné juste !murmura-t-il.

Et quand Laroque fut remis, Lucien, toujoursriant :

– Une fredaine, hein ? Avoue donc,enfant, avoue donc !

– Laisse-moi, Lucien, tu me faissouffrir, ami.

– C’est pour ton bien, comme disent lesmédecins aux malades. Alors, nous disons qu’il s’agit d’unefredaine… une fredaine qui tourne au tragique ! Eh !eh ! comme tu cachais ton jeu !… Je ne te savais pas sicoureur !

– Mon Dieu ! mon Dieu !murmurait Roger, en proie à la plus inexprimable angoisse,n’aurez-vous pas pitié de moi et auriez-vous le droit de mecondamner, si je recourais au suicide ?

– Une femme mariée, sans doute,interrogeait Lucien, pareil, en cette scène, à un chirurgien quiarracherait lambeaux par lambeaux la chair pour arriver jusqu’àl’âme. Ne m’as-tu pas dit cent fois – et ne l’ai-je pas vu aussi –que tu adorais ta femme et ta fille ?… Et cependant… un momentd’oubli, de faiblesse !… Enfin, si c’est vrai, ce n’est pas lamort d’un homme !…

– Tu te trompes, ami, il ne s’agit pasd’une femme !

– De qui donc ?

Roger ne répondit pas.

Alors Lucien :

– Puisque tu ne veux pas me renseigner,permets que je continue mes suppositions, lesquelles – jusqu’àpreuve du contraire – me semblent se rapprocher d’assez près de lavérité…

– Par grâce, Lucien !

– Point de grâce, ami. Je disais qu’ilest possible que ce soit une femme mariée… Je ne te cache pas quej’eusse préféré une aventure dans le demi-monde… L’adultère,vois-tu, Roger, amène toujours avec lui – quelle que soit lapassion qui lui serve d’excuse – tout un cortège de hontes etd’hypocrisies pour la loyauté d’un homme…

– Assez, Lucien, dit Roger d’un tonferme. De deux choses l’une : ou tes suppositions sont vraies,et ce que tu diras ne peut que me renouveler ma peine et aviver mesregrets ; ou elles sont fausses, et alors blessantes pour moi.N’en parlons plus, mon ami, veux-tu ?

Ce fut au tour de Lucien de se taire. Un vaguesoupçon avait pénétré dans son esprit, avec une douleur aiguë. Celadura une seconde, pas même.

Le trouble de Roger, sa persistance à ne riendire aux juges, au mépris des dangers qu’il courait, sacrifiant savie à son secret, c’est bien étrange. Quelle grave raison lepoussait donc à un pareil dévouement ? L’honneur d’unefemme ?… Mais, en avouant la vérité à Lucien, il n’eût pointtouché à l’honneur de cette femme…

Et, au fond du cœur, quelque chose lui disait,à Lucien : « C’est à toi surtout qu’il a voulu celer lavérité ! »

L’avocat avait beau se défendre contre cesoupçon. Son amitié était impuissante à l’écarter. Il revoyait safemme libre et coquette. Il revoyait Roger, troublé devant lui,pâle et tremblant, ayant vraiment l’aspect d’un coupable !Pourquoi ces deux êtres lui apparaissaient-ils ainsirapprochés ?

Ah ! qu’il souffrit en cetteseconde ! Mais il était fort et son amitié pour Roger étaitgrande ! Cette lutte si courte, et si cruelle pourtant, ne setraduisit que par un mot, proféré par le pauvre homme presque avechonte :

– Tu étais donc lié avec le mari ?…Il y a donc une trahison à l’amitié ?… Et tu crains, pour lafemme, que le mari ne se venge ?

Roger comprit-il le soupçon deNoirville ?

Les deux hommes se regardèrent… droit dans lesyeux…

Et les yeux de Roger se mouillèrent de larmes…Et il mentit – ou plutôt non, ce fut la vérité – car, lorsqu’ilavait aimé Julia, connaissait-il Lucien ? Était-il sonami ? Y avait-il eu trahison à l’amitié ? Non !…

Et c’est pourquoi, ayant deviné le vague doutequi, de son aile noire, venait d’effleurer l’âme de son frère, del’homme qu’il aimait entre tous, pour la paix et l’honneur duquelil laissait planer sur lui une accusation capitale, c’est pourquoiil dit :

– Oh ! Lucien… oh ! monami ! qu’as-tu pensé là ?…

Et sa gorge se serra, sa voix fut étouffée. Ilne put en dire plus.

Lucien l’entoura de ses bras et le serracontre lui… Dans cette étreinte, il faisait passer toute sonamitié.

– Vois, dit-il, ce que ton silence peutcauser de mal, non seulement à toi-même, mais encore aux autres…Pardon, ami… Une dernière fois, laisse-moi te supplier, au nom deta femme et de ta fille… Si tu ne dis pas d’où proviennent lesbillets, tu es perdu…

– Je le sais bien !

– Coupable, je te défendrais encore, carje ne pourrais oublier ce qui s’est passé entre nous et l’affectionqui nous a fait vivre de la même vie !…

– Comme tu es bon !

– Pas si bon que tu crois, Roger, car jete garde rancune, et je n’aurai de cesse que je n’aie pénétré lemystère que tu me caches.

Roger secoua la tête.

– Tu crois que c’est impossible ?dit Lucien. Baste ! qui sait ?

Il se leva, tendit les deux mains auprisonnier.

– Adieu, ami. Je reviendrai te voir avantla cour d’assises. Reste sur tes gardes et attends-toi à d’autresassauts de ma part. Puisque c’est malgré toi qu’il faut qu’on tesauve, eh bien, je te sauverai malgré toi !

Roger alla ramasser les béquilles et lestendit à son ami.

Lucien sortit et Laroque, penché, l’oreillecontre la porte de sa cellule, que le gardien venait de refermer,écouta longtemps le bruit sourd des jambes de bois sur les dallesde la prison.

Le bruit alla s’affaiblissant, puis s’évanouittout à fait.

Alors, sans plus de forces – accoté contre lemur – la tête tombée sur la poitrine et les bras ballants, Laroquemurmura :

« C’est trop souffrir !… Lasouffrance dépasse la faute !… »

Et, ainsi, dans cette posture, il rêvalongtemps, repassant sa vie, triste à mourir…

Chapitre 11

 

 

Le lendemain, Lucien reprenait le train à lagare Saint-Lazare, mais, cette fois, il n’alla point jusqu’àVersailles ; il s’arrêta à Ville-d’Avray et se fit conduire àla villa Montalais.

Il voulait voir Henriette, s’entretenir avecelle espérant que la jeune femme lui donnerait quelquesrenseignements précieux.

La petite maison lorsqu’il y entra étaitsilencieuse. La grille était ouverte, il put pénétrer sans sonner.Il frappa à la porte d’entrée ; mais comme personne nerépondit il la poussa ; celle-là, non plus, n’était pasfermée. Dans le corridor, personne. Il monta l’escalier,péniblement. Il était à peu près au millieu quand il entendit despas au-dessus de lui.

Quelqu’un venait à sa rencontre…

C’était Jean Guerrier, le caissier de l’usine,important témoin qui, devant le jury, devait être, par la fatalitédes choses, à charge en ce qui concernait les preuves matériellesrésultant des billets de banque trouvés en caisse, et à déchargepar la foi qu’il montrerait en l’innocence de son patron.

– Ah ! monsieur de Noirville, quelmalheur ! dit Jean, qui connaissait l’avocat pour l’avoir vumaintes fois, avant le drame, avec son maître, et qui, depuis,était allé lui communiquer les résultats des interrogatoires qu’onlui faisait subir.

– Qu’y a-t-il donc ?

– Madame est à l’agonie !

– Grand Dieu !… Ah ! c’esteffroyable ! Pauvre Roger !…

Le jeune homme fut obligé de le soutenir. Ill’entraîna dans un petit salon d’attente donnant sur l’antichambreet s’assit auprès de lui.

– Monsieur Laroque est perdu !s’écria-t-il. Comment voulez-vous que des étrangers croient à soninnocence quand celle qui agonise dans cette maison est convaincuede sa culpabilité.

– Convaincue ! À quoi lejugez-vous ?

– Madame Laroque allait un peu mieux cematin. Elle avait tout son entendement ; c’était la dernièrelueur de la flamme près de s’éteindre.

– Eh bien ?

– J’en ai profité pour lui retracertoutes mes impressions, pour lui conter avec quelle joie mon patronm’a remis d’abord les cent mille francs qu’un inconnu, qu’ils’obstine à ne pas nommer, lui a restitués. Ce n’était pas lasatisfaction du malfaiteur qui a commis un crime et profite dubutin. Où a-t-on jamais vu qu’un coquin tue pour payer deséchéances ? Est-ce que les assassins ont des échéances ?Ils volent et ils feraient plutôt banqueroute que de sacrifier leprix du sang à solder des créanciers ! Allons donc ! celatombe sous le sens !

– Vous lui avez dit tout cela ?

– Oui. Je lui retraçais également lascène du lendemain. Je vous l’ai dit, à vous, l’avocat de ce pauvremonsieur Laroque, je le répéterai avec énergie devant lejury : il fallait entendre mon patron faire son meaculpa devant son caissier, s’accuser d’avoir été jouer dans untripot, d’avoir failli perdre quelques billets de mille francs, cequi l’aurait obligé à recourir aux expédients ; à falsifierses livres, disait-il avec cette indignation qui témoigne d’uneconscience intacte.

