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Sous les yeux d’Occident

Sous les yeux d’Occident

de Joseph Conrad

PREMIÈRE PARTIE

Pour commencer, je veux me défendre de posséder les dons d’imagination et d’expression qui m’auraient permis de créer de toutes pièces, pour l’amusement du lecteur, le personnage qui s’appelait à la mode russe, Cyrile, fils d’Isidore,– Kirylo Sidorovitch Razumov.

Si j’ai jamais, au moindre titre, été gratifié de dons semblables, je les ai vus, depuis longtemps, étouffés sous l’exubérance des mots. Les mots, vous le savez, sont les plus grands ennemis de la réalité. J’ai été pendant de longues années professeur de langues étrangères, occupation qui finit par devenir fatale pour les qualités d’imagination, d’observation et d’intuition dont un homme ordinaire a pu se sentir doté à un degré quelconque. Le professeur de langues voit infailliblement arriver un moment où le monde ne lui apparaît plus qu’à l’état d’un marché de mots innombrables, et où l’homme fait simplement figure d’animal parlant, peu supérieur en somme à un perroquet.

Ceci dit, la simple observation aurait été insuffisante à me faire comprendre M. Razumov, pénétrer la réalité de son être, et bien plus encore à me le faire imaginer tel qu’il était. J’aurais été totalement incapable de me figurer seulement des événements semblables à ceux de sa vie. Je croisd’ailleurs que mes lecteurs n’auraient pas eu besoin de cetteaffirmation, pour découvrir dans les pages de mon récit tous les signes d’une évidence documentaire. Conclusion légitime :c’est bien en effet sur un document qu’est basée cette histoire, àla rédaction de laquelle je me suis contenté d’apporter ma connaissance de la langue russe, rôle suffisant pour ma tentative.Le document en question consiste, on l’a compris, en une sorte dejournal. Ce n’est cependant pas un journal au sens propre du mot ; les notes, bien que toujours datées, n’en sont pas, engénéral, consignées jour à jour, et certaines d’entre elles, quis’étendent sur des mois, couvrent des douzaines de pages. C’est ainsi que toute la première partie en est consacrée au récitrétrospectif d’un événement ancien d’un an.

Je mentionnerai d’abord ce fait que j’ai longtemps vécu à Genève, ville dont tout un quartier doit auxnombreux étudiants russes qui l’habitent le nom de Petite Russie.J’avais à cette époque de multiples relations dans la Petite Russie, ce qui ne m’empêche pas d’avouer mon incompréhensionpersistante du caractère russe. L’illogisme de l’attitude,l’arbitraire des conclusions, la fréquence de l’exceptionnel chezces gens-là, ne seraient pas des obstacles pour un homme dont lavie tout entière s’est passée dans l’étude des diversesgrammaires ; mais il y a sans doute un autre écueil, un traitparticulier de leur nature, une de ces différences subtiles quiéchappent à la compréhension d’un pauvre professeur. Ce qui peut aucontraire frapper ce professeur, c’est l’extraordinaire amour desRusses pour les mots. Ils les recueillent et les caressent, mais nesavent pas les garder pour eux ; ils sont toujours prêts à leslâcher, pendant des heures ou pendant des nuits, avec unenthousiasme, une abondance torrentueuse, et une précision telleparfois, que l’on ne peut se défendre de croire, comme en face d’unperroquet remarquable, qu’ils comprennent réellement ce qu’ilsdisent.

Il y a, dans l’ardeur de leur parole, unegénérosité qui place leurs discours aux antipodes de la loquacitéordinaire, et ces discours restent trop décousus pourtant pourfaire de la véritable éloquence. Mais je m’excuse d’une telledigression…

Il serait oiseux de chercher les raisons quiont poussé M. Razumov à laisser derrière lui un tel document.On se refuse à croire qu’il ait pu désirer le voir lire par aucunœil humain. Nous nous trouvons ici en présence d’un besoinmystérieux de la nature humaine qui, sans parler de Samuel Pepys,entré par cette voie dans l’immortalité, a poussé des gens sansnombre, criminels, saints, philosophes, jeunes filles, hommesd’état ou simples imbéciles, à écrire des mémoires révélateurs,dictés sans doute par la vanité, mais aussi par d’autres motifsplus insondables.

Il doit y avoir, dans les mots, unemerveilleuse puissance d’apaisement pour que tant d’hommes leuraient demandé de servir à leurs confessions. Paisible individumoi-même, je suppose que le véritable idéal poursuivi par leshommes est celui d’une forme, ou peut-être seulement d’une formulede paix. Au moins la réclament-ils avec assez de véhémence àl’heure actuelle. Mais je ne puis concevoir l’espèce d’apaisementque Kirylo Sidorovitch Razumov espérait trouver dans la rédactionde son journal.

Il n’en reste pas moins qu’il l’a écrit.

M. Razumov était un jeune homme bienproportionné, grand, et anormalement brun pour un Russe desProvinces centrales. Sa beauté eut paru incontestable, n’eût été unmanque particulier de finesse dans les traits. On eût dit qu’unefigure, vigoureusement modelée dans la cire (et même assez prochede la correction classique) avait été tenue près d’une flamme dontla chaleur, en ramollissant la matière, avait enlevé toute nettetéaux lignes. Il ne manquait pas pour cela d’une suffisante bonnemine, et était doué au surplus de manières excellentes. Dans lesdiscussions, il s’inclinait volontiers devant les arguments etl’autorité d’un interlocuteur, et prenait auprès de ses jeunescompatriotes l’attitude d’un auditeur impénétrable, d’un de cesauditeurs qui vous écoutent avec intelligence, – et changent desujet.

Une telle attitude, qui peut être chez un homme la marque d’une insuffisance intellectuelle ou de convictions peu solides, avait pourtant valu à M. Razumov une réputation de profondeur. Au milieu de bavards exubérants, habitués à s’épuiser chaque jour en discussions ardentes, on est porté à attribuer à un personnage relativement taciturne, une certaine puissance de réserve. Pour ses camarades d’Université, KiryloSidorovitch Razumov, étudiant en philosophie de troisième année àPétersbourg, était une nature vigoureuse, et un homme parfaitementdigne de confiance. Et ceci, dans un pays où toute opinion peutêtre un crime légal entraînant la mort ou un sort pire que la mort,signifiait qu’on le tenait pour un adepte des opinions interdites.On l’aimait aussi pour son urbanité et pour sa complaisance àobliger ses camarades, au prix même de quelque gênepersonnelle.

La rumeur publique attribuait pour père àM. Razumov un Archiprêtre, et pour protecteur un gentilhommede haute famille, habitant peut-être de sa province lointaine. Maisson aspect extérieur cadrait mal avec une origine aussi humble, etil était difficile de croire à une telle paternité. En fait, onsuggérait que M. Razumov avait eu pour mère la très joliefille de l’Archiprêtre, hypothèse qui éclairait les choses d’unjour tout différent, et expliquait la protection du noblegentilhomme. Nul sentiment de malice ou de méchanceté n’avaitd’ailleurs dirigé les recherches dans ce sens, et personne nesavait ou ne se souciait de savoir quel était le gentilhomme enquestion. Razumov recevait une pension modeste mais trèssuffisante, par l’entremise d’un avoué obscur qui semblait, enquelque sorte, jouer pour lui le rôle de tuteur. De temps en temps,le jeune homme assistait à la réception sans cérémonie d’un de sesprofesseurs ; c’étaient les seules relations sociales qu’onlui connût dans la ville. Il suivait régulièrement les coursobligatoires et passait, auprès des autorités, pour un étudiantplein de promesses. Il travaillait chez lui en homme décidé à faireson chemin, mais ne s’enfermait pas farouchement pour cela. Ilrestait toujours accessible, et il n’y avait rien de secret ou deréservé dans son existence…

I

Le début du journal de M. Razumov a traità l’assassinat d’un homme d’État éminent, événement caractéristiquede la Russie moderne, et plus caractéristique encore de lacorruption morale d’une société opprimée où les plus noblesaspirations de l’humanité : désir de liberté, patriotismeardent, amour de la justice, sens de la pitié, fidélité même desâmes simples, sont livrées aux frénésies de la haine et de lacrainte compagnes inséparables d’un despotisme inquiet.

Le fait dont je veux parler est l’attentat,couronné de succès, contre la vie de M. de P…, Présidentde la fameuse commission de Répression d’il y a quelques années, etMinistre d’État investi de pouvoirs extraordinaires. Les journauxont fait assez de bruit autour de ce personnage fanatique dont lapoitrine étroite était serrée dans un uniforme brodé d’or ;dans sa figure de parchemin ridé, des yeux sans éclat s’abritaientderrière des lunettes et la croix de l’Ordre de Sainte-Procopependait à son cou décharné. À une époque, si vous vous en souvenez,il ne se passait pas de mois sans que son portrait ne parût dansune des revues illustrées d’Europe. Il servait la monarchie enemprisonnant, en exilant ou en envoyant à l’échafaud, hommes etfemmes, jeunes et vieux, avec une activité impitoyable et toujourségale. Dans son acceptation mystique du principe d’autocratie, ils’était appliqué à extirper du pays les derniers vestiges de ce quipouvait, dans les institutions publiques, rappeler la liberté, etson impitoyable persécution de la génération nouvelle semblaitviser à la destruction même de tout espoir de liberté.

On a dit que ce personnage exécré n’avait pasassez d’imagination pour concevoir la haine qu’il inspirait. C’estchose à peine croyable, mais le fait est qu’il prenait très peu deprécautions pour sa sécurité. Dans le préambule d’un documentofficiel fameux, il avait un jour déclaré que « la pensée dela liberté n’était jamais apparue dans les actes du Créateur. Lamultitude des avis ne pouvait amener que révolte et désordre, etdésordre et révolte sont des péchés dans un monde créé pourl’obéissance et la stabilité. Ce n’est pas la Raison maisl’Autorité qui exprimait l’Intention Divine. Dieu était l’Autocratede l’Univers… » L’auteur d’une telle déclaration se croyaitpeut-être protégé par le ciel, lié envers l’impitoyable défenseurde l’Autocratie sur cette terre.

Il est probable que la vigilance de la policel’avait sauvé bien des fois, mais, lorsqu’au jour fixé il rencontrason destin, aucune précaution des autorités compétentes n’aurait pule sauver. Elles ne surent rien de la conspiration tramée contre lavie du Ministre, ne reçurent de leurs informateurs ordinaires aucunavis de complot, n’eurent vent d’aucun symptôme, d’aucun mouvementsuspect, d’aucune présence dangereuse.

M. de P… se rendait au chemin defer, dans un traîneau découvert attelé de deux chevaux, avec unvalet de pied et un cocher sur le siège. La neige, accumulée toutela nuit, rendait lourde aux pieds des chevaux la chaussée, nondéblayée encore à cette heure matinale. Elle continuait à tomber àgros flocons. Mais on avait dû observer et signaler le traîneau.Comme l’attelage tirait à gauche pour prendre un tournant, le valetde pied remarqua un paysan qui marchait lentement au bord dutrottoir, les mains dans les poches de sa touloupe en peau demouton, et les épaules remontées jusqu’aux oreilles sous l’aversede neige. Lorsque le traîneau arriva à sa hauteur, le paysan seretourna brusquement et leva le bras. Il y eut au même instant unchoc terrible, et une détonation assourdie par la masse desflocons ; les deux chevaux gisaient, déchiquetés, sur le sol,et le cocher précipité de son siège, avec un cri aigu, étaitmortellement blessé. Le valet de pied (seul survivant du drame)n’eut pas le temps de distinguer le visage de l’homme à la peau demouton, qui avait fui après avoir jeté sa bombe, mais on supposequ’en voyant surgir autour de lui, dans la neige, une quantité degens accourus sur le lieu de l’explosion, il jugea plus prudent d’yrevenir avec eux.

En un temps incroyablement court, une foulefrémissante s’était assemblée autour du traîneau. LeMinistre-Président sorti indemne de la voiture et descendu dans laneige profonde, se tenait près du cocher qui râlait, et répétait àla foule, de sa voix faible et sans timbre : « Je vousprie de vous écarter. Pour l’amour de Dieu, je vous prie, bravesgens, de vous écarter ».

C’est alors qu’un jeune homme de haute taille,immobile jusque-là sous une porte cochère, à deux maisons plus bas,s’avança rapidement dans la rue, et lança une seconde bombepar-dessus la tête des badauds. L’engin frappa à l’épaule leMinistre-Président penché sur son serviteur mourant, et, tombantentre ses pieds, fit explosion avec une violence effroyable ;il coucha mort sur le sol le Ministre, acheva le blessé, etréduisit en miettes, en un clin d’œil, le traîneau vide. La foulese dispersa avec un cri d’horreur, et s’enfuit dans toutes lesdirections ; seuls restaient sur place les morts et lesmourants qui gisaient près du Ministre-Président, et deux ou troisblessés qui tombèrent à quelque distance.

La première explosion avait, comme parenchantement, fait assembler une foule ; la seconde transformaaussi rapidement la rue en désert sur une étendue de plusieurscentaines de mètres. Les gens regardaient de loin, à travers lerideau de neige, le monceau de cadavres entassés près de lacarcasse des deux chevaux. Personne n’osa s’approcher à nouveau,avant l’arrivée d’une patrouille de Cosaques accourus augalop ; sautant à bas de leurs chevaux, les soldatscommencèrent à retourner les morts. Parmi les victimes innocentesque la seconde explosion avait couchées sur le sol, on releva uncadavre revêtu d’une touloupe de paysan en peau de mouton, mais sestraits étaient méconnaissables, et l’on ne trouva absolument riendans les poches de ses pauvres vêtements ; ce fut le seulcorps dont l’identité ne put être établie.

Ce jour-là, M. Razumov, levé à son heureordinaire, avait passé la matinée à l’Université, suivant les courset travaillant quelque temps à la bibliothèque. Il entenditconfusément parler de bombes et d’attentat à la cantine desétudiants, où il avait coutume de prendre son repas de deux heures.Mais ce bruit n’était fait que de chuchotements, comme il sied àune table de Russie, où il n’est pas toujours prudent, surtout pourun étudiant, de paraître apporter un intérêt trop vif à des bruitsd’une certaine nature. Razumov était de ces hommes, qui, vivant àune époque de perturbation politique et d’inquiétude mentale, secramponnent instinctivement à la vie normale et terre-à-terre dechaque jour. Il avait conscience de la tension émotive de sonépoque, et savait même y prendre une certaine part. Mais ils’intéressait, avant tout, à son travail, à ses études et à sonpropre avenir.

Officiellement et pratiquement sans famille,(car la fille de l’Archiprêtre était morte depuis longtemps), iln’avait subi, dans le développement de ses opinions ou de sessentiments, aucune influence familiale. Il était aussi isolé dansle monde qu’un nageur perdu au milieu d’une mer immense. Le nom deRazumov n’était qu’une étiquette attachée à un individu solitaire.Il n’y avait nulle part d’autres Razumov ayant rien de commun aveclui. Sa plus proche parenté était celle que lui valait sa qualitéde Russe, et c’est à cette seule qualité qu’il pouvait demander laréalisation ou l’envol des espoirs qu’il attendait de la vie. Cetteimmense famille connaissait les tortures des dissensionsintestines, et il avait horreur de ces dissensions, comme un hommeaffable, qui recule à l’idée de prendre nettement parti dans uneviolente querelle entre proches parents.

