Le président était encore debout, au milieu du léger tumulte que son entrée venait de produire. Il s’assit, en disant à demi-voix,négligemment :
« La séance est ouverte. »
Et il classa les projets de loi, placés devant lui, sur le bureau. À sa gauche, un secrétaire, myope, le nez sur le papier,lisait le procès-verbal de la dernière séance, d’un balbutiement rapide que pas un député n’écoutait. Dans le brouhaha de la salle,cette lecture n’arrivait qu’aux oreilles des huissiers, très dignes, très corrects, en face des poses abandonnées des membres de la Chambre.
Il n’y avait pas cent députés présents. Les uns se renversaient à demi sur les banquettes de velours rouge, les yeux vagues,sommeillant déjà. D’autres, pliés au bord de leurs pupitres comme sous l’ennui de cette corvée d’une séance publique, battaientdoucement l’acajou du bout de leurs doigts. Par la baie vitrée quitaillait dans le ciel une demi-lune grise, tout le pluvieuxaprès-midi de mai entrait, tombant d’aplomb, éclairantrégulièrement la sévérité pompeuse de la salle. La lumièredescendait les gradins en une large nappe rougie, d’un éclatsombre, allumée çà et là d’un reflet rose, aux encoignures desbancs vides ; tandis que, derrière le président, la nudité desstatues et des sculptures arrêtait des pans de clarté blanche.
Un député, au troisième banc, à droite, était resté debout, dansl’étroit passage. Il frottait de la main son rude collier de barbegrisonnante, l’air préoccupé. Et, comme un huissier montait, ill’arrêta et lui adressa une question à demi-voix.
« Non, monsieur Kahn, répondit l’huissier, M. leprésident du conseil d’État n’est pas encore arrivé. »
Alors, M. Kahn s’assit. Puis, se tournant brusquement versson voisin de gauche :
« Dites donc, Béjuin, demanda-t-il, est-ce que vous avez vuRougon, ce matin ? »
M. Béjuin, un petit homme maigre, noir, de minesilencieuse, leva la tête, les paupières battantes, la têteailleurs. Il avait tiré la planchette de son pupitre. Il faisait sacorrespondance, sur du papier bleu, à en-tête commercial, portantces mots : Béjuin et Cie, cristallerie deSaint-Florent.
« Rougon ? répéta-t-il. Non, je ne l’ai pas vu. Jen’ai pas eu le temps de passer au Conseil d’état. »
Et il se remit posément à sa besogne. Il consultait un carnet,il écrivait sa deuxième lettre, sous le bourdonnement confus dusecrétaire, qui achevait la lecture du procès-verbal.
M. Kahn se renversa, les bras croisés. Sa figure aux traitsforts, dont le grand nez bien fait trahissait une origine juive,restait maussade. Il regarda les rosaces d’or du plafond, s’arrêtaau ruissellement d’une averse qui crevait en ce moment sur lesvitres de la baie ; puis, les yeux perdus, il parut examinerattentivement l’ornementation compliquée du grand mur qu’il avaiten face de lui. Aux deux bouts, il fut retenu un instant par lespanneaux tendus de velours vert, chargés d’attributs etd’encadrements dorés. Puis, après avoir mesuré d’un regard lespaires de colonnes, entre lesquelles les statues allégoriques de laLiberté et de l’Ordre public mettaient leur facede marbre aux prunelles vides, il finit par s’absorber dans lespectacle du rideau de soie verte, qui cachait la fresquereprésentant Louis-Philippe prêtant serment à la Charte.
Cependant, le secrétaire s’était assis. Le brouhaha continuaitdans la salle. Le président, sans se presser, feuilletait toujoursdes papiers. Il appuya machinalement la main sur la pédale de lasonnette, dont la grosse sonnerie ne dérangea pas une seule desconversations particulières. Et, debout au milieu du bruit, ilresta là un moment, à attendre.
« Messieurs, commença-t-il, j’ai reçu unelettre… »
Il s’interrompit pour donner un nouveau coup de sonnette,attendant encore, dominant de sa figure grave et ennuyée le bureaumonumental, qui étageait au-dessous de lui ses panneaux de marbrerouge encadrés de marbre blanc. Sa redingote boutonnée se détachaitsur le bas-relief placé derrière le bureau, où elle coupait d’uneligne noire les péplums de l’Agriculture et de l’Industrie, auxprofils antiques.
« Messieurs, reprit-il, lorsqu’il eut obtenu un peu desilence, j’ai reçu une lettre de M. de Lamberthon, danslaquelle il s’excuse de ne pouvoir assister à la séanced’aujourd’hui. »
Il y eut un léger rire sur un banc, le sixième en face dubureau. C’était un député tout jeune, vingt-huit ans au plus, blondet adorable, qui étouffait dans ses mains blanches une gaieté dejolie femme. Un de ses collègues, énorme, se rapprocha de troisplaces, pour lui demander à l’oreille :
« Est-ce que Lamberthon a vraiment trouvé sa femme… ?Contez-moi donc ça, La Rouquette. »
Le président avait pris une poignée de papiers. Il parlait d’unevoix monotone ; des lambeaux de phrase arrivaient jusqu’aufond de la salle.
« Il y a des demandes de congé… M. Blachet,M. Buquin-Lecomte, M. de la Villardière… »
Et, pendant que la Chambre consultée accordait les congés,M. Kahn, las sans doute de considérer la soie verte tenduedevant l’image séditieuse de Louis-Philippe, s’était tourné à demipour regarder les tribunes. Au-dessus du soubassement de marbrejaune veiné de laque, un seul rang de tribunes mettait, d’unecolonne à l’autre, des bouts de rampe de velours amarante ;tandis que, tout en haut, un lambrequin de cuir gaufré n’arrivaitpas à dissimuler le vide laissé par la suppression du second rang,réservé aux journalistes et au public, avant l’Empire. Entre lesgrosses colonnes, jaunies, développant leur pompe un peu lourdeautour de l’hémicycle, les étroites loges s’enfonçaient, pleinesd’ombre, presque vides, égayées par trois ou quatre toilettesclaires de femme.
« Tiens ! le colonel Jobelin est venu », murmuraM. Kahn.
Il sourit au colonel, qui l’avait aperçu. Le colonel Jobelinportait la redingote bleu foncé qu’il avait adoptée comme uniformecivil, depuis sa retraite. Il était tout seul dans la tribune desquesteurs, avec sa rosette d’officier, si grande, qu’elle semblaitle nœud d’un foulard.
Plus loin, à gauche, les yeux de M. Kahn venaient de sefixer sur un jeune homme et une jeune femme, serrés tendrement l’uncontre l’autre, dans un coin de la tribune du Conseil d’État. Lejeune homme se penchait à tous moments, parlait dans le cou de lajeune femme, qui souriait d’un air doux, sans le regarder, les yeuxfixés sur la figure allégorique de l’Ordre public.
« Dites donc, Béjuin ? » murmura le député enpoussant son collègue du genou.
M. Béjuin était à sa cinquième lettre. Il leva la tête,effaré.
« Là-haut, tenez, vous ne voyez pas le petit d’Escorailleset la jolie Mme Bouchard. Je parie qu’il lui pinceles hanches. Elle a des yeux mourants… Tous les amis de Rougon sesont donc donné rendez-vous. Il y a encore là, dans la tribune dupublic, Mme Correur et le ménageCharbonnel. »
Un coup de sonnette plus prolongé retentit. Un huissier lançad’une belle voix de basse : « Silence,messieurs ! » On écouta. Et le président dit cettephrase, dont pas un mot ne fut perdu :
« M. Kahn demande l’autorisation de faire imprimer lediscours qu’il a prononcé dans la discussion du projet de loirelatif à l’établissement d’une taxe municipale sur les voitures etles chevaux circulant dans Paris. »
Un murmure courut sur les bancs, et les conversations reprirent.M. La Rouquette était venu s’asseoir près de M. Kahn.
« Vous travaillez donc pour les populations,vous ? » lui dit-il en plaisantant.
Puis, sans le laisser répondre, il ajouta :
« Vous n’avez pas vu Rougon ? vous n’avez rienappris ?… Tout le monde parle de la chose. Il paraît qu’il n’ya encore rien de certain. »
Il se tourna, il regarda l’horloge.
« Déjà deux heures vingt ! C’est moi qui filerais,s’il n’y avait pas la lecture de ce diable de rapport !…Est-ce vraiment pour aujourd’hui ?
– On nous a tous prévenus, répondit M. Kahn. Je n’aipas entendu dire qu’il y eût contrordre. Vous ferez bien de rester.On votera les quatre cent mille francs du baptême tout desuite.
– Sans doute, reprit M. La Rouquette. Le vieux généralLegrain, qui se trouve en ce moment perclus des deux jambes, s’estfait apporter par son domestique ; il est dans la salle desconférences, à attendre le vote… L’empereur a raison de compter surle dévouement du Corps législatif tout entier. Pas une de nos voixne doit lui manquer, dans cette occasion solennelle. »
Le jeune député avait fait un grand effort pour se donner lamine sérieuse d’un homme politique. Sa figure poupine, égayée dequelques poils blonds, se rengorgeait sur sa cravate, avec un légerbalancement. Il parut goûter un instant les deux dernières phrasesd’orateur qu’il avait trouvées. Puis, brusquement, il partit d’unéclat de rire.
« Mon Dieu ! dit-il ; que ces Charbonnel ont unebonne tête ! »
Alors, M. Kahn et lui plaisantèrent aux dépens desCharbonnel. La femme avait un châle jaune extravagant ; lemari portait une de ces redingotes de province, qui semblenttaillées à coups de hache ; et tous deux, larges, rouges,écrasés, appuyaient presque le menton sur le velours de la rampe,pour mieux suivre la séance, à laquelle leurs yeux écarquillés neparaissaient rien comprendre.
« Si Rougon saute, murmura M. La Rouquette, je nedonne pas deux sous du procès des Charbonnel… C’est commeMme Correur… »
Il se pencha à l’oreille de M. Kahn, et continua trèsbas :
« En somme, vous qui connaissez Rougon, dites-moi au justece que c’est que Mme Correur. Elle a tenu un hôtel,n’est-ce pas ? Autrefois, elle logeait Rougon. On raconte mêmequ’elle lui prêtait de l’argent… Et maintenant, quel métierfait-elle ? »
M. Kahn était devenu très grave. Il frottait son collier debarbe, d’une main lente.
« Mme Correur est une dame fortrespectable », dit-il nettement.
Ce mot coupa court à la curiosité de M. La Rouquette. Ilpinça les lèvres, de l’air d’un écolier qui vient de recevoir uneleçon. Tous deux regardèrent un instant en silenceMme Correur, assise près des Charbonnel. Elle avaitune robe de soie mauve, très voyante, avec beaucoup de dentelles etde bijoux ; la face trop rose, le front couvert de petitsfrisons de poupée blonde, elle montrait son cou gras, encore trèsbeau, malgré ses quarante-huit ans.
Mais, au fond de la salle, il y eut tout d’un coup un bruit deporte, un tapage de jupes, qui fit tourner les têtes. Une grandefille, d’une admirable beauté, mise très étrangement, avec une robede satin vert d’eau mal faite, venait d’entrer dans la loge duCorps diplomatique, suivie d’une dame âgée, vêtue de noir.
« Tiens ! la belle Clorinde ! » murmuraM. La Rouquette, qui se leva pour saluer à tout hasard.
M. Kahn s’était levé également. Il se pencha versM. Béjuin, occupé à mettre ses lettres sous enveloppe.
« Dites donc, Béjuin, murmura-t-il, la comtesse Balbi et safille sont là… Je monte leur demander si elles n’ont pas vuRougon. »
Au bureau, le président avait pris une nouvelle poignée depapiers. Il donna, sans cesser de lire, un regard à la belleClorinde Balbi, dont l’arrivée soulevait un chuchotement dans lasalle. Et, tout en passant les feuilles une à une à un secrétaire,il disait sans points ni virgules, d’une façoninterminable :
« Présentation d’un projet de loi tendant à proroger laperception d’une surtaxe à l’octroi de la ville de Lille…Présentation d’un projet de loi relatif à la réunion en une seulecommune des communes de Doulevant-le-Petit et de Ville-en-Blaisois(Haute-Marne). »
Quand M. Kahn redescendit, il était désolé.
« Décidément, personne ne l’a vu, dit-il à ses collèguesBéjuin et La Rouquette, qu’il rencontra au bas de l’hémicycle. Onm’a assuré que l’empereur l’avait fait demander hier soir, maisj’ignore ce qu’il est résulté de l’entretien… Rien n’est ennuyeuxcomme de ne pas savoir à quoi s’en tenir. »
M. La Rouquette, pendant qu’il tournait le dos, murmura àl’oreille de M. Béjuin :
« Ce pauvre Kahn a joliment peur que Rougon ne se fâcheavec les Tuileries. Il pourrait courir après son chemin defer. »
Alors, M. Béjuin, qui parlait peu, lâcha gravement cettephrase :
« Le jour où Rougon quittera le Conseil d’État, ce sera uneperte pour tout le monde. »
Et il appela du geste un huissier, pour le prier d’aller jeter àla boîte les lettres qu’il venait d’écrire.
Les trois députés restèrent au pied du bureau, à gauche. Ilscausèrent prudemment de la disgrâce qui menaçait Rougon. C’étaitune histoire compliquée. Un parent éloigné de l’impératrice, unsieur Rodriguez, réclamait au gouvernement français une somme dedeux millions, depuis 1808. Pendant la guerre d’Espagne, ceRodriguez, qui était armateur, eut un navire chargé de sucre et decafé capturé dans le golfe de Gascogne et mené à Brest par une denos frégates, la Vigilante. À la suite de l’instructionque fit la commission locale, l’officier d’administration conclut àla validité de la capture, sans en référer au Conseil des prises.Cependant, le sieur Rodriguez s’était empressé de se pourvoir auConseil d’État. Puis, il était mort, et son fils, sous tous lesgouvernements, avait tenté vainement d’évoquer l’affaire, jusqu’aujour où un mot de son arrière-petite-cousine, devenuetoute-puissante, finit par faire mettre le procès au rôle.
Au-dessus de leurs têtes, les trois députés entendaient la voixmonotone du président, qui continuait :
« Présentation d’un projet de loi autorisant le départementdu Calvados à ouvrir un emprunt de trois cent mille francs…Présentation d’un projet de loi autorisant la ville d’Amiens àouvrir un emprunt de deux cent mille francs pour la création denouvelles promenades… Présentation d’un projet de loi autorisant ledépartement des Côtes-du-Nord à ouvrir un emprunt de trois centquarante-cinq mille francs, destiné à couvrir les déficits des cinqdernières années… »
« La vérité est, dit M. Kahn en baissant encore lavoix, que le Rodriguez en question avait eu une invention fortingénieuse. Il possédait avec un de ses gendres, fixé à New York,des navires jumeaux voyageant à volonté sous le pavillon américainou sous le pavillon espagnol, selon les dangers de la traversée…Rougon m’a affirmé que le navire capturé était bien à lui, et qu’iln’y avait aucunement lieu de faire droit à ses réclamations.
– D’autant plus, ajouta M. Béjuin, que la procédureest inattaquable. L’officier d’administration de Brest avaitparfaitement le droit de conclure à la validation, selon la coutumedu port, sans en référer au Conseil des prises. »
Il y eut un silence. M. La Rouquette, adossé contre lesoubassement de marbre, levait le nez, tâchait de fixer l’attentionde la belle Clorinde.
« Mais, demanda-t-il naïvement, pourquoi Rougon ne veut-ilpas qu’on rende les deux millions au Rodriguez ? Qu’est-ce queça lui fait ?
– Il y a là une question de conscience », ditgravement M. Kahn.
M. La Rouquette regarda ses deux collègues l’un aprèsl’autre ; mais, les voyant solennels, il ne sourit mêmepas.
« Puis, continua M. Kahn comme répondant aux chosesqu’il ne disait pas tout haut, Rougon a des ennuis, depuis queMarsy est ministre de l’intérieur. Ils n’ont jamais pu se souffrir…Rougon me disait que, sans son attachement à l’empereur, auquel ila déjà rendu tant de services, il serait depuis longtemps rentrédans la vie privée… Enfin, il n’est plus bien aux Tuileries, ilsent la nécessité de faire peau neuve.
– Il agit en honnête homme, répéta M. Béjuin.
– Oui, dit M. La Rouquette d’un air fin, s’il veut seretirer, l’occasion est bonne… N’importe, ses amis seront désolés.Voyez donc le colonel là-haut, avec sa mine inquiète ; lui quicomptait si bien s’attacher son ruban rouge au cou, le 15 aoûtprochain !… Et la jolie Mme Bouchard qui avaitjuré que le digne M. Bouchard serait chef de division àl’Intérieur avant six mois ! Le petit d’Escorailles, l’enfantgâté de Rougon, devait mettre la nomination sous la serviette deM. Bouchard, le jour de la fête de madame… Tiens ! oùsont-ils donc, le petit d’Escorailles et la jolieMme Bouchard ? »
Ces messieurs les cherchèrent. Enfin ils les découvrirent aufond de la tribune, dont ils occupaient le premier banc, àl’ouverture de la séance. Ils s’étaient réfugiés là, dans l’ombre,derrière un vieux monsieur chauve ; et ils restaient bientranquilles tous les deux, très rouges.
À ce moment, le président achevait sa lecture. Il jeta cesderniers mots d’une voix un peu tombée, qui s’embarrassait dans larudesse barbare de la phrase :
« Présentation d’un projet de loi ayant pour objetd’autoriser l’élévation du taux d’intérêt d’un emprunt autorisé parla loi du 9 juin 1853, et une imposition extraordinaire par ledépartement de la Manche. »
M. Kahn venait de courir à la rencontre d’un député quientrait dans la salle. Il l’amena, en disant :
« Voici M. de Combelot… Il va nous donner desnouvelles. »
M. de Combelot, un chambellan que le département desLandes avait nommé député sur un désir formel exprimé parl’empereur, s’inclina d’un air discret, en attendant qu’on lequestionnât. C’était un grand bel homme, très blanc de peau, avecune barbe d’un noir d’encre qui lui valait de vifs succès parmi lesfemmes.
« Eh bien ! interrogea M. Kahn, qu’est-ce qu’ondit au château ? Qu’est-ce que l’empereur a décidé ?
– Mon Dieu, répondit M. de Combelot engrasseyant, on dit bien des choses… L’empereur a la plus grandeamitié pour M. le président du Conseil d’État. Il est certainque l’entrevue a été très amicale… Oui, elle a été trèsamicale. »
Et il s’arrêta, après avoir pesé le mot, pour savoir s’il nes’était pas trop avancé.
« Alors, la démission est retirée ? repritM. Kahn, dont les yeux brillèrent.
– Je n’ai pas dit cela, reprit le chambellan très inquiet.Je ne sais rien. Vous comprenez, ma situation estparticulière… »
Il n’acheva pas, il se contenta de sourire, et se hâta de monterà son banc. M. Kahn haussa les épaules, et s’adressant àM. La Rouquette :
« Mais, j’y songe, vous devriez être au courant,vous ! Mme de Llorentz, votre sœur, nevous raconte donc rien ?
– Oh ! ma sœur est plus muette encore queM. de Combelot, dit le jeune député en riant. Depuisqu’elle est dame du palais, elle a une gravité de ministre…Pourtant hier, elle m’assurait que la démission serait acceptée… Àce propos, une bonne histoire. On a envoyé, paraît-il, une damepour fléchir Rougon. Vous ne savez pas ce qu’il a fait,Rougon ? Il a mis la dame à la porte ; notez qu’elleétait délicieuse.
– Rougon est chaste », déclara solennellementM. Béjuin.
M. La Rouquette fut pris d’un fou rire. Ilprotestait ; il aurait cité des faits, s’il avait voulu.
« Ainsi, murmura-t-il, Mme Correur…
– Jamais ! dit M. Kahn, vous ne connaissez pascette histoire.
– Eh bien, la belle Clorinde alors !
– Allons donc ! Rougon est trop fort pour s’oublieravec cette grande diablesse de fille. »
Et ces messieurs se rapprochèrent, s’enfonçant dans uneconversation risquée, à mots très crus. Ils dirent les anecdotesqui circulaient sur ces deux Italiennes, la mère et la fille,moitié aventurières et moitié grandes dames, qu’on rencontraitpartout, au milieu de toutes les cohues : chez les ministres,dans les avant-scènes des petits théâtres, sur les plages à lamode, au fond des auberges perdues. La mère, assurait-on, sortaitd’un lit royal ; la fille, avec une ignorance de nosconventions françaises qui faisait d’elle « une grandediablesse » originale et fort mal élevée, crevait des chevauxà la course, montrait ses bas sales et ses bottines éculées sur lestrottoirs les jours de pluie, cherchait un mari avec des sourireshardis de femme faite. M. La Rouquette raconta que, chez lechevalier Rusconi, le légat d’Italie, elle était arrivée, un soirde bal, en Diane chasseresse, si nue, qu’elle avait failli êtredemandée en mariage, le lendemain, par le vieuxM. de Nougarède, un sénateur très friand. Et, pendantcette histoire, les trois députés jetaient des regards sur la belleClorinde, qui, malgré le règlement, regardait les membres de laChambre les uns après les autres, à l’aide d’une grosse jumelle dethéâtre.
« Non, non, répéta M. Kahn, jamais Rougon ne seraitassez fou !… Il la dit très intelligente, et il la nomme enriant “mademoiselle Machiavel”. Elle l’amuse, voilà tout.
– N’importe, conclut M. Béjuin, Rougon a tort de nepas se marier… Ça asseoit un homme. »
Alors, tous trois tombèrent d’accord sur la femme qu’il faudraità Rougon : une femme d’un certain âge, trente-cinq ans aumoins, riche, et qui tînt sa maison sur un pied de hautehonnêteté.
Cependant le brouhaha grandissait. Ils s’oubliaient à ce pointdans leurs anecdotes scabreuses, qu’ils ne s’apercevaient plus dece qui se passait autour d’eux. Au loin, au fond des couloirs, onentendait la voix perdue des huissiers qui criaient :« En séance, messieurs, en séance ! » Et des députésarrivaient de tous les côtés, par les portes d’acajou massif,ouvertes à deux battants, montrant les étoiles d’or de leurspanneaux. La salle, jusque-là à moitié vide, s’emplissait peu àpeu. Les petits groupes, causant d’un air d’ennui d’un banc àl’autre, les dormeurs, étouffant leurs bâillements, étaient noyésdans le flot montant, au milieu d’une distribution considérable depoignées de main. En s’asseyant à leurs places, à droite comme àgauche, les membres se souriaient ; ils avaient un air defamille, des visages également pénétrés du devoir qu’ils venaientremplir là. Un gros homme, sur le dernier banc, à gauche, quis’était assoupi trop profondément, fut réveillé par sonvoisin ; et, quand celui-ci lui eut dit quelques mots àl’oreille, il se hâta de se frotter les yeux, il prit une poseconvenable. La séance, après s’être traînée dans des questionsd’affaires fort ennuyeuses pour ces messieurs, allait prendre unintérêt capital.
Poussés par la foule, M. Kahn et ses deux collèguesmontèrent jusqu’à leurs bancs, sans en avoir conscience. Ilscontinuaient à causer, en étouffant des rires. M. La Rouquetteracontait une nouvelle histoire sur la belle Clorinde. Elle avaiteu, un jour, l’étonnante fantaisie de faire tendre sa chambre dedraperies noires semées de larmes d’argent, et de recevoir là sesintimes, couchée sur son lit, ensevelie dans des couvertureségalement noires, qui ne laissaient passer que le bout de sonnez.
M. Kahn s’asseyait, lorsqu’il revint brusquement à lui.
« Ce La Rouquette est idiot avec ses commérages !murmura-t-il. Voilà que j’ai manqué Rougon,maintenant ! »
Et, se tournant vers son voisin, d’un air furieux :
« Dites donc, Béjuin, vous auriez bien pum’avertir ! »
Rougon, qui venait d’être introduit avec le cérémonial d’usage,était déjà assis entre deux conseillers d’État, au banc descommissaires du gouvernement, une sorte de caisse d’acajou énorme,installée au bas du bureau, à la place même de la tribunesupprimée. Il crevait de ses larges épaules son uniforme de drapvert, chargé d’or au collet et aux manches. La face tournée vers lasalle, avec sa grosse chevelure grisonnante plantée sur son frontcarré, il éteignait ses yeux sous d’épaisses paupières toujours àdemi baissées ; et son grand nez, ses lèvres taillées enpleine chair, ses joues longues où ses quarante-six ans nemettaient pas une ride, avaient une vulgarité rude, quetransfigurait par éclairs la beauté de la force. Il resta adossé,tranquillement, le menton dans le collet de son habit, sansparaître voir personne, l’air indifférent et un peu las.
« Il a son air de tous les jours », murmuraM. Béjuin.
Sur les bancs, les députés se penchaient, pour voir la minequ’il faisait. Un chuchotement de remarques discrètes couraitd’oreille à oreille. Mais l’entrée de Rougon produisait surtout unevive impression dans les tribunes. Les Charbonnel, pour montrerqu’ils étaient là, allongeaient leur paire de faces ravies, aurisque de tomber. Mme Correur avait eu une légèretoux, sortant un mouchoir qu’elle agita légèrement, sous leprétexte de le porter à ses lèvres. Le colonel Jobelin s’étaitredressé, et la jolie Mme Bouchard, redescenduevivement au premier banc, soufflait un peu, en refaisant le nœud deson chapeau, pendant que M. d’Escorailles, derrière elle,restait muet, très contrarié. Quant à la belle Clorinde, elle ne segêna point. Voyant que Rougon ne levait pas les yeux, elle tapa àpetits coups très distincts sa jumelle sur le marbre de la colonnecontre laquelle elle s’appuyait ; et, comme il ne la regardaittoujours pas, elle dit à sa mère, d’une voix si claire, que toutela salle l’entendit :
« Il boude donc, le gros sournois ! »
Des députés se tournèrent, avec des sourires. Rougon se décida àdonner un regard à la belle Clorinde. Alors, pendant qu’il luiadressait un imperceptible signe de tête, elle, toute triomphante,battit des mains, se renversa en riant, en parlant haut à sa mère,sans se soucier le moins du monde de tous ces hommes, en bas, quila dévisageaient.
Rougon, lentement, avant de laisser retomber ses paupières,avait fait le tour des tribunes, où son large regard enveloppa à lafois Mme Bouchard, le colonel Jobelin,Mme Correur et les Charbonnel. Son visage demeuramuet. Il remit son menton dans le collet de son habit, les yeux àdemi refermés, en étouffant un léger bâillement.
« Je vais toujours lui dire un mot », soufflaM. Kahn à l’oreille de M. Béjuin.
Mais, comme il se levait, le président qui, depuis un instant,s’assurait que tous les députés étaient bien à leur poste, donna uncoup de sonnette magistral. Et, brusquement, un silence profondrégna.
Un monsieur blond était debout au premier banc, un banc demarbre jaune, à tablette de marbre blanc. Il tenait à la main ungrand papier, qu’il couvait des yeux, tout en parlant.
« J’ai l’honneur, dit-il d’une voix chantante, de déposerun rapport sur le projet de loi portant ouverture au ministèred’État, sur l’exercice 1856, d’un crédit de quatre cent millefrancs, pour les dépenses de la cérémonie et des fêtes du baptêmedu prince impérial. »
Et il faisait mine d’aller déposer le rapport, d’un pas ralenti,lorsque tous les députés, avec un ensemble parfait,crièrent :
« La lecture ! la lecture ! »
Le rapporteur attendit que le président eût décidé que lalecture aurait lieu. Et il commença, d’un ton presqueattendri :
« Messieurs, le projet de loi qui nous est présenté est deceux qui font paraître trop lentes les formes ordinaires du vote,en ce qu’elles retardent l’élan spontané du Corpslégislatif. »
– Très bien ! lancèrent plusieurs membres.
« Dans les familles les plus humbles, continua lerapporteur en modulant chaque mot, la naissance d’un fils, d’unhéritier, avec toutes les idées de transmission qui se rattachent àce titre, est un sujet de si douce allégresse, que les épreuves dupassé s’oublient et que l’espoir seul plane sur le berceau dunouveau-né. Mais que dire de cette fête du foyer, quand elle est enmême temps celle d’une grande nation, et qu’elle est aussi unévénement européen ! »
Alors, ce fut un ravissement. Ce morceau de rhétorique fit pâmerla Chambre. Rougon, qui semblait dormir, ne voyait, devant lui, surles gradins, que des visages épanouis. Certains députés exagéraientleur attention, les mains aux oreilles, pour ne rien perdre decette prose soignée. Le rapporteur, après une courte pause,haussait la voix.
« Ici, messieurs, c’est, en effet, la grande famillefrançaise qui convie tous ses membres à exprimer leur joie ;et quelle pompe ne faudrait-il pas, s’il était possible que lesmanifestations extérieures pussent répondre à la grandeur de seslégitimes espérances ! »
Et il ménagea une nouvelle pause.
« Très bien ! très bien ! crièrent les mêmesvoix.
– C’est délicatement dit, fit remarquer M. Kahn,n’est-ce pas, Béjuin ? »
M. Béjuin dodelinait de la tête, les yeux sur le lustre quipendait de la baie vitrée, devant le bureau. Il jouissait.
Dans les tribunes, la belle Clorinde, la jumelle braquée, neperdait pas un jeu de physionomie du rapporteur ; lesCharbonnel avaient les yeux humides ;Mme Correur prenait une pose attentive de femmecomme il faut ; tandis que le colonel approuvait de la tête,et que la jolie Mme Bouchard s’abandonnait sur lesgenoux de M. d’Escorailles. Cependant, au bureau, leprésident, les secrétaires, jusqu’aux huissiers, écoutaient, sansun geste, solennellement.
« Le berceau du prince impérial, reprit le rapporteur, estdésormais la sécurité pour l’avenir ; car, en perpétuant ladynastie que nous avons tous acclamée, il assure la prospérité dupays, son repos dans la stabilité, et, par là même, celui du restede l’Europe. »
Quelques chut ! durent empêcher l’enthousiasme d’éclater, àcette image touchante du berceau.
« À une autre époque, un rejeton de ce sang illustresemblait aussi promis à de grandes destinées, mais les temps n’ontaucune similitude. La paix est le résultat du règne sage et profonddont nous recueillons les fruits, de même que le génie de la guerredicta ce poème épique qui constitue le premier Empire.
« Salué à sa naissance par le canon, qui, du Nord au Midi,proclamait le succès de nos armes, le Roi de Rome n’eut pas même lafortune de servir sa patrie : tels furent alors lesenseignements de la Providence. »
– Qu’est-ce qu’il dit donc ? il s’enfonce, murmura lesceptique M. La Rouquette. C’est maladroit, tout ce passage.Il va gâter son morceau. »
À la vérité, les députés devenaient inquiets. Pourquoi cesouvenir historique qui gênait leur zèle ? Certains semouchèrent. Mais le rapporteur, sentant le froid jeté par sadernière phrase, eut un sourire. Il haussa la voix, il poursuivitson antithèse, en balançant les mots, certain de son effet.
« Mais venu dans un de ces jours solennels où la naissanced’un seul doit être regardée comme le salut de tous, l’Enfant deFrance semble aujourd’hui nous donner, à nous comme aux générationsfutures, le droit de vivre et de mourir au foyer paternel. Tel estdésormais le gage de la clémence divine. »
Ce fut une chute de phrase exquise. Tous les députés comprirent,et un murmure d’aise passa dans la salle. L’assurance d’une paixéternelle était vraiment douce. Ces messieurs, rassurés, reprirentleurs poses charmées d’hommes politiques faisant une débauche delittérature. Ils avaient des loisirs. L’Europe était à leurmaître.
« L’empereur, devenu l’arbitre de l’Europe, continuait lerapporteur avec une ampleur nouvelle, allait signer cette paixgénéreuse, qui, réunissant les forces productives des nations, estl’alliance des peuples autant que celle des rois, lorsqu’il plut àDieu de mettre le comble à son bonheur en même temps qu’à sagloire. N’est-il pas permis de penser que, dès cet instant, ilentrevit de nombreuses années prospères, en regardant ce berceau oùrepose, encore si petit, le continuateur de sa grandepolitique ? »
Très jolie encore, cette image. Et cela était certainementpermis : des députés l’affirmaient, en hochant doucement latête. Mais le rapport commençait à paraître un peu long. Beaucoupde membres redevenaient graves ; plusieurs même regardaientles tribunes du coin de l’œil, en gens pratiques qui éprouvaientquelque ennui à se montrer ainsi, dans le déshabillé de leurpolitique. D’autres s’oubliaient, la face terreuse, songeant àleurs affaires, battant de nouveau du bout des doigts l’acajou deleurs pupitres ; et, vaguement, dans leur mémoire, passaientd’anciennes séances, d’anciens dévouements, qui acclamaient despouvoirs au berceau. M. La Rouquette se tournait fréquemmentpour voir l’heure ; quand l’aiguille marqua trois heures moinsun quart, il eut un geste désespéré ; il manquait unrendez-vous. Côte à côte, M. Kahn et M. Béjuin restaientimmobiles, les bras croisés, les paupières clignotantes, passantdes grands panneaux de velours vert au bas relief de marbre blanc,que la redingote du président tachait de noir. Et, dans la tribunediplomatique, la belle Clorinde, la jumelle toujours braquée,s’était remise à examiner longuement Rougon, qui gardait à son bancune attitude superbe de taureau assoupi.
Le rapporteur, pourtant, ne se pressait pas, lisait pour lui,avec un mouvement rythmé et béat des épaules.
« Ayons donc pleine et entière confiance, et que le Corpslégislatif, dans cette grande et sérieuse occasion, se souvienne desa parité d’origine avec l’empereur, laquelle lui donne presque undroit de famille de plus qu’aux autres corps de l’État des’associer aux joies du souverain.
« Fils, comme lui, du libre vœu du peuple, le Corpslégislatif devient donc à cette heure la voix même de la nationpour offrir à l’auguste Enfant l’hommage d’un respect inaltérable,d’un dévouement à toute épreuve, et de cet amour sans bornes quifait de la foi politique une religion dont on bénit lesdevoirs. »
Cela devait approcher de la fin, du moment où il était questiond’hommage, de religion et de devoirs. Les Charbonnel se risquèrentà échanger leurs impressions à voix basse, tandis queMme Correur étouffait une légère toux dans sonmouchoir. Mme Bouchard remonta discrètement au fondde la tribune du Conseil d’État, auprès de M. Julesd’Escorailles.
En effet, le rapporteur changeant brusquement de voix,descendant du ton solennel au ton familier, bredouillarapidement :
« Nous vous proposons, messieurs, l’adoption pure et simpledu projet de loi tel qu’il a été présenté par le Conseild’État. »
Et il s’assit, au milieu d’une grande rumeur.
« Très bien ! très bien ! » criait toute lasalle.
Des bravos éclatèrent. M. de Combelot, dontl’attention souriante ne s’était pas démentie une minute, lançamême un : « Vive l’empereur ! » qui seperdit dans le bruit. Et l’on fit presque une ovation au colonelJobelin, debout au bord de la tribune où il était seul, s’oubliantà applaudir de ses mains sèches, malgré le règlement. Toutel’extase des premières phrases reparaissait avec un débordementnouveau de congratulations. C’était la fin de la corvée. D’un bancà l’autre, on échangeait des mots aimables, pendant qu’un flotd’amis se précipitaient vers le rapporteur, pour lui serrerénergiquement les deux mains.
Puis, dans le brouhaha, un mot domina bientôt.
« La délibération ! la délibération ! »
Le président, debout au bureau, semblait attendre ce cri. Ildonna un coup de sonnette, et dans la salle subitementrespectueuse, il dit :
« Messieurs, un grand nombre de membres demandent qu’onpasse immédiatement à la délibération.
– Oui, oui », appuya d’une seule clameur la Chambreentière.
Et il n’y eut pas de délibération. On vota tout de suite. Lesdeux articles du projet de loi, successivement mis aux voix, furentadoptés par assis et levé. À peine le président achevait-il lalecture de l’article, que, du haut en bas des gradins, tous lesdéputés se levaient d’un bloc, avec un grand remuement de pieds,comme soulevés par un élan d’enthousiasme. Puis, les urnescirculèrent, des huissiers passèrent entre les bancs, recueillantles votes dans les boîtes de zinc. Le crédit de quatre cent millefrancs était accordé à l’unanimité de deux cent trente-neufvoix.
« Voilà de la bonne besogne, dit naïvement M. Béjuin,qui se mit à rire ensuite, croyant avoir lâché un motspirituel.
– Il est trois heures passées, moi je file », murmuraM. La Rouquette, en passant devant M. Kahn.
La salle se vidait. Des députés, doucement, gagnaient lesportes, semblaient disparaître dans les murs. L’ordre du jourappelait des lois d’intérêt local. Bientôt, il n’y eut plus, surles bancs, que les membres de bonne volonté, ceux qui n’avaientsans doute ce jour-là aucune affaire au-dehors ; ilscontinuèrent leur somme interrompu, ils reprirent leur causerie aupoint où ils l’avaient laissée ; et la séance s’acheva, ainsiqu’elle avait commencé, au milieu d’une tranquille indifférence.Même le brouhaha tombait peu à peu, comme si le Corps législatif sefût complètement endormi, dans un coin de Paris muet.
« Dites donc, Béjuin, demanda M. Kahn, tâchez à lasortie de faire causer Delestang. Il est venu avec Rougon, il doitsavoir quelque chose.
– Tiens ! vous avez raison, c’est Delestang, murmuraM. Béjuin, en regardant le conseiller d’État assis à la gauchede Rougon. Je ne les reconnais jamais, avec ces diablesd’uniformes.
– Moi, je ne m’en vais pas, pour pincer notre grand homme,ajouta M. Kahn. Il faut que nous sachions. »
Le président mettait aux voix un défilé interminable de projetsde loi, que l’on votait par assis et levé. Les députés,machinalement, se levaient, se rasseyaient, sans cesser de causer,sans même cesser de dormir. L’ennui devenait tel, que les quelquescurieux des tribunes s’en allèrent. Seuls, les amis de Rougonrestaient. Ils espéraient encore qu’il parlerait.
Tout d’un coup, un député, avec des favoris corrects d’avoué deprovince, se leva. Cela arrêta net le fonctionnement monotone de lamachine à voter. Une vive surprise fit tourner les têtes.
« Messieurs, dit le député, debout à son banc, je demande àm’expliquer sur les motifs qui m’ont forcé à me séparer, bienmalgré moi, de la majorité de la commission. »
La voix était si aigre, si drôle, que la belle Clorinde étouffaun rire dans ses mains. Mais, en bas, parmi ces messieurs,l’étonnement grandissait. Qu’était-ce donc ? pourquoiparlait-il ? Alors, en interrogeant, on finit par savoir quele président venait de mettre en discussion un projet de loiautorisant le département des Pyrénées-Orientales à emprunter deuxcent cinquante mille francs, pour la construction d’un palais dejustice, à Perpignan. L’orateur, un conseiller général dudépartement, parlait contre le projet de loi. Cela parutintéressant. On écouta.
Cependant, le député aux favoris corrects procédait avec uneprudence extrême. Il avait des phrases pleines de réticences, lelong desquelles il envoyait des coups de chapeau à toutes lesautorités imaginables. Mais les charges du département étaientlourdes ; et il fit un tableau complet de la situationfinancière des Pyrénées Orientales. Puis, la nécessité d’un nouveaupalais de justice ne lui semblait pas bien démontrée. Il parlaainsi près d’un quart d’heure. Quand il s’assit, il était très ému.Rougon, qui avait haussé les paupières, les laissa retomberlentement.
Alors, ce fut le tour du rapporteur, un petit vieux très vif,qui parla d’une voix nette, en homme sûr de son terrain. D’abord,il eut un mot de politesse pour son honorable collègue, avec lequelil avait le regret de n’être pas d’accord. Seulement, ledépartement des Pyrénées Orientales était loin d’être aussi obéréqu’on voulait bien le dire ; et il refit, avec d’autreschiffres, le tableau complet de la situation financière dudépartement. D’ailleurs, la nécessité d’un nouveau palais dejustice ne pouvait être niée. Il donna des détails. L’ancien palaisse trouvait situé dans un quartier si populeux, que le bruit desrues empêchait les juges d’entendre les avocats. En outre, il étaittrop petit : ainsi, lorsque les témoins, dans les procès decour d’assises, étaient très nombreux, ils devaient se tenir sur unpalier de l’escalier, ce qui les laissait en butte à des obsessionsdangereuses. Le rapporteur termina, en lançant comme argumentirrésistible que c’était le garde des sceaux lui-même qui avaitprovoqué la présentation du projet de loi.
Rougon ne bougeait pas, les mains nouées sur les cuisses, lanuque appuyée contre le banc d’acajou. Depuis que la discussionétait ouverte, sa carrure semblait s’alourdir encore. Et,lentement, comme le premier orateur faisait mine de vouloirrépliquer, il souleva son grand corps, sans se mettre debout tout àfait, disant d’une voix pâteuse cette seule phrase :
« Monsieur le rapporteur a oublié d’ajouter que le ministrede l’Intérieur et le ministre des Finances ont approuvé le projetde loi. »
Il se laissa retomber, il s’abandonna de nouveau, dans sonattitude de taureau assoupi. Parmi les députés, il y avait eu unpetit frémissement. L’orateur se rassit, en saluant du buste. Et laloi fut votée. Les quelques membres qui suivaient curieusement ledébat, prirent des mines indifférentes.
Rougon avait parlé. D’une tribune à l’autre, le colonel Jobelinéchangea un clignement d’yeux avec le ménage Charbonnel ;pendant que Mme Correur s’apprêtait à quitter latribune, comme on quitte une loge de théâtre avant la tombée durideau, lorsque le héros de la pièce a lancé sa dernière tirade.Déjà M. d’Escorailles et Mme Bouchard s’enétaient allés. Clorinde, debout contre la rampe de velours,dominant la salle de sa taille superbe, se drapait lentement dansun châle de dentelle, en promenant un regard autour de l’hémicycle.La pluie ne battait plus les vitres de la baie, mais le cielrestait sombre de quelque gros nuage. Sous la lumière salie,l’acajou des pupitres semblait noir ; une buée d’ombre montaitle long des gradins, où des crânes chauves de députés gardaientseuls une tache blanche ; et, sur les marbres dessoubassements, au-dessous de la pâleur vague des figuresallégoriques, le président, les secrétaires et les huissiers,rangés en ligne, mettaient des silhouettes raidies d’ombreschinoises. La séance, dans ce jour brusquement tombé, senoyait.
« Bon Dieu ! on meurt là-dedans », dit Clorinde,en poussant sa mère hors de la tribune.
Et elle effaroucha les huissiers endormis sur le palier, par lafaçon étrange dont elle avait roulé son châle autour de sesreins.
En bas, dans le vestibule, ces dames rencontrèrent le colonelJobelin et Mme Correur.
« Nous l’attendons, dit le colonel ; peut-êtresortira-t-il par ici… En tout cas, j’ai fait signe à Kahn et àBéjuin, pour qu’ils viennent me donner des nouvelles. »
Mme Correur s’était approchée de la comtesseBalbi. Puis, d’une voix désolée :
« Ah ! ce serait un grand malheur ! »dit-elle, sans s’expliquer davantage.
Le colonel leva les yeux au ciel.
« Des hommes comme Rougon sont nécessaires au pays,reprit-il, après un silence. L’empereur commettrait unefaute. »
Et le silence recommença. Clorinde voulut allonger la tête dansla salle des pas perdus ; mais un huissier referma brusquementla porte. Alors, elle revint auprès de sa mère, muette sous savoilette noire. Elle murmura :
« C’est crevant d’attendre. »
Des soldats arrivaient. Le colonel annonça que la séance étaitfinie. En effet, les Charbonnel parurent, en haut de l’escalier.Ils descendaient prudemment, le long de la rampe, l’un derrièrel’autre. Quand M. Charbonnel aperçut le colonel, il luicria :
« Il n’en a pas dit long, mais il leur a joliment cloué lebec !
– Les occasions lui manquent, répondit le colonel àl’oreille du bonhomme, lorsque celui-ci fut près de lui ;autrement vous l’entendriez ! Il faut qu’ils’échauffe. »
Cependant, les soldats avaient formé une double haie, de lasalle des séances à la galerie de la présidence, ouverte sur levestibule. Et un cortège parut, pendant que les tambours battaientaux champs. En tête marchaient deux huissiers, vêtus de noir,portant le chapeau à claque sous le bras, la chaîne au cou, l’épéeà pommeau d’acier au côté. Puis, venait le président,qu’escortaient deux officiers. Les secrétaires du bureau et lesecrétaire général de la présidence suivaient. Quand le présidentpassa devant la belle Clorinde, il lui sourit en homme du monde,malgré la pompe du cortège.
« Ah ! vous êtes là », dit M. Kahn quiaccourait effaré.
Et bien que la salle des pas perdus fût alors interdite aupublic, il les fit tous entrer, il les mena dans l’embrasure d’unedes grandes portes-fenêtres qui ouvrent sur le jardin. Ilparaissait furibond.
« Je l’ai encore manqué ! reprit-il. Il a filé par larue de Bourgogne, pendant que je le guettais dans la salle dugénéral Foy… Mais ça ne fait rien, nous allons tout de même savoir.J’ai lancé Béjuin aux trousses de Delestang. »
Et il y eut là une nouvelle attente, pendant dix bonnes minutes.Les députés sortaient d’un air nonchalant, par les deux grandstambours de drap vert qui masquaient les portes. Certainss’attardaient à allumer un cigare. D’autres, en petits groupes,stationnaient, riant, échangeant des poignées de main. Cependant,Mme Correur était allée contempler le groupe duLaocoon. Et, tandis que les Charbonnel pliaient le cou en arrièrepour voir une mouette que la fantaisie bourgeoise du peintre avaitpeinte sur le cadre d’une fresque, comme envolée du tableau, labelle Clorinde, debout devant la grande Minerve de bronze,s’intéressait à ses bras et à sa gorge de déesse géante. Dansl’embrasure de la porte-fenêtre, le colonel Jobelin et M. Kahncausaient vivement, à voix basse.
« Ah ! voici Béjuin ! » s’écria cedernier.
Tous se rapprochèrent, la face tendue. M. Béjuin respiraitfortement.
« Eh bien ? lui demanda-t-on.
– Eh bien ! la démission est acceptée, Rougon seretire. »
Ce fut un coup de massue. Un gros silence régna. Clorinde, quinouait nerveusement un coin de son châle pour occuper ses doigtsirrités, vit alors au fond du jardin la jolieMme Bouchard qui marchait doucement au bras deM. d’Escorailles, la tête un peu penchée sur son épaule. Ilsétaient descendus avant les autres, ils avaient profité d’une porteouverte ; et, dans ces allées réservées aux méditationsgraves, sous la dentelle des feuilles nouvelles, ils promenaientleur tendresse. Clorinde les appela de la main.
« Le grand homme se retire », dit-elle à la jeunefemme qui souriait.
Mme Bouchard lâcha brusquement le bras de soncavalier, toute pâle et sérieuse ; pendant que M. Kahn,au milieu du groupe consterné des amis de Rougon, protestait, enlevant désespérément les bras au ciel, sans trouver un mot.
Le matin, au Moniteur, avait paru la démission deRougon, qui se retirait pour « des raisons de santé ». Ilétait venu après son déjeuner au conseil d’État, voulant dès lesoir laisser la place nette à son successeur. Et, dans le grandcabinet rouge et or réservé au président, assis devant l’immensebureau de palissandre, il vidait les tiroirs, il classait despapiers, qu’il nouait en paquets, avec des bouts de ficellerose.
Il sonna. Un huissier entra, un homme superbe, qui avait servidans la cavalerie.
« Donnez-moi une bougie allumée », demanda Rougon.
Et, comme l’huissier se retirait, après avoir posé sur le bureauun des petits flambeaux de la cheminée, il le rappela.
« Merle, écoutez !… Ne laissez entrer personne.Entendez-vous, personne.
– Oui, monsieur le président », répondit l’huissierqui referma la porte sans bruit.
Rougon eut un faible sourire. Il se tourna vers Delestang,debout à l’autre extrémité de la pièce, devant un cartonnier, dontil visitait soigneusement les cartons.
« Ce brave Merle n’a pas lu le Moniteur, cematin », murmura-t-il.
Delestang hocha la tête, ne trouvant rien à dire. Il avait unetête magnifique, très chauve, mais d’une de ces calvities précocesqui plaisent aux femmes. Son crâne nu qui agrandissait démesurémentson front, lui donnait un air de vaste intelligence. Sa face rosée,un peu carrée, sans un poil de barbe, rappelait ces faces correcteset pensives que les peintres d’imagination aiment à prêter auxgrands hommes politiques.
« Merle vous est très dévoué », finit-il par dire.
Et il replongea la tête dans le carton qu’il fouillait. Rougon,qui avait tordu une poignée de papiers, les alluma à la bougie,puis les jeta dans une large coupe de bronze, posée sur un coin dubureau. Il les regarda brûler.
« Delestang, vous ne toucherez pas aux cartons du bas,reprit-il. Il y a là des dossiers dans lesquels je puis seul mereconnaître. »
Tous deux, alors, continuèrent leur besogne en silence, pendantun gros quart d’heure. Il faisait très beau, le soleil entrait parles trois grandes fenêtres donnant sur le quai. Une de cesfenêtres, entrouverte, laissait passer les petits souffles frais dela Seine, qui soulevaient par moments la frange de soie desrideaux. Des papiers froissés, jetés sur le tapis, s’envolaientavec un léger bruit.
« Tenez, voyez donc ça », dit Delestang, en remettantà Rougon une lettre qu’il venait de trouver.
Rougon lut la lettre et l’alluma tranquillement à la bougie.C’était une lettre délicate. Et ils causèrent, par phrases coupées,s’interrompant à toutes les minutes, le nez dans des paperasses.Rougon remerciait Delestang d’être venu l’aider. Ce « bonami » était le seul avec lequel il pût à l’aise laver le lingesale de ses cinq années de présidence. Il l’avait connu àl’Assemblée législative, où ils siégeaient tous les deux sur lemême banc, côte à côte. C’était là qu’il avait éprouvé un véritablepenchant pour ce bel homme, en le trouvant adorablement sot, creuxet superbe. Il disait d’ordinaire, d’un air convaincu, « quece diable de Delestang irait loin ». Et il le poussait, sel’attachait par la reconnaissance, l’utilisait comme un meuble danslequel il enfermait tout ce qu’il ne pouvait garder sur lui.
« Est-on bête, garde-t-on des papiers ! murmuraRougon, en ouvrant un nouveau tiroir qui débordait.
– Voilà une lettre de femme », dit Delestang, avec unclignement d’yeux.
Rougon eut un bon rire. Toute sa vaste poitrine était secouée.Il prit la lettre, en protestant. Dès qu’il eut parcouru lespremières lignes, il cria :
« C’est le petit d’Escorailles qui a égaré ça ici !…De jolis chiffons encore, ces billets-là ! On va loin, avectrois lignes de femme. »
Et, pendant qu’il brûlait la lettre, il ajouta :
« Vous savez, Delestang, méfiez-vous desfemmes ! »
Delestang baissa le nez. Toujours il se trouvait embarqué dansquelque passion scabreuse. En 1851, il avait même faillicompromettre son avenir politique ; il adorait alors la femmed’un député socialiste, et le plus souvent, pour plaire au mari, ilvotait avec l’opposition, contre l’Élysée. Aussi, au 2 Décembre,reçut-il un véritable coup de massue. Il s’enferma pendant deuxjours, perdu, fini, anéanti, tremblant qu’on ne vînt l’arrêterd’une minute à l’autre. Rougon avait dû le tirer de ce mauvais pas,en le décidant à ne point se présenter aux élections, et en lemenant à l’Élysée, où il pêcha pour lui une place de conseillerd’État. Delestang, fils d’un marchand de vin de Bercy, ancienavoué, propriétaire d’une ferme modèle près de Sainte-Menehould,était riche à plusieurs millions et habitait rue du Colisée unhôtel fort élégant.
« Oui, méfiez-vous des femmes, répétait Rougon, qui faisaitune pause à chaque mot, pour jeter des coups d’œil dans lesdossiers. Quand les femmes ne vous mettent pas une couronne sur latête, elles vous passent une corde au cou… À notre âge, voyez-vous,il faut soigner son cœur autant que son estomac. »
À ce moment, un grand bruit s’éleva dans l’antichambre. Onentendait la voix de Merle qui défendait la porte. Et, brusquement,un petit homme entra, en disant :
« Il faut que je lui serre la main, que diable ! à cecher ami.
– Tiens ! Du Poizat ! » s’écria Rougon sansse lever.
Et, comme Merle faisait de grands gestes pour s’excuser, il luiordonna de fermer la porte. Puis, tranquillement :
« Je vous croyais à Bressuire, vous… On lâche donc sasous-préfecture comme une vieille maîtresse. »
Du Poizat, mince, la mine chafouine, avec des dents trèsblanches, mal rangées, haussa légèrement les épaules.
« Je suis à Paris de ce matin, pour des affaires, et je necomptais aller que ce soir vous serrer la main, rue Marbeuf. Jevous aurais demandé à dîner… Mais quand j’ai lu leMoniteur… »
Il traîna un fauteuil devant le bureau, s’installa carrément enface de Rougon.
« Ah çà ! que se passe-t-il, voyons ! Moi,j’arrive du fond des Deux-Sèvres… J’ai bien eu vent de quelquechose, là-bas. Mais j’étais loin de me douter… Pourquoi nem’avez-vous pas écrit ? »
Rougon, à son tour, haussa les épaules. Il était clair que DuPoizat avait appris là-bas sa disgrâce, et qu’il accourait, pourvoir s’il n’y aurait pas moyen de se raccrocher aux branches. Il leregarda jusqu’à l’âme, en disant :
« Je vous aurais écrit ce soir… Donnez votre démission, monbrave.
– C’est tout ce que je voulais savoir, on donnera sadémission », répondit simplement Du Poizat.
Et il se leva, sifflotant. Comme il se promenait à petits pas,il aperçut Delestang, à genoux sur le tapis, au milieu d’unedébâcle de cartons. Il alla en silence lui donner une poignée demain. Puis il tira de sa poche un cigare qu’il alluma à labougie.
« On peut fumer, puisqu’on déménage, dit-il en s’installantde nouveau dans le fauteuil. C’est gai, dedéménager ! »
Rougon s’absorbait dans une liasse de papiers, qu’il lisait avecune attention profonde. Il les triait soigneusement, brûlant lesuns, conservant les autres. Du Poizat, la tête renversée, soufflantdu coin des lèvres de légers filets de fumée, le regardait faire.Ils s’étaient connus quelques mois avant la révolution de Février.Ils logeaient alors tous les deux chez Mme MélanieCorreur, hôtel Vaneau, rue Vaneau. Du Poizat se trouvait là encompatriote ; il était né, ainsi queMme Correur, à Coulonges, une petite ville del’arrondissement de Niort. Son père, un huissier, l’avait envoyéfaire son droit à Paris, où il lui servait une pension de centfrancs par mois, bien qu’il eût gagné des sommes fort rondes enprêtant à la petite semaine ; la fortune du bonhomme restaitmême si inexplicable dans le pays, qu’on l’accusait d’avoir trouvéun trésor, au fond d’une vieille armoire, dont il avait opéré lasaisie. Dès les premiers temps de la propagande bonapartiste,Rougon utilisa ce garçon maigre qui mangeait rageusement ses centfrancs par mois, avec des sourires inquiétants ; et ilstrempèrent ensemble dans les besognes les plus délicates. Plustard, lorsque Rougon voulut entrer à l’Assemblée législative, cefut Du Poizat qui alla emporter son élection de haute lutte dansles Deux-Sèvres. Puis, après le coup d’État, Rougon à son tourtravailla pour Du Poizat, en le faisant nommer sous-préfet àBressuire. Le jeune homme, âgé à peine de trente ans, avait voulutriompher dans son pays, à quelques lieues de son père, dontl’avarice le torturait depuis sa sortie du collège.
« Et le papa Du Poizat, comment va-t-il ? demandaRougon, sans lever les yeux.
– Trop bien, répondit l’autre carrément. Il a chassé sadernière domestique, parce qu’elle mangeait trois livres de pain.Maintenant, il a deux fusils chargés derrière sa porte, et quand jevais le voir, il faut que je parlemente par-dessus le mur de lacour. »
Tout en causant, Du Poizat s’était penché, et il fouillait dubout des doigts dans la coupe de bronze, où traînaient desfragments de papier à demi consumés. Rougon s’étant aperçu de cejeu, leva vivement la tête. Il avait toujours eu une légère peur deson ancien lieutenant, dont les dents blanches mal rangéesressemblaient à celles d’un jeune loup. Sa grande préoccupation,autrefois, lorsqu’ils travaillaient ensemble, était de ne pas luilaisser entre les mains la moindre pièce compromettante. Aussi, envoyant qu’il cherchait à lire les mots restés intacts, jeta-t-ildans la coupe une poignée de lettres enflammées. Du Poizat compritparfaitement. Mais il eut un sourire, il plaisanta.
« C’est le grand nettoyage », murmura-t-il.
Et, prenant une paire de longs ciseaux, il s’en servit commed’une paire de pincettes. Il rallumait à la bougie les lettres quis’éteignaient ; il faisait brûler en l’air les boules depapier trop serrées ; il remuait les débris embrasés, commes’il avait agité l’alcool flambant d’un bol de punch. Dans lacoupe, des étincelles vives couraient ; tandis qu’une fuméebleuâtre montait, roulait doucement jusqu’à la fenêtre ouverte. Labougie s’effarait par instants, puis brûlait avec une flamme toutedroite, très haute.
« Votre bougie a l’air d’un cierge, dit encore Du Poizat enricanant. Hein ! quel enterrement, mon pauvre ami ! commeon a des morts à coucher dans la cendre ! »
Rougon allait répondre, lorsqu’un nouveau bruit vint del’antichambre. Merle, une seconde fois, défendait la porte. Et,comme les voix grandissaient :
« Delestang, ayez donc l’obligeance de voir ce qui sepasse, dit Rougon. Si je me montre, nous allons êtreenvahis. »
Delestang ouvrit prudemment la porte, qu’il referma derrièrelui. Mais il passa presque aussitôt la tête, enmurmurant :
« C’est Kahn qui est là.
– Eh bien ! qu’il entre, dit Rougon. Mais luiseulement, entendez-vous ! »
Et il appela Merle pour lui renouveler ses ordres.
« Je vous demande pardon, mon cher ami, reprit-il en setournant vers M. Kahn, quand l’huissier fut sorti. Mais jesuis si occupé… Asseyez-vous à côté de Du Poizat, et ne bougezplus ; autrement, je vous flanque à la porte tous lesdeux. »
Le député ne parut pas ému le moins du monde de cet accueilbrutal. Il était fait au caractère de Rougon. Il prit un fauteuil,s’assit à côté de Du Poizat, qui allumait un second cigare. Puis,après avoir soufflé :
« Il fait déjà chaud… Je viens de la rue Marbeuf, jecroyais vous trouver encore chez vous. »
Rougon ne répondit rien, il y eut un silence. Il froissait despapiers, les jetait dans une corbeille, qu’il avait attirée près delui.
« J’ai à causer avec vous, reprit M. Kahn.
– Causez, causez, dit Rougon. Je vous écoute. »
Mais le député sembla tout d’un coup s’apercevoir du désordrequi régnait dans la pièce.
« Que faites-vous donc ? demanda-t-il, avec unesurprise parfaitement jouée. Vous changez decabinet ? »
La voix était si juste, que Delestang eut la complaisance de sedéranger pour mettre un Moniteur sous les yeux deM. Kahn.
« Ah ! mon Dieu ! cria ce dernier, dès qu’il eutjeté un regard sur le journal. Je croyais la chose arrangée d’hiersoir. C’est un vrai coup de foudre… Mon cher ami… »
Il s’était levé, il serrait les mains de Rougon. Celui-ci setaisait, en le regardant ; sur sa grosse face, deux grandsplis moqueurs coupaient les coins des lèvres. Et, comme Du Poizatprenait des airs indifférents, il les soupçonna de s’être vus lematin ; d’autant plus que M. Kahn avait négligé deparaître étonné en apercevant le sous-préfet. L’un devait être venuau Conseil d’État, tandis que l’autre courait rue Marbeuf. De cettefaçon, ils étaient certains de ne pas le manquer.
« Alors, vous aviez quelque chose à me dire ? repritRougon, de son air paisible.
– Ne parlons plus de ça, mon cher ami ! s’écria ledéputé. Vous avez assez de tracas. Je n’irai bien sûr pas, dans unjour pareil, vous tourmenter encore avec mes misères.
– Non, ne vous gênez pas, dites toujours.
– Eh bien ! c’est pour mon affaire, vous savez, pourcette maudite concession… Je suis même content que Du Poizat soitlà. Il pourra nous fournir certains renseignements. »
Et, longuement, il exposa le point où en était son affaire. Ils’agissait d’un chemin de fer de Niort à Angers, dont il caressaitle projet depuis trois ans. La vérité était que cette voie ferréepassait à Bressuire, où il possédait des hauts fourneaux, dont elledevait décupler la valeur ; jusque-là, les transportsrestaient difficiles, l’entreprise végétait. Puis, il y avait dansla mise en actions du projet tout un espoir de pêche en eau troubledes plus productives. Aussi M. Kahn déployait-il une activitéprodigieuse pour obtenir la concession ; Rougon l’appuyaiténergiquement, et la concession allait être accordée, lorsqueM. de Marsy, ministre de l’Intérieur, fâché de n’être pasdans l’affaire, où il flairait des tripotages superbes, trèsdésireux d’autre part d’être désagréable à Rougon, avait employétoute sa haute influence à combattre le projet. Il venait même,avec l’audace qui le rendait si redoutable, de faire offrir laconcession par le ministre des Travaux publics au directeur de laCompagnie de l’Ouest ; et il répandait le bruit que laCompagnie seule pouvait mener à bien un embranchement dont lestravaux demandaient des garanties sérieuses. M. Kahn allaitêtre dépouillé. La chute de Rougon consommait sa ruine.
« J’ai appris hier, dit-il, qu’un ingénieur de la Compagnieétait chargé d’étudier un nouveau tracé… Avez-vous eu vent de lachose, Du Poizat ?
– Parfaitement, répondit le sous-préfet. Les études sontmême commencées… On cherche à éviter le coude que vous faisiez,pour venir passer à Bressuire. La ligne filerait droit parParthenay et par Thouars. »
Le député eut un geste de découragement.
« C’est de la persécution, murmura-t-il. Qu’est-ce que çaleur ferait de passer devant mon usine ?… Mais jeprotesterai ; j’écrirai un mémoire contre leur tracé… Jeretourne à Bressuire avec vous.
– Non, ne m’attendez pas, dit Du Poizat en souriant. Ilparaît que je vais donner ma démission. »
M. Kahn se laissa aller dans son fauteuil, comme sous lecoup d’une dernière catastrophe. Il frottait son collier de barbe àdeux mains, il regardait Rougon d’un air suppliant. Celui-ci avaitlâché ses dossiers. Les coudes sur le bureau, il écoutait.
« Vous voulez un conseil, n’est-ce pas ? dit-il enfind’une voix rude. Eh bien ! faites les morts, mes bonsamis ; tâchez que les choses restent en l’état, et attendezque nous soyons les maîtres… Du Poizat va donner sa démission,parce que, s’il ne la donnait pas, il la recevrait avant quinzejours. Quant à vous, Kahn, écrivez à l’empereur, empêchez par tousles moyens que la concession ne soit accordée à la Compagnie del’Ouest. Vous ne l’obtiendrez certes pas, mais tant qu’elle ne seraà personne, elle pourra être à vous, plus tard. »
Et, comme les deux hommes hochaient la tête :
« C’est tout ce que je puis pour vous, reprit-il plusbrutalement. Je suis par terre, laissez-moi le temps de me relever…Est-ce que j’ai la mine triste ? Non, n’est-ce pas ? Ehbien ! faites-moi le plaisir de ne plus avoir l’air de suivremon convoi… Moi, je suis ravi de rentrer dans la vie privée. Enfin,je vais donc pouvoir me reposer un peu ! »
Il respira fortement, croisant les bras, berçant son grandcorps. Et M. Kahn ne parla plus de son affaire. Il affectal’air dégagé de Du Poizat, tenant à montrer une liberté d’espritcomplète. Delestang avait attaqué un autre cartonnier ; ilfaisait, derrière les fauteuils, un si petit bruit, qu’on eût dit,par instants, le bruit discret d’une bande de souris lâchées aumilieu des dossiers. Le soleil, qui marchait sur le tapis rouge,écornait le bureau d’un angle de lumière blonde, dans lequel labougie continuait à brûler, toute pâle.
Cependant, une causerie intime s’était engagée. Rougon, quificelait de nouveau ses paquets, assurait que la politique n’étaitpas son affaire. Il souriait, d’un air bonhomme, tandis que sespaupières, comme lasses, retombaient sur la flamme de ses yeux.Lui, aurait voulu avoir d’immenses terres à cultiver, avec deschamps qu’il creuserait à sa guise, avec des troupeaux de bêtes,des chevaux, des bœufs, des moutons, des chiens, dont il serait leroi absolu. Et il racontait qu’autrefois, à Plassans, lorsqu’iln’était encore qu’un petit avocat de province, sa grande joieconsistait à partir en blouse, à chasser pendant des journées dansles gorges de la Seille, où il abattait des aigles. Il se disaitpaysan, son grand-père avait pioché la terre. Puis, il en vint àfaire l’homme dégoûté du monde. Le pouvoir l’ennuyait. Il allaitpasser l’été à la campagne. Jamais il ne s’était senti plus légerque depuis le matin ; et il imprimait à ses fortes épaules unhaussement formidable, comme s’il avait jeté bas un fardeau.
« Qu’aviez-vous ici comme président ? quatre-vingtmille francs ? » demanda M. Kahn.
Il dit oui, d’un signe de tête.
« Et il ne va vous rester que vos trente mille francs desénateur. »
Que lui importait ! Il vivait de rien, il ne se connaissaitpas de vice, ce qui était vrai. Ni joueur, ni coureur, ni gourmand.Il rêvait d’être le maître chez lui, voilà tout. Et, fatalement, ilrevint à son idée d’une ferme, dans laquelle toutes les bêtes luiobéiraient. C’était son idéal, avoir un fouet et commander, êtresupérieur, plus intelligent et plus fort. Peu à peu, il s’anima, ilparla des bêtes comme il aurait parlé des hommes, disant que lesfoules aiment le bâton, que les bergers ne conduisent leurstroupeaux qu’à coups de pierres. Il se transfigurait, ses grosseslèvres gonflées de mépris, sa face entière suant la force. Dans sonpoing fermé, il agitait un dossier, qu’il semblait près de jeter àla tête de M. Kahn et de Du Poizat, inquiets et gênés devantce brusque accès de fureur.
« L’empereur a bien mal agi », murmura Du Poizat.
Alors, tout d’un coup, Rougon se calma. Sa face devint grise,son corps s’avachit dans une lourdeur d’homme obèse. Il se mit àfaire l’éloge de l’empereur, d’une façon outrée : c’était unepuissante intelligence, un esprit d’une profondeur incroyable. DuPoizat et M. Kahn échangèrent un coup d’œil. Mais Rougonrenchérissait encore, en parlant de son dévouement, en disant avecune grande humilité qu’il avait toujours été fier d’être un simpleinstrument aux mains de Napoléon III. Il finit même parimpatienter Du Poizat, garçon d’une vivacité fâcheuse. Et unequerelle s’engagea. Du Poizat parlait amèrement de tout ce queRougon et lui avaient fait pour l’empire, de 1848 à 1851,lorsqu’ils crevaient la faim, chez Mme MélanieCorreur. Il racontait des journées terribles, pendant la premièreannée surtout, des journées passées à patauger dans la boue deParis, pour racoler des partisans. Plus tard, ils avaient risquéleur peau vingt fois. N’était-ce pas Rougon qui, le matin du 2Décembre, s’était emparé du Palais-Bourbon, à la tête d’un régimentde ligne ? À ce jeu, on jouait sa tête. Et, aujourd’hui, on lesacrifiait, victime d’une intrigue de cour. Mais Rougonprotestait ; il n’était pas sacrifié ; il se retiraitpour des raisons personnelles. Puis, comme Du Poizat, tout à faitlancé, traitait les gens des Tuileries de « cochons », ilfinit par le faire taire, en assenant un coup de poing sur lebureau de palissandre, qui craqua.
« C’est bête, tout ça ! dit-il simplement.
– Vous allez un peu loin », murmura M. Kahn.
Delestang, très pâle, s’était mis debout, derrière lesfauteuils. Il ouvrit doucement la porte pour voir si personnen’écoutait. Mais il n’aperçut, dans l’antichambre, que la hautesilhouette de Merle, dont le dos tourné avait un grand air dediscrétion. Le mot de Rougon avait fait rougir Du Poizat, qui setut, dégrisé, mâchant son cigare d’un air mécontent.
« Sans doute, l’empereur est mal entouré, reprit Rougonaprès un silence. Je me suis permis de le lui dire, et il a souri.Il a même daigné plaisanter, en ajoutant que mon entourage nevalait pas mieux que le sien. »
Du Poizat et M. Kahn eurent un rire contraint. Ilstrouvèrent le mot très joli.
« Mais, je le répète, continua Rougon d’une voixparticulière, je me retire de mon plein gré. Si l’on vousinterroge, vous qui êtes de mes amis, affirmez qu’hier soir encorej’étais libre de reprendre ma démission… Démentez aussi lescommérages qui circulent à propos de cette affaire Rodriguez, donton fait, paraît-il, tout un roman. J’ai pu me trouver, sur cetteaffaire, en désaccord avec la majorité du conseil d’État, et il y aeu certainement là des froissements qui ont hâté ma retraite. Maisj’avais des raisons plus anciennes et plus sérieuses. J’étaisrésolu depuis longtemps à abandonner la haute situation que jedevais à la bienveillance de l’empereur. »
Il dit toute cette tirade en l’accompagnant d’un geste de lamain droite, dont il abusait, lorsqu’il parlait à la Chambre. Cesexplications étaient évidemment destinées au public. M. Kahnet Du Poizat, qui connaissaient leur Rougon, tâchèrent par desphrases habiles de savoir la vérité vraie. Le grand homme, commeils le nommaient familièrement entre eux, devait jouer quelque jeuformidable. Ils mirent la conversation sur la politique en général.Rougon plaisantait le régime parlementaire, qu’il appelait« le fumier des médiocrités ». La Chambre, selon lui,jouissait encore d’une liberté absurde. On y parlait beaucoup trop.La France devait être gouvernée par une machine bien montée,l’empereur au sommet, les grands corps et les fonctionnairesau-dessous, réduits à l’état de rouages. Il riait, sa poitrinesautait, pendant qu’il outrait son système, avec une rage de mépriscontre les imbéciles qui demandent des gouvernements forts.
« Mais, interrompit M. Kahn, l’empereur en haut, tousles autres en bas, ce n’est gai que pour l’empereur,cela !
– Quand on s’ennuie, on s’en va », dit tranquillementRougon.
Il sourit, puis il ajouta :
« On attend que cela soit amusant, et l’onrevient. »
Il y eut un long silence. M. Kahn se mit à frotter soncollier de barbe, satisfait, sachant ce qu’il voulait savoir. Laveille, à la Chambre, il avait deviné juste, quand il insinuait queRougon, voyant son crédit ébranlé aux Tuileries, était allé delui-même au-devant d’une disgrâce, pour faire peau neuve ;l’affaire Rodriguez lui offrait une superbe occasion de tomber enhonnête homme.
« Et que dit-on ? demanda Rougon pour rompre lesilence.
– Moi, j’arrive, répondit Du Poizat. Cependant, tout àl’heure, dans un café, j’ai entendu un monsieur décoré quiapprouvait vivement votre retraite.
– Hier, Béjuin était très affecté, déclara à son tourM. Kahn ; Béjuin vous aime beaucoup. C’est un garçon unpeu éteint, mais d’une grande solidité… Le petit La Rouquettelui-même m’a paru très convenable. Il parle de vous en excellentstermes. »
Et la conversation continua sur les uns et sur les autres.Rougon, sans le moindre embarras, posait des questions, se faisaitfaire un rapport exact par le député, qui lui donna complaisammentles notes les plus précises sur l’attitude du Corps législatif àson égard.
« Cet après-midi, interrompit Du Poizat, qui souffrait den’avoir aucun renseignement à fournir, je me promènerai dans Paris,et demain matin, au saut du lit, j’en aurai long à vous conter.
– À propos, s’écria M. Kahn en riant, j’oubliais devous parler de Combelot !… Non, jamais je n’ai vu un hommeplus gêné… »
Mais il s’arrêta devant un clignement d’yeux de Rougon, qui luimontrait le dos de Delestang, en ce moment monté sur une chaise etoccupé à débarrasser le dessus d’une bibliothèque où des journauxs’entassaient. M. de Combelot avait épousé une sœur deDelestang. Ce dernier, depuis la disgrâce de Rougon, souffrait unpeu de sa parenté avec un chambellan ; aussi voulut-il montrerquelque crânerie. Il se tourna, il dit avec un sourire :
« Pourquoi ne continuez-vous pas ?… Combelot est unsot. Hein ? voilà le mot lâché ! »
Cette exécution aisée d’un beau-frère égaya beaucoup cesmessieurs. Delestang, voyant son succès, poussa les choses jusqu’àse moquer de la barbe de Combelot, cette fameuse barbe noire, sicélèbre parmi les dames. Puis, sans transition, il prononçagravement ces paroles, en jetant un paquet de journaux sur letapis :
« Ce qui fait la tristesse des uns fait la joie desautres. »
Cette vérité ramena dans la conversation le nom deM. de Marsy. Rougon, le nez baissé, comme perdu au fondd’un portefeuille dont il examinait chaque poche, laissa ses amisse soulager. Ils parlaient de Marsy avec un emportement d’hommespolitiques se ruant sur un adversaire. Les mots grossiers, lesaccusations abominables, les histoires vraies exagérées jusqu’aumensonge, pleuvaient dru. Du Poizat, qui avait connu Marsyautrefois, avant l’empire, affirmait qu’il était alors entretenupar sa maîtresse, une baronne dont il avait mangé les diamants entrois mois. M. Kahn prétendait que pas une affaire véreuse netraînait sur la place de Paris, sans qu’on trouvât dedans la mainde Marsy. Et ils s’échauffaient l’un l’autre, ils se renvoyaientdes faits de plus en plus forts : dans une entreprise de mine,Marsy avait touché un pot-de-vin de quinze cent mille francs ;il venait d’offrir, le mois dernier, un hôtel à la petite Florence,des Bouffes, une bagatelle de six cent mille francs, sa part d’untrafic sur les actions des chemins de fer du Maroc ; il n’yavait pas huit jours enfin, la grande affaire des canaux égyptiens,lancée par des créatures à lui, s’était écroulée avec un immensescandale, les actionnaires ayant su que pas un coup de piochen’avait été donné, depuis deux ans qu’ils opéraient des versements.Puis, ils se jetèrent sur sa personne elle-même, s’efforçant derapetisser sa haute mine d’aventurier élégant, parlant de maladiesanciennes qui lui joueraient plus tard un mauvais tour, allantjusqu’à attaquer la galerie de tableaux qu’il réunissait alors.
« C’est un bandit tombé dans la peau d’unvaudevilliste », finit par dire Du Poizat.
Rougon releva lentement la tête. Il regarda les deux hommes deses gros yeux.
« Vous voilà bien avancés, dit-il. Marsy fait ses affaires,parbleu ! comme vous voulez faire les vôtres… Nous ne nousentendons guère. Si je puis même lui casser les reins quelque jour,je les lui casserai volontiers. Mais tout ce que vous racontez làn’empêche pas que Marsy soit d’une jolie force. Si la fantaisiel’en prenait, il ne ferait qu’une bouchée de vous deux, je vous enpréviens. »
Et il quitta son fauteuil, las d’être assis, étirant sesmembres. Puis, il ajouta, dans un gros bâillement :
« D’autant plus, mes bons amis, que maintenant je nepourrais plus me mettre en travers.
– Oh ! si vous vouliez, murmura Du Poizat avec unsourire mince, vous mèneriez Marsy fort loin. Vous avez bien iciquelques papiers qu’il achèterait cher… Tenez, là-bas, le dossierLardenois, cette aventure dans laquelle il a joué un singulierrôle. Je reconnais une lettre de lui, très curieuse, que je vous aiapportée moi-même, dans le temps. »
Rougon était allé jeter dans la cheminée les papiers dont ilavait peu à peu empli la corbeille. La coupe de bronze ne suffisaitplus.
« On s’assomme, on ne s’égratigne pas, dit-il en haussantdédaigneusement les épaules. Tout le monde a de ces lettres bêtesqui traînent chez les autres. »
Et il prit la lettre, l’enflamma à la bougie, s’en servit commed’une allumette pour mettre le feu au tas de papiers, dans lacheminée. Il resta là un instant, accroupi, énorme, à surveillerles feuilles embrasées qui roulaient jusque sur le tapis. Certainsgros papiers administratifs noircissaient, se tordaient comme deslames de plomb ; des billets, des chiffons salis de vilainesécritures, brûlaient avec des petites langues bleues ; tandisque, dans le brasier ardent, au milieu d’un pullulementd’étincelles, des fragments consumés restaient intacts, lisiblesencore.
À ce moment, la porte s’ouvrit, toute grande. Une voix disait enriant :
« Bien, bien, je vous excuserai, Merle… Je suis de lamaison. Si vous m’empêchiez d’entrer par ici, je ferais le tour parla salle des séances, parbleu ! »
C’était M. d’Escorailles, que Rougon, depuis six mois,avait fait nommer auditeur au Conseil d’État. Il amenait à son brasla jolie Mme Bouchard, toute fraîche dans unetoilette claire de printemps.
« Allons, bon ! des femmes, maintenant ! »murmura Rougon.
Il ne quitta pas la cheminée tout de suite. Il demeura parterre, tenant la pelle, sous laquelle il étouffait la flamme, depeur d’incendie. Et il levait sa large face, l’air maussade.M. d’Escorailles ne se déconcerta pas. Lui et la jeune femme,dès le seuil, avaient cessé de se sourire, pour prendre une figurede circonstance.
« Cher maître, dit-il, je vous amène une de vos amies quitenait absolument à vous apporter ses regrets… Nous avons lu leMoniteur ce matin…
– Vous avez lu le Moniteur, vous autres »,gronda Rougon qui se décida enfin à se mettre debout.
Mais il aperçut une personne qu’il n’avait pas encore vue. Ilmurmura, après avoir cligné les yeux :
« Ah ! monsieur Bouchard. »
C’était le mari, en effet. Il venait d’entrer, derrière lesjupes de sa femme, silencieux et digne. M. Bouchard avaitsoixante ans, la tête toute blanche, l’œil éteint, la face commeusée par ses vingt-cinq années de service administratif. Lui, neprononça pas une parole. Il prit d’un air pénétré la main deRougon, qu’il secoua trois fois, de haut en bas, énergiquement.
« Eh bien ! dit ce dernier, vous êtes très gentilsd’être tous venus me voir ; seulement, vous allez diablementme gêner… Enfin, mettez-vous de ce côté-là… Du Poizat, donnez votrefauteuil à madame. »
Il se tournait, lorsqu’il se trouva en face du colonelJobelin.
« Vous aussi, colonel ! » cria-t-il.
La porte était restée ouverte, Merle n’avait pu s’opposer àl’entrée du colonel, qui montait l’escalier derrière les talons desBouchard. Il tenait son fils par la main, un grand galopin dequinze ans, alors élève de troisième au lycée Louis-le-Grand.
« J’ai voulu vous amener Auguste, dit-il. C’est dans lemalheur que se révèlent les vrais amis… Auguste, donne une poignéede main. »
Mais Rougon s’élançait vers l’antichambre, en criant :
« Fermez donc la porte, Merle ! À quoipensez-vous ! Tout Paris va entrer. »
L’huissier montra sa face calme, en disant :
« C’est qu’ils vous ont vu, monsieur leprésident. »
Et il dut s’effacer pour laisser passer les Charbonnel. Ilsarrivaient sur une même ligne, sans se donner le bras, soufflant,désolés, ahuris. Ils parlèrent en même temps.
« Nous venons de voir le Moniteur… Ah !quelle nouvelle ! comme votre pauvre mère va êtredésolée ! Et nous, dans quelle triste position cela nousmet ! »
Ceux-là, plus naïfs que les autres, allaient tout de suiteexposer leurs petites affaires. Rougon les fit taire. Il poussa unverrou caché sous la serrure de la porte, en murmurant qu’onpouvait l’enfoncer, maintenant. Puis, voyant que pas un de ses amisne semblait décidé à quitter la place, il se résigna, il tâchad’achever sa besogne, au milieu des neuf personnes qui emplissaientle cabinet. Le déménagement des papiers avait fini par bouleverserla pièce. Sur le tapis, une débandade de dossiers traînait, si bienque le colonel et M. Bouchard, qui voulurent gagnerl’embrasure d’une fenêtre, durent prendre les plus grandesprécautions pour ne pas écraser en chemin quelque affaireimportante. Tous les sièges étaient encombrés de paquetsficelés ; Mme Bouchard seule avait pus’asseoir sur un fauteuil resté libre ; et elle souriait auxgalanteries de Du Poizat et de M. Kahn, pendant queM. d’Escorailles, ne trouvant plus de tabouret, lui glissaitsous les pieds une épaisse chemise bleue bourrée de lettres. Lestiroirs du bureau, culbutés dans un coin, permirent aux Charbonnelde s’accroupir un instant, pour reprendre haleine ; tandis quele jeune Auguste, ravi de tomber dans ce remue-ménage, furetait,disparaissait derrière la montagne de cartons, au milieu delaquelle Delestang semblait se retrancher. Ce dernier faisaitbeaucoup de poussière, en jetant de haut les journaux de labibliothèque. Mme Bouchard eut une légère toux.
« Vous avez tort de rester dans cette saleté », ditRougon, occupé à vider les cartons qu’il avait prié Delestang de nepoint toucher.
Mais la jeune femme, toute rose d’avoir toussé, lui assuraqu’elle était très bien, que son chapeau ne craignait pas lapoussière. Et la bande se lança dans les condoléances. L’empereur,vraiment, ne se souciait guère des intérêts du pays, pour selaisser circonvenir par des personnages si peu dignes de saconfiance. La France faisait une perte. D’ailleurs, c’étaittoujours ainsi : une grande intelligence devait liguer contreelle toutes les médiocrités.
« Les gouvernements sont ingrats, déclara M. Kahn.
– Tant pis pour eux ! dit le colonel. Ils se frappenten frappant leurs serviteurs. »
Mais M. Kahn voulut avoir le dernier mot. Il se tourna versRougon.
« Quand un homme comme vous tombe, c’est un deuilpublic. »
La bande approuva :
« Oui, oui, un deuil public ! »
Sous la brutalité de ces éloges, Rougon leva la tête. Ses jouesgrises s’allumaient d’une lueur, sa face entière avait un sourirecontenu de jouissance. Il était coquet de sa force, comme une femmel’est de sa grâce ; et il aimait à recevoir les flatteries àbout portant, dans sa large poitrine, assez solide pour n’êtreécrasée par aucun pavé. Cependant, il devenait évident que ses amisse gênaient les uns les autres ; ils se guettaient du regard,cherchant à s’évincer, ne voulant pas parler haut. À présent que legrand homme paraissait dompté, l’heure pressait d’en arracher unebonne parole. Et ce fut le colonel qui prit un parti le premier. Ilemmena dans une embrasure Rougon, qui le suivit docilement, uncarton sous le bras.
« Avez-vous songé à moi ? lui demanda-t-il tout bas,avec un sourire aimable.
– Parfaitement. Votre nomination de commandeur m’a encoreété promise il y a quatre jours. Seulement, vous sentezqu’aujourd’hui, il m’est impossible de rien affirmer… Je crains, jevous l’avoue, que mes amis ne reçoivent le contrecoup de madisgrâce. »
Les lèvres du colonel tremblèrent d’émotion. Il balbutia qu’ilfallait lutter, qu’il lutterait lui-même. Puis, brusquement, il setourna, il appela :
« Auguste ! »
Le galopin était à quatre pattes sous le bureau, en train delire les titres des dossiers, ce qui lui permettait de jeter descoups d’œil luisants sur les petites bottines deMme Bouchard. Il accourut.
« Voilà mon gaillard ! reprit le colonel à demi-voix.Vous savez qu’il faudra me caser cette vermine-là, un de ces jours.Je compte sur vous. J’hésite encore entre la magistrature etl’administration… Donne une poignée de main, Auguste, pour que tonbon ami se souvienne de toi. »
Pendant ce temps, Mme Bouchard, qui mordillaitson gant d’impatience, s’était levée et avait gagné la fenêtre degauche, en ordonnant d’un regard à M. d’Escorailles de lasuivre. Le mari se trouvait déjà là, les coudes sur la barred’appui, à regarder le paysage. En face, les grands marronniers desTuileries avaient un frisson de feuilles, dans le soleilchaud ; tandis que la Seine, du pont Royal au pont de laConcorde, roulait des eaux bleues, toutes pailletées delumière.
Mme Bouchard se tourna tout d’un coup, encriant :
« Oh ! monsieur Rougon, venez doncvoir ! »
Et, comme Rougon se hâtait de quitter le colonel pour obéir, DuPoizat, qui avait suivi la jeune femme, se retira discrètement,alla rejoindre M. Kahn à la fenêtre du milieu.
« Tenez, ce bateau chargé de briques, qui a faillisombrer », racontait Mme Bouchard.
Rougon resta là complaisamment, au soleil, jusqu’à ce queM. d’Escorailles, sur un nouveau regard de la jeune femme, luidît :
« M. Bouchard veut donner sa démission. Nous vousl’avons amené pour que vous le raisonniez. »
Alors, M. Bouchard expliqua que les injustices lerévoltaient.
« Oui, monsieur Rougon, j’ai commencé par êtreexpéditionnaire à l’Intérieur, et je suis arrivé au poste de chefde bureau, sans rien devoir à la faveur ni à l’intrigue… Je suischef de bureau depuis 47. Eh bien ! le poste de chef dedivision a déjà été cinq fois vacant, quatre fois sous larépublique, et une fois sous l’empire, sans que le ministre aitsongé à moi, qui avais des droits hiérarchiques… Maintenant vousn’allez plus être là pour tenir la promesse que vous m’aviez faite,et j’aime mieux me retirer. »
Rougon dut le calmer. La place n’était toujours pas donnée à unautre ; si elle lui échappait cette fois encore, ce ne seraitqu’une occasion perdue, une occasion qui se retrouveraitcertainement. Puis, il prit les mains deMme Bouchard, en la complimentant d’un airpaternel. La maison du chef de bureau était la première qui l’eûtaccueilli, lors de son arrivée à Paris. C’était là qu’il avaitrencontré le colonel, cousin germain du chef de bureau. Plus tard,lorsque M. Bouchard hérita de son père, à cinquante-quatreans, et se trouva tout d’un coup mordu du désir de se marier,Rougon servit de témoin à Mme Bouchard, née AdèleDesvignes, une demoiselle très bien élevée, d’une honorable famillede Rambouillet. Le chef de bureau avait voulu une jeune fille deprovince, parce qu’il tenait à l’honnêteté. Adèle, blonde, petite,adorable, avec la naïveté un peu fade de ses yeux bleus, en était àson troisième amant, au bout de quatre ans de mariage.
« Là, ne vous tourmentez pas, dit Rougon qui lui serraittoujours les poignets dans ses grosses mains. Vous savez bien qu’onfait tout ce que vous voulez… Jules vous dira ces jours-ci où nousen sommes. »
Et il prit à part M. d’Escorailles, pour lui annoncer qu’ilavait écrit le matin à son père, afin de le tranquilliser. Le jeuneauditeur devait conserver tranquillement sa situation. La familled’Escorailles était une des plus anciennes familles de Plassans, oùelle jouissait de la vénération publique. Aussi Rougon, quiautrefois avait traîné des souliers éculés devant l’hôtel du vieuxmarquis, père de Jules, mettait-il son orgueil à protéger le jeunehomme. La famille gardait un culte dévot pour Henri V, tout enpermettant que l’enfant se ralliât à l’empire. C’était un résultatde l’abomination des temps.
À la fenêtre du milieu, qu’ils avaient ouverte pour mieuxs’isoler, M. Kahn et Du Poizat causaient, en regardant au loinles toits des Tuileries, qui bleuissaient dans une poussière desoleil. Ils se tâtaient, ils lâchaient des mots coupés par degrands silences. Rougon était trop vif. Il n’aurait pas dû sefâcher, à propos de cette affaire Rodriguez, si facile à arranger.Puis, les yeux perdus, M. Kahn murmura, comme se parlant àlui-même :
« On sait que l’on tombe, on ne sait jamais si l’on serelèvera. »
Du Poizat feignit de n’avoir pas entendu. Et, longtemps après,il dit :
« Oh ! c’est un garçon très fort. »
Alors, le député se tourna brusquement, lui parla très vite,dans la figure.
« Là, entre nous, j’ai peur pour lui. Il joue avec le feu…Certes, nous sommes ses amis, et il n’est pas question del’abandonner. Je tiens à constater seulement qu’il n’a guère songéà nous, dans tout ceci… Ainsi moi, par exemple, j’ai entre lesmains des intérêts énormes qu’il vient de compromettre par son coupde tête. Il n’aurait pas le droit de m’en vouloir, n’est-cepas ? si j’allais maintenant frapper à une autre porte ;car, enfin, ce n’est pas seulement moi qui souffre, ce sont aussiles populations.
– Il faut frapper à une autre porte », répéta DuPoizat avec un sourire.
Mais l’autre, pris d’une colère subite, lâcha la vérité.
« Est-ce que c’est possible !… Ce diable d’homme vousfâche avec tout le monde. Quand on est de sa bande, on a uneaffiche dans le dos. »
Il se calma, soupirant, regardant du côté de l’Arc de Triomphe,dont le bloc de pierre grisâtre émergeait de la nappe verte desChamps-Élysées. Il reprit doucement :
« Que voulez-vous ? moi, je suis d’une fidélitébête. »
Le colonel, depuis un instant, se tenait debout derrière cesmessieurs.
« La fidélité est le chemin de l’honneur », dit-il desa voix militaire.
Du Poizat et M. Kahn s’écartèrent pour faire place aucolonel, qui continua :
« Rougon contracte aujourd’hui une dette envers nous.Rougon ne s’appartient plus. »
Ce mot eut un succès énorme. Non, certes, Rougon nes’appartenait plus. Et il fallait le lui dire nettement, pour qu’ilcomprît ses devoirs. Tous trois baissèrent la voix, complotant, sedistribuant des espérances. Parfois, ils se retournaient, ilsjetaient un coup d’œil dans la vaste pièce, pour voir si quelqueami n’accaparait pas trop longtemps le grand homme.
Maintenant, le grand homme ramassait les dossiers, tout encontinuant de causer avec Mme Bouchard. Cependant,dans le coin où ils étaient restés silencieux et gênés jusque-là,les Charbonnel se disputaient. À deux reprises, ils avaient tentéde s’emparer de Rougon, qui s’était laissé enlever par le colonelet la jeune femme. M. Charbonnel finit par pousserMme Charbonnel vers lui.
« Ce matin, balbutia-t-elle, nous avons reçu une lettre devotre mère… »
Il ne la laissa pas achever. Il emmena lui-même les Charbonneldans l’embrasure de droite, lâchant une fois encore les dossiers,sans trop d’impatience.
« Nous avons reçu une lettre de votre mère », répétaMme Charbonnel.
Et elle allait lire la lettre, lorsqu’il la lui prit pour laparcourir d’un regard. Les Charbonnel, anciens marchands d’huile dePlassans, étaient les protégés de Mme Félicité,comme on nommait dans sa petite ville la mère de Rougon. Elle leslui avait adressés à l’occasion d’une requête qu’ils présentaientau conseil d’État. Un de leurs petits-cousins, un sieur Chevassu,avoué à Faverolles, le chef-lieu d’un département voisin, étaitmort en laissant une fortune de cinq cent mille francs aux sœurs dela Sainte-Famille. Les Charbonnel, qui n’avaient jamais compté surl’héritage, devenus brusquement héritiers par la mort d’un frère dudéfunt, crièrent alors à la captation ; et comme la communautédemandait au conseil d’État d’être autorisée à accepter le legs,ils quittèrent leur vieille demeure de Plassans, ils accoururent àParis se loger rue Jacob, hôtel du Périgord, pour suivre leuraffaire de près. Et l’affaire traînait depuis six mois.
« Nous sommes bien tristes, soupiraitMme Charbonnel, pendant que Rougon lisait lalettre. Moi, je ne voulais pas entendre parler de ce procès. MaisM. Charbonnel répétait qu’avec vous c’était tout argent gagné,que vous n’aviez qu’un mot à dire pour nous mettre les cinq centmille francs dans la poche… N’est-ce pas, monsieurCharbonnel ? »
L’ancien marchand d’huile branla désespérément la tête.
« C’était un chiffre, continua la femme, ça valait la peinede bouleverser son existence… Ah ! oui, elle est bouleversée,notre existence ! Savez-vous, monsieur Rougon qu’hier encorela bonne de l’hôtel a refusé de changer nos serviettes sales !Moi qui, à Plassans, ai cinq armoires de linge ! »
Et elle continua à se plaindre amèrement de Paris qu’elleabominait. Ils y étaient venus pour huit jours. Puis, espérantpartir toutes les semaines, ils ne s’étaient rien fait envoyer.Maintenant que cela n’en finissait plus, ils s’entêtaient dans leurchambre garnie, mangeant ce que la bonne voulait bien leur servir,sans linge, presque sans vêtements. Ils n’avaient pas même unebrosse, et Mme Charbonnel faisait sa toilette avecun peigne cassé. Parfois, ils s’asseyaient sur leur petite malle,ils y pleuraient de lassitude et de rage.
« Et cet hôtel est si mal fréquenté ! murmuraM. Charbonnel avec de gros yeux pudibonds. Il y a un jeunehomme, à côté de nous. On entend des choses… »
Rougon repliait la lettre.
« Ma mère, dit-il, vous donne l’excellent conseil depatienter. Je ne puis que vous engager à faire une nouvelleprovision de courage… Votre affaire me paraît bonne ; mais mevoilà parti, et je n’ose plus rien vous promettre.
– Nous quittons Paris demain ! » criaMme Charbonnel dans un élan de désespoir.
Mais, ce cri à peine lâché, elle devint toute pâle.M. Charbonnel dut la soutenir. Et ils restèrent un moment sansvoix, les lèvres tremblantes, à se regarder, avec une grosse enviede pleurer. Ils faiblissaient, ils avaient une souleur, comme si,brusquement, les cinq cent mille francs se fussent écroulés devanteux.
Rougon continuait affectueusement :
« Vous avez affaire à forte partie.Mgr Rochart, l’évêque de Faverolles, est venu enpersonne à Paris pour appuyer la demande des sœurs de laSainte-Famille. Sans son intervention, il y a longtemps que vousauriez gain de cause. Le clergé est malheureusement très puissantaujourd’hui… Mais je laisse ici des amis, j’espère pouvoir agirsans me mettre en avant. Vous avez attendu si longtemps que, sivous partez demain…
« Nous resterons, nous resterons, se hâta de balbutierMme Charbonnel. Ah ! monsieur Rougon, voilà unhéritage qui nous aura coûté bien cher ! »
Rougon revint vivement à ses papiers. Il promena un regard desatisfaction autour de la pièce, soulagé, ne voyant plus personnequi pût l’emmener encore dans une embrasure de fenêtre ; toutela bande était repue. En quelques minutes, il avança fort sabesogne. Il avait une gaieté à lui, brutale, se moquant des gens,se vengeant des ennuis qu’on lui imposait. Pendant un quartd’heure, il fut terrible pour ses amis, dont il venait d’écouterles histoires avec tant de complaisance. Il alla si loin, il semontra si dur pour la jolie Mme Bouchard, que lesyeux de la jeune femme s’emplirent de larmes, sans qu’elle cessâtde sourire. Les amis riaient, accoutumés à ces coups de massue.Jamais leurs affaires n’allaient mieux qu’aux heures où Rougons’exerçait les poings sur leur nuque.
À ce moment, on frappa un coup discret à la porte.
« Non, non, n’ouvrez pas, cria-t-il à Delestang qui sedérangeait. Est-ce qu’on se moque de moi ! J’ai déjà la têtecassée. »
Et, comme on ébranlait la porte plus violemment :
« Ah ! si je restais, dit-il entre ses dents, comme jeflanquerais ce Merle dehors ! »
On ne frappa plus. Mais, tout d’un coup, dans un angle ducabinet, une petite porte s’ouvrit, donnant passage à une énormejupe de soie bleue, qui entra à reculons. Et cette jupe, trèsclaire, très ornée de nœuds de ruban, demeura là un instant, àmoitié dans la pièce, sans qu’on vît autre chose. Une voix defemme, toute fluette, parlait vivement au-dehors.
« Monsieur Rougon ! » appela la dame, en montrantenfin son visage.
C’était Mme Correur, avec un chapeau garni d’unebotte de roses. Rougon, qui s’avançait, les poings fermés, furieux,plia les épaules et vint serrer la main de la nouvelle venue, enfaisant le gros dos.
« Je demandais à Merle comment il se trouvait ici, ditMme Correur, en couvant d’un regard tendre le granddiable d’huissier, debout et souriant devant elle. Et vous,monsieur Rougon, êtes-vous content de lui ?
– Mais oui, certainement », répondit Rougon d’unefaçon aimable.
Merle gardait son sourire béat, les yeux fixés sur le cou grasde Mme Correur. Elle se rengorgeait, elle ramenaitde la main les frisures de ses tempes.
« Voilà qui va bien, mon garçon, reprit-elle. Quand jeplace quelqu’un, j’aime que tout le monde soit satisfait… Et sivous aviez besoin de quelque conseil, venez me voir le matin, voussavez, de huit à neuf. Allons, soyez sage. »
Et elle entra dans le cabinet, en disant à Rougon :
« Il n’y a rien qui vaille les anciensmilitaires. »
Puis, elle ne le lâcha pas, elle lui fit traverser toute lapièce, le menant à petits pas devant la fenêtre, à l’autre bout.Elle le grondait de n’avoir point ouvert. Si Merle n’avait pasconsenti à l’introduire par la petite porte, elle serait doncrestée dehors ? Dieu savait pourtant si elle avait besoin dele voir ! car, enfin, il ne pouvait pas s’en aller ainsi, sanslui dire où en étaient ses pétitions. Elle sortit de sa poche unpetit carnet, très riche, recouvert de moire rose.
« Je n’ai vu le Moniteur qu’après mon déjeuner,dit-elle. J’ai pris tout de suite un fiacre… voyons, où en estl’affaire de Mme Leturc, la veuve du capitaine, quidemande un bureau de tabac. Je lui ai promis un résultat pour lasemaine prochaine… Et l’affaire de cette demoiselle, vous savez,Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, que sonséducteur, un officier, consent à épouser, si quelque âme honnêteveut bien avancer la dot réglementaire. Nous avions pensé àl’impératrice… Et toutes ces dames, Mme Chardon,Mme Testanière, Mme Jalaguier, quiattendent depuis des mois ? »
Rougon, paisiblement, donnait des réponses, expliquait lesretards, descendait dans les détails les plus minutieux. Il fitpourtant comprendre à Mme Correur qu’elle devait àprésent compter beaucoup moins sur lui. Alors, elle se désola. Elleétait si heureuse de rendre service ! Qu’allait-elle devenir,avec toutes ces dames ? Et elle en arriva à parler de sesaffaires personnelles, que Rougon connaissait bien. Elle répétaitqu’elle était une Martineau, des Martineau de Coulonges, une bonnefamille de Vendée, où l’on pouvait citer jusqu’à sept notaires depère en fils. Jamais elle ne s’expliquait nettement sur son nom deCorreur. À l’âge de vingt-quatre ans, elle s’était enfuie avec ungarçon boucher, à la suite de tout un été de rendez-vous, sous unhangar. Son père avait agonisé pendant six mois sous le coup de cescandale, une monstruosité dont le pays s’entretenait toujours.Depuis ce temps, elle vivait à Paris, comme morte pour sa famille.Dix fois, elle avait écrit à son frère, maintenant à la tête del’étude, sans pouvoir obtenir de lui une réponse ; et elleaccusait de ce silence sa belle-sœur, « une femme à curés, quimenait par le bout du nez cet imbécile de Martineau »,disait-elle. Une de ses idées fixes était de retourner là-bas,comme Du Poizat, pour s’y montrer en femme cossue et respectée.
« J’ai encore écrit, il y a huit jours,murmura-t-elle ; je parie qu’elle jette mes lettres au feu…Pourtant, si Martineau mourait, il faudrait bien qu’elle m’ouvrîtla maison toute grande. Ils n’ont pas d’enfant, j’aurais desaffaires d’intérêt à régler… Martineau a quinze ans de plus quemoi, et il est goutteux, m’a-t-on dit. »
Puis, elle changea brusquement de voix, elle reprit :
« Enfin, ne pensons pas à tout cela… C’est pour vous qu’ils’agit de travailler à cette heure, n’est-ce pas, Eugène ? Ontravaillera, vous verrez. Il faut bien que vous soyez tout, pourque nous soyons quelque chose… vous vous souvenez, en51 ? »
Rougon sourit. Et, comme elle lui serrait maternellement lesdeux mains, il se pencha à son oreille et murmura :
« Si vous voyez Gilquin, dites-lui donc d’être raisonnable.Est-ce qu’il ne s’est pas avisé, l’autre semaine, après s’être faitmettre au poste, de donner mon nom, pour que j’aille leréclamer ! »
Mme Correur promit de parler à Gilquin, un deses anciens locataires, du temps où Rougon logeait à l’hôtelVaneau, garçon précieux à l’occasion, mais d’un débraillé trèscompromettant.
« J’ai un fiacre en bas, je me sauve », dit-elle avecun sourire, tout haut, en gagnant le milieu du cabinet.