– Oui, vous direz cela, Guerrier, vous ledirez avec la conviction dont vous êtes animé aujourd’hui.

– Certes, mais à quoi celaservirait-il ? Je l’ai dit ce matin à madame Laroque et pourtoute réponse elle a exhalé ce propos qui trahit sa secrètepensée : « Je voudrais être aveugle, et je parleraiscomme vous. »

– Montons voir la mourante, s’écriaM. de Noirville. Je veux m’assurer par moi-même de ce quevous croyez être la conviction de cette malheureuse femme.

Ils entrèrent dans la chambre à coucher. Lamalade ne voyait déjà plus personne.

Il y avait aussi un vieillard à la figure trèsbrune, entièrement rasée, sauf le collier de barbe, et qui priait,les yeux très rouges.

C’était l’oncle Bénardit, appelé parHenriette.

Il était arrivé la veille.Mme Laroque lui avait remis Suzanne et, comme sielle n’avait attendu que cela pour mourir, elle avait perduconnaissance presque aussitôt ; son agonie durait depuis laveille.

Il y avait, enfin, Suzanne, qu’on n’avait puarracher du lit de sa mère et dont le désespoir muet étaiteffrayant.

Mme Laroque n’était pas morteencore, mais déjà ses yeux fixes étaient vitreux ; ses brasétaient sur les draps et, de temps à autre, on voyait remuer lesdoigts, faiblement, très faiblement.

Tout à coup, elle parut se ranimer. La crisesuprême approchait.

Elle ouvrit les yeux très grands et lespromena sur ceux qui l’entouraient, sur le docteur, sur Bénardit,sur Lucien, sur Jean Guerrier.

Elle les reconnut tous, car elle leur sourit,un pauvre sourire qui fit grimacer sa figure amaigrie. Puis ellen’eut plus d’attention que pour sa fille.

Son bras lentement se souleva jusqu’aux blondscheveux de l’enfant et resta là, une seconde.

– Ma fille, murmura-t-elle, ma Suzanneadorée… pardonne-lui… pardonne-lui… !

Sa dernière pensée avait été pour Laroque.

Et sa dernière caresse fut pour Suzanne.

Elle était morte.

– C’est fini…, dit le docteurMartinaud.

Suzanne avait compris et on voulut l’enlever,cela fut impossible.

Le docteur Martinaud fronçait le sourcil.

– C’est trop fort pour un cerveau sifrêle, dit-il à Noirville et à Bénardit, j’ai peur que cette enfantne devienne folle !

Ce fut seulement à la fin de la journée,lorsque, morte de fatigue, épuisée de sanglots, elle tomba endormieauprès du cadavre de sa mère, qu’on put enlever Suzanne de ce litfunèbre.

La mission de Lucien était manquée. Il s’étaitproposé d’interroger Henriette. Il était trop tard.

Avant de partir, il eut une courteconversation avec Bénardit :

– Vous êtes l’avocat de Roger, Monsieur,fit le maître d’usine.

– Son avocat et son ami.

– Que pensez-vous de cette tristeaffaire ?

– Est-ce l’avocat que vous interrogez, oul’ami ?

– Les deux.

– Comme ami, je suis sûr de l’innocencede Roger. Je n’en ai pas douté un seul instant et n’en douteraijamais.

– Et comme avocat ?

– Je suis convaincu qu’il n’échappera pasà une condamnation.

– Vous verrez Roger sans doutebientôt ?

« Dites-lui que, quelle que soit sacondamnation, Suzanne aura en moi un père… dans ma femme… une mère…et nous l’aimerons d’autant plus que nous n’avons pas d’enfant.

– Je le lui dirai, Monsieur, soyez-encertain. Mais allez-vous donc quitter Ville-d’Avray, aprèsl’enterrement ?

– Non, cela me serait impossible. Je doism’occuper avec monsieur Guerrier des ateliers de la rue Saint-Maur.J’attendrai ici l’issue de l’affaire… d’autant plus… d’autant plusque, s’il est condamné, Laroque sera heureux de revoir sa fille aumoins une fois… Et je me reprocherais toute ma vie de lui avoirenlevé ce bonheur…

– Vous êtes un brave et honnête homme,monsieur Bénardit.

– Et vous aussi, monsieur de Noirville,puisque, comme Guerrier, vous croyez à l’innocence de monneveu.

Les trois hommes se serrèrent la main.

Lucien et Jean reprirent le train de Paris. Lelendemain, l’avocat était à la prison de Versailles et se faisaitconduire auprès de Roger.

– Ami, dit-il, prépare-toi à supporter unnouveau malheur !…

– Ma fille est morte ! dit le pauvregarçon, avec un cri effrayant.

– Non, pas ta fille, mais tafemme !

Laroque, comme fauché, s’écroula sur lesgenoux. Longtemps, il ne dit rien. Tout à coup, il ditfaiblement :

– Tant mieux, Lucien, tant mieux qu’ellesoit morte… Elle me croyait coupable !… Quelle atroceexistence eût été la sienne !… Maintenant, s’il est vrai qu’ily ait une autre vie après la mort, Henriette, à cette heure, saitque je suis innocent !…

Et il répéta, hochant la tête :

– Tant mieux, Lucien, oui, tantmieux…

Chapitre 12

 

 

Lucien revit plusieurs fois Roger avant lejour où ce dernier devait comparaître en cour d’assises. Il auraitvoulu avoir raison de cette obstination étrange et deviner lesecret qu’il cachait…

Mais Roger resta intraitable, malgré lessupplications de Lucien, ses protestations d’amitié, les assurancesqu’il lui donnait, par serment, que personne autre que lui neconnaîtrait ce secret.

Enfin, Noirville cessa toute insistance, unpeu humilié et attristé par ce qu’il appelait le manque deconfiance de Laroque. Mais sa foi dans son ami n’en était pasdiminuée, et c’était toujours avec la même conviction qu’il leproclamait innocent.

Le jour des assises arriva.

Lucien ne s’était pas trompé quand il avaitprévu que tout Paris se transporterait ce jour-là à Versailles pourl’entendre plaider.

Les journaux, qui suivaient avec passiontoutes les phases de cette affaire, avaient raconté l’amitié quiliait l’accusé à son avocat.

Des reporters étaient venus chez Noirville, etcelui-ci, qui tenait à intéresser le public à son client et même àexciter, s’il était possible, en sa faveur, un mouvement del’opinion, leur avait dit sur Roger ce qu’il savait.

L’avocat était entré lentement, soutenu par unde ses confrères.

La toque et la robe noire faisaient paraîtreencore plus pâle la pâleur distinguée de son visage amaigri, un peulong et souffreteux ; ses yeux rayonnaient d’intelligence. Ilgagna son banc, posa près de lui ses béquilles et, se retournant,promena sur le public son calme et limpide regard d’honnêtehomme.

À toutes les figures de connaissance, ilfaisait un petit signe de tête.

Lorsque Roger Laroque fut introduit, Lucienlui tendit vivement les deux mains, se servit de ce point d’appuipour se mettre debout, et devant tout le monde embrassa l’accusésur les deux joues.

Cet acte si simple d’amitié fraternelle, ainsiaccompli bravement comme une protestation, était allé droit au cœurde tous.

– Si je n’ai pas d’autres moyens de ledéfendre, je l’embrasserai en jurant qu’il est innocent !

Après l’acte d’accusation, les témoins furententendus.

Roger Laroque, tranquille, presqueindifférent, écouta les dépositions, – et, à chaque regard decommisération qui tombait sur lui, répondait par un sourire.

Mais il perdit soudain ce calme affecté quandle président ordonna d’introduire « Suzanne Laroque, fille del’inculpé ».

Il se dressa, comme détendu par un ressort,encore grandi pour ainsi dire ; il porta les deux poings surses tempes, et tout le monde vit qu’un tremblement horrible lesecouait des pieds à la tête… puis il se courba, comme sous lefardeau trop lourd de son malheur, et se rassit sur son banc, latête basse.

Une sorte de remous, produit par une émotionviolente, agita la salle. Il y eut un frisson d’anxiété,d’épouvante et d’horreur.

Une voix dit – une voix de femme, – de mère,sans doute :

– Non, non, on ne devrait pas… Cela nedevrait pas être !…

Le président fronça le sourcil.

Une autre voix dit, une voix d’homme, irritée,pendant que les murmures s’accentuaient :

– Il est possible que Laroque ait commisun crime, mais c’est un crime aussi que commet la loi en obligeantsa fille à l’accuser.

– Je vais faire évacuer la salle, dit leprésident.

Les murmures s’apaisèrent. On chuchota encore,puis le silence se fit, brusque, complet, presque solennel…

Suzanne était introduite…

Quand elle vit son père, elle s’arrêta,interdite, et il fallut, pour la faire avancer, qu’onl’encourageât, qu’on la portât presque.

Dans l’auditoire, bien des femmes avaient lecœur serré.

Roger avait tendu les mains, machinalement,vers la petite, mais on ne lui avait pas permis de l’embrasser.

Lucien était arrivé le matin à Versailles, àla première heure, et avait tenu à serrer la main deRoger :

– Ainsi, dit-il, c’est bienentendu ? Tu ne veux rien m’avouer ?…

– Je ne le peux, ami.

– À tout à l’heure donc. Je ferail’impossible. Bon courage.

Lucien avait déjà fait quelques pas pour seretirer. Il revint.

– Je dois te dire que tu verras tout àl’heure ta fille.

– Ah ! fit le malheureux, avec unmouvement de joie.

