Categories: Romans policiers

Sherlock Holmes

Sherlock Holmes

de Sir Arthur Conan Doyle

 

ACTE PREMIER

DÉCOR : Un salon dans la maison des Murray, vieille demeure triste et en mauvais état,dans un lointain quartier de Londres. Cependant, la pièce est vaste et conserve un certain aspect de grandeur. Un escalier au fond de la pièce conduit au premier étage,dont on entrevoit le palier. À droite, une porte donnant dans le vestibule. Une large fenêtre occupe la plus grande partie du côté droit.

Le mobilier, qui a été riche, est d’ancienne mode et fané; un piano. À gauche du spectateur, un meuble, genre secrétaire, ou armoire à une porte, dans le compartiment inférieur duquel se trouve un coffre-fort avec des combinaisons de lettres. Lampes allumées.

SCÈNE I

MADGE MURRAY, BENJAMIN

Mme Murray est une belle personne brune d’une trentaine d’années, au visage et aux yeux durs. Elle est habillée avec recherche.

Benjamin entre, portant un plateau sur lequel est un journal. C’est un maître d’hôtel, tenue irréprochable.

BENJAMIN. – C’est à la troisième page, madame, en haut de la deuxième colonne.

MADGE. – Merci !

BENJAMIN, pendant queMadge prend le journal. – Je demande pardon à Madame, mais lafemme de chambre voudrait lui dire quelques mots.

Madge a pris le journal et s’est assisesur un fauteuil, puis a commencé à lire.

MADGE, les yeux fixés surle journal. – Je n’ai pas le temps pour le moment.

BENJAMIN. – Bien, madame.

MADGE, sans lever lesyeux du journal. – Laquelle des deux femmes de chambreest-ce ?

BENJAMIN,s’arrêtant. – Thérèse, madame.

MADGE, paraissantsurprise. – Thérèse ?

BENJAMIN. – Oui, madame.

MADGE. – Avez-vous idée de cequ’elle veut me dire ?

BENJAMIN. – Pas du tout,madame.

MADGE. – Eh bien !qu’elle vous le communique. Je ne la verrai que quand je saurai cequ’elle désire.

BENJAMIN. – Je ferai lacommission, madame. Il sort, en fermant soigneusementla porte derrière lui.

Madge, une fois seule,examine avec attention le journal. Elle s’approche d’une deslampes pour pouvoir lire plus facilement.

Benjamin rentre doucement. Il reste unmoment à la porte et observe Madge occupée à sa lecture. Celle-cil’a terminée et se lève avec irritation. Jetant violemment sonjournal sur le piano, elle se dirige vers le meuble quicontient le coffre-fort. Après avoir ouvert la porte de bois,elle fixe ardemment les yeux sur les rouleaux des lettres,puis elle referme brusquement la porte. À ce moment,elle voit Benjamin et se calme immédiatement. Celui-ci prend lamine d’un homme qui vient seulement d’entrer dans lapièce.

BENJAMIN. – Je ne peux pasfaire entendre raison à Thérèse. Elle insiste pour parler àmadame.

MADGE. – Eh bien !qu’elle attende à demain.

BENJAMIN. – C’est ce que jelui ai dit, mais elle m’a répondu qu’elle ne sera plus icidemain.

MADGE, étonnée. –Qu’est-ce que cela signifie ?

BENJAMIN. – Je demande pardonà madame; mais il me semble qu’elle a l’air un peu étrange depuisquelque temps.

MADGE. – C’est bon !Dites-lui de venir.

Benjamin s’incline et va poursortir.

MADGE, le rappelant.– Ah ! Benjamin ! Le maître d’hôtel s’arrête.Qu’est-ce qui vous a donc fait croire en m’apportant ce journal,que je prenais un intérêt quelconque à cette annonce de mariagequ’il contient ?

BENJAMIN, avecdéférence. – J’avais entendu madame causer avec monsieur despersonnes que ce mariage concerne. C’est ce qui m’avait fait croireque cela pouvait l’intéresser.

MADGE. – Benjamin, vous êtesintelligent, et j’aime cette qualité chez mes serviteurs…Souvenez-vous cependant que s’il est bon, pour un maître d’hôtel,d’avoir de l’esprit, il peut être mauvais d’en avoir trop.

BENJAMIN. – Je me le tiendraipour dit, madame.

MADGE. – Maintenantenvoyez-moi Thérèse !

BENJAMIN. – Bien, madame.

Il sort.

SCÈNE II

Madge reste un moment songeuse. Puis ellereprend le journal et relit le passage qui l’avait intéressée. Onentend la porte extérieure de la maison se fermer violemment. Madgelève la tête et se dirige vers la porte du vestibule.

Entre Murray. C’est un homme grand,solidement bâti, au visage résolu. Sa mine est soignéeet son extérieur serait séduisant si son regard, à decertains moments, ne prenait un aspect encore plus dur quecelui de sa femme.

MADGE, vivement. –Eh bien ? As-tu trouvé notre homme ?

MURRAY. – Non. Il va aumeuble dont il ouvre nerveusement la porte; il donne untour ou deux aux lettres tout en parlant. Il n’était pas chezlui… Ah ! Il va falloir appeler un serrurier !

MADGE, vivement. –Non ! non ! à aucun prix ! ce serait uneimprudence !

MURRAY. – Pourtant, il fautcroire quelque chose. Revenant au coffre-fort. Je neconnais rien à ces satanés engins. Et nous n’avons plus un instantà perdre ! Il y a du nouveau.

MADGE. – Quelque chose degrave ?

MURRAY. – Etd’inquiétant !… Les hauts personnages que vise notre opérationviennent de mettre dans leur jeu Sherlock Holmes…

MADGE, tressautant.– Sherlock Holmes ? Le détective amateur ?

MURRAY. – Parbleu !…Comme s’il y en avait un autre !

MADGE. – Comment sais-tucela ?

MURRAY. – Je l’ai appris pardes gens qui sont intéressés à savoir exactement tout ce quiconcerne Sherlock Holmes… Toutes les fois qu’il s’attelle à unenouvelle affaire, ils sont renseignés.

MADGE. – Eh bien ! ToutSherlock Holmes qu’il est, que fera-t-il ?

MURRAY. – Je n’en sais rien,mais sûrement il fera quelque chose… Il a beau n’être qu’undétective privé, un amateur, il voit autrement clair et loin que lavraie police. La preuve, c’est que dès qu’il y a quelque part, surtoute la surface du monde civilisé, un problème à résoudre, unécheveau difficile à débrouiller, c’est à lui qu’on s’adresse. Etquand une fois il a pris une affaire en main, il n’est pas long àagir.

MADGE. – Alors, il n’y a pasà tergiverser, et puisque tu n’as pu dénicher Bribb, il fautsur-le-champ trouver quelqu’un qui s’acquitte de la besogne à saplace.

MURRAY. – Bribb peut encorevenir. J’ai laissé un mot à son bar habituel et j’ai lancé sur sapiste quelques camarades. Avec un grondement de mauvaisehumeur. Quelle déveine ! Dire que voici dix-huit mois quenous trimballons avec nous ces deux femmes, que nous les amadouons,que nous les dorlotons, et que juste au moment où nous croyonsenfin les avoir amenées au point que nous désirions, cette mâtinede fille nous joue un tour pareil ! Regardantl’escalier. Si je montais la voir et causer un instant avecelle… peut-être arriverais-je à la convaincre.

MADGE. – Vas-y, si tu veux,mais tu n’obtiendras rien par la violence.

MURRAY. – Eh bien !J’essaierai de la douceur, quoique ce ne soit guère dans mescordes.

À ce moment Thérèse entre.

MADGE. – Ah ! c’estvous, Thérèse ! … Attendez une seconde, je vais vous parler.Remontant vers l’escalier. Surtout, Jim, garde tonsang-froid.

MURRAY. – Soistranquille !

SCÈNE III

MADGE, THÉRÈSE, puis MISTRESS BRENT

THÉRÈSE. – Benjamin, lemaître d’hôtel, m’a dit que madame avait à me parler.

MADGE. – C’est plutôt vous,paraît-il, qui désiriez me voir… Est-ce vrai, ce qu’on me dit :Vous voulez quitter la maison ?

THÉRÈSE. – Oui, madame.

MADGE. – Et pour quel motif,s’il vous plaît ?

THÉRÈSE. – Je désireretourner à Paris. Je ne m’accommode décidément pas del’Angleterre. J’ai comme qui dirait le mal du pays.

MADGE. – Pourtant, voilà deuxans que vous êtes à mon service, et vous ne vous plaigniezpas ?

THÉRÈSE. – C’est possible,madame, mais aujourd’hui n’est pas hier ! Et puis, s’il fauttout dire, il se passe ici depuis quelque temps des choses qui neme plaisent pas.

MADGE, vivement. –Vraiment ? À quelles choses faites-vous allusion, s’il vousplaît ?

THÉRÈSE. – Que madame ne meforce pas à dire tout ce que je pense ! … Ce qui se trame danscette maison ! … La façon qu’a monsieur de traiter la jeunedame qui est là-haut ! … Tout ça ne me va pas… Je préfère m’enaller.

MADGE. – Vous ne savez pas ceque vous dites ! La personne dont vous parlez estsouffrante ! Sa maladie est, pour nous, un grave sujet epréoccupation… et nous avons, au contraire, pour sa santé, tous lessoins, tous les ménagements possibles.

À ce moment, un gémissementprolongé part de l’étage supérieur. Les deux femmes s’arrêtentimmobiles. Au même instant, entre en scène,descendant par l’escalier, mistress Brent,une femme âgée, à l’air distingué, auxcheveux blancs, vêtue d’une robe d’intérieur.

MISTRESS BRENT,gémissant. – Mon enfant !

MADGE, allant àelle, entre ses dents. – Qu’est-ce que vous venezfaire ici ?

MISTRESS BRENT. – Onmaltraite encore mon enfant !

MADGE. – Ne vous ai-je pasdéfendu de quitter votre chambre ?

La vieille dame a un geste de frayeurdevant le visage courroucé de Madge. Celle-ci continue d’un tonmenaçant. Allons ! venez ! accompagnez-moi. Elleprend mistress Brent par le bras et l’attire, malgré sesefforts, vers la porte. Le même gémissement queprécédemment, se fait entendre, mais plusassourdi. Venez, je vous dis !

THÉRÈSE. – Madame…

MADGE, changeant de tonsubitement et parlant à mistress Brent d’une voix presqueaffectueuse. – N’ayez pas peur, ma bonne amie, votre pauvrechère fille n’est pas très bien aujourd’hui… Son cerveau est encoremalade, mais elle ne tardera pas à se rétablir. Impérieusementà Thérèse. Thérèse, je causerai avec vous demain matin.À mistress Brent. Accompagnez-moi, je vous enprie ! À voix basse, d’un ton menaçant.M’entendez-vous ?

Elle prend violemment mistress Brent parle bras et l’entraîne vers l’escalier. Thérèse suit des yeux ce jeude scène.

Juste au moment où Madge et la vieilledame disparaissent, Benjamin entre. Il va à Thérèseet, l’un et l’autre se regardent un instant sans motdire.

SCÈNE IV

BENJAMIN, THÉRÈSE

BENJAMIN. – Eh bien ? Jepense que vous êtes tombée d’accord avec la patronne. Et que vousn’avez plus envie de nous quitter ?

THÉRÈSE. – J’en ai, aucontraire, plus envie que jamais ! … Avez-vous entendu criercette malheureuse ? Qu’est-ce qu’ils lui font ?

BENJAMIN. – Elle estpeut-être plus souffrante.

THÉRÈSE. – Ce sont eux qui larendent malade à force de mauvais traitements ! Non !non ! Je ne veux pas assister à cela. Je trouverai une autreplace.

BENJAMIN, à mi-voix.– J’en ai peut-être une pour vous. THÉRÈSE. –Vrai ? Où cela ?

BENJAMIN, avecmystère. -Tenez, voici l’adresse. Il écrit quelques motssur une carte.

THÉRÈSE. – Mais est-ce uneplace sérieuse, une place chez des gens convenables ?

BENJAMIN. – Soyeztranquille ! mais, surtout, ne laissez voir cette carte àpersonne.

THÉRÈSE, lisant tandisque Benjamin regarde au dehors. – « Sherlock…Holmes ».

BENJAMIN, se tournantvers Thérèse. – Chut donc ! … Pas si haut ! Onpourrait vous entendre ! … Allez à cette adresse demain matin…Vous ne vous en repentirez pas.

La sonnette de la porte d’entrée se faitentendre.

THÉRÈSE. – On sonne à laporte d’entrée.

BENJAMIN. – Oui… Je vaisouvrir.

Thérèse sort d’un côté, Benjaminva à la porte du fond qui donne dans le vestibule. On le voitouvrir la porte à Bribb.

SCÈNE V

BENJAMIN, BRIBB

Bribb est un garçon court,gros, leste et éveillé. Il porte à la main un petitsac de cuir. Il est vêtu assez élégamment, chapeau haut deforme, gants comme un employé de bureau, coquetde sa personne, bague, épingle de cravate,chaîne de montre.

BENJAMIN. – Monsieur veut-ilme dire qui je dois annoncer.

BRIBB. – En voilà descérémonies ! … Vous me parlez comme si je n’étais pas un amide la maison ! … Enfin, puisque vous y tenez. Avecimportance. Annoncez à vos maîtres M. John AlfredNapoléon Bribb.

BENJAMIN. – Monsieur peutcompter sur moi… Il sort par l’escalier.

Bribb ôte son chapeau et ses gants qu’ilpose sur son sac. Il jette un regard investigateur autour de luiet, avisant le gros meuble d’en face, il y vatout droit, ouvre la porte et examine attentivement lecoffre-fort.

BRIBB. – Voilà probablementl’objet. Il s’agenouille et donne un tour aux rouleaux deslettres. Puis il se lève et va à son sac dans lequel ilfouille.

SCÈNE VI

BRIBB, MADGE, MURRAY

MADGE, à Bribb quicontinue ses recherches. – Enfin, c’est vous Bribb ?

MURRAY. – Nous t’attendionsavec impatience. Tu as reçu mon mot ?

BRIBB, continuant àchercher quelque chose clans son sac. – Naturellement, puisqueme voici. Désignant de la tête le meuble. C’est pour cegros papa-là, hein, que vous avez besoin de moi ?

MADGE. – En ne vous voyantpas venir, nous craignions d’être obligés de recourir à unétranger.

BRIBB, important. –Inutile !… Bribb est là. Bribb est d’attaque. Bribb se chargede tout !… Et vous croyez que le jeu en vaut lachandelle ?

MURRAY. – Je t’enréponds !

BRIBB. – All right,alors ! … Il va au coffre-fort tenant à la main des outilsqu’il a retirés de son sac. Dis donc, Orlebar !

MADGE. – Chut !

MURRAY. – Pas ce nom-là,donc ! Ici, je m’appelle Murray.

BRIBB. – Je te demandepardon ! C’est une vieille habitude du temps où nousapprenions le métier ensemble.

MURRAY. – Il y alongtemps !

BRIBB. – Pour sûr ! …Ah ! tu ne t’attendais pas plus que moi, à mener la grande vieà cette époque-là, quand nous travaillions sur la ligne dessteamers de Liverpool à New York.

MURRAY. – Ne parle donc pasde ça !

MADGE. – Ce qui importe,Bribb, c’est d’ouvrir au plus vite ce coffre-fort. Nous n’avons pasde temps à perdre.

BRIBB, choisissant parmises outils. – Soyez tranquille ma chère ! Cette antiquecarcasse ne résistera pas longtemps aux instruments perfectionnéset à l’habileté de John Alfred Napoléon Bribb. Un temps.Par exemple, je me demande où vous avez pu dénicher un modèle commecelui-là !… Je dirais qu’il est certainement venu au mondeavant mon grand-père, si j’avais jamais connu ce respectablegentleman… Au moment d’essayer un outil dans la serrure.On peut travailler sans crainte, n’est-ce pas ? Pas de gêneursaux environs ?

MURRAY. – Soistranquille.

Tous les deux le regardent travailler avecanxiété.

BRIBB, Iltravaillant, puis changeant de ton, il retournechercher dans son sac un vilebrequin qu’il commence à ajuster.– Alors, c’est de la galette qu’il y a là dedans, une grossegalette ?

MURRAY. – Tu n’y es pas.

BRIBB. – Bah ! quoidonc, alors ?

MADGE. – Une liasse depapiers, tout simplement.

BRIBB. – J’y suis !… Destitres, des valeurs ?

MADGE, – Vous pouvez êtretranquille… Ils nous en rapporteront…

BRIBB. – Un moment !…Puisque c’est une affaire, j’en suis, n’est-ce pas ?

MADGE. – Comme de juste,Bribb ! La peine que vous prenez mérite salaire.

BRIBB. – À la bonne heure… Çava ronfler, vous allez voir ! Pendant que je travaille,expliquez-moi donc en deux mots l’opération.

MURRAY. – À quoi bon desbavardages inutiles.

BRIBB. – Mon cher, si j’ensuis, j’en suis, et j’aime à savoir sur quel terrain jetravaille.

MADGE. – Pourquoi ne pas luidire la chose carrément ?

BRIBB. – S’il arrive unecomplication, je suis capable de donner un bon conseil.

MURRAY. – Eh bien,soit ! mais à la condition que je ne te nommerai pas lespersonnes mêlées à la combinaison.

BRIBB. – Oh ! les noms,je m’en fiche pas mal.

MURRAY, se rapprochant deBribb et parlant à mi-voix. – Tu sais que ces dernièresannées, Madge et moi, nous avons travaillé sur le continent enFrance, en Allemagne, en Italie…

BRIBB. – Je l’ai entendudire…

MURRAY. – C’est à Ostende quele chopin s’est présenté… Nous avions fait la connaissance d’unejeune fille, une jeune fille charmante, de la meilleure société,malheureusement attristée par des chagrins de famille. Sa sœurvenait de mourir et sa mère, à la suite de la catastrophe, étaittombée gravement malade.

BRIBB. – Et vous avez prissoin d’elle ? Je reconnais votre bon cœur.

MURRAY. – Madge, qui avaitgagné sa confiance, ne tarda pas à apprendre que la sœur enquestion…

BRIBB. – La morte ?

MADGE. – Précisément…

MURRAY. – Que la sœur doncavait eu une intrigue avec… s’arrêtant avec une sorted’hésitation, avec un grand seigneur étranger… Mais un grandseigneur, dans la plus haute acception du terme.

BRIBB. – Un homme huppé,quoi ! un numéro un…

MADGE, insistant. –Et appartenant à une famille d’un rang particulièrement élevé.

BRIBB. – Quoi, c’est tout demême pas des empereurs ?

MURRAY, hésitant. –Pas… tout à fait ! Mais on peut dire cependant que leursituation n’a guère de rivale en Europe.

BRIBB, avec unegrimace. – Alors, qu’est-ce qu’il est advenu entre la petiteet son amoureux rupin ?

MURRAY. – Il lui avait promisde l’épouser.

BRIBB. – Et, naturellement,il n’a pas tenu parole ?

MURRAY. – Comme tu dis !Il l’a même abandonnée.

BRIBB, avec unsoupir. – Je connais ça ! … Le désespoir s’est emparé del’infortunée, comme on dit dans les faits divers des journaux.

MURRAY. – Tellement qu’elleen est morte, et son enfant avec elle.

BRIBB. – Bah ! Il yavait un lardon ? … Mais dans tout ça je ne vois pas notreopération.

MURRAY. – Attends…L’infidèle, au beau temps de sa passion, avait naturellement écrit,fait des cadeaux, envoyé des photographies avec des dédicacesenflammées.

BRIBB. – Oui… on faittoujours ça. Sommes-nous bêtes, hein ?

MURRAY. – Portraits etcorrespondances constituaient un ensemble de documents des plusintéressants, documents restés entre les mains de la sœur dont nousavions assumé la garde.

BRIBB. – Je comprends !Elle sait que cela vaut de l’argent ? Et elle enveut ?…

MURRAY. – Non. Elle rêveautre chose : une vengeance !

BRIBB. – Oh ! que c’estmesquin ! Je pense que votre combinaison est pluspratique.

MURRAY. – Tu l’asdeviné !

BRIBB. – Cette collectiond’autographes, entre les mains de gens malins, c’est une mined’or.

MURRAY. – Pardieu ! Unpersonnage dans la position de… celui qui a écrit ces lettres nepeut pas se marier sans être rentré d’abord en leur possession… Lejeune homme sait cela et, ce qui est plus intéressant, sa familleen est également persuadée.

BRIBB. – Riche la famille,hein ?

MURRAY. – Plus que riche.

BRIBB, ouvrant de grandsyeux. – Plus que riche ?… Alors, ce que je n’osais passupposer… Voyons ! vous pouvez bien lâcher le morceau à unvieux camarade comme moi. Qu’est-ce que c’est que cesgens-là ?

MADGE. – Ah ! ah !Maître Bribb, leur nom ne sous est plus si indifférent que tout àl’heure !

Murray se rapproche de Bribb et luimurmure un nom à l’oreille.

BRIBB, il siffle avecadmiration. – Non ?… Eh bien ! sous en avez desrelations ! … un temps. Mais la demoiselle, la sœurde l’amoureuse… Comment êtes-vous parvenus à l’amener àLondres ?

MADGE. – J’avais fini parm’insinuer tout à fait dans ses bonnes grâces. Je lui avais donnétant de marques de sympathie, tant de consolations ! … J’aifait saloir l’intérêt qu’il y aurait pour la santé de sa mère àchanger de pays… et je l’ai invitée à venir passer quelque tempschez nous. Jim, pendant ce temps, est venu louer cette maison, l’ameublée, et quand, huit jours plus tard je suis arrivée avec lademoiselle, tout était prêt, jusqu’à ce coffre-fort acheté exprèspour qu’elle pût y enfermer les lettres, les portraits et lesbijoux.

MURRAY. – Tout marcha àmerveille jusqu’au mois dernier où nous reçûmes la visite de deuxdiplomates : le comte Shtalberg et le baron d’Altenhien, qui, sansfaire de proposition directe, venaient tâter le terrain, indicecertain que la poire était mûre.

MADGE. – La famille,disaient-ils, désirait rentrer en possession des fameuseslettres.

MURRAY. – Je ne répondis nioui, ni non, lorsque tout à coups les négociations s’arrêtèrent.Éclipse totale des deux émissaires. Il me parut alors nécessaire, ànotre tour, de montrer les dents… Mais lorsque je voulus parcourirla correspondance, je m’aperçus que les lettres de la combinaisonavaient été changées à notre insu… C’était cette coquine de fillequi avait fait le coup !… Et aucune menace ne parvint à luiarracher le mot nouveau par lequel elle avait remplacél’autre !

BRIBB. – De sorte que tout lepot aux roses est là dedans ?

MURRAY. – Sans qu’il noussoit possible de mettre la main dessus.

BRIBB. – Soistranquille ! Cette serrure-là ne résistera pas longtemps à monexpérience. Il continue à travailler. Mais ce qui metaquine, c’est le motif pour lequel ces deux diplomates ont cessési brusquement leurs relations avec toi.

MURRAY. – Je l’ai appris cetaprès-midi… Regard interrogateur de Bribb. C’est qu’ils nesont plus pour rien eux-mêmes dans l’affaire, dont ils ont placé ladirection entre les mains de Sherlock Holmes.

BRIBB, sursautant etcessant brusquement son travail. – Hein ? Qu’est-ce quetu dis ? Sherlock Holmes ?

MURRAY. – Lui-même.

BRIBB, lâchantbrusquement sa besogne. – Vite… une plume ! …l’encre ! … Un crayon ! … Avez-vous un crayon ?

MADGE, stupéfaite. –Qu’est-ce qui sous prend, Bribb ?

BRIBB, avisant lebureau. – Pas un moment à perdre ! Je continuerai mabesogne dans un instant, mais auparavant, j’ai besoin d’envoyerrapidement une dépêche. Il écrit rapidement sous la lampe.Y a-t-il un bureau télégraphique près d’ici ?

MADGE. – A deux pas, au coinde Glover Street.

BRIBB, à Murray, luidonnant la dépêche qu’il vient d’écrire. – Prends tes jambes àton cou… mon vieux ! Murray regarde la suscription dutélégramme. Ce télégramme est pour Bassik, le secrétaire et leconfident du professeur Moriarty… Tu connais Moriarty ?

MURRAY. – C’est-à-dire quej’en ai entendu parler.

BRIBB. – Moriarty, mon petit,est un type extraordinaire. On l’appelle, dans son monde, leNapoléon du crime. Depuis longtemps déjà, dans ses affaires, ilsentait en face de lui un adversaire mystérieux, invisible,inconnu, qui contrecarrait tous ses plans. Cet ennemi souterrain,dont il vient seulement de découvrir le nom, c’est SherlockHolmes.

MURRAY. – Alors, qu’est-ceque tu écris à Bassik ?

BRIBB. – Simplement, que j’aibesoin de le voir demain matin pour une affaire de premièreimportance. Jeu de scène. Mais dépêche-toi ? AvecSherlock Holmes contre nous, il faut tout prévoir.

MADGE. – Du leste,Jim !

MURRAY. – En mon absence,ouvrez l’œil.

MADGE. – Rapporte-t’en àmoi.

Murray sort.

On entend la porte se fermer derrière lui.Bribb est revenu à l’ouvrage et travaille avec acharnement. Madge apris un livre et essaie de lire. Mais au bout d’un instant ellelève les yeux.

MADGE. – Alors, c’estvraiment un homme étonnant, ce Moriarty ?

BRIBB. – Stupéfiant,abracadabrant, désarçonnant ! Je vous dis qu’il ne se tramepas une affaire en valant la peine, vol, disparition, chantage,assassinat, à Paris ou à Londres, à Berlin ou à New-York, à Vienneou à Chicago, qui ne soit conçue, combinée et dirigée parMoriarty !

MADGE. – Comment peut-il êtredans tous ces endroits-là à la fois ?

BRIBB. – Lui ?… Il nebouge pas de son fauteuil ! c’est de son cabinet, froidement,méthodiquement, mathématiquement, qu’il manigance tout. Dans lescinq parties du monde, les plus roublards sont sous ses ordres. Illes tient dans sa main et les fait manœuvrer, comme des pions surun échiquier ! … Le plus beau, c’est que la police,lorsqu’elle le devine dans une affaire, n’ose même pas s’attaquer àlui !

MADGE. – Pourquoicela ?

BRIBB. – Sans doute, parcequ’elle s’y est déjà frottée et qu’elle sait ce que ça coûte.

MADGE. – Vous leconnaissez ?

BRIBB. – Je ne l’ai jamaisvu… ni moi, ni personne, du reste, attendu qu’il ne se montrejamais. Tout ce qu’on sait c’est qu’il ne regarde pas à la dépense.S’il est content de vous, il est généreux comme un Crésus.

MADGE. – Mais notre affairene va-t-elle pas être trop mince pour ses appétits ?

BRIBB. – Elle sera sûrementassez grosse, du moment qu’elle lui permettra de combattre SherlockHolmes… Il veut avoir raison de son rival, et c’est lui qui nouspaierait pour lui en fournir le moyen !

Bribb a réussi à percer un trou danslequel il a introduit un de ses outils. Mais, voyant quel’ouverture est insuffisante, il se met en devoir d’en percer unautre.

On entend la porte du fond s’ouvrir et sefermer. Entre Murray tout essoufflé.

MURRAY. – Eh bien ?cette serrure ?

BRIBB. – Ça va, ça va. Jecommence à voir clair… mais la dépêche est partie ?

MURRAY. – Dans unedemi-heure, elle sera à destination.