Et elle resta pourtant quelques minutes encore, désireuse devoir la bande s’en aller en même temps qu’elle. Pour décider lemouvement de retraite, elle offrit même de prendre quelqu’un avecelle, dans son fiacre. Ce fut le colonel qui accepta, et il futconvenu que le petit Auguste monterait à côté du cocher. Alors,commença une grande distribution de poignées de main. Rougons’était mis près de la porte, ouverte toute grande. En passantdevant lui, chacun avait une dernière phrase de condoléance.M. Kahn, Du Poizat et le colonel allongèrent le cou, luilâchèrent tout bas un mot dans l’oreille, pour qu’il ne les oubliâtpas. Les Charbonnel étaient déjà sur la première marche del’escalier, et Mme Correur causait avec Merle, aufond de l’antichambre, pendant que Mme Bouchard,attendue à quelques pas par son mari et par M. d’Escorailles,s’attardait encore devant Rougon, très gracieuse, très douce, luidemandant à quelle heure elle pourrait le voir, rue Marbeuf, toutseul, parce qu’elle était trop bête quand il y avait du monde. Maisle colonel, en l’entendant demander cela, revint brusquement ;les autres le suivirent, il y eut une rentrée générale.
« Nous irons tous vous voir, criait le colonel.
– Il ne faut pas que vous vous enterriez », disaientplusieurs voix.
M. Kahn réclama du geste le silence. Puis, il lança lafameuse phrase :
« Vous ne vous appartenez pas, vous appartenez à vos amiset à la France. »
Et ils partirent enfin. Rougon put refermer la porte. Il eut ungros soupir de soulagement. Delestang, qu’il avait oublié, sortitalors de derrière le tas de cartons, à l’abri duquel il venaitd’achever le classement des papiers, en ami consciencieux. Il étaitun peu fier de sa besogne. Lui, agissait, pendant que les autresparlaient. Aussi reçut-il avec une véritable jouissance lesremerciements très vifs du grand homme. Il n’y avait que lui pourrendre service ; il possédait un esprit d’ordre, une méthodede travail qui le mèneraient loin ; et Rougon trouva encoreplusieurs autres choses flatteuses, sans qu’on pût savoir s’il nese moquait pas. Puis, se tournant, jetant un coup d’œil dans tousles coins :
« Mais voilà qui est fini, je crois, grâce à vous… Il n’y aplus qu’à donner l’ordre à Merle de me faire porter ces paquets-làchez moi. »
Il appela l’huissier, lui indiqua ses papiers personnels. Àtoutes les recommandations, l’huissier répondait :
« Oui, monsieur le président.
– Eh ! animal, finit par crier Rougon agacé, nem’appelez donc plus président, puisque je ne le suisplus. »
Merle s’inclina, fit un pas vers la porte, et resta là, àhésiter. Il revint, disant :
« Il y a en bas une dame à cheval qui demande monsieur…Elle a dit en riant qu’elle monterait bien avec le cheval, sil’escalier était assez large… C’est seulement pour serrer la main àmonsieur. »
Rougon fermait déjà les poings, croyant à une plaisanterie. MaisDelestang, qui était allé regarder par une fenêtre du palier,accourut en murmurant, l’air très ému :
« Mademoiselle Clorinde ! »
Alors, Rougon fit répondre qu’il descendait. Puis, commeDelestang et lui prenaient leurs chapeaux, il le regarda, lessourcils froncés, d’un air soupçonneux, frappé de son émotion.
« Méfiez-vous des femmes », répéta-t-il.
Et, sur le seuil, il donna un dernier regard au cabinet. Par lestrois fenêtres, laissées ouvertes, le plein jour entrait, éclairantcrûment les cartonniers éventrés, les tiroirs épars, les paquetsficelés et entassés au milieu du tapis. Le cabinet semblait toutgrand, tout triste. Au fond de la cheminée, les tas de papiersbrûlés, à poignées, ne laissaient qu’une petite pelletée de cendrenoire. Comme il fermait la porte, la bougie, oubliée sur un coin dubureau, s’éteignit en faisant éclater la bobèche de cristal, dansle silence de la pièce vide.
C’était l’après-midi, vers quatre heures, que Rougon allaitparfois passer un instant chez la comtesse Balbi. Il s’y rendait envoisin, à pied. La comtesse habitait un petit hôtel, à quelques pasde la rue Marbeuf, sur l’avenue des Champs-Élysées. D’ailleurs,elle était rarement chez elle ; et, quand elle s’y trouvaitpar hasard, elle était couchée, elle se faisait excuser. Celan’empêchait pas l’escalier du petit hôtel d’être plein d’un vacarmede visiteurs bruyants, ni les portes des salons de battre à toutevolée. Sa fille Clorinde recevait dans une galerie, une sorted’atelier de peintre, donnant sur l’avenue par de larges baiesvitrées.
Pendant près de trois mois, Rougon, avec sa brutalité d’hommechaste, avait fort mal répondu aux avances de ces dames, quis’étaient fait présenter à lui, dans un bal, au ministère desAffaires étrangères. Il les rencontrait partout, souriant l’une etl’autre du même sourire engageant, la mère toujours muette, lafille parlant haut, lui plantant son regard droit dans les yeux. Etil tenait bon, il les évitait, battait des paupières pour ne pasles voir, refusait les invitations qu’elles lui adressaient. Puis,obsédé, poursuivi jusque dans sa maison, devant laquelle Clorindeaffectait de passer à cheval, il prit des renseignements, avant dese risquer chez elles.
À la légation d’Italie, on lui parla de ces dames en termes trèsfavorables : le comte Balbi avait réellement existé ; lacomtesse conservait de grandes relations à Turin ; la fille,enfin, était encore sur le point, l’année précédente, d’épouser unpetit prince allemand. Mais, chez la duchesse Sanquirino, àlaquelle il s’adressa ensuite, les histoires changèrent. Là, on luiaffirma que Clorinde était née deux ans après la mort ducomte ; d’ailleurs, il courait une légende très compliquée surle ménage Balbi, le mari et la femme ayant passé par une fouled’aventures, des débordements mutuels, un divorce prononcé enFrance, un raccommodement survenu en Italie, qui les avait faitvivre dans une sorte de concubinage. Un jeune attaché d’ambassade,très au courant de ce qui se passait à la cour du roiVictor-Emmanuel, fut plus net encore : selon lui, si lacomtesse gardait là-bas de l’influence, elle la devait à uneancienne liaison avec un très haut personnage ; et il laissaitentendre qu’elle serait restée à Turin, sans certain scandaleénorme, sur lequel il ne put s’expliquer. Rougon, gagné peu à peupar l’intérêt de cette enquête, alla jusqu’à la préfecture depolice, où il ne trouva rien de précis ; les dossiers des deuxétrangères les donnaient simplement comme des femmes menant ungrand train, sans qu’on leur connût une fortune solide. Ellesdisaient posséder des biens en Piémont. La vérité était qu’il seproduisait parfois des trous brusques dans leur luxe ; alors,elles disparaissaient tout d’un coup, pour reparaître bientôt avecune splendeur nouvelle. En somme, on ne savait rien sur leurcompte, on préférait ne rien savoir. Elles fréquentaient lemeilleur monde, leur maison était acceptée comme un terrain neutre,où l’on tolérait l’excentricité de Clorinde, à titre de fleurétrangère. Rougon se décida à voir ces dames.
À la troisième visite, la curiosité du grand homme avait grandi.Il était de sens épais, très longs à s’éveiller. Ce qui l’attirad’abord dans Clorinde, ce fut cette pointe d’inconnu, toute une viepassée, toute une idée fixe d’avenir, qu’il croyait lire au fond deses larges yeux de jeune déesse. On lui avait conté bien desanecdotes abominables, une première faiblesse pour un cocher, etplus tard un marché passé avec un banquier, qui aurait payé lafausse virginité de la demoiselle du petit hôtel desChamps-Élysées. Mais, à certaines heures, elle lui semblait sienfant, qu’il doutait, se promettant de la confesser, revenant pouravoir le mot de cette étrange fille, dont l’énigme vivantefinissait par l’occuper autant qu’un problème délicat de hautepolitique. Il avait vécu jusque-là dans le dédain des femmes, et lapremière sur laquelle il tombait, était certes la machine la pluscompliquée qu’on pût imaginer.
Le lendemain du jour où Clorinde était allée, au trot de soncheval de louage, lui porter une poignée de main de condoléance, àla porte du Conseil d’État, Rougon lui rendit une visite, qu’elleavait d’ailleurs exigée solennellement. Elle devait, disait-elle,lui montrer quelque chose qui le tirerait de ses humeurs noires. Ill’appelait en riant « son vice » ; il s’oubliaitvolontiers chez elle, amusé, chatouillé, l’esprit en éveil,d’autant plus qu’il l’épelait encore, aussi peu avancé que lepremier jour. Comme il tournait le coin de la rue Marbeuf, il jetaun coup d’œil dans la rue du Colisée, sur l’hôtel habité parDelestang, qu’il croyait avoir déjà surpris plusieurs fois levisage entre les persiennes entrebâillées de son cabinet, àguetter, de l’autre côté de l’avenue, les fenêtres deClorinde ; mais les persiennes étaient closes, Delestangdevait être parti le matin pour sa ferme-modèle de la Chamade.
La porte de l’hôtel Balbi était toujours grande ouverte. Rougon,au bas de l’escalier, rencontra une petite femme noire, malcoiffée, traînant une robe jaune en loques, qui mordait dans uneorange comme dans une pomme.
« Antonia, est-ce que votre maîtresse est chezelle ? » lui demanda-t-il.
Elle ne répondit pas, la bouche pleine, agitant la têteviolemment, avec un rire. Elle avait les lèvres toutes barbouilléesdu jus de l’orange ; elle rapetissait ses petits yeux, pareilsà deux gouttes d’encre sur sa peau brune.
Rougon monta, habitué déjà au service débraillé de la maison.Dans l’escalier, il croisa un grand diable de domestique, à mine debandit, à longue barbe noire, qui le regarda tranquillement, sanslui céder le côté de la rampe. Puis, sur le palier du premierétage, il se trouva seul, en face de trois portes ouvertes. Cellede gauche donnait dans la chambre de Clorinde. Il eut la curiositéd’allonger la tête. Bien qu’il fût quatre heures, la chambren’était pas encore faite ; un paravent, déployé devant le lit,en cachait à demi les couvertures pendantes ; et, jetés sur leparavent, les jupons de la veille séchaient, tout crottés par lebas. Devant la fenêtre, la cuvette, pleine d’eau savonneuse,traînait à terre, tandis que le chat de la maison, un chat gris,dormait, pelotonné au milieu d’un tas de vêtements.
C’était au second étage que Clorinde se tenait habituellement,dans cette galerie dont elle avait fait successivement un atelier,un fumoir, une serre chaude et un salon d’été. À mesure que Rougonmontait, il entendait grandir un vacarme de voix, de rires aigus,de meubles renversés. Et, quand il fut devant la porte, il finitpar distinguer qu’un piano poitrinaire menait le tapage, pendantqu’une voix chantait. Il frappa à deux reprises, sans recevoir deréponse. Alors, il se décida à entrer.
« Ah ! bravo, bravo, le voilà ! » criaClorinde en frappant dans ses mains.
Lui, difficile d’ordinaire à décontenancer, resta un instant surle seuil, timidement. Devant le vieux piano, qu’il tapait avecfurie, pour en tirer des sons moins grêles, se tenait le chevalierRusconi, le légat d’Italie, un beau brun, diplomate grave à sesheures. Au milieu de la pièce, le député La Rouquette valsait avecune chaise, dont il serrait amoureusement le dossier entre sesbras, si emporté par son élan, qu’il avait jonché le parquet desièges culbutés. Et, dans la lumière crue d’une des baies, en faced’un jeune homme qui la dessinait au fusain sur une toile blanche,Clorinde, debout au milieu d’une table, posait en Dianechasseresse, les cuisses nues, les bras nus, la gorge nue, toutenue, l’air tranquille. Sur un canapé, trois messieurs très sérieuxfumaient de gros cigares en la regardant, les jambes croisées, sansrien dire.
« Attendez, ne bougez pas ! cria le chevalier Rusconià Clorinde qui allait sauter de la table. Je vais faire lesprésentations. »
Et, suivi de Rougon, il dit plaisamment, en passant devantM. La Rouquette, tombé hors d’haleine dans unfauteuil :
« M. La Rouquette, que vous connaissez. Un futurministre. »
Puis, s’approchant du peintre, il continua :
« M. Luigi Pozzo, mon secrétaire. Diplomate, peintre,musicien et amoureux. »
Il oubliait les trois messieurs sur le canapé. Mais, en setournant, il les aperçut ; et il quitta son ton plaisant, ils’inclina de leur côté, en murmurant d’une voixcérémonieuse :
« M. Brambilla, M. Staderino, M. Viscardi,tous trois réfugiés politiques. »
Les trois Vénitiens, sans lâcher leurs cigares, saluèrent. Lechevalier Rusconi retournait au piano, lorsque Clorindel’interpella vivement, en lui reprochant d’être un mauvais maîtrede cérémonie. Et, à son tour, montrant Rougon, elle dit simplement,avec une intonation particulière, très flatteuse :
« M. Eugène Rougon. »
On se salua de nouveau. Rougon, qui avait eu peur, un moment, dequelque plaisanterie compromettante, fut surpris du tact et de ladignité brusques de cette grande fille, à demi nue dans son costumede gaze. Il s’assit, il demanda des nouvelles de la comtesse Balbi,comme il le faisait d’habitude ; il affectait même, à chaquevisite, d’être venu pour la mère, ce qui lui semblait plusconvenable.
« J’aurais été très heureux de lui présenter mescompliments, ajouta-t-il, selon la formule qu’il avait adoptée pourla circonstance.
– Mais maman est là ! » dit Clorinde en montrantun coin de la pièce, du bout de son arc en bois doré.
Et la comtesse, en effet, était là, derrière des meubles,renversée dans un large fauteuil. Ce fut un étonnement. Les troisréfugiés politiques devaient, eux aussi, ignorer sa présence ;ils se levèrent et saluèrent. Rougon alla lui serrer la main. Il setenait debout, et elle, toujours allongée, répondait parmonosyllabes, avec ce continuel sourire qui ne la quittait pas,même lorsqu’elle souffrait. Puis, elle retomba dans son silence,distraite, jetant des coups d’œil de côté sur l’avenue, où unfleuve de voitures coulait. Elle s’était sans doute assise là pourvoir passer le monde. Rougon la quitta.
Cependant, le chevalier Rusconi, assis de nouveau devant lepiano, cherchait un air, tapant doucement les touches, chantonnantà demi-voix des paroles italiennes. M. La Rouquette s’éventaitavec son mouchoir. Clorinde, très sérieuse, avait repris sa pose.Et Rougon, dans le recueillement subit qui s’était fait, marchait àpetits pas, de long en large, regardant les murs. La galerie setrouvait encombrée d’une étonnante débandade d’objets ; desmeubles, un secrétaire, un bahut, plusieurs tables, poussés aumilieu, établissaient un labyrinthe d’étroits sentiers ; à uneextrémité, des plantes de serre chaude, reléguées, culbutées lesunes contre les autres, agonisaient, avec leurs palmes vertespendantes, déjà toutes mangées de rouille ; tandis que, àl’autre bout, s’amoncelait un gros tas de terre glaise séchée, danslequel on reconnaissait encore les bras et les jambes émiettésd’une statue que Clorinde avait ébauchée, mordue un beau jour ducaprice d’être une artiste. La galerie, très vaste, n’avait enréalité de libre qu’un espace restreint devant une des baies, sortede vide carré transformé en petit salon par deux canapés et troisfauteuils dépareillés.
« Vous pouvez fumer », dit Clorinde à Rougon.
Il remercia ; il ne fumait jamais. Elle, sans se retourner,cria :
« Chevalier, faites-moi donc une cigarette. Vous devezavoir du tabac devant vous, sur le piano. »
Et, pendant que le chevalier faisait la cigarette, le silencerecommença. Rougon, contrarié de trouver là tout ce monde, allaitprendre son chapeau. Il revint pourtant devant Clorinde, la têtelevée, souriant :
« Ne m’avez-vous pas prié de passer pour me montrer quelquechose ? » demanda-t-il.
Elle ne répondit pas tout de suite, très grave, tout à la pose.Il dut insister :
« Qu’est-ce donc, ce que vous vouliez me montrer ?
– Moi ! » dit-elle.
Elle dit cela d’une voix souveraine, sans un geste, campée surla table, dans sa pose de déesse. Rougon, très sérieux à son tour,recula d’un pas, la regarda lentement. Et elle était vraimentsuperbe, avec son profil pur, son cou délié, qu’une ligne tombanteattachait à ses épaules. Elle avait surtout cette beauté royale, labeauté du buste. Ses bras ronds, ses jambes rondes, gardaient unluisant de marbre. Sa hanche gauche, légèrement avancée, la ployaitun peu, la main droite en l’air, découvrant de l’aisselle au talonune longue ligne puissante et souple, creusée à la taille, renfléeà la cuisse. Elle s’appuyait de l’autre main sur son arc, de l’airtranquillement fort de la chasseresse antique, insoucieuse de sanudité, dédaigneuse de l’amour des hommes, froide, hautaine,immortelle.
« Très joli, très joli », murmura Rougon, ne sachantque dire.
La vérité était qu’il la trouvait gênante, avec son immobilitéde statue. Elle semblait si victorieuse, si certaine d’êtreclassiquement belle, que, s’il avait osé, il l’aurait critiquéecomme un marbre dont certaines puissances blessaient ses yeuxbourgeois ; il aurait préféré une taille plus mince, deshanches moins larges, une poitrine placée moins bas. Puis, uneenvie d’homme brutal lui vint, celle de la prendre au mollet. Ildut s’éloigner davantage, pour ne pas céder à cette envie.
« Vous avez assez vu ? demanda Clorinde, toujourssérieuse et convaincue. Attendez, voici autre chose. »
Et, brusquement, elle ne fut plus Diane. Elle laissa tomber sonarc, elle fut Vénus. Les mains rejetées derrière la tête, nouéesdans son chignon, le buste renversé à demi, haussant les pointesdes seins, elle souriait, ouvrait à demi les lèvres, égarait sonregard, la face comme noyée tout d’un coup dans du soleil. Elleparaissait plus petite, avec des membres plus gras, toute doréed’un frisson de désir, dont il semblait voir passer les moireschaudes sur sa peau de satin. Elle était pelotonnée, s’offrant, sefaisant désirable, d’un air d’amante soumise qui veut être priseentière dans un embrassement.
M. Brambilla, M. Staderino et M. Viscardi, sansquitter leur raideur noire de conspirateurs, l’applaudirentgravement.
« Brava ! brava ! brava ! »
M. La Rouquette éclatait d’enthousiasme, tandis que lechevalier Rusconi, qui s’était rapproché de la table, pour tendrela cigarette à la jeune fille, restait là, le regard pâmé, avec unléger balancement de la tête, comme s’il battait le rythme de sonadmiration.
Rougon ne dit rien. Il noua si fortement ses mains, que lesdoigts craquèrent. Un léger frisson venait de lui courir de lanuque aux talons. Alors, il ne songea plus à s’en aller, ils’installa. Mais elle, déjà, avait repris son grand corps libre,riant très fort, fumant sa cigarette, avec un retroussementcavalier des lèvres. Elle racontait qu’elle aurait adoré jouer lacomédie ; elle aurait tout su rendre, la colère, la tendresse,la pudeur, l’effroi ; et, d’une attitude, d’un jeu dephysionomie, elle indiquait des personnages. Puis, tout d’uncoup :
« Monsieur Rougon, voulez-vous que je vous fasse, lorsquevous parlez à la Chambre ? »
Elle se gonfla, se rengorgea, en soufflant, en lançant lespoings en avant, avec une mimique si drôle, si vraie dans lacharge, que tout le monde se pâma. Rougon riait comme unenfant ; il la trouvait adorable, très fine et trèsinquiétante.
« Clorinda, Clorinda », murmura Luigi, en tapant depetits coups d’appui-main sur son chevalet.
Elle remuait tellement, qu’il ne pouvait plus travailler. Ilavait lâché le fusain, pour étaler de minces couleurs sur la toile,d’un air appliqué d’écolier. Il restait grave, au milieu des rires,levant des yeux de flamme sur la jeune fille, regardant d’un airterrible les hommes avec lesquels elle plaisantait. C’était lui quiavait eu l’idée de la peindre vêtue de ce costume de Dianechasseresse, dont tout Paris causait, depuis le dernier bal de lalégation. Il se disait son cousin, parce qu’ils étaient nés dans lamême rue, à Florence.
« Clorinda ! répéta-t-il d’un ton de colère.
– Luigi a raison, dit-elle. Vous n’êtes pas raisonnables,messieurs ; vous faites un bruit !… Travaillons,travaillons. »
Et elle se campa de nouveau dans sa pose olympienne. Elleredevint un beau marbre. Ces messieurs restèrent à leur place,immobiles, comme cloués. M. La Rouquette hasardait seul, surle bras de son fauteuil, un roulement de tambour discret, du boutdes doigts. Rougon, le dos renversé, regardait Clorinde, peu à peusongeur, envahi d’une rêverie, dans laquelle la jeune fillegrandissait démesurément. C’était, tout de même, une étrangemécanique qu’une femme. Jamais il n’avait eu l’idée d’étudier cela.Il commençait à entrevoir des complications extraordinaires. Uninstant, il eut l’intuition très nette de la puissance de cesépaules nues, capables d’ébranler un monde. Clorinde, dans sesregards brouillés, s’élargissait toujours, lui bouchait toute labaie, de sa taille de statue géante. Mais il battit des paupières,il la retrouva, bien moins grosse que lui, sur la table. Alors, ileut un sourire ; s’il l’avait voulu, il l’aurait fouettéecomme une petite fille ; et il resta surpris d’en avoir eupeur un moment.
Cependant, à l’autre bout de la galerie, un petit bruit de voixmontait. Rougon prêta l’oreille par habitude, mais il n’entenditqu’un murmure rapide de syllabes italiennes. Le chevalier Rusconi,qui venait de se glisser derrière les meubles, s’appuyait d’unemain au dossier du fauteuil de la comtesse, penché respectueusementvers elle, paraissant lui conter quelque affaire avec de longsdétails. La comtesse se contentait d’approuver de la tête. Unefois, pourtant, elle eut un signe violent de dénégation, et lechevalier se pencha davantage, l’apaisa de sa voix chantante, quicoulait avec un gazouillis d’oiseau. Rougon, grâce à saconnaissance du provençal, finit par surprendre quelques mots quile rendirent grave.
« Maman, cria brusquement Clorinde, est-ce que tu as montréau chevalier la dépêche d’hier soir ?
– Une dépêche ! » répéta tout haut lechevalier.
La comtesse avait tiré d’une de ses poches un paquet de lettres,dans lequel elle chercha longtemps. Enfin elle lui remit un bout depapier bleu, très chiffonné. Dès qu’il l’eut parcouru, il eut ungeste d’étonnement et de colère :
« Comment ! s’écria-t-il en français, oubliant lemonde qui était là, vous savez cela depuis hier ! Mais je n’aieu la nouvelle que ce matin, moi ! »
Clorinde éclata d’un beau rire, ce qui acheva de le fâcher.
« Et madame la comtesse me laisse lui conter l’affaire toutau long, comme si elle l’ignorait !… Allons, puisque le siègede la légation est ici, je viendrai chaque jour y dépouiller lacorrespondance. »
La comtesse souriait. Elle fouilla encore dans son paquet delettres ; elle prit un second papier, qu’elle lui fit lire.Cette fois, il parut très satisfait. Et la conversation à voixbasse recommença. Il avait retrouvé son sourire respectueux. Enquittant la comtesse, il lui baisa la main.
« Voilà les affaires sérieuses terminées », dit-il àdemi-voix, en venant se rasseoir devant le piano.
Il tapa à tour de bras une ronde canaille, très populaire cetteannée-là. Puis, tout d’un coup, ayant regardé l’heure, il courutprendre son chapeau.
« Vous partez ? » demanda Clorinde.
Elle l’appela du geste, s’appuya sur son épaule, pour lui parlerà l’oreille. Il hochait la tête, en riant. Il murmurait :
« Très fort, très fort… J’écrirai ça là-bas. »
Et il sortit, après avoir salué. Luigi, d’un coup d’appui-main,avait fait relever Clorinde, accroupie sur la table. Sans doute lefleuve de voitures coulant le long de l’avenue finissait parennuyer la comtesse, car elle tira un cordon de sonnette, derrièreelle, dès qu’elle eut perdu de vue le coupé du chevalier, noyé aumilieu des landaus descendant du Bois. Ce fut le grand diable dedomestique, à figure de bandit, qui entra, en laissant la porteouverte. La comtesse s’abandonna à son bras, traversa lentement lapièce, au milieu de ces messieurs, debout, inclinés devant elle.Elle répondait de la tête, avec son sourire. Puis, sur le seuil,elle se tourna, elle dit à Clorinde :
« J’ai ma migraine, je vais me coucher un peu.
– Flaminio, cria la jeune fille au domestique qui emportaitsa mère, mettez-lui un fer chaud aux pieds ! »
Les trois réfugiés politiques ne se rassirent pas. Ilsdemeurèrent encore là, un instant, sur une même ligne, achevant demâchonner leurs cigares, qu’ils jetèrent dans un coin, derrière letas de terre glaise, du même geste correct et précis. Et ilsdéfilèrent devant Clorinde, ils s’en allèrent, en procession.
« Mon Dieu ! disait M. La Rouquette, qui venaitd’entamer une conversation sérieuse avec Rougon, je sais bien quecette question des sucres est très importante. Il s’agit de touteune branche de l’industrie française. Le malheur est que personne,à la Chambre, ne me paraît avoir étudié la matière àfond. »
Rougon, qu’il ennuyait, ne répondait plus que par des hochementsde tête. Le jeune député se rapprocha, continua, en donnant à safigure poupine une subite gravité.
« Moi, j’ai un oncle dans les sucres. Il a une des plusriches raffineries de Marseille… Eh bien ! je suis allé passertrois mois chez lui. J’ai pris des notes, oh ! beaucoup denotes. Je causais avec les ouvriers, je me mettais au courant,enfin !… Vous comprenez, je voulais parler à laChambre… »
Il posait devant Rougon, il se donnait un mal énorme pourentretenir celui-ci des seuls objets qu’il croyait devoirl’intéresser, très désireux d’ailleurs de se montrer à lui sous unjour d’homme politique solide.
« Et vous n’avez pas parlé ? interrompit Clorinde, quela présence de M. La Rouquette semblait impatienter.
– Non, je n’ai pas parlé, reprit-il d’une voix ralentie,j’ai cru devoir ne pas parler… Au dernier moment, j’ai eu peur quemes chiffres ne fussent pas bien exacts. »
Rougon le regarda entre les deux yeux, en disantgravement :
« Savez-vous le nombre de morceaux de sucre que l’onconsomme par jour, au café Anglais ? »
M. La Rouquette resta un moment ahuri, les yeuxécarquillés. Puis, il partit d’un éclat de rire :
« Ah ! très joli ! très joli ! cria-t-il. Jecomprends, vous plaisantez… Mais c’est la question du sucre,cela ; moi, je parlais de la question des sucres… Trèsjoli ! Vous me permettez de répéter le mot, n’est-cepas ? »
Il avait de légers bonds de jouissance, au fond de son fauteuil.Il reprit sa figure rose, mis à l’aise, cherchant des mots légers.Mais Clorinde l’attaqua sur les femmes. Elle l’avait encore vul’avant-veille, aux Variétés, avec une petite blonde, très laide,ébouriffée comme un caniche. D’abord, il nia. Vexé ensuite de lafaçon cruelle dont elle traitait « le petit caniche », ils’oublia, il défendit cette dame, une personne très comme il faut,qui n’était pas si mal que cela ; et il lui parla de sescheveux, de sa taille, de sa jambe. Clorinde devint terrible.M. La Rouquette finit par crier :
« Elle m’attend, et j’y vais. »
Alors, quand il eut refermé la porte, la jeune fille battit desmains, triomphante, répétant :
« Le voilà parti, bon voyage ! »
Et elle sauta vivement de la table, elle courut à Rougon, auquelelle donna ses deux mains. Elle se faisait très douce, elle étaitbien contrariée qu’il ne l’eût pas trouvée seule. Comme elle avaiteu de la peine à renvoyer tout ce monde ! Les gens necomprenaient pas, vraiment ! Ce La Rouquette, avec ses sucres,était-il assez ridicule ! Mais maintenant, peut-être, onn’allait plus les déranger, ils pourraient causer. Elle devaitavoir tant de choses à lui dire ! Tout en parlant, elle leconduisait vers un canapé. Il s’était assis, sans lui lâcher lesmains, lorsque Luigi donna des coups secs d’appui-main, en répétantsur un ton fâché :
« Clorinda ! Clorinda !
– Tiens ! c’est vrai, le portrait ! »dit-elle en riant.
Elle échappa à Rougon, alla se pencher derrière le peintre, d’unair souple de caresse. Oh ! que c’était joli, ce qu’il avaitfait ! Cela venait très bien. Mais, réellement, elle était unpeu fatiguée ; et elle demandait un quart d’heure de repos.D’ailleurs, il pouvait faire le costume ; elle n’avait pasbesoin de poser pour le costume. Luigi jetait des regards luisantssur Rougon, continuait à murmurer des paroles maussades. Alors,très vite, elle lui parla en italien, les sourcils froncés, sanscesser de sourire. Et il se tut, il promena de nouveau son pinceau,maigrement.
« Je ne mens pas, reprit-elle en revenant s’asseoir près deRougon, j’ai la jambe gauche tout engourdie. »
Elle se donna des tapes sur la jambe gauche, pour faire circulerle sang, disait-elle. Sous la gaze, on voyait la tache rose desgenoux. Cependant, elle avait oublié qu’elle était nue. Elle sepenchait vers lui, sérieuse, s’éraflant la peau de l’épaule contrele gros drap de son paletot. Mais, tout d’un coup, un boutonqu’elle rencontra, lui fit passer un grand frisson sur la gorge.Elle se regarda, devint très rouge. Et, vivement, elle alla prendreun lambeau de dentelle noire, dans lequel elle s’enveloppa.
« J’ai un peu froid », dit-elle, après avoir roulédevant Rougon un fauteuil, dans lequel elle s’assit.
Elle ne montrait plus sous la dentelle que les bouts de sespoignets nus. Elle s’était noué le lambeau au cou, de façon à s’enfaire une énorme cravate, au fond de laquelle elle enfonçait lementon. Là-dedans, le buste entièrement noyé, elle restait toutenoire, avec son visage redevenu pâle et grave.
« Enfin, que vous est-il arrivé ? demanda-t-elle.Racontez-moi tout. »
Et elle le questionna sur sa disgrâce, avec une franchise decuriosité filiale. Elle était étrangère, elle se faisait répéterjusqu’à trois reprises des détails qu’elle disait ne pascomprendre. Elle l’interrompait par des exclamations en langueitalienne ; tandis que, dans ses yeux noirs, il pouvait suivretoute l’émotion de son récit. Pourquoi s’était-il fâché avecl’empereur ? comment avait-il pu renoncer à une situation sihaute ? quels étaient donc ses ennemis, pour qu’il se fûtlaissé battre ainsi ? Et quand il hésitait, quand ellel’acculait à quelque aveu qu’il ne voulait pas faire, elle leregardait avec une candeur si affectueuse, qu’il s’abandonnait, luiracontant les histoires jusqu’au bout. Bientôt, elle sut sans doutetout ce qu’elle désirait savoir. Elle lança encore quelquesquestions, très éloignées du sujet, et dont la singularité surpritRougon. Puis, les mains jointes, elle se tut. Elle avait fermé lesyeux. Elle réfléchissait profondément.
« Eh bien ? demanda-t-il en souriant.
– Rien, murmura-t-elle ; ça m’a fait de lapeine. »
Il fut touché. Il chercha à lui reprendre les mains ; maiselle les enfouit dans la dentelle, et le silence continua. Au boutde deux grandes minutes, elle rouvrit les paupières, endisant :
« Alors, vous avez des projets ? »
Lui, la regarda fixement. Un soupçon l’effleurait. Mais elleétait si adorable maintenant, renversée au fond du fauteuil, dansune pose languissante, comme si les chagrins de son « bonami » l’eussent brisée, qu’il ne s’arrêta pas au léger froidqui venait de passer sur sa nuque. Elle le flatta beaucoup. Certes,il ne resterait pas longtemps à l’écart, il redeviendrait le maîtrequelque jour. Elle était sûre qu’il devait nourrir de grandespensées et avoir confiance en son étoile, car cela se lisait surson front. Pourquoi ne la prenait-il pas pour confidente ?elle était si discrète, elle serait si heureuse d’être de moitiédans son avenir ! Rougon, grisé, cherchant toujours àrattraper les petites mains qui s’enfonçaient dans la dentelle,parla encore, parla toujours, à ce point qu’il lâcha tout, sesespérances, ses certitudes. Elle ne le poussait plus, le laissantaller, sans un geste, de peur de l’arrêter. Elle l’examinait, ledétaillait membre à membre, sondant son crâne, pesant ses épaules,mesurant sa poitrine. C’était décidément un homme solide, qui,toute forte qu’elle était, l’aurait jetée d’un tour de poignet surson dos, et emportée ainsi sans se gêner, aussi haut qu’elle auraitvoulu.
« Ah ! le bon ami ! dit-elle tout d’un coup. Cen’est pas moi qui ai jamais douté ! »
Elle s’était soulevée, ouvrant les bras, laissant glisser ladentelle. Alors, elle reparut, plus nue, tendant la gorge, coulantses épaules hors de la gaze, d’un mouvement si souple de chatteamoureuse, qu’elle sembla jaillir de son corsage. Ce fut une visionbrusque, comme une récompense et une promesse accordées à Rougon.Et n’était-ce pas le morceau de dentelle qui avait glissé ?Elle le ramenait déjà, elle le nouait plus étroitement.
« Chut ! murmura-t-elle, Luigi gronde. »
Et elle courut auprès du peintre, se pencha une seconde fois,lui parlant très vite, dans le cou. Rougon, quand elle ne fut pluslà, toute vibrante, frotta rudement ses mains, énervé, presquefâché. Elle lui causait à fleur de peau une irritationextraordinaire. Et il s’injuriait. À vingt ans, il n’aurait pas étéplus bête. Elle venait de le confesser comme un enfant, lui quidepuis deux mois cherchait à la faire parler, sans tirer d’elleautre chose que de beaux rires. Elle n’avait eu qu’à lui refuser uninstant ses poignets ; il s’était oublié jusqu’à tout dire,pour qu’elle les lui rendît. Maintenant, cela devenait clair, ellele conquérait, elle discutait s’il valait encore la peine d’êtreséduit.
Rougon eut un sourire d’homme fort. Il la briserait quand ilvoudrait. N’était-ce pas elle qui le provoquait ? Et despensées malhonnêtes lui venaient, tout un projet de séduction, danslequel il la plantait là, après avoir été son maître. En vérité, ilne pouvait jouer le rôle d’un imbécile avec cette grande fille quilui montrait ainsi ses épaules. Pourtant, il n’était plus bien sûrque la dentelle ne se fût pas dénouée toute seule.
« Est-ce que vous trouvez que j’ai les yeux gris,vous ? » demanda Clorinde, en se rapprochant.
Il se leva, la regarda de tout près, sans troubler le calmelimpide de ses yeux. Mais, comme il avançait les mains, elle luidonna une tape. Il n’avait pas besoin de toucher. Elle était trèsfroide, à présent. Elle s’enveloppait dans son chiffon, avec unepudeur qui s’alarmait des moindres trous. Il eut beau laplaisanter, la taquiner, faire mine d’employer la force, elle secouvrait davantage, poussait de petits cris, quand il effleurait ladentelle. D’ailleurs, elle ne voulut pas se rasseoir.
« J’aime mieux marcher un peu, disait-elle ; ça medérouille les jambes. »
Alors, il la suivit, ils marchèrent ensemble, de long en large.Il tâcha de la confesser à son tour. D’ordinaire, elle ne répondaitpas aux questions. Elle avait une causerie à sauts brusques, coupéed’exclamations, entremêlée d’histoires qu’elle ne finissait jamais.Comme il l’interrogeait habilement sur une absence de quinze joursqu’elle avait faite avec sa mère, le mois précédent, elle enfilaune suite interminable d’anecdotes sur ses voyages. Elle étaitallée partout, en Angleterre, en Espagne, en Allemagne ; elleavait tout vu. Puis, c’était une pluie de petites observationspuériles sur la nourriture, sur les modes, sur le temps qu’ilfaisait. Quelquefois, elle commençait un récit dans lequel elle semettait en scène, avec des personnages connus qu’ellenommait ; Rougon tendait l’oreille, croyait qu’elle allaitenfin laisser échapper une confidence ; mais le récit tournaità l’enfantillage, ou bien restait sans dénouement. Ce jour-làencore, il n’apprit rien. Elle avait sur la face son rire qui lamasquait. Elle demeurait impénétrable, au milieu de son expansionbavarde. Rougon, assourdi par ces renseignements stupéfiants dontles uns démentaient les autres, en arrivait à ne plus savoir s’ilavait auprès de lui une bambine de douze ans, innocente jusqu’à labêtise, ou quelque femme très savante, retournée à la naïveté parun raffinement.
Clorinde interrompit une aventure qui lui était arrivée dans unepetite ville d’Espagne, la galanterie d’un voyageur dont elle avaitdû accepter le lit, pendant qu’il dormait sur une chaise.
« Il ne faut pas retourner aux Tuileries, dit-elle sanstransition aucune. Faites-vous regretter.
– Merci bien, mademoiselle Machiavel », répondit-il enriant.
Elle rit plus fort que lui. Mais elle ne continua pas moins àlui donner des conseils excellents. Et comme il tentait encore delui pincer les bras, en manière de jeu, elle se fâcha, elle criaqu’on ne pouvait causer deux minutes sérieusement. Ah ! sielle était un homme ! comme elle saurait faire sonchemin ! Les hommes avaient si peu de tête !
« Voyons, racontez-moi les histoires de vos amis »,reprit-elle, en s’asseyant sur le bord de la table, tandis queRougon restait debout devant elle.
Luigi, qui ne les quittait pas du regard, ferma violemment saboîte à couleurs.
« Je m’en vais », dit-il.
Mais Clorinde courut à lui, le ramena, en jurant qu’elle allaitreprendre la pose. Elle devait avoir peur de rester seule avecRougon. Et, comme Luigi cédait, elle cherchait à gagner dutemps.
« Vous me laisserez bien manger quelque chose. J’ai unefaim ! Oh ! deux bouchées seulement. »
Elle ouvrit la porte en criant :
« Antonia ! Antonia ! »
Et elle donna un ordre en italien. Elle venait de se rasseoir aubord de la table, lorsque Antonia entra, tenant sur chacune de sesmains ouvertes une tartine de beurre. La servante les lui tendit,comme sur un plateau, avec son rire de bête qu’on chatouille, unrire qui fendait sa bouche rouge dans sa face noire. Puis, elles’en alla, en essuyant ses mains contre sa jupe. Clorinde larappela pour lui demander un verre d’eau.
« Voulez-vous partager ? dit-elle à Rougon. C’est trèsbon, le beurre. Quelquefois, j’y mets du sucre. Mais il ne faut pastoujours être gourmande. »
Elle ne l’était guère, en effet. Rougon l’avait surprise, unmatin, en train de manger pour déjeuner un morceau d’omelettefroide, cuite de la veille. Il la soupçonnait d’avarice, un viceitalien.
« Trois minutes, n’est-ce pas, Luigi ? »cria-t-elle en mordant à la première tartine.
Et revenant à Rougon, toujours debout devant elle, elledemanda :
« Voyons, M. Kahn, par exemple, quelle est sonhistoire, comment est-il député ? »
Rougon se prêta à ce nouvel interrogatoire, espérant tirerd’elle quelque confidence forcée. Il la savait très curieuse de lavie de chacun, l’oreille tendue à toutes les indiscrétions, sanscesse aux aguets des intrigues compliquées au milieu desquelleselle vivait. Elle avait le souci des grandes fortunes.
« Oh ! répondit-il en riant, Kahn est né député. Il adû faire ses dents sur les bancs de la Chambre. SousLouis-Philippe, il siégeait déjà au centre droit, et il soutenaitla monarchie constitutionnelle avec une passion juvénile. Après 48,il est passé au centre gauche, toujours très passionné,d’ailleurs ; il avait écrit une profession de foi républicained’un style superbe. Aujourd’hui, il est revenu au centre droit, ildéfend passionnément l’empire… Au demeurant, est fils d’un banquierjuif de Bordeaux, dirige des hauts fourneaux près de Bressuire,s’est taillé une spécialité dans les questions financières etindustrielles, vit assez médiocrement en attendant la grossefortune qu’il fera un jour, a été promu au grade d’officier le 15août dernier… »
Et Rougon cherchait, les regards perdus.
« Je n’oublie rien, je crois… Non, il n’a pas d’enfant…
– Comment ! il est marié ! » s’écriaClorinde.
Elle eut un geste pour dire que M. Kahn ne l’intéressaitplus. C’était un sournois ; jamais il n’avait montré sa femme.Alors, Rougon lui expliqua que Mme Kahn vivait àParis, très retirée. Puis, sans attendre une interrogation, ilreprit :
« Voulez-vous la biographie de Béjuin,maintenant ?
– Non, non », dit la jeune fille.
Mais il continua quand même :
« Il sort de l’École polytechnique. Il a écrit desbrochures que personne n’a lues. Il dirige la cristallerie deSaint-Florent, à trois lieues de Bourges… C’est le préfet du Cherqui l’a inventé…
– Taisez-vous donc ! cria-t-elle.
– Un digne homme, votant bien, ne parlant jamais, trèspatient, attendant qu’on songe à lui, toujours là à vous regarderpour qu’on ne l’oublie pas… Je l’ai fait nommerchevalier… »
Elle dut lui mettre la main sur la bouche, se fâchant,disant :
« Eh ! il est marié aussi, celui-là ! il n’estpas drôle !… J’ai vu sa femme chez vous, un paquet ! Ellem’a invitée à aller visiter leur cristallerie, àBourges. »
D’une bouchée, elle acheva sa première tartine. Puis, elle butune grande gorgée d’eau. Ses jambes pendaient, au bord de latable ; et, un peu tassée sur les reins, le cou plié enarrière, elle les balançait, d’un mouvement machinal dont Rougonsuivait le rythme. À chaque va-et-vient, les mollets se renflaient,sous la gaze.
« Et M. Du Poizat ? demanda-t-elle, après unsilence.
– Du Poizat a été sous-préfet », répondit-ilsimplement.
Elle le regarda, surprise de la brièveté de l’histoire.
« Je le sais bien, dit-elle. Ensuite ?
– Ensuite, il sera préfet plus tard, et alors on ledécorera. »
Elle comprit qu’il ne voulait pas en dire davantage. D’ailleurs,elle avait jeté le nom de Du Poizat négligemment. Maintenant, ellecherchait ces messieurs sur ses doigts ; elle partait dupouce, elle murmurait :
« M. d’Escorailles : il n’est pas sérieux, ilaime toutes les femmes… M. La Rouquette : inutile, je leconnais trop bien… M. de Combelot : encore un quiest marié… »
Et, comme elle s’arrêtait à l’annulaire, ne trouvant pluspersonne, Rougon lui dit, en la regardant fixement :
« Vous oubliez Delestang.
– Vous avez raison ! cria-t-elle. Parlez-moi donc decelui-là.
– C’est un bel homme, reprit-il sans la quitter des yeux.Il est fort riche. Je lui ai toujours prédit un grandavenir. »
Il continua sur ce ton, outrant les éloges, doublant leschiffres. La ferme-modèle de la Chamade valait deux millions.Delestang serait certainement ministre un jour. Mais elle gardaitaux lèvres une moue dédaigneuse.
« Il est bien bête, finit-elle par murmurer.
– Dame ! » dit Rougon avec un fin sourire.
Il paraissait ravi du mot qu’elle venait de laisser échapper.Alors, par un de ces sauts brusques qui lui étaient familiers, elleposa une nouvelle question, en le regardant à son tourfixement.
« Vous devez joliment connaîtreM. de Marsy ?
– Oui, oui, nous nous connaissons », dit-il sansbroncher, comme amusé davantage par ce qu’elle lui demandaitlà.
Mais il redevint sérieux. Il fut très digne, très juste.
« C’est un homme d’une intelligence extraordinaire,expliqua-t-il. Je m’honore de l’avoir pour ennemi… Il a touché àtout. À vingt-huit ans, il était colonel. Plus tard, on le trouve àla tête d’une grande usine. Puis, il s’est occupé successivementd’agriculture, de finance, de commerce. On assure même qu’il apeint des portraits et écrit des romans. »
Clorinde, oubliant de manger, restait rêveuse.
« J’ai causé avec lui l’autre soir, dit-elle à demi-voix.Il est tout à fait bien… Un fils de reine.
– Pour moi, poursuivit Rougon, l’esprit le gâte. J’ai uneautre idée de la force. Je l’ai entendu faire des calembours dansune circonstance bien grave. Enfin, il a réussi, il règne autantque l’empereur. Tous ces bâtards ont de la chance !… Ce qu’ila de plus personnel, c’est la poigne, une main de fer, hardie,résolue, très fine et très déliée pourtant. »
Malgré elle, la jeune fille avait baissé les yeux sur lesgrosses mains de Rougon. Il s’en aperçut, il reprit ensouriant :
« Oh ! moi, j’ai des pattes, n’est-ce pas ? C’estpour cela que nous ne nous sommes jamais entendus avec Marsy. Lui,sabre galamment le monde, sans tacher ses gants blancs. Moi,j’assomme. »
Il avait fermé les poings, des poings gras, velus aux phalanges,et il les balançait, heureux de les voir énormes. Clorinde prit laseconde tartine, dans laquelle elle enfonça les dents, toujourssongeuse. Enfin, elle leva les yeux sur Rougon.
« Alors, vous ? demanda-t-elle.
– C’est mon histoire que vous voulez ? dit-il. Rien deplus facile à conter. Mon grand-père vendait des légumes. Moi,jusqu’à trente-huit ans, j’ai traîné mes savates de petit avocat,au fond de ma province. J’étais un inconnu hier. Je n’ai pas commenotre ami Kahn usé mes épaules à soutenir tous les gouvernements.Je ne sors pas comme Béjuin de l’École polytechnique. Je ne porteni le beau nom du petit Escorailles ni la belle figure de ce pauvreCombelot. Je ne suis pas aussi bien apparenté que La Rouquette, quidoit son siège de député à sa sœur, la veuve du général deLlorentz, aujourd’hui dame du palais. Mon père ne m’a pas laissécomme à Delestang cinq millions de fortune, gagnés dans les vins.Je ne suis pas né sur les marches d’un trône, ainsi que le comte deMarsy, et je n’ai pas grandi pendu à la jupe d’une femme savante,sous les caresses de Talleyrand. Non, je suis un homme nouveau, jen’ai que mes poings… »
Et il tapait ses poings l’un contre l’autre, riant très haut,tournant la chose plaisamment. Mais il s’était redressé, ilsemblait casser des pierres entre ses doigts fermés. Clorindel’admirait.
« Je n’étais rien, je serai maintenant ce qu’il me plaira,continua-t-il, s’oubliant, causant pour lui. Je suis une force. Etils me font hausser les épaules, les autres, quand ils protestentde leur dévouement à l’empire ! Est-ce qu’ils l’aiment ?est-ce qu’ils le sentent ? est-ce qu’ils ne s’accommoderaientpas de tous les gouvernements ? Moi, j’ai poussé avecl’empire ; je l’ai fait et il m’a fait… J’ai été nomméchevalier après le 10 décembre, officier en janvier 52, commandeurle 15 août 54, grand officier il y a trois mois. Sous laprésidence, j’ai eu un instant le portefeuille des travauxpublics ; plus tard, l’empereur m’a chargé d’une mission enAngleterre ; puis, je suis entré au Conseil d’État et auSénat…
– Et demain, où entrez-vous ? » demanda Clorinde,avec un rire, sous lequel elle tâchait de cacher l’ardeur de sacuriosité.
Il la regarda, s’arrêta net.
« Vous êtes bien curieuse, mademoiselle Machiavel »,dit-il.
Alors, elle balança ses jambes d’un mouvement plus vif. Il y eutun silence. Rougon, à la voir de nouveau perdue dans une grosserêverie, crut le moment favorable pour la confesser.
« Les femmes… », commença-t-il.
Mais elle l’interrompit, les yeux vagues, souriant légèrement àses pensées, murmurant à demi-voix :
« Oh ! les femmes ont autre chose. »
Ce fut son seul aveu. Elle acheva sa tartine, vida d’un trait leverre d’eau pure, et se mit debout sur la table, d’un saut quiattestait son habileté d’écuyère.
« Eh ! Luigi ! » cria-t-elle.
Le peintre, depuis un instant, mordant ses moustachesd’impatience, s’était levé, piétinant autour d’elle et de Rougon.Il revint s’asseoir avec un soupir, il reprit sa palette. Les troisminutes de grâce demandées par Clorinde, avaient duré un quartd’heure. Cependant, elle se tenait debout sur la table, toujoursenveloppée du morceau de dentelle noire. Puis, quand elle eutretrouvé la pose, elle se découvrit d’un seul geste. Elleredevenait un marbre, elle n’avait plus de pudeur.
Dans les Champs-Élysées, les voitures roulaient plus rares. Lesoleil couchant enfilait l’avenue d’une poussière de soleil quipoudrait les arbres, comme si les roues eussent soulevé ce nuage delumière rousse. Sous le jour tombant des hautes baies vitrées, lesépaules de Clorinde se moirèrent d’un reflet d’or. Et, lentement,le ciel pâlissait.
« Est-ce que le mariage de M. de Marsy avec cetteprincesse valaque est toujours décidé ? demanda-t-elle au boutd’un instant.
– Mais je le pense, répondit Rougon. Elle est fort riche.Marsy est toujours à court d’argent. D’ailleurs, on raconte qu’ilen est fou. »
Le silence ne fut plus troublé. Rougon était là, se croyant chezlui, ne songeant pas à s’en aller. Il réfléchissait, il reprenaitsa promenade. Cette Clorinde était vraiment une fille trèsséduisante. Il pensait à elle, comme s’il l’avait déjà quittéedepuis longtemps ; et, les yeux sur le parquet, il descendaitdans des pensées à demi formulées, fort douces, dont il goûtait lechatouillement intérieur. Il lui semblait sortir d’un bain tiède,avec une langueur de membres délicieuse. Une odeur particulière,d’une rudesse presque sucrée, le pénétrait. Cela lui aurait parubon, de se coucher sur un des canapés et de s’y endormir, danscette odeur.
Il fut brusquement réveillé par un bruit de voix. Un grandvieillard, qu’il n’avait pas vu entrer, baisait sur le frontClorinde, qui se penchait en souriant, au bord de la table.
« Bonjour, mignonne, disait-il. Comme tu es belle ! Tumontres donc tout ce que tu as ? »
Il eut un léger ricanement, et comme Clorinde, confuse,ramassait son bout de dentelle noire :
« Non, non, reprit-il vivement, c’est très joli, tu peuxtout montrer, va !… Ah ! ma pauvre enfant, j’en ai vubien d’autres ! »
Puis, se tournant vers Rougon qu’il traita de « chercollègue », il lui serra la main, en ajoutant :
« Une gamine qui s’est oubliée plus d’une fois sur mesgenoux, quand elle était petite ! Maintenant, ça vous a unepoitrine qui vous éborgne ! »
C’était le vieux M. de Plouguern. Il avaitsoixante-dix ans. Sous Louis-Philippe, envoyé à la Chambre par leFinistère, il fut un des députés légitimistes qui firent lepèlerinage de Belgrave-Square ; et il donna sa démission, à lasuite du vote de flétrissure, dont ses compagnons et lui furentfrappés. Plus tard, après les journées de février, il montra unetendresse soudaine pour la république, qu’il acclama vigoureusementsur les bancs de la Constituante. Maintenant, depuis que l’empereurlui avait assuré au Sénat une retraite méritée, il étaitbonapartiste. Seulement, il savait l’être en gentilhomme. Sonhumilité grande se permettait parfois le ragoût d’une pointed’opposition. L’ingratitude l’amusait. Sceptique jusqu’aux moelles,il défendait la religion et la famille. Il croyait devoir cela àson nom, un des plus illustres de la Bretagne. Certains jours, iltrouvait l’empire immoral, et il le disait tout haut. Lui, avaitvécu une vie d’aventures suspectes, très dissolu, très inventif,raffinant les jouissances ; on racontait sur sa vieillesse desanecdotes qui faisaient rêver les jeunes gens. Ce fut pendant unvoyage en Italie qu’il connut la comtesse Balbi, dont il restal’amant près de trente ans ; après des séparations quiduraient des années, ils se remettaient ensemble, pour trois nuits,dans les villes où ils se rencontraient. Une histoire voulait queClorinde fût sa fille ; mais ni lui ni la comtesse n’ensavaient réellement rien ; et, depuis que l’enfant devenaitfemme, grasse et désirable, il affirmait avoir beaucoup fréquentéson père, autrefois. Il la couvait de ses yeux restés vifs, etprenait avec elle des familiarités fort libres de vieil ami.M. de Plouguern, grand, sec, osseux, avait uneressemblance avec Voltaire, pour lequel il pratiquait une dévotionsecrète.
« Parrain, tu ne regardes pas mon portrait ? »cria Clorinde.
Elle l’appelait parrain, par amitié. Il s’était avancé derrièreLuigi, clignant les yeux en connaisseur.
« Délicieux ! » murmura-t-il.
Rougon s’approcha, Clorinde elle-même sauta de la table, pourvoir. Et tous trois se pâmèrent. La peinture était très propre. Lepeintre avait déjà couvert la toile entière d’un léger frottisrose, blanc, jaune, qui gardait des pâleurs d’aquarelle. Et lafigure souriait d’un air joli de poupée, avec ses lèvres arquées,ses sourcils recourbés, ses joues frottées de vermillon tendre.C’était une Diane à mettre sur une boîte de pastilles.
« Oh ! voyez donc là, près de l’œil, cette petitelentille, dit Clorinde en tapant les mains d’admiration. Ce Luigi,il n’oublie rien ! »
Rougon, que les tableaux ennuyaient d’ordinaire, était charmé.Il comprenait l’art, en ce moment. Il porta ce jugement, d’un tontrès convaincu :
« C’est admirablement dessiné.
– Et la couleur est excellente, repritM. de Plouguern. Ces épaules sont de la chair… Trèsagréables, les seins. Celui de gauche surtout est d’une fraîcheurde rose… Hein ! quels bras ! Cette mignonne vous a desbras étonnants ! J’aime beaucoup le renflement au-dessus de lasaignée ; c’est d’un modelé parfait. »
Et se tournant vers le peintre :
« Monsieur Pozzo, ajouta-t-il, tous mes compliments.J’avais déjà vu une Baigneuse de vous. Mais ce portraitsera supérieur… Pourquoi n’exposez-vous pas ? J’ai connu undiplomate qui jouait merveilleusement du violon ; cela ne l’apas empêché de faire son chemin. »
Luigi, très flatté, s’inclinait. Cependant, le jour baissait, etcomme il voulait finir une oreille, disait-il, il pria Clorinde dereprendre la pose pour dix minutes au plus.M. de Plouguern et Rougon continuèrent à causer peinture.Celui-ci avouait que des études spéciales l’avaient empêché desuivre le mouvement artistique des dernières années ; mais ilprotestait de son admiration pour les belles œuvres. Il en vint àdéclarer que la couleur le laissait assez froid ; un beaudessin le satisfaisait pleinement, un dessin qui fût capabled’élever et d’inspirer de grandes pensées. Quant àM. de Plouguern, il n’aimait que les anciens ; ilavait visité tous les musées de l’Europe, il ne comprenait pasqu’on eût assez de hardiesse pour oser peindre encore. Pourtant, lemois précédent, il avait fait décorer un petit salon par un artisteque personne ne connaissait et qui avait vraiment bien dutalent.
« Il m’a peint des petits Amours, des fleurs, desfeuillages tout à fait extraordinaires, dit-il. Positivement, oncueillerait les fleurs. Et il y a là-dedans des insectes,papillons, mouches, hannetons, qu’on croirait vivants. Enfin, c’esttrès gai… Moi, j’aime la peinture gaie.
– L’art n’est pas fait pour ennuyer », conclutRougon.
À ce moment, comme ils marchaient côte à côte, à petits pas,M. de Plouguern écrasa, sous le talon de sa bottine,quelque chose qui éclata avec le léger bruit d’un poisfulminant.
« Qu’est-ce donc ? » cria-t-il.
Il ramassa un chapelet glissé d’un fauteuil, sur lequel Clorindeavait dû vider ses poches. Un des grains de verre, près de lacroix, était pulvérisé ; la croix elle-même, toute petite, enargent, avait un de ses bras replié et aplati. Le vieillard balançale chapelet, ricanant, disant :
« Mignonne, pourquoi donc laisses-tu traîner cesjoujoux-là ? »
Mais Clorinde était devenue pourpre. Elle se précipita du hautde la table, les lèvres gonflées, les yeux brouillés par la colère,se couvrant les épaules à la hâte, balbutiant :
« Méchant ! méchant ! il a brisé monchapelet ! »
Et elle le lui arracha. Elle pleurait comme une enfant.
« Là, là, disait M. de Plouguern riant toujours.Voyez-vous ma dévote ! L’autre matin, elle a failli me creverles yeux, parce qu’en apercevant un rameau de buis au fond de sonalcôve, je lui demandais ce qu’elle balayait avec ce petitbalai-là… Ne pleure plus, grosse bête ! Je ne lui ai riencassé, au bon Dieu.
– Si, si, cria-t-elle, vous lui avez fait dumal ! »
Elle ne le tutoyait plus. De ses mains tremblantes, elleachevait d’enlever la perle de verre. Puis, avec un redoublement desanglots, elle voulut arranger la croix. Elle l’essuyait du boutdes doigts, comme si elle avait vu des gouttes de sang perler surle métal. Elle murmurait :
« C’est le pape qui m’en a fait cadeau, la première foisque je suis allée le voir avec maman. Il me connaît bien, lepape ; il m’appelle “son bel apôtre”, parce que je lui ai ditun jour que je serais contente de mourir pour lui… Un chapelet quime portait bonheur. Maintenant, il n’aura plus de vertu, ilattirera le diable…
– Voyons, donne-le-moi, interrompitM. de Plouguern. Tu vas t’abîmer les ongles, à vouloirraccommoder ça… L’argent, c’est dur, mignonne. »
Il avait repris le chapelet, il tâchait de déplier le bras de lacroix, délicatement, de façon à ne pas le casser. Clorinde nepleurait plus, les yeux fixes, très attentive. Rougon, lui aussi,avançait la tête, avec un sourire ; il était d’une irréligiondéplorable, à ce point que la jeune fille avait failli rompre deuxfois avec lui, pour des plaisanteries déplacées.
« Fichtre ! disait à demi-voixM. de Plouguern, il n’est pas tendre, le bon Dieu. C’estque j’ai peur de le couper en deux… Tu aurais un bon Dieu derechange, petite. »
Il fit un nouvel effort. La croix se rompit net.
« Ah ! tant pis ! s’écria-t-il. Cette fois, ilest cassé. »
Rougon s’était mis à rire. Alors Clorinde, les yeux très noirs,la face convulsée, se recula, les regarda en face, puis de sespoings fermés les repoussa furieusement, comme si elle avait voulules jeter à la porte. Elle les injuriait en italien, la têteperdue.
« Elle nous bat, elle nous bat, répéta gaiementM. de Plouguern.
– Voilà les fruits de la superstition », dit Rougonentre ses dents.
Le vieillard cessa de plaisanter, la mine subitementgrave ; et, comme le grand homme continuait à lancer desphrases toutes faites sur l’influence détestable du clergé, surl’éducation déplorable des femmes catholiques, sur l’abaissement del’Italie livrée aux prêtres, il déclara de sa voix sèche :
« La religion fait la grandeur des États.
– Quand elle ne les ronge pas comme un ulcère, répliquaRougon. L’histoire est là. Que l’empereur ne tienne pas les évêquesen respect, il les aura bientôt tous sur les bras. »
Alors, M. de Plouguern se fâcha à son tour. Ildéfendit Rome. Il parla des convictions de toute sa vie. Sansreligion, les hommes retournaient à l’état de brutes. Et il en vintà plaider la grande cause de la famille. L’époque tournait àl’abomination ; jamais le vice ne s’était étalé plusimpudemment, jamais l’impiété n’avait jeté un pareil trouble dansles consciences.
« Ne me parlez pas de votre empire ! finit-il parcrier. C’est un fils bâtard de la révolution… Oh ! nous lesavons, votre empire rêve l’humiliation de l’Église. Mais noussommes là, nous ne nous laisserons pas égorger comme des moutons…Essayez un peu, mon cher monsieur Rougon, d’avouer vos doctrines auSénat.
– Eh ! ne lui répondez plus, dit Clorinde. Si vous lepoussiez, il finirait par cracher sur le Christ. C’est undamné. »
Rougon, accablé, s’inclina. Il y eut un silence. La jeune fillecherchait sur le parquet le petit fragment détaché de lacroix ; quand elle l’eut trouvé, elle le plia soigneusementavec le chapelet, dans un morceau de journal. Elle se calmait.
« Ah ! çà, mignonne, reprit tout d’un coupM. de Plouguern, je ne t’ai pas encore dit pourquoi jesuis monté. J’ai une loge au Palais-Royal ce soir, et je vousemmène.
– Ce parrain ! s’écria Clorinde, redevenue toute rosede plaisir. On va réveiller maman. »
Elle l’embrassa « pour la peine », disait-elle. Ellese tourna vers Rougon, souriante, la main tendue, en disant avecune moue exquise :
« Vous ne m’en voulez pas, vous ! Ne me faites doncplus enrager avec vos idées de païen… Je deviens bête, lorsqu’on metaquine sur la religion. Je compromettrais mes meilleuresamitiés. »
Luigi, cependant, avait poussé son chevalet dans un coin, voyantqu’il ne pourrait finir l’oreille, ce jour-là. Il prit son chapeau,il vint toucher la jeune fille à l’épaule, pour l’avertir qu’ilpartait. Et elle l’accompagna jusque sur le palier, elle tiraelle-même la porte sur eux ; mais ils se firent leurs adieuxsi bruyamment, qu’on entendit un léger cri de Clorinde, qui seperdit dans un rire étouffé. Quand elle rentra, elle dit :
« Je vais me déshabiller, à moins que parrain ne veuillem’emmener comme ça au Palais-Royal. »
Et ils s’égayèrent tous les trois, à cette idée. Le crépusculeétait tombé. Quand Rougon se retira, Clorinde descendit avec lui,laissant M. de Plouguern seul un instant, le temps depasser une robe. Il faisait déjà tout noir dans l’escalier. Ellemarchait la première, sans dire un mot, si lentement, qu’il sentaitle frôlement de sa tunique de gaze sur ses genoux. Puis, arrivéedevant la porte de la chambre, elle entra ; elle fit deux pas,avant de se retourner. Lui, l’avait suivie. Là, les deux fenêtreséclairaient d’une poussière blanche le lit défait, la cuvetteoubliée, le chat toujours endormi sur le paquet de vêtements.
« Vous ne m’en voulez pas ? » répéta-t-elle àvoix presque basse, en lui tendant les mains.
Il jura que non. Il avait pris ses mains, il remonta le long desbras jusqu’au-dessus des coudes, fouillant doucement dans ladentelle noire, pour que ses gros doigts pussent passer sans riendéchirer. Elle haussait légèrement les bras, comme désireuse de luifaciliter cette besogne. Ils étaient dans l’ombre du paravent, ilsne se voyaient point la face. Et lui, au milieu de cette chambredont l’air renfermé le suffoquait un peu, retrouvait l’odeur d’unerudesse presque sucrée qui l’avait déjà grisé. Mais, dès qu’il eutdépassé les coudes, ses mains devenant brutales, il sentit Clorindelui échapper, et il l’entendit crier, par la porte restée ouvertederrière eux :
« Antonia ! de la lumière, et donnez-moi ma robegrise ! »
Quand Rougon se trouva sur l’avenue des Champs-Élysées, ildemeura un moment étourdi, à respirer l’air frais qui soufflait deshauteurs de l’Arc de Triomphe. L’avenue, vide de voitures, allumaitun à un ses becs de gaz, dont les clartés brusques piquaientl’ombre d’une traînée d’étincelles vives. Il venait d’avoir commeun coup de sang, il se passait les mains sur la face.
« Ah ! non, dit-il tout haut, ce serait tropbête ! »
Le cortège du baptême devait partir du pavillon de l’Horloge, àcinq heures. L’itinéraire était la grande allée du jardin desTuileries, la place de la Concorde, la rue de Rivoli, la place del’Hôtel-de-Ville, le pont d’Arcole, la rue d’Arcole et la place duParvis.
Dès quatre heures, la foule fut immense au pont d’Arcole. Là,dans la trouée que la rivière faisait au milieu de la ville, unpeuple pouvait tenir. C’était un élargissement brusque del’horizon, avec la pointe de l’île Saint-Louis au loin, barrée parla ligne noire du pont Louis-Philippe ; à gauche, le petitbras se perdait au fond d’un étranglement de constructionsbasses ; à droite, le grand bras ouvrait un lointain noyé dansune fumée violâtre, où l’on distinguait la tache verte des arbresdu Port-aux-Vins. Puis, des deux côtés, du quai Saint-Paul au quaide la Mégisserie, du quai Napoléon au quai de l’Horloge, lestrottoirs allongeaient des grandes routes ; tandis que laplace de l’Hôtel-de-Ville, en face du pont, étendait une plaine.Et, sur ces vastes espaces, le ciel, un ciel de juin d’une puretéchaude, mettait un pan énorme de son infini bleu.
Quand la demie sonna, il y avait du monde partout. Le long destrottoirs, des files interminables de curieux, écrasés contre lesparapets, stationnaient. Une mer de têtes humaines, aux flotstoujours montants, emplissait la place de l’Hôtel-de-Ville. Enface, les vieilles maisons du quai Napoléon, dans les vides noirsde leurs fenêtres grandes ouvertes, entassaient des visages ;et même, du fond des ruelles sombres bâillant sur la rivière, larue Colombe, la rue Saint-Landry, la rue Glatigny, des bonnets defemme se penchaient, avec leurs brides envolées par le vent. Lepont Notre-Dame envahi montrait une rangée de spectateurs, lescoudes appuyés sur la pierre, comme sur le velours d’une tribunecolossale. À l’autre bout, tout là-bas, le pont Louis-Philippes’animait d’un grouillement de points noirs ; pendant que lescroisées les plus lointaines, les petites raies qui trouaientrégulièrement les façades jaunes et grises du cap de maisons, à lapointe de l’île, s’éclairaient par instants de la tache claired’une robe. Il y avait des hommes debout sur les toits, parmi lescheminées. Des gens qu’on ne voyait pas, regardaient dans deslunettes, du haut de leurs terrasses, quai de la Tournelle. Et lesoleil oblique, largement épandu, semblait le frisson même de cettefoule ; il roulait le rire ému de la houle des têtes ;des ombrelles voyantes, tendues comme des miroirs, mettaient desrondeurs d’astre, au milieu du bariolage des jupes et despaletots.
Mais ce qu’on apercevait de toute part, des quais, des ponts,des fenêtres, c’était, à l’horizon, sur la muraille nue d’unemaison à six étages, dans l’île Saint-Louis, une redingote grisegéante, peinte à fresque, de profil, avec sa manche gauche pliée aucoude, comme si le vêtement eût gardé l’attitude et le gonflementd’un corps, à cette heure disparu. Cette réclame monumentaleprenait, dans le soleil, au-dessus de la fourmilière despromeneurs, une extraordinaire importance.
Cependant, une double haie ménageait le passage du cortège, aumilieu de la foule. À droite, s’alignaient des gardesnationaux ; à gauche, des soldats de la ligne. Un bout decette double haie se perdait dans la rue d’Arcole, pavoisée dedrapeaux, tendue aux fenêtres d’étoffes riches, qui battaientmollement, le long des maisons noires. Le pont, laissé vide, étaitla seule bande de terre nue, au milieu de l’envahissement desmoindres coins ; et il faisait un étrange effet, désert,léger, avec son unique arche de fer, d’une courbe si molle. Mais,en bas, sur les berges de la rivière, l’écrasementrecommençait ; des bourgeois endimanchés avaient étalé leursmouchoirs, s’étaient assis là, à côté de leurs femmes, attendant,se reposant de tout un après-midi de flânerie. Au-delà du pont, aumilieu de la nappe élargie de la rivière, très bleue, moirée devert à la rencontre des deux bras, une équipe de canotiers envareuses rouges ramaient, pour maintenir leur canot à la hauteur duPort-aux-Fruits. Il y avait encore, contre le quai de Gèvres, ungrand lavoir, avec ses charpentes verdies par l’eau, dans lequel onentendait les rires et les coups de battoir des blanchisseuses. Etce peuple entassé, ces trois à quatre cent mille têtes, parmoments, se levaient, regardaient les tours de Notre-Dame, quidressaient de biais leur masse carrée, au-dessus des maisons duquai Napoléon. Les tours, dorées par le soleil couchant, couleur derouille sur le ciel clair, vibraient dans l’air, toutes sonoresd’un carillon formidable.
Deux ou trois fausses alertes avaient déjà causé de profondesbousculades dans la foule.
« Je vous assure qu’ils ne passeront pas avant cinq heureset demie », disait un grand diable assis devant un café duquai de Gesvres, en compagnie de M. et deMme Charbonnel.
C’était Gilquin, Théodore Gilquin, l’ancien locataire deMme Mélanie Correur, le terrible ami de Rougon. Cejour-là, il était tout habillé de coutil jaune, un vêtement completà vingt-neuf francs, fripé, taché, éclaté aux coutures ; et ilavait des bottes crevées, des gants havane clair, un large chapeaude paille sans ruban. Quand il mettait des gants, Gilquin étaithabillé. Depuis midi, il pilotait les Charbonnel, dont il avaitfait la connaissance, un soir, chez Rougon, dans la cuisine.
« Vous verrez tout, mes enfants, répétait-il en essuyant dela main les longues moustaches qui balafraient de noir sa faced’ivrogne. Vous vous êtes remis entre mes mains, n’est-cepas ? eh bien, laissez-moi régler l’ordre et la marche de lapetite fête. »
Gilquin avait déjà bu trois verres de cognac et cinq chopes.Depuis deux grandes heures, il tenait là les Charbonnel, sousprétexte qu’il fallait arriver les premiers. C’était un petit caféqu’il connaissait, où l’on était parfaitement bien,disait-il ; et il tutoyait le garçon. Les Charbonnel,résignés, l’écoutaient, très surpris de l’abondance et de lavariété de sa conversation ; Mme Charbonneln’avait voulu qu’un verre d’eau sucrée ; M. Charbonnelprenait un verre d’anisette, ainsi que cela lui arrivait parfois,au cercle du Commerce, à Plassans. Cependant, Gilquin leur parlaitdu baptême, comme s’il avait passé le matin aux Tuileries, pouravoir des renseignements.
« L’impératrice est bien contente, disait-il. Elle a eu descouches superbes. Oh ! c’est une gaillarde ! Vous allezvoir quelle prestance elle a… L’empereur, lui, est revenuavant-hier de Nantes, où il était allé à cause des inondations…Hein ! quel malheur que ces inondations ! »
Mme Charbonnel recula sa chaise. Elle avait unelégère peur de la foule, qui coulait devant elle, de plus en pluscompacte.
« Que de monde ! murmura-t-elle.
– Pardi ! cria Gilquin, il y a plus de trois centmille étrangers dans Paris. Depuis huit jours, les trains deplaisir amènent ici toute la province… Tenez, voilà des Normandslà-bas, et voilà des Gascons, et voilà des Francs-Comtois.Oh ! je les flaire tout de suite, moi ! J’ai jolimentroulé ma bosse. »
Puis, il dit que les tribunaux chômaient, que la Bourse étaitfermée, que toutes les administrations avaient donné congé à leursemployés. La capitale entière fêtait le baptême. Et il en vint àciter des chiffres, à calculer ce que coûteraient la cérémonie etles fêtes. Le Corps législatif avait voté quatre cent millefrancs ; mais c’était une misère, car un palefrenier desTuileries lui avait affirmé, la veille, que le cortège seulcoûterait près de deux cent mille francs. Si l’empereur n’ajoutaitqu’un million pris sur la liste civile, il devrait s’estimerheureux. La layette à elle seule était de cent mille francs.
« Cent mille francs ! répétaMme Charbonnel abasourdie. Mais en quoi doncest-elle ? qu’est-ce qu’on a donc mis après ? »
Gilquin eut un rire complaisant. Il y avait des dentelles sichères ! Lui, autrefois, avait voyagé pour les dentelles. Etil continua ses calculs : cinquante mille francs étaientalloués en secours aux parents des enfants légitimes, nés le mêmejour que le petit prince, et dont l’empereur et l’impératriceavaient voulu être parrain et marraine ; quatre-vingt-cinqmille francs devaient être dépensés en achat de médailles pour lesauteurs des cantates chantées dans les théâtres. Enfin, il donnades détails sur les cent vingt mille médailles commémorativesdistribuées aux collégiens, aux enfants des écoles primaires et dessalles d’asile, aux sous-officiers et aux soldats de l’armée deParis. Il en avait une, il la montra. C’était une médaille de lagrandeur d’une pièce de dix sous, portant d’un côté les profils del’empereur et de l’impératrice, de l’autre celui du princeimpérial, avec la date du baptême : 14 juin 1856.
« Voulez-vous me la céder ? » demandaM. Charbonnel.
Gilquin consentit. Mais, comme le bonhomme, embarrassé pour leprix, lui donnait une pièce de vingt sous, il refusa grandement, ildit que cela ne devait valoir que dix sous. Cependant,Mme Charbonnel regardait les profils du coupleimpérial. Elle s’attendrissait.
« Ils ont l’air bien bon, disait-elle. Ils sont là-dessus,l’un contre l’autre, comme de braves gens… Voyez donc, monsieurCharbonnel, on dirait deux têtes sur le même traversin, quand onregarde la pièce de cette façon. »
Alors, Gilquin revint à l’impératrice, dont il exalta lacharité. Au neuvième mois de sa grossesse, elle avait donné desaprès-midi entiers à la création d’une maison d’éducation pour lesjeunes filles pauvres, tout en haut du faubourg Saint-Antoine. Ellevenait de refuser quatre-vingt mille francs, recueillis cinq souspar cinq sous dans le peuple, pour offrir un cadeau au petitprince, et cette somme allait, d’après son désir, servir àl’apprentissage d’une centaine d’orphelins. Gilquin, légèrementgris déjà, ouvrait des yeux terribles en cherchant des inflexionstendres, des expressions alliant le respect du sujet à l’admirationpassionnée de l’homme. Il déclarait qu’il ferait volontiers lesacrifice de sa vie, aux pieds de cette noble femme. Mais, autourde lui, personne ne protestait. Le brouhaha de la foule était auloin comme l’écho de ses éloges, s’élargissant en une clameurcontinue. Et les cloches de Notre-Dame, à toute volée, roulaientpar-dessus les maisons l’écroulement de leur joie énorme.
« Il serait peut-être temps d’aller nous placer », dittimidement M. Charbonnel, qui s’ennuyait d’être assis.
Mme Charbonnel s’était levée, ramenant son châlejaune sur son cou.
« Sans doute, murmura-t-elle. Vous vouliez arriver despremiers, et nous restons là, à laisser passer tout le monde devantnous. »
Mais Gilquin se fâcha. Il jura, en tapant de son poing la petitetable de zinc. Est-ce qu’il ne connaissait pas son Paris ? Et,pendant que Mme Charbonnel, intimidée, retombaitsur sa chaise, il cria au garçon de café :
« Jules, une absinthe et des cigares ! »
Puis, quand il eut trempé ses grosses moustaches dans sonabsinthe, il le rappela, furieusement.
« Est-ce que tu te fiches de moi ? Veux-tu bienm’emporter cette drogue et me servir l’autre bouteille, celle devendredi !… J’ai voyagé pour les liqueurs, mon vieux. On nemet pas dedans Théodore. »
Il se calma, lorsque le garçon, qui semblait avoir peur de lui,lui eut apporté la bouteille. Alors, il donna des tapes amicalessur les épaules des Charbonnel, il les appela papa et maman.
« Quoi donc ! maman, les petons vous démangent ?Allez, vous avez le temps de les user, d’ici à ce soir !…Voyons, que diable ! mon gros père, est-ce que nous ne sommespas bien, devant ce café ? Nous sommes assis, nous regardonspasser le monde… Je vous dis que nous avons le temps. Faites-vousservir quelque chose.
– Merci, nous avons notre suffisance », déclaraM. Charbonnel.
Gilquin venait d’allumer un cigare. Il se renversait, les poucesaux entournures de son gilet, bombant sa poitrine, se dandinant sursa chaise. Une béatitude noyait ses yeux. Tout d’un coup, il eutune idée.
« Vous ne savez pas ? cria-t-il, eh bien ! demainmatin, à sept heures, je suis chez vous et je vous emmène, je vousfais voir toute la fête. Hein ! voilà qui estgentil. »
Les Charbonnel se regardaient, très inquiets. Mais, lui,expliquait le programme tout au long. Il avait une voix de montreurd’ours faisant un boniment. Le matin, déjeuner au Palais-Royal etpromenade dans la ville. L’après-midi, à l’esplanade des Invalides,représentations militaires, mâts de cocagne, trois cents ballonsperdus emportant des cornets de bonbons, grand ballon avec pluie dedragées. Le soir, dîner chez un marchand de vin du quai Debillyqu’il connaissait, feu d’artifice dont la pièce principale devaitreprésenter un baptistère, flânerie au milieu des illuminations. Etil leur parla de la croix de feu qu’on hissait sur l’hôtel de laLégion d’honneur, du palais féerique de la place de la Concorde quinécessitait l’emploi de neuf cent cinquante mille verres decouleur, de la tour Saint-Jacques dont la statue, en l’air,semblait une torche allumée. Comme les Charbonnel hésitaienttoujours, il se pencha, il baissa la voix.
« Puis, en rentrant, nous nous arrêterons dans une crémeriede la rue de Seine, où l’on mange de la soupe au fromageépatante. »
Alors, les Charbonnel n’osèrent plus refuser. Leurs yeuxarrondis exprimaient à la fois une curiosité et une épouvanted’enfant. Ils se sentaient devenir la chose de ce terrible homme.Mme Charbonnel se contenta de murmurer :
« Ah ! ce Paris, ce Paris !… Enfin, puisque nousy sommes, il faut bien tout voir. Mais si vous saviez, monsieurGilquin, comme nous étions tranquilles à Plassans ! J’ailà-bas des conserves qui se perdent, des confitures, des cerises àl’eau-de-vie, des cornichons…
– N’aie donc pas peur, maman ! dit Gilquin quis’égayait jusqu’à la tutoyer. Tu gagnes ton procès et tu m’invites,hein ! Nous allons tous là-bas rafler lesconserves. »
Il se versa un nouveau verre d’absinthe. Il était complètementgris. Pendant un moment, il couva les Charbonnel d’un regardattendri. Lui, voulait qu’on eût le cœur sur la main. Brusquement,il se mit debout, il agita ses longs bras, poussant des psit !des hé ! là-bas ! C’était Mme MélanieCorreur, en robe de soie gorge-de-pigeon, qui passait sur letrottoir, en face. Elle tourna la tête, elle parut très ennuyéed’apercevoir Gilquin. Cependant, elle traversa la chaussée, enbalançant ses hanches d’un air de princesse. Et quand elle futdebout devant la table, elle se fit longtemps prier pour accepterquelque chose.
« Voyons, un petit verre de cassis, dit Gilquin. Vousl’aimez… Vous vous souvenez, rue Vaneau ? Était-ce assezfarce, dans ce temps-là ! Ah ! cette grosse bête deCorreur ! »
Elle finissait par s’asseoir, lorsqu’une immense acclamationcourut dans la foule. Les promeneurs, comme soulevés par un coup devent, s’emportaient, avec un piétinement de troupeau débandé. LesCharbonnel, instinctivement, s’étaient levés pour prendre leurcourse. Mais la lourde main de Gilquin les recolla sur leur chaise.Il était pourpre.
« Ne bougez donc pas, sacrebleu ! Attendez lecommandement… Vous voyez bien que tous ces imbéciles ont le nezcassé. Il n’est que cinq heures, n’est-ce pas ? C’est lecardinal-légat qui arrive. Nous nous en moquons, hein ! ducardinal-légat. Moi, je trouve blessant que le pape ne soit pasvenu en personne. On est parrain ou on ne l’est pas, il mesemble !… Je vous jure que le mioche ne passera pas avant unedemi-heure. »
Peu à peu, l’ivresse lui ôtait de son respect. Il avait retournésa chaise, il fumait dans le nez de tout le monde, envoyant desclignements d’yeux aux femmes, regardant les hommes d’un airprovocant. Au pont Notre-Dame, à quelques pas, il se produisit desembarras de voitures ; les chevaux piaffaient d’impatience,des uniformes de hauts fonctionnaires et d’officiers supérieurs,brodés d’or, constellés de décorations, se montraient auxportières.
« En voilà de la quincaillerie ! » murmuraGilquin, avec un sourire d’homme supérieur.
Mais, comme un coupé arrivait par le quai de la Mégisserie, ilfaillit d’un saut renverser la table, il s’écria :
« Tiens ! Rougon ! »
Et, debout, de sa main gantée, il saluait. Puis, craignant de nepas être vu, il prit son chapeau de paille, il l’agita. Rougon,dont le costume de sénateur était très regardé, se renfonça vitedans un coin du coupé. Alors, Gilquin l’appela, en se faisant unporte-voix de son poing à demi-fermé. En face, sur le trottoir, lafoule s’attroupait, se retournait, pour voir à qui en avait cegrand diable, habillé de coutil jaune. Enfin, le cocher putfouetter son cheval, le coupé s’engagea sur le pont Notre-Dame.
« Taisez-vous donc ! » dit à voix étoufféeMme Correur, en saisissant l’un des bras deGilquin.
Il ne voulut pas s’asseoir tout de suite. Il se haussait, poursuivre le coupé, au milieu des autres voitures. Et il lança unedernière phrase, derrière les roues qui fuyaient.
« Ah ! le lâcheur, c’est parce qu’il a de l’or sur sonpaletot, maintenant ! Ça n’empêche pas, mon gros, que tu aiesemprunté plus d’une fois les bottes de Théodore ! »
Autour de lui, aux sept ou huit tables du petit café, desbourgeois avec leurs dames ouvraient des yeux énormes ; il yavait surtout, à la table voisine, une famille, le père, la mère ettrois enfants, qui l’écoutaient, d’un air profondément intéressé.Lui, se gonflait, ravi d’avoir un public. Il promena lentement unregard sur les consommateurs, et dit très haut, en serasseyant :
« Rougon ! c’est moi qui l’ai fait ! »
Mme Correur ayant tenté de l’interrompre, il laprit à témoin. Elle savait bien tout, elle ! Ça s’était passéchez elle, rue Vaneau, hôtel Vaneau. Elle ne démentirait peut-êtrepas qu’il lui avait prêté ses bottes vingt fois, pour aller chezdes gens comme il faut se mêler à un tas de trafics, auxquelspersonne ne comprenait rien. Rougon, dans ce temps-là, n’avaitqu’une paire de vieilles savates éculées, dont un chiffonniern’aurait pas voulu. Et, se penchant d’un air victorieux vers latable voisine, mêlant la famille à la conversation, ils’écria :
« Parbleu ! elle ne dira pas non. C’est elle, à Paris,qui lui a payé sa première paire de bottes neuves. »
Mme Correur tourna sa chaise, pour ne plusparaître faire partie de la société de Gilquin. Les Charbonnelrestaient tout pâles de la façon dont ils entendaient traiter unhomme qui devait leur mettre en poche cinq cent mille francs. MaisGilquin était lancé, il raconta, avec des détails interminables,les commencements de Rougon. Lui, se disait philosophe ; ilriait maintenant, il prenait à partie les consommateurs les unsaprès les autres, fumant, crachant, buvant, leur expliquant qu’ilétait accoutumé à l’ingratitude des hommes ; il lui suffisaitd’avoir sa propre estime. Et il répétait qu’il avait fait Rougon. Àcette époque, il voyageait pour la parfumerie ; mais lecommerce n’allait pas, à cause de la république. Tous les deux, ilscrevaient de faim sur le même palier. Alors, lui, avait eu l’idéede pousser Rougon à se faire envoyer de l’huile d’olive par unpropriétaire de Plassans ; et ils s’étaient mis en campagne,chacun de son côté, battant le pavé de Paris jusqu’à des dix heuresdu soir, avec des échantillons d’huile dans leurs poches. Rougonn’était pas fort ; pourtant il rapportait parfois de bellescommandes, prises chez les grands personnages où il allait ensoirée. Ah ! ce gredin de Rougon ! plus bête qu’une oiesur toutes sortes de choses, et malin avec cela ! Comme ilavait fait trimer Théodore, plus tard, pour sa politique !Ici, Gilquin baissa un peu la voix, cligna les yeux ; car,enfin, lui aussi avait fait partie de la bande. Il courait lesbastringues de barrière, où il criait : Vive larépublique ! Dame, il fallait bien être républicain, pourracoler du monde. L’Empire lui devait un beau cierge. Ehbien ! l’Empire ne lui disait pas même merci. Tandis queRougon et sa clique se partageaient le gâteau, on le flanquait à laporte, comme un chien galeux. Il préférait ça, il aimait mieuxrester indépendant. Seulement, il éprouvait un regret, celui den’être pas allé jusqu’au bout avec les républicains, pour balayer àcoups de fusil toute cette crapule-là.
« C’est comme le petit Du Poizat, qui a l’air de ne plus mereconnaître ! dit-il en terminant. Un gringalet dont j’aibourré plus d’une fois la pipe !… Du Poizat !sous-préfet ! Je l’ai vu en chemise avec la grande Amélie quile jetait d’une claque à la porte, quand il n’était passage. »
Il se tut un instant, subitement attendri, les yeux noyésd’ivresse. Puis, il reprit, en interrogeant les consommateurs à laronde :
« Enfin, vous venez de voir Rougon… Je suis aussi grand quelui. J’ai son âge. Je me flatte d’avoir une tête un peu moinscanaille que la sienne. Eh bien ! est-ce que je ne ferais pasmieux que ce gros cochon dans une voiture, avec des machines doréesplein le corps ? »
Mais, à ce moment, une telle clameur s’éleva de la place del’Hôtel-de-Ville, que les consommateurs ne songèrent guère àrépondre. La foule s’emporta de nouveau ; on ne voyait que desjambes d’homme en l’air, tandis que les femmes se retroussaientjusqu’aux genoux, montrant leurs bas blancs, pour mieux courir. Et,comme la clameur approchait, s’élargissait en un glapissement deplus en plus distinct, Gilquin cria :
« Houp ! c’est le mioche !… Payez vite, papaCharbonnel, et suivez-moi tous. »
Mme Correur avait saisi un pan de son paletot decoutil jaune, afin de ne pas le perdre.Mme Charbonnel venait ensuite, essoufflée. Onfaillit laisser en chemin M. Charbonnel. Gilquin s’était jetéen plein tas, résolument, jouant des coudes, ouvrant unsillon ; et il manœuvrait avec une telle autorité, que lesrangs les plus serrés s’écartaient devant lui. Quand il fut parvenuau parapet du quai, il plaça son monde. D’un effort, il souleva cesdames, les assit sur le parapet, les jambes du côté de la rivière,malgré les petits cris d’effroi qu’elles poussaient. Lui etM. Charbonnel restèrent debout derrière elles.
« Hein ! mes petites chattes, vous êtes aux premièresloges, leur dit-il pour les calmer. N’ayez pas peur ! Nousallons vous prendre par la taille. »
Il glissa ses deux bras autour du bel embonpoint deMme Correur, qui lui sourit. On ne pouvait sefâcher avec ce gaillard-là. Cependant, on ne voyait rien. Du côtéde la place de l’Hôtel-de-Ville, il y avait comme un clapotement detêtes, une marée de vivats qui montaient ; des chapeaux, auloin, agités par des mains qu’on ne distinguait pas, mettaientau-dessus de la foule une large vague noire, dont le flot gagnaitlentement de proche en proche. Puis, ce furent les maisons du quaiNapoléon, situées en face de la place, qui s’émurent lespremières ; aux fenêtres, les gens se haussèrent, sebousculèrent, avec des visages ravis, des bras tendus montrantquelque chose, à gauche, du côté de la rue de Rivoli. Et, pendanttrois éternelles minutes, le pont resta encore vide. Les cloches deNotre-Dame, comme prises d’une fureur d’allégresse, sonnaient plusfort.
Tout d’un coup, au milieu de la multitude anxieuse, destrompettes parurent, sur le pont désert. Un immense soupir roula etse perdit. Derrière les trompettes et le corps de musique qui lessuivait, venait un général accompagné de son état-major, à cheval.Ensuite, après des escadrons de carabiniers, de dragons et deguides, commençaient les voitures de gala. Il y en avait d’abordhuit, attelées de six chevaux. Les premières contenaient des damesdu palais, des chambellans, des officiers de la maison del’empereur et de l’impératrice, des dames d’honneur de lagrande-duchesse de Bade, chargée de représenter la marraine. EtGilquin, sans lâcher Mme Correur, lui expliquaitdans le dos que la marraine, la reine de Suède, n’avait, pas plusque le parrain, pris la peine de se déranger. Puis, lorsquepassèrent la septième voiture et la huitième, il nomma lespersonnages, avec une familiarité qui le montrait très au courantdes choses de la cour. Ces deux dames, c’étaient la princesseMathilde et la princesse Marie. Ces trois messieurs, c’étaient leroi Jérôme, le prince Napoléon et le prince de Suède ; ilsavaient avec eux la grande-duchesse de Bade. Le cortège avançaitlentement. Aux portières, des écuyers, des aides de camp, deschevaliers d’honneur, tenaient les brides très courtes, pourmaintenir leurs chevaux au pas.
« Où donc est le petit ? demandaMme Charbonnel impatiente.
– Pardi ! on ne l’a pas mis sous une banquette, ditGilquin en riant. Attendez, il va venir. »
Il serra plus amoureusement Mme Correur, quis’abandonnait, parce qu’elle avait peur de tomber, disait-elle. Et,gagné par l’admiration, les yeux luisants, il murmuraencore :
« N’importe, c’est vraiment beau ! Se gobergent-ils,ces mâtins-là, dans leurs boîtes de satin !… Quand on penseque j’ai travaillé à tout ça ! »
Il se gonflait ; le cortège, la foule, l’horizon entierétait à lui. Mais, dans le court recueillement causé parl’apparition des premières voitures, un brouhaha formidablearrivait ; maintenant, c’était sur le quai même que leschapeaux volaient au-dessus des têtes moutonnantes. Au milieu dupont, six piqueurs de l’empereur passaient, avec leur livrée verte,leurs calottes rondes autour desquelles retombaient les brins dorésd’un large gland. Et la voiture de l’impératrice se montraenfin ; elle était traînée par huit chevaux ; elle avaitquatre lanternes, très riches, plantées aux quatre coins de lacaisse ; et, toute en glaces, vaste, arrondie, elleressemblait à un grand coffret de cristal, enrichi de galeriesd’or, monté sur des roues d’or. À l’intérieur, on distinguaitnettement, dans un nuage de dentelles blanches, la tache rose duprince impérial, tenu sur les genoux de la gouvernante des Enfantsde France ; auprès d’elle, était la nourrice, uneBourguignonne, belle femme à forte poitrine. Puis, à quelquedistance, après un groupe de garçons d’attelage à pied et d’écuyersà cheval, venait la voiture de l’empereur, attelée également dehuit chevaux d’une richesse aussi grande, dans laquelle l’empereuret l’impératrice saluaient. Aux portières des deux voitures, desmaréchaux recevaient sans un geste, sur les broderies de leursuniformes, la poussière des roues.
« Si le pont venait à casser ! » dit en ricanantGilquin, qui avait le goût des imaginations atroces.
Mme Correur, effrayée, le fit taire. Mais lui,insistait, disait que ces ponts de fer n’étaient jamais biensolides ; et, quand les deux voitures furent au milieu dupont, il affirma qu’il voyait le tablier danser. Quel plongeon,tonnerre ! le papa, la maman, l’enfant, ils auraient tous buun fameux coup ! Les voitures roulaient doucement, sansbruit ; le tablier était si léger, avec sa longue courbemolle, qu’elles étaient comme suspendues, au-dessus du grand videde la rivière ; en bas, dans la nappe bleue, elles sereflétaient, pareilles à d’étranges poissons d’or, qui auraientnagé entre deux eaux. L’empereur et l’impératrice, un peu las,avaient posé la tête sur le satin capitonné, heureux d’échapper uninstant à la foule et de n’avoir plus à saluer. La gouvernante desEnfants de France, elle aussi, profitait des trottoirs déserts,pour relever le petit prince glissé de ses genoux ; tandis quela nourrice, penchée, l’amusait d’un sourire. Et le cortège entierbaignait dans le soleil ; les uniformes, les toilettes, lesharnais flambaient ; les voitures, toutes braisillantes,emplies d’une lueur d’astre, envoyaient des reflets de glace quidansaient sur les maisons noires du quai Napoléon. Au loin,au-dessus du pont, se dressait, comme fond à ce tableau, la réclamemonumentale peinte sur le mur d’une maison à six étages de l’îleSaint-Louis, la redingote grise géante, vide de corps, que lesoleil battait d’un rayonnement d’apothéose.
Gilquin remarqua la redingote, au moment où elle dominait lesdeux voitures. Il cria :
« Tiens ! l’oncle, là-bas ! »
Un rire courut dans la foule, autour de lui. M. Charbonnel,qui n’avait pas compris, voulut se faire donner des explications.Mais on ne s’entendait plus, un vivat assourdissant montait, lestrois cent mille personnes qui s’écrasaient là battaient des mains.Quand le petit prince était arrivé au milieu du pont, et qu’onavait vu paraître derrière lui l’empereur et l’impératrice, dans celarge espace découvert où rien ne gênait la vue, une émotionextraordinaire s’était emparée des curieux. Il y avait eu un de cesenthousiasmes populaires, tout nerveux, roulant les têtes commesous un coup de vent, d’un bout d’une ville à l’autre. Les hommesse haussaient, mettaient des bambins ébahis à califourchon sur leurcou ; les femmes pleuraient, balbutiant des paroles detendresse pour « le cher petit », partageant avec desmots du cœur la joie bourgeoise du couple impérial. Une tempête decris continuait à sortir de la place de l’Hôtel-de-Ville ; surles quais, des deux côtés, en amont, en aval, aussi loin que leregard pouvait aller, on apercevait une forêt de bras tendus,s’agitant, saluant. Aux fenêtres, des mouchoirs volaient, des corpsse penchaient, le visage allumé, avec le trou noir de la bouchegrande ouverte. Et, tout là-bas, les fenêtres de l’île Saint-Louis,étroites comme de minces traits de fusain, s’animaient d’unpétillement de lueurs blanches, d’une vie qu’on ne distinguait pasnettement. Cependant, l’équipe des canotiers en vareuses rouges,debout au milieu de la Seine qui les emportait, vociféraient àpleine gorge ; pendant que les blanchisseuses, à demi sortiesdes vitrages du bateau, les bras nus, débraillées, affolées,voulant se faire entendre, tapaient furieusement leurs battoirs, àles casser.
« C’est fini, allons-nous-en », dit Gilquin.
Mais les Charbonnel voulurent voir jusqu’au bout. La queue ducortège, des escadrons de cent-gardes, de cuirassiers et decarabiniers, s’enfonçaient dans la rue d’Arcole. Puis, il seproduisit un tumulte épouvantable ; la double haie des gardesnationaux et des soldats de la ligne fut rompue en plusieursendroits ; des femmes criaient.
« Allons-nous-en, répéta Gilquin. On vas’écraser. »
Et, quand il eut posé ces dames sur le trottoir, il leur fittraverser la chaussée, malgré la foule. Mme Correuret les Charbonnel étaient d’avis de suivre le parapet, pour prendrele pont Notre-Dame et aller voir ce qui se passait sur la place duParvis. Mais il ne les écoutait pas, il les entraînait. Lorsqu’ilsfurent de nouveau devant le petit café, il les poussa brusquement,les assit à la table qu’ils venaient de quitter.
« Vous êtes encore de jolis cocos ! leur criait-il.Est-ce que vous croyez que j’ai envie de me faire casser les pattespar ce tas de badauds ?… Nous allons boire quelque chose,parbleu ? Nous sommes mieux là qu’au milieu de la foule.Hein ! nous en avons assez, de la fête ! Ça finit parêtre bête… Voyons, qu’est-ce que vous prenez,maman ? »
Les Charbonnel, qu’il couvait de ses yeux inquiétants, élevèrentde timides objections. Ils auraient bien voulu voir la sortie del’église. Alors, il leur expliqua qu’il fallait laisser les curieuxs’écouler ; dans un quart d’heure, il les conduirait, s’il n’yavait pas trop de monde pourtant. Mme Correur,pendant qu’il redemandait à Jules des cigares et de la bière,s’échappa prudemment.
« Eh bien ! c’est ça, reposez-vous, dit-elle auxCharbonnel. Vous me trouverez là-bas. »
Elle prit le pont Notre-Dame et s’engagea dans la rue de laCité. Mais l’écrasement y était tel, qu’elle mit un grand quartd’heure pour atteindre la rue de Constantine. Elle dut se décider àcouper par la rue de la Licorne et la rue des Trois-Canettes.Enfin, elle déboucha sur la place du Parvis, après avoir laissé àun soupirail de maison suspecte tout un volant de sa robegorge-de-pigeon. La place, sablée, jonchée de fleurs, était plantéede mâts portant des bannières aux armes impériales. Devantl’église, un porche colossal, en forme de tente, drapait sur lanudité de la pierre des rideaux de velours rouge, à franges et àglands d’or.
Là, Mme Correur fut arrêtée par une haie desoldats qui maintenait la foule. Au milieu du vaste carré laissélibre, des valets de pied se promenaient à petits pas, le long desvoitures rangées sur cinq files ; tandis que les cochers,solennels, restaient sur leurs sièges, les guides aux mains. Etcomme elle allongeait le cou, cherchant quelque fente pourpénétrer, elle aperçut Du Poizat qui fumait tranquillement uncigare, dans un angle de la place, au milieu des valets depied.
« Est-ce que vous ne pouvez pas me faireentrer ? » lui demanda-t-elle, quand elle eut réussi àl’appeler, en agitant son mouchoir.
Il parla à un officier, il l’emmena devant l’église.
« Si vous m’en croyez, vous resterez ici avec moi, dit-il.C’est plein à crever, là-dedans. J’étouffais, je suis sorti… Tenez,voici le colonel et M. Bouchard qui ont renoncé à trouver desplaces. »
Ces messieurs, en effet, étaient là, à gauche, du côté de la ruedu Cloître-Notre-Dame. M. Bouchard racontait qu’il venait deconfier sa femme à M. d’Escorailles, qui avait un fauteuilexcellent pour une dame. Quant au colonel, il regrettait de nepouvoir expliquer la cérémonie à son fils Auguste.
« J’aurais voulu lui montrer le fameux vase, dit-il. C’est,comme vous le savez, le propre vase de Saint Louis, un vase decuivre damasquiné et niellé, du plus beau style persan, uneantiquité du temps des croisades, qui a servi au baptême de tousnos rois.
– Vous avez vu les honneurs ? demanda M. Bouchardà Du Poizat.
– Oui, répondit celui-ci. C’estMme de Llorentz qui portait lechrémeau. »
Il dut donner des détails. Le chrémeau était le bonnet debaptême. Ni l’un ni l’autre de ces messieurs ne savaientcela ; ils se récrièrent. Du Poizat énuméra alors les honneursdu prince impérial, le chrémeau, le cierge, la salière, et leshonneurs du parrain et de la marraine, le bassin, l’aiguière, laserviette ; tous ces objets étaient portés par des dames dupalais. Et il y avait encore le manteau du petit prince, un manteausuperbe, extraordinaire, étalé près des fonts, sur un fauteuil.
« Comment ! il n’y a pas une toute petiteplace ? » s’écria Mme Correur, à laquelleces détails donnaient une fièvre de curiosité.
Alors, ils lui citèrent tous les grands corps, toutes lesautorités, toutes les délégations qu’ils avaient vus passer.C’était un défilé interminable : le Corps diplomatique, leSénat, le Corps législatif, le Conseil d’État, la Cour decassation, la Cour des comptes, la Cour impériale, les Tribunaux decommerce et de première instance, sans compter les ministres, lespréfets, les maires et leurs adjoints, les académiciens, lesofficiers supérieurs, jusqu’à des délégués du consistoire israéliteet du consistoire protestant. Et il y en avait encore, et il y enavait toujours.
« Mon Dieu ! que ça doit être beau ! »laissa échapper Mme Correur avec un soupir.
Du Poizat haussa les épaules. Il était d’une humeur détestable.Tout ce monde « l’embêtait ». Et il semblait agacé par lalongueur de la cérémonie. Est-ce qu’ils n’auraient pas bientôtfini ? Ils avaient chanté le Veni Creator ; ilss’étaient encensés, promenés, salués. Le petit devait être baptisé,maintenant. M. Bouchard et le colonel, plus patients,regardaient les fenêtres pavoisées de la place ; puis, ilsrenversèrent la tête, à un brusque carillon qui secoua lestours ; et ils eurent un léger frisson, inquiets du voisinageénorme de l’église, dont ils n’apercevaient pas le bout, dans leciel. Cependant, Auguste s’était glissé vers le porche.Mme Correur le suivit. Mais comme elle arrivait enface de la grand-porte, ouverte à deux battants, un spectacleextraordinaire la planta net sur les pavés.
Entre les deux larges rideaux, l’église se creusait, immense,dans une vision surhumaine de tabernacle. Les voûtes, d’un bleutendre, étaient semées d’étoiles. Les verrières étalaient, autourde ce firmament, des astres mystiques, attisant les petites flammesvives d’une braise de pierreries. Partout, des hautes colonnes,tombait une draperie de velours rouge, qui mangeait le peu de jourtraînant sous la nef ; et, dans cette nuit rouge, brûlaitseul, au milieu, un ardent foyer de cierges, des milliers decierges en tas, plantés si près les uns des autres, qu’il y avaitlà comme un soleil unique, flambant dans une pluie d’étincelles.C’était, au centre de la croisée, sur une estrade, l’autel quis’embrasait. À gauche, à droite, s’élevaient des trônes. Un largedais de velours doublé d’hermine mettait, au-dessus du trône leplus élevé, un oiseau géant, au ventre de neige, aux ailes depourpre. Et toute une foule riche, moirée d’or, allumée d’unpétillement de bijoux, emplissait l’église : près de l’autel,au fond, le clergé, les évêques crossés et mitrés, faisaient unegloire, un de ces resplendissements qui ouvrent une trouée sur leciel ; autour de l’estrade, des princes, des princesses, degrands dignitaires, étaient rangés avec une pompe souveraine ;puis, des deux côtés, dans les bras de la croisée, des gradinsmontaient, le Corps diplomatique et le Sénat à droite, le Corpslégislatif et le Conseil d’État à gauche ; tandis que lesdélégations de toutes sortes s’entassaient dans le reste de la nef,et que les dames, en haut, au bord des tribunes, étalaient lesvives panachures de leurs étoffes claires. Une grande buéesaignante flottait. Les têtes étagées au fond, à droite, à gauche,gardaient des tons roses de porcelaine peinte. Les costumes, lesatin, la soie, le velours, avaient des reflets d’un éclat sombre,comme près de s’enflammer. Des rangs entiers, tout d’un coup,prenaient feu. L’église profonde se chauffait d’un luxe inouï defournaise.