Mais ce mouvement, un mot de Lucien le réprimaaussitôt.

– Tu la reverras, mais, hélas !devant le tribunal et le jury. Le président, usant de son pouvoirdiscrétionnaire, l’a mandée à Versailles. Il veut l’interroger,devant toi, devant nous.

– On la tuera, mon Dieu, on la tuera.

– Je te le répète, courage, ami ! Jeserai près de toi…

Lorsque les débats commencèrent, la curiositéet la sympathie de tous les spectateurs se portèrent aussitôt surLucien de Noirville.

Le président interrogea Suzanne :

– Mon enfant, reconnais-tu cet homme quiest là ? Tu le reconnais, c’est ton père ?

Suzanne fit un signe de tête affirmatif.

– L’aimes-tu, ton père ?

– Oui.

– Ta mère, où est-elle ?

– Morte.

– Qui l’a fait mourir ?

– Je ne sais pas.

– Tu as vu par le balcon de votre maison,un homme pénétrer chez Larouette, et le tuer, au moment où ilcomptait son argent ?

L’enfant se tut.

– Quels vêtements portait cethomme ? Comment était-il habillé ?

– Je ne sais pas.

– Tu as reconnu ton père, puisque tu ascrié : « Papa ! papa ! »

– Non.

– Tu mens, puisque Victoire, la femme dechambre, a entendu.

Suzanne se taisant, le président larassure :

– Tu es une petite fille bien sage, biengentille, je le sais et on ne te fera pas de mal, tucomprends ? Tu as vu un homme dans la chambre de Larouette.Comment était-il habillé ? Ressemblait-il à tonpère ?

– Je ne sais pas.

– Le connaissais-tu ? Était-ce tonpère ?

– Je ne sais pas.

– Mais ta mère elle-même l’a reconnu… tapauvre mère qui est morte ?

« Tu as entendu ta mère dire quelquechose ? Tu l’aimais bien, ta maman ?

– Oh ! oui.

– Rappelle-toi donc, mon enfant, l’hommeque tu as vu, tu l’as reconnu ?

– Je n’ai vu personne.

Alors le président s’adresse à l’accusé.

– Le silence de cette petite fille vousaccuse.

– Hélas ! monsieur, je l’ai suppliéede parler… Elle ne m’a pas écouté.

– C’est que ce qu’elle aurait à dire estplus terrible, sans doute, que tout ce que laisse prévoir sonsilence obstiné.

– Monsieur le président, veuillez luidemander qui lui a dit de parler comme elle fait.

À l’interrogatoire du président, l’enfantrépond sans hésitation et très énergiquement :

– Personne !

– Demandez-lui, dit Roger, si ce n’estpas sa mère.

– Est-ce que ta mère ne t’a pas ditquelque chose ? Que t’a-t-elle dit ?

– Rien !

– Ce n’est pas ta mère qui t’a dit deparler comme tu le fais ?

– Non, monsieur, elle ne m’a riendit.

– Si tu mens, c’est bien vilain, surtoutquand tu parles de ton père… Est-ce ton papa que tu as vu dans lachambre du crime ?

Silence de l’enfant.

– Il faut répondre, chère petite, direoui ou dire non.

– Elle ne désobéira pas à sa mère, fitLaroque, à sa mère morte surtout.

La scène était émouvante. On sentait flotter,au-dessus de la petite fille, quelque chose de supérieur et degrand.

Tout le monde comprenait qu’elle avait vu sonpère, mais qu’elle ne le livrerait pas.

Le président prit l’enfant par la main, laconduisit près du banc des jurés et, à cette place renouvela lesquestions auxquelles Suzanne avait déjà répondu ou plutôtauxquelles elle avait refusé de répondre.

L’émotion de l’auditoire était au comble. Laplupart des jurés étaient pâles et beaucoup détournaient lesyeux.

– Laroque, dit le président, voulez-vousinterroger votre fille, vous-même ?

– Non. Je ne la questionnerai pas. Qu’onla fasse parler, comme on voudra. Qu’elle se taise ou qu’elleparle, moi, je ne lui demanderai rien.

– Vous ne voulez pas lui adresser dequestion ?… Regarde bien ton père, mon enfant… C’est lui qui atué votre voisin Larouette ?

– Je ne sais pas.

– Tu ne mens pas ?

– Non.

– On t’a bien parlé du bon Dieu, et tusais qu’il te punirait si tu étais menteuse ?

– Oui.

– Tu n’as pas peur d’aller en enfer pouravoir menti ?

– Non.

Ici se produisit un incidentcaractéristique.

Suzanne se prit à pleurer, et le président luiayant demandé pourquoi elle pleurait, l’enfant répondit :

– Parce que je vois petit père !

On fit sortir Suzanne.

Deux autres témoignages offrirent en attendantla plaidoirie, un assez vif intérêt : ceux de Jean Guerrier etde M. de Terrenoire.

Le jeune employé dit reconnaître que lesbillets de banque trouvés dans la caisse, lors de l’arrestation deson patron, présentaient bien les particularités qu’il avaitsignalées préalablement au commissaire de police, mais, malgrécette preuve accablante, il déclara, avec une conviction qui émuttoute l’assistance et jusqu’au jury, que son patron étaitcertainement victime d’une horrible fatalité.

M. de Terrenoire raconta simplementdans quelles circonstances Laroque lui avait emprunté quarante-cinqmille francs et déclara que l’ingénieur lui inspirait confiance,étant certain que M. Laroque ne désirait cet argent que poursatisfaire à des échéances, ce qui est le fait, non d’un voleur,mais d’un honnête homme.

L’interrogatoire de Laroque n’avait offertrien de particulier.

Roger protesta de son innocence. Il réponditd’un ton ferme, avec simplicité. Mais il était fatigué – fatiguéhorriblement –, et il souhaitait la fin de ces douloureux débats,quel que dût être le dénouement.

Lorsque Lucien de Noirville prit la parolepour le défendre, il se produisit une vive curiosité.

La cause de Laroque paraissait si bien perdued’avance, qu’on se demandait quelles cordes allait faire vibrerl’avocat pour arriver à émouvoir les jurés.

Noirville commença sa plaidoirie d’une voixbasse, d’abord, mais qui s’éleva peu à peu, chaude, passionnée,vibrante, au fur et à mesure qu’il parla. Il ne voulut pas ergotersur les minuties de l’enquête ; il montra seulement, – àgrands traits, – ce qu’était, ce qu’avait été son client ; ilfit l’histoire de sa vie si honorable, toute de famille et detravail ; il représenta Laroque désespéré de ce remboursementqui le prenait pour ainsi dire à la gorge, à la veille d’uneéchéance considérable ; perdant la tête et songeant ausuicide. Il le suivit minute par minute, dans ces coursesvagabondes dans Paris et dans le bois de Ville-d’Avray, parlesquelles Roger essayait de se fatiguer l’esprit, pour ne pluspenser, pour ne plus se souvenir.

Il prouva que Roger était si loin de croire àune pareille accusation, que, lorsqu’il apprend le nom de lavictime, il va raconter à M. Lacroix que le meurtre n’a dûavoir que le vol pour mobile, car Larouette avait touché à sacaisse, le jour même, une somme considérable.

Il démontra encore que, si Roger avait étél’assassin, son premier acte eût été de cacher le produit de soncrime, l’argent volé.

Et, au lieu de cela, il arrive à son bureau,plus gai le matin qu’il ne l’a été depuis longtemps, parce qu’ilentrevoit la possibilité d’échapper à la faillite et à laruine.

Il arrive à son bureau et jette à son caissiercent billets de mille francs.

S’il avait été l’assassin, n’eût-il pas penséque ces billets sortaient de chez lui et pouvaient y avoir laissédes traces ?… Certes, oui. La plus simple prudence lui eûtcommandé de n’agir qu’avec précaution, d’attendre, de guetter uneoccasion d’échanger ses billets.

Il parla de ces billets et du mystérieuxpersonnage que l’accusé ne voulait pas nommer.

Il se représenta, lui, l’avocat, comme ayantpresque pénétré ce mystère ; il dit qu’il y avait là unequestion d’honneur, et qu’il est certains points d’honneur sidélicats qu’un homme – digne vraiment de ce nom, – aimera mieuxleur sacrifier fortune, liberté, que d’y forfaire.

À mots voilés, – puisqu’il ne savait rien etse doutait seulement, – il laissa entendre qu’il s’agissaitpeut-être d’une femme et que, dût-il y perdre la vie, un hommed’honneur ne sacrifie pas une femme.

Il représenta aussi cette femme, faible etcraintive, assistant peut-être aux débats, n’osant se livrer, àcause du monde, à cause de sa famille, à cause de ses enfants,cruellement tiraillée par deux devoirs contraires, celui qui luicommandait de se taire, celui qui lui commandait de parler…

Arrivé là de sa plaidoirie, la voix de Lucienfaiblit un peu. Il plaidait depuis une heure. Il était fatigué. Ilpria le président de lui donner quelques moments de repos.

L’audience fut suspendue.

Dans l’auditoire, les opinions étaient trèspartagées, et même on pouvait dire, dès cet instant, que Laroqueavait pour lui toutes les femmes, à l’imagination desquelles Luciens’était adressé.

Tout d’abord, il avait plaidé assis, mais,gêné par cette attitude qui le rendait à peu près invisible pourtous et qui empêchait ses gestes, il se laissa emporter par sapropre éloquence ; tout à coup on le vit qui se dressait, sanschanceler, plus grand qu’on l’avait connu autrefois,transfiguré.