Tout en marchant, Razumov songeait qu’il enavait fini maintenant avec les matières du prochain examen, etqu’il pourrait dorénavant consacrer son temps au sujet du concoursdes prix. Il convoitait la médaille d’argent offerte par leMinistre de l’Instruction, à qui seraient soumis directement lesnoms des compétiteurs. Le simple fait d’y prétendre serait tenupour méritoire en haut lieu, et le gagnant du prix pouvait espérer,au sortir de l’Université, un poste d’importance dansl’Administration.

L’étudiant Razumov, dans un éland’enthousiasme, oubliait les dangers qui menacent la stabilité desinstitutions d’où dépendent récompenses et postes d’honneur. Maisau souvenir du lauréat de l’année précédente, Razumov, le jeunehomme sans famille se sentit dégrisé. Il se trouvait, avec quelquesautres étudiants, dans la chambre de leur camarade au moment où cedernier avait reçu l’avis officiel de son succès. C’était un garçontranquille et simple : « Excusez-moi », avait-ildit, avec un léger sourire, en prenant sa casquette. « Je sorspour faire monter quelques bouteilles de vin. Mais il faut d’abordque j’envoie une dépêche chez moi. Quel festin mes vieux vontoffrir à tous leurs voisins, à dix lieues à laronde ! »

Razumov se disait qu’il n’avait rien de tel àattendre du monde, et que personne ne se réjouirait de sonsuccès ! Mais il n’en ressentait aucune amertume contre sonnoble protecteur, qui n’était pas un hobereau de province, comme onle croyait généralement, mais bien en fait le prince K…lui-même ; c’était un homme qui avait fait un jour grandefigure dans le monde, mais n’était plus maintenant, ses jours desplendeur passés, qu’un vieux sénateur invalide et goutteux. Ilmenait une vie brillante encore, mais plus rangée, avec ses jeunesenfants, et une femme aussi aristocratique et aussi fière quelui-même.

Dans toute son existence, Razumov n’avait euqu’une seule fois, l’honneur de se trouver en présence duPrince.

On avait donné à cette entrevue l’apparenced’une rencontre fortuite dans le bureau du petit avoué. Mandé chezl’homme d’affaires, Razumov trouva un jour un étranger, un grandpersonnage à mine aristocratique, dont le visage s’ornait defavoris gris et soyeux. L’homme de lois, chauve et chafouin, fitsigne à l’étudiant : « Entrez, entrez,M. Razumov », avec une sorte de cordialité ironique. Etse tournant avec déférence vers l’étranger de marque :« Je vous présente un de mes pupilles, Excellence. Un desmeilleurs étudiants de sa faculté à l’Université dePétersbourg ».

À son immense surprise, Razumov se vit tendreune main blanche et fine. Il la prit avec confusion, (elle étaitdouce et molle), et entendit un murmure de condescendance, où ildistingua seulement les mots de « Satisfaisant » et« Persévérer ». Mais il ressentit une impression plusstupéfiante encore en sentant, tout à coup, avant qu’elle ne luifût reprise, une pression nette de la main élégante, une pressionlégère comme un signe secret. L’émotion de ce geste fut terriblepour Razumov, qui sentit son cœur sauter dans sa gorge. Lorsqu’illeva les yeux, le personnage aristocratique, écartant d’un geste lepetit avoué, avait ouvert la porte et sortait de la pièce.

L’avoué fourragea quelques instants dans sespapiers, puis, brusquement : « Savez-vous quel était cethomme ? » demanda-t-il.

Razumov, dont le cœur continuait à battreviolemment, fit un geste de tête silencieux.

« C’était le prince de K… Vous vousdemandez ce qu’il pouvait bien faire dans le trou d’un pauvre ratde lois comme moi, n’est-ce pas ? Ces grands personnages ontparfois des curiosités sentimentales comme le commun des mortels.Mais si j’étais à votre place, Kirylo Sidorovitch »poursuivit-il, avec un regard oblique et un ton d’emphaseparticulière sur le patronyme, « je ne me targuerais pas enpublic de cette présentation. Ce ne serait pas prudent, KiryloSidorovitch. Oh non certes ! Ce serait même compromettant pourvotre avenir ».

Les oreilles de Razumov brûlaient comme du feuet ses yeux s’embrumaient. « Cet homme ! » sedisait-il, en lui-même. « Lui ! »

C’est par ce monosyllabe qu’il prit dès lorsl’habitude de désigner dans son esprit l’étranger aux favoris grisde soie. De ce jour aussi, il regarda avec intérêt, au cours de sespromenades dans les quartiers élégants, les chevaux et les voituresmagnifiques conduits par le cocher à la livrée du prince K… Il vitune fois sortir la Princesse qui faisait des emplettes dans lesmagasins, suivie de deux fillettes dont l’une était plus grande quel’autre de près d’une tête. Leurs cheveux blonds tombaientlibrement sur le dos à la manière anglaise ; elles avaient desyeux rieurs, des manteaux, des manchons et de petites toques defourrure exactement semblables ; leurs joues et leur nezétaient gaiement teintés de rose par le froid. Elles traversèrentle trottoir devant Razumov qui poursuivit sa route avec un timidesourire intérieur. « Ses filles » « Lui »ressemblaient. Le jeune homme sentit monter en lui une boufféechaude de tendresse pour ces enfants qui ignoreraient toujours sonexistence. Elles allaient épouser bientôt des généraux ou desgentilshommes de la Chambre, et elles auraient des garçons et desfilles qui connaîtraient peut-être un jour Razumov comme un vieuxprofesseur célèbre et décoré, Conseiller Privé même et gloire de laRussie ; voilà tout !

Mais un professeur célèbre, c’est quelqu’un,et son mérite mettrait sur l’étiquette Razumov un nom honoré !Il n’y avait rien d’étrange, en somme, dans ce désir de notoriétéqu’éprouvait l’étudiant, car la véritable vie d’un homme est celleque lui assignent dans leurs pensées les autres hommes, guidés parle respect ou l’amour naturel. En rentrant chez lui, le jour del’attentat contre M. de P…, Razumov était décidé à fairetous ses efforts pour gagner la médaille d’argent.

En gravissant lentement les quatre étages del’escalier sombre et crasseux qui montait à sa chambre, il sentaitcroître sa confiance dans le succès. Le nom du lauréat seraitpublié dans les journaux du jour de l’An, et la penséequ’« Il » l’y verrait probablement obligea Razumov às’arrêter court pendant une seconde ; puis il reprit sonascension, en souriant de son émotion. « Ce n’est là qu’uneombre », se dit-il, « mais le métal de la médaille seraune réalité palpable et un heureux début. »

La chaleur de sa chambre parut agréable etencourageante à son appétit de travail. « J’ai devant moiquatre heures de bonne besogne », se disait-il. Mais à peineavait-il fermé la porte qu’il tressaillit violemment. Noire contrela blancheur du grand poêle de porcelaine qui brillait dansl’ombre, se détachait une étrange silhouette, revêtue d’un manteaude drap brun à basques, ajusté et serré à la taille, les jambesprises dans de hautes bottes, et la tête couverte d’une petitetoque d’Astrakhan. L’allure générale était souple et martiale.Razumov restait confondu et c’est seulement lorsque l’homme eutfait deux pas en avant, en lui demandant d’une voix calme et gravesi la porte était bien fermée, qu’il retrouva la parole.

« Haldin !… Victor Victorovitch…Est-ce bien vous ? Oui la porte est fermée. Mais voici qui estpour le moins inattendu ».

Victor Haldin, plus âgé que la plupart de sescamarades d’Université, ne faisait pas partie du clan des étudiantslaborieux. On ne le voyait presque jamais aux cours, et lesautorités le cataloguaient comme « esprit inquiet etfaux », – notes détestables. Mais il jouissait auprès de sescamarades d’un grand prestige personnel et exerçait sur leur penséeune véritable influence. Razumov n’avait jamais été intime aveclui. Ils s’étaient rencontrés, de loin en loin, dans des réunionsprivées d’étudiants et avaient même entamé une discussion, une deces discussions sur les grands principes, chères aux espritsardents de la jeunesse.

Razumov aurait été heureux de voir soncamarade choisir un autre moment pour venir bavarder. Il se sentaiten train pour s’attaquer à la composition du concours. Maisconscient de l’impossibilité qu’il y avait à renvoyer sans égardsun homme comme Haldin, il usa de son ton le plus hospitalier pourle prier de s’asseoir et de fumer.

« Kirylo Sidorovitch », fit l’autre,en enlevant sa toque, « nous ne faisons peut-être pasexactement partie du même camp. Votre intelligence est plutôttournée vers la spéculation. Vous ne parlez guère, mais je n’aijamais vu personne qui pût mettre en doute la générosité de vossentiments. On sent dans votre caractère une fermeté qui ne sauraitaller sans courage ».

Razumov se sentit flatté et balbutia quelquesmots pour exprimer sa satisfaction d’une opinion aussi heureuse,mais Haldin leva la main.

« C’est ce que je me disais »,poursuivit-il, « en m’avançant à travers le chantier de bois,au bord de la rivière. C’est un caractère bien trempé, pensais-je,que celui de ce jeune homme qui ne laisse pas son âme voler auvent ! Votre réserve m’a toujours intéressé, KiryloSidorovitch. Aussi ai-je cherché votre adresse dans ma mémoire. Etvoyez ma chance : votre dvornik avait quitté sa loge pourtraverser la rue et causer avec un conducteur de traîneau. Je n’airencontré personne dans le vestibule, pas une âme. En montantl’escalier, j’ai vu votre logeuse sortir de votre chambre, maiselle ne m’a pas aperçu. Elle a traversé le palier pour rentrer chezelle… et j’ai pu me glisser chez vous. Voici deux heures que jevous attends, d’un instant à l’autre ».

Razumov avait écouté ces paroles avecsurprise, mais sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, Haldinajouta, résolument : « C’est moi qui ai supprimé de P… cematin… »

Razumov réprima un cri d’effroi. La sensationde la ruine de sa vie, due à la seule rencontre d’un semblablecrime, s’exprima en lui par cette exclamation à demiironique : « C’en est fait de ma médailled’argent ! »

Haldin reprit, après un instant desilence :

« Vous ne dites rien, KiryloSidorovitch ! Je comprends votre silence, et à vrai dire, jene pouvais m’attendre, connaissant la froideur de vos manièresanglaises à ce que vous me serriez dans vos bras. Mais qu’importevotre attitude ? Vous avez assez de cœur pour entendre lebruit des pleurs et des grincements de dents que cet homme asuscités dans le pays. C’en était assez pour détruire tous nosrêves philosophiques. Il arrachait la plante nouvelle, et c’est cequ’il fallait empêcher. C’était un homme dangereux, un convaincu.Trois années de plus de son œuvre nous auraient replongés dans undemi-siècle de servage ! Songez à toutes les vies gâchées, àtoutes les âmes perdues, pendant ce temps ! »

Sa voix brève et assurée perdit brusquementson timbre, et c’est d’un ton sourd qu’il ajouta : « Oui,frère, je l’ai tué !… Et c’est une exténuantebesogne ! »

Razumov s’était affalé sur une chaise. Ils’attendait à toute minute à voir une foule de policiers faireirruption dans la chambre. Des milliers d’agents devaient être à larecherche de cet homme qui marchait là, de long en large… Haldins’était remis à parler d’une voix ferme et contenue. De temps entemps, il faisait un geste, posément et sans hâte.

Il dit à Razumov sa pensée tendue pendant unan, ses semaines d’insomnie. « Lui » et « UnAutre » avaient été avertis, très tard dans la soiréeprécédente, par une « certaine personne », desdéplacements du Ministre. Lui et « Un Autre » avaientpréparé leurs « engins », décidés à ne plus dormirjusqu’à ce que « la chose » fut faite. Ils avaient marchédans les rues, toute la nuit, sous la neige, en portant leurs« engins »… sans échanger une parole. Lorsqu’ils voyaientvenir une patrouille de police, ils se prenaient par le bras,affectant l’allure de deux paysans en goguette, titubant et parlantd’une voix rauque et avinée. Seuls, ces singuliers intermèdescoupaient leur silence et leur marche incessante. Leurs plansétaient faits à l’avance. À l’aube, ils se dirigèrent versl’endroit où ils savaient que le traîneau devait passer. En levoyant venir, ils échangèrent un adieu assourdi, et se séparèrent.« L’Autre » resta au coin de la rue, tandis que Haldin sepostait un peu plus loin.

Après avoir lancé sa bombe, il s’enfuit,immédiatement entouré par la foule affolée que la seconde explosionavait dispersée. Bousculé par des gens ivres de terreur, ilralentit le pas pour laisser passer le flot, puis tourna à gauche,dans une rue étroite, où il se trouva seul.

Il était stupéfait de cette fuite immédiate.Sa tâche était accomplie : il pouvait à peine y croire. Illutta contre un désir presque irrésistible de se coucher sur lachaussée et d’y dormir. Mais cette faiblesse, faite d’unedemi-torpeur, se dissipa rapidement ; il hâta le pas et sedirigea vers un des quartiers les plus pauvres de la ville, à larecherche de Ziemianitch.

Ce Ziemianitch, comprit Razumov, était unesorte de demi-paysan, à qui la location de quelques traîneaux et deleurs attelages avait procuré une petite aisance. Haldin s’arrêtadans son récit, pour s’écrier :

« Ah, le garçon brillant, l’âmecourageuse ! C’est le meilleur cocher de Pétersbourg…Ah ! voilà un homme ! »

Ziemianitch consentait à conduire une ou deuxpersonnes, en toute sécurité, et à n’importe quel moment, jusqu’àla deuxième ou troisième station d’une des lignes du Midi.Seulement on n’avait pas eu le temps de le prévenir la veille. Onle trouvait, en général, dans un restaurant de bas-étage desfaubourgs. C’est là que Haldin avait été le chercher, mais envain ; l’homme était absent et on ne l’attendait pas avant lesoir. Haldin avait repris sa marche à l’aventure.

Il vit ouverte devant sa course errante laporte d’un chantier de bois, et y pénétra pour échapper au vent quibalayait l’avenue glaciale. Sous la couche de neige, les grandespiles rectangulaires de bois coupé prenaient l’aspect de huttes devillage. Le gardien du chantier qui trouva l’étudiant blotti entredeux de ces piles commença par lui parler d’un ton cordial. C’étaitun vieillard desséché qui portait l’un sur l’autre deux manteaux desoldat, en loques. Il avait une figure comique de vieux sorcier,entourée d’un mouchoir rouge crasseux qui passait sous son manteauet par-dessus ses oreilles. Mais sa bonne humeur fit place tout àcoup à la maussaderie, et il se mit, sans rime ni raison, à pousserdes cris furieux.

« N’allez-vous pas déguerpir d’ici,espèce de badaud ? On les connaît les ouvriers de votreespèce ! Un grand diable, jeune et vigoureux ! Il n’estmême pas ivre !… Qu’est-ce que vous me voulez ? Vous neme faites pas peur. Allez-vous-en, avec votre saleregard ! »

Haldin s’arrêta devant le siège de Razumov. Lasouplesse de son corps, et la blancheur du front au-dessus duquelles cheveux blonds montaient tout droit, lui donnaient un aspectd’audace fière.

« Il n’aimait pas mon regard »,dit-il. « Alors… me voici… »

Razumov fit un effort pour parler aveccalme.

« Mais, pardonnez-moi, VictorVictorovitch… Nous nous connaissons si peu… Je ne vois pas pourquoivous… »

« La Confiance », fit Haldin.

Ce mot scella les lèvres de Razumov comme unemain appliquée sur sa bouche, malgré les arguments venus en foule àson esprit.

« Alors… vous voici », murmura-t-ilentre ses dents.

