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Rouletabille chez Krupp

Rouletabille chez Krupp

de Gaston Leroux

I – LE CAPORAL ROULETABILLE

Quand le caporal Rouletabille débarqua sur le coup de 5 heures du soir à la gare de l’Est, il portait encore sur lui la boue de la tranchée. Et il s’efforçait plus vainement que jamais non point de se débarrasser d’une glaise glorieuse qui ne le préoccupait guère, mais de deviner par quel sortilège il avait été soudain arraché à ses devoirs multiples de chef d’escouade, en plein boyau avancé, devant Verdun.

Il avait reçu l’ordre de gagner Paris au plus vite et, sitôt dans la capitale, de se rendre à son journal :L’Époque. Toute cette affaire lui apparaissait non seulement bien mystérieuse, mais encore si« antimilitaire », qu’il n’y comprenait goutte.

Tout de même, si pressé qu’il fût de connaître la raison de son singulier voyage, le reporter était heureux de marcher un peu, après les longues heures passées dans le train.

Depuis le commencement de la guerre, c’était la première fois qu’il revoyait Paris. On était à la mi-septembre.La journée avait été belle. Sous les rayons obliques du soleil, les feuillages du boulevard de Strasbourg et du boulevard Magenta se doraient, s’enflammaient, glissaient leur double coulée rousse vers le cœur de Paris. Le mouvement de la ville, là-dessous, était plein de lumière et de tranquillité… comme avant ! commeavant !… Le jeune reporter en recevait une joie infinie.

D’autres, avant lui, étaient revenus etavaient montré une peine égoïste de revoir la ville dans sasplendeur sereine d’avant-guerre, à quelques kilomètres destranchées. Ceux-là auraient voulu lui trouver un visage desouffrance en rapport avec leurs inquiétudes à eux, leursangoisses, leur sacrifice. Rouletabille, lui, en concevait unsingulier orgueil. « C’est parce que je suis là-bas, sedisait-il, qu’ils sont comme cela, ici ! Eh bien, ça faitplaisir, au moins ! Ils ont confiance ! »

Et il se redressait dans sa crotte, dans sesvêtements boueux.

On ne le regardait même pas.

Et l’on ne regardait pas davantage tous lespoilus qui descendaient le boulevard de Strasbourg, revenant dufront en trimbalant autour d’eux tout un fourbi de guerretintinnabulant ; pas plus que l’on ne prêtait attention à ceuxqui remontaient vers la gare de l’Est, la permission achevée, prêtsà aller reprendre leur faction mortelle, derrière laquelle la villeavait retrouvé sa respiration, le rythme puissant et calme de savie de reine du monde.

Au coin des grands boulevards, Rouletabille,un instant, s’arrêta, se souvenant des tumultes affreux, des scènesd’apaches qui avaient désolé tout ce coin de Paris, dans lesderniers jours de juillet 1914 quand une population énervée croyaitvoir des espions partout, et que quelques voyous se ruaient à defurieuses mises à sac.

Maintenant, sur les terrasses, autour destables correctement alignées, des groupes paisibles, après letravail du jour, prenaient l’apéritif dans la douceur du soir…« C’est épatant ! faisait Rouletabille, c’estépatant !… et, comme dit Clemenceau, les Allemands sont àNoyon ! »

Soudain, il se rappela qu’il n’était pas venuà Paris pour perdre son temps en aperçus plus ou moinsphilosophiques. Il hâta le pas vers son journal, et bientôt ilfranchissait le seuil du grand hall de L’Époque.

« … Rouletabille !Rouletabille !… » Avec quelle joie on l’accueillaittoujours dans cette vieille maison où il ne comptait que descamarades ! Hélas ! quelques-uns étaient déjà restés surles champs de bataille, et la liste des héroïques victimess’allongeait sur le livre d’or orgueilleusement ouvert dans le hallmême, à l’ombre du fameux groupe de Mercier : Gloriavictis !

Ceux que l’âge ou les infirmités avaientretenus dans les salles de rédaction en sortaient pour venirembrasser Rouletabille ou lui serrer la main. On le félicitait. Onlui trouvait une mine superbe sous sa carapace de boue. C’est toutjuste si on ne lui disait pas que « la guerre lui avait faitdu bien » !

Cependant, un vieux serviteur, à la poitrinetoute chamarrée de médailles, avertissait déjà le jeune homme quele patron le demandait…

Le reporter fut introduit tout de suite dansle bureau de la direction.

Ce ne fut pas sans une certaine émotion queRouletabille pénétra dans cette pièce où il allait certainementapprendre la raison, peut-être redoutable, pour laquelle on l’avaitfait voyager d’une façon aussi inattendue…

Les portes avaient été refermées. Le patronétait seul.

Cet homme avait toujours eu pour Rouletabilleune grande amitié. Il le considérait un peu comme l’enfant de lamaison. À l’ordinaire, quand il le revoyait après une longueabsence ou après un reportage sensationnel, il l’accueillait avecde joyeuses paroles. Pourquoi cette longue pression de main ?…Qu’y avait-il ? Que signifiait cette sorte de solennité àlaquelle Rouletabille n’était pas accoutumé ?…

Le reporter examina brusquement son étatd’âme :

« Patron, vous me faites peur !

– Ça n’est pourtant pas le moment d’avoirpeur de quelqu’un ou de quelque chose, mon ami, et lorsque je vousaurai dit pourquoi onvous a fait venir, vous serez tout àfait de mon avis !…

– Vous allez donc me demander une chosebien terrible ?…

– Oui !…

– Parlez, monsieur ! Je vousécoute. »

À ce moment, la sonnerie du téléphone se fitentendre et le directeur décrocha l’appareil placé sur sonbureau.

« Allô ! allô !… Ah ! trèsbien ! c’est vous, mon cher ministre ?… Oui !… ilest là !… en bonne santé, parfaitement ! Non, je ne luiai encore rien dit !… Il sait seulement qu’il aquatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de ne pas revenir de samission, voilà tout !… Qu’est-ce qu’il dit ?… Maisrien !… Bien sûr qu’il accepte !… Si je croistoujours ?… Mais bien sûr que je crois !… Il n’y a quelui qui puisse nous tirer de là !… Allô ! allô !c’est toujours entendu pour ce soir ?… Bien !bien !… Hein ? Cromer est arrivé de Londres ? Ehbien, qu’est-ce qu’il dit ? Allô !… Hein !…Effrayant !… Bien !… bien !… parfait !… oui,cela vaut mieux ainsi !… À ce soir ! »

Le directeur raccrocha l’appareil :

« Vous avez entendu, nous avons parlé devous !…

– Avec quel ministre ? demandaRouletabille.

– Vous le saurez ce soir, car nous avonsrendez-vous avec lui, à 10 heures et demie…

– Où ?…

– Au ministère de l’Intérieur, où seréuniront également certains autres grands personnages…

– Ah çà ! mais c’est un vrai conseilde cabinet ?…

– Oui, Rouletabille, oui, un conseil decabinet, mais un conseil si secret qu’il doit rester ignoré de tousceux qui n’y auront pas pris part ; un conseil où vousapprendrez ce que l’on espère de vous, mon jeune ami ! Enattendant…

– En attendant, je vais aller prendre unbain ! déclara Rouletabille, tout à fait enchanté de lacouleur extraordinaire des événements…

– Allez prendre un bain et revenez-nousfrais et dispos. Nous avons besoin de toutes vos forces,Rouletabille, de tout votre courage et de toute votreintelligence !… »

Le jeune homme était déjà sur le pas de laporte. Mais la voix de son chef avait pris tout à coup une valeursi singulière pour prononcer les dernières paroles qu’il seretourna. Il vit le patron de plus en plus ému :

« Ah çà ! mais patron ! jamaisje ne vous ai vu dans un état pareil !… Vous, ordinairement sicalme. De quoi, mon Dieu ! peut-il biens’agir !… »

Alors le directeur lui reprit les deux mainset, penché sur son reporter, le fixant dans les yeux :

« Il s’agit tout simplementde sauver Paris !… mon petit ami !… Vous entendez,Rouletabille !… Sauver Paris !… Et maintenant, àce soir, 10 heures et demie !… »

II – CONSEIL DE CABINET SECRET

Le reporter disparut dans un ascenseur, sesauva par un escalier de service. Il voulait être seul. Il avaitbesoin de réfléchir. Enfin, il contenait difficilement sa joie.

Depuis le commencement de la guerre, il avait,comme tant d’autres, rempli obscurément son devoir, risqué centfois sa vie dans une besogne anonyme de défense nationale qui étaitpleine de grandeur, certes ! mais qu’il eût voulue plus…disons le mot qui était au fond de la pensée du reporter,« plus amusante ».

Combien de fois n’avait-il pas désiré que l’onfit appel à ses dons d’initiative, d’invention, pour remplirquelque mission exceptionnellement difficile à laquelle il se fûtdonné de toute son âme, de toute son imagination !

Eh bien ! aujourd’hui, il étaitservi ! On le faisait venir pour sauver Paris !…Les plus hauts personnages de l’État attendaient le caporalRouletabille pour sauver Paris !… Toutsimplement !… Ah çà ! mais qu’est-ce que celasignifiait : sauver Paris ?…

C’étaient ces deux mots-là qui lebousculaient, l’aveuglaient, l’empêchaient de comprendre quoi quece fût à une aussi prodigieuse aventure !…

Il savait bien, lui qui revenait destranchées, que les autres ne passeraient plus !… Etavec lui tout le monde le savait aussi !… Et eussent-ils pupasser qu’il ne pouvait avoir la prétention de les arrêter à luitout seul !… Et cependant, il résultait bien de laconversation qu’il venait d’avoir avec son patron que c’était luiqui allait sauver Paris !… que l’on comptait sur lui poursauver Paris ! Alors ? alors ? alors ?…

« Mince alors ! » jeta-t-iltout haut sur le boulevard qu’il était en train de traverser pourse jeter dans une auto qui le conduisit au hammam…

… Une heure plus tard, quand il sortit de là,après un furieux exercice hygiénique et de solides massages, il seretrouva très calme, très maître de lui, prêt à tous lesévénements, paré pour toutes les aventures. Il dîna dans un discretrestaurant des Champs-Élysées, dans l’ombre d’un bosquet, seul avecsa pensée et avec son impatience qu’il travaillait à maîtriser. Ileût voulu montrer aux plus hauts personnages un Rouletabille demarbre que rien ne pouvait émouvoir.

À 10 heures, il franchissait la grille de laplace Beauvau. Il était introduit tout de suite dans le bureau duchef de cabinet, où se trouvait déjà le directeur deL’Époque.

« On est allé prévenir leministre », lui dit le patron en lui serrant la main, et tousdeux restèrent assis en face l’un de l’autre, en silence…

Soudain, une porte s’ouvre. Un huissier faitpasser ces messieurs dans le bureau du ministre. Un haut personnageest là que Rouletabille reconnaît. Politesses.

« Ça va chez les poilus ?

– Ça va !

– Asseyez-vous donc, je vous enprie… »

Arrivée d’un second haut personnage,présentation de Rouletabille.

« Enchanté de faire votre connaissance,jeune homme. Votre directeur nous a dit qu’on pouvait vous demanderdes choses impossibles. Nous allons voir… »

Rouletabille n’a pas le temps de répondre. Untroisième haut personnage fait son entrée. C’est à celui-ci que ledirecteur de L’Époque téléphonait tantôt devantRouletabille.

Tous demandent :

« Eh bien, vous avez vu Cromer ?

– Cromer, répond le dernier arrivé, doitêtre là-haut ; je lui ai donné rendez-vous à 10 heures etdemie. Ce qu’il raconte est effrayant !… »

Encore une porte qui s’ouvre, et le directeurde la Sûreté générale est annoncé.

« Messieurs, fait-il en entrant, j’aitout mon monde là-haut. Si vous voulez monter, je suis à votredisposition !… »

Ainsi, c’est à la Sûreté générale que l’onva : ce conseil extraordinaire, on n’a pas voulu le tenir auministère même, mais dans un endroit plus discret, plus fermé.

Par des escaliers intérieurs, par descorridors dont Rouletabille connaît bien le labyrinthe, on se rendau cabinet même du chef de la Sûreté générale.

Dans le petit vestibule qui précède lesbureaux, un homme à figure énergique, face entièrement rasée, typed’Anglo-Saxon, attend debout, les bras croisés, cependant qu’aufond d’un fauteuil une vieille honorable dame à bonnet noir montreune figure pleine d’angoisse et empreinte d’une tristesse infinie.Les hauts personnages saluent.

L’un d’eux va à l’homme.

« Mr Cromer, voulez-vous entrer avecnous, je vous prie ?… »

La vieille dame n’a pas bougé. Elle resteseule dans le vestibule, avec l’huissier qui referme sur les autresla porte du bureau de son chef. Dans le bureau, tous se sontassis.

Nous avons désigné avec une discrétionnécessaire les hauts personnages qui sont réunis là par les soinsdu directeur de la Sûreté générale. Et pour préciser leurindividualité, nous userons des termes mêmes dont se servaitRouletabille quand il avait à rappeler dans ses notes le rôle quechacun assuma dans cette mystérieuse séance.

D’abord, il y avait celui que tous appelaient« monsieur le Président » et quelquefois « monsieurle Premier », expression dont on se sert à la fois pouradresser la parole au Premier ministre, président du Conseil, etaussi au président de la cour d’appel de Paris.

Le second haut personnage, celui-là même quiavait introduit Mr Cromer, se distinguait par un énormebinocle à garniture d’écaille qui lui mettait deux véritableshublots sur sa face glabre, chaque fois qu’il avait à lire quelquefeuille ou qu’il trouvait intéressant d’étudier les jeux dephysionomie de son interlocuteur. Rouletabille, en parlant de lui,disait « le Binocle d’écaille ».

Enfin, le troisième ne cessait de fumer descigares énormes dont il avait une profusion dans un portefeuillegrand comme une petite valise. Rouletabille l’avait surnommé depuislongtemps déjà « le Bureau de tabac ».

En entrant, le reporter s’était glissé dans uncoin obscur d’où il pouvait tout voir et où il espérait se faireoublier.

« Faut-il introduire Nourry ? »demanda d’abord le chef de la Sûreté. Mais le Binocle d’écaille,sortant des papiers de son maroquin :

« Non, pas encore ! je vais vouslire la lettre de Fulber que le Service des inventions aretrouvée !…

– Vous m’avouerez, mon cher ami, qu’ilest tout de même incroyable que le Service ait pu égarer une piècepareille ! fait alors entendre celui que l’on appelle lePrésident.

– Ces messieurs du Service vousrépondront, répliqua le Binocle, qu’ils en reçoivent une centainedans le même genre tous les mois. Elles sont toutes classées, dureste. On a fini par retrouver la missive de Fulber dans laquantité de celles qui sont mises au rebut comme ayant été écritespar des fous ! »

À l’exception de Rouletabille, tous ceux quiétaient là s’exclamèrent, et le directeur de L’Époque toutparticulièrement.

« Mais Fulber n’était pourtant pas lepremier venu ! fit-il. Ses travaux sur les vertus curatives duradium commençaient à faire sensation quelques mois avant laguerre.

– Bah ! il ne faut rien exagérer,répliqua le Binocle d’écaille. Rappelons-nous que, déjà à cetteépoque, la science officielle traitait Fulber de poète et derêveur ! Et puisque vous vous souvenez de la prétention qu’ilavait émise, de guérir un jour, avec son radium, tous les maux del’humanité, jugez de l’étonnement de ces messieurs des inventionsen recevant une lettre dans laquelle le même inventeur affirmaitavoir trouvé le moyen de détruire en cinq sec une portionconvenable de cette même humanité !… Je vous fais juge ;je lis :

« À Monsieur le…, etc. Monsieur le…,etc.

J’ai l’honneur de vous faire savoir que jesuis à même de mettre à la disposition du bureau des inventions lesplans d’une machine infernale susceptible de détruire en quelquesminutes une ville de l’importance de Berlin, et cela sans sortir denos frontières. Veuillez me croire, Monsieur le Ministre, votretrès dévoué serviteur. »

THÉODORE FULBER

III – LES TRIBULATIONS D’UNINVENTEUR

« Eh bien, vous m’avouerez, fit leBinocle d’écaille en replaçant la singulière lettre dans sonportefeuille, que l’on est fort excusable après la lecture d’unpareil document, de le croire émané d’un cerveau malade ! Quevoulez-vous ? Il a beau être signé THÉODORE FULBER, latranquille simplicité avec laquelle ce savant, qui a toujours passépour un peu excentrique, nous annonce qu’il tient à notredisposition la destruction de Berlin, aurait incliné les moinsprévenus à émettre de fâcheux pronostics sur le prochain avenird’une aussi belle intelligence… »

C’est alors que l’on entendit pour la premièrefois la voix de Mr Cromer.

Ce personnage parlait français avec un accentd’outre-Manche très accentué : Il s’exprimait difficilementmais avec force ; et quand il avait trouvé le terme dont ilavait besoin, il le lançait contre son interlocuteur avec unebrutalité qui semblait destinée à anéantir toute velléité dediscussion ou de controverse.

« Pardon ! Vos Excellences ? Ilfaut savoâr que Théodore Foulber n’a pas reçou même oune réponse dérien di toute !… Indeed !cela n’être pas assez,je dis !… I say ! le pauvre vieux savant a ététraité chez vous comme un pétite joune homme à son premièreexpérience de la physique. Je dis les inventeurs chez vous, ilssont très forts mais toujours regardés comme très fous,yes ! I say ! Il existe certainement, j’avoue,des établissements de recherches tels Collège de la France et laMuséum, mais en dehors de cela officiel, rienne di toute,No !Et en dehors de Pastor Institute pourbiologiques travails, rienne di toute pour autres inventions.No ! I say ! Mais, en Allemagne, existe uneinstitute pour recherches générales, très bien doté degrosse argent et très intéressé par l’empereur, yes !En Amérique, en Angleterre, de très généroux milliardaires ils ontcréé des institutes pour recherches ! Et tous vos inventeurss’en allaient dans la Angleterre ou Amérique. Isay ! Carrel, Français à l’InstituteRockfeller américain et aussi, ils vont, avant la guerre, enrichirl’Allemagne because les brivets sont garantis pargouvernement allemand, yes ! »

Sous ce débordement de phrases roides, tout lemonde avait d’abord baissé la tête, mais le Président ayant fait ungeste d’impatience, le Binocle d’écaille osa interrompre leterrible Mr Cromer :

« Je crois qu’il est un peu tard pournous attarder à des critiques, peut-être très justes…

– Yes !… je critique !I beg pardon !… c’est pour critique que je suisvénou ! En France, à Paris, I say :lesinventeurs sont comme petits enfants abandonnés sur le chemin de lascience ! Théodore Foulber m’a écrit cela, et alors moa, j’ailu sa lettre à mon institute ! moa, j’airépondu ! Et alors il est vénou… et moa j’ai vou en écoutantloui combien cela qu’il disait était sérious etterribeule !… »

Le Président interrompit encorel’Anglais :

« Procédons par ordre ! avantd’aller trouver Mr Cromer, Fulber ne s’était-il pas adressé àM. le directeur de L’Époque ?

– C’est exact ! répliquaimmédiatement celui-ci, et en ce qui me concerne, j’ai fait commedevait faire Mr Cromer : j’ai prié Fulber de venir chezmoi et je l’ai questionné et j’ai trouvé que tout ce qu’il medisait était moins ridicule que terribeule, comme ditMr Cromer, si bien que je l’ai invité à dîner le soir mêmeavec le général D…

– Le général D… est à Salonique, fitentendre le Binocle d’écaille. J’ai eu l’occasion de le voirquelques jours avant son départ. Il ne m’a parlé de rien qui pût serapporter à Fulber…

– Il est probable qu’il l’avait déjàoublié ! émit le directeur de L’Époque.

– Fulber n’avait donc pas produit unegrande sensation sur lui ? demanda le Bureau de tabac.

– Tous les détails de ce dîner sontparfaitement restés dans ma mémoire, répondit le directeur deL’Époque.

– Vous seriez tout à fait aimable de nousles faire connaître, monsieur ! exprima le Président.

– Eh bien, ce soir-là, dès le potage,Fulber, sans nous dévoiler son secret, naturellement, nousentretint de la puissance formidable de son engin… et je merappelle qu’il ne parlait pas depuis plus de cinq minutes que déjàle général D… s’écriait : « Mais c’est une histoire deJules Verne que vous nous racontez là, mon cher savant… Je l’ai luequand j’étais au collège : cela s’appelle Les cinq centsmillions de la Bégum !…Attendez ! voici le sujetdont je me souviens très bien : un Fritz de ce temps-là avaitfabriqué un canon prodigieux qui envoyait sur une cité construiteen Amérique par des Français un projectile naturellement colossalet capable de tout anéantir en quelques minutes !… »

« Le général D…, pour dire cela, avaitpris un ton si parfaitement ironique que je crus devoirintervenir.

« – Mon cher général,interrompis-je, nous vivons à une époque où toutes les imaginationsde Jules Verne, sur la terre, dans les airs et sous les eaux, seréalisent si bien et si complètement, qu’il ne faudrait points’étonner que celle-ci finît par entrer comme les autres dans ledomaine de la réalité !

« Pendant que je parlais ainsi, Fulber,qui était assis en face de nous, nous fixait, le général et moi,avec une expression de mépris incommensurable.

« – Si imaginatif qu’ait été JulesVerne, s’exclama-t-il, il n’eût jamais osé rêver ce que lascience actuelle est susceptible de matérialiser. Dans monaffaire à moi, il ne s’agit pas d’un obus, mais d’une torpille. Etd’une torpille qu’aucun canon au monde ne pourrait contenir etqu’aucune charge d’explosif connue ne pourrait envoyer bienloin ! Ma torpille est plus grande que leTitanic ! Entendez-vous, je dis plus grande que leTitanic ! Elle a trois cents mètres de long. Elle estdouée d’une vitesse de quatre cents kilomètres à l’heure !rien ne saurait l’arrêter ! Elle ruine tout, brûle tout,anéantit tout, dans un cercle de plusieurs lieues ! On ne peutrien contre elle, une fois lancée ! Rien au monde n’estcapable de l’empêcher d’atteindre exactement son but, ni d’éclaterà l’heure fixée et à l’endroit fixé ! Elle s’appelleTitania !…

« Je ne sais si vous avez vu quelquefoisThéodore Fulber, continua le directeur de L’Époque. Il ades yeux d’une clarté, d’une pureté enfantines, une figure de petitange inspiré, dans un cadre farouche de mèches blanches qui setordent comme des flammes autour de son front phénoménal !… etle tout constitue un mélange des plus curieux qui étonne etinquiète.

« Ce soir-là, il était très, trèsinquiétant. Quand il se leva de table, après nous avoir lancé saformidable tirade, il avait littéralement l’air d’un fou !… etj’ai pu croire qu’il allait tomber devant nous, d’une attaqued’apoplexie.

« C’est tout juste s’il n’oublia pas deme serrer la main et s’il se rendit compte que c’était dans monauto que je le faisais reconduire chez lui.

« Quand il fut parti, le général D… medit : « Ce n’est pas le premier que la guerre a rendufou ! N’importe ! Nous avons passé une bonnesoirée ! Il est amusant avec sa torpille ! » Puisnous parlâmes d’autre chose.

« Le lendemain, je recevais un mot deFulber me disant qu’il était décidé à aller proposer sa machineinfernale aux Anglais et me demandant si je ne pouvais pas luifaciliter le voyage et lui faire parvenir les permis nécessaires.Je m’en occupai aussitôt, simplement pour ne pas le chagriner. Etc’est ainsi qu’il passa le détroit. Il avait déjà écrit àMr Cromer à son institut Scarborough. Et j’appris bientôt queMr Cromer, lui, avait pris au sérieux ce qui nous avaitsimplement amusés, le général D… et moi !… »

Ayant dit, le directeur de L’Époquese tut, et, dans le cabinet du chef de la Sûreté, tout le mondemaintenant regardait Mr Cromer… et, certes, il y eut unecertaine émotion dans le groupe des hauts personnages quand onentendit l’Anglais prononcer ces mots :

« Perfectly well ! ThéodoreFoulber n’être point fou di toute… Jé dis : il pôvaitdétrouire Berline, yes !… »

IV – UNE TORPILLE GÉANTE

Après un court silence, le Président, penchésur Mr Cromer, lui dit :

« Mr Cromer, je désirerais savoirexactement si l’opinion que vous venez d’émettre relativement àl’invention intéressante en tout état de cause de Théodore Fulberest le résultat direct des expériences qui ont été faites sous vosyeux ?

– Well ! résoultatdirect !

– Et Fulber n’a pas exagéré l’incroyablepuissance de son engin ?

– No ! pasexagéré !…

– Voilà qui est tout à faitaffirmatif ! Mr Cromer, nous envisagerons toute la véritéavec courage. Pouvez-vous nous dire comment vous êtes arrivé, en cequi vous concerne, à une conclusion aussi nette… et aussi…redoutable ?…

– Il y a des chaoses que jé peux dire surcette machinerie et des chaoses que jé ne peux pas dire,no !…

– Dites-nous donc tout ce que vous pouvezdire, Mr Cromer !

– All right ! Je veuxd’abord dire que j’ai reçou Théodore Foulber avec lé respect quel’on doit à oune vieil savant malhoureux et qui s’est si fortdistingué dans la partie médicinale de radium ! Et, tout desouite, quand il m’a dit il avait inventé oune machine pourdétrouire Berline, jé loui dis alors que cela n’était pas dans samanière médicinale ! Et il m’a répondou cela était dans samanière médicinale, parcé qué son machinerie en détrouisant Berlineallait trouer la guerre… »

Malgré la difficulté que Mr Cromer avaità s’exprimer et l’effort que ses auditeurs devaient soutenir pourle suivre dans sa narration, l’intérêt de celle-ci était tel qu’iln’y eut de place ni pour une interruption, ni pour un sourire.

Mr Cromer raconta que Fulber était venule trouver avec ses plans. Après deux jours d’explications, Cromerétait convaincu. Il n’était point cependant en possession du secretfinal qui assurait le fonctionnement mathématique du formidableappareil, mais Fulber n’avait pas hésité à confier à un allié de lavaleur scientifique et morale de Mr Cromer le principal dusecret de l’explosif nouveau dont était chargée la torpille etqui servait également à sa propulsion.

Enfin, la nouveauté de la disposition desturbines, des hélices de suspension et des hélices de direction etd’un certain gouvernail « compensé spécial à ailerons »,lequel gouvernail avait pour fonction de ramener l’enginautomatiquement dans la ligne tracée idéalement entre lepoint de départ et le point d’arrivée, et cela en dépit de toutesles perturbations possibles de l’atmosphère, tous ces détailstechniques avaient amplement prouvé, dès l’abord, à Mr Cromerqu’il se trouvait en face d’une œuvre longuement mûrie par un hommeauquel n’était étranger aucun des problèmes de l’aviation nouvelleet de la balistique.

Mr Cromer avait donc été, tout de suite,extrêmement séduit par la terrible Titania dont nuln’avait voulu entendre parler en France.

Et ici, Mr Cromer jugea nécessaire des’expliquer entièrement sur les intentions qui furent alors lessiennes.

« Jé doas dire to dé souite à VosExcellences, et à vos, messieurs, jé doas dire qué jamais dans monpensée jé né volais détrouire Berline, car nous né sommes pas dessauvages, mais dans mon pensée jé volais mé rendre compte si, à laplace dé cette machinerie qui devait coûter, au petit mot, 60millions, on né pourrait pas faire de petites Titaniasmoins chères et tout à fait bien réglées pour détrouire descitadelles, des forts, à des distances colossales et d’oune façonassourée, et sans risquer rien di toute, pas même la peau d’unTommy ! Seulement, jé né dis pas mon intention à Foulber quitenait absouloument à détrouire Berline pour le épouvante deAllemagne et le fin de guerre soubite sur toute la terre !Dans la conversationne, Théodore, il été tout à fait enragé sur sonfabricatione d’oune Titania dé 60 millions defrancs ! Mais vous pensez, ce n’était pas mon rêve di tout àmoa ! No ! Et jé lui dis qu’il fallait d’abord,avant toute, fabriquer ouné pétite modèle de pétiteTitaniadé vingt-cinq mètres de long et je lui demandaiscombien cela serait cher ? Il m’a répondu qu’il pensait celaserait cher de au moins 5 millions de francs ! Jé parlé alorsde la chaose à mon institute dans le conseil privé. Malgré tout ceque je ai pu dire, on disé c’était cher, pour une chaoseproblématique !

« Alors, jé souis allé à Londonet jé ramené oune patriote anglais très richissime qui veut pasdire son nom et qui, lui aussi, a été très intéressé, et il a ditil donnerait tout argent il faudrait !

« Foulber ne vôlait aucun argent por luini por son family,mais il pleurait de la joie avec idée ilétait allant travailler pour petite Titania en attendantle grande ! »

Sur quoi Mr Cromer raconta comment, entrois mois, morceau par morceau, la petite Titania futconstruite dans des ateliers différents et comment les morceaux enfurent finalement réunis pour le montage, dans une installationsecrète édifiée ad hoc à l’extrémité nord de l’île de Man,en pleine mer d’Irlande, sur des terres appartenant au richissimeAnglais patriote.

Là travaillait une équipe spéciale del’institut de Scarborough sous la direction de Fulber, et sous lasurveillance de Cromer.

L’inventeur avait fait venir sa femme et safille Nicole, plus le fiancé de sa fille, un Polonais quipartageait les travaux du père depuis cinq ans et qui, dansl’affaire, était chargé plus particulièrement de la fabrication del’explosif.

« Voilà ce qué je pouis dire à vô pour leexplosif ! précisa Cromer. C’est ouné explosif à air liquide,admirable pour le explosion et pour le propulsion ! »

Et il donna quelques détails, plein deréticence. Il trouvait certainement qu’il y avait autour de luitrop d’oreilles inconnues. Plusieurs fois, il jeta un coup d’œilavec méfiance sur le coin sombre où s’était enseveliRouletabille.

Il expliqua d’une façon assez embarrassée etpeut-être volontairement confuse que la fabrication industrielleéconomique de l’air liquide permettait maintenant de prendrel’oxygène sous cette forme simple pour servir de comburant à desmélanges explosifs. Fulber, lui, avait trouvé un procédé personnellui permettant d’utiliser directement l’oxygène liquide, dans desconditions très spéciales et se rapprochant de la fabrication del’oxylignite. On sait que l’on obtient l’oxylignite, brevetée enAllemagne dès 1898, en trempant pendant quelques minutes dans del’air liquide une cartouche qui contient soit du charbon de bois oudu charbon de liège pulvérisé, soit de la terre fossile kieselguhrimbibée de pétrole, soit même de la poudre noire ; Fulber,lui, ajoutait dans la cartouche qui devait tremper dans l’airliquide et qui contenait déjà du charbon de liège pulvérisé unélément nouveau pour lequel il n’avait pas pris de brevet, et dontil avait confié le secret à la bonne foi de Mr Cromer.

De tout ceci, il résultait une puissancebrisante plus forte incomparablement que la mélinite ou letrinitrotoluène mais surtout une puissance asphyxiante etbrûlante surprenante à concevoir sous un aussi petitvolume.

Le seul inconvénient du mélange était d’êtreextrêmement inflammable et de perdre une grande partie de sapuissance si un incident permettait à l’air liquide de s’évaporer.Or, rien n’était à craindre dans ce genre avec la Titaniadont le génie de Fulber avait fait « ounémerveille ! » pour nous servir de l’expressionenthousiaste de Mr Cromer.

« Là est la merveille des merveilles,s’exclamait-il… plus encore que dans le explosif,indeed ! et je vais dire tout de suite la grandemerveille dé la grande Titania ! Vo savez dé quellemanière le zeppelin emporte dans sa ventre des pétitesballonnets ; eh bien ! la grande Titania cachedans ses entrailles quarante petites Titanias !…Well ! I say quarante petites comme des petitstorpilleurs… Et quand la grande Titania éclate àdestination, les petites Titanias emportées par desmouvements de l’horlogerie, réglées exactly,se dispersentautour du centre et vont éclater à leur tour sur des points fixésdé la façon qué tout le cercle dé plousieurs lioues di diamètresoit couverte dé rouines !… et dé morts !Yes !… tout plein dé morts ! Isay ! Mettez ouné ville dans lé cercle et oune million oudeux de habitants dans le ville… oune heure après le arrivée duTitania, il n’y a plous rien di tout ! No !…What admirable work[1] !… ».

Un nouveau silence plus impressionnant encoreque les autres suivit les dernières paroles de Mr Cromer. Puisle Bureau de tabac, qui avait laissé éteindre son cigare (ce quitémoignait de l’énormité de son émotion), demanda du feu etquelques explications.

« Je crois que, à mon avis,Mr Cromer s’avance beaucoup en concluant de la petiteexpérience qu’il a faite à la pleine réussite d’une aussi vasteentreprise que celle de la Titania rêvée par Fulber, etdont la réalisation rencontrerait inévitablement des difficultés,et peut-être des impossibilités…

– No !… VotreExcellence ! No !pas d’impossibilités !…Elle est très possible ! Yes ! I say ! lapetite Titania a été construite exactly commedevait l’être la grande dans son entraille des petites torpilles,chargées du explosif Foulber, et dirigées exactly par levrai horlogerie Foulber ! Je pôvais dire ceci àvô : le ventre de Titania être divisé en troisparties ; le plus grande beaucoup est pour enfermer lesquarante torpilles chargées du explosif ; la seconde partieest occupée par la propulsive chargement et la troisième par toutle machinerie qui est très complikète et mithodical !… Quant àla disposichionne des hélices dé suspensionne et tourbines depropulsionne, comprenez, tout est pour le mieux !Indeed !Mais lé secret, exactly, deimpossibilité du changement de directionne et parfaite automatiqueintelligence du engin pour revenir dans son droit chemin, malgré léplous terrible houragan et perturbationne, cela je ne lé diraijamais parce que jé né lé saurai peut-être jamais ! ThéodoreFoulber a emporté ce secret avec lui, hélas !… what apity !… »

Le Binocle d’écaille prit alors laparole :

« Mr Cromer, j’ai fait connaître enquelques mots à ces messieurs les résultats extraordinaires del’expérience qui s’est passée sous vos yeux, mais ils seraientheureux d’en entendre le détail de votre bouche !… »

Mr Cromer s’inclina et raconta alors que,lorsque la torpille avait été achevée dans les ateliers de l’île deMan, Fulber, aidé de son Polonais, avait, à la dernière minute,introduit dans l’engin la boîte enfermant le mystérieux mécanismequi s’adaptait au gouvernail compensateur à ailerons. Puis lesignal du départ de la torpille avait été donné par le bailleur defonds même de cette coûteuse expérience.

Ce richissime Anglais s’était rendu acquéreur,pour l’occasion, d’une petite île située à environ deux centskilomètres au nord, nord-ouest, de l’île de Man, à la hauteur ducap Fair.

La torpille, avant d’arriver à sa destination,qui était cette petite île-là, devait passer au-dessus de lapresqu’île qui termine, à l’ouest, les Highlands du Sud. L’Amirautéavait été avertie et toutes les précautions avaient été prises, surmer comme sur terre.

La petite île contenait un village et troishameaux de pêcheurs qui avaient été évacués, cependant que l’ondébarquait une cinquantaine de bêtes à cornes et trois centsmoutons.

Aussitôt après le départ de la torpille quiquitta son tube sans autre bruit que celui d’un furieux sifflement,le Polonais, Mlle Fulber, Cromer, le riche Anglaiset un délégué du War Office étaient montés en chaloupeautomobile… Ils entendaient bientôt l’écho lointain de l’explosionqui avait dû être formidable.

Quand, une heure et demie plus tard environ,ils arrivèrent en vue de l’île où avait eu lieu l’explosion,celle-ci n’était plus qu’un brasier.

Ils durent attendre encore deux heures avantde pouvoir l’aborder, à cause des gaz asphyxiants dont les lourdesnuées les poursuivaient jusque sur les eaux. Enfin, quand ilsmirent pied à terre, ils furent renseignés tout de suite sur lavaleur du désastre. Il n’y avait plus rien, absolument plus riensur cette île encore si vivante quelques minutes auparavant. Lesvillages, les bois, les bêtes à cornes, les moutons, tout étaitcalciné, tout était mort !… Ils marchaient sur un immenserocher noir !…

Devant ce résultat effroyable, Théodore Fulbers’était frotté les mains…

« Comment voulez-vous, avait-il dit, quequelque chose résiste à ma thermite ? Elle explose àla température de 10 000 degrés !… Avec ma thermiteet ma Titania, c’est la fin de la guerre ! »

Et ce vieillard s’était pris à danser de joiecomme un enfant, sur les ruines fumantes qu’il avaitfaites !

Mr Cromer, pour rendre l’aspect dantesquesous lequel lui était apparu ce coin de la terre sacrifié au géniede la destruction, avait trouvé des termes si évocateurs dans leurrugosité que ses auditeurs ne purent se défendre à nouveau de cefrisson qui devait correspondre avec une certaine idée qu’ilsavaient, mais que Rouletabille n’était pas encore parvenu àpréciser. En effet, on ne voyait encore rien, dans tout cela,qui menaçât Paris.

Le reporter devait être bientôt renseigné.

Les quelques phrases suivantes prononcées avecune émotion particulière par Mr Cromer mirent définitivementRouletabille sur la voie redoutable où il allait peut-être laisserson intelligence et ses os.

« Le soar même de cetteterribeule expérience, nous sommes revenus tous ensemble àl’île de Man, bien contents, en vérity ! Et nous avons dîné etnous avons fêté le expérience avec le champagne. Or, voilà qué lélendemain matin, Théodore Foulber ne était pas au rendez-vous avecmoa dans les ateliers. No ! Je pense il est malade lépauvre homme à cause du champagne… Et jé souis allé à sa petitemaison de l’île de Man. Et j’ai trouvé son femme évanouie etattachée sur le lit et la bouche bouchée avec le mouchoir !…Et je n’ai pas trouvé Foulber ni miss Foulber, et je n’ai pastrouvé le Polonais fiancé non plous ! et dans lé bureauparticulier à Foulber jé n’ai pas trouvé non plous les plansoriginaux de Titania, ni aucun papier particulier àFoulber ! Tout il avait été emporté, déménagé pendant lenuit !… Et le enquête a démontré tout de suite que les Fritzavaient passé par là et avaient enlevé les trois personnages etraflé tous les plans et papiers dans oune embarcation qui avaitrejoint oune soubmersible. Governement aussitôt averti !Amirauté donnait des ordres ! Cent destroyers en chasse contresous-marin ! Mais le résoultat aucoune. Nous étionsstioupidement volés ! Yes !… It isterribeule ! »

V – MADAME FULBER

Le Binocle d’écaille, le Bureau de tabac, lePatron, le directeur de la Sûreté générale s’agitaient. LePrésident alluma une cigarette au cigare du Bureau de tabac, enaspira légèrement la fumée, regarda un instant celle-ci monter envolutes bleuâtres vers le plafond, et prononça :

« Et maintenant c’est contre nous que setourne l’épouvantable expérience !…

– Devons-nous vraiment le craindre ?demanda d’une voix hésitante le Bureau de tabac.

– Comment, si nous devons lecraindre ! s’exclama le Binocle d’écaille… on voit bien moncher collègue, que vous n’avez pas entendu Nourry !

– Dois-je faire entrer Nourry ?interrogea le directeur de la Sûreté générale.

– Non ! répondit le Président,faites introduire d’abord Mme Fulber. »

Tout le monde se leva à l’entrée deMme Fulber.

Le Président lui adressa quelques bonnesparoles réconfortantes, lui confirmant la nouvelle qui lui avaitété déjà communiquée que son mari et sa fille étaient prisonniersen Allemagne, mais en bonne santé, ne courant apparemment aucundanger et qu’il fallait, dès lors, ne pas désespérer de les voirbientôt sortir de cette affreuse aventure.

Après quoi, Mme Fulber futpriée de s’asseoir.

Elle s’assit en remuant doucement la tête.C’était cette bonne vieille dame que Rouletabille avait remarquéedans le vestibule. Elle avait un visage flétri et douloureux, ettoute la tristesse qui était répandue en elle semblait aussivieille qu’elle.

« Pourriez-vous, madame, demanda lePrésident, nous donner quelques détails sur les conditions danslesquelles s’est produit l’enlèvement de votre mari et de votrefille ?

– J’ai déjà répondu à cette question, fitla vieille dame, d’une voix douce comme celle d’une petitefille : je n’ai rien vu ni rien entendu. Qu’ajouterai-je deplus ? J’ai été ligotée, bâillonnée dans l’obscurité, et je mesuis évanouie de terreur.

– Pendant la soirée, le Polonais est-ilresté tout le temps avec vous ? Est-il rentré avec vous ?S’est-il couché à la même heure que vous ?

– J’ai tout lieu de le croire,monsieur !… Il nous a souhaité une bonne nuit à tous et ils’est enfermé dans sa chambre.

– Vous ne vous doutiez de rien ?…Vous vous êtes tous endormis pleins d’espoir…

– Oh ! pleins d’espoir !interrompit la vieille…, en ce qui me concerne, je n’en ai plusdepuis longtemps !… Mon mari n’a jamais été heureux enrien ! Tout ce qu’il a entrepris s’est toujours tourné contrelui, contre nous ! Cela devait finir ainsi ! Sesinventions nous ont ruinés et lui ont valu des tracas sans nombre.La dot de ma fille après la mienne s’est fondue dans le creuset deses coûteuses expériences. Cependant, ni ma fille ni moi ne noussommes plaintes et ne nous plaindrons jamais. Nous aimons cet hommecomme Dieu l’a fait.

– Est-ce que votre fille, madame, n’étaitpas fiancée à l’aide de M. Fulber ? demanda lePrésident.

– Oui, monsieur ! et cela aussi àmes yeux fut un malheur ! Je savais ce que j’avais souffertavec un inventeur et j’aurais voulu que ma fille pût jouir d’uneautre existence que celle qui m’avait été faite ! Mais, toutde suite, je m’avouai vaincue. Nicole va sur ses vingt-cinq ans.Elle a beau être jolie, elle n’a pas le sou ! Enfin, elle aimeson Polonais.