Bien qu’on ne l’eût pas entendu depuis deuxannées, il n’avait rien perdu de son talent, ni de son action surle public. Il le sentit bien, dès les premiers mots, et cela luidonna de l’assurance.

Il s’était mis tout près de Roger et, de tempsen temps, quand il retraçait les qualités intimes du malheureux, sadroiture, son affection pour sa femme et sa fille, sa mains’étendait vers l’accusé, allait chercher sa main et laserrait.

Ce fut vraiment un spectacle unique que cettedéfense, – un drame dans un autre drame.

Pendant la suspension d’audience, Lucienn’avait pas quitté Roger ; celui-ci le remerciait aveceffusion.

– Comme tu es bon, cher ami !…

– Bast ! C’est mon métier !disait Lucien en riant.

– Ne te calomnie pas. Tu parles avec toncœur. Il y a là des accents auxquels je ne puis me tromper.

– Puisque je plaide pour toi, le puis-jeautrement qu’avec toute mon âme ?

– Va, je crains bien que ton grand talentne me sauve pas la tête.

– La tête ? Es-tu fou ?… Je m’yconnais. Ça va très bien. À l’heure qu’il est, ta tête est sauvée…mais ce n’est pas fini, c’est ta liberté qu’il me faut.

Laroque ne répondit pas et se contenta desoupirer.

– Homme de peu de foi…, dit Lucien, rianttoujours, – sûr de lui.

Une demi-heure se passa. L’audience futreprise. Le sort de Roger allait se décider.

Lucien avait réservé pour la seconde partie desa plaidoirie les interrogatoires subis par Suzanne et par sa mère.Il voulait achever d’attendrir les jurés avec l’histoire de cedouloureux calvaire, de ces tortures sans nom. Il voulait montrercette jeune femme et cette fillette, à coup sûr, abusées par uneressemblance, n’osant point trahir Laroque et ne répondant pas auxjuges dans la crainte de l’accabler d’une preuve de plus. Ilvoulait montrer surtout Laroque, fort de son innocence, lessuppliant de parler et se heurtant à une invincible obstination.C’était surtout sur ces effets qu’il comptait.

Il parlait depuis cinq minutes et l’auditoirel’écoutait dans un religieux silence, lorsqu’un garçon du Palais,entrouvrant doucement la porte, fit passer une lettre à l’huissierde service.

L’huissier prit la lettre et regarda lasuscription.

Elle portait seulement ces mots :

« Monsieur Lucien de Noirville, en courd’assises. »

L’huissier attendit que la période de l’avocatfût terminée, afin de ne point l’interrompre, puis, s’approchant,lui tendit la lettre.

Tout en parlant, Noirville regarda l’écriture…Il ne la connaissait pas. Tout en parlant encore, il déchiral’enveloppe, qu’il froissa et laissa tomber à ses pieds. Tout enparlant toujours, il déplia la lettre, mais n’y jeta passur-le-champ un coup d’œil.

Quelques secondes se passèrent…

Lucien s’arrêta, but une gorgée d’eau, sourità Laroque d’un air qui voulait dire : « Courage !…Je ne me suis pas trompé… Tout marche à souhait ! » puisil lut.

D’abord il ne comprit pas bien… Les phrases etles lettres dansèrent devant ses yeux troublés… Il releva la tête –étrangement pâle, le nez aminci, les lèvres rentrées et devenuespresque invisibles – puis il lut encore… Et Laroque, qui leregardait, fut épouvanté du changement qui se faisait dans cevisage… Une douleur horrible creusait les traits… Et il lisaittoujours, toujours, comme si ce qu’il voyait là était écrit enlangue étrangère et qu’il lui eût fallu le temps de traduire. Etpourtant la lettre était courte… Elle disait seulement :

« Vous prenez la défense de RogerLaroque, comme s’il n’était pas l’amant de votre femme – et vousfaisiez, il n’y a qu’un instant, de gaieté de cœur, allusion à uneaventure qui se serait terminée par le remboursement d’un prêt decent mille francs. Cela est véridique, Monsieur. Retournez chezvous et interrogez là-dessus votre femme, ou plutôt, ce qui estplus simple, retournez-vous et interrogez Laroque ! »

Cette lettre est de Luversan, qui assiste auxdébats. Luversan craint que Lucien ne sauve Laroque. Il tremble quesa vengeance ne lui échappe.

D’un coup, comme si les ténèbres de son âmes’étaient subitement illuminées, Lucien revoit les hésitations deLaroque, non seulement devant les juges, mais surtout à la prisonde Versailles, quand lui-même l’interrogeait. Il revoit l’émotionprofonde du prisonnier lorsqu’en l’abordant il lui a annoncé àbrûle-pourpoint son intention de le défendre en cour d’assises. Etson refus, son refus obstiné d’avoir Lucien pour défenseur, est-ceque cela n’éclaircissait pas bien des choses ? Quellesétranges raisons Roger n’avait-il pas invoquées pour expliquer sonrefus ? La peur d’un échec pour Lucien ?

Raison enfantine, qui ne pouvait venir qu’àune imagination aux abois !

Puis, cet aveu de culpabilité, auquel Lucienn’a pas cru ? Et cette syncope brusque, cet étouffement, cettemenace d’apoplexie, lorsque moitié riant, moitié sérieux, Noirvilleavait fait allusion à une aventure de femme… lorsqu’il avait parlédu mari de cette femme ?…

Il comprenait maintenant chacun de cesdétails. Cette femme, c’était la sienne ! Et il avait traitél’aventure de fredaine, de caprice, en souriant, d’un sourire bongarçon, comme sourient les hommes qui entendent une histoirecroustillante ! pour un peu, vraiment, il eût plaisanté cemari. Et le mari, ô honte, c’était lui-même !…

En tout autre temps, il n’eût point cru àcette lettre anonyme. Mais ne venait-elle pas, juste à point,donner un corps à l’affreux soupçon qui était né en lui quelquesjours auparavant !

L’épouvante de Roger, devant Lucien, enprison, avait parlé plus clairement qu’un aveu même…

Quand le poison est entré dans le corps, c’enest fait de la vie… Quand le doute est entré dans l’âme, c’en estfait de la tranquillité et du bonheur. Julia, la maîtresse deRoger !… La maîtresse de son ami, de son frère d’armes, del’homme qu’il aimait le plus au monde… Infamie !…

À la lecture de ces lignes funestes, Luciens’était abattu sur son banc, si lourdement, que l’on crut qu’ils’était blessé.

Les gendarmes s’empressèrent auprès delui.

Mais il les éloigna d’un geste.

– Ce n’est rien, dit-il, ce n’estrien !

Et son regard alla chercher le regard deLaroque inquiet !

– Infâme ! murmurèrent ses lèvres,sans qu’il parlât ! Infâme !…

Laroque sentit sa vie s’en aller. Ses yeuxs’agrandirent d’horreur.

– Que dis-tu ?

– Je dis, fit Lucien, à voix basse, en sepenchant sur lui, je dis que tu es cent fois plus infâme que lesassassins les plus vils et les plus misérables.

– Lucien !…

– Je dis que tu es digne du mépris entreles plus misérables !

« Je dis que tu as été l’amant deJulia !…

– Lucien !

– Ose donc nier et me regarder enface !

Roger eût préféré affronter toutes les mortsplutôt que ce regard d’un homme outragé.

Il se cacha la tête entre les mains.

Il avouait la faute.

Tout cela, raconté si longuement, avait tenuen cinq minutes.

Depuis cinq minutes, Lucien se taisait.

On attendait.

Il fallait bien parler, plaider encorecependant. Se taire plus longtemps, c’était exciter la curiosité,la surprise.

Mais parler, plaider, était-ce possible ?Que dira-t-il maintenant ? Il n’aura plus la force de se tenirdebout. Il sent la mort entrer dans ses veines. Il sent quelquechose au-dedans de lui qui se déchire vers le cœur, et il placetrès vite son mouchoir devant ses lèvres. Quand il le retire, sonmouchoir est plein de sang. Il le cache. On ne l’a pas remarqué. Ettout le monde le regarde. Et le silence règne toujours, parce qu’onattend. Il ne se souvient plus de rien.

– Maître de Noirville, dit le président,– surpris de ce silence qui se prolongeait, – veuillez continuer,nous vous écoutons.

Il fallait continuer ! L’abominablesituation !

Et Lucien, par un effort suprême, se retrouvadebout.

Comme il a conservé, dans sa main, la fatalelettre qui vient de lui ouvrir les yeux, il la froisse et la metdans la poche de sa robe. Il ne veut que personne, autre que lui,en prenne connaissance. Au moins, que son déshonneur reste unsecret !

Il est debout, et il cherche à reprendre unpeu d’assurance.

– Messieurs de la cour, reprend-il,Messieurs les jurés…

Sa voix a bien changé. Elle est rauque,presque indistincte. On s’étonne. On chuchote. On se regarde.

– Reposez-vous encore quelquesminutes ! dit le président.

L’avocat fait un signe pour dire qu’il n’a pasbesoin de repos.