L’autre ne perçut et ne soupçonna même pas leton de colère.

« Oui, me voici. Et personne ne sait queje suis chez vous. Vous êtes le dernier homme que l’on puissesoupçonner, si je venais à être pris. Et c’est un avantage,n’est-ce pas ? D’ailleurs, en m’adressant à un espritsupérieur comme le vôtre, je puis bien avouer la vérité. Je me suisdit que vous… que vous n’avez personne qui tienne à vous, aucunlien, aucun être qui puisse pâtir de ma découverte dans votrelogis. Il y a déjà assez de maisons russes en ruines ! Je nevois pas non plus comment on pourrait jamais se douter de monpassage ici. Si l’on m’arrête, je saurai tenir ma langue, quoiqu’onveuille faire de moi », conclut-il d’un ton farouche.

Il se remit à marcher, tandis que Razumovrestait assis, épouvanté.

« Vous avez pensé… » balbutia-t-il,écœuré d’indignation.

« Oui, Razumov. Oui, frère. Un jour vousnous aiderez dans notre œuvre. Vous me prenez maintenant pour unterroriste, un destructeur de tout ce qui existe. Mais dites-vousbien que ceux-là sont les vrais destructeurs, qui attentent àl’esprit de progrès et de vérité,… et non les vengeurs quis’attaquent seulement aux persécuteurs même de la dignité humaine.Il faut des hommes comme moi pour faire de la place aux froidspenseurs comme vous. Et ces hommes-là ont fait le sacrifice de leurvie… ce qui ne m’empêche pas cependant de désirer me sauver, si jele puis. Ce n’est pas ma vie que je veux mettre à l’abri, mais lapuissance d’action qu’il y a encore en moi. Je ne vivrai pas dansl’oisiveté. Oh non ! Ne vous y trompez pas, Razumov ; leshommes comme moi sont rares. Et puis, un exemple comme celui-ci estplus terrible pour les oppresseurs quand son auteur disparaît sanslaisser de traces. Ils restent tremblants, tapis dans leurs bureauxet leurs palais. Tout ce que je vous demande, c’est de m’aider àdisparaître. Ce n’est pas bien difficile. Il vous suffira d’allertout à l’heure voir Ziemianitch de ma part, à l’endroit où j’ai étémoi-même ce matin. Vous lui direz simplement : « Celuique vous savez voudrait trouver un traîneau bien attelé à lahauteur du septième réverbère de gauche, à partir du haut de la rueKarabelnaya. Soyez là à minuit et demie, et, s’il n’y avaitpersonne à cette heure, que le traîneau descende deux ou troismaisons plus loin, pour revenir au même endroit dix minutes plustard ! »

Razumov cherchait la raison qui l’avaitempêché d’interrompre depuis longtemps ce flot de paroles pour direà l’autre de s’en aller. Était-ce faiblesse, ou quoi ?

Il eut l’impression d’obéir à un instinctprofond. Haldin devait avoir été vu. Il était inadmissible quepersonne n’eût remarqué les traits et l’aspect général de l’hommequi avait lancé la seconde bombe. Haldin était facile àreconnaître, et l’on avait dû, sur l’heure, donner son signalementà des milliers de policiers. Chaque minute rendait le péril plusimminent, et renvoyé à sa course errante dans la rue, il ne pouvaitmanquer d’être arrêté bientôt.

La police saurait bien vite tout ce qui leconcernait et échafauderait une conspiration dont la découvertesupposée mettrait en grand péril tous les amis et connaissances dumeurtrier. Des expressions inconsidérées, de petits faits innocentsen soi, seraient tenus pour autant de crimes. Razumov se rappelaitcertaines paroles qu’il avait prononcées, des discours entendus,des réunions inoffensives auxquelles il avait pris part ; unétudiant ne pouvait guère se tenir systématiquement à l’écart, sansdevenir suspect à ses camarades.

Razumov se vit dans une forteresse, interrogé,tourmenté, maltraité peut-être, puis déporté par ordre del’administration. Sa vie serait brisée, vide de tout espoir. Il sevit, – et c’est ce qu’il pouvait attendre de mieux, – menant, sousl’œil de la police, une existence misérable, dans quelque pauvre etlointaine ville de province, – sans amis pour subvenir à sesbesoins ou tenter quelques démarches susceptibles d’adoucir sonsort, sans aucune des connaissances qui venaient en aide auxautres. Les autres ! ils avaient des pères, des mères, desfrères, des parents, des amis, prêts à remuer pour eux ciel etterre ; lui, il n’avait personne ! Les juges mêmes quil’auraient condamné le matin, auraient oublié son existence avantla nuit.

Il vit sa jeunesse se faner dans la misère etle dénuement, ses forces s’en aller, son esprit devenir une chosevile. Il se vit, rasant les murs, misérable et râpé, et finissantpar mourir seul, dans un taudis sordide, ou sur le lit ignoble d’unhôpital du Gouvernement.

Il frissonna, mais sentit descendre en lui lecalme de l’amertume. Mieux valait en somme garder cet homme àl’abri des dangers de la rue, jusqu’au moment où il pourrait s’enaller avec quelque chance de salut. Oui, décidément, c’est ce qu’ily avait de mieux à faire. Razumov n’en sentait pas moins qu’undanger perpétuel planerait sur son existence solitaire. On pourraitaussi longtemps que le criminel vivrait, lui reprocher lesévénements de ce soir, aussi longtemps que dureraient lesinstitutions présentes. Et ces institutions lui paraissaient, en cemoment, raisonnables et indestructibles, aussi harmonieusesqu’était discordante et atroce la présence de cet homme. Il lehaïssait cet homme ! Et il dit doucement :

« Oui, bien entendu ; j’irai là-bas.Vous me donnerez des instructions précises… et pour le reste…comptez sur moi. »

« Ah ! vous êtes un homme !Calme, froid comme la glace ! Un vrai Anglais. D’où tenez-vousvotre âme ? Il n’y a pas beaucoup d’hommes comme vous.Écoutez, frère. Les hommes comme moi ne laissent pas de postérité,mais leur âme n’est pas perdue. Il n’y a jamais d’âme tout à faitperdue. Elle travaille dans l’ombre ;… à quoi serviraient sanscela ses souffrances : le martyre, le sacrifice, laconviction, la foi ? Que deviendra mon âme lorsque je mourraide la mort qui m’attend, bientôt, très tôt, peut-être ? Ellene périra pas. Ne vous y trompez pas, Razumov ; ce n’est pasdu meurtre ; c’est de la guerre… de la guerre ! Monesprit animera des cœurs russes jusqu’au jour où le mensonge serabalayé du monde. La civilisation moderne est construite sur lemensonge, mais une vérité nouvelle sortira de la Russie. Ah !vous ne dites rien ; vous êtes sceptique. Je respecte votrescepticisme philosophique, Razumov, mais ne touchez pas à l’âme, àl’âme russe qui vit en nous tous. Elle a un avenir, elle a unemission, je vous le dis ; aurais-je été amené sans cela àfaire cette chose atroce… comme un boucher… au milieu de tous cesinnocents… à jeter la mort… moi ! moi !… moi qui neferais pas de mal à une mouche ! »

« Pas si fort », fit rudementRazumov.

Haldin s’assit brusquement, et, appuyant satête sur ses bras croisés, éclata en sanglots. Il pleuralonguement.

Le crépuscule s’était épaissi dans la chambre.Razumov écoutait les sanglots, immobile, perdu dans une stupeursombre.

L’autre redressa la tête, et se releva,maîtrisant sa voix avec effort.

« Oui. Les hommes comme moi ne laissentpas de postérité », reprit-il, d’un ton plus calme.« Mais j’ai une sœur qui vit avec ma vieille mère. Grâce àDieu, j’ai pu les décider à partir cette année pour l’étranger. Cen’est pas une mauvaise petite fille que ma sœur. Il y a dans sesyeux plus de loyauté que dans ceux d’aucun être humain qui ait vécusur cette terre. Elle se mariera bien, je l’espère. Elle aura desenfants, des fils peut-être. Regardez-moi : Mon père était unfonctionnaire provincial du Gouvernement et possédait aussi unpetit domaine. C’était un bon serviteur de Dieu, un vrai Russe à samanière. Il avait l’âme de l’obéissance. Mais je ne tiens pas delui. Il paraît que je ressemble au frère aîné de ma mère, unofficier, fusillé en 1828… sous Nicolas, vous savez. Ne vous ai-jepas dit que c’est la guerre… la guerre ? Mais Dieu deJustice ! C’est une exténuante besogne ! »

Razumov, de sa chaise où il était assis, latête appuyée sur la main, éleva une voix qui paraissait sortir dufond d’un abîme.

« Vous croyez en Dieu,Haldin ? »

« Vous voici accroché à des mots qu’onlaisse échapper. Qu’importe ! Quelles étaient donc les parolesde cet Anglais : « Il y a une âme dans les choses… »Le diable l’emporte ; je ne me souviens plus. Mais il disaitvrai. Lorsque se lèvera le jour des penseurs tels que vous,n’oubliez pas ce qu’il y a de divin dans l’âme russe… et cela,c’est la résignation. Respectez-la, au moins, dans votre agitationintellectuelle, et ne laissez pas l’arrogance de votre sagesseintercepter le message qu’elle adresse au monde. Je vous parlemaintenant comme un homme qui a une corde autour du cou. Pour quime prenez-vous ? Pour un révolté ? Non, c’est vous, lespenseurs, qui êtes les éternels révoltés. Moi je suis un résigné.Lorsque s’est imposée à moi la nécessité de cette lourde tâche, etque j’ai compris qu’il fallait l’accomplir, qu’ai-je fait ?Ai-je exulté, ai-je été fier de mes projets… en ai-je pesé lavaleur et les conséquences ? Non ! je me suisrésigné ! J’ai pensé : « Que la volonté de Dieu soitfaite ! »

Il se jeta tout de son long sur le lit deRazumov, et appuyant sur ses yeux le dos de ses mains, il restaparfaitement immobile et silencieux. On n’entendait même pas lebruit de sa respiration. La paix morte de la chambre resta absolue,jusqu’au moment où, dans l’ombre, s’éleva la voix morne deRazumov :

« Haldin »

« Oui », fit l’autre, sans bouger,dans l’obscurité dense qui le rendait maintenant invisible.

« N’est-il pas temps pour moi departir ? »

« Oui, frère. » La voix de Haldinrésonnait comme s’il eut parlé dans un rêve, au-dessus du lit où ilrestait immobile, dans l’ombre. « L’heure est venue de tenterla destinée ».

Il s’arrêta, puis donna à Razumov quelquesinstructions, avec la voix calme et impersonnelle d’un sujetendormi. Razumov se préparait, sans un mot de réponse. Comme ilquittait la chambre, la voix s’éleva du lit, à nouveau :

« Dieu soit avec toi, âmesilencieuse ».

Sorti sur le palier, avec précaution, Razumovferma la porte et mit la clef dans sa poche.

II

On croirait les paroles et les événements decette soirée gravés à l’aide d’un instrument d’acier dans lecerveau de M. Razumov, pour qu’il ait pu, plusieurs moisaprès, en écrire le récit avec tant de détails et tant deprécision.

Il note avec plus de minutie et d’abondanceencore, les pensées qui l’assaillirent une fois dans la rue. Ellesaffluèrent sans doute avec une force nouvelle, pour n’être pluscontenues par la présence d’Haldin, la conscience terrifiante d’ungrand crime et la puissance stupéfiante d’un fanatisme exalté. Enparcourant les pages du journal de M. Razumov, je dois avouercependant que l’expression « afflux de pensées » n’estpas une image heureuse.

La description exacte, la réplique fidèle del’état de ses sentiments seraient rendues par ces mots :« Un tumulte de pensées ». Non que ces pensées fussentnombreuses ; elles étaient, comme celles de la plupart desêtres humains, simples et en petit nombre,… mais il seraitimpossible de donner ici une idée de leurs répétitions, de leursexclamations, qui se poursuivaient en un tourbillon lassant et sansfin… – car la course était longue.

Si le lecteur d’Occident les trouve choquantesou mal appropriées, voire nettement impropres à la situation, ildevra peut-être s’en prendre d’abord à la maladresse de mon récit.Mais je lui ferai observer aussi qu’il ne s’agit pas, dans cettehistoire, de notre Europe Occidentale.

Il est possible que les nations aient imposéune forme à leurs gouvernements, mais les gouvernements les ont, enretour, payées de la même monnaie. Il est absurde de supposer unjeune Anglais dans la situation de M. Razumov. Ce serait doncune entreprise vaine que d’imaginer ses pensées en semblableoccurrence. La seule conjecture plausible que l’on puisse hasarder,c’est, qu’en face d’une telle crise, il ne penserait pas commeM. Razumov. Il n’aurait pas comme lui, l’expériencehéréditaire et personnelle des moyens employés par une autocratiehistorique, pour la répression des idées, la sauvegarde de sonpouvoir et la protection de sa propre existence. Seule uneimagination fantaisiste pourrait lui faire concevoir la possibilitéd’une arrestation et d’un emprisonnement arbitraires, mais il luifaudrait des idées délirantes (et serait-ce encore suffisant) pourenvisager le knout comme moyen pratique d’interrogatoire ou depunition.

Ce n’est là qu’un exemple brutal et palpabledes conditions si différentes de notre pensée d’Occidentaux. Je nesaurais dire si l’idée vint à Razumov de cette menace précise, maissans doute faisait-elle inconsciemment partie de l’ensemble deterreurs et d’épouvantes, suscitées par la crise. Razumov, nousl’avons vu, connaissait des moyens plus subtils dont sait user ungouvernement despotique pour détruire la vie d’un individu. Lamoindre des calamités qui le menaçaient, la simple expulsion del’Université et l’impossibilité de poursuivre nulle part sesétudes, brisaient net l’existence d’un jeune homme qui attendait duseul développement de ses dons naturels une place dans le monde. Ensa qualité de Russe, être impliqué dans une conspiration, c’était,pour lui, sombrer dans les bas-fonds de la société, parmi lesdésespérés et les miséreux, oiseaux de nuit de la ville.

Ajoutez à cela, pour concevoir les pensées deRazumov, ses conditions spéciales de famille, ou plutôt l’absencetotale de famille dont il souffrait, souvenir cuisant rappelé defaçon particulièrement brutale par les paroles de ce fatalHaldin.

« Est-ce parce que je n’ai pas de parentsqu’on doit encore m’enlever tout le reste ? »pensait-il.

Il se raidit, en un effort nouveau pourcontinuer sa route. Des traîneaux glissaient sur la chaussée au sonde leurs grelots, apparitions fantastiques qui se détachaient dansla nuit noire, au milieu d’un halo de blancheur frémissante.

« Car c’est un crime », sedisait-il. « Un meurtre est un meurtre. Bien qu’à vrai dire,des institutions libérales… »

Une sensation de nausée l’arrêta. « Ilfaut que je sois courageux », s’exhorta-t-il. Toute sa forceavait disparu, comme si on la lui avait prise, d’un geste. Mais unpuissant effort de volonté lui fit surmonter cettedéfaillance ; il avait peur de s’évanouir dans la rue etd’être ramassé par la police avec la clef de sa chambre dans lapoche. Chez lui, on trouverait Haldin, et alors vraiment, toutserait fini.

C’est, chose assez singulière, cette craintemême qui paraît l’avoir soutenu jusqu’au bout. Les rares passantssurgissaient brusquement devant lui, tout noirs parmi les floconsde neige, et s’évanouissaient aussitôt, sans bruit de pas.

Razumov se trouvait dans un quartiermisérable ; il aperçut sous la lumière d’un réverbère unevieille femme à laquelle des châles en loques donnaient un aspectde mendiante en fin de journée. Elle marchait paresseusement dansle brouillard, comme si nul foyer ne l’avait attendue, et serraitsous le bras à la façon d’un trésor inestimable, une miche ronde depain noir. Razumov détourna les yeux, jaloux de la paix de cetesprit et de la sérénité de cette destinée.

On s’étonne, à lire le journal deM. Razumov, qu’il ait pu continuer sa marche au long des ruesinterminables, sur des trottoirs que la neige bloquait peu à peu.C’est la pensée de Haldin enfermé dans sa chambre, et le désiréperdu d’en finir avec lui, qui le poussaient. Il n’y avait, dansses efforts, aucun motif de raison. Aussi, lorsqu’en arrivant aumisérable restaurant, il apprit l’absence de Ziemianitch, l’hommeaux chevaux, resta-t-il muet de stupeur.

Le garçon, jeune homme aux cheveux endésordre, vêtu d’une blouse rose et de bottes goudronnées cria,avec un ricanement stupide qui découvrait ses gencives pâles, qu’audébut de l’après-midi, Ziemianitch après s’être rempli la panse,était parti avec une bouteille sous chaque bras « sans doutepour se donner du cœur en compagnie de ses chevaux »,ajouta-t-il.

Le tenancier du taudis, petit homme osseuxdont le caftan de drap sale tombait sur les talons, se tenait toutprès, les mains passées dans la ceinture, et hochait la tête ensigne d’affirmation.

Les vapeurs d’alcool, le relent graisseux desmets rances saisirent Razumov à la gorge. Il frappa la table de sonpoing fermé, et cria violemment :

« Vous mentez ».

Des faces sordides se tournaient vers lui. Unvagabond loqueteux, aux yeux doux, qui buvait son thé à la tablevoisine, s’en alla plus loin. Un murmure d’étonnement monta,souligné d’inquiétude. Un rire s’éleva aussi, en même temps qu’uneexclamation railleuse : « Voyons !Voyons ! » Le garçon regardait autour de lui, prenant lesassistants à témoins.

« Ce Monsieur ne veut pas croire queZiemianitch est saoul ! »

D’un coin éloigné, un être innommable,horrible et hirsute, dont la face noire ressemblait à un museaud’ours, grogna rageusement, d’une voix rauque :

« Sacré conducteur de voleurs !Est-ce que nous avons besoin de ses clients ? Nous sommes tousd’honnêtes gens ici ! »

Razumov se mordait les lèvres jusqu’au sang,et se contenait pour ne pas éclater en imprécations, mais enentendant à son oreille le murmure du gargotier :« Venez, petit père », il le suivit dans un trouminuscule situé derrière le comptoir de bois, et d’où sortait unbruit d’éclaboussures. Une créature mouillée, crottée etfrissonnante, sorte d’épouvantail sans sexe, se penchait au-dessusd’un cuveau de bois, où elle lavait des verres à la lueur d’unechandelle.

« Oui, petit père », fit d’un tonlarmoyant l’homme au long caftan. Il avait une petite figure bonneet rusée, semée d’une maigre barbe grisâtre. Tout en essayantd’allumer une lanterne de fer-blanc qu’il serrait contre sapoitrine, il bavardait sans trêve.

Il montrerait Ziemianitch au Monsieur, pourlui prouver qu’il ne disait pas de mensonges. Et il le luimontrerait ivre. La femme du cocher s’était enfuie, paraît-il, laveille au soir. « Et la vieille sorcière que c’était !Maigre ! Pfui ! » Il cracha. Elles filaient toutesde chez ce cocher du diable !… Il avait soixante ans pourtant…Mais il ne pouvait jamais s’y faire. « À chacun, n’est-ce pas,ses peines selon son cœur… et Ziemianitch a toujours été un vieuxfou. Alors, il se jetait sur la boisson. Qu’est-ce qui pourraitvivre dans notre pays sans la boisson ? Ah, c’est un vraiRusse, le petit cochon !… Veuillez me suivre. »

Sur un épais tapis de neige, Razumov traversaune cour entourée de hauts murs aux fenêtres innombrables. Çà et làbrillait confusément, dans la masse d’ombre carrée, un lumignonjaunâtre. La maison ne formait qu’un immense taudis, une ruche devermine humaine, formidable repaire de miséreux sur lesquelsplanaient la famine et le désespoir.

Dans un coin de la cour, le terrains’inclinait en pente rude, et guidé par la lanterne, Razumovs’engagea par une petite porte, dans un sous-sol allongé, sorte deboyau souterrain et sordide. Vers le fond du caveau, trois petitschevaux au poil broussailleux, attachés à des anneaux, groupaientleurs têtes. Immobiles et sombres sous la lueur confuse de lalanterne, ils devaient constituer le fameux attelage convoité parHaldin. Razumov scrutait anxieusement l’ombre, tandis que son guidefouillait la paille du bout du pied.

« Le voici. Ah le petit pigeon. Un vraiRusse ! » « Pas de peines de cœur pour moi »,qu’il dit : « Apportez-moi la bouteille et enlevez-moi cesale gobelet ! Ah ! Ah ! Ah ! voilàl’homme ! »

Il élevait sa lanterne au-dessus du corpsallongé d’un individu manifestement habillé pour une sortie. Latête se perdait dans un capuchon de drap, et d’un tas de pailleémergeait une paire de pieds chaussés d’énormes bottes.

« Toujours prêt à conduire tout lemonde », poursuivait l’homme au caftan. « Un vrai cocherrusse ! Saint ou diable, nuit ou jour, c’est tout un pourZiemianitch quand son cœur est libre de chagrins. Je ne vousdemande pas qui vous êtes, mais où vous voulez aller ! qu’ildit. Il conduirait Satan à son domicile, et reviendrait en chantantpour ses chevaux. Il en a conduit plus d’un qui fait aujourd’huisonner ses chaînes dans les mines de Nertchinsk. »

Razumov frissonna.

« Appelez-le ; réveillez-le »,fit-il d’une voix trouble.

L’autre posa sa lanterne sur le sol, et reculad’un pas pour lancer un coup de pied dans le corps inanimé. Ledormeur frémit, mais ne bougea pas. Au troisième coup de pied, ilgrogna, mais resta toujours inerte.

Le gargotier n’insista pas,… et avec unprofond soupir :

« Vous voyez vous-même ce qu’il en est.Nous avons fait notre possible pour vous. »

Il reprit sa lanterne. Des ombres noiresdansaient dans le cercle de lumière. Une fureur terrible, l’aveugleet instinctive rage de la conservation, saisit Razumov.

« Ah la sale bête », gronda-t-ild’une voix furieuse qui faisait sauter et trembler la flamme de lalanterne. « Je te réveillerai ! Donnez-moi…Donnez-moi… »

Il chercha autour de lui, les yeux égarés, etsaisissant le manche d’une fourche d’écurie, il se mit, avec descris inarticulés, à frapper le corps inerte. Puis ces criscessèrent, tandis que les coups continuaient à pleuvoir, dansl’ombre silencieuse de l’écurie souterraine. Razumov rossaitZiemianitch avec une fureur inlassable, à grandes volées de coupsretentissants.

Mais seul il s’agitait, en mouvementsviolents ; ni l’homme ni les ombres du mur ne bougeaient. Etl’on n’entendait que le bruit des coups ; c’était une scènelugubre.

Tout à coup, il y eut un craquement sec ;le manche se brisa, et son extrémité vola dans l’ombre, au delà ducercle de lumière. En même temps, Ziemianitch se redressa. Razumovresta immobile, rigide comme l’homme à la lanterne, mais sapoitrine se soulevait, comme si elle allait éclater.

Une sensation obscure de douleur avait dûfinir par pénétrer les ténèbres de l’ivresse consolante appesantiessur « la brillante âme russe », objet de l’admirationenthousiaste de Haldin. Mais Ziemianitch ne voyait évidemment rien.Ses yeux clignèrent, tout blancs dans l’ombre, une fois…, deuxfois…, puis toute lueur s’en effaça. Pendant un instant, lespaupières closes, il resta assis sur la paille, avec un air étrangede méditation lasse, puis il se laissa couler sur le côté… sans unbruit. Seule la paille eut un petit craquement. Razumov regardait,les yeux fous, la respiration haletante ; après une seconde oudeux, il entendit un léger ronflement.

Alors, jetant au loin le fragment du mancheresté dans sa main, il partit à grandes enjambées, sans regarderderrière lui.

À peine avait-il fait cinquante pas dans larue, la tête vide, qu’il s’enfonça dans un monceau de neige où ilse trouva bientôt engagé jusqu’aux genoux.

Cet incident lui fit retrouver ses sens, et ilvit, en regardant autour de lui qu’il s’était trompé de côté. Ilrevint sur ses pas, mais cette fois à une allure plus modérée. Enrepassant devant la maison qu’il venait de quitter, il tendit lepoing vers ce sombre refuge de la misère et de l’abjection, dont lamasse sinistre se détachait sur la blancheur du sol et paraissaitcouver le crime. Il laissa retomber son bras avecdécouragement.

Le total abandon de Ziemianitch au chagrin età l’ivresse, source de toutes consolations, l’avait confondu.C’était bien là le peuple ! Un vrai Russe ! Razumov sesentait heureux d’avoir battu la brute, « l’âmebrillante » louée par Haldin ! Le voilà bien lepeuple ; les voilà bien les enthousiastes ! Entre cesdeux folies, tout était fini pour Razumov, victime de l’ivresse dupaysan incapable d’agir et de l’ivresse d’un idéaliste rêveur,incapable de voir la raison des choses et le vrai caractère deshommes ! C’était une sorte d’enfantillage terrible ! Maisaux enfants on donnait des maîtres ! « Ah le bâton, lebâton… la main rude », pensait Razumov avec un désir ardent decoups distribués et de destruction.

Il était satisfait d’avoir rossé l’ivrogne.L’effort physique avait fait courir dans son corps une chaleurvivifiante. Le tumulte de son esprit s’était apaisé, comme si sonaccès de violence en avait éteint la fièvre. Il ne sentait plus enlui, à côté du sentiment persistant d’un danger terrible, qu’unehaine froide et irrésistible.

Il ralentissait le pas de minute en minute, etsi l’on songe à l’hôte qui l’attendait dans sa chambre, on conçoitles raisons de son peu d’empressement. Cet homme chez lui c’étaitune maladie subtile, une infection pestilentielle qui, si elle nelui coûtait pas la vie, en retrancherait tout ce qui la rend digned’être vécue, et changerait pour lui la terre en un véritableenfer.

Que faisait-il, l’autre, maintenant ?Restait-il toujours allongé comme un cadavre, le dos des mains surles yeux ? Razumov eut une vision morbide du corps couché surle lit, la tête creusant l’oreiller,… les jambes dans les hautesbottes, les pieds en l’air… Et, emporté par un élan de haine, il sedit : « Je le tuerai en rentrant ». Mais il savaitbien que ce serait là un geste inutile ; le cadavre pendu àson cou serait presque aussi compromettant que l’homme vivant. Ilaurait fallu pouvoir l’anéantir totalement… et c’était choseimpossible. Alors, n’avait-il plus qu’à se tuer pour sortir decette impasse ?

Mais il y avait trop de haine dans ledésespoir de Razumov pour lui permettre d’accepter une tellesolution.

Et pourtant, c’était du désespoir qu’ilsentait en lui, à l’idée de devoir vivre, à côté de Haldin, desjours sans nombre, de ressentir des alarmes mortelles, au moindrebruit. Peut-être, en apprenant que « l’âme brillante » deZiemianitch avait sombré dans les fumées de l’ivresse, l’hommeemporterait-il autre part son infernale résignation ! Mais cen’était guère probable.

« On m’écrase », se disait Razumov,« et je n’ai même pas la ressource de la fuite ! »D’autres possédaient quelque part un coin de terre, une petitemaison de province, où ils pouvaient porter leurs chagrins. Unrefuge matériel ! Lui, n’avait rien, pas même un refuge moral,le refuge des confidences. À qui pourrait-il aller conter sonhistoire, dans l’immense pays ?

Razumov frappa du pied, et sous le tapis douxde la neige, il sentit le sol dur de la Russie, le sol froid,inanimé, inerte, comme le visage morose et tragique d’un cadavre demère caché sous un linceul ;… sa patrie… sa patrie à lui, sansun foyer, sans un cœur !…

Il leva les yeux et resta stupéfait. La neigeavait cessé de tomber, et le ciel noir des hivers du Nord, éclaircicomme par miracle, étincelait au-dessus de sa tête de la splendeurdes étoiles allumées. C’était un dais adapté à la puretéresplendissante de la neige.

Razumov ressentit une impression presquephysique des espaces sans limite et des millions sans fin…

Et il y répondit avec l’aptitude d’un Russe, àqui vient en naissant la notion des nombres et de l’espace. Sousl’immensité somptueuse du ciel, la neige couvrait les forêts sansfin, les rivières gelées, les plaines immenses, effaçait les tracesdes chemins et les accidents du sol, nivelait tout sous sablancheur uniforme et faisait de la terre une formidable pageblanche, offerte au récit d’une inconcevable histoire. Ellerecouvrait le sol mort, la vie d’êtres sans nombre commeZiemianitch, et la poignée d’agitateurs, meurtriers imbéciles dugenre de cet Haldin.

Il y avait, dans cette terre, une sorted’inertie sacrée, pour laquelle Razumov se sentait pénétré derespect : « N’y touchez pas », semblait crier en luiune voix ; « N’attentez pas à cette garantie de durée, desécurité… » C’était le lent travail poursuivi par la destinée,l’œuvre de paix qui n’avait rien à voir avec la légèreté passionnéedes révolutions et leurs impulsions changeantes. Ce qu’il fallait,ce n’étaient pas les aspirations contradictoires d’un peuple, maisune volonté forte et unique, ce n’était pas le tumulte confus devoix innombrables, mais un homme, un homme fort et seul !…

Razumov était mûr pour la vraieconversion ; il en sentait l’approche et restait fascinédevant sa logique toute puissante. Car une suite de pensées n’estjamais illogique. L’illogisme tient aux nécessités profondes del’existence, à nos terreurs secrètes et à nos ambitions malavouées, à notre foi en nous, à laquelle se mêle une secrèteméfiance de nous-mêmes, à l’espoir que nous caressons et àl’appréhension des jours incertains.

En Russie, dans la patrie des idées sans corpset des aspirations vaines, bien des esprits solides ont fini parrenoncer aux conflits stériles et sans fin, pour se tourner vers laseule grande tradition historique du pays. Ils ont demandé àl’autocratie la paix de leur conscience de patriotes, comme unincrédule, touché un jour par la grâce, demande à la foi de sespères, la douceur du repos moral. Ainsi que d’autres Russes avantlui, Razumov sentait, à l’issue de sa lutte avec lui-même, la grâcele toucher au front.

« Un Haldin », pensait-il enreprenant sa marche, « rêve de destruction. Où le mènent sesindignations, ses discours sur la servitude et la justicedivine ? Tout cela ne tend qu’à la ruine. Plutôt voir souffrirdes millions d’individus qu’un peuple tout entier, transformé enune masse confuse, impuissante comme un flot de poussière dans levent. Plutôt l’obscurantisme que la lueur des torches incendiaires.La graine germe dans la nuit et c’est de l’obscurité du sol quesort la plante tout entière. Mais une éruption volcanique eststérile, et détruit le sol le plus riche. Et moi qui aime mon pays,moi qui n’ai rien d’autre à aimer, rien d’autre en quoi mettre mafoi, dois-je voir mon avenir, mon utilité peut-être, réduits ànéant par un fanatique sanguinaire ? »

La grâce envahissait Razumov. Il croyaitmaintenant à l’homme qui viendrait au jour désigné. Qu’est-ce quec’est qu’un trône ? Quelques morceaux de bois recouverts develours. Mais c’est aussi le siège du pouvoir. La forme d’ungouvernement ne représente qu’un instrument, un outil de travail.Mais vingt mille vessies gonflées des plus nobles sentiments etagitées dans l’air, ne produisent qu’un encombrement misérable,sans procurer puissance, volonté ou faveurs.

Il marchait, insoucieux du chemin, écoutant enlui-même un flot de paroles extraordinairement abondantes etfaciles. En général pourtant, les phrases lui venaient lentement,avec un effort conscient et laborieux. Mais une puissancesupérieure semblait lui dicter une série d’arguments magistraux, etlui donner l’éloquence écrasante de certains pécheursconvertis.

Il se sentait plein d’un orgueil austère.

« Que sont, auprès de la claire puissancede mon intelligence, les élucubrations sombres et brumeuses de cetindividu ? Ne suis-je pas ici dans mon pays ? N’ai-je pasquarante millions de frères ? » se disait-il, dans lesilence de son âme, en manière d’argument sans réplique. Et laterrible raclée qu’il avait donnée à Ziemianitch, lui semblait lesymbole d’une union intime, la triste et rude nécessité de l’amourfraternel. « Non ! si je dois souffrir, que je souffre aumoins pour mes convictions et non pas pour un crime que ma raison,…ma raison froide et supérieure, se refuse àadmettre ! »

Il cessa un instant de penser ; lesilence se fit complet en lui. Puis il sentit monter une inquiétudesuspecte, semblable à celle que nous éprouvons en pénétrant dansl’obscurité d’un lieu inconnu, crainte irraisonnée de l’invisible,appréhension absurde d’une chose qui va sauter sur nous.

Il restait, bien entendu, très loin desréactionnaires moisis, et ne voulait pas prétendre que tout fûtpour le mieux. Bureaucratie despotique…, abus…, corruption…, toutcela… Il fallait des hommes capables, des intelligences éveillées,des cœurs dévoués. Mais il fallait aussi sauver le pouvoir absolu,l’instrument tout prêt pour le grand autocrate de l’avenir. Razumovcroyait à sa venue, que rendait inévitable la logique del’histoire, et que l’état du peuple réclamait. « Quelle autrepuissance », se demandait-il ardemment « pourrait fairemouvoir toute cette masse dans une même direction ? Aucune,aucune autre qu’une volonté unique ! »

Il était persuadé de faire le sacrifice de sespropres aspirations au libéralisme en rejetant des erreursséduisantes, pour adopter l’austère vérité russe. « C’est dupatriotisme », se disait-il ; puis il ajoutait :« Il n’y a pas à s’arrêter à mi-chemin ; je ne suis pasun lâche ! »

Il y eut à nouveau, dans son esprit, unsilence de mort ; il marchait la tête basse, sans s’écarterdevant personne. Il allait lentement, et ses pensées, revenues, sefaisaient entendre en lui avec une gravité solennelle.

« Qu’est-ce donc que cet Haldin ? etqui suis-je moi-même ? Deux grains de sable. Mais la plushaute des montagnes est faite de ces grains insignifiants. Et lamort d’un homme, ou de nombreux hommes est chose sérieuse. Nouscombattons une épidémie pestilentielle. Je ne désire pas sa mort,certes ! je le sauverais, si je le pouvais, mais c’est choseimpossible ; il est le membre gangrené qu’il fautamputer ! Si je dois périr par lui, que je ne périsse pas aumoins avec lui, associé contre mon gré à sa sombre folie, qui necomprend rien aux hommes ni aux choses. Pourquoi laisserais-je demoi un souvenir trompeur ? »

L’idée passa dans son esprit que personne aumonde ne pourrait se soucier du souvenir qu’il laisserait derrièrelui. Et il s’écria soudain : « Périr vainement pour unmensonge !… Quel destin misérable ! »

Il se trouvait maintenant dans un quartierplus animé de la ville. Il ne vit pas la collision bruyante de deuxtraîneaux au ras du trottoir. L’un des cochers cria en larmoyant, àson camarade :

« Sale coquin ! »

Le cri rauque, lancé presque dans son oreille,troubla Razumov. Il secoua la tête avec impatience, et poursuivitson chemin, en regardant droit devant lui. Tout à coup, il aperçuten travers de la route, Haldin allongé sur le dos, massif,distinct, réel, les mains retournées sur les yeux, avec sonvêtement de drap brun ajusté et ses longues bottes. Il était couchéà l’écart du point le plus fréquenté comme s’il avait choisi saplace… et la neige, autour de lui, restait immaculée.

Cette hallucination avait un tel caractère deréalité, que le premier mouvement de Razumov fut de fouiller danssa poche, pour s’assurer que la clef de sa chambre s’y trouvaitencore. Mais il résista à cette impulsion avec un souriredédaigneux. Il comprenait. L’intense concentration de sa pensée surl’homme couché là-bas dans son logis, avait fini par évoquer cetteapparition extraordinaire. Razumov considérait le phénomène aveccalme. La figure sévère, le regard fixé plus loin que la vision, ilcontinua sa marche sans une hésitation et n’éprouva rien d’autrequ’un léger et court serrement de cœur. Après avoir passé, ilretourna la tête en un coup d’œil rapide, mais ne vit que la tracecontinue de ses pas, à l’endroit où reposait, un instant avant, lecorps du fantôme.

L’étudiant poursuivit son chemin, grommelantavec stupeur, après quelques instants :

« On l’aurait cru vivant ! Ilsemblait respirer ! Et en plein sur mon chemin !Singulière sensation !… »

Il fit quelques pas, puis murmura, entre sesdents serrées :

« Je vais le dénoncer ! »

Alors pendant vingt mètres ou plus, ce fut levide ! Il s’enveloppa de plus près dans son manteau et tira sacasquette sur ses yeux.

« Trahison ! C’est un grandmot ! Qu’est-ce qu’une trahison ? On dit d’un homme qu’iltrahit ses amis, sa patrie, sa fiancée. Mais on ne saurait parlerde trahison sans qu’il y ait à l’origine, un lien moral. Tout cequ’un homme peut trahir, c’est sa conscience. Et comment maconscience interviendrait-elle ici ? Quel est le lien de foi,de convictions communes qui m’attache à cet idiot fanatique, etm’oblige à me laisser entraîner par lui ? C’est de l’autrecôté que sont toutes les indications du vrai courage ».

Il eut sous sa casquette un regardcirculaire.

« Qu’est-ce que le monde pourra mereprocher ? Ai-je légitimé la confiance de ce fou ?Non ! Lui ai-je, par un seul mot, un seul regard, un seulgeste, donné lieu de supposer que j’adoptais la foi qu’ilm’attribuait ? Non ! J’ai consenti, c’est vrai, à allervoir Ziemianitch. Et bien j’ai été le voir ! Et je lui aibrisé un bâton sur le dos, par-dessus le marché, à cettebrute ! »

Il y eut dans sa tête une sorte de mouvementinconscient qui lui fit voir un aspect singulièrement net et clairde son cerveau.

« Mieux vaudrait tout de même »,réfléchit-il avec un accent intérieur tout différent, « mieuxvaudrait garder pour moi cet incident. »

Il avait franchi le dernier tournant quiprécédait sa rue, et marchait maintenant dans une avenue large etluxueuse où tous les restaurants et quelques boutiques restaientouverts. Des lumières tombaient sur le trottoir où marchaientparesseusement des hommes vêtus de riches manteaux de fourrures, etde temps en temps une femme élégante. Razumov regardait ces gensavec le mépris d’un croyant austère pour la foule frivole. C’étaitcela le monde,… ces officiers, ces dignitaires, ces esclaves de lamode, ces fonctionnaires, ces membres du Yacht-Club. L’événement dela matinée les menaçait tous. Qu’auraient-ils dit s’ils avaientconnu les intentions de cet étudiant, enveloppé dans sonmanteau ?

« Il n’y en a pas un qui sache sentir etpenser aussi profondément que moi. Combien d’entre eux seraient-ilscapables d’accomplir un acte de conscience ? »

Razumov s’attardait dans la rue lumineuse. Ilavait pris une décision ferme. Ce n’était même pas unedécision : il venait simplement de comprendre ce qu’il avaittoujours voulu faire. Et pourtant, il éprouvait un besoind’approbation.

Il se dit, avec une sorted’angoisse :

« Je veux être compris ! » Cetéternel désir, avec sa signification profonde et mélancoliquepesait lourdement sur Razumov qui, parmi quatre-vingt millions deses proches, n’avait pas un seul cœur à qui se confier !

Il n’avait pas à songer à l’avoué ; ilméprisait trop le petit agent de chicanes ! Impossible aussid’aller étaler sa conscience devant l’agent de police du coin. Iln’avait aucun désir non plus de s’adresser au commissaire de sondistrict, personnage à l’aspect commun qu’il rencontrait parfoissur le trottoir, dans son uniforme râpé, une cigarette éteintependue à la lèvre. « Il commencerait par me boucler,probablement ; en tous cas, il se mettrait en fureur, etferait un affreux vacarme », se disait Razumov.

« Un acte de conscience ne pouvaits’accomplir sans une certaine dignité !… »

Razumov ressentait le besoin désespéré d’unconseil, d’un appui moral. Qui sait en quoi consiste la vraiesolitude, non pas ce que l’on désigne banalement par ce mot, maisla solitude avec toutes ses terreurs ? Pour le déshérité même,la solitude porte un masque ; le plus misérable des réprouvéschérit quelque souvenir ou quelque illusion. Mais de temps entemps, une rencontre fatale d’événements lève un coin du voilependant une seconde. Une seconde seulement ! Aucun être humainne pourrait supporter, sans devenir fou, la claire perspectived’une solitude morale absolue…

Et Razumov en était là. Pour fuir cetteobsession, il envisagea pendant une longue minute l’idée délirantede se précipiter dans son logis et de tomber à genoux au pied dulit sur lequel gisait la figure sombre ; il ferait uneconfession totale, avec des paroles passionnées qui remueraientl’homme jusqu’au plus profond de son être, et tout finirait par deslarmes et des embrassements ; ce serait une incroyable fusiond’âmes, telle que le monde n’en avait jamais contemplée. Ce seraitsublime !

Il pleurait et tremblait déjà dans son cœur.Mais il se rendait compte qu’aux yeux des passants il avait la mined’un étudiant paisible, sorti avec son manteau pour une vaguepromenade. Il sentit l’éclat du regard oblique d’une joliefemme ; elle avait des traits délicats, et, comme une frêle etbelle sauvagesse, des peaux de bêtes l’enveloppaient jusqu’auxpieds ; ses yeux se posèrent un instant avec une sorte detendresse ironique sur la rêverie profonde du bel étudiant.

Tout à coup Razumov s’immobilisa. La vision defavoris gris, aperçus et disparus en une seconde, avait évoqué enson esprit l’image du prince K…, de l’homme qui avait un jour serrésa main comme nul autre ne l’avait jamais serrée,… paraissantmettre dans sa pression faible mais insistante un sens secret, unecaresse à demi-involontaire.

Et Razumov restait stupéfait ! Commentn’avait-il pas encore songé à cet homme ?

« Un sénateur, un dignitaire, un grandpersonnage, l’homme même qu’il me faut ! Lui ! »

Une émotion étrange, une sorted’attendrissement envahit Razumov et fit trembler ses genoux. Illutta contre elle avec une austérité nouvelle. Toute cettesentimentalité était une absurdité pernicieuse. Il fallait fairevite !… Il monta dans un traîneau, en criant aucocher :

« Au palais K…, et rapidement !Allons, vole !… »

Étonné, le moujik, barbu jusqu’au blanc desyeux, répondit avec obséquiosité :

« J’entends, j’entends, Votre HauteNoblesse ».

Il était heureux pour Razumov que le prince K…ne fut pas un homme timoré. Au jour du meurtre deM. de P…, la terreur et l’abattement régnaient dans leshautes sphères officielles.

Le prince K…, tristement assis dans son bureausolitaire, fut avisé par des domestiques alarmés qu’un jeune hommemystérieux entré de force dans le vestibule, refusait de dire sonnom et le motif de sa visite, et affirmait qu’il ne bougerait pasavant d’avoir vu Son Excellence en particulier. Au lieu des’enfermer et de téléphoner à la police, comme l’auraient fait, cesoir-là, neuf sur dix de ses collègues, le Prince, cédant à sacuriosité, s’avança sans bruit jusqu’à la porte de son bureau.

Dans le vestibule, dont la porte d’entréerestait grande ouverte, il reconnut tout de suite Razumov qui setenait, pâle comme un mort, et les yeux étincelants, au milieu dela foule des laquais anxieux.

Le Prince fut démesurément vexé et mêmeindigné. Mais ses instincts d’humanité, en même temps qu’un sens desubtil amour-propre lui interdisaient de faire jeter ce jeune hommeà la porte par de vils domestiques. Aussi rentra-t-il doucementdans la chambre pour frapper sur un timbre après un instantd’attente. Razumov entendit, du vestibule, une voix qui sonnaitfroide et menaçante, dire dans le lointain :

« Faites entrer ce jeunehomme. »

Razumov s’avança sans trembler ; il sesentait invulnérable, emporté bien au-dessus de la futilité desjugements humains. Malgré le mécontentement visible et le regardsombre du Prince, la lucidité de son esprit, dont il se rendaitparfaitement compte, lui donnait une extraordinaire assurance. LePrince ne lui offrit pas de siège.

Une demi-heure plus tard, ils sortaientensemble dans le vestibule. Les laquais se levèrent pour aider lePrince qui marchait péniblement sur son pied goutteux, à endosserses fourrures. La voiture avait été commandée à l’avance. Lorsques’ouvrit la grande porte, dans le fracas de ses deux battants,Razumov qui restait silencieux et le regard perdu, mais avec toutesses facultés tendues, entendit la voix du Prince :

« Votre bras, jeune homme. »

L’esprit mobile et superficiel del’ex-officier des Gardes du Corps, de l’homme qui n’avait connu quel’art des missions brillantes et des succès mondains, avait étéfrappé, autant que par l’évidente difficulté de la situation, parla dignité tranquille avec laquelle l’exposait Razumov.

« Non, après tout », lui avait-ildit, « je ne puis condamner votre démarche ; vous avez euraison de venir me raconter votre histoire ; ce n’est pas uneaffaire de policiers subalternes. On attache la plus grandeimportance… Mais tranquillisez-vous ; je resterai près de vousjusqu’au bout dans cette situation extraordinaire et sidifficile. »

Il s’était levé pour sonner, tandis queRazumov, avec un salut bref, disait d’un ton déférent :

« Je me suis fié à mon instinct ; unjeune homme qui n’a personne au monde à qui s’adresser, est venu, àl’heure d’une épreuve qui touchait à ses convictions politiques lesplus profondes, vers un Russe illustre,… voilàtout ! »

Et le Prince s’était écrié :

« Vous avez bien fait. »

Dans la voiture, petit coupé monté sur patinsde traîneau, Razumov rompit le silence, d’une voix qui tremblaitlégèrement :

« Ma gratitude est plus grande que maprésomption ! »

Il tressaillit en sentant, tout à coup, unemain presser son bras, dans l’ombre.

« Vous avez bien fait », répéta lePrince.

Comme la voiture s’arrêtait, le Prince murmurapour Razumov, qui n’avait pas hasardé la moindrequestion :

« La maison du Général T… ».

Sur la chaussée couverte de neige brillait ungrand feu autour duquel se chauffaient des Cosaques, la bride deleurs chevaux passée sur le bras. Deux sentinelles veillaientdevant la maison ; de nombreux gendarmes se tenaient sous lavaste porte cochère et sur le palier du premier étage, deuxofficiers de service se levèrent, en une attitude respectueuse.Razumov marchait à côté du Prince.

Une quantité prodigieuse de plantes de serrechaude encombraient le sol de l’antichambre. Des domestiquess’avancèrent. Un jeune homme en vêtements civils se précipita,écouta avec un salut profond le murmure du Prince, et s’écriantd’un ton obséquieux : « Mais certainement,… tout desuite », disparut quelque part. Le Prince fit signe àRazumov.

Ils traversèrent une suite de salonsd’apparat, à demi éclairés. Dans l’un de ces salons, on voyait despréparatifs de bal, réception que la femme du Général avaitdécommandée. Une atmosphère de consternation pesait sur toutes cespièces. Mais dans le bureau du Général, toutes les lumièresbrillaient, sur les tentures sombres et lourdes, sur les deuxtables massives, et sur les fauteuils profonds. Le laquais ferma laporte derrière eux, et ils attendirent.

Un feu de charbon brûlait dans une grilleanglaise ; Razumov n’avait encore jamais vu pareil feu ;le silence de la pièce était un silence de tombe, silence absolu etsans mesure, car la pendule même de la cheminée ne faisait aucunbruit. Dans un coin, sur un piédestal noir, une statue de bronzepoli, représentait au quart de la grandeur naturelle, un adolescentcourant.

Le Prince la désigna, à mi-voix :

« C’est de Spontini : La Coursede la Jeunesse.Adorable. »

« Admirable », approuva Razumov,sans chaleur.

Ils ne dirent plus rien, le Prince silencieuxet fier, Razumov les yeux fixés sur la statue. Il éprouvait unesensation gênante qui le tourmentait comme un rongement defaim.

Il ne se retourna pas, en entendant s’ouvrirune porte intérieure, tandis que s’avançait un pas rapide, étouffépar le tapis.

La voix du Prince s’éleva tout de suite,tremblante d’excitation.

– Nous le tenons, cemisérable[1].« Voici un digne jeune homme qui est venu me trouver.Non ! c’est incroyable ! »

Razumov restait tourné vers le bronze etretenait son souffle, comme s’il se fut attendu à une explosion.Derrière lui, une voix inconnue prononça avec politesse :

« Asseyez-vous donc. »

Le Prince eut un cri : « Maiscomprenez-vous, mon cher ! L’assassin ; lemeurtrier ; nous le tenons ! »

Razumov se retourna. Les larges joues glabresdu Général reposaient sur le col raide de son uniforme. Sans douteavait-il déjà regardé l’étudiant, car celui-ci vit les yeuxbleu-pâles qui le dévisageaient froidement.

Le Prince eut, de son siège, un geste aimablede la main :

« Monsieur Razumov…, un jeune homme trèshonorable, que la Providence elle-même… »

Le Général accueillit la présentation avec unfroncement de sourcils ; il regardait toujours Razumov qui nefaisait pas le plus léger mouvement.

Assis devant son bureau, le Général écoutaitle Prince, les lèvres serrées ; il était impossible de décelersur son visage le moindre signe d’émotion.

Razumov contemplait l’immobilité du profilcharnu. Mais quand le Prince eut achevé son récit, cetteimpassibilité disparut, et lorsque le Général se tourna vers lejeune homme providentiel, son teint fleuri, ses yeux bleus sansfoi, et l’éclair pâle d’un sourire automatique, disaient la cruautéinsouciante et joviale. Il ne manifesta devant l’étrange histoireaucun étonnement, aucun plaisir, aucune fièvre, aucune incréduliténon plus. Il ne laissa paraître aucun sentiment. Seulement ilsuggéra avec une politesse presque déférente que « l’oiseauavait pu s’envoler pendant que M… M. Razumov courait dans lesrues ».

Razumov s’avança au milieu de la pièce :« La porte est fermée, et j’ai la clef dans ma poche »,dit-il.

Il ressentait pour cet homme une horreurprofonde ; poussée si brutalement en lui que l’expression enpassa dans le son de sa voix. Le Général le regardait avec des yeuxpensifs, et Razumov souriait.

Tout ceci se passait au-dessus de la tête duPrince K…, très las, très impatient dans son profond fauteuil.

« Un étudiant nommé Haldin… », fitle Général, rêveur.

Razumov cessa de sourire.

« C’est bien le nom », fit-il d’unevoix inutilement forte, « Victor Victorovitch Haldin,étudiant. »

Le Général changea légèrement de position.

« Comment est-il vêtu ? Voulez-vousavoir la bonté de me le dire ? »

Razumov décrivit le costume de Haldin, enquelques mots saccadés et rageurs. Le Général le regardaittoujours ; puis, s’adressant au Prince :

« Nous n’étions pas sansindications », dit-il en français. « Une bonne femme quiétait dans la rue nous a décrit un homme porteur d’un costume de cegenre, qui aurait lancé la seconde bombe. Nous l’avons gardée auSecrétariat, et nous avons amené devant elle tous les individus enmanteau de Tcherkesse. Mais devant chacun de ceux qui lui ont étéprésentés, elle s’est signée en secouant la tête. C’étaitexaspérant ! »

Il se tourna vers Razumov et lui dit en russe,sur un ton de reproche aimable :

« Prenez une chaise, M. Razumov, jevous en prie. Pourquoi restez-vous debout ? »

Razumov s’assit négligemment, les yeux fixéssur le Général.

« Cet imbécile aux yeux louches necomprend rien », pensait-il.

Le Prince éleva la voix :

« M. Razumov est un jeune homme dehautes capacités ; je tiens à cœur de voir sonavenir… »

« Bien entendu », interrompit leGénéral, avec un mouvement de la main. « Croyez-vous qu’il aitune arme sur lui, M. Razumov ? »

Le Général parlait d’une voix douce etmusicale ; Razumov répondit avec une irritationcontenue :

« Non ; mais il y a mes rasoirs quitraînent dans la chambre ; vous comprenez ? »

Le Général baissa la tête en signed’approbation.

« Oui, je comprends. »

Puis, s’adressant au Prince, sur un tondéférent :

« Nous voulons prendre l’oiseau vivant.Ce sera bien le diable si nous n’arrivons pas à le faire chanter unpeu, avant d’en finir avec lui ! »

Le silence sépulcral de la pièce à la pendulemuette retomba sur les modulations polies de cette phraseatroce.

Le Prince, enfoui dans son fauteuil, n’eut pasun geste.

Soudain le Général reprit, développant unepensée nouvelle :

« La fidélité aux institutions menacéesdont dépend le salut d’un trône et d’un peuple, n’est pas un jeud’enfants ! Nous savons cela n’est-ce pas, mon Prince, ettenez » poursuivit-il avec une sorte de flatteriebrutale, « M. Razumov que voici commence à s’enapercevoir aussi. »

Les yeux qu’il tournait vers le jeune hommesemblaient lui sortir de la tête. Mais le grotesque de sa personnene choquait plus Razumov, qui dit, avec une sombreconviction :

« Haldin ne parlerajamais ! »

« C’est ce qu’il nous reste àvoir ! » murmura le Général.

« J’en suis certain », insistaRazumov. « Un homme de cette trempe ne parle jamais…Croyez-vous que ce soit la crainte qui m’ait amenéici ?… » ajouta-t-il avec violence. Il se sentait prêt àdéfendre jusqu’au bout son opinion sur Haldin.

« Oh non, certes », protesta leGénéral, avec une grande simplicité. « Je n’hésite même pas àvous avouer, M. Razumov, que si le meurtrier n’était pas venuraconter son histoire à un Russe ferme et loyal comme vous, ilaurait disparu comme une pierre dans l’eau… ce qui aurait produitun effet détestable », ajouta-t-il, avec un sourire clair etcruel sous le regard figé. « Nous sommes donc bien loin, vousle voyez, de vous soupçonner d’avoir obéi à la crainte. »

Le Prince intervint dans la conversation, enregardant Razumov par-dessus le dossier de son fauteuil.

« Personne ne met en doute la valeurmorale de votre action. Ne vous tourmentez pas à ce sujet, je vousen prie. »

Il se tourna vers le Général, et sur un ton oùperçait l’inquiétude :

« C’est cette raison même qui m’aamené ; vous pouvez vous étonner de me voir… »

Le Général l’interrompit vivement :

« Pas du tout ! Rien de plusnaturel… Vous avez compris l’importance… »

« Oui », répondit le Prince.« Et je demande avec insistance que mon intervention, ni cellede M. Razumov ne soient rendues publiques. C’est un jeunehomme d’avenir, d’aptitudes remarquables… »

« Je n’en doute pas », murmura leGénéral, « il inspire confiance ».

« Il y a, de nos jours, tant d’opinionspernicieuses, répandues dans les milieux les plus inattendus, quel’on peut craindre, malgré la monstruosité d’une telle idée, de levoir pâtir… Ses études… Ses… »

Les coudes sur le bureau, le Général se pritla tête dans les mains.

« Oui, oui ! laissez-moipenser !… Combien y a-t-il de temps que vous l’avez laissédans votre chambre, M. Razumov ? »

Razumov indiqua l’heure qui correspondait àpeu près au moment de sa fuite éperdue de l’immense maisonpopulaire. Il avait décidé de laisser entièrement dans l’ombrel’affaire Ziemianitch. Parler de l’ivrogne, c’était condamner cette« brillante âme russe » à l’emprisonnement, au knoutpeut-être, et pour finir, à un voyage en Sibérie, dans les chaînes.Razumov, qui avait battu Ziemianitch, se sentait maintenant pourlui une tendresse confuse, faite de remords.

Le Général laissa, pour la première fois,percer ses sentiments intimes, en s’écriant avec mépris :

« Et vous dites qu’il est venu vous faireses confidences, comme cela, sans raison, à propos debottes ? »

Razumov sentit le danger dans l’air. Ledespotisme soupçonneux et sans merci s’était enfin démasqué. Unecrainte soudaine scella les lèvres du jeune homme. Le silence de lachambre pesait maintenant comme celui d’un donjon profond, où letemps ne compte plus, et où peut-être, pour toujours, oublié unsuspect. Mais le Prince vint à la rescousse :

« C’est la Providence même qui a conduit,dans un moment d’aberration, ce misérable chezM. Razumov ; il s’en rapportait à de vagues spéculations,à des conversations anciennes de plusieurs mois et totalementoubliées par notre jeune ami, au cours desquelles ils avaientéchangé des pensées que l’autre a mal interprétées ».

« M. Razumov », interrogea leGénéral, d’un ton méditatif, après un instant de silence,« vous laissez-vous souvent entraîner à des conversationsphilosophiques ? »

« Non, Excellence », réponditfroidement Razumov, avec un besoin soudain d’expansion. « Jesuis un homme aux convictions solides. Il y a dans l’air desopinions brutales qui ne valent pas toujours la peine d’êtrecombattues. Mais le mépris silencieux d’un esprit pondéré peut êtremal interprété par des utopistes exaltés. »

Le Général le regardait entre ses mainsécartées ; le Prince K… murmura : « Voilà bien unjeune homme sérieux. Un esprit supérieur ».

« D’accord, mon cherPrince », fit le Général. « M. Razumov peutêtre tranquille à mon égard ; je m’intéresse à lui et ilparaît doué de cette qualité précieuse de savoir inspirerconfiance. Ce qui m’étonne, c’est que l’autre soit venu raconterson histoire, soit venu avouer quoi que ce soit, le meurtre même,s’il ne cherchait qu’un asile de quelques heures. Car après toutrien n’était plus simple pour lui que de ne rien dire du tout… àmoins qu’il n’ait tenté, poussé par une incompréhension absurde devos vrais sentiments, de s’assurer de votre aide, hein,M. Razumov ? »

Razumov eut la sensation que le solremuait ; cet homme grotesque à l’uniforme collant étaitterrible ; c’était son devoir d’être terrible.

« Je devine la pensée de VotreExcellence. Mais je ne puis que vous dire mon ignorance à cesujet. »

« Je n’ai aucune idéeparticulière », murmura le Général avec une surprise bienjouée.

« Je suis dans ses mains, livré sansdéfense à cet homme », songeait Razumov. Les fatigues et lesdégoûts de cet après-midi, le besoin d’oubli, la terreur qu’il nepouvait chasser tout à fait, réveillèrent sa haine pour Haldin.

« Alors je ne puis aider VotreExcellence. Je ne sais pas ce qu’il voulait. Je sais seulement quel’envie m’est venue d’abord de le tuer. Puis, un instant après,j’aurais voulu mourir moi-même. Je n’ai rien dit ; j’étaisaccablé ; je n’ai provoqué aucune confidence, exigé aucuneexplication. »

Razumov paraissait hors de lui, mais sonesprit restait lucide ; en réalité cette explosion étaitvolontaire.

« Il est regrettable », dit leGénéral, « que vous n’ayez rien su de plus. Mais n’avez-vousaucune idée de ses intentions ? »

Razumov s’apaisa, voyant là une porte desortie.

« Il m’a dit son espoir de trouver versminuit et demi un traîneau, qui l’attendrait à la hauteur duseptième réverbère en partant de l’extrémité supérieure de la rueKarabelnaya. En tout cas il voulait se trouver là au tempsfixé ; il ne m’a même pas demandé à changer devêtements. »

« Ah voilà », dit leGénéral en se tournant vers le Prince K… avec un air desatisfaction. « Voici le moyen de mettre votreprotégé à l’abri de tout soupçon à propos de cettearrestation. Nous attendrons le Monsieur dans la rueKarabelnaya ».

Le Prince exprima sa gratitude ; il yavait une vraie émotion dans sa voix. Razumov restait assis,immobile et silencieux, les yeux fixés sur le tapis. Le Général setourna vers lui :

« À minuit et demi. Jusque-là, il fautque nous nous reposions sur vous, M. Razumov. Vous ne pensezpas qu’il ait l’intention de modifier ses projets ? »

« Comment puis-je le savoir ? »fit Razumov. « Pourtant des hommes de cette trempe n’ont pasl’habitude d’oublier leurs projets. »

« De quels hommes voulez-vousparler ? »

« Des amoureux fanatiques de la libertéen général, de la Liberté avec un grand L, Excellence, dela Liberté qui n’a aucun sens précis, de la Liberté au nom delaquelle on commet tant de crimes ! »

Le Général murmura :

« Je déteste tous les rebelles ; jen’y puis rien ; c’est dans ma nature. »

Il ferma le poing et l’agita, le bras ramenéen arrière :

« On les détruira ».

« Ils ont, à l’avance, fait le sacrificede leur existence », fit Razumov avec un âpre plaisir, enregardant en face le Général. « Si Haldin changeait d’idée cesoir, soyez sûr que ce ne serait pas pour fuir et pour chercher unautre moyen de sauver sa vie. C’est qu’il aurait songé à quelquenouvelle entreprise. Mais c’est peu probable. »

Le Général répéta, comme pour lui-même :« On les détruira ».

Razumov resta impassible, tandis que le Princes’écriait :

« Quelle terriblenécessité ! »

Le Général laissa lentement retomber sonbras.

« Il y a une consolation : cesgens-là ne laissent rien derrière eux… Je l’ai toujours dit :un effort impitoyable, persistant, vigoureux, et nous en auronsfini pour toujours avec eux ! »

Razumov pensa qu’il fallait, à l’homme investid’un pouvoir arbitraire aussi redoutable, une véritable conviction,en effet, pour pouvoir supporter le poids de sesresponsabilités.

Le Général répéta, avec fureur :

« Je déteste les rebelles… ces espritssubversifs… ces débauchésintellectuels. Mon existence esttoute faite de fidélité. C’est aussi une conviction, et pour ladéfendre, je suis prêt à faire le sacrifice de ma vie, de monhonneur même, au besoin. Mais faut-il, je vous le demande, parlerd’honneur quand on a affaire à des gens qui nient Dieu lui-même, àdes athées, à des brutes ? On a la nausée, rien que d’ypenser ! »

Pendant cette tirade, Razumov qui regardait leGénéral, avait approuvé de la tête, une ou deux fois ; leprince K…, majestueux dans son fauteuil, leva les yeux au ciel avecun murmure :

« Hélas ! »

Puis, le regard baissé, et d’un tondécidé :

« Ce jeune homme, Général, estparfaitement fait pour comprendre la portée de vos parolesmémorables. »

La colère sombre du Général fit place à uneexpression d’urbanité parfaite :

« Je vais prier maintenantM. Razumov de retourner chez lui. Notez que je ne lui demandepas s’il a expliqué son absence à son hôte. Il est probable qu’iln’a pas oublié de le faire. Mais je ne lui demande rien.M. Razumov possède le don précieux d’inspirer la confiance. Jeferai seulement remarquer qu’une absence plus prolongée risqueraitd’éveiller les soupçons du criminel et de l’amener à modifier sesprojets. »

Il se leva pour reconduire, avec unescrupuleuse courtoisie, ses visiteurs jusqu’au vestibule encombréde fleurs.

Razumov quitta le Prince au coin d’une rue.Dans la voiture, il avait écouté des paroles où le sentimentnaturel entrait en lutte avec la prudence nécessaire. Le Princecraignait évidemment d’entretenir chez le jeune homme un espoir decommerce ultérieur. Mais la voix qui proférait dans l’ombre desages paroles, des paroles de bonne volonté banale, avait une notede tendresse, et le Prince avait dit, à son tour :

« J’ai en vous une confiance parfaite,M. Razumov ».

« Ils ont donc tous confiance enmoi », se disait sourdement Razumov. Il éprouvait un méprisindulgent pour l’homme serré contre lui dans la voiture étroite. Levieillard devait craindre des scènes de ménage ; on disait safemme orgueilleuse et violente.

Il lui semblait bizarre de faire au mystèreune si large part dans le bonheur et la sécurité de la vie. Mais ilvoulait tranquilliser le Prince, et lui dit avec l’émotionnécessaire, que conscient de ses moyens modestes, et sûr de sapuissance de travail, il saurait se créer un avenir. Il exprima sagratitude pour l’aide qu’il avait rencontrée. On ne se trouvait pasdeux fois en présence de situations aussi exceptionnelles,ajouta-t-il.

« Et vous vous êtes comporté cette foisavec une fermeté et une correction qui me donnent une haute idée devotre valeur », fit le Prince, gravement. « Il ne vousreste plus qu’à persévérer,… à persévérer. »

En descendant sur le trottoir, Razumov se vittendre par la portière du coupé, une main dégantée dont l’étreintese prolongea un instant. La lumière d’un réverbère tombait sur lafigure longue et les favoris gris à l’ancienne mode duPrince :

« J’espère que vous êtes tout à faitrassuré maintenant sur les conséquences… »

« Après ce que Votre Excellence a bienvoulu faire pour moi, je ne puis que m’en rapporter à maconscience. »

« Adieu », fit l’homme auxfavoris, avec sentiment.

Razumov s’inclina ; le traîneau glissasur la neige avec un petit crissement ; l’étudiant restaitseul sur le bord du trottoir.

Il se dit qu’il n’avait plus à s’occuper derien, et se mit en route vers son domicile.

Il marchait lentement. Il lui était arrivésouvent de rentrer ainsi, à une heure tardive, après une soiréepassée chez des camarades, ou dans un théâtre aux places modestes.Après quelques pas, il retrouva une impression d’habitudesfamilières. Il n’y avait rien de changé : il apercevait, entournant le coin bien connu, la lumière confuse du magasin decomestibles tenu par une Allemande. Il voyait, derrière la petitevitrine, les miches de pain rassis, les bottes d’oignons et leschapelets de saucisses. On fermait justement la boutique. Le petitboiteux chétif, qu’il connaissait si bien de vue, trébuchait dansla neige, un large volet aux bras.

Il n’y avait rien de changé. Il retrouvait laporte familière, au vide de laquelle brillaient de faibles lueurs,indiquant l’entrée des divers escaliers.

Le sentiment de la continuité de la vie sebasait sur de futiles impressions physiques. Les trivialités del’existence quotidienne étaient la meilleure protection de l’âme.Cette pensée ajoutait au calme moral de Razumov, tandis qu’ilcommençait à grimper, dans la nuit, la main sur la crasse tropconnue de la rampe, les marches si familières à ses pieds.L’exceptionnel ne pouvait rien contre les mille faits matériels,qui font de chaque jour la répétition des jours précédents. Demainserait comme hier.

C’est seulement sur le palier de sa chambrequ’il se sentit rentré dans le domaine de l’anormal.

« Je suppose », pensait-il,« que si j’étais décidé à me faire sauter la cervelle devantma porte, j’aurais la même tranquillité pour monter l’escalier.Mais pourquoi en serait-il autrement ? Ce qui est écrit doitarriver ! Des événements extraordinaires surviennent, puis ilspassent comme les autres. De même, quand on a pris une résolution,il n’y a plus qu’à laisser les choses suivre leur cours. Les soucisquotidiens, les pensées banales viennent tout submerger,… et la viese poursuit comme auparavant, en laissant dans l’ombre, comme ilconvient, tous ses côtés mystérieux et secrets. L’existence est unechose qui doit être vue de tous. »

Razumov ouvrit sa porte et en retira laclef ; il entra tout doucement et verrouilla soigneusement laporte derrière lui.

« Il m’entend », se disait-il, et ilrestait l’haleine coupée devant la porte refermée. Il ne perçutaucun bruit et s’avança délibérément dans l’ombre de l’antichambrenue. Dans sa chambre, il tâtonna sur la table, à la recherche de laboîte d’allumettes. Le bruit de sa main troublait seul le silence.L’homme dormait-il donc si profondément ?

Il frotta une allumette et regarda le lit.Haldin s’y trouvait toujours, allongé encore sur le dos, mais avecles deux mains sous la tête ; il avait les yeux ouverts etregardait le plafond.

Razumov leva sa lumière : les traitsnets, le menton ferme, le front blanc et la masse des cheveuxblonds se détachaient sur la blancheur de l’oreiller. Oui, c’étaitbien lui, couché sur le dos ; et Razumov pensa tout àcoup : « J’ai pourtant marché sur sa poitrine, tout àl’heure !

Il regarda le lit jusqu’à ce que s’éteignît laflamme ; alors, il détourna les yeux et alluma sa lampe.

Il pendait son manteau au mur, le dos vers lelit, lorsqu’il entendit Haldin soupirer profondément, et demander,d’une voix lasse :

« Eh bien ; qu’avez-vousarrangé ? »

L’émotion fut si forte que Razumov fut heureuxde pouvoir appuyer ses mains contre le mur. Une impulsiondiabolique l’épouvanta, le besoin presque irrésistible dedire : « Je viens de vous dénoncer à la police ».Mais il retint ses paroles, et sans se retourner, d’une voixsourde :

« C’est fait », dit-il.

Il entendit un nouveau soupir de Haldin,s’assit à sa table, la lampe devant lui, et seulement alors levales yeux vers le lit.

Dans le coin éloigné de la vaste chambre, sousla faible lueur de la petite lampe tamisée par un abat-jour trèsépais de porcelaine, Haldin apparaissait comme une forme sombre etlongue, rigide d’une rigidité de cadavre. Son corps semblait moinsmatériel que le fantôme couché dans la neige, sur lequel Razumovavait marché. L’immobilité de cette silhouette obscure était plusalarmante que la vision distincte et vite évanouie.

La voix s’éleva à nouveau, presquesuppliante :

« Quelle course vous avez dûfaire !… Par ce temps… »

Razumov l’interrompit violemment :

« Atroce ! Uncauchemar ! »

Il eut un frisson perceptible. Haldin soupiraencore, puis :

« Alors, frère ; vous avez vuZiemianitch ? »

« Oui, je l’ai vu ».

Razumov, au souvenir du temps passé avec lePrince, crut prudent d’ajouter : « J’ai dû l’attendreassez longtemps. »

« C’est un caractère, n’est-ce pas ?Cet homme a un sens extraordinairement net de notre besoin deliberté ! Et il a des mots aussi, des mots simples,appropriés, tels qu’en peut seule trouver la sagesse fruste dupeuple. Ah oui, c’est un caractère !

« Je n’ai pas eu beaucoup l’occasion…,vous comprenez ? » grommela Razumov entre ses dents.

Haldin regardait toujours le plafond.

« Voyez-vous, frère, j’ai beaucoupfréquenté dans cette maison, depuis quelque temps ; j’yportais des livres, des brochures. Il y a pas mal de ces pauvresgens qui savent lire. Et pour trouver des hôtes au banquet de laliberté, il faut battre les buissons et les chemins obscurs. Aufait j’ai presque uniquement vécu là pendant les dernièressemaines ; je couchais dans l’écurie ; il y a uneécurie… »

« C’est là que j’ai trouvéZiemianitch », interrompit doucement Razumov. Un espritd’ironie l’inspirait, et il ajouta :

« Entrevue satisfaisante, et qui m’alaissé l’esprit très apaisé. »

« Ah, c’est un homme », repritHaldin d’une voix lente, les yeux toujours fixés sur le plafond.« Voici comment j’ai fait sa connaissance Depuis quelquessemaines, résigné à ce que je devais faire, j’essayais de m’isoler.Je n’allais plus dans ma chambre. Pourquoi risquer d’exposer unepauvre veuve aux tracasseries de la police ? J’ai cessé devoir tous nos camarades… »

Razumov tira vers lui une feuille de papier etse mit à y faire des dessins, au crayon.

« Ma parole », pensait-il aveccolère, « il a pensé à mettre tout le monde à l’abri… saufmoi ! »

« Ce matin… poursuivait Haldin,« ah ! ce matin, c’était différent ! Comment vousexpliquer ? Avant que la chose fut faite, je me promenais lanuit et me cachais le jour, en y songeant sans cesse. Mais je mesentais très calme…, oui, très calme, malgré l’absence de sommeil.De quoi aurais-je pu me tourmenter ? Mais ce matin…après… ! C’est alors que l’agitation m’a pris. Je n’aurais paspu rester dans cette grande bâtisse, pleine de misère. On ne trouvepas la paix, en ce monde, auprès des malheureux. Alors, dans lechantier, en entendant crier cet imbécile de gardien, je me suisdit : « Il y a dans cette ville, un jeune homme quidomine, de la tête et des épaules, la mesquinerie des préjugésvulgaires… »

« Se moquerait-il de moi ? » sedemanda Razumov, qui continuait automatiquement ses dessins decarrés et de triangles. Et soudain, il pensa : « Maconduite doit lui paraître étrange. S’il allait s’effrayermaintenant et s’enfuir quelque part !… Tout serait fini pourmoi. Ce maudit Général !… »

Il laissa tomber son crayon et se tournabrusquement vers le corps étendu dans l’ombre du lit, ce corpstellement plus indistinct que celui dont il avait, sans hésitation,écrasé la poitrine. Était-ce un fantôme encore ?… »

Le silence avait pesé longuement. « Iln’est plus ici… » Cette pensée se faisait jour dans l’espritde Razumov, qui la repoussait désespérément, effrayé de sonabsurdité. « Il est parti…, et ceci n’est plus… »

Cette angoisse était intolérable. Il sauta surses pieds en disant à voix haute : « J’ai affreusementpeur. » Et en quelques pas résolus, il se trouva au pied dulit. Sa main se posa doucement sur l’épaule de Haldin, et lesentiment de la vie réelle de l’homme lui mit au cœur une tentationfollede saisir la gorge qui s’offrait ; il aurait arraché lesouffle à ce corps, pour l’empêcher de s’évanouir entre ses mainset de ne laisser derrière lui qu’un fantôme.

Haldin ne fit pas un mouvement, mais ses yeux,un instant détournés, se portèrent vers Razumov, avec une gratitudepensive pour sa manifestation de sympathie.

Razumov s’éloigna du lit et se mit à arpenterla chambre à grands pas. « C’eût peut-être été le meilleurservice à lui rendre », se disait-il, effrayé de trouversemblable excuse à la frénésie de meurtre qu’il avait sentie monteren lui, et que malgré tout il ne pouvait pas repousser. Etraisonnant son impulsion : « Qu’est-ce quil’attend ? » Songeait-il. La potence, en définitive… etmoi… »

Ses pensées furent interrompues par la voix deHaldin :

« Pourquoi vous tourmenter à monsujet ? On pourra me tuer, mais on ne pourra pas chasser monâme de ce monde. Écoutez ! j’ai une telle foi dans le monde,que je ne puis concevoir l’éternité que comme une très longuevie ! Peut-être est-ce la raison qui me rend la mort sifacile ! »

« Hum ! » murmura Razumov, quise mordit la lèvre et continua sa promenade, tout en ruminant sesétranges pensées.

« … Oui, pour un homme dans une tellesituation… ce serait une charité. » Pourtant il ne s’agissaitpas ici de charité, mais de justice… Et l’homme était tellementinsaisissable !

« Moi aussi, VictorVictorovitch, j’ai foi dans notre monde », dit-il d’un tonferme. « Moi aussi… tant que je vis… Mais vous paraissezrésolu à revenir le visiter… après… Vous ne croyez passérieusement… ? »

Toujours immobile, Haldinl’interrompit :

« Si ! bien sûr… Je reviendrai… Ilfaut que nos esprits viennent hanter les oppresseurs de la penséequi anime le monde des bourreaux des âmes qui aspirent à laperfection de la dignité humaine. Quant aux bourreaux de mon pauvrecorps, je leur ai pardonné à l’avance !… »

Razumov s’était arrêté comme pour écouter,mais il analysait, cependant, ses propres sensations. Il s’envoulait d’attacher autant d’importance aux paroles de Haldin.

« Il est fou », se dit-il avecdécision, sans que cette pensée apaisât sa colère. C’était uneforme de folie particulièrement dangereuse…, et quand de tels fouss’attaquent à la vie publique d’un pays, c’est évidemment le devoirde tout bon citoyen…

Le cours de ses pensées subit un tempsd’arrêt, mais fit place à un nouvel accès de haine silencieusecontre Haldin, de haine si violente qu’il se mit à parler à tort età travers…

« Oui… en effet… l’Éternité… Moi non plusje ne me la représente pas très bien ;… mais je me l’imaginecomme une chose morne et grise… Il n’y aurait plus riend’inattendu, n’est-ce pas ?… La notion du temps feraitdéfaut… »

Il tira sa montre et regarda l’heure tandisque Haldin se tournait sur le côté, pour fixer sur lui un regardd’attention passionnée…

Ce mouvement effraya Razumov. L’hommeinsaisissable !… le fantôme !… Il n’était pas minuitencore…

Il poursuivit avec fièvre :

« C’est un mystère insondable !Pouvez-vous concevoir l’idée de coins secrets dansl’Éternité ? Impossible ! Tandis que la vie en estpleine. Il y a des secrets qu’on apporte en naissant… et qu’onemporte dans la tombe. Et il y a quelque chose de comique… mais peuimporte… Nous avons des mobiles secrets qui dictent notre conduiteet nos actes les plus transparents. Tout cela est intéressant et siparfaitement insondable ! Voici un homme qui sort pour faireun tour : rien de plus banal. Et l’importance, pourtant quecette sortie prendra peut-être dans sa vie ! Il revient ;il a pu rencontrer un ignoble ivrogne,… observer un effet singulierde neige sur le sol… et c’en est assez ; il n’est plus le mêmehomme. Les choses les plus improbables exercent leur actionmystérieuse sur les pensées : les favoris gris d’unpersonnage, les yeux louches d’un autre… »

Razumov avait le front humide ; il fit untour ou deux dans la chambre, la tête basse, un sourire amer surles lèvres…

« Avez-vous jamais pensé à l’influenced’un regard torve ou de favoris gris… Pardonnez-moi : vousdevez me croire fou de bavarder ainsi en un tel moment. Mais cen’est pas à la légère que je parle : Je connais des exemples…J’ai causé avec un individu dont la vie fut bouleversée par desfaits matériels de ce genre. Et cela sans qu’il s’en doutât !Il s’agissait, bien entendu, d’un cas de conscience, mais ce sontdes petits faits de cet ordre qui décidèrent de sa solution… Etvous me dites, Victor Victorovitch, de ne pas me tourmenter !Songer donc que je réponds de vous !… » Razumov criait àdemi…

Il réfréna avec peine un éclat de rirediabolique… Haldin, très pâle, se souleva sur le coude.

« Et les surprises de la vie »,poursuivit l’étudiant avec un regard d’inquiétude.« Considérez leur nature singulière. Une impulsion mystérieusevous amène ici : je ne dis pas que vous ayez eu tort ; aucontraire, je crois qu’à un certain point de vue, vous ne pouviezfaire mieux. Vous auriez pu chercher asile chez un homme pourvud’affections et d’attaches familiales, comme celles que vouspossédez vous-même… Pour moi, vous le savez, j’ai été élevé dans unétablissement où l’on ne nous donnait pas assez à manger. Parlerd’affection dans de telles conditions !… Jugez vous-même…Quant aux attaches, les seules que je possède au monde sont d’ordresocial. Il faut que je me fasse agréer de façon quelconque, avantde pouvoir agir… Et je reste assis à ma table de travail… Necroyez-vous pas que je collabore aussi au progrès ? Il fautque je cherche moi-même mon idéal et la voie droite… » Razumoveut une longue inspiration, puis, avec un rire bref etrauque : « Pardonnez-moi », fit-il, « mais jen’ai pas eu d’oncle pour me transmettre le souffle révolutionnaire,en même temps que ses traits ! »

Il regarda une fois de plus sa montre, et vitavec une insurmontable terreur qu’il s’en fallait de nombreusesminutes encore que ne sonnât l’heure fatale. Il arracha chaîne etmontre de son gilet et les posa sur la table, en évidence dans lecercle de lumière de la lampe. Haldin, penché sur le coude, nefaisait pas le moindre mouvement. Cette attitude inquiéta Razumov.« Quel coup médite-t-il donc si tranquillement ? »pensa-t-il. « Il faut m’y opposer… Il faut que je continue àlui parler… »

Et élevant la voix :

« Vous êtes, pour une foule de gens, unfils, un frère, un neveu, un cousin, que sais-je ? Moi je suisun homme seul, seul comme je suis là, devant vous… seul en face demon esprit ! Avez-vous jamais songé à ce que peuvent être lespensées d’un homme, qui n’a jamais connu un mot de chaude affectionou de louange, sur des sujets qui vous tiennent à cœur, du fait devos traditions de caste ou de famille… de vos préjugésdomestiques ? Avez-vous jamais songé à ce que peuvent être lessentiments de cet homme ?… Je n’ai pas de traditions defamille, rien à aimer ou à haïr… Ma seule tradition, c’est celle del’histoire. C’est vers le passé national seul que je puis metourner, ce passé auquel, vous, Messieurs, vous voulez soustrairevotre avenir… Vais-je laisser frustrer, au gré d’enthousiastesviolents, de la seule chose sur quoi elles puissent s’étayer, monintelligence et mes aspirations vers un sort meilleur ? Voussortez de votre province, mais moi, je possède tout ce pays, ourien du tout. Sans doute vous considèrera-t-on, un jour, comme unmartyr… une sorte de héros… un saint politique. Mais ne m’endemandez pas autant. Il me suffit de me préparer au travail. Etqu’obtiendrez-vous d’ailleurs, avec quelques gouttes de sang jetéessur la neige ? Sur cette Immensité ! sur cette Immensitémalheureuse ! Je vous le dis », cria-t-il d’une voixcontenue et vibrante, en faisant un pas vers le lit, « ce dontelle a besoin, ce n’est pas de vains fantômes sur lesquels jepourrais marcher… mais d’un homme ! »

Haldin leva les bras, en un geste d’horreur,comme pour écarter l’autre :… « Je vois », fit-ild’un ton désemparé, « je comprends… enfin ! »

Razumov chancela et dut se cramponner à latable ; la sueur perlait sur son front et un frisson courut lelong de son dos.

« Qu’ai-je dit ? » sedemanda-t-il. « Vais-je donc le laisser filer entre mesdoigts ? »

Il se sentait les lèvres sèches comme duparchemin, et le sourire rassurant qu’il tentait d’esquissers’acheva en une grimace incertaine… « Quevoulez-vous » ? fit-il sur un ton de conciliation etd’une voix qui s’affermit après deux ou trois mots. « Quevoulez-vous ? Voyez… un homme de travail, d’habitudespaisibles… et sur lequel… tout d’un coup… Je ne suis pas rompu àl’élégance des paroles. Mais… »

Il sentit la colère, une colère sournoise,pénétrer en lui à nouveau.

« Qu’aurions-nous pu faire ensemblejusqu’à minuit ? Rester assis en face l’un de l’autre etpenser à vos… à vos… exploits ? »

Haldin gardait une attitude résignée etdouloureuse, la tête baissée, les mains entre les genoux. Sa voix,quand il parla, était basse et attristée, mais calme.

« Je vois maintenant ce qu’il en est,Razumov, mon frère. Vous êtes une âme généreuse mais vous avezhorreur de mon geste !… Hélas ! »

Razumov le regardait fixement. La terreuravait serré ses dents avec une telle force que toute sa face enétait douloureuse. Il se sentait incapable de proférer un son.

« Et moi-même, je vous suis odieux aussi,peut-être ? » fit Haldin, avec accablement, après unsilence. Il leva un instant les yeux, puis les reporta sur le sol.« Bien entendu, si l’on ne… »

Il s’arrêta, attendant évidemment une parole.Razumov resta silencieux. Haldin eut un mouvement de têtedécouragé.

« Oui…, oui… », murmura-t-il.« Ah !… l’exténuante besogne ! »

Il resta un instant immobile, puis fit bondirle cœur lourd de Razumov en sautant avec vivacité sur sespieds :

« Soit !… », fit-il tristementd’une voix basse et distincte. « Adieu alors… »

Razumov fit un pas, mais Haldin l’arrêta, d’ungeste.

Razumov resta près de la table, sur laquelleil s’appuyait lourdement, écoutant le son étouffé d’une horloge quisonnait l’heure. Déjà sur le seuil de la porte, grand et droitcomme une flèche, Haldin aurait pu, avec sa figure pâle et sa mainlevée en un geste d’adieu, servir de modèle pour la statue de lajeunesse audacieuse, attentive à une voix intérieure. Razumovregarda machinalement sa montre ; quand il leva les yeux versla porte, Haldin avait disparu. Il y eut un frôlement furtif dansl’antichambre, le bruit léger d’un verrou doucement tiré. Il étaitparti… silencieux comme un fantôme…

Razumov, chancelant, les lèvres écartées et lavoix éteinte, courut à la porte du palier. Elle était restéeouverte. Il sortit et se pencha au-dessus de la rampe. Incliné surle haut puits noir dont une petite lueur tremblotante éclairait lefond, il entendait le bruit des pas pressés d’un être quidescendait la spirale de l’escalier sur la pointe des pieds.

C’était un son léger, rapide et net, quis’évanouit dans les profondeurs ; une ombre furtive passa dansle cercle de lumière ; la petite flamme tremblota… Il n’y eutplus que du silence…

Razumov restait penché, aspirant l’air froidchargé des relents de l’escalier crasseux… Tout étaittranquille…

Il revint lentement, à sa chambre, fermant lesportes derrière lui. La lueur paisible de la lampe brillait sur samontre. Razumov tenait les yeux fixés sur le petit cadran blanc oùles aiguilles marquaient minuit moins trois minutes… Il prit lamontre dans sa main, maladroitement.

« Elle retarde », murmura-t-il, etune crise étrange de dépression l’accabla. Ses genouxtremblaient ; la montre et la chaîne glissèrent entre sesdoigts et tombèrent sur le sol. Sa stupeur fut telle qu’il faillittomber lui-même. Quand il eut retrouvé assez de force pour sepencher et la ramasser, il la porta à son oreille.

« Elle est arrêtée »,grogna-t-il ; et après un long silence, il murmurasourdement :

« C’est fini… Et maintenant àl’ouvrage ! »

Il s’assit, prit le premier livre venu,l’ouvrit au hasard, et se mit à lire ; mais après avoir luattentivement deux lignes, il vit les caractères danser devant sesyeux, et n’insista plus… Il pensait :

« Il y avait certainement un agent depolice, de l’autre côté de la rue, pour surveiller lamaison. »

Il imaginait, sous l’ombre d’une porte, unhomme aux aguets, les yeux louches, enveloppé jusqu’au nez dans sonmanteau, un bicorne emplumé de général sur la tête. Cette idéeabsurde le fit convulsivement tressaillir. Il dut, pour la chasser,secouer violemment la tête. L’homme était déguisé peut-être enpaysan…, en mendiant. Ou bien c’était un affreux individu aux yeuxfuyants, boutonné jusqu’au cou dans un pardessus sombre, nantid’une canne plombée, puant l’oignon et l’eau-de-vie.

Cette évocation causa une nausée à Razumov.« Pourquoi m’occuper de cela ? » se dit-il avecdégoût. « Je ne suis pas un gendarme ! D’ailleurs, toutest fini maintenant ! »

Il se leva avec agitation. Non, tout n’étaitpas fini ! Pas encore… pas avant minuit et demie… Et sa montreétait arrêtée. Impossible de savoir l’heure ! Cette idée ledésespérait. La logeuse et tous les voisins étaient endormis. Il nepouvait pas aller… Dieu sait ce qu’ils imagineraient ou ce qu’ilsdevineraient. Il n’osait pas non plus sortir dans la rue. « Jesuis suspect maintenant ; inutile de me le dissimuler »,se dit-il, amèrement. Si, pour une raison ou l’autre, Haldin avaitdépisté les policiers et n’arrivait pas rue Karabelnaya à l’heuredite, on viendrait perquisitionner dans le logis de Razumov. Et sil’on ne trouvait pas le meurtrier, il ne pourrait jamais sedisculper. Jamais ! Razumov jetait autour de lui des regardségarés, comme pour trouver un indice de l’heure. Le temps nemarchait plus, et il ne se souvenait pas d’avoir, avant ce soir,jamais entendu de sa chambre, cette horloge sonner… Et maintenant,il se demandait même s’il l’avait entendue, réellement.

Il alla vers la fenêtre, l’oreille tendue,pour déceler le moindre son. « Je resterai jusqu’à ce quej’entende quelque chose », se dit-il. Il se tenait immobile,le visage près des vitres. Un engourdissement douloureux, coupéd’élancements dans le dos et les jambes, le torturait. Mais il nebougeait pas. Son esprit était à moitié délirant. Il entenditsoudain sa propre voix : – « J’avoue », disait-il,comme un condamné sur la roue. « Je suis à la torture ».Il se sentait prêt à s’évanouir. Le battement sourd et lointain del’horloge lui parut éclater dans sa tête, tant il l’entenditviolemment… Une heure !…

Si Haldin avait pu s’échapper, la policeserait arrivée déjà pour explorer la maison. Aucun bruit ne sefaisait entendre… Cette fois, c’était fini…

Il se traîna péniblement jusqu’à la table, ets’affala sur sa chaise. Il jeta au loin le livre ouvert, et pritune grande feuille de papier. C’était une page semblable à celledes piles de notes couvertes de sa petite écriture nette, mais unepage blanche encore. Il saisit brusquement sa plume, avec le désirde poursuivre la rédaction de son essai, mais elle resta immobilesur le papier. Après quelques instants, il se mit à tracer degrandes lettres irrégulières.

Les traits figés et les lèvres fermées,Razumov écrivait. La grandeur de ses lettres ôtait tout caractère àson écriture si nette, qui prenait un aspect tremblé et presqueenfantin. Il écrivit cinq lignes, les unes sous lesautres :

Histoire, et non Théorie.

Patriotisme, et non Internationalisme.

Évolution, et non Révolution.

Direction, et non Destruction.

Unité, et non Désordre.

Il les contempla, d’un œil confus. Puis sonregard se porta sur le lit, et y resta rivé pendant plusieursminutes, tandis que sa main droite cherchait à tâtons son canif surla table.

Il se leva alors, et, à pas comptés, allaclouer avec la lame la feuille de papier dans le mur de bois et deplâtre, à la tête du lit. Puis, reculant d’un pas, il embrassa lachambre d’un regard, avec un geste de la main.

Ceci fait, il ne regarda plus le lit. Prenantau mur son grand manteau, pour s’en envelopper frileusement, ilalla s’allonger, à l’autre bout de la chambre, sur le canapé decrin. Un sommeil de plomb ferma immédiatement ses paupières.Plusieurs fois dans la nuit, il sortit, en frissonnant, d’un rêve,qui le faisait marcher à travers les champs de neige d’une Russie,où il se trouvait aussi seul qu’un autocrate trahi… une Russieimmense et morne dont son regard pouvait cependant embrasserl’énormité, comme une carte… Mais après chacun de ces sursauts, sespaupières lourdes retombaient sur ses yeux ternes… et il serendormait.

III

Arrivé à ce point de l’histoire deM. Razumov, mon esprit correct de vieux professeur se rend demieux en mieux compte de la difficulté de sa tâche.

Cette difficulté ne consiste pas dans larédaction d’une sorte de précis d’un étrange documenthumain, mais, je le vois bien maintenant, dans la compréhension desconditions morales qui président à la vie d’une partie importantede notre globe. Ces conditions, on a besoin, pour les saisir, etplus encore pour les retrouver, dans les limites d’un récit commecelui-ci, d’une sorte de clef. Il faut un mot qui puisses’appliquer à toutes les lignes, un mot qui, s’il n’est pas toutela vérité, en contienne assez pourtant pour faire ressortir lamorale à tirer de toute l’histoire.

Je tourne, pour la centième fois, les pages dujournal de M. Razumov je le mets de côté ; je prends maplume… et ma plume, au moment d’écrire, hésite. Car le mot quis’impose à elle, avec persistance, n’est autre que le mot« Cynisme ».

Et c’est bien en effet le termecaractéristique de l’autocratie comme de la rébellion russes. Dansson orgueil des nombres immense

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