Alors, Mme Correur vit s’avancer, au milieu duchœur, un aide des cérémonies, qui cria trois fois,furieusement :
« Vive le prince impérial ! vive le princeimpérial ! vive le prince impérial ! »
Et, dans l’immense acclamation dont les voûtes tremblèrent,Mme Correur aperçut, au bord de l’estrade,l’empereur debout, dominant la foule. Il se détachait en noir surle flamboiement d’or, que les évêques allumaient derrière lui. Ilprésentait au peuple le prince impérial, un paquet de dentellesblanches, qu’il tenait très haut, de ses deux bras levés.
Mais, brusquement, un suisse écarta d’un gesteMme Correur. Elle recula de deux pas, elle n’eutplus devant elle, tout près, qu’un des rideaux du porche. La visionavait disparu. Alors elle se retrouva dans le plein jour, et elleresta ahurie, croyant avoir vu quelque vieux tableau, pareil à ceuxdu Louvre, cuit par l’âge, empourpré et doré, avec des personnagesanciens comme on n’en rencontre pas sur les trottoirs.
« Ne restez pas là », lui dit Du Poizat, en laramenant près du colonel et de M. Bouchard.
Ces messieurs, maintenant, causaient des inondations. Lesravages étaient épouvantables, dans les vallées du Rhône et de laLoire. Des milliers de familles se trouvaient sans abri. Lessouscriptions, ouvertes de tous les côtés, ne suffisaient pas ausoulagement de tant de misères. Mais l’empereur se montrait d’uncourage et d’une générosité admirables : à Lyon, on l’avait vutraverser à gué les quartiers bas de la ville, recouverts par leseaux ; à Tours, il s’était promené en canot, pendant troisheures, au milieu des rues inondées. Et partout, il semait lesaumônes sans compter.
« Écoutez donc ! » interrompit le colonel.
Les orgues ronflaient dans l’église. Un chant large sortait parl’ouverture béante du porche, dont les draperies battaient souscette haleine énorme.
« C’est le Te Deum », ditM. Bouchard.
Du Poizat eut un soupir de soulagement. Ils allaient donc avoirfini ! Mais M. Bouchard lui expliqua que les actesn’étaient pas encore signés. Ensuite, le cardinal légat devaitdonner la bénédiction pontificale. Du monde, pourtant, commençabientôt à sortir. Rougon, un des premiers, parut, ayant au bras unefemme maigre, à figure jaune, mise très simplement. Un magistrat,en costume de président de la cour d’appel, les accompagnait.
« Qui est-ce ? » demandaMme Correur.
Du Poizat lui nomma les deux personnes. M. Beulin-d’Orchèreavait connu Rougon un peu avant le coup d’État, et il luitémoignait depuis cette époque une estime particulière, sanschercher pourtant à établir entre eux des rapports suivis.Mlle Véronique, sa sœur, habitait avec lui un hôtelde la rue Garancière, qu’elle ne quittait guère que pour assisteraux messes basses de Saint-Sulpice.
« Tenez, dit le colonel en baissant la voix, voilà la femmequ’il faudrait à Rougon.
– Parfaitement, approuva M. Bouchard. Fortuneconvenable, bonne famille, femme d’ordre et d’expérience. Il netrouvera pas mieux. »
Mais Du Poizat se récria. La demoiselle était mûre comme unenèfle qu’on a oubliée sur de la paille. Elle avait au moinstrente-six ans et elle en paraissait bien quarante. Un joli mancheà balai à mettre dans un lit ! Une dévote qui portait desbandeaux plats ! une tête si usée, si fade, qu’elle semblaitavoir trempé pendant six mois dans de l’eau bénite !
« Vous êtes jeune, déclara gravement le chef de bureau.Rougon doit faire un mariage de raison… Moi j’ai fait un mariaged’amour ; mais ça ne réussit pas à tout le monde.
– Eh ! je me moque de la fille, en somme, finit paravouer Du Poizat. C’est la mine du Beulin-d’Orchère qui me faitpeur. Ce gaillard-là a une mâchoire de dogue… Regardez-le donc,avec son lourd museau et sa forêt de cheveux crépus, où pas un filblanc ne se montre, malgré ses cinquante ans ! Est-ce qu’onsait ce qu’il pense ! Dites-moi un peu pourquoi il continue àpousser sa sœur dans les bras de Rougon, maintenant que Rougon estpar terre ? »
M. Bouchard et le colonel gardèrent le silence, enéchangeant un regard inquiet. Le « dogue », commel’appelait l’ancien sous-préfet, allait-il donc à lui tout seuldévorer Rougon ? Mais Mme Correur ditlentement :
« C’est très bon d’avoir la magistrature avecsoi. »
Cependant, Rougon avait conduit Mlle Véroniquejusqu’à sa voiture ; et là, avant qu’elle fût montée, il lasaluait. Juste à ce moment, la belle Clorinde sortait de l’église,au bras de Delestang. Elle devint grave, elle enveloppa d’un regardde flamme cette grande fille jaune, sur laquelle Rougon avait lagalanterie de refermer la portière, malgré son habit de sénateur.Alors, pendant que la voiture s’éloignait, elle marcha droit à lui,lâchant le bras de Delestang, retrouvant son rire de grande enfant.Toute la bande la suivit.
« J’ai perdu maman ! lui cria-t-elle gaiement. On m’aenlevé maman, au milieu de la foule… Vous m’offrez un petit coindans votre coupé, hein ? »
Delestang, qui allait lui proposer de la reconduire chez elle,parut très contrarié. Elle portait une robe de soie orange, brochéede fleurs si voyantes, que les valets de pied la regardaient.Rougon s’était incliné, mais ils durent attendre le coupé, pendantprès de dix minutes. Tous restèrent là, même Delestang, dont lavoiture était sur le premier rang, à deux pas. L’église continuaità se vider lentement. M. Kahn et M. Béjuin, quipassaient, accoururent se joindre à la bande. Et, comme le grandhomme avait de molles poignées de main, l’air maussade,M. Kahn lui demanda, avec une vivacité inquiète :
« Est-ce que vous êtes souffrant ?
– Non, répondit-il. Ce sont toutes ces lumières, là-dedans,qui m’ont fatigué. »
Il se tut, puis il reprit, à demi-voix :
« C’était très grand… Je n’ai jamais vu une pareille joiesur la figure d’un homme. »
Il parlait de l’empereur. Il avait ouvert les bras, dans ungeste large, avec une lente majesté comme pour rappeler la scène del’église ; et il n’ajouta rien. Ses amis, autour de lui, setaisaient également. Ils faisaient, dans un coin de la place, untout petit groupe. Devant eux, le défilé grossissait, lesmagistrats en robe, les officiers en grande tenue, lesfonctionnaires en uniforme, une foule galonnée, chamarrée, décorée,qui piétinait les fleurs dont la place était couverte, au milieudes appels des valets de pied et des roulements brusques deséquipages. La gloire de l’Empire à son apogée flottait dans lapourpre du soleil couchant, tandis que les tours de Notre-Dame,toutes roses, toutes sonores, semblaient porter très haut, à unsommet de paix et de grandeur, le règne futur de l’enfant baptisésous leurs voûtes. Mais eux, mécontents, ne sentaient qu’uneimmense convoitise leur venir de la splendeur de la cérémonie, descloches sonnantes, des bannières déployées, de la villeenthousiaste, de ce monde officiel épanoui. Rougon, qui pour lapremière fois, éprouvait le froid de sa disgrâce, avait la facetrès pâle ; et, rêvant, il jalousait l’empereur.
« Bonsoir, je m’en vais, c’est assommant, dit Du Poizat,après avoir serré la main aux autres.
– Qu’avez-vous donc, aujourd’hui ? lui demanda lecolonel. Vous êtes bien féroce. »
Et le sous-préfet répondit tranquillement, en s’enallant :
« Tiens ! pourquoi voulez-vous que je sois gai !…J’ai lu ce matin, au Moniteur, la nomination de cetimbécile de Campenon à la préfecture qu’on m’avaitpromise. »
Les autres se regardèrent. Du Poizat avait raison. Ils n’étaientpas de la fête. Rougon, dès la naissance du prince, leur avaitpromis toute une pluie de cadeaux pour le jour du baptême :M. Kahn devait avoir sa concession ; le colonel, la croixde commandeur ; Mme Correur, les cinq ou sixbureaux de tabac qu’elle sollicitait. Et ils étaient tous là, en unpetit tas, dans un coin de la place, les mains vides. Ils levèrentalors sur Rougon un regard si désolé, si plein de reproches, quecelui-ci eut un haussement d’épaules terrible. Comme son coupéarrivait enfin, il y poussa brusquement Clorinde, il s’y enfermasans dire un mot, en faisant claquer la portière avec violence.
« Voilà Marsy sous le porche, murmura M. Kahn quientraînait M. Béjuin. A-t-il l’air superbe, cettecanaille !… tournez donc la tête. Il n’aurait qu’à ne pas nousrendre notre salut. »
Delestang s’était hâté de monter dans sa voiture, pour suivre lecoupé. M. Bouchard attendit sa femme ; puis, quandl’église fut vide, il demeura très surpris, il s’en alla avec lecolonel, las également de chercher son fils Auguste. Quant àMme Correur, elle venait d’accepter le bras d’unlieutenant de dragons, un pays à elle, qui lui devait un peu sonépaulette.
Cependant, dans le coupé, Clorinde parlait avec ravissement dela cérémonie, tandis que Rougon, renversé, le visage ensommeillé,l’écoutait. Elle avait vu les fêtes de Pâques à Rome : cen’était pas plus grandiose. Et elle expliquait que la religion,pour elle, était un coin du paradis entrouvert, avec Dieu le Pèreassis sur son trône ainsi qu’un soleil, au milieu de la pompe desanges rangés autour de lui, en un large cercle de beaux jeunes gensvêtus d’or. Puis, tout d’un coup, elle s’interrompit, elledemanda :
« Viendrez-vous ce soir au banquet que la Ville offre àLeurs Majestés ? Ce sera magnifique. »
Elle était invitée. Elle aurait une toilette rose, toute seméede myosotis. C’était M. de Plouguern qui devait laconduire, parce que sa mère ne voulait plus sortir le soir, à causede ses migraines. Elle s’interrompit encore, elle posa une nouvellequestion, brusquement :
« Quel est donc le magistrat avec lequel vous étiez tout àl’heure ? »
Rougon leva le menton, récita tout d’une haleine :
« M. Beulin-d’Orchère, cinquante ans, d’une famille derobe, a été substitut à Montbrison, procureur du roi à Orléans,avocat général à Rouen, a fait partie d’une commission mixte en 52,est venu ensuite à Paris comme conseiller de la cour d’appel, enfinest aujourd’hui président de cette cour… Ah !j’oubliais ! il a approuvé le décret du 22 janvier 1852,confisquant les biens de la famille d’Orléans… Êtes-vouscontente ? »
Clorinde s’était mise à rire. Il se moquait d’elle, parcequ’elle voulait s’instruire ; mais c’était bien permis deconnaître les gens avec lesquels on pouvait se rencontrer. Et ellene lui ouvrit pas la bouche deMlle Beulin-d’Orchère. Elle reparlait du banquet del’Hôtel-de-Ville ; la galerie des Fêtes devait être décoréeavec un luxe inouï ; un orchestre jouerait des airs pendanttout le temps du dîner. Ah ! la France était un grandpays ! Nulle part, ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni enEspagne, ni en Italie, elle n’avait vu des bals plus étourdissants,des galas plus prodigieux. Aussi, disait-elle avec sa face toutallumée d’admiration, son choix était fait, maintenant : ellevoulait être Française.
« Oh ! des soldats ! cria-t-elle, voyez donc, dessoldats ! »
Le coupé, qui avait suivi la rue de la Cité, se trouvait arrêté,au bout du pont Notre-Dame, par un régiment défilant sur le quai.C’étaient des soldats de la ligne, de petits soldats marchant commedes moutons, un peu débandés par les arbres des trottoirs. Ilsrevenaient de faire la haie. Ils avaient sur la face toutl’éblouissement du grand soleil de l’après-midi, les pieds blancs,l’échine gonflée sous le poids du sac et du fusil. Et ils s’étaienttant ennuyés, au milieu des poussées de la foule, qu’ils engardaient un air de bêtise ahurie.
« J’adore l’armée française », dit Clorinde ravie, sepenchant pour mieux voir.
Rougon, comme réveillé, regardait, lui aussi. C’était la forcede l’Empire qui passait, dans la poussière de la chaussée. Tout unembarras d’équipages encombrait lentement le pont ; mais lescochers, respectueux, attendaient ; tandis que les personnagesen grand costume mettaient la tête aux portières, la face vaguementsouriante, couvant de leurs yeux attendris les petits soldatshébétés par leur longue faction. Les fusils, au soleil,illuminaient la fête.
« Et ceux-là, les derniers, les voyez-vous ? repritClorinde. Il y en a tout un rang qui n’ont pas encore de barbe.Sont-ils gentils, hein ! »
Et, dans une rage de tendresse, elle envoya, du fond de lavoiture, des baisers aux soldats, à deux mains. Elle se cachait unpeu, pour qu’on ne la vît pas. C’était une joie, un amour de laforce armée, dont elle se régalait seule. Rougon eut un sourirepaternel ; il venait également de goûter sa premièrejouissance de la journée.
« Qu’y a-t-il donc ? » demanda-t-il, lorsque lecoupé put enfin tourner le coin du quai.
Un rassemblement considérable s’était formé sur le trottoir etsur la chaussée. La voiture dut s’arrêter de nouveau. Une voix ditdans la foule :
« C’est un ivrogne qui a insulté les soldats. Les sergentsde ville viennent de l’empoigner. »
Alors, le rassemblement s’étant ouvert, Rougon aperçut Gilquin,ivre mort, tenu au collet par deux sergents de ville. Son vêtementde coutil jaune, arraché, montrait des morceaux de sa peau. Mais ilrestait bon garçon, avec sa moustache pendante, dans sa face rouge.Il tutoyait les sergents de ville, il les appelait « mesagneaux ». Et il leur expliquait qu’il avait passél’après-midi bien tranquillement dans un café, à côté, en compagniede gens très riches. On pouvait se renseigner au théâtre duPalais-Royal, où M. et Mme Charbonnel étaientallés voir jouer les Dragées du baptême : ils nediraient pour sûr pas le contraire.
« Lâchez-moi donc, farceurs ! cria-t-il en seroidissant brusquement. Le café est là, à côté, tonnerre !venez-y avec moi, si vous ne me croyez pas !… Les soldatsm’ont manqué, comprenez bien ! il y en a un petit qui riait.Alors, je l’ai envoyé se faire moucher. Mais insulter l’arméefrançaise, jamais !… Parlez un peu à l’empereur de Théodore,vous verrez ce qu’il dira… Ah ! sacrebleu ! vous seriezpropres ! »
La foule, amusée, riait. Les deux sergents de ville,imperturbables, ne lâchaient pas prise, poussaient lentementGilquin vers la rue Saint-Martin, dans laquelle on apercevait, auloin, la lanterne rouge d’un poste de police. Rougon s’étaitvivement rejeté au fond de la voiture. Mais, tout d’un coup,Gilquin le vit, en levant la tête. Alors, dans son ivresse, ildevint goguenard et prudent. Il le regarda, clignant de l’œil,parlant pour lui.
« Suffit ! les enfants, on pourrait faire du scandale,on n’en fera pas, parce qu’on a de la dignité… Hein ? ditesdonc ? vous ne mettriez pas la patte sur Théodore, s’il setrimbalait avec des princesses, comme un citoyen de maconnaissance. On a tout de même travaillé avec du beau monde, etdélicatement, on s’en vante, sans demander des mille et des cents.On sait ce qu’on vaut. Ça console des petitesses… Tonnerre deDieu ! les amis ne sont donc plus les amis ?… »
Il s’attendrissait, la voix coupée de hoquets. Rougon appeladiscrètement de la main un homme boutonné dans un grand paletot,qu’il reconnut près du coupé ; et, lui ayant parlé bas, ildonna l’adresse de Gilquin, 17, rue Virginie, à Grenelle. L’hommes’approcha des sergents de ville, comme pour les aider à maintenirl’ivrogne qui se débattait. La foule resta toute surprise de voirles agents tourner à gauche, puis jeter Gilquin dans un fiacre,dont le cocher, sur un ordre, suivit le quai de la Mégisserie. Maisla tête de Gilquin, énorme, ébouriffée, crevant d’un riretriomphal, apparut une dernière fois à la portière, enhurlant :
« Vive la République ! »
Quand le rassemblement fut dissipé, les quais reprirent leurtranquillité large. Paris, las d’enthousiasme, était à table ;les trois cent mille curieux qui s’étaient écrasés là, avaientenvahi les restaurants du bord de l’eau et du quartier du Temple.Sur les trottoirs vides, des provinciaux traînaient seuls lespieds, éreintés, ne sachant où manger. En bas, aux deux bords dubateau, les laveuses achevaient de taper leur linge, à coupsviolents. Un rai de soleil dorait encore le haut des tours deNotre-Dame, muettes maintenant, au-dessus des maisons toutes noiresd’ombre. Et, dans le léger brouillard qui montait de la Seine,là-bas, à la pointe de l’île Saint-Louis, on ne distinguait plus,au milieu du gris brouillé des façades, que la redingote géante, laréclame monumentale, accrochant, à quelque clou de l’horizon, ladéfroque bourgeoise d’un Titan, dont la foudre aurait mangé lesmembres.
Un matin, vers onze heures, Clorinde vint chez Rougon, rueMarbeuf. Elle rentrait du Bois ; un domestique tenait soncheval, à la porte. Elle alla droit au jardin, tourna à gauche etse planta devant une fenêtre grande ouverte du cabinet oùtravaillait le grand homme.
« Hein ! je vous surprends ! » dit-elle toutd’un coup.
Rougon leva vivement la tête. Elle riait dans le chaud soleil dejuin. Son amazone de drap gros bleu, dont elle avait rejeté lalongue traîne sur son bras gauche, la faisait plus grande ;tandis que son corsage à gilet et à petites basques rondes, trèscollant, était comme une peau vivante qui gantait ses épaules, sagorge, ses hanches. Elle avait des manchettes de toile, un col detoile, sous lequel se nouait une mince cravate de foulard bleu.Elle portait très crânement, sur ses cheveux roulés, son chapeaud’homme, autour duquel une gaze mettait un nuage bleuâtre, toutpoudré de la poussière d’or du soleil.
« Comment ! c’est vous ! cria Rougon enaccourant. Mais entrez donc !
– Non, non, répondit-elle. Ne vous dérangez pas, je n’aiqu’un mot à vous dire… Maman doit m’attendre pourdéjeuner. »
C’était la troisième fois qu’elle venait ainsi chez Rougon,contre toutes les convenances. Mais elle affectait de rester dansle jardin. D’ailleurs, les deux premières fois, elle était aussi enamazone, costume qui lui donnait une liberté de garçon, et dont lalongue jupe devait lui sembler une protection suffisante.
« Vous savez, je viens en mendiante, reprit-elle. C’estpour des billets de loterie… Nous avons organisé une loterie enfaveur des jeunes filles pauvres.
– Eh bien ! entrez, répéta Rougon. Vous m’expliquerezcela. »
Elle avait gardé sa cravache à la main, une cravache très fine,à petit manche d’argent. Elle se remit à rire, en tapant sa jupe àlégers coups.
« C’est tout expliqué, pardi ! Vous allez me prendredes billets. Je ne suis venue que pour ça… Il y a trois jours queje vous cherche, sans pouvoir mettre la main sur vous, et laloterie se tire demain. »
Alors, sortant un petit portefeuille de sa poche, elledemanda :
« Combien voulez-vous de billets ?
– Pas un, si vous n’entrez pas ! » cria-t-il.
Il ajouta sur un ton plaisant :
« Que diable ! est-ce qu’on fait des affaires par lesfenêtres ! Je ne vais peut-être pas vous passer de l’argentcomme à une pauvresse !
– Ça m’est égal, donnez toujours. »
Mais il tint bon. Elle le regarda un instant, muette. Puis ellereprit :
« Si j’entre, m’en prendrez-vous dix ?… Ils sont à dixfrancs. »
Et elle ne se décida pas tout de suite. Elle promena d’abord unrapide regard dans le jardin. Un jardinier, à genoux dans uneallée, plantait une corbeille de géraniums. Elle eut un mincesourire, et se dirigea vers le petit perron de trois marches, surlequel ouvrait la porte-fenêtre du cabinet. Rougon lui tendait déjàla main. Et, quand il l’eut amenée au milieu de la pièce :
« Vous avez donc peur que je ne vous mange ? dit-il.Vous savez bien que je suis le plus soumis de vos esclaves… Quecraignez-vous ici ? »
Elle tapait toujours sa jupe du bout de sa cravache, à légerscoups.
« Moi, je ne crains rien », répondit-elle avec un belaplomb de fille émancipée.
Puis, après avoir posé la cravache sur un canapé, elle fouillade nouveau dans son portefeuille.
« Vous en prenez dix, n’est-ce pas ?
– J’en prendrai vingt, si vous voulez, dit-il ; mais,par grâce, asseyez-vous, causons un peu… Vous n’allez pas voussauver tout de suite, bien sûr ?
– Alors, un billet par minute, hein ?… Si je reste unquart d’heure, ça fera quinze billets ; si je reste vingtminutes, ça fera vingt ; et comme ça jusqu’à ce soir, moi jeveux bien… Est-ce entendu ? »
Ils s’égayèrent de cet arrangement. Clorinde finit par s’asseoirsur un fauteuil, dans l’embrasure même de la fenêtre restéeouverte. Rougon, pour ne pas l’effrayer, se remit à son bureau. Etils causèrent, de la maison d’abord. Elle jetait des coups d’œilpar la fenêtre, elle déclarait le jardin un peu petit, maischarmant, avec sa pelouse centrale et ses massifs d’arbres verts.Lui, indiquait le plan détaillé des lieux : en bas, aurez-de-chaussée, se trouvaient son cabinet, un grand salon, unpetit salon et une très belle salle à manger ; au premierétage, ainsi qu’au second, il y avait sept chambres. Tout celaquoique relativement petit, était bien trop vaste pour lui. Quandl’empereur lui avait fait cadeau de cet hôtel, il devait épouserune dame veuve, choisie par Sa Majesté elle-même. Mais la dameétait morte. Maintenant, il resterait garçon.
« Pourquoi ? demanda-t-elle, en le regardant carrémenten face.
– Bah ! répondit-il, j’ai bien autre chose à faire. Àmon âge, on n’a plus besoin de femme. »
Mais elle, haussant les épaules, dit simplement :
« Ne posez donc pas ! »
Ils en étaient arrivés à tenir entre eux des conversations trèslibres. Elle voulait qu’il fût de tempérament voluptueux. Lui, sedéfendait, et lui racontait sa jeunesse, des années passées dansdes chambres nues, où les blanchisseuses n’entraient même pas,disait-il en riant. Alors, elle l’interrogeait sur ses maîtresses,avec une curiosité enfantine ; il en avait bien euquelques-unes ; par exemple, il ne pouvait renier une dame,connue de tout Paris, qui s’était, en le quittant, installée enprovince. Mais il haussait les épaules. Les jupons ne ledérangeaient guère. Quand le sang lui montait à la tête,parbleu ! il était comme tous les hommes, il aurait crevé unecloison d’un coup d’épaule, pour entrer dans une alcôve. Iln’aimait pas à s’attarder aux bagatelles de la porte. Puis, lorsquec’était fini, il redevenait bien tranquille.
« Non, non, pas de femme ! répéta-t-il, les yeux déjàallumés par la pose abandonnée de Clorinde. Ça tient trop deplace. »
La jeune fille, renversée dans son fauteuil, souriaitétrangement. Elle avait un visage pâmé, avec un lent battement dela gorge. Elle exagérait son accent italien, la voix chantante.
« Laissez, mon cher, vous nous adorez, dit-elle.Voulez-vous parier que vous serez marié dansl’année ? »
Et elle était vraiment irritante, tant elle paraissait certainede vaincre. Depuis quelque temps, elle s’offrait à Rougon,tranquillement. Elle ne prenait plus la peine de dissimuler salente séduction, ce travail savant dont elle l’avait entouré, avantde faire le siège de ses désirs. Maintenant, elle le croyait assezconquis pour mener l’aventure à visage découvert. Un véritable duels’engageait entre eux, à toute heure. S’ils ne posaient pas encoretout haut les conditions du combat, il y avait des aveux trèsfrancs sur leurs lèvres, dans leurs yeux. Quand ils se regardaient,ils ne pouvaient s’empêcher de sourire ; et ils seprovoquaient. Clorinde faisait son prix, allait à son but, avec unehardiesse superbe, sûre de n’accorder jamais que ce qu’ellevoudrait. Rougon, grisé, piqué au jeu, mettait de côté toutscrupule, rêvait simplement de faire sa maîtresse de cette bellefille, puis de l’abandonner, pour lui prouver sa supériorité surelle. Leur orgueil se battait plus encore que leurs sens.
« Chez nous, continuait-elle à voix presque basse, l’amourest la grande affaire. Les gamines de douze ans ont des amoureux…Moi, je suis devenue un garçon, parce que j’ai voyagé. Mais si vousaviez connu maman, quand elle était jeune ! Elle ne quittaitpas sa chambre. Elle était si belle, qu’on venait la voir de loin.Un comte est resté exprès six mois à Milan, sans arriver àapercevoir le bout de ses nattes. C’est que les Italiennes ne sontpas comme les Françaises, qui bavardent et qui courent ; ellesrestent au cou de l’homme qu’elles ont choisi… Moi, j’ai voyagé, jene sais pas si je me souviendrai. Il me semble pourtant quej’aimerai bien fort, oh ! oui, bien fort, à enmourir… »
Ses paupières s’étaient fermées peu à peu, sa face se noyaitd’une extase voluptueuse. Rougon, pendant qu’elle parlait, avaitquitté son bureau, les mains tremblantes, comme attiré par uneforce supérieure. Mais, lorsqu’il se fut approché, elle ouvrit lesyeux tout grands, elle le regarda d’un air tranquille. Et montrantla pendule, souriante, elle reprit :
« Ça fait dix billets.
– Comment, dix billets ? » balbutia-t-il, necomprenant plus.
Quand il revint à lui, elle riait aux éclats. Elle se plaisaitainsi à l’affoler ; puis, elle lui échappait d’un mot,lorsqu’il allait ouvrir les bras ; cela paraissait l’amuserbeaucoup. Rougon, redevenu tout d’un coup très pâle, la regardafurieusement, ce qui redoubla sa gaieté.
« Allons, je m’en vais, dit-elle. Vous n’êtes pas assezgalant pour les dames… Non, sérieusement, maman m’attend pourdéjeuner. »
Mais il avait repris son air paternel. Ses yeux gris, sous seslourdes paupières, gardaient seuls une flamme, lorsqu’elle tournaitla tête ; et il l’enveloppait alors tout entière d’un regard,avec la rage d’un homme poussé à bout, résolu à en finir.Cependant, il disait qu’elle pouvait bien lui donner encore cinqminutes. C’était si ennuyeux, le travail dans lequel elle l’avaittrouvé, un rapport pour le Sénat, sur des pétitions ! Et illui parla de l’impératrice, à laquelle elle vouait un véritableculte. L’impératrice était à Biarritz depuis huit jours. Alors, lajeune fille se renversa de nouveau au fond de son fauteuil, dans unbavardage sans fin. Elle connaissait Biarritz, elle y avait passéune saison, autrefois, quand cette plage n’était pas encore à lamode. Elle se désespérait de ne pouvoir y retourner, pendant leséjour de la cour. Puis, elle en vint à raconter une séance del’Académie, où M. de Plouguern l’avait menée, la veille.On recevait un écrivain, qu’elle plaisantait beaucoup, parce qu’ilétait chauve. Elle tenait, d’ailleurs, les livres en horreur. Dèsqu’elle s’entêtait à lire, elle devait se mettre au lit, avec descrises de nerfs. Elle ne comprenait pas ce qu’elle lisait. QuandRougon lui eut dit que l’écrivain reçu la veille était un ennemi del’empereur, et que son discours fourmillait d’allusionsabominables, elle resta consternée.
« Il avait l’air bon homme pourtant »,déclara-t-elle.
Rougon, à son tour, tonnait contre les livres. Il venait deparaître un roman, surtout, qui l’indignait ; une œuvre del’imagination la plus dépravée, affectant un souci de la véritéexacte, traînant le lecteur dans les débordements d’une femmehystérique. Ce mot d’« hystérie » parut lui plaire, caril le répéta trois fois. Clorinde lui en ayant demandé le sens, ilrefusa de le donner, pris d’une grande pudeur.
« Tout peut se dire, continua-t-il ; seulement, il y aune façon de tout dire… Ainsi, dans l’administration, on estsouvent obligé d’aborder les sujets les plus délicats. J’ai lu desrapports sur certaines femmes, par exemple, vous mecomprenez ? eh bien ! des détails très précis s’ytrouvaient consignés, dans un style clair, simple, honnête. Celarestait chaste, enfin !… Tandis que les romanciers de nosjours ont adopté un style lubrique, une façon de dire les chosesqui les font vivre devant vous. Ils appellent ça de l’art. C’est del’inconvenance, voilà tout. »
Il prononça encore le mot « pornographie », et allajusqu’à nommer le marquis de Sade, qu’il n’avait jamais lu,d’ailleurs. Pourtant, tout en parlant, il manœuvrait avec unegrande habileté pour passer derrière le fauteuil de Clorinde, sansqu’elle le remarquât. Celle-ci, les yeux perdus,murmurait :
« Oh ! moi, les romans, je n’en ai jamais ouvert unseul. C’est bête, tous ces mensonges… Vous ne connaissez pasLéonora la bohémienne. Ça, c’est gentil. J’ai lu ça enitalien, quand j’étais petite. On y parle d’une jeune fille quiépouse un seigneur à la fin. Elle est prise d’abord par desbrigands… »
Mais un léger grincement, derrière elle, lui fit vivementtourner la tête, comme éveillée en sursaut.
« Que faites-vous donc là ? demanda-t-elle.
– Je baisse le store, répondit Rougon. Le soleil doit vousincommoder. »
Elle se trouvait, en effet, dans une nappe de soleil, dont lespoussières volantes doraient d’un duvet lumineux le drap tendu deson amazone.
« Voulez-vous bien laisser le store ! cria-t-elle.J’aime le soleil, moi ! Je suis comme dans un bain. »
Et, très inquiète, elle se souleva à demi, elle jeta un regarddans le jardin, pour voir si le jardinier était toujours là. Quandelle l’eut retrouvé, de l’autre côté de la corbeille, accroupi, nemontrant que le dos rond de son bourgeron bleu, elle se rassit,tranquillisée, souriante. Rougon, qui avait suivi la direction deson regard, lâcha le store, pendant qu’elle le plaisantait. Ilétait donc comme les hiboux, il cherchait l’ombre. Mais il ne sefâchait pas, il marchait au milieu du cabinet, sans montrer lemoindre dépit. Son grand corps avait des mouvements ralentis d’oursrêvant quelque traîtrise.
Puis, comme il se trouvait à l’autre extrémité de la pièce, prèsd’un large canapé au-dessus duquel une grande photographie étaitpendue, il l’appela :
« Venez donc voir, dit-il. Vous ne connaissez pas mondernier portrait ? »
Elle s’allongea davantage dans le fauteuil, elle répondit, sanscesser de sourire :
« Je le vois très bien d’ici… Vous me l’avez déjà montré,d’ailleurs. »
Il ne se découragea pas. Il était allé fermer le store del’autre fenêtre, et il inventa encore deux ou trois prétextes, pourl’attirer dans ce coin d’ombre discrète, où il faisait très bon,disait-il. Elle, dédaignant ce piège grossier, ne répondait mêmeplus, se contentait de refuser de la tête. Alors, voyant qu’elleavait compris, il revint se planter devant elle, les mains nouées,cessant de ruser, la provoquant en face.
« J’oubliais !… Je veux vous montrer Monarque, monnouveau cheval. Vous savez que j’ai fait un échange… Vous medonnerez votre opinion sur lui, vous qui aimez leschevaux. »
Elle refusa encore. Mais il insista ; l’écurie n’était qu’àdeux pas ; cela demanderait cinq minutes au plus. Puis, commeelle disait toujours non, il laissa échapper à demi-voix, d’unaccent presque méprisant :
« Ah ! vous n’êtes pas brave ! »
Ce fut comme un coup de fouet. Elle se mit debout, sérieuse, unpeu pâle.
« Allons voir Monarque », dit-elle simplement.
Elle rejetait déjà la traîne de son amazone sur son bras gauche.Elle lui avait planté ses yeux droit dans les yeux. Pendant uninstant, ils se regardèrent, si profondément, qu’ils lisaient leurspensées. C’était un défi offert et accepté, sans ménagement aucun.Et elle descendit le perron la première, tandis qu’il boutonnait,d’un geste machinal, le veston d’appartement dont il était vêtu.Mais elle n’avait pas fait trois pas dans l’allée, qu’elles’arrêta.
« Attendez », dit-elle.
Elle remonta dans le cabinet. Quand elle revint, elle balançaitlégèrement, du bout des doigts, sa cravache, qu’elle avait oubliéederrière un coussin du canapé. Rougon regarda la cravache d’unregard oblique ; puis, il leva lentement les yeux surClorinde. Maintenant, elle souriait. Elle marcha de nouveau lapremière.
L’écurie se trouvait à droite, au fond du jardin. Quand ilspassèrent devant le jardinier, cet homme rangeait ses outils,debout, près de partir. Rougon tira sa montre ; il était onzeheures cinq, le palefrenier devait déjeuner. Et, dans le soleilardent, tête nue, il suivait Clorinde, qui tranquillements’avançait, en donnant des coups de cravache à droite, à gauche,sur les arbres verts. Ils n’échangèrent pas une parole. Elle ne seretourna même pas. Puis, lorsqu’elle fut arrivée à l’écurie, ellelaissa Rougon ouvrir la porte, elle passa devant lui. La porte,repoussée trop fort, se referma violemment, sans qu’elle cessât desourire. Elle avait un visage candide, superbe et confiant.
C’était une écurie petite, très ordinaire, avec quatre stallesde chêne. Bien qu’on eût lavé les dalles le matin, et que lesboiseries, les râteliers, les mangeoires fussent tenus trèsproprement, une odeur forte montait. Il y faisait une chaleurhumide de baignoire. Le jour, qui entrait par deux lucarnes rondes,traversait de deux rayons pâles l’ombre du plafond, sans éclairerles coins noirs, à terre. Clorinde, les yeux pleins de la grandelumière du dehors, ne distingua d’abord rien ; mais elleattendit, elle ne rouvrit pas la porte, pour ne pas paraître avoirpeur. Deux des stalles seulement étaient occupées. Les chevauxsoufflaient, tournant la tête.
« C’est celui-ci, n’est-ce pas ? demanda-t-elle,lorsque ses yeux se furent habitués à l’obscurité. Il m’a l’airtrès bien. »
Elle donnait de petites tapes sur la croupe du cheval. Puis,elle se glissa dans la stalle, en le flattant tout le long desflancs, sans montrer la moindre crainte. Elle désirait,disait-elle, lui voir la tête. Et, lorsqu’elle fut tout au fond,Rougon l’entendit qui lui appliquait de gros baisers sur lesnarines. Ces baisers l’exaspéraient.
« Revenez, je vous en prie, cria-t-il. S’il se jetait decôté, vous seriez écrasée. »
Mais elle riait, baisait le cheval plus fort, lui parlait avecdes mots très tendres, tandis que la bête, comme régalée de cettepluie de caresses inattendues, avait des frissons qui couraient sursa peau de soie. Enfin, elle reparut. Elle disait qu’elle adoraitles chevaux, qu’ils la connaissaient bien, que jamais ils ne luifaisaient du mal, même lorsqu’elle les taquinait. Elle savaitcomment il fallait les prendre. C’étaient des bêtes trèschatouilleuses. Celui-là avait l’air bon enfant. Et elles’accroupit derrière lui, soulevant un de ses pieds à deux mains,pour lui examiner le sabot. Le cheval se laissait faire.
Rougon, debout, la regardait devant lui, par terre. Dans le tasénorme de ses jupes, ses hanches gonflaient le drap, quand elle sepenchait en avant. Il ne disait plus rien, le sang à la gorge, pristout à coup de la timidité des gens brutaux. Pourtant, il finit parse baisser. Alors, elle sentit un effleurement sous ses aisselles,mais si léger, qu’elle continua à examiner le sabot du cheval.Rougon respira, allongea brusquement les mains davantage. Et ellen’eut pas un tressaillement, comme si elle se fût attendue à cela.Elle lâcha le sabot, elle dit, sans se retourner :
« Qu’avez-vous donc ? que vousprend-il ? »
Il voulut la saisir à la taille, mais il reçut des chiquenaudessur les doigts, tandis qu’elle ajoutait :
« Non, pas de jeux de main, s’il vous plaît ! Je suiscomme les chevaux, moi ; je suis chatouilleuse… Vous êtesdrôle ! »
Elle riait, n’ayant pas l’air de comprendre. Lorsque l’haleinede Rougon lui chauffa la nuque, elle se leva avec l’élasticitépuissante d’un ressort d’acier ; elle s’échappa, allas’adosser au mur, en face des stalles. Il la suivit, les mainstendues, cherchant à prendre d’elle ce qu’il pouvait. Mais elle sefaisait un bouclier de la traîne de son amazone, qu’elle portaitsur son bras gauche, pendant que sa main droite, levée, tenait lacravache. Lui, les lèvres tremblantes, ne prononçait pas uneparole. Elle, très à l’aise, causait toujours.
« Vous ne me toucherez pas, voyez-vous ! disait-elle.J’ai reçu des leçons d’escrime, quand j’étais jeune. Je regrettemême de n’avoir pas continué… Prenez garde à vos doigts. Là,qu’est-ce que je vous disais ! »
Elle semblait jouer. Elle ne tapait pas fort, s’amusantseulement à lui cingler la peau, chaque fois qu’il hasardait sesmains en avant. Et elle était si prompte à la riposte, qu’il nepouvait même plus arriver jusqu’à son vêtement. D’abord, il avaitvoulu lui prendre les épaules ; mais, atteint deux fois par lacravache, il s’était attaqué à la taille ; puis, touchéencore, il venait traîtreusement de se baisser jusqu’à ses genoux,pas assez vite cependant pour éviter une pluie de petits coups,sous lesquels il dut se relever. C’était une grêle, à droite, àgauche, dont on entendait le léger claquement.
Rougon, criblé, la peau cuisante, recula un instant. Il étaittrès rouge maintenant, avec des gouttes de sueur qui commençaient àperler sur ses tempes. L’odeur forte de l’écurie le grisait ;l’ombre, chaude d’une buée animale, l’encourageait à tout risquer.Alors, le jeu changea. Il se jeta sur Clorinde rudement, par élansbrusques. Et elle, sans cesser encore de rire et de causer,n’éparpilla plus les cinglements de cravache en tapes amicales,frappa des coups secs, un seul chaque fois, de plus en plus fort.Elle était très belle ainsi, la jupe serrée aux jambes, les reinssouples dans son corsage collant, pareille à un serpent agile, d’unbleu noir. Quand elle fouettait l’air de son bras, la ligne de sagorge, un peu renversée, avait un grand charme.
« Voyons, est-ce fini ? demanda-t-elle en riant. Vousvous lasserez le premier, mon cher. »
Mais ce furent les derniers mots qu’elle prononça. Rougon,affolé, effrayant, la face pourpre, se ruait avec un soufflehaletant de taureau échappé. Elle-même, heureuse de taper sur cethomme, avait dans les yeux une lueur de cruauté qui s’allumait.Muette à son tour, elle quitta le mur, elle s’avança superbement aumilieu de l’écurie ; et elle tournait sur elle-même,multipliant les coups, le tenant à distance, l’atteignant auxjambes, aux bras, au ventre, aux épaules ; tandis que,stupide, énorme, il dansait, pareil à une bête sous le fouet d’undompteur. Elle tapait de haut, comme grandie, fière, les jouespâles, gardant aux lèvres un sourire nerveux. Pourtant, sansqu’elle le remarquât, il la poussait au fond, vers une porteouverte qui donnait sur une seconde pièce, où l’on serrait uneprovision de paille et de foin. Puis, comme elle défendait sacravache, dont il faisait mine de vouloir s’emparer, il la saisitaux hanches, malgré les coups, et l’envoya rouler sur la paille, àtravers la porte, d’un tel élan, qu’il y vint tomber à côté d’elle.Elle ne jeta pas un cri. À toute volée, de toutes ses forces, ellelui cravacha la figure, d’une oreille à l’autre.
« Garce ! » cria-t-il.
Et il lâcha des mots orduriers, jurant, toussant, étranglant. Illa tutoya, il lui dit qu’elle avait couché avec tout le monde, avecle cocher, avec le banquier, avec Pozzo. Puis, ildemanda :
« Pourquoi ne voulez-vous pas avec moi ? »
Elle ne daigna pas répondre. Elle était debout, immobile, laface toute blanche, dans une tranquillité hautaine de statue.
« Pourquoi ne voulez-vous pas ? répéta-t-il. Vousm’avez bien laissé prendre vos bras nus… Dites-moi seulementpourquoi vous ne voulez pas. »
Elle restait grave, supérieure à l’injure, les yeuxailleurs.
« Parce que », dit-elle enfin.
Et, le regardant, elle reprit, au bout d’un silence :
« Épousez-moi… Après, tout ce que vous voudrez. »
Il eut un rire contraint, un rire bête et blessant, qu’ilaccompagna d’un refus de la tête.
« Alors, jamais ! s’écria-t-elle, entendez-vous,jamais, jamais ! »
Ils n’ajoutèrent pas un mot, ils rentrèrent dans l’écurie. Leschevaux, au fond de leurs stalles, tournaient la tête, soufflantplus fort, inquiets de ce bruit de lutte qu’ils avaient entenduderrière eux. Le soleil venait de gagner les deux lucarnes, deuxrayons jaunes éclaboussaient l’ombre d’une poussièreéclatante ; et le pavé, à l’endroit où les rayons lefrappaient, fumait, dégageant un redoublement d’odeur. Cependant,Clorinde, très paisible, la cravache sous le bras, s’était denouveau glissée près de Monarque. Elle lui posa deux baisers surles narines, en disant :
« Adieu, mon gros. Tu es sage, toi ! »
Rougon, brisé, honteux, éprouvait un grand calme. Le derniercoup de cravache avait comme satisfait sa chair. De ses mainsrestées tremblantes, il renouait sa cravate, il tâtait si sonveston était bien boutonné. Puis, il se surprit à enleversoigneusement de l’amazone de la jeune fille les quelques brins depaille qui s’y étaient accrochés. Maintenant, une crainte d’êtretrouvé là, avec elle, lui faisait tendre l’oreille. Elle, commes’il ne se fût rien passé d’extraordinaire entre eux, le laissaittourner autour de sa jupe, sans la moindre peur. Quand elle le priad’ouvrir la porte, il obéit.
Dans le jardin, ils marchèrent tout doucement. Rougon, qui sesentait une légère cuisson sur la joue gauche, se tamponnait avecson mouchoir. Dès le seuil du cabinet, le premier regard deClorinde fut pour la pendule.
« Ça fait trente-deux billets », dit-elle ensouriant.
Comme il la regardait, surpris, elle rit plus haut, ellecontinua :
« Renvoyez-moi vite, l’aiguille marche. Voilà latrente-troisième minute qui commence… Tenez, je mets les billetssur votre bureau. »
Il donna trois cent vingt francs, sans une hésitation. Sesdoigts n’eurent qu’un petit frémissement, en comptant les piècesd’or ; c’était une punition qu’il s’infligeait. Alors, elle,enthousiasmée de la façon dont il lâchait une telle somme, s’avançaavec un geste adorable d’abandon. Elle lui tendit la joue. Et,quand il y eut posé un baiser, paternellement, elle s’en alla,l’air ravi, en disant :
« Merci pour ces pauvres filles… Je n’ai plus que septbillets à placer. Parrain les prendra. »
Lorsque Rougon fut seul, il se rassit à son bureau,machinalement. Il reprit son travail interrompu, écrivit pendantquelques minutes, en consultant avec une grande attention lespièces éparses devant lui. Puis, il resta la plume aux doigts, laface grave, regardant dans le jardin, par la fenêtre ouverte, sansvoir. Ce qu’il retrouvait, à cette fenêtre, c’était la mincesilhouette de Clorinde, qui se balançait, se nouait, se déroulait,avec la volupté molle d’une couleuvre bleuâtre. Elle rampait, elleentrait ; et, au milieu du cabinet, elle se tenait debout surla queue vivante de sa robe, les hanches vibrantes, tandis que sesbras s’allongeaient jusqu’à lui, par un glissement sans find’anneaux souples. Peu à peu, des bouts de sa personneenvahissaient la pièce, se vautraient partout, sur le tapis, surles fauteuils, le long des tentures, silencieusement,passionnément. Une odeur rude s’exhalait d’elle.
Alors, Rougon jeta violemment sa plume, quitta le bureau aveccolère, en faisant craquer ses doigts les uns dans les autres.Est-ce qu’elle allait l’empêcher de travailler, maintenant ?devenait-il fou, pour voir des choses qui n’existaient pas, luidont la tête était si solide ? Il se rappelait une femme,autrefois, quand il était étudiant, près de laquelle il écrivaitdes nuits entières, sans même entendre son petit souffle. Il levale store, ouvrit la seconde fenêtre, établit un courant d’air enpoussant brutalement une porte, à l’autre extrémité de la pièce,comme s’il se trouvait menacé d’asphyxie. Et, du geste irrité dontil aurait chassé quelque guêpe dangereuse, il se mit à chasserl’odeur de Clorinde, à coups de mouchoir. Quand il ne la sentitplus là, il respira bruyamment, il s’essuya la face avec lemouchoir, pour en enlever la chaleur que cette grande fille y avaitmise.
Cependant, il ne put continuer la page commencée. Il marcha d’unbout à l’autre du cabinet, à pas lents. Comme il se regardait dansune glace, il vit une rougeur sur sa joue gauche. Il s’approcha,s’examina. La cravache n’avait laissé là qu’une légère éraflure. Ilpourrait expliquer cela par un accident quelconque. Mais, si lapeau gardait à peine la balafre d’une mince ligne rose, lui,sentait de nouveau, dans la chair, profondément, la brûlure ardentedu cinglement qui lui avait coupé la face. Il courut à un cabinetde toilette, installé derrière une portière ; il se trempa latête dans une cuvette d’eau ; cela le soulagea beaucoup. Ilcraignait que ce coup de cravache ne lui fît désirer Clorindedavantage. Il avait peur de songer à elle, tant que la petiteécorchure de sa joue ne serait pas guérie. La chaleur qui lechauffait à cette place lui descendait dans les membres.
« Non, je ne veux pas ! dit-il tout haut, en rentrantdans le cabinet. C’est idiot, à la fin ! »
Il s’était assis sur le canapé, les poings fermés. Un domestiqueentra l’avertir que le déjeuner refroidissait, sans le tirer de cerecueillement de lutteur, aux prises avec sa propre chair. Sa facedure se gonflait sous un effort intérieur ; son cou de taureauéclatait, ses muscles se tendaient, comme s’il était en traind’étouffer dans ses entrailles, sans un cri, quelque bête qui ledévorait. Cette bataille dura dix grandes minutes. Il ne sesouvenait pas d’avoir jamais dépensé tant de puissance. Il ensortit blême, la sueur à la nuque.
Pendant deux jours, Rougon ne reçut personne. Il s’était enfoncédans un travail considérable. Il veilla une nuit tout entière. Sondomestique le surprit encore, à trois reprises, renversé sur lecanapé, comme hébété, avec une figure effrayante. Le soir dudeuxième jour, il s’habilla pour aller chez Delestang, où il devaitdîner. Mais au lieu de traverser les Champs-Élysées, il remontal’avenue, il entra à l’hôtel Balbi. Il n’était que six heures.
« Mademoiselle n’y est pas », lui dit la petite bonneAntonia, en l’arrêtant dans l’escalier, avec son rire de chèvrenoire.
Il éleva la voix pour être entendu, et il hésitait à se retirer,lorsque Clorinde parut en haut, se penchant sur la rampe.
« Montez donc ! cria-t-elle. Que cette fille estsotte ! Elle ne comprend jamais les ordres qu’on luidonne. »
Au premier étage, elle le fit entrer dans une étroite pièce, àcôté de sa chambre. C’était un cabinet de toilette, avec un papierà ramages bleu tendre, qu’elle avait meublé d’un grand bureaud’acajou déverni, appuyé au mur, d’un fauteuil de cuir et d’uncartonnier. Des paperasses traînaient sous une épaisse couche depoussière. On se serait cru chez un huissier louche. Elle dut allerchercher une chaise dans sa chambre.
« Je vous attendais », cria-t-elle du fond de cettepièce.
Quand elle eut apporté la chaise, elle expliqua qu’elle faisaitsa correspondance. Elle montrait, sur le bureau, de larges feuillesde papier jaunâtre, couvertes d’une grosse écriture ronde. Et,comme Rougon s’asseyait, elle vit qu’il était en habit.
« Vous venez demander ma main ? dit-elle gaiement.
– Tout juste ! » répondit-il.
Puis il reprit, en souriant :
« Pas pour moi, pour un de mes amis. »
Elle le regarda, hésitante, ne sachant pas s’il plaisantait.Elle était dépeignée, sale, avec une robe de chambre rouge malattachée, belle, malgré tout, de la beauté puissante d’un marbreantique roulé dans la boutique d’une revendeuse. Et, suçant un deses doigts sur lequel elle venait de faire une tache d’encre, elles’oubliait à examiner la légère cicatrice qu’on voyait encore surla joue gauche de Rougon. Elle finit par répéter à demi-voix, d’unair distrait :
« J’étais sûre que vous viendriez. Seulement, je vousattendais plus tôt. »
Et elle ajouta tout haut, se souvenant, continuant laconversation :
« Alors, c’est pour un de vos amis, votre ami le plus cher,sans doute. »
Son beau rire sonnait. Elle était persuadée, maintenant, queRougon parlait de lui. Elle éprouvait une envie de toucher du doigtla cicatrice, de s’assurer qu’elle l’avait marqué, qu’il luiappartenait désormais. Mais Rougon la prit aux poignets, l’assitdoucement sur le fauteuil de cuir.
« Causons, voulez-vous ? dit-il. Nous sommes deux bonscamarades, hein ! cela vous va-t-il ?… Eh bien !j’ai beaucoup réfléchi, depuis avant-hier. J’ai songé à vous toutle temps… Je m’imaginais que nous étions mariés, que nous vivionsensemble depuis trois mois. Et vous ne savez pas dans quelleoccupation je nous voyais tous les deux ? »
Elle ne répondit pas, un peu gênée, malgré son aplomb.
« Je nous voyais au coin du feu. Vous aviez pris la pelle,moi je m’étais emparé de la pincette, et nous nousassommions. »
Cela lui parut si drôle, qu’elle se renversa, prise d’unehilarité folle.
« Non, ne riez pas, c’est sérieux, continua-t-il. Ce n’estpas la peine de mettre nos vies en commun pour nous tuer de coups.Je vous jure que cela arriverait. Des gifles, puis une séparation…Retenez bien ceci : on ne doit jamais chercher à unir deuxvolontés.
– Alors ? demanda-t-elle, devenue très grave.
– Alors, je pense que nous agirons très sagement en nousdonnant une poignée de main et en ne gardant l’un pour l’autrequ’une bonne amitié. »
Elle resta muette, les yeux plantés droit dans les siens, avecson large regard noir. Un pli terrible coupait son front de déesseoffensée. Ses lèvres eurent un léger tremblement, un balbutiementsilencieux de mépris.
« Vous permettez ? » dit-elle.
Et, ramenant le fauteuil devant le bureau, elle se mit à plierses lettres. Elle se servait, comme dans les administrations, degrandes enveloppes grises, qu’elle cachetait à la cire. Elle avaitallumé une bougie, elle regardait la cire flamber. Rougon attendaitqu’elle eût fini, tranquillement.
« Et c’est pour ça que vous êtes venu ? »reprit-elle enfin, sans lâcher sa besogne.
À son tour, il ne répondit pas. Il voulait la voir de face.Quand elle se décida à retourner son fauteuil, il lui sourit, entâchant de rencontrer ses yeux ; puis, il lui baisa la main,comme désireux de la désarmer. Elle gardait sa froideurhautaine.
« Vous savez bien, dit-il, que je viens vous demander enmariage pour un de mes amis. »
Il parla longuement. Il l’aimait beaucoup plus qu’elle necroyait ; il l’aimait surtout parce qu’elle était intelligenteet forte. Cela lui coûtait de renoncer à elle ; mais ilsacrifiait sa passion à leur bonheur à tous deux. Lui, la voulaitreine chez elle. Il la voyait mariée à un homme très riche, qu’ellepousserait à sa guise ; et elle gouvernerait, elle n’auraitpas à faire l’abandon de sa personnalité. Cela ne valait-il pasmieux que de se paralyser l’un l’autre ? Ils étaient gens à sedire ces vérités-là en face. Il finit par l’appeler son enfant.Elle était sa fille perverse, une créature dont l’esprit d’intriguele réjouissait, et qu’il aurait éprouvé un véritable chagrin à voirpauvrement tourner.
« C’est tout ? » demanda-t-elle quand il setut.
Elle l’avait écouté avec la plus grande attention. Et, levantles yeux sur lui, elle reprit :
« Si vous me mariez pour m’avoir, je vous avertis que vousfaites un mauvais calcul… J’ai dit jamais !
– Quelle idée ! » s’écria-t-il, en rougissantlégèrement.
Il toussa, il saisit sur le bureau un couteau à papier, dont ilexamina le manche, pour qu’elle ne vît pas son trouble. Mais elle,sans s’occuper de lui davantage, réfléchissait.
« Et quel est le mari ? murmura-t-elle.
– Devinez ? »
Elle retrouva un faible sourire, battant le bureau de sesdoigts, haussant les épaules. Elle savait bien qui.
« Il est si bête ! » dit-elle à demi-voix.
Rougon défendit Delestang. C’était un homme très comme il faut,dont elle ferait tout ce qu’elle voudrait. Il donna des détails sursa santé, sur sa fortune, sur ses habitudes. D’ailleurs, ils’engageait à les servir, elle et lui, de toute son influence, s’ilremontait jamais au pouvoir. Delestang n’avait peut-être pas uneintelligence supérieure ; mais il ne serait déplacé dansaucune situation.
« Oh ! il remplit le programme, je vousl’accorde », dit-elle en riant franchement.
Puis, après un nouveau silence :
« Mon Dieu ! je ne dis pas non, vous êtes peut-êtredans le vrai… M. Delestang ne me déplaît pas. »
Elle le regardait, en prononçant ces derniers mots. Elle croyaitavoir remarqué, à plusieurs reprises, qu’il était jaloux deDelestang. Mais elle ne vit pas tressaillir un pli de sa face. Ilavait eu réellement les poings assez gros pour tuer le désir, endeux jours. Au contraire, il parut enchanté du succès de sadémarche ; et il recommença à lui étaler les avantages d’unpareil mariage, comme s’il traitait, en avoué retors, une affaireparticulièrement bonne pour elle. Il lui avait pris les mains, leslui tapotait avec une grande amitié, d’un air de complice heureux,répétant :
« Ça m’est venu cette nuit. J’ai pensé tout de suite :Nous voilà sauvés !… Je ne veux pas que vous restiez fille,moi ! Vous êtes la seule femme qui me sembliez mériter unmari. Delestang arrange l’affaire. Avec Delestang, nous gardons noscoudées franches. »
Et il ajouta gaiement :
« J’ai conscience que vous me récompenserez, en me faisantassister à des choses extraordinaires.
– M. Delestang connaît-il vos projets ? »demanda-t-elle.
Il resta un moment surpris, comme si elle avait laissé échapperlà une parole qu’il n’attendait pas d’elle ; puis, il réponditavec tranquillité :
« Non, c’est inutile. On lui expliquera ça plustard. »
Elle s’était remise, depuis un instant, à cacheter ses lettres.Quand elle avait posé sur la cire un large cachet sans initiale,elle retournait l’enveloppe, elle écrivait l’adresse, lentement, desa grosse écriture. À mesure qu’elle jetait les lettres à sadroite, Rougon tâchait de lire les suscriptions. C’étaient, pour laplupart, des noms d’hommes politiques italiens très connus. Elledut s’apercevoir de son indiscrétion, car elle dit, en se levant eten emportant sa correspondance pour la faire mettre à laposte :
« Lorsque maman a ses migraines, c’est moi qui écrislà-bas. »
Rougon, resté seul, se promena dans la petite pièce. Sur lecartonnier, il lut, comme chez les hommes d’affaires :Quittances, Lettres à classer, Dossiers A. Il souriten apercevant, au milieu des paperasses du bureau, un corset quitraînait, usé, craqué à la taille. Il y avait encore un savon dansla coquille de l’encrier, et des bouts de satin bleu à terre, lesrognures de quelque raccommodage de jupe, qu’on avait oublié debalayer. La porte de la chambre à coucher se trouvant entrebâillée,il eut la curiosité d’allonger la tête ; mais les persiennesétaient fermées, il y faisait si noir, qu’il aperçut seulement lagrande ombre des rideaux du lit. Clorinde rentrait.
« Je m’en vais, dit-il. Je dîne ce soir chez notre homme.Me laissez-vous libre d’agir ? »
Elle ne répondit pas. Elle revenait toute sombre, comme si elleavait fait de nouvelles réflexions dans l’escalier. Lui, tenaitdéjà la rampe. Mais elle le ramena, repoussa la porte. C’était sonrêve qui s’en allait, un espoir mené si savamment, qu’une heureplus tôt, elle le croyait encore une certitude. Toute la brûlured’une offense mortelle lui remontait aux joues. Il lui semblaitqu’on l’avait souffletée.
« Alors, c’est sérieux ? » demanda-t-elle, en semettant à contre-jour pour qu’il ne remarquât pas la rougeur de sonvisage.
Et, quand il eut repris ses arguments pour la troisième fois,elle resta muette. Elle craignait, si elle discutait, des’abandonner à la colère folle, dont elle entendait le craquementdans sa nuque. Elle avait peur de le battre. Puis, dans cetécroulement de la vie qu’elle s’était déjà arrangée, elle perdit lavue nette des choses, elle recula jusqu’à la porte de la chambre àcoucher, sur le point d’entrer, d’attirer Rougon, en luicriant : « Tiens ! prends-moi, j’ai confiance, je neserai ensuite ta femme que si tu veux. » Rougon, qui parlaittoujours, comprit tout d’un coup ; il se tut, très pâle. Etils se regardèrent. Pendant un instant, ils eurent un légertremblement d’hésitation. Lui, revoyait le lit, à côté, avec lagrande ombre des rideaux. Elle, calculait déjà les conséquences desa générosité. Ce ne fut, de part et d’autre, que l’abandon d’uneminute.
« Vous voulez ce mariage ? » dit-elle aveclenteur.
Il n’hésita pas, il répondit en haussant la voix :
« Oui.
– Eh bien ! faites. »
Et tous deux, à petits pas, ils revinrent vers la porte, ilssortirent sur le palier, l’air très calme. Rougon gardait seulementaux tempes les quelques gouttes de sueur que venait de lui coûtersa dernière victoire. Clorinde se redressait, dans la certitude desa force. Ils demeurèrent un moment face à face, muets, n’ayantplus rien à se dire, ne pouvant se séparer pourtant. Enfin, commeil s’en allait en lui donnant une poignée de main, elle le retintpar une courte pression, elle lui dit sans colère :
« Vous vous croyez plus fort que moi… Vous avez tort… Unjour, vous pourrez avoir des regrets. »
Elle ne le menaça pas davantage. Elle s’accouda sur la rampe,pour le regarder descendre. Quand il fut en bas, il leva la tête,et ils se sourirent. Elle n’avait pas la vengeance puérile, ellerêvait déjà de l’écraser par quelque triomphe d’apothéose. Enrentrant dans le cabinet, elle se surprit à dire, àdemi-voix :
« Ah ! tant pis ! tous les chemins mènent àRome. »
Dès le soir, Rougon commença le siège du cœur de Delestang. Illui rapporta de prétendues paroles, très flatteuses, queMlle Balbi avait prononcées sur son compte, aubanquet de l’Hôtel-de-Ville, le jour du baptême. Et il ne se lassaplus, à partir de cette heure, d’entretenir l’ancien avoué de labeauté extraordinaire de la jeune fille. Lui, qui, autrefois, lemettait si souvent en garde contre les femmes, tâchait de le livrerà celle-là, pieds et poings liés. Un jour, c’étaient les mainsqu’elle avait superbes ; un autre jour, il célébrait sataille, il en parlait avec une crudité provocante. Delestang, trèsinflammable, le cœur déjà occupé de Clorinde, flamba bientôt d’unepassion folle. Quand Rougon lui eut affirmé qu’il n’avait jamaissongé à elle, il lui avoua qu’il l’aimait depuis six mois, maisqu’il se taisait, de peur d’aller sur ses brisées. Maintenant, ilse rendait tous les soirs rue Marbeuf, pour causer d’elle. Il yavait comme une conspiration autour de lui ; il n’abordaitplus personne, sans entendre un éloge enthousiaste de celle qu’iladorait ; jusqu’aux Charbonnel qui l’arrêtèrent un matin, aumilieu de la place de la Concorde, pour s’émerveiller longuementsur « cette belle demoiselle avec laquelle on le voyaitpartout. »
De son côté, Clorinde trouvait des sourires exquis. Elle avaitrefait un plan d’existence, elle s’était accoutumée en quelquesjours à son nouveau rôle. Par une tactique de génie, elle neséduisait pas l’ancien avoué avec la carrure cavalière qu’ellevenait d’expérimenter sur Rougon. Elle se transformait, se faisaitlanguissante, affichait des effarouchements d’innocente, se disaitnerveuse, au point d’avoir des crises pour un serrement de maintrop tendre. Quand Delestang racontait à Rougon qu’elle s’étaitévanouie dans ses bras, parce qu’il avait osé lui baiser lepoignet, celui-ci regardait cela comme une preuve de grande puretéd’esprit. Puis, les choses marchant trop lentement, Clorinde selivra, un soir de juillet, dans un de ses abandons de pensionnaire.Delestang demeura confus de cette victoire, d’autant plus qu’ilcrut avoir lâchement profité d’une syncope de la jeune fille :elle était restée comme morte, elle semblait ne se souvenir derien. Lorsqu’il hasardait une excuse, ou qu’il tentait unefamiliarité, elle le regardait avec une telle candeur, qu’ilbalbutiait, dévoré de remords et de désir. Aussi, après cetteaventure, songea-t-il sérieusement à l’épouser. Il voyait là unmoyen de réparer sa vilaine action ; il y voyait plus encoreune façon de posséder légitimement le bonheur volé, ce bonheurd’une minute dont le souvenir le brûlait, et qu’il désespérait dejamais retrouver autrement.
Cependant, pendant huit jours encore, Delestang hésita. Il vintconsulter Rougon. Quand ce dernier comprit ce qui s’était passé, ildemeura un instant la tête basse, à sonder tout ce noir de lafemme, la longue résistance que Clorinde lui avait opposée, puis sachute brusque dans les bras de cet imbécile. Il ne vit pas lescauses profondes de cette double conduite. Un instant, la chairblessée, pris d’un besoin de brutalité, il fut sur le point de toutdire, dans un flot d’injures. D’ailleurs, Delestang, sur lesquestions crues qu’il lui adressait, niait tout rapport, en galanthomme. Et cela suffit pour rappeler Rougon à lui. Il acheva alorsde décider l’ancien avoué, très habilement. Il ne lui conseillaitpas ce mariage, il l’y poussait par des réflexions presqueétrangères au sujet. Quant aux vilaines histoires qui pouvaientcourir sur Mlle Balbi, elles le surprenaient ;il n’y croyait pas, lui-même était allé aux renseignements, sansapprendre rien que d’honorable. Du reste, il ne fallait pasdiscuter la femme qu’on aimait. Ce fut son dernier mot.
Six semaines plus tard, au sortir de la Madeleine, où le mariagevenait d’être célébré avec une pompe extraordinaire, Rougonrépondit à un député, qui s’étonnait du choix deDelestang :
« Que voulez-vous ! je l’ai averti cent fois… Ildevait être roulé par une femme. »
Vers la fin de l’hiver, comme Delestang et sa femme revenaientd’un voyage en Italie, ils apprirent que Rougon était sur le pointd’épouser Mlle Beulin-d’Orchère. Quand ils allèrentle voir, Clorinde le félicita, avec une bonne grâce parfaite. Lui,prétendit d’un air bonhomme faire ça pour ses amis. Depuis troismois, on le persécutait, on lui prouvait qu’un homme dans saposition devait être marié. Il riait, il ajoutait que, lorsqu’ilrecevait ses intimes, le soir, il n’y avait seulement pas une femmechez lui, pour verser le thé.
« Alors, ça vous est venu tout d’un coup, vous n’y songiezpas, dit Clorinde en souriant. Il fallait vous marier en même tempsque nous. Nous serions allés ensemble en Italie. »
Et elle le questionna, tout en plaisantant. C’était son ami DuPoizat qui avait eu sans doute cette belle idée ? Il jura quenon, il raconta que Du Poizat, au contraire, était absolumentopposé à ce mariage ; l’ancien sous-préfet détestaitM. Beulin-d’Orchère. Mais tous les autres, M. Kahn,M. Béjuin, Mme Correur, les Charbonneleux-mêmes, ne tarissaient pas sur les mérites deMlle Véronique : elle allait, à les entendre,apporter dans sa maison des vertus, des prospérités, des charmesinimaginables. Il termina, en tournant la chose au comique.
« Enfin, c’est une personne qu’on a faite exprès pour moi.Je ne pouvais pas la refuser. »
Puis, il ajouta avec finesse :
« Si nous avons la guerre à l’automne, il faut bien songerà des alliances. »
Clorinde l’approuva vivement. Elle fit, elle aussi, un grandéloge de Mlle Beulin-d’Orchère, qu’elle n’avaitpourtant aperçue qu’une fois. Delestang, qui jusque-là s’étaitcontenté de hocher la tête, sans quitter sa femme des yeux, selança dans des considérations enthousiastes sur le mariage. Ilentamait le récit de son bonheur, lorsqu’elle se leva, en parlantd’une autre visite qu’ils devaient faire. Et, comme Rougon lesaccompagnait, elle le retint, laissant son mari marcher enavant.
« Je vous disais bien que vous seriez marié dansl’année », lui souffla-t-elle doucement à l’oreille.
L’été arriva. Rougon vivait dans un calme absolu.Mme Rougon, en trois mois, avait rendu grave lamaison de la rue Marbeuf, où trônait autrefois une odeurd’aventure. Maintenant, les pièces, un peu froides, très propres,sentaient la vie honnête ; les meubles méthodiquement rangés,les rideaux ne laissant pénétrer qu’un filet de jour, les tapisétouffant les bruits, mettaient là l’austérité presque religieused’un salon de couvent ; même il semblait que ces chosesétaient anciennes, qu’on entrait dans un antique logis tout pleind’un parfum patriarcal. Cette grande femme laide, qui exerçait unesurveillance continue, ajoutait à ce recueillement la douceur deson pas silencieux ; et elle menait le ménage d’une main sidiscrète et si aisée, qu’elle paraissait avoir vieilli en cetendroit, dans vingt années de mariage.
Rougon souriait, quand on le complimentait. Il s’entêtait à direqu’il s’était marié sur le conseil et sur le choix de ses amis. Safemme le ravissait. Depuis longtemps, il avait l’envie d’unintérieur bourgeois, qui fût comme une preuve matérielle de saprobité. Cela achevait de le tirer de son passé suspect, de leclasser parmi les honnêtes gens. Il était resté très provincial, ilavait gardé comme idéal certains salons cossus de Plassans, dontles fauteuils conservaient toute l’année leurs housses de toileblanche. Lorsqu’il allait chez Delestang, où Clorinde étalait parboutade un luxe extravagant, il témoignait son mépris, en haussantlégèrement les épaules. Rien ne lui paraissait ridicule comme dejeter l’argent par les fenêtres ; non pas qu’il fûtavare ; mais il répétait d’ordinaire qu’il connaissait desjouissances préférables à toutes celles qu’on achète. Aussis’était-il déchargé sur sa femme du soin de leur fortune. Il avaitjusque-là vécu sans compter. Dès lors, elle administra l’argentavec le souci étroit qu’elle apportait déjà dans la conduite duménage.
Pendant les premiers mois, Rougon s’enferma, se recueillant, sepréparant aux luttes qu’il rêvait. C’était, chez lui, un amour dupouvoir pour le pouvoir, dégagé des appétits de vanité, derichesses, d’honneurs. D’une ignorance crasse, d’une grandemédiocrité dans toutes les choses étrangères au maniement deshommes, il ne devenait véritablement supérieur que par ses besoinsde domination. Là, il aimait son effort, il idolâtrait sonintelligence. Être au-dessus de la foule où il ne voyait que desimbéciles et des coquins, mener le monde à coups de trique, celadéveloppait dans l’épaisseur de sa chair un esprit adroit, d’uneextraordinaire énergie. Il ne croyait qu’en lui, avait desconvictions comme on a des arguments, subordonnait tout àl’élargissement continu de sa personnalité. Sans vice aucun, ilfaisait en secret des orgies de toute-puissance. S’il tenait de sonpère la carrure lourde des épaules, l’empâtement du masque, ilavait reçu de sa mère, cette terrible Félicité qui gouvernaitPlassans, une flamme de volonté, une passion de la force,dédaigneuse des petits moyens et des petites joies ; et ilétait certainement le plus grand des Rougon.
Quand il se trouva ainsi seul, inoccupé, après des années de vieactive, il éprouva d’abord un sentiment délicieux de sommeil.Depuis les chaudes journées de 1851, il lui semblait qu’il n’avaitpas dormi. Il acceptait sa disgrâce comme un congé mérité par delongs services. Il pensait rester six mois à l’écart, le temps dechoisir un meilleur terrain, puis rentrer à son gré dans la grandebataille. Mais, au bout de quelques semaines, il était déjà las derepos. Jamais il n’avait eu une conscience si nette de saforce ; maintenant qu’il ne les employait plus, sa tête et sesmembres le gênaient ; et il passait ses journées à sepromener, au fond de son étroit jardin, avec des bâillementsformidables, pareil à un de ces lions mis en cage, qui étirentpuissamment leurs membres engourdis. Alors, commença pour lui uneodieuse existence, dont il cacha avec soin l’ennui écrasant ;il était bonhomme, il se disait bien content d’être en dehors du« gâchis » ; seules ses lourdes paupières sesoulevaient parfois, guettant les événements, retombant sur laflamme de ses yeux, dès qu’on le regardait. Ce qui le tint debout,ce fut l’impopularité dans laquelle il se sentait marcher. Sa chuteavait comblé de joie bien du monde. Il ne se passait pas un jour,sans que quelque journal l’attaquât ; on personnifiait en luile coup d’État, les proscriptions, toutes ces violences dont onparlait à mots couverts ; on allait jusqu’à féliciterl’empereur de s’être séparé d’un serviteur qui le compromettait.Aux Tuileries, l’hostilité était plus grande encore ; Marsytriomphant le criblait de bons mots, que les dames colportaientdans les salons. Cette haine le réconfortait, l’enfonçait dans sonmépris du troupeau humain. On ne l’oubliait pas, on le détestait,et cela lui semblait bon. Lui seul contre tous, c’était un rêvequ’il caressait ; lui seul, avec un fouet, tenant lesmâchoires à distance. Il se grisa des injures, il devint plusgrand, dans l’orgueil de sa solitude.
Cependant, l’oisiveté pesait terriblement à ses muscles delutteur. S’il avait osé, il aurait saisi une bêche pour défoncer uncoin de son jardin. Il entreprit un long travail, l’étude comparéede la constitution anglaise et de la constitution impériale de1852 ; il s’agissait, en tenant compte de l’histoire et desmœurs politiques des deux peuples, de prouver que la liberté étaittout aussi grande en France qu’en Angleterre. Puis, quand il eutamassé les documents, quand le dossier fut complet, il dut faire uneffort considérable pour prendre la plume ; volontiers, ilaurait plaidé la chose devant la Chambre ; mais la rédiger,écrire un ouvrage, avec le souci des phrases, lui paraissait unebesogne d’une difficulté énorme, sans utilité immédiate. Le stylel’avait toujours embarrassé ; aussi le tenait-il en granddédain. Il ne dépassa pas la dixième page. D’ailleurs, il laissatraîner sur son bureau le manuscrit commencé, bien qu’il n’yajoutât pas vingt lignes par semaine. Chaque fois qu’on lequestionnait sur ses occupations, il répondait en expliquant sonidée tout au long, et en donnant à l’œuvre une portée immense.C’était l’excuse derrière laquelle il cachait le vide abominable deses journées.
Les mois s’écoulaient, il souriait avec une bonhomie plussereine. Pas un des désespoirs qu’il étouffait ne montait à saface. Il accueillait les plaintes de ses intimes par desraisonnements concluant tous à sa parfaite félicité. N’était-il pasheureux ? Il adorait l’étude, il travaillait à sa guise ;cela était préférable à l’agitation fiévreuse des affairespubliques. Puisque l’empereur n’avait pas besoin de lui, il faisaitbien de le laisser tranquille dans son coin ; et il ne nommaitainsi l’empereur qu’avec le plus profond dévouement. Souventpourtant, il déclarait être prêt, attendre simplement un signe deson maître pour reprendre « le fardeau dupouvoir » ; mais il ajoutait qu’il ne tenterait pas uneseule démarche qui pût provoquer ce signe. En effet, il semblaitmettre un soin jaloux à rester à l’écart. Dans le silence despremières années de l’Empire, au milieu de cette étrange stupeurfaite d’épouvante et de lassitude, il entendait monter un sourdréveil. Et comme espoir suprême, il comptait sur quelquecatastrophe qui le rendrait brusquement nécessaire. Il étaitl’homme des situations graves, « l’homme aux grossespattes », selon le mot de M. de Marsy.
Le dimanche et le jeudi, la maison de la rue Marbeuf s’ouvraitaux intimes. On venait causer dans le grand salon rouge, jusqu’àdix heures et demie, heure à laquelle Rougon mettait ses amisimpitoyablement à la porte ; il disait que les longuesveillées encrassent le cerveau. Mme Rougon, à dixheures précises, servait elle-même le thé, en ménagère attentiveaux moindres détails. Il n’y avait que deux assiettes de petitsfours, auxquelles personne ne touchait.
Le jeudi de juillet qui suivit, cette année-là, les électionsgénérales, toute la bande se trouvait réunie dans le salon, dèshuit heures. Ces dames, Mme Bouchard,Mme Charbonnel, Mme Correur,assises près d’une fenêtre ouverte, pour respirer les raresbouffées d’air venues de l’étroit jardin, formaient un rond, aumilieu duquel M. d’Escorailles racontait ses fredaines dePlassans, lorsqu’il allait passer douze heures à Monaco, sous leprétexte d’une partie de chasse, chez un ami.Mme Rougon, en noir, à demi cachée derrière unrideau, n’écoutait pas, se levait doucement, disparaissait pendantdes quarts d’heure entiers. Il y avait encore avec les damesM. Charbonnel, posé au bord d’un fauteuil, stupéfaitd’entendre un jeune homme comme il faut avouer de pareillesaventures. Au fond de la pièce, Clorinde était debout, prêtant uneoreille distraite à une conversation sur les récoltes, engagéeentre son mari et M. Béjuin. Vêtue d’une robe écrue, trèschargée de rubans paille, elle tapait à petits coups d’éventail lapaume de sa main gauche, en regardant fixement le globe lumineux del’unique lampe qui éclairait le salon. À une table de jeu, dans laclarté jaune, le colonel et M. Bouchard jouaient aupiquet ; tandis que Rougon, sur un coin de tapis vert, faisaitdes réussites, relevant les cartes d’un air grave et méthodique,interminablement. C’était son amusement favori, le jeudi et ledimanche, une occupation qu’il donnait à ses doigts et à sapensée.
« Eh bien, ça réussira-t-il ? demanda Clorinde, quis’approcha, avec un sourire.
– Mais ça réussit toujours », répondit-iltranquillement.
Elle se tenait devant lui, de l’autre côté de la table, pendantqu’il disposait le jeu en huit paquets.
Quand il eut retiré toutes les cartes, deux à deux, ellereprit :
« Vous avez raison, ça réussit… À quoi aviez-vouspensé ? »
Mais lui, leva les yeux lentement, comme étonné de laquestion :
« Au temps qu’il fera demain », finit-il par dire.
Et il se remit à étaler les cartes. Delestang et M. Béjuinne causaient plus. Un rire perlé de la jolieMme Bouchard sonnait seul dans le salon. Clorindes’approcha d’une fenêtre, resta là un moment, à regarder la nuitqui tombait. Puis, sans se retourner, elle demanda :
« A-t-on des nouvelles de ce pauvre M. Kahn ?
– J’ai reçu une lettre, répondit Rougon. Je l’attends cesoir. »
Alors, on parla de la mésaventure de M. Kahn. Il avait eul’imprudence, pendant la dernière session, de critiquer assezvivement un projet de loi déposé par le gouvernement ; ceprojet de loi, qui créait dans un département voisin uneconcurrence redoutable, menaçait de ruiner ses hauts fourneaux deBressuire. Pourtant, il ne croyait pas avoir dépassé les bornesd’une légitime défense, lorsque, à son retour dans les Deux-Sèvres,où il allait soigner son élection, il avait appris, de la bouchemême du préfet, qu’il n’était plus candidat officiel ; ilcessait de plaire, le ministre venait de désigner un avoué deNiort, homme d’une grande médiocrité. C’était un coup demassue.
Rougon donnait des détails, quand M. Kahn entra, suivi deDu Poizat. Tous les deux étaient arrivés par le train de septheures. Ils n’avaient pris que le temps de dîner.
« Eh bien, qu’en pensez-vous ? dit M. Kahn aumilieu du salon, pendant qu’on s’empressait autour de lui. Me voilàun révolutionnaire, maintenant ! »
Du Poizat s’était jeté dans un fauteuil, d’un air harassé.
« Une jolie campagne ! cria-t-il, un joligâchis ! C’est à dégoûter tous les honnêtesgens ! »
Mais il fallut que M. Kahn racontât l’affaire longuement.Lorsqu’il avait débarqué là-bas, il disait avoir senti, dès sespremières visites, une sorte d’embarras chez ses meilleurs amis.Quant au préfet, M. de Langlade, c’était un homme demœurs dissolues, qu’il accusait d’être au mieux avec la femme del’avoué de Niort, le nouveau député. Pourtant, ce Langlade luiavait appris sa disgrâce d’une façon fort aimable, en fumant uncigare, au dessert d’un déjeuner fait à la préfecture. Et ilrapporta la conversation d’un bout à l’autre. Le pis était qu’onimprimait déjà ses affiches et ses bulletins. Dans le premiermoment, la colère l’étouffait au point qu’il voulait se présenterquand même.
« Ah ! si vous ne nous aviez pas écrit, dit Du Poizaten se tournant vers Rougon, nous aurions donné une fameuse leçon augouvernement ! »
Rougon haussa les épaules. Il répondit négligemment, pendantqu’il battait ses cartes :
« Vous auriez échoué et vous restiez à jamais compromis. Labelle avance !
– Je ne sais pas comment vous êtes bâti, vous ! criaDu Poizat, qui se mit brusquement debout, avec des gestesfuribonds. Moi, je déclare que le Marsy commence à m’échauffer lesoreilles. C’est vous qu’il a voulu atteindre en frappant notre amiKahn… Avez-vous lu les circulaires du personnage ? Ah !elles sont propres, ses élections ! Il les a faites à coups dephrases… Ne souriez donc pas ! Si vous aviez été àl’Intérieur, vous auriez mené l’affaire d’une façon autrementlarge. »
Et, comme Rougon continuait à sourire en le regardant, il ajoutaavec plus de violence :
« Nous étions là-bas, nous avons tout vu… Il y a unmalheureux garçon, un ancien camarade à moi, qui a osé poser unecandidature républicaine. Vous n’avez pas idée de la façon dont onl’a traqué. Le préfet, les maires, les gendarmes, toute la cliqueest tombée sur lui ; on lacérait ses affiches, on jetait sesbulletins dans les fossés, on arrêtait les quelques pauvres diableschargés de distribuer ses circulaires ; jusqu’à sa tante, unedigne femme pourtant, qui l’a fait prier de ne plus mettre lespieds chez elle, parce qu’il la compromettait. Et les journauxdonc ! il y était traité de brigand. Les bonnes femmes sesignent maintenant, quand il passe dans un village. »
Il respira bruyamment, il reprit, après s’être jeté de nouveaudans un fauteuil :
« N’importe, si Marsy a eu la majorité dans tous lesdépartements, Paris n’en a pas moins nommé cinq députés del’opposition… C’est le réveil. Que l’empereur laisse le pouvoirentre les mains de ce grand bellâtre de ministre et de ces préfetsd’alcôve, qui, pour coucher librement avec les femmes, envoient lesmaris à la Chambre ; dans cinq ans d’ici, l’Empire ébranlémenacera ruine… Moi, je suis enchanté des élections de Paris. Jetrouve que ça nous venge.
– Alors, si vous aviez été préfet ?… » demandaRougon de son air paisible, avec une si fine ironie, qu’elleplissait à peine les coins de ses grosses lèvres.
Du Poizat montra ses dents blanches mal rangées. Ses poingschétifs d’enfant malade serraient les bras du fauteuil, comme s’ilavait voulu les tordre.
« Oh ! murmura-t-il, si j’avais été préfet… »
Mais il n’acheva pas, il s’affaissa contre le dossier, endisant :
« Non, c’est écœurant, à la fin !… D’ailleurs, j’aitoujours été républicain, moi ! »
Cependant, devant la fenêtre, les dames se taisaient, la facetournée vers l’intérieur du salon, pour écouter ; tandis queM. d’Escorailles, un large éventail à la main, sans rien dire,éventait la jolie Mme Bouchard, toute languissante,les tempes moites sous les haleines chaudes du jardin. Le colonelet M. Bouchard, qui venaient de recommencer une partie,cessaient de jouer par instants, approuvant ou désapprouvant cequ’on disait, d’un hochement de tête. Un large cercle de fauteuilss’était formé autour de Rougon : Clorinde, attentive, lementon dans la main, ne risquait pas un geste ; Delestangsouriait à sa femme, l’esprit occupé par quelque souvenirtendre ; M. Béjuin, les mains nouées sur les genoux,regardait successivement ces messieurs et ces dames, l’air effaré.La brusque entrée de Du Poizat et de M. Kahn avait soufflé,dans le grand calme du salon, tout un orage ; ils semblaientavoir apporté sur eux, entre les plis de leurs vêtements, une odeurd’opposition.
« Enfin, j’ai suivi votre conseil, je me suis retiré,reprit M. Kahn. On m’avait averti que je serais traité plusrudement encore que le candidat républicain. Moi qui ai servil’Empire avec tant de dévouement ! Avouez qu’une telleingratitude est faite pour décourager les âmes les plusfortes. »
Et il se plaignit amèrement d’une foule de vexations. Il avaitvoulu fonder un journal, pour soutenir son projet d’un chemin defer de Niort à Angers ; plus tard, ce journal devait être unearme financière très puissante entre ses mains ; mais onvenait de lui refuser l’autorisation, M. de Marsy s’étantimaginé que Rougon se cachait derrière lui, et qu’il s’agissaitd’une feuille de combat, destinée à battre en brèche sonportefeuille.
« Parbleu ! dit Du Poizat, ils ont peur qu’on n’écriveenfin la vérité. Ah ! je vous aurais fourni de jolisarticles !… C’est une honte d’avoir une presse comme la nôtre,bâillonnée, menacée d’être étranglée au premier cri. Un de mesamis, qui publie un roman, a été appelé au ministère, où un chef debureau l’a prié de changer la couleur du gilet de son héros, parceque cette couleur déplaisait au ministre. Je n’inventerien. »
Il cita d’autres faits, il parla des légendes effrayantes quicirculaient parmi le peuple, du suicide d’une jeune actrice et d’unparent de l’empereur, du prétendu duel de deux généraux, dont l’unaurait tué l’autre, dans un corridor des Tuileries, à la suited’une histoire de vol. Est-ce que des contes semblables auraienttrouvé des crédules, si la presse avait pu parler librement ?Et il répéta comme conclusion :
« Je suis républicain, décidément.
– Vous êtes bien heureux, murmura M. Kahn ; moi,je ne sais plus ce que je suis. »
Rougon, pliant ses larges épaules, avait commencé une réussitefort délicate. Il s’agissait, après avoir distribué les cartestrois fois en sept paquets, en cinq, puis en trois, d’arriver à ceque, toutes les cartes étant tombées, les huit trèfles setrouvassent ensemble. Il paraissait absorbé au point de ne rienentendre, bien que ses oreilles eussent comme des frémissements, àcertains mots.
« Le régime parlementaire offrait des garanties sérieuses,dit le colonel. Ah ! si les princesrevenaient ! »
Le colonel Jobelin était orléaniste, dans ses heuresd’opposition. Il racontait volontiers le combat du col de Mouzaïa,où il avait fait le coup de feu, à côté du duc d’Aumale, alorscapitaine au 4e de ligne.
« On était très heureux sous Louis-Philippe, continua-t-il,en voyant le silence qui accueillait ses regrets. Croyez-vous que,si nous avions un cabinet responsable, notre ami ne serait pas à latête de l’État avant six mois ? Nous compterions bientôt ungrand orateur de plus. »
Mais M. Bouchard donnait des signes d’impatience. Lui, sedisait légitimiste ; son grand-père avait approché la cour,autrefois. Aussi, à chaque soirée, des querelles terribless’engageaient-elles entre lui et son cousin sur la politique.
« Laissez donc ! murmura-t-il ; votre monarchiede Juillet a toujours vécu d’expédients. Il n’y a qu’un principe,vous le savez bien. »
Alors, ils se traitèrent très vertement. Ils faisaient tablerase de l’Empire, ils installaient chacun le gouvernement de sonchoix. Est-ce que les Orléans avaient jamais marchandé unedécoration à un vieux soldat ? Est-ce que les rois légitimesauraient commis des passe-droits comme on en voyait chaque jourdans les bureaux ? Quand ils en furent venus à se traitersourdement d’imbéciles, le colonel cria, en prenant furieusementses cartes :
« Fichez-moi la paix ! entendez-vous, Bouchard !…J’ai un quatorze de dix et une quatrième au valet. Est-cebon ? »
Delestang, tiré de sa rêverie par la dispute, crut devoirdéfendre l’Empire. Mon Dieu ! ce n’était pas que l’Empire lecontentât absolument. Il aurait voulu un gouvernement pluslargement humain. Et il tâcha d’expliquer ses aspirations, uneconception socialiste très compliquée, l’extinction du paupérisme,l’association de tous les travailleurs, quelque chose comme saferme-modèle de la Chamade, en grand. Du Poizat disait d’ordinairequ’il avait trop fréquenté les bêtes. Pendant que son mari parlaiten hochant sa tête superbe de personnage officiel, Clorinde leregardait, avec une légère moue des lèvres.
« Oui, je suis bonapartiste, dit-il à plusieursreprises ; je suis, si vous voulez, bonapartiste libéral.
– Et vous, Béjuin ? demanda brusquementM. Kahn.
– Mais moi aussi, répondit M. Béjuin, la bouche toutempâtée par ses longs silences ; c’est-à-dire, il y a desnuances, certainement… Enfin, je suis bonapartiste. »
Du Poizat eut un rire aigu.
« Parbleu ! » cria-t-il.
Et, comme on le pressait de s’expliquer, il continuacrûment :
« Je vous trouve bons, vous autres ! On ne vous a paslâchés. Delestang est toujours au Conseil d’État. Béjuin vientd’être réélu.
– Ça s’est fait tout naturellement, interrompit celui-ci.C’est le préfet du Cher…
– Oh ! vous n’y êtes pour rien, je ne vous accuse pas.Nous savons comment les choses se passent… Combelot aussi estréélu, La Rouquette aussi… L’Empire est superbe ! »
M. d’Escorailles, qui continuait à éventer la jolieMme Bouchard, voulut intervenir. Lui, défendaitl’Empire à un autre point de vue ; il s’était rallié, parceque l’empereur lui paraissait avoir une mission à remplir ; lesalut de la France avant tout.
« Vous avez gardé votre situation d’auditeur, n’est-cepas ? reprit Du Poizat en élevant la voix ; eh bien, vosopinions sont connues… Que diable ! ce que je dis là semblevous scandaliser tous. C’est simple pourtant… Kahn et moi nous nesommes plus payés pour être aveugles, voilà ! »
On se fâcha. C’était abominable, cette façon d’envisager lapolitique. Il y avait, dans la politique, autre chose que desintérêts personnels. Le colonel lui-même et M. Bouchard, bienqu’ils ne fussent pas bonapartistes, reconnaissaient qu’il pouvaitexister des bonapartistes de bonne foi ; et ils parlaient deleurs propres convictions, avec un redoublement de chaleur, commesi on avait voulu les leur arracher de vive force. Quant àDelestang, il était très blessé ; il répétait qu’on ne l’avaitpas compris, il indiquait par quels points considérables ils’éloignait des partisans aveugles de l’Empire ; ce quil’entraîna dans de nouvelles explications sur les développementsdémocratiques dont le gouvernement de l’empereur lui paraissaitsusceptible. M. Béjuin, lui non plus, pas plus d’ailleurs queM. d’Escorailles, n’acceptèrent d’être des bonapartistes toutcourt ; ils établissaient des nuances énormes, se cantonnaientchacun dans des opinions particulières, difficiles à définir ;si bien qu’au bout de dix minutes toute la société était passée àl’opposition. Les voix se haussaient, des discussions partielless’engageaient, les mots de légitimiste, d’orléaniste, derépublicain, volaient, au milieu des professions de foi vingt foisrépétées. Mme Rougon se montra un instant, sur leseuil d’une porte, l’air inquiet ; puis, doucement, elledisparut de nouveau.
Rougon, cependant, venait de finir la réussite des trèfles.Clorinde se pencha, pour lui demander dans le vacarme :
« Elle a réussi ?
– Mais sans doute », répondit-il avec son sourirecalme.
Et, comme s’il se fût aperçu seulement alors de l’éclat desvoix, il agita la main, en reprenant :
« Vous faites bien du bruit ! »
Ils se turent, croyant qu’il voulait parler. Un grand silence sefit. Tous, un peu las, attendaient. Rougon, d’un coup de pouce,avait élargi sur la table un éventail de treize cartes. Il compta,il dit au milieu du recueillement :
« Trois dames, signe de querelle… Une nouvelle à la nuit…Une femme brune dont il faudra se méfier… »
Mais Du Poizat, impatienté, l’interrompit :
« Et vous, Rougon, qu’est-ce que vouspensez ? »
Le grand homme se renversa dans son fauteuil, s’allongea, enétouffant de la main un léger bâillement. Il haussait le menton,comme si le cou lui avait fait du mal.
« Oh ! moi, murmura-t-il, les yeux au plafond, je suisautoritaire, vous le savez bien. On apporte ça en naissant. Cen’est pas une opinion, c’est un besoin… Vous êtes bêtes de vousdisputer. En France, dès qu’il y a cinq messieurs dans un salon, ily a cinq gouvernements en présence. Ça n’empêche personne de servirle gouvernement reconnu. Hein, n’est-ce pas ? c’est histoirede causer. »
Il baissa le menton et leur jeta un lent regard à la ronde.
« Marsy a très bien conduit les élections. Vous avez tortde blâmer ses circulaires. La dernière surtout était d’une jolieforce… Quant à la presse, elle est déjà trop libre. Où enserions-nous, si le premier venu pouvait écrire ce qu’ilpense ? Moi, d’ailleurs, j’aurais comme Marsy refusé à Kahnl’autorisation de fonder un journal. Il est toujours inutile defournir une arme à ses adversaires… Voyez-vous, les empires quis’attendrissent sont des empires perdus. La France demande une mainde fer. Quand on l’étrangle un peu, cela n’en va pas plusmal. »
Delestang voulut protester. Il commença une phrase :
« Cependant, il y a une certaine somme de libertésnécessaires… »
Mais Clorinde lui imposa silence. Elle approuvait tout ce quedisait Rougon, d’un hochement de tête exagéré. Elle se penchaitpour qu’il la vît mieux, soumise devant lui, convaincue. Aussifut-ce à elle qu’il adressa un coup d’œil, en s’écriant :
« Ah ! oui, les libertés nécessaires, je m’attendais àles voir arriver !… Écoutez, si l’empereur me consultait, iln’accorderait jamais une liberté. »
Et comme Delestang de nouveau s’agitait, sa femme le fit tenirtranquille d’un froncement terrible de ses beaux sourcils.
« Jamais ! » répéta Rougon avec force.
Il s’était soulevé de son fauteuil, d’un air si formidable, quepersonne ne souffla mot. Mais il se laissa retomber, les membresmous, comme détendu, murmurant :
« Voilà que vous me faites crier, moi aussi… Je suis un bonbourgeois, maintenant. Je n’ai pas à me mêler de tout ça, et j’ensuis ravi. Dieu veuille que l’empereur n’ait plus besoin demoi ! »
À ce moment, la porte du salon s’ouvrait. Il mit un doigt sur sabouche, il souffla très bas :
« Chut ! »
C’était M. La Rouquette qui entrait. Rougon le soupçonnaitd’être envoyé par sa sœur, Mme de Llorentz,pour espionner ce qu’on disait chez lui. M. de Marsy,bien que marié depuis six mois à peine, venait de renouer aveccette dame, qu’il avait gardée comme maîtresse pendant près de deuxans. Aussi, dès l’arrivée du jeune député, cessa-t-on de parlerpolitique. Le salon reprit son air discret. Rougon alla lui-mêmechercher un grand abat-jour, qu’il posa sur la lampe ; et l’onne vit plus, dans le cercle étroit de clarté jaune, que les mainssèches du colonel et de M. Bouchard, jetant régulièrement lescartes. Devant la fenêtre, Mme Charbonnel, àdemi-voix, contait ses soucis à Mme Correur,pendant que M. Charbonnel accentuait chaque détail d’un grossoupir ; il y avait bientôt deux ans qu’ils étaient à Paris,et leur maudit procès n’en finissait pas ; la veille encore,ils avaient dû se résigner à acheter six chemises chacun, enapprenant une nouvelle remise de l’affaire. Un peu en arrière, prèsd’un rideau, Mme Bouchard semblait dormir, assoupiepar la chaleur. M. d’Escorailles était venu la retrouver.Puis, comme personne ne les regardait, il eut la tranquille audacede poser un long baiser silencieux sur ses lèvres à demi closes.Elle ouvrit les yeux tout grands, sans bouger, très sérieuse.
« Mon Dieu ! non, disait M. La Rouquette juste àce moment, je ne suis pas allé aux Variétés. J’ai vu la répétitiongénérale de la pièce. Oh ! un succès fou, une musique d’unegaieté ! Ça fera courir tout Paris… J’avais un travail àterminer. Je prépare quelque chose. »
Il avait serré la main de ces messieurs et baisé galamment lepoignet de Clorinde, au-dessus du gant. Il se tenait debout, appuyéau dossier d’un fauteuil, souriant, mis avec une correctionirréprochable. Dans la façon dont sa redingote était boutonnée,perçait toutefois une prétention de haute gravité.
« À propos, reprit-il en s’adressant au maître de lamaison, j’ai un document à vous signaler, pour votre grand travail,une étude sur la constitution anglaise, très curieuse, ma foi, quia paru dans une revue de Vienne… Et avancez-vous ?
– Oh ! lentement, répondit Rougon. J’en suis à unchapitre qui me donne beaucoup de mal. »
D’ordinaire, il trouvait piquant de faire causer le jeunedéputé. Il savait par lui tout ce qui se passait aux Tuileries.Persuadé, ce soir-là, qu’on l’envoyait pour connaître son opinionsur le triomphe des candidatures officielles, il réussit, sanshasarder une seule phrase digne d’être répétée, à tirer de lui unefoule de renseignements. Il commença par le complimenter de saréélection. Puis, de son air bonhomme, il entretint la conversationpar de simples hochements de tête. L’autre, charmé de tenir laparole, ne s’arrêta plus. La cour était dans la joie. L’empereuravait appris le résultat des élections à Plombières ; onracontait qu’à la réception de la dépêche, il s’était assis, lesjambes coupées par l’émotion. Cependant, une grosse inquiétudedominait toute cette victoire : Paris venait de voter enmonstre d’ingratitude.
« Bah ! on musellera Paris », murmura Rougon, quiétouffa un nouveau bâillement, comme ennuyé de ne rien trouverd’intéressant, dans le flot de paroles de M. La Rouquette.
Dix heures sonnèrent. Mme Rougon, poussant unguéridon au milieu de la pièce, servit le thé. C’était l’heure oùdes groupes isolés se formaient dans les coins. M. Kahn, unetasse à la main, debout devant Delestang, qui ne prenait jamais dethé, parce que ça l’agitait, entrait dans de nouveaux détails surson voyage en Vendée ; sa grande affaire de la concessiond’une voie ferrée de Niort à Angers en était toujours au mêmepoint ; cette canaille de Langlade, le préfet des Deux-Sèvres,avait osé se servir de son projet comme de manœuvre électorale enfaveur du nouveau candidat officiel. M. La Rouquette,maintenant, passant derrière les dames, leur glissait dans la nuquedes mots qui les faisaient sourire. Derrière un rempart defauteuils, Mme Correur causait vivement avec DuPoizat ; elle lui demandait des nouvelles de son frèreMartineau, le notaire de Coulonges ; et Du Poizat disaitl’avoir vu, un instant, devant l’église, toujours le même, avec safigure froide, son air grave. Puis, comme elle entamait sesrécriminations habituelles, il lui conseilla méchamment de nejamais remettre les pieds là-bas, car Mme Martineauavait juré de la jeter à la porte. Mme Correuracheva son thé, toute suffoquée.
« Voyons, mes enfants, il faut aller se coucher », ditpaternellement Rougon.
Il était dix heures vingt-cinq, et il accorda cinq minutes. Desgens partaient. Il accompagna M. Kahn et M. Béjuin, queMme Rougon chargeait toujours de compliments pourleurs femmes, bien qu’elle vît ces dames au plus deux fois par an.Il poussa doucement vers la porte les Charbonnel, toujours trèsembarrassés pour s’en aller. Puis, comme la jolieMme Bouchard sortait entre M. d’Escorailles etM. La Rouquette, il se tourna vers la table de jeu, encriant :
« Eh ! monsieur Bouchard, voilà qu’on vous prend votrefemme ! »
Mais le chef de bureau, sans entendre, annonçait son jeu.
« Une quinte majeure en trèfle, hein ! elle est bonne,celle-là !… Trois rois, ils sont bons aussi… »
Rougon, de ses grosses mains, enleva les cartes.
« C’est fini, allez-vous-en, dit-il. Vous n’êtes pashonteux, de vous acharner comme ça !… Voyons, colonel, soyezraisonnable. »
C’était ainsi tous les jeudis et tous les dimanches. Il devaitles interrompre au beau milieu d’une partie, ou quelquefois mêmeéteindre la lampe, pour les décider à quitter le jeu. Et ils seretiraient furieux, en se querellant.
Delestang et Clorinde restèrent les derniers. Celle-ci, pendantque son mari cherchait partout son éventail, dit doucement àRougon :
« Vous avez tort de ne pas faire un peu d’exercice, voustomberez malade. »
Il eut un geste à la fois indifférent et résigné.Mme Rougon rangeait déjà les tasses et les petitescuillers. Puis, comme les Delestang lui serraient la main, ilbâilla franchement, à pleine bouche. Et il dit par politesse, pourne pas laisser croire que c’était l’ennui de la soirée qui venaitde lui monter à la gorge :
« Ah ! sacrebleu ! je vais joliment dormir, cettenuit ! »
Les soirées se passaient toutes ainsi. Il pleuvait du gris dansle salon de Rougon, selon le mot de Du Poizat, qui trouvait aussique, maintenant, « ça sentait trop la dévote ». Clorindese montrait filiale. Souvent, l’après-midi, elle arrivait seule,rue Marbeuf, avec quelque commission dont elle s’était chargée.Elle disait gaiement à Mme Rougon qu’elle venaitfaire la cour à son mari ; et celle-ci, souriant de ses lèvrespâles, les laissait ensemble, pendant des heures. Ils causaientaffectueusement, sans paraître se souvenir du passé ; ils sedonnaient des poignées de main de camarades, dans ce même cabinetoù, l’année précédente, il piétinait devant elle de désir. Aussi,ne songeant plus à ça, s’abandonnaient-ils tous les deux à unetranquille familiarité. Il lui ramenait sur les tempes les mèchesfolles de ses cheveux, qu’elle avait toujours au vent, ou bienl’aidait à retrouver, au milieu des fauteuils, la traîne de sa robed’une longueur exagérée. Un jour, comme ils traversaient le jardin,elle eut la curiosité de pousser la porte de l’écurie. Elle entra,en le regardant, avec un léger rire. Lui, les mains dans lespoches, se contenta de murmurer, souriant aussi :
« Hein ! est-on bête, parfois ! »
Puis, à chaque visite, il lui donnait d’excellents conseils. Ilplaidait la cause de Delestang, qui en somme était un bon mari.Elle, sagement, répondait qu’elle l’estimait ; à l’entendre,il n’avait pas encore contre elle un seul sujet de plainte. Elledisait ne pas être seulement coquette, ce qui était vrai. Dans sesmoindres paroles perçait une grande indifférence, presque un méprispour les hommes. Quand on parlait de quelque femme dont on necomptait plus les amants, elle ouvrait de grands yeux d’enfant, desyeux surpris, en demandant : « Ça l’amusedonc ? » Elle oubliait sa beauté pendant des semaines, nes’en souvenait que dans quelque besoin ; et alors elle s’enservait terriblement, comme d’une arme. Aussi, lorsque Rougon, avecune insistance singulière, revenait à ce sujet, lui conseillait derester fidèle à Delestang, finissait-elle par se fâcher,criant :
« Mais laissez-moi tranquille ! Je songe bien à toutça… Vous êtes blessant, à la fin ! »
Un jour, elle lui répondit carrément :
« Eh bien, si ça arrivait, qu’est-ce que ça pourrait vousfaire ?… Vous n’avez rien à y perdre, vous ! »
Il rougit, cessa pendant quelque temps de lui parler de sesdevoirs, du monde, des convenances. Ce frisson persistant dejalousie était tout ce qui restait dans sa chair de son anciennepassion. Il poussait les choses jusqu’à la faire surveiller, dansles salons où elle se rendait. S’il s’était aperçu de la moindreintrigue, il eût peut-être averti le mari. D’ailleurs, quand ilvoyait celui-ci en particulier, il le mettait en garde, lui parlaitde l’extraordinaire beauté de sa femme. Mais Delestang riait d’unair de confiance et de fatuité ; si bien que, dans le ménage,c’était Rougon qui avait tous les tourments de l’homme trompé.