Madge et Murray se groupent à côté deBribb, le regardant travailler avec anxiété. Bribb introduit dansles ouvertures pratiquées par lui, quelques nouveaux outils. Onperçoit à l’intérieur du coffre, un bruit de verrous et de pênes deserrures qui se desserrent et tombent. L’excitation des troispersonnages est à son paroxysme jusqu’au moment où on entend céderla serrure principale. Bribb alors tire à lui la porte de fer. Lecoffre est ouvert. Tous les trois y jettent un coup d’œil avide,Madge et Murray reculent avec une exclamation de surprise et decolère. Bribb regarde plus attentivement dans l’intérieur ducoffre, puis se retourne vers eux.

MADGE. – Vide !

BRIBB. – Les papiers n’y sontplus !

MURRAY. – Elle les aretirés !

BRIBB. – Qui ça ? De quiparlez-vous ?

MURRAY. – Parbleu ! Decette sacrée fille !

Tous les trois retournent au coffre-fortet examinent l’intérieur.

MADGE. – Il n’y a pas dedoute possible… la gueuse les a enlevés !

BRIBB. – Qui sait si elle nes’en est pas déjà servie…

MURRAY. – Comment ?

BRIBB. – Dame ! si lafinaude a repincé les documents, c’est peut-être pour les envoyerelle-même à la fiancée du monsieur…

MADGE. – Comment aurait-ellefait ? Elle n’a pas mis le pied hors e la maison.

MURRAY. – Et je la défie defaire sortir de sa chambre un timbre-poste ! Nous lasurveillons trop étroitement.

MADGE. – Comment êtrefixés ?

MURRAY. – Il n’y a qu’unmoyen. Je vais la faire descendre, et il faudra bien qu’elleconfesse la vérité. Il sort rapidement par l’escalier.

BRIBB, à Madge. –Comment s’y prendra-t-il ?

MADGE. – Je n’en sais rien…Mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il faut délier la langue decette fille. Nous n’aurons pas trimé pour rien pendant près de deuxans !

On entend un cri étouffé poussé parAlice.

BRIBB, se grattant latête. – Diable ! Diable ! Diable ! La choseprend une tournure que je n’aime pas ! Je suis un garçonpaisible, moi, estimé dans son quartier et payant son termerégulièrement !

MADGE, dédaigneuse.– Soyez tranquille ! Nous prenons la responsabilité detout !

On entend les pas de Murray qui serapprochent. Il parle avec colère. Il entre, traînant et poussantAlice Brent.

SCÈNE VII

LES MÊMES, ALICE

MURRAY. – Nous allons voir sioui ou non, vous êtes décidée à nous obéir.

Alice se tient debout, sans bouger, l’œilfixe.

MURRAY, à Madge. –Dis-lui ce que nous attendons d’elle.

ALICE, froidement. –Inutile de prendre cette peine. Je suis fixée.

MADGE, se rapproched’Alice avec un sourire, et, d’une voix cauteleuse. – Non, machérie, vous ne l’êtes pas. Il ne s’agit pas cette fois, de clefs,de serrures, ou de combinaisons. Elle désigne lecoffre-fort. Nous voulons savoir simplement ce que vous avezfait des papiers qui étaient contenus dans ce coffre. Aliceregarde Madge avec calme et ne répond pas. Celle-ci se rapprocheencore, et les dents serrées : Vous avez entendu ? Oùavez-vous mis les lettres que vous avez reprises là ?

ALICE, d’une voixcalme. – Je ne vous le dirai pas.

MURRAY, violemment, maissans élever la voix pour ne pas mettre les domestiques au courantde ce qui se passe. – Si, ma petite, vous nous le direz, et çane traînera pas !

MADGE, l’apaisant. –Du calme, Jim !

MURRAY, même jeu. –Ces lettres sont sûrement cachées quelque part, dans quelque recoinde ce salon ou de la maison, et je saurai lui faire avouer où elleles a fourrées.

MADGE, l’arrêtant. –Laisse-moi lui parler…Pendant qu’elle parle, Murray va etvient, arpentant le théâtre. Ma chère enfant, le momentn’est-il pas venu de vous rappeler que vous avez contracté unedette envers nous ? Lorsque nous vous avons trouvée, sanssoutien, sans amis, sans un sou, avec votre mère malade, à Ostende,nous avons été bons pour vous.

ALICE. – Oui… Vous aviezvotre plan.

MADGE. – Nous vous avonsemmenées, vous et votre chère maman, en Angleterre. Nous vous avonsdonné l’hospitalité dans notre propre maison. Nous vous y avonsnourrie, entretenue, soignée.

ALICE. – Pour mevoler !

MADGE. – Ma pauvre petite, onne vole que les riches ! Vous ne possédez pas unedemi-couronne et ce paquet de lettres ne vaut pas sixpence !

ALICE. – Alors, pourquoi enavez-vous tant envie ? Pourquoi me persécutez-vous ?Pourquoi me séquestrez-vous ? Pourquoi me faites-vous mourirde faim afin que je vous le livre ? … Tous vos bonstraitements pour ma mère et pour moi n’étaient qu’un prétexte etune feinte ! … Vous vouliez m’inspirer confiance afin dem’arracher plus aisément ce que vous convoitiez.

MADGE. – Comment pouvez-vousnous supposer une pareille pensée ?

ALICE. – Pasd’hypocrisie ! Je ne vous crois plus ! Et maintenant queje sais qui vous êtes, malgré mon dénuement, malgré l’état de mamère, je veux partir d’ici…

MURRAY, il a du mal à sedominer. – Avant de vous en aller, avant même de quitter cesalon, vous direz ce que vous avez fait de ces lettres.

ALICE, craintive, maiscalme quand même. – Tuez-moi, si vous voulez… vous ne lesaurez pas.

MURRAY, la saisissant parle bras. – Il ne s’agit pas de vous tuer ! J’ai d’autresmoyens d’arriver à mes fins.

Il ramène violemment les deux poignets dela jeune fille derrière le dos de celle-ci et les tord. Alice jetteun cri de douleur. Madge vient à elle comme pour étouffer cesgémissements. Bribb regarde ce qui se passe en homme qui n’aime pasles scènes de ce genre.

BRIBB, à Madge. –Aïe ! Aïe ! Voilà que ça tourne au vilain.

MADGE, d’une voixsourde. – Dites où sont les lettres, dites-le ! Et jel’arrête !

MURRAY. – Elle ne veut pasparler… Il tord à nouveau les bras de la jeune fille.

ALICE, réprimant un cride douleur. – Ah ! vous me faites mal.

MADGE. – Où sont leslettres ?

MURRAY. – Dites-le tout desuite. Je vous forcerai bien à parler. MADGE,à voix basse. – Prends garde, Jim !

MURRAY, furieux. –Il est trop tard pour prendre garde ! Je veux son secret… etje le lui arracherai ! Il tord les bras d’Alice.Voulez-vous parler ?…

Sonnerie. Le timbre de la porte d’entréerésonne brusquement à la cantonade.

BRIBB. – Méfie-toi.

Les trois personnages ont l’oreilletendue. Alice est défaillante. La douleur qu’elle vient d’éprouverl’a rendue insensible à ce qui se passe autour d’elle.

MURRAY, à Madge d’unevoix rogue. -Regarde qui c’est par les carreaux.

Madge marche rapidement vers la fenêtre del’escalier.

MADGE, parlant àmi-voix. – C’est un homme grand, mince, de trente àtrente-cinq ans, avec un long pardessus, un chapeau mou, un visagerasé et pâle. Il tient une canne à la main.

BRIBB, frappé d’uneidée. – Si c’était… Il monte à côté de Madge, et regardepar le carreau. Sherlock Holmes ! … Il redescendrapidement et enferme ses outils dans son sac qu’il cache derrièrele coffre-fort dont il referme la porte.

Entre Benjamin.

MURRAY. – Attendez Benjamin.Je vous appellerai…

Le maître d’hôtel ressort.

MURRAY. – Éteins les lampes,Bribb !

BRIBB. – A quoi bon ? Tefigures-tu qu’il n’a pas déjà vu la lumière à travers lafenêtre ?…

MURRAY. – Tu as raison. Ilvaut mieux le recevoir.

BRIBB. – Mais, lademoiselle ?

MURRAY. – Madge va laremonter là-haut. Vite !

Alice commence à reprendre ses sens et àse rendre compte de ce qui se passe.

Madge va à elle et l’entraîne.

MURRAY. – Enferme-la, etgarde la porte. Madge et Alice sortent rapidement parl’escalier. Murray sonne Benjamin qui rentre.Benjamin, ouvrez à la personne qui vient de sonner et faites-laentrer. Benjamin sort. Murray ouvre un coffre à côté de lacheminée et en tire un casse-tête qu’il met dans la main deBribb. Toi, sors par cette fenêtre qui donne sur la terrasse.Quand Sherlock Holmes sera ici, rentre doucement dans l’antichambrepar la porte du jardin.

BRIBB. – Par la porte dujardin ! Et puis ?

MURRAY. – Cache-toi derrièreles rideaux. Dans le cas où cet individu aurait pu s’emparer deslettres, je sifflerai deux fois. Si tu n’entends rien, laisse-lefiler tranquillement.

BRIBB. – Et… sij’entends ?

MURRAY, lui tendant lecasse-tête. -Alors, prouve que tu es un homme qui sait seservir des outils qu’on lui confie.

BRIBB. – Diable !diable ! diable ! … Fiche commission pour un jeune hommetranquille… Enfin !

Bribb sort rapidement par la fenêtre.Murray a pris un livre sur le piano et s’efforce de se donner uneattitude calme et désintéressée. On entend la porte de la maison serefermer.

SCÈNE VIII

MURRAY, SHERLOCK HOLMES

Holmes tient dans sa main gauche gantéeson chapeau et sa canne. Il est vêtu comme l’a dépeint Madge. Ils’arrête un instant près de la porte, semblant ne pas voir Murrayet commence à ôter lentement ses gants. Puis, il se dirige vers lesiège le plus rapproché et s’assied comme un visiteur qui attendune réponse. Après un moment, Murray jette son livre sur le pianoet se retourne.

MURRAY, feignantl’étonnement. – Eh !… C’est monsieur- SherlockHolmes !…

HOLMES, se levant commesi l’apparition de Murray l’avait quelque peu surpris. – Oui,monsieur.

MURRAY. – Vous désirez,monsieur Holmes ?

HOLMES, parlant trèslentement. – Je vous remercie, j’ai fait passer ma carte parle maître d’hôtel à la personne que je désire voir.

MURRAY. – Ah ! trèsbien.

Rentre Benjamin par l’escalier. Murray estretourné du côté du piano, mais tend l’oreille pour écouter laréponse du maître d’hôtel.

BENJAMIN, à voixhaute. – Miss Brent prie monsieur Holmes de l’excuser. Elle nese sent pas assez bien portante ce soir pour recevoir unevisite.

HOLMES, il tire de sapoche un carnet et un crayon et écrit quelques mots sur une desfeuilles qu’il déchire. Il tire sa montre de son gousset et tend lebillet qu’il vient d’écrire à Benjamin. – Veuillez porter cecià miss Brent et lui dire que j’attends sa réponse.

MURRAY,l’interrompant. – Je vous demande pardon, monsieur Holmes,mais je vous assure que vous prenez une peine bien inutile.

HOLMES, se tournetranquillement vers Murray. – Vraiment ?… Pourquoidonc ?

MURRAY. – Miss Brent, j’ai leregret de vous l’apprendre, est tout à fait souffrante et dansl’impossibilité de voir qui que ce soit.

HOLMES. – Ne pensez-vous pasque ce mauvais état de santé pourrait tenir à ce qu’elle reste tropenfermée dans cette maison ? Les deux hommes se regardentun instant. Se tournant vers Benjamin. Du reste la questionn’est pas là… allez mon ami, allez remettre ma carte.

Benjamin sort par l’escalier.

MURRAY, rireaffecté. – Comme vous voudrez, cher monsieur… Naturellement,ce maître d’hôtel est tout prêt à remettre votre carte, votrebillet, et tout ce que vous souhaiterez !… Ce que j’en disaisétait tout simplement pour vous éviter une peine inutile.

HOLMES. – Je vous remercie,mais c’est une toute petite peine, vous savez, que d’envoyer unecarte de visite. Il se rassied très calme. Très naturellementil prend un journal illustré sur le meuble qui est à droite de luiet le parcourt.

MURRAY, s’efforçant deparaître à son aise. – Savez-vous, monsieur Holmes, que vousm’intéressez beaucoup ?

HOLMES. – J’en suis bienaise…

MURRAY. – L’Angleterre toutentière connaît aujourd’hui votre nom, et ne parle que de votreadmirable méthode d’investigations, de votre surprenanteclairvoyance, de votre ingéniosité à découvrir les mystères lesplus cachés… Il paraît que vous savez tirer un merveilleux parti dudétail le plus futile, le plus insignifiant en apparence… Et tenez,pardonnez-moi mon indiscrétion, mais je suis certain que depuisquelques secondes, vous avez déjà fait sur mon compte, un nombreincalculable de découvertes !

HOLMES. – Oh ! pas tantque cela, monsieur Murray ! Je me suis simplement demandé laraison qui vous avait si brusquement précipité dehors, tout àl’heure, pour envoyer ce télégramme, une raison qui vous a altéréau point de vous faire entrer en revenant dans ce bar, et y viderd’un seul trait cet énorme verre d’eau-de-vie… Je cherche aussipourquoi l’ami qui était avec vous s’est subitement envolé à monarrivée, par cette fenêtre… et ce que peut renfermer ce meuble,pour attirer si nerveusement votre attention.

MURRAY, éclatant d’unrire forcé. – Excellent ! Bravo ! … Savez-vous, chermonsieur, que si tout cela était vrai, il y aurait presque là dequoi m’impressionner.

Entre Benjamin descendant l’escalier. Ilva vers Murray portant un billet sur un plateau. Holmes le regardenonchalamment.

MURRAY. – Excusez-moi !C’est la réponse de miss Brent… Il lit. Comment !vraiment ? Relevant la tête, l’air très surpris. Elleconsent à vous voir, monsieur Holmes. Elle désire même un entretienavec vous. Holmes reste calme comme si les paroles de Murray nel’intéressaient que médiocrement. Benjamin, priez miss Brentde descendre au salon et dites-lui que monsieur Holmes l’y attend.Benjamin s’incline et sort. S’efforçant de prendre un airenjoué. En vérité, puis-je vous demander, si ce n’est pasindiscret, ce que vous avez pu écrire à miss Brent, pour qu’elle sedécide si brusquement à venir à vous.

HOLMES. – Simplement que, sielle n’était pas descendue dans cinq minutes, c’est moi quimonterais jusque chez elle.

MURRAY, légèrementinterloqué. – Ah ! vraiment… c’était cela ?

HOLMES. – Mot pour mot.

MURRAY. – Mais si je ne metrompe, j’entends son pas dans l’escalier.

HOLMES, regardant samontre. – Elle est en avance d’une minute et demie. Il sepromène le long du salon en examinant sans en avoir l’air, leschoses qui l’entourent.

SCÈNE IX

LES MÊMES, MADGE

Madge descend l’escalier lentement commeune femme qui n’est pas bien portante. Elle a passé une robed’intérieur, mis du blanc pour paraître pâle et une mantille. Danssa marche elle s’arrête de temps en temps sans affectation, ens’appuyant à la rampe, aux colonnes, aux meubles.

MURRAY, s’animant. –Miss Brent, permettez-moi de vous présenter monsieur SherlockHolmes.

Madge fait un pas vers Holmes en luitendant la main. Holmes la prend avec la plus entière confiance.Murray s’assoit à côté du piano.

MADGE. – MonsieurHolmes ?

HOLMES, saluant. –Miss Brent…

MADGE. – Je suis tout à faitravie de vous voir, bien que vous m’ayez en quelque sorte forcée àquitter mon appartement… Je ne le regrette pas, car j’étais trèsdésireuse de faire votre connaissance. Le docteur m’avait défendude recevoir personne; mais puisque mon cousin a levé la consigne,ma conscience est à l’abri.

HOLMES. – Je vous remercied’avoir consenti à cet entretien, miss Brent, mais je suis désoléque vous ayez pris la peine de changer si rapidement detoilette.

MURRAY. – À quoi voyez-vouscela ?

HOLMES. – Quand on se hâte,on attache généralement le premier bouton de travers, et tous lesautres suivent… Il désigne la robe de Madge qui estboutonnée comme il l’indique.

MADGE, avec un légertressaillement. – Vous avez raison… Je me suis un peu pressée.Rien que pour avoir remarqué ce détail, on voit que M. Holmesest tout à fait à la hauteur de sa réputation. N’est-ce pas,Freddy ?

MURRAY. – En ce moment,peut-être… Mais il n’en a pas été absolument ainsi tout àl’heure !

MADGE. – En vérité ?

MURRAY. – En voulez-vous lapreuve ? Il m’a demandé ce que renfermait ce coffre-fort quipouvait me causer tant d’anxiété.

MADGE, souriant. –Tant d’anxiété ?… Son contenu n’est pourtant pas trèsinquiétant.

MURRAY. – N’est-ce pas ?Voyez plutôt. Ouvrant le coffre-fort qui est vide.

MADGE, riant. –Ah ! cette fois, monsieur Holmes, avouez-le, votreclairvoyance est en défaut.

Holmes les regarde tous deux sansbouger.

MURRAY, riant. –Vous vous rattraperez la prochaine fois.

MADGE, riant. – Vouspouvez même vous essayer sur moi si le cœur vous en dit.

MURRAY. – C’est uneidée ! … Voyons, que remarquez-vous de spécial chez missBrent ?

HOLMES. – Mon Dieu, toutd’abord une particularité me saute aux yeux, c’est que miss Brentest une fervente musicienne… Son doigté est exquis et elle joueavec une expression incomparable. Sans dédaigner la musique légère,elle a cependant un faible pour Chopin, Litz et Schubert. Ellepasse une grande partie de son temps devant son clavier !Aussi, suis-je surpris de constater qu’elle n’a pas ouvert ce pianodepuis plus de trois jours.

MADGE, faisant mine desourire. – Ah ! par exemple, voilà qui estétonnant !

MURRAY. – Quand je vous ledisais qu’il se rattraperait.

HOLMES. – Je suis heureuxd’avoir pu prendre si vite ma revanche. Pour me récompenser, missBrent, ne me fera-t-elle pas la grâce de me jouer un morceau dontje suis particulièrement épris ?

MADGE. – Très volontiers, sije le connais.

HOLMES. – Ah ! vous leconnaissez parfaitement, c’est le quinzième prélude de Chopin.

MADGE. – En effet, c’est unde mes morceaux favoris.Elle se lève, oubliant sonindisposition et va au piano. Et je peux vous faire ce petitplaisir.

HOLMES. – Il sera infini, jevous assure. Je racle moi-même un peu de violoncelle, et Chopin estmon musicien préféré.

MADGE, au moment des’asseoir sur le tabouret du piano. – Par exemple, monsieurHolmes, vous me direz comment vous avez pu vous rendre compte siexactement de mon doigté et de mon jeu.

HOLMES. – Tout simplement enregardant vos doigts.

MADGE. – Et qui vous arenseigné sur mes prédilections musicales ?

HOLMES. – Votre casier àpartitions.

MADGE. – Mais qui vous a ditque je n’avais pas joué depuis trois jours ?

HOLMES. – Les touches…

MADGE. – Lestouches ?

HOLMES. – Voyez cette légèrecouche de poussière. Elle date bien au moins d’avant-hier.

MADGE. – C’est vrai !Époussetant les touches avec son mouchoir. Cette Thérèseest d’une négligence ! Monsieur Holmes, vous méritezdécidément votre prélude.

HOLMES, s’asseyant prèsde la sonnette. – Mille fois merci.

Murray est assis regardant alternativementHolmes et le coffre-fort. Madge plaque quelques accords et attaquele morceau. Un instant après qu’elle a commencé, tandis que Murrayregarde à la dérobée le coffre-fort, Holmes se lève tranquillementet tire la sonnette. Un instant après, Benjamin entre et s’arrêteimmobile devant la porte. Murray ne le voit pas tout d’abord, maisen se retournant il l’aperçoit et murmure un ou deux mots àl’oreille de Madge. Celle-ci lève les yeux du piano et à la vue deBenjamin s’arrête au milieu d’une mesure.

MADGE. – Qu’est-ce que vousfaites-là ?

BENJAMIN. – J’ai répondu à lasonnette, madame…

MURRAY. – Quellesonnette ?

BENJAMIN. – La sonnette dusalon !

MURRAY. – Vous êtesfou !… Je vous dis qu’on n’a pas sonné.

HOLMES, d’une voix netteet claire. – Votre maître d’hôtel a raison, monsieur Murray…et il a parfaitement entendu.

MURRAY. – Comment lesavez-vous ?

HOLMES. – C’est moi qui aisonné.

MURRAY. – Vraiment !…Vous voulez quelque chose ?

HOLMES, tirant une cartede son portefeuille. – Oui… je désirerais faire porter cettecarte à miss Brent. Il donne sa carte à Benjamin.

MURRAY, furieux. –Quel droit avez-vous je vous prie, de donner des ordres dans mamaison ?

HOLMES, élevant lavoix. – Quel droit avez-vous d’empêcher les cartes quej’envoie d’arriver à leur adresse ?… Et comment se fait-il quevous et cette femme, employiez un pareil subterfuge pour m’empêcherde voir miss Alice Brent ? À Benjamin. Pour un motifque je n’approfondirai pas, mon ami, aucune des cartes que je vousai remises, n’est arrivée à sa destination. Faites en sorte quecette erreur ne se reproduise plus.

BENJAMIN. – Mes ordres,monsieur…

HOLMES, vivement. –Ah ! vous aviez des ordres ?

BENJAMIN, sereprenant. – Je ne dis pas cela.

HOLMES. – On vous avaitcommandé de ne pas remettre ma carte ?

MURRAY. – Qui vous a permisde questionner ce valet ?

HOLMES. – Je satisferai votrecuriosité sur ce point dans quelques secondes, monsieur Murray.

MURRAY. – Oui da !… Ehbien, vous vous apercevrez dans quelques secondes qu’il n’est pasprudent de se mêler de mes affaires !… Déguerpissezsur-le-champ, si vous ne voulez pas que je vous jette à la porte decette maison ! À moins que je n’envoie chercher la police pourse charger de cette besogne.

HOLMES, très calme.– Que non ! Vous ne commettrez pas cette faute ! … Vousallez même rester tranquillement à votre place, jusqu’à ce que lapersonne que je suis venu voir soit entrée.

MURRAY. – Qu’est-ce qui vousrend si sûr de votre fait ?

HOLMES. – Simplement laconviction que vous préférez ne pas appeler l’attention del’autorité sur votre étrange conduite, monsieur Orlebar.Sursaut d’Orlebar et de Madge en entendant ce nom. Attention,qui ne manquerait pas d’être éveillée si vous prétendiez vousmettre en travers de mes affaires, vous et votre femme… Gestede Madge. J’ai dit: « votre femme », Madame, car si,dans votre hâte de prendre la place d’une autre, vous avezprécipitamment retiré votre alliance, vous n’avez pas pu supprimersi vite la marque qu’elle a laissée à votre doigt. Il désignela main de Madge, puis se retournant vers Benjamin. Allezfaire ma commission, mon ami…

BENJAMIN, à Murray.– Dois-je obéir, monsieur ?

MURRAY, après unehésitation. – Allez !… Au fait, que miss Brent ait ou noncette carte, cela importe peu.

Benjamin sort pour monter la carted’Holmes.

SCÈNE X

LES MÊMES, ALICE BRENT

Alice descend lentement l’escalier. Sonapparence est plus frêle encore que tout à l’heure. Holmes à sa vuese lève et pose sur un meuble le livre dans la lecture duquel ilsemblait absorbé.

HOLMES, à Orlebar, avantl’entrée d’Alice. – Il y a quelques instants, vous avezmanifesté le désir de quitter ce salon, monsieur Orlebar. Que maprésence ne vous retienne pas, vous ni votre femme. Ni Orlebarni Madge ne bougent. Après un temps, Holmes reprend. Vouspréférez rester ?… À votre guise ! Il se dirige versAlice.

ALICE. – Vous êtes monsieurSherlock Holmes ?

HOLMES. – Oui, missBrent !

ALICE. – Vous avez désiré mevoir ?

HOLMES. – En effet, missBrent, j’en avais le profond désir. Mais je regrette de constaterque votre santé est loin d’être satisfaisante.

Alice fait un pas en avant, Orlebarderrière elle, sans être vu d’Holmes lui fait un geste demenace.

ALICE. – C’est vrai, je…Elle s’arrête devant le geste d’Orlebar.

HOLMES, allant à elle etlui prenant délicatement la main. – Excusez-moi, mais puis-jeme permettre de vous demander d’où viennent ces marques que vousavez là ?

ALICE, regardantOrlebar. – Ce n’est rien !

HOLMES. – Vouscroyez ?

ALICE. – Rien du tout, jevous assure.

HOLMES. – Ah ! Untemps. Et là, sur le cou… On dirait la marque des doigts d’unhomme… Est-ce que cela non plus ne signifie rien ? Unsilence. Je serais pourtant très désireux, miss Brent, d’avoirde vous l’explication de ces singulières empreintes… À moins quepeut-être monsieur Orlebar ne puisse me la donner à votreplace ?

ORLEBAR. – Moi ? Etcomment le pourrais-je ?

HOLMES. – Mais parce que cefait étrange a eu lieu dans votre maison, et qu’un observateuraussi attentif que vous, ne doit rien ignorer de ce qui se passechez lui.

ORLEBAR. – C’est possible…Mais je vous ferai remarquer de nouveau que vous avez tort de vousmêler de ce qui me regarde.

HOLMES. – Ah ! Ah !Vous avouez donc que ceci vous regarde !… Je ne suis pas fâchéde vous l’avoir fait dire ! Geste de colère d’OrlebarHolmes avance un siège. Alice hésite un instant et se décide àrester debout. Orlebar se rapproche de Madge et tous les deuxs’assoient bien résolus à assister à l’entretien qui va avoirlieu. Miss Brent, asseyez-vous, je vous prie…

ALICE. – Je n’ai pasl’honneur de vous connaître, monsieur Holmes, et j’ignore encorepour quel motif vous êtes ici.

HOLMES. – Je vais me faire unplaisir de vous l’expliquer. D’ailleurs, la carte que vous tenez,vous a déjà appris avec mon nom, mon adresse et aussi maprofession.

ALICE. – Oui ! vous êtesun détective ! Un détective exerçant le métier pour votrepropre compte et en dehors de la police officielle.

HOLMES. – Précisément. C’esten cette qualité que certaines personnes ont eu recours à moi,dernièrement, dans le but d’obtenir de vous des lettres et quelquesautres objets que l’on suppose en votre possession et qui sontd’une grande importance pour ceux dont je représente lesintérêts.

ALICE, dont les manièreschangent tout de suite et qui perd toute timidité et toutehésitation. – Vous ne vous trompez pas, monsieur, les lettresauxquelles vous faites allusion sont bien entre mes mains… Maiselles n’en sortiront pas ! … D’autres que vous déjà ont essayéde s’en emparer et n’y ont pas réussi.

HOLMES. – Ce que d’autresont, ou n’ont pas fait, ne peut en aucune façon influencer sur mamanière d’agir, bien que ce renseignement ne soit pas pour moi sansutilité !… Je viens à vous en toute franchise, en touteloyauté, pour faire appel à votre générosité… Miss Brent, pourquoine pardonnez-vous pas ?

ALICE. – Il y a des crimesau-dessus du pardon !

HOLMES. – Je voudrais pouvoirvous persuader, miss Brent, du sincère repentir, du regret profond,du remords qu’éprouve le coupable, et surtout de son ardent désirde réparer sa faute, autant que cela est aujourd’hui en sonpouvoir.

ALICE. – Son repentirressuscitera-t-il celle qu’il a tuée ?