Il se raidit contre la fatigue, contre ladouleur, contre la mort. Car il sent qu’il s’en va, qu’il n’yrésistera pas, et que c’est la mort pour lui, bientôt la mort,bientôt la délivrance. Et le devoir, qui haut, crie à Lucien :« Tu ne t’es pas trompé. Cet homme a beau être coupablevis-à-vis de toi et avoir apporté le déshonneur dans ta maison, ledésespoir dans ta vie, ce n’est pas pour ce crime qu’il comparaît.C’est pour avoir assassiné Larouette. Et de ce crime, tu sais bienqu’il est innocent. Feras-tu peser ta rancune dans la balance… etle laisseras-tu condamner parce qu’il a été l’amant de tafemme ?… Tu l’as cru innocent. Tu le crois encore. Il l’est.Il faut donc le défendre. Broie ton cœur avec tes paroles et meursde ton héroïsme, s’il faut que tu meures ; mais donne aussi ungrand exemple : meurs fier de toi, l’âme en paix, parce que tuseras sans reproches !… »

Il plaidera donc, mais il est atteintmortellement et ce sont les derniers souffles de sa vie qui vonts’écouler avec ses dernières paroles.

Il parle.

On se penche pour l’écouter. On ne l’entendpresque plus. On avance la tête. On retient sa respiration.

Si près qu’il soit de la cour, la moitié deses phrases n’arrive pas jusqu’au président ni jusqu’aux jurés.

Le président lui dit :

– Veuillez élever un peu la voix, si celavous est possible, sans fatigue.

Il essaye et ne peut. Et il parle, il parlequand même. Il veut sauver cet homme, parce que c’est son devoir,comme il voulait le sauver tout à l’heure par amitié ! Et iltrouve dans son propre désespoir et ses intimes angoisses, iltrouve des accents attendris, des phrases emportées, desdéchirements qui vont à l’âme et forcent les pleurs.

Mais voilà que soudain – alors qu’il parle,achevant son étrange plaidoirie, la nourrissant pour ainsi dire desa propre chair et de ce qui lui reste de sang, la faisant palpiterau prix de sa vie – voilà qu’une pensée qui ne lui était pas venuese dresse comme un sanglant fantôme, le serre à la gorge,l’étouffé, étrangle sa voix.

Cette pensée lui montre Julia, la maîtresse deRoger. Mais Roger n’a pas voulu révéler le nom du débiteur de quiil tient les billets volés ? Ce débiteur, c’est donc, ainsique Lucien l’a deviné, une femme ? Cette femme, c’est donc lasienne ? Cet argent, un prêt de l’amant à la maîtresse ?Mais pareille somme – pour la rembourser – Julia ne la possédaitpas ! Qui la lui avait donnée ? Un autre amant,peut-être ? Et celui-là, n’était-ce pas l’assassin ?

Ah ! dans quel abîme d’ignominies tombaitson regard !

Julia, la complice de l’assassin ! Julia,sa femme ! qu’il avait aimée !… Qu’avait-il fait pourmériter tant de hontes !…

Lui, le mutilé, l’honnête homme, simple, grandet bon ! Mais cela, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter.Le dernier ressort de sa vie se brisait…

Par un prodige de courage et de sublimedévouement, il voulut parler encore… Mais la mémoire luiéchappait.

Il s’affaissa, soudain en fermant les yeux,bégaya quelques mots entrecoupés, où l’on crutcomprendre :

– De l’indulgence… de l’indulgence…Laroque est innocent.

Roger voulut se précipiter à son secours.

Les gendarmes le clouèrent à son banc.

On emporta Noirville évanoui dans la salle destémoins.

Un médecin – le docteur Martinaud, qui setrouvait là – fut appelé en toute hâte et lui donna les premierssoins.

Mais le pauvre homme ne revint pas à lavie.

Quelques minutes après, le bruit se répandaitqu’il était mort de la rupture d’un anévrisme.

Le bruit était vrai.

On le dit à Laroque, qui étouffa ses sanglotsdans ses doigts.

Il y avait dans la salle une émotionpoignante.

L’avocat était mort pour avoir défendu sonami.

L’amitié l’avait tué. Laroque ne s’y méprenaitpas ! Il avait vu la lettre qu’un huissier apportait àNoirville. Il avait vu Noirville horriblement pâle. Il avaitaperçu, se retournant vers lui, les yeux pleins de dégoût et demépris, et il avait bien compris le mouvement de ses lèvres :« Infâme ! Infâme !… »

Roger avait lu dans l’âme de Lucien… de Lucienmort par sa faute et le maudissant…

Déjà, il était cause de deux morts, celled’Henriette, celle de son ami.

Alors, il relève la tête quand le présidentlui demande s’il n’a rien à ajouter à sa défense.

Et d’une voix forte, sans trembler :

– Je suis coupable, dit-il. J’ai tué etj’ai volé. Condamnez-moi !

C’est un coup de théâtre dans l’auditoire. Unlong murmure ne s’apaise qu’avec peine.

Le président adresse quelques questions àLaroque et veut revenir sur les détails de l’enquête, mais iln’obtient de l’accusé qu’une même, toujours aussi ferme etinvariable réponse :

– Je suis coupable.Condamnez-moi !

Il veut être condamné, le malheureux. Il abesoin de souffrir encore. Il voudrait expier la mort d’Henriette,la mort de Lucien.

Le jury s’est retiré dans la chambre desdélibérations.

La délibération est longue.

Lucien a parlé à ces cœurs d’hommes et l’aveutardif de Laroque n’a pas influé beaucoup sur leur opinion.

Ils ont deviné là-dessous je ne sais quelmystère – que déjà leur avait fait pressentir la plaidoirie ;– mais ils hésitent, ils sont dans le vague, et, comme ils ont à seprononcer sur des faits précis, ce qui revient à leur mémoire etforme leur suprême opinion, ce sont les preuves relevées parl’enquête : les billets retrouvés, l’absence d’explicationsfournies par l’accusé sur l’emploi de son temps, alors ques’accomplissait le meurtre, la déposition de Victoire, l’étrangeattitude de la mère et de la fille.

La cour rentre dans la salle d’audience.

Le chef du jury se lève.

– Sur mon âme et conscience, oui,l’accusé est coupable.

Il y a des circonstances atténuantes.

Laroque, qu’on a introduit, entend sacondamnation.

Si Lucien avait vécu, peut-être lui eût-ilsauvé la liberté ! Mais il est mort, laissant sa tâcheinachevée.

Du moins, il lui sauve la tête, l’arrache à laguillotine.

Laroque est condamné aux travaux forcés àperpétuité… La foule s’écoule en silence.

Roger murmure, assez haut pour êtreentendu :

– C’est justice !… C’estjustice !…

Et on le voit disparaître entre les gendarmes,la tête inclinée, ses larges épaules courbées très bas…

Chapitre 13

 

 

L’oncle Adrien Bénardit avait une fonderie defer, à La-Val-Dieu, près de Monthermé, dans les Ardennesmontagneuses.

C’est là qu’il avait emmené Suzanne, laissant,faute de ressources, tomber l’usine de la rue Saint-Maur queGuerrier lui-même avait dû abandonner pour entrer comme caissier àla banque de M. de Terrenoire.

À peine arrivée à La-Val-Dieu, à peine confiéeaux soins et à la tendresse de Mme Bénardit, quireporta sur elle l’affection qu’elle avait eue jadis pour une fillemorte en bas âge, Suzanne Laroque tomba malade.

Les terribles émotions de l’enquête et de lacour d’assises qui, tout le temps qu’elles avaient duré, l’avaienttenue, fiévreuse et haletante, mais debout encore, la foudroyaientmaintenant qu’elles avaient cessé. Une fièvre cérébrale intenses’empara d’elle et mit ses jours en danger.

Deux jeunes médecins, les docteurs Moreaux etLapierre, vinrent la soigner tous les jours et si la petite filledevait être sauvée, ce ne pouvait être que par leurs soinsintelligents et par leur dévouement.

Pendant quinze jours on désespéra de savie.

Enfin, elle se rétablit pourtant.

Un mois de convalescence, au gai soleil deseptembre, dans ces montagnes boisées, la guérit entièrement.

L’oncle Bénardit n’avait pu cacher auxdocteurs Moreaux et Lapierre les causes qui avaient amené cettemaladie.

– Peut-être la pauvre enfant ne sesouviendra-t-elle plus de ce drame, dit le docteur Moreaux. Celas’est vu.

– Ce serait un bonheur pour elle, fitLapierre.

Ce qu’ils avaient prévu arriva, en effet.Complètement remise, Suzanne parut avoir oublié.

Un peu inquiète dans les premiers temps, parcequ’il y avait un vide dans sa vie – comme une solution decontinuité – elle sembla chercher dans son esprit ce qui s’étaitpassé avant.

Mme Bénardit, qui surveillaitavec une sollicitude maternelle le réveil de cette intelligence,guida ses recherches en lui disant que son père et sa mère étaientpartis pour un lointain voyage, qu’elle serait longtemps sans lesrevoir, et pourtant qu’ils reviendraient.

Suzanne écouta attentivement et avec unsingulier regard. Elle ne répondit rien, n’eut pas une remarque niune question. Et peu à peu, au fur et à mesure que la santérefleurissait sur son visage, elle redevenait plus gaie, plussouriante. Bénardit et sa femme étaient tranquilles maintenant surelle.

« Elle a oublié ! » sedisaient-ils.

L’hiver vint, toujours très rude dans lesArdennes, puis passa et fit place aux floraisonsprintanières ; puis l’hiver revint encore ; il y avait unan et demi que Roger Laroque était au bagne.

…… … … … … … .

La neige était tombée depuis plusieurs jourset les gelées l’avaient durcie : elle couvrait les arbres, lesmontagnes et comme il faisait très froid, les maisons étaientfermées, sur toute la longueur de la rue de La-Val-Dieu.