Ses autres conseils, très pratiques, montraient sa grande amitiépour Clorinde. Ce fut lui qui l’amena doucement à renvoyer sa mèreen Italie. La comtesse Balbi, seule maintenant dans le petit hôteldes Champs-Élysées, y menait une étrange vie d’insouciance, dont oncausait. Il se chargea de régler avec elle la délicate questiond’une pension viagère. On vendit l’hôtel, le passé de la jeunefemme fut comme effacé. Puis, il entreprit de la guérir de sesexcentricités ; mais là il se heurta à une naïveté absolue, àun entêtement de femme obtuse. Clorinde, mariée, riche, vivait dansun incroyable gâchis d’argent, avec des accès brusques d’uneavarice honteuse. Elle avait gardé sa petite bonne, cette noirauded’Antonia qui suçait des oranges du matin au soir. À elles deux,elles salissaient abominablement l’appartement de madame, tout uncoin du vaste hôtel de la rue du Colisée. Quand Rougon allait lavoir, il trouvait des assiettes sales sur les fauteuils, des litresde sirop à terre, le long des murs. Il devinait sous les meubles unentassement de choses malpropres, fourrées là, à l’annonce de savisite. Et, au milieu des tentures graisseuses, des boiseriesgrises de poussière, elle continuait à avoir des capricesstupéfiants. Souvent, elle le recevait à demi nue, entortillée dansune couverture, allongée sur un canapé, se plaignant de mauxinconnus, d’un chien qui lui mangeait les pieds, ou bien d’uneépingle avalée par mégarde et dont la pointe devait sortir par sacuisse gauche. D’autres fois, elle fermait les persiennes à troisheures, allumait toutes les bougies, puis dansait avec sa bonne,l’une en face de l’autre, en riant si fort, que, lorsqu’il entrait,la bonne restait cinq grandes minutes à souffler contre la porte,avant de pouvoir s’en aller. Un jour, elle ne voulut pas se laisservoir ; elle avait cousu les rideaux de son lit de haut en bas,elle se tint assise sur le traversin, dans cette cage d’étoffe,causant tranquillement avec lui pendant plus d’une heure, commes’ils s’étaient trouvés aux deux coins d’une cheminée. Ceschoses-là lui semblaient toutes naturelles. Quand il la grondait,elle s’étonnait, elle disait qu’elle ne faisait pas de mal. Ilavait beau prêcher les convenances, promettre de la rendre en unmois la femme la plus séduisante de Paris, elle s’emportait,répétant :
« Je suis comme ça, je vis comme ça… Qu’est-ce que ça peutfaire aux autres ? »
Parfois, elle se mettait à sourire.
« On m’aime tout de même, allez ! »murmurait-elle.
Et, à la vérité, Delestang l’adorait. Elle restait sa maîtresse,d’autant plus puissante, qu’elle semblait moins sa femme. Ilfermait les yeux sur ses caprices, pris de la peur terrible qu’ellene le plantât là, comme elle l’en avait menacé un jour. Au fond desa soumission, peut-être la sentait-il vaguement supérieure, assezforte pour faire de lui ce qu’il lui plairait. Devant le monde, illa traitait en enfant, parlait d’elle avec une tendressecomplaisante d’homme grave. Dans l’intimité, ce grand bel homme àtête superbe pleurait, les nuits où elle ne voulait pas lui ouvrirla porte de sa chambre. Il enlevait seulement les clefs desappartements du premier étage, pour sauver son grand salon destaches de graisse.
Rougon pourtant obtint de Clorinde qu’elle s’habillât à peu prèscomme tout le monde. Elle était très fine, d’ailleurs, de cettefinesse des fous lucides qui se font raisonnables en présence desétrangers. Il la rencontrait dans certaines maisons, l’air réservé,laissant son mari se mettre en avant, tout à fait convenable aumilieu de l’admiration soulevée par sa grande beauté. Chez elle, iltrouvait souvent M. de Plouguern ; et elleplaisantait entre eux deux, sous le déluge de leur morale, tandisque le vieux sénateur, plus familier, lui tapotait les joues, augrand ennui de Rougon ; mais il n’osa jamais dire sonsentiment à ce sujet. Il fut plus hardi à l’égard de Luigi Pozzo,le secrétaire du chevalier Rusconi. Il l’avait aperçu plusieursfois sortant de chez elle à des heures singulières. Quand il laissaentendre à la jeune femme combien cela pouvait la compromettre,elle leva sur lui un de ses beaux regards de surprise ; puis,elle éclata de rire. Elle se moquait pas mal de l’opinion ! EnItalie, les femmes recevaient les hommes qui leur plaisaient,personne ne songeait à de vilaines choses. Du reste, Luigi necomptait pas ; c’était un cousin ; il lui apportait despetits gâteaux de Milan, qu’il achetait dans le passageColbert.
Mais la politique restait la grosse préoccupation de Clorinde.Depuis qu’elle avait épousé Delestang, toute son intelligences’employait à des affaires louches et compliquées, dont personne neconnaissait au juste l’importance. Elle contentait là son besoind’intrigue, si longtemps satisfait dans ses campagnes de séductioncontre les hommes de grand avenir ; et elle semblait s’êtreainsi préparée à quelque besogne plus vaste, en tendant jusqu’àvingt-deux ans ses pièges de fille à marier. Maintenant, elleentretenait une correspondance très suivie avec sa mère, fixée àTurin. Elle allait presque chaque jour à la légation d’Italie, oùle chevalier Rusconi l’emmenait dans les coins, causant rapidement,à voix basse. Puis, c’étaient des courses incompréhensibles auxquatre coins de Paris, des visites faites furtivement à de hautspersonnages, des rendez-vous donnés au fond de quartiers perdus.Tous les réfugiés vénitiens, les Brambilla, les Staderino, lesViscardi, la voyaient en secret, lui passaient des bouts de papiercouverts de notes. Elle avait acheté une serviette de maroquinrouge, un portefeuille monumental à serrure d’acier, digne d’unministre, dans lequel elle promenait un monde de dossiers. Envoiture, elle le tenait sur ses genoux, comme un manchon ;partout où elle montait, elle l’emportait avec elle sous son bras,d’un geste familier ; même, à des heures matinales, on larencontrait à pied, le serrant des deux mains contre sa poitrine,les poignets meurtris. Bientôt le portefeuille se râpa, éclata auxcoutures. Alors, elle le boucla avec des sangles. Et, dans sesrobes voyantes à longue traîne, toujours chargée de ce sac de cuirinforme que des liasses de papier crevaient, elle ressemblait àquelque avocat véreux courant les justices de paix pour gagner centsous.
Plusieurs fois, Rougon avait tâché de connaître les grandesaffaires de Clorinde. Un jour, étant resté un instant seul avec lefameux portefeuille, il ne s’était fait aucun scrupule de tirer àlui les lettres dont des coins passaient par les fentes. Mais cequ’il apprenait d’une façon ou d’une autre lui paraissait siincohérent, si plein de trous, qu’il souriait des prétentionspolitiques de la jeune femme. Elle lui expliqua, un après-midi,d’un air tranquille, tout un vaste projet : elle était entrain de travailler à une alliance entre l’Italie et la France, envue d’une prochaine campagne contre l’Autriche. Rougon, un momenttrès frappé, finit par hausser les épaules, devant les chosesfolles mêlées à son plan. Pour lui, elle avait simplement trouvé làune originalité de haut goût. Il tenait à ne pas modifier sonopinion sur les femmes. Clorinde, d’ailleurs, acceptait volontiersle rôle de disciple. Lorsqu’elle venait le voir rue Marbeuf, ellese faisait très humble, très soumise, le questionnait, l’écoutaitavec une ardeur de néophyte désireux de s’instruire. Et lui,souvent, oubliait à qui il parlait, exposait son système degouvernement, s’engageait dans les aveux les plus nets. Peu à peu,ces conversations devinrent une habitude ; il la prit pourconfidente, se soulagea du silence qu’il observait avec sesmeilleurs amis, la traita en élève discrète dont la respectueuseadmiration le charmait.
Pendant les mois d’août et de septembre, Clorinde multiplia sesvisites. Elle venait maintenant jusqu’à trois et quatre fois parsemaine. Jamais elle n’avait montré une telle tendresse dedisciple. Elle flattait beaucoup Rougon, s’extasiait sur son génie,regrettait les grandes choses qu’il aurait accomplies, s’il nes’était pas mis à l’écart. Un jour, dans une minute de lucidité, illui demanda en riant :
« Vous avez donc bien besoin de moi ?
– Oui », répondit-elle hardiment.
Mais elle se hâta de reprendre son air d’extase émerveillée. Lapolitique l’amusait plus qu’un roman, disait-elle. Et, quand iltournait le dos, elle ouvrait tout grands ses yeux, où brûlait unecourte flamme, quelque ancienne pensée de rancune toujours vivante.Souvent, elle laissait ses mains dans les siennes, comme si elle sefût sentie trop faible encore ; et, les poignets frémissants,elle semblait attendre de lui avoir volé assez de sa force pourl’étrangler.
Ce qui inquiétait surtout Clorinde, c’était la lassitudecroissante de Rougon. Elle le voyait s’endormir au fond de sonennui. D’abord, elle avait parfaitement distingué ce qu’il pouvaity avoir de joué dans son attitude. Mais, à présent, malgré toute safinesse, elle commençait à le croire vraiment découragé. Ses gestess’alourdissaient, sa voix devenait molle ; et, certains jours,il se montrait d’une telle indifférence, d’une si grande bonhomie,que la jeune femme, épouvantée, se demandait s’il n’allait pasfinir par accepter tranquillement sa retraite au Sénat d’hommepolitique fourbu.
Vers la fin de septembre, Rougon parut très préoccupé. Puis,dans une de leurs causeries habituelles, il lui avoua qu’ilnourrissait un grand projet. Il s’ennuyait à Paris, il avait besoind’air. Et, tout d’un trait, il parla : c’était un vaste plande vie nouvelle, un exil volontaire dans les Landes, ledéfrichement de plusieurs lieues carrées de terrain, la fondationd’une ville au milieu de la contrée conquise. Clorinde, toute pâle,l’écoutait.
« Mais votre situation ici, vos espérances ! »cria-t-elle.
Il eut un geste de dédain, en murmurant :
« Bah ! des châteaux en Espagne !… Voyez-vous,décidément, je ne suis pas fait pour la politique. »
Et il reprit son rêve caressé d’être un grand propriétaire, avecdes troupeaux de bêtes sur lesquels il régnerait. Mais, dans lesLandes, son ambition grandissait ; il devenait le roiconquérant d’une terre nouvelle ; il avait un peuple. Cefurent des détails interminables. Depuis quinze jours, sans riendire, il lisait des ouvrages spéciaux. Il desséchait des marais,combattait avec des machines puissantes l’empierrement du sol,arrêtait la marche des dunes par des plantations de pins, dotait laFrance d’un coin de fertilité miraculeux. Toute son activitéendormie, toute sa force de géant inoccupé, se réveillaient danscette création ; ses poings serrés semblaient déjà fendre lescailloux rebelles ; ses bras retournaient le sol d’un seuleffort ; ses épaules portaient des maisons toutes bâties,qu’il plantait à sa guise au bord d’une rivière, dont il creusaitle lit d’un seul coup de pied. Rien de plus aisé que tout cela. Iltrouverait là de l’ouvrage tant qu’il voudrait. L’empereur l’aimaitsans doute encore assez pour lui donner un département à arranger.Debout, une flamme aux joues, grandi par le redressement brusque deses gros membres, il éclata d’un rire superbe.
« Hein ! c’est une idée ! dit-il. Je laisse monnom à la ville, je fonde un petit empire, moiaussi ! »
Clorinde crut à quelque caprice, à une imagination née duprofond ennui dans lequel il se débattait. Mais, les jourssuivants, il lui reparla de son projet, avec plus d’enthousiasmeencore. À chaque visite, elle le trouvait perdu au milieu de cartesétalées sur le bureau, sur les sièges, sur le tapis. Un après-midi,elle ne put le voir, il était en conférence avec deux ingénieurs.Alors, elle commença à éprouver une peur véritable. Allait-il doncla planter là, pour bâtir sa ville, au fond d’un désert ?N’était-ce pas plutôt quelque nouvelle combinaison qu’il mettait enœuvre ? Elle renonça à savoir la vérité vraie, elle crutprudent de jeter l’alarme dans la bande.
Ce fut une consternation. Du Poizat s’emporta ; depuis plusd’un an, il battait le pavé ; à son dernier voyage en Vendée,son père avait sorti un pistolet d’un tiroir, quand il s’étaitrisqué à lui demander dix mille francs, pour monter une affairesuperbe ; et, maintenant, il recommençait à crever la faim,comme en 48. M. Kahn se montra tout aussi furieux : seshauts fourneaux de Bressuire étaient menacés d’une failliteprochaine ; il se sentait perdu, s’il n’obtenait pas avant sixmois la concession de son chemin de fer. Les autres,M. Béjuin, le colonel, les Bouchard, les Charbonnel, serépandirent également en doléances. Ça ne pouvait pas finir ainsi.Rougon, véritablement, n’était pas raisonnable. On luiparlerait.
Cependant, quinze jours s’écoulèrent. Clorinde, très écoutée detoute la bande, avait décidé qu’il serait mauvais d’attaquer legrand homme en face. On attendait une occasion. Un dimanche soir,vers le milieu d’octobre, comme les amis se trouvaient réunis aucomplet dans le salon de la rue Marbeuf, Rougon dit ensouriant :
« Vous ne savez pas ce que j’ai reçuaujourd’hui ? »
Et il prit derrière la pendule une carte rose, qu’il montra.
« Une invitation à Compiègne. »
À ce moment, le valet de chambre ouvrit discrètement la porte.L’homme que monsieur attendait était là. Rougon s’excusa et sortit.Clorinde s’était levée, écoutant. Puis, dans le silence, elle ditavec énergie :
« Il faut qu’il aille à Compiègne ! »
Les amis, prudemment, regardèrent autour d’eux ; mais ilsétaient bien seuls, Mme Rougon avait disparu depuisquelques minutes. Alors, à demi-voix, tout en guettant les portes,ils parlèrent librement. Les dames faisaient un cercle devant lacheminée, où un gros tison se consumait en braise ;M. Bouchard et le colonel jouaient leur éternel piquet ;tandis que les hommes avaient roulé leurs fauteuils, dans un coin,pour s’isoler. Clorinde, debout au milieu de la pièce, la têtepenchée, réfléchissait profondément.
« Il attendait donc quelqu’un ? demanda Du Poizat. Quiça peut-il être ? »
Les autres haussèrent les épaules, voulant dire qu’ils nesavaient pas.
« Encore pour sa grande bête d’affaire peut-être !continua-t-il. Moi je suis à bout. Un de ces soirs, vous verrez, jelui flanquerai à la figure tout ce que je pense.
– Chut ! » dit Kahn, en posant un doigt sur seslèvres.
L’ancien sous-préfet avait haussé la voix d’une façoninquiétante. Tous prêtèrent un moment l’oreille. Puis, ce futM. Kahn lui-même qui recommença, très bas :
« Sans doute, il a pris des engagements envers nous.
– Dites qu’il a contracté une dette, ajouta le colonel, enposant ses cartes.
– Oui, oui, une dette, c’est le mot, déclaraM. Bouchard. Nous ne le lui avons pas mâché, le dernier jour,au Conseil d’État. »
Et les autres appuyaient vivement de la tête. Il y eut unelamentation générale. Rougon les avait tous ruinés.M. Bouchard ajoutait que, sans sa fidélité au malheur, ilserait chef de bureau depuis longtemps. À entendre le colonel, onétait venu lui offrir la croix de commandeur et une situation pourson fils Auguste, de la part du comte de Marsy ; mais il avaitrefusé, par amitié pour Rougon. Le père et la mère deM. d’Escorailles, disait la jolieMme Bouchard, se trouvaient très froissés de voirleur fils rester auditeur, quand ils attendaient depuis six moisdéjà sa nomination de maître des requêtes. Et même ceux qui nedisaient rien, Delestang, M. Béjuin,Mme Correur, les Charbonnel, pinçaient les lèvres,levaient les yeux au ciel, d’un air de martyrs auxquels la patiencecommence à manquer.
« Enfin, nous sommes volés, reprit Du Poizat. Mais il nepartira pas, je vous en réponds ! Est-ce qu’il y a du bon sensà aller se battre avec des cailloux, dans je ne sais quel trouperdu, lorsqu’on a des intérêts si graves à Paris ?…Voulez-vous que je lui parle, moi ? »
Clorinde sortait de sa rêverie. Elle lui imposa silence d’ungeste ; puis, quand elle eut entrouvert la porte pour voir sipersonne n’était là, elle répéta :
« Entendez-vous, il faut qu’il aille àCompiègne ! »
Et, comme toutes les faces se tendaient vers elle, d’un nouveaugeste elle arrêta les questions.
« Chut ! pas ici ! »
Pourtant, elle dit encore que son mari et elle étaient aussiinvités à Compiègne ; et elle laissa échapper les noms deM. de Marsy et de Mme de Llorentz,sans vouloir s’expliquer davantage. On pousserait le grand homme aupouvoir malgré lui, on le compromettrait, s’il le fallait.M. Beulin-d’Orchère et toute la magistrature l’appuyaientsourdement. L’empereur, avouait M. La Rouquette, au milieu dela haine de son entourage contre Rougon, gardait un silenceabsolu ; dès qu’on le nommait en sa présence, il devenaitgrave, l’œil voilé, la bouche noyée dans l’ombre desmoustaches.
« Il ne s’agit pas de nous, finit par déclarerM. Kahn. Si nous réussissons, le pays nous devra desremerciements. »
Alors, tout haut, on continua, en faisant un grand éloge dumaître de la maison. Dans la pièce voisine, un bruit de voix venaitde s’élever. Du Poizat, mordu par la curiosité, poussa la portecomme s’il allait sortir puis la referma assez lentement pourapercevoir l’homme qui se trouvait avec Rougon. C’était Gilquin, engros paletot, presque propre, tenant à la main une forte canne àpomme de cuivre. Il disait, sans baisser la voix, avec unefamiliarité exagérée :
« Tu sais, n’envoie plus maintenant rue Virginie, àGrenelle. J’ai eu des histoires ; je reste au fond desBatignolles, passage Guttin… Enfin, tu peux compter sur moi. Àbientôt. »
Et il donna une poignée de main à Rougon. Quand celui-ci rentradans le salon, il s’excusa, en regardant Du Poizat fixement.
« Un brave garçon que vous connaissez, n’est-ce pas, DuPoizat ?… Il va me racoler des colons pour mon nouveau monde,là-bas, au fond des Landes… À propos, je vous emmène tous ;vous pouvez faire vos paquets. Kahn sera mon premier ministre.Delestang et sa femme auront le portefeuille des affairesétrangères. Béjuin se chargera des postes. Et je n’oublie pas lesdames, Mme Bouchard, qui tiendra le sceptre de labeauté, et Mme Charbonnel, à laquelle je confierailes clefs de nos greniers. »
Il plaisantait, tandis que les amis, mal à l’aise, sedemandaient s’il ne les avait pas entendus, par quelque fente dumur. Lorsqu’il décora le colonel de tous ses ordres, celui-cifaillit se fâcher. Cependant, Clorinde regardait l’invitation àCompiègne, qu’elle avait prise sur la cheminée.
« Est-ce que vous irez ? dit-elle négligemment.
– Mais sans doute, répondit Rougon étonné. Je compte bienprofiter de l’occasion pour me faire donner mon département parl’empereur. »
Dix heures sonnaient. Mme Rougon reparut etservit le thé.
Vers sept heures, le soir de son arrivée à Compiègne, Clorindecausait avec M. de Plouguern, près d’une fenêtre de lagalerie des Cartes. On attendait l’empereur et l’impératrice pourpasser dans la salle à manger. La seconde série d’invités de lasaison se trouvait au château depuis trois heures à peine ;et, tout le monde n’étant pas encore descendu, la jeune femmes’occupait à juger d’un mot chaque personne qui entrait. Les dames,décolletées, avec des fleurs dans les cheveux, souriaient dès leseuil d’un air doux ; les hommes restaient graves, en cravateblanche et en culotte courte, le mollet tendu sous le bas desoie.
« Ah ! voici le chevalier, murmura Clorinde. Il esttrès bien, lui… Mais vois donc, parrain, M. Beulin-d’Orchère,si l’on ne dirait pas qu’il va aboyer ; et quelles jambes, bonDieu ! »
M. de Plouguern ricanait, heureux de ces médisances.Le chevalier Rusconi vint saluer Clorinde, avec sa galanterielangoureuse de bel Italien ; puis, il fit le tour des dames,en se balançant, dans une suite de révérences rythmées, du plustendre effet. À quelques pas, Delestang, très sérieux, regardaitles immenses cartes de la forêt de Compiègne, qui couvraient lesmurs de la galerie.
« Dans quel wagon es-tu donc monté ? reprit Clorinde.Je t’ai cherché à la gare pour faire le voyage avec toi.Imagine-toi que je me suis fourrée avec un tas d’hommes… »
Mais elle s’interrompit, étouffant un rire entre ses doigts.
« M. La Rouquette a l’air en sucre.
– Oui, un déjeuner de pensionnaire », dit méchammentle sénateur.
À ce moment, il y eut à la porte un grand froissementd’étoffes ; le battant s’ouvrit très large, et une femmeentra, vêtue d’une robe si chargée de nœuds, de fleurs et dedentelles, qu’elle dut presser la jupe à deux mains, pour pouvoirpasser. C’était Mme de Combelot, la belle-sœurde Clorinde. Celle-ci la dévisagea, en murmurant :
« S’il est permis ! »
Et, comme M. de Plouguern la regardait elle-même, danssa robe de tarlatane toute simple, passée sur un dessous de faillerose mal taillé, elle continua, d’un ton de parfaiteinsouciance :
« Oh ! moi, la toilette, tu sais, parrain ! On meprend telle que je suis. »
Cependant, Delestang s’était décidé à quitter les cartes, pouraller au-devant de sa sœur, qu’il amena à sa femme. Elles nes’aimaient guère toutes deux. Elles échangèrent un complimentaigre-doux. Et Mme de Combelot s’éloigna,traînant une queue de satin, pareille à un coin de parterre, aumilieu des hommes muets, qui reculaient discrètement de deux outrois pas, devant le flot débordant de ses volants de dentelle.Clorinde, dès qu’elle fut de nouveau seule avecM. de Plouguern, plaisanta, en faisant allusion à lagrande passion que la dame éprouvait pour l’empereur. Puis, commele sénateur racontait la belle résistance de ce dernier :
« Il n’a pas beaucoup de mérite, elle est si maigre !J’ai entendu des hommes la trouver jolie, je ne sais pourquoi. Ellea une figure de rien du tout. »
Tout en causant, elle continuait à surveiller la porte,préoccupée.
« Ah ! cette fois, dit-elle, ça doit êtreM. Rougon. »
Mais elle se reprit aussitôt, avec une courte flamme dans lesyeux :
« Tiens ! non, c’est M. de Marsy. »
Le ministre, très correct dans son habit noir et sa culottecourte, s’avança en souriant versMme de Combelot ; et, pendant qu’il lacomplimentait, il regardait les invités, les yeux vagues et voilés,comme s’il n’eût reconnu personne. Alors, à mesure qu’on le salua,il inclina la tête, avec une grande amabilité. Plusieurs hommess’approchèrent. Bientôt il devint le centre d’un groupe. Sa têtepâle, fine et méchante, dominait les épaules qui moutonnaientautour de lui.
« À propos, reprit Clorinde en poussantM. de Plouguern au fond de l’embrasure, j’ai compté surtoi pour me donner des détails… Que sais-tu au sujet des fameuseslettres de Mme de Llorentz ?
– Mais ce que tout le monde sait », répondit-il.
Et il parla des trois lettres, écrites, disait-on, par le comtede Marsy à Mme de Llorentz, il y avait près decinq ans, un peu avant le mariage de l’empereur. Cette dame, quivenait de perdre son mari, un général d’origine espagnole, setrouvait alors à Madrid, où elle réglait des affaires d’intérêt.C’était le beau temps de leur liaison. Le comte, pour l’égayer,cédant aussi à son esprit de vaudevilliste, lui avait envoyé desdétails extrêmement piquants sur certaines personnes augustes, dansl’intimité desquelles il vivait. Et l’on racontait que, depuis cetemps, Mme de Llorentz, belle femmeextrêmement jalouse, gardait ces lettres, qu’elle tenait suspenduessur la tête de M. de Marsy, comme une vengeance toujoursprête.
« Elle s’est laissé convaincre, quand il a dû épouser uneprincesse valaque, dit le sénateur en terminant. Mais, après avoirconsenti à un mois de lune de miel, elle lui a signifié que, s’ilne revenait se mettre à ses pieds, elle déposerait un beau matinles trois terribles lettres sur le bureau de l’empereur ; etil a repris sa chaîne… Il la comble de douceurs pour se fairerendre cette maudite correspondance. »
Clorinde riait beaucoup. L’histoire lui paraissait très drôle.Et elle multiplia ses questions. Alors, si le comte trompaitMme de Llorentz, celle-ci était capabled’exécuter sa menace ? Ces trois lettres, où lestenait-elle ? dans son corsage, cousues entre deux rubans desatin, à ce qu’elle avait entendu dire. MaisM. de Plouguern n’en savait pas davantage. Personnen’avait lu les lettres. Il connaissait un jeune homme qui, pour enprendre une copie, s’était fait inutilement, pendant près de sixmois, l’humble esclave de Mme de Llorentz.
« Diable ! ajouta-t-il, il ne te quitte pas des yeux,petite. Eh ! j’oubliais en effet : tu as fait saconquête !… Est-il vrai qu’à sa dernière soirée, au ministère,il a causé avec toi près d’une heure ? »
La jeune femme ne répondit pas. Elle n’écoutait plus, ellerestait immobile et superbe, sous le regard fixe deM. de Marsy. Puis, levant lentement la tête, le regardantà son tour, elle attendit son salut. Il s’approcha d’elle,s’inclina. Et elle lui sourit alors, très doucement. Ilsn’échangèrent pas un mot. Le comte retourna au milieu du groupe, oùM. La Rouquette parlait très haut, en le nommant à chaquephrase « Son Excellence ».
Peu à peu, pourtant, la galerie s’était remplie. Il y avait làprès de cent personnes, de hauts fonctionnaires, des généraux, desdiplomates étrangers, cinq députés, trois préfets, deux peintres,un romancier, deux académiciens, sans compter les officiers dupalais, chambellans, aides de camp et écuyers. Le discret murmuredes voix montait dans la lumière des lustres. Les familiers duchâteau se promenaient à petits pas, tandis que les nouveauxinvités, debout, n’osaient se risquer au milieu des dames. Cettepremière heure de gêne, entre des personnes dont plusieurs ne seconnaissaient pas, et qui se trouvaient tout d’un coup réunies à laporte de la salle à manger impériale, donnait aux visages un air dedignité maussade. Par moments, de brusques silences se faisaient,des têtes se tournaient, vaguement anxieuses. Et le mobilier empirede la vaste pièce, les consoles à pieds droits, les fauteuilscarrés, semblaient augmenter encore la solennité de l’attente.
« Le voici enfin ! » murmura Clorinde.
Rougon venait d’entrer. Il s’arrêta un moment à deux pas de laporte. Il avait pris son allure épaisse de bonhomme, le dos un peugonflé, la face endormie. D’un regard, il vit le léger frissond’hostilité que sa présence produisait, au milieu de certainsgroupes. Puis, tranquillement, tout en distribuant quelquespoignées de main, il manœuvra de façon à se trouver en face deM. de Marsy. Ils se saluèrent, parurent charmés de serencontrer. Et, les yeux dans les yeux, en ennemis qui ont lerespect de leur force, ils causèrent amicalement. Autour d’eux, unvide s’était fait. Les dames suivaient leurs moindres gestes ;tandis que les hommes, affectant une grande discrétion, regardaientailleurs, en glissant de leur côté des coups d’œil furtifs. Deschuchotements couraient dans les coins. Quel était donc le secretdessein de l’empereur ? pourquoi mettait-il ainsi ces deuxpersonnages en présence ? M. La Rouquette, très perplexe,crut flairer un événement grave. Il vint questionnerM. de Plouguern, qui s’amusa à lui répondre :
« Dame ! Rougon va peut-être culbuter Marsy, et l’onfera bien de le ménager… À moins pourtant que l’empereur n’ait passongé à mal. Ça lui arrive quelquefois… Peut-être aussi a-t-ilvoulu prendre seulement le plaisir de les voir ensemble, enespérant qu’ils seraient drôles. »
Mais les chuchotements cessèrent, un grand mouvement eut lieu.Deux officiers du palais allaient de groupe en groupe, en murmurantune phrase à demi-voix. Et les invités, redevenus subitementgraves, se dirigèrent vers la porte de gauche, où ils formèrent unedouble haie, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Près dela porte se plaça M. de Marsy, qui garda Rougon à soncôté ; puis, les autres personnages s’échelonnèrent, selonleur rang ou leur grade. Là, on attendit encore trois minutes, dansun grand recueillement.
La porte s’ouvrit à deux battants. L’empereur, en habit, lapoitrine barrée par la tache rouge du grand cordon, entra lepremier, suivi du chambellan de service, M. de Combelot.Il eut un faible sourire, en s’arrêtant devantM. de Marsy et Rougon ; il tordait sa longuemoustache d’une main lente, avec un balancement de tout son corps.Puis, d’une voix embarrassée, il murmura :
« Vous direz à Mme Rougon toute la peineque nous avons éprouvée en la sachant malade… Nous aurions vivementdésiré la voir avec vous… Enfin, ce ne sera rien, il fautl’espérer. Il y a beaucoup de rhumes en ce moment. »
Et il passa. Deux pas plus loin, il serra la main d’un général,auquel il demanda des nouvelles de son fils, qu’il appelait« mon petit ami Gaston » ; Gaston avait l’âge duprince impérial, mais il était déjà beaucoup plus fort. La haies’inclinait à mesure qu’il avançait. Enfin, tout au bout,M. de Combelot lui présenta l’un des deux académiciens,qui venait à la cour pour la première fois ; et l’empereurparla d’une œuvre récente de l’écrivain, dont il avait lu certainspassages avec le plus grand plaisir, disait-il.
Cependant, l’impératrice était entrée, accompagnée deMme de Llorentz. Elle portait une toilettetrès modeste, une robe de soie bleue, recouverte d’une tunique dedentelle blanche. À petits pas, souriante, pliant gracieusement soncou nu, où un simple velours bleu attachait un cœur de diamants,elle descendait, le long de la haie formée par les dames. Desrévérences, sur son passage, étalaient de larges froissements dejupes, d’où montaient des odeurs musquées.Mme de Llorentz lui présenta une jeune femme,qui paraissait très émue. Mme de Combelotaffecta une familiarité attendrie.
Puis, quand les souverains furent au bout de la double haie, ilsrevinrent sur leurs pas, l’empereur en passant à son tour devantles dames, l’impératrice en remontant devant les hommes. Il y eutde nouvelles présentations. Personne ne parlait encore, un embarrasrespectueux tenait les invités muets, en face les uns des autres.Mais les rangs se rompirent ; des mots furent échangés àdemi-voix, et des rires clairs s’élevaient, lorsque l’adjudantgénéral du palais vint dire que le dîner était servi.
« Hein ! tu n’as plus besoin de moi ! » ditgaiement M. de Plouguern à l’oreille de Clorinde.
Elle lui sourit. Elle était restée devant M. de Marsy,pour le forcer à lui offrir le bras, ce qu’il fit d’ailleurs d’unair galant. Une légère confusion régnait. L’empereur etl’impératrice passèrent les premiers, suivis des personnesdésignées pour s’asseoir à leur droite et à leur gauche ;c’étaient, ce jour-là, deux diplomates étrangers, une jeuneAméricaine et la femme d’un ministre. Derrière, venaient les autresinvités, à leur guise, chacun tenant à son bras la dame qu’il luiavait plu de choisir. Et, lentement, le défilé s’organisa.
L’entrée dans la salle à manger fut d’une grande pompe. Cinqlustres flambaient au-dessus de la longue table, allumant lespièces d’argenterie du surtout, des scènes de chasse, avec le cerfau départ, les cors sonnant l’hallali, les chiens arrivant à lacurée. La vaisselle plate mettait au bord de la nappe un cordon delunes d’argent ; tandis que les flancs des réchauds où sereflétait la braise des bougies, les cristaux ruisselants degouttes de flammes, les corbeilles de fruits et les vases de fleursd’un rose vif, faisaient du couvert impérial une splendeur dont laclarté flottante emplissait l’immense pièce. Par la porte ouverte àdeux battants, le cortège débouchait, après avoir traversé la salledes gardes, d’un pas ralenti. Les hommes se penchaient, disaient unmot, puis se redressaient, dans le secret chatouillement de vanitéde cette marche triomphale ; les dames, les épaules nues,trempées de clartés, avaient une douceur ravie ; et, sur lestapis, les jupes traînantes, espaçant les couples, donnaient unemajesté de plus au défilé, qu’elles accompagnaient de leur murmured’étoffes riches. C’était une approche presque tendre, une arrivéegourmande dans un milieu de luxe, de lumière et de tiédeur, commeun bain sensuel où les odeurs musquées des toilettes se mêlaient àun léger fumet de gibier, relevé d’un filet de citron. Lorsque, surle seuil, en face du développement superbe de la table, une musiquemilitaire, cachée au fond d’une galerie voisine, les accueillaitd’une fanfare, pareille au signal de quelque gala de féerie, lesinvités, un peu gênés par leurs culottes courtes, serraient le brasdes dames, involontairement, un sourire aux lèvres.
Alors, l’impératrice descendit à droite et se tint debout aumilieu de la table, pendant que l’empereur, passant à gauche,venait prendre place en face d’elle. Puis, lorsque les personnesdésignées se furent mises à la droite et à la gauche de LeursMajestés, les autres couples tournèrent un instant, choisissantleur voisinage, s’arrêtant à leur guise. Ce soir-là, il y avaitquatre-vingt-sept couverts. Près de trois minutes s’écoulèrent,avant que tout le monde fût entré et placé. La moire satinée desépaules, les fleurs voyantes des toilettes, les diamants des hautescoiffures, donnaient comme un rire vivant à la grande lumière deslustres. Enfin, les valets de pied prirent les chapeaux, que leshommes avaient gardés à la main. Et l’on s’assit.
M. de Plouguern avait suivi Rougon. Après le potage,il lui poussa le coude, en demandant :
« Est-ce que vous avez chargé Clorinde de vous raccommoderavec Marsy ? »
Et, du coin de l’œil, il lui montrait la jeune femme, assise del’autre côté de la table, auprès du comte, avec lequel elle causaitd’une façon tendre. Rougon, l’air très contrarié, se contenta dehausser les épaules ; puis, il affecta de ne plus regarder enface de lui. Mais, malgré son effort d’indifférence, il revenait àClorinde, il s’intéressait à ses moindres gestes, aux mouvements deses lèvres, comme s’il avait voulu voir les mots qu’elleprononçait.
« Monsieur Rougon, dit en se penchantMme de Combelot, qui s’était mise le plus prèspossible de l’empereur, vous vous souvenez de cetaccident-là ? C’est vous qui m’avez trouvé un fiacre. Tout unvolant de ma robe était arraché. »
Elle se rendait intéressante, en racontant que sa voiture avaitfailli un jour être coupée en deux par le landau d’un prince russe.Et il dut répondre. Pendant un moment, on causa de ça, au milieu dela table. On cita toutes sortes de malheurs, entre autres la chutede cheval qu’une parfumeuse du passage des Panoramas avait faite,la semaine précédente, et dans laquelle elle s’était cassé un bras.L’impératrice eut un léger cri de commisération. L’empereur nedisait rien, écoutant d’un air profond, mangeant lentement.
« Où donc s’est fourré Delestang ? » demanda àson tour Rougon à M. de Plouguern.
Ils le cherchèrent. Enfin, le sénateur l’aperçut au bout de latable. Il était à côté de M. de Combelot, parmi toute unerangée d’hommes, l’oreille tendue à des propos très libres que lebrouhaha des voix couvrait. M. La Rouquette avait entamél’histoire gaillarde d’une blanchisseuse de son pays ; lechevalier Rusconi donnait des appréciations personnelles sur lesParisiennes ; tandis que l’un des deux peintres et leromancier, plus bas, jugeaient avec des mots crus les dames dontles bras trop gras ou trop maigres les faisaient ricaner. EtRougon, furieusement, reportait ses regards de Clorinde, de plus enplus aimable pour le comte, à son imbécile de mari, aveugle là-bas,souriant dignement des choses un peu fortes qu’il entendait.
« Pourquoi ne s’est-il pas mis avec nous ?murmura-t-il.
– Eh ! je ne le plains pas, ditM. de Plouguern. On a l’air de s’amuser, dans cebout-là. »
Puis, il continua, à son oreille :
« Je crois qu’ils arrangentMme de Llorentz. Avez-vous remarqué comme elleest décolletée ?… Il y en a un qui va sortir, pour sûr.Hein ? celui de gauche ? »
Mais, comme il se penchait, pour mieux voirMme de Llorentz, assise du même côté que lui,à cinq places de distance, il devint subitement grave. Cette dame,une belle blonde un peu forte, avait en ce moment un visageterrible, tout pâle d’une rage froide, avec des yeux bleus quitournaient au noir, fixés ardemment sur M. de Marsy etsur Clorinde. Et il dit entre ses dents, si bas, que Rougonlui-même ne put comprendre :
« Diable ! ça va se gâter. »
La musique jouait toujours, une musique lointaine qui semblaitvenir du plafond. À certains éclats des cuivres, les conviveslevaient la tête, cherchaient l’air dont ils étaient poursuivis.Puis, ils n’entendaient plus ; le chant léger des clarinettes,au fond de la galerie voisine, se confondait avec les bruitsargentins de la vaisselle plate qu’on apportait par piles énormes.De grands plats avaient des sonneries étouffées de cymbales. Autourde la table, c’était un empressement silencieux, tout un peuple dedomestiques s’agitant sans une parole, les huissiers en habit et enculotte bleu clair, avec l’épée et le tricorne, les valets de pied,cheveux poudrés, portant l’habit vert de grande livrée, galonnéd’or. Les mets arrivaient, les vins circulaient,régulièrement ; tandis que les chefs de service, lescontrôleurs, le premier officier tranchant, le chef del’argenterie, debout, surveillaient cette manœuvre compliquée,cette confusion où le rôle du dernier valet était réglé à l’avance.Derrière l’empereur et l’impératrice, les valets de chambreparticuliers de Leurs Majestés servaient, avec une dignitécorrecte.
Quand les rôtis arrivèrent et que les grands vins de Bourgognefurent versés, le tapage des voix s’éleva. Maintenant, dans le coindes hommes, au bout de la table, M. La Rouquette causaitcuisine, discutant le degré de cuisson d’un quartier de chevreuil àla broche, qu’on venait de servir. Il y avait eu un potage à laCrécy, un saumon au bleu, un filet de bœuf sauce échalote, despoulardes à la financière, des perdrix aux choux montées, de petitspâtés aux huîtres.
« Je parie que nous allons avoir des cardons au jus et desconcombres à la crème ! dit le jeune député.
– J’ai vu des écrevisses », déclara polimentDelestang.
Mais comme les cardons au jus et les concombres à la crèmeapparaissaient, M. La Rouquette triompha bruyamment. Il ajoutaqu’il connaissait les goûts de l’impératrice. Cependant, leromancier regardait le peintre, avec un léger claquement delangue.
« Hein ? cuisine médiocre ? »murmura-t-il.
Le peintre eut une moue approbative. Puis, après avoir bu, ildit à son tour :
« Les vins sont exquis. »
À ce moment, un rire brusque de l’impératrice sonna si haut, quetout le monde se tut. Des têtes s’allongeaient, pour savoir.L’impératrice causait avec l’ambassadeur d’Allemagne, placé à sadroite ; elle riait toujours, en prononçant des motsentrecoupés, qu’on n’entendait pas. Dans le silence curieux quis’était fait, un cornet à pistons, accompagné en sourdine par desbasses, jouait un solo, une phrase mélodique de romancesentimentale. Et, peu à peu, le brouhaha grandit de nouveau. Leschaises se tournaient à demi, des coudes se posaient au bord de lanappe, des conversations intimes s’engageaient, au milieu d’uneliberté de table d’hôte princière.
« Voulez-vous un petit four ? » demandaM. de Plouguern.
Rougon refusa de la tête. Depuis un instant, il ne mangeaitplus. On avait remplacé la vaisselle plate par de la porcelaine deSèvres, décorée de fines peintures bleues et roses. Tout le dessertdéfila devant lui, sans qu’il acceptât autre chose qu’un peu decamembert. Il ne se contraignait plus, il regardait Clorinde etM. de Marsy en face, largement, espérant sans douteintimider la jeune femme. Mais celle-ci affectait une familiaritételle avec le comte, qu’elle semblait oublier où elle se trouvait,se croire au fond d’un étroit salon, à quelque souper fin de deuxcouverts. Sa grande beauté avait un éclat de tendresseextraordinaire. Et elle croquait des sucreries que le comte luipassait, elle le conquérait de son sourire continu, d’une façonimpudemment tranquille. Des chuchotements s’élevaient autourd’eux.
La conversation étant tombée sur la mode,M. de Plouguern, par malice, interpella Clorinde au sujetde la nouvelle forme des chapeaux. Puis, comme elle feignait den’avoir pas entendu, il se pencha pour adresser la même question àMme de Llorentz. Mais il n’osa pas, tant cettedernière lui parut formidable, avec ses dents serrées, son masquetragique de fureur jalouse. Clorinde, justement, venaitd’abandonner sa main gauche à M. de Marsy, sous prétextede lui montrer un camée antique, qu’elle avait au doigt ; etelle laissa sa main, le comte prit la bague, la remit ; ce futpresque indécent. Mme de Llorentz, qui jouaitnerveusement avec une cuiller, cassa son verre à bordeaux, dont undomestique enleva vivement les éclats.
« Elles se prendront au chignon, c’est certain, dit lesénateur à l’oreille de Rougon. Les avez-vous surveillées ?…Mais du diable si je comprends le jeu de Clorinde !Hein ? que veut-elle ? »
Et, comme il levait les yeux sur son voisin, il fut très surprisde l’altération de ses traits.
« Qu’avez-vous donc ? vous souffrez ?
– Non, répondit Rougon, j’étouffe un peu. Ces dîners durenttrop longtemps. Puis, il y a une odeur de musc,ici ! »
C’était la fin. Quelques dames mangeaient encore un biscuit, àdemi renversées sur leurs chaises. Cependant, personne ne bougeait.L’empereur, muet jusque-là, venait de hausser la voix ; et,aux deux bouts de la table, les convives, qui avaient complètementoublié la présence de Sa Majesté, tendaient tout d’un coupl’oreille, d’un air de grande complaisance. Le souverain répondaità une dissertation de M. Beulin-d’Orchère contre le divorce.Puis, s’interrompant, il jeta un coup d’œil sur le corsage trèsouvert de la jeune dame américaine, assise à sa gauche, en disantde sa voix pâteuse :
« En Amérique, je n’ai jamais vu divorcer que les femmeslaides. »
Un rire courut parmi les convives. Cela parut un mot d’esprittrès fin, si délicat même, que M. La Rouquette s’ingénia à endécouvrir les sens cachés. La jeune dame américaine crut sans doutey voir un compliment, car elle remercia en inclinant la tête,confuse. L’empereur et l’impératrice s’étaient levés. Il y eut ungrand bruissement de jupes, un piétinement autour de la table,pendant que les huissiers et les valets de pied, rangés gravementcontre les murs, restaient seuls corrects, au milieu de cettedébandade de gens ayant bien dîné. Et le défilé s’organisa denouveau. Leurs Majestés en tête, les invités venant à la file,espacés par les longues traînes, traversant la salle des gardesavec une solennité un peu essoufflée. Derrière eux, dans le pleinjour des lustres, au-dessus du désordre encore tiède de la nappe,retentissaient les coups de grosse caisse de la musique militaire,achevant la dernière figure d’un quadrille.
Le café fut servi, ce soir-là, dans la galerie des Cartes. Unpréfet du palais apporta la tasse de l’empereur sur un plateau devermeil. Cependant, plusieurs invités étaient déjà montés aufumoir. L’impératrice venait de se retirer avec quelques dames dansle salon de famille, à gauche de la galerie. On se disait àl’oreille qu’elle avait témoigné un vif mécontentement de l’étrangeattitude de Clorinde, pendant le dîner. Elle s’efforçaitd’introduire à la cour, durant le séjour à Compiègne, une décencebourgeoise, un amour des jeux innocents et des plaisirs champêtres.Elle montrait une haine personnelle, comme une rancune, contrecertaines extravagances.
M. de Plouguern avait emmené Clorinde à l’écart, pourlui faire un bout de morale. À la vérité, il voulait la confesser.Mais elle jouait une grande surprise. Où prenait-on qu’elle se fûtcompromise avec le comte de Marsy ? Ils avaient plaisantéensemble, rien de plus.
« Tiens, regarde ! » murmura le vieuxsénateur.
Et, poussant la porte entrebâillée d’un petit salon voisin, illui montra Mme de Llorentz faisant une scèneabominable à M. de Marsy. Il les avait vus entrer. Labelle blonde, affolée, se soulageait avec des mots très gros,perdant toute mesure, oubliant que les éclats de sa voix pouvaientamener un affreux scandale. Le comte, un peu pâle, souriant, lacalmait en parlant rapidement, doucement, à voix basse. Le bruit dela querelle étant parvenu dans la galerie des Cartes, les invitésqui entendirent, s’en allèrent du voisinage du petit salon, parprudence.
« Tu veux donc qu’elle affiche les fameuses lettres auxquatre coins du château ? demanda M. de Plouguern,qui s’était remis à marcher, après avoir donné le bras à la jeunefemme.
– Eh ! ce serait drôle ! » dit-elle enriant.
Alors, tout en serrant son bras nu avec une ardeur de jeunegalant, il recommença à prêcher. Il fallait laisser àMme de Combelot les allures excentriques.Puis, il lui assura que Sa Majesté paraissait fort irritée contreelle. Clorinde, qui nourrissait un culte pour l’impératrice, restatrès étonnée. En quoi avait-elle pu déplaire ? Et comme ilsarrivaient en face du salon de famille, ils s’arrêtèrent uninstant, regardant par la porte laissée ouverte. Tout un cercle dedames entouraient une vaste table. L’impératrice, assise au milieud’elles, leur apprenait patiemment le jeu du baguenaudier, tandisque quelques hommes, derrière les fauteuils, suivaient la leçonavec gravité.
Rougon, pendant ce temps, querellait Delestang, au bout de lagalerie. Il n’avait pas osé lui parler de sa femme ; il lemaltraitait à propos de la résignation qu’il mettait à accepter unappartement donnant sur la cour du château ; et il voulait leforcer à réclamer un appartement sur le parc. Mais Clorindes’avançait au bras de M. de Plouguern. Elle disait, defaçon à être entendue :
« Laissez-moi donc tranquille avec votre Marsy ! Je nelui reparlerai de la soirée. Là, êtes-vouscontent ? »
Cette parole calma tout le monde. Justement,M. de Marsy sortait du petit salon, l’air très gai ;il plaisanta un moment avec le chevalier Rusconi, puis entra dansle salon de famille, où l’on entendit bientôt l’impératrice et lesdames rire aux éclats d’une histoire qu’il leur contait. Dixminutes plus tard, Mme de Llorentz reparut àson tour ; elle semblait lasse, elle avait gardé untremblement des mains ; et, voyant des regards curieux épierses moindres gestes, elle resta là, bravement, à causer au milieudes groupes.
Un ennui respectueux faisait étouffer sous les mouchoirs delégers bâillements. La soirée était l’instant pénible de lajournée. Les nouveaux invités, ne sachant à quoi se distraire,s’approchaient des fenêtres, regardaient la nuit.M. Beulin-d’Orchère continuait dans un coin sa dissertationcontre le divorce. Le romancier, qui trouvait ça« crevant », demandait tout bas à l’un des académicienss’il n’était pas permis d’aller se coucher. Cependant, l’empereurapparaissait de temps à autre, traversant la galerie en traînantles pieds, une cigarette aux lèvres.
« Il a été impossible de rien organiser pour ce soir,expliquait M. de Combelot au petit groupe formé parRougon et ses amis. Demain, après la chasse à courre, il y aura unecurée froide aux flambeaux. Après-demain, les artistes de laComédie-Française doivent venir jouer Les Plaideurs. Onparle aussi de tableaux vivants et d’une charade, qu’onreprésenterait vers la fin de la semaine. »
Et il fournit des détails. Sa femme devait avoir un rôle. Lesrépétitions allaient commencer. Puis, il conta longuement unepromenade faite l’avant-veille par la cour à la Pierre-qui-tourne,un monolithe druidique, autour duquel on pratiquait alors desfouilles. L’impératrice avait tenu à descendre dansl’excavation.
« Imaginez-vous, continua le chambellan d’une voix émue,que les ouvriers ont eu le bonheur de découvrir deux crânes devantSa Majesté. Personne ne s’y attendait. On a été trèscontent. »
Il caressait sa superbe barbe noire, qui lui valait tant desuccès parmi les dames ; sa figure de bel homme vaniteux avaitune douceur niaise ; et il zézayait en parlant, par excès depolitesse.
« Mais, dit Clorinde, on m’avait assuré que les acteurs duVaudeville donneraient une représentation de la pièce nouvelle… Lesfemmes ont des toilettes prodigieuses. Et l’on rit à se tordre,paraît-il. »
M. de Combelot prit un air pincé.
« Oui, oui, murmura-t-il, il en a été question uninstant.
– Eh bien ?
– On a abandonné ce projet… L’impératrice n’aime guère cegenre de pièce. »
À ce moment, il y eut un grand mouvement dans la galerie. Tousles hommes étaient redescendus du fumoir. L’empereur allait fairesa partie de palets. Mme de Combelot, qui sepiquait d’une jolie force à ce jeu, venait de lui demander unerevanche, car elle se rappelait avoir été battue par lui, l’autresaison ; et elle prenait une humilité tendre, elle s’offraittoujours, avec un sourire si net, que Sa Majesté, gênée, intimidée,devait souvent détourner les yeux.
La partie s’engagea. Un grand nombre d’invités firent cercle,jugeant les coups, s’émerveillant. La jeune femme, devant la longuetable recouverte d’un drap vert, lança son premier palet, qu’elleplaça près du but, figuré par un point blanc. Mais l’empereur,montrant plus d’adresse encore, le délogea et prit la place. Onapplaudit doucement. Ce fut pourtantMme de Combelot qui gagna.
« Sire, qu’est-ce que nous avons joué ? »demanda-t-elle avec hardiesse.
Il sourit, il ne répondit pas. Puis, se tournant, ildit :
« Monsieur Rougon, voulez-vous faire une partie avecmoi ? »
Rougon s’inclina et prit les palets, tout en parlant de samaladresse.
Un frémissement avait couru, parmi les personnes rangées auxdeux bords de la table. Est-ce que Rougon, décidément, rentrait engrâce ? Et l’hostilité sourde dans laquelle il marchait depuisson arrivée, se fondait, des têtes s’avançaient, pour suivre sespalets d’un air de sympathie. M. La Rouquette, plus perplexeencore qu’avant le dîner, emmena sa sœur à l’écart, afin de savoirà quoi s’en tenir ; mais elle ne put sans doute lui fourniraucune explication satisfaisante, car il revint avec un gested’immense incertitude.
« Ah ! très bien ! » murmura Clorinde, à uncoup délicatement joué par Rougon.
Et elle jeta des regards significatifs aux amis du grand hommequi se trouvaient là. L’heure était bonne pour le pousser dansl’amitié de l’empereur. Elle mena l’attaque. Ce fut, pendant uninstant, une pluie d’éloges.
« Diable ! laissa échapper Delestang, qui ne puttrouver autre chose, sous l’ordre muet des yeux de sa femme.
– Et vous vous prétendiez maladroit ! dit le chevalierRusconi avec ravissement. Ah ! sire, je vous en prie, ne jouezpas la France avec lui !
– Mais M. Rougon se conduirait très bien à l’égard dela France, j’en suis sûr », ajouta M. Beulin-d’Orchère,en donnant un air fin à sa face de dogue.
Le mot était direct. L’empereur daignait sourire. Et il rit debon cœur, lorsque Rougon, embarrassé de ces compliments, réponditpar cette explication, d’un air modeste :
« Mon Dieu ! j’ai joué au bouchon, quand j’étaisgamin. »
En entendant rire Sa Majesté, toute la galerie éclata. Ce fut,pendant un moment, une gaieté extraordinaire. Clorinde, avec sonflair de femme adroite, avait compris qu’en admirant Rougon, joueurtrès médiocre en somme, on flattait surtout l’empereur, quimontrait une supériorité incontestable. Cependant,M. de Plouguern ne s’était pas encore exécuté, jalousantce succès. Elle vint le heurter légèrement du coude, comme parmégarde. Il comprit et s’extasia au premier palet lancé par soncollègue. Alors, M. La Rouquette, emporté, risquant tout,s’écria :
« Très joli ! le coup est d’unmoelleux ! »
L’empereur ayant gagné, Rougon demanda une revanche. Les paletsglissaient de nouveau sur le tapis de drap vert, avec un petitbruissement de feuille sèche, lorsqu’une gouvernante parut à laporte du salon de famille, tenant sur ses bras le prince impérial.L’enfant, âgé d’une vingtaine de mois, avait une robe blanche trèssimple, les cheveux ébouriffés, les yeux enflés de sommeil.D’ordinaire, lorsqu’il s’éveillait ainsi, le soir, on l’apportaitun instant à l’impératrice, pour qu’elle l’embrassât. Il regardaitla lumière de cet air profondément sérieux des petits garçons.
Un vieillard, un grand dignitaire, s’était précipité, traînantses jambes goutteuses. Et se penchant, avec un tremblement sénilede la tête, il avait pris la petite main molle du prince, qu’ilbaisait, en murmurant de sa voix cassée :
« Monseigneur, monseigneur… »
L’enfant, effrayé par l’approche de ce visage parcheminé, serejeta vivement en arrière, poussa des cris terribles. Mais levieillard ne le lâchait pas. Il protestait de son dévouement. Ondut arracher à son adoration la petite main molle qu’il tenaitcollée sur ses lèvres.
« Retirez-vous, emportez-le », dit l’empereurimpatienté à la gouvernante.
Le souverain venait de perdre la seconde partie. La bellecommença. Rougon, prenant les éloges au sérieux, s’appliquait.Maintenant, Clorinde trouvait qu’il jouait trop bien. Elle luisouffla à l’oreille, au moment où il allait ramasser sespalets :
« J’espère que vous n’allez pas gagner. »
Il sourit. Mais, brusquement, des abois violents se firententendre. C’était Néro, le braque favori de l’empereur, qui,profitant d’une porte entrouverte, venait de s’élancer dans lagalerie. Sa Majesté donnait l’ordre de l’emmener, et un huissiertenait déjà le chien par le collier, quand le vieillard, le granddignitaire, se précipita de nouveau, en s’écriant :
« Mon beau Néro, mon beau Néro… »
Et il s’agenouilla presque sur le tapis, pour le prendre entreses bras tremblants. Il lui serrait le museau contre sa poitrine,il lui posait de gros baisers sur la tête, répétant :
« Je vous en prie, sire, ne le renvoyez pas… Il est sibeau ! »
L’empereur consentit à ce qu’il restât. Alors, le vieillard eutun redoublement de caresses. Le chien ne s’épouvanta pas, ne grognapas. Il lécha les mains sèches qui le flattaient.
Rougon, pendant ce temps, faisait des fautes. Il avait lancé unpalet avec une telle gaucherie, que la rondelle de plomb garnie dedrap était sautée dans le corsage d’une dame, qui la retira dumilieu de ses dentelles, en rougissant. L’empereur gagna. Alors,délicatement, on lui laissa entendre qu’il avait remporté là unevictoire sérieuse. Il en conçut une sorte d’attendrissement. Ils’en alla avec Rougon, causant, comme s’il croyait devoir leconsoler. Ils marchèrent jusqu’au bout de la galerie, abandonnantla largeur de la pièce à un petit bal, qu’on organisait.
L’impératrice, qui venait de quitter le salon de famille,s’efforçait, avec une bonne grâce charmante, de combattre l’ennuigrandissant des invités. Elle avait proposé de jouer aux petitspapiers ; mais il était déjà trop tard, on préféra danser.Toutes les dames se trouvaient alors réunies dans la galerie desCartes. On envoya au fumoir chercher les hommes qui s’y cachaient.Et comme on se mettait en place pour un quadrille,M. de Combelot s’assit obligeamment devant le piano.C’était un piano mécanique, avec une petite manivelle, à droite duclavier. Le chambellan, d’un mouvement continu du bras, tournait,l’air sérieux.
« Monsieur Rougon, disait l’empereur, on m’a parlé d’untravail, un parallèle entre la Constitution anglaise et la nôtre…Je pourrai peut-être vous fournir des documents.
– Votre Majesté est trop bonne… Mais je nourris un autreprojet, un vaste projet. »
Et Rougon, voyant le souverain si affectueux, voulut profiter del’occasion. Il expliqua son affaire tout au long, son rêve degrande culture dans un coin des Landes, le défrichement deplusieurs lieues carrées, la fondation d’une ville, la conquêted’une nouvelle terre. Pendant qu’il parlait, l’empereur levait surlui ses yeux mornes, où une lueur s’allumait. Il ne disait rien, ilhochait la tête par moments. Puis, quand l’autre se tut :
« Sans doute… on pourrait voir… »
Et, se tournant vers un groupe voisin, composé de Clorinde, deson mari et de M. de Plouguern :
« Monsieur Delestang, donnez-nous donc votre avis… J’aigardé le meilleur souvenir de ma visite à votre ferme-modèle de laChamade. »
Delestang s’approcha. Mais le cercle qui se formait autour del’empereur dut reculer jusque dans l’embrasure d’une fenêtre.Mme de Combelot, en valsant, à demi pâméeentre les bras de M. La Rouquette, venait d’envelopper, d’unfrôlement de sa longue traîne, les bas de soie de Sa Majesté. Aupiano, M. de Combelot goûtait la musique qu’ilfaisait ; il tournait plus vite, il balançait sa belle têtecorrecte ; et, par moments, il abaissait un regard sur lacaisse de l’instrument, comme surpris des sons graves, que certainstours de la manivelle ramenaient.
« J’ai eu le bonheur d’obtenir des veaux superbes cetteannée, grâce à un nouveau croisement de races, expliquaitDelestang. Malheureusement, quand Votre Majesté est venue, lesparcs étaient en réparation. »
Et l’empereur parla culture, élevage, engrais, lentement, parmonosyllabes. Depuis sa visite à la Chamade, il tenait Delestang engrande estime. Il louait surtout celui-ci d’avoir tenté pour lepersonnel de sa ferme un essai de vie en commun, avec tout unsystème de partage de certains bénéfices et de caisse de retraite.Lorsqu’ils causaient ensemble, ils avaient des communautés d’idées,des coins d’humanitairerie qui les faisaient se comprendre àdemi-mot.
« M. Rougon vous a parlé de son projet ? demandal’empereur.
– Oh ! un projet superbe, répondit Delestang. Onpourrait tenter en grand des expériences… »
Il montra un véritable enthousiasme. La race porcine lepréoccupait ; les beaux types se perdaient en France. Puis, illaissa entendre qu’il étudiait un nouvel aménagement des prairiesartificielles. Mais il faudrait d’immenses terrains. Si Rougonréussissait, il irait là-bas appliquer son procédé. Et,brusquement, il s’arrêta : il venait d’apercevoir sa femme quile regardait d’un regard fixe. Depuis qu’il approuvait le projet deRougon, elle pinçait les lèvres, furieuse, toute pâle.
« Mon ami », murmura-t-elle, en lui montrant lepiano.
M. de Combelot, les doigts rompus, ouvrait la main,qu’il refermait ensuite doucement, pour se délasser. Il allaitattaquer une polka, avec le sourire complaisant d’un martyr,lorsque Delestang courut lui offrir de le remplacer ; ce qu’ilaccepta d’un air poli, comme s’il cédait une place d’honneur. EtDelestang, attaquant la polka, se mit à tourner la manivelle. Maisc’était autre chose. Il n’avait pas le jeu souple, le tour depoignet facile et moelleux du chambellan.
Rougon, pourtant, voulait obtenir un mot décisif de l’empereur.Celui-ci, très séduit, lui demandait maintenant s’il ne comptaitpas établir là-bas de vastes cités ouvrières ; il serait aiséd’accorder à chaque famille un bout de terrain, une petiteconcession d’eau, des outils ; et il promettait même de luicommuniquer des plans, le projet d’une de ces cités qu’il avaitjeté lui-même sur le papier, avec des maisons uniformes, où tousles besoins étaient prévus.
« Certainement, j’entre tout à fait dans les idées de VotreMajesté, répondit Rougon, que le socialisme nuageux du souverainimpatientait. Nous ne pourrons rien faire sans elle… Ainsi, ilfaudra sans doute exproprier certaines communes. L’utilité publiquedevra être déclarée. Enfin, j’aurai à m’occuper de la formationd’une société… Un mot de Votre Majesté est nécessaire… »
L’œil de l’empereur s’éteignit. Il continuait à hocher la tête.Puis, sourdement, d’une voix à peine distincte, ilrépéta :
« Nous verrons… nous en causerons… »
Et il s’éloigna, traversant de sa marche alourdie la figure d’unquadrille. Rougon fit bonne contenance, comme s’il avait eu lacertitude d’une réponse favorable. Clorinde était radieuse. Peu àpeu, parmi les hommes graves qui ne dansaient pas, la nouvellecourut que Rougon quittait Paris, qu’il allait se mettre à la têted’une grande entreprise, dans le Midi. Alors, on vint le féliciter.On lui souriait d’un bout de la galerie à l’autre. Il ne restaitplus trace de l’hostilité du premier moment. Puisqu’il s’exilait delui-même, on pouvait lui serrer la main, sans courir le risque dese compromettre. Ce fut un véritable soulagement pour beaucoupd’invités. M. La Rouquette, quittant la danse, en parla auchevalier Rusconi, d’un air enchanté d’homme mis à l’aise.
« Il fait bien, il accomplira de grandes choses là-bas,dit-il, Rougon est un homme très fort ; mais, voyez-vous, ilmanque de tact en politique. »
Ensuite, il s’attendrit sur la bonté de l’empereur, qui, selonson expression, « aimait ses vieux serviteurs comme on aimed’anciennes maîtresses ». Il s’acoquinait à eux, il éprouvaitdes regains de tendresse, après les ruptures les plus éclatantes.S’il avait invité Rougon à Compiègne, c’était sûrement par quelquemuette lâcheté de cœur. Et le jeune député cita d’autres faits àl’honneur des bons sentiments de Sa Majesté : quatre centmille francs donnés pour payer les dettes d’un général ruiné parune danseuse, huit cent mille francs offerts en cadeau de noce à unde ses anciens complices de Strasbourg et de Boulogne, près d’unmillion dépensé en faveur de la veuve d’un grand fonctionnaire.
« Sa cassette est au pillage, dit-il en terminant. Il nes’est laissé nommer empereur que pour enrichir ses amis… Je hausseles épaules, quand j’entends les républicains lui reprocher saliste civile. Il épuiserait dix listes civiles à faire le bien.C’est un argent qui retourne à la France. »
Tout en parlant à demi-voix, M. La Rouquette et lechevalier Rusconi suivaient des yeux l’empereur. Celui-ci achevaitde faire le tour de la galerie. Il manœuvrait prudemment au milieudes danseuses, s’avançant muet et seul, dans le vide que le respectouvrait devant lui. Quand il passait derrière les épaules nuesd’une dame assise, il allongeait un peu le cou, les paupièrespincées, avec un regard oblique et plongeant.
« Et une intelligence ! dit à voix plus basse lechevalier Rusconi. Un homme extraordinaire ! »
L’empereur était arrivé près d’eux. Il resta là une minute,morne et hésitant. Puis, il parut vouloir s’approcher de Clorinde,très gaie, en ce moment, très belle ; mais elle le regardahardiment, elle dut l’effrayer. Il se remit à marcher, la maingauche rejetée et appuyée sur les reins, roulant de l’autre mainles bouts cirés de ses moustaches. Et, commeM. Beulin-d’Orchère se trouvait en face de lui, il fit undétour, se rapprocha de biais, en disant :
« Vous ne dansez donc pas, monsieur leprésident ? »
Le magistrat avoua qu’il ne savait pas danser, qu’il n’avaitjamais dansé de sa vie. Alors, l’empereur reprit, d’une voixencourageante :
« Ça ne fait rien, on danse tout de même. »
Ce fut son dernier mot. Il gagna doucement la porte, ildisparut.
« N’est-ce pas un homme extraordinaire ? disaitM. La Rouquette, qui répétait le mot du chevalier Rusconi.Hein ? à l’étranger, on se préoccupe énormément delui ? »
Le chevalier, en diplomate discret, répondit par de vaguessignes de tête. Pourtant, il convint que toute l’Europe avait lesyeux fixés sur l’empereur. Une parole prononcée aux Tuileriesébranlait les trônes voisins.
« C’est un prince qui sait se taire », ajouta-t-il,avec un sourire dont la fine ironie échappa au jeune député.
Tous deux retournèrent galamment auprès des dames. Ils firentdes invitations pour le prochain quadrille. Un aide de camptournait depuis un quart d’heure la manivelle du piano. Delestanget M. de Combelot se précipitèrent, offrant de leremplacer. Mais les dames crièrent :
« Monsieur de Combelot, monsieur de Combelot… Il tournebeaucoup mieux ! »
Le chambellan remercia d’un salut aimable, et tourna, avec uneampleur vraiment magistrale. Ce fut le dernier quadrille. On venaitde servir le thé, dans le salon de famille. Néro, qui sortit dederrière un canapé, fut bourré de sandwichs. De petits groupes seformaient, causant d’une façon intime. M. de Plouguernavait emporté une brioche sur le coin d’une console ; ilmangeait, buvant de légères gorgées de thé, expliquant à Delestang,avec lequel il partageait sa brioche, comment il avait fini paraccepter des invitations à Compiègne, lui dont on connaissait lesopinions légitimistes. Mon Dieu ! c’était bien simple :il croyait ne pas pouvoir refuser son concours à un gouvernementqui sauvait la France de l’anarchie. Il s’interrompit pourdire :
« Elle est excellente, cette brioche… Moi, j’avais assezmal dîné, ce soir. »
À Compiègne, d’ailleurs, sa verve méchante était toujours enéveil. Il parla de la plupart des femmes présentes, avec unecrudité de paroles, dont Delestang rougissait. Il ne respectait quel’impératrice, une sainte ; elle montrait une dévotionexemplaire, elle était légitimiste et aurait sûrement rappeléHenri V, si elle avait pu disposer librement du trône. Pendantun instant, il célébra les douceurs de la religion. Puis, comme ilentamait de nouveau une anecdote graveleuse, l’impératricejustement rentra dans ses appartements, suivie deMme de Llorentz. Sur le seuil de la porte,elle fit une grande révérence à l’assemblée. Tout le monde,silencieusement, s’inclina.
Les salons se vidèrent. On causait plus fort. Des poignées demain s’échangeaient. Quand Delestang chercha sa femme pour monter àleur chambre, il ne la trouva plus. Enfin Rougon, qui l’aidait,finit par la découvrir, assise à côté de M. de Marsy, surun étroit canapé, au fond de ce petit salon, oùMme de Llorentz avait fait au comte une siterrible scène de jalousie, après le dîner. Clorinde riait trèshaut. Elle se leva, en apercevant son mari. Elle dit, sans cesserde rire :
« Bonsoir, monsieur le comte… Vous verrez demain, pendantla chasse, si je tiens mon pari. »
Rougon la suivit des yeux, tandis que Delestang l’emmenait à sonbras. Il aurait voulu les accompagner jusqu’à leur porte, pour luidemander quel était ce pari dont elle parlait ; mais il dutrester là, retenu par M. de Marsy, qui le traitait avecun redoublement de politesse. Quand il fut libre, au lieu de monterse coucher, il profita d’une porte ouverte, il descendit dans leparc. La nuit était très sombre, une nuit d’octobre, sans uneétoile, sans un souffle, noire et morte. Au loin, les hautesfutaies mettaient des promontoires de ténèbres. Il avait peine àdistinguer devant lui la pâleur des allées. À cent pas de laterrasse, il s’arrêta. Son chapeau à la main, debout dans la nuit,il reçut un instant au visage toute la fraîcheur qui tombait. Cefut un soulagement, comme un bain de force. Et il s’oublia àregarder sur la façade, à gauche, une fenêtre vivementéclairée ; les autres fenêtres s’éteignaient, elle trouabientôt seule de son flamboiement la masse endormie du château.L’empereur veillait. Brusquement, il crut voir son ombre, une têteénorme, traversée par des bouts de moustaches ; puis, deuxautres ombres passèrent, l’une très grêle, l’autre forte, si large,qu’elle bouchait toute la clarté. Il reconnut nettement, dans cettedernière, la colossale silhouette d’un agent de la police secrète,avec lequel Sa Majesté s’enfermait pendant des heures, pargoût ; et l’ombre grêle ayant passé de nouveau, il supposaqu’elle pouvait bien être une ombre de femme. Tout disparut, lafenêtre reprit son éclat tranquille, la fixité de son regard deflamme, perdu dans les profondeurs mystérieuses du parc. Peut-être,maintenant, l’empereur songeait-il au défrichement d’un coin desLandes, à la fondation d’une ville ouvrière, où l’extinction dupaupérisme serait tentée en grand. Souvent, il se décidait la nuit.C’était la nuit qu’il signait des décrets, écrivait des manifestes,destituait des ministres. Cependant, peu à peu, Rougonsouriait ; il se rappelait invinciblement une anecdote,l’empereur en tablier bleu, coiffé d’un bonnet de police fait d’unmorceau de journal, collant du papier à trois francs le rouleaudans une pièce de Trianon, pour y loger une maîtresse ; et ilse l’imaginait, à cette heure, dans la solitude de son cabinet, aumilieu du solennel silence, découpant des images qu’il collait àl’aide d’un petit pinceau, très proprement.
Alors, Rougon, levant les bras, se surprit à dire touthaut :
« Sa bande l’a fait, lui ! »
Il se hâta de rentrer. Le froid le prenait, surtout aux jambes,que sa culotte découvrait jusqu’aux genoux.
Le lendemain, vers neuf heures, Clorinde lui envoya Antoniaqu’elle avait amenée, pour demander s’ils pouvaient, son mari etelle, venir déjeuner chez lui. Il s’était fait monter une tasse dechocolat. Il les attendit. Antonia les précéda, apportant le largeplateau d’argent sur lequel on leur avait servi, dans leur chambre,deux tasses de café.
« Hein ? ce sera plus gai, dit Clorinde en entrant.Vous avez le soleil, de ce côté-ci… Oh ! vous êtes beaucoupmieux que nous ! »
Et elle visita l’appartement. Il se composait d’une antichambre,dans laquelle se trouvait, à droite, la porte d’un cabinet dedomestique ; au fond, était la chambre à coucher, une vastepièce tendue d’une cretonne écrue à grosses fleurs rouges, avec ungrand lit d’acajou carré et une immense cheminée, où flambaient destroncs d’arbre.
« Parbleu ! criait Rougon, il fallait réclamer !Moi, je n’aurais pas accepté un appartement sur la cour !Ah ! si l’on courbe l’échine !… Je l’ai dit hier soir àDelestang. »
La jeune femme haussa les épaules, en murmurant :
« Lui ! il tolérerait qu’on me logeât dans lesgreniers ! »
Elle voulut voir jusqu’au cabinet de toilette, dont toute lagarniture était en porcelaine de Sèvres, blanc et or, marquée duchiffre impérial. Puis, elle vint devant la fenêtre. Un léger cride surprise et d’admiration lui échappa. En face d’elle, à deslieues, la forêt de Compiègne emplissait l’horizon de la merroulante de ses hautes futaies ; des cimes monstrueusesmoutonnaient, se perdaient dans un balancement ralenti dehoule ; et, sous le soleil blond de cette matinée d’octobre,c’étaient des mares d’or, des mares de pourpre, une richesse demanteau galonné traînant d’un bord du ciel à l’autre.
« Voyons, déjeunons », dit Clorinde.
Ils débarrassèrent une table, sur laquelle se trouvaient unencrier et un buvard. Ils trouvèrent piquant de se passer de leursdomestiques. La jeune femme, très rieuse, répétait qu’il lui avaitsemblé le matin se réveiller à l’auberge, une auberge tenue par unprince, au bout d’un long voyage fait en rêve. Ce déjeuner dehasard, sur des plateaux d’argent, la ravissait comme une aventurequi lui serait arrivée dans quelque pays inconnu, tout là-bas,disait-elle. Cependant, Delestang s’émerveillait sur la quantité debois brûlant dans la cheminée. Il finit par murmurer, les yeux surles flammes, d’un air absorbé :
« Je me suis laissé conter qu’on brûle pour quinze centsfrancs de bois par jour au château… Quinze cents francs !Hein ? Rougon, le chiffre ne vous paraît pas un peufort ? »
Rougon, qui buvait lentement son chocolat, se contenta de hocherla tête. Il était très préoccupé par la gaieté vive de Clorinde. Cematin-là, elle semblait s’être levée avec une fièvre extraordinairede beauté ; elle avait ses grands yeux luisants de combat.
« Quel est donc ce pari dont vous parliez hiersoir ? » lui demanda-t-il brusquement.
Elle se mit à rire, sans répondre. Et comme ilinsistait :
« Vous verrez bien », dit-elle.
Alors, peu à peu, il se fâcha, il la traita durement. Ce fut unevéritable scène de jalousie, avec des allusions d’abord voilées,qui devinrent bientôt des accusations toutes crues : elles’était donnée en spectacle, elle avait laissé ses doigts dans ceuxde M. de Marsy pendant plus de deux minutes. Delestang,d’un air tranquille, trempait de longues mouillettes dans son caféau lait.
« Ah ! si j’étais votre mari ! » criaRougon.
Clorinde s’était levée. Elle se tenait debout derrièreDelestang, les deux mains appuyées sur ses épaules.
« Eh bien ! quoi ? si vous étiez mon mari »,demanda-t-elle.
Et se penchant vers Delestang, parlant dans ses cheveux, qu’ellesoulevait d’un souffle tiède :
« N’est-ce pas, mon ami, il serait bien sage, aussi sageque toi ? »
Pour toute réponse, il plia le cou et baisa la main appuyée surson épaule gauche. Il regardait Rougon, la face émue etembarrassée, clignant les yeux, voulant lui faire entendre qu’ilallait peut-être un peu loin. Rougon faillit l’appeler imbécile.Mais Clorinde ayant fait un signe par-dessus la tête de son mari,il la suivit à la fenêtre, où elle s’accouda. Un instant, elleresta muette, les yeux perdus sur l’immense horizon. Puis elle dit,sans transition :
« Pourquoi voulez-vous quitter Paris ? Vous ne m’aimezdonc plus ?… Écoutez, je serai raisonnable, je suivrai vosconseils, si vous renoncez à vous exiler là-bas dans votreabominable pays. »
Lui, à ce marché, devint très grave. Il mit en avant les grandsintérêts auxquels il obéissait. Maintenant, il était impossiblequ’il reculât. Et, pendant qu’il parlait, Clorinde cherchaitvainement à lire la vérité vraie sur son visage ; il semblaittrès décidé à partir.
« C’est bon, vous ne m’aimez plus, reprit-elle. Alors, jesuis bien maîtresse d’agir à ma guise… Vous verrez. »
Elle quitta la fenêtre sans contrariété, retrouvant son rire.Delestang, que le feu continuait à intéresser, cherchait àdéterminer le nombre approximatif des cheminées du château. Maiselle l’interrompit, car elle avait tout juste le temps des’habiller, si elle ne voulait pas manquer la chasse. Rougon lesaccompagna jusque dans le corridor, un large couloir de couvent,garni d’une moquette verte. Clorinde, en s’en allant, s’amusa àlire de porte en porte les noms des invités, écrits sur de petitespancartes encadrées de minces filets de bois. Puis, tout au bout,elle se retourna ; et, croyant voir Rougon perplexe, commeprès de la rappeler, elle s’arrêta, attendit quelques secondes,l’air souriant. Il rentra chez lui, il ferma sa porte d’une mainbrutale.
Le déjeuner fut avancé, ce matin-là. Dans la galerie des Cartes,on causa beaucoup du temps, qui était excellent pour une chasse àcourre : une poussière diffuse de soleil, un air blond et vif,immobile comme une eau dormante. Les voitures de la cour partirentdu château un peu avant midi. Le rendez-vous était au Puits-du-Roi,vaste carrefour en pleine forêt. La vénerie impériale attendait làdepuis une heure, les piqueurs à cheval, en culotte de drap rouge,avec le grand chapeau galonné en bataille, les valets de chiens,chaussés de souliers noirs à boucles d’argent, pour courir à l’aiseau milieu des taillis ; et les voitures des invités venus deschâteaux voisins, alignées correctement, formaient un demi-cercle,en face de la meute tenue par les valets ; tandis que desgroupes de dames et de chasseurs en uniforme faisaient au centre unsujet de tableau ancien, une chasse sous Louis XV, ressuscitéedans l’air blond. L’empereur et l’impératrice ne suivirent pas lachasse. Aussitôt après l’attaque, leurs chars à bancs tournèrentdans une allée et revinrent au château. Beaucoup de personnes lesimitèrent. Rougon avait d’abord essayé d’accompagnerClorinde ; mais elle lançait son cheval si follement, qu’ilperdit du terrain et se décida à rentrer de dépit, furieux de lavoir galoper côte à côte avec M. de Marsy, au fond d’uneallée, très loin.
Vers cinq heures et demie, Rougon fut prié de descendre prendrele thé, dans les petits appartements de l’impératrice. C’était unefaveur accordée d’ordinaire aux hommes spirituels. Il y avait déjàlà M. Beulin-d’Orchère et M. de Plouguern ; etce dernier conta, en termes délicats, une farce très grosse, quieut un grand succès de rire. Cependant, les chasseurs rentraient àpeine. Mme de Combelot arriva, en affectantune lassitude extrême. Et, comme on lui demandait des nouvelles,elle répondit avec des mots techniques :
« Oh ! l’animal s’est fait battre pendant plus dequatre heures… Imaginez qu’il a débouché un instant en plaine. Ilavait repris un peu d’air… Enfin, il est allé se laisser prendre àla mare Rouge. Un hallali superbe ! »
Le chevalier Rusconi donna un autre détail, d’un airinquiet.
« Le cheval de Mme Delestang s’est emporté…Elle a disparu du côté de la route de Pierrefonds. On n’a pasencore de ses nouvelles. »
Alors, on l’accabla de questions. L’impératrice paraissaitdésolée. Il raconta que Clorinde avait suivi tout le temps d’untrain d’enfer. Son allure enthousiasmait les veneurs les plusaccomplis. Puis, brusquement, son cheval s’était dérobé dans uneallée latérale.
« Oui, ajouta M. La Rouquette, qui brûlait de placerun mot, elle avait cravaché cette pauvre bête avec uneviolence !… M. de Marsy s’est élancé derrière ellepour lui porter secours. Il n’a pas reparu non plus. »
Mme de Llorentz, assise derrière SaMajesté, se leva. Elle crut qu’on la regardait en souriant. Elledevint toute blême. Maintenant, la conversation roulait sur lesdangers qu’on courait à la chasse. Un jour, le cerf, réfugié dansla cour d’une ferme, s’était retourné si terriblement contre leschiens, qu’une dame avait eu une jambe cassée, au milieu de labagarre. Puis, on fit des suppositions. Si M. de Marsyétait parvenu à maîtriser le cheval deMme Delestang, peut-être avaient-ils mis pied àterre, tous les deux, pour se reposer quelques minutes ; lesabris, des huttes, des hangars, des pavillons, abondaient dans laforêt. Et il sembla à Mme de Llorentz que lessourires redoublaient, tandis qu’on guettait du coin de l’œil safureur jalouse. Rougon se taisait, battant fiévreusement une marchesur ses genoux, du bout des doigts.
« Bah ! quand ils passeraient la nuitdehors ! » dit entre ses dentsM. de Plouguern.
L’impératrice avait donné des ordres pour que Clorinde fûtinvitée à venir prendre le thé, si elle rentrait. Tout d’un coup,il y eut de légères exclamations. La jeune femme était sur le seuilde la porte, le teint vif, souriante, triomphante. Elle remercia SaMajesté de l’intérêt qu’elle lui témoignait. Et, d’un airtranquille :
« Mon Dieu ! je suis désolée. On a eu tort des’inquiéter… J’avais fait avec M. de Marsy le parid’arriver la première à la mort du cerf. Sans ce mauditcheval… »
Puis, elle ajouta gaiement :
« Nous n’avons perdu ni l’un ni l’autre, voilàtout. »
Mais elle dut raconter l’aventure plus au long. Elle n’éprouvapas la moindre gêne. Après dix minutes d’un galop furieux, soncheval s’était abattu, sans qu’elle eût aucun mal. Alors, commeelle chancelait un peu d’émotion, M. de Marsy l’avaitfait entrer un instant sous un hangar.
« Nous avions deviné ! cria M. La Rouquette. Vousdites sous un hangar ?… Moi, j’avais dit dans un pavillon.
– Vous deviez être bien mal là-dessous », ajoutaméchamment M. de Plouguern.
Clorinde, sans cesser de sourire, répondit avec une lenteurheureuse :
« Non, je vous assure. Il y avait de la paille. Je me suisassise… Un grand hangar plein de toiles d’araignée. La nuittombait. C’était très drôle. »
Et, regardant en face Mme de Llorentz, ellecontinua, d’une voix plus traînante encore, qui donnait aux motsune valeur particulière :
« M. de Marsy a été très bon pour moi. »
Depuis que la jeune femme racontait son accident,Mme de Llorentz appuyait violemment deuxdoigts de sa main contre ses lèvres. Aux derniers détails, elleferma les yeux, comme prise d’un vertige de colère. Elle resta làencore une minute ; puis, ne se contenant plus, elle sortit.M. de Plouguern, très intrigué, se glissa derrière elle.Clorinde, qui la guettait, eut un geste involontaire devictoire.
La conversation changea. M. Beulin-d’Orchère parlait d’unprocès scandaleux dont l’opinion se préoccupait beaucoup ; ils’agissait d’une demande en séparation, fondée sur l’impuissance dumari ; et il rapportait certains faits avec des phrases sidécentes de magistrat, que Mme de Combelot, necomprenant pas, demandait des explications. Le chevalier Rusconiplut énormément en chantant à demi-voix des chansons populaires duPiémont, des vers d’amour, dont il donnait ensuite la traductionfrançaise. Au milieu d’une de ces chansons, Delestang entra ;il revenait de la forêt, où il battait les routes depuis deuxheures, à la recherche de sa femme ; on sourit de l’étrangefigure qu’il avait. Cependant, l’impératrice semblait prise toutd’un coup d’une vive amitié pour Clorinde. Elle l’avait faitasseoir à son côté, elle causait chevaux avec elle. Pyrame, lecheval monté par la jeune femme pendant la chasse, était d’un galoptrès dur ; et elle disait que, le lendemain, elle lui feraitdonner César.
Rougon, dès l’arrivée de Clorinde, s’était approché d’unefenêtre, en affectant d’être très intéressé par des lumières quis’allumaient au loin, à gauche du parc. Personne ainsi ne put voirles légers tressaillements de sa face. Il demeura longtemps debout,devant la nuit. Enfin il se retournait, l’air impassible, lorsqueM. de Plouguern, qui rentrait, s’approcha de lui, soufflaà son oreille d’une voix enfiévrée de curieux satisfait :
« Oh ! une scène épouvantable… Vous avez vu, je l’aisuivie. Elle a justement rencontré Marsy au bout des couloirs. Ilssont entrés dans une chambre. Là, j’ai entendu Marsy lui direcarrément qu’elle l’assommait… Elle est repartie comme une folle,en se dirigeant vers le cabinet de l’empereur… Ma foi, oui, jecrois qu’elle est allée mettre sur le bureau de l’empereur lesfameuses lettres… »
À ce moment, Mme de Llorentz reparut. Elleétait toute blanche, les cheveux envolés sur les tempes, l’haleinecourte. Elle reprit sa place derrière l’impératrice, avec le calmedésespéré d’un patient qui vient de pratiquer sur lui-même quelqueterrible opération dont il peut mourir.
« Pour sûr, elle a lâché les lettres », répétaM. de Plouguern, en l’examinant.
Et, comme Rougon semblait ne pas le comprendre, il alla sepencher derrière Clorinde, lui racontant l’histoire. Ellel’écoutait ravie, les yeux allumés d’une joie luisante. Ce futseulement au sortir des petits appartements de l’impératrice, quandvint l’heure du dîner, que Clorinde parut apercevoir Rougon. Ellelui prit le bras, elle lui dit, tandis que Delestang marchaitderrière eux :
« Eh bien ! vous avez vu… Si vous aviez été gentil cematin, je n’aurais pas failli me casser les jambes. »
Le soir, il y eut une curée froide aux flambeaux, dans la courdu palais. En quittant la salle à manger, le cortège des invités,au lieu de revenir immédiatement à la galerie des Cartes, sedispersa dans les salons de la façade, dont les fenêtres furentouvertes toutes grandes. L’empereur prit place sur le balconcentral, où une vingtaine de personnes purent le suivre.
En bas, de la grille au vestibule, deux files de valets de pieden grande livrée, les cheveux poudrés, ménageaient une large allée.Chacun d’eux tenait une longue pique, au bout de laquelleflambaient des étoupes, dans des gobelets remplis d’esprit-de-vin.Ces hautes flammes vertes dansaient en l’air, comme flottantes etsuspendues, tachant la nuit sans l’éclairer, ne tirant du noir quela double rangée des gilets écarlates qu’elles rendaient violâtres.Des deux côtés de la cour, une foule s’entassait, des bourgeois deCompiègne avec leurs dames, des visages blafards grouillant dansl’ombre, d’où par moments un reflet des étoupes faisait sortirquelque tête abominable, une face vert-de-grisée de petit rentier.Puis, au milieu, devant le perron, les débris du cerf, en tas surle pavé, étaient recouverts de la peau de l’animal, étalée, la têteen avant ; tandis que, à l’autre bout, contre la grille, lameute attendait, entourée des piqueurs. Là, des valets de chiens enhabit vert, avec de grands bas de coton blanc, agitaient destorches. Une vive clarté rougeâtre, traversée de fumées dont lasuie roulait vers la ville, mettait, dans une lueur de fournaise,les chiens serrés les uns contre les autres, soufflant fortement,les gueules ouvertes.
L’empereur resta debout. Par instants, un éclat brusque destorches montrait sa face vague, impénétrable. Clorinde, pendanttout le dîner, avait épié chacun de ses gestes, sans surprendre enlui qu’une fatigue morne, l’humeur chagrine d’un malade souffranten silence. Une seule fois, elle crut le voir regarderM. de Marsy obliquement, de son regard gris que sespaupières éteignaient. Au bord du balcon, il demeurait maussade, unpeu voûté, tordant sa moustache ; pendant que, derrière lui,les invités se haussaient, pour voir.
« Allez, Firmin ! » dit-il, comme impatienté.
Les piqueurs sonnaient la Royale. Les chiens donnaientde la voix, hurlaient, le cou tendu, dressés à demi sur leurspattes de derrière, dans un élan d’effroyable vacarme. Tout d’uncoup, au moment où un valet montrait la tête du cerf à la meuteaffolée, Firmin, le maître d’équipage, placé sur le perron, abaissason fouet ; et la meute, qui attendait ce signal, traversa lacour en trois bonds, les flancs haletant d’une rage d’appétit. MaisFirmin avait relevé son fouet. Les chiens, arrêtés à quelquedistance du cerf, s’aplatirent un instant sur le pavé, l’échinesecouée de frissons, la gueule cassée d’aboiements de désir. Et ilsdurent reculer, ils retournèrent se ranger à l’autre bout, près dela grille.
« Oh ! les pauvres bêtes ! ditMme de Combelot, d’un air de compassionlangoureuse.
– Superbe ! » cria M. La Rouquette.
Le chevalier Rusconi applaudissait. Des dames se penchaient,très excitées, avec de petits battements aux coins des lèvres, lecœur tout gonflé du besoin de voir les chiens manger. On ne leurdonnait pas leurs os tout de suite ; c’était trèsémotionnant.
« Non, non, pas encore », murmuraient des voixgrasses.
Cependant, Firmin, à deux reprises, avait levé et baissé sonfouet. La meute écumait, exaspérée. À la troisième fois, le maîtred’équipage ne releva pas le fouet. Le valet s’était sauvé, enemportant la peau et la tête du cerf. Les chiens se ruèrent, sevautrèrent sur les débris ; leurs abois furieux s’apaisaientdans un grognement sourd, un tremblement convulsif de jouissance.Des os craquaient. Alors, sur le balcon, aux fenêtres, ce fut unesatisfaction ; les dames avaient des sourires aigus, enserrant leurs dents blanches ; les hommes soufflaient, lesyeux vifs, les doigts occupés à tordre quelque cure-dent apporté dela salle à manger. Dans la cour, il y eut comme une soudaineapothéose ; les piqueurs sonnaient des fanfares ; lesvalets de chiens secouaient les torches ; des flammes deBengale brûlaient, sanglantes, incendiant la nuit, baignant lestêtes placides des bourgeois de Compiègne, entassés sur les côtés,d’une pluie rouge, à larges gouttes.
L’empereur, tout de suite, tourna le dos. Et comme Rougon setrouvait à côté de lui, il parut sortir de la profonde rêverie quile tenait maussade depuis le dîner.
« Monsieur Rougon, dit-il, j’ai songé à votre affaire… Il ya des obstacles, beaucoup d’obstacles. »
Il s’arrêta, il ouvrit les lèvres, les referma. Puis, s’enallant, il dit encore :
« Il faut rester à Paris, monsieur Rougon. »
Clorinde, qui entendit, eut un geste vif de triomphe. Le mot del’empereur ayant couru, tous les visages redevinrent graves etanxieux, pendant que Rougon traversait lentement les groupes, sedirigeant vers la galerie des Cartes.
Et, en bas, les chiens achevaient leurs os. Ils se coulaientfurieusement les uns sous les autres, pour arriver au milieu dutas. C’était une nappe d’échines mouvantes, les blanches, lesnoires, se poussant, s’allongeant, s’étalant comme une marevivante, dans un ronflement vorace. Les mâchoires se hâtaient,mangeaient vite, avec la fièvre de tout manger. De courtesquerelles se terminaient par un hurlement. Un gros braque, une bêtesuperbe, fâché d’être trop au bord, recula et s’élança d’un bond aumilieu de la bande. Il fit son trou, il but un lambeau desentrailles du cerf.
Des semaines se passèrent. Rougon avait repris sa vie delassitude et d’ennui. Jamais il ne faisait allusion à l’ordre quel’empereur lui avait donné de rester à Paris. Il parlait seulementde son échec, des prétendus obstacles qui s’opposaient à sondéfrichement d’un coin des Landes ; et, sur ce sujet, il netarissait pas. Quels pouvaient être ces obstacles ? Lui, n’envoyait aucun. Il allait jusqu’à s’emporter contre l’empereur, dontil était impossible, disait-il, de tirer une explicationquelconque. Peut-être Sa Majesté avait-elle craint d’être obligéede subventionner l’affaire ?
Cependant, à mesure que les jours coulaient, Clorindemultipliait ses visites rue Marbeuf. Chaque après-midi, ellesemblait attendre de Rougon quelque nouvelle, elle le regardaitd’un air de surprise, en le voyant rester muet. Depuis son séjour àCompiègne, elle vivait dans l’espoir d’un brusque triomphe ;elle avait imaginé tout un drame, une colère furieuse del’empereur, une chute retentissante de M. de Marsy, unerentrée immédiate du grand homme au pouvoir. Ce plan de femme luisemblait d’un succès certain. Aussi, au bout d’un mois, sonétonnement fut-il immense, lorsqu’elle vit le comte rester auministère. Et elle conçut un dédain pour l’empereur, qui ne savaitpas se venger. Elle, à sa place, aurait eu la passion de sarancune. À quoi songeait-il donc, dans l’éternel silence qu’ilgardait ?
Clorinde, toutefois, ne désespérait pas encore. Elle flairait lavictoire, quelque coup de chance imprévu. M. de Marsyétait ébranlé. Rougon avait pour elle des attentions de mari quicraint d’être trompé. Depuis ses accès d’étrange jalousie, àCompiègne, il la surveillait d’une façon plus paternelle, la noyaitde morale, voulait la voir tous les jours. La jeune femme souriait,certaine maintenant qu’il ne quitterait pas Paris. Pourtant, versle milieu de décembre, après des semaines d’une paix endormie, ilrecommença à parler de sa grande affaire. Il avait vu desbanquiers, il rêvait de se passer de l’appui de l’empereur. Et, denouveau, on le trouva perdu au milieu de cartes, de plans,d’ouvrages spéciaux. Gilquin, disait-il, avait déjà racolé plus decinq cents ouvriers, qui consentaient à s’en aller là-bas ;c’était la première poignée d’hommes d’un peuple. Alors, Clorinde,s’enrageant à sa besogne, mit en branle toute la bande desamis.
Ce fut un travail énorme. Chacun prit un rôle. L’entente eutlieu à demi-mots, chez Rougon lui-même, dans les coins, le dimancheet le jeudi. On se partageait les missions difficiles. On selançait tous les jours au milieu de Paris, avec la volonté entêtéede conquérir une influence. On ne dédaignait rien ; les pluspetits succès comptaient. On profitait de tout, on tirait ce qu’onpouvait des moindres événements, on utilisait la journée entière,depuis le bonjour du matin jusqu’à la dernière poignée de main dusoir. Les amis des amis devinrent complices, et encore les amis deceux-là. Paris entier fut pris dans cette intrigue. Au fond desquartiers perdus, il y avait des gens qui soupiraient après letriomphe de Rougon, sans savoir au juste pourquoi. La bande, dix àdouze personnes, tenait la ville.
« Nous sommes le gouvernement de demain », disaitsérieusement Du Poizat.
Il établissait des parallèles entre eux et les hommes quiavaient fait le Second Empire. Il ajoutait :
« Je serai le Marsy de Rougon. »
Un prétendant n’était qu’un nom. Il fallait une bande pour faireun gouvernement. Vingt gaillards qui ont de gros appétits sont plusforts qu’un principe ; et quand ils peuvent mettre avec eux leprétexte d’un principe, ils deviennent invincibles. Lui, battait lepavé, allait dans les journaux, où il fumait des cigares, en minantsourdement M. de Marsy ; il savait toujours deshistoires délicates sur son compte ; il l’accusaitd’ingratitude et d’égoïsme. Puis, lorsqu’il avait amené le nom deRougon, il laissait échapper des demi-mots, élargissant deshorizons extraordinaires de vagues promesses : celui-là, s’ilpouvait seulement ouvrir les mains un jour, ferait tomber sur toutle monde une pluie de récompenses, de cadeaux, de subventions. Ilentretenait ainsi la presse de renseignements, de citations,d’anecdotes, qui occupaient continuellement le public de lapersonnalité du grand homme ; deux petites feuilles publièrentle récit d’une visite à l’hôtel de la rue Marbeuf ; d’autresparlèrent du fameux ouvrage sur la constitution anglaise et laconstitution de 52. La popularité semblait venir, après un silencehostile de deux années ; un sourd murmure d’éloges montait. EtDu Poizat se livrait à d’autres besognes, des maquignonnagesinavouables, l’achat de certains appuis, un jeu de Bourse passionnésur l’entrée plus ou moins sûre de Rougon au ministère.
« Ne songeons qu’à lui, répétait-il souvent, avec cetteliberté de parole qui gênait les hommes gourmés de la bande. Plustard, il songera à nous. »
M. Beulin-d’Orchère avait l’intrigue lourde ; ilévoqua contre M. de Marsy une affaire scandaleuse, qu’onse hâta d’étouffer. Il se montrait plus adroit, en laissant direqu’il pourrait bien être garde des sceaux un jour, si sonbeau-frère remontait au pouvoir ; ce qui mettait à sa dévotionles magistrats ses collègues. M. Kahn menait également unetroupe à l’attaque, des financiers, des députés, desfonctionnaires, grossissant les rangs de tous les mécontentsrencontrés en chemin ; il s’était fait un lieutenant docile deM. Béjuin ; il employait même M. de Combelot etM. La Rouquette, sans que ceux-ci se doutassent le moins dumonde des travaux auxquels il les poussait. Lui, agissait dans lemonde officiel, très haut, étendant sa propagande jusqu’auxTuileries, travaillant souterrainement pendant plusieurs jours,pour qu’un mot, de bouche en bouche, fût enfin répété àl’empereur.
Mais ce furent surtout les femmes qui s’employèrent avecpassion. Il y eut là des dessous terribles, une complicationd’aventures dont on ignora toujours au juste la portée.Mme Correur n’appelait plus la jolieMme Bouchard que « ma petite chatte ».Elle l’emmenait à la campagne, disait-elle ; et, pendant unesemaine, M. Bouchard vivait en garçon, M. d’Escorailleslui-même était réduit à passer ses soirées dans les petitsthéâtres. Un jour, Du Poizat avait rencontré ces dames avec desmessieurs décorés ; ce dont il s’était bien gardé de parler.Mme Correur habitait maintenant deux appartements,l’un rue Blanche, l’autre rue Mazarine ; ce dernier était trèscoquet ; Mme Bouchard y venait l’après-midi,prenait la clef chez la concierge. On racontait aussi la conquêted’un grand fonctionnaire, faite par la jeune femme un matin depluie, comme elle traversait le Pont-Royal, en retroussant sesjupons.
Puis, le fretin des amis s’agitait, s’utilisait le pluspossible. Le colonel Jobelin se rendait dans un café des boulevardspour voir d’anciens amis, des officiers ; il les catéchisait,entre deux parties de piquet ; et quand il en avait embauchéune demi-douzaine, il se frottait les mains, le soir, en répétantque « toute l’armée était pour la bonne cause ».M. Bouchard se livrait, au ministère, à un racolagesemblable ; peu à peu, il avait soufflé aux employés une haineféroce contre M. de Marsy ; il gagnait jusqu’auxgarçons de bureau, il faisait soupirer tout ce monde dans l’attented’un âge d’or, dont il parlait à l’oreille de ses intimes.M. d’Escorailles agissait sur la jeunesse riche, auprès delaquelle il vantait les idées larges de Rougon, sa tolérance pourcertaines fautes, son amour de l’audace et de la force. Enfin, lesCharbonnel eux-mêmes, sur les bancs du Luxembourg, où ils allaientattendre, chaque après-midi, l’issue de leur interminable procès,trouvaient moyen d’enrégimenter les petits rentiers du quartier del’Odéon.
Quant à Clorinde, elle ne se contentait pas d’avoir la hautemain sur toute la bande. Elle menait des opérations trèscompliquées, dont elle n’ouvrait la bouche à personne. Jamais on nel’avait rencontrée, le matin, dans des peignoirs aussi mal agrafés,traînant plus passionnément, au fond de quartiers louches, sonportefeuille de ministre, crevé aux coutures, sanglé de bouts decorde. Elle donnait à son mari des commissions extraordinaires, quecelui-ci faisait avec une douceur de mouton, sans comprendre. Elleenvoyait Luigi Pozzo porter des lettres ; elle demandait àM. de Plouguern de l’accompagner, puis le laissaitpendant une heure, sur un trottoir, à attendre. Un instant, lapensée dut lui venir de faire agir le gouvernement italien enfaveur de Rougon. Sa correspondance avec sa mère, toujours fixée àTurin, prit une activité folle. Elle rêvait de bouleverserl’Europe, et allait jusqu’à deux fois par jour chez le chevalierRusconi, pour y rencontrer des diplomates. Souvent, maintenant,dans cette campagne si étrangement conduite, elle semblait sesouvenir de sa beauté. Alors, certains après-midi, elle sortaitdébarbouillée, peignée, superbe. Et, quand ses amis, surpriseux-mêmes, lui disaient qu’elle était belle :
« Il le faut bien ! » répondait-elle, avec unsingulier air de lassitude résignée.
Elle se gardait comme un argument irrésistible. Pour elle, sedonner ne tirait pas à conséquence. Elle y mettait si peu deplaisir, que cela devenait une affaire pareille aux autres, un peuplus ennuyeuse peut-être. Lorsqu’elle était revenue de Compiègne,Du Poizat, qui connaissait l’aventure de la chasse à courre, avaitvoulu savoir dans quels termes elle restait avecM. de Marsy. Vaguement, il songeait à trahir Rougon pourle comte, si Clorinde arrivait à être la maîtresse toute-puissantede ce dernier. Mais elle s’était presque fâchée, en nianténergiquement toute l’histoire. Il la jugeait donc bien sotte, pourla soupçonner d’une liaison semblable ? Et, oubliant sondémenti, elle avait laissé entendre qu’elle ne reverrait même pasM. de Marsy. Autrefois encore, elle aurait pu rêver del’épouser. Jamais un homme d’esprit, selon elle, ne travaillaitsérieusement à la fortune d’une maîtresse. D’ailleurs, ellemûrissait un autre plan.