HOLMES, avec unecompassion très sincère. – Malheureusement non ! … Maisquelle que soit votre façon de frapper le coupable, la victime n’enpeut plus recevoir aucune satisfaction… Vous pourrez faire beaucoupde mal au vivant, soit, ferez-vous du bien à la morte ?… Cetterevanche ne sera pas sa revanche, miss Brent, mais la vôtre !… Et ce n’est pas elle qui se vengera, c’est vous !

ALICE, après unmoment. – Je sais, et vous ne me démentirez pas, qu’il estquestion d’un mariage pour l’homme en faveur duquel vous plaidez sichaleureusement.

HOLMES. – Je ne le niepas !

ALICE, avec une amertumeindignée. – Un mariage ! … Ah ! il ne la trahirapas, cette fiancée là, comme il a trahi l’autre… C’est une femme deson rang, n’est-ce pas ? Riche ? D’une famille princièreaussi puissante que la sienne ?… Ma pauvre Édith ne luiapportait que son amour… Son amour et sa beauté !… Avecune amertume qui ne désarme pas. Et penser que c’est lui, luiqui nous l’a tuée !

HOLMES. – Miss Brent, cemariage ne pouvait pas se faire… Songez-y !

ALICE. – Pourquoi le luia-t-il fait croire ? Pourquoi a-t-il menti, lui à qui son rangaurait dû interdire cette vilenie ?… Non ! Non ! pasde pardon ! … En agissant comme j’agis, j’obéis à celle quin’est plus… C’est elle qui a exigé de moi le serment de lavenger…

HOLMES. – MissBrent !…

ALICE. – Inutiled’insister !… Holmes s’est approché de la fenêtre et adonné sans être vu des assistants un signal. Je vous salue,monsieur Holmes ! Elle se dirige vers l’escalier.

HOLMES, essayant del’arrêter. – Miss Brent ! Je vous en supplie, encore unmot ! …

ALICE, avecautorité. – C’est inutile, je vous le répète, ma décision estirrévocable.

HOLMES. – Est-il possible quevous ne consentiez pas à…

Des murmures indistincts, un bruit confusde voix, puis des cris de terreur montent de l’extérieur. On entendles pas précipités de personnes qui vont et viennent en sebousculant.

HOLMES, s’arrêtant.-Qu’est-ce que cela ?

Alice en entendant ce bruit s’est arrêtée,elle aussi, sur l’escalier. Tout le monde prête l’oreille. Le bruitaugmente.

SCÈNE XI

LES MÊMES, BENJAMIN

Benjamin entre pâle et hors d’haleine. Àtravers la porte qu’il vient d’ouvrir un nuage de fumée s’élève etenvahit le salon.

BENJAMIN, haletant.– Monsieur !… Monsieur Murray !…

MADGE et ORLEBAR.– Que se passe-t-il ?

Holmes est remonté très calme, derrière lepiano et fixe ardemment son regard sur Alice qui, elle aussi, donnedes signes d’inquiétude.

BENJAMIN. – La lampe àpétrole de la cuisine, est tombée de la table ! Tout est enflammes… Cela gagne la maison.

ALICE, épouvantée. –Ah

MADGE. – Un incendie !venez vite, Jim !

ORLEBAR. – Accompagnez-nous,Benjamin !

Madge se précipite au dehors suivie de sonmari. Benjamin les accompagne. Bruit de gens qui descendentprécipitamment l’escalier.

ALICE. – Ah ! lefeu ! Sur la réplique « tout est en flammes »elle a poussé un cri et jeté un rapide regard sur une chaised’étoffe qui est au milieu de la pièce. En même temps elle a faitde ce côté un mouvement involontaire. En voyant le regard d’Holmesfixé sur elle, elle s’arrête brusquement. Les bruits du dehorsdiminuent peu à peu.

HOLMES. – Ne vous effrayezpas, miss Brent, il n’y a pas le moindre danger, pour la bonneraison qu’il n’y a pas d’incendie.

ALICE, plus effrayée parle ton d’Holmes qu’elle ne l’était tout à l’heure. – Pasd’incendie ?

HOLMES. – C’est moi qui aiarrangé tout cela, la fumée, la lampe et le reste.

ALICE. – Vous ?Qu’est-ce que cela signifie ?

Elle regarde Holmes qui a fait rapidementun pas vers la chaise du côté de laquelle elle s’est dirigéeelle-même un moment auparavant.

Holmes tâte vivement l’étoffe de la chaiseet arrache le capiton. Alice essaye de l’arrêter, mais il est troptard. Elle recule jusqu’à côté du piano sur le tabouret duquel elletombe presque évanouie. Holmes se tient droit devant elle, unpaquet de lettres à la main.

HOLMES. – Simplement, missBrent, que je voulais ce paquet de lettres… et que je l’ai.

Alice le regarde sans parler, sans bouger.Quand leurs yeux se croisent, elle couvre sa figure de ses mains etpleure silencieusement. Holmes va lentement vers le siège où il aplacé son pardessus, le prend sur son bras comme un homme qui seprépare à partir. Au moment où il tient déjà son chapeau et sacanne, il contemple le visage baigné de larmes de la jeune fille ets’arrête. En se sentant regardée, elle essuie rapidement du reversde sa main ses yeux mouillés. Un moment de silence pendant lequelils se regardent encore l’un et l’autre. Puis Holmes dépose sonpaletot et son chapeau sur la chaise et se retourne versAlice.

HOLMES. – Reprenez ceslettres, miss Brent ! … S’arrêtant et la regardant.Comme vous venez de vous en rendre compte, cet incendie n’a étéimaginé par moi que pour vous forcer à trahir la cachette où vousabritiez ces documents… J’ai réussi et je pourrais les emporter,mais ce serait un vol. Je n’en ai pas le droit. À moins que vous meles remettiez de votre plein gré… Un temps. Je vois quetelle n’est pas votre intention. Je vous restitue donc ce qui vousappartient…

SCÈNE XII

LES MÊMES, ORLEBAR, suivi de MADGE

ORLEBAR. – Eh bien, vous lesavez ces fameuses lettres ? Et vous les emportez, tout fier devotre habileté ?

HOLMES. – Vous vous trompez,mon cher monsieur. Loin d’emporter ces lettres, je suis, vous levoyez, en train de les rendre à leur légitime propriétaire.

ORLEBAR, goguenard.– Oui da ! … Eh bien ! vous avez peut-être raison,monsieur Holmes, c’est préférable pour votre sûreté.

HOLMES, le regardant enface. – Vous vous méprenez encore, monsieur Orlebar. Si jequitte votre demeure sans les lettres que j’y étais venu chercher,ce n’est pas par crainte de ce que vous pourrez penser, dire oufaire. C’est uniquement parce que ma conscience me le conseille…Il se retourne tranquillement vers Alice. Miss Brent, jeremets ceci entre vos mains. Il lui donne le paquet de lettresqu’elle saisit avec empressement. Dès qu’elle le tient elle necesse d’avoir les yeux ardemment fixés sur Holmes. Si jamaisvous changiez d’avis, si votre générosité vous inspirait le désirde rendre ces lettres à celui qui les a écrites, vous avez monadresse… Maintenant je peux vous affirmer que c’en est fini pourvous, dans cette maison, des cruautés et des persécutionsauxquelles vous étiez en butte… Vous cesserez également d’êtreséquestrée, et si vous désirez un autre asile, je me charge de voustrouver un, car il y aura désormais auprès de vous, à toute heure,des yeux pour voir et des oreilles pour entendre… Miss Brent, j’ail’honneur de vous saluer.

Alice le regarde un instant comme hésitantsur ce qu’elle doit faire. Enfin elle semble prendre son parti, et,les yeux toujours fixés sur lui, elle remonte lentement l’escalier.Orlebar fait un pas de son côté, mais il est arrêté par un regardd’Holmes. Celui-ci attend sans bouger, les yeux fixes, que la jeunefille ait disparu. Puis il regarde encore du côté où elle estpartie, se retourne enfin, prend pour la seconde fois son pardessuset son chapeau, et s’adressant à Orlebar et à Madge.

HOLMES. – Vous m’avez biencompris, monsieur Orlebar et vous aussi, madame. Vous me répondezde cette jeune fille !… Et à la minute où elle aura besoin demoi je serai là. Il sort lentement et l’on entend bientôt lebruit de la porte extérieure se refermer derrière lui.

SCÈNE XIII

ORLEBAR, MADGE, BRIBB

BRIBB, entrant rapidementpar la fenêtre. – Il est parti ?

ORLEBAR, d’une voixsourde. – Oui.

BRIBB. – Il n’a pas leslettres puisque tu n’as pas sifflé ? Orlebar fait signeque non d’un geste abattu. Bribb le regarde d’un air un peu ahuriet se tourne vers Madge. Pourquoi James fait-il cette tête, siSherlock Holmes a manqué son coup ?

MADGE. – Il avait réussi,Bribb. Il tenait les lettres. Mais il les a rendues à cettefille.

BRIBB. – Pas possible !Madge fait un signe affirmatif. Alors, c’est elle qui lesa ? … Même signe de Madge. Eh bien, qu’est-ce quevous attendez ?… Dépêchons-nous de les lui reprendre avantqu’elle ait eu le temps de les cacher encore. Il fait un pasvers l’escalier.

MADGE. – Impossible !Sherlock Holmes la protège… Il a dit qu’il nous verrait, qu’il nousentendrait.

BRIBB, haussant lesépaules. – Quelle bêtise ! Se tournant versOrlebar. Voyons, vas-tu prendre une occasion commecelle-là !

ORLEBAR, prenantbrusquement son parti. – Non ! Tu as raison ! Cegaillard-là ne se paiera pas ma tête… Viens !

MADGE. – N’y va pas,Jim !

ORLEBAR. – Laisse-moitranquille ! Bribb a raison; c’est la seule chance qu’il nousreste.

BRIBB. – Parbleu !

Au moment où Bribb et Orlebar vonts’engager dans l’escalier, trois coups retentissants, solennels,séparés par un assez long intervalle, semblant frapper sous leplancher même du salon, ébranlent toute la maison. Les troispersonnages s’arrêtent interdits et effarés, surtout en voyantsurgir devant eux, sur le palier du premier étage, Sherlock Holmesqui descend lentement l’escalier.

HOLMES, répétant lesparoles prononcées par lui en sortant. -… À la minute où elleaura besoin de moi, je serai là… Il s’éloigne lentement par ladroite.

RIDEAU

ACTE II

DÉCOR : Le cabinet du professeurMoriarty. C’est une vaste pièce souterraine, avec des murs enpierre et un plafond en forme de voûte. Elle donne l’idée d’uneancienne cave convertie en un bureau confortable où rien ne manquedes perfectionnements modernes. Pas de fenêtre. Au fond, large etmassive porte de chêne, bardée de fer, donnant dans un corridor,dont on voit la muraille. Cette porte présente toute unecombinaison de verrous et de fermetures, qui manœuvrent comme ilsera décrit dans la suite de l’acte. Les murs du cabinet sontrevêtus, un peu plus qu’à hauteur d’homme, d’une boiserie de chêne.Sur cette boiserie des cartes d’Angleterre, de France, d’Allemagne,de Russie. Un plan de Londres, marqué de rouge en certainsendroits.

À peu près au milieu du théâtre, inclinésur la droite, un énorme bureau, rempli de livres, de papiers, dedossiers de toutes sortes. Un pupitre pour écrire debout occupetoute la partie gauche du décor, couvert de livres de commerce; unhaut, tabouret permet d’y écrire assis. Téléphones, tubesacoustiques; toute une série de boutons de sonnettes sur le bureau.À droite, une cheminée avec un feu de charbon. Encore tout un jeude sonnettes à côté de la cheminée. Fauteuils de cuir. Pendule. Àdroite, après la cheminée, une porte percée d’un petitjudas.

Le professeur Moriarty est assis à sonbureau. Il dépouille son courrier du matin, lettres, télégrammes,papiers de toutes sortes. C’est un homme entre deux âges avec unetête étrange au front énorme. Son visage exprime une énergieextraordinaire et une remarquable force intellectuelle. La mâchoireest proéminente, les sourcils abondants. Une obscurité relativerègne dans la pièce. Seule sur le bureau, brûle une lampeélectrique, projetant sa lueur sur le visage de Moriarty.

SCÈNE I

MORIARTY, puis BASSIK

Un silence au lever du rideau. Moriartyappuie sur une sonnette dont on entend au dehors le tintement. Unesonnerie différente, en réponse à cet appel, résonne deux fois. Ilprend le tube acoustique et le porte à sa bouche.

MORIARTY, parlant dans letube. – Quel numéro ? Il porte le tube à son oreille,écoute, puis le reporte à sa bouche pour parler. C’est bien.Il laisse tomber le tube, appuie fortement sur un levier de ferplacé à sa portée près du bureau. Un des verrous de laporte glisse sur lui-même avec un bruit impressionnant. EntreBassik, il marche doucement, si doucement qu’on entend à peine lebruit de ses pas. Il referme la porte et reste debout, devant elle,dans une demi-obscurité.

MORIARTY. – Ah ! Bassik,avez-vous des nouvelles de ce vol de bijoux à Dieppe ?…

BASSIK. – Pas encore,monsieur.

MORIARTY. – Tous les autresrapports de la journée d’hier sont arrivés.

BASSIK. – Oui, monsieur.Celui-là seul manque.

MORIARTY. – J’ai peur quenous ayons quelque ennui de ce côté ! C’est Dickson qui s’estoccupé de l’affaire, et je regretterai de le perdre, c’est un denos meilleurs hommes. Autre chose, qu’y a-t-il de décidé à proposdu banquier Davidson ?

BASSIK. – Je vous ai préparéune note à ce sujet, monsieur. Il redoit de l’argent sur ladernière opération.

MORIARTY. – Je sais… quelquechose comme six cents livres sterling, n’est-ce pas ?

BASSIK. – À peu près.

MORIARTY. – N’a-t-on pas dità Fletcher de s’en occuper ? Bassik prend une note sur unbloc. Aussitôt que vous aurez encaissé, faites en sorte qu’onse débarrasse de ce Davidson… Je n’aime pas les mauvais payeurs. Onles achète trop facilement. Qu’est-ce que vous savez sur cetteaffaire de faux billets de banque, qu’on nous proposait deBoston ? Cela vaut-il quelque chose ?…

BASSIK. – Pas un penny,monsieur. Toute la combinaison n’est qu’un piège.

MORIARTY. – Je m’endoutais.

BASSIK. – Une souricièretendue et mise en œuvre par un malin !

MORIARTY. – Mais noslettres ? Et nos instructions ? Vous avez

pu remettre la main dessus et les détruire, jesuppose ?

BASSIK. – Cela a étéimpossible… Notre représentant a disparu tout à coup et tous lespapiers avec lui.

MORIARTY. – Ce doit êtreencore un tour de Sherlock Holmes !… Et le procèsArlington ? Notre avocat a-t-il pu avoir une remise ?

BASSIK. – Non, monsieur. Ellea été refusée et l’affaire se présente mal ! Vous savez quec’est pour mardi prochain ?

MORIARTY. – Je me demandequelle influence là encore a pu agir contre nous, sur lesjuges ?

BASSIK. – Parbleu !Toujours la même !… Sherlock Holmes !

MORIARTY. – Encore cethomme ! … Il n’y a pas à dire ! C’est une guerre sansmerci qu’il nous a déclarée ! … C’est moi qu’il vise… Avecun sourire sarcastique. Mais il joue un jeu dangereux !…Sir Reginald Dobsen, le chef de la police, a voulu en tâter, il y adix-sept ans, et sir Reginald Dobsen est mort. L’année dernière,son successeur Anderson s’est avisé de recommencer… Depuis quelquetemps on n’entend plus parler d’Anderson, n’est-ce pas ?

BASSIK. – Non, monsieur.

MORIARTY. – Ce SherlockHolmes est un habile homme. Il espère me compromettre dans cetteaffaire Arlington. Mais, entre aujourd’hui et mardi, il coulera del’eau sous le pont de Westminster… Ce Holmes ignore donc qu’il n’ya pas une rue à Londres, où il pourra passer en sûreté, si jemurmure seulement son nom à l’oreille de Fletcher ?…

BASSIK. -Ah ! monsieur, dites-le, etfinissons-en avec cet homme.

MORIARTY,sévèrement. – Ai-je l’habitude de vous demander conseilsur ce que j’ai à faire ?… Faites-moi le plaisir de nerépondre que lorsque je vous interroge… Non ! avant d’en venirà cette extrémité avec le sieur Sherlock Holmes, je veux m’offrirla satisfaction d’aller lui rendre visite moi-même, quand ce neserait que pour avoir le plaisir de faire sa connaissance… C’est,je crois, dans Baker-Street qu’il demeure ?

BASSIK. – Oui, monsieur, 123,Backer-Street… au coin de la petite ruelle de Throgmorton.

MORIARTY. – Il vous estfacile de vous assurer du voisinage de façon à être les maîtresabsolus pendant une heure du pâté de maisons qui entoure lasienne ?

BASSIK. – Seulement…

MORIARTY. – Quoi ?… Nousavons fait ça bien souvent !… Éloignez les policemen, sous unprétexte quelconque. D’un côté une femme qui se trouve mal et qu’ontransporte chez le pharmacien; n accident de voiture, de l’autre…Un homme à nous à chacune des portes, sur un rayon de cent mètres.Attirez les serviteurs de M. Holmes hors de chez lui, etretenez-le pendant le temps que durera ma visite… Ce sera pour cesoir… Cet homme m’intéresse ! Il est remarquablementintelligent, et je veux lui offrir la possibilité de tirer sonépingle du jeu, en gardant la vie sauve !… S’il refuse des’arranger, alors tant pis pour lui !

Il a sorti d’un tiroir deux revolvers, lescompare, en met un dans sa poche et replace l’autre où il l’a pris.La sonnerie d’un des téléphones placé le long du pupitre de gaucheretentit. Moriarty fait signe à Bassik d’aller voir ce dont ils’agit. Celui-ci se lève et approche le récepteur de son oreille.Moriarty, toujours à son bureau, continue à examiner sespapiers.

BASSIK, parlant etécoutant au téléphone. – Oui, c’est bien moi, Bassik…qu’est-ce qui me demande ?… Bribb !… Ah ! oui… oui…Faites-le attendre… Il veut savoir si j’ai reçu son télégrammed’hier soir ? … Parfaitement !… Priez-le donc de venir meparler lui-même au téléphone. Une pause. Bonjour,Bribb !… Oui, j’ai bien reçu votre télégramme, mais je suisoccupé pour le moment. Il faudra que vous patientiez… Qui ?…Il semble devenir tout à coup très attentif. Allonsdonc ! … Vous en êtes sûr ? Attendez une minute !Il laisse le téléphone et s’adresse à Moriarty. Voilà dunouveau, monsieur… Bribb est là-haut pour me parler d’une affairequ’il voudrait nous confier, et il dit qu’il a précisément contrelui comme adversaire dans l’opération Sherlock Holmes !

MORIARTY, trèsintéressé. – Vraiment ! Demandez-lui ce dont il S’agit.Bassik va reprendre le téléphone. Une minute. Bassiks’arrête. Dites-lui plutôt de descendre ici.

BASSIK, surpris. –Dans votre cabinet ?… Mais personne ne vous a jamais vu !… Personne ne vous connaît ! C’est la base de tout votresystème, et c’est cette prudence qui fait notre sûreté depuis desannées !

MORIARTY. – Rassurez-vous…Bribb ne me verra pas. C’est vous, Bassik, qui causerez avec lui.J’écouterai simplement de la pièce voisine… Ce bureau est le vôtre…Vous comprenez ? Le vôtre… Moi, montrant la droite,je serai là.

BASSIK. – Bien, monsieur.C’est compris ! Au téléphone. C’est toujours vous,Bribb ?… Écoutez, j’ai trop à faire pour monter vous parler,mais vous pouvez descendre me voir… Un temps. vous ditesqu’il y a du monde avec vous ?… Quelle sorte de gens ?…Il écoute un moment, puis s’adresse à Moriarty. Il ditqu’il est avec deux personnes, un homme et une femme, les Orlebar,qui sont intéressés dans l’affaire et qui tiennent absolument àassister à son entrevue avec moi.

MORIARTY. – Oui… Eh bien,qu’ils descendent aussi !

BASSIK, autéléphone. – Bribb, priez donc Fletcher de venir au téléphone,s’il vous plaît… Une pause. C’est vous, Fletcher ?Baissant la voix. Les gens qui sont avec Bribb, quelletournure ont-ils ? Examinez-les attentivement. Untemps. Rien de louche ?… Non… Eh bien, faites-lesdescendre, et amenez-les ici en leur faisant faire le tour par lesouterrain… Oui !… Oui !… Ici même ! … Seulementsurveillez-les le long du chemin et voyez si vous ne leur trouvezrien de suspect… Vous avez compris ? Il replace letéléphone. Hum ! … Cette affaire-là non plus ne me ditpas grand’chose.

MORIARTY. – Il faut voir;mais comme Sherlock Holmes s’attaque à tous nos projets, je ne doisrien négliger où il a la moindre accointance. Qui sait si cetteaffaire qui vous déplaît, ne va pas nous fournir, au contraire, lemoyen d’en finir avec lui.

Un timbre placé à un autre endroit de lapièce résonne trois fois.

BASSIK. – Voici qui annoncela descente de nos visiteurs.

MORIARTY. – Encore une fois,vous avez bien compris ? Vous êtes dans votre bureau. Sortantà droite. Pas un mot de moi.

SCÈNE II

BASSIK, puis FITTON, puis BRIBB, MADGE et ORLEBAR

Après la sortie de Moriarty, Bassiks’assoit au bureau à la place du professeur. Aussitôt assis, ilsonne, comme Moriarty l’a fait au lever du rideau. La mêmesonnerie, qui a déjà répondu résonne deux fois.

BASSIK, parlant dans letube acoustique. – Envoyez-moi Fitton ! … La sonnerierésonne deux fois. Bassik se lève et fait agir le levier qui ouvrele verrou de la porte. Entre Fitton, qui se tient à la même placeque Bassik tout à l’heure. Bruit du verrou reprenant sa place, dansla serrure, quand la porte est refermée. Fitton, il va venirici trois personnes. Vous vous tiendrez à ce pupitre, comme si vousaviez à y travailler, et vous ne les quitterez pas de l’œil. Au casoù quelque chose dans leur attitude vous paraîtrait louche, laisseztomber votre mouchoir… Si c’est la femme que vous soupçonnez,ramassez-le… Si c’est l’homme, ne bougez plus… On entendfrapper trois fois à la porte. Fitton va au pupitre et se met endemeure d’exécuter les ordres de Bassik. Celui-ci prenant un autretube et parlant. Quel numéro ? Il écoute. Lestrois personnes que j’attends sont avec vous ?

Il écoute la réponse, replace le tube à saplace et fait agir le levier, qui met en mouvement le verrou. Laporte s’ouvre. Entre Bribb introduit par Fletcher, qui reste endehors et suivi par Madge et Orlebar. Aussitôt la porte fermée, leverrou glisse dans son alvéole et referme la porte avec un bruitretentissant. Orlebar se retourne surpris et un peu ému de se voirbloqué dans cet endroit singulier. Bassik désigne une chaise àMadge.

Orlebar est debout derrière elle. Bribb àsa droite… Fitton au pupitre, examine les Orlebar en s’essuyant lefront de temps en temps avec son mouchoir.

BRIBB. – Salut, monsieurBassik…

BASSIK. – Bonjour, Bribb.

BRIBB, présentant. –Monsieur et madame Orlebar, deux bons amis à moi…

BASSIK. – Enchanté de fairevotre connaissance. Orlebar et Made, un peu interloquésrépondent à son salut. J’ai cru comprendre par le téléphone,Bribb, que vous me disiez avoir contre vous dans une affaire,l’antagonisme de M. Sherlock Holmes ?

BRIBB. – Parfaitement,monsieur Bassik, c’est bien cela.

BASSIK. – Ayez lacomplaisance de me donner quelques détails…

BRIBB. – Voilà !… Ilfaut vous dire que Jim et Madge Orlebar, que je connais depuislongtemps, ont mis la main à Ostende sur une demoiselle, miss AliceBrent, dont la sœur a eu jadis une liaison avec un gentilhomme d’unrang tout à fait élevé… Pas seulement un duc ou un marquis !…Un numéro un, vous savez ! Naturellement le galant avaitpromis le mariage… Mais la famille a mis le holà, et tout basculé.Elle a même tant fait que l’amoureux a abandonné sa bonne amie…Seulement, il faut vous dire que pendant qu’il roucoulait avecelle, il lui a donné des bijoux, des photographies… Il lui asurtout écrit des lettres où, comme de juste, il épanchait saflamme et ne cachait ni ses titres, ni son rang… Pour lors, voilàl’amoureuse qui, dans sa douleur d’être abandonnée, se met àtourner de l’œil… Et les lettres, avec le reste du bagage, tombentdans les mains de sa sœur… qui est justement la personne aveclaquelle mes amis se sont liés, et qu’ils ont amenée à Londres,accompagnée de sa maman…

BASSIK, à Orlebar. –Ah ! ces dames sont à Londres ?… Dans quelquartier ?

ORLEBAR. – J’ai loué unemaison pour les héberger, au coin de Norrington-Road.

BASSIK, prenant des notessur un bloc. – Depuis combien de temps habitez-vouslà ?

ORLEBAR. – Dix-huit mois.

BASSIK. – Et qu’est-ce quivous fait croire que ces lettres et ces documents peuvent avoir dela valeur ?

BRIBB. – Parbleu ! C’estsimple ! Il y a un mariage, un grand mariage sous roche, pourle monsieur… Alors, on fait des offres pour ravoir lacorrespondance et les portraits. Et c’est pour cela que nousvoudrions tant arriver à mettre la patte dessus !

BASSIK. – Miss Brent ne les adonc pas emportés avec elle ?

BRIBB. – Au contraire !… Et voilà justement le point noir !…

ORLEBAR. – J’avais acheté uncoffre-fort pour que la petite y serrât tous les documents,espérant bien pouvoir les en retirer au moment opportun… Mais voilàque la demoiselle a changé sournoisement les lettres de lacombinaison. J’ai demandé alors à Bribb de nous prêter ses talentspour ouvrir l’objet. Ça a marché tout seul. Mais nous sommes restésstupéfaits en trouvant le coffre vide. La petite mâtine avait toutretiré !

BASSIK. – Alors qu’avez-vousfait ?

BRIBB. – Au moment où nousvenions seulement de nous rendre compte de la chose, on a sonné àla porte… C’était Sherlock Holmes.

BASSIK. – Lui ?… Quivenait chez vous ?

ORLEBAR. – Chez moi ! …Quel aplomb, hein ? Car enfin, je ne le connais pas.

BASSIK. – Les lettres ne sontpas entre ses mains, au moins ? ORLEBAR. –Mais si ! … C’est-à-dire qu’elles y ont été pendant unmoment ! Seulement il les a rendues à la demoiselle !

BASSIK. – Rendues !Qu’est-ce que cela signifie ?

ORLEBAR. – Ah ! çadame ! … Je n’y ai rien compris. Mais il y a encore un autrepoint, qui m’intrigue… Pendant que ce maudit homme était chez nous,il est survenu un accident, en bas, dans la cuisine. Une lampe esttombée d’une table et a tout mis en flammes. Le maître d’hôtel estmonté comme un fou, en criant : « Au feu ! » Je suisdescendu en toute hâte avec ma femme… Heureusement quelques seauxd’eau ont suffi pour éteindre ce commencement d’incendie…

SCÈNE III

LES MÊMES, MORIARTY

Moriarty est entré inopinément par laporte qui est à côté de son bureau.

MORIARTY. – Monsieur Orlebar,je prends votre affaire en mains.

Tous se retournent avec surprise.