Il pouvait être dix heures du soir.

Depuis longtemps, la rue était déserte.

Un homme apparut tout près du chemin de fer,jeté sur la Meuse entre les deux tunnels.

Le train de Givet venait de le déposer à lagare de Monthermé, quelques secondes auparavant, et l’on entendaitmême encore le roulement sourd des wagons qui, au sortir de lagare, s’engouffraient sous la montagne dans la direction deCharleville.

Cet homme descendit lentement le chemin dehalage, tout couvert de neige presque immaculée, le long de larivière dont les bords étaient pris par la gelée.

Il était de très haute taille, ce qui sevoyait facilement, bien qu’il marchât les épaules courbées, commes’il avait porté un trop lourd fardeau. Un chapeau de feutre mou,déformé, couvrait son front, et les bords rabattus semblaientvouloir cacher le visage. Il avait un foulard autour du cou. Uneredingote, qui paraissait râpée, trop étroite pour sa robustecarrure, l’abritait mal contre la rigueur de la nuit. Il n’avaitpoint de manteau. Son pantalon était effiloché sur ses grosbrodequins. Il s’appuyait sur un bâton coupé dans quelque bois.

Il n’était pas très sûr de son chemin, car, àplusieurs reprises, il s’arrêta pour s’orienter.

Lorsqu’il fut à La-Val-Dieu, il s’approchad’une verrerie dont les ouvreaux flamboyaient de rouges lueurs etdans la grande cour de laquelle il aperçut deux ouvriers.

– Pardon, Monsieur, fit l’homme à l’und’eux, je voudrais vous demander un renseignement.

– Parleye, mon brave… quelrenseignement ? fit l’ouvrier avec un accent belge trèsprononcé.

– Je me rends à la fonderie deM. Adrien Bénardit, et je ne sais où la trouver.

– Ah ! ah ! elle est bienconnue dans le pays, sais-tu ! Il est vraye que, parce temps de chien, tu ne rencontreras pas un chat pour te lamontrer, pour une fois.

L’ouvrier sortit de la cour et fit unecentaine de pas dans un petit chemin où la neige était noircie pardes détritus de charbon, puis, étendant la main dans la directionde la Semoy :

– Alleye, tout droit. C’est lapremière forge.

L’inconnu remercia. Cinq minutes après ilarrivait, mais au lieu d’entrer, comme pris de peur, il n’osa et semit à tourner autour des bâtiments, pareil à un voleur quichercherait une porte dérobée. Il s’arrêta pourtant, s’assit surl’avant d’un chariot, sous un hangar et parut réfléchir.

Il y avait quelques instants qu’il rêvaitainsi, quand une main robuste lui secoua l’épaule. En même tempsune voix disait un peu durement :

– Qu’est-ce que tu fais là,toi ?

L’homme se dressa et se trouva debout devantun grand vieillard vert et droit, vêtu de velours brun, les jambesprises dans des demi-bottes, une casquette fourrée sur la tête.

– Vous êtes monsieur Adrien Bénardit…,fit l’inconnu.

– Oui, ce n’est pas un mystère… Et toi,qui es-tu ?

L’homme regarda autour de lui, pour s’assurerque personne n’entendrait puis, baissant la tête, et d’une voix quesemblaient couper des sanglots intérieurs :

– Je suis Roger, mon oncle… Ne mereconnaissez-vous pas ?

À ce nom, l’oncle Bénardit avait fait un pasen arrière. Puis, il avait pris Roger par les deux bras et l’avaitregardé de très près, sans rien dire, comme s’il doutait encore,comme s’il ne voulait pas croire.

– Toi, dit-il d’une voix étouffée… toiici, en France, et libre ?

– Oui, c’est moi, fit l’homme.

Et il enleva son large chapeau mou pour queBénardit pût le reconnaître plus aisément.

Et aussitôt, comme s’il n’avait eu qu’unepensée, qu’un but :

– Et Suzanne ?… Et ma fille !…Vous ne me parlez pas de ma fille ?…

– Elle vit. Elle est bien portante.Tranquillise-toi.

Roger Laroque – car, en effet, c’était lui –poussa un grand soupir. Il était soulagé, sans doute, il avaitredouté un malheur.

Il y eut un court silence entre les deuxhommes.

Après quoi :

– Viens, dit Bénardit, viens chez moi. Ilne faut pas qu’on te voie, n’est-ce pas ?

– Non, je serais perdu.

– Chez moi, nous pourrons causer à notreaise. Reste ici un instant. Je rentre donner quelques ordres.Après, je te rejoins.

Il le quitta. Roger le vit disparaître dans lafonderie.

Cinq minutes s’écoulèrent.

Bénardit reparut.

– Viens, dit-il.

Et il l’entraîna silencieusement.

Mme Bénardit se disposait à secoucher quand son mari entra, suivi de Roger.

À la vue de Bénardit, pâle et agité, à la vuede cet homme déguenillé, à la barbe en désordre,Mme Bénardit se leva.

Bénardit, sans rien dire, ferma soigneusementla porte. Alors, désignant Roger à sa femme :

– Laroque, dit-il – le mari d’Henriette,le père de Suzanne ! ! !

Et Mme Bénardit, comme avaitfait son mari tout à l’heure :

– Vous ? ici ?libre ! ! !

Elle ne pouvait le reconnaître. Elle nel’avait jamais vu.

Laroque inclina la tête par deux fois, n’ayantpas la force de parler, puis il se laissa tomber sur unechaise…

– Suzanne ! murmura-t-il, je veuxSuzanne !

Bénardit et sa femme se regardèrent. Ilsavaient peur.

Est-ce qu’il venait pour enleverl’enfant ?

– Elle dort ! fit la vieilledame.

– Oh ! je ne la réveillerai pas, jene la réveillerai pas, je vous le jure, j’irai si doucement !Mais laissez-moi la contempler, je craignais tant de ne point larevoir ?

Mme Bénardit hésita.

Laroque joignait les mains.

Alors elle alla ouvrir une porte et lui fit unsigne. Il s’approcha, marchant sur la pointe des pieds. Son émotionétait si intense qu’il chancelait.

Il se pencha au-dessus du lit et considéral’enfant avec une émotion indicible. Sa jolie tête blonde, lescheveux tout épars autour d’elle, reposait enfouie dans l’oreiller.Un de ses bras était sur la couverture, près du bord. Elle dormaitsi gentiment qu’on ne l’entendait même pas respirer. Et ellerêvait, sans doute un bon rêve, car elle souriait.

Roger Laroque se pencha plus encore : seslèvres effleurèrent la main de l’enfant d’un baiser furtif. Suzannefit un mouvement, elle ouvrit même les yeux ; elle se retournade l’autre côté, rentra son bras sous la couverture. Mais elle nese réveilla point.

Et l’on ne vit plus que les longues etépaisses boucles de ses cheveux.

Laroque se retira.

Mme Bénardit ferma la porte,après avoir écouté un instant si la fillette ne remuait pas.

Devant le feu clair qui pétillait, Rogers’était assis. Il pleurait en silence. Son cœur avait étébouleversé par la vue de sa fille, dont il était séparé depuis unan et demi, séparé par un monde, séparé par une condamnationinfamante, et qu’il avait cru ne plus jamais revoir.

Puis ses larmes cessèrent tout à coup.

Il porta sa main à son front, à sa poitrine,avec un gémissement.

Comme il chancelait sur sa chaise, pris devertige, et qu’il menaçait de tomber, Bénardit se précipita pour lesoutenir. Alors il entendit le pauvre homme qui très bas,honteusement, lui murmurait à l’oreille :

– Par pitié, un peu de pain, je n’ai pasmangé depuis trois jours ! ! !

Chapitre 14

 

 

Quand il eut mangé et bu un verre de bordeaux,il parut se trouver mieux. Alors, relevant les yeux sur les deuxvieillards qui le contemplaient avec une douloureusesurprise :

– Vous vous demandez sans doute, dit-il,comment il se fait que je sois ici, moi que, il y a un an et demi àpeine, l’on condamnait aux travaux forcés à perpétuité ?

– Vous vous êtes évadé ? fitMme Bénardit.

– Six mois après mon arrivée à laNouvelle-Calédonie, je m’évadai avec cinq détenus politiquescondamnés par les conseils de guerre de Versailles. D’étape enétape, de bateau en bateau, en prenant passage comme matelot, commemécanicien presque toujours, parfois, même comme domestique, jeparvins jusqu’en Amérique, où je restai près d’un an ; j’avaisréussi à entrer dans des ateliers à New York ; j’ai commencépar être ouvrier dans ma jeunesse, rue Saint-Maur, cela m’a permisde vivre en Amérique. Mais je n’avais qu’un but : je voulaisrevoir ma fille et je faisais des économies pour payer mon retouren France. Lorsque j’en eus réalisé suffisamment, je partis enprenant passage sur un bateau à destination d’Anvers. C’était plussûr pour moi, dans le cas où la police aurait eu l’éveil, puisquej’étais protégé par la Belgique. Je savais par Lucien de Noirvilleque Suzanne avait été recueillie par vous. Or, Monthermé n’étantqu’à quelques kilomètres de la frontière, je cours peu de risques.L’argent que j’avais amassé pour mon voyage suffisait à peine pourme défrayer en route. De telle sorte qu’à Anvers, je me suis trouvésans un centime. Je suis venu d’Anvers à pied, mendiant le long duchemin. Quelques sous économisés sur des charités m’ont permis deprendre le train depuis Givet. En chemin de fer, j’avais en Francemoins à craindre que sur les grandes routes, où j’aurais risqué derencontrer des gendarmes qui m’eussent demandé mes papiers. Voilàcomment je suis arrivé ici tout à l’heure et comment je vousapparais si pauvre, si misérable…

– Et que comptes-tu faire ? ditBénardit en hésitant.