– Pourriez-vous nous donner quelquesdétails sur l’aide de M. Fulber ? questionna alors leBinocle d’écaille. Dans les circonstances présentes, ils pourraientnous être très précieux. Nous ne voulons pas vous surprendre. Lapremière idée qui nous est venue a été que dans l’affaired’enlèvement et du vol des plans de la Titania, cetétranger vous avait peut-être desservis…

– Cela, monsieur le ministre, je ne lepense pas ! répondit la vieille dame sans élever la voix…,non, je ne le pense vraiment pas !… Je mettrais ma main au feuque Serge Rejitzky est incapable de nous trahir !…

– En tout cas, s’il l’avait voulu, ilaurait pu le faire, n’est-ce pas ?

– Certes ! il était au courant detous les secrets et de toutes les imaginations de mon mariauxquelles il ajoutait les siennes !

– Il n’ignorait rien du mécanisme le pluscaché de la Titania ?

– Rien, monsieur !

– Même ce que votre mari avait jugé bonde ne pas dévoiler à Mr Cromer, son aide leconnaissait ?

– Oui, monsieur, il savaittout !…

– Voilà qui est catégorique ! fitobserver le Binocle d’écaille en regardant les deux autres hautspersonnages. Le Polonais sait tout, et il peuttout ! »

Il y eut un silence, puis le Présidentreprit :

« Pour que vous nous affirmiez, madame,d’une façon aussi nette, que cet homme est incapable d’abuser dessecrets qu’il possède, c’est sans doute que vous le croyezentièrement dévoué à la France ?… ou tout au moins à la causedes Alliés ?…

– Non, monsieur, non !… Ce n’estpoint pour une raison patriotique quelconque que je le croisincapable d’une infamie… si j’ai parlé ainsi, c’est que je connaisson caractère et aussi son amour pour ma fille ! »

Ici, le directeur de la Sûreté généraledemanda la permission de poser une question :

« Savez-vous, madame, que Serge Rejitzkyn’est pas le vrai nom du fiancé deMlle Fulber ?

– Nous le savons, monsieur le directeur,il s’appelle Serge Kaniewsky, de son vrai nom, et, sous ce nom-là,a été traqué en Pologne et en Russie, poursuivi en France lors duprocès des anarchistes, condamné à cinq années de prison, qu’il afaites bien qu’on n’ait rien pu prouver contre lui de bienprécis…

– Bref, interrompit le chef de la Sûreté,c’est un homme qui a beaucoup souffert et qui croit avoir étéinjustement condamné par la France. C’est un homme qui ne doit pasbeaucoup aimer la France ?

– C’est possible, monsieur ! mais mafille l’aime, elle, la France, et vous pouvez être sûr que sonSerge fera comme s’il l’aimait, lui aussi, car dans cet ordred’idées, Serge sait parfaitement que ma fille ne lui pardonneraitpoint (sans parler de trahison) une simple défaillance… Or, pourSerge je le répète, il n’y a plus au monde que ma fille !… Ilest arrivé chez nous, mourant de faim, mis à l’index par toutes lespolices de la terre, avec des idées formidables de vengeance contrele genre humain… cet homme n’avait encore connu que la haine !Il était laid, moralement et physiquement. Vous entendez,messieurs ! physiquement !… plutôt très laid quelaid !… Il a suffi que ma fille se penchât sur cette épave… Etun autre homme est né !… Maintenant Serge connaît ce que c’estque d’être aimé, car ma fille l’aime, à cause de son âme de feu,sœur de la sienne… Maintenant, Serge connaît l’amour ! Lereste : le passé, le présent, l’avenir, en dehors de cetamour, n’existe plus !… Il ferait sauter le monde pour unsourire de ma fille, il ne tuera pas une mouche pour ne pas luifaire de chagrin… vous pouvez être tranquilles, messieurs, bientranquilles… »

Et la bonne triste vieille, hochant la tête,semblait vouloir rassurer tout le monde…

Ces messieurs la remercièrent, lui adressèrentencore quelques bonnes paroles. Le directeur de la Sûreté lareconduisit jusque dans le vestibule.

Quand il revint, ces messieurs étaient tousd’accord pour proclamer que les propos de la vieille, loin de lestranquilliser, avaient augmenté leur inquiétude d’une façonconsidérable.

« Mon avis, déclara carrément ledirecteur de L’Époque,c’est que maintenant nous devonstout redouter !

– En tout cas, exprima le Binocled’écaille, nous devons agir comme si nous avions tout àredouter.

– Et agir sans perdre une minute !ajouta le Bureau de tabac.

– Faites entrer Nourry ! »ordonna le Président.

Aussitôt, le silence fut rétabli. Le chef dela Sûreté ouvrit une porte qui donnait sur un petit salonparticulier et un homme fut introduit.

VI – NOURRY

Il était jeune encore, de physionomie trèsintelligente, et paraissait avoir beaucoup souffert physiquement.Il avait un bras en écharpe. Il était vêtu d’un costume assezhétéroclite de poilu convalescent. On le fit asseoir ; ledirecteur de la Sûreté lui dit :

« Nourry, vous allez nous conter tout cequi vous est arrivé à Essen depuis le jour où vous avez connuMalet… puis comment vous vous êtes évadés tous deux, et commentMalet fut tué à la frontière hollandaise. »

L’homme commença aussitôt :

« Messieurs, j’ai été fait prisonnier surl’Yser. J’ai été dirigé aussitôt sur le camp de Rastadt. Il n’yavait pas huit jours que j’étais là que l’on me demandait si je nevoulais pas aller travailler de mon état à Essen, chez Krupp.

« Je sors de l’École des arts et métiers.Depuis cinq ans, j’étais à la tête d’une grande maison decoutellerie de Guéret. Mes papiers avaient appris ces détails auxFritz. Je leur ai répondu : « Si c’est pour fabriquer desbaïonnettes ou travailler aux munitions, il n’y a rien defait. » Ils m’ont dit : « Non ! c’est pourfabriquer des ciseaux, des ciseaux pour coudre, pour lesfemmes. » Je croyais qu’ils se payaient ma tête. Mais je mesuis dit : « On verra toujours bien » et je leur airépondu : « Ça va ! »

« Et je suis arrivé à Essen. Il y a là,en dehors des usines, des camps de prisonniers militaires.

« La plupart de ces prisonniers sontsimplement réquisitionnés pour le service de la voirie, mais il enest quelques centaines que l’on emmène du camp le matin pour lesfaire travailler aux usines et que l’on ramène le soir.

« On n’exige pas d’eux qu’ils travaillentaux munitions… C’est une erreur de croire, comme je l’ai crulongtemps moi-même, que les usines d’Essen ne fabriquent que descanons, des obus, des cuirassés et tous autres engins deguerre ; en effet, une partie assez grande même des ateliersproduit des articles des genres les plus variés, destinés à êtreéchangés contre des victuailles ou des objets de première nécessitédans les pays neutres.

« J’ai vu moi-même entassés sur les quaisde la Ruhr, à Duisbourg, des produits fabriqués à Essen, desmachines et des assemblages mécaniques qui allaient partir pour laSuède, laquelle expédie en échange de l’huile, du poisson, dupapier et du bois.

« Les usines Krupp envoient en Hollandedes couteaux, des ciseaux, des machines à coudre, des ustensiles detout genre. Particulièrement, tous les prisonniers français qui ontété employés avant la guerre dans une fabrique de machines à coudresont sûrs qu’on leur proposera de travailler à Essen.

« S’ils acceptent, ils sont bien traitéset reçoivent même un salaire raisonnable. S’ils refusent, il n’estpire misère qu’on ne leur fasse.

« Ce n’est pas dans les ateliers que j’aiconnu Malet, mais au camp, un soir, en prenant un verre de Munich àla cantine. Lui, il ne travaillait pas dans l’acier mais dans laradiologie. Durant des mois, il avait été employé à la section defabrication des voitures radiologiques militaires ; c’était sapartie. Quand ils surent qu’il avait travaillé avant la guerre à laSorbonne, dans le laboratoire du professeur Laval, ils le firententrer dans le laboratoire d’Énergie que l’ingénieur en chef desinventions avait assez récemment créé dans le grand pavillon desrecherches.

« Plus d’une fois, Malet m’a dit qu’à sonidée ce n’était point toujours dans le but de guérir des plaiesque, dans le laboratoire d’Énergie, on se livrait à certainesexpériences autour du radium. Quoi qu’il en soit, c’est là queMalet eut la surprise d’apercevoir, un jour, une figure qu’ilconnaissait bien, celle de l’inventeur Théodore Fulber.

« Que faisait-il là ? Comment setrouvait-il prisonnier ? Voilà ce que Malet fut un certaintemps à se demander, sans pouvoir trouver de réponse. Fulber étaittrès surveillé. Il ne faisait que traverser le laboratoire pours’enfermer dans un petit cabinet de travail qui lui avait étéspécialement réservé ; mais, un jour, Fulber aperçut Malet etle reconnut. Il lui signe qu’il avait besoin de lui parler. Huitjours plus tard, je vis arriver à la cantine un Malet tout pâle ettout à fait incapable de déguiser son émotion. « Allons faireun tour », me souffla-t-il, et il me conduisit tout doucement,sans avoir l’air de rien, jusqu’à la boulangerie Kullmann qui estsituée à l’extrémité nord-ouest du camp. On nous y servaitclandestinement du café et des liqueurs dansl’arrière-boutique.

« La mère Kullmann nous y laissaitpénétrer assez souvent, parce que nous lui payions bien cesquelques minutes de solitude. Elle fermait, en effet, la porte surnous, et c’était le seul moment de la journée où nous ne voyionsplus nos geôliers. C’était très appréciable.

« L’arrière-boutique avait une fenêtrequi donnait sur le quartier nord des usines. Depuis quelque temps,par cette fenêtre, nous voyions s’élever au-dessus du mur du cheminde ronde, un énorme bâtiment en planches, d’une longueur que nousne pouvions même pas apprécier, car elle nous était cachée pard’autres constructions et par l’accumulation des magasinsprovisoires qui avaient été dressés là depuis la guerre. Cebâtiment avait ceci de singulier qu’il n’était point construit dansl’alignement des autres ni parallèle aux autres ; il étaitorienté nord-est, sud-ouest, en oblique, comme posé de travers, etpassant à travers tout ; et on avait dû, à cause de lui, jeterbas plusieurs ateliers.

« S’il n’avait été absurde d’imaginer quel’on eût choisi un endroit aussi impraticable pour l’atterrissagedes dirigeables, nous aurions pu croire que l’on était en traind’édifier là quelque hangar pour zeppelins.

De même si cette bâtisse s’était dressée aubord de la mer, nous aurions pu croire qu’elle devait servir à laconstruction du plus grand vaisseau du monde.

« Malet et moi nous avions donc été fortintrigués par la vision de cet édifice fantastique et d’autant plusbizarre que son toit était beaucoup plus élevé dans la partie sudque dans la partie nord.

« Ce jour-là, sitôt que nous fûmes seulsdans l’arrière-boutique de la boulangerie, Malet m’entraîna à lafenêtre et me montrant le gigantesque échafaudage, me dit :« Tout ce que nous avons pu imaginer est au-dessous de lavérité. Sais-tu ce qu’ils vont construire là-dedans ?… Unetorpille formidable destinée à réduire en cendres Paris en quelquesminutes ! »

« Je ne pus m’empêcher tout d’abord dehausser les épaules tant ce projet me paraissait dépasser la limitedes possibilités humaines. Mais Malet n’était pas un enfant ;c’était, de plus, un savant ; et, au fur et à mesure qu’ilparlait, je me sentais gagné à mon tour par le plus sombreeffroi…

« Il m’apprit qu’il était arrivé, sansqu’on l’aperçût, à pénétrer quelques minutes dans le cabinet detravail réservé à Fulber. C’est là que l’inventeur l’avait mis aucourant de la terrible aventure qui lui était survenue.

« Sa fille et lui, et le fiancé de safille, le Polonais Serge Kaniewsky, dont il a été tant parlé lorsdu procès des anarchistes, avaient été faits prisonniers par lesFritz sur les côtes d’Angleterre dans le moment que tous troisétaient en train de procéder aux essais, en petit, d’un prodigieuxengin capable de détruire une ville à une distance énorme. En mêmetemps qu’ils enlevaient les inventeurs et les jetaient au fond d’unsous-marin, les ravisseurs, bien renseignés, avaient également volétous les plans, tous les papiers relatifs à l’invention.

« Les captifs, amenés à Essen, avaientété mis en demeure de construire pour le compte de l’Allemagne latorpille aérienne qu’ils avaient imaginée contre elle. Les Fritz,en effet, ne pouvaient rien sans la bonne volonté des inventeurs,car les plans qu’ils possédaient ne donnaient que le tracé et ladisposition de la machinerie générale, mais le secret principal del’invention et certains chiffres n’étaient connus que de Fulber etde Kaniewsky et n’avaient pas été confiés au papier.

« Les deux hommes avaient déclaré quel’on n’obtiendrait rien d’eux et protesté contre la violenceinqualifiable qui leur était faite. Pour venir à bout de leurrésistance, les Fritz n’avaient pas hésité à martyriser la fille deFulber, Mlle Nicole. Ils avaient commencé par lapriver de toute nourriture. Quand le Polonais avait vu sa fiancéeréduite à un état proche de la tombe, il n’avait pu résister à cespectacle et avait promis tout ce que les autres lui demandaient.Kaniewsky avait donc livré les formules chimiques de l’explosif etle secret de la machinerie, mais en donnant, pour celle-ci, de fauxchiffres. Les Allemands s’étaient mis au travail aussitôt. Ilsavaient reconnu l’exactitude des formules chimiques et ne doutaientpoint que le Polonais, auquel on avait promis également unefortune, eût dit toute la vérité !

« Fulber pardonnait à Kaniewsky d’avoirlivré la formule de son explosif à air liquide, car à Essen même,on lui avait fait constater que l’Allemagne travaillait à unnouveau trinitrotoluène qui n’était pas loin d’avoirtoutes les qualités de sa thermite. Là n’était pas ledanger. Ce que Fulber redoutait, par-dessus tout, c’était le momentoù les Fritz s’apercevraient que Kaniewsky les avait trompés quantaux chiffres relatifs à la machinerie secrète de la torpille,ce qui ne manquerait point d’arriver d’ici quatre ou cinqmois.

« Kaniewsky, évidemment, avait voulugagner du temps. Peut-être avait-il espéré que la guerre dans lescinq mois, aurait pris fin, ou tout au moins qu’un événementheureux viendrait sauver les captifs de l’épouvantable situationdans laquelle ils se trouvaient… Mais ce que savait bienFulber, c’est que Kaniewsky était incapable de voir souffrirNicole !

« Là était le sujet de l’incessanttourment de l’inventeur, ce qui l’empêchait de dormir, « cequi lui donnait l’air d’un fou ! » me confia Malet.

« – Chaque minute qui passe, avait râléFulber, nous rapproche inévitablement du terme fatal ! Uneimprudence de Kaniewsky peut encore précipiter les choses !La raison de Kaniewsky n’est pas solide depuis qu’il saitqu’ils peuvent faire périr Nicole ! La mienne aussichancelle à cette idée… Mais, en ce qui me concerne, je suis sûrque je leur résisterai ; pas un mot ne sortira de ma bouche,pas un chiffre de ma plume ; tandis qu’avec Kaniewsky tout està craindre… Avec lui, ils peuvent tout avoir s’ils savent s’yprendre !… Il faut se rappeler que cet homme a vécu desannées avec la seule pensée de la ruine et de la mort dumonde !… Il ne faut pas oublier non plus que Paris lui a étéaussi cruel que Moscou et Pétersbourg… et qu’il ne s’est échappédes cachots de Schlusselbourg que pour retrouver les caveaux de laConciergerie !… Enfin, c’est un homme qui brûlerait sanshésitation le genre humain pour éviter un bobo à mafille !

« Malet, ce jour-là, m’apprit encorequ’on avait complètement séparé Fulber de Kaniewsky, lequel avaitété installé au centre des travaux entrepris immédiatement pour laconstruction de l’engin. On avait également séparé l’inventeur desa fille. À part cela, on le traitait bien et on lui permettait decontinuer la série de ses études sur les vertus curatives duradium.

« Pendant que Malet me racontait ceschoses, je ne pouvais détourner mes regards de l’effroyablebâtiment à la charpente duquel était suspendu un peuple d’ouvrierset qui allait bientôt cacher les mystérieux préparatifs du plusgrand crime du monde. Et je tremblais d’horreur. Car je ne doutaisplus !… Les Fritz étaient gens trop pratiques pour édifier unpareil colosse sur une chimère !… Malet et moi nous nousserrâmes la main fiévreusement. Notre pensée était lamême :

« – Mon vieux, lui dis-je, il n’y a pas àchercher ! faut f… le camp d’ici, et aller les prévenirlà-bas !… Sur les deux il y en a bien un quiarrivera !

« À la minute même, notre évasion futdécidée. Malet ne revit point Fulber ; s’était-on aperçu dequelque chose, ou s’était-on douté qu’il avait eu un entretien avecFulber ? Redoutait-on qu’il parvînt à communiquer à nouveauavec lui ? Toujours est-il que Malet ne rentra plus dansl’usine et fut reversé dans la section de radiologie militaire quiétait installée aux environs de la ville.

« Cette circonstance nous servitbeaucoup. Je n’ai point à raconter ici les détails d’une évasionqui fut minutieusement préparée par nous pendant troissemaines.

« Certaine nuit, nous franchîmes, avecassez de bonheur, le double cordon de sentinelles. Mais, dès lelendemain matin, nous fûmes aux prises avec des difficultésinsurmontables. L’alarme avait été donnée très rapidement et nousétions traqués partout. On nous rechercha avec un acharnement sanspareil. Il nous fut impossible, pendant quinze jours, de quitterl’abri que nous avions gagné à la nage, sous un vieux pont deRuhrort, non loin du confluent de la Ruhr et du Rhin. Quand nousreprîmes notre route, nous avions épuisé nos provisions depuis sixjours et nous étions mourants de faim. Malet surtout était à bout.Il me suppliait de l’abandonner. Je ne pus m’y résoudre, malgrétout ce qu’il put me dire. Enfin, au moment même où, par une nuitnoire, nous allions franchir la frontière hollandaise, des coups defeu retentirent derrière nous. Mon compagnon roula à mes piedstandis que j’étais moi-même blessé au bras.« Sauve-toi ! me cria Malet, etsouviens-toi ! » Ce furent ses dernièresparoles.

« Je me suis sauvé, monsieur, et me suissouvenu autant que possible !… J’ai souvent pensé auxconversations que j’avais eues avec Malet à propos des révélationsde Fulber, et je crois vous avoir répété d’une façon assez préciseles paroles qu’il avait entendues dans la bouche del’inventeur !… »

Nourry avait terminé sa longue narration. Ilavait été écouté dans le plus religieux et le plus anxieuxsilence.

Il s’était tu qu’on l’écoutait encore.

Soudain, une voix que l’on n’avait pas encoreentendue s’éleva dans le coin le plus obscur :

« Pardon, monsieur, pourriez-vous me diresi les machines à coudre que l’on fabrique à Essen sont à point dechaînette à un fil ou à double point de chaînette à deuxfils ? »

Nourry, assez étonné de la question, ainsi quetous ceux qui étaient là, du reste, répondit :

« Ils en font de tout genre,monsieur : machines à point de chaînette à un fil, machines àpoint de surjet, machines à point de navette à deux fils, machinesà double point de chaînette à deux fils, machines pour chaussures,etc.

– Merci, monsieur, c’est tout ce que jedésirais savoir…

– Vous n’avez pas d’autre question àposer à M. Nourry ? demanda le directeur de la Sûreté quine pouvait s’empêcher de sourire au reporter malgré la gravité descirconstances.

– Aucune ! répliqua Rouletabille, leplus sérieusement du monde… aucune !… »

Et comme il s’était légèrement soulevé, ilretomba dans son ombre…

Les ministres félicitèrent Nourry ainsi qu’ilconvenait, lui recommandèrent encore la plus complète discrétion,puis le laissèrent partir. Le directeur de la Sûretél’accompagna.

VII – UNE IDÉE DE ROULETABILLE

Aussitôt que la porte fut refermée, cesmessieurs se levèrent et se mirent à parler en même temps, àl’exception du Président, qui paraissait fort soucieux et plongédans des réflexions si profondes qu’il ne s’apercevait pas que sacigarette lui brûlait la moustache.

Mr Cromer n’était pas le moins agité,donnant un démenti à la traditionnelle réputation du flegmebritannique ; mais, dans ce fait, il était fort excusable car,ayant déjà fréquenté l’engin, il avait plus de raisons quen’importe qui pour le juger redoutable. Il allongea ses grandsbras, les croisa, les décroisa, se prit les mains et se fît craquerles phalanges, et dit :

« Maintenant vous êtes dans leconvictionne ! quoi allez-vous faire ! Volez-vous essayerle destructionne de Titania en faisant jeter de la bombepar aéroplanes ! »

Aussitôt, tous les regards se tournèrent versle Binocle d’écaille… et le Binocle d’écaille dit :

« Sans doute, on peut toujours essayercela… mais outre que le moyen est loin d’être sûr, il n’empêcheraitpas les Allemands de reconstruire le même engin de façon à lemettre, cette fois, à l’abri de toute tentative de ce genre…

– Ce serait retarder pour mieuxsauter ! » exprima le Bureau de tabac, en jetant soncigare, qu’il ne fumait plus depuis longtemps.

– C’est exact ! acquiesça lePrésident en se débarrassant, lui aussi, de son bout de cigaretteincendiaire… c’est exact !… il nous faudrait trouver autrechose ! autre chose d’extraordinaire et sur quoi,néanmoins, nous puissions absolument compter ! quelquechose qui nous débarrasse à jamais d’une menace pareille !car, songez-y, messieurs… quand ils pourront détruire Paris,qu’est-ce que les Allemands ne pourront pas nous demander pour nele pas détruire ?

– Assurément !… C’esteffroyable !… effroyable !… »

Le directeur de L’Époque n’avaitencore rien dit depuis le départ de Nourry. Il se contentait deregarder de temps à autre du côté de l’ombre où était enfouiRouletabille, et comme le reporter ne bougeait toujours pas, ilfinit par lui jeter ces mots, d’une voix impatiente :« Eh bien, vous !… qu’en dites-vous,Rouletabille ?

– Oui !… pourrait-on savoir ce qu’enpense monsieur Rouletabille ? demanda le Binocle d’écaille ense tournant brusquement vers le jeune homme… car enfin,ajouta-t-il, si nous vous avons fait venir, c’est que votredirecteur nous a dit que vous connaissiez Essen !…

– Oh ! je n’ai fait qu’ypasser !… J’avais risqué ce voyage pour interroger BerthaKrupp, voyage rapide et inutile, car Bertha Krupp, sur ordre del’empereur, refusa de me recevoir !…

– Vous n’en êtes pas moins revenu avec unarticle qui a fait le tour du monde entier et qui est peut-être leplus amusant de tous ceux que vous avez écrits… déclara ledirecteur de L’Époque.

– Parfaitement ! approuva le Bureaude tabac, je me rappelle très bien. L’article était intitulé :« Comment j’ai manqué Bertha Krupp ! »

– Oui, je l’ai manquée, bienmanquée !… et je m’en félicite plus que jamaisaujourd’hui ! fit Rouletabille.

– Ah ! ah ! vraiment !répondit le Binocle d’écaille. Vous vous félicitez aujourd’hui decela ? Auriez-vous donc une idée, monsieurRouletabille ?

– Rouletabille a toujours desidées ! affirma le directeur de L’Époque…

– Oui, répondit le reporter, j’ai uneidée… mais je ne sais si elle vous agréera… car j’ai entendudemander tout à l’heure une idée extraordinaire et la mienne estbien l’idée la plus ordinaire du monde !

– Voyons donc votre idée ordinaire, jeunehomme…, demanda le Bureau de tabac.

– Eh bien, j’ai l’idée d’aller à Essenfaire évader Théodore Fulber, sa fille et le fiancé de sa fille,car certainement ils ne consentiraient point à s’en aller s’ils nepeuvent se sauver tous trois… et cela, bien entendu, avant quel’ennemi ne soit en possession du secret de laTitania !

– Eh mais ! vous trouvez cela uneidée ordinaire, vous ? fit le Binocle d’écaille,stupéfait.

– C’est une idée si ordinaire, monsieur,qu’elle peut ne pas réussir…

– Si elle ne réussit pas, queferez-vous ?…

– Eh ! monsieur, la seule chose quime reste à faire !… et qui m’est indiquée d’une façon tout àfait précise par le bon bout de la raison… Si je ne puissauver les trois êtres qui possèdent le secret de Titania,il ne me restera plus, pour nous sauver de ce secret, d’unefaçon absolue, comme le demande M. le Président, ilne me restera plus qu’à les tuer tous lestrois !… »

Ceci avait été dit d’une voix si nette et sitranchante que tous ceux qui étaient là s’avancèrent vers le jeunereporter, d’un même mouvement, sous le coup d’une même émotion…

Cependant, s’ils ne doutèrent pas une secondeque Rouletabille ne fût capable d’accomplir ce qu’il disait,l’occasion s’en présentant… ils ne furent pas longs àpenser justement que cette occasion avait bien des chances de nepoint s’offrir et qu’il était à peu près impossible de la fairenaître… Ne lui fallait-il pas d’abord se rendre à Essen ?…

« … Et puis… Je ne vois pointcomment vous pourriez, à vous tout seul… exprima le Président.

– Ceci est son affaire !… Ceci estson affaire ! fit le directeur de L’Époque… QuandRouletabille dit quelque chose…

– D’abord, je n’ai point dit que jeferais l’affaire à moi tout seul ! interrompitRouletabille.

– Je vous avertis, déclara en souriant leBinocle d’écaille, que je n’ai point trop d’hommes et que si vousme demandez une armée pour prendre Essen !…

– Rouletabille n’a pas besoin d’unearmée, déclara le directeur de L’Époque… Avec deux de sescamarades, il a soutenu un siège de huit jours, dans une vieilletour de l’Istrandja-Dahg, contre trois mille Pomaks qui avaient ducanon[2] !

– Messieurs, dit le reporter, si les deuxcamarades dont vient de parler le patron consentent à m’accompagneret à m’aider, je vous jure qu’il y a quatre-vingt-dix-neuf chancessur cent pour que mon projet réussisse !…

– Autrefois, Rouletabille, grogna ledirecteur, vous seriez parti tout seul, mon garçon ! et vousn’auriez pas accordé une chance sur cent à la non-réussite de votreaffaire ! Vous auriez dit simplement : « Jepars ! et je réussirai ! »

– Oui, mais autrefois, je n’avais pasaffaire à des adversaires si redoutables !… » répliqua lereporter.

À ce moment, une porte s’ouvrit brusquement etla figure bouleversée du directeur de la Sûreté apparut : ilparaissait en proie à une émotion tout à fait extraordinaire et ilfallait qu’elle le fût, en effet, car M. le directeur étaitrenommé pour le sang-froid qui ne l’abandonnait jamais, même dansles circonstances les plus difficiles…

« Messieurs !… Messieurs !balbutia cet homme, d’une voix épouvantée, un malheur !… unincroyable malheur !… En sortant d’ici… Nourry, à qui jevenais de donner rendez-vous pour demain… Nourry a été abordé aucoin de la rue des Saussaies par deux ivrognes… Nourry a appelé ausecours ; les agents sont arrivés trop tard. Nourry était dansle ruisseau. Il perdait son sang à flots… Il avait la carotidetranchée par un coup de couteau !… »

Une exclamation d’horreur sortit de toutes lesbouches.

– « Est-il mort ? haleta lePrésident.

– Dans nos bras, sans avoir prononcé unmot !

– Et les ivrognes ? interrogea lavoix calme de Rouletabille.

– Ils se sont sauvés !… mes agentsbattent toutes les rues avoisinantes… tout le quartier !…mais, je vais vous dire, monsieur le Président !… je vais vousdire une chose terrible… si je ne les retrouvais pas, cela nem’étonnerait pas ! Je crois à un coup monté !…

– Il ne faut pas y croire, monsieur ledirecteur, il faut en être sûr !… déclara Rouletabille. (Et,se tournant du côté de son patron 🙂 Quand je vous disais quenous ne serions pas trop de trois contre ces gens-là… chezeux !… »

VIII – TANGO

Le lendemain de cette séance mémorable, versles 8 heures du soir, on pouvait voir certain poilu de notreconnaissance errer, la pipe à la bouche, dans toutes les ruesadjacentes des grands boulevards, de la rue du Helder à la rueRoyale.

Il entrait à peu près dans tous les bars, toutau moins dans ceux qui étaient fréquentés par une clientèlesoi-disant élégante de « rastas » que la guerre n’avaitpas chassés de Paris ou tout au moins qui y étaient revenus depuisla Marne.

Si le poilu en question se faisait servir unglass[3] dans chacun de ces établissements, ildevait avoir une santé peu ordinaire pour continuer son chemin avecune démarche aussi assurée que celle qui l’amena finalement dansune petite boîte de la rue Caumartin, devant un comptoir où ils’accouda avec mélancolie.

Pour la dixième fois depuis deux heures, ildemanda un quart Vittel, car Rouletabille (c’était lui) était d’unnaturel sobre, surtout quand il travaillait. Et nous le surprenonsici en plein travail.

Il s’adressa à une aimable dame un peuempâtée, qui avait dû être jolie quelque vingt ans auparavant etqui surveillait méticuleusement la distribution des cocktails etautres drinks[4] à uneclientèle mixte dont le sexe faible n’était point, tout bienconsidéré, le plus bel ornement.

Ces dames, comme la patronne, étaientgénéralement d’âge, tandis que leurs cavaliers étaient jeunes.Rouletabille s’imaginait bien en reconnaître quelques-uns pour lesavoir vus, quelques mois avant la guerre, glisser sur les parquetsdes thés-tangos avec une grâce qui devait leur rapporter dans les20 francs à la fin de la journée.

« Pardon, madame, pourriez-vous me diresi Vladimir Féodorovitch doit venir ici ce soir ?

– Le professeur Vladimir ? répliquala dame empâtée en tapotant les frisettes de sa perruque rousse…,mais il y a des chances, monsieur le poilu !… Tenez !hier encore à cette heure-ci, il dînait à cette table.

– Pensez-vous qu’il va revenir dîner cesoir ?

– Oh ! c’est fort probable ! àmoins qu’il n’ait été invité à dîner en ville par saprincesse !…

– Ah ! oui ! la princesseBotosani !…

– Ah ! vous êtes au courant…

– Je sais que c’est un garçon qui a debelles fréquentations, n’est-ce pas, madame ?

– Tu parles !… Le professeurVladimir n’est pas le premier venu ! Il ne donne point sesleçons à tout le monde ! Dans « la haute » on enraffole ! Ah ! la guerre lui a fait bien du mal !Mais ce n’est pas un ballot, et il s’en tire tout de même ! Ilfaut bien !

– Madame, j’ai justement une affairemagnifique à proposer à Vladimir Féodorovitch et je vous seraisfort reconnaissant si vous pouviez me donner son adresse !

– Son adresse ? Eh !monsieur ! c’est ici, son adresse, et dans tous les bars chicsdu quartier ! c’est là qu’il se fait envoyer sacorrespondance… »

Rouletabille jeta les yeux sur des lettresqu’elle lui montrait. Leur timbre indiquait qu’elles étaient làdepuis plusieurs jours. Impatienté, il demanda àbrûle-pourpoint :

« Où danse Vladimir, ce soir ?

– Eh ! mon petit, vous savez bienque les boîtes de tango sont fermées depuis la guerre !

– Je le sais ! mais je n’ignore pasnon plus qu’il y en a de clandestines qui se sont ouvertes.Parlez ! vous pouvez avoir confiance, et puis, je vous le dis,c’est dans l’intérêt de Vladimir !… une affaire énorme !Où danse-t-il ?

– Où qu’il danse, on ne vous laisserapoint entrer avec votre capote de poilu !

– Ne vous occupez pas de ça, ditesvite !…

– Eh bien, vous trouverez Vladimir, àpartir de dix heures, dans un petit hôtel de la rue de Balzac dontje ne me rappelle pas le numéro mais que vous reconnaîtrezfacilement à la quantité d’automobiles qui y amènent les amateurs.Tenez ! c’est l’ancien hôtel du peintre Chéron ! yêtes-vous ?

– J’y suis ! répondit Rouletabilleen se levant. Au revoir et merci ! »

Une heure plus tard, il se trouvait devantl’hôtel désigné. Il avait revêtu sa tenue civile la plus élégante,mais il n’avait pas lâché sa pipe.

C’était par une nuit noire, dans une ruenoire.

L’hôtel lui-même ne sortait de l’ombre opaqueque lorsque les lanternes d’une auto venaient l’éclairer. L’autostoppait, un couple en descendait, une petite porte sur la gauchede l’hôtel s’ouvrait, le couple disparaissait et l’autos’éloignait, allait se garer une centaine de mètres plus loin.

Les arrivées se faisaient de plus en plusnombreuses.

En glissant le long du trottoir, le reporterentendit une douce musique ; l’écho langoureux et traînard destangos d’antan.

« Ils sont vraiment enragés, pensait lereporter, et puis, on ne doit pas seulement danser là-dedans, ondoit jouer. »

Rouletabille réfléchit qu’il était impossibleque la police ne fût pas au courant de ces petites réunionsnocturnes, mais qu’elle avait intérêt à les laisser quelque tempsjouir d’un semblant de sécurité pour y pincer certains personnagesintéressants qui ne pouvaient manquer de fréquenter un milieu aussiinterlope.

Il avait pris soin de remarquer la façonqu’avaient les arrivants de frapper à la petite porte : troiscoups, puis un coup, puis deux coups. Personne ne sonnait. Ilfrappa à son tour.

La porte s’ouvrit. Une vieille femme, laconcierge sans doute, lui demanda ce qu’il voulait. Il réponditqu’il était venu pour voir M. Vladimir Féodorovitch ; ilaffirma même qu’il avait rendez-vous avec lui !…

La concierge le fit entrer dans une petitesalle très sommairement meublée d’une table et de deux chaises.

Rouletabille n’attendit pas longtemps.

Il vit presque aussitôt arriver Vladimir qui,en l’apercevant, se mit, selon sa coutume d’autrefois[5], quand il voulait marquer sa joie, àsauter comme une danseuse de théâtre, et à esquisser avec seslongues jambes ce qu’on appelle, en chorégraphie vulgaire, une« aile de pigeon ».

« Rouletabille !… Ça c’estchouette !… Alors, on n’est plus de tranchées ?…

– Et vous ?… »

Vladimir cessa de danser. Il regardaRouletabille « de coin » en lui serrant la main. Il nesavait pas exactement si l’autre voulait plaisanter. À tout hasardil répondit, en souriant de son grand air niais :

« Oh ! moi, je suis unindésirable !

– Vous n’avez pas eu d’ennuis du côté dela Russie ? »

Vladimir toussa :

« Vraiment, mon cher, vous m’avez crurusse ?… Eh bien, moi aussi, je me croyais russe !… Maisfigurez-vous que dès le début des hostilités, alors que j’étaisprêt à faire mon devoir comme tout le monde, il m’arriva une choseétrange que je vais vous dire.

– Si c’est cette chose qui vous a empêchéd’être soldat, vous avez bien dû souffrir, Vladimir !…

– Ne vous moquez point trop de moi,Rouletabille… j’ai toujours aimé la guerre, moi !… Et je necrains pas les aventures, vous le savez bien !… Tout de mêmeje serai d’accord avec vous sur la question militaire et je neferai point de difficulté pour vous avouer qu’il ne me plaisaitqu’à moitié de faire la guerre en soldat, moi qui, jusqu’alors, nel’avais faite qu’en reporter, ce qui demande moins dediscipline !…

– Il est vrai, Vladimir, que vous n’avezjamais été bien discipliné…

– N’est-ce pas ?… Je ne vous le faispas dire !… Or, quand on est soldat et que l’on n’est pas trèsdiscipliné, le métier, à ce que je me suis laissé raconter, ne vapas sans certain inconvénient redoutable…

– Bah ! on n’est jamais fusilléqu’une fois ! émit vaguement Rouletabille qui s’amusait del’embarras grandissant de Vladimir et de l’enchevêtrement de sesexplications.

– Vous êtes bon !… Je ne tiens pasdu tout à être fusillé, moi !… Aussi, je ne vous cacheraipoint que lorsque je m’aperçus soudain, en examinant de plus prèsmes papiers d’identité et en étudiant sérieusement mon statutpersonnel…

– Votre statut personnel !…Bigre !… vous voilà calé en droit international,Vladimir !…

– Mon Dieu ! il m’a bien fallul’étudier avec quelques jurisconsultes complaisants, et c’est alorsque j’appris qu’à cause d’une certaine naturalisation incomplète del’un de mes ascendants, je n’avais jamais été russe !…

– En vérité ?… Et qu’êtes-vous donc,Vladimir ?

– Je suis roumain, toutsimplement !…

– Tout simplement ! repritRouletabille qui ne pouvait s’empêcher de sourire… Prenezgarde ! Examinez bien vos papiers, Vladimir !… Il y a desbruits qui courent sur l’entrée en guerre de laRoumanie… »

Mais Vladimir secoua la tête :

« Non ! non ! J’ai desrenseignements là-dessus ! La Roumanie restera neutre !C’est moi qui vous le dis !

– Et qui vous l’a dit, à vous ?…

– Une certaine princesse valaque qui estau mieux avec Enver Pacha !

– Vraiment ? vous fréquentez donctoujours les princesses, Vladimir ? Et, à ce propos,pourrais-je vous demander des nouvelles de la vôtre ? Commentva Mme Vladimir ?

– Elle est morte !…

– Comme vous l’aviez prévu, à ce que jeme rappelle, et aussi comme son âge avancé et son goût pour lesliqueurs fortes pouvaient le faire craindre, si j’ai bonnemémoire !…

– Ce que je n’avais prévu, mon cher,c’est que cette femme que je croyais riche comme la reine de Sabamourrait sans me laisser un sou, la gueuse !…

– Bah ! Vous êtes encorejeune !… Épousez la princesse Botosani…

– Ah ! on vous a dit !… fitVladimir en se rengorgeant. À propos, je ne vous ai pas demandé desnouvelles de Mme Rouletabille ?… Toujoursauprès de Radko-Dimitrief ? »

Rouletabille ne répondit pas. Le monde entiersavait que l’illustre Bulgare Ivana Vilitchkof, mariée après desaventures retentissantes au célèbre reporter deL’Époque[6], avaitabandonné la cause du roi félon, bien avant la trahison deFerdinand, et avait suivi en Russie le général patriote qui avaitmis son épée au service du tsar, dans cette guerre de vie ou demort pour les races slaves. Dans cette tempête, l’amour deRouletabille pour sa jeune femme n’avait donc eu à souffrir que dela fatalité qui séparait un ménage tendrement uni.

« Descendons ! fit Rouletabille, onn’a pas l’air de s’embêter ici… »

Ils descendirent.

Dans une vaste pièce qui donnait sur lesderrières de l’hôtel et qui avait été l’atelier du peintre, onavait disposé une quantité de petites tables sur lesquelles étaitservi le champagne de rigueur (30 francs la bouteille).

Cependant, l’assemblée était joyeuse, sansscandale. Il était convenu qu’on dansait entre gens du monde. Letango, au surplus, rend grave ; et les plus gaies des joliessoupeuses, dès qu’elles se mettaient à la danse, reprenaient cetair inspiré, mais plein d’application, qui caractérise les adeptesde la nouvelle chorégraphie.

Ce dessous tout à fait exceptionnel de Parispendant la guerre fut loin de séduire, comme on pense bien, notreRouletabille qui cependant n’était point prude.

Les deux jeunes gens s’étaient assis à unetable, près de l’orchestre qui était composé d’un pianiste et detrois violoneux. Ceux-ci n’avaient point d’habits rouges, et ne sedisaient pas hongrois.

Il fallut boire du champagne, ce quin’indisposait point Vladimir. On parla d’abord de choses etd’autres.

« Il y a longtemps que vous avez vu LaCandeur[7] ? demanda le Slave ?

– Je n’ai pas eu l’occasion de le voirdepuis la guerre, répondit Rouletabille.

– Et il ne vous a pas écrit ?…

– Ma foi, je n’ai rien reçu !…

– Je vais vous dire la raison de sonsilence vis-à-vis de vous, Rouletabille !… La Candeur esthonteux, tout simplement !… La Candeur s’est fait donner uneplace de tout repos dans les services automobiles del’arrière !… La Candeur n’est ni plus ni moins qu’unembusqué !…

– Ça c’est dégoûtant ! exprimaRouletabille, sans sourciller…

– Absolument dégoûtant, renchéritVladimir avec une inconscience magnifique de son cas personnel. Jen’ai pas encore eu l’occasion de lui dire ce que je pensais… maissi je le rencontre…

– Vous aurez bien raison ! ditRouletabille. Et il ne l’aura pas volé !… »

Puis ils se turent, regardant vaguement lesdanses. Rouletabille était étonné que le Slave ne dansât pas, et ille lui dit.

« Mon cher, lui souffla Vladimir àl’oreille, j’ai promis à ma princesse de ne plus danser qu’avecelle !… Et elle n’est pas encore arrivée !…

Toutes ces dames me boudent ! Mais jepuis bien faire un sacrifice pour cette charmante femme qui quitte,du reste, Paris, dans huit jours !…

– Ah ! oui ! Oùva-t-elle ?

– En Roumanie ! Mais, entre nous,elle se rend en Turquie.

– Et elle consent à se séparer devous ?

– Oh ! elle reviendra le plus tôtpossible… Et il faut que vous sachiez que l’issue de la guerre estbeaucoup plus proche qu’on ne le croit généralement…

– C’est elle qui vous l’a dit ?

– Elle-même… Et toujours, entre nous, jevais vous dire (ici, Vladimir se pencha à l’oreille deRouletabille), je vais vous dire ce que lui a confié Enver Pacha…Enver Pacha lui a affirmé que les Allemands avaient trouvé uneinvention si extraordinaire que, d’ici quelques mois, rien, vousentendez, rien, absolument, ne pourrait leurrésister !…

– Ah ! bah ! Et c’est sérieuxcette invention-là ?…

– Elle m’en a parlé très sérieusement,mon cher !… »

Après quoi, il y eut entre eux un assez longsilence.

« À quoi pensez-vous ? finit pardemander Vladimir.

– Je pense à vous, Vladimir, et àl’erreur où vous êtes relativement aux desseins de la Roumanie…Elle va entrer en guerre avant peu : cela, je puis vousl’affirmer et, du moment où je vous le dis, vous savez que l’onpeut me croire !…

– Diable ! diable ! fitVladimir, subitement ému. C’est sérieux, cela ?…

– L’affaire est trop grave en ce qui vousconcerne, répondit Rouletabille, pour que je veuille en rire…Songez donc que si vous ne rentrez pas alors en Roumanie, vousserez considéré en France comme déserteur, et traité comme tel.N’est-ce pas affreux ?

– C’est-à-dire que vousm’épouvantez !… Je ne vois pas pourquoi, n’ayant pas pris lesarmes pour la France ni pour la Russie, je me ferais tuer pour laRoumanie, moi !…

– Le raisonnement me paraît assez juste,obtempéra Rouletabille. Tenez, je suis sûr, Vladimir… je suis sûrqu’en rentrant chez vous, si vous examiniez vos papiersd’origine…

– Certes ! C’est ce que je vaisfaire dès demain !… Et j’irai retrouver monjurisconsulte !… On ne peut pas se douter de ce que mon statutpersonnel est compliqué !…

– Je suis sûr, continua Rouletabille, quevous découvrirez peut-être que vous êtes turc ! toutsimplement… d’autant plus que vous parlez le turc comme votrelangue maternelle…

– Pourquoi turc ?… La Turquie est enguerre !… Ce seraient encore bien des ennuis de cecôté-là !…

– On n’a point d’ennuis de ce côté-là,quand on a de l’argent, répliqua Rouletabille, car vous savez bienqu’avec de l’argent, on n’est point soldat en Turquie…

– Oui, fit Vladimir, mais moi, je n’aipas d’argent !

– Si ce n’est que cela, je vous enprêterai ! reprit le reporter.

– Vous m’aimez donc un peu,Rouletabille ? demanda avec hésitation le Slave… et… et… vousêtes donc riche ?

– J’ai, en vérité, beaucoup d’affectionpour vous, Vladimir, et je vous le prouve en continuant de vousfréquenter en dépit de vos défauts, qui sont énormes !… En cequi concerne la question argent, je puis vous dire que je suis plusqu’à mon aise, et que vous aurez tout l’argent qu’il vousfaudra !…

– Pour quoi faire ? demanda Vladimirde plus en plus étonné.

– Mais pour passer en Turquie !… Nem’avez-vous pas dit que vous alliez vous faire turc et passer enTurquie avec votre princesse Botosani qui connaît si intimementEnver Pacha ?

– Ah ! vraiment, je vous ai ditcela !… »

Le Slave fixait le reporter de ses yeuxbrillants d’intelligence. Tout à coup, il se leva, lui mit la mainsur l’épaule et lui dit :

« Allons fumer une cigarette dans lejardin ! »

Il y avait, derrière le petit hôtel, un grandjardin qui, sous la clarté de la lune qui venait de se lever, semontrait absolument désert. Les deux jeunes gens s’enfoncèrent sousla charmille.

« Turc et l’ami d’Enver Pacha !surenchérit Rouletabille. Mais mon cher, c’est la fortune !…Enver est un galant homme qui ne sait rien refuser aux femmes, etpuisque la princesse Botosani est si intelligente et si…intrigante, vous ne saurez tarder d’être chargé de quelque missionde confiance dont on revient à chaque coup, dans ces pays-là, cousud’or !…

– Je voudrais être cousu d’or !soupira Vladimir. Dites-moi ce qu’il faut faire, Rouletabille, pourêtre cousu d’or !…

– Mais peu de chose, mon ami, je vousassure ! Par exemple : se promener dans des trains deluxe à travers le monde, se laisser choyer, dorloter, fêter !…Car, en vérité, y a-t-il une existence plus agréable que celle d’unmonsieur qui arrive en pays étranger, chargé par son gouvernementde surveiller une commande de munitions et ayant le pouvoir d’enaugmenter l’importance ! On fait tout pour qu’il soit content,cet homme-là ! On se met en quatre pour qu’il n’ait aucundésir à formuler !… Et comme on tient absolument à ce qu’ilgarde un excellent souvenir de son voyage, on ne le laisse paspartir sans lui avoir donné ce qui est nécessaire pour se fairefaire toute une garde-robe en or, si, comme vous, il a rêvé derevenir un jour dans sa chère patrie tout cousu de ce précieuxmétal !…

– Taisez-vous si vous ne parlez passérieusement, Rouletabille… Car vous m’ouvrez des horizons !…des horizons !… Je me vois déjà chez Krupp ! commereprésentant de la jeune Turquie !… Avec la princesseBotosani, Rouletabille, tout est possible !…

– Et avec vous, Vladimir, tout est-ilpossible ? »

Le Slave fut un instant sans répondre, puis,brusquement, il jeta : « Non ! pas ça !…Non ! ça, je ne le pourrais pas !… Servir les Turcs c’estservir les « autres », Rouletabille !… Et ça, je nele ferai jamais !… Ça n’est peut-être pas bien épatant ce queje vais vous dire : figurez-vous tout de même qu’aux premiersjours de septembre 1914, quand les premières patrouilles de uhlansn’étaient plus très loin de la tour Eiffel… Eh bien !figurez-vous que j’ai pleuré ! Oui ! j’ai pleuré à l’idéeque les Fritz allaient abîmer Paris !… J’aime votre Paris à unpoint que vous ne pouvez pas imaginer, vous, qui me connaissez sousun aspect plutôt « je-m’en-fichiste », et que seulspeuvent comprendre certains étrangers qui y sont venus une fois etqui sont repartis bien loin et qui y pensent toujours !…J’aime Paris pour tout le plaisir de le voirqu’il m’a donné !… J’aime Paris parce que c’est ce qu’il ya de plus chic au monde !… Et je ne ferai jamais riencontre Paris ! Voilà ! »

Vladimir se tut. Rouletabille lui serra lamain dans l’ombre :

« C’est bien, ça !… Mais est-ce quevous feriez quelque chose… pour Paris ?

– Certes !… Et avec quelle joie,quel enthousiasme !… Et surtout… surtout, Rouletabille… si jedevais travailler avec vous !… »

Le reporter entraîna Vladimir plusprofondément sous la charmille…

Vingt minutes plus tard, quand ils revinrentsur le seuil de la lumière, déversée par les salons où l’ondansait, la figure de Vladimir était particulièrement grave. Lesdeux jeunes gens échangèrent une solide poignée de main puis, toutà coup, Vladimir dit : « Elle est là ! » et ilentra vivement dans le salon.

Rouletabille rentra, lui aussi, dans la sallede danse, pour voir le Slave esquisser les premiers pas d’untwo-step en compagnie d’une jeune femme d’une beauté unpeu étrange et très fardée. Le couple avait un succès de curiositémarqué. Rouletabille demanda à une voisine :

« C’est la princesse Botosani, n’est-cepas ?

– Oui, elle est folle de VladimirFéodorovitch ! Ces grandes dames, vraiment, ne se gênentpas… »

Le reporter resta quelques instants àconsidérer la princesse avec une grande attention, puis il payal’addition et sortit de l’hôtel.

Il rentra à pied chez lui, dans un petitappartement qui donnait sur les jardins du Luxembourg.

Il travailla toute la nuit, se coucha à 5heures, fut réveillé à 9 par Vladimir. Les deux jeunes gensrestèrent enfermés jusqu’à midi. À midi, ils se séparèrent.

Rouletabille descendit de chez lui, dans sonuniforme de poilu, sauta dans une auto et se fit conduire à unrestaurant de quartier de l’avenue de Clichy renommé pour sestripes à la mode de Caen.

IX – EMBUSQUAGE

Devant la porte, une superbe limousined’état-major stationnait. Rouletabille jeta un coup d’œil sur cetteauto magnifique, constata que le chauffeur n’était ni sur sonsiège, ni sur le trottoir, pénétra dans l’établissement, passadevant les fameuses chaudières fumantes, gravit un escalier, entradans une grande salle et aperçut tout de suite, à une petite tableplacée contre une fenêtre donnant sur l’avenue de Clichy, unmilitaire de taille et de corpulence imposantes, habillé d’un bleuhorizon immaculé, et dont la manche s’adornait d’un brassard avecun bel A majuscule.

Cet énorme guerrier était tellement occupé àfaire passer dans son assiette le contenu des plats qui avaient étéplacés près de lui sur un réchaud qu’il ne leva même pas la têtelorsque le nouveau venu vint s’emparer de la chaise vacante à satable.

Ce ne fut que lorsque ce convive inattendu sefut carrément assis en face de son assiette qu’il daigna sepréoccuper de cette présence insolite.

« Rouletabille ! »s’écria-t-il… et, aussitôt, se levant si brusquement qu’il faillittout renverser, il saisit le reporter dans ses bras et le serra sursa puissante poitrine.

« Prends garde, La Candeur ! ditRouletabille, tu m’étouffes !…

– Ah ! laisse-moi t’embrasser !Il y a si longtemps… Laisse-moi te regarder !… Mon Dieu !tu as bonne mine !… moi qui craignais que la tranchée… maisasseyons-nous… ne laissons pas refroidir les tripes !… Tu vasdéjeuner avec moi ! Mais par quel miracle es-tulà ? »

Rouletabille, libéré de l’étreinte du bongéant, déclara qu’il avait une faim de loup et que l’on bavarderaitau dessert…

« Mange, mon vieux, mange !… Tusais ! moi ! j’en suis à ma troisième portion et à matroisième bouteille de cidre bouché !… Ah ! mon bonRouletabille ! tu ne sais pas combien le métier que je faisdonne de l’appétit !…

– Oui, oui ! je sais que l’on esttrès occupé dans les automobiles d’état-major !…

– Oh ! tu n’en as pas idée !…On est en course tout le temps, mon vieux !… Et il faut êtretrès débrouillard, tu sais ! et à la coule pour tout !…car, dans ce métier-là, on vous fait tout faire, même des achatspour la colonelle dans les grands magasins… Je te dis que tu n’aspas idée !… »

Et le géant soupira, faisant disparaître lereste de sa portion… et en commanda deux autres !…

« Au fond, je vois que tu es trèsmalheureux, mon pauvre La Candeur !… Et, en vérité, je teplains !… Mais tout ceci n’est-il pas un peu de tafaute !… Pourquoi n’es-tu pas venu avec nous dans latranchée ?… On a des loisirs dans la tranchée !… Sanscompter qu’on n’est pas mal nourri du tout !… Et on a le tempsde jouer aux cartes : ta passion !…

– Oui, je me suis laissé dire qu’on yjouait pas mal à la manille !… À propos de cartes, fit tout desuite La Candeur, qui était visiblement gêné par le tour queRouletabille faisait prendre à la conversation, est-ce que tu asdes nouvelles de cet animal de Vladimir ?…

– Aucune !… Il y a des siècles queje ne l’ai vu !… Je n’ai pas eu plus de nouvelles de lui queje n’en ai eu de toi ! Et vous prétendiez que vousm’aimiez !… »

La Candeur devint cramoisi. Il leva, au-dessusde la table, un poing énorme :

« Moi ! je ne t’aimepas !… »

Rouletabille arrêta le poing qui allait toutbriser.

« Calme-toi, La Candeur, etréponds-moi !…

– Je vais te répondre tout de suite, fitLa Candeur qui balbutiait et qui paraissait prêt à suffoquer… Quandla guerre a été déclarée, les choses ont été si précipitées quenous n’avons pas eu le temps seulement de nous voir… nous avons étéséparés tout de suite… moi, j’étais dans les services du train… jete jure, Rouletabille, que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour terejoindre !… Enfin, je me suis renseigné… C’est quand j’ai étébien persuadé qu’il m’était impossible, par n’importe quel moyen,d’aller combattre à tes côtés que, ayant eu quelques difficultésavec mes chefs à cause de deux chevaux qui avaient été tués sousmoi… !

– Comment ! s’exclama Rouletabille,tu as eu deux chevaux tués sous toi… Et tu n’as pas la croix deguerre ?…

– Mon Dieu ! c’étaient deux petitschevaux qui n’avaient pas de résistance… tu comprends ? Jen’ai eu qu’à m’asseoir dessus et il n’y avait pluspersonne !…

– Oui, oui, ils sont morts aplatis…

– Quelque chose comme ça. Enfin, il n’yavait pas de quoi me donner la croix de guerre… C’est alors quej’ai eu l’idée que, puisque je ne pouvais monter un cheval sansqu’il lui arrivât malheur, il serait préférable pour tout le mondeque je montasse en automobile !… J’avais quelques relations…j’en ai usé… et voilà toute l’histoire !… Maintenant, je tedirai entre nous, car je ne suis pas un foudre de guerre, loin delà !… et tu le sais bien !… Et je ne crânerai pas avectoi !… je te dirai donc que je ne suis pas autrement fâché queles choses se soient arrangées de la sorte… du moment que je nepouvais pas partir avec toi !… »

Rouletabille regarda bien en face La Candeurdont le trouble ne fit que grandir… Et, tout à coup, le premierreporter de L’Époque se décida à parler :

« La Candeur, je suis venu pour tedire : toutes les difficultés sont levées, tu peux venirmaintenant avec moi !… »

Le géant reçut le coup bravement. Il nes’évanouit point, car enfin, il aimait tellement Rouletabille qu’ilaurait pu se trouver mal de joie. Cependant, il fut quelque tempssans pouvoir parler. Et il se reprit tout à coup à rougir et àpâlir, signe manifeste d’une émotion souveraine ! Enfin, ilput prononcer :

« Tu ne blagues pas ?…

– Ai-je l’air deblaguer ?… »

De fait, Rouletabille n’avait jamais paruaussi sérieux. Il regardait maintenant La Candeur le plus gravementdu monde…

« Il ne faut point, dit Rouletabille, quecela t’empêche de manger !…

– Non ! merci ! c’estfini !… tu m’as… tu m’as… coupé l’appétit… je m’attendais sipeu !… je suis si surpris… si… content !…

– Tu es sûr que tu es content ?…

– J’en mettrais ma main au feu !…Évidemment, je suis tout bouleversé… mais ce doit être decontentement… Je t’aime tant, Rouletabille !… »

Celui-ci ne sourit point. Il se rendaitparfaitement compte de ce qui se passait dans l’esprit du bongéant. Il ne doutait point de l’immense amitié que le bon géantavait pour lui, mais il savait aussi que son incroyable timiditéavait fait de La Candeur un être peu… combatif, malgré son aspectredoutable… Certes ! La Candeur, dans les moments critiques,était brave, et il l’avait prouvé bien souvent… Mais, hors de cesmoments critiques, La Candeur ne croyait pas à sa proprebravoure !… Aussi, le combat qui se livrait dans le cœur deson vaste ami et dont Rouletabille démêlait fort bien lespéripéties intimes, l’attendrissait réellement. Il savait quel’amitié sortirait victorieuse de la lutte… et la victoire étaitdéjà acquise… Rouletabille n’en pouvait qu’apprécier davantage ledévouement de La Candeur…

La fin du repas fut calme, d’autant plus calmeque La Candeur ne mangeait plus, ne buvait plus !… De temps entemps, sur un ton grave, il demandait des détails sur l’existencequi est faite aux poilus dans la tranchée, sur les dangers qu’ilscourent, sur l’intensité du marmitage, et aussi sur la science descuistots.

Rouletabille lui répondait posément,inlassablement.

Cependant, quand le moment fut venu de selever de table, il dit à son ami :

« Ça t’intéresse donc bien la vie quel’on mène dans les tranchées, La Candeur ?

– Comment ! si çam’intéresse ?… Mais n’est-il pas entendu que je vais désormaismener cette vie-là avec toi ?

– Avec moi ?… Mais je ne retournepas dans la tranchée, moi !

– Et où allons-nous donc ?

– Mon cher La Candeur, nous allons entrertous deux dans une fabrique de machines à coudre !…

– Une fabrique de machines àcoudre !… »

Ils étaient arrivés sur le trottoir, devant lamagnifique auto d’état-major. La Candeur, planté devantRouletabille, restait là, la bouche ouverte, marquant le pluscomplet ahurissement…

« Eh bien ! quoi, La Candeur ?ça ne te va pas d’entrer dans une fabrique de machines àcoudre ?

– Si, si… ! diable !… mais jeme demande bien pourquoi, par exemple ?… »

Rouletabille se pencha à l’oreille dugéant…

« Il paraît que l’État a un très grandbesoin, en ce moment, de machines à coudre !

– Vraiment ?…

– C’est comme je te le dis !

– Mais je n’en ai jamais fabriqué, moi,des machines à coudre !

– Eh bien, tuapprendras !… »

La Candeur fit entendre un rire énorme etadministra une tape si solide sur l’épaule de Rouletabille quecelui-ci dut se retenir à l’auto pour ne pas basculer dans leruisseau.

« Machines à coudre ! Machines àcoudre !… Nous voilà dans les machines à coudre !…Ah ! mon vieux ! quelle nouvelle !… Tiens ! iln’y aura encore qu’une bonne promenade au bois pour me remettre detant d’émotion ! Allons faire notre persil,Rouletabille !… »

Et il fit monter le reporter à côté de lui.Aussitôt, il démarrait à toute allure, répétant comme une litaniejoyeuse : « Machines à coudre ! Machines àcoudre !… » Au coin de l’avenue du Bois, ils faillirentaccrocher une très belle voiture dont le chauffeur futcopieusement… interpellé par La Candeur…

Tout à coup, celui-ci s’écria :

« Rouletabille, regarde dans lavoiture !… »

Rouletabille avait déjà vu et reconnu laprincesse Botosani et, à côté d’elle, se prélassant sur lescoussins, le beau Vladimir…

La Candeur se souleva sur son siège et jeta àson ancien compagnon d’aventures :

« Eh va donc !embusqué ! »

X – ESSEN

Essen ! Essen ! Rouletabille aperçutenfin Essen !

Depuis plus d’une heure déjà, le train quil’amenait traversait un pays qu’il connaissait bien, mais qu’il nereconnaissait plus !… Il se rappelait ses étonnementsd’autrefois devant la prodigieuse activité de cet enfer humain.Qu’eût-il pu dire, aujourd’hui ?…

Là où il avait vu une ville, il trouvait unmonde ! Le feldwebel, derrière lui, qui veillait sur lui etqui lui avait permis de mettre le nez à la portière, lui donnaitdes détails…

Avant la guerre, Essen avait moins de300 000 habitants… Elle en comptait aujourd’hui plus de 1million ; et 120 000 de ses concitoyens travaillaientdans les usines nuit et jour… Celles-ci occupaient maintenantun minimum de 300 000 ouvriers, dont 60 000 femmes,répartis en équipes de nuit et équipes de jour !

Le feldwebel contait tout cela tout haut avecorgueil et certainement par ordre, pour « aplatir » sansdoute le moral des prisonniers dont il avait la garde… mais lemoral de Rouletabille est solide.

Le reporter n’a pas perdu de temps depuis lejour où, à Paris, on lui a dit : Allez !…

Il a surmonté des difficultés de tout ordre.D’abord, l’assassinat de Nourry avait été un véritable désastrepour Rouletabille.

Nourry aurait pu lui fournir cent détailsprécieux, le renseigner sur la vie des prisonniers à Essen et surles conditions de leurs travaux dans les usines. Rouletabilleaurait puisé dans ses souvenirs tout neufs toute chose utile à sonentreprise ; il aurait peut-être trouvé là le point de départde l’une de ces imaginations avec lesquelles le reporter avaitcoutume d’aborder des obstacles matériels infranchissables pourtant d’autres.

Nourry n’étant plus là pour le documenter,Rouletabille avait dû s’instruire chez certains personnages,ingénieurs ou autres, qui, eux, n’avaient fait que passer chezKrupp avant la guerre, et à qui l’on n’avait fait voir que ce quel’on avait voulu.

Quelques conversations, qu’il eut fortmystérieusement avec Mme Fulber, ne lui apprirentrien de nouveau relativement à l’invention même de laTitania, mais il sut (ce qui lui importaitparticulièrement), que Mlle Fulber (Nicole)travaillait couramment avec son père et qu’elle n’ignorait riende tout le secret de l’inventeur.

Enfin, avant d’entrer avec La Candeur dans unefabrique de machines à coudre, Rouletabille s’était fait une autrefigure, un autre personnage. Maintenant, il laissait pousser toutesa barbe et portait lunettes. Cette sommaire transformation de saphysionomie le rendait tout à fait méconnaissable, en faisait unautre homme.

Cet homme s’appelait Michel Talmar et était enpossession de papiers d’identité attestant qu’il avait été cinq anschef d’atelier dans l’une des premières maisons de machines àcoudre française, chez Blin et Cie.

Rouletabille travailla trois semaines nuit etjour dans cette maison. Nous verrons bientôt pourquoi il l’avaitchoisie et, en vérité, il n’y perdit point son temps.

Naturellement, La Candeur l’avait suivi chezBlin. Le bon géant avait été attaché à la fabrication de piècesspéciales, assez délicates, dont il avait commencé par briser commefétus un certain nombre, avant de parvenir à mener à bien sontravail.

Il ne comprenait, du reste, rien à sonchangement subit de situation, mais il était avec Rouletabille etcette considération primait tout !…

On imagine facilement quels furent sastupéfaction, son ahurissement et son désespoir lorsque, le momentvenu, Rouletabille lui expliqua qu’on ne l’avait introduit dans unefabrique de machines à coudre que pour l’envoyer à Essen et quandil sut quel chemin il devait prendre pour se rendre plus sûrementchez Krupp : d’abord le chemin de la tranchée…

Ensuite… Ah ! ensuite ! Eh bien,ensuite, dans un petit combat d’avant-garde, arrangé tout exprèspour lui, il devait être assez adroit pour se faire faireprisonnier… Défense d’être tué ou blessé !…

« Si tu suis bien le programme, lui avaitdit Rouletabille pour le consoler, notre séparation sur laquelle tute lamentes ne sera que de courte durée. N’oublie pas de dire aupremier feldwebel auquel tu auras affaire que tu as travaillé touteta vie dans les machines à coudre. Il paraît que c’est le plus sûrmoyen d’être envoyé à Essen où nous nous retrouverons !

– Pourquoi ne pas nous y faire envoyerensemble ? Pourquoi nous séparer ? avait encore gémi cegros entêté de La Candeur !

– Pour n’éveiller aucun soupçon !Moi, je me ferai prendre sur un autre point du front. Ne t’occupepas de moi !

– Et qu’est-ce que nous allons faire àEssen ? pourrais-tu me le dire ?…

– Mais je te l’ai déjà dit, mon bon LaCandeur ; nous allons fabriquer des machines àcoudre !…

– Oui ! Oui ! compris !encore quelque coup de ta façon ! »

L’affaire, bien montée et dirigée parRouletabille, avait parfaitement réussi. La Candeur avait été faitprisonnier sans qu’apparemment il en eût résulté pour lui trop dedommage. Il n’en avait pas été de même pour Rouletabille.

Le reporter s’était fait prendre devant Verdundans un boyau qu’il avait choisi lui-même comme le plus propre àservir son entreprise ; cette tranchée était dénommée boyauinternational, car il appartenait en partie aux deux camps.

Vers le milieu, on avait jeté quelques sacs deterre derrière lesquels, à quelques pas l’une de l’autre,veillaient les sentinelles. La sentinelle française et l’allemandecausaient quelquefois entre elles. Rouletabille parlait maintenantcouramment l’allemand, qu’il avait appris depuis son mariage, Ivanaétant à peu près polyglotte.

Le reporter avait fait entendre à sonvis-à-vis qu’il y avait, pour eux deux, une façon assez simple ettrès intéressante de mettre fin aux dangers de la guerre ; ilsn’avaient qu’à se constituer prisonniers, lui, des Fritz, l’autre,des Français. Franchissant les sacs, ils se croiseraient en route,et s’avanceraient en criant :« Kamerad !… »

La sentinelle adverse avait acquiescéd’enthousiasme. Et Rouletabille avait commencé d’exécuter leprogramme accepté par les deux parties. Mais il n’avait pas plustôt dépassé la sentinelle que celle-ci, revenant sur ses pas, luilançait une grenade.

Le reporter fut renversé et blessé à l’épaule.Fait prisonnier, il avait été évacué sur le camp de Rastadt où ilétait resté quinze jours.

La blessure n’était pas grave. Mais ce quiétait le plus grave, c’était le temps perdu… Quand il fut guéri ouà peu près, son anxiété ne fit que croître car, en dépit de tousles renseignements qui lui avaient été fournis, le fameux truc desmachines à coudre ne semblait pas du tout devoir réussir.

On ne lui faisait, du reste, aucune offre detravail.

Huit jours s’étant encore écoulés de la sorte,le reporter avait commencé d’imaginer un tout autre plan, quiconsistait à s’évader de Rastadt et à se rapprocher d’Essen parétapes de nuit… mais alors quelle différence de travail entre cequi lui restait à faire et ce qu’il avait pu espérer si sesgeôliers eux-mêmes l’avaient introduit dans la place !…

Et puis, tout à coup, un soir où, désespéré,il allait mettre le projet d’évasion à exécution, l’affaire de lamachine à coudre avait été réglée !… On venait lui demanders’il voulait travailler dans sa partie, on lui offrait un salairede 3 marks par jour, il acceptait et on le faisait monter dans untrain pour Essen ! Le renseignement de Nourry étaitbon !… Et l’imagination qu’avait eue Rouletabilleexcellente !…

Maintenant, le reporter se disait :« Pourvu que La Candeur ait eu autant de réussite que moi etque je le retrouve là-bas ! Avec le bon géant, l’aide de Dieuet celle de cet aimable petit voyou de Vladimir, on pourrait semettre au travail sérieusement !… »

Essen ! Essen ! Visiongigantesque ! Vision fantastique, infernale !…Maintenant, le train qui amène Rouletabille pénètre au cœur même del’enfer… Ce qu’il a traversé jusqu’alors ne pouvait que le préparerà ce cauchemar. Des centaines de cheminées énormes crachent vers leciel une fumée innombrable qui voile la face du soleil et arrêteses rayons et déverse sur la ville une pluie de cendres et descories, comme le ferait un volcan en éruption. Seulement, si levolcan s’arrête quelquefois, Essen ne s’arrête jamais ! Ledieu Krupp est plus puissant que Vulcain et les maîtres de forgesde la mythologie sont de bien petits messieurs à côté de nosfabricants d’armes modernes…

Au moment où le train entre en gare, le bruitde la ville devient de plus en plus assourdissant ; au siffletdes locomotives et au tocsin des tramways se sont joints tout àcoup des hurlements de sirène, et puis les coups de canon lointainsvenus du polygone.

Comme base à ce prodigieux vacarme, le bruitpuissant et continu, le halètement formidable des usines, larespiration monstrueuse de l’hydre aux cinq cents gueules deflammes !…

Rouletabille en est comme étourdi. Ils’attendait bien à quelque chose de formidable, mais ce qu’il voit,ce qu’il entend dépasse toute imagination. La vingtaine deprisonniers français qui ont fait le voyage avec lui, dans leurahurissement, se laissent pousser, bousculer, injurier par leursgardiens.

Rouletabille s’attendait à être conduitd’abord au camp dont lui avait parlé Nourry, mais il s’aperçutbientôt qu’on lui faisait prendre la direction de l’ouest,c’est-à-dire des usines.

Ses compagnons et lui avançaient entre lessoldats qui avaient mis baïonnette au canon, sous la direction d’unfeldwebel de la territoriale dont les prisonniers n’avaient pas eutrop à se plaindre, pendant tout le voyage.

Bien que l’on fût un dimanche, et à une heurematinale, les rues étaient pleines d’ouvriers qui se dirigeaienttous du même côté, vers l’ouest. Ils allaient certainement releverles équipes de nuit. Des hommes débouchaient de toutes parts etsemblaient sortir de terre.

Tout ce noir fourmillement marchait sans uncri, sans même un chuchotement. On entendait les pas innombrablessur le pavé. La petite troupe dans laquelle se trouvait le reporterétait comme entraînée dans ce muet tourbillon.

L’impression était sinistre de cette sombrearmée se rendant en silence à son effroyable besogne, entre lesfaçades noires et enfumées des maisons devant lesquelles s’étalait,comme des morceaux de linge sale, le carré lamentable des petitsjardins déguenillés.

À mesure que l’on approchait des usines, leregard était arrêté par d’énormes conduites de fonte quitraversaient les rues, d’un mur à l’autre, reliant les ateliers,barrant l’horizon à la hauteur du deuxième étage…

Enfin, voici le mur, et l’une des cent portesgardées par les pompiers à casquette rouge qui font sentinelle etqui dévisagent ceux qui entrent avec la plus active vigilance. Latroupe s’était arrêtée près de la loge du portier.

Le fleuve des ouvriers glisse, s’engouffresous le portique.

Rouletabille s’est placé de façon à ne rienperdre de ce qui se passe lors de l’entrée des ouvriers. Chacund’eux décroche en entrant, d’une immense table noire, un jeton demétal qui porte son numéro. Sans doute, l’ouvrier doit-il, enarrivant dans l’atelier, le remettre au chef d’atelier ; puisil le lui reprendra en sortant le soir et le jettera ici, danscette caisse qui a la forme d’une énorme boîte aux lettres et danslaquelle, en effet, une équipe sortante précipite à l’instant mêmeses jetons… Le lendemain, chacun retrouve son jeton à la même placeque la veille, et ainsi nul ne saurait échapper au contrôle.

Enfin, le feldwebel fait un signe. Et lesprisonniers se remettent en marche. À ce moment, l’émotion deRouletabille est à son comble. Il va pénétrer dans ce monde sijalousement gardé des usines, et ce sont les Allemands eux-mêmesqui vont l’y introduire.

Une si parfaite réalisation de son planl’enivre d’une telle joie qu’il doit songer à la dissimuler !Il avait tant redouté d’être forcé finalement de travailler pendantla nuit, ou dans l’ombre, en se dissimulant, au prix de millepérils, dans ce pays du brouillard, et du charbon, et du fer qui vade Düsseldorf à Dortmund en passant par Elberfeld, Duisbourg,Mülheim, Solingen, Oberhausen, et dont Essen n’est qu’un quartier,et dont les usines d’Essen sont le centre formidable !

Or, voilà que l’ennemi prenait soin de l’allerdéposer, lui, Rouletabille, dans l’ombre même de laTitania !…

Ils passent sous la porte !… Ils sontdans l’antre de la bête !…

On les fait pénétrer tout de suite dans unepetite pièce où ils doivent subir une visite minutieuse ;c’est la cinquième de ce genre depuis que Rouletabille est unpauvre prisonnier. Mais cette fois les privautés, les exigences despréposés à cette redoutable inquisition n’eurent point le dond’irriter le jeune homme.

La première phrase qu’il lit sur les murs deKrupp est celle-ci, répétée sur de multiples écriteaux :Hüttet euch vor Spionen und Spioninnen…

« Entendu ! se dit en aparté lereporter !… On y fera attention aux espions et auxespionnes !… Pouvez regarder, allez ! rien dans lesmains ! rien dans les poches !… »

Et les voilà maintenant qui traversentl’usine…

C’est d’abord un préau immense tout sillonnéde rails, encombré d’engins, de débris, couvert de barres d’acieret de machines.

Et puis, ce fut une déambulation dans untintamarre de plus en plus assourdissant, le long des mursinterminables… Puis, il y eut des cours à traverser, des conduitesde fonte à enjamber, des voies à éviter, des machines monstrueusesà contourner… pendant que ronflaient les feux d’enfer dans lescheminées géantes et que, de temps à autre, surgissaient desvisions de démons dans des fleuves de flammes, quand la porte d’unatelier était poussée…

Enfin, tout au centre, ou tout au moins aubeau milieu des établissements Krupp, la petite troupe s’arrêtadevant une grande caserne de briques noircies par la fumée…

On la fit entrer dans un vestibule branlant,dont les murs crevassés étaient étayés par des poutres neuves.

Un escalier sordide. Le feldwebel s’y engagea,appela quelqu’un et un autre sous-officier apparut sur les marchesgrasses et noires.

Ils échangèrent des feuilles et procédèrent àl’appel des prisonniers.

Michel Talmar a répondu le premier :« Présent ! »… Il est aussitôt dirigé par un vieuxsoldat vers un dortoir lugubre.

Il y a là une succession considérable dechambres qui servaient autrefois de dortoirs aux ouvrierscélibataires (explique le vieux territorial bavard), ces chambresont été dernièrement consacrées au logement des prisonniersmilitaires qui travaillaient à l’usine.

Ainsi Rouletabille va coucher à l’usinemême !…

Ah ! comme il est récompensé de cetéclair de génie qu’il a eu en saisissant tout à coup le parti qu’ilpouvait tirer de ce passage du récit de Nourry où celui-ci avaitparlé de la fabrication des machines à coudre à Essen ! Siseulement il pouvait apercevoir La Candeur ! Quel coup d’œilil jette sur toutes les chambres dont la porte estentrouverte ! Mais ces chambres sont vides. Les prisonniers, àcette heure, sont aux ateliers…

C’est tout à l’extrémité du couloir, à ladernière porte de droite que l’on conduit Rouletabille. Sonterritorial lui fait signe qu’il est arrivé. Il doit cependantattendre ses compagnons de captivité dans le couloir avant d’entrerdans la chambre.

Ceux-ci arrivent et s’arrêtent à tour de rôledevant des portes qui leur sont désignées par le feldwebel. Lecouloir est gardé aux deux extrémités. Sur un ordre, tout le mondedisparaît dans les chambres. Il y a une fenêtre par chambre. Lejour qui pénètre par là est des plus pauvres ; Rouletabilleconstate, en effet, que la cour au centre de laquelle s’élève sacaserne est ceinte de hauts bâtiments noirs.

Ce n’est pas encore par là qu’il apercevraquelque chose de l’édifice monstrueux dans les flancs duquel lesAllemands cachent la Titania !…

Depuis qu’il est à Essen, il ne songe qu’àelle, mais en vain, à tous les angles de rues, sur toutes lesplaces, au-dessus des murs, son regard a-t-il cherché quelque chosede la gigantesque bâtisse. Rien n’est venu lui rappeler lasilhouette bizarre du monument fantastique dont a parlé Nourry.

Il se retourne et considère attentivement cepetit coin dans lequel il va vivre et se reposer entre les heuresde travail. Il y a là dix lits de fer, peints en vert, bas etrecouverts d’une limousine grise. Des lits ! Décidément, onles soigne, on les gâte, ceux qui consentent à travailler chezKrupp.

Contre les murs, sept armoires étroites, desportraits, celui de l’empereur et de l’impératrice, celui des deuxKrupp : le père, barbe blanche, nez fin, œil énergique, traitsfermes et anguleux : le fils, le dernier, gras, l’air indécis,sans volonté, triste et doux, le nez portant des lunettes. Entreles portraits, des pancartes où se lit l’éternelleinscription :

Hüttet euch vor Spionen undSpioninnen !…

Ce conseil, qui s’adressait autrefois auxprisonniers allemands et qui s’adresse maintenant à des prisonniersfrançais, fait encore sourire le jeune homme.

Les lits se touchent presque. Commeameublement, c’est tout. Il se répète exactement dans toutes leschambres comme a pu le constater Rouletabille à travers les vitresdes portes. Toutes les portes sont vitrées et la surveillance,ainsi, est rendue des plus faciles.

Le feldwebel qui a la responsabilité del’étage, comme une gouvernante d’étage dans un caravansérail à lamode, est un gros bonhomme d’une cinquantaine d’années, à figure debrique barrée d’une énorme moustache blanche qu’il relèveinlassablement en roulant des yeux terribles.

Pas méchant homme, doit être bon père defamille, veut en imposer aux prisonniers : ainsi le juge aupremier abord Rouletabille qui le voit entrer dans sa chambre etl’entend énumérer en termes retentissants et comminatoires lesprincipaux points du règlement intérieur. Rouletabille reçoit lenuméro 284.

Il occupera la couchette n° 9. On se lèveà 5 heures, on se couche à 9. À partir de 9 heures, le silence leplus absolu est de rigueur. Naturellement, le prisonnier fait sonlit et lave son linge. Il reçoit, moyennant 80 pfennigs par jour,le logis, le couvert, et une paire de draps toutes les troissemaines ! On les gâte !… On les gâte !…

Un coup de sifflet retentit dans le corridor.Il paraît que la soupe est servie pour les nouveaux arrivés.Derrière le feldwebel, les jeunes gens pénètrent dans une salleassez grande ; il y en a une de cette sorte pour cinq dortoirsou chambres telles que celle qu’habite Rouletabille…

Là encore, les quatre inévitables portraits,l’inscription relative aux espions et une longue table entouréed’escabeaux. C’est la salle à manger. Un déjeuner assezrudimentaire va être servi aux voyageurs qui n’ont pas mangé depuisla veille à midi et qui meurent de faim. Une table ! deschaises, décidément, on ne les traite pas en prisonniers mais enouvriers ! Le couvert est mis !… une assietteprofonde de fer émaillé, une fourchette et une cuiller de ferbattu !… Quel luxe !…

La soupe, servie par de vieilles femmes quiarrivent des cuisines, est une espèce de rata où flottent quelquesmorceaux de viande qu’on ne saurait dénommer. 500 grammes de painpour la journée. De l’eau à discrétion. Mais on a la ressource defaire venir de la bière de la cantine. À la fin du repas, un peud’eau chaude au goût de gland qui a la prétention d’être ducafé !… Mais qu’importe à Rouletabille. Il se préoccupe bien,lui, de la nourriture !

Le feldwebel au teint couleur de brique, quiest heureux d’entendre un Français parler l’allemand, se pique, luiaussi, d’entendre et de parler un peu le français. Il dit àRouletabille qui, tout en pensant à autre chose, semble considérersans enthousiasme son assiette : « Ja, ja,triste ! aber, c’est la guerre !… »

Après le déjeuner, on leur montre, toujours aumême étage, une salle avec quelques cuvettes crasseuses, et uneautre salle, avec une auge centrale où les prisonniers peuventnettoyer eux-mêmes leur linge ; c’est le lavoir. Rouletabilleprofite de ce qu’il se trouve à côté du feldwebel pour luidemander : « On fait donc tout ici ?… On ne sortjamais d’ici ?…

– Jamais ! à moins que ce ne soitpour aller aux ateliers ou pour la promenade dans le préau… Maisjamais on ne sort de l’usine !… nie und nimmer !(Au grand jamais !)…

– Eh bien, me voilàrenseigné ! »

On les laissa procéder à leur toilette. Chacunpouvait aller dans les salles communes : lavabo, lavoir, salleà manger, mais chacun ne pouvait pénétrer que dans sa chambre, sansrisquer le Conseil de guerre. Sur l’ordre du feldwebel,Rouletabille dut expliquer cette partie du règlement à sescompagnons de captivité…

Après les ablutions, le reporter regagna doncsa chambre ou plutôt son dortoir. Il se jeta sur son lit non pourdormir, mais pour réfléchir…

XI – ROULETABILLE S’ORIENTE

Depuis le récit de Nourry, deux mois s’étaientécoulés ; Fulber, à cette époque, considérait que cinq mois nese passeraient point sans que les Fritz fussent amenés às’apercevoir qu’ils avaient été en partie trompés par le Polonaiset, par conséquent, sans que celui-ci ne fût sommé de livrer toutle secret de l’inventeur !…

Il resterait donc à peu près trois mois àRouletabille pour sauver Paris de la terrible Titania.Mais ce laps de temps ne lui était nullement assuré ; depuisdeux mois, des événements avaient pu se passer et le réduireconsidérablement.

Voilà ce qu’il fallait savoir avanttout ! Et, pour le savoir, il fallait joindre l’un de cestrois êtres sur la tête desquels se jouait l’un des plusformidables drames que le monde eût connus : Fulber, sa filleNicole, Serge Kaniewsky !

Pour les joindre, il fallait savoir s’ilshabitaient tous trois dans l’usine ! ou hors del’usine !… l’endroit précis qu’ils occupaient, l’espacequi les séparait les uns des autres et chacun de Rouletabille.

Pour agir hors de l’usine, Rouletabille avaitengagé Vladimir ; pour travailler dans l’usine, il s’étaitadjoint La Candeur. Ces deux aides, les trouverait-il à leurposte ? Seconde question, importante à régler le plus tôtpossible ; car Rouletabille, évidemment, ne travaillerait pasde la même façon s’il avait huit jours devant lui ou deux mois,s’il devait faire tout seul, ou s’il devait faire à trois.

Il se donna trois jours pour se renseignerlà-dessus.

Après cette résolution, la fatigue sembla uninstant le dominer. Un demi-sommeil le gagna et il laissa tombersur le plancher sa pipe éteinte. Le bruit qu’elle fit en tombant leréveilla tout à fait. Il eut honte de lui-même, se jeta au bas desa couche, se baissa pour ramasser sa pipe et, tout à coup, restaen arrêt devant un objet extraordinaire dont la vue avait faillilui arracher une exclamation de joie.

Sous le lit, à côté du sien, il y avait unsoulier ! un énorme soulier ! Il y en avait même deux,l’autre étant caché par celui qu’il voyait ! Et ce souliersuffisait au bonheur de Rouletabille ! Ah ! la bellechaussure ! il la reconnaissait !… le beau cuir !…et soigné ! et brillant, reluisant, magnifique ! et il yen avait !… Certainement le propriétaire de ce soulier-làdevait chausser quelque chose comme du quarante-sept ! etencore !…

Le cœur battant, Rouletabille allongea unemain tremblante sous le lit n° 8 et ramena un soulier d’abord,puis l’autre… Quelque temps il considéra cette énorme paire deribouis sans pouvoir retenir des petits soupirs de satisfaction.« C’est lui ! se disait-il, ce ne peut être que lui quise promène ici dans d’aussi superbes godilles ! »

Le reporter ne pouvait plus douter que ledestin favorable l’eût fait le compagnon de chambrée de LaCandeur ! Certes, Rouletabille avait un peu aidé la fortunepar ses combinaisons, et il était tout à fait normal que fussentréunis dans un même groupe les prisonniers militaires quitravaillaient dans un même atelier ; cependant lesimaginations les plus parfaites ne sont point toujours récompenséespar une réalisation aussi mathématique ! et le cœur du jeunehomme en fut tout réchauffé. Il eut confiance en un prochainavenir.

Il était midi et demi environ, quand il y eutdans le couloir un grand remue-ménage. C’étaient les ouvriersprisonniers qui rentraient. Ce jour du dimanche, les autorités leuraccordaient tout l’après-midi pour se délasser, se promener dansleur préau ou écrire. Ils pouvaient même jouer aux dominos et auxdames dans la salle commune.

Quand l’équipe de son dortoir fit irruptiondans la pièce, Rouletabille était étendu sur son lit, les yeuxgrands ouverts.

Huit prisonniers défilèrent devant lui, lesaluant d’un bonjour amical tout en retirant leurs vêtements detravail. Les uns s’en furent au lavabo. Les autres lui posèrentquelques questions. Il répondit vaguement, affichant une fatigueextrême… et fermant les yeux.

Il n’avait pas vu La Candeur et il ne voulaitinterroger personne…

Soudain, le plancher du corridor se mit àgémir sous des pas puissants ; le cœur de Rouletabille battità coups plus précipités et le reporter rouvrit les yeux. La Candeurentra !

D’abord La Candeur ne vit pas Rouletabille. Iljeta sa capote sur son lit en criant : « Ouf !fini l’emballage de la semaine !… » Et puis ils’affaissa sur le sommier qui craqua ; après quoi, La Candeurse déchaussa en poussant des « han ! »lamentables…

« Qu’est-ce qu’il y a encore,Pichenette ?… demanda l’un des prisonniers…

– Bonsoir de bonsoir ! je te défendsde m’appeler comme ça ! t’entends bien, l’Enflé ?

– Tu m’appelles bien l’Enflé, moi quin’ai pas deux sous de lard sous la peau, je peux bien t’appelerPichenette, toi qu’as un poing à assommer un bœuf !…

– Possible, mais j’ai un vrai nom qui nefaut pas oublier !… J’m’appelle… René Duval !… toutsimplement !… Ouf ! je ne m’en souvenaisplus ! » grogna en aparté La Candeur qui se redressaaprès avoir déposé précieusement ses godilles au pied de sonlit.

En se relevant, il aperçut tout à coupRouletabille…

D’abord, il vacilla… Son grand corps eut uneoscillation de pendule, puis sa bouche s’ouvrit, énorme… puis sereferma sur le cri qui ne fut plus entendu que comme un lointaingrognement.

De ses yeux fixes, Rouletabille foudroyaitM. René Duval !

« Eh bien, Pichenette, reprit l’Enflé,qu’est-ce qu’il te prend ?

– Je grogne à l’idée du mauvais déjeunerque nous allons faire ! répondit La Candeur en détournant aveceffort son regard de celui de Rouletabille… Sûr ! ils ne vontpas nous servir des tripes à la mode de Caen !

– Te faudrait-il aussi une bolée de cidrede Normandie ?

– Hélas !

– Tiens, v’là lacloche !… »

Deux coups de sifflet stridents appelaient leshommes à table. Le petit dortoir se vida. Seul, restèrent LaCandeur et Rouletabille. Celui-ci avait refermé les yeux. Quand illes rouvrit, il revit La Candeur qui le contemplait dans uneimmobilité de statue, sans oser dire un mot.

« Veux-tu ficher le camp déjeuner avecles autres ! Je ne te connais pas, moi, monsieur RenéDuval !… »

La Candeur fit demi-tour et quitta la chambreen se heurtant de joie aux meubles ! Rouletabille était enfinarrivé !… Il y avait quinze jours que La Candeurl’attendait !… ou plutôt qu’il n’espérait plus le voirarriver !… Rouletabille ne lui avait-il pas dit :« Je serai avant toi à Essen. »

Le géant ne mangea pas et revint le premierdans le dortoir.

Rouletabille lui tourna le dos et feignit unprofond sommeil.

La Candeur poussait des soupirs à attendrir untigre. Il ne réussit qu’à se faire donner à la dérobée un solidecoup de pied dans le ventre par Rouletabille qui semblait continuertranquillement son somme.

Ce ne fut que vers les 5 heures, quandRouletabille se fut assuré par lui-même que nul ne pouvaitl’entendre, qu’il permit à La Candeur de profiter de la solitude oùon les avait laissés tous deux, pour soulager le trop-plein de sonâme aimante, dévouée, mais nullement héroïque.

Du reste, le reporter de L’Époque euttôt fait de mettre fin à un bavardage sentimental et il fit subir àLa Candeur un interrogatoire très serré qui lui permit d’apprendrele plus possible de choses utiles dans le moindre espace detemps.

C’est ainsi qu’il sut que les prisonniersmilitaires qui travaillaient à l’usine et qui couchaient autrefoisdans un camp hors la ville avaient été installés définitivement àl’intérieur des usines dont ils ne franchissaient plus jamais lesportes, et cela depuis l’évasion de deux prisonniers ouvriersqui s’était produite quelques mois auparavant.

De cette façon, on ne craignait plus aucunefuite, ni aucune indiscrétion relative aux usines Krupp, tantque durerait la guerre !

Il en était résulté, du reste, un meilleurtraitement pour les prisonniers. Ceux-ci avaient bénéficié desanciens casernements des ouvriers célibataires de l’usine, dontquelques centaines travaillaient maintenant sur le front.

Ces locaux affectés en même temps auxprisonniers militaires et aux ouvriers étrangers des nationsneutres étaient appelés Arbeiterheime !Prisonniers etouvriers étrangers étaient traités à peu près de même sorte,avec la même surveillance… Partout où il y avait desouvriers étrangers dans un atelier, il y avait des sentinelles,baïonnette au canon, et ces ouvriers étaient aussi souvent fouilléset espionnés que les prisonniers eux-mêmes !

Un salaire particulièrement élevé les faisaitpasser par-dessus ces légers inconvénients.

Dans l’Arbeiterheim où couchaientRouletabille et La Candeur, il y avait six cents ouvriers étrangerset une centaine de prisonniers français. Ces derniers travaillaienttous à la fabrication des aciers de commerce ou des machines àcoudre, seule besogne qu’ils pussent accepter.

« Et combien de soldats pour surveillerune Arbeiterheimcomme la nôtre ?

– Une vingtaine de territoriaux quireviennent avec nous au poste de notre casernement particulierquand les repas ou le repos nous y appellent et qui nous suiventdans les différents ateliers où nous travaillons, sans cesser denous surveiller jamais !

– Vingt ! Ça n’est pas beaucoup,émit Rouletabille.

– Bah ! c’est trop pour ce qu’ilsont à craindre ! répliqua La Candeur. Qu’est-ce que tu veuxqu’on fasse contre eux ! Songe qu’ils ont des mitrailleuses,et puis, de toute façon, nous serions bouffés en cinq sec, monvieux !… Nous aurions les quatre cent mille ouvriers bochessur le dos, avant même que le général qui a la responsabilité del’ordre ait pris le temps de faire téléphoner à tous les postes etde rassembler sa légion !… Ah ! on est sûr de nous !si sûr que, parfois, nous jouissons d’une liberté relative…

– Vraiment ?… Mais je croyais quevos gardiens ne vous lâchaient jamais !…

– Dans les ateliers, au moment dutravail, mais ils nous fichent la paix à peu près ici… On peutdescendre à la cantine, à certaines heures… et, en glissant lapièce, on peut prolonger son séjour, la nuit, à la cantine, si onsait s’arranger avec le père Bachstein ?…

– Qui est-ce ça, le pèreBachstein ?…

– C’est comme ça qu’ils l’appellentici !… le père Brique… Paraît que Bachstein en allemand veutdire brique… T’as déjà dû le voir…

– Ah ! le feldwebel qui a lasurveillance de l’étage !

– Parfaitement !

– Mais il a l’air terrible !…

– Il n’en a que l’air. Il se fait dessous, va ! avec nous autres !… En voilà un à qui laguerre rapporte !… Tiens, mon vieux ! les amoureux seruinent pour lui…

– Les amoureux ?…

– Ben oui ! y en a toujours qui ontbesoin d’aller raconter des histoires aux dames !… Notrecantinier a deux filles fraîches comme le blé nouveau, qui,elles-mêmes, ont quelquefois des amies pas trop fanées…

– Faire la cour à des demoisellesallemandes ! tu penses que c’est digne, toi, en temps deguerre, La Candeur ?…

– S’agit pas de savoir ce que j’en pense,s’agit de savoir que pour 5 marks il y a un feldwebel qui fermel’œil si vous n’êtes pas dans votre plumard à l’heure exacte où laconsigne est de ronfler !… Ça pourrait peut-être t’intéresser,toi, Rouletabille, même si les demoiselles du cantinier net’intéressent pas !… Parce que, écoute bien, faut pas oublierque tu ne m’as encore rien expliqué… et que je pense bien que nousne sommes pas venus ici simplement pour… »

Il s’arrêta, hésitant devant un certainfroncement de sourcils de Rouletabille…

Puis il reprit, timidement :

« Tu me fais frémir !… Qu’est-cequ’il va encore se passer ici, mon vieux ?… maintenant que tuy es !… T’as tout de même pas l’idée de leur déclarer laguerre comme au Château noir[8],dis ?… Ici, tu sais, ça ne prendrait pas !… C’est passeulement les mitrailleuses !… Il y a des canonspartout !… Sais-tu ce qu’ils viennent de sortir, en fait decanon, pour la marine ? Un canon de 12 mètres de long, monvieux !… rien que ça !… tirant des obus de 1,50 m dehaut !… Tu ne vas pas te battre contre des canons pareils,hein ? »

Rouletabille, impatienté, se pencha vers lebon La Candeur :

« Tu vas tout savoir : je suis venu…ou plutôt nous sommes venus pour nous battre contre un canon de 300mètres de long !… »

La Candeur sursauta :

« T’as toujours pas perdu l’habitude dete ficher du monde !… gémit-il.

– La ferme ! Onvient !… »

Et Rouletabille se remit à ronfler et LaCandeur à cirer ses chaussures.

XII – LE MONSTRE EST LÀ

La nuit se passa sans incident. Rouletabilledormit d’un sommeil de plomb. La Candeur, lui, ne ferma pasl’œil.

Avec Rouletabille il fallait s’attendre à toutet La Candeur avait été payé plusieurs fois pour savoir que lesaventures les plus extravagantes, et aussi, hélas ! les plusdangereuses étaient généralement celles qui tentaient surtout lepremier reporter du monde.

Le lendemain matin, à la sortie del’Arbeiterheim, pour se rendre aux ateliers, Rouletabillevint se placer tout doucement dans le rang à côté de La Candeur etcomme ils avaient le droit de causer et que les gardiens qui lesaccompagnaient ne leur prêtaient point attention, ilscausèrent.

La Candeur apprit à Rouletabille que leKommando de l’industrie civile et étrangère était sous ladirection d’un neutre qui travaillait à l’usine Krupp depuis denombreuses années.

Ce neutre était un ingénieur suisse d’origineallemande (il avait tous ses parents teutons employés à l’usine) etil était sorti de l’École polytechnique de Zurich.

Il s’appelait Richter, devait avoir dans lesquarante ans, et était sur le point de se marier avec la fille del’ingénieur Hans, directeur du laboratoire d’Énergie… Cette fille,Helena, était la nièce, par sa mère (mais elle avait perdu sa mère)du général von Berg, lequel était à la tête du Generalkommando, organisation centrale et directrice de toute l’usineau point de vue technique.

« Tout ce monde se tient, expliqua LaCandeur, case au mieux ses parents et ses créatures et s’entendcomme larrons, paraît-il, pour exploiter la mine deguerre, qui n’aura pas ruiné tout le monde, je t’assure…

– Je vois que tu aimes toujours lespotins, monsieur René Duval.

– Oui, j’ai toujours été un peupipelet ! avoua La Candeur. Ça ne fait de mal à personne, etj’ai pensé que ça pourrait te servir…

– Et comment as-tu appris toutcela ?

– Entre deux coups d’emballage, mon chermonsieur Talmar, on bavarde et l’Enflé, qui est emballeur avec moi,a appris bien des choses, car il sait l’allemand…

– Tu es donc emballeur ? Qu’est-ceque tu emballes ?

– Eh bien ! des machines àcoudre ! C’est même moi qui préside l’emballage du dimanche,quand il n’y a plus qu’à mettre les machines dans les caisses… Lasemaine, je travaille à la direction des matières premières… Aufond, ils ont fait de moi un portefaix et j’aime autant ça… ça mepermet d’aller un peu partout… Ils m’avaient d’abord mis à lafabrication des manettes et des navettes, mais c’était de l’ouvragetrop délicat ; j’y allais trop brutalement, je cassais tropsouvent… Il y a eu des explications ! J’ai craint qu’on nes’aperçût de mon inexpérience et je leur ai dit tout de suite qu’àla fabrique où je travaillais on m’employait aux gros travaux. Ças’est arrangé, comme tu vois…

– Oui, pas trop mal !… Alors, tu medisais que, entre emballeurs, on bavarde un peu ?… Qu’est-cequ’on dit encore ?

– Ah ! Ah ! tu prends goût à laconversation !… Eh bien ! sache qu’il y a pas mal desozialdémocratesavec qui on peut causer si on sait lalangue. L’Enflé en a tâté quelques-uns. C’est comme ça qu’il aappris qu’il existe, paraît-il, chez Krupp une administrationocculte de contrôle et de surveillance réciproque entre tous leschefs, comme qui dirait dans l’ordre des jésuites. Chacun se méfiedes autres et croit voir des espions partout ! On intrigue, oncomplote, on se ligue, on se trahit !… On parle toujours deleur organisation… Possible ! mais certains chefs, paraît-il,savent surtout s’entendre pour l’organisation du coulage !… Tupenses s’il doit y en avoir un de coulage, dans une affairepareille !… Mon vieux, quand je vois tout ce qui se fabriqueici, tu sais ! je ne peux pas m’empêcher de sourire en pensantà l’idée qu’on se faisait qu’au bout de six mois de guerre ilsmanqueraient de munitions !… »

De fait, dans cette traversée de l’usine,forcément lente à cause des obstacles rencontrés à chaque instant,on pouvait se rendre compte de l’apport formidable des matièrespremières et… de la rapide transformation de celles-ci enprojectiles de toutes sortes, en armes de tous calibres.

Des trains glissaient, interminablement, secroisaient en tous sens, portant le fer et l’acier, emportantcanons, obusiers, dans une atmosphère épaisse, brûlante etasphyxiante de fournaise, derrière les locomotives crachant unefumée noire, parmi le piétinement de milliers et de milliersd’ouvriers qui n’avaient pris que le temps du repos pour retrouverleurs places devant les brasiers, d’où fuyaient, par troupeaux, leséquipes de nuit, avec des figures de fantômes.

Un coup de coude de La Candeur faisaitretourner Rouletabille :

« Tiens !… ici… ce bâtiment… c’estle dépôt de munitions pour les 420… Regarde !… Voilà encoredes obus qui arrivent !… N’est-ce pas que c’esteffrayant !… Ils ne cessent d’en fabriquer, tu sais ?… Tublaguais hier avec ton canon de trois centsmètres ?… »

Un terrible coup de pied de Rouletabille surl’énorme brodequin de La Candeur faisait faire une grimace au géantqui fut stupéfait de voir la figure bouleversée de soncompagnon…

« Je te défends, tu entends !… Je tedéfends de jamais me reparler de ce canon-là ! lui sifflaitRouletabille entre ses dents… Je te le défends, sous peine demort !… »

Et comme La Candeur, pâle, effaré, ne savaitplus où il en était…

« Mais continue donc, idiot !… Tudisais qu’ils avaient des dépôts…

– Oui, un dépôt de munitions pour tousles calibres, balbutiait le pauvre La Candeur, de plus en plusahuri. Il y en a pour le 77, le 120, le 105, le 150, le 210, le420, le 280, le 350 et tu viens de voir celui du 420…

– On disait qu’ils en étaient revenus deleurs 420…

– Je t’en fiche, paraît que rien qu’en cemoment, ils en ont sept à la fois à la fonderie !… Ainsi…Ah ! tiens, regarde ça…

– Ah ! bien, ça vaut la peine de sedéranger ! » exprima Rouletabille en considérant deuxprodigieuses caisses qui venaient d’apparaître sur leur gauche,entre les innombrables piliers de fer qui les entouraient…C’étaient les deux énormes réservoirs Krupp à gaz, les plus grandsdu monde…

« Et puis, tu sais, ils sont toujourspleins à crever ! Tu penses ! avec une bombe d’aéroplanelà-dessus… Quel soupir !…

– Tais-toi !… Je te dis,tais-toi !… »

Ce fut au tour de La Candeur de constater lapâleur de Rouletabille.

Celui-ci ne regardait plus les réservoirs,mais par-delà leur rotondité formidable, quelque chose de plusformidable encore…

Dans l’atmosphère de fumées déchirées par uncoup de vent brusque, un monument qui tenait du cauchemar, et quiparaissait bâti sur des nuées d’enfer, dressait sa silhouettekolossale…

C’était bien là la hideuse et terriblecarapace pour machine de guerre que Nourry avait évoquée avant demourir…

Rouletabille en reconnaissait les dimensionsfantastiques, l’inclinaison inexplicable au premier abord d’un toitgigantesque qui était beaucoup plus haut dans la partie sud quedans la partie nord, et enfin Rouletabille reconnutl’orientation du monstre… nord-est-sud-ouest, l’orientation surParis !…

« Ah ! tu regardes le hangar de leurnouveau zeppelin !… souffla La Candeur. Paraît que c’est unnouveau modèle plus épatant que les autres, celui-là !… Oui,une nouvelle invention d’un ingénieur polonais qui a trouvé un trucpour transporter dans les airs comme une véritableforteresse !… Crois-tu qu’ils sont acharnés, hein ! avecleurs zeppelins !… Ils ont beau en perdre, il faut qu’ils enreconstruisent tout le temps !… Et de plus en plusgrands !… Celui-ci aura dans les trois cents met… »

Un autre coup de pied terrible sur lachaussure de La Candeur arracha au pauvre garçon une sourdeexclamation…

« Je te défends ! Tu entends, luisifflait à nouveau un Rouletabille aux yeux foudroyants, je tedéfends de prononcer ce chiffre-là !…

– Bien ! bien ! soupiral’autre. Entendu !… D’autant plus que si je m’entêtais, jefinirais par attraper des cors aux pieds !… »

On n’apercevait du bâtiment que sasuperstructure. Comme l’avait dit Nourry, il était curieusementplacé entre des ateliers dont certains avaient été réduits demoitié pour le laisser passer. Le tout était entouré d’un très hautet interminable mur de planches gardé par un cordon de troupes.

« Crois-tu qu’ils prennent desprécautions !… On dit que travaillent là des ouvriersspéciaux, spécialement surveillés !… On dit aussi que leurnouveau zeppelin va être bientôt prêt ! ajouta La Candeur. Onverra bien alors ce que c’est !… Moi, je ne suis paspressé !… Ça doit être encore un de ces trucs à la manque aveclesquels ils ont toujours essayé de bluffer le monde !… Maisqu’est-ce que tu as, mon vieux ? Tu as l’air toutchose… »

Les oreilles de Rouletabille lui sonnaientalors de furieuses cloches, non point seulement parce que cettephrase l’avait frappé douloureusement : « on dit queleur nouveau zeppelin va être bientôt prêt », mais encoreparce qu’il entendait alors, tout le long de ce mur de planches queles prisonniers suivaient derrière leurs gardiens l’échoinnombrable du travail qui se faisait derrière !…

Un tumulte de moteurs et de marteaux quidonnait la sensation terrible de la hâte avec laquelle un peupled’ouvriers précipite joyeusement et furieusement la fin d’unegigantesque besogne… Chaque coup broyait le cœur du reporter.« Aurai-je encore le temps ? » se demandait-il dansun émoi de tout son être…

XIII – ROULETABILLE TRAVAILLE

Rouletabille parvint cependant à se domineret, résolu à ne plus s’émouvoir ni s’étonner de rien avant d’avoirtriomphé, il écouta plus attentivement les explications de LaCandeur, lequel, quelques minutes plus tard, lui désignait denouveaux bâtiments : « Voilà notre usine à nous !…Tiens… tout ce que tu vois là, c’est notre Kommando deRichter !… »

Et puis tout à coup La Candeur fit :« Eh ben ! mon vieux ! elle est matinaleaujourd’hui !

– Qui donc ?

– Tu ne vois pas ? Là, dans lapetite auto qui s’arrête devant la porte de Richter !… laFraulein, à droite, qui conduit : c’est sa fiancée,pardi !…

– Ah ! oui, Helena !… Elle estjolie !…

– Tu parles ! Mais j’aime encoremieux l’amie qui l’accompagne, elle est moins filasse ! tusais, des goûts et des couleurs, il n’y a pas à discuter !…l’autre est presque châtaine ! Elle est plus de cheznous ! quoi ! si on peut dire !… »

D’une voix changée, Rouletabille, quicependant venait de jurer de ne plus s’émouvoir de rien,demanda : « Tu… Tu ne sais pas qui est sonamie ?…

– Ma foi non !… Ce n’est pas lapremière fois que je la vois avec Helena Hans… Helena vient voirRichter tous les jours… C’est une amie qui doit habiter avec elledans l’usine, sans quoi on ne les verrait pas si souventensemble !…

– Et quand elles viennent ensemble, il ya toujours derrière cette espèce d’ordonnance qui se tient les brascroisés dans l’auto ?…

– Oui ! Toujours !… Ça doitêtre le chauffeur !… Mais c’est toujours Helena quiconduit !… Tiens ! Elles descendent toutes les deux etentrent chez Richter…

– Oui, et l’ordonnance lesaccompagne ! Tu vois bien que ça n’est pas lechauffeur !

– Possible ! Çat’intéresse ?…

– Moi ?… Pas le moins dumonde !… »

Rouletabille dévorait des yeux la silhouetteféminine qui disparaissait sur le perron de Richter, entre Helenaet l’ordonnance… Il avait reconnuNicole !

Oui, c’était bien Nicole Fulber telle qu’ill’avait vue sur des portraits prêtés par la mère, telle qu’elle luiavait été décrite avec sa haute taille onduleuse, sa chevelurechâtaine à reflets cuivrés, sa belle tête, toujours un peu penchée,son profil busqué et fin, ses grands yeux d’un bleu très sombre,toute cette physionomie qui lui donnait un air tout à fait à partde mélancolie hostile…

« Nous sommes arrivés ! » ditLa Candeur.

En effet, ils pénétraient dans une grande courentourée d’ateliers. Ces ateliers étaient partagés en troisséries : la première dans laquelle on fabriquait les piècesles plus lourdes : les plateaux, les pédales, les leviers, lesarbres et les roues à volant, les cylindres à rainures, etc. ;la seconde où se faisaient les pièces les plus délicates :presse-étoffe, bobines, aiguilles, manettes, navettes, et même lesressorts ; la troisième où se pratiquait l’assemblage ets’achevait la machine. Le tout était disposé autour d’une vastecour au fond de laquelle se trouvaient le magasinage etl’emballage.

On pénétrait dans ce quartier des machines àcoudre par une vaste porte à double battant par où entraient etsortaient toutes marchandises. Au fond de la cour une petite portedonnait directement sur les bâtiments du Kommandodirigépar l’ingénieur Richter.

C’est là que celui-ci avait ses bureaux aucentre d’une véritable usine particulière consacrée presqueexclusivement au commerce extérieur et aux échanges avecl’étranger.

Sitôt entrés dans l’enceinte, Rouletabille etles prisonniers nouvellement arrivés furent soumis par uncontremaître militaire à un interrogatoire en règle ; aprèsquoi, le reporter et deux autres de ses compagnons furent conduitsdans les bureaux mêmes de l’ingénieur.

Là, ils attendirent une dizaine de minutes, etalors le reporter put se rendre compte de la raison de cetteattente. À travers les vitres de la pièce dans laquelle on lesavait conduits, Rouletabille vit apparaître successivement sur leperron Helena, puis sa compagne, puis celui qui était certainementchargé de surveiller Nicole, enfin un homme qui pouvait avoir dansles quarante ans, plutôt gras, mais bel homme quand même parcequ’il était grand. Ce devait être une solide fourchette et un beaubuveur de bière.

Il portait toute sa barbe blonde, trèssoignée. Figure épanouie, très intelligente, éclairée par deuxpetits yeux gris perçants qui, en ce moment, souriaient à Helenaqu’il accompagnait jusqu’à l’auto. Il serra la main des deux jeunesfemmes.

Rouletabille n’avait jeté qu’un coup d’œil surcelui qu’il pensait être Richter, mais toute son attention étaitpour Nicole. Ah ! le doute n’était plus possible. C’était bienlà la fille de Fulber. La malheureuse paraissait avoir beaucoupsouffert et semblait indifférente à tout.

L’auto s’éloigna doucement, et l’homme rentradans les bureaux.

Deux minutes plus tard, il interrogeait lesprisonniers. C’était Richter, en effet. Les deux compagnons deRouletabille furent vite expédiés et dirigés sur les ateliers.Quand ce fut le tour du reporter, l’ingénieur donna l’ordre à unsecrétaire de lui passer le dossier Blin et Cie.

L’employé fit jouer les serrures d’une vastearmoire et chercha parmi des dossiers disposés selon l’ordrealphabétique. Quand Richter eut le dossier, il ouvrit une porte etpria Rouletabille de passer devant lui.

Ils suivirent un corridor et pénétrèrent dansune assez grande pièce déserte qui était occupée par de hautestables glissées sur des tréteaux. Sur ces tables étaient étalés desdessins au lavis, des profils de machines, etc. Richter s’assit surun des hauts tabourets qui se trouvaient devant les tables,feuilleta un instant le dossier Blin et Cie, s’attarda àlire une sorte de rapport, puis, se retournant versRouletabille :

« Michel Talmar, vous sortez de l’Écoledes arts et métiers. Vous étiez employé dans la maison Blin etCie depuis cinq ans. Vous êtes travailleur et d’uneintelligence remarquable. Dans les différents ateliers où vous êtespassé, vous avez toujours trouvé l’occasion et le moyen de réaliserdes améliorations non seulement au point de vue du travail, maisencore au point de vue mécanique. Quand la guerre a éclaté, voustravailliez chez Blin, dans le plus grand secret, à dresser lesplans d’une nouvelle machine à coudre dont vous aviez eu l’idéelors d’un voyage que vous fîtes en Amérique en 1907. La maison Blinfondait les plus grandes espérances sur cette machine qui devaitêtre de cinquante aiguilles.

– De soixante-quinze !… interrompitRouletabille.

– C’est possible ! Le secret devotre affaire a été bien gardé, du moins autant qu’il pouvaitl’être… Aviez-vous traité avec la maison Blin ?

– Non, monsieur, pas encore… C’est aprèsexamen des plans que j’étais en train de dresser quand la guerre aéclaté que la maison Blin et Cie devait me faire desoffres fermes…

– Pouvez-vous me dire quelque chose devotre nouvelle machine ?… Vous comprenez que cela m’intéresse…En somme, vous n’êtes lié en aucune façon avec la maison Blin etc’est à un ingénieur suisse que vous parlez !

– Qui travaille pour l’Allemagne…

– Et qui correspond avec les premièresmaisons de machines à coudre du monde. Tout en restant ici, je puisvous faire faire une affaire magnifique ailleurs… Seulement ilfaudrait que j’aie quelque idée non point du secret de cetteinvention, mais du rendement qu’on en peut espérer, du résultatauquel vous prétendez arriver… Enfin, je vous le répète,pouvez-vous me dire quelque chose ? »

Silence méditatif de Rouletabille.

L’autre, pour l’exciter :

« Le mécanisme des machines est assezvariable, lorsqu’on passe d’un modèle à un autre, mais le principedemeure constant, et je ne pense point qu’en tout état de cause,vous puissiez apporter dans ce mécanisme déjà si perfectionné unevéritable révolution !…

– Si ! répondit sèchementRouletabille.

– Vous m’étonnez ! reprit Richter ense balançant sur son tabouret, un genou dans les mains :voyons un peu. Les fonctions générales d’une machine à coudrepeuvent se définir par trois mouvements : le premier est lemouvement par lequel l’aiguille plonge dans l’étoffe, en entraînantle fil pour fermer la boucle à travers laquelle viendra passer lanavette ; le deuxième est le mouvement qui fait passer lanavette ou un crochet circulaire dans la boucle fermée par le filde l’aiguille ; le troisième est le mouvement de translationde l’étoffe après chaque point fait, et qui varie par conséquentsuivant la longueur du point. Ce dernier mouvement s’appellel’entraînement. Ces trois mouvements sont indispensables. Ilsexistent dans toutes les machines, en variant suivant le goût etl’ingéniosité des inventeurs, et quand ils sont produitsconvenablement, toutes les machines cousent bien, si les tensionsdu fil, de l’aiguille et de la navette sont bien réglées… Vouspouvez toujours me dire sur lequel de ces trois mouvements, endehors de l’établissement extraordinaire de vos soixante-quinzeaiguilles, porte votre… amélioration.

– Je ne vois aucun inconvénient,monsieur, à vous dire que mon invention porte sur ces troismouvements-là et que cette amélioration, comme vous dites, destrois mouvements est d’une importance telle qu’elle les transformetout à fait… Vous avez vu, naturellement, des machines devingt-cinq aiguilles ; la mienne, qui est de soixante-quinze,et qui peut piquer des étoffes, des coiffes de casquettes, tous lescuirs, etc., n’a plus rien à faire, je vous assure, avec celles devingt-cinq… Son travail est inouï et le parallélisme entre lescoutures est parfait…

– Oui ! Mais est-il toujoursbon ? Dans les machines à vingt-cinq, par exemple, quand unfil vient à se rompre, on continue l’opération et l’on donneensuite la réparation à faire à une machine ordinaire… Avecsoixante-quinze aiguilles, j’imagine que les ruptures de fil…

– Avec ma machine à moi, interrompitnettement Rouletabille qui paraissait de plus en plus s’échauffer,les ruptures de fil n’ont plus aucune importance ! Dans vosmachines, vous avez un organe qui forme un nœud tous les huitpoints, de telle sorte que lorsque le fil se rompt, l’ouvrage n’estdéfait que sur la longueur de ces huit points-là… Ma machine à moifait un nœud à chaque point !… Et chaque aiguilletravaille plus vite qu’une aiguille de vos machines !…

– Diable !… s’exclama Richter, endescendant de son tabouret et en allumant un cigare. Diable !c’est en effet une révolution !… Fumez-vous,monsieur ?

– La pipe ! dit Rouletabille. Sivous permettez !

– Mais je vous en prie… Et serait-ilindiscret de vous demander ce que les Blin vous avaient offertpour…

– Nullement !… 50 000 francs àl’adoption de mes plans et 20 pour 100 sur les bénéfices…

– Voulez-vous du feu ?…

– Merci, j’ai mon briquet…

– Monsieur Talmar, je suis enchantéd’avoir fait votre connaissance…

– Moi aussi, monsieur !…

– Monsieur Talmar, vous ne connaissez pasl’usine Krupp ?

– Non ! Et je le regrette…

– Eh bien, permettez-moi de vous fairefaire un petit tour dans cette usine que vous désirezconnaître !… J’ai justement besoin de me rendre ce matin auGeneralkommando ! »

Les deux hommes se regardèrent un instant ensilence. Ils s’étaient compris.

« Vous permettez que je donne quelquesordres ? Vous parlez l’allemand à ce que j’ai vu sur votredossier…

– Oui, monsieur…

– Je vais téléphoner qu’on mette ungardien à votre disposition. C’est le règlement. Vous ne pouvezsortir d’ici sans gardien. Vous m’excuserez… »

 

Cinq minutes plus tard, ils traversaient tousdeux l’usine avec ce gardien derrière eux. L’ingénieur donnait trèsaimablement des détails à Rouletabille sur tout ce qui se trouvaitsur leur chemin. Il parlait de l’usine avec enthousiasme.

« Quant au Generalkommando, luidit-il, c’est une organisation directrice hors ligne affectée toutd’abord spécialement à la fonderie et composée d’officiers du génieou d’artillerie commandés par un général, tous experts dans lesquestions de fabrication d’obus et de canons. Ce sont eux qui fonttous les essais et les expertises, et ce sont eux aussi quitravaillent inlassablement à l’amélioration du matériel, à denouvelles découvertes pouvant être utiles à la Défense nationale.Les services rendus à l’industrie de guerre de l’empire par cepetit noyau d’hommes sont tout simplement effarants. Tout est leurœuvre : les nouveaux canons, les nouveaux obus, les nouveauxaciers, les nouveaux engins de tranchées, tout ! tout !…Et maintenant, on vient de leur adjoindre le Service desinventions de tout genre qui, hors de la fonderie, peuvent modifierle travail de l’usine pour sa production purement industrielle etcommerciale…

– Qu’est-ce donc que cette tourénorme ? demanda Rouletabille sans paraître attacher uneimportance quelconque à la dernière phrase que Richter venait deprononcer avec une intention évidente et en le regardant du coin del’œil…

– Mais, c’est notre tour à eau !…Savez-vous qu’avant la guerre, la consommation d’eau annuelle, pourles aciéries d’Essen seulement, dépassait celle de la ville deDresde de 225 000 mètres cubes ! Le chiffre total étaitde 14 millions et demi de mètres cubes annuellement… Le réseau desconduites d’eau comprenait 222 kilomètres de distributionsouterraine et 143 kilomètres de distribution intérieure. Depuis laguerre, la longueur de distribution d’eau a été plus quetriplée ! C’est vous dire l’importance du rôle joué par notretour à eau.

– Je n’en ai jamais vu d’aussi haute…

– Elle a 60 mètres de la base à lalanterne ! Voulez-vous y monter ? Vous pourrez découvrirde là toute l’usine avec ses nouvelles annexes et une grande partiede la ville d’Essen ! Le coup d’œil est unique, et, justement,il fait un temps superbe ! »

Rouletabille jeta un coup d’œil sur sa montre,qu’on lui avait prise à Rastadt et qu’on lui avait rendue lors deson départ pour Essen…

« Ça me fera certainement plaisir,dit-il, mais allons à votre rendez-vous d’abord car je ne voudraispas vous déranger, et en revenant du Generalkommando, nouspourrons nous livrer à l’ascension en question !

– Comme vous voudrez !… »

Presque aussitôt, Rouletabille vit Richters’incliner profondément devant un officier supérieur qui causait àune fenêtre avec une jeune personne qui leva précipitamment la têteet qui envoya à l’ingénieur son plus gracieux sourire. Le reporteravait reconnu Helena et, dans la pénombre, derrière elle, lasilhouette de Nicole ! « C’est vrai qu’elles ne sequittent pas, pensa-t-il ; parbleu, elles doivent habiterensemble… »

« C’est ici la demeure d’usine, depuis laguerre, du directeur de notre laboratoire d’Énergie, dit Richter.Et le commandant que nous venons de saluer n’est autre que ledirecteur lui-même, le célèbre ingénieur Hans. Et, tenez, là-bas,cette bâtisse avec ses trois larges cheminées si caractéristiques,c’est le laboratoire d’Énergie lui-même. On s’y livre, en cemoment, paraît-il, à de très intéressants travaux sur leradium… »

Pendant ce temps, Richter et Helena n’avaientcessé de se sourire le plus aimablement du monde. « M’estavis, pensait Rouletabille qui remerciait la Providence de l’avoirfait tomber sur un ingénieur suisse amoureux, m’est avis que cetexcellent M. Richter nous a fait faire un petit détour par latour à eau pour avoir l’occasion de revoir sa belle ! Ce n’estpas moi qui m’en plaindrai ! »

Ce qui se passa au Generalkommandofut assez rapide. Rouletabille fut laissé dans une petite salled’attente en compagnie du gardien qui n’avait cessé de le suivre.Dix minutes s’écoulèrent. Richter vint chercher notre héros et leconduisit dans un bureau où il se trouva en face de deux hautspersonnages qu’il sut par la suite être le général von Berg etl’ingénieur en chef des inventions pour le commerce intérieur etextérieur et l’industrie. Il fut prié de répéter ce qu’il avaitdéjà dit de sa machine et cela assez brutalement ou tout au moinsdans des termes qui étaient destinés à le mettre en émoi et à luifaire comprendre qu’on ne lui permettrait pas longtemps de garderson secret pour lui tout seul.

Il trouva bon de marcher dans le sens du jeude ces messieurs et se mit à rougir, et à balbutier avec un naturelqui aurait fait la joie de La Candeur.

Il répéta tout ce qu’on voulut.

Finalement, l’ingénieur en chef luidit :

« Herr Richter, qui est sujetsuisse, nous charge de vous faire la proposition suivante :200 000 francs à l’admission de vos plans et 30 pour 100 pourvous sur les bénéfices ! Réfléchissez ! Blin vousvole ! Nous connaissons Herr Richter depuis quinzeans. C’est un honnête homme ! Allez !… »

Richter et Rouletabille sortirent duGeneralkommando, toujours suivis par le soldat.

Richter paraissait avoir complètement oubliéla conversation que l’on venait d’avoir au Kommando, maisil n’oublia pas de repasser par le laboratoire d’Énergie et lamaison de Hans et de sa fille. Mais, cette fois, il n’eut pas lajoie d’apercevoir Helena.

Devant la nouvelle tour à eau, Rouletabilleregarda de nouveau sa montre.

« Si nous montions ? fit-il.

– À votre disposition ! » ditRichter.

Et ils montèrent. Cette tour était uneconstruction octogone, et Richter expliquait en montant qu’ellerenfermait à son sommet un réservoir de cent cinquante tonnes.L’eau, qui est amenée au pied de la tour par des canaux de sixkilomètres, provient des grands lacs artificiels formés parl’épuisement des mines de houille dans le bassin de la Ruhr. Despompes à vapeur font monter cette eau dans la tour et, une foisdans le réservoir, elle est chassée par son propre poids danstoutes les directions de l’usine.

Rouletabille et Richter arrivèrent un peusoufflant à la lanterne de la tour. Il faisait beau. Toutefoisl’horizon était brumeux comme celui de la mer.

Et comme Rouletabille regardait aulointain :

« L’intérêt n’est pas au loin, lui ditRichter ; il n’est même pas devant vous, il est tout à vospieds ! Vous n’avez qu’à baisser la tête pour embrasser d’unseul coup d’œil ce monde des usines, d’où l’Empire allemand estsorti comme d’une caverne infernale et avec lequel il tient têteaujourd’hui à tout l’univers !… Ce qui frappe avant tout,c’est le chemin de fer de ceinture ; il trace comme un cerclemagique autour de l’usine aux cent portes ! Il jette de touscôtés de grands rayonnements de rails… Ces bâtiments qui s’étendentdu côté de la ville, sont les ateliers pour la fabrication descanons… Écoutez !…

– Quel est ce bruit ?… On fait desessais ? s’enquit Rouletabille.

– Non !… C’est le gros marteau decinquante mille kilos qui fonctionne… Il a coûté 2 millions etdemi… Il est soutenu par trois fondations gigantesques : uneen maçonnerie, une en troncs de chênes venant de la forêt deTeutoburg, et une autre en bronze, formée de cylindres solidementreliés entre eux… Il forge des blocs de quatre centsquintaux[9] ! Ça s’entend ! »

Rouletabille se laissait conduire autour de lalanterne. À un moment, il demanda tranquillement :

« Mais quelle est donc cette énormeconstruction bizarre qui a un toit si curieux et devant laquellenous sommes déjà passés ce matin ?

– Cela, c’est le berceau du nouveauzeppelin ! répondit Richter. Quelque chose d’étonnant,paraît-il ! Mais entre nous il vaut mieux ne pas en parlerpour ne pas avoir de désagréments avec l’administration qui saittout ce qui se fait ici, qui sait tout ce qui se dit !

– Bah !…

– Oui, j’aime mieux vous avertir !La police est bien faite !…

– Je m’en doute ! continuaRouletabille d’une voix indifférente. Et là-bas, dans la ville, enface, tenez ! Dans la direction de cette flèche, qu’est-ce quec’est que ce magnifique hôtel ?…

– Eh ! c’est l’hôtel de lafabrique ! C’est l’Essener-Hof. C’est là queM. Krupp loge ses amis et qu’il reçoit ses hôtes couronnés.L’empereur Guillaume y vient souvent passer un jour ou deux. Onexpérimente alors devant lui, dans le polygone qui est caché par cetoit et qui s’étend jusqu’à l’horizon, les nouvelles pièces dontl’existence est tenue secrète… »

Mais Rouletabille n’avait plus l’air de suivreles explications de Richter. Et celui-ci finit par s’enapercevoir :

« Qu’est-ce que vous regardez donc commecela ? demanda-t-il.

– Mais l’Essener-Hof, que vousme montriez tout à l’heure ! C’est extraordinaire ce que l’onvoit bien d’ici !… Tenez ! il y a du monde aubalcon !… Ce serait épatant, dites donc, si c’étaitl’empereur ! »

Richter se mit à rire.

« Pourquoi pas ? Puisque vous disiezqu’il y vient quelquefois… »

Richter, toujours riant, frappa à une petitecabane qui s’appuyait contre la lanterne. La porte en fut ouverteet un homme se montra, vêtu d’une tunique spéciale et d’unecasquette rouge que Rouletabille avait déjà remarquées dans sesdéambulations de la matinée. Richter demanda à l’homme unelorgnette prismatique avec laquelle il se mit à fixer le pointdésigné par son nouvel employé, le balcon del’Essener-Hof !

« Non ! Ce n’est pasl’empereur !… Voyez vous-même ! »

Rouletabille regarda et rendit presqueaussitôt la lorgnette à l’ingénieur.

« Non ! Ce n’est pasl’empereur !… Ça ne ressemble pas à sesportraits ! » fit-il en riant à son tour. Et il ajoutain petto : « Ce n’est pas lui puisque c’estVladimir Féodorovitch ! fidèle à son poste, à heure fixe, surle balcon de l’Essener-Hofattendant qu’un message luitombe du ciel envoyé par Rouletabille… Il est arrivé ! C’esttout ce que je voulais savoir !… »

Et, se tournant vers Richter qui déjà lefaisait redescendre :

« Quel est donc cet homme qui est icidans cette cabane avec cette tunique et cette casquetterouge ?…

– C’est le pompier de service !répondit l’ingénieur. C’est lui qui lance les premiersavertissements dès qu’il y a un incendie. Il est en communicationtéléphonique et aussi par signaux lumineux avec toute l’usine.

– Quelle organisation ! c’estmerveilleux !…

– Et dire que tout cela est sorti decette petite chose que vous voyez là, expliqua l’ingénieur, cettepauvre petite forge près de la porte d’entrée principale !C’est là-dedans que le père Krupp a été lui-même simple etmisérable ouvrier, et a travaillé longtemps auprès de son père quin’était qu’un pauvre forgeron allant vendre lui-même aux environsles divers objets qu’il fabriquait ! On comprend que le filsait tenu à conserver précieusement ce curieux témoignage deshumbles débuts d’une des plus puissantes organisations dumonde !… »

Sortis de la tour, les deux hommes ne sedirent plus rien jusqu’à ce qu’ils fussent revenus dans la salle dedessin de l’ingénieur. Là, comme Richter se taisait toujours,Rouletabille qui avait pris un air assez préoccupé, ditenfin :

« Écoutez, monsieur, j’ai réfléchi :j’accepte les propositions que vous me faites. Il n’y a aucuneraison pour que je refuse de traiter avec un ingénieur suisse. Jene suis, en effet, lié en aucune façon avec la maison Blin etCie qui ne m’a fait que de vagues promesses, et, detoute façon, beaucoup moins importantes que les vôtres. Vous pouvezdonc dresser notre contrat, et je vais me mettre, moi, si vous m’endonnez les moyens, en mesure de dresser mes plans ! »

Richter lui tendit la main et Rouletabille lalui serra.

« C’est donc entendu ! conclutl’ingénieur. Et vous m’en voyez enchanté et pour moi et pourvous ! Vous avez bien fait de vous décider !

Moi, je ne vous aurais plus reparlé de cetteaffaire. Nousne tenons à forcer personne, mais nous savonsreconnaître toutes les bonnes volontés ! Vous verrez !Vous n’aurez rien à regretter ! »

Puis il se dirigea vers une petite pièce quiétait une annexe de la salle de dessin et qui n’avait qu’une porte,celle qui la faisait communiquer avec cette pièce. Elle servaitsurtout, dans le moment, de débarras et de portemanteau. Une grandefenêtre versait un jour très clair sur une grande table élevée surdes tréteaux et qui était faite pour qu’on y dessinât debout.

« Vous serez ici comme chez vous !dit Richter. Et jamais dérangé ! Personne, en effet, ne vientdans ma salle de dessin que je ne l’y introduise moi-même… Dèsaujourd’hui, vous pourrez vous mettre au travail !… »

Ce soir-là, quand Rouletabille se retrouvaseul, un instant, dans le dortoir, avec La Candeur et que celui-cilui demanda s’il était content de sa journée :

« Oui, dit le reporter, j’ai bientravaillé. »

Il pouvait être satisfait avec raison. Ils’était donné trois jours pour résoudre deux problèmes primordiaux.Déjà il savait qu’il pouvait compter sur La Candeur et surVladimir ; il avait appris à connaître l’usine dans sesgrandes lignes et l’endroit où se construisait laTitaniaet où se tenait, par conséquent, le Polonais, lelaboratoire d’Énergie où travaillait Fulber, la demeure del’ingénieur Hans où devait habiter Nicole ; il avait vuNicole. Il était dans les bonnes grâces de Richter et travaillaitdans son bureau où Nicole venait quelquefois avec Helena, la fillede Hans. Et il lui restait deux jours pour savoir de combien detemps il disposait encore pour sauver Paris de la terribleTitania.

XIV – UNE ENTREVUE DRAMATIQUE

Ce n’était point par hasard que Rouletabilleavait pris la personnalité de Michel Talmar chez Blin etCie : Talmar, lui-même, qui avait été mis aucourant de ce que venait chercher Rouletabille dans ses ateliers,n’avait point trouvé de meilleur passeport à donner au reporter queses propres papiers et de lui faire étudier à fond les plans d’uneinvention dont les Prussiens avaient déjà, en temps de paix, tentéde surprendre le secret.

Tout marchait donc à souhait pour Rouletabillequi avait naturellement promis à Talmar de ne livrer de ses plansque ce qui serait utile à sa propre entreprise, et le lendemainmême du jour où le reporter avait accepté les offres de l’ingénieursuisse, nous le trouvons en train de tracer les premières lignesd’un important dessin, sous les yeux de Richter, dans le petitcabinet qui lui était réservé.

Le bruit d’une auto s’arrêtant devant leperron attira l’attention des deux hommes. Richter quitta aussitôtRouletabille. Par la fenêtre, celui-ci aperçut Helena quidescendait et qui entrait dans les bureaux.

Il y eut, dans la pièce à côté, une rapideentrevue entre elle et Richter où il fut question d’un somptueuxdéjeuner de fiançailles qui devait être donné, quelques jours plustard, à l’Essener-Hof, sous la présidence du général vonBerg lui-même, directeur du Generalkommando et oncle de lafiancée. Cette haute parenté devait donner au déjeuner un lustreexceptionnel, et les représentants des États alliés, qui étaientles hôtes de l’Essener-Hof et tous en affaires avec legénéral von Berg, allaient y être conviés. Puis il y eut quelquespropos échangés d’une voix sourde dans lesquels on put démêler lesnoms de Nicole et de Fulber et ces mots : « lavolonté de l’empereur ! »… et enfin ces phrases trèsnettes : « Non ! Je n’ai pas eu à sortir Nicoleaujourd’hui ! Le général, avant de retourner au Kommando, avoulu la voir en particulier. Je crois qu’il y a quelque chose denouveau dans l’air !… »

On imagine facilement avec quel intérêtRouletabille écoutait ce qui se passait de l’autre côté de saporte, et combien il regrettait que Nicole ne fût point venue avecHelena.

Mais, le jour suivant, les deux jeunes fillesarrivèrent ensemble, toujours suivies du fameux gardien qui lesattendit dans le vestibule. Cet homme avait un uniforme spécial,mi-militaire, mi-domestique de grande maison, et on pouvait leprendre au choix pour quelque ordonnance ou pour un majordome.

Rouletabille apprit plus tard quel’administration de l’usine disposait ainsi d’un certain nombre deces domestiques d’apparat qui étaient mis à la disposition des plushauts personnages étrangers en visite à Essen et qui, au fond, necessaient jamais d’exercer sur eux une surveillance assidue. Ilsappartenaient à la police occulte dont avait parlé La Candeur.

Helena et Nicole avaient pénétré, selon leurhabitude, dans la salle de dessin particulière de l’ingénieur, etbientôt celui-ci fit derrière elles une entrée assezprécipitée.

Son premier geste fut d’aller à la porte quiouvrait sur le petit cabinet où travaillait Rouletabille. Ilregarda dans ce bureau et constata qu’il était vide.

Le reporter, en effet, venait de se jeter dansune armoire où pendaient des blouses à dessin. Richter referma laporte, satisfait, et voici la scène qui se passa.

Elle devait avoir sur la suite du récit unetelle influence que nous croyons ne pouvoir mieux faire que dedonner ici le texte même de Rouletabille qui en a retracéscrupuleusement les rapides péripéties :

« J’avais compris tout de suite (racontele reporter), en apercevant, à travers la fenêtre de mon cabinet detravail, le visage étrangement bouleversé deMlle Fulber, qu’il devait y avoir, en effet,« du nouveau », dans son cas, comme l’avait dit, laveille, Fraulein Hans, et que ma bonne fortune et aussi l’heureuxrésultat de mes combinaisons allaient sans doute me permettred’assister à un événement du plus haut intérêt pour ce que j’étaisvenu faire à Essen !

« Quand les jeunes filles furent dans lasalle adjacente à mon cabinet et que j’entendis les pas précipitésde l’ingénieur se dirigeant vers ma porte, je n’hésitai point à medissimuler et j’eus la joie de le voir refermer cette porte,persuadé que le cabinet était vide. Richter devait me croire entrain de travailler dans l’atelier n° 3 où j’avais à copiercertains modèles en cours pour en faire valoir ensuite ladifférence, à certains points de vue techniques, avec mon modèle àmoi. Si bien que je pus entendre en toute sécurité ce qui sepassait dans la pièce à côté et même apercevoir de temps à autre,par le trou de la serrure, les personnages du drame.

« Richter se promenait de long en large,assez agité. Des deux jeunes filles, qui étaient assises au bout dela pièce, je n’apercevais bien que le visage de Nicole quireflétait dans l’instant les sentiments les plus hostiles du monde.Jusqu’alors, j’avais été frappé surtout par une physionomie dedouleur : ce jour-là, elle exprimait une fureur concentréecontre ses bourreaux. Autant que j’en pus juger, la pauvre enfantdevait avoir bien souffert et ses forces paraissaient à bout.

« – Mademoiselle, lui dit Richter, voussavez combien Helena vous aime. Elle vous traite comme une sœur. Sivous n’êtes ni plus souriante, ni mieux portante, ce n’est point desa faute. Helena vous a annoncé que vous alliez vous trouver enface de Serge Kaniewsky. Je vous serais reconnaissantparticulièrement de ne point lui cacher les soins dont vous êtesentourée et même l’affection qu’on vous porte. Vous ne vous trouvezpas ici chez un ennemi, vous le savez bien, et j’ai toujours eu leplus grand respect pour vos malheurs. Vous êtes ici sur un terrainneutre, chez un ami ; j’espère que vous apprécierez égalementla délicatesse du procédé qui a fait, en haut lieu, choisir mamaison pour une entrevue qui a été accordée aux prières instantesde votre fiancé. Vous avez toute facilité et toute liberté pouréchanger avec lui ces propos qui sont chers à deux êtres quis’aiment ; mais, par cela même que vous êtes en terrainneutre, vous comprendrez facilement qu’il nous serait impossible desupporter la moindre allusion à des sujets qui auraient un rapportquelconque avec la guerre ! Je suis sûr, mademoiselle, quevous m’avez compris et que je n’aurai pas à me repentir des bontésque nous avons toujours eues, Helena et moi, pour vous !

« Après quoi, il y eut un silence, puisla voix d’Helena se fit entendre :

« – Nicole sera raisonnable !…N’est-ce pas, Nicole ?… Répondez-nous, Nicole ?… Il lefaut !… Il le faut pour nous tous !… qui craignonstant pour vous !… Il le faut pour votre père !… Ille faut pour votre fiancé !… Qu’est-ce que nous vousdemandons ? De dire à Serge que nous vous traitons comme uneamie et que nous vous soignons de tout notre cœur ?… Ça n’estpas difficile de dire une chose pareille qui est vraie et qui nousfera plaisir à tous ! On ne vous demande pas autrechose !

« Mais Nicole restait toujourssilencieuse. Sa belle tête, ordinairement penchée, s’étaitcependant redressée, mais ce nouveau mouvement était loin de donnerplus de douceur à cette physionomie sauvage.

« Sur ces entrefaites entrèrent ungénéral que je sus depuis être le général von Berg lui-même et unhomme qui passa dans le champ de ma vue et qui me parut tout desuite dans un désordre physique et moral extrême. Je n’eus pas demal à comprendre que j’avais en face de moi le Polonais, au premiermouvement qu’il fit en apercevant Nicole : il se jeta à sespieds. En même temps, le général faisait un signe à Richter et àHelena et ces derniers quittèrent la pièce.

« Nicole avait reculé sa chaise devant lemouvement de Serge. Mais celui-ci continuait de se traîner verselle à genoux, sans entendre les objurgations très rudes de vonBerg qui lui conseillait d’être raisonnable s’il tenait à ce quecette entrevue avec sa fiancée fût suivie de quelques autres. Maisl’autre ne faisait que pleurer et gémir et demander pardon !et il voulait embrasser les pieds de Nicole, et il baisait le basde sa jupe, et il la suppliait de lui dire si elle l’aimaittoujours !… Mais Nicole ne répondait pas. Et son visage étaitde plus en plus dur…

« En ce qui me concerne (c’estRouletabille qui parle), je ne pouvais m’empêcher de me demander,en face de cette double attitude, s’il n’y avait point là-dessousune grande part de comédie destinée à bien faire comprendre augénéral qu’il n’avait pas été trompé et que l’usine possédaitentièrement tout le secret de la Titania.

« Certes, il devait y avoir quelque chosecomme ceci, mais je dus aussi me rendre à cette autre évidence quel’hostilité de Nicole était trop réelle pour ne s’adresserqu’à un homme qui n’aurait fait encore que le simulacre de trahir.Elle visait certainement un homme qu’elle savait capablede trahir et prêt à trahir tout à fait ! toujourspour l’amour d’elle !

« Que Serge fût prêt à cela, je n’enpouvais pas douter plus que Nicole elle-même et plus que Fulber (serappeler la confidence de Fulber à Malet rapportée par Nourry), ettelle était ma pensée parce que les larmes sincères que le Polonaisversait dans le moment et son désespoir nullement fictif n’auraientpu se rapporter à un faux crime passé, tandis qu’ils secomprenaient parfaitement avec le crime vrai qui sepréparait !

« De telle sorte que le général pouvaitêtre trompé sur le sens du pardon demandé par le Polonais à safiancée, mais ni Nicole ni moi ne prenions le change :Serge allait être acculé à la vraie trahison, et iltrahirait !… Toujours en ce qui me concerne (jesuis obligé de suivre ici, pas à pas, les étapes de monraisonnement), l’inouï bouleversement d’âme dont faisait preuve lePolonais attestait que le moment où tout allait se découvrir,c’est-à-dire où il allait être obligé de trahir pour sauver Nicole,ne pouvait plus être très éloigné ! car un pareildébordement ne se serait point compris si le Polonais avait disposéencore de quelques mois de mensonge !

« Tant pleura le Polonais et tants’endurcit le visage de Nicole que le général von Berg trouvarapidement que cette conférence avait assez duré. Il releva, quaside force, Serge, en le prenant par le col de son paletot, et luidit :

« – Je vous avais promis une entrevueavec Mlle Fulber ! Vous l’avez eue ! Vousavez pu constater que Mlle Fulber est aussi bienportante que possible et elle vous dira elle-même qu’elle estsoignée comme une sœur par Mlle Hans !N’est-ce pas, mademoiselle ?… Ceci vous pouvez le dire !En vérité, c’est votre devoir de le dire !

« Mais Mlle Nicolecontinua de ne rien dire du tout… Alors, Serge retomba à genouxcomme un fou qu’il était.

« – Tu n’auras donc pas pitié de tonSerge ! râlait-il… mais parle donc !… Réponds-moi !…Réponds-lui à lui !… Dis-moi qu’on te soigne ! Dis-moique tu ne souffres plus !… Ô Nicole, dis-moi que tu nesouffres plus !… (Et des pleurs ! et des pleurs !)…Les misérables t’ont tant fait souffrir !… Je ne veux plus quetu souffres !… Tu me détesteras ! tu me maudiras, mais tune souffriras plus !… Je ne veux pas qu’on te martyrise,moi !… non !… non !… je ne veux pas !… je n’aipas pu résister, vois-tu, à une chose pareille : tonmartyre ! ma Nicole torturée ! Ah ! la fin dumonde ! plutôt ! la fin du monde !… Qu’est-ce que mefait le monde à moi ! qu’est-ce que me font Paris et toutesles villes de la terre ?… Je ne veux plus te voir comme jet’ai vue sur un misérable grabat, au fond d’un cachot, je ne veuxplus t’entendre soupirer de douleur !… ma Nicole ! maNicole !… Dis-moi quelque chose ! Tiens !maudis-moi ! mais que j’entende le son de ta voix !… situ savais ! si tu savais !… Ils m’ont montré desphotographies, les monstres !… des photographies atroces depauvres prisonniers russes qu’ils ont martyrisés en Pologne… Desmembres rompus… des seins arrachés par des tenaillesbrûlantes !… toutes les horreurs de l’enfer !… et ilsm’ont dit que tout cela t’était réservé !… Alors,comprends !… je n’ai pas pu !… je ne peux pas !… jene peux pas ! Mon Dieu ! je ne peux pas ! non !non !…

« Et le malheureux, dans une criseeffrayante, ayant été repoussé du pied par Nicole, se releva entitubant et me montra sa face de démon que je n’avais pas encoreaperçue !

« Effroyable vision ! La hideur etla douleur s’étaient réunies pour faire de ce masque la chose laplus tragique et la plus épouvantable à regarder qui se pûtconcevoir !… Ah ! qu’il était laid, cet homme ! etqu’il souffrait ! et comme il faisait pitié ! Toute mavie j’aurai la crispation atroce de cette horrible et magnifiquehideur dans les yeux ! Toute ma vie, j’aurai ces pleurslamentables et ces gémissements désespérés dans mes oreilles !Il se releva en s’arrachant les cheveux et en s’écriant :

« – Si encore je pouvais mourir !…Mais je ne peux pas mourir ! Oui ! ils ont encore trouvécela ! la mort elle-même m’est défendue !… la mort neveut pas de moi !… Tu ne sais pas, toi, tu ne sais pas que sije meurs avant d’avoir mené à bien leur œuvre maudite, ils m’ontpromis de te brûler à petit feu !… à petit feu !entends-tu !

« Ici, un rire effroyable, et tout àcoup, j’eus la terreur (en face d’un pareil désespoir et d’unesemblable folie), la terreur qu’il eût déjà parlé !qu’il eût tout livré ! tout dit !… Sensation qui me brisales jambes et me fit m’accrocher haletant à cette porte derrièrelaquelle se passait le plus grand drame de la terre (nouvelle étapede mon raisonnement, nouvelle illumination de ma cervelle enflammes) et cette sensation, je pensais immédiatement que Nicoleavait dû la ressentir également, car, elle, dont on n’avait pasencore entendu la voix jusqu’alors, se leva tout à coup dans unmouvement des plus passionnés et lui jeta :

« – Mille morts ! mille morts !pour moi et pour toi et pour mon père, plutôt que toncrime !…

« Et elle tenta de s’accrocher à lui pourlui jeter encore :

« – Je me laisserai mourir de faim… je melaisserai…

« Mais elle n’eut pas le loisir decontinuer : le général von Berg, qui avait eu sans doute sesraisons de laisser s’épancher le désespoir du Polonais, s’était ruésur Nicole dès qu’il l’avait entendue et, avec une brutalité sansnom, il la traîna jusqu’à ma porte et la jeta dans la petite pièceoù j’étais réfugié et qu’il croyait naturellement déserte !Moi, je n’avais pris que le temps de m’aplatir contre la muraille.Il ne me vit pas et referma la porte à clef. Dans le même moment,je l’entendis qui appelait le gardien dans le vestibule et qui luidonnait l’ordre de rester devant cette porte et il s’éloigna avecle Polonais qui emplissait la maison de ses cris de dément !…Quant à moi, j’étais déjà penché sur le corps étendu de Nicole, àdemi évanouie, et j’eus tôt fait de la faire revenir complètement àelle en lui disant :

« – Je suis venu ici pour voussauver ! j’ai vu votre mère ! je suis venu ici, envoyépar le gouvernement français, pour vous sauver et pour sauver Parisde la Titania !

« Elle se redressa comme mue par unressort, puis me brûlant les yeux de son regard d’aciersombre :

« – Il n’y a qu’une façon de nous sauvertous ! me souffla-t-elle, c’est de me tuer !…Quand je serai morte, l’autre ne dira plus rien puisqu’il n’auraplus à craindre qu’ils me fassent souffrir ! Tuez-moidonc, monsieur !… Si vous avez une arme, tuez-moi !et je serai sauvée !… Moi, j’ai essayé plusieurs fois !mais ils veillent !… Ils ne me quittent pas ! La nuit,dans ma chambre, il y a toujours une vieille femme qui ne fermejamais les yeux. Ils me forcent à prendre de la nourriture, quandje la refuse !… Par le Seigneur Dieu !… s’il n’y a pasune arme ici, il y a bien un clou pour me pendre !…Dépêchez-vous, car ils ne vont pas me laisser longtempsseule !…

« J’avais toutes les peines du monde àl’empêcher de parler, de délirer et cependant mon poing sur sabouche étouffait, écrasait la moitié de ses phrases insensées…Enfin, je pus la maîtriser :

« – Croyez-vous qu’il ait déjà livré lesecret du gouvernail compensateur ? demandai-je.

« À ces mots précis, elle reconquit toutson sang-froid.

« – Non ! mais c’est comme sic’était déjà fait. Vous avez entendu le pauvre fou !… Quand lemoment en sera venu, il ne leur résistera pas !

« – S’il n’a pas déjà parlé, il n’y aencore rien de perdu, fis-je…

« – Mais il va parler !… mais il vaparler !… Vous n’avez donc pas compris cela à sondélire !

« – Si !… Mais dans combien de tempsdevra-t-ilparler ?…

« – Il devra parler le 21 de ce mois,et nous sommes le 6. Il devra parler dans quinzejours !…

« Suffoqué par ces chiffres auxquelsj’étais loin de m’attendre, je balbutiai :

« – Mais il n’est pas possible qu’ilsaient eu le temps de construire la Titania…

« Elle m’interrompit…

« – Certes ! pas la grandeTitania, qui ne sera pas achevée avant trois mois, mais ils’agit d’un petit modèle qu’ils se sont décidés à mettre enchantier, parallèlement à la grande Titania, et qui seraprêt à être expérimenté dans quinze jours ! Et peut-êtremême que Serge devra parler avant !… Je vous dis qu’iln’y a plus aucun espoir !… Je connais Serge !… son amourpour moi tient de la plus sombre folie et se nourrit de la hainequ’il a pour tout le reste du genre humain ! Je vous disque nous sommes perdus si vous ne me tuez pas !…

« – Mademoiselle ! déclarai-jealors, je vous jure, moi, que si je ne vous ai pas tous sauvés dansdix jours, je vous tuerai, vous, de cette main qui ne tremblerapas !… et je vous affirme que je trouverai bien le moyen deparvenir ensuite jusqu’à Serge Kaniewsky pour lui dire :Elle est morte pour que vous ne parliez point !

« Alors, cette admirable fille me dit enme regardant bien dans les yeux :

« – Faites l’une de ces deuxchoses-là : sauvez-nous ou tuez-moi ! et vous serezbéni ! »

« Sur quoi, elle fit le signe de lacroix. Mais j’avais saisi une feuille de papier et un crayon et jelui dis :

« – Écrivez ceci : Mon Sergebien-aimé, je suis morte pour que tu ne parles pas !… etsignez !

« Elle écrivit d’une main ferme et signa.Je mis le papier dans ma poche.

« – Comment vous appelez-vous ? medemanda-t-elle encore à voix basse. Je lui répondis :

« – Je m’appelle Michel Talmar pour toutle monde ici, mais pour vous, je suis Rouletabille.

« J’entendis alors la porte quis’ouvrait. C’était le général von Berg, l’ingénieur Richter,l’ingénieur Hans et sa fille qui venaient chercher Nicole. Je merejetai dans ma cachette. Quant à elle, elle se prépararaisonnablement à les suivre, mais les forces lui manquèrent et ilfallut l’emporter. »

XV – UNE NUIT DANS L’ENFER

Trois jours se sont écoulés depuis lesderniers événements. Il est minuit. La prodigieuse forge travaillecomme en plein midi. Par quelle habitude, par quelle rapideéducation des sens, des êtres humains peuvent-ils dormir au centredu retentissement formidable de ce labeur de géants ?

Pourtant, dans ces casernes immensesd’ouvriers et prisonniers, nommées Arbeiterheim, leséquipes de jour reposent, épuisées. Il est probable toutefois queRouletabille et La Candeur disposent encore de quelques forces deréserve car, au lieu de remonter dans leur dortoir à l’heure exigéepar les règlements, ils s’attardent à bavarder dans un coin désertde la cantine où de solides pourboires glissés dans la main dufeldwebel et une importante rémunération accordée à la mère Klupfelleur assurent, pour quelques heures, une sécurité à peu prèsabsolue.

La cantine Klupfel ne ferme ni le jour ni lanuit, depuis la guerre, à cause du mouvement jamais interrompu destravailleurs qui partent pour les ateliers ou qui en reviennent. Àl’ordinaire, il faut voir avec quel entrain Fraulein Emma etFraulein Ida servent les most de Munich, lesDelikatessenet le pain K. K. aux ouvriers et auxsoldats qui viennent s’asseoir aux tables longues et poisseuses dela grande salle.

Cette grande salle donne sur plusieurs autrespetites pièces qui sont réservées aux sous-officiers, à la familleKlupfel ou à certains soupers particuliers. L’une d’elles a étélouée par les prisonniers français qui travaillent dans l’usine.C’est dans celle-ci que nous trouvons Rouletabille et son compagnonen face des reliefs d’un souper qui fait encore faire la grimace àLa Candeur.

Rouletabille a laissé la porte decommunication entrouverte et, de sa place, il assiste à tout ce quise passe dans la grande salle. Celle-ci se vide peu à peu. Lesclients se plaignent de la subite disparition de Fraulein Ida et deFraulein Emma.

La mère Klupfel qui ne tient plus de fatiguesur ses vieilles jambes leur a répondu que ses filles, exténuées,étaient montées se coucher ; mais la porte obstinément closede certain cabinet particulier et la présence de deux capotes et dedeux casquettes rouges de pompiers suspendues près de cette porte àdeux patères ont suffi pour exciter certaines imaginations un peuéchauffées par la Munich : Fraulein Emma et Fraulein Ida, s’ilfallait en croire certains clients attardés, étaient en train desouper avec les propriétaires desdites casquettes rouges etdesdites capotes de pompiers. Quelqu’un a même ajouté que si lesfiancés de ces demoiselles, qui travaillaient à cette heure à lafonderie, pouvaient se douter de ce qui se passait, ils n’enconcevraient aucune satisfaction !… À quoi un habitué, quiparaissait au courant des choses, répliqua que messieurs lesfiancés n’auraient garde d’en vouloir à ces deux jeunessesd’amasser une honorable dot !

Cette dernière réflexion sembla mettre tout lemonde d’accord. Les derniers clients gagnèrent la porte qui donnaitsur la cour de l’Arbeiterheim…

Rouletabille ne laissait échapper aucun de cesmouvements, cependant que La Candeur gémissait dans songilet :

« Et dire que j’ignore encore ce que noussommes venus faire ici !… Je ne sais pas ce que tu manigancesmais ils sont ici 300 000 ! Qu’est-ce que tu veux quenous fassions à deux contre 300 000 !…

– Nous ne sommes pas deux, fitbrusquement Rouletabille à voix basse… nous sommestrois !…

– Trois !… où donc qu’il est letroisième ?… »

Rouletabille, après un coup d’œil jeté sur lasalle voisine, se pencha à l’oreille de La Candeur et luidit : « Vladimir est là !… »

L’autre sursauta :

« Non !… où donc qu’ilest ?…

– En ville… àl’Essener-Hof !

– Bonsoir, de bonsoir, de bonsoir !c’est-il bien possible !… Et qu’est-ce qu’il y fait àl’Essener-Hof !

– Il y attend mes ordres !

– Eh ben ! il peut attendrelongtemps !

– Ils lui sont déjàparvenus !… »

La Candeur considéra un instant Rouletabilleavec admiration.

« Tu les lui as envoyés par laposte ? lui demanda-t-il, non sans une certaine ironie.

– Exactement.

– Ah ! ben ! et il t’arépondu ?…

– Et il m’a répondu !…

– Ça, c’est plus fort que de jouer aubouchon ! Comment faites-vous ?

– Eh bien, nous prenons du papier, uneplume et de l’encre, parbleu ! comme tout le monde… plus unecertaine petite grille qui nous permet de découper dans une lettred’une banalité courante les mots qui correspondent plusparticulièrement à nos préoccupations personnelles !…

– Compris la grille, mais ce que je necomprends pas, c’est que vous puissiez correspondre !

– C’est pourtant bien simple ! Tupenses bien que, depuis quatre jours que je fais à peu près ce queje veux dans les bureaux particuliers de Richter, je n’ai pas passéuniquement mon temps à tracer des dessins de machines à coudre. Etrien ne m’a été plus facile que de glisser dans le stock de lacorrespondance de l’ingénieur, avant qu’on ne la vienne chercher, àheures fixes, pour la porter à la poste, une enveloppe qui ne sedistingue en rien des autres et qui est revêtue du timbre duKommando… Voilà donc un objet sacré qui ne saurait s’égarer et quiest remis religieusement entre les mains de Nelpas Pacha,représentant des intérêts turcs auprès de la maison Krupp,domicilié momentanément à l’Essener-Hof !

– Qui est-ce Nelpas Pacha ?

– Eh ! ballot !… c’estVladimir !… C’est un nom que la princesse Botosani lui avaittrouvé comme par hasard avant de quitter Paris pour se rendre enson agréable compagnie sur les bords enchantés duBosphore !…

– Et qui donc est cette princesseBotosani ?…

– Je te raconterai cela dans quelquesannées. Ce serait trop long aujourd’hui ! Suis bien lemouvement : Vladimir me répond en écrivant à Richter, aveclequel il est entré en relations d’affaires sur les ordres que jelui ai envoyés dans ma première lettre : je fouille ettrifouille à loisir le courrier de Richter. L’enveloppe de Vladimira une petite marque ; j’ouvre, si la chose n’est pas déjàfaite, et je confisque la lettre ou je la laisse traîner ; çan’a pas d’importance ! On peut lire notre prose, il n’y estquestion que de machines à coudre. Il faut avoir la grille pour ydécouvrir un autre sens !

– C’est tout simple, en effet !conclut La Candeur, extasié. Mais il n’y a que toi pour trouver deschoses pareilles !… Mais dis-moi, il raconte des chosesintéressantes dans ses lettres, Vladimir ?

– Tu penses ! je sais par lui toutce qui se passe à Essen, comme il sait par moi tout ce qui se passeà l’usine ou à peu près…

– Oui, on doit bavarder chezRichter !…

– D’autant plus qu’on ne se doute pas queje suis toujours là pour écouter… et puis Richter a confiance enmoi !… Je vais t’apprendre une chose qui te réjouiracertainement. Je viens de signer avec lui un contrat d’associationpour une affaire magnifique !… Je vais gagner beaucoupd’argent, La Candeur ! Je vais être riche !…

– Comment ! tu t’associes avec nosennemis, maintenant ?

– D’abord, Richter n’est pasennemi !… C’est un Suisse de Zurich !… et un charmanthomme !… Nous faisons déjà une paire d’amis… Il a été sicontent des premiers plans que je lui ai fournis qu’il m’a invité àson déjeuner de fiançailles !

– Pas possible !

– Peuh ! il ne pouvait faire moinsavec son associé !… Et sais-tu où il le donne son déjeuner defiançailles ?

– À l’usine ! chez le général vonBerg ?

– Pas du tout !… Àl’Essener-Hof, mon cher !

– Et tu as accepté ?…

– Avec joie ! ce me sera uneoccasion certainement de bavarder un peu plus longuement avec notreami Vladimir.

– Eh ben ! vous en avez de la veine,vous autres !… Et quand est-ce que je le verrai, moi,Vladimir ? »

Rouletabille se leva tout à coup, s’en fut àla porte de la grande salle, en prenant soin de marcher sur lapointe des pieds et lança à voix basse à La Candeur :

« Tout de suite ! tu vas le voirtout de suite !…

– Comment ! à l’usine !

– À l’usine !…

– Et qui est-ce qui va nousl’amener ?

– Si je te le disais, répliquaRouletabille avec un bon sourire, tu ne me croirais pas !… etmaintenant, motus ! »

On n’entendait plus que le ronflement de lamère Klupfel, écroulée sur le coin d’une table… Rouletabillepénétra dans la grande salle, se dirigea vers les patères oùpendaient les deux capotes et les deux casquettes rouges despompiers, s’empara de ces précieuses défroques, revint avec ellesdans le cabinet où l’attendait La Candeur et les jeta sur unetable.

« Habille-toi !… »

Et il s’habilla lui-même… L’uniforme semblaitfait pour lui et la petite casquette rouge lui allait à ravir.Malheureusement la taille de La Candeur s’accommodait mal de cenouveau vêtement.

« T’as pas besoin de passer lesmanches ! lui souffla le reporter, et colle-toi la casquettesur le côté, c’est le grand chic ! »

Une minute plus tard, ils étaient dans lacour. La mère Klupfel ronflait toujours.

« Où allons-nous ? demanda LaCandeur.

– Partout où le service nousréclame ! » répliqua Rouletabille, et, poussantdevant lui la petite voiture du service de ronde qui est en usagechez les pompiers de l’usine et qui semblait les attendre à lasortie de la cantine, ils passèrent sans encombre devant le postequi se trouvait à l’entrée de la cour de l’Arbeiterheimréservée aux ouvriers étrangers et aux prisonniers français…

Cette petite voiture avait un coffre danslequel se trouvait tout ce qu’il fallait pour arrêter ou limiterles premiers progrès d’un incendie : pics, pioches et, dans uncompartiment, des grenades extinctrices. Enfin, au-dessus de cecoffre, se dressait une échelle légère double dont un mouvementmécanique à main pouvait augmenter le développement.

« Mon vieux, déclara Rouletabille à soncompagnon, dès qu’ils se trouvèrent en pleine usine, je t’avoueraique je guignais cette échelle-là, les capotes et les casquettesdepuis l’avant-dernière nuit…

– Pour aller voir Vladimir ? »sonda La Candeur, qui, dans l’ahurissement où le plongeaient tousces événements précipités et incompréhensibles, n’avait plus qu’uneidée fixe : voir Vladimir !

« Sans doute ! pour aller voirVladimir, et quelques autres personnages que l’on ne peut approcherque fort difficilement si l’on ne possède pas une échelle, unecapote et une casquette de pompier !…

– Y a pas à dire, tu penses àtout !… »

Mais ils venaient de sortir de l’ombre noiredes hauts murs de l’Arbeiterheim et ils s’arrêtèrentsoudain devant un spectacle inouï.

« C’est beau, l’enfer !… »soupira La Candeur…

Ils ne s’étaient jamais trouvés dans l’usine,la nuit. Ils n’en avaient entendu que le terrible vacarme, qui nes’éteint pas plus que le feu de ses creusets ; mais il fallaità leurs yeux le repoussoir des ténèbres pour embrasser d’un coupl’horrible splendeur de ce chaos en flammes ! La moindre porteentrouverte sur le travail intérieur embrasait soudain la nuit d’unfulgurant brasier ; les panaches rouges des hautes cheminéesse tordaient au-dessus de leurs têtes au milieu des tourbillonsd’une fumée empestée, plus noire que le ciel… d’autres fulgurancesrabattues par le vent, descendaient et se dispersaient en une pluieéternelle de feu et de cendre chaude.

« Allons ! souffla Rouletabille. Ducourage, La Candeur ! »

Et La Candeur, docile et consterné, condamné àtourner dans cette fournaise maudite, sans savoir quel crime l’afait descendre dans la géhenne, répète :

« Allons !… puisqu’il fautaller !… »

Un point de repère semble guider Rouletabilledans cette nuit de flammes. Ce sont les hauts murs de la touroctogone dont il a gravi dernièrement les degrés avecRichter ; c’est la tour d’eau. Ils y arrivent sans encombre.Ils passent au milieu de toutes les ombres qui habitent les voiesbordées de rugissantes forges, sans qu’on leur pose une question. Àla tour d’eau, Rouletabille s’arrête un instant, s’oriente, attendque l’endroit soit devenu désert, puis se glisse, toujours poussantsa voiture et toujours suivi de La Candeur, entre deux énormesbâtiments, aux murs sans portes, et qui ont entre eux comme unerivière d’ombre… Les jeunes gens sont tout de suite noyés danscette nuit protectrice, et bientôt se trouvent en face d’un édificeque l’on a, avec intention, isolé autant que possible du grandlabeur retentissant ; c’est la maison où reposent le directeurdu laboratoire d’Énergie, Hans, avec sa fille Helena, et saprisonnière Nicole.

Rouletabille sait que la fenêtre de la chambrede Nicole est la dernière du coin à gauche, au second étage. Ilsait aussi que Nicole n’est jamais seule la nuit, et qu’une femmeveille sans cesse sur elle… Il sait encore qu’il y a des barreaux àla fenêtre de Nicole… Alors ? alors, qu’espère-t-il ?Pourquoi se rapproche-t-il soudain de ce mur ?… Pourquoi,hardiment et rapidement déploie-t-il toute la longueur de sonéchelle et l’appuie-t-il au toit, comme si son devoir de soldat dufeu l’appelait à aller constater que les superstructures dubâtiment ne courent aucun danger à la suite de la chute de quelquesflammèches qu’il a pu apercevoir… Pourquoi ? Parce qu’il veutvoir Nicole, qu’il n’a pas revue depuis la scène terrible où elle aremis, entre ses mains le droit de tuer !…

Non ! Nicole n’est plus revenue avecHelena dans la salle de dessin de Richter, et c’est en vain que lereporter a attendu l’occasion de communiquer avec elle.

Au moment où Rouletabille va mettre le piedsur l’échelle, La Candeur lui dit :

« S’il vient quelqu’un que dois-jefaire ?

– Rien ! tu es à ton poste et jesuis au mien !

– Si c’est un chef qui me parle, je nepourrai lui répondre !

– Eh bien ! tu ne lui répondraspas !

– Mais s’il insiste ?…

– Assomme !… »

Et Rouletabille grimpe sur son échelle. Ilpasse devant la fenêtre qu’une veilleuse allumée toute la nuitéclaire doucement… et, en passant, il regarde… Sur son lit, justeen face, contre le mur du fond, il voit Nicole, étendue, accoudéela tête dans une main, les yeux grands ouverts. L’insomnie poursuitla malheureuse fille. Elle semble perdue dans un rêve profond, etplus cruel peut-être que ceux qui la poursuivent jusque dans sonsommeil.

Cependant, elle a redressé la tête et a dûapercevoir l’ombre de Rouletabille à la fenêtre, car voilà qu’ellese soulève doucement et qu’elle souffle la veilleuse posée sur satable de nuit. Il n’oublie pas qu’ils ont tout à redouter de lagardienne, sans doute endormie en ce moment, mais qui peut seréveiller tout à coup et jeter l’alarme. D’autre part, il luisemble entendre un murmure de voix de l’autre côté du mur et ilcraint d’être surpris, immobile sur son échelle.

Il gravit quelques échelons, les yeux toujoursfixés sur la fenêtre. Et, voilà qu’à cette fenêtre, contre la vitrevient se coller le visage de douleur et d’angoisse de Nicole,éclairé fantastiquement par les lueurs intermittentes qui déchirentun ciel d’encre.

Rouletabille fait un signe à la jeune fille,redescend les échelons qu’il vient de monter et, presque aussitôt,la fenêtre s’entrouvre avec précaution, et Nicole se penche sur lemystère de la nuit.

Rouletabille lui souffle : « Jene vous vois plus ! pourquoi ? Il faut absolument quevous acceptiez l’invitation que vous fera Fraulein Hans de prendrepart à son déjeuner de fiançailles… »

Le reporter attend la réponse, mais quelquechose de nouveau a dû se produire dans la chambre, car la fenêtres’est vivement refermée et la pâle apparition a disparu…

Maintenant, c’est l’obscurité profonde et, denouveau, le murmure des voix de l’autre côté du mur… Certains motsarrivent même jusqu’à Rouletabille et excitent sa curiosité. Ilmonte sur le toit, se glisse le long de la gouttière et, arrivé àson extrémité, se penche : sur le seuil de la demeure de Hans,une lueur venue de l’intérieur lui montre deux hommes qui bavardenten fumant leur pipe.

Il reconnaît le plus grand et le plus fort desdeux à son uniforme de majordome. C’est le gardien qui accompagnetoujours Nicole dans ses sorties avec Helena. L’autre doit être leconcierge.

Rouletabille entend très nettement des boutsde phrase. « Depuis mercredi, je peux rentrer coucher chezmoi !… c’est toujours ça… seulement le jour, le service varecommencer à être aussi dur… Oui, on va sortir… on va se promener…paraît qu’il faut se montrer… mercredi j’ai bien cru êtredébarrassé de tout…

– Oui, répondit l’autre… Nous avonstous cru ici que c’était fini !…

– Eh ben ! et là-bas ! laprincesse Botosani a dit : elle sera mortedemain !…

– Et maintenant, elle va tout à faitmieux ! c’est incroyable ce qu’il y a de ressort chez lesjeunes femmes ! sans compter que puisqu’ils veulent qu’elle seporte bien, ils ont dû lui coller un élixir pasbanal !…

– Donne-moi un peu de tabac, monvieux Franz, que je fume une dernière pipe avant de rentrer à lamaison. »

Rouletabille n’attendit pas davantage. Ilconnaissait maintenant la raison bien simple pour laquelle iln’avait pas revu Nicole. La fille de Fulber avait été très maladeaprès la scène de l’entrevue avec Serge Kaniewsky, si malade qu’onavait dû la conduire tout de suite dans un hôpital ou tout au moinsdans une maison de secours où la princesse Botosani, en ce moment àl’Essener-Hof avec Vladimir, avait eu l’occasion, sansdoute, de lui donner quelque soin… car, en raison de soncosmopolitisme bien connu, cette charmante femme devait avoirautant de plaisir à revêtir le costume d’infirmière en Allemagnequ’à Paris. Maintenant, Nicole allait beaucoup mieux, ce quin’avait rien d’étonnant, ses faiblesses étant le plus souvent lerésultat d’un état moral qui pouvait se transformer du jour aulendemain.

Assez content de ce qu’il venait d’apprendre,le reporter retourna à son échelle, la redescendit, constata qu’iln’y avait plus aucune apparition à la fenêtre de Nicole et que laveilleuse de sa chambre n’avait pas été rallumée ; puis il selaissa glisser sur les montants et tomba dans les bras de LaCandeur qui lui dit :

« Je ne vivais plus !… Voilà deuxfois qu’un grand diable de sergent-pompier passe par ici en meregardant drôlement. La seconde fois, il m’a adressé laparole ! Tu penses si j’en menais large… Je ne savais pas cequ’il me disait, moi. À tout hasard, je lui ai répondu :« Ja ! » en me penchant dans ma boîte et enayant l’air très occupé… Paraît que ça a collé puisqu’il a continuéson chemin en me jetant un : « GuteNacht ! » auquel je n’ai même pas répondu à cause del’accent ! Tu sais, je me méfie : il n’y a queJaque je sais en allemand et que je dise bien… Le reste dela langue, vaut mieux ne pas en parler !… Et maintenant,filons !…

– Oui, dit Rouletabille, en route !…Nous n’avons plus rien à faire ici !… »

Ils ramenèrent l’échelle à sa hauteuraccoutumée, et partirent promptement en poussant leur petitchar.

Il leur fallait à nouveau traverser desavenues très embarrassées et très fréquentées… Ils s’y jetèrentbravement, courant presque, comme s’ils avaient reçu l’ordre de serendre au plus tôt à un endroit où leurs services étaientréclamés.

Tout à coup, ils virent se dresser devant euxle grand diable à casquette rouge, le sergent-pompier, dont venaitde parler La Candeur.

« C’est lui ! soupira LaCandeur !… c’est encore lui !… Ah ! il va nousvoir !… »

Rouletabille ralentit la marche et passabravement sous le nez du terrible sous-off. Celui-ci, s’adressant àLa Candeur, lui jeta d’une voix rude dans son jargon de vieuxrempilé :

« Je t’ai déjà dit de mettre ta capote àl’ordonnance ! prends garde que j’aie à te le répéter !Si tu étais de ma section, t’aurais appris à me connaître, bougred’entêté !

– Faites pas attention ! grognaRouletabille, mon camarade est un peu sourd !… je vais luiparler ! »

Et il hâta le pas, prenant sur sa gauche, uneruelle mi-obscure… Mais l’autre les suivait.

« Qu’est-ce qu’il veut encorel’animal ? Il me fait peur celui-là ! gémit La Candeurqui essuyait de grosses gouttes de sueur sur son front… Et il nenous lâche pas, tu sais !

– Enlève ta capote !… fit rapidementRouletabille… Il veut que tu mettes les manches !

– Bonsoir de bonsoir ! mais je nepeux pas les mettre, les manches !…

– T’arrête pas ! Mais ne t’arrêtedonc pas !… fais semblant de les passer !… et il nouslâchera peut-être !… »

La Candeur enleva sa capote et essaya depasser une manche, toujours en marchant…

« Ah ! je ne peux pas ! je nepeux pas !… c’est des manches pour une poupée !…

– Sûr ! t’aimerais mieux avoir sacapote à lui !

– Elle m’irait comme un gant !acquiesça La Candeur qui commençait à trembler…

– Sans compter qu’elle te ferait sergentdu coup ! ce qui n’est pas désagréable !

– Rigole pas, Rouletabille ! lev’là ! le v’là… Je te dis qu’il va nous avoir !… j’en aiune peur ! une peur !…

– Marche sans t’occuper de rien, engardant maintenant ta capote sur l’épaule, si tu as si peur que ça,tant mieux !

– Pourquoi donc ?

– Parce que quand il va être près denous, tu vas te retourner tranquillement et tu lui donneras toncoup de poing de la peur !…

– Comme au Turc, dans le Châteaunoir[10] ?

– Comme au Turc !… faut pas qu’ilfasse ouf ! tu sais, si tu le rates, je ne donne pas unpfennig de notre peau à tous les deux !…

– On ne sera plus jamais tranquille danscette vallée de malheur ! » grogna encore La Candeur quigrelottait littéralement d’effroi…

Mais Rouletabille vit avec plaisir qu’il selibérait le bras et le balançait déjà en fermant un poing des plusimposants… Or, le feldwebel fut, dans le moment, sur eux, jurant etgesticulant…

Il arriva ce qui devait arriver. La Candeur seretourna tranquillement, comme le lui avait recommandéRouletabille, leva le bras droit comme pour saluer et soudain,abattit sur le front du sous-off son coup de poing de lapeur.

L’autre ne poussa même pas un soupir. Il tombafoudroyé, dans un ruisseau qui roulait des eaux noires tout le longdu mur.

« Bonsoir de bonsoir ! il va mesalir ma belle capote ! s’exclama La Candeur en se précipitantsur le corps et en le tirant à lui… » Puis se tournant versRouletabille :

« Crois-tu que j’aie bien tapé ?…demanda-t-il.

– Comme un sourd ! répondit lereporter. Je l’avais averti !… Mais il ne s’agit pas de fairedes discours !… Donne-moi ta capote et ta casquette que jevais mettre dans la voiture et passe vite son habit. Mets sacasquette à lui !… Te voilà maintenant beau comme unastre !… et je te dois obéissance !… et on nous ficherala paix, maintenant que tu es gradé !…

– Qu’est-ce que nous allons faire ducorps ? demanda La Candeur, on ne peut pas le laisserlà !…

– Non ! mets-le sur tonépaule ! vite !…

– Nous avons un pic et une pioche… onpourrait peut-être l’enterrer ? » émit La Candeur enhissant le cadavre sur son dos avec l’aide de Rouletabille.

« Penses-tu ?… lui faudraitpeut-être aussi un monument avec une croix dessus !… Allons,marche !… »

À quelques pas de là, Rouletabille avait déjàvu que le ruisseau se jetait dans une grande piscine qui devaitêtre des plus profondes à en juger d’après la quantité d’eau saleet fumante qui sortait des conduites de fonte et se déversait danscette sentine ; la gueule énorme d’un égout reprenait cetteonde malsaine pour la conduire on ne savait où… mais le fond mêmedu bassin ne devait jamais être à sec ; et le reporter avaittout de suite estimé que ce serait là une tombe admirable pour uncorps qui devait disparaître sans laisser de trace.

C’est avec peine que Rouletabille se séparad’une des deux cordes à nœuds qui se trouvaient dans leur petitevoiture, mais cette corde leur était nécessaire pour attacher aucou et aux pieds du feldwebel deux grosses pierres qui servaient debornes à garantir l’entrée d’un hangar.

Ils précipitèrent le sous-off, après ficelage,dans ce petit lac d’enfer et ne s’attardèrent point à contemplerles ronds que la chute du corps ainsi lesté faisait dans l’eaubouillonnante…

Quelques minutes plus tard, ils seretrouvaient à nouveau en plein incendie nocturne de la prodigieuseforge.

« Qu’est-ce que nous fichons ici ?demanda anxieusement La Candeur qui trouvait qu’on avait eu assezd’aventures pour cette nuit-là !… Est-ce qu’on va pas bientôtrentrer ?… Si on tarde, les deux pompiers vont sortir de chezla mère Klupfel en beuglant qu’on leur a volé leurfourbi !…

– Penses-tu !… Ils croiront à uneblague !… surtout quand ils ne verront plus leur petitevoiture !…

– Tu ne vas pas la leur rendre ?

– Qu’est-ce que tu veux que j’enfasse ? Je ne vais pas la garder dans ma poche !

« Alors, quand nous aurons fini de nousen servir, nous la laisserons dans un coin quelconque où ilssauront bien la retrouver, va !… Seulement, j’aime mieux teprévenir tout de suite qu’ils chercheront en vain les deux cordes ànœuds, l’échelle de corde, le pic, la pioche et les deuxhaches !…

– Et tu crois qu’ils ne vont pasgueuler !

– Non ! à cause des capotes et descasquettes disparues, ils ne diront pas un mot !… Ils sont enfaute, mon vieux !… et je te dis, moi, qu’ils penseront queleurs camarades, jaloux de leur succès auprès de Fraulein Ida et deFraulein Emma, ont voulu leur faire une farce !… N’aie paspeur ! ils s’arrangeront comme ils pourront !… mais ilsne se plaindront pas !… Enfin, ils feront ce qu’ils voudront,ce n’est pas moi qui les leur rendrai, leurs capotes et leurscasquettes !…

– T’as peut-être tort !… Qu’est-ceque tu veux en faire !

– Elles sont si commodes pour lapromenade !…

– Eh bien, je vais te dire une chose,c’est que je commence à en avoir assez, moi, de me promener !Si on rentrait se coucher ! c’est pas ton avis ?

– Ma foi, non !… On est très bienici !… on va on vient, on se balade partout où l’onveut !… on voit tout !… on s’instruit !…Tiens ! regarde ! Tu ne trouves pas ça épatant ; lespectacle de la fonderie, la nuit ?… Tu l’as dittoi-même : « C’est beau, l’enfer ! »

– J’ai peur qu’il nousbrûle !… »

Mais Rouletabille, sans plus s’occuper de laméchante humeur de son compagnon, s’était mis à précipiter soudainsa marche de telle sorte que La Candeur qui poussait alors le petitchar avait peine à le suivre.

« Mais où que tu cours comme cela ?…geignait-il derrière lui… T’es pas un peu maboul !… Tu ne voispas qu’il y a un monde fou par là ?… Qu’est-ce que c’est quetous ces gens-là ?… Mon vieux ! c’est pleind’officiers ! Va pas par là, bonsoir de bonsoir !…Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !… mais je nerêve pas… Rouletabille !… Rouletabille !… Tiens, là, dansle groupe derrière les officiers… mais… mais c’estVladimir !…

– Eh bien, est-ce que je n’avais paspromis de te le faire voir ce soir ? lui souffla Rouletabilleen s’arrêtant brusquement… et maintenant, penche-toi àgauche !… Regarde un peu, là, entre la grande grue et lalocomotive ! Vois cet homme debout à l’entrée del’atelier !… tu ne le connais pas ?… tu ne le reconnaispas !… Il est pourtant bien éclairé par la flamme qui sort descreusets !… On le dirait dans le feu !… Oui !l’homme qui lève le bras et qui a l’air de commander aufeu !…

– Mais c’est… mais c’estl’empereur ! » murmura La Candeur avec un reculinstinctif… et, terrifié, il ajouta immédiatement :« Fichons le camp !

– Au contraire, dit Rouletabille :Suivons-le ! »

XVI – LE MAÎTRE DU FEU

C’est en frissonnant que Dante arriva audernier giron de l’enfer… et qu’il aperçut le monarque de l’empiredes pleurs… C’est en claquant des dents que le compagnon deRouletabille arrêta son regard épouvanté sur le Dieu du feu, sur leLucifer moderne. Chancelant, La Candeur s’appuya à l’épaule de sonaudacieux ami, et cela moins pour le suivre que pour tenter del’arrêter.

Oui, l’homme qu’ils avaient devant eux étaitcelui-là même qui se disait l’épouvante du monde !… Sonvisage, comme celui de Satan, était rouge de feu ! Un orgueilinsensé redressait sa taille et gonflait son armure. Son casqueflamboyant qui portait un oiseau de proie, le couronnait d’unecrête effroyable. Ses traits hideux rassemblaient sur son visagetoutes les marques funestes qui ont stigmatisé les archangesprécipités, depuis que la Créature s’est retournée contre sonCréateur.

Et où donc la rage et la vengeance, après lerêve détruit, eussent-elles pu s’exprimer avec plus de relief surla face du maudit qu’en ce cycle où la destruction prépare sesarmes et ses foudres : chez Krupp ! entre ces fleuves deflammes qui ne consentent à se refroidir que pour mieux se rallumersur le monde en cendres !

Ne cherchez pas ailleurs la demeure dumal : elle est là ; c’est là le centre des crimes et destourments ! et c’est là qu’il faut voir l’homme !…

Cette nuit, il a réuni autour de luid’illustres amis et de timides alliés et d’importants personnagesneutres qui n’ont point osé refuser son invitation ; il a faitvenir cette cohorte de très loin pour lui faire visiter sonenfer.

Il a besoin d’être vu dans sa force et danstoute sa malédiction. Les uns sortiront de là raffermis dans leurfoi, les autres reprendront leur route, terrorisés. Où donc, mieuxqu’à Essen, forge-t-on de la terreur ?…

« Allons-nous-en ! je ne veux plusle voir ! il est trop laid ! supplie le pauvre LaCandeur…

– Non, cet homme n’est pas laid. Unmonstre n’est pas laid. Un monstre est un monstre, c’est-à-direquelque chose en dehors de l’humanité et de la vie universelle, etqui ne saurait être comparé à rien. »

Cet homme est incomparable.

Il n’y a pas de rival à Satan dans la géhenne.Parce qu’il est le seul être tout à fait chez lui. Il estl’âme du désastre et de la ruine, et c’est son souffle qui passesur les brasiers d’Essen et qui fait vivre l’acier en fusion, etqui lui donne la forme qu’il faut pour que la Mortsoitplus puissante sur la terre, et qu’elle se rie de tous lesobstacles imaginés par la peur ou la prudence des hommes.

Où donc est-elle cette période primaire où laCamarde venait aux hommes une faux dans la main ? Maintenant,elle chevauche un 420.

Le feu n’a rien à refuser à son maître. Le feului donne tout ce qu’il veut et, en ce moment même, tel un dragonenchaîné qui accepte son esclavage, le feu lèche le maître detoutes ses langues !

Devant les creusets ouverts et dansl’allégresse tumultueuse des marteaux géants, le maître du feuexplique le miracle infernal auquel il préside : du fond desfours, aux gueules rugissantes, des esclaves retirent des blocs deflammes qu’ils déposent dans une matrice. Puis un bras puissants’avance mû par une force invincible et docile, vers cette matricequ’obstrue le lingot rouge. Alors le bras s’enfonce dans la matièremolle et incandescente qui vient se mouler autour de lui. Quand lebras a percé de bout en bout le bloc d’acier, on met celui-ci dansune autre matrice plus étroite et un autre bras plus grosrenouvellera le travail du premier. Ainsi, le lingot devient untube dont les parois vont s’amincissant à chaque filièrenouvelle[11]. Quand c’est fini, on a un canon. Il nereste plus qu’à le rayer. C’est rapide. C’est le nouveau procédéavec lequel, en deux heures, on peut faire un canon. Autrefois,lors du forage à froid, il fallait une journée et demie ! Etla Mort attendait ! Il ne faut pas faire attendre la Mort,épouse acariâtre du maître de céans…

Depuis deux heures, le maître promène ainsises hôtes dans son domaine.

Tous les ateliers, tous les gouffres s’ouvrentdevant lui et sa suite. Les forges, même les plus secrètes, dontnul regard profane n’avait encore osé pénétrer le mystère enflammé,s’entrouvrent un instant pour que puisse être satisfait l’orgueilde l’homme, et parfaire la publicité de terreur qu’il est décidé àrépandre sur le monde.

Il y a, dans cette troupe qui court sur lestalons du monstre, des journalistes. Rouletabille reconnaît desconfrères d’outre-Rhin qu’il a fréquentés professionnellement àParis quand ils y étaient les correspondants de la paix et, àbeaucoup de titres, les préparateurs de la guerre.

Et le reporter est heureux que la présencefulgurante du maître éblouisse tous les yeux et le laisse, lui,dans l’ombre.

Dans l’ombre, avec son compagnon, il suitl’escorte. Il s’arrange pour en faire partie. Tous deux semblentêtre là par ordre, avec ces gardes du corps et cette valetaillemilitaire que les pas de l’empereur du feu traînent toujoursderrière lui.

Si on interroge Rouletabille, il a une réponsetoute prête où se formulera la consigne reçue d’accompagner partoutle souverain d’Essen dans le cas, justement, où le feu oublieraitsa servitude. Deux pompiers, armés de bombes extinctrices, sont unesécurité, même pour le diable, si celui-ci, pour venir sur laterre, s’est déguisé de chair humaine.

On ne fait donc pas attention aux pompiersqui, eux, font attention à tout.

Et voilà que l’on se trouve en face dulaboratoire d’Énergie.

La troupe pénètre dans le pavillon central surle seuil duquel l’ingénieur en chef Hans reçoit son maître.

On traverse des salles où se poursuiventactuellement des travaux que n’auraient point renié l’orgueil etl’audace des alchimistes. Le radium ne va-t-il pas permettre unjour prochain de réaliser tous les rêves de la science occulte auMoyen Âge ?… C’est ce qu’explique celui qui saittout !…

Tandis que les autres peuples s’attardentencore à des travaux sur la découverte récente de ladématérialisation de la matière, ici on travaille à larematérialisation !… Au lieu de suivre la chaîne destransformations successives de la matière rayonnante qui se fonttoujours par dégradations successives d’énergie ceux quitravaillent ici sont en train de la remonterphysiologiquement ! Prendre les particules élémentairesdes matériaux ultimes avec lesquels est construit notre mondematériel, et reconstruire l’édifice du monde à saguise !… un monde qui n’obéirait plus aux règlesordinaires de la physique ! Refaire le monde ! Voilà lerêve du monstre qui a mis le bon vieux Dieu dans sa poche[12] !…

Écoutez le damné :

« Si déjà il est certain qu’en prenant unà un les atomes individuels et en les maniant avec des doigts defée, on peut imaginer de les trier assez adroitement pourrefaire, avec l’énergie de déchet, de l’énergie bonne à quelquechose, à plus forte raison, en choisissant dans les matériauxqui sont entrés dans la structure de l’atome, devrions-nous pouvoirles engager en des combinaisons nouvelles qui permettraient larestauration de l’énergie utile ! Où en sont, à l’heureactuelle, ces travaux ? Excellences, messieurs, il nem’appartient pas encore de vous le dire, mais en attendant que nouspuissions recréer le monde, déclare avec un sourire hideuxl’Antéchrist, nous allons continuer de vous montrer ce que nousavons fait pour le détruire !… Oui ! si je vous airassemblés ici, c’est pour que vous puissiez dire au monde que nousavons son sort dans notre main ! et que notre main n’a qu’unsigne à faire pour que les plus riches cités de la terre, avecleurs habitants et leur civilisation, disparaissent en quelquesminutes !… et cela sans que nous ayons à sortird’ici !… »

À cette formidable parole, un frissonparcourut visiblement l’assemblée. Mais l’empereur avait fait unsigne et Hans avait ouvert une porte qui donnait sur un couloir.Tous s’y engagèrent derrière l’homme.

On arriva ainsi dans un laboratoire assezvaste, celui-là même dans lequel avait travaillé Malet. Celaboratoire était séparé en plusieurs parties formant dans chaquecoin de véritables cabinets particuliers, fermés soit par desrideaux, soit par des portes.

L’un de ces petits laboratoires avait sa portevitrée et les vitres en étaient éclairées par une lumière d’unrouge vif.

Quand tout le monde fut rassemblé dans lapièce centrale, l’empereur dit à mi-voix en montrant la portevitrée.

« Vous allez regarder à travers cettevitre et vous verrez un homme qui travaille à une chose admirable,au remède universel issu du radium. Vous avez dû déjà entendreparler de cet homme. C’est un génie. Il s’appelle Théodore Fulber…C’est un Français !… Il est notre prisonnier… Je n’ai pointvoulu que les hasards et la guerre interrompissent le cours d’uneœuvre destinée à guérir tous les maux de l’humanité, sil’humanité consent à être guérie !… et nous avons misnotre laboratoire à sa disposition. Vous voyez que nous ne sommespoint tout à fait des barbares !… »

Ayant dit, il s’approcha lui-même de la porteet se pencha sur les vitres, puis il se retourna et fit signe auxautres d’approcher.

Déjà le mouvement en avant avait commencéquand il s’arrêta brusquement. Quelques invités mêmereculèrent.

C’est qu’aux carreaux de la porte était venuesubitement se coller une figure étrange et fantastique : desyeux de feu, une bouche grimaçante, un front vaste, tourmenté,creusé de rides profondes, encadré par une chevelure dont lesmèches blanchies s’entremêlaient et se tordaient comme sur une têtede Gorgone… et, toute cette physionomie, que semblait agiter laplus sombre fureur, flamboyait dans la lumière rouge du laboratoireet apparaissait, sublime comme le génie et terrible comme lafolie !…

L’empereur lui-même, à cette apparition, avaitfait un pas en arrière… La figure farouche s’était tournée vers luiet le brûlait de son affreux regard…

Alors l’empereur comme pour railler, lui-même,le mouvement instinctif qui l’avait fait reculer, dit à voixhaute :

« Monsieur Théodore Fulber n’aimedécidément pas qu’on le dérange dans son travail ! »

Aussitôt, des cris insensés éclatèrentderrière la vitre :

« Assassin ! Assassin !Assassin ! »

XVII – LE PLUS GRAND CHANTAGE DUMONDE

Chose singulière, devant ces clameurs, lemonarque d’Essen ne se troubla ni ne manifesta de colère.

Il désigna d’un doigt impérieux la portederrière laquelle Fulber continuait de se démener et de hurler, etHans ouvrit cette porte. Aussitôt, Fulber se rua et puis s’arrêtabrusquement sur ses jambes flageolantes… Ainsi, la bête fauve sorten bondissant de sa cage pour entrer dans le cirque et suspendsoudain son élan devant les visages innombrables et inattendus desspectateurs.

Fulber regarda, comme hébété, ces officiers,ces diplomates, ces ingénieurs, ces journalistes, toute cettetroupe chamarrée qui entourait le dompteur ; sans doute sedemandait-il, dans sa pensée confuse, pour quel dessein obscur onle produisait tout à coup en liberté devant une aussiexceptionnelle escorte !…

Mais le lion en fureur ne saurait réfléchirlongtemps et Fulber, secouant sa crinière chenue, se reprit àrugir :

« Assassin ! Assassin !Assassin ! »

Déjà des gardiens s’élançaient, maisl’empereur, d’un geste terrible, les immobilisa :

« Laisser parler cet homme ! »fit-il.

Or, cet homme parla. Il dit :

« Voilà l’assassin du monde ! Prenezgarde ! si vous ne tuez pas le monstre, le monstre voustuera !… Et, surtout, prenez bien toutes vosprécautions ! Ne vous laissez pas prendre comme moi !Comme il a pris ma fille ! comme il a pris mon gendre !Sa Majesté a le bras long et la main sournoise ! Vous vouscroyez, en vérité, dans un coin caché aux autres hommes, mais c’estlà justement qu’il ira vous chercher et il vous amènera ici, piedset poings liés, dans sa forge, et il vous fera travailler pour lui,nuit et jour, de gré ou de force !… et si vous refusez ilinventera des supplices auxquels vous ne pourrez peut-être pasrésister !

« Prenez garde ! Prenezgarde !… Si vous avez une fille, il torturera votrefille ! Et si vous avez le courage maudit de laissermartyriser votre enfant sous vos yeux, sans livrer votre secret, ilfera descendre le fiancé de votre fille dans le cachot où lamalheureuse agonise et alors, le fiancé parlera et travaillera pourcet homme ! Et le monde pourra trembler, car le secret auraété livré ; le secret qui doit tuer la guerre, parce quelorsqu’on possède un secret pareil, il n’y a plus de guerrepossible !…

« Oui ! moi ! c’est moi !Théodore Fulber (vous avez bien entendu parler, n’est-ce-pas, deThéodore Fulber ? un savant innocent qui était l’ami de tousles hommes !) c’est moi qui avais trouvé un engin… un enginformidable… Eh bien ! le monstre me l’a volé !… J’ai tuéla guerre, mais au profit du monstre !… Si vous ne le tuezpas, tremblez !… Car je vous le dis, je vous le dis ! ilvous tuera ou vous serez réduits en servitude !… Commentpeut-il encore exister ?… Il vous dévorera !… Je vous disqu’il vous dévorera !… Arrachez-lui donc le cœur, et jetez-leaux chiens !… Assassin ! Assassin !Assassin !… »

L’empereur avait-il souri ? haussé lesépaules ? ricané ? Il suffit d’un tout petit geste del’adversaire détesté pour décupler soudain la rage d’un animal dontle sang, déjà, bouillonne. Toujours est-il que Fulber perdant toutaspect humain, se précipita tout à coup sur l’empereur avec l’élanfurieux d’une bête bavante, à la mâchoire altérée de sang et auxongles meurtriers… Cette fois, il ne fut que temps d’intervenir etdeux gardiens ne furent point de trop pour maintenir le vieillardet refermer à clef la porte sur lui.

« Cet homme est fou ! proclamèrenttous ceux qui accompagnaient l’empereur, mais l’empereurdit :

– Non ! il n’est point fou ! iln’est point fou, mais simplement furieux du bon tour que je lui aijoué et que je vais vous faire connaître… »

Il entraîna sur ses paroles, encoreénigmatiques pour beaucoup, tout son monde dans la salle où l’onavait pénétré en premier et où l’on se trouvait à l’abri desclameurs, des gémissements et des malédictions de Fulber…

Et là, ayant allumé en souriant une cigarette,il commença :

« Messieurs, Fulber est si peu fou qu’ilne se vante nullement lorsqu’il dit avoir trouvé un engin tel qu’iln’y a pas de guerre possible contre celui qui le possède !…Lorsque je me suis emparé de Fulber et de ceux qui travaillaientavec lui, c’est-à-dire de sa fille, et du fiancé de sa fille,Fulber, comme il vous l’a fait entendre dans son langage deprophète de malheur inspiré par la plus basse haine, était sur lepoint de déchaîner contre moi et contre l’Allemagne la foudre laplus cruelle qu’un cerveau humain ait jamais pu concevoir !…Cette foudre, je la lui ai ravie !… et c’est à moi qu’elle vaservir !… N’est-ce pas de bonne guerre ?… »

Aussitôt, ceux qui étaient là ne trouvèrentplus de termes pour exprimer leur admiration mais l’empereur, d’ungeste, rétablit le silence et continua :

« L’engin ! c’est moi qui l’ai, etje vais vous le montrer !… et vous allez comprendre la fureurde Fulber !… et mon calme à moi, et mon pardon !… car jepardonne à cet homme qui a voulu détruire mon pays, mais qui afourni finalement le moyen à la Kultur allemande derépandre ses bienfaits sur le monde !… Comme l’a voulu Fulber,messieurs, son engin sera un engin de paix, mais de paix dictée parl’Allemagne, pour le plus grand bonheur de l’humanité !…Encore un mot, messieurs, avant de continuer notre chemin… Fulbern’est pas un fou ! mais c’est un menteur !… Pour avoirson secret, nous n’avons torturé personne !… Sa fille, qui n’ajamais eu une très bonne santé, se porte aujourd’hui aussi bien quepossible et est traitée en amie, par la fille même de l’ingénieurHans, nièce du général von Berg ! En même temps que l’on vousfera voir la machine infernale qui va nous faire les maîtres de laterre, on vous présentera celui qui a livré le secret de Fulber.C’est son aide, le Polonais Serge Kaniewsky, cet anarchiste qui aété condamné par les tribunaux français à cinq ans de prison pouravoir simplement tenu des propos qu’il a niés. Vous comprendrez queKaniewsky ne porte point la France dans son cœur et qu’il ne nous afallu aucun effort pour le déterminer, moyennant une petitefortune, à nous aider à détruire Paris !…

– Détruire Paris !… VotreMajesté va détruire Paris !… firent entendre des voixfrémissantes…

– Je détruirai tout ce qui merésistera ! Venez, messieurs !… »

Pendant que l’empereur parlait ainsi, Fulber,à l’autre bout du laboratoire, écroulé, la tête dans les mains, surles carreaux du vaste fourneau du laboratoire, pleurait !…Oui, maintenant, il gémissait comme un enfant !… et cessanglots, après la fureur insensée qui avait secoué sa vieillecarcasse, étaient un bienfait. Ils le sauvaient, en le soulageant.Aussi, y trouvait-il une douceur inusitée, s’attardait-il à ceslarmes comme à une onde rafraîchissante.

Or, il fut tiré de cette torpeur douloureuseet salutaire par le bruit que fit près de lui une petite pierre quivenait de tomber… C’était une pierre qui arrivait par la cheminée…et certainement elle ne s’en était pas détachée toute seule, carelle était enveloppée d’un papier sur lequel l’inventeur se jetasournoisement et qu’il déploya d’une main tremblante, après avoirconstaté qu’il était bien seul et que nul ne pouvait le surprendre.Le malheureux savant lut :

« Espérez ! vous n’êtes pasabandonné ! Soyez au travail ici toutes les nuits à 4 heuresdu matin, et faites exactement tout ce qui vous sera ordonné parcelui qui signe : TITANIA… »

Le cortège retraversait maintenant toutel’usine. La Candeur, qui venait d’être rejoint par Rouletabille, nequittait plus des yeux certain personnage qui se rapprochaitinsensiblement de nos deux pompiers. C’était Nelpas Pacha, lequeldevait être un peu fatigué par toutes ces tribulations infernales,car il traînait visiblement la jambe. Un instant même, il laissapasser devant lui tous ses collègues et les officiers qui lesaccompagnaient, s’arrêtant comme s’il prêtait une attentionspéciale à quelque travail qui n’avait cependant rien de bienspécial, puis il reprit son chemin ; mais, pour regagner songroupe, il dut passer auprès de Rouletabille et il eut le tempsd’entendre ces mots prononcés nettement, quoique d’une voixsourde : « Tout va bien ! Il faut que tu sois audéjeuner des fiançailles de la nièce de vonBerg ! »

Nelpas Pacha hocha la tête d’une façon où iln’y avait pas à se méprendre. Il n’aurait pas fourni de réponseplus catégorique s’il avait pu prononcer ces mots :« C’est entendu ! » Et il hâta le pas.

« Il ne m’a même pas regardé !soupira La Candeur.

– Mais, toi, tu le regardes trop, grosimbécile !…

– Merci pour la langouste !…

– Ferme !… »

Les deux compagnons ne se dirent plus un motjusqu’à l’entrée du fameux mur de bois qui clôturait l’espaceréservé à la construction de ce que l’on avait cru jusqu’alors êtreun nouveau modèle de zeppelin.

Arrivé là, Rouletabille ne fut pas maître dedissimuler un mouvement de satisfaction :

« Chouette ! dit-il entre ses dents.On entre par la porte B… »

L’empereur et sa suite avaient déjà franchi ceseuil redoutable. Les deux pompiers, leurs grenades à la ceinture,le passèrent à leur tour.

Sur la gauche, se dressait immédiatement unebâtisse en planches comme il y en avait à toutes les portes et quiservait de logement au portier, ainsi que de poste militaire et deposte de secours.

La porte de cette maisonnette était ouverte eton apercevait une grande salle commune où, après le passage ducortège des soldats reprenaient leurs places sur les bancs ous’asseyaient sur les tables, rallumant leurs pipes.

Un pompier, reconnaissable à sa capote et à sacasquette rouge, était penché sur un pupitre appuyé contre le mur,et rédigeait quelque rapport. Devant ce pupitre, attachée au mur,était pendue une glace. Un peu à gauche de la table, il y avait unepetite fenêtre ou plutôt un carreau qui donnait sur le dehors etqui devait permettre au concierge, avant d’ouvrir sa porte,d’examiner de chez lui, les gens qui voulaient pénétrer dansl’enceinte, en dehors des heures d’entrée et de sortie desouvriers.

C’était dans cette pièce également que sefaisait la distribution des jetons ou que l’on recevait les jetonsd’identité quand passaient les équipes.

Rouletabille, d’un coup d’œil aigu, s’étaitrendu compte de la disposition des lieux et de la place occupée parles personnages qui s’y trouvaient. Il dit à La Candeur :

« Tu vas me suivre, et quoi qu’il arrive,fais le sourd et ne te démonte pas !… »

À leur entrée dans la salle, les soldats quis’étaient mis à fumer et à bavarder ne leur prêtèrent aucuneattention. Seul, le pompier qui avait fini son rapport et quis’était retourné les dévisagea assez curieusement.

L’air redoutable de La Candeur lui en imposaimmédiatement, mais comme Rouletabille se dirigeait vers le pupitrequ’il venait de laisser, le pompier ne put résister à l’envie delui demander :

« Qu’est-ce que vous venez faireici ? Votre section n’a rien à faire ici. »

Rouletabille lui montra d’un clignement d’œille terrifiant La Candeur et prononça ce simple mot :Polizei ! (Police)…

Aussitôt, l’autre, qui venait de voir passerl’empereur et son cortège imagina qu’il avait en face de lui dehauts personnages de la police occulte, et rectifia laposition…

« Pas un mot ! lui souffla encoreRouletabille et laisse-moi faire mon rapport. »

Le pompier salua et Rouletabille se mit àécrire sur les feuilles de papier blanc qui se trouvaient là.

Chose singulière, lui qui avait plutôt uneécriture petite et brouillonne, s’appliquait, cette nuit-là, à descaractères très nets, et, sans doute, craignait-il de faire despâtés, car il n’avait pas plutôt tracé quelques mots qu’il prenaitgrand soin de les faire sécher sur le buvard qui garnissait lepupitre.

Il resta bien là dix minutes, pendantlesquelles La Candeur fronçait de plus en plus les sourcils, car ilavait de plus en plus peur, et après lesquelles le reporter pliatranquillement la feuille de papier et la mit dans sa poche. Puis,avec la mine satisfaite d’un homme qui a achevé une corvée, ilrejoignit La Candeur et lui dit : « Sortons !

– C’est fini ? implora La Candeur,sitôt qu’ils furent hors du poste…

– Bah ! mon vieux ! ça ne faitque commencer !…

– Bonsoir de bonsoir !…

– Maintenant il faut se trotter pourrattraper le cortège… mais d’abord, attends unpeu !… »

Comme ils se trouvaient alors isolés dans uncoin d’ombre envahi par toutes sortes de détritus que l’on avaitpoussés là, Rouletabille déchira méticuleusement les papiers qu’ilvenait de couvrir d’une écriture magnifique et en jeta les morceauxsous un tas de cendres.

« Vrai ! fit La Candeur, c’étaitbien la peine de me faire passer à t’attendre les plus mauvaisesminutes de ma vie ! T’as jamais été aussi long à écrire unarticle ! Et v’là que tu le fiches aupanier !… »

Rouletabille lui ferma la bouche et lui montrale cortège qui revenait de leur côté.

Ils le rejoignirent, au moment où il pénétraitdans le monstrueux bâtiment dont la silhouette fantastique dominaitl’usine et la ville, et qui faisait l’objet de toutes lesconversations de Düsseldorf à Duisburg, et dans toute la plained’enfer entre le Rhin et la Ruhr…

La première impression, lorsqu’on entrait dansce prodigieux vaisseau, était faite de deux choses :d’écrasement et d’étourdissement. Les dimensions vraimentcolossales de ce berceau dont la longueur atteignait presque undemi-kilomètre et qui était capable de contenir dans sa résille debois et de fer titanesque le plus monstrueux des léviathans, avecson tube de lancement, allongé, à son extrémité la plus élevée,d’une « cuiller » formidable ; la hauteurinappréciable au premier abord des échafaudages, des passerelles,des ponts d’acier volants, roulant sur leurs galets, d’uneextrémité à l’autre de cette voûte de fer dont l’arc allait bientôtse refermer à plus de 40 mètres au-dessus du sol… et transportantdes équipes d’ouvriers qui, à cette distance, paraissaient grandscomme des porte-plumes… Oui, tout écrasait et aussi toutétourdissait en raison du tumulte formidable frémissant aux flancsmartelés de la Titania !

Écrasé, étourdi, et aussi ébloui par lesnappes de lumière électrique déversées par mille étoiles suspenduesà un ciel de bois qui ne devait plus s’ouvrir que pour laissers’échapper le redoutable vaisseau de l’air, Rouletabille s’arrêtaun instant, le cœur battant, l’âme pleine d’une angoisse telle quedes gouttes de sueur perlèrent à ses tempes. Il saisit d’un gestenerveux, presque inconscient, le bras de son compagnon :

« Eh bien ! lui dit-il, tu levois, le canon de 300 mètres !… Tu vois que ce n’était pas unrêve !… »

Ce n’était pas un rêve : ce canon, quiétait un tube lance-torpilles, avait 400 mètres de long !

Elle était là, presque entièrement réalisée,la Titania née dans le cerveau en flammes de Fulber !Et cependant, si Fulber avait pu la voir, il en serait mort dedouleur !

Elle ne tournait point son cône menaçant versla Germanie, mais elle s’apprêtait à partir pour Paris, voué, parl’empereur du feu, à la mort et à la destruction !…

Cette pensée terrible rendit à Rouletabilletoute sa présence d’esprit et tout son sang-froid…

« Suivons l’empereur ! »souffla-t-il à La Candeur qui paraissait complètement hébété,anéanti par la vision colossale. Et il l’entraîna.

Ils furent encore une fois derrière le cortègecomme s’ils étaient de service commandé, et ils assistèrent à tout,se glissant pour mieux voir, entre des poutrelles épaisses commedes piliers de cathédrale, courant sur des madriers à l’équilibrechancelant, et, sans éveiller l’attention de quiconque, serapprochant assez de la parole impériale pour l’entendre donner sesbrèves explications qui, dans le tumulte, devaient être criées…

Ainsi firent-ils le tour des choses et setrouvèrent-ils avec les autres dans le tube et dans la torpilleelle-même, cylindre d’acier comme il n’y en eut encore jamais etdans lequel on voyait déjà le cloisonnement de fer destiné à porterles autres petits cylindres comme une mère porte ses petits…

L’empereur expliquait tout, donnait desdétails sur les divisions principales de l’engin, s’arrêtait auxvérins hydrauliques qui, au moyen d’aussières en acier, ouvraientet fermaient la porte de chargement… faisait admirer les dimensionsinouïes des accumulateurs d’air comprimé pour le lancement initialde la torpille qui, aussitôt sortie du tube, ne marchait plus quepar ses propres moyens…

Enfin, il s’attachait à donner toute sasignification à l’orientation de l’appareil… nord-est-sud-ouest…sur Paris !…

Et il ajouta :

« Sur Paris, d’abord !… carle tube pourra resservir et contenir à nouveau d’autresTitanias, si c’est nécessaire !… et nous endirigerons le tube vers tous les points de la terre qu’ilfaudra !… car le tube, comme vous allez le constater, peutpivoter sur une prodigieuse plate-forme circulaire !…plate-forme qui peut servir encore à la dernière minute (quand lesbâtiments provisoires qui nous entourent auront été abattus), àpréciser mathématiquement la direction ou à la modifier !… Parexemple, nous pourrions aussi bien envoyer la Titania surLondres !… Si nous ne le faisons pas, c’est qu’il y a cheznous des gens qui n’aiment pas Londres !… tandis que tout lemonde aime Paris ! et le Monde entierpleurera !… »

Ainsi parlait le monarque des pleurs.

Et pour qu’il fût mieux entendu, un ordresubit venait de suspendre le retentissant travail… Aussi, c’estdans un silence d’autant plus impressionnant qu’il succédait à unbruit infernal, que l’empereur continua, cependant que tous lesjournalistes, neutres et alliés, avaient tiré leurs blocs-notes etsténographiaient la parole sacrée :

« Excellences, messieurs, vous avez vul’œuvre ! Elle sera terminée dans deux mois. Dans deux mois,si Paris n’a pas entendu notre voix d’amitié et de pardon,Paris aura vécu ! Nous ne sommes pas des barbares !…Nous ferons connaître nos conditions de paix. Nous la voulonsdurable et telle que la culture allemande ne coure plus aucundanger dans le monde ! Nous n’avons pas voulu cette guerre,mais puisqu’on nous l’a faite, il est juste que nous en profitionspour exiger tout au moins la place nécessaire au développement denotre génie sur tous les continents !… Le Monde comprendracela ou le Monde mourra ! Allez ! et répétez notreparole !… De tout notre cœur ému par tant de misères présenteset par la prévision des catastrophes futures, nous souhaitonsd’être entendus par nos pires ennemis !… Ceux-ci connaissentla puissance de l’œuvre qu’ils avaient imaginée contre nous et quenous retournons contre eux !… Vous pourrez leur dire que vousavez vu travailler, en toute liberté, à l’achèvement duplus terrible engin qui soit sorti de la pensée de l’homme celuiqui, avec Fulber, en a tracé les premiers plans, en a expérimentéen Angleterre les premiers effets, et qui consent aujourd’hui àfaire servir sa vengeance contre une ville et un peuple (qui l’ontcondamné et qu’il maudit), à la réalisation de nos desseins surl’avenir et le bonheur de l’Humanité !… »

En même temps qu’il prononçait ces dernièresparoles, l’empereur montrait, quasi suspendue au-dessus du vide,singulièrement accrochée à l’extrémité d’une passerelle d’où l’ondominait tous les travaux de la Titania, la silhouettetourmentée d’un homme qui avait la tête dans les mains et quiregardait ce qui se passait sous lui avec des yeux de fou. C’étaitle Polonais. C’était Serge Kaniewsky. C’était le fiancé de Nicole.Entendit-il les derniers mots de l’empereur ? Se trouva-t-ilgêné par tous ces regards tournés vers lui ?… Toujours est-ilqu’il se releva et s’en alla d’une démarche lente vers d’autrespoints et d’autres passerelles… Au coin de l’une d’elles, il secroisa avec un pompier qui semblait faire une tournée d’inspection,et qui prit le temps de lui dire rapidement en passant :« Les promenades vont reprendre, soulevez le couvercle dupupitre, près du carreau de la porte B, et regardez le buvard dansla glace ! »

XVIII – LE DÉJEUNER DE FIANÇAILLES

Le déjeuner des fiançailles d’Helena Hans nedevait pas être seulement l’occasion d’une petite fête defamille.

Rouletabille avait compris depuis longtemps,en prêtant une oreille attentive aux conversations particulièresd’Helena et de Richter, que l’empereur tenait beaucoup à ce que cerepas de gala, présidé par le général von Berg, figurât comme unépisode important dans la tragi-comédie de chantage qu’il étaitdécidé à jouer à la face du monde, avec la Titania dans lacoulisse. Il s’agissait d’y montrer la fille de l’inventeur enliberté, traitée en amie par la fille de Hans et de faire tomber dumême coup les histoires de torture qui commençaient à courir lesmilieux diplomatiques et qui avaient déjà trouvé de l’écho danscertaines feuilles socialistes de Hollande.

C’est également dans le même esprit queGuillaume avait tenu à exhiber à son cortège de journalistes, lorsde la fameuse visite nocturne à l’usine, un Fulber occupé à destravaux scientifiques. Quant aux clameurs de l’inventeur relativesaux mauvais traitements qu’aurait eu à subir Nicole, la présence dela jeune fille au déjeuner de gala devait leur ôter toutesignification, et, d’autre part, on disposait trop de moyensdécisifs sur la personne du père tendrement aimé de Nicole pourcraindre sans doute que celle-ci se permît publiquement des proposqui n’auraient pas été du goût de tout le monde.

Nicole, invitée par Helena, avait d’abordrefusé, ce qui n’avait pas été ignoré de Rouletabille, et ce quiavait déterminé celui-ci à lui faire savoir qu’il fallaitaccepter.

Si, pour entrer en communication avec elle, ilavait dû se résoudre à une entreprise nocturne qui n’était pointsans danger, c’est que Nicole, pendant quelques jours, ne s’étaitplus montrée avec Helena chez Richter. Les promenades avaient cesséet cela avait intrigué d’autant plus le reporter qu’il avaitdécouvert leur importance et leur signification.

Avant d’arriver chez Richter, Helena, chaquefois qu’elle avait Nicole à côté d’elle dans son auto, prenaittoujours le même chemin, celui qui longeait le grand mur de bois del’enclos réservé à la Titania et, devant la porte B, passaitlentement devant le petit carreau du portier.

Or, derrière ce petit carreau, se tenait, àheure fixe, Serge Kaniewsky, auquel on accordait d’apercevoir ainsisa fiancée et qui ne consentait à travailler qu’autant qu’il luiétait prouvé de la sorte que celle qu’il aimait était traitéeconvenablement et gardée en bonne santé.

Nous savons que le Polonais avait été jusqu’àexiger des entrevues, mais nous savons aussi ce qui s’était passédans la première, laquelle ne fut suivie d’aucune autre. Enfin,nous avons appris comment Rouletabille avait mis à profit cettestation répétée de Serge devant le pupitre de la porte B pour fairetenir au Polonais, par le truchement d’un papier buvard, lesinstructions nécessaires à une entreprise dont nous verrons bientôtles résultats.

Rouletabille et La Candeur, après avoir suivipas à pas le cortège de l’empereur, étaient rentrés cette nuit-là,à leur logis, beaucoup plus facilement qu’auraient pu le fairecraindre d’aussi audacieuses et tragiques pérégrinations. Mais lapossession de deux et même de trois uniformes de pompiers leurpermettait de faire bien des choses en leur assurant une certainesécurité.

Il ne faut pas oublier non plus qu’ilscontinuaient d’avoir à leur disposition les objets les plusutiles : pics, pioches, haches, cordes et échelles de cordedont ils surent faire, les nuits qui suivirent, tout l’usagenécessaire.

Maintenant, Rouletabille communiquait comme ilvoulait avec Fulber, avec Nicole, avec Serge, et il avait unecorrespondance suivie avec Vladimir.

Enfin, pour couronner tous ces beauxrésultats, il avait eu la chance d’être invité au fameux déjeunerde fiançailles, et qu’on ne s’y trompe point, cette chance étaitdans l’ordre des choses. Il était plaisant, pour l’autoritésupérieure, de montrer aux invités de von Berg, en même temps quela fille de l’inventeur Fulber, un ingénieur français (car cesmessieurs n’avaient pas hésité à décorer le Français Talmar dutitre d’ingénieur) associé à un ingénieur suisse dans l’usine Kruppmême, et travaillant sans entrave, suivant des contrats librementconsentis.

Deux jours avant le déjeuner àl’Essener-Hof, Rouletabille, qui traçait, dans son petitbureau, le profil d’un nouveau levier, en prenant soin d’établirles différences et mesures qui distinguaient ce levier d’un autrelevier ancien modèle qu’il avait déposé sur une tablette devantlui, vit descendre d’auto Helena et Nicole.

Aussitôt, il se cacha dans son armoire etattendit.

Richter et Helena laissèrent Nicole dans lasalle de dessin pour monter au premier étage saluer la vieille mèreRichter, toujours impotente.

Rouletabille, décidé à profiter de cetteheureuse solitude dans laquelle on laissait la fille de Fulber (lemajordome-gardien était resté comme toujours dans le vestibule),sortit de sa cachette, et s’en vint prudemment mettre un œil autrou de la serrure.

Il s’étonna d’abord que Nicole, qui devaitcependant être aussi désireuse que lui de renouer leurconversation, ne tournât même pas la tête vers ce cabinet où ellesavait que l’on travaillait pour elle !…

Elle se tenait avec indifférence devant uneplanche à dessin et semblait suivre la ligne tracée sur le papier,comme si elle n’avait pas autre chose à faire pour tuer letemps…

Rouletabille pensa qu’une telle attitudedevait lui être dictée par la prudence et il attendit… Mais ilattendit en vain que la tête, qu’il voyait de profil, se tournâtvers lui. Enfin, n’y tenant plus, il entrouvrit la porte. Cettefois, Nicole se tourna bien de son côté… elle le fit même ensursaut comme si elle était véritablement surprise qu’il se trouvâtquelqu’un dans ce cabinet-là.

« Ah ! monsieur… vous m’avez faitpeur ! » dit-elle. On entendit dans le même moment lavoix de Richter dans le corridor :

« Oui ! maman va mieux ! Jecrois qu’elle pourra assister au déjeuner ! »

Aussitôt, Rouletabille, comprenant que lafaçon de faire et de dire de Nicole avait été commandée par laprudence même, continua son jeu :

« Je vous demande pardon, mademoiselle…je croyais moi-même qu’il n’y avait plus personne dans cettepièce !… » et il referma la porte de son cabinet et seremit au travail comme si rien ne s’était passé.

Deux minutes plus tard, il voyait l’autos’éloigner avec Helena, Nicole Richter et le majordome…« Bah ! pensa-t-il, on se retrouvera au déjeuner defiançailles ! »

Ils s’y retrouvèrent.

Le jour arrivé, Rouletabille se rendit àl’Essener-Hof avec Richter lui-même, qui le traitait toutà fait en ami.

Rouletabille n’était pas le seul reporterfrançais à être déjà descendu à l’Essener-Hof. Un autregrand reporter, Jules Huret, nous en a fait la description :« Cet hôtel Krupp – Essener-Hof – est un endroit biencurieux. Avec son double escalier, à colonnes de marbre rose, à larampe en balustre de cuivre doré, il a grand air. Dans le vestibuled’entrée, de chaque côté d’une vaste cheminée de pierre, desmasques sculptés représentent des types humains des cinq parties dumonde. Le sol est recouvert d’un carrelage rouge où traînent destapis ; des canapés et des fauteuils de cuir rouge s’alignentle long des murs. L’hôtel est, en principe, destiné à recevoir desenvoyés officiels venus à Essen pour leurs commandesd’artillerie. »

Ils y étaient traités en invités, et traitésroyalement. Certains de ces envoyés demeuraient un an, deux ansmême, pour assister à la fabrication. De sorte qu’avec sescinquante chambres, l’Essener-Hof coûtait quelque chosecomme 500 000 francs par an à la fabrique sans compter lesfrais supplémentaires.

Dans le moment qui nous occupe, il n’y avaitnaturellement que des représentants des puissances alliées del’Allemagne et aussi de certains pays neutres. Il y avait aussiquelques journalistes neutres, triés sur le volet de la pressegermanophile. Enfin la plupart des personnages qui se trouvaientdans le cortège de l’empereur, lors de la visite nocturne chezKrupp, avaient été invités par le général von Berg.

Le déjeuner de gala se donnait dans la grandesalle des fêtes, et quand Richter y arriva avec Rouletabille, ils ytrouvèrent déjà une société qui était de la plus charmante humeurdu monde. Les dames étalaient leur grand décolleté comme pour undîner.

Rouletabille, en traversant les salons, avaitaperçu Vladimir. En pénétrant dans la salle des fêtes, il vitNicole ! Il chercha alors la princesse Botosani et ne latrouva pas. Il s’étonna qu’elle n’eût pas été invitée. Richterprésenta le reporter à Nicole (il avait déjà eu l’occasion d’êtreprésenté à Helena).

« Un compatriote ! dit tout hautRichter en français. Ce doit être pour vous deux une bien grandeconsolation de vous rencontrer dans cet abominable pays où l’ontraite les prisonniers comme des esclaves, et où on les laissemourir de faim.

– Ach ! s’exclama derrièreeux le général von Berg, M. Michel Talmar etMlle Nicole pourront faire aujourd’hui quelquesbonnes provisions, assurément !… »

Et, éclatant d’un gros rire, il montra latable immense couverte déjà des délicatesses les plus appréciéesdes palais teutons, et des pyramides de fruits, de gâteaux et desucreries !

« Nous manquons de tout : en vérité,nous manquons de tout !… »

Nicole et Rouletabille n’eurent pas le tempsde se dire un mot avant le déjeuner. Le général présenta lui-mêmele célèbre ingénieur français Michel Talmar aux principauxpersonnages étrangers, ne manquant jamais de donner le détail de sacollaboration et de son association avec Richter, en pleine usineKrupp !

« Voilà un Français intelligent !concluait-il, et qui comprend véritablement ses intérêts !… Iln’est pas allé porter son invention en Angleterre, lui ! Il aété plus malin que Fulber !… »

De gros rires saluèrent cette allusion àl’infortune de l’inventeur…

« Chut !… fit alors le général avecun important sourire plein de malice, ne faisons pas de peine àMlle Nicole !… Sa Majesté me l’a recommandée,en nous quittant !… »

Tout le monde regarda Nicole, qui ne regardaitpersonne, pas même Rouletabille, et qui paraissait plongée dans unrêve très profond…

Avant que l’on se mît à table, Rouletabille etNelpas Pacha manœuvrèrent si bien qu’ils purent se procurer deuxminutes de conversation particulière sans éveiller l’attention depersonne.

« Tu as ce que je t’aidemandé ? » fit Rouletabille.

Vladimir lui glissa une petite fiole dans lamain.

« Oui ! vingt gouttes suffisent pourune seule personne.

– Merci… et le Wesel ?

– Mauvaise nouvelle ! répliquaVladimir entre ses dents. J’ai vu le capitaine duWesel ; il a reçu l’ordre de conduire cinquante Fritzen Hollande à son prochain voyage.

– Combien d’hommes d’équipage ?demanda Rouletabille.

– Sept…

– Avec le capitaine, huit ! Cela nefait, après tout, que cinquante-huit hommes…

– C’est beaucoup, expliqua Vladimir, pourtrois gars qui peuvent avoir besoin de s’emparer d’un bâtiment sansfaire trop de bruit…

– Bah ! on ne s’apercevra de rien,et j’espère que nous n’aurons besoin de ne nous emparer de rien dutout…

– Bigre ! je l’espère bien, moiaussi !

– À quelle heure arrivent les caisses àbord du Wesel ?demanda Rouletabille.

– Il faut que tout soit arrimé à 6 heuresdu matin. Le nouvel horaire porte que le cargo doit lever l’ancre à7 heures… Songez que l’on se sera aperçu de votre évasion à 5heures du matin au plus tard !… Ils peuvent faire beaucoup dechoses en deux heures…

– Quoi donc ?

– Eh bien !… vous reprendre et vousramener à l’usine, par exemple !…

– C’est bien possible ! réponditRouletabille d’une voix sèche, mais ils n’y ramèneront que descadavres !… À propos, cher Pacha, comment se fait-il que laprincesse Botosani… »

Mais il ne put continuer. On se mettait àtable. Il était loin de Vladimir et loin de Nicole, entre un vieuxhauptmann, qui se vantait d’être le plus vieil employé del’usine et une petite backfisch de seize à dix-huit ans,cousine de Hans qui ne cessa de bavarder et de raconter àRouletabille, dans ses plus grands détails, un voyage de huit joursqu’elle avait fait à Paris. C’était une ville qu’elle aimaitbeaucoup à cause de Magic-City.

« On raconte que l’empereur va peut-êtredétruire Paris, dit-elle, en manière de conclusion, mais j’espèrebien que nous ne détruirons pasMagic-City ! »

Le mot fut entendu et eut du succès. Von Bergcommença par déclarer que Jules César n’était qu’un imbécile encomparaison de l’empereur, et que l’empereur détruirait tout cequ’il faudrait, et même Magic-City, si c’était nécessaire,mais que la culture triompherait sur toute la terre.

« C’est, du reste, ce que nos amis (etnous pouvons même ajouter après avoir promené nos regards autour decette vaste table), ce que quelques-uns de nos ennemis ont déjàcommencé à très bien comprendre !… »

À ces derniers mots, Rouletabille ne puts’empêcher de rougir jusqu’au bout des oreilles. Nicole, elle, nerougit point, mais elle regarda Rouletabille qui la regarda. Tousdeux semblèrent s’être compris et baissèrent le nez dans leurassiette.

Le mouvement avait été sans doute saisi par labrillante assemblée, car la brillante assemblée éclata enapplaudissements, en hoch ! enhurrah !…

Le reporter songeait moins à sa honte et à sonhumiliation qu’il espérait pouvoir faire bientôt suivre d’uneéclatante vengeance, qu’aux sentiments de rage et de douleur quidevaient habiter le cœur de Nicole.

Il était reconnaissant à la jeune fille demontrer tant de sagesse en face des monstres qui la bafouaient,elle et son pays !… Rouletabille n’avait qu’à se rappeler lafureur et l’éclat qui avaient mis fin à la dernière entrevue deNicole avec Serge pour donner tout son prix au silence de la fillede Fulber depuis les dernières paroles de von Berg.

Elle ne broncha pas. Ainsi lui obéissait-elle,à lui, Rouletabille, et lui prouvait-elle une confiance qui, nousle savons, allait jusqu’à la mort. Tout de même,pour une femme comme celle-ci, il est plus facile de mourir, que des’entendre dire que l’on est devenue l’amie des ennemis de sonpays, sans protester.

« Elle mérite d’être sauvée ! Je lasauverai ! » se jura le reporter.

À ce moment, le vieil hauptmann qu’ilavait à sa droite se pencha sur Rouletabille et lui dit :

« Avouez qu’on dit beaucoup de mal chezvous de notre empereur, le monde ne connaît pas ceux qu’illapide !… Savez-vous pourquoi Sa Majesté est venuedernièrement à Essen ? Parce que le bruit commençait à courirdans le monde que la fille de l’inventeur Fulber y avait étémaltraitée. Il a voulu se rendre compte par lui-même de la valeurde ces racontars, et vous pouvez voir, de vos propres yeux, si nousla soignons, la fille de l’inventeur Fulber ! Tenez ! onlui verse encore du champagne, du vrai champagne de France, pris àReims, qui ne peut pas lui faire de mal !…Ach !… L’empereur, voyez-vous, cher monsieur, si jene craignais pas de me servir d’un terme anglais (mort àl’Angleterre !), l’empereur est un véritable gentlemanlike !… toujours gentleman like !… Aussi,on se ferait tuer pour lui !… Moi, je suis un vieux bougre quia porté déjà pour lui trois fois mes os au marché, mais il n’aqu’un signe à faire, et j’y retourne ! ma vieille carcasse luiappartient !… c’est un gentleman like !…

– Passez-moi encore des choux rouges,demanda à la gauche de Rouletabille la petite cousine… etversez-moi de la sauce, et cessez d’écouter ce vieux radoteur quiva encore nous raconter ses campagnes. Quand on dîne près de lui,votre tête vous fait mal comme si on avait joué aux quilles avecpendant trois jours ! Ach ?… Tous ces gens-làsont trop sérieux pour une petite fille comme moi, une petitebackfisch qui a été à Paris et qui sait apprécier lafranzösische frivolitœt !…

Il fut dit beaucoup d’autres choses aimablesou menaçantes dans ce repas de fiançailles. Fraulein Helena étaitrayonnante et l’excellent Richter ne cessait de la regarder avecdes yeux attendris par le charme d’une carnation de rose et par legoût d’une toilette qui était à peu près de la même teinte que lacarnation. Mettez sur tout cela des rubans bleus et ceignez unetaille de déesse d’une ceinture dorée à boucle d’argent, agrémentéede petits cailloux du Rhin, et ne vous étonnez point que ce bonRichter fût si amoureux !

Nous ne nous attarderons point non plus àénumérer les nombreux plats énormes qui furent convenablement« nettoyés » dans cette petite fête par des convivesrendus très joyeux par les crus les plus appréciés de la vigneallemande et française, et aussi (il faut être juste) par lacertitude du triomphe prochain de la culture.

À ce point de vue, le délire patriotique necommença de prendre d’intéressantes proportions qu’au dessert et,comme il convient, à l’heure des toasts.

Ceux-ci furent nombreux et pleins d’un espritredoutable.

Un régiment étant venu à passer sous lesfenêtres du banquet, mit le comble à l’allégresse générale parl’écho du rythme précis et lourd des mille bottes qui, à la mêmeseconde, battaient le sol de la vieille Germanie ; et, commepresque aussitôt des centaines de voix entonnaient un chantguerrier et farouche, les convives entonnèrent, eux aussi l’AmRhein, am Rhein, Am deutschen Rhein !… et cela, bienentendu, en levant les verres avec des gestes qui semblaientbrandir des sabres !…

Le tout se termina par des rugissements :Russen Kaput ! Engliänder Kaput !… et des tasd’autres kaput ! parmi lesquels éclata naturellementle Franzosen kaput !…

Rouletabille, très rouge, s’enfonçait lesongles dans la paume des mains, tout en regardant anxieusementNicole, qui lui parut un peu agitée…

Puis, vinrent les discours, les toasts…

Enfin, on se leva de table et l’on se répanditdans les salons pour prendre le café et les liqueurs et pour fumerde mauvais cigares.

C’est ce moment-là que Rouletabille attendaitpour se rapprocher de Nicole. Dans le brouhaha général, il put lajoindre dans un coin des salons, et, se glissant contre elle, luidonna la petite fiole apportée par Vladimir et lui dit :

« Prenez ceci, il y a de quoi endormirvotre gardienne, et Helena, si c’est nécessaire, et toute lafamille Hans. Vingt gouttes par personne suffisent. Mettez-entrente ! »

Nicole regardait Rouletabille sans faire unmouvement.

« Mettez donc cette fiole dans votrepoche !

– Tout à l’heure ! On nousregarde !… Vous n’avez plus rien à me dire ?

– Mais si !…

– Alors, dites vite ! nous ne savonspas si nous aurons encore une occasion pareille !…

– Eh bien ! fit-il, c’est pour cettenuit, à 3 heures du matin tapant. Vous quitterez la maison de Hansavec les vêtements, la mante et la capeline d’Helena. Vous vousdirigerez vers la maison de Richter. Si l’on s’intéresse à votresilhouette, n’y prenez point garde. Un rendez-vous d’amoureux, lesoir d’un déjeuner de fiançailles, n’est fait pour étonner personneen Allemagne. Vous gravirez le perron ; une fenêtre s’ouvrira,on vous introduira dans le petit cabinet de travail.

– Qui m’y introduira ?Vous ?

– Moi ou un autre !… Je seraiparticulièrement très occupé ! Laissez-vous conduire !Tout se fera par mon ordre. Si, à 3 heures et demie, vous n’êtespas là, c’est qu’il se sera produit quelque chose d’inattendu quivous aura empêchée de sortir de la maison de Hans. Alors, soyezdans votre chambre. Je viendrai vous ychercher !…

– Êtes-vous sûr de réussir ?

– Absolument sûr de réussir cettenuit, puisque de toute façon j’ai votre engagement.

– Ah ! oui !…

– Car votre engagement tienttoujours ?…

– Toujours !… »

Et Nicole se mit à sourire àRouletabille…

Alors, tout à coup, le jeune homme devintd’une pâleur de cire et quitta Nicole. Il dut se détourner pourcacher son trouble visible, car il venait de s’apercevoir que legénéral von Berg les regardait attentivement tous les deux.

Il évita le général, car, peut-être, dans cemoment-là, le reporter eût-il été dans l’impossibilité de prononcerun mot.

Ses pas hésitants à travers la cohue en liessecherchaient Vladimir, et quand il fut à nouveau près du Slave,c’est d’une voix si changée qu’il lui adressa la parole queVladimir en fut tout de suite effrayé…

« Que se passe-t-il donc ?…

– Écoute, Vladimir, écoute !…Pourquoi la princesse Botosani n’est-elle pas ici ?… Ellen’était donc pas invitée ?…

– Mais si, elle étaitinvitée !… »

Rouletabille ne put dissimuler un mouvement dejoie et les couleurs lui revinrent.

« Oh ! mon Dieu ! fit-il… monDieu !… Est-ce bien possible, cela ?… Tu en es sûr,dis ? Tu es sûr de cela ?…

– De quoi ?

– De ce que tu me dis : que laprincesse Botosani était invitée ?

– Mais absolument ! Non seulementelle me l’a dit mais encore, j’ai vu la carted’invitation !

– Dieu du ciel ! je reviens à lavie !… Qui est-ce qui s’est occupé des invitations ?

– Le général von Berglui-même !…

– Merci ! merci ! tu ne saispas le bien que tu me fais !

– Mais encore une fois, que sepasse-t-il ?… ça avait l’air de si bien aller tout à l’heure.Je te regardais parler à Nicole. Elle te souriait comme si elleétait aux anges !

– C’est vrai, fit Rouletabille, d’unevoix grave ! Elle m’a souri !… Entends bien cela,Vladimir : cette jeune fille est sublime ! Il n’est riende plus beau, de plus héroïque au monde queNicole !… »

Un instant, il garda le silence, etpuis :

« Et maintenant, tu vas me dire pourquoila princesse Botosani, qui a été invitée, n’est pas venue audéjeuner de fiançailles !…

– Tu avais donc bien besoin de luiparler ?

– Moi, sursauta Rouletabille, je ne laconnais pas, et ne la veux pas connaître ! et je ne lui auraispas dit un mot !…

– Alors, ne regrette rien !…

– Si, tout de même, je regrette… jeregrette beaucoup ! Mais tu ne m’as pas dit le motif de sonabsence… Elle est souffrante, peut-être ?

– Nullement, mais ce matin alors qu’elleessayait une magnifique toilette qui devait la faire la reine decette fête, car elle veut toujours être la première partout, elle areçu l’ordre de se rendre à un déjeuner d’affaires où doivent serencontrer un envoyé spécial d’Enver Pacha, un représentant de laWilhelmstrasse et un autre grand personnage dont elle n’apas voulu me dire le nom. »

Les couleurs de Rouletabille avaient à nouveaudisparu. « Étrange ! étrange ! murmurait-il…fatale coïncidence », et il se passa une main sur lefront où perlait une sueur glacée…

Il s’éloigna un instant de Vladimir et vintrôder autour de Nicole. Celle-ci l’aperçut, passa près de lui etlui dit : « Je compte sur vous ! je tienstoujours mes engagements ! Tenez lesvôtres ! »

Et elle s’était reprise à sourire comme onsourit aux anges.

Rouletabille s’était laissé presque tomber surun vaste fauteuil de cuir ; Il resta là, la tête enfouie dansles mains, pendant quelques instants. Puis il se leva, rejoignitVladimir dans un coin d’ombre où ils purent bavarder sans êtredérangés pendant cinq minutes.

Quand ils sortirent tous deux de cetteombre-là, ils étaient aussi pâles l’un que l’autre.

Nelpas Pacha alla saluer von Berg, Helena etRichter, leur demandant la permission de se retirer, car il sesentait un peu souffrant. En considérant la mine du représentantd’Enver Pacha, les autres n’eurent aucune peine à le croire.

Il prit donc congé, et comme il traversait unpetit salon qui conduisait au grand escalier d’honneur, il setrouva, entre deux portes, face à face avec Rouletabille.

« Embrasse-moi ! lui dit celui-ci…nous ne nous reverrons peut-être plus jamais !… »

Vladimir l’étreignit avec plus d’émotionencore qu’il ne l’avait fait à Paris.

« Tu diras adieu à LaCandeur ! » fit Vladimir d’une voix mouillée, et, sanstourner la tête il s’élança vers l’escalier.

« Pauvre La Candeur ! soupiraRouletabille resté seul, c’est moi qui l’ai amenéici !… »

Et, du bout des doigts, il essuya une larme,une grosse larme qui coulait sur sa joue…

Puis il rentra dans les salons où bientôt ilétonnait Richter lui-même par la haute autorité avec laquelle ilexpliquait à quelques spécialistes ses conceptions personnelles surla fabrication des machines à coudre…

XIX – « TO BE OR NOT TOBE »

La neige tombe à Essen. Cela fait aussi partiede l’Enfer : le froid. Nuit glacée chez Krupp. Nuit noire etblanche. Noire de tourbillons de fumée, blanche de tourbillons deneige. Un vent furieux mêle tout cela. Plus qu’aucun autre coin del’usine le kommando de Richter disparaît dans cette ombre sinistreet mouvante tachée de blanc, car les bâtiments qui en dépendent nes’embrasent point des lueurs intermittentes et fulgurantes sortiesdes creusets et des forges des ateliers de guerre…

Derrière les bureaux de l’ingénieur, se trouveune petite cour déserte, utilisée uniquement par les servicesparticuliers et domestiques de Richter et de sa famille…

Or, voilà qu’une fenêtre donnant sur cettecour s’ouvre et qu’une ombre se laisse glisser sur le tapis deneige dont la pâleur est à peine visible dans les ténèbres épaissesgardées par les hauts murs.

Cette ombre vivante est-elle ombre d’homme ouombre d’animal ?… Telle une ombre de chien, elle se promène àquatre pattes dans la neige. Elle va, vient, longe le mur, semblesentir la terre comme une bête de chasse respire une piste. Puiselle se redresse contre le mur. Décidément, c’est une ombred’homme.

Une corde est lancée par l’homme au-dessus dumur et cette corde doit être munie d’un grappin qui s’est accrochéà quelque saillant, à quelque barre de fer sérieusement repérée,car du premier coup, la corde ne cède pas sous la main qui la tire,et elle soutient le corps qui s’en sert aussitôt pourl’escalade.

Le mur est vieux et sous les pieds agiles quile prennent pour point d’appui, quelques gravats s’en détachent etviennent rouler dans la neige ; mais, sans doute, l’ombre netrouve-t-elle point cette déprédation suffisante, car, sitôtarrivée sur la crête du mur, elle en détache quelques morceaux quitombent dans la cour et hors de la cour. Puis l’ombre disparaîthors de l’enclos après avoir rejeté la corde de l’autre côté dumur.

Quelques minutes se passent.

Maintenant, la corde est rejetée dans la couret l’ombre, revenue, se laisse glisser jusqu’au sol. L’homme, aprèsquelques gestes bizarres, redevient animal et, à quatre pattes,retourne à la fenêtre d’où il est parti, mais àreculons…

Arrivé à cette fenêtre, il rentre dans lamaison de Richter, il se heurte à une autre ombre qui luidemande :

« As-tu encore besoin de messouliers ? Bonsoir de bonsoir ! moi je grelotte… et, pournotre affaire, s’agirait pas d’attraper un rhume decerveau !

– Voilà tes godilles, pleurepas ! » répond Rouletabille en se débarrassant les mainsdes énormes chaussures dans lesquelles elles étaient entrées et quilui avaient servi, sur la neige, à créer, de compagnie avec lessiennes, une visible piste dans le dessein évident de faire croireau passage d’une petite troupe de fuyards par un chemin que lesjeunes gens n’avaient certainement pas l’intention de suivre.

« Et le chef de magasinage ? demandeà voix très basse Rouletabille, tout en travaillant avec un pic,dont il se sert comme d’une pince-monseigneur, à forcer toutdoucement une porte, opération sans doute nécessaire pour fairecroire à la fausse piste.

– Le chef de magasinage ? répète LaCandeur tout en remettant ses souliers avec un gros sourire desatisfaction, bah ! ça n’est pas lui qui nousdénoncera !

– Tu as tué Lasker ?

– L’a bien fallu !… Il m’a trouvé enface des caisses et s’est trop intéressé à ma besogne… m’a posé desquestions qui m’ont troublé… tellement troublé mon vieux, que j’aiété obligé de m’y reprendre à trois fois pour qu’il ne mequestionne plus jamais !… depuis le sergent de pompiers, j’aile poignet foulé, tu sais !

– Et où as-tu mis le cadavre ?

– Justement !… je ne savais qu’enfaire, moi !… L’inspiration, ça n’est pas mon fort !… Jel’ai caché en attendant sous un monceau de papillotes !…

– Mais ils le découvriront tout desuite ! malheureux ! Tu dis que Lasker ne nous dénoncerapas ! Tu n’as donc pas réfléchi que son cadavre nousdénoncera, lui !… et nous serons repris avant d’être sortis dumagasin.

– Bonsoir de bonsoir !… qu’est-cequ’il faut donc faire ?

– Écoute… Voilà ce que tu vasfaire !… Tu vas sortir encore une machine à coudre de sacaisse et tu la replaceras dans le tas de celles qui ne sont pasencore prêtes à être emballées… puis tu fourreras le cadavre deLasker dans la caisse. Il s’évadera avecnous !…

– Compris !… à tout àl’heure ! » souffla La Candeur déjà prêt à exécuter lesordres qu’il venait de recevoir.

Mais Rouletabille l’arrêta :

« Minute !… Ne t’en va pas sans medire où tu as mis les uniformes de pompiers et lescasquettes ?

– Là, dans le coffre à bois…

– Va !… »

L’ombre de La Candeur disparut dans uncorridor et malgré que cette ombre fût chaussée, cette fois, desfameuses godilles, elle ne faisait pas plus de bruit quelorsqu’elle glissait sur ses chaussettes : l’habitude desreportages aussi dangereux qu’exceptionnels accomplis en compagniede Rouletabille par La Candeur avait donné à celui-ci une grandediscrétion de gestes.

Pendant ce temps, Rouletabille achevait labesogne qu’il savait nécessaire à la sécurité de leur départ, etrien n’était négligé pour que les recherches qui devaients’ensuivre s’égarassent à souhait.

Quand La Candeur revint en annonçant que lecorps de Lasker était convenablement emballé, Rouletabille, étaiten train de revêtir un des costumes de pompier… Le reporter fitcraquer une allumette et regarda sa montre :

« C’est l’heure ! fit-il… et ilroula les deux autres uniformes de pompier sous son bras… Écoutebien ce que je vais te dire… je vais sortir de la maison de Richterpar la porte du perron. Tu resteras dans la salle de dessin.Personne n’y vient jamais, surtout la nuit. Seul Richter pourrait yentrer, mais, après la petite fête d’aujourd’hui, il dortprofondément, comme tout le monde !…

– Tout de même, s’il venait ?…

– Ah ! s’il venait, tu letuerais !…

– Entendu ! mais avec quoi ?J’ai le poing démoli, moi !

– Avec ceci », fit Rouletabille, ense dirigeant vers son petit cabinet de travail d’où il revint avecun levier pesant, terminé par une masse qui faisait de ce morceaud’acier un redoutable marteau…

La lune, un instant, éclaira l’arme qui futdéposée à portée de La Candeur, sur une planche à dessin…

« Tiens ! la lune qui se lève !fit remarquer La Candeur. On va voir clair pourtravailler. »

Mais l’astre se voila immédiatement. Le ventqui n’avait cessé de souffler avait cependant débarrassé un peucette nuit lugubre de ses tourbillons de fumée et chassait desnuées de tempête…

« Tu ne bougeras pas d’ici jusqu’aumoment où tu verras une ombre se dresser sur ce perron. Je telaisserai la clef de Richter. Tu ouvriras la porte à cetteombre ; tu la reconnaîtras, ce sera Nicole, dans les habits etsous la coiffe d’Helena, tu l’introduiras ici et tu luidiras : Rouletabille va venir !… Et c’esttout ! tu entends !… Pas de bruit, pas de bavardageinutile… Vous n’avez pas autre chose à vous raconter… Si elle tequestionne, tu ne lui répondras pas… Compris ?

– Compris !… mais si elle ne vientpas ?

– Si elle n’est pas ici quand jereviendrai, il est entendu que j’irai la chercher… Mais toi, nebouge pas !

– Bien !

– Obéis sans plus !… Puisque tu n’aspas d’inspiration, ne t’imagine pas devoir faire des choses qui tesembleraient normales et qui auraient peut-être desconséquences terribles !

– J’obéirai comme une brute.

– Adieu !

– Adieu ! »

Ils s’embrassèrent, car, au frémissement deRouletabille, La Candeur sentait bien que l’on touchait à uneminute inouïe du drame, sans, du reste, qu’il pût en concevoirl’intrigue. Il savait des choses, et il y en avait d’autres qu’ilignorait, et ce qu’il ne savait pas lui paraissait un abîme aussiprofond et plus redoutable que la nuit au fond de laquelle gisaittout le mystère de l’usine Krupp !…

Rouletabille parti, La Candeur s’assit etattendit.

Il attendit une demi-heure.

Alors, l’ombre annoncée arriva. Elle futdebout sur le perron.

La Candeur lui entrouvrit la porte.

Elle eut un léger mouvement de recul enapercevant l’ombre énorme de La Candeur. Celui-ci lui soufflaaussitôt : Rouletabille va venir !…

Alors, elle pénétra dans la maison, s’en futdans la salle de dessin, s’assit à sa place ordinaire, et demandadans un souffle :

« C’est bientôt qu’il vavenir ? »

Or, La Candeur, fidèle à la consigne, fitcelui qui n’avait pas entendu et s’assit à l’autre bout de lapièce.

Sans doute, Nicole comprit qu’il étaitpréférable d’observer un parfait silence, car elle ne posa plus uneseule question.

De temps en temps, elle tournait la tête versle petit bureau, par la fenêtre duquel la lune, envoyant un de sesrayons, éclairait son beau, triste et douloureux profil.

Quelques soupirs où vivait l’angoisse de sonâme agitée lui échappèrent.

Enfin, Rouletabille, à son tour, apparut surle perron. Il n’était pas seul. Il avait avec lui deux autrespompiers. Tous trois furent rapidement dans la salle de dessin.

Les deux autres étaient Serge Kaniewsky etFulber.

« Dieu soit loué, mademoiselle, puisquevous êtes là, fit Rouletabille. Nous n’avons plus une seconde àperdre et quelques minutes de retard de votre part auraient pu toutcompromettre… »

Comme il prononçait ces dernières paroles, uncoup d’œil jeté par la vitre du petit cabinet lui fit apercevoircertaines ombres inquiétantes qui s’avançaient dans le quartier,généralement désert à cette heure.

Aussi, est-ce d’une parole pleine de fièvrequ’il arrêta le commencement de transport qui s’était emparé deSerge dès que celui-ci eut aperçu la silhouette de Nicole, et qu’ilordonna au Polonais ainsi qu’à Fulber de suivre son ami (LaCandeur) et de se soumettre à tout ce que celui-ci leur indiqueraitde faire.

Comme Serge et Fulber hésitaient à s’éloignerde Nicole…

« Nous vous suivons !… Allez donc,ou nous sommes perdus ! » souffla Rouletabille.

Et, se tournant vers Nicole :

« Mais ordonnez-leur doncd’obéir ! » grinça-t-il entre ses dents.

Nicole ne dit pas un mot mais elle chassadevant elle Serge, d’un geste brutal…

La Candeur entraînait déjà Fulber et Serge…Mais Rouletabille ne regardait plus de ce côté.

Toute son attention allait à la fenêtre ducabinet par laquelle il eut l’épouvante d’apercevoir, de toutesparts, des silhouettes militaires qui entouraient ce coin dukommando de Richter d’un véritable cordon qui, de seconde enseconde, se resserrait.

Nicole aussi avait vu et son doigt montraitles ombres menaçantes et sa bouche râlait :

« Trop tard !… Nous sommesperdus !… »

Rouletabille le crut-il ?

Pensa-t-il, lui aussi, que tout étaitperdu ?… ou qu’il n’avait plus qu’un trop faible espoir desauver Nicole pour courir le risque de la laisser encore vivanteaux mains des bourreaux de sa race, gage formidable d’où dépendaitpeut-être le salut de la patrie ?…

Toujours est-il que sa main alla chercherderrière lui, sur la table de dessin, le lourd levier qu’il y avaitdéposé et alors, silencieusement, héroïquement, et sans doute aussipour que cette noble fille qui avait déjà tant souffert ne vitpoint venir cette mort qu’elle avait elle-même commandée,sournoisement, il frappa !…

Il frappa à la tempe !…

De toutes ses forces, il frappa !… Mais,ô horreur !… la malheureuse ne s’abattit point sous ce coupfurieux… Elle tourna sur elle-même, s’accrocha à un rideau etpoussa un gémissement effroyable…

Rouletabille dut répéter ses coups et elletomba à genoux, la bouche ouverte, les yeux formidablementagrandis, fixant son assassin avec un regard de bête blessée àmort… regard que l’autre ne devait plus oublier jamais…

Enfin, après un dernier et inutile effort quila redressa en face du coup suprême, elle roula sur le parquet, etne fut plus qu’une pauvre petite chose inerte sous les rayonsglacés de la lune.

Rouletabille, tremblant d’horreur, avaitencore son arme dans la main quand La Candeur apparut. Le géantrecula devant la figure effroyable de son camarade, devant ce gestequi menaçait encore, comme s’il n’avait pas assez frappé, devant cecorps de femme qui lui barrait le chemin.

Dans le même moment, la clarté lunaire futobstruée par une ruée d’ombres qui se précipitaient sur le perronet agitaient des silhouettes devant la fenêtre.

« Enlevons le cadavre », prononçaRouletabille d’une voix que La Candeur ne reconnut pas, tant elleétait altérée.

L’autre obéit sans se rendre compte des gestesqu’il accomplissait…

Presque au même instant, comme la porte de lasalle venait d’être refermée sur les deux hommes et leur lugubrefardeau, d’autres portes cédèrent sous la pression furieused’ombres militaires qui agitaient des lanternes en poussant descris sauvages…

Et aussitôt, ombres et lanternes s’égaraientsur la fausse piste préparée par l’audacieuse astuce dureporter…

XX – À FOND DE CALE

Le Wesel, cargo qui fait le transportdes marchandises entre Duisburg et la Hollande, est encore à quai,mais se tient prêt à remonter le Rhin.

Dans les ténèbres silencieuses de l’entrepont,que perce l’unique et très précise lueur d’un falot, un craquementsubit s’est fait entendre.

Et comme si le bruit, dans cette nuit muette,s’était étonné lui-même, il s’est arrêté aussitôt… et puis ilrecommença d’être… mais cette fois, hésitant, incertain et sipeureux de ses échos qu’il finit par expirer tout doucement, à boutde forces…

Enfin, tout à coup, il y eut dans la nuit, lesursaut brutal et rageur d’un éclatement.

Des planches furent projetées et, d’une caisseéventrée, un corps roula dans la lueur sanglante du falot qui sebalançait entre deux madriers obliques…

Puis un autre corps roula. Ces deux corpsétaient vivants. L’espace dont ils disposaient pour leursmouvements n’était pas assez vaste pour qu’ils pussent s’étendre enhauteur ; aussi, s’étant vivement relevés sur leurs genoux,ils se trouvèrent en face l’un de l’autre comme deux corps de bêtesaux mufles soufflants, haletants et hostiles.

L’un de ces souffles demandait :

« Nicole ? »

Et l’autre ne répondait toujours que parhalètement.

Serge Kaniewsky et Rouletabille étaient enface l’un de l’autre, au fond de la cale du Wesel… au fondde l’abîme…

« Nicole ? répète la voix grondantedu Polonais… Où est Nicole ?

– Dans une de ces caisses… souffleRouletabille.

– Mais où ?… mais où ?… maisoù ?… Elle est peut-être évanouie !… Elle est peut-êtremorte !… Pourquoi ne donne-t-elle pas signe de vie ?Pourquoi ?…

– Les caisses ont été séparées les unesdes autres… Attendez donc un peu… de la patience et dusang-froid !… nos compagnons ne sont peut-être même pas danscette cale… Ces caisses ont été laissées sur le pont…

– Vous m’aviez juré qu’on ne nousséparerait pas !

– Qui vous dit que nous sommesséparés ? réplique la voix lugubre de Rouletabille… Noussommes tous à bord, on finira bien par seretrouver ! »

Mais la fièvre du Polonais ne faisait quegrandir… Il tournait dans l’étroit espace comme une hyène dans sacage… et il revenait à Rouletabille en montrant ses dents commes’il ne pouvait plus se retenir de le dévorer…

« Silence ! commanda le reporter… ilme semble que l’on a remué de ce côté… »

Et il s’enfonça dans les ténèbres…

On entendit au fond de la nuit, sa voixprudente qui appelait La Candeur et Fulber.

Le Polonais l’eut bientôt rejoint.

« Pourquoi ? Pourquoi doncn’appelles-tu pas Nicole ? »

Et Serge supplia :

« Nicole ! Nicole ! »

Mais le silence seul répondit à ces appelsdésespérés…

« Elle est morte ! râla le Polonais…sans quoi elle eût entendu déjà ma voix ! Ah ! j’avaisraison de ne pas vouloir me laisser enfermer dans cette caisse,sans elle !… Mais si elle est morte, je vous tueraitous !… tous !… tous !…

– Vous ferez ce que vous voudrez !souffla Rouletabille… moi, j’ai fait ce que j’aipu !…

– Dis-moi donc que tu l’as sauvée, si tune veux pas mourir sur-le-champ… »

Et le Polonais, qui paraissait au bout de saraison, accula Rouletabille dans un coin comme s’il voulait l’yréduire en miettes.

Rouletabille repoussa le mufle de l’homme quilui envoyait son souffle de feu dans la figure… ce qui ne fit queredoubler la rage de l’autre…

« Ah ! grinça le Polonais dont lescrocs agrippaient la cravate de Rouletabille… dis-moi donc qu’elleest sauvée… dis-moi cela… ou je te jure que tu asvécu ! »

Alors, le reporter, ayant secoué encore cettebête méchante, revint se glisser jusqu’au-dessous de la lueur dufalot et là, assis sur ses talons, le menton dans les mains,dit :

« Je te répète que j’ai fait tout ce quej’ai pu pour la sauver !

– Ce n’est pas… ce n’est pas… ce n’estpas ça que tu m’as promis !… Si tu tiens à ta peau, il faut mefaire voir Nicole…

– Je ne tiens pas à ma peau ; maistu verras Nicole…

– Ah !… gémit l’autre, exténué derage impuissante et d’angoisse farouche… si elle était sauvée, tune me parlerais pas ainsi !… Elle est morte !… Elle estmorte !… Misère de ma vie !… elle est morte et noussommes vivants !… »

Rouletabille, cette fois, ne répondit pas. Ilalla chercher, au fond d’une de ses poches, un papier, le déployalentement et le donna au Polonais…

Serge prit machinalement la feuille… Il necomprenait pas.

Rouletabille lui dit :

« Lis ! »

Et le Polonais, à la lueur rouge du falot,lut.

Quand il eut fini de lire ce qui était écritsur cette feuille, quand il eut pris connaissance de ce blanc-seingdonné au criminel par la victime elle-même, il n’y eut plus ni cri,ni soupir, ni râle, ni rien… la tête de l’homme retomba et frappal’entrepont d’un bruit sourd…

Rouletabille ranima en vain le corps inerte.La vie de cet homme était si liée à la vie de Nicole, que l’idéemême de la mort de Nicole avait quasi jeté Serge au néant.

Pour l’en faire sortir, il ne fallut rienmoins que l’eau glacée d’une bouteille que le reporter allachercher dans sa caisse et surtout que cet imprévu dictame glissédans l’oreille : Elle n’est peut-être pasmorte !…

L’homme eut un mouvement, un soupir, etrouvrit les yeux.

Le passage de la vie furieuse de tout àl’heure à ce presque anéantissement déterminé par l’idée seule dela mort de l’objet aimé avait été prévu par Rouletabille et labrutalité de son acte avait été calculée, dans l’espérance d’unepossibilité d’explications auxquelles il eût fallu renoncer sans cecoup d’assommoir.

Cependant, le reporter était au bout, luiaussi, de ses forces. Son œuvre était accomplie. Quoi qu’il arrivâtmaintenant, jamais plus les Prussiens ne disposeraient des secretsd’un homme qui n’aurait plus l’occasion de les leur livrer… Sil’affaire tournait mal, Rouletabille mourrait avec Serge, car iln’hésiterait pas plus à le frapper qu’il n’avait hésité dans cetteminute tragique où il avait fait un cadavre dans les demi-ténèbresde la chambre de dessin…

Fort d’être parvenu ainsi, sans défaillance, àpriver la Titaniade l’âme dont elle avait besoin pourvivre de sa vraie vie, faible de tous les efforts dépensés, émuaussi de la douleur foudroyante de cet homme qui l’écoutait commeun mourant écoute la parole qui peut le rattacher à la vie,Rouletabille, indifférent désormais en ce qui le concernait, auxconséquences d’un aveu qui pouvait lui être fatal, avoua qu’ilavait frappé à mort Nicole, parce qu’il n’était pas sûr que cefût Nicole !…

Il narra la chose comme on lit un rapport,d’une voix blanche et monotone qui ajoutait, sans qu’il s’endoutât, à l’horreur d’un crime rendu nécessaire non point parune certitude quelconque, mais, par un doute absolu !

Car le doute, lui aussi, est une conclusioncomme l’affirmation, comme la négation, et entraîne, dans certainescirconstances, un impitoyable verdict…

Il commença par dire comment il avait assistéà la fameuse entrevue de Serge et de la fille de Fulber et ce quis’en était suivi, et comment Nicole avait été amenée à lui signerce papier qui lui donnait sur elle droit de vie et de mort.

Et puis, ç’avait été l’absence prolongée de lajeune fille ; l’inquiétude de Rouletabille, sa visite nocturneà la maison de Hans, devant la fenêtre de Nicole… et puis l’inutileretour de Nicole en compagnie d’Helena dans le bureau de Richter…et enfin le déjeuner de fiançailles…

C’était là que le drame s’était nouéformidablement.

Un moment, Rouletabille s’était demandés’il avait réellement en face de lui la fille de Fulber… Or, à cemoment, Rouletabille avait déjà prononcé les paroles quipromettaient la fuite et indiquaient le rendez-vous nocturne dansles bureaux de Richter…

Ainsi s’expliquaient la pâleur et le subitdésarroi du reporter à l’Essener-Hof… déjà, depuisquelques minutes, il était étonné de certaines attitudes, decertaines façons d’être de Nicole qui ne lui« revenaient » guère… Le calme de la jeune fille, sapassivité devant les manifestations brutalement patriotiques desinvités du général von Berg, lui étaient apparus quasiinexplicables en face du souvenir de l’exaltation vengeresse quiavait secoué précédemment la fiancée de Serge ; et cela, endehors de toute prudence, lors de son entrevue avec lePolonais.

Que Rouletabille eût mis un instant une siinattendue réserve au compte de l’héroïsme, il l’avait bien fallu…mais, dans la conversation qu’il avait eue ensuite avec la jeunefille, celle-ci lui avait si singulièrement souri lorsqu’il luiavait rappelé son engagement, que Rouletabille avait eu lasensation aiguë qu’elle ignorait tout à fait la nature de cetengagement-là !… On sourit ainsi au rappel d’un engagementd’amour, mais non d’un engagement de mort !…

Et si, en se retournant sous l’effondrementdéterminé par cet incroyable sourire, Rouletabille n’avait aperçule général von Berg qui fixait sur eux un regard assidu, lereporter aurait eu, à peu près, la certitude qu’il venait de parlerà une autre qu’à Nicole !… Mais quoi ? Ce souriren’était-il point commandé par le jeu de comédie auquel Nicoledevait s’astreindre sous des regards trop curieux ?…

Angoisse inexprimable… inquiétude sansnom !…

Prescience d’une suprême fourberie d’un ennemiqui avait besoin, pour aller jusqu’au bout de son chantage, d’uneNicole bien portante, alors que l’autre, la vraie, n’était plussans doute, à cette heure, qu’une morte ou qu’une moribonde…

Cette supercherie était d’autant plus facile àconcevoir qu’elle était plus facile à exécuter, car on ne devaitmontrer la fausse Nicole que de loin et rapidement à un homme quibrûlait de fièvre derrière le carreau d’une vitre. Il s’agissaitmoins de trouver une ressemblance exacte qu’une silhouette d’uneconformité approximative…

La Nicole que l’on exhibait au gala del’Essener-Hof était inconnue de ceux qui n’étaient pointles artisans de cette redoutable comédie, autant que la véritablefille de Fulber… Il n’y avait que Rouletabille qui pût concevoirdes soupçons !… Et encore.

Rouletabille, il faut nous le rappeler,connaissait très peu Nicole… Il ne l’avait aperçue de près qu’uneseule fois, dans la pénombre de son petit cabinet de travail, quandelle avait été jetée là par von Berg, et dans des circonstances sidramatiques qu’il ne pouvait se rappeler assez exactement lesdétails à quoi l’on ne se trompe point sur une ressemblance.

Quant à la voix, ils n’avaient échangé que derapides paroles à l’oreille…

Enfin, pour corroborer le doute deRouletabille, il y avait la dernière visite de Nicole chez Richterquand la jeune fille, laissée seule dans la salle de dessin,n’avait même pas tourné la tête du côté du bureau de Rouletabilleet avait sursauté à l’apparition de ce dernier comme une personnesurprise et n’ayant aucune idée que le local pût être habité…Était-ce encore là de la comédie destinée à tromper d’autres queRouletabille ? Le jeune homme ne le pensait plus… depuisle sourire du déjeuner de fiançailles !…

En tout cas, le reporter avait le devoirde douter !… En face de ce devoir de doute, il considérason devoir d’action. La Nicole à laquelle il avait parlé (vraie oufausse), ne savait de son projet de fuite que l’heure et le lieu,mais elle ignorait encore tous ses moyens d’évasion. De toutefaçon, elle serait exacte au rendez-vous (d’autant plus exacte sic’était une fausse Nicole) pour en savoir davantage. Sans douteaurait-elle pris ses précautions et averti qui de droit, sans douteaurait-on préparé, de concert avec elle, un traquenard… Ilappartenait à Rouletabille de le déjouer…

En conséquence de quoi, le reporter avait,lui, préparé la fausse piste qui, en tout état de cause, devaitégarer pendant quelques instants, tous les chiens de police lancéssur les fuyards. Quand le moment d’agir fut arrivé, on saitcomment, à cet instant précis, avaient surgi de toutes parts lesombres, qui ne surprirent point le reporter, mais qui vinrentajouter un poids nouveau dans le plateau de la balance oùRouletabille était en train de peser la fausse Nicole. Toutefois,l’esprit du reporter gardait trop de lucidité pour donner unevaleur de preuve à cette intervention redoutable. Les policierspouvaient être là et avoir surpris les secrets de Rouletabille sansque Nicole les eût dénoncés. Et, puisque le reporter n’avait pas eule temps, vu la rapidité des événements, d’établir l’identitéréelle de la jeune fille avec l’aide de son père et de son fiancé…Il avait frappé sans savoir au juste qui il frappaitet parce que c’était son devoir de frapper ! et parce qu’ilavait reçu, de la main même de la vraie Nicole, l’ordre defrapper !… Il serait difficile de donner à ce froidrésumé d’un récit-argument comme, seul, Rouletabille était capablede le concevoir, la couleur glacée et fatale qui en faisait, aufond de cet abîme où une si grande passion bouillonnait,l’originalité. Un professeur, armé d’un bâton de craie, n’auraitpoint tracé d’une façon plus calme et plus détachée sur le tableaude l’école, les lignes de son raisonnement algébrique au boutduquel il ajoute à l’ordinaire les lettres fatidiques C. Q. F. D.(ce qu’il fallait démontrer).

Mais voilà que le reporter ne s’était pas plustôt tu que des grondements sinistres remuèrent l’ombre, et que lavoix de Serge, bavante et glapissante, l’emplit de syllabesfarouches…

Rouletabille releva la tête et vit en face delui des yeux de flamme, des yeux de loup, quand les loups ont faimde chair humaine…

Malgré son sang-froid, il ne put soutenirl’éclat sanglant de ces deux yeux-là et il tourna la tête… Alors,il vit deux autres yeux, moins brûlants, mais si effroyablementtristes qu’ils lui firent encore plus peur que les premiers… Enmême temps, il entendit la voix de Fulber qui disait :

« Et maintenant, comment allons-noussavoir si c’est ma fille que tu as tuée ?… »

XXI – MORTE OU VIVANTE ?

« Nous avons le corps ici !… ditRouletabille…

– Et tu parles ! » s’écriaSerge…

Rouletabille mit sa main sur le muflefrémissant du Polonais.

« En tout cas, je parle moins fort quetoi !… Cesse de hurler et de désespérer… tout n’est pas perdu,Serge Kaniewsky !

– Comment veux-tu, insensé ! quetout ne soit pas perdu ! Si le corps n’est pas celui deNicole, c’est que Nicole est encore entre leurs mains… et elledevra payer pour nous tous !… mais tu seras le premier à payerpour elle, je te le jure !… »

Ils se turent, à cause d’un gémissementeffroyable qui était à côté d’eux !… Ce gémissementdisait : « On m’a fait voyager avec le cadavre de mafille !… Il y avait un cadavre à côté de moi !… dans lamême caisse que moi !… un cadavre qui était séparé de moi pardes planches et dont j’ai touché les vêtements… Venez avec moiarracher les planches !… Nous sommes tous maudits à cause detoi, Serge !… Arrachons les planches !… arrachons lesplanches !… Nous referons après, un nouveau cercueil à Nicole…un cercueil étonnant et digne d’elle, grand comme laTitania ! »

Le malheureux délirait et s’accrochait àtoutes les planches et les secouait comme un fou, mais Serge etRouletabille eurent tôt fait d’arracher les planches de la caissequi avait transporté le vieux… et, en effet, ils en tirèrent uncadavre que le Polonais poussa avec un rugissement jusque dans lalueur du falot rouge.

« C’est le corps de Lasker, le chef dumagasinage ! » dit Rouletabille.

Le Polonais et Fulber se penchèrent sur lecadavre et furent sur lui comme des bêtes reniflantes…

« L’autre corps !… Il nous fautl’autre corps pour savoir ! Nous voulons l’autrecorps !…

– Mon compagnon, seul, pourrait vous direoù il est, fit Rouletabille, et je ne sais où est moncompagnon. »

À ce moment, les ombres remuèrent encore etles ténèbres furent comme bousculées par le glissement d’une choseénorme.

« C’est toi, La Candeur ?

– Oui, c’est moi !… jamais jen’aurais cru que je pourrais venir vous rejoindre… ma caisse est àl’autre bout de la cale.

– Le corps ! Le corps !glapirent les voix des deux furieux.

– Ces messieurs, prononça Rouletabille,désirent voir tout de suite le corps de Nicole ! Qu’en as-tufait, La Candeur ?

– Je n’ai pas eu le temps de l’emporter,mon vieux, je l’ai laissé là-bas ! »

D’horribles grognements pleins de menaceaccueillirent ces paroles, tandis que la voix expirante de Fulberavait encore la force de dire : « Mon Dieu ! nous nesaurons donc jamais !…

– Si !… bientôt nous allonssavoir !… c’est moi qui vous le dis ! croyez-moi !fit encore Rouletabille.

– Quand ?

– Bientôt.

– Quand ?

– Bientôt. Peut-être dans uneheure ! peut-être tout de suite !

– Tout de suite ! tout desuite ! je ne peux plus attendre, lança le Polonais.

– Ni moi non plus, gémit le malheureuxFulber… et il remplit la cale de son sanglot…

– Silence ! commanda Rouletabille…Écoutez donc !… Vous n’avez pas entendu ses pas ?… Sivous continuez à gémir de la sorte, vous allez faire venir toutl’équipage !… et ce n’est pas l’équipage quej’attends !…

– Qui attendez-vous ? pleuraFulber.

– J’attends celui qui nous dira lavérité !… car il faut espérer encore dans la vérité !…Écoutez-moi encore, car je ne vous ai pas tout appris… Elle estpeut-être morte ! elle est morte ! voilà ce qu’il faut sedire d’abord, voilà ce que je vous ai dit d’abord !… carenfin, elle peut être morte ! Elle l’est ! dites-vouscela ! et maudissez-moi !… Et maintenant, espérez unmiracle, parce que… parce que je l’attends, ce miracle-là !…j’ai cru tout à l’heure l’entendre marcher !… Sachez quej’avais dans Essen un complice… le soi-disant représentant desintérêts turcs…

– Vladimir ! Vladimir ! soupiraLa Candeur, où est Vladimir ?

– C’est lui que j’attends… Il a prispassage à bord !… et j’ai vu Vladimir àl’Essener-Hof, au déjeuner de fiançailles !… Je luiai donné une mission… L’a-t-il accomplie ?… Tout est là…tout est là !… Quand je me suis aperçu, ou quand j’ai crum’apercevoir, au déjeuner de fiançailles, que Nicole n’était pasNicole… le souvenir aigu de certaines paroles entendues, certainenuit, me revint à l’esprit. Une nuit donc, où j’étais sur les toitsde la maison Hans, au Pavillon central des recherches, je surpriscertaines paroles prononcées par l’homme qui avait été chargé de lagarde de Nicole. Il se félicitait de ce que, depuis quelques jours,il jouissait d’une appréciable liberté : « Depuismercredi, disait-il, j’ai bien cru être débarrassé de tout !…oui, nous avons tous cru que c’était fini !… et là-bas, laprincesse Botosani a dit : Elle sera mortedemain ! » ajouta l’homme de garde ; puis il yeut un silence et cet homme reprit, sans dissimuler sonétonnement : « Et maintenant, elle va tout à faitmieux ! C’est incroyable ce qu’il y a de ressort chez lesjeunes femmes !… Sans compter que, puisqu’il veulentqu’elle se porte bien, ils ont dû lui coller quelque chose depas banal du tout ! » Or, reprit Rouletabille, je savaisque la princesse Botosani était dame infirmière à l’hôpital de lavilla Hœgel, hors de l’usine, à Essen même… Donc, on avaittransporté, dans la crainte d’une issue redoutable, la pauvreNicole dans cet hôpital : En était-elle réellementrevenue ?… Toute la question était là !… Les Fritzavaient trop d’intérêt à lui substituer un sosie, pour que lapossibilité d’une pareille éventualité ne me heurtât l’esprit,surtout dans le moment que je venais d’être assailli par les doutesles plus aigus sur la véritable personnalité de la Nicole quej’avais devant moi !… C’est alors que je me rapprochai de moncomplice Vladimir qui, lui, est en relations constantes avec laprincesse Botosani et que je lui demandai pourquoi la princesse nese trouvait point au déjeuner de fiançailles ! Quand il m’eutappris que la princesse avait été invitée à ce déjeuner, jerespirai, car il ressortait de cette information sûre que la Nicoleque j’avais devant moi était la vraie Nicole. La princesse Botosanil’avait soignée, jamais on n’aurait invité la princesse au déjeuneroù elle devait se rencontrer avec la fille de M. Fulber, sicelle-ci n’avait pas été la même personne qui avait été soignée parelle ! La princesse aurait reconnu tout de suite lasupercherie et elle en aurait fait part immédiatement à son fauxpacha Vladimir avec qui on la sait du dernier bien !… C’étaitmettre beaucoup de monde dans la confidence, et c’était ainsi, pourpeu que l’on donnât des doutes sur la personnalité de Nicole auxinvités de l’Essener-Hof, aller à rencontre des désirs del’empereur qui avait tenu justement à ce qu’on leur montrât lafille de M. Fulber en chair et en os et bien portante… Jeconcluais donc de tout cela que l’invitation de la princesseBotosani était un argument sérieux en faveur de la véritablepersonnalité de la Nicole à qui je venais de parler !…Cependant quand Vladimir eut ajouté que cette invitation avait étéannulée par la nécessité où l’on mettait la princesse de ne pointse rendre à cette invitation, tous mes doutes revinrent à nouveau,plus pressants que jamais ! Je pus croire et, dans tous lescas, je pus craindre que nous avions tous été joués !… Et jerésolus d’agir comme si nous étions acculés à une situationdésespérée. C’est alors que je confiai en grand secret à Vladimirl’alternative dans laquelle, désormais, nous nous débattions. Ilétait libre, lui !… Il pouvait agir !… et je lui dictailes gestes de son action… Il devait se rendre à l’hôpital de lavilla Hœgel et s’assurer par lui-même de ce qu’il en était. C’étaitun mercredi que la malade avait été amenée à l’hôpital. Elle yavait été soignée par la princesse. C’étaient là de précieusesindications. Vladimir reçut l’ordre d’entrer, coûte que coûte, encommunication avec la malade, et si celle-ci se trouvait encore àl’hôpital, d’user des moyens dont il disposait et de l’auto et despapiers de la princesse Botosani pour conduire la malade à lafrontière hollandaise et l’y mettre en sûreté avant de revenir àbord du Wesel où sa place était retenue à l’avance…Messieurs ! Messieurs !… Vladimir est à bord duWesel !… Il veille sur nous et sur notre entreprise,et on pourra le voir apparaître d’un moment à l’autre !… Vousvoyez que rien n’est encore perdu !… c’est lui qui nousfixera… Tant qu’il n’aura pas parlé, nous n’avons à désespérer derien !… »

À ce moment, un nouveau personnage apparutdans la lueur rouge du falot ; il appelait à voixbasse :

« Rouletabille !Rouletabille !…

– C’est toi, Vladimir ?

– Oui, c’est moi.

– Eh bien, as-tu trouvé lamalade ?

– Oui.

– L’as-tu sauvée ?

– Oui.

– Elle est en sûreté enHollande ?

– Oui !…

– Alors, Nicole Fulber estsauvée ?

– Mais je n’en sais rien, moi !…je ne sais pas si la malade est Nicole Fulber !

– Qu’est-ce que tu dis ?… qu’est-ceque tu dis ? Tu l’as vue ?

– Non ! je ne l’ai pas vue, elle n’apas montré son visage !…

– Et tu l’as sauvée ?

– Oui !… j’ai sauvé, à touthasard, la malade qui avait été amenée à l’hôpital le mercrediet qui avait été soignée par la princesse Botosani !…

– Mais enfin ! elle t’a bien ditcomment elle s’appelait ?

– Elle m’a dit qu’elle s’appelait BarbaraLixhe !… »

XXII – LE DERNIER VOYAGE DU WESEL

De la rumeur encore au fond de la cale, de larage, tout ce remuement de sentiments forcenés qui enveloppentRouletabille et que celui-ci « mate » encore… uninstant !… un instant !…

Combien de minutes encore pourra-t-il retenirces fous, que la perspective de la mort de Nicole rend de plus enplus intraitables ?…

Mais le reporter est tellement attaché à laparole qui glisse de la bouche de Vladimir qu’il néglige tout lereste, qu’il ne s’occupe plus du reste, de toute cette fureur quigrouille derrière lui, et qui lui mord les talons…

– Parle, Vladimir, parle !… Si ellene t’a rien dit, c’est qu’elle ne pouvait rien te dire,peut-être !… Il faut penser que, puisqu’ils étaient dans lanécessité de substituer à la Nicole malade, une Nicole bienportante, ils avaient dû imposer à la Nicole malade une autrepersonnalité que celle de la vraie Nicole !…Certes !… comprenez ! et espérez ! espérezencore !… Cette autre personnalité avait dû lui être imposéesous peine de mort !… et sous peine de supplice dessiens !… Toujours le chantage… à toutes les pages !… àtoutes les lignes de l’histoire du monde !… Lui as-tu dit,Vladimir, que tu venais de la part de Rouletabille ?

– Je n’ai pas osé ! assura Vladimir.Je n’étais pas sûr de la personne en face de qui je me trouvais…Elle se méfiait trop pour que je ne me méfiasse point, moiaussi !… Elle consentait à être conduite en Hollande, c’étaitdéjà beaucoup !…

– Rien n’est perdu !… rien n’estperdu !… Mais c’est malheureux que tu n’aies pas pu la voir…car enfin, tu avais vu l’autre Nicole au déjeuner des fiançailles…et si la Nicole de l’hôpital lui avait ressemblé, c’est elle quiaurait été la vraie Nicole, à coup sûr… car on avait besoin d’uneNicole bien portante et ils n’avaient aucune raisond’inventerune Nicole malade !

– L’affaire s’est passée de nuit !…et dans les ténèbres de son dortoir et de la cour de l’hôpital… etje n’ai eu que le temps de jeter cette femme voilée dans l’auto dela princesse !… et puis j’ai sauté sur le siège… je conduisaismoi-même !… Enfin ! Elle ne voulait pas se fairevoir !… mais je crois que c’était elle ! mais jen’en suis pas sûr !… puisque je ne la connaissais pas… Je nepuis vous rapporter que ce qu’elle m’a dit, et elle m’a dit qu’elleétait Barbara Lixhe, la femme captive en Allemagne et accuséed’espionnage du fameux journaliste démocrate hollandais !… etvoilà pourquoi elle consentait à fuir en Hollande avec moi !…mais en tant que Barbara Lixhe !…

– Elle avait raison ! elle avaitraison !… Puisque tu étais prêt à la faire fuir, à n’importequel prix, et, qu’ainsi même si tu représentais pour elle un piège,elle bénéficierait de cette fuite au besoin… au besoin… sans que,en cas d’accident, les Fritz pussent lui reprocher d’avoir dévoilésa véritable personnalité !… Rien n’est perdu !… rienn’est perdu !… espérons !… je vous dis que nous avons ledevoir d’espérer !… Entendez-vous, vous autres !…Avez-vous bientôt fini de grogner comme ça ?… de me mangercomme ça… avec vos yeux de feu… Quand vous m’aurez dévoré, vousserez bien avancés !… Vladimir ! Vladimir !… Oùas-tu conduit cette femme en Hollande ?… où nousattend-elle ?… car elle nous attend, dis ?… Tu lui as ditqu’elle devait nous attendre ?

– Je n’eus que le temps de lui dire celaet de repartir. Elle nous attend à Arnhem, à l’hôtel desProvinces unies !… Je lui ai dit de rester là jusqu’àdemain matin…

– Je vous dis que tout est sauvé !…soupira Rouletabille… Nous serons à Arnhem avant ce soir… bienavant ce soir !… Et là, nous trouverons Nicole !…

– Si nous ne l’y trouvons pas, fit lavoix du Polonais, tu es mort !

– C’est entendu !… c’estentendu !… mais d’abord, cher monsieur, calmons-nous etveillons ; et soyons prudents, circonspects et prêts à tout,car le principal, de toute évidence, est d’arriver àArnhem. »

À ce moment le bruit sourd et répété dedétonations d’artillerie fit dresser l’oreille à Rouletabille, à LaCandeur et à Vladimir… et du coup, la rage du Polonais et ledésespoir de Fulber en furent comme suspendus…

« Qu’est-ce que c’est que cela ? ditRouletabille. Et d’abord pourquoi n’avons-nous pas déjàappareillé ?… À cette heure, nous devrions être déjà enroute.

– Je vais voir… » fit Vladimir.

Le Slave se glissa entre les caisses etdisparut.

Il resta absent dix minutes pendant lesquellesles coups de canon ne cessèrent point. Rouletabille avait peine àcontenir son anxiété. Les deux autres ne disaient rien.

Enfin Vladimir réapparut.

« Voilà, jeta-t-il, c’est bien simple. Ons’est aperçu de votre évasion à l’usine… et on doit se douter quevous êtes à bord de quelque bâtiment, car le port est fermé et tousles départs sont suspendus !

– Bonsoir de bonsoir ! nous v’làencore fichus ! gronda La Candeur… ça allait tropbien !… » (car La Candeur, qui avait depuis longtempsfait le sacrifice de Nicole, trouvait que tout allait bien dumoment que l’on était sur le point de toucher à une terreneutre).

Rouletabille dit simplement :

« Nous partirons quand même, parce qu’ilfaut partir… Es-tu prêt, Vladimir ?

– Mon cher, répondit Vladimir, je nesuis prêt que pour le déjeuner de midi, moi !

– Un Fritz, répliqua l’autre, esttoujours prêt à faire la noce à n’importe quelle heure du jour oude la nuit !… Profite donc du retard dans le travail, imposépar la défense officielle d’appareiller, pour sortir tongala !… Toute la boustifaille dehors et les paniers dechampagne de Nelpas Pacha… Un pacha, ami d’Enver le Magnifique,sait bien faire les choses !…

– Mais c’était entendu ! tout étaitentendu pour midi !…

– Que la fête commence ! Va trouverle capitaine ! À table ! Et vite !…

– Le capitaine fait tout ce que je veux,dit Vladimir !… Nelpas Pacha est assez riche pour cela !Et dès que ces messieurs auront bu, le reste ne traînera pas… lechampagne est bien travaillé ! je t’assure !

– Descends-moi vite les armes !… Ilfaut que nous soyons maîtres du bateau dans une heure !Offre-leur à boire à tous ! Gave-les ! Dans unedemi-heure, nous offrirons de la poudre à ceux qui n’auront pasassez bu ! Et dans quelques heures, messieurs, nous serons àArnhem !…

– Bonsoir de bonsoir ! éclata encoreLa Candeur qui renaissait à l’espérance, voilà une dernièreaventure qui me plait… à une condition, mon vieux Vladimir… c’estqu’en même temps que tu nous descendras des armes, tu nous apportesquelques bouteilles de champagne !… j’ai unesoif !… »

– Non, lui répliqua Vladimir, cechampagne-là, il vaut mieux que tu n’en boivespas ! »

*

**

On n’a certainement pas oublié la dépêchepubliée par tous les journaux de l’Entente et expédiée du Havre le14 janvier 1915. Elle relatait l’évasion extraordinaire d’uncertain nombre de Liégeois qui s’étaient emparés d’un bâtiment etqui étaient parvenus à s’enfuir ainsi jusqu’en Hollande.Rouletabille a raconté plus tard qu’il avait été inspiré par cettedépêche-là dans le plan qu’il avait préparé avec Vladimir, et nousne pouvons mieux faire que la reproduire icitextuellement :

Le Havre, 14 janvier

On a raconté, dernièrement, l’audacieuxcoup des Belges qui, après avoir enivré des marins allemands,s’emparèrent de leur bateau et firent route vers la Hollande où ilsarrivèrent sans encombre.

Cette prouesse vient d’être renouvelée,mais dans des conditions extraordinaires d’audace. Elle a permis àcent trois Liégeois, parmi lesquels quelques femmes et enfants, dequitter Liège nuitamment, à bord d’un bateau réquisitionné par lesAllemands, l’Atlas V, et d’aborder en Hollande.

Cet Atlas V est un remorqueur, ancienbateau de guerre, d’une certaine force, acheté jadis à unepuissance neutre.

Il quitta Liège vers minuit, emporté parle violent courant de la Meuse, que les inondations ont faitdéborder ; en cours de route, il rencontra bien desobstacles : un pont de bois, près de Vise ; des câblesmis en travers du fleuve, mais il vint à bout de tout.

Le pilote avait blindé sa cabine à l’aidede tôles d’acier prises dans la soute à charbon. Grâce à cela ilput braver les nombreux coups de fusil des sentinelles allemandeset le feu des mitrailleuses. Des canons furent même braqués sur cebateau, mais ils ne l’atteignirent pas.

Le voyage de Liège à Essden (Hollande) sefit en une heure trois quarts. Les voyageurs étaient couchés à fondde cale. Aucun ne fut atteint.

Ajoutons que ce bateau venait de coûter 3500 francs de réparations aux Allemands.

Les choses se passèrent avec la mêmesimplicité audacieuse, à bord du Wesel.

Au cours d’un déjeuner offert à l’état-major,à une partie de l’équipage et à une cinquantaine de passagersexceptionnels, cinq démons armés jusqu’aux dents surgirent dans lemoment que le champagne coulait à flots et avait déjà, surquelques-uns, produit des effets somnifères tout à fait inattendus.L’état-major fut fait prisonnier et enfermé à fond de cale. Lereste n’offrit aucune résistance. Le maître de chauffe et lesmécaniciens durent obéir sous peine de mort aux ordres qui leurfurent donnés, et le Wesel, sortant de Duisburg, eutbientôt atteint Ruhrort au confluent de la Ruhr et du Rhin. C’estlà que les difficultés purent apparaître aux audacieux évadés, unmoment, invincibles… Poursuivis par un remorqueur sur la dunetteduquel on parvint à distinguer de nombreux officiers qui poussaientde véritables hurlements, Rouletabille et ses compagnons netardèrent pas à faire feu de toutes leurs armes. À ce remorqueurvinrent se joindre bientôt deux chaloupes automobiles.

Heureusement pour nos amis, un événement aussiextraordinaire que celui d’un cargo bravant les ordres officiels enpleine Allemagne, dans une contrée éloignée des hostilités, n’avaitpas été prévu… On se trouvait désarmé devant tant d’audace… Il yavait bien des canonnières sur la Ruhr, aucune n’était en état depoursuivre… Elles étaient revenues là pour réparations… Lesembarcations qui donnèrent la chasse au Wesel n’étaientpas armées.

À l’abri derrière les bastingages et lessabords, Rouletabille, Fulber et le Polonais firent de nombreusesvictimes, tandis que La Candeur et Vladimir surveillaient, revolveren main, l’équipage prisonnier dans l’entrepont, et leschauffeurs.

Au nord de Ruhrort la poursuite fut mêmeabandonnée, mais Rouletabille pensa bien que ce n’était pas pourlongtemps… Le téléphone avait dû marcher. On aurait du travail à lafrontière… mais il fallait passer quand même. Ils étaient décidés àtout ! à sauter ! à couler !… s’ils ne pouvaientpasser !… Les chaudières furent chauffées à blanc !… LeWeseltrépidait de toute sa membrure…

Et quand, à un kilomètre de la frontière, lesbâtiments ennemis se présentèrent lui barrant la route, il passa autravers, littéralement au travers, car il en coula un, reçutlui-même une volée de mitraille, dix obus, mais arriva enHollande !… Il y arriva crevé, mourant, mais il yarriva !…

Un obus avait réduit en miettes le capitaine,son second et trois matelots.

Quant aux cinq passagers qui nous intéressent,ils étaient sains et saufs, sans une égratignure !…

Deux heures plus tard, Rouletabille et sesacolytes, après s’être expliqués avec les autorités hollandaises,se présentaient à Arnhem, à l’hôtel des Provinces unies,et demandaient à voir tout de suite Mme BarbaraLixhe.

On leur répondit :

« Mme Barbara Lixheest partie ce matin avec son mari qui est venu la chercher, pourRotterdam ! »

XXIII – BARBARA OU NICOLE ?

Ils partirent le soir même pour Rotterdam.

Ils y arrivèrent le lendemain matin. Chosesingulière, ces deux douleurs si différentes, celle de Fulber etcelle de Serge Kaniewsky, s’étaient rejointes.

Le dernier coup qui avait frappé Serge àArnhem avait fini de l’abattre. Toute sa rage, toute sa fureurétaient tombées. Il n’y avait plus en lui qu’un immense désespoiret, sur ce terrain-là, il était sûr de se rencontrer avecl’inventeur.

La Candeur était radieux, Vladimir rayonnant,Rouletabille pensif. Il avait dit :

« Ça n’est pas encore une preuve !…Elle a pu se confier à ce monsieur Lixhe, lequel était assurémentvenu chercher sa femme, après qu’on l’eut averti de son arrivée enHollande. Ce monsieur Lixhe, à qui Nicole se sera confié et quiconnaît ce dont les Prussiens sont capables, même hors de chez eux(rappelons-nous la mort de Nourry), a sans doute décidé qu’il étaitpréférable pour Nicole de continuer cette comédie… Tant que nous neles aurons pas rejoints l’un et l’autre, il nous reste unespoir ! »

Ainsi avait parlé Rouletabille. Avait-il étéseulement entendu ? Les autres ne lui répondirent même point.Croyait-il lui-même à ce qu’il disait ?

Le fait est qu’il le disait sans grandeconviction. Il était au bout de ses efforts. Il avait fait plusqu’il n’avait espéré. Et il n’osait plus, après une aventure quisauvait Paris, demander à la Providence une faveur nouvelle quieût, en surplus, sauvé Nicole.

Cependant, il y avait des instants où il étaitcomme réveillé en sursaut par la vision d’un geste qu’il répétaitmachinalement. Il se croyait encore, il se sentait encore, entrain de frapper Nicole !… Et il eût donné sa vie pourn’avoir pas frappé la vraie !…

Jusqu’à Arnhem, il s’était montré fort, plusfort qu’il n’aurait cru ; il avait bien pensé que là le douteau moins cesserait.

Eh bien ! le doute continuait… ou pourmieux dire, l’espoir, sans avoir complètement disparu, n’était plusqu’une toute petite chose… si petite…

Dans le train, il avait pleuré silencieusementen voyant les pauvres figures de Fulber et de Serge.

Le Polonais ne lui montrait plus d’hostilité…Docile, il se laissait conduire, sans aucune réaction… Ce n’étaitplus que de la douleur, dans un coin…

À Rotterdam, ils se mirent à la poursuite deLixhe ou, plutôt ils suivirent tous Rouletabille qui cherchaitLixhe. De la salle de rédaction, on les envoya sur le port ;on les vit déambuler comme des âmes en peine le long des canauxqu’animait un négoce décuplé depuis la guerre en dépit des entravessous-marines ; ils échouèrent, pour le déjeuner, dans uneimmense brasserie, où généralement déjeunait Lixhe. Cette brasserieétait en même temps une sorte de Bourse du commerce où l’ontraitait mille affaires entre un compotier d’anchois et d’énormespots de bière… Mais Lixhe n’était pas là…

Quelqu’un qui connaissait Lixhe leurdit :

« Il est parti ce matin pourFlessingue… »

Ils allèrent à la police qui, d’ailleurs, lescherchait et ils apprirent avec certitude que Lixhe qui avait étérejoint par sa femme, prisonnière des Allemands depuis six mois,venait, en effet, de prendre le train pour Flessingue.

Une heure après, ils prenaient le train pourFlessingue.

À Flessingue, ils arrivèrent pour voirdisparaître le bateau qui emportait Lixhe et sa femme.

Rouletabille disait :

« Si, comme je le pense, Nicole s’estentièrement confiée à Lixhe, celui-ci ne trouvant pas Nicolesuffisamment en sûreté en Hollande, l’a conduite enAngleterre. »

Ils durent attendre deux jours un bateau pourl’Angleterre.

Serge et Fulber ne parlaient plus du tout àRouletabille. Ils l’écoutaient quelquefois, mais comme des gens quine l’entendent ou ne le comprennent pas.

Ils ne mangeaient plus. Ils ne pleuraient mêmeplus.

La Candeur et Vladimir allaient faire desparties de cartes dans les cafés.

Les nuits étaient épouvantables pourRouletabille qui ne dormait plus. Dès qu’il s’assoupissait, il sevoyait assassinant Nicole.

Enfin, ils s’embarquèrent. La traversées’accomplit normalement. Ils arrivèrent à Londres et s’en furent àla police. Là, ils apprirent que Lixhe etMme Barbara venaient de partir pour Liverpool.

Serge déclara qu’il n’irait pas à Liverpool,qu’il n’en aurait du reste pas la force, car il gardait celle quilui restait pour rentrer en France, revoir les lieux où il avaitaimé Nicole et mourir. Fulber, lui, voulut suivre Rouletabillejusqu’à Liverpool.

« Cela vaut mieux, dit-il, ce sera plussûr ! »

Et il se mit à rire en embrassantRouletabille. Fulber était à la limite de la folie.

Aussi, le reporter le laissa à Londres avecSerge, sous la garde de La Candeur et de Vladimir qui lesenfermèrent tous deux dans la même chambre et s’en furent au barconsommer force cocktails, whisky et brandy, qu’ils jouaientinterminablement aux dés. Vladimir, en Angleterre, était redevenuRoumain, sur les conseils de Rouletabille.

Quand celui-ci revint de Liverpool, il apprità tout le monde que M. et Mme Lixhe s’étaientembarqués à Liverpool pour l’Amérique. Cette fois, le doute n’étaitplus possible, il n’y avait plus qu’à rentrer à Paris.

Ils rentrèrent à Paris.

Avant d’arriver en gare, Rouletabille dit àSerge et à Fulber.

« Il nous reste un espoir. Si Lixhe, poursauver Nicole des Allemands, a simulé avec elle un départ pourl’Amérique, ils ont pu tous deux quitter le paquebot à son escaledevant Brest…

– Dans ce cas, fit entendre la voixd’outre-tombe de Serge… dans ce cas, nous allons trouver Nicolechez sa mère.

– Possible !… répliqua Rouletabille…J’ai consulté les horaires. Elle peut être arrivée à Paris cinqheures avant nous ! »

Aussitôt débarqués à Paris, ils montèrent dansune auto et se firent conduire à Neuilly, dans la demeure deFulber.

Là, ils ne trouvèrent pas Nicole. Ils netrouvèrent même pas Mme Fulber. La demeure étaitclose et les voisins ne purent donner aucun renseignementutile.

Ce fut le suprême effondrement. Le père et lefiancé tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

Rouletabille les laissa à leur embrassementet, peut-être aussi désespéré qu’eux, remonta dans l’auto.

Il n’entendit même pas les cris de Vladimir etde La Candeur. Il partit à toute allure.

Il avait donné l’adresse de la rue desSaussaies… l’adresse de la Sûreté générale.

Mais quand il arriva là-bas, il vit, d’uneautre auto, sauter Vladimir et La Candeur, et descendre derrièreeux Fulber et Serge.

« Nous ne te quitterons pasencore !… disait La Candeur… Nous leur avons faitcomprendre que si tu nous quittais comme ça, c’est qu’il te restaitencore un espoir !…

– Aucun ! jetaRouletabille… aucun !… c’est fini !… Je viens ici rendrecompte de ma mission… J’ai réussi à sauver Paris, mais je n’ai pasréussi à sauver Nicole ! »

Et il traversa la cour en hâte, gravitl’escalier… les autres suivaient…

Maintenant, ils avaient cette habitude de lesuivre en nourrissant toujours, au fond d’eux-mêmes, un espoirimpossible…

Or, comme ils arrivaient tous dans levestibule du chef de la Sûreté générale, ils aperçurent, à côtéd’un homme qu’ils ne connaissaient pas, Nicole etMme Fulber !…

Nous renonçons à décrire la scène quis’ensuivit, les cris, les pleurs de joie, le délire de cetteréunion imprévue !…

« C’est donc vous qui nous poursuiviez,fit l’homme inconnu et qui se fit connaître tout de suite, et quin’était autre que M. Lixhe !… Et moi qui croyais avoiraffaire à des espions d’outre-Rhin… »

À ce tumulte joyeux, la porte s’ouvrit etalors, dans le salon du chef de la Sûreté, Rouletabille aperçut sondirecteur et tous ces messieurs du fameux conseil secret !…Ils étaient réunis là pour prendre une décision qui allaitpeut-être conseiller aux Parisiens d’abandonner la capitale devantle péril pressant de la Titania.

Rouletabille s’avança alors et, présentant àces messieurs Fulber, Serge et Nicole, s’écria :

« Je vous avais promis de les tuer oude les sauver !… Mes camarades et moi nous les avons sauvéstous les trois !… »

À quoi le Binocle d’écaille dit :

« Eh bien ! je puis bien vousl’avouer maintenant, je n’ai pas été aussi ému depuis la bataillede la Marne !… »

 

Le lendemain, L’Époque paraissaitavec une manchette considérable : Si le miracle de laMarne a sauvé la France, Paris a été sauvé par le miracle deRouletabille !

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