ORLEBAR. – Mais…

BRIBB, bas. –Tais-toi… C’est le patron. Regarde Bassik… Il montre Bassik quis’incline respectueusement. Moi qui ne l’avait jamaisvu ! … En voilà une veine !

MORIARTY, d’un tonbref. – Avant tout, la première chose à faire est de vousdébarrasser immédiatement de votre maître d’hôtel… Non pas de lerenvoyer… Entendez-moi ! Articulant d’une façonsignificative. De vous débarrasser de lui… ÀBassik. Fletcher se chargera de cela aujourd’hui même, àla nuit. Donnez-lui deux hommes, pour l’aider… Monsieur Orlebarenverra son maître d’hôtel à la cave, sous un prétexte quelconque;nos trois gaillards y seront. Mouvement de Madge. Soyeztranquille, madame, il n’en résultera pour vous aucun inconvénient.Nous faisons ces choses-là en douceur, sans le moindre bruit, engens du monde… À Bassik. Séraphin est-il occupé ?

BASSIK. – Il devait partirdemain pour New-York avec le faux testament du milliardaireClipton.

MORIARTY. – Clipton va mieux;j’ai reçu tout à l’heure une dépêche me l’annonçant. Séraphin neprendra que le steamer de la semaine prochaine et il accompagneraFletcher.

BASSIK. – Bien, monsieur.

MORIARTY. – Pensons à quelquechose de plus sérieux ? Avez-vous vu ces lettres, cesphotographies, ces papiers dont vous parlez ? Connaissez-vousleur apparence extérieure, le volume qu’ils représentent ?

MADGE. – Oh ! oui,monsieur, je les ai examinés souvent ! Maniés même !

MORIARTY. – Pourriez-vous mefaire confectionner un paquet de ces différents objets, quiressemblerait exactement à celui que Sherlock Holmes a tenu dansses mains hier soir ?

MADGE. – C’estfacile !

MORIARTY. – Je vous enverraiquelqu’un pour vous aider, un gaillard fort habile, qui agirad’après vos instructions… Bassik ! Ce vieil artiste suédois.C’est l’homme qu’il nous faut.

BASSIK. – Leufner ?

MORIARTY. – Oui, envoyezLeufner chez Mme Orlebar, ce matin à onze heures avec vosinstructions. Il regarde sa montre. Il est dix heures unquart… Cela vous donne trois quarts d’heure pour rentrer chez vous…Il me faudra ce faux paquet ce soir à dix heures. Vous avez donctoute la journée pour le fabriquer à votre aise.

MADGE. – Il sera prêt,monsieur !

MORIARTY. – C’est bien…Bassik, expédiez un mot à Jarvis pour lui dire que j’aurai besoince soir à Stepney, de la Chambre du Sommeil.

BASSIK. – Celle des deux quidonne sur la rivière…

MORIARTY. – Que Fletcher soitlà-bas à sept heures un quart, avec ses hommes… Monsieur Orlebar,je désire aussi que vous écriviez à monsieur Sherlock Holmes unelettre dont on vous dictera les termes. Votre assistance me seraégalement nécessaire un instant ce soir. Se tournant versBribb. Venez me prendre ici à onze heures tous les deux.

ORLEBAR. – Tout cela est trèsbien, monsieur, mais vous ne parlez pas des conditions danslesquelles nous allons traiter. Je ne suis pas sûr que noustombions d’accord.

MORIARTY. – Moi, j’en suissûr, car vous n’avez pas le choix !

ORLEBAR, aveccolère. – Pas le choix ?

Madge se lève pour le calmer. Fittonlaisse tomber son mouchoir. Bassik s’avance prêt às’interposer.

MORIARTY,brièvement. – Non, vous ne l’avez pas. D’ailleurs, j’ail’habitude en affaire d’agir toujours selon mon bon plaisir.

ORLEBAR. – Et vous ne medemandez pas si c’est le mien.

Bassik devant la colère d’Orlebar fait unmouvement pour se mettre entre lui et Moriarty.

MORIARTY, avec unsang-froid absolu. – Je me charge de reprendre à miss Brentles lettres qui sont en sa possession, et je saurai les négocierpour une somme dix fois plus forte que celle que vous pourriez entirer… Vous aurez de plus ce soir l’occasion de vendre un bon prixSherlock Holmes le faux paquet que je vais faire confectionner.L’argent provenant de ces deux opérations sera divisé entre nous dela façon suivante. Vous prendrez tout… Je ne prendrai rien.

ORLEBAR, surpris. –Rien !

MORIARTY. – Je n’ai pasl’habitude de répéter mes phrases deux fois.

BASSIK. – Mais, monsieur,nous ne pouvons pas traiter sans savoir qui ces lettres visent.M. Orlebar ne nous en a pas encore informés.

MORIARTY. – M. Orlebar aprudemment agi en ne livrant pas tout son secret. À l’heure qu’ilest, il n’aura plus certainement les mêmes scrupules.

MADGE, allant àMoriarty. – Monsieur le professeur, nous préférerions nedonner ce renseignement qu’à vous seul…

Elle désigne Bassik. Moriarty fait unsigne à celui-ci qui se retire au fond à côté de Fitton. Moriartytend une carte et un crayon à Madge qui écrit un nom et le passe àMoriarty. Celui-ci l’examine avec surprise.

MORIARTY, surpris. –Pas possible ! Vous êtes certaine du nom que vous venezd’écrire là ?

ORLEBAR. – Absolument !…

MORIARTY. – Vous savez alorsque c’est une fortune que vous avez entre les mains ?

MADGE. – Nous nous en doutonsbien… Il n’est pas trop tôt que nous soyons un peu à notreaise.

MORIARTY. – Il estvraisemblable que si j’avais connu ce nom plus tôt, je ne vousaurais pas fait les conditions que nous venons de stipuler.

ORLEBAR. – Qu’à cela netienne… Vous pouvez revenir sur le marché !

MORIARTY. – Jamais. Ce n’estpas dans les usages de ma maison. D’ailleurs je me considèresuffisamment rémunéré si grâce à vous je puis écarterdéfinitivement de mon chemin le caillou qui me gêne. Mais voicil’heure du courrier… Monsieur Orlebar, madame je vous salue…

Il salue et met en mouvement le levier quiouvre la porte. Bassik fait signe à Fitton de reconduire lesvisiteurs. Tous les deux s’inclinent et sortent suivis par Bribb etFitton. Jeu de scène des verrous qui se ferment derrièreeux.

SCÈNE IV

MORIARTY, BASSIK

MORIARTY. – Bassik, placezvous-même vos hommes autour de la maison de Sherlock Holmes, cesoir.

BASSIK. – Vous persisteztoujours à aller le voir, monsieur ?

MORIARTY. – Plus que jamais…Il tire son revolver.

BASSIK. – Et le rendez-voustient quand même à la Chambre du Sommeil ?

MORIARTY. – Si je n’en finispas tout à l’heure avec M. Sherlock Holmes, nous lerattraperons à Stepney… Enfin, Bassik, nous allons donc pouvoirtravailler tranquilles !…

RIDEAU

Il ne doit pas y avoir d’entr’acte entrecet acte et le suivant, mais un simple changementprécipité.

ACTE III

DÉCOR : Le cabinet de travail de SherlockHolmes dans sa maison de Baker Street. Une vaste pièce gaie etsimplement décorée. Mobilier confortable sans recherche exagéréed’élégance. Fauteuils vastes et commodes. Cartonnier, un casier àmusique, au mur plusieurs violons et quelques jolis tableaux avecdes cadres simples et de bon goût. Un peu l’aspect général d’unatelier d’artiste. À droite, premier plan, une porte, au fond unegrande porte communiquant avec la salle à manger. À droite, unecheminée dans laquelle brûle un feu de charbon qui jette dans lachambre une lueur rougeâtre. À côté de la cheminée un grandfauteuil. Au-dessus de la cheminée, un râtelier de pipes, pot àtabac, etc. À gauche, au fond, sur une table des ustensiles et desflacons de chimie de tous les formats. À gauche, une très largebaie en forme de bow-window donnant sur la rue et garnieextérieurement de jardinières garnies de géraniums. Au milieu duthéâtre, une table avec des cigarettes et des allumettes, deslivres, des papiers. Dans le tiroir de cette table deux revolvers.Disposer l’éclairage de telle sorte, qu’au lever de rideau tout lethéâtre soit dans l’obscurité. Le premier objet visible avant lereste de la chambre sera la lueur rouge du feu. Peu à peu, ondécouvre Sherlock Holmes étendu sur le parquet devant la cheminée,au milieu des coussins de toutes formes. Il est en robe de chambreet en pantoufles et joue du violoncelle. Pendant que le rideau estbaissé le morceau commence et s’achève une fois le rideaulevé.

SCÈNE I

SHERLOCK HOLMES, BILLY, jeune groom en livrée, la veste àboutons traditionnelle

BILLY, entrant. – Lacuisinière désirerait savoir si elle peut voir monsieur.

HOLMES, interrompant sonmorceau. – Où est-elle ?

BILLY. – En bas dans lacuisine, monsieur.

HOLMES. – Alors dites-lui queje ne pense pas qu’elle puisse me voir à cette distance-là.

BILLY. – Elle dit qu’elle abesoin de savoir ce que monsieur désire demain pour sondéjeuner.

HOLMES. – La même chose quece matin.

BILLY. – Mais monsieur n’arien mangé ce matin, il n’était pas ici.

HOLMES. – Précisément… Je neserai pas non plus ici demain matin.

BILLY. – Ah !bien ! C’est tout ce que monsieur désire ?

HOLMES. – Tout ce que jedésire. On sonne à la porte. Non, Billy… allez voir quisonne…

Billy sort. Un temps.

BILLY, rentrant au boutd’un moment. – C’est M. le docteur Watson. Monsieur m’adit qu’il y était toujours pour lui, alors je l’ai fait entrer.

HOLMES. – Vous avez bienfait.

BILLY, de la porteannonçant. – M. le docteur Watson.

SCÈNE II

SHERLOCK HOLMES, LE Dr WATSON

HOLMES, lui tendant lamain avec cordialité, mais sans se lever. – Bonjour,Watson ! Bonjour, mon vieil ami !

WATSON. – Comment vousportez-vous, mon cher Holmes ?

HOLMES. – Très bien ! Etje suis heureux de vous voir, mon camarade ! Cela me rappellele temps où nous demeurions ensemble ici, dans cette maison…Tiens ! vous avez déplacé votre table de toilette dans votrechambre à coucher ?

WATSON. – Comment savez-vouscela ?

HOLMES. – Vous avez encoresur le visage à droite quelques poils de barbe. Autrefois, quandvous étiez mal rasé, c’était à gauche. J’en conclus que la lumièrevient chez vous d’un autre côté que jadis. Et comme vous n’avez paspu déplacer votre fenêtre ce doit être votre table de toilette quevous avez changé de côté…

WATSON. –Admirable !

HOLMES. – Vousplaisantez ! Un enfant aurait trouvé cela ! Et comment seporte Mme Watson ?

WATSON. – Très bien !Merci ! Elle a pris le train pour la France ce matin.Regardant sa montre. À cette heure elle doit arriver àParis.

HOLMES. – Peste !

WATSON. – Quoi ?

HOLMES. – Vous avez là unebien belle montre ! Tendant la main. Voulez-vous mepermettre ?

WATSON, lui tendant lamontre. – Volontiers ! Holmes examine. Elle estjolie, n’est-ce pas ?

HOLMES. – Très jolie !Vous ne m’aviez pas dit que votre frère était mort ?

WATSON. – En effet, je venaisvous l’apprendre…

HOLMES. – Cette montre…

WATSON. – Par exemple !Voilà qui est trop fort !

HOLMES. – Pas si fort quecela !… Les initiales H. W. gravées sur le couvercle étaient,si je ne me trompe, celles de votre regretté père… Cette montred’ailleurs a été fabriquée il y a une cinquantaine d’années pour lagénération qui précède la nôtre… Comme les bijoux font généralementpartie du lot qui échoit dans l’héritage au fils aîné, j’en conclusque cette montre devait se trouver entre les mains de votrefrère.

WATSON. – Soit ! Maiscomment avez-vous pu deviner qu’il était mort ?

HOLMES. – Puisqu’elle vousappartient aujourd’hui, ce ne peut être qu’à la suite de son décès.Il ne vous l’aurait pas donnée : vous étiez mal ensemble…Regardant la montre. J’ajoute que ce frère était un hommeinsouciant, désordonné. Il avait son avenir assuré, mais n’a pas suen profiter. Il a passé une partie de sa vie dans la misère tout enconnaissant de temps à autre des jours plus fortunés… En fin decompte, il s’est adonné à la boisson… et il est mort.

WATSON. – Oh ! C’estmal, Sherlock ! Vous avez évidemment fait une enquête sur lavie de mon malheureux frère et vous en profitez pour avoir l’aird’apprendre ce qui le concerne à l’aide de moyens fantastiques. Carvous n’espérez pas me faire croire que cette vieille montre ait puvous faire de telles révélations.

HOLMES. – Excusez-moi, moncher, si, cédant à ma vieille manie, je n’ai considéré que leproblème en lui-même sans songer que cette application pouvait vousêtre pénible.

WATSON. – Mais par quelmiracle avez-vous pu deviner ?

HOLMES. – Je ne devinejamais, Watson; c’est une détestable habitude qui détruit toutelogique ! … Et il n’y a rien de merveilleux dans tout ceci… Jevous ai dit que votre frère n’avait ni soin ni ordre… Regardez ceboîtier tout couturé, tout rayé, ce qui prouve l’habitude de porterdans la même poche des objets durs comme des pièces de monnaie oudes clefs… Il ne faut pas être bien malin pour conclure qu’un hommequi en use si légèrement avec une montre de cinquante livressterling n’a pas beaucoup d’ordre.

WATSON. – Mais commentsavez-vous qu’il était pauvre ?

HOLMES. – Les prêteurs surgages en Angleterre ont l’habitude de graver avec une épingle dansl’intérieur des montres, le numéro du reçu qu’ils donnent enéchange… Or, il n’y a pas moins de quatre numéros de ce genre surcelle-ci… Preuve que votre frère se trouvait souvent dans unesituation précaire, et qu’il avait, par moments, des retours defortune qui lui permettaient de rentrer en possession de son bien…Ce n’est pas tout… En regardant le boîtier intérieur, vous y verrezdes milliers d’éraflures autour des trous destinés à remonter lamontre… Toutes les montres appartenant à des ivrognes ont desmarques semblables. Ils veulent les remonter le soir, leur maintremble et la clef s’échappe… Voilà !

WATSON. – Savez-vous, Holmes,que si vous aviez vécu il y a deux ou trois siècles, on vous auraitbrûlé comme sorcier ?

HOLMES. – C’est une opérationqui m’aurait évité bien des heures d’ennui. Il prend une boîtede cuir de laquelle il tire une petite seringue à morphine àlaquelle il ajuste soigneusement une aiguille. Il remplit laseringue d’une liqueur contenue dans un flacon pris également dansla boîte. Puis il remonte la manche de sa chemise, introduitl’aiguille sous la peau et appuie sur le piston de la seringue.Watson le regarde se livrer à ce manège avec une expression detristesse, comme un homme qui s’est promis depuis longtemps de nepas faire d’observation à ce sujet.

WATSON, amèrement. –Qu’est-ce que c’est aujourd’hui ? De la morphine ou de lacocaïne ?

HOLMES. – De la cocaïne, moncamarade. Je suis revenu à mes amours. Il replace la seringueet le flacon dans la boîte qu’il referme, puis comme s’il sentaitdéjà l’effet vivifiant de la drogue, il s’étend avec délices surdes coussins.

WATSON. – Voilà des annéesque vous avez recours à cette satanée drogue. Et les dosesaugmentent de plus en plus tous les jours !… Jusqu’à lafin !

HOLMES. – Voilà des annéesque je déjeune tous les jours, Watson ! Et il en est de mêmejusqu’à la fin.

WATSON. – En déjeunant on senourrit ! … Avec ces drogues, vous vous empoisonnez… Leursravages sont lents, mais certains, et elles vous changent un hommedu tout au tout !

HOLMES. – Je suis tellementdégoûté de moi-même que je ne serais pas fâché de changer…

WATSON. – Holmes, je vousassure…

HOLMES. – Ne perdez pas votretemps, mon vieil ami. Et changeons de conversation ! … Puisquevous avez toujours manifesté un enthousiasme, excessif, à mon avis,pour les petites aventures de ma vie, voulez-vous que je vous metteau courant de la dernière ?

WATSON. – Volontiers !De quoi s’agit-il ?

HOLMES. – Du cas duprofesseur Moriarty.

WATSON. – Moriarty ! …Je ne me rappelle pas que vous m’ayez jamais parlé de cethomme-là !

HOLMES. – Un rudehomme !… Un génie dans son genre, Watson ! On l’asurnommé dans son monde le Napoléon du crime, rien que ça ! …Tapis comme une araignée au centre de sa toile, il guette lesmouches qui s’aventurent à sa portée… Et cette toile a des milliersde ramifications qui s’étendent sur toute surface du globe.

WATSON. – Diable !…Voilà qui est intéressant.

HOLMES. – C’est surtoutmaintenant que l’intérêt atteint son point culminant, car demainsoir, quand dix heures sonneront, l’heure du professeur Moriartysonnera en même temps, et le Napoléon du rime aura, je l’espère,fini sa carrière… Alors, nous assisterons au plus grand procèscriminel du siècle… Ce n’est pas dix, ce n’est pas cinquante, c’estcent mystères insondables, jusqu’à ce jour qui s’éclairciront à lafois… Cent forfaits dont chacun mérite la corde !

WATSON. – Mais lorsque cetextraordinaire criminel se sentira définitivement traqué, il sedéfendra terriblement.

HOLMES. – Il se défend déjà,mon cher, et il est en train de me faire l’honneur de concentrertoutes les ressources de son organisation sur un seul but : mesupprimer.

WATSON. – Hé là ! Voilàqui est dangereux !

HOLMES. – Bah ! s’ilréussit, cela m’épargnera de recourir à ces pauvres remèdesauxquels vous en voulez tant ! … Je passe ma vie à essayerd’échapper aux banalités de l’existence. Si le professeur Moriartypeut m’y aider, ce sera un bonheur pour moi !

WATSON. – On peut échapperaux banalités de l’existence sans courir de pareils risques. Vousl’avez bien prouvé, Holmes… Et rien que le désir de démêlerl’écheveau des énigmes qu’on vous demande chaque jour dedébrouiller vaut la peine de vivre !

HOLMES. – C’est bienmonotone, allez !

WATSON. – Monotone !Dites que c’est palpitant… Tenez cette affaire dont vous commenciezà vous occuper la dernière fois que je vous ai vu… Ces lettresécrites à une jeune femme par je ne sais plus quel grandpersonnage ! … Une affaire sensationnelle, si je m’en souviensbien ! … Vous aviez trouvé, pensiez-vous, le moyen de forcerleur propriétaire à désigner elle-même la place où elle lescachait… Eh bien, votre plan a-t-il réussi ?

HOLMES. – De point enpoint.

WATSON. – Alors la dame s’esttrahie ?

HOLMES. – Oui, mon braveWatson… Tout s’est passé comme je l’avais supposé… J’ai mis lamain, grâce à mon stratagème, sur ce fameux paquet de lettres… Etje l’ai restitué à miss Alice Brent.

WATSON, stupéfait. –Restitué ? … Pour quel motif ? …

HOLMES. – Parce que c’eût étéun vol de le garder, son contenu étant la propriété absolue decette jeune fille.

WATSON. – Mais alors, vousavez perdu votre temps ?

HOLMES. – Non, si je suisparvenu à gagner la confiance de miss Brent… Ne pouvantm’approprier ces lettres et ces photographies sans sonconsentement, ma seule ressource était de la décider à me lesremettre de son plein gré… Or, les lui restituer alors qu’elle lescroyait perdues pour elle, c’était le premier pas vers saconfiance… Le second dépend de ce qui va se passer aujourd’hui etj’attends Forman pour me renseigner sur ce point.

SCÈNE III

LES MÊMES, THÉRÈSE

Thérèse rentre introduite par Billy. Ellesemble hors d’haleine et sous le coup d’une profondeémotion.

THÉRÈSE. – Je vous demandepardon, monsieur, le groom, quand il a su de la part de qui jevenais, m’a dit que vous seriez heureux de me voir tout desuite.

HOLMES. – Et de la part dequi venez-vous mademoiselle ?

THÉRÈSE. – C’est Benjamin…Benjamin, le maître d’hôtel, qui m’envoie…

HOLMES, vivement. –Vous êtes la bienvenue. Merci, Billy, vous avez été intelligentcomme d’habitude.

Billy salue et sort.

HOLMES. – Maintenant,Mademoiselle, je vous écoute.

THÉRÈSE. – Monsieur, je suisfemme de chambre dans une maison où Benjamin sert également. Commeje lui disais hier mon intention formelle de quitter ma place, ilm’a donné votre adresse, en m’engageant à venir vous voir.

HOLMES. – Dois-je comprendreque vous étiez au service de Mme Murray ?

THÉRÈSE. –Justement !

HOLMES. – Vous êtesfrançaise, je crois ?

THÉRÈSE. – Oui, monsieur,c’est à Paris que Mme Murray m’a engagée.

HOLMES. – Et qu’avez-vous àme dire de si pressé ?

THÉRÈSE. – Il s’agit dumaître d’hôtel qui me recommandait à vous.

HOLMES. – DeBenjamin ?

THÉRÈSE. – J’ai peur pourlui… Je suis sûre qu’il lui est arrivé quelque chose. Je n’ai pasosé descendre pour aller y voir !

HOLMES. – Descendre ?…Où cela ?

THÉRÈSE. – Dans lacave !… Il y est allé, lui, et il n’est pas remonté.

HOLMES, il sonne. Puis ilva à la table, tire un revolver d’un tiroir et le glisse dans sapoche. – Vraiment ? … Et savez-vous qui l’y aenvoyé ?

THÉRÈSE. – Parbleu ! …c’est le singe ! … Se reprenant. Oh ! pardon,c’est un mot de Paris qui me revient… Je veux dire : lepatron !

HOLMES. – Orlebar ?

THÉRÈSE. – Je ne sais pass’il s’appelle Orlebar, je ne le connais que sous le nom deMurray.

HOLMES. – Et y avait-illongtemps que Forman était descendu à la cave lorsque vous avezquitté la maison ?

THÉRÈSE. – Non, car lesoupçon m’est venu tout de suite… Dès que j’ai entendu l’horriblebruit ! Elle se couvre la figure. Ah ! cebruit !

HOLMES. – De quel bruitparlez-vous, Mademoiselle… voyons ! Tâchez d’être calme, et deme répondre nettement… À quoi ressemblait-il ce bruit ?

THÉRÈSE. – C’était comme lecri d’angoisse d’un homme assailli et frappé à l’improviste.

HOLMES, à Billy quientre. – Billy ! mon pardessus, mes bottines ! Vousirez ensuite chercher une voiture ! … Dépêchez ! Ilva au tiroir e la table et en tire un second revolver.

BILLY. – Bien, monsieur.

HOLMES, revenant àThérèse. – Avez-vous remarqué si quelqu’un était descendu à lacave à la suite de Benjamin ?

THÉRÈSE. – Non, monsieur, jene l’ai pas remarqué !…

HOLMES, à Billy qui a misle pardessus sur le canapé et les bottines sur le parquet. –Maintenant, ma canne. Tendant à Watson le second revolver.Prenez ceci, Watson… vous viendrez avec moi ?

THÉRÈSE. – Est-ce que je neferais pas bien de vous accompagner aussi ?

HOLMES. – Non !Attendez-moi ici au contraire… On entend au dehors des pasprécipités. Mais que disiez-vous donc ?… Il me semblereconnaître le pas de Forman…

Benjamin paraît à la porte.

THÉRÈSE, haletante.– Ah ! quel bonheur !

SCÈNE IV

LES MÊMES, BENJAMIN

Il entre rapidement. Ses vêtements sontcouverts de charbon et déchirés en plusieurs endroits. Son désordrene doit rien avoir de comique. Il a au front, au-dessus de latempe, une blessure saignante. Holmes qui commençait à ôter sa robede chambre, en rattache la cordelière.

BENJAMIN, très maître delui, les pieds sur ta même ligne, les mains au corps, attitudemilitaire. – Rien de nouveau depuis votre départ, monsieur…sauf ce matin, un peu après neuf heures…

HOLMES, l’arrêtant.– Une minute ! Se tournant vers Thérèse et lui montrant laporte à droite. Mademoiselle, voulez-vous me faire le plaisird’entrer dans cette chambre, et de vous y reposer un instant.

THÉRÈSE, que le récit deBenjamin semble intéresser. – Mais je ne suis pasfatiguée…

HOLMES. – Alors,promenez-vous de long en large. Je viendrai vous chercher quandj’aurai besoin de vous.

THÉRÈSE. – Ah ! bien,monsieur.

Elle sort. Holmes ferme la porte derrièreelle, puis il se tourne vers Watson, et pendant tout le reste de lascène, il demeure l’oreille au guet, épiant tous les bruits quipeuvent venir du dehors.

HOLMES. – Donnez donc un coupd’œil à cette blessure, Watson.

BENJAMIN. – Ce n’est rien,monsieur.

HOLMES. – Regardez tout demême, cher ami !

WATSON, examinant lablessure de Benjamin. – Un mauvais coup… mais heureusement peudangereux.

HOLMES. – Bon ! …Alors ? Pendant que Benjamin parle, Holmes jette de tempsen temps un coup d’œil sur la porte par laquelle Thérèse estsortie, mais sans que ce jeu de scène détourne son attention durécit du maître d’hôtel.

BENJAMIN. – Orlebar et safemme sont sortis… Je les ai vus prendre une voiture presque devantla porte… Elle, est revenue deux heures après toute seule. Quelquesinstants plus tard, un vieux bonhomme avec l’accent étranger asonné et l’a demandée… Elle l’a reçu et s’est enfermée avec luidans la bibliothèque où ils se sont mis à mijoter quelque choseensemble… Je les ai observés par la fente que j’avais pratiquée àla porte… Ils étaient occupés à confectionner un paquet en touspoints semblable à la liasse de lettres qui est entre les mains demiss Brent. Il faut vous attendre, de ce côté, à quelque piège,monsieur ! … Merci, monsieur le docteur.

HOLMES. – Piège dans lequelnous essaierons de prendre ceux qui veulent nous le tendre, monbrave Forman… Et Orlebar, à quel moment est-il rentré ?

BENJAMIN. – Dansl’après-midi, vers trois heures.

HOLMES. – Semblait-il irritécontre vous ?

BENJAMIN. – Il faisait cequ’il pouvait pour ne pas en avoir l’air, mais, au fond, je suissûr qu’il l’était.

HOLMES, après une secondede réflexion. – Il a dû avoir une consultation au dehors, avecquelque conseiller… Et sa femme, quel sentiment voustémoignait-elle ?

BENJAMIN. – Maintenant quej’y songe, je me rappelle qu’en entrant elle m’a lancé un mauvaisregard.

HOLMES. – C’est qu’elle étaitprésente à la consultation… On a dû les engager à se débarrasser devous. Orlebar vous a envoyé à la cave sous un prétextequelconque ! Et vous avez été attaqué dans l’obscurité pardeux hommes, peut-être trois… Vous avez reçu sur la tête un coupd’un de ces boudins remplis de sable qui sont l’arme favorite desmalfaiteurs d’aujourd’hui… Vous avez eu la chance de trouver àvotre portée pour vous défendre un de ces morceaux de bois quiservent à mettre les tonneaux de bière sur chantiers… Mouvementd’étonnement de Benjamin. Oui, vous avez encore une échardecoin de votre ongle… Et vous êtes parvenu à vous échapper dansobscurité, en vous faufilant à travers les tas de charbon…

BENJAMIN, avecadmiration. – C’est exactement ce qui s’est passé,monsieur.

WATSON. – Quelhomme !

HOLMES,réfléchissant. – Sûrement, ils se sont adjoints unassocié… Un homme dangereux à ce que je vois… Non seulement c’estlui qui a ourdi contre vous ce petit complot, mais la confection dece second paquet dont vous me parlez est certainement due à soninspiration… Il est probable que d’ici peu de temps je recevrai uneproposition d’Orlebar pour me vendre les fameuses lettres, pas lesvraies bien entendu… Il prétendra que miss Brent a changé d’avis etse décide à les négocier. Un rendez-vous me sera offert pour encauser, dans lequel il s’efforcera de me faire payer le plus cherpossible son petit travail de faussaire… Après quoi…

SCÈNE V

LES MÊMES, BILLY

BILLY, portant une lettresur un plateau. – C’est une lettre, monsieur, une lettre trèsimportante, a dit le commissionnaire.

HOLMES, sans prendre lalettre. – Tenez, ou je me trompe fort ou voici lacommunication en question… Ayez donc la complaisance de me lirecette lettre, Watson ! Mes yeux ne valent plus grand’chose…C’est la faute de tous ces petits flacons que vous aimez tant…

WATSON, ouvrant lalettre. – «Cher Monsieur…

HOLMES, qui s’est étendusur un fauteuil encombré de coussins. – Ah bah ! qui doncm’écrit si familièrement ?

WATSON. – C’est signé: JamesOrlebar.

HOLMES. – Hein ! Quellebonne surprise !… Voyons ce que cet excellent James désire demoi.

WATSON. – « J’ail’honneur de vous informer que miss Brent a changé d’avis en ce quiconcerne les lettres que vous désirez obtenir d’elle. Elle estprête à vous les céder sous certaines conditions que miss Brent melaisse le soin de débattre avec vous. Je vous avise donc que contreargent comptant, tous les documents, y compris les portraits,seront à votre disposition. Si vous désirez vous entretenir avecmoi à ce sujet, nous pourrons nous voir ce soir chez un de mesamis, en son domicile de la Cité à 11 heures. Trouvez-vous à 10 het demie au coin du pont de Waterloo. Une voiture fermée vousattendra, et le cocher vous conduira à la maison en question. Sivous vous faisiez suivre, ou si vous essayiez n’importe quelletentative hostile, il est inutile de vous dire que l’affaireproposée avorterait du même coup. Votre bien sincèrement, JamesOrlebar. » Pendant qu’il lit, Holmes, écrit nonchalammentquelques lignes.

HOLMES. – Ce soir 10 h etdemie, une voiture au coin du pont de Waterloo… Personne ne doitm’accompagner… ni me suivre… ou l’affaire est dans l’eau… C’estbien cela n’est-ce pas ?

WATSON. – C’est biencela.

HOLMES, tandis qu’ilcachette son billet. – Billy ?

BILLY. – Monsieurdésire ?

HOLMES, lui tendant lebillet qu’il vient d’écrire. – Remettez Ceci a l’homme quiattend.

BILLY. – C’est une femme,monsieur.

HOLMES, l’œil fixe devantlui. – Ah !… Vieille ou jeune ?

BILLY. – Entre deux âges.

HOLMES. – Elle est venue encab ?

BILLY. – Non, monsieur, dansune voiture fermée.

HOLMES. – Connaissez-vous lecocher ?

BILLY. – J’ai déjà vu safigure, mais je ne peux pas me rappeler où ?

HOLMES. – Remettez ce mot àcette dame… et regardez encore une fois la tête de ce cabmann…

BILLY, prenant lalettre. – Oui, monsieur. Il sort.

SCÈNE VI

WATSON, HOLMES, BENJAMIN puis THÉRÈSE

WATSON. – Ai-je bien compris,Holmes ?… Votre intention est d’aller à cerendez-vous ?

HOLMES. – Vous l’avezdit.

WATSON. – Mais c’est le fauxpaquet qu’ils veulent vous vendre ?

HOLMES. – Je l’espère bien,car c’est précisément celui dont j’ai besoin.

WATSON. – À quoi peut-il vousservir ?

HOLMES. – À me donner lemoyen, mon cher Watson, de mettre enfin la main sur le vrai… Ilva à la porte de la salle à manger et appelle.Mademoiselle ! …

WATSON. – Mais cet homme-làvous veut du mal.

HOLMES, touchant sapoitrine du bout du doigt. – Croyez-vous que cet homme-ci luiveuille beaucoup de bien ? … À Thérèse qui vientd’entrer. Ayez la complaisance, mademoiselle, de prêter uneattention scrupuleuse à ce que je vais vous dire… Ce soir à onzeheures, j’ai rendez-vous avec M. Orlebar dans le but de luiacheter le paquet de lettres dont vous venez de nous entendreparler pendant que vous écoutiez par le trou de cette serrure…

THÉRÈSE, confuse. –Moi, monsieur ?

HOLMES. – Je ne vous en veuxpas… Mais je désire que vous mettiez miss Brent au courant de monacquisition, en lui laissant supposer que je crois faire l’emplettedu vrai paquet de lettres.

THÉRÈSE. – Je comprends trèsbien, monsieur.

HOLMES. – Vous êtesintelligente… Un mot encore… Demain soir, je vous demanderai debien vouloir accompagner votre maîtresse ici. J’ai… avec deuxdiplomates étrangers, le comte Stahlberg et le baron d’Altenheim,une entrevue à laquelle je serais heureux que miss Brent pûtassister. D’ailleurs, vous recevrez des instructions demainmatin.

THÉRÈSE. – Bien, monsieur.Elle salue et sort.

HOLMES. – Forman ?

BENJAMIN. –Monsieur ?

HOLMES. – Prenez votretransformation de mendiant numéro 14, et faites-moi le plaisird’explorer, dans un périmètre d’un mille environ, les bars quientourent la maison des Orlebar. Tâchez, si vous le pouvez, derecueillir quelques indices sur leur nouvel associé… J’en aibesoin… Entendez-vous… absolument besoin l…

BENJAMIN. – C’estcompris ! …

SCÈNE VII

SHERLOCK HOLMES, WATSON, BENJAMIN, BILLY

BILLY, entrant. –Monsieur, il y a en bas, à la porte de la rue un homme qui voudraitparler à M. Benjamin Forman.

HOLMES, il se dirigeaitsur la gauche, s’arrête brusquement. – Ah ! Ah !…Ilne serait peut-être pas mauvais de jeter un regard sur cetindividu. Faites-le monter, Billy.

BILLY. – Il ne peut pas,monsieur. Il est en train de surveiller un homme dans la rue. C’estun détective.

BENJAMIN. – Un détective… Sij’allais voir ce qu’il veut…

HOLMES. – Non !Benjamin s’arrête. Holmes réfléchit. Pourtant… si…Peut-être ? … Mais avant, examinez bien l’homme… et soyez prêtà tout événement…

BENJAMIN. – Vous pouvez vousfier à moi, monsieur. Il sort.

HOLMES. – Billy, suivezForman et venez me dire comment cela se passe avec cedétective.

BILLY. – Oui, monsieur.Il sort derrière Benjamin.

WATSON, à Holmes quisemble écouter et réfléchir. – Voilà qui devient de plus enplus intéressant.

Un temps. Holmes ne répond pas. Il écoutetoujours, puis se dirige vers la fenêtre à travers laquelle iljette un regard.

WATSON. – Dites-moi, mon cherHolmes, puisque vous avez eu la bonté de me dire déjà quelques motsde cette affaire…

HOLMES,l’interrompant. – Une seconde, je vous prie… Ilsonne. Un silence après lequel Billy entre.

HOLMES. – Forman est toujoursen bas ?

BILLY. – Non, monsieur, ilest parti avec l’homme.

WATSON. – Alors c’était vraicette communication ? …

HOLMES. – Peut-être ! …Merci, Billy… Billy sort. Vous parliez, Watson, de cetteaffaire de miss Brent ?…

WATSON. –Précisément… J’en connais le commencement… n’aurez-vouspas l’amabilité de me mettre au courant du reste ?

HOLMES. – Que voulez-vous queje vous dise de plus ?

WATSON. – Par exemple, ce quevous avez l’intention de faire de ce faux paquet de lettres pourlequel vous allez peut-être risquer votre vie ?

HOLMES, regardant Watsonpendant quelques minutes avant de parler. – J’ai l’intention,à l’aide de ce faux paquet, de décider miss Brent à me donnervolontairement l’original… Je serais obligé, pour parvenir à monbut, d’avoir recours à un stratagème qui me fait presque honte, etauquel je ne me serais certainement pas arrêté si… si j’avais connucette jeune fille, comme je la connais aujourd’hui… Paraissantabsorbé par une autre idée tout à fait étrangère à la question quile préoccupe. Oui, c’est mal, c’est très mal de ma part,d’agir ainsi, car elle est charmante, cette enfant, Watson !Absolument, et en tous points, charmante…

WATSON, le regardant avecétonnement. – D’ordinaire, mon excellent ami, quand vous êtesattelé à votre besogne, vous ne vous préoccupez guère du charme desfemmes en face desquelles vous vous trouvez !

HOLMES. – C’est vrai !Mais je n’ai pas pu rester indifférent à celui-là.

WATSON, le regardant avecune surprise croissante. – Vraiment ! … Serait-il doncpossible que cet inattaquable cœur eût subi…

BILLY, entrant. –Que monsieur m’excuse ! … Mais Benjamin vient d’envoyer dechez le pharmacien du coin pour dire que sa tête lui fait plus malque tout à l’heure et qu’il serait obligé au Dr Watson s’il voulaitvenir y donner un coup d’œil.

WATSON. – Certainement !… J’y vais tout de suite… Prenant son chapeau. C’estsingulier… Cette blessure n’avait pourtant pas l’air si sérieuse…À Holmes. Je reviens dans cinq minutes. Il sort. Untemps.

HOLMES. – Billy ?

BILLY. – Monsieur ?

HOLMES. – Qui est venu fairecette commission de la part de Forman ?

BILLY. – Le garçon dupharmacien.

HOLMES. – Lequel de sesgarçons ?

BILLY. – Ce doit être unnouveau, car je ne l’avais encore jamais vu.

HOLMES, vivement. –Vite, Billy ! Courez derrière le docteur. Je redoute pour luiquelque danger… Revenez me mettre au courant immédiatement. Neprenez pas la peine de monter jusqu’ici… sonnez deux fois à laporte d’en bas… J’entendrai… Surtout hâtez-vous.

BILLY. – J’y cours,monsieur.

Il sort rapidement. Holmes reste sansbouger et comme hésitant. Il fait un pas vers la salle à mangerpuis s’arrête brusquement prêtant l’oreille. Il se tourne vers lacheminée et prend une pipe dans sa main gauche. il la bourre etl’allume tout en écoutant. La pipe entre les dents, il va vers latable où il a déposé son revolver et le glisse dans la poche de sarobe de chambre, où il continue à le tenir dans sa main. Il sembletrès à l’aise et ne perd pas de vue la porte.

SCÈNE VIII

SHERLOCK HOLMES, MORIARTY

Moriarty entre par la porte del’antichambre. Il marche d’un pas résolu, mais s’arrête sur leseuil, les yeux fixés sur Holmes. Il tient sa main droite derrièreson dos. Au moment où Moriarty fait un pas en avant, la main deHolmes se crispe involontairement dans la poche de sa robe dechambre.

MORIARTY, aveccalme. – C’est une dangereuse habitude de garder des armes àfeu dans la poche de sa robe de chambre.

HOLMES. – Dans trois minutes,on vous transportera à l’hôpital si vous continuez à garder votremain derrière le dos. Laissez votre revolver où il est, vousentendez.

MORIARTY. – Soit ! Jedésarme, mais c’est à la condition que vous m’imiterez. Lesdeux hommes très lentement remettent dans leurs poches lesrevolvers qu’ils en avaient brusquement tirés.

HOLMES. – Voilà ! … Ilfaut savoir faire des concessions aux gens qu’on reçoit.

MORIARTY. – Vous ne meconnaissez évidemment pas, monsieur Holmes ?

HOLMES, retirant sa pipede sa bouche et laissant échapper une bouffée de fumée. – Jevous demande pardon ! J’ai ce plaisir. Je dirais même quedepuis un instant, je vous attendais. Veuillez prendre une chaise,monsieur Moriarty… Si vous avez, comme il me semble, quelquecommunication à me faire, j’ai cinq minutes à vous accorder.

Un temps. Moriarty fait un mouvement avecsa main droite comme pour prendre quelque chose dans son pardessus,Il s’arrête brusquement en voyant Holmes l’ajuster avec sonrevolver, et sa main reste dans la position exacte où elle s’estarrêtée.

HOLMES. – Pardon ! Maispuis-je vous demander ce que vous alliez faire ?

MORIARTY. – Regarder l’heureà ma montre, puisque votre temps est si mesuré.

HOLMES. – Ne prenez pas cettepeine. Je vous dirai quand les cinq minutes seront écoulées.

Moriarty s’avance lentement jusqu’audossier de la chaise que lui a désigné Holmes, sur lequel ilcontinue à avoir les yeux fixés. Il ôte son chapeau et s’inclinedoucement pour le poser sur un tabouret. Holmes replace sonrevolver sur la table. Mais, à ce moment, Moriarty lève à nouveausa main droite. Holmes reprend tranquillement son revolver, prêt àtout événement. Moriarty en voyant le geste de son adversaire portela main à sa gorge. Il ôte un cache-nez de laine qui lui entoure lecou et le met dans son chapeau. Pendant ce temps, simultanément,Holmes regagne l’autre côté de la table qui se trouve ainsi entredeux, et pose son revolver sur cette table.

MORIARTY. – Vous devezprobablement avoir réfléchi à ce que je viens vous dire.

HOLMES. – Et vous avez sansdoute réfléchi à ce que je vais vous répondre.

MORIARTY. – M’est-il permisde vous demander, monsieur Sherlock Holmes, s’il entre dans vosintentions de continuer à vous occuper de moi encorelongtemps ?

HOLMES. – Mais jusqu’à ce queje sois arrivé au but que je poursuis, monsieur Moriarty.

MORIARTY. – Je regrette cettedétermination, et moins pour moi, laissez-moi vous le dire, quepour vous.

HOLMES. – Je partage vosregrets, professeur, mais à votre endroit seulement, et à cause dela position fâcheuse dans laquelle vous allez prochainement voustrouver.

MORIARTY. – Puis-je vousdemander à quelle position vous faites allusion ?

HOLMES. – Mais à cellequ’occupe généralement cinq ou six pieds du sol, au bout d’unecorde, l’homme que la loi condamne à être pendu !

Moriarty fait un pas vers Holmes. Ils’arrête immédiatement envoyant la main de celui-ci se poser surson revolver.

MORIARTY. – Et vous vousfigurez que je vous laisserai le loisir de contempler ceréjouissant spectacle ?

HOLMES. – Ceci me préoccupefort peu pourvu que le spectacle ait lieu…

À cette réponse, Moriarty fait unmouvement brusque. Holmes saisit son arme et le met en joue.Moriarty est maintenant tout près de la table qui, seule, le sépared’Holmes.

MORIARTY, aveccolère. – Savez-vous que vous avez une belle audace de mefaire en face un pareil aveu ? Mais cette audace vient devotre ignorance !… Avez-vous l’illusion de croire que jeserais ici si je n avais pris toutes mes mesures pour garantir masûreté…

HOLMES. – Non, professeur… Jene vous méconnais pas au point de vous supposer un tel courage.

MORIARTY. – Vous savez,n’est-ce pas, que votre ami le docteur et votre fidèle Benjamin neseront pas de retour avant quelque temps ?

HOLMES. – Je m’en doute.

MORIARTY. – Puisque leurabsence prolonge notre tête à tête, nous allons pouvoir traiter denos affaires en toute tranquillité, sans crainte d’êtredérangés !… Et d’abord, je désirerais appeler votre attentionsur quelques remarques que j’ai notées sur ce carnet… Il porterapidement la main à sa poche de côté.

HOLMES. – Bas lesmains ! Moriarty arrête brusquement son mouvement.Bas les mains, je vous dis !… Je vous dispense de me montrerle carnet auquel vous faites allusion !

Moriarty laisse retomber sa main sur songenou.

MORIARTY. – C’est dans le butde…

HOLMES. – C’est un but qui nem’intéresse pas.

MORIARTY, faisant unenouvelle tentative pour lever les mains. – Mais je voudraisvous montrer…

HOLMES. – Et moi je ne veuxpas voir ! Je vous répète que ce carnet m’est indifférent.Cependant… Il appuie de la main gauche sur la sonnetteélectrique en tenant toujours son revolver de la main droite.Je vais vous prouver encore mon souci d’être agréable à meshôtes…

Un silence.

MORIARTY. – Il me semble quevotre domestique ne répond pas vite à votre sonnette.

HOLMES. – Tranquillisez-vous,il finira bien par répondre.

MORIARTY. – Peut-êtretardera-t-il plus que vous ne le supposez. Moriarty a reprisson foulard qu’il remet à son cou essayant encore à l’abri de cemouvement, de porter la main droite à sa poche. Un geste de Holmesarmé de son revolver l’arrête.

HOLMES. – Je vais sonnerencore une fois. Il sonne.

MORIARTY,froidement. – Je crois être à peu près certain qu’il neviendra pas…

HOLMES, avecindignation. – Vous vous seriez attaqué à cetenfant ?

MORIARTY. – Quellesupposition ! … Mais il est peut-être retenu malgré nous…

HOLMES. – Cela peut en effetarriver à tout le monde… Qui sait si demain, monsieur Moriarty, lemême désagrément ne vous arrivera pas.

SCÈNE IX

LES MÊMES, BILLY

Billy entre encourant, sa livrée estcomplètement en lambeaux, le devant de sa veste n’existe pour ainsidire plus. Geste de colère de Moriarty à sa vue.

BILLY. – Excusez-moi,monsieur, mais tandis que je courais chez le pharmacien, un ivrognequi marchait en sens inverse m’a heurté et je suis tombé parterre…

HOLMES. – Et vous avez mis silongtemps à vous relever ?

BILLY. – C’est qu’au mêmemoment une automobile descendait la rue à toute vitesse… Leconducteur n’a pas eu le temps d’arrêter…

HOLMES. – Et ? …

BILLY, souriant. –Et la voiture m’a passé sur le corps… Mais quand on est agile, ilfaut que ça serve… Je me suis allongé vivement dans le sens del’automobile et je m’en suis tiré comme monsieur voit… Par exemple,ma livrée a été plus endommagée que moi.

HOLMES. – Je suis heureux,Billy, que vous ayez pu échapper à ce danger… Et je suis certainque monsieur qui semblait s’intéresser à votre aventure partage leplaisir que j’éprouve…

BILLY, à Moriarty. –Merci bien, monsieur.

HOLMES. – Justement,Billy ! Monsieur désirerait que vous lui rendiez le service deprendre quelque chose dans la poche droite de son vêtement…Holmes a désigné Moriarty en étendant sa main droite qui esttoujours armée de son revolver. Mouvement de Moriarty encore unefois calmé à la vue de l’arme. Il n’est pas tout à fait dansson assiette aujourd’hui et le moindre mouvement le fatigue… Ayezdonc la complaisance de faire celui-là pour lui… Dans la poche…droite.

Billy obéissant à Holmes va à Moriarty ettire de la poche de celui-ci un revolver.

BILLY. – Est-ce cela,monsieur ?

HOLMES. –Parfaitement !… Veuillez poser cette arme sur la table… Paslà, Billy… un tout petit peu plus près de moi.

BILLY, après avoir mis lerevolver sur la table à portée de Holmes. – Faut-il voir s’ily en a un autre ?

HOLMES. – Inutile de vousdonner cette peine ! Les tentatives réitérées de monsieur pourtirer cette arme de sa poche me font croire qu’il ne doit avoir quecelle-là sur lui.

BILLY. – C’est tout ce quemonsieur désire ?

HOLMES. – Maintenant que vousavez votre… carnet, professeur, je ne pense pas que les services demon groom vous soient nécessaires plus longtemps ? Non ?…Vous pouvez vous retirer, Billy.

Pendant que Billy sort, Holmes jouenégligemment avec le revolver de Moriarty.

MORIARTY, les dentsserrées. – Parlons peu et parlons bien ! … Le 4 janvierdernier, vous avez commencé à vous occuper de moi… Le 23, vousm’avez gêné, et aujourd’hui, à la fin d’avril, vous semblezdécidément vouloir vous attaquer à ma liberté…

HOLMES. – À quelle conclusionen arrivez-vous ?

MORIARTY. – À celle que jevais vous notifier… Si vous ne vous décidez pas à me laissertranquille, monsieur Holmes, à partir de la minute présente, je nedonnerai plus ça de votre vie. Jeu de scène en faisant claquerson ongle sur ses dents.

HOLMES. – Eh bien, mon chermonsieur Moriarty, je vais entrer dans vos vues. Mouvement deMoriarty. Je suis décidé à ne plus m’occuper de vous à compterde demain soir dix heures…

MORIARTY. – Pourquoi cedélai ?

HOLMES. – Parce qu’à cetteheure-là, cher monsieur, vous signerez vous-même votre écrou à laprison de Newgate… Et que moi non plus, je ne donnerai pas ça devotre vie… Même jeu de scène que plus haut.

MORIARTY. – J’avais raisontout à l’heure de dire que vous ne me connaissez pas… Il y avingt-quatre heures d’ici à demain, c’est-à-dire vingt-quatre foisplus de temps qu’il n’en faut pour déblayer ma route de tout ce quila gêne… J’avais provoqué cet entretien pour vous offrir une chancede salut, en renonçant à une lutte qu’aucune police du monde n’estde taille à soutenir… Votre intelligence m’intéressait, car je saisapprécier le talent et j’hésite à le supprimer quand je peux faireautrement… Vous ne l’avez pas compris ! Tant pis pourvous !

HOLMES. – Quand j’étais toutpetit, monsieur Moriarty, ma nourrice m’a appris à ne pas tremblerdevant les fantômes et les loups-garous…

MORIARTY. – Votre nourriceétait une femme de bon sens, monsieur Holmes… Mais elle aurait dûvous dire qu’il y a des loups-garous qui mordent et des fantômesqui tuent…

Tous les deux se bravent duregard.

HOLMES. – Je suis désolé,professeur, mais le plaisir de votre conversation me fait oublierdes affaires importantes auxquelles je dois mes soins…

Il se tourne du côté de la cheminée etsemble chercher une allumette. Moriarty se lève doucement, prendson chapeau les yeux fixés sur Holmes. À la vue du revolver qui estresté sur la table, il fait lentement un pas de côté et dépose sonchapeau à côté du pistolet pour rajuster son foulard. Holmesenflamme une allumette et allume nonchalamment sa pipe. Moriarty enreprenant son chapeau dirige doucement la main vers son revolverqu’il parvient à saisir.

MORIARTY. – Je vous ai avertidu danger que vous courriez… Mes conseils ne vous ont pas persuadé…Ceci vous convaincra peut-être…

Rapidement, il lève son arme vers Holmes,et appuie sur la gâchette pour faire feu. Holmes s’est retournétranquillement sur lui, continuant à allumer sa pipe, de tellesorte, que l’arme est dirigée en plein sur son visage. On entend leclaquement du chien répété trois ou quatre fois de suite, sans quele revolver parte.

HOLMES. – Excusez-moi… Iljette son allumette et prend dans la poche de sa robe de chambreplusieurs cartouches qu’il jette dans le chapeau que tientMoriarty. Je ne supposais pas que vous auriez encore besoin devotre revolver… J’avais retiré les cartouches et je les avais misesdans ma poche. Mais vous les trouverez là au complet.

MORIARTY, maîtrisant sondépit et avec dédain. – C’est de l’escamotage, cela, monsieurHolmes !

HOLMES, souriant. –Dans notre métier, il faut bien faire un peu de tout.

Il va à la cheminée et sonne.

Mouvement de rage de Moriarty.

BILLY, entrant. –Monsieur a sonné ?

HOLMES. – Reconduisezmonsieur, Billy, avec tous les égards qui lui sont dus.

BILLY. – Par ici,monsieur.

MORIARTY, il regardeHolmes avec rage et lui tendant le poing. – Nous nousreverrons, Sherlock Holmes !

HOLMES. – J’en serai toujoursenchanté, professeur Moriarty !

Il continue à allumer sa pipe et lancepresque au visage de Moriarty une longue bouffée de fumée. Celui-ciavec un geste de fureur se dirige vers la porte que lui indiqueBilly.

RIDEAU

ACTE IV

DÉCOR: La Chambre du Sommeil, à Stepney.Une pièce spacieuse et obscure à l’étage supérieur d’une vieillemaison donnant sur un des quais les plus lointains de la Tamise.Les murs s’effritent, par places. Des caisses de tous genres et detoutes dimensions, des tonneaux. Les poutres massives, quisoutiennent le plafond s’élèvent ça et là sur la scène. L’aspect dugrenier d’un entrepôt quelconque. Au fond une large porte de chênetrès solide, garnie de verrous et de barres de fer. À droite, ported’une armoire creusée dans le mur. À gauche, fenêtre dont lesvitres sales et pleines de toiles d’araignées empêchent de voir autravers. Derrière cette fenêtre, des barreaux solides. Contre lemur de gauche, une vieille table salie et noirâtre. Une ou deuxchaises de paille. La seule lumière qui éclaire la pièce est celled’une lanterne sourde portée par Fletcher.

SCÈNE I

FITTON, JARVIS, puis FLETCHER

Jarvis est assis sur une vieille caisse, àgauche, sans bouger, comme quelqu’un qui attend. Fitton est assissur la table. La porte du fond s’ouvre livrant passage à Fletcher,qui porte une lampe de sûreté. Il s’arrête un moment, et regardeautour de lui, dans la demi-obscurité qui l’entoure.

JARVIS, d’un ton lent etmorne. – C’est vous; Fletcher ! Qu’est-ce que vous venezfaire ici ?

FLETCHER, mêmeintonation. – Je suis envoyé par le patron. Nous avons àtravailler, ce soir.

JARVIS. – Oui. J’ai reçu unedépêche de Bassik qui me prévient.

Un temps.

FITTON. – La dernière foisque la Chambre du Sommeil a servi, pour qui était-ce ?

JARVIS. – Je ne sais pas lenom. C’est un homme qui est venu un soir avec Bassik, un négociantétranger avec lequel il avait voyagé en chemin de fer.

FITTON. – Et aujourd’hui,pour qui opérons-nous ?

FLETCHER. – Bassik ne me l’apas dit.

JARVIS. – Quand le clientsera là, nous le verrons bien !

SCÈNE II

LES MÊMES, BRIBB, puis BASSIK

Bribb entre doucement, examinant les êtresavec inquiétude. Au bruit, Fletcher lève sa lanterne pour voir quientre.

BRIBB. – Bonsoir, messieurs…Quelqu’un de vous peut-il me dire si c’est bien ici que jerencontrerai Alfred Bassik avec qui j’ai rendez-vous. Silencegénéral. Je vous demande pardon !… Peut-être n’avez-vous pasentendu ma question ?

FLETCHER. – Nous n’en savonspas si long, mon garçon !…

FITTON. – La personne quevous cherchez est peut-être ici…

JARVIS. – Et peut-être n’yest-elle pas ?

BRIBB. – Me voilà fixé !Je vous remercie. Silence. Drôle de maison… On ne peut pasdire que son aspect soit précisément gai ! … Mais enfin, ellea son caractère. Il tire une cigarette de son étui, la met danssa bouche et prend une boîte d’allumettes sur laquelle il seprépare à en frotter une.

FLETCHER ET LES AUTRES,vivement. – Pas d’allumette !…

BRIBB. – Hein ?

JARVIS. – Il y a dudanger !

Bribb s’arrête instantanément et tourne latête autour de lui, avec précaution, comme s’il s’attendait àtrouver à ses côtés des barils de nitroglycérine.

BRIBB. – Du danger ? Jene vois pas où ?

FLETCHER. – Si vous allumiez,vous le verriez !

La porte s’ouvre, livrant passage àBassik.

BASSIK. – Ah ! Bribb,vous êtes là !… Je vous attendais sur le quai…

BRIBB. – Vous m’aviez donnérendez-vous dans la maison… Alors, je suis entré ! … Si j’enjuge par la réponse de ces messieurs, vous n’avez pas l’air d’yêtre très connu !

BASSIK. – Ces messieurs sontdiscrets : c’est leur consigne… Vous vous êtes procuré la cordedont je vous ai parlé, Jarvis ?

JARVIS, montrant unrouleau de corde, sur le plancher, derrière lui. –Voilà !

BASSIK. – C’est vous qui êtesdans ce coin, Fitton ?

FITTON. – Oui, monsieur.

BASSIK. – EtFletcher ?

FLETCHER. –Présent !

Ils parlent chacun d’un côté de la pièceet Bribb se retourne vers eux au fur et à mesure qu’il entend lesvoix.

BASSIK. – Il va falloir jouerserré ce soir, mes enfants ! Nous avons affaire à un rudegaillard !

FITTON. – Vous n’avez pas dità qui.

BASSIK. – À SherlockHolmes !

FLETCHER, avec surpriseet joie. – Vrai ?

JARVIS. – Eh bien !monsieur Bassik, vous pouvez compter qu’on se donnera du coton pourêtre à la hauteur.

FLETCHER. – Il ne sortira pasd’ici.

BASSIK. – Ça vaudra mieux,car s’il en sortait, il pourrait nous en cuire à tous !

JARVIS. – Je n’aurai jamaiseu tant de plaisir que ce soir à tourner mes robinets !

BASSIK. – Ayez soin que toutsoit en ordre. Le professeur va venir inspecter le champ debataille.

FITTON. – Pas possible !… Le patron se dérange ?

BASSIK. – Oui. Il veut voirpar lui-même si la souricière est bien tendue. Et tenez, jel’entends qui monte ! … Le voici.

SCÈNE III

LES MÊMES, MORIARTY, ORLEBAR

MORIARTY, entrant. –Ah ! Vous voilà, Bassik ?

BASSIK. – Oui, monsieur.J’étais venu tout examiner selon vos ordres.

MORIARTY. – Fletcher est làaussi ?

FLETCHER. – De ce côté,monsieur.

MORIARTY. – Vous avez voshommes ?

FLETCHER. – Tous au complet,et bien stylés.

MORIARTY. – Avez-vous pensé àfaire une provision de gaz, si par accident la ville arrêtait ladistribution.

JARVIS. – Le réservoir estplein, monsieur.

MORIARTY, montrant laporte de droite. – Qu’est-ce que cette porte,Bassik ?

BASSIK. – C’est une armoireoù nous serrons quelquefois nos outils. Il ouvre la porte duplacard que Fletcher éclaire avec sa lanterne.

MORIARTY. – Elle n’a aucuneissue ?

BASSIK. – Aucune ! C’estun placard dans le mur. Il referme la porte.

MORIARTY. – Cettefenêtre !

BASSIK. – Condamnée depuislongtemps.

MORIARTY. – On peut casserles vitres !

BASSIK. – Celui qui s’enaviserait se trouverait en face d’une demi-douzaine de barreauxqu’il aurait du mal à briser.

FLETCHER. – L’homme seraligoté avant qu’il ait le temps de faire du dégât.

MORIARTY. – Vous êtes sûrqu’il n’y a pas de fentes, pas d’interstices par où l’air puissepasser ?

BASSIK. – Pas un troud’aiguille, monsieur ! La moindre crevasse est bouchéehermétiquement.

MORIARTY. – Et cetteporte ?

BASSIK. – C’est du cœur dechêne, et double en épaisseur.

MORIARTY. – C’est par là quesortent les hommes pour aller ouvrir le gaz ?

BASSIK. – Oui, monsieur.

MORIARTY. – Et il estimpossible qu’on puisse les suivre ?

BASSIK. – Impossible !Vous avez vu les verrous au dehors, et les deux barrestransversales pour plus de sûreté.

FITTON, montrant une desénormes poutres verticales qui s’élèvent au milieu du théâtre etsupportent le plafond. – Nous attachons d’abord l’homme àcette poutre.

MORIARTY. – Fletcher, faitesdevant moi la manœuvre des verrous.

FLETCHER, se levant.– Voilà, monsieur. Il sort par la porte du fond, etimmédiatement on entend le fracas des verrous et la pose desbarres.

BASSIK. – C’est à peu près lemême système que dans votre cabinet de travail, mais renforcé.

MORIARTY. – Oui… Il me sembleque tout cela manœuvre comme il convient.

Bruit des verrous et des barres qu’onrouvre. Fletcher rentre.

MORIARTY, allant à lui. –Fletcher, vous vous retirerez dans le corridor avec vos hommes, etvous attendrez que M. Orlebar, il le désigne, ait euavec la personne qui va venir un entretien, dans lequel il doitrégler une affaire personnelle… Que ces messieurs se tiennentcachés, et assez loin pour que Sherlock Holmes ne puisse soupçonnerleur présence… À Bassik. Qui conduit la voiture, cesoir ?

BASSIK. – Paddy Plum,monsieur. Je lui ai donné l’ordre de faire un tour d’environ uneheure pour que son voyageur ne se doute ni de la direction danslaquelle on le conduit, ni de la distance qu’il parcourt. Lavoiture arrêtera à la petite porte de l’allée, et Plum montrera lechemin à notre homme jusqu’ici.

MORIARTY. – Les volets debois du fiacre sont solides ?

BASSIK. – Et fermés àclef.

MORIARTY, regardant lalampe. – Qu’est-ce que c’est que cela ?… Une lampe desûreté…

BASSIK. – C’est à cause desémanations de gaz qui pourraient rester dans la pièce.

MORIARTY. – Je n’en veux àaucun prix ! Si Sherlock Holmes la voit, il se doutera dequelque chose. Reniflant. Je ne sens d’ailleurs aucuneodeur, et vos robinets sont bien fermés… Dites à Séraphin de seprocurer une lampe ordinaire… Bassik sort, regardant autour delui. Apportez cette table-là au milieu.

Fletcher et Jarvis apportent la table aumilieu du théâtre.

MORIARTY. – Bien ! …Maintenant, Fletcher, et vous autres, les hommes serapprochent, rappelez-vous une chose : tout coup de feu estinterdit ce soir ! Ne brûlez pas une capsule… On pourraitentendre le bruit en bas, dans l’allée… Faites en sorte de vousemparer du revolver que notre adversaire porte toujours sur luiavant qu’il ait idée de s’en servir… Deux d’entre vous attirerontson attention sous quelque prétexte; l’autre se glissera parderrière, et subtilisera l’arme dans sa poche. Tout le reste alorsdeviendra facile… Vous êtes adroit, Fletcher… Chargez-vous de cettedélicate opération.

FLETCHER. – Entendu,monsieur !

Rentre Bassik avec une lampe à huile, unede ces lampes bon marché, cristal opale, abat-joursemblable.

MORIARTY, à Bassik.– À la bonne heure !… Maintenant, vous pouvez éteindre votrelampe…

JARVIS. – Nous en auronsbesoin tout à l’heure quand nous aurons soufflé l’autre.

BASSIK. – Mais il ne faut pasqu’on la voie…

MORIARTY. – Alors, nel’éteignez pas ! Couvrez-la seulement avec quelquechose !

FITTON, à Fletcher.– Tiens ! Il prend la lampe et la met dans une grandecaisse dont il applique l’ouverture contre le mur, de façon àcacher toute lumière.

MORIARTY. – Appuyez la caisseau mur pour qu’on ne voie pas lumière !

BASSIK. – Monsieur, il seraitimprudent de rester ici davantage… La voiture peut être enavance…

MORIARTY. – MonsieurOrlebar ! Orlebar qui est dans le fond, avec Bribb,descend. Vous avez entendu ma recommandation à ces messieurs…Ils attendront pour agir que vous ayez terminé. ORLEBAR.– J’ai compris.

MORIARTY. – C’est pour vousdonner le moyen d’obtenir la somme dont nous avons parlé. Mais toutce qu’on trouvera sur le cadavre, sera partagé selon nos règlesordinaires.

ORLEBAR. – Je m’arrangeraipour sauvegarder mes intérêts auparavant.

MORIARTY. – Quand vous aurezempoché votre argent, vous n’aurez qu’à donner deux coups du petitsifflet qui pend à votre chaîne… Mes hommes comprendront que c’estleur tour d’entrer en scène. Faisant quelques pas vers laporte. Et maintenant, je vous souhaite bonne chance à tous… Àpropos, Fletcher, avant de quitter M. Sherlock Holmes, ayezsoin de lui présenter mes compliments et mes meilleurs vœux pour lepetit voyage qu’il va faire. Il sort avec Bassik.

SCÈNE IV

LES MÊMES, MOINS MORIARTY

ORLEBAR. – Il vaudrait mieuxcacher cette corde…

Jarvis ramasse la corde qui est par terre,et la cache dans un tonneau.

FITTON, il examine lafenêtre, regarde la fermeture et fait signe à Fletcher que tout esten sûreté de ce côté. Orlebar considère, près de la lampe, le fauxpaquet de lettres qu’il a tiré de sa poche. S’approchant delui. – Vous avez saisi… Nous sommes dans le corridor, justeaprès le tournant, pour qu’on ne puisse pas nous voir en venantici.

ORLEBAR. – Et vous arrivezsur mon coup de sifflet ?

FLETCHER. – Soyez tranquille.Nous ne perdrons pas de temps !

Sortent Fletcher, Fitton etJarvis.

Bribb qui a montré quelques signesd’impatience pendant la scène, et tordu nerveusement sa moustache,regarde sa montre.

BRIBB. – Diable !Diable ! Diable ! Diable ! … Voilà encore que çaprend une tournure qui ne me va pas…

ORLEBAR. – Qu’est-ce que tuas à te trémousser ?

BRIBB, se grattant latête. – S’il faut te parler franchement, Jim, ce qui se mijoteici n’est pas de ma partie… Qu’est-ce que tu veux ? Je suis ungarçon paisible, estimé dans son quartier…

ORLEBAR. – Et payantrégulièrement son terme… Je connais la chanson…

BRIBB. – Mon vieux, ouvrir lapanse d’un coffre-fort ou percer le plafond d’une maison de banque…à la bonne heure… voilà qui rentre dans mes goûts !… Maiss’attaquer à un homme cela amène toujours certaines complications…Et j’ai horreur des complications !

ORLEBAR. – Écoute ! Toutce que je te demande c’est de descendre dans la ruelle, et de meprévenir dès l’arrivée de la voiture.

BRIBB. – Il faudra que jeremonte, alors ?

ORLEBAR. – Inutile. Tu as tonsifflet de cab sur toi ?

BRIBB. – Toujours.

ORLEBAR. – Eh bien quand tuverras de loin Paddy Plum, sur son siège, tourner le coin de larue, siffle deux fois dans ton instrument.

BRIBB. – Compris ! …Mais en m’entendant siffler s’il allait venir un cab ?

ORLEBAR. – Eh bien ! tule prendras pour rentrer !

BRIBB. – C’est juste !…Alors tu n’auras plus besoin de moi ? ORLEBAR.– Non.

BRIBB. – Ce que je vais metrotter !… Et, tu sais, mon vieux, bonne chance ! Ilserre la main d’Orlebar, et sort rapidement.

SCÈNE V

ORLEBAR, puis ALICE

Orlebar va à la table et arrange la mèchede la lampe. Il prend deux chaises et les places de chaque côté dela table. En faisant ce dernier mouvement, il s’arrête, comme s’ilavait entendu un bruit au dehors. Mais il semble se rassurer etcontinue sa besogne. Il s’assoit sur une des chaises, enréfléchissant, tire de sa poche un cigare, et, en continuant àméditer, le tient un moment à la main sans l’allumer. Puis il vafrotter une allumette sur sa boîte… mais se ravise. À ce moment, laporte s’ouvre, Orlebar se lève, et reste stupéfait en voyant entrerAlice Brent.

ORLEBAR. – Vous ? …Qu’est-ce que vous venez faire ici ?

ALICE, sans répondre à laquestion. – C’est donc vrai ?

ORLEBAR. – Comment avez-voustrouvé le chemin de cette maison ?

ALICE. – Je vous ai suividans un cab.

ORLEBAR. – Et vous avezaverti la police peut-être ?

ALICE. – Non ! j’avaispeur de voir arriver celui que vous attendez. Je le guettais.

ORLEBAR. – Pour leprévenir ?

ALICE. – Pour leprévenir ? Oui !…

ORLEBAR. – Alors, vous avezbien fait de monter.

ALICE. – Je suis montée pouravoir la certitude de…

ORLEBAR. – De quoi ?

ALICE. – Qu’il ne va pas sepasser autre chose que ce que je sais…

ORLEBAR. – Vous savez doncqu’il va se passer quelque chose ?… Ainsi, nous continuons àavoir des espions dans la maison !

ALICE. – Je sais que votreprojet est de duper, de voler l’homme qui va venir !S’avançant vers lui. Mais je demande maintenant si vous neméditez pas autre chose ?

ORLEBAR. – Et quepourriez-vous faire, si c’était vrai, ma belle ?

ALICE. – Vous acheter !Des hommes comme vous sont toujours à vendre !

ORLEBAR. – Ça dépend du prix.Quel est le vôtre ?

ALICE. – Le paquet de lettresque vous convoitez, le vrai ! Toutes les preuves, tous lesdocuments que vous avez voulu m’arracher, je vous lesdonne !

ORLEBAR. – Vous les avez survous ?

ALICE. – Non, mais enquelques minutes, je peux me les procurer,

ORLEBAR, avec un légerdésappointement. – Ah ?… Il va à la table. Etc’est pour M. Sherlock Holmes que vous consentez à un telsacrifice. Vous le croyez donc votre ami ?

ALICE. – Je n’ai pas pensé àcela. Je ne pense qu’à le sauver, car je devine que vous avez unautre projet.

ORLEBAR, jouant lanaïveté. – Un autre projet ?… Lequel ?… Vous voyezbien que je suis seul ici… M. Sherlock Holmes et moi, nousallons tranquillement causer affaires… Quel mauvais desseinaurais-je contre lui ?

ALICE. – Où sont allés leshommes qui étaient avec vous tout à l’heure !

ORLEBAR. – Quelshommes ?

ALICE. – Trois individus demauvaise mine que j’ai vu entrer par la porte de la rue.

ORLEBAR,négligemment. – Ah ! Je sais de qui vousparlez !… ils sont montés par un autre escalier… Ce sont deslocataires qui allaient dans le bâtiment du fond de la cour…Tenez ! Vous pouvez les voir par cette fenêtre !

Elle se dirige rapidement vers la fenêtre.Elle a un mouvement d’hésitation envoyant Orlebar marcher de soncôté, mais elle le surmonte vite et jette un regard par la croisée.La saleté des carreaux l’empêche de voir au dehors.

ALICE, se retournant etmontrant la porte. – Je voudrais jeter un coup d’œil dans cecorridor, si vous le permettez…

ORLEBAR, d’un tonmenaçant. – Ah ! voilà ! c’est que… justement… je nepermets pas !

ALICE. – Vous ne comptez pasme garder ici malgré moi ?

ORLEBAR. – Non !Non ! Soyez tranquille, je ne vous garderai pas…ici !

ALICE. – Où sont ceshommes ?… car je ne crois pas à votre explication !

ORLEBAR. – Puisque vous tenezà les voir, on va vous faire ce plaisir-là. Il va à la porte etsiffle doucement.

SCÈNE VI

LES MÊMES, FITTON, FLETCHER, JARVIS

Ils apparaissent vivement et sans bruitpar la porte, et examinent Alice avec surprise.

ALICE. – Je savais qu’ilsétaient cachés… Et je vois clairement votre plan… C’est à lui quevous en voulez tous.

Elle se dirige rapidement vers la fenêtrepour essayer de l’ouvrir, mais, n’y parvenant pas, elle va vers laporte du placard. Orlebar l’arrête au passage.

ORLEBAR. – Ne vous alarmezpas… Il ne s’agit que d’une plaisanterie sans conséquence.

ALICE. – Écoutez ! Vousdésirez ardemment ces lettres que je possède… Laissez-moi m’enaller, et je vous les rapporte ici, ou à tout autre endroit quevous m’indiquerez !

ORLEBAR. – Vous n’avez pasbesoin de vous déranger. Dites-moi seulement où elles setrouvent.

ALICE. – Je vous le dirai, sivous me promettez de renoncer à tout mauvais dessein contre celuique vous attendez.

ORLEBAR. – C’estentendu ! … Maintenant, dites où est le paquet.

ALICE. – Attaché au storegauche de la fenêtre de ma chambre… Vous le trouverezfacilement.

ORLEBAR. – Fiez-vous àmoi ! … remontant vers ses acolytes et leur parlant àmi-voix. Emparez-vous de mademoiselle, et emmenez-la d’icijusqu’à que Sherlock Holmes soit arrivé. Quand il aura franchicette porte, dites à Paddy Plum de garder la jeune personneenfermée dans sa voiture. Il ne faut pas qu’elle rentre à la maisonavant que j’y sois allé moi-même mettre la main sur le pot auxroses…

FLETCHER, bas. – Lacorde, Jarvis !

ORLEBAR. – Je suis désolé,mais nous allons être forcés de vous mettre en cage !

ALICE. – Vous m’avez promis,si je vous révélais mon secret… ORLEBAR. – De nefaire aucun mal à Sherlock Holmes ? Eh bien ! il n’a pasencore à se plaindre de nous !

ALICE. – Alors, renvoyez ceshommes !

ORLEBAR, avecironie. – Comment donc ? Se tournant vers lesautres. Allez vous-en, mes enfants ! Je n’ai plus besoinde vous !

Ils ne bougent pas.

ALICE, les regardantterrifiée. – Ils ne vous obéissent pas ! Ils sont…

Jarvis la saisit. Elle veut résister, maisFitton et Fletcher viennent à la rescousse et la ligotentrapidement. Fletcher tire de sa poche un foulard avec lequel il seprépare à la bâillonner. Le mouvement de la lutte a amené Alice etses assaillants du côté du placard de droite. Au moment où on finitde lui attacher les mains, un sifflement aigu résonne comme s’ilvenait de la rue. La lutte s’arrête. Second coup desifflet.

FITTON. – Qu’est-ce que c’estque ça ?…

ORLEBAR. – C’est lui !C’est Sherlock Holmes !…

FLETCHER. – Comment lesavez-vous ?

ORLEBAR. – Ce coup de siffletvient de Bribb… Je l’ai mis aux aguets !

FITTON. – Alors, nous n’avonspas le temps de faire disparaître cette femme…

ORLEBAR. – Tenez !Enfermez-la ici. Il montre le placard.

JARVIS. – Bonneidée !

FLETCHER. – Dépêchons !À Fitton. Ouvre la porte, toi ! Vite donc !

Fitton va au placard qu’il ouvre. À cemoment, Alice, en se défendant, échappe à ceux qui la tenaient,mais Fitton remet brutalement la main sur elle. La terreur qu’elleéprouve, le bâillon qui la serre, provoquent, chez elle, unefaiblesse. Les deux hommes en profitent pour la transporter dans leplacard dont Jarvis repousse la porte sur elle.

JARVIS. – Il n’y a pas deserrure à cette sacrée porte !

FLETCHER. – Commentfaire ? … La demoiselle a beau être évanouie… Elle seranimera.

ORLEBAR. – Barricadez laporte !

FLETCHER. – Non, ton couteau,Jarvis !…

Jarvis lui tend un long couteau qu’ilouvre.

ORLEBAR. – Un couteau neremplace pas une serrure ! FLETCHER. –Si ! Quelquefois !

FITTON. – Enfonce-le àfond !

Jarvis enfonce violemment son couteau dansla porte de façon à ce qu’il la traverse en se fixant dans lechambranle.

FITTON. – Si nous tardons,Holmes va nous trouver ici !

JARVIS. – Eh bien, tantmieux ! Nous lui sauterons sur le dos tout de suite.

ORLEBAR, vivement. –Non pas !… Il est convenu que je dois le voird’abord !

JARVIS. – Oui. Ce sont lesordres du patron. Nous avons peut-être le temps de gagnerl’allée ?

FLETCHER. – Alors,dépêchons !

Ils disparaissent tous les trois par laporte qui reste ouverte. Orlebar descend jusqu’à la porte duplacard, et en y mettant toute sa force, enfonce encore plus avantle couteau dans les deux planches où il est cloué. Puis, il revientà la table, ôte rapidement son chapeau et son paletot qu’il jettesur un tonneau vide, et s’assoit d’un air tranquille en mâchonnantle bout de son cigare.

SCÈNE VII

ORLEBAR, SHERLOCK HOLMES

HOLMES, il entre de sonpas ordinaire comme s’il se trouvait dans l’endroit le pluspaisible du monde. Il regarde autour de lui, et avec le petit riresec qui lui est coutumier. – C’est étrange que tous lesbandits choisissent le même endroit pour s’y livrer à leurs petitesopérations !… J’espérais pourtant, après cette longuepromenade en voiture, que vous alliez me faire voir quelque chosede nouveau !

ORLEBAR. – Vous êtes déjàvenu ici, monsieur Holmes ?…

HOLMES. – Plusieursfois !… Tenez ! À la place où vous êtes, j’ai poignardéun de vos confrères au moment où il essayait de s’évader par cettefenêtre ! … Corbett, le faussaire…

ORLEBAR. – Corbett ?…Connais pas !

HOLMES. – Tant pis, car ilest trop tard pour faire sa connaissance ! …

ORLEBAR. – Ce que vous meracontez est tout à fait intéressant, mais les temps ont changédepuis lors…

HOLMES. – De vous à moi,monsieur Orlebar, il ne court pas des bruits bien rassurants surcette demeure… On dit qu’il s’y fait parfois une vilaine besogne… Àma connaissance, plusieurs meurtres d’un caractère assez étrange yauraient été commis… Et j’ai toujours eu le soupçon… Ils’arrête et renifle doucement. Parfaitement !… Çasent le gaz ! Il va à la fenêtre et passe la main le long desrainures. Allons ! mon flair ne me trompait pas !…C’est bien ce que je pensais !

ORLEBAR. – Quoi donc ?…

HOLMES. – On a peur descourants d’air ici !

ORLEBAR. – Qu’est-ce que vousvoulez dire ?…

HOLMES. – Oh ! Rien quipuisse vous intéresser vous et moi, cher monsieur…

ORLEBAR. – Ma foi, monsieurHolmes, puisque vos remarques ne nous concernent pas, si nous nousoccupions de l’affaire qui nous réunit… Mon temps est limité.

HOLMES. – Vous avezraison !

Orlebar tire de sa poche le paquet delettres qu’il jette entre eux, sur la table. Holmes examine le sol,à la lueur de l’allumette, avec laquelle il est en train d’allumerun cigare, sans que ce mouvement soit remarqué parOrlebar.

ORLEBAR. – Eh bien !Dans ce cas, voici le paquet qui fait l’objet de notre rendez-vous…Je ne l’ai pas encore ouvert, mais miss Brent m’a dit qu’ilcontenait tout ce que vous désiriez…

HOLMES. – Dans ce cas, il estinutile de l’ouvrir.

ORLEBAR. – Pardon ! Jetiens à vous donner toute garantie !…

HOLMES. – L’affirmation demiss Brent me satisfait complètement. C’est une jeune fille à quil’on peut se fier.

ORLEBAR. – Venons-en donc aufait. Et voyons quelle somme vous êtes prêt à me donner en échangede ces papiers ?

HOLMES. – Mille livressterling.

ORLEBAR. – Oh ! … Noussommes loin du compte !

HOLMES. – Que demandez-vousdonc ?

ORLEBAR. – Cinq millelivres.

HOLMES. – Alors, vous avezraison, monsieur Orlebar, nous sommes loin du compte !

ORLEBAR. – Je regrettevivement de vous avoir occasionné ce dérangement.

HOLMES. – Ne regrettezrien !…

ORLEBAR. – Vous savez que lafamille a offert quatre mille livres rien que pour leslettres ?

HOLMES. – Pourquoin’avez-vous pas accepté ?

ORLEBAR. – Parce que je suissûr d’obtenir davantage. Vous pensez bien que ceux qui offrentquatre mille livres en donneront cinq !

HOLMES. – Vous vous trompez.Ils ne vous donneront rien du tout.

ORLEBAR. – Comment lesavez-vous ?…

HOLMES. – Parce que ceux queces documents intéressent ont remis entre mes mains le soin decette négociation.

ORLEBAR. – Voyons !Triplez votre offre et c’est fait.

HOLMES. – Monsieur Orlebar,mon temps est limité comme le vôtre… J’ai apporté sur moi la sommede mille livres qui est le maximum de ce que je peux vous offrir…Si vous êtes disposé à accepter ce chiffre, ayez la complaisance dele dire… Sinon, permettez-moi de vous souhaiter lebonsoir !

ORLEBAR, après untemps. – Eh bien, soit. Jetant le paquet sur latable. J’en passe par où vous voulez !…

Holmes se rassied et sort de sa poche unlarge portefeuille d’où il tire une forte liasse de bank-notes. Ilen extrait tranquillement dix billets de cent livres qu’il compte,et laisse le reste de la liasse sur la table en y appuyantsimplement son coude, tandis qu’il compte de nouveau les premières.Orlebar le regarde avec des yeux brillants de convoitise.

ORLEBAR. – Je croyais quevous disiez avoir apporté juste mille livres !… Je vois quevous avez un peu plus.

HOLMES. – Il faut toujoursprendre ses précautions, vous savez…

Il tend le paquet de bank-notes qu’ilvient de compter à Orlebar qui les prend, tout en continuant àavoir les yeux fixés ardemment sur la liasse restée à côté deHolmes. Celui-ci dépose sur le rebord de la table le cigare qu’ilest en train de fumer et prend le paquet de lettres qu’il met, dela main droite, dans sa poche, en même temps qu’il fait un geste dela main gauche pour atteindre les autres billets. Orlebar, d’unmouvement rapide, les saisit avant lui, et, dès qu’il les tient,fait un bond en arrière. Holmes se relève vivement.

HOLMES. – Enfin ! Jevous tiens… Et je vous ai amené au point où je voulais ! …Vous avez été, pendant des années, si avisé et si malin qu’il étaitimpossible de vous mettre la main au collet ! … Mais cettepetite défaillance d’aujourd’hui vous coûtera cher ! … Demain,vous serez emprisonné comme voleur !

ORLEBAR, ricanant.-Emprisonné ?… Et c’est vous, sans doute, qui vous chargerezde ce soin ?… Mais êtes-vous sûr de pouvoir vous en aller siaisément d’ici vous-même, monsieur Holmes ?

HOLMES. – Oui, j’en suissûr.

ORLEBAR. – Vous changerezpeut-être d’idée tout à l’heure.

HOLMES. – Aisément oumalaisément, j’en sortirai, et mon premier soin sera de vous fairearrêter.

ORLEBAR. – Me fairearrêter ? … Ah ! Ah ! … Et pour vol !… En touscas il vous faudrait un témoin de ce vol… Et vous n’en avezpas !

HOLMES. – À votre tour enêtes-vous sûr ?… Mais dites-moi donc ? … Est-il dans voshabitudes de fermer les portes de vos appartements avec un couteaucomme celui-ci ?

Il désigne du geste la porte du placard dedroite. Un léger gémissement se fait entendre de ce côté. Holmesl’écoute avec attention, puis se dirige rapidement vers la porte,arrache le couteau de la planche, et le jette sur le parquet.Orlebar suit son mouvement, et veut l’empêcher d’ouvrir.

ORLEBAR. – Éloignez-vous decette porte !

Mais Holmes a eu le temps d’ouvrir, etAlice Brent paraît.

SCÈNE VIII

LES MÊMES, ALICE BRENT, puis FLETCHER, FITTON, et JARVIS

HOLMES. – Expliquez-moi doncla présence ici de cette jeune fille !

ORLEBAR. – Puisque vousvoulez des explications, vous allez en avoir ! Il siffledans le petit sifflet d’argent qui pend à sa montre.

HOLMES, déliantrapidement Alice. – Vous n’êtes pas blessée, missBrent ?

Entrent Fletcher et Fitton. Ils s’arrêtentun moment près de la porte, surveillant Holmes.

ALICE. – Non, monsieurHolmes, rassurez-vous !… Mais prenez garde… Elle luidésigne du geste les hommes qui viennent d’entrer.

HOLMES, se tournantseulement vers eux. – Ah ! bonsoir, Fitton !…Enchanté de vous rencontrer… Vous aussi, Fletcher ! … Je voisque ce n’est pas à M. Orlebar seul que j’ai affaire !

ORLEBAR. – Vous êtes dans levrai, monsieur Holmes !

HOLMES. – Mais je devineaisément quel est le véritable chef et l’instigateur de cettepetite conspiration ! Se tournant vers Alice. J’espère quevous vous sentez un peu plus à votre aise, miss Brent, car il vanous falloir sortir d’ici.

ALICE. – Oh ! oui,oui ! Partons !

FLETCHER, qui estdescendu devant la table. – Désolé de vous retenir encore,monsieur Holmes… mais j’ai, moi aussi, une affaire dont jedésirerais causer avec vous.

Jarvis vient d’entrer à son tour, etdescend du côté droit près d’Holmes. Alice est appuyée contre latable.

HOLMES. – Je serai toujoursheureux de m’entretenir avec vous, Fletcher. Et je ne manquerai pasde venir vous voir demain matin, dans votre cellule, à la prison oùje vais vous envoyer.

FLETCHER. – Je regrette, maisil m’est impossible d’attendre jusque-là. L’affaire en questiondoit être réglée ce soir.

HOLMES. – C’est bien,Fletcher ! Réglons-la donc !

À ce moment Alice voit Jarvis qui approcheà pas de loup derrière Holmes auquel elle désigne le bandit. Holmesse retourne, mais Jarvis l’a déjà saisi par les bras. Un très courtcorps à corps à la suite duquel Holmes repousse violemment sonagresseur qui tombe. Mais il a eu le temps de saisir le revolver deHolmes dans la poche de ce dernier. Orlebar est descendu d’un pasavec les autres hommes, pour aider leur associé.

FLETCHER, à voix basse àJarvis, pendant que celui-ci se relève. – Tu as sonrevolver ?

JARVIS. – Le voici.

HOLMES, reconnaissant sonadversaire dans l’obscurité. – Mais c’est ce bon Jarvis !… Vous manquiez en effet à cette petite fête ! … Ilrepousse la lampe, prend son cigare qu’il a laissé sur la table, etse remet à fumer tranquillement. Je ne regrette qu’une chose,c’est que l’organisateur de cette agréable réunion n’ait pas jugé àpropos de l’honorer de sa présence… Mais je suis tranquille !À lui aussi, demain, au même endroit, je pourrai en faire mescompliments !

FLETCHER. – Malgré sonabsence, monsieur Holmes, il m’a justement chargé de le rappeler àvotre souvenir, en vous souhaitant toutes sortes d’agréments dansle voyage qu’il va avoir le plaisir de vous faciliter !

HOLMES, tout enfumant. – En vérité, c’est tout à fait aimable de sapart !

FLETCHER. – Pour ne rien vouscacher, monsieur Holmes, notre mission consiste à vous attachertout d’abord à cette poutre que vous voyez.

HOLMES. – Pas possible !… Eh bien, Fletcher, je n’ai pas dans l’idée que vous y parveniezaussi facilement que vous semblez le supposer.

FLETCHER. – Nous sommesquatre et vous êtes seul !… Réfléchissez que votre résistancene servira qu’à vous faire casser quelque chose !

ALICE, effrayée. –Oh ! monsieur Holmes…

ORLEBAR, durement àAlice. – Éloignez-vous de cet homme, si vous ne voulez pasêtre blessée aussi !

HOLMES, saisissant lamain d’Alice. – Miss Brent, ne bougez pas.

Alice se rapproche d’Holmes.

ORLEBAR, à Alice. –Vous ne voulez pas venir ?

ALICE. – Non !

FLETCHER. – Vous avez tort,miss ! Dans la bagarre, on ne mesure pas ses coups… Cet hommepeut être tué…

ALICE. – Eh bien ! Vousme tuerez aussi !

À ce moment, Holmes se retournebrusquement vers elle et la regarde un instant, les yeux dans lesyeux.

HOLMES, d’une voix basseet profonde, le regard de nouveau fixé sur le groupe des quatrehommes. – Vous ne pensez pas ce que vous venez de dire, missBrent !

ALICE. – Si fait ! Je lepense !

HOLMES, secouant latête. – Non, non ! Ce n’est pas possible ! À unautre moment, ailleurs qu’ici, vous ne vous risqueriez pas à lerépéter ?…

ALICE. – Je le répéteraipartout, et toujours !

FLETCHER,s’avançant. – Ainsi, vous supposez avoir raison denous ?

HOLMES. – Avec une facilitéenfantine, mon bon Fletcher ! Vraiment, messieurs, vousm’étonnez en vous croyant si sûrs de vous ! … Alors que vousn’avez même pas pris la peine de jeter un coup d’œil à cettefenêtre !… Avant d’être certains que je ne m’en servirais paspour vous échapper, il fallait d’abord remplacer les barreaux qui ymanquent.

ORLEBAR. – Qu’ils soient aucomplet ou non, je voudrais voir comment vous ferez pour sortir parlà !

HOLMES. – Il y a tant demoyens, que je n’ai que l’embarras du choix !

FLETCHER,s’avançant. – Eh bien ! Je n’ai qu’un mot à vousdire ! Faites-le vite.

HOLMES, s’avançant derrièrela table. – Mon choix est fait, Fletcher ! Et levoici !

En disant ce mot, il saisit la lourdechaise de chêne, sur laquelle il était assis, et la laisse retomberde tout son haut sur la lampe qui se brise en mille miettes.L’obscurité se fait instantanément sur toute la scène. Toutelumière doit être supprimée à la rampe, sur le théâtre, auxlustres, dans la salle. C’est la nuit complète, absolue. Seule,l’extrémité incandescente du cigare de Holmes demeure visiblederrière la table contre laquelle il s’appuie. On voit ce boutrouge virer, remuer, volter, en se dirigeant vers la fenêtre degauche.

FLETCHER, d’une voixsourde. – Attendez !… Son cigare nous le livre !

JARVIS. – Voyez sa lueurrouge !

FLETCHER. – Guidons-nous surelle.

ORLEBAR. – Attention !Il va du côté de la fenêtre !

Jarvis se dirige vivement vers la fenêtre.On entend dans l’obscurité le bruit de plusieurs carreaux qui sebrisent. Fletcher et Fitton pousseur un cri de rage.

ORLEBAR. – Ne le laissez pasfiler ! Chacun parlant en même temps. Sautez-luidessus ! … Dépêchez-vous donc !

Ils se dirigent tous du côté de la fenêtreoù sont immobilisés Sherlock Holmes et son cigare.

FLETCHER. – Où as-tu mis talampe, Fitton ? … Ta lampe de sûreté ?

JARVIS. – Dans la caissecontre le mur…

FITTON. – Attends ! Jevais la prendre.

Fitton se dirige vers la caisse derrièrelaquelle est cachée la lampe de sûreté, la renverse d’un coup depied, et, la lampe en main, revient vivement retrouver sescompagnons groupés autour de la fenêtre. Lumière à la rampe. Holmeset Alice Brent sont à la porte du fond qu’ils ont ouverte, Aliceest déjà dans le corridor et Sherlock Holmes à côté d’elle, la maindroite sur la porte.

HOLMES, désignant lafenêtre. – Vous trouverez mon cigare dans une des fentes decette fenêtre… Messieurs, je vous souhaite le bonsoir !

En effet, le cigare, dont la pointe rougecontinue à briller, est fiché dans une des crevasses de la fenêtre.Les quatre hommes se précipitent du côté de Sherlock Holmes enjurant. Celui-ci sort rapidement et ferme la porte derrière lui. Onentend le bruit des verrous et des barres de sûreté qui sereferment vivement, comme dans la scène où Fletcher les a faitmanœuvrer devant Moriarty. Fletcher, Jarvis et Fitton se ruent surla porte, et font de vains efforts pour l’ouvrir.

ORLEBAR, le poing tenduavec un cri de rage. – Il nous échappe !

RIDEAU

ACTE V

PREMIER TABLEAU

DÉCOR: Le cabinet du docteur Watson, danssa maison de Kensington. Mobilier confortable et luxueux. Au fond,porte à deux battants, ouvrant sur le vestibule. À gauche, uneporte communiquant avec la bibliothèque du docteur. Au fond, àgauche, une autre porte donnant sur le salon. Le bureau du docteurà gauche au milieu de la scène est recouvert de fioles, de boîtes,de brochures, de livres, d’instruments, de tous les divers objetsqui encombrent la table d’un médecin. Au milieu, au fond, lacheminée protégée par un paravent. À droite, un grand fauteuild’opération avec un dossier, des coussins. Sur la partie droite dudécor, un grand bow-window garni de jardinières fleuries. Devant lebow-window, une table sur laquelle est une lampe de médecinmarchant à l’électricité. Six heures du soir. Lampesallumées.

SCÈNE I

LE DOCTEUR WATSON, JOHN

Au lever de rideau une cliente estaccompagnée par Watson. Bruit de la porte du vestibule se refermantsur elle. Le docteur rentre, sonne et en attendant la venue de sonvalet de chambre compulse des papiers, John entre.

WATSON. – John,connaissez-vous la personne qui sort d’ici ?

JOHN. – Non, monsieur. Et ilme semble bien que c’est la première fois que je la vois.

WATSON. – C’est curieux… Ellem’a paru avoir de drôles de manières, et tandis que je lareconduisais, j’ai cru la voir jeter autour d’elle, dans le hall,un œil investigateur qui m’a étonné.

JOHN. – Monsieur ne se trompepas… je l’avais remarqué aussi…

WATSON. – Il est possibled’ailleurs que ce regard n’ait nullement la signification que nouslui prêtons et que cette pauvre femme soit la meilleure créature dela terre ! Ah ! John ! Y a-t-il d’autres personnesqui attendent ?

JOHN. – Un jeune homme dansle salon, Monsieur… Et c’est tout.

WATSON, regardant samontre. – C’est bon, je vais le voir; mais s’il venait encorequelqu’un, priez de s’adresser à côté, au docteur Harris… Je lui aitéléphoné à ce sujet… J’ai un rendez-vous avec M. SherlockHolmes qu’il m’est impossible de manquer.

JOHN. – Très bien,monsieur ! … Alors, j’introduis la personne…

WATSON. – Oui.

John ouvre la porte du salon. Entre Bribb.John se retire.

SCÈNE II

WATSON, BRIBB

BRIBB, parlant d’une voixtrès enrouée, presque inintelligible. – Bonsoir, docteur.

WATSON. – Bonsoir, monsieur.Veuillez vous asseoir. Il désigne le ‘fauteuild’opération.

BRIBB, reculantcraintivement et de la même voix enrouée. – Merci, je ne suispas fatigué. Il s’avance doucement et s’assoit sur une chaiseprès du bureau.

WATSON. – Qu’est-ce qui vousamène ? D’où souffrez-vous ?

BRIBB. – D’ici,docteur ! Il montre sa gorge. J’ai peur d’avoir pincéun mauvais mal de gorge

WATSON. – Nous allons voirça.

BRIBB, geignant. –Aïe, aïe, aïe ! Il m’est impossible de rien avaler. J’aiessayé, tout à l’heure, d’un verre de gin, pour cautériser. Ehbien, monsieur, c’est malheureux, il n’a pas pu passer.

Watson se lève, prend quelques instrumentset ajuste sur sa tête son réflecteur. Il tient de la main gaucheune lampe, et de la droite son abaisse-langue, qu’il trempe dans unverre d’eau avant de s’en servir.

WATSON. – Ayez lacomplaisance d’ouvrir la bouche aussi grande que vous pourrez.

Bribb ouvre une bouche énorme.

BRIBB. – Comme ça, est-ceassez ?

WATSON, s’apprêtant àplacer son instrument sur la langue du patient. – Oui, c’estbien.

Devant l’instrument qu’on veut luiintroduire dans la bouche, Bribb a un mouvement dedéfiance.

BRIBB. – Eh là !…

WATSON. – N’ayez pas peur…Dites… « Ah ! »

BRIBB, d’une voixenrouée. – Ah ! Il place son mouchoir en tampon sursa bouche comme si l’effort qu’il vient de faire lui causait unevive douleur. Avec frayeur. C’est blanc, n’est-cepas ?

WATSON. – Non.

BRIBB, avec plus deterreur encore. – Ah ! … c’est rouge alors ?

WATSON. – Non plus.

BRIBB. – Ah !bah !… De quelle couleur est-ce donc ?

WATSON. – Mais d’une couleurtout à fait normale…

BRIBB. – Diable, c’est plusgrave !…

WATSON, surpris. –Pourquoi ?

BRIBB. – Si le mal ne sedéclare pas, il sera plus difficile à guérir ! …

WATSON, avec une pointed’incrédulité dans le ton. – Voyons… d’où soufrez-vousexactement ?

BRIBB, montrant avec sondoigt. – D’ici, docteur. Mettant son doigt dans sabouche. Tenez, là, là, à gauche.

WATSON. – C’est singulier, jene vois rien…

BRIBB. – Vous ne voyez rien,mais moi, je sens, et je vous supplie de me faire une ordonnancequi me délivre de ma torture.

WATSON. – Ce n’est rien desérieux… Il est même singulier que votre voix soit affectée à cepoint. Enfin, je vais vous préparer un gargarisme… Cela ne peut pasvous faire de mal ! … Asseyez-vous là !

BRIBB. – C’est ça, docteur,un gargarisme, un fort gargarisme…

Watson entre dans sabibliothèque.

Bribb le guette du coin de l’œil. Quand ilest certain d’être bien seul Bribb, tout en ne perdant pas de vuela porte, remonte vers celle du vestibule par laquelle il est entréet l’ouvre doucement. Il remonte ensuite vers la porte gauche qu’ilouvre. À ce moment Watson rentre dans son cabinet, un papier à lamain, et voit le jeu de scène de Bribb.

WATSON. – Qu’est-ce que vousregardez là ?

BRIBB. – Rien du tout,docteur !… J’ai senti tout à l’heure un courant d’air quim’arrivait justement dans la gorge… Alors, j’ai ouvert la portepour voir d’où il venait…

Watson va à son bureau et, sans mot dire,sonne. John entre.

WATSON. – John, reconduisezmonsieur et regardez-le bien… Je n’y suis jamais pour lui, quand ilse présentera.

BRIBB. – Mais, docteur, vousne comprenez pas.

WATSON. – Au contraire, jecomprends à merveille.

BRIBB. – Un courant d’airpeut-être très mauvais pour ma gorge, dans l’état où elle est…

WATSON, très sec. –Bonsoir, monsieur.

JOHN. – Par ici, s’il vousplaît !

BRIBB. – Vous ne me donnezmême pas mon ordonnance…

WATSON. – C’est inutile.

BRIBB, que John a prispar le bras. – En voilà une façon de soigner ses malades… Sivous comptez sur moi pour vous envoyer des clients !

À ce moment, on entend un grand bruitvenant de la rue, suivi d’un murmure confus de voix.

WATSON. – Qu’est-ce que c’estque cela, John ?

JOHN. – Je n’en sais rien,monsieur. On dirait un accident.

BRIBB. – J’espère que cen’est rien de grave… Mon mal me rend si sensible…

À ce moment, la sonnette de la rueretentit violemment et on entend des coups de marteau répétés surla porte.

JOHN. – On sonne et on frappeen même temps. Ce doit être un blessé pour lequel on réclame vossoins.

WATSON. – Blessé ou non, jene reçois personne. Regardant sa montre. Je n’ai plus letemps. Il range rapidement ses papiers.

UNE VOIX, au dehors.– Il faut que vous le receviez !

UNE AUTRE VOIX. – Oùvoulez-vous que nous le portions ?

JOHN, au dehors. – Puisque ledocteur ne veut voir personne.

UNE VOIX. – Vous ne pouvezpas laisser ce vieillard blessé dans la rue !…

UNE AUTRE VOIX. – Vous avezune lanterne de médecin à votre porte ! Vous êtes obligé de lerecevoir…

JOHN, revenant. – Iln’y a pas moyen de faire entendre raison à tout ce monde,monsieur ! … Ils amènent un vieux prêtre italien, qui a étérenversé par une voiture.

BRIBB. – Ah ! le pauvrehomme !

On entend le bruit des voix qui serapprochent.

WATSON, après unehésitation. – Eh bien, faites-le rentrer.

JOHN. – Bien, monsieur.Il sort.

WATSON, désignant laporte de gauche. – Monsieur, ayez la complaisance de passerpar ici… la première porte à droite donne sur l’antichambre.

BRIBB. – Mais si je pouvaisêtre de quelque utilité…

WATSON. – Vos nerfs sont tropsensibles, et je vous…

Il est interrompu par l’entrée d’un vieilabbé, cheveux blancs, habillé d’une soutane et d’une douillette, etsoutenu d’un côté par John, de l’autre par le cocher du cab. Ilboite comme si sa jambe était grièvement endommagée. Ses habitssont couverts de boue, son chapeau écrasé. Bribb s’est retiré surla droite, derrière le bureau, et examine anxieusement lesurvenant.

SCÈNE III

LES MÊMES, UN VIEUX PRÊTRE ITALIEN, UN CABMAN

LE VIEUX PRÊTRE, d’unevoix dolente et entrecoupée d’exclamations de douleur, chaque foisque son pied droit touche par terre. – Ahi ! … Qué zésouffre… Piano ! Zé vous en supplie… Pianissimo !

LE CABMAN. – Vous allez voirle docteur… Il vous remettra d’aplomb.

JOHN. – Asseyons-le sur cefauteuil.

LE VIEUX PRÊTRE. –Diavolo ! … C’est le fauteuil d’opérations… Zé né veuxpas !

LE CABMAN. – Pour que ledocteur vous donne un coup d’œil.

WATSON. – Comment l’accidents’est-il produit ?

LE CABMAN. – Ce n’est pas mafaute… Il a traversé juste au mauvais moment.

LE VIEUX PRÊTRE. – Zé vousreconnais… Vous êtes le cocer… Et zé vais vous faire arrêter.

LE CABMAN. – Arrêter ! …moi ! C’est vous qui m’arrêterez ?

LE VIEUX PRÊTRE. – Non, cen’est pas moi. Mais zé mé plaindrai à moun ambassador…

LE CABMAN. – Et à cause dequoi qu’on m’arrêtera ?

LE VIEUX PRÊTRE. – À causé dévoutre maladresse ! On n’a pas le droit de conduire oune cévalquand on n’est pas même capable de conduire oune âne.

LE CABMAN, essayant de lecalmer. – Encore une fois, voulez-vous ne pas gigoter commeça ?

LE VIEUX PRÊTRE,indigné. – Zigoter ! … Zé mé plaindrai à mounambassador l…

LE CABMAN. – Ah ! J’enai assez ! J’ai mon cab à la porte et il faut que j’aie l’œilà mon cheval.

LE VIEUX PRÊTRE,furieux. – Amenez voutre céval ici… Zé né veux pas quevous sortez !… Avec animation il baragouine quelques motsen italien.

WATSON, au vieuxprêtre. – Monsieur, si vous voulez vous tenir tranquille unmoment, je vais regarder si vous êtes sérieusement blessé.

Il va vers la bibliothèque pour chercherun instrument.

Bribb au moment où Watson sort, s’avancevers le vieux prêtre pour le regarder de près.

BRIBB. – Je voudrais biensavoir au juste ce que c’est que ce curé-là, moi… Après un coupd’œil, il relève la tête et se dirige vers la porte.

WATSON. – Comment, vous êtesencore là, vous ? …

Bribb lui fait un sourire et marche versla porte.

Rapidement le vieux prêtre saute sur sesjambes et quand Bribb arrive au seuil, il le trouve lui faisantface.

LE VIEUX PRÊTRE,aimablement. -Vous nous quittez, moune zeuneami !

BRIBB. – Oui… ma gorge vamieux…

LE VIEUX PRÊTRE. – C’estn’est pas à la gorze seulement qué vous dévez avoir mal ?

BRIBB. – Bah !… où doncça ?

LE VIEUX PRÊTRE. – Auxpoignets… Régardez ploutôt !…

Bribb, instinctivement, tend les poignetspour les regarder.

Au même instant, on entend le bruit dedeux menottes d’acier dans lesquelles le vieux prêtre les arapidement emprisonnés.

LE VIEUX PRÊTRE. – Là,maintenant, vous êtes guéri !

BRIBB. –Sherlock Holmes !…

WATSON. –VOUS ! … C’est vous !

HOLMES, ôtant saperruque. – Parbleu !…

Bribb, prompt comme l’éclair, file par laporte du fond.

WATSON. – Malheur ! …l’homme échappe ! …

HOLMES, avec calme.– Je ne crois pas. Il s’assied. Ah ! docteur… Vousdéfendez de fumer à vos clients, mais vous ne vous en privez pasvous-même. Il allume une cigarette.

LE CABMAN, entrant,poussant devant lui Bribb attaché à une double chaîne que lui-mêmeporte à son poignet. – L’oiseau est pris, monsieur.

WATSON. – Mon Dieu !mais c’est Forman !

HOLMES, il fait de latête un signe affirmatif. – Oui, mon ami. C’est notre braveForman. Est-ce que l’inspecteur Bradley est là ?

FORMAN. – Il vient d’arriver,monsieur…

HOLMES. – Eh bien, Forman,conduisez-lui votre nouvel ami et faites les présentations… Cesmessieurs seront enchantés de se connaître… Mon cher monsieurBribb, si vous souffrez encore de la gorge, je vous recommande lemédecin de la prison… Il est excellent…

BRIBB, en sortant. –Quand je disais que c’était le diable, cet homme-là !

Forman l’emmène.

SCÈNE IV

SHERLOCK HOLMES, WATSON

HOLMES. – Comme vous vous endoutez par ce petit incident, Watson, les gredins que je poursuisme serrent de près. Vous voyez quel expédient je suis forcé derecourir pour entrer chez vous sans être reconnu d’eux !Il se débarrasse de sa soutane et apparaît habillé de sesvêtements ordinaires. C’est qu’il y a déjà pas mal de gibierau tableau !… Quatre hier soir dans cette Chambre du Sommeil…Cinq cet après-midi, auxquels il faut ajouter votre malade de toutà l’heure…

WATSON. – Ainsi, vous pensezque cet homme…

HOLMES. – … Est un espiondépêché ici pour indiquer par quelque signal si je me trouve chezvous… Par malheur, Moriarty nous échappe encore !

WATSON. – Où pensez-vousqu’il se cache ?

HOLMES. – Dans l’endroit oùon est toujours le plus en sûreté, au milieu de la rue, guettantl’occasion de supprimer la personnalité gênante.

WATSON, tirant samontre. – Au fait, vous savez que vous avez à peine cinqminutes…

HOLMES. – Pour quoifaire ?

WATSON. – Avez-vous oubliévotre rendez-vous avec le comte Stahlberg et te barond’Altenheim ?

HOLMES. – C’est ici qu’ilsvont venir, si vous le permettez.

WATSON, surpris. –Assurément !… Mais pourquoi pas chez vous ?

HOLMES. – La police, en cemoment, ne les laisserait pas traverser la foule qui entoure mamaison.

WATSON. – La foule ?

HOLMES. – La foule toujoursfriande du spectacle d’un incendie, de la manœuvre des échelles etde l’intrépidité de nos pompiers.

WATSON. – Quedites-vous ?

HOLMES. – La vérité, mon cherWatson, ces gaillards-là pour me rabattre sur votre demeure, ontmis le feu à ma maison.

WATSON. – Le feu ! …Mais alors vos collections, vos dessins… tout est perdu ?

HOLMES. – Tout est perdu… Aufond, j’en suis presque heureux. J’étais fatigué de tout cela. Jesuis las de tout ce qui m’entoure… Mon métier même ne m’intéresseplus, et la dernière aventure de ma carrière va se dérouler icitout à l’heure.

WATSON, le regardant avecstupeur. – Avouez-le, Holmes… C’est à cause de cette jeunefille, miss Brent, que vous en êtes là !

HOLMES, se tournant versle docteur. – Watson, elle s’est fiée à moi malgré le dangerque je courais… Ils étaient quatre à me traquer… Ils l’ont appelée,lui promettant la vie sauve si elle venait à eux. Elle a refusé… Jelui ai dit : « Ne me quittez pas… » Elle a obéi. Elles’est blottie contre moi, sa main crispée dans la mienne. Dans unmoment elle sera ici, n’est-ce pas ?… Eh bien, je l’espère etje le redoute en même temps.

WATSON. – Mon cher Holmes,j’ai peur que votre désir de gagner la confiance de cette jeunefille ne vous ait entraîné plus loin peut-être qu’il n’auraitfallu.

HOLMES, songeur. –Plus loin… oui, c’est possible.

WATSON. – Mais si vousl’aimez ! … Si elle vous aime ! …

HOLMES, avecviolence. – Taisez-vous, Watson, ne prononcez pas cemot ! Ne me tentez pas… Non ! Si par hasard elle étaittentée de m’aimer, ce que je ne veux pas croire, je dois la guérir…Et je la guérirai.

WATSON. – Viendra-t-elleseule ?

HOLMES. – Thérèsel’accompagne… À leur arrivée, faites que miss Brent attende dans cesalon là à côté… C’est possible, n’est-ce pas ?

WATSON. – Certainement.

HOLMES. – Je désire que laporte reste entr’ouverte, de façon à ce qu’elle entende la… comédieque je vais jouer tout à l’heure à ces messieurs.

WATSON. – Comment ?

HOLMES. – J’en suis honteux,Watson… Ah ! si je n’avais pas donné ma parole à ceshommes !…

WATSON. – On a sonné.

HOLMES. – Ce doit être elle…Je monte dans votre chambre mettre un peu de correction dans matenue… À tout à l’heure. Il sort par la gauche.

SCÈNE V

WATSON, JOHN, puis ALICE BRENT

JOHN. – C’est une jeune dame,avec sa femme de chambre, monsieur, qui désirerait vous parler.

WATSON. – Introduisez-la … Lecomte Stahlberg et le baron d’Altenheim vont venir aussi… Vous lesferez entrer tout de suite.

JOHN. – Bien, monsieur.

WATSON. – Je n’y suis pourpersonne d’autre, vous entendez ?

JOHN. – Oui, monsieur.

Il va à la porte et introduit Alice Brent.Celle-ci jette un regard d’inquiétude autour d’elle, comme si ellecraignait de rencontrer Holmes. En voyant Watson seul, elle pousseun soupir de réconfort et va vers lui.

ALICE. – Je suis bien chez ledocteur Watson ?

WATSON. – Oui, mademoiselle,et c’est lui qui a l’honneur de vous recevoir.

ALICE. – Voudriez-vous avoirla bonté de me dire si M. Holmes, M. Sherlock Holmes estici ?

WATSON. – Il est monté chezmoi pour un moment, miss ?… Il s’arrête.

ALICE. – Miss Brent… Et… ilva redescendre ?

WATSON. – Dans quelquesminutes, car il a rendez-vous avec deux messieurs, et je doisl’avertir dès leur arrivée.

ALICE. – Pensez-vous que,sans vous déranger, je pourrai attendre la fin de cet entretien etvoir M. Holmes quand il aura terminé avec ces messieurs.

WATSON. – Certainement.

ALICE. – Je vousremercie ! Je suppose que vous devez avoir, à côté de votrecabinet, un salon d’attente ?

WATSON, montrant laporte. – Parfaitement. Ici ! … Personne ne vousdérangera.

ALICE. – Encore merci.

On entend la sonnette de la ported’entrée.

WATSON. – Je crois que voiciles visiteurs que notre ami attend. ALICE, sedirigeant vers le salon. – C’est bien convenu, n’est-cepas ? Lorsqu’ils partiront, vous me ferez prévenir.

WATSON. – Je vous préviendraimoi-même.

ALICE. – Vous êtes trop bon.Elle sort à droite.

SCÈNE VI

WATSON, LE COMTE STALHBERG, LE BARON D’ALTENHEIM

JOHN, entrant. –M. le comte Stahlberg ! M. le barond’Altenheim !

Il sort.

WATSON, allant à leurrencontre. – Messieurs, j’ai l’honneur de vous saluer…

LE BARON, mesuré, calme,parler un peu onctueux du diplomate, accent allemand prononcé.– Le docteur Watson, je crois ?

WATSON. – Lui-même.

Le comte salue légèrement.

LE BARON. – Votre serviteur,docteur. Nous avions rendez-vous avec M. Sherlock Holmes… Maisun billet nous a prévenus que cette entrevue aurait lieu chezvous.

WATSON. – C’est exact,monsieur le baron… Veuillez vous asseoir, messieurs.

LE COMTE, hautain, bref,attitude un peu militaire, mais sans exagération, accent moinsprononcé. – Il me semble que M. Sherlock Holmes est enretard !

WATSON. – Non, monsieur lecomte. Il est arrivé déjà depuis quelque temps et je l’entends quidescend l’escalier.

LE BARON. –Parfait !

SCÈNE VII

LES MÊMES, SHERLOCK HOLMES

Sherlock Holmes est pâle, le désordre desa coiffure et de ses vêtements est réparé. Les deux étrangers selèvent et le saluent.

HOLMES, d’une voix trèsnette, très calme, mais dans laquelle on devine quelquearrière-pensée. – Messieurs…. Mais restez assis, je vousprie.

Les deux hommes se rassoient. Holmes estdebout près du fauteuil. Il reste un moment silencieux, puiscommence à parler, l’œil fixé dans le vide.

HOLMES. – L’affaire qui nousréunit sera, je crois, promptement réglée. Je vous ai priés devenir ici afin de remettre entre vos mains le paquet de lettres enpossession duquel vous m’avez chargé de rentrer, au nom de la trèshaute personnalité que vous représentez ! À ces mots lesdeux diplomates s’inclinent légèrement. Laissez-moi vous direque si je ne vous avais pas engagé ma parole j’aurais renoncé à latâche que j’avais assumée. Mais les affaires sont les affaires…Celle-ci heureusement est terminée, et voici les documents. Illeur tend le paquet acheté à Orlebar.

LE BARON, joyeux. –Ah ! … Permettez-nous avant tout, de vous féliciter, monsieurHolmes, de l’habileté que vous avez déployée et de la rapiditéétonnante avec laquelle vous avez rempli les clauses de notrecontrat.

Holmes salue légèrement et s’éloigne dequelques pas dans la direction du bureau. Le comte brise le sceaudu paquet, et en regarde le contenu. Il semble témoigner quelquesurprise en examinant une ou deux lettres. Il les regarde de plusprès, puis se dirige vers le baron, à l’oreille duquel il murmurequelque chose et tous les deux considèrent les papiers avec uneexpression de désappointement et de surprise.

LE COMTE. – Mais non !non ! C’est une mystification.

LE BARON. – Ce n’est pas là,en effet, ce que nous attendons… Holmes tourne la tête de soncôté et le regarde en semblant un peu étonné. Puis-je vousdemander, monsieur Holmes, comment vous vous êtes procuré cesdocuments ?

HOLMES. – C’est bien simple.Je les ai achetés.

LE BARON. –Achetés ?

HOLMES. – Aux intéressés, etsur le consentement express de miss Brent.

LE COMTE, trèssèchement. – Eh bien, monsieur, on vous a trompé.

HOLMES, semblant trèssurpris. – Que dites-vous ?

LE BARON. – Ce paquet quevous venez de nous remettre ne contient rien ! Pas une seulelettre, pas un des papiers qui nous tiennent tant au cœur ! …Ceux-ci ne sont que des imitations grossières, sans portée… lesphotographies même ne sont pas celles qui nous intéressent.

LE COMTE. – On vous aberné !… Oui, malgré toute votre habileté, monsieur Holmes,vous avez été joué comme un enfant.

HOLMES, très agité.-Est-ce possible ? … Ce que vous me dites me confond ! …Me désole ! Il tombe accablé.

LE BARON. – Cet abattement,monsieur Holmes, signifie-t-il que vous renoncez à la lutte ?…Que vous croyez impossible de reconquérir ces documents ?

HOLMES. – C’estmalheureusement exact.

LE BARON. – Aprèsl’affirmation que vous nous avez donnée ?… Après l’engagementformel que vous avez pris de réussir ?… Ce serait là unefaillite indigne de vous et vous ne pouvez rester sur un échec quiruinerait à la fois notre crédit, votre honneur et votreréputation.

Alice a paru à la porte du fond etécoute.

HOLMES. – Je vous répète queje suis désespéré… Il est trop tard ! Toute espérance deremettre la main sur les véritables papiers serait illusoire…

LE COMTE. – Mais c’est plusqu’une faute, monsieur, que vous avez commise ! … Vous n’aviezpas le droit de nous égarer… de nous tromper ainsi !… Nousentendons vous rendre responsable de toutes les conséquences devotre légèreté !… Si nous ne pouvons obtenir légalement uneréparation, il nous reste au moins la possibilité de démasquervotre ignorance et votre incapacité…

HOLMES. – Je suis confondu,Messieurs ! … Et je courbe la tête sous vos reproches !Oui, oui, je le vois, je le comprends, je suis perdu… Je suisdéshonoré !

SCÈNE VIII

LES MÊMES, ALICE

ALICE, faisant quelquespas et intervenant. -Non, Messieurs, Sherlock Holmes n’est niruiné, ni déshonoré, car c’est à lui seul, à lui uniquement, vousl’entendez, que vous devez d’avoir recouvré ces papiers qui sontpour vous si précieux… et que voici !

Holmes se lève et d’un geste de la maingauche arrête la jeune fille.

HOLMES. – Un instant. Ilprend le paquet des mains d’Alice, sur le visage de laquelle sepeint un profond étonnement. Il tire sa montre de sa poche, y jetteun regard et, se retournant vers les deux diplomates, d’une voixtotalement différente de celle qu’il avait un instant plus tôt,mais évitant le regard d’Alice. Messieurs, ma lettre de cematin vous avisait que le paquet en question serait remis entre vosmains à sept heures un quart… Il est à ma montre sept heuresquatorze, et voici les documents… Ceux que je vous ai remis tout àl’heure n’étaient, en effet, qu’une grossière contrefaçon…

Holmes tourne légèrement la tête du côtéd’Alice qui paraît glacée de stupéfaction. Elle s’écarte dequelques pas par un mouvement presque involontaire.

LE COMTE. – Colossal !merveilleux !… Le stratagème est admirable !

LE BARON. – Nous saisissonsvotre manœuvre, monsieur Holmes ! Vous êtes plus qu’undétective ! … Vous êtes un diplomate.

HOLMES, se tournant.– Eh bien non ! Je ne peux pas ! Ce piège est indigne demoi… Tenez, miss Brent. Reprenez ce paquet de lettres.Emportez-le ! Ne le donnez pas. Ne le donnez jamais !… Etpardonnez-moi !

LE BARON. – Quoi ! vousvous opposez à ce qu’on nous le rende ?

LE COMTE, indigné. –Après ce qui vient de se passer ?

HOLMES. – Après ce qui vientde se passer ! À cause de ce qui vient de se passer…Descendant en scène. Perdez-moi ! Faites ce que vousvoudrez. Tout m’est égal ! Watson, reconduisez cesmessieurs.

Geste du comte et du baron.

LE COMTE ET LE BARON.– Mais… Pourtant…

ALICE,s’interposant. – Un moment. D’une voix ferme. Jevous répète, messieurs, que voici vos lettres.

HOLMES. – Non !…

ALICE. – Je veux lesrendre ! … Je me souviens des mots que vous m’avez dits…« Quelle que soit ma façon de frapper le coupable, la victimen’en peut recevoir aucune satisfaction… Ce ne serait pas elle quise vengerait, c’est moi… » Vous avez raison, monsieur Holmes.Voici, messieurs.

LE BARON. – Nous vous sommesprofondément reconnaissants, miss Brent… Merci à vous aussi,monsieur Holmes, car qui sait ?… Ce qui vient de se passer estpeut-être encore un de vos tours… Il ne vous reste plus qu’à nousfaire savoir le prix auquel vous estimez vos services… Quel qu’ilsoit il ne nous paraîtra pas trop élevé. Alice à ces mots lèvela tête et fronce le sourcil. Mademoiselle, nous avonsl’honneur de vous présenter nos respectueux hommages… Bonsoir etmerci de votre obligeance, docteur Watson ! Ils remontenttous deux reconduits par Watson.

SCÈNE IX

HOLMES, ALICE

HOLMES, depuis un moment,regarde Alice avec des yeux où se lit une muette tendresse, puis,comme la jeune fille se tourne vers lui, il marche vers elle,parlant rapidement, la tête baissée sans la regarder. – MissBrent, vous devez vous rendre compte de la série de stratagèmes quej’ai dû employer pour arriver au résultat que je viens d’obtenir…Le premier soir où je vous ai vue, je ne pouvais pas emporter ceslettres… C’eût été un vol… C’est pour cela que j’ai eu recours autour cruel, et, je dois le confesser, assez lâche, qui vous adécidée à renoncer de vous-même à ces documents…

ALICE, allant à lui.– Et notre rencontre d’hier soir, était-ce aussi un de vostours ? Jouiez-vous une comédie en risquant la mort ?

HOLMES. – Ne me fallait-ilpas acheter le faux paquet de lettres pour m’en servir comme jeviens de le faire ?… J’exerçais ma profession, et elle mepassionne tant que, vous l’avez vu, je lui sacrifierais… tout… Mêmela sympathie que vous avez peut-être cru voir en moi pour vousn’était qu’un prétexte, une feinte… Encore une comédie… Une de mesruses… D’une voix que l’émotion gagne malgré lui. Etmaintenant que tout cela est bien clair pour vous… que vous savezquel homme je suis, miss Brent, il me semble que nous n’avons plusrien à nous dire, sinon adieu.

ALICE,l’interrompant. – Je ne vous crois pas

Leurs regards se croisent.

HOLMES. – Qui peut vousfaire…

ALICE,l’interrompant. – Tout ! Votre voix, votre accent,votre regard… Vous avez voulu arracher de mon cœur un sentiment quevous saviez, que vous sentiez l’envahir… Vous n’y avez pas réussi…Et je vous le répète, monsieur Holmes, je ne vous croispas !

HOLMES, emporté par unélan auquel il ne peut plus résister. – Vous avez tort, missBrent… ce que vous supposez est impossible ! Alice, sansle regarder en face, se rapproche insensiblement de lui. Unhomme comme moi n’a pas le droit de concevoir certainsrêves !… Être quelque chose dans votre vie ! …Moi ?… Mais rien que cette pensée est une folie !…Regardez-vous et regardez-moi… Je suis vieux… usé, fini…Vous ! partager mon existence de policier… laissez-moi, missBrent, je veux…

Pendant ces dernières paroles, Alice, sansmot dire, met tout doucement sa main sur la bouche de Holmes.Celui-ci, saisi d’une émotion suprême, cesse de parler. Leurs yeuxéchangent un regard d’une suprême éloquence. D’un mouvementirraisonné le bras gauche de Holmes enlace la taille de la jeunefille, tandis que sa main droite a pris la main d’Alice et la porteà ses lèvres. Puis, la tête perdue, il l’étreint brusquement etl’embrasse sur les lèvres…

Watson rentre.

SCÈNE X

LES MÊMES, WATSON

WATSON, souriant. –Eh bien, malgré votre terreur du mariage, il me semble bien quevoilà qui s’appelle un baiser de fiançailles, mon cherHolmes !…

HOLMES, à Alice. –Vous consentez donc vraiment ?

ALICE, souriant. –Dame !… maintenant !…

WATSON. – Maintenant, missBrent, comme je tiens à servir de témoin à votre mariage,laissez-moi vous donner un conseil.

ALICE. – Lequel ?

WATSON. – C’est de partir, departir ce soir même… Il y a un train de nuit pour la France à dixheures vingt… Un mot à votre mère pour qu’elle vous accompagne, etdemain, à Paris, nous retrouverons mistress Watson, qui sera raviede faire votre connaissance.

HOLMES. – Quitter Londressans avoir payé ma dette au professeur Moriarty !…

WATSON. – Que vous importedésormais Moriarty ?… Cet homme, qui vous a manqué hier, asoif de prendre sur vous une revanche.

HOLMES. – Précisément, jetiens à voyager tranquille…

WATSON. – Écoutez, mon ami, àl’instant, en reconduisant ces messieurs, j’ai aperçu, embusquéedans un cab, une femme qui semblait examiner cette maison, et dontl’allure suspecte m’a frappé…

HOLMES. – Où est cettefemme ?

WATSON. – Là… au coin de larue… Vous pouvez la voir d’ici, en soulevant le rideau avecprécaution… Bas à Alice. Suivez mon conseil, miss Brent…prévenez madame votre mère… et sautez en wagon tous les trois…À Holmes. Eh bien, la connaissez-vous, cetteguetteuse ?

HOLMES, vivement. –Est-ce que je ne connais pas tout le monde ?… Miss Brent…Sortant sa montre. Il est huit heures… je vous rejoindraiici dans une heure… pour aller prendre le train à la gare deVictoria… Et qui sait… j’aurai peut-être le temps, d’ici-là, d’enfinir avec cet excellent M. Moriarty !

RIDEAU

DEUXIÈME TABLEAU

DÉCOR: Le théâtre est divisé en troisparties:

À gauche, occupant les deux cinquièmes dela scène, le salon qu’on a vu au tableau précédent et dont lapartie gauche a été reportée dans la coulisse de gauche. Lesrideaux sont ouverts. On aperçoit au lointain un perron qui estl’entrée de la maison de Watson.

Au milieu de la scène, la rue qui séparela maison de Watson de celle qu’a louée Moriarty.

À droite, une maison vide dont on voit lerez-de-chaussée et le 1er étage.

Au premier étage à gauche un bow-windowpraticable par où on plonge dans la maison de Watson, à travers sonpropre bow-window.

Au fond une rue dont les deux maisons dedroite et de gauche forment les deux coins. Bec de gaz à droiteaprès la maison.

SCÈNE I

ALICE BRENT, WATSON, dans le salon de la maison degauche

ALICE. – Quelle heureest-il ?

WATSON, regardant lapendule. – Neuf heures.

ALICE. – Je suisinquiète.

WATSON. – Il ne faut pasl’être… Holmes vous a dit qu’il vous rejoindrait ici pour vousconduire à l’heure du train à la station de Victoria… Il seraexact… Voyez… Montrant une malle et une valise. Il a déjàfait ses préparatifs et acheté ces deux malles, qu’il a envoyéespar Billy.

ALICE. – Il avait dit aussiqu’il ferait ses efforts pour rentrer ici le plus tôt possible…

WATSON. – Et il nous aengagés à nous mettre à table en l’attendant.

ALICE. – Je n’ai pas faim… Untemps. Croyez-vous vraiment qu’il puisse jamais renoncer à cetteprofession qui l’a si longtemps passionné ?

WATSON. – Plus longtemps unhomme a été invulnérable à la femme, plus celle qui réussit à lecaptiver le rive étroitement à elle, et le collier que mettrontautour du cou de mon vieux compagnon les petits bras potelés devotre premier bébé, finira de l’enchaîner pour toujours.

ALICE. – Je ne demande pasmieux. Elle regarde au dehors. Docteur Watson, quediriez-vous si à notre tour mon mari et moi venions louer cettemaison, là, en face de la vôtre ? …

WATSON. – Excellente idée… Ceserait charmant d’être voisins.

ALICE. – Elle a l’airlugubre, cette grande bâtisse toute noire… Elle m’impressionne…

WATSON. – Parce que vos nerfssont un peu à fleur de peau… mais elle n’est pas plus triste que laplupart de nos maisons de Londres… Alice est allée s’asseoirprès du feu. Vous frissonnez ?

ALICE. – J’ai froid.

Sherlock Holmes a paru dans la rue, venantdu fond. Il s’est arrêté devant le portail de la maison, a mis uneclef dans la serrure mais avant de pénétrer dans l’intérieur, ilest rejoint par Forman, habillé en policeman.

WATSON. – Attendez que jevous garantisse avec ce paravent. FORMAN, à Holmes. –Personne encore, monsieur…

WATSON. – Il vient toujoursun courant d’air du diable par cette porte du vestibule. J’ai ditvingt fois à mistress Watson de faire poser des bourrelets. Ildéplace le paravent.

ALICE, tendant l’oreilleet l’arrêtant du geste. – Il me semble qu’on a ouvert uneporte…

SCÈNE II

LES MÊMES, SHERLOCK HOLMES, entrant du fond àgauche introduit par John

JOHN. – C’est monsieurHolmes… Il sort à gauche.

HOLMES. – Bonsoir !

ALICE. – Enfin !…

HOLMES, baisant la maind’Alice. – Excusez-moi, Alice… mais j’ai été occupé à uneaffaire importante depuis que je vous ai quittée…

WATSON. – Toujours contreMoriarty ?

HOLMES. – Toujours.

WATSON. – Et avez-vous enfinréussi à le dépister ?

HOLMES. – À le dépister… oui…À le prendre, non… Je n’ai découvert que sa tanière… une étonnantemaison de banque machinée par un cerveau génial… Ah ! C’estdommage de ne pas pouvoir le tenir lundi dans le box des accusés, àcôté de ses complices… il soupire. Malheureusement, legros poisson a glissé entre les mailles…

JOHN, entrant. –Monsieur le docteur est servi.

HOLMES. – Voulez-vous mefaire un plaisir ?

ALICE. – Parlez ?

HOLMES. – Allez souper tousles deux… sans moi.

ALICE. – Vous n’avez pasfaim…

HOLMES. – J’ai mangé unmorceau tout à l’heure avec mes hommes… Mais cette expédition m’afatigué… Et comme mes nerfs ne me permettent malheureusement pas dedormir en chemin de fer… j’emploierai le temps de votre repas àm’offrir un bon sommeil là, dans cet excellent fauteuil… Est-ceconvenu ?

ALICE. – Très volontiers,puisque vous le désirez… Mais vous

ne dormirez pas bien longtemps.

HOLMES. – Ce court moment mesuffit pour réparer mes forces… Demandez à Watson !

WATSON. – C’est vrai… Je vousai assez souvent envié cette merveilleuse faculté…

ALICE. – Installez-vous…

HOLMES. – J’obéis…

ALICE. – Êtes-vousbien ?

HOLMES, pelotonné. –Comme un roi, si tant est qu’ils soient vraiment mieux que lesautres.

WATSON. – Vous ne sentez pasle courant d’air ?

HOLMES, les yeuxfermés. – Je sens que je vais dormir.

ALICE, à mi-voix. –Bonsoir.

WATSON. – Nous emportons lalampe… Vous reposerez mieux.

Watson et Alice sortent par lagauche.

Le théâtre reste dansl’obscurité.

SCÈNE III

BASSIK ET MORIARTY

Deux hommes ont paru dans la rue, venantdu fond; c’est Bassik et Moriarty tous les deux en habit et cravateblanche sous leurs pardessus.

MORIARTY. – Vous avez reconnula maison ?

BASSIK. – Oui… Montrantla maison de gauche. C’est celle-ci…

MORIARTY. – Faites le guet,Bassik, pendant que j’ouvre… il introduit une clef dans la serrurede la maison vide. Rien de suspect ?

BASSIK. – Non, rien… Unpoliceman…

MORIARTY. – Entronsalors…

Ils entrent dans la maison dedroite.

BASSIK, dans levestibule. – Si j’enflammais une allumette ?

MORIARTY. – Gardez-vous enbien !… Où est Mme Orlebar ?

BASSIK. – Elle doit attendredans la petite ruelle que je la fasse entrer par la porte dederrière.

MORIARTY. – Allez.

Bassik sort un instant.

Forman, toujours en policeman, paraît dansla rue.

Bassik rentre précédantMme Orlebar.

MORIARTY. – Bonjour, madame…Sherlock Holmes est-il de retour chez le docteur Watson ?

MADGE. – Je l’ai vu y entreril y a dix minutes à peu près…

MORIARTY. – Àmerveille !

BASSIK, tirant une lettrede sa poche. – Voici la lettre.

MORIARTY. – Vous insisterezpour qu’elle soit remise à M. Holmes sans perdre un instant…Ce sera facile en disant que le message vient de l’inspecteurgénéral de la police… Soyez tranquille, vous ne courez aucunrisque.

MADGE. – Cela m’estégal ! Maintenant qu’Orlebar est pris, je suis prête à toutpour le venger.

MORIARTY. – Bassik, neperdons pas de temps.

BASSIK. – Repassez par lechemin que vous avez pris, madame, c’est plus sûr. Il sort uninstant avec Madge et rentre aussitôt.

MORIARTY. – À propos, Bassik,Bribb n’a pas reparu ?

BASSIK. – Non, monsieur.

MORIARTY. – Ils l’aurontéventé… N’importe… montons.

Ils disparaissent à droite.

SCÈNE IV

MADGE, JOHN

Pendant ce temps, Madge est allée sonner àla porte de Watson. John vient ouvrir.

JOHN. – Vous demandez,madame ?

MADGE. – C’est bien ici quedemeure M. le Dr Watson ?

JOHN. – C’est bien ici.

MADGE. – J’apporte une lettrepour M. Sherlock Holmes qui doit être en ce moment chez vous.Elle vient de Scotland Yard.

JOHN. – Ah ! ah !C’est pressé alors ?

MADGE. – Très pressé…L’inspecteur général, en me la remettant, m’a recommandé de fairediligence…

JOHN. – Alors entrez…

Madge entre.

SCÈNE V

BASSIK, MORIARTY, au premier étage de la maison dedroite

La porte de droite s’ouvre et les deuxhommes entrent à tâtons.

BASSIK. – Ici, on y voit unpeu mieux.

MORIARTY. – Approchez-vousavec précaution de la fenêtre, Bassik… Bassik obéit.Voyez-vous encore Mme Orlebar à la porte d’en face ?

BASSIK, regardant avecprécaution par le bow-window. – Non, monsieur.

MORIARTY. – Elle doit êtreentrée. Il a pris un fusil de forme spéciale qu’il porte surlui, démonté en deux parties qu’il rajuste.

BASSIK. – Qu’est-ce que c’estque cela ?

MORIARTY. – C’est une armeexcellente, Bassik… La détonation d’un fusil ordinaire eût faittrop de bruit, et la portée d’un revolver est incertaine… Avecceci, je suis certain d’atteindre mon but, à la place exacte oùj’aurai visé.

BASSIK. – Encore faut-il quele gibier passe à portée… Et je ne vois pas le nôtre…

MORIARTY. – Un peu depatience et ayez l’obligeance de baisser la fenêtre, Bassik… Jeveux prendre toutes les précautions pour assurer mon tir.

Bassik obéit.

BASSIK. – Vous êtes sûr quevotre main ne tremblera pas ?

MORIARTY. – Pas plus qu’ellene tremblait aux Indes pendant les nuits d’affût… Ah ! c’estun chagrin pour moi de supprimer un homme aussi remarquablementdoué que ce Sherlock Holmes, car son habileté est pour moi unvéritable régal intellectuel… Mais c’est sa faute… Je l’avaisaverti de se retirer de ma route… Il n’a pas voulu.

BASSIK. – Monsieur, il mesemble que la porte s’entr’ouvre.

MORIARTY. – Alors un genou àterre, Bassik… Il s’agenouille méthodiquement dans le creuxformé par le bow-window, l’arme en mains, le canon reposant àterre.

SCÈNE V

MORIARTY et BASSIK, dans la maison de droite; à gauche dans lesalon, WATSON, ALICE, SHERLOCK HOLMES endormi

Watson et Alice entrent sur la pointe despieds. Watson tient la lampe d’une main, et de l’autre la lettreapportée par Madge.

ALICE. – Vous êtes certainqu’il faut le réveiller ?

WATSON. – À coup sûr. Cettelettre vient de l’inspecteur général de la police… Si c’était pourlui annoncer qu’ils ont mis la main sur Moriarty… Il a posé lalampe à droite, sur la table, devant le bow-window.

ALICE. – Ah !puissiez-vous dire vrai !

WATSON. – Appelez-le … sonréveil sera plus doux s’il vous voit la première.

ALICE. – Non… vous… moi jen’ose pas.

WATSON. – Une timidité quis’en ira vite… À mi-voix. Holmes ! … Holmes !…C’est une lettre pour vous !

ALICE. – Vous parlez tropbas… Déployez le paravent.

WATSON. – Voulez-vousm’aider ?

Aidé d’Alice, il déploie le paravent et lerange à gauche. Holmes apparaît, dormant paisiblement dans sonfauteuil.

BASSIK, dans la maison dedroite. – La belle cible… Voici le moment, monsieur.

MORIARTY. – Oui. Ilépaule son fusil.

WATSON. – Comme il dortbien !

ALICE. – C’est un crime de leréveiller.

MORIARTY,visant. – Adieu, Sherlock Holmes !

Il tire. La détonation, moindre que celled’un fusil ordinaire, est cependant très appréciable.

Bruit de carreau qui vole en éclats.Sherlock Holmes tombe en arrière dans le fauteuil.

ALICE, poussant uncri. – Ah ! … Ils l’ont tué ! …

La porte de la chambre du premier, dans lamaison vide, s’est ouverte précipitamment.

Sherlock Holmes bondit en scène accompagnéde Forman et s’élance sur Moriarty toujours accroupi.

Billy et un inspecteur de police se ruenten même temps sur Bassik à côté de son chef.

En une seconde Bassik et Moriarty sontterrassés, et on entend le cliquetis des menottes qu’on leur passeaux poignets.

SCÈNE VII

LES MÊMES, SHERLOCK HOLMES, BILLY, FORMAN, UN INSPECTEUR DEPOLICE

HOLMES. – Au nom du Roi,professeur Moriarty, je vous arrête.

ALICE, dans le salon degauche, pousse un cri. – Watson, ce n’est pas lui !…

WATSON, prenant dans sesbras le sosie en cire de Sherlock Holmes. – Unmannequin ! … Ouvrant la malle… Je comprendsmaintenant ce qu’il y avait dans cette malle… Mais Sherlock…, oùest-il ?…

HOLMES, appelant à lafenêtre. – Par ici, Watson !

WATSON, à Alice. –Regardez !…

ALICE. – Sherlock !…

Pendant ce temps, Forman et ses hommes ontrapidement descendu au rez-de-chaussée Bassik.

Moriarty est encore en haut avec ceux quil’ont arrêté.

SHERLOCK. – Eh bien, Watson,plus besoin de partir pour la France… Je m’en réjouis d’autant plusqu’avec ce vent, la traversée aurait été mauvaise… Et, vous savez,j’ai toujours le mal de mer !…

Share