« Voyez-vous, disait-elle parfois, il y a souvent plusieursfaçons d’arriver où l’on veut ; mais, de toutes ces façons, iln’y en a jamais qu’une qui fasse plaisir… Moi, j’ai des choses àcontenter. »
Elle couvait toujours Rougon des yeux, elle le voulait grand,comme si elle eût rêvé de l’engraisser de puissance, pour quelquerégal futur. Elle gardait sa soumission de disciple, se mettaitdans son ombre avec une humilité pleine de cajolerie. Lui, aumilieu de l’agitation continue de la bande, semblait ne rien voir.Dans son salon, le jeudi et le dimanche, il faisait des réussites,pesamment, le nez sur les cartes, sans paraître entendre leschuchotements, derrière son dos. La bande causait de l’affaire,s’adressait des signes par-dessus sa tête, complotait au coin deson feu, comme s’il n’eût pas été là, tant il semblaitbonhomme ; il demeurait impassible, détaché de tout, siéloigné des choses dont on parlait à voix basse, qu’on finissaitpar hausser la voix, en s’égayant de ses distractions. Lorsqu’onmettait la conversation sur sa rentrée au pouvoir, il s’emportait,il jurait de ne jamais bouger, quand même un triomphe l’attendraitau bout de sa rue ; et, en effet, il s’enfermait de plus enplus étroitement chez lui, affectant une ignorance absolue desévénements extérieurs. Le petit hôtel de la rue Marbeuf, d’oùrayonnait une telle fièvre de propagande, était un lieu de silenceet de sommeil, au seuil duquel les familiers se jetaient des coupsd’œil d’intelligence, pour laisser dehors l’odeur de bataillequ’ils apportaient dans leurs vêtements.
« Allons donc ! criait Du Poizat, il nous fait tousposer ! Il nous entend très bien. Regardez ses oreilles, lesoir ; on les voit s’élargir. »
À dix heures et demie, lorsqu’ils se retiraient tous ensemble,c’était le sujet de conversation habituel. Il n’était pas possibleque le grand homme ignorât le dévouement de ses amis. Il jouait aubon Dieu, disait encore l’ancien sous-préfet. Ce diable de Rougonvivait comme une idole indoue, assoupi dans la satisfaction delui-même, les mains croisées sur le ventre, souriant et béat aumilieu d’une foule de fidèles, qui l’adoraient en se coupant lesentrailles en quatre. On déclarait cette comparaison trèsjuste.
« Je le surveillerai, vous verrez », concluait DuPoizat.
Mais on eut beau étudier le visage de Rougon, on le trouvatoujours fermé, paisible, presque naïf. Peut-être était-il de bonnefoi. D’ailleurs, Clorinde préférait qu’il ne se mêlât de rien. Elleredoutait de le voir se mettre en travers de ses plans, si on leforçait un jour à ouvrir les yeux. C’était comme malgré lui qu’ontravaillait à sa fortune. Il s’agissait de le pousser quand même,de l’asseoir à quelque sommet, violemment. Ensuite, oncompterait.
Cependant, peu à peu, les choses marchant avec trop de lenteur,la bande finit par s’impatienter. Les aigreurs de Du Poizatl’emportèrent. On ne reprocha pas nettement à Rougon tout ce qu’onfaisait pour lui ; mais on le larda d’allusions, de mots amersà double entente. Maintenant, le colonel venait quelquefois auxsoirées, les pieds blancs de poussière ; il n’avait pas eu letemps de passer chez lui, il s’était éreinté à courir toutl’après-midi ; des courses bêtes dont on ne lui aurait sansdoute jamais de reconnaissance. D’autres soirs, c’étaitM. Kahn, les yeux gros de fatigue, qui se plaignait de veillertrop tard, depuis un mois ; il allait beaucoup dans le monde,non que cela l’amusât, grand Dieu ! mais il y rencontraitcertaines gens pour certaines affaires. Ou bienMme Correur racontait des histoiresattendrissantes, l’histoire d’une pauvre jeune femme, une veuvetrès recommandable, à laquelle elle allait tenir compagnie ;et elle regrettait de n’avoir aucune puissance, elle disait que, sielle était le gouvernement, elle empêcherait bien des injustices.Puis, tous ses amis étalaient leur propre misère ; chacun selamentait, disait quelle serait sa situation, s’il ne s’était pasmontré trop bête ; doléances sans fin que des regards jetéssur Rougon soulignaient clairement. On l’éperonnait au sang, onallait jusqu’à vanter M. de Marsy. Lui, d’abord, avaitconservé sa belle tranquillité. Il ne comprenait toujours pas.Mais, au bout de quelques soirées, de légers tressaillementspassèrent sur sa face, à certaines phrases prononcées dans sonsalon. Il ne se fâchait point, il serrait un peu les lèvres, commesous d’invisibles piqûres d’aiguille. Et, à la longue, il devint sinerveux, qu’il abandonna ses réussites ; elles neréussissaient plus, il préférait se promener à petits pas, causant,quittant brusquement les gens, quand les reproches déguiséscommençaient. Par moments, des fureurs blanches le prenaient ;il semblait serrer avec force les mains derrière le dos, pour nepas céder à l’envie de jeter à la rue tout ce monde.
« Mes enfants, dit un soir le colonel, moi, je ne revienspas de quinze jours… Il faut le bouder. Nous verrons s’il s’amuseratout seul. »
Alors, Rougon, qui rêvait de fermer sa porte, fut très blessé del’abandon où on le laissait. Le colonel avait tenu parole ;d’autres l’imitaient ; le salon était presque vide, ilmanquait toujours cinq ou six amis. Lorsqu’un d’eux reparaissaitaprès une absence, et que le grand homme lui demandait s’il n’avaitpas été malade, il répondait non d’un air surpris, et il ne donnaitaucune explication. Un jeudi, il ne vint personne. Rougon passa lasoirée seul, à se promener dans la vaste pièce, les mains derrièrele dos, la tête basse. Il sentait pour la première fois la force dulien qui l’attachait à sa bande. Des haussements d’épaules disaientson mépris, quand il songeait à la bêtise des Charbonnel, à la rageenvieuse de Du Poizat, aux douceurs louches deMme Correur. Pourtant ces familiers, qu’il tenaiten une si médiocre estime, il avait le besoin de les voir, derégner sur eux ; un besoin de maître jaloux, pleurant ensecret des moindres infidélités. Même, au fond de son cœur, ilétait attendri par leur sottise, il aimait leurs vices. Ilssemblaient à présent faire partie de son être, ou plutôt c’étaitlui qui se trouvait lentement absorbé ; à ce point qu’ilrestait comme diminué les jours où ils s’écartaient de sa personne.Aussi, finit-il par leur écrire, lorsque leur absence seprolongeait. Il allait jusqu’à les voir chez eux, pour faire lapaix, après les bouderies sérieuses. Maintenant, on vivait encontinuelle querelle, rue Marbeuf, avec cette fièvre de ruptures etde raccommodements des ménages dont l’amour s’aigrit.
Dans les derniers jours de décembre, il y eut une débandadeparticulièrement grave. Un soir, sans qu’on sût pourquoi, les motsamenant les mots, on s’était dévoré entre soi, à dents aiguës.Pendant près de trois semaines, on ne se revit pas. La vérité étaitque la bande commençait à désespérer. Les efforts les plus savantsn’aboutissaient à aucun résultat appréciable. La situation nesemblait pas devoir changer de longtemps, la bande abandonnait lerêve de quelque catastrophe imprévue qui aurait rendu Rougonnécessaire. Elle avait attendu l’ouverture de la session du Corpslégislatif ; mais la vérification des pouvoirs s’était faitesans amener autre chose qu’un refus de serment de deux députésrépublicains. À cette heure, M. Kahn lui-même, l’homme soupleet profond du groupe, ne comptait plus voir tourner à leur profitla politique générale. Rougon, exaspéré, s’occupait de son affairedes Landes avec un redoublement de passion, comme pour cacher lestressaillements de sa face, qu’il ne parvenait plus à endormir.
« Je ne me sens pas bien, disait-il parfois. Vous voyez,mes mains tremblent… Mon médecin m’a ordonné de faire del’exercice. Je suis toute la journée dehors. »
En effet, il sortait beaucoup. On le rencontrait, les mainsballantes, la tête haute, distrait. Quand on l’arrêtait, ilracontait des courses interminables. Un matin, comme il rentraitdéjeuner, après une promenade du côté de Chaillot, il trouva unecarte de visite à tranche dorée, sur laquelle s’étalait le nom deGilquin, écrit à la main, en belle anglaise ; la carte étaittrès sale, toute marquée de doigts gras. Il sonna sondomestique.
« La personne qui vous a remis cette carte n’a riendit ? » demanda-t-il.
Le domestique, nouveau dans la maison, eut un sourire.
« C’est un monsieur en paletot vert. Il a l’air bienaimable, il m’a offert un cigare… Il a dit seulement qu’il était unde vos amis. »
Et il se retirait, lorsqu’il se ravisa.
« Je crois qu’il y a quelque chose d’écritderrière. »
Rougon retourna la carte et lut ces mots au crayon :« Impossible d’attendre. Je passerai dans la soirée. C’esttrès pressé, une drôle d’affaire. » Il eut un gested’insouciance. Mais, après son déjeuner, la phrase :« C’est très pressé, une drôle d’affaire », lui revint àl’esprit, s’imposa, finit par l’impatienter. Quelle pouvait êtrecette affaire que Gilquin trouvait drôle ? Depuis qu’il avaitchargé l’ancien commis voyageur de besognes obscures etcompliquées, il le voyait régulièrement une fois par semaine, lesoir ; jamais celui-ci ne s’était présenté le matin. Ils’agissait donc d’une chose extraordinaire. Rougon, à bout desuppositions, pris d’une impatience qu’il trouvait lui-mêmeridicule, se décida à sortir, à tenter de voir Gilquin avant lasoirée.
« Quelque histoire d’ivrogne, pensait-il en descendant lesChamps-Élysées. Enfin, je serai tranquille. »
Il allait à pied, voulant suivre l’ordonnance de son médecin. Lajournée était superbe, un clair soleil de janvier, dans un cielblanc. Gilquin ne demeurait plus passage Guttin, aux Batignolles.Sa carte portait : rue Guisarde, faubourgSaint-Germain.
Rougon eut toutes les peines du monde à découvrir cette rueabominablement sale, située près de Saint-Sulpice. Il trouva, aufond d’une allée noire, une concierge couchée, qui lui cria de sonlit, d’une voix cassée par la fièvre :
« M. Gilquin !… Ah ! je ne sais pas. Voyezau quatrième, tout en haut, la porte à gauche. »
Au quatrième étage, le nom de Gilquin était écrit sur la porte,entouré d’arabesques représentant des cœurs enflammés percés deflèches. Mais il eut beau frapper, il n’entendit, derrière le bois,que le tic-tac d’un coucou et le miaulement d’une chatte, très douxdans le silence. À l’avance, il se doutait qu’il faisait une courseinutile ; cela le soulagea pourtant d’être venu. Ilredescendit, calmé, en se disant qu’il pouvait bien attendre lesoir. Puis, dehors, il ralentit le pas ; il traversa le marchéSaint-Germain, suivit la rue de Seine, sans but, un peu las déjà,décidé cependant à rentrer à pied. Et, comme il arrivait à lahauteur de la rue Jacob, il songea aux Charbonnel. Depuis dixjours, il ne les avait pas vus. Ils le boudaient. Alors, il résolutde monter un instant chez eux pour leur tendre la main. Cetaprès-midi-là, le temps était si tiède, qu’il se sentait toutattendri.
La chambre des Charbonnel, à l’hôtel du Périgord, donnait sur lacour, un puits sombre, d’où montait une odeur d’évier mal lavé.Elle était noire, grande, avec un mobilier d’acajou éclopé et desrideaux de damas rouge déteint. Lorsque Rougon entra,Mme Charbonnel pliait ses robes, qu’elle mettait aufond d’une grande malle, tandis que M. Charbonnel, suant, lesbras raidis, ficelait une autre malle, plus petite.
« Eh bien, vous partez ? demanda-t-il en souriant.
– Oh ! oui, répondit Mme Charbonnelavec un profond soupir ; cette fois, c’est bienfini. »
Cependant, ils s’empressèrent, très flattés de le voir chez eux.Toutes les chaises étaient encombrées par des vêtements, despaquets de linge, des paniers dont les flancs crevaient. Il s’assitsur le bord du lit, en reprenant de son air bonhomme :
« Laissez donc ! je suis très bien là… Continuez ceque vous faisiez, je ne veux pas vous déranger… C’est par le trainde huit heures que vous partez ?
– Oui, par le train de huit heures, dit M. Charbonnel.Ça nous fait encore six heures à passer dans ce Paris… Ah !nous nous en souviendrons longtemps, monsieur Rougon. »
Et lui qui parlait peu d’ordinaire, lâcha des choses terribles,alla jusqu’à montrer le poing à la fenêtre, en disant qu’il fallaitvenir dans une ville pareille, pour ne pas voir clair chez soi, àdeux heures de l’après-midi. Ce jour sale tombant du puits étroitde la cour, c’était Paris. Mais, Dieu merci ! il allaitretrouver le soleil, dans son jardin de Plassans. Et il regardaitautour de lui s’il n’oubliait rien. Le matin, il avait acheté unIndicateur des chemins de fer. Sur la cheminée, dans un papiertaché de graisse, il montra un poulet qu’ils emportaient pourmanger en route.
« Ma bonne, répétait-il, as-tu bien vidé tous lestiroirs ?… J’avais des pantoufles dans la table de nuit… Jecrois que des papiers sont tombés derrière la commode… »
Rougon, au bord du lit, regardait avec un serrement de cœur lespréparatifs de ces vieilles gens, dont les mains tremblaient enfaisant leurs paquets. Il sentait un muet reproche dans leurémotion. C’était lui qui les avait retenus à Paris ; et celaaboutissait à un échec absolu, à une véritable fuite.
« Vous avez tort », murmura-t-il.
Mme Charbonnel eut un geste de supplication,comme pour le faire taire. Elle dit vivement :
« Écoutez, monsieur Rougon, ne nous promettez rien. Notremalheur recommencerait… Quand je pense que depuis deux ans et deminous vivons ici ! Deux ans et demi, mon Dieu ! au fond dece trou !… Je garderai pour le restant de mes jours desdouleurs dans la jambe gauche ; c’est moi qui couchais du côtéde la ruelle, et le mur, là, derrière vous, pisse l’eau… Non, je nepuis pas tout vous dire. Ça serait trop long. Nous avons mangé unargent fou. Tenez, hier, j’ai dû acheter cette malle pour emporterce que nous avons usé à Paris, des vêtements mal cousus qu’on nousa vendus les yeux de la tête, du linge qui me revenait en loques dela blanchisseuse… Ah ! ce sont vos blanchisseuses que je neregretterai pas, par exemple ! Elles brûlent tout avec leursacides. »
Et elle jeta un tas de chiffons dans la malle, encriant :
« Non, non, nous partons. Voyez-vous, une heure de plus, etj’en mourrais. »
Mais Rougon, avec entêtement, reparla de leur affaire. Ilsavaient donc appris de bien mauvaises nouvelles ? Alors, lesCharbonnel, presque en pleurant, lui contèrent que l’héritage deleur petit-cousin Chevassu allait décidément leur échapper. LeConseil d’État était sur le point d’autoriser les sœurs de laSainte-Famille à accepter le legs de cinq cent mille francs. Et cequi avait achevé de leur ôter tout espoir, c’était qu’on leur avaitappris la présence de monseigneur Rochart à Paris, où il venait uneseconde fois pour enlever l’affaire.
Tout d’un coup, M. Charbonnel, pris d’un brusqueemportement, cessa de s’acharner sur la petite malle et se torditles bras, en répétant d’une voix brisée :
« Cinq cent mille francs ! Cinq cent millefrancs ! »
Le cœur manqua à tous deux. Ils s’assirent, le mari sur lamalle, la femme sur un paquet de linge, au milieu du bouleversementde la pièce. Et, avec des paroles longues et molles, ils seplaignirent ; quand l’un se taisait, l’autre recommençait. Ilsrappelaient leur tendresse pour le petit-cousin Chevassu. Comme ilsl’avaient aimé ! La vérité était qu’ils ne le voyaient plusdepuis dix-sept ans, lorsqu’ils avaient appris sa mort. Mais, en cemoment, ils s’attendrissaient de très bonne foi, ils croyaientl’avoir entouré de toutes sortes d’attentions pendant sa maladie.Puis, ils accusèrent les sœurs de la Sainte-Famille de manœuvreshonteuses ; elles avaient capté la confiance de leur parent,écartant de lui ses amis, exerçant une pression de toutes lesheures sur sa volonté affaiblie de malade.Mme Charbonnel, qui était pourtant dévote, allajusqu’à conter une histoire abominable, par laquelle leurpetit-cousin Chevassu serait mort de peur, après avoir écrit sontestament sous la dictée d’un prêtre, qui lui avait montré lediable, au pied de son lit. Quant à l’évêque de Faverolles,Mgr Rochart, il faisait là un vilain métier, endépouillant de leur bien de braves gens, connus de tout Plassanspour l’honnêteté avec laquelle ils s’étaient amassé une petiteaisance, dans les huiles.
« Mais tout n’est peut-être pas perdu, dit Rougon qui lesvoyait faiblir. Mgr Rochart n’est pas le bon Dieu…Je n’ai pu m’occuper de vous. J’ai tant d’affaires !Laissez-moi voir où en sont les choses. Je ne veux pas qu’on vousmange. »
Les Charbonnel se regardèrent avec un léger haussementd’épaules. Le mari murmura :
« Ce n’est pas la peine, monsieur Rougon. »
Et comme Rougon insistait, en jurant qu’il allait faire tous sesefforts, qu’il n’entendait pas les voir partir ainsi :
« Ce n’est pas la peine, bien sûr, répéta la femme. Vousvous donneriez du mal pour rien… Nous avons causé de vous avecnotre avocat. Il s’est mis à rire, il nous a dit que vous n’étiezpas de force en ce moment contre Mgr Rochart.
– Quand on n’est pas de force, que voulez-vous ? dit àson tour M. Charbonnel. Il vaut mieux céder. »
Rougon avait baissé la tête. Les phrases de ces vieilles gensl’atteignaient comme des soufflets. Jamais il n’avait souffert pluscruellement de son impuissance.
Cependant, Mme Charbonnel continuait :
« Nous allons retourner à Plassans. C’est beaucoup plussage… Oh ! nous ne nous quittons pas fâchés, monsieur Rougon.Quand nous verrons là-bas Mme Félicité votre mère,nous lui dirons que vous vous êtes mis en quatre pour nous. Et sid’autres nous questionnent, n’ayez pas peur, ce n’est jamais nousqui vous nuirons. On n’est point tenu de faire plus qu’on ne peut,n’est-ce pas ? »
C’était le comble. Il s’imaginait les Charbonnel débarquant aufond de sa province. Dès le soir, toute la petite ville clabaudait.C’était pour lui un échec personnel, une défaite dont il mettraitdes années à se relever.
« Restez ! cria-t-il, je veux que vous restiez !…Nous verrons si Mgr Rochart m’avale d’unebouchée ! »
Il riait d’un rire inquiétant, qui effraya les Charbonnel.Pourtant ils résistaient toujours. Enfin, ils consentirent àdemeurer quelque temps encore à Paris, huit jours, pas plus. Lemari dénouait laborieusement les cordes dont il avait ficelé lapetite malle ; la femme, bien qu’il fût à peine trois heures,venait d’allumer une bougie, pour replacer le linge et lesvêtements dans les tiroirs. Quand il les quitta, Rougon leur serraaffectueusement la main, en renouvelant ses promesses.
Dans la rue, au bout de dix pas, il se repentit. Pourquoiavait-il retenu ces Charbonnel, qui s’entêtaient à vouloirpartir ? C’était une excellente occasion pour se débarrasserd’eux. Maintenant, il se trouvait plus que jamais engagé à leurfaire gagner leur procès. Et il était surtout irrité contrelui-même, en s’avouant les motifs de vanité auxquels il avait obéi.Cela lui semblait indigne de sa force. Enfin, il avait promis, ilaviserait. Il descendit la rue Bonaparte, suivit le quai ettraversa le pont des Saints-Pères.
Le temps restait doux. Sur la rivière, cependant, un vent trèsvif soufflait. Il se trouvait au milieu du pont, boutonnant sonpaletot, lorsqu’il aperçut devant lui une grosse dame chargée defourrures, qui lui barrait le trottoir. À la voix, il reconnutMme Correur.
« Ah ! c’est vous, disait-elle d’un air dolent. Ilfaut que je vous rencontre pour consentir à vous serrer la main… Jene serais pas allée chez vous de huit jours. Non, vous n’êtes pasassez obligeant. »
Et elle lui reprocha de n’avoir pas fait une démarche qu’ellelui demandait depuis des mois. Il s’agissait toujours de cettedemoiselle Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis,que son séducteur, un officier, consentait à épouser, si quelqueâme honnête voulait bien avancer la dot réglementaire. D’ailleurs,toutes ces dames la persécutaient ; Mme veuveLeturc attendait son bureau de tabac ; les autres,Mme Chardon, Mme Testanière,Mme Jalaguier, venaient tous les jours pleurermisère chez elle et lui rappeler les engagements qu’elle avait crupouvoir prendre.
« Moi, je comptais sur vous, dit-elle, en terminant.Oh ! vous m’avez laissée dans un joli pétrin !… Tenez, dece pas, je vais au ministère de l’Instruction publique, pour labourse du petit Jalaguier. Vous me l’aviez promise, cettebourse. »
Elle soupira, elle murmura encore :
« Enfin, nous sommes bien forcés de trotter, puisque vousrefusez d’être notre bon Dieu à tous. »
Rougon, que le vent incommodait, gonflait le dos en regardant,au bas du pont, le port Saint-Nicolas, qui mettait là un coin deville marchande. Tout en écoutant Mme Correur, ils’intéressait à une péniche chargée de pains de sucre ; deshommes la déchargeaient, en faisant glisser les pains le long d’unerigole formée de deux planches. Trois cents personnes, du haut desquais, suivaient cette manœuvre.
« Je ne suis rien, je ne peux rien, répondit-il. Vous aveztort de me garder rancune. »
Mais elle reprit d’un ton superbe :
« Laissez donc ! je vous connais, moi ! Quandvous voudrez, vous serez tout… Ne faites pas le finaud,Eugène ! »
Il ne put retenir un sourire. La familiarité deMme Mélanie, comme il la nommait autrefois,réveillait en lui le souvenir de l’hôtel Vaneau, lorsqu’il n’avaitpas de bottes aux pieds et qu’il conquérait la France. Il oubliales reproches qu’il venait de s’adresser, en sortant de chez lesCharbonnel.
« Voyons, dit-il d’un air bon enfant, qu’avez-vous à meconter ?… Mais, je vous en prie, ne restons pas en place. Ongèle ici. Puisque vous allez rue de Grenelle, je vous accompagnejusqu’au bout du pont. »
Alors, il retourna sur ses pas, marchant à côté deMme Correur, sans lui donner le bras. Celle-ci,longuement, disait ses chagrins.
« Les autres, après tout, je m’en moque ! Ces damesattendront… Je ne vous tourmenterais pas, je serais gaie commeautrefois, vous vous rappelez, si je n’avais moi-même de grosennuis. Que voulez-vous ! on finit par s’aigrir… MonDieu ! il s’agit toujours de mon frère. Ce pauvreMartineau ! sa femme l’a rendu complètement fou. Il n’a plusd’entrailles. »
Et elle entra dans de minutieux détails sur une nouvelletentative de raccommodement qu’elle avait faite, la semaineprécédente. Pour connaître au juste les dispositions de son frère àson égard, elle s’était avisée d’envoyer là-bas, à Coulonges, unede ses amies, cette demoiselle Herminie Billecoq, dont ellemûrissait le mariage depuis deux ans.
« Son voyage m’a coûté cent dix-sept francs,continua-t-elle. Eh bien ! savez-vous comment on l’areçue ? Mme Martineau s’est jetée entre elleet mon frère, furieuse, l’écume à la bouche, en criant que sij’envoyais des gourgandines, elle les ferait arrêter par lesgendarmes… Ma bonne Herminie était encore si tremblante, quand jesuis allée la chercher à la gare Montparnasse, que nous avons dûentrer dans un café pour prendre quelque chose. »
Ils étaient arrivés au bout du pont. Les passants lescoudoyaient. Rougon tâchait de la consoler, cherchait de bonnesparoles.
« Cela est bien fâcheux. Mais votre frère reviendra à vous,vous verrez. Le temps arrange tout. »
Puis, comme elle le tenait là, au coin du trottoir, dans levacarme des voitures qui tournaient, il se remit à marcher, ilrevint sur le pont, à petits pas. Elle le suivait, ellerépétait :
« Le jour où Martineau mourra, elle est capable de toutbrûler, s’il laisse un testament… Le pauvre cher homme n’a plus queles os et la peau. Herminie lui a trouvé une bien mauvaise mine…Enfin, je suis très tourmentée.
– On ne peut rien faire, il faut attendre », ditRougon avec un geste vague.
Elle l’arrêta de nouveau au milieu du pont, et baissant lavoix :
« Herminie m’a appris une singulière chose. Il paraît queMartineau s’est fourré dans la politique maintenant. Il estrépublicain. Aux dernières élections, il avait bouleversé le pays…Ça m’a porté un coup. Hein ? on pourraitl’inquiéter ? »
Il y eut un silence. Elle le regardait fixement. Lui, suivit desyeux un landau qui passait, comme s’il avait voulu éviter sonregard. Il reprit, d’un air innocent :
« Tranquillisez-vous. Vous avez des amis, n’est-cepas ? Eh bien ! comptez sur eux.
– Je ne compte que sur vous, Eugène », dit-elletendrement, très bas.
Alors, il sembla touché. Il la regarda à son tour en face, et illa trouva attendrissante, avec son cou gras, son masque plâtré debelle femme qui ne voulait pas vieillir. Elle était toute sajeunesse.
« Oui, comptez sur moi, répondit-il en lui serrant lesmains. Vous savez bien que j’épouse toutes vosquerelles. »
Il la reconduisit encore jusqu’au quai Voltaire. Quand ellel’eut quitté, il traversa enfin le pont, ralentissant sa marche,s’intéressant de nouveau aux pains de sucre qu’on déchargeait surle port Saint-Nicolas. Il s’accouda même un instant au parapet.Mais les pains qui coulaient dans les rigoles, l’eau verte dont leflot continu entrait sous les arches, les badauds, les maisons,tout se brouilla bientôt, se noya au fond d’une rêverie invincible.Il songeait à des choses confuses, il descendait avecMme Correur dans des profondeurs noires. Et iln’avait plus de regrets ; son rêve était de devenir trèsgrand, très puissant, afin de satisfaire ceux qui l’entouraient,au-delà du naturel et du possible.
Un frisson le tira de son immobilité. Il grelottait. La nuittombait, les souffles de la rivière soulevaient sur les quais depetites poussières blanches. Comme il suivait le quai desTuileries, il se sentit très las. Le courage lui manqua tout d’uncoup pour rentrer à pied. Mais il ne passait que des fiacrespleins, et il allait renoncer à trouver une voiture, lorsqu’il vitun cocher arrêter son cheval en face de lui. Une tête sortait de laportière. C’était M. Kahn qui criait :
« J’allais chez vous. Montez donc ! Je vousreconduirai, et nous pourrons causer. »
Rougon monta. Il était à peine assis, que l’ancien député éclataen paroles violentes, dans les cahots du fiacre, dont le chevalavait repris son trot endormi.
« Ah ! mon ami, on vient de me proposer une chose…Jamais vous ne devineriez. J’étouffe. »
Et baissant la glace d’une portière :
« Vous permettez, n’est-ce pas ? »
Rougon s’enfonça dans un coin, regardant, par la glace ouverte,filer la muraille grise du jardin des Tuileries. M. Kahn, trèsrouge, continuait, avec des gestes saccadés :
« Vous le savez, j’ai suivi vos conseils… Depuis deux ans,je lutte opiniâtrement. J’ai vu l’empereur trois fois, j’en suis àmon quatrième mémoire sur la question. Si je n’ai pas obtenu laconcession de mon chemin de fer, j’ai toujours empêché que Marsy nela fasse donner à la Compagnie de l’Ouest… Enfin, j’ai manœuvré defaçon à attendre que nous fussions les plus forts, comme vousm’aviez dit. »
Il se tut un instant, sa voix se perdant dans le tapageabominable d’une charrette chargée de fer qui longeait le quai.Puis, quand le fiacre eut dépassé la charrette :
« Eh bien ! tout à l’heure, dans mon cabinet, unmonsieur que je ne connais pas, un gros entrepreneur, paraît-il,est venu tranquillement m’offrir, au nom de Marsy et du directeurde la Compagnie de l’Ouest, de me faire accorder la concession, sije voulais bien compter à ces messieurs un million en actions…Qu’en dites-vous ?
– C’est un peu cher », murmura Rougon en souriant.
Monsieur Kahn hochait la tête, les bras croisés.
« Non, vous ne vous faites pas une idée de l’aplomb de cesgens-là !… Il faudrait vous raconter ma conversation toutentière avec l’entrepreneur. Marsy, moyennant le million, s’engageà m’appuyer et à faire aboutir ma demande dans le délai d’un mois.C’est sa part qu’il réclame, rien de plus… Et comme je parlais del’empereur, notre homme s’est mis à rire. Il m’a dit en proprestermes que j’étais fichu si j’avais l’empereur pour moi. »
Le fiacre débouchait sur la place de la Concorde. Rougon sortitde son coin, comme réchauffé, le sang aux joues.
« Et vous avez flanqué ce monsieur à la porte ? »demanda-t-il.
L’ancien député, l’air très surpris, le regarda un instant sansrépondre. Sa colère était brusquement tombée. Il s’enfonça à sontour dans un coin de la voiture, s’abandonnant mollement auxcahots, murmurant :
« Ah ! non, on ne flanque pas les gens à la portecomme ça, sans réfléchir… Je voulais avoir votre avis, d’ailleurs.Moi, je l’avoue, j’ai envie d’accepter.
– Jamais, Kahn ! cria Rougon furieux.Jamais ! »
Et ils discutèrent. M. Kahn donnait des chiffres ;sans doute un pot-de-vin d’un million était énorme ; mais ilprouvait qu’on boucherait aisément ce trou, à l’aide de certainesopérations. Rougon n’écoutait pas, refusait d’entendre, de la main.Lui, se moquait de l’argent. Il ne voulait pas que Marsy empochâtun million, parce que laisser donner ce million, c’était avouer sonimpuissance, se reconnaître vaincu, estimer l’influence de sonrival à un prix exorbitant, qui la grandissait encore en face de lasienne.
« Vous voyez bien qu’il se fatigue, dit-il. Il met lespouces… Attendez encore. Nous aurons la concession pourrien. »
Et il ajouta d’un ton presque menaçant :
« Nous nous fâcherions, je vous en préviens. Je ne peux paspermettre qu’un de mes amis soit rançonné de cettefaçon. »
Il se fit un silence. Le fiacre montait les Champs-Élysées. Lesdeux hommes, songeurs, semblaient compter attentivement les arbres,dans les contre-allées. Ce fut M. Kahn qui reprit le premier,à demi-voix :
« Écoutez, moi, je ne demanderais pas mieux, je voudraisrester avec vous ; mais avouez que depuis bientôt deuxans… »
Il n’acheva pas, il tourna autrement sa phrase.
« Enfin, ce n’est pas votre faute, vous avez les mainsliées en ce moment… Donnons le million, croyez-moi.
– Jamais ! répéta Rougon avec force. Dans quinzejours, vous aurez votre concession, entendez-vous ! »
Le fiacre venait de s’arrêter devant le petit hôtel de la rueMarbeuf. Alors, sans descendre, la portière fermée, ils causèrentlà encore un instant, comme s’ils s’étaient trouvés dans leurcabinet, très à l’aise. Rougon avait le soir à dînerM. Bouchard et le colonel Jobelin, et il voulait retenirM. Kahn, qui refusait, à son grand regret, étant déjà invitéailleurs. Maintenant, le grand homme se passionnait pour l’affairede la concession. Quand il fut enfin descendu du fiacre, il refermaamicalement la portière, en échangeant un dernier signe de têteavec l’ancien député.
« À demain jeudi, n’est-ce pas ? » cria celui-ci,qui allongea le cou, pendant que la voiture l’emportait.
Rougon rentra avec une légère fièvre. Il ne put même lire lesjournaux du soir. Bien qu’il fût à peine cinq heures, il passa ausalon, où il attendit ses invités, en se promenant de long enlarge. Le premier soleil de l’année, ce pâle soleil de janvier, luiavait donné un commencement de migraine. Il gardait de sonaprès-midi une sensation très vive. Toute la bande était là, lesamis qu’il subissait, ceux dont il avait peur, ceux pour lesquelsil éprouvait une véritable affection, le poussant, l’acculant à undénouement immédiat. Et cela ne lui déplaisait pas ; ildonnait raison à leur impatience, il sentait monter en lui unecolère faite de leurs colères. C’était comme si, peu à peu, on eûtrétréci l’espace devant ses pas. L’heure venait où il lui faudraitfaire quelque saut formidable.
Brusquement, il songea à Gilquin, qu’il avait complètementoublié. Il sonna pour demander si « le monsieur au paletotvert » était revenu, pendant son absence. Le domestiquen’avait vu personne. Alors, il donna l’ordre, s’il se présentait lesoir, de l’introduire dans son cabinet.
« Et vous me préviendrez tout de suite, ajouta-t-il, mêmesi nous sommes à table. »
Puis, sa curiosité réveillée, il alla chercher la carte deGilquin. Il relut à plusieurs reprises : « C’est pressé,une drôle d’affaire », sans en apprendre davantage. QuandM. Bouchard et le colonel arrivèrent, il glissa la carte danssa poche, troublé, irrité par cette phrase, qui se plantait denouveau dans sa cervelle.
Le dîner fut très simple. M. Bouchard était garçon depuisdeux jours, sa femme ayant dû partir auprès d’une tante malade,dont elle parlait d’ailleurs pour la première fois. Quant aucolonel, qui trouvait toujours son couvert mis chez Rougon, ilavait amené ce soir-là son fils Auguste, alors en congé.Mme Rougon fit les honneurs de la table, avec sabonne grâce silencieuse. Le service s’opérait sous ses yeux,lentement, minutieusement, sans qu’on entendît le moindre bruit devaisselle. On causa des études dans les lycées. Le chef de bureaucita des vers d’Horace, rappela les prix qu’il avait remportés auxconcours généraux, vers 1813. Le colonel aurait voulu unediscipline plus militaire ; et il dit pourquoi Auguste s’étaitfait refuser au baccalauréat, en novembre : l’enfant avait uneintelligence si vive, qu’il allait toujours au-delà des questionsdes professeurs, ce qui mécontentait ces messieurs. Pendant que sonpère expliquait ainsi son échec, Auguste mangeait un blanc devolaille, avec un sourire en dessous de cancre réjoui.
Au dessert, un coup de sonnette, dans le vestibule, parutémotionner Rougon, jusque-là distrait. Il crut que c’était Gilquin,il leva vivement les yeux vers la porte, pliant déjà machinalementsa serviette, en attendant d’être prévenu. Mais ce fut Du Poizatqui entra. L’ancien sous-préfet s’assit à deux pas de la table, enfamilier de la maison. Il venait souvent le soir, de bonne heure,tout de suite après son repas, qu’il prenait dans une petitepension du faubourg Saint-Honoré.
« Je suis éreinté, murmura-t-il sans donner aucun détailsur ses besognes compliquées de l’après-midi. Je serais allé mecoucher, si je n’avais eu l’idée de venir jeter un coup d’œil surles journaux… Ils sont dans votre cabinet, les journaux, n’est-cepas, Rougon ? »
Il resta là pourtant, il accepta une poire avec deux doigts devin. La conversation s’était mise sur la cherté des vivres ;tout, depuis vingt ans, se trouvait doublé ; M. Bouchardse souvenait d’avoir vu les pigeons à quinze sous la paire, dans sajeunesse. Cependant, dès que le café et les liqueurs furent servis,Mme Rougon se retira discrètement. On retourna ausalon sans elle ; on était comme en famille. Le colonel et lechef de bureau apportèrent eux-mêmes la table de jeu devant lacheminée ; et ils battirent les cartes, absorbés, perdus déjàdans de profondes combinaisons. Auguste, sur un guéridon,feuilletait la collection d’un journal illustré. Du Poizat avaitdisparu.
« Voyez donc ce jeu, dit brusquement le colonel. Il estextraordinaire, hein ? »
Rougon s’approcha, hocha la tête. Puis, comme il revenaits’asseoir dans le silence, prenant les pincettes pour relever lesbûches, le domestique, qui était entré doucement, vint lui dire àl’oreille :
« Le monsieur de ce matin est là. »
Il tressaillit. Il n’avait pas entendu le coup de sonnette. Dansson cabinet, il trouva Gilquin debout, un rotin sous le bras,examinant avec des clignements d’yeux d’artiste une mauvaisegravure représentant Napoléon à Sainte-Hélène. Il restait boutonnéjusqu’au menton, au fond de son grand paletot vert, la têtecouverte d’un chapeau de soie noir presque neuf, fortement inclinésur l’oreille.
« Eh bien ? » demanda vivement Rougon.
Mais Gilquin ne se pressait pas. Il branla la tête, il dit enregardant la gravure :
« C’est touché tout de même !… Il a l’air de joliments’embêter, là-dessus ! »
Le cabinet se trouvait éclairé par une seule lampe, posée sur uncoin du bureau. À l’entrée de Rougon, un petit bruit, unfrémissement de papier, était parti d’un fauteuil à dossier énorme,placé devant la cheminée ; puis, un tel silence avait régné,qu’on eût pu croire au craquement d’un tison à demi éteint.Gilquin, d’ailleurs, refusait de s’asseoir. Les deux hommesdemeurèrent près de la porte, dans un pan d’ombre que jetait uncorps de bibliothèque.
« Eh bien ? » répétait Rougon.
Et il dit avoir passé rue Guisarde, l’après-midi. Alors, l’autreparla de sa concierge, une excellente femme, qui s’en allait de lapoitrine, à cause de la maison, dont le rez-de-chaussée étaithumide.
« Mais cette affaire pressée… Qu’est-ce donc ?
– Attends ! Je suis venu pour ça. Nous allons causer…Et tu es monté, tu as entendu la chatte ? Imagine-toi, c’estune chatte qui est venue par les gouttières. Une nuit, comme mafenêtre était restée ouverte, je l’ai trouvée couchée avec moi.Elle me léchait la barbe. Ça m’a semblé une farce, et je l’aigardée. »
Enfin, il se décida à parler de l’affaire. Mais l’histoire futlongue. Il commença par conter ses amours avec une repasseuse, dontil s’était fait aimer, un soir, à la sortie de l’Ambigu. Cettepauvre Eulalie venait d’être obligée de laisser ses meubles à sonpropriétaire, parce qu’un amant l’avait quittée, juste au moment oùelle devait cinq termes. Alors, depuis dix jours, elle habitait unhôtel de la rue Montmartre, près de son atelier ; et c’étaitchez elle qu’il avait couché toute la semaine, au deuxième, laporte au fond du couloir, dans une petite chambre noire qui donnaitsur la cour.
Rougon, résigné, l’écoutait.
« Il y a trois jours donc, continua Gilquin, j’avaisapporté un gâteau et une bouteille de vin… Nous avons mangé ça dansle lit, tu comprends. Nous nous couchons de bonne heure… Eulalies’est levée un peu avant minuit, pour secouer les miettes. Puis, lavoilà qui dort à poings fermés. Une vraie souche, cettefille !… Moi, je ne dormais pas. J’avais soufflé la bougie, jeregardais en l’air, lorsqu’une dispute s’est élevée dans la chambrevoisine. Il faut te dire que les deux chambres communiquaient parune porte aujourd’hui condamnée. Les voix restaient basses ;la paix parut se faire ; mais j’entendis des bruits sisinguliers, que, ma foi, j’allai coller un œil contre une fente dela porte… Non, tu ne devinerais jamais… »
Il s’arrêta, les yeux arrondis, jouissant de l’effet qu’ilpensait produire.
« Eh bien ! ils étaient deux, un jeune de vingt-cinqans, assez gentil, et un vieux qui doit avoir dépassé lacinquantaine, petit, maigre, maladif… Les gaillards examinaient despistolets, des poignards, des épées, toutes sortes d’armes neuvesdont l’acier luisait… Ils parlaient dans un jargon à eux, que je necomprenais pas d’abord. Mais, à certains mots, j’ai reconnu del’italien. Tu sais, j’ai voyagé en Italie, pour les pâtes. Alors,je me suis appliqué, et j’ai compris, mon bon… Ce sont desmessieurs qui sont venus à Paris pour assassiner l’empereur.Voilà ! »
Et il croisa les bras, serrant sa canne sur sa poitrine, tandisqu’il répétait à plusieurs reprises :
« Hein ? elle est drôle ! »
C’était là l’affaire que Gilquin trouvait drôle. Rougon haussales épaules ; vingt fois on lui avait dénoncé des complots.Mais l’ancien commis voyageur précisait :
« Tu m’as dit de venir te répéter les cancans du quartier.Moi, je veux bien te rendre service, je te répète tout, n’est-cepas ? Tu as tort de branler la tête… Crois-tu que si j’étaisallé à la préfecture, on ne m’aurait pas lâché un jolipourboire ? Seulement, j’aime mieux en faire profiter un ami.Entends-tu, c’est sérieux ! Va conter la chose à l’empereur,qui t’embrassera, parbleu ! »
Depuis trois jours, il surveillait les jolis messieurs, comme illes nommait. Dans la journée, il en venait deux autres, un jeune etun d’âge mûr, très beau, avec une face pâle, de longs cheveuxnoirs, qui semblait être le chef. Tout ce monde-là rentraitéreinté, discutait à mots couverts, brièvement. La veille, il lesavait vus charger des « petites machines » en fer, qu’ilcroyait être des bombes. Il s’était fait donner la clefd’Eulalie ; il restait dans la chambre, sans souliers,l’oreille tendue. Et, dès neuf heures, le soir, il s’arrangeait defaçon à ce qu’Eulalie ronflât, pour tranquilliser les voisins.Selon lui, il ne fallait jamais mettre les femmes dans les affairespolitiques.
À mesure que Gilquin parlait, Rougon devenait grave. Il croyait.Sous la légère ivresse de l’ancien commis voyageur, au milieu desdétails étranges dont le récit se trouvait coupé, il sentait unevérité se dégager et s’imposer. Puis, toute son attente de lajournée, sa curiosité anxieuse, le frappaient maintenant comme unpressentiment. Et il était repris par ce tremblement intérieur quile tenait depuis le matin, une émotion involontaire d’homme fortdont le sort va se jouer sur un coup de carte.
« Des imbéciles qui doivent avoir toute la préfecture àleurs trousses », murmura-t-il en affectant une grandeindifférence.
Gilquin se mit à ricaner. Il mâchait entre ses dents :
« La préfecture fera bien de se presser, en cecas. »
Et il se tut, riant toujours, donnant une tape amicale à sonchapeau. Le grand homme comprit qu’il n’avait pas tout dit. Il leregarda en face. Mais l’autre rouvrait la porte, enreprenant :
« Enfin, te voilà prévenu… Moi, je vais dîner, mon bon. Jen’ai pas encore dîné, tel que tu me vois. J’ai filé mes individustout l’après-midi… Et j’ai une faim ! »
Rougon l’arrêta, offrit de lui faire servir un morceau de viandefroide ; et il donna tout de suite l’ordre de mettre uncouvert dans la salle à manger. Gilquin parut très touché. Ilreferma la porte du cabinet, baissa le ton, pour que le domestiquen’entendît pas.
« Tu es un bon garçon… Écoute bien. Je ne veux pas tementir. Si tu m’avais mal reçu, j’allais à la préfecture… Mais àprésent tu sauras tout. C’est de l’honnêteté, hein ? Tu tesouviendras de ce service-là, j’espère. Les amis sont toujours lesamis, on a beau dire… »
Alors, il se pencha, il ajouta d’une voix sifflante :
« C’est pour demain soir… On doit nettoyer Badinguet devantl’Opéra, à son entrée au théâtre. La voiture, les aides de camp, laclique, tout sera balayé du coup. »
Pendant que Gilquin s’attablait dans la salle à manger, Rougonresta au milieu de son cabinet, immobile, la face terreuse. Ilréfléchissait, il hésitait. Enfin, il s’assit à son bureau, pritune feuille de papier ; mais il la repoussa presque aussitôt.Un instant, il parut vouloir se diriger vivement vers la porte,comme sur le point de donner un ordre. Et il revint lentement, ils’absorba de nouveau dans une pensée qui noyait son visaged’ombre.
À ce moment, devant la cheminée, le fauteuil à dossier énormeeut une secousse brusque. Du Poizat se dressa, pliant un journald’un air tranquille.
« Comment ! vous étiez là, vous ! dit Rougonrudement.
– Mais sans doute, je lisais les journaux, réponditl’ancien sous-préfet, avec un sourire qui montrait ses dentsblanches mal rangées. Vous le saviez bien, vous m’avez vu enentrant. »
Ce mensonge effronté coupa court à toute explication. Les deuxhommes se regardèrent quelques secondes, en silence. Et commeRougon semblait le consulter, perplexe, s’approchant une secondefois de son bureau, Du Poizat eut un petit geste qui signifiaitclairement : « Attendez donc, rien ne presse, il fautvoir. » Pas un mot ne fut échangé entre eux. Ils retournèrentau salon.
Ce soir-là, une telle querelle avait éclaté entre le colonel etM. Bouchard, à propos des princes d’Orléans et du comte deChambord, qu’ils venaient de jeter les cartes, jurant de ne plusjamais jouer ensemble. Ils s’étaient assis aux deux côtés de lacheminée, les yeux gros de menaces. Quand Rougon entra, ils seréconciliaient, en faisant de lui un éloge extraordinaire.
« Oh ! je ne me gêne pas, je le dis devant lui,poursuivit le colonel. Il n’y a personne de sa taille à cetteheure.
– Nous disons du mal de vous, vous entendez », repritM. Bouchard d’un air fin.
Et la conversation continua.
« Une intelligence hors ligne !
– Un homme d’action qui a le coup d’œil desconquérants !
– Ah ! nous aurions bien besoin qu’il s’occupât un peude nos affaires !
– Oui, le gâchis serait moins grand. Lui seul peut sauverl’Empire. »
Rougon gonflait ses grosses épaules, en affectant un airmaussade, par modestie. Ces coups d’encensoir en pleine figure luiétaient extrêmement agréables. Jamais sa vanité ne se trouvait sidélicieusement chatouillée, que lorsque le colonel etM. Bouchard, pendant des soirées entières, se renvoyaientainsi des phrases admiratives. Leur bêtise s’étalait, leurs visagesprenaient des expressions gravement bouffonnes ; et plus illes sentait plats, plus il jouissait de leur voix monotone, qui lecélébrait à faux, d’une façon continue. Parfois, il en plaisantait,quand les deux cousins n’étaient pas là ; mais il n’ycontentait pas moins tous ses appétits d’orgueil et de domination.C’était un fumier d’éloges, assez vaste pour qu’il pût y vautrer àl’aise son grand corps.
« Non, non, je suis un pauvre homme, dit-il en hochant latête. Ah ! si j’étais réellement aussi fort que vous lecroyez… »
Il n’acheva pas. Il s’était assis devant la table de jeu, etmachinalement il faisait une réussite, ce qui ne lui arrivait plusque très rarement. M. Bouchard et le colonel allaienttoujours ; ils le déclaraient grand orateur, grandadministrateur, grand financier, grand politique. Du Poizat, restédebout, approuvait de la tête. Il dit enfin, sans regarder Rougon,comme s’il n’eût pas été là :
« Mon Dieu ! un événement suffirait… L’empereur esttrès bien disposé pour Rougon. Que demain une catastrophe éclate,qu’il sente le besoin d’un bras énergique, et après-demain Rougonest ministre… Mon Dieu ! oui. »
Le grand homme leva lentement les yeux. Il se laissa aller aufond de son fauteuil, sans terminer sa réussite, la face de nouveautoute grise d’ombre. Mais, dans sa songerie, les voix flatteuses etinfatigables du colonel et de M. Bouchard semblaient lebercer, le pousser à quelque résolution, devant laquelle ilhésitait encore. Il finissait par sourire, lorsque le jeuneAuguste, qui venait d’achever la réussite interrompue,s’écria :
« Elle a réussi, monsieur Rougon.
– Parbleu ! dit Du Poizat, répétant le mot habituel dugrand homme, ça réussit toujours ! »
À ce moment, un domestique vint dire à Rougon qu’un monsieur etune dame le demandaient ; et il lui remit une carte, qui luifit pousser un léger cri.
« Comment ! ils sont à Paris ! »
C’étaient le marquis et la marquise d’Escorailles. Il se hâta deles recevoir dans son cabinet. Ils s’excusèrent de venir si tard.Puis, dans leur conversation, ils laissèrent entendre qu’ils setrouvaient à Paris depuis deux jours, mais que la peur de voir malinterpréter leur visite chez un personnage tenant de près augouvernement leur avait fait remettre cette visite à l’heure indueoù ils se présentaient. Cette explication ne blessa nullementRougon. La présence du marquis et de la marquise dans sa maisonétait pour lui un honneur inespéré. L’empereur en personne auraitfrappé à sa porte, qu’il eût éprouvé une satisfaction de vanitémoins grande. Ces vieilles gens venant en solliciteurs, c’étaittout Plassans qui lui rendait hommage, le Plassans aristocratique,froid, guindé, dont il avait gardé, du fond de sa jeunesse, uneidée d’Olympe inaccessible ; et il satisfaisait enfin un rêved’ambition ancienne, il se sentait vengé des dédains de sa petiteville, lorsqu’il y traînait ses souliers éculés d’avocat sanscauses.
« Nous n’avons pas trouvé Jules, dit la marquise. Nous nousfaisions un plaisir de le surprendre… Il a dû aller à Orléans, pourune affaire, paraît-il. »
Rougon ignorait l’absence du jeune homme. Mais il comprit, en sesouvenant que la tante auprès de laquelle se trouvaitMme Bouchard, habitait Orléans. Et il excusa Jules,il expliqua même l’affaire grave, un travail sur une questiond’abus de pouvoir, qui avait nécessité son voyage. Il le donnacomme un garçon intelligent, dont la carrière serait belle.
« Il a besoin de faire son chemin, dit le marquis, sansappuyer sur cette allusion à la ruine de la famille. Nous noussommes séparés de lui avec un grand déchirement. »
Et, discrètement, le père et la mère déplorèrent les nécessitésde notre abominable époque qui empêchent les fils de grandir dansla religion de leurs parents. Eux, n’avaient pas remis les pieds àParis, depuis la chute de Charles X. Ils n’y seraient certesjamais revenus, s’il ne s’était agi de l’avenir de Jules. Depuisque le cher enfant, sur leurs conseils secrets, servait l’empire,ils feignaient bien devant le monde de le renier, mais ilstravaillaient à son avancement d’une façon sourde et continue.
« Nous ne nous cachons pas avec vous, monsieur Rougon,reprit le marquis d’un ton de familiarité charmante. Nous aimonsnotre enfant, c’est bien légitime… Oh ! vous avez beaucoupfait, et nous vous remercions. Mais il faut que vous fassiez plusencore. Nous sommes des amis et des compatriotes, n’est-cepas ? »
Rougon, très ému, s’inclinait. L’attitude humble de ces deuxvieillards qu’il avait connus si majestueux, quand ils serendaient, le dimanche, à l’église Saint-Marc, lui causait ungrandissement de sa propre personne. Il leur fit des promessesformelles.
Lorsqu’ils se retirèrent, après vingt minutes de conversationintime, la marquise lui prit une main, qu’elle garda dans lasienne, en murmurant :
« Alors, c’est entendu, cher monsieur Rougon. Nous sommesvenus exprès de Plassans. Nous nous impatientions, que voulez-vous,à notre âge ! Maintenant, nous nous en retournerons bienjoyeux… On nous disait que vous ne pouviez plus rien. »
Rougon eut un sourire. Il prononça ces derniers mots d’un air dedécision qui semblait répondre en lui à des penséessecrètes :
« On peut ce qu’on veut… Comptez sur moi. »
Cependant, quand ils ne furent plus là, l’ombre d’un regret luipassa encore sur le visage. Il s’arrêta au milieu de l’antichambre,lorsqu’il aperçut, respectueusement debout, dans un coin, unindividu proprement mis, balançant entre ses doigts un petitchapeau de feutre rond.
« Qu’est-ce que vous voulez ? » lui demanda-t-ild’un ton brusque.
L’individu, très grand, très fort, murmura, en baissant lesyeux :
« Monsieur ne me reconnaît pas ? »
Et comme Rougon disait non, brutalement :
« Je suis Merle, l’ancien huissier de monsieur au Conseild’État. »
Rougon se radoucit un peu.
« Ah ! très bien. Vous portez toute votre barbe,maintenant… Eh bien ! qu’est-ce que vous voulez, mongarçon ? »
Alors, Merle s’expliqua, avec des manières polies d’homme commeil faut. Il avait rencontré Mme Correur,l’après-midi ; c’était elle qui lui avait conseillé d’allervoir monsieur le soir même ; sans cela, il ne se serait jamaispermis de déranger monsieur à pareille heure.
« Mme Correur est bien bonne »,répéta-t-il à plusieurs reprises.
Puis, il dit enfin qu’il se trouvait sans place. S’il portaittoute sa barbe, c’était qu’il avait quitté le Conseil d’État depuisenviron six mois. Et quand Rougon l’interrogea sur les motifs deson renvoi, il n’avoua pas avoir été mis à la porte pour samauvaise conduite. Il pinça les lèvres, il répondit d’un airdiscret :
« On savait combien j’étais dévoué à monsieur. Depuis ledépart de monsieur, on me faisait toutes sortes de misères, parceque je n’ai jamais su cacher mes sentiments… Un jour, j’ai faillidonner un soufflet à un camarade, qui disait des chosesinconvenantes… Et ils m’ont renvoyé. »
Rougon le regardait fixement.
« Alors, mon garçon, c’est à cause de moi que vous voilàsur le pavé ? »
Merle eut un petit sourire.
« Et je vous dois une place, n’est-ce pas ? Il fautque je vous case quelque part ? »
Il sourit de nouveau, en disant simplement :
« Monsieur serait bien bon. »
Un court silence régna. Rougon tapait légèrement ses mains l’unecontre l’autre, d’un mouvement machinal et nerveux. Il se mit àrire, résolu, soulagé. Il avait trop de dettes, il voulait payertout.
« Je songerai à vous, vous aurez votre place, reprit-il.Vous avez bien fait de venir, mon garçon. »
Et il le congédia. Cette fois, il n’hésitait plus. Il entra dansla salle à manger, où Gilquin achevait un pot de confitures, aprèsavoir mangé une tranche de pâté, une cuisse de poulet et des pommesde terre froides. Du Poizat, qui était venu rejoindre ce dernier,causait avec lui, à califourchon sur une chaise. Ils parlaient desfemmes, de la façon de se faire aimer, très crûment. Gilquin avaitgardé son chapeau sur la tête ; et il se renversait, il sedandinait sur sa chaise, un cure-dent aux lèvres, pour avoir bongenre.
« Allons, je file, dit-il, en vidant son verre plein, avecun claquement de langue. Je vais rue Montmartre voir ce quedeviennent mes oiseaux. »
Mais Rougon, qui semblait très gai, le plaisanta. Est-ce qu’ilcroyait toujours à son histoire de conspirateurs, maintenant qu’ilavait dîné ? Du Poizat, lui aussi, affectait l’incrédulité laplus grande. Il prit rendez-vous pour le lendemain avec Gilquin,auquel il devait un déjeuner, disait-il. Gilquin, sa canne sous lebras, répétait, dès qu’il pouvait placer un mot :
« Alors, vous n’allez pas prévenir…
– Eh ! si, finit par répondre Rougon. On se moquera demoi, voilà tout… Rien ne presse. Demain matin. »
L’ancien commis voyageur tenait déjà le bouton de la porte. Ilrevint en ricanant.
« Vous savez, dit-il, on peut faire sauter Badinguet, jem’en fiche, moi ! Ça serait même plus drôle.
– Oh ! reprit le grand homme d’un air convaincu,presque religieux, l’empereur ne craint rien, même si l’histoireest vraie. Ces coups-là ne réussissent jamais… Il y a uneProvidence. »
Ce mot fut le dernier prononcé. Du Poizat s’en alla avecGilquin, qu’il tutoyait amicalement. Et lorsque, une heure plustard, à dix heures et demie, Rougon donna une poignée de main àM. Bouchard et au colonel qui partaient, il s’étira les bras,il bâilla, comme il faisait parfois, en disant :
« Je suis éreinté. Je vais joliment dormir, cettenuit. »
Le lendemain soir, trois bombes éclataient sous la voiture del’empereur, devant l’Opéra. Une épouvantable panique s’emparait dela foule entassée dans la rue Le Peletier. Plus de cinquantepersonnes étaient frappées. Une femme en robe de soie bleue, tuéeroide, barrait le ruisseau. Deux soldats agonisaient sur le pavé.Un aide de camp, blessé à la nuque, laissait derrière lui desgouttes de sang. Et, sous la lueur crue du gaz, au milieu de lafumée, l’empereur descendu sain et sauf de la voiture criblée deprojectiles, saluait. Son chapeau seul était troué d’un éclat debombe.
Rougon avait passé la journée tranquillement chez lui. Le matin,pourtant, il était un peu agité, et avait, à deux reprises,témoigné l’envie de sortir. Mais, comme il achevait de déjeuner,Clorinde arriva. Alors, il s’oublia avec elle, jusqu’au soir, dansson cabinet. Elle venait pour le consulter sur une affairecompliquée ; et elle se montrait découragée, elle n’arrivait àrien, disait-elle. Lui, alors, la consola, très touché de satristesse, montrant beaucoup d’espoir, donnant à entendre que toutallait changer. Il n’ignorait pas le dévouement et la propagande deses amis ; il récompenserait jusqu’aux plus humbles d’entreeux. Quand elle le quitta, il l’embrassa au front. Puis, après sondîner, il éprouva un besoin irrésistible de marcher. Il sortit, ilprit le chemin le plus direct pour arriver sur les quais,étouffant, cherchant l’air vif de la rivière. Cette soirée d’hiverétait très douce, avec un ciel nuageux et bas, qui semblait pesersur la ville, dans un silence noir. Au loin, le grondement desgrandes voies se mourait. Il suivit les trottoirs déserts, d’un paségal, toujours devant lui, frôlant de son paletot la pierre duparapet ; des lumières à l’infini, dans l’enfoncement desténèbres, pareilles à des étoiles marquant les bornes d’un cieléteint, lui donnaient une sensation élargie, immense, de ces placeset de ces rues dont il ne voyait plus les maisons ; et, àmesure qu’il avançait, il trouvait Paris grandi, fait à sa taille,ayant assez d’air pour sa poitrine. L’eau couleur d’encre, moiréed’écailles d’or vivantes, avait une respiration grosse et douce decolosse endormi, qui accompagnait l’énormité de son rêve. Comme ilarrivait en face du palais de Justice, une horloge sonna neufheures. Il eut un tressaillement, il se tourna, prêtal’oreille ; il lui semblait entendre passer sur les toits unepanique soudaine, des bruits lointains d’explosions, des crisd’épouvante. Paris, tout d’un coup, lui parut dans la stupeur dequelque grand crime. Et il se rappela alors de cet après-midi dejuin, l’après-midi clair et triomphant du baptême, les clochessonnant dans le soleil chaud, les quais emplis d’un écrasement defoule, toute cette gloire de l’empire à son apogée, sous laquelleil s’était senti un instant écrasé, au point de jalouserl’empereur. À cette heure, c’était sa revanche, un ciel sans lune,la ville terrifiée et muette, les quais vides, traversés d’unfrisson qui effarait les becs de gaz, avec quelque chose de loucheembusqué au fond de la nuit. Lui, respirant à longs soupirs, aimaitce Paris coupe-gorge, dans l’ombre effrayante duquel il ramassaitla toute-puissance.
Dix jours plus tard, Rougon remplaça au ministère de l’IntérieurM. de Marsy, qui fut nommé président du Corpslégislatif.
Un matin de mars, au ministère de l’Intérieur, Rougon était dansson cabinet, très occupé à rédiger une circulaire confidentielleque les préfets devaient recevoir le lendemain. Il s’arrêtait,soufflait, écrasait la plume sur le papier.
« Jules, donnez-moi donc un synonyme à autorité, dit-il.C’est bête, cette langue !… Je mets autorité à toutes leslignes.
– Mais pouvoir, gouvernement, empire », répondit lejeune homme en souriant.
M. Jules d’Escorailles, qu’il avait pris pour secrétaire,dépouillait la correspondance, sur un coin du bureau. Il ouvraitsoigneusement les enveloppes avec un canif, parcourait les lettresd’un coup d’œil, les classait. Devant la cheminée, où brûlait ungrand feu, le colonel, M. Kahn et M. Béjuin se trouvaientassis. Tous trois très à l’aise, allongés, chauffaient leurssemelles, sans dire un mot. Ils étaient chez eux. M. Kahnlisait un journal. Les deux autres, béatement renversés, tournaientleurs pouces, en regardant la flamme.
Rougon se leva, versa un verre d’eau sur une console, et le butd’un trait.
« Je ne sais ce que j’ai mangé hier, murmura-t-il.J’avalerais la Seine, ce matin. »
Et il ne se rassit pas tout de suite. Il fit le tour du cabinet,déhanchant son grand corps. Son pas ébranlait sourdement leparquet, sous l’épais tapis. Il alla écarter les rideaux de veloursvert, pour avoir plus de jour. Puis, au milieu de la vaste pièce,d’un luxe noir et fané de palais garni, il s’étira les bras, lesmains nouées derrière la nuque, jouissant, comme pâmé par l’odeuradministrative, l’odeur de puissance satisfaite, qu’il respiraitlà. Un rire lui venait malgré lui ; et il riait tout seul, lescôtes chatouillées, d’un rire de plus en plus fort où sonnait sontriomphe. Le colonel et ces messieurs, en entendant cette gaieté,se tournèrent, lui adressèrent un hochement de tête silencieux.
« Ah ! c’est bon tout de même ! » dit-ilsimplement.
Comme il reprenait sa place devant l’énorme bureau depalissandre, Merle entra. L’huissier était correct, en habit noiret en cravate blanche. Il n’avait plus un poil de barbe, rasé deprès, la face digne.
« Je demande pardon à Son Excellence, murmura-t-il, il y alà le préfet de la Somme…
– Qu’il aille au diable ! je travaille, réponditbrutalement Rougon. Il est incroyable que je ne puisse avoir unmoment à moi. »
Merle ne se déconcerta pas. Il continua :
« M. le préfet assure que Son Excellence l’attend… Ily a aussi les préfets de la Nièvre, du Cher et du Jura.
– Eh bien ! qu’ils attendent, ils sont faits pourça ! » reprit Rougon très haut.
L’huissier sortit. M. d’Escorailles avait eu un sourire.Les trois autres, qui se chauffaient, s’allongèrent davantage, trèsamusés également par la réponse du ministre. Celui-ci fut flatté deson succès.
« C’est vrai, je suis dans les préfets depuis un mois… Il afallu que je les fasse tous venir. Un joli défilé, allez ! ily en a de stupides. Enfin, ils sont obéissants. Mais je commence àen avoir assez… D’ailleurs, je travaille pour eux, cematin. »
Et il se remit à sa circulaire. On n’entendit plus, dans l’airchaud de la pièce, que le bruit de sa plume d’oie et le légerfroissement des enveloppes ouvertes par M. d’Escorailles.M. Kahn avait pris un autre journal ; le colonel etM. Béjuin sommeillaient à demi.
Au-dehors, la France, peureuse, se taisait. L’empereur, enappelant Rougon au pouvoir, voulait des exemples. Il connaissait sapoigne de fer ; il lui avait dit, au lendemain de l’attentat,dans la colère de l’homme sauvé : « Pas demodération ! il faut qu’on vous craigne ! » Et ilvenait de l’armer de cette terrible loi de sûreté générale, quiautorisait l’internement en Algérie ou l’expulsion hors de l’Empirede tout individu condamné pour un fait politique. Bien qu’aucunemain française n’eût trempé dans le crime de la rue Le Peletier,les républicains allaient être traqués et déportés ; c’étaitle coup de balai des dix mille suspects, oubliés le 2 décembre. Onparlait d’un mouvement préparé par le parti révolutionnaire ;on avait, disait-on, saisi des armes et des papiers. Dès le milieude mars, trois cent quatre-vingts internés étaient embarqués àToulon. Maintenant, tous les huit jours, un convoi partait. Le paystremblait, dans la terreur qui sortait, comme une fumée d’orage, ducabinet de velours vert, où Rougon riait tout seul, en s’étirantles bras.
Jamais le grand homme n’avait goûté de pareils contentements. Ilse portait bien, il engraissait ; la santé lui était revenueavec le pouvoir. Quand il marchait, il enfonçait son tapis à coupsde talon, pour qu’on entendît la lourdeur de son pas aux quatrecoins de la France. Son désir était de ne pouvoir poser son verrevide sur une console, jeter sa plume, faire un mouvement, sansdonner une secousse au pays. Cela l’amusait d’être une épouvante,de forger la foudre, au milieu de la béatitude de ses amis,d’assommer un peuple avec ses poings enflés de bourgeois parvenu.Il avait écrit dans une circulaire : « C’est aux bons àse rassurer, aux méchants seuls à trembler. » Et il jouait sonrôle de Dieu, damnant les uns, sauvant les autres, d’une mainjalouse. Un immense orgueil lui venait, l’idolâtrie de sa force etde son intelligence se changeait en un culte réglé. Il se donnait àlui-même des régals de jouissance surhumaine.
Dans la poussée des hommes du Second Empire, Rougon affichaitdepuis longtemps des opinions autoritaires. Son nom signifiaitrépression à outrance, refus de toutes les libertés, gouvernementabsolu. Aussi personne ne se trompait-il, en le voyant auministère. Cependant, à ses intimes, il faisait des aveux ; ilavait des besoins plutôt que des opinions ; il trouvait lepouvoir trop désirable, trop nécessaire à ses appétits dedomination, pour ne pas l’accepter, sous quelque condition qu’il seprésentât. Gouverner, mettre son pied sur la nuque de la foule,c’était là son ambition immédiate ; le reste offraitsimplement des particularités secondaires, dont il s’accommoderaittoujours. Il avait l’unique passion d’être supérieur. Seulement, àcette heure, les circonstances dans lesquelles il rentrait auxaffaires, doublaient pour lui la joie du succès ; il tenait del’empereur une entière liberté d’action, il réalisait son anciendésir de mener les hommes à coups de fouet, comme un troupeau. Rienne l’épanouissait davantage que de se sentir détesté. Puis,parfois, quand on lui collait le nom de tyran entre les épaules, ilsouriait, il disait ces paroles profondes :
« Si je deviens libéral un jour, ils diront que j’aichangé. »
Mais la plus grande volupté de Rougon était encore de triompherdevant sa bande. Il oubliait la France, les fonctionnaires à sesgenoux, le peuple de solliciteurs assiégeant sa porte, pour vivredans l’admiration continue des dix à quinze familiers de sonentourage. Il leur ouvrait à toute heure son cabinet, les faisaitrégner là, sur les fauteuils, à son bureau même, se disait heureuxd’en rencontrer sans cesse entre ses jambes, ainsi que des animauxfidèles. Le ministre, ce n’était pas seulement lui, mais eux tous,qui étaient comme des dépendances de sa personne. Dans la victoire,un travail sourd se faisait, les liens se resserraient, il seprenait à les aimer d’une amitié jalouse, mettant sa force à ne pasêtre seul, se sentant la poitrine élargie par leurs ambitions. Iloubliait ses mépris secrets, en arrivait à les trouver trèsintelligents, très forts, à son image. Il voulait surtout qu’on lerespectât en eux, il les défendait avec emportement, comme ilaurait défendu les dix doigts de ses mains. Leurs querelles étaientles siennes. Même il finissait par s’imaginer leur devoir beaucoup,souriant au souvenir de leur longue propagande. Et, sans besoinslui-même, il taillait à la bande de belles proies, il goûtait à lacombler la joie personnelle d’agrandir autour de lui l’éclat de safortune.
Cependant, la vaste pièce gardait son silence tiède.M. d’Escorailles, après avoir examiné la suscription d’une deslettres qu’il dépouillait, la tendit à Rougon, sans l’ouvrir.
« Une lettre de mon père », dit-il.
Le marquis, avec une humilité outrée, remerciait le ministred’avoir pris Jules dans son cabinet. Rougon lut lentement les deuxpages de fine écriture. Il plia la lettre, la glissa dans sa poche.Puis, avant de se remettre au travail, il demanda :
« Du Poizat n’a pas écrit ?
– Si, monsieur, répondit le secrétaire en cherchant unelettre parmi les autres. Il commence à se reconnaître dans sapréfecture. Il dit que les Deux-Sèvres, et en particulier la villede Niort, ont besoin d’être menées par une main solide. »
Rougon parcourait la lettre. Quand il l’eut achevée :
« Sans doute, murmura-t-il, il aura les pleins pouvoirsqu’il demande… Ne lui répondez pas, c’est inutile. Ma circulairelui est destinée. »
Il reprit la plume, cherchant les dernières phrases. Du Poizatavait voulu être préfet à Niort, dans son pays ; et leministre, à chaque décision grave, se préoccupait surtout desDeux-Sèvres, gouvernant la France d’après les avis et les besoinsde son ancien compagnon de misère. Il terminait enfin sa lettreconfidentielle aux préfets, lorsque M. Kahn, brusquement, sefâcha.
« Mais c’est abominable ! » cria-t-il.
Et tapant de la main le journal qu’il tenait, s’adressant àRougon :
« Avez-vous lu ça ?… Il y a, en tête, un article quifait appel aux plus mauvaises passions. Tenez, écoutez cettephrase : « La main qui punit doit être impeccable, car sila justice vient à se tromper, le lien social lui-même sedénoue. » Comprenez-vous ?… Et dans les faits divers,donc ! Je trouve là l’histoire d’une comtesse enlevée par lefils d’un marchand de grains. On ne devrait pas laisser passer desanecdotes pareilles. Ça détruit le respect du peuple pour leshautes classes. »
M. d’Escorailles intervint.
« Le feuilleton est encore plus odieux. Il s’agit d’unefemme bien élevée qui trompe son mari. Le romancier ne lui donnepas même des remords. »
Rougon eut un geste terrible.
« Oui, oui, on m’a déjà signalé ce numéro, dit-il. Vousdevez voir que j’ai marqué les passages au crayon rouge… Un journalqui est à nous, pourtant ! Tous les jours, je suis obligé del’éplucher ligne par ligne. Ah ! le meilleur ne vaut rien, ilfaudrait leur couper le cou à tous ! »
Il ajouta plus bas, en pinçant les lèvres :
« J’ai envoyé chercher le directeur. Jel’attends. »
Le colonel avait pris le journal des mains de M. Kahn. Ils’indigna et le passa à M. Béjuin, qui, à son tour, parutécœuré. Rougon, les coudes sur le bureau, songeait, les paupières àdemi closes.
« À propos, dit-il en se tournant vers son secrétaire, cepauvre Huguenin est mort hier. Voilà une place d’inspecteurvacante. Il faudra nommer quelqu’un. »
Et, comme les trois amis, devant la cheminée, levaient vivementla tête, il continua :
« Oh ! une place sans importance. Six mille francs. Ilest vrai qu’il n’y a absolument rien à faire. »
Mais il fut interrompu. La porte d’un cabinet voisin s’étaitouverte.
« Entrez, entrez, monsieur Bouchard ! cria-t-il.J’allais vous faire appeler. »
M. Bouchard, chef de division depuis huit jours, apportaitun travail sur les maires et les préfets qui sollicitaient descroix de chevalier et d’officier. Rougon avait vingt-cinq croix àdistribuer aux plus méritants. Il prit le travail, examina la listedes noms, feuilleta les dossiers. Pendant ce temps, le chef dedivision, s’approchant de la cheminée, donnait des poignées de mainà ces messieurs. Il s’adossa, releva les pans de sa redingote, pourprésenter ses cuisses à la flamme.
« Hein ? vilaine pluie, murmura-t-il. Le printempssera tardif.
– Une pluie du tonnerre de Dieu ! dit le colonel. Jesens une attaque, j’ai eu des élancements dans le pied gauche toutela nuit. »
Puis, après un silence :
« Et madame ? demanda M. Kahn.
– Je vous remercie, elle se porte bien, réponditM. Bouchard. Elle doit venir ce matin, je crois. »
Il y eut un nouveau silence. Rougon feuilletait toujours lespapiers. Il s’arrêta à un nom.
« Isidore Gaudibert… Est-ce qu’il n’a pas fait des vers,celui-là ?
– Parfaitement ! dit M. Bouchard. Il est maire deBarbeville depuis 1852. À chaque heureux événement, pour le mariagede l’empereur, pour les couches de l’impératrice, pour le baptêmedu prince impérial, il a envoyé à Leurs Majestés des odes pleinesde goût. »
Le ministre faisait une moue méprisante. Mais le colonel affirmaavoir lu les odes ; lui, les trouvait spirituelles. Il encitait particulièrement une, dans laquelle l’empereur était comparéà un feu d’artifice. Et, sans transition, à demi-voix, parsatisfaction personnelle sans doute, ces messieurs se mirent à direle plus grand bien de l’empereur. Maintenant, toute la bande étaitbonapartiste avec passion. Les deux cousins, le colonel etM. Bouchard, réconciliés, ne se jetant plus à la tête lesprinces d’Orléans et le comte de Chambord, luttaient désormais àqui ferait l’éloge du souverain en meilleurs termes.
« Ah ! non, pas celui-là ! cria tout à coupRougon. Ce Jusselin est une créature de Marsy. Je n’ai pas besoinde récompenser les amis de mon prédécesseur. »
Et, d’un trait de plume qui écorcha le papier, il biffa lenom.
« Seulement, reprit-il, il faut trouver quelqu’un… C’estune croix d’officier. »
Ces messieurs ne bougeaient pas. M. d’Escorailles, malgrésa grande jeunesse, avait reçu la croix de chevalier huit joursauparavant ; M. Kahn et M. Bouchard étaientofficiers ; le colonel venait enfin d’être nommécommandeur.
« Voyons, nous disons une croix d’officier », répétaitRougon, en fouillant de nouveau dans les dossiers.
Mais il s’interrompit, comme frappé d’une idée subite.
« Est-ce que vous n’êtes pas maire quelque part, monsieurBéjuin ? » demanda-t-il.
M. Béjuin se contenta d’incliner la tête à deux reprises.Ce fut M. Kahn qui répondit pour lui.
« Sans doute, il est maire de Saint-Florent, la petitecommune où se trouve sa cristallerie.
– Cela va tout seul, alors ! dit le ministre, ravi decette occasion de pousser un des siens. Il n’est justement quechevalier… Monsieur Béjuin, vous ne demandez jamais rien. Il fauttoujours que je songe à vous. »
M. Béjuin eut un sourire et remercia. Il ne demandaitjamais rien, en effet. Mais il était sans cesse là, silencieux,modeste, attendant les miettes ; et il ramassait tout.
« Léon Béjuin, n’est-ce pas ? à la place dePierre-François Jusselin, reprit Rougon en opérant le changement denom.
– Béjuin, Jusselin, ça rime », fit remarquer lecolonel.
Cette observation parut une plaisanterie très fine. On en ritbeaucoup. Enfin, M. Bouchard remporta les pièces signées.Rougon s’était levé ; il avait des inquiétudes dans lesjambes, disait-il ; les jours de pluie l’agitaient. Cependant,la matinée s’avançait, les bureaux bourdonnaient au loin ; despas rapides traversaient les pièces voisines ; des portess’ouvraient, se fermaient ; tandis que des chuchotementscouraient, étouffés par les tentures. Plusieurs employés vinrentencore présenter des pièces à la signature du ministre. C’était unva-et-vient continu, la machine administrative en travail, avec unedépense extraordinaire de papiers promenés de bureau en bureau. Et,au milieu de cette agitation, derrière la porte, dansl’antichambre, on entendait le gros silence résigné des vingt etquelques personnes qui s’assoupissaient sous les regards de Merle,en attendant que Son Excellence voulût bien les recevoir. Rougon,comme pris d’une fièvre d’activité, se débattait parmi tout cemonde, donnait des ordres à demi-voix dans un coin de son cabinet,éclatait brusquement en paroles violentes contre quelque chef deservice, taillait la besogne, tranchait les affaires d’un mot,énorme, insolent, le cou gonflé, la face crevant de force.
Merle entra, avec sa tranquille dignité que les rebuffades nepouvaient entamer.
« M. le préfet de la Somme… commença-t-il.
– Encore ! » interrompit furieusement Rougon.
L’huissier s’inclina, attendit de pouvoir parler.
« M. le préfet de la Somme m’a prié de demander à SonExcellence si elle le recevrait ce matin. Dans le cas contraire,Son Excellence serait bien bonne de lui fixer une heure pourdemain.
– Je le recevrai ce matin… Qu’il ait un peu de patience,que diable ! »
La porte du cabinet était restée ouverte, et l’on apercevaitl’antichambre, par l’entrebâillement, une vaste pièce, avec unegrande table au milieu, et un cordon de fauteuils de velours rouge,le long des murs. Tous les fauteuils étaient occupés ; mêmedeux dames se tenaient debout, devant la table. Les têtes setournaient discrètement, des regards se glissaient dans le cabinetdu ministre, suppliants, tout allumés du désir d’entrer. Près de laporte, le préfet de la Somme, un petit homme blême, causait avecses deux collègues du Jura et du Cher. Et comme il faisait lemouvement de se lever, croyant sans doute qu’il allait enfin êtreadmis, Rougon reprit, en s’adressant à Merle :
« Dans dix minutes, entendez-vous… Je ne puis absolumentrecevoir personne en ce moment. »
Mais il parlait encore qu’il vit M. Beulin-d’Orchèretraverser l’antichambre. Il alla vivement à sa rencontre, l’attirad’une poignée de main dans son cabinet, en criant :
« Eh ! entrez donc, cher ami ! Vous arrivez,n’est-ce pas ? Vous n’avez pas attendu ?… Quoi denouveau ? »
La porte fut refermée sur le silence consterné de l’antichambre.Rougon et M. Beulin-d’Orchère eurent un entretien à voixbasse, devant une des fenêtres ; le magistrat, nommé récemmentpremier président de la Cour de Paris, ambitionnait lessceaux ; mais l’empereur, tâté à son égard, était restéimpénétrable.
« Bien, bien, dit le ministre en haussant la voix. Lerenseignement est excellent. J’agirai, je vous lepromets. »
Il venait de le faire sortir par ses appartements, lorsque Merleparut, en annonçant :
« Monsieur La Rouquette.
– Non, non, je suis occupé, il m’embête ! » ditRougon, en faisant un geste énergique pour que l’huissier refermâtla porte.
M. La Rouquette entendit parfaitement. Il n’en pénétra pasmoins dans le cabinet, souriant, la main tendue :
« Comment va Votre Excellence ? C’est ma sœur quim’envoie. Hier, vous aviez l’air un peu fatigué, aux Tuileries…Vous savez qu’on doit jouer un proverbe dans les appartements del’impératrice, lundi prochain. Ma sœur a un rôle. Combelot adessiné les costumes. Vous viendrez, n’est-ce pas ? »
Et il demeura là un grand quart d’heure, souple et caressant,cajolant Rougon, qu’il appelait tantôt « VotreExcellence » et tantôt « cher maître ». Il plaçaquelques anecdotes sur les petits théâtres, recommanda unedanseuse, demanda un mot pour le directeur de la manufacture destabacs, afin d’avoir de bons cigares. Et il finit par dire un malépouvantable de M. de Marsy, en plaisantant.
« Il est gentil tout de même, déclara Rougon, quand lejeune député ne fut plus là. Voyons, je vais me tremper la figuredans ma cuvette, moi. J’ai les joues qui éclatent. »
Il disparut un instant derrière une portière. On entendit ungrand barbotement d’eau. Il reniflait, il soufflait. Cependant,M. d’Escorailles, ayant fini de classer la correspondance,venait de tirer de sa poche une petite lime à manche d’écaille etse travaillait les ongles, délicatement. M. Béjuin et lecolonel regardaient le plafond, si enfoncés dans leurs fauteuils,qu’ils semblaient ne plus jamais devoir les quitter. Un moment,M. Kahn fouilla le tas des journaux, à côté de lui, sur unetable. Il les retournait, regardait les titres, les rejetait. Puis,il se leva.
« Vous partez ? demanda Rougon, qui reparut,s’épongeant la figure dans une serviette.
– Oui, répondit M. Kahn, j’ai lu les journaux, je m’envais. »
Mais il lui dit d’attendre. Et il le prit à son tour à l’écart,il lui annonça qu’il se rendrait sans doute dans les Deux-Sèvres,la semaine suivante, pour l’ouverture des travaux du chemin de ferde Niort à Angers. Plusieurs motifs le poussaient à faire un voyagelà-bas. M. Kahn se montra enchanté. Il avait enfin obtenu laconcession, dès les premiers jours de mars. Seulement, ils’agissait maintenant de lancer l’affaire, et il sentait toute lasolennité que la présence du ministre donnerait à la mise en scène,dont il soignait déjà les détails.
« Alors, c’est entendu, je compte sur vous pour le premiercoup de mine », dit-il en s’en allant.
Rougon s’était remis devant son bureau. Il consultait une listede noms. Derrière la porte, dans l’antichambre, l’attentegrandissait.
« J’ai à peine un quart d’heure, murmura-t-il. Enfin, jerecevrai ceux que je pourrai. »
Il sonna et dit à Merle :
« Faites entrer M. le préfet de la Somme. »
Mais il reprit aussitôt, la liste sous les yeux :
« Attendez donc !… Est-ce que M. etMme Charbonnel sont là ? Faites-lesentrer. »
On entendit la voix de l’huissier appelant :« Monsieur et madame Charbonnel ! » Et les deuxbourgeois de Plassans parurent, suivis par les regards étonnés detoute l’antichambre. M. Charbonnel était en habit, un habit àqueue carrée, qui avait un collet de velours ;Mme Charbonnel portait une robe de soie puce, avecun chapeau à rubans jaunes. Depuis deux heures, ils attendaient,patiemment.
« Il fallait me faire passer votre carte, dit Rougon. Merlevous connaît. »
Puis, sans leur laisser balbutier des phrases où les mots :« Votre Excellence » revenaient sans cesse, il criagaiement :
« Victoire ! Le Conseil d’État a rendu son arrêt. Nousavons battu notre terrible évêque. »
L’émotion de la vieille dame fut si forte, qu’elle duts’asseoir. Le mari s’appuya au dossier d’un fauteuil.
« J’ai su cette bonne nouvelle hier soir, continuait leministre. Comme je tenais à vous l’apprendre moi-même, je vous aifait prier de venir ce matin !… Hein ! voilà une jolietuile, cinq cent mille francs ! »
Il plaisantait, heureux de leurs visages bouleversés.Mme Charbonnel put enfin demander d’une voixétranglée et timide :
« C’est fini, bien sûr ?… On ne recommencera plus leprocès ?
– Non, non, soyez tranquilles. L’héritage est àvous. »
Et il donna quelques détails. Le Conseil d’État n’avait pasautorisé les sœurs de la Sainte-Famille à accepter le legs, en sebasant sur l’existence d’héritiers naturels, et en cassant letestament qui ne paraissait pas avoir tous les caractèresd’authenticité désirables. Mgr Rochart étaitexaspéré. Rougon, qui l’avait rencontré la veille chez son collèguele ministre de l’Instruction publique, riait encore de ses regardsfuribonds. Son triomphe sur le prélat l’égayait beaucoup.
« Vous voyez bien qu’il ne m’a pas mangé, dit-il encore. Jesuis trop gros… Oh ! tout n’est pas terminé entre nous. J’aivu ça à la couleur de ses yeux. C’est un homme qui ne doit rienoublier. Mais ceci me regarde. »
Les Charbonnel se confondaient en remerciements, avec desrévérences. Ils dirent qu’ils partiraient le soir même. Maintenant,ils étaient pris d’une vive inquiétude, la maison de leur cousinChevassu, à Faverolles, se trouvait gardée par une vieilledomestique dévote, très dévouée aux sœurs de laSainte-Famille ; peut-être, en apprenant l’issue du procès,allait-on dévaliser leur maison. Ces religieuses devaient êtrecapables de tout.
« Oui, partez ce soir, reprit le ministre. Si quelque choseclochait là-bas, écrivez-moi. »
Il les reconduisait. Quand la porte fut ouverte, il remarqual’étonnement des figures, dans l’antichambre ; le préfet de laSomme échangeait un sourire avec ses collègues du Jura et duCher ; les deux dames, devant la table, avaient aux lèvres unléger pli de dédain. Alors, il haussa la voix, rudement :
« Écrivez-moi, n’est-ce pas ? Vous savez combien jevous suis dévoué… Et quand vous serez à Plassans, dites à ma mèreque je me porte bien. »
Il traversa l’antichambre, les accompagna jusqu’à l’autre porte,pour les imposer à tout ce monde, sans aucune honte d’eux, tirantun grand orgueil d’être parti de leur petite ville et de pouvoiraujourd’hui les mettre aussi haut qu’il lui plaisait. Et lessolliciteurs, les fonctionnaires, inclinés sur leur passage,saluaient la robe de soie puce et l’habit à queue carrée desCharbonnel.
Quand il rentra dans son cabinet, il trouva le coloneldebout.
« À ce soir, dit ce dernier. Il commence à faire trop chaudchez vous. »
Et il se pencha pour lui murmurer quelques paroles à l’oreille.Il s’agissait de son fils Auguste, qu’il allait retirer du collège,désespérant de lui voir jamais passer son baccalauréat. Rougonavait promis de le prendre dans son ministère, bien que le diplômede bachelier fût exigé de tous les employés.
« Eh bien, c’est cela, amenez-le, répondit-il. Je passeraipar-dessus les formalités. Je chercherai un biais… Et il gagneraquelque chose tout de suite, puisque vous y tenez. »
M. Béjuin resta seul devant la cheminée. Il roula sonfauteuil, s’installa au milieu, sans paraître s’apercevoir que lapièce se vidait. Il demeurait toujours le dernier, attendait encorequand les autres n’étaient plus là, dans l’espoir de se faireoffrir quelque part oubliée.
Merle, de nouveau, reçut l’ordre d’introduire le préfet de laSomme. Mais, au lieu de se diriger vers la porte, il s’approcha dubureau, en disant avec un sourire aimable :
« Si Son Excellence daigne le permettre, je vaism’acquitter d’une toute petite commission. »
Rougon posa les deux coudes sur son buvard, pour écouter.
« C’est cette pauvre Mme Correur… Je suisallé chez elle ce matin. Elle est couchée, elle a un clou bien malplacé, et très gros. Oh ! plus gros que la moitié du poing. Çan’a rien de dangereux, mais ça la fait beaucoup souffrir, parcequ’elle a la peau très fine…
– Alors ? demanda le ministre.
– J’ai même aidé la bonne à la retourner. Mais j’ai monservice, moi… Alors, elle est très inquiète, elle aurait voulu voirSon Excellence pour les réponses qu’elle attend. Je m’en allais,quand elle m’a rappelé, en me disant que je serais bien gentil, sije pouvais ce soir lui rapporter les réponses, après mon travail…Son Excellence serait-elle assez obligeante… ? »
Le ministre se tourna tranquillement.
« Monsieur d’Escorailles, donnez-moi donc ce dossierlà-bas, dans cette armoire. »
C’était le dossier de Mme Correur, une énormechemise grise crevant de papiers. Il y avait là des lettres, desprojets, des pétitions de toutes les écritures et de toutes lesorthographes : demandes de bureaux de tabac, demandes debureaux de timbres, demandes de secours, de subventions, depensions, d’allocations. Toutes les feuilles volantes portaient enmarge l’apostille de Mme Correur, cinq ou sixlignes suivies d’une grosse signature masculine.
Rougon feuilletait le dossier et regardait, au bas des lettres,de petites notes écrites de sa main au crayon rouge.
« La pension de Mme Jalaguier est portée àdix-huit cents francs. Mme Leturc a son bureau detabac… Les fournitures de Mme Chardon sontacceptées… Rien encore pour Mme Testanière…Ah ! vous direz aussi que j’ai réussi pourMlle Herminie Billecoq. J’ai parlé d’elle, desdames donneront la dot nécessaire à son mariage avec l’officier quil’a séduite.
– Je remercie mille fois Son Excellence », dit Merleen s’inclinant.
Il sortait, lorsqu’une adorable tête blonde, coiffée d’unchapeau rose, parut à la porte.
« Puis-je entrer ? » demanda une voix flûtée.
Et Mme Bouchard, sans attendre la réponse,entra. Elle n’avait pas vu l’huissier dans l’antichambre, elleétait allée droit devant elle. Rougon, qui l’appelait « machère enfant », la fit asseoir, après avoir gardé un instantentre les siennes ses petites mains gantées.
« Est-ce pour quelque chose de sérieux ?demanda-t-il.
– Oui, oui, très sérieux », répondit-elle avec unsourire.
Alors, il recommanda à Merle de n’introduire personne.M. d’Escorailles, qui avait fini la toilette de ses ongles,était venu saluer Mme Bouchard. Elle lui fit signede se pencher, lui parla tout bas, vivement. Le jeune hommeapprouva de la tête. Et il alla prendre son chapeau, en disant àRougon :
« Je vais déjeuner, je ne vois rien d’important… Il n’y aque cette place d’inspecteur. Il faudrait nommerquelqu’un. »
Le ministre restait perplexe, secouait la tête.
« Oui, sans doute, il faut nommer quelqu’un… On m’a proposédéjà un tas de monde. Ça m’ennuie de nommer des gens que je neconnais pas. »
Et il regardait autour de lui, dans les coins de la pièce, commepour trouver. Son regard brusquement tomba sur M. Béjuin,allongé devant la cheminée, silencieux, béat.
« Monsieur Béjuin », appela-t-il.
Celui-ci ouvrit doucement les yeux, sans bouger.
« Voulez-vous être inspecteur ? Je vousexpliquerai : une place de six mille francs, où l’on n’a rienà faire, et qui est très compatible avec vos fonctions dedéputé. »
M. Béjuin dodelina de la tête. Oui, oui, il acceptait. Etquand l’affaire fut entendue, il resta encore là deux minutes àflairer l’air. Mais il sentit sans doute qu’il n’y aurait plus rienà ramasser ce matin-là, car il se retira lentement, en traînant lespieds, derrière M. d’Escorailles.
« Nous voilà seuls… Voyons, qu’y a-t-il, ma chèreenfant ? » demanda Rougon à la jolieMme Bouchard.
Il avait roulé un fauteuil, et s’était assis devant elle, aumilieu du cabinet. Alors, il remarqua sa toilette, une robe decachemire de l’Inde rose pâle, d’une grande douceur, qui la drapaitcomme un peignoir. Elle était habillée sans l’être. Sur ses bras,sur sa gorge, l’étoffe souple vivait ; tandis que, dans lamollesse de la jupe, de larges plis marquaient la rondeur de sesjambes. Il y avait là une nudité très savante, une séductioncalculée jusque dans la taille placée un peu haut, dégageant leshanches. Et pas un bout de jupon ne se montrait, elle semblait sanslinge, délicieusement mise pourtant.
« Voyons, qu’y a-t-il ? » répéta Rougon.
Elle souriait, ne parlant pas encore. Elle se renversait, lescheveux frisés sous son chapeau rose, montrant la blancheurmouillée de ses dents, entre ses lèvres ouvertes. Sa petite figureavait un abandon câlin, un air de prière ardent et soumis.
« C’est quelque chose que j’ai à vous demander »,murmura-t-elle enfin.
Puis, elle ajouta vivement :
« Dites d’abord que vous me l’accordez. »
Mais il ne promit rien. Il voulait savoir auparavant. Il sedéfiait des dames. Et, comme elle se penchait tout près de lui, ill’interrogea :
« C’est donc bien gros, que vous n’osez parler. Il faut queje vous confesse, n’est-ce pas ?… Procédons par ordre. Est-cepour votre mari ? »
Elle répondait non de la tête, sans cesser de sourire.
« Diable !… Pour M. d’Escorailles alors ?Vous complotiez quelque chose à voix basse, là, tout àl’heure. »
Elle répondait toujours non. Elle avait une légère moue,signifiant clairement qu’il avait bien fallu renvoyerM. d’Escorailles. Puis, Rougon cherchant avec quelquesurprise, elle rapprocha encore son fauteuil, se trouva dans sesjambes.
« Écoutez… Vous ne me gronderez pas ? vous m’aimezbien un peu ?… C’est pour un jeune homme. Vous ne leconnaissez pas ; je vous dirai son nom tout à l’heure, quandvous lui aurez donné la place… Oh ! une place sans importance.Vous n’aurez qu’un mot à dire, et nous vous serons bienreconnaissants.
– Un de vos parents peut-être ? » demanda-t-il denouveau.
Elle eut un soupir, le regarda avec des yeux mourants, laissaglisser ses mains pour qu’il les reprît dans les siennes. Et elledit très bas :
« Non, un ami… Mon Dieu ! je suis bienmalheureuse ! »
Elle s’abandonnait, elle se livrait à lui par cet aveu. C’étaitune attaque très voluptueuse, d’un art supérieur, savammentcalculée pour lui enlever ses moindres scrupules. Un instant, ilcrut même qu’elle inventait cette histoire par un raffinement deséduction, afin de se faire désirer davantage, au sortir des brasd’un autre.
« Mais c’est très mal ! » s’écria-t-il.
Alors, d’un geste prompt et familier, elle lui mit sa maindégantée sur la bouche. Elle s’était allongée tout contre lui. Sesyeux se fermaient dans son visage pâmé. L’un de ses genoux relevaitsa jupe molle, qui la couvrait à peine du fin tissu d’une longuechemise de nuit. L’étoffe tendue du corsage avait les émotions desa gorge. Pendant quelques secondes, il la sentit comme nue entreses bras. Et il la saisit brutalement par la taille, il la plantadebout au milieu du cabinet, se fâchant, jurant.
« Tonnerre de Dieu ! soyez doncraisonnable ! »
Elle, les lèvres blanches, resta devant lui, avec des regards endessous.
« Oui, c’est très mal, c’est indigne !M. Bouchard est un excellent homme. Il vous adore, il a uneconfiance aveugle en vous… Non, certes, je ne vous aiderai pas à letromper. Je refuse, entendez-vous, je refuse absolument ! Etje vous dis ce que je pense, je ne mâche pas mes paroles, ma belleenfant… On peut être indulgent. Ainsi, par exemple, passeencore… »
Il s’arrêta, il allait laisser échapper qu’il lui toléraitM. d’Escorailles. Peu à peu, il se calmait, une grande dignitélui venait. Il la fit asseoir, en la voyant prise d’un petittremblement ; lui, resta debout, la chapitra d’importance. Cefut un sermon en forme, avec de très belles paroles. Elle offensaittoutes les lois divines et humaines ; elle marchait sur unabîme, déshonorait le foyer domestique, se préparait à unevieillesse de remords ; et, comme il crut deviner un légersourire aux coins de ses lèvres, il fit même le tableau de cettevieillesse, la beauté dévastée, le cœur à jamais vide, la rougeurdu front sous les cheveux blancs. Puis, il examina sa faute aupoint de vue de la société ; là, surtout, il se montra sévère,car si elle avait pour elle l’excuse de sa nature sensible, lemauvais exemple qu’elle donnait devait rester sans pardon ; cequi l’amena à tonner contre le dévergondage moderne, lesdébordements abominables de l’époque. Enfin, il fit un retour surlui-même. Il était le gardien des lois. Il ne pouvait abuser de sonpouvoir pour encourager le vice. Sans la vertu, un gouvernement luisemblait impossible. Et il termina en mettant ses adversaires audéfi de trouver dans son administration un seul acte de népotisme,une seule faveur due à l’intrigue.
La jolie Mme Bouchard l’écoutait, la tête basse,pelotonnée, montrant son cou délicat sous le bavolet de son chapeaurose. Quand il se fut soulagé, elle se leva, se dirigea vers laporte, sans dire un mot. Mais comme elle sortait, la main sur lebouton, elle leva la tête, et se remit à sourire, enmurmurant :
« Il s’appelle Georges Duchesne. Il est commis principaldans la division de mon mari, et veut être sous-chef…
– Non, non ! » cria Rougon.
Alors, elle s’en alla, en l’enveloppant d’un long regardméprisant de femme dédaignée. Elle s’attardait, elle traînait sajupe avec langueur, désireuse de laisser derrière elle le regret desa possession.
Le ministre entra dans son cabinet d’un air de fatigue. Il avaitfait un signe à Merle qui le suivit. La porte était restéeentrouverte.
« M. le directeur du Vœu national, que SonExcellence a fait demander, vient d’arriver, dit l’huissier àdemi-voix.
– Très bien ! répondit Rougon. Mais je recevraiauparavant les fonctionnaires qui sont là depuislongtemps. »
À ce moment, un valet de chambre parut à la porte conduisant auxappartements particuliers. Il annonça que le déjeuner était prêt etque Mme Delestang attendait Son Excellence ausalon. Le ministre s’était avancé vivement.
« Dites qu’on serve ! Tant pis ! je recevrai plustard. Je crève de faim. »
Il allongea le cou pour jeter un coup d’œil. L’antichambre étaittoujours pleine. Pas un fonctionnaire, pas un solliciteur, n’avaitbougé. Les trois préfets causaient dans leur coin ; les deuxdames, devant la table, s’appuyaient du bout de leurs doigts, unpeu lasses ; les mêmes têtes, aux mêmes places, demeuraientfixes et muettes, le long des murs, contre les dossiers de veloursrouge. Alors, il quitta son cabinet, en donnant à Merle l’ordre deretenir le préfet de la Somme et le directeur du Vœunational.
Mme Rougon, un peu souffrante, était partie laveille pour le Midi, où elle devait passer un mois ; elleavait un oncle du côté de Pau. Delestang, chargé d’une mission trèsimportante au sujet d’une question agricole, se trouvait en Italiedepuis six semaines. Et c’était ainsi que le ministre, avec lequelClorinde voulait causer longuement, l’avait invitée à venirdéjeuner au ministère, en garçons.
Elle l’attendait patiemment, en feuilletant un traité de droitadministratif, qui traînait sur une table.
« Vous devez avoir l’estomac dans les talons, lui dit-ilgaiement. J’ai été débordé, ce matin. »
Et il lui offrit le bras, il la conduisit à la salle à manger,une pièce immense, dans laquelle les deux couverts, mis sur unepetite table devant la fenêtre, étaient comme perdus. Deux grandslaquais servaient. Rougon et Clorinde, très sobres tous les deux,mangèrent vite : quelques radis, une tranche de saumon froid,des côtelettes à la purée et un peu de fromage. Ils ne touchèrentpas au vin. Rougon, le matin, ne buvait que de l’eau. À peineéchangèrent-ils dix paroles. Puis, quand les deux laquais, aprèsavoir desservi, eurent apporté le café et les liqueurs, la jeunefemme lui adressa un léger mouvement des sourcils, qu’il compritparfaitement.
« C’est bien, dit-il, laissez-nous. Je sonnerai. »
Les laquais sortirent. Alors, elle se leva, en donnant des tapessur sa jupe pour faire tomber les miettes. Elle portait une robe desoie noire, trop grande, chargée de volants, si compliquée, qu’elley était comme empaquetée, sans qu’on pût distinguer où setrouvaient ses hanches et sa gorge.
« Quelle halle ! murmurait-elle, en allant au fond dela pièce. C’est un salon pour noces et repas de corps, votre salleà manger ! »
Et elle revint, ajoutant :
« Je voudrais bien fumer ma cigarette, moi !
– Diable ! dit Rougon, c’est qu’il n’y a pas de tabac.Je ne fume jamais. »
Mais elle cligna les yeux, elle sortit de sa poche une petiteblague en soie rouge brodée d’or, guère plus grosse qu’une bourse.Du bout de ses doigts minces, elle roula une cigarette. Puis, commeils ne voulaient pas sonner, ce fut une chasse aux allumettes danstoute la pièce. Enfin, sur le coin d’un dressoir, ils trouvèrenttrois allumettes, qu’elle emporta soigneusement. Et, la cigaretteaux lèvres, allongée de nouveau sur sa chaise, elle se mit à boireson café par petites gorgées, en regardant Rougon bien en face,avec un sourire.
« Eh bien, je suis tout à vous, dit celui-ci, qui souriaitégalement. Vous aviez à causer, causons. »
Elle eut un geste d’insouciance.
« Oui. J’ai reçu une lettre de mon mari. Il s’ennuie àTurin. Il est très heureux d’avoir obtenu cette mission, grâce àvous ; seulement, il ne veut pas qu’on l’oublie là-bas… Maisnous parlerons de cela tout à l’heure. Rien ne presse. »
Elle se remit à fumer et à le regarder avec son irritantsourire. Rougon, peu à peu, s’était accoutumé à la voir, sans seposer les questions qui, autrefois, piquaient si vivement sacuriosité. Elle avait fini par entrer dans ses habitudes, ill’acceptait maintenant comme une figure classée, connue, dont lesétrangetés ne lui causaient plus un sursaut de surprise. Mais, à lavérité, il ne savait toujours rien de précis sur elle, ill’ignorait toujours autant qu’aux premiers jours. Elle restaitmultiple, puérile et profonde, bête le plus souvent, singulièrementfine parfois, très douce et très méchante. Quand elle le surprenaitencore par un geste, un mot dont il ne trouvait pas l’explication,il avait des haussements d’épaules d’homme fort, il disait quetoutes les femmes étaient ainsi. Et il croyait par là témoigner ungrand mépris pour les femmes, ce qui aiguisait le sourire deClorinde, un sourire discret et cruel, montrant le bout des dents,entre les lèvres rouges.
