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Souvenirs de la maison des morts

Souvenirs de la maison des morts

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky

Avertissement

On vient enfin de traduire les Souvenirs de la maison des morts,par le romancier russe Dostoïevsky. De courtes indications seront peut-être utiles pour préciser l’origine et la signification de ce livre.

Le public français connaît déjà Dostoïevsky par un de ses romans les plus caractéristiques, le Crime et le châtiment. Ceux qui ont lu cette œuvre ont du prendre leur parti d’aimer ou de haïr le singulier écrivain. On va nous donner des traductions de ses autres romans. Elles continueront de plaire à quelques curieux, aux esprits qui courent le monde en quête d’horizons nouveaux. Elles achèveront de scandaliser la raison commune, celle qu’on se procure dans les maisons de confections philosophiques ; car ce temps est merveilleux pour tailler aux intelligences comme aux corps des vêtements uniformes, décents, à la portée de tous, un peu étriqués peut-être, mais qui évitent les tracas de la recherche et de l’invention. Ceux qui n’ont pas eu le courage d’aborder le monstre sont néanmoins renseignés sur sa façon de souffrir et de faire souffrir. On a beaucoup parlé de Dostoïevsky, depuis un an ;un critique a expliqué en deux mots la supériorité du romancier russe. — « Il possède deux facultés qui sont rarement réunies chez nos écrivains : la faculté d’évoquer et celle d’analyser. »

Oui, avec cela tout le principal est dit. Prenez chez nousVictor Hugo et Sainte-Beuve comme les représentants extrêmes de cesdeux qualités littéraires ; derrière l’un ou l’autre, vouspourrez ranger, en deux familles intellectuelles, presque tous lesmaîtres qui ont travaillé sur l’homme. Les premiers le projettentdans l’action, ils ont toute puissance pour rendre sensible ledrame extérieur, mais ils ne savent pas nous faire voir les mobilessecrets qui ont décidé le choix de l’âme dans ce drame. Les secondsétudient ces mobiles avec une pénétration infinie, ils sontincapables de reconstruire pour le mouvement tragique l’organismedélicat qu’ils ont démonté. Il y aurait une exception à faire pourBalzac ; quant à Flaubert, il faudrait entrer dans desdistinctions et des réserves sacrilèges ; gardons-les pour lejour où l’on mettra le dieu de Rouen au Panthéon. Toujours est-ilque, dans le pays de Tourguénef, de Tolstoï et de Dostoïevsky, lesdeux qualités contradictoires se trouvent souvent réunies ;cette alliance se paye, il est vrai, au prix de défauts que noussupportons malaisément : la lenteur et l’obscurité.

Mais ce n’est point des romans que je veux parler aujourd’hui.Les Souvenirs de la maison des morts n’empruntent rien à lafiction, sauf quelques précautions de mise en scène, nécessitéespar des causes étrangères à l’art. Ce livre est un fragmentd’autobiographie, mêlé d’observations sur un monde spécial, dedescriptions et de récits très simples ; c’est le journal dubagne, un album de croquis rassemblés dans les casemates deSibérie. Avant de vous récrier sur l’éloge d’un galérien, écoutezcomment Dostoïevsky fut précipité dans cette infâme condition.

Il avait vingt-sept ans en 1848, il commençait à écrire avecquelque succès. Sa vie, pauvre et solitaire, allait par de mauvaischemins ; misère, maladie, tout lui donnait sur le monde desvues noires ; ses nerfs d’épileptique lui étaient déjà decruels ennemis. Avec cela, un malheureux cœur plein de pitié, d’oùest sorti le meilleur de son talent ; cette sensibilitécontenue, vite aigrie, qui se change en folles colères devant lesaspects d’injustice de l’ordre social. Il regardait autour de lui,cherchant l’idéal, le progrès, les moyens de se dévouer ; ilvoyait la triste Russie, bien froide, bien immobile, bien dure,tout ulcérée de maux anciens. Sur cette Russie, les idéesgénéreuses du moment passaient et ramassaient à coup sûr de tellesâmes. Le jeune écrivain fut entraîné, avec beaucoup d’autres de sagénération littéraire, dans les conciliabules présidés parPétrachevsky. Cette sédition intellectuelle n’alla pas bienloin ; des récriminations, des menaces vagues, de beauxprojets d’utopie. Il y a impropriété de mot à appeler cetteeffervescence d’idées, comme on le fait habituellement, laconspiration de Pétrachevsky ; de conspiration, il n’y en eutpas, au sens terrible que ce terme a reçu depuis lors en Russie. Entout cas, Dostoïevsky y prit la moindre part ; toute sa fautene fut qu’un rêve défendu ; l’instruction ne put relevercontre lui aucune charge effective. Chez nous, il eut été au centregauche ; en Russie, il alla au bagne.

Englobé dans l’arrêt commun qui frappa ses complices, il futjeté à la citadelle, condamné à mort, gracié sur l’échafaud,conduit en Sibérie ; il y purgea quatre ans de fers dans la «section réservée », celle des criminels d’État. Le romancier ylaissa des illusions, mais rien de son honneur ; vingt ansaprès, en des temps meilleurs, les condamnés et leurs jugesparlaient de ces souvenirs avec une égale tristesse, la main dansla main ; l’ancien forçat a fait une carrière glorieuse,remplie de beaux livres, et terminée récemment par un deuil quasiofficiel. Il était nécessaire de préciser ces points, pour qu’on nefit pas confusion d’époques ; il n’y eut rien de commun entrele proscrit de 1848 et les redoutables ennemis contre lesquels legouvernement russe sévit aujourd’hui de la même façon, mais à plusjuste titre.

Un des compagnons d’infortune de l’exilé, Yastrjemsky, aconsigné dans ses Mémoires le récit d’une rencontre avecDostoïevsky, au début de leur pénible voyage. Le hasard les réunitune nuit dans la prison d’étapes de Tobolsk, où ils trouvèrentaussi un de leurs complices les plus connus, Dourof. Ce récit peintsur le vif l’influence bienfaisante du romancier.

« On nous conduisit dans une salle étroite, froide et sombre. Ily avait là des lits de planches avec des sacs bourrés de foin.L’obscurité était complète. Derrière la porte, sur le seuil, onentendait le pas lourd de la sentinelle, qui marchait en long et enlarge par un froid de 40 degrés.

« Dourof s’étendit sur le lit de camp, je me pelotonnai sur leplancher à côté de Dostoïevsky. À travers la mince cloison, untapage infernal arrivait jusqu’à nous : un bruit de tasses et deverres, les cris de gens qui jouaient aux cartes, des injures, desblasphèmes. Dourof avait les doigts des pieds et des mainsgelés ; ses jambes étaient blessées par les fers. Dostoïevskysouffrait d’une plaie qui lui était venue au visage dans lacasemate de la citadelle, à Pétersbourg. Pour moi, j’avais le nezgelé. — Dans cette triste situation, je me rappelai ma vie passée,ma jeunesse écoulée au milieu de mes chers camarades del’Université ; je pensai à ce qu’aurait dit ma sœur, si ellem’eût aperçu dans cet état. Convaincu qu’il n’y avait plus rien àespérer pour moi, je résolus de mettre fin à mes jours… Si jem’appesantis sur cette heure douloureuse, c’est uniquement parcequ’elle me donna l’occasion de connaître de plus près lapersonnalité de Dostoïevsky. Sa conversation amicale et secourableme sauva du désespoir ; elle réveilla en moi l’énergie.

« Contre toute espérance, nous parvînmes à nous procurer unechandelle, des allumettes et du thé chaud qui nous parut plusdélicieux que le nectar. La plus grande partie de la nuit s’écouladans un entretien fraternel. La voix douce et sympathique deDostoïevsky, sa sensibilité, sa délicatesse de sentiment, sessaillies enjouées, tout cela produisit sur moi une impressiond’apaisement. Je renonçai à ma résolution désespérée. Au matin,Dostoïevsky, Dourof et moi, nous nous séparâmes dans cette prisonde Tobolsk, nous nous embrassâmes les larmes aux yeux, et nous nenous revîmes plus.

« Dostoïevsky appartenait à la catégorie de ces êtres dontMichelet a dit que, tout en étant les plus forts mâles, ils ontbeaucoup de la nature féminine. Par là s’explique tout un côté deses œuvres, où l’on aperçoit la cruauté du talent et le besoin defaire souffrir. Étant donné cette nature, le martyre cruel etimmérité qu’un sort aveugle lui envoya devait profondément modifierson caractère. Rien d’étonnant à ce qu’il soit devenu nerveux etirritable au plus haut degré. Mais je ne crois pas risquer unparadoxe en disant que son talent bénéficia de ses souffrances,qu’elles développèrent en lui le sens de l’analyse psychologique.»

C’était l’opinion de l’écrivain lui-même, non-seulement au pointde vue de son talent, mais de toute la suite de sa vie morale. Ilparlait toujours avec gratitude de cette épreuve, où il disaitavoir tout appris. Encore une leçon sur la vanité universelle denos calculs ! À quelques degrés de longitude plus à l’ouest, àFrancfort ou à Paris, cette incartade révolutionnaire eût réussi àDostoïevsky, elle l’eût porté sur les bancs d’un Parlement, où ileût fait de médiocres lois ; sous un ciel plus rigoureux, lapolitique le perd, le déporte en Sibérie ; il en revient avecdes œuvres durables, un grand renom, et l’assurance intime d’avoirété remis malgré lui dans sa voie. Le destin rit sur nos revers etnos réussites ; il culbute nos combinaisons et nous dispensele bien ou le mal en raison inverse de notre raison, Quand onécoute ce rire perpétuel, dans l’histoire de chaque homme et dechaque jour, on se trouve niais de souhaiter quelque chose.

Pourtant l’épreuve était cruelle, on le verra de reste en lisantles pages qui la racontent. Notre auteur feint d’avoir trouvé cerécit dans les papiers d’un ancien déporté, criminel de droitcommun, qu’il nous représente comme un repenti digne de touteindulgence. Plusieurs des personnages qu’il met en scèneappartiennent à la même catégorie. C’étaient là des concessionsobligées à l’ombrageuse censure du temps ; cette censuren’admettait pas qu’il y eût des condamnés politiques en Russie. Ilfaut tenir compte de cette fiction, il faut se souvenir en lisantque le narrateur et quelques-uns de ses codétenus sont des gensd’honneur, de haute éducation. Cette transposition, que le lecteurrusse fait de lui-même, est indispensable pour rendre tout leurrelief aux sentiments, aux contrastes des situations. Ce qui n’estpas un hommage à la censure, mais un tour d’esprit particulier àl’écrivain, c’est la résignation, la sérénité, parfois même le goûtde la souffrance avec lesquels il nous décrit ses tortures. Pas unmot enflé ou frémissant, pas une invective devant les atrocitésphysiques et morales où l’on attend que l’indignation éclate ;toujours le ton d’un fils soumis, châtié par un père barbare, etqui murmure à peine : « C’est bien dur ! » On appréciera cequ’une telle contention ajoute d’épouvante à l’horreur des chosesdépeintes.

Ah ! il faudra bander ses nerfs et cuirasser son cœur pourachever quelques-unes de ces pages ! Jamais plus âpre réalismen’a travaillé sur des sujets plus repoussants. Ressuscitez lespires visions de Dante, rappelez-vous, si vous avez pratiqué cettelittérature, le Maleus maleficorum, les procès-verbaux de questionsextraordinaires rapportés par Llorente, vous serez encore malpréparé à la lecture de certains chapitres ; néanmoins, jeconseille aux dégoûtés d’avoir bon courage et d’attendrel’impression d’ensemble ; ils seront étonnés de trouver cetteimpression consolante, presque douce. Voici, je crois, le secret decette apparente contradiction.

À son entrée au bagne, l’infortuné se replie sur lui-même : dumonde ignoble où il est précipité, il n’attend que désespoir etscandale. Mais peu à peu, il regarde dans son âme et dans les âmesqui l’entourent, avec la minutieuse patience d’un prisonnier. Ils’aperçoit que la fatigue physique est saine, que la souffrancemorale est salutaire, qu’elle fait germer en lui d’humbles petitesfleurs aux bons parfums, la semence de vertu qui ne levait pas autemps du bonheur. Surtout il examine de très-près ses grossierscompagnons ; et voici que, sous les physionomies les plussombres, un rayon transparaît qui les embellit et les réchauffe.C’est l’accoutumance d’un homme jeté dans les ténèbres : il apprendà voir, et jouit vivement des pâles clartés reconquises. Cheztoutes ces bêtes fauves qui l’effrayaient d’abord, il dégage desparties humaines, et dans ces parties humaines des parcellesdivines. Il se simplifie au contact de ces natures simples, ils’attache à quelques-unes, il apprend d’elles à supporter ses mauxavec la soumission héroïque des humbles. Plus il avance dans sonétude, plus il rencontre parmi ces malheureux d’excellentsexemplaires de l’homme. L’horreur du supplice passe bientôt ausecond plan, adoucie et noyée dans ce large courant de pitié, defraternité : que de bonnes choses ressuscitées dans la maison desmorts ! Insensiblement, l’enfer se transforme et prend joursur le ciel. Il semble que l’auteur ait prévu cette transformationmorale, quand il disait au début de son récit, en décrivant lepréau de la forteresse : « Par les fentes de la palissade, … onaperçoit un petit coin de ciel, non plus de ce ciel qui estau-dessus de la prison, mais d’un autre ciel, lointain et libre.»

On comprend maintenant pourquoi cette douloureuse lecture laisseune impression consolante ; beaucoup plus, je vous assure, quetels livres réputés très-gais, qui font rire en maint endroit, etqu’on referme avec une incommensurable tristesse ; car ceux-cinous montrent, dans l’homme le plus heureux, une bête désolée etstupide, ravalée à terre pour y jouir sans but. Dans un autre art,regardez le Martyre de saint Sébastien et l’Orgie romaine deCouture : quel est celui des deux tableaux qui vous attriste leplus ? C’est que la joie et la peine ne résident pas dans lesfaits extérieurs, mais dans la disposition d’esprit de l’artistequi les envisage ; c’est qu’il n’y a qu’un seul malheurvéritable, celui de manquer de foi et d’espérance. De ces trésors,Dostoïevsky avait assez pour enrichir toute la chiourme. Il lespuisait dans l’unique livre qu’il posséda durant quatre ans, dansle petit évangile, que lui avait donné la fille d’unproscrit ; il vous racontera comment il apprenait à lire à sescompagnons sur les pages usées. Et l’on dirait, en effet, que lesSouvenirs ont été écrits sur les marges de ce volume ; un seulmot définit bien le caractère do l’œuvre et l’esprit de celui quila conçut : c’est l’esprit évangélique. La plupart de ces écrivainsrusses en sont pénétrés, mais nul ne l’est au même degré queDostoïevsky, assez indifférent aux conséquences dogmatiques, il neretient que la source de vie morale ; tout lui vient de cettesource, même le talent d’écrire, c’est-à-dire de communiquer soncœur aux hommes, de leur répondre quand ils demandent un peu delumière et de compassion.

En insistant sur ce trait capital, je dois mettre le lecteur engarde contre une assimilation trompeuse. Quelques-uns dirontpeut-être : Tout ceci n’est pas nouveau, c’est la fantaisieromantique sur laquelle nous vivons depuis soixante ans, laréhabilitation du forçat, une génération de plus dans la nombreusefamille qui va de Claude Gueux à Jean Valjean. — Qu’on regarde deplus près ; il n’y a rien de commun entre les deuxconceptions. Chez nous, ce parti pris est trop souvent un jeud’antithèses qui nous laisse l’impression de quelque chosed’artificiel et de faux ; car on grandit le forçat audétriment des honnêtes gens, comme la courtisane aux dépens deshonnêtes femmes. Chez l’écrivain russe, pas l’ombre d’uneantithèse ; il ne sacrifie personne à ses clients, il ne faitpas d’eux des héros ; il nous les montre ce qu’ils sont,pleins de vices et de misères ; seulement, il persiste àchercher en eux le reflet divin, à les traiter en frères déchus,dignes encore de charité. Il ne les voit pas dans un mirage, maissous le jour simple de la réalité ; il les dépeint avecl’accent de la vérité vivante, avec cette juste mesure qu’on nedéfinit point à l’avance, mais qui s’impose peu a peu au lecteur etcontente la raison.

Une autre catégorie de modèles pose devant le peintre : lesautorités du bagne, fonctionnaires et gens de police, les tristesmaîtres de ce triste peuple. On retrouvera dans leurs portraits lamême sobriété d’indignation, la même équanimité. Rien ne trahitchez Dostoïevsky l’ombre d’un ressentiment personnel, ni ce quenous appellerions l’esprit d’opposition. Il explique, il excusepresque la brutalité et l’arbitraire de ces hommes par laperversion fatale qu’entraîne le pouvoir absolu. Il dit quelquepart : « Les instincts d’un bourreau existent en germe dans chacunde nos contemporains. » L’habitude et l’absence de freindéveloppent ces instincts, parallèlement à des qualités qui forcentla sympathie. Il en résulte un bourreau bon garçon, une réductionde Néron, c’est-à-dire un type foncièrement vrai. On remarqueradans ce genre l’officier Smékalof, qui prend tant de plaisir à voiradministrer les verges ; les forçats raffolent de lui, parcequ’il les fustige drôlement.

— C’est un farceur, un cœur d’or, disent-ils à l’envi.

Qui expliquera les folles contradictions de l’homme, surtout del’homme russe, instinctif, prime-sautier, plus près qu’un autre dela nature ?

J’ai rencontré un de ces tyranneaux des mines sibériennes. Aumois d’octobre 1878, je me trouvais au célèbre couvent deSaint-Serge, près de Moscou. Des religieux erraient indolemmentdans les cours, sous la robe noire des basiliens. Mon guide, unpetit frère lai très-dégourdi, m’indiqua, avec une nuance derespect, un vieux moine accoudé sur la galerie du réfectoire, d’oùil émiettait le reste de son pain de seigle aux pigeons quis’abattaient des bouleaux voisins. — « C’est le père un tel, unancien maître de police en Sibérie. » — Je m’approchai du cénobite.Il reconnut un étranger et m’adressa la parole en français. Saconversation, bien que très-réservée, dénotait une ouvertured’horizon fort rare dans le monde où il vivait. Je laissai tomberle nom d’un des proscrits de décembre 1825, dont l’histoire m’étaitfamilière, « L’auriez-vous rencontré en Sibérie ? demandai-jeà mon interlocuteur. — Comment donc, il a été sous ma juridiction.» J’étais fixé. Je savais ce qu’avait été cette juridiction. Peud’hommes dans tout l’empire eussent pu trouver dans leur mémoireles lourds secrets et les douloureuses images qui devaient hanterla conscience de ce moine. Quelle impulsion mystérieuse l’avaitamené dans ce couvent, où il psalmodiait paisiblement les litaniesdepuis de longues années ? Était-ce piété, remords,lassitude ? — « En voilà un qui a beaucoup à expier, dis-je àmon guide : il a vu et fait des choses terribles ; le repentirl’ai poussé ici, peut-être ! » — Le petit frère convers meregarda d’un air étonné ; évidemment, la vocation de sonancien ne s’était jamais présentée à son esprit sous ce point devue, — « Nous sommes tous pécheurs ! » répondit-il. Il ajouta,en clignant de l’œil vers le vieillard avec une nuance encore plusmarquée de respect et d’admiration : « Sans doute, qu’il se repent: on raconte qu’il a beaucoup aimé les femmes. »

Dostoïevsky parcourt en tous sens ces âmes complexes. Le grandintérêt de son livre, pour les lettrés curieux de formes nouvelles,c’est qu’ils sentiront les mots leur manquer, quand ils voudrontappliquer nos formules usuelles aux diverses faces de ce talent. Aupremier abord, ils feront appel à toutes les règles de notrecatéchisme littéraire, pour y emprisonner ce réaliste, cetimpassible, cet impressionniste ; ils continueront, croyantl’avoir saisi, et Protée leur échappera ; son réalismefarouche découvrira une recherche inquiète de l’idéal, sonimpassibilité laissera deviner une flamme intérieure ; cet artsubtil épuisera des pages pour fixer un trait de physionomie etramassera en une ligne tout le dessin d’une âme. Il faudra s’avouervaincu, égaré sur des eaux troubles et profondes, dans un grandcourant de vie qui porte vers l’aurore.

Je ne me dissimule point les défauts de Dostoïevsky, la lenteurhabituelle du trait, le désordre et l’obscurité de la narration,qui revient sans cesse sur elle-même, l’acharnement de myope sur lemenu détail, et parfois la complaisance maladive pour le détailrépugnant. Plus d’un lecteur en sera rebuté, s’il n’a pas laflexibilité d’esprit nécessaire pour se plier aux procédés du génierusse, assez semblables à ceux du génie anglais. À l’inverse denotre goût, qui exige des effets rapides, pressés, pas bienprofonds par exemple, vos consciencieux ouvriers du Nord, unThackeray ou un Dostoïevsky, accumulent de longues pages pourpréparer un effet tardif. Mais aussi quelle intensité dans ceteffet, quand on a la patience de l’attendre ! Comme le bouletest chassé loin par cette pesante charge de poudre, tassée grain àgrain ! Je crois pouvoir promettre de délicates émotions àceux qui auront cette patience de lecture, si difficile à desFrançais.

Il y a bien un moyen d’apprivoiser le public ; on nel’emploie que trop. C’est d’étrangler les traductions de et cesœuvres étrangères, de les « adapter » à notre goût. On aimpitoyablement écarté plusieurs de ces fantaisies secourables, ona attendu, pour nous offrir les Souvenirs de la maison des morts,une version qui fût du moins un décalque fidèle du texte russe.Eût-il été possible, tout en satisfaisant à ce premier devoir dutraducteur, de donner au récit et surtout aux dialogues une allureplus conforme aux habitudes de notre langue ? C’est unproblème ardu que je ne veux pas examiner, n’ayant pas mission dejuger ici la traduction de M. Neyroud. Je viens de parler del’écrivain russe d’après les impressions que m’a laissées son œuvreoriginale ; je n’ose espérer que ces impressions soient aussifortes sur le lecteur qui va les recevoir par intermédiaire.

Mais j’ai hâte de laisser la parole à Dostoïevsky. Quelle quesoit la fortune de ses Souvenirs, je ne regretterai pas d’avoirplaidé pour eux. C’est si rare et si bon de recommander un livre oul’on est certain que pas une ligne ne peut blesser une âme, que pasun mot ne risque d’éveiller une passion douteuse ; un livreque chacun fermera avec une idée meilleure de l’humanité, avec unpeu moins de sécheresse pour les misères d’autrui, un peu plus decourage contre ses propres misères. Voilà, si l’on veut bien yréfléchir, un divin mystère de solidarité. Une affreuse souffrancefut endurée, il y a trente ans, par un inconnu, dans une geôle deSibérie, presque à nos antipodes ; conservée en secret depuislors, elle vit, elle sert, elle vient de si loin assainir etfortifier d’autres hommes. C’est la plante aux sucs amers, mortedepuis longtemps dans quelque vallée d’un autre hémisphère, et dontl’essence recueillie guérit les plaies de gens qui ne l’ont jamaisvue fleurir. Oui, nulle souffrance ne se perd, toute douleurfructifie, il en reste un arôme subtil qui se répand indéfinimentdans le monde. Je ne donne point cette vérité pour unedécouverte ; c’est tout simplement l’admirable doctrine del’Église sur le trésor des souffrances des saints. Ainsi de biend’autres inventions qui procurent beaucoup de gloire à tant debeaux esprits ; changez les mots, grattez le vernis de «psychologie expérimentale », reconnaissez la vieille vérité sous larouille théologique ; des philosophes vêtus de bure avaientaperçu tout cela, il y a quelques centaines d’années, en serelevant la nuit dans un cloître pour interroger leurconscience.

Enfin, ce n’est pas d’eux qu’il s’agit, mais de ce forçatsibérien, de ce petit apôtre laïque au corps ravagé, à l’âmeendolorie, toujours agité entre d’atroces visions et de doux rêves.Je crois le voir encore dans ses accès de zèle patriotique,déblatérant contre l’abomination de l’Occident et la corruptionfrançaise. Comme la plupart des écrivains étrangers, il nousjugeait sur les grimaces littéraires que nous leur montronsquelquefois. On l’eût bien étonné, si on lui eût prédit qu’il iraitun matin dans Paris pour y réciter son étrange martyrologe ! —Allez et ne craignez rien, Féodor Michaïlovitch. Quelque mal qu’onait pu vous dire de notre ville, vous verrez comme on s’y faitentendre en lui parlant simplement, avec la vérité qu’on tire deson cœur.

Vicomte E. M. de Vogüé.

Partie 1

Au milieu des steppes, des montagnes ou des forêts impraticablesdes contrées reculées de la Sibérie, on rencontre, de loin en loin,de petites villes d’un millier ou deux d’habitants, entièrementbâties en bois, fort laides, avec deux églises, — l’une au centrede la ville, l’autre dans le cimetière, — en un mot, des villes quiressemblent beaucoup plus à un bon village de la banlieue de Moscouqu’à une ville proprement dite. La plupart du temps, elles sontabondamment pourvues de maîtres de police, d’assesseurs et autresemployés subalternes. S’il fait froid en Sibérie, le service dugouvernement y est en revanche extraordinairement avantageux. Leshabitants sont des gens simples, sans idées libérales ; leursmœurs sont antiques, solides et consacrées par le temps. Lesfonctionnaires, qui forment à bon droit la noblesse sibérienne,sont ou des gens du pays, Sibériens enracinés, ou des arrivants deRussie. Ces derniers viennent tout droit des capitales, séduits parla haute paye, par la subvention extraordinaire pour frais devoyage et par d’autres espérances non moins tentantes pourl’avenir. Ceux qui savent résoudre le problème de la vie restentpresque toujours en Sibérie et s’y fixent définitivement. Lesfruits abondants et savoureux qu’ils récoltent plus tard lesdédommagent amplement ; quant aux autres, gens légers et quine savent pas résoudre ce problème, ils s’ennuient bientôt enSibérie et se demandent avec regret pourquoi ils ont fait la bêtised’y venir. C’est avec impatience qu’ils tuent les trois ans, —terme légal de leur séjour ; — une fois leur engagementexpiré, ils sollicitent leur retour et reviennent chez eux endénigrant la Sibérie et en s’en moquant. Ils ont tort, car c’est unpays de béatitude, non seulement en ce qui concerne le servicepublic, mais encore à bien d’autres points de vue. Le climat estexcellent ; les marchands sont riches et hospitaliers ;les Européens aisés y sont nombreux. Quant aux jeunes filles, ellesressemblent à des roses fleuries ; leur moralité estirréprochable. Le gibier court dans les rues et vient se jetercontre le chasseur. On y boit du champagne en quantitéprodigieuse ; le caviar est étonnant ; la récolte rendquelquefois quinze pour un. En un mot, c’est une terre bénie dontil faut seulement savoir profiter, et l’on en profite fortbien !

C’est dans l’une de ces petites villes, — gaies et parfaitementsatisfaites d’elles-mêmes, dont l’aimable population m’a laissé unsouvenir ineffaçable, — que je rencontrai un exilé, AlexandrePétrovitch Goriantchikof, ci-devant gentilhomme-propriétaire enRussie. Il avait été condamné aux travaux forcés de la deuxièmecatégorie, pour avoir assassiné sa femme. Après avoir subi sacondamnation, — dix ans de travaux forcés, — il demeuraittranquille et inaperçu en qualité de colon dans la petite ville deK… À vrai dire, il était inscrit dans un des cantons environnants,mais il vivait à K…, où il trouvait à gagner sa vie en donnant desleçons aux enfants. On rencontre souvent dans les villes de Sibériedes déportés qui s’occupent d’enseignement. On ne les dédaigne pas,car ils enseignent la langue française, si nécessaire dans la vie,et dont on n’aurait pas la moindre idée sans eux, dans les partiesreculées de la Sibérie. Je vis Alexandre Pétrovitch pour lapremière fois chez un fonctionnaire, Ivan Ivanytch Gvosdikof,respectable vieillard fort hospitalier, père de cinq filles quidonnaient les plus belles espérances. Quatre fois par semaine,Alexandre Pétrovitch leur donnait des leçons à raison de trentekopeks (argent) la leçon. Son extérieur m’intéressa. C’était unhomme excessivement pâle et maigre, jeune encore, — âgé detrente-cinq ans environ, — petit et débile, toujours fortproprement habillé à l’européenne. Quand vous lui parliez, il vousfixait d’un air très-attentif, écoutait chacune de vos paroles avecune stricte politesse et d’un air réfléchi, comme si vous lui aviezposé un problème ou que vous vouliez lui extorquer un secret. Ilvous répondait nettement et brièvement, mais en pesant tellementchaque mot, que l’on se sentait tout à coup mal à son aise, sanssavoir pourquoi, et que l’on se félicitait de voir la conversationterminée. Je questionnai Ivan Ivanytch à son sujet ; ilm’apprit que Goriantchikof était de mœurs irréprochables, sansquoi, lui, Ivan Ivanytch, ne lui aurait pas confié l’instruction deses filles, mais que c’était un terrible misanthrope, qui se tenaità l’écart de tous, fort instruit, lisant beaucoup, parlant peu etse prêtant assez mal à une conversation à cœur ouvert.

Certaines personnes affirmaient qu’il était fou, mais ontrouvait que ce n’était pas un défaut si grave ; aussi lesgens les plus considérables de la ville étaient-ils prêts àtémoigner des égards à Alexandre Pétrovitch, car il pouvait êtrefort utile, au besoin, pour écrire des placets. On croyait qu’ilavait une parenté fort honorable en Russie, — peut-être même dansle nombre y avait-il des gens haut placés, — mais on n’ignorait pasque depuis son exil il avait rompu toutes relations avec elle. Enun mot, il se faisait du tort à lui-même. Tout le monde connaissaitson histoire et savait qu’il avait tué sa femme par jalousie, —moins d’un an après son mariage, — et, qu’il s’était livré lui-mêmeà la justice, ce qui avait beaucoup adouci sa condamnation. Descrimes semblables sont toujours regardés comme des malheurs, dontil faut avoir pitié. Néanmoins, cet original se tenait obstinémentà l’écart et ne se montrait que pour donner des leçons.

Tout d’abord je ne fis aucune attention à lui ; puis sansque j’en sus moi-même la cause, il m’intéressa : il était quelquepeu énigmatique. Causer avec lui était de toute impossibilité.Certes, il répondait à toutes mes questions : il semblait même s’enfaire un devoir, mais une fois qu’il m’avait répondu, je n’osaisl’interroger plus longtemps ; après de semblablesconversations, on voyait toujours sur son visage une sorte desouffrance et d’épuisement. Je me souviens que par une belle soiréed’été, je sortis avec lui de chez Ivan Ivanytch. Il me vintbrusquement à l’idée de l’inviter à entrer chez moi, pour fumer unecigarette ; je ne saurais décrire l’effroi qui se peignit surson visage ; il se troubla tout à fait, marmotta des motsincohérents, et soudain, après m’avoir regardé d’un air courroucé,il s’enfuit dans une direction opposée. J’en fus fort étonné.Depuis, lorsqu’il me rencontrait, il semblait éprouver à ma vue unesorte de frayeur, mais je ne me décourageai pas. Il avait quelquechose qui m’attirait ; un mois après, j’entrai moi-même chezGoriantchikof, sans aucun prétexte. Il est évident que j’agis alorssottement et sans la moindre délicatesse. Il demeurait à l’une desextrémités de la ville, chez une vieille bourgeoise dont la filleétait poitrinaire. Celle-ci avait une petite enfant naturelle âgéede dix ans, fort jolie et très-joyeuse. Au moment où j’entrai,Alexandre Pétrovitch était assis auprès d’elle et lui enseignait àlire. En me voyant, il se troubla, comme si je l’avais surpris enflagrant délit. Tout éperdu, il se leva brusquement et me regardafort étonné. Nous nous assîmes enfin ; il suivaitattentivement chacun de mes regards, comme s’il m’eût soupçonné dequelque intention mystérieuse. Je devinai qu’il était horriblementméfiant. Il me regardait avec dépit, et il ne tenait à rien qu’ilme demandât : — Ne t’en iras-tu pas bientôt ?

Je lui parlai de notre petite ville, des nouvellescourantes ; il se taisait ou souriait d’un air mauvais : jepus constater qu’il ignorait absolument ce qui se faisait dansnotre ville et qu’il n’était nullement curieux de l’apprendre. Jelui parlai ensuite de notre contrée, de ses besoins : il m’écoutaittoujours en silence en me fixant d’un air si étrange que j’eushonte moi-même de notre conversation. Je faillis même le fâcher enlui offrant, encore non coupés, les livres et les journaux que jevenais de recevoir par la dernière poste. Il jeta sur eux un regardavide, mais il modifia aussitôt son intention et déclina mesoffres, prétextant son manque de loisir. Je pris enfin congé delui ; en sortant, je sentis comme un poids insupportabletomber de mes épaules. Je regrettais d’avoir harcelé un homme dontle goût était de se tenir à l’écart de tout le monde. Mais lasottise était faite. J’avais remarqué qu’il possédait fort peu delivres ; il n’était donc pas vrai qu’il lût beaucoup.Néanmoins, à deux reprises, comme je passais en voiture fort tarddevant ses fenêtres, je vis de la lumière dans son logement.Qu’avait-il donc à veiller jusqu’à l’aube ? Écrivait-il, et,si cela était, qu’écrivait-il ?

Je fus absent de notre ville pendant trois mois environ. Quandje revins chez moi, en hiver, j’appris qu’Alexandre Pétrovitchétait mort et qu’il n’avait pas même appelé un médecin. On l’avaitdéjà presque oublié. Son logement était inoccupé. Je fis aussitôtla connaissance de son hôtesse, dans l’intention d’apprendre d’ellece que faisait son locataire et s’il écrivait. Pour vingt kopeks,elle m’apporta une corbeille pleine de papiers laissés par ledéfunt et m’avoua qu’elle avait déjà employé deux cahiers à allumerson feu. C’était une vieille femme morose et taciturne ; je nepus tirer d’elle rien d’intéressant. Elle ne sut rien me dire ausujet de son locataire. Elle me raconta pourtant qu’il netravaillait presque jamais et qu’il restait des mois entiers sansouvrir un livre ou toucher une plume : en revanche, il se promenaittoute la nuit en long et en large dans sa chambre, livré à sesréflexions ; quelquefois même, il parlait tout haut. Il aimaitbeaucoup sa petite fille Katia, surtout quand il eut appris sonnom ; le jour de la Sainte-Catherine, il faisait dire àl’église une messe de Requiem pour l’âme de quelqu’un. Il détestaitqu’on lui rendît des visites et ne sortait que pour donner sesleçons : il regardait même de travers son hôtesse, quand, une foispar semaine, elle venait mettre sa chambre en ordre ; pendantles trois ans qu’il avait demeuré chez elle, il ne lui avaitpresque jamais adressé la parole. Je demandai à Katia si elle sesouvenait de son maître. Elle me regarda en silence et se tourna ducôté de la muraille pour pleurer. Cet homme s’était pourtant faitaimer de quelqu’un !

J’emportai les papiers et je passai ma journée à les examiner.La plupart n’avaient aucune importance : c’étaient des exercicesd’écoliers. Enfin je trouvai un cahier assez épais, couvert d’uneécriture fine, mais inachevé. Il avait peut-être été oublié par sonauteur. C’était le récit — incohérent et fragmentaire — des dixannées qu’Alexandre Pétrovitch avait passées aux travaux forcés. Cerécit était interrompu çà et là, soit par une anecdote, soit pard’étranges, d’effroyables souvenirs, jetés convulsivement, commearrachés à l’écrivain. Je relus quelquefois ces fragments et je mepris à douter s’ils avaient été écrits dans un moment de folie.Mais ces mémoires d’un forçat, Souvenirs de la maison des morts,comme il les intitule lui-même quelque part dans son manuscrit, neme semblèrent pas privés d’intérêt. Un monde tout à fait nouveau,inconnu jusqu’alors, l’étrangeté de certains faits, enfin quelquesremarques singulières sur ce peuple déchu, — il y avait là de quoime séduire, et je lus avec curiosité. Il se peut que je me soistrompé : je publie quelques chapitres de ce récit : que le publicjuge…

Chapitre 1La maison des morts

Notre maison de force se trouvait à l’extrémité de la citadelle,derrière le rempart. Si l’on regarde par les fentes de lapalissade, espérant voir quelque chose, — on n’aperçoit qu’un petitcoin de ciel et un haut rempart de terre, couvert des grandesherbes de la steppe. Nuit et jour, des sentinelles s’y promènent enlong et en large ; on se dit alors que des années entièress’écouleront et que l’on verra, par la même fente de palissade,toujours le même rempart, toujours les mêmes sentinelles et le mêmepetit coin de ciel, non pas de celui qui se trouve au-dessus de laprison, mais d’un autre ciel, lointain et libre. Représentez-vousune grande cour, longue de deux cents pas et large de centcinquante, enceinte d’une palissade hexagonale irrégulière, forméede pieux étançonnés et profondément enfoncés en terre : voilàl’enceinte extérieure de la maison de force. D’un côté de lapalissade est construite une grande porte, solide et toujoursfermée, que gardent constamment des factionnaires, et qui nes’ouvre que quand les condamnés vont au travail. Derrière cetteporte se trouvaient la lumière, la liberté ; là vivaient desgens libres. En deçà de lapalissade on se représentait ce mondemerveilleux, fantastique comme un conte de fées : il n’en était pasde même du nôtre, — tout particulier, car il ne ressemblait àrien ; il avait ses mœurs, son costume, ses lois spéciales :c’était une maison morte-vivante, une vie sans analogue et deshommes à part. C’est ce coin que j’entreprends de décrire.

Quand on pénètre dans l’enceinte, on voit quelques bâtiments. Dechaque côté d’une cour très-vaste s’étendent deux constructions debois, faites de troncs équarris et à un seul étage : ce sont lescasernes des forçats. On y parque les détenus, divisés en plusieurscatégories. Au fond de l’enceinte on aperçoit encore une maison, lacuisine, divisée en deux chambrées (artel[1]) ;plus loin encore se trouve une autre construction qui sert tout àla fois de cave, de hangar et de grenier. Le centre de l’enceinte,complètement nu, forme une place assez vaste. C’est là que lesdétenus se mettent en rang. On y fait la vérification et l’appeltrois fois par jour : le matin, à midi et le soir, et plusieursfois encore dans la journée, si les soldats de garde sont défiantset habiles à compter. Tout autour, entre la palissade et lesconstructions, il reste une assez grande surface libre où quelquesdétenus misanthropes ou de caractère sombre aiment à se promener,quand on ne travaille pas : ils ruminent là, à l’abri de tous lesregards, leurs pensées favorites. Lorsque je les rencontraispendant ces promenades, j’aimais à regarder leurs visages tristeset stigmatisés, et à deviner leurs pensées. Un des forçats avaitpour occupation favorite, dans les moments de liberté que nouslaissaient les travaux, de compter les pieux de la palissade. Il yen avait quinze cents, il les avait tous comptés et les connaissaitmême par cœur. Chacun d’eux représentait un jour de réclusion : ildécomptait quotidiennement un pieu et pouvait, de cette façon,connaître exactement le nombre de jours qu’il devait encore passerdans la maison de force. Il était sincèrement heureux quand ilavait achevé un des côtés de l’hexagone : et pourtant, il devaitattendre sa libération pendant de longues années ; mais onapprend la patience à la maison de force. Je vis un jour un détenuqui avait subi sa condamnation et que l’on mettait en liberté,prendra congé de ses camarades. Il avait été vingt ans aux travauxforcés. Plus d’un forçat se souvenait de l’avoir vu arriver jeune,insouciant, ne pensant ni à son crime ni au châtiment : c’étaitmaintenant un vieillard à cheveux gris, au visage triste et morose.Il fit en silence le tour de nos six casernes. En entrant danschacune d’elles, il priait devant l’image sainte, saluaitprofondément ses camarades, en les priant de ne pas garder unmauvais souvenir de lui. Je me rappelle aussi qu’un soir on appelavers la porte d’entrée un détenu qui avait été dans le temps unpaysan sibérien fort aisé. Six mois auparavant, il avait reçu lanouvelle que sa femme s’était remariée, ce qui l’avait fortattristé. Ce soir-là, elle était venue à la prison, l’avait faitappeler pour lui donner une aumône. Ils s’entretinrent deuxminutes, pleurèrent tous deux et se séparèrent pour ne plus serevoir. Je vis l’expression du visage de ce détenu quand il rentradans la caserne… Là, en vérité, on peut apprendre à tout supporter.Quand le crépuscule commençait, on nous faisait rentrer dans lacaserne, où l’on nous enfermait pour toute la nuit. Il m’étaittoujours pénible de quitter la cour pour la caserne. Qu’on sefigure une longue chambre, basse et étouffante, éclairée à peinepar des chandelles et dans laquelle traînait une odeur lourde etnauséabonde. Je ne puis comprendre maintenant comment j’y ai vécudix ans entiers. Mon lit de camp se composait de trois planches :c’était toute la place dont je pouvais disposer. Dans une seulechambre on parquait plus de trente hommes. C’était surtout en hiverqu’on nous enfermait de bonne heure ; il fallait attendrequatre heures au moins avant que tout le monde fût endormi, aussiétait-ce un tumulte, un vacarme de rires, de jurons, de chaînes quisonnaient, une vapeur infecte, une fumée épaisse, un brouhaha detêtes rasées, de fronts stigmatisés, d’habits en lambeaux, toutcela encanaillé, dégoûtant ; oui, l’homme est un animalvivace ! on pourrait le définir : un être qui s’habitue àtout, et ce serait peut-être là la meilleure définition qu’on enait donnée. Nous étions en tout deux cent cinquante dans la maisonde force. Ce nombre était presque invariable, car lorsque les unsavaient subi leur peine, d’autres criminels arrivaient, il enmourait aussi. Et il y avait là toute sorte de gens. Je crois quechaque gouvernement, chaque contrée de la Russie avait fourni sonreprésentant. Il y avait des étrangers et même des montagnards duCaucase. Tout ce monde se divisait en catégories différentes,suivant l’importance du crime et par conséquent la durée duchâtiment. Chaque crime, quel qu’il soit, y était représenté. Lapopulation de la maison de force était composée en majeure partiede déportés aux travaux forcés de la catégorie civile (fortementcondamnés, comme disaient les détenus). C’étaient des criminelsprivés de tous leurs droits civils, membres réprouvés de lasociété, vomis par elle, et dont le visage marqué au fer devaitéternellement témoigner de leur opprobre. Ils étaient incarcérésdans la maison de force pour un laps de temps qui variait de huit àdouze ans ; à l’expiration de leur peine, on les envoyait dansun canton sibérien en qualité de colons. Quant aux criminels de lasection militaire, ils n’étaient pas privés de leurs droits civils,— c’est ce qui a lieu d’ordinaire dans les compagnies de disciplinerusses, — et n’étaient envoyés que pour un temps relativementcourt. Une fois leur condamnation purgée, ils retournaient àl’endroit d’où ils étaient venus, et entraient comme soldats dansles bataillons de ligne sibériens[2]. Beaucoupd’entre eux nous revenaient bientôt pour des crimes graves,seulement ce n’était plus pour un petit nombre d’années, mais pourvingt ans au moins ; ils faisaient alors partie d’une sectionqui se nommait « à perpétuité ». Néanmoins, les perpétuelsn’étaient pas privés de leurs droits. Il existait encore unesection assez nombreuse, composée des pires malfaiteurs, presquetous vétérans du crime, et qu’on appelait la « section particulière». On envoyait là des condamnés de toutes les Russies. Ils seregardaient à bon droit comme détenus à perpétuité, car le terme deleur réclusion n’avait pas été indiqué. La loi exigeait qu’on leurdonnât des tâches doubles et triples. Ils restèrent dans la prisonjusqu’à ce qu’on entreprit en Sibérie les travaux de force les pluspénibles. « Vous n’êtes ici que pour un temps fixe, disaient-ilsaux autres forçats ; nous, au contraire, nous y sommes pourtoute notre vie. » J’ai entendu dire plus tard que cette section aété abolie. On a éloigné en même temps les condamnés civils, pourne conserver que les condamnés militaires que l’on organisa encompagnie de discipline unique. L’administration a naturellementété changée. Je décris, par conséquent, les pratiques d’un autretemps et des choses abolies depuis longtemps… Oui, il y a longtempsde cela ; il me semble même que c’est un rêve, Je me souviensde mon entrée à la maison de force, un soir de décembre, à la nuittombante. Les forçats revenaient des travaux : on se préparait à lavérification. Un sous-officier moustachu m’ouvrit la porte de cettemaison étrange où je devais rester tant d’années, endurer tantd’émotions dont je ne pourrais me faire une idée même approximativesi je ne les avais pas ressenties. Ainsi, par exemple, aurais-jejamais pu m’imaginer la souffrance poignante et terrible qu’il y aà ne jamais être seul même une minute pendant dix ans ? Autravail sous escorte, à la caserne en compagnie de deux centscamarades, jamais seul, jamais ! Du reste, il fallait que jem’y fisse. Il y avait là des meurtriers par imprudence, desmeurtriers de métier, des brigands et des chefs de brigands, desimples filous, maîtres dans l’industrie de trouver de l’argentdans la poche des passants ou d’enlever n’importe quoi sur unetable. Il aurait pourtant été difficile de dire pourquoi et commentcertains détenus se trouvaient à la maison de force. Chacun d’euxavait son histoire, confuse et lourde, pénible comme un lendemaind’ivresse. Les forçats parlaient généralement fort peu de leurpassé, qu’ils n’aimaient pas à raconter ; ils s’efforçaientmême de n’y plus penser. Parmi mes camarades de chaîne j’ai connudes meurtriers qui étaient si gais et si insouciants qu’on pouvaitparier à coup sûr que jamais leur conscience ne leur avait fait lemoindre-reproche ; mais il y avait aussi des visages sombres,presque toujours silencieux. Il était bien rare que quelqu’unracontât son histoire, car cette curiosité-là n’était pas à lamode, n’était pas d’usage ; disons d’un seul mot que celan’était pas reçu. Il arrivait pourtant de loin en loin que pardésœuvrement un détenu racontât sa vie à un autre forçat quil’écoutait froidement. Personne, à vrai dire, n’aurait pu étonnerson voisin. « Nous ne sommes pas des ignorants, nous autres !» disaient-ils souvent avec une suffisance cynique. Je me souviensqu’un jour un brigand ivre (on pouvait s’enivrer quelquefois auxtravaux forcés) raconta comment il avait tué et tailladé un enfantde cinq ans : il l’avait d’abord attiré avec un joujou, puis ill’avait emmené dans un hangar où il l’avait dépecé. La caserne toutentière, qui, d’ordinaire, riait de ses plaisanteries, poussa uncri unanime ; le brigand fut obligé de se taire. Si lesforçats l’avaient interrompu, ce n’était nullement parce que sonrécit avait excité leur indignation, mais parce qu’il n’était pasreçu de parler de cela. Je dois dire ici que les détenus avaient uncertain degré d’instruction. La moitié d’entre eux, — si ce n’estplus, — savaient lire et écrire. Où trouvera-t-on, en Russie, dansn’importe quel groupe populaire, deux cent cinquante hommes sachantlire et écrire ? Plus tard, j’ai entendu dire et mêmeconclure, grâce à ces données, que l’instruction démoralisait lepeuple. C’est une erreur : l’instruction est tout à fait étrangèreà cette décadence morale. Il faut néanmoins convenir qu’elledéveloppa l’esprit de résolution dans le peuple, mais c’est loind’être un défaut. — Chaque section avait un costume différent :l’une portait une veste de drap moitié brune, moitié grise, et unpantalon dont un canon était brun, l’autre gris. Un jour, commenous étions au travail, une petite fille qui vendait des navettesde pain blanc (kalatchi) s’approcha des forçats ; elle meregarda longtemps, puis éclata de rire : — « Fi ! comme ilssont laids ! s’écria-t-elle. Ils n’ont pas même eu assez dedrap gris ou de drap brun pour faire leurs habits. » D’autresforçats portaient une veste de drap gris uni, mais dont les manchesétaient brunes. On rasait aussi les têtes de différentesfaçons ; le crâne était mis à nu tantôt en long, tantôt enlarge, de la nuque au front ou d’une oreille à l’autre. Cetteétrange famille avait un air de ressemblance prononcé que l’ondistinguait du premier coup d’œil ; même les personnalités lesplus saillantes, celles qui dominaient involontairement les autresforçats, s’efforçaient de prendre le ton général de la maison. Tousles détenus, — à l’exception de quelques-uns qui jouissaient d’unegaieté inépuisable et qui, par cela même, s’attiraient le méprisgénéral, — tous les détenus étaient moroses, envieux,effroyablement vaniteux, présomptueux, susceptibles et formalistesà l’excès. Ne s’étonner de rien était à leurs yeux une qualitéprimordiale, aussi se préoccupaient-ils fort d’avoir de la tenue.Mais souvent l’apparence la plus hautaine faisait place, avec larapidité de l’éclair, à une plate lâcheté. Pourtant il y avaitquelques hommes vraiment forts : ceux-là étaient naturels etsincères, mais, chose étrange ! ils étaient le plus souventd’une vanité excessive et maladive. C’était toujours la vanité quiétait au premier plan. La majorité des détenus était dépravée etpervertie, aussi les calomnies et les commérages pleuvaient-ilscomme grêle. C’était un enfer, une damnation que notre vie, maispersonne n’aurait osé s’élever contre les règlements intérieurs dela prison et contre les habitudes reçues ; aussi s’ysoumettait-on bon gré, mal gré. Certains caractères intraitables nepliaient que difficilement, mais pliaient tout de même. Des détenusqui, encore libres, avaient dépassé toute mesure, qui, souventpoussés par leur vanité surexcitée, avaient commis des crimesaffreux, inconsciemment, comme dans un délire, et qui avaient étél’effroi de villes entières, étaient matés en peu de temps par lerégime de notre prison. Le nouveau qui cherchait à s’orienterremarquait bien vite qu’ici il n’étonnerait personne ;insensiblement il se soumettait, prenait le ton général, une sortede dignité personnelle dont presque chaque détenu était pénétré,absolument comme si la dénomination de forçat eût été un titrehonorable. Pas le moindre signe de honte ou de repentir, du reste,mais une sorte de soumission extérieure, en quelque sorteofficielle, qui raisonnait paisiblement la conduite à tenir. « Noussommes des gens perdus, disaient-ils, nous n’avons pas su vivre enliberté, maintenant nous devons parcourir de toutes nos forces larue verte[3], et nous faire compter et recompter commedes bêtes. » « Tu n’as pas voulu obéir à ton père et à ta mère,obéis maintenant à la peau d’âne ! » « Qui n’a pas voulubroder, casse des pierres à l’heure qu’il est. » Tout cela sedisait et se répétait souvent en guise de morale, comme dessentences et des proverbes, sans qu’on les prît toutefois ausérieux. Ce n’étaient que des mots en l’air. Y en avait-il un seulqui s’avouât son iniquité ? Qu’un étranger, — pas un forçat, —essaye de reprocher à un détenu son crime ou de l’insulter, lesinjures de part et d’autre n’auront pas de fin. Et quels raffinésque les forçats en ce qui concerne les injures ! Ils insultentfinement, en artistes. L’injure était une vraie science ; ilsne s’efforçaient pas tant d’offenser par l’expression que par lesens, l’esprit d’une phrase envenimée. Leurs querelles incessantescontribuaient beaucoup au développement de cet art spécial. Commeils ne travaillaient que sous la menace du bâton, ils étaientparesseux et dépravés. Ceux qui n’étaient pas encore corrompus enarrivant à la maison de force, s’y pervertissaient bientôt. Réunismalgré eux, ils étaient parfaitement étrangers les uns aux autres.— « Le diable a usé trois paires de lapti[4] avant denous rassembler », disaient-ils. Les intrigues, les calomnies, lescommérages, l’envie, les querelles, tenaient le haut bout danscette vie d’enfer. Pas une méchante langue n’aurait été en état detenir tête à ces meurtriers, toujours l’injure à la bouche. Commeje l’ai dit plus haut, parmi eux se trouvaient des hommes aucaractère de fer, endurcis et intrépides, habitués à se commander.Ceux-là, on les estimait involontairement ; bien qu’ilsfussent fort jaloux de leur renommée, ils s’efforçaient den’obséder personne, et ne s’insultaient jamais sans motif ;leur conduite était en tous points pleine de dignité ; ilsétaient raisonnables et presque toujours obéissants, non parprincipe ou par conscience de leurs devoirs, mais comme par uneconvention mutuelle entre eux et l’administration, convention dontils reconnaissaient tous les avantages. On agissait du resteprudemment avec eux. Je me rappelle qu’un détenu, intrépide etrésolu, connu pour ses penchants de bête fauve, fut appelé un jourpour être fouetté. C’était pendant l’été ; on ne travaillaitpas. L’adjudant, chef direct et immédiat de la maison de force,était arrivé au corps de garde, qui se trouvait à côté de la grandeporte, pour assister à la punition. (Ce major était un être fatalpour les détenus, qu’il avait réduits à trembler devant lui. Sévèreà en devenir insensé, il se « jetait » sur eux, disaient-ils ;mais c’était surtout son regard, aussi pénétrant que celui du lynx,que l’on craignait. Il était impossible de rien lui dissimuler. Ilvoyait, pour ainsi dire, sans même regarder. En entrant dans laprison, il savait déjà ce qui se faisait à l’autre bout del’enceinte ; aussi les forçats l’appelaient-ils « l’homme auxhuit yeux ». Son système était mauvais, car il ne parvenait qu’àirriter des gens déjà irascibles ; sans le commandant, hommebien élevé et raisonnable, qui modérait les sorties sauvages dumajor, celui-ci aurait causé de grands malheurs par sa mauvaiseadministration. Je ne comprends pas comment il put prendre saretraite sain et sauf ; il est vrai qu’il quitta le serviceaprès qu’il eut été mis en jugement.) Le détenu blêmit quand onl’appela. D’ordinaire, il se couchait courageusement et sansproférer un mot, pour recevoir les terribles verges, après quoi, ilse relevait en se secouant. Il supportait ce malheur froidement, enphilosophe. Il est vrai qu’on ne le punissait qu’à bon escient, etavec toutes sortes de précautions. Mais cette fois, il s’estimaitinnocent. Il blêmit, et tout en s’approchant doucement de l’escortede soldats, il réussit à cacher dans sa manche un tranchet decordonnier. Il était pourtant sévèrement défendu aux détenusd’avoir des instruments tranchants, des couteaux, etc. Lesperquisitions étaient fréquentes, inattendues et des plusminutieuses ; toutes les infractions à cette règle étaientsévèrement punies ; mais comme il est difficile d’enlever à uncriminel ce qu’il veut cacher, et que, du reste, des instrumentstranchants se trouvaient nécessairement dans la prison, ilsn’étaient jamais détruits. Si l’on parvenait à les ravir auxforçats, ceux-ci s’en procuraient bien vite de nouveaux. Tous lesdétenus se jetèrent contre la palissade, le cœur palpitant, pourregarder à travers les fentes. On savait que cette fois-ci, Pétrofrefuserait de se laisser fustiger et que la fin du major étaitvenue. Mais au moment décisif, ce dernier monta dans sa voiture etpartit, confiant le commandement de l’exécution à un officiersubalterne : « Dieu l’a sauvé ! » dirent plus tard lesforçats. Quant à Pétrof, il subit tranquillement sa punition ;une fois le major parti, sa colère était tombée. Le détenu estsoumis et obéissant jusqu’à un certain point, mais il y a unelimite qu’il ne faut pas dépasser. Rien n’est plus curieux que cesétranges boutades d’emportement et de désobéissance. Souvent unhomme qui supporte pendant plusieurs années les châtiments les pluscruels, se révolte pour une bagatelle, pour un rien. On pourraitmême dire que c’est un fou… C’est du reste ce que l’on fait. J’aidéjà dit que pendant plusieurs années je n’ai pas remarqué lemoindre signe de repentance, pas le plus petit malaise du crimecommis, et que la plupart des forçats s’estimaient dans leur forintérieur en droit d’agir comme bon leur semblait. Certainement lavanité, les mauvais exemples, la vantardise ou la fausse honte yétaient pour beaucoup. D’autre part, qui peut dire avoir sondé laprofondeur de ces cœurs livrés à la perdition et les avoir trouvésfermés à toute lumière ? Enfin il semble que durant tantd’années, j’eusse dû saisir quelque indice, fût-ce le plus fugitif,d’un regret, d’une souffrance morale. Je n’ai positivement rienaperçu. On ne saurait juger le crime avec des opinions toutesfaites, et sa philosophie est un peu plus compliquée qu’on ne lecroit. Il est avéré que ni les maisons de force, ni les bagnes, nile système des travaux forcés, ne corrigent le criminel ; ceschâtiments ne peuvent que le punir et rassurer la société contreles attentats qu’il pourrait commettre. La réclusion et les travauxexcessifs ne font que développer chez ces hommes une haineprofonde, la soif des jouissances défendues et une effroyableinsouciance. D’autre part, je suis certain que le célèbre systèmecellulaire n’atteint qu’un but apparent et trompeur. Il soutire ducriminel toute sa force et son énergie, énerve son âme qu’ilaffaiblit et effraye, et montre enfin une momie desséchée et àmoitié folle comme un modèle d’amendement et de repentir. Lecriminel qui s’est révolté contre la société, la hait et s’estimetoujours dans son droit : la société a tort, lui non. N’a-t-il pasdu reste subi sa condamnation ? aussi est-il absous, acquittéà ses propres yeux. Malgré les opinions diverses, chacunreconnaîtra qu’il y a des crimes qui partout et toujours, sousn’importe quelle législation, seront indiscutablement crimes et quel’on regardera comme tels tant que l’homme sera homme. Ce n’estqu’à la maison de force que j’ai entendu raconter, avec un rireenfantin à peine contenu, les forfaits les plus étranges, les plusatroces. Je n’oublierai jamais un parricide, — ci-devant noble etfonctionnaire. Il avait fait le malheur de son père. Un vrai filsprodigue. Le vieillard essayait en vain de le retenir par desremontrances sur la pente fatale où il glissait. Comme il étaitcriblé de dettes et qu’on soupçonnait son père d’avoir, — outre uneferme, — de l’argent caché, il le tua pour entrer plus vite enpossession de son héritage. Ce crime ne fut découvert qu’au boutd’un mois. Pendant tout ce temps, le meurtrier, qui du reste avaitinformé la justice de la disparition de son père, continua sesdébauches. Enfin, pendant son absence, la police découvrit lecadavre du vieillard dans un canal d’égout recouvert de planches.La tête grise était séparée du tronc et appuyée contre le corps,entièrement habillé ; sous la tête, comme par dérision,l’assassin avait glissé un coussin. Le jeune homme n’avoua rien :il fut dégradé, dépouillé de ses privilèges de noblesse et envoyéaux travaux forcés pour vingt ans. Aussi longtemps que je l’aiconnu, je l’ai toujours vu d’humeur très-insouciante. C’étaitl’homme le plus étourdi et le plus inconsidéré que j’aie rencontré,quoiqu’il fût loin d’être sot. Je ne remarquai jamais en lui unecruauté excessive. Les autres détenus le méprisaient, non pas àcause de son crime, dont il n’était jamais question, mais parcequ’il manquait de tenue. Il parlait quelquefois de son père. Ainsiun jour, en vantant la robuste complexion héréditaire dans safamille, il ajouta : « — Tenez, mon père, par exemple, jusqu’à samort, n’a jamais été malade. » Une insensibilité animale portée àun aussi haut degré semble impossible : elle est par tropphénoménale. Il devait y avoir là un défaut organique, unemonstruosité physique et morale inconnue jusqu’à présent à lascience, et non un simple délit. Je ne croyais naturellement pas àun crime aussi atroce, mais des gens de la même ville que lui, quiconnaissaient tous les détails de son histoire, me la racontèrent.Les faits étaient si clairs, qu’il aurait été insensé de ne pas serendre à l’évidence. Les détenus l’avaient entendu crier une fois,pendant son sommeil : « Tiens-le ! tiens-le ! coupe-luila tête ! la tête ! la tête ! » Presque tous lesforçats rêvaient à haute voix ou déliraient pendant leursommeil ; les injures, les mots d’argot, les couteaux, leshaches revenaient le plus souvent dans leurs songes. « Nous sommesdes gens broyés, disaient-ils, nous n’avons plus d’entrailles,c’est pourquoi nous crions la nuit. » Les travaux forcés dans notreforteresse n’étaient pas une occupation, mais une obligation : lesdétenus accomplissaient leur tâche ou travaillaient le nombred’heures fixé par la loi, puis retournaient à la maison de force.Ils avaient du reste ce labeur en haine. Si le détenu n’avait pasun travail personnel auquel il se livre volontairement avec touteson intelligence, il lui serait impossible de supporter saréclusion. De quelle façon ces gens, tous d’une nature fortementtrempée, qui avaient largement vécu et désiraient vivre encore, quiavaient été réunis contre leur volonté, après que la société lesavait rejetés, auraient-ils pu vivre d’une façon normale etnaturelle ? Grâce à la seule paresse, les instincts les pluscriminels, dont le détenu n’aurait jamais même conscience, sedévelopperaient en lui. L’homme ne peut exister sans travail, sanspropriété légale et normale ; hors de ces conditions il sepervertit et se change en bête fauve. Aussi chaque forçat, par uneexigence toute naturelle et par instinct de conservation, avait-ilchez nous un métier, une occupation quelconque. Les longuesjournées d’été étaient prises presque tout entières par les travauxforcés ; la nuit était si courte qu’on avait juste le temps dedormir. Il n’en était pas de même en hiver ; suivant lerèglement, les détenus devaient être renfermés dans la caserne, àla tombée de la nuit. Que faire pendant les longues et tristessoirées, sinon travailler ? Aussi chaque caserne, bien quefermée aux verrous, prenait-elle l’apparence d’un vaste atelier. Àvrai dire, le travail n’était pas défendu, mais il était interditd’avoir des outils, sans lesquels il est tout à fait impossible. Ontravaillait en cachette, et l’administration, semble-t-il, fermaitles yeux. Beaucoup de détenus arrivaient à la maison de force sansrien savoir faire de leurs dix doigts, ils apprenaient un métierquelconque de leurs camarades, et, une fois libérés, devenaientd’excellents ouvriers. Il y avait là des cordonniers, des bottiers,des tailleurs, des sculpteurs, des serruriers et des doreurs. UnJuif même, Içaï Boumstein, était en même temps bijoutier etusurier. Tout le monde travaillait et gagnait ainsi quelques sous,car il venait beaucoup de commandes de la ville. L’argent est uneliberté sonnante et trébuchante, inestimable pour un hommeentièrement privé de la vraie liberté. S’il se sent quelque monnaieen poche, il se console de sa position, même quand il ne pourraitpas la dépenser. (Mais on peut partout et toujours dépenser sonargent, d’autant plus que le fruit défendu est doublementsavoureux. On peut se procurer de l’eau-de-vie même dans la maisonde force.) Bien que les pipes fussent sévèrement prohibées, tout lemonde fumait. L’argent et le tabac préservaient les forçats duscorbut, comme le travail les sauvait du crime : sans lui, ils seseraient mutuellement détruits, comme des araignées enfermées dansun bocal de verre. Le travail et l’argent n’en étaient pas moinsinterdits : on pratiquait fréquemment pendant la nuit de sévèresperquisitions, durant lesquelles on confisquait tout ce qui n’étaitpas légalement autorisé. Si adroitement que fussent cachés lespécules, il arrivait cependant qu’on les découvrait. C’était là unedes raisons pour lesquelles on ne les conservait pas longtemps : onles échangeait bientôt contre de l’eau-de-vie ; ce quiexplique comment celle-ci avait du s’introduire dans la maison deforce. Le délinquant était non-seulement privé de son pécule, maisencore cruellement fustigé ! Peu de temps après chaqueperquisition, les forçats se procuraient de nouveau les objets quiavaient été confisqués, et tout marchait comme ci-devant.L’administration le savait, et bien que la condition des détenusfût assez semblable à celle des habitants du Vésuve, ils nemurmuraient jamais contre les punitions infligées pour cespeccadilles. Qui n’avait pas d’industrie manuelle, commerçait d’unemanière quelconque. Les procédés d’achat et de vente étaient assezoriginaux. Les uns s’occupaient de brocantage et revendaientparfois des objets que personne autre qu’un forçat n’aurait jamaiseu l’idée de vendre ou d’acheter, voire même de regarder commeayant une valeur quelconque. Le moindre chiffon avait pourtant sonprix et pouvait servir. Par suite de la pauvreté même des forçats,l’argent acquérait un prix supérieur à celui qu’il a en réalité. Delongs et pénibles travaux, quelquefois fort compliqués, ne sepayaient que quelques kopeks. Plusieurs prisonniers prêtaient à lapetite semaine et y trouvaient leur compte. Le détenu, panier percéou ruiné, portait à l’usurier les rares objets qui luiappartenaient et les engageait pour quelques liards qu’on luiprêtait à un taux fabuleux. S’il ne les rachetait pas au termefixé, l’usurier les vendait impitoyablement aux enchères, et celasans retard, L’usure florissait si bien dans notre maison de forcequ’on prêtait même sur des objets appartenant à l’État : linge,bottes, etc., choses à chaque instant indispensables. Lorsque leprêteur sur gages acceptait de semblables dépôts, l’affaire prenaitsouvent une tournure inattendue : le propriétaire allait trouver,aussitôt après avoir reçu son argent, le sous-officier (surveillanten chef de la maison de force) et lui dénonçait le recel d’objetsappartenant à l’État, que l’on enlevait à l’usurier, sans mêmejuger le fait digne d’être rapporté à l’administration supérieure.Mais jamais aucune querelle, — c’est ce qu’il y a de plus curieux,— ne s’élevait entre l’usurier et le propriétaire ; le premierrendait silencieusement, d’un air morose, les effets qu’on luiréclamait, comme s’il s’y attendait depuis longtemps. Peut-êtres’avouait-il qu’à la place du nantisseur, il n’aurait pas agiautrement. Aussi, si l’on s’insultait après cette perquisition,c’était moins par haine que par simple acquit de conscience. Lesforçats se volaient mutuellement sans pudeur. Chaque détenu avaitson petit coffre, muni d’un cadenas, dans lequel il serrait leseffets confiés par l’administration. Quoiqu’on eût autorisé cescoffres, cela n’empêchait nullement les vols. Le lecteur peuts’imaginer aisément quels habiles voleurs se trouvaient parmi nous.Un détenu qui m’était sincèrement dévoué, —je le dis sansprétention, — me vola ma Bible, le seul livre qui fût permis dansla maison de force ; le même jour, il me l’avoua, non parrepentir, mais parce qu’il eut pitié de me voir la chercherlongtemps. Nous avions au nombre de nos camarades de chaîneplusieurs forçats, dits « cabaretiers », qui vendaient del’eau-de-vie, et s’enrichissaient relativement à ce métier-là. J’enparlerai plus loin, car ce trafic est assez curieux, pour que jem’y arrête. Un grand nombre de détenus étaient déportés pourcontrebande, ce qui explique comment on pouvait apporterclandestinement de l’eau-de-vie dans la maison de force, sous unesurveillance aussi sévère qu’était la nôtre, et malgré les escortesinévitables. Pour le dire en passant, la contrebande constitue uncrime à part. Se figurerait-on que l’argent, le bénéfice réel del’affaire, n’a souvent qu’une importance secondaire pour lecontrebandier ? C’est pourtant un fait authentique. Iltravaille par vocation : dans son genre, c’est un poète. Il risquetout ce qu’il possède, s’expose à des dangers terribles, ruse,invente, se dégage, se débrouille, agit même quelquefois avec unesorte d’inspiration. Cette passion est aussi violente que celle dujeu. J’ai connu un détenu de stature colossale, qui était bienl’homme le plus doux, le plus paisible et le plus soumis qu’il fûtpossible de voir. On se demandait comment il avait pu être déporté: son caractère était si doux, si sociable, que pendant tout letemps qu’il passa à la maison de force, il n’eut jamais de querelleavec personne. Originaire de la Russie occidentale, dont ilhabitait la frontière, il avait été envoyé aux travaux forcés pourcontrebande. Comme de juste, il ne résista pas au désir detransporter de l’eau-de-vie dans la prison. Que de fois ne fut-ilpas puni j pour cela, et Dieu sait quelle peur il avait desverges ! Ce métier si dangereux ne lui rapportait qu’unbénéfice dérisoire : c’était l’entrepreneur qui s’enrichissait àses dépens. Chaque fois qu’il avait été puni, il pleurait comme unevieille femme et jurait ses grands dieux qu’on ne l’y reprendraitplus. Il tenait bon pendant tout un mois, mais il finissait parcéder de nouveau à sa passion… Grâce à ces amateurs de contrebande,l’eau-de-vie ne manquait jamais dans la maison de force. Un autregenre de revenu, qui, sans enrichir les détenus, n’en était pasmoins constant et bienfaisant, c’était l’aumône. Les classesélevées de notre société russe ne savent pas combien les marchands,les bourgeois et tout notre peuple en général a de soins pour les «malheureux[5] ». L’aumône ne faisait jamais défaut etconsistait toujours en petits pains blancs, quelquefois en argent,— mais très-rarement. — Sans les aumônes, l’existence des forçats,et surtout celle des prévenus, qui sont fort mal nourris, seraitpar trop pénible. L’aumône se partage également entra tous lesdétenus. Si l’aumône ne suffit pas, on divise les petits pains parla moitié et quelquefois même en six morceaux, afin que chaqueforçat en ait sa part. Je me souviens de la première aumône, — unepetite pièce de monnaie, — que je reçus. Peu de temps après monarrivée, un matin, en revenant du travail seul avec un soldatd’escorte, je croisai une mère et sa fille, une enfant de dix ans,jolie comme un ange. Je les avais déjà vues une fois. (La mèreétait veuve d’un pauvre soldat qui, jeune encore, avait passé auconseil de guerre et était mort dans l’infirmerie de la maison deforce, alors que je m’y trouvais. Elles pleuraient à chaudes larmesquand elles étaient venues toutes deux lui faire leurs adieux.) Enme voyant, la petite fille rougit et murmura quelques mots àl’oreille de sa mère, qui s’arrêta et prit dans un panier un quartde kopek qu’elle remit à la petite fille. Celle-ci courut après moi: — « Tiens, malheureux, me dit-elle, prends ce kopek au nom duChrist ! » — Je pris la monnaie qu’elle me glissait dans lamain ; la petite fille retourna tout heureuse vers sa mère. Jel’ai conservé longtemps, ce kopek-là !

Chapitre 2Premières impressions

Les premières semaines et en général les commencements de maréclusion se présentent vivement à mon imagination. Au contraire,les années suivantes se sont fondues et ne m’ont laissé qu’unsouvenir confus. Certaines époques de cette vie se sont même tout àfait effacées de ma mémoire ; je n’en ai gardé qu’uneimpression unique, toujours la même, pénible, monotone,étouffante.

Ce que j’ai vu et éprouvé pendant ces premiers temps de madétention, il me semble que tout cela est arrivé hier. Il devait enêtre ainsi.

Je me rappelle parfaitement que, tout d’abord, cette viem’étonna par cela même qu’elle ne présentait rien de particulier,d’extraordinaire, ou pour mieux m’exprimer, d’inattendu. Plus tardseulement, quand j’eus vécu assez longtemps dans la maison deforce, je compris tout l’exceptionnel, l’inattendu d’une existencesemblable, et je m’en étonnai. J’avouerai que cet étonnement ne m’apas quitté pendant tout le temps de ma condamnation ; je nepouvais décidément me réconcilier avec cette existence.

J’éprouvai tout d’abord une répugnance invincible en arrivant àla maison de force, mais, chose étrange ! la vie m’y semblamoins pénible que je ne me l’étais figuré en route.

En effet, les détenus, bien qu’embarrassés par leurs fers,allaient et venaient librement dans la prison ; ilss’injuriaient, chantaient, travaillaient, fumaient leur pipe etbuvaient de l’eau-de-vie (les buveurs étaient pourtant assezrares) ; il s’organisait même de nuit des parties de cartes enrègle. Les travaux ne me parurent pas très-pénibles ; il mesemblait que ce n’était pas la vraie fatigue du bagne. Je nedevinai que longtemps après pourquoi ce travail était dur etexcessif ; c’était moins par sa difficulté que parce qu’ilétait forcé, contraint, obligatoire, et qu’on ne l’accomplissaitque par crainte du bâton. Le paysan travaille certainement beaucoupplus que le forçat, car pendant l’été il peine nuit et jour ;mais c’est dans son propre intérêt qu’il se fatigue, son but estraisonnable, aussi endure-t-il moins que le condamné qui exécute untravail forcé dont il ne retire aucun profit. Il m’est venu un jourà l’idée que si l’on voulait réduire un homme à néant, le puniratrocement, l’écraser tellement que le meurtrier le plus endurcitremblerait lui-même devant ce châtiment et s’effrayerait d’avance,il suffirait de donner à son travail un caractère de complèteinutilité, voire même d’absurdité. Les travaux forcés tels qu’ilsexistent actuellement ne présentent aucun intérêt pour lescondamnés, mais ils ont au moins leur raison d’être : le forçatfait des briques, creuse la terre, crépit, construit ; toutesces occupations ont un sens et un but. Quelquefois même le détenus’intéresse à ce qu’il fait. Il veut alors travailler plusadroitement, plus avantageusement ; mais qu’on le contraigne,par exemple, à transvaser de l’eau d’une tine dans une autre, etvice versa, à concasser du sable ou à transporter un tas de terred’un endroit à un autre pour lui ordonner ensuite la réciproque, jesuis persuadé qu’au bout de quelques jours le détenu s’étrangleraou commettra mille crimes comportant la peine de mort plutôt que devivre dans un tel abaissement et de tels tourments. Il va de soiqu’un châtiment semblable serait plutôt une torture, une vengeanceatroce qu’une correction ; il serait absurde, car iln’atteindrait aucun but sensé.

Je n’étais, du reste, arrivé qu’en hiver, au mois dedécembre ; les travaux avaient alors peu d’importance dansnotre forteresse. Je ne me faisais aucune idée du travail d’été,cinq fois plus fatigant. Les détenus, pendant la saison rigoureuse,démolissaient sur l’Irtych de vieilles barques appartenant àl’État, travaillaient dans les ateliers, enlevaient la neigeamassée par les ouragans contre les constructions, ou brûlaient etconcassaient de l’albâtre, etc. Comme le jour était très-court, letravail cessait de bonne heure, et tout le monde rentrait à lamaison de force où il n’y avait presque rien à faire, sauf letravail supplémentaire que s’étaient créé les forçats.

Un tiers a peine des détenus travaillaient sérieusement : lesautres fainéantaient et rôdaient sans but dans les casernes,intriguant, s’injuriant. Ceux qui avaient quelque argents’enivraient d’eau-de-vie ou perdaient au jeu leurséconomies ; tout cela par fainéantise, par ennui, pardésœuvrement. J’appris encore à connaître une souffrance quipeut-être est la plus aiguë, la plus douloureuse qu’on puisseressentir dans une maison de détention, à part la privation deliberté : je veux parler de la cohabitation forcée. La cohabitationest plus ou moins forcée partout et toujours, mais nulle part ellen’est aussi horrible que dans une prison ; il y a là deshommes avec lesquels personne ne voudrait vivre. Je suis certainque chaque condamné, — inconsciemment peut-être, — en asouffert.

La nourriture des détenus me parut passable. Ces derniersaffirmaient même qu’elle était incomparablement meilleure que dansn’importe quelle prison de Russie. Je ne saurais toutefois lecertifier, – car je n’ai jamais été incarcéré ailleurs. Beaucoupd’entre nous avaient, du reste, la faculté de se procurer lanourriture qui leur convenait ; quoique la viande ne coûtâtque trois kopeks, ceux-là seuls qui avaient toujours de l’argent sepermettaient le luxe d’en manger : la majorité des détenus secontentaient de la ration réglementaire. Quand ils vantaient lanourriture de la maison de force, ils n’avaient en vue que le pain,que l’on distribuait par chambrée et non pas individuellement et aupoids. Cette dernière condition aurait effrayé les forçats, car untiers au moins d’entre eux, dans ce cas, aurait constammentsouffert de la faim, tandis qu’avec le système en vigueur, chacunétait content. Notre pain était particulièrement savoureux et mêmerenommé en ville ; on attribuait sa bonne qualité à uneheureuse construction des fours de la prison. Quant à notre soupede chou aigre (chichi), qui se cuisait dans un grand chaudron etqu’on épaississait de farine, elle était loin d’avoir bonne mine.Les jours ouvriers, elle était fort claire et maigre ; mais cequi m’en dégoûtait surtout, c’était la quantité de cancrelats qu’ony trouvait. Les détenus n’y faisaient toutefois aucuneattention.

Les trois jours qui suivirent mon arrivée, je n’allai pas autravail ; on donnait toujours quelque répit aux nouveauxdéportés, afin de leur permettre de se reposer de leurs fatigues.Le lendemain, je dus sortir de la maison de force pour être ferré,Ma chaîne n’était pas « d’uniforme », elle se composait d’anneauxqui rendaient un son clair : c’est ce que j’entendis dire auxautres détenus. Elle se portait extérieurement, par-dessus levêtement, tandis que mes camarades avaient des fers formés nond’anneaux, mais de quatre tringles épaisses comme le doigt etréunies entre elles par trois anneaux qu’on portait sous lepantalon. À l’anneau central s’attachait une courroie, nouée à sontour à une ceinture bouclée sur la chemise.

Je revois nettement la première matinée que je passai dans lamaison de force. Le tambour battit la diane au corps de garde, prèsde la grande porte de l’enceinte ; au bout de dix minutes lesous-officier de planton ouvrit les casernes. Les détenuss’éveillaient les uns après les autres et se levaient en tremblantde froid de leurs lits de planches, à la lumière terne d’unechandelle.

Presque tous étaient moroses. Ils bâillaient et s’étiraient,leurs fronts marqués au fer se contractaient ; les uns sesignaient ; d’autres commençaient à dire des bêtises. Latouffeur était horrible. L’air froid du dehors s’engouffraitaussitôt qu’on ouvrait la porte et tourbillonnait dans la caserne.Les détenus se pressaient autour des seaux pleins d’eau : les unsaprès les autres prenaient de l’eau dans la bouche, ils s’enlavaient la figure et les mains. Cette eau était apportée de laveille par le parachnik, détenu qui, d’après le règlement, devaitnettoyer la caserne. Les condamnés le choisissaient eux-mêmes. Iln’allait pas au travail, car il devait examiner les lits de camp etles planchers, apporter et emporter le baquet pour la nuit, remplird’eau fraîche les seaux de sa chambrée. Cette eau servait le matinaux ablutions ; pendant la journée c’était la boissonordinaire des forçats. Ce matin-là, des disputes s’élevèrentaussitôt au sujet de la cruche.

— Que fais-tu là, front marqué ? grondait un détenu dehaute taille, sec et basané.

Il attirait l’attention par les protubérances étranges dont soncrâne était couvert. Il repoussa un autre forçat tout rond, toutpetit, au visage gai et rougeaud.

— Attends donc !

— Qu’as-tu à crier ! tu sais qu’on paye chez nous quand onveut faire attendre les autres. File toi-même. Regardez ce beaumonument, frères,… non, il n’a point de farticultiapnost[6]. Ce mot farticultiapnost fit son effet :les détenus éclatèrent de rire, c’était tout ce que désirait lejoyeux drille, qui tenait évidemment le rôle de bouffon dans lacaserne. L’autre forçat le regarda d’un air de profond mépris. —Hé ! la petite vache !… marmotta-t-il, voyez-vous commele pain blanc de la prison l’a engraissée. — Pour qui teprends-tu ? pour un bel oiseau ? — Parbleu ! commetu le dis. — Dis-nous donc quel bel oiseau tu es. — Tu le vois. —Comment ? je le vois ! — Un oiseau, qu’on te dit ! —Mais lequel ? Ils se dévoraient des yeux. Le petit attendaitune réponse et serrait les poings, en apparence prêt à se battre.Je pensais qu’une rixe s’ensuivrait. Tout cela était nouveau pourmoi, aussi regardai-je cette scène avec curiosité. J’appris plustard que de semblables querelles étaient fort innocentes etqu’elles servaient à l’ébaudissement des autres forçats, comme unecomédie amusante : on n’en venait presque jamais aux mains. Celacaractérisait clairement les mœurs de la prison. Le détenu de hautetaille restait tranquille et majestueux. Il sentait qu’on attendaitsa réponse ; sous peine de se déshonorer, de se couvrir deridicule, il devait soutenir ce qu’il avait dit, montrer qu’ilétait un oiseau merveilleux, un personnage. Aussi jeta-t-il unregard de travers sur son adversaire avec un mépris inexprimable,s’efforçant de l’irriter en le regardant par-dessus l’épaule, dehaut en bas, comme il aurait fait pour un insecte, et lentement,distinctement, il répondit : — Un kaghane[7]!C’est-à-dire qu’il était un oiseau kaghane. Un formidable éclat derire accueillit cette saillie et applaudit à l’ingéniosité duforçat. — Tu n’es pas un kaghane, mais une canaille, hurla le petitgros qui se sentait battu à plates coutures ; furieux de sadéfaite, il se serait jeté sur son adversaire, si ses camaradesn’avaient entouré les deux parties de crainte qu’une querellesérieuse ne s’engageât. — Battez-vous plutôt que de vous piqueravec la langue, cria de son coin un spectateur. — Oui !retenez-les ! lui répondit-on, ils vont se battre. Nous sommesdes gaillards, nous autres, un contre sept nous ne boudons pas. —Oh ! les beaux lutteurs ! L’un est ici pour avoir chipéune livre de pain ; l’autre est un voleur de pots ; il aété fouetté par le bourreau, parce qu’il avait volé une terrine delait caillé à une vieille femme. — Allons ! allons !assez ! cria un invalide dont l’office était de maintenirl’ordre dans la caserne et qui dormait dans un coin, sur unecouchette particulière. — De l’eau, les enfants ! de l’eaupour Névalide[8] Pétrovitch, de l’eau pour notre petitfrère Névalide Pétrovitch ! il vient de se réveiller. — Tonfrère… Est-ce que je suis ton frère ? Nous n’avons pas bu pourun rouble d’eau-de-vie ensemble ! marmotta l’invalide enpassant les bras dans les manches de sa capote. On se prépara à lavérification, car il faisait déjà clair ; les détenus sepressaient en foule dans la cuisine. Ils avaient revêtu leursdemi-pelisses (polouchoubki) et recevaient dans leur bonnetbicolore le pain que leur distribuait un des cuisiniers « cuiseursde gruau », comme on les appelait. Ces cuisiniers, comme lesparachniki, étaient choisis par les détenus eux-mêmes : — il y enavait deux par cuisine, en tout quatre pour la maison de force. —Ils disposaient de l’unique couteau de cuisine autorisé dans laprison, qui leur servait à couper le pain et la viande. Les détenusse dispersaient dans les coins et autour des tables, en bonnets, enpelisses, ceints de leur courroie, tout prêts à se rendre autravail. Quelques forçats avaient devant eux du kvass[9] dans lequel ils émiettaient leur pain etqu’ils avalaient ensuite. Le tapage était insupportable ;plusieurs forçats, cependant, causaient dans les coins d’un airposé et tranquille. — Salut et bon appétit, père Antonytch !dit un jeune détenu, en s’asseyant à côté d’un vieillard édenté etrefrogné. — Si tu ne plaisantes pas, eh bien, salut ! fit cedernier sans lever les yeux, tout en s’efforçant de mâcher son painavec ses gencives édentées. — Et moi qui pensais que tu étais mort,Antonytch ; vrai !… — Meurs le premier, je te suivrai… Jem’assis auprès d’eux. À ma droite, deux forçats d’importanceavaient lié conversation, et tâchaient de conserver leur dignité enparlant. — Ce n’est pas moi qu’on volera, disait l’un, je crainsplutôt de voler moi-même… — Il ne ferait pas bon me voler,diable ! il en cuirait. — Et que ferais-tu donc ? Tu n’esqu’un forçat… Nous n’avons pas d’autre nom… Tu verras qu’elle tevolera, la coquine, sans même te dire merci. J’en ai été pour monargent. Figure-toi qu’elle est venue il y a quelques jours. Où nousfourrer ? Bon ! je demande la permission d’aller chezThéodore le bourreau ; il avait encore sa maison du faubourg,celle qu’il avait achetée de Salomon le galeux, tu sais, ce Juifqui s’est étranglé, il n’y a pas longtemps… — Oui, je le connais,celui qui était cabaretier ici, il y a trois ans et qu’on appelaitGrichka — le cabaret borgne, je sais… — Eh bien ! non, tu nesais pas… d’abord c’est un autre cabaret… — Comment, unautre ! Tu ne sais pas ce que tu dis. Je t’amènerai autant detémoins que tu voudras. — Ouais ! c’est bien toi qui lesamèneras ! Qui es-tu, toi ? sais-tu à qui tuparles ? — Parbleu ! — Je t’ai assez souvent rossé, bienque je ne m’en vante pas. Ne fais donc pas tant le fier ! — Tum’as rossé ? Qui me rossera n’est pas encore né, et qui m’arossé est maintenant à six pieds sous terre. — Pestiféré deBender ! — Que la lèpre sibérienne te ronge d’ulcères ! —Qu’un Turc fende ta chienne de tête ! Les injures pleuvaient.— Allons ! les voilà en train de brailler. Quand on n’a pas suse conduire, on reste tranquille… ils sont trop contents d’êtrevenus manger le pain du gouvernement, ces gaillards-là ! Onles sépara aussitôt. Qu’on « se batte de la langue » tant qu’onveut, cela est permis, car c’est une distraction pour tout lemonde, mais pas de rixes ! ce n’est que dans les casextraordinaires que les ennemis se battent. Si une rixe survient,on la dénonce au major, qui ordonne des enquêtes, s’en mêlelui-même, — et alors tout va de travers pour les détenus ;aussi mettent-ils tout de suite le holà à une querelle sérieuse. Etpuis, les ennemis s’injurient plutôt par distraction, par exercicede rhétorique. Ils se montent, la querelle prend un caractèrefurieux, féroce : on s’attend à les voir s’égorger, il n’en estrien ; une fois que leur colère a atteint un certain diapason,ils se séparent aussitôt. Cela m’étonnait fort, et si je racontequelques-unes des conversations des forçats, c’est avec intention.Me serais-je figuré que l’on pût s’injurier par plaisir, y trouverune jouissance quelconque ? Il ne faut pas oublier la vanitécaressée : un dialecticien qui sait injurier en artiste estrespecté. Pour peu on l’applaudirait comme un acteur. Déjà, laveille au soir, j’avais remarqué quelques regards de travers à monadresse. Par contre, plusieurs forçats rôdaient autour de moi,soupçonnant que j’avais apporté de l’argent ; ils cherchèrentà entrer dans mes bonnes grâces, en m’enseignant à porter mes ferssans en être gêné ; ils me fournirent aussi, — à prixd’argent, bien entendu, — un coffret avec une serrure pour y serrerles objets qui m’avaient été remis par l’administration et le peude linge qu’on m’avait permis d’apporter avec moi dans la maison deforce. Pas plus tard que le lendemain, ces mêmes détenus mevolèrent mon coffre et burent l’argent qu’ils en avaient retiré.L’un d’eux me devint fort dévoué par la suite, bien qu’il me volâttoutes les fois que l’occasion s’en présentait. Il n’était pas lemoins du monde confus de ses vols, car il commettait ces délitspresque inconsciemment, comme par devoir ; aussi ne pouvais-jelui garder rancune. Ces forçats m’apprirent que l’on pouvait avoirdu thé et que je ferais bien de me procurer une théière ; ilsm’en trouvèrent une que je louai pour un certain temps ; ilsme recommandèrent aussi un cuisinier qui, pour trente kopeks parmois, m’accommoderait les mets que je désirerais, si seulementj’avais l’intention d’acheter des provisions et de me nourrir àpart… Comme de juste, ils m’empruntèrent de l’argent ; le jourde mon arrivée, ils vinrent m’en demander jusqu’à trois fois. Lesci-devant nobles[10]incarcérés dans la maison de force étaient mal vus de leurscodétenus. Quoiqu’ils fussent déchus de tous leurs droits, à l’égaldes autres forçats, — ceux-ci ne les reconnaissaient pas pour descamarades. Il n’y avait dans cet éloignement instinctif aucune partde raisonnement. Nous étions toujours pour eux des gentilshommes,bien qu’ils se moquassent souvent de notre abaissement. — Eh,eh ! c’est fini ! La voiture de Mossieu écrasaitautrefois du monde à Moscou, maintenant Mossieu corde du chanvre.Ils jouissaient de nos souffrances que nous dissimulions le pluspossible. Ce fut surtout quand nous travaillâmes en commun que nouseûmes beaucoup à endurer, car nos forces n’égalaient pas les leurs,et nous ne pouvions vraiment les aider. Rien n’est plus difficileque de gagner la confiance du peuple, à plus forte raison celle degens pareils, et de mériter leur affection. Il n’y avait quequelques ci-devant nobles dans toute la maison de force. D’abordcinq Polonais, — dont je parlerai plus loin en détail, — que lesforçats détestaient, plus peut-être que les gentilshommes russes.Les Polonais (je ne parle que des condamnés politiques) étaienttoujours avec eux sur un pied de politesse contrainte etoffensante, ne leur adressaient presque jamais la parole et necachaient nullement le dégoût qu’ils ressentaient en pareillecompagnie ; les forçats le comprenaient parfaitement et lespayaient de la même monnaie. Il me fallut près de deux ans pourgagner la bienveillance de certains de mes compagnons, mais lamajeure partie d’entre eux m’aimait et déclarait que j’étais unbrave homme. Nous étions en tout, — en me comptant, — cinq noblesrusses dans la maison de force. J’avais entendu parler de l’und’eux, même avant mon arrivée, comme d’une créature vile et basse,horriblement corrompue, faisant métier d’espion et dedélateur ; aussi, dès le premier jour, me refusai-je à entreren relation avec cet homme. Le second était le parricide dont j’aiparlé dans ces mémoires. Quant au troisième, il se nommait AkimAkimytch : j’ai rarement rencontré un original pareil, le souvenirqu’il m’a laissé est encore vivant. Grand, maigre, faible d’espritet terriblement ignorant, il était raisonneur et minutieux comme unAllemand. Les forçats se moquaient de lui, mais ils le craignaientà cause de son caractère susceptible, exigeant et querelleur. Dèsson arrivée, il s’était mis sur un pied d’égalité avec eux, il lesinjuriait et les battait. D’une honnêteté phénoménale, il luisuffisait de remarquer une injustice pour qu’il se mêlât d’uneaffaire qui ne le regardait pas. Il était en outre excessivementnaïf ; dans ses querelles avec les forçats, il leur reprochaitd’être des voleurs et les exhortait sincèrement à ne plus dérober.Il avait servi en qualité de sous-lieutenant au Caucase. Je me liaiavec lui dès le premier jour, et il me raconta aussitôt sonaffaire. Il avait commencé par être junker (volontaire avec legrade de sous-officier) dans un régiment de ligne. Après avoirattendu longtemps sa nomination de sous-lieutenant, il la reçutenfin et fut envoyé dans les montagnes commander un fortin. Unpetit prince tributaire du voisinage mit le feu à cette forteresseet tenta une attaque nocturne qui n’eut aucun succès. Akim Akimytchusa de finesse à son égard et fit mine d’ignorer qu’il fût l’auteurde l’attaque : on l’attribua à des insurgés qui rôdaient dans lamontagne. Au bout d’un mois, il invita amicalement le prince àvenir lui faire visite. Celui-ci arriva à cheval, sans se douter derien ; Akim Akimytch rangea sa garnison en bataille etdécouvrit devant les soldats la félonie et la trahison de sonvisiteur ; il lui reprocha sa conduite, lui prouvaqu’incendier un fort était un crime honteux, lui expliquaminutieusement les devoirs d’un tributaire ; puis, en guise deconclusion à cette harangue, il fit fusiller le prince ; ilinforma aussitôt ses supérieurs de cette exécution avec tous lesdétails nécessaires. On instruisit le procès d’Akim Akimytch ;il passa en conseil de guerre et fut condamné à mort ; oncommua sa peine, on l’envoya en Sibérie comme forçat de la deuxièmecatégorie, c’est-à-dire, condamné à douze ans de forteresse. Ilreconnaissait volontiers qu’il avait agi illégalement, que leprince devait être jugé civilement, et non par une cour martiale.Néanmoins, il ne pouvait comprendre que son action fût un crime. —Il avait incendié mon fort, que devais-je faire ? l’enremercier ? — répondait-il à toutes mes objections. Bien queles forçats se moquassent d’Akim Akimytch et prétendissent qu’ilétait un peu fou, ils l’estimaient pourtant à cause de son adresseet de son exactitude. Il connaissait tous les métiers possibles, etfaisait ce que vous vouliez : cordonnier, bottier, peintre, doreur,serrurier. Il avait acquis ces talents à la maison de force, car illui suffisait de voir un objet pour l’imiter. Il vendait en ville,ou plutôt, faisait vendre des corbeilles, des lanternes, desjoujoux. Grâce à son travail, il avait toujours quelque argent,qu’il employait immédiatement à acheter du linge, un oreiller,etc. ; il s’était arrangé un matelas. Comme il couchait dansla même caserne que moi, il me fut fort utile au commencement de maréclusion. Avant de sortir de prison pour se rendre au travail, lesforçats se mettaient sur deux rangs devant le corps de garde : dessoldats d’escorte les entouraient, le fusil chargé. Un officier dugénie arrivait alors avec l’intendant des travaux et quelquessoldats qui surveillaient les terrassements. L’intendant comptaitles forçats et les envoyait par bandes aux endroits où ils devaients’occuper. Je me rendis, ainsi que d’autres détenus, à l’atelier dugénie, maison de briques fort basse, construite au milieu d’unegrande cour encombrée de matériaux. Il y avait là une forge, desateliers de menuiserie, de serrurerie, de peinture. Akim Akimytchtravaillait dans ce dernier : il cuisait de l’huile pour sesvernis, broyait ses couleurs, peignait des tables et d’autresmeubles en faux noyer. En attendant qu’on me mît de nouveaux fers,je lui communiquai mes premières impressions. — Oui, dit-il, ilsn’aiment pas les nobles, et surtout les condamnés politiques : ilssont heureux de leur nuire. N’est-ce pas compréhensible aufond ? vous n’êtes pas des leurs, vous ne leur ressemblez pas: ils ont tous été serfs ou soldats. Dites-moi, quelle sympathiepeuvent-ils avoir pour vous ? La vie est dure ici, mais cen’est rien en comparaison des compagnies de discipline en Russie.On y souffre l’enfer. Ceux qui en viennent vantent même notremaison de force ; c’est un paradis en comparaison de cepurgatoire. Ce n’est pas que le travail soit plus pénible. On ditqu’avec les forçats de la première catégorie, l’administration, —elle n’est pas exclusivement militaire comme ici, — agit toutautrement qu’avec nous. Ils ont leur petite maison (on me l’araconté, je ne l’ai pas vu) ; ils ne portent pas d’uniforme,on ne leur rase pas la tête ; du reste, à mon avis, l’uniformeet les têtes rasées ne sont pas de mauvaises choses ; c’estplus ordonné, et puis c’est plus agréable à l’œil ! Seulement,ils n’aiment pas ça, eux. Et regardez-moi quelle Babel ! desenfants de troupe, des Tcherkesses, des vieux croyants, desorthodoxes, des paysans qui ont quitté femme et enfants, des Juifs,des Tsiganes, enfin des gens venus de Dieu sait où ! Et toutce monde doit faire bon ménage, vivre côte à côte, manger à la mêmeécuelle, dormir sur les mêmes planches. Pas un instant de liberté :on ne peut se régaler qu’à la dérobée, il faut cacher son argentdans ses bottes… et puis, toujours la maison de force et la maisonde force !… Involontairement, des bêtises vous viennent entête. Je savais déjà tout cela. J’étais surtout curieux dequestionner Akim Akimytch sur le compte de notre major. Il ne mecacha rien, et l’impression que me laissa son récit fut loin d’êtreagréable. Je devais vivre pendant deux ans sous l’autorité de cetofficier. Tout ce que me raconta sur lui Akim Akimytch n’était quela stricte vérité. C’était un homme méchant et désordonné, terriblesurtout parce qu’il avait un pouvoir presque absolu sur deux centsêtres humains. Il regardait les détenus comme ses ennemispersonnels, première faute très-grave. Ses rares capacités, etpeut-être même ses bonnes qualités, étaient perverties par sonintempérance et sa méchanceté. Il arrivait quelquefois comme unebombe dans les casernes, au milieu de la nuit ; s’ilremarquait un détenu endormi sur le dos ou sur le côté gauche, ille réveillait pour lui dire ; « Tu dois dormir comme je l’aiordonné. » Les forçats le détestaient et le craignaient comme lapeste. Sa mauvaise figure cramoisie faisait trembler tout le monde.Chacun savait que le major était entièrement entre les mains de sonbrosseur Fedka et qu’il avait failli devenir fou quand son chienTrésor tomba malade ; il préférait ce chien à tout le monde.Quand Fedka lui apprit qu’un forçat, vétérinaire de hasard, faisaitdes cures merveilleuses, il fit appeler sur-le-champ ce détenu etlui dit : — Je te confie mon chien ; si tu guéris Trésor, jete récompenserai royalement. L’homme, un paysan sibérien fortintelligent, était en effet un excellent vétérinaire, mais avanttout un rusé moujik. Il raconta à ses camarades sa visite chez lemajor, quand cette histoire fut oubliée. — Je regarde sonTrésor ; il était couché sur un divan, la tête sur un coussintout blanc ; je vois tout de suite qu’il a une inflammation etqu’il faut le saigner ; je crois que je l’aurais guéri, maisje me dis : — Qu’arrivera-t-il, s’il crève ? ce sera ma faute.— Non, Votre Haute Noblesse, que je lui dis, vous m’avez fait venirtrop tard ; si j’avais vu votre chien hier ou avant-hier, ilserait maintenant sur pied ; à l’heure qu’il est je n’y peuxrien : il crèvera ! Et Trésor creva. On me raconta un jourqu’un forçat avait voulu tuer le major. Ce détenu, depuis plusieursannées, s’était fait remarquer par sa soumission et aussi par sataciturnité : on le tenait même pour fou. Comme il était quelquepeu lettré, il passait ses nuits à lire la Bible. Quand tout lemonde était endormi, il se relevait, grimpait sur le poêle,allumait un cierge d’église, ouvrait son Évangile et lisait. C’estde cette façon qu’il vécut toute une année. Un beau jour, il sortitdes rangs et déclara qu’il ne voulait pas aller au travail. On ledénonça au major, qui s’emporta et vint immédiatement à la caserne,Le forçat se rua sur lui, et lui lança une brique qu’il avaitpréparée à l’avance, mais il le manqua. On empoigna le détenu, onle jugea, on le fouetta ; ce fut l’affaire de quelquesinstants ; transporté à l’hôpital, il y mourut trois joursaprès. Il déclara pendant son agonie qu’il n’avait de haine pourpersonne, mais qu’il avait voulu souffrir. Il n’appartenaitpourtant à aucune secte de dissidents. Quand on parlait de lui dansles casernes, c’était toujours avec respect. On me mit enfin mesnouveaux fers. Pendant qu’on les soudait, des marchandes de petitspains blancs entrèrent dans la forge, l’une après l’autre.C’étaient pour la plupart de toutes petites filles, qui venaientvendre les pains que leurs mères cuisaient. Quand elles avançaienten âge, elles continuaient à rôder parmi nous, mais ellesn’apportaient plus leur marchandise. On en rencontrait toujoursquelqu’une. Il y avait aussi des femmes mariées. Chaque petit paincoûtait deux kopeks ; presque tous les détenus en achetaient.Je remarquai un forçat menuisier, déjà grisonnant, à la figureempourprée et souriante. Il plaisantait avec les marchandes depetits pains. Avant leur arrivée, il s’était noué un mouchoir rougeautour du cou. Une femme grasse, très-grêlée, posa son panier surl’établi du menuisier. Ils causèrent : — Pourquoi n’êtes-vous pasvenue hier ? lui demanda le forçat, avec un sourire satisfait.— Je suis venue, mais vous aviez décampé, répondit hardiment lafemme. — Oui, on nous avait fait partir d’ici, sans quoi nous nousserions certainement vus… Avant-hier, elles sont toutes venues mevoir. — Et qui donc ? — Parbleu ! Mariachka, Khavroschka,Tchekoundà… La Dvougrochevaïa (Quatre-KopeKs) était aussi ici. — Ehquoi, demandai-je à Akim Akimytch, est-il possible que… ? —Oui, cela arrive quelquefois, répondit-il en baissant les yeux, carc’était un homme fort chaste. Cela arrivait quelquefois, maistrès-rarement et avec des difficultés inouïes. Les forçats aimaientmieux employer leur argent à boire, malgré tout l’accablement deleur vie comprimée. Il était fort malaisé de joindre cesfemmes ; il fallait convenir du lieu, du temps, fixer unrendez-vous, chercher la solitude, et ce qui était le plusdifficile, éviter les escortes, chose presque impossible, etdépenser des sommes folles — relativement. — J’ai été cependantquelquefois témoin de scènes amoureuses. Un jour, nous étions troisoccupés à chauffer une briqueterie, dans un hangar au bord del’Irtych ; les soldats d’escorte étaient de bons diables. Deuxsouffleuses (c’est ainsi qu’on les appelait) apparurent bientôt. —Où êtes-vous restées si longtemps ? leur demanda un détenu quicertainement les attendait ; n’est-ce pas chez les Zvierkofque vous vous êtes attardées ? — Chez les Zvierkof ? Ilfera beau temps et les poules auront des dents quand j’irai chezeux, répondit gaiement une d’elles. C’était bien la fille la plussale qu’on pût imaginer ; on l’appelait Tchekoundà ; elleétait arrivée en compagnie de son amie la Quatre-Kopeks(Dvougrochevaïa), qui était au-dessous de toute description. —Hein ! il y a joliment longtemps qu’on ne vous voit plus, ditle galant en s’adressant à la Quatre-Kopeks, on dirait que vousavez maigri. — Peut-être ; — avant j’étais belle, grasse,tandis que maintenant on dirait que j’ai avalé des aiguilles. — Etvous allez toujours avec les soldats, n’est-ce pas ? — Voyezles méchantes gens qui nous calomnient. Eh bien, quoi ? aprèstout ; quand on devrait me rouer de coups, j’aime les petitssoldats ! — Laissez-les, vos soldats ; c’est nous quevous devez aimer, nous avons de l’argent… Représentez-vous cegalant au crâne rosé, les fers aux chevilles, en habit de deuxcouleurs et sous escorte… Comme je pouvais retourner à la maison deforce, — on m’avait mis mes fers, — je dis adieu à Akim Akimytch etje m’en allai, escorté d’un soldat. Ceux qui travaillent à la tâchereviennent les premiers ; aussi, quand j’arrivai dans notrecaserne, y avait-il déjà des forçats de retour. Comme la cuisinen’aurait pu contenir toute une caserne à la fois, on ne dînait pasensemble ; les premiers arrivés mangeaient leur portion. Jegoûtai la soupe aux choux aigres (chichi), mais par manqued’habitude je ne pus la manger et je me préparai du thé. Je m’assisau bout d’une table avec un forçat, ci-devant gentilhomme commemoi. Les détenus entraient et sortaient. Ce n’était pas la placequi manquait, car ils étaient encore peu nombreux ; cinqd’entre eux s’assirent à part, auprès de la grande table. Lecuisinier leur versa deux écuelles de soupe aigre, et leur apportaune lèchefrite de poisson rôti. Ces hommes célébraient une fête ense régalant. Ils nous regardaient de travers. Un des Polonais entraet vint s’asseoir à nos côtés. — Je n’étais pas avec vous, mais jesais que vous faites ripaille, cria un forçat de grande taille enentrant, et en enveloppant d’un regard ses camarades. C’était unhomme d’une cinquantaine d’années, maigre et musculeux. Sa figuredénotait la ruse et aussi la gaieté ; la lèvre inférieure,charnue et pendante, lui donnait une expression comique. — Ehbien ! avez-vous bien dormi ? Pourquoi ne dites-vous pasbonjour ? Eh bien, mes amis de Koursk, dit-il en s’asseyantauprès de ceux qui festinaient : bon appétit ! je vous amèneun nouveau convive. — Nous ne sommes pas du gouvernement de Koursk.— Alors ! amis de Tambof. — Nous ne sommes pas non plus deTambof. Tu n’as rien à venir nous réclamer ; si tu veux fairebombance, adresse-toi à un riche paysan. — J’ai aujourd’hui IvaneTaskoune et Maria Ikotichna (ikote, le hoquet) dans le ventre,autrement dit je crève de faim ; mais où loge-t-il, votrepaysan ? — Tiens, parbleu ! Gazine ; va-t’en verslui. — Gazine boit aujourd’hui, mes petits frères, il mange soncapital. — Il a au moins vingt roubles, dit un autre forçat ;ça rapporte d’être cabaretier. — Allons ! vous ne voulez pasde moi ? mangeons alors la cuisine du gouvernement. — Veux-tudu thé ? Tiens, demandes-en à ces seigneurs qui enboivent ! — Où voyez-vous des seigneurs ? ils ne sontplus nobles, ils ne valent pas mieux que nous, dit d’une voixsombre un forçat assis dans un coin, et qui n’avait pas risqué unmot jusqu’alors. — Je boirais bien un verre de thé, mais j’ai honted’en demander, car nous avons de l’amour-propre, dit le forçat àgrosse lèvre, en nous regardant d’un air de bonne humeur. — Je vousen donnerai, si vous le désirez, lui dis-je en l’invitant dugeste ; en voulez-vous ? — Comment ? si j’enveux ? qui n’en voudrait pas ? fit-il en s’approchant dela table. — Voyez-vous ça ! chez lui, quand il était libre, ilne mangeait que de la soupe aigre et du pain noir, tandis qu’enprison il lui faut du thé ! comme un vrai gentilhomme !continua le forçat à l’air sombre. — Est-ce que personne ici neboit du thé ? demandai-je à ce dernier ; mais il ne mejugea pas digne d’une réponse. — Des pains blancs ! des painsblancs ! étrennez le marchand ! Un jeune détenu apportaiten effet, passée dans une ficelle, toute une charge de kalatchiqu’il vendait dans les casernes. Sur dix pains vendus, la marchandelui en abandonnait un pour sa peine, c’était précisément sur cedixième qu’il comptait pour son dîner. — Des petits pains !des petits pains ! criait-il en entrant dans la cuisine. Despetits pains de Moscou tout chauds ! Je les mangerais bientous, mais il faut de l’argent, beaucoup d’argent. Allons !enfants, il n’en reste plus qu’un ! que celui de vous qui a euune mère… ! Cet appel à l’amour filial égaya tout lemonde ; on lui acheta quelques pains blancs. — Eh bien,dit-il, Gazine fait une telle ribote, que c’est un vraipéché ! Il a joliment choisi son moment, vrai Dieu ! Sil’homme aux huit yeux (le major) arrive… — On le cachera… Est-ilsaoul ? — Oui, mais il est méchant, il se rebiffe. — Pour sûron en viendra aux coups… — De qui parlent-ils ? demandai-je auPolonais, mon voisin. — De Gazine ; c’est un détenu qui vendde l’eau-de-vie. Quand il a gagné quelque argent dans son commerce,il le boit jusqu’au dernier kopek. Une bête cruelle et méchante,quand il a bu ! À jeun, il se tient tranquille ; maisquand il est ivre, il se montre tel qu’il est : il se jette sur lesgens avec un couteau jusqu’à ce qu’on le lui arrache. — Comment yarrive-t-on ? — Dix hommes se jettent sur lui et le battentcomme plâtre, atrocement, jusqu’à ce qu’il perde connaissance.Quand il est à moitié mort de coups, on le couche sur son lit deplanches et on le couvre de sa pelisse. — Mais on pourrait letuer ! — Un autre en mourrait, lui non ! Il estexcessivement robuste, c’est le plus fort de tous les détenus. Saconstitution est si solide que le lendemain il se relèveparfaitement sain. — Dites-moi ! je vous prie, continuai-je enm’adressant au Polonais, voilà des gens qui mangent à part, et quipourtant ont l’air de m’envier le thé que je bois. — Votre thé n’yest pour rien. C’est à vous qu’ils en veulent : n’êtes vous pasgentilhomme ? vous ne leur ressemblez pas ; ils seraientheureux de vous chercher chicane pour vous humilier. Vous ne savezpas quels ennuis vous attendent. C’est un martyre pour nous autresque de vivre ici. Car notre vie est doublement pénible. Il faut unegrande force de caractère pour s’y habituer. On vous fera bien desavanies et des désagréments à cause de votre nourriture et de votrethé, et pourtant ceux qui mangent à part et boivent quotidiennementdu thé sont assez nombreux. Ils en ont le droit, tous, non. Ils’était levé et avait quitté la table. Quelques instants plus tardses prédictions se confirmaient déjà…

Chapitre 3Premières impressions (Suite)

À peine M—cki (le Polonais auquel j’avais parlé) fut-il sorti,que Gazine, complètement ivre, se précipita comme une masse dans lacuisine.

Voir un forçat ivre en plein jour, alors que tout le mondedevait se rendre au travail, — étant donné la sévérité bien connuedu major qui d’un instant à l’autre pouvait arriver à la caserne,la surveillance du sous-officier qui ne quittait pas d’une semellela prison, la présence des invalides et des factionnaires, — toutcela déroutait les idées que je m’étais faites sur notre maison deforce ; il me fallut beaucoup de temps pour comprendre etm’expliquer des faits qui de prime abord me semblaienténigmatiques.

J’ai déjà dit que tous les forçats avaient un travail quelconqueet que ce travail était pour eux une exigence naturelle etimpérieuse. Ils aiment passionnément l’argent et l’estiment plusque tout, presque autant que la liberté. Le déporté est à demiconsolé, si quelques kopeks sonnent dans sa poche. Au contraire, ilest triste, inquiet et désespéré s’il n’a pas d’argent, il est prêtalors à commettre n’importe quel délit pour s’en procurer.Pourtant, malgré l’importance que lui donnent les forçats, cetargent ne reste jamais longtemps dans la poche de son propriétaire,car il est difficile de le conserver. On le confisque ou on le leurvole. Quand le major, dans ses perquisitions soudaines, découvraitun petit pécule péniblement amassé, il le confisquait ; il sepeut qu’il l’employât à l’amélioration de la nourriture desdétenus, car on lui remettait tout l’argent enlevé aux prisonniers.Mais le plus souvent, on le volait ; impossible de se fier àqui que ce soi. On découvrit cependant un moyen depréservation ; un vieillard, Vieux-croyant originaire deStarodoub, se chargeait de cacher les économies des forçats. Je nerésiste pas au désir de dire quelques mots de cet homme, bien quecela me détourne de mon récit. Ce vieillard avait soixante ansenviron, il était maigre, de petite taille et tout grisonnant. Dèsle premier coup d’œil il m’intrigua fort, car il ne ressemblaitnullement aux autres ; son regard était si paisible et si douxque je voyais toujours avec plaisir ses yeux clairs et limpides,entourés d’une quantité de petites rides. Je m’entretenais souventavec lui, et rarement j’ai vu un être aussi bon, aussibienveillant. On l’avait envoyé aux travaux forcés pour un crimegrave. Un certain nombre de Vieux-croyants de Starodoub (provincede Tchernigoff) s’étaient convertis à l’orthodoxie. Le gouvernementavait tout fait pour les encourager dans cette voie et engager lesautres dissidents à se convertir de même. Le vieillard et quelquesautres fanatiques avaient résolu de « défendre la foi ». Quand oncommença à bâtir dans leur ville une église orthodoxe, ils y mirentle feu. Cet attentat avait valu la déportation à son auteur. Cebourgeois aisé (il s’occupait de commerce) avait quitté une femmeet des enfants chéris, mais il était parti courageusement en exil,estimant dans son aveuglement qu’il souffrait « pour la foi ».Quand on avait vécu quelque temps aux côtés de ce doux vieillard,on se posait involontairement la question : —Comment avait-il pu serévolter ! — Je l’interrogeai à plusieurs reprises sur « safoi ». Il ne relâchait rien de ses convictions, mais je neremarquai jamais la moindre haine dans ses répliques. Et pourtantil avait détruit une église, ce qu’il ne désavouait nullement : ilsemblait qu’il fût convaincu que son crime et ce qu’il appelait son« martyre » étaient des actions glorieuses. Nous avions encored’autres forçats Vieux-croyants, Sibériens pour la plupart,très-développés, rusés comme de vrais paysans. Dialecticiens à leurmanière, ils suivaient aveuglément leur loi, et aimaient fort àdiscuter. Mais ils avaient de grands défauts ; ils étaienthautains, orgueilleux et fort intolérants. Le vieillard ne leurressemblait nullement ; très-fort, plus fort même en exégèseque ses coreligionnaires, il évitait toute controverse. Comme ilétait d’un caractère expansif et gai, il lui arrivait de rire, —non pas du rire grossier et cynique des autres forçats, — mais d’unrire doux et clair, dans lequel on sentait beaucoup de simplicitéenfantine et qui s’harmonisait parfaitement avec sa tête grise.(Peut-être fais-je erreur, mais il me semble qu’on peut connaîtreun homme rien qu’à son rire ; si le rire d’un inconnu voussemble sympathique, tenez pour certain que c’est un brave homme.)Ce vieillard s’était acquis le respect unanime des prisonniers, iln’en tirait pas vanité. Les détenus l’appelaient grand-père et nel’offensaient jamais. Je compris alors quelle influence il avait puprendre sur ses coreligionnaires. Malgré la fermeté avec laquelleil supportait la vie de la maison de force, on sentait qu’ilcachait une tristesse profonde, inguérissable. Je couchais dans lamême caserne que lui. Une nuit, vers trois heures du matin, je meréveillai ; j’entendis un sanglot lent, étouffé. Le vieillardétait assis sur le poêle (à la place même où priait auparavant leforçat qui avait voulu tuer le major) et lisait son eucologemanuscrit. Il pleurait, je l’entendais répéter : « Seigneur, nem’abandonne pas ! Maître ! fortifie-moi ! Mespauvres petits enfants ! mes chers petits enfants ! nousne nous reverrons plus. » Je ne puis dire combien je me sentistriste.

Nous remettions donc notre argent à ce vieillard. Dieu saitpourquoi le bruit s’était répandu dans notre caserne qu’on nepouvait le voler ; on savait bien qu’il cachait quelque partl’épargne qu’on lui confiait, mais personne n’avait pu découvrirson secret. Il nous le révéla, aux Polonais et à moi.

L’un des pieux de la palissade avait une branche qui, enapparence, tenait fortement à l’arbre, mais qu’on pouvait enlever,puis remettre adroitement en place. On découvrait alors unvide ; c’était la cachette en question.

Je reprends le fil de mon récit. Pourquoi le détenu negarde-t-il pas son argent ? Non-seulement il lui est difficilede le garder, mais encore la prison est si triste ! Le forçat,par sa nature même, a une telle soif de liberté ! Par saposition sociale, c’est un être si insouciant, si désordonné, quel’idée d’engloutir son capital dans une ribote, de s’étourdir parle tapage et la musique, lui vient tout naturellement à l’esprit,ne fût-ce que pour oublier une minute son chagrin. Il était étrangede voir certains individus courbés sur leur travail, dans le seulbut de dépenser en un jour tout leur gain jusqu’au dernierkopek ; puis, ils se remettaient au travail jusqu’à unenouvelle bamboche, attendue pendant plusieurs mois. — Certainsforçats aimaient les habits neufs plus ou moins singuliers, commedes pantalons de fantaisie, des gilets, des sibériennes ; maisc’était surtout pour les chemises d’indienne que les détenusavaient un goût prononcé, ainsi que pour les ceinturons à boucle demétal.

Les jours de fête, les élégants s’endimanchaient : il fallaitles voir se pavaner dans toutes les casernes. Le contentement de sesentir bien mis allait chez eux jusqu’à l’enfantillage. Du reste,pour beaucoup de choses, les forçats ne sont que de grands enfants.Ces beaux vêtements disparaissaient bien vite, souvent le soir mêmedu jour où ils avaient été achetés, leurs propriétaires lesengageaient ou les revendaient pour une bagatelle. Les bambochesrevenaient presque toujours à époque fixe ; elles coïncidaientavec les solennités religieuses ou avec la fête patronale du forçaten ribote. Celui-ci plaçait un cierge devant l’image, en se levant,faisait sa prière, puis il s’habillait et commandait son dîner. Ilavait fait acheter d’avance de la viande, du poisson, des petitspâtés ; il s’empiffrait comme un bœuf, presque toujoursseul ; il était bien rare qu’un forçat invitât son camarade àpartager son festin. C’est alors que l’eau-de-vie faisait sonapparition : le forçat buvait comme une semelle de botte et sepromenait dans les casernes titubant, trébuchant ; il avait àcœur de bien montrer à tous ses camarades qu’il était ivre, qu’il «baladait », et de mériter par là une considérationparticulière.

Le peuple russe ressent toujours une certaine sympathie pour unhomme ivre ; chez nous, c’était une véritable estime. Dans lamaison de force, une ribote était en quelque sorte une distinctionaristocratique.

Une fois qu’il se sentait gai, le forçat se procurait unmusicien ; nous avions parmi nous un petit Polonais, anciendéserteur, assez laid, mais qui possédait un violon dont il savaitjouer. Comme il n’avait aucun métier, il s’engageait à suivre leforçat en liesse, de caserne en caserne, en lui raclant des dansesde toutes ses forces. Souvent son visage exprimait la lassitude etle dégoût que lui causait cette musique éternellement la même, maisau cri que poussait le détenu : « Joue, puisque tu as reçu del’argent pour cela ! » il se remettait à écorcher son violonde plus belle. Ces ivrognes étaient assurés qu’on veillerait sureux, et que dans le cas où le major arriverait, on les cacherait àses regards. Ce service était du reste tout désintéressé. De leurcôté, le sous-officier et les invalides qui demeuraient dans laprison pour maintenir l’ordre étaient parfaitement tranquilles :l’ivrogne ne pouvait occasionner aucun désordre. À la moindretentative de révolte ou de tapage, on l’aurait apaisé, ou mêmelié ; aussi l’administration subalterne (surveillants, etc.)fermait-elle les yeux. Elle savait que si l’eau-de-vie étaitinterdite, tout irait de travers. — Comment se procurait-on cetteeau-de-vie ?

On l’achetait dans la maison de force même, chez lescabaretiers, comme les forçats appelaient ceux qui s’occupaient dece commerce, — fort avantageux, du reste, bien que les buveurs etles bambocheurs fussent peu nombreux, car toute bombance coûtaitcher, étant donné les maigres gains des clients. Le commercecommençait, continuait et finissait d’une manière assez originale.Un détenu qui ne connaissait aucun métier, ne voulait pastravailler, et qui pourtant désirait s’enrichir rapidement, sedécidait, quand il possédait quelque argent, à acheter et revendrede l’eau-de-vie. L’entreprise était hardie : elle réclamait unegrande audace, car on y risquait sa peau, sans compter lamarchandise. Mais le cabaretier ne recule pas devant ces obstacles.Au début, comme il n’a que peu d’argent, il apporte lui-mêmel’eau-de-vie à la prison et s’en défait d’une façon avantageuse. Ilrépète cette opération une seconde, une troisième fois ; s’iln’est pas découvert par l’administration, il possède bientôt unpécule qui lui permet de donner de l’extension à soncommerce ; il devient entrepreneur, capitaliste : il a desagents et des aides ; il hasarde beaucoup moins et gagnebeaucoup plus. Ses aides risquent pour lui.

La prison est toujours abondamment peuplée de détenus ruinés etsans métier, mais doués d’audace et d’adresse. Leur unique capitalest leur dos ; ils se décident souvent à le mettre encirculation, et proposent au cabaretier d’introduire del’eau-de-vie dans les casernes. Il se trouve toujours en ville unsoldat, un bourgeois ou même une fille, qui, pour un bénéficeconvenu, — en général assez maigre, — achète de l’eau-de-vie avecl’argent du cabaretier et la cache dans un endroit connu duforçat-contrebandier, près du chantier où travaille celui-ci. Lefournisseur goûte presque toujours, en route, le précieux liquideet remplace impitoyablement ce qui manque par de l’eau pure, —c’est à prendre ou à laisser ; le cabaretier ne peut pas fairele difficile ; il doit s’estimer heureux si on ne lui a pasvolé son argent et s’il reçoit de l’eau-de-vie telle quelle. — Leporteur, auquel le cabaretier a indiqué l’endroit du rendez-vous,arrive auprès du fournisseur avec des boyaux de bœuf, qui ont étépréalablement lavés, puis remplis d’eau, et qui conservent ainsileur souplesse et leur moiteur. Une fois les boyaux pleins, lecontrebandier les enroule et les cache dans les parties les plussecrètes de son corps. C’est là que se montrent toute la ruse,toute l’adresse de ces hardis forçats. Son honneur est piqué auvif, il faut duper l’escorte et le corps de garde : il les dupera.Si le porteur est fin, son soldat d’escorte (c’est quelquefois unerecrue) ne voit que du feu dans son manège. Car le détenu l’aétudié à fond ; il a en outre combiné l’heure et le lieu durendez-vous. Si le déporté, — un briquetier, par exemple, — grimpesur le four qu’il chauffe, le soldat d’escorte ne grimperacertainement pas avec lui pour surveiller ses mouvements. Qui doncverra ce qu’il fait ? En approchant de la maison de force, ilprépare à tout hasard une pièce de quinze ou vingt kopeks et attendà la porte le caporal de garde. Celui-ci examine, tâte et fouillechaque forçat à sa rentrée dans la caserne, puis lui ouvre laporte. Le porteur d’eau-de-vie espère qu’on aura honte del’examiner et de le tâter trop en détail en certains endroits. Maissi le caporal est un rusé compère, c’est justement les placesdélicates qu’il tâte, et il trouve l’eau-de-vie apportée encontrebande. Il ne reste plus au forçat qu’une seule chance desalut : il glisse à la dérobée dans la main du sous-officier lapiécette qu’il tient, et souvent, par suite d’une pareillemanœuvre, l’eau-de-vie arrive sans encombre dans les mains ducabaretier. Mais quelquefois le truc ne réussit pas, et c’est alorsque l’unique capital du contrebandier entre vraiment encirculation. On fait un rapport au major, qui ordonne de fustigerd’importance le capital malchanceux. Quant à l’eau-de-vie, elle estconfisquée. Le contrebandier subit sa punition sans trahirl’entrepreneur, non parce que cette dénonciation le déshonorerait,mais parce qu’elle ne lui rapporterait rien : on le fouetteraittout de même ; la seule consolation qu’il pourrait avoir,c’est que le cabaretier partagerait son châtiment ; mais commeil a besoin de ce dernier, il ne le dénonce pas, quoiqu’il nereçoive aucun salaire, s’il s’est laissé surprendre.

Du reste, la délation fleurit dans la maison de force. Loin dese fâcher contre un espion ou de le tenir à l’écart, on en faitsouvent son ami ; si quelqu’un s’était mis en tête de prouveraux forçats toute la bassesse qu’il y a à se dénoncer mutuellement,personne, dans la prison, ne l’aurait compris. Le ci-devantgentilhomme dont j’ai déjà parlé, cette lâche et vile créature aveclaquelle j’avais rompu dès mon arrivée à la forteresse, était l’amide Fedka, le brosseur du major ; il lui racontait tout ce quise faisait dans la maison de force ; celui ci s’empressaitnaturellement de rapporter à son maître ce qu’il avait entendu.Tout le monde le savait, mais personne n’aurait eu l’idée de lechâtier pour cela ou de lui reprocher sa conduite.

Quand l’eau-de-vie arrivait sans encombre à la maison de force,l’entrepreneur payait le contrebandier et faisait son compte. Samarchandise lui coûtait déjà fort cher ; aussi, pour que lebénéfice fût plus grand, il la transvasait en l’additionnant d’unemoitié d’eau pure : il était prêt et n’avait plus qu’à attendre lesacheteurs. Au premier jour de fête, voire même pendant la semaine,arrive un forçat : il a travaillé comme un nègre, pendant plusieursmois, pour économiser, kopek par kopek, une petite somme qu’il sedécide à dépenser d’un seul coup. Depuis longtemps ce jour debombance est prévu et fixé : il en a rêvé pendant les longues nuitsd’hiver, pendant ses durs travaux, et cette perspective l’a soutenudans son lourd labeur. L’aurore de ce jour si impatiemment attenduvient de luire : il a son argent dans sa poche, on ne le lui a nivolé ni confisqué ; il est libre de le dépenser, il porte seséconomies au cabaretier, qui, tout d’abord, lui donne del’eau-de-vie presque pure, — elle n’a été baptisée que deuxfois ; — mais, à mesure que la bouteille se vide, il laremplit avec de l’eau. Aussi le forçat paye-t-il une tassed’eau-de-vie cinq ou six fois plus cher que dans un cabaret. Onpeut penser combien il faut de ces tasses et surtout combien leforçat doit dépenser d’argent avant d’être ivre. Cependant, commeil a perdu l’habitude de la boisson, le peu d’alcool qui se trouvedans le liquide l’enivre assez rapidement. Il boit alors jusqu’à cequ’il ne reste plus rien : il engage ou vend tous ses effets neufs,— le cabaretier est en même temps prêteur sur gages ; — maiscomme ses vêtements personnels sont peu nombreux, il engage bientôtles effets que lui fournit le gouvernement. Quand l’ivrogne a bu sadernière chemise, son dernier chiffon, il se couche et se réveillele lendemain matin avec un fort mal de tête. Il supplie en vain lecabaretier de lui donner à crédit une goutte d’eau-de-vie pourdissiper ce malaise, il essuie tristement un refus ; le jourmême il se remet au travail. Pendant plusieurs mois de suite, il vas’échiner, tout en rêvant au bienheureux jour de ribote qui vientde disparaître dans le passé ; peu à peu il reprend courage etattend un jour pareil, qui est encore bien loin, mais quiarrivera.

Quant au cabaretier, s’il a gagné une forte somme, — quelquesdizaines de roubles, — il fait apporter de l’eau-de-vie, maiscelle-là, il ne la baptise pas, car il se la destine : assez detrafic ! il est temps de s’amuser ! Il boit, mange, sepaye de la musique. Ses moyens lui permettent de graisser la patteaux employés subalternes de la maison de force. Cette fête durequelquefois plusieurs jours.

Quand sa provision d’eau-de-vie est épuisée, il s’en va boirechez les autres cabaretiers, qui s’y attendent : il boit alors sondernier kopek. Quelque minutieuse que soit l’attention des forçatsà surveiller leurs camarades en goguettes, il arrive cependant quele major ou l’officier de garde s’aperçoivent du désordre. Onentraîne alors l’ivrogne au corps de garde ; on lui confisqueson capital, — s’il a de l’argent sur lui, — et on le fouette. Leforçat se secoue comme un chien crotté, rentre dans la caserne etreprend son métier de cabaretier au bout de quelques jours.

Il se trouve quelquefois parmi les déportés des amateurs du beausexe : pour une assez forte somme, ils parviennent, accompagnésd’un soldat qu’ils ont corrompu, à se glisser à la dérobée hors dela forteresse, dans un faubourg, au lieu d’aller au travail. Là,dans une maisonnette d’apparence tranquille, il se fait un festinoù l’on dépense d’assez fortes sommes. L’argent des forçats n’estpas à dédaigner, aussi les soldats arrangent-ils parfois à l’avancede ces fugues, sûrs d’être généreusement récompensés. En général,ces soldats sont de futurs candidats aux travaux forcés. Cesescapades restent presque toujours secrètes. Je dois avouerqu’elles sont fort rares, car elles coûtent beaucoup, et lesamateurs du beau sexe recourent à d’autres moyens moinsonéreux.

Au commencement de mon séjour, un jeune détenu au visagerégulier excita vivement ma curiosité. Son nom était Sirotkine :c’était un être énigmatique à beaucoup d’égards. Sa figure m’avaitfrappé ; il n’avait pas plus de vingt-trois ans et appartenaità la section particulière, c’est-à-dire qu’il était condamné auxtravaux forcés à perpétuité : on devait le regarder comme un descriminels militaires les plus dangereux. Doux et tranquille, ilparlait peu et riait rarement. Ses yeux bleus, son teint pur, sescheveux blond clair lui donnaient une expression douce que negâtait même pas son crâne rasé. Quoiqu’il n’eût aucun métier, il seprocurait de temps à autre de l’argent par petites sommes. Parexemple, il était remarquablement paresseux et toujours vêtu commeun souillon. Si quelqu’un lui faisait généreusement cadeau d’unechemise rouge, il ne se sentait pas de joie d’avoir un vêtementneuf, il le promenait partout. Sirotkine ne buvait ni ne jouait, etne se querellait presque jamais avec les autres forçats. Il sepromenait toujours les mains dans les poches, paisiblement, d’unair pensif. À quoi il pouvait penser, je n’en sais rien. Quand onl’appelait pour lui demander quelque chose, il répondait aussitôtavec déférence, nettement, sans bavarder comme les autres : il vousregardait toujours avec les yeux naïfs d’un enfant de dix ans.Quand il avait de l’argent, il n’achetait rien de ce que les autresestimaient indispensable ; sa veste avait beau être déchirée,il ne la faisait pas raccommoder, pas plus qu’il n’achetait desbottes neuves. Ce qui lui plaisait, c’étaient les petits pains, lespains d’épice : il les croquait avec le plaisir d’un bambin de septans. Lorsqu’on ne travaillait pas, il errait habituellement dansles casernes. Quand tout le monde était occupé, il restait les brasballants. Si on le plaisantait ou qu’on se moquât de lui, — ce quiarrivait assez souvent, — il tournait sur ses talons sans mot dire,et s’en allait ailleurs. Si la plaisanterie était trop forte, ilrougissait. Je me demandais souvent pour quel crime il avait puêtre envoyé aux travaux forcés. Un jour que j’étais malade etcouché à l’hôpital, Sirotkine se trouvait étendu sur un grabat nonloin de moi ; je liai conversation avec lui ; il s’animaet me raconta inopinément comment on l’avait fait soldat, commentsa mère l’avait accompagné en pleurant et quels tourments il avaitendurés au service militaire. Il ajouta qu’il n’avait pu se faire àcette vie : tout le monde était sévère et courroucé pour un rien,ses supérieurs étaient presque toujours mécontents de lui…

— Mais pourquoi t’a-t-on envoyé ici ? Et encore dans lasection particulière. Ah ! Sirotkine !Sirotkine !

— Oui, Alexandre Pétrovitch ! je n’ai été en tout qu’uneannée au bataillon : on m’a envoyé ici pour avoir tué moncapitaine, Grigori Pétrovitch.

— J’ai entendu raconter cela, mais je ne l’ai pas cru. Commentas-tu pu le tuer ?

— Tout ce qu’on vous a dit est vrai. La vie m’était troplourde.

—Mais les autres conscrits la supportent bien, cette vie !Bien sûr, c’est un peu dur au commencement, mais on s’y habitue, etl’on devient un excellent soldat. Ta mère a dû te gâter et tedorloter ; je suis sur qu’elle t’a nourri de pain d’épice etde lait de poule jusqu’à l’âge de dix-huit ans !

— Ma mère, c’est vrai, m’aimait beaucoup. Quand je suis parti,elle s’est mise au lit et elle y est restée… Comme alors la vie desoldat m’était pénible ! tout allait à l’envers. On ne cessaitde me punir, et pourquoi ? J’obéissais à tout le monde,j’étais exact, soigneux, je ne buvais pas, je n’empruntais àpersonne, — c’est mauvais, quand un homme commence à emprunter. Etpourtant tout le monde autour de moi était si cruel, si dur !Je me fourrais quelquefois dans un coin et je sanglotais, jesanglotais. Un jour, ou plutôt une nuit, j’étais de garde. C’étaitl’automne, il ventait fort et il faisait si sombre qu’on ne voyaitpas un chat. Et j’étais si triste, si triste ! J’enlève labaïonnette de mon fusil et je la pose à côté de moi ; puisj’appuie le canon contre ma poitrine, et avec le gros orteil dupied, —j’avais ôté ma botte, —je presse la détente. Le coup rate :j’examine mon fusil, je mets une charge de poudre fraîche, enfin jecasse un coin de mon briquet et je redresse le canon contre mapoitrine. Eh bien ! le coup rate de nouveau. — Quefaire ? me dis-je ; je remets ma botte, j’ajuste denouveau ma baïonnette et je me promène de long en large, le fusilsur l’épaule. Qu’on m’envoie où l’on voudra, mais je ne veux plusêtre soldat. Au bout d’une demi-heure, arrive le capitaine quifaisait la grande ronde. Il vient droit sur moi :

— « Est-ce qu’on se tient comme ça quand on est de garde ?» J’empoigne mon fusil et je lui plante la baïonnette dans lecorps. On m’a fait faire quatre mille verstes à pied… C’est commeça que je suis arrivé dans la section particulière.

Il ne mentait pas ; je ne comprends pourtant pas pourquoion l’y avait envoyé. Des crimes semblables entraînaient unchâtiment beaucoup moins sévère. — Sirotkine était le seul desforçats qui fût vraiment beau ; quant à ses camarades de lasection particulière, — au nombre de quinze, — ils étaienthorribles à voir ; des physionomies hideuses, dégoûtantes. Lestêtes grises étaient nombreuses. Je parlerai plus loin de cettebande. Sirotkine était souvent en bonne amitié avec Gazine, — lecabaretier dont j’ai parlé au commencement de ce chapitre.

Ce Gazine était un être terrible. L’impression qu’il produisaitsur tout le monde était effrayante, troublante. Il me semblaitqu’il ne pouvait exister une créature plus féroce, plus monstrueuseque lui. J’ai pourtant vu à Tobolsk Kamenef, le brigand, qui s’estrendu célèbre par ses crimes. Plus tard, j’ai vu Sokolof, forçatévadé, ancien déserteur, et qui était un féroce meurtrier. Mais nil’un ni l’autre ne m’inspirèrent autant de dégoût que Gazine. Jecroyais avoir sous les yeux une araignée énorme, gigantesque, de lataille d’un homme. Il était Tartare ; il n’y avait pas deforçat qui fût plus fort que lui. C’étaient moins par sa tailleélevée et sa constitution herculéenne, que par sa tête énorme etdifforme qu’il inspirait la terreur. Les bruits les plus étrangescouraient sur son compte : il avait été soldat, disait-on ;d’autres prétendaient qu’il s’était évadé de Nertchinsk, qu’ilavait été exilé plusieurs fois en Sibérie, mais qu’il s’étaittoujours enfui. Échoué enfin dans notre bagne, il y faisait partiede la section des perpétuels. À ce qu’il parait, il aimait à tuerles petits enfants qu’il parvenait à attirer dans un endroitécarté ; il effrayait alors le bambin, le tourmentait, etaprès avoir pleinement joui de l’effroi et des palpitations dupauvre petit, il le tuait lentement, posément, avec délices. Onavait peut-être imaginé ces horreurs, par suite de la pénibleimpression que produisait ce monstre, mais elles étaientvraisemblables et cadraient avec sa physionomie. Cependant lorsqueGazine n’était pas ivre, il se conduisait fort convenablement. Ilétait toujours tranquille, ne se querellait jamais, évitait lesdisputes par mépris pour son entourage, absolument comme s’il avaiteu une haute opinion de lui-même. Il parlait fort peu. Tous sesmouvements étaient mesurés, tranquilles, résolus. Son regard nemanquait pas d’intelligence, mais l’expression en était cruelle etrailleuse, comme son sourire. De tous les forçats marchandsd’eau-de-vie, il était le plus riche. Deux fois par an ils’enivrait complètement, et c’est alors que se trahissait toute saféroce brutalité. Il s’animait peu à peu, et taquinait les détenusde railleries envenimées, aiguisées longtemps à l’avance ;enfin, quand il était tout à fait soûl, il avait des accès de ragefurieuse ; il empoignait un couteau et se ruait sur sescamarades. Les forçats, qui connaissaient sa vigueur d’Hercule,l’évitaient et se garaient, car il se jetait sur le premier venu.On trouva pourtant un moyen de le museler. Une dizaine de détenuss’élançaient tout à coup sur Gazine et lui portaient des coupsatroces dans le creux de l’estomac, dans le ventre, sous le cœur,jusqu’à ce qu’il perdit connaissance. On aurait tué n’importe quiavec un pareil traitement, mais Gazine en réchappait. Quand onl’avait bien roué de coups, on l’enveloppait dans sa pelisse et onle jetait sur son lit de planches. — « Qu’il cuve soneau-de-vie ! » — Le lendemain, il se réveillait presque bienportant ; il allait alors au travail, silencieux et sombre.Chaque fois que Gazine s’enivrait, tous les détenus savaientcomment la journée finirait pour lui. Il le savait également, maisil buvait tout de même. Quelques années s’écoulèrent de la sorte.On remarqua que Gazine avait jeté sa gourme et qu’il commençait àfaiblir. Il ne faisait que geindre, se plaignant de différentesmaladies. Ses visites à l’hôpital étaient de plus en plusfréquentes. « Il se soumet enfin », disaient les détenus.

Ce jour-là, Gazine était entré dans la cuisine suivi du petitPolonais qui raclait du violon, et que les forçats en goguetteslouaient pour égayer leur orgie. Il s’arrêta au milieu de la salle,silencieux, examinant du regard tous ses camarades, l’un aprèsl’autre. Personne ne souffla mot. Quand il m’aperçut avec moncompagnon, il nous regarda de son air méchamment railleur etsourit, horriblement, de l’air d’un homme satisfait d’une bonnefarce qu’il vient d’imaginer. Il s’approcha de notre table entrébuchant :

— Pourrais-je savoir, dit-il, d’où vous tenez les revenus quivous permettent de boire ici du thé ?

J’échangeai un regard avec mon voisin ; je compris que lemieux était de nous taire et de ne rien répondre. La moindrecontradiction aurait mis Gazine en fureur.

— Il faut que vous ayez de l’argent…, continua-t-il, il faut quevous en ayez gros pour boire du thé ; mais, dites donc !êtes-vous aux travaux forcés pourboire du thé ? Hein !êtes-vous venus ici pour en boire ? Dites ? Répondez unpeu pour voir, que je vous…

Comprenant que nous nous taisions et que nous avions résolu dene pas faire attention à lui, il accourut, livide et tremblant derage. À deux pas se trouvait une lourde caisse, qui servait àmettre le pain coupé pour le dîner et le souper des forçats ;son contenu suffisait pour le repas de la moitié des détenus. En cemoment elle était vide. Il l’empoigna des deux mains et la branditau-dessus de nos têtes. Bien qu’un meurtre ou une tentative demeurtre fût une source inépuisable de désagréments pour lesdéportés (car alors les enquêtes, les contre-enquêtes et lesperquisitions ne cessaient pas), et que ceux-ci empêchassent lesquerelles dont les suites auraient pu être fâcheuses, tout le mondese tut et attendit…

Pas un mot en notre faveur ! Pas un cri contreGazine ! — La haine des détenus contre les gentilshommes étaitsi grande, que chacun d’eux jouissait évidemment de nous voir, denous sentir en danger… Un incident heureux termina cette scène quiaurait pu devenir tragique ; Gazine allait lâcher l’énormecaisse qu’il faisait tournoyer, quand un forçat accourut de lacaserne où il dormait et cria :

— Gazine, on t’a volé ton eau-de-vie !

L’affreux brigand laissa choir la caisse avec un horrible juronet se précipita hors de la cuisine. — Allons ! Dieu les asauvés ! — dirent entre eux les détenus ; ils lerépétèrent longtemps.

Je n’ai jamais pu savoir si on lui avait volé son eau-de-vie, ousi ce n’était qu’une ruse inventée pour nous sauver…

Ce même soir, avant la fermeture des casernes, comme il faisaitdéjà sombre, je me promenais le long de la palissade. Une tristesseécrasante me tombait sur l’âme ; de tout le temps que j’aipassé dans la maison de force, je ne me suis jamais senti aussimisérable que ce soir-là. Le premier jour de réclusion est toujoursle plus dur, où que ce soit, aux travaux forcés ou au cachot… Unepensée m’agitait, qui ne m’a pas laissé de répit pendant madéportation, — question insoluble alors et insoluble maintenantencore. — je réfléchissais à l’inégalité du châtiment pour lesmêmes crimes. On ne saurait, en effet, comparer un crime à unautre, même par à peu près. Deux meurtriers tuent chacun un homme,les circonstances dans lesquelles ces deux crimes ont été commissont minutieusement examinées et pesées. On applique à l’un et àl’autre le même châtiment, et pourtant quel abîme entre les deuxactions ! L’un a assassiné pour une bagatelle, pour un oignon,— il a tué sur la grande route un paysan qui passait et n’a trouvésur lui qu’un oignon.

— Eh bien, quoi ! on m’a envoyé aux travaux forcés pour unpaysan qui n’avait qu’un oignon.

— Imbécile que tu es ! un oignon vaut un kopek. Si tu avaistué cent paysans, tu aurais cent kopeks, un rouble, quoi ! —Légende de prison.

L’autre criminel a tué un débauché qui tyrannisait oudéshonorait sa femme, sa sœur, sa fille. Un troisième, vagabond, àdemi mort de faim, traqué par toute une escouade de police, adéfendu sa liberté, sa vie. Sera-t-il l’égal du brigand quiassassine des enfants par jouissance, pour le plaisir de sentircouler leur sang chaud sur ses mains, de les voir frémir dans unedernière palpitation d’oiseau, sous le couteau qui déchire leurchair ? Eh bien ! les uns et les autres iront aux travauxforcés. La condamnation n’aura peut-être pas une durée égale, maisles variétés de peines sont peu nombreuses, tandis qu’il fautcompter les espèces de crimes par milliers. Autant de caractères,autant de crimes différents. Admettons qu’il soit impossible defaire disparaître cette première inégalité du châtiment, que leproblème est insoluble, et qu’en matière de pénalité, c’est laquadrature du cercle. Admettons cela. Même si l’on ne tient pascompte de cette inégalité, il y en a une autre : celle desconséquences du châtiment… Voici un homme qui se consume, qui fondcomme une bougie. En voilà au contraire un autre qui ne se doutaitmême pas, avant d’être exilé, qu’il put exister une vie si gaie, sifainéante, — où il trouverait un cercle aussi agréable d’amis. Desindividus de cette dernière catégorie se rencontrent aux travauxforcés. Prenez maintenant un homme de cœur, d’un esprit cultivé etd’une conscience affinée. Ce qu’il ressent le tue plusdouloureusement que le châtiment matériel. Le jugement qu’il aprononcé lui-même sur son crime est plus impitoyable que celui duplus sévère tribunal, de la loi la plus draconienne. Il vit côte àcôte avec un autre forçat qui n’a pas réfléchi une seule fois aumeurtre qu’il expie, pendant tout le temps de son séjour au bagne,qui, peut-être, se croit innocent. — N’y a-t-il pas aussi depauvres diables qui commettent des crimes afin d’être envoyés auxtravaux forcés et d’échapper ainsi à une liberté incomparablementplus pénible que la réclusion ? La vie est misérable ; onn’a peut-être jamais mangé à sa faim ; on se tue de travailpour enrichir son patron… ; au bagne, le travail sera moinsardu, moins pénible, on mangera tout son soûl, mieux qu’on ne peutl’espérer maintenant. Les jours de fête, on aura de la viande, etpuis il y a les aumônes, le travail du soir qui fournira quelqueargent. Et la société qu’on trouve à la maison de force, lacomptez-vous pour rien ? Les forçats sont des gens habiles,rusés, qui savent tout. C’est avec une admiration non déguisée quele nouveau venu regardera ses camarades de chaîne, il n’a rien vude pareil, aussi s’estimera-t-il dans la meilleure compagnie dumonde.

Est-il possible que ces hommes si divers ressentent également lechâtiment infligé ? Mais à quoi bon s’occuper de questionsinsolubles ? Le tambour bat, il faut rentrer à la caserne…

Chapitre 4Premières impressions (Suite)

On nous contrôla encore une fois, puis on ferma les portes descasernes, chacune avec un cadenas particulier, et les détenusrestèrent enfermés jusqu’à l’aube.

Le contrôle était fait par un sous-officier, accompagné de deuxsoldats. Quand, par hasard, un officier y assistait, on faisaitranger les forçats dans la cour ; mais, le plus ordinairement,on les vérifiait dans les bâtiments mêmes. Comme les soldats setrompaient souvent, ils sortaient et rentraient pour nous recompterun à un, jusqu’à ce que leur compte fût exact. Ils fermaient alorsles casernes. Chacune d’elles contenait environ trente détenus,aussi était-on fort à l’étroit sur les lits de camp. Comme il étaittrop tôt pour dormir, les forçats se mirent au travail.

Outre l’invalide dont j’ai parlé, qui couchait dans notredortoir et représentait pendant la nuit l’administration de laprison, il y avait dans chaque caserne un « ancien » désigné par lemajor en récompense de sa bonne conduite. Il n’était pourtant pasrare que les anciens eux-mêmes commissent des délits pour lesquelsils subissaient la peine du fouet ; ils perdaient alors leurrang et se voyaient immédiatement remplacés par ceux de leurscamarades dont la conduite était satisfaisante. Notre ancien étaitprécisément Akim Akimytch ; à mon grand étonnement, il tançaitvertement les détenus, mais ceux-ci ne répondaient à sesremontrances que par des railleries. L’invalide, plus avisé, ne semêlait de rien, et s’il ouvrait la bouche, ce n’était jamais quepar respect des convenances, par acquit de conscience. Il restaitassis, silencieux, sur sa couchette, occupé à rapetasser devieilles bottes.

Ce jour-là, je fis une remarque dont je pus constaterl’exactitude par la suite ; c’est que tous ceux qui ne sontpas forçats et qui ont affaire à ces derniers, quels qu’ils soient,— à commencer par les soldats d’escorte et les factionnaires, —considèrent les forçats d’un point de vue faux et exagéré ;ils s’attendent à ce que pour un oui, pour un non, ceux-ci sejettent sur eux, un couteau à la main. Les détenus, parfaitementconscients de la crainte qu’ils inspirent, montrent une certainearrogance. Aussi le meilleur chef de prison est-il précisémentcelui qui n’éprouve aucune émotion en leur présence. Malgré lesairs qu’ils se donnent, les forçats eux-mêmes préfèrent qu’on aitconfiance en eux. On peut même se les attacher en agissant ainsi.J’ai eu plus d’une fois l’occasion de remarquer leur étonnementlors de l’entrée d’un chef sans escorte dans leur prison, etcertainement cet étonnement n’a rien que de flatteur : un visiteurintrépide impose le respect aux gens du bagne ; si un malheurarrive, ce ne sera jamais en sa présence. La terreur qu’inspirentles forçats est générale, et pourtant je n’y vois aucunfondement ; est-ce l’aspect du prisonnier, sa mine de francbandit, qui causent une certaine répulsion ? Ne serait-ce pasplutôt le sentiment qui vous assaille, dès votre entrée dans laprison, à savoir que malgré tous les efforts, toutes les mesuresprises, il est impossible de faire d’un homme vivant un cadavre,d’étouffer ses sentiments, sa soif de vengeance et de vie, sespassions et le besoin impérieux de les satisfaire ? Quoi qu’ilen soit, j’affirme qu’il n’y a pas lieu de craindre les forçats. Unhomme ne se jette ni si vite ni si facilement sur son semblable, uncouteau à la main. Si des accidents arrivent quelquefois, ils sonttellement rares qu’on peut déclarer le danger nul. Je ne parle bienentendu que des détenus déjà condamnés, qui subissent leur peine,et dont quelques-uns sont presque heureux de se trouver enfin aubagne : tant une nouvelle forme de vie a toujours d’attrait pourl’homme ! Ceux-là vivent tranquilles et soumis. Quant auxturbulents, les forçats les maintiennent eux-mêmes en repos, etleur arrogance ne va jamais trop loin, Le détenu, si hardi etaudacieux qu’il soit, a peur de tout en prison. Il n’en est pas demême du prévenu dont le sort n’est pas décidé. Celui-ci estparfaitement capable de se jeter sur n’importe qui, sans motif dehaine, uniquement parce qu’il doit être fouetté le lendemain ;en effet, s’il commet un nouveau crime, son affaire se complique,le châtiment est retardé, il gagne du temps. Cette agressions’explique, car elle a une cause, un but ; le forçat, coûteque coûte, veut « changer son sort », et cela tout de suite. À cepropos, j’ai été témoin d’un fait psychologique bien étrange.

Dans la section des condamnés militaires se trouvait un anciensoldat envoyé pour deux ans aux travaux forcés, fieffé fanfaron etcouard en même temps. — En général, le soldat russe n’est guèrevantard, car il n’en a pas le temps, alors même qu’il le voudrait.Quand il s’en trouve un dans le nombre, c’est toujours un lâche etun fripon. — Doutof, — c’était le nom du détenu dont je parle, —subit sa peine et rentra de nouveau dans un bataillon deligne ; mais comme tous ceux qu’on envoie se corriger à lamaison de force, il s’y était complètement perverti. Ces chevaux deretour reviennent au bagne après deux ou trois semaines de liberté,non plus pour un temps relativement court, mais pour quinze ouvingt ans. Ainsi arriva-t-il pour Doutof. Trois semaines après samise en liberté, il vola avec effraction l’un de ses camarades etfit l’indiscipliné. Il passa en jugement, fut condamné à une sévèrepunition corporelle. Horriblement effrayé, comme un lâche qu’ilétait, par le châtiment prochain, il s’élança un couteau à la mainsur l’officier de garde qui entrait dans son cachot, la veille dujour où il devait passer par les baguettes de sa compagnie. Ilcomprenait parfaitement que, par là, il aggravait son crime etaugmentait la durée de sa condamnation. Mais tout ce qu’il voulait,c’était reculer de quelques jours, de quelques heures au moins,l’effroyable minute du châtiment. Il était si lâche qu’il ne blessamême pas l’officier avec le couteau qu’il brandissait ; iln’avait commis cette agression que pour ajouter à son dossier unnouveau crime, lequel nécessiterait sa remise en jugement.

L’instant qui précède la punition est terrible pour le condamnéaux verges. J’ai vu beaucoup de prévenus, la veille du jour fatal.Je les rencontrais d’ordinaire à l’hôpital quand j’étais malade, cequi m’arrivait souvent. En Russie, les gens qui montrent le plus decompassion pour les forçats sont bien certainement lesmédecins ; ils ne font jamais entre les détenus lesdistinctions dont sont coupables les autres personnes en rapportdirect avec ceux-ci. Seul, peut-être, le peuple lutte de compassionavec les docteurs, car il ne reproche jamais au criminel le délitqu’il a commis, quel qu’il soit ; il le lui pardonne en faveurde la peine subie.

Ce n’est pas en vain que le peuple, dans toute la Russie,appelle le crime un malheur et le criminel un malheureux. Cettedéfinition est expressive, profonde, et d’autant plus importantequ’elle est inconsciente, instinctive. — Les médecins sont donc lerecours naturel des forçats, surtout quand ceux-ci ont à subir unepunition corporelle… Le prévenu qui a passé en conseil de guerresait à peu près à quel moment la sentence sera exécutée ; poury échapper, il se fait envoyer à l’hôpital, afin de reculer dequelques jours la terrible minute. Quand il se déclare rétabli, iln’ignore pas que, le lendemain de sa sortie de l’hôpital, cetteminute arrivera ; aussi les forçats sont-ils toujours émus cejour-là. Quelques-uns, il est vrai, cherchent par amour-propre àcacher leur émotion, mais personne ne se laisse tromper par cefaux-semblant de courage. Chacun comprend la cruauté de ce moment,et se tait par humanité ! J’ai connu un tout jeune forçat,ex-soldat condamné pour meurtre, qui devait recevoir le maximum decoups de verges. La veille du jour où il devait être fouetté, ilrésolut de boire une bouteille d’eau-de-vie, dans laquelle il avaitfait infuser du tabac à priser. — Le détenu condamné aux verges atoujours bu, avant le moment critique, de l’eau-de-vie, qu’il s’estprocurée longtemps à l’avance, souvent à un prix fabuleux : il sepriverait du nécessaire pendant six mois plutôt que de ne pas enavaler un quart de litre avant l’exécution. Les forçats sontconvaincus qu’un homme ivre souffre moins des coups de bâton ou defouet que s’il est de sang-froid. — Je reviens à mon récit. Lepauvre diable tomba malade quelques instants après avoir bu sabouteille d’eau-de-vie : il vomit du sang et fut emporté sansconnaissance à l’hôpital. Sa poitrine fut si déchirée par cetaccident qu’une phtisie se déclara et emporta le soldat au bout dequelques mois. Les docteurs qui le soignaient ne surent jamais lacause de sa maladie.

Si les exemples de pusillanimité ne sont pas rares parmi lesdétenus, il faut ajouter aussi qu’on en trouve dont l’intrépiditéétonne. Je me souviens de plusieurs traits de fermeté qui allaientjusqu’à l’insensibilité. L’arrivée d’un effroyable bandit àl’hôpital est restée gravée dans ma mémoire. Par un beau jourd’été, le bruit se répandit dans notre infirmerie que le fameuxbrigand Orlof devait être fustigé le soir même et qu’on l’amèneraitensuite à l’ambulance. Les détenus qui se trouvaient à l’hôpitalaffirmaient que l’exécution serait cruelle, aussi tout le mondeétait-il ému ; moi-même, je l’avoue, j’attendais aveccuriosité l’arrivée de ce brigand dont on racontait des chosesinouïes. C’était un malfaiteur comme il y en a peu, capabled’assassiner de sang-froid des vieillards et des enfants ; ilétait doué d’une force de volonté indomptable et plein d’uneorgueilleuse conscience de sa force. Comme il était coupable deplusieurs crimes, il avait été condamné à passer par les baguettes.On l’amena ou plutôt on l’apporta vers le soir ; la salleétait déjà plongée dans l’obscurité, on allumait les chandelles.Orlof était excessivement pâle, presque sans connaissance, avec descheveux épais et bouclés d’un noir mat, sans reflet. Son dos étaittout écorché et enflé, bleu, avec des taches de sang. Les détenusle soignèrent pendant toute cette nuit ; ils lui changèrentses compresses, le couchèrent sur le côté, lui préparèrent lalotion ordonnée par le médecin, en un mot, ils eurent pour luiautant de sollicitude que pour un parent ou un bienfaiteur.

Le lendemain, il reprit entièrement ses sens, et fit un ou deuxtours dans la salle. Cela m’étonna fort, car il était anéanti etsans force quand on l’avait apporté ; il avait reçu la moitiédu nombre de coups de baguettes fixé par l’arrêt. Le docteur avaitfait cesser l’exécution, convaincu que si on la continuait, la mortd’Orlof devenait inévitable. Ce criminel était de constitutiondébile, affaibli par une longue réclusion. Qui a vu des détenuscondamnés aux verges se souviendra toujours de leurs visagesmaigres et épuisés, de leurs regards enfiévrés. Orlof fut bientôtrétabli : sa puissante énergie avait évidemment aidé à remonter sonorganisme ; ce n’était pas un homme ordinaire. Par curiositéje fis sa connaissance et je pus l’étudier à loisir pendant touteune semaine. De ma vie je n’ai rencontré un homme dont la volontéfût plus ferme, plus inflexible. J’avais vu à Tobolsk une célébritédu même genre, un ancien chef de brigands. Celui-là était unevéritable bête fauve ; en le frôlant, sans même le connaître,on pressentait en lui une créature dangereuse. Ce qui m’effrayaitsurtout, c’était sa stupidité ; la matière en lui avaittellement pris le dessus sur l’esprit, qu’on voyait du premierregard que rien n’existait plus pour lui, si ce n’est lasatisfaction brutale de ses besoins physiques. Je suis certainpourtant que Korenef, — ainsi s’appelait ce brigand, — se seraitévanoui en s’entendant condamner à un châtiment corporel aussirigoureux que celui d’Orlof ; et il eût égorgé le premier venusans sourciller. Orlof, au contraire, était une éclatante victoirede l’esprit sur la chair. Cet homme se commandait parfaitement : iln’avait que du mépris pour les punitions et ne craignait rien aumonde. Ce qui dominait en lui, c’était une énergie sans bornes, unesoif de vengeance, une activité, une volonté inébranlables quand ils’agissait d’atteindre un but. Je fus étonné de son air hautain, ilregardait tout du haut de sa grandeur, non pas qu’il prit la peinede poser ; cet orgueil était inné en lui. Je ne pense pas quepersonne ait jamais eu quelque influence sur lui. Il regardait toutd’un œil impassible, comme si rien au monde ne pouvait l’étonner.Il savait fort bien que les autres déportés le respectaient, maisil n’en profitait nullement pour se donner de grands airs. Etpourtant la vanité et l’outrecuidance sont des défauts dont aucunforçat n’est exempt. Il était intelligent ; sa franchiseétrange ne ressemblait nullement à du bavardage. Il répondit sansdétour à toutes les questions que je lui posai : il m’avoua qu’ilattendait avec impatience son rétablissement, afin d’en finir avecla punition qu’il devait subir. — « Maintenant, me dit-il enclignant de l’œil, c’est fini ! je recevrai mon reste et l’onm’enverra à Nertchinsk avec un convoi de détenus, j’en profiteraipour m’enfuir. Je m’évaderai, pour sûr ! Si seulement mon dosse cicatrisait plus vite ! » Pendant cinq jours, il brûlad’impatience d’être en état de quitter l’hôpital. Il étaitquelquefois gai et de bonne humeur. Je profitai de ces éclairciespour l’interroger sur ses aventures. Il fronçait légèrement lessourcils, mais il répondit toujours avec sincérité à mes questions.Quand il comprit que j’essayais de le pénétrer et de trouver en luiquelques traces de repentir, il me regarda d’un air hautain etméprisant, comme si j’eusse été un gamin un peu bête, auquel ilfaisait trop d’honneur en causant. Je surpris sur son visage unesorte de compassion pour moi. Au bout d’un instant il se mit à rireà gorge déployée, mais sans la moindre ironie ; j’imagine queplus d’une fois, il a dû rire tout haut, quand mes paroles luirevenaient à la mémoire. Il se fit inscrire enfin pour la sortie,bien que son dos ne fût pas entièrement cicatrisé ; commej’étais presque rétabli, nous quittâmes ensemble l’infirmerie : jerentrai à la maison de force, tandis qu’on l’incarcérait au posteoù il avait été enfermé auparavant. En me quittant, il me serra lamain, ce qui à ses yeux était une marque de haute confiance. Jepense qu’il agit ainsi parce qu’il était bien disposé en cemoment-là. En réalité, il devait me mépriser, car j’étais un êtrefaible, pitoyable sous tous les rapports, et qui se résignait à sonsort. Le lendemain, il subit la seconde moitié de sa punition…

Quand on eut fermé sur nous les portes de notre caserne, elleprit, en moins de rien, un tout autre aspect, celui d’une demeurevéritable, d’un foyer domestique. Alors seulement je vis mescamarades les forçats chez eux. Pendant la journée, lessous-officiers ou quelque autre supérieur pouvaient arriver àl’improviste, aussi leur contenance était-elle tout autre ;toujours sur le qui-vive, ils n’avaient l’air rassuré qu’à demi.Une fois qu’on eut poussé les verrous et fermé la porte au cadenas,chacun s’assit à sa place et se mit au travail. La casernes’éclaira d’une façon inattendue : chaque forçat avait sa bougie etson chandelier de bois. Les uns piquaient des bottes, les autrescousaient des vêtements quelconques.

L’air déjà méphitique se corrompait de plus en plus. Quelquesdétenus accroupis dans un coin jouaient aux cartes sur un tapisdéroulé. Dans chaque caserne il y avait un détenu qui possédait untapis long de quatre-vingts centimètres, une chandelle et descartes horriblement poisseuses et graisseuses. Cela s’appelait « unjeu ». Le propriétaire des cartes recevait des joueurs quinzekopeks par nuit ; c’était là son commerce. On jouaitd’ordinaire « aux trois feuilles », à la gorka, c’est-à-dire à desjeux de hasard. Chaque joueur posait devant lui une pile de monnaiede cuivre, — toute sa fortune, — et ne se relevait que quand ilétait à sec ou qu’il avait fait sauter la banque. Le jeu seprolongeait fort tard dans la nuit ; l’aube se levaitquelquefois sur nos joueurs qui n’avaient pas fini leur partie,souvent même elle ne cessait que quelques minutes avant l’ouverturedes portes. Dans notre salle il y avait, — comme dans toutes lesautres, du reste, — des mendiants ruinés par le jeu et la boisson,ou plutôt des mendiants « innés ». Je dis « innés » et je maintiensmon expression. En effet, dans notre peuple et dans n’importequelle condition, il y a et il y aura toujours de ces personnalitésétranges et paisibles, dont la destinée est de rester toujoursmendiants. Ils sont pauvres diables toute leur vie, hébétés etaccablés, ils restent sous la domination, sous la tutelle dequelqu’un, principalement des prodigues et des parvenus enrichis.Tout effort, toute initiative est un fardeau pour eux. Ils nevivent qu’à la condition de ne rien entreprendre eux-mêmes, mais detoujours servir, de toujours vivre par la volonté d’un autre ;ils sont destinés à agir par et pour les autres. Nulle circonstancene peut les enrichir, même la plus inattendue, ils sont toujoursmendiants. J’ai rencontré de ces gens dans toutes les classes de lasociété, dans toutes les coteries, dans toutes les associations,même dans le monde littéraire. On les trouve dans chaque prison,dans chaque caserne.

Aussitôt qu’un jeu se formait, on appelait un de ces mendiantsqui était indispensable aux joueurs ; il recevait cinq kopeksargent pour toute une nuit de travail, et quel travail ! celaconsistait à monter la garde dans le vestibule, par un froid detrente degrés Réaumur, dans une obscurité complète pendant six ousept heures. Le guetteur épiait là le moindre bruit, car le majorou les officiers de garde faisaient quelquefois leur ronde asseztard dans la nuit. Ils arrivaient en tapinois et surprenaient enflagrant délit de désobéissance les joueurs et les travailleurs,grâce à la lumière des chandelles que l’on pouvait distinguer de lacour. Quand on entendait la clef grincer dans le cadenas quifermait la porte, il était trop tard pour se cacher, éteindre leschandelles et s’étendre sur les planches. De pareilles surprisesétaient fort rares. Cinq kopeks étaient un salaire dérisoire, mêmedans notre maison de force, et néanmoins l’exigence et la duretédes joueurs m’étonnaient toujours en ce cas, ainsi que dans biend’autres. — « Tu es payé, tu dois nous servir ! » C’était làun argument qui ne souffrait pas de réplique. Il suffisait d’avoirpayé quelques sous à quelqu’un pour profiter de lui le pluspossible, et même exiger de la reconnaissance. Plus d’une fois,j’eus l’occasion de voir des forçats dépenser leur argent sanscompter, à tort et à travers, et tromper leur « serviteur » ;j’ai vu cela dans mainte prison à plusieurs reprises.

J’ai déjà dit qu’à part les joueurs tout le monde travaillait :cinq détenus seuls restèrent complètement oisifs, et se couchèrentpresque immédiatement. Ma place sur les planches se trouvait prèsde la porte. Au-dessous de moi, celle d’Akim Akimytch ; quandnous étions couchés, nos têtes se touchaient. Il travailla jusqu’àdix ou onze heures à coller une lanterne multicolore qu’un habitantde la ville lui avait commandée et pour laquelle il devait êtregrassement payé. Il excellait dans ce travail, qu’il exécutaitméthodiquement, sans relâche ; quand il eut fini, il serrasoigneusement ses outils, déroula son matelas, fit sa prière ets’endormit du sommeil du juste. Il poussait l’ordre et la minutiejusqu’au pédantisme, et devait s’estimer dans son for intérieur unhomme de tête, comme c’est le cas des gens bornés et médiocres. Ilne me plut pas au premier abord, bien qu’il me donnât beaucoup àpenser ce jour-là ; je m’étonnais qu’un pareil homme setrouvât dans une maison de force au lieu d’avoir fait une brillantecarrière. Je parlerai plus d’une fois d’Akim Akimytch dans la suitede mon récit.

Mais il me faut décrire le personnel de notre caserne. J’étaisappelé à y vivre nombre d’années ; ceux qui m’entouraientdevaient être mes camarades de toutes les minutes. On conçoit queje les regardais avec une curiosité avide ! À ma gauche,dormait une bande de montagnards du Caucase, presque tous exiléspour leurs brigandages, et condamnés à des peines différentes : ily avait là deux Lezghines, un Tcherkesse et trois Tartares duDaghestan. Le Tcherkesse était un être morose et sombre, qui neparlait presque jamais et vous regardait en dessous, de son mauvaissourire de bête venimeuse. Un des Lezghines, un vieillard au nezaquilin, long et mince, paraissait un franc bandit. En revanche,l’autre Lezghine, Nourra, fit sur moi l’impression la plusfavorable et la plus consolante. De taille moyenne, encore jeune,bâti en Hercule, avec des cheveux blonds et des yeux de pervenche,il avait le nez légèrement retroussé, les traits quelque peufinnois : comme tous les cavaliers, il marchait la pointe des piedsen dedans. Son corps était zébré de cicatrices, labouré de coups debaïonnette et de balles ; quoique montagnard soumis duCaucase, il s’était joint aux rebelles, avec lesquels il opérait decontinuelles incursions sur notre territoire.

Tout le monde l’aimait dans le bagne à cause, de sa gaieté et deson affabilité. Il travaillait sans murmurer, toujours paisible etserein ; les vols, les friponneries et l’ivrognerie ledégoûtaient ou le mettaient en fureur ; en un mot, il nepouvait souffrir ce qui était malhonnête ; il ne cherchaitquerelle à personne, il se détournait seulement avec indignation.Pendant sa réclusion, il ne vola ni ne commit aucune mauvaiseaction. D’une piété fervente, il récitait religieusement sesprières chaque soir, observait tous les jeûnes mahométans, en vraifanatique, et passait des nuits entières à prier. Tout le mondel’aimait et le tenait pour sincèrement honnête. « Nourra est unlion ! » disaient les forçats. Ce nom de Lion lui resta. Ilétait parfaitement convaincu qu’une fois sa condamnation purgée, onle renverrait au Caucase : à vrai dire, il ne vivait que de cetteespérance : je crois qu’il serait mort, si on l’en avait privé. Jele remarquai le jour même de mon arrivée à la maison de force.Comment n’aurait-on pas distingué cette douce et honnête figure aumilieu des visages sombres, rébarbatifs ou sardoniques ?Pendant la première demi-heure, il passa à côté de moi et me frappadoucement l’épaule en me souriant d’un air débonnaire. Je necompris pas tout d’abord ce qu’il voulait me dire, car il parlaitfort mal le russe ; mais bientôt après, il repassa de nouveauet me tapa encore sur l’épaule avec son sourire amical. Pendanttrois jours, il répéta cette manœuvre singulière ; comme je ledevinai par la suite, il m’indiquait par là qu’il avait pitié demoi et qu’il sentait combien devaient m’être pénibles ces premiersinstants : il voulait me témoigner sa sympathie, me remonter lemoral et m’assurer de sa protection. Bon et naïf Nourra !

Des trois Tartares du Daghestan, tous frères, les deux aînésétaient des hommes faits, tandis que le cadet, Aléi, n’avait pasplus de vingt-deux ans ; à le voir, on l’aurait cru plusjeune. Il dormait à côté de moi. Son visage intelligent et franc,naïvement débonnaire, m’attira tout d’abord ; je remerciai ladestinée de me l’avoir donné pour voisin au lieu de quelque autredétenu. Son âme tout entière se lisait sur sa belle figure ouverte.Son sourire si confiant avait tant de simplicité enfantine, sesgrands yeux noirs étaient si caressants, si tendres, quej’éprouvais toujours un plaisir particulier à le regarder, et celame soulageait dans les instants de tristesse et d’angoisse. Dansson pays, son frère aîné (il en avait cinq, dont deux se trouvaientaux mines en Sibérie) lui avait ordonné un jour de prendre sonyatagan, de monter à cheval et de le suivre. Le respect desmontagnards pour leurs aînés est si grand que le jeune Aléi n’osapas demander le but de l’expédition ; il n’en eut peut-êtremême pas l’idée. Ses frères ne jugèrent pas non plus nécessaire dele lui dire. Ils allaient piller la caravane d’un riche marchandarménien, qu’ils réussirent en effet à mettre en déroute ; ilsassassinèrent le marchand et dérobèrent ses marchandises.Malheureusement pour eux, leur acte de brigandage fut découvert :on les jugea, on les fouetta, puis on les envoya en Sibérie, auxtravaux forcés. Le tribunal n’admit de circonstances atténuantesqu’en faveur d’Aléi, qui fut condamné au minimum de la peine :quatre ans de réclusion. Ses frères l’aimaient beaucoup : leuraffection était plutôt paternelle que fraternelle. Il étaitl’unique consolation de leur exil ; mornes et tristesd’ordinaire, ils lui souriaient toujours ; quand ils luiparlaient, — ce qui était fort rare, car ils le tenaient pour unenfant auquel on ne peut rien dire de sérieux, — leur visagerébarbatif s’éclaircissait ; je devinais qu’ils lui parlaienttoujours d’un ton badin, comme à un bébé ; lorsqu’il leurrépondait, les frères échangeaient un coup d’œil et souriaient d’unair bonhomme. Il n’aurait pas osé leur adresser la parole, à causede son respect pour eux. Comment ce jeune homme put conserver soncœur tendre, son honnêteté native, sa franche cordialité sans sepervertir et se corrompre, pendant tout le temps de ses travauxforcés, cela est presque inexplicable. Malgré toute sa douceur, ilavait une nature forte et stoïque, comme je pus m’en assurer plustard. Chaste comme une jeune fille, toute action vile, cynique,honteuse ou injuste, enflammait d’indignation ses beaux yeux noirs,qui en devenaient plus beaux encore. Sans être de ceux qui seseraient laissés impunément offenser, il évitait les querelles, lesinjures, et conservait toute sa dignité. Avec qui se serait-ilquerellé du reste ? Tout le monde l’aimait et le caressait. Ilne fut tout d’abord que poli avec moi, mais peu à peu nous envînmes à causer le soir ; quelques mois lui avaient suffi pourapprendre parfaitement le russe, tandis que ses frères neparvinrent jamais à parler correctement cette langue. Je vis en luiun jeune homme extraordinairement intelligent, en même temps quemodeste et délicat, et fort raisonnable. Aléi était un êtred’exception, et je me souviens toujours de ma rencontra avec luicomme d’une des meilleures fortunes de ma vie. Il y a de cesnatures si spontanément belles, et douées par Dieu de si grandesqualités, que l’idée de les voir se pervertir semble absurde. Onest toujours tranquille sur leur compte, aussi n’ai-je jamais riencraint pour Aléi. Où est-il maintenant ?

Un jour, assez longtemps après mon arrivée à la maison de force,j’étais étendu sur mon lit de camp ; de pénibles penséesm’agitaient. Aléi, toujours laborieux, ne travaillait pas en cemoment. L’heure du sommeil n’était pas encore arrivée. Les frèrescélébraient une fête musulmane, aussi restaient-ils inactifs. Aléiétait couché, la tête entre ses deux mains, en train de rêver. Toutà coup il me demande :

— Eh bien, tu es très-triste ?

Je le regardai avec curiosité ; cette question d’Aléi,toujours si délicat, si plein de tact, me parut étrange ; maisje l’examinai plus attentivement, je remarquai tant de chagrin, desouffrance intime sur son visage, souffrance éveillée sans doutepar les souvenirs qui se présentaient à sa mémoire, que je comprisqu’en ce moment lui-même était désolé. Je lui en fis la remarque.Il soupira profondément et sourit d’un air mélancolique. J’aimaisson sourire toujours gracieux et cordial : quand il riait, ilmontrait deux rangées de dents que la première beauté du monde eûtpu lui envier.

— Tu te rappelais probablement, Aléi, comment on célèbre cettefête au Daghestan ? hein ? il fait bon là-bas ?

— Oui, fit-il avec enthousiasme, et ses yeux rayonnaient.Comment as-tu pu deviner que je rêvais à cela ?

— Comment ne pas le deviner ? Est-ce qu’il ne fait pasmeilleur là-bas qu’ici ?

— Oh ! pourquoi me dis-tu cela ?

— Quelles belles fleurs il y a dans votre pays, n’est-cepas ? c’est un vrai paradis ?

— Tais-toi ! tais-toi ! je t’en prie. Il étaitvivement ému.

— Écoute, Aléi, tu avais une sœur ?

— Oui, pourquoi me demandes-tu cela ?

— Elle doit être bien belle, si elle te ressemble.

— Oh ! il n’y a pas de comparaison à faire entre nous deux.Dans tout le Daghestan, on ne trouvera pas une seule fille aussibelle. Quelle beauté que ma sœur ! Je suis sûr que tu n’en asjamais vu de pareille. Et puis, ma mère était aussi très-belle.

— Et ta mère t’aimait ?

— Que dis-tu ? Assurément, elle est morte de chagrin ;elle m’aimait tant ! J’étais son préféré ; oui, ellem’aimait plus que ma sœur, plus que tous les autres. Cette nuit, ensonge, elle est venue vers moi ; elle a versé des larmes surma tête.

Il se tut, et de toute la soirée il n’ouvrit pas labouche ; mais à partir de ce moment il rechercha ma compagnieet ma conversation, bien que, par respect, il ne se permit jamaisde m’adresser le premier la parole. En revanche, il était heureuxquand je m’entretenais avec lui. Il parlait souvent du Caucase, desa vie passée. Ses frères ne lui défendaient pas de causer avecmoi, je crois même que cela leur était agréable. Quand ils virentque je me prenais d’affection pour Aléi, ils devinrent eux-mêmesbeaucoup plus affables pour moi.

Aléi m’aidait souvent aux travaux ; à la caserne il faisaitce qu’il croyait devoir m’être agréable et me procurer quelquesoulagement ; il n’y avait dans ces attentions ni servilité niespoir d’un avantage quelconque, mais seulement un sentimentchaleureux et cordial qu’il ne cachait nullement. Il avait uneaptitude extraordinaire pour les arts mécaniques ; il avaitappris à coudre fort passablement le linge, et à raccommoder lesbottes ; il connaissait même quelque peu de menuiserie, — cequ’on en pouvait apprendre à la maison de force. Ses frères étaientfiers de lui.

— Écoute, Aléi, lui dis-je un jour, pourquoi n’apprends-tu pas àlire et à écrire le russe ? Cela pourrait t’être fort utileplus tard ici en Sibérie.

— Je le voudrais bien, niais qui m’instruira ?

— Ceux qui savent lire et écrire ne manquent pas ici. Si tuveux, je t’instruirai moi-même.

— Oh ! apprends-moi à lire, je t’en prie, fit Aléi en sesoulevant. Il joignit les mains en me regardant d’un airsuppliant.

Nous nous mîmes à l’œuvre le lendemain soir. J’avais avec moiune traduction russe du Nouveau Testament, l’unique livre qui nefût pas défendu à la maison de force. Avec ce seul livre, sansalphabet, Aléi apprit à lire en quelques semaines. Au bout de troismois il comprenait parfaitement le langage écrit, car il apportaità l’étude un feu, un entraînement extraordinaires.

Un jour, nous lûmes ensemble, en entier, le Sermon sur lamontagne. Je remarquai qu’il lisait certains passages d’un tonparticulièrement pénétré ; je lui demandai alors si ce qu’ilvenait de lire lui plaisait. Il me lança un coup d’œil, et sonvisage s’enflamma d’une rougeur subite.

— Oh ! oui, Jésus est un saint prophète, il parle la languede Dieu. Comme c’est beau !

— Mais dis-moi ce qui te plaît le mieux.

— Le passage où il est dit : « Pardonnez, aimez, aimez vosennemis, n’offensez pas. » Ah ! comme il parle bien !

Il se tourna vers ses frères, qui écoutaient notre conversation,et leur dit quelques mots avec chaleur. Ils causèrent longtemps,sérieusement, approuvant parfois leur jeune frère d’un hochement detête, puis, avec un sourire grave et bienveillant, un sourire toutmusulman (j’aime beaucoup la gravité de ce sourire), ilsm’assurèrent que Isou (Jésus) était un grand prophète. Il avaitfait de grands miracles, créé un oiseau d’un peu d’argile surlequel il avait soufflé la vie, et cet oiseau s’était envolé… Celaétait écrit dans leurs livres. Ils étaient convaincus qu’ils meferaient un grand plaisir en louant Isou ; quant à Aléi, ilétait heureux de voir ses frères m’approuver et me procurer cequ’il estimait être une satisfaction pour moi. Le succès que j’eusavec mon élève en lui apprenant à écrire fut vraiment admirable.Aléi s’était procuré du papier (à ses frais, car il n’avait pasvoulu que je fisse cette dépense), des plumes, de l’encre ; enmoins de deux mois, il apprit à écrire. Les frères eux-mêmes furentétonnés d’aussi rapides progrès. Leur orgueil et leur contentementn’avaient plus e bornes ; ils ne savaient trop comment memanifester leur reconnaissance. Au chantier, s’il nous arrivait detravailler ensemble, c’était à qui m’aiderait : ils regardaientcela comme un plaisir. Je ne parle pas d’Aléi ; il nourrissaitpour moi une affection aussi profonde que pour ses frères. Jen’oublierai jamais le jour où il fut libéré. Il me conduisit horsde la caserne, se jeta à mon cou et sanglota. Il ne m’avait jamaisembrassé, et n’avait jamais pleuré devant moi.

— Tu as tant fait pour moi, tant fait ! disait-il, que nimon père, ni ma mère n’ont été meilleurs à mon égard : « tu as faitde moi un homme, Dieu te bénira ; je ne t’oublierai jamais,jamais… »

Où est-il maintenant ? Où est mon bon, mon cher, cherAléi ?…

Outre les Circassiens, nous avions encore dans notre caserne uncertain nombre de Polonais qui faisaient bande à part ; ilsn’avaient presque pas de rapports avec les autres forçats. J’aidéjà dit que grâce à leur exclusivisme, à leur haine pour lesdéportés russes, ils étaient haïs de tout le monde ; c’étaientdes natures tourmentées, maladives. Ils étaient au nombre desix ; parmi eux se trouvaient des hommes instruits, dont jeparlerai plus en détail dans la suite de mon récit. C’est d’eux quependant les derniers temps de ma réclusion, je tins quelqueslivres. Le premier ouvrage que je lus me fit une impressionétrange, profonde… Je parlerai plus loin de ces sensations, que jeconsidère comme très-curieuses ; mois on aura de la peine àles comprendre, j’en suis certain, car on ne peut juger decertaines choses, si on ne les a pas éprouvées soi-même. Il mesuffira de dire que les privations intellectuelles sont pluspénibles à supporter que les tourments physiques les pluseffroyables. L’homme du peuple envoyé au bagne se retrouve dans sasociété, peut-être même dans une société plus développée. Il perdbeaucoup son coin natal, sa famille, mais son milieu reste le même.Un homme instruit, condamné par la loi à la même peine que l’hommedu peuple, souffre incomparablement plus que ce dernier. Il doitétouffer tous ses besoins, toutes ses habitudes, il faut qu’ildescende dans un milieu inférieur et insuffisant, qu’il s’accoutumeà respirer un autre air…

C’est un poisson jeté sur le sable. Le châtiment qu’il subit,égal pour tous les criminels, suivant l’esprit de la loi, estsouvent dix fois plus douloureux et plus poignant pour lui que pourl’homme du peuple. C’est une vérité incontestable, alors même qu’onne parlerait que des habitudes matérielles qu’il lui fautsacrifier.

Mais ces Polonais formaient une bande à part. Ils vivaientensemble ; de tous les forçats de notre caserne, ilsn’aimaient qu’un Juif, et encore, parce qu’il les amusait. NotreJuif était du reste généralement aimé, bien que tous se moquassentde lui. Nous n’en avions qu’un seul, et maintenant encore je nepuis me souvenir de lui sans rire. Chaque fois que je le regardais,je me rappelais le Juif Iankel que Gogol a dépeint dans TarassBoulba, et qui, une fois déshabillé et prêt à se coucher avec saJuive, dans une sorte d’armoire, ressemblait fort à un poulet. IçaïFomitch et un poulet déplumé se ressemblaient comme deux gouttesd’eau. Il était déjà d’un certain âge, — cinquante ans environ, —petit et faible, rusé et en même temps fort bête, hardi,outrecuidant, quoique horriblement couard. Sa figure était cribléede rides ; il avait sur le front et les joues les stigmates dela brûlure qu’il avait subie au pilori. Je n’ai jamais pum’expliquer comment il avait pu supporter soixante coups de fouet,car il était condamné pour meurtre. Il portait sur lui uneordonnance médicale, qui lui avait été remise par d’autres Juifs,aussitôt après son exécution au pilori. Grâce à l’onguent prescritpar cette ordonnance, les stigmates devaient disparaître en moinsde deux semaines, mais il n’osait pas l’employer ; ilattendait l’expiration de ses vingt ans de réclusion après lesquelsil devait devenir colon, pour utiliser son bienheureux onguent. — «Sans cela, ze ne pourrais pas me marier, et il faut absolument queze me marie. » Nous étions de grands amis. Sa bonne humeur étaitintarissable, la vie de la maison de force ne lui semblait pas troppénible. Orfèvre de son métier, il était assailli de commandes, caril n’y avait pas de bijoutier dans notre ville ; il échappaitainsi aux gros travaux. Comme de juste, il prêtait sur gages, à lapetite semaine, aux forçats, qui lui payaient de gros intérêts. Ilétait arrivé en prison avant moi ; un des Polonais me racontason entrée triomphale. C’est toute une histoire que je rapporteraiplus loin, car je reviendrai sur le compte d’Içaï Fomitch.

Quant aux autres prisonniers, c’étaient d’abord quatreVieux-croyants, parmi lesquels se trouvait le vieillard deStarodoub, deux ou trois Petits-Russiens, gens fort moroses, puisun jeune forçat au visage délicat et au nez fin, âgé de vingt-troisans, et qui avait déjà commis huit assassinats ; ensuite unebande de faux monnayeurs, dont l’un était le bouffon de notrecaserne, et enfin quelques condamnés sombres et chagrins, rasés etdéfigurés, toujours silencieux et pleins d’envie : ils regardaientde travers tout ce qui les entourait et devaient encore regarder etenvier, avec le même froncement de sourcils, pendant de longuesannées. Je ne fis qu’entrevoir tout cela, le soir désolé de monarrivée à la maison de force, au milieu d’une fumée épaisse, d’unair méphitique, de jurements obscènes accompagnés de bruits dechaînes, d’insultes et de rires cyniques. Je m’étendis sur lesplanches nues, la tête appuyée sur mon habit roulé (je n’avais pasalors d’oreiller), et je me couvris de ma touloupe ; mais parsuite des pénibles impressions de cette première journée, je ne pusm’endormir tout de suite. Ma vie nouvelle ne faisait que commencer.L’avenir me réservait beaucoup de choses que je n’avais pasprévues, et auxquelles je n’avais jamais pensé.

Chapitre 5Le premier mois

Trois jours après mon arrivée, je reçus l’ordre d’aller autravail. L’impression qui m’est restée de ce jour est encoretrès-nette, bien qu’elle n’ait rien présenté de particulier, sil’on ne prend pas en considération ce que ma position avait enelle-même d’extraordinaire. Mais c’étaient les premières sensations: à ce moment encore, je regardais tout avec curiosité. Ces troispremières journées furent certainement les plus pénibles de maréclusion. — « Mes pérégrinations sont finies, me disais-je àchaque instant ; me voici arrivé au bagne, mon port pour delongues années. C’est ici le coin où je dois vivre ; j’y entrele cœur navré et plein de défiance… Qui sait ? quand il mefaudra le quitter, peut-être le regretterai-je sincèrement »,ajoutais-je, poussé par cette maligne jouissance qui vous excite àfouiller votre plaie, comme pour en savourer les souffrances ;on trouve quelquefois une jouissance aiguë dans la conscience del’immensité de son propre malheur. La pensée que je pourraisregretter ce séjour m’effrayait moi-même. Déjà alors je pressentaisà quel degré incroyable l’homme est un animal d’accoutumance. Maisce n’était que l’avenir, tandis que le présent qui m’entouraitétait hostile et terrible. Il me semblait du moins qu’il en étaitainsi.

La curiosité sauvage avec laquelle m’examinaient mes camaradesles forçats, leur dureté envers un ex-gentilhomme qui entrait dansleur corporation, dureté qui était parfois de la haine, — tout celame tourmentait tellement que je désirais moi-même aller au travail,afin de mesurer d’un seul coup l’étendue de mon malheur, de vivrecomme les autres et de tomber avec eux dans la même ornière.Beaucoup de faits m’échappaient, et je ne savais pas encore démêlerde l’hostilité générale la sympathie que l’on me manifestait. Dureste, l’affabilité et la bienveillance que m’avaient témoignéescertains forçats, me rendirent un peu de courage et me ranimèrent.Le plus aimable à mon égard fut Akim Akimytch. Je remarquai bientôtaussi quelques bonnes et douces figures dans la foule sombre ethaineuse des autres. — « On trouve partout des méchants, mais, mêmeparmi les méchants, il y a du bon, me hâtai-je de penser en guisede consolation. Qui sait ? ces gens ne sont peut-être paspires que les autres qui sont libres. » Tout en pensant ainsi, jehochais la tête, et pourtant, mon Dieu ! je ne savais pascombien j’avais raison.

Le forçat Souchiloff par exemple : un homme que je n’appris àconnaître que beaucoup plus tard, quoiqu’il fût presque toujoursdans mon voisinage pendant tout mon temps. Dès que je parle desforçats qui ne sont pas pires que les autres, involontairement jepense à lui. Il me servait, ainsi qu’un autre détenu nommé Osip,qu’Akim Akimytch m’avait recommandé dès mon entrée en prison : pourtrente kopeks par mois, cet homme s’engageait à me cuisiner undîner à part, au cas où l’ordinaire de la prison me dégoûterait etoù je pourrais me nourrir à mon compte. Osip était un des quatrecuisiniers désignés par les détenus dans nos deux cuisines : entreparenthèses, ils pouvaient accepter ou refuser ces fonctions et lesquitter quand bon leur semblait. Les cuisiniers n’allaient pas auxtravaux de fatigue ; leur emploi consistait à faire le pain etla soupe aux choux aigres. On les appelait cuisinières, non parmépris, car c’étaient toujours les hommes les plus intelligents etles plus honnêtes que l’on choisissait, mais par plaisanterie. Cesurnom ne les fâchait nullement. Depuis plusieurs années, Osipavait été constamment choisi comme cuisinière ; il nedéclinait ses fonctions que quand il s’ennuyait trop ou lorsqu’ilvoyait une occasion d’apporter de l’eau-de-vie à la caserne. Bienqu’il eût été envoyé à la maison de force pour contrebande, ilétait d’une honnêteté et d’une débonnaireté rares (j’ai parlé delui plus haut) ; horriblement poltron par exemple et craignantles verges sur toutes choses. D’un caractère paisible, patient,affable avec tout le monde, il ne se querellait jamais ; mais,pour rien au monde, il n’aurait pu résister à la tentationd’apporter de l’eau-de-vie, malgré toute sa poltronnerie, par amourpour la contrebande. Comme tous les autres cuisiniers, il faisaitle commerce d’eau-de-vie, mais dans une mesure infiniment plusmodeste que Gazine, parce qu’il n’osait pas risquer souvent etbeaucoup à la fois. Je vécus toujours en bons termes avec Osip.

Pour avoir sa nourriture à part, il ne fallait pas êtretrès-riche : je me nourrissais à raison d’un rouble par mois, sauf,bien entendu, le pain, qui nous était fourni ; quelquefois,quand j’étais très-affamé, je me décidais à manger la soupe auxchoux aigres des forçats, malgré le dégoût qu’ellem’inspirait ; plus tard, ce dégoût disparut tout à fait.J’achetais d’ordinaire une livre de viande par jour, qui me coûtaitdeux kopeks. Les invalides qui surveillaient l’intérieur descasernes consentaient par bienveillance à se rendre journellementau marché pour les achats des forçats : ils ne recevaient aucunerétribution, si ce n’est de loin en loin quelque bagatelle. Ils lefaisaient en vue de leur propre tranquillité, car leur vie à lamaison de force eût été un tourment perpétuel, s’ils s’y étaientrefusés. Ils apportaient du tabac, du thé, de la viande, enfin toutce qu’on voulait, sauf pourtant de l’eau-de-vie. Du reste, on neles en priait jamais, bien qu’ils se fissent régalerquelquefois.

Pendant plusieurs années, Osip me prépara le même morceau deviande rôtie ; comment il parvenait à la faire cuire, c’étaitson secret. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que durant tout cetemps, je n’échangeai peut-être pas deux paroles avec lui : jetentai nombre de fois de le faire causer ; mais il étaitincapable de soutenir une conversation ; il ne savait quesourire et répondre oui et non à toutes les questions. C’étaitsingulier, cet Hercule qui n’avait pas plus d’intelligence qu’unbambin de sept ans.

Souchiloff était aussi du nombre de ceux qui m’aidaient. Je nel’avais ni appelé ni cherché. Il s’attacha à ma personne de sonpropre mouvement, je ne me souviens pas même à quel moment. Ilavait pour occupation principale de nettoyer mon linge. — Il yavait à cette intention un bassin au milieu de la cour, autourduquel les forçats lavaient leur linge dans des baquets appartenantà l’État. — Souchiloff avait trouvé le moyen de me rendre une foulede petits services ; il faisait bouillir ma théière, courait àdroite et à gauche remplir les diverses commissions que je luiconfiais ; il me procurait tout ce qu’il me fallait, prenaitle soin de faire raccommoder ma veste, graissait mes bottes quatrefois par mois. Il faisait tout cela avec zèle, d’un air affairé,comme s’il sentait quelles obligations pesaient sur lui ; enun mot, il avait tout à fait lié son sort au mien et se mêlait detout ce qui me regardait. Il n’aurait jamais dit, par exemple : «Vous avez tant de chemises… votre veste est déchirée », mais bien :« Nous avons tant de chemises… notre veste est déchirée. » Il nevoyait de beau que moi, et je crois même que j’étais devenu le butunique de toute sa vie. Comme il ne connaissait aucun métier, il nerecevait d’autre argent que le mien, une misère, bien entendu, etpourtant il était toujours content, quelque somme que je luidonnasse. Il n’aurait pu vivre sans servir quelqu’un, il m’avaitaccordé la préférence parce que j’étais plus affable et surtoutplus équitable que les autres en matière d’argent. C’était un deces êtres qui ne s’enrichissent jamais, qui ne font jamais bienleurs affaires ; de ces gens que les joueurs louaient pourveiller toute la nuit dans l’antichambre, aux écoutes du moindrebruit qui annoncerait l’arrivée du major ; ils recevaient cinqkopeks pour une nuit entière. En cas de perquisition nocturne, ilsne recevaient rien ; leur dos répondait au contraire de leurinattention. Ce qui caractérise cette sorte d’hommes, c’est leurabsence complète de personnalité : ils la perdent partout ettoujours, ils ne sont jamais qu’au second ou au troisième plan.Cela est inné en eux. Souchiloff était un pauvre hère, doux,ahuri ; on eût dit qu’il venait d’être battu, il l’était denaissance ; et pourtant personne dans notre caserne n’eûtporté la main sur lui. J’ai toujours eu pitié de lui sans savoirpourquoi. Je ne pouvais le regarder sans éprouver une profondecompassion. — Pourquoi avais-je pitié de lui ? Je ne sauraisrépondre à cette question. Je ne pouvais pas lui parler, car il nesavait pas causer : il s’animait seulement quand, pour mettre fin àla conversation, je lui donnais quelque chose à faire, quand je lepriais de courir quelque part. J’acquis la conviction que je luicausais du plaisir en lui donnant un ordre. Ni grand, ni petit, nilaid, ni beau, ni bête, ni intelligent, ni vieux, ni jeune, ilétait difficile de dire quelque chose de défini, de certain, de cethomme au visage légèrement grêlé, aux cheveux blonds. Un pointseulement me paraissait ressortir : il appartenait, autant que jepus le deviner, à la même compagnie que Sirotkine, il luiappartenait par son ahurissement et son irresponsabilité. Lesdétenus se moquaient quelquefois de lui parce qu’il s’était troquéen route, en venant en Sibérie, et qu’il s’était troqué pour unechemise rouge et un rouble d’argent. On riait de la somme infimepour laquelle il s’était vendu. Se troquer signifie échanger sonnom contre celui d’un autre détenu, et, par conséquent, s’engager àsubir la condamnation de ce dernier. Si étrange que cela paraisse,le fait est de toute authenticité ; cette coutume, consacréepar les traditions, existait encore parmi les détenus quim’accompagnaient dans mon exil en Sibérie. Je me refusai toutd’abord à croire à une pareille chose, mais par la suite je dus merendre à l’évidence.

Voici de quelle façon se pratique ce troc : un convoi dedéportés se met en route pour la Sibérie ; il y a là descondamnés de toute catégorie : aux travaux forcés, aux mines, à lasimple colonisation. Chemin faisant, quelque part, dans legouvernement de Perm, par exemple, un déporté désire troquer sonsort contre celui d’un autre. Un Mikaïloff, condamné aux travauxforcés pour un crime capital, trouve désagréable la perspective depasser de nombreuses années privé de liberté ; comme il estrusé et déluré, il sait ce qu’il doit faire ; il cherche dansle convoi un camarade simple et bonasse, de caractère tranquille,et dont la peine soit moins rigoureuse ; quelques années demines et de travaux forcés, ou simplement l’exil. Il trouve enfinun Souchiloff, ancien serf, qui n’est condamné qu’à lacolonisation. Celui-ci a fait déjà quinze cents verstes sans unkopek dans sa poche, par la bonne raison qu’un Souchiloff ne peutpas avoir d’argent à lui ; il est fatigué, exténué, car il n’apour se nourrir que la portion réglementaire, pour se couvrir quel’uniforme des forçats ; il ne peut même pas s’accorder un bonmorceau de temps à autre, et sert tout le monde pour quelquesliards. Mikaïloff entame conversation avec Souchiloff ; ils seconviennent, ils se lient ; enfin, à une étape quelconque,Mikaïloff enivre son camarade. Puis il lui demande s’il veut «troquer son sort ». — « Je m’appelle Mikaïloff, je suis condamné àdes travaux forcés qui n’en sont pas, car je dois entrer dans unesection particulière. Ce sont bien des travaux forcés, si tu veux,mais pas comme les autres, ma division est particulière, elle doitêtre probablement meilleure ! »

Avant que la division particulière fût abolie, beaucoup de gensappartenant au monde officiel, voire même à Pétersbourg, ne sedoutaient pas de son existence. Elle se trouvait dans un coin siretiré d’une des contrées les plus lointaines de la Sibérie qu’ilétait difficile d’en connaître l’existence ; elle étaitd’ailleurs insignifiante par le nombre des condamnés (de mon temps,il y en avait en tout soixante-dix). J’ai rencontré plus tard desgens qui avaient servi en Sibérie, connaissaient parfaitement cepays, et qui entendaient parler pour la première fois d’une «division particulière ». Dans le Recueil des Lois, il n’y a en toutque six lignes sur cette institution : « Il est adjoint à la maisonde force de … une division particulière pour les criminels les plusdangereux, en attendant que les travaux les plus pénibles soientorganisés. » Les détenus eux-mêmes ne savaient rien de cettedivision particulière ; était-elle perpétuelle outemporaire ? En réalité, il n’y avait pas de terme fixe, cen’était qu’un intérim qui devait se prolonger « jusqu’à l’ouverturedes travaux les plus pénibles », c’est-à-dire pour longtemps. NiSouchiloff, ni aucun des condamnés au convoi, ni Mikaïloff lui-mêmene pouvaient deviner la signification de ces deux mots. PourtantMikaïloff soupçonnait le caractère véritable de cettedivision ; il en jugeait par la gravité du crime pour lequelon lui faisait parcourir trois ou quatre mille verstes à pied.Certainement, on ne l’envoyait pas dans un endroit où il seraittrès-bien. Souchiloff devait être colon : que pouvait désirer demieux Mikaïloff ? — « Ne veux-tu pas te troquer ? »Souchiloff est un peu ivre, c’est un cœur simple, plein dereconnaissance pour son camarade qui le régale, il n’ose luirefuser. Il a du reste entendu dire à d’autres condamnés qu’on peutse troquer, que d’autres l’ont fait, et qu’il n’y a par conséquentrien d’extraordinaire, d’inouï, dans cette proposition. On tombed’accord ; le rusé Mikaïloff, profitant de la simplicité deSouchiloff, lui achète son nom pour une chemise rouge et un roubled’argent qu’il lui donne devant témoins. Le lendemain Souchiloffest dégrisé, mais on le fait boire de nouveau, aussi ne peut-ilplus refuser : le rouble est bu ; au bout de peu de temps, lachemise rouge a le même sort. — « Si tu ne consens plus au marché,rends-moi l’argent que je t’ai donné ! » dit Mikaïloff. OùSouchiloff prendrait-il un rouble ? S’il ne le rend pas,l’artel[11] le forcera à le rendre ; lesdéportés sont chatouilleux sur ce point-là. Il faut qu’il tienne sapromesse, l’artel l’exige, sans quoi, malheur ! on tue lemalhonnête homme ou au moins on l’intimide sérieusement. En effet,que l’artel montre une seule fois de l’indulgence pour ceux quin’exécutent pas leur promesse, et c’en est fait de ces trocs denoms. Si l’on peut renier la parole donnée et rompre le marchéconclu, après avoir touché la somme fixée, qui se tiendra lié parles conditions convenues ? En un mot, c’est une question devie ou de mort pour l’artel, une question qui les touchetous ; aussi les déportés se montrent-ils fort sévères dans cecas. —Souchiloff s’aperçoit enfin qu’il est impossible de reculer,que rien ne le sauvera, aussi consent-il à ce qu’on exige de lui.On annonce alors le marché à tout le convoi, et si l’on craint lesdénonciations, on régale convenablement ceux dont on n’est pas sûr.Cela leur est bien égal, aux autres ! que ce soit Mikaïloff ouSouchiloff qui aille au diable ; ils ont bu de l’eau-de-vie,ils ont été régalés, aussi le secret est-il gardé par tous. Àl’étape suivante, on fait l’appel ; quand le tour de Mikaïloffarrive, Souchiloff dit : Présent ! Mikaïloff répond :Présent ! pour Souchiloff, et l’on va plus loin. On ne parlemême plus de la chose. À Tobolsk, on trie les prisonniers,Mikaïloff s’en ira coloniser le pays, tandis que Souchiloff estconduit à la division particulière sous une double escorte.Impossible de réclamer, de protester, que pourrait-onprouver ? Combien d’années l’affaire traînerait-elle ?Quel bénéfice en retirerait le plaignant ? Où sont enfin lestémoins ? Ils se récuseraient, si même on en trouvait. — Voilàcomment Souchiloff, pour un rouble d’argent et une chemise rouge,avait été envoyé à la section particulière. Les détenus semoquaient de lui, non parce qu’il s’était troqué, bien qu’engénéral ils méprisent les sots qui ont eu la bêtise d’échanger untravail plus facile contre un plus pénible, mais parce qu’iln’avait rien reçu pour ce marché qu’une chemise rouge et un rouble,ce qui était une rétribution par trop dérisoire. On se troqued’ordinaire pour de grosses sommes, — relativement aux ressourcesdes forçats ; — on reçoit même pour cela quelques dizaines deroubles. Mais Souchiloff était si nul, si impersonnel, siinsignifiant, qu’il n’y avait pas moyen de se moquer de lui. Nousavons vécu longtemps ensemble, lui et moi ; j’avais prisl’habitude de cet homme, et il avait conçu de l’attachement pour mapersonne. Un jour cependant, — je ne me pardonnerai jamais ce quej’ai fait là, — il n’avait pas exécuté mes ordres ; comme ilvint me demander de l’argent, j’eus la cruauté de lut dire : « —Vous savez bien demander de l’argent, mais vous ne faites pas cequ’on vous dit ! » Souchiloff se tut et se hâta d’obéir, maistout à coup devint très-triste. Deux jours se passèrent. Je nepouvais croire qu’il pût s’affecter si fort de ce que je lui avaisdit. Je savais qu’un détenu nommé Vassilief exigeait impérieusementde lui le payement d’une petite dette. Il était probablement àcourt d’argent, et n’osait pas m’en demander : « —Souchiloff, vousvouliez, je crois, me demander de l’argent pour payer AntôneVassilief, tenez, en voici ! » J’étais assis sur mon lit decamp. Souchiloff resta debout devant moi, fort étonné que je luiproposasse moi-même de l’argent et que je me fusse souvenu de saposition épineuse, d’autant plus que dans ces derniers temps, à sonidée, il m’avait demandé beaucoup d’avances et qu’il n’osait pasespérer que je lui en donnasse. Il regarda le papier que je luitendais, me regarda, se tourna brusquement et sortit. Cela m’étonnaau dernier point. Je sortis après lui et le trouvai derrière lescasernes. Il était debout, la figure appuyée contre la palissade,accoudé sur les pieux, — Souchiloff, qu’avez-vous donc ? luidemandai-je. Il ne me répondit pas, et à ma grande stupéfaction jem’aperçus qu’il était prêt à pleurer. — Vous… pensez… Alexandre…Pétrovitch… fit-il d’une voix tremblante, en tâchant de ne pas meregarder, que je vous… pour de l’argent… mais moi… je… eh ! Ilse tourna de nouveau et frappa la palissade de son front ; ilse mit à sangloter. C’était la première fois, à la maison de force,que je voyais un homme pleurer. Je le consolai à grand’peine ;il me servit désormais avec encore plus de zèle, si c’est possible,il « m’observait » ; mais à des indices presqueinsaisissables, je pus deviner que son cœur ne me pardonneraitjamais mon reproche. Et cependant d’autres se moquaient de lui, letaquinaient chaque fois que l’occasion s’en présentait,l’insultaient même sans qu’il se fâchât ; au contraire, ilvivait avec eux en bonne amitié. Oui, il est difficile de connaîtreun homme, même après l’avoir fréquenté de longues années. Voilàpourquoi la maison de force n’avait pas pour moi au premier abordla signification qu’elle devait prendre plus tard. Voilà pourquoi,malgré mon attention, je ne pouvais démêler beaucoup de faits quime crevaient les yeux. Ceux qui me frappèrent tout d’abord étaientles plus saillants, mais mon point de vue étant faux, ils ne melaissaient qu’une impression lourde et désespérément triste. Ce quicontribua surtout à ce résultat, ce fut ma rencontre avec A—f, ledétenu arrivé au bagne avant moi et qui m’avait si douloureusementétonné les premiers jours. Il empoisonna tout le début de maréclusion et aggrava encore mes souffrances morales déjà sicruelles. C’était l’exemple le plus repoussant de l’avilissement etde l’extrême lâcheté où peut glisser un homme dans lequel toutsentiment d’honneur a péri sans lutte et sans repentir. Ce jeunehomme, un noble, — j’ai déjà parlé de lui, — rapportait à notremajor tout ce qui se faisait dans les casernes, car il était liéavec le brosseur Fedka. Voici son histoire. Arrivé à Pétersbourgavant d’avoir pu finir ses études, après une querelle avec sesparents, que sa vie débauchée effrayaient, il n’avait pas reculépour se procurer de l’argent devant une dénonciation ; ils’était décidé à vendre le sang de dix hommes, pour satisfaire lasoif insatiable des plaisirs les plus grossiers et les plusdéshonnêtes. Il était devenu si avide de ces jouissances de basétage, il s’était si complètement perverti dans les tavernes et lesmaisons mal famées de Pétersbourg, qu’il n’hésita pas à se lancerdans une affaire qu’il savait être insensée, car il ne manquait pasd’intelligence : il fut condamné à l’exil et à dix ans de travauxforcés en Sibérie. Sa vie ne faisait que commencer ; il sembleque l’effroyable coup dont elle était frappée aurait dû lesurprendre, éveiller en lui quelque résistance, provoquer unecrise ; mais il accepta son nouveau sort sans la moindreconfusion ; il ne s’effraya même pas : ce qui lui faisaitpeur, c’était l’obligation de travailler et de quitter pourtoujours ses habitudes de débauche. Le nom de forçat n’avait faitque le disposer à de plus grandes bassesses et à des vilenies plushideuses encore, « Je suis maintenant forçat, je puis donc ramper àmon aise, sans honte. » C’est ainsi qu’il envisageait sa situation.Je me souviens de cette créature dégoûtante comme d’un phénomènemonstrueux. Pendant plusieurs années j’ai vécu au milieu demeurtriers, de débauchés et de scélérats avérés, mais de ma vie jen’ai rencontré un cas aussi complet d’abaissement moral, decorruption voulue et de bassesse effrontée. Parmi nous se trouvaitun parricide d’origine noble, — j’ai déjà parlé de lui, — mais jepus me convaincre par différents traits que celui-ci était beaucoupplus convenable et plus humain que A—f. Pendant tout le temps de macondamnation, il n’a jamais été autre chose à mes yeux qu’unmorceau de chair, pourvu de dents et d’un estomac, avide des plussales et des plus féroces jouissances animales, pour lasatisfaction desquelles il était prêt à assassiner n’importe qui.Je n’exagère rien, car j’ai reconnu en A—f un des spécimens lesplus complets de l’animalité qui n’est contenu par aucun principe,par aucune règle. Combien son sourire éternellement moqueur medégoûtait ! C’était un monstre, un Quasimodo moral. Et ilétait intelligent, rusé, joli, quelque peu instruit, avec certainescapacités. Non ! l’incendie, la peste, la famine, n’importequel fléau est préférable à la présence d’un tel homme dans lasociété. J’ai déjà dit que dans la maison de force, l’espionnage etles dénonciations florissaient, comme le produit naturel del’avilissement, sans que les détenus s’en formalisassent le moinsdu monde ; au contraire, ils étaient en relations amicalesavec A—f ; on était plus affable pour lui que pour nous. Lesbonnes dispositions de notre ivrogne de major à son égard luidonnaient une certaine importance et même une certaine valeur auxyeux des forçats. Plus tard cette lâche créature s’enfuit avec unautre forçat et un soldat d’escorte, mais je raconterai cetteévasion en temps et lieu. — Tout d’abord il vint rôder autour demoi, pensant que je ne connaissais pas son histoire. Je le répète,il empoisonna les premiers temps de ma réclusion, à me rendrevraiment désespéré. J’étais effrayé de l’ignoble milieu de bassesseet de lâcheté dans lequel on m’avait jeté. Je supposais que toutétait aussi vil et aussi lâche, mais je me trompais quand jejugeais tout le monde semblable à A—f. Ces trois premièresjournées, je ne fis que rôder dans la maison de force, quand je nerestais pas étendu sur mon lit de camp. Je confiai à un détenu dontj’étais sûr la toile qui m’avait été délivrée par l’administration,afin qu’il m’en fit quelques chemises. Toujours sur le conseild’Akim Akimytch, je me procurai un matelas pliant. Il était enfeutre, couvert de toile, aussi mince qu’une galette et fort durpour qui n’y était pas habitué. Akim Akimytch s’engagea à meprocurer tous les objets de première nécessité et me fit de sespropres mains une couverture avec des morceaux de vieux drap del’État, choisis et découpés dans les pantalons et dans les vesteshors d’usage que j’avais achetés à différents détenus. Les effetsde l’État, quand ils ont été portés le temps réglementaire,deviennent la propriété des détenus, Ceux-ci les vendent aussitôt,car, si usée que soit une pièce d’habillement, elle a toujours unecertaine valeur. Tout cela m’étonnait beaucoup, surtout au début,lors de mes premiers frottements avec ce monde-là. Je devins aussipeuple que mes compagnons, aussi forçat qu’eux. Leurs habitudes,leurs idées, leurs coutumes déteignirent sur moi et devinrentmiennes par le dehors, sans pénétrer toutefois dans mon forintérieur. J’étais étonné et confus, comme si je n’eusse jamaisentendu parler de tout cela ni soupçonné rien de pareil, etpourtant je savais à quoi m’en tenir, du moins par ce qui m’avaitété dit. Mais la réalité produisit une toute autre impression queles ouï-dire. Pouvais-je supposer que des chiffons délabrés eussentencore une valeur ? et pourtant ma couverture était cousuetout entière de guenilles ! Il était difficile de qualifier ledrap employé pour les habits des détenus : il ressemblait au drapgris épais, fabriqué pour les soldats, mais aussitôt qu’il avaitété quelque peu porté, il montrait la corde et se déchiraitabominablement. Un uniforme devait suffire pour une année entière,mais il ne durait jamais ce temps-là. Le détenu travaille, porte delourds fardeaux, le drap s’use et se troue vite à ce métier-là. Lestouloupes devaient être conservées trois ans ; pendant tout cetemps elles servaient de vêtements, de couvertures et de coussins,mais elles étaient solides ; à la fin de la troisième année,il n’était pourtant pas rare de les voir raccommodées avec de latoile ordinaire. Bien qu’elles fussent fort usées, on trouvaitnéanmoins moyen de les vendre à raison de quarante kopeks la pièce.Les mieux conservées allaient même au prix de soixante kopeks, cequi était une grosse somme dans la maison de force. L’argent, — jel’ai déjà dit, — a un pouvoir souverain dans la vie du bagne. Onpeut assurer qu’un détenu qui a quelques ressources souffre dixfois moins que celui qui n’a rien. — « Du moment que l’Étatsubvient à tous les besoins du forçat, pourquoi aurait-il del’argent ? » Ainsi raisonnaient nos chefs. Néanmoins, je lerépète, si les détenus avaient été privés de la faculté de posséderquelque chose en propre, ils auraient perdu la raison, ou seraientmorts comme des mouches, ils auraient commis des crimes inouïs, —les uns par ennui, par chagrin, — les autres pour être plus vitepunis et par suite « changer leur sort », comme ils disaient. Si leforçat qui a gagné quelques kopeks à la sueur sanglante de soncorps, qui s’est engagé dans des entreprises périlleuses pour lesacquérir, dépense cet argent à tort et à travers, avec unestupidité enfantine, cela ne signifie pas le moins du monde qu’iln’en sache pas le prix, comme on pourrait le croire au premierabord. Le forçat est avide d’argent ; il l’est à en perdre lejugement ; mais s’il le jette par la fenêtre, c’est pour seprocurer ce qu’il préfère à l’argent. Et que met-il au-dessus del’argent ? La liberté, ou du moins un semblant, un rêve deliberté ! Les forçats sont tous de grands rêvasseurs. J’enparlerai plus loin, avec plus de détails, mais pour le moment je mebornerai à dire que j’ai vu des condamnés à vingt ans de travauxforcés me dire d’un air tranquille : « — Quand je finirai montemps, si Dieu le veut, alors… » Le nom même de forçat indique unhomme privé de son libre arbitre ; — or, quand cet hommedépense son argent, il agit à sa guise. Malgré les stigmates et lesfers, malgré la palissade d’enceinte qui cache le monde libre à sesyeux et l’enferme dans une cage comme une bête féroce, il peut seprocurer de l’eau-de-vie, une fille de joie, et même quelquefois(pas toujours) corrompre ses surveillants immédiats, les invalides,voire les sous-officiers, qui fermeront les yeux sur lesinfractions à la discipline ; il pourra même, — ce qu’iladore, — fanfaronner devant eux, c’est-à-dire montrer à sescamarades et se persuader à lui-même, pour un temps, qu’il jouit deplus de liberté qu’il n’en a en réalité ; le pauvre diableveut, en un mot, se convaincre de ce qu’il sait être impossible :c’est la raison pour laquelle les détenus aiment à se vanter, àexagérer comiquement et naïvement leur pauvre personnalité,fut-elle même imaginaire. Enfin, ils risquent quelque chose dansces bombances, par conséquent c’est un semblant de vie et deliberté, du seul bien qu’ils désirent. Un millionnaire auquel onmettrait la corde au cou ne donnerait-il pas tous ses millions pourune gorgée d’air ? Un détenu a vécu tranquillement pendantplusieurs années consécutives, sa conduite a été si exemplairequ’on l’a même fait dizainier ; tout à coup, au grandétonnement de ses chefs, cet homme se mutine, fait le diable àquatre, et ne recule pas devant un crime capital, tel qu’unassassinat, un viol, etc. On s’en étonne. La cause de cetteexplosion inattendue, chez un homme dont on n’attendait rien depareil, c’est la manifestation angoissée, convulsive, de lapersonnalité, une mélancolie instinctive, un désir d’affirmer sonmoi avili, sentiments qui obscurcissent le jugement. C’est comme unaccès d’épilepsie, un spasme : l’homme enterré vivant et qui seréveille tout à coup doit frapper aussi désespérément le couverclede son cercueil ; il tâche de le repousser, de le soulever,bien que son raisonnement le convainque de l’inutilité de tous sesefforts, mais le raisonnement n’a rien à voir dans ces convulsions.Il ne faut pas oublier que presque toute manifestation volontairede la personnalité des forçats est considérée comme on crime ;aussi, que cette manifestation soit importante ou insignifiante,cela leur est parfaitement indifférent. Débauche pour débauche,risque pour risque, mieux vaut aller jusqu’au bout, voire jusqu’aumeurtre. Il n’y a que le premier pas qui coûte ; peu à peul’homme s’affole, s’enivre, on ne le contient plus. C’est pourquoiil vaudrait mieux ne pas le pousser à de pareilles extrémités. Toutle monde serait plus tranquille. Oui ! mais comment yarriver ?

Chapitre 6Le premier mois (Suite)

Lors de mon entrée à la maison de force, je possédais une petitesomme d’argent, mais je n’en portais que peu sur moi, de peur qu’onne me le confisquât. J’avais collé quelques assignats dans lareliure de mon évangile (seul livre autorisé au bagne). Cetévangile m’avait été donné à Tobolsk par des personnes exiléesdepuis plusieurs dizaines d’années et qui s’étaient habituées àvoir un frère dans chaque « malheureux ». Il y a en Sibérie desgens qui consacrent leur vie à secourir fraternellement les «malheureux » ; ils ont pour eux la même sympathie qu’ilsauraient pour leurs enfants ; leur compassion est sainte ettout à fait désintéressée. Je ne puis m’empêcher de raconter enquelques mots une rencontre que je fis alors.

Dans la ville où se trouvait notre prison demeurait une veuve,Nastasia Ivanovna. Naturellement, personne de nous n’était enrelations directes avec cette femme. Elle s’était donné comme butde son existence de venir en aide à tous les exilés, mais surtout ànous autres forçats. Y avait-il eu dans sa famille unmalheur ? une des personnes qui lui étaient chères avait-ellesubi un châtiment semblable au nôtre ? je l’ignore ;toujours est-il qu’elle faisait pour nous tout ce qu’elle pouvait.Elle pouvait très-peu, car elle était elle-même fort pauvre.

Mais nous qui étions enfermés dans la maison de force, noussentions que nous avions au dehors une amie dévouée. Elle nouscommuniquait souvent des nouvelles dont nous avions grand besoin(nous en étions fort pauvres) ; quand je quittai le bagne etpartis pour une autre ville, j’eus l’occasion d’aller chez elle etde faire sa connaissance. Elle demeurait quelque part dans lefaubourg, chez l’un de ses proches parents.

Nastasia lvanovna n’était ni vieille ni jeune, ni jolie nilaide ; il était difficile, impossible même de savoir si elleétait intelligente et bien élevée. Seulement dans chacune de sesactions on remarquait une bonté infinie, un désir irrésistible decomplaire, de soulager, de faire quelque chose d’agréable. Onlisait ces sentiments dans son bon et doux regard. Je passai unesoirée entière chez elle avec d’autres camarades de chaîne. Ellenous regardait en face, riait quand nous riions, consentaitimmédiatement à tout ; quoi que nous disions, elle se hâtaitd’être de notre avis, et se donnait beaucoup de mouvement pour nousrégaler de son mieux.

Elle nous servit du thé et quelques friandises ; si elleavait été riche, elle ne s’en fût réjouie, on le devinait, queparce qu’elle eût pu mieux nous agréer et soulager nos camarades,détenus dans la maison de force.

Quand nous prîmes congé d’elle, elle fit cadeau d’unporte-cigare de carton à chacun, en guise de souvenir ; elleles avait confectionnés elle-même, — Dieu sait comme, — avec dupapier de couleur, de ce papier dont on relie les manuelsd’arithmétique pour les écoles. Tout autour, ces porte-cigaresétaient ornés d’une mince bordure de papier doré, qu’elle avaitpeut-être acheté dans une boutique, et qui devait les rendre plusjolis.

— Comme vous fumez, ces porte-cigares vous conviendrontpeut-être, nous dit-elle en s’excusant timidement de soncadeau,

Il existe des gens qui disent (j’ai lu et entendu cela) qu’untrès-grand amour du prochain n’est en même temps qu’un très-grandégoïsme. Quel égoïsme pouvait-il y avoir là ? je ne lecomprendrai jamais.

Bien que je n’eusse pas beaucoup d’argent quand j’entrai aubagne, je ne pouvais cependant m’irriter sérieusement contre ceuxdes forçats qui, dès mon arrivée, venaient très-tranquillement,après m’avoir trompé une première fois, m’emprunter une seconde,une troisième et même plus souvent. Mais je l’avoue franchement, cequi me fâchait fort, c’est que tous ces gens-là, avec leurs rusesnaïves, devaient me prendre pour un niais et se moquer de moi,justement parce que je leur prêtais de l’argent pour la cinquièmefois. Il devait leur sembler que j’étais dupe de leurs ruses et deleurs tromperies ; si au contraire je leur avais refusé et queje les eusse renvoyés, je suis certain qu’ils auraient eu beaucoupplus de respect pour moi ; mais, bien qu’il m’arrivât de mefâcher très-fort, je ne savais pas leur refuser.

J’étais quelque peu soucieux pendant les premiers jours desavoir sur quel pied je me mettrais dans la maison de force etquelle règle de conduite je tiendrais avec mes camarades. Jesentais et je comprenais parfaitement que ce milieu était tout àfait nouveau pour moi, que j’y marchais dans les ténèbres, et qu’ilserait impossible de vivre dix ans dans les ténèbres. Je décidaid’agir franchement, selon que ma conscience et mes sentiments mel’ordonneraient. Mais je savais aussi que ce n’était qu’unaphorisme bon en théorie, et que la réalité serait faited’imprévu.

Aussi, malgré tous les soucis de détail que me causait monétablissement dans notre caserne, soucis dont j’ai déjà parlé, etdans lesquels m’engageait surtout Akim Akimytch, une angoisseterrible m’empoisonnait, me tourmentait de plus en plus, « Lamaison morte ! » me disais-je quand la nuit tombait, enregardant quelquefois du perron de notre caserne les détenusrevenus de la corvée, qui se promenaient dans la cour, de lacuisine à la caserne et vice versa. Examinant alors leursmouvements, leurs physionomies, j’essayais de deviner quels hommesc’étaient et quel pouvait être leur caractère. Ils rôdaient devantmoi le front plissé ou très-gais, — ces deux aspects se rencontrentet peuvent même caractériser le bagne, — s’injuriaient ou causaienttout simplement, ou bien encore vaguaient solitaires, plongés enapparence dans leurs réflexions ; les uns avec un air épuiséet apathique ; d’autres avec le sentiment d’une supérioritéoutrecuidante (eh quoi, même ici !), le bonnet sur l’oreille,la touloupe jetée sur l’épaule, promenant leur regard hardi etrusé, leur persiflage impudemment railleur.— « Voilà mon milieu,mon monde actuel, pensais-je, le monde avec lequel je ne veux pas,mais avec lequel je dois vivre… »

Je tentai de questionner Akim Akimytch, avec lequel j’aimaisprendre le thé afin de n’être pas seul, et de l’interroger au sujetdes différents forçats. Entre parenthèses, je dirai que le thé, aucommencement de ma réclusion, fit presque ma seule nourriture. AkimAkimytch ne me refusait jamais de le prendre en ma compagnie etallumait lui-même notre piteux samovar de fer-blanc, fait à lamaison de force et que M… m’avait loué.

Akim Akimytch buvait d’ordinaire un verre de thé (il avait desverres) posément, en silence, me remerciait quand il avait fini etse mettait aussitôt à la confection de ma couverture. Mais il neput me dire ce que je désirais savoir et ne comprit même pasl’intérêt que j’avais à connaître le caractère des gens qui nousentouraient ; il m’écouta avec un sourire rusé que j’ai encoredevant les yeux. Non ! pensais-je, je dois moi-même toutéprouver et non interroger les autres.

Le quatrième jour, les forçats s’alignèrent de grand matin surdeux rangs, dans la cour devant le corps de garde, près des portesde la prison. Devant et derrière eux, des soldats, le fusil chargéet la baïonnette au canon.

Le soldat a le droit de tirer sur le forçat, si celui-ci essayede s’enfuir, mais en revanche, il répond de son coup de fusil, s’ilne l’a pas fait en cas de nécessité absolue ; il en est demême pour les révoltes de prisonniers ; mais qui penserait às’enfuir ostensiblement ?

Un officier du génie arriva accompagné du conducteur ainsi quedes sous-officiers de bataillons, d’ingénieurs et de soldatspréposés aux travaux. On fit l’appel ; les forçats qui serendaient aux ateliers de tailleurs partirent les premiers ;ceux-là travaillaient dans la maison de force qu’ils habillaienttout entière. Puis les autres déportés se rendirent dans lesateliers, jusqu’à ce qu’enfin arriva le tour des détenus désignéspour la corvée. J’étais de ce nombre, — nous étions vingt. —Derrière la forteresse, sur la rivière gelée, se trouvaient deuxbarques appartenant à l’État, qui ne valaient pas le diable etqu’il fallait démonter, afin de ne pas laisser perdre le bois sansprofit. À vrai dire, il ne valait pas grand’chose, car dans laville le bois de chauffage était à un prix insignifiant. Tout lepays est couvert de forêts.

On nous donnait ce travail afin de ne pas nous laisser les brascroisés. On le savait parfaitement, aussi se mettait-on toujours àl’ouvrage avec mollesse et apathie ; c’était tout juste lecontraire quand le travail avait son prix, sa raison d’être, etquand on pouvait demander une tâche déterminée. Les travailleurss’animaient alors, et bien qu’ils ne dussent tirer aucun profit deleur besogne, j’ai vu des détenus s’exténuer afin d’avoir plus vitefini ; leur amour-propre entrait en jeu.

Quand un travail — comme celui dont je parlais — s’accomplissaitplutôt pour la forme que par nécessité, on ne pouvait pas demanderde tâche ; il fallait continuer jusqu’au roulement du tambour,qui annonçait le retour à la maison de force à onze heures dumatin.

La journée était tiède et brumeuse, il s’en fallait de peu quela neige ne fondit. Notre bande tout entière se dirigea vers laberge, derrière la forteresse, en agitant légèrement seschaînes ; cachées sous les vêtements, elles rendaient un sonclair et sec à chaque pas. Deux ou trois forçats allèrent chercherles outils au dépôt.

Je marchais avec tout le monde ; je m’étais même quelquepeu animé, car je désirais voir et savoir ce que c’était que cettecorvée. En quoi consistaient les travaux forcés ? Commenttravaillerai-je pour la première fois de ma vie ?

Je me souviens des moindres détails. Nous rencontrâmes en routeun bourgeois à longue barbe, qui s’arrêta et glissa sa main dans sapoche. Un détenu se détacha aussitôt de notre bande, ôta sonbonnet, et reçut l’aumône, — cinq kopeks, — puis revint promptementauprès de nous. Le bourgeois se signa et continua sa route. Cescinq kopeks furent dépensés le matin même à acheter des miches depain blanc, que l’on partagea également entre tous.

Dans mon escouade, les uns étaient sombres et taciturnes,d’autres indifférents et indolents ; il y en avait quicausaient paresseusement. Un de ces hommes était extrêmement gai etcontent, — Dieu sait pourquoi ! — il chanta et dansa le longde la route, en faisant résonner ses fers à chaque bond : ce forçattrapu et corpulent était le même qui s’était querellé le jour demon arrivée à propos de l’eau des ablutions, pendant le lavagegénéral, avec un de ses camarades qui avait osé soutenir qu’ilétait un oiseau kaghane. On l’appelait Skouratoff. Il finit parentonner une chanson joyeuse dont le refrain m’est resté dans lamémoire :

« On m’a marié sans mon consentement,

Quand j’étais au moulin. »

Il ne manquait qu’une balalaïka[12]. Sabonne humeur extraordinaire fut comme de juste sévèrement relevéepar plusieurs détenus, qui s’en montrèrent offensés. — Le voilà quihurle ! fit un forçat d’un ton de reproche, bien que cela nele regardât nullement. — Le loup n’a qu’une chanson, et ce Touliak(habitant de Toula) la lui a empruntée ! ajouta un autre, qu’àson accent on reconnaissait pour un Petit-Russien. — C’est vrai, jesuis de Toula, répliqua immédiatement Skouratoff ; — maisvous, dans votre Poltava, vous vous étouffiez de boulettes de pâteà en crever. — Menteur ! Que mangeais-tu toi-même ? Dessandales d’écorce de tilleul[13] avec deschoux aigres ! — On dirait que le diable t’a nourri d’amandes,ajouta un troisième. — À vrai dire, camarades, je suis un hommeamolli, dit Skouratoff avec un léger soupir et sans s’adresserdirectement à personne, comme s’il se fût repenti en réalité d’êtreefféminé. — Dès ma plus tendre enfance, j’ai été élevé dans leluxe, nourri de prunes et de pains délicats ; mes frères, àl’heure qu’il est, ont un grand commerce à Moscou ; ils sontmarchands en gros du vent qui souffle, des marchands immensémentriches, comme vous voyez. — Et toi, que vendais-tu ? — Chacuna ses qualités. Voilà ; quand j’ai reçu mes deux centspremiers… —Roubles ? pas possible ? interrompit un détenucurieux, qui fit un mouvement en entendant parler d’une si grossesomme. — Non, mon cher, pas deux cents roubles ; deux centscoups de bâton. Louka ! eh ! Louka ! — Il y en a quipeuvent m’appeler Louka tout court, mais pour toi je suis LoukaKouzmitch[14], répondit de mauvaise grâce un forçatpetit et grêle, au nez pointu. — Eh bien, Louka Kouzmitch, que lediable t’emporte… — Non ! je ne suis pas pour toi LoukaKouzmitch, mais un petit oncle (forme de politesse encore plusrespectueuse). — Que le diable t’emporte avec ton petitoncle ! ça ne vaut vraiment pas la peine de t’adresser laparole. Et pourtant je voulais te parler affectueusement. —Camarades, voici comment il s’est fait que je ne suis pas restélongtemps à Moscou ; on m’y donna mes quinze derniers coups defouet et puis on m’envoya… Et voilà… — Mais pourquoi t’a-t-onexilé ? fit un forçat qui avait écouté attentivement sonrécit. — …Ne demande donc pas des bêtises ! Voilà pourquoi jen’ai pas pu devenir riche à Moscou. Et pourtant comme je désiraisêtre riche ! J’en avais tellement envie, que vous ne pouvezpas vous en faire une idée. Plusieurs se mirent à rire, Skouratoffétait un de ces boute-en-train débonnaires, de ces farceurs quiprenaient à cœur d’égayer leurs sombres camarades, et qui, biennaturellement, ne recevaient pas d’autre payement que des injures.Il appartenait à un type de gens particuliers et remarquables, dontje parlerai peut-être encore. — Et quel gaillard c’est maintenant,une vraie zibeline ! remarqua Louka Kouzmitch. Rien que seshabits valent plus de cent roubles. Skouratoff avait la touloupe laplus vieille et la plus usée qu’on pût voir ; elle étaitrapetassée en différents endroits de morceaux qui pendaient. Iltoisa Louka attentivement, des pieds à la tête. — Mais c’est matête, camarades, ma tête qui vaut de l’argent ! répondit-il.Quand j’ai dit adieu à Moscou, j’étais à moitié consolé, parce quema tête devait faire la route sur mes épaules. Adieu, Moscou !merci pour ton bain, ton air libre, pour la belle raclée qu’on m’adonnée ! Quant à ma touloupe, mon cher, tu n’as pas besoin dela regarder. — Tu voudrais peut-être que je regarde ta tête. — Siencore elle était à lui ! mais on lui en a fait l’aumône,s’écria Louka Kouzmitch. — On lui en a fait la charité à Tumène,quand son convoi a traversé la ville. — Skouratoff, tu avais unatelier ? — Quel atelier pouvait-il avoir ? Il étaitsimple savetier ; il battait le cuir sur la pierre, fit un desforçats tristes. — C’est vrai, fit Skouratoff, sans remarquer leton caustique de son interlocuteur, j’ai essayé de raccommoder desbottes, mais je n’ai rapiécé en tout qu’une seule paire. — Eh bien,quoi, te l’a-t-on achetée ? — Parbleu ! j’ai trouvé ungaillard qui, bien sûr, n’avait aucune crainte de Dieu, quin’honorait ni son père ni sa mère : Dieu l’a puni, — il m’a achetémon ouvrage ! Tous ceux qui entouraient Skouratoff éclatèrentde rire. — Et puis j’ai travaillé encore une fois à la maison deforce, continua Skouratoff avec un sang-froid imperturbable. J’airemonté l’empeigne des bottes de Stépane Fédorytch Pomortser, lelieutenant. — Et il a été content ? — Ma foi, non !camarades, au contraire. Il m’a tellement injurié, que cela peut mesuffire pour toute ma vie ; et puis il m’a encore poussé lederrière avec son genou. Comme il était en colère ! —Ah ! elle m’a trompé, ma coquine de vie, ma vie deforçat ! le mari d’Akoulina est dans la cour, En attendant unpeu. De nouveau il fredonna et se remit à piétiner le sol engambadant. — Ouh ! qu’il est indécent ! marmotta lePetit-Russien qui marchait à côté de moi, on le regardant de côté.— Un homme inutile ! fit un autre d’un ton sérieux etdéfinitif. Je ne comprenais pas du tout pourquoi l’on injuriaitSkouratoff, et pourquoi l’on méprisait les forçats qui étaientgais, comme j’avais pu en faire la remarque ces premiers jours.J’attribuai la colère du Petit-Russien et des autres à unehostilité personnelle, en quoi je me trompais ; ils étaientmécontents que Skouratoff n’eût pas cet air gourmé de faussedignité dont toute la maison de force était imprégnée, et qu’ilfût, selon leur expression, un homme inutile. On ne se fâchait pascependant contre tous les plaisants et on ne les traitait pas touscomme Skouratoff. Il s’en trouvait qui savaient jouer du bec et quine pardonnaient rien : bon gré, mal gré, on devait les respecter.Il y avait justement dans notre bande un forçat de ce genre, ungarçon charmant et toujours joyeux ; je ne le vis sous sonvrai jour que plus tard ; c’était un grand gars qui avaitbonne façon, avec un gros grain de beauté sur la joue ; safigure avait une expression très-comique, quoique assez jolie etintelligente. On l’appelait « le pionnier », car il avait servidans le génie : il faisait partie de la section particulière. J’enparlerai encore. Tous les forçats « sérieux » n’étaient pas, dureste, aussi expansifs que le Petit-Russien, qui s’indignait devoir des camarades gais. Nous avions dans notre maison de forcequelques hommes qui visaient à la prééminence, soit en raison deleur habileté au travail, soit à cause de leur ingéniosité, de leurcaractère ou de leur genre d’esprit. Beaucoup d’entre eux avaientde l’intelligence, de l’énergie, et atteignaient le but auquel ilstendaient, c’est-à-dire la primauté et l’influence morale sur leurscamarades. Ils étaient souvent ennemis à mort, — et avaientbeaucoup d’envieux. Ils regardaient les autres forçats d’un air dedignité plein de condescendance et ne se querellaient jamaisinutilement. Bien notés auprès de l’administration, ils dirigeaienten quelque sorte les travaux ; aucun d’entre eux ne se seraitabaissé à chercher noise pour des chansons : ils ne se ravalaientpas à ce point. Tous ces gens-là furent remarquablement polisenvers moi, pendant tout le temps de ma détention, mais très-peucommunicatifs. J’en parlerai aussi en détail. Nous arrivâmes sur laberge. En bas, sur la rivière, se trouvait la vieille barque, touteprise dans les glaçons qu’il fallait démolir. Du l’autre côté del’eau bleuissait la steppe, l’horizon triste et désert. Jem’attendais à voir tout le monde se mettre hardiment autravail ; il n’en fut rien. Quelques forçats s’assirentnonchalamment sur des poutres qui gisaient sur le rivage ;presque tous tirèrent de leurs bottes des blagues contenant dutabac indigène (qui se vendait en feuilles au marché, à raison detrois kopeks la livre) et des pipes de bois à tuyau court. Ilsallumèrent leurs pipes, pendant que les soldats formaient un cercleautour de nous et se préparaient à nous surveiller d’un air ennuyé.— Qui diable a eu l’idée de mettre bas cette barque ? fit undéporté à haute voix, sans s’adresser toutefois à personne. Ontient donc bien à avoir des copeaux ? — Ceux qui n’ont paspeur de nous, parbleu, ceux-là ont eu cette belle idée, remarqua unautre. — Où vont tous ces paysans ? fit le premier, après unsilence. Il n’avait même pas entendu la réponse qu’on avait faite àsa demande. Il montrait du doigt, dans le lointain, une troupe depaysans qui marchaient à la file dans la neige vierge. Tous lesforçats se tournèrent paresseusement de ce côté, et se mirent à semoquer des passants par désœuvrement. Un de ces paysans, le dernieren ligne, marchait très-drôlement, les bras écartés, la têteinclinée de côté ; il portait un bonnet très-haut, ayant laforme d’un gâteau de sarrasin. La silhouette se dessinait vivementsur la neige blanche. — Regardez comme notre frérot Pétrovitch esthabillé ! remarqua un de mes compagnons en imitant laprononciation des paysans. Ce qu’il y avait d’amusant, c’est queles forçats regardaient les paysans du haut de leur grandeur, bienqu’ils fussent eux-mêmes paysans pour la plupart. — Le derniersurtout…, un dirait qu’il plante des raves. — C’est un grosbonnet…, il a beaucoup d’argent, dit un troisième. Tous se mirent àrire, mais mollement, comme de mauvaise grâce. Pendant ce temps,une marchande de pains blancs était arrivée : c’était une femmevive, à la mine éveillée. On lui acheta des miches avec l’aumône decinq kopeks reçue du bourgeois, et on les partagea par égalesparties. Le jeune gars qui vendait des pains dans la maison deforce en prit deux dizaines et entama une vive discussion avec lamarchande pour qu’elle lui fit une remise. Mais elle ne consentitpas à cet arrangement. — Eh bien, et cela, tu ne me le donneraspas ? — Quoi ? — Tiens, parbleu, ce que les souris nemangent pas ? — Que la peste t’empoisonne ! glapit lafemme qui éclata de rire. Enfin, le sous-officier préposé auxtravaux arriva, un bâton à la main. — Eh ! qu’avez-vous à vousasseoir ! Commencez ! — Alors, donnez-nous des tâches,Ivane Matvieitch, dit un des « commandants » en se levantlentement. — Que vous faut-il encore ?… Tirez la barque, voilàvotre tâche. Les forçats finirent par se lever et par descendrevers la rivière, en avançant à peine. Différents « directeurs »apparurent, directeurs en paroles du moins. On ne devait pasdémolir la barque à tort et à travers, mais conserver intactes lespoutres et surtout les liures transversales, fixées dans toute leurlongueur au fond de la barque au moyen de chevilles, — travail longet fastidieux. — Il faut tirer avant tout cette poutrelle !Allons, enfants ! cria un forçat qui n’était ni « directeur »ni « commandant », mais simple ouvrier ; cet homme paisible,mais un peu bête, n’avait pas encore dit un mot ; il secourba, saisit à deux mains une poutre épaisse, attendant qu’onl’aidât. Mais personne ne répondit à son appel. — Va-t’envoir ! tu ne la soulèveras pas ; ton grand-père, l’ours,n’y parviendrait pas, — murmura quelqu’un entre ses dents. — Ehbien, frères, commence-t-on ? Quant à moi, je ne sais pastrop…, dit d’un air embarrassé celui qui s’était mis en avant, enabandonnant la poutre et en se redressant. — Tu ne feras pas toutle travail à toi seul ?… qu’as-tu à t’empresser ? — Mais,camarades, c’est seulement comme ça que je disais…, s’excusa lepauvre diable désappointé. — Faut-il décidément vous donner descouvertures pour vous réchauffer, ou bien faut-il vous saler pourl’hiver ? cria de nouveau le sous-officier commissaire, enregardant ces vingt hommes qui ne savaient trop par où commencer. —Commencez ! plus vite ! — On ne va jamais bien loin quandon se dépêche, Ivan Matvieitch ! — Mais tu ne fais rien dutout, eh ! Savélief ! Qu’as-tu à rester les yeuxécarquillés ? les vends-tu, par hasard ?… Allons,commencez ! — Que ferai-je tout seul ? — Donnez-nous unetâche, Ivan Matvieitch. — Je vous ai dit que je ne donnerai pointde tâches. Mettez bas la barque ; vous irez ensuite à lamaison. Commencez ! Les détenus se mirent à la besogne, maisde mauvaise grâce, indolemment, en apprentis. On comprenaitl’irritation des chefs en voyant cette troupe de vigoureuxgaillards, qui semblaient ne pas savoir par où commencer labesogne. Sitôt qu’on enleva la première liure, toute petite, ellese cassa net. « Elle s’est cassée toute seule », dirent les forçatsau commissaire, en manière de justification ; on ne pouvaitpas travailler de cette manière ; il fallait s’y prendreautrement. Que faire ? Une longue discussion s’ensuivit entreles détenus, peu à peu on en vint aux injures ; cela menaçaitmême d’aller plus loin… Le commissaire cria de nouveau en agitantson bâton, mais la seconde liure se cassa comme la première. Onreconnut alors que les haches manquaient et qu’il fallait d’autresinstruments. On envoya deux gars sous escorte chercher des outils àla forteresse ; en attendant leur retour, les autres forçatss’assirent sur la barque le plus tranquillement du monde, tirèrentleurs pipes et se remirent à fumer. Finalement, le commissairecracha de mépris. — Allons, le travail que vous faites ne voustuera pas ! Oh ! quelles gens ! quelles gens !— grommela-t-il d’un air de mauvaise humeur ; il fit un gestede la main et s’en fut à la forteresse en brandissant son bâton. Aubout d’une heure arriva le conducteur. Il écouta tranquillement lesforçats, déclara qu’il donnait comme tâche quatre liures entières àdégager, sans qu’elles fussent brisées, et une partie considérablede la barque à démolir ; une fois ce travail exécuté, lesdétenus pouvaient s’en retourner à la maison. La tâche étaitconsidérable, mais, mon Dieu ! comme les forçats se mirent àl’ouvrage ! Où étaient leur paresse, leur ignorance de tout àl’heure ? Les haches entrèrent bientôt en danse et firentsortir les chevilles. Ceux qui n’avaient pas de haches glissaientdes perches épaisses sous les liures, et en peu de temps lesdégageaient d’une façon parfaite, en véritable artiste. À mon grandétonnement, elles s’enlevaient entières sans se casser. Les détenusallaient vite en besogne. On aurait dit qu’ils étaient devenus touta coup intelligents. On n’entendait ni conversation ni injures,chacun savait parfaitement ce qu’il avait à dire, à faire, àconseiller, où il devait se mettre. Juste une demi-heure avant leroulement du tambour la tâche donnée était exécutée, et les détenusrevinrent à la maison de force, fatigués, mais contents d’avoirgagné une demi-heure de répit sur le laps de temps indiqué par lerèglement. Pour ce qui me concerne, je pus observer une chose assezparticulière : n’importe où je voulus me mettre au travail et aideraux travailleurs, je n’étais nulle part à ma place, je les gênaistoujours ; on me chassa de partout en m’insultant presque. Lepremier déguenillé venu, un pitoyable ouvrier qui n’aurait osésouffler mot devant les autres forçats plus intelligents et plushabiles, croyait avoir le droit de jurer contre moi, si j’étaisprès de lui, sous le prétexte que je le gênais dans sa besogne.Enfin un des plus adroits me dit franchement et grossièrement : « —Que venez-vous faire ici ? allez-vous-en ! Pourquoivenez-vous quand on ne vous appelle pas ? » — Attrape !ajouta aussitôt un autre. — Tu ferais mieux de prendre une cruche,me dit un troisième, et d’aller chercher de l’eau vers la maison enconstruction, ou bien à l’atelier où l’on émiette le tabac : tun’as rien à faire ici. Je dus me mettre à l’écart. Rester de côtéquand les autres travaillent, semble honteux. Quand je m’en fus àl’autre bout de la barque, on m’injuria de plus belle : « Regardequels travailleurs on nous donne ! Rien à faire avec desgaillards pareils. » Tout cela était dit avec intention ; ilsétaient heureux de se moquer d’un noble et profitaient de cetteoccasion. On conçoit maintenant que ma première pensée en entrantau bagne ait été de me demander comment je me comporterais avec depareilles gens. Je pressentais que de semblables faits devaientsouvent se répéter, mais je résolus de ne pas changer ma ligne deconduite, quels que pussent être ces frottements et ces chocs. Jesavais que mon raisonnement était juste. J’avais décidé de vivreavec simplicité et indépendance, sans manifester le moindre désirde me rapprocher de mes compagnons, mais aussi sans les repousser,s’ils désiraient eux-mêmes se rapprocher de moi ; ne craindrenullement leurs menaces, leur haine, et feindre autant que possiblede ne remarquer ni l’un ni l’autre. Tel était mon plan. Je devinaide prime abord qu’ils me mépriseraient si j’agissais autrement.Quand je revins le soir à la maison de force après le travail del’après-dînée, fatigué, harassé, une tristesse profonde s’empara demoi. « Combien de milliers de jours semblables m’attendentencore ! Toujours les mêmes ! » pensai-je alors. Je mepromenais seul et tout pensif, à la nuit tombante, le long de lapalissade derrière les casernes, quand je vis tout à coup notreBoulot qui accourait droit vers moi. Boulot était le chien dubagne ; car le bagne a son chien, comme les compagnies, lesbatteries d’artillerie et les escadrons ont les leurs. Il y vivaitdepuis fort longtemps, n’appartenait à personne, regardait chacuncomme son maître et se nourrissait des restes de la cuisine.C’était un assez grand mâtin noir, tacheté de blanc, pas très-âgé,avec des yeux intelligents et une queue fournie. Personne ne lecaressait ni ne faisait attention à lui. Dès mon arrivée je m’enfis un ami en donnant un morceau de pain. Quand je le flattais, ilrestait immobile, me regardait d’un air doux et, de plaisir,agitait doucement la queue. Ce soir là, ne m’ayant pas vu de toutle jour, moi, le premier qui, depuis bien des années, avais eul’idée de le caresser, — il accourut en me cherchant partout, etbondit à ma rencontre avec un aboiement. Je ne sais trop ce que jesentis alors, mais je me mis à l’embrasser, je serrai sa têtecontre moi : il posa ses pattes sur mes épaules et me lécha lafigure. — « Voilà l’ami que la destinée m’envoie ! » —pensai-je ; et durant ses premières semaines si pénibles,chaque fois que je revenais des travaux, avant tout autre soin, jeme hâtais de me rendre derrière les casernes avec Boulot quigambadait de joie devant moi ; je lui empoignais la tête, etje le baisais, je le baisais ; un sentiment très-doux, en mêmetemps que troublant et amer, m’étreignait le cœur. Je me souvienscombien il m’était agréable de penser, — je jouissais en quelquesorte de mon tourment, — qu’il ne restait plus au monde qu’un seulêtre qui m’aimât, qui me fût attaché, mon ami, mon unique ami, —mon fidèle chien Boulot.

Chapitre 7Nouvelles connaissances. Pétrof

Mais le temps s’écoulait, et peu à peu je m’habituais à manouvelle vie ; les scènes que j’avais journellement devant lesyeux ne m’affligeaient plus autant ; en un mot, la maison deforce, ses habitants, ses mœurs, me laissaient indifférent. Seréconcilier avec cette vie était impossible, mais je devaisl’accepter comme un fait inévitable. J’avais repoussé au plusprofond de mon être toutes les inquiétudes qui me troublaient. Jen’errais plus dans la maison de force comme un perdu, et ne melaissais plus dominer par mon angoisse. La curiosité sauvage desforçats s’était émoussée : on ne me regardait plus avec uneinsolence aussi affectée qu’auparavant : j’étais devenu pour eux unindifférent, et j’en étais très-satisfait. Je me promenais dans lacaserne comme chez moi, je connaissais ma place pour la nuit ;je m’habituai même à des choses dont l’idée seule m’eût paru jadisinacceptable. J’allais chaque semaine, régulièrement, me faireraser la tête. On nous appelait le samedi les uns après les autresau corps de garde ; les barbiers de bataillon nous lavaientimpitoyablement le crâne avec de l’eau de savon froide et leraclaient ensuite de leurs rasoirs ébréchés : rien que de penser àcette torture, un frisson me court sur la peau. J’y trouvai bientôtun remède ; Akim Akimytch m’indiqua un détenu de la sectionmilitaire qui, pour un kopek, rasait les amateurs avec son proprerasoir ; c’était là son gagne-pain. Beaucoup de déportésétaient ses pratiques, à la seule fin d’éviter les barbiersmilitaires, et pourtant ces gens-là n’étaient pas douillets. Onappelait notre barbier le « major » ; pourquoi, — je n’en saisrien ; je serais même embarrassé de dire quels points deressemblance il avait avec le major. En écrivant ces lignes, jerevois nettement le « major » et sa figure maigre ; c’était ungarçon de haute taille, silencieux, assez bête, toujours absorbépar son métier ; on ne le voyait jamais sans une courroie à lamain sur laquelle il affilait nuit et jour un rasoir admirablementtranchant ; il avait certainement pris ce travail pour le butsuprême de sa vie. Il était en effet heureux au possible quand sonrasoir était bien affilé et que quelqu’un sollicitait sesservices ; son savon était toujours chaud ; il avait lamain très-légère, un vrai velours. Il s’enorgueillissait de sonadresse, et prenait d’un air détaché le kopek qu’il venait degagner ; on eût pu croire qu’il travaillait pour l’amour del’art et non pour recevoir cette monnaie. A—f fut corrigéd’importance par le major de place, un jour qu’il eut le malheur dedire : « le major », en parlant du barbier qui nous rasait. Le vraimajor tomba dans un accès de fureur.

— Sais-tu, canaille, ce que c’est qu’un major ? criait-il,l’écume à la bouche, en secouant A—f selon son habitude ;comprends-tu ce qu’est un major ? Et dire qu’on ose appeler «major » une canaille de forçat, devant moi, en maprésence !

Seul A—f pouvait s’entendre avec un pareil homme.

Dès le premier jour de ma détention, je commençai de rêver à malibération. Mon occupation favorite était de compter mille et millefois, de mille façons différentes, le nombre de jours que je devaispasser en prison. Je ne pouvais penser à autre chose, et toutprisonnier privé de sa liberté pour un temps fixe n’agit pasautrement que moi, j’en suis certain. Je ne puis dire si lesforçats comptaient de même, mais l’étourderie de leurs espérancesm’étonnait étrangement. L’espérance d’un prisonnier diffèreessentiellement de celle que nourrit l’homme libre. Celui-ci peutespérer une amélioration dans sa destinée, ou bien la réalisationd’une entreprise quelconque, mais en attendant il vit, il agit : lavie réelle l’entraîne dans son tourbillon. Rien de semblable pourle forçat. Il vit aussi, si l’on veut ; mais il n’est pas uncondamné à un nombre quelconque d’années de travaux forcés quiadmette son sort comme quelque chose de positif, de définitif,comme une partie de sa vie véritable. C’est instinctif, il sentqu’il n’est pas chez lui, il se croit pour ainsi dire en visite. Ilenvisage les vingt années de sa condamnation comme deux ans, toutau plus. Il est sur qu’à cinquante ans, quand il aura subi sapeine, il sera aussi frais, aussi gaillard qu’à trente-cinq. « Nousavons encore du temps à vivre », pense-t-il, et il chasseopiniâtrement les pensées décourageantes et les doutes quil’assaillent. Le condamné à perpétuité lui-même compte qu’un beaujour un ordre arrivera de Pétersbourg : « Transportez un tel auxmines à Nertchinsk, et fixez un terme à sa détention. » Ce seraitfameux ! d’abord parce qu’il faut près de six mois pour allerà Nertchinsk et que la vie d’un convoi est cent fois préférable àcelle de la maison de force ! Il finirait son temps àNertchinsk, et alors… Plus d’un vieillard à cheveux gris raisonnede la sorte.

J’ai vu à Tobolsk des hommes enchaînés à la muraille ; leurchaîne a deux mètres de long ; à côté d’eux se trouve unecouchette. On les enchaîne pour quelque crime terrible, commisaprès leur déportation en Sibérie. Ils restent ainsi cinq ans, dixans. Presque tous sont des brigands. Je n’en vis qu’un seul qui eûtl’air d’un homme de condition ; il avait servi autrefois dansun département quelconque, et parlait d’un ton mielleux, ensifflant. Son sourire était doucereux. Il nous montra sa chaîne, etnous indiqua la manière la plus commode de se coucher. Ce devaitêtre une jolie espèce ! — Tous ces malheureux ont une conduiteparfaite ; chacun d’eux semble content, et pourtant le désirde finir son temps de chaîne le ronge. Pourquoi ? dira-t-on.Parce qu’il sortira alors de sa cellule basse, étouffante, humide,aux arceaux de briques, pour aller dans la cour de la maison deforce, et… Et c’est tout. On ne le laissera jamais sortir de cettedernière ; il n’ignore pas que ceux qui ont été enchaînés nequittent jamais le bagne, et que lui il y finira ses jours, il ymourra dans les fers. Il sait tout cela, et pourtant il voudrait enfinir avec sa chaîne. Sans ce désir, pourrait-il rester cinq ou sixans attaché à un mur, et ne pas mourir ou devenir fou ?Pourrait-il y résister ?

Je compris vite que, seul, le travail pouvait me sauver,fortifier ma santé et mon corps, tandis que l’inquiétude moraleincessante, l’irritation nerveuse et l’air renfermé de la caserneles ruineraient complètement. Le grand air, la fatigue quotidienne,l’habitude de porter des fardeaux, devaient me fortifier,pensais-je ; grâce à eux, je sortirais vigoureux, bien portantet plein de sève. Je ne me trompais pas : le travail et lemouvement me furent très-utiles.

Je voyais avec effroi un de mes camarades (un gentilhomme)fondre comme un morceau de cire. Et pourtant, quand il était arrivéavec moi à la maison de force, il était jeune, beau,vigoureux ; quand il en sortit, sa santé était ruinée, sesjambes ne le portaient plus, l’asthme oppressait sa poitrine. Non,me disais-je en le regardant, je veux vivre et je vivrai. Mon amourpour le travail me valut tout d’abord le mépris et les moqueriesacérées de mes camarades. Mais je n’y faisais pas attention et jem’en allais allègrement où l’on m’envoyait, brûler et concasser del’albâtre, par exemple. Ce travail, un des premiers que l’on medonna, est facile. Les ingénieurs faisaient leur possible pouralléger la corvée des nobles ; ce n’était pas de l’indulgence,mais bien de la justice. N’eût-il pas été étrange d’exiger le mêmetravail d’un manœuvre et d’un homme dont les forces sont moitiémoindres, qui n’a jamais travaillé de ses mains ? Mais cette «gâterie » n’était pas permanente ; elle se faisait même encachette, car on nous surveillait sévèrement. Comme les travauxpénibles n’étaient pas rares, il arrivait souvent que la tâcheétait au-dessus de la force des nobles, qui souffraient ainsi deuxfois plus que leurs camarades. On envoyait d’ordinaire trois,quatre hommes concasser l’albâtre ; presque toujours c’étaientdes vieillards ou des individus faibles : — nous étionsnaturellement de ce nombre ; — on nous adjoignait en outre unvéritable ouvrier, connaissant ce métier. Pendant plusieurs années,ce fut toujours le même, Almazof ; il était sévère, déjà âgé,hâlé et fort maigre, du reste peu communicatif, et difficile. Ilnous méprisait profondément, mais il était si peu expansif, qu’ilne se donnait même pas la peine de nous injurier. Le hangar souslequel nous calcinions l’albâtre était construit sur la bergeescarpée et déserte de la rivière. En hiver, par un jour debrouillard, la vue était triste sur la rivière et la rive opposée,lointaine. Il y avait quelque chose de déchirant dans ce paysagemorne et nu. Mais on se sentait encore plus triste quand un soleiléclatant brillait au-dessus de cette plaine blanche, infinie ;on aurait voulu pouvoir s’envoler au loin dans cette steppe quicommençait à l’autre bord et s’étendait à plus de quinze centsverstes au sud, unie comme une nappe immense. Almazof se mettait autravail en silence, d’un air rébarbatif ; nous avions honte dene pouvoir l’aider efficacement, mais il venait à bout de sontravail tout seul, sans exiger notre secours, comme s’il eût voulunous faire comprendre tous nos torts envers lui, et nous fairerepentir de notre inutilité. Ce travail consistait à chauffer lefour, pour calciner l’albâtre que nous y entassions.

Le jour suivant, quand l’albâtre était entièrement calciné, nousle déchargions. Chacun prenait un lourd pilon et remplissait unecaisse d’albâtre qu’il se mettait à concasser. Cette besogne étaitagréable. L’albâtre fragile se changeait bientôt en une poussièreblanche et brillante, qui s’émiettait vite et aisément. Nousbrandissions nos lourds marteaux et nous assénions des coupsformidables que nous admirions nous-mêmes. Quand nous étionsfatigués, nous nous sentions plus légers : nos joues étaientrouges, le sang circulait plus rapidement dans nos veines. Almazofnous regardait alors avec condescendance, comme il aurait regardéde petits enfants ; il fumait sa pipe d’un air indulgent, sanstoutefois pouvoir s’empêcher de grommeler dès qu’il ouvrait labouche. Il était toujours ainsi, d’ailleurs, et avec tout lemonde ; je crois qu’au fond c’était un brave homme.

On me donnait aussi un autre travail qui consistait à mettre enmouvement la roue du tour. Cette roue était haute et lourde ;il me fallait de grands efforts pour la faire tourner, surtoutquand l’ouvrier (des ateliers du génie) devait faire un balustred’escalier ou le pied d’une grande table, ce qui exigeait un troncpresque entier. Comme un seul homme n’aurait pu en venir à bout, onenvoyait deux forçats, —B…, un des ex-gentilshommes, et moi. Cetravail nous revint presque toujours pendant quelques années, quandil y avait quelque chose à tourner. B… était faible, vaniteux,encore jeune, et souffrait de la poitrine. On l’avait enfermé uneannée avant moi, avec deux autres camarades, des nobles également.— L’un d’eux, un vieillard, priait Dieu nuit et jour (les détenusle respectaient fort à cause de cela), il mourut durant maréclusion. L’autre était un tout jeune homme, frais et vermeil,fort et courageux, qui avait porté son camarade B…, pendant septcents verstes, ce dernier tombant de fatigue au bout d’unedemi-étape. Aussi fallait-il voir leur amitié. B… était un hommeparfaitement bien élevé, d’un caractère noble et généreux, maisgâté et irrité par la maladie. Nous tournions donc la roue à nousdeux, et cette besogne nous intéressait. Quant à moi, je trouvaiscet exercice excellent.

J’aimais particulièrement pelleter la neige, ce que nousfaisions après les tourbillons assez fréquents en hiver. Quand letourbillon avait fait rage tout un jour, plus d’une maison étaitensevelie jusqu’aux fenêtres, quand elle n’était pas entièrementrecouverte. L’ouragan cessait, le soleil reparaissait, et on nousordonnait de dégager les constructions barricadées par des tas deneige. On nous y envoyait par grandes bandes, et quelquefois mêmetous les forçats ensemble. Chacun de nous recevait une pelle etdevait exécuter une tâche, dont il semblait souvent impossible devenir à bout ; tous se mettaient allègrement au travail. Laneige friable ne s’était pas encore tassée et n’était gelée qu’a lasurface ; on en prenait d’énormes pelletées, que l’ondispersait autour de soi. Elle se transformait dans l’air en unepoudre brillante. La pelle s’enfonçait facilement dans la masseblanche, étincelante au soleil. Les forçats exécutaient presquetoujours ce travail avec gaieté : l’air froid de l’hiver, lemouvement les animaient. Chacun se sentait plus joyeux : onentendait des rires, des cris, des plaisanteries. On se jetait desboules de neige, ce qui excitait au bout d’un instant l’indignationdes gens raisonnables, qui n’aimaient ni le rire ni lagaieté ; aussi l’entrain général finissait-il presque toujourspar des injures.

Peu à peu le cercle de mes connaissances s’étendit, quoique jene songeasse nullement à en faire : j’étais toujours inquiet,morose et défiant. Ces connaissances se firent d’elles-mêmes. Lepremier de tous, le déporté Pétrof me vint visiter. Je dis visiter,et j’appuie sur ce mot. Il demeurait dans la division particulière,qui se trouvait être la caserne la plus éloignée de la mienne. Enapparence, il ne pouvait exister entre nous aucune relation, nousn’avions et ne pouvions avoir aucun lien qui nous rapprochât.Cependant, durant la première période de mon séjour, Pétrof crut deson devoir de venir vers moi presque chaque jour dans notrecaserne, ou au moins de m’arrêter pendant le temps du repos, quandj’allais derrière les casernes, le plus loin possible de tous lesregards. Cette persistance me parut d’abord désagréable, mais ilsut si bien faire que ses visites devinrent pour moi unedistraction, bien que son caractère fût loin d’être communicatif.Il était de petite taille, solidement bâti, agile et adroit. Sonvisage assez agréable était pâle avec des pommettes saillantes, unregard hardi, des dents blanches, menues et serrées. Il avaittoujours une chique de tabac râpé entre la gencive et la lèvreinférieure (beaucoup de forçats avaient l’habitude de chiquer). Ilparaissait plus jeune qu’il ne l’était en réalité, car on ne luiaurait pas donné, à le voir, plus de trente ans, et il en avaitbien quarante. Il me parlait sans aucune gêne et se maintenaitvis-à-vis de moi sur un pied d’égalité, avec beaucoup de convenanceet de délicatesse. Si, par exemple, il remarquait que je cherchaisla solitude, il s’entretenait avec moi pendant deux minutes et mequittait aussitôt ; il me remerciait chaque fois pour labienveillance que je lui témoignais, ce qu’il ne faisait jamais àpersonne. J’ajoute que ces relations ne changèrent pas,non-seulement pendant les premiers temps de mon séjour, maispendant plusieurs années, et qu’elles ne devinrent presque jamaisplus intimes, bien qu’il me fut vraiment dévoué. Je ne pouvaisdéfinir exactement ce qu’il recherchait dans ma société, etpourquoi il venait chaque jour auprès de moi. Il me volaquelquefois, mais ce fut toujours involontairement ; il nevenait presque jamais m’emprunter : donc ce qui l’attirait n’étaitnullement l’argent ou quelque autre intérêt.

Je ne sais trop pourquoi, il me semblait que cet homme ne vivaitpas dans la même prison que moi, mais dans une autre maison, enville, fort loin ; on eût dit qu’il visitait le bagne parhasard, pour apprendre des nouvelles, s’enquérir de moi, en un mot,pour voir comment nous vivions. Il était toujours pressé, commes’il eût laissé quelqu’un pour un instant et qu’on l’attendit, ouqu’il eût abandonné quelque affaire en suspens. Et pourtant, il nese hâtait pas. Son regard avait une fixité étrange, avec une légèrenuance de hardiesse et d’ironie ; il regardait dans lelointain, par-dessus les objets, comme s’il s’efforçait dedistinguer quelque chose derrière la personne qui était devant lui.Il paraissait toujours distrait ; quelquefois je me demandaisoù allait Pétrof en me quittant. Où l’attendait-on siimpatiemment ? Il se rendait d’un pas léger dans une caserne,ou dans la cuisine, et s’asseyait à côté des causeurs ; ilécoutait attentivement la conversation, à laquelle il prenait partavec vivacité, puis se taisait brusquement. Mais qu’il parlât ouqu’il gardât le silence, on lisait toujours sur son visage qu’ilavait affaire ailleurs et qu’on l’attendait là-bas, plus loin. Leplus étonnant, c’est qu’il n’avait jamais aucune affaire ; àpart les travaux forcés qu’il exécutait, bien entendu, il demeuraittoujours oisif. Il ne connaissait aucun métier, et n’avait presquejamais d’argent, mais cela ne l’affligeait nullement. — De quoi meparlait-il ? Sa conversation était aussi étrange qu’il étaitsingulier lui-même. Quand il remarquait que j’allais seul derrièreles casernes, il faisait un brusque demi-tour de mon côté. Ilmarchait toujours vite et tournait court. Il venait au pas etpourtant il semblait qu’il fut accouru.

— Bonjour !

— Bonjour !

— Je ne vous dérange pas ?

— Non.

— Je voulais vous demander quelque chose sur Napoléon. Jevoulais vous demander s’il n’est pas parent de celui qui est venuchez nous en l’année douze,

Pétrof était fils de soldat et savait lire et écrire.

— Parfaitement.

— Et l’on dit qu’il est président ? quel président ?de quoi ? Ses questions étaient toujours rapides, saccadées,comme s’il voulait savoir le plus vite possible ce qu’ildemandait.

Je lui expliquai comment et de quoi Napoléon était président, etj’ajoutai que peut-être il deviendrait empereur.

— Comment cela ?

Je le renseignai autant que cela m’était possible, Pétrofm’écouta avec attention ; il comprit parfaitement tout ce queje lui dis, et ajouta en inclinant l’oreille de mon côté :

— Hem !… Ah ! je voulais encore vous demander,Alexandre Pétrovitch, s’il y a vraiment des singes qui ont desmains aux pieds et qui sont aussi grands qu’un homme.

— Oui.

— Comment sont-ils ?

Je les lui décrivis et lui dis tout ce que je savais sur cesujet.

— Et où vivent-ils ?

— Dans les pays chauds. On en trouve dans l’île Sumatra.

— Est-ce que c’est en Amérique ? On dit que là-bas, lesgens marchent la tête en bas ?

— Mais non. Vous voulez parler des antipodes.

Je lui expliquai de mon mieux ce que c’était que l’Amérique etles antipodes. Il m’écouta aussi attentivement que si la questiondes antipodes l’eût fait seule accourir vers moi.

— Ah ! ah ! j’ai lu, l’année dernière, une histoire dela comtesse de La Vallière : — Aréfief avait apporté ce livre dechez l’adjudant, — Est-ce la vérité, ou bien une invention ?L’ouvrage est de Dumas.

— Certainement, c’est une histoire inventée.

— Allons ! adieu. Je vous remercie.

Et Pétrof disparut ; en vérité, nous ne parlions presquejamais autrement.

Je me renseignai sur son compte. M— crut devoir me prévenir,quand il eut connaissance de cette liaison. Il me dit que beaucoupde forçats avaient excité son horreur dès son arrivée, mais que pasun, pas même Gazine, n’avait produit sur lui une impression aussiépouvantable que ce Pétrof.

— C’est le plus résolu, le plus redoutable de tous les détenus,me dit M—. Il est capable de tout ; rien ne l’arrête, s’il aun caprice ; il vous assassinera, s’il lui en prend lafantaisie, tout simplement, sans hésiter et sans le moindrerepentir. Je crois même qu’il n’est pas dans son bon sens.

Cette déclaration m’intéressa extrêmement, mais M— ne put medire pourquoi il avait une semblable opinion sur Pétrof. Choseétrange ! pendant plusieurs années, je vis cet homme, jecausais avec lui presque tous les jours ; il me fut toujourssincèrement dévoué (bien que je n’en devinasse pas la cause), etpendant tout ce temps, quoiqu’il vécût très-sagement et ne fit riend’extraordinaire, je me convainquis de plus en plus que M— avaitraison, que c’était peut-être l’homme le plus intrépide et le plusdifficile à contenir de tout le bagne. Et pourquoi ? je nesaurais l’expliquer.

Ce Pétrof était précisément le forçat qui, lorsqu’on l’avaitappelé pour subir sa punition, avait voulu tuer le major ;j’ai dit comment ce dernier, « sauvé par un miracle », était partiune minute avant l’exécution. Une fois, quand il était encoresoldat, — avant son arrivée à la maison de force, — son colonell’avait frappé pendant la manœuvre. On l’avait souvent battuauparavant, je suppose ; mais ce jour-là, il ne se trouvaitpas d’humeur à endurer une offense : en plein jour, devant lebataillon déployé, il égorgea son colonel. Je ne connais pas tousles détails de cette histoire, car il ne me la raconta jamais. Bienentendu, ces explosions ne se manifestaient que quand la natureparlait trop haut en lui, elles étaient très-rares. Il étaithabituellement raisonnable et même tranquille. Ses passions, forteset ardentes, étaient cachées ; — elles couvaient doucementcomme des charbons sous la cendre.

Je ne remarquai jamais qu’il fût ni fanfaron ni vaniteux, commetant d’autres forçats.

Il se querellait rarement, il n’était en relations amicales avecpersonne, sauf peut-être avec Sirotkine, et seulement quand ilavait besoin de ce dernier. Je le vis pourtant un jour sérieusementirrité. On l’avait offensé en lui refusant un objet qu’ilréclamait. Il se disputait à ce sujet avec un forçat de hautetaille, vigoureux comme un athlète, nommé Vassili Antonof et connupour son caractère méchant, chicaneur ; cet homme, quiappartenait à la catégorie des condamnés civils, était loin d’êtreun lâche. Ils crièrent longtemps, et je pensais que cette querellefinirait comme presque toutes celles du même genre, par de simpleshorions ; mais l’affaire prit un tour inattendu : Pétrof pâlittout à coup ; ses lèvres tremblèrent et bleuirent : sarespiration devint difficile. Il se leva, et lentement,très-lentement, à pas imperceptibles (il aimait aller pieds nus enété), il s’approcha d’Antonof. Instantanément, le vacarme et lescris firent place à un silence de mort dans la caserne ; onaurait entendu voler une mouche. Chacun attendait l’événement.Antonof bondit au-devant de son adversaire : il n’avait plus figurehumaine… Je ne pus supporter cette scène et je sortis de lacaserne. J’étais certain qu’avant d’être sur l’escalier,j’entendrais les cris d’un homme qu’on égorge, mais il n’en fûtrien. Avant que Pétrof eût réussi à s’approcher d’Antonof, celui-cilui avait jeté l’objet en litige (un misérable chiffon, unemauvaise doublure). Au bout de deux minutes, Antonof ne manqua pasd’injurier quelque peu Pétrof, par acquit de conscience et parsentiment des convenances, pour montrer qu’il n’avait pas eu troppeur. Mais Pétrof n’accorda aucune attention à ses injures ;il ne répondit même pas. Tout s’était terminé à son avantage, — lesinjures le touchaient peu, — il était satisfait d’avoir sonchiffon. Un quart d’heure plus tard il rôdait dans la caserne,parfaitement désœuvré, cherchant une compagnie où il pourraitentendre quelque chose de curieux. Il semblait que toutl’intéressât, et, pourtant, il restait presque toujours indifférentà ce qu’il entendait, il errait oisif, sans but, dans les cours. Onaurait pu le comparer à un ouvrier, à un vigoureux ouvrier, devantlequel le travail « tremble », mais qui pour l’instant n’a rien àfaire et condescend, en attendant l’occasion de déployer sesforces, à jouer avec de petits enfants. Je ne comprenais paspourquoi il restait en prison, pourquoi il ne s’évadait pas. Iln’aurait nullement hésité à s’enfuir, si seulement il l’avaitvoulu. Le raisonnement n’a de pouvoir, sur des gens comme Pétrof,qu’autant qu’ils ne veulent rien. Quand ils désirent quelque chose,il n’existe pas d’obstacles à leur volonté. Je suis certain qu’ilaurait su habilement s’évader, qu’il aurait trompé tout le monde,et qu’il serait resté des semaines entières sans manger, caché dansune forêt ou dans les roseaux d’une rivière. Mais cette idée ne luiétait pas encore venue. Je ne remarquai en lui ni jugement, ni bonsens. Ces gens-là naissent avec une idée, qui toute leur vie lesroule inconsciemment à droite et à gauche : ils errent ainsijusqu’à ce qu’ils aient rencontré un objet qui éveille violemmentleur désir ; alors ils ne marchandent pas leur tête. Jem’étonnais quelquefois qu’un homme qui avait assassiné son colonelpour avoir été battu, se couchât sans contestation sous les verges.Car on le fouettait quand on le surprenait à introduire del’eau-de-vie dans la prison : comme tous ceux qui n’avaient pas demétier déterminé, il faisait la contrebande de l’eau-de-vie. Il selaissait alors fouetter comme s’il consentait à cette punition etqu’il s’avouât en faute, autrement on l’aurait tué plutôt que de lefaire se coucher. Plus d’une fois, je m’étonnai de voir qu’il mevolait, malgré son affection pour moi. Cela lui arrivait parboutades. Il me vola ainsi ma Bible, que je lui avais dit dereporter à ma place. Il n’avait que quelques pas à faire, maischemin faisant, il trouva un acheteur auquel il vendit le livre, etil dépensa aussitôt en eau-de-vie l’argent reçu. Probablement ilressentait ce jour-là un violent désir de boire, et quand ildésirait quelque chose, il fallait que cela se fît. Un individucomme Pétrof assassinera un homme pour vingt-cinq kopeks,uniquement pour avoir de quoi boire un demi-litre ; en touteautre occasion, il dédaignera des centaines de mille roubles. Ilm’avoua le soir même ce vol, mais sans aucun signe de repentir oude confusion, d’un ton parfaitement indifférent, comme s’il se futagi d’un incident ordinaire. J’essayai de le tancer comme il leméritait, car je regrettais ma Bible. Il m’écouta sans irritation,très-paisiblement ; il convint avec moi que la Bible est unlivre très-utile, et regretta sincèrement que je ne l’eusse plus,mais il ne se repentit pas un instant de me l’avoir volée ; ilme regardait avec une telle assurance que je cessai aussitôt de legronder. Il supportait mes reproches, parce qu’il jugeait que celane pouvait se passer autrement, qu’il méritait d’être tancé pourune pareille action, et que par conséquent je devais l’injurierpour me soulager et me consoler de cette perte ; mais dans sonfor intérieur, il estimait que c’étaient des bêtises, des bêtisesdont un homme sérieux aurait eu honte de parler. Je crois mêmequ’il me tenait pour un enfant, pour un gamin qui ne comprend pasencore les choses les plus simples du monde. Si je lui parlaisd’autres sujets que de livres ou de sciences, il me répondait, maispar pure politesse, et en termes laconiques. Je me demandais ce quile poussait à m’interroger précisément sur les livres. Je leregardais à la dérobée pendant ces conversations, comme pourm’assurer s’il ne se moquait pas de moi. Mais non, il m’écoutaitsérieusement, avec attention, bien que souvent elle ne fût pastrès-soutenue ; cette dernière circonstance m’irritaitquelquefois. Les questions qu’il me posait étaient toujours netteset précises, il ne paraissait jamais étonné de la réponse qu’ellesexigeaient… Il avait sans doute décidé une fois pour toutes qu’onne pouvait me parler comme à tout le monde, et qu’en dehors deslivres je ne comprenais rien.

Je suis certain qu’il m’aimait, ce qui m’étonnait fort. Metenait-il pour un enfant, pour un homme incomplet ?ressentait-il pour moi cette espèce de compassion qu’éprouve toutêtre fort pour un plus faible que lui ? me prenait-il pour… jen’en sais rien. Quoique cette compassion ne l’empêchât pas de mevoler, je suis certain qu’en me dérobant, il avait pitié de moi. —« Eh ! quel drôle de particulier ! pensait-il assurémenten faisant main basse sur mon bien, il ne sait pas même veiller surce qu’il possède ! » Il m’aimait à cause de cela, je crois. Ilme dit un jour, comme involontairement :

— Vous êtes trop brave homme, vous êtes si simple, si simple,que cela fait vraiment pitié : ne prenez pas ce que je vous dis enmauvaise part, Alexandre Pétrovitch, — ajouta-t-il au bout d’uneminute ; — je vous le dis sans mauvaise intention.

On voit quelquefois dans la vie des gens comme Pétrof semanifester et s’affirmer dans un instant de trouble ou derévolution ; ils trouvent alors l’activité qui leur convient.Ce ne sont pas des hommes de parole, ils ne sauraient être lesinstigateurs et les chefs des insurrections, mais ce sont eux quiexécutent et agissent. Ils agissent simplement, sans bruit, seportent les premiers sur l’obstacle, ou se jettent en avant lapoitrine découverte, sans réflexion ni crainte ; tout le mondeles suit, les suit aveuglément, jusqu’au pied de la muraille, oùils laissent d’ordinaire leur vie. Je ne crois pas que Pétrof aitbien fini : il était marqué pour une fin violente, et s’il n’estpas mort jusqu’à ce jour, c’est que l’occasion ne s’est pas encoreprésentée. Qui sait, du reste ? Il atteindra peut-être uneextrême vieillesse et mourra très-tranquillement, après avoir errésans but de çà et de là. Mais je crois que M— avait raison, et quece Pétrof était l’homme le plus déterminé de toute la maison deforce.

Chapitre 8Les hommes détérminés. Louka

Il est difficile de parler des gens déterminés ; au bagnecomme partout, ils sont rares. On les devine à la crainte qu’ilsinspirent, on se gare d’eux. Un sentiment irrésistible me poussatout d’abord à me détourner de ces hommes, mais je changeai par lasuite ma manière de voir, même à l’égard des meurtriers les pluseffroyables. Il y a des hommes qui n’ont jamais tué, et pourtantils sont plus atroces que ceux qui ont assassiné six personnes. Onne sait pas comment se faire une idée de certains crimes, tant leurexécution est étrange. Je dis ceci parce que souvent les crimescommis par le peuple ont des causes étonnantes.

Un type de meurtrier que l’on rencontre assez fréquemment est lesuivant : un homme vit tranquille et paisible ; son sort estdur, — il souffre. (C’est un paysan attaché à la glèbe, un serfdomestique, un bourgeois ou un soldat.) Il sent tout à coup quelquechose se déchirer en lui : il n’y tient plus et plante son couteaudans la poitrine de son oppresseur ou de son ennemi. Alors saconduite devient étrange, cet homme outre-passe toute mesure : il atué son oppresseur, son ennemi : c’est un crime, mais quis’explique ; il y avait là une cause ; plus tard iln’assassine plus ses ennemis seuls, mais n’importe qui, le premiervenu ; il tue pour le plaisir de tuer, pour un mot déplaisant,pour un regard, pour faire un nombre pair ou tout simplement : «Gare ! ôtez-vous de mon chemin ! » Il agit comme un hommeivre, dans un délire. Une fois qu’il a franchi la ligne fatale, ilest lui-même ébahi de ce que rien de sacré n’existe plus pourlui ; il bondit par-dessus toute légalité, toute puissance, etjouit de la liberté sans bornes, débordante, qu’il s’est créée, iljouit du tremblement de son cœur, de l’effroi qu’il ressent. Ilsait du reste qu’un châtiment effroyable l’attend. Ses sensationssont peut-être celles d’un homme qui se penche du haut d’une toursur l’abîme béant à ses pieds, et qui serait heureux de s’y jeterla tête la première, pour en finir plus vite. Et cela arrive avecles individus les plus paisibles, les plus ordinaires. Il y en amême qui posent dans cette extrémité : plus ils étaient hébétés,ahuris auparavant, plus il leur tarde de parader, d’inspirer del’effroi. Ce désespéré jouit de l’horreur qu’il cause, il secomplaît dans le dégoût qu’il excite. Il fait des folies pardésespoir, et le plus souvent il attend une punition prochaine, ilest impatient qu’on résolve son sort, parce qu’il lui semble troplourd de porter à lui tout seul le fardeau de ce désespoir. Le pluscurieux, c’est que cette excitation, cette parade se soutiennentjusqu’au pilori ; après, il semble que le fil est coupé : ceterme est fatal, comme marqué par des règles déterminées àl’avance. L’homme s’apaise brusquement, s’éteint, devient unchiffon sans conséquence. Sur le pilori, il défaille et demandepardon au peuple. Une fois à la maison de force, il est toutautre ; on ne dirait jamais à le voir que cette poule mouilléea tué cinq ou six hommes. Il en est que le bagne ne dompte pasfacilement. Ils conservent une certaine vantardise, un esprit debravade. « Eh ! dites donc, je ne suis pas ce que vous croyez,j’en ai expédié six, d’âmes. » Mais il finit toujours par sesoumettre. De temps en temps, il se divertit au souvenir de sonaudace, de ses déchaînements, alors qu’il était un désespéré ;il aime à trouver un benêt devant lequel il se vantera, se pavaneraavec une importance décente et auquel il racontera ses hauts faits,en dissimulant bien entendu le désir qu’il a d’étonner par sonhistoire. « Tiens, voilà l’homme que j’étais ! »

Et avec quel raffinement d’amour-propre prudent il sesurveille ! avec quelle négligence paresseuse il débite unpareil récit ! Dans l’accent, dans le moindre mot perce uneprétention apprise. Et où ces gens-là l’ont-ils apprise ?

Pendant une des longues soirées des premiers jours de maréclusion, j’écoutais l’une de ces conversations ; grâce à moninexpérience, je pris le conteur pour un malfaiteur colossal, aucaractère de fer, alors que je me moquais presque de Pétrof. Lenarrateur, Louka Kouzmitch, avait mis bas un major, sans autremotif que son bon plaisir. Ce Louka Kouzmitch était le plus petitet le plus fluet de toute notre caserne, il était né dans le Midi :il avait été serf, de ceux qui ne sont pas attachés à la glèbe,mais servent leur maître en qualité de domestique. Il avait quelquechose de tranchant et de hautain, « petit oiseau, mais avec bec etongles ». Les détenus flairent un homme d’instinct : on lerespectait très-peu. Il était excessivement susceptible et pleind’amour-propre. Ce soir-là, il cousait une chemise, assis sur lelit de camp, car il s’occupait de couture. Tout auprès de lui setrouvait un gars borné et stupide, mais bon et complaisant, uneespèce de colosse, son voisin le détenu Kobyline. Louka sequerellait souvent avec lui en qualité de voisin et le traitait duhaut de sa grandeur, d’un air railleur et despotique, que, grâce àsa bonhomie, Kobyline ne remarquait pas le moins du monde. Iltricotait un bas et écoutait Louka d’un air indifférent. Celui-ciparlait haut et distinctement. Il voulait que tout le mondel’entendît, bien qu’il eût l’air de ne s’adresser qu’àKobyline.

— Vois-tu, frère, on m’a renvoyé de mon pays, commnença-t-il enplantant son aiguille, pour vagabondage.

— Et y a-t-il longtemps de cela ? demanda Kobyline.

— Quand les pois seront mûrs, il y aura un an. Eh bien, nousarrivons à K—v, et l’on me met dans la maison de force. Autour demoi il y avait une douzaine d’hommes, tous Petits-Russiens, bienbâtis, solides et robustes, de vrais bœufs. Et tranquilles !la nourriture était mauvaise, le major de la prison en faisait cequ’il voulait. Un jour se passe, un autre encore : tous cesgaillards sont des poltrons, à ce que je vois.

— Vous avez peur d’un pareil imbécile ? que je leurdis.

— Va-t’en lui parler, vas-y ! Et ils éclatent de rire commedes brutes. Je me tais. Il y avait là un Toupet[15]drôle, mais drôle, — ajouta le narrateur en quittant Kobyline pours’adresser à tout le monde. Il racontait comment on l’avait jugé autribunal, ce qu’il leur avait dit, en pleurant à chaudes larmes : «J’ai des enfants, une femme », qu’il disait. C’était un grosgaillard épais et tout grisonnant : « Moi, que je lui dis,non ! Et il y avait là un chien qui ne faisait rien qu’écrire,et écrire tout ce que je disais ! Alors, que je me dis, que tucrèves……………Et le voilà qui écrit, qui écrit encore. C’est là que mapauvre tête a été perdue ! » — Donne-moi du fil, Vacia ;celui de la maison est pourri. — En voilà qui vient du bazar,répondit Vacia en donnant le fil demandé. — Celui de l’atelier estmeilleur. On a envoyé le Névalide en chercher il n’y a paslongtemps, mais je ne sais pas chez quelle poison de femme il l’aacheté, il ne vaut rien ! fit Louka en enfilant son aiguille àla lumière. — Chez sa commère, parbleu ! — Bien sûr chez sacommère. — Eh bien, ce major ?… fit Kobyline, qu’on avait toutà fait oublié. Louka n’attendait que cela, cependant il ne voulutpas continuer immédiatement son récit, comme si Kobyline ne valaitpas une pareille marque d’attention. Il enfila tranquillement sonaiguille, ramena paresseusement ses jambes sous son torse, et ditenfin : — J’émoustillai si bien mes Toupets, qu’ils réclamèrent lemajor. Le matin même, j’avais emprunté le coquin (couteau) de monvoisin, et je l’avais caché à tout événement. Le major étaitfurieux comme un enragé. Il arrive. Dites donc, Petits-Russiens, cen’est pas le moment d’avoir peur. Mais allez donc ! tout leurcourage s’était caché au fin fond de la plante de leurs pieds : ilstremblaient. Le major accourt, tout à fait ivre. — Qu’ya-t-il ? Comment ose-ton… ? Je suis votre tsar, je suisvotre Dieu. Quand il eut dit qu’il était le tsar et le Dieu, jem’approchai de lui, mon couteau dans ma manche. — Non, que je luidis, Votre Haute Noblesse, — et je m’approche toujours plus, — celane peut pas être, Votre Haute Noblesse, que vous soyez notre tsaret notre Dieu. — Ainsi c’est toi ! c’est toi ! crie lemajor, — c’est toi qui es le meneur. — Non, que je lui dis (et jem’approche toujours), non, Votre Haute Noblesse, comme chacun sait,et comme vous-même le savez, notre Dieu tout-puissant et partoutprésent est seul dans le ciel. Et nous n’avons qu’un seul tsar, misau-dessus de nous tous, par Dieu lui-même. Il est monarque, VotreHaute Noblesse. Et vous, Votre Haute Noblesse, vous n’êtes encoreque major, vous n’êtes notre chef que par la grâce du Tsar et parvos mérites. — Comment ? commment ? ?commmment ? ? ? Il ne pouvait même plus parler, ilbégayait, tant il était étonné. — Voilà comment, que je lui dis :je me jette sur lui et je lui enfonce mon couteau dans le ventre,tout entier ! C’avait été fait lestement. Il trébucha et tombaen gigotant. J’avais jeté mon couteau. — Allons, vous autres,Toupets, ramassez-le maintenant ! Je ferai ici une digressionhors de mon récit. Les expressions « je suis tsar, je suis Dieu »et autres semblables étaient malheureusement trop souventemployées, dans le bon vieux temps, par beaucoup de commandants. Jedois avouer que leur nombre a singulièrement diminué, et que lesderniers ont peut-être déjà disparu. Remarquons que ceux quiparadaient ainsi et affectionnaient de semblables expressions,étaient surtout des officiers sortant du rang. Le grade d’officiermettait sens dessus dessous leur cervelle. Après avoir longtempspeiné sous le sac, ils se voyaient tout à coup officiers,commandants et nobles par-dessus le marché ; grâce au manqued’habitude et à la première ivresse de leur avancement, ils sefaisaient une idée exagérée de leur puissance et de leurimportance, relativement à leurs subordonnés. Devant leurssupérieurs, ces gens-là sont d’une servilité révoltante. Les plusrampants s’empressent même d’annoncer à leurs chefs qu’ils ont étédes subalternes et qu’ils « se souviennent de leur place ». Maisenvers leurs subordonnés, ce sont des despotes sans mesure. Rienn’irrite plus les détenus, il faut le dire, que de pareils abus.Cette arrogante opinion de sa propre grandeur, cette idée exagéréede l’impunité, engendrent la haine dans le cœur de l’homme le plussoumis et pousse à bout le plus patient. Par bonheur, tout celadate d’un passé presque oublié ; et, même alors, l’autoritésupérieure reprenait sévèrement les coupables. J’en sais plus d’unexemple. Ce qui exaspère surtout les subordonnés, c’est le dédain,la répugnance qu’on manifeste dans les rapports avec eux. Ceux quicroient qu’ils n’ont qu’à bien nourrir et entretenir le détenu, etqu’à agir en tout selon la loi, se trompent également. L’homme, siabaissé qu’il soit, exige instinctivement du respect pour sadignité d’homme. Chaque détenu sait parfaitement qu’il estprisonnier, qu’il est un réprouvé, et connaît la distance qui lesépare de ses supérieurs, mais ni stigmate ni chaînes ne lui ferontoublier qu’il est un homme. Il faut donc le traiter humainement.Mon Dieu ! un traitement humain peut relever celui-là même enqui l’image divine est depuis longtemps obscurcie. C’est avec les «malheureux » surtout, qu’il faut agir humainement : là est leursalut et leur joie. J’ai rencontré des commandants au caractèrenoble et bon, et j’ai pu voir quelle influence bienfaisante ilsavaient sur ces humiliés. Quelques mots affables dits par euxressuscitaient moralement les détenus. Ils en étaient joyeux commedes enfants, et aimaient sincèrement leur chef. Une remarque encore: il ne leur plaît pas que leurs chefs soient familiers et par tropbonhommes dans les rapports avec eux. Ils veulent les respecter, etcela même les en empêche. Les détenus sont fiers, par exemple, queleur chef ait beaucoup de décorations, qu’il ait bonne façon, qu’ilsoit bien noté auprès d’un supérieur puissant, qu’il soit sévère,grave et juste, et qu’il possède le sentiment de sa dignité. Lesforçats le préfèrent alors à tous les autres : celui-là sait cequ’il vaut, et n’offense pas les gens : tout va pour le mieux. — Ilt’en a cuit, je suppose ? demanda tranquillement Kobyline. —Hein ! Pour cuire, camarades, je l’ai été, cuit, il n’y a pasà dire. Aléi ! donne-moi les ciseaux ! Eh bien !dites donc, ne jouera-t-on pas aux cartes ce soir ? — Il y alongtemps que le jeu a été bu, remarqua Vacia ; si on nel’avait pas vendu pour boire, il serait ici. — Si !… Les si,on les paye cent roubles à Moscou, remarqua Louka. — Eh bien,Louka, que t’a-t-on donné pour ton coup ? fit de nouveauKobyline, — On me l’a payé cent cinq coups de fouet, cher ami. Vrai(camarades, c’est tout juste s’ils ne m’ont pas tué, reprit Loukaen dédaignant une fois encore son voisin Kobyline. — Quand on m’aadministré ces cent cinq coups, on m’a mené en grand uniforme. Jen’avais jamais encore reçu le fouet. Partout une masse de peuple.Toute la ville était accourue pour voir punir le brigand, lemeurtrier. Combien ce peuple-la est bête, je ne puis pas vous ledire, Timochka (le bourreau) me déshabille, me couche par terre etcrie : « —Tiens-toi bien, je vais te griller ! » J’attends. Aupremier coup qu’il me cingle j’aurais voulu crier, mais je ne lepouvais pas ; j’eus beau ouvrir la bouche, ma voix s’étaitétranglée. Quand il m’allongea le second coup, — vous ne le croirezpas si vous voulez, — mais je n’entendis pas comme ils comptèrentdeux. Je reviens à moi et je les entends compter : dix-sept. Onm’enleva quatre fois de dessus le chevalet, pour me laissersouffler une demi-heure et m’inonder d’eau froide. Je les regardaistous, les yeux me sortaient de la tête, je me disais : Je crèveraiici ! — Et tu n’es pas mort ? demanda naïvement Kobyline.Louka le toisa d’un regard dédaigneux : on éclata de rire. — Unvrai imbécile… — Il a du mal dans le grenier, remarqua Louka enayant l’air de regretter d’avoir daigné parler à un pareil idiot. —Il est un peu fou ! affirma de son côté Vacia. Bien que Loukaeût tué six personnes, nul n’eut jamais peur de lui dans la prison.Il avait pourtant le désir de passer pour un homme terrible.

Chapitre 9Isaï Fomitch. Le bain. Le récit de Baklouchine

Les fêtes de Noël approchaient. Les forçats les attendaient avecune sorte de solennité, et rien qu’à les voir, j’étais moi-mêmedans l’expectative de quelque chose d’extraordinaire. Quatre joursavant les fêtes, on devait nous mener au bain (de vapeur[16]). Tout le monde se réjouissait et sepréparait ; nous devions nous y rendre après le dîner ; àcette occasion, il n’y avait pas de travail dans l’après-midi. Detous les forçats, celui qui se réjouissait et se démenait le plusétait bien certainement Isaï Fomitch Bumstein, le Juif, dont j’aidéjà parlé au chapitre IV de mon récit. Il aimait à s’étuver,jusqu’à en perdre connaissance ; chaque fois qu’en fouillantle tas de mes vieux souvenirs, je me souviens du bain de la prison(qui vaut la peine qu’on ne l’oublie pas), la première figure quise présente à ma mémoire est celle du très-glorieux et inoubliableIsaï Fomitch, mon camarade de bagne. Seigneur ! quel drôled’homme c’était ! J’ai déjà dit quelques mots de sa figure :cinquante ans, vaniteux, ridé, avec d’affreux stigmates sur lesjoues et au front, maigre, faible, un corps de poulet, tout blanc.Son visage exprimait une suffisance perpétuelle et inébranlable,j’ajouterai presque : la félicité. Je crois qu’il ne regrettaitnullement d’avoir été envoyé aux travaux forcés. Comme il étaitbijoutier de son métier et qu’il n’en existait pas d’autre dans laville, il avait toujours du travail qu’on lui payait tant bien quemal. Il n’avait besoin de rien, il vivait même richement, sansdépenser tout son gain néanmoins, car il faisait des économies etprêtait sur gages à toute la maison de force. Il possédait unsamovar, un bon matelas, des tasses, un couvert. Les Juifs de laville ne lui ménageaient pas leur protection. Chaque samedi, ilallait sous escorte à la synagogue (ce qui était autorisé par laloi). Il vivait comme un coq en pâte ; pourtant il attendaitavec impatience l’expiration de sa peine pour « se marier ».C’était un mélange comique de naïveté, de bêtise, de ruse,d’impertinence, de simplicité, de timidité, de vantardise etd’impudence. Le plus étrange pour moi, c’est que les déportés ne semoquaient nullement de lui ; s’ils le taquinaient, c’étaitpour rire. Isaï Fomitch était évidemment un sujet de distraction etde continuelle réjouissance pour tout le monde : « Nous n’avonsqu’un seul Isaï Fomitch, n’y touchez pas ! » disaient lesforçats ; et bien qu’il comprit lui-même ce qu’il en était, ils’enorgueillissait de son importance ; cela divertissaitbeaucoup les détenus. Il avait fait son entrée au bagne de la façonla plus risible (elle avait eu lieu avant mon arrivée, mais on mela raconta). Soudain, un soir, le bruit se répandit dans la maisonde force qu’on avait amené un Juif que l’on rasait en ce moment aucorps de garde, et qu’il allait entrer immédiatement dans lacaserne. Comme il n’y avait pas un seul Juif dans toute la prison,les détenus l’attendirent avec impatience, et l’entourèrent dèsqu’il eut franchi la grande porte. Le sous-officier de service leconduisit à la prison civile et lui indiqua sa place sur lesplanches. Isaï Fomitch tenait un sac contenant les effets qui luiavaient été délivrés et ceux qui lui appartenaient. Il posa sonsac, prit place sur le lit de camp et s’assit, les jambes croiséessous lui, sans oser lever les yeux. On se pâmait de rire autour delui, les forçats l’assaillaient de plaisanteries sur son origineisraélite. Soudain un jeune déporté écarta la foule et s’approchade lui, portant à la main son vieux pantalon d’été, sale etdéchiré, rapiécé de vieux chiffons. Il s’assit à côté d’IsaïFomitch et lui frappa sur l’épaule. — Eh ! cher ami, voilà sixans que je t’attends. Regarde un peu, me donneras-tu beaucoup decette marchandise ? Et il étala devant lui ses haillons. IsaïFomitch était d’une timidité si grande, qu’il n’osait pas regardercette foule railleuse, aux visages mutilés et effrayants, groupéeen cercle compacte autour de lui. Il n’avait pu encore prononcerune parole, tant il avait peur. Quand il vit le gage qu’on luiprésentait, il tressaillit et il se mit hardiment à palper leshaillons. Il s’approcha même de la lumière. Chacun attendait cequ’il allait dire. — Eh bien ! est-ce que tu ne veux pas medonner un rouble d’argent ? Ça vaut cela pourtant !continua l’emprunteur, en clignant de l’œil du côté d’Isaï Fomitch.— Un rouble d’argent, non ! mais bien sept kopeks ! Cefurent les premiers mots prononcés par Isaï Fomitch à la maison deforce. Un rire homérique s’éleva parmi les assistants. — Septkopeks ! Eh bien, donne-les : tu as du bonheur, ma foi. Faisattention au moins à mon gage, tu m’en réponds sur ta tête ! —Avec trois kopeks d’intérêt, cela fera dix kopeks à me payer, ditle Juif d’une voix saccadée et tremblante, en glissant sa main danssa poche pour en tirer la somme convenue et en scrutant les forçatsd’un regard craintif. Il avait horriblement peur, mais l’envie deconclure une bonne affaire l’emporta. — Hein, trois kopeksd’intérêt… par an ? — Non ! pas par an… par mois. — Tu esdiablement chiche ! Comme t’appelle-t-on ? — IsaïFomitz[17]. — Eh bien ! Isaï Fomitch, tu irasloin ! Adieu. Le Juif examina encore une fois les guenillessur lesquelles il venait de prêter sept kopeks, les plia et lesfourra soigneusement dans son sac. Les forçats continuaient à sepâmer de rire. En réalité, tout le monde l’aimait, et bien quepresque chaque détenu fût son débiteur, personne ne l’offensait. Iln’avait, du reste, pas plus de fiel qu’une poule ; quand ilvit que tout le monde était bien disposé à son égard, il se donnade grands airs, mais si comiques qu’on les lui pardonna aussitôt,Louka, qui avait connu beaucoup de Juifs quand il était en liberté,le taquinait souvent, moins par méchanceté que par amusement, commeon joue avec un chien, un perroquet ou des bêtes savantes. IsaïFomitch ne l’ignorait pas, aussi ne s’offensait-il nullement, etdonnait-il prestement la réplique. — Tu vas voir, Juif ! je terouerai de coups. — Si tu me donnes un coup, je t’en rendrai dix,répondait crânement Isaï Fomitch. — Maudit galeux ! — Que zesois galeux tant que tu voudras. — Juif rogneux. — Que ze soisrogneux tant qu’il te plaira : galeux, mais risse. Z’ai del’arzent ! — Tu as vendu le Christ. — Tant que tu voudras. —Fameux, notre Isaï Fomitch ! un vrai crâne ! N’y touchezpas, nous n’en avons qu’un. — Eh ! Juif, empoigne un fouet, tuiras en Sibérie ! — Z’y suis dézà, en Sibérie ! — Ont’enverra encore plus loin. — Le Seigneur Dieu y est-il,là-bas ? — Parbleu, ça va sans dire. — Alors comme vousvoudrez ! tant qu’il y aura le Seigneur Dieu et de l’arzent, —tout va bien. — Un crâne, notre Isaï Fomitch ! un crâne, on levoit ! crie-t-on autour de lui. Le Juif voit bien qu’on semoque de lui, mais il ne perd pas courage, il fait lebravache ; les louanges dont on le comble lui causent un vifplaisir, et d’une voix grêle d’alto qui grince dans toute lacaserne, il commence à chanter : La, la, la, la, la ! sur unmotif idiot et risible, le seul chant qu’on lui ait entendu chanterpendant tout son séjour à la maison de force. Quand il eut fait maconnaissance, il m’assura en jurant ses grands dieux que c’était lechant et le motif que chantaient six cent mille Juifs, du pluspetit au plus grand, en traversant la mer Rouge, et qu’il estordonné à chaque Israélite de le chanter après une victoireremportée sur l’ennemi. La veille de chaque samedi, les forçatsvenaient exprès des autres casernes dans la nôtre pour voir IsaïFomitch célébrer le sabbat. Il était d’une vanité et d’une jactancesi innocentes que cette curiosité générale le flattait doucement.Il couvrait sa petite table dans un coin avec un air d’importancepédantesque et outrée, ouvrait un livre, allumait deux bougies,marmottait quelques mots mystérieux et revêtait son espèce dechasuble, bariolée, sans manches, et qu’il conservait précieusementau fond de son coffre. Il attachait sur ses mains des bracelets decuir ; enfin, il se fixait sur le front, au moyen d’un ruban,une petite boîte[18] ;on eût dit une corne qui lui sortait de la tête. Il commençaitalors à prier. Il lisait en traînant, criait, crachait, se démenaitavec des gestes sauvages et comiques. Tout cela était prescrit parles cérémonies de son culte ; il n’y avait là rien de risibleou d’étrange, si ce n’est les airs que se donnait Isaï Fomitchdevant nous, en faisant parade de ces cérémonies. Ainsi, ilcouvrait brusquement sa tête de ses deux mains et commençait à lireen sanglotant… Ses pleurs augmentaient, et dans sa douleur ilcouchait presque sur le livre sa tête coiffée de l’arche, enhurlant ; mais tout à coup, au milieu de ces sanglotsdésespérés, il éclatait de rire et récitait en nasillant un hymned’une voix triomphante, comme attendrie et affaiblie par unesurabondance de bonheur… — « On n’y comprend rien », se disaientparfois les détenus. Je demandai un jour à Isaï Fomitch ce quesignifiaient ces sanglots et pourquoi il passait brusquement de ladésolation au triomphe du bonheur et de la félicité. Isaï Fomitchaimait fort ces questions venant de moi. Il m’expliquaimmédiatement que les pleurs et les sanglots sont provoqués par laperte de Jérusalem, et que la loi ordonne de gémir en se frappantlà poitrine. Mais, au moment de la désolation la plus aiguë, ildoit, tout à coup, lui, Isaï Fomitch, se souvenir, comme par hasard(ce « tout à coup » est prescrit par la loi), qu’une prophétie apromis aux Juifs le retour à Jérusalem ; il doit manifesteraussitôt une joie débordante, chanter, rire et réciter ses prièresen donnant à sa voix une expression de bonheur, à son visage leplus de solennité et de noblesse possible. Ce passage soudain,l’obligation absolue de l’observer, plaisaient excessivement à IsaïFomitch, il m’expliquait avec une satisfaction non déguisée cetteingénieuse règle de la loi. Un soir, au plus fort de la prière, lemajor entra, suivi de l’officier de garde et d’une escorte desoldats. Tous les détenus s’alignèrent aussitôt devant leurs litsde camp ; seul, Isaï Fomitch continua à crier et à gesticuler.Il savait que son culte était autorisé, que personne ne pouvaitl’interrompre, et qu’en hurlant devant le major, il ne risquaitabsolument rien. Il lui plaisait fort de se démener sous les yeuxdu chef. Le major s’approcha à un pas de distance : Isaï Fomitchtourna le dos à sa table et, droit devant l’officier, commença àchanter son hymne de triomphe, en gesticulant et en traînant surcertaines syllabes. Quand il dut donner à son visage une expressionde bonheur et de noblesse, il le fit aussitôt en clignotant desyeux, avec des rires et un hochement de tête du côté du major.Celui-ci s’étonna tout d’abord, puis pouffa de rire, l’appela «benêt » et s’en alla, tandis que le Juif continuait à crier. Uneheure plus tard, comme il était en train de souper, je lui demandaice qu’il aurait fait si le major avait eu la mauvaise idée et labêtise de se fâcher. — Quel major ? — Comment ?N’avez-vous pas vu le major ? — Non. — Il était pourtant àdeux pieds de vous, à vous regarder. Mais Isaï Fomitch m’assura leplus sérieusement du monde qu’il n’avait pas vu le major, car à cemoment de la prière, il était dans une telle extase qu’il ne voyaitet n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui. Je voismaintenant Isaï Fomitch baguenauder le samedi dans toute la prison,et chercher à ne rien faire, comme la loi le prescrit à tout Juif.Quelles anecdotes invraisemblables ne me racontait-il pas !Chaque fois qu’il revenait de la synagogue, il m’apportait toujoursdes nouvelles de Pétersbourg et des bruits absurdes qu’ilm’assurait tenir de ses coreligionnaires de la ville, qui lestenaient eux-mêmes de première main. Mais j’ai déjà trop parléd’Isaï Fomitch. Dans toute la ville, il n’y avait que deux bainspublics. Le premier, tenu par un Juif, était divisé encompartiments pour lesquels on payait cinquante kopeks ;l’aristocratie de la ville le fréquentait. L’autre bain, vieux,sale, étroit, était destiné au peuple ; c’était là qu’onmenait les forçats. Il faisait froid et clair : les détenus seréjouissaient de sortir de la forteresse et de parcourir la ville.Pendant toute la route, les rires et les plaisanteries nediscontinuèrent pas. Un peloton de soldats, le fusil chargé, nousaccompagnait ; c’était un spectacle pour la ville. Une foisarrivés, vu l’exiguïté du bain, qui ne permettait pas à tout lemonde d’entrer à la fois, on nous divisa en deux bandes, dont l’uneattendait dans le cabinet froid qui se trouve avant l’étuve, tandisque l’autre se lavait. Malgré cela, la salle était si étroite qu’ilétait difficile de se figurer comment la moitié des forçatspourrait y tenir, Pétrof ne me quitta pas d’une semelle ; ils’empressa auprès de moi sans que je l’eusse prié de venir m’aideret m’offrit même de me laver. En même temps que Pétrof,Baklouchine, forçat de la section particulière, me proposa sesservices. Je me souviens de ce détenu, qu’on appelait « pionnier »,comme du plus gai et du plus avenant de tous mes camarades ;ce qu’il était réellement. Nous nous étions liés d’amitié. Pétrofm’aida à me déshabiller, parce que je mettais beaucoup de temps àcette opération, à laquelle je n’étais pas encore habitué ; dureste, il faisait presque aussi froid dans le cabinet que dehors.Il est très-difficile pour un détenu novice de se déshabiller, caril faut savoir adroitement détacher les courroies qui soutiennentles chaînes. Ces courroies de cuir ont dix-sept centimètres delongueur et se bouclent par-dessus le linge, juste sous l’anneauqui enserre la jambe. Une paire de courroies coûte soixantekopeks ; chaque forçat doit s’en procurer, car il seraitimpossible de marcher sans leur secours. L’anneau n’embrasse pasexactement la jambe, on peut passer le doigt entre le fer et lachair ; aussi cet anneau bat et frotte contre le mollet, sibien qu’en un seul jour le détenu qui marche sans courroies se faitdes plaies vives. Enlever les courroies ne présente aucunedifficulté : il n’en est pas de même du linge ; pour leretirer, il faut un prodige d’adresse. Une fois qu’on a enlevé lecanon gauche du pantalon, il faut le faire passer tout entier entrel’anneau et la jambe elle-même, et le faire repasser en senscontraire sous l’anneau ; la jambe gauche est alors tout àfait libre ; le canon gauche du pantalon doit être ensuiteglissé sous l’anneau de la jambe droite et repassé encore une foisen arrière avec le canon de la jambe droite. La même manœuvre alieu quand on met du linge propre. Le premier qui nous l’enseignafut Korenef, à Tobolsk, un ancien chef de brigands, condamné à cinqans de chaîne. Les forçats sont habitués à cet exercice et s’entirent lestement. Je donnai quelques kopeks à Pétrof, pour acheterdu savon et un torchon de tille dont on se frotte dans l’étuve. Ondonnait bien aux forçats un morceau de savon, mais il était grandcomme une pièce de deux kopeks et n’était pas plus épais que lesmorceaux de fromage que l’on sert comme entrée dans les soirées desgens de seconde main. Le savon se vendait dans le cabinet même,avec du sbitène (boisson faite de miel, d’épices et d’eau chaude),des miches de pain blanc et de l’eau bouillante, car chaque forçatn’en recevait qu’un baquet, selon la convention faite entre lepropriétaire du bain et l’administration de la prison. Les détenusqui désiraient se nettoyer à fond pouvaient acheter pour deuxkopeks un second baquet, que leur remettait le propriétaire par unefenêtre percée dans la muraille à cet effet. Dès que je fusdéshabillé, Pétrof me prit le bras, en me faisant remarquer quej’aurais de la peine à marcher avec mes chaînes. « Tirez-les enhaut, sur vos mollets, me dit-il en me soutenant par-dessous lesaisselles comme si j’étais un vieillard. Faites attention ici, ilfaut franchir le seuil de la porte. » J’eus honte de sesprévenances, je l’assurai que je saurais bien marcher seul, mais ilne voulut pas me croire. Il avait pour moi les égards qu’on a pourun petit enfant maladroit, que chacun doit aider. Pétrof n’étaitnullement un serviteur ; ce n’était surtout pas un domestique.Si je l’avais offensé, il aurait su comment agir avec moi. Je nelui avais rien promis pour ses services, et lui-même ne m’avaitrien demandé. Qu’est-ce qui lui inspirait cette sollicitude pourmoi ? Quand nous ouvrîmes la porte de l’étuve, je crus quenous entrions en enfer[19].Représentez-vous une salle de douze pas de long sur autant de largedans laquelle on empilerait cent hommes à la fois, ou tout au moinsquatre-vingts, car nous étions en tout deux cents, divisés en deuxsections. La vapeur nous aveuglait ; la suie, la saleté et lemanque de place étaient tels que nous ne savions où mettre le pied.Je m’effrayai et je voulus sortir : Pétrof me rassura aussitôt. Àgrand’peine, tant bien que mal, nous nous hissâmes jusqu’aux bancsen enjambant les têtes des forçats que nous priions de se pencherafin de nous laisser passer. Mais tous les bancs étaient déjàoccupés. Pétrof m’annonça que je devais acheter une place et entraimmédiatement en pourparlers avec un forçat, qui se trouvait à côtéde la fenêtre. Pour un kopek celui-ci consentit à me céder saplace, après avoir reçu de Pétrof la monnaie que ce dernier serraitdans sa main et qu’il avait prudemment préparée à l’avance. Il sefaufila juste au-dessous de moi dans un endroit sombre et sale : ily avait là au moins un demi-pouce de moisi ; même les placesqui se trouvaient au-dessous des banquettes étaient occupées : lesforçats y grouillaient. Quant au plancher, il n’y avait pas unespace grand comme la paume de la main qui ne fût occupé par lesdétenus ; ils faisaient jaillir l’eau de leurs baquets. Ceuxqui étaient debout se lavaient en tenant à la main leurseille ; l’eau sale coulait le long de leur corps et tombaitsur les têtes rasées de ceux qui étaient assis. Sur la banquette etles gradins qui y conduisaient étaient entassés d’autres forçatsqui se lavaient tout recroquevillés et ramassés, mais c’était lepetit nombre. La populace ne se lave pas volontiers avec de l’eauet du savon ; ils préfèrent s’étuver horriblement, ets’inonder ensuite d’eau froide ; — c’est ainsi qu’ils prennentleur bain. Sur le plancher on voyait cinquante balais de vergess’élever et s’abaisser à la fois, tous se fouettaient à en êtreivres. On augmentait à chaque instant la vapeur[20] ; aussi ce que l’on ressentaitn’était plus de la chaleur, mais une brûlure comme celle de la poixbouillante. On criait, on gloussait, au bruit de cent chaînes,traînant sur le plancher… Ceux qui voulaient passer d’un endroit àl’autre embarrassaient leurs fers dans d’autres chaînes etheurtaient la tête des détenus qui se trouvaient plus bas qu’eux,tombaient, juraient en entraînant dans leur chute ceux auxquels ilss’accrochaient. Tous étaient dans une espèce de griserie,d’excitation folle ; des cris et des glapissements secroisaient. Il y avait un entassement, un écrasement du coté de lafenêtre du cabinet par laquelle on délivrait l’eau chaude ;elle jaillissait sur les têtes de ceux qui étaient assis sur leplancher, avant qu’elle arrivât à sa destination. Nous avions l’aird’être libres, et pourtant, de temps à autre, derrière la fenêtredu cabinet ou la porte entr’ouverte, on voyait la figure moustachued’un soldat, le fusil au pied, veillant à ce qu’il n’arrivât aucundésordre. Les têtes rasées des forçats et leurs corps auxquels lavapeur donnait une couleur sanglante, paraissaient encore plusmonstrueux. Sur les dos rubéfiés par la vapeur apparaissaientnettement les cicatrices des coups de fouet ou de verges appliquésautrefois, si bien que ces échines semblaient avoir été récemmentmeurtries. Étranges cicatrices ! Un frisson me passa sous lapeau, rien qu’en les voyant. On augmente encore la vapeur — et lasalle du bain est couverte d’un nuage épais, brûlant, dans lequeltout s’agite, crie, glousse. De ce nuage ressortent des échinesmeurtries, des têtes rasées, des raccourcis de bras, dejambes ; pour compléter le tableau, Isaï Fomitch hurle de joieà gorge déployée, sur la banquette la plus élevée. Il se sature devapeur, tout autre tomberait en défaillance, mais nulle températuren’est assez élevée pour lui ; il loue un frotteur pour unkopek, mais au bout d’un instant, celui-ci n’y peut tenir, jette lebalai et court s’inonder d’eau froide. Isaï Fomitch ne perd pascourage et en loue un second, un troisième ; dans cesoccasions-là, il ne regarde pas à la dépense et change jusqu’à cinqfois de frotteur. — « Il s’étuve bien, ce gaillard d’IsaïFomitch ! » lui crient d’en bas les forçats. Le Juif sentlui-même qu’il dépasse tous les autres, qu’il les « enfonce» ; il triomphe, de sa voix rêche et falote il crie son air :la, la, la, la, la qui couvre le tapage. Je pensais que si jamaisnous devions être ensemble en enfer, cela rappellerait le lieu oùnous nous trouvions. Je ne résistai pas au désir de communiquercette idée à Pétrof : il regarda tout autour de lui, et ne réponditrien. J’aurais voulu lui louer une place à côté de moi, mais ils’assit à mes pieds et me déclara qu’il se trouvait parfaitement àson aise. Baklouchine nous acheta pendant ce temps de l’eau chaude,qu’il nous apportait quand nous en avions besoin. Pétrof mesignifia qu’il me nettoierait des pieds à la tête afin de « merendre tout propre », et il me pressa de m’étuver. Je ne m’ydécidai pas. Ensuite, il me frotta tout entier de savon. «Maintenant, je vais vous laver les petons », fit-il en manière deconclusion. Je voulais lui répondre que je pouvais me lavermoi-même, mais je ne le contredis pas et m’abandonnai à sa volonté.Dans le diminutif : petons, qu’il avait employé, il n’y avait aucunsens servile ; Pétrof ne pouvait appeler mes pieds par leurnom, parce que les autres, les vrais hommes, avaient desjambes ; moi, je n’avais que des petons. Après m’avoirrapproprié, il me reconduisit dans le cabinet, me soutenant etm’avertissant à chaque pas comme si j’eusse été de porcelaine. Ilm’aida à passer mon linge, et quand il eut fini de me dorloter, ils’élança dans le bain pour s’étuver lui-même. En arrivant à lacaserne, je lui offris un verre de thé qu’il ne refusa pas. Il lebut et me remercia. Je pensai à faire la dépense d’un verred’eau-de-vie en son honneur. J’en trouvai dans notre caserne même.Pétrof fut supérieurement content, il lampa son eau-de-vie, poussaun grognement de satisfaction, et me fit la remarque que je luirendais la vie ; puis, précipitamment, il se rendit à lacuisine, comme si l’on ne pouvait y décider quelque chosed’important sans lui. Un autre interlocuteur se présenta : c’étaitBaklouchine, dont j’ai déjà parlé, et que j’avais aussi invité àprendre du thé. Je ne connais pas de caractère plus agréable quecelui de Baklouchine. À vrai dire, il ne pardonnait rien aux autreset se querellait même assez souvent ; il n’aimait surtout pasqu’on se mêlât de ses affaires ; — en un mot, il savait sedéfendre. Mais ses querelles ne duraient jamais longtemps, et jecrois que tous les forçats l’aimaient. Partout où il allait, ilétait le bienvenu. Même en ville, on le tenait pour l’homme le plusamusant du monde. C’était un gars de haute taille, âgé de trenteans, au visage ingénu et déterminé, assez joli homme avec sabarbiche. Il avait le talent de dénaturer si comiquement sa figureen imitant le premier venu que le cercle qui l’entourait se pâmaitde rire. C’était un farceur, mais jamais il ne se laissait marchersur le pied par ceux qui faisaient les dégoûtés et n’aimaient pas àrire ; aussi personne ne l’accusait d’être un homme « inutileet sans cervelle ». Il était plein de vie et de feu. Il fit maconnaissance dès les premiers jours et me raconta sa carrièremilitaire, enfant de troupe, soldat au régiment des pionniers, oùdes personnages haut placés l’avaient remarqué. Il me fitimmédiatement un tas de questions sur Pétersbourg ; il lisaitmême des livres. Quand il vint prendre le thé chez moi, il égayatoute la caserne en racontant comment le lieutenant Ch— avaitmalmené le matin notre major ; il m’annonça d’un airsatisfait, en s’asseyant à côté de moi, que nous aurionsprobablement une représentation théâtrale à la maison de force. Lesdétenus projetaient de donner un spectacle pendant les fêtes deNoël. Les acteurs nécessaires étaient trouvés, et peu à peu l’onpréparait les décors. Quelques personnes de la ville avaient promisde prêter des habits de femme pour la représentation. On espéraitmême, par l’entremise d’un brosseur, obtenir un uniforme d’officieravec des aiguillettes. Pourvu seulement que le major ne s’avisâtpas d’interdire le spectacle comme l’année précédente ! Ilétait alors de mauvaise humeur parce qu’il avait perdu au jeu, etpuis il y avait eu du grabuge dans la maison de force ; aussiavait-il tout défendu dans un accès de mécontentement. Cette annéepeut-être, il ne voudrait pas empêcher la représentation.Baklouchine était exalté : on voyait bien qu’il était un desprincipaux instigateurs du futur théâtre ; je me promisd’assister à ce spectacle. La joie ingénue que Baklouchinemanifestait en parlant de cette entreprise me toucha. De fil enaiguille nous en vînmes à causer à cœur ouvert. Il me dit entreautres choses qu’il n’avait pas seulement servi àPétersbourg ; on l’avait envoyé à R… avec le grade desous-officier, dans un bataillon de garnison. — C’est de là qu’onm’a expédié ici, ajouta Baklouchine. — Et pourquoi ? luidemandai-je. — Pourquoi ? vous ne devineriez pas, AlexandrePétrovitch. Parce que je fus amoureux. — Allons donc ! onn’exile pas encore pour ce motif, répliquai-je en riant. — Il estvrai de dire, reprit Baklouchine, qu’à cause de cela j’ai tuélà-bas un Allemand d’un coup de pistolet. Mais était-ce bien lapeine de m’envoyer aux travaux forcés pour un Allemand ? Jevous en fais juge. — Comment cela est-il arrivé ? Racontez-moil’histoire, elle doit être curieuse. — Une drôle d’histoire,Alexandre Pétrovitch ! — Tant mieux. Racontez. — Vous levoulez ? Eh bien, écoutez… Et j’entendis l’histoire d’unmeurtre : elle n’était pas « drôle », mais en vérité fort étrange…— Voici l’affaire, commença Baklouchine. — On m’avait envoyé àRiga, une grande et belle ville, qui n’a qu’un défaut : tropd’Allemands. J’étais encore un jeune homme bien noté auprès de meschefs ; je portais mon bonnet sur l’oreille, et je passaisagréablement mon temps. Je faisais de l’œil aux Allemandes. Uned’elles, nommée Louisa, me plut fort. Elle et sa tante étaientblanchisseuses de linge fin, du plus fin. La vieille était unevraie caricature, elle avait de l’argent. Tout d’abord je nefaisais que passer sous les fenêtres, mais bientôt je me liai toutà fait avec la jeune fille. Louisa parlait bien le russe, engrasseyant un peu ; — elle était charmante, jamais je n’airencontré sa pareille. Je la pressai d’abord vivement, mais elle medit : « — Ne demande pas cela, Sacha, je veux conserver moninnocence pour être une femme digne de toi ! » Et elle nefaisait que me caresser, en riant d’un rire si clair… elle étaittrès-proprette, je n’en ai jamais vu de pareille, je vous dis. Ellem’avait engagé elle-même à l’épouser. Et comment ne pas l’épouser,dites un peu ! Je me préparais déjà à aller chez le colonelavec ma pétition… Tout à coup, — Louisa ne vient pas aurendez-vous, une première fois, une seconde, une troisième… Je luienvoie une lettre… elle n’y répond pas. Que faire ? me dis-je.Si elle me trompait, elle aurait su me jeter de la poudre aux yeux,elle aurait répondu à ma lettre et serait venue au rendez-vous.Mais elle ne savait pas mentir ; elle avait rompu toutsimplement. C’est un tour de la tante, pensai-je. Je n’osai pasaller chez celle-ci ; quoiqu’elle connût notre liaison, nousfaisions comme si elle l’ignorait… J’étais comme un possédé ;je lui écrivis une dernière lettre, dans laquelle je lui dis : « —Si tu ne viens pas, j’irai moi-même chez ta tante. » Elle eut peuret vint. La voilà qui se met à pleurer et me raconte qu’unAllemand, Schultz, leur parent éloigné, horloger de son état etd’un certain âge, mais riche, avait manifesté le désir del’épouser, — afin de la rendre heureuse, comme il disait, et pourne pas rester sans épouse pendant sa vieillesse ; il l’aimaitdepuis longtemps, à ce qu’elle disait, et caressait cette idéedepuis des années, mais il l’avait tue et ne se décidait jamais àparler. — Tu vois, Sacha, me dit-elle, que c’est mon bonheur, caril est riche ; voudrais-tu donc me priver de monbonheur ? Je la regarde, elle pleure, m’embrasse, m’étreint… —Eh ! me dis-je, elle a raison ! Quel bénéfice d’épouserun soldat, même un sous-officier ? — Allons, adieu, Louisa,Dieu te protège ! je n’ai pas le droit de te priver de tonbonheur. Et comment est-il de sa personne ? est-il joli ?— Non, il est âgé, et puis il a un long nez. — Elle pouffa même derire. Je la quittai : Allons, ce n’était pas ma destinée, pensé-je.Le lendemain je passe près du magasin de Schultz (elle m’avaitindiqué la rue où il demeurait). Je regarde par le vitrage : jevois un Allemand qui arrange une montre. — Quarante-cinq ans, unnez aquilin, des yeux bombés, un frac à collet droit, très-haut. Jecrachai de mépris en le voyant : à ce moment-là, j’étais prêt àcasser les vitres de sa devanture… À quoi bon ? pensais-je. Iln’y a plus rien à faire, c’est fini et bien fini… J’arrive à lacaserne à la nuit tombante, je m’étends sur ma couchette et, lecroirez-vous, Alexandre Pétrovitch ? je me mets à sangloter, àsangloter… Un jour se passe, puis un second, un troisième… Je nevois plus Louisa. J’avais pourtant appris d’une vieille commère(blanchisseuse aussi, chez laquelle mon amante allait quelquefois)que cet Allemand connaissait notre amour, et que pour cette raisonil s’était décidé à l’épouser le plus tôt possible. Sans quoi ilaurait attendu encore deux ans. Il avait forcé Louisa à jurerqu’elle ne me verrait plus ; il parait qu’à cause de moi, ilserrait les cordons de sa bourse et qu’il les tenait dur toutesdeux, la tante et Louisa. Peut-être changerait-il encore d’idée,car il n’était pas résolu. Elle me dit aussi qu’il les avaitinvitées à prendre le café chez lui le surlendemain, — un dimanche,et qu’il viendrait encore un autre parent, ancien marchand,maintenant très-pauvre et surveillant dans un débit de liqueurs.Quand j’appris qu’ils décideraient cette affaire le dimanche, jefus si furieux que je ne pus reprendre mon sang-froid. Tout cejour-là et le suivant, je ne fis que penser. J’aurais, dévoré cetAllemand, je crois. Le dimanche matin, je n’avais encore riendécidé ; sitôt la messe entendue, je sortis en courant,j’enfilai ma capote et je me rendis chez cet Allemand. Je pensaisles trouver tous là. Pourquoi j’allais chez l’Allemand et ce que jevoulais dire, je n’en savais rien moi-même. Je glissai un pistoletdans ma poche à tout hasard ; un petit pistolet qui ne valaitpas le diable, avec un chien de l’ancien système, — encore gamin jem’en servais pour tirer, — il n’était plus bon à rien. Je lechargeai cependant, parce que je pensais qu’ils me chasseraient,que cet Allemand me dirait des grossièretés, et qu’alors jetirerais mon pistolet pour les effrayer tous. J’arrive. Personnedans l’escalier, ils étaient tous dans l’arrière-boutique. Pas dedomestique, l’unique servante était absente. Je traverse lemagasin, je vois que la porte est fermée, une vieille porte retenuepar un crochet. Le cœur me bat, je m’arrête et j’écoute : on parleallemand. J’enfonce d’un coup de pied la porte qui cède. Jeregarde, la table est mise. Il y avait là une grande cafetière, unelampe à esprit-de-vin sur laquelle le café bouillait, et desbiscuits. Sur un autre plateau, un carafon d’eau-de-vie, desharengs, de la saucisse et une bouteille de vin quelconque. Louisaet sa tante, toutes deux endimanchées, étaient assises sur ledivan. En face d’elles l’Allemand s’étalait sur une chaise, commeun fiancé, quoi ! bien peigné, en frac et collet monté. Del’autre côté il y avait encore un Allemand, déjà vieux celui-là,gros et gris ; il se taisait. Quand j’entrai, Louisa devinttoute pâle. La tante se leva d’un bond et se rassit. L’Allemand sefâcha. Était-il colère ! il se leva et me dit en venant à marencontre : — Que désirez-vous ? J’eusse perdu contenance, sila colère ne m’eût soutenu. — Ce que je désire ? Accueilledonc un hôte, fais-lui boire de l’eau-de-vie. Je suis venu te faireune visite. L’Allemand réfléchit un instant et me dit :Asseyez-vous ! Je m’assis. — Voici de l’eau-de-vie ;buvez, je vous prie. — Donne-moi de bonne eau-de-vie, toi !dis donc. — Je me mettais toujours plus en colère. — C’est de bonneeau-de-vie. J’enrageai de voir qu’il me regardait de haut en bas.Le plus affreux, c’est que Louisa contemplait cette scène. Je bus,et je lui dis : — Or çà, l’Allemand, qu’as-tu donc à me dire desgrossièretés ? Faisons connaissance, je suis venu chez toi enbon ami. — Je ne puis être votre ami, vous êtes un simple soldat.Alors je m’emportai. — Ah ! mannequin ! marchand desaucisses ! Sais-tu que je puis faire de toi ce qui meplaira ? Tiens, veux-tu que je te casse la tête avec cepistolet ? Je tire mon pistolet, je me lève et je lui appliquele canon à bout portant contre le front. Les femmes étaient plusmortes que vives ; elles avaient peur de souffler ; levieux tremblait comme une feuille, tout blême. L’Allemand s’étonna,mais il revint vite à lui. — Je n’ai pas peur de vous et je vousprie, en homme bien élevé, de cesser immédiatement cetteplaisanterie ; je n’ai pas peur de vous du tout. — Oh !tu mens, tu as peur ! Voyez-le ! Il n’ose pas remuer latête de dessous le pistolet. — Non, dit-il, vous n’oserez pas fairecela. — Et pourquoi donc ne l’oserais-je pas ? — Parce quecela vous est sévèrement défendu et qu’on vous punirait sévèrement.Que le diable emporte cet imbécile d’Allemand ! S’il nem’avait pas poussé lui-même, il serait encore vivant. — Ainsi tucrois que je n’oserai pas ?… — No-on ! — Je n’oseraipas ? — Vous n’oserez pas me faire… — Eh bien !tiens ! saucisse ! — Je tire, et le voilà qui s’affaissesur sa chaise. Les autres poussent des cris. Je remis mon pistoletdans ma poche, et en rentrant à la forteresse, je le jetai dans lesorties près de la grande porte. J’arrive à la caserne, je m’allongesur ma couchette et je me dis : « — On va me pincer tout desuite ! » Une heure se passe, une autre encore — on nem’arrête pas. Vers le soir, je fus pris d’un tel chagrin que jesortis ; je voulais à tout prix voir Louisa. Je passai devantla maison de l’horloger. Il y avait là un tas de monde, la police…Je courus chez la vieille commère, je lui dis : « — Va appelerLouisa ! » Je n’attendis qu’un instant, elle accourutaussitôt, se jeta à mon cou en pleurant. — « C’est ma faute, medit-elle, j’ai écouté ma tante. » Elle me raconta que sa tante,tout de suite après cette scène, était rentrée à la maison ;elle avait eu tellement peur qu’elle en était malade et n’avait passoufflé mot. La vieille n’avait dénoncé personne, au contraire,elle avait même ordonné à sa nièce de se taire parce qu’elle avaitpeur : « Qu’ils fassent ce qu’ils veulent. — Personne ne nous a vusdepuis », me dit Louisa. L’horloger avait renvoyé sa servante, caril la craignait comme le feu ; elle lui aurait sauté aux yeux,si elle avait su qu’il voulait se marier. Il n’y avait aucunouvrier à la maison, il les avait tous éloignés. Il avait préparélui-même le café et la collation. Quant au parent, comme il s’étaittu toute sa vie, il avait pris son chapeau sans ouvrir la bouche,et s’en était allé le premier. — « Pour sûr il se taira », ajoutaLouisa. C’est ce qui arriva. Pendant deux semaines, personne nem’arrêta, on ne me soupçonnait pas le moins du monde. Ne le croyezpas si vous voulez, Alexandre Pétrovitch, mais ces deux semainesont été tout le bonheur de ma vie. Je voyais Louisa chaque jour. Etcomme elle s’était attachée à moi ! Elle me disait en pleurant: « Si l’on t’exile, j’irai avec toi, je quitterai tout pour tesuivre. » Je pensais déjà à en finir avec ma vie, tant elle m’avaitapitoyé. Mais au bout des deux semaines, on m’arrêta. Le vieux etla tante s’étaient entendus pour me dénoncer. — Mais,interrompis-je, Baklouchine, attendez ! — pour cela, on nepouvait vous infliger que dix à douze ans de travaux, le maximum dela peine, et encore dans la section civile ; pourtant, vousêtes dans la « section particulière ». Comment cela sefait-il ? — C’est une autre affaire, dit Baklouchine. Quand onme conduisit devant le conseil de guerre, le capitaine rapporteurcommença à m’insulter devant le tribunal, à me dire des gros mots.Je n’y tins pas, je lui criai : « Pourquoi m’injuries-tu ? Nevois-tu pas, canaille, que tu te regardes dans un miroir ? »Cela m’a fait une nouvelle affaire, on m’a remis en jugement, etpour les deux choses j’ai été condamné à quatre mille coups deverges et à la « section particulière ». Quand on me fit sortirpour subir ma punition dans la rue verte, on emmena le capitaine :il avait été cassé de son grade et envoyé au Caucase en qualité desimple soldat. — Au revoir, Alexandre Pétrovitch. Ne manquez pas devenir voir notre représentation.

Chapitre 10La fête de Noël

Les fêtes approchaient enfin. La veille du grand jour, lesforçats n’allèrent presque pas au travail. Ceux qui travaillaientdans les ateliers de couture et autres s’y rendirent comme àl’ordinaire, les derniers s’en furent à la démonte, mais ilsrevinrent presque immédiatement à la maison de force, un à un oupar bandes ; après le dîner, personne ne travailla. Depuis lematin la majeure partie des forçats n’étaient occupés que de leurspropres affaires et non de celles de l’administration : les unss’arrangeaient pour faire venir de l’eau-de-vie ou en commandaientencore, tandis que les autres demandaient la permission de voirleurs compères et leurs commères, ou rassemblaient les petitessommes qu’on leur devait pour du travail exécuté auparavant.Baklouchine et les forçats qui prenaient part au spectaclecherchaient à décider quelques-unes de leurs connaissances, presquetous brosseurs d’officiers, à leur confier les costumes qui leurétaient nécessaires.

Les uns allaient et venaient d’un air affairé, uniquement parceque d’autres étaient pressés et affairés ; ils n’avaient aucunargent à recevoir, et pourtant ils paraissaient attendre unpayement ; en un mot, tout le monde était dans l’expectatived’un changement, de quelque événement extraordinaire. Vers le soir,les invalides qui faisaient les commissions des forçats apportèrenttoutes sortes de victuailles : de la viande, des cochons de lait,des oies. Beaucoup de détenus, même les plus simples et les pluséconomes, qui toute l’année entassaient leurs kopeks, croyaient deleur devoir de faire de la dépense ce jour-là et de célébrerdignement le réveillon. Le lendemain était pour les forçats unevraie fête, à laquelle ils avaient droit, une fête reconnue par laloi. Les détenus ne pouvaient être envoyés au travail ce jour-là :il n’y avait que trois jours semblables dans toute l’année.

Enfin, qui sait combien de souvenirs devaient tourbillonner dansles âmes de ces réprouvés à l’approche d’une pareillesolennité ? Dès l’enfance, le petit peuple garde vivement lamémoire des grandes fêtes. Ils devaient se rappeler avec angoisseet tourment ces jours où l’on se repose des pénibles travaux ausein de la famille. Le respect des forçats pour ce jour-là avaitquelque chose d’imposant ; les riboteurs étaient peu nombreux,presque tout le monde était sérieux et pour ainsi dire occupé, bienqu’ils n’eussent rien à faire pour la plupart. Même ceux qui sepermettaient de faire bamboche conservaient un air grave… Le riresemblait interdit. Une sorte de susceptibilité intolérante régnaitdans tout le bagne, et si quelqu’un contrevenait au repos général,même involontairement, on le remettait bien vite à sa place, encriant et en jurant ; on se fâchait, comme s’il eût manqué derespect à la fête elle-même. Cette disposition des forçats étaitremarquable et même touchante. Outre la vénération innée qu’ils ontpour ce grand jour, ils pressentent qu’en observant cette fête, ilssont en communion avec le reste du monde, qu’ils ne sont plus toutà fait des réprouvés, perdus et rejetés par la société, puisqu’à lamaison de force on célèbre cette réjouissance comme au dehors. Ilssentaient tout cela, je l’ai vu et compris moi-même.

Akim Akimytch avait aussi fait de grands préparatifs pour lafête : il n’avait pas de souvenirs de famille, étant né orphelindans une maison étrangère, et entré au service dès l’âge de quinzeans ; il n’avait jamais ressenti de grandes joies, ayanttoujours vécu régulièrement, uniformément, dans la crainted’enfreindre les devoirs qui lui étaient imposés. Il n’était pasnon plus fort religieux, car son formalisme avait étouffé tous sesdons humains, toutes ses passions et ses penchants, bons oumauvais. Il se préparait par conséquent à fêter Noël sans setrémousser ou s’émouvoir particulièrement ; il n’étaitattristé par aucun souvenir chagrin et inutile ; il faisaittout avec cette ponctualité qui était suffisante pour accomplirconvenablement ses devoirs ou pour célébrer une cérémonie fondéeune fois pour toutes. D’ailleurs, il n’aimait pas trop à réfléchir.L’importance du fait lui-même n’avait jamais effleuré sa cervelle,tandis qu’il exécutait les règles qu’on lui imposait avec uneminutie religieuse. Si on lui avait ordonné le jour suivant defaire tout le contraire de ce qu’il avait fait la veille, il auraitobéi avec la même soumission et le même scrupule qu’il avait montréle jour avant. Une fois dans sa vie, une seule fois, il avait vouluagir de sa propre impulsion — et il avait été envoyé aux travauxforcés. Cette leçon n’avait pas été perdue pour lui. Quoiqu’il fûtécrit qu’il ne devait jamais comprendre sa faute, il avait pourtantgagné à son aventure une règle de morale salutaire, — ne jamaisraisonner, dans n’importe quelle circonstance, parce que son espritn’était jamais à la hauteur de l’affaire à juger. Aveuglémentdévoué aux cérémonies, il regardait avec respect le cochon de laitqu’il avait farci de gruau et qu’il avait rôti lui-même (car ilavait quelques connaissances culinaires), absolument comme si cen’avait pas été un cochon de lait ordinaire, que l’on pouvaitacheter et rôtir en tout temps, mais bien un animal particulier, néspécialement pour la fête de Noël. Peut-être était-il habitué,depuis sa tendre enfance, à voir ce jour-là sur la table un cochonde lait, et en concluait-il qu’un cochon de lait étaitindispensable pour célébrer dignement la fête ; je suiscertain que si, par malheur, il n’avait pas mangé de cetteviande-là, il aurait eu un remords toute sa vie de n’avoir pas faitson devoir. Jusqu’au jour de Noël il portait sa vieille veste etson vieux pantalon, qui, malgré leur raccommodage minutieux,montraient depuis longtemps la corde. J’appris alors qu’il gardaitsoigneusement dans son coffre le nouveau costume qui lui avait étédélivré quatre mois auparavant, et qu’il ne l’avait pas touché à laseule fin de l’étrenner le jour de Noël. C’est ce qu’il fit. Laveille, il sortit de son coffre les vêtements neufs, les déplia,les examina, les nettoya, souffla dessus pour enlever la poussière,et tout étant parfaitement en ordre, il les essaya préalablement.Le costume lui seyait parfaitement ; toutes les pièces étaientconvenables, la veste se boutonnait jusqu’au cou, le collet droitet roide comme du carton maintenait le menton très-haut ; lataille rappelait de loin la coupe militaire ; aussi AkimAkimytch sourit-il de satisfaction, en se tournant et retournantnon sans braverie devant son tout petit miroir, orné depuislongtemps par ses soins d’une bordure dorée. Seule, une agrafe dela veste semblait ne pas être à sa place ; Akim Akimytch laremarqua et résolut de la changer de place ; quand il eutfini, il essaya de nouveau la veste, elle était irréprochable. Ilreplia alors son costume comme auparavant et, l’esprit tranquille,le serra dans son coffre jusqu’au lendemain. Son crâne étaitsuffisamment rasé, mais après un examen attentif, Akim Akimytchacquit la certitude qu’il n’était pas absolument lisse ; sescheveux avaient imperceptiblement repoussé ; il se renditimmédiatement près du « major » pour être rasé comme il faut, àl’ordonnance. En réalité personne n’aurait songé à le regarder lelendemain, mais il agissait par acquit de conscience, afin deremplir tous ses devoirs ce jour-là. Cette vénération pour le pluspetit bouton, pour la moindre torsade d’épaulette, pour la moindreganse s’était gravée dans son esprit comme un devoir impérieux, etdans son cœur, comme l’image de la plus parfaite beauté que peut etdoit atteindre un homme comme il faut. En sa qualité d’ « ancien »de la caserne, il veilla à ce qu’on apportât du foin et à ce qu’onl’étendit sur le plancher. La même chose se faisait dans les autrescasernes. Je ne sais pas pourquoi l’on jetait toujours du foin surle sol le jour de Noël[21]. Unefois qu’Akim Akimytch eut terminé son travail, il dit ses prières,s’étendit sur sa couchette et s’endormit du sommeil tranquille del’enfance, afin de se réveiller le plus tôt possible le lendemain.Les autres forçats firent de même, du reste. Tous les détenus secouchèrent beaucoup plus tôt que de coutume. Les travaux ordinairesfurent délaissés ce soir-là ; quant à jouer aux cartes,personne n’aurait même osé en parler. Tout le monde attendait lematin suivant. Il arriva enfin, ce matin ! De fort bonneheure, avant même qu’il fît jour, on battit la diane, et lesous-officier qui entra pour compter les forçats leur souhaita uneheureuse fête. On lui répondit, d’un ton affable et aimable, par unsouhait semblable. Akim Akimytch et beaucoup d’autres qui avaientleurs oies et leurs cochons de lait, s’en furent précipitamment àla cuisine, après avoir dit leurs prières à la hâte, pour voir àquel endroit se trouvaient leurs victuailles, et comme on lesrôtissait. Par les petites fenêtres de notre caserne, à moitiécachées par la neige et la glace, on voyait dans les ténèbresflamber le feu vif des deux cuisines, dont les six poêles étaientallumés. Dans la cour encore sombre, les forçats, la demi-pelissejetée sur les épaules ou complètement vêtus, se pressaient du côtéde la cuisine. Quelques-uns cependant, — en petit nombre, — avaientréussi à visiter les cabaretiers. C’étaient les plus impatients.Tout le monde se conduisait avec décence, paisiblement, beaucoupmieux qu’à l’ordinaire. On n’entendait ni les querelles, ni lesinjures habituelles. Chacun comprenait que c’était un grand jour,une grande fête. Des forçats allaient même dans les autres casernessouhaiter une heureuse fête à leurs connaissances. Ce jour-là, ilsemblait qu’une sorte d’amitié existât entre eux. Je remarquerai enpassant que les forçats n’ont presque jamais de liaisons à lamaison de force, ni communes, ni particulières ; ainsi ilétait très-rare qu’un forçat se liât avec un autre, comme dans lemonde libre. Nous étions en général durs et secs dans nos rapportsréciproques, à quelques rares exceptions près ; c’était un tonadopté une fois pour toutes. Je sortis aussi de la caserne ;il commençait à faire clair ; les étoiles pâlissaient, unelégère buée congelée s’élevait de terre, les spirales de fumée descheminées montaient en tournoyant. Plusieurs détenus que jerencontrai me souhaitèrent avec affabilité une bonne fête. Je lesremerciai en leur rendant leurs souhaits. De ceux-là, quelques-unsne m’avaient jamais encore adressé la parole. Près de la cuisine,un forçat de la caserne militaire, la touloupe sur l’épaule, merejoignit. Du milieu de la cour, il m’avait aperçu et me criait : «Alexandre Pétrovitch ! Alexandre Pétrovitch ! » Il sehâtait en courant du côté de la cuisine. Je m’arrêtai pourl’attendre. C’était un jeune gars au visage rond, aux yeux doux,peu communicatif avec tout le monde ; il ne m’avait pas encoreparlé depuis mon entrée à la maison de force, et n’avait faitjusqu’alors aucune attention à moi : je ne savais même pas commentil se nommait. Il accourut tout essoufflé, et resta planté devantmoi à me regarder en souriant bêtement, mais d’un air heureux. —Que voulez-vous ? lui demandai-je non sans étonnement. Ilresta devant moi souriant, à me regarder de tous ses yeux, sanstoutefois entamer la conversation. — Mais, comment donc ?…c’est fête…, marmotta-t-il. Il comprit lui-même qu’il n’avait rienà me dire de plus, et me quitta pour se rendre précipitamment à lacuisine. Je ferai la remarque qu’après cela nous ne nousrencontrâmes presque jamais, et que nous ne nous adressâmes pas laparole jusqu’à ma sortie de prison. Autour des poêles flambants dela cuisine les forçats affairés se démenaient et se bousculaient.Chacun surveillait son bien, les cuisiniers préparaient l’ordinairedu bagne, car le dîner devait avoir lieu un peu plus tôt que decoutume. Personne n’avait encore mangé, du reste, bien que tous eneussent envie, mais on observait les convenances devant les autres.On attendait le prêtre, le carême ne cessait qu’après son arrivée.Il ne faisait pas encore jour que l’on entendit déjà le caporalcrier de derrière la porte d’entrée de la prison : « Lescuisiniers ! » Ces appels se répétèrent, Ininterrompus,pendant deux heures. On réclamait les cuisiniers pour recevoir lesaumônes apportées de tous les coins de la ville en quantité énorme: miches de pain blanc, talmouses, échaudés, crêpes, et autrespâtisseries au beurre. Je crois qu’il n’y avait pas une marchandeou une bourgeoise de toute la ville qui n’eût envoyé quelque choseaux « malheureux ». Parmi ces aumônes, il y en avait d’opulentes,comme des pains de fleur de farine en assez grand nombre ; ily en avait aussi de très-pauvres, une miche de pain blanc de deuxkopeks et deux changhi noirs à peine enduits de crème aigre :c’était le cadeau du pauvre au pauvre, pour lequel celui-là avaitdépensé son dernier kopek. Tout était accepté avec une égalereconnaissance, sans distinction de valeur ou de donateurs. Lesforçats qui recevaient les dons ôtaient leurs bonnets, remerciaienten saluant les donateurs, leur souhaitaient de bonnes fêtes etemportaient l’aumône à la cuisine. Quand on avait rassemblé degrands tas de pains, on appelait les anciens de chaque caserne, quipartageaient le tout par égales portions entre toutes les sections.Ce partage n’excitait ni querelles ni injures, il se faisaithonnêtement, équitablement. Akim Akimytch, aidé d’un autre détenu,partageait entre les forçats de notre caserne le lot qui nous étaitéchu, de sa main, et remettait à chacun de nous ce qui luirevenait. Chacun était content, pas une réclamation ne se faisaitentendre, aucune envie ne se manifestait ; personne n’auraiteu l’idée d’une tromperie. Quand Akim Akimytch eut fini sesaffaires à la cuisine, il procéda religieusement à sa toilette ets’habilla d’un air solennel, en boutonnant tous les crochets de saveste sans en excepter un : une fois vêtu de neuf, il se mit àprier, ce qui dura assez longtemps. Beaucoup de détenusremplissaient leurs devoirs religieux, mais c’étaient, pour laplupart, des gens âgés : les jeunes ne priaient presque pas : ilsse signaient tout au plus en se levant, et encore cela n’arrivaitque les jours de fête. Akim Akimytch s’approcha de moi, une fois saprière finie, pour me faire les souhaits d’usage. Je l’invitai àprendre du thé, il me rendit ma politesse en m’offrant de soncochon de lait. Au bout de quelque temps Pétrof accourut pourm’adresser ses compliments. Je crois qu’il avait déjà bu, et, bienqu’il fût tout essoufflé, il ne me dit pas grand’chose ; ilresta debout devant moi pendant quelques instants et s’en retournaà la cuisine. On se préparait en ce moment dans la caserne de lasection militaire à recevoir le prêtre. Cette caserne n’était pasconstruite comme les autres ; les lits de camp étaientdisposés le long de la muraille, et non au milieu de la salle commedans toutes les autres, si bien que c’était la seule dont le milieune fût pas obstrué. Elle avait été probablement construite de cettefaçon afin qu’en cas de nécessité on put réunir les forçats. Ondressa une petite table au milieu de la salle ; on y plaça uneimage devant laquelle on alluma une petite lampe-veilleuse. Leprêtre arriva enfin avec la croix et l’eau bénite. Il pria etchanta devant l’image, puis se tourna du côté des forçats qui,tous, les uns après les autres, vinrent baiser la croix. Le prêtreparcourut ensuite toutes les casernes, qu’il aspergea d’eaubénite ; quand il arriva à la cuisine, il vanta le pain de lamaison de force qui avait de la réputation en ville ; lesdétenus manifestèrent aussitôt le désir de lui envoyer deux painsfrais encore tout chauds, qu’un invalide fut chargé de lui porterimmédiatement. Les forçats reconduisirent la croix avec le mêmerespect qu’ils l’avaient accueillie ; presque tout de suiteaprès, le major et le commandant arrivèrent. On aimait lecommandant, on le respectait même. Il fit le tour des casernes encompagnie du major, souhaita un joyeux Noël aux forçats, entra dansla cuisine et goûta la soupe aux choux aigres. Elle était fameusece jour-là : chaque détenu avait droit à près d’une livre deviande ; en outre, on avait préparé du gruau de millet, etcertes le beurre n’y avait pas été épargné. Le major reconduisit lecommandant jusqu’à la porte et ordonna aux forçats de dîner.Ceux-ci s’efforçaient de ne pas se trouver sous ses yeux. Onn’aimait pas son regard méchant, toujours inquisiteur derrière seslunettes, errant de droite et de gauche, comme s’il cherchait undésordre à réprimer, un coupable à punir. On dîna. Le cochon delait d’Akim Akimytch était admirablement rôti. Je ne pusm’expliquer comment cinq minutes après la sortie du major il y eutune masse de détenus ivres tandis qu’en sa présence tout le mondeétait encore de sang-froid. Les figures rouges et rayonnantesétaient nombreuses ; des balalaïki[22] firentbientôt leur apparition. Le petit Polonais suivait déjà en jouantdu violon un riboteur qui l’avait engagé pour toute la journée etauquel il raclait des danses gaies. La conversation devint de plusen plus bruyante et tapageuse. Le dîner se termina cependant sansgrands désordres. Tout le monde était rassasié. Plusieursvieillards, des forçats sérieux, s’en furent immédiatement secoucher, ce que fit aussi Akim Akimytch qui supposait probablementqu’on devait absolument dormir après dîner les jours de fête. Levieux-croyant de Starodoub, après avoir quelque peu sommeillé,grimpa sur le poêle, ouvrit son livre ; il pria la journéeentière et même fort tard dans la soirée, sans un instantd’interruption. Le spectacle de cette « honte » lui était pénible,comme il le disait. Tous les Tcherkesses allèrent s’asseoir sur leseuil ; ils regardaient avec curiosité, mais avec une nuancede dégoût, tout ce monde ivre. Je rencontrai Nourra : « Aman, Aman,me dit-il dans un élan d’honnête indignation et en hochant la tête,— ouh ! Aman ! Allah sera fâché ! » Isaï Fomitchalluma d’un air arrogant et opiniâtre une bougie dans son coin etse mit au travail, pour bien montrer qu’à ses yeux ce n’était pasfête. Par-ci par-là des parties de cartes s’organisaient. Lesforçats ne craignaient pas les invalides, on plaça pourtant dessentinelles pour le cas où le sous-officier arriverait àl’improviste, mais celui-ci s’efforçait de ne rien voir. L’officierde garde fit en tout trois rondes ; les détenus ivres secachaient vite, les jeux de cartes disparaissaient en un clind’œil ; je crois qu’au fond il était bien résolu à ne pasremarquer les désordres de peu d’importance. Être ivre n’était pasun méfait ce jour-là. Peu à peu tout le monde fut en gaieté. Desquerelles commencèrent. Le plus grand nombre cependant était desang-froid, en effet il y avait de quoi rire rien qu’à voir ceuxqui étaient sortis. Ceux-là buvaient sans mesure. Gazinetriomphait, il se promenait d’un air satisfait près de son lit decamp, sous lequel il avait caché son eau-de-vie, enfouie à l’avancesous la neige derrière les casernes, dans un endroit secret ;il riait astucieusement en voyant les consommateurs arriver enfoule. Il était de sang-froid et n’avait rien bu du tout, car ilavait l’intention de bambocher le dernier jour des fêtes, quand ilaurait préalablement vidé les poches des détenus. Des chansonsretentissaient dans les casernes. La soûlerie devenait infernale,et les chansons touchaient aux larmes. Les détenus se promenaientpar bandes en pinçant d’un air crâne les cordes de leur balalaïka,la touloupe jetée négligemment sur l’épaule. Un chœur de huit à dixhommes s’était même formé dans la division particulière. Ilschantaient d’une façon supérieure avec accompagnement de guitareset de balalaïki. Les chansons vraiment populaires étaient rares. Jene me souviens que d’une seule, admirablement dite : Hier, moijeunesse J’ai été au festin… C’est au bagne que j’entendis unevariante à moi inconnue auparavant. À la fin du chant étaientajoutés quelques vers : Chez moi jeunesse, Tout est arrangé. J’ailavé les cuillers, J’ai versé la soupe aux choux, J’ai gratté lespoteaux de porte, J’ai cuit des pâtés. Ce que l’on chantaitsurtout, c’étaient les chansons dites « de forçats ». L’uned’elles, « Il arrivait… », tout humoristique, raconte comment unhomme s’amusait et vivait en seigneur, et comme il avait été envoyéà la maison de force. Il épiçait son « bla-manger de Chinpagne »,tandis que maintenant On me donne des choux à l’eau Que je dévore àme fendre les oreilles. La chanson suivante, trop connue, étaitaussi à la mode : Auparavant je vivais, Gamin encore, je m’amusaisEt j’avais mon capital… Mon capital, gamin encore, je l’ai perdu Etj’en suis venu à vivre dans la captivité… et cætera. Seulement onne disait pas capital chez nous, mais copital, que l’on faisaitdériver du verbe copit (amasser). Il y en avait aussi demélancoliques. L’une d’elles, assez connue, je crois, était unevraie chanson de forçats : La lumière céleste resplendit, Letambour bat la diane, L’ancien ouvre la porte, Le greffier vientnous appeler. On ne nous voit pas derrière les murailles Ni commenous vivons ici. Dieu, le Créateur céleste, est avec nous, Nous nepérirons pas ici… etc. Une autre chanson encore plus mélancolique,mais dont la mélodie était superbe, se chantait sur des parolesfades et assez incorrectes. Je me rappelle quelques vers : Monregard ne verra plus le pays Où je suis né ; À souffrir destourments immérités Je suis condamné toute ma vie. Le hiboupleurera sur le toit Et fera retentir la forêt. J’ai le cœur navréde tristesse, Je ne serai pas là-bas. On la chante souvent, maisnon pas en chœur, toujours en solo. Ainsi, quand les travaux sontfinis, un détenu sort de la caserne, s’assied sur le perron ;il réfléchit, son menton appuyé sur sa main, et chante en traînantsur un fausset élevé. On l’écoute, et quelque chose se brise dansle cœur. Nous avions de belles voix parmi les forçats. Cependant lecrépuscule tombait. L’ennui, le chagrin et l’abattementreparaissaient à travers l’ivresse et la débauche. Le détenu qui,une heure avant, se tenait les côtes de rire, sanglotait maintenantdans un coin, soûl outre mesure. D’autres en étaient déjà venus auxmains plusieurs fois ou rôdaient en chancelant dans les casernes,tout pâles, cherchant une querelle. Ceux qui avaient l’ivressetriste cherchaient leurs amis pour se soulager et pleurer leurdouleur d’ivrogne. Tout ce pauvre monde voulait s’égayer, passerjoyeusement la grande fête, — mais, juste ciel ! comme ce jourfut pénible pour tous ! Ils avaient passé cette journée dansl’espérance d’une félicité vague qui ne se réalisait pas. Pétrofaccourut deux fois vers moi : comme il n’avait que peu bu, il étaitde sang-froid, mais jusqu’au dernier moment, il attendit quelquechose, qui devait arriver pour sûr, quelque chose d’extraordinaire,de gai et d’amusant. Bien qu’il n’en dit rien, on le devinait à sonregard. Il courait de caserne en caserne sans fatigue… Rienn’arriva, rien à part la soûlerie générale, les injures idiotes desivrognes et un étourdissement commun de ces têtes enflammées.Sirotkine errait aussi, paré d’une chemise rouge toute neuve,allant de caserne en caserne, joli garçon, comme toujours, fortpropret ; lui aussi, doucement, naïvement, il attendaitquelque chose. Peu à peu le spectacle devint insupportable,répugnant, à donner des nausées ; il y avait pourtant deschoses visibles, mais j’étais tout triste sans motif. J’éprouvaisune pitié profonde pour tous ces hommes, et je me sentais commeétranglé, étouffé au milieu d’eux. Ici deux forçats se disputentpour savoir lequel régalera l’autre. Ils discutent depuislongtemps ; ils ont failli en venir aux mains. L’un d’euxsurtout a de vieille date une dent contre l’autre : il se plaint enbégayant, et veut prouver à son camarade que celui-ci a agiinjustement quand il a vendu l’année dernière une pelisse et cachél’argent. Et puis, il y avait encore quelque chose… Le plaignantest un grand gaillard, bien musclé, tranquille, pas bête, mais qui,lorsqu’il est ivre, veut se faire des amis et épancher sa douleurdans leur sein. Il injurie son adversaire en énonçant ses griefs,dans l’intention de se réconcilier plus tard avec lui. L’autre, ungros homme trapu, solide, au visage rond, rusé comme un renard,avait peut-être bu plus que son camarade, mais ne paraissait quelégèrement ivre. Ce forçat a du caractère et passe pour êtreriche ; il est probable qu’il n’a aucun intérêt à irriter soncamarade, aussi le conduit-il vers un cabaretier ; l’amiexpansif assure que ce camarade lui doit de l’argent et qu’il esttenu de l’inviter à boire « s’il est seulement ce qu’on appelle unhonnête homme ». Le cabaretier, non sans quelque respect pour leconsommateur et avec une nuance de mépris pour l’ami expansif, carcelui-ci boit au compte d’autrui et se fait régaler, prend unetasse et la remplit d’eau-de-vie. — Non, Stepka (Étiennet), c’esttoi qui dois payer, parce que tu me dois de l’argent. — Eh !Je ne veux pas me fatiguer la langue à te parler, répond Stepka. —Non, Stepka, tu mens, assure le premier, en prenant la tasse que lecabaretier lui tend — tu me dois de l’argent ; il faut que tun’aies pas de conscience ; tiens, tes yeux mêmes ne sont pas àtoi, tu les as empruntés comme tu empruntes tout. Canaille,va ! Stepka ! en un mot, tu es une canaille ! —Qu’as-tu à pleurnicher ? regarde, tu répands toneau-de-vie ! Puisqu’on te régale, bois ! crie lecabaretier à l’ami expansif — je n’ai pas le temps d’attendrejusqu’à demain. — Je boirai, n’aie pas peur, qu’as-tu àcrier ? Mes meilleurs souhaits à l’occasion de la fête,Stépane Doroféitch ! dit celui-ci poliment en s’inclinant, satasse à la main, du côté de Stepka, qu’une minute auparavant ilavait traité de canaille. « Porte-toi bien et vis cent ans, sanscompter ce que tu as déjà vécu ! » Il boit, grogne un soupirde satisfaction et s’essuie. — En ai-je bu auparavant, del’eau-de-vie ! dit-il avec un sérieux plein de gravité, enparlant à tout le monde sans s’adresser à personne en particulier —mais voilà, mon temps finit. Remercie-moi, StépaneDoroféitch ! — Il n’y a pas de quoi. — Ah ! tu ne veuxpas me remercier, alors je raconterai à tout le monde ce que tum’as fait ; outre que tu es une grande canaille, je te dirai…— Eh bien, voilà ce que je te dirai, vilain museau d’ivrogne ?interrompt Stepka qui perd enfin patience. Écoute et fais bienattention, partageons le monde en deux, prends-en une moitié et moil’autre, et laisse-moi tranquille. — Ainsi tu ne me rendras pas monargent. — Quel argent veux-tu encore, soûlard ? — Quand tu… mele rendras dans l’autre monde, eh bien, je ne le prendrai pas.Notre argent, c’est la sueur de notre front, c’est le calus quenous avons aux mains. Tu t’en repentiras dans l’autre monde, turôtiras pour ces cinq kopeks. — Va-t’en au diable ! — Qu’as-tuà me talonner ? Je ne suis pas un cheval. — File !allons, file ! — Canaille ! — Forçat ! Et voilà lesinjures qui pleuvent, plus fort encore qu’avant la régalade. Deuxamis sont assis séparément sur deux lits de camp, l’un est degrande taille, vigoureux, charnu, un vrai boucher : son visage estrouge. Il pleure presque, car il est très-ému. L’autre, vaniteux,fluet, mince, avec un grand nez qui a toujours l’air d’être enrhuméet de petits yeux bleus fixés en terre. C’est un homme fin et bienélevé, il a été autrefois secrétaire et traite son ami avec un peude dédain, ce qui déplaît à son camarade. Ils avaient bu ensembletoute la journée. — Il a pris une liberté avec moi ! crie leplus gros, en secouant fortement de sa main gauche la tête de soncamarade. « Prendre une liberté » signifie frapper. Ce forçat,ancien sous-officier, envie secrètement la maigreur de sonvoisin ; aussi luttent-ils de recherche et d’élégance dansleurs conversations. — Je te dis que tu as tort… dit d’un tondogmatique le secrétaire, les yeux opiniâtrement fixés en terred’un air grave, et sans regarder son interlocuteur. — Il m’afrappé, entends-tu ! continue l’autre en tiraillant encoreplus fort son cher ami. — Tu es le seul homme qui me reste ici-bas,entends-tu ! Aussi je te le dis : il a pris une liberté. — Etje te répéterai qu’une disculpation aussi piètre ne peut que tefaire honte, mon cher ami ! réplique le secrétaire d’une voixgrêle et polie — avoue plutôt, cher ami, que toute cette soûlerieprovient de ta propre inconstance. L’ami corpulent trébuche enreculant, regarde bêtement de ses yeux ivres le secrétairesatisfait, et tout à coup il assène de toutes ses forces son énormepoing sur la figure maigrelette de celui-ci. Ainsi se terminel’amitié de cette journée. Le cher ami disparaît sous les lits decamp, éperdu… Une de mes connaissances entre dans notre caserne,c’est un forçat de la section particulière, extrêmement débonnaireet gai, un garçon qui est loin d’être bête, très-simple et railleursans méchante intention : c’est précisément celui qui, lors de monarrivée à la maison de force, cherchait un paysan riche, déclaraitqu’il avait de l’amour-propre et avait fini par boire mon thé. Ilavait quarante ans, une lèvre énorme, un gros nez charnu etbourgeonné. Il tenait une balalaïka, dont il pinçait négligemmentles cordes ; un tout petit forçat à grosse tête, que jeconnaissais très-peu, auquel du reste personne ne faisaitattention, le suivait comme son ombre. Ce dernier était étrange,défiant, éternellement taciturne et sérieux ; il travaillaitdans l’atelier de couture et s’efforçait de vivre solitaire, sansse lier avec personne, Maintenant qu’il était ivre, il s’étaitattaché à Varlamof comme son ombre, et le suivait, excessivementému, en gesticulant, en frappant du poing la muraille et les litsde camp : il pleurait presque. Varlamof ne le remarquait pas plusque s’il n’eût pas existé. Le plus curieux, c’est que ces deuxhommes ne se ressemblaient nullement ; ni leurs occupations,ni leurs caractères n’étaient communs. Ils appartenaient à dessections différentes et demeuraient dans des casernes séparées. Onappelait ce petit forçat : Boulkine. Varlamof sourit en me voyantassis à ma place près du poêle. Il s’arrêta à quelques pas de moi,réfléchit un instant, tituba et vint de mon côté à pas inégaux, ense déhanchant crânement ; il effleura les cordes de soninstrument et fredonna en frappant légèrement le sol de sa bottesur un ton de récitatif : Ma chérie À la figura pleine et blancheChante comme une mésange ; Dans sa robe de satin À labrillante garniture Elle est très-belle. Cette chanson mit Boulkinehors de lui, car il agita ses bras, et cria en s’adressant à toutle monde : — Il ment, frères, il ment comme un arracheur de dents.Il n’y a pas une ombre de vérité dans tout ce qu’il dit. — Mesrespects au vieillard Alexandre Pétrovitch ! fit Varlamof enme regardant avec un rire fripon ; je crois même qu’il voulaitm’embrasser. Il était gris. Quant à l’expression « Mes respects auvieillard un tel », elle est employée par le menu peuple de toutela Sibérie, même en s’adressant à un homme de vingt ans. Le mot de« vieillard » marque du respect, de la vénération ou de laflatterie, et s’applique à quelqu’un d’honorable, de digne. — Ehbien, Varlamof, comment vous portez-vous ? —Couci-couça ! tout à la douce. Qui est vraiment heureux de lafête, est ivre depuis le grand matin. Excusez-moi ! Varlamofparlait en traînant. — Il ment, il ment de nouveau ! fitBoulkine en frappant les lits de camp dans une sorte de désespoir.On aurait juré que Varlamof avait donné sa parole d’honneur de nepas faire attention à celui-ci, c’était précisément ce qu’il yavait de plus comique, car Boulkine ne quittait pas Varlamof d’unesemelle depuis le matin, sans aucun motif, simplement parce quecelui-ci « mentait » à ce qu’il lui semblait. Il le suivait commeson ombre, lui cherchait chicane pour chaque mot, se tordait lesmains, battait des poings contre la muraille et sur les lits deplanche, à en saigner, et souffrait, souffrait visiblement de laconviction qu’il avait que Varlamof « mentait comme un arracheur dedents ». S’il avait eu des cheveux sur la tête, il se les seraitcertainement arrachés dans sa douleur, dans sa mortificationprofonde. On aurait pu croire qu’il avait pris l’engagement derépondre des actions de Varlamof, et que tous les défauts decelui-ci bourrelaient sa conscience. L’amusant était que le forçatcontinuait à ne pas remarquer la comédie de Boulkine. — Ilment ! il ment ! il ment ! Rien devraisemblable !… criait Boulkine. — Qu’est-ce que ça peut biente faire ? répondirent les forçats en riant. — Je vous dirai,Alexandre Pétrovitch, que j’étais très-joli garçon quand j’étaisjeune et que les filles m’aimaient beaucoup, beaucoup… fitbrusquement Varlamof de but en blanc. — Il ment ! Le voilà quiment encore ! l’interrompit Boulkine en poussant ungémissement. Les forçats éclatèrent de rire. — Et moi, je faisaisle beau devant elles ; j’avais une chemise rouge, despantalons larges, en peluche, je me couchais quand je voulais,comme le comte de la Bouteille ; en un mot, je faisais tout ceque je pouvais seulement désirer. — Il ment ! déclarerésolument Boulkine. —J’avais alors hérité de mon père une maisonde pierre, à deux étages. Eh bien, en deux ans, j’ai mis bas lesdeux étages, il m’est resté tout juste une porte cochère sanscolonnes ni montants. Que voulez-vous ? l’argent, c’est commeles pigeons, il arrive et puis il s’envole. — Il ment !déclare Boulkine plus résolument encore… — Alors, quand je suisarrivé, au bout de quelques jours, j’ai envoyé une pleurrade(lettre) à ma parenté pour qu’ils m’expédient de l’argent. Parcequ’on disait que j’avais agi contre la volonté de mes parents,j’étais irrespectueux. Voilà tantôt sept ans que je l’ai envoyée,ma lettre ! — Et pas de réponse ? demandai-je ensouriant. — Eh non ! fit-il en riant lui aussi et enapprochant toujours plus son nez de mon visage. — J’ai ici uneamoureuse, Alexandre Pétrovitch !… — Vous ? uneamoureuse ? — Onuphrief disait, il n’y a pas longtemps : Lamienne est grêlée, laide tant que tu voudras, mais elle a beaucoupde robes ; tandis que la tienne est jolie, mais c’est unemendiante, elle porte la besace. — Est-ce vrai ? —Parbleu ! elle est mendiante ! dit-il. Il pouffait derire sans bruit, tout le monde rit aussi. Chacun savait, en effet,qu’il était lié avec une mendiante à laquelle il donnait en toutdix kopeks chaque six mois, — Eh bien ! que mevoulez-vous ? lui demandai-je, car je désirais m’endébarrasser, Il se tut, me regarda en faisant la bouche en cœur, etme dit tendrement : — Ne m’octroierez-vous pas pour cette cause dequoi boire un demi-litre ? Je n’ai bu que du thé aujourd’huide toute la journée, ajouta-t-il d’un ton gracieux, en prenantl’argent que je lui donnai, et voyez-vous, ce thé me tracassetellement que j’en deviendrai asthmatique ; j’ai le ventre quime grouille… comme une bouteille d’eau ! Comme il prenaitl’argent que je lui tendis, le désespoir moral de Boulkine neconnut plus de limites ; il gesticulait comme un possédé. —Braves gens ! cria-t-il à toute la caserne ahurie, levoyez-vous ? Il ment ! Tout ce qu’il dit, tout, tout estmensonge. — Qu’est-ce que ça peut te faire ? lui crièrent lesforçats qui s’étonnaient de son emportement, tu es absurde ! —Je ne lui permettrai pas de mentir, continua Boulkine en roulantses yeux et en frappant du poing de toutes ses forces sur lesplanches, je ne veux pas qu’il mente ! Tout le monde rit.Varlamof me salue après avoir pris l’argent, et se hâte, en faisantdes grimaces, d’aller chez le cabaretier. Il remarqua seulementalors Boulkine. — Allons ! lui dit-il en s’arrêtant sur leseuil de la caserne, comme si ce dernier lui était indispensablepour l’exécution d’un projet. — Pommeau ! ajouta-t-il avecmépris en faisant passer Boulkine devant lui ; il recommença àtourmenter les cordes de sa balalaïka. À quoi bon décrire cetétourdissement ! Ce jour suffocant s’achève enfin. Les forçatss’endorment lourdement sur leurs lits de camp. Ils parlent etdélirent pendant leur sommeil encore plus que les autres nuits.Par-ci par-là on joue encore aux cartes. La fête, si impatiemmentet si longuement attendue, est écoulée. Et demain, de nouveau lelabeur quotidien, de nouveau aux travaux forcés…

Chapitre 11La représentation

Le soir du troisième jour des fêtes eut lieu la premièrereprésentation de notre théâtre. Les tracas n’avaient pas manquépour l’organiser, mais les acteurs en avaient pris sur eux tout lesouci, aussi les autres forçats ne savaient-ils pas où en était lefutur spectacle, ni ce qui se faisait. Nous ne savions pas même aujuste ce que l’on représenterait. — Les acteurs, pendant ces troisjours, en allant au travail, s’ingéniaient à rassembler le plus decostumes possible. Chaque fois que je rencontrais Baklouchine, ilfaisait craquer ses doigts de satisfaction, mais ne me communiquaitrien. Je crois que le major était de bonne humeur. Nous ignorionsdu reste entièrement s’il avait eu veut du spectacle, s’il l’avaitautorisé ou s’il avait résolu de se taire et de fermer les yeux surles fantaisies des forçats, après s’être assuré que tout sepasserait le plus convenablement possible. Je crois qu’il avaitentendu parler de la représentation, mais qu’il ne voulait pas s’enmêler, parce qu’il comprenait que tout irait peut-être de travers,s’il l’interdisait ; les soldats feraient les mutins ous’enivreraient, il valait donc bien mieux qu’ils s’occupassent dequelque chose. Je prête ce raisonnement au major, uniquement parceque c’est le plus naturel. On peut même dire que si les forçatsn’avaient pas eu de théâtre pendant les fêtes ou quelque chose dansce genre, il aurait fallu que l’administration organisât unedistraction quelconque. Mais comme notre major se distinguait pardes idées directement opposées à celles du reste du genre humain,on conçoit que je prends sur moi une grande responsabilité enaffirmant qu’il avait eu connaissance de notre projet et qu’ill’autorisait. Un homme comme lui devait toujours écraser, étoufferquelqu’un, enlever quelque chose, priver d’un droit, en un motmettre partout de l’ordre. Sous ce rapport il était connu de toutela ville. Il lui était parfaitement égal que ces vexationscausassent des rébellions. Pour ces délits on avait des punitions(il y a des gens qui raisonnent comme notre major) ; avec cescoquins de forçats on ne devait employer qu’une sévéritéimpitoyable et s’en tenir à l’application absolue de la loi — etvoilà tout. Ces incapables exécuteurs de la loi ne comprennentnullement qu’appliquer la loi sans en comprendre l’esprit, mènetout droit aux désordres. — « La loi le dit, que voulez-vous deplus ? » Ils s’étonnent même sincèrement qu’on exige d’eux,outre l’exécution de la loi, du bon sens et une tête saine. Ladernière condition surtout leur parait superflue, elle est pour euxd’un luxe révoltant, cela leur semble une vexation, del’intolérance.

Quoi qu’il en soit, le sergent-major ne s’opposa pas àl’organisation du spectacle, et c’est tout ce qu’il fallait auxforçats. Je puis dire en toute vérité que si pendant toutes lesfêtes il ne se produisit aucun désordre grave dans la maison, niquerelles sanglantes, ni vol, il faut l’attribuer à l’autorisationqu’avaient reçue les forçats d’organiser leur représentation. J’aivu de mes yeux comment ils faisaient disparaître ceux de leurscamarades qui avaient trop bu, comme ils empêchaient les rixes,sous prétexte qu’on défendrait le théâtre. Le sous-officier demandaaux détenus leur parole d’honneur qu’ils se conduiraient bien etque tout se passerait tranquillement. Ceux-ci y consentirent avecjoie et tinrent religieusement leur promesse : cela les flattaitfort qu’on crût en leur parole d’honneur. Ajoutons que cettereprésentation ne coûtait rien, absolument rien àl’administration ; elle n’avait pas de dépenses à faire. Lesplaces n’avaient pas été marquées à l’avance, car le théâtre semontait et se démontait en moins d’un quart d’heure. Le spectacledevait durer une heure et demie et dans le cas où l’ordre de cesserla représentation serait arrivé à l’improviste, les décorationsauraient disparu en un clin d’œil. Les costumes étaient cachés dansles coffres des forçats. Avant tout je dirai comment notre théâtreétait construit, quels étaient les costumes, et je parlerai del’affiche, c’est à dire des pièces que l’on se proposait dejouer.

À vrai dire, il n’y avait pas d’affiche écrite, on n’en fit quepour la seconde et la troisième représentation. Baklouchine lacomposa pour MM. Les officiers et autres nobles visiteurs quidaignaient honorer le spectacle de leur présence, à savoir :l’officier de garde qui vint une fois, puis l’officier de servicepréposé aux gardes, enfin un officier du génie ; c’est enl’honneur de ces nobles visiteurs que l’affiche fut écrite.

On supposait que la renommée de notre théâtre s’étendrait auloin dans la forteresse et même en ville, d’autant plus qu’il n’yavait aucun théâtre à N… ; des représentations d’amateurs etrien de plus. Les forçats se réjouissaient du moindre succès, commede vrais enfants, ils se vantaient. « Qui sait — se disait-on — ilse peut que les chefs apprennent cela, et qu’ils viennentvoir ; c’est alors qu’ils sauraient ce que valent les forçats,car ce n’est pas une représentation donnée par les soldats, avecdes bateaux flottants, des ours et des boucs, mais bien desacteurs, de vrais acteurs qui jouent des comédies faites pour lesseigneurs ; dans toute la ville, il n’y a pas un théâtrepareil ! Le général Abrocimof a eu une représentation chezlui, à ce qu’on dit, il y en aura encore une, eh bien ! qu’ilsnous dament le pion avec leur costume, c’est possible ! quantà la conversation, c’est une chose à voir ! Le gouverneurlui-même peut en entendre parler — et qui sait ? il viendrapeut-être. Ils n’ont pas de théâtre, en ville !… »

En un mot, la fantaisie des forçats, surtout après le premiersuccès, alla presque jusqu’à s’imaginer qu’on leur distribueraitdes récompenses ou qu’on diminuerait le chiffre des travaux forcés,l’instant d’après ils étaient les premiers à rire de bon cœur deleurs imaginations. En un mot, c’étaient des enfants, de vraisenfants, bien qu’ils eussent quarante ans. Je connaissais en grosle sujet de la représentation que l’on se proposait de donner, bienqu’il n’y eût pas d’affiche. Le titre de la première pièce était :Philatka et Mirachka rivaux. Baklouchine se vantait devant moi, unesemaine au moins à l’avance, que le rôle de Philatka qu’il s’étaitadjugé serait joué de telle façon qu’on n’avait rien vu de pareil,même sur les scènes pétersbourgeoiscs. Il se promenait dans lescasernes gonflé d’importance, effronté, l’air bonhomme malgrétout ; s’il lui arrivait de dire quelques bouts de son rôle «à la théâtrale », tout le monde éclatait de rire, que le fragmentfut amusant ou non, on riait parce qu’il s’était oublié. Il fautavouer que les forçats savaient se contenir et garder leurdignité ; pour s’enthousiasmer des tirades de Baklouchine, iln’y avait que les plus jeunes… gens sans fausse honte, ou bien lesplus importants, ceux dont l’autorité était si solidement établiequ’ils n’avaient pas peur d’exprimer nettement leurs sensations,quelles qu’elles fussent. Les autres écoutaient silencieux lesbruits et les discussions, sans blâmer ni contredire, mais ilss’efforçaient de leur mieux de se comporter avec indifférence etdédain envers le théâtre. Ce ne fut qu’au dernier moment, le jourmême de la représentation, que tout le monde s’intéressa à ce qu’onverrait, à ce que feraient nos camarades. On se demandait ce quepensait le major. Le spectacle réussirait-il comme celui d’il y adeux ans ? etc., etc. Baklouchine m’assura que tous lesacteurs étaient « parfaitement à leur place », et qu’il y auraitmême un rideau. Le rôle de Philatka serait rempli par Sirotkine. —Vous verrez comme il est bien en habit de femme, disait-il euclignant de l’œil et en faisant claquer sa langue contre sonpalais. La propriétaire bienfaisante devait avoir une robe avec desfalbalas et des volants, une ombrelle, tandis que le propriétaireportait un costume d’officier avec des aiguillettes et une canne àla main. La pièce dramatique qui devait être jouée en second lieuportait le titre de Kedril le glouton. Ce titre m’intrigua fort,mais j’eus beau faire des questions, je ne pus rien apprendre àl’avance. Je sus seulement que cette pièce n’était pasimprimée ; c’était une copie manuscrite, que l’on tenait d’unsous-officier en retraite du faubourg, lequel avait pour sûrparticipé autrefois à sa représentation sur une scène militairequelconque. Nous avons en effet, dans les villes et lesgouvernements éloignés, nombre de pièces de ce genre qui, je crois,sont parfaitement ignorées et n’ont jamais été imprimées, mais quiont apparu d’elles-mêmes au temps voulu pour défrayer le théâtrepopulaire dans certaines zones de la Russie.

J’ai dit « théâtre populaire » : il serait très-bon que nosinvestigateurs de la littérature populaire s’occupassent de fairede soigneuses recherches sur ce théâtre, qui existe, et quipeut-être n’est pas si insignifiant qu’on le pense. Je ne puiscroire que tout ce que j’ai vu dans notre maison de force fûtl’œuvre de nos forçats. Il faut pour cela des traditionsantérieures, des procédés établis et des notions transmises degénération en génération. Il faut les chercher parmi les soldats,les ouvriers de fabrique, dans les villes industrielles et mêmechez les bourgeois de certaines pauvres petites villes ignorées.Ces traditions se sont conservées dans certains villages et dansdes chefs-lieux de gouvernement, chez la valetaille de quelquesgrandes propriétés foncières. Je crois même que les copies debeaucoup de vieilles pièces se sont multipliées, précisément grâceà cette valetaille de hobereaux. Les anciens propriétaires et lesseigneurs moscovites avaient leurs propres théâtres sur lesquelsjouaient leurs serfs. C’est de là que provient notre théâtrepopulaire, dont les marques d’origine sont indiscutables. Quant àKedril le glouton, malgré ma vive curiosité, je ne pus rien ensavoir, si ce n’est que les démons apparaissaient sur la scène etemportaient Kedril en enfer. Mais que signifiait ce nom deKedril ? pourquoi s’appelait-il Kedril, et non Cyrille ?L’action était-elle russe ou étrangère ? je ne pus pas tirerau clair cette question. On annonçait que la représentation seterminerait par une « pantomime en musique ». Tout cela promettaitd’être fort curieux. Les acteurs étaient au nombre de quinze, tousgens vifs et décodés. Ils se donnaient beaucoup de mouvement,multipliaient les répétitions, qui avaient lieu quelquefoisderrière les casernes, se cachaient, prenaient des airs mystérieux.En un mot, ou voulait nous surprendre par quelque chosed’extraordinaire et d’inattendu.

Les jours de travail, on fermait les casernes de très-bonneheure, à la nuit tombante, mais on faisait une exception pour lesfêtes de Noël ; alors on ne mettait les cadenas aux portesqu’à la retraite du soir (neuf heures). Cette faveur avait étéaccordée spécialement en vue du spectacle. Pendant tout le tempsdes fêtes, chaque soir, on envoyait une députation priertrès-humblement l’officier de garde de « permettre lareprésentation et ne pas fermer encore la maison de force », enajoutant qu’il y avait eu représentation la veille, et que pourtantil ne s’était produit aucun désordre. L’officier de garde faisaitle raisonnement suivant : Il n’y avait eu aucun désordre, aucuneinfraction à la discipline le jour du spectacle, et du momentqu’ils donnaient leur parole que la soirée d’aujourd’hui sepasserait de la même manière, c’est qu’ils feraient leur policeeux-mêmes ; ce serait la plus rigoureuse de toutes. En outre,il savait bien que s’il s’était avisé de défendra lareprésentation, ces gaillards (qui peut savoir, des forçats !)auraient pu faire encore des sottises, qui mettraient dansl’embarras les officiers de garde. Enfin une dernière raisonl’engageait à donner son consentement : monter la garde esthorriblement ennuyeux ; en autorisant la comédie, il avaitsous la main un spectacle donné non plus par des soldats, mais pardes forçats, gens curieux ; ce serait à coup sur intéressant,et il avait tout droit d’y assister.

Dans le cas où l’officier de service arriverait et demanderaitl’officier de garde, on lui répondrait que ce dernier était allécompter les forçats et fermer les casernes ; réponse exacte etjustification aisée. Voilà pourquoi nos surveillants autorisèrentle spectacle pendant toute la durée des fêtes ; les casernesne se fermèrent chaque soir qu’à la retraite. Les forçats savaientd’avance que la garde ne s’opposerait pas à leur projet ; ilsétaient tranquilles de ce côté là.

Vers six heures Pétrof vint me chercher, et nous nous rendîmesensemble dans la salle de spectacle. Presque tous les détenus denotre caserne y étaient, à l’exception du vieux-croyant deTchernigof et des Polonais. Ceux-ci ne se décidèrent à assister auspectacle que le jour de la dernière représentation, le 4 janvier,et encore quand on les eut convaincus que tout était convenable,gai et tranquille. Le dédain des Polonais irritait nos forçats,aussi furent-ils reçus très-poliment le 4 janvier ; on les fitasseoir aux meilleures places. Quant aux Tcherkesses et à IsaïFomitch, la comédie était pour eux une véritable réjouissance. IsaïFomitch donna chaque fois trois kopeks : le dernier jour, il posadix kopeks sur l’assiette ; la félicité se peignait sur sonvisage. Les acteurs avaient décidé que chaque spectateur donneraitce qu’il voudrait. La recette devait servir à couvrir les dépenseset « donner du montant » aux acteurs. Pétrof m’assura qu’on melaisserait occuper une des premières places, si plein que fût lethéâtre, d’abord parce qu’étant plus riche que les autres, il yavait des chances pour que je donnasse plus, et puis, parce que jem’y connaissais mieux, que personne. Sa prévision se réalisa. Jedécrirai préalablement la salle et la construction du théâtre.

La caserne de la section militaire qui devait servir de salle despectacle avait quinze pas de long. De la cour, on entrait par unperron dans une antichambre, et de là, dans la caserne elle-même.Cette longue caserne était de construction particulière, comme jel’ai dit plus haut : les lits de camp, rangés contre la muraille,laissaient un espace vide au milieu de la chambre. La premièremoitié de la caserne était destinée aux spectateurs, tandis que laseconde, qui communiquait avec un autre bâtiment, formait la scène.Ce qui m’étonna dès mon entrée, ce fut le rideau, qui coupait lacaserne en deux sur une longueur de dix pas. C’était une merveilledont on pouvait s’étonner à juste titre ; il était peint avecdes couleurs à l’huile, et représentait des arbres, des tonnelles,des étangs, des étoiles. Il se composait de toiles neuves etvieilles données par les forçats : chemises, bandelettes quitiennent lieu de bas à nos paysans, tout cela cousu tant bien quemal et formant un immense drap ; où la toile avait manqué, onl’avait remplacée par du papier, mendié feuille à feuille dans lesdiverses chancelleries et secrétaireries. Nos peintres (au nombredesquels se trouvait notre Brulof[23])l’avaient décoré tout entier, aussi l’effet était-il remarquable.Ce luxueux appareil réjouissait les forçats, même les plus morneset les plus exigeants ; du reste ceux-ci, une fois lespectacle commencé, se montrèrent tous de vrais enfants, ni plus nimoins que les impatients et les enthousiastes. Tous étaientcontents, avec un sentiment de vanité. L’éclairage consistait enquelques chandelles coupées en petits bouts. On avait apporté de lacuisine deux bancs, placés devant le rideau, ainsi que trois onquatre chaises empruntées à la chambre des sous-officiers. Ellesavaient été mises là pour le cas où les officiers supérieursassisteraient au spectacle. Quant aux bancs, ils étaient destinésaux sous-officiers, aux secrétaires du génie, aux directeurs destravaux, à tous les chefs immédiats des forçats qui n’avaient pasle grade d’officiers, et qui viendraient peut-être jeter un coupd’œil sur le théâtre. En effet, les visiteurs ne manquèrentpas ; suivant les jours, ils vinrent en plus ou moins grandnombre, mais pour la dernière représentation, il ne restait pas uneseule place inoccupée sur les bancs. Derrière se pressaient lesforçats, debout et tête nue, par respect pour les visiteurs, enveste ou en pelisse courte, malgré la chaleur suffocante de lasalle. Comme on pouvait s’y attendre, le local était trop exigupour tous les détenus ; entassés les uns sur les autres,surtout dans les derniers rangs, ils avaient encore occupé les litsde camp, les coulisses ; il y avait même des amateurs quidisparaissaient constamment derrière la scène, dans l’autrecaserne, et qui regardaient le spectacle de la coulisse du fond. Onnous fit passer en avant, Pétrof et moi, tout près des bancs, d’oùl’on voyait beaucoup mieux que du fond de la salle. J’étais poureux un bon juge, un connaisseur qui avait vu bien d’autres théâtres: les forçats avaient remarqué que Baklouchine s’était souventconcerté avec moi et qu’il avait témoigné de la déférence pour mesconseils, ils estimaient qu’on devait par conséquent me fairehonneur et me donner une des meilleures places. Ces hommes sontvaniteux, légers, mais c’est à la surface. Ils se moquaient de moiau travail, car j’étais un piètre ouvrier. Almazof avait le droitde nous mépriser, nous autres gentilshommes, et de se vanter de sonadresse à calciner l’albâtre ; ces railleries et ces vexationsavaient pour motif notre origine, car nous appartenions par notrenaissance à la caste de ses anciens maîtres, dont il ne pouvaitconserver un bon souvenir. Mais ici, au théâtre, ces mêmes hommesme faisaient place, car ils s’avouaient que j’étais plus entendu encette matière qu’eux-mêmes. Ceux mêmes qui n’étaient pas biendisposés à mon égard désiraient m’entendre louer leur théâtre et mecédaient le pas sans la moindre servilité. J’en juge maintenant parmon impression d’alors. Je compris que dans cette décisionéquitable, il n’y avait aucun abaissement de leur part, mais bienplutôt le sentiment de leur propre dignité. Le trait le pluscaractéristique de notre peuple, c’est sa conscience et sa soif dejustice. Pas de fausse vanité, de sot orgueil à briguer le premierrang sans y avoir des titres, — le peuple ne connaît pas ce défaut.Enlevez-lui son écorce grossière ; Vous apercevrez, enl’étudiant sans préjugés, attentivement et de près, des qualitésdont vous ne vous seriez jamais douté. Nos sages n’ont que peu dechose à apprendre à notre peuple ; je dirai même plus, ce sonteux au contraire qui doivent apprendre à son école. Pétrof m’avaitdit naïvement, quand il m’emmena au spectacle, qu’on me feraitpasser devant parce que je donnerais plus d’argent. Les placesn’avaient pas de prix fixe ; chacun donnait ce qu’il voulaitet ce qu’il pouvait. Presque tous déposèrent une pièce de monnaiesur l’assiette quand on fit la quête. Même si l’on m’eût laissépasser devant dans l’espérance que je donnerais plus qu’un autre,n’y avait-il pas là encore un sentiment profond de dignitépersonnelle ? « Tu es plus riche que moi, va-t’en au premierrang ; nous sommes tous égaux, ici, c’est vrai, mais tu payesplus, par conséquent un spectateur comme toi fait plaisir auxacteurs ; — occupe la première place, car nous ne sommes pasici pour notre argent, nous devons nous classer nous-mêmes ! »Quelle noble fierté dans cette façon d’agir ! Ce n’est plus leculte de l’argent qui est tout, mais en dernière analyse le respectde soi-même. On n’estimait pas trop la richesse chez nous. Je ne mesouviens pas que l’un de nous se soit jamais humilié pour avoir del’argent, même si je passe en revue toute la maison de force. On mequémandait, mais par polissonnerie, par friponnerie, plutôt quedans l’espoir du bénéfice lui-même ; c’était un trait de bonnehumeur, de simplicité naïve. Je ne sais pas si je m’exprimeclairement. J’ai oublié mon théâtre, j’y reviens. Avant le lever durideau, la salle présentait un spectacle étrange et animé. D’abordla cohue pressée, foulée, écrasée de tous côtés, mais impatiente,attendant, le visage resplendissant, le commencement de lareprésentation. Aux derniers rangs grouillait une masse confuse deforçats : beaucoup d’entre eux avaient apporté de la cuisine desbûches qu’ils dressaient contre la muraille et sur lesquelles ilsgrimpaient ; ils passaient deux heures entières dans cetteposition fatigante, s’accotant des deux mains sur les épaules deleurs camarades, parfaitement contents d’eux-mêmes et de leurplace. D’autres arc-boutaient leurs pieds contre le poêle, sur ladernière marche, et restaient tout le temps de la représentation,soutenus par ceux qui se trouvaient devant eux, au fond, près de lamuraille. De côté, massée sur des lits de camp, se trouvait aussiune foule compacte, car c’étaient là les meilleures places. Cinqforçats, les mieux partagés, s’étaient hissés et couchés sur lepoêle, d’où ils regardaient en bas : ceux-là nageaient dans labéatitude. De l’autre côté, fourmillaient les retardataires quin’avaient pas trouvé de bonnes places. Tout le monde se conduisaitdécemment et sans bruit. Chacun voulait se montrer avantageusementaux seigneurs qui nous visitaient. L’attente la plus naïve sepeignait sur ces visages rouges et humides de sueur, par suite dela chaleur étouffante. Quel étrange reflet de joie enfantine, deplaisir gracieux et sans mélange, sur ces figures couturées, surces fronts et ces joues marqués, sombres et mornes auparavant, etqui brillaient parfois d’un feu terrible ! Ils étaient toussans bonnets ; comme j’étais à droite, il me semblait queleurs têtes étaient entièrement rasées. Tout à coup, sur la scène,on entend du bruit, un vacarme… Le rideau va se lever. L’orchestrejoue… Cet orchestre mérite une mention. Sept musiciens s’étaientplacés le long des lits de camp : il y avait là deux violons (l’und’eux était la propriété d’un détenu ; l’autre avait étéemprunté hors de la forteresse ; les artistes étaient desnôtres), trois balalaïki — faites par les forçats eux-mêmes, deuxguitares et un tambour de basque qui remplaçait la contre-basse.Les violons ne faisaient que gémir et grincer, les guitares nevalaient rien ; en revanche les balalaïki étaientremarquables. L’agilité des doigts des artistes aurait fait honneurau plus habile prestidigitateur. Ils ne jouaient guère que des airsde danses : aux passages les plus entraînants, ils frappaientbrusquement du doigt sur la planchette de leurs instruments : leton, le goût, l’exécution, le rendu du motif, tout était original,personnel. Un des guitaristes possédait à fond son instrument.C’était le gentilhomme qui avait tué son père. Quant au tambour debasque, il exécutait littéralement des merveilles ; ainsi ilfaisait tourner le disque sur un doigt ou traînait son pouce sur lapeau d’âne, on entendait alors des coups répétés, clairs,monotones, qui soudain se brisaient et rejaillissaient en unemultitude innombrable de petites notes sourdes, chuchotantes etrebondissantes. Deux harmonicas se joignirent enfin à cetorchestre. Vraiment, je n’avais jusqu’alors aucune idée du partiqu’on peut tirer de ces instruments populaires, si grossiers : jefus étonné ; l’harmonie, le jeu, mais surtout l’expression, laconception même du motif étaient supérieurement rendus. Je comprisparfaitement alors, — et pour la première fois, —la hardiessesouveraine et le fol abandon de soi-même qui se trahissent dans nosairs de danses populaires et dans nos chansons de cabaret. — Lerideau se leva enfin. Chacun fit un mouvement, ceux qui setrouvaient dans le fond se dressèrent sur la pointe despieds ; quelqu’un tomba de sa bûche ; tous ouvrirent labouche et écarquillèrent les yeux : un silence parfait régnait danstoute la salle… La représentation commença. J’étais assis non loind’Aléi, qui se trouvait au milieu du groupe que formaient sesfrères et les autres Tcherkesses. Ils étaient passionnés pour lethéâtre et y assistaient chaque soir. J’ai remarqué que tous lesmusulmans, Tartares, etc., sont grands amateurs de spectacles detout genre. Près d’eux resplendissait Isaï Fomitch ; dès lelever du rideau, il était tout oreilles et tout yeux ; sonvisage exprimait une attente très-avide de miracles et dejouissances. J’aurais été désolé de voir son espérance trompée. Lacharmante figure d’Aléi brillait d’une joie si enfantine, si pure,que j’étais tout gai rien qu’en la regardant ;involontairement, chaque fois qu’un rire général faisait écho à uneréplique amusante, je me tournais de son côté pour voir son visage.Il ne me remarquait pas ; il avait bien autre chose à faireque de penser à moi ! Près de ma place, à gauche, se trouvaitun forçat déjà âgé, toujours sombre, mécontent et grondeur ;lui aussi avait remarqué Aléi, et je vis plus d’une fois comme iljetait sur lui des regards furtifs en souriant à demi, tant lejeune Tcherkesse était charmant ! Ce détenu l’appelaittoujours « Aléi Sémionytch », sans que je susse pourquoi. — Onavait commencé par Philatka et Mirochka. Philatka (Baklouchine)était vraiment merveilleux. Il jouait son rôle à la perfection. Onvoyait qu’il avait pesé chaque phrase, chaque mouvement. Il savaitdonner au moindre mot, au moindre geste, un sens, qui répondaitparfaitement au caractère de son personnage. Ajoutez à cette étudeconsciencieuse une gaieté non feinte, irrésistible, de lasimplicité, du naturel ; si vous aviez vu Baklouchine, vousauriez certainement convenu que c’était un véritable acteur, unacteur de vocation et de grand talent. J’ai vu plus d’une foisPhilatka sur les scènes de Pétersbourg et de Moscou, mats jel’affirme, pas un artiste des capitales n’était à la hauteur deBaklouchine dans ce rôle. C’étaient des paysans de n’importe quelpays, et non de vrais moujiks russes ; leur désir dereprésenter des paysans était trop apparent. — L’émulation excitaitBaklouchine, car on savait que le forçat Patsieikine devait jouerle rôle de Kedril dans la seconde pièce ; je ne sais pourquoi,on croyait que ce dernier aurait plus de talent que Baklouchine.Celui-ci souffrait de cette préférence comme un enfant. Combien defois n’était-il pas venu vers moi ces derniers jours, pour épancherses sentiments ! Deux heures avant la représentation, il étaitsecoué par la fièvre. Quand on éclatait de rire et qu’on lui criait: — Bravo ! Baklouchine ! tu es un gaillard ! safigure resplendissait de bonheur, et une vraie inspiration brillaitdans ses yeux. La scène des baisers entre Kirochka et Philatka, oùce dernier crie à la fille : « Essuie-toi » et s’essuie lui-même,fut d’un comique achevé. Tout le monde éclata de rire. Ce quim’intéressait le plus, c’étaient les spectateurs ; touss’étaient déroidis et s’abandonnaient franchement à leur joie. Lescris d’approbation retentissaient de plus en plus nourris. Unforçat poussait du coude son camarade et lui communiquait à la hâteses impressions, sans même s’inquiéter de savoir qui était à côtéde lui. Lorsqu’une scène comique commençait, on voyait un autre seretourner vivement en agitant les bras, comme pour engager sescamarades à rire, puis faire aussitôt face à la scène. Un troisièmefaisait claquer sa langue contre son palais et ne pouvait restertranquille ; comme la place lui manquait pour changer deposition, il piétinait sur une jambe ou sur l’autre. Vers la fin dela pièce, la gaieté générale atteignit son apogée. Je n’exagèrerien. Figurez-vous la maison de force, les chaînes, la captivité,les longues années de réclusion, de corvée, la vie monotone, quitombe goutte à goutte pour ainsi dire, les jours sombres del’automne : — tout à coup on permet à ces détenus comprimés des’égayer, de respirer librement pendant une heure, d’oublier leurcauchemar, d’organiser un spectacle — et quel spectacle ! quiexcite l’envie et l’admiration de toute la ville. « — Voyez-vous,ces forçats ! » Tout les intéressait, les costumes parexemple. Il leur semblait excessivement curieux de voir VanKa,Nietsviétaef ou Baklouchine, dans un autre costume que celui qu’ilsportaient depuis tant d’années. « C’est un forçat, un vrai forçatdont les chaînes sonnent quand il marche, et le voilà pourtant quientre en scène en redingote, en chapeau rond et en manteau, commeun civil. Il s’est fait des cheveux, des moustaches. Il sort unmouchoir rouge de sa poche, le secoue comme un seigneur, un vraiseigneur. » L’enthousiasme était à son comble de ce chef. Le «propriétaire bienfaisant » arrive dans un uniforme d’aide de camp,très-vieux à la vérité, épaulettes, casquette à cocarde : l’effetproduit est indescriptible. Il y avait deux amateurs pour cecostume, et — le croirait-on ? — ils s’étaient querellés commedeux gamins, pour savoir qui jouerait ce rôle-là, car ils voulaienttous deux se montrer en uniforme d’officier avec desaiguillettes ! Les autres acteurs les séparèrent ; à lamajorité des voix on confia ce rôle à Nietsviétaef, non pas qu’ilfût mieux fait de sa personne que l’autre et qu’il ressemblât mieuxà un seigneur, mais simplement parce qu’il leur avait assuré à tousqu’il aurait une badine, qu’il la ferait tourner et en fouetteraitla terre, en vrai seigneur, en élégant à la dernière mode, ce queVanka Ospiéty ne pouvait essayer, lui qui n’avait jamais connu degentilshommes. En effet, quand Nietsviétaef entra en scène avec sonépouse, il ne fit que dessiner rapidement des ronds sur le sol, desa légère badine de bambou ; il croyait certes que c’était làl’indice de la meilleure éducation, d’une suprême élégance. Dansson enfance encore, alors qu’il n’était qu’un serf va-nu-pieds, ilavait probablement été séduit par l’adresse d’un seigneur à fairetourner sa canne ; cette impression était restée ineffaçablepour toujours dans sa mémoire, si bien que quelque trente ans plustard, il s’en souvenait pour séduire et flatter à son tour lescamarades de la prison, Nietsviétaef était tellement enfoncé danscette occupation qu’il ne regardait personne ; il donnait laréplique sans même lever les yeux ; le plus important pourlui, c’était le bout de sa badine et les ronds qu’il traçait. Lapropriétaire bienfaisante était aussi très-remarquable ; elleapparut en scène dans un vieux costume de mousseline usée, quiavait l’air d’une guenille, les bras et le cou nus, un petit bonnetde calicot sur la tête, avec des brides sous le menton, uneombrelle dans une main, et dans l’autre un éventail de papier decouleur dont elle ne faisait que s’éventer. Un fou rire accueillitcette grande dame, qui ne put contenir elle-même sa gaîté et éclataà plusieurs reprises. Ce rôle était rempli par le forçat Ivanof.Quant à Sirotkine, habillé en fille, il était très-joli. Lescouplets furent fort bien dits. En un mot, la pièce se termina à lasatisfaction générale. Pas la moindre critique ne s’éleva : commentdu reste aurait-on pu critiquer ? On joua encore une foisl’ouverture, Siéni, moï siéni, et le rideau se releva. On allaitmaintenant représenter « Kedril le glouton ». Kedril est une sortede don Juan ; on peut faire cette comparaison, car des diablesemportent le maître et le serviteur en enfer à la fin de la pièce.Le manuscrit fut récité en entier, mais ce n’était évidemment qu’unfragment ; le commencement et la fin de la pièce avaient dû seperdre, car elle n’avait ni queue ni tête. La scène se passe dansune auberge, quelque part en Russie. L’aubergiste introduit dansune chambre un seigneur en manteau et en chapeau ronddéformé ; le valet de ce dernier, Kedril, suit son maître, ilporte une valise et une poule roulée dans du papier bleu. Il a unepelisse courte et une casquette de laquais. C’est ce valet qui estle glouton. Le forçat Potsieikine, le rival de Baklouchine, jouaitce rôle ; tandis que le personnage du seigneur était remplipar Ivanof, le même qui faisait la grande dame dans la premièrepièce. L’aubergiste (Nietsviétaef) avertit le gentilhomme que cettechambre est hantée par des démons, et se retire. Le seigneur esttriste et préoccupé, il marmotte tout haut qu’il le sait depuislongtemps et ordonne à Kedril de défaire les paquets, de préparerle souper. Kedril est glouton et poltron : quand il entend parlerde diables, il pâlit et tremble comme une feuille, il voudrait sesauver, mais il a peur de son maître, et puis, il a faim. Il estvoluptueux, bête, rusé à sa manière, couard. À chaque instant iltrompe son maître, qu’il craint pourtant connue le feu. C’est unremarquable type de valet, dans lequel on retrouve les principauxtraits du caractère de Leporello, mais indistincts et fondus. Cecaractère était vraiment supérieurement rendu par Potsieikine, dontle talent était indiscutable et qui surpassait, à mon avis celui deBaklouchine lui-même. Quand, le lendemain, j’accostai Baklouchine,je lui dissimulais mon impression, car je l’aurais cruellementaffligé. Quant au forçat qui jouait le rôle du seigneur, il n’étaitpas trop mauvais : tout ce qu’il disait n’avait guère de sens et neressemblait à rien, mais sa diction était pure et nette, les gestestout à fait convenables. Pendant que Kedril s’occupe de la valise,son maître se promène en long et en large, et annonce qu’à partirde ce jour il cessera de courir le monde. Kedril écoute, fait desgrimaces, et réjouit les spectateurs par ses réflexions en aparté.Il n’a nullement pitié de son maître, mais il a entendu parler desdiables : il voudrait savoir comme ils sont faits, et le voilà quiquestionne le seigneur. Celui-ci lui déclare qu’autrefois, étant endanger de mort, il a demandé secours à l’enfer ; les diablesl’ont aidé et l’ont délivré, mais le terme de sa liberté estéchu ; si les diables viennent ce soir, c’est pour exiger sonâme, ainsi qu’il a été convenu dans leur pacte. Kedril commence àtrembler pour de bon, son maître ne perd pas courage et lui ordonnede préparer le souper. En entendant parler de mangeaille, Kedrilressuscite, il défait le papier dans lequel est enveloppée lapoule, sort une bouteille de vin — qu’il entame brusquementlui-même, le public se pâme de rire. Mais la porte a grincé, levent a agité les volets, Kedril tremble, et en toute hâte, presqueinconsciemment, cache dans sa bouche un énorme morceau de poulequ’il ne peut avaler. On pouffe de nouveau. « Est-ce prêt ? »lui crie son maître qui se promène toujours en long et en largedans la chambre. — Tout de suite, monsieur, je vous… le prépare,—dit Kedril qui s’assied et se met à bâfrer le souper. Le publicest visiblement charmé par l’astuce de ce valet qui berne sihabilement un seigneur. Il faut avouer que Potsiéikine méritait deséloges. Il avait prononcé admirablement les mots : « — Tout desuite, monsieur, je… vous… le prépare. » Une fois à table, il mangeavec avidité, et, à chaque bouchée, tremble que son maître nes’aperçoive de sa manœuvre ; chaque fois que celui-ci seretourne, il se cache sous la table en tenant la poule dans samain. Sa première faim apaisée, il faut bien songer au seigneur. —« Kedril ! as-tu bientôt fait ? » crie celui-ci ? —« C’est prêt ! » répond hardiment Kedril, qui s’aperçoit alorsqu’il ne reste presque rien : il n’y a en tout sur l’assiettequ’une seule cuisse. Le maître, toujours sombre et préoccupé, neremarque rien et s’assied, tandis que Kedril se place derrière luiune serviette sur le bras. Chaque mot, chaque geste, chaque grimacedu valet qui se tourne du côté du public, pour se gausser de sonmaître, excite un rire irrésistible dans la foule des forçats.Juste au moment où le jeune seigneur commence à manger, les diablesfont leur entrée : ici l’on ne comprend plus, car ces diables neressemblent à rien d’humain ni de terrestre ; la porte de côtés’ouvre, et un fantôme apparaît tout habillé de blanc ; enguise de tête, le spectre porte une lanterne avec une bougie ;un autre fantôme le suit, portant aussi une lanterne sur la tête etune faux à la main. Pourquoi sont-ils habillés de blanc,portent-ils une faux et une lanterne ? Personne ne put mel’expliquer ; au fond on s’en préoccupait fort peu. Celadevait être ainsi pour sûr. Le maître fait courageusement face auxapparitions et leur crie qu’il est prêt, qu’ils peuvent le prendre.Mais Kedril, poltron comme un lièvre, se cache sous la table ;malgré sa frayeur, il n’oublie pas de prendre avec lui labouteille. Les diables disparaissent, Kedril sort de sa cachette,le maître se met à manger sa poule ; trois diables entrentdans la chambre et l’empoignent pour l’entraîner en enfer. «Kedril, sauve-moi ! » crie-t-il. Mais Kedril a d’autressoucis ; il a pris cette fois la bouteille, l’assiette et mêmele pain en se fourrant dans sa cachette. Le voilà seul, les démonssont loin, son maître aussi. Il sort de dessous la table, regardede tous côtés, et… un sourire illumine sa figure. Il cligne del’œil en vrai fripon, s’assied à la place de son maître, etchuchote à demi-voix au public : — Allons, je suis maintenant monmaître… sans maître… Tout le monde rit de le voir sansmaître ; il ajoute, toujours à demi-voix d’un ton deconfidence, mais en clignant joyeusement de l’œil : — Les diablesl’ont emporté !… L’enthousiasme des spectateurs n’a plus debornes ! cette phrase a été prononcée avec une tellecoquinerie, avec une grimace si moqueuse et si triomphante, qu’ilest impossible de ne pas applaudir. Mais le bonheur de Kedril nedure pas longtemps. À peine a-t-il pris la bouteille de vin etversé une grande lampée dans un verre qu’il porte à ses lèvres, queles diables reviennent, se glissent derrière lui et l’empoignent.Kedril hurle comme un possédé. Mais il n’ose pas se retourner. Ilvoudrait se défendre, il ne le peut pas : ses mains sontembarrassées de la bouteille et du verre dont il ne veut pas seséparer ; les yeux écarquillés, la bouche béante d’horreur, ilreste une minute à regarder le public, avec une expression sicomique de poltronnerie qu’il est vraiment à peindre. Enfin onl’entraîne, on l’emporte, il gigote des bras et des jambes enserrant toujours sa bouteille, et crie, crie. Les hurlements sefont encore entendre de derrière les coulisses. Le rideau tombe.Tout le monde rit, est enchanté. L’orchestre attaque la fameusedanse kamarinskaïa[24]. Oncommence tout doucement, pianissimo, mais peu à peu le motif sedéveloppe, se renforce, la mesure s’accélère, des claquementshardis retentissent sur la planchette des balalaïki. C’est lakamarinskaïa dons tout son emportement ! il aurait fallu queGlinka l’entendit jouer dans notre maison de force, La pantomime enmusique commence. Pendant toute sa durée, on joue la kamarinskaïa.La scène représente l’intérieur d’une izba ; un meunier et safemme sont assis, l’un raccommode, l’autre file du lin. Sirotkinejoue le rôle de la femme, Nietsviétaef celui du meunier. Nosdécorations étaient très-pauvres. Dans cette pièce comme dans lesprécédentes, il fallait suppléer par l’imagination à ce quimanquait à la réalité. Au lieu d’une muraille au fond de la scène,ou voyait un tapis ou une couverture ; du côté droit, demauvais paravents, tandis qu’à gauche, la scène qui n’était pasfermée laissait voir les lits de camp. Mais les spectateurs ne sontpas difficiles et consentent à imaginer tout ce qui manque ;cela leur est facile, tous les détenus sont de grands rêveurs. Dumoment que l’on dit : c’est un jardin, eh bien, c’est unjardin ! une chambre, une izba — c’est parfait, il n’y a pas àfaire des cérémonies ! Sirotkine était charmant en costumeféminin. Le meunier achève son travail, prend son bonnet et sonfouet, s’approche de sa femme et lui indique par signes que sipendant son absence elle a le malheur de recevoir quelqu’un, elleaura affaire à lui… et il lui montre son fouet. La femme écoute etsecoue affirmativement la tête. Ce fouet lui est sans doute connu :la coquine en donne à porter ! Le mari sort. À peine a-t-iltourné les talons que sa femme lui montre le poing. On frappe : laporte s’ouvre ; entre le voisin, meunier aussi de sonétat ; c’est un paysan barbu en cafetan. Il apporte un cadeau,un mouchoir rouge. La jeune femme rit, mais dès que le compère veutl’embrasser, on entend frapper de nouveau à la porte. Où sefourrer ? Elle le fait cacher sous la table, et reprend sonfuseau. Un autre adorateur se présente : c’est le fourrier, euuniforme de sous-officier. Jusqu’alors la pantomime avait très-bienmarché, les gestes étaient irréprochables. Ou pouvait s’étonner devoir ces acteurs improvisés remplir leurs rôles d’une façon aussicorrecte, et involontairement on se disait : Que de talents seperdent dans notre Russie, inutilisés dans les prisons et les lieuxd’exil ! Le forçat qui jouait le rôle du fourrier avait sansdoute assisté à une représentation dans un théâtre de province oud’amateurs ; il estimait que tous nos acteurs, sans exception,ne comprenaient rien au jeu et ne marchaient pas comme il fallait.Il entra en scène comme les vieux héros classiques de l’ancienrépertoire, en faisant un grand pas ; avant d’avoir même levél’autre jambe, il rejeta la tête et le corps en arrière, et lançantorgueilleusement un regard circulaire, il avança majestueusementd’une autre enjambée. Si une marche semblable était ridicule chezles héros classiques, elle l’était encore bien plus dans une scènecomique jouée par un secrétaire. Mais le public la trouvait toutenaturelle et acceptait l’allure triomphante du personnage comme unfait nécessaire, sans la critiquer. — Un instant après l’entrée dusecrétaire, on frappe encore à la porte : l’hôtesse perd la tête.Où cacher le second galant ? Dans le coffre, qui,heureusement, est ouvert. Le secrétaire y disparaît, la commèrelaisse retomber le couvercle. Le nouvel arrivant est un amoureuxcomme les autres, mais d’une espèce particulière. C’est un brahmineen costume. Un rire formidable des spectateurs accueille sonentrée. Ce brahmine n’est autre que le forçat Kochkine, qui joueparfaitement ce rôle, car il a tout à fait la figure de l’emploi :il explique par gestes son amour pour la meunière, lève les bras auciel, les ramène sur sa poitrine… — De nouveau on frappe à la porte: un coup vigoureux cette fois ; il n’y a pas à s’y tromper,c’est le maître de la maison. La meunière effrayée perd la tête, lebrahmine court éperdu de tous côtés, suppliant qu’on le cache. Ellel’aide à se glisser derrière l’armoire, et se met à filer, à filer,oubliant d’ouvrir la porte ; elle file toujours, sans entendreles coups redoublés de son mari, elle tord le fil qu’elle n’a pasdans la main et fait le geste de tourner le fuseau, qui gît àterre. Sirotkine représentait parfaitement cette frayeur. Lemeunier enfonce la porte d’un coup de pied et s’approche de safemme, son fouet à la main. Il a tout remarqué, car il épiait lesvisiteurs ; il indique par signes à sa femme qu’elle a troisgalants cachés chez lui. Puis il se met à les chercher. Il trouved’abord le voisin, qu’il chasse de la chambre à coups de poing. Lesecrétaire épouvanté veut s’enfuir, il soulève avec sa tête lecouvercle du coffre, il se trahit lui-même. Le meunier le cingle decoups de fouet, et pour le coup, le galant secrétaire ne saute plusd’une manière classique. Reste le brahmine que le mari cherchelongtemps ; il le trouve dans son coin, derrière l’armoire, lesalue poliment et le tire par sa barbe jusqu’au milieu de la scène.Le bramine veut se défendre et crie : « Maudit ! maudit !» (seuls mots prononcés pendant toute la pantomime) mais le mari nel’écoute pas et règle le compte de sa femme. Celle-ci, voyant queson tour est arrivé, jette le rouet et le fuseau, et se sauve horsde la chambre ; un pot dégringole : les forçats éclatent derire. Aléi, sans me regarder, me prend la main et me crie : «Regarde ! regarde ! le brahmine ! » Il ne peut setenir debout tant il rit. Le rideau tombe, une autre scènecommence. Il y en eut encore deux ou trois : toutes fort drôles etd’une franche gaieté. Les forçats ne les avaient pas composéeseux-mêmes, mais ils y avaient mis du leur. Chaque acteurimprovisait et chargeait si bien qu’il jouait le rôle dedifférentes manières tous les soirs. La dernière pantomime, dugenre fantastique, finissait par un ballet, où l’on enterrait unmort. Le brahmine fait diverses incantations sur le cadavre dudéfunt, mais rien n’opère. Enfin on entend l’air : « Le soleilcouchant… », le mort ressuscite, et tous dans leur joie commencentà danser. Le brahmine danse avec le mort et danse à sa façon, enbrahmine. Le spectacle se termina par cette scène. Les forçats seséparèrent gais, contents, en louant les acteurs et remerciant lesous-officier. On n’entendait pas la moindre querelle. Ils étaienttous satisfaits, je dirais même heureux, et s’endormirent l’âmetranquille, d’un sommeil qui ne ressemble en rien à leur sommeilhabituel. Ceci n’est pas un fantôme de mon imagination, mais bienla vérité, la pure vérité. On avait permis à ces pauvres gens devivre quelques instants comme ils l’entendaient, de s’amuserhumainement, d’échapper pour une heure à leur condition de forçats— et l’homme change moralement, ne fût-ce que pour quelquesminutes… La nuit est déjà tout à fait sombre. J’ai un frisson et jeme réveille par hasard : le vieux-croyant est toujours sur sonpoêle à prier, il priera jusqu’à l’aube. Aléi dort paisiblement àcôté de moi. Je me souviens qu’en se couchant il riait encore etparlait du théâtre avec ses frères. Involontairement je regarde safigure paisible. Peu à peu je me souviens de tout, de ce dernierjour, des fêtes de Noël, de ce mois tout entier… Je lève la têteavec effroi et je regarde mes camarades, qui dorment à la lueurtremblotante d’une chandelle donnée par l’administration. Jeregarde leurs visages malheureux, leurs pauvres lits, cette nuditéet cette misère — je les regarde — et je veux me convaincre que cen’est pas un affreux cauchemar, mais bien la réalité. Oui, c’est laréalité : j’entends un gémissement. Quelqu’un replie lourdement sonbras et fait sonner ses chaînes. Un autre s’agite dans un songe etparle, tandis que le vieux grand-père prie pour les « chrétiensorthodoxes » : j’entends sa prière régulière, douce, un peutraînante : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous !… » —Je ne suis pas ici pour toujours, mais pour quelques années !me dis-je, et j’appuie de nouveau ma tête sur mon oreiller.

Partie 2

Chapitre 1L’hôpital

Peu de temps après les fêtes de Noël je tombai malade et je dusme rendre à notre hôpital militaire, qui se trouvait à l’écart, àune demi-verste environ de la forteresse. C’était un bâtiment à unseul étage, très-allongé et peint en jaune. Chaque été, ondépensait une grande quantité d’ocre à le rebadigeonner. Dansl’immense cour de l’hôpital se trouvaient diverses dépendances, lesdemeures des médecins-chefs et d’autres constructions nécessaires,tandis que le bâtiment principal ne contenait que les sallesdestinées aux malades : elles étaient en assez grand nombre ;mais comme il n’y en avait que deux réservées aux détenus, cesdernières étaient presque toujours pleines, surtout l’été : iln’était pas rare qu’on fût obligé de rapprocher les lits. Cessalles étaient occupées par des « malheureux » de toute espèce :d’abord, par les nôtres, les détenus de la maison de force, par desprévenus militaires, incarcérés dans les corps de garde, et quiavaient été condamnés ; il s’en trouvait d’autres encore sousjugement, ou de passage ; on envoyait aussi dans nos sallesles malades de la compagnie de discipline — triste institution oùl’on rassemblait les soldats de mauvaise conduite pour lescorriger ; au bout d’un an ou deux, ils en revenaient les plusfieffés chenapans que la terre puisse porter. — Les forçats qui sesentaient malades avertissaient leur sous-officier dès le matin.Celui-ci les inscrivait sur un carnet qu’il leur remettait, et lesenvoyait à l’hôpital, accompagnés d’un soldat d’escorte : à leurarrivée, ils étaient examinés par un médecin qui autorisait lesforçats à rester à l’hôpital, s’ils étaient vraiment malades. Onm’inscrivit donc dans le livre, et vers une heure, quand tous mescompagnons furent partis pour la corvée de l’après-dînée, je merendis à l’hôpital. Chaque détenu prenait avec lui autant d’argentet de pain qu’il pouvait (car il ne fallait pas espérer être nourrice jour-là), une toute petite pipe, un sachet contenant du tabac,un briquet et de l’amadou. Ces objets se cachaient dans les bottes.Je pénétrai dans l’enceinte de l’hôpital, non sans éprouver unsentiment de curiosité pour cet aspect nouveau, inconnu, de la viedu bagne.

La journée était chaude, couverte, triste ; — c’était unede ces journées où des maisons comme un hôpital prennent un airparticulièrement banal, ennuyeux et rébarbatif. Mon soldatd’escorte et moi, nous entrâmes dans la salle de réception, où setrouvaient deux baignoires de cuivre ; nous y trouvâmes deuxcondamnés qui attendaient la visite, avec leurs gardiens. Unfeldscherr[25] entra, nous regarda d’un air nonchalantet protecteur, et s’en fut plus nonchalamment encore annoncer notrearrivée au médecin de service ; il arriva bientôt, nousexamina, tout en nous traitant avec affabilité, et nous délivra desfeuilles où se trouvaient inscrits nos noms. Le médecin ordinairedes salles réservées aux condamnés devait faire le diagnostic denotre maladie, indiquer les médicaments à prendre, le régimealimentaire à suivre, etc. (J’avais déjà entendu dire que lesdétenus n’avaient pas assez de louanges pour leurs docteurs. « Cesont de vrais pères ! » me dirent-ils en parlant d’eux, quandj’entrai à l’hôpital. Nous nous déshabillâmes pour revêtir un autrecostume. On nous enleva les habits et le linge que nous avions enarrivant, et l’on nous donna du linge de l’hôpital, auquel onajouta de longs bas, des pantoufles, des bonnets de coton et unerobe de chambre d’un drap brun très-épais, qui était doublée nonpas de toile, mais bien plutôt d’emplâtres : cette robe de chambreétait horriblement sale, mais je compris bientôt toute son utilité.On nous conduisit ensuite dans les salles des forçats qui setrouvaient au bout d’un long corridor, très-élevé et fort propre.La propreté extérieure était très-satisfaisante ; tout ce quiétait visible reluisait : du moins cela me sembla ainsi après lasaleté de notre maison de force. Les deux prévenus entrèrent dansla salle qui se trouvait à gauche du corridor, tandis que j’allai àdroite. Devant la porte fermée au cadenas se promenait unesentinelle, le fusil sur l’épaule ; non loin d’elle, veillaitson remplaçant. Le sergent (de la garde de l’hôpital) ordonna de melaisser passer. Soudain je me trouvai au milieu d’une chambrelongue et étroite ; le long des murailles étaient rangés deslits au nombre de vingt-deux. Trois ou quatre d’entre eux étaientencore inoccupés. Ces lits de bois étaient peints en vert, etdevaient comme tous les lits d’hôpital, bien connus dans toute laRussie, être habités par des punaises. Je m’établis dans un coin,du côté des fenêtres. Il n’y avait que peu de détenusdangereusement malades, et alités ; pour la plupartconvalescents ou légèrement indisposés, mes nouveaux camaradesétaient étendus sur leurs couchettes ou se promenaient en long eten large ; entre les deux rangées de lits, l’espace étaitsuffisant pour leurs allées et venues. L’air de la salle étaitétouffant, avec l’odeur particulière aux hôpitaux : il étaitinfecté par différentes émanations, toutes plus désagréables lesunes que les autres, et par l’odeur des médicaments, bien que lepoêle fût chauffé presque tout le jour. Mon lit était couvert d’unehousse rayée, que j’enlevai : il se composait d’une couverture dedrap, doublée de toile, et de draps grossiers, d’une propreté plusque douteuse. À côté du lit, se trouvait une petite table avec unecruche et une tasse d’étain, sur laquelle était placée uneserviette minuscule qui m’était confiée. La table avait encore unrayon, où ceux des malades qui buvaient du thé mettaient leurthéière, le broc de bois pour le kwass, etc. ; mais cesrichards étaient fort peu nombreux. Les pipes et les blagues àtabac — car chaque détenu fumait, même les poitrinaires — secachaient sous le matelas. Le docteur et les autres chefs nefaisaient presque jamais de perquisitions ; quand ilssurprenaient un malade la pipe à la bouche, ils faisaient semblantde n’avoir rien vu. Les détenus étaient d’ailleurs très-prudents,et fumaient presque toujours derrière le poêle. Ils ne sepermettaient de fumer dans leurs lits que la nuit, parce quepersonne ne faisait de rondes, à part l’officier commandant lecorps de garde de l’hôpital. Jusqu’alors je n’avais jamais été dansaucun hospice en qualité de malade ; aussi tout ce quim’entourait me parut-il fort nouveau. Je remarquai que mon entréeavait intrigué quelques détenus : on avait entendu parler de moi,et tout ce monde me regardait sans façons, avec cette légère nuancede supériorité que les habitués d’une salle d’audience, d’unechancellerie, ont pour un nouveau venu ou un quémandeur. À madroite était étendu un prévenu, ex-secrétaire, et fils illégitimed’un capitaine en retraite, accusé d’avoir fabriqué de la faussemonnaie : il se trouvait à l’hôpital depuis près d’une année ;il n’était nullement malade, mais il assurait aux docteurs qu’ilavait un anévrysme. Il les persuada si bien qu’il ne subit ni lestravaux forcés, ni la punition corporelle à laquelle il avait étécondamné ; on l’envoya une année plus tard à T—k, où il futattaché à un hospice. C’était un vigoureux gaillard de vingt-huitans, trapu, fripon avoué, plus ou moins jurisconsulte. Il étaitintelligent et de manières fort aisées, mais très-présomptueux etd’un amour-propre maladif. Convaincu qu’il n’y avait pas au monded’homme plus honnête et plus juste que lui, il ne se reconnaissaitnullement coupable ; il garda cette assurance toute sa vie. Cepersonnage m’adressa la parole le premier et m’interrogea aveccuriosité ; il me mit au courant des mœurs de l’hôpital ;bien entendu, avant tout, il m’avait déclaré qu’il était le filsd’un capitaine. Il désirait fort que je le crusse gentilhomme, ouau moins « de la noblesse ». Bientôt après, un malade de lacompagnie de discipline vint m’assurer qu’il connaissait beaucoupde nobles, d’anciens exilés ; pour mieux me convaincre, il meles nomma par leur prénom et leur nom patronymique. Rien qu’à voirla figure de ce soldat grisonnant, on devinait qu’il mentaitabominablement. Il s’appelait Tchékounof. Il venait me faire sacour, parce qu’il soupçonnait que j’avais de l’argent ; quandil aperçut un paquet de thé et de sucre, il m’offrit aussitôt sesservices pour faire bouillir l’eau et me procurer une théière.M—kski m’avait promis, de m’envoyer la mienne le lendemain, par undes détenus, qui travaillaient dans l’hôpital, mais Tchékounovs’arrangea pour que j’eusse tout ce qu’il me fallait. Il se procuraune marmite de fonte, où il fit bouillir l’eau pour le thé ;en un mot, il montra un zèle si extraordinaire, que cela lui attiraaussitôt quelques moqueries acérées de la part d’un des malades, unpoitrinaire dont le lit se trouvait vis-à-vis du mien. Il senommait Oustiantsef. C’était précisément le soldat condamné auxverges, qui, par peur du fouet, avait avalé une bouteilled’eau-de-vie dans laquelle il avait fait infuser du tabac, et gagnéainsi le germe de la phtisie : j’ai parlé de lui plus haut. Ilétait resté silencieux jusqu’alors, étendu sur son lit et respirantavec difficulté tout en me dévisageant, d’un air très-sérieux. Ilsuivait des yeux Tchékounof, dont la servilité l’irritait. Sagravité extraordinaire rendait comique son indignation. Enfin iln’y tint plus : — Eh ! regardez-moi ce valet qui a trouvé sonmaître ! dit-il avec des intervalles, d’une voix étranglée parsa faiblesse, car c’était peu de temps avant sa fin. Tchékounof,mécontent, se tourna : — Qui est ce valet ? demanda-t-il enregardant Oustiantsef avec mépris. — Toi ! tu es un valet, luirépondit celui-ci, avec autant d’assurance que s’il avait eu ledroit de gourmander Tchékounof et que c’eût été un devoir impérieuxpour lui. — Moi, un valet ? — Oui, un vrai valet !Entendez-vous, braves gens, il ne veut pas me croire. Il s’étonnele gaillard ! — Qu’est-ce que cela peut bien te faire ?Tu vois bien qu’ils ne savent[26] pas seservir de leurs mains. Ils ne sont pas habitués à être sansserviteur. Pourquoi ne le servirais-je pas ? farceur au museauvelu. — Qui a le museau velu ? — Toi ! — Moi, j’ai lemuseau velu ? — Oui, un vrai museau velu et poilu ! — Tues joli, toi ! va… Si j’ai le museau velu, tu as la figurecomme un œuf de corbeau, toi ! — Museau poilu ! Le bonDieu t’a réglé ton compte, tu ferais bien mieux de restertranquille à crever ! — Pourquoi ? J’aimerais mieux meprosterner devant une botte que devant une sandale. Mon père nes’est jamais prosterné et ne m’a jamais commandé de le faire. Je…je… Il voulait continuer, mais une quinte de toux le secoua pendantquelques minutes ; il crachait le sang. Une sueur froide,causée par son épuisement, perla sur son front déprimé. Si la touxne l’avait pas empêché de parler, il eût continué à déblatérer, onle voyait à son regard, mais dans son impuissance, il ne putqu’agiter la main… si bien que Tchékounof ne pensa plus à lui. Jesentais bien que la haine de ce poitrinaire s’adressait plutôt àmoi qu’à Tchékounof. Personne n’aurait eu l’idée de se fâchercontre celui-ci ou de le mépriser à cause des services qu’il merendait et des quelques sous qu’il essayait de me soutirer. Chaquemalade comprenait très-bien qu’il ne faisait tout cela que pour seprocurer de l’argent. Le peuple n’est pas du tout susceptible à cetendroit-là et sait parfaitement ce qu’il en est. J’avais déplu àOustiantsef, comme mon thé lui avait déplu ; ce quil’irritait, c’est que, malgré tout, j’étais un seigneur, même avecmes chaînes, que je ne pouvais me passer de domestique ; etpourtant je ne désirais et ne recherchais aucun serviteur. Enréalité, je tenais à faire tout moi-même, afin de ne pas paraîtreun douillet aux mains blanches, et de ne pas jouer au grandseigneur. J’y mettais même un certain amour-propre, pour dire lavérité. Malgré tout, — je n’y ai jamais rien compris, — j’étaistoujours entouré d’officieux et de complaisants, qui s’attachaientà moi de leur propre mouvement et qui finirent par me dominer :c’était plutôt moi qui étais leur valet ; si bien que pourtout le monde, bon gré, mal gré, j’étais un seigneur qui ne pouvaitse passer des services des autres et qui faisait l’important. Celam’exaspérait. Oustiantsef était poitrinaire et partantirascible ; les autres malades ne me témoignèrent que del’indifférence avec une nuance de dédain. Ils étaient tous occupésd’une circonstance qui me revient à la mémoire : j’appris, enécoutant leurs conversations, qu’on devait apporter ce soir même àl’hôpital un condamné auquel on administrait en ce moment lesverges. Les détenus attendaient ce nouveau avec quelque curiosité.On disait du reste que la punition était légère : cinq cents coups.Je regardai autour de moi. La plupart des vrais malades étaient —autant que je pus le remarquer alors — atteints du scorbut et demaux d’yeux, particuliers à cette contrée : c’était la majorité.D’autres souffraient de la fièvre, de la poitrine et d’autresmisères. Dans la salle des détenus, les diverses maladies n’étaientpas séparées ; toutes étaient réunies dans la même chambre.J’ai parlé des vrais malades, car certains forçats étaient venuscomme ça, pour « se reposer ». Les docteurs les admettaient parpure compassion, surtout s’il y avait des lits vacants. La vie dansles corps de garde et dans les prisons était si dure en comparaisonde celle de l’hôpital, que beaucoup de détenus préféraient restercouchés, malgré l’air étouffant qu’on respirait et la défenseexpresse de sortir de la salle. Il y avait même des amateurs de cegenre d’existence : ils appartenaient presque tous à la compagniede discipline. J’examinai avec curiosité mes nouveauxcamarades ; l’un d’eux m’intrigua particulièrement. Il étaitphtisique et agonisait ; son lit était un peu plus loin quecelui d’Oustiantsef et se trouvait presque en face du mien. Onl’appelait Mikaïlof ; je l’avais vu à la maison de force deuxsemaines auparavant ; déjà alors il était gravementmalade ; depuis longtemps il aurait dû se soigner, mais il seroidissait contre son mal avec une opiniâtreté inutile ; il nes’en alla à l’hôpital que vers les fêtes de Noël, pour mourir troissemaines après d’une phtisie galopante ; il semblait que cethomme eût brûlé comme une bougie. Ce qui m’étonna le plus, ce futson visage qui avait terriblement changé — car je l’avais remarquédès mon entrée en prison, — il m’avait pour ainsi dire sauté auxyeux. À côté de lui était couché un soldat de la compagnie dediscipline, un vieil homme de mauvaise mine et d’un extérieurdégoûtant. Mais je ne veux pas énumérer tous tes malades… Je viensde me souvenir de ce vieillard, simplement parce qu’il fit alorsimpression sur moi et qu’il m’initia d’emblée à certainesparticularités de la salle des détenus. Il avait un fort rhume decerveau, qui le faisait éternuer à tout moment (il éternua unesemaine entière) même pendant son sommeil, comme par salves, cinqou six fois de suite, en répétant chaque fois : « — Mon Dieu !quelle punition ! » Assis sur sou lit, il se bourraitavidement le nez de tabac, qu’il puisait dans un cornet de papierafin d’éternuer plus fort et plus régulièrement. Il éternuait dansun mouchoir de coton à carreaux qui lui appartenait, tout déteint àforce d’être lavé. Son petit nez se plissait alors d’une façonparticulière, en se rayant d’une multitude innombrable de petitesrides, et laissait voir des dents ébréchées, toutes noires etusées, avec des gencives rouges, humides de salive. Quand il avaitéternué, il dépliait son mouchoir, regardait la quantité de morvequ’il avait expulsée et l’essuyait aussitôt à sa robe de chambrebrune, si bien que toute la morve s’attachait à cette dernière,tandis que le mouchoir était à peine humide. Cette économie pour uneffet personnel, aux dépens de la robe de chambre appartenant àl’hôpital, n’éveillait aucune protestation du côté des forçats,bien que quelques-uns d’entre eux eussent été obligés de revêtirplus tard cette même robe de chambre. On aurait peine à croirecombien notre menu peuple est peu dégoûté sous ce rapport. Celam’agaça si fort que je me mis à examiner involontairement, aveccuriosité et répugnance, la robe de chambre que je venaisd’enfiler. Elle irritait mon odorat par une exhalaisontrès-forte ; réchauffée au contact de mon corps, elle sentaitles emplâtres et les médicaments ; on eût dit qu’elle n’avaitjamais quitté les épaules des malades depuis un temps immémorial.On avait peut-être lavé une fois la doublure, mais je n’en jureraispas ; en tout cas au moment où je la portais elle étaitsaturée de tous les liquides, épithèmes et vésicatoiresimaginables, etc. Les condamnés aux verges qui avaient subi leurpunition venaient directement à l’hôpital, le dos encoresanglant ; comme on les soignait avec des compresses ou desépithèmes, la robe de chambre qu’ils revêtaient sur la chemisehumide prenait et gardait tout. Pendant tout mon temps de travauxforcés, chaque fois que je devais me rendre à l’hôpital (ce quiarrivait souvent) j’enfilais toujours avec une défiance craintivela robe de chambre que l’on me délivrait. Dès que Tchékounof m’eutservi mon thé (par parenthèses, je dirai que l’eau de notre salle,apportée pour toute la journée, se corrompait vite sous l’influencede l’air fétide), la porte s’ouvrit, et le soldat qui venait derecevoir les verges fut introduit sous double escorte. Je voyaispour la première fois un homme qui venait d’être fouetté. Plustard, on en amenait souvent, on les apportait même quand lapunition était trop forte : chaque fois cela procurait une grandedistraction aux malades. On accueillait ces malheureux avec uneexpression de gravité composée : la réception qu’on leur faisaitdépendait presque toujours de l’importance du crime commis, et parconséquent du nombre de verges reçues. Les condamnés les pluscruellement fouettés et qui avaient une réputation de banditsconsommés jouissaient de plus de respect et d’attention qu’unsimple déserteur, une recrue, comme celui qu’on venait d’amener.Pourtant, ni dans l’un ni dans l’autre cas on ne manifestait desympathie particulière ; on s’abstenait aussi de remarquesirritantes : on soignait le malheureux en silence, et on l’aidait àse guérir, surtout s’il était incapable de se soigner lui-même. Lesfeldschers eux-mêmes savaient qu’ils remettaient les patients entredes mains adroites et exercées. La médication usuelle consistait àappliquer très-souvent sur le dos du fouetté une chemise ou un draptrempé dans de l’eau froide ; il fallait encore retireradroitement des plaies les échardes laissées par les verges quis’étaient cassées sur le dos du condamné. Cette dernière opérationétait particulièrement douloureuse pour les patients ; lestoïcisme extraordinaire avec lequel ils supportaient leurssouffrances me confondait. J’ai vu beaucoup de condamnés fouettés,et cruellement, je vous assure ; eh bien ! je ne mesouviens pas que l’un d’eux ait poussé un gémissement. Seulement,après une pareille épreuve, le visage se déforme et pâlit, les yeuxbrillent, le regard est égaré, les lèvres tremblent si fort que lespatients les mordent quelquefois jusqu’au sang. —Le soldat quivenait d’entrer avait vingt-trois ans ; il était solidementmusclé, assez bel homme, bien fait et de haute taille, avec la peaubasanée : son échine — découverte jusqu’à la ceinture — avait étésérieusement fustigée ; son corps tremblait de fièvre sous ledrap humide qui lui couvrait le dos ; pendant une heure etdemie environ, il ne fit que se promener en long et en large dansla salle. Je regardai son visage : il semblait qu’il ne pensât àrien ; ses yeux avaient une étrange expression, sauvage etfuyante, ils ne s’arrêtaient qu’avec peine sur un objet. Je crusvoir qu’il regardait fixement mon thé bouillant ; une vapeurchaude montait de la tasse pleine : le pauvre diable grelottait etclaquait des dents, aussi l’invitai-je à boire. Il se tourna de moncôté sans dire un mot, tout d’une pièce, prit la lasse de thé qu’ilavala d’un trait, debout, sans la sucrer ; il s’efforçait dene pas me regarder. Quand il eut bu, il reposa la tasse en silence,sans même me faire un signe de tête, et recommença à se promener delong en large : il souffrait trop pour avoir l’idée de me parler oude me remercier. Quant aux détenus, ils s’abstinrent de lequestionner ; une fois qu’ils lui eurent appliqué sescompresses, ils ne firent plus attention à lui, ils pensaientprobablement qu’il valait mieux le laisser tranquille et ne pasl’ennuyer par leurs questions et par leur « compassion » ; lesoldat sembla parfaitement satisfait de cette décision. La nuittombait pendant ce temps, on alluma la lampe. Quelques maladespossédaient en propre des chandeliers, mais ceux-là étaient rares,Le docteur fit sa visite du soir, après quoi le sous-officier degarde compta les malades et ferma la salle, dans laquelle on avaitapporté préalablement un baquet pour la nuit… J’appris avecétonnement que ce baquet devait rester toute la nuit dans notreinfirmerie ; pourtant le véritable cabinet se trouvait à deuxpas de la porte. Mais c’était l’usage. De jour, on ne laissaitsortir les détenus qu’une minute au plus ; de nuit, il n’yfallait pas penser. L’hôpital pour les forçats ne ressemblait pas àun hôpital ordinaire : le condamné malade subissait malgré tout sonchâtiment. Par qui cet usage avait-il été établi, jel’ignore ; ce que je sais bien, c’est que cette mesure étaitparfaitement inutile et que jamais le formalisme pédant et absurdene s’était manifesté d’une façon aussi évidente que dans ce cas.Cette mesure n’avait pas été imposée par les docteurs, car, je lerépète, les détenus ne pouvaient pas assez se louer de leursmédecins : ils les regardaient comme de vrais pères et lesrespectaient ; ces médecins avaient toujours un mot agréable,une bonne parole pour les réprouvés, qui les appréciaient d’autantplus qu’ils en sentaient toute la sincérité. Oui, ces bonnesparoles étaient vraiment sincères, car personne n’aurait songé àreprendre les médecins, si ceux-ci avaient été grossiers etinhumains : ils étaient bons avec les détenus par pure humanité.Ils comprenaient parfaitement qu’un forçat malade a autant dedroits à respirer un air pur que n’importe quel patient, ce dernierfût-il un grand personnage. Les convalescents des autres sallesavaient le droit de se promener librement dans les corridors, defaire de l’exercice, de respirer un air moins empesté que celui denotre infirmerie, puant le renfermé, et toujours saturéd’émanations délétères. Durant plusieurs années, un faitinexplicable m’irrita comme un problème insoluble, sans que jepusse en trouver la solution. Il faut que je m’y arrête avant decontinuer ma description : je veux parler des chaînes, dont aucunforçat n’est délivré, si gravement malade qu’il puisse être. Lespoitrinaires eux-mêmes ont expiré sous mes yeux, les jambeschargées de leurs fers. Tout le monde y était habitué et admettaitcela comme un fait naturel, inéluctable. Je crois que personne, pasmême les médecins, n’aurait eu l’idée de réclamer le déferrementdes détenus gravement malades ou tout au moins des poitrinaires.Les chaînes, à vrai dire, n’étaient pas excessivement lourdes,elles ne pesaient en général que huit à douze livres, ce qui est unfardeau très-supportable pour un homme valide. On me dit pourtantqu’au bout de quelques années les jambes des forçats enchaînés sedesséchaient et dépérissaient ; je ne sais si c’est la vérité,mais j’incline à le croire. Un poids, si petit qu’il soit, voiremême de dix livres, s’il est fixé à la jambe pour toujours,augmente la pesanteur générale du membre d’une façon anormale, et,au bout d’un certain temps, doit avoir une influence désastreusesur le développement de celui-ci… Pour un forçat en bonne santé,cela n’est rien, mais en est-il de même pour un malade ? Pourles détenus gravement atteints, pour les poitrinaires, dont lesmains et les jambes se dessèchent d’elles-mêmes, le moindre fétuest insupportable. Si l’administration médicale réclamait cetallègement pour les seuls poitrinaires, ce serait un vrai, un grandbienfait, je vous assure… On me dira que les forçats sont desmalfaiteurs, indignes de toute compassion ; mais faut-ilredoubler de sévérité pour celui sur lequel le doigt de Dieu s’estdéjà appesanti ? On ne saurait croire que cette aggravationait pour but de châtier le forçat. Les poitrinaires sont affranchisdes punitions corporelles par le tribunal. Il doit y avoir là uneraison mystérieuse, importante, une précaution salutaire, maislaquelle ? Voilà ce qui est impossible à comprendre. On necroit pas, on ne peut pas croire, en effet, que le poitrinaires’enfuira. À qui cette idée pourrait-elle venir, surtout si lamaladie a atteint un certain degré ? Il est impossible detromper les docteurs et de leur faire prendre un détenu bienportant pour un poitrinaire ; c’est là une maladie que l’onreconnaît du premier coup d’œil. Et du reste (disons-le puisquel’occasion s’en présente), les fers peuvent-ils empêcher le forçatde s’enfuir ? Pas le moins du monde. Les fers sont unediffamation, une honte, un fardeau physique et moral, — c’est dumoins ce que l’on pense, — car ils ne sauraient embarrasserpersonne dans une évasion. Le forçat le plus maladroit, le moinsintelligent, saura les scier ou briser le rivet à coups de pierre,sans trop de peine. Les fers sont donc une précaution inutile, etsi on les met aux forçats comme châtiment de leur crime, ne faut-ilpas épargner ce châtiment à un agonisant ? En écrivant ceslignes, une physionomie se détache vivement dans ma mémoire, laphysionomie d’un mourant, d’un poitrinaire, de ce même Mikaïlof quiétait couché presque en face de moi, non loin d’Oustiantsef, et quiexpira, je crois, quatre jours après mon arrivée à l’hôpital. Quandj’ai parlé plus haut des poitrinaires, je n’ai fait que rendreinvolontairement les sensations et reproduire les idées quim’assaillirent à l’occasion de cette mort. Je connaissais peu ceMikaïlof. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans au plus, depetite taille, mince et d’une très-belle figure. Il était de la «section particulière » et se faisait remarquer par une taciturnitéétrange, mais douce et triste : on aurait dit qu’il « avait séché »dans la maison de force, comme s’exprimaient les forçats, quigardèrent de lui un bon souvenir. Je me rappelle qu’il avait detrès-beaux yeux — je ne sais vraiment pourquoi je m’en souviens sibien. Il mourut à trois heures de l’après-midi, par un jour clairet sec. Le soleil dardait ses rayons éclatants et obliques àtravers les vitres verdâtres, congelées de notre salle : un torrentde lumière inondait ce malheureux, qui avait perdu connaissance etqui agonisa pendant quelques heures. Dès le matin ses yeux setroublèrent et ne lui permirent pas de reconnaître ceux quis’approchaient de lui. Les forçats auraient voulu le soulager, carils voyaient qu’il souffrait beaucoup ; sa respiration étaitpénible, profonde, enrouée ; sa poitrine se soulevaitviolemment, comme s’il manquait d’air. Il rejeta d’abord sacouverture et ses vêtements loin de lui, puis il commença àdéchirer sa chemise, qui semblait lui être un fardeau intolérable.On la lui enleva. C’était effrayant de voir ce corps démesurémentlong, aux mains et aux jambes décharnées, au ventre flasque, à lapoitrine soulevée, et dont les côtes se dessinaient aussi nettementque celles d’un squelette. Il ne restait sur ce squelette qu’unecroix avec un sachet, et les fers, dont ses jambes desséchéesauraient pu se dégager sans peine. Un quart d’heure avant sa mort,le bruit s’apaisa dans notre salle ; on ne parlait plus qu’enchuchotant. Les forçats marchaient sur la pointe des pieds,discrètement. De temps à autre, ils échangeaient leurs réflexionssur des sujets étrangers et jetaient un coup d’œil furtif sur lemourant. Celui-ci râlait toujours plus péniblement. Enfin, d’unemain tremblante et mal assurée, il tâta sa croix sur sa poitrine etfit le geste de l’arracher : elle aussi lui pesait, le suffoquait.On la lui enleva. Dix minutes plus tard il mourut. On frappa alorsà la porte, afin d’avertir la sentinelle. Un gardien entra, regardale mort d’un air hébété et s’en alla quérir le feldscher. Celui-ciétait un bon garçon, un peu trop occupé peut-être de son extérieur,assez agréable du reste ; il arriva bientôt ; ils’approcha du cadavre à grands pas, ce qui fit un bruit dans lasalle muette, et lui tâta le pouls avec une mine dégagée quisemblait avoir été composée pour la circonstance ; il fit ungeste vague de la main et sortit. On prévint le poste, car lecriminel était d’importance (il appartenait à la sectionparticulière) ; aussi pour le déclarer dûment mort fallait-ilquelques formalités. Pendant que nous attendions l’entrée du postede l’hôpital, un des détenus dit à demi-voix qu’il ne serait pasmal de fermer les yeux au défunt. Un autre écouta ce conseil,s’approcha en silence de Mikaïlof et lui ferma les yeux ;apercevant sur le coussin la croix qu’on avait détachée du cou, illa prit, la regarda, la remit et se signa. Le visage du morts’ossifiait ; un rayon de lumière blanche jouait à la surfaceet éclairait deux rangées de dents blanches et jeunes, quibrillaient entre les lèvres minces, collées aux gencives de labouche entr’ouverte. Le sous-officier de garde arriva enfin, sousles armes et casque en tête, accompagné de deux soldats. Ils’approcha en ralentissant le pas, incertain ; il examinait ducoin de l’œil les détenus silencieux, qui le regardaient d’un airsombre. À un pas du mort, il s’arrêta net, comme cloué sur placepar une gêne subite. Ce corps nu et desséché, chargé de ses fers,l’impressionnait : il défit sa jugulaire, enleva son casque (cequ’il n’avait nullement besoin de faire) et fit un grand signe decroix. C’était une figure sévère, grisonnante, une tête de soldatqui avait beaucoup servi. Je me souviens qu’à côté de lui setrouvait Tchékounof, un vieillard grisonnant lui aussi ; ilregardait tout le temps le sous-officier, et suivait tous lesmouvements de ce dernier avec une attention étrange. Leurs regardsse croisèrent, et je vis que la lèvre inférieure de Tchékounoftremblait. Il la mordit, serra les dents et dit au sous-officier,comme par hasard, avec un mouvement de tête qui lui montrait lemort : — Il avait pourtant une mère, lui aussi… Ces mots mepénétrèrent… Pourquoi les avait-il dits, et comment cette idée luiétait-elle venue ? On souleva le cadavre avec sacouchette ; la paille craqua, les chaînes traînèrent à terreavec un bruit clair… On les releva et l’on emporta le corps.Brusquement tous parlèrent à haute voix. On entendit encore lesous-officier, déjà dans le corridor, qui criait à quelqu’und’aller chercher le forgeron. Il fallait déferrer le mort… Maisj’ai fait une digression hors de mon sujet…

Chapitre 2L’hôpital (Suite)

Les docteurs visitaient les salles le matin ; vers onzeheures, ils apparaissaient tous ensemble, faisant cortège aumédecin en chef : une heure et demie avant eux, le médecinordinaire de notre salle venait faire sa ronde ; c’était untout jeune homme, toujours affable et gai, que les détenus aimaientbeaucoup, et qui connaissait parfaitement son art ; ils ne luitrouvaient qu’un seul défaut, celui d’être « trop doux ». En effet,il était peu communicatif, il semblait même confus devant nous,rougissait parfois et changeait la quantité de nourriture à lapremière réclamation des malades ; je crois qu’il auraitconsenti à leur donner les médicaments qu’ils désiraient : unexcellent homme, du reste ! Beaucoup de médecins en Russiejouissent de l’affection et du respect du peuple, et cela à justetitre, autant que j’ai pu le remarquer. Je sais que mes parolessembleront un paradoxe, surtout si l’on prend en considération ladéfiance que ce même peuple a pour la médecine et les médicamentsétrangers. En effet, il préfère, alors même qu’il souffrirait d’unegrave maladie, s’adresser pendant plusieurs années de suite à unesorcière, ou employer des remèdes de bonne femme (qu’il ne faut pasmépriser, du reste), plutôt que de consulter un docteur ou d’allerà l’hôpital. À vrai dire, il faut surtout attribuer cetteprévention à une cause profonde et qui n’a aucun rapport avec lamédecine, à savoir la défiance du peuple pour tout ce qui porte uncaractère administratif, officiel : il ne faut pas oublier non plusque le peuple est effrayé et prévenu contre les hôpitaux par lesrécits souvent absurdes des horreurs fantastiques dont les hospicesseraient le théâtre. (Ces récits ont pourtant un fond de vérité.)Mais ce qui lui répugne le plus, ce sont les habitudes allemandesdes hôpitaux, c’est l’idée que des étrangers le soigneront pendantsa maladie, c’est la sévérité de la diète, enfin les récits qu’onlui fait de la dureté persévérante des feldschers et des docteurs,de la dissection et de l’autopsie des cadavres, etc. Et puis, lebas peuple se dit que ce seront des seigneurs qui le soigneront(car pour eux, les médecins sont tout de même des seigneurs). Unefois la connaissance faite avec ces derniers (il y a sans doute desexceptions, mais elles sont rares), toutes les craintess’évanouissent : il faut attribuer ce succès à nos docteurs,principalement aux jeunes, qui savent pour la plupart gagner lerespect et l’affection du peuple. Je parle du moins de ce que j’aivu et éprouvé à plusieurs reprises, dans différents endroits, et jene pense pas que les choses se passent autrement ailleurs. Danscertaines localités reculées les médecins prennent des pots-de-vin,abusent de leurs hôpitaux et négligent leurs malades ; souventmême ils oublient complètement leur art. Cela arrive, mais je parlede la majorité, inspirée par cet esprit, par cette tendancegénéreuse qui est en train de régénérer l’art médical. Quant auxapostats, aux loups dans la bergerie, ils auront beau s’excuser etrejeter la faute sur le milieu qui les entoure, qui les a déformés,ils resteront inexcusables, surtout s’ils ont perdu toute humanité.Et c’est précisément l’humanité, l’affabilité, la compassionfraternelle pour le malade qui sont quelquefois les remèdes lesplus actifs. Il serait temps que nous cessions de nous lamenterapathiquement sur le milieu qui nous a gangrené. Il y a du vrai,mais un rusé fripon qui sait se tirer d’affaire ne manque pasd’accuser le milieu dans lequel il se trouve pour se fairepardonner ainsi ses faiblesses, surtout quand il manie la plume oula parole avec éloquence. Je me suis écarté de nouveau de mon sujet: je voulais me borner à dire que le petit peuple est défiant etantipathique plutôt à l’égard de la médecine administrative que desmédecins eux-mêmes. Quand il les voit à l’œuvre, il perd beaucoupde ses préjugés.

Notre médecin s’arrêtait ordinairement devant le lit de chaquemalade, l’interrogeait sérieusement et attentivement, puisprescrivait les remèdes, les potions. Il remarquait quelquefois quele prétendu malade ne l’était pas du tout ; ce détenu étaitvenu se reposer des travaux forcés et dormir sur un matelas dansune chambre chauffée, préférable à des planches nues dans un corpsde garde humide, où sont entassés et parqués une masse de prévenuspâles et abattus. (En Russie, les malheureux détenus en prisonpréventive sont presque toujours pâles et abattus, ce qui démontreque leur entretien matériel et leur état moral sont encore pluspitoyables que ceux des condamnés.) Aussi notre médecin inscrivaitle faux malade sur son carnet comme affecté d’une « febriscatharalis » et lui permettait quelquefois de rester une semaine àl’hôpital. Tout le monde se moquait de cette « febris catharalis »,car on savait bien que c’était la formule admise par uneconspiration tacite entre le docteur et le malade pour indiquer unemaladie feinte, les « coliques de rechange », comme les appelaientles détenus, qui traduisaient ainsi « febris catharalis » ;souvent même, le malade imaginaire abusait de la compassion dudocteur pour rester à l’hôpital jusqu’à ce qu’on le renvoyât deforce. C’était alors qu’il fallait voir notre médecin. Confus del’entêtement du forçat, il ne se décidait pas à lui dire nettementqu’il était guéri et à lui conseiller de demander son billet desortie, bien qu’il eût le droit de le renvoyer sans la moindreexplication, en écrivant sur sa feuille : « Sanat est » : il luiinsinuait tout d’abord qu’il était temps de quitter la salle, et lepriait avec instances : « Tu devrais filer, dis donc, tu es guérimaintenant ; les places manquent ; on est à l’étroit,etc. », jusqu’à ce que le soi-disant malade se piquâtd’amour-propre et demandât enfin à sortir. Le docteur chef, bienque très-compatissant et honnête (les malades l’aimaient aussibeaucoup), était incomparablement plus sévère et plus résolu quenotre médecin ordinaire ; dans certains cas, il montrait unesévérité impitoyable qui lui attirait le respect des forçats. Ilarrivait toujours dans notre salle, accompagné de tous les médecinsde l’hôpital, quand son subordonné avait fait sa tournée, etdiagnostiquait sur chaque cas en particulier ; il s’arrêtaitplus longtemps auprès de ceux qui étaient gravement atteints etsavait leur dire un mot encourageant, qui les remontait et laissaittoujours la meilleure impression. Il ne renvoyait jamais lesforçats qui arrivaient avec des coliques de rechange, mais, si l’und’eux s’obstinait à rester à l’hôpital, il l’inscrivait bon pour lasortie : « — Allons, camarade, tu t’es reposé, va-t’en maintenant,il ne faut abuser de rien. » Ceux qui s’entêtaient à rester étaientsurtout les forçats excédés de la corvée, pendant les grosseschaleurs de l’été, ou bien des condamnés qui devaient êtrefouettés. Je me souviens que l’on fut obligé d’employer unesévérité particulière, de la cruauté même pour expulser l’un d’eux.Il était venu se faire soigner d’une maladie des yeux qu’il avaittout rouges : il se plaignait de ressentir une douleur lancinanteaux paupières. On le traita de différentes manières, on employa desvésicatoires, des sangsues, on lui injecta les yeux d’une solutioncorrosive, etc., etc., mais rien n’y fit, le mal ne diminuait pas,et l’organe malade était toujours dans le même état. Les docteursdevinèrent enfin que cette maladie était feinte, car l’inflammationn’empirait ni ne guérissait : le cas était suspect. Depuislongtemps les détenus savaient que ce n’était qu’une comédie etqu’il trompait les docteurs, bien qu’il ne voulût pas l’avouer.C’était un jeune gaillard, assez bien de sa personne, mais quiproduisait une impression désagréable sur tous ses camarades : ilétait dissimulé, soupçonneux, sombre, regardait toujours endessous, ne parlait avec personne et restait à l’écart comme s’ilse fût défié de nous. Je me rappelle que plusieurs craignaientqu’il ne fît un mauvais coup : étant soldat, il avait commis un volde conséquence ; on l’avait arrêté et condamné à recevoirmille coups de baguettes, puis à passer dans une compagnie dediscipline. Pour reculer le moment de la punition, les condamnés sedécident quelquefois, comme je l’ai dit plus haut, à d’effroyablescoups de tête ; la veille du jour fatal, ils plantent uncouteau dans le ventre d’un chef ou d’un camarade, pour qu’on lesremette en jugement, ce qui retarde leur châtiment d’un mois oudeux : leur but est atteint. Peu leur importe que leur condamnationsoit doublée ou triplée au bout de ces trois mois ; ce qu’ilsdésirent, c’est reculer temporairement la terrible minute, quoiqu’il puisse leur en coûter, tant le cœur leur manque pourl’affronter.

Plusieurs malades étaient d’avis de surveiller le nouveau venu,parce qu’il pouvait fort bien, de désespoir, assassiner quelqu’unpendant la nuit. On s’en tint aux paroles cependant, personne neprit aucune précaution, pas même ceux qui dormaient à côté de lui.On avait pourtant remarqué qu’il se frottait les yeux avec duplâtre de la muraille et quelque chose d’autre encore, afin qu’ilsparussent rouges au moment de la visite. Enfin le docteur chefmenaça d’employer des orties pour le guérir. Quand une maladied’yeux résiste à tous les moyens scientifiques, les médecins sedécident à essayer un remède héroïque et douloureux : on appliqueles orties au malade, ni plus ni moins qu’à un cheval. Mais lepauvre diable ne voulait décidément pas guérir. Il était d’uncaractère ou trop opiniâtre ou trop lâche ; si douloureusesque soient les orties, on ne peut pas les comparer aux verges.L’opération consiste à empoigner le malade près de la nuque, par lapeau du cou, à la tirer en arrière autant que possible, et à ypratiquer une double incision large et longue, dans laquelle onpasse une chevillière de coton, de la largeur du doigt ;chaque jour, à heure fixe, on tire ce ruban en avant et en arrière,comme si l’on fendait de nouveau la peau, afin que la blessuresuppure continuellement et ne se cicatrise pas. Le pauvre diableendura cette torture, qui lui causait des souffrances horribles,pendant plusieurs jours ; enfin il consentit à demander sasortie. En moins d’un jour ses yeux devinrent parfaitement sains,et dès que son cou se fut cicatrisé, on l’envoya au corps de garde,qu’il quitta le lendemain pour recevoir ses mille coups debaguettes.

Pénible est cette minute qui précède le châtiment, si pénibleque j’ai peut-être tort de nommer pusillanimité et lâcheté la peurque ressentent les condamnés. Il faut qu’elle soit terrible pourque les forçats se décident à risquer une punition double outriple, simplement pour la reculer. J’ai pourtant parlé decondamnés qui demandaient eux-mêmes à quitter l’hôpital, avant queles blessures causées par les premières baguettes se fussentcicatrisées, afin de recevoir les derniers coups et d’en finir avecleur état préventif ; car la vie au corps de garde estcertainement pire que n’importe quels travaux forcés. L’habitudeinvétérée de recevoir des verges et d’être châtié contribue aussi àdonner de l’intrépidité et de la décision à quelques condamnés.Ceux qui ont été souvent fouettés ont le dos et l’esprit tannés,racornis ; ils finissent par regarder la punition comme uneincommodité passagère, qu’ils ne craignent plus. Un de nos forçatsde la section particulière, Kalmouk baptisé, qui portait le nomd’Alexandre ou d’Alexandrine, comme on l’appelait en riant à lamaison de force (un gaillard étrange, fripon en diable, intrépideet pourtant bonhomme), me raconta comment il avait reçu quatremille coups de verges. Il ne parlait jamais de cette punition qu’enriant et en plaisantant, mais il me jura très-sérieusement que,s’il n’avait pas été élevé dans sa horde à coups de fouet dès saplus tendre enfance, — les cicatrices dont son dos était couvert etqui n’avaient pas réussi à disparaître, étaient là pour lecertifier, — il n’aurait jamais pu supporter ces quatre mille coupsde verges. Il bénissait cette éducation à coups de lanières. « Onme battait pour la moindre chose, Alexandre Pétrovitch ! medit-il un soir que nous étions assis sur ma couchette, devant lefeu, — on m’a battu sans motifs pendant quinze ans de suite, duplus loin que je me souvienne, plusieurs fois par jour : me rossaitqui voulait, si bien que je m’habituai tout à fait aux baguettes. »Je ne sais plus par quel hasard il était devenu soldat (au fond, ilmentait peut-être, car il avait, toujours déserté et vagabondé). Ilme souvient du récit qu’il nous fit un jour de la peur qu’il eut,quand on le condamna à recevoir quatre mille coups de verges pouravoir tué son supérieur : « Je me doutais bien qu’on me puniraitsévèrement, je me disais que, si habitué que je fusse au fouet, jecrèverais peut-être sur place — diable ! quatre mille verges,ce n’est pas une petite, affaire, et puis tous mes chefs étaientd’une humeur de chien à cause de cette histoire. Je savaistrès-bien que cela ne se passerait pas à l’eau de roses ; jecroyais même que je resterais sous les verges. J’essayai toutd’abord de me faire baptiser, je me disais peut-être qu’on mepardonnerait, essayons voir ; on m’avait pourtant averti — lescamarades — que ça ne servirait à rien, mais je pensais : — Tout demême, ils me pardonneront, qui sait ? ils auront plus decompassion pour un baptisé que pour un mahométan. On me baptisa etl’on me donna le nom d’Alexandre ; malgré tout, je dusrecevoir mes baguettes ; ils ne m’en auraient pas fait grâced’une seule. Cela me taquina à la fin. Je me dis : — Attendez, jem’en vais tous vous mettre dedans de la belle manière. Et parbleu,Alexandre Pétrovitch, le croirez-vous ? je les ai misdedans ! Je savais très-bien faire le mort, non pas quej’eusse l’air tout à fait crevé, non ! mais on aurait juré quej’allais rendre l’âme. On me conduit devant le front du bataillon,je reçois mon premier mille ; ça me brûle, je commence àhurler : on me donne mon second mille, je me dis : Voilà ma fin quiarrive ; ils m’avaient fait perdre la tête, j’avais les jambescomme rompues… crac ! me voilà à terre ! avec les yeuxd’un mort, la figure toute bleue, la bouche pleine d’écume ;je ne soufflais plus. Le médecin arrive et dit que je vais mourir.On me porte à l’hôpital ; je reviens tout de suite a moi. Deuxfois encore on me donna les verges. Comme ils étaient fâchés !oh ! comme ils enrageaient ! mais je les ai tout de mêmemis dedans ces deux fois encore : je reçois mon troisième mille, jecrève de nouveau ; mais, ma foi, quand ils m’ont administré ledernier mille, chaque coup aurait dû compter pour trois, c’étaitcomme un couteau droit dans le cœur, ouf ! comme ils m’ontbattu ! Ils étaient acharnés après moi ! Oh ! cettecharogne de quatrième mille (que le……… !), il valait les troispremiers ensemble, et si je n’avais pas fait le mort quand il nem’en restait plus que deux cents à recevoir, je crois qu’ilsm’auraient fini pour de bon ; mais je ne me suis pas laissédémonter, je les flibuste encore une fois et je fais le mort : ilsont cru de nouveau que j’allais crever, et comment nel’auraient-ils pas cru ? le médecin lui-même en étaitsûr ; mais après ces deux cents qui me restaient, ils eurentbeau taper de toute leur force (ça en valait deux mille), va tefaire fiche ! je m’en moquais pas mal, ils ne m’avaient toutde même pas esquinté, et pourquoi ? Parce que, étant gamin,j’avais grandi sous le fouet. Voilà pourquoi je suis encore envie ! Oh ! m’a-t-on assez battu dans mon existence !» répéta-t-il, d’un air pensif, en terminant son récit ; et ilsemblait se ressouvenir et compter les coups qu’il avait reçus, «Eh bien, non ! ajoutait-il après un silence, on ne lescomptera pas, on ne pourrait pas les compter ! on manqueraitde chiffres ! » Il me regarda alors et partit d’un éclat derire si débonnaire que je ne pus m’empêcher de lui répondre par unsourire. « Savez-vous, Alexandre Pétrovitch, quand je rêve la nuit,eh bien, je rêve toujours qu’on me rosse ; je n’ai pasd’autres songes. » Il parlait en effet dans son sommeil et hurlaità gorge déployée, si bien qu’il réveillait les autres détenus : «Qu’as-tu à brailler, démon ? » — Ce solide gaillard, de petitetaille, âgé de quarante-cinq ans, agile et gai, vivait en bonneintelligence avec tout le monde, quoiqu’il aimât beaucoup à fairemain basse sur ce qui ne lui appartenait pas, et qu’on le battitsouvent pour cela ; mais lequel de nos forçats ne volait paset n’était pas battu pour ses larcins ?

J’ajouterai à ces remarques que je restai toujours stupéfait dela bonhomie extraordinaire, de l’absence de rancune avec lesquellesces malheureux parlaient de leur châtiment et des chefs chargés del’appliquer. Dans ces récits, qui souvent me donnaient despalpitations de cœur, on ne sentait pas l’ombre de haine ou derancune. Ils en riaient de bon cœur, comme des enfants. Il n’enétait pas de même de M—tski, par exemple, quand il me racontait sonchâtiment ; comme il n’était pas noble, il avait reçu cinqcents verges. Il ne m’en avait jamais parlé ; quand je luidemandai si c’était vrai, il me répondit affirmativement, en deuxmots brefs, avec une souffrance intérieure, sans me regarder ;il était devenu tout rouge ; au bout d’un instant, quand illeva les yeux, j’y vis briller une flamme de haine ; seslèvres tremblaient d’indignation. Je sentis qu’il n’oublierait,qu’il ne pourrait jamais oublier cette page de son passé. Noscamarades, au contraire (je ne garantis pas qu’il n’y eût pas desexceptions), regardaient d’un tout autre œil leur aventure. — Ilest impossible, pensais-je quelquefois, qu’ils aient le sentimentde leur culpabilité et de la justice de leur peine, surtout quandce n’est pas contre leurs camarades, mais contre leurs chefs qu’ilsont péché. La plupart ne s’avouaient nullement coupables. J’ai déjàdit que je n’observai en eux aucun remords, même quand le crimeavait été commis sur des gens de leur condition. Quant aux crimescommis contre leurs chefs, je n’en parle pas. Il m’a semblé qu’ilsavaient, pour ces cas-là, une manière de voir à eux, toute pratiqueet empirique ; on excusait ces accidents par sa destinée, parla fatalité, sans raisonnement, d’une façon inconsciente, comme parl’effet d’une croyance quelconque. Le forçat se donne toujoursraison dans les crimes commis contre ses chefs, la chose ne faitpas question pour lui ; mais pourtant, dans la pratique, ils’avoue que ses chefs ne partagent pas son avis et que, parconséquent, il doit subir un châtiment, qu’alors seulement il seraquitte.

La lutte entre l’administration et le prisonnier est égalementacharnée. Ce qui contribue à justifier le criminel à ses propresyeux, c’est qu’il ne doute nullement que la sentence du milieu danslequel il est né et il a vécu ne l’acquitte ; il est sûr quele menu peuple ne le jugera pas définitivement perdu, sauf pourtantsi le crime a été commis précisément contre des gens de ce milieu,contre ses frères. Il est tranquille de ce côté-là ; fort desa conscience, il ne perdra jamais son assurance morale, et c’estle principal. Il se sent sur un terrain solide, aussi ne hait-ilnullement le knout qu’on lui administre, il le considère seulementcomme inévitable, il se console en pensant qu’il n’est ni lepremier, ni le dernier à le recevoir, et que cette lutte passive,sourde et opiniâtre durera longtemps. Le soldat déteste-t-il leTurc qu’il combat ? nullement, et pourtant celui-ci le sabre,le hache, le tue.

Il ne faut pas croire pourtant que tous ces récits fussent faitsavec indifférence et sang-froid. Quand on parlait du lieutenantJérébiatnikof, c’était toujours avec une indignation contenue. Jefis la connaissance de ce lieutenant Jérébiatnikof, lors de monpremier séjour à l’hôpital — par les récits des détenus, bienentendu. — Je le vis plus tard une fois qu’il commandait la garde àla maison de force. Agé de trente ans, il était de taille élevée,très-gras et très-fort, avec des joues rougeaudes et pendantes degraisse, des dents blanches et le rire formidable deNosdrief[27]. À le voir, on devinait que c’étaitl’homme du monde le moins apte à la réflexion. Il adorait fouetteret donner les verges, quand il était désigné comme exécuteur. Je mehâte de dire que les autres officiers tenaient Jérébiatnikof pourun monstre, et que les forçats avaient de lui la même opinion. Il yavait dans le bon vieux temps, qui n’est pas si éloigné, dont « lesouvenir est vivant, mais auquel on croit difficilement », desexécuteurs qui aimaient leur office. Mais d’ordinaire on faisaitdonner les verges sans entraînement, tout bonnement. Ce lieutenantétait une exception, un gourmet raffiné, connaisseur en matièred’exécutions. Il était passionné pour son art, il l’aimait pourlui-même. Comme un patricien blasé de la Rome impériale, ildemandait à cet art des raffinements, des jouissances contrenature, afin de chatouiller et d’émouvoir quelque peu son âmeenvahie et noyée dans la graisse. — On conduit un détenu subir sapeine ; c’est Jérébiatnikof qui est l’officierexécuteur ; la vue seule de la longue ligne de soldats armésde grosses verges l’inspire : il parcourt le front d’un airsatisfait et engage chacun à accomplir son devoir en touteconscience, sans quoi… Les soldats savaient d’avance ce quesignifiait ce sans quoi… Le criminel est amené ; s’il neconnaît pas encore Jérébiatnikof et s’il n’est pas au courant dumystère, le lieutenant lui joue le tour suivant (ce n’est qu’unedes inventions de Jérébiatnikof, très-ingénieux pour ce genre detrouvailles). Tout détenu dont on dénude le torse et que lessous-officiers attachent à la crosse du fusil, pour lui faireparcourir ensuite la rue verte tout entière, prie d’une voixplaintive et larmoyante l’officier exécuteur de faire frapper moinsfort et de ne pas doubler la punition par une sévérité superflue. —« Votre Noblesse, crie le malheureux, ayez pitié, soyez paternel,faites que je prie Dieu toute ma vie pour tous, ne me perdez pas,compatissez… » Jérébiatnikof attendait cela ; il suspendaitalors l’exécution, et entamait la conversation suivante avec ledétenu, d’un ton sentimental et pénétré : — Mais, mon cher,disait-il, que dois-je faire ? Ce n’est pas moi qui te punis,c’est la loi ! — Votre Noblesse ! vous pouvez faire ceque vous voulez ; ayez pitié de moi !… — Crois-tu que jen’aie vraiment pas pitié de toi ? Penses-tu que ce soit unplaisir pour moi de te voir fouetter ? Je suis un hommepourtant. Voyons, suis-je un homme, oui ou non ? — C’estcertain, Votre Noblesse ! on sait bien que les officiers sontnos pères, et nous leurs enfants. Soyez pour moi un véritablepère ! criait le détenu qui entrevoyait une possibilitéd’échapper au châtiment. — Ainsi, mon ami, juge toi-même, tu as unecervelle pour réfléchir ; je sais bien que, par humanité, jedois te montrer de la condescendance et de la miséricorde, à toi,pécheur. — Votre Noblesse ne dit que la pure vérité. — Oui, je doisêtre miséricordieux pour toi, si coupable que tu sois. Mais cen’est pas moi qui te punis, c’est la loi ! Pense un peu : jesers Dieu et ma patrie, et par conséquent je commets un grave péchési j’atténue la punition fixée par la loi, penses-y ! — VotreNoblesse !… — Allons, que faire ? passe pour cettefois ! Je sais que je vais faire une faute, mais il en seracomme tu le désires… Je te fais grâce, je te punirai légèrement.Mais si j’allais te rendre un mauvais service par cela même ?Je te ferai grâce, je te punirai légèrement, et tu penseras qu’uneautre fois je serai aussi miséricordieux, et tu feras de nouveaudes bêtises, hein ? ma conscience pourtant… — VotreNoblesse ! Dieu m’en préserve… Devant le trône du créateurcéleste, je vous… — Bon ! bon ! Et tu me jures que tu teconduiras bien ? — Que le Seigneur me fasse mourir sur l’heureet que dans l’autre monde… — Ne jure pas ainsi, c’est un péché. Jete croirai si tu me donnes ta parole… — Votre Noblesse ! — Ehbien ! écoute ! je te fais grâce à cause de tes larmesd’orphelin ; tu es orphelin, n’est-ce pas ? — Orphelin depère et de mère, Votre Noblesse ; je suis seul au monde… — Ehbien, à cause de tes larmes d’orphelin, j’ai pitié de toi ;mais fais attention, c’est la dernière fois… Conduisez-le,ajoutait-il d’une voix si attendrie que le détenu ne savait commentremercier Dieu de lui avoir envoyé un si bon officier instructeur.La terrible procession se mettait en route ; le tambourbattait un roulement, les premiers soldats brandissaient leursverges… — « Rossez-le ! hurlait alors Jérébiatnikof à gorgedéployée ; brûlez-le ! tapez ! tapez dessus !Écorchez-le ! Enlevez-lui la peau ! Encore, encore, tapezplus fort sur cet orphelin, donnez-lui-en, à ce coquin ! plusfort, abîmez-le, abîmez-le ! » Les soldats assènent des coupsde toutes leurs forces, à tour de bras, sur le dos du malheureux,dont les yeux lancent des étincelles, et qui hurle, tandis queJérébiatnikof court derrière lui, devant la ligne, en se tenant lescôtes de rire ; il pouffe, il se pâme et ne peut pas se tenirdroit, si bien qu’il fait pitié, ce cher homme. C’est qu’il estheureux ; il trouve ça burlesque ; de temps à autre onentend son rire formidable, franc et bien timbré ; il répète :« Tapez ! rossez-le ! écorchez-moi ce brigand !abîmez-moi cet orphelin !… » Il avait encore composé desvariations sur ce motif. On amène un détenu pour lui faire subir sapunition ; celui-ci se met à supplier le lieutenant d’avoirpitié de lui. Cette fois, Jérébiatnikof ne fait pas le bon apôtre,et sans simagrées, il dit franchement au condamné : — Vois-tu, moncher, je vais te punir comme il faut, car tu le mérites. Mais jepuis te faire une grâce : je ne te ferai pas attacher à la crossedu fusil. Tu iras tout seul, à la nouvelle mode : tu n’as qu’àcourir de toutes tes forces devant le front ! Bien entenduchaque verge te frappera, mais tu en auras plus vite fini, n’est-cepas ? Voyons, qu’en penses-tu ? veux-tu essayer ? Ledétenu, qui l’a écouté plein de défiance et d’incertitude, se dit :« Qui sait ? peut-être bien que cette manière-là est plusavantageuse que l’autre ; si je cours de toutes mes forces, çadurera cinq fois moins, et puis, les verges ne m’atteindrontpeut-être pas toutes. » — Bien, Votre Noblesse, je consens. — Etmoi aussi, je consens. — Allons ! ne bayez pas aux corneilles,vous autres ! crie le lieutenant aux soldats. — Il saitd’avance que pas une verge n’épargnera le dos de l’infortuné ;le soldat qui manquerait son coup serait sûr de son affaire. Leforçat essaye de courir dans la rue verte, mais il ne passe pasquinze rangs, car les verges pleuvent comme grêle, comme l’éclair,sur sa pauvre échine ; le malheureux tombe en poussant un cri,on le croirait cloué sur place ou abattu par une balle. — Eh !non, Votre Noblesse, j’aime mieux qu’on me fouette d’après lerèglement, dit-il alors en se soulevant péniblement, pâle eteffrayé, tandis que Jérébiatnikof, qui savait d’avance l’issue decette farce, se tient les côtes et éclate de rire. Mais je ne puisrapporter tous les divertissements qu’il avait inventés et tout cequ’on racontait de lui. On parlait aussi dans notre salle d’unlieutenant Smékalof, qui remplissait les fonctions de commandant deplace, avant l’arrivée de notre major actuel. On parlait deJérébiatnikof avec indifférence, sans haine, mais aussi sans vanterses hauts faits ; on ne le louait pas, en un mot, on leméprisait : tandis qu’au nom de Smékalof, la maison de force étaitunanime dans ses éloges et son enthousiasme. Ce lieutenant n’étaitnullement un amateur passionné des baguettes, il n’y avait rien enlui du caractère de Jérébiatnikof ; pourtant il ne dédaignaitpas les verges ; comment se fait-il qu’on se rappelât cheznous ses exécutions, avec une douce satisfaction ?—il avait sucomplaire aux forçats. Pourquoi cela ? Comment s’était-ilacquis une pareille popularité ? Nos camarades, comme lepeuple russe tout entier, sont prêts à oublier leurs tourments, sion leur dit une bonne parole (je parle du fait lui-même, sansl’analyser ni l’examiner). Aussi n’est-il pas difficile d’acquérirl’affection de ce peuple et de devenir populaire. Le lieutenantSmékalof avait acquis une popularité particulière — aussi, quand onmentionnait ses exécutions, c’était toujours avec attendrissement.« Il était bon comme un père », disaient parfois les forçats, quisoupiraient en comparant leur ancien chef intérimaire avec le majoractuel, — « un petit cœur ! quoi ! » — C’était un hommesimple, peut-être même bon à sa manière. Et pourtant, il y a deschefs qui sont non-seulement bons, mais miséricordieux, et que l’onn’aime nullement, dont on se moque, tandis que Smékalof avait sibien su faire, que tous les détenus le tenaient pour leurhomme ; c’est un mérite, une qualité innée, dont ceux qui lapossèdent ne se rendent souvent pas compte. Chose étrange : il y ades gens qui sont loin d’être bons et qui pourtant ont le talent dese rendre populaires. Ils ne méprisent pas le peuple qui leur estsubordonné ; je crois que c’est là la cause de cettepopularité. On ne voit pas en eux des grands seigneurs, ils n’ontpas d’esprit de caste, ils ont en quelque sorte une odeur depeuple, ils l’ont de naissance, et le peuple la flaire tout desuite. Il fera tout pour ces gens-là ! Il changera de gaietéde cœur l’homme le plus doux et le plus humain contre un cheftrès-sévère, si ce dernier possède cette odeur particulière. Et sicet homme est en outre débonnaire, à sa manière, bien entendu,oh ! alors, il est sans prix. Le lieutenant Smékalof, comme jel’ai dit, punissait quelquefois très-rudement, mais il avait l’airde punir de telle façon que les détenus ne lui en gardaient pasrancune ; au contraire, on se souvenait de ses histoires defouet en riant. Elles étaient du reste peu nombreuses, car iln’avait pas beaucoup d’imagination artistique. Il n’avait inventéqu’une farce, une seule, dont il s’était réjoui près d’une annéeentière dans notre maison de force ; elle lui était chère,probablement parce qu’elle était unique, et ne manquait pas debonne humeur. Smékalof assistait lui-même à l’exécution, enplaisantant et en raillant le détenu, qu’il questionnait sur deschoses étrangères, par exemple sur ses affaires personnelles deforçat ; il faisait cela sans intention, sans arrière-pensée,mais tout simplement parce qu’il désirait être au courant desaffaires de ce forçat. On lui apportait une chaise et les vergesqui devaient servir au châtiment du coupable : le lieutenants’asseyait, allumait sa longue pipe. Le détenu le suppliait… «Eh ! non, camarade ! allons, couche-toi ! qu’as-tuencore ?… » Le forçat soupire et s’étend à terre, « Ehbien ! mon cher, sais-tu lire couramment ? » — « Commentdonc, Votre Noblesse, je suis baptisé, on m’a appris à lire dès monenfance ! » — « Alors, lis. » Le forçat sait d’avance ce qu’ilva lire et comment finira cette lecture, parce que cetteplaisanterie s’est répétée plus de trente fois. Smékalof, luiaussi, sait que le forçat n’est pas dupe de son invention, non plusque les soldats qui tiennent les verges levées sur le dos de lamalheureuse victime. Le forçat commence à lire : les soldats, armésde verges, attendent immobiles : Smékalof lui-même cesse de fumer,lève la main et guette un mot prévu. Le détenu lit et arrive enfinau mot : « aux cieux. » C’est tout ce qu’il faut. « Halte ! »crie le lieutenant, qui devient tout rouge, et brusquement, avec ungeste inspiré, il dit à l’homme qui tient sa verge levée : « Ettoi, fais l’officieux ! » Et le voilà qui crève de rire. Lessoldats debout autour de l’officier sourient ; le fouetteursourit, le fouetté même, Dieu me pardonne ! sourit aussi, bienqu’au commandement de « fais l’officieux » la verge siffle etvienne couper comme un rasoir son échine coupable. Smékalof esttrès-heureux, parce que c’est lui qui a inventé cette bonne farce,c’est lui qui a trouvé ces deux mots « cieux » et « officieux »,qui riment parfaitement. Il s’en va satisfait, comme le fustigélui-même, qui est aussi très-content de soi et du lieutenant, etqui va raconter au bout d’une demi-heure à toute la maison deforce, pour la trente et unième fois, la farce de Smékalof. « En unmot, un petit cœur ! un vrai farceur ! ». On entendaitsouvent chanter avec attendrissement les louanges du bonlieutenant. — Quelquefois, quand on s’en allait au travail, —raconte un forçat dont le visage resplendit au souvenir de ce bravehomme, — on le voyait à sa fenêtre en robe de chambre, en train deboire le thé, la pipe à la bouche. J’ôte mon chapeau. — Où vas-tu,Axénof ? — Au travail, Mikail Vassilitch, mais je dois alleravant à l’atelier. — Il riait comme un bienheureux. Un vrai petitcœur ! oui, un petit cœur. — On ne les garde jamais bienlongtemps, ceux-là ! ajoute un des auditeurs.

Chapitre 3L’hôpital (Suite)

J’ai parlé ici des punitions et de ceux qui les administraient,parce que j’eus une première idée bien nette de ces choses-làpendant mon séjour à l’hôpital. Jusqu’alors, je ne les connaissaisque par ouï-dire. Dans notre salle étaient internés tous lescondamnés des bataillons qui devaient recevoir lesschpizruten[28], ainsi que les détenus des sectionsmilitaires établies dans notre ville et dans l’arrondissement quien dépendait. Pendant les premiers jours, je regardais ce qui sefaisait autour de moi avec tant d’avidité, que ces mœurs étranges,ces prisonniers fouettés ou qui allaient l’être me laissaient uneimpression terrible. J’étais ému, épouvanté. En entendant lesconversations ou les récits des autres détenus sur ce sujet, je meposais des questions, que je cherchais à résoudre. Je voulaisabsolument connaître tous les degrés des condamnations et desexécutions, toutes leurs nuances, et apprendre l’opinion desforçats eux-mêmes : je tâchai de me représenter l’étatpsychologique des fustigés. J’ai déjà dit qu’il était bien rarequ’un détenu fût de sang-froid avant le moment fatal, même s’ilavait été battu à plusieurs reprises. Le condamné éprouve une peurhorrible, mais purement physique, une peur inconsciente quiétourdit son moral. Durant mes quelques années de séjour à lamaison de force, je pus étudier à loisir les détenus quidemandaient leur sortie de l’hôpital, où ils étaient restés quelquetemps pour soigner leurs échines endommagées par la première moitiéde leur punition ; le lendemain ils devaient recevoir l’autremoitié. Cette interruption dans le châtiment est toujours provoquéepar le médecin qui assiste aux exécutions. Si le nombre des coups àrecevoir est trop grand pour qu’on puisse les administrer en unefois au détenu, on partage le nombre en deux ou en trois, suivantl’avis formulé par le docteur pendant l’exécution elle-même ;il dit si le condamné est en état de subir toute sa punition, ou sisa vie est en danger. Cinq cents, mille et même quinze centsbaguettes sont administrées en une seule fois ; mais s’ils’agit de deux ou trois mille verges, on, divise la condamnation endeux ou en trois. Ceux dont le dos était guéri et qui devaientsubir le reste de leur punition étaient tristes, sombres,taciturnes, la veille et le jour de leur sortie. On remarquait eneux une sorte d’abrutissement, de distraction affectée. Ces gens-làn’entamaient aucune conversation et demeuraient presque toujourssilencieux : trait singulier, les détenus évitent d’adresser laparole à ceux qui doivent être punis et ne font surtout pasallusion à leur châtiment. Ni consolations, ni paroles superflues :on ne fait même pas attention à eux, ce qui certainement estpréférable pour le condamné. Il y avait pourtant des exceptions,par exemple le forçat Orlof, dont j’ai déjà parlé. Il était fâchéque son dos ne guérit pas plus vite, car il lui tardait de demandersa sortie, d’en finir avec les verges, et d’être versé dans unconvoi de condamnés, pour s’enfuir pendant le voyage. C’était unenature passionnée et ardente, occupée uniquement du but à atteindre: un rusé compère ! Il semblait très-content lors de sonarrivée et dans un état d’excitation anormale ; bien qu’ildissimulât ses impressions, il craignait de rester sur place et demourir sous les verges avant même la première moitié de sapunition. Il avait entendu parler des mesures prises à son égardpar l’administration, alors qu’il était encore en jugement ;aussi se préparait-il à mourir. Une fois qu’il eut reçu sespremières verges, il reprit courage. Quand il arriva à l’hôpital,je n’avais jamais vu encore de plaies semblables, mais il étaittout joyeux : il espérait maintenant rester en vie, les bruitsqu’on lui avait rapportés étaient mensongers, puisque on avaitinterrompu l’exécution ; après sa longue réclusion préventive,il commençait à rêver du voyage, de son évasion future, de laliberté, des champs, de la forêt… Deux jours après sa sortie del’hôpital, il y revint pour mourir sur la même couchette qu’ilavait occupée pendant son séjour ; il n’avait pu supporter laseconde moitié. Mais j’ai déjà parlé de cet homme. Tous les détenussans exception, même les plus pusillanimes, ceux que tourmentaitnuit et jour l’attente de leur châtiment, supportaientcourageusement leur peine. Il était bien rare que j’entendisse desgémissements pendant la nuit qui suivait l’exécution ; engénéral, le peuple sait endurer la douleur. Je questionnai beaucoupmes camarades au sujet de cette douleur, afin de la déterminerexactement et de savoir à quelle souffrance on pouvait la comparer.Ce n’était pas une vaine curiosité qui me poussait. Je le répète,j’étais ému et épouvanté. Mais j’eus beau interroger, je ne pustirer de personne une réponse satisfaisante. Ça brûle comme le feu,— me disait-on généralement : ils répondaient tous la même chose.Tout d’abord, j’essayai de questionner M—tski : « — Cela brûlecomme du feu, comme un enfer ; il semble qu’on ait le dosau-dessus d’une fournaise ardente. » Ils exprimaient tout par cemot. Je fis un jour une étrange remarque, dont je ne garantis pasle bien fondé, quoique l’opinion des forçats eux-mêmes confirme monsentiment, c’est que les verges sont le plus terrible des supplicesen usage chez nous. Il semble tout d’abord que ce soit absurde,impossible, et pourtant cinq cents verges, quatre cents même,suffisent pour tuer un homme ; au dessus de cinq cents la mortest presque certaine. L’homme le plus robuste ne sera pas en étatde supporter mille verges tandis qu’on endure cinq cents-baguettessans en être trop incommodé et sans risquer le moins du monde deperdre la vie. Un homme de complexion ordinaire supporte millebaguettes sans danger ; deux mille baguettes ne peuvent tuerun homme de force moyenne, bien constitué. Tous les détenusassuraient que les verges étaient pires que les baguettes. « Lesverges cuisent plus et tourmentent davantage », disaient-ils. Ellestorturent beaucoup plus que les baguettes, cela est évident, carelles irritent et agissent fortement sur le système nerveuxqu’elles surexcitent outre mesure. Je ne sais s’il existe encore deces seigneurs, — mais il n’y a pas longtemps il y en avait encore —auxquels fouetter une victime procurait une jouissance quirappelait le marquis de Sade et la Brinvilliers. Je crois que cettejouissance consiste dans une défaillance de cœur, et que cesseigneurs doivent jouir et souffrir en même temps. Il y a des gensqui sont comme des tigres, avides du sang qu’ils peuvent lécher.Ceux qui ont possédé cette puissance illimitée sur la chair, lesang et l’âme de leur semblable, de leur frère selon la loi duChrist, ceux qui ont éprouvé cette puissance et qui ont eu lafaculté d’avilir par l’avilissement suprême un autre être, fait àl’image de Dieu, ceux-là sont incapables de résister à leursdésirs, à leur soif de sensations. La tyrannie est une habitude,capable de se développer, et qui devient à la longue une maladie.J’affirme que le meilleur homme du monde peut s’endurcir ets’abrutir à tel point que rien ne le distinguera d’une bête fauve.Le sang et la puissance enivrent : ils aident au développement dela dureté et de la débauche ; l’esprit et la raison deviennentalors accessibles aux phénomènes les plus anormaux, qui leursemblent des jouissances. L’homme et le citoyen disparaissent pourtoujours dans le tyran, et alors le retour à la dignité humaine, lerepentir, la résurrection morale deviennent presque irréalisables.Ajoutons que la possibilité d’une pareille licence agitcontagieusement sur la société tout entière : un tel pouvoir estséduisant. La société qui regarde ces choses d’un œil indifférentest déjà infectée jusqu’à la moelle. En un mot le droit accordé àun homme de punir corporellement ses semblables est une des plaiesde notre société, c’est le plus sûr moyen pour anéantir en ellel’esprit de civisme, et ce droit contient en germe les élémentsd’une décomposition inévitable, imminente. La société méprise lebourreau de métier, mais non le bourreau-seigneur. Chaquefabricant, chaque entrepreneur doit ressentir un plaisir irritanten pensant que l’ouvrier qu’il a sous ses ordres dépend de lui avecsa famille tout entière. J’en suis sûr, une génération n’extirpepas si vite ce qui est héréditaire en elle ; l’homme ne peutpas renoncer à ce qu’il a dans le sang, à ce qui lui a été transmisavec le lait. Ces révolutions ne s’accomplissent pas si vite. Cen’est pas tout que de confesser sa faute, son péché originel, c’estpeu, très-peu, il faut encore l’arracher, le déraciner, et cela nese fait pas vite. J’ai parlé du bourreau. Les instincts d’unbourreau sont en germe presque dans chacun de noscontemporains ; mais les instincts animaux de l’homme ne sedéveloppent pas uniformément. Quand ils étouffent toutes les autresfacultés, l’homme devient un monstre hideux. Il y a deux espèces debourreaux : les bourreaux de bonne volonté et les bourreaux pardevoir, par fonction. Le bourreau de bonne volonté est, sous tousles rapports, au-dessous du bourreau payé, qui répugne pourtant sifort au peuple, et qui lui inspire un dégoût, une peur irréfléchie,presque mystique. D’où provient cette horreur quasi superstitieusepour le dernier, tandis qu’on n’a que de l’indifférence et del’indulgence pour les premiers ? Je connais des exemplesétranges de gens honnêtes, bons, estimés dans leur société ;ils trouvaient nécessaire qu’un condamné aux verges hurlât,suppliât et demandât grâce. C’était pour eux une chose admise, etreconnue inévitable ; si la victime ne se décidait pas àcrier, l’exécuteur, que je tenais en toute autre occasion pour unbon homme, regardait cela comme une offense personnelle. Il nevoulait tout d’abord qu’une punition légère, mais du moment qu’iln’entendait pas les supplications habituelles, « VotreNoblesse ! ayez pitié ! soyez un père pour moi !faites que je remercie Dieu toute ma vie, etc. », il devenaitfurieux et ordonnait d’administrer cinquante coups en plus,espérant arriver ainsi à entendre les cris et les supplications, etil y arrivait, « Impossible autrement ; il est trop insolent», me disait-il très-sérieusement. Quant au bourreau par devoir,c’est un déporté que l’on désigne pour cette fonction ; ilfait son apprentissage auprès d’un ancien, et une fois qu’il saitson métier, il reste toujours dans la maison de force, où il estlogé à part ; il a une chambre qu’il ne partage avec personne,quelquefois même il a son ménage particulier, mais il se trouvepresque toujours sous escorte. Un homme n’est pas unemachine ; bien qu’il fouette par devoir, il entre quelquefoisen fureur et rosse avec un certain plaisir ; néanmoins, il n’aaucune haine pour sa victime. Le désir de montrer son adresse, sascience dans l’art de fouetter, aiguillonnent son amour-propre. Iltravaille pour l’art. Il sait très-bien qu’il est un réprouvé,qu’il excite partout un effroi superstitieux ; il estimpossible que cette condition n’exerce pas une influence sur lui,qu’elle n’irrite pas ses instincts bestiaux. Les enfants eux-mêmessavent que cet homme n’a ni père ni mère. Chose étrange ! tousles bourreaux que j’ai connus étaient des gens développés,intelligents, doués d’un amour-propre excessif. L’orgueil sedéveloppait en eux par suite du mépris qu’ils rencontraientpartout, et se fortifiait peut-être par la conscience qu’ilsavaient de la crainte inspirée à leurs victimes ou par le sentimentde leur pouvoir sur les malheureux. La mise en scène et l’appareilthéâtral de leurs fonctions publiques contribuent peut-être à leurdonner une certaine présomption. J’eus pendant quelque tempsl’occasion de rencontrer et d’observer de près un bourreau detaille ordinaire ; c’était un homme d’une quarantained’années, musculeux, sec, avec un visage agréable et intelligent,chargé de cheveux bouclés ; son allure était grave, paisible,son extérieur convenable ; il répondait aux questions qu’onlui posait, avec bon sens et netteté, avec une sorte decondescendance, comme s’il se prévalait de quelque chose devantmoi. Les officiers de garde lui adressaient la parole avec uncertain respect dont il avait parfaitement conscience ; aussi,devant ses chefs, redoublait-il de politesse, de sécheresse et dedignité. Plus ceux-ci étaient aimables, plus il semblaitinabordable, sans pourtant se départir de sa politesseraffinée ; je suis sûr qu’à ce moment il s’estimaitincomparablement supérieur à son interlocuteur : cela se lisait surson visage. On l’envoyait quelquefois sous escorte, en été, quandil faisait très-chaud, tuer les chiens de la ville avec une longueperche très-mince ; ces chiens errants se multipliaient avecune rapidité prodigieuse, et devenaient dangereux pendant lacanicule ; par décision des autorités, le bourreau étaitchargé de leur destruction. Cette fonction avilissante nel’humiliait nullement ; il fallait voir avec quelle gravité ilparcourait les rues de la ville, accompagné de son soldat d’escortefatigué et épuisé, comment d’un seul regard il épouvantait lesfemmes et les enfants, et comment il regardait les passants du hautde sa grandeur. Les bourreaux vivent à leur aise ; ils ont del’argent, voyagent confortablement, boivent de l’eau-de-vie. Ilstirent leurs revenus des pots-de-vin que les condamnés civils leurglissent dans la main avant l’exécution. Quand ils ont affaire àdes condamnés à leur aise, ils fixent eux-mêmes une sommeproportionnelle aux moyens du patient ; ils exigent jusqu’àtrente roubles, quelquefois plus. Le bourreau n’a pas le droitd’épargner sa victime, sa propre échine répond de lui ; mais,pour un pot-de-vin convenable, il s’engage à ne pas frapper tropfort. On consent presque toujours à ses exigences, car, si l’onrefuse de s’y prêter, il frappe en vrai barbare, ce qui est en sonpouvoir. Il arrive même qu’il exige une forte somme d’un condamnétrès-pauvre ; alors toute la parenté de ce dernier, se met enmouvement ; ils marchandent, quémandent, supplient ;malheur à eux, s’ils ne parviennent pas à le satisfaire : enpareille occurrence, la crainte superstitieuse qu’inspirent lesbourreaux leur est d’un puissant secours. On me raconta d’eux destraits de sauvagerie. Les forçats m’affirmèrent que d’un seul couple bourreau peut tuer son homme. Est-ce un fait d’expérience ?Peut-être ! qui sait ? leur ton était trop affirmatifpour que cela ne fût pas vrai. Le bourreau lui-même m’assura qu’ilpouvait le faire. On me raconta aussi qu’il peut frapper à tour debras l’échine du criminel, sans que celui-ci ressente la moindredouleur et sans laisser de balafre. Même dans le cas où le bourreaureçoit un pot-de-vin pour ne pas châtier trop sévèrement, il donnele premier coup de toutes ses forces, à bras raccourci. C’estl’usage ; puis il administre les autres coups avec moins dedureté, surtout si on l’a bien payé. Je ne sais pourquoi ilsagissent ainsi : est-ce pour habituer tout d’abord le patient auxcoups suivants, qui paraîtront beaucoup moins douloureux si lepremier a été cruel, ou bien désirent-ils effrayer le condamné,afin qu’il sache à qui il a affaire ? Veulent-ils faire montreet tirer vanité de leur vigueur ? En tout cas, le bourreau estlégèrement excité avant l’exécution, il a conscience de sa force,de sa puissance : il est acteur à ce moment-là, le public l’admireet ressent de l’effroi ; aussi n’est-ce pas sans satisfactionqu’il crie à sa victime : « Gare ! il va t’en cuire ! »paroles habituelles et fatales qui précèdent le premier coup. On sereprésente difficilement jusqu’à quel point un être humain peut sedénaturer. Les premiers temps de mon séjour à l’hôpital, j’écoutaisattentivement ces récits des forçats, qui rompaient la monotoniedes longues journées de lit, si uniformes, si semblables les unesaux autres. Le matin, la tournée des docteurs nous donnait unedistraction, puis venait le dîner. Comme on pense, le manger étaitune affaire capitale dans notre vie monotone. Les portions étaientdifférentes, suivant la nature des maladies : certains détenus nerecevaient que du bouillon au gruau ; d’autres, dugruau ; d’autres, enfin, de la semoule, pour laquelle il yavait beaucoup d’amateurs. Les détenus s’amollissaient à la longueet devenaient gourmets. Les convalescents recevaient un morceau debouilli, « du bœuf », comme disaient mes camarades. La meilleurenourriture était réservée aux scorbutiques : on leur donnait delàviande rôtie avec de l’oignon, du raifort et quelquefois même unpeu d’eau-de-vie. Le pain était, suivant la maladie, noir ou bis.L’exactitude observée dans la distribution des rations faisait rireles malades. Il y en avait qui ne prenaient absolument rien : ontroquait les portions, si bien que très-souvent la nourrituredestinée à un malade était mangée par un autre. Ceux qui étaient àla diète ou qui n’avaient qu’une petite ration achetaient celled’un scorbutique, d’autres se procuraient de la viande à prixd’argent ; il y en avait qui mangeaient deux portionsentières, ce qui leur revenait assez cher, car on les vendaitd’ordinaire cinq kopeks. Si personne n’avait de viande à vendredans notre salle, on envoyait le gardien dans l’autre section, ets’il n’en trouvait pas, on le priait d’en aller chercher dans lesinfirmeries militaires « libres », comme nous disions. Il y avaittoujours des malades qui consentaient à vendre leur ration. Lapauvreté était générale, mais ceux qui possédaient quelques sousenvoyaient acheter des miches de pain blanc ou des friandises, aumarché. Nos gardiens exécutaient toutes ces commissions d’une façondésintéressée. Le moment le plus pénible était celui qui suivait ledîner : les uns dormaient s’ils ne savaient que faire, les autresbavardaient, se chamaillaient, ou faisaient des récits à hautevoix. Si l’on n’amenait pas de nouveaux malades, l’ennui étaitinsupportable. L’entrée d’un nouveau faisait toujours un certainremue-ménage, surtout quand personne ne le connaissait. Onl’examinait, on s’informait de son histoire. Les plus intéressantsétaient les malades de passage ; ceux-là avaient toujoursquelque chose à raconter ; bien entendu, ils ne parlaientjamais de leurs petites affaires ; si le détenu n’entamait pasce sujet lui-même, personne ne l’interrogeait. On lui demandaitseulement d’où il venait, avec qui il avait fait la route, dansquel état était celle-ci, où on le menait, etc. Piqués au jeu parles récits des nouveaux, nos camarades racontaient à leur tour cequ’ils avaient vu et fait ; on parlait surtout des convois,des exécuteurs, des chefs de convois. À ce moment aussi, vers lesoir, apparaissaient les forçats qui avaient été fouettés : ilsproduisaient toujours une certaine impression, comme je l’aidit ; mais on n’en amenait pas tous les jours, et l’ons’ennuyait à mort quand rien ne venait stimuler la mollesse etl’indolence générales ; il semblait alors que les maladesfussent exaspérés de voir leurs voisins : parfois on se querellait.— Nos forçats se réjouissaient quand on amenait un fou à l’examenmédical ; quelquefois les condamnés aux verges feignaientd’avoir perdu l’esprit, afin d’être graciés. On les démasquait, oubien ils se décidaient eux-mêmes à renoncer à leursubterfuge ; des détenus qui, pendant deux ou trois jours,avaient fait des extravagances, redevenaient subitement des genstrès-sensés, se calmaient et demandaient d’un air sombre à sortirde l’hôpital. Ni les forçats, ni les docteurs ne leur reprochaientleur ruse ou ne leur rappelaient leurs folies : on les inscrivaiten silence, on les reconduisait en silence ; après quelquesjours, ils nous revenaient le dos ensanglanté. En revanche,l’arrivée d’un véritable aliéné était un malheur pour toute lasalle. Ceux qui étaient gais, vifs, qui criaient, dansaient,chantaient, étaient accueillis d’abord avec enthousiasme par lesforçats. « Ça va être amusant ! » disaient-ils en regardantces infortunés grimacer et faire des contorsions. Mais le spectacleétait horriblement pénible et triste. Je n’ai jamais pu regarderles fous de sang-froid. On en garda un trois semaines dans notresalle : nous ne savions plus où nous cacher. Juste à ce moment onen amena un second. Celui-là me fit une impression profonde. Lapremière année, ou plus exactement les premiers mois de mon exil,j’allais au travail, avec une bande de poêliers, à la tuilerie quise trouvait à deux verstes de notre prison : nous travaillions àréparer les poêles dans lesquels on cuisait des briques pendantl’été. Ce matin-là, M—tski et B. me firent faire la connaissance dusous-officier surveillant la fabrique, Ostrojski. C’était unPolonais déjà âgé — il avait soixante ans au moins, — de hautetaille, maigre, d’un extérieur convenable et même imposant. Ilétait depuis longtemps au service en Sibérie, et bien qu’ilappartint au bas peuple — c’était un soldat de l’insurrection de1830 — M—tski et B. l’aimaient et l’estimaient. Il lisait toujoursla Vulgate. Je lui parlai : sa conversation était aimable etsensée ; il avait une façon de raconter très-intéressante, etil était honnête et débonnaire. Je ne le revis plus pendant deuxans, j’appris seulement qu’il se trouvait sous le coup d’uneenquête, un beau jour on l’amena dans notre salle : il était devenufou. Il entra en glapissant, en éclatant de rire, et se mit àdanser au milieu de la chambre, avec des gestes indécents et quirappelaient la danse dite Kamarinskaïa… Les forçats étaiententhousiasmés, mais je ne sais pourquoi, je me sentis très-triste…Trois jours après, nous ne savions que devenir ; il sequerellait, se battait, gémissait, chantait au beau milieu de lanuit ; à chaque instant ses incartades dégoûtantes nousdonnaient la nausée. Il ne craignait personne : on lui mit lacamisole de force, mais notre position ne s’améliora pas, car ilcontinua à se quereller et à se battre avec tout le monde. Au boutde trois semaines, la chambrée fut unanime pour prier le docteur enchef de le transférer dans l’autre salle destinée aux forçats. Maisaprès deux jours, sur la demande des malades qui occupaient cettesalle, on le ramena dans notre infirmerie. Comme nous avions deuxfous à la fois, tous deux querelleurs et inquiétants, les deuxsalles ne faisaient que se les renvoyer mutuellement et finirentpar changer de fou. Tout le monde respira plus librement quand onles emmena loin de nous, quelque part… Je me souviens encore d’unaliéné très-étrange. On avait amené un jour, pendant l’été, uncondamné qui avait l’air d’un solide et vigoureux gaillard, âgé dequarante-cinq ans environ ; son visage était sombre et triste,défiguré par la petite vérole, avec de petits yeux rouges toutgonflés. Il se plaça à côté de moi : il était excessivementpaisible, ne parlait à personne et réfléchissait sans cesse àquelque chose qui le préoccupait. La nuit tombait : il s’adressa àmoi sans préambule, il me raconta à brûle-pourpoint, en ayant l’airde me confier un grand secret, qu’il devait recevoir deux millebaguettes, mais qu’il n’avait rien à craindre, parce que la filledu colonel G. faisait des démarches en sa faveur. Je le regardaiavec surprise et lui répondis qu’en pareil cas, à mon avis, lafille d’un colonel ne pouvait rien. Je n’avais pas encore deviné àqui j’avais affaire, car on l’avait amené à l’hôpital comme maladede corps et non d’esprit. Je lui demandai alors de quelle maladieil souffrait ; il me répondit qu’il n’en savait rien, qu’onl’avait envoyé chez nous pour certaine affaire, mais qu’il était enbonne santé, et que la fille du colonel était tombée amoureuse delui : deux semaines avant, elle avait passé en voiture devant lecorps de garde au moment où il regardait par sa lucarne grillée, etelle s’était amourachée de lui rien qu’à le voir. Depuis cemoment-là, elle était venue trois fois au corps de garde sousdifférents prétextes : la première fois avec son père, soi-disantpour voir son frère, qui était officier de service ; laseconde, avec sa mère, pour distribuer des aumônes auxprisonniers ; en passant devant lui, elle lui avait chuchotéqu’elle l’aimait et qu’elle le ferait sortir de prison. Il meracontait avec des détails exacts et minutieux cette absurdité, néede pied en cap dans sa pauvre tête dérangée. Il croyaitreligieusement qu’on lui ferait grâce de sa punition. Il parlaitfort tranquillement et avec assurance de l’amour passionné qu’ilavait inspiré à cette demoiselle. Cette invention étrange etromanesque, l’amour d’une jeune fille bien élevée pour un homme deprès de cinquante ans, affligé d’un visage aussi triste, aussimonstrueux, indiquait bien ce que l’effroi du châtiment avait pusur cette timide créature. Peut-être avait-il vraiment vu quelqu’unde sa lucarne, et la folie, que la peur grandissante avait faitgermer en lui, avait trouvé sa forme. Ce malheureux soldat, quisans doute n’avait jamais pensé aux demoiselles, avait inventé toutà coup son roman, et s’était cramponné à cette espérance. Jel’écoutai en silence et racontai ensuite l’histoire aux autresforçats. Quand ceux-ci le questionnèrent curieusement, il garda unchaste silence. Le lendemain, le docteur l’interrogea ; commele fou affirma qu’il n’était pas malade, on l’inscrivit bon pour lasortie. Nous apprîmes que le médecin avait griffonné « Sanat est »sur sa feuille, quand il était déjà trop tard pour l’avertir. Nousaussi, du reste, nous ne savions pas au juste ce qu’il avait. Lafaute en était à l’administration, qui nous l’avait envoyé sansindiquer pour quelle cause elle jugeait nécessaire de le faireentrer à l’hôpital : il y avait là une négligence impardonnable.Quoi qu’il en soit, deux jours plus tard, on mena ce malheureuxsous les verges. Il fut, paraît-il, abasourdi par cette punitioninattendue ; jusqu’au dernier moment il crut qu’on legracierait ; quand on le conduisit devant le front dubataillon, il se mit à crier au secours. Comme la place et lescouchettes manquaient dans notre salle, on l’envoya àl’infirmerie ; j’appris que pendant huit jours entiers il nedit pas un mot et qu’il demeura confus, très-triste… Quand son dosfut guéri, on l’emmena… Je n’entendis plus jamais parler de lui. Ence qui concerne les remèdes et le traitement des malades, ceux quiétaient légèrement indisposés n’observaient jamais lesprescriptions des docteurs et ne prenaient point de médicaments,tandis qu’en général les malades exécutaient ponctuellement lesordonnances ; ils prenaient leurs mixtures, leurspoudres ; en un mot, ils aimaient à se soigner, mais ilspréféraient les remèdes externes ; les ventouses, lessangsues, les cataplasmes, les saignées, pour lesquelles le peuplenourrit une confiance si aveugle, étaient en grand honneur dansnotre hôpital : on les endurait même avec plaisir. Un fait étrangem’intéressait fort : des gens qui supportaient sans se plaindre leshorribles douleurs causées par les baguettes et les verges, selamentaient, grimaçaient et gémissaient pour le moindre bobo, uneventouse qu’on leur appliquait. Je ne puis dire s’ils jouaient lacomédie. Nous avions des ventouses d’une espèce particulière. Commela machine avec laquelle on pratique des incisions instantanéesdans la peau était gâtée, on devait se servir de la lancette. Pourune ventouse, il faut faire douze incisions, qui ne sont nullementdouloureuses si l’on emploie une machine, car elle les pratiqueinstantanément ; avec la lancette, c’est une tout autreaffaire, elle ne coupe que lentement et fait souffrir lepatient ; si l’on doit poser dix ventouses, cela fait centvingt piqûres qui sont très-douloureuses. Je l’ai éprouvémoi-même ; outre le mal, cela irritait et agaçait ; maisla souffrance n’était pas si grande qu’on ne pût contenir sesgémissements. C’était risible de voir de solides gaillards secrisper et hurler. Ou aurait pu les comparer à certains hommes quisont fermes et calmes quand il s’agit d’une affaire importante,mais qui, à la maison, deviennent capricieux et montrent del’humeur pour un rien, parce qu’on ne sert pas leur dîner ;ils récriminent et jurent : rien ne leur va, tout le monde lesfâche, les offense ; — en un mot, le bien-être les rendinquiets et taquins ; de pareils caractères, assez communsdans le menu peuple, n’étaient que trop nombreux dans notre prison,à cause de la cohabitation forcée. Parfois, les détenus raillaientou insultaient ces douillets, qui se taisaient aussitôt ; oneût dit qu’ils n’attendaient que des injures pour se taire.Oustiantsef n’aimait pas ce genre de pose, et ne laissait jamaispasser l’occasion de remettre à l’ordre un délinquant. Du reste, ilaimait à réprimander : c’était un besoin engendré par la maladie etaussi par sa stupidité. Il vous regardait d’abord fixement et semettait à vous faire une longue admonestation d’un ton calme etconvaincu. On eût dit qu’il avait mission de veiller à l’ordre et àla moralité générale. — Il faut qu’il se mêle de tout, disaient lesdétenus en riant, car ils avaient pitié de lui et évitaient lesquerelles. — A-t-il assez bavardé ? trois voitures ne seraientpas de trop pour charrier tout ce qu’il a dit. — Qu’as-tu àparler ? on ne se met pas en frais pour un imbécile. Qu’a-t-ilà crier pour un coup de lancette ? — Qu’est-ce que ça peutbien te faire ? — Non ! camarades, interrompt undétenu ; les ventouses, ce n’est rien ; j’en ai goûté,mais le mal le plus ennuyeux, c’est quand on vous tire longtempsl’oreille, il n’y a pas à dire. Tous les détenus partent d’un éclatde rire. — Est-ce qu’on te les a tirées ? — Parbleu !c’est connu. — Voilà pourquoi elles se tiennent droites comme desperches. Ce forçat, Chapkine, avait en effet de très-longuesoreilles toutes droites. Ancien vagabond, encore jeune, intelligentet paisible, il parlait avec une bonne humeur cachée sous uneapparence sérieuse, ce qui donnait beaucoup de comique à sesrécits. — Comment pourrais-je savoir qu’on t’a tiré l’oreille,cerveau borné ? recommençait Oustiantsef en s’adressant avecindignation à Chapkine. Chapkine ne prêtait aucune attention àl’aigre interpellation de son camarade. — Qui donc t’a tiré lesoreilles ? demanda quelqu’un. — Le maître de police,parbleu ! pour cause de vagabondage, camarades. Nous étionsarrivés à K… moi et un autre vagabond, Ephime. (Il n’avait pas denom de famille, celui-là.) En route, nous nous étions refaits unpeu dans le hameau de Tolmina ; oui, il y a un hameau quis’appelle comme ça : Tolmina. Nous arrivons dans la ville et nousregardons autour de nous, pour voir s’il n’y aurait pas un bon coupà faire, et puis filer ensuite. Vous savez, en plein champ on estlibre comme l’air, tandis que ce n’est pas la même chose en ville.Nous entrons tout d’abord dans un cabaret : nous jetons un coupd’œil en ouvrant la porte. Voilà un gaillard tout hâlé, avec descoudes troués à son habit allemand, qui s’approche de nous. Onparle de choses et d’autres. — Permettez-moi, qu’il nous dit, devous demander si vous avez un document[29]. —Non ! nous n’en avons pas. — Tiens, et nous non plus. J’aiencore avec moi deux camarades qui sont au service du généralCoucou[30]. Nous avons un peu fait la vie, et pourle moment nous sommes sans le sou : oserai-je vous prier de bienvouloir commander un litre d’eau-de-vie ? — Avec grandplaisir, que nous lui disons. — Nous buvons ensemble. Ils nousindiquent alors un endroit où l’on pourrait faire un bon coup.C’était dans une maison à l’extrémité de la ville, qui appartenaità un riche bourgeois. Il y avait là un tas de bonnes choses, aussinous décidons de tenter l’affaire pendant la nuit. Dès que nousessayons de faire notre coup à nous cinq, voilà qu’on nous attrapeet qu’on nous mène au poste, puis chez le maître de police. — Jeles interrogerai moi-même, qu’il dit. Il sort avec sa pipe, on luiapporte une tasse de thé : c’était un solide gaillard, avec desfavoris. En plus de nous cinq, il y avait encore là trois vagabondsqu’on venait d’amener. Vous savez, camarades, qu’il n’y a rien deplus comique qu’un vagabond, parce qu’il oublie tout ce qu’ilfait ; on lui taperait sur la tête avec un gourdin, qu’ilrépondrait tout de même qu’il ne sait rien, qu’il a tout oublié. —Le maître de police se tourne de mon côté et me demande carrément :— Qui es-tu ? Je réponds ce que tous les autres disent : — Jene me souviens de rien, Votre Haute Noblesse. — Attends, j’aiencore à causer avec toi : je connais ton museau. Et le voilà quime regarde bien fixement. Je ne l’avais pourtant vu nulle part. Ildemande au second : Qui es-tu ? — File-d’ici, Votre HauteNoblesse ! — On t’appelle File-d’ici ? — On m’appellecomme ça, Votre Haute Noblesse. — Bien, tu es File-d’ici ! ettoi ? fait-il au troisième. — Avec-lui, Votre HauteNoblesse ! — Mais comment t’appelle-t-on ? — Moi ?je m’appelle « Avec-lui », Votre Haute Noblesse. — Qui t’a donné cenom-là, canaille ? — De braves gens, Votre HauteNoblesse ! ce ne sont pas les braves gens qui manquent sur laterre, Votre Haute Noblesse le sait bien. — Mais qui sont cesbraves gens ? — Je l’ai un peu oublié, Votre Haute Noblesse,pardonnez-moi cela généreusement ! — Ainsi tu les as tousoubliés, ces braves gens ? — Tous oubliés, Votre HauteNoblesse. — Mais tu avais pourtant des parents, un père, une mère.Te souviens-tu d’eux ? — Il faut croire que j’en ai eu, desparents, Votre Haute Noblesse, mais cela aussi, je l’ai un peuoublié… peut-être bien que j’en ai eu, Votre Haute Noblesse. — Maisoù as-tu vécu jusqu’à présent ? — Dans la forêt, Votre HauteNoblesse. — Toujours dans la forêt ? — Toujours dans laforêt ! — Et en hiver ? — Je n’ai point vu d’hiver, VotreHaute Noblesse. — Allons ! et toi, commentt’appelle-t-on ? — Des Haches (Toporof), Votre Haute Noblesse.— Et toi ? — Aiguise-sans-bâiller, Votre Haute Noblesse. — Ettoi ? — Affile-sans-peur, Votre Haute Noblesse. — Et tous,vous ne vous rappelez rien du tout ? — Nous ne nous souvenonsde rien du tout. Il reste debout à rire ; les autres semettent aussi à rire, rien qu’à le voir. Ça ne se passe pastoujours comme ça ; quelquefois ils vous assènent des coups depoing à vous casser toutes les dents. Ils sont tous joliment fortset joliment gros, ces gens-là ! « Conduisez-les à la maison deforce, dit-il ; je m’occuperai d’eux plus tard. Toi,reste ! » qu’il me fait. — « Va-t’en là, assieds-toi ! »Je regarde, je vois du papier, une plume, de l’encre. Je pense :Que veut-il encore faire ? » Assieds-toi, qu’il me répète,prends la plume et écris ! » Et le voilà qui m’empoignel’oreille et qui me la tire. Je le regarde du même air que lediable regarde un pope : « Je ne sais pas écrire, Votre HauteNoblesse ! » — « Écris ! » « — Ayez pitié de moi, VotreHaute Noblesse ! » — « Écris comme tu pourras, écrisdonc ! » Et il me tire toujours l’oreille ; il me la tireet me la tord. Oh ! camarades, j’aurais mieux aimé recevoirtrois cents verges, un mal d’enfer ; mais non : « Écris !» et voilà tout. — Était-il devenu fou ? quoi ?… — Mafoi, non ! Peu de temps avant, un secrétaire avait fait uncoup à Tobolsk : il avait volé la caisse du gouvernement, ets’était enfui avec l’argent : il avait aussi de grandes oreilles.Alors, vous comprenez, on a fait savoir ça partout. Je répondais ausignalement ; voilà pourquoi il me tourmentait avec son «Écris ! » Il voulait savoir si je savais écrire et commentj’écrivais. — Un vrai finaud ! Et ça faisait mal ? — Nem’en parlez pas ! Un éclat de rire unanime retentit. — Ehbien ! tu as écrit ?… — Qu’est-ce que j’auraisécrit ? j’ai promené ma plume sur le papier, je l’ai tantpromenée qu’il a cessé de me tourmenter. Il m’a allongé unedouzaine de gifles, comme de juste, et puis m’a laissé aller… enprison, bien entendu. — Est-ce que tu sais vraiment écrire ? —Oui, je savais écrire, comment donc ? mais depuis qu’on acommencé à se servir de plumes, j’ai tout à fait oublié !…Grâce aux bavardages des forçats qui peuplaient l’hôpital, le tempss’écoulait. Mon Dieu ! quel ennui ! Les jours étaientlongs, étouffants et monotones, tant ils se ressemblaient. Siseulement j’avais eu un livre ! Et pourtant, j’allais souventà l’infirmerie, surtout au commencement de mon exil, soit parce quej’étais malade, soit pour me reposer, pour sortir de la maison deforce. La vie était pénible là-bas, encore plus pénible qu’àl’hôpital, surtout au point de vue moral. Toujours cette envie,cette hostilité querelleuse, ces chicanes continuelles qu’on nouscherchait, à nous autres gentilshommes, toujours ces visagesmenaçants, haineux ! Ici, à l’ambulance, on vivait au moinssur un pied d’égalité, en camarades. Le moment le plus triste detoute la journée, c’était la soirée et le commencement de la nuit.On se couchait de bonne heure… Une veilleuse fumeuse scintille aufond de la salle, près de la porte, comme un point brillant. Dansnotre coin, nous sommes dans une obscurité presque complète. L’airest infect et étouffant. Certains malades ne peuvent pass’endormir, ils se lèvent et restent assis une heure entière surleurs lits, la tête penchée, ils ont l’air de réfléchir à quelquechose, Je les regarde, je cherche à deviner ce qu’ils pensent, afinde tuer le temps. Et je me mets à songer, je rêve au passé, qui seprésente en tableaux puissants et larges à mon imagination ;je me rappelle des détails qu’en tout autre temps j’aurais oubliéet qui ne m’auraient jamais fait une impression aussi profonde quemaintenant. Et je rêve de l’avenir : Quand sortirai-je de la maisonde force ? où irai-je ? que m’arrivera-t-il alors ?reviendrai-je dans mon pays natal ?… Je pense, je pense, etl’espérance renaît dans mon âme… Une autre fois, je me mets àcompter : un, deux, trois, etc., afin de m’endormir en comptant.J’arrivais quelquefois jusqu’à trois mille, sans pouvoirm’assoupir. Quelqu’un se retourne sur son lit. Oustiantsef tousse,de sa toux de poitrinaire pourri, puis gémit faiblement, etbalbutie chaque fois : « Mon Dieu, j’ai péché ! » Qu’elle esteffrayante à entendre, cette voix malade, défaillante et brisée, aumilieu du calme général ! Dans un coin, des malades qui nedorment pas encore causent à voix basse, étendus sur leurscouchettes. L’un d’eux raconte son passé, des choses lointaines,enfuies ; il parle de son vagabondage, de ses enfants, de safemme, de ses anciennes habitudes. Et l’on devine à l’accent de cethomme que rien de tout cela ne reviendra plus, n’existera jamaispour lui, et que c’est un membre coupé, rejeté ; un autrel’écoute. On perçoit un chuchotement très-faible, comme de l’eauqui murmure quelque part, là-bas, bien loin… Je me souviens qu’unefois, pendant une interminable nuit d’hiver, j’entendis un récitqui, au premier abord, me parut un songe balbutié dans uncauchemar, rêvé dans un trouble fiévreux, dans un délire…

Chapitre 4Le mari d’Akoulka (Récit)

C’était tard dans la nuit, vers onze heures. Je dormais depuisquelque temps, je me réveillai en sursaut. La lueur terne et faiblede la veilleuse éloignée éclairait à peine la salle… Presque toutle monde dormait, même Oustiantsef : dans le calme de la nuit,j’entendais sa respiration difficile et les glaires qui roulaientdans sa gorge à chaque aspiration. Dans l’antichambre retentirentles pas lourds et lointains de la patrouille qui s’approchait. Unecrosse de fusil frappa sourdement le plancher. La salle s’ouvrit,et le caporal compta les malades en marchant avec précaution. Aubout d’une minute, il referma la porte, après y avoir placé unnouveau factionnaire ; la patrouille s’éloigna, le silencerégna de nouveau. Alors seulement je remarquai non loin de moi deuxdétenus qui ne dormaient pas et semblaient chuchoter quelque chose.Il arrive quelquefois que deux malades couchés côte à côte, et quin’ont pas échangé une parole pendant des semaines, des moisentiers, entament une conversation à brûle-pourpoint, au milieu dela nuit, et que l’un d’eux étale son passé devant l’autre.

Ils parlaient probablement depuis longtemps. Je n’entendis pasle commencement, et je ne pus pas tout saisir du premier coup, maispeu à peu je m’habituai à ce chuchotement et je compris tout. Jen’avais pas envie de dormir : que pouvais-je faire d’autre, sinonécouter ? L’un d’eux racontait avec chaleur, à demi couché surson lit, la tête levée et tendue vers son camarade. Il étaitvisiblement échauffé et surexcité : il désirait parler. Sonauditeur, assis d’un air sombre et indifférent sur sa couchette,les jambes à plat sur le matelas, marmottait de temps à autrequelques mots en réponse à son camarade, plus par convenancequ’autrement, et se bourrait à chaque instant le nez de tabac qu’ilpuisait dans une tabatière de corne : c’était le soldat Tchérévine,de la compagnie de discipline, un pédant morose, froid, raisonneur,un imbécile avec de l’amour-propre, tandis que le conteur Chichkof,âgé de trente ans environ, était un forçat civil, auqueljusqu’alors je n’avais guère fait attention ; pendant tout montemps de bagne je ne ressentis jamais le moindre intérêt pour lui,car c’était un homme vain et étourdi. Il se taisait quelquefoispendant des semaines, d’un air bourru et grossier ; soudain ilse mêlait d’une affaire quelconque, faisait des cancans,s’échauffait pour des futilités, racontait Dieu sait quoi, decaserne en caserne, calomniait, paraissait hors de lui. On lebattait, alors il se taisait de nouveau. Comme il était poltron etlâche, on le traitait avec dédain. C’était un homme de petitetaille, assez maigre, avec des yeux égarés ou bien stupidementréfléchis. Quand il racontait quelque chose, il s’échauffait,agitait les bras et tout à coup s’interrompait ou passait à unautre sujet, se perdait dans de nouveaux détails, et oubliaitfinalement de quoi il parlait. Il se querellait souvent ;quand il injuriait son adversaire, Chichkof parlait d’un airsentimental et pleurait presque… Il ne jouait pas mal de labalalaïka, pour laquelle il avait un faible ; il dansait mêmeles jours de fête, et fort bien, quand d’autres l’y engageaient…(On pouvait très-vite le forcer à faire ce qu’on voulait… Non pasqu’il fût obéissant, mais il aimait à se faire des camarades et àleur complaire.)

Pendant longtemps je ne pus comprendre ce que Chichkofracontait. Il me semblait qu’il abandonnait continuellement sonsujet pour parler d’autre chose. Il avait peut-être remarqué queTchérévine prêtait peu d’attention à son récit, mais je crois qu’ilvoulait ignorer cette indifférence pour ne pas s’en formaliser.

— …Quand il allait au marché, continuait-il, tout le monde lesaluait, l’honorait… un richard, quoi !

— Tu dis qu’il avait un commerce ?

— Oui, un commerce ! Notre classe marchande est très-pauvre: c’est la misère nue. Les femmes vont à la rivière, et apportentl’eau de très-loin, pour arroser leurs jardins ; elless’éreintent, s’éreintent, et pourtant, quand vient l’automne, ellesn’ont même pas de quoi faire une soupe aux choux. Une ruine !Mais celui-là possédait un gros lopin de terre que ses ouvriers —il en avait trois — labouraient ; et puis un rucher, dont ilvendait le miel ; il faisait le commerce du bétail, enfin onle tenait en honneur chez nous. Il était fort âgé et tout gris, sessoixante-dix ans étaient bien lourds pour ses vieux os. Quand ilvenait au marché dans sa pelisse de renard, tout le monde lesaluait. — « Bonjour, petit père Ankoudim Trophimytch ! » —Bonjour ! qu’il répondait. « Comment te portes-tu ? » Ilne méprisait personne. — « Vivez longtemps, AnkoudimTrophimytch ! » — « Comment vont tes affaires ? » — «Elles sont aussi bonnes que la suie est blanche. Et les vôtres,petit père ? » — « Nous vivons pour nos péchés, nous fatiguonsla terre. » — « Vivez longtemps, Ankoudim Trophimytch. » Il neméprisait personne. Ses conseils étaient bons ; chaque mot delui valait un rouble. C’était un grand liseur, car il étaitsavant ; il ne faisait que lire des choses du bon Dieu. Ilappelait sa vieille femme et lui disait : « Écoute, femme, saisisbien ce que je te dis. » Et le voilà qui lui explique. La vieilleMaria Stépanovna n’était pas vieille, si vous voulez, c’était saseconde femme ; il l’avait épousée pour avoir des enfants, sapremière femme ne lui en ayant point donné — il avait deux garçonsencore jeunes, car le cadet Vacia était né quand son père touchaità soixante ans ; Akoulka sa fille avait dix-huit ans, elleétait l’aînée.

— Ta femme, n’est-ce pas ?

— Attends un moment ; Philka Marosof commence alors à fairedu tapage. Il dit à Ankoudim : « Partageons, rends-moi mes quatrecents roubles ; je ne suis pas ton homme de peine, je ne veuxplus trafiquer avec toi et je ne veux pas épouser ton Akoulka. Jeveux faire la fête. Maintenant que mes parents sont morts, jeboirai tout mon argent, puis je me louerai, c’est-à-dire jem’engagerai comme soldat, et dans dix ans je reviendrai icifeld-maréchal ! » Ankoudim lui rendit son argent, tout cequ’il avait à lui, parce qu’autrefois, ils trafiquaient à capitalcommun avec le père de Philka, — « Tu es un homme perdu ! »qu’il lui dit. — « Que je sois perdu ou non, vieille barbe grise,tu es le plus grand ladre que je connaisse. Tu veux faire fortuneavec quatre kopeks, tu ramasses toutes les saletés imaginables pourt’en servir. Je veux cracher là-dessus. Tu amasses, tu enfouis,diable sait pourquoi. Moi, j’ai du caractère. Je ne prendrai toutde même pas ton Akoulka ; j’ai déjà dormi avec elle… »

— Comment oses-tu déshonorer un honnête père, une honnêtefille ? Quand as-tu dormi avec elle, lard de serpent, sang dechien que tu es ? lui dit Ankoudim eu tremblant de colère.(C’est Philka qui l’a raconté plus tard.)

— Non-seulement je n’épouserai pas ta fille, mais je ferai sibien que personne ne l’épousera, pas même Mikita Grigoritch, parcequ’elle est déshonorée. Nous avons fait la vie ensemble depuisl’automne dernier. Mais pour rien au monde je n’en voudrais.Non ! donne-moi tout ce que tu voudras, je ne la prendraipas !…

Là-dessus, il fit une fière noce, ce gaillard. Ce n’était qu’uncri, qu’une plainte dans toute la ville. Il s’était procuré descompagnons, car il avait une masse d’argent, il ribota pendanttrois mois, une noce à tout casser ! il liquida tout. « Jeveux voir la fin de cet argent, je vendrai la maison, je vendraitout, et puis je m’engagerai ou bien je vagabonderai ! » Ilétait ivre du matin au soir et se promenait dans une voiture à deuxchevaux avec des grelots. C’étaient les filles quil’aimaient ! car il jouait bien du théorbe…

— Alors, c’est vrai qu’il avait eu des affaires avec cetteAkoulka ?

— Attends donc. Je venais d’enterrer mon père ; ma mèrecuisait des pains d’épice ; on travaillait pour Ankoudim, çanous donnait de quoi manger, mais on vivait joliment mal ;nous avions du terrain derrière la forêt, on y semait du blé ;mais quand mon père fut mort, je fis la noce. Je forçais ma mère àme donner de l’argent en la rossant moi aussi…

— Tu avais tort de la battre. C’est un grand péché !

— J’étais quelquefois ivre toute la sainte journée. Nous avionsune maison couci couça toute pourrie si tu veux, mais elle nousappartenait. Nous crevions la faim ; il y avait des semainesentières où nous mâchions des chiffons… Ma mère m’agonisait desottises, mais ça m’était bien égal… Je ne quittais pas PhilkaMarosof, nous étions ensemble nuit et jour. « Joue-moi de laguitare, me disait-il, et moi je resterai couché ; je tejetterai de l’argent parce que je suis l’homme le plus riche dumonde ! » Il ne savait qu’inventer. Seulement il ne prenaitrien de ce qui avait été volé. « Je ne suis pas un voleur, je suisun honnête homme ! » — « Allons barbouiller degoudron[31] la porte d’Akoulka, parce que je neveux pas qu’elle épouse Mikita Grigoritch ! J’y tiens plus quejamais. » Il y avait déjà longtemps que le vieillard voulait donnersa fille à Mikita Grigoritch : c’était un homme d’un certain âgequi trafiquait aussi et qui portait des lunettes. Quand il entenditparler de la mauvaise conduite d’Akoulka, il dit au vieux : « — Cesera une grande honte pour moi, Ankoudim Trophimytch ; aureste je ne veux pas me marier, maintenant j’ai passé l’âge. »Alors, nous barbouillâmes la porte d’Akoulka avec du goudron. On larossa à la maison pour cela, jusqu’à la tuer. Sa mère, MariaStépanovna, criait : « J’en mourrai ! » — tandis que le vieuxdisait : « Si nous étions au temps des patriarches, je l’auraishachée sur un bûcher ; mais maintenant tout est pourriture etcorruption ici-bas. » Les voisins entendaient quelquefois hurlerAkoulka d’un bout de la rue à l’autre. On la fouettait du matin ausoir. Et Philka criait sur le marché à tout le monde : —Une fameusefille que la Akoulka, pour bien boire ensemble. Je leur ai tapé surle museau, aux autres, ils se souviendront de moi. Un jour, jerencontre Akoulka qui allait chercher de l’eau dans des seaux, jelui crie : « Bonjour, Akoulina Koudimovna ! un effet de votrebonté ! dis-moi avec qui tu vis et où tu prends de l’argentpour être si brave ! » Je ne lui dis rien d’autre ; elleme regarda avec ses grands yeux ; elle était maigre comme unebûche. Elle n’avait fait que me regarder ; sa mère, quicroyait qu’elle plaisantait avec moi, lui cria du seuil de sa porte: « Qu’as-tu à causer avec lui, éhontée ! » Et ce jour-là onrecommença de nouveau à la battre. On la rossait quelquefois uneheure entière. « Je la fouette, disait-elle, parce qu’elle n’estplus ma fille. » — Elle était donc débauchée ! — Écoute doncce que je te raconte, petit oncle ! Nous ne faisions que nousenivrer avec Philka ; un jour que j’étais couché, ma mèrearrive et me dit : « — Pourquoi restes-tu couché ? canaille,brigand que tu es ! » Elle m’injuria tout d’abord, puis elleme dit : « — Épouse Akoulka. Ils seront contents de te la donner enmariage, et ils lui feront une dot de trois cents roubles. » Moi,je lui réponds : « Mais maintenant tout le monde sait qu’elle estdéshonorée. » — « Imbécile ! tout cela disparaît sous lacouronne de mariage ; tu n’en vivras que mieux, si elletremble devant toi toute sa vie. Nous serions à l’aise avec leurargent ; j’ai déjà parlé de ce mariage à Maria Stépanovna :nous sommes d’accord. » Moi, je lui dis : « — Donnez-moi vingtroubles tout de suite, et je l’épouse. » Ne le crois pas, si tuveux, mais jusqu’au jour de mon mariage j’ai été ivre. Et puisPhilka Marosof ne faisait que me menacer. « Je te casserai lescôtes, espèce de fiancé d’Akoulka ; si je veux, je dormiraitoutes les nuits avec ta femme. — Tu mens, chien que tu es ! »Il me fit honte devant tout le monde dans la rue. Je cours à lamaison ! Je ne veux plus me marier, si l’on ne me donne pascinquante roubles tout de suite. — Et on te l’a donnée enmariage ? — À moi ? pourquoi pas ? Nous n’étions pasdes gens déshonorés. Mon père avait été ruiné par un incendie, unpeu avant sa mort ; il avait même été plus riche qu’AnkoudimTrophimytch. « Des gens sans chemise comme vous devraient être tropheureux d’épouser ma fille ! » que le vieil Ankoudim me dit. —« Et votre porte, n’a-t-elle pas été assez barbouillée degoudron ? » lui répondis-je. — « Qu’est-ce que tu meracontes ? Prouve-moi qu’elle est déshonorée… Tiens, si tuveux, voilà la porte, tu peux t’en aller. Seulement, rends-moil’argent que je t’ai donné ! » Nous décidâmes alors avecPhilka Marosof d’envoyer Mitri Bykof au père Ankoudim pour lui direque je lui ferais honte devant tout le monde. Jusqu’au jour de monmariage, je ne dessoûlai pas. Ce n’est qu’à l’église que je medégrisai. Quand on nous amena de l’église, on nous fit asseoir, etMitrophane Stépanytch, son oncle à elle, dit : « Quoique l’affairene soit pas honnête, elle est pourtant faite et finie. » Le vieilAnkoudim était assis, il pleurait ; les larmes coulaient danssa barbe grise. Moi, camarade, voilà ce que j’avais fait : j’avaismis un fouet dans ma poche, avant d’aller à l’église, et j’étaisrésolu à m’en servir à cœur joie, afin qu’on sût par quelleabominable tromperie elle se mariait et que tout le monde vît biensi j’étais un imbécile… — C’est ça, et puis tu voulais qu’ellecomprit ce qui l’attendait… — Tais-toi, oncle ! chez nous,tout de suite après la cérémonie du mariage, on mène les époux dansune chambre à part, tandis que les autres restent à boire en lesattendant. On nous laisse seuls avec Akoulka : elle était pâle,sans couleurs aux joues, tout effrayée. Ses cheveux étaient aussifins, aussi clairs que du lin, — ses yeux très-grands. Presquetoujours elle se taisait ; on ne l’entendait jamais, on auraitpu croire qu’elle était muette ; très-singulière, cetteAkoulka. Tu peux te figurer la chose ; mon fouet était prêt,sur le lit. — Eh bien ! elle était innocente, et je n’avaisrien, mais rien à lui reprocher ! — Pas possible ! —Vrai ! honnête comme une fille d’une honnête maison. Etpourquoi, frère, pourquoi avait-elle enduré cette torture ?Pourquoi Philka Marosof l’avait-il diffamée ? — Oui,pourquoi ? — Alors je suis descendu du lit et je me suis mis àgenoux devant elle, en joignant les mains : — Petite mère, AkoulinaKoudimovna ! que je lui dis, pardonne-moi d’avoir été assezsot pour croire toutes ces calomnies. Pardonne-moi, je suis unecanaille ! — Elle était assise sur le lit à me regarder ;elle me posa les deux mains sur les épaules, et se mit à rire, etpourtant les larmes lui coulaient le long des joues : ellesanglotait et riait en même temps… Je sortis alors et je dis à tousles gens de la noce : « Gare à Philka Marosof, si je le rencontre,il ne sera bientôt plus de ce monde. » Les vieux ne savaient tropque dire dans leur joie ; la mère d’Akoulka était prête à sejeter aux pieds de sa fille et sanglotait. Alors le vieux dit : « —Si nous avions su et connu tout cela, notre fille bien-aimée, nousne t’aurions pas donné un pareil mari, » — Il t’aurait fallu voircomme nous étions habillés le premier dimanche après notre mariage,quand nous sortîmes de l’église ; moi, en cafetan de drap fin,en bonnet de fourrure avec des braies de peluche ; elle, enpelisse de lièvre toute neuve, la tête couverte d’un mouchoir desoie ; nous nous valions l’un l’autre. Tout le monde nousadmirait. Je n’étais pas mal, Akoulinouchka non plus ; on nedoit pas se vanter, mais il ne faut pas non plus se dénigrer :quoi ! on n’en fait pas à la douzaine, des gens comme nous… —Bien sûr. — Allons, écoute ! le lendemain de mon mariage, jeme suis enfui loin de mes hôtes, quoique ivre, et je courais dansla rue en criant : « Qu’il vienne ici, ce chenapan de PhilkaMarosof, qu’il vienne seulement, la canaille ! » Je hurlaiscela sur le marché. Il faut dire que j’étais ivre-mort ; on merattrapa pourtant près de chez les Vlassof : on eut besoin de troishommes pour me ramener de force au logis. Tout le monde parlait decela en ville. Les filles se disaient en se rencontrant au marché :« — Eh bien, vous savez la nouvelle, Akoulka était vierge. » Peu detemps après, je rencontre Philka Marosof qui me dit en public,devant des étrangers : « — Vends ta femme, tu auras de quoi boire.Tiens, le soldat Jachka ne s’est marié que pour cela ; il n’apas même dormi une fois avec sa femme, mais au moins il a eu dequoi se soûler pendant trois ans. » Je lui réponds : « —Canaille ! » — « Imbécile, qu’il me fait. Tu t’es marié quandtu n’avais pas ton bon sens. Pouvais-tu seulement comprendrequelque chose à cela ? » J’arrive à la maison et je leur crie: « Vous m’avez marié quand j’étais ivre. » La mère d’Akoulkavoulut alors s’accrocher à moi, mais je lui dis : « Petite mère, tune comprends que les affaires d’argent. Amène-moi Akoulka ! »C’est alors que je commençai à la battre. Je la battis, camarade,je la battis deux heures entières, jusqu’à ce que je roulassemoi-même par terre ; de trois semaines, elle ne put quitter lelit. — C’est sûr ! remarqua Tchérévine avec flegme, — si on neles bat pas, elles… L’as-tu trouvée avec son amant ? — Non, àvrai dire, je ne l’ai jamais pincée, fit Chichkof après un silence,en parlant avec effort. — Mais j’étais offensé, très-offensé, parceque tout le monde se moquait de moi. La cause de tout, c’étaitPhilka. — « Ta femme est faite pour que les autres la regardent. »Un jour, il nous invita chez lui, et le voilà qui commence : « —Regardez un peu quelle bonne femme il a : elle est tendre, noble,bien élevée, affectueuse, bienveillante pour tout le monde.Aurais-tu oublié par hasard, mon gars, que nous avons barbouilléensemble leur porte de goudron ? » J’étais soûl à ce moment :il m’empoigna alors par les cheveux, si fort qu’il m’allongea àterre du premier coup, « Allons ! danse, mari d’Akoulka, je tetiendrai par les cheveux, et toi, tu danseras pour medivertir ! » — « Canaille ! » que je lui fais. « — Jeviendrai en joyeuse compagnie chez toi et je fouetterai ta femmeAkoulka sous tes yeux, autant que cela me fera plaisir. » Lecroiras-tu ? pendant tout un mois, je n’osais pas sortir de lamaison, tant j’avais peur qu’il n’arrivât chez nous et qu’il ne fitun scandale à ma femme. Aussi, ce que je la battis pourcela !… — À quoi bon la battre ? On peut lier les mainsd’une femme, mais pas sa langue. Il ne faut pas non plus trop lesrosser. Bats-la d’abord, puis fais-lui une morale, et caresse-laensuite. Une femme est faite pour ça. Chichkof resta quelquesinstants silencieux. — J’étais très-offensé, continua-t-il, — jerepris ma vieille habitude, je la battais du matin au soir pour unrien, parce qu’elle ne s’était pas levée comme je l’entendais,parce qu’elle ne marchait pas comme il faut ! Si je ne larossais pas, je m’ennuyais. Elle restait quelquefois assise près dela fenêtre à pleurer silencieusement… cela me faisait malquelquefois de la voir pleurer, mais je la battais tout de même… Samère m’injuriait quelquefois à cause de cela. — « Tu es un coquin,un gibier de bagne ! » — « Ne me dis pas un mot, ou jet’assomme ! vous me l’avez fait épouser quand j’étaisivre ; vous m’avez trompé. » Le vieil Ankoudim voulut d’abords’en mêler ; il me dit un jour : « — Fais attention, tu n’espas un tel prodige qu’on ne puisse te mettre à la raison ! »Mais il n’en mena pas large. Maria Stépanovna était devenuetrès-douce ; une fois, elle vint vers moi tout en larmes et medit : « — J’ai le cœur tout angoissé, Ivan Sémionytch, ce que je tedemanderai n’a guère d’importance pour toi, mais j’y tiensbeaucoup ; laisse-la partir, te quitter, petit père. » Et lavoilà qui se prosterne. « Apaise-toi ! pardonne-lui ! Lesméchantes gens la calomnient ; tu sais bien qu’elle étaithonnête quand tu l’as épousée. » Elle se prosterna encore une foiset pleura. Moi, je fis le crâne : « Je ne veux rien entendre, queje lui dis ; ce que j’aurai envie de vous faire, je vous leferai parce que je suis hors de moi ; quant à Philka Marosof,c’est mon meilleur et mon plus cher ami… » — Vous avez recommencé àriboter ensemble ?… — Parbleu ! Plus moyen de l’approcher: il se tuait à force de boire. Il avait bu tout ce qu’ilpossédait, et s’était engagé comme soldat, remplaçant d’unbourgeois de la ville. Chez nous, quand un gars se décide à enremplacer un autre, il est le maître de la maison et de tout lemonde, jusqu’au moment où il est appelé. Il reçoit la sommeconvenue le jour de son départ, mais en attendant il vit dans lamaison de son patron, quelquefois six mois entiers : il n’y a pasd’horreur que ces gaillards-là ne commettent. C’est vraiment àemporter les images saintes loin de la maison. Du moment qu’ilconsent à remplacer le fils de la maison, il se considère comme unbienfaiteur et estime que l’on doit avoir du respect pourlui ; sans quoi il se dédit. Aussi Philka Marosof faisait-illes cent coups chez ce bourgeois, il dormait avec la fille,empoignait le maître de la maison par la barbe après dîner ;enfin, il faisait tout ce qui lui passait par la tête. On devaitlui chauffer le bain (de vapeur) tous les jours, et encorefallait-il qu’on augmentât la vapeur avec de l’eau-de-vie et queles femmes le menassent au bain en le soutenant par-dessous lesbras[32]. Quand il revenait chez le bourgeoisaprès avoir fait la noce, il s’arrêtait au beau milieu la rue etbeuglait : « — Je ne veux pas entrer par la porte, mettez bas lapalissade ! » Si bien qu’on devait abattre la barrière, tout àcôté de la porte, rien que pour le laisser passer. Cela finitpourtant, le jour où on l’emmena au régiment ; ce jour-là, onle dégrisa. Dans toute la rue, la foule se pressait : « On emmènePhilka Marosof ! » Lui, il saluait de tous côtés, à droite, àgauche. En ce moment Akoulka revenait du jardin potager. Dès quePhilka l’aperçut, il lui cria : « — Arrête ! » il sauta à basde la télègue et se prosterna devant elle. — « Mon âme, ma petitefraise, je t’ai aimée deux ans, maintenant on m’emmène au régimentavec de la musique. Pardonne-moi, fille honnête d’un père honnête,parce que je suis une canaille, coupable de tout ton malheur. » Etle voilà qui se prosterne une seconde fois devant elle. Toutd’abord, Akoulka s’était effrayée, mais elle lui fit un grand salutqui la plia en deux : « Pardonne-moi aussi, bon garçon, mais je nesuis nullement fâchée contre toi ! » Je rentre à la maison surses talons. — « Que lui as-tu dit ? viande de chien que tues ! » Crois-le, ne le crois pas, comme tu voudras, elle merépondit en me regardant franchement : « — Je l’aime mieux que toutau monde. » — Tiens !… — Ce jour-là, je ne soufflai pas mot.Seulement, vers le soir, je lui dis : « — Akoulka ! je tetuerai maintenant. » Je ne fermai pas l’œil de toute la nuit,j’allai boire du kvas dans l’antichambre ; quand le jour seleva, je rentrai dans la maison. — « Akoulka, prépare-toi à veniraux champs. » Déjà auparavant je me proposais d’y aller ; mafemme le savait. — « Tu as raison, me dit-elle, c’est le moment dela moisson ; on m’a dit que depuis deux jours l’ouvrier estmalade et ne fait rien. » J’attelai la télègue sans dire un mot. Ensortant de la ville, on trouve une forêt qui a quinze verstes delong et au bout de laquelle était situé notre champ. Quand nouseûmes fait trois verstes sous bois, j’arrêtai le cheval. — «Allons, lève-toi, Akoulka, ta fin est arrivée. » Elle me regardetout effrayée, se lève silencieuse. « Tu m’as assez tourmenté, queje lui dis, fais ta prière ! » Je l’empoignai par les cheveux— elle avait des tresses longues, épaisses ; je les enrouleautour de mon bras, je la maintiens entre mes genoux, je sors moncouteau, je lui renverse la tête en arrière, et je lui fends lagorge… Elle crie, le sang jaillit ; moi, alors, je jette moncouteau, je l’étreins dans mes bras, je l’étends à terre et jel’embrasse en hurlant de toutes mes forces. Je hurle, elle crie,palpite, se débat ; le sang — son sang — me saute à la figure,jaillit sur mes mains, toujours plus fort. Je pris peur alors, jela laissai, je laissai mon cheval, et je me mis à courir, à courirjusqu’à la maison ; j’y entrai par derrière et me cachai dansla vieille baraque du bain, toute déjetée et hors de service : jeme couchai sous la banquette et j’y restai caché jusqu’à la nuitnoire. — Et Akoulka ? — Elle se releva pour retourner aussi àla maison. On la retrouva plus tard à cent pas de l’endroit. — Tune l’avais pas achevée, alors ? — …Non ! — Chichkofs’arrêta un instant. — Oui, fit Tchérévine, il y a une veine… si onne la coupe pas du premier coup, l’homme se débattra, le sang aurabeau couler, eh bien ! il ne mourra pas. — Elle est morte toutde même. On la trouva le soir, déjà froide. On avertit qui de droitet l’on se mit à ma recherche. On me trouva pendant la nuit dans cevieux bain… Et voilà, je suis ici depuis quatre ans déjà,ajouta-t-il après un silence. — Oui, si on ne les bat pas, onn’arrive à rien, remarqua sentencieusement Tchérévine, en sortantde nouveau sa tabatière. Il prisa longuement, avec des pauses. —Pourtant, mon garçon, tu as agi très-bêtement. Moi aussi, j’aisurpris ma femme avec un amant. Je la fis venir dans le hangar, jepliai alors un licol en deux et je lui dis : « À qui as-tu juréd’être fidèle ? À qui as-tu juré à l’église, hein ? » Jel’ai rossée, rossée, avec mon licol, tellement rossée et rossée,pendant une heure et demie, qu’à la fin, éreintée, elle me cria : «Je te laverai les pieds et je boirai cette eau ! » Onl’appelait Avdotia.

Chapitre 5La saison d’été

Avril a déjà commencé ; la semaine sainte n’est pas loin.On se met aux travaux d’été. Le soleil devient de jour en jour pluschaud et plus éclatant ; l’air fleure le printemps et agit surl’organisme nerveux. Le forçat enchaîné est troublé, lui aussi, parl’approche des beaux jours ; ils engendrent en lui des désirs,des aspirations, une tristesse nostalgique. On regrette plusardemment sa liberté, je crois, par une journée ensoleillée, quependant les jours pluvieux et mélancoliques de l’automne et del’hiver. C’est un fait à remarquer chez tous les forçats : s’ilséprouvent quelque joie d’un beau jour bien clair, ils deviennent enrevanche plus impatients, plus irritables. J’ai observé qu’auprintemps les querelles étaient plus fréquentes dans notre maisonde force. Le tapage, les cris empiraient, les rixes semultipliaient ; durant les heures du travail, on surprenaitparfois un regard méditatif, obstinément perdu dans le lointainbleuâtre, quelque part, là-bas, de l’autre côté de l’Irtych, oùcommençait la plaine incommensurable, fuyant à des centaines deverstes, la libre steppe kirghize ; on entendait de longssoupirs, exhalés du fond de la poitrine, comme si cet air lointainet libre eût engagé les forçats à respirer, comme s’il eût soulagéleur âme prisonnière et écrasée. — Ah ! fait enfin lecondamné, et brusquement, comme pour secouer ces rêveries, ilempoigne furieusement sa bêche ou ramasse les briques qu’il doitporter d’un endroit à un autre. Au bout d’un instant il a oubliécette sensation fugitive et se remet à rire ou à injurier, suivantson humeur ; il s’attaque à la tâche imposée, avec une ardeurinaccoutumée, il travaille de toutes ses forces, comme s’ildésirait étouffer par la fatigue une douleur qui l’étrangle. Cesont des gens vigoureux, tous dans la fleur de l’âge, en pleinepossession de leurs forces… Comme les fers sont lourds pendantcette saison ! Je ne fais pas de sentimentalisme et jecertifie l’exactitude de mon observation. Pendant la saison chaude,sous un soleil de feu, quand on sent dans toute son âme, dans toutson être, la nature qui renaît autour de vous avec une forceinexprimable, on a plus de peine à supporter la prison, lasurveillance de l’escorte, la tyrannie d’une volonté étrangère.

En outre, c’est au printemps, avec le chant de la premièrealouette, que le vagabondage commence dans toute la Sibérie, danstoute la Russie : les créatures de Dieu s’évadent des prisons et sesauvent dans les forêts. Après la fosse étouffante, les barques,les fers, les verges, ils vagabondent où bon leur semble, àl’aventure, où la vie leur semble plus agréable et plusfacile ; ils boivent et mangent ce qu’ils trouvent, au petitbonheur, et s’endorment tranquilles la nuit dans la forêt ou dansun champ, sans souci, sans l’angoisse de la prison, comme desoiseaux du bon Dieu, disant bonne nuit aux seules étoiles du ciel,sous l’œil de Dieu. Tout n’est pas rosé : on souffre quelquefois lafaim et la fatigue « au service du général Coucou ». Souvent cesvagabonds n’ont pas un morceau de pain à se mettre sous la dentpendant des journées entières ; il faut se cacher de tout lemonde, se terrer comme des marmottes, il faut voler, piller etquelquefois même assassiner. « Le déporté est un enfant, il sejette sur tout ce qu’il voit », dit-on des exilés en Sibérie. Cetadage peut être appliqué dans toute sa force et avec plus dejustesse encore aux vagabonds. Ce sont presque tous des bandits etdes voleurs, par nécessité plus que par vocation. Les vagabondsendurcis sont nombreux ; il y a des forçats qui s’enfuientaprès avoir purgé leur condamnation, alors qu’ils sont déjà colons.Ils devraient être heureux de leur nouvelle condition, d’avoir leurpain quotidien assuré. Eh bien ! non, quelque chose lessoulève et les entraîne. Cette vie dans les forêts, misérable etterrible, mais libre, aventureuse, a pour ceux qui l’ont éprouvéeun charme séduisant, mystérieux ; — parmi ces fuyards, ons’étonne de voir des gens rangés, tranquilles, qui promettaient dedevenir des hommes posés, de bons agriculteurs. Un forçat semariera, aura des enfants, vivra pendant cinq ans au même endroit,et tout à coup, un beau matin, il disparaîtra, abandonnant femme etenfants, à la stupéfaction de sa famille et de l’arrondissementtout entier. On me montra un jour au bagne un de ces déserteurs dufoyer domestique. Il n’avait commis aucun crime, ou du moins onn’avait aucun soupçon sur son compte, mais il avait déserté,déserté toute sa vie. Il avait été à la frontière méridionale del’Empire, de l’autre côté du Danube, dans la steppe kirghize, dansla Sibérie orientale, au Caucase — en un mot, partout. Quisait ? dans d’autres conditions, cet homme eût été peut-êtreun Robinson Crusoë, avec sa passion pour les voyages. Je tiens cesdétails d’autres forçats, car il n’aimait pas à parler et n’ouvraitla bouche qu’en cas d’absolue nécessité. C’était un tout petitpaysan d’une cinquantaine d’années, très-paisible, au visagetranquille et même hébété, d’un calme qui ressemblait àl’idiotisme. Il se plaisait à demeurer assis au soleil etmarmottait entre les dents une chanson quelconque, mais sidoucement qu’à cinq pas on n’entendait plus rien. Ses traitsétaient pour ainsi dire pétrifiés ; il mangeait peu, surtoutdu pain noir ; jamais il n’achetait ni pain blanc nieau-de-vie ; je crois même qu’il n’avait jamais eu d’argent,et qu’il n’aurait pas su le compter. Il était indifférent à tout.Il nourrissait quelquefois les chiens de la maison de force de sapropre main, ce que personne ne faisait jamais. (En général leRusse n’aime pas nourrir les chiens.) On disait qu’il avait étémarié, deux fois même, qu’il avait quelque part des enfants…Pourquoi l’avait-on envoyé au bagne, je n’en sais rien. Les nôtrescroyaient toujours qu’il s’évaderait, mais soit que son heure nefût pas venue, soit qu’elle fût passée, il subissait sa peinetranquillement. Il n’avait aucunes relations avec l’étrange milieudans lequel il vivait ; il était trop concentré en lui-mêmepour cela. Il n’eût pas fallu se fier à ce calme apparent ; etpourtant qu’aurait-il gagné en s’évadant ?

Si l’on compare la vie vagabonde dans les forêts à celle de lamaison de force, c’est une félicité paradisiaque. La destinée duvagabond est malheureuse, mais libre du moins. Voilà pourquoi toutprisonnier, en quelque endroit de la Russie qu’il se trouve,devient inquiet avec les premiers rayons souriants du printemps.Tous n’ont pas l’intention de fuir ; par crainte des obstacleset du châtiment possible, il n’y a guère qu’un prisonnier sur centqui s’y décide, mais les quatre-vingt-dix-neuf autres ne font querêver où et comment ils pourraient s’enfuir. Avec ce désir, l’idéeseule d’une chance quelconque les soulage ; ils se rappellentune ancienne évasion. Je ne parle que des forçats déjà condamnés,car ceux qui n’ont pas encore subi leur peine se décident beaucoupplus facilement. Les condamnés ne s’évadent qu’au commencement deleur réclusion. Une fois qu’ils ont passé deux ou trois ans aubagne, ils en tiennent compte, et conviennent qu’il vaut mieuxfinir légalement son temps et devenir colon, plutôt que de risquersa perte en cas d’échec, et un échec est toujours possible. Il n’ya guère qu’un forçat sur dix qui réussisse à changer son sort.Ceux-là sont presque toujours les condamnés à une réclusionindéfinie. Quinze, vingt ans semblent une éternité. Enfin, lamarque est un grand obstacle aux évasions. Changer son sort est unterme technique. Si l’on surprend un forçat en flagrant délitd’évasion, il répondra à l’interrogatoire qu’on lui fait subirqu’il voulait « changer son sort ». Cette expression quelque peulittéraire dépeint parfaitement l’acte qu’elle désigne. Aucun évadén’espère devenir tout à fait libre, car il sait que c’est presquel’impossible, mais il veut qu’on l’envoie dans un autreétablissement, qu’on lui fasse coloniser le pays, qu’on le juge ànouveau pour un crime commis pendant son vagabondage — en un mot,qu’on l’envoie n’importe où, pourvu que ce ne soit pas la maison deforce où il a déjà été enfermé, et qui lui est devenue intolérable.Tous ces fuyards, s’ils ne trouvent pas pendant l’été un gîteinespéré où ils puissent passer l’hiver, s’ils ne rencontrentpersonne qui ait un intérêt quelconque à les cacher, si enfin ilsne se procurent pas, par un assassinat quelquefois, un passe-portqui leur permette de vivre partout sans inquiétude, tous cesfuyards apparaissent en foule pendant l’automne dans les villes etdans les maisons de force ; ils avouent leur état devagabondage et passent l’hiver dans les prisons, avec la secrèteespérance de fuir l’été suivant.

Sur moi aussi, le printemps exerça son influence. Je me souviensde l’avidité avec laquelle je regardais l’horizon par les fentes dela palissade ; je restais longtemps, la tête collée contre lespieux, à contempler avec opiniâtreté et sans pouvoir m’en rassasierl’herbe qui verdissait dans le fossé de l’enceinte, le bleu du ciellointain qui s’épaississait toujours plus. Mon angoisse et matristesse s’aggravaient de jour en jour, la maison de force medevenait odieuse. La haine que ma qualité de gentilhomme inspiraitaux forçats pendant ces premières années, empoisonnait ma vie toutentière, Je demandais souvent à aller à l’hôpital sans nécessité,simplement pour ne plus être à la maison de force, pourm’affranchir de cette haine obstinée, implacable. « Vous autresnobles, vous êtes des becs de fer, vous nous avez déchirés à coupsde bec quand nous étions serfs », nous disaient les forçats.Combien j’enviais les gens du bas peuple qui arrivaient aubagne ! Ceux-là, du premier coup, devenaient les camarades detout le monde. Ainsi le printemps, le fantôme de liberté entrevue,la joie de toute la nature, se traduisaient en moi par unredoublement de tristesse et d’irritation nerveuse. Vers la sixièmesemaine du grand carême, je dus faire mes dévotions, car lesforçats étaient divisés par le sous-officier en sept sections —juste le nombre de semaines du carême — qui devaient faire leursdévotions à tour de rôle. Chaque section se composait de trentehommes environ. Cette semaine fut pour moi un soulagement ;nous allions deux et trois fois par jour à l’église, qui setrouvait non loin du bagne. Depuis longtemps je n’avais pas été àl’église. L’office de carême, que je connaissais très-bien depuisma tendre enfance, pour l’avoir entendu à la maison paternelle, lesprières solennelles, les prosternations — tout cela remuait en moiun passé lointain, très-lointain, réveillait mes plus anciennesimpressions ; j’étais très-heureux, je m’en souviens, quand lematin nous nous rendions à la maison de Dieu, en marchant sur laterre gelée pendant la nuit, accompagnés d’une escorte de soldatsaux fusils chargés ; cette escorte n’entrait pas à l’église.Une fois à l’intérieur, nous nous massions près de la porte, sibien que nous n’entendions guère que la voix profonde dudiacre ; de temps à autre nous apercevions une chasuble noireou le crâne nu du prêtre. Je me souvenais comment, étant enfant, jeregardais le menu peuple qui se pressait à la porte en massecompacte, et qui reculait servilement devant une grosse épaulette,un seigneur ventru, une dame somptueusement habillée, maistrès-dévote, pressée de gagner le premier rang et prête à sequereller pour avoir l’honneur d’occuper les premières places.C’était là, à cette entrée de l’église, me semblait-il alors, quel’on priait avec ferveur, avec humilité, en se prosternant jusqu’àterre, avec la pleine conscience de son abaissement. Et maintenantj’étais à la place de ce menu peuple, non, pas même à sa place, carnous étions enchaînés et avilis ; on s’écartait de nous, onnous craignait, et on nous faisait l’aumône ; je me souviensque je trouvais là une sensation raffinée, un plaisir étrange. «Qu’il en soit ainsi ! » pensais-je. Les forçats priaient avecardeur ; ils apportaient tous leur pauvre kopek pour un petitcierge ou pour la collecte en faveur de l’église, « Et moi aussi jesuis un homme », se disaient-ils peut-être en déposant leuroffrande : « devant Dieu tous sont égaux… » Nous communiâmes aprèsla messe de six heures. Quand le prêtre, le ciboire à la main,récita les paroles : « Aie pitié de moi comme du brigand que tu assauvé… » — presque tous les forçats se prosternèrent en faisantsonner leurs chaînes, je crois qu’ils prenaient à la lettre cesmots pour eux-mêmes.

La semaine sainte arriva. L’administration nous délivra un œufde Pâques et un morceau de pain de farine de froment.

La ville nous combla d’aumônes. Comme à Noël, visite du prêtreavec la croix, visite des chefs, les choux gras, et aussil’enivrement et la flânerie générale, avec cette seule différenceque l’on pouvait déjà se promener dans la cour et se chauffer ausoleil. Tout semblait plus clair, plus large qu’en hiver, mais plustriste aussi. Le long jour d’été sans fin paraissait plusparticulièrement insupportable les jours de fête. Les joursouvriers, au moins, la fatigue le rendait plus court. Les travauxd’été étaient sans comparaison beaucoup plus pénibles que lestravaux d’hiver ; on s’occupait surtout des constructionsordonnées par les ingénieurs. Les forçats bâtissaient, creusaientla terre, posaient des briques, ou bien vaquaient aux réparationsdes bâtiments de l’État, en ce qui concernait les ouvrages deserrurerie, menuiserie et peinture. D’autres allaient à labriqueterie cuire des briques, ce que nous regardions comme lacorvée la plus pénible ; cette fabrique se trouvait à quatreverstes environ de la forteresse ; pendant tout l’été on yenvoyait chaque matin à six heures une bande de forçats, au nombrede cinquante. On choisissait de préférence les ouvriers qui neconnaissaient aucun métier et qui n’appartenaient à aucun atelier.Ils prenaient avec eux leur pain de la journée ; à cause de lagrande distance, ils ne pouvaient revenir dîner en même temps queles autres, ni faire huit verstes inutiles ; ils mangeaient lesoir, quand ils rentraient à la maison de force. On leur donnaitdes tâches pour toute la journée, mais si considérables que c’étaità peine si un homme pouvait en venir à bout. Il fallait d’abordbêcher et emporter l’argile, l’humecter et la piétiner soi-mêmedans la fosse, et enfin faire une quantité respectable de briques,deux cents, voire même deux cent cinquante. Je n’ai été que deuxfois à la briqueterie. Les forçats envoyés à ce travail revenaientle soir harassés, et ne cessaient de reprocher aux autres de leurlaisser le travail le plus pénible. Je crois que ces reproches leurétaient un plaisir, une consolation. Quelques-uns avaient du goûtpour cette corvée, d’abord parce qu’il fallait aller hors de laville, au bord de l’Irtych, dans un endroit découvert,commode ; les alentours étaient plus agréables à voir que cesaffreux bâtiments de l’État. On pouvait y fumer en toute liberté,rester même couché une demi-heure avec la plus grandesatisfaction !

Quant à moi, j’allais ou travailler dans un atelier, ouconcasser de l’albâtre, ou porter les briques que l’on employaitpour les constructions. Cette dernière besogne m’échut pendant deuxmois de suite. Je devais transporter ma charge de briques des bordsde l’Irtych à une distance de cent quarante mètres environ, ettraverser le fossé de la forteresse avant d’arriver à la caserneque l’on construisait. Ce travail me convenait fort, bien que lacorde avec laquelle je portais mes briques me sciât lesépaules ; ce qui me plaisait surtout, c’est que mes forces sedéveloppaient sensiblement. Tout d’abord je ne pouvais porter quehuit briques à la fois ; chacune d’elles pesait environ douzelivres, J’arrivai à en porter douze et même quinze, ce qui meréjouit beaucoup. Il ne me fallait pas moins de force physique quede force morale pour supporter toutes les incommodités de cette viemaudite.

Et je voulais vivre encore, après ma sortie du bagne !

Je trouvais du plaisir à porter des briques, non-seulement parceque ce travail fortifiait mon corps, mais parce que nous étionstoujours au bord du l’Irtych. Je parle souvent de cetendroit ; c’était le seul d’où l’on vit le monde du bon Dieu,le lointain pur et clair, les libres steppes désertes, dont lanudité produisait toujours sur moi une impression étrange. Tous lesautres chantiers étaient dans la forteresse ou aux environs, etcette forteresse, dès les premiers jours, je l’eus en haine,surtout les bâtiments. La maison du major de place me semblait unlieu maudit, repoussant, et je la regardais toujours avec une haineparticulière quand je passais devant, tandis que sur la rive, onpouvait au moins s’oublier en regardant cet espace immense etdésert, comme un prisonnier s’oublie à regarder le monde libre parla lucarne grillée de sa prison. Tout m’était cher et gracieux danscet endroit : et le soleil, brillant dans l’infini du ciel bleu, etla chanson lointaine des Kirghiz qui venait de la rive opposée.

Je fixe longtemps la pauvre hutte enfumée d’un baïyouchquelconque ; j’examine la fumée bleuâtre qui se déroule dansl’air, la Kirghize qui s’occupe de ses deux moutons… Ce spectacleétait sauvage, pauvre, mais libre. Je suis de l’œil le vol d’unoiseau qui file dans l’air transparent et pur ; il effleurel’eau, il disparaît dans l’azur, et brusquement il reparaît, grandcomme un point minuscule… Même la pauvre fleurette qui dépérit dansune crevasse de la rive et que je trouve au commencement duprintemps, attire mon attention en m’attendrissant… La tristesse decette première année de travaux forcés était intolérable,énervante. Cette angoisse m’empêcha d’abord d’observer les chosesqui m’entouraient ; je fermais les yeux et je ne voulais pasvoir. Entre les hommes corrompus au milieu desquels je vivais, jene distinguais pas les gens capables de penser et de sentir, malgréleur écorce repoussante. Je ne savais pas non plus entendre etreconnaître une parole affectueuse au milieu des ironiesempoisonnées qui pleuvaient, et pourtant cette parole était ditetout simplement sans but caché, elle venait du fond du cœur d’unhomme qui avait souffert et supporté plus que moi. Mais à quoi bonm’étendre là-dessus ?

La grande fatigue était pour moi une source de satisfaction, carelle me faisait espérer un bon sommeil ; pendant l’été, lesommeil était un tourment, plus intolérable que l’infection del’hiver. Il y avait, à vrai dire, de très-belles soirées. Le soleilqui ne cessait d’inonder pendant la journée la cour de la maison deforce finissait par se cacher. L’air devenait plus frais, et lanuit, une nuit de la steppe devenait relativement froide. Lesforçats, en attendant qu’on les enfermât dans les casernes, sepromenaient par groupes, surtout du côté de la cuisine, car c’étaitlà que se discutaient les questions d’un intérêt général, c’étaitlà que l’on commentait les bruits du dehors, souvent absurdes, maisqui excitaient toujours l’attention de ces hommes retranchés dumonde ; ainsi, on apprenait brusquement qu’on avait chassénotre major. Les forçats sont aussi crédules que des enfants ;ils savent eux-mêmes que cette nouvelle est fausse,invraisemblable, que celui qui l’a apportée est un menteur fieffé,Kvassof ; cependant ils s’attachent à ce commérage, lediscutent, s’en réjouissent, se consolent, et finalement sont touthonteux de s’être laissé tromper par un Kvassof.

— Et qui le mettra à la porte ? crie un forçat, n’aie paspeur ! c’est un gaillard, il tiendra bon !

— Mais pourtant il a des supérieurs ! réplique un autre,ardent controversiste, et qui a vu du pays.

— Les loups ne se mangent pas entre eux ! dit un troisièmed’un air morose, comme à part soi : c’est un vieillard grisonnantqui mange sa soupe aux choux aigres dans un coin.

— Crois-tu que ses chefs viendront te demander conseil, poursavoir s’il faut le mettre à la porte ou non ? ajoute unquatrième, parfaitement indifférent, en pinçant sa balalaïka.

— Et pourquoi pas ? réplique le second avecemportement ; si l’on vous interroge, répondez franchement.Mais non, chez nous, on crie tant qu’on veut, et sitôt qu’il fautse mettre résolument à l’œuvre, tout le monde se dédit.

— Bien sûr ! dit le joueur de balalaïka. Les travaux forcéssont faits pour cela.

— Ainsi, ces jours derniers, reprend l’autre sans même entendrece qu’on lui répond, — il est resté un peu de farine, des raclures,une bagatelle, quoi ! ou voulait vendre ces rebuts ; ehbien, tenez ! on les lui a rapportés ; il les aconfisqués, par économie, vous comprenez ! Est-ce juste, ouiou non ?

— Mais à qui te plaindras-tu ?

— À qui ? Au léviseur (réviseur) qui va arriver.

— À quel léviseur ?

— C’est vrai, camarades, un léviseur va bientôt arriver, dit unjeune forçat assez développé, qui a lu la Duchesse de La Vallièreou quelque autre livre dans ce genre, et qui a été fourrier dans unrégiment ; c’est un loustic ; mais comme il a desconnaissances, les forçats ont pour lui un certain respect. Sansprêter la moindre attention au débat qui agite tout le monde, ils’en va tout droit vers la cuisinière lui demander du foie. (Noscuisiniers vendaient souvent des mets de ce genre ; parexemple, ils achetaient un foie entier, qu’ils coupaient etvendaient au détail aux autres forçats.)

— Pour deux kopeks ou pour quatre ? demande lecuisinier.

— Coupe-m’en pour quatre ; les autres n’ont qu’àm’envier ! répond le forçat. — Oui, camarades, un général, unvrai général arrive de Pétersbourg pour réviser toute la Sibérie.Vrai. On l’a dit chez le commandant.

La nouvelle produit une émotion extraordinaire. Pendant un quartd’heure, on se demande qui est ce général, quel titre il a, s’ilest d’un rang plus élevé que les généraux de notre ville. Lesforçats adorent parler grades, chefs, savoir qui a la primauté, quipeut faire plier l’échine des autres fonctionnaires et qui courbela sienne ; ils se querellent et s’injurient en l’honneur deces généraux, il s’ensuit même quelquefois des rixes. Quel intérêtpeuvent-ils bien y avoir ? En entendant les forçats parler degénéraux et de chefs, on mesure le degré de développement etd’intelligence de ces hommes tels qu’ils étaient dans la société,avant d’entrer au bagne. Il faut dire aussi que chez nous, parlerdes généraux et de l’administration supérieure est regardé comme laconversation la plus sérieuse et la plus élégante.

— Vous voyez bien qu’on vient de mettre à la porte notre major,remarque Kvassof — un tout petit homme rougeaud, emporté et borné.C’est lui qui avait annoncé que le major allait être remplacé.

— Il leur graissera la patte ! fait d’une voix saccadée levieillard morose qui a fini sa soupe aux choux aigres.

— Parbleu qu’il leur graissera la patte, fait un autre. — Il aassez volé d’argent, le brigand. Et dire qu’il a été major debataillon avant de venir ici ! il a mis du foin dans sesbottes, il n’y a pas longtemps, il s’est fiancé à la fille del’archiprêtre.

— Mais il ne s’est pas marié : on lui a montré la porte, çaprouve qu’il est pauvre. Un joli fiancé ! il n’a rien que leshabits qu’il porte : l’année dernière, à Pâques, il a perdu auxcartes tout ce qu’il avait. C’est Fedka qui me l’a dit.

— Eh, eh ! camarade, moi aussi j’ai été marié, mais il nefait pas bon se marier pour un pauvre diable ; on a vite faitde prendre femme, mais le plaisir n’est pas long ! remarqueSkouratof qui vient se mêler à la conversation générale.

— Tu crois qu’on va s’amuser à parler de toi ! fait le garsdégourdi qui a été fourrier de bataillon. — Quant à toi, Kvassof,je te dirai que tu es un grand imbécile. Si tu crois que le majorpeut graisser la patte à un général-réviseur, tu te trompesjoliment ; t’imagines-tu qu’on l’envoie de Pétersbourgspécialement pour inspecter ton major ! Tu es encore fièrementbenêt, mon gaillard, c’est moi qui te le dis.

— Et tu crois que parce qu’il est général il ne prend pas depots-de-vin ? remarque d’un ton sceptique quelqu’un dans lafoule.

— Bien entendu ! mais s’il en prend, il les prend gros.

— C’est sûr, ça monte avec le grade.

— Un général se laisse toujours graisser la patte, dit Kvassofd’un ton sentencieux.

— Leur as-tu donné de l’argent, toi, pour en parler aussisûrement ? interrompt tout à coup Baklouchine d’un ton demépris. — As-tu même vu un général dans ta vie ?

— Oui, monsieur.

— Menteur !

— Menteur toi-même !

— Eh bien, enfants, puisqu’il a vu un général, qu’il nous diselequel il a vu ! Allons, dis vite ; je connais tous lesgénéraux.

— J’ai vu le général Zibert, fait Kvassof d’un ton indécis.

— Zibert ! Il n’y a pas de général de ce nom-là. Il t’aprobablement regardé le dos, ce général-là, quand on te donnait lesverges. Ce Zibert n’était probablement que lieutenant-colonel, maistu avais si peur à ce moment-là que tu as cru voir un général.

— Non ! écoutez-moi, crie Skouratof, — parce que je suis unhomme marié. Il y avait en effet à Moscou un général de ce nom-là,Zibert, un Allemand, mais sujet russe. Il se confessait chaqueannée au pope des méfaits qu’il avait commis avec de petites dames,et buvait de l’eau comme un canard. Il buvait au moins quaranteverres d’eau de la Moskva. Il se guérissait ainsi de je ne saisplus quelle maladie : c’est son valet de chambre qui me l’adit.

— Eh bien ! et les carpes ne lui nageaient pas dans leventre ? remarque le forçat à la balalaïka.

— Restez donc tranquilles : on parle sérieusement, et les voilàqui commencent à dire des bêtises… Quel léviseur arrive,camarades ? s’informe un forçat toujours affairé, Martynof,vieillard qui a servi dans les hussards.

— Voilà des gens menteurs ! fait un des sceptiques. Dieusait d’où ils tiennent cette nouvelle ! Tout ça, c’est desblagues.

— Non, ce ne sont pas des blagues ! remarque d’un tondogmatique Koulikof, qui a gardé jusqu’alors un silence majestueux.C’est un homme de poids, âgé de cinquante ans environ, au visagetrès-régulier et avec des manières superbes et méprisantes, dont iltire vanité. Il est Tsigane, vétérinaire, gagne de l’argent enville en soignant les chevaux et vend du vin dans notre maison deforce : pas bête, intelligent même, avec une mémoire très-meublée,il laisse tomber ses paroles avec autant de soin que si chaque motvalait un rouble.

— C’est vrai, continue-t-il d’un ton tranquille ; je l’aientendu dire encore la semaine dernière : c’est un général àgrosses épaulettes qui va inspecter toute la Sibérie. On luigraisse la patte, c’est sûr, mais en tout cas, pas notre huit-yeuxde major : il n’osera pas se faufiler près de lui, parce que,voyez-vous, camarades, il y a généraux et généraux, comme il y afagots et fagots. Seulement, c’est moi qui vous le dis, notre majorrestera en place. Nous sommes sans langue, nous n’avons pas ledroit de parler, et quant à nos chefs, ce ne sont pas eux qui irontle dénoncer, Le réviseur arrivera dans notre maison de force,jettera un coup d’œil et repartira tout de suite ; il dira quetout était en ordre.

— Oui, mais toujours est-il que le major a eu peur ; il estivre depuis le matin.

— Et ce soir, il a fait emmener deux fourgons… C’est Fedka quil’a dit.

— Vous avez beau frotter un nègre, il ne deviendra jamais blanc.Est-ce la première fois que vous le voyez, ivre, hein ?

— Non ! ce sera une fière injustice si le général ne luifait rien, disent entre eux les forçats qui s’agitent ets’émeuvent.

La nouvelle de l’arrivée du réviseur se répand dans le bagne.Les détenus rodent dans la cour avec impatience en répétant lagrande nouvelle. Les uns se taisent et conservent leur sang-froid,pour se donner un air d’importance, les autres restentindifférents. Sur le seuil des portes des forçats s’asseyent pourjouer de la balalaïka, tandis que d’autres continuent à bavarder.Des groupes chantent en traînant, mais en général la cour entièreest houleuse et excitée.

Vers neuf heures on nous compta, on nous parqua dans lescasernes, que l’on ferma pour la nuit. C’était une courte nuitd’été ; aussi nous réveillait-on à cinq heures du matin, etpourtant personne ne parvenait à s’endormir avant onze heures dusoir, parce que jusqu’à ce moment les conversations, le va-et-vientne cessaient pas ; il s’organisait aussi quelquefois desparties de cartes comme pendant l’hiver. La chaleur étaitintolérable, étouffante. La fenêtre ouverte laisse bien entrer lafraîcheur de la nuit, mais les forçats ne font que s’agiter surleurs lits de bois, comme dans un délire. Les puces pullulent. Nousen avions suffisamment l’hiver ; mais quand venait leprintemps, elles se multipliaient dans des proportions siinquiétantes, que je n’y pouvais croire avant d’en souffrirmoi-même. Et plus l’été s’avançait, plus elles devenaientmauvaises. On peut s’habituer aux puces, je l’ai observé, maisc’est tout du même un tourment si insupportable qu’il donne lafièvre ; on sent parfaitement dans son sommeil qu’on ne dortpas, mais qu’on délire. Enfin, vers le matin, quand l’ennemi sefatigue et qu’on s’endort délicieusement dans la fraîcheur del’aube, l’impitoyable diane retentit tout à coup. On écoute en lesmaudissant les coups redoublés et distincts des baguettes, on seblottit dans sa demi-pelisse, et involontairement l’idée vous vientqu’il en sera de même demain, après-demain, pendant plusieursannées de suite, jusqu’au moment où l’on vous mettra en liberté.Quand viendra-t-elle, cette liberté ? où est-elle ? Ilfaut se lever, on marche autour de vous, le tapage habituelrecommence… Les forçats s’habillent, se hâtent d’aller au travail.On pourra, il est vrai, dormir encore une heure à midi !

Ce qu’on avait dit du réviseur n’était que la pure vérité. Lesbruits se confirmaient de jour en jour, enfin on sut qu’un général,un haut fonctionnaire, arrivait de Pétersbourg pour inspecter toutela Sibérie, qu’il était déjà à Tobolsk. On apprenait chaque jourquelque chose de nouveau : ces rumeurs venaient de la ville : onracontait que tout le monde avait peur, chacun faisait sespréparatifs pour se montrer sous le meilleur jour possible. Lesautorités organisaient des réceptions, des bals, des fêtes detoutes sortes. On envoya des bandes de forçats égaliser les rues dela forteresse, arracher les mottes de terre, peindre les haies etles poteaux, plâtrer, badigeonner, réparer tout ce qui se voyait etsautait aux yeux. Nos détenus comprenaient parfaitement le but dece travail, et leurs discussions s’animaient toujours plus ardenteset plus fougueuses. Leur fantaisie ne connaissait plus de limites.Ils s’apprêtaient même à manifester des exigences quand le généralarriverait, ce qui ne les empêchait nullement de s’injurier et dese quereller. Notre major était sur des charbons ardents, Il venaitcontinuellement visiter la maison de force, criait et se jetaitencore plus souvent qu’à l’ordinaire sur les gens, les envoyaitpour un rien au corps de garde attendre une punition et veillaitsévèrement à la propreté et à la bonne tenue des casernes, À cemoment arriva une petite histoire, qui n’émut pas le moins du mondecet officier, comme on aurait pu s’y attendre, qui lui causa, aucontraire, une vive satisfaction. Un forçat en frappa un autre avecune allène en pleine poitrine, presque droit au cœur.

Le délinquant s’appelait Lomof ; la victime portait dansnotre maison de force le nom de Gavrilka : c’était un des vagabondsendurcis dont j’ai parlé plus haut ; je ne sais pas s’il avaitun autre nom, je ne lui en ai jamais connu d’autre que celui deGavrilka.

Lomof avait été un paysan aisé du gouvernement de T… district deK… Ils étaient cinq, qui vivaient ensemble : les deux frères Lomofet trois fils. C’étaient de riches paysans, on disait dans tout legouvernement qu’ils avaient plus de trois cent mille roublesassignats. Ils labouraient et corroyaient des peaux, maiss’occupaient surtout d’usure, de receler les vagabonds et lesobjets volés, enfin d’un tas de jolies choses. La moitié despaysans du district leur devait de l’argent et se trouvait ainsientre leurs grilles. Ils passaient pour être intelligents et rusés,ils prenaient de très-grands airs. Un grand personnage de leurcontrée s’étant arrêté chez le père, ce fonctionnaire l’avait prisen affection à cause de sa hardiesse et de sa rouerie. Ilss’imaginèrent alors qu’ils pouvaient faire ce que bon leur semblaitet s’engagèrent de plus en plus dans des entreprises illégales.Tout le monde murmurait contre eux, on désirait les voirdisparaître à cent pieds sous terre, mais leur audace allaitcroissant, Les maîtres de police du district, les assesseurs destribunaux ne leur faisaient plus peur. Enfin la chance lestrahit ; ils furent perdus non pas par leurs crimes secrets,mais par une accusation calomnieuse et mensongère. Ils possédaientà dix verstes de leur hameau une ferme, où vivaient pendantl’automne six ouvriers kirghizes, qu’ils avaient réduit enservitude depuis longtemps. Un beau jour, ces Kirghizes furenttrouvés assassinés. On commença une enquête qui dura longtemps, etgrâce à laquelle on découvrit une foule de choses fort vilaines.Les Lomof furent accusés d’avoir assassiné leurs ouvriers. Ilsavaient raconté eux-mêmes leur histoire, connue de tout le bague :on les soupçonnait de devoir beaucoup d’argent aux Kirghizes, etcomme ils étaient très-avares et avides, malgré leur grandefortune, on crut qu’ils avaient assassinés les six Kirghizes afinde ne pas payer leur dette. Pendant l’enquête et le jugement leurbien fondit et se dissipa. Le père mourut ; les fils furentdéportés : un de ces derniers et leur oncle se virent condamner àquinze ans de travaux forcés ; ils étaient parfaitementinnocents du crime qu’on leur imputait. Un beau jour, Gavrilka, unfripon fieffé, connu aussi comme vagabond, mais très-gai ettrès-vif, s’avoua l’auteur de ce crime. Je ne sais pas au fond s’ilavait fait lui-même l’aveu, mais toujours est-il que les forçats letenaient pour l’assassin des Kirghizes : ce Gavrilka, alors qu’ilvagabondait encore, avait eu une affaire avec les Lomof. (Iln’était incarcéré dans notre maison de force que pour un laps detemps très-court, en qualité de soldat déserteur et de vagabond.)Il avait égorgé les Kirghizes avec trois autres rôdeurs, dansl’espérance de se refaire quelque peu par le pillage de laferme.

On n’aimait pas les Lomof chez nous, je ne sais trop pourquoi.L’un d’eux, le neveu, était un rude gaillard, intelligent etd’humeur sociable ; mais son oncle, celui qui avait frappéGavrilka avec une allène, paysan stupide et emporté, se querellaitcontinuellement avec les forçats, qui le battaient comme plâtre.Toute la maison de force aimait Gavrilka, à cause de son caractèregai et facile. Les Lomof n’ignoraient pas qu’il était l’auteur ducrime pour lequel ils avaient été condamnés, mais jamais ils nes’étaient disputés avec lui ; Gavrilka ne faisait aucuneattention à eux. La rixe avait commencé à cause d’une filledégoûtante, qu’il disputait à l’oncle Lomof : il s’était vanté dela condescendance qu’elle lui avait montrée ; le paysan,affolé de jalousie, avait fini par lui planter une allène dans lapoitrine. Bien que les Lomof eussent été ruinés par le jugement quileur avait enlevé tous leurs biens, ils passaient dans le bagnepour très-riches ; ils avaient de l’argent, un samovar, etbuvaient du thé. Notre major ne l’ignorait pas et haïssait les deuxLomof, il ne leur épargnait aucune vexation. Les victimes de cettehaine l’expliquaient par le désir qu’avait le major de se fairegraisser la patte, mais ils ne voulaient pas s’y résoudre.

Si l’oncle Lomof avait enfoncé d’une ligne plus avant son allènedans la poitrine de Gavrilka, il l’aurait certainement tué, mais ilne réussit qu’à lui faire une égratignure. On rapporta l’affaire aumajor. Je le vois encore arriver tout essoufflé, mais avec unesatisfaction visible. Il s’adressa à Gavrilka d’un ton affable etpaternel, comme s’il eût parlé à son fils.

— Eh bien, mon ami, peux-tu aller toi-même à l’hôpital oufaut-il qu’on t’y mène ? Non, je crois qu’il vaut mieux faireatteler un cheval. Qu’on attelle immédiatement ! cria-t-il ausous-officier d’une voix haletante.

— Mais je ne sens rien, Votre Haute Noblesse. Il ne m’a quelégèrement piqué là, Votre Haute Noblesse.

— Tu ne sais pas, mon cher ami, tu ne sais pas ; tu verras…C’est à une mauvaise place qu’il t’a frappé. Tout dépend de laplace… Il t’a atteint juste au-dessous du cœur, le brigand !Attends, attends ! hurla-t-il en s’adressant a Lomof. — Je tela garde bonne !… Qu’on le conduise au corps degarde !

Il tint ce qu’il avait promis. On mit en jugement Lomof, etquoique la blessure fût très-légère, la préméditation étantévidente, on augmenta sa condamnation aux travaux forcés deplusieurs années et on lui infligea un millier de baguettes. Lemajor fut enchanté… Le réviseur arriva enfin.

Le lendemain de son arrivée en ville, il vint faire soninspection à la maison de force. C’était justement un jour defête ; depuis quelques jours tout était propre, luisant,minutieusement lavé ; les forçats étaient rasés de frais, leurlinge très-blanc n’avait pas la moindre tache. (Comme l’exigeait lerèglement, ils portaient pendant l’été des vestes et des pantalonsde toile. Chacun d’eux avait dans le dos un rond noir cousu à laveste, de huit centimètres de diamètre.) Pendant une heure on avaitfait la leçon aux détenus, ce qu’ils devaient répondre et dansquels termes, si ce haut fonctionnaire s’avisait de les saluer. Onavait même procédé à des répétitions ; le major semblait avoirperdu la tête. Une heure avant l’arrivée du réviseur, tous lesforçats étaient à leur poste, immobiles comme des statues, le petitdoigt à la couture du pantalon. Enfin, vers une heure del’après-midi, le réviseur fit son entrée. C’était un général àl’air important, si important même que le cœur de tous lesfonctionnaires de la Sibérie occidentale devait tressauterd’effroi, rien qu’à le voir. Il entra d’un air sévère etmajestueux, suivi d’un gros de généraux et de colonels, ceux quiremplissaient des fonctions dans notre ville. Il y avait encore uncivil de haute taille, à figure régulière, en frac et ensouliers ; ce personnage gardait une allure indépendante etdégagée, et le général s’adressait à lui à chaque instant avec unepolitesse exquise. Ce civil venait aussi de Pétersbourg. Ilintrigua fort tous les forçats, à cause de la déférence qu’avaitpour lui un général si important ! On apprit son nom et sesfonctions par la suite, mais avant de les connaître, on parlabeaucoup de lui. Notre major, tiré à quatre épingles, en colletorange, ne fit pas une impression trop favorable au général, àcause de ses yeux injectés de sang et de sa figure violacée etcouperosée. Par respect pour son supérieur, il avait enlevé seslunettes et restait à quelque distance, droit comme un piquet,attendant fiévreusement le moment où l’on exigerait quelque chosede lui, pour courir exécuter le désir de Son Excellence ; maisle besoin de ses services ne se fit pas sentir. Le généralparcourut silencieusement les casernes, jeta un coup d’œil dans lacuisine, où il goûta la soupe aux choux aigres. On me montra à lui,en lui disant que j’étais ex-gentilhomme, que j’avais fait ceci etcela.

— Ah ! répondit le général. — Et quelle est saconduite ?

— Satisfaisante pour le moment, Votre Excellence,satisfaisante.

Le général fit un signe de tête et sortit de la maison de forceau bout de deux minutes. Les forçats furent éblouis etdésappointés, ils demeurèrent perplexes. Quant à se plaindre dumajor, il ne fallait pas même y penser. Celui-ci était rassuréd’avance à cet égard.

Chapitre 6Les animaux de la maison de force

L’achat de Gniédko (cheval bai), qui eut lieu peu de tempsaprès, fut une distraction beaucoup plus agréable et plusintéressante pour les forçats que la visite du haut personnage dontje viens de parler. Nous avions besoin d’un cheval dans le bagnepour transporter l’eau, pour emmener les ordures, etc. Un forçatdevait s’en occuper, et le conduisait, — sous escorte, bienentendu. — Notre cheval avait passablement à faire matin etsoir ; c’était une bonne bête, mais déjà usée, car il servaitdepuis longtemps. Un beau matin, la veille de la Saint-Pierre,Gniédko (Bai), qui amenait un tonneau d’eau, s’abattit et creva aubout de quelques instants. On le regretta fort ; aussi tousles forçats se rassemblèrent autour de lui pour discuter etcommenter sa mort. Ceux qui avaient servi dans la cavalerie, lesTsiganes, les vétérinaires et autres prouvèrent une connaissanceapprofondie des chevaux en général, et se querellèrent à cesujet ; tout cela ne ressuscita pas notre cheval bai, quiétait étendu mort, le ventre boursouflé ; chacun croyait deson devoir de le tâter du doigt ; on informa enfin le major del’accident arrivé par la volonté de Dieu ; il décida d’enfaire acheter immédiatement un autre.

Le jour de la Saint-Pierre, de bon matin, après la messe, quandtous les forçats furent réunis, on amena des chevaux pour lesvendre. Le soin de choisir un cheval était confié aux détenus, caril y avait parmi eux de vrais connaisseurs, et il aurait étédifficile de tromper deux cent cinquante hommes dont lemaquignonnage avait été la spécialité. Il arriva des Tsiganes, desKirghizes, des maquignons, des bourgeois. Les forçats attendaientavec impatience l’apparition de chaque nouveau cheval, et sesentaient gais comme des enfants. Ce qui les flattait surtout,c’est qu’ils pouvaient acheter une bête comme des gens libres,comme pour eux, comme si l’argent sortait de leur poche. On amenaet emmena trois chevaux avant qu’on eût fini de s’entendre surl’achat du quatrième. Les maquignons regardaient avec étonnement etune certaine timidité les soldats d’escorte qui les accompagnaient.Deux cents hommes rasés, marqués au fer, avec des chaînes auxpieds, étaient bien faits pour inspirer une sorte de respect,d’autant plus qu’ils étaient chez eux, dans leur nid de forçats, oùpersonne ne pénétrait jamais. Les nôtres étaient inépuisables enruses qui devaient leur faire connaître la valeur du cheval qu’onvenait de leur amener ; ils l’examinaient, le tâtaient avec unair affairé, sérieux, comme si la prospérité de la maison de forceeût dépendu de l’achat de cette bête, Les Circassiens sautèrentmême sur sa croupe ; leurs yeux brillaient, ils babillaientrapidement dans leur dialecte incompréhensible, en montrant leursdents blanches et en faisant mouvoir les narines dilatées du leursnez basanés et crochus. Il y avait des Russes qui prêtaient unevive attention à leur discussion, et semblaient prêts à leur sauteraux yeux ; ils ne comprenaient pas les paroles que leurscamarades échangeaient, mais on voyait qu’ils auraient vouludeviner par l’expression des yeux, savoir si le cheval était bon ounon. Qu’importait à un forçat, et surtout à un forçat hébété etdompté, qui n’aurait pas même osé prononcer un mot devant sesautres camarades, que l’on achetait un cheval ou un autre, commes’il l’eût acquis pour son compte, comme s’il ne lui était pasindifférent qu’on choisit celui-là ou un autre ? Outre lesCircassiens, ceux des condamnés auxquels on accordait de préférenceles premières places et la parole étaient les Tsiganes et lesex-maquignons. Il y eut une espèce de duel entre deux forçats — leTsigane Koulikof, ancien maquignon et voleur de chevaux, et unvétérinaire par vocation, rusé paysan sibérien qui avait été envoyédepuis peu de temps aux travaux forcés et qui avait réussi àenlever à Koulikof toutes ses pratiques en ville. —Il faut dire quel’on prisait fort les vétérinaires sans diplôme de la prison, etque non-seulement les bourgeois et les marchands, mais les hautsfonctionnaires de la ville s’adressaient à eux quand leurs chevauxtombaient malades, de préférence à plusieurs vétérinaires patentés.Jusqu’à l’arrivée de Iolkine, le paysan sibérien, Koulikof avait euforce clients dont il recevait des preuves sonnantes dereconnaissance ; on ne lui connaissait pas de rival. Ilagissait en vrai Tsigane, dupait et trompait, car il ne savait passon métier aussi bien qu’il s’en vantait. Ses revenus avaient faitde lui une espèce d’aristocrate parmi les forçats de notre prison :on l‘écoutait et on lui obéissait, mais il parlait peu, et ne seprononçait que dans les grandes occasions. C’était un fanfaron,mais qui disposait d’une énergie réelle : il était d’âge mûr,très-beau et surtout très-intelligent. Il nous parlait, à nousautres gentilshommes, avec une politesse exquise, tout enconservant une dignité parfaite. Je suis sûr que si on l’avaithabillé convenablement et amené dans un club de capitale sous letitre de comte, il aurait tenu son rang, joué au whist, et parlé àravir en homme de poids, qui sait se taire quand il faut : de toutela soirée personne n’eût deviné que ce comte était un simplevagabond. Il avait probablement beaucoup vu ; quant à sonpassé, il nous était parfaitement inconnu — il faisait partie de lasection particulière. — Sitôt que Iolkine, — simple paysanvieux-croyant, mais rusé comme le plus rusé moujik, — fut arrivé,la gloire vétérinaire de Koulikof pâlit sensiblement. En moins dedeux mois, le Sibérien lui enleva presque tous ses clients de laville, car il guérissait en très-peu de temps des chevaux queKoulikof avait déclarés incurables, et dont les vétérinairespatentés avaient abandonné la cure. Ce paysan avait été condamnéaux travaux forcés pour avoir fabriqué de la fausse monnaie. Quellemouche l’avait piqué de se mêler d’une pareille industrie ? Ilnous raconta lui-même en se moquant comment il leur fallait troispièces d’or authentiques pour en faire une fausse. Koulikof étaitquelque peu offusqué des succès du paysan, tandis que sa gloiredéclinait rapidement. Lui qui avait eu jusqu’alors une maîtressedans le faubourg, qui portait une camisole de peluche, des bottes àrevers, il fut subitement obligé de se faire cabaretier ;aussi tout le monde s’attendait a une bonne querelle lors del’achat du nouveau cheval. La curiosité était excitée, chacun d’euxavait ses partisans ; les plus ardents s’agitaient etéchangeaient déjà des injures. Le visage rusé de Iolkine étaitcontracté par un sourire sarcastique ; mais il en futautrement que l’on ne pensait : Koulikof n’avait nulle envie dedisputer, il agit très-habilement sans en venir là. Il céda toutd’abord, écouta avec déférence les avis critiques de son rival,mais l’attrapa sur un mot, lui faisant remarquer d’un air modesteet ferme qu’il se trompait. Avant que Iolkine eût eu le temps de sereprendre et de se raviser, son rival lui démontra qu’il avaitcommis une erreur. En un mot, Iolkine fut battu à plate couture,d’une façon inattendue et très-habile, si bien que le parti deKoulikof resta satisfait.

— Eh ! non, enfants, il n’y a pas à dire, on ne le prendpas en défaut, il sait ce qu’il fait ; eh ! eh !disaient les uns.

— Iolkine en sait plus long que lui ! faisaient remarquerles autres, mais d’un ton conciliant. Les deux partis étaient prêtsà faire des concessions.

— Et puis, outre qu’il en sait autant que l’autre, il a la mainplus légère… Oh ! pour tout ce qui concerne le bétail,Koulikof ne craint personne.

— Lui non plus.

— Il n’a pas son pareil.

On choisit enfin le nouveau cheval, qui fut acheté. C’était unhongre excellent, jeune, vigoureux, d’apparence agréable. Une bêteirréprochable sous tous les points de vue. On commença à marchander: le propriétaire demandait trente roubles, les forçats nevoulaient en donner que vingt-cinq. On marchanda longtemps et avecchaleur, en ajoutant et en cédant de part et d’autre. Finalement,les forçats se mirent eux-mêmes à rire.

— Est-ce que tu prends l’argent de ta propre bourse ?disaient les uns, à quoi bon marchander ?

— As-tu envie de faire des économies pour le trésor ?criaient les autres.

— Mais tout de même, camarades, c’est de l’argent commun.

— Commun ! On voit bien qu’on ne sème pas les imbéciles,mais qu’ils naissent tout seuls !

Enfin l’affaire se conclut pour vingt-huit roubles ; on fitle rapport au major, qui autorisa l’achat. On apporta immédiatementdu pain et du sel, et l’on conduisit triomphalement le nouveaupensionnaire à la maison de force. Il n’y eut pas de forçat, jecrois, qui ne lui flattât le cou ou ne lui caressa le museau. Lejour même de son acquisition, on lui fit amener de l’eau : tous lesdétenus le regardaient avec curiosité traîner son tonneau. Notreporteur d’eau, le forçat Romane, regardait sa bête avec unesatisfaction béate. Cet ex-paysan, âgé de cinquante ans environ,était sérieux et taciturne comme presque tous les cochers russes,comme si vraiment le commerce constant des chevaux donnait de lagravité et du sérieux au caractère. Romane était calme, affableavec tout le monde, peu parleur ; il prisait du tabac qu’iltenait dans une tabatière ; depuis des temps immémoriaux, ilavait eu affaire aux chevaux de la maison de force ; celuiqu’on venait d’acheter était le troisième qu’il soignait depuisqu’il était au bagne.

La place de cocher revenait de droit à Romane, et personnen’aurait eu l’idée de lui contester ce droit. Quand Bai creva,personne ne songea à accuser Romane d’imprudence, pas même le major: c’était la volonté de Dieu, tout simplement ; quant àRomane, c’était un bon cocher. Le cheval bai devint bientôt lefavori de la maison de force ; tout insensibles que fussentnos forçats, ils venaient souvent le caresser. Quelquefois, quandRomane, de retour de la rivière, fermait la grande porte que venaitde lui ouvrir le sous-officier, Gniedko restait immobile à attendrason conducteur, qu’il regardait de côté. — « Va tout seul ! »lui criait Romane, — et Gniedko s’en allait tranquillement jusqu’àla cuisine où il s’arrêtait, attendant que les cuisiniers et lesgarçons de chambre vinssent puiser l’eau avec des seaux. — « Quelgaillard que notre Gniedko ! lui criait-on, il a amené toutseul son tonneau ! Il obéit, que c’est un vrai plaisir !…»

— C’est vrai ! ce n’est qu’un animal, et il comprend cequ’on lui dit.

— Un crâne cheval que Gniedko !

Le cheval secouait alors la tête et s’ébrouait comme s’il eûtentendu et apprécié les louanges ; quelqu’un lui apportait dupain et du sel ; quand il avait fini, il secouait de nouveausa tête comme pour dire : — Je te connais, je te connais ! jesuis un bon cheval, et tu es un brave homme !

J’aimais aussi à régaler Gniedko de pain. Je trouvais du plaisirà regarder son joli museau et à sentir dans la paume de ma main seslèvres chaudes et molles, qui happaient avidement mon offrande.

Nos forçats aimaient les animaux, et si on le leur avait permis,ils auraient peuplé les casernes d’oiseaux et d’animauxdomestiques.

Quelle occupation pourrait mieux ennoblir et adoucir lecaractère sauvage des détenus ? Mais on ne l’autorisait pas.Ni le règlement, ni l’espace ne le permettaient.

Pourtant, de mon temps, quelques animaux s’étaient établis à lamaison de force. Outre Gniedko, nous avions des chiens, des oies,un bouc, Vaska, et un aigle, qui ne resta que quelque temps.

Notre chien était, comme je l’ai dit auparavant, Boulot ;une bonne bête intelligente, avec laquelle j’étais en amitié ;mais comme le peuple tient le chien pour un animal impur, auquel ilne faut pas faire attention, personne ne le regardait. Il demeuraitdans la maison de force, dormait dans la cour, mangeait les débrisde la cuisine et n’excitait en aucune façon la sympathie desforçats qu’il connaissait tous pourtant et qu’il regardait commeses maîtres. Quand les hommes de corvée revenaient du travail, aucri de « Caporal ! » il accourait vers la grande porte, etaccueillait gaiement la bande en frétillant de la queue, enregardant chacun des arrivants dans les yeux, comme s’il enattendait quelque caresse ; mais pendant plusieurs années sesfaçons engageantes furent inutiles ; personne, excepté moi, nele caressait ; aussi me préférait-il à tout le monde. Je nesais plus de quelle façon nous acquîmes un autre chien, Blanchet.Quant au troisième, Koultiapka, je l’apportai moi-même à la maisonde force encore tout petit.

Notre Blanchet était une étrange créature. Un télègue l’avaitécrasé et lui avait courbé l’épine dorsale en dedans. À qui levoyait courir de loin, il semblait que ce fussent deux chiensjumeaux qui seraient nés joints ensemble. Il était en outre galeux,avec des yeux chassieux, une queue dépoilue pendante entre lesjambes.

Maltraité par le sort, il avait résolu du rester impassible entoute occasion ; aussi n’aboyait-il contre personne, commes’il avait eu peur de se voir abîmer de nouveau. Il restait presquetoujours derrière les casernes, et si quelqu’un s’approchait delui, il se roulait aussitôt sur le dos comme pour dire : « Fais demoi ce que tu voudras, je ne pense nullement à te résister. » Etchaque forçat, quand il faisait la culbute, lui donnait un coup debotte en passant, comme par devoir. « Ouh ! la salebête ! » Mais Blanchet n’osait même pas gémir, et s’ilsouffrait par trop, il poussait un glapissement sourd et étouffé.Il faisait aussi la culbute devant Boulot ou tout autre chien,quand il venait chercher fortune aux cuisines. Il s’allongeait àterre quand un mâtin se jetait sur lui en aboyant. Les chiensaiment l’humilité et la soumission chez leurs semblables ;aussi la bête furieuse s’apaisait tout de suite et restait en arrêtréfléchie, devant l’humble suppliant étendu devant elle, puis luiflairait curieusement toutes les parties du corps. Que pouvait bienpenser en ce moment Blanchet, tout fris sonnant de peur ? « Cebrigand-là me mordra-t-il ? » devait-il se demander. Une foisqu’il l’avait flairé, le mâtin l’abandonnait aussitôt, n’ayantprobablement rien découvert en lui de curieux, Blanchet sautaitimmédiatement sur ses pattes et se mettait à suivre une longuebande de ses congénères qui donnaient la chasse à une loutchkaquelconque.

Blanchet savait fort bien que jamais cette loutchka nes’abaisserait jusqu’à lui, qu’elle était bien trop fière pour cela,mais boiter de loin à sa suite le consolait quelque peu de sesmalheurs. Quant à l’honnêteté, il n’en avait plus qu’une notiontrès-vague ; ayant perdu toute espérance pour l’avenir, iln’avait d’autre ambition que celle d’avoir le ventre plein, et ilen faisait montre avec cynisme. J’essayai une fois de le caresser.Ce fut là pour lui une nouveauté si inattendue qu’il s’affaissa àterre, allongé sur ses quatre pattes, et frissonna de plaisir enpoussant un jappement. Comme j’en avais pitié, je le caressaissouvent ; aussi, dès qu’il me voyait, il se mettait à japperd’un ton plaintif et larmoyant du plus loin qu’il m’apercevait. Ilcreva derrière la maison de forces dans le fossé, déchiré pard’autres chiens.

Koultiapka était d’un tout autre caractère. Je ne sais paspourquoi je l’avais apporté d’un des chantiers, où il venait denaître ; je trouvais du plaisir à le nourrir et à le voirgrandir. Boulot prit aussitôt Koultiapka sous sa protection etdormit avec lui. Quand le jeune chien grandit, il eut pour lui desfaiblesses, il lui permettait de lui mordre les oreilles, de letirer par le poil ; il jouait avec lui comme les chiensadultes jouent avec les jeunes chiens. Ce qu’il y a de remarquable,c’est que Koultiapka ne grandissait nullement en hauteur, maisseulement en largeur et en longueur : il avait un poil touffu, dela couleur de celui d’une souris ; Une de ses oreillespendait, tandis que l’autre restait droite. De caractère ardent etenthousiaste, comme tous les jeunes chiens, qui jappent de plaisiren voyant leur maître et lui sautent au visage pour le lécher, ilne dissimulait pas ses autres sentiments. « Pourvu que la joie soitremarquée, les convenances peuvent aller au diable ! » sedisait-il. Où que je fusse, au seul appel de : « Koultiapka !» il sortait brusquement d’un coin quelconque, de dessous terre, etaccourait vers moi, dans son enthousiasme tapageur, en roulantcomme une boule et faisant la culbute. J’aimais beaucoup ce petitmonstre : il semblait que la destinée ne lui eut réservé quecontentement et joie dans ce bas monde, mais un beau jour le forçatNeoustroïef, qui fabriquait des chaussures de femmes et préparaitdes peaux, le remarqua : quelque chose l’avait évidemment frappé,car il appela Koultiapka, tâta son poil et le renversa amicalementà terre. Le chien, qui ne se doutait de rien, aboyait de plaisir,mais le lendemain il avait disparu. Je le cherchai longtemps, maisen vain ; enfin, au bout de deux semaines, tout s’expliqua. Lemanteau de Koultiapka avait séduit Neoustroïef, qui l’avait écorchépour coudre avec sa peau des bottines de velours fourrées,commandées par la jeune femme d’un auditeur. Il me les montra quandelles furent achevées : le poil de l’intérieur était magnