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Sapho

Sapho

de Alphonse Daudet
Chapitre 1

 

– Regardez-moi, voyons… J’aime la couleur de vos yeux…

– Comment vous appelez-vous ?

– Jean.

– Jean tout court ?

– Jean Gaussin.

– Du Midi, j’entends ça… Quel âge ?

– Vingt et un ans.

– Artiste ?

– Non, madame.

– Ah ! tant mieux…

Ces bouts de phrases, presque inintelligibles au milieu des cris, des rires, des airs de danse d’une fête travestie, s’échangeaient – une nuit de juin – entre un pifferaro et une femme fellah dans la serre de palmiers,de fougères arborescentes, qui faisait le fond de l’atelier de Déchelette.

Au pressant interrogatoire de l’Égyptienne, le pifferaro répondait avec l’ingénuité de son âge tendre,l’abandon, le soulagement d’un Méridional resté longtemps sans parler. Étranger à tout ce monde de peintres, de sculpteurs, perdu dès en entrant dans le bal par l’ami qui l’avait amené, il se morfondait depuis deux heures, promenant sa jolie figure de blond hâlé et doré par le soleil, les cheveux en frisons serrés et courts comme la peau de mouton de son costume ; et un succès, dont il ne se doutait guère, se levait et chuchotait autour de lui.

Des épaules de danseurs le bousculaientbrusquement, des rires de rapins blaguaient la cornemuse qu’ilportait tout de travers et sa défroque de montagne, lourde etgênante dans cette nuit d’été. Une Japonaise aux yeux de faubourg,des couteaux d’acier tenant son chignon remonté, fredonnait enl’agaçant : Ah ! qu’il est beau, qu’il est beau, lepostillon…[1] ; tandis qu’une novioespagnole en blanches dentelles de soie, passant au bras d’un chefapache, lui fourrait violemment sous le nez son bouquet de jasminsblancs.

Il ne comprenait rien à ces avances, secroyait extrêmement ridicule et se réfugiait dans l’ombre fraîchede la galerie vitrée, bordée d’un large divan sous les verdures.Tout de suite cette femme était venue s’asseoir près de lui.

Jeune, belle ? Il n’aurait su le dire… Dulong fourreau de lainage bleu où sa taille pleine ondulait,sortaient deux bras, ronds et fins, nus jusqu’à l’épaule ; etses petites mains chargées de bagues, ses yeux gris larges ouvertset grandis par les bizarres ornements de fer lui tombant du front,composaient un ensemble harmonieux.

Une actrice sans doute. Il en venait beaucoupchez Déchelette ; et cette pensée n’était pas pour le mettre àl’aise, ce genre de personnes lui faisant très peur. Elle luiparlait de tout près, un coude au genou, la tête appuyée sur lamain, avec une douceur grave, un peu lasse… « Du Midivraiment ?… Et des cheveux de ce blond-là !… Voilà unechose extraordinaire. »

Et elle voulait savoir depuis combien de tempsil habitait Paris, si c’était très difficile cet examen pour lesconsulats qu’il préparait, s’il connaissait beaucoup de monde etcomment il se trouvait à la soirée de Déchelette, rue de Rome, siloin de son quartier Latin. Quand il dit le nom de l’étudiant quil’avait amené… « La Gournerie… un parent de l’écrivain… elleconnaissait sans doute… » l’expression de ce visage de femmechangea, s’assombrit subitement ; mais il n’y prit pas garde,ayant l’âge où les yeux brillent sans rien voir. La Gournerie luiavait promis que son cousin serait là, qu’il le présenterait.« J’aime tant ses vers… je serais si heureux de leconnaître… »

Elle eut un sourire de pitié pour sa candeur,un joli resserrement d’épaules, en même temps qu’elle écartait desa main les feuilles légères d’un bambou et regardait dans le balsi elle ne lui découvrirait pas son grand homme.

La fête à ce moment étincelait et roulaitcomme une apothéose de féerie. L’atelier, le hall plutôt, car onn’y travaillait guère, développé dans toute la hauteur de l’hôtelet n’en faisant qu’une pièce immense, recevait sur ses tenturesclaires, légères, estivales, ses stores de paille fine ou de gaze,ses paravents de laque, ses verreries multicolores, et sur lebuisson de roses jaunes garnissant le foyer d’une haute cheminéeRenaissance, l’éclairage varié et bizarre d’innombrables lanterneschinoises, persanes, mauresques, japonaises, les unes en ferajouré, découpées d’ogives comme une porte de mosquée, d’autres enpapier de couleur pareilles à des fruits, d’autres déployées enéventail, ayant des formes de fleurs, d’ibis, de serpents ; ettout à coup de grands jets électriques, rapides et bleuâtres,faisaient pâlir ces mille lumières et givraient d’un clair de luneles visages et les épaules nues, toute la fantasmagorie d’étoffes,de plumes, de paillons, de rubans qui se froissaient dans le bal,s’étageaient sur l’escalier hollandais à large rampe menant auxgaleries du premier que dépassaient les manches des contrebasses etla mesure frénétique d’un bâton de chef d’orchestre.

De sa place, le jeune homme voyait cela àtravers un réseau de branches vertes, de lianes fleuries qui semêlaient au décor, l’encadraient et, par une illusion d’optique,jetaient au va-et-vient de la danse des guirlandes de glycine surla traîne d’argent d’une robe de princesse, coiffaient d’unefeuille de dracæna un minois de bergère Pompadour ; et pourlui maintenant l’intérêt du spectacle se doublait du plaisird’apprendre par son Égyptienne les noms, tous glorieux, tousconnus, que cachaient ces travestis d’une variété, d’une fantaisiesi amusantes.

Ce valet de chiens, son fouet court enbandoulière, c’était Jadin ; tandis qu’un peu plus loin cettesoutane élimée de curé de campagne déguisait le vieil Isabey,grandi par un jeu de cartes dans ses souliers à boucles. Le pèreCorot souriait sous l’énorme visière d’une casquette d’invalide. Onlui montrait aussi Thomas Couture en bouledogue, Jundt en argousin,Cham en oiseau des îles.

Et quelques costumes historiques et graves, unMurat empanaché, un prince Eugène, un Charles Ier,portés par de tout jeunes peintres, marquaient bien la différenceentre les deux générations d’artistes ; les derniers venus,sérieux, froids, des têtes de gens de bourse vieillis de ces ridesparticulières que creusent les préoccupations d’argent, les autresbien plus gamins, rapins, bruyants, débridés.

Malgré ses cinquante-cinq ans et les palmes del’Institut, le sculpteur Caoudal en hussard de baraque, les brasnus, ses biceps d’hercule, une palette de peintre battant seslongues jambes en guise de sabretache, tortillait un cavalier seuldu temps de la Grande Chaumière en face du musicien de Potter, enmuezzin qui fait la fête, le turban de travers, mimant la danse duventre et piaillant le « la Allah, il Allah » d’une voixsuraiguë.

On entourait ces joyeux illustres d’un largecercle qui reposait les danseurs ; et au premier rang,Déchelette, le maître du logis, fronçait sous un haut bonnet persanses petits yeux, son nez kalmouck, sa barbe grisonnante, heureux dela gaieté des autres et s’amusant éperdument, sans qu’il yparût.

L’ingénieur Déchelette, une figure du Parisartiste d’il y a dix ou douze ans, très bon, très riche, avec desvelléités d’art et cette libre allure, ce mépris de l’opinion quedonnent la vie de voyage et le célibat, avait alors l’entreprised’une ligne ferrée de Tauris à Téhéran ; et chaque année, pourse remettre de dix mois de fatigues, de nuits sous la tente, degalopades fiévreuses à travers sables et marais, il venait passerles grandes chaleurs dans cet hôtel de la rue de Rome, construitsur ses dessins, meublé en palais d’été, où il réunissait des gensd’esprit et de jolies filles, demandant à la civilisation de luidonner en quelques semaines l’essence de ce qu’elle a de montant etde savoureux.

« Déchelette est arrivé. » C’étaitla nouvelle des ateliers, sitôt qu’on avait vu se lever comme unrideau de théâtre l’immense store de coutil sur la façade vitrée del’hôtel. Cela voulait dire que la fête commençait et qu’on allaiten avoir pour deux mois de musiques et festins, danses etbombances, tranchant sur la torpeur silencieuse du quartier del’Europe à cette époque des villégiatures et des bains de mer.

Personnellement, Déchelette n’était pour riendans le bacchanal qui grondait chez lui nuit et jour. Ce noceurinfatigable apportait au plaisir une frénésie à froid, un regardvague, souriant, comme hatschisché, mais d’une tranquillité, d’unelucidité imperturbables. Très fidèle ami, donnant sans compter, ilavait pour les femmes un mépris d’homme d’Orient, fait d’indulgenceet de politesse ; et de celles qui venaient là, attirées parsa grande fortune et la fantaisie joyeuse du milieu, pas une nepouvait se vanter d’avoir été sa maîtresse plus d’un jour.

« Un bon homme tout de même… »ajouta l’égyptienne qui donnait à Gaussin cesrenseignements. S’interrompant tout à coup :

– Voilà votre poète…

– Où donc ?

– Devant vous… en marié de village…

Le jeune homme eut un « Oh ! »désappointé. Son poète ! Ce gros homme, suant, luisant,étalant des grâces lourdes dans le faux-col à deux pointes et legilet fleuri de Jeannot… Les grands cris désespérés du Livre del’Amour lui venaient à la mémoire, du livre qu’il ne lisaitjamais sans un petit battement de fièvre ; et tout haut,machinalement, il murmurait :

Pour animer le marbre orgueilleux de toncorps,

Ô Sapho, j’ai donné tout le sang de mesveines…

Elle se retourna vivement, avec le cliquetisde sa parure barbare :

– Que dites-vous là ?

C’étaient des vers de La Gournerie ; ils’étonnait qu’elle ne les connût pas.

« Je n’aime pas les vers… » fit-elled’un ton bref ; et elle restait debout, le sourcil froncé,regardant la danse et froissant nerveusement les belles grappeslilas qui pendaient devant elle. Puis, avec l’effort d’une décisionqui lui coûtait : « Bonsoir… » et elle disparut.

Le pauvre pifferaro resta tout saisi.« Qu’est-ce qu’elle a ?… Que lui ai-je dit ?… »Il chercha, ne trouva rien, sinon qu’il ferait bien d’aller secoucher. Il ramassa mélancoliquement sa cornemuse et rentra dans lebal, moins troublé du départ de l’égyptienne que detoute cette foule qu’il devait traverser pour gagner la porte.

Le sentiment de son obscurité parmi tantd’illustrations le rendait plus timide encore. Maintenant on nedansait plus ; quelques couples çà et là, acharnés auxdernières mesures d’une valse qui mourait, et parmi eux Caoudal,superbe et gigantesque, tourbillonnant la tête haute avec unepetite tricoteuse, coiffe au vent, qu’il enlevait sur ses brasroux.

Par le grand vitrage du fond large ouvert,entraient des bouffées d’air matinales et blanchissantes, agitantles feuilles des palmiers, couchant les flammes des bougies commepour les éteindre. Une lanterne en papier prit feu, des bobècheséclatèrent, et tout autour de la salle, les domestiquesinstallaient des petites tables rondes comme aux terrasses descafés. On soupait toujours ainsi par quatre ou cinq chezDéchelette ; et les sympathies en ce moment se cherchaient, segroupaient.

C’étaient des cris, des appels féroces, le« Pil… ouit » du faubourg répondant au « You you youyou » en crécelle des filles d’Orient, et des colloques à voixbasse, et des rires voluptueux de femmes qu’on entraînait d’unecaresse.

Gaussin profitait du tumulte pour se glisservers la sortie, quand son ami l’étudiant l’arrêta, ruisselant, lesyeux en boule, une bouteille sous chaque bras : « Mais oùêtes-vous donc ?… Je vous cherche partout… j’ai une table, desfemmes, la petite Bachellery des Bouffes… En Japonaise, savez bien…Elle m’envoie vous chercher. Venez vite… » et il repartit encourant.

Le pifferaro avait soif ; puisl’ivresse du bal le tentait, et le minois de la petite actrice quide loin lui faisait des signes. Mais une voix sérieuse et doucemurmura près de son oreille : « N’y va pas… »

Celle de tout à l’heure était là, tout contrelui, l’entraînant dehors, et il la suivit sans hésiter.Pourquoi ? Ce n’était pas l’attrait de cette femme ; ill’avait à peine regardée, et l’autre là-bas qui l’appelait,dressant les couteaux d’acier de sa chevelure, lui plaisait biendavantage. Mais il obéissait à une volonté supérieure à la sienne,à la violence impétueuse d’un désir.

N’y va pas !…

Et subitement ils se trouvèrent tous deux surle trottoir de la rue de Rome. Des fiacres attendaient dans lematin blême. Des balayeurs, des ouvriers allant au travailregardaient cette maison de fête grondante et débordante, ce coupletravesti, un Mardi Gras en plein été.

« Chez vous, ou chez moi ?… »demanda-t-elle. Sans bien s’expliquer pourquoi, il pensa que chezlui ce serait mieux, donna son adresse lointaine au cocher ;et pendant la route qui fut longue ils parlèrent peu. Seulementelle tenait une de ses mains entre les siennes qu’il sentait trèspetites et glacées ; et, sans le froid de cette étreintenerveuse, il aurait pu croire qu’elle dormait, renversée au fond dufiacre, avec le reflet glissant du store bleu sur la figure.

On s’arrêta rue Jacob, devant un hôteld’étudiants. Quatre étages à monter, c’était haut etdur. » Voulez-vous que je vous porte ?… »dit-il en riant, mais tout bas, à cause de la maison endormie. Ellel’enveloppa d’un lent regard, méprisant et tendre, un regardd’expérience qui le jaugeait et clairement disait :« Pauvre petit… »

Alors lui, d’un bel élan, bien de son âge etde son Midi, la prit, l’emporta comme un enfant, car il étaitsolide et découplé avec sa peau blonde de demoiselle, et il montale premier étage d’une haleine, heureux de ce poids que deux beauxbras, frais et nus, lui nouaient au cou.

Le second étage fut plus long, sans agrément.La femme s’abandonnait, se faisait plus lourde à mesure. Le fer deses pendeloques, qui d’abord le caressait d’un chatouillement,entrait peu à peu et cruellement dans sa chair.

Au troisième, il râlait comme un déménageur depiano ; le souffle lui manquait, pendant qu’elle murmurait,ravie, la paupière allongée : « Oh ! m’ami, quec’est bon… qu’on est bien… » Et les dernières marches, qu’ilgrimpait une à une, lui semblaient d’un escalier géant dont lesmurs, la rampe, les étroites fenêtres tournaient en uneinterminable spirale. Ce n’était plus une femme qu’il portait, maisquelque chose de lourd, d’horrible, qui l’étouffait, et qu’à toutmoment il était tenté de lâcher, de jeter avec colère, au risqued’un écrasement brutal.

Arrivés sur l’étroit palier :« Déjà… » dit-elle en ouvrant les yeux. Luipensait : « Enfin !… » mais n’aurait pu ledire, très pâle, les deux mains sur sa poitrine qui éclatait.

Toute leur histoire, cette montée d’escalierdans la grise tristesse du matin.

Chapitre 2

 

Il la garda deux jours ; puis ellepartit, lui laissant une impression de peau douce et de linge fin.Pas d’autre renseignement sur elle que son nom, son adresse etceci : « Quand vous me voudrez, appelez-moi… je seraitoujours prête… »

La toute petite carte, élégante, odorante,portait :

FANNY LEGRAND

6, rue del’Arcade

Il la mit à sa glace entre une invitation audernier bal des Affaires étrangères et le programmeenluminé et fantaisiste de la soirée de Déchelette, ses deux seulessorties mondaines de l’année ; et le souvenir de la femme,resté quelques jours autour de la cheminée dans ce délicat et légerparfum, s’évapora en même temps que lui, sans que Gaussin, sérieux,travailleur, se méfiant par-dessus tout des entraînements de Paris,eût eu la fantaisie de renouveler cette amourette d’un soir.

L’examen, ministériel aurait lieu en novembre.Il ne lui restait que trois mois pour le préparer. Après, viendraitun stage de trois ou quatre ans dans les bureaux du serviceconsulaire ; puis il s’en irait quelque part, très loin. Cetteidée d’exil ne l’effrayait pas ; car une tradition chez lesGaussin d’Armandy, vieille famille avignonnaise, voulait que l’aînédes fils suivît ce qu’on appelle la carrière, avecl’exemple, l’encouragement et la protection morale de ceux qui l’yavaient précédé. Pour ce provincial, Paris n’était que la premièreescale d’une très longue traversée, ce qui l’empêchait de noueraucune liaison sérieuse en amour comme en amitié.

Une semaine ou deux après le bal deDéchelette, un soir que Gaussin, la lampe allumée, ses livrespréparés sur la table, se mettait au travail, on frappatimidement ; et, la porte ouverte, une femme apparut entoilette élégante et claire. Il la reconnut seulement quand elleeut relevé sa voilette.

– Vous voyez, c’est moi… je reviens…

Puis surprenant le regard inquiet, gêné, qu’iljetait sur la besogne en train :

– Oh ! je ne vous dérangerai pas… je saisce que c’est…

Elle défit son chapeau, prit une livraison duTour du monde, s’installa et ne bougea plus, absorbée enapparence par sa lecture ; mais, chaque fois qu’il levait lesyeux, il rencontrait son regard.

Et vraiment il lui fallait du courage pour nepas la prendre tout de suite entre ses bras, car elle était biententante et d’un grand charme avec sa toute petite tête au frontbas, au nez court, à la lèvre sensuelle et bonne, et la maturitésouple de sa taille dans cette robe d’une correction touteparisienne, moins effrayante pour lui que sa défroque de filled’égypte.

Partie le lendemain de bonne heure, ellerevint plusieurs fois dans la semaine, et toujours elle entraitavec la même pâleur, les mêmes mains froides et moites, la mêmevoix serrée d’émotion.

– Oh ! je sais bien que je t’ennuie, luidisait-elle, que je te fatigue. Je devrais être plus fière… Si tucrois !… Tous les matins en m’en allant de chez toi, je jurede ne plus venir ; puis ça me reprend, le soir, comme unefolie.

Il la regardait, amusé, surpris dans sondédain de la femme, par cette persistance amoureuse. Celles qu’ilavait connues jusque-là, des filles de brasserie ou de skating,quelquefois jeunes et jolies, lui laissaient toujours le dégoût deleur rire bête, de leurs mains de cuisinières, d’une grossièretéd’instincts et de propos qui lui faisait ouvrir la fenêtre derrièreelles. Dans sa croyance d’innocent, il pensait toutes les filles deplaisir pareilles. Aussi s’étonnait-il de trouver en Fanny unedouceur, une réserve vraiment femme, avec cette supériorité – surles bourgeoises qu’il rencontrait en province chez sa mère – d’unfrottis d’art, d’une connaissance de toutes choses, qui rendaientles causeries intéressantes et variées.

Puis elle était musicienne, s’accompagnait aupiano et chantait, d’une voix de contralto un peu fatiguée,inégale, mais exercée, quelque romance de Chopin ou de Schumann,des chansons de pays, des airs berrichons, bourguignons ou picardsdont elle avait tout un répertoire.

Gaussin, fou de musique, cet art de paresse etde plein air où se plaisent ceux de son pays, s’exaltait par le sonaux heures de travail, en berçait son repos délicieusement. Et deFanny, cela surtout le ravissait. Il s’étonnait qu’elle ne fût pasdans un théâtre, et apprit ainsi qu’elle avait chanté auLyrique.

– Mais pas longtemps… Je m’ennuyais trop…

En elle effectivement rien de l’étudié, duconvenu de la femme de théâtre ; pas l’ombre de vanité ni demensonge. Seulement un certain mystère sur sa vie au-dehors,mystère gardé même aux heures de passion, et que son amantn’essayait pas de pénétrer, ne se sentant ni jaloux ni curieux, lalaissant arriver à l’heure dite sans même regarder la pendule,ignorant encore la sensation de l’attente, ces grands coups àpleine poitrine qui sonnent le désir et l’impatience.

De temps en temps, l’été étant très beau cetteannée-là, ils s’en allaient à la découverte de tous ces jolis coinsdes environs de Paris dont elle savait la carte précise etdétaillée. Ils se mêlaient aux départs nombreux, turbulents, desgares de banlieue, déjeunaient dans quelque cabaret à la lisièredes bois ou des eaux, évitant seulement certains endroits tropcourus. Un jour qu’il lui proposait d’aller aux Vaux-de-Cernay.

– Non, non… pas là… il y a trop depeintres…

Et cette antipathie des artistes, il serappela qu’elle avait été l’initiation de leur amour. Comme il endemandait la raison :

– Ce sont, dit-elle, des détraqués, descompliqués qui racontent toujours plus de choses qu’il n’y en a…Ils m’ont fait beaucoup de mal…

Lui protestait :

– Pourtant, l’art, c’est beau… Rien de telpour embellir, élargir la vie.

– Vois-tu, m’ami, ce qui est beau, c’estd’être simple et droit comme toi, d’avoir vingt ans et de biens’aimer…

Vingt ans ! on ne lui eût pas donnédavantage, à la voir si vivante, toujours prête, riant à tout,trouvant tout bon.

Un soir, à Saint-Clair, dans la vallée deChevreuse, ils arrivèrent la veille de la fête et ne trouvèrent pasde chambre. Il était tard, il fallait une lieue de bois dans lanuit pour rejoindre le prochain village. Enfin on leur offrit unlit de sangle, resté libre au bout d’une grange où dormaient desmaçons.

– Allons-y, dit-elle en riant… ça merappellera mon temps de misère.

Elle avait donc connu la misère.

Ils se glissèrent à tâtons entre les litsoccupés dans la grande salle crépie à la chaux, où fumait uneveilleuse au fond d’une niche sur la muraille ; et toute lanuit serrés l’un contre l’autre, ils étouffaient leurs baisers etleurs rires, en entendant ronfler, geindre de fatigue cescompagnons, dont les bourgerons, les lourdes chaussures de travailtraînaient tout près de la robe de soie et des fines bottes de laParisienne.

Au petit jour, une chatière s’ouvrit au bas dularge portail, un rai de lumière blanche frôla la sangle des lits,la terre battue, pendant qu’une voix enrouée criait :« Ohé ! la coterie… » Puis il se fit, dans la grangeredevenue obscure, un remue-ménage pénible et lent, des bâillées,des étirements, de grosses toux, les tristes bruits humains d’unechambrée qui s’éveille ; et lourds, silencieux, les Limousinss’en allèrent, un par un, sans se douter qu’ils avaient dormi prèsd’une belle fille.

Derrière eux, elle se leva, mit sa robe àtâtons, tordit ses cheveux en hâte : « Reste là… jereviens… » Elle rentrait au bout d’un moment avec une énormebrassée de fleurs des champs inondées de rosée. « Maintenantdormons… » dit-elle en éparpillant sur le lit cette odorantefraîcheur de la flore matinale qui ravivait l’atmosphère autourd’eux. Et jamais elle ne lui avait paru si jolie qu’à cette entréede grange, riant dans le petit jour, avec ses légers cheveux toutenvolés et ses herbes folles.

Une autre fois, ils déjeunaient àVille-d’Avray devant l’étang. Un matin d’automne enveloppait debrume l’eau calme, la rouille des bois en face d’eux ; etseuls dans le petit jardin du restaurant, ils s’embrassaient enmangeant des ablettes. Tout à coup, d’un pavillon rustique branchédans le platane au pied duquel leur table était mise, une voixforte et narquoise appela : « Dites donc, les autres,quand vous aurez fini de vous bécoter… » Et la face de lion,la moustache rousse du sculpteur Caoudal se penchait dansl’embrasure en rondins du chalet.

– J’ai bien envie de descendre déjeuner avecvous… Je m’ennuie comme un hibou dans mon arbre…

Fanny ne répondait pas, visiblement gênée dela rencontre ; lui, au contraire, accepta bien vite, curieuxde l’artiste célèbre, flatté de l’avoir à sa table.

Caoudal, très coquet dans une apparencenégligée, mais où tout était calculé depuis la cravate en crêpe dechine blanc pour éclaircir un teint sabré de rides et decouperoses, jusqu’au veston serré sur la taille encore svelte etles muscles en saillie, Caoudal lui parut plus vieux qu’au bal deDéchelette.

Mais ce qui le surprit et même l’embarrassaitun peu, ce fut le ton d’intimité du sculpteur avec sa maîtresse. Ill’appelait Fanny, la tutoyait.

– Tu sais, lui disait-il en installant soncouvert sur leur nappe, je suis veuf depuis quinze jours. Maria estpartie avec Morateur. Ça m’a laissé assez tranquille les premierstemps… Mais ce matin, en entrant à l’atelier, je me suis sentifaignant comme tout… Impossible de travailler… Alors j’ai lâché mongroupe et je suis venu déjeuner à la campagne. Fichue idée, quandon est seul… Un peu plus je larmoyais dans ma gibelotte…

Puis regardant le Provençal dont la barbefollette et les cheveux bouclés avaient le ton du sauternes dansles verres :

– Est-ce beau, la jeunesse !… Pas dedanger qu’on le lâche, celui-là… Et ce qu’il y a de plus fort,c’est que ça se gagne… Elle a l’air aussi jeune que lui…

– Malhonnête !… fit-elle en riant ;et son rire sonnait bien la séduction sans âge, la jeunesse de lafemme qui aime et veut se faire aimer.

« Étonnante… Étonnante… » murmuraitCaoudal, qui l’examinait tout en mangeant, avec un pli de tristesseet d’envie grimaçant au coin de sa bouche.

– Dis donc, Fanny, te rappelles-tu un déjeunerici… c’est loin, dam !… nous étions Ezano, Dejoie, toute labande… tu es tombée dans l’étang. On t’a habillée en homme, avec latunique du garde-pêche. Ça t’allait richement bien…

– Rappelle plus… fit-elle froidement, et sansmentir ; car ces créatures changeantes et de hasard ne sontjamais qu’à l’heure présente de leur amour. Nulle mémoire de ce quiprécéda, nulle crainte de ce qui peut venir.

Caoudal, au contraire, tout au passé, dévidaità coups de sauternes ses exploits de robuste jeunesse, d’amour etde beuverie, parties de campagne, bals à l’Opéra, chargesd’atelier, batailles et conquêtes. Mais, en se tournant vers euxavec l’éclair remonté à ses yeux de toutes les flammes qu’ilremuait, il s’aperçut qu’ils ne l’écoutaient guère, occupés àégrener des raisins aux lèvres l’un de l’autre.

– Est-ce assez rasant ce que je vous racontelà… Mais si, mais si, je vous assomme… Ah ! nom d’un chien…C’est bête d’être vieux…

Il se leva, jeta sa serviette

– Pour moi, le déjeuner, père Langlois…cria-t-il vers le restaurant.

Il s’éloigna tristement, traînant les pieds,comme rongé d’un mal incurable. Longtemps les amoureux suivirent salongue taille qui se voûtait sous les feuilles couleur d’or.

« Pauvre Caoudal !… c’est vrai qu’ilse tasse… » murmura Fanny d’un ton de doucecommisération ; et comme Gaussin s’indignait que cette Maria,une fille, un modèle, pût s’amuser des souffrances d’un Caoudal etpréférer au grand artiste… qui ?… Morateur, un petit peintresans talent, n’ayant pour lui que sa jeunesse, elle se mit àrire : « Ah ! innocent… innocent… » et luirenversant la tête à deux mains sur ses genoux, elle le humait, lerespirait, dans les yeux, dans les cheveux, partout, comme unbouquet.

Le soir de ce jour-là, Jean pour la premièrefois coucha chez sa maîtresse qui le tourmentait à ce sujet depuistrois mois :

– Mais enfin, pourquoi ne veux-tupas ?

– Je ne sais… ça me gêne.

– Puisque je te dis que je suis libre, que jesuis seule…

Et la fatigue de la partie de campagne aidant,elle l’entraîna rue de l’Arcade, tout près de la gare. À l’entresold’une maison bourgeoise d’apparence honnête et cossue, une vieilleservante en bonnet paysan, l’air revêche, vint leur ouvrir.

– C’est Machaume… Bonjour Machaume… dit Fannylui sautant au cou. Tu sais, le voilà mon aimé, mon roi… jel’amène… Vite, allume tout, fais la maison belle…

Jean resta seul dans un tout petit salon auxfenêtres cintrées et basses, drapées de la même soie bleue banalequi couvrait les divans et quelques meubles laqués. Aux murs troisou quatre paysages égayaient et aéraient l’étoffe ; tousportaient un mot de dédicace : « à FannyLegrand », « à ma chère Fanny… ».

Sur la cheminée, un marbre demi-grandeur de laSapho de Caoudal, dont le bronze est partout, et que Gaussin dès sapetite enfance avait vu dans le cabinet de travail de père. Et à lalueur de l’unique bougie posée près du socle, il s’aperçut de laressemblance, affinée et comme rajeunissante, de cette œuvre d’artavec sa maîtresse. ces lignes du profil, ce mouvement de taillesous la draperie, cette rondeur filante des bras noués autour desgenoux lui étaient connus, intimes ; son œil les savouraitavec le souvenir de sensations plus tendres.

Fanny, le trouvant en contemplation devant lemarbre, lui dit d’un air dégagé : « Il y a quelque chosede moi, n’est ce pas ?… le modèle de Caoudal meressemblait… » Et tout de suite elle l’emmena dans sa chambre,où Machaume en rechignant installait deux couverts sur unguéridon ; tous les flambeaux allumés, jusqu’aux bras del’armoire à glace, un beau feu de bois, gai comme un premier feu,flambant sous le pare-étincelles, la chambre d’une femme quis’habille pour le bal.

– J’ai voulu souper là, dit-elle en riant…nous serons plus vite au lit.

Jamais Jean n’avait vu d’ameublement aussicoquet. Les lampes Louis XVI, les mousselines claires des chambresde sa mère et de ses sœurs ne donnaient pas la moindre idée de cenid ouaté, capitonné, où les boiseries se cachaient sous des satinstendres, où le lit n’était qu’un divan plus large que les autres,étalé au fond sur des fourrures blanches.

Délicieuse, cette caresse de lumière, dechaleur, de reflets bleus allongés dans les glaces biseautées,après leur course à travers champs, l’ondée qu’ils avaient reçue,la boue des chemins creux sous le jour qui tombait. Mais ce quil’empêchait de déguster en vrai provincial ce confort de rencontre,c’était la mauvaise humeur de la servante, le regard soupçonneuxdont elle le fixait, au point que Fanny la renvoya d’un mot :« Laisse-nous Machaume… nous nous servirons… » Et commela paysanne jetait la porte en s’en allant : « N’y faispas attention, elle m’en veut de trop t’aimer… Elle dit que jeperds ma vie… ces gens de campagne, c’est si rapace !… Sacuisine, par exemple, vaut mieux qu’elle… goûte-moi cette terrinede lièvre. »

Elle découpait le pâté, débouchait lechampagne, oubliait de se servir pour le regarder manger, faisant àchaque geste remonter jusqu’à l’épaule les manches d’une gandourad’Alger, de laine souple et blanche, qu’elle portait toujours à lamaison. Elle lui rappelait ainsi leur première rencontre chezDéchelette ; et serrés sur le même fauteuil, mangeant dans lamême assiette, ils parlaient de cette soirée.

– Oh ! moi, disait-elle, dès que je t’aivu entrer, j’ai eu envie de toi… J’aurais voulu te prendre,t’emmener tout de suite, pour que les autres ne t’aient pas… Ettoi, qu’est-ce que tu pensais, quand tu m’as vue ?…

D’abord elle lui avait fait peur ; puisil s’était senti plein de confiance, en intimité complète avecelle.

– Au fait, ajouta-t-il, je ne t’ai jamaisdemandé… Pourquoi t’es-tu fâchée ?… Pour deux vers de LaGournerie ?…

Elle eut le même froncement de sourcils qu’aubal, puis un geste de tête :

– Des bêtises !… n’en parlons plus…

Et les bras autour de lui :

–C’est que j’avais un peu peur, moi aussi…j’essayais de me sauver, de me reprendre… mais je n’ai pas pu, jene pourrai jamais…

– Oh ! jamais.

– Tu verras.

Il se contenta de répondre avec le souriresceptique de son âge, sans s’arrêter à l’accent passionné, presquemenaçant, dont lui fut jeté ce « tu verras… ». Cetteétreinte de femme était si douce, si soumise ; il croyaitfermement n’avoir qu’un geste à faire pour se dégager…

Même à quoi bon se dégager ?… Il était sibien dans le dorlotement de cette chambre voluptueuse, sidélicieusement étourdi par cette haleine en caresse sur sespaupières qui battaient, lourdes de sommeil, pleines de visionsfuyantes, bois rouillés, prés, meules ruisselantes, toute leurjournée d’amour à la campagne…

Au matin, il fut réveillé en sursaut par lavoix de Machaume criant au pied du lit, sans le moindremystère :

– Il est là… il veut vous parler…

– Comment ! il veut ?… Je ne suisdonc plus chez moi !… tu l’as donc laissé entrer…

Furieuse, elle bondit, s’échappa de lachambre, à moitié nue, la batiste ouverte :

– Ne bouge pas, m’ami… je reviens…

Mais il ne l’attendit pas et ne sentittranquille que lorsqu’il fut levé à son tour, et vêtu, ses piedssolides dans ses bottes.

Tout en ramassant ses vêtements dans lachambre hermétiquement close où la veilleuse éclairait encore ledésordre du petit souper, il entendait le bruit d’un débat terribleétouffé par les tentures du salon. Une voix d’homme, irritéed’abord, puis implorante, dont les éclats s’écrasaient en sanglots,en larmoyantes faiblesses, alternait avec une autre voix qu’il nereconnut pas tout de suite, dure et rauque, chargée de haine et demots ignobles arrivant jusqu’à lui comme d’une dispute de brasseriede filles.

Tout ce luxe amoureux en était souillé,dégradé d’un éclaboussement de taches sur de la soie ; et lafemme salie aussi, au niveau d’autres qu’il avait mépriséesauparavant.

Elle rentra haletante, tordant d’un beau gestesa chevelure répandue :

– Est-ce bête un homme qui pleure !…

Puis le voyant debout, habillé, elle eut uncri de rage :

– Tu t’es levé !… recouche-toi… tout desuite… Je le veux…

Subitement radoucie, et l’enlaçant du geste etde la voix :

– Non, non… ne pars pas… tu ne peux pas t’enaller comme ça… D’abord je suis sûre que tu ne reviendraisplus.

– Mais si… Pourquoi donc ?…

– Jure que tu n’es pas fâché, que tu viendrasencore… oh ! c’est que je te connais.

Il jura ce qu’elle voulut, mais ne se recouchapas malgré ses supplications et l’assurance réitérée qu’elle étaitchez elle, libre de sa vie, de ses actes. À la fin elle sembla serésigner à le voir partir, et l’accompagna jusqu’à la porte,n’ayant plus rien de la faunesse en délire, bien humble aucontraire, cherchant à se faire pardonner.

Une longue et profonde caresse d’adieu lesretint dans l’antichambre.

« Alors… quand ?… » luidemandait-elle, les yeux tout au fond des yeux. Il allait répondre,mentir sans doute, dans sa hâte d’être dehors, quand un coup desonnette l’arrêta. Machaume sortit de sa cuisine, mais Fanny luifit signe : « Non… n’ouvre pas… » Et ils restaientlà, tous les trois, immobiles, sans parler.

On entendit une plainte étouffée, puis lefroissement d’une lettre glissée sous la porte, et des pas quidescendaient lentement.

– Quand je te disais que j’étais libre…tiens !…

Elle passa à son amant la lettre qu’ellevenait d’ouvrir, une pauvre lettre d’amour, bien basse, bien lâche,crayonnée en hâte sur une table de café et dans laquelle lemalheureux demandait grâce pour sa folie du matin, reconnaissaitn’avoir aucun droit sur elle que celui qu’elle voudrait bien luilaisser, priait à deux mains jointes qu’on ne l’exilât pas sansretour, promettant d’accepter tout, résigné à tout… mais ne pas laperdre, mon Dieu ! ne pas la perdre…

« Crois-tu !… » dit-elle avecun mauvais rire ; et ce rire acheva de lui barrer le cœurqu’elle voulait conquérir. Jean la trouva cruelle. Il ne savait pasencore que la femme qui aime n’a d’entrailles que pour son amour,toutes ses forces vives de charité, de bonté, de pitié, dedévouement absorbées au profit d’un être, d’un seul.

« Tu as bien tort de te moquer… cettelettre est horriblement belle et navrante… » et tout bas,d’une voix grave, en lui tenant les mains :

– Voyons… pourquoi le chasses-tu ?…

– Je n’en veux plus… Je ne l’aime pas.

– Pourtant c’était ton amant… Il t’a fait celuxe où tu vis, où tu as toujours vécu, qui t’est nécessaire.

– M’ami, dit-elle avec son accent defranchise, quand je ne te connaissais pas, je trouvais tout celatrès bien… Maintenant c’est une fatigue, une honte ; j’enavais le cœur qui me levait… Oh ! je sais, tu vas me dire quetoi ce n’est pas sérieux, que tu ne m’aimes pas… Mais ça, j’en faismon affaire… Que tu le veuilles ou non, je te forcerai bien dem’aimer.

Il ne répondit pas, convint d’un rendez-vouspour le lendemain, et se sauva, laissant quelques louis à Machaume,le fond de sa bourse d’étudiant, en paiement de la terrine. Pourlui, c’était fini maintenant. De quel droit troubler cetteexistence de femme, et que pouvait-il lui offrir en échange de cequ’il lui faisait perdre ?

Il lui écrivit cela, le jour même, aussidoucement, aussi sincèrement qu’il put, mais sans lui avouer que deleur liaison, de ce caprice léger et aimable, il avait senti sedégager tout à coup quelque chose de violent, de malsain, enentendant après sa nuit d’amour ces sanglots d’amant trompé quialternaient avec son rire à elle et ses jurons deblanchisseuse.

Dans ce grand garçon, poussé loin de Paris, enpleine garrigue provençale, il y avait un peu de la rudessepaternelle, et toutes les délicatesses, toutes les nervosités de samère à laquelle il ressemblait comme un portrait. Et pour ledéfendre contre les entraînements du plaisir s’ajoutait encorel’exemple d’un frère de son père, dont les désordres, les foliesavaient à demi ruiné leur famille et mis l’honneur du nom enpéril.

L’oncle Césaire ! Rien qu’avec ces deuxmots et le drame intime qu’ils évoquaient, on pouvait exiger deJean des sacrifices autrement terribles que celui de cetteamourette à laquelle il n’avait jamais donné d’importance. Pourtantce fut plus dur à rompre qu’il ne se l’imaginait.

Formellement congédiée, elle revint sans sedécourager de ses refus de la voir, de la porte fermée, desconsignes inexorables. « Je n’ai pas d’amour-propre… »lui écrivait-elle. Elle guettait l’heure de ses repas aurestaurant, l’attendait devant le café où il lisait ses journaux.Et pas de larmes, ni de scènes. S’il était en compagnie, elle secontentait de le suivre, d’épier le moment où il restait seul.

« Veux-tu de moi, ce soir ?…Non ?… Alors ce sera pour une autre fois. » Et elle s’enallait avec la douceur résignée du forain qui reboucle sa balle,lui laissant le remords de ses duretés et l’humiliation du mensongequ’il balbutiait à chaque rencontre. « L’examen tout proche…le temps qui manquait… Après, plus tard, si ça la tenaitencore… » De fait, il comptait, sitôt reçu, prendre un mois devacances dans le Midi et qu’elle l’oublierait pendant cetemps-là.

Malheureusement, l’examen passé, Jean tombamalade. Une angine, gagnée dans un couloir de ministère, et qui,négligée, s’envenima. Il ne connaissait personne à Paris, à partquelques étudiants de sa province, que son exigeante liaison avaitéloignés et dispersés. D’ailleurs il fallait ici plus qu’undévouement ordinaire, et dès le premier soir ce fut Fanny Legrandqui s’installa près de son lit, ne le quittant de dix jours, lesoignant sans fatigue, sans peur ni dégoût, adroite comme une sœurde garde, avec des câlineries tendres, qui parfois, aux heures defièvre, le reportaient à une grosse maladie d’enfance, luifaisaient appeler sa tante Divonne, dire « merci,Divonne », quand il sentait les mains de Fanny sur la moiteurde son front.

– Ce n’est pas Divonne… c’est moi… je teveille…

Elle le sauvait des soins mercenaires, desfeux éteints maladroitement, des tisanes fabriquées dans une logede concierge ; et Jean n’en revenait pas de ce qu’il y avaitd’alerte, d’ingénieux, d’expéditif, dans ces mains d’indolence etde volupté. La nuit elle dormait deux heures sur le divan, – undivan d’hôtel du Quartier, moelleux comme la planche d’un poste depolice.

– Mais, ma pauvre Fanny, tu ne vas donc jamaischez toi ?… lui demandait-il un jour… Je suis mieux à présent…Il faudrait rassurer Machaume.

Elle se mit à rire. Beau temps qu’ellecourait, Machaume, et toute la maison avec. On avait tout vendu,les meubles, la défroque, même la literie. Il lui restait la robequ’elle avait sur le dos et un peu de linge fin, sauvé par sabonne… Maintenant s’il la renvoyait, elle serait à la rue.

Chapitre 3

 

« Cette fois, je crois que j’ai trouvé…Rue d’Amsterdam, vis-à-vis la gare… Trois pièces, et un grandbalcon… Si tu veux, nous irons voir, après ton ministère… c’esthaut, cinq étages… mais tu me porteras. C’était si bon, tu terappelles… » Et tout amusée de ce souvenir, elle se frôlait,se roulait dans son cou, cherchait l’ancienne place, sa place.

À deux, dans leur garni d’hôtel, avec lesmœurs du quartier, ces traîneries par l’escalier de filles enfilets et en savates, ces cloisons de papier derrière lesquellesgrouillaient d’autres ménages, cette promiscuité des clés, desbougeoirs, des bottines, la vie devenait intolérable. Non pas àelle certes ; avec Jean, le toit, la cave, même l’égout, toutlui était bon pour nicher. Mais la délicatesse de l’amants’effarouchait de certains contacts, auxquels, garçon, il nepensait guère. Ces ménages d’une nuit le gênaient, déshonoraient lesien, lui causaient un peu la tristesse et le dégoût de la cage dessinges au Jardin des Plantes, grimaçant tous les gestes et lesexpressions de l’amour humain. Le restaurant aussi l’ennuyait, cerepas qu’il fallait aller chercher deux fois par jour au boulevardSaint-Michel, dans une grande salle encombrée d’étudiants, d’élèvesdes Beaux-Arts, peintres, architectes, qui sans le connaîtreavaient l’habitude de sa figure, depuis un an qu’il mangeaitlà.

Il rougissait – en poussant la porte – de tousces yeux tournés vers Fanny, entrait avec la gêne agressive destout jeunes gens qui accompagnent une femme ; et il craignaitaussi la rencontre d’un de ses chefs du ministère ou de quelqu’unde son pays. Puis la question d’économie.

– Que c’est cher !… disait-elle chaquefois, emportant et commentant la petite note du dîner… Si nousétions chez nous, j’aurais fait marcher la maison trois jours pource prix-là.

– Eh bien, qui nous empêche ?…

Et l’on se mit en quête d’uneinstallation.

C’est le piège. Tous y sont pris, lesmeilleurs, les plus honnêtes, par cet instinct de propreté, ce goûtdu « home » qu’ont mis en eux l’éducation familiale et latiédeur du foyer.

L’appartement de la rue d’Amsterdam fut louétout de suite et trouvé charmant, malgré ses pièces en enfilade quiouvraient, – la cuisine et la salle sur une arrière-cour moisie oùmontaient d’une taverne anglaise des odeurs de rinçure et dechlore, – la chambre sur la rue en pente et bruyante, secouée jouret nuit aux cahots des fourgons, camions, fiacres, omnibus, auxsifflets d’arrivée et de départ, tout le vacarme de la gare del’Ouest développant en face ses toitures en vitrage couleur d’eausale. L’avantage, c’était de savoir le train à sa porte, etSaint-cloud, Ville-d’Avray, Saint-Germain, les vertes stations desbords de la Seine presque sous leur terrasse. Car ils avaient uneterrasse, large et commode, qui gardait de la munificence desanciens locataires une tente de zinc peinte en coutil rayé,ruisselante et triste sous le crépitement des pluies d’hiver, maisoù l’on serait très bien l’été pour dîner au bon air, comme dans unchalet de montagne.

On s’occupa des meubles. Jean ayant fait partchez lui de son projet d’installation, tante Divonne, qui étaitcomme l’intendante de la maison, envoya l’argent nécessaire ;et sa lettre annonçait en même temps le prochain arrivage d’unearmoire, d’une commode, et d’un grand fauteuil canné, tirés de la« Chambre du vent » à l’intention du Parisien.

Cette chambre, qu’il revoyait au fond d’uncouloir de Castelet, toujours inhabitée, les volets clos attachésd’une barre, la porte fermée au verrou, était condamnée, par sonexposition aux coups du mistral qui la faisaient craquer comme unechambre de phare. On y entassait des vieilleries, ce que chaquegénération d’habitants reléguait au passé devant les acquisitionsnouvelles.

Ah ! si Divonne avait su à quellessingulières siestes servirait le fauteuil canné, et que des juponsde surah, des pantalons à manchettes empliraient les tiroirs de lacommode Empire… Mais le remords de Gaussin à ce sujet se trouvaitperdu dans les mille petites joies de l’installation.

C’était si amusant, après le bureau, entrechien et loup, de partir en grandes courses, serrés au bras l’un del’autre, et de s’en aller dans quelque rue de faubourg choisir unesalle à manger, – le buffet, la table et six chaises, ou desrideaux de cretonne à fleurs pour la croisée et le lit. Luiacceptait tout, les yeux fermés ; mais Fanny regardait pourdeux, essayait les chaises, faisait, glisser les battants de latable, montrait une expérience marchandeuse.

Elle connaissait les maisons où l’on avait àprix de fabrique une batterie de cuisine complète pour petitménage, les quatre casseroles en fer, la cinquième émaillée pour lechocolat du matin ; jamais de cuivre, c’est trop long ànettoyer. Six couverts de métal avec la cuillère à potage et deuxdouzaines d’assiettes en faïence anglaise, solide et gaie, toutcela compté, préparé, emballé comme une dînette de poupée. Pour lesdraps, serviettes, linges de toilette et de table, elle connaissaitun marchand, le représentant d’une grande fabrique de Roubaix, chezqui on payait à tant par mois ; et toujours à guetter lesdevantures, en quête de ces liquidations, de ces débris de naufrageque Paris amène continuellement dans l’écume de ses bords, elledécouvrait au boulevard de Clichy l’occasion d’un lit superbe,presque neuf, et large à y coucher en rang les sept demoiselles del’ogre.

Lui aussi, en revenant du bureau, essayait desacquisitions ; mais il ne s’entendait à rien, ne sachant direnon, ni s’en aller les mains vides. Entré chez un brocanteur pouracheter un huilier ancien qu’elle lui avait signalé, il rapportaiten guise de l’objet déjà vendu un lustre de salon à pendeloques,bien inutile puisqu’ils n’avaient pas de salon.

– Nous le mettrons dans la véranda… disaitFanny pour le consoler.

Et le bonheur de prendre des mesures, lesdiscussions sur la place d’un meuble ; et les cris, les riresfous, les bras éperdus au plafond quand on s’apercevait que malgrétoutes les précautions, malgré la liste très complète des achatsindispensables, il y avait toujours quelque chose d’oublié.

Ainsi la râpe à sucre. Conçoit-on qu’ilsallaient se mettre en ménage sans râpe à sucre !….

Puis, tout acheté et mis en place, les rideauxpendus, une mèche à la lampe neuve, quelle bonne soirée que cellede l’installation, la revue minutieuse des trois pièces avant de secoucher, et comme elle riait en l’éclairant pendant qu’ilverrouillait la porte :

– Encore un tour, encore… ferme bien… Soyonsbien chez nous…

Alors ce fut une vie nouvelle, délicieuse. Enquittant son travail, il rentrait vite, pressé d’être arrivé, enpantoufles au coin de leur feu. Et dans le noir pataugeage de larue, il se figurait leur chambre allumée et chaude, égayée de sesvieux meubles provinciaux que Fanny traitait par avance de débarraset qui s’étaient trouvés de fort jolies anciennes choses ;l’armoire surtout, un bijou Louis XVI, avec ses panneaux peints,représentant des fêtes provençales, des bergers en jaquettesfleuries, des danses au galoubet et au tambourin. La présence,familière à ses yeux d’enfant, de ces vieilleries démodées luirappelait la maison paternelle, consacrait son nouvel intérieurdont il était à goûter le bien-être.

Dès son coup de sonnette, Fanny arrivait,soignée, coquette, « sur le pont », comme elle disait. Sarobe de laine noire, très unie, mais taillée sur un patron de bonfaiseur, une simplicité de femme qui a eu de la toilette, lesmanches retroussées, un grand tablier blanc ; car elle faisaitelle-même leur cuisine et se contentait d’une femme de ménage pourles grosses besognes qui gercent les mains ou les déforment.

Elle s’y entendait même très bien, savait unefoule de recettes, plats du Nord ou du Midi, variés comme sonrépertoire de chansons populaires que, le dîner fini, le tablierblanc accroché derrière la porte refermée de la cuisine, elleentonnait de sa voix de contralto, meurtrie et passionnée.

En bas la rue grondait, roulait en torrent. Lapluie froide tintait sur le zinc de la véranda ; et Gaussin,les pieds au feu, étalé dans son fauteuil, regardait en face lesvitres de la gare et les employés courbés à écrire sous la lumièreblanche de grands réflecteurs.

Il était bien, se laissait bercer.Amoureux ? Non ; mais reconnaissant de l’amour dont onl’enveloppait, de cette tendresse toujours égale. Comment avait-ilpu se priver si longtemps de ce bonheur, dans la crainte – dont ilriait maintenant – d’un acoquinement, d’une entravequelconque ? Est-ce que sa vie n’était pas plus propre quelorsqu’il allait de fille en fille, risquant sa santé ?

Aucun danger pour plus tard. Dans trois ans,quand il partirait, la brisure se ferait toute seule et sanssecousse. Fanny était prévenue ; ils en parlaient ensemble,comme de la mort, d’une fatalité lointaine, mais inéluctable.Restait le grand chagrin qu’ils auraient chez lui en apprenantqu’il ne vivait pas seul, la colère de son père si rigide et siprompt.

Mais comment pourraient-ils savoir ? Jeanne voyait personne à Paris. Son père, « le consul » commeon disait là-bas, était retenu toute l’année par la surveillance dudomaine très considérable qu’il faisait valoir et ses rudesbatailles avec la vigne. La mère, impotente, ne pouvait faire sansaide un pas ni un geste, laissant à Divonne la direction de lamaison, le soin des deux petites sœurs jumelles, Marthe et Marie,dont la double naissance en surprise avait à tout jamais emportéses forces actives. Quant à l’oncle Césaire, le mari de Divonne,c’était un grand enfant qu’on ne laissait pas voyager seul.

Et Fanny maintenant connaissait toute lafamille. Lorsqu’il recevait une lettre de Castelet, au bas delaquelle les bessonnes avaient mis quelques lignes de leur grosseécriture à petits doigts, elle la lisait par-dessus son épaule,s’attendrissait avec lui. De son existence à elle il ne savaitrien, ne s’informait pas. Il avait le bel égoïsme inconscient de sajeunesse, aucune jalousie, aucune inquiétude. Plein de sa proprevie, il la laissait déborder, pensait tout haut, se livrait,pendant que l’autre restait muette.

Ainsi les jours, les semaines s’en allaientdans une heureuse quiétude un moment troublée par une circonstancequi les émut beaucoup, mais diversement. Elle se crut enceinte etle lui apprit avec une joie telle qu’il ne put que la partager. Aufond, il avait peur. Un enfant, à son âge !… Qu’enferait-il ?… Devait-il le reconnaître ?… Et quel gageentre cette femme et lui, quelle complication d’avenir !

Soudainement, la chaîne lui apparut, lourde,froide et scellée. La nuit, il ne dormait pas plus qu’elle ;et côte à côte dans leur grand lit, ils rêvaient, les yeux ouverts,à mille lieues l’un de l’autre.

Par bonheur, cette fausse alerte ne serenouvela plus, et ils reprirent leur train de vie paisible,exquisement close. Puis l’hiver fini, le vrai soleil enfin revenu,leur case s’embellissait encore, agrandie de la terrasse et de latente. Le soir, ils dînaient là sous le ciel teinté de vert, querayait le sifflement en coup d’ongle des hirondelles.

La rue envoyait ses bouffées chaudes et tousles bruits des maisons voisines ; mais le moindre souffled’air était pour eux, et ils s’oubliaient des heures, leurs genouxenlacés, n’y voyant plus. Jean se rappelait des nuits semblables aubord du Rhône, rêvait de consulats lointains dans des pays trèschauds, de ponts de navires en partance où la brise aurait cettehaleine longue dont frémissait le rideau de la tente. Et lorsqu’unecaresse invisible murmurait sur ses lèvres :« m’aimes-tu ?…” il revenait toujours de très loin pourrépondre : « oh ! oui, je t’aime… » Voilà ceque c’est de les prendre si jeunes ; ils ont trop de chosesdans la tête.

Sur le même balcon, séparé d’eux par unegrille en fer enguirlandée de fleurs grimpantes, un autre coupleroucoulait, M. et Mme Hettéma, des gens mariés, trèsgros, dont les baisers claquaient comme des gifles.Merveilleusement appareillés, dans une conformité d’âge, de goût,de lourdes tournures, c’était touchant d’entendre ces amoureux àfin de jeunesse chanter en duo tout bas, en s’appuyant à labalustrade, de vieilles romances sentimentales…

Mais jel’entends qui soupire dans l’ombre

C’est un beaurêve, ah ! laissez-moi dormir.

Ils plaisaient à Fanny, elle aurait voulu lesconnaître. Quelquefois même la voisine et elle échangeaientpar-dessus le fer noirci de la rampe un sourire de femmesamoureuses et heureuses ; mais les hommes comme toujours setenaient plus raides et l’on ne se parlait pas.

Jean revenait du quai d’Orsay, une après-midi,quand il s’entendit appeler au coin de la rue Royale. Il faisait unjour admirable, une lumière chaude où Paris s’épanouissait à cetournant du boulevard qui par un beau couchant, vers l’heure duBois, n’a pas son pareil au monde.

– Mettez-vous là, belle jeunesse, et buvezquelque chose… ça m’amuse les yeux de vous regarder.

Deux grands bras l’avaient happé, assis sousla tente d’un café envahissant le trottoir de ses trois rangs detables. Il se laissait faire, flatté d’entendre autour de lui cepublic de provinciaux, d’étrangers, jaquettes rayées et chapeauxronds, chuchoter curieusement le nom de Caoudal.

Le sculpteur, attablé devant une absinthe quiallait avec sa taille militaire et sa rosette d’officier, avaitauprès de lui l’ingénieur Déchelette arrivé de la veille, toujoursle même, hâlé et jaune, ses pommettes en saillie remontant sespetits yeux bons, sa narine gourmande qui reniflait Paris. Dès quele jeune homme fut assis, Caoudal, le montrant avec une fureurcomique :

– Est-il beau, cet animal-là… Dire que j’ai eucet âge et que je frisais comme ça… Oh ! la jeunesse, lajeunesse…

– Toujours donc ? fit Déchelette saluantd’un sourire la toquade de son ami.

– Mon cher, ne riez pas… Tout ce que j’ai, ceque je suis, les médailles, les croix, l’Institut, le tremblement,je le donnerais pour ces cheveux-là et ce teint de soleil…

Puis revenant à Gaussin avec sa brusqueallure :

– Et Sapho, qu’est-ce que vous enfaites ?… On ne la voit plus.

Jean arrondissait les yeux, sanscomprendre.

– Vous n’êtes donc plus avec elle ?

Et devant son ahurissement, Caoudal ajouta surun ton d’impatience :

– Sapho, voyons… Fanny Legrand…Ville-d’Avray…

– Oh ! c’est fini, il y a longtemps…

Comment lui vint ce mensonge ? Par unesorte de honte, de malaise, à ce nom de Sapho donné à samaîtresse ; la gêne de parler d’elle avec d’autres hommes,peut-être aussi le désir d’apprendre des choses qu’on ne lui auraitpas dites sans cela.

– Tiens ! Sapho… Elle roule encore ?demanda Déchelette distrait, tout à l’ivresse de revoir l’escalierde la Madeleine, le marché aux fleurs, la longue enfilade desboulevards entre deux rangs de bouquets verts.

– Vous ne vous la rappelez donc pas, chezvous, l’année dernière !… Elle était superbe dans sa tuniquede fellah… Et le matin de cet automne, où je l’ai trouvée déjeunantavec ce joli garçon chez Langlois, vous auriez dit une mariée dequinze jours.

– Quel âge a-t-elle donc ?… Depuis letemps qu’on la connaît…

Caoudal leva la tête pour chercher :« Quel âge ?…. quel âge ?… Voyons, dix-sept ans en53, quand elle me posait ma figure… nous sommes en 73. Ainsi,comptez. » Tout à coup ses yeux s’allumèrent :« Ah ! si vous l’aviez vue, il y a vingt ans… longue,fine, la bouche en arc, le front solide… Des bras, des épaulesencore un peu maigres, mais cela allait bien à la brûlure de Sapho…Et la femme, la maîtresse !… Ce qu’il y avait dans cette chairà plaisir, ce qu’on tirait de cette pierre à feu, de ce clavier oùne manquait pas une note… Toute la lyre !… comme disait LaGournerie. »

Jean, très pâle, demanda :

– Est-ce qu’il a été son amant, aussicelui-là ?…

– La Gournerie ?… Je crois bien, j’en aiassez souffert… Quatre ans que nous vivions ensemble comme mari etfemme, quatre ans que je la couvais, que je m’épuisais pour suffireà tous ses caprices… maîtres de chant, de piano, de cheval, est-ceque je sais ?… Et quand je l’ai eu bien polie, patinée,taillée en pierre fine, sortie du ruisseau où je l’avais ramasséeune nuit, devant le bal Ragache, ce bellâtre astiqueur de rimes estvenu me la prendre chez moi, à la table amie où il s’asseyait tousles dimanches !

Il souffla très fort, comme pour chasser cettevieille rancune d’amour qui vibrait encore dans sa voix, puis ilreprit, plus calme :

– D’ailleurs, sa canaillerie ne lui a pasprofité… Leurs trois ans de ménage, ç’a été l’enfer. Ce poète auxairs câlins était rat, méchant, maniaque. Ils se peignaient,fallait voir !… Quand on allait chez eux, on la trouvait unbandeau sur l’œil, lui la figure sabrée de griffes… Mais le beau,c’est lorsqu’il a voulu la quitter. Elle s’accrochait comme uneteigne, le suivait, crevait sa porte, l’attendait couchée entravers de son paillasson. Une nuit, en plein hiver, elle estrestée cinq heures en bas de chez la Farcy où ils étaient montéstoute la bande… Une pitié !… Mais le poète élégiaque demeuraitimplacable, jusqu’au jour où pour s’en débarrasser il a faitmarcher la police. Ah ! un joli monsieur… Et comme fin finale,remerciement à cette belle fille qui lui avait donné le meilleur desa jeunesse, de son intelligence et de sa chair, il lui a vidé surla tête un volume de vers haineux, baveux, d’imprécations, delamentations, le Livre de l’Amour, son plus beaulivre…

Immobile, le dos tendu, Gaussin écoutait,aspirant à tout petits coups par une longue paille la boissonglacée servie devant lui. Quelque poison, bien sûr, qu’on lui avaitversé là, et qui le gelait du cœur aux entrailles.

Il grelottait malgré l’heure splendide, voyaitdans une reculée blafarde des ombres qui allaient et venaient, untonneau d’arrosage arrêté devant la Madeleine, et cetentrecroisement de voitures roulant sur la terre mollesilencieusement comme sur de la ouate. Plus de bruit dans Paris,plus rien que ce qui se disait à cette table. Maintenant Décheletteparlait, c’est lui qui versait le poison :

– Quelle atroce chose que ces ruptures… Et savoix tranquille et railleuse prenait une expression de douceur, depitié infinie… On a vécu des années ensemble, dormi l’un contrel’autre, confondu ses rêves, sa sueur. On s’est tout dit, toutdonné. On a pris des habitudes, des façons d’être, de parler, mêmedes traits l’un de l’autre. On se tient de la tête aux pieds… Lecollage enfin !… Puis brusquement on se quitte, on s’arrache…Comment font-ils ? Comment a-t-on ce courage ?… Moi,jamais je ne pourrais… Oui, trompé, outragé, sali de ridicule et deboue, la femme pleurerait, me dirait : « Reste… » Jene m’en irais pas… Et voilà pourquoi, quand j’en prends une, cen’est jamais qu’à la nuit… Pas de lendemain, comme disait lavieille France… ou alors le mariage. C’est définitif et pluspropre.

– Pas de lendemain… pas de lendemain… Vous enparlez à votre aise. Il y a des femmes qu’on ne garde pas qu’unenuit… Celle-là par exemple…

– Je ne lui ai pas donné une minute de grâce…fit Déchelette avec un placide sourire que le pauvre amant trouvahideux.

– Alors c’est que vous n’étiez pas son type,sans quoi… C’est une fille, quand elle aime, elle se cramponne…Elle a le goût du ménage… Du reste, pas de chance dans sesinstallations. Elle se met avec Dejoie, le romancier ; ilmeurt… Elle passe à Ezano, il se marie… Après, est venu le beauFlamant, le graveur, l’ancien, modèle, – car elle a toujours eu lebéguin du talent ou de la beauté, – et vous savez son épouvantableaventure…

– Quelle aventure ?… » demandaGaussin, la voix étranglée ; et il se remit à tirer sur sapaille, en écoutant le drame d’amour, qui passionna Paris, il y aquelques années.

Le graveur était pauvre, fou de cettefemme ; et de peur d’être lâché, pour lui maintenir son luxe,il fit de faux billets de banque. Découvert presque aussitôt,coffré avec sa maîtresse, il en fut quitte pour dix ans deréclusion, elle six mois de prévention à Saint-Lazare, la preuve deson innocence ayant été faite.

Et Caoudal rappelait à Déchelette, – qui avaitsuivi le. procès, – comme elle était jolie sous son petit bonnet deSaint Lazare, et crâne, pas geignarde, fidèle à son homme jusqu’aubout… Et sa réponse à ce vieux cornichon de président, et le baiserqu’elle envoyait à Flamant par-dessus les tricornes des gendarmes,en lui criant d’une voix à attendrir les pierres :« T’ennuie pas, m’ami… Les beaux jours reviendront, nous nousaimerons encore !… » Tout de même, ça l’avait un peudégoûtée du ménage, la pauvre fille.

« Depuis, lancée dans le monde chic, ellea pris des amants au mois, à la semaine, et jamais d’artistes…Oh ! les artistes, elle en a une peur… J’étais le seul, jecrois bien, qu’elle eût continué à voir… De loin en loin ellevenait fumer sa cigarette à l’atelier. Puis j’ai passé des moissans entendre parler d’elle, jusqu’au jour où je l’ai retrouvée entrain de déjeuner avec ce bel enfant et lui mangeant des raisinssur la bouche. Je me suis dit : voilà ma Saphorepincée. »

Jean ne put en entendre davantage. Il sesentait mourir de tout ce poison absorbé. Après le froid de tout àl’heure, une brûlure lui tordait la poitrine, montait à sa têtebourdonnante et près d’éclater comme une tôle chauffée à blanc. Iltraversa la chaussée, en chancelant sous les roues des voitures.Des cochers criaient. À qui en avaient-ils, cesimbéciles ?

En passant sur le marché de la Madeleine, ilfut troublé par une odeur d’héliotrope, l’odeur préférée de samaîtresse. Il pressa le pas pour la fuir, et furieux, déchiré, ilpensait tout haut : « ma maîtresse !… oui, une belleordure… Sapho, Sapho… Dire que j’ai vécu un an avecça !… » Il répétait le nom avec rage, se rappelantl’avoir vu sur les petits journaux parmi d’autres sobriquets defilles, dans le grotesque Almanach-Gotha de la galanterie :Sapho, Cora, Caro, Phryné, Jeanne de Poitiers, le Phoque…

Et avec les cinq lettres de son nomabominable, toute la vie de cette femme lui passait en fuited’égout sous les yeux… L’atelier de Caoudal, les trépignées chez LaGournerie, les factions de nuit devant les bouges ou sur lepaillasson du poète… Puis le beau graveur, les faux, la courd’assises… et le petit bonnet du bagne qui lui allait si bien, etle baiser jeté à son faussaire : « T’ennuie pas,m’ami… » M’ami ! le même nom, la même caresse que pourlui… Quelle honte ! Ah ! il allait joliment te balayerces saletés-là… Et toujours cette odeur d’héliotrope qui lepoursuivait dans un crépuscule du même lilas pâle que la toutepetite fleur.

Tout à coup, il s’aperçut qu’il était encore àarpenter le marché comme un pont de bateau. Il reprit sa course,arriva d’une traite rue d’Amsterdam, bien décidé à chasser cettefemme de chez lui, à la jeter sur l’escalier sans explication, enlui crachant l’injure de son nom dans le dos. À la porte il hésita,réfléchit, fit quelques pas encore. Elle allait crier, sangloter,lâcher par la maison tout son vocabulaire du trottoir, commelà-bas, rue de l’Arcade…

Écrire ?… oui, c’est cela, il valaitmieux écrire, lui régler son compte en quatre mots, bien féroces.Il entra dans une taverne anglaise, déserte et morne sous le gazqu’on allumait, s’assit à une table empoissée, près de l’uniqueconsommateur, une fille à tête de mort qui dévorait du saumon fumé,sans boire. Il demanda une pinte d’ale, n’y toucha pas et commençaune lettre. Mais trop de mots se pressaient dans sa tête, quivoulaient sortir à la fois, et que l’encre décomposée et grumeleusetraçait lentement à son gré.

Il déchirait deux ou trois commencements, s’enallait enfin sans écrire, quand tout bas près de lui une bouchepleine et vorace demanda timidement : « Vous ne buvezpas ?… on peut ?… » Il fit signe que oui. La fillese jeta sur la pinte et la vida d’une goulée violente qui révélaitla détresse de cette malheureuse, ayant tout juste dans sa poche dequoi rassasier sa faim sans l’arroser d’un peu de bière. Une pitiélui vint, qui l’apaisa, l’éclaira subitement sur les misères d’unevie de femme ; et il se mit à juger plus humainement, àraisonner son malheur.

Après tout, elle ne lui avait pas menti ;et s’il ne savait rien de sa vie, c’est qu’il ne s’en était jamaissoucié. Que lui reprochait-il ?… Son temps àSaint-Lazare ?… Mais puisqu’on l’avait acquittée, portéepresque en triomphe à la sortie… Alors, quoi ? D’autres hommesavant lui ?… Est-ce qu’il ne le savait pas ?… Quelleraison de lui en vouloir davantage, parce que les noms de cesamants étaient connus, célèbres, qu’il pouvait les rencontrer, leurparler, regarder leurs portraits aux devantures ? Devait-illui faire un crime d’avoir préféré ceux-là ?

Et tout au fond de son être, se levait unefierté mauvaise, inavouable, de la partager avec ces grandsartistes, de se dire qu’ils l’avaient trouvée belle. À son âge onn’est jamais sûr, on ne sait pas bien. On aime la femme,l’amour ; mais les yeux et l’expérience manquent, et le jeuneamant qui vous montre un portrait de sa maîtresse, cherche unregard, une approbation qui le rassurent. La figure de Sapho luisemblait grandie, auréolée, depuis qu’il la savait chantée par LaGournerie, fixée par Caoudal dans le marbre et le bronze.

Mais brusquement repris de rage, il quittaitle banc où sa méditation l’avait jeté sur un boulevard extérieur,au milieu des cris d’enfants, des commérages de femmes d’ouvriersdans la poudreuse soirée de juin ; et il se remettait àmarcher, à parler tout haut, furieusement… Joli, le bronze deSapho… du bronze de commerce, qui a traîné partout, banal comme unair d’orgue, comme ce mot de Sapho qui à force de rouler lessiècles s’est encrassé de légendes immondes sur sa grâce première,et d’un nom de déesse est devenu l’étiquette d’une maladie… Queldégoût que tout cela, mon Dieu !…

Il s’en allait ainsi, tour à tour apaisé oufurieux, à ce remous d’idées, de sentiments contraires. Leboulevard s’assombrissait, devenait désert. Une fadeur âcretraînait dans l’air chaud ; et il reconnaissait la porte dugrand cimetière où il était venu l’année d’avant assister avectoute la jeunesse à l’inauguration d’un buste de Caoudal sur latombe de Dejoie, le romancier du quartier Latin, l’auteur deCenderinette. Dejoie, Caoudal ! L’étrange accent que ces nomsprenaient pour lui depuis deux heures ! et comme elle luisemblait menteuse et lugubre, l’histoire de l’étudiante et de sonpetit ménage, maintenant qu’il en savait les tristes dessous, qu’ilavait appris par Déchelette l’affreux surnom donné à ces mariagesdu trottoir.

Toute cette ombre, plus noire du voisinage dela mort, l’effrayait. Il revint sur ses pas, frôlant des blousesqui rôdaient, silencieuses comme des ailes de nuit, des jupessordides à la porte de bouges dont les vitres dépolies découpaientde grandes lumières de lanterne magique où des couples passaient,s’embrassaient… Quelle heure ?… Il se sentait brisé, comme unerecrue à la fin de l’étape ; et de sa douleur assourdie,tombée dans ses jambes, il ne lui restait que la courbature.Oh ! se coucher, dormir… Puis au réveil, froidement, sanscolère, il dirait à la femme : « Voilà… je sais qui tues… Ce n’est pas ta faute ni la mienne ; mais nous ne pouvonsplus vivre ensemble. Séparons-nous… » Et pour se mettre àl’abri de ses poursuites, il irait embrasser sa mère et ses sœurs,secouer au vent du Rhône, au libre et vivifiant mistral, lessouillures et l’effroi de son mauvais rêve.

Elle s’était couchée, lasse d’attendre, etdormait en plein sous la lampe, un livre ouvert sur le drap devantelle. Son approche ne l’éveilla pas ; et debout près du lit,il la regardait curieusement comme une femme nouvelle, uneétrangère qu’il aurait trouvée là. Belle, oh ! belle, lesbras, la gorge, les épaules, d’un ambre fin, solide, sans tache nifêlure. Mais sur ces paupières rougies, – peut-être le romanqu’elle lisait, peut-être l’inquiétude, l’attente, – sur ces traitsdétendus dans le repos et que ne soutenait plus l’âpre désir de lafemme qui veut être aimée, quelle lassitude, quels aveux ! Sonâge, son histoire, ses bordées, ses caprices, ses collages, etSaint-Lazare, les coups, les larmes, les terreurs, tout se voyait,s’étalait ; et les meurtrissures violettes du plaisir et del’insomnie, et le pli de dégoût affaissant la lèvre inférieure,usée, fatiguée comme une margelle où tout le communal est venuboire, et la bouffissure commençante qui délie les chairs pour lesrides de la vieillesse.

Cette trahison du sommeil, le silence de mortenveloppant cela, c’était grand, c’était sinistre ; un champde bataille à la nuit, avec toute l’horreur qui se montre et cellequ’on devine aux vagues mouvements de l’ombre.

Et tout à coup il vint au pauvre enfant unegrosse, une étouffante envie de pleurer.

Chapitre 4

 

Ils achevaient de dîner, la fenêtre ouverte,au long sifflement des hirondelles saluant la tombée de la lumière.Jean ne parlait pas, mais il allait parler et toujours de la mêmecruelle chose qui le hantait, et dont il torturait Fanny, depuis larencontre avec Caoudal. Elle, voyant ses yeux baissés, l’airfaussement indifférent qu’il prenait pour de nouvelles questions,devina et le prévint :

– écoute, je sais ce que tu vasme dire… épargne-nous, je t’en prie… on s’épuise à la fin… puisquec’est mort, tout ça, que je n’aime que toi, qu’il n’y a plus quetoi au monde…

– Si c’était mort comme tu dis, tout cepassé…

Et il la regardait au fond de ses beaux yeuxd’un gris frissonnant et changeant à chaque impression :

– … Tu ne garderais pas des choses qui te lerappellent… oui, là-haut dans l’armoire…

Le gris se velouta d’un noird’ombre :

– Tu sais donc ?

Tout ce fatras de lettres d’amour, deportraits, ces archives galantes et glorieuses sauvées de tant dedébâcles, il allait donc falloir s’en défaire !

– Au moins me croiras-tu après ?

Et sur un sourire incrédule qui la défiait,elle courut chercher le coffret de laque dont les ferrures ciseléesentre les piles délicates de son linge avaient si fort intrigué sonamant depuis quelques jours.

– Brûle, déchire, c’est à toi…

Mais il ne se pressait pas de tourner lapetite clef, regardait les cerisiers à fruits de nacre rose et lesvols de cigognes incrustés sur le couvercle qu’il fit sauterbrusquement… Tous les formats, toutes les écritures, papiers decouleur aux en-têtes dorés, vieux billets jaunis cassés auxpliures, griffonnages au crayon sur des feuilles de carnet, descartes de visite, en tas, sans ordre, comme en un tiroir souventfouillé et bousculé où lui-même enfonçait maintenant ses mainstremblantes…

– Passe-les-moi. Je les brûlerai sous tesyeux.

Elle parlait fiévreusement, accroupie devantla cheminée, une bougie allumée par terre, à côté d’elle.

– Donne…

Mais lui :

– Non… attends…

Et plus bas, comme honteux :

– Je voudrais lire…

– Pourquoi ? tu vas te faire malencore…

Elle ne songeait qu’à sa souffrance et non àl’indélicatesse de livrer ainsi les secrets de passion, laconfession sur l’oreiller de tous ces hommes qui l’avaientaimée ; et se rapprochant, toujours à genoux, elle lisait enmême temps que lui, l’épiait du coin de l’œil.

Dix pages, signées La Gournerie, 1861, d’uneécriture longue et féline, dans lesquelles le poète, envoyé enAlgérie pour le compte-rendu officiel et lyrique du voyage del’empereur et de l’impératrice, faisait à sa maîtresse unedescription éblouissante des fêtes.

Alger débordant et grouillant, vraie Bagdaddes Mille et Une Nuits ; toute l’Afrique accourue, entasséeautour de la ville, battant ses portes à les rompre, comme unsimoun. Caravanes de nègres et de chameaux chargés de gomme, tentesde poil dressées, une odeur de musc humain sur toute cette singeriequi bivouaquait au bord de la mer, dansait la nuit autour de grandsfeux, s’écartait chaque matin devant l’arrivée des chefs du Sudpareils à des Rois Mages avec la pompe orientale, les musiquesdiscordantes, flûtes de roseau, petits tambours rauques, le goumentourant l’étendard du Prophète aux trois couleurs ; etderrière, menés en laisse par des nègres, les chevaux destinés enprésent à l’Emberour, vêtus de soie, caparaçonnésd’argent, secouant à chaque pas des grelots et des broderies…

Le génie du poète rendait tout cela vivant etprésent ; les mots brillaient sur la page, comme ces pierressans monture que jugent les joailliers sur du papier. Vraiment ellepouvait être fière, la femme aux genoux de qui l’on jetait cesrichesses. Fallait-il qu’elle fût aimée, puisque, malgré lacuriosité de ces fêtes, le poète ne songeait qu’à elle, mourait dene pas la voir :

– Oh ! cette nuit, j’étais avec toi surle grand divan de la rue de l’Arcade. Tu étais nue, tu étais folle,tu criais de joie sous mes caresses, quand je me suis réveillé ensursaut roulé dans un tapis sur ma terrasse, en pleine nuitd’étoiles. Le cri du muezzin montait d’un minaret voisin en claireet limpide fusée voluptueuse plutôt que priante, et c’est toi quej’entendais encore en sortant de mon rêve…

Quelle force mauvaise le poussait donc àcontinuer sa lecture malgré l’horrible jalousie qui blanchissaitses lèvres, contractait ses mains ? Doucement, câlinement,Fanny essayait de lui reprendre la lettre ; mais il la lutjusqu’au bout, et après celle-là une autre, puis une autre, leslaissant tomber au fur et à mesure avec un détachement de mépris,d’indifférence, sans regarder la flamme qui s’avivait dans lacheminée aux effusions lyriques et passionnées du grand poète. Etquelquefois, dans le débordement de cet amour exagéré à latempérature africaine, le lyrisme de l’amant s’entachait de quelquegrosse obscénité de corps de garde dont auraient été surprises etscandalisées les lectrices mondaines du Livre de l’Amour,d’un spiritualisme raffiné, immaculé comme la corne d’argent de laYungfrau.

Misères du cœur ! c’est à ces passagessurtout que Jean s’arrêtait, à ces souillures de la page, sans sedouter des tressauts nerveux qui chaque fois agitaient sa figure.Même il eut le courage de ricaner à ce post-scriptum qui suivait lerécit éblouissant d’une fête d’Aïssaouas : « Je relis malettre… il y a vraiment des choses pas mal ; mets-la-moi decôté, je pourrai m’en servir… »

– Un monsieur qui ne laissait rientraîner ! fit-il en passant à un autre feuillet de la mêmeécriture où, sur un ton glacé d’homme d’affaires, La Gournerieréclamait un recueil de chansons arabes et une paire de babouchesen paille de riz.

C’était la liquidation de leur amour.Ah ! il avait su s’en aller, il était fort, celui-là…

Et sans s’arrêter, Jean continuait à drainerce marécage d’où montait une haleine chaude et malsaine. La nuitvenue, il avait mis la bougie sur la table, et parcourait desbillets très courts, illisiblement tracés comme au poinçon par detrop gros doigts qui à tous moments, dans une brusquerie de désirou de colère, trouaient et déchiraient le papier. Les premierstemps d’une liaison avec Caoudal, rendez-vous, soupers, parties decampagne, puis des brouilles, de suppliants retours, des cris, desinjures ignobles et basses d’ouvrier, coupées tout à coup dedrôleries, de mots cocasses, de reproches sanglotés, toute lafaiblesse mise à nu du grand artiste devant la rupture etl’abandon.

Le feu prenait cela, allongeait de grands jetsrouges où fumaient et grésillaient la chair, le sang, les larmesd’un homme de génie ; mais qu’importait à Fanny, toute aujeune amant qu’elle surveillait, dont l’ardente fièvre la brûlait àtravers leurs vêtements. Il venait de trouver un portrait à laplume signé Gavarni, avec cette dédicace : àmon amie Fanny Legrand, dans une auberge de Dampierre, un jourqu’il pleuvait. Une tête intelligente et douloureuse, aux yeuxcaves, quelque chose d’amer et de ravagé.

– Qui est-ce ?

– André Dejoie… J’y tenais à cause de lasignature…

Il eut un « Garde-le, tu es libre »,si contraint, si malheureux, qu’elle prit le dessin, le jeta au feuen chiffon, pendant que lui s’abîmait dans la correspondance duromancier, une suite navrante, datée de plages d’hiver, de villesd’eaux, où l’écrivain envoyé pour sa santé se désespérait de sadétresse physique et morale, se forant le crâne pour y trouver uneidée loin de Paris, et mêlait à des demandes de potions,d’ordonnances, à des inquiétudes d’argent ou de métier, envoisd’épreuves, de billets renouvelés, toujours le même cri de désir etd’adoration vers ce beau corps de Sapho que les médecins luidéfendaient.

Jean murmurait, enragé et candide :

– Mais qu’est-ce qu’ils avaient donc tous pourêtre après toi comme ça ?…

C’était pour lui la seule signification de ceslettres désolées, confessant le désarroi d’une de ces existencesglorieuses qu’envient les jeunes gens et dont rêvent les femmesromanesques… Oui, qu’avaient-ils donc tous ? Et que leurfaisait-elle boire ?… Il éprouvait la souffrance atroce d’unhomme qui, garrotté, verrait outrager devant lui la femme qu’ilaime ; et, pourtant, il ne pouvait se décider à vider d’uncoup, les yeux fermés, ce fond de boîte.

À présent, venait le tour du graveur qui,misérable, inconnu, sans autre célébrité que celle de laGazette des Tribunaux, ne devait sa place dans lereliquaire qu’au grand amour qu’on avait eu pour lui.Déshonorantes, ces lettres datées de Mazas, et niaises, gauches,sentimentales comme celles du troupier à sa payse. Mais on ysentait, à travers les poncifs de romance, un accent de sincéritédans la passion, un respect de la femme, un oubli de soi-même quile distinguait des autres, ce forçat ; ainsi, quand ildemandait pardon à Fanny du crime de l’avoir trop aimée, ou quanddu greffe du Palais de Justice, tout de suite après sacondamnation, il écrivait sa joie de savoir sa maîtresse acquittéeet libre. Il ne se plaignait de rien ; il avait eu prèsd’elle, grâce à elle, deux ans d’un bonheur si plein, si profond,que le souvenir en suffirait pour remplir sa vie, adoucir l’horreurde son sort, et il terminait par la demande d’un service :

« Tu sais que j’ai un enfant au pays,dont la mère est morte depuis longtemps ; il vit chez unevieille parente, dans un coin si perdu qu’on n’y saura jamais riende mon affaire. L’argent qui me restait, je le leur ai envoyé,disant que je partais très loin, en voyage, et c’est sur toi que jecompte, ma bonne Nini, pour t’informer de temps en temps de cepetit malheureux et m’envoyer de ses nouvelles… »

Comme preuve de l’intérêt de Fanny, suivaitune lettre de remerciements et une autre, toute récente, ayant àpeine six mois de date : « Oh ! tu es bonne d’êtrevenue… Que tu étais belle, comme tu sentais bon, en face de maveste de prisonnier dont j’avais si grand’honte !… » etJean s’interrompait, furieux :

– Tu as donc continué à le voir ?

– De loin en loin, par charité…

– Même depuis que nous sommesensemble ?

– Oui, une fois, une seule, au parloir… on neles voit que là.

– Ah ! tu es une bonne fille…

Cette idée que, malgré leur liaison, ellevisitait ce faussaire, l’exaspérait plus que tout. Il était tropfier pour le dire ; mais un paquet de lettres, le dernier,noué d’une faveur bleue sur des petits caractères fins et penchés,une écriture de femme, déchaîna toute sa colère.

« Je change de tunique après la coursedes chars… viens dans ma loge… »

– Non, non… ne lis pas ça…

Elle sautait sur lui, arrachait et jetait aufeu toute la liasse, sans qu’il eût compris d’abord même en lavoyant à ses genoux, empourprée du reflet de la flamme et de lahonte de son aveu :

– J’étais jeune, c’est Caoudal… ce grand fou…Je faisais ce qu’il voulait.

Alors seulement il comprit, devint trèspâle.

– Ah ! oui… Sapho… toute la lyre…

Et la repoussant du pied, comme une bêteimmonde :

– Laisse-moi, ne me touche pas, tu me soulèvesle cœur…

Son cri se perdit dans un effroyablegrondement de tonnerre, tout proche et prolongé, en même tempsqu’une lueur vive éclairait la chambre… Le feu !… Elle sedressa épouvantée, prit machinalement la carafe restée sur latable, la vida sur cet amas de papiers dont la flamme embrasait lessuies du dernier hiver, puis le pot à l’eau, les cruches, et sevoyant impuissante, des flammèches voletant jusqu’au milieu de lachambre, elle courut au balcon en criant :

– Au feu ! au feu !

Les Hettéma arrivèrent les premiers, ensuitele concierge, les sergents de ville. On criait :

– Baissez la plaque !… montez sur letoit !… De l’eau, de l’eau !… non, unecouverture !…

Atterrés, ils regardaient leur intérieurenvahi et souillé ; puis, l’alerte finie, le feu éteint, quandle noir attroupement en bas, sous le gaz de la rue, se fut dissipé,les voisins rassurés, rentrés chez eux, les deux amants au milieude ce gâchis d’eau, de suie en boue, de meubles renversés etruisselants, se sentirent écœurés et lâches, sans force pourreprendre la querelle ni faire la chambre propre autour d’eux.Quelque chose de sinistre et de bas venait d’entrer dans leurvie ; et, ce soir-là, oubliant leurs répugnances anciennes,ils allèrent coucher à l’hôtel.

Le sacrifice de Fanny ne devait servir à rien.De ces lettres disparues, brûlées, des phrases entières retenuespar cœur hantaient la mémoire de l’amoureux, lui montaient auvisage en coups de sang comme certains passages de mauvais livres.Et ces anciens amants de sa maîtresse étaient presque tous deshommes célèbres. Les morts se survivaient ; les vivants, onvoyait leurs portraits et leurs noms partout, on parlait d’euxdevant lui, et chaque fois il éprouvait une gêne, comme d’un liende famille douloureusement rompu.

Le mal lui affinant l’esprit et les yeux, ilarrivait bientôt à retrouver chez Fanny la trace des influencespremières, et les mots, les idées, les habitudes qu’elle en avaitgardés. cette façon d’avancer le pouce comme pour façonner, pétrirl’objet dont elle parlait avec un « Tu vois ça d’ici… »appartenait au sculpteur. À Dejoie, elle avait pris la manie desqueues de mots, et les chansons populaires dont il avait publié unrecueil, célèbre à tous les coins de la France ; à LaGournerie, son intonation hautaine et méprisante, la sévérité deses jugements sur la littérature moderne.

Elle s’était assimilé tout cela, superposantles disparates, par ce même phénomène de stratification qui permetde connaître l’âge et les révolutions de la terre à ses différentescouches géologiques ; et, peut-être, n’était-elle pas aussiintelligente qu’elle lui avait semblé d’abord. Mais il s’agissaitbien d’intelligence ; sotte comme pas une, vulgaire et de dixans plus vieille encore, elle l’eût tenu par la force de son passé,par cette jalousie basse qui le rongeait et dont il ne taisait plusles irritations ni les rancœurs, éclatant à tout propos contre l’unet l’autre.

Les romans de Dejoie ne se vendaient plus,toute l’édition traînait le quai à vingt-cinq centimes. Et ce vieuxfou de Caoudal s’entêtant à l’amour à son âge…

– Tu sais qu’il n’a plus de dents… Je leregardais à ce déjeuner de Ville d’Avray… Il mange comme leschèvres, sur le devant de la bouche.

Fini aussi le talent. Quel four, sa Faunessedu dernier Salon ! « Ça ne tenait pas… » Un mot quilui venait d’elle, « Ça ne tenait pas… » et qu’elle-mêmegardait du sculpteur. Quand il entreprenait ainsi un de ses rivauxdu temps passé, Fanny faisait chorus pour lui plaire ; et l’onaurait entendu ce gamin ignorant de l’art, de la vie, de tout, etcette fille superficielle, frottée d’un peu d’esprit à ces artistesfameux, les juger de haut, les condamner doctoralement.

Mais l’ennemi intime de Gaussin, c’étaitFlamant le graveur. De celui-là, il savait seulement qu’il étaittrès beau, blond comme lui, qu’on lui disait « m’ami »,qu’on allait le voir en cachette, et que lorsqu’il l’attaquaitcomme les autres, l’appelant « le Forçat sentimental » ou« le Joli réclusionnaire », Fanny détournait la tête sansun mot. Bientôt il accusa sa maîtresse de garder une indulgencepour ce bandit, et elle dut s’en expliquer doucement, mais avec unecertaine fermeté.

– Tu sais bien que je ne l’aime plus, Jean,puisque je t’aime… Je ne vais plus là-bas, je ne réponds pas à seslettres ; mais tu ne me feras jamais dire du mal de l’hommequi m’a adorée jusqu’à la folie, jusqu’au crime…

à cet accent de franchise, cequ’il y avait de meilleur en elle, Jean ne protestait pas, mais ilsouffrait d’une haine jalouse, aiguisée d’inquiétude, qui leramenait parfois rue d’Amsterdam en surprise, au milieu du jour.« Si elle était allée le voir ! »

Il la trouvait toujours là, casanière,inactive dans leur petit logis comme une femme d’Orient, ou bien aupiano, donnant une leçon de chant à leur grosse voisine, madameHettéma. On s’était lié depuis le soir du feu avec ces bonnes gens,placides et pléthoriques, vivant dans un perpétuel courant d’air,portes et fenêtres ouvertes.

Le mari, dessinateur au Musée d’artillerie,apportait de la besogne chez lui, et chaque soir de la semaine, ledimanche toute la journée, on le voyait penché sur sa large table àtréteaux, suant, soufflant, en bras de chemise, secouant sesmanches pour y faire circuler l’air, de la barbe jusque dans lesyeux. Près de lui, sa grosse femme en camisole s’évaporait aussi,quoiqu’elle ne fît jamais rien ; et, pour se rafraîchir lesang, ils entamaient de temps en temps un de leurs duosfavoris.

L’intimité s’établit vite entre les deuxménages. Le matin, vers dix heures, la forte voix d’Hettéma criaitdevant la porte : « Y êtes-vous, Gaussin ? » Etleurs bureaux se trouvant du même côté, ils faisaient routeensemble. Bien lourd, bien vulgaire, de quelques degrés sociauxplus bas que son jeune compagnon, le dessinateur parlait peu,bredouillait comme s’il avait eu autant de barbe dans la bouche quesur les joues ; mais on le sentait brave homme, et le désarroimoral de Jean avait besoin de ce contact-là. Il y tenait surtout àcause de sa maîtresse vivant dans une solitude peuplée de souvenirset de regrets plus dangereux peut-être que les relations auxquelleselle avait volontairement renoncé, et qui trouvait dans madameHettéma, sans cesse préoccupée de son homme, et de la surprisegourmande qu’elle lui ferait pour dîner, et de la romance nouvellequ’elle lui chanterait au dessert, une relation honnête etsaine.

Pourtant, quand l’amitié se resserra jusqu’àdes invitations réciproques, un scrupule lui vint. Ces gensdevaient les croire mariés, sa conscience se refusait au mensonge,et il chargea Fanny de prévenir la voisine, pour qu’il n’y eût pasde malentendu. Cela la fit beaucoup rire… Pauvre bébé ! il n’yavait que lui pour des naïvetés pareilles…

– Mais ils ne l’ont pas cru une minute quenous étions mariés… Et ce qu’ils s’en moquent !… Si tu savaisoù il a été prendre sa femme… Tout ce que j’ai fait, moi, c’est dela Saint-Jean à côté. Il ne l’a épousée que pour l’avoir à lui toutseul, et tu vois que le passé ne le gêne guère…

Il n’en revenait pas. Une ancienne, cettebonne mère aux yeux clairs, au petit rire d’enfant sur des traitsde chair tendre, aux provincialismes traînards, et pour qui lesromances n’étaient jamais assez sentimentales, ni les mots tropdistingués ; et lui, l’homme, si tranquille, si sûr dans sonbien-être amoureux ! Il le regardait marcher à son côté, lapipe aux dents, avec de petits souffles de béatitude, pendant quelui-même songeait toujours, se dévorait de rage impuissante.

« Ça te passera, m’ami… » lui disaitdoucement Fanny aux heures où l’on se dit tout ; et ellel’apaisait, tendre et charmante comme au premier jour, mais avecquelque chose d’abandonné, que Jean ne savait définir.

C’était l’allure plus libre et la façon des’exprimer, une conscience de son pouvoir, des confidences bizarreset qu’il ne lui demandait pas sur sa vie passée, ses débauchesanciennes, ses folies de curiosité. Elle ne se privait plus defumer maintenant, roulant entre ses doigts, posant sur tous lesmeubles l’éternelle cigarette qui aveulit la journée des filles, etdans leurs discussions elle émettait sur la vie, l’infamie deshommes, la coquinerie des femmes, les théories les plus cyniques.Jusqu’à ses yeux, dont l’expression changeait, alourdis d’une buéed’eau dormante, où passait l’éclair d’un rire libertin.

Et l’intimité de leur tendresse setransformait aussi. D’abord réservée avec la jeunesse de son amantdont elle respectait l’illusion première, la femme ne se gênaitplus après avoir vu l’effet, sur cet enfant, de son passé dedébauche brusquement découvert, la fièvre de marécage dont elle luiavait allumé le sang. Et les caresses perverses si longtempsretenues, tous ces mots de délire que ses dents serrées arrêtaientau passage, elle les lâchait à présent, s’étalait, se livrait dansson plein de courtisane amoureuse et savante, dans toute la gloirehorrible de Sapho.

Pudeur, réserve, à quoi bon ? Les hommessont tous pareils, enragés de vice et de corruption, ce petit-làcomme les autres. Les appâter avec ce qu’ils aiment, c’est encorele meilleur moyen de les tenir. Et ce qu’elle savait, cesdépravations du plaisir qu’on lui avait inoculées, Jean lesapprenait à son tour pour les passer à d’autres. Ainsi le poisonva, se propage, brûlure de corps et d’âme, semblable à cesflambeaux dont parle le poète latin, et qui couraient de main enmain par le stade.

Chapitre 5

 

Dans leur chambre, à côté d’un beau portraitde Fanny par James Tissot, une épave des anciennes splendeurs de lafille, il y avait un paysage du Midi, tout noir et blanc,grossièrement rendu sous le soleil par un photographe decampagne.

Une côte rocheuse escaladée de vignes, étayéede muretins de pierre, puis en haut, derrière des files de cyprèscontre le vent du nord, et s’accotant à un petit bois de pins et demyrtes aux clairs reflets, la grande maison blanche, moitié fermeet moitié château, large perron, toiture italienne, portesécussonnées, que continuaient les murailles rousses du masprovençal, les perchoirs pour les paons, la crèche aux troupeaux,la baie noire des hangars ouverts sur le luisant des charrues etdes herses. La ruine d’anciens remparts, une tour énorme,déchiquetée sur un ciel sans nuage, dominait le tout, avec quelquestoits et le clocher roman de Châteauneuf-des-Papes où les Gaussind’Armandy avaient habité de tout temps.

Castelet, clos et domaine, riche de sesvignobles fameux comme ceux de la Nerte et de l’Ermitage, setransmettait de père en fils, indivis entre tous les enfants, maistoujours le cadet faisait valoir, par cette tradition familialed’envoyer l’aîné dans les consulats. Malheureusement la naturecontrecarre souvent ces projets ; et s’il y eut jamais un êtreincapable de gérer un domaine, de gérer n’importe quoi, c’étaitbien Césaire Gaussin, à qui incombait à vingt-quatre ans cettelourde responsabilité.

Libertin, coureur de tripots et de guilledouxvillageois, Césaire, ou plutôt le Fénat, le vaurien, lemauvais drôle, pour lui garder son surnom de jeunesse, accentuaitce type contradictoire qui apparaît de loin en loin dans lesfamilles les plus austères, dont il est comme la soupaped’échappement.

En quelques années d’incurie, de dilapidationsimbéciles, de bouillottes désastreuses aux cercles d’Avignon etd’Orange, le clos fut hypothéqué, les caves de réserve mises à sec,les récoltes à venir vendues d’avance ; puis un jour, à laveille d’une saisie définitive, le Fénat imita la signature de sonfrère, fit trois traites payables au consulat de Shang-Haï,persuadé qu’avant l’échéance il trouverait l’argent pour lesretirer ; mais elles arrivèrent régulièrement à l’aîné avecune lettre éperdue avouant la ruine et les faux. Le consul accourutà Châteauneuf, remédia à cette situation désespérée, à l’aide deses économies et de la dot de sa femme, et voyant l’incapacité duFénat, il renonça à la “carrière” qui s’ouvrait pourtant brillantedevant lui et se fit simplement vigneron.

Un vrai Gaussin, celui-là, traditionneljusqu’à la manie, violent et calme, à la façon des volcans éteintsqui gardent des menaces et des réserves d’éruption, laborieux aveccela, très entendu à la culture. Grâce à lui, Castelet prospéra,s’agrandit de toutes les terres jusqu’au Rhône, et, comme leschances humaines vont toujours par compagnie, le petit Jean fit sonapparition sous les myrtes du domaine. Pendant ce temps, le Fénaterrait par la maison, anéanti sous le poids de sa faute, osant àpeine lever les yeux vers son frère dont le méprisant silencel’accablait ; il ne respirait qu’aux champs, à la chasse, à lapêche, fatiguant son chagrin à d’ineptes besognes, ramassant desescargots, se taillant des cannes superbes de myrte ou de roseau,et déjeunant tout seul dehors d’une brochette de becs fins qu’ilcuisait, sur un feu de souches d’oliviers, au milieu de lagarrigue. Le soir, rentré pour dîner à la table fraternelle, il neprononçait pas un mot, malgré l’indulgent sourire de sa belle-sœur,pitoyable au pauvre être et le fournissant d’argent de poche, encachette de son mari qui tenait rigueur au Fénat, moins pour sessottises passées que pour toutes celles à commettre ; et eneffet la grande incartade réparée, l’orgueil de Gaussin l’aîné futmis à une nouvelle épreuve.

Trois fois par semaine, venait en journée decouture, à Castelet, une jolie fille de pêcheurs, Divonne Abrieu,née dans l’oseraie au bord du Rhône, vraie plante fluviale à latige ondulante et longue. Sous sa catalane à trois piècesenserrant sa petite tête et dont les brides rejetées laissaientadmirer l’attache du cou légèrement bistré comme le visage,jusqu’aux névés délicats de la gorge et des épaules, elle faisaitsonger à quelque done des anciennes cours d’amour jadistenues tout autour de Châteauneuf, à Courthezon, à Vacqueiras, dansces vieux donjons dont les ruines s’effritent par les collines.

Ce souvenir historique n’était pour rien dansl’amour de Césaire, âme simple, dénuée d’idéal et de lecture ;mais, de petite taille, il aimait les femmes grandes et fut prisdès le premier jour. Il s’y entendait, le Fénat, à ces aventuresvillageoises ; une contredanse au bal le dimanche, un cadeaude gibier, puis à la première rencontre en pleins champs la viveattaque à la renverse, sur la lavande ou le paillis. Il se trouvaque Divonne ne dansait pas, qu’elle rapporta le gibier à lacuisine, et que solide comme un de ces peupliers de rive, blancs etflexibles, elle envoya le séducteur rouler à dix pas. Depuis, ellele tint à distance avec la pointe des ciseaux pendus à sa ceinturepar un clavier d’acier, le rendit fou d’amour, si bien qu’il parlad’épouser et se confia à sa belle sœur. Celle-ci, connaissantDivonne Abrieu depuis l’enfance, la sachant sérieuse et délicate,trouvait dans le fond de son cœur que cette mésalliance seraitpeut-être le salut du Fénat ; mais la fierté du consul serévoltait à l’idée d’un Gaussin d’Armandy épousant unepaysanne : « Si Césaire fait cela, je ne le revoisplus… » et il tint parole.

Césaire marié quitta Castelet, alla vivre aubord du Rhône chez les parents de sa femme, d’une petite rente quelui servait son frère et qu’apportait tous les mois l’indulgentebelle-sœur. Le petit Jean accompagnait sa mère dans ses visites,ravi de la cabane des Abrieu, sorte de rotonde enfumée, secouée parla tramontane ou le mistral, et que soutenait une poutre unique etverticale comme un mât. La porte ouverte encadrait le petit môle oùséchaient les filets, où luisait et frétillait l’argent vif etnacré des écailles ; au bas deux ou trois grosses barqueshoulant et criant sur leurs amarres, et le grand fleuve joyeux,large, lumineux, tout rebroussé par le vent contre ses îles entouffes d’un vert pâle. Et, tout petit, Jean prenait là son goûtdes lointains voyages, et de la mer qu’il n’avait pas encorevue.

Cet exil de l’oncle Césaire dura deux ou troisans, n’aurait jamais fini peut-être sans un événement familial, lanaissance des deux petites bessonnes, Marthe et Marie. La mèretomba malade à la suite de cette double couche, et Césaire et safemme eurent la permission de venir la voir. La réconciliation desdeux frères suivit, irraisonnée, instinctive, par latoute-puissance du même sang ; le ménage habita Castelet, etcomme une incurable anémie, compliquée bientôt de goutterhumatismale, immobilisait la pauvre mère, Divonne se trouvachargée de mener la maison, de surveiller la nourriture despetites, le personnel nombreux, d’aller voir Jean deux fois lasemaine au lycée d’Avignon, sans compter que le soin de sa maladela réclamait à toute heure.

Femme d’ordre et de tête, elle suppléait àl’instruction qui lui manquait, par son intelligence, son âpretépaysanne, les lambeaux d’études restés dans la cervelle du Fénatdompté et discipliné. Le consul se reposait sur elle de toute ladépense de la maison, très lourde avec ses charges accrues et desrevenus diminuant d’année en année, rongés au pied des vignes parle phylloxera. Toute la plaine était atteinte, mais le closrésistait encore, et c’était la préoccupation du consul :sauver le clos à force de recherches et d’expériences.

Cette Divonne Abrieu qui restait fidèle à sescoiffes, à son clavier d’artisane et se tenait si modestement à saplace d’intendante, de dame de compagnie, garda la maison de lagêne, en ces années de crise, la malade toujours entourée des mêmessoins coûteux, les petites élevées près de leur mère, endemoiselles, la pension de Jean régulièrement payée, d’abord aulycée, puis à Aix où il faisait son droit, enfin à Paris où ilétait allé l’achever.

Par quels miracles d’ordre, de vigilance yarrivait-elle, tous l’ignoraient comme elle-même. Mais chaque foisque Jean songeait à Castelet, qu’il levait les yeux vers laphotographie à reflets pâles, effacée de lumière, la premièrefigure évoquée, le premier nom prononcé, c’était Divonne, lapaysanne au grand cœur qu’il sentait cachée derrière lagentilhommière et la tenant debout par l’effort de sa volonté.Depuis quelques jours cependant, depuis qu’il savait ce qu’était samaîtresse, il évitait de prononcer ce nom vénéré devant elle, commecelui de sa mère ni d’aucun des siens ; même la photographiele gênait à regarder, déplacée, égarée à cette muraille, au-dessusdu lit de Sapho.

Un jour, en rentrant dîner, il fut surpris devoir trois couverts au lieu de deux, plus encore de trouver Fannyen train de jouer aux cartes avec un petit homme qu’il ne reconnutpas d’abord, mais qui en se retournant lui montra les yeux clairsde chèvre folle, le grand nez conquérant dans une face hâlée etpoupine, le crâne chauve et la barbe de ligueur de l’oncle Césaire.Au cri de son neveu, il répondit sans lâcher les cartes :

– Tu vois, je ne m’ennuie pas, je fais unbésigue avec ma nièce.

Sa nièce !

Et Jean qui cachait si soigneusement saliaison à tout le monde. Cette familiarité lui déplut, et leschoses que Césaire lui débitait à voix basse, pendant que Fannys’occupait du dîner…

– Mon compliment, petit… des yeux… des bras…un morceau de roi.

Ce fut bien pis, quand à table le Fénat se mità parler sans aucune réserve des affaires de Castelet, de ce quil’amenait à Paris.

Le prétexte du voyage c’était de l’argent àtoucher, huit mille francs qu’il avait prêtés autrefois à son amiCourbebaisse et qu’il ne comptait jamais revoir, quand une lettredu notaire lui avait appris et la mort de Courbebaisse,pechère ! et le remboursement tout prêt de ses huitmille francs. Mais le vrai motif, car on aurait pu lui faireparvenir l’argent :

– Le vrai motif c’est la santé de ta mère, monpauvre… Depuis quelque temps elle s’affaiblit beaucoup, et des foisqu’il y a, sa tête déménage, elle oublie tout, jusqu’au nom despetites. L’autre soir, ton père sortait de sa chambre, elle ademandé à Divonne qui était ce bon Monsieur qui venait la voir sisouvent. Personne ne s’est encore aperçu de cela que ta tante, etelle ne m’en a parlé que pour me décider à venir consulterBouchereau sur l’état de la pauvre femme qu’il a soignéeautrefois.

– Avez-vous eu déjà des fous dans votrefamille ? demanda Fanny, l’air doctoral et grave, son air LaGournerie.

– Jamais… dit le Fénat, ajoutant avec unsourire malin, froncé jusqu’aux tempes, qu’il avait été un peutoqué dans sa jeunesse… mais ma folie ne déplaisait pas aux dames,et l’on n’a pas eu besoin de m’enfermer.

Jean les regardait, navré. Au chagrin que luicausait la triste nouvelle, se joignait un oppressant malaised’entendre cette femme parler de sa mère, de ses infirmités d’âgecritique, avec le libre langage et l’expérience d’une matrone, lescoudes sur la nappe, en roulant une cigarette. Et l’autre, bavard,indiscret, s’abandonnait, disait les secrets intimes de lafamille.

Ah ! les vignes… fichues lesvignes !… Et le clos lui-même n’en avait plus pourlongtemps ; la moitié des cépages était déjà dévorée, et l’onne conservait le reste que par miracle, en soignant chaque grappe,chaque grain comme des enfants malades, avec des drogues quicoûtaient cher. Le terrible, c’est que le consul s’entêtait àplanter toujours de nouveaux ceps que le ver attaquait, au lieu delaisser à la culture des oliviers, des câpriers, toute cette bonneterre inutile couverte de pampres lépreux et roussis.

Heureusement qu’il avait, lui, Césaire,quelques hectares au bord du Rhône, qu’il soignait par l’immersion,une découverte superbe applicable seulement dans les terrains bas.Déjà une bonne récolte l’encourageait, d’un petit vin pas trèschaud, « du vin de grenouille », disait le consuldédaigneusement ; mais le Fénat s’entêtait aussi, et, avec leshuit mille francs de Courbebaisse, il allait acheter laPiboulette…

– Tu sais, petit, la première île sur leRhône, en aval des Abrieu… mais ceci entre nous, il faut quepersonne à Castelet ne se doute de rien encore…

– Pas même Divonne, mon oncle ? demandaFanny en souriant…

Au nom de sa femme, les yeux du Fénat semouillèrent :

– Oh ! Divonne, je ne fais jamais riensans elle. Elle a foi dans mon idée d’ailleurs, et serait siheureuse que son pauvre Césaire refît la fortune de Castelet, aprèsen avoir commencé la ruine.

Jean frémit ; allait-il donc faire saconfession, raconter cette lamentable histoire des faux ? Maisle Provençal tout à sa tendresse pour Divonne, s’était mis à parlerd’elle, du bonheur qu’elle lui donnait. Et si belle avec ça, simagnifiquement charpentée :

– Tenez, ma nièce, vous qui êtes femme, vousdevez vous y connaître.

Il lui tendait un portrait-carte, tiré de sonportefeuille, et qui ne le quittait jamais.

À l’accent filial de Jean quand il parlait desa tante, aux conseils maternels de la paysanne écrits d’une grandeécriture, un peu tremblée, Fanny se figurait une de cesvillageoises à marmotte de Seine-et-Oise, et resta saisie devant cejoli visage aux lignes pures, éclairci par l’étroite coiffeblanche, cette taille élégante et souple d’une femme de trente cinqans.

– Très belle en effet… dit-elle en pinçant leslèvres, d’une intonation singulière.

– Et une charpente ! fit l’oncle quitenait à son image.

Puis on passa sur le balcon. Après une journéechaude dont le zinc de la véranda brûlait encore, il tombait, d’unnuage perdu, une fine pluie d’arrosage qui rafraîchissait l’air,tintait gaiement sur les toits, éclaboussait les trottoirs. Parisriait sous cette ondée, et le train de la foule, des voitures,toute cette rumeur montante grisait le provincial, remuait dans satête vide et mobile comme un grelot, des rappels de jeunesse, etd’un séjour de trois mois qu’il avait fait, quelque trente ansauparavant, chez son ami Courbebaisse.

Quelle noce, mes enfants, quellesbordées !… Et leur entrée au Prado une nuit de mi-carême,Courbebaisse en chicard, et sa maîtresse, la Mornas, en marchandede chansons, un déguisement qui lui avait porté chance puisqu’elleétait devenue une célébrité de café-concert. Lui-même, l’oncle,remorquait un petit chiffon du quartier que l’on appelaitPellicule… Et tout ragaillardi, il riait de la bouche jusqu’auxtempes, fredonnait des airs à danser, saisissait en mesure sa niècepar la taille. À minuit, quand il les quitta pour gagner l’hôtelCujas, le seul qu’il connût dans Paris, il chantait à pleine gorgedans l’escalier, envoyait des baisers à sa nièce qui l’éclairait,et criait à Jean :

– Tu sais, prends garde à toi !…

Dès qu’il fut parti, Fanny dont le frontgardait un pli préoccupé, passa vivement dans son cabinet detoilette et, par la porte restée entrouverte, pendant que Jean secouchait, elle commençait d’une voix presque insouciante.

– Dis donc, elle est très jolie, ta tante… çane m’étonne plus si tu en parlais si souvent… Vous avez dû lui enfaire porter à ce pauvre Fénat, une tête à ça du reste…

Il protestait de toute son indignation…Divonne ! une seconde mère pour lui, qui, tout petit, lesoignait, l’habillait… Elle l’avait sauvé d’une maladie, de lamort… non, jamais la tentation ne lui serait venue d’une infamiepareille.

– Va donc, va donc, reprenait la voixstridente de la femme, des épingles à coiffer entre les dents, tune me feras pas croire qu’avec ces yeux-là et la belle charpentedont parlait cet imbécile, sa Divonne ait pu rester sans désir àcôté d’un joli blond à peau de fille comme toi ?… Vois-tu, desbords du Rhône ou d’ailleurs, nous sommes toutes les mêmes…

Elle le disait avec conviction, croyant sonsexe entier facile à tout caprice et vaincu du premier désir. Lui,se défendait, mais troublé, interrogeant ses souvenirs, sedemandant si jamais le frôlement d’une innocente caresse avait pul’avertir d’un danger quelconque ; et quoique ne trouvantrien, la candeur de son affection restait atteinte, le pur caméerayé d’un coup d’ongle.

– Tiens !… regarde… la coiffe de tonpays…

Sur ses beaux cheveux, massés en deux longsbandeaux, elle avait épinglé un fichu blanc qui imitait assez bienla catalane, le béguin à trois pièces des filles deChâteauneuf ; et, droite devant lui, dans les plis laiteux desa batiste de nuit, les yeux brûlants, elle luidemandait :

– Est-ce que je ressemble à Divonne ?

Oh ! non, pas du tout ; elle neressemblait qu’à elle-même sous ce petit bonnet rappelant l’autre,celui de Saint-Lazare, qui la rendait si jolie, disait-on, pendantqu’elle envoyait à son forçat un baiser d’adieu en pleintribunal :

– T’ennuie pas, m’ami, les beaux joursreviendront…

Et ce souvenir lui fit tant de mal que, sitôtsa maîtresse couchée, il éteignit bien vite, pour ne plus lavoir.

Le lendemain de bonne heure, l’oncle arrivaiten casseur, la canne haute, criant : « Ohé ! lesbébés », avec l’intonation fringante et protégeante qu’avaitCourbebaisse autrefois quand il venait le chercher dans les bras dePellicule. Il paraissait encore plus excité que la veille :l’hôtel Cujas, sans doute, et surtout les huit mille francs pliésdans son portefeuille. L’argent de la Piboulette, bé oui, mais ilavait bien le droit d’en distraire quelques louis pour offrir undéjeuner à la campagne à sa nièce !…

« Et Bouchereau ? » observa leneveu, qui ne pouvait manquer son ministère deux jours de suite. Ilfut convenu qu’on déjeunerait aux Champs-élysées etque les deux hommes iraient après à la consultation.

Ce n’était pas ce que le Fénat avait rêvé,l’arrivée à Saint Cloud en grande remise, du champagne plein lavoiture ; mais le repas fut charmant tout de même sur laterrasse du restaurant ombragée d’acacias et de vernis du Japon,que traversaient les flonflons d’une répétition de jour au voisincafé-concert. Césaire, très bavard, très galant, mit toutes sesgrâces à l’air pour éblouir la Parisienne. Il« attrapait » les garçons, complimentait le chef de sasauce meunière ; et Fanny riait d’un élan bête et forcé, d’uneniaiserie de cabinet particulier, qui fit de la peine à Gaussin,ainsi que l’intimité s’établissant entre l’oncle et la niècepar-dessus sa tête.

On eût dit des amis de vingt ans. Le Fénat,devenu sentimental avec les vins de dessert, parlait de Castelet,de Divonne et aussi de son petit Jean ; il était heureux de lesavoir avec elle, une femme sérieuse qui l’empêcherait de faire dessottises. Et sur le caractère un peu ombrageux du jeune homme, lafaçon de le prendre, il lui donnait des conseils comme à une jeunemariée en lui tapotant les bras, la langue épaisse, l’œil éteint etmouillé.

Il se dégrisa chez Bouchereau. Deux heuresd’attente au premier étage de la place Vendôme, dans ses grandssalons, hauts et froids, encombrés d’une foule silencieuse etangoissée ; l’enfer de la douleur dont ils traversèrentsuccessivement tous les cercles, passant de pièce en pièce jusqu’aucabinet de l’illustre savant.

Bouchereau, avec sa mémoire prodigieuse, sesouvint très bien de Mme Gaussin, étant venu en consultation àCastelet dix ans auparavant au commencement de la maladie ; ils’en fit raconter les différentes phases, relut les ordonnancesanciennes et, tout de suite, rassura les deux hommes sur lesaccidents cérébraux qui venaient de se produire et qu’il attribuaità l’emploi de certains médicaments. Pendant qu’immobile, ses grossourcils baissés sur ses petits yeux aigus et fouilleurs, ilécrivait une longue lettre à son confrère d’Avignon, l’oncle et leneveu écoutaient, retenant leur souffle, le grincement de cetteplume qui couvrait pour eux, à elle seule, toute la rumeur du Parisluxueux ; et subitement leur apparaissait la puissance dumédecin dans les temps modernes, dernier prêtre, croyance suprême,invincible superstition…

Césaire sortit de là, sérieux etrefroidi :

– Je rentre à l’hôtel boucler ma malle, l’airde Paris est mauvais pour moi, vois-tu, petit… si j’y restais, jeferais des bêtises. Je prendrai ce soir le train de sept heures,excuse-moi près de ma nièce, hé ?

Jean se garda bien de le retenir, effrayé deson enfantillage, de sa légèreté ; et le lendemain, ens’éveillant, il se félicitait de le savoir rentré, sous clé, prèsde Divonne, quand on le vit apparaître, la figure à l’envers, lelinge en désordre :

– Bon Dieu ! mon oncle, que vousarrive-t-il ?

Effondré dans un fauteuil, sans voix et sansgestes d’abord, mais s’animant à mesure, l’oncle avoua unerencontre du temps de Courbebaisse, le dîner trop copieux, les huitmille francs perdus la nuit dans un tripot… Plus un sou,rien !… Comment rentrer là-bas, raconter ça à Divonne !Et l’achat de la Piboulette… Tout à coup pris d’une sorte dedélire, il se mettait les mains sur les yeux, les pouces bouchantles oreilles, et hurlant, sanglotant, déchaîné, le Méridionals’invectivait, étalait son remords dans une confession générale detoute sa vie. Il était la honte et le malheur des siens ; destypes tels que lui dans les familles on aurait le droit de lesabattre comme des loups. Sans la générosité de son frère oùserait-il ?… Au bagne avec les voleurs et les faussaires.

– Mon oncle, mon oncle !… disait Gaussintrès malheureux, essayant de l’arrêter.

Mais l’autre, volontairement aveugle et sourd,se délectait à ce témoignage public de son crime, raconté dans lesmoindres détails, tandis que Fanny le regardait avec une pitiémêlée d’admiration. Un passionné au moins celui-là, un brûle-toutcomme elle les aimait ; et, remuée dans ses entrailles debonne fille, elle cherchait un moyen de lui venir en aide. Maislequel ? Elle ne voyait plus personne depuis un an, Jeann’avait aucune relation… Subitement un nom lui vint àl’esprit : Déchelette !… Il devait être à Paris en cemoment, et c’était un si bon garçon.

– Mais je le connais à peine… dit Jean.

– J’irai, moi….

– Comment ! tu veux ?

– Pourquoi pas ?

Leurs regards se croisèrent et se comprirent.Déchelette aussi avait été son amant, l’amant d’une nuit qu’elle serappelait à peine. Mais lui n’en oubliait pas un ; ils étaienttous en rang dans sa tête, comme les saints d’un calendrier.

– Si cela t’ennuie… fit-elle un peu gênée.

Alors Césaire, qui, pendant ce court débats’était interrompu de crier, très anxieux, tourna vers eux un telregard de supplication désespérée, que Jean se résigna, consentitentre les dents…

Qu’elle leur parut longue cette heure, à tousdeux, déchirés par des pensées qu’ils ne s’avouaient pas, appuyésau balcon, guettant la rentrée de la femme.

– C’est donc bien loin, ceDéchelette ?…

– Mais non, rue de Rome… à deux pas, répondaitJean furieux, et trouvant, lui aussi, que Fanny était bien longue àrevenir.

Il essayait de se tranquilliser avec la deviseamoureuse de l’ingénieur « pas de lendemain », et lafaçon méprisante dont il l’avait entendu parler de Sapho, commed’une ancienne de la vie galante ; mais sa fierté d’amant serévoltait, et il aurait presque souhaité que Déchelette la trouvâtencore belle et désirable. Ah ! ce vieux toqué de Césaireavait bien besoin de rouvrir ainsi toutes les plaies.

Enfin le mantelet de Fanny tourna l’angle dela rue. Elle, rentrait, rayonnante :

– C’est fait… j’ai l’argent.

Les huit mille francs étalés devant lui,l’oncle pleurait de joie, voulait faire un reçu, fixer lesintérêts, la date du remboursement.

– Inutile, mon oncle… Je n’ai pas prononcévotre nom… C’est à moi qu’on a prêté cet argent, c’est à moi quevous le devez, et aussi longtemps qu’il vous plaira.

– Des services pareils, mon enfant, répondaitCésaire transporté de reconnaissance, on les paye avec de l’amitiéqui ne finit plus…

Et dans la gare, où Gaussin l’accompagnaitpour être assuré cette fois de son départ, il répétait les larmesaux yeux :

– Quelle femme, quel trésor !… Il faut larendre heureuse, vois-tu…

Jean resta très fâché de cette aventure,sentant sa chaîne, déjà si lourde, se river de plus en plus, et seconfondre deux choses que sa délicatesse native avait toujourstenues séparées et distinctes : la famille et sa liaison. Àprésent, Césaire mettait la maîtresse au courant de ses travaux, deses plantations, lui donnait des nouvelles de tout Castelet ;et Fanny critiquait l’obstination du consul dans l’affaire desvignes, parlait de la santé de la mère, irritait Jean d’unesollicitude ou de conseils déplacés. Jamais d’allusion au servicerendu par exemple, ni à l’ancienne aventure du Fénat, à cette tarede la maison d’Armandy, que l’oncle avait livrée devant elle. Uneseule fois elle s’en faisait une arme de riposte, dans lescirconstances que voici :

Ils rentraient du théâtre, et montaient envoiture, sous la pluie, à une station du boulevard. L’équipage, unede ces guimbardes qui ne roulent qu’après minuit, fut long àdémarrer, l’homme endormi, la bête secouant sa musette. Pendantqu’ils attendaient à couvert dans le fiacre, un vieux cocher, entrain de rajuster une mèche à son fouet, s’approcha tranquillementde la portière, son filin entre les dents, et dit à Fanny d’unevoix cassée qui puait le vin :

– Bonsoir… Comment qu’à ça va ? Tiens,c’est vous ?

Elle eut un petit tressaut vite réprimé et,tout bas, à son amant :

– Mon père !…

Son père, ce maraudeur à la longue lévited’ancienne livrée, souillée de boue, aux boutons de métal arrachés,et montrant sous le gaz du trottoir une face bouffie, apoplectiséed’alcool, où Gaussin croyait retrouver en vulgaire le profilrégulier et sensuel de Fanny, ses larges yeux de jouisseuse !Sans se préoccuper de l’homme qui accompagnait sa fille, et commes’il ne l’eût pas vu, le père Legrand donnait des nouvelles de lamaison.

– La vieille est à Necker depuis quinze jours,elle file un mauvais coton… Va donc la voir un de ces jeudis, ça ydonnera du courage… Moi, heureusement, le coffre est solide ;toujours bon fouet, bonne mèche. Seulement le commerce ne va pasfort… Si t’avais besoin d’un bon cocher au mois, ça ferait jolimentmon affaire… Non ? tant pis alors, et à la revoyure…

Ils se serrèrent les mains mollement ; lefiacre partit.

« Hein ? crois-tu… » murmuraitFanny ; et tout de suite elle se mit à lui parler longuementde sa famille, ce qu’elle avait toujours évité… « c’était silaid, si bas… » mais on se connaissait mieux maintenant ;on n’avait plus rien à se cacher. Elle était née auMoulin-aux-Anglais, dans la banlieue, de ce père, ancien dragon,qui faisait le service des voitures de Paris à Châtillon, et d’uneservante d’auberge, entre deux tournées de comptoir. Elle n’avaitpas connu sa mère, morte en couches ; seulement les patrons durelais, braves gens, obligèrent le père à reconnaître sa petite età payer les mois de nourrice. Il n’osa pas refuser, car il devaitgros dans la maison, et quand Fanny eut quatre ans il l’emmenaitsur sa voiture comme un petit chien, nichée en haut, sous la bâche,amusée de rouler ainsi par les chemins, de voir la lumière deslanternes courir des deux côtés, fumer et haleter le dos des bêtes,de s’endormir au noir, à la bise, en entendant sonner lesgrelots.

Mais le père Legrand se fatigua vite de cettepose à la paternité ; si peu que ça coûtât, il fallait lanourrir, l’habiller, cette morveuse. Puis elle le gênait pour unmariage avec la veuve d’un maraîcher dont il guignait les cloches àmelon, les choux en carrés alignés sur son itinéraire. Elle eutalors la sensation très nette que son père voulait la perdre ;c’était son idée fixe d’ivrogne, se débarrasser de l’enfant à touteforce, et si la veuve elle-même, la brave mère Machaume, n’avaitpris la fillette sous sa protection…

– Au fait tu l’as connue, Machaume, ditFanny.

– Comment ! cette servante que j’ai vuechez toi…

– C’était ma belle-mère… Elle avait été sibonne pour moi quand j’étais petite ; je la prenais pourl’arracher à son gueux de mari qui, après lui avoir mangé tout sonbien, la rouait de coups, l’obligeait à servir une gaupe aveclaquelle il vivait… Ah ! la pauvre Machaume, elle sait ce quecoûte un bel homme. Eh bien ! quand elle m’a eu quittée,malgré tout ce que j’ai pu lui dire, elle est courue se remettreavec lui et, maintenant, la voilà à l’hospice. Comme il se laissealler sans elle, le vieux gredin ! était-il sale ! quellemine de rouleur ! il n’y a que son fouet… as-tu vu comme il letenait droit ?… Même saoul à tomber, il le porte devant luicomme un cierge, le serre dans sa chambre ; il n’a jamais euque ça de propre… Bon fouet, bonne mèche, c’est son mot.

Elle en parlait inconsciemment, ainsi que d’unétranger, sans dégoût ni honte ; et Jean s’épouvantait àl’entendre. Ce père !… cette mère !… en face de la figuresévère du consul et de l’angélique sourire deMme Gaussin !… Et comprenant tout à coup ce qu’il y avaitdans le silence de son amant, quelle révolte contre ce gâchissocial dont il s’éclaboussait auprès d’elle :

– Après tout, dit Fanny sur un ton philosophe,c’est un peu ça dans toutes les familles, on n’en est pasresponsable… moi, j’ai mon père Legrand ; toi, tu as ton oncleCésaire.

Chapitre 6

 

« Mon cher enfant, je t’écris encoretoute tremblante du gros tourment que nous venons d’avoir ;nos bessonnes disparues, parties de Castelet pendant tout un jour,une nuit et la matinée du lendemain !…

« C’est dimanche, à l’heure du déjeuner,qu’on s’est aperçu que les petites manquaient. Je les avais faitesbelles pour la messe de huit heures où le consul devait lesconduire, puis je ne m’en étais plus occupée, retenue auprès de lamère plus nerveuse que d’habitude, comme sentant le malheur quirôdait autour de nous. Tu sais qu’elle a toujours eu ça depuis samaladie, de prévoir ce qui doit arriver ; et moins elle peutbouger, plus sa tête travaille.

« Ta mère dans sa chambre heureusement,tu nous vois tous à la salle, attendant les petites ; on lesappelle par le clos, le berger souffle avec sa grosse coquille àramener les brebis, puis Césaire d’un côté, moi d’un autre,Rousseline, Tardive, nous voilà tous à galoper dans Castelet et,chaque fois, en nous rencontrant : « Eh bien ? –Rien vu. » à la fin on n’osait plusdemander ; le cœur battant, on allait au puits, au bas deshautes fenêtres du grenier… Quelle journée !… et il me fallaitmonter à tout moment près de ta mère, sourire d’un air tranquille,expliquer l’absence des petites en disant que je les avais envoyéespasser le dimanche chez leur tante de Villamuris. Elle avait parule croire ; mais tard dans la soirée, pendant que je laveillais, guettant derrière la vitre les lumières qui couraientdans la plaine et sur le Rhône à la recherche des enfants, jel’entendis qui pleurait doucement dans son lit ; et comme jel’interrogeais : « Je pleure pour quelque chose que l’onme cache, mais que j’ai deviné tout de même… », merépondit-elle de cette voix de petite fille qui lui est revenue àforce de souffrance ; et sans plus nous parler, nous nousinquiétions toutes deux, à part dans notre chagrin…

« Enfin, mon cher enfant, pour ne pasfaire durer cette pénible histoire, le lundi matin nos petites nousfurent ramenées par les ouvriers que ton oncle occupe dans l’île etqui les avaient trouvées sur un tas de sarments, pâles de froid etde faim après cette nuit en plein air, au milieu de l’eau. Et voicice qu’elles nous ont conté dans l’innocence de leurs petits cœurs.Depuis longtemps l’idée les tourmentait de faire comme leurspatronnes Marthe et Marie dont elles avaient lu l’histoire, de s’enaller dans un bateau sans voiles, ni rames, ni provisions d’aucunesorte, répandre l’évangile sur le premier rivage oùles pousserait le souffle de Dieu. Dimanche donc après la messe,détachant une barque à la pêcherie et s’agenouillant au fond commeles saintes femmes, tandis que le courant les emportait, elles s’ensont allées doucement, échouer dans les roseaux de la Piboulette,malgré les grandes eaux de la saison, les coups de vent, lesrévouluns… Oui, le bon Dieu les gardait et c’est lui quinous les a rendues, les jolies ! ayant un peu fripé leursguimpes du dimanche et gâté la dorure de leurs paroissiens. On n’apas eu la force de les gronder, seulement de grands baisers à brasouverts ; mais nous sommes tous restés malades de la peur quenous avons eue.

« La plus frappée, c’est ta mère qui,sans que nous lui ayons encore rien raconté, a senti, comme elledit, passer la mort sur castelet, et garde, elle si tranquille, sigaie d’ordinaire, une tristesse que rien ne peut guérir, malgré queton père, moi, tout le monde nous nous serrions tendrement autourd’elle… Et si je te disais, mon Jean, que c’est de toi, surtout,qu’elle languit et s’inquiète. Elle n’ose pas l’avouer devant lepère qui veut qu’on te laisse à ton travail, mais tu n’es pas venuaprès ton examen comme tu l’avais promis. Fais-nous la surprisepour les fêtes de Noël ; que notre malade reprenne son bonsourire. Si tu savais, quand on ne les a plus, ses vieux, comme onregrette de ne pas leur avoir donné plus de temps… »

Debout près de la fenêtre où filtrait un jourparesseux d’hiver sous le brouillard, Jean lisait cette lettre, ensavourait le bouquet sauvage, les chers souvenirs de tendresse etde soleil.

– Qu’est-ce que c’est ?… fais voir…

Fanny venait de s’éveiller à la jaune lueur durideau écarté et, toute bouffie de sommeil, allongeaitmachinalement la main vers le paquet de maryland à demeure sur latable de nuit. Il hésita, sachant la jalousie qu’exaspérait en samaîtresse le nom seul de Divonne ; mais comment dissimuler lebillet dont elle reconnaissait la provenance et leformat ?

D’abord l’escapade des fillettes l’émutgentiment, tandis que, les bras et la gorge à l’air, dressée surl’oreiller dans le flot de ses cheveux bruns, elle lisait tout enroulant une cigarette ; mais la fin l’irrita jusqu’à lafureur, et chiffonnant et jetant la lettre par lachambre :

– Je t’en collerai, moi, des saintesfemmes !… Tout ça des inventions pour te faire partir… Sonbeau neveu lui manque à cette…

Il voulut l’arrêter, empêcher le mot ordurierqu’elle lança et bien d’autres à la file. Jamais elle ne s’étaitencore emportée aussi grossièrement devant lui, dans ce débordementde colère fangeuse, d’égout crevé lâchant sa vase et sa puanteur.Tout l’argot de son passé de fille et de voyou gonflait son cou,détendait sa lèvre.

Pas malin de voir ce qu’ils voulaient touslà-bas… Césaire avait parlé, et l’on combinait ça en famille derompre leur liaison, de l’attirer au pays avec la belle charpentede la Divonne pour amorce.

– D’abord, tu sais, si tu pars, moi je luiécris à ton cocu… Je l’avertis… ah mais !…

En parlant, elle se ramassait haineusement surle lit, blême, la face creuse, les traits grandis, comme une bêteméchante prête à bondir.

Et Gaussin se rappelait l’avoir vue ainsi ruede l’Arcade ; mais c’était contre lui maintenant, cette hainerugie qui lui donnait la tentation de tomber sur sa maîtresse et dela battre, car en ces amours de chair où l’estime et le respect del’être aimé sont néant, la brutalité surgit toujours dans la colèreou les caresses. Il eut peur de lui-même, s’échappa pour sonbureau, et tout en marchant il s’indignait contre cette vie qu’ils’était faite. Ça lui apprendrait à se livrer à une pareillefemme !… Que d’infamies, que d’horreurs !… Ses sœurs, samère, il y en avait eu pour tout le monde… Quoi ! pas même ledroit d’aller voir les siens. Mais dans quel bagne s’était-il doncenfermé ? Et toute l’histoire de leur liaison luiapparaissant, il voyait comment les beaux bras nus del’égyptienne, noués à son cou le soir du bal,s’étaient cramponnés despotes et forts, l’isolant de ses amis, desa famille. Maintenant, sa résolution était prise. Le soir même et,coûte que coûte, il partirait pour Castelet.

Quelques affaires expédiées, son congé obtenuau ministère, il revint chez lui de bonne heure, s’attendant à unescène terrible, prêt à tout, même à la rupture. Mais le bonjourbien doux que Fanny lui dit tout de suite, ses yeux gros, ses jouescomme amollies de larmes, lui laissèrent à peine le courage d’unevolonté.

– Je pars ce soir… fit-il en seraidissant.

– Tu as raison, m’ami… Va voir ta mère, etsurtout… Elle se rapprochait câlinement… Oublie comme j’ai étéméchante, je t’aime trop, c’est ma folie…

Tout le restant du jour, faisant la malle avecde coquettes sollicitudes, ramenée à la douceur des premiers temps,elle garda cette attitude repentie, peut-être dans l’espoir de leretenir. Pourtant, pas une fois elle ne lui demanda :« Reste… » et lorsque à la dernière minute, tout espoirperdu devant les apprêts définitifs, elle se frôlait, se serraitcontre son amant, tâchant de l’imprégner d’elle pour toute la duréede la route et de l’absence, son adieu, son baiser ne murmurèrentque ceci :

– Dis, Jean, tu ne m’en veux pas ?…

Oh ! l’ivresse, au matin, de s’éveillerdans sa petite chambre d’enfant, le cœur encore chaud des étreintesfamiliales, des belles effusions de l’arrivée, de retrouver à lamême place, sur la moustiquaire de son lit étroit, la même barrelumineuse qu’y cherchaient ses réveils passés, d’entendre les crisdes paons sur leurs perchoirs, grincer la poulie du puits, leculbutement à pattes pressées du troupeau, et lorsqu’il eut faitclaquer ses volets à la muraille, de revoir cette belle lumièrechaude qui entrait par nappes, en tombée d’écluse, et cemerveilleux horizon de vignes en pente, de cyprès, d’oliviers et demiroitants bois de pins, se perdant jusqu’au Rhône sous un cielprofond et pur, sans un duvet de brume malgré l’heure matinale, unciel vert, balayé toute la nuit par le mistral qui remplissaitencore l’immense vallée de son souffle allègre et fort.

Jean comparait ce réveil à ceux de là-bas sousun ciel boueux comme son amour, et se sentait heureux et libre. Ildescendit. La maison blanche de soleil dormait encore, tous sesvolets fermés comme des yeux ; et il fut heureux d’un momentde solitude pour se reprendre, dans cette convalescence moralequ’il sentait commencer pour lui.

Il fit quelques pas sur la terrasse, prit uneallée montante du parc, ce qu’on appelait le parc, un bois de pinset de myrtes jetés au hasard dans la côte rude de Castelet, coupéede sentiers inégaux tout glissants d’aiguilles sèches. Son chienMiracle, bien vieux et boitant, était sorti de sa niche, et lesuivait silencieusement dans ses talons ; ils avaient sisouvent fait ensemble cette promenade du matin !

À l’entrée des vignes, dont les grands cyprèsde clôture inclinaient leurs cimes pointues, le chien hésita ;il savait combien le sol en épaisse couche de sable, – un nouveauremède au phylloxera que le consul était en train d’essayer, –serait difficile à ses vieilles pattes, ainsi que les gradinsd’étai de la terrasse. La joie de suivre son maître le décidapourtant ; et c’étaient à chaque obstacle de douloureuxefforts, des petits cris peureux, des arrêts et des maladresses decrabe sur un rocher. Jean ne le regardait pas, tout occupé de cenouveau plant d’alicante, dont son père l’avait longtemps entretenula veille. Les souches paraissaient d’une belle venue sur le sableuni et luisant. Enfin le pauvre homme allait être payé de sespeines entêtées ; le clos de Castelet pourrait revivre, quandla Nerte, l’Ermitage, tous les grands crus du Midi étaientmorts !

Une petite coiffe blanche se dressa tout àcoup devant lui. C’était Divonne, la première levée à lamaison ; elle avait une serpette dans la main, autre choseaussi qu’elle jeta, et ses joues si mates d’ordinaire s’allumaientd’une rougeur vive :

– C’est toi, Jean ?… tu m’as fait peur…J’ai cru que c’était ton père…

Puis se remettant, elle l’embrassa :

– As-tu bien dormi ?

– Très bien, tante, mais pourquoicraigniez-vous l’arrivée de mon père ?…

– Pourquoi ?…

Elle ramassa le pied de vigne qu’elle venaitd’arracher :

– Le consul t’a dit, n’est-ce pas, que cettefois il était sûr de réussir… Eh bien, té ! voilà la bête…

Jean regardait une petite mousse jaunâtreincrustée dans le bois, l’imperceptible moisissure qui, de procheen proche, a ruiné des provinces entières ; et c’était uneironie de la nature, dans cette splendide matinée, sous le soleilvivifiant, que cet infiniment petit, destructeur etindestructible.

– C’est le commencement… Dans trois mois toutle clos sera dévoré, et ton père recommencera encore, car il y amis son orgueil. Ce seront de nouveaux plants, de nouveaux remèdes,jusqu’au jour…

Un geste désolé acheva et souligna saphrase.

– Vraiment ! nous en sommes là ?

– Oh ! tu connais le consul… Il ne ditjamais rien, me donne le mois comme toujours ; mais je le voispréoccupé. Il court à Avignon, à Orange. c’est de l’argent qu’ilcherche…

– Et Césaire ? ses immersions ?demanda le jeune homme consterné.

Grâce à Dieu, par là tout allait bien. Ilsavaient eu cinquante pièces de petit vin à la dernièrerécolte ; et cet an apporterait le double. Devant ce succès leconsul avait cédé à son frère toutes les vignes de la plaine,restées jusqu’ici en jachère, en alignements de bois morts comme uncimetière de campagne ; et maintenant elles étaient sous l’eaupour trois mois…

Et fière de l’œuvre de son homme, de sonFénat, la Provençale montrait à Jean, du lieu élevé où ils setrouvaient, de grands étangs, des clairs, maintenus pardes bourrelets de chaux, comme sur les salines.

– Dans deux ans ce cépage donnera ; dansdeux ans aussi la Piboulette, et encore l’île de Lamotte que tononcle a achetée sans le dire… Alors nous serons riches… mais ilfaut tenir jusque-là, et que chacun y mette du sien et sesacrifie.

Elle en parlait gaiement du sacrifice, enfemme qu’il n’étonne plus, et avec un si facile entraînement queJean, traversé d’une idée subite, lui répondit sur le mêmeton :

– On se sacrifiera, Divonne…

Le jour même, il écrivit à Fanny que sesparents ne pouvaient lui continuer sa pension, qu’il serait réduitaux appointements ministériels et que, dans ces conditions, la vieà deux devenait impossible. C’était rompre plus tôt qu’il n’avaitpensé, trois ou quatre ans avant le départ prévu ; mais ilcomptait que sa maîtresse accepterait ces raisons graves, qu’elleaurait pitié de lui et de sa peine, l’aiderait dans cetaccomplissement douloureux d’un devoir.

était-ce bien un sacrifice ?Ne fut-il pas au contraire soulagé d’en finir avec une existencequi lui semblait odieuse et malsaine, depuis surtout qu’il étaitrendu à la nature, à la famille, aux affections simples etdroites ?… Sa lettre écrite sans lutte ni souffrance, ilcompta, pour le défendre contre une réponse qu’il prévoyaitfurieuse, pleine de menaces et d’extravagances, sur la tendressehonnête et fidèle des braves cœurs qui l’entouraient, l’exemple dece père droit et fier entre tous, sur le sourire candide despetites saintes femmes, et aussi sur ces grands horizons paisibles,aux saines émanations de montagnes, ce ciel en hauteur, ce fleuverapide et entraînant ; car en songeant à sa passion, à toutesles vilenies dont elle était faite, il lui semblait sortir d’unefièvre pernicieuse comme on en gagne à la buée des terrainsmarécageux.

Cinq ou six jours se passèrent dans le silencedu grand coup porté. Matin et soir, Jean allait à la poste etrevenait les mains vides, singulièrement troublé. Quefaisait-elle ? Qu’avait-elle décidé, et, en tout cas, pourquoine pas répondre ? Il ne pensait qu’à cela. Et la nuit, tout lemonde dormant à Castelet avec le bruit berceur du vent par leslongs corridors, ils en causaient, Césaire et lui, dans sa petitechambre.

« Elle est dans le casd’arriver !… » disait l’oncle ; et son inquiétude sedoublait de ceci, qu’il avait dû mettre sous l’enveloppe de larupture deux billets, à six mois et à un an, réglant sa dette avecles intérêts. Comment les payerait-il ces billets ? Commentexpliquer à Divonne ?… Il frissonnait rien que d’y penser etfaisait peine à son neveu, quand, le nez allongé et secouant sapipe, la veillée finie, il lui disait tristement :

– Allons, bonsoir… de toute manière c’est trèsbien ce que tu as fait là.

Enfin elle arriva cette réponse, et dès lespremières lignes : « Mon homme chéri, je ne t’ai pasécrit plus tôt, parce que je tenais à te prouver autrement que pardes paroles à quel point je te comprends et je t’aime… », Jeans’arrêta, surpris comme un homme qui entend une symphonie à laplace de la chamade qu’il redoutait. Il tourna vite la dernièrepage, où il lut « … rester jusqu’à la mort ton chien quit’aime, que tu peux battre, et qui te caressepassionnément… ».

Elle n’avait donc pas reçu sa lettre !Mais, reprise ligne à ligne et les larmes aux yeux, celle-ci étaitbien une réponse, disait bien que Fanny s’attendait depuislongtemps à cette mauvaise nouvelle, à la détresse de Casteletamenant l’inévitable séparation. Tout de suite elle s’était mise enquête d’une occupation pour ne plus rester à sa charge, et elleavait trouvé la gérance d’un hôtel meublé, avenue duBois-de-Boulogne, au compte d’une dame très riche. Cent francs parmois, nourrie, logée et la liberté des dimanches…

« Tu entends, mon homme, tout un jour parsemaine pour nous aimer ; car tu voudras bien encore,dis ? Tu me récompenseras du grand effort que je fais detravailler pour la première fois de ma vie, de cet esclavage denuit et de jour que j’accepte, avec des humiliations que tu ne peuxte figurer et qui seront bien lourdes à ma folie d’indépendance…Mais j’éprouve un contentement extraordinaire à souffrir par amourde toi. Je te dois tant, tu m’as fait comprendre tant de bonnes ethonnêtes choses dont personne ne m’avait jamais parlé !…Ah ! si nous nous étions rencontrés plus tôt !… Mais tune marchais pas encore, que déjà je roulais dans les bras deshommes. Pas un de ceux-là, toujours, ne pourra se vanter de m’avoirinspiré une résolution pareille pour le garder encore un petit peu…Maintenant, reviens quand tu voudras, l’appartement est libre. J’airamassé toutes mes affaires ; c’était ça le plus dur, secouerles tiroirs et les souvenirs. Tu ne trouveras que mon portrait quine te coûtera rien, lui ; seulement les bons regards que jemendie en sa faveur. Ah ! m’ami, m’ami… Enfin, si tu me gardesmon dimanche et ma petite place dans ton cou… ma place, tusais… » Et des tendresses, des câlineries, une voluptueuselècherie de mère chatte, de ces mots de passion qui faisaientl’amant frôler son visage au papier satiné, comme si la caresses’en dégageait humaine et tiède.

– Elle ne parle pas de mes billets ?demanda timidement l’oncle Césaire.

– Elle vous les renvoie… Vous la rembourserezquand vous serez riche…

L’oncle eut un soupir soulagé, les tempesfroncées de contentement, et avec une gravité prudhommesque, saforte intonation méridionale :

– Té ! veux-tu que je te dise… Cettefemme-là, c’est une sainte.

Puis, passant à un autre ordre d’idées, parcette mobilité, ce manque de logique et de mémoire, une descocasseries de sa nature :

– Et quelle passion, mon bon, quel feu !J’en ai la bouche sèche, comme quand Courbebaisse me lisait lacorrespondance de la Mornas…

Une fois encore, Jean dut subir le premiervoyage à Paris, l’hôtel Cujas, Pellicule ; mais il n’entendaitpas, accoudé à la fenêtre ouverte sur la nuit apaisée, baignéed’une lune pleine, tellement brillante, que les coqs s’y trompaientet la saluaient comme le jour levant.

Ainsi donc c’était vrai cette rédemption parl’amour dont parlent les poètes ; et il éprouvait une fierté àsonger que tous ces grands, ces illustres que Fanny avait aimésavant lui, loin de la régénérer, la dépravaient davantage, tandisque lui, par la seule force de son honnêteté, la tirerait peut-êtredu vice pour toujours.

Il lui était reconnaissant d’avoir trouvé cemoyen terme, cette demi-rupture où elle prendrait les nouvelleshabitudes de travail si difficiles à sa nature indolente ; etsur un ton paternel, de vieux monsieur, il lui écrivit le lendemainpour encourager sa réforme, s’inquiéter du genre d’hôtel qu’ellegérait, du monde qui venait là ; car il se méfiait de sonindulgence et de sa facilité à dire en se résignant :« Qu’est-ce que tu veux ? c’est comme ça… »

Courrier par courrier, avec une docilité depetite fille, Fanny lui fit le tableau de son hôtel, vraie maisonde famille habitée par des étrangers. Au premier, des Péruviens,père et mère, enfants et domestiques nombreux ; au second, desRusses et un riche Hollandais, marchand de corail. Les chambres dutroisième logeaient deux écuyers de l’Hippodrome, chic anglais,très comme il faut, et le plus intéressant petit ménage, Mlle MinnaVogel, cithariste de Stuttgart, avec son frère Léo, un pauvre petitpoitrinaire, obligé d’interrompre ses études de clarinette auConservatoire de Paris, et que la grande sœur était venue soigner,sans autre ressource que le produit de quelques concerts pour payerl’hôtel et la pension.

« Tout ce qu’on peut imaginer de plustouchant et de plus honorable, comme tu vois, mon homme chéri.Moi-même, je passe pour veuve, et l’on me montre toutes sortesd’égards. Je ne souffrirais pas d’abord qu’il en fûtautrement ; il faut que ta femme soit respectée. Quand je dis« ta femme », comprends-moi bien. Je sais que tu t’eniras un jour, que je te perdrai, mais après il n’y en aura plusd’autre ; à jamais je resterai tienne, conservant le goût detes caresses, et les bons instincts que tu as réveillés en moi…C’est bien drôle, n’est-ce pas, Sapho vertueuse !… Oui,vertueuse, quand tu ne seras plus là ; mais pour toi je megarde telle que tu m’as aimée, délirante et brûlante… jet’adore… »

Subitement, Jean fut pris d’une grandetristesse ennuyée. Ces retours de l’enfant prodigue, après lesjoies de l’arrivée, l’orgie de veau gras et d’effusions tendres,souffrent toujours des hantises de la vie nomade, du regret desglands amers et du paresseux troupeau à conduire. C’est undésenchantement qui tombe des choses et des êtres, tout à coupdépouillés et décolorés. Les matins de l’hiver provençal n’avaientplus pour lui leur salubre allégresse, ni d’attrait la chasse auxbelles loutres mordorées, le long des berges, ni le tir auxmacreuses dans le naye-chien du vieil Abrieu. Jeantrouvait le vent dur, l’eau rêche, et bien monotones les promenadesdans les vignes inondées avec l’oncle expliquant son système devannes, martelières, rigoles d’amenée.

Le village qu’il revoyait les premiers jours àtravers ses courses joyeuses de gamin, baraques anciennes,quelques-unes abandonnées, sentait la mort et la désolation d’unvillage italien ; et quand il allait à la poste, il luifallait subir, sur la pierre branlante de chaque porte, lerabâchage de tous ces vieux tordus comme des plein-vent, les braspassés dans des morceaux de bas tricotés, de ces vieilles au mentonde buis jaune sous leurs coiffes serrées, aux petits yeux luisantset frétillants comme il en brille aux lézardes des vieux murs.

Toujours les mêmes lamentations sur la mortdes vignes, la fin de la garance, la maladie des mûriers, les septplaies d’égypte ruinant ce beau pays deProvence ; et pour les éviter, quelquefois il revenait par lesruelles en pente qui longent les anciens murs d’enceinte du châteaudes Papes, ruelles désertes encombrées de broussailles, de cesgrandes herbes de Saint-Roch pour guérir les dartres, bien à leurplace dans ce coin moyen âge, ombré de l’énorme ruine déchiquetéeen haut du chemin.

Alors il rencontrait le curé Malassagne venantde dire sa messe et descendant à grands pas furieux, le rabat detravers, sa soutane relevée à deux mains, à cause des ronces et desteignes. Le prêtre s’arrêtait, tonnait contre l’impiété despaysans, l’infamie du conseil municipal ; il jetait samalédiction sur les champs, les bêtes et les hommes, des malandrinsqui ne venaient plus à l’office, qui enterraient leurs morts sanssacrements, se soignaient par le magnétisme, le spiritisme, pours’épargner le prêtre et le médecin :

– Oui, monsieur, le spiritisme !… voilàoù ils en arrivent, nos paysans du Comtat… Et vous ne voulez pasque les vignes soient malades !…

Jean, qui avait la lettre de Fanny toutouverte et embrasée dans sa poche, écoutait, le regard absent,échappait le plus vite possible à l’homélie du prêtre, et rentraità castelet s’abriter dans un creux de roche, ce que les Provençauxappellent un « cagnard », garanti du vent qui souffletout autour et concentrant le soleil réverbéré dans la pierre.

Il choisissait le plus perdu, le plus sauvage,envahi par les ronces et les chênes kermès, s’y terrait pour liresa lettre ; et peu à peu de la fine odeur qu’elle exhalait, dela caresse des mots, des images évoquées, lui venait une griseriesensuelle qui activait son pouls, l’hallucinait jusqu’à fairedisparaître comme un décor inutile le fleuve, les îles en bouquets,les villages au creux des Alpilles, toute la courbe de l’immensevallée où la bourrasque chassait, roulait en flots la poudre dusoleil. Il était là-bas, dans leur chambre, devant la gare auxtoits gris, en proie aux caresses folles, à ces désirs furieux quiles cramponnaient l’un à l’autre avec des crispations de noyés…

Tout à coup, des pas dans le sentier, desrires clairs : « Il est là !… » Ses sœursapparaissaient, petites jambes nues dans la lavande, conduites parle vieux Miracle, tout fier d’avoir dépisté son maître et remuantla queue victorieusement ; mais Jean le renvoyait d’un coup depied et rebutait les offres de jouer à cache-cache ou à courirqu’on lui faisait d’un air timide. Il les aimait pourtant, sespetites bessonnes raffolant du grand frère toujours si loin ;il s’était fait enfant pour elles dès l’arrivée, s’amusait ducontraste de ces jolies créatures nées en même temps etdissemblables. L’une longue, brune, les cheveux crêpelés, à la foismystique et volontaire ; c’est elle qui avait eu l’idée de labarque, exaltée par les lectures du curé Malassagne, et cettepetite Marie l’égyptienne avait entraîné la blondeMarthe, un peu molle et douce, ressemblant à sa mère et à sonfrère.

Mais quelle gêne odieuse, pendant qu’il étaità remuer ses souvenirs, que ces innocentes câlineries d’enfants sefrottant au parfum coquet que mettait sur lui la lettre de samaîtresse.

– Non, laissez-moi… il faut que jetravaille…

Et il rentrait avec l’intention de s’enfermerchez lui, quand la voix de son père l’appelait au passage.

– C’est toi, Jean… écoute donc…

L’heure du courrier apportait de nouveauxsujets de morosité à cet homme déjà sombre de nature, gardant del’Orient des habitudes de solennité silencieuse, coupée de brusquessouvenirs…, « quand j’étais consul à Hong-Kong », quipartaient en éclats de souches au grand feu. Pendant qu’il écoutaitson père lire et discuter ses journaux du matin, Jean regardait surla cheminée la Sapho de Caoudal, les bras aux genoux, sa lyre àcôté d’elle, toute la lyre, un bronze acheté il yavait vingt ans, lors des embellissements de Castelet ; et cebronze du commerce, qui l’écœurait aux vitrines parisiennes, luidonnait ici, dans son isolement, une émotion amoureuse, l’envie debaiser ces épaules, de délier ces bras froids et polis, de se fairedire : « Sapho pour toi, mais rien que pourtoi ! »

L’image tentatrice se levait quand il sortait,marchait avec lui, doublait le bruit de son pas dans le grandescalier pompeux. C’était le nom de Sapho que rythmait le balancierde la vieille horloge, que chuchotait le vent par les grandscorridors dallés et froids de la demeure estivale, son nom qu’ilretrouvait dans tous les livres de cette bibliothèque de campagne,vieux bouquins à tranches rouges conservant entre la brochure desmiettes de ses goûters d’enfant. Et cet obsédant souvenir de samaîtresse le poursuivait jusque dans la chambre maternelle, oùDivonne coiffait la malade, relevait ses beaux cheveux blancs surce visage resté paisible et rose malgré des tortures variées etperpétuelles.

« Ah ! voilà notre Jean »,disait la mère. Mais avec son cou nu, sa petite coiffe, ses manchesretroussées pour cette toilette dont elle seule avait la charge, satante lui rappelait d’autres réveils, évoquait la maîtresse encore,sautant du lit dans le nuage de sa première cigarette. Il s’envoulait d’idées pareilles, dans cette chambre surtout ! Quefaire cependant pour y échapper ?

– Notre enfant n’est plus le même, ma sœur,disait Mme Gaussin tristement… Qu’est-ce qu’il a ?

Et elles cherchaient ensemble. Divonnetorturait son entendement ingénu, elle aurait voulu questionner lejeune homme ; mais il semblait la fuir maintenant, éviterd’être seul avec elle.

Une fois, l’ayant guetté, elle vint lesurprendre au cagnard dans la fièvre de ses lettres et de sesmauvais rêves. Il se levait, l’œil sombre… Elle le retint, s’assitprès de lui sur la pierre chaude :

– Tu ne m’aimes donc plus ?… je ne suisdonc plus ta Divonne à qui tu disais toutes tes peines ?

– Mais si, mais si… bégayait-il, troublé parsa façon tendre, et détournant les yeux pour qu’elle ne pût yretrouver quelque chose de ce qu’il venait de lire, appels d’amour,cris éperdus, le délire de la passion à distance.

– Qu’as-tu ?… pourquoi es-tutriste ? murmurait Divonne avec des câlineries de voix et demains comme on en a pour les enfants. C’était un peu son petit, ilrestait pour elle à dix ans, l’âge des petits hommes qu’onémancipe.

Lui, déjà brûlant de sa lecture, s’exaltait aucharme troublant de ce beau corps si près du sien, de cette bouchefraîche au sang avivé par le grand air qui dérangeait les cheveux,les envolait au-dessus du front en délicats frisons à la modeparisienne. Et les leçons de Sapho : « toutes les femmessont les mêmes… en face de l’homme elles n’ont qu’une idée entête… », lui faisaient trouver provocants l’heureux sourire dela paysanne, son geste pour le retenir au tendreinterrogatoire.

Tout à coup, il sentit monter le vertige d’unetentation mauvaise ; et l’effort qu’il faisait pour y résisterle secoua d’un frisson convulsif. Divonne s’effrayait de le voir sipâle, les dents claquantes. « Ah ! le pauvre… il a lafièvre… » D’un geste de tendresse irréfléchi elle dénouait legrand fichu qui entourait sa taille pour le lui mettre aucou ; mais brusquement saisie, enveloppée, elle sentit labrûlure d’une caresse folle sur sa nuque, ses épaules, toute lachair étincelante qui venait de jaillir au soleil. Elle n’eut letemps de crier ni de se défendre, peut-être même pas le sentimentjuste de ce qui venait de se passer.

– Ah ! je suis fou… je suis fou…

Il se sauvait, déjà loin dans la garrigue dontles pierres roulaient sinistrement sous ses pieds.

À déjeuner, ce jour-là, Jean annonça qu’ilpartirait le soir même, rappelé par un ordre du ministre.

– Partir, déjà !… tu avais dit… tu nefais que d’arriver…

Et des cris, des supplications. Mais il nepouvait plus rester avec eux, puisque entre toutes ces tendressesintervenait l’influence agitante et corruptrice de Sapho.D’ailleurs, ne leur avait-il pas fait le plus grand sacrifice enrenonçant à la vie à deux ? La rupture complète s’achèveraitun peu plus tard ; et il reviendrait alors aimer sans honte,ni gêne, embrasser tous ces braves gens.

Il était nuit, la maison couchée, éteinte,quand Césaire revint de conduire son neveu au train d’Avignon.L’avoine donnée au cheval, après avoir scruté le ciel, – ce regardaux présages du temps, des hommes qui vivent de la terre, – ilallait rentrer quand il vit une forme blanche sur un banc de laterrasse.

– C’est toi, Divonne ?

– Oui, je t’attendais…

Très occupée tout le jour, séparée de sonFénat qu’elle adorait, ils avaient le soir de ces rendez-vous pourcauser, faire un tour de promenade ensemble. était-cela courte scène entre elle et Jean, comprise en y pensant, et plusqu’elle n’eût voulu, ou l’émotion d’avoir vu pleurer la pauvre mèretout le jour silencieusement ? Elle avait la voix altérée, uneinquiétude d’esprit extraordinaire chez cette calme personne dedevoir.

– Sais-tu quelque chose ? Pourquoi nousa-t-il quittés si vivement ?…

Elle ne croyait pas à cette histoire deministère, soupçonnant plutôt quelque attache mauvaise qui tiraitl’enfant loin de sa famille. Tant de dangers, de si fatalesrencontres dans ce Paris de perdition !

Césaire, qui ne savait rien lui cacher, avouaqu’il y avait en effet une femme dans la vie de Jean, mais unebonne créature incapable de le détourner des siens ; et ilparla de son dévouement, des lettres touchantes qu’elle écrivait,vanta surtout la résolution courageuse qu’elle avait prise detravailler, ce qui sembla tout naturel à la paysanne :

– Car enfin, il faut travailler pourvivre.

– Pas ce genre de femmes-là… dit Césaire.

– C’est donc une rien du tout avec qui Jeanvivait !… Et tu es allé là-dedans ?…

– Je te jure, Divonne, que depuis qu’elle leconnaît il n’y a pas de femme plus chaste, plus honnête… L’amourl’a réhabilitée.

Mais c’étaient des mots trop longs, Divonne necomprenait pas. Pour elle, cette dame rentrait dans ce rebutqu’elle appelait « les mauvaises femmes », et la penséeque son Jean était la proie d’une créature pareille l’indignait. Sile consul se doutait de cela !…

Césaire essayait de la calmer, assurait partous les plis de sa bonne face un peu grivoise qu’à l’âge du garçonon ne pouvait se passer de femme.

– Té, pardi ! qu’il se marie, dit elleavec une conviction attendrissante.

– Enfin ils ne sont déjà plus ensemble, c’esttoujours ça…

Et alors, d’un ton grave :

– écoute, Césaire… tu sais commeon dit chez nous : Le malheur dure toujours plus que celui quil’amène… Si c’est vraiment comme tu racontes, si Jean a tiré cettefemme de la boue, il s’est peut-être bien sali à cette tristebesogne. Possible qu’il l’ait rendue meilleure et plus honnête,mais qui sait si le mauvais qui était en elle n’a pas gâté notreenfant jusqu’au cœur !

Ils revenaient vers la terrasse. Nuit paisibleet limpide sur toute la vallée silencieuse où rien ne vivait que lalumière glissante de la lune, le fleuve houleux, lesclairs en flaques d’argent. On respirait le calme,l’éloignement de tout, le grand repos d’un sommeil sans rêves.Soudain le train montant déroula au bord du Rhône sa rumeur sourdeà toute vapeur.

– Oh ! ce Paris, fit Divonne, montrant lepoing vers l’ennemi que la province charge de toutes ses colères…ce Paris !… ce qu’on lui donne et ce qu’il nousrenvoie !

Chapitre 7

 

Il faisait un froid brumeux, une après-midisombre à quatre heures, même sur cette large avenue, desChamps-élysées où se hâtaient les voitures dans unroulement sourd et ouaté. C’est à peine si Jean put lire au fondd’un jardinet dont la grille était ouverte ces lettres dorées, trèshautes, au-dessus de l’entresol d’une maison à l’aspect luxueux ettranquille de cottage : Appartements meublés, pension defamille. Un coupé attendait au ras du trottoir.

La porte du bureau poussée, Jean la vit toutde suite, celle qu’il cherchait, assise dans le jour de la fenêtre,feuilletant un gros livre de comptes en face d’une autre femme,élégante et grande, un mouchoir aux mains et un petit sac deboursicotière.

– Vous désirer, monsieur ?…

Fanny le reconnut, se leva, saisie, et passantdevant la dame :

– C’est le petit… dit-elle tout bas.

L’autre examina Gaussin des pieds à la têteavec le beau sang-froid connaisseur que donne l’expérience, et trèshaut, sans se gêner :

– Embrassez-vous, mes enfants… Je ne vousregarde pas.

Puis elle se mit à la place de Fanny, continuaà vérifier ses chiffres.

Ils s’étaient pris les mains, se chuchotaientdes phrases bêtes :

– Comment ça va ?

– Pas mal, merci…

– Alors tu es parti hier au soir ?…

Mais l’altération de leurs voix donnait auxmots leur vraie signification. Et assis sur le divan, se remettantun peu :

– Tu n’as pas reconnu ma patronne ?…disait Fanny à voix basse… tu l’as déjà vue pourtant… au bal deDéchelette, en mariée espagnole… Un peu défraîchie, la mariée.

– Alors c’est… ?

– Rosario Sanchès, la femme à de Potter.

Cette Rosario, Rosa, de son nom de fête écritsur toutes les glaces des restaurants de nuit et toujours soulignéde quelque ordure, était une ancienne “dame des chars” àl’Hippodrome, célèbre dans le monde de la noce par son dévergondagecynique, ses coups de gueule et de cravache très recherchés deshommes de cercle, qu’elle menait comme ses chevaux.

Espagnole d’Oran, elle avait été plus belleque jolie et tirait encore aux lumières un certain effet de sesyeux noirs bistrés, de ses sourcils rejoints en barre ; maisici, même dans ce faux jour, elle avait bien ses cinquante ans,marqués sur une face plate, dure, à la peau soulevée et jaune commeun limon de son pays. Intime de Fanny Legrand pendant des années,elle l’avait chaperonnée dans la galanterie, et rien que son nomépouvantait l’amoureux.

Fanny, qui comprit le tremblement de son bras,essaya de s’excuser. À qui s’adresser pour trouver un emploi ?On était bien embarrassé. D’ailleurs Rosa maintenant se tenaittranquille ; riche, très riche, vivant dans son hôtel avenuede Villiers ou à sa villa d’Enghien, recevant quelques anciensamis, mais un seul amant, toujours le même, son musicien.

– De Potter ? demanda Jean… je le croyaismarié.

– Oui… marié, des enfants, il paraît même quesa femme est jolie… ça ne l’a pas empêché de revenir à l’ancienne…et si tu voyais comme elle lui parle, comme elle le traite…Ah ! il est bien mordu, celui-là…

Elle lui serrait la main avec un tendrereproche. La dame à ce moment interrompit sa lecture et s’adressa àson sac qui sautait au bout de la cordelière :

– Mais reste donc tranquille,voyons !…

Puis, à la gérante, sur un ton decommandement :

– Donne-moi vite un bout de sucre pourBichito.

Fanny se Leva, apporta le sucre qu’elleapprochait de l’ouverture du ridicule avec des petites flatteries,des mots enfantins… « Regarde la jolie bête… » dit-elle àson amant, en lui montrant, tout entouré de ouate, une sorte degros lézard difforme et grenu, crêté, dentelé, la tête en capuchonsur une chair grelottante et gélatineuse ; un caméléon envoyéd’Algérie à Rosa, qui le préservait de l’hiver parisien à force desoins et de chaleur. Elle l’adorait comme jamais elle n’avait aiméaucun homme ; et Jean démêlait bien aux mamours flagorneurs deFanny la place que l’horrible bête tenait dans la maison.

La dame ferma le livre, prête à partir.

– Pas trop mal pour une seconde quinzaine…Seulement veille à la bougie.

Elle jeta son regard de patronne autour dupetit salon, tenu, rangé, au meuble de velours frappé, souffla unpeu de poussière sur le yucca du guéridon, constata un accroc dansla guipure des croisées ; après quoi, elle dit aux jeunes gensavec un œil entendu : « Vous savez, mes petits, pas debêtises… la maison est très convenable… » et rejoignant lavoiture qui l’attendait à la porte, elle s’en alla faire son tourde bois.

– Crois-tu que c’est sciant !… dit Fanny.Je les ai sur le dos, elle ou sa mère, deux fois la semaine… Lamère est encore plus terrible, plus pingre… Il faut que je t’aime,va, pour durer dans cette baraque… Enfin te voilà, je t’aiencore !… J’ai eu si peur…

Et elle l’enlaça debout, longuement, lèvrescontre lèvres, s’assurant bien au tressaillement du baiser qu’ilétait encore tout à elle. Mais on allait et venait dans le couloir,il fallait se méfier. Quand on eut apporté la lampe, elle s’assit àsa place habituelle, un petit ouvrage aux doigts ; lui, toutprès comme en visite…

– Suis-je changée, hein ?… Est-ce assezpeu moi ?…

Elle souriait en montrant son crochet maniéavec une gaucherie de petite fille. Toujours elle avait détesté cestravaux d’aiguille ; un livre, son piano, sa cigarette, ou lesmanches retroussées pour la confection d’un petit plat, elle nes’occupait jamais autrement. Mais ici, que faire ? Le piano dusalon, elle ne pouvait y songer de tout le jour, obligée de setenir au bureau… Des romans ? Elle savait bien d’autreshistoires que celles qu’ils racontaient. À défaut de la cigaretteprohibée, elle avait pris cette dentelle qui lui occupait lesdoigts et la laissait libre de penser, comprenant à cette heure legoût des femmes pour ces menus travaux qu’elle méprisait jadis.

Et tandis qu’elle rattrapait son fil avec desmaladresses encore, une attention d’inexpérience, Jean laregardait, toute reposée dans sa robe simple, son petit col droit,les cheveux bien à plat sur la rondeur antique de sa tête, et l’airsi honnête, si raisonnable. Dehors, dans un décor luxueux, roulaitcontinuellement le train des filles à la mode, haut perchées surleurs phaétons, redescendant vers le Paris bruyant desboulevards ; et Fanny ne semblait pas avoir un regret pour cevice étalé et triomphant, dont elle aurait pu prendre sa part,qu’elle avait dédaigné pour lui. Pourvu qu’il consentît à la voirde temps en temps, elle acceptait très bien sa vie de servitude, ytrouvait même des côtés amusants.

Tous les pensionnaires l’adoraient. Lesfemmes, étrangères, sans aucun goût, la consultaient pour leursachats de toilette ; elle donnait des leçons de chant le matinà l’aînée des petites Péruviennes, et pour le livre à lire, lapièce à voir, elle conseillait ces messieurs qui la traitaient avectoutes sortes d’égards, de prévenances, un surtout, le Hollandaisdu second.

– Il s’assied là où tu es, reste encontemplation jusqu’à ce que je lui dise : « Kuyper, vousm’ennuyez. » Alors il répond :« pien » et il s’en va… C’est lui qui m’a donnécette petite broche en corail… Tu sais, ça vaut cent sous ; jel’ai acceptée pour avoir la paix.

Un garçon entrait, apportait un plateau chargéqu’il posait sur un bout du guéridon en reculant un peu la planteverte.

– C’est là que je mange toute seule, une heureavant la table d’hôte.

Elle indiqua deux plats du menu assez long etcopieux. La gérante n’avait droit qu’à deux plats et au potage.

– Faut-il qu’elle soit chienne, cetteRosario !… Du reste, j’aime mieux manger là ; je n’ai pasbesoin de parler et je relis tes lettres qui me tiennentcompagnie.

Elle s’interrompit encore pour atteindre unenappe, des serviettes ; à tout moment on la dérangeait, unordre à donner, une armoire à ouvrir, une réclamation à satisfaire.Jean comprit qu’il la gênerait en restant davantage ; puis oninstallait son dîner, et c’était si piètre, cette petite soupièred’une portion qui fumait sur la table, leur donnant à tous deux lamême pensée, le même regret de leurs anciens tête-à-tête !

« à dimanche… àdimanche… » murmura-t-elle tout bas, en le renvoyant. Et commeils ne pouvaient s’embrasser à cause du service, des pensionnairesqui descendaient, elle lui avait pris la main, l’appuyait contreson cœur longuement pour y faire entrer la caresse.

Tout le soir, la nuit, il pensa à elle,souffrant de sa servitude humiliée devant cette gueuse et son groslézard ; puis le Hollandais le troublait aussi, et jusqu’audimanche il ne vécut pas. En réalité cette demi-rupture qui devaitpréparer sans secousse la fin de leur liaison fut pour celle-ci lecoup de serpe de l’émondeur dont se ravive l’arbre fatigué. Ilss’écrivirent, presque chaque jour, de ces billets de tendressecomme en griffonne l’impatience des amoureux ; ou bienc’était, au sortir du ministère, une causerie douce dans le bureaupendant l’heure du travail à l’aiguille.

Elle avait dit à l’hôtel en parlant delui : « Un de mes parents… » et sous le couvert decette vague appellation il put venir quelquefois passer la soiréeau salon, à mille lieues de Paris. Il connut la famille péruvienneavec ses innombrables demoiselles, fagotées de couleurs criardes,rangées autour du salon, de vrais aras au perchoir ; ilentendit la cithare de Mlle Minna Vogel, enguirlandée comme uneperche à houblon, et vit son frère, malade, aphone, suivant de latête avec passion le rythme de la musique et promenant ses doigtssur une clarinette imaginaire, la seule dont il eût permission dejouer. Il fit le whist du Hollandais de Fanny, un gros balourd,chauve, d’aspect sordide, qui avait navigué par tous les océans dumonde, et quand on lui demandait quelques renseignements surl’Australie où il venait de passer des mois, répondait avec unroulement d’yeux : « Devinez combien les pommes de terreà Melbourne ?… » n’ayant été frappé que de ce faitunique, la cherté des pommes de terre dans tous les pays où ilallait.

Fanny était l’âme de ces réunions, causait,chantait, jouait la Parisienne informée et mondaine ; et cequ’il restait dans ses façons de la bohême ou de l’atelieréchappait à ces exotiques, ou leur semblait le suprême genre. Elleles éblouissait de ses relations avec les personnalités fameusesdes arts ou de la littérature, donnait à la dame russe quiraffolait des œuvres de Dejoie, des renseignements sur la façond’écrire du romancier, le nombre de tasses de café qu’il absorbaiten une nuit, le chiffre exact et dérisoire dont les éditeurs deCenderinette avaient payé le chef-d’œuvre qui faisait leurfortune. Et les succès de sa maîtresse rendaient Gaussin si fierqu’il oubliait d’être jaloux, aurait volontiers certifié sa parole,si quelqu’un l’eût mise en doute.

Pendant qu’il l’admirait dans ce paisiblesalon éclairé de lampes à abat-jour, servant le thé, accompagnantles mélodies des jeunes filles, leur donnant des conseils de grandesœur, il y avait pour lui un montant singulier à se la figurer toutautre, quand elle arrivait chez lui le dimanche matin, trempée,grelottante, et que sans même s’approcher du feu qui flambait enson honneur, elle se déshabillait à la hâte, et se glissait dans legrand lit, contre l’amant. Alors quelles étreintes, quellescaresses longues où se vengeaient les contraintes de toute lasemaine, cette privation l’un de l’autre qui gardait le désirvivifiant à leur amour.

Les heures passaient, s’embrouillaient ;on ne bougeait plus du lit jusqu’au soir. Rien ne les tentait quelà ; nul plaisir, personne à voir, pas même les Hettéma qui,par économie, s’étaient décidés à vivre à la campagne. Le petitdéjeuner préparé, à côté d’eux, ils entendaient, anéantis, larumeur du dimanche parisien pataugeant dans la rue, le sifflet destrains, le roulement des fiacres chargés ; et la pluie enlarges gouttes sur le zinc du balcon, avec les battementsprécipités de leurs poitrines, rythmaient cette absence de la vie,sans notion de l’heure, jusqu’au crépuscule.

Le gaz, qu’on allumait en face, glissait alorsun pâle rayon sur la tenture ; il fallait se lever, Fannydevant être rentrée à sept heures. Dans le demi-jour de la chambre,tous ses ennuis, tous ses écœurements lui revenaient plus lourds,plus cruels, en remettant ses bottines encore humides de la courseà pied, ses jupons, sa robe de la gérance, l’uniforme noir desfemmes pauvres.

Et ce qui gonflait son chagrin c’étaient ceschoses aimées autour d’elle, les meubles, le petit cabinet detoilette des beaux jours… Elle s’arrachait :« Allons !… » et pour rester plus longtempsensemble, Jean la reconduisait ; ils remontaient serrés etlents l’avenue des Champs-Elysées dont la double rangée delampadaires, avec l’Arc de Triomphe en haut, écarté d’ombre, etdeux ou trois étoiles piquant un bout de ciel, figuraient un fondde diorama. Au coin de la rue Pergolèse, tout près de la pension,elle relevait sa voilette pour un dernier baiser, et le laissaitdésorienté, dégoûté de son intérieur où il rentrait le plus tardpossible, maudissant la misère, en voulant presque à ceux deCastelet du sacrifice qu’il s’imposait pour eux.

Ils traînèrent deux ou trois mois cetteexistence devenue vers la fin absolument insupportable, Jean ayantété obligé de restreindre ses visites à l’hôtel à cause d’unbavardage de domestique, et Fanny de plus en plus exaspérée parl’avarice de la mère et de la fille Sanchès. Elle pensaitsilencieusement à reprendre leur petit ménage et sentait son amantà bout de forces lui aussi, mais elle eût voulu qu’il parlât lepremier.

Un dimanche d’avril, Fanny arriva plus paréeque d’ordinaire, en chapeau rond, en robe de printemps bien simple,– on n’était pas riche, – mais tendue aux grâces de son corps.

– Lève-toi vite, nous allons déjeuner à lacampagne…

– à la campagne !…

– Oui, à Enghien, chez Rosa… Elle nous invitetous les deux…

Il dit non d’abord, mais elle insista. JamaisRosa ne pardonnerait un refus.

– Tu peux bien consentir pour moi… J’en faisassez, il me semble.

C’était au bord du lac d’Enghien, devant uneimmense pelouse descendant jusqu’à un petit port où se balançaientquelques yoles et gondoles, un grand chalet, merveilleusement ornéet meublé, et dont les plafonds, les panneaux en miroirsreflétaient l’étincellement de l’eau, les superbes charmilles d’unparc déjà frissonnant de verdures hâtives et de lilas en fleurs.Les livrées correctes, les allées où ne traînait pas une brindille,faisaient honneur à la double surveillance de Rosario et de lavieille Pilar.

On était à table quand ils arrivèrent, unefausse indication les ayant égarés une heure autour du lac, par desruelles entre de grands murs de jardins. Jean acheva de sedécontenancer, au froid accueil de la maîtresse de la maison,furieuse qu’on l’eût fait attendre, et à l’aspect extraordinairedes vieilles parques auxquelles Rosa le présentait de sa voix decharretier. Trois « élégantes », comme se désignent entreelles les grandes cocottes, trois antiques roulures comptant parmiles gloires du second Empire, aux noms aussi fameux que celui d’ungrand poète ou d’un général à victoires, Wilkie Cob, Sombreuse,Clara Desfous.

Élégantes, certes elles l’étaient toujours,attifées à la mode nouvelle, aux couleurs du printemps,délicieusement chiffonnées de la collerette aux bottines ;mais si fanées, fardées, retapées ! Sombreuse sans cils, lesyeux morts, la lèvre détendue, tâtonnant autour de son assiette, desa fourchette, de son verre ; la Desfous énorme, couperosée,une boule d’eau chaude aux pieds, étalant sur la nappe ses pauvresdoigts goutteux et tordus, aux bagues étincelantes, aussidifficiles, compliquées à entrer et à sortir que les anneaux d’unequestion romaine. Et Cob toute mince, avec une taille jeunette quifaisait plus hideuse sa tête décharnée de clown malade sous unecrinière d’étoupes jaunes. Celle-là, ruinée, saisie, était alléetenter un dernier coup à Monte-Carlo et en revenait sans un sou,enragée d’amour pour un beau croupier qui n’avait pas voulud’elle ; Rosa, l’ayant recueillie, la nourrissait, s’enfaisait gloire.

Toutes ces femmes connaissaient Fanny, lasaluaient d’un bonjour protecteur : « Comment va,petite ? » Le fait est qu’avec sa robe à trois francs lemètre, sans un bijou que la broche rouge de Kuyper, elle avaitl’air d’une recrue parmi ces épouvantables chevronnées de lagalanterie, que ce cadre de luxe, toute la lumière reflétée du lacet du ciel, entrant mêlée d’odeurs printanières par les battants dela salle à manger, faisaient plus spectrales encore.

Il y avait aussi la vieille mère Pilar,« le chinge », comme elle s’appelait elle-mêmedans son charabia franco-espagnol, vraie macaque à peau déteinte etrâpeuse, d’une malice féroce sur des traits grimaçants, coiffée engarçon, les cheveux gris au ras de l’oreille, et sur sa robe devieux satin noir un grand col bleu de maître-timonier.

– Et puis M. Bichito… dit Rosa, achevantde présenter ses convives et montrant à Gaussin un tampon d’ouaterose où le caméléon grelottait sur la nappe.

– Eh bien, et moi, on ne me présentepas ? réclama sur un ton de jovialité forcée un grand garçon àmoustaches grisonnantes, de tenue correcte, même un peu raide, dansson veston clair et son col montant.

– C’est vrai… Et Tatave ? dirent lesfemmes en riant.

La maîtresse de maison lâcha son nom avecnégligence.

Tatave, c’était de Potter, le savant musicien,l’auteur acclamé de Claudia, de Savonarole ;et Jean, qui n’avait fait que l’entrevoir chez Déchelette,s’étonnait de trouver au grand artiste des allures si peu géniales,ce masque en bois dur et régulier, ces yeux déteints scellant unepassion folle, incurable, qui depuis des années l’accrochait àcette gueuse, lui faisait quitter femme et enfants, pour restercommensal de cette maison où il engloutissait une partie de sagrande fortune, ses gains de théâtre, et où on le traitait plus malqu’un domestique. Il fallait voir l’air excédé de Rosa dès qu’ilracontait quelque chose, de quel ton méprisant elle lui imposaitsilence ; et renchérissant sur sa fille, Pilar ne manquaitjamais d’ajouter d’un accent convaincu :

– Foute-nous la paix, mon garçon.

Jean l’avait pour voisine, cette Pilar, et cesvieilles babines qui grondaient en mangeant avec un ruminement debête, ce coup d’œil inquisiteur dans son assiette, mettaient ausupplice le jeune homme déjà gêné par le ton de patronne de Rosa,plaisantant Fanny sur les soirées musicales de l’hôtel et lajobarderie de ces pauvres rastaquouères qui prenaient la gérantepour une femme du monde tombée dans le malheur. L’ancienne dame deschars, bouffie de graisse malsaine, des cabochons de dix millefrancs à chaque oreille, semblait envier à son amie le renouveau dejeunesse et de beauté que lui communiquait cet amant jeune etbeau ; et Fanny ne se fâchait pas, amusait au contraire latable, raillait en rapin les pensionnaires, le Péruvien qui luiavouait, en roulant des yeux blancs, son désir de connaître unegrande coucoute, et la cour silencieuse, à souffle dephoque, du Hollandais haletant derrière sa chaise :« Tevinez combien les pommes de terre à Batavia. »

Gaussin ne riait guère, lui ; Pilar nonplus, occupée à surveiller l’argenterie de sa fille, ou s’élançantd’un geste brusque, visant sur le couvert devant elle ou la manchede son voisin une mouche qu’elle présentait en baragouinant desmots de tendresse « mange, mi alma ; mange, micorazon » à la hideuse petite bête échouée sur la nappe,flétrie, plissée, informe comme les doigts de la Desfous.

Quelquefois, toutes les mouches en déroute,elle en apercevait une contre le dressoir ou la vitre de la porte,se levait, et la raflait triomphalement. ce manège souvent répétéimpatienta sa fille, décidément très nerveuse, cematin-là :

– Ne te lève donc pas à toute minute, c’estfatigant.

Avec la même voix descendue de deux tons dansle charabia, la mère répondit :

– Vous dévorez, bos otros… pourquoitu veux pas qu’il mange, loui ?

– Sors de table, ou tiens-toi tranquille… tunous embêtes…

La vieille se rebiffa, et toutes deuxcommencèrent à s’injurier en dévotes espagnoles, mêlant le démon etl’enfer à des invectives de trottoir :

« Hija del demonio.

– Cuerno de satanas.

– Puta !…

– Mi madre !

Jean les regardait épouvanté, tandis que lesautres convives, habitués à ces scènes de famille, continuaient demanger tranquillement. De Potter seul intervint par égard pourl’étranger :

– Ne vous disputez donc pas, voyons.

Mais Rosa, furieuse, se retourna contrelui :

– De quoi te mêles-tu, toi ?… en voilàdes manières !… Est-ce que je ne suis pas libre de parler… Vadonc voir un peu chez ta femme, si j’y suis !… J’en ai assezde tes yeux de merlan frit, et des trois cheveux qui te restent… Vales porter à ta dinde, il n’est que temps !…

De Potter souriait, un peu pâle :

– Et il faut vivre avec ça !…murmurait-il dans sa moustache.

– Ça vaut bien ça… hurla-t-elle, tout le corpsen avant sur la table… Et tu sais, la porte est ouverte… file…hop !

– Voyons, Rosa… supplièrent les pauvres yeuxternes.

Et la mère Pilar, se remettant à manger, ditavec un flegme si comique : « Foute-nous la paix, mongarçon… » que tout le monde éclata de rire, même Rosa, même dePotter qui embrassait sa maîtresse encore toute grondante et, pourachever de gagner sa grâce, attrapait une mouche et la donnaitdélicatement, par les ailes, à Bichito.

Et c’était de Potter, le compositeur glorieux,la fierté de l’École française ! Comment cette femme leretenait-elle, par quel sortilège, vieillie de vices, grossière,avec cette mère qui doublait son infamie, la montrait telle qu’elleserait vingt ans plus tard, comme vue dans une bouleétamée ?…

On servit le café au bord du lac, sous unepetite grotte en rocaille, revêtue à l’intérieur de soies clairesque moirait le mouvement de l’eau voisine, un de ces délicieux nidsà baisers inventés par les contes du dix-huitième siècle, avec uneglace au plafond qui reflétait les attitudes des vieilles parquesrépandues sur le large divan dans une pâmoison digérante, et Rosa,les joues allumées sous le fard, s’étirant les bras à la renversecontre son musicien :

– Oh ! mon Tatave… mon Tatave !…

Mais cette chaleur de tendresse s’évapora aveccelle de la chartreuse, et l’idée d’une promenade en bateau étantvenue à l’une de ces dames, elle envoya de Potter préparer lecanot.

– Le canot, tu entends, pas lanorvégienne.

– Si je disais à Désiré.

– Désiré déjeune….

– C’est que le canot est plein d’eau ; ilfaut écoper, c’est tout un travail…

– Jean ira avec vous, de Potter… dit Fanny quivoyait venir encore une scène.

Assis en face l’un de l’autre, les jambesécartées, chacun sur un banc du bateau, ils l’égouttaientactivement, sans se parler, sans se regarder, comme hypnotisés parle rythme de l’eau jaillie des deux écopes. Autour d’eux l’ombred’un grand catalpa tombait en fraîcheur odorante et se découpaitsur le lac resplendissant de lumière.

– Y a-t-il longtemps que vous êtes avecFanny ?… demanda tout à coup le musicien s’arrêtant dans sabesogne.

– Deux ans… répondit Gaussin un peusurpris.

– Seulement deux ans !… Alors ce que vousvoyez aujourd’hui pourra peut-être vous servir. Moi, voilà vingtans que je vis avec Rosa, vingt ans que revenant d’Italie après mestrois années de Prix de Rome, je suis entré à l’Hippodrome, unsoir, et que je l’ai vue debout dans son petit char au tournant dela piste, m’arrivant dessus, le fouet en l’air, avec son casque àhuit fers de lance, et sa cotte d’écailles d’or, lui serrant lataille jusqu’à mi-cuisse. Ah ! si l’on m’avait dit…

Et se remettant à vider le bateau, ilracontait comment chez lui on n’avait fait que rire d’abord decette liaison ; puis, la chose devenant sérieuse, de combiend’efforts, de prières, de sacrifices, ses parents auraient payé unerupture. Deux ou trois fois la fille était partie à force d’argent,mais lui la rejoignait toujours. « Essayons du voyage… »avait dit la mère. Il voyagea, revint et la reprit. Alors ils’était laissé marier ; jolie fille, riche dot, la promesse del’Institut dans la corbeille de noce… Et trois mois après illâchait le nouveau ménage pour l’ancien…

– Ah ! jeune homme, jeune homme…

Il débitait sa vie d’une voix sèche, sansqu’un muscle animât son masque, raide comme le col empesé qui letenait si droit. Et des barques passaient chargées d’étudiants etde filles, débordantes de chansons, de rires de jeunesse etd’ivresse ; combien parmi ces inconscients auraient dûs’arrêter, prendre leur part de l’effroyable leçon !…

Dans le kiosque, pendant ce temps, comme sic’était un mot donné de travailler à leur rupture, les vieillesélégantes prêchaient la raison à Fanny Legrand…

– Joli, son petit, mais pas le sou… à quoi çala mènerait-il ?…

– Enfin, puisque je l’aime !…

Et Rosa levant les épaules :

– Laissez-la donc… elle va encore rater sonHollandais, comme je l’ai vue rater toutes ses belles affaires…Après son histoire avec Flamant, elle avait pourtant essayé dedevenir pratique, mais la voilà plus folle que jamais…

– Ay ! vellaca… grognamaman Pilar.

L’Anglaise à tête de clown intervint avecl’horrible accent qui, si longtemps, avait fait sonsuccès :

– C’était très bien d’aimer l’amour, petite…c’était très bonne, l’amour, vous savez… mais vous devez aimerl’argent aussi… moi maintenant, si j’étais riche toujours, est-ceque mon croupier il dirait je suis laide, croyez-vous ?…

Elle eut un bond de fureur, lui haussant lavoix à l’aigu :

– Oh ! c’était pourtant terrible, cettechose… Avoir été célèbre au monde, universelle, connue comme unmonument, comme un boulevard… si connue que vous n’avez pas unmisérable cocher, quand vous disez « Wilkie Cob ! »tout de suite il savait où c’était… Avoir eu des princes pour mespieds dessus, et des rois, si je crachais, ils disaient c’étaitjoli, le crachement !… Et voilà maintenant ce sale voyou quivoulait pas de moi sur cette motive de ma laideur ; et jeavais pas de quoi seulement me le payer pour une nuit.

Et se montant à cette idée qu’on avait pu latrouver laide, elle ouvrit sa robe brusquement :

– La figure, yes, jesacrifiais ; mais ça, le gorge, les épaules… Est-ceblanc ? Est-ce dur ?…

Elle étalait avec impudeur sa chair desorcière, restée miraculeusement jeune après trente ans defournaise, et que la tête surmontait, flétrie et macabre depuis laligne du cou.

« Mesdames le bateau estprêt !… » cria de Potter ; et l’Anglaise, agrafantsa robe sur ce qui lui restait de jeunesse, murmura dans unnavrement comique :

– Jé pouvais pourtant pas aller toutenioue sur les places !…

Dans ce décor de Lancret, où la blancheurcoquette des villas éclatait parmi la verdure nouvelle, avec cesterrasses, ces pelouses encadrant le petit lac tout écaillé desoleil, quel embarquement que celui de toute cette vieille Cythèreéclopée ; l’aveugle Sombreuse et le vieux clown et Desfous laparalytique, laissant dans le sillon de l’eau le parfum musqué deleur maquillage !

Jean tenait les rames, le dos courbé, honteuxet désolé qu’on pût le voir et lui attribuer quelque basse fonctiondans cette sinistre barque allégorique. Heureusement qu’il avait enface de lui, pour rafraîchir son cœur et ses yeux, Fanny Legrandassise à l’arrière, près de la barre que tenait de Potter, Fannydont le sourire ne lui avait jamais paru si jeune, sans doute parcomparaison.

« Chante-nous quelque chose,petite… » demanda la Desfous que le printemps amollissait. Desa voix expressive et profonde, Fanny commençait la barcarolle deClaudia que le musicien, remué par ce rappel de sonpremier grand succès, suivait en imitant à bouche fermée le dessinde l’orchestre, cette ondulation qui fait courir sur la mélodiecomme une lumière d’eau dansante. À cette heure, dans ce décor,c’était délicieux. D’une terrasse voisine on cria bravo ; etle Provençal, ramenant en mesure les avirons, avait soif de cettemusique divine aux lèvres de sa maîtresse, une tentation de mettresa bouche à même la source, et de boire dans le soleil, la têterenversée, toujours.

Tout à coup Rosa, furieuse, interrompit lacantilène dont le mariage de voix l’irritait :

– Hé là-bas, la musique, quand vous aurez finide vous roucouler dans la figure… Si vous croyez qu’elle nous amusevotre romance d’enterre-morts… En voilà assez… d’abord il est tard,il faut que Fanny rentre à la boîte…

Et d’un geste furibond montrant le plusprochain débarcadère :

– Aborde là… dit-elle à son amant, ils serontplus près de la gare…

C’était brutal comme congé ; maisl’ancienne dame des chars avait habitué son monde à ces façons defaire, et personne n’osa protester. Le couple jeté au rivage avecquelques mots de froide politesse au jeune homme, des ordres àFanny d’une voix sifflante, la barque s’éloigna chargée de cris,d’un train de dispute que termina un insultant éclat de rireapporté aux deux amants par la sonorité de l’eau.

– Tu entends, tu entends, disait Fanny blêmede rage, c’est de nous qu’elle se moque…

Et toutes ses humiliations, toutes sesrancœurs lui remontant à cette dernière injure, elle les énuméraiten regagnant la gare, avouait même des choses qu’elle avaittoujours cachées. Rosa ne cherchait qu’à l’éloigner de lui, qu’àfaciliter des occasions de le tromper.

– Tout ce qu’elle m’a dit pour me faireprendre ce Hollandais… Encore tout à l’heure elles s’y sont misestoutes… Je t’aime trop, tu comprends, ça la gêne pour ses vices,car elle les a tous, les plus bas, les plus monstrueux. Et c’estparce que je ne veux plus…

Elle s’arrêta, le vit très pâle, les lèvrestremblantes, comme le soir où il remuait le fumier aux lettres.

– Oh ! ne crains rien, dit-elle… tonamour m’a guérie de toutes ces horreurs… Elle et son caméléon quiempeste, ils me dégoûtent tous les deux.

– Je ne veux plus que tu restes là, fitl’amant affolé de jalousies malsaines… Il y a trop de saletés dansle pain que tu gagnes ; tu vas revenir avec moi, nous nous entirerons toujours.

Elle l’attendait, ce cri, l’appelait depuislongtemps. Cependant elle résista, objectant qu’en ménage, avec lestrois cents francs du ministère, la vie serait bien difficile,qu’il faudrait peut-être se séparer encore… « Et j’ai tantsouffert en quittant notre pauvre maison !… »

Des bancs s’espaçaient sous les acacias quibordent la route avec les fils du télégraphe chargésd’hirondelles ; pour mieux causer, ils s’assirent, très émustous deux et les bras noués :

– Trois cents francs par mois, disait Jean,mais comment font les Hettéma qui n’en ont que deux centcinquante ?…

– Ils vivent à la campagne, à Chaville toutel’année.

– Eh bien, faisons comme eux, je ne tiens pasà Paris.

– Vrai ?… tu veux bien ?… ah !m’ami, m’ami !…

Du monde passait sur la route, une galopaded’ânes emportant un lendemain de noces. Ils ne pouvaient pass’embrasser, et restaient immobiles, serrés l’un à l’autre, rêvantd’un bonheur rajeuni dans des soirs d’été qui auraient cettedouceur champêtre, ce calme tiède qu’égayaient au loin les coups decarabine, les ritournelles d’orgue d’une fête de banlieue.

Chapitre 8

 

Ils s’installèrent à Chaville, entre le hautet le bas pays, le long de cette vieille route forestière qu’onappelle le Pavé des Gardes, dans un ancien rendez-vous de chasse, àla porte du bois : trois pièces guère plus grandes que cellesde Paris, toujours leur mobilier de petit ménage, le fauteuilcanné, l’armoire peinte, et pour orner l’affreux papier vert deleur chambre, rien que le portrait de Fanny, car la photographie deCastelet avait eu son cadre cassé pendant le déménagement et sepâlissait dans les combles.

On n’en parlait plus guère, de ce pauvreCastelet, depuis que l’oncle et la nièce avaient interrompu leurcorrespondance. « Un joli lâcheur… » disait-elle, serappelant la facilité du Fénat à protéger la première rupture. Lespetites, seules, entretenaient leur frère de nouvelles, maisDivonne n’écrivait plus. Peut-être gardait-elle encore rancune àson neveu ; ou devinait-elle que la mauvaise femme étaitrevenue pour décacheter et commenter ses pauvres lettresmaternelles à gros caractères paysans.

Par moments, ils auraient pu se croire encorerue d’Amsterdam, quand ils se réveillaient avec la romance desHettéma redevenus leurs voisins et le sifflement des trains qui secroisaient continuellement de l’autre côté du chemin, visibles àtravers les branches d’un grand parc. Mais, au lieu du vitrageblafard de la gare de l’Ouest, de ses fenêtres sans rideauxmontrant des silhouettes penchées de bureaucrates, et du fracasronflant sur la rue en pente ils savouraient l’espace silencieux etvert au-delà de leur petit verger entouré d’autres jardins, demaisonnettes dans des bouquets d’arbres, dégringolant jusqu’au basde la côte.

Le matin, avant de partir, Jean déjeunait dansleur petite salle à manger, la croisée ouverte sur cette largeroute pavée, mangée d’herbe, bordée de haies d’épine blanche auxparfums amers. C’est par là qu’il allait à la gare en dix minutes,longeant le parc bruissant et gazouillant ; et, quand ilrevenait, cette rumeur s’apaisait à mesure que l’ombre sortait destaillis sur la mousse du chemin vert empourpré de couchant, et queles appels des coucous à tous les coins du bois traversaient detrilles de rossignols dans les lierres.

Mais voici que la première installation faiteet la surprise passée de cet apaisement des choses autour de lui,l’amant se reprenait à ses tourments de jalousie stérile etexplorante. La brouille de sa maîtresse avec Rosa, le départ del’hôtel avaient amené entre les deux femmes une explication àdouble entente monstrueuse, ravivant ses soupçons, ses plustroublantes inquiétudes ; et lorsqu’il s’en allait, qu’ilapercevait du wagon leur maison basse, en rez-de-chaussée surmontéd’une lucarne ronde, son regard fouillait la muraille. Il sedisait : « qui sait ? » et cela le poursuivaitjusque dans les paperasses de son bureau.

Au retour, il lui faisait rendre compte de sajournée, de ses moindres actes, de ses préoccupations, le plussouvent indifférentes, qu’il surprenait d’un « à quoipenses-tu ?… tout de suite… », craignant toujours qu’elleregrettât quelque chose ou quelqu’un de cet horrible passé,confessé par elle chaque fois avec la même indéconcertablefranchise.

Au moins lorsqu’ils ne se voyaient que ledimanche, avides l’un de l’autre, il ne prenait pas le temps de cesperquisitions morales, outrageantes et minutieuses. Maisrapprochés, avec la continuité de la vie à deux, ils se torturaientjusque dans leurs caresses, dans leurs plus intimes étreintes,agités de la sourde colère, du douloureux sentiment del’irréparable ; lui, s’épuisant à vouloir procurer à cetteblasée d’amour une commotion qu’elle ignorât encore, elle prête aumartyre pour donner une joie, qui n’eût pas été à dix autres, n’yparvenant pas et pleurant de rage impuissante.

Puis une détente se fit en eux ;peut-être la satiété. des sens dans le tiède enveloppement de lanature, ou plus simplement le voisinage des Hettéma. C’est que, detous les ménages campés sur la banlieue parisienne, pas unpeut-être ne goûta jamais comme celui-là les libertés campagnardes,la joie de s’en aller vêtus de loques, coiffés de chapeauxd’écorce, madame sans corset, monsieur dans des espadrilles ;de porter en sortant de table des croûtes aux canards, desépluchures aux lapins, puis sarcler, ratisser, greffer,arroser.

Oh ! l’arrosage…

Les Hettéma s’y mettaient sitôt que le marirentré échangeait son costume de bureau contre une veste deRobinson ; après dîner, ils s’y reprenaient encore, et la nuitvenue depuis longtemps, dans le noir du petit jardin d’où montaitune buée fraîche de terre mouillée, on entendait le grincement dela pompe, les heurts des grands arrosoirs, et d’énormes souffleserrant à toutes les plates-bandes avec un ruissellement quisemblait tomber du front des travailleurs dans leurs pommesd’arrosage, puis de temps en temps un cri de triomphe :

– J’en ai mis trente-deux aux poisgourmands !…

– Et moi quatorze aux balsamines !…

Des gens qui ne se contentaient pas d’êtreheureux, mais se regardaient l’être, dégustaient leur bonheur àvous en faire venir l’eau à la bouche ; l’homme surtout, parla façon irrésistible dont il racontait les joies de l’hivernage àdeux :

– Ce n’est rien maintenant, mais vous verrezen décembre !… On rentre crotté, mouillé, avec tous lesembêtements de Paris sur le dos ; on trouve bon feu, bonnelampe, la soupe qui embaume et, sous la table, une paire de sabotsremplis de paille. Non, voyez-vous, quand on s’est fourré uneplatée de choux et de saucisses, un quartier de gruyère tenu aufrais sous le linge, quand on a versé là-dessus un litre deginglard qui n’a pas passé par Bercy, libre de baptême et d’entrée,ce que c’est bon de tirer son fauteuil au coin du feu, d’allumerune pipe, en buvant son café arrosé d’un caramel à l’eau-de-vie, etde piquer un chien en face l’un de l’autre, pendant que le verglasdégouline sur les vitres… Oh ! un tout petit chien, le tempsde laisser passer le gros de la digestion… Après on dessine unmoment, la femme dessert, fait son petit train-train, lacouverture, le moine, et quand elle est couchée, la place chaude,on tombe dans le tas, et ça vous fait par tout le corps une chaleurcomme si l’on entrait tout entier dans la paille de ses sabots…

Il en devenait presque éloquent dematérialité, ce géant velu, à lourde mâchoire, si timide àl’ordinaire qu’il ne pouvait pas dire deux mots sans rougir et sansbégayer.

Cette timidité folle, d’un contraste comiqueavec cette barbe noire et cette envergure de colosse, avait faitson mariage et la tranquillité de sa vie. À vingt-cinq ans,débordant de vigueur et de santé, Hettéma ignorait l’amour et lafemme, quand un jour, à Nevers, après un repas de corps, descamarades l’entraînèrent à moitié gris dans une maison de filles etl’obligèrent à faire son choix. Il sortit de là bouleversé, revint,choisit la même, toujours, paya ses dettes, l’emmena, ets’effrayant à l’idée qu’on pourrait la lui prendre, qu’il faudraitrecommencer une nouvelle conquête, il finit par l’épouser.

– Un ménage légitime, mon cher… disait Fannydans un rire de triomphe à Jean qui l’écoutait terrifié… Et, detous ceux que j’ai connus, c’est encore le plus propre, le plushonnête.

Elle l’affirmait dans la sincérité de sonignorance, les ménages légitimes où elle avait pu pénétrer neméritant sans doute pas d’autre jugement ; et toutes sesnotions de la vie étaient aussi fausses et sincères quecelle-là.

D’un calmant voisinage ces Hettéma, l’humeurtoujours égale, capables même de services pas trop dérangeants,ayant surtout l’horreur des scènes, des querelles où il fautprendre parti, et en général de tout ce qui peut troubler uneheureuse digestion. La femme essayait d’initier Fanny à l’élevagedes poules et des lapins, aux joies salubres de l’arrosage, maisinutilement.

La maîtresse de Gaussin, faubourienne passéepar les ateliers, n’aimait la campagne qu’en échappées, en parties,comme un endroit où l’on peut crier, se rouler, se perdre avec sonamant. Elle détestait l’effort, le travail ; et ses six moisde gérance ayant épuisé pour longtemps ses facultés actives, elles’amollissait dans une torpeur vague, une griserie de bien-être etde plein air qui lui ôtait presque la force de s’habiller, de secoiffer, ou même d’ouvrir son piano.

Le soin de leur intérieur laissé tout entier àune ménagère du pays, quand, le soir venu, elle résumait sa journéepour la raconter à Jean, elle ne trouvait rien qu’une visite àOlympe, des potins par-dessus la clôture, et des cigarettes, destas de cigarettes dont les débris salissaient le marbre devant lacheminée. Déjà six heures !… à peine le temps depasser une robe, de piquer une fleur à son corsage pour allerau-devant de lui par le chemin vert…

Mais avec les brouillards, les pluiesd’automne, la nuit qui tombait de bonne heure, elle eut plus d’unprétexte pour ne pas sortir ; et souvent il la surprenait auretour dans une de ces gandouras de laine blanche à grands plisqu’elle mettait le matin, les cheveux relevés comme quand il étaitparti. Il la trouvait charmante ainsi, la nuque restée jeune, sachair tentante et soignée qu’il sentait toute prête, sans entraves.Pourtant cet aveulissement le choquait, l’effrayait comme undanger.

Lui-même, après un grand effort de travailpour augmenter un peu leurs ressources sans recourir à Castelet,des veillées passées sur des plans, des reproductions de piècesd’artillerie, de caissons, de fusils nouveau modèle qu’il dessinaitau compte d’Hettéma, se sentit envahi tout à coup par cetteinfluence dissolvante de la campagne et de la solitude à laquellese laissent prendre les plus forts, les plus actifs, et dont sapremière enfance dans un coin perdu de nature avait mis en lui legerme engourdissant.

Et la matérialité de leurs gros voisinsaidant, se communiquant à eux dans de perpétuelles allées et venuesd’une maison à l’autre, avec un peu de leur abaissement moral et deleur appétit monstrueux, Gaussin et sa maîtresse en vinrent euxaussi à discuter gravement la question des repas et l’heure ducoucher. Césaire ayant envoyé une pièce de son vin de grenouille,ils passèrent tout un dimanche à le mettre en bouteilles, la portede leur petit caveau ouverte sur le dernier soleil de l’année, unciel bleu où couraient des nuées roses, d’un rose de bruyère desbois. L’heure n’était pas loin des sabots remplis de paille chaude,ni du petit somme à deux, de chaque côté d’un feu de souches.Heureusement il leur arriva une distraction.

Il la trouva un soir très émue. Olympe venaitde lui raconter l’histoire d’un pauvre petit enfant, élevé auMorvan par une grand-mère. Le père et la mère à Paris, marchands debois, n’écrivaient plus, ne payaient plus depuis des mois. Lagrand-mère morte subitement, des mariniers avaient ramené le miochepar le canal de l’Yonne pour le remettre à ses parents ; mais,plus personne. Le chantier fermé, la mère partie avec un amant, lepère ivrogne, failli, disparu… Ils vont bien les ménageslégitimes !… Et voilà le pauvre petit, six ans, un amour, sanspain ni vêtements, à la rue.

Elle s’émouvait jusqu’aux larmes, puis tout àcoup :

– Si nous le prenions… veux-tu ?

– Quelle folie !

– Pourquoi ?…

Et, de bien près, le câlinant :

– Tu sais comme j’ai désiré un enfant detoi ; on élèverait celui-là, on l’instruirait. ces petitsqu’on ramasse, au bout d’un temps on les aime comme s’ils étaient àvous…

Elle invoquait aussi la distraction que ceserait pour elle, seule tout le jour à s’abêtir en remuant des tasde vilaines idées. Un enfant, c’est une sauvegarde. Puis, le voyanteffrayé de la dépense :

– Mais ce n’est rien, la dépense… Songe donc,à six ans !… on l’habillera avec tes vieux effets… Olympe, quis’y entend, m’assurait que nous ne nous en apercevrions mêmepas.

– Que ne le prend-elle alors ! dit Jeanavec la mauvaise humeur de l’homme qui se sent vaincu par sa proprefaiblesse.

Il essaya pourtant de résister, à l’aide del’argument décisif :

– Et quand je ne serai plus là ?…

Il en parlait rarement de ce départ pour nepas attrister Fanny, mais y pensait, s’en rassurait contre lesdangers du ménage et les tristes confidences de De Potter.

– Quelle complication que cet enfant, quellecharge pour toi dans l’avenir !…

Les yeux de Fanny se voilèrent :

– Tu te trompes, m’ami, ce serait quelqu’un àqui parler de toi, une consolation, une responsabilité aussi qui medonnerait la force de travailler, de reprendre goût àl’existence…

Il réfléchit une minute, la vit toute seule,dans la maison vide :

– Où est-il, ce petit ?

– Au Bas-Meudon, chez un marinier qui l’arecueilli pour quelques jours… Après, c’est l’hospice,l’assistance.

– Eh bien ! va le chercher, puisque tu ytiens…

Elle lui sauta au cou, et d’une joie d’enfanttout le soir, fit de la musique, chanta, heureuse, exubérante,transfigurée. Le lendemain, en wagon, Jean parla de leur décisionau gros Hettéma qui paraissait instruit de l’affaire, mais désireuxde ne pas s’en mêler. Enfoncé dans son coin et dans la lecture duPetit Journal, il bégayait du fond de sa barbe :

– Oui, je sais… ce sont ces dames… ça ne meregarde pas…

Et montrant sa tête au-dessus de la feuilledépliée :

– Votre femme me paraît très romanesque,dit-il.

Romanesque ou non, elle était le soirconsternée, à genoux, une assiette de soupe à la main, essayantd’apprivoiser le petit gars morvandiau, qui debout, dans une posede recul, la tête basse, une tête énorme aux cheveux de chanvre,refusait énergiquement de parler, de manger, même de montrer safigure et répétait d’une forte voix étranglée etmonotone :

– Voir ménine, voirménine.

– Ménine, c’est sa grand-mère, jepense… Depuis deux heures, je n’ai pas pu en tirer autre chose.

Jean s’y mit aussi à vouloir lui faire avalersa soupe, mais sans succès. Et ils restaient là, agenouillés tousdeux à sa hauteur, tenant l’un l’assiette, l’autre la cuiller,comme devant un agneau malade, à répéter des encouragements, desmots de tendresse pour le décider.

– Mettons-nous à table, peut-être nousl’intimidons ; il mangera si nous ne le regardons plus…

Mais il continua à se tenir immobile, ahuri,répétant sa plainte de petit sauvage, « voir ménine »,qui leur déchirait le cœur, jusqu’à ce qu’il se fût endormi, deboutcontre le buffet, et si profondément qu’ils purent le déshabiller,le coucher dans la lourde berce campagnarde empruntée à unvoisin, sans qu’il ouvrît l’œil une seconde.

« Vois comme il est beau… » disaitFanny très fière de son acquisition ; et elle forçait Gaussinà admirer ce front têtu, ces traits fins et délicats sous leur hâlepaysan, cette perfection de petit corps aux reins râblés, aux braspleins, aux jambes de petit faune, longues et nerveuses, déjàduvetées dans le bas. Elle s’oubliait à contempler cette beautéd’enfant.

« Couvre-le donc, il va avoirfroid… » dit Jean dont la voix la fit tressaillir, comme tiréed’un rêve ; et tandis qu’elle le bordait tendrement, le petitavait de longs soupirs sanglotés, une houle de désespoir malgré lesommeil.

La nuit, il se mit à parler toutseul :

– Guerlaude mé, ménine…

– Qu’est-ce qu’il dit ?… écoute…

Il voulait être guerlaudé ; maisque signifiait ce mot patois ? Jean, à tout hasard, allongeale bras et se mit à remuer la lourde couchette ; à mesurel’enfant se calmait et il se rendormit en tenant dans sa grossepetite main rugueuse, la main qu’il croyait être celle de sa« ménine », morte depuis quinze jours.

Ce fut comme un chat sauvage dans lamaison, qui griffait, mordait, mangeait à part des autres, avec desgrondements quand on s’approchait de son écuelle ; lesquelques mots qu’on en tirait étaient d’un langage barbare debûcherons morvandiaux, que jamais sans les Hettéma, du même paysque lui, personne n’aurait pu comprendre. Pourtant, à force de bonssoins, de douceur, on parvint à l’apprivoiser un peu, « unpso », comme il disait. Il consentit à changer les guenillesdans lesquelles on l’avait amené contre les vêtements chauds etpropres dont l’approche, les premiers jours, le faisait« querrier » de fureur, en vrai chacal qu’on voudraitaffubler d’un manteau de levrette. Il apprit à manger à table,l’usage de la fourchette et de la cuiller, et à répondre, quand onlui demandait son nom, qu’au pays « i li disionJosaph ».

Quant à lui donner les moindres notionsélémentaires, il n’y fallait pas songer encore. Élevé en pleinbois, sous une hutte de charbonnage, la rumeur d’une naturebruissante et fourmillante hantait sa caboche dure de petitsylvain, comme le bruit de la mer la spirale d’un coquillage ;et nul moyen d’y faire entrer autre chose, ni de le garder à lamaison, même par les temps les plus durs. Dans la pluie, la neige,quand les arbres dénudés se dressaient en coraux de givre, ils’échappait, battait les buissons, fouillait les terriers avecd’adroites cruautés de furet chasseur, et lorsqu’il rentrait,rabattu par la faim, il y avait toujours dans sa veste de futainemise en loques, dans la poche de sa petite culotte crottée jusqu’auventre, quelque bête engourdie ou morte, oiseau, taupe, mulot, ou,à défaut, des betteraves, des pommes de terre arrachées dans leschamps.

Rien ne pouvait vaincre ces instinctsbraconniers et chapardeurs, compliqués d’une manie paysanne,d’enfouir toutes sortes de menus objets luisants, boutons decuivre, perles de jais, papier de plomb du chocolat, que Josaphramassait en fermant la main, emportait vers des cachettes de pievoleuse. Tout ce butin prenait pour lui un nom vague et générique,la denrée, qu’il prononçait denraie ; et niraisonnements, ni taloches n’auraient pu l’empêcher de faire sadenraie aux dépens de tout et de tous.

Les Hettéma seuls y mettaient bon ordre, ledessinateur gardant à portée de sa main, sur sa table autour delaquelle rôdait le petit sauvage attiré par les compas, les crayonsde couleur, un fouet à chien qu’il lui faisait claquer aux jambes.Mais ni Jean ni Fanny n’eussent usé de menaces pareilles, quoiquele petit se montrât, vis-à-vis d’eux, sournois, méfiant,inapprivoisable même aux gâteries tendres, comme si laménine, en mourant, l’eût privé de toute expansionaffective. Fanny, « parce qu’elle puait bon », parvenaitencore à le garder un moment sur ses genoux, tandis que pourGaussin, cependant très doux avec lui, c’était toujours la bêtefauve de l’arrivée, le regard méfiant, les griffes tendues.

Cette répulsion invincible et presqueinstinctive de l’enfant, la malice curieuse de ses petits yeuxbleus aux cils d’albinos, et surtout l’aveugle et subite tendressede Fanny pour cet étranger tout à coup tombé dans leur vie,troublaient l’amant d’un soupçon nouveau. C’était peut-être unenfant à elle, élevé en nourrice ou chez sa belle-mère ; et lamort de Machaume apprise vers cette époque semblait une coïncidencepour justifier son tourment. Parfois, la nuit, quand il tenaitcette petite main cramponnée à la sienne, – car l’enfant dans levague du sommeil et du rêve croyait toujours la tendre àménine, – il l’interrogeait de tout son trouble intérieuret inavoué : « D’où viens-tu ? Quies-tu ? » espérant deviner, communiqué par la chaleur dupetit être, le mystère de sa naissance.

Mais son inquiétude tomba, sur un mot du pèreLegrand qui venait demander qu’on l’aidât à payer un entourage à sadéfunte et criait à sa fille en apercevant la berce deJosaph :

– Tiens ! un gosse !… tu dois êtrecontente !… Toi qui n’as jamais pu en décrocher un.

Gaussin fut si heureux, qu’il payal’entourage, sans demander à voir les devis, et retint le pèreLegrand à déjeuner.

Employé dans les tramways de Paris àVersailles, injecté de vin et d’apoplexie, mais toujours vert et debelle mine sous son chapeau de cuir bouilli entouré pour lacirconstance d’une lourde ganse de crêpe qui en faisait un vraichapeau de croque-mort, le vieux cocher parut enchanté de l’accueildu monsieur de sa fille, et revint de temps en temps manger lasoupe avec eux. Ses cheveux blancs de polichinelle sur sa face raseet tuméfiée, ses airs de pochard majestueux, le respect qu’ilportait à son fouet, le posant, le calant dans un coin sûr avec desprécautions de nourrice, impressionnaient beaucoup l’enfant ;et tout de suite le vieux et lui furent en grande intimité. Un jourqu’ils achevaient de dîner tous ensemble, les Hettéma vinrent lessurprendre :

« Ah ! pardon, vous êtes enfamille… » fit la femme en minaudant, et le mot frappa Jean auvisage, humiliant comme un soufflet.

Sa famille !… Cet enfant trouvé quironflait la tête sur la nappe, ce vieux forban ramolli, la pipe encoin de bouche, la voix poisseuse, expliquant pour la centième foisque deux sous de fouet lui duraient six mois et que, depuis vingtans, il n’avait pas changé de manche !… Sa famille, allonsdonc !… pas plus qu’elle n’était sa femme, cette FannyLegrand, vieille et fatiguée, avachie sur ses coudes dans la fuméedes cigarettes… Avant un an, tout cela disparaîtrait de sa vie,avec le vague de rencontres de voyage, de convives de tabled’hôte.

Mais à d’autres moments cette idée de départqu’il invoquait comme excuse à sa faiblesse, dès qu’il se sentaitdéchoir, tiré en bas, cette idée, au lieu de le rassurer, de lesoulager, lui faisait sentir les liens multiples serrés autour delui, quel déchirement ce serait que ce départ, non pas une rupture,mais dix ruptures, et qu’il lui en coûterait de lâcher cette petitemain d’enfant qui la nuit s’abandonnait dans la sienne. Jusqu’à LaBalue, le loriot sifflant et chantant dans sa cage trop petitequ’on devait toujours lui changer et où il courbait le dos comme levieux cardinal dans sa prison de fer ; oui, La Balue lui-mêmeavait pris un petit coin de son cœur, et ce serait une souffranceque l’ôter de là.

Elle approchait pourtant, cette inévitableséparation ; et le splendide mois de juin, qui mettait lanature en fête, serait probablement le dernier qu’ils passeraientensemble. Est-ce cela qui la rendait nerveuse, irritable, oul’éducation de Josaph entreprise d’une ardeur subite, au grandennui du petit Morvandiau qui restait des heures devant seslettres, sans les voir ni les prononcer, le front fermé d’une barrecomme les battants d’une cour de ferme ? De jour en jour, cecaractère de femme s’exaltait en violences et en pleurs dans desscènes sans cesse renouvelées, bien que Gaussin s’appliquât àl’indulgence ; mais elle était si injurieuse, il montait de sacolère une telle vase de rancune et de haine contre la jeunesse deson amant, son éducation, sa famille, l’écart que la vie allaitagrandir entre leurs deux destinées, elle s’entendait si bien à lepiquer aux points sensibles, qu’il finissait par s’emporter aussiet répondre.

Seulement sa colère à lui gardait une réserve,une pitié d’homme bien élevé, des coups qu’il ne portait pas, commetrop douloureux et faciles, tandis qu’elle se lâchait dans sesfureurs de fille, sans responsabilité, ni pudeur, faisait arme detout, épiant sur le visage de sa victime avec une joie cruelle lacontraction de souffrance qu’elle occasionnait, puis tout à couptombant dans ses bras et implorant son pardon.

La physionomie des Hettéma, témoins de cesquerelles éclatant presque toujours à table, au moment assis etinstallé de découvrir la soupière ou de mettre le couteau dans lerôti, était à peindre. Ils échangeaient par-dessus la table servieun regard de comique effarement. Pourrait-on manger, ou le gigotallait-il voler par le jardin avec le plat, la sauce et l’étuvée deharicots ?

« Surtout pas de scène !… »disaient-ils à chaque fois qu’il était question de se réunir ;et c’est le mot dont ils accueillaient une offre de déjeunerensemble en forêt, que Fanny leur jetait un dimanche par-dessus lemur… Oh, non ! on ne se disputerait pas aujourd’hui, ilfaisait trop beau !… Et elle courut habiller l’enfant, remplirles paniers.

Tout était prêt, on partait, quand le facteurapporta une lettre chargée dont la signature retint Gaussin enarrière. Il rejoignit la bande à l’entrée du bois, et tout bas àFanny :

– C’est de l’oncle… Il est ravi… Une récoltesuperbe, vendue sur pied… Il renvoie les huit mille francs deDéchelette, avec bien des compliments et remerciements à sanièce.

– Oui, sa nièce !… à la mode de Gascogne…Vieille carotte, va… dit Fanny qui ne conservait guère d’illusionssur les oncles du Midi ; puis, toute joyeuse : Il vafalloir placer cet argent…

Il la regarda stupéfait, l’ayant toujoursconnue très scrupuleuse sur les questions de probité monnayée…

– Placer ?… mais ce n’est pas à toi…

– Tiens, au fait, je ne t’ai pas dit…

Elle rougit, avec ce regard qui se ternissaità la moindre altération de la vérité… Ce bon enfant de Décheletteayant appris ce qu’ils faisaient pour Joseph, lui avait écrit quecet argent les aiderait à élever le petit.

– Puis tu sais, si ça t’ennuie, on les luirendra, ses huit mille francs ; il est à Paris…

La voix des Hettéma, qui discrètement avaientpris l’avance, retentit sous les arbres :

– à droite ou à gauche ?

– à droite, à droite… auxÉtangs !… » cria Fanny, puis, tournée vers sonamant : Voyons, tu ne vas pas recommencer à te dévorer pourdes bêtises… nous sommes un vieux ménage, que diable !…

Elle connaissait cette pâleur tremblée de seslèvres, ce coup d’œil au petit, l’interrogeant des pieds à latête ; mais cette fois ce ne fut qu’une velléité de violencejalouse. Il en arrivait maintenant aux lâchetés de l’habitude, auxconcessions pour la paix. « Quel besoin de me torturer,d’aller au fond des choses ?… Si cet enfant est à elle, quoide plus simple qu’elle l’ait pris, en me cachant la vérité, aprèstoutes les scènes, les interrogatoires que je lui ai faitsubir !… Vaut-il pas mieux accepter ce qui est et passertranquillement les quelques mois qui nousrestent ?… »

Et par les chemins vallonnés du bois il s’enallait portant leur déjeuner de cantine dans son lourd panier drapéde blanc, résigné, las, le dos rond d’un vieux jardinier, tandisque devant lui la mère et l’enfant marchaient ensemble, Josaphendimanché et gauche dans un complet de laBelle-Jardinière qui l’empêchait de courir, elle, enpeignoir clair, tête et cou nus sous un parasol japonais, la tailleépaissie, la marche veule, et dans ses beaux cheveux en torsades,une grande mèche blanche qu’elle ne se donnait plus la peine decacher.

En avant et plus bas, se tassait dansla pente de l’allée le couple Hettéma, coiffé de gigantesqueschapeaux de paille pareils à ceux des cavaliers Touaregs, vêtu deflanelle rouge, chargé de victuailles, d’engins de pêche, filets,balances à écrevisses, et la femme, pour alléger son mari, portantvaillamment en sautoir sur sa poitrine de colosse le cor de chassesans lequel il n’y avait pas de promenade en forêt possible pour ledessinateur. En marchant, le ménage chantait :

J’aime entendrela rame

Le soir battreles flots ;

J’aime le cerfqui brame…

Le répertoire d’Olympe étaitinépuisable de ces sentimentalités de la rue ; et quand on sefigurait où elle les avait ramassées, dans quelle demi-ombrehonteuse de persiennes closes, à combien d’hommes elle les avaitchantées, la sérénité du mari accompagnant à la tierce prenait uneextraordinaire grandeur. Le mot du grenadier à Waterloo :« Ils sont trop… » devait être celui de la philosophiqueindifférence de cet homme.

Pendant que Gaussin rêveur regardaitl’énorme couple s’enfoncer dans un creux de vallon où lui-mêmes’engageait à sa suite, un grincement de roues montait l’allée avecune volée de fous rires, de voix enfantines ; et tout à coupparut, à quelques pas de lui, un chargement de fillettes, rubans etcheveux flottants dans une charrette anglaise traînée par un petitâne, qu’une jeune fille, guère plus âgée que les autres, tirait parla bride sur ce chemin difficile.

Il était aisé de voir que Jean faisait partiede la bande dont les tournures hétéroclites, la grosse damesurtout, ceinturée d’un cor de chasse, avaient animé le petit monded’une gaieté inextinguible ; aussi la jeune filleessaya-t-elle d’imposer silence aux enfants une minute. Mais cenouveau chapeau Touareg déchaîna plus fort leur folie moqueuse, eten passant devant l’homme qui se rangeait pour laisser de la placeà la petite charrette, un joli sourire un peu gêné lui demandaitgrâce et s’étonnait naïvement de trouver au vieux jardinier unefigure si douce et si jeune.

Il salua timidement, rougit sans trop savoirde quelle honte ; et l’attelage s’arrêtant en haut de la côteà une croiserie de chemins, avec un ramage de petites voix quilisaient tout haut les noms du poteau indicateur à demi-effacés parles pluies… Route des Étangs, Chêne du grandveneur, Fausses reposes, Chemin deVélizy…, Jean se retourna pour voir disparaître dansl’allée verte étoilée de soleil et tapissée de mousse, où les rouesfilaient sur du velours, ce tourbillon de blonde jeunesse, cettecharretée de bonheur aux couleurs du printemps, aux rires en fuséessous les branches.

La trompe d’Hettéma, furieuse, le tirabrusquement de son rêve. Ils étaient installés au bord de l’étang,en train de déballer les provisions ; et de loin on voyaitreflétées par l’eau claire la nappe blanche sur l’herbe rase, etles vareuses de flanelle rouge éclatant dans la verdure comme desvestes de piqueur.

« Arrivez donc… c’est vous qui avez lehomard », criait le gros homme ; et la voix nerveuse deFanny :

– C’est la petite Bouchereau qui t’a arrêté enroute ?…

Jean tressaillit à ce nom de Bouchereau qui leramenait à Castelet, près du lit de sa mère malade.

– Mais oui, dit le dessinateur lui prenant lepanier des mains… la grande, celle qui conduisait, c’est la niècedu médecin… Une fille de son frère qu’il a prise chez lui. Ilshabitent Vélizy pendant l’été… Elle est jolie.

– Oh ! jolie… l’air effronté,surtout…

Et Fanny, coupant le pain, épiait son amant,inquiète de ses yeux distraits.

Mme Hettéma, très grave, déballant lejambon, blâmait fort cette façon de laisser des jeunes fillescourir les bois en liberté.

– Vous me direz que c’est le genre anglais, etque celle-ci a été élevée à Londres…, mais c’est égal, ça n’estvraiment pas convenable.

– Non, mais très commode pour lesaventures !

– Oh ! Fanny…

– Pardon, j’oubliais… Monsieur croit auxinnocentes…

– Voyons, si l’on déjeunait… fit Hettéma quicommençait à s’effrayer.

Mais il fallait qu’elle lâchât tout ce qu’ellesavait des jeunes filles du monde. Elle avait de belles histoireslà dessus…, les couvents, les pensionnats, c’était du propre… Ellessortaient de là épuisées, flétries, avec le dégoût del’homme ; pas même capables de faire des enfants.

– Et c’est alors qu’on vous les donne, tas dejobards… Une ingénue !… Comme s’il y avait des ingénues ;comme si du monde ou pas du monde, toutes les filles ne savaientpas, de naissance, de quoi il retourne… Moi, d’abord, à douze ans,je n’avais plus rien à apprendre… vous non plus, n’est-ce pas,Olympe ?

– … naturellement… dit Mme Hettéma avecun haussement d’épaules ; mais le sort du déjeuner lapréoccupait surtout, en entendant Gaussin qui se montait, déclarerqu’il y avait jeunes filles et jeunes filles, et qu’on trouveraitencore dans les familles…

– Ah ! oui, la famille, ripostait samaîtresse d’un air de mépris, parlons-en… ; surtout de latienne.

– Tais-toi… Je te défends…

– Bourgeois !

– Drôlesse !… Heureusement ça va finir…Je n’en ai plus pour longtemps à vivre avec toi…

– Va, va, file, c’est moi qui seraicontente…

Ils s’injuriaient en pleine figure, devant lacuriosité mauvaise de l’enfant à plat ventre dans l’herbe, quandune effroyable sonnerie de trompe, centuplée en écho par l’étang,les masses étagées du bois, couvrit tout à coup leur querelle.

« En avez-vous assez ?… Envoulez-vous encore ? » et rouge, le cou gonflé, le grosHettéma, n’ayant trouvé que ce moyen de les faire taire, attendait,l’embouchure aux lèvres, le pavillon menaçant.

Chapitre 9

 

D’habitude leurs fâcheries ne duraient guère,fondues à un peu de musique, aux câlines effusions de Fanny ;mais, cette fois, il lui en voulut sérieusement, et plusieurs joursde suite garda le même pli au front, le même silence de rancune,s’installant à dessiner sitôt les repas, se refusant à toute sortieavec elle.

C’était comme une honte subite de l’abjectionoù il vivait, la crainte de rencontrer encore la petite charrettemontant l’allée et ce limpide sourire de jeunesse auquel ilsongeait constamment. Puis, avec un brouillement de rêve qui s’enva, de décor qui se casse pour les changements à vue d’une féerie,l’apparition devint confuse, se perdit dans son lointain de bois,et Jean ne la revit plus. Seulement il lui resta un fond detristesse dont Fanny crut savoir la cause, et résolut d’avoirraison… .

– C’est fait, lui dit-elle un jour toutejoyeuse… J’ai vu Déchelette… Je lui ai rendu l’argent… Il trouve,comme toi, que c’est plus convenable ainsi ; je me demandepourquoi, par exemple… Enfin, ça y est… Plus tard, quand je seraiseule, il pensera au petit… Es-tu content ?… M’en veux-tutoujours ?

Et elle lui raconta sa visite rue de Rome, sonétonnement de trouver au lieu du caravansérail bruyant et fou,traversé de bandes en délire, une maison bourgeoise paisible,gardée d’une consigne très sévère. Plus de galas, plus de balsmasqués ; et l’explication de ce changement, dans ces mots àla craie que quelque parasite éconduit et furieux avait écrits surla petite entrée de l’atelier : Fermé pour cause decollage.

– Et c’est la vérité, mon cher…Déchelette en arrivant s’est toqué d’une fille de skating, AliceDoré ; il l’a prise avec lui depuis un mois, en ménage,absolument en ménage… Une petite femme bien gentille, bien douce,un joli mouton… Ils ne font guère de bruit à eux deux… J’ai promisque nous irions les voir ; ça nous changera un peu du cor dechasse et des barcarolles… C’est égal, dis donc, le philosophe avecses théories… Pas de lendemain, pas de collage… Ah ! je l’aijoliment blagué !

Jean se laissa conduire chez Déchelette qu’iln’avait pas revu depuis leur rencontre à la Madeleine. On l’eûtbien surpris alors, en lui disant qu’il en arriverait à fréquentersans dégoût ce cynique et dédaigneux amant de sa maîtresse, àdevenir presque son ami. Dès la première visite, lui-mêmes’étonnait de se sentir si à l’aise, charmé par la douceur de cethomme au bon rire d’enfant dans sa barbe de cosaque, et d’unesérénité d’humeur que n’altéraient pas les cruelles crises de foiequi plombaient son teint, le tour de ses yeux.

Et comme on comprenait bien la tendresse qu’ilinspirait à cette Alice Doré, aux longues mains molles et blanches,à l’insignifiante beauté blonde, que relevait l’éclat de sa chairde Flamande, aussi dorée que son nom ; de l’or dans lescheveux, dans les prunelles, frangeant les cils, pailletant la peaujusque sous les ongles.

Ramassée par Déchelette sur l’asphalte duskating, parmi les grossièretés, les brutalités de la traite, lestourbillons de fumée que l’homme crache, avec un chiffre, dans lemaquillage de la fille, la politesse de celui-ci l’avait attendrieet surprise. Elle se retrouva femme, de pauvre bétail à plaisirqu’elle était, et quand il voulut la renvoyer au matin,conformément à ses principes, avec un bon déjeuner et quelqueslouis, elle eut le cœur si gros, lui demanda si doucement, sidésirément « garde-moi encore… » qu’il ne se sentit pasle courage de refuser. Depuis, moitié respect humain, moitiélassitude, il tenait sa porte close sur cette lune de miel dehasard, qu’il passait au frais et au calme de son palais d’été sibien aménagé pour le confortable ; et ils vivaient ainsi trèsheureux, elle de ces égards tendres qu’elle n’avait jamais connus,lui du bonheur qu’il donnait à ce pauvre être et de sareconnaissance naïve, subissant aussi sans qu’il s’en rendîtcompte, et pour la première fois, le charme pénétrant d’uneintimité de femme, le mystérieux sortilège de la vie à deux, dansune conformité de bonté et de douceur.

Pour Gaussin, l’atelier de la rue de Rome futune diversion au milieu bas et mesquin où traînait sa vie de petitemployé en faux ménage ; il aimait la conversation de cesavant aux goûts d’artiste, de ce philosophe en robe persane,légère et lâche comme sa doctrine, ces récits de voyages queDéchelette esquissait avec le moins de mots possible, et si bien àleur place parmi les tentures orientales, les Bouddhas dorés, leschimères de bronze, le luxe exotique de ce hall immense où le jourtombait d’un haut vitrage, vraie lumière de fond de parc, remuéepar le feuillage grêle des bambous, les palmes découpées desfougères arborescentes, et les énormes feuilles des strilligiasmêlées à des philodendrons aux minces flexibilités de plantesd’eau, cherchant l’ombre et l’humide.

Le dimanche surtout, avec cette large baie surune rue déserte du Paris d’été, le frisson des feuilles, l’odeur deterre fraîche au pied des plantes, c’était la campagne et lesous-bois presque autant qu’à Chaville, moins la promiscuité et latrompe des Hettéma. Il ne venait jamais de monde ; une foispourtant Gaussin et sa maîtresse, arrivant pour dîner, entendirentdès l’entrée l’animation de plusieurs voix. Le jour baissait, onprenait le raki dans la serre, et la discussion semblaitvive :

– Et moi je trouve que cinq ans de Mazas, lenom perdu, la vie détruite, c’est assez payer cher un coup depassion et de folie… Je signerai votre pétition, Déchelette.

– C’est Caoudal… dit Fanny tout bas, entressaillant.

Quelqu’un répondait avec la sécheressecassante d’un refus :

– Moi, je ne signe rien, n’acceptant aucunesolidarité avec ce drôle…

– La Gournerie, maintenant…

Et Fanny, serrée contre son amant,murmurait :

– Allons-nous-en, si ça t’ennuie de lesvoir…

– Pourquoi donc ! mais pas du tout…

En réalité, il ne se rendait pas bien comptede l’impression qu’il aurait à se trouver en face de ces hommes,mais il ne voulait pas reculer devant l’épreuve, désireux peut-êtrede savoir le degré actuel de cette jalousie qui avait fait sonmisérable amour.

« Allons ! » dit-il, et ils semontrèrent dans une lumière rose de fin de jour, éclairant lescrânes chauves, les barbes grisonnantes des amis de Déchelettejetés sur les divans bas, autour d’une table d’Orient en escabeauoù tremblait, dans cinq ou six verres, la liqueur anisée etlaiteuse qu’Alice était en train de verser. Les femmess’embrassèrent :

– Vous connaissez ces messieurs,Gaussin ? demanda Déchelette, au mouvement berceur de sonfauteuil à bascule.

S’il les connaissait !… Deux au moins luiétaient familiers à force d’avoir dévisagé pendant des heures leursportraits aux vitrines de célébrités. Comme ils l’avaient faitsouffrir, quelle haine il s’était sentie contre eux, une haine desuccession, une rage à sauter dessus, à leur manger la figure,lorsqu’il les rencontrait dans la rue !… Mais Fanny disaitbien que cela lui passerait ; maintenant c’était pour lui desvisages de connaissance, presque des parents, des oncles lointainsqu’il retrouvait.

« Toujours beau, le petit !… »dit Caoudal, allongé de toute sa taille géante et tenant un écranau-dessus de ses paupières pour les garantir du vitrage. « EtFanny, voyons ?… » Il se leva sur le coude, cligna sesyeux d’expert :

– La figure tient encore ; mais lataille, tu fais bien de la ficeler… enfin, console-toi, ma fille,La Gournerie est encore plus gros que toi.

Le poète pinça dédaigneusement ses lèvresminces. Assis à la turque sur une pile de coussins – depuis sonvoyage en Algérie il prétendait ne pouvoir se tenir autrement –,énorme, empâté, n’ayant plus d’intelligent que son front solidesous une forêt blanche, et son dur regard de négrier, il affectaitavec Fanny une réserve mondaine, une politesse exagérée, comme pourdonner une leçon à Caoudal.

Deux paysagistes à têtes hâlées et rustiquescomplétaient la réunion ; eux aussi connaissaient la maîtressede Jean, et le plus jeune lui dit dans un serrement demain :

– Déchelette nous a conté l’histoire del’enfant, c’est très gentil ce que vous avez fait là, ma chère.

– Oui, fit Caoudal à Gaussin, oui, très chic,l’adoption… Pas province du tout.

Elle semblait embarrassée de ces éloges, quandon buta contre un meuble dans l’atelier obscur, et une voix,demanda :

– Personne ?

Déchelette dit :

– Voilà Ezano.

Celui-là, Jean ne l’avait jamais vu ;mais il savait quelle place ce bohème, ce fantaisiste, aujourd’huirangé, marié, chef de division aux Beaux-Arts, avait tenue dansl’existence de Fanny Legrand, et il se souvenait d’un paquet delettres passionnées et charmantes. Un petit homme s’avança, creusé,desséché, la démarche raide, qui donnait la main de loin, tenaitles gens à distance par une habitude d’estrade, de figurationadministrative. Il parut très surpris de voir Fanny, surtout de laretrouver belle après tant d’années :

« Tiens !… Sapho… » et unerougeur furtive égaya ses pommettes.

Ce nom de Sapho qui la rendait au passé, larapprochait de tous ses anciens, causa une certaine gêne.

« Et M. d’Armandy qui nous l’aamenée… » fit Déchelette vivement pour prévenir le nouveauvenu. Ezano salua ; on se mit à causer. Fanny rassurée de voircomme son amant prenait les choses, et fière de lui, de sa beauté,de sa jeunesse, devant des artistes, des connaisseurs, se montratrès gaie, très en verve. Toute à sa passion présente, à peine sesouvenait-elle de ses liaisons avec ces hommes ; des années decohabitation pourtant, de vie en commun où l’empreinte se faitd’habitudes, de manies, gagnées à un contact et lui survivant,jusqu’à cette façon de rouler les cigarettes qu’elle tenait d’Ezanocomme sa préférence du Job et du maryland.

Jean constatait sans le moindre trouble cepetit détail qui l’eût exaspéré jadis, éprouvant à se trouver aussicalme, la joie d’un prisonnier qui a limé sa chaîne, et sent que lemoindre effort lui suffira pour l’évasion.

– Hein ! ma pauvre Fanny, disait Caoudald’un ton blagueur en lui montrant les autres… quel déchet !…sont-ils vieux, sont-ils raplatis !… il n’y a que nous deux,vois-tu, qui tenions le coup.

Fanny se mit à rire :

– Ah ! pardon, colonel – on l’appelaitquelquefois ainsi à cause de ses moustaches –, ce n’est pas tout àfait la même chose… je suis d’une autre promotion…

– Caoudal oublie toujours qu’il est unancêtre, dit La Gournerie ; et sur un mouvement du sculpteurqu’il savait toucher au vif : Médaillé de 1840, cria-t-il desa voix stridente, c’est une date, mon bon !…

Il restait entre ces deux anciens amis un tonagressif, une sourde antipathie qui ne les avait jamais séparés,mais éclatait dans leurs regards, leurs moindres paroles, et celadepuis vingt ans, du jour où le poète enlevait sa maîtresse ausculpteur. Fanny ne comptait plus pour eux, ils avaient l’un etl’autre couru d’autres joies, d’autres déboires, mais la rancunesubsistait, creusée plus profonde avec les années.

– Regardez-nous donc tous les deux, et ditesfranchement si c’est moi qui suis l’ancêtre !…

Serré dans le veston qui faisait saillir sesmuscles, Caoudal se campait debout, la poitrine cambrée, secouantsa crinière flamboyante où ne se voyait pas un poilblanc :

– Médaillé de 1840… cinquante-huit ans danstrois mois… Et puis, qu’est-ce que ça prouve ?… Est-ce l’âgequi fait les vieux ?… Il n’y a qu’à la Comédie-Française et auConservatoire que les hommes bafouillent à la soixantaine, enbranlant la tête, et petonnent, le dos rond, les jambes molles,avec des accidents séniles. À soixante ans, sacrebleu ! onmarche plus droit qu’à trente, parce qu’on se surveille ; etla femme vous gobe encore pourvu que le cœur reste jeune, etchauffe, et remonte toute la carcasse…

– Crois-tu ? fit La Gournerie quiregardait Fanny en ricanant.

Et Déchelette, avec son bon sourire :

– Pourtant tu dis toujours qu’il n’y a que lajeunesse, tu en rabâches…

– C’est ma petite Cousinard qui m’a faitchanger d’idée… Cousinard, mon nouveau modèle… Dix-huit ans, desronds, des fossettes partout, un Clodion… Et si bon enfant, sipeuple, du Paris de la Halle où sa mère vend de la volaille… Ellevous a de ces mots bêtes à l’embrasser, de ces mots… L’autre jour,dans l’atelier, elle trouve un roman de Dejoie, regarde letitre : Thérèse, et le rejette avec sa joliemoue : « Si ça s’était appelé Pauv’ Thérèse, je l’auraislu toute la nuit !… » J’en suis fou, je vous dis.

– Du coup te voilà en ménage ?… Et danssix mois encore une rupture, des larmes comme le poing, le dégoûtdu travail, des colères à tout tuer…

Le front de Caoudal s’assombrit :

– C’est vrai que rien ne dure… On se prend, onse quitte…

– Alors pourquoi se prendre ?

– Eh bien, et toi ?… Crois-tu donc que tuen as pour la vie avec ta Flamande !…

– Oh ! nous autres, nous ne sommes pas enménage… pas vrai, Alice ?

– Certainement, répondit d’une voix douce etdistraite la jeune femme montée sur une chaise, en train decueillir des glycines et des verdures pour un bouquet de table.

Déchelette continua :

– Il n’y aura pas de rupture entre nous, àpeine une quitterie… Nous avons fait un bail de deux mois à passerensemble ; le dernier jour on se séparera sans désespoir etsans surprise… Moi je retournerai à Ispahan – je viens de retenirmon sleeping – et Alice rentrera dans son petitappartement de la rue Labruyère qu’elle a toujours gardé.

– Troisième au-dessus de l’entresol, tout cequ’il y a de plus commode pour se fiche par la fenêtre !

En disant cela, la jeune femme souriait,rousse et lumineuse dans le jour tombant, sa lourde grappe defleurs mauves à la main ; mais l’accent de sa parole était siprofond, si grave, que personne ne répondit. Le vent fraîchissait,les maisons d’en face semblaient plus hautes.

– Allons nous mettre à table, cria le colonel…Et disons des choses folâtres…

– Oui, c’est cela, gaudeamusigitur… amusons-nous pendant que nous sommes jeunes,n’est-ce pas, Caoudal ?… dit La Gournerie avec un rire quisonnait faux.

Jean, quelques jours après, passait de nouveaurue de Rome, il trouvait l’atelier fermé, le grand rideau de coutildescendu sur la vitre, un silence morne des caves jusqu’à latoiture en terrasse. Déchelette était parti, à l’heure indiquée, lebail fini. Et lui pensait :

– C’est beau de faire ce qu’on veut dansl’existence, de gouverner sa raison et son cœur… Aurai-je jamais cecourage ?…

Une main se posa sur son épaule :

– Bonjour, Gaussin !…

Déchelette, l’air fatigué, plus jaune et plusfroncé que d’habitude, lui expliqua qu’il ne partait pas encore,retenu à Paris par quelques affaires, et qu’il habitait leGrand-Hôtel, l’atelier lui faisant horreur depuis cette histoireépouvantable…

– Quoi donc ?

– C’est vrai, vous ne savez pas… Alice estmorte… Elle s’est tuée… Attendez-moi, que je regarde si j’ai deslettres…

Il revint presque aussitôt, et tout en faisantsauter des bandes de journaux d’un doigt nerveux, il parlaitsourdement, comme un somnambule, sans regarder Gaussin qui marchaitprès de lui :

– Oui, tuée, jetée par la fenêtre, comme ellel’avait dit le soir où vous étiez là… Qu’est-ce que vousvoulez ?… moi, je ne savais pas, je ne pouvais pas me douter…Le jour où je devais partir, elle me dit d’un air tranquille :« Emmène-moi, Déchelette… ne me laisse pas seule… je nepourrai plus vivre sans toi… » Ça me faisait rire. Mevoyez-vous avec une femme, là-bas, chez ces Kurdes… Le désert, lesfièvres, les nuits de bivouac… à dîner, elle merépétait encore : « Je ne te gênerai pas, tu verras commeje serai gentille… » Puis, voyant qu’elle me faisait de lapeine, elle n’a plus insisté… Après, nous sommes allés aux Variétésdans une baignoire… tout cela convenu d’avance… Elle paraissaitcontente, me tenait la main tout le temps et murmurait :« Je suis bien… » Comme je partais dans la nuit, je laramenai chez elle en voiture ; mais nous étions tristes tousdeux, sans parler. Elle ne me dit même pas merci pour un petitpaquet que je lui glissai dans la poche, de quoi vivre tranquilleun an ou deux. Arrivés rue Labruyère, elle me demande de monter… Jene voulais pas. « Je t’en prie… jusqu’à la porteseulement. » Mais là je tins bon, je n’entrai pas. Ma placeétait retenue, mon sac fait, puis j’avais trop dit que jepartirais… En descendant, le cœur un peu gros, j’entendais qu’elleme criait quelque chose comme « … plus vite que toi… »mais je ne compris qu’en bas, dans la rue… Oh !…

Il s’arrêta, les yeux à terre, devantl’horrible vision que le trottoir lui présentait maintenant àchaque pas, cette masse inerte et noire qui râlait…

– Elle est morte deux heures après, sans unmot, sans une plainte, me fixant de ses prunelles d’or.Souffrait-elle ? m’a-t-elle reconnu ? Nous l’avionscouchée sur son lit, tout habillée, une grande mantille de dentelleenveloppant la tête d’un côté, pour cacher la blessure du crâne.Très pâle, avec un peu de sang sur la tempe, elle était encorejolie, si douce… Mais comme je me penchais pour essuyer cettegoutte de sang qui revenait toujours, inépuisable – son regard m’asemblé prendre une expression indignée et terrible… Une malédictionmuette que la pauvre fille me jetait… Aussi qu’est-ce que ça mefaisait de rester quelque temps encore ou de l’emmener avec moi,prête à tout, si peu gênante ?… Non, l’orgueil, l’entêtementd’une parole dite… Eh bien, je n’ai pas cédé, et elle est morte,morte de moi qui l’aimais pourtant…

Il se montait, parlait tout haut, suivi del’étonnement des gens qu’il coudoyait en descendant la rued’Amsterdam ; et Gaussin, passant devant son ancien logis dontil apercevait le balcon, la véranda, faisait un retour vers Fannyet leur propre histoire, se sentait pris d’un frisson, pendant queDéchelette continuait :

– Je l’ai conduite à Montparnasse, sans amis,sans famille… J’ai voulu être seul à m’occuper d’elle… Et depuis,je suis là, pensant toujours à la même chose, ne pouvant me déciderà partir avec cette idée obsédante, et fuyant ma maison où j’aipassé deux mois si heureux à côté d’elle… Je vis dehors, je cours,j’essaye de me distraire, d’échapper à cet œil de morte quim’accuse sous un filet de sang…

Et s’arrêtant, buté à ce remords, avec deuxgrosses larmes qui glissaient sur son petit nez camard si bon, siépris de la vie, il disait :

– Voyons, mon ami ; je ne suis pourtantpas méchant… C’est un peu fort tout de même que j’aie fait ça…

Jean essayait de le consoler, rejetant toutsur un hasard, un mauvais sort ; mais Déchelette répétait ensecouant la tête, les dents serrées :

– Non, non… Je ne me pardonnerai jamais… Jevoudrais me punir…

Ce désir d’une expiation ne cessa de lehanter, il en parlait à tous ses amis, à Gaussin qu’il venaitprendre à la sortie du bureau.

« Allez-vous-en donc, Déchelette…Voyagez, travaillez, ça vous distraira… » lui répétaientCaoudal et les autres, un peu inquiets de son idée fixe, de cetacharnement à leur faire répéter qu’il n’était pas méchant. Enfinun soir, soit qu’il eût voulu revoir l’atelier avant de partir, ouqu’un projet très arrêté d’en finir avec sa peine l’y eût amené, ilrentra chez lui et au matin des ouvriers descendant des faubourgs àleur travail le ramassèrent, le crâne en deux, sur le trottoirdevant sa porte, mort du même suicide que la femme, avec les mêmesaffres, le même fracassement d’un désespoir jeté à la rue.

Dans l’atelier en demi-jour, une foule sepressait, d’artistes, de modèles, de femmes de théâtre, tous lesdanseurs, tous les soupeurs des dernières fêtes. C’était un bruitpiétiné, chuchoté, une rumeur de chapelle sous la flamme courte descierges. On regardait à travers les lianes, les feuillages, lecorps exposé dans une étoffe de soie ramagée de fleurs d’or, coifféen turban pour la hideuse plaie de la tête, et tout de son longétendu, les mains blanches en avant qui disaient l’abandon, ledéliement suprême, sur le divan bas ombragé de glycines où Gaussinet sa maîtresse s’étaient connus là nuit du bal.

Chapitre 10

 

On en meurt donc quelquefois de cesruptures !… Maintenant, quand ils se disputaient, Jean n’osaitplus parler de son départ, il ne criait plus, exaspéré :

– Heureusement, ça va finir.

Elle n’aurait eu qu’à répondre :

– C’est bien, va-t’en… moi, je me tuerai, jeferai comme l’autre…

Et cette menace qu’il croyait comprendre dansla mélancolie de ses regards et des airs qu’elle chantait, dans lasongerie de ses silences, le troublait jusqu’à l’épouvante.

Cependant il avait passé l’examen declassement qui termine, pour les attachés consulaires, le stageministériel ; reçu dans un bon rang, on allait le désignerpour un des premiers postes libres, ce n’était plus qu’une affairede semaines, de jours !… Et autour d’eux, dans cette fin desaison aux soleils de plus en plus brefs, tout se hâtait aussi versles changements de l’hiver. Un matin, Fanny, ouvrant la fenêtredevant le premier brouillard, s’écriait :

– Tiens, les hirondelles sont parties…

L’une après l’autre, les maisons bourgeoisesdu pays fermaient leurs persiennes ; sur la route deVersailles, des voitures de déménagement se succédaient, de grandsomnibus de campagne chargés de paquets, avec des panaches deplantes vertes sur la plate-forme, pendant que les feuilles s’enallaient par tourbillons, roulaient comme les nuages en fuite sousle ciel bas, et que les meules montaient dans les champs dégarnis.Derrière le verger, dépouillé, rapetissé par le manque de verdure,les chalets fermés, les séchoirs des blanchisseries aux toitsrouges se massaient en paysage triste, et de l’autre côté de lamaison, la voie ferrée mise à nu déroulait tout le long des bois engrisaille sa noire ligne voyageuse.

Quelle cruauté de la laisser là toute seuledans cette tristesse des choses ! Il sentait son cœurdéfaillir d’avance ; jamais il n’aurait le courage de l’adieu.C’était bien là-dessus qu’elle comptait, l’attendant à cette minutesuprême, et jusque-là tranquille, ne parlant de rien, fidèle à sapromesse de ne pas mettre d’entraves à ce départ de tout tempsprévu et consenti. Un jour, il rentra avec cettenouvelle :

– Je suis nommé…

– Ah !… et où donc ?…

Elle questionnait, l’air indifférent, mais leslèvres et les yeux décolorés, une telle crispation sur tout levisage qu’il ne la fit pas plus longtemps attendre :

– Non, non… pas encore… J’ai cédé mon tour àHédouin… ça nous donne au moins six mois.

Ce fut un débordement de larmes, de rires, debaisers fous qui balbutiaient :

– Merci, merci… Quelle bonne vie je vais tefaire maintenant !… C’était ça, vois-tu, qui me rendaitméchante, cette idée de départ…

Elle allait s’y préparer mieux, s’y résignerpetit à petit. Et puis, dans six mois, ce ne serait plus l’automne,avec le contre-coup de ces histoires de mort.

Elle tint parole. Plus de nerfs, plus dequerelles ; et même, pour éviter les ennuis causés parl’enfant, elle se décidait à le mettre en pension à Versailles. Ilne sortait que le dimanche, et si ce nouveau régime ne modifiaitpas encore sa nature rebelle et sauvage, du moins il lui apprenaitl’hypocrisie. On vivait au calme, les dîners avec les Hettémasavourés sans orage, et le piano rouvert pour les partitionsfavorites. Mais au fond, Jean restait plus troublé, plus perplexeque jamais, se demandant où le mènerait sa faiblesse, songeantparfois à renoncer aux consulats, à passer dans le service desbureaux. C’était Paris, le bail du ménage indéfinimentrenouvelé ; mais tout le rêve de sa jeunesse à bas, et ledésespoir des siens, la brouille certaine avec son père qui ne luipardonnerait pas cet abandon, surtout lorsqu’il en saurait lescauses.

Et pour qui ?… Pour une créaturevieillie, fanée, qu’il n’aimait plus, il en avait eu la preuve enface de ses amants… Quel maléfice tenait donc, dans cette vie àdeux ?

Comme il montait en wagon, un matin, auxderniers jours d’octobre, un regard de jeune fille levé vers lesien lui rappela tout à coup sa rencontre du bois, cette grâceradieuse de femme-enfant, dont le souvenir l’avait poursuivipendant des mois. Elle portait la même robe claire que le soleiltachait si joliment sous les branches, mais recouverte d’un grandmanteau de voyage ; et dans le wagon, des livres, un petitsac, un bouquet de grands roseaux, et des dernières fleurs disaientle retour vers Paris, la fin de la villégiature. Elle aussi l’avaitreconnu, d’un demi-sourire frissonnant sur la limpidité d’eau desource de ses yeux ; et ce fut, pendant une seconde, l’ententeinexprimée de la même pensée chez ces deux êtres.

« Comment va votre mère,M. d’Armandy ? » demanda tout à coup le vieuxBouchereau que Jean, ébloui, n’avait pas vu d’abord dans son coin,enfoui et lisant, sa pâle figure inclinée.

Jean donna des nouvelles, très touché qu’on sesouvînt des siens et de lui, bien plus ému encore, quand la jeunefille s’informa des deux petites bessonnes qui avaient écrit à sononcle une si gentille lettre pour le remercier des soins donnés àleur mère… Elle les connaissait !… cela le remplit dejoie ; puis comme il était, paraît-il, d’une sensibilitéextraordinaire ce matin-là, il devint triste aussitôt, en apprenantqu’ils rentraient à Paris, que Bouchereau allait prendre son coursde semestre à l’école de Médecine. Il n’aurait plus lachance de la revoir… Et les champs filant aux portières, splendidestout à l’heure, lui semblaient lugubres, éclairés d’une lumièred’éclipse.

Le train siffla longuement ; on arrivait.Il salua, les perdit, mais à la sortie de la gare ils seretrouvèrent, et Bouchereau dans le tumulte de la presse l’avertitqu’à partir du jeudi suivant il restait chez lui, place Vendôme… sile cœur lui disait d’une tasse de thé… Elle donnait le bras à sononcle, et il sembla à Jean que c’était elle qui l’invitait sansrien dire.

Après avoir décidé plusieurs fois qu’il iraitchez Bouchereau, puis qu’il n’irait pas – car à quoi bon se donnerdes regrets inutiles ? – il prévint pourtant chez lui qu’il yaurait bientôt une grande soirée au ministère à laquelle il luifaudrait assister. Fanny visitait son habit, lui faisait repasserdes cravates blanches ; et brusquement, le jeudi soir, iln’eut plus la moindre envie de sortir. Mais sa maîtresse leraisonnait sur la nécessité de cette corvée, se reprochant del’avoir trop absorbé, gardé pour elle en égoïste, et elle ledécidait, achevait de l’habiller avec des jeux tendres, retouchaitle nœud de sa cravate, le pli de ses cheveux, riait parce que sesdoigts sentaient la cigarette qu’elle reprenait et posait sur lacheminée à toute minute, et que cela ferait faire la grimace auxdanseuses. Et de la voir très gaie et très bonne, il avait leremords de son mensonge, serait volontiers resté près d’elle aucoin du feu, si Fanny ne l’eût forcé : « Je veux… il lefaut », tendrement poussé dehors dans la nuit du chemin.

Il était tard quand il rentra ; elledormait, et la lampe allumée sur ce sommeil de fatigue lui rappelaune rentrée pareille, trois ans passés déjà, après les révélationsterribles qu’on venait de lui faire. Comme il s’était montré lâchealors ! Par quelle aberration ce qui devait briser sa chaînel’avait-il rivée plus solidement ?… Une nausée lui monta auxlèvres, de dégoût. La chambre, le lit, la femme lui faisaientégalement horreur ; il prit la lumière, l’emporta dans lapièce à côté, doucement. Il désirait tant être seul pour songer àce qui lui arrivait… oh ! rien, presque rien…..

Il aimait.

Il y a dans certains mots que nous employonsordinairement un ressort caché qui tout à coup les ouvre jusqu’aufond, nous les explique dans leur intimité exceptionnelle ;puis le mot se replie, reprend sa forme banale et rouleinsignifiant, usé par l’habitude et le machinal. L’amour est un deces mots-là ; ceux pour qui sa clarté s’est une fois traduiteentière, comprendront l’angoisse délicieuse où vivait Jean depuisune heure, sans bien se rendre compte d’abord de ce qu’iléprouvait.

Là-bas, place Vendôme, dans ce coin de salonoù ils étaient restés longtemps à causer ensemble, il ne sentaitrien qu’un grand bien-être, un charme doux qui l’enveloppait. Cen’est qu’une fois dehors, la porte retombée sur lui, qu’il avaitété saisi d’une allégresse folle, puis d’une défaillance à croireque toutes ses veines s’ouvraient : « Qu’est-ce que j’ai,mon Dieu ?… » Et le Paris qu’il traversait pour revenirlui paraissait tout nouveau, féerique, élargi, radieux. Oui, àcette heure où les bêtes de nuit sont lâchées et circulent, où lavase des égouts remonte, s’étale, grouille sous le gaz jaune, luil’amant de Sapho, curieux de toutes les débauches, le Paris quepeut voir la jeune fille revenant du bal avec des airs de valseplein la tête qu’elle redit aux étoiles sous les blancheurs de saparure, ce Paris chaste baigné de lune claire où s’éclosent lesâmes vierges, c’est ce Paris qu’il avait vu !… Et tout à coup,comme il montait le large escalier de la gare, si près du retourvers le mauvais gîte, il se surprenait à dire tout haut :« Mais je l’aime… je l’aime… » et c’est ainsi qu’ill’avait appris.

– Tu es là, Jean ?… Que fais-tudonc ?

Fanny s’éveille en sursaut, effrayée de ne pasle sentir à côté d’elle. Il faut venir l’embrasser, mentir,raconter le bal du ministère, dire s’il y avait de jolies toiletteset avec qui il a dansé ; mais pour échapper à cetteinquisition, surtout aux caresses qu’il redoute, tout imprégné dusouvenir de l’autre, il invente un travail pressé, les dessinsd’Hettéma.

– Il n’y a plus de feu ; tu vas avoirfroid.

– Non, non…

– Au moins laisse la porte ouverte, que jevoie ta lampe…

Il doit jouer son mensonge jusqu’au bout,installer la table, les épures ; puis assis, immobile,retenant son souffle, il songe, il se rappelle, et, pour fixer sonrêve, le raconte à Césaire dans une longue lettre, pendant que levent de nuit remue les branches qui craquent sans un froissement defeuilles, que les trains se succèdent en grondant et que La Balue,troublé par la lumière, s’agite dans sa petite cage, sautille d’unperchoir à l’autre avec des cris hésitants.

Il dit tout, la rencontre dans les bois, lewagon, son émotion singulière à l’entrée de ces salons qu’il avaitvus si lugubres et tragiques le jour de la consultation, deschuchotements furtifs dans les portes, de tristes regards échangésde chaise à chaise, et qui, ce soir, s’ouvraient animés et bruyantsen une longue enfilade lumineuse. Bouchereau lui-même n’avait plussa physionomie dure, cet œil noir, fouilleur et déconcertant sousses gros sourcils d’étoupe, mais une expression reposée etpaternelle de bonhomme qui consent à ce que l’on s’amuse chezlui.

« Tout à coup elle est venue vers moi etje n’ai plus rien vu… Mon ami, elle s’appelle Irène, elle estjolie, l’air bon, les cheveux de ce brun doré des Anglaises, unebouche d’enfant toujours prête à rire… Oh ! pas ce rire sansgaieté, qui agace chez tant de femmes ; une vraie expansion dejeunesse et de bonheur… Elle est née à Londres ; mais son pèreétait Français et elle n’a pas d’accent du tout, seulement uneadorable façon de prononcer certains mots, de dire« unclé » qui chaque fois met une caresse dans les yeuxdu vieux Bouchereau. Il l’a prise avec lui pour soulager la famillede son frère qui est nombreuse, et remplacer la sœur d’Irène,l’aînée, mariée depuis deux ans à son chef de clinique. Mais elle,voilà, les médecins ne lui vont guère… Comme elle m’a amusé avec labêtise de ce jeune savant exigeant de sa fiancée, sur toute chose,un engagement formel et solennel de léguer leur deux corps à laSociété d’anthropologie ! … Elle, c’est un oiseau voyageur.Elle aime les bateaux, la mer ; la vue d’un beaupré tourné aularge lui prend le cœur… Elle me disait tout cela librement, encamarade, bien miss d’allures, malgré sa grâce parisienne,et je l’écoutais ravi de sa voix, de son rire, de la conformité denos goûts, d’une certitude intime que le bonheur de ma vie étaitlà, à côté de ma main, et que je n’avais qu’à le saisir, l’emporterloin, bien loin, où m’enverrait la carrière aventureuse… »

– Viens donc te coucher, m’ami…

Il tressaute, s’arrête, cache instinctivementla lettre qu’il est en train d’écrire !

– Tout à l’heure… Dors, dors…

Il lui parle avec colère et, le dos tendu,écoute le sommeil revenir dans cette respiration de femme, car ilssont très près l’un de l’autre, et si loin !

« … Quoi qu’il arrive, ce sera ladélivrance que cette rencontre et cet amour. Tu connais mavie ; tu as compris, sans que nous en parlions jamais, qu’elleest la même qu’autrefois, que je n’ai pas pu m’affranchir. Mais ceque tu ne sais pas, c’est que j’étais prêt à sacrifier fortune,avenir, tout, à cette habitude fatale où je m’enlisais un peu pluschaque jour. Maintenant, j’ai trouvé le ressort, le point d’appuiqui me manquait ; et pour ne plus laisser de recours à mafaiblesse, je me suis juré de ne retourner là-bas que libre etséparé… à demain l’évasion… »

Ce ne fut ni le lendemain ni le jour suivant.Il fallait un moyen pour s’évader, un prétexte, le dénouement d’unequerelle où l’on crie : « Je m’en vais », pour neplus revenir ; et Fanny se montrait douce et gaie comme auxpremiers temps illusionnés du ménage.

Écrire « c’est fini » sans plusd’explications ?… Mais cette violente ne se résignerait pasainsi, le relancerait, s’acharnerait jusqu’à la porte de son hôtel,de son bureau. Non, mieux vaudrait l’attaquer de face, laconvaincre de l’irrévocable, du définitif de cette rupture, et sanscolère comme sans pitié, lui en énumérer les causes.

Mais avec ces réflexions, une peur lui revintdu suicide d’Alice Doré. Il y avait devant chez eux, de l’autrecôté du pavé, une ruelle en pente conduisant à la voie et ferméed’une barrière ; les voisins prenaient par là, les jours depresse, pour suivre les rails jusqu’à la gare. Et l’imagination duMéridional voyait, après leur scène de rupture, sa maîtresses’échapper sur la route, joindre la traverse, se jeter sous lesroues du train qui l’emportait. Cette crainte l’obsédait au pointque la seule pensée de cette barrière battante, entre deux murschargés de lierre, lui faisait reculer l’explication.

Encore s’il avait eu là un ami, quelqu’un pourla garder, l’assister à cette première crise ; mais, terrésdans leur collage comme des marmottes, ils ne connaissaientpersonne, et ce n’était pas les Hettéma, ces monstrueux égoïstesluisants et noyés de graisse, bestialisés encore par l’approche deleur hivernage d’Esquimaux, que la malheureuse aurait pu appeler ausecours de son désespoir et de son abandon.

Il fallait rompre, pourtant, et rompre vite.Malgré sa promesse à lui-même, Jean était retourné deux ou troisfois place Vendôme, de plus en plus épris ; et quoiqu’il n’eûtrien dit encore, l’accueil à bras ouverts du vieux Bouchereau,l’attitude d’Irène où se mêlaient dans la réserve une tendresse,une indulgence, et comme l’attente émue de la déclaration, toutl’avertissait de ne plus tarder. Puis le supplice de mentir, lesprétextes qu’il inventait pour Fanny, et l’espèce de sacrilèged’aller des baisers de Sapho à la cour discrète, balbutiante…

Chapitre 11

 

Au milieu de ces alternatives, il trouvait auministère, sur sa table, la carte d’un monsieur venu déjà deux foisdans la matinée, disait l’huissier avec un certain respect de lanomenclature suivante :

C. GAUSSIND’ARMANDY

Président des Submersionnistes de laVallée du Rhône,

Membre du Comité central d’étude et devigilance,

Délégué départemental, etc.,etc.

L’oncle Césaire à Paris !… Le Fénatdélégué, membre d’un comité de vigilance !… Sa stupeur duraitencore, quand l’oncle parut, toujours brun comme une pomme de pin,ses yeux fous, son rire au coin des tempes, sa barbe du temps de laLigue, mais au lieu de l’éternelle veste de futaine à côtes, uneredingote en drap neuf bridant sur le ventre et donnant au petithomme une majesté vraiment présidentielle.

Ce qui l’amenait à Paris ? L’achat d’unemachine élévatoire pour l’immersion de ses nouvelles vignes – ilprononçait le mot « élévatoire » avec une conviction quile grandissait à ses propres yeux –, puis la commande de son busteque ses collègues lui demandaient pour orner la salle duconseil.

– Tu as vu, ajouta-t-il d’un air modeste, ilsm’ont nommé président… Mon idée de submersion bouleverse le Midi…Et dire que c’est moi, le Fénat, qui suis en train de sauver lesvins de France !… Il n’y a que les toqués, vois-tu.

Mais le but principal de son voyage, c’étaitla rupture avec Fanny. Comprenant que l’affaire traînait enlongueur, il venait donner un coup de main.

– Je m’y connais, tu penses… QuandCourbebaisse a lâché la sienne pour se marier…

Avant d’attaquer son histoire, il s’arrêta et,déboutonnant sa redingote, il en tira un petit portefeuillerondement tendu :

– D’abord, débarrasse-moi de ceci… Béoui ! l’argent… la libération du territoire…

Il se trompa au geste de son neveu, compritqu’il refusait par discrétion :

– Prends donc ! prends donc !… C’estma fierté de pouvoir rendre au fils un peu de ce que le père a faitpour moi… D’ailleurs, Divonne le veut ainsi. Elle est au courant del’affaire, et si contente que tu penses à te marier, à secouer tonvieux crampon !

Dans la bouche de Césaire, après le serviceque sa maîtresse lui avait rendu, Jean trouva « vieuxcrampon » un peu injuste, et c’est avec une pointe d’amertumequ’il répondit :

– Reprenez votre portefeuille, mon oncle… voussavez mieux que personne combien ces questions sont indifférentes àFanny.

– Oui, c’était une bonne fille… dit l’oncle enoraison funèbre, et il ajouta, clignant sa patte d’oie : Gardetoujours l’argent… Avec les tentations de Paris, je l’aime mieuxentre tes mains que dans les miennes ; et puis il en faut pourles ruptures comme pour les duels…

Il se leva là-dessus, déclarant qu’il mouraitde faim et que cette grosse question se discuterait mieux, lafourchette à la main, en déjeunant. Toujours la légèretégouailleuse du Méridional à traiter les affaires de femme.

– Entre nous, petit…

Ils étaient attablés dans un restaurant de larue de Bourgogne, et l’oncle s’épanouissait, la serviette aumenton, tandis que Jean grignotait du bout des dents, l’estomacserré.

– … Je trouve que tu prends la chose trop autragique. Je sais bien que le premier coup est dur, l’explicationennuyeuse ; mais, si cela te coûte trop, ne dis rien, faiscomme Courbebaisse. Jusqu’au matin du mariage, la Mornas a toutignoré. Le soir, en sortant de chez sa future, il allait chercherla chanteuse à son beuglant, et la reconduisait chez elle. Tu mediras que ça n’est pas très régulier ni bien loyal non plus. Maisquand on n’aime pas les scènes, et avec des femmes terribles commePaola Mornas !… Il y avait près de dix ans que ce grand beaugarçon tremblait devant cette petite moricaude. Pour le décrochage,il fallait ruser, manœuvrer…

Et voici comme il s’y était pris.

La veille du mariage, un Quinze Août, le jourde la fête, Césaire proposa à la petite d’aller pêcher une frituredans l’Yvette. Courbebaisse devait venir les rejoindre pourdîner ; et l’on s’en retournerait tous trois le lendemainsoir, quand Paris aurait évaporé son odeur de poussière, decarcasses de fusées et d’huile à lampions. Ça va. Les voilà tousdeux étendus dans l’herbe au bord de cette petite rivière quifrétille et luit entre ses berges basses, fait les prairies sivertes et les saules si feuillus. Après la pêche, le bain. Cen’était pas la première fois qu’il leur arrivait de nager ensemble,Paola et lui, en bons garçons, en camarades ; mais ce jour-là,cette petite Mornas, les bras, les jambes nues, son corps demaugrabine fait au moule, que la mouillure du costume plaquait departout… peut-être aussi l’idée que Courbebaisse lui avait donnécarte blanche… Ah ! la mâtine… Elle se retourna, le regardadans les yeux, durement.

– Vous savez, Césaire, n’y revenez plus.

Il n’insista pas, de peur de gâter sonaffaire, et se dit : « Ce sera pour après dîner. »Très gai, le dîner, sur le balcon en bois de l’auberge, entre lesdeux drapeaux que le patron avait arborés en l’honneur du QuinzeAoût. Il faisait chaud, les foins sentaient bon, et l’on entendaitles tambours, les pétards, la musique de l’orphéon qui courait lesrues.

– Est-il embêtant, ce Courbebaisse, den’arriver que demain, disait la Mornas, qui s’étirait les bras avecun coup de champagne dans les yeux…, j’ai envie de m’amuser, moi,ce soir.

– Et moi, donc !

Il était venu s’appuyer à côté d’elle sur larampe du balcon, encore brûlante du soleil de la journée, etsournoisement, en sondeur, il passait le bras autour de sataille :

– Oh ! Paola… Paola…

Cette fois, au lieu de se fâcher, la chanteusese mit à rire, mais si fort, de si bon cœur qu’il finit par enfaire autant. Même tentative repoussée de la même façon, le soir,en rentrant de la fête où ils avaient dansé, tiré desmacarons ; et comme leurs chambres étaient voisines, elle luichantait à travers la cloison : T’es trop p’tit, t’es tropp’tit…, avec toutes sortes de comparaisons désobligeantesentre lui et Courbebaisse. Il se tenait pour ne pas lui répondre,l’appeler la veuve Mornas ; mais c’était encore trop tôt. Lelendemain, par exemple, en s’installant devant un bon déjeuner,pendant que Paola s’impatientait et s’inquiétait, à la fin, de nepas voir arriver son homme, ce fut avec une certaine satisfactionqu’il tira sa montre et dit solennellement :

– Midi, c’est fait…

– Quoi donc ?

– Il est marié.

– Qui ?

– Courbebaisse.

Vlan !

– Ah ! mon ami, quelle gifle… Dans toutesmes aventures galantes je n’ai jamais rien reçu de pareil. Et, toutde suite, la voilà qui veut partir… Mais, pas de train avant quatreheures… Et pendant ce temps l’infidèle brûlait les rails duP.-L.-M. vers l’Italie avec sa femme. Alors, dans sa rage,elle repique, m’abîme de coups et de griffes ; – cettechance !… moi qui nous avais enfermés à clef ; – puiselle s’en prend à la vaisselle et tombe enfin dans une crise denerfs épouvantable. À cinq, on la porte sur son lit, on lamaintient, tandis que tout éraflé, comme si je sortais d’un buissonde ronces, je cours pour trouver le médecin d’Orsay… Dans cesaffaires-là, c’est comme sur le terrain, il faudrait toujours avoirun médecin avec soi. Me vois-tu, par les routes, à jeun, et unsoleil !… Il faisait nuit quand je le ramenai… Tout à coup, enapprochant de l’auberge, une rumeur de foule, un rassemblement sousles fenêtres… Ah ! mon Dieu, elle s’est suicidée ? Elle atué quelqu’un ? Avec la Mornas c’était plus vraisemblable… Jeme précipite, et qu’est-ce que je vois ?… Le balcon chargé delanternes vénitiennes et la chanteuse debout, consolée et superbe,enroulée dans un des drapeaux et gueulant la Marseillaise,en pleine fête impériale, au-dessus du peuple qui acclamait. Etvoilà, mon petit, comment s’est terminée la liaison deCourbebaisse ; je ne te dirai pas que tout a été fini d’unefois. Après dix ans de fers, il faut toujours compter un peu desurveillance. Mais enfin, le plus fort s’était passé sur moi ;et j’en recevrai bien autant de la tienne, si tu veux.

– Ah ! mon oncle, ce n’est pas le mêmegenre de femme.

– Va donc, dit Césaire décachetant une boîtede cigares qu’il approchait de son oreille pour s’assurer s’ilsétaient secs, tu n’es pas le premier qui la quitte…

– C’est pourtant vrai…

Et Jean se rattrapait avec bonheur à ce motqui l’eût navré quelques mois auparavant. Au fond, l’oncle et sonhistoire comique le rassuraient un peu, mais ce qu’il n’admettaitpas, c’était le mensonge en partie double pendant des mois, cettehypocrisie, ce partage, il ne pourrait jamais s’y résoudre etn’avait que trop attendu.

– Alors, comment veux-tu faire ?…

Pendant que le jeune homme se débattait dansces incertitudes, le membre du conseil de vigilance lissait sabarbe, essayait des sourires, des effets, des ports de tête, puisd’un air négligent :

– C’est loin d’ici qu’il demeure ?

– Qui donc ?

– Mais cet artiste, ce Caoudal dont tu m’asparlé pour mon buste… On pourrait aller voir ses prix, pendantqu’on est ensemble…

Caoudal, bien que célèbre, grand mangeurd’argent, occupait toujours rue d’Assas l’atelier de ses premierssuccès. Césaire, tout en allant, s’informait de sa valeurartistique ; il y mettrait le prix, certainement, mais cesmessieurs du comité tenaient à une œuvre de premier ordre.

– Oh ! ne craignez rien, mon oncle, siCaoudal veut bien s’en charger…

Et il lui énumérait les titres du sculpteur,membre de l’Institut, commandeur de la Légion d’honneur et d’unefoule d’ordres étrangers. Le Fénat ouvrait de grands yeux.

– Et vous êtes amis ?

– Très amis.

– Ce Paris, pas moins !… comme on y faitde belles connaissances.

Gaussin aurait eu pourtant quelque honte àavouer que Caoudal était un ancien amant de Fanny, et qu’elle lesavait mis en relation. Mais on eût dit que Césaire ypensait :

– C’est lui l’auteur de cette Sapho que nousavons à Castelet ?… Alors il connaît ta maîtresse, et pourraitt’aider peut-être à la rupture. L’Institut, la Légion d’honneur, çaimpressionne toujours une femme…

Jean ne répondit pas, songeant aussi peut-êtreà utiliser l’influence du premier amant.

Et l’oncle continuait d’un bon rire :

– à propos, tu sais, le bronzen’est plus chez ton père… Quand Divonne a su, quand j’ai eu lemalheur de lui dire que ça représentait ta maîtresse, elle n’a plusvoulu qu’il fût là… Avec les manies du consul, ses difficultés aumoindre changement, ce n’était pas commode, surtout sans laissersoupçonner le motif… Oh ! les femmes… Elle a si bien manœuvréqu’à cette heure M. Thiers préside sur la cheminée de tonpère, et la pauvre Sapho se ronge de poussière dans la chambre duvent, avec les vieux chenets et les meubles hors d’usage ;même qu’elle a reçu un atout dans le transport, le chignon cassé etsa lyre qui ne tient plus. La rancune de Divonne, sans doute, quilui aura porté malheur.

Ils arrivaient rue d’Assas. Devant l’aspectmodeste et travailleur de cette cité d’artistes, ces ateliers auxportes de remises numérotées, s’ouvrant de chaque côté d’une longuecour que terminent les bâtiments vulgaires d’une école communaleaux perpétuelles mélopées de lecture, le président dessubmersionnistes eut de nouveaux doutes sur le talent d’un hommeaussi médiocrement logé ; mais sitôt entré chez Caoudal, ilsut à quoi s’en tenir : « Pas pour cent mille francs, paspour un million !… » hurlait le sculpteur au premier motde Gaussin ; et soulevant à mesure son grand corps du divan oùil s’allongeait dans le désordre et l’abandon de l’atelier :« Un buste !… Ah bien ! oui… mais regardez donclà-bas cet écrasement de plâtre en mille miettes… ma figure duprochain Salon que je viens de démolir à coups de maillet… Voilà lecas que j’en fais, de la sculpture, et si tentante que soit labinette du monsieur…

– Gaussin d’Armandy… président…

L’oncle rassemblait tous ses titres, mais il yen avait trop, Cadoual l’interrompit, et tourné vers le jeunehomme :

– Vous me regardez, Gaussin… Vous me trouvezvieilli ?… »

C’est vrai qu’il avait bien son âge dans cejour tombé d’en haut sur les balafres, les creux et meurtrissuresde sa tête viveuse et surmenée, sa crinière de lion montrant desrâpes de vieux tapis, ses bajoues pendantes et flasques, et samoustache aux tons de métal dédoré qu’il ne se donnait plus lapeine de friser ni de teindre… à quoi bon ?…Cousinard, le petit modèle, venait de partir.

– Oui, mon cher, avec mon mouleur, un sauvage,une brute, mais vingt ans !…

L’intonation rageuse et ironique, il arpentaitl’atelier, bousculant d’un coup de botte l’escabeau qui le gênaitau passage. Tout à coup, arrêté devant le miroir enguirlandé decuivre au-dessus du divan, il se regardait avec une affreusegrimace :

– Suis-je assez laid, assez démoli, en voilàdes cordes, des fanons de vieille vache !…

Il prenait son cou à poignée, puis dans unaccent lamentable et comique, une prévoyance de vieux beau qui sepleure :

– Et dire que je regretterai ça, l’anprochain !…

L’oncle restait effaré. Cet académicien qui setirait la langue racontait ses basses amours ! Il y avait doncdes toqués partout, même à l’Institut ; et son admiration pourle grand homme s’amoindrissait de la sympathie qu’il ressentaitpour ses faiblesses.

– Comment va Fanny ?… Êtes-vous toujoursà Chaville ?… fit Caoudal subitement apaisé et venants’asseoir à côté de Gaussin dont il tapotait familièrementl’épaule.

– Ah ! la pauvre Fanny, nous n’avons pluslongtemps à vivre ensemble…

– Vous partez ?

– Oui, bientôt… et je me marie avant… Il fautque je la quitte.

Le sculpteur eut un rire féroce :

– Bravo ! Je suis content… Venge-nous,mon petit, venge-nous de ces coquines-là. Lâche-les, trompe-les, etqu’elles pleurent, les misérables ! Tu ne leur feras jamaisautant de mal qu’elles en ont fait aux autres.

L’oncle Césaire triomphait :

– Tu vois, monsieur ne prend pas les chosesaussi tragiquement que toi… Comprenez-vous cet innocent… ce qui leretient de s’en aller, c’est la peur qu’elle se tue !

Jean avoua très simplement l’impression quelui avait faite le suicide d’Alice Doré.

– Mais ce n’est pas la même chose, dit Caoudalvivement… Celle-là, c’était une triste, une molle aux mainstombantes… une pauvre poupée qui manquait de son… Déchelette a eutort de croire qu’elle mourait pour lui… Un suicide par fatigue etennui de vivre. Tandis que Sapho… ah ! ouiche, se tuer… Elleaime bien trop l’amour et brûlera jusqu’au bout, jusqu’auxbobèches. Elle est de la race des jeunes premiers qui ne changentjamais de rôle, et finissent sans dents, sans cils, dans leur peaude jeunes premiers… Regardez-moi donc… Est-ce que je me tue ?…J’ai beau avoir du chagrin, je sais bien que, celle-là partie, j’enprendrai une autre, qu’il m’en faudra toujours… Votre maîtressefera comme moi, comme elle a déjà fait… Seulement, elle n’est plusjeune, et ce sera plus difficile.

L’oncle continuait à triompher :

– Te voilà rassuré, hein ?

Jean ne disait rien, mais ses scrupulesétaient vaincus et sa résolution bien prise. Ils partaient, quandle sculpteur les rappela pour leur montrer une photographieramassée sur la poussière de sa table et qu’il essuyait d’un reversde manche.

– Tenez, la voilà !… Est-elle jolie, lacoquine… à se mettre à genoux devant… Ces jambes, cettegorge !

Et c’était terrible le contraste de ces yeuxardents, de cette voix passionnée avec le tremblement sénile desgros doigts en spatule où grelottait l’image souriante, aux charmescapitonnés de fossettes, de Cousinard le petit modèle.

Chapitre 12

 

– C’est toi ?… Comme tu viens de bonneheure !…

Elle arrivait du fond du jardin, sa robepleine de pommes tombées, et montait le perron très vite, un peuinquiète de la mine à la fois gênée et volontaire de son amant.

– Qu’y a-t-il donc ?

– Rien, rien… c’est ce temps, ce soleil… J’aivoulu profiter du dernier beau jour pour faire un tour en forêt,nous deux… Veux-tu ?

Elle eut son cri d’enfant de la rue, qui luirevenait chaque fois qu’elle était contente :

– Oh ! veine…

Plus d’un mois qu’ils n’étaient sortis,bloqués par les pluies, les bourrasques de novembre. On nes’amusait pas toujours à la campagne ; autant vivre dansl’arche avec les bestiaux de Noé… Elle avait quelquesrecommandations à faire à la cuisine, à cause des Hettéma quivenaient dîner ; et pendant qu’il l’attendait dehors, sur lePavé des Gardes, Jean regardait la petite maison réchauffée decette lumière douce d’arrière-été, la rue de campagne aux largesdalles moussues, avec cet adieu de nos yeux, étreignant et doué demémoire, aux endroits que nous allons quitter.

La fenêtre de la salle, grande ouverte,laissait échapper les vocalises du loriot, alternant avec lesordres de Fanny à la femme de service :

– Surtout n’oubliez pas, pour six heures etdemie… Vous servirez d’abord la pintade… Ah ! que je vousdonne du linge…

Sa voix sonnait, claire, heureuse, parmi desgrésillements de cuisine et les petits cris de l’oiseaus’égosillant au soleil. Et lui qui savait que leur ménage n’avaitplus que deux heures à vivre, ces préparatifs de fête lui serraientle cœur.

Il eut envie de rentrer, de tout lui dire, là,d’un coup ; mais il eut peur de ses cris, de la scèneépouvantable que le voisinage entendrait, d’un scandale à ameuterle haut et le bas Chaville. Il savait que déchaînée, rien necomptait plus pour elle, et s’en tint à son idée de la conduire enforêt.

– Voilà… j’y suis…

Légère, elle prit son bras, l’avertissant deparler bas et de marcher vite en passant devant chez leurs voisins,dans la crainte qu’Olympe voulût les accompagner et gêner leurbonne partie. Elle ne fut tranquille que le pavé franchi et lavoûte du chemin de fer, lorsqu’ils eurent tourné à gauche dans lebois.

Il faisait un temps doux, rayonnant, un soleiltamisé d’une brume argentée et flottante, qui baignait toutel’atmosphère, s’accrochait aux taillis où quelques arbres, entreleurs feuilles dorées tenant encore, gardaient des nids de pies,des paquets de gui vert à de grandes hauteurs. On entendait un crid’oiseau, continu, en bruit de lime, et ces coups de bec sur lebois qui répondent au bûcheron dans les coupes.

Ils allaient lentement, marquant leurs pas surla terre amollie par les pluies de l’automne. Elle avait chaudd’être venue si vite, les joues allumées, les yeux brillants,s’arrêta pour enlever la grande mantille de blonde, un cadeau deRosa, dont elle s’était garantie la tête en sortant, le restefragile et coûteux des splendeurs passées. La robe qu’elle portait,une pauvre robe en soie noire, craquée sous les bras, à la taille,il la lui connaissait depuis trois ans ; et quand elle larelevait, en passant devant lui, à cause de quelque flaque, ilvoyait les talons de ses bottines qui se tournaient.

Comme elle avait pris gaiement cettedemi-misère, sans regret ni plainte, occupée de lui, de sonbien-être, jamais plus heureuse que lorsqu’elle le frôlait, lesdeux mains croisées sur son bras. Et Jean se demandait en laregardant toute rajeunie de ce renouveau de soleil et d’amour,quelle poussée de sève il y avait dans une créature pareille,quelle merveilleuse faculté d’oubli et de pardon, pour garder tantde gaieté, d’insouciance, après une vie de passions, de traverseset de larmes, tout cela marqué sur son visage, mais s’effaçant aumoindre épanouissement de gaieté.

– C’est un cèpe, je te dis que c’est uncèpe…

Elle entrait sous bois, enfonçait jusqu’auxgenoux dans les feuilles mortes, revenait toute décoiffée et fripéepar les ronces, et lui montrait ce petit réseau sur le pied duchampignon qui distingue le vrai cèpe du faux :

– Tu vois, il a le tulle !…

Et elle triomphait.

Lui n’écoutait pas, distrait,s’interrogeant :

– Est-ce le moment ?… Faut-il ?…

Mais le courage lui manquait, elle riait trop,ou l’endroit n’était pas favorable ; et il l’entraînaittoujours plus loin, comme un assassin qui médite son coup.

Il allait se décider, quand au tournant d’uneallée, quelqu’un apparut et les dérangea, le garde de cepeuplement, Hochecorne, qu’ils rencontraient quelquefois. Pauvrediable qui avait successivement perdu, dans la petite maisonforestière que l’état lui allouait au bord de l’étang,deux enfants, puis sa femme, et toujours des mêmes fièvrespernicieuses. Dès le premier décès, le médecin déclarait lelogement insalubre, trop près de l’eau et de ses émanations ;et malgré les certificats, les apostilles, on l’avait laissé làdeux ans, trois ans, le temps de voir mourir tous les siens, àl’exception d’une petite fille avec qui il venait enfin des’installer dans un logis neuf à l’entrée du bois.

Hochecorne, face de Breton têtu, aux yeuxclairs et courageux, au front fuyant sous sa casquette d’uniforme,vrai type de fidélité, de superstition à toutes les consignes,avait la bricole de son fusil sur une épaule, sur l’autre la têteendormie de son enfant, qu’il portait.

– Comment va-t-elle ? demanda Fannysouriant à cette fillette de quatre ans, pâlie et diminuée par lafièvre, qui s’éveillait, ouvrait de grands yeux cerclés derose.

Le garde soupira :

– Pas bien… J’ai beau la mener partout avecmoi… voilà qu’elle ne mange plus, qu’elle n’a de goût à rien ;faut croire que c’était trop tard quand on a changé d’air etqu’elle a déjà pris le mal… Elle est si légère, voyez, madame, ondirait une feuille… Un de ces jours elle va fiche le camp comme lesautres… Bon Dieu !…

Ce « bon Dieu ! » tout bas,dans la moustache, c’était toute sa révolte contre la cruauté desbureaux et des paperassiers.

– Elle tremble, on dirait qu’elle a froid.

– C’est la fièvre, madame.

– Attendez, nous allons la réchauffer…

Elle prit la mantille qui pendait sur sonbras, en entoura la petite :

– Si, si, laissez donc… ce sera son voile demariée, plus tard…

Le père eut un sourire navré, et remuant lamenotte de l’enfant qui se rendormait, blême dans tout ce blanccomme une petite morte, il lui faisait dire merci à la dame, puiss’éloignait avec un « bon Dieu ! » perdu dans lecraquement des branches sous ses pieds.

Fanny n’était plus gaie, serrée contre lui detoute cette tendresse craintive de la femme que son émotion,tristesse ou joie, rapproche de celui qu’elle aime. Jean sedisait : « Quelle bonne fille… », mais sans faiblirdans ses décisions, s’y affermissant au contraire, car sur la pentede l’allée où ils entraient se levait l’image d’Irène, le souvenirdu rayonnant sourire rencontré là et qui l’avait pris tout desuite, avant même qu’il en connût le charme profond, la sourceintime de douceur intelligente. Il songea qu’il avait attendujusqu’au dernier moment, que c’était aujourd’hui jeudi…« Allons, il le faut… » et visant un rond-point à quelquedistance, il se le donna comme dernière limite.

Une éclaircie dans une coupe de bois, desarbres couchés au milieu de copeaux, de sanglants débris d’écorce,et des fagots, des trous de charbonnage… Un peu plus bas on voyaitl’étang d’où montait une buée blanche, et sur le bord la petitemaison abandonnée, au toit tombant, aux fenêtres cassées, ouvertes,le lazaret des Hochecorne. Après, les bois remontaient vers Vélizy,un grand coteau de toisons rousses, de haute futaie serrée ettriste… Il s’arrêta brusquement :

– Si l’on se reposait un peu ?

Ils s’assirent sur une longue charpente jetéeà terre, un ancien chêne dont se comptaient les branches auxblessures de la hache. L’endroit était tiède, égayé d’une pâleréverbération lumineuse, et d’un parfum de violettes perdues.

– Comme il fait bon !… dit-elle, alanguiesur son épaule et cherchant la place d’un baiser dans son cou.

Il se recula un peu, lui prit la main. Alors,devant l’expression subitement durcie de son visage, elles’effraya :

– Quoi donc ? Qu’y a-t-il ?

– Une mauvaise nouvelle, ma pauvre amie…Hédouin, tu sais, celui qui est parti à ma place…

Il parlait péniblement, avec une voix rauquedont le son l’étonnait lui-même, mais qui se raffermissait vers lafin de l’histoire préparée d’avance… Hédouin tombé malade enarrivant à son poste, et lui, désigné d’office pour aller leremplacer. Il avait trouvé cela plus facile à dire, moins cruel quela vérité. Elle l’écouta jusqu’au bout sans l’interrompre, la faced’une pâleur grise, l’œil fixe.

– Quand pars-tu ? demanda-t-elle, enretirant sa main.

– Mais ce soir… cette nuit…

Et la voix fausse et dolente, ilajouta :

– Je compte passer vingt-quatre heures àCastelet, puis m’embarquer à Marseille…

– Assez, ne mens plus, cria-t-elle dans uneexplosion farouche qui la mit debout, ne mens plus, tu ne saispas !… Le vrai, c’est que tu te maries… Il y a assez longtempsque ta famille te travaille… Ils ont tellement peur que je teretienne, que je t’empêche d’aller chercher le typhus ou la fièvrejaune… Enfin les voilà satisfaits… La demoiselle à ton goût, ilfaut croire… Et quand je pense aux nœuds de cravate que je tefaisais, le jeudi !… Étais-je assez bête, hein ?

Elle riait d’un rire douloureux, atroce, quitordait sa bouche, montrait l’écart que faisait sur le côté lacassure toute récente sans doute, car il ne l’avait pas vue encore,d’une de ses belles dents nacrées dont elle était si fière ;et cela, cette dent manquante dans cette figure terreuse, creusée,bouleversée, fit à Gaussin une peine horrible.

– écoute-moi, dit-il lareprenant, l’asseyant de force contre lui… Eh bien, oui, je memarie… Mon père y tenait, tu sais bien ; mais qu’est-ce quecela peut te faire puisque je dois partir ?…

Elle se dégagea, voulant garder sacolère :

– Et c’est pour m’apprendre ça, que tu m’asfait faire une lieue à travers bois… Tu t’es dit : Au moins onne l’entendra pas, si elle crie… Non, tu vois… pas un éclat, pasune larme. D’abord, j’en ai plein le dos du joli garçon que tu es…tu peux t’en aller, ce n’est pas moi qui te ferai revenir… Sauvetoi donc dans les Îles avec ta femme, ta petite, comme on dit cheztoi… Elle doit être propre, la petite… laide comme un gorille, oualors enceinte à pleine ceinture… car tu es aussi jobard que ceuxqui te l’ont choisie.

Elle ne se retenait plus, lancée dans undébordement d’injures, d’infamies, jusqu’à ne pouvoir bégayer à lafin que des mots « lâche… menteur… lâche… » sous son nez,en provocation, comme on montre le poing.

C’était au tour de Jean de l’écouter sans riendire, sans aucun effort pour l’arrêter. Il l’aimait mieux ainsi,insultante, ignoble, la vraie fille du père Legrand ; laséparation serait moins cruelle… En eut-elle conscience ? Maiselle se tut tout à coup, tomba, la tête et le buste en avant, dansles genoux de son amant, avec un grand sanglot qui la secouaittoute, et d’où sortait une plainte entrecoupée :

– Pardon, grâce… je t’aime, je n’ai que toi…Mon amour, ma vie, ne fais pas ça… ne me laisse pas… qu’est-ce quetu veux que je devienne ?

L’émotion le gagnait… Oh ! voilà ce qu’ilavait redouté… Les larmes montaient d’elle à lui, et il renversaitla tête en arrière pour les garder dans ses yeux débordants,essayant de l’apaiser par des mots bêtes, et toujours cet argumentraisonnable :

– Mais puisque je devais partir…

Elle se redressa avec ce cri qui dévoilaittout son espoir :

– Eh ! tu ne serais pas parti. Jet’aurais dit : Attends, laisse-toi aimer encore… Crois-tu quecela se retrouve deux fois d’être aimé comme je t’aime ?… Tuas le temps de te marier, tu es si jeune… moi, bientôt, je seraifinie… je ne pourrai plus, et alors nous nous quitteronsnaturellement.

Il voulut se lever ; il eut ce courage,et de lui dire que tout ce qu’elle faisait était inutile ;mais s’accrochant à lui, se traînant agenouillée dans la bouerestée à ce creux de vallon, elle le forçait à reprendre sa place,et devant lui, dans ses jambes, avec le souffle de ses lèvres, lavoluptueuse étreinte de ses yeux, et des caresses enfantines, lesmains à plat sur cette figure qui se raidissait, les doigts dansses cheveux, dans sa bouche, elle essayait de tisonner les cendresfroides de leur amour, lui redisait tout bas les délices passés,les réveils sans force, l’enlacement anéanti de leurs après-midi dudimanche. Tout cela n’était rien auprès de ce qu’elle lui donneraitencore ; elle savait d’autres baisers, d’autres ivresses, elleen inventerait pour lui…

Et pendant qu’elle lui chuchotait de ces motscomme les hommes en entendent à la porte des bouges, elle avait degrosses larmes ruisselant sur une expression d’agonie et deterreur, se débattait, criait d’une voix de rêve :

– Oh ! que ça ne soit pas… dis que cen’est pas vrai que tu me quittes…

Et des sanglots encore, des gémissements, desappels au secours, comme si elle lui voyait un couteau dans lesmains.

Le bourreau n’était guère plus vaillant que lavictime. Sa colère, il ne la craignait pas plus que sescaresses ; mais il restait sans défense contre ce désespoir,cette bramée qui remplissait le bois, allait s’éteindre sur l’eaumorte et fiévreuse où descendait un triste soleil rouge… Il pensaitbien souffrir, mais pas à cette acuité ; et il lui fallaittout l’éblouissement du nouvel amour pour résister à la relever desdeux mains, lui dire :

– Je reste, tais-toi, je reste…

Depuis combien de temps s’épuisaient-ils ainsitous deux ?… Le soleil n’était plus qu’une barre toujours plusétroite au couchant ; l’étang se teignait d’un gris d’ardoise,et l’on eût dit que sa vapeur malsaine envahissait la lande et lebois, les coteaux en face. Dans l’ombre qui les gagnait, il nevoyait plus que cette figure pâle, levée vers lui, cette boucheouverte, clamant d’une intarissable plainte. Un peu après, la nuitvenue, les cris s’apaisèrent. Maintenant, c’était un bruit delarmes à flots, sans fin, une de ces longues pluies installées surle grand fracas de l’orage, et de temps en temps un« Oh !… » profond et sourd comme devant quelquechose d’horrible qu’elle chassait et revoyait toujours.

Puis, plus rien. C’est fini, la bête estmorte… Une bise froide se lève, froisse les branches, apportantl’écho d’une heure lointaine.

– Allons, viens, ne reste pas là.

Il la soulève doucement, la sent molle dansses mains, obéissante comme un enfant et convulsionnée de grossoupirs. Il semble qu’elle garde une peur, un respect de l’hommequi vient de se montrer si fort. Elle marche à côté de lui, de sonpas, mais timidement, sans lui donner le bras ; et à les voirainsi, chancelants et mornes, par les allées où les guide le refletjaune du terrain, on dirait un couple de paysans, qui rentreharassé d’une longue fatigue en plein air.

À la lisière, une lueur apparaît, la porteouverte d’Hochecorne, éclairant la silhouette arrêtée de deuxhommes :

– Est-ce vous, Gaussin ? demande la voixd’Hettéma qui s’approche avec le garde.

Ils commençaient à être inquiets de ne pas lesvoir revenir, et de ces gémissements qu’on entendait à traversbois. Hochecorne allait prendre son fusil, se mettre à leurrecherche…

– Bonsoir, monsieur, madame… c’est la petitequi est contente de son châle…

A fallu que je la couche, avec… » Leurdernière action en commun, cette charité de tout à l’heure, leursmains une dernière fois liées autour de ce petit corpsmoribond.

– Adieu, adieu, père Hochecorne.

Et ils se hâtent tous trois vers la maison,Hettéma toujours très intrigué de ces clameurs qui remplissaient lebois.

– Ça montait, descendait, on aurait dit unebête qu’on égorge… Mais comment n’avez-vous rien entendu ?

Ni l’un ni l’autre ne répondent.

Au coin du Pavé des Gardes, Jean hésite.

– Reste dîner… lui dit-elle tout bas,suppliante… Ton train est passé… tu prendras celui de neufheures.

Il rentre avec eux. Que peut-ilcraindre ? On ne recommence pas deux fois une scène pareille,et c’est bien le moins qu’il lui donne cette petiteconsolation.

La salle est chaude, la lampe éclaire bien, etle bruit de leurs pas dans la traverse a prévenu la servante, quiapporte la soupe sur la table.

« Enfin, vous voilà !… » ditOlympe déjà installée, la serviette remontée sous ses bras courts.Elle découvre la soupière et s’arrête tout à coup avec uncri :

– Mon Dieu, ma chère !…

Hâve, de dix ans plus vieille, les paupièresgonflées et sanglantes, de la boue sur sa robe, jusque dans sescheveux, le désordre effaré d’une pierreuse qui sort d’une chassede police, c’est Fanny. Elle respire un moment, ses pauvres yeuxbrûlés clignotent à la lumière, et peu à peu la chaleur de lapetite maison, cette table gaiement servie, provoquent le souvenirdes bons jours, un nouveau rappel de larmes où se distinguent cesmots :

– Il me quitte… Il se marie.

Hettéma, sa femme, la paysanne qui les sert seregardent, regardent Gaussin. « Enfin, dînons toujours »,dit le gros homme qu’on sent furieux ; et le bruit descuillerées voraces se mêle à un ruissellement d’eau dans la chambrevoisine, où Fanny est en train d’éponger son visage. Quand ellerevient toute bleuie de poudre, en blanc peignoir de laine, lesHettéma l’épient avec angoisse, s’attendant à quelque nouvelleexplosion, et sont très étonnés de la voir, sans un mot, se jetersur les plats gloutonnement, comme un naufragé, combler lecreusement de son chagrin et le gouffre de ses cris de tout cequ’elle trouve à portée, le pain, les choux, une aile de pintade,des pommes. Elle mange, elle mange…

On cause d’abord d’un air contraint, puis pluslibrement, et comme avec les Hettéma ce n’est que de choses bienplates et matérielles, la façon d’accommoder les crêpes auxconfitures, ou si le crin vaut mieux que la plume pour dormir, onarrive sans encombre au café, que le gros ménage agrémente d’unpetit caramel savouré lentement, les coudes sur la table.

C’est plaisir de voir le bon regard confiantet tranquille qu’échangent ces lourds compagnons de crèche et delitière. Ils n’ont pas envie de se quitter, ceux-là. Jean surprendce regard et, dans l’intimité de la salle pleine de souvenirs,d’habitudes tapies à tous les coins, une torpeur de fatigue, dedigestion, de bien-être l’envahit. Fanny qui le surveille arapproché doucement sa chaise, coulé ses jambes, glissé son brassous le sien.

– écoute, dit-il brusquement…Neuf heures… vite, adieu… Je t’écrirai.

Il est debout, dehors, la rue franchie, tâtedans l’ombre pour ouvrir la barrière du passage. Deux brasl’étreignent à plein corps :

– Embrasse-moi au moins…

Il se sent pris sous le peignoir ouvert oùelle est nue, pénétré de cette odeur, de cette chaleur de chair defemme, bouleversé de ce baiser d’adieu qui lui laisse dans labouche un goût de fièvre et de larmes ; et elle, tout bas, lesentant faible :

– Encore une nuit, plus qu’une…

Un signal sur la voie… C’est letrain !…

Comment eut-il la force de se dégager, debondir jusqu’à la gare dont les fanaux luisaient à travers lesbranches défeuillées ? Il s’en étonnait encore, tout haletantdans un coin de wagon, guettant par la portière les fenêtresallumées de la maisonnette, une forme blanche contre labarrière…

– Adieu ! adieu !…

Et ce cri rassurait la terreur silencieusequ’il venait d’avoir à ce tournant des rails, en apercevant samaîtresse à la place occupée par son rêve de mort.

La tête dehors, il voyait fuir et diminuer etrouler dans le pelotonnement des terrains leur petit pavillon, dontla lueur n’était plus qu’une étoile égarée. Tout à coup il sentitune joie, un soulagement énormes. Comme on respirait, que c’étaitbeau toute cette vallée de Meudon et ces grands coteaux noirsdégageant au loin un triangle étincelant d’innombrables lumières,égrenées vers la Seine en cordons réguliers ! Irènel’attendait là, et il allait à elle de toute la vitesse du train,de tout son désir d’amoureux, de tout son élan vers l’honnête etjeune vie…

Paris !… Il arrêtait une voiture pour sefaire conduire place Vendôme. Mais, sous le gaz, il aperçut sesvêtements, ses souliers couverts de boue, une boue lourde, épaisse,tout son passé qui le tenait encore pesamment et salement.« Oh ! non, pas ce soir… » Et il rentra à son ancienhôtel, rue Jacob, où le Fénat lui avait retenu une chambre près dela sienne.

Chapitre 13

 

Le lendemain, Césaire, qui s’était chargé dela commission délicate d’aller à Chaville reprendre les effets, leslivres de son neveu, consommer la rupture par le déménagement,revint fort tard, alors que Gaussin commençait à se fatiguer detoutes sortes de suppositions folles ou sinistres. Enfin un fiacreà galerie, lourd comme un corbillard, tourna le coin de la rueJacob, chargé de caisses ficelées et d’une énorme malle qu’ilreconnut pour la sienne, et l’oncle rentra mystérieux etnavré :

– J’ai été long, pour ramasser le tout en unefois et n’être pas obligé d’y revenir…

Puis, montrant les colis que deux garçonsrangeaient par la chambre :

– Ici le linge, les vêtements, là tes papiers,tes livres… Il ne manque que tes lettres ; elle m’a supplié deles lui laisser encore pour les relire, avoir quelque chose de toi.J’ai pensé que ça n’offrait pas de danger… C’est une si bonnefille…

Il souffla longuement, assis sur la malle, ets’épongeant le front avec son mouchoir de soie écrue, large commeune serviette. Jean n’osait demander des détails, dans quellesdispositions il l’avait trouvée ; l’autre n’en donnait pas, depeur de l’attrister. Et ils remplirent ce silence, difficile, grosde choses inexprimées, par des remarques sur le temps changébrusquement depuis la veille, tourné au froid, sur l’aspectlamentable de cette banlieue de Paris déserte et dénudée, plantéede cheminées d’usines et de ces énormes cylindres de fonte,réservoirs des maraîchers. Puis au bout d’un moment :

– Elle ne vous a rien donné pour moi, mononcle ?

– Non… tu peux être tranquille… Elle net’embêtera pas, elle a pris son parti avec beaucoup de résolutionet de dignité…

Pourquoi Jean vit-il dans ce peu de mots uneintention de blâme, un reproche de sa rigueur ?

– C’est égal, corvée pour corvée, reprenaitl’oncle, j’aimais mieux encore les griffes de la Mornas que ledésespoir de cette malheureuse.

– Elle a beaucoup pleuré ?

– Ah ! mon ami… Et si bien, d’un telcœur, que je sanglotais moi-même en face d’elle sans la forcede…

Il s’ébroua, secoua son émotion d’un coup detête de vieille chèvre :

– Enfin, que veux-tu ? ce n’est pas tafaute… tu ne pouvais passer toute ta vie là… Les choses sont trèsconvenablement faites, tu lui laisses de l’argent, un mobilier… Etmaintenant, voguent les amours ! Tâche de nous mener tonmariage rondement… Des affaires trop sérieuses pour moi, parexemple… Il faudra que le consul s’en mêle… Moi, je suis pour lesliquidations de la main gauche…

Et brusquement repris d’un accès mélancolique,le front à la vitre, regardant le ciel bas qui ruisselait entre lestoits :

– C’est égal, le monde devient triste… De montemps on se séparait plus gaiement que ça.

Le Fénat parti, suivi de sa machineélévatoire, Jean, privé de cette bonne humeur remuante et bavarde,eut une longue semaine à passer, une impression de vide et desolitude, tout le noir désorientement d’un veuvage. En pareil cas,même sans le regret d’une passion, on cherche son double, il vousmanque ; car l’existence à deux, la cohabitation de la tableet du lit, créent un tissu de liens invisibles et subtils, dont lasolidité ne se révèle qu’à la douleur, à l’effort de la brisure.L’influence du contact et de l’habitude est si miraculeusementpénétrante que deux êtres vivant de la même vie en arrivent à seressembler.

Ses cinq ans de Sapho n’avaient pu le pétrirencore à ce point ; mais son corps gardait pourtant lesmarques de la chaîne, en subissait le lourd entraînement. Et demême que, plusieurs fois, ses pas l’auraient tout seuls dirigé versChaville au sortir de son bureau, il lui arrivait le matin dechercher à côté de lui sur l’oreiller les cheveux noirs en nappeslourdes, démordus de leur peigne, où tombait son premierbaiser.

Les soirées surtout lui semblaientinterminables, dans cette chambre d’hôtel qui lui rappelait lespremiers temps de leur liaison, la présence d’une autre maîtressedélicate et silencieuse, dont la petite carte embaumait la glaced’un parfum d’alcôve et du mystère de son nom : Fanny Legrand.Alors il s’en allait se fatiguer, marcher, s’étourdir aux flonflonset aux lumières de quelque petit théâtre, jusqu’au moment où levieux Bouchereau lui donnait le droit de passer trois soirées parsemaine auprès de sa fiancée.

On s’était enfin entendu. Irène l’aimait,Unclé voulait bien ; ce serait pour les premiersjours d’avril, à la fin du cours. Trois mois d’hiver à se voir, às’apprendre, se désirer, faire la paraphrase aimante et charmantedu premier regard qui lie les âmes et du premier aveu qui lestrouble.

Le soir des accordailles, en rentrantchez lui sans la moindre envie de dormir, Jean éprouva le désir defaire sa chambre ordonnée et laborieuse, par cet instinct naturelde mettre notre vie en rapport avec nos idées. Il installa sa tableet ses livres non encore déficelés, tassés au fond d’une de cescaisses faites à la hâte, les codes entre une pile de mouchoirs etune vareuse de jardin. De l’entrebâillement d’un dictionnaire deDroit commercial, le plus fréquemment feuilleté, tombait alors unelettre sans enveloppe, à l’écriture de la maîtresse.

Fanny l’avait confiée au hasard de travauxfuturs, se méfiant de l’attendrissement trop court de Césaire,pensant qu’elle arriverait plus sûrement ainsi. Il se défendaitd’abord de l’ouvrir, mais cédait aux premiers mots bien doux, bienraisonnables, dont l’agitation se sentait seulement au tremblé dela plume, à l’inégale conduite des lignes. Elle ne demandait qu’unegrâce, une seule, qu’il revînt de temps à autre. Elle ne diraitrien, ne reprocherait rien, ni le mariage, ni cette séparationqu’elle savait absolue et définitive. Mais le voir !…

« Songe que c’est pour moi un coupterrible et si inattendu, si brusque… Je suis comme après une mortou un incendie, ne sachant à quoi me prendre. Je pleure, j’attends,je regarde la place de mon bonheur. Il n’y aurait que toi pourm’acclimater à cette situation nouvelle… C’est une charité, viensme voir, que je ne me sente pas si seule… j’ai peur demoi… »

Ces plaintes, ce suppliant appel couraienttout le long de la lettre, se reprenaient chaque fois au mêmemot : « Viens, viens… » Il pouvait se croire dans laclairière au milieu des bois avec Fanny à ses pieds, et sous lacendre violette du soir, cette pauvre figure levée vers lui, toutefripée et molle de larmes, cette bouche ouverte qui s’emplissaitd’ombre à crier. C’est cela qui le poursuivit toute la nuit, celaqui troubla son sommeil, et non l’heureuse ivresse qu’il avaitrapportée de là-bas. C’est cette figure vieillie, flétrie, qu’ilrevoyait, malgré tous ses efforts pour mettre entre lui et elle levisage aux purs contours, à la pulpe d’œillet en fleur, que l’aveude l’amour teintait de petites flammes roses sous les yeux.

Cette lettre avait huit jours de date ;huit jours que la malheureuse attendait un mot, ou une visite,l’encouragement à la résignation qu’elle demandait. Mais commentn’avait-elle pas récrit depuis ? Peut-être était-ellemalade ; et d’anciennes craintes lui revenaient. Il pensaqu’Hettéma pourrait lui donner des nouvelles, et, confiant dans larégularité de ses habitudes, alla l’attendre devant le Comitéd’artillerie.

Le dernier coup de dix heures sonnait àSaint-Thomas d’Aquin lorsque le gros homme tourna le coin de lapetite place, le collet retroussé, la pipe aux dents, qu’il tenaità deux mains pour se chauffer les doigts. Jean le regardait venirde loin, très ému de tout ce qu’il lui rappelait ; maisHettéma l’accueillit d’un mouvement d’humeur à peine contraint.

– Vous voilà !… Je ne sais pas si nousvous avons maudit cette semaine !… nous qui sommes allés à lacampagne pour vivre au calme…

Et sur la porte, en finissant sa pipe, il luiraconta que le dimanche précédent ils avaient invité Fanny à dînerchez eux avec l’enfant dont c’était le jour de sortie, histoire dela distraire un peu de ses vilaines idées. En effet, on avait mangéassez gaiement, même elle leur chantait un morceau de musique audessert ; puis on se séparait vers dix heures, et ilss’apprêtaient à se mettre au lit délicieusement, quand tout à coupon frappe aux volets et la voix du petit Joseph appelleeffarée :

– Venez vite, maman veut s’empoisonner…

Hettéma se précipite, arrive à temps pour luiarracher de force le flacon de laudanum. Il avait fallu se battre,la prendre à bras-le-corps, la maintenir et se défendre, contre lescoups de tête, les coups de peigne dont elle lui abîmait là figure.Dans la lutte, la fiole se brisait, le laudanum répandu partout, etil n’en avait pas été autre chose que des vêtements tachés etempestés de poison.

– Mais vous comprenez bien que des scènespareilles, tout ce drame de faits-divers, pour des genstranquilles… Aussi c’est fini, j’ai donné congé, le mois prochainje déménage…

Il remit sa pipe dans l’étui, et avec un adieubien paisible disparut sous les arcades basses d’une petite cour,laissant Gaussin tout bouleversé de ce qu’il venait d’entendre.

Il se représentait la scène dans cette chambrequi avait été leur chambre, l’effroi du petit appelant au secours,la lutte brutale avec le gros homme, et il croyait sentir le goûtopiacé, l’amertume somnolente du laudanum répandu. L’épouvante luien resta tout le jour, aggravée de l’isolement où elle allait setrouver. Les Hettéma partis, qui lui retiendrait la main à lanouvelle tentative ?

Une lettre vint le rassurer un peu. Fanny leremerciait de n’être pas si dur qu’il voulait le paraître,puisqu’il prenait encore quelque intérêt à la pauvreabandonnée : « On t’a dit, n’est-ce pas ?… J’aivoulu mourir… c’était de me sentir si seule !… J’ai essayé, jen’ai pas pu, on m’a arrêtée, ma main tremblait peut-être… la peurde souffrir, de devenir laide… Oh ! cette petite Doré, commenta-t-elle eu le courage ?… Après la première honte de m’êtremanquée, ç’a été une joie de penser que je pourrais t’écrire,t’aimer de loin, te voir encore ; car je ne perds pas l’espoirque tu viendras une fois, comme on vient chez une amie malheureuse,dans une maison en deuil, par pitié, seulement parpitié. »

Dès lors il arriva de Chaville tous les deuxou trois jours une capricieuse correspondance, longue, courte, unjournal de douleur qu’il n’eut pas la force de renvoyer et quiagrandit dans ce cœur tendre la place à vif d’une pitié sans amour,non plus pour la maîtresse, mais pour l’être humain souffrant àcause de lui.

Un jour c’était le départ de ses voisins, cestémoins de son bonheur passé qui lui emportaient tant de souvenirs.À présent elle n’avait plus pour les lui rappeler que les meubles,les murs de leur petite maison, et la femme de service, pauvre bêtesauvage, aussi peu intéressée aux choses que le loriot, toutfrileux de l’hiver, tristement ébouriffé dans un coin de sacage.

Un autre jour, un pâle rayon égayant la vitre,elle se réveillait toute joyeuse dans cette persuasion : ilviendra aujourd’hui !… Pourquoi ?… rien, une idée… Toutde suite elle se mettait à faire la maison belle, et la femmecoquette avec sa robe des dimanches et la coiffure qu’ilaimait ; puis jusqu’au soir, jusqu’à la dernière goutte delumière, elle comptait les trains à la fenêtre de la salle,l’écoutait venir par le Pavé des Gardes… Fallait-il êtrefolle !

Quelquefois rien qu’une ligne : « Ilpleut, il fait noir… je suis seule et je te pleure… » Ou bienelle se contentait de mettre sous enveloppe une pauvre fleur toutetrempée et raide de frimas, la dernière de leur petit jardin. Mieuxque toutes les plaintes, cette fleur ramassée sous la neige, disaitl’hiver, la solitude, l’abandon ; il voyait la place, au boutde l’allée, et contre les plates-bandes, une jupe de femme mouilléejusqu’à l’ourlet, allant et revenant dans une solitairepromenade.

Cette pitié qui lui angoissait le cœur lefaisait vivre encore avec Fanny, malgré la rupture. Il y songeait,se la figurait à toute heure ; mais par une singulièredéfaillance de sa mémoire, quoiqu’il n’y eût guère plus de cinq ousix semaines depuis leur séparation, et que les moindres détails deleur intérieur lui fussent encore présents, la cage de La Balue enface d’un coucou en bois gagné à une fête de campagne, jusqu’auxbranches du noisetier qui battaient au moindre vent la vitre deleur cabinet de toilette, la femme elle-même ne lui apparaissaitplus distinctement. Il la voyait dans un reculement de brume avecun seul détail de sa figure, accentué et pénible, la bouchedéformée, le sourire troué par cette dent qui manquait.

Ainsi vieillie, qu’allait-elle devenir, lapauvre créature contre qui il avait dormi si longtemps ?L’argent fini qu’il lui avait laissé, où irait-elle, jusque versquel bas-fond ? Et tout à coup se dressait dans son souvenir,la triste raccrocheuse, rencontrée le soir dans une taverneanglaise, mourant de soif devant sa tranche de saumon fumé. Elledeviendrait cela, celle dont il avait si longtemps accepté lessoins, la tendresse passionnée et fidèle. Et cette idée ledésespérait… Cependant, que faire ? Parce qu’il avait eu lemalheur de rencontrer cette femme, de vivre quelque temps avecelle, était-il condamné à la garder toujours, à lui sacrifier sonbonheur ? Pourquoi lui et pas les autres ? Au nom dequelle justice ?

Tout en s’interdisant de la revoir, il luiécrivait ; et ses lettres à dessein positives et sècheslaissaient deviner son émotion sous des conseils de sagesse etd’apaisement. Il l’engageait à retirer Joseph de pension, à lereprendre pour s’occuper, se distraire ; mais Fanny refusait.À quoi bon mettre cet enfant en présence de sa douleur, de sondécouragement ? c’était bien assez du dimanche où le petitrôdait de chaise en chaise, errait de la salle au jardin, devinantqu’un grand malheur avait attristé la maison, et n’osant plusdemander des nouvelles de « papa Jean » depuis qu’on luiavait dit avec des sanglots qu’il était parti, qu’il ne reviendraitplus :

– Tous mes papas s’en vont, alors !

Et ce mot du petit abandonné, tombant d’unelettre navrante, restait lourd sur le cœur de Gaussin. Bientôt,cette pensée de la savoir à Chaville devint une oppression telle,qu’il lui conseilla de rentrer dans Paris, de voir du monde. Avecsa triste expérience des hommes et des ruptures, Fanny ne vit danscette offre qu’un affreux égoïsme, l’envie de se débarrasser d’elleà jamais, par un de ces brusques béguins dont elle étaitfamilière ; et elle s’en expliqua avec sincérité :

« Tu sais ce que je t’ai dit autrefois…Je resterai ta femme malgré tout, ta femme aimante et fidèle. Notrepetite maison m’enveloppe de toi, et je ne voudrais la quitter pourrien au monde… Que ferais-je à Paris ? J’ai le dégoût de monpassé qui t’éloigne ; et puis, songe à quoi tu nous exposes…Tu te crois donc bien fort ? Viens, alors, méchant… une fois,rien qu’une… »

Il n’y alla pas ; mais, un dimanche,l’après-midi, seul et travaillant, il entendit frapper deux petitscoups à sa porte. Il tressaillit, reconnut sa façon vive des’annoncer comme autrefois. Craignant de trouver en bas quelqueconsigne, elle était montée d’une haleine, sans rien demander. Ils’approcha, les pas enfoncés dans le tapis, entendant son soufflepar la feuillure :

– Jean, es-tu là ?…

Oh ! cette voix humble et brisée… Encoreune fois, pas bien fort : « Jean !… » puis uneplainte soupirée, le froissement d’une lettre, et la caresse etl’adieu d’un baiser jeté.

L’escalier descendu marche à marche,lentement, comme si elle attendait un rappel, Jean, seulementalors, ramassa la lettre et l’ouvrit. On avait enterré le matin lapetite Hochecorne à l’hospice des Enfants-Malades. Elle était venueavec le père et quelques personnes de Chaville, et n’avait pu sedéfendre de monter pour le voir ou laisser ces lignes écritesd’avance. « … Quand je te le disais !… si j’habitaisParis, on ne verrait que moi dans ton escalier… Adieu, m’ami, jerentre chez nous… »

Et en lisant, les yeux brouillés de larmes, ilse rappelait la même scène rue de l’Arcade, la douleur de l’amantcongédié, la lettre glissée sous la porte, et le rire sans cœur deFanny. Elle l’aimait donc plus qu’il n’aimait Irène ! Ou bienest-ce que l’homme, plus mêlé que la femme au combat des affaireset de la vie, n’a pas comme elle l’exclusivisme de l’amour, l’oubliet l’indifférence de tout ce qui n’est pas sa passion, absorbanteet unique ?

Cette torture, ce mal de pitié dont ilsouffrait, ne s’apaisait qu’auprès d’Irène. Ici seulementl’angoisse se desserrait, fondait sous le doux rayon bleu de sesregards. Il ne lui restait plus qu’une grande lassitude, unetentation de mettre la tête sur son épaule et de rester là, sansparler, sans bouger, à l’abri.

– Qu’avez-vous, lui disait-elle… Est-ce quevous n’êtes pas heureux ?

Si, bien heureux. Mais pourquoi son bonheurétait-il fait de tant de tristesse et de larmes ? Et parmoments il aurait voulu tout lui dire, comme à une amieintelligente et bonne ; sans songer, pauvre fou, au troubleque de pareilles confidences agitent dans les âmes toutes neuves,aux inguérissables blessures qu’elles peuvent faire à la confianced’une affection. Ah ! s’il avait pu l’emporter, fuir avecelle ! il sentait que ce serait la fin des tourments ;mais le vieux Bouchereau ne voulait pas faire grâce d’une heure surle temps fixé :

– Je suis vieux, je suis malade… Je ne verraiplus mon enfant, ne me privez pas de ces derniers jours…

Sous son air dur, c’était le meilleur deshommes que ce grand homme. Condamné sans rémission par la maladiede cœur dont il suivait et constatait lui-même les progrès, il enparlait avec un sang-froid admirable, continuait ses cours ensuffoquant, auscultait des malades moins atteints que lui. Uneseule faiblesse dans ce vaste esprit, et marquant bien l’originepaysanne du Tourangeau : son respect pour les titres, lanoblesse. Et le souvenir des petites tourelles de Castelet, levieux nom d’Armandy n’avaient pas été étrangers à sa facilitéd’agréer Jean comme mari de sa nièce.

Le mariage se ferait à la gentilhommière, cequi éviterait de déplacer la pauvre maman qui envoyait tous leshuit jours à sa future fille une bonne lettre bien tendre, dictée àDivonne ou à l’une des petites de Béthanie. Et c’était une joiedouce pour lui de parler avec Irène de ses gens, de retrouverCastelet place Vendôme, toutes ses affections serrées autour de sachère fiancée.

Seulement il s’effrayait de se sentir sivieux, si las en face d’elle, de la voir prendre un plaisird’enfant à des choses qui ne l’amusaient plus, à des joies de lavie commune, déjà escomptées par lui. Ainsi la liste à dresser detout ce qu’il leur faudrait emporter au Consulat, meubles, étoffesà choisir, liste au milieu de laquelle il s’arrêtait un soir, laplume hésitante, épouvanté du retour qu’il faisait vers soninstallation de la rue d’Amsterdam, et du recommencement inévitablede tant de jolis bonheurs usés, finis par ces cinq ans auprès d’unefemme, dans un travestissement de mariage et de ménage.

Chapitre 14

 

– Oui, mon cher, mort cette nuit dans les brasde Rosa… Je viens de le porter chez l’empailleur.

De Potter, le musicien, que Jean rencontraitsortant d’un magasin de la rue du Bac, s’accrochait à lui avec unbesoin d’effusion qui n’allait guère à ses traits impassibles etdurs d’homme d’affaires, et lui racontait le martyre du pauvreBichito tué par l’hiver parisien, ratatiné de froid malgré lestampons d’ouate, la mèche d’esprit-de-vin allumée depuis deux moissous sa petite niche, comme on fait aux enfants venus avant terme.Rien n’avait pu l’empêcher de grelotter, et la nuit d’avant,pendant qu’ils étaient tous autour de lui, un dernier frisson lesecouant de la tête à la queue, il était mort en bon chrétien,grâce aux flots d’eau bénite que sur sa peau grenue, où la vies’évanouissait en moires changeantes, en mouvements de prisme,maman Pilar répandait en disant, les yeux au ciel :« Dios loui pardonne ! »

– J’en ris, mais j’ai le cœur gros tout demême ; surtout quand je pense au chagrin de ma pauvre Rosa quej’ai laissée en larmes… Heureusement Fanny était près d’elle…

– Fanny ?…

– Oui, voilà des temps que nous ne l’avionsvue… Elle est arrivée ce matin juste au milieu du drame, et cettebonne fille est restée consoler son amie.

Il ajouta, sans s’apercevoir de l’impressioncausée par ses paroles :

– C’est donc fini ? Vous n’êtes plusensemble ?… Vous rappelez-vous notre conversation au lacd’Enghien ? Au moins, vous profitez des leçons qu’on vousdonne…

Et il perçait une pointe d’envie dans sonapprobation.

Gaussin, le front plissé, éprouvait unvéritable malaise à songer que Fanny était retournée chezRosario ; mais il s’en voulait de cette faiblesse, n’ayantplus après tout ni droit, ni responsabilité sur cette existence.Devant une maison de la rue de Beaune, une très ancienne rue duParis aristocratique d’autrefois où ils venaient de s’engager, dePotter s’arrêta. C’est là qu’il demeurait ou qu’il était censédemeurer pour les convenances, pour le monde, car réellement sontemps se passait avenue de Villiers ou à Enghien, et il ne faisaitque des apparitions au domicile conjugal, pour empêcher que safemme et son enfant n’eussent l’air trop abandonnés.

Jean suivait sa route, esquissant déjà unadieu, mais l’autre lui retint la main dans ses longues mains duresde briseur de clavier et, sans le moindre embarras, comme un hommeque son vice ne gêne plus :

– Rendez-moi donc un service… montez avec moi.Je devais dîner chez ma femme aujourd’hui, mais je ne peux vraimentpas laisser ma pauvre Rosa toute seule à son désespoir… Vousservirez de prétexte à ma sortie et m’éviterez une explicationennuyeuse.

Le cabinet du musicien, dans un superbe etfroid appartement bourgeois du second étage, sentait l’abandon dela pièce où l’on ne travaille pas. Tout y était trop net, sans riendu désordre, de l’active petite fièvre qui gagne les objets et lesmeubles. Pas un livre, pas un feuillet sur la table qu’encombraitmajestueusement un énorme encrier de bronze à sec et reluisantcomme dans une devanture ; ni la moindre partition au vieuxpiano à forme d’épinette dont s’étaient inspirées les premièresœuvres. Et un buste en marbre blanc, le buste d’une jeune femme auxtraits délicats, à l’expression de douceur, tout pâle dans le jourqui tombait, faisait plus froide encore la cheminée sans feu etdrapée, semblait regarder tristement les murs chargés de couronnesdorées, enrubannées, de médailles, de cadres commémoratifs, touteune défroque glorieuse et vaniteuse généreusement laissée à lafemme en compensation, et qu’elle entretenait comme les ornementsde tombe de son bonheur.

À peine étaient-ils entrés, la porte ducabinet se rouvrit, et Mme de Potter parut :

– C’est toi, Gustave ?

Elle le croyait seul, s’arrêta devant lafigure inconnue, avec une visible inquiétude. Élégante et jolie,d’une recherche de mise intelligente, elle paraissait plus affinéeque son buste, la douce physionomie changée en une résolutioncourageuse et nerveuse. Dans le monde, les avis se partageaient surce caractère de femme. Les uns la blâmaient de supporter le dédainaffiché du mari, ce ménage en ville, connu, installé ;d’autres admiraient au contraire sa résignation silencieuse. Etl’opinion générale la tenait pour une tranquille personne aimantson repos par-dessus tout, trouvant des compensations suffisantes àson veuvage dans les caresses d’un bel enfant et la joie de porterle nom d’un grand homme.

Mais pendant que le musicien présentait soncompagnon et débitait n’importe quel mensonge pour se débarrasserdu dîner de famille, au tressaillement de ce jeune visage féminin,à la fixité de ce regard qui ne voyait plus, n’écoutait plus, commeabsorbé de souffrance, Jean pouvait se rendre compte que sous cesdehors mondains une grande douleur s’enterrait vivante. Elle parutaccepter cette histoire qu’elle ne croyait pas, se contenta de diredoucement :

– Raymond va pleurer, je lui avais promis quenous dînerions près de son lit.

– Comment est-il ? demanda de Potter,distrait, impatient.

– Mieux, mais il tousse toujours… Tu ne vienspas le voir ?

Il bredouilla quelques mots dans sa moustache,en feignant de chercher autour de la pièce :

– Pas maintenant… très pressé… rendez-vous auclub pour six heures…

Ce qu’il voulait éviter, c’était d’être seulavec elle.

« Adieu alors », fit la jeune femmesubitement apaisée, les traits en place, refermée comme une eaupure que vient de troubler une pierre jusqu’au fond. Elle salua,disparut.

– Filons !…

Et de Potter délivré entraîna Gaussin quiregardait descendre devant lui, raide et correct dans son longpardessus serré de coupe anglaise, ce sinistre passionné, tellementému quand il portait à empailler le caméléon de sa maîtresse, ets’en allant sans embrasser son enfant malade.

– Tout ça, mon cher, fit le musicien comme enréponse à la pensée de son ami, c’est la faute de ceux qui m’ontmarié. Un vrai service qu’ils m’ont rendu là et à cette pauvrefemme… Quelle folie de vouloir faire de moi un mari et unpère !… J’étais l’amant de Rosa, je le suis resté, je leresterai jusqu’à ce que l’un de nous crève… Un vice qui vous a prisau bon moment, qui vous tient bien, est-ce qu’on s’en dégagejamais ?… Et vous-même, êtes-vous sûr que si Fanny avaitvoulu ?…

Il héla un fiacre vide qui passait, et enmontant :

– à propos de Fanny, vous savezla nouvelle ?… Flamant est gracié, sorti de Mazas… C’est lapétition de Déchelette… Pauvre Déchelette ! il aura fait dubien même après sa mort.

Immobile, avec une envie folle de courir, derattraper ces roues qui cahotaient à fond de train dans la ruesombre où le gaz s’allumait, Gaussin s’étonnait de se sentir siému.

– Flamant gracié… sorti de Mazas…

Il redisait ces mots tout bas, y voyant laraison du silence de Fanny depuis quelques jours, de seslamentations brusquement interrompues, tombées sous les caressesd’un consolateur ; car la première pensée du misérable enfinlibre avait dû être pour elle.

Il se rappelait la correspondance amoureusedatée de la prison, l’obstination de sa maîtresse à défendrecelui-là seul, quand elle faisait si bon marché des autres ;et au lieu de se féliciter d’une aventure qui logiquement ledéchargeait de toute inquiétude, de tout remords, une angoisseindéfinissable le tint éveillé et fiévreux une partie de la nuit.Pourquoi ? Il ne l’aimait plus ; seulement il songeait àses lettres restées aux mains de cette femme, qu’elle liraitpeut-être à l’autre, et dont – qui sait ? – sous une influencemauvaise, elle pourrait se servir un jour pour troubler son repos,son bonheur.

Vraie ou fausse, ou cachant sans qu’il s’endoutât un souci d’autre genre, cette préoccupation de ses lettresle décida à une démarche imprudente, la visite à Chaville qu’ilavait toujours obstinément refusée. Mais à qui confier une missionaussi intime et délicate ?… Un matin de février, il prit letrain de dix heures, très calme d’esprit et de cœur, avec la seulecrainte de trouver la maison fermée, la femme disparue déjà à lasuite de son bandit.

Dès la courbe de la voie, les persiennesouvertes, les rideaux aux fenêtres du pavillon lerassurèrent ; et se souvenant de son émotion, lorsqu’il voyaitfuir derrière lui la petite lumière mouchetant l’ombre, il seraillait lui-même et la fragilité de ses impressions. Ce n’étaitplus le même homme qui passait là, et certainement il ne trouveraitplus la même femme. Il n’y avait pourtant que deux mois depuis. Lesbois que longeait le train n’avaient pas pris de nouvellesfeuilles, gardaient les mêmes lèpres de rouille que le jour de larupture, et de sa clameur aux échos.

Il descendit seul à la station, par cebrouillard pénétrant et froid, prit le petit chemin de campagnetout glissant de neige durcie, la voûte du chemin de fer, nerencontra personne avant le Pavé des Gardes, au tournant duquelapparurent un homme et un enfant suivis d’un employé de la garepoussant sa brouette chargée de malles.

L’enfant, tout emmitouflé d’un cache-nez, lacasquette jusqu’aux oreilles, retint un cri en passant près de lui.« Mais c’est Joseph… » se dit-il, un peu étonné et tristede cette ingratitude du petit ; et s’étant retourné ilrencontra le regard de l’homme qui accompagnait l’enfant par lamain. Cette figure intelligente et fine, pâlie par la claustration,ces vêtements de confection achetés de la veille, cette barbeblonde à fleur de menton, qui n’avait pas eu le temps de repousserdepuis Mazas… Flamant, parbleu ! Et Joseph était son fils…

Ce fut une révélation dans un éclair. Ilrevit, comprit tout, depuis la lettre du coffret où le beau graveurconfiait à sa maîtresse un enfant qu’il avait en province, jusqu’àl’arrivée mystérieuse du petit, et la mine gênée d’Hettéma pourparler de cette adoption, et les regards de Fanny à Olympe ;car ils s’étaient tous entendus pour lui faire nourrir le fils dufaussaire. Oh ! le joli niais, et comme ils avaient dûrire !… Un dégoût lui en vint de tout ce passé de honte, uneenvie de fuir bien loin ; mais des choses le troublaient qu’ilaurait voulu savoir. L’homme et l’enfant partis, pourquoi paselle ? Et puis ses lettres, il lui fallait ses lettres, nerien laisser de lui dans ce coin de souillure et de malheur.

– Madame ?… Voilà monsieur !…

– Qui, monsieur ?… demanda naïvement unevoix du fond de la chambre.

– Moi…

On entendit un cri, un bond précipité,puis :

– Attends, je me lève… je viens…

Encore au lit à midi passé ! Jean sedoutait bien pourquoi, il connaissait les causes de ces lendemainsbrisés, harassés ; et pendant qu’il l’attendait dans la salleaux moindres objets familiers, le sifflet du train montant, le« mé » grelottant d’une chèvre dans un jardinet voisin,les couverts épars sur la table le reportaient aux matinsd’autrefois, le petit déjeuner en hâte avant le départ.

Fanny entra avec un élan vers lui, puis,s’arrêtant devant sa froideur, ils restèrent une seconde étonnés,hésitants, comme lorsqu’on se retrouve après ces intimités brisées,de chaque côté d’un pont rompu, d’une distance de rive à rive, etentre soi l’espace immense des flots roulants etengloutissants.

– Bonjour… dit-elle tout bas, sans bouger.

Elle le trouvait changé, pâli. Lui s’étonnaitde la revoir si jeune, un peu grossie seulement, moins grande qu’ilne se la figurait, mais baignée de ce rayonnement spécial, cetéclat du teint et des yeux, cette douceur de pelouse fraîche quelui laissaient les nuits de grandes caresses. Elle était doncrestée dans le bois, au fond du ravin encombré de feuilles mortes,celle dont le souvenir le rongeait de pitié.

– On se lève tard à la campagne… fit-il d’unaccent ironique.

Elle s’excusait, prétextait une migraine, et,comme lui, employait des formes impersonnelles, ne sachant dire nitoi, ni vous ; puis à l’interrogation muette qui lui montraitle repas desservi :

– C’est l’enfant… il a déjeuné là ce matinavant de s’en aller…

– S’en aller ?… Où donc ?

Il affectait une suprême indifférence du boutdes lèvres, mais l’éclair de ses yeux le trahissait. EtFanny :

– Le père a reparu… il est venu lereprendre…

– En sortant de Mazas, n’est-ce pas ?

Elle tressaillit, mais n’essaya pas dementir.

– Eh bien, oui… J’avais promis, je l’ai fait…Que de fois l’envie me tenait de te le dire, mais je n’osais pas,j’avais peur que tu le renvoies, le pauvre petit…

Et elle ajouta timidement :

– Tu étais si jaloux…

Il eut un beau rire de dédain. Jaloux, lui, dece forçat… allons donc !… Et sentant monter sa colère il coupacourt, dit vivement ce qui l’amenait. Ses lettres !… Pourquoine les avait-elle pas données à Césaire, cela leur eût évité uneentrevue pénible pour tous deux.

– C’est vrai, dit-elle, toujours très douce,mais je vais te les rendre, elles sont là…

Il la suivit dans la chambre, aperçut le litdéfait, recouvert en hâte sur les deux oreillers, respira cetteodeur de cigarettes brûlées mêlée à des parfums de toilette defemme, qu’il reconnaissait comme le petit coffret nacré posé sur latable. Et la même pensée leur venant à tous deux :

– Il n’y en a pas lourd, dit-elle en ouvrantla boîte… nous ne risquerions pas de mettre le feu…

Il se taisait, troublé, la bouche sèche,hésitant à se rapprocher de ce lit saccagé, devant lequel ellefeuilletait les lettres une dernière fois, la tête penchée, lanuque solide et blanche sous la torsade relevée de ses cheveux, etdans le flottant vêtement de laine la taille épaissie et molle, àl’abandon…

– Voilà !… Elles y sont toutes.

Le paquet pris, mis brusquement dans sa poche,car ses préoccupations avaient changé, Jean demanda :

– Alors il emmène son enfant ?… Oùvont-ils ?…

– Au Morvan, dans son pays, pour se cacher,faire sa gravure qu’il enverra à Paris sous un faux nom.

– Et toi ?… Est-ce que tu comptes resterici ?…

Elle détourna les yeux pour lui échapper,balbutiant que ce serait bien triste. Aussi elle pensait… ellepartirait peut-être bientôt… un petit voyage.

– Dans le Morvan, sans doute ?… Enfamille !…

Et lâchant sa fureur jalouse :

– Dis donc tout de suite que tu rejoindras tonvoleur, que vous allez vous mettre en ménage… Il y a assezlongtemps que tu en as envie… Allons. Retourne à ta bauge… Fille etfaussaire ça va ensemble, j’étais bien bon de vouloir te tirer decette boue.

Elle gardait son mutisme immobile, un éclairde triomphe filtrant entre ses cils baissés. Et plus il la cinglaitd’une ironie féroce, outrageante, plus elle semblait fière, ets’accentuait le frisson au coin de sa bouche. Maintenant il parlaitde son bonheur à lui, l’amour honnête et jeune, le seul amour.Oh ! le doux oreiller pour dormir qu’un cœur d’honnête femme…Puis, brusquement, la voix baissée, comme s’il avaithonte :

– Je viens de le rencontrer, ton Flamant, il apassé la nuit ici ?

– Oui, il était tard, il neigeait… On lui afait un lit sur le divan.

– Tu mens, il a couché là… il n’y a qu’à voirle lit, qu’à te regarder.

– Et après ?

Elle approchait son visage du sien, ses grandsyeux gris éclairés de flammes libertines…

– Est-ce que je savais que tuviendrais ?… Et toi perdu, qu’est-ce que ça pouvait me faire,tout le reste ? J’étais triste, seule, dégoûtée…

– Et puis le bouquet du bagne !… Depuisle temps que tu vivais avec un honnête homme… ça t’a semblé bon,hein ?… Avez-vous dû vous en fourrer de ces caresses…Ah ! saleté !… tiens…

Elle vit venir le coup sans l’éviter, le reçuten pleine figure, puis avec un grondement sourd de douleur, dejoie, de victoire, elle sauta sur lui, l’empoigna à pleinsbras : « M’ami, m’ami… tu m’aimes encore… » et ilsroulèrent ensemble sur le lit.

Le passage à grand fracas d’un express leréveilla en sursaut vers le soir ; et les yeux ouverts, ilresta quelques instants sans se reconnaître, tout seul au fond dece grand lit où ses membres rompus comme par une marche excessivesemblaient posés les uns à côté des autres, sans attaches niressorts. L’après-midi, il était tombé beaucoup de neige. Dans unsilence de désert, on l’entendait fondre, ruisseler contre lesmurs, le long des vitres, s’égoutter dans les combles du toit, et,par moments, sur le feu de coke de la cheminée qu’elleéclaboussait.

Où était-il ? Que faisait-il là ?Peu à peu, dans la réverbération du petit jardin, la chambre luiapparaissait toute blanche, éclairée d’en bas, le grand portrait deFanny dressé en face de lui, et le souvenir lui revenait de sachute, sans le moindre étonnement. Dès en entrant, devant ce lit,il s’était senti repris, perdu ; ces draps l’attiraient commeun gouffre, et il se disait : « Si j’y tombe, ce serasans rémission et pour toujours. » C’était fait ; et sousle triste dégoût de sa lâcheté, il y avait comme un soulagement àl’idée qu’il ne sortirait plus de cette fange, le pitoyablebien-être du blessé qui, perdant son sang, traînant sa plaie, s’estétendu sur un tas de fumier pour y mourir, et las de souffrir, delutter, toutes les veines ouvertes, s’enfonce délicieusement dansla tiédeur molle et fétide.

Ce qui lui restait à faire maintenant étaithorrible, mais très simple. Retourner à Irène après cette trahison,risquer un ménage à la de Potter ?… Si bas qu’il fût tombé, iln’en était pas encore là… Il allait écrire à Bouchereau, au grandphysiologiste qui le premier a étudié et décrit les maladies de lavolonté, lui en soumettre un cas terrible, l’histoire de sa viedepuis la première rencontre avec cette femme quand elle lui avaitposé sa main sur le bras, jusqu’au jour où, se croyant sauvé, enplein bonheur, en pleine ivresse, elle le ressaisissait par lamagie du passé, cet horrible passé où l’amour tenait si peu deplace, seulement la lâche habitude et le vice entré dans lesos…

La porte s’ouvrit. Fanny marchait toutdoucement dans la chambre pour ne pas le réveiller. Entre sespaupières closes, il la regardait, alerte et forte, rajeunie,chauffant au foyer ses pieds trempés de la neige du jardin, et detemps en temps tournée vers lui avec le petit sourire qu’elle avaitle matin, dans la dispute. Elle vint prendre le paquet de marylandà sa place habituelle, roula une cigarette et s’en allait, mais illa retint.

– Tu ne dors donc pas ?

– Non… assieds-toi là… et causons.

Elle resta au bord du lit, un peu surprise decette gravité.

– Fanny… Nous allons partir.

Elle crut d’abord qu’il plaisantait pourl’éprouver. Mais les détails très précis qu’il donnait ladétrompèrent vite. Il y avait un poste vacant, celui d’Arica ;il le demanderait. C’était l’affaire d’une quinzaine de jours, letemps de préparer les malles…

– Et ton mariage ?

– Plus un mot là-dessus… Ce que j’ai fait estirréparable… Je vois bien que c’est fini, je ne pourrai plus meséparer de toi.

– Pauvre bébé ! fit-elle avec une douceurtriste, un peu méprisante.

Puis, après avoir tiré deux ou troisbouffées :

– C’est loin, ce pays que tu dis ?

– Arica ?… très loin, au Pérou…

Et tout bas :

– Flamant ne pourra pas te rejoindre…

Elle resta songeuse et mystérieuse dans sonnuage de tabac. Lui, tenait toujours sa main, frôlait son bras nu,et bercé par le dégoulinement de l’eau tout autour de la petitemaison, il fermait les yeux, s’enfonçait dans la vasedoucement.

Chapitre 15

 

Nerveux, trépidant, sous vapeur, déjà particomme tous ceux qui s’apprêtent au départ, Gaussin est depuis deuxjours à Marseille où Fanny doit venir le rejoindre et s’embarqueravec lui. Tout est prêt, les places retenues, deux cabines depremière pour le vice-consul d’Arica voyageant avec sa bellesœur ; et le voilà qui arpente le carreau dérougi de lachambre d’hôtel, dans la double attente fiévreuse de sa maîtresseet de l’appareillage.

Il faut qu’il marche et s’agite sur place,puisqu’il n’ose sortir. La rue le gêne comme un criminel, comme undéserteur, la rue marseillaise mêlée et grouillante où il luisemble qu’à chaque tournant son père, le vieux Bouchereau vont semontrer, lui mettre la main sur l’épaule pour le reprendre et leramener.

Il s’enferme, mange là sans même descendre àla table d’hôte, lit sans fixer ses yeux, se jette sur son lit,distrayant ses vagues siestes avec le Naufrage de La Pérouse, laMort du capitaine Cook pendus aux murs, piquetés de mouches, et desheures entières s’accoude au balcon en bois vermoulu, abrité d’unstore jaune aussi rapiécé que la voile d’un bateau de pêche.

Son hôtel, l’« hôtel du JeuneAnacharsis », dont le nom pris au hasard sur le Bottin l’atenté quand il convenait du rendez-vous avec Fanny, est une vieilleauberge point luxueuse ni même très propre, mais qui donne sur leport, en pleine marine, en plein voyage. Sous ses fenêtres, desperruches, des cacatoès, des oiseaux des îles au doux ramageinterminable, tout l’étalage en plein air d’un oiselier dont lescages empilées saluent le jour levant d’une rumeur de forêt vierge,couverte et dominée, à mesure que la journée s’avance, par lesbruyants travaux du port, réglés au bourdon de NotreDame-de-la-Garde.

C’est une confusion de jurons dans toutes leslangues, de cris de bateliers, de portefaix, de marchands decoquillages, entre les coups de marteau du bassin de radoub, legrincement des grues, le heurt sonore des « romaines »rebondissant sur le pavé, cloches de bords, sifflets de machines,bruits rythmés de pompes, de cabestans, eaux de cale qu’on dégorge,vapeur qui s’échappe, tout ce fracas doublé et répercuté par letremplin de la mer voisine, d’où monte de loin en loin lemugissement rauque, l’haleine de monstre marin d’un grandtransatlantique qui prend le large.

Et les odeurs aussi évoquent des payslointains, des quais plus ensoleillés et chauds encore quecelui-ci ; les bois de santal, de campêche qu’on décharge, leslimons, les oranges, pistaches, fèves, arachides, dont l’âcresenteur se dégage, monte avec des tourbillons de poussièresexotiques dans une atmosphère saturée d’eau saumâtre, d’herbesbrûlées, des graisses fumeuses des Cook-house.

Le soir venu, ces rumeurs s’apaisent, cesépaisseurs de l’air retombent et s’évaporent ; et tandis queJean, rassuré par l’ombre, le store relevé, regarde le port endormiet noir sous l’entre-croisement en hachures des mâts, des vergues,des beauprés, quand le silence n’est traversé que du clapotis d’unerame, de l’aboi lointain d’un chien de bord, au large, tout aularge, le phare de Planier projette en tournant une longue flammerouge ou blanche qui déchire l’ombre, montre en un clignotementd’éclair des silhouettes d’îles, de forts, de roches. Et ce regardlumineux guidant des milliers de vies à l’horizon, c’est encore levoyage, qui l’invite et lui fait signe, l’appelle dans la voix d’unvent, les houles de la pleine mer, et la rauque clameur d’unsteamboat qui râle et souffle toujours à quelque point dela rade.

Encore vingt-quatre heuresd’attente ; Fanny ne doit le rejoindre que dimanche. Ces troisjours trop tôt au rendez-vous, il devait les passer près des siens,les donner aux bien-aimés qu’il ne reverra de plusieurs années,qu’il ne retrouvera plus peut-être ; mais dès le soir de sonarrivée à Castelet, quand son père a su que le mariage était rompuet qu’il en a deviné les causes, une explication a eu lieu,violente, terrible.

Que sommes-nous donc, que sont nos affectionsles plus tendres, les plus près de notre cœur, pour qu’une colèrequi passe entre deux êtres de même chair, de même sang, arrache,torde, emporte leur tendresse, les sentiments de nature aux racinessi profondes et si fines, avec la violence aveugle, irrésistible,d’un de ces typhons des mers de Chine dont les plus durs marinsn’osent se souvenir et disent en pâlissant :

– Ne parlons pas de ça…

Il n’en parlera jamais, mais il s’ensouviendra toute sa vie de cette horrible scène sur la terrasse deCastelet où s’est passée son enfance heureuse, devant cet horizonsplendide et calme, ces pins, ces myrtes, ces cyprès qui seserraient immobiles et frissonnants autour de la malédictionpaternelle. Toujours il reverra ce grand vieillard, aux jouesconvulsées et remuantes, marchant sur lui avec cette bouche dehaine, ce regard de haine, proférant les paroles qu’on ne pardonnepas, le chassant de la maison et de l’honneur :

– Va-t’en, pars avec ta gueuse, tu es mortpour nous !…

Et les petites bessonnes criant, se traînant àgenoux sur le perron, demandant grâce pour le grand frère, et lapâleur de Divonne, sans un regard, sans un adieu, pendant quelà-haut, derrière la vitre, le doux et anxieux visage de la maladedemandait pourquoi tout ce bruit et son Jean s’en allant si vite etsans l’embrasser.

Cette idée qu’il n’avait pas embrassé sa mèrel’a fait revenir à mi-route d’Avignon ; il a laissé Césaireavec la voiture au bas du pays, pris la traverse et pénétré dansCastelet par le clos, comme un voleur. La nuit était sombre ;ses pas s’empêtraient dans la vigne morte, et même il finissait parne plus pouvoir s’orienter, cherchant sa maison dans les ténèbres,déjà étranger chez lui. La blancheur des murs crépis le guidaitenfin d’un reflet vague ; mais la porte du perron étaitfermée, les fenêtres partout éteintes. Sonner, appeler ? Iln’osait, par crainte de son père. Deux ou trois fois il a fait letour du logis, espérant trouver l’issue d’un volet mal clos.Partout la lanterne de Divonne avait passé comme chaque soir ;et après un long regard à la chambre de sa mère, l’adieu de toutson cœur à sa maison d’enfance qui le repousse elle aussi, il s’estenfui désespéré avec un remords qui ne le quitte plus.

D’ordinaire, pour ces absences de durée, cestraversées aux dangereux hasards de la mer et du vent, les parents,les amis, prolongent les adieux jusqu’à l’embarquementdéfinitif ; on passe la dernière journée ensemble, on visitele bateau, la cabine du partant afin de mieux le suivre dans saroute. Plusieurs fois par jour, Jean voit passer devant l’hôtel deces affectueuses reconduites, parfois nombreuses etbruyantes ; mais il s’émeut surtout d’un groupe familial àl’étage au-dessous du sien. Un vieux, une vieille, des gens decampagne à tournure aisée, en veste de drap et cambrésine jaune,sont venus accompagner leur garçon, l’assistent jusqu’au départ dupaquebot ; et penchés à leur fenêtre, dans le désœuvrement del’attente, on les voit tous les trois, se tenant par le bras, lematelot au milieu, bien serrés. Ils ne parlent pas, ilss’étreignent.

Jean songe en les regardant au beau départqu’il aurait eu… Son père, ses petites sœurs, et, s’appuyant surlui d’une douce main frémissante, celle dont les beauprés au largeentraînaient le vif esprit et l’âme aventureuse… Regrets stériles.Le crime est accompli, son destin sur les rails, il n’a qu’à partiret à oublier…

Qu’elles lui semblèrent lentes et cruelles lesheures de la dernière nuit ! Il se tournait, se retournaitdans son lit d’auberge, guettait le jour sur la vitre auxdécroissements lents du noir au gris, puis au blanc d’aube que lephare piquait encore d’une étincelle rouge effacée au soleillevant.

Alors seulement il s’endormit, réveillé tout àcoup par un éclaboussement de rayons dans sa chambre, les crisconfondus des cages de l’oiselier avec les innombrables carillonsdu dimanche de Marseille, répandus par les quais élargis, toutesmachines au repos, des oriflammes flottant aux mâts… Déjà dixheures ! Et l’express de Paris arrive à midi, vite ils’habille pour aller au-devant de sa maîtresse ; ilsdéjeuneront en face de la mer, puis on portera les bagages à bordet à cinq heures, le signal.

Un jour merveilleux, un ciel profond où lesmouettes passent en taches blanches, la mer d’un bleu plus foncé,d’un bleu minéral, sur lequel, à l’horizon, des voiles, des fumées,tout est visible, tout miroite et tout danse ; et comme lechant naturel de ces rives de soleil aux transparences d’atmosphèreet d’eau, des harpes sonnent sous les croisées de l’hôtel, un airitalien d’une facilité divine, mais dont la note pincée et traînéesur les cordes émeut cruellement les nerfs. C’est plus que de lamusique, c’est la traduction ailée de ces allégresses du Midi, cesplénitudes de vie et d’amour gonflées jusqu’aux larmes. Et lesouvenir d’Irène passe dans la mélodie, vibrant et pleurant. Commec’est loin !… Quel beau pays perdu, quel regret pour toujoursdes choses brisées, irréparables !

Allons !

Sur le seuil, en sortant, Jean rencontre ungarçon !

– Une lettre pour M. le consul… Elle estarrivée le matin, mais M. le consul dormait siprofondément !

Les voyageurs de distinction sont rares àl’hôtel du Jeune Anacharsis ; aussi les bravesMarseillais font-ils sonner à tout propos le titre de leurpensionnaire… Qui peut lui écrire ? Personne ne connaît sonadresse, à moins que Fanny… Et regardant mieux l’enveloppe, ils’épouvante, il a compris.

« Eh bien, non ! je ne parspas ; c’est une trop grande folie dont je ne me sens pas laforce. Pour des coups pareils, mon pauvre ami, il faut la jeunesseque je n’ai plus, ou l’aveuglement d’une passion folle qui nousmanque à l’un comme à l’autre. Il y a cinq ans, aux beaux jours, unsigne de toi m’aurait fait te suivre de l’autre côté de la terre,car tu ne peux nier que je t’aie aimé passionnément. Je t’ai donnétout ce que j’avais ; et lorsqu’il a fallu m’arracher de toij’ai souffert, comme jamais pour aucun homme. Mais ça use, vois-tu,un amour pareil… Te sentir si beau, si jeune, toujours trembler,tant de choses à défendre !… Maintenant je n’en peux plus, tum’as trop fait vivre, trop fait souffrir, je suis à bout.

« Dans ces conditions, la perspective dece grand voyage, de ce déménagement d’existence, me fait peur. Moiqui aime tant ne pas bouger et qui ne suis jamais allée plus loinque Saint-Germain, tu penses ! Et puis les femmes vieillissenttrop vite au soleil, et tu n’aurais pas encore trente ans que jeserais jaunie et fripée comme maman Pilar ; c’est pour le coupque tu m’en voudrais de ton sacrifice et que la pauvre Fannypayerait pour tout le monde. écoute, il y a un paysd’Orient, j’ai lu ça dans un de tes Tour du Monde, où,quand une femme trompe son mari, on la coud vivante avec un chat,en une peau de bête toute fraîche, puis on lâche le paquet sur laplage hurlant et bondissant en plein soleil. La femme miaule, lechat griffe, tous deux s’entre-dévorent pendant que la peau seracornit, se resserre sur cette horrible bataille de captifs,jusqu’au dernier râle, jusqu’à la dernière palpitation du sac.c’est un peu le supplice qui nous attendait ensemble… »

Il s’arrêta une minute, écrasé, stupide. Àperte de vue le bleu de la mer étincelait. Addio…chantaient les harpes auxquelles s’était jointe une voix chaude etpassionnée comme elles… Addio… Et le néant de sa viedétruite, ravagée, toute de débris et de larmes, lui apparut, lechamp ras, les moissons faites sans espoir de retour, et pour cettefemme qui lui échappait…

« J’aurais dû te dire cela plus tôt, maisje n’osais pas, te voyant si monté, si résolu. Ton exaltation megagnait ; puis la vanité de la femme, la fierté bien naturellede t’avoir reconquis après la rupture. Seulement, tout au fond demoi, je sentais que ça n’y était plus, quelque chose de fini, decraqué. Comment veux-tu ? après des secousses pareilles… Et nete figure pas que ce soit à cause de ce malheureux Flamant. Pourlui comme pour toi et tous les autres, c’est fini, mon cœur estmort ; mais il reste cet enfant dont je ne peux plus me passeret qui me ramène auprès du père, pauvre homme qui s’est perdu paramour et m’est revenu de Mazas aussi fervent et tendre qu’à notrepremière rencontre. Figure-toi que, lorsque nous nous sommes revus,il a passé toute la nuit à pleurer sur mon épaule ; tu voisqu’il n’y avait guère de quoi te monter la tête…

« Je te l’ai dit, mon cher enfant, j’aitrop aimé, je suis rompue. À présent j’ai besoin qu’on m’aime à montour, qu’on me choie, et m’admire, et me berce. Celui-là sera àgenoux, ne me verra jamais de rides ni de cheveux blancs ; ets’il m’épouse, comme il en a l’intention, c’est moi qui lui feraiune grâce. Compare… Surtout pas de folies. Mes précautions sontprises pour que tu ne puisses me retrouver. Du petit café de lagare d’où je t’écris, je vois à travers les arbres la maison oùnous avons eu de si bons et de si cruels moments, et l’écriteau quise balance sur la porte, attendant de nouveaux hôtes… Te voilàlibre, tu n’entendras plus jamais parler de moi… Adieu, un baiser,le dernier, dans le cou…, m’ami… »

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