« Qu’avez-vous donc à me regarder ? demanda-t-ilenfin, gêné par ces grands yeux ouverts sur lui. Est-ce que j’aiquelque chose qui vous déplaît ? »
Une pensée cachée venait de luire au fond des yeux de Clorinde,pendant que deux plis donnaient à sa bouche une grande dureté. Maiselle reprit aussitôt son rire adorable, soufflant sa fumée parminces filets, murmurant :
« Non, non, je vous trouve très bien… Je pensais à unechose, mon cher. Savez-vous que vous avez eu une fièrechance ?
– Comment cela ?
– Sans doute… Vous voilà au sommet que vous vouliezatteindre. Tout le monde vous a poussé, les événements eux-mêmesvous ont servi. »
Il allait répondre, lorsqu’on frappa à la porte. Clorinde, d’unmouvement instinctif, cacha sa cigarette derrière sa jupe. C’étaitun employé qui voulait communiquer à Son Excellence une dépêchetrès pressée. Rougon, d’un air maussade, lut la dépêche, indiqua àl’employé le sens dans lequel il fallait rédiger la réponse. Puis,il referma la porte violemment, et venant se rasseoir :
« Oui, j’ai eu des amis très dévoués. Je tâche de m’ensouvenir… Et vous avez raison, j’ai à remercier jusqu’auxévénements. Les hommes ne peuvent souvent rien quand les faits neles aident pas. »
En disant ces paroles d’une voix lente, il la regardait, seslourdes paupières baissées, cachant à demi le regard dont ill’étudiait. Pourquoi parlait-elle de sa chance ? Quesavait-elle au juste des événements favorables auxquels ellefaisait allusion ? Peut-être Du Poizat avait-il causé ?Mais, à la voir souriante et songeuse, la face comme attendrie d’unressouvenir sensuel, il sentait en elle une autrepréoccupation ; sûrement elle ignorait tout. Lui-mêmeoubliait, préférait ne pas fouiller trop au fond de sa mémoire. Ily avait une heure dans sa vie qui finissait par lui sembler trèsconfuse. Il en arrivait à croire qu’il devait réellement sa hautesituation au dévouement de ses amis.
« Je ne voulais rien être, on m’a poussé malgré moi,continua-t-il. Enfin les choses ont tourné pour le mieux. Si jeréussis à faire quelque bien, je serai satisfait. »
Il acheva son café. Clorinde roulait une seconde cigarette.
« Vous vous rappelez ? murmura-t-elle, il y a deuxans, quand vous avez quitté le Conseil d’État, je vousquestionnais, je vous demandais la raison de ce coup de tête.Faisiez-vous le sournois, dans ce temps-là ! Mais, maintenant,vous pouvez parler… Voyons, là, franchement, entre nous, aviez-vousun plan arrêté ?
– On a toujours un plan, répondit-il finement. Je mesentais tomber, je préférais faire le saut moi-même.
– Et votre plan s’est-il exécuté, les choses ont-ellesexactement marché comme vous l’aviez prévu ? »
Il eut un clignement d’yeux de compère qui se met à l’aise.
« Mais non, vous le savez bien, jamais les choses nemarchent ainsi… Pourvu qu’on arrive ! »
Et il s’interrompit, lui offrant des liqueurs.
« Hein ? du curaçao ou de lachartreuse ? »
Elle accepta un petit verre de chartreuse. Comme il versait, onfrappa de nouveau. Elle cacha encore sa cigarette, avec un gested’impatience. Lui, furieux, sans lâcher le carafon, se leva. Cettefois, c’était pour une lettre scellée d’un large cachet. Il laparcourut d’un regard, la fourra dans une poche de sa redingote, endisant :
« C’est bien ! Et qu’on ne me dérange plus, n’est-cepas ? »
Clorinde, quand il fut revenu en face d’elle, trempa ses lèvresdans sa chartreuse, buvant goutte à goutte, le regardant endessous, les yeux luisants. Elle était reprise par cetattendrissement qui lui noyait la face. Elle dit très bas, les deuxcoudes posés sur la table :
« Non, mon cher, vous ne saurez jamais tout ce qu’on a faitpour vous. »
Il s’approcha, posa à son tour ses deux coudes, en s’écriantvivement :
« Tiens, c’est vrai, vous allez me conter ça !Maintenant, il n’y a plus de cachotteries, n’est-ce pas ?…Dites-moi ce que vous avez fait ? »
Elle répondit non du menton, longuement, en pinçant sa cigarettedes lèvres.
« C’est donc terrible ? Vous craignez que je ne puissepas payer ma dette, peut-être ?… Attendez, je vais tâcher dedeviner… Vous avez écrit au pape et vous avez mis tremper quelquebon Dieu dans mon pot à eau, sans que je m’enaperçoive ? »
Mais elle se fâcha de cette plaisanterie. Elle menaçait de s’enaller, s’il continuait.
« Ne riez pas de la religion, disait-elle. Ça vousporterait malheur. »
Puis, calmée, chassant de la main la fumée qu’elle soufflait etqui semblait incommoder Rougon, elle reprit d’une voixparticulière :
« J’ai vu beaucoup de monde. Je vous ai fait desamis. »
Elle éprouvait un besoin mauvais de lui tout conter. Ellevoulait qu’il n’ignorât pas de quelle façon elle avait travaillé àsa fortune. Cet aveu était une première satisfaction, dans salongue rancune si patiemment cachée. S’il l’avait poussée, elleaurait donné des détails précis. C’était ce retour en arrière quila rendait rieuse, un peu folle, la peau chaude d’une moiteurdorée.
« Oui, oui, répéta-t-elle, des hommes très hostiles à vosidées, dont j’ai dû faire la conquête pour vous, moncher. »
Rougon était devenu très pâle. Il avait compris.
« Ah ! » dit-il simplement.
Il cherchait à éviter ce sujet. Mais, effrontément,tranquillement, elle plantait dans ses yeux son large regard noir,riant d’un rire de gorge. Alors, il céda, il l’interrogea.
« M. de Marsy, n’est-ce pas ? »
Elle répondit oui d’un signe de tête, en rejetant derrière sonépaule une bouffée de fumée.
« Le chevalier Rusconi ? »
Elle répondit encore oui.
« M. Lebeau, M. de Salneuve,M. Guyot-Laplanche ? »
Elle répondait toujours oui. Pourtant, au nom deM. de Plouguern, elle protesta. Celui-là, non. Et elleacheva son verre de chartreuse, à petits coups de langue, la minetriomphante.
Rougon s’était levé. Il alla au fond de la pièce, revintderrière elle, lui dit dans la nuque :
« Pourquoi pas avec moi, alors ? »
Elle se retourna brusquement, de peur qu’il ne lui baisât lescheveux.
« Avec vous ? mais c’est inutile ! Pour quoifaire, avec vous ?… C’est bête, ce que vous dites là !Avec vous, je n’avais pas besoin de plaider votre cause. »
Et, comme il la regardait, pris d’une colère blanche, ellepartit d’un grand éclat de rire.
« Ah ! l’innocent ! on ne peut pas seulementplaisanter, il croit tout ce qu’on lui dit !… Voyons, moncher, me pensez-vous capable de mener un pareil commerce ? Etpour vos beaux yeux encore ! D’ailleurs, si j’avais commistoutes ces vilenies, je ne vous les raconterais pas, bien sûr… Non,vrai, vous êtes amusant ! »
Rougon resta un moment décontenancé. Mais la façon ironique dontelle se démentait, la rendait plus provocante, et toute sapersonne, le rire de sa gorge, la flamme de ses yeux, répétait sesaveux, disait toujours oui. Il allongeait les bras pour la prendrepar la taille, lorsqu’on frappa une troisième fois.
« Tant pis ! murmura-t-elle, je garde macigarette. »
Un huissier entra, tout essoufflé, balbutiant que Son Excellencele ministre de la Justice demandait à parler à SonExcellence ; et il regardait du coin de l’œil cette dame quifumait.
« Dites que je suis sorti ! cria Rougon. Je n’y suispour personne, entendez-vous ! »
Quand l’huissier se fut retiré à reculons, en saluant, ils’emporta, donna des coups de poing sur les meubles. On ne lelaissait plus respirer ; la veille encore, on l’avait relancéjusque dans son cabinet de toilette, pendant qu’il se faisait labarbe. Clorinde, délibérément, marcha vers la porte.
« Attendez, dit-elle. On ne nous dérangera plus. »
Elle prit les clefs, les mit en dedans, ferma à double tour.
« Là. On peut frapper, maintenant. »
Et elle revint rouler une troisième cigarette, debout devant lafenêtre. Il crut à une heure d’abandon. Il s’approcha, lui dit dansle cou :
« Clorinde ! »
Elle ne bougea pas, et il reprit d’une voix plusbasse :
« Clorinde, pourquoi ne veux-tu pas ? »
Ce tutoiement la laissa calme. Elle dit non de la tête, maisfaiblement, comme si elle avait voulu l’encourager, le pousserencore. Il n’osait la toucher, devenu tout d’un coup timide,demandant la permission en écolier que sa première bonne fortuneparalyse. Pourtant, il finit par la baiser rudement sur la nuque, àla racine des cheveux. Alors, elle se tourna, toute méprisante, ens’écriant :
« Tiens, ça vous reprend donc, mon cher ? Je croyaisque ça vous avait passé… Quel drôle d’homme vous faites ! Vousembrassez les femmes après dix-huit mois de réflexion. »
Lui, la tête baissée, se ruant sur elle, avait saisi une de sesmains qu’il mangeait de baisers. Elle la lui abandonnait. Ellecontinuait à se moquer, sans se fâcher.
« Pourvu que vous ne me mordiez pas les doigts, c’est toutce que je vous demande… Ah ! je n’aurais pas cru cela devous ! Vous étiez devenu si sage, quand j’allais vous voir rueMarbeuf ! Et vous voilà de nouveau en folie, parce que je vousraconte des saletés, dont je n’ai jamais eu l’idée, Dieumerci ! Eh bien ! vous êtes propre, mon cher !… Moi,je ne brûle pas si longtemps. C’est de l’histoire ancienne. Vousn’avez pas voulu de moi, je ne veux plus de vous.
– Écoutez, tout ce que vous voudrez, murmura-t-il. Je feraitout, je donnerai tout. »
Mais elle disait encore non, le punissant dans sa chair de sesanciens dédains, goûtant là une première vengeance. Elle l’avaitsouhaité tout-puissant pour le refuser et faire ainsi un affront àsa force d’homme.
« Jamais, jamais ! répéta-t-elle à plusieurs reprises.Vous ne vous souvenez donc pas ? Jamais ! »
Alors, honteusement, Rougon se traîna à ses pieds. Il avait prisses jupes entre ses bras, il baisait ses genoux à travers la soie.Ce n’était pas la robe molle de Mme Bouchard, maisun paquet d’étoffe d’une épaisseur irritante, et qui pourtant legrisait de son odeur. Elle, avec un haussement d’épaules, luiabandonnait les jupes. Mais il s’enhardissait, ses mainsdescendaient, cherchaient les pieds, au bord du volant.
« Prenez garde ! » dit-elle de sa voixpaisible.
Et, comme il enfonçait les mains, elle lui posa sur le front lebout embrasé de sa cigarette. Il recula en poussant un cri, voulutde nouveau se précipiter sur elle. Mais elle s’était échappée ettenait un cordon de sonnette, adossée contre le mur, près de lacheminée. Elle cria :
« Je sonne, je dis que c’est vous qui m’avezenfermée ! »
Il tourna sur lui-même, les poings aux tempes, le corps secouéd’un grand frisson. Et, pendant quelques secondes, il demeuraimmobile, avec la peur d’entendre sa tête éclater. Il se roidissaitpour se calmer d’un coup, les oreilles bourdonnantes, les yeuxaveuglés de flammes rouges.
« Je suis une brute, murmura-t-il. C’eststupide. »
Clorinde riait d’un air de victoire, en lui faisant de lamorale. Il avait tort de mépriser les femmes ; plus tard, ilreconnaîtrait qu’il existait des femmes très fortes. Puis, elleretrouva son ton de bonne fille.
« Nous ne sommes pas fâchés, hein ?… Voyez-vous, ne medemandez jamais ça. Je ne veux pas, ça ne me plaît pas. »
Rougon se promenait, honteux de lui. Elle lâcha le cordon desonnette, alla se rasseoir devant la table, où elle se fit un verred’eau sucrée.
« J’ai donc reçu hier une lettre de mon mari, reprit-elletranquillement. J’avais tant d’affaires ce matin, que je vousaurais peut-être manqué de parole pour le déjeuner, si je n’avaisdésiré vous la montrer. Tenez, la voici… Il vous rappelle vospromesses. »
Il prit la lettre, la lut en marchant, la rejeta sur la table,devant elle, avec un geste d’ennui.
« Eh bien ? » demanda-t-elle.
Mais lui, ne parla pas tout de suite. Il gonflait le dos, ilbâillait légèrement.
« Il est bête », finit-il par dire.
Elle fut très blessée. Depuis quelque temps, elle ne toléraitplus qu’on parût douter des capacités de son mari. Elle baissa uninstant la tête, réprimant les petits mouvements de révolte dontses mains étaient agitées. Peu à peu, elle s’affranchissait de sasoumission d’écolière, semblait prendre à Rougon assez de sa forcepour se poser en adversaire redoutable.
« Si nous montrions cette lettre, ce serait un homme fini,dit le ministre, poussé à se venger sur le mari de la résistance dela femme. Ah ! le bonhomme n’est pas facile à caser.
– Vous exagérez, mon cher, reprit-elle après un silence.Autrefois, vous juriez qu’il avait le plus bel avenir. Il possèdedes qualités très sérieuses et très solides… Allez, ce ne sont pasles hommes vraiment forts qui vont le plus loin. »
Rougon continuait sa promenade. Il haussait les épaules.
« Votre intérêt est qu’il entre au ministère. Vous ycompterez un ami. Si réellement le ministre de l’Agriculture et duCommerce se retire pour des raisons de santé, comme on le dit,l’occasion est superbe. Mon mari est compétent, et sa mission enItalie le désigne au choix de l’empereur… Vous savez que l’empereurl’aime beaucoup ; ils s’entendent très bien ensemble ;ils ont les mêmes idées… Un mot de vous enlèveraitl’affaire. »
Il fit encore deux ou trois tours sans répondre. Puis,s’arrêtant devant elle :
« Je veux bien, après tout… Il y en a de plus bêtes… Maisje fais cela uniquement pour vous. Je désire vous désarmer.Hein ! vous ne devez pas être bonne. N’est-ce pas, vous êtestrès rancunière ? »
Il plaisantait. Elle se mit à rire également, enrépétant :
« Oui, oui, très rancunière… Je me souviens. »
Puis, comme elle le quittait, il la retint un instant à laporte. À deux reprises, ils se serrèrent fortement les doigts, sansajouter un mot.
Dès que Rougon fut seul, il retourna à son cabinet. La grandepièce était vide. Il s’assit devant le bureau, les coudes au borddu buvard, soufflant dans le silence. Ses paupières se baissaient,une somnolence rêveuse le tint assoupi pendant près de dix minutes.Mais il eut un sursaut, il s’étira les bras ; et il sonna.Merle parut.
« M. le préfet de la Somme attend toujours, n’est-cepas ?… Faites-le entrer. »
Le préfet de la Somme entra, blême et souriant, en redressant sapetite taille. Il fit son compliment au ministre d’un air correct.Rougon, un peu alourdi, attendait. Il le pria de s’asseoir.
« Voici, monsieur le préfet, pourquoi je vous ai mandé.Certaines instructions doivent être données de vive voix… Vousn’ignorez pas que le parti révolutionnaire relève la tête. Nousavons été à deux doigts d’une catastrophe épouvantable. Enfin, lepays demande à être rassuré, à sentir au-dessus de lui l’énergiqueprotection du gouvernement. De son côté, Sa Majesté l’empereur estdécidée à faire des exemples, car jusqu’à présent on asingulièrement abusé de sa bonté… »
Il parlait lentement, renversé au fond de son fauteuil, jouantavec un gros cachet à manche d’agate. Le préfet approuvait chaquemembre de phrase d’un vif mouvement de tête.
« Votre département, continua le ministre, est un des plusmauvais. La gangrène républicaine…
– Je fais tous mes efforts… voulut dire le préfet.
– Ne m’interrompez pas… Il faut donc que la répression ysoit éclatante. C’est pour m’entendre avec vous sur ce sujet quej’ai désiré vous voir… Nous nous sommes occupés ici d’un travail,nous avons dressé une liste… »
Et il cherchait parmi ses papiers. Il prit un dossier qu’ilfeuilleta.
« On a dû répartir sur toute la France le nombred’arrestations jugées nécessaires. Le chiffre pour chaquedépartement est proportionné au coup qu’il s’agit de porter…Comprenez bien nos intentions. Ainsi, tenez, la Haute-Marne, où lesrépublicains sont en infime minorité, trois arrestations seulement.La Meuse, au contraire, quinze arrestations… Quant à votredépartement, la Somme, n’est-ce pas ? nous disons laSomme… »
Il tournait les feuillets, clignait ses grosses paupières.Enfin, il leva la tête et regarda le fonctionnaire en face.
« Monsieur le préfet, vous avez douze arrestations àfaire. »
Le petit homme blême s’inclina, en répétant :
« Douze arrestations… J’ai parfaitement compris SonExcellence. »
Mais il restait perplexe, pris d’un léger trouble qu’il nevoulait pas montrer. Après quelques minutes de conversation, commele ministre le congédiait en se levant, il se décida àdemander :
« Son Excellence pourrait-elle me désigner lespersonnes… ?
– Oh ! arrêtez qui vous voudrez !… Je ne puis pasm’occuper de ces détails. Je serais débordé. Et partez ce soir,procédez aux arrestations dès demain… Ah ! pourtant, je vousconseille de frapper haut. Vous avez bien là-bas des avocats, desnégociants, des pharmaciens, qui s’occupent de politique.Coffrez-moi tout ce monde-là. Ça fait plus d’effet. »
Le préfet se passa la main sur le front, d’un geste anxieux,fouillant déjà sa mémoire, cherchant des avocats, des négociants,des pharmaciens. Il hochait toujours la tête d’un aird’approbation. Mais Rougon ne fut sans doute pas satisfait de sonattitude hésitante.
« Je ne vous cacherai pas, reprit-il, que Sa Majesté esttrès mécontente en ce moment du personnel administratif. Ilpourrait y avoir bientôt un grand mouvement préfectoral. Nous avonsbesoin d’hommes très dévoués, dans les circonstances graves où noussommes. »
Ce fut comme un coup de fouet.
« Son Excellence peut compter sur moi, s’écria le préfet.J’ai déjà mes hommes ; il y a un pharmacien à Péronne, unmarchand de drap et un fabricant de papier à Doullens ; quantaux avocats, ils ne manquent pas, c’est une peste… Oh !j’assure à Son Excellence que je trouverai les douze… Je suis unvieux serviteur de l’empire. »
Il parla encore de sauver le pays, et s’en alla, en saluant trèsbas. Le ministre, derrière lui, balança son grand corps d’un air dedoute ; il ne croyait pas aux petits hommes. Sans se rasseoir,il barra la Somme d’un trait rouge sur la liste. Plus des deuxtiers des départements se trouvaient déjà barrés. Le cabinetgardait le silence étouffé de ses tentures vertes mangées par lapoussière, l’odeur grasse dont l’embonpoint de Rougon semblaitl’emplir.
Quand il sonna Merle de nouveau, il s’irrita de voir quel’antichambre était toujours pleine. Il crut même reconnaître lesdeux dames, devant la table.
« Je vous avais dit de congédier tout le monde, cria-t-il.Je sors, je ne puis recevoir.
– M. le directeur du Vœu national est là »,murmura l’huissier.
Rougon l’avait oublié. Il noua les poings derrière son dos etdonna l’ordre de l’introduire. C’était un homme d’une quarantained’années, mis avec une grande recherche, la figure épaisse.
« Ah ! vous voilà, monsieur, dit le ministre d’unevoix rude. Il est impossible que les choses continuent sur unpareil pied, je vous en préviens ! »
Et, tout en marchant, il accabla la presse de gros mots. Elledésorganisait, elle démoralisait, elle poussait à tous lesdésordres. Il préférait aux journalistes les brigands quiassassinent sur les grandes routes ; on guérit d’un coup depoignard, tandis que les coups de plume sont empoisonnés ; etil trouva d’autres comparaisons encore plus saisissantes. Peu àpeu, il se fouettait lui-même, il s’agitait furieusement, ilroulait sa voix avec un fracas de tonnerre. Le directeur, restédebout, baissait la tête sous l’orage, la mine humble etconsternée. Il finit par demander :
« Si Son Excellence daignait m’expliquer, je ne comprendspas bien pourquoi…
– Comment, pourquoi ? » s’écria Rougon,exaspéré.
Il se précipita, étala le journal sur son bureau, en montra lescolonnes toutes balafrées à coups de crayon rouge.
« Il n’y a pas dix lignes qui ne soientrépréhensibles ! Dans votre article de tête, vous paraissezmettre en doute l’infaillibilité du gouvernement en matière derépression. Dans cet entrefilet, à la seconde page, vous semblezfaire une allusion à ma personne, en parlant des parvenus dont letriomphe est insolent. Dans vos faits divers, traînent deshistoires ordurières, des attaques stupides contre les hautesclasses. »
Le directeur, épouvanté, joignait les mains, tâchait de placerun mot.
« Je jure à Son Excellence… Je suis désespéré que SonExcellence ait pu supposer un instant… Moi qui ai pour SonExcellence une si vive admiration… »
Mais Rougon ne l’écoutait pas.
« Et le pis, monsieur, c’est que personne n’ignore lesliens qui vous attachent à l’administration. Comment les autresfeuilles peuvent-elles nous respecter, si les journaux que nouspayons ne nous respectent pas ?… Depuis ce matin, tous mesamis me dénoncent ces abominations. »
Alors, le directeur cria avec Rougon. Ces articles-là ne luiavaient point passé sous les yeux. Mais il allait flanquer tous sesrédacteurs à la porte. Si Son Excellence le voulait, ilcommuniquerait chaque matin à Son Excellence une épreuve du numéro.Rougon, soulagé, refusa ; il n’avait pas le temps. Et ilpoussait le directeur vers la porte, lorsqu’il se ravisa.
« J’oubliais. Votre feuilleton est odieux… Cette femme bienélevée qui trompe son mari est un argument détestable contre labonne éducation. On ne doit pas laisser dire qu’une femme comme ilfaut puisse commettre une faute.
– Le feuilleton a beaucoup de succès, murmura le directeur,inquiet de nouveau. Je l’ai lu, je l’ai trouvé trèsintéressant.
– Ah ! vous l’avez lu… Eh bien ! cettemalheureuse a-t-elle des remords à la fin ? »
Le directeur porta la main à son front, ahuri, cherchant à sesouvenir.
« Des remords ? non, je ne crois pas. »
Rougon avait ouvert la porte. Il la referma sur lui, encriant :
« Il faut absolument qu’elle ait des remords !… Exigezde l’auteur qu’il lui donne des remords ! »
Rougon avait écrit à Du Poizat et à M. Kahn, pour qu’on luiévitât l’ennui d’une réception officielle aux portes de Niort. Ilarriva un samedi soir, vers sept heures, et descendit directement àla préfecture, avec l’idée de se reposer jusqu’au lendemainmidi ; il était très las. Mais après le dîner, quelquespersonnes vinrent. La nouvelle de la présence du ministre devaitdéjà courir la ville. On ouvrit la porte d’un petit salon, voisinde la salle à manger ; un bout de soirée s’organisa. Rougon,debout entre les deux fenêtres, fut obligé d’étouffer sesbâillements et de répondre d’une façon aimable aux compliments debienvenue.
Un député du département, cet avoué qui avait hérité de lacandidature officielle de M. Kahn, parut le premier, effaré,en redingote et en pantalon de couleur ; et il s’excusait, ilexpliquait qu’il rentrait à pied d’une de ses fermes, mais qu’ilavait quand même voulu saluer tout de suite Son Excellence. Puis,un petit homme gros et court se montra, sanglé dans un habit noirun peu juste, ganté de blanc, l’air cérémonieux et désolé. C’étaitle premier adjoint. Il venait d’être prévenu par sa bonne. Ilrépéta que M. le maire serait désespéré ; M. lemaire, qui attendait Son Excellence le lendemain seulement, setrouvait à sa propriété des Varades, à dix kilomètres. Derrièrel’adjoint, défilèrent encore six messieurs ; grands pieds,grosses mains, larges figures massives ; le préfet lesprésenta comme des membres distingués de la Société de statistique.Enfin, le proviseur du lycée amena sa femme, une délicieuse blondede vingt-huit ans, une Parisienne dont les toilettesrévolutionnaient Niort. Elle se plaignit de la province à Rougon,amèrement.
Cependant, M. Kahn, qui avait dîné avec le ministre et lepréfet, était très questionné sur la solennité du lendemain. Ondevait se rendre à une lieue de la ville, dans le quartier dit desMoulins, devant l’entrée d’un tunnel projeté pour le chemin de ferde Niort à Angers ; et là Son Excellence le ministre del’Intérieur mettrait lui-même le feu à la première mine. Cela paruttouchant. Rougon faisait le bonhomme. Il voulait simplement honorerl’entreprise si laborieuse d’un vieil ami. D’ailleurs, il seconsidérait comme le fils adoptif du département des Deux-Sèvres,qui l’avait autrefois envoyé à l’Assemblée législative. À lavérité, le but de son voyage, vivement conseillé par Du Poizat,était de le montrer dans toute sa puissance à ses anciensélecteurs, afin d’assurer complètement sa candidature, s’il luifallait jamais un jour entrer au Corps législatif.
Par les fenêtres du petit salon, on voyait la ville noire etendormie. Personne ne venait plus. On avait appris trop tardl’arrivée du ministre. Cela tournait au triomphe, pour les genszélés qui se trouvaient là. Ils ne parlaient pas de quitter laplace, ils se gonflaient dans la joie d’être les premiers àposséder Son Excellence en petit comité. L’adjoint répétait plushaut, d’une voix dolente, sous laquelle perçait une grandejubilation :
« Mon Dieu ! que M. le maire va êtrecontrarié !… et M. le président ! et M. leprocureur impérial ! et tous ces messieurs ! »
Vers neuf heures pourtant, on put croire que la ville était dansl’antichambre. Il y eut un bruit imposant de pas. Puis, undomestique vint dire que M. le commissaire central désiraitprésenter ses hommages à Son Excellence. Et ce fut Gilquin quientra, Gilquin superbe, en habit, portant des gants paille et desbottines de chevreau. Du Poizat l’avait casé dans son département.Gilquin, très convenable, ne gardait qu’un dandinement un peu osédes épaules et la manie de ne pas se séparer de son chapeau ;il tenait ce chapeau appuyé contre sa hanche, légèrement renversé,dans une pose étudiée sur quelque gravure de tailleur. Il s’inclinadevant Rougon, en murmurant avec une humilité exagérée :
« Je me rappelle au bon souvenir de Son Excellence, quej’ai eu l’honneur de rencontrer plusieurs fois à Paris. »
Rougon sourit. Ils causèrent un instant. Gilquin passa ensuitedans la salle à manger, où l’on venait de servir le thé. Il ytrouva M. Kahn, en train de revoir, sur un coin de la table,la liste des invitations pour le lendemain. Dans le petit salon,maintenant, on parlait de la grandeur du règne ; Du Poizat,debout à côté de Rougon, exaltait l’empire ; et tous deuxéchangeaient des saluts, comme s’ils s’étaient félicités d’uneœuvre personnelle, en face des Niortais béants d’une admirationrespectueuse.
« Sont-ils forts, ces mâtins-là ! » murmuraGilquin, qui suivait la scène par la porte grande ouverte.
Et, tout en versant du rhum dans son thé, il poussa le coude deM. Kahn. Du Poizat, maigre et ardent, avec ses dents blanchesmal rangées et sa face d’enfant fiévreux, où le triomphe avait misune flamme, faisait rire d’aise Gilquin, qui le trouvait« très réussi ».
« Hein ? vous ne l’avez pas vu arriver dans ledépartement ? continua-t-il à voix basse. Moi, j’étais aveclui. Il tapait les pieds d’un air rageur en marchant. Allez, ildevait en avoir gros sur le cœur contre les gens d’ici. Depuisqu’il est dans sa préfecture, il se régale à se venger de sonenfance. Et les bourgeois qui l’ont connu pauvre diable autrefoisn’ont pas envie aujourd’hui de sourire, quand il passe, je vous enréponds !… Oh ! c’est un préfet solide, un homme tout àson affaire. Il ne ressemble guère à ce Langlade que nous avonsremplacé, un garçon à bonnes fortunes, blond comme une fille… Nousavons trouvé des photographies de dames très décolletées jusquedans les dossiers du cabinet. »
Gilquin se tut un instant. Il croyait s’apercevoir que, d’unangle du petit salon, la femme du proviseur ne le quittait pas desyeux. Alors, voulant développer les grâces de son buste, il se pliapour dire de nouveau à M. Kahn :
« Vous a-t-on raconté l’entrevue de Du Poizat avec sonpère ? Oh ! l’aventure la plus amusante du monde !…Vous savez que le vieux est un ancien huissier qui a amassé unmagot en prêtant à la petite semaine, et qui vit maintenant commeun loup, au fond d’une vieille maison en ruine, avec des fusilschargés dans son vestibule… Or, Du Poizat, auquel il a prédit vingtfois l’échafaud, rêvait depuis longtemps de l’écraser. Ça entraitpour une bonne moitié dans son désir d’être préfet ici… Un matindonc, mon Du Poizat endosse son plus bel uniforme, et, sous leprétexte de faire une tournée, va frapper à la porte du vieux. Onparlemente un bon quart d’heure. Enfin le vieux ouvre. Un petitvieillard blême, qui regarde d’un air hébété les broderies del’uniforme. Et savez-vous ce qu’il a dit, dès la seconde phrase,quand il a su que son fils était préfet ? « Hein !Léopold, n’envoie plus toucher les contributions ! » Audemeurant, ni émotion, ni surprise… Lorsque Du Poizat est revenu,il pinçait les lèvres, la face blanche comme un linge. Cettetranquillité de son père l’exaspérait. En voilà un sur le dosduquel il ne montera jamais ! »
M. Kahn hochait discrètement la tête. Il avait remis laliste des invitations dans sa poche, il prenait à son tour unetasse de thé, en jetant des coups d’œil dans le salon voisin.
« Rougon dort debout, dit-il. Ces imbéciles devraient bienle laisser aller se coucher. Il faut qu’il soit solide pourdemain.
– Je ne l’avais pas revu, reprit Gilquin. Il aengraissé. »
Puis, il baissa encore la voix, il répéta :
« Très forts, ces gaillards !… Ils ont manigancé je nesais quoi, au moment du grand coup. Moi, je les avais avertis. Lelendemain, patatras ! la danse a eu lieu tout de même. Rougonprétend qu’il est allé à la préfecture, où personne n’a voulu lecroire. Enfin, ça le regarde, on n’a pas besoin d’en causer… Cetanimal de Du Poizat m’avait payé un fameux déjeuner dans un cafédes boulevards. Oh ! quelle journée ! Nous avons dûpasser la soirée au théâtre ; je ne me souviens plus bien,j’ai dormi deux jours. »
Sans doute M. Kahn trouvait les confidences de Gilquininquiétantes. Il quitta la salle à manger. Alors, Gilquin, restéseul, se persuada que la femme du proviseur le regardaitdécidément. Il rentra dans le salon, s’empressa auprès d’elle,finit par lui apporter du thé, des petits fours, de la brioche. Ilétait vraiment fort bien ; il ressemblait à un homme comme ilfaut mal élevé, ce qui paraissait attendrir peu à peu la belleblonde. Cependant, le député démontrait la nécessité d’une nouvelleéglise à Niort, l’adjoint demandait un pont, le proviseur parlaitd’agrandir les bâtiments du lycée, tandis que les six membres de laSociété de statistique, muets, approuvaient tout de la tête.
« Nous verrons demain, messieurs, répondit Rougon, lespaupières à demi fermées. Je suis ici pour connaître vos besoins etfaire droit à vos requêtes. »
Dix heures sonnaient, lorsqu’un domestique vint dire un mot aupréfet, qui se pencha aussitôt à l’oreille du ministre. Celui-ci sehâta de sortir. Mme Correur l’attendait, dans unepièce voisine. Elle était avec une fille grande et mince, la figurefade, toute salie de taches de rousseur.
« Comment ! vous êtes à Niort ! s’écriaRougon.
– Depuis cet après-midi seulement, ditMme Correur. Nous sommes descendues là, en face,place de la Préfecture, à l’hôtel de Paris. »
Et elle expliqua qu’elle arrivait de Coulonges, où elle avaitpassé deux jours. Puis, s’interrompant pour montrer la grandefille :
« Mademoiselle Herminie Billecoq, qui a bien voulum’accompagner. »
Herminie Billecoq fit une révérence cérémonieuse.Mme Correur continua :
« Je ne vous ai pas parlé de ce voyage, parce que vousm’auriez peut-être blâmée ; mais c’était plus fort que moi, jevoulais voir mon frère… Quand j’ai appris votre voyage à Niort, jesuis accourue. Nous vous guettions, nous vous avons regardé entrerà la préfecture ; seulement nous avons jugé préférable de nousprésenter très tard. Ces petites villes sont siméchantes ! »
Rougon approuva de la tête. Mme Correur, eneffet, grasse, peinte en rose, habillée de jaune, lui semblaitcompromettante en province.
« Et vous avez vu votre frère ? demanda-t-il.
– Oui, oui, murmura-t-elle, les dents serrées, je l’ai vu.Mme Martineau n’a pas osé me mettre à la porte.Elle avait pris la pelle, elle faisait brûler du sucre… Ce pauvrefrère ! Je savais qu’il était malade, mais ça m’a donné uncoup tout de même de le voir si décharné. Il m’a promis de ne pasme déshériter ; cela serait contraire à ses principes. Letestament est fait, la fortune doit être partagée entre moi etMme Martineau… N’est-ce pas, Herminie ?
– La fortune doit être partagée, affirma la grande fille.Il l’a dit quand vous êtes entrée, il l’a répété quand il vous amontré la porte. Oh ! c’est sûr ! je l’aientendu. »
Cependant, Rougon poussait les deux femmes, en disant :
« Eh bien, je suis enchanté ! Vous êtes plustranquille maintenant. Mon Dieu, les querelles de famille, ça finittoujours par s’arranger… Allons, bonsoir. Je vais mecoucher. »
Mais Mme Correur l’arrêta. Elle avait tiré sonmouchoir de la poche, elle se tamponnait les yeux, prise d’unecrise brusque de désespoir.
« Ce pauvre Martineau !… Il a été si bon, il m’apardonné avec tant de simplicité !… Si vous saviez, mon ami…C’est pour lui que je suis accourue, c’est pour vous supplier en safaveur… »
Les larmes lui coupèrent la voix. Elle sanglotait. Rougon,étonné, ne comprenant pas, regardait les deux femmes.Mlle Herminie Billecoq, elle aussi, pleurait, maisplus discrètement ; elle était très sensible, elle avaitl’attendrissement contagieux. Ce fut elle qui put balbutier lapremière :
« M. Martineau s’est compromis dans lapolitique. »
Alors, Mme Correur se mit à parler avecvolubilité.
« Vous vous souvenez, je vous ai témoigné des craintes, unjour. J’avais un pressentiment… Martineau devenait républicain. Auxdernières élections, il s’était exalté et avait fait une propagandeacharnée pour le candidat de l’opposition. Je connaissais desdétails que je ne veux pas dire. Enfin, tout cela devait maltourner… Dès mon arrivée à Coulonges, au Lion d’Or, où nous avonspris une chambre, j’ai questionné les gens, j’en ai appris encoreplus long. Martineau a fait toutes les bêtises. Ça n’étonneraitpersonne dans le pays, s’il était arrêté. On s’attend à voir lesgendarmes l’emmener d’un jour à l’autre… Vous pensez quellesecousse pour moi ! Et j’ai songé à vous, mon ami… »
De nouveau, sa voix s’éteignit dans des sanglots. Rougoncherchait à la rassurer. Il parlerait de l’affaire à Du Poizat, ilarrêterait les poursuites, si elles étaient commencées. Même illaissa échapper cette parole :
« Je suis le maître, allez dormir tranquille. »
Mme Correur hochait la tête, en roulant sonmouchoir, les yeux séchés. Elle finit par reprendre àdemi-voix :
« Non, non, vous ne savez pas. C’est plus grave que vous necroyez… Il mène Mme Martineau à la messe et reste àla porte, en affectant de ne jamais mettre le pied dans l’église,ce qui est un sujet de scandale chaque dimanche. Il fréquente unancien avocat retiré là-bas, un homme de 48, avec lequel onl’entend pendant des heures parler de choses terribles. On asouvent aperçu des hommes de mauvaise mine se glisser la nuit dansson jardin, sans doute pour venir prendre un motd’ordre. »
À chaque détail, Rougon haussait les épaules ; maisMlle Herminie Billecoq ajouta vivement, commefâchée d’une telle tolérance :
« Et les lettres qu’il reçoit de tous les pays, avec descachets rouges ; c’est le facteur qui nous a dit cela. Il nevoulait pas parler, il était tout pâle. Nous avons dû lui donnervingt sous… Et son dernier voyage, il y a un mois. Il est restéhuit jours dehors, sans que personne dans le pays puisse encoresavoir aujourd’hui où il est allé. La dame du Lion d’Or nous aassuré qu’il n’avait pas même emporté de malle.
– Herminie, je vous en prie ! ditMme Correur d’un air inquiet. Martineau est dansd’assez vilains draps. Ce n’est pas à nous de lecharger. »
Rougon maintenant écoutait, en examinant tour à tour les deuxfemmes. Il devenait très grave.
« S’il est si compromis que cela… », murmura-t-il.
Il crut voir une flamme s’allumer dans les yeux troubles deMme Correur. Il continua :
« Je ferai mon possible, mais je ne promets rien.
– Ah ! il est perdu, il est bien perdu ! s’écriaMme Correur. Je le sens, voyez-vous… Nous nevoulons rien dire. Si nous vous disions tout… »
Elle s’interrompit pour mordre son mouchoir.
« Moi qui ne l’avais pas vu depuis vingt ans ! Et jele retrouve pour ne le revoir jamais peut-être !… Il a été sibon, si bon ! »
Herminie eut un léger hochement des épaules. Elle faisait àRougon des signes, pour lui donner à entendre qu’il fallaitpardonner au désespoir d’une sœur, mais que le vieux notaire étaitle pire des gredins.
« À votre place, reprit-elle, je dirais tout. Ça vaudraitmieux. »
Alors, Mme Correur parut se décider à un grandeffort. Elle baissa encore la voix.
« Vous vous rappelez les Te Deum qu’on a chantéspartout, quand l’empereur a été si miraculeusement sauvé, devantl’Opéra… Eh bien, le jour où l’on a chanté le Te Deum àCoulonges, un voisin a demandé à Martineau s’il n’allait pas àl’église, et ce malheureux a répondu : “Pour quoi faire, àl’église ? Je me moque bien de l’empereur !”
– “Je me moque bien de l’empereur !” répétaMlle Herminie Billecoq d’un air consterné.
– Comprenez-vous mes craintes maintenant ? continual’ancienne maîtresse d’hôtel. Je vous l’ai dit, ça n’étonneraitpersonne dans le pays s’il était arrêté. »
En prononçant cette phrase, elle regardait Rougon fixement.Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il semblait interroger unedernière fois cette grosse face molle, où des yeux pâlesclignotaient sous les rares poils blonds des sourcils. Il s’arrêtaun instant au cou gras et blanc. Puis, il ouvrit les bras, ils’écria :
« Je ne puis rien, je vous assure. Je ne suis pas lemaître. »
Et il donna des raisons. Il se faisait un scrupule, disait-il,d’intervenir dans ces sortes d’affaires. Si la justice se trouvaitsaisie, les choses devaient avoir leur cours. Il aurait préféré nepas connaître Mme Correur, parce que son amitiépour elle allait lui lier les mains ; il s’était juré de nejamais rendre certains services à ses amis. Enfin, il serenseignerait. Et il cherchait à la consoler déjà, comme si sonfrère était en route pour quelque colonie. Elle baissait la tête,elle avait de petits hoquets qui secouaient l’énorme paquet decheveux blonds dont elle chargeait sa nuque. Pourtant, elle secalmait. Comme elle prenait congé, elle poussa Herminie devantelle, en disant :
« Mademoiselle Herminie Billecoq… Je vous l’ai présentée,je crois. Pardonnez, j’ai la tête si malade !… C’est cettedemoiselle que nous sommes parvenus à doter. L’officier, sonséducteur, n’a pu encore l’épouser, à cause des formalités qui sontinterminables… Remerciez Son Excellence, ma chère. »
La grande fille remercia en rougissant, avec la mine d’uneinnocente devant laquelle on a lâché un gros mot.Mme Correur la laissa sortir la première ;puis, serrant fortement la main de Rougon, se penchant vers lui,elle ajouta :
« Je compte sur vous, Eugène. »
Quand le ministre revint dans le petit salon, il le trouva vide.Du Poizat avait réussi à congédier le député, le premier adjoint etles six membres de la Société de statistique. M. Kahn lui-mêmeétait parti, après avoir pris rendez-vous pour le lendemain, à dixheures. Il ne restait dans la salle à manger que la femme duproviseur et Gilquin, qui mangeaient des petits fours, en causantde Paris ; Gilquin roulait des yeux tendres, parlait descourses, du Salon de peinture, d’une première représentation à laComédie-Française, avec l’aisance d’un homme auquel tous les mondesétaient familiers. Pendant ce temps, le proviseur donnait à voixbasse au préfet des renseignements sur un professeur de quatrièmesoupçonné d’être républicain. Il était onze heures. On se leva, onsalua Son Excellence ; et Gilquin se retirait avec leproviseur et sa femme, en offrant son bras à cette dernière,lorsque Rougon le retint.
« Monsieur le commissaire central, un mot, je vousprie. ».
Puis, lorsqu’ils furent seuls, il s’adressa à la fois aucommissaire et au préfet.
« Qu’est-ce donc que l’affaire Martineau ?… Cet hommeest-il réellement très compromis ? »
Gilquin eut un sourire. Du Poizat fournit quelquesrenseignements.
« Mon Dieu, je ne pensais pas à lui. On l’a dénoncé. J’aireçu des lettres… Il est certain qu’il s’occupe de politique. Maisil y a déjà eu quatre arrestations dans le département. J’auraispréféré, pour arriver au nombre de cinq que vous m’avez fixé, fairecoffrer un professeur de quatrième qui lit à ses élèves des livresrévolutionnaires.
– J’ai appris des faits bien graves, dit sévèrement Rougon.Les larmes de sa sœur ne doivent pas sauver ce Martineau, s’il estvraiment si dangereux. Il y a là une question de salutpublic. »
Et se tournant vers Gilquin :
« Qu’en pensez-vous ?
– Je procéderai demain à l’arrestation, répondit celui-ci.Je connais toute l’affaire. J’ai vu Mme Correur àl’hôtel de Paris, où je dîne d’habitude. »
Du Poizat ne fit aucune objection. Il tira un petit carnet de sapoche, biffa un nom pour en écrire un autre au-dessus, tout enrecommandant au commissaire central de faire surveiller quand mêmele professeur de quatrième. Rougon accompagna Gilquin jusqu’à laporte. Il reprit :
« Ce Martineau est un peu souffrant, je crois. Allez enpersonne à Coulonges. Soyez très doux. »
Mais Gilquin se redressa d’un air blessé. Il oublia toutrespect, il tutoya Son Excellence.
« Me prends-tu pour un sale mouchard ! s’écria-t-il.Demande à Du Poizat l’histoire de ce pharmacien que j’ai arrêté aulit, avant-hier. Il y avait, dans le lit, la femme d’un huissier.Personne n’a rien su… J’agis toujours en homme du monde. »
Rougon dormit neuf heures d’un sommeil profond. Quand il ouvritles yeux le lendemain, vers huit heures et demie, il fit appeler DuPoizat, qui arriva, un cigare aux dents, l’air très gai. Ilscausèrent, ils plaisantèrent comme autrefois, lorsqu’ils habitaientchez Mme Mélanie Correur, et qu’ils allaient seréveiller, le matin, avec des tapes sur leurs cuisses nues. Tout ense débarbouillant, le ministre demanda au préfet des détails sur lepays, les histoires des fonctionnaires, les besoins des uns, lesvanités des autres. Il voulait pouvoir trouver pour chacun unephrase aimable.
« N’ayez pas peur, je vous soufflerai ! » dit DuPoizat en riant.
Et, en quelques mots, il le mit au courant, il le renseigna surles personnages qui l’approcheraient. Rougon, parfois, lui faisaitrépéter un fait pour le mieux caser dans sa mémoire. À dix heures,M. Kahn arriva. Ils déjeunèrent tous les trois, en arrêtantles derniers détails de la solennité. Le préfet ferait undiscours ; M. Kahn aussi. Rougon prendrait la parole ledernier. Mais il serait bon de provoquer un quatrième discours. Uninstant, ils songèrent au maire ; seulement Du Poizat letrouvait trop bête, et il conseilla de choisir l’ingénieur en chefdes ponts et chaussées, qui se trouvait naturellement désigné, maisdont M. Kahn craignait l’esprit critique. Enfin, ce dernier,en sortant de table, emmena le ministre à l’écart, pour luiindiquer les points sur lesquels il serait heureux de le voirinsister, dans son discours.
Le rendez-vous était pour dix heures et demie, à la préfecture.Le maire et le premier adjoint se présentèrent ensemble ; lemaire balbutiait, était au désespoir de ne s’être pas trouvé àNiort, la veille ; tandis que le premier adjoint affectait dedemander à Son Excellence si elle avait passé une bonne nuit, sielle se sentait remise de sa fatigue. Ensuite, parurent leprésident du tribunal civil, le procureur impérial et ses deuxsubstituts, l’ingénieur en chef des ponts et chaussées, quesuivirent à la file le receveur général, le directeur descontributions directes et le conservateur des hypothèques.Plusieurs de ces messieurs étaient avec leurs dames. La femme duproviseur, la jolie blonde, vêtue d’une toilette bleu ciel du pluspiquant effet, causa une grosse émotion ; elle pria SonExcellence d’excuser son mari, retenu au lycée par une attaque degoutte, qui l’avait pris la veille au soir en rentrant. Cependant,d’autres personnages arrivaient : le colonel du 78ede ligne caserné à Niort, le président du tribunal de commerce, lesdeux juges de paix de la ville, le conservateur des eaux et forêtsaccompagné de ses trois demoiselles, des conseillers municipaux,des délégués de la Chambre consultative des arts et manufactures,de la Société de statistique et du Conseil des prud’hommes.
La réception avait lieu dans le grand salon de la préfecture. DuPoizat faisait les présentations. Et le ministre, souriant, plié endeux, accueillait chaque personne en vieille connaissance. Ilsavait des particularités étonnantes sur chacune d’elles. Il parlaau procureur impérial, très élogieusement, d’un réquisitoireprononcé dernièrement par lui dans une affaire d’adultère ; ildemanda d’une voix émue au directeur des contributions directes desnouvelles de madame, alitée depuis deux mois ; il retint uninstant le colonel du 78e de ligne, pour lui montrerqu’il n’ignorait pas les brillantes études de son fils àSaint-Cyr ; il causa chaussures avec un conseiller municipalqui possédait de grands ateliers de cordonnerie, et entama avec leconservateur des hypothèques, archéologue passionné, une discussionsur une pierre druidique découverte la semaine précédente. Quand ilhésitait, cherchant sa phrase, Du Poizat venait à son aide d’un mothabilement soufflé. D’ailleurs, il gardait un aplomb superbe.
Comme le président du tribunal de commerce entrait ets’inclinait devant lui, il s’écria d’une voix affable :
« Vous êtes seul, monsieur le président ? J’espèrebien que vous amènerez madame au banquet, ce soir… »
Il s’arrêta, en voyant autour de lui l’embarras des figures. DuPoizat le poussait légèrement du coude. Alors, il se souvint que leprésident du tribunal de commerce vivait séparé de sa femme, à lasuite de certains faits scandaleux. Il s’était trompé, il avait cruparler à l’autre président, au président du tribunal civil. Cela netroubla en rien son aplomb. Souriant toujours, sans chercher àrevenir sur sa maladresse, il reprit d’un air fin :
« J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer, monsieur. Jesais que mon collègue le garde des Sceaux vous a porté pour ladécoration… C’est une indiscrétion. Gardez-moi lesecret. »
Le président du tribunal de commerce devint très rouge. Ilsuffoquait de joie. Autour de lui, on s’empressait, on lefélicitait ; pendant que Rougon prenait note mentalement decette croix donnée avec tant d’à-propos, pour ne pas oublierd’avertir son collègue. C’était le mari trompé qu’il décorait. DuPoizat eut un sourire d’admiration.
Cependant, il y avait une cinquantaine de personnes dans legrand salon. On attendait toujours, les visages muets, les regardsgênés.
« L’heure avance, on pourrait partir », murmura leministre.
Mais le préfet se pencha, lui expliqua que le député, l’ancienadversaire de M. Kahn, n’était pas encore là. Enfin celui-cientra, tout suant ; sa montre avait dû s’arrêter, il n’ycomprenait rien. Puis, voulant rappeler devant tous sa visite de laveille, il commença une phrase :
« Comme je le disais hier soir à VotreExcellence… »
Et il marcha à côté de Rougon, en lui annonçant qu’ilretournerait le lendemain matin à Paris. Le congé de Pâques avaitpris fin le mardi, la session était rouverte. Mais il avait crudevoir rester quelques jours de plus à Niort, pour faire leshonneurs du département à Son Excellence.
Tous les invités étaient descendus dans la cour de lapréfecture, où une dizaine de voitures, rangées aux deux côtés duperron, attendaient. Le ministre monta avec le député, le préfet etle maire, dans une calèche qui prit la tête. Le reste des invitéss’empila le plus hiérarchiquement possible ; il y avait làdeux autres calèches, trois victorias et des chars à bancs à six età huit places. Dans la rue de la Préfecture, le défilé s’organisa.On partit au petit trot. Les rubans des dames s’envolaient, tandisque leurs jupes débordaient par-dessus les portières. Les chapeauxnoirs des messieurs miroitaient au soleil. Il fallut traverser toutun bout de la ville. Le long des rues étroites, le pavé aigusecouait rudement les voitures qui passaient avec un bruit deferraille. Et à toutes les fenêtres, sur toutes les portes, lesNiortais saluaient sans un cri, cherchant Son Excellence, trèssurpris de voir la redingote bourgeoise du ministre à côté del’habit brodé d’or du préfet.
Au sortir de la ville, on roula sur une large promenade plantéed’arbres magnifiques. Il faisait très doux ; une belle journéed’avril, un ciel clair, tout blond de soleil. La route, droite etunie, s’enfonçait au milieu de jardins pleins de lilas etd’abricotiers en fleur. Puis, les champs s’élargirent en vastescultures, coupées de loin en loin par un bouquet d’arbres. Dans lesvoitures, on causait.
« Voilà une filature, n’est-ce pas ? » ditRougon, à l’oreille duquel le préfet se penchait.
Et s’adressant au maire, lui montrant le bâtiment de briquesrouges, au bord de l’eau :
« Une filature qui vous appartient, je crois… On m’a parléde votre nouveau système de cardage pour les laines. Je tâcherai detrouver un instant afin de visiter toutes cesmerveilles. »
Il demanda des détails sur la puissance motrice de la rivière.Selon lui, les moteurs hydrauliques, dans de bonnes conditions,avaient d’énormes avantages. Et il émerveilla le maire par sesconnaissances techniques. Les autres voitures suivaient, un peudébandées. Des conversations arrivaient, hérissées de chiffres, aumilieu du trot assourdi des chevaux. Un rire perlé sonna, qui fittourner toutes les têtes : c’était la femme du proviseur, dontl’ombrelle venait de s’envoler sur un tas de cailloux.
« Vous possédez une ferme par ici, reprit Rougon ensouriant au député. La voilà, sur ce coteau, si je ne me trompe…Des prairies superbes ! Je sais, d’ailleurs, que vous vousoccupez d’élevage, et que vous avez eu des vaches couronnées, auxderniers comices agricoles. »
Alors, ils parlèrent bestiaux. Les prairies, trempées de soleil,avaient une douceur de velours vert. Toute une nappe de fleurs ynaissaient. Des rideaux de grands peupliers ménageaient deséchappées d’horizon, des coins de paysage adorables. Une vieillefemme qui conduisait un âne dut arrêter la bête au bord du chemin,pour laisser passer le cortège. Et l’âne se mit à braire, effarépar cette procession de voitures, dont les panneaux vernisluisaient dans la campagne. Les dames en toilette, les hommesgantés, tinrent leur sérieux.
On monta, à gauche, une légère pente ; puis, onredescendit. On était arrivé. C’était un creux dans les terres, lecul-de-sac d’un étroit vallon, une sorte de trou étranglé entretrois coteaux qui faisaient muraille. De la campagne environnante,en levant les yeux, on ne voyait, sur le ciel noir, que lescarcasses crevées de deux moulins en ruine. Là, au fond, au milieud’un carré d’herbe, une tente était dressée, de la toile grisebordée d’un large galon rouge, avec des trophées de drapeaux, surles quatre faces. Un millier de curieux venus à pied, desbourgeois, des dames, des paysans du quartier, s’étageaient àdroite, du côté de l’ombre, le long de l’amphithéâtre formé par undes coteaux. Devant la tente, un détachement du 78e deligne se trouvait sous les armes, en face des pompiers de Niort,dont le bel ordre était très remarqué ; tandis que, au bord dela pelouse, une équipe d’ouvriers, en blouses neuves, attendaient,ayant à leur tête des ingénieurs boutonnés dans leurs redingotes.Dès que les voitures se montrèrent, la Société philharmonique de laville, une société composée d’instrumentistes amateurs, se mit àjouer l’ouverture de La Dame blanche.
« Vive Son Excellence ! » crièrent quelques voix,que le bruit des instruments étouffa.
Rougon descendit de voiture. Il levait les yeux, il regardait letrou au fond duquel il se trouvait, fâché de cet étranglement del’horizon, qui lui semblait rapetisser la solennité. Et il resta làun instant dans l’herbe, attendant un compliment de bienvenue.Enfin, M. Kahn accourut. Il s’était échappé de la préfectureaussitôt après le déjeuner ; seulement il venait, parprudence, d’examiner la mine à laquelle Son Excellence devaitmettre le feu. Ce fut lui qui conduisit le ministre jusqu’à latente. Les invités suivaient. Il y eut un moment de confusion.Rougon demandait des renseignements.
« Alors, c’est dans cette tranchée que doit s’ouvrir letunnel ?
– Parfaitement, répondit M. Kahn. La première mine estcreusée dans ce rocher rougeâtre, où Votre Excellence voit undrapeau. »
Le coteau du fond, entamé à la pioche, montrait le roc. Desarbustes déracinés pendaient parmi les déblais. On avait semé defeuillages le sol de la tranchée. M. Kahn indiqua encore de lamain le tracé de la voie ferrée, que marquait une double file dejalons, alignant des bouts de papier blanc, au milieu des sentiers,des herbes, des buissons. C’était un coin paisible de nature àéventrer.
Pourtant, les autorités avaient fini par se caser sous la tente.Les curieux, derrière, se penchaient, pour voir entre les toiles.La Société philharmonique achevait l’ouverture de La Dameblanche.
« Monsieur le ministre, dit tout à coup une voix aiguë quivibra dans le silence, je tiens à remercier le premier VotreExcellence d’avoir bien voulu accepter l’invitation que nous noussommes permis de lui adresser. Le département des Deux-Sèvresgardera un éternel souvenir… »
C’était Du Poizat qui venait de prendre la parole. Il se tenaità trois pas de Rougon, debout tous les deux ; et, à certaineschutes de phrases cadencées, ils inclinaient légèrement la têtel’un vers l’autre. Il parla ainsi un quart d’heure, rappelant auministre la façon brillante dont il avait représenté le départementà l’Assemblée législative ; la ville de Niort avait inscritson nom dans ses annales comme celui d’un bienfaiteur, et brûlaitde lui témoigner sa reconnaissance en toute occasion. Du Poizats’était chargé de la partie politique et pratique. Par moments, savoix se perdait dans le plein air. Alors, on ne voyait plus que sesgestes, un mouvement régulier de son bras droit ; et lemillier de curieux étagés sur le coteau s’intéressaient auxbroderies de sa manche, dont l’or luisait dans un coup desoleil.
Ensuite, M. Kahn s’avança au milieu de la tente. Lui, avaitla voix très grosse. Il aboyait certains mots. Le fond du vallonformait écho et renvoyait les fins de phrase sur lesquelles ilappuyait trop complaisamment. Il conta ses longs efforts, lesétudes, les démarches qu’il avait dû faire pendant près de quatreans, pour doter le pays d’une nouvelle voie ferrée. Maintenant,toutes les prospérités allaient pleuvoir sur le département ;les champs seraient fertilisés, les usines doubleraient leurfabrication, la vie commerciale pénétrerait jusque dans les plushumbles villages ; et il semblait, à l’entendre, que lesDeux-Sèvres devenaient, sous ses mains élargies, une contrée decocagne, avec des ruisseaux de lait et des bosquets enchantés, oùdes tables chargées de bonnes choses attendaient les passants.Puis, brusquement, il affecta une modestie outrée. On ne lui devaitaucune gratitude, il n’aurait jamais mené à bien un aussi vasteprojet, sans le haut patronage dont il était fier. Et, tourné versRougon, il l’appela « l’illustre ministre, le défenseur detoutes les idées nobles et utiles ». En terminant, il célébrales avantages financiers de l’affaire. À la Bourse, on s’arrachaitles actions. Heureux les rentiers qui avaient pu placer leur argentdans une entreprise à laquelle Son Excellence le ministre del’Intérieur voulait attacher son nom !
« Très bien, très bien ! » murmurèrent quelquesinvités.
Le maire et plusieurs représentants de l’autorité serrèrent lamain de M. Kahn, qui affectait d’être très ému. Au-dehors, desapplaudissements éclataient. La Société philharmonique crut devoirattaquer un pas redoublé ; mais le premier adjoint seprécipita, envoya un pompier pour faire taire la musique. Pendantce temps, sous la tente, l’ingénieur en chef des ponts et chausséeshésitait, disait qu’il n’avait rien préparé. L’insistance du préfetle décida. M. Kahn, très inquiet, murmura à l’oreille de cedernier :
« Vous avez eu tort. Il est mauvais comme lagale. »
L’ingénieur en chef était un homme long et maigre, qui avait degrandes prétentions à l’ironie. Il parlait lentement, en tordant lecoin de sa bouche, toutes les fois qu’il voulait lancer uneépigramme. Il commença par écraser M. Kahn sous les éloges.Puis, les allusions méchantes arrivèrent. Il jugea en quelques motsle projet de chemin de fer, avec ce dédain des ingénieurs dugouvernement pour les travaux des ingénieurs civils. Il rappela lecontre-projet de la Compagnie de l’Ouest, qui devait passer parThouars, et insista, sans paraître y mettre de malice, sur le coudedu tracé de M. Kahn, desservant les hauts fourneaux deBressuire. Le tout sans brutalité aucune, mêlé de phrases aimables,procédant par coups d’épingle, sentis des seuls initiés. Il futplus cruel encore en finissant. Il parut regretter que« l’illustre ministre » vînt se compromettre dans uneaffaire dont le côté financier donnait des inquiétudes à tous leshommes d’expérience. Il faudrait des sommes énormes ; la plusgrande honnêteté, le plus grand désintéressement seraientnécessaires. Et il laissa tomber cette dernière phrase, la bouchetordue :
« Ces inquiétudes sont chimériques, nous sommescomplètement rassurés en voyant, à la tête de l’entreprise, unhomme dont la belle situation de fortune et la haute probitécommerciale sont bien connues dans le département. »
Un murmure d’approbation courut. Seules quelques personnesregardaient M. Kahn, qui s’efforçait de sourire, les lèvresblanches. Rougon avait écouté en fermant les yeux à demi, commegêné par la grande lumière. Quand il les rouvrit, ses yeux pâlesétaient devenus noirs. Il comptait d’abord parler très brièvement.Mais il avait maintenant un des siens à défendre. Il fit trois pas,se trouva au bord de la tente ; et là, avec un geste dontl’ampleur semblait s’adresser à toute la France attentive, ilcommença.
« Messieurs, permettez-moi de franchir ces coteaux par lapensée, d’embrasser l’empire tout entier d’un coup d’œil, etd’élargir ainsi la solennité qui nous rassemble, pour en faire lafête du labeur industriel et commercial. Au moment même où je vousparle, du nord au midi, on creuse des canaux, on construit desvoies ferrées, on perce des montagnes, on élève desponts… »
Un profond silence s’était fait. Entre les phrases, on entendaitdes souffles dans les branches, puis la voix haute d’une écluse, auloin. Les pompiers, qui luttaient de belle tenue avec les soldats,sous le soleil ardent, jetaient des regards obliques, pour voirparler le ministre, sans tourner le cou. Sur le coteau, lesspectateurs avaient fini par se mettre à leur aise ; les damess’étaient accroupies, après avoir étalé leur mouchoir àterre ; deux messieurs, que le soleil gagnait, venaientd’ouvrir les ombrelles de leurs femmes. Et la voix de Rougonmontait peu à peu. Il paraissait gêné au fond de ce trou, comme sile vallon n’eût pas été assez vaste pour ses gestes. De ses mainsbrusquement jetées en avant, il semblait vouloir déblayerl’horizon, autour de lui. À deux reprises, il cherchal’espace ; mais il ne rencontra en haut, au bord du ciel, queles moulins dont les carcasses éventrées craquaient au soleil.
L’orateur avait repris le thème de M. Kahn, enl’agrandissant. Ce n’était plus le département des Deux-Sèvresseulement qui entrait dans une ère de prospérité miraculeuse, maisla France entière, grâce à l’embranchement de Niort à Angers.Pendant dix minutes, il énuméra les bienfaits sans nombre dont lespopulations seraient comblées. Il poussa les choses jusqu’à parlerde la main de Dieu. Puis, il répondit à l’ingénieur en chef ;il ne discutait pas son discours, il n’y faisait aucuneallusion ; il disait simplement le contraire de ce qu’il avaitdit, insistant sur le dévouement de M. Kahn, le montrantmodeste, désintéressé, grandiose. Le côté financier de l’entreprisele laissait plein de sérénité. Il souriait, il entassait d’un gesterapide des monceaux d’or. Alors, des bravos lui coupèrent lavoix.
« Messieurs, un dernier mot », dit-il après s’êtreessuyé les lèvres avec son mouchoir.
Le dernier mot dura un quart d’heure. Il se grisait, ils’engageait plus qu’il n’aurait voulu. Même, à la péroraison, commeil en était à la grandeur du règne, célébrant la haute intelligencede l’empereur, il laissa entendre que Sa Majesté patronnait d’unefaçon particulière l’embranchement de Niort à Angers. L’entreprisedevenait une affaire d’État.
Trois salves d’applaudissements retentirent. Un vol de corbeaux,volant dans le ciel pur, à une grande hauteur, s’effaroucha, avecdes croassements prolongés. Dès la dernière phrase du discours, laSociété philharmonique s’était mise à jouer, sur un signal parti dela tente ; tandis que les dames, serrant leurs jupes, serelevaient vivement, désireuses de ne rien perdre du spectacle.Cependant, autour de Rougon, les invités souriaient d’un air ravi.Le maire, le procureur impérial, le colonel du 78e deligne, hochaient la tête, en écoutant le député s’émerveiller àdemi-voix, de façon à être entendu du ministre. Mais le plusenthousiaste était sûrement l’ingénieur en chef des ponts etchaussées ; il affecta une servilité extraordinaire, la bouchetordue, comme foudroyé par les magnifiques paroles du grandhomme.
« Si Son Excellence veut bien me suivre », ditM. Kahn, dont la grosse face suait de joie.
C’était la fin. Son Excellence allait mettre le feu à lapremière mine. Des ordres venaient d’être donnés à l’équiped’ouvriers en blouses neuves. Ces hommes précédèrent le ministre etM. Kahn dans la tranchée, et se rangèrent au fond, sur deuxlignes. Un contremaître tenait un bout de corde allumé, qu’ilprésenta à Rougon. Les autorités, restées sous la tente,allongeaient le cou. Le public anxieux attendait. La Sociétéphilharmonique jouait toujours.
« Est-ce que ça va faire beaucoup de bruit ? demandaavec un sourire inquiet la femme du proviseur à l’un des deuxsubstituts.
– C’est selon la nature de la roche, se hâta de répondre leprésident du tribunal de commerce, qui entra dans des explicationsminéralogiques.
– Moi, je me bouche les oreilles », murmura l’aînéedes trois filles du conservateur des eaux et forêts.
Rougon, la corde allumée à la main, au milieu de tout ce monde,se sentait ridicule. En haut, sur la crête des coteaux, lescarcasses des moulins craquaient plus fort. Alors, il se hâta, mitle feu à la mèche dont le contremaître lui indiqua le bout, entredeux pierres. Aussitôt un ouvrier souffla dans une trompe,longuement. Toute l’équipe s’écarta. M. Kahn avait vivementramené Son Excellence sous la tente, en montrant une sollicitudeinquiète.
« Eh bien, ça ne part donc pas ? » balbutia leconservateur des hypothéques, qui clignait les yeux d’anxiété, avecune envie folle de se boucher les oreilles, comme les dames.
L’explosion n’eut lieu qu’au bout de deux minutes. On avait misla mèche très longue, par prudence. L’attente des spectateurstournait à l’angoisse ; tous les yeux, fixés sur la rocherouge, s’imaginaient la voir remuer ; des personnes nerveusesdirent que ça leur cassait la poitrine. Enfin, il y eut unébranlement sourd, la roche se fendit, pendant qu’un jet defragments, gros comme les deux poings, montait dans la fumée. Ettout le monde s’en alla. On entendait ces mots, cent foisrépétés :
« Sentez-vous la poudre ? »
Le soir, le préfet donna un dîner, auquel les autoritésassistèrent. Il avait lancé cinq cents invitations pour le bal quisuivit. Ce bal fut splendide. Le grand salon était décoré deplantes vertes, et l’on avait ajouté, aux quatre coins, quatrepetits lustres, dont les bougies, jointes à celles du lustrecentral, jetaient une clarté extraordinaire. Niort ne se souvenaitpas d’un tel éclat. Le flamboiement des six fenêtres éclairait laplace de la Préfecture, où plus de deux mille curieux sepressaient, les yeux en l’air, pour voir les danses. Mêmel’orchestre s’entendait si distinctement, que des gamins, en bas,organisaient des galops sur les trottoirs. Dès neuf heures, lesdames s’éventaient, les rafraîchissements circulaient, lesquadrilles succédaient aux valses et aux polkas. Près de la porte,Du Poizat, très cérémonieux, recevait les retardataires, avec unsourire.
« Votre Excellence ne danse donc pas ? » demandahardiment à Rougon la femme du proviseur, qui venait d’entrer,vêtue d’une robe de tarlatane semée d’étoiles d’or.
Rougon s’excusa en souriant. Il était debout devant une fenêtre,au milieu d’un groupe. Et, tout en soutenant une conversation surla révision du cadastre, il jetait au-dehors de rapides coupsd’œil. De l’autre côté de la place, dans la vive lueur dont leslustres éclairaient les façades, il venait d’apercevoir, à une descroisées de l’hôtel de Paris, Mme Correur etMlle Herminie Billecoq. Elles restaient là,regardant la fête, accoudées à la barre d’appui comme à la ramped’une loge. Elles avaient des visages luisants, des cous nus etgonflés de légers rires, à certaines bouffées chaudes de lafête.
Cependant, la femme du proviseur achevait le tour du grandsalon, distraite, insensible à l’admiration que l’ampleur de salongue jupe soulevait parmi les tout jeunes gens. Elle cherchaitquelqu’un du regard, sans cesser de sourire, d’un airlanguissant.
« M. le commissaire central n’est donc pas venu ?finit-elle par demander à Du Poizat, qui la questionnait sur lasanté de son mari. Je lui ai promis une valse.
– Mais il devrait être là, répondit le préfet ; jesuis surpris de ne pas le voir… Il a eu une mission à rempliraujourd’hui. Seulement il m’avait promis d’être de retour à sixheures. »
C’était vers midi, après le déjeuner, que Gilquin avait quittéNiort à cheval, pour aller arrêter le notaire Martineau. Coulongesse trouvait à cinq lieues. Il comptait y être à deux heures etpouvoir repartir vers les quatre heures au plus tard, ce qui luipermettrait de ne pas manquer le banquet, auquel il était invité.Aussi ne pressa-t-il pas l’allure de son cheval, se dandinant surla selle, se promettant d’être très entreprenant, le soir, au bal,avec cette personne blonde, qu’il jugeait seulement un peu maigre.Gilquin aimait les femmes grasses. À Coulonges, il descendit àl’hôtel du Lion d’Or, où un brigadier et deux gendarmes devaientl’attendre. De cette façon, son arrivée ne serait pasremarquée ; on louerait une voiture, on« emballerait » le notaire, sans qu’une voisine se mîtsur sa porte. Mais les gendarmes n’étaient pas au rendez-vous.Jusqu’à cinq heures, Gilquin les attendit, jurant, buvant desgrogs, regardant sa montre tous les quarts d’heure. Jamais il neserait à Niort pour le dîner. Il faisait seller son cheval, lorsqueenfin le brigadier parut, suivi de ses deux hommes. Il y avait eumalentendu.
« Bon, bon, ne vous excusez pas, nous n’avons pas le temps,cria furieusement le commissaire central. Il est déjà cinq heuresun quart… Empoignons notre individu, et que ça ne traîne pas !Il faut que nous roulions dans dix minutes. »
D’ordinaire, Gilquin était bon homme. Il se piquait, dans sesfonctions, d’une urbanité parfaite. Ce jour-là, il avait mêmearrêté un plan compliqué, afin d’éviter les émotions trop fortes aufrère de Mme Correur ; ainsi il devait entrerseul, pendant que les gendarmes se tiendraient, avec la voiture, àla porte du jardin, dans une ruelle donnant sur la campagne. Maisses trois heures d’attente au Lion d’Or l’avaient tellementexaspéré, qu’il oublia toutes ces belles précautions. Il traversale village et alla sonner rudement chez le notaire, à la porte dela rue. Un gendarme fut laissé devant cette porte ; l’autrefit le tour, pour surveiller les murs du jardin. Le commissaireétait entré avec le brigadier. Dix à douze curieux effarésregardaient de loin.
À la vue des uniformes, la servante qui avait ouvert, prised’une terreur d’enfant, disparut en criant ce seul mot, de toutesses forces :
« Madame ! madame ! madame ! »
Une femme petite et grasse, dont la face gardait un grand calme,descendit lentement l’escalier.
« Madame Martineau, sans doute ? dit Gilquin d’unevoix rapide. Mon Dieu ! madame, j’ai une triste mission àremplir… Je viens arrêter votre mari. »
Elle joignit ses mains courtes, tandis que ses lèvres décoloréestremblaient. Mais elle ne poussa pas un cri. Elle resta sur ladernière marche, bouchant l’escalier avec ses jupes. Elle voulutvoir le mandat d’amener, demanda des explications, traîna leschoses.
« Attention ! le particulier va nous filer entre lesdoigts », murmura le brigadier à l’oreille du commissaire.
Sans doute elle entendit. Elle les regarda, de son air calme, endisant :
« Montez, messieurs. »
Et elle monta la première. Elle les introduisit dans un cabinet,au milieu duquel M. Martineau se tenait debout, en robe dechambre. Les cris de la bonne venaient de lui faire quitter sonfauteuil où il passait ses journées. Très grand, les mains commemortes, le visage d’une pâleur de cire, il n’avait plus que lesyeux de vivants, des yeux noirs, doux et énergiques.Mme Martineau le montra d’un geste silencieux.
« Mon Dieu ! monsieur, commença Gilquin, j’ai unetriste mission à remplir… »
Quand il eut terminé, le notaire hocha la tête, sans parler. Unléger frisson agitait la robe de chambre drapée sur ses membresmaigres. Il dit enfin, avec une grande politesse :
« C’est bien, messieurs, je vais vous suivre. »
Alors, il se mit à marcher dans la pièce, rangeant les objetsqui traînaient sur les meubles. Il changea de place un paquet delivres. Il demanda à sa femme une chemise propre. Le frisson dontil était secoué devenait plus violent.Mme Martineau, le voyant chanceler, le suivait, lesbras tendus pour le recevoir, comme on suit un enfant.
« Dépêchons, dépêchons, monsieur », répétaitGilquin.
Le notaire fit encore deux tours ; et, brusquement, sesmains battirent l’air, il se laissa tomber dans un fauteuil, tordu,roidi par une attaque de paralysie. Sa femme pleurait à grosseslarmes muettes.
Gilquin avait tiré sa montre.
« Tonnerre de Dieu ! » cria-t-il.
Il était cinq heures et demie. Maintenant, il devait renoncer àêtre de retour à Niort pour le dîner de la préfecture. Avant qu’oneût mis cet homme dans une voiture, on allait perdre au moins unedemi-heure. Il tâcha de se consoler en jurant bien de ne pasmanquer le bal ; justement il se souvenait d’avoir retenu lafemme du proviseur pour la première valse.
« C’est de la frime, lui murmura le brigadier à l’oreille.Voulez-vous que je remette le particulier sur sespieds ? »
Et, sans attendre la réponse, il s’avança, il adressa au notairedes exhortations pour l’engager à ne pas tromper la justice. Lenotaire, les paupières closes, les lèvres amincies, gardait unerigidité de cadavre. Peu à peu, le brigadier se fâcha, en vint auxgros mots, finit par abattre sa lourde main de gendarme sur lecollet de la robe de chambre. Mais Mme Martineau,si calme jusque-là, le repoussa rudement, se planta devant sonmari, en serrant ses poings de dévote résolue.
« C’est de la frime, je vous dis ! » répéta lebrigadier.
Gilquin haussa les épaules. Il était décidé à emmener le notairemort ou vif.
« Que l’un de vos hommes aille chercher la voiture au Liond’Or, ordonna-t-il. J’ai prévenu l’aubergiste. »
Quand le brigadier fut sorti, il s’approcha de la fenêtre,regarda complaisamment le jardin où des abricotiers étaient enfleur. Et il s’oubliait là, lorsqu’il se sentit touché à l’épaule.Mme Martineau, debout derrière lui, l’interrogea,les joues séchées, la voix raffermie :
« Cette voiture est pour vous, n’est-ce pas ? Vous nepouvez traîner mon mari à Niort, dans l’état où il se trouve.
– Mon Dieu ! madame, dit-il pour la troisième fois, mamission est très pénible…
– Mais c’est un crime ! Vous le tuez… Vous n’avez pasété chargé de le tuer, pourtant !
– J’ai des ordres », répondit-il d’une voix plus rude,voulant couper court à la scène de supplications qu’ilprévoyait.
Elle eut un geste terrible. Une colère folle passa sur sa facede bourgeoise grasse, tandis que ses regards faisaient le tour dela pièce, comme pour chercher quelque moyen suprême de salut. Mais,d’un effort, elle s’apaisa, elle reprit son attitude de femme fortequi ne comptait pas sur ses larmes.
« Dieu vous punira, monsieur », dit-elle simplement,après un silence, pendant lequel elle ne l’avait pas quitté desyeux.
Et elle retourna, sans un sanglot, sans une supplication,s’accouder au fauteuil où son mari agonisait. Gilquin avaitsouri.
À ce moment, le brigadier, qui était allé lui-même au Lion d’Or,revint dire que l’aubergiste prétendait ne pas avoir pour l’instantla moindre carriole. Le bruit de l’arrestation du notaire, trèsaimé dans le pays, avait dû se répandre. L’aubergiste cachaitcertainement ses voitures ; deux heures auparavant, interrogépar le commissaire central, il s’était engagé à lui garder un vieuxcoupé, qu’il louait d’ordinaire aux voyageurs, pour des promenadesdans les environs.
« Fouillez l’auberge ! cria Gilquin repris par lafureur devant ce nouvel obstacle ; fouillez toutes les maisonsdu village !… Est-ce qu’on se fiche de nous, à la fin !On m’attend, je n’ai pas de temps à perdre… Je vous donne un quartd’heure, entendez-vous ! »
Le brigadier disparut de nouveau, emmenant ses hommes, leslançant dans des directions différentes. Trois quarts d’heure sepassèrent, puis quatre, puis cinq. Au bout d’une heure et demie, ungendarme se montra enfin, la mine longue : toutes lesrecherches étaient restées sans résultat. Gilquin, pris de fièvre,marchait d’un pas saccadé, allant de la porte à la fenêtre,regardant tomber le jour. Sûrement on ouvrirait le bal sanslui ; la femme du proviseur croirait à une impolitesse ;cela le rendrait ridicule, paralyserait ses moyens de séduction.Et, chaque fois qu’il passait devant le notaire, il sentait lacolère l’étrangler ; jamais malfaiteur ne lui avait donné tantd’embarras. Le notaire, plus froid, plus blême, restait allongé,sans un mouvement.
Ce fut seulement à sept heures passées que le brigadier reparut,l’air rayonnant. Il avait enfin trouvé le vieux coupé del’aubergiste, caché au fond d’un hangar, à un quart de lieue duvillage. Le coupé était tout attelé, et c’était l’ébrouement ducheval qui l’avait fait découvrir. Mais quand la voiture fut à laporte, il fallut habiller M. Martineau. Cela prit un tempsfort long. Mme Martineau, avec une lenteur grave,lui mit des bas blancs, une chemise blanche ; puis, elle levêtit tout en noir, pantalon, gilet, redingote. Jamais elle neconsentit à se laisser aider par un gendarme. Le notaires’abandonnait entre ses bras sans une résistance. On avait alluméune lampe. Gilquin tapait dans ses mains d’impatience, tandis quele brigadier, immobile, mettait au plafond l’ombre énorme de sonchapeau.
« Est-ce fini, est-ce fini ? » répétaitGilquin.
Mme Martineau fouillait un meuble depuis cinqminutes. Elle en tira une paire de gants noirs, et les glissa dansla poche de M. Martineau.
« J’espère, monsieur, demanda-t-elle, que vous me laisserezmonter dans la voiture ? Je veux accompagner mon mari.
– C’est impossible », répondit brutalementGilquin.
Elle se contint. Elle n’insista pas.
« Au moins, reprit-elle, me permettrez-vous de lesuivre ?
– Les routes sont libres, dit-il. Mais vous ne trouverezpas de voiture, puisqu’il n’y en a pas dans le pays. »
Elle haussa légèrement les épaules et sortit donner un ordre.Dix minutes plus tard, un cabriolet stationnait à la porte,derrière le coupé. Il fallut alors descendre M. Martineau. Lesdeux gendarmes le portèrent. Sa femme lui soutenait la tête. Et, àla moindre plainte poussée par le moribond, elle commandaitimpérieusement aux deux hommes de s’arrêter, ce que ceux-cifaisaient, malgré les regards terribles du commissaire. Il y eutainsi un repos à chaque marche de l’escalier. Le notaire étaitcomme un mort correctement vêtu qu’on emportait. On dut l’asseoirévanoui dans la voiture.
« Huit heures et demie ! cria Gilquin, en regardantune dernière fois sa montre. Quelle sacrée corvée ! Jen’arriverai jamais. »
C’était une chose dite. Bien heureux s’il faisait son entréevers le milieu du bal. Il sauta à cheval en jurant, il dit aucocher d’aller bon train. En tête venait le coupé, aux portièresduquel galopaient les deux gendarmes ; puis, à quelques pas,le commissaire central et le brigadier suivaient ; enfin, lecabriolet où se trouvait Mme Martineau, fermait lamarche. La nuit était très fraîche. Sur la route grise,interminable, au milieu de la campagne endormie, le cortègepassait, avec le roulement sourd des roues et la cadence monotonedu galop des chevaux. Pas une parole ne fut dite pendant le trajet.Gilquin arrangeait la phrase qu’il prononcerait en abordant lafemme du proviseur. Mme Martineau, par moments, selevait toute droite dans son cabriolet, croyant avoir entendu unrâle ; mais c’était à peine si elle apercevait, en avant, lacaisse du coupé, qui roulait, noire et silencieuse.
On entra dans Niort à dix heures et demie. Le commissaire, pouréviter de traverser la ville, fit prendre par les remparts. Auxprisons, il fallut carillonner. Quand le guichetier vit leprisonnier qu’on lui amenait, si blanc, si roide, il montaréveiller le directeur. Celui-ci, un peu souffrant, arriva bientôten pantoufles. Mais il se fâcha, il refusa absolument de recevoirun homme dans un pareil état. Est-ce qu’on prenait les prisons pourun hôpital ?
« Puisqu’il est arrêté maintenant, que voulez-vous qu’on enfasse ? demanda Gilquin, mis hors de lui par ce dernierincident.
– Ce qu’on voudra, monsieur le commissaire, répondit ledirecteur. Je vous répète qu’il n’entrera pas ici. Je n’accepteraijamais une pareille responsabilité. »
Mme Martineau avait profité de la discussionpour monter dans le coupé, auprès de son mari. Elle proposa de lemener à l’hôtel.
« Oui, à l’hôtel, au diable, où vous voudrez ! criaGilquin. J’en ai assez, à la fin !Remportez-le ! »
Pourtant, il poussa le devoir jusqu’à accompagner le notaire àl’hôtel de Paris, désigné par Mme Martineauelle-même. La place de la Préfecture commençait à se vider ;seuls les gamins sautaient encore sur les trottoirs, tandis que descouples de bourgeois, lentement, se perdaient dans l’ombre des ruesvoisines. Mais le flamboiement des six fenêtres du grand salonéclairait toujours la place de la lueur vive du plein jour ;l’orchestre avait des voix de cuivre plus retentissantes ; lesdames, dont on voyait les épaules nues passer dansl’entrebâillement des rideaux, balançaient leurs chignons, frisés àla mode de Paris. Gilquin, au moment où l’on montait le notaire àune chambre du premier étage, aperçut, en levant la tête,Mme Correur et Mlle HerminieBillecoq, qui n’avaient pas quitté leur fenêtre. Elles étaient là,roulant leur cou, échauffées par les fumées de la fête.Mme Correur, cependant, avait dû voir arriver sonfrère, car elle se penchait, au risque de tomber. Sur un signevéhément qu’elle lui fit, Gilquin monta.
Et plus tard, vers minuit, le bal de la préfecture atteignaittout son éclat. On venait d’ouvrir les portes de la salle à manger,où un souper froid était servi. Les dames, très rouges,s’éventaient, mangeaient debout, avec des rires. D’autrescontinuaient à danser, ne voulant pas perdre un quadrille, secontentant des verres de sirop que des messieurs leur apportaient.Une poussière lumineuse flottait, comme envolée des chevelures, desjupes et des bras cerclés d’or, qui battaient l’air. Il y avaittrop d’or, trop de musique et trop de chaleur. Rougon, suffoquant,se hâta de sortir, sur un appel discret de Du Poizat.
À côté du grand salon, dans la pièce où il les avait déjà vuesla veille, Mme Correur etMlle Herminie Billecoq l’attendaient, en pleuranttoutes deux à gros sanglots.
« Mon pauvre frère, mon pauvre Martineau ! balbutiaMme Correur, qui étouffait ses larmes dans sonmouchoir. Ah ! je le sentais, vous ne pouviez pas le sauver…Mon Dieu ! pourquoi ne l’avez-vous pas sauvé ? »
Il voulut parler, mais elle ne lui en laissa pas le temps.
« Il a été arrêté aujourd’hui. Je viens de le voir… MonDieu ! mon Dieu !
– Ne vous désolez pas, dit-il enfin. On instruira sonaffaire. J’espère bien qu’on le relâchera. »
Mme Correur cessa de se tamponner les yeux. Ellele regarda, en s’écriant de sa voix naturelle :
« Mais il est mort ! »
Et elle reprit tout de suite son ton éploré, la figure denouveau au fond de son mouchoir.
« Mon Dieu ! mon Dieu ! mon pauvreMartineau ! »
Mort ! Rougon sentit un petit frisson lui courir à fleur depeau. Il ne trouva pas une parole. Pour la première fois, il eutconscience d’un trou devant lui, d’un trou plein d’ombre, danslequel, peu à peu, on le poussait. Voilà que cet homme était mort,maintenant ! Jamais il n’avait voulu cela. Les faits allaienttrop loin.
« Hélas ! oui, le pauvre cher homme, il est mort,racontait avec de longs soupirs Mlle HerminieBillecoq. Il paraît qu’on a refusé de le recevoir aux prisons.Alors, quand nous l’avons vu arriver à l’hôtel dans un si tristeétat, madame est descendue et a forcé la porte, en criant qu’elleétait sa sœur. Une sœur, n’est-ce pas ? a toujours le droit derecevoir le dernier soupir de son frère. C’est ce que j’ai dit àcette coquine de Mme Martineau, qui parlait encorede nous chasser. Elle a bien été obligée de nous laisser une placedevant le lit… Oh ! mon Dieu, ç’a été fini très vite. Il n’apas râlé plus d’une heure. Il était couché sur le lit, tout habilléde noir ; on aurait cru un notaire allant à un mariage. Et ils’est éteint comme une chandelle, avec une toute petite grimace. Çan’a pas dû lui faire beaucoup de mal.
– Est-ce que Mme Martineau ne m’a pascherché querelle, ensuite ! conta à son tourMme Correur. Je ne sais ce qu’elle barbotait ;elle parlait de l’héritage, elle m’accusait d’avoir porté ledernier coup à mon frère. Je lui ai répondu : “Moi, madame,jamais je ne l’aurais laissé emmener, je me serais plutôt faithacher par les gendarmes !” Et ils m’auraient hachée, comme jevous le dis… N’est-ce pas, Herminie ?
– Oui, oui, répondit la grande fille.
– Enfin, que voulez-vous, mes larmes ne le ressusciterontpas, mais on pleure parce qu’on a besoin de pleurer… Mon pauvreMartineau ! »
Rougon restait mal à l’aise. Il retira ses mains, dontMme Correur s’était emparée. Et il ne trouvaittoujours rien à dire, répugné par les détails de cette mort qui luisemblait abominable.
« Tenez ! s’écria Herminie debout devant la fenêtre,on voit la chambre d’ici, là, en face, dans la grande clarté, latroisième fenêtre du premier étage, en partant de la gauche… Il y aune lumière derrière les rideaux. »
Alors, il les congédia, pendant que Mme Correurs’excusait, l’appelait son ami, expliquait le premier mouvementauquel elle avait cédé, en venant lui apprendre la fatalenouvelle.
« Cette histoire est bien fâcheuse, dit-il à l’oreille deDu Poizat, lorsqu’il rentra dans le bal, la face encore toutepâle.
– Eh ! c’est cet imbécile de Gilquin ! »répondit le préfet en haussant les épaules.
Le bal flambait. Dans la salle à manger, dont on apercevait uncoin par la porte grande ouverte, le premier adjoint bourrait defriandises les trois filles du conservateur des eaux etforêts ; tandis que le colonel du 78e de lignebuvait du punch, l’oreille tendue aux méchancetés de l’ingénieur enchef des ponts et chaussées, qui croquait des pralines.M. Kahn, près de la porte, répétait très haut au président dutribunal civil son discours de l’après-midi, sur les bienfaits dela nouvelle voie ferrée, au milieu d’un groupe compact d’hommesgraves, le directeur des contributions directes, les deux juges depaix, les délégués de la Chambre consultative d’agriculture et dela Société de statistique, bouches béantes. Puis, autour du grandsalon, sous les cinq lustres, une valse que l’orchestre jouait avecdes éclats de trompette, berçait les couples, le fils du receveurgénéral et la sœur du maire, l’un des substituts et une demoiselleen bleu, l’autre des substituts et une demoiselle en rose. Mais uncouple surtout soulevait un murmure d’admiration, le commissairecentral et la femme du proviseur galamment enlacés, tournant aveclenteur ; il s’était hâté d’aller faire une toilette correcte,habit noir, bottes vernies, gants blancs ; et la jolie blondelui avait pardonné son retard, pâmée à son épaule, les yeux noyésde tendresse. Gilquin accentuait les mouvements de hanches, enrejetant en arrière son torse de beau danseur de bals publics,pointe canaille dont le haut goût ravissait la galerie. Rougon, quele couple faillit bousculer, dut se coller contre un mur, pour lelaisser passer, dans un flot de tarlatane étoilée d’or.
Rougon avait enfin obtenu pour Delestang le portefeuille del’Agriculture et du Commerce. Un matin, dans les premiers jours demai, il alla rue du Colisée prendre son nouveau collègue. Il devaity avoir conseil des ministres à Saint-Cloud, où la cour venait des’installer.
« Tiens ! vous nous accompagnez ! dit-il avecsurprise, en apercevant Clorinde qui montait dans le landau toutattelé devant le perron.
– Mais oui, je vais au conseil, moi aussi »,répondit-elle en riant.
Puis, elle ajouta d’une voix sérieuse, lorsqu’elle eut caséentre les banquettes les volants de sa longue jupe de soie cerisepâle :
« J’ai un rendez-vous avec l’impératrice. Je suistrésorière d’une œuvre pour les jeunes ouvrières, à laquelle elles’intéresse. »
Les deux hommes montèrent à leur tour. Delestang s’assit à côtéde sa femme ; il avait une serviette d’avocat, en maroquinchamois, qu’il garda sur les genoux. Rougon, les mains libres, setrouva en face de Clorinde. Il était près de neuf heures et demie,et le conseil était pour dix heures. Le cocher reçut l’ordre demarcher bon train. Pour couper au plus court, il prit la rueMarbeuf, s’engagea dans le quartier de Chaillot, que la pioche desdémolisseurs commençait à éventrer. C’étaient des rues désertes,bordées de jardins et de constructions en planches, des traversesescarpées qui tournaient sur elles-mêmes, d’étroites places deprovince plantées d’arbres maigres, tout un coin bâtard de grandeville se chauffant sur un coteau, au soleil matinal, avec desvillas et des échoppes à la débandade.
« Est-ce laid, par ici ! » dit Clorinde,renversée au fond du landau.
Elle s’était tournée à demi vers son mari, elle l’examina uninstant, la face grave ; et, comme malgré elle, elle se mit àsourire. Delestang, correctement boutonné dans sa redingote, étaitassis avec dignité sur son séant, le corps ni trop en avant ni tropen arrière. Sa belle figure pensive, sa calvitie précoce qui luihaussait le front, faisaient retourner les passants. La jeune femmeremarqua que personne ne regardait Rougon, dont le visage lourdsemblait dormir. Alors, maternellement, elle tira un peu lamanchette gauche de son mari, trop enfoncée sous le parement.
« Qu’est-ce que vous avez donc fait cette nuit ?demanda-t-elle au grand homme, en lui voyant étouffer desbâillements dans ses doigts.
– J’ai travaillé tard, je suis harassé, murmura-t-il. Untas d’affaires bêtes ! »
Et la conversation tomba de nouveau. Maintenant, c’était luiqu’elle étudiait. Il s’abandonnait aux légères secousses de lavoiture, sa redingote déformée par ses larges épaules, son chapeaumal brossé, gardant les marques d’anciennes gouttes de pluie. Ellese souvenait d’avoir, le mois précédent, acheté un cheval à unmaquignon qui lui ressemblait. Son sourire reparut, avec une pointede dédain.
« Eh bien ? dit-il, impatienté d’être examiné de lasorte.
– Eh bien, je vous regarde ! répondit-elle. Est-ce quece n’est pas permis ?… Vous avez donc peur qu’on ne vousmange ? »
Elle lança cette phrase d’un air provocant, en montrant sesdents blanches. Mais lui, plaisanta.
« Je suis trop gros, ça ne passerait pas.
– Oh ! si l’on avait bien faim ! » dit-elletrès sérieusement, après avoir paru consulter son appétit.
Le landau arrivait enfin à la porte de la Muette. Ce fut, ausortir des ruelles étranglées de Chaillot, un élargissement brusqued’horizon dans les verdures tendres du Bois. La matinée étaitsuperbe, trempant au loin les pelouses d’une clarté blonde, donnantun frisson tiède à l’enfance des arbres. Ils laissèrent à droite leparc aux daims et prirent la route de Saint-Cloud. Maintenant, lavoiture roulait sur l’avenue sablée, sans une secousse, avec unelégèreté et une douceur de traîneau glissant sur la neige.
« Hein ? est-ce désagréable, ce pavé ! repritClorinde, en s’allongeant. On respire ici, on peut causer… Est-ceque vous avez des nouvelles de notre ami Du Poizat ?
– Oui, dit Rougon. Il se porte bien.
– Et est-il toujours content de sondépartement ? »
Il fit un geste vague, voulant se dispenser de répondre. Lajeune femme devait connaître certains ennuis que le préfet desDeux-Sèvres commençait à lui donner par la rudesse de sonadministration. Elle n’insista pas, elle parla de M. Kahn etde Mme Correur, en lui demandant des détails surson voyage là-bas, d’un air de curiosité méchante. Puis, elles’interrompit, pour s’écrier :
« À propos ! j’ai rencontré hier le colonel Jobelin etson cousin M. Bouchard. Nous avons parlé de vous… Oui, nousavons parlé de vous. »
Il pliait les épaules, il ne disait toujours rien. Alors, ellerappela le passé.
« Vous vous souvenez de nos bonnes petites soirées, rueMarbeuf. À présent, vous avez trop d’affaires, on ne peut plus vousapprocher. Vos amis s’en plaignent. Ils prétendent que vous lesoubliez… Vous savez, je dis tout, moi. Eh bien ! on voustraite de lâcheur, mon cher. »
À ce moment, comme la voiture venait de passer entre les deuxlacs, elle croisa un coupé, qui rentrait à Paris. On vit une facerude se rejeter au fond du coupé, sans doute pour éviter unsalut.
« Mais c’est votre beau-frère ! cria Clorinde.
– Oui, il est souffrant, répondit Rougon avec un sourire.Son médecin lui a ordonné des promenades matinales. »
Et tout d’un coup, s’abandonnant, il continua, pendant que lelandau filait sous de grands arbres, le long d’une allée à lacourbe molle :
« Que voulez-vous ! je ne puis pourtant pas leurdonner la lune !… Ainsi voilà Beulin-d’Orchère qui a fait lerêve d’être garde des Sceaux. J’ai tenté l’impossible, j’ai sondél’empereur sans pouvoir rien en tirer. L’empereur, je crois, a peurde lui. Ce n’est pas ma faute, n’est-ce pas ?…Beulin-d’Orchère est premier président. Cela devrait lui suffire,que diable ! en attendant mieux. Et il évite de mesaluer ! C’est un sot. »
Maintenant, Clorinde, les yeux baissés, les doigts jouant avecle gland de son ombrelle, ne bougeait plus. Elle le laissait aller,elle ne perdait pas une phrase.
« Les autres ne sont pas plus raisonnables. Si le colonelet Bouchard se plaignent, ils ont grand tort, car j’ai déjà tropfait pour eux… Je parle pour tous mes amis. Ils sont une douzained’un joli poids sur mes épaules ! Tant qu’ils n’auront pas mapeau, ils ne se déclareront pas satisfaits. »
Il se tut, puis il reprit en riant avec bonhomie :
« Bah ! s’ils en avaient absolument besoin, je la leurdonnerais bien encore… Quand on a les mains ouvertes, il n’est pluspossible de les refermer. Malgré tout le mal que mes amis disent demoi, je passe mes journées à solliciter pour eux une foule defaveurs. »
Et, lui touchant le genou, la forçant à le regarder :
« Voyons, vous ! Je vais causer avec l’empereur cematin… Vous n’avez rien à demander ?
– Non, merci », répondit-elle d’une voix sèche.
Comme il s’offrait toujours, elle se fâcha, elle l’accusa deleur reprocher les quelques services qu’il avait pu leur rendre, àson mari et à elle. Ce n’étaient pas eux qui lui pèseraientdavantage. Elle termina, en disant :
« À présent, je fais mes commissions moi-même. Je suisassez grande fille, peut-être ! »
Cependant, la voiture venait de sortir du Bois. Elle traversaitBoulogne, dans le tapage d’un convoi de grosses charrettes, le longde la Grande-Rue. Jusque-là, Delestang était resté au fond dulandau, béat, les mains posées sur la serviette de maroquin, sansune parole, comme livré à quelque haute spéculation intellectuelle.Alors, il se pencha, il cria à Rougon, au milieu dubruit :
« Pensez-vous que Sa Majesté nous retienne àdéjeuner ? »
Rougon eut un geste d’ignorance. Il dit ensuite :
« On déjeune au palais, quand le conseil seprolonge. »
Delestang rentra dans son coin, où il parut de nouveau en proieà une rêverie des plus graves. Mais il se pencha une seconde fois,pour poser cette question :
« Est-ce que le conseil sera très chargé cematin ?
– Oui, peut-être, répondit Rougon. On ne sait jamais. Jecrois que plusieurs de nos collègues doivent rendre compte decertains travaux… Moi, en tout cas, je soulèverai la question de celivre pour lequel je suis en conflit avec la commission decolportage.
– Quel livre ? demanda vivement Clorinde.
– Une ânerie, un de ces volumes qu’on fabrique pour lespaysans. Cela s’appelle Les Veillées du bonhomme Jacques.Il y a de tout là-dedans, du socialisme, de la sorcellerie, del’agriculture, jusqu’à un article célébrant les bienfaits del’association… Un bouquin dangereux, enfin ! »
La jeune femme, dont la curiosité ne devait pas être satisfaite,se tourna comme pour interroger son mari.
« Vous êtes sévère, Rougon, déclara Delestang. J’aiparcouru ce livre, j’y ai découvert de bonnes choses ; lechapitre sur l’association est bien fait… Je serais surpris sil’empereur condamnait les idées qui s’y trouventexprimées. »
Rougon allait s’emporter. Il ouvrait les bras, dans un geste deprotestation. Et il se calma brusquement, comme ne voulant pasdiscuter ; il ne dit plus rien, jetant des coups d’œil sur lepaysage, aux deux côtés de l’horizon. Le landau était alors aumilieu du pont de Saint-Cloud ; en bas, toute moirée desoleil, la rivière avait des nappes dormantes d’un bleu pâle ;tandis que des files d’arbres, le long des rives, enfonçaient dansl’eau des ombres vigoureuses. L’immense ciel, en amont et en aval,montait, tout blanc d’une limpidité printanière, à peine teintéd’un frisson bleu.
Lorsque la voiture se fut arrêtée dans la cour du château,Rougon descendit le premier et tendit la main à Clorinde. Maiscelle-ci affecta de ne pas accepter ce soutien ; elle sautalégèrement à terre. Puis, comme il restait le bras tendu, elle luidonna un petit coup d’ombrelle sur les doigts, enmurmurant :
« Puisqu’on vous dit qu’on est grandefille ! »
Et elle semblait sans respect pour les poings énormes du maître,qu’elle gardait longtemps autrefois dans ses mains d’élève soumise,afin de leur voler un peu de leur force. Aujourd’hui, elle pensaitsans doute les avoir assez appauvris ; elle n’avait plus sescajoleries adorables de disciple. À son tour, poussée en puissance,elle devenait maîtresse. Quand Delestang fut descendu de voiture,elle laissa Rougon entrer le premier, pour souffler à l’oreille deson mari :
« J’espère que vous n’allez pas l’empêcher de patauger,avec son bonhomme Jacques. Vous avez là une bonne occasion de nepas toujours dire comme lui. »
Dans le vestibule, avant de le quitter, elle l’enveloppa d’undernier regard, s’inquiéta d’un bouton de sa redingote qui tiraitsur l’étoffe ; et, tandis qu’un huissier l’annonçait chezl’impératrice, elle les regarda disparaître, Rougon et lui,souriante.
Le conseil des ministres se tenait dans un salon voisin ducabinet de l’empereur. Au milieu, une douzaine de fauteuilsentouraient une grande table, recouverte d’un tapis. Les fenêtres,hautes et claires, donnaient sur la terrasse du château. QuandRougon et Delestang entrèrent, tous leurs collègues se trouvaientdéjà réunis, à l’exception du ministre des Travaux publics et duministre de la Marine et des Colonies, alors en congé. L’empereurn’avait pas encore paru. Ces messieurs causèrent pendant près dedix minutes, debout devant les fenêtres, groupés autour de latable. Il y en avait deux de visages chagrins, qui se détestaientau point de ne jamais s’adresser la parole ; mais les autres,la mine aimable, se mettaient à l’aise, en attendant les affairesgraves. Paris s’occupait alors de l’arrivée d’une ambassade venuedu fond de l’Extrême-Orient, avec des costumes étranges et desfaçons de saluer extraordinaires. Le ministre des Affairesétrangères raconta une visite qu’il avait rendue, la veille, auchef de cette ambassade ; il se moquait finement, tout enrestant très correct. Puis, la conversation tomba à des sujets plusfrivoles ; le ministre d’État fournit des renseignements surla santé d’une danseuse de l’Opéra, qui avait failli se casser lajambe. Et même dans leur abandon, ces messieurs demeuraient enéveil et en défiance, cherchant certaines de leurs phrases,rattrapant des moitiés de mot, se guettant sous leurs sourires,redevenant subitement sérieux, dès qu’ils se sentaientsurveillés.
« Alors, c’est une simple foulure ? dit Delestang, quis’intéressait beaucoup aux danseuses.
– Oui, une foulure, répéta le ministre d’État. La pauvrefemme en sera quitte pour garder quinze jours la chambre… Elle estbien honteuse, d’être tombée. »
Un petit bruit fit tourner les têtes. Tous s’inclinèrent ;l’empereur venait d’entrer. Il resta un instant appuyé au dossierde son fauteuil. Et il demanda de sa voix sourde,lentement :
« Elle va mieux ?
– Beaucoup mieux, sire, répondit le ministre en s’inclinantde nouveau. J’ai eu de ses nouvelles ce matin. »
Sur un geste de l’empereur, les membres du conseil prirent placeautour de la table. Ils étaient neuf ; plusieurs étalèrent despapiers devant eux ; d’autres se renversèrent, en se regardantles ongles. Un silence régna. L’empereur semblait souffrant ;il roulait doucement les bouts de ses moustaches entre ses doigts,la face éteinte. Puis, comme personne ne parlait, il parut sesouvenir, il prononça quelques mots.
« Messieurs, la session du Corps législatif va êtreclose… »
Il fut d’abord question du budget, que la Chambre venait devoter en cinq jours. Le ministre des Finances signala les vœuxexprimés par le rapporteur. Pour la première fois, la Chambre avaitdes velléités de critique. Ainsi, le rapporteur souhaitait voirl’amortissement fonctionner d’une façon normale et le gouvernementse contenter des crédits votés, sans recourir toujours à desdemandes de crédits supplémentaires. D’autre part, des membress’étaient plaints du peu de cas que le Conseil d’État faisait deleurs observations, quand ils cherchaient à réduire certainesdépenses ; un d’entre eux avait même réclamé pour le Corpslégislatif le droit de préparer le budget.
« Il n’y a pas lieu, selon moi, de tenir compte de cesréclamations, dit le ministre des Finances en terminant. Legouvernement dresse ses budgets avec la plus grande économiepossible ; et cela est tellement vrai, que la commission a dûse donner beaucoup de mal pour arriver à retrancher deux pauvresmillions… Toutefois, je crois sage d’ajouter trois demandes decrédits supplémentaires, qui étaient à l’étude. Un virement defonds nous donnera les sommes nécessaires, et la situation serarégularisée plus tard. »
L’empereur approuva de la tête. Il paraissait ne pas écouter,les yeux vagues, regardant comme aveuglé la grande lueur clairetombant de la fenêtre du milieu, en face de lui. Il y eut denouveau un silence. Tous les ministres approuvaient, aprèsl’empereur. Pendant un instant, on n’entendit plus qu’un légerbruit. C’était le garde des Sceaux qui feuilletait un manuscrit dequelques pages, ouvert sur la table. Il consulta ses collègues d’unregard.
« Sire, dit-il enfin, j’ai apporté le projet d’un mémoiresur la fondation d’une nouvelle noblesse… Ce sont encore de simplesnotes ; mais j’ai pensé qu’il serait bon, avant d’aller plusloin, de les lire en conseil, afin de pouvoir profiter de toutesles lumières…
– Oui, lisez, monsieur le garde des Sceaux, interrompitl’empereur. Vous avez raison. »
Et il se tourna à demi, pour regarder le ministre de la Justice,pendant qu’il lisait. Il s’animait, une flamme jaune brûlait dansses yeux gris.
Cette question d’une nouvelle noblesse préoccupait alorsbeaucoup la cour. Le gouvernement avait commencé par soumettre auCorps législatif un projet de loi punissant d’une amende et d’unemprisonnement toute personne convaincue de s’être attribué sansdroit un titre nobiliaire quelconque. Il s’agissait de donner unesanction aux anciens titres et de préparer ainsi la création detitres nouveaux. Ce projet de loi avait soulevé à la Chambre unediscussion passionnée ; des députés, très dévoués à l’empire,s’étaient écriés qu’une noblesse ne pouvait exister dans un Étatdémocratique ; et, lors du vote, vingt-trois voix venaient dese prononcer contre le projet. Cependant, l’empereur caressait sonrêve. C’était lui qui avait indiqué au garde des Sceaux tout unvaste plan.
Le mémoire débutait par une partie historique. Ensuite, le futursystème se trouvait exposé tout au long ; les titres devaientêtre distribués par catégories de fonctions, afin de rendre lesrangs de la nouvelle noblesse accessibles à tous lescitoyens ; combinaison démocratique qui paraissaitenthousiasmer fort le garde des Sceaux. Enfin suivait un projet dedécret. À l’article II, le ministre haussa et ralentit lavoix :
« “Le titre de comte sera concédé après cinq ans d’exercicedans leurs fonctions ou dignités, ou après avoir été nommés parnous grands-croix de la Légion d’honneur : à nos ministres etaux membres de notre conseil privé ; aux cardinaux, auxmaréchaux, aux amiraux et aux sénateurs ; à nos ambassadeurset aux généraux de division ayant commandé en chef.” »
Il s’arrêta un instant, interrogeant l’empereur du regard, pourdemander s’il n’avait oublié personne. Sa Majesté, la tête un peutombée sur l’épaule droite, se recueillait. Elle finit parmurmurer :
« Je crois qu’il faudrait joindre les présidents du Corpslégislatif et du Conseil d’État. »
Le garde des Sceaux hocha vivement la tête en signed’approbation, et se hâta de mettre une note sur la marge de sonmanuscrit. Puis, au moment où il allait reprendre sa lecture, ilfut interrompu par le ministre de l’Instruction publique et descultes qui avait une omission à signaler.
« Les archevêques… commença-t-il.
– Pardon, dit sèchement le ministre de la Justice, lesarchevêques ne doivent être que barons. Laissez-moi lire le décrettout entier. »
Et il ne se retrouva plus dans ses feuilles de papier. Ilchercha longtemps une page qui s’était égarée parmi les autres.Rougon, carrément assis, le cou enfoncé entre ses rudes épaules depaysan, souriait du coin des lèvres ; et, comme il setournait, il vit son voisin le ministre d’État, le dernierreprésentant d’une vieille famille normande, sourire également d’unfin sourire de mépris. Alors tous deux eurent un léger hochement dementon. Le parvenu et le gentilhomme s’étaient compris.
« Ah ! voici, reprit enfin le garde des Sceaux :“Article III. Le titre de baron sera concédé : 1° Aux membresdu Corps législatif qui auront été honorés trois fois du mandat deleurs concitoyens ; 2° aux conseillers d’État, après huit ansd’exercice ; 3° au premier président et au procureur généralde la Cour de cassation, au premier président et au procureurgénéral de la Cour des comptes, aux généraux de division et auxvice-amiraux, aux archevêques et aux ministres plénipotentiaires,après cinq ans d’exercice dans leurs fonctions, ou s’ils ont obtenule grade de commandeur de la Légion d’honneur…” »
Et il continua ainsi. Les premiers présidents et les procureursgénéraux des cours impériales, les généraux de brigade et lescontre-amiraux, les évêques, jusqu’aux maires des chefs-lieux depréfecture de première classe, devaient être faits barons ;seulement, on leur demandait dix ans de service.
« Tout le monde baron, alors ! » murmura Rougon àdemi-voix.
Ses collègues, qui affectaient de le regarder comme un homme malélevé, prirent des mines graves, pour lui faire comprendre qu’ilstrouvaient cette plaisanterie très déplacée. L’empereur avait parune pas entendre. Cependant, lorsque la lecture fut terminée, ildemanda :
« Que pensez-vous du projet, messieurs ? »
Il y eut une hésitation. On attendait une interrogation plusdirecte.
« Monsieur Rougon, reprit Sa Majesté, que pensez-vous duprojet ?
– Mon Dieu ! Sire, répondit le ministre de l’Intérieuren souriant de son air tranquille, je n’en pense pas beaucoup debien. Il offre le pire des dangers, celui du ridicule. Oui,j’aurais peur que tous ces barons-là ne prêtassent à rire… Je nemets pas en avant les raisons graves, le sentiment d’égalité quidomine aujourd’hui, la rage de vanité qu’un pareil systèmedévelopperait… »
Mais il eut la parole coupée par le garde des Sceaux, trèsaigre, très blessé, se défendant en homme attaqué personnellement.Il se disait bourgeois, fils de bourgeois, incapable de porteratteinte aux principes égalitaires de la société moderne. Lanouvelle noblesse devait être une noblesse démocratique ; etce mot de « noblesse démocratique » rendait sans doute sibien son idée, qu’il le répéta à plusieurs reprises. Rougonrépliqua, toujours souriant, sans se fâcher. Le garde des Sceaux,petit, sec, noirâtre, finit par lancer des personnalitésblessantes. L’empereur demeurait comme étranger à laquerelle ; il regardait de nouveau, avec de lents balancementsd’épaules, la grande clarté blanche tombant de la fenêtre, en facede lui. Pourtant, quand les voix montèrent et devinrent gênantespour sa dignité, il murmura :
« Messieurs, messieurs… »
Puis, au bout d’un silence :
« Monsieur Rougon a peut-être raison… La question n’est pasmûre encore. Il faudra l’étudier sur d’autres bases. On verra plustard. »
Le conseil examina ensuite plusieurs menues affaires. On parlasurtout du journal le Siècle, dont un article venait deproduire un scandale à la cour. Il ne se passait pas de semainesans que l’empereur fût supplié, dans son entourage, de supprimerce journal, le seul organe républicain qui restât debout. Mais SaMajesté, personnellement, avait une grande douceur pour lapresse ; elle s’amusait souvent, dans le secret du cabinet, àécrire de longs articles en réponse aux attaques contre songouvernement ; son rêve inavoué était d’avoir son journal àelle, où elle pourrait publier des manifestes et entamer despolémiques. Toutefois, Sa Majesté décida, ce jour-là, qu’unavertissement serait envoyé au Siècle.
Leurs Excellences croyaient le conseil fini. Cela se voyait à lamanière dont ces messieurs se tenaient assis sur le bord de leursfauteuils. Même le ministre de la Guerre, un général à l’air ennuyéqui n’avait pas soufflé mot de toute la séance, tirait déjà sesgants de sa poche, lorsque Rougon s’accouda fortement à latable.
« Sire, dit-il, je voudrais entretenir le conseil d’unconflit qui s’est élevé entre la commission de colportage et moi,au sujet d’un ouvrage présenté à l’estampille. »
Ses collègues se renfoncèrent dans leurs fauteuils. L’empereurse tourna à demi, avec un léger hochement de tête, pour autoriserle ministre de l’Intérieur à continuer.
Alors, Rougon entra dans des détails préliminaires. Il nesouriait plus, il n’avait plus son air bonhomme. Penché au bord dela table, le bras droit balayant le tapis d’un geste régulier, ilraconta qu’il avait voulu présider lui-même une des dernièresséances de la commission, pour stimuler le zèle des membres qui lacomposaient.
« Je leur ai indiqué les vues du gouvernement sur lesaméliorations à opérer dans les importants services dont ils sontchargés… Le colportage aurait de graves dangers si, devenant unearme entre les mains des révolutionnaires, il aboutissait à raviverles discussions et les haines. La commission a donc le devoir derejeter tous les ouvrages fomentant et irritant des passions qui nesont plus de notre âge. Elle accueillera au contraire les livresdont l’honnêteté lui paraîtra inspirer un acte d’adoration pourDieu, d’amour pour la patrie, de reconnaissance pour lesouverain. »
Les ministres, très maussades, crurent cependant devoir saluerau passage ce dernier membre de phrase.
« Le nombre des mauvais livres augmente tous les jours,continua-t-il. C’est une marée montante contre laquelle on nesaurait trop protéger le pays. Sur douze livres publiés, onze etdemi sont bons à jeter au feu. Voilà la moyenne… Jamais lessentiments coupables, les théories subversives, les monstruositésantisociales n’ont trouvé autant de chantres… Je suis obligéparfois de lire certains ouvrages. Eh bien, jel’affirme… »
Le ministre de l’Instruction publique se hasarda àl’interrompre.
« Les romans… dit-il.
– Je ne lis jamais de romans », déclara sèchementRougon.
Son collègue eut un geste de protestation pudibonde, unroulement d’yeux scandalisé, comme pour jurer que lui non plus nelisait jamais de romans. Il s’expliqua.
« Je voulais dire simplement ceci : les romans sontsurtout un aliment empoisonné servi aux curiosités malsaines de lafoule.
– Sans doute, reprit le ministre de l’Intérieur. Mais ilest des ouvrages tout aussi dangereux : je parle de cesouvrages de vulgarisation, où les auteurs s’efforcent de mettre àla portée des paysans et des ouvriers un fatras de science socialeet économique, dont le résultat le plus clair est de troubler lescerveaux faibles… Justement, un livre de ce genre, Les Veilléesdu bonhomme Jacques, est en ce moment soumis à l’examen de lacommission. Il s’agit d’un sergent qui, rentré dans son village,cause chaque dimanche soir avec le maître d’école, en présenced’une vingtaine de laboureurs ; et chaque conversation traiteun sujet particulier, les nouvelles méthodes de culture, lesassociations ouvrières, le rôle considérable du producteur dans lasociété. J’ai lu ce livre qu’un employé m’a signalé ; je l’aitrouvé d’autant plus inquiétant, qu’il cache des théories funestessous une admiration feinte pour les institutions impériales. Il n’ya pas à s’y tromper, c’est là l’œuvre d’un démagogue. Aussi ai-jeété très surpris, quand j’ai entendu plusieurs membres de lacommission m’en parler d’une façon élogieuse. J’ai discuté certainspassages avec eux, sans paraître les convaincre. L’auteur,m’ont-ils assuré, aurait même fait l’hommage d’un exemplaire de sonlivre à Sa Majesté… Alors, sire, avant d’opérer la moindrepression, j’ai cru devoir prendre votre avis et celui duconseil. »
Et il regardait en face l’empereur, dont les yeux vacillantsfinirent par se poser sur un couteau à papier, placé devant lui. Lesouverain prit ce couteau, le fit tourner entre ses doigts, enmurmurant :
« Oui, oui, Les Veillées du bonhommeJacques… »
Puis, sans se prononcer davantage, il eut un regard oblique, àdroite et à gauche de la table.
« Vous avez peut-être parcouru le livre, messieurs, jeserai bien aise de savoir… »
Il n’achevait pas, il mâchait ses phrases. Les ministress’interrogeaient furtivement, comptant chacun que son voisin allaitpouvoir répondre, donner un avis. Le silence se prolongeait aumilieu d’une gêne croissante. Évidemment pas un d’eux neconnaissait même l’existence de l’ouvrage. Enfin le ministre de laGuerre se chargea de faire un grand geste d’ignorance pour tous sescollègues. L’empereur tordit ses moustaches, ne se pressa pas.
« Et vous, monsieur Delestang ? »demanda-t-il.
Delestang se remuait dans son fauteuil, comme en proie à unelutte intérieure. Cette interrogation directe le décida. Mais,avant de parler, il jeta involontairement un coup d’œil du côté deRougon.
« J’ai eu le volume entre les mains, sire. »
Il s’arrêta, en sentant les gros yeux gris de Rougon fixés surlui. Cependant, devant la satisfaction visible de l’empereur, ilreprit, les lèvres un peu tremblantes :
« J’ai le regret de n’être pas de la même opinion que monami et collègue monsieur le ministre de l’Intérieur… Certes,l’ouvrage pourrait contenir des restrictions et insister davantagesur la lenteur prudente avec laquelle tout progrès vraiment utiledoit s’accomplir. Mais Les Veillées du bonhomme Jacques nem’en paraissent pas moins une œuvre conçue dans d’excellentesintentions. Les vœux qui s’y trouvent exprimés pour l’avenir, neblessent en rien les institutions impériales. Ils en sont, aucontraire, comme l’épanouissement légitimement attendu… »
Il se tut de nouveau. Malgré le soin qu’il mettait à se tournervers l’empereur, il devinait, de l’autre côté de la table, la masseénorme de Rougon, tassé sur les coudes, la face pâle de surprise.D’ordinaire, Delestang était toujours de l’avis du grand homme.Aussi ce dernier espéra-t-il un instant ramener d’un mot ledisciple révolté.
« Voyons, il faut citer un exemple, cria-t-il en nouant eten faisant craquer ses mains. Je regrette de n’avoir pas apportél’ouvrage… Tenez, ceci, un chapitre dont je me souviens. Lebonhomme Jacques parle de deux mendiants qui vont de porte enporte, dans le village ; et, sur une question du maîtred’école, il déclare qu’il va enseigner aux paysans le moyen de nejamais avoir un seul pauvre parmi eux. Suit tout un systèmecompliqué pour l’extinction du paupérisme. On est là en pleinethéorie communiste… Monsieur le ministre de l’Agriculture et duCommerce ne peut vraiment approuver ce chapitre. »
Delestang, brusquement brave, osa regarder Rougon en face.
« Oh ! en pleine théorie communiste, dit-il, vousallez bien loin ! Je n’ai vu là qu’un exposé ingénieux desprincipes de l’association. »
Tout en parlant, il fouillait dans sa serviette.
« J’ai justement l’ouvrage », déclara-t-il enfin.
Et il se mit à lire le chapitre en question. Il lisait d’unefaçon douce et monotone. Sa belle tête de grand homme d’État, àcertains passages, prenait une expression de gravitéextraordinaire. L’empereur écoutait d’un air profond. Lui, semblaitparticulièrement jouir des morceaux attendrissants, des pages oùl’auteur avait prêté à ses paysans un parler d’une niaiserieenfantine. Quant à Leurs Excellences, elles étaient enchantées.Quelle adorable histoire ! Rougon lâché par Delestang, auquelil avait fait donner un portefeuille, uniquement pour s’appuyer surlui, au milieu de la sourde hostilité du conseil ! Sescollègues lui reprochaient ses continuels empiétements de pouvoir,son besoin de domination qui le poussait à les traiter en simplescommis, tandis qu’il affectait d’être le conseiller intime et lebras droit de Sa Majesté. Et il allait se trouver complètementisolé ! Ce Delestang était un homme à bien accueillir.
« Il y a peut-être un ou deux mots…, murmura l’empereur,quand la lecture fut terminée. Mais, en somme, je ne vois pas…N’est-ce pas, messieurs ?
– C’est tout à fait innocent », affirmèrent lesministres.
Rougon évita de répondre. Il parut plier les épaules. Puis, ilrevint de nouveau à la charge, contre Delestang seul. Pendantquelques minutes encore, la discussion continua entre eux, parphrases brèves. Le bel homme s’aguerrissait, devenait mordant.Alors, peu à peu, Rougon se souleva. Il entendait pour la premièrefois son pouvoir craquer sous lui. Tout d’un coup, il s’adressa àl’empereur, debout, le geste véhément.
« Sire, c’est une misère, l’estampille sera accordée,puisque Votre Majesté, dans sa sagesse, pense que le livre n’offreaucun danger. Mais je dois vous le déclarer, sire, il y aurait lesplus grands périls à rendre à la France la moitié des libertésréclamées par ce bonhomme Jacques… Vous m’avez appelé au pouvoirdans des circonstances terribles. Vous m’avez dit de ne paschercher, par une modération hors de saison, à rassurer ceux quitremblaient. Je me suis fait craindre, selon vos désirs. Je croism’être conformé à vos moindres instructions et vous avoir rendu lesservices que vous attendiez de moi. Si quelqu’un m’accusait de tropde rudesse, si l’on me reprochait d’abuser de la puissance dontVotre Majesté m’a investi, un pareil blâme, sire, viendrait à coupsûr d’un adversaire de votre politique… Eh bien ! croyez-le,le corps social est tout aussi profondément troublé, je n’aimalheureusement pas réussi, en quelques semaines, à le guérir desmaux qui le rongent. Les passions anarchiques grondent toujoursdans les bas-fonds de la démagogie. Je ne veux pas étaler cetteplaie, en exagérer l’horreur ; mais j’ai le devoir d’enrappeler l’existence, afin de mettre Votre Majesté en garde contreles entraînements généreux de son cœur. On a pu espérer un instantque l’énergie du souverain et la volonté solennelle du pays avaientrefoulé pour toujours dans le néant les époques abominables deperversion publique. Les événements ont prouvé la douloureuseerreur où l’on était. Je vous en supplie, au nom de la nation,sire, ne retirez pas votre puissante main. Le danger n’est pas dansles prérogatives excessives du pouvoir, mais dans l’absence deslois répressives. Si vous retiriez votre main, vous verriezbouillonner la lie de la populace, vous vous trouveriez tout desuite débordé par les exigences révolutionnaires, et vos serviteursles plus énergiques ne sauraient bientôt plus comment vousdéfendre… Je me permets d’insister, tant les catastrophes dulendemain seraient terrifiantes. La liberté sans entraves estimpossible dans un pays où il existe une faction obstinée àméconnaître les bases fondamentales du gouvernement. Il faudra debien longues années pour que le pouvoir absolu s’impose à tous,efface des mémoires le souvenir des anciennes luttes, devienneindiscutable au point de se laisser discuter. En dehors du principeautoritaire appliqué dans toute sa rigueur, il n’y a pas de salutpour la France. Le jour où Votre Majesté croira devoir rendre aupeuple la plus inoffensive des libertés, ce jour-là elle engageral’avenir entier. Une liberté ne va pas sans une deuxième liberté,puis une troisième liberté arrive, balayant tout, les institutionset les dynasties. C’est la machine implacable, l’engrenage quipince le bout du doigt, attire la main, dévore le bras, broie lecorps… Et, sire, puisque je me permets de m’exprimer librement surun tel sujet, j’ajouterai ceci : le parlementarisme a tué unemonarchie, il ne faut pas lui donner un empire à tuer. Le Corpslégislatif remplit un rôle déjà trop bruyant. Qu’on ne l’associejamais davantage à la politique dirigeante du souverain ; ceserait la source des plus tapageuses et des plus déplorablesdiscussions. Les dernières élections générales ont prouvé une foisde plus la reconnaissance éternelle du pays ; mais il ne s’enest pas moins produit jusqu’à cinq candidatures dont le succèsscandaleux doit être un avertissement. Aujourd’hui, la grossequestion est d’empêcher la formation d’une minorité opposante, etsurtout, si elle se forme, de ne pas lui fournir des armes pourcombattre le pouvoir avec plus d’impudence. Un parlement qui setait est un parlement qui travaille… Quant à la presse, sire, ellechange la liberté en licence. Depuis mon entrée au ministère, jelis attentivement les rapports, je suis pris de dégoût chaquematin. La presse est le réceptacle de tous les fermentsnauséabonds. Elle fomente les révolutions, elle reste le foyertoujours ardent où s’allument les incendies. Elle deviendraseulement utile, le jour où l’on aura pu la dompter et employer sapuissance comme un instrument gouvernemental… Je ne parle pas desautres libertés, liberté d’association, liberté de réunion, libertéde tout faire. On les demande respectueusement dans LesVeillées du bonhomme Jacques. Plus tard, on les exigera. Voilàmes terreurs. Que Votre Majesté m’entende bien, la France a besoinde sentir longtemps sur elle le poids d’un bras de fer… »
Il se répétait, il défendait son pouvoir avec un emportementcroissant. Pendant près d’une heure, il continua ainsi, à l’abri duprincipe autoritaire, s’en couvrant, s’en enveloppant, en homme quiuse de toute la résistance de son armure. Et, malgré son apparentepassion, il gardait assez de sang-froid pour surveiller sescollègues, pour guetter sur leurs visages l’effet de ses paroles.Ceux-ci avaient des faces blanches, immobiles. Brusquement, il setut.
Il y eut un assez long silence. L’empereur s’était remis à joueravec le couteau à papier.
« Monsieur le ministre de l’Intérieur voit trop en noir lasituation de la France, dit enfin le ministre d’État. Rien, jepense, ne menace nos institutions. L’ordre est absolu. Nous pouvonsnous reposer dans la haute sagesse de Sa Majesté. C’est mêmemanquer de confiance en elle que de témoigner des craintes…
– Sans doute, sans doute, murmurèrent plusieurs voix.
– J’ajouterai, dit à son tour le ministre des Affairesétrangères, que jamais la France n’a été plus respectée del’Europe. Partout, à l’étranger, on rend hommage à la politiqueferme et digne de Sa Majesté. L’opinion des chancelleries est quenotre pays est entré pour toujours dans une ère de paix et degrandeur. »
Aucun de ces messieurs, d’ailleurs, ne se soucia de combattre leprogramme politique défendu par Rougon. Les regards se tournaientvers Delestang. Celui-ci comprit ce qu’on attendait de lui. Iltrouva deux ou trois phrases. Il compara l’empire à un édifice.
« Certes, le principe d’autorité ne doit pas êtreébranlé ; mais il ne faut point fermer systématiquement laporte aux libertés publiques… L’Empire est comme un lieu d’asile,un vaste et magnifique édifice dont Sa Majesté a de ses mains poséles assises indestructibles. Aujourd’hui, elle travaille encore àen élever les murs. Seulement il viendra un jour où, sa tâcheachevée, elle devra songer au couronnement de l’édifice, et c’estalors…
– Jamais ! interrompit violemment Rougon. Toutcroulera ! »
L’empereur étendit la main pour arrêter la discussion. Ilsouriait, il semblait s’éveiller d’une songerie.
« Bien, bien, dit-il. Nous sommes sortis des affairescourantes… Nous verrons. »
Et, s’étant levé, il ajouta :
« Messieurs, il est tard, vous déjeunerez auchâteau. »
Le conseil était terminé. Les ministres repoussèrent leursfauteuils, se mirent debout, saluant l’empereur qui se retirait àpetits pas. Mais Sa Majesté se retourna, en murmurant :
« Monsieur Rougon, un mot, je vous prie. »
Alors, pendant que le souverain attirait Rougon dans l’embrasured’une fenêtre, Leurs Excellences, à l’autre bout de la pièce,s’empressèrent autour de Delestang. Elles le félicitaientdiscrètement, avec des clignements d’yeux, des sourires fins, toutun murmure étouffé d’approbation élogieuse. Le ministre d’État, unhomme d’un esprit très délié et d’une grande expérience, se montraparticulièrement plat ; il avait pour principe que l’amitiédes imbéciles porte bonheur. Delestang, modeste, grave, s’inclinaità chaque compliment.
« Non, venez », dit l’empereur à Rougon.
Et il se décida à le mener dans son cabinet, une pièce assezétroite, encombrée de journaux et de livres jetés sur les meubles.Là, il alluma une cigarette, puis il montra à Rougon le modèleréduit d’un nouveau canon, inventé par un officier ; le petitcanon ressemblait à un jouet d’enfant. Il affectait un ton trèsbienveillant, il paraissait chercher à prouver au ministre qu’illui continuait toute sa faveur. Cependant, Rougon flairait uneexplication. Il voulut parler le premier.
« Sire, dit-il, je sais avec quelle violence je suisattaqué auprès de Votre Majesté. »
L’empereur sourit sans répondre. La cour, en effet, s’était denouveau mise contre lui. On l’accusait maintenant d’abuser dupouvoir, de compromettre l’empire par ses brutalités. Les histoiresles plus extraordinaires couraient sur son compte, les corridors dupalais étaient pleins d’anecdotes et de plaintes, dont les échos,chaque matin, arrivaient dans le cabinet impérial.
« Asseyez-vous, monsieur Rougon, asseyez-vous », ditenfin l’empereur avec bonhomie.
Puis, s’asseyant lui-même, il continua :
« On me bat les oreilles d’une foule d’affaires. J’aimemieux en causer avec vous… Qu’est-ce donc que ce notaire qui estmort à Niort, à la suite d’une arrestation ? unM. Martineau, je crois ? »
Rougon donna tranquillement des détails. Ce Martineau était unhomme très compromis, un républicain dont l’influence dans ledépartement pouvait offrir de grands dangers. On l’avait arrêté. Ilétait mort.
« Oui, justement, il est mort, c’est cela qui est fâcheux,reprit le souverain. Les journaux hostiles se sont emparés del’événement, ils le racontent d’une façon mystérieuse, avec desréticences d’un effet déplorable… Je suis très chagrin de toutcela, monsieur Rougon. »
Il n’insista pas. Il resta quelques secondes, la cigarettecollée aux lèvres.
« Vous êtes allé dernièrement dans les Deux-Sèvres,continua-t-il, vous avez assisté à une solennité… Êtes-vous biensûr de la solidité financière de M. Kahn ?
– Oh ! absolument sûr ! » s’écriaRougon.
Et il entra dans de nouvelles explications. M. Kahns’appuyait sur une société anglaise fort riche ; les actionsdu chemin de fer de Niort à Angers faisaient prime à laBourse ; c’était la plus belle opération qu’on pût imaginer.L’empereur paraissait incrédule.
« On a exprimé devant moi des craintes, murmura-t-il. Vouscomprenez combien il serait malheureux que votre nom fût mêlé à unecatastrophe… Enfin, puisque vous m’affirmez lecontraire… »
Il abandonna ce second sujet pour passer à un troisième.
« C’est comme le préfet des Deux-Sèvres, on est trèsmécontent de lui, m’a-t-on assuré. Il aurait tout bouleversé,là-bas. Il serait en outre le fils d’un ancien huissier dont lesallures bizarres font causer le département… M. Du Poizat estvotre ami, je crois ?
– Un de mes bons amis, Sire. »
Et, l’empereur s’étant levé, Rougon se leva également. Lepremier marcha jusqu’à une fenêtre, puis revint en soufflant delégers filets de fumée.
« Vous avez beaucoup d’amis, monsieur Rougon, dit-il d’unair fin.
– Oui, sire, beaucoup ! » répondit carrément leministre.
Jusque-là, l’empereur avait évidemment répété les commérages duchâteau, les accusations portées par les personnes de sonentourage. Mais il devait savoir d’autres histoires, des faitsignorés de la cour, dont ses agents particuliers l’avaient informé,et auxquels il accordait un intérêt bien plus vif ; il adoraitl’espionnage, tout le travail souterrain de la police. Pendant uninstant, il regarda Rougon, la face vaguement souriante ;puis, d’une voix confidentielle, en homme qui s’amuse :
« Oh ! je suis renseigné, plus que je ne le voudrais…Tenez, un autre petit fait. Vous avez accepté dans vos bureaux unjeune homme, le fils d’un colonel, bien qu’il n’ait pu présenter lediplôme de bachelier. Cela n’a pas d’importance, je le sais. Maissi vous vous doutiez du tapage que ces choses soulèvent !… Onfâche tout le monde avec ces bêtises. C’est de la bien mauvaisepolitique. »
Rougon ne répondit rien. Sa Majesté n’avait pas fini. Elleouvrait les lèvres, cherchait une phrase ; mais ce qu’elleavait à dire paraissait la gêner, car elle hésita un instant àdescendre jusque-là. Elle balbutia enfin :
« Je ne vous parlerai pas de cet huissier, un de vosprotégés, un nommé Merle, n’est-ce pas ? Il se grise, il estinsolent, le public et les employés s’en plaignent… Tout cela esttrès fâcheux, très fâcheux. »
Puis, haussant la voix, concluant brusquement :
« Vous avez trop d’amis, monsieur Rougon. Tous ces gensvous font du tort. Ce serait vous rendre un service que de vousfâcher avec eux… Voyons, accordez-moi la destitution de M. DuPoizat et promettez-moi d’abandonner les autres. »
Rougon était resté impassible. Il s’inclina, il dit d’un accentprofond :
« Sire, je demande au contraire à Votre Majesté le ruband’officier pour le préfet des Deux-Sèvres… J’ai également plusieursfaveurs à solliciter… »
Il tira un agenda de sa poche, il continua :
« M. Béjuin supplie en grâce Votre Majesté de visitersa cristallerie de Saint-Florent, lorsqu’elle ira à Bourges… Lecolonel Jobelin désire une situation dans les palais impériaux…L’huissier Merle rappelle qu’il a obtenu la médaille militaire etsouhaite un bureau de tabac pour une de ses sœurs…
– Est-ce tout ? demanda l’empereur qui s’était remis àsourire. Vous êtes un patron héroïque. Vos amis doivent vousadorer.
– Non, sire, ils ne m’adorent pas, ils mesoutiennent », dit Rougon avec une rude franchise.
Le mot parut frapper beaucoup le souverain. Rougon venait delivrer tout le secret de sa fidélité ; le jour où il auraitlaissé dormir son crédit, son crédit serait mort ; et, malgréle scandale, malgré le mécontentement et la trahison de sa bande,il n’avait qu’elle, il ne pouvait s’appuyer que sur elle, il setrouvait condamné à l’entretenir en santé, s’il voulait se bienporter lui-même. Plus il obtenait pour ses amis, plus les faveurssemblaient énormes et peu méritées, et plus il était fort. Ilajouta respectueusement, avec une intention marquée :
« Je souhaite de tout mon cœur que Votre Majesté, pour lagrandeur de son règne, garde longtemps autour d’elle les serviteursdévoués qui l’ont aidée à restaurer l’empire. »
L’empereur ne souriait plus. Il fit quelques pas, les yeuxvoilés, songeur ; et il semblait avoir blêmi, effleuré d’unfrisson. Dans cette nature mystique, les pressentimentss’imposaient avec une force extrême. Il coupa court à laconversation pour ne pas conclure, remettant à plus tardl’accomplissement de sa volonté. De nouveau, il se montra trèsaffectueux. Même, revenant sur la discussion qui avait eu lieu dansle conseil, il parut donner raison à Rougon, maintenant qu’ilpouvait parler sans trop s’engager. Le pays n’était certainementpas mûr pour la liberté. Longtemps encore, une main énergiquedevait imprimer aux affaires une marche résolue, exempte defaiblesse. Et il termina en renouvelant au ministre l’assurance deson entière confiance ; il lui donnait une pleine libertéd’agir, il confirmait toutes ses instructions précédentes.Cependant, Rougon crut devoir insister.
« Sire, dit-il, je ne saurais être à la merci d’un proposmalveillant, j’ai besoin de stabilité pour achever la lourde tâchedont je me trouve aujourd’hui responsable.
– Monsieur Rougon, répondit l’empereur, marchez sanscrainte, je suis avec vous. »
Et, rompant l’entretien, il se dirigea vers la porte du cabinet,suivi du ministre. Ils sortirent, ils traversèrent plusieurspièces, pour gagner la salle à manger. Mais au moment d’entrer, lesouverain se retourna, emmena Rougon dans le coin d’unegalerie.
« Alors, demanda-t-il à demi-voix, vous n’approuvez pas lesystème d’anoblissement proposé par monsieur le garde desSceaux ? J’aurais vivement désiré vous voir favorable à ceprojet. Étudiez la question. »
Puis, sans attendre la réponse, il ajouta de son airtranquillement entêté :
« Rien ne presse. J’attendrai. Dans dix ans, s’il lefaut. »
Après le déjeuner, qui dura à peine une demi-heure, lesministres passèrent dans un petit salon voisin, où le café futservi. Ils restèrent encore là quelques instants, à s’entretenir,debout autour de l’empereur. Clorinde, que l’impératrice avaitégalement retenue, vint chercher son mari, avec son allure hardiede femme lancée dans les cercles d’hommes politiques. Elle tenditla main à plusieurs de ces messieurs. Tous s’empressèrent, laconversation changea. Mais Sa Majesté se montra si galant pour lajeune femme, il la serra bientôt de si près, le cou allongé, l’œiloblique, que Leurs Excellences jugèrent discret de s’écarter peu àpeu. Quatre, puis trois encore sortirent sur la terrasse du châteaupar une porte-fenêtre. Deux seulement restèrent dans le salon, poursauvegarder les convenances. Le ministre d’État, pleind’obligeance, donnant un air affable à sa haute mine degentilhomme, avait emmené Delestang ; et, de la terrasse, illui montrait Paris, au loin. Rougon, debout au soleil, s’absorbait,lui aussi, dans le spectacle de la grande ville, barrant l’horizon,pareille à un écroulement bleuâtre de nuées, au-delà de l’immensenappe verte du bois de Boulogne.
Clorinde était en beauté, ce matin-là. Fagotée comme toujours,traînant sa robe de soie cerise pâle, elle semblait avoir attachéses vêtements à la hâte, sous l’aiguillon de quelque désir. Elleriait, les bras abandonnés. Tout son corps s’offrait. Dans un bal,au ministère de la Marine, où elle était allée en Dame de cœur,avec des cœurs de diamant à son cou, à ses poignets et à sesgenoux, elle avait fait la conquête de l’empereur ; et, depuiscette soirée, elle paraissait rester son amie, plaisantantsimplement chaque fois que Sa Majesté daignait la trouverbelle.
« Tenez, monsieur Delestang, disait sur la terrasse leministre d’État à son collègue, là-bas, à gauche, le dôme duPanthéon est d’un bleu tendre extraordinaire. »
Pendant que le mari s’émerveillait, le ministre, curieusement,tâchait de glisser des coups d’œil au fond du petit salon, par laporte-fenêtre restée ouverte. L’empereur, penché, parlait dans lafigure de la jeune femme, qui se renversait en arrière, comme pourlui échapper, la gorge toute sonore. On apercevait seulement leprofil perdu de Sa Majesté, une oreille allongée, un grand nezrouge, une bouche épaisse, perdue sous le frémissement desmoustaches ; et le plan fuyant de la joue, le coin de l’œilentrevu, avaient une flamme de convoitise, l’appétit sensuel deshommes que grise l’odeur de la femme. Clorinde, irritante deséduction, refusait d’un balancement imperceptible de la tête, touten soufflant de son haleine, à chacun de ses rires, le désir sisavamment allumé.
Quand Leurs Excellences rentrèrent dans le salon, la jeune femmedisait en se levant, sans qu’on pût savoir à quelle phrase ellerépondait :
« Oh ! sire, ne vous y fiez pas, je suis entêtée commeune mule. »
Rougon, malgré sa querelle, revint à Paris avec Delestang etClorinde. Celle-ci sembla vouloir faire sa paix avec lui. Ellen’avait plus cette inquiétude nerveuse qui la poussait aux sujetsde conversation désagréables ; elle le regardait même, parmoments, avec une sorte de compassion souriante. Lorsque le landau,dans le Bois tout trempé de soleil, roula doucement au bord du lac,elle s’allongea, elle murmura, avec un soupir dejouissance :
« Hein, la belle journée, aujourd’hui ! »
Puis, après être restée un instant rêveuse, elle demanda à sonmari :
« Dites ! est-ce que votre sœur,Mme de Combelot, est toujours amoureuse del’empereur ?
– Henriette est folle ! » répondit Delestang, enhaussant les épaules.
Rougon donna des détails.
« Oui, oui, toujours, dit-il. On raconte qu’elle s’estjetée un soir aux pieds de Sa Majesté… Il l’a relevée, il lui aconseillé d’attendre…
– Ah ! bien, elle peut attendre ! s’écriagaiement Clorinde. Il y en aura d’autres avant elle. »
Clorinde était alors dans un épanouissement d’étrangeté et depuissance. Elle restait la grande fille excentrique qui battaitParis sur un cheval de louage pour conquérir un mari, mais lagrande fille devenue femme, le buste élargi, les reins solides,accomplissant posément les actes les plus extraordinaires, ayantréalisé son rêve longtemps caressé d’être une force. Sesinterminables courses au fond de quartiers perdus, sescorrespondances inondant de lettres les quatre coins de la Franceet de l’Italie, son continuel frottement aux personnages politiquesdans l’intimité desquels elle se glissait, toute cette agitationdésordonnée, pleine de trous, sans but logique, avait fini paraboutir à une influence réelle, indiscutable. Elle lâchait encoredes choses énormes, des projets fous, des espoirs extravagants,lorsqu’elle causait sérieusement ; elle promenait toujours sonvaste portefeuille crevé, rattaché avec des ficelles, le portaitentre ses bras comme un poupon, d’une façon si convaincue, que lespassants souriaient, à la voir ainsi passer en longues jupes sales.Pourtant, on la consultait, on la craignait même. Personne n’auraitpu dire au juste d’où elle tirait son pouvoir ; il y avait làdes sources lointaines, multiples, disparues, auxquelles il étaitbien difficile de remonter. On savait au plus des bouts d’histoire,des anecdotes qu’on se chuchotait à l’oreille. L’ensemble de cettesingulière figure échappait, imagination détraquée, bon sens écoutéet obéi, corps superbe où était peut-être l’unique secret de saroyauté. D’ailleurs, peu importait les dessous de la fortune deClorinde. Il suffisait qu’elle régnât, même en reine fantasque. Ons’inclinait.
Ce fut pour la jeune femme une époque de domination. Ellecentralisait chez elle, dans son cabinet de toilette, où traînaientdes cuvettes mal essuyées, toute la politique des cours del’Europe. Avant les ambassades, sans qu’on devinât par quelle voie,elle recevait les nouvelles, des rapports détaillés, dans lesquelsse trouvaient annoncées les moindres pulsations de la vie desgouvernements. Aussi avait-elle une cour, des banquiers, desdiplomates, des intimes, qui venaient pour tâcher de la confesser.Les banquiers surtout se montraient très courtisans. Elle avait,d’un coup, fait gagner à l’un d’eux une centaine de millions, parla simple confidence d’un changement de ministère, dans un Étatvoisin. Elle dédaignait ces trafics de la basse politique ;elle lâchait tout ce qu’elle savait, les commérages de ladiplomatie, les cancans internationaux des capitales, uniquementpour le plaisir de parler et de montrer qu’elle surveillait à lafois Turin, Vienne, Madrid, Londres, jusqu’à Berlin et àSaint-Pétersbourg ; alors, coulait un flot de renseignementsintarissables sur la santé des rois, leurs amours, leurs habitudes,sur le personnel politique de chaque pays, sur la chroniquescandaleuse du moindre duché allemand. Elle jugeait les hommesd’État d’une phrase, sautait du nord au midi sans transition,remuait négligemment les royaumes du bout des ongles, vivait làcomme chez elle, comme si la vaste terre, avec ses villes, sespeuples, eût tenu dans une boîte à joujoux, dont elle aurait rangéà son caprice les petites maisons de carton et les bonshommes debois. Puis, lorsqu’elle se taisait, éreintée de bavardages, ellefaisait claquer le pouce contre le médius, un geste qui lui étaitfamilier, voulant dire que tout cela ne valait certainement pas leléger bruit de ses doigts.
Pour le moment, au milieu du débraillé de ses occupationsmultiples, ce qui la passionnait, c’était une affaire de la plushaute gravité, dont elle s’efforçait de ne point parler, sanspouvoir, cependant, se refuser la joie de certaines allusions. Ellevoulait Venise. Quand elle parlait du grand ministre italien, elledisait : « Cavour », d’une voix familière. Elleajoutait : « Cavour ne voulait pas, mais j’ai voulu, etil a compris. » Elle s’enfermait matin et soir avec lechevalier Rusconi, à la légation. D’ailleurs,« l’affaire » marchait très bien maintenant. Et,tranquille, renversant son front borné de déesse, parlant dans unesorte de somnambulisme, elle laissait tomber des bouts de phrasesans lien entre eux, des lambeaux d’aveu : une entrevuesecrète entre l’empereur et un homme d’État étranger, un projet detraité d’alliance dont on discutait encore certains articles, uneguerre pour le printemps prochain. D’autres jours, elle étaitfurieuse ; elle donnait des coups de pied aux chaises, dans sachambre, et bousculait les cuvettes de son cabinet, à lescasser ; elle avait une colère de reine, trahie par desministres imbéciles, qui voit son royaume aller de mal en pis. Cesjours-là, elle tendait tragiquement son bras nu et superbe, lepoing fermé, vers le sud-est, du côté de l’Italie, enrépétant : « Ah ! si j’étais là-bas, ils ne feraientpas tant de bêtises ! »
Les soucis de la haute politique n’empêchaient pas Clorinde demener de front toutes sortes de besognes, où elle semblait finirpar se perdre elle-même. On la trouvait souvent assise sur son lit,son énorme portefeuille vidé au milieu de la couverture, ets’enfonçant jusqu’aux coudes dans le tas de papiers, la têteperdue, pleurant de rage ; elle ne se reconnaissait plus parmicet éboulement de feuilles volantes, ou bien elle cherchait quelquedossier égaré, qu’elle découvrait enfin derrière un meuble, sousses vieilles bottines, avec son linge sale. Lorsqu’elle partaitpour terminer une affaire, elle entamait en chemin deux ou troisautres aventures. Ses démarches se compliquaient, elle vivait dansune excitation continue, s’abandonnant à un tourbillon d’idées etde faits, ayant sous elle des profondeurs et des complicationsd’intrigues inconnues, insondables. Le soir, après des journées decourses à travers Paris, quand elle rentrait les jambes rompuesd’avoir monté des escaliers, rapportant entre les plis de ses jupesles odeurs indéfinissables des milieux qu’elle venait de traverser,personne n’aurait osé soupçonner la moitié du négoce mené par elleaux deux bouts de la ville ; et, si on l’interrogeait, elleriait, elle ne se souvenait pas toujours.
Ce fut à cette époque qu’elle eut l’étonnante fantaisie des’installer dans un cabinet particulier d’un des grands restaurantsdu boulevard. L’hôtel de la rue du Colisée, disait-elle, était loinde tout ; elle voulait un pied-à-terre dans un endroitcentral ; et elle fit son bureau d’affaires du cabinetparticulier. Pendant deux mois, elle reçut là, servie par lesgarçons, qui eurent à introduire les plus hauts personnages. Desfonctionnaires, des ambassadeurs, des ministres, se présentèrent aurestaurant. Elle, très à l’aise, les faisait asseoir sur le divandéfoncé par les dernières soupeuses du carnaval, restait elle-mêmedevant la table, dont la nappe demeurait toujours mise, couverte demies de pain, encombrée de papiers. Elle campait comme un général.Un jour, prise d’une indisposition, elle était montéetranquillement se coucher sous les combles, dans la chambre dumaître d’hôtel qui la servait, un grand garçon brun auquel ellepermettait de l’embrasser. Le soir seulement, vers minuit, elleavait consenti à rentrer chez elle.
Delestang, malgré tout, était un homme heureux. Il paraissaitignorer les excentricités de sa femme. Elle le possédait maintenanttout entier et usait de lui à sa guise, sans qu’il se permît unmurmure. Son tempérament le prédisposait à ce servage. Il setrouvait trop bien du secret abandon de sa volonté, pour jamaistenter une révolte. Dans l’intimité, c’était lui, le matin, lesjours où elle avait consenti à le tolérer chez elle, qui luirendait au lever de petits services, cherchait partout sous lesmeubles les bottines égarées et dépareillées, remuait le linged’une armoire avant de trouver une chemise sans trous. Il luisuffisait de garder devant le monde son attitude d’homme souriantet supérieur. On le respectait presque, tant il parlait de sa femmed’un air de sérénité et de protection affectueuses.
Clorinde, devenue maîtresse toute-puissante, avait eu l’idée defaire revenir sa mère de Turin ; elle voulait désormais,disait-elle, que la comtesse Balbi passât auprès d’elle six moischaque année. Ce fut alors une explosion subite de tendressefiliale. Elle bouleversa un étage de l’hôtel pour loger la vieilledame le plus près possible de son appartement. Même elle inventaune porte de communication qui allait de son cabinet de toilettedans la chambre à coucher de sa mère. En présence de Rougonsurtout, elle étalait son affection avec une outrance italienned’expressions caressantes. Comment s’était-elle jamais résignée àvivre si longtemps séparée de la comtesse, elle qui ne l’avaitjamais quittée pendant une heure avant son mariage ? Elles’accusait de la dureté de son cœur. Mais ce n’était pas sa faute,elle avait dû céder à des conseils, à de prétendues nécessités,dont le sens lui échappait encore. Rougon, devant cette rébellion,ne bronchait pas. Il ne la catéchisait plus, ne cherchait plus àfaire d’elle une des femmes distinguées de Paris. Autrefois, elleavait pu occuper le vide de ses journées, lorsque la fièvre de sonoisiveté lui allumait le sang, éveillait les désirs dans sesmembres de lutteur au repos. Aujourd’hui, en pleine bataille, il nesongeait guère à ces choses ; son peu de sensualité setrouvait mangé par ses quatorze heures de travail chaque jour. Ilcontinuait à la traiter affectueusement, avec cette pointe dedédain qu’il témoignait d’ordinaire aux femmes. Pourtant, il venaitde temps à autre la voir, les yeux comme allumés par un réveil del’ancienne passion toujours inassouvie. Elle restait son vice, laseule chair qui le troublât.
Depuis que Rougon habitait le ministère, où ses amis seplaignaient de ne plus pouvoir le rencontrer dans l’intimité,Clorinde s’était imaginé de recevoir la bande chez elle. Peu à peu,l’habitude fut prise. Et, pour mieux indiquer que ses soiréesremplaçaient celles de la rue Marbeuf, elle choisit également ledimanche et le jeudi. Seulement, rue du Colisée, on restait jusqu’àune heure du matin. Elle recevait dans son boudoir, Delestanggardant toujours les clefs du grand salon, par crainte des tachesde graisse. Comme le boudoir se trouvait très petit, elle laissaitsa chambre à coucher et son cabinet de toilette ouverts ; sibien que, le plus souvent, on s’entassait dans la chambre, aumilieu des chiffons qui traînaient.
Les jeudis et les dimanches, le grand souci de Clorinde était derentrer assez tôt pour dîner à la hâte et faire les honneurs dechez elle. Malgré ses efforts de mémoire, cela ne l’empêcha pas, àdeux reprises, d’oublier si complètement ses invités, qu’elledemeura stupéfaite en voyant tant de monde autour de son lit, quandelle arriva à minuit passé. Un jeudi, dans les derniers jours demai, par extraordinaire, elle rentra vers cinq heures ; elleétait sortie à pied, et avait reçu une averse depuis la place de laConcorde, sans se résigner à payer un fiacre de trente sous pourmonter les Champs-Élysées. Toute trempée, elle passa immédiatementdans son cabinet de toilette, où sa femme de chambre Antonia, labouche barbouillée d’une tartine de confitures, la déshabilla enriant très fort de l’égouttement de ses jupes, qui pissaient l’eausur le parquet.
« Il y a là un monsieur, dit enfin cette dernière, quandelle se fut assise par terre pour lui retirer ses bottines. Ilattend depuis une heure. »
Clorinde lui demanda comment était le monsieur. Alors, la femmede chambre resta par terre, mal peignée, la robe grasse, montrantses dents blanches dans sa face brune. Le monsieur était gros,pâle, l’air sévère.
« Ah ! oui, M. de Reuthlinguer, le banquier,s’écria la jeune femme. C’est vrai, il devait venir à quatreheures. Eh bien ! qu’il attende… Préparez-moi un bain,n’est-ce pas ? »
Et elle s’allongea tranquillement dans la baignoire, cachéederrière un rideau, au fond du cabinet. Là, elle lut des lettresarrivées pendant son absence. Au bout d’une grande demi-heure,Antonia, sortie depuis quelques minutes, reparut enmurmurant :
« Le monsieur a vu madame rentrer. Il voudrait bien luiparler.
– Tiens ! je l’oubliais, le baron ! dit Clorinde,qui se mit debout au milieu de la baignoire. Vous allezm’habiller. »
Mais elle eut, ce soir-là, des caprices de toiletteextraordinaires. Dans l’abandon où elle laissait sa personne, elleétait ainsi prise parfois d’un accès d’idolâtrie pour son corps.Alors, elle inventait des raffinements, nue devant sa glace, sefaisant frotter les membres d’onguents, de baumes, d’huilesaromatiques, connus d’elle seule, achetés à Constantinople, chez leparfumeur du sérail, disait-elle, par un diplomate italien de sesamis. Et pendant qu’Antonia la frottait, elle gardait des attitudesde statue. Cela devait lui donner une peau blanche, lisse,impérissable comme le marbre ; une certaine huile surtout,dont elle comptait elle-même les gouttes sur un tampon de flanelle,avait la propriété miraculeuse d’effacer à l’instant les moindresrides. Puis, elle se livrait à un minutieux examen de ses mains etde ses pieds. Elle aurait passé une journée à s’adorer.
Pourtant, au bout de trois quarts d’heure, lorsque Antonia luieut passé une chemise et un jupon, elle se souvint brusquement.
« Et le baron !… Ah ! tant pis, faites-leentrer ! Il sait bien ce que c’est qu’une femme. »
Il y avait plus de deux heures que M. de Reuthlinguerattendait dans le boudoir, patiemment assis, les mains nouées surles genoux. Blême, froid, de mœurs austères, le banquier, quipossédait une des plus grosses fortunes de l’Europe, faisait ainsiantichambre chez Clorinde, depuis quelque temps, jusqu’à deux ettrois fois par semaine. Il l’attirait même chez lui, dans cetintérieur pudibond et d’un rigorisme glacial, où le débraillé de lajeune femme consternait les valets.
« Bonjour, baron ! cria-t-elle. On me coiffe, neregardez pas. »
Elle restait à demi nue, la chemise glissée des épaules. Lebaron, de ses lèvres pâles, trouva un sourire d’indulgence ;et il se tint debout près d’elle, les yeux froids et clairs, penchédans un salut d’extrême politesse.
« Vous venez pour les nouvelles, n’est-ce pas ?… Jesais justement quelque chose. »
Elle se leva, renvoya Antonia, qui lui laissa le peigne plantédans les cheveux. Sans doute elle eut encore peur d’être entendue,car elle posa une main sur l’épaule du banquier, se haussa, luiparla à l’oreille. Le banquier, en l’écoutant, avait les yeux fixéssur sa gorge, qui se tendait vers lui ; mais il ne la voyaitcertainement pas, il hochait vivement la tête.
« Voilà ! conclut-elle à voix haute. Vous pouvezmarcher maintenant. »
Il la reprit par le bras, la ramena contre lui, pour luidemander certaines explications. Il n’aurait pas été plus à l’aiseen face d’un de ses commis. Quand il la quitta, il l’invita à venirdîner le lendemain ; sa femme s’ennuyait de ne pas la voir.Elle l’accompagna jusqu’à la porte. Mais, tout d’un coup, ellecroisa les bras sur sa poitrine, très rouge, ens’écriant :
« Ah ! bien ! moi qui m’en vais comme ça avecvous ! »
Alors, elle bouscula Antonia. Cette fille n’en finissaitplus ! Et elle lui donna à peine le temps de la coiffer,disant qu’elle n’aimait pas à traîner ainsi à sa toilette. Malgréla saison, elle voulut mettre une longue robe de velours noir, unesorte de blouse flottante, serrée à la taille par un cordon de soierouge. Déjà, à deux reprises, on était monté prévenir madame que ledîner était servi. Mais, comme elle traversait sa chambre, elle ytrouva trois messieurs, dont personne ne soupçonnait la présence encet endroit. C’étaient les trois réfugiés politiques,MM. Brambilla, Staderino et Viscardi. Elle ne parut nullementsurprise de les rencontrer là.
« Est-ce que vous m’attendez depuis longtemps ?demanda-t-elle.
– Oui, oui », répondirent-ils, en balançant lentementla tête.
Ils étaient arrivés avant le banquier. Et ils n’avaient pas faitle moindre bruit, en personnages noirs que des malheurs politiquesont rendus silencieux et réfléchis. Assis côte à côte sur la mêmechaise longue, ils mâchaient de gros cigares éteints, renverséstous les trois dans la même posture. Cependant, ils s’étaientlevés, ils entouraient Clorinde. Il y eut alors, à voix basse, unbalbutiement rapide de syllabes italiennes. Elle sembla leur donnerdes instructions. Un d’eux prit des notes chiffrées sur un carnet,tandis que les autres, très excités sans doute par ce qu’ilsentendaient, étouffaient de légers cris sous leurs doigts gantés.Puis, ils s’en allèrent tous les trois à la file, le masqueimpénétrable.
Ce jeudi-là, il devait y avoir, le soir, une conférence entreplusieurs ministres, pour une importante affaire, un conflit àpropos d’une question de viabilité. Delestang, lorsqu’il partitaprès le dîner, promit à Clorinde de ramener Rougon ; et elleeut une moue, comme pour faire entendre qu’elle ne tenait guère àle voir. Il n’y avait pas encore brouille, mais elle affectait unefroideur croissante.
Vers neuf heures, M. Kahn et M. Béjuin arrivèrent lespremiers, suivis à peu de distance par Mme Correur.Ils trouvèrent Clorinde dans sa chambre, allongée sur une chaiselongue. Elle se plaignait d’un de ces maux inconnus etextraordinaires qui la prenaient brusquement, d’une heure àl’autre ; cette fois, elle avait dû avaler une mouche enbuvant ; elle la sentait voler, au fond de son estomac. Drapéedans sa grande blouse de velours noir, le buste appuyé sur troisoreillers, elle était d’une royale beauté, la face blanche, lesbras nus, pareille à une de ces figures couchées qui rêvent,adossées contre des monuments. À ses pieds, Luigi Pozzo grattaitdoucement les cordes d’une guitare ; il avait quitté lapeinture pour la musique.
« Asseyez-vous, n’est-ce pas ? murmura-t-elle. Vousm’excusez. J’ai une bête qui est entrée je ne saiscomment… »
Pozzo continuait à gratter sa guitare en chantant très bas,l’air ravi, perdu dans une contemplation.Mme Correur roula un fauteuil près de la jeunefemme. M. Kahn et M. Béjuin finirent par trouver deschaises libres. Il n’était pas facile de s’asseoir, les cinq ou sixsièges de la chambre disparaissant sous des tas de jupons. Lorsque,cinq minutes plus tard, le colonel Jobelin et son fils Auguste seprésentèrent, ils durent rester debout.
« Petit, dit Clorinde à Auguste, qu’elle tutoyait toujours,malgré ses dix-sept ans, va donc chercher deux chaises dans lecabinet de toilette. »
C’étaient des chaises cannées, toutes dévernies par les lingesmouillés qui traînaient sans cesse sur les dossiers. Une seulelampe, recouverte d’une dentelle de papier rose, éclairait lachambre ; une autre se trouvait posée dans le cabinet detoilette, et une troisième dans le boudoir, dont les portes grandesouvertes montraient des enfoncements crépusculaires, des piècesvagues où semblaient brûler des veilleuses. La chambre elle-même,autrefois mauve tendre, passée aujourd’hui au gris sale, restaitcomme pleine d’une buée suspendue ; on distinguait à peine descoins de fauteuil arrachés, des traînées de poussière sur lesmeubles, une large tache d’encre étalée au beau milieu du tapis,quelque encrier tombé là, qui avait éclaboussé les boiseries ;au fond, les rideaux du lit étaient tirés, sans doute pour cacherle désordre des couvertures. Et, dans cette ombre, montait uneodeur forte, comme si tous les flacons du cabinet de toiletteétaient restés débouchés. Clorinde s’entêtait, même par les tempschauds, à ne jamais ouvrir une fenêtre.
« Ça sent joliment bon chez vous, ditMme Correur pour la complimenter.
– C’est moi qui sens bon », répondit naïvement lajeune femme.
Et elle parla des essences qu’elle tenait du parfumeur même dessultanes. Elle mit un de ses bras nus sous le nez deMme Correur. Sa blouse de velours noir avait un peuglissé, ses pieds passaient, chaussés de petites pantoufles rouges.Pozzo, pâmé, grisé par les parfums violents qui s’exhalaientd’elle, tapait son instrument à légers coups de pouce.
Cependant, au bout de quelques minutes, la conversation tournafatalement sur Rougon, comme cela arrivait chaque jeudi et chaquedimanche. La bande se réunissait uniquement pour épuiser cetéternel sujet, une rancune sourde et grandissante, un besoin de sesoulager par des récriminations sans fin. Clorinde ne se donnaitmême plus la peine de les exciter ; ils apportaient toujoursquelques nouveaux griefs, mécontents, jaloux, aigris de tout ce queRougon avait fait pour eux, travaillés par une intense fièvred’ingratitude.
« Est-ce que vous avez vu le gros homme,aujourd’hui ? » demanda le colonel.
Maintenant, Rougon n’était plus « le grandhomme ».
« Non, répondit Clorinde. Nous le verrons peut-être cesoir. Mon mari s’entête à me l’amener.
– Je suis allé cet après-midi dans un café où on le jugeaitbien sévèrement, reprit le colonel après un silence. On assuraitqu’il branlait dans le manche, qu’il n’en avait pas dans le ventrepour deux mois. »
M. Kahn eut un geste dédaigneux, en disant :
« Moi, je ne lui en donne pas pour trois semaines…Voyez-vous, Rougon n’est pas un homme de gouvernement ; ilaime trop le pouvoir, il se laisse griser, et alors il tape à tortet à travers, il administre à coups de bâton, avec une brutalitérévoltante… Enfin, depuis cinq mois, il a commis des actesmonstrueux…
– Oui, oui, interrompit le colonel, toutes sortes depasse-droits, d’injustices, d’absurdités… Il abuse, il abuse,vraiment. »
Mme Correur, sans parler, tourna les doigts enl’air, comme pour dire qu’il avait la tête peu solide.
« C’est cela, reprit M. Kahn en remarquant le geste.La tête n’est pas très d’aplomb, hein ? »
Et, comme on le regardait, M. Béjuin crut devoir lâcheraussi quelque chose.
« Oh ! pas fort, Rougon, murmura-t-il, pas fort dutout ! »
Clorinde, la tête renversée sur ses oreillers, examinant auplafond le rond lumineux de la lampe, les laissait aller. Quand ilsse turent, elle dit à son tour, pour les pousser :
« Sans doute il a abusé, mais il prétend avoir fait tout cequ’on lui reproche dans l’unique but d’obliger ses amis… Ainsi,j’en causais l’autre jour avec lui. Les services qu’il vous arendus…
– À nous ! à nous ! » crièrent-ils tous lesquatre à la fois, furieusement.
Ils parlaient ensemble, ils voulaient protester sur le coup.Mais M. Kahn cria le plus fort.
« Les services qu’il m’a rendus ! quelleplaisanterie !… J’ai dû attendre ma concession pendant deuxans. Cela m’a ruiné. L’affaire, qui était superbe, est devenue trèslourde… Puisqu’il m’aime tant, pourquoi ne vient-il pas à monsecours, maintenant ? Je lui ai demandé d’obtenir del’empereur une loi autorisant la fusion de ma compagnie avec laCompagnie du chemin de fer de l’Ouest ; il m’a répondu qu’ilfallait attendre… Les services de Rougon, ah ! je demande àles voir ! Il n’a jamais rien fait, et il ne peut plus rienfaire !
– Et moi, et moi, reprit le colonel en coupant du geste laparole à Mme Correur, et moi, croyez-vous que jelui doive quelque chose ? Il ne parle pas peut-être de cegrade de commandeur qui m’était promis depuis cinq ans ?… Il apris Auguste dans ses bureaux, c’est vrai ; mais je m’en mordsjoliment les doigts aujourd’hui. Si j’avais mis Auguste dansl’industrie, il gagnerait déjà le double… Cet animal de Rougon m’adéclaré hier ne pas pouvoir augmenter Auguste avant dix-huit mois.Si c’est ainsi qu’il ruine son crédit pour sesamis ! »
Mme Correur réussit enfin à se soulager. Elles’était penchée vers Clorinde.
« Dites, madame, il ne m’a pas nommée ? Jamais je n’aireçu ça de lui. J’en suis encore à connaître la couleur de sesbienfaits. Il n’en peut pas dire autant, et si je voulais parler…J’ai sollicité pour plusieurs dames de mes amies, je ne m’endéfends pas ; j’aime à rendre service. Eh bien ! uneremarque que j’ai faite : tout ce qu’il accorde tourne à mal,ses faveurs semblent porter malheur au monde. Ainsi cette pauvreHerminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, séduite parun officier, et pour laquelle il avait trouvé une dot ; voilàqu’elle est accourue me raconter une catastrophe ce matin, elle nese marie plus, l’officier a filé, après avoir croqué la dot…Entendez-vous, toujours pour les autres, jamais pour moi ! Jeme suis avisée, ces temps derniers, quand je suis revenue deCoulonges avec mon héritage, de lui signaler les manœuvres deMme Martineau. Je voulais, dans le partage, lamaison où je suis née, et cette femme s’est arrangée pour lagarder… Savez-vous quelle a été sa seule réponse ? Il m’arépété à trois fois qu’il ne voulait plus s’occuper de cettevilaine histoire. »
Cependant, M. Béjuin, lui aussi, s’agitait. Ilbégaya :
« Moi, c’est comme madame… Je ne lui ai rien demandé,jamais, jamais ! Tout ce qu’il a pu faire, c’est malgré moi,c’est sans que je le sache. Il profite de ce qu’on ne dit rien pourvous accaparer, oui, le mot est juste, vous accaparer… »
Sa voix s’éteignit dans un bredouillement. Et tous quatre, ilscontinuaient à hocher la tête. Puis, ce fut M. Kahn quirecommença d’une voix solennelle :
« La vérité, voyez-vous, la voici… Rougon est un ingrat.Vous vous souvenez du temps où nous battions tous le pavé de Parispour le pousser au ministère. Hein ! nous sommes-nous assezdévoués à sa cause, au point d’en perdre le boire et lemanger ? À cette époque-là, il a contracté une dette que savie entière ne réussirait pas à payer. Parbleu ! aujourd’hui,la reconnaissance lui est lourde, et il nous lâche. Ça devaitarriver.
– Oui, oui, il nous doit tout ! crièrent les autres.Il nous en récompense joliment ! »
Pendant un instant, ils l’écrasèrent sous l’énumération de leursbienfaits ; lorsqu’un d’eux se taisait, un autre rappelait undétail plus accablant encore. Pourtant, le colonel, tout d’un coup,s’inquiéta de son fils Auguste, le jeune homme n’était plus dans lachambre. À ce moment, un bruit étrange vint du cabinet de toilette,une sorte de barbotement doux et continu. Le colonel se hâtad’aller voir, et il trouva Auguste très intéressé par la baignoirequ’Antonia avait oublié de vider. Des ronds de citron, dontClorinde s’était servie pour ses ongles, flottaient. Auguste,trempant ses doigts, les flairait, avec une sensualité decollégien.
« Il est insupportable, ce petit ! disait à demi-voixClorinde. Il fouille partout.
– Mon Dieu ! continua doucementMme Correur, qui semblait avoir attendu la sortiedu colonel, ce dont Rougon manque surtout, c’est de tact… Ainsi,entre nous, pendant que le brave colonel n’est pas là, Rougon a eule plus grand tort de prendre ce jeune homme au ministère, enpassant par-dessus les formalités. On ne rend pas à ses amis de cessortes de services. On se déconsidère. »
Mais Clorinde l’interrompit, murmurant :
« Chère dame, allez donc voir ce qu’ils font. »
M. Kahn souriait. Quand Mme Correur ne futplus là, il baissa la voix à son tour.
« Elle est charmante !… Le colonel a été comblé parRougon. Mais, vraiment, elle n’a guère à se plaindre. Rougon s’estabsolument compromis pour elle, dans cette fâcheuse affaireMartineau. Il a fait preuve là de bien peu de moralité. On ne tuepas un homme pour être agréable à une vieille connaissance,n’est-ce pas ? »
Il s’était levé, il marchait à petits pas. Puis, il retourna àl’antichambre prendre son porte-cigares dans son paletot. Lecolonel et Mme Correur rentraient.
« Tiens ! Kahn s’est envolé », dit lecolonel.
Et, sans transition, il s’écria :
« Nous pouvons échiner Rougon, nous autres. Seulement, jetrouve que Kahn devrait faire le mort. Je n’aime pas les gens sanscœur, moi… Tout à l’heure, j’ai évité de parler. Mais dans ce caféoù j’ai passé l’après-midi, on disait très carrément que Rougontombait pour avoir prêté son nom à cette grande flouerie du cheminde fer de Niort à Angers. On ne manque pas de nez à cepoint-là ! Cet imbécile de gros homme qui va tirer des pétardset prononcer des discours d’une lieue, dans lesquels il se permetmême d’engager la responsabilité de l’empereur !… Voilà, mesbons amis ! C’est Kahn qui nous a fichus en plein gâchis.Hein, Béjuin, c’est aussi votre opinion ? »
M. Béjuin approuva vivement de la tête. Il avait déjà donnétoute son adhésion aux paroles de Mme Correur et deM. Kahn. Clorinde, la tête toujours renversée, s’amusait àmordre le gland de sa cordelière, qu’elle promenait sur sa figurecomme pour se chatouiller ; et elle ouvrait de grands yeux quiriaient silencieusement en l’air.
« Chut ! » souffla-t-elle.
M. Kahn rentrait, en coupant un cigare du bout des dents.Il l’alluma, jeta trois ou quatre grosses bouffées ; on fumaitdans la chambre de la jeune femme. Puis, il reprit, continuant laconversation, concluant :
« Enfin, si Rougon prétend avoir ébranlé son pouvoir pournous servir, je déclare que je nous trouve au contrairehorriblement compromis par sa protection. Il a une façon brutale depousser les gens qui leur casse le nez contre les murs… D’ailleurs,avec ses coups de poing à assommer les bœufs, le voilà de nouveaupar terre. Merci ! je n’ai pas envie de le ramasser uneseconde fois ! Quand un homme ne sait pas ménager son crédit,c’est qu’il n’a pas des idées nettes. Il nous compromet,entendez-vous, il nous compromet !… Moi, ma foi ! j’ai detrop lourdes responsabilités, je l’abandonne. »
Il hésitait pourtant, sa voix faiblissait, tandis que le colonelet Mme Correur baissaient la tête, sans doute pouréviter de se prononcer aussi nettement. En somme, Rougon étaittoujours au ministère ; puis, à le quitter, il aurait fallupouvoir s’appuyer sur une autre toute-puissance.
« Il n’y a pas que le gros homme », dit négligemmentClorinde.
Ils la regardaient, espérant un engagement plus formel. Maiselle eut un simple geste, comme pour leur demander un peu depatience. Cette promesse tacite d’un crédit tout neuf, dont lesbienfaits pleuvraient sur eux, était au fond la grande raison deleur assiduité aux jeudis et aux dimanches de la jeune femme. Ilsflairaient un prochain triomphe, dans cette chambre aux odeursviolentes. Croyant avoir usé Rougon à satisfaire leurs premiersrêves, ils attendaient l’avènement de quelque pouvoir jeune, quicontenterait leurs rêves nouveaux, extraordinairement multipliés etélargis.
Cependant, Clorinde s’était relevée sur ses coussins. Accoudéeau bras de la causeuse, elle se pencha brusquement vers Pozzo, luisouffla dans le cou, avec des rires aigus, comme prise d’une folieheureuse. Quand elle était très contente, elle avait de ces joiessoudaines d’enfant. Pozzo, dont la main semblait s’être endormiesur la guitare, renversa la tête en montrant ses dents de belItalien, et il frissonnait comme chatouillé par la caresse de cesouffle, tandis que la jeune femme riait plus haut, soufflait plusfort, pour lui faire demander grâce. Puis, après l’avoir querelléen italien, elle ajouta, en se tournant versMme Correur :
« Il faut qu’il chante, n’est-ce pas ?… S’il chante,je ne soufflerai plus, je le laisserai tranquille… Il a fait unechanson bien jolie. »
Alors, ils demandèrent tous la chanson. Pozzo se remit à grattersa guitare ; et il chanta, les yeux sur Clorinde. C’était unmurmure passionné, accompagné de petites notes légères ; lesparoles italiennes ne s’entendaient pas, soupirées,tremblées ; au dernier couplet, sans doute un couplet desouffrance amoureuse, Pozzo, qui prenait une voix sombre, resta labouche souriante, d’un air de ravissement dans le désespoir. Quandil se tut, on l’applaudit beaucoup. Pourquoi ne faisait-il paséditer ces choses charmantes ? Sa situation dans la diplomatien’était pas un obstacle.
« J’ai connu un capitaine qui a fait jouer unopéra-comique, dit le colonel Jobelin. On ne l’en a pas plus malregardé au régiment.
– Oui, mais dans la diplomatie…, murmuraMme Correur en hochant la tête.
– Mon Dieu ! non, je crois que vous vous trompez,déclara M. Kahn. Les diplomates sont comme les autres hommes.Plusieurs cultivent les arts d’agrément. »
Clorinde avait lancé un léger coup de pied dans le flanc dePozzo, en lui donnant un ordre à demi-voix. Il se leva, jeta laguitare sur un tas de vêtements. Et quand il revint, au bout decinq minutes, il était suivi d’Antonia portant un plateau où setrouvaient des verres et une carafe ; lui, tenait un sucrierqui n’avait pu trouver place sur le plateau. Jamais on ne buvaitautre chose que de l’eau sucrée chez la jeune femme ; encoreles familiers de la maison savaient-ils lui faire plaisirlorsqu’ils prenaient de l’eau pure.
« Eh bien, qu’y a-t-il ? » dit-elle en setournant vers le cabinet de toilette, où une porte grinçait.
Puis, comme se souvenant, elle s’écria :
« Ah ! c’est maman… Elle était couchée. »
En effet, c’était la comtesse Balbi, enveloppée dans une robe dechambre de laine noire ; elle avait noué sur sa tête unlambeau de dentelle, dont les bouts s’enroulaient à son cou.Flaminio, le grand laquais à longue barbe, à mine de bandit, lasoutenait par-derrière, la portait presque entre ses bras. Et ellesemblait n’avoir pas vieilli, la face blanche, gardant son sourirecontinu d’ancienne reine de beauté.
« Attends, maman ! reprit Clorinde. Je vais te donnerma chaise longue. Moi, je m’allongerai sur le lit… Je ne suis pasbien. J’ai une bête qui est entrée. Voilà qu’elle recommence à memordre. »
Il y eut tout un déménagement. Pozzo etMme Correur conduisirent la jeune femme à sonlit ; mais il fallut tirer les couvertures et taper lesoreillers. Pendant ce temps, la comtesse Balbi se coucha sur lachaise longue. Derrière elle, Flaminio resta debout, noir, muet,couvant d’un regard abominable les personnes qui se trouvaientlà.
« Ça ne vous fait rien que je me couche, n’est-cepas ? répétait la jeune femme. Je suis beaucoup mieux couchée…Je ne vous renvoie pas, au moins ? Il faut rester. »
Elle s’était allongée, le coude enfoncé dans un oreiller,étalant sa blouse noire, dont l’ampleur faisait sur la couvertureblanche une mare d’encre. Personne, d’ailleurs, ne songeait à s’enaller. Mme Correur causait à demi-voix avec Pozzode la perfection des formes de Clorinde, qu’ils venaient desoutenir. M. Kahn, M. Béjuin et le colonel présentaientleurs compliments à la comtesse. Celle-ci s’inclinait avec sonsourire. Puis, sans se retourner, de temps à autre, elle disait,d’une voix très douce :
« Flaminio ! »
Le grand laquais comprenait, soulevait un coussin, apportait untabouret, tirait de sa poche un flacon d’odeur, de son air farouchede brigand en habit noir.
À ce moment, Auguste commit un malheur. Il avait rôdé dans lestrois pièces, s’était arrêté à tous les chiffons de femme quitraînaient. Puis, commençant à s’ennuyer, il avait eu l’idée deboire des verres d’eau sucrée coup sur coup. Clorinde lesurveillait depuis un instant, regardant le sucrier se vider,lorsqu’il cassa le verre, dans lequel il tapait la cuillerviolemment.
« C’est le sucre ! il en met trop !cria-t-elle.
– Imbécile ! dit le colonel. Tu ne peux pas boire del’eau tranquillement ?… Matin et soir, un grand verre. Il n’ya rien de meilleur. Ça préserve de toutes les maladies. »
Heureusement, M. Bouchard entra. Il venait un peu tard, àdix heures passées, parce qu’il avait dû dîner en ville. Et ilparut surpris de ne pas trouver là sa femme.
« M. d’Escorailles s’était chargé de l’amener, dit-il,et j’avais promis de la reprendre en passant. »
Au bout d’une demi-heure, en effet, Mme Bouchardarriva, accompagnée de M. d’Escorailles et de M. LaRouquette. Après une brouille d’une année, le jeune marquis s’étaitremis avec la jolie blonde ; maintenant, leur liaison tournaità l’habitude, ils se reprenaient pour huit jours, ne pouvaients’empêcher de se pincer et de s’embrasser derrière les portes,lorsqu’ils se rencontraient. Cela allait de soi, naturellement,avec des renouveaux de désir très vifs. Comme ils venaient chez lesDelestang en voiture découverte, ils avaient rencontré M. LaRouquette. Et tous les trois s’en étaient allés au Bois, rianthaut, lâchant des plaisanteries risquées ; mêmeM. d’Escorailles avait cru un moment rencontrer la main dudéputé, derrière la taille de Mme Bouchard. Quandils entrèrent, ils apportèrent une bouffée de gaieté, la fraîcheurdes allées noires du Bois, le mystère des feuilles endormies, oùs’étouffait la polissonnerie de leurs rires.
« Oui, nous revenons du lac, dit M. La Rouquette. Maparole ! on m’a débauché… Je rentrais bien tranquillementtravailler. »
Il redevint subitement sérieux. Pendant la dernière session, ilavait prononcé un discours à la Chambre sur une questiond’amortissement, après un grand mois d’études spéciales ; et,depuis lors, il prenait des allures posées d’homme marié, commes’il avait enterré sa vie de garçon à la tribune. Kahn l’emmena aufond de la chambre, en murmurant :
« À propos, vous qui êtes bien avec Marsy… »
Leurs voix se perdirent, ils causèrent bas. Cependant, la jolieMme Bouchard, qui avait salué la comtesse, s’étaitassise devant le lit, gardant dans sa main la main de Clorinde, laplaignant beaucoup, d’une voix flûtée. M. Bouchard, debout,digne et correct, s’écria tout à coup, au milieu des conversationsétouffées :
« Je ne vous ai pas conté ?… Il est gentil, le groshomme ! »
Et, avant de s’expliquer, il parla amèrement de Rougon, commeles autres. On ne pouvait plus lui rien demander, il n’était mêmeplus poli ; et M. Bouchard tenait avant tout à lapolitesse. Puis, lorsqu’on lui demanda ce que Rougon lui avaitfait, il finit par répondre :
« Moi, je n’aime pas les injustices… C’est pour un desemployés de ma division, Georges Duchesne ; vous leconnaissez, vous l’avez vu chez moi. Il est plein de mérite, cegarçon ! Nous le recevons comme notre enfant. Ma femme l’aimebeaucoup, parce qu’il est de son pays… Alors, dernièrement, nouscomplotions ensemble de faire nommer Duchesne sous-chef. L’idéeétait de moi, mais tu l’approuvais, n’est-ce pas,Adèle ? »
Mme Bouchard, l’air gêné, se pencha davantagevers Clorinde, pour éviter les regards de M. d’Escorailles,qu’elle sentait fixés sur elle.
« Eh bien ! continua le chef de division, vous nesavez pas de quelle façon le gros homme a accueilli mademande ?… Il m’a regardé un bon moment en silence, de son airblessant, vous savez. Ensuite, il m’a carrément refusé lanomination. Et comme je revenais à la charge, il m’a dit, avec unsourire : “Monsieur Bouchard, n’insistez pas, vous me faitesde la peine ; il y a des raisons graves…” Impossible d’entirer autre chose. Il a bien vu que j’étais furieux, car il m’aprié de le rappeler au bon souvenir de ma femme… N’est-ce pas,Adèle ? »
Mme Bouchard avait justement eu dans la soiréeune explication vive avec M. d’Escorailles, au sujet de ceGeorges Duchesne. Elle crut devoir dire, d’un tond’humeur :
« Mon Dieu ! M. Duchesne attendra… Il n’est passi intéressant ! »
Mais le mari s’entêtait.
« Non, non, il a mérité d’être sous-chef, il serasous-chef ! Je perdrai plutôt mon nom… Moi, je veux qu’on soitjuste ! »
On dut le calmer. Clorinde, distraite, tâchait d’entendre laconversation de M. Kahn et de M. La Rouquette, réfugiésau pied de son lit. Le premier expliquait sa situation à motscouverts. Sa grande entreprise du chemin de fer de Niort à Angersse trouvait en pleine déconfiture. Les actions avaient commencé parfaire quatre-vingts francs de prime à la Bourse, avant qu’un seulcoup de pioche fût donné. Embusqué derrière sa fameuse compagnieanglaise, M. Kahn s’était livré aux spéculations les plusimprudentes. Et, aujourd’hui, la faillite allait éclater, siquelque main puissante ne le ramassait dans sa chute.
« Autrefois, murmurait-il, Marsy m’avait offert de vendrel’affaire à la Compagnie de l’Ouest. Je suis tout prêt à rentrer enpourparlers. Il suffirait d’obtenir une loi… »
Clorinde les appela discrètement d’un geste. Et, penchés tousdeux au-dessus du lit, ils causèrent longuement avec elle. Marsyn’avait pas de rancune. Elle lui parlerait. Elle lui offrirait lemillion qu’il demandait, l’année précédente, pour appuyer lademande de concession. Sa situation de président du Corpslégislatif lui permettrait d’obtenir très aisément la loinécessaire.
« Allez, il n’y a encore que Marsy si l’on veut le succèsde ces sortes d’affaires, dit-elle en souriant. Quand on se passede lui, pour en lancer une, on est bientôt forcé de l’appeler, pourle supplier d’en raccommoder les morceaux. »
Dans la chambre, maintenant, tout le monde parlait à la fois,très haut. Mme Correur expliquait son dernier désirà Mme Bouchard : aller mourir à Coulonges,dans la maison de sa famille ; et elle s’attendrissait sur leslieux où elle était née, elle forcerait bienMme Martineau à lui rendre cette maison toutepleine des souvenirs de son enfance. Les invités, fatalement,revenaient à Rougon : M. d’Escorailles racontait lacolère de son père et de sa mère, qui lui avaient écrit de rentrerau Conseil d’État, de briser avec le ministre, en apprenant lesabus de pouvoir de celui-ci ; le colonel racontait comment legros homme s’était absolument refusé à demander pour lui àl’empereur une situation dans les palais impériaux ;M. Béjuin lui-même se lamentait de ce que Sa Majesté n’étaitpas venue visiter la cristallerie de Saint-Florent, lors de sondernier voyage à Bourges, malgré l’engagement formel pris parRougon d’obtenir cette faveur. Et, au milieu de cette rage deparoles, la comtesse Balbi, sur la chaise longue, souriait,regardait ses mains encore potelées, répétait doucement :
« Flaminio ! »
Le grand diable de domestique avait sorti de la poche de songilet une toute petite boîte d’écaille pleine de pastilles à lamenthe. La comtesse les croquait avec des mines de vieille chattegourmande.
Vers minuit seulement, Delestang rentra. Quand on le vitsoulever la portière du boudoir, un profond silence se fit, tousles cous s’allongèrent. Mais la portière était retombée, personnene le suivait. Alors, après une nouvelle attente de quelquessecondes, des exclamations partirent :
« Vous êtes seul ?
– Vous ne l’amenez donc pas ?
– Vous avez donc perdu le gros homme enroute ? »
Et il y eut un soulagement. Delestang expliqua que Rougon, trèsfatigué, venait de le quitter au coin de la rue Marbeuf.
« Il a bien fait, dit Clorinde en se couchant tout à faitsur le lit. Il est si peu amusant ! »
Ce fut le signal d’un nouveau déchaînement de plaintes etd’accusations. Delestang protestait, lançait des :Permettez ! permettez ! Il affectait d’ordinaire dedéfendre Rougon. Quand on le laissa parler, il dit d’une voixmesurée :
« Sans doute il aurait pu mieux agir envers certains de sesamis. Mais il n’en reste pas moins une grande intelligence… Quant àmoi, je lui serai éternellement reconnaissant…
– Reconnaissant de quoi ? cria M. Kahncourroucé.
– Mais de tout ce qu’il a fait… »
On lui coupa violemment la parole. Rougon n’avait jamais rienfait pour lui. Où prenait-il que Rougon eût fait quelquechose ?
« Vous êtes étonnant ! dit le colonel. On ne poussepas la modestie à ce point-là !… Mon cher ami, vous n’aviezbesoin de personne. Parbleu ! vous êtes monté par vos propresforces. »
Alors, on célébra les mérites de Delestang. Sa ferme modèle dela Chamade était une création hors ligne, qui révélait depuislongtemps en lui les aptitudes d’un bon administrateur et d’unhomme d’État véritablement doué. Il avait le coup d’œil prompt,l’intelligence nette, la main énergique sans rudesse. D’ailleurs,l’empereur ne l’avait-il pas distingué, dès le premier jour ?Il se rencontrait sur presque tous les points avec Sa Majesté.
« Laissez donc ! finit par déclarer M. Kahn,c’est vous qui soutenez Rougon. Si vous n’étiez pas son ami, sivous ne l’appuyiez pas dans le conseil, il y a quinze jours aumoins qu’il serait par terre. »
Pourtant, Delestang protestait encore. Certainement, il n’étaitpas le premier venu ; mais il fallait rendre justice auxqualités de tout le monde. Ainsi, le soir même, chez le garde desSceaux, dans une question de viabilité très embrouillée, Rougonvenait de montrer une clarté d’aperçu extraordinaire.
« Oh ! la souplesse d’un avoué retors », murmuraM. La Rouquette d’un air de dédain.
Clorinde n’avait point encore ouvert les lèvres. Des regards setournaient vers elle, sollicitant le mot que chacun attendait. Elleroulait doucement la tête sur l’oreiller, comme pour se gratter lanuque. Elle dit enfin, en parlant de son mari, sans lenommer :
« Oui, grondez-le… Il faudra le battre, le jour où l’onvoudra le mettre à sa vraie place.
– La situation de ministre de l’Agriculture et du Commerceest tout à fait secondaire », fit remarquer M. Kahn, afinde brusquer les choses.
C’était toucher à une plaie vive. Clorinde souffrait de voir sonmari parqué dans ce qu’elle appelait « un petitministère ». Elle s’assit brusquement sur son séant, enlâchant le mot attendu :
« Eh ! il sera à l’Intérieur quand nousvoudrons ! »
Delestang voulut parler. Mais tous s’étaient précipités,l’entourant d’un brouhaha de ravissement. Alors, lui, sembla sedéclarer vaincu. Peu à peu, une teinte rosée montait à ses joues,une jouissance noyait sa face superbe. Mme Correuret Mme Bouchard, à demi-voix, le trouvaientbeau ; la seconde surtout, avec le goût pervers des femmespour les hommes chauves, regardait passionnément son crâne nu.M. Kahn, le colonel et les autres, avaient des coups d’œil, depetits gestes, des mots rapides, pour dire le cas énorme qu’ilsfaisaient de sa force. Ils s’aplatissaient devant le plus sot de labande, ils s’admiraient en lui. Ce maître-là, au moins, seraitdocile et ne les compromettrait pas. Ils pouvaient impunément leprendre pour dieu, sans craindre sa foudre.
« Vous le fatiguez », fit remarquer la jolieMme Bouchard de sa voix tendre.
On le fatiguait ! Ce fut une commisération générale. Eneffet, il était un peu pâle, ses yeux se fermaient. Pensezdonc ! quand on travaille depuis le matin cinq heures !Rien ne brise comme les travaux de tête. Et avec une douceviolence, on exigea qu’il allât se coucher. Il obéit docilement, ilse retira, après avoir posé un baiser sur le front de sa femme.
« Flaminio ! » murmura la comtesse.
Elle aussi voulait se mettre au lit. Elle traversa la chambre aubras du domestique, en envoyant à chacun un petit salut de la main.Dans le cabinet de toilette, on entendit Flaminio jurer, parce quela lampe s’était éteinte.
Il était une heure. On parla de se retirer. Mais Clorindeassurait qu’elle n’avait pas sommeil, qu’on pouvait rester.Pourtant personne ne se rassit. La lampe du boudoir venaitégalement de s’éteindre ; une forte odeur d’huile serépandait. On eut beaucoup de peine à retrouver de menus objets, unéventail, la canne du colonel, le chapeau deMme Bouchard. Clorinde, tranquillement allongée,empêcha Mme Correur de sonner Antonia ; lafemme de chambre se couchait à onze heures. Enfin, on partait,quand le colonel s’aperçut qu’il oubliait Auguste ; le jeunehomme dormait sur le canapé du boudoir, la tête appuyée sur unerobe roulée en tampon ; on le gronda de n’avoir pas remonté lalampe. Dans l’ombre de l’escalier, où le gaz baissé agonisait,Mme Bouchard eut un léger cri ; son pied avaittourné, disait-elle. Et, comme tout ce monde descendait prudemmentle long de la rampe, de grands rires vinrent de la chambre deClorinde, où Pozzo s’était attardé ; sans doute elle luisoufflait dans le cou.
Chaque jeudi et chaque dimanche, les soirées se ressemblaient.Au-dehors, le bruit courait que Mme Delestang avaitun salon politique. On s’y montrait très libéral, on y battait enbrèche l’administration autoritaire de Rougon. Toute la bande étaitpassée au rêve d’un empire humanitaire, élargissant peu à peu et àl’infini le cercle des libertés publiques. Le colonel, à sesmoments perdus, rédigeait des statuts pour des associationsd’ouvriers ; M. Béjuin parlait de créer une cité, autourde sa cristallerie de Saint-Florent ; M. Kahn, pendantdes heures, entretenait Delestang du rôle démocratique desBonaparte dans la société moderne. Et, à chaque nouvel acte deRougon, il y avait des protestations indignées, des terreurspatriotiques de voir la France sombrer aux mains d’un tel homme. Unjour, Delestang soutint que l’empereur était le seul républicain del’époque. La bande affectait des allures de secte religieuseapportant le salut. Maintenant, elle complotait d’une façon ouvertele renversement du gros homme, pour le plus grand bien du pays.
Cependant, Clorinde ne se hâtait pas. On la trouvait étendue surtous les canapés de son appartement, distraite, les yeux en l’air,étudiant les coins du plafond. Quand les autres criaient etpiétinaient d’impatience autour d’elle, elle avait une figuremuette, un jeu lent de paupières pour les inviter à plus deprudence. Elle sortait moins, s’amusait à s’habiller en homme avecsa femme de chambre, sans doute afin de tuer le temps. Elle s’étaitprise brusquement de tendresse pour son mari, l’embrassait devantle monde, lui parlait en zézayant, témoignait des inquiétudes trèsvives pour sa santé qui était excellente. Peut-être voulait-ellecacher ainsi l’empire absolu, la surveillance continue, qu’elleexerçait sur lui. Elle le guidait dans ses moindres actions, luifaisait chaque matin la leçon, comme à un écolier dont on se méfie.Delestang se montrait d’ailleurs d’une obéissance absolue. Ilsaluait, souriait, se fâchait, disait noir, disait blanc, selon laficelle qu’elle avait tirée. Dès qu’il n’était plus monté, ilrevenait de lui-même se remettre entre ses mains, pour qu’ellel’accommodât. Et il restait supérieur.
Clorinde attendait. M. Beulin-d’Orchère, qui évitait devenir le soir, la voyait souvent pendant la journée. Il seplaignait amèrement de son beau-frère, l’accusait de travailler àla fortune d’une foule d’étrangers ; mais cela se passaittoujours ainsi, on se moquait bien des parents ! Rougon seulpouvait détourner l’empereur de lui confier les Sceaux, par crainted’avoir à partager son influence dans le conseil. La jeune femmefouettait sa rancune. Puis, elle parlait à demi-mot du prochaintriomphe de son mari, en lui donnant la vague espérance d’êtrecompris dans la nouvelle combinaison ministérielle. En somme, ellese servait de lui pour savoir ce qui se passait chez Rougon. Parune méchanceté de femme, elle aurait voulu voir ce derniermalheureux en ménage ; et elle poussait le magistrat à faireépouser sa querelle par sa sœur. Il dut essayer, regretter touthaut un mariage dont il ne tirait aucun profit ; mais iléchoua sans doute, devant la placidité deMme Rougon. Son beau-frère, disait-il, était trèsnerveux depuis quelque temps. Il insinuait qu’il le croyait mûrpour la chute ; et il regardait la jeune femme fixement, illui racontait des faits caractéristiques, d’un air aimable decauseur colportant sans malice les cancans du monde. Pourquoi doncn’agissait-elle pas, si elle était maîtresse ? Elle,paresseusement, s’allongeait davantage, prenait une mine depersonne enfermée chez elle par un temps de pluie, se résignantdans l’attente d’un rayon de soleil.
Pourtant, aux Tuileries, la puissance de Clorinde grandissait.On causait à voix basse du vif caprice que Sa Majesté éprouvaitpour elle. Dans les bals, aux réceptions officielles, partout oùl’empereur la rencontrait, il tournait autour de ses jupes de sonpas oblique, lui regardait dans le cou, lui parlait de près, avecun lent sourire. Et, disait-on, elle n’avait encore rien accordé,pas même le bout des doigts. Elle jouait son ancien jeu de fille àmarier, très provocante, libre, disant tout, montrant tout, maiscontinuellement sur ses gardes, se dérobant juste à la minutevoulue. Elle semblait laisser mûrir la passion du souverain,guetter une circonstance, ménager l’heure où il ne pourrait plusrien lui refuser, afin d’assurer le triomphe de quelque planlonguement conçu.
Ce fut vers cette époque qu’elle se montra tout d’un coup trèstendre à l’égard de M. de Plouguern. Il y avait, depuisplusieurs mois, de la brouille entre eux. Le sénateur, fort assiduauprès d’elle, et qui venait assister presque chaque matin à sonlever, s’était un beau jour fâché de se voir consigné à la porte deson cabinet, lorsqu’elle faisait sa toilette. Elle rougissait,prise d’un caprice de pudeur, ne voulant plus être taquinée, gênée,disait-elle, par les yeux gris du vieillard où s’allumaient desflammes jaunes. Mais lui, protestait, refusait de se présenter,comme tout le monde, aux heures où sa chambre s’emplissait devisites. N’était-il pas son père ? ne l’avait-il pas faitsauter sur ses genoux toute petite ? Et il racontait avec unricanement les corrections qu’il se permettait de lui administrerjadis, les jupes relevées. Elle finit par rompre, un jour où,malgré les cris et les coups de poing d’Antonia, il était entrépendant qu’elle se trouvait au bain. Quand M. Kahn ou lecolonel Jobelin lui demandait des nouvelles deM. de Plouguern, elle répondait d’un air pincé :
« Il rajeunit, il n’a pas vingt ans… Je ne le voisplus. »
Puis, brusquement, on ne rencontra que M. de Plouguernchez elle. À toute heure, il était là, dans les coins du cabinet detoilette, au fond des trous intimes de la chambre. Il savait oùelle serrait son linge, lui passait une chemise ou une paire debas ; même on l’avait surpris en train de lui lacer soncorset. Clorinde montrait le despotisme d’une jeune mariée.
« Parrain, va me chercher la lime à ongles, tu sais, dansle tiroir… Parrain, donne-moi donc mon éponge… »
Ce mot de parrain était une caresse. Lui, maintenant, parlaittrès souvent du comte Balbi, précisant les détails de la naissancede Clorinde. Il mentait, disait avoir connu la mère de la jeunefemme au troisième mois de sa grossesse. Et lorsque la comtesse,avec son rire éternel sur sa face usée, se trouvait là, dans lachambre, au moment du lever de Clorinde, il adressait à la vieilledame des regards d’intelligence, attirait d’un clignement d’yeuxson attention sur une épaule nue, sur un genou à demidécouvert.
« Hein ? Lenora, murmurait-il, tout votreportrait ! »
La fille lui rappelait la mère. Son visage osseux flambait.Souvent, il allongeait ses mains sèches, prenait Clorinde, seserrait contre elle, pour lui conter quelque ordure. Cela lesatisfaisait. Il était voltairien, niait tout, combattait lesderniers scrupules de la jeune femme, en disant avec son ricanementde poulie mal graissée :
« Mais, bête, c’est permis… Quand ça fait plaisir, c’estpermis. »
On ne sut jamais jusqu’où les choses allèrent entre eux.Clorinde avait alors besoin de M. de Plouguern ;elle lui réservait un rôle dans le drame qu’elle rêvait.D’ailleurs, il lui arrivait parfois d’acheter ainsi des amitiésdont elle ne se servait plus ensuite, si elle venait à changer deplan. C’était, à ses yeux, comme une poignée de main donnée à lalégère et sans profit. Elle avait ce beau dédain de ses faveurs quidéplaçait en elle l’honnêteté commune et lui faisait mettre sesfiertés autre part.
Cependant, son attente se prolongeait. Elle causait à motscouverts, avec M. de Plouguern, d’un événement vague,indéterminé, trop lent à se produire. Le sénateur semblait chercherdes combinaisons, d’un air absorbé de joueur d’échecs ; et ilhochait la tête, il ne trouvait sans doute rien. Quant à elle, lesrares jours où Rougon venait encore la voir, elle se disait lasse,elle parlait d’aller en Italie passer trois mois. Puis, lespaupières à demi closes, elle l’examinait d’un mince regardluisant. Un sourire de cruauté raffinée pinçait ses lèvres. Elleaurait pu tenter déjà de l’étrangler entre ses doigtseffilés ; mais elle voulait l’étrangler net ; et c’étaitune jouissance, cette longue patience qu’elle mettait à regarderpousser ses ongles. Rougon, toujours très préoccupé, lui donnaitdes poignées de main distraites, sans remarquer la fièvre nerveusede sa peau. Il la croyait plus raisonnable, la complimentaitd’obéir à son mari.
« Vous voilà presque comme je vous voulais, disait-il. Vousavez bien raison, les femmes doivent rester tranquilles chezelles. »
Et elle criait, avec un rire aigu, quand il n’était pluslà :
« Mon Dieu ! qu’il est bête !… Et il trouve lesfemmes bêtes, encore ! »
Enfin, un dimanche soir, vers dix heures, au moment où toute labande était réunie dans la chambre de Clorinde,M. de Plouguern entra d’un air triomphant.
« Eh bien ! demanda-t-il en affectant une grandeindignation, vous connaissez le nouvel exploit de Rougon ?…Cette fois, la mesure est comble. »
On s’empressa autour de lui. Personne ne savait rien.
« Une abomination ! reprit-il, les bras en l’air. Onne comprend pas qu’un ministre descende si bas… »
Et il raconta d’un trait l’aventure. Les Charbonnel, en arrivantà Faverolles pour prendre possession de l’héritage du cousinChevassu, avaient fait grand bruit de la prétendue disparitiond’une quantité considérable d’argenterie. Ils accusaient la bonnechargée de la garde de la maison, femme très dévote ; à lanouvelle de l’arrêt rendu par le Conseil d’État, cette malheureusedevait s’être entendue avec les sœurs de la Sainte-Famille, etavoir transporté au couvent tous les objets de valeur faciles àcacher. Trois jours après, ils ne parlaient plus de la bonne ;c’étaient les sœurs elles-mêmes qui avaient dévalisé leur maison.Cela faisait dans la ville un scandale épouvantable. Mais lecommissaire refusait d’opérer une descente au couvent, lorsque, surune simple lettre des Charbonnel, Rougon avait télégraphié aupréfet de donner des ordres pour qu’une visite domiciliaire eûtlieu immédiatement.
« Oui, une visite domiciliaire, cela est en toutes lettresdans la dépêche, dit M. de Plouguern en terminant. Alors,on a vu le commissaire et deux gendarmes bouleverser le couvent.Ils y sont restés cinq heures. Les gendarmes ont voulu toutfouiller… Imaginez-vous qu’ils ont mis le nez jusque dans lespaillasses des sœurs…
– Les paillasses des sœurs, oh ! c’est indigne !s’écria Mme Bouchard révoltée.
– Il faut manquer tout à fait de religion, déclara lecolonel.
– Que voulez-vous, soupira à son tourMme Correur, Rougon n’a jamais pratiqué… J’ai sisouvent tenté en pure perte de le réconcilier avecDieu ! »
M. Bouchard et M. Béjuin hochaient la tête d’un airdésespéré, comme s’ils venaient d’apprendre quelque catastrophesociale qui leur faisait douter de la raison humaine. M. Kahndemanda, en frottant rudement son collier de barbe :
« Et, naturellement, on n’a rien trouvé chez lessœurs ?
– Absolument rien ! » réponditM. de Plouguern.
Puis, il ajouta d’une voix rapide :
« Une casserole en argent, je crois, deux timbales, unporte-huilier, des bêtises, des cadeaux que l’honorable défunt,vieillard d’une grande piété, avait faits aux sœurs pour lesrécompenser de leurs bons soins pendant sa longue maladie.
– Oui, oui, évidemment », murmurèrent les autres.
Le sénateur n’insista pas. Il reprit d’un ton très lent, enaccentuant chaque phrase d’un petit claquement de main :
« La question est ailleurs. Il s’agit du respect dû à uncouvent, à une de ces saintes maisons, où se sont réfugiées toutesles vertus chassées de notre société impie. Comment veut-on que lesmasses soient religieuses, si les attaques contre la religionpartent de si haut ? Rougon a commis là un véritablesacrilège, dont il devra rendre compte… Aussi la bonne société deFaverolles est-elle indignée. Mgr Rochart,l’éminent prélat, qui a toujours témoigné aux sœurs une tendresseparticulière, est immédiatement parti pour Paris, où il vientdemander justice. D’autre part, au Sénat, on était toujours trèsirrité, on parlait de soulever un incident, sur les quelquesdétails que j’ai pu fournir. Enfin, l’impératriceelle-même… »
Tous tendirent le cou.
« Oui, l’impératrice a su cette déplorable histoire parMme de Llorentz, qui la tenait de notre ami LaRouquette, auquel je l’avais racontée. Sa Majesté s’estécriée : “M. Rougon n’est plus digne de parler au nom dela France.”
– Très bien ! » dit tout le monde.
Ce jeudi-là, ce fut, jusqu’à une heure du matin, l’unique sujetde conversation. Clorinde n’avait pas ouvert la bouche. Auxpremiers mots de M. de Plouguern, elle s’était renverséesur sa chaise longue, un peu pâle, les lèvres pincées. Puis, ellese signa trois fois, rapidement, sans qu’on la vît, comme si elleremerciait le Ciel de lui avoir accordé une grâce longtempsdemandée. Ses mains eurent ensuite des gestes de dévote furieuse aurécit de la visite domiciliaire. Peu à peu, elle était devenue trèsrouge. Les yeux en l’air, elle s’absorba dans une rêveriegrave.
Alors, pendant que les autres discutaient,M. de Plouguern s’approcha d’elle, glissa une main aubord de son corsage, pour lui pincer familièrement le sein. Et,avec son ricanement sceptique, du ton libre d’un grand seigneur quia roulé dans tous les mondes, il souffla à l’oreille de la jeunefemme :
« Il a touché au bon Dieu, il est foutu ! »
Rougon, pendant huit jours, entendit monter contre lui uneclameur croissante. On lui aurait tout pardonné, ses abus depouvoir, les appétits de sa bande, l’étranglement du pays ;mais avoir envoyé des gendarmes retourner les paillasses des sœurs,c’était un crime si monstrueux, que les dames, à la cour,affectaient un petit tremblement sur son passage.Mgr Rochart faisait, aux quatre coins du mondeofficiel, un tapage terrible ; il était allé jusqu’àl’impératrice, disait-on. D’ailleurs, le scandale devait êtreentretenu par une poignée de gens habiles ; des mots d’ordrecirculaient ; les mêmes bruits s’élevaient de tous les côtés àla fois, avec un ensemble singulier. Au milieu de ces furieusesattaques, Rougon resta d’abord calme et souriant. Il haussait sesfortes épaules, appelait l’aventure « une bêtise ». Ilplaisantait même. À une soirée du garde des Sceaux, il laissaéchapper : « Je n’ai pourtant pas raconté qu’on a trouvéun curé dans une paillasse » ; et, le mot ayant couru,l’outrage et l’impiété étant au comble, il y eut une nouvelleexplosion de colère. Alors, lui, peu à peu, se passionna. Onl’ennuyait, à la fin ! Les sœurs étaient des voleuses,puisqu’on avait découvert chez elles des casseroles et des timbalesd’argent. Et il se mit à vouloir pousser l’affaire, il s’engageadavantage, parla de confondre tout le clergé de Faverolles devantles tribunaux.