– Oh ! ne craignez point que je vousgêne longtemps. Je ne veux pas non plus vous compromettre. Car vousseriez compromis si l’on apprenait dans le village que vous avezdonné asile à un forçat évadé…

Il parlait avec une certaine amertume.

– Crois-tu vraiment que j’aie eu cettecrainte ? dit Bénardit.

– C’est votre droit. Je n’aurais pas àvous le reprocher.

– Lorsque je t’ai demandé ce que tucomptes faire, j’ai voulu savoir quelles sont tes ressources, quelssont tes projet plutôt. Car je suppose que tu n’es pas assez foupour vouloir rester en France ? Ce serait ta perte à brefdélai.

– Je ne resterai pas en France, et jerepartirai cette nuit même. Je vous prierai seulement – car je suisdénué de tout – de me donner quelques vêtements plus propres et unpeu d’argent… Oh ! l’argent, ce n’est pas pour moi que je ledemande… Je mendierais encore, si j’étais seul, et je trouveraisbien mon passage pour gagner l’Amérique, où je veux retourner… Maissans argent, vivant de charités, par l’hiver et par le froid,Suzanne souffrirait trop… et je crains tant de la voirsouffrir…

– Que parles-tu de Suzanne ?

– Je viens chercher ma fille !…

– Elle !… Tu veux nous laprendre ?

– D’où vient votre surprise ?N’est-ce pas mon droit ?

– Ton droit, malheureux, tondroit ?… Et devant qui pourrais-tu le faire valoir, ce droitque tu réclames ?… Est-ce que ta condamnation ne t’a pasretranché du monde, de la société, ne t’a pas placé hors laloi ?…

M. et Mme Bénardit seregardaient effarés, en proie à la plus vive agitation.

– Je ne puis vivre sans Suzanne, ditRoger.

– Suzanne restera auprès de nous. Elle ytrouve l’aisance, la paix, le bonheur. Pourras-tu lui donner toutcela ?

– J’essayerai. Je suis jeune et fort. Lavie n’est pas finie pour moi.

– Mais il est une chose qu’elle trouveraici, et que tu ne pourras jamais lui rendre…

– Mon oncle !

– Et cette chose-là, c’est un nom honoré,sans tache…

– On m’a condamné, mon oncle, mais jesuis innocent !…

Bénardit l’avait toujours dit, l’avaittoujours cru, et pourtant il eut en ce moment, un geste vague dedoute. Il fut cruel.

– Tu n’en restes pas moins flétri.

Roger courba la tête et demeura un momentpensif.

– Je comprends, dit-il à la fin, pourquoivous voulez garder Suzanne. Je vous comprends et je ne vous en aimeque davantage. Mais ma fille est ma seule espérance, ma seule joie,– la seule affection qui pourrait me rattacher à la vie etm’empêcher de mourir. Il me la faut. Je la veux. Du reste, je tiensà ce que vous soyez rassurés, tous les deux, sur moi. Je tiens à ceque vous soyez sûrs qu’en me rendant ma fille vous ne la rendez nià un assassin, ni à un voleur… Il est une confidence que je n’aivoulu faire ni à Lucien de Noirville, ni aux juges, ni en courd’assises. Cette confidence m’eût sauvé. Mais l’honneur medéfendait de parler. Je vais vous la faire à vous, afin que vous merendiez Suzanne, – afin que vous compreniez que j’ai toujours ledroit de la réclamer et que vous n’avez pas, vous, celui del’arracher à mon amour paternel… Écoutez !…

Et brièvement, en quelques mots, avec unaccent de vérité sur lequel il était impossible de se méprendre, ildit l’histoire que nous savons.

Il dit tout, ne cacha rien, voulantreconquérir sa fille.

M. et Mme Bénarditl’avaient écouté sans l’interrompre. C’était une cruelle confidenceque celle qu’ils entendaient. L’enchaînement de tous ces faitsétait si logique qu’il ne leur venait même pas à l’esprit que Rogerpût mentir.

Un soupir leur échappa, à tous lesdeux !

– Tu as le droit d’emmener Suzanne, fitl’oncle avec effort.

Il ne se reconnaissait plus le droit de lagarder, de priver cet homme si malheureux de la seule joie de savie, du seul rayon de soleil qui pût éclairer la nuit noire de sadésespérance.

Bénardit réfléchissait :

– Mais le coupable, le coupable ?disait-il… qui est-il ?… Y as-tu songé ?… as-tucherché ?… Ne serait-ce pas cette femme ?…

– Si, j’y ai pensé, si, j’aicherché ! fit Laroque avec amertume… Il ne se passe point dejour où je n’essaye de percer ce mystère.

– Mais cette femme, te dis-je, cettefemme ?

– J’y ai pensé aussi, je dois l’avouer,mais ce ne peut être elle. Comment aurait-elle commis cecrime ?… Seule ?… Avec un complice ? Pourvoler ?… Pour se venger ?… Non, c’est impossible… C’estfolie que de s’y arrêter, c’est perdre son temps…

– C’est vrai, murmura l’oncle. Alors, quecroire ?

– Il faut tout attendre du temps.

Minuit sonna à la pendule, sur lacheminée.

– Mon oncle, dit Roger, il ne faut pasque le jour me retrouve chez vous. Or, il y a un train pour Givetet Bruxelles à deux heures du matin. Je prendrai ce train-là… avecSuzanne…

– Déjà ! murmuraMme Bénardit.

Et elle essuya ses yeux, à la dérobée, avecson mouchoir.

– Il le faut, dit Laroque avec douceur…Pardonnez-moi la peine que je cause.

– C’est bien, fit l’oncle… tu es libre,et, puisque tu dois partir, mieux vaut que tu n’attendes pas pluslongtemps… Je serais désolé – pour toi, crois-le bien – qu’ilt’arrivât malheur…

Il monta dans une chambre, au premier étage,et on l’entendit, pendant quelques minutes, qui allait etvenait.

Mme Bénardit et Laroqueregardaient, sans parler, la flamme du foyer et les longssifflements des bûches qui éclataient et par les déchiruresdesquelles ruisselait une sorte de sueur bouillonnante.

L’oncle redescendit.

Il jeta sur une chaise une chemise deflanelle, un pantalon d’hiver, un veston et une large et longuepelisse doublée de renard, puis une casquette fourrée pareille à lasienne.

– Tout cela ne te va peut-être pas commeun gant, dit-il, car tu es plus robuste que moi… mais nous sommesde la même taille. Dans tous les cas, la pelisse cachera ce que tamise aura de défectueux… Dans la poche du pantalon, tu trouverasmon porte-monnaie avec deux ou trois cents francs en or… et dans lapoche intérieure du veston, j’ai mis mon portefeuille.

– Oh ! mon oncle…

– Oui, tu ne peux rester sans le sou, mongarçon, et heureusement moi, qui n’ai point d’enfants, je suis àmon aise… Dans le portefeuille tu trouveras sept billets de millefrancs et mille francs en billets de cent francs, de façon que tune sois pas gêné par le change et que tu n’attires pas l’attentionsur toi.

– C’est trop, mon oncle, beaucouptrop.

– Non, ce n’est même pas assez, car je neveux pas que Suzanne souffre de la misère, tu entends ? Jen’ai que cet argent de disponible en ce moment, mais en Amérique,si jamais tu as besoin d’un autre service, ne m’oublie pas,écris-moi, et tout de suite, par retour du courrier, tu recevras ceque tu m’auras demandé… Tu me le promets ?

– Que vous êtes bon, mon oncle, et que jevous remercie !

– Tu me le promets ? répéta levieillard en insistant.

– Je vous le jure ! Mais j’espèren’en avoir pas besoin.

– Je le souhaite pour toi, mon garçon, etje suis certain que tu réussiras, car tu es intelligent, honnête etfort – et on a beau dire, vois-tu, la meilleure des habiletés,c’est encore d’être honnête – tu réussiras donc, je le crois, maisles premiers moments peuvent être difficiles et voilà pourquoi jeveux que tu partes en sachant que tu laisses derrière toi un ami, –ce qui n’est pas rare, – et une bourse ouverte, – ce qui l’estdavantage.

Roger lui serra les mains avec émotion.

Il était profondément touché de cettebienveillance si franche.

– Je ne te donne point de linge, dit levieillard ; avec de l’argent, tu achèteras pour toi et pourSuzanne ce dont vous aurez besoin.

Mme Bénardit alla chercher,dans une armoire, un manteau fourré, des gants, un boa, un chapeau,un manchon, prépara les autres vêtements de Suzanne et approcha dufeu les bottines de la petite pour qu’elle eût bien chaud.

Elle pleurait tout en faisant cespréparatifs.

Roger Laroque, depuis quelques minutes, sepromenait pensif dans la chambre. Il avait sur les lèvres unequestion qu’il n’osait poser.

À la fin, cependant, il s’y décida :

– Mon oncle, dit-il, vous ne m’avezencore rien dit de Suzanne… Comment a-t-elle passé cette année quis’est écoulée ?… A-t-elle parlé de moi ?… En quelstermes ?…

– Suzanne a failli mourir d’une fièvrecérébrale, dit Bénardit. Depuis sa guérison, elle n’a pas dit unmot qui pût nous faire croire qu’elle se souvenait… Nous lui avonsraconté une histoire d’après laquelle tu étais en voyage et devaisrevenir la chercher quelque jour. Elle a paru y ajouter foi… Tousles mauvais souvenirs d’autrefois ne vont-ils point surgir à sonesprit ?… Ne le crains-tu point, Roger ?… Réfléchis, ilen est temps encore !…

– Qui sait ? dit Laroque… Elle avaità peine sept ans… Et un an et demi passé depuis lors, n’est-ce passuffisant pour obscurcir cette frêle mémoire ?…

– Qu’il soit fait comme tu le désires,fit l’oncle attristé. Reste ici. Avec ma femme, je vais réveillerSuzanne, la prévenir doucement, et nous te l’apporterons.

La pendule sonna une heure.

– Le temps presse. Heureusement nous nesommes pas loin de la gare. Vingt minutes te suffiront. Commence àte vêtir.

M. et Mme Bénarditpassèrent dans la chambre de Suzanne.

Mme Bénardit se pencha surelle et l’embrassa. Puis elle appela doucement :

– Suzanne, mon enfant chérie, Suzanne,réveille-toi.

Et, la découvrant,Mme Bénardit la prit dans ses bras, en lui jetantsur les épaules le manteau fourré dont elle s’était munie. Lapetite ouvrit les yeux, encore endormie.

– Réveille-toi, mon enfant, c’est moi, tavieille mère…

Suzanne se frotta les yeux avec ses poings,bâilla… regarda Bénardit, puis la vieille dame qui la portait…

– Est-ce que c’est déjà le matin ?dit-elle gentiment.

– Non, mon enfant, nous sommes au milieude la nuit, mais nous t’avons réveillée pour t’annoncer une bonnenouvelle.

– Une bonne nouvelle ?… commel’hiver dernier ?… Mais nous ne sommes ni à la Saint-Nicolas,ni à Noël, ni au jour des étrennes.

– C’est vrai, et cependant c’est quelquechose d’heureux qui t’arrive !… Voyons… dans tes petitssouhaits que tu ne nous dis pas, qu’est-ce que tu désires,parfois ?…

– Mais rien, bonne mère… rien que d’êtresage et de ne pas être grondée par vous.

– Et pas autre chose ?

– Si… je souhaite aussi de restertoujours à La-Val-Dieu…

– Tu vois bien. C’est quelque chose,cela. Puis encore ?

– C’est tout, bonne mère.

– Il ne te manque rien ?

– Rien. Ne m’aimez-vous pas ? Etn’est-ce pas tout ce qu’il me faut ?

– Tu oublies qu’il n’y a pas que nousseulement qui t’aimons.

– Qui donc ?

– Celui que tu n’as pas revu depuislongtemps… qui t’a élevée… qui pense à toi… ton père…

Mme Bénardit avait toujoursdans ses bras la fillette, dont la tête, pâle par le sommeil,retombait sur son épaule.

Elle sentit qu’elle tressaillit brusquement.Une commotion électrique agita ce petit corps.

– Mon père…, murmura Suzanne, vous avezrevu mon père…

– Il est ici, il t’attend… il t’aembrassée, tout à l’heure, dans ton lit.

Elle ne répondit pas.

Au bout d’un instant, surmontant sonémotion :

– Père est venu ?… Pourquoi n’est-ilpas près de moi ?

Alors Mme Bénardit rentra dansla chambre où attendait Laroque.

Celui-ci, à la vue de sa fille, tendit lesbras.

L’enfant y fut déposée doucement, et Laroquela couvrit de baisers emportés, ardents.

– Mon enfant, ma fille, ma Suzanne !disait-il à travers ses larmes.

Et dans le premier moment, au milieu de sescaresses, il ne s’apercevait pas que Suzanne restait muette.

Quand il l’eut bien embrassée, bienchoyée :

– Es-tu contente de me revoir, machérie ?

– Oui, père.

– As-tu pensé à moiquelquefois ?

– Oui, père, mais on m’avait dit que vousreviendriez…

– Et désormais, nous ne nous quitteronsplus…

– Tant mieux, père, je serai biencontente.

– Nous allons partir ensemble…

– Partir ?…

– Oui, nous allons quitterLa-Val-Dieu…

– Quitter La-Val-Dieu, répétait l’enfant…Quitter bon père bonne mère, – c’est ainsi qu’elle avait l’habituded’appeler M. et Mme Bénardit, –pourquoi ?… J’étais si heureuse auprès d’eux, pourquoi n’yresterions-nous pas ?

– Cela est impossible, mon enfant, carj’habite loin, très loin d’ici.

– Eh bien père, pourquoi neviendriez-vous pas auprès de nous ?

– Cela ne se peut, mon enfant.

La petite fille murmura très bas :

– C’est bien, père, nous allonspartir…

Laroque l’avait observée avec attention,pendant ce colloque.

Il essayait de descendre jusque dans le cœurde sa fille afin de découvrir s’il n’y avait pas quelquearrière-pensée. Il ne vit rien. Son âme, emplie de joie, sedilatait.

« Elle a oublié », se disait-il,elle a bien vraiment tout oublié !

Mme Bénardit l’habilla, enretenant ses larmes. Elle la vêtit chaudement, l’enveloppa de sonmanteau de fourrure, noua le boa autour de son cou, lui donna sonmanchon et l’embrassa tendrement.

Suzanne se laissait habiller, sans dire unmot, mais ses grands yeux doux suivaientMme Bénardit dans tous ses mouvements avec uneobstination singulière. On eût dit que la fillette aurait voulu luiadresser quelques questions, mais qu’elle n’osait. Quant àBénardit, debout près de la cheminée, il semblait ne rien voir, etrestait absorbé dans ses pensées tristes. Enfin Suzanne étaitprête.

Laroque, lui-même, avait revêtu les habits quelui avait donnés son oncle. La pendule fit entendre un coup clairet argentin. Il était une heure et demie.

– Il faut partir, dit Bénardit, la neigea rendu les chemins difficiles, et, comme il s’est remis à neigerdepuis une heure, tu prendras bien garde de ne pas glisser le longde la Meuse.

Mme Bénardit emmitoufla lafigure de Suzanne d’un long et large cache-nez de laine, afinqu’elle ne sentît pas de trop la brise glacée, puis, la serrantdans ses bras, et cette fois ne retenant plus ses larmes :

– Va, mon amour, dit-elle… Je suis tropvieille pour espérer que je te reverrai quelque jour… C’est donc ladernière fois que je t’embrasse… Va, et que Dieu tegarde !

L’enfant était fort pâle, mais elle nepleurait pas.

Bénardit l’embrassa à son tour.

– Moi, dit-il, je suis rassuré sur tonavenir. Ton père veillera sur toi. Puis, quand ma femme et moi nousserons morts, on vendra tout ce que nous possédons. Nous n’avonspas d’autres héritiers que toi. Tu auras quelques centaines demille francs qui ne te nuiront pas pour te marier.

Il se détourna un peu, toussa et passa la mainsur ses yeux.

Laroque fit ses adieux et serra tendrement lesdeux vieillards sur son cœur.

Lui aussi, devant ces deux douleurs, sesentait tout attendri. Il enleva Suzanne dans ses brasrobustes.

– Je ne veux pas que tu marches,dit-il ; avec cette neige tu aurais tout de suite froid auxpieds.

Mme Bénardit ouvrit laporte.

Une bourrasque entra dans la chambre et lalampe, un instant violemment agitée, s’éteignit.

Alors Laroque, d’une voix grave :

– Embrasse encore une fois ceux qui ontsi bien remplacé pour toi ton père et ta mère, mon enfant, dit-il,et promets-leur de ne jamais les oublier, de les aimertoujours.

– Bon père, bonne mère, dit la fillettede sa douce voix tremblante, je vous aimerai toujours, je ne vousoublierai jamais.

Comme la nuit était très profonde et comme onn’avait pas rallumé la lampe, on ne pouvait voir si Bénardit et safemme continuaient à pleurer.

– Encore adieu. Priez pour moi… pourelle… pour elle, dit Laroque.

Il avait à peine fait quatre ou cinq pas, aumilieu des tourbillons de neige, qu’il était devenu complètementinvisible. Il s’en allait à grandes enjambées, portant son précieuxfardeau.

Quand il fut sur la rive de la Meuse, la bisedevint si âpre qu’elle était presque insupportable.

– As-tu froid, ma chérie ?

– Non, père, je ne sens plus le froid dutout. Je suis très bien.

– Ne pleure pas, surtout, pour ne pasm’attrister.

– Je ne pleure pas, père.

– Cependant tu les aimais, ceux-là que tuquittes…

– Beaucoup, père.

– Ne les regrette pas trop… Je t’aimeaussi, moi, et je ferai tout ce qu’il faudra pour que tum’aimes.

Un point jaune troua la nuit.

C’était une des lanternes de la voie, sur lepont du chemin de fer.

Il y avait un quart d’heure qu’ilmarchait.

Cinq minutes après, il était à la gare, où ilprenait pour Givet deux billets de première classe.

Le train arriva, Roger et Suzanne montèrent.Le train partit…

… Là-bas, dans la maison près de lafonderie, on avait rallumé la lampe, et, devant le foyer quis’éteignait et qu’on ne songeait pas à raviver, deux vieillardsétaient assis, gardaient le silence, et, sans se cacher l’un del’autre, pleuraient à chaudes larmes.

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