Un matin, de bonne heure, les Charbonnel se firent annoncer. Ilfut très étonné, il ne les savait pas à Paris. Dès qu’il lesaperçut, il leur cria que les choses marchaient bien ; laveille, il avait encore envoyé des instructions au préfet pourobliger le parquet à se saisir de l’affaire. MaisM. Charbonnel parut consterné, Mme Charbonnels’écria :
« Non, non, ce n’est pas cela… Vous êtes allé trop loin,monsieur Rougon. Vous nous avez mal compris. »
Et tous deux se répandirent en éloges sur les sœurs de laSainte-Famille. C’étaient de bien saintes femmes. Ils avaient pu uninstant plaider contre elles ; mais jamais, certes, ilsn’étaient descendus jusqu’à les accuser de vilaines actions. ToutFaverolles, d’ailleurs, leur aurait ouvert les yeux, tant lespersonnes de la société y respectaient les bonnes sœurs.
« Vous nous feriez le plus grand tort, monsieur Rougon, ditMme Charbonnel en terminant, si vous continuiez àvous acharner ainsi contre la religion. Nous sommes venus pour voussupplier de vous tenir tranquille… Dame ! là-bas, ils nepeuvent pas savoir, n’est-ce pas ? Ils croyaient que nous vouspoussions, et ils auraient fini par nous jeter des pierres… Nousavons donné un beau cadeau au couvent, un christ d’ivoire qui étaitpendu au pied du lit de notre pauvre cousin.
– Enfin, conclut M. Charbonnel, vous êtes averti, çavous regarde maintenant… Nous autres, nous n’y sommes plus pourrien. »
Rougon les laissa parler. Ils avaient l’air très mécontents delui, même ils finissaient par hausser la voix. Un léger froid luiétait monté à la nuque. Il les regardait, pris subitement d’unelassitude, comme si un peu de sa force venait encore de lui êtreenlevé. D’ailleurs, il ne discuta pas. Il les congédia, en leurpromettant de ne plus agir. Et, en effet, il laissa étoufferl’affaire.
Depuis quelques jours, il était sous le coup d’un autrescandale, auquel son nom se trouvait mêlé indirectement. Un drameaffreux avait eu lieu à Coulonges. Du Poizat, entêté, voulantmonter sur le dos de son père, selon l’expression de Gilquin, étaitrevenu un matin frapper à la porte de l’avare. Cinq minutes plustard, les voisins entendirent des coups de fusil dans la maison, aumilieu de hurlements épouvantables. Quand on entra, on trouva levieillard étendu au pied de l’escalier, la tête fendue ; deuxfusils déchargés gisaient au milieu du vestibule. Du Poizat,livide, raconta que son père, en le voyant se diriger versl’escalier, s’était mis brusquement à crier au voleur, comme frappéde folie, et lui avait tiré deux coups de feu, presque à boutportant ; il montrait même le trou d’une balle dans sonchapeau. Puis, toujours d’après lui, son père, tombant à larenverse, était allé se briser le crâne sur l’angle de la premièremarche. Cette mort tragique, ce drame mystérieux et sans témoin,soulevaient dans tout le département les bruits les plus fâcheux.Les médecins constatèrent bien un cas d’apoplexie foudroyante. Lesennemis du préfet n’en prétendaient pas moins que celui-ci devaitavoir poussé le vieux ; et le nombre de ses ennemisgrandissait chaque jour, grâce à l’administration pleine de rudessequi écrasait Niort sous un régime de terreur. Du Poizat, les dentsserrées, crispant ses poings d’enfant maladif, restait blême etdebout, arrêtant les commérages sur le pas des portes, d’un seulregard de ses yeux gris, quand il passait. Mais il lui arriva unautre malheur ; il lui fallut casser Gilquin, compromis dansune vilaine histoire d’exonération militaire ; Gilquin, pourcent francs, s’engageait à exempter des fils de paysan ; ettout ce qu’on put faire, ce fut de le sauver de la policecorrectionnelle et de le renier. Cependant, jusque-là, Du Poizats’était appuyé fortement sur Rougon, dont il engageait laresponsabilité davantage à chaque nouvelle catastrophe. Il dutflairer la disgrâce du ministre, car il vint à Paris sansl’avertir, très ébranlé lui-même, sentant craquer ce pouvoir qu’ilavait ruiné, cherchant déjà quelque main puissante où seraccrocher. Il songeait à demander son changement de préfecture,afin d’éviter une démission certaine. Après la mort de son père etla coquinerie de Gilquin, Niort devenait impossible.
« J’ai rencontré M. Du Poizat dans le faubourgSaint-Honoré, à deux pas d’ici, dit un jour Clorinde au ministre,par méchanceté. Vous n’êtes donc plus bien ensemble ?… Il al’air furieux contre vous. »
Rougon évita de répondre. Peu à peu, ayant dû refuser plusieursfaveurs au préfet, il avait senti un grand froid entre eux ;maintenant, ils s’en tenaient aux simples relations officielles.D’ailleurs, la débandade était générale.Mme Correur elle-même l’abandonnait. Certainssoirs, il éprouvait de nouveau cette impression de solitude, dontil avait souffert déjà autrefois, rue Marbeuf, lorsque sa bandedoutait de lui. Après ses journées si remplies, au milieu de lafoule qui assiégeait son salon, il se retrouvait seul, perdu,navré. Ses familiers lui manquaient. Un impérieux besoin luirevenait de l’admiration continue du colonel et deM. Bouchard, de la chaleur de vie dont l’entourait sa petitecour ; jusqu’aux silences de M. Béjuin qu’il regrettait.Alors, il tenta encore de ramener son monde ; il se fitaimable, écrivit des lettres, hasarda des visites. Mais les liensétaient rompus, jamais il ne parvint à les avoir tous là, à sescôtés ; s’il renouait d’un bout, quelque fâcherie, à l’autrebout, cassait le fil ; et il restait quand même incomplet,avec des amis, avec des membres en moins. Enfin, touss’éloignèrent. Ce fut l’agonie de son pouvoir. Lui, si fort, étaitlié à ces imbéciles par le long travail de leur fortune commune.Ils emportaient chacun un peu de lui, en se retirant. Ses forces,dans cette diminution de son importance, demeuraient commeinutiles ; ses gros poings tapaient le vide. Le jour où sonombre fut seule au soleil, où il ne put s’engraisser davantage desabus de son crédit, il lui sembla que sa place avait diminué parterre ; et il rêva une nouvelle incarnation, une résurrectionen Jupiter Tonnant, sans bande à ses pieds, faisant la loi par leseul éclat de sa parole.
Cependant, Rougon ne se croyait pas encore sérieusement ébranlé.Il traitait dédaigneusement les morsures qui lui entamaient à peineles talons. Il gouvernerait puissamment, impopulaire et solitaire.Puis, il mettait sa grande force dans l’empereur. Sa crédulité futalors son unique faiblesse. Chaque fois qu’il voyait Sa Majesté, illa trouvait bienveillante, très douce, avec son pâle sourireimpénétrable ; et elle lui renouvelait l’expression de saconfiance, elle lui répétait les instructions si souvent données.Cela lui suffisait. Le souverain ne pouvait songer à le sacrifier.Cette certitude le décida à tenter un grand coup. Pour faire taireses ennemis et asseoir son pouvoir solidement, il imagina d’offrirsa démission, en termes très dignes : il parlait des plaintesrépandues contre lui, il disait avoir strictement obéi aux désirsde l’empereur, et sentir le besoin d’une haute approbation, avantde continuer son œuvre de salut public. D’ailleurs, il se posaitcarrément en homme à forte poigne, en représentant de la répressionsans merci. La cour était à Fontainebleau. La démission partie,Rougon attendit avec un sang-froid de beau joueur. L’éponge allaitêtre passée sur les derniers scandales, le drame de Coulonges, lavisite domiciliaire chez les sœurs de la Sainte-Famille. S’iltombait, au contraire, il voulait tomber de toute sa hauteur, enhomme fort.
Justement, le jour où le sort du ministre devait se décider, ily avait, dans l’Orangerie des Tuileries, une vente de charité, enfaveur d’une crèche patronnée par l’impératrice. Tous les familiersdu palais, tout le haut monde officiel allait sûrement s’y rendre,pour faire leur cour. Rougon résolut d’y montrer sa face calme.C’était une bravade : regarder en face les gens qui leguetteraient de leurs regards obliques, promener son tranquillemépris au milieu des chuchotements de la foule. Vers trois heures,il donnait un dernier ordre au chef du personnel, avant de partir,quand son valet de chambre vint lui dire qu’un monsieur et une dameinsistaient vivement pour le voir, à son appartement particulier.La carte portait les noms du marquis et de la marquised’Escorailles.
Les deux vieillards, que le valet, trompé par leur mise presquepauvre, avait laissés dans la salle à manger, se levèrentcérémonieusement. Rougon se hâta de les mener au salon, tout ému deleur présence, vaguement inquiet. Il s’exclama sur leur brusquevoyage à Paris, voulut se montrer très aimable. Mais eux restaientpincés, roides, la mine grise.
« Monsieur, dit enfin le marquis, vous excuserez ladémarche que nous nous trouvons obligés de faire… Il s’agit denotre fils Jules. Nous désirerions le voir quitterl’administration, nous vous demandons de ne pas le garder davantageauprès de votre personne. »
Et, comme le ministre les regardait d’un air d’extrêmesurprise :
« Les jeunes gens ont la tête légère, continua-t-il. Nousavons écrit deux fois à Jules pour lui exposer nos raisons, en lepriant de se mettre à l’écart… Puis, comme il n’obéissait pas, nousnous sommes décidés à venir. C’est la deuxième fois, monsieur, quenous faisons le voyage de Paris en trente ans. »
Alors, il se récria. Jules avait le plus bel avenir. Ilsallaient briser sa carrière. Pendant qu’il parlait, la marquiselaissait échapper des mouvements d’impatience. Elle s’expliqua àson tour, avec plus de vivacité :
« Mon Dieu, monsieur Rougon, ce n’est pas à nous de vousjuger. Mais il y a dans notre famille certaines traditions… Julesne peut tremper dans une persécution abominable contre l’Église. ÀPlassans, on s’étonne déjà. Nous nous fâcherions avec toute lanoblesse du pays. »
Il avait compris. Il voulut parler. Elle lui imposa silence,d’un geste impérieux.
« Laissez-moi achever… Notre fils s’est rallié malgré nous.Vous savez quelle a été notre douleur, en le voyant servir ungouvernement illégitime. J’ai empêché son père de le maudire.Depuis ce temps, notre maison est en deuil, et lorsque nousrecevons des amis, le nom de notre fils n’est jamais prononcé. Nousavions juré de ne plus nous occuper de lui ; seulement, il estdes limites, il devient intolérable qu’un d’Escorailles se trouvemêlé aux ennemis de notre sainte religion… Vous m’entendez,n’est-ce pas, monsieur ? »
Rougon s’inclina. Il ne songea même pas à sourire des pieuxmensonges de la vieille dame. Il retrouvait le marquis et lamarquise tels qu’il les avait connus, à l’époque où il crevait lafaim sur le pavé de Plassans, hautains, pleins de morgue etd’insolence. Si d’autres lui avaient tenu un si singulier langage,il les aurait certainement jetés à la porte. Mais il resta troublé,blessé, rapetissé ; c’était sa jeunesse de pauvreté lâche quirevenait ; un instant, il crut encore avoir aux pieds sesanciennes savates éculées. Il promit de décider Jules. Puis, il secontenta d’ajouter, en faisant allusion à la réponse qu’ilattendait de l’empereur :
« D’ailleurs, madame, votre fils vous sera peut-être rendudès ce soir. »
Quand il se retrouva seul, Rougon se sentit pris de peur. Cesvieilles gens avaient ébranlé son beau sang-froid. Maintenant, ilhésitait à paraître à cette vente de charité, où tous les yeuxliraient son trouble sur son visage. Mais il eut honte de cettefrayeur d’enfant. Et il partit, en passant par son cabinet. Ildemanda à Merle s’il n’était rien venu pour lui.
« Non, Excellence », répondit d’un ton pénétrél’huissier, qui semblait aux aguets depuis le matin.
L’Orangerie des Tuileries, où avait lieu la vente de charité,était ornée très luxueusement pour la circonstance. Une tenture develours rouge à crépines d’or cachait les murs, changeait la vastegalerie nue en une haute salle de gala. À l’un des bouts, à gauche,un immense rideau, également de velours rouge, coupait la galerie,ménageait une pièce ; et ce rideau, relevé par des embrasses àglands d’or énormes, s’ouvrait largement, mettait en communicationla grande salle, où se trouvaient alignés les comptoirs de vente,et la pièce plus étroite, dans laquelle était installé le buffet.On avait semé le sol de sable fin. Des pots de majoliquedressaient, dans chaque coin, des massifs de plantes vertes. Aumilieu du carré formé par les comptoirs, un pouf circulaire faisaitcomme un banc de velours bas, à dossier très renversé ; tandisque, du centre du pouf, un jet colossal de fleurs montait, unegerbe de tiges parmi lesquelles retombaient des roses, des œillets,des verveines, pareils à une pluie de gouttes éclatantes. Et,devant les portes vitrées ouvertes, à deux battants, sur laterrasse du bord de l’eau, des huissiers en habit noir, la minegrave, consultaient d’un coup d’œil les cartes des invités.
Les dames patronnesses ne comptaient guère avoir beaucoup demonde avant quatre heures. Dans la grande salle, debout derrièreles comptoirs, elles attendaient les clients. Sur les longuestables couvertes de drap rouge, s’étalaient les marchandises ;il y avait plusieurs comptoirs d’articles de Paris et dechinoiseries, deux boutiques de jouets d’enfant, un kiosque debouquetière plein de roses, enfin un tourniquet sous une tente,comme dans les fêtes de la banlieue. Les vendeuses, décolletées, entoilette de bal, prenaient des grâces marchandes, des sourires demodiste plaçant un vieux chapeau, des inflexions caressantes devoix, bavardant, faisant l’article sans savoir ; et, à ce jeude demoiselles de magasin, elles s’encanaillaient avec de petitsrires, chatouillées par toutes ces mains d’acheteurs, les premièresvenues, frôlant leurs mains. C’était une princesse qui tenait unedes boutiques de joujoux ; en face, une marquise vendait desporte-monnaie de vingt-neuf sous, qu’elle ne lâchait pas à moins devingt francs ; toutes deux rivales, mettant le triomphe deleur beauté dans la plus grosse recette, raccrochaient lespratiques, appelaient les hommes, demandaient des prix impudents,puis, après des marchandages furieux de bouchères voleuses,donnaient un peu d’elles, le bout de leurs doigts, la vue de leurcorsage largement ouvert, par-dessus le marché, pour décider lesgros achats. La charité restait le prétexte. Peu à peu, pourtant,la salle s’emplissait. Des messieurs, tranquillement, s’arrêtaient,examinaient les marchandes, comme si elles avaient fait partie del’étalage. Devant certains comptoirs, des jeunes gens très élégantss’écrasaient, ricanaient, allaient jusqu’à des allusionspolissonnes sur leurs emplettes ; tandis que ces dames, d’unecomplaisance inépuisable, passant de l’un à l’autre, offraienttoute leur boutique du même air ravi. Être à la foule pendantquatre heures, c’est un régal. Un bruit d’encan s’élevait, coupé derires clairs, au milieu du piétinement sourd des pas sur le sable.Les tentures rouges mangeaient la lumière crue des hautes fenêtresvitrées, ménageaient une lueur rouge, flottante, qui allumait lesgorges nues d’une pointe de rose. Et, entre les comptoirs, parmi lepublic, promenant de légères corbeilles pendues à leur cou, sixautres dames, une baronne, deux filles de banquier, trois femmes dehauts fonctionnaires, se précipitaient au-devant de chaque nouveauvenu, en criant des cigares et du feu.
Mme de Combelot surtout avait beaucoup desuccès. Elle était bouquetière, assise très haut dans le kiosqueplein de roses, un chalet découpé, doré, pareil à une grandevolière. Toute en rose elle-même, un rose de peau qui continuait sanudité au-delà de l’échancrure du corsage, portant seulement entreles deux seins le bouquet de violettes d’uniforme, elle avaitimaginé de faire ses bouquets devant le public, comme une vraiebouquetière : une rose, un bouton, trois feuilles, qu’elleroulait entre ses doigts, en tenant le fil du bout des dents, etqu’elle vendait d’un louis à dix louis, selon la figure desmessieurs. Et l’on s’arrachait ses bouquets, elle ne pouvaitsuffire aux commandes, elle se piquait de temps à autre, affairée,suçant vivement le sang de ses doigts.
En face, dans la baraque de toile, la jolieMme Bouchard tenait le tourniquet. Elle portait unedélicieuse toilette bleue d’une coupe paysanne, la taille haute, lecorsage formant fichu, presque un déguisement, pour avoir bienl’air d’une marchande de pains d’épice et d’oublies. Avec cela,elle affectait un zézaiement adorable, un petit air niais de laplus fine originalité. Sur le tourniquet, les lots étaient classés,d’affreux bibelots de cinq ou six sous, maroquinerie, verrerie,porcelaine ; et la plume grinçait contre les fils de laiton,la plaque tournante emportait les lots, dans un bruit continu devaisselle cassée. Toutes les deux minutes, quand les joueursmanquaient, Mme Bouchard disait de sa douce voixd’innocente, débarquée la veille de son village :
« À vingt sous le coup, messieurs… Voyons, messieurs, tirezun coup… »
Le buffet, également sablé, orné aux angles de plantes vertes,était garni de petites tables rondes et de chaises cannées. Onavait tâché d’imiter un vrai café, pour plus de piquant. Au fond,au comptoir monumental, trois dames s’éventaient, en attendant lescommandes des consommateurs. Devant elles, des carafons deliqueurs, des assiettes de gâteaux et de sandwichs, des bonbons,des cigares et des cigarettes, faisaient un étalage louche de balpublic. Et, par moments, la dame du milieu, une comtesse brune etpétulante, se levait, se penchait pour verser un petit verre, ne sereconnaissant plus au milieu de cette débandade de carafons,manœuvrant ses bras nus au risque de tout casser. Mais Clorinderégnait au buffet. C’était elle qui servait le public des tables.On eût dit Junon fille de brasserie. Elle portait une robe de satinjaune, coupée de biais de satin noir, aveuglante, extraordinaire,un astre dont la traîne ressemblait à une queue de comète.Décolletée très bas, le buste libre, elle circulait royalemententre les chaises cannées, promenant des chopes sur des plateaux demétal blanc, avec une tranquillité de déesse. Elle frôlait lesépaules des hommes de ses coudes nus, se baissait, le corsageouvert, pour prendre les ordres, répondait à tous, sans se presser,souriante, très à l’aise. Quand les consommations étaient bues,elle recevait dans sa main superbe les pièces blanches et les sous,qu’elle jetait d’un geste déjà familier au fond d’une aumônière,pendue à sa ceinture.
Cependant, M. Kahn et M. Béjuin venaient de s’asseoir.Le premier tapa sur la table de zinc, par manière de plaisanterie,en criant :
« Madame, deux bocks ! »
Elle arriva, servit les deux bocks et resta là debout, à sereposer un instant, le buffet se trouvant alors presque vide.Distraite, à l’aide de son mouchoir de dentelle, elle s’essuyaitles doigts, sur lesquels la bière avait coulé. M. Kahnremarqua la clarté particulière de ses yeux, le rayonnement detriomphe qui sortait de toute sa face. Il la regarda, les paupièresbattantes ; puis, il demanda :
« Quand êtes-vous revenue de Fontainebleau ?
– Ce matin, répondit-elle.
– Et vous avez vu l’empereur, quellesnouvelles ? »
Elle eut un sourire, pinça les lèvres d’un air indéfinissable,en le regardant à son tour. Alors, il lui vit un bijou originalqu’il ne lui connaissait pas. C’était, à son cou nu, sur sesépaules nues, un collier de chien, un vrai collier de chien envelours noir, avec la boucle, l’anneau, le grelot, un grelot d’ordans lequel tintait une perle fine. Sur le collier se trouvaientécrits en caractères de diamants deux noms, aux lettres entrelacéeset bizarrement tordues. Et, tombant de l’anneau, une grosse chaîned’or battait le long de sa poitrine, entre ses seins, puisremontait s’attacher sur une plaque d’or, fixée au bras droit, oùon lisait : J’appartiens à mon maître.
« C’est un cadeau ? » murmura discrètementM. Kahn, en montrant le bijou d’un signe.
Elle répondit oui de la tête, les lèvres toujours pincées, dansune moue fine et sensuelle. Elle avait voulu ce servage. Ellel’affichait avec une sérénité d’impudeur qui la mettait au-dessusdes fautes banales, honorée d’un choix princier, jalousée detoutes. Quand elle s’était montrée, le cou serré dans ce collier,sur lequel des yeux perçants de rivales prétendaient lire un prénomillustre mêlé au sien, toutes les femmes avaient compris,échangeant des coups d’œil, comme pour se dire : C’est doncfait ! Depuis un mois, le monde officiel causait de cetteaventure, attendait ce dénouement. Et c’était fait, envérité ; elle le criait elle-même, elle le portait écrit surl’épaule. S’il fallait en croire une histoire chuchotée d’oreille àoreille, elle avait eu pour premier lit, à quinze ans, la botte depaille où dormait un cocher, au fond d’une écurie. Plus tard, elleétait montée dans d’autres couches, toujours plus haut, des couchesde banquiers, de fonctionnaires, de ministres, élargissant safortune à chacune de ses nuits. Puis, d’alcôve en alcôve, d’étapeen étape, comme apothéose, pour satisfaire une dernière volonté etun dernier orgueil, elle venait de poser sa belle tête froide surl’oreiller impérial.
« Madame, un bock, je vous prie ! » demanda ungros monsieur décoré, un général qui la regardait en souriant.
Et quand elle eut apporté le bock, deux députésl’appelèrent.
« Deux verres de chartreuse, s’il vousplaît ! »
Un flot de monde arrivait, de tous côtés les demandes secroisaient : des grogs, de l’anisette, de la limonade, desgâteaux, des cigares. Les hommes la dévisageaient, causant bas,allumés par l’histoire polissonne qui courait. Et, quand cettefille de brasserie, sortie le matin même des bras d’un empereur,recevait leur monnaie, la main tendue, ils semblaient flairer,chercher sur elle quelque chose de ces amours souveraines. Elle,sans un trouble, tournait lentement le cou, pour montrer soncollier de chien, dont la grosse chaîne d’or avait un petit bruit.Cela devait être un ragoût de plus, se faire la servante de tous,lorsqu’on vient d’être reine pendant une nuit, traîner autour destables d’un café pour rire, parmi les ronds de citron et lesmiettes de gâteau, des pieds de statue baisés passionnément pard’augustes moustaches.
« C’est très amusant, dit-elle en revenant se planterdevant M. Kahn. Ils me prennent pour une fille, maparole ! Il y en a un qui m’a pincée, je crois. Je n’ai riendit. À quoi bon ?… C’est pour les pauvres, n’est-cepas ? »
M. Kahn, d’un clignement d’yeux, la pria de sepencher ; et, très bas, il demanda :
« Alors, Rougon ?…
– Chut ! tout à l’heure, répondit-elle en baissant lavoix également. Je lui ai envoyé une carte d’invitation à mon nom.Je l’attends. »
Et M. Kahn ayant hoché la tête, elle ajoutavivement :
« Si, si, je le connais, il viendra… D’ailleurs, il ne saitrien. »
M. Kahn et M. Béjuin se mirent dès lors à guetterl’arrivée de Rougon. Ils voyaient toute la grande salle, par lalarge ouverture des rideaux. La foule y augmentait de minute enminute. Des messieurs, renversés autour du pouf circulaire, lesjambes croisées, fermaient les yeux d’un air somnolent ;tandis que, s’accrochant à leurs pieds tendus, un continuel défiléde visiteurs tournait devant eux. La chaleur devenait excessive. Lebrouhaha grandissait dans la buée rouge flottant au-dessus deschapeaux noirs. Et, par moments, au milieu du sourd murmure, legrincement du tourniquet partait avec un bruit de crécelle.
Mme Correur, qui arrivait, faisait à petits pasle tour des comptoirs, très grosse, vêtue d’une robe de grenadinerayée blanche et mauve, sous laquelle la graisse de ses épaules etde ses bras se renflait en bourrelets rosâtres. Elle avait une mineprudente, des regards réfléchis de cliente cherchant un bon coup àfaire. D’ordinaire, elle disait qu’on trouvait d’excellentesoccasions, dans ces ventes de charité ; ces pauvres dames nesavaient pas, ne connaissaient pas toujours leurs marchandises.Jamais, d’ailleurs, elle n’achetait aux vendeuses de saconnaissance ; celles-là « salaient » trop leurmonde. Quand elle eut fait le tour de la salle, retournant lesobjets, les flairant, les reposant, elle revint à un comptoir demaroquinerie, devant lequel elle resta dix grosses minutes, àfouiller l’étalage d’un air perplexe. Enfin, négligemment, elleprit un portefeuille en cuir de Russie sur lequel elle avait jetéles yeux depuis plus d’un quart d’heure.
« Combien ? » demanda-t-elle.
La vendeuse, une grande jeune femme blonde, en train deplaisanter avec deux messieurs, se tourna à peine,répondit :
« Quinze francs. »
Le portefeuille en valait au moins vingt. Ces dames, quiluttaient entre elles à tirer des hommes des sommes extravagantes,vendaient généralement aux femmes à prix coûtant, par une sorte defranc-maçonnerie. Mais Mme Correur remit leportefeuille sur le comptoir d’un air effrayé, enmurmurant :
« Oh ! c’est trop cher… Je veux faire un cadeau. J’ymettrai dix francs, pas plus. Vous n’avez rien de gentil à dixfrancs ? »
Et elle bouleversa de nouveau l’étalage. Rien ne lui plaisait.Mon Dieu ! si ce portefeuille n’avait pas coûté si cher !Elle le reprenait, fourrait son nez dans les poches. La vendeuse,impatientée, finit par le lui laisser à quatorze francs, puis àdouze. Non, non, c’était encore trop cher. Et elle l’eut à onzefrancs, après un marchandage féroce. La grande jeune femmedisait :
« J’aime mieux vendre… Toutes les femmes marchandent, pasune n’achète… Ah ! si nous n’avions pas lesmessieurs ! »
Mme Correur, en s’en allant, eut la joie detrouver au fond du portefeuille une étiquette portant le prix devingt-cinq francs. Elle rôda encore, puis s’installa derrière letourniquet, à côté de Mme Bouchard. Elle l’appelait« ma chérie », et lui ramenait sur le front deuxaccroche-cœurs qui s’envolaient.
« Tiens, voilà le colonel ! » dit M. Kahn,toujours attablé au buffet, les yeux guettant les portes.
Le colonel venait parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. Ilcomptait en être quitte avec un louis ; et cela lui saignaitdéjà fortement le cœur. Dès la porte, il fut entouré, assailli, partrois ou quatre dames, qui répétaient :
« Monsieur, achetez-moi un cigare… Monsieur, une boîted’allumettes… »
Il sourit, en se débarrassant poliment. Ensuite, il s’orienta,voulut payer sa dette tout de suite, s’arrêta à un comptoir tenupar une dame très bien en cour, à laquelle il marchanda un étui àcigares fort laid. Soixante-quinze francs ! Il ne fut pasmaître d’un geste de terreur, il rejeta l’étui et fila ;tandis que la dame, rouge, blessée, tournait la tête, comme s’ilavait commis sur sa personne une inconvenance. Alors, lui, pourempêcher les commentaires fâcheux, s’approcha du kiosque oùMme de Combelot tournait toujours ses petitsbouquets. Ça ne devait pas être cher, ces bouquets-là. Parprudence, il ne voulut pas même d’un bouquet, devinant que labouquetière devait mettre un haut prix à son travail. Il choisit,dans le tas de roses, la moins épanouie, la plus maigre, un boutonà demi mangé. Et galamment, sortant son porte-monnaie :
« Madame, combien cette fleur ?
– Cent francs, monsieur », répondit la dame, qui avaitsuivi son manège du coin de l’œil.
Il balbutia, ses mains tremblèrent. Mais, cette fois, il étaitimpossible de reculer. Du monde se trouvait là, on le regardait. Ilpaya, et, se réfugiant dans le buffet, il s’assit à la table deM. Kahn, en murmurant :
« C’est un guet-apens, un guet-apens…
– Vous n’avez pas vu Rougon dans la salle ? »demanda M. Kahn.
Le colonel ne répondit pas. Il jetait de loin des regardsfuribonds aux vendeuses. Puis, comme M. d’Escorailles etM. La Rouquette riaient très fort, devant un comptoir, il ditencore entre ses dents :
« Parbleu ! les jeunes gens, ça les amuse… Ilsfinissent toujours par en avoir pour leur argent. »
M. d’Escorailles et M. La Rouquette, en effet,s’amusaient beaucoup. Ces dames se les arrachaient. Dès leurentrée, des bras s’étaient tendus vers eux ; à droite, àgauche, leurs noms sonnaient.
« Monsieur d’Escorailles, vous savez ce que vous m’avezpromis… Voyons, monsieur La Rouquette, vous m’achèterez bien unpetit dada. Non ? Alors, une poupée. Oui, oui, une poupée,c’est ce qu’il vous faut ! »
Ils se donnaient le bras, pour se protéger, disaient-ils enriant. Ils avançaient, radieux, pâmés, au milieu de l’assaut detoutes ces jupes, dans la caresse tiède de ces jolies voix. Parmoments, ils disparaissaient, noyés sous les gorges nues, contrelesquelles ils feignaient de se défendre, avec de petits crisd’effroi. Et, à chaque comptoir, ils se laissaient faire uneaimable violence. Puis, ils jouaient l’avarice, en affectant deseffarouchements comiques. Une poupée d’un sou, un louis, ça n’étaitpas dans leurs moyens ! Trois crayons, deux louis, on voulaitdonc leur retirer le pain de la bouche ! C’était à mourir derire. Ces dames avaient une gaieté roucoulante, pareille à un chantde flûte. Elles devenaient plus âpres, grisées par cette pluied’or, triplant, quadruplant les prix, mordues de la passion du vol.Elles se les passaient de main en main, avec des clignementsd’yeux ; et des mots couraient : « Je vais lespincer, ceux-là… Vous allez voir, on peut les saler… »,phrases qu’ils entendaient et auxquelles ils répondaient par dessaluts plaisants. Derrière leurs dos, elles triomphaient, elles sevantaient ; la plus forte, la plus jalousée fut une demoisellede dix-huit ans, qui avait vendu un bâton de cire à cacheter troislouis. Cependant, arrivé au bout de la salle, comme une vendeusevoulait absolument lui fourrer dans la poche une boîte de savons,M. d’Escorailles s’écria :
« Je n’ai plus le sou. Si vous voulez que je vous fasse desbillets ? »
Il secouait son porte-monnaie. La dame, lancée, s’oubliant, pritle porte-monnaie, le fouilla. Et elle regardait le jeune homme,elle semblait sur le point de lui demander sa chaîne de montre.
C’était une farce. M. d’Escorailles emportait toujours dansles ventes un porte-monnaie vide, pour rire.
« Ah ! zut ! dit-il en entraînant M. LaRouquette, je deviens chien, moi !… Hein ? il faut tâcherde nous refaire. »
Et, comme ils passaient devant le tourniquet,Mme Bouchard jeta un cri :
« À vingt sous le coup, messieurs… Tirez uncoup… »
Ils s’approchèrent, en feignant de n’avoir pas entendu.
« Combien le coup, la marchande ?
– Vingt sous, messieurs. »
Les rires recommencèrent de plus belle. MaisMme Bouchard, dans sa toilette bleue, restaitcandide, levant des yeux étonnés sur les deux messieurs, comme sielle ne les avait pas connus. Alors, une partie formidables’engagea. Pendant un quart d’heure, le tourniquet grinça, sans unarrêt. Ils tournaient l’un après l’autre. M. d’Escoraillesgagna deux douzaines de coquetiers, trois petits miroirs, septstatuettes en biscuit, cinq étuis à cigarettes ; M. LaRouquette eut pour sa part deux paquets de dentelle, un vide-pocheen porcelaine de camelote monté sur des pieds de zinc doré, desverres, un bougeoir, une boîte avec une glace.Mme Bouchard, les lèvres pincées, finit parcrier :
« Ah ! bien ! non, vous avez trop dechance ! Je ne joue plus… Tenez, emportez vosaffaires. »
Elle en avait fait deux gros tas, à côté, sur une table.M. La Rouquette parut consterné. Il lui demanda d’échanger sontas contre le bouquet de violettes d’uniforme, qu’elle portaitpiqué dans ses cheveux. Mais elle refusa.
« Non, non, vous avez gagné ça, n’est-ce pas ? Ehbien, emportez ça.
– Madame a raison, dit gravement M. d’Escorailles. Onne boude pas la fortune, et du diable si je laisse uncoquetier !… Moi, je deviens chien. »
Il avait étalé son mouchoir et nouait proprement un paquet. Il yeut une nouvelle explosion d’hilarité. L’embarras de M. LaRouquette était aussi bien divertissant. Alors,Mme Correur, qui avait gardé jusque-là, au fond dela boutique, une dignité souriante de matrone, avança sa grosseface rose. Elle voulait bien faire un échange, elle.
« Non, je ne veux rien, se hâta de dire le jeune député.Prenez tout, je vous donne tout. »
Et ils ne s’en allèrent pas, ils restèrent là un instant.Maintenant, à demi-voix, ils adressaient des galanteries àMme Bouchard, d’un goût douteux. À la voir, lestêtes tournaient plus encore que son tourniquet. Que gagnait-on àson joli jeu ? Ça ne valait pas le jeu de pigeon vole ;et ils voulaient lui jouer à pigeon vole toutes sortes de chosesaimables. Mme Bouchard baissait les cils, avec unrire de jeune bête ; elle avait un léger balancement dehanches, comme une paysanne dont des messieurs se gaussent ;pendant que Mme Correur s’extasiait sur elle, enrépétant d’un air ravi de connaisseuse :
« Est-elle gentille ! est-ellegentille ! »
Mais Mme Bouchard finit par donner des tapes surles mains de M. d’Escorailles, qui voulait examiner lemécanisme du tourniquet, en prétendant qu’elle devait tricher.Allaient-ils la laisser tranquille, à la fin ! Et, quand elleles eut renvoyés, elle reprit sa voix engageante de marchande.
« Voyons, messieurs, à vingt sous le coup… Un coupseulement, messieurs. »
À ce moment, M. Kahn, debout pour voir par-dessus lestêtes, se rassit avec précipitation en murmurant :
« Voici Rougon… N’ayons pas l’air, n’est-cepas ? »
Rougon traversait la salle, lentement. Il s’arrêta, joua autourniquet de Mme Bouchard, paya trois louis unedes roses de Mme de Combelot. Puis, quand ileut fait ainsi son offrande, il parut vouloir repartirsur-le-champ. Il écartait la foule, marchait déjà vers une porte.Mais, tout d’un coup, comme il venait de jeter un regard dans lebuffet, il se dirigea de ce côté, la tête haute, calme, superbe.M. d’Escorailles et M. La Rouquette s’étaient assis prèsde M. Kahn, de M. Béjuin et du colonel ; il y avaitencore là M. Bouchard, qui arrivait. Et tous ces messieurs,quand le ministre passa devant eux, eurent un léger frisson, tantil leur sembla grand et solide, avec ses gros membres. Il les avaitsalués de haut, familièrement. Il se mit à une table voisine. Salarge face ne se baissait pas, se tournait lentement, à gauche, àdroite, comme pour affronter et supporter sans une ombre lesregards qu’il sentait fixés sur lui.
Clorinde s’était approchée, traînant royalement sa lourde robejaune. Elle lui demanda, en affectant une vulgarité où perçait unepointe de raillerie :
« Que faut-il vous servir ?
– Ah ! voilà ! dit-il gaiement. Je ne bois jamaisrien… Qu’est-ce que vous avez ? »
Alors, elle lui énuméra rapidement des liqueurs : finechampagne, rhum, curaçao, kirsch, chartreuse, anisette, vespétro,kummel.
« Non, non, donnez-moi un verre d’eau sucrée. »
Elle alla au comptoir, apporta le verre d’eau sucrée, toujoursavec sa majesté de déesse. Et elle resta devant Rougon, à leregarder faire fondre son sucre. Lui, continuait à sourire. Il ditles premières banalités venues.
« Vous allez bien ?… Il y a un siècle que je ne vousai vue.
– J’étais à Fontainebleau », répondit-ellesimplement.
Il leva les yeux, l’examina d’un regard profond. Mais ellel’interrogeait à son tour.
« Et êtes-vous content ? tout marche-t-il à votregré ?
– Oui, parfaitement, dit-il.
– Allons, tant mieux ! »
Et elle tourna autour de lui, avec des attentions de garçon decafé. Elle le couvait de la flamme mauvaise de ses yeux, comme surle point de laisser à chaque instant échapper son triomphe. Enfin,elle se décidait à le quitter, quand elle se haussa sur les pieds,pour jeter un regard dans la salle voisine. Puis, lui touchantl’épaule :
« Je crois qu’on vous cherche », reprit-elle, levisage tout allumé.
Merle, en effet, s’avançait respectueusement, entre les chaiseset les tables du buffet. Il fit coup sur coup trois saluts. Et ilpriait Son Excellence de l’excuser. On avait apporté derrière SonExcellence la lettre que Son Excellence devait attendre depuis lematin. Alors, tout en n’ayant pas reçu d’ordre, il avait cru…
« C’est bien, donnez », interrompit Rougon.
L’huissier lui remit une grande enveloppe et alla rôder dans lasalle. Rougon, d’un coup d’œil, avait reconnu l’écriture ;c’était une lettre autographe de l’empereur, la réponse à l’envoide sa démission. Une petite sueur froide monta à ses tempes. Maisil ne pâlit même pas. Il glissa tranquillement la lettre dans lapoche intérieure de sa redingote, sans cesser d’affronter lesregards de la table de M. Kahn, auquel Clorinde était alléedire quelques mots. Toute la bande à présent le guettait, neperdait pas un de ses mouvements, dans une fièvre aiguë decuriosité.
La jeune femme étant revenue se planter devant lui, Rougon butenfin la moitié de son verre d’eau sucrée et chercha unegalanterie.
« Vous êtes toute belle aujourd’hui. Si les reines sefaisaient servantes… »
Elle coupa son compliment, elle dit avec son audace :
« Alors, vous ne lisez pas ? »
Il joua l’oubli. Puis, feignant de se souvenir :
« Ah ! oui, cette lettre… Je vais la lire, si celapeut vous plaire. »
Et, à l’aide d’un canif, il fendit l’enveloppe, soigneusement.D’un regard il eut parcouru les quelques lignes. L’empereuracceptait sa démission. Pendant près d’une minute, il tint lepapier sur son visage, comme pour le relire. Il avait peur de neplus être maître du calme de sa face. Un soulèvement terrible sefaisait en lui ; une rébellion de toute sa force qui nevoulait pas accepter la chute, le secouait furieusement, jusqu’auxos ; s’il ne s’était pas roidi, il aurait crié, fendu la tableà coups de poing. Le regard toujours fixé sur la lettre, ilrevoyait l’empereur tel qu’il l’avait vu à Saint-Cloud, avec saparole molle, son sourire entêté, lui renouvelant sa confiance, luiconfirmant ses instructions. Quelle longue pensée de disgrâcedevait-il donc mûrir, derrière son visage voilé, pour le briser sibrusquement, en une nuit, après l’avoir vingt fois retenu aupouvoir ?
Enfin Rougon, d’un effort suprême, se vainquit. Il releva saface, où pas un trait ne bougeait ; il remit la lettre dans sapoche, d’un geste indifférent. Mais Clorinde avait appuyé ses deuxmains sur la petite table. Elle se courba dans un moment d’abandon,elle murmura, les coins de la bouche frémissants :
« Je le savais. J’étais là-bas encore ce matin… Mon pauvreami ! »
Et elle le plaignait d’une voix si cruellement moqueuse, qu’illa regarda de nouveau les yeux dans les yeux. Elle ne dissimulaitplus, d’ailleurs. Elle tenait la jouissance attendue depuis desmois, goûtant sans hâte, phrase à phrase, la volupté de se montrerenfin à lui en ennemie implacable et vengée.
« Je n’ai pas pu vous défendre, continua-t-elle. Vousignorez sans doute… »
Elle n’acheva pas. Puis, elle demanda, d’un air aigu :
« Devinez qui vous remplace à l’Intérieur ? »
Il eut un geste d’insouciance. Mais elle le fatiguait de sonregard. Elle finit par lâcher ce seul mot :
« Mon mari ! »
Rougon, la bouche sèche, but encore une gorgée d’eau sucrée.Elle avait tout mis dans ce mot, sa colère d’avoir été dédaignéeautrefois, sa rancune menée avec tant d’art, sa joie de femme debattre un homme réputé de première force. Alors, elle se donna leplaisir de le torturer, d’abuser de sa victoire ; elle étalales côtés blessants. Mon Dieu ! son mari n’était pas un hommesupérieur ; elle l’avouait, elle en plaisantait même ; etelle voulait dire que le premier venu avait suffi, qu’elle auraitfait un ministre de l’huissier Merle, si le caprice lui en étaitpoussé. Oui, l’huissier Merle, un passant imbécile, n’importequi : Rougon aurait eu un digne successeur. Cela prouvait latoute-puissance de la femme. Puis, se livrant complètement, elle semontra maternelle, protectrice, donneuse de bons conseils.
« Voyez-vous, mon cher, je vous l’ai dit souvent, vous aveztort de mépriser les femmes. Non, les femmes ne sont pas les bêtesque vous pensez. Ça me mettait en colère, de vous entendre noustraiter de folles, de meubles embarrassants, que sais-jeencore ? de boulets au pied… Regardez donc mon mari !Est-ce que j’ai été un boulet à son pied ?… Moi, je voulaisvous faire voir ça. Je m’étais promis ce régal, vous vous souvenez,le jour où nous avons eu cette conversation. Vous avez vu, n’est-cepas ? Eh bien ! sans rancune… Vous êtes très fort, moncher. Mais dites-vous bien une chose : une femme vous rouleratoujours, quand elle voudra en prendre la peine. »
Rougon, un peu pâle, souriait.
« Oui, vous avez raison peut-être, dit-il d’une voix lente,évoquant toute cette histoire. J’avais ma seule force. Vousaviez…
– J’avais autre chose, parbleu ! » acheva-t-elleavec une carrure qui arrivait à de la grandeur, tant elle semettait haut dans le dédain des convenances.
Il n’eut pas une plainte. Elle lui avait pris de sa puissancepour le vaincre ; elle retournait aujourd’hui contre lui lesleçons épelées à son côté, en disciple docile, pendant leurs bonsaprès-midi de la rue Marbeuf. C’était là de l’ingratitude, de latrahison, dont il buvait l’amertume sans dégoût, en hommed’expérience. Sa seule préoccupation, dans ce dénouement, restaitde savoir s’il la connaissait enfin tout entière. Il se rappelaitses anciennes enquêtes, ses efforts inutiles pour pénétrer lesrouages secrets de cette machine superbe et détraquée. La bêtisedes hommes, décidément, était bien grande.
À deux fois, Clorinde s’était éloignée pour servir des petitsverres. Puis, lorsqu’elle se fut satisfaite, elle recommença samarche royale entre les tables, en affectant de ne plus s’occuperde lui. Il la suivait des yeux ; et il la vit s’approcher d’unmonsieur à barbe immense, un étranger dont les prodigalitésrévolutionnaient alors Paris. Ce dernier achevait un verre demalaga.
« Combien, madame ? demanda-t-il en se levant.
– Cinq francs, monsieur. Toutes les consommations sont àcinq francs. »
Il paya. Puis, du même ton, avec son accent :
« Et un baiser, combien ?
– Cent mille francs », répondit-elle sans unehésitation.
Il se rassit, écrivit quelques mots sur une page arrachée d’unagenda. Ensuite, il lui posa un gros baiser sur la joue, la paya,s’en alla d’un pas plein de flegme. Tout le monde souriait,trouvait ça très bien.
« Il ne s’agit que de mettre le prix », murmuraClorinde, en revenant près de Rougon.
Et il vit là une nouvelle allusion. Elle avait dit jamais pourlui. Alors, cet homme chaste, qui avait reçu sans plier le coup demassue de sa disgrâce, souffrit beaucoup du collier, qu’elleportait si effrontément. Elle se penchait davantage, le provoquait,roulait son cou. La perle fine tintait dans le grelot d’or ;la chaîne pendait, comme tiède encore de la main du maître ;les diamants luisaient sur le velours, où il épelait aisément lesecret connu de tous. Et jamais il ne s’était senti à ce pointmordu par la jalousie inavouée, cette brûlure d’envie orgueilleuse,qu’il avait éprouvée parfois en face de l’empereur tout-puissant.Il aurait préféré Clorinde au bras de ce cocher, dont on parlait àvoix basse. Cela irritait ses anciens désirs, de la savoir hors desa main, tout en haut, esclave d’un homme qui d’un mot courbait lestêtes.
Sans doute la jeune femme devina son tourment. Elle ajouta unecruauté, elle lui désigna d’un clignement d’yeuxMme de Combelot, dans son kiosque defleuriste, vendant ses roses. Et elle murmurait, avec son riremauvais :
« Hein ! cette pauvreMme de Combelot ! elle attendtoujours ! »
Rougon acheva son verre d’eau sucrée. Il étouffait. Il prit sonporte-monnaie, balbutia :
« Combien ?
– Cinq francs. »
Lorsqu’elle eut jeté la pièce dans l’aumônière, elle présenta denouveau la main, en disant plaisamment :
« Et vous ne donnez rien pour la fille ? »
Il chercha, trouva deux sous qu’il lui mit dans la main. Ce futsa brutalité, la seule vengeance que sa rudesse de parvenu sutinventer. Elle rougit, malgré son grand aplomb. Mais elle reprit sahauteur de déesse. Elle s’en alla, saluant, laissant tomber de seslèvres :
« Merci, Excellence. »
Rougon n’osa pas se mettre debout tout de suite. Il avait lesjambes molles, il craignait de fléchir, et il voulait se retirercomme il était venu, solide, la face calme. Il redoutait surtout depasser devant ses anciens familiers, dont les cous tendus, lesoreilles élargies, les yeux braqués, n’avaient pas perdu un seulincident de la scène. Il promena ses regards quelques minutesencore, jouant l’indifférence. Il songeait. Un nouvel acte de savie politique était donc fini. Il tombait, miné, rongé, dévoré parsa bande. Ses fortes épaules craquaient sous les responsabilités,sous les sottises et les vilenies qu’il avait prises à son compte,par une forfanterie de gros homme, un besoin d’être un chef redoutéet généreux. Ses muscles de taureau rendaient simplement sa chuteplus retentissante, l’écroulement de sa coterie plus vaste. Lesconditions mêmes du pouvoir, la nécessité d’avoir derrière soi desappétits à satisfaire, de se maintenir grâce à l’abus de soncrédit, avaient fatalement fait de la débâcle une question detemps. Et, à cette heure, il se rappelait le travail lent de sabande, ces dents aiguës qui chaque jour mangeaient un peu de saforce. Ils étaient autour de lui ; ils lui grimpaient auxgenoux, puis à la poitrine, puis à la gorge, jusqu’àl’étrangler ; ils lui avaient tout pris, ses pieds pourmonter, ses mains pour voler, sa mâchoire pour mordre etengloutir ; ils habitaient dans ses membres, en tiraient leurjoie et leur santé, s’en donnaient des ripailles, sans songer aulendemain. Puis, aujourd’hui, l’ayant vidé, entendant le craquementde la charpente, ils filaient, pareils à ces rats que leur instinctavertit de l’éboulement prochain des maisons, dont ils ont émiettéles murs. Toute la bande était luisante, florissante. Elles’engraissait déjà d’un autre embonpoint. M. Kahn venait devendre son chemin de fer de Niort à Angers au comte de Marsy. Lecolonel devait obtenir, la semaine suivante, une situation dans lespalais impériaux. M. Bouchard avait la promesse formelle queson protégé, l’intéressant Georges Duchesne, serait nommé sous-chefde bureau dès l’entrée de Delestang au ministère de l’Intérieur.Mme Correur se réjouissait d’une grosse maladie deMme Martineau, croyant déjà habiter sa maison deCoulonges, mangeant ses rentes en bonne bourgeoise, faisant du biendans le canton. M. Béjuin était certain de recevoir la visitede l’empereur à sa cristallerie, vers l’automne.M. d’Escorailles enfin, vivement sermonné par le marquis et lamarquise, se mettait aux genoux de Clorinde, gagnait un poste desous-préfet par son seul émerveillement à la regarder servir despetits verres. Et Rougon, en face de la bande gorgée, se trouvaitplus petit qu’autrefois, les sentait énormes à leur tour, écrasésous eux, sans oser encore quitter sa chaise, de peur de les voirsourire, s’il trébuchait.
Pourtant, la tête plus libre, peu à peu raffermi, il se leva. Ilrepoussait la petite table de zinc pour passer, lorsque Delestangentra, au bras du comte de Marsy. Il courait sur ce dernier unehistoire fort curieuse. À en croire certains chuchotements, ils’était rencontré avec Clorinde au château de Fontainebleau, lasemaine précédente, uniquement pour faciliter les rendez-vous de lajeune femme et de Sa Majesté. Il avait mission d’amuserl’impératrice. D’ailleurs, cela paraissait piquant, rien deplus ; c’étaient de ces services qu’on se rend toujours entrehommes. Mais Rougon flairait là une revanche du comte, s’employantà sa chute de complicité avec Clorinde, retournant contre sonsuccesseur au ministère les armes employées pour le renverserlui-même, quelques mois auparavant, à Compiègne ; celaspirituellement, aiguisé d’une pointe d’ordure élégante. Depuis sonretour de Fontainebleau, M. de Marsy ne quittait plusDelestang.
M. Kahn, M. Béjuin, le colonel, toute la bande se jetadans les bras du nouveau ministre. La nomination devait paraître lelendemain seulement au Moniteur, à la suite de ladémission de Rougon ; mais le décret était signé, on pouvaittriompher. Ils lui allongeaient de vigoureuses poignées de main,avec des ricanements, des paroles chuchotées, un éland’enthousiasme que contenaient à grand-peine les regards de toutela salle. C’était la lente prise de possession des familiers, quibaisent les pieds, qui baisent les mains, avant de s’emparer desquatre membres. Et il leur appartenait déjà ; un le tenait parle bras droit, un autre par le bras gauche ; un troisièmeavait saisi un bouton de sa redingote, tandis qu’un quatrième,derrière son dos, se haussait, glissait des mots dans sa nuque.Lui, dressant sa belle tête, avait une dignité affable, une de cesimposantes mines, correctes, imbéciles, de souverain en voyage,auquel les dames des sous-préfectures offrent des bouquets, commeon en voit sur les images officielles. En face du groupe, Rougon,très pâle, saignant de cette apothéose de la médiocrité, ne putpourtant retenir un sourire. Il se souvenait.
« J’ai toujours prédit que Delestang irait loin »,dit-il d’un air fin au comte de Marsy, qui s’était avancé vers lui,la main tendue.
Le comte répondit par une légère moue des lèvres, d’une ironiecharmante. Depuis qu’il avait lié amitié avec Delestang, aprèsavoir rendu des services à sa femme, il devait s’amuserprodigieusement. Il retint un instant Rougon, se montra d’unepolitesse exquise. Toujours en lutte, opposés par leurstempéraments, ces deux hommes forts se saluaient à l’issue dechacun de leurs duels, en adversaires d’égale science, sepromettant d’éternelles revanches. Rougon avait blessé Marsy, Marsyvenait de blesser Rougon, cela continuerait ainsi jusqu’à ce quel’un des deux restât sur le carreau. Peut-être même, au fond, nesouhaitaient-ils pas leur mort complète, amusés par la bataille,occupant leur vie de leur rivalité ; puis, ils se sentaientvaguement comme les deux contrepoids nécessaires à l’équilibre del’empire, le poing velu qui assomme, la fine main gantée quiétrangle.
Cependant, Delestang était en proie à un embarras cruel. Ilavait aperçu Rougon, il ne savait pas s’il devait aller lui tendrela main. Il jeta un coup d’œil perplexe à Clorinde, que son servicesemblait absorber, indifférente, portant aux quatre coins du buffetdes sandwichs, des babas, des brioches. Et, sur un regard de lajeune femme, il crut comprendre, il s’avança enfin, un peu troublé,s’excusant.
« Mon ami, vous ne m’en voulez pas… Je refusais, on m’aforcé… N’est-ce pas ? Il y a des exigences… »
Rougon lui coupa la parole ; l’empereur avait agi dans sasagesse, le pays allait se trouver entre d’excellentes mains.Alors, Delestang s’enhardit.
« Oh ! je vous ai défendu, nous vous avons tousdéfendu. Mais là, entre nous, vous étiez allé un peu loin… On a eusurtout à cœur votre dernière affaire pour les Charbonnel, voussavez, ces pauvres religieuses… »
M. de Marsy réprima un sourire. Rougon répondit avecsa bonhomie des jours heureux :
« Oui, oui, la visite chez les religieuses… Mon Dieu, parmitoutes les bêtises que mes amis m’ont fait commettre, c’estpeut-être la seule chose raisonnable et juste de mes cinq mois depouvoir. »
Et il s’en allait, quand il vit Du Poizat entrer et s’emparer deDelestang. Le préfet affecta de ne pas l’apercevoir. Depuis troisjours, embusqué à Paris, il attendait. Il dut obtenir sonchangement de préfecture, car il se confondit en remerciements,avec son sourire de loup aux dents blanches mal rangées. Puis,comme le nouveau ministre se tournait, il reçut presque dans lesbras l’huissier Merle, poussé parMme Correur ; l’huissier baissait les yeux,pareil à une grande fille timide, pendant queMme Correur le recommandait chaudement.
« On ne l’aime pas au ministère, murmura-t-elle, parcequ’il protestait par son silence contre les abus. Allez, il en a vude drôles sous M. Rougon !
– Oh ! oui, de bien drôles ! dit Merle. Je puisen conter long… M. Rougon ne sera guère regretté. Moi, je nesuis pas payé pour l’aimer, d’abord. Il a failli me faire mettre àla porte. »
Dans la grande salle, que Rougon traversa à pas lents, lescomptoirs étaient vides. Les visiteurs, pour plaire à l’impératricequi patronnait l’œuvre, avaient mis les marchandises au pillage.Les vendeuses, enthousiasmées, parlaient de rouvrir le soir, avecun nouveau fonds. Et elles comptaient leur argent sur les tables.Des chiffres partaient, au milieu de rires victorieux : uneavait fait trois mille francs, une autre quatre mille cinq cents,une autre sept mille, une autre dix mille. Celle-là rayonnait. Elleétait une femme de dix mille francs.
Pourtant, Mme de Combelot se désespérait.Elle venait de placer sa dernière rose, et les clients assiégeaienttoujours son kiosque. Elle descendit, pour demander àMme Bouchard si elle n’avait rien à vendre,n’importe quoi. Mais le tourniquet, lui aussi, était vide ;une dame emportait le dernier lot, une petite cuvette de poupée.Elles cherchèrent quand même, elles s’entêtèrent, et finirent partrouver un paquet de cure-dents, qui avait roulé par terre.Mme de Combelot l’emporta en criant victoire.Mme Bouchard la suivit. Toutes deux remontèrentdans le kiosque.
« Messieurs ! messieurs ! appela la première,hardiment, debout, ramassant les hommes au-dessous d’elle, d’ungeste arrondi de ses bras nus. Voici tout ce qui nous reste, unpaquet de cure-dents… Il y a vingt-cinq cure-dents… Je les mets auxenchères… »
Les hommes se bousculaient, riaient, levaient en l’air leursmains gantées. L’idée de Mme de Combelot avaitun succès fou.
« Un cure-dent ! cria-t-elle. Il y a marchand à cinqfrancs… Voyons, messieurs, cinq francs !
– Dix francs ! dit une voix.
– Douze francs !
– Quinze francs ! »
Mais M. d’Escorailles ayant sauté brusquement à vingt-cinqfrancs, Mme Bouchard se pressa et laissa tomber desa voix flûtée :
« Adjugé à vingt-cinq francs ! »
Les autres cure-dents montèrent beaucoup plus haut. M. LaRouquette paya le sien quarante-trois francs ; le chevalierRusconi, qui arrivait, poussa son enchère jusqu’à soixante-douzefrancs ; enfin, le dernier, un cure-dent très mince, queMme de Combelot annonça comme étant fendu, nevoulant pas tromper son monde, disait-elle, fut adjugé pour lasomme de cent dix-sept francs à un vieux monsieur, très allumé parl’entrain de la jeune femme, dont le corsage s’entrouvrait, àchacun de ses mouvements passionnés de commissaire-priseur.
« Il est fendu, messieurs, mais il peut encore servir… Nousdisons cent huit !… cent dix, là-bas !… cent onze !cent douze ! cent treize ! cent quatorze… Allons, centquatorze ! Il vaut mieux que cela… Cent dix-sept ! centdix-sept ! personne n’en veut plus ? Adjugé à centdix-sept ! »
Et ce fut poursuivi par ces chiffres que Rougon quitta la salle.Sur la terrasse du bord de l’eau, il ralentit le pas. Un oragemontait à l’horizon. En bas, la Seine, huileuse, d’un vert sale,coulait lourdement entre les quais blafards, où de grandespoussières s’envolaient. Dans le jardin, des bouffées d’air brûlantsecouaient les arbres, dont les branches retombaient, alanguies,mortes, sans un frisson des feuilles. Rougon descendit sous lesgrands marronniers ; la nuit y était presque complète ;une humidité chaude suintait comme d’une voûte de cave. Ildébouchait dans la grande allée, lorsqu’il aperçut, se carrant aumilieu d’un banc, les Charbonnel, magnifiques, transformés, le marien pantalon clair et en redingote pincée à la taille, la femmecoiffée d’un chapeau à fleurs rouges, portant un mantelet léger surune robe de soie lilas. À côté d’eux, à califourchon sur un bout dubanc, un individu dépenaillé, sans linge, vêtu d’une ancienne vestede chasse lamentable, gesticulait, se rapprochait. C’était Gilquin.Il donnait des tapes à sa casquette de toile, qui s’échappait.
« Un tas de gueux ! criait-il. Est-ce que Théodore ajamais voulu faire tort d’un sou à quelqu’un ? Ils ont inventéune histoire de remplacement militaire pour me compromettre. Alors,moi, je les ai plantés là, vous comprenez. Qu’ils aillent autonnerre de Dieu, n’est-ce pas ?… Ils ont peur de moi,parbleu ! Ils connaissent bien mes opinions politiques. Jamaisje n’ai été de la clique à Badinguet… »
Il se pencha, ajouta plus bas, en roulant des yeuxtendres :
« Je ne regrette qu’une personne là-bas… Oh ! unefemme adorable, une dame de la société. Oui, oui, une liaison bienagréable… Elle était blonde. J’ai eu de ses cheveux. »
Puis, il reprit d’une voix tonnante, tout près deMme Charbonnel, lui tapant sur le ventre :
« Eh bien ! maman, quand m’emmenez-vous à Plassans,vous savez, pour manger les conserves, les pommes, les cerises, lesconfitures ?… Hein ! on a le sac,maintenant ! »
Mais les Charbonnel paraissaient très contrariés de lafamiliarité de Gilquin. La femme répondit du bout des dents, enécartant sa robe de soie lilas :
« Nous sommes pour quelque temps à Paris… Nous y passeronssans doute six mois chaque année.
– Oh ! Paris ! dit le mari d’un air de profondeadmiration, il n’y a que Paris ! »
Et, comme les coups de vent devenaient plus forts, et qu’unedébandade de bonnes d’enfants courait dans le jardin, il reprit, ense tournant vers sa femme :
« Ma bonne, nous ferons bien de rentrer, si nous ne voulonspas être mouillés. Heureusement, nous logeons à deuxpas. »
Ils étaient descendus à l’hôtel du Palais-Royal, rue de Rivoli.Gilquin les regarda s’éloigner, avec un haussement d’épaules pleinde dédain.
« Encore des lâcheurs ! murmura-t-il ; tous deslâcheurs ! »
Brusquement, il aperçut Rougon. Il se dandina, l’attendit aupassage, donna une tape sur sa casquette.
« Je ne suis pas allé te voir, lui dit-il. Tu ne t’en espas formalisé, n’est-ce pas ?… Ce sauteur de Du Poizat a dû tefaire des rapports sur mon compte. Des menteries, mon bon ; jete prouverai ça quand tu voudras… Enfin, moi, je ne t’en veux pas.Et, tiens, la preuve, c’est que je vais te donner monadresse : rue du Bon-Puits, 25, à la Chapelle, à cinq minutesde la barrière. Voilà ! si tu as encore besoin de moi, tu n’asqu’à faire un signe. »
Il s’en alla, traînant les pieds. Un instant il paruts’orienter. Puis, menaçant du poing le château des Tuileries, aufond de l’allée, d’un gris de plomb sous le ciel noir, ilcria :
« Vive la République ! »
Rougon quitta le jardin, remonta les Champs-Élysées. Il étaitpris d’un désir, celui de revoir sur l’heure son petit hôtel de larue Marbeuf. Dès le lendemain, il comptait déménager du ministère,venir de nouveau vivre là. Il avait comme une lassitude de tête, ungrand calme, avec une douleur sourde tout au fond. Il songeait àdes choses vagues, à de grandes choses qu’il ferait un jour, pourprouver sa force. Par moments, il levait la tête, regardait leciel. L’orage ne se décidait pas à crever. Des nuées roussesbarraient l’horizon. Dans l’avenue des Champs-Élysées, déserte, degrands coups de tonnerre passaient, avec un fracas d’artillerielancée au galop ; et la cime des arbres en gardait un frisson.Les premières gouttes de pluie tombèrent, comme il tournait le coinde la rue Marbeuf.
Un coupé était arrêté à la porte de l’hôtel. Rougon rencontra làsa femme qui examinait les pièces, mesurait les fenêtres, donnaitdes ordres à un tapissier. Il resta très surpris. Mais elle luiexpliqua qu’elle venait de voir son frère,M. Beulin-d’Orchère ; le magistrat, instruit déjà de lachute de Rougon, avait voulu accabler sa sœur, lui annoncer saprochaine entrée au ministère de la Justice, tâcher de jeter enfinla discorde dans le ménage. Mme Rougon s’étaitcontentée de faire atteler, pour donner sur-le-champ un coup d’œilà leur prochaine installation. Elle gardait toujours sa face griseet reposée de dévote, son calme inaltérable de bonneménagère ; et, de son pas étouffé, elle traversait lesappartements, reprenait possession de cette maison qu’elle avaitfaite douce et muette comme un cloître. Son seul souci étaitd’administrer en intendant fidèle la fortune dont elle se trouvaitchargée. Rougon fut attendri devant cette figure sèche et étroite,aux manies d’ordre méticuleuses.
Cependant, l’orage éclatait avec une violence inouïe. La foudregrondait, l’eau tombait à torrents. Rougon dut attendre près detrois quarts d’heure. Il voulut repartir à pied. Les Champs-Élyséesétaient un lac de boue, une boue jaune, fluide, qui, de l’Arc deTriomphe à la place de la Concorde, mettait comme le lit d’unfleuve vidé d’un trait. L’avenue restait déserte, avec de rarespiétons se hasardant, cherchant la pointe des pavés ; et lesarbres, ruisselant d’eau, s’égouttaient dans le calme et lafraîcheur de l’air. Au ciel, l’orage avait laissé une queue dehaillons cuivrés, toute une nuée sale, basse, d’où tombait un restede jour mélancolique, une lumière louche de coupe-gorge.
Rougon reprenait son rêve vague d’avenir. Des gouttes de pluieégarée mouillaient ses mains. Il sentait davantage cette courbaturede tout son être, comme s’il s’était heurté à quelque obstaclebarrant sa route. Et, tout d’un coup, derrière lui, il entendit ungrand piétinement, l’approche d’un galop cadencé dont tremblait lesol. Il se retourna.
C’était un cortège qui approchait, dans le gâchis de lachaussée, sous le jour navré du ciel couleur de cuivre, un retourdu Bois rayant de l’éclat des uniformes les profondeurs noyées desChamps-Élysées. À la tête et à la queue, galopaient des piquets dedragons. Au milieu, roulait un landau fermé, attelé de quatrechevaux ; tandis que, aux deux portières, se tenaient deuxécuyers en grand costume brodé d’or, recevant, impassibles, leséclaboussures continues des roues, couverts d’une couche de boueliquide, depuis leurs bottes à revers jusqu’à leur chapeau àclaque. Et, dans le noir du landau fermé, un enfant seulapparaissait, le prince impérial, regardant le monde, ses dixdoigts écartés, son nez rose écrasé contre la glace.
« Tiens ! ce crapaud ! » dit en souriant uncantonnier, qui poussait une brouette.
Rougon s’était arrêté, songeur, et suivait le cortège filantdans le rejaillissement des flaques, mouchetant jusqu’aux feuillesbasses des arbres.
Trois ans plus tard, un jour de mars, il y avait une séance trèsorageuse au Corps législatif. On y discutait l’adresse pour lapremière fois.
À la buvette, M. La Rouquette et un vieux député,M. de Lamberthon, le mari d’une femme adorable, buvaientdes grogs, en face l’un de l’autre, tranquillement.
« Hein ! si nous retournions dans la salle ?demandait M. de Lamberthon, qui prêtait l’oreille. Jecrois que ça chauffe. »
On entendait par moments une clameur lointaine, une tempête devoix, brusque comme un coup de vent ; puis, tout retombait àun grand silence. Mais M. La Rouquette continuait à fumer d’unair de parfaite insouciance, en répondant :
« Non, laissez donc, je veux finir mon cigare… On nouspréviendra, si l’on a besoin de nous. J’ai dit qu’on nousprévienne. »
Ils étaient seuls dans la buvette, une petite salle de café trèscoquette, établie au fond de l’étroit jardin qui fait le coin duquai et de la rue de Bourgogne. Peinte en vert tendre, recouverted’un treillage de bambous, s’ouvrant par de larges baies vitréessur les massifs du jardin, elle ressemblait à une serre changée enbuffet de gala, avec ses panneaux de glace, ses tables, soncomptoir de marbre rouge, ses banquettes de reps vert capitonné.Une des baies ouverte laissait entrer le bel après-midi, unetiédeur printanière que rafraîchissaient les souffles vifs de laSeine.
« La guerre d’Italie a mis le comble à sa gloire, repritM. La Rouquette, continuant une conversation interrompue.Aujourd’hui, en rendant au pays la liberté, il montre toute laforce de son génie… »
Il parlait de l’empereur. Pendant un instant, il exalta laportée des décrets de novembre, la participation plus directe desgrands corps de l’État à la politique du souverain, la création desministres sans portefeuille chargés de représenter le gouvernementauprès des Chambres. C’était le retour du régime constitutionnel,dans ce qu’il avait de sain et de raisonnable. Une nouvelle ère,l’empire libéral, s’ouvrait. Et il secouait la cendre de soncigare, transporté d’admiration.
M. de Lamberthon hochait la tête.
« Il est allé un peu vite, murmura-t-il. On aurait puattendre encore. Rien ne pressait.
– Si, si, je vous assure, il fallait faire quelque chose,dit vivement le jeune député. C’est justement là legénie… »
Il baissa la voix, il expliqua la situation politique avec descoups d’œil profonds. Les mandements des évêques, au sujet dupouvoir temporel, menacé par le gouvernement de Turin, inquiétaientbeaucoup l’empereur. D’autre part, l’opposition se réveillait, lepays traversait une heure de malaise. Le moment était venu detenter la réconciliation des partis, d’attirer à soi les hommespolitiques boudeurs en leur faisant de sages concessions.Maintenant, il trouvait l’empire autoritaire très défectueux, iltransformait l’empire libéral en une apothéose dont l’Europeentière allait être éclairée.
« N’importe, il a agi trop vite, répétaitM. de Lamberthon, qui hochait toujours la tête. J’entendsbien, l’empire libéral ; mais c’est l’inconnu, cher monsieur,l’inconnu, l’inconnu… »
Et il dit ce mot sur trois tons différents, en promenant sa maindevant lui, dans le vide. M. La Rouquette n’ajouta rien ;il finissait son grog. Les deux députés restèrent là, les yeuxperdus, regardant le ciel par la baie ouverte, comme s’ils avaientcherché l’inconnu au-delà du quai, du côté des Tuileries, oùflottaient de grandes vapeurs grises. Derrière eux, au fond descouloirs, l’ouragan des voix grondait de nouveau, avec le vacarmesourd d’un orage qui s’approche.
M. de Lamberthon tournait la tête, pris d’inquiétude.Au bout d’un silence, il demanda :
« C’est Rougon qui doit répondre, n’est-ce pas ?
– Oui, je crois, répondit M. La Rouquette, les lèvrespincées, d’un air discret.
– Il était bien compromis, murmura encore le vieux député.L’empereur a fait un singulier choix, en le nommant ministre sansportefeuille et en le chargeant de défendre sa nouvellepolitique. »
M. La Rouquette ne donna pas tout de suite son avis. Ilcaressait sa moustache blonde d’une main lente. Il finit pardire :
« L’empereur connaît Rougon. »
Puis, il s’écria, d’une voix changée :
« Dites donc, ils n’étaient pas fameux, ces grogs… J’ai unesoif d’enragé. J’ai envie de prendre un verre de sirop. »
Il commanda un verre de sirop. M. de Lamberthonhésita, se décida enfin pour un madère. Et ils causèrent deMme de Lamberthon ; le mari reprochait àson jeune collègue la rareté de ses visites. Celui-ci s’étaitrenversé sur la banquette capitonnée, se mirant d’un regard obliquedans les glaces, jouissant du vert tendre des murs, de cettebuvette fraîche, qui avait des airs de bosquet Pompadour, installéà quelque carrefour de forêt princière, pour des rendez-vousamoureux.
Un huissier arriva, essoufflé.
« Monsieur La Rouquette, on vous demande tout de suite,tout de suite. »
Et, comme le jeune député avait un geste d’ennui, l’huissier sepencha à son oreille, lui dit à demi-voix qu’il était envoyé parM. de Marsy lui-même, le président de la Chambre. Ilajouta plus haut :
« Enfin, on a besoin de tout le monde, venezvite. »
M. de Lamberthon s’était précipité vers la salle desséances. M. La Rouquette le suivait, lorsqu’il parut seraviser. L’idée lui poussait de racoler tous les députés flâneurs,pour les envoyer à leurs bancs. Il se jeta d’abord dans la salledes conférences, une belle salle éclairée par un plafond vitré, oùse trouvait une cheminée géante en marbre vert, ornée de deuxfemmes de marbre blanc, nues et couchées. Malgré la douceur del’après-midi, des troncs d’arbre y brûlaient. Autour de l’immensetable, trois députés sommeillaient, les yeux ouverts, en regardantles tableaux des murs et la pendule fameuse qu’on remontait uneseule fois par an ; un quatrième, occupé à se chauffer lesreins, debout devant la cheminée, semblait examiner d’un airattendri, à l’autre extrémité de la pièce, une petite statued’Henri IV en plâtre, qui se détachait sur un trophée dedrapeaux pris à Marengo, à Austerlitz et à Iéna. À l’appel de leurcollègue allant de l’un à l’autre, criant : « Vite, vite,en séance ! » ces messieurs, comme réveillés en sursaut,disparurent à la file.
Cependant, emporté par son élan, M. La Rouquette courait àla bibliothèque, quand il eut la précaution de revenir sur ses pas,pour fouiller d’un coup d’œil le couloir aux lavabos.M. de Combelot, les mains plongées au fond d’une grandecuvette, les y frottait doucement, en souriant à leur blancheur. Ilne s’émut pas, il retournait tout de suite à sa place. Et il pritle temps de s’éponger longuement les mains, à l’aide d’uneserviette chaude, qu’il remit ensuite dans l’étuve, aux portes decuivre. Même il alla, à l’extrémité du couloir, devant une hauteglace, peigner sa belle barbe noire, avec un petit peigne depoche.
La bibliothèque était vide. Les livres dormaient dans leurscasiers de chêne ; toutes nues, les deux grandes tablesétalaient la sévérité de leurs tapis verts ; aux bras desfauteuils, rangés en bon ordre, les pupitres mécaniques serepliaient, gris d’une légère poussière. Et, au milieu de cerecueillement, dans l’abandon de la galerie où traînait une odeurde papiers, M. La Rouquette dit tout haut, en faisant claquerla porte :
« Il n’y a jamais personne, là-dedans ! »
Alors, il se lança dans l’enfilade des couloirs et des salles.Il traversa la salle de distribution, dallée en marbre desPyrénées, où son pas sonnait comme sous une voûte d’église. Unhuissier lui ayant appris qu’un député de ses amis,M. de la Villardière, faisait visiter le Palais à unmonsieur et à une dame, il s’entêta à le trouver. Il courut à lasalle du général Foy, ce vestibule sévère, dont les quatre statues,Mirabeau, le général Foy, Bailly et Casimir Périer, sontl’admiration respectueuse des bourgeois de province. Et ce fut àcôté, dans la salle du trône, qu’il aperçut enfinM. de la Villardière, flanqué d’une grosse dame et d’ungros monsieur, des gens de Dijon, tous deux notaires et électeursinfluents.
« On vous demande, dit M. La Rouquette. Vite à votreposte, n’est-ce pas ?
– Oui, tout de suite », répondit le député.
Mais il ne put s’échapper. Le gros monsieur, impressionné par leluxe de la salle, le ruissellement des dorures, les panneaux deglace, s’était découvert ; et il ne lâchait pas son« cher député », il lui demandait des explications surles peintures de Delacroix, les Mers et les Fleuves de France, dehautes figures décoratives, Mediterraneum Mare, Oceanus,Ligeris, Rhenus, Sequana, Rhodanus, Garumna, Araris. Ces motslatins l’embarrassaient.
« Ligeris, la Loire », dit M. de laVillardière.
Le notaire de Dijon hocha vivement la tête ; il avaitcompris. Cependant, sa dame considérait le trône, un fauteuil unpeu plus haut que les autres, garni d’une housse et placé sur unelarge marche. Elle restait à distance, dévotement, l’air ému. Ellefinit par se rapprocher, par s’enhardir ; et, d’une mainfurtive, elle souleva la housse, toucha le bois doré, tâta levelours rouge.
Maintenant, M. La Rouquette battait l’aile droite duPalais, les corridors interminables, les pièces réservées auxbureaux et aux commissions. Il revint par la salle des quatrecolonnes, où les jeunes députés rêvent en face des statues deBrutus, de Solon et de Lycurgue ; coupa de biais la salle despas perdus ; longea rapidement le pourtour, cette galerie enhémicycle, une sorte de crypte écrasée, d’une nudité blafarded’église, éclairée au gaz nuit et jour ; et, hors d’haleine,traînant derrière lui la petite troupe de députés qu’il avaitramassée dans sa battue générale, il ouvrit toute large une ported’acajou étoilée d’or. M. de Combelot, les mainsblanches, la barbe correcte, le suivait. M. de laVillardière, qui s’était débarrassé de ses deux électeurs, marchaitsur ses talons. Tous montèrent d’un élan, se jetèrent dans la salledes séances où les députés, debout à leur banc, furibonds, les brastendus, menaçant un orateur impassible à la tribune,criaient :
« À l’ordre ! à l’ordre ! à l’ordre !
– À l’ordre ! à l’ordre ! » crièrent plushaut M. La Rouquette et ses amis, tout en ignorant ce dont ils’agissait.
Le vacarme était épouvantable. Il y avait des piétinementsenragés, un roulement d’orage obtenu par les planchettes despupitres secouées violemment. Des voix glapissantes, suraiguës,jetaient des notes de fifre au milieu d’autres voix ronflantes,prolongées comme des accompagnements d’orgue. Par moments, lesbruits semblaient se briser, le tapage se fêlait ; et alors,au milieu de la clameur mourante, des huées montaient, des paroless’entendaient :
« C’est odieux ! c’est intolérable !
– Qu’il retire le mot !
– Oui, oui, retirez le mot ! »
Mais le cri obstiné, le cri qui revenait sans arrêt, commerythmé par le battement des talons, c’était ce cri : « Àl’ordre ! à l’ordre ! à l’ordre ! »s’aigrissant, s’étranglant dans les gosiers séchés.
À la tribune, l’orateur avait croisé les bras. Il regardait enface la Chambre furieuse, ces faces aboyantes, ces poings brandis.À deux reprises, croyant à un peu de silence, il ouvrit labouche ; ce qui amena un redoublement de tempête, une crised’emportement fou. La salle craquait.
M. de Marsy, debout devant son fauteuil de président,la main sur la pédale de la sonnette, sonnait d’une façon continue,un carillon d’alarme au milieu d’un ouragan. Sa haute figure pâlegardait un sang-froid parfait. Il s’arrêta un instant de sonner,tira ses manchettes tranquillement, puis se remit à son carillon.Son mince sourire sceptique, une sorte de tic qui lui étaithabituel, pinçait les coins de ses lèvres fines. Lorsque les voixse lassaient, il se contentait de lancer :
« Messieurs, permettez, permettez… »
Enfin, il obtint un silence relatif.
« J’invite l’orateur, dit-il, à expliquer le mot qu’ilvient de prononcer. »
L’orateur se penchant, s’appuyant sur le bord de la tribune,répéta sa phrase avec une affirmation entêtée du menton.
« J’ai dit que le 2 décembre était un crime… »
Il ne put aller plus loin. L’orage recommença. Un député, lesang aux joues, le traita d’assassin ; un autre lui jeta uneordure, si grosse, que les sténographes sourirent, en se gardantd’écrire le mot. Les exclamations se croisaient, s’étouffaient.Pourtant, on entendait la voix flûtée de M. La Rouquette, quirépétait :
« Il insulte l’empereur, il insulte laFrance ! »
M. de Marsy eut un geste digne. Il se rassit, endisant :
« Je rappelle l’orateur à l’ordre. »
Une longue agitation suivit. Ce n’était plus le Corps législatifensommeillé qui avait voté, cinq ans plus tôt, un crédit de quatrecent mille francs pour le baptême du prince impérial. À gauche, surun banc, quatre députés applaudissaient le mot lancé à la tribunepar leur collègue. Ils étaient cinq maintenant à attaquer l’empire.Ils l’ébranlaient d’une secousse continue, le niaient, luirefusaient leur vote, avec un entêtement de protestation, dontl’effet devait peu à peu soulever le pays entier. Ces députés setenaient debout, groupe infime, perdu au milieu d’une majoritéécrasante ; et ils répondaient aux menaces, aux poings tendus,à la pression bruyante de la Chambre sans un découragement,immobiles et fervents dans leur revanche.
La salle elle-même paraissait changée, toute sonore, frémissantede fièvre. On avait rétabli la tribune, au pied du bureau. Lafroideur des marbres, le développement pompeux des colonnes del’hémicycle, se chauffaient de la parole ardente des orateurs. Surles gradins, le long des banquettes de velours rouge, la lumière dela baie vitrée tombant d’aplomb semblait allumer des incendies,dans les orages des grandes séances. Le bureau monumental, avec sespanneaux sévères, s’animait des ironies et des insolences deM. de Marsy, dont la redingote correcte, la taille mincede viveur épuisé, coupaient d’une ligne pauvre les nudités antiquesdu bas-relief placé derrière son dos. Et seules, dans leurs niches,entre leurs paires de colonnes, les statues allégoriques de l’Ordrepublic et de la Liberté gardaient leurs faces mortes et leurs yeuxvides de divinités de pierre. Mais ce qui soufflait surtout la vie,c’était le public plus nombreux, penché anxieusement, suivant lesdébats, apportant là sa passion. Le second rang des tribunes venaitd’être remis en place. Les journalistes avaient leur tribuneparticulière. Tout en haut, au bord de la corniche chargée dedorures, des têtes s’allongeaient, un envahissement de foule, quiparfois faisait lever les yeux inquiets des députés, comme s’ilsavaient cru brusquement entendre le piétinement de la populace, unjour d’émeute.
Cependant, l’orateur, à la tribune, attendait toujours depouvoir continuer. Il dit, la voix couverte par le murmure quiroulait encore :
« Messieurs, je me résume… »
Mais il s’arrêta pour reprendre plus haut, dominant lebruit :
« Si la Chambre refuse de m’écouter, je proteste et jedescends de cette tribune.
– Parlez, parlez ! » cria-t-on de plusieursbancs.
Et une voix épaisse, comme enrouée, gronda :
« Parlez, on saura vous répondre. »
Le silence régna brusquement. Sur les gradins, dans lestribunes, on tendait le cou pour voir Rougon, qui venait de lancercette phrase. Il était assis au premier banc, les coudes appuyéssur la tablette de marbre. Son gros dos gonflé gardait uneimmobilité à peine rompue de loin en loin par un léger balancementdes épaules. On n’apercevait pas son visage, enfoui entre seslarges mains. Il écoutait. Son début était attendu avec une vivecuriosité ; car, depuis sa nomination de ministre sansportefeuille, il n’avait pas encore pris la parole. Sans doute ileut conscience de tous ces regards fixés sur lui. Il tourna latête, fit le tour de la salle. En face, dans la tribune desministres, Clorinde en robe violette, accoudée à la rampe develours rouge, le regardait longuement, avec son audace tranquille.Ils restèrent deux secondes les yeux dans les yeux, sans sesourire, comme étrangers. Puis, Rougon reprit sa position, écoutade nouveau, le visage entre ses mains ouvertes.
« Messieurs, je me résume, disait l’orateur. Le décret du24 novembre octroie des libertés purement illusoires. Nous sommesencore bien loin des principes de 89, inscrits si pompeusement entête de la constitution impériale. Si le gouvernement reste armé delois exceptionnelles, s’il continue à imposer ses candidats aupays, s’il ne dégage pas la presse du régime de l’arbitraire, enfins’il tient toujours la France à sa merci, toutes les concessionsapparentes qu’il peut faire sont mensongères… »
Le président l’interrompit.
« Je ne puis laisser l’orateur employer un pareilterme.
– Très bien, très bien ! » cria-t-on àdroite.
L’orateur reprit sa phrase, en l’adoucissant. Il s’efforçaitd’être très modéré maintenant, arrondissant de belles périodes quitombaient avec une cadence grave, d’une pureté de langue parfaite.Mais M. de Marsy s’acharnait, discutait chacune de sesexpressions. Alors, il s’éleva dans de hautes considérations, unephraséologie vague, encombrée de grands mots, où sa pensée sedéroba si bien, que le président dut l’abandonner. Puis, tout d’uncoup, il revint à son point de départ.
« Je me résume. Mes amis et moi, nous ne voterons pas lepremier paragraphe de l’adresse en réponse au discours dutrône…
– On se passera de vous », dit une voix.
Une hilarité bruyante courut sur les bancs.
« Nous ne voterons pas le premier paragraphe de l’adresse,recommença paisiblement l’orateur, si notre amendement n’est pasadopté. Nous ne saurions nous associer à des remerciementsexagérés, lorsque la pensée du chef de l’État nous apparaît pleinede restrictions. La liberté est une ; on ne peut la couper parmorceaux et la distribuer en rations, ainsi qu’uneaumône. »
Ici, des exclamations partirent de tous les coins de lasalle.
« Votre liberté est de la licence !
– Ne parlez pas d’aumône, vous mendiez une popularitémalsaine !
– Et vous, ce sont les têtes que vous coupez !
– Notre amendement, continua-t-il, comme s’il n’entendaitpas, réclame l’abrogation de la loi de sûreté générale, la libertéde la presse, la sincérité des élections… »
Les rires reprenaient. Un député avait dit, assez haut pour êtreentendu de ses voisins : « Va, va, mon bonhomme, tun’auras rien de tout ça ! » Un autre ajoutait des motsdrôles à chaque phrase tombée de la tribune. Mais le plus grandnombre, pour s’amuser, scandait les périodes à coups précipités decouteau à papier, tapés sournoisement sous leur pupitre ; cequi produisait un roulement de baguettes de tambour, dans lequel lavoix de l’orateur se trouvait étouffée. Celui-ci pourtant luttajusqu’au bout. Il s’était redressé, il lançait puissamment cesdernières paroles, par-dessus le tumulte :
« Oui, nous sommes des révolutionnaires, si vous entendezpar là des hommes de progrès, décidés à conquérir la liberté !Refusez la liberté au peuple, un jour le peuple lareprendra. »
Et il descendit de la tribune, au milieu d’un nouveaudéchaînement. Les députés ne riaient plus comme une bande decollégiens échappés. Ils s’étaient levés, tournés vers la gauche,poussant une fois encore le cri : « À l’ordre ! àl’ordre ! » L’orateur avait regagné son banc, et restaitdebout, entouré de ses amis. Il y eut des poussées. La majoritésembla vouloir se jeter sur ces cinq hommes, dont les faces pâlesles défiaient. Mais M. de Marsy, fâché, sonnait d’unemain saccadée, en regardant les tribunes où des dames sereculaient, l’air peureux.
« Messieurs, dit-il, c’est un scandale… »
Et le silence s’étant fait, il continua, de très haut, avec sonautorité mordante :
« Je ne veux pas prononcer un second rappel à l’ordre. Jedirai seulement qu’il est vraiment scandaleux d’apporter à cettetribune des menaces qui la déshonorent. »
Une triple salve d’applaudissements accueillit ces paroles duprésident. On criait bravo, et les couteaux à papier marchaientferme, cette fois en manière d’approbation. L’orateur de la gauchevoulut répondre ; mais ses amis l’en empêchèrent. Le tumultealla en s’apaisant, se perdit dans le brouhaha des conversationsparticulières.
« La parole est à Son Excellence M. Rougon »,reprit M. de Marsy d’une voix calmée.
Un frisson courut, un soupir de curiosité satisfaite qui fitplace à une attention religieuse. Rougon, les épaules arrondies,était monté pesamment à la tribune. Il ne regarda pas d’abord lasalle ; il posait devant lui un paquet de notes, reculait leverre d’eau sucrée, promenait ses mains, comme pour prendrepossession de l’étroite caisse d’acajou. Enfin, adossé au bureau,au fond, il leva la face. Il ne vieillissait pas. Son front carré,son grand nez bien fait, ses longues joues sans rides, gardaientune pâleur rosée, un teint frais de notaire de petite ville. Seulsses cheveux grisonnants, si rudement plantés, s’éclaircissaientvers les tempes et découvraient ses larges oreilles. Les yeux àdemi clos, il jeta un regard dans la salle, attendant encore. Uninstant, il parut chercher, rencontra le visage attentif et penchéde Clorinde, puis commença, la langue lourde et pâteuse.
« Nous aussi nous sommes des révolutionnaires, si l’onentend par ce mot des hommes de progrès, décidés à rendre au pays,une à une, toutes les sages libertés…
– Très bien ! très bien !
– Eh ! messieurs, quel gouvernement mieux que l’empirea jamais réalisé les réformes libérales dont vous venez d’entendretracer le séduisant programme ? Je ne combattrai pas lediscours de l’honorable préopinant. Il me suffira de prouver que legénie et le grand cœur de l’empereur ont devancé les réclamationsdes adversaires les plus acharnés de son règne. Oui, messieurs, delui-même, le souverain a remis à la nation ce pouvoir dont ellel’avait investi, dans un jour de danger public. Magnifiquespectacle, si rare dans l’histoire ! Oh ! nous comprenonsle dépit de certains hommes de désordre. Ils en sont réduits àattaquer les intentions, à discuter la quantité de liberté rendue…Vous avez compris le grand acte du 24 novembre. Vous avez voulu,dans le premier paragraphe de l’adresse, témoigner à l’empereurvotre profonde reconnaissance de sa magnanimité et de sa confianceen la sagesse du Corps législatif. L’adoption de l’amendement quivous est soumis, serait une injure gratuite, je dirai même unemauvaise action. Consultez vos consciences, messieurs,demandez-vous si vous vous sentez libres. La liberté estaujourd’hui complète, entière, je m’en porte le garant… »
Des applaudissements prolongés l’interrompirent. Il s’étaitlentement approché du bord de la tribune. Maintenant, le corps unpeu penché, le bras droit étendu, il haussait sa voix, qui sedégageait avec une puissance extraordinaire. Derrière lui,M. de Marsy, allongé au fond de son fauteuil, l’écoutait,de l’air vaguement souriant d’un amateur émerveillé par l’exécutionmagistrale de quelque tour de force. Dans la salle, au milieu dutonnerre des bravos, des membres se penchaient, chuchotaient,surpris, les lèvres pincées. Clorinde avait abandonné ses bras surle velours rouge de la rampe, toute sérieuse.
Rougon continuait.
« Aujourd’hui, l’heure que nous avons tous attendue avecimpatience a enfin sonné. Il n’y a plus aucun danger à faire de laFrance prospère une France libre. Les passions anarchiques sontmortes. L’énergie du souverain et la volonté solennelle du pays ontpour toujours refoulé dans le néant les époques abominables deperversion publique. La liberté est devenue possible, le jour où aété vaincue cette faction qui s’obstinait à méconnaître les basesfondamentales du gouvernement. C’est pourquoi l’empereur a crudevoir retirer sa puissante main, refusant les prérogativesexcessives du pouvoir comme un fardeau inutile, estimant son règneindiscutable au point de le laisser discuter. Et il n’a pas reculédevant la pensée d’engager l’avenir ; il ira jusqu’au bout desa tâche de délivrance, il rendra les libertés une à une, auxépoques marquées par sa sagesse. Désormais, c’est ce programme deprogrès continu que nous avons la mission de défendre dans cetteassemblée… »
Un des cinq députés de la gauche se leva indigné, endisant :
« Vous avez été le ministre de la répression àoutrance ! »
Et un autre ajouta avec passion :
« Les pourvoyeurs de Cayenne et de Lambessa n’ont pas ledroit de parler au nom de la liberté ! »
Une explosion de murmures monta. Beaucoup de députés necomprenaient pas, se penchaient, interrogeant leurs voisins.M. de Marsy feignit de ne pas avoir entendu ; et ilse contenta de menacer les interrupteurs de les rappeler àl’ordre.
« On vient de me reprocher… », reprit Rougon.
Mais des cris s’élevèrent à droite, l’empêchèrent decontinuer.
« Non, non, ne répondez pas !
– Ces injures ne sauraient vous atteindre ! »
Alors, il apaisa la Chambre d’un geste ; et, s’appuyant desdeux poings au bord de la tribune, il se tourna vers la gauche,d’un air de sanglier acculé.
« Je ne répondrai pas », déclara-t-iltranquillement.
Ce n’était encore que l’exorde. Bien qu’il eût promis de ne pasréfuter le discours du député de la gauche, il entra ensuite dansune discussion minutieuse. Il fit d’abord un exposé très completdes arguments de son adversaire ; il y mettait une sorte decoquetterie, une impartialité dont l’effet était immense, commedédaigneux de toutes ces bonnes raisons et prêt à les écarter d’unsouffle. Puis, il parut oublier de les combattre, il ne répondit àaucune, il s’attaqua à la plus faible d’entre elles avec uneviolence inouïe, un flot de paroles qui la noya. Onl’applaudissait, il triomphait. Son grand corps emplissait latribune. Ses épaules, balancées, suivaient le roulis de sesphrases. Il avait l’éloquence banale, incorrecte, toute hérissée dequestions de droit, enflant les lieux communs, les faisant creveren coups de foudre. Il tonnait, il brandissait des mots bêtes. Saseule supériorité d’orateur était son haleine, une haleine immense,infatigable, berçant les périodes, coulant magnifiquement pendantdes heures, sans se soucier de ce qu’elle charriait.
Après avoir parlé une heure sans un arrêt, il but une gorgéed’eau, il souffla un peu, en rangeant les notes placées devantlui.
« Reposez-vous ! » dirent plusieurs députés.
Mais il ne se sentait pas fatigué. Il voulut terminer.
« Que vous demande-t-on, messieurs ?
– Écoutez ! écoutez ! »
Une profonde attention tint de nouveau les faces muettes,tournées vers lui. À certains éclats de sa voix, des mouvementsagitaient la Chambre d’un bout à l’autre, comme sous un grandvent.
« On vous demande, messieurs, d’abroger la loi de sûretégénérale. Je ne rappellerai pas l’heure à jamais maudite où cetteloi fut une arme nécessaire ; il s’agissait de rassurer lepays, de sauver la France d’un nouveau cataclysme. Aujourd’hui,l’arme est au fourreau. Le gouvernement, qui s’en est toujoursservi avec la plus grande modération…
– C’est vrai !
– Le gouvernement ne l’applique plus que dans certains castout à fait exceptionnels. Elle ne gêne personne, si ce n’est lessectaires qui nourrissent encore la coupable folie de vouloirretourner aux plus mauvais jours de notre histoire. Parcourez nosvilles, parcourez nos campagnes, vous y verrez partout la paix etla prospérité ; interrogez les hommes d’ordre, aucun ne sentpeser sur ses épaules ces lois d’exception dont on nous fait un sigrand crime. Je le répète, entre les mains paternelles dugouvernement, elles continuent à sauvegarder la société contre desentreprises odieuses, dont le succès, d’ailleurs, est désormaisimpossible. Les honnêtes gens n’ont pas à se préoccuper de leurexistence. Laissons-les où elles dorment, jusqu’au jour où lesouverain croira devoir les briser lui-même… Que vous demande-t-onencore, messieurs ? la sincérité des élections, la liberté dela presse, toutes les libertés imaginables. Ah ! laissez-moime reposer ici dans le spectacle des grandes choses que l’empire adéjà accomplies. Autour de moi, partout où je porte les yeux,j’aperçois les libertés publiques croître et donner des fruitssplendides. Mon émotion est profonde. La France, si abaissée, serelève, offre au monde l’exemple d’un peuple conquérant sonémancipation par sa bonne conduite. À cette heure, les joursd’épreuve sont passés. Il n’est plus question de dictature, degouvernement autoritaire. Nous sommes tous les ouvriers de laliberté…
– Bravo ! bravo !
– On demande la sincérité des élections. Le suffrageuniversel, appliqué sur sa base la plus large, n’est-il pas lacondition primordiale d’existence de l’empire ? Sans doute legouvernement recommande ses candidats. Est-ce que la révolutionn’appuie pas les siens avec une audace impudente ? On nousattaque, nous nous défendons, rien de plus juste. On voudrait nousbâillonner, nous lier les mains, nous réduire à l’état de cadavre.C’est ce que nous n’accepterons jamais. Par amour pour le pays,nous serons toujours là, à le conseiller, à lui dire où sont sesvéritables intérêts. Il reste, d’ailleurs, le maître absolu de sonsort. Il vote, et nous nous inclinons. Les membres de l’oppositionqui appartiennent à cette assemblée, où ils jouissent d’une entièreliberté de parole, sont une preuve de notre respect pour les arrêtsdu suffrage universel. Les révolutionnaires doivent s’en prendre aupays, si le pays acclame l’empire par des majorités écrasantes…Dans le parlement, toutes les entraves au libre contrôle sontaujourd’hui brisées. Le souverain a voulu donner aux grands corpsde l’État une participation plus directe à sa politique et untémoignage éclatant de sa confiance. Vous pourrez désormaisdiscuter les actes du pouvoir, exercer dans son plein le droitd’amendement, émettre des vœux motivés. Chaque année, l’adressesera comme un rendez-vous entre l’empereur et les représentants dela nation, où ceux-ci auront la faculté de tout dire avecfranchise. C’est de la discussion au grand jour que naissent lesÉtats forts. La tribune est rétablie, cette tribune illustrée partant d’orateurs dont l’histoire a gardé les noms. Un parlement quidiscute est un parlement qui travaille. Et voulez-vous connaîtretoute ma pensée ? je suis heureux de voir ici un groupe dedéputés opposants. Il y aura toujours parmi nous des adversairesqui chercheront à nous prendre en faute, et qui mettront ainsi enpleine lumière notre honorabilité. Nous réclamons pour eux lesimmunités les plus larges. Nous ne craignons ni la passion, ni lescandale, ni les abus de la parole, si dangereux qu’ils puissentêtre… Quant à la presse, messieurs, elle n’a jamais joui d’uneliberté plus entière, sous aucun gouvernement décidé à se fairerespecter. Toutes les grandes questions, tous les intérêts sérieuxont des organes. L’administration ne combat que la propagation desdoctrines funestes, le colportage du poison. Mais, entendez-moibien, nous sommes tous pleins de déférence pour la presse honnête,qui est la grande voix de l’opinion publique. Elle nous aide dansnotre tâche, elle est l’outil du siècle. Si le gouvernement l’aprise dans ses mains, c’est uniquement pour ne pas la laisser auxmains de ses ennemis… »
Des rires approbateurs s’élevèrent. Rougon, cependant,approchait de la péroraison. Il empoignait le bois de la tribune deses doigts crispés. Il jetait son corps en avant, balayait l’air deson bras droit. Sa voix roulait avec une sonorité de torrent.Brusquement, au milieu de son idylle libérale, il parut pris d’unefureur haletante. Son poing tendu, lancé en manière de bélier,menaçait quelque chose, là-bas, dans le vide. Cet adversaireinvisible, c’était le spectre rouge. En quelques phrasesdramatiques, il montra le spectre rouge secouant son drapeauensanglanté, promenant sa torche incendiaire, laissant derrière luides ruisseaux de boue et de sang. Tout le tocsin des journéesd’émeute sonnait dans sa voix, avec le sifflement des balles, lescaisses de la Banque éventrées, l’argent des bourgeois volé etpartagé. Sur les bancs, les députés pâlissaient. Puis, Rougons’apaisa ; et, à grands coups de louanges qui avaient desbruits balancés d’encensoir, il termina en parlant del’empereur.
« Dieu merci ! nous sommes sous l’égide de ce princeque la Providence a choisi pour nous sauver dans un jour demiséricorde infinie. Nous pouvons nous reposer à l’abri de sa hauteintelligence. Il nous a pris par la main, et il nous conduit pas àpas vers le port, au milieu des écueils. »
Des acclamations retentirent. La séance fut suspendue pendantprès de dix minutes. Un flot de députés s’était précipité au-devantdu ministre qui regagnait son banc, le visage en sueur, les flancsencore agités de son grand souffle. M. La Rouquette,M. de Combelot, cent autres, le félicitaient,allongeaient le bras pour tâcher de lui prendre une poignée de mainau passage. C’était comme un long ébranlement qui se continuaitdans la salle. Les tribunes elles-mêmes parlaient et gesticulaient.Sous la baie ensoleillée du plafond, parmi ces dorures, cesmarbres, ce luxe grave tenant du temple et du cabinet d’affaires,une agitation de place publique roulait, des rires de doute, desétonnements bruyants, des admirations exaltées, la clameur d’unefoule secouée de passion. Les regards de M. de Marsy etde Clorinde s’étant rencontrés, ils eurent tous deux un hochementde tête ; ils avouaient la victoire du grand homme. Rougon,par son discours, venait de commencer la prodigieuse fortune quidevait le porter si haut.
Un député, cependant, était à la tribune. Il avait un visagerasé, d’un blanc de cire, avec de longs cheveux jaunes dont lesboucles rares tombaient sur ses épaules. Roide, sans un geste, ilparcourait de grandes feuilles de papier, le manuscrit d’undiscours qu’il se mit à lire d’une voix molle. Les huissiersjetaient leur cri :
« Silence, messieurs !… Veuillez fairesilence ! »
L’orateur avait des explications à demander au gouvernement. Ilse montrait très irrité de l’attitude expectante de la France, enprésence du Saint-Siège menacé par l’Italie. Le pouvoir temporelétait l’arche sainte, et l’adresse devait contenir un vœu formel,une injonction même, pour son maintien intégral. Le discoursentrait dans des considérations historiques, démontrait que ledroit chrétien, plusieurs siècles avant les traités de 1815, avaitétabli l’ordre politique en Europe. Puis, venaient des phrasesd’une rhétorique terrifiée, l’orateur disait voir avec effroi lavieille société européenne se dissoudre au milieu des convulsionsdes peuples. Par moments, à certaines allusions trop directescontre le roi d’Italie, des rumeurs s’élevaient dans la salle.Mais, à droite, le groupe compact des députés cléricaux, près d’unecentaine de membres, attentifs, soulignaient les moindres passagespar leur assentiment, applaudissaient chaque fois que leur collèguenommait le pape, avec une légère salutation dévote.
L’orateur, en terminant, eut une phrase couverte de bravos.
« Il me déplaît, dit-il, que Venise la superbe, la reine del’Adriatique, soit devenue l’obscure vassale de Turin. »
Rougon, la nuque encore mouillée de sueur, la voix enrouée, songrand corps brisé par son premier discours, s’entêta à répondretout de suite. Ce fut un beau spectacle. Il étala sa fatigue, lamit en scène, se traîna à la tribune, où il balbutia d’abord desparoles éteintes. Il se plaignait avec amertume de trouver parmiles adversaires du gouvernement des hommes considérables, sidévoués jusque-là aux institutions impériales. Il y avait sûrementmalentendu ; ils ne voudraient pas grossir les rangs desrévolutionnaires, ébranler un pouvoir dont l’effort constant étaitd’assurer le triomphe de la religion. Et, tourné vers la droite, illeur adressait des gestes pathétiques, il leur parlait avec unehumilité pleine de ruse, comme à des ennemis puissants, aux seulsennemis devant lesquels il tremblât.
Mais peu à peu, sa voix avait repris toute son emphase. Ilemplissait la salle de son mugissement, il se tapait la poitrine àgrands coups de poing.
« On nous a accusé d’irréligion. On a menti ! Noussommes l’enfant respectueux de l’Église et nous avons le bonheur decroire… Oui, messieurs, la foi est notre guide et notre soutien,dans cette tâche du gouvernement, si lourde parfois à porter.Qu’adviendrait-il de nous, si nous ne nous abandonnions pas auxmains de la Providence ? Nous avons la seule prétention d’êtrel’humble exécuteur de ses desseins, l’instrument docile desvolontés de Dieu. C’est là ce qui nous permet de parler haut et defaire un peu de bien… Et, messieurs, je suis heureux de cetteoccasion pour m’agenouiller ici, avec toute la ferveur de mon cœurde catholique, devant le souverain pontife, devant ce vieillardauguste dont la France restera la fille vigilante etdévouée. »
Les applaudissements n’attendirent pas la fin de la phrase. Letriomphe tournait à l’apothéose. La salle croulait.
À la sortie, Clorinde guetta Rougon. Ils n’avaient plus échangéune parole depuis trois ans. Lorsqu’il parut, rajeuni, commeallégé, ayant démenti en une heure toute sa vie politique, prêt àsatisfaire, sous la fiction du parlementarisme, son furieux appétitd’autorité, elle céda à un entraînement, elle alla vers lui, lamain tendue, les yeux attendris et humides d’une caresse, endisant :
« Vous êtes tout de même d’une jolie force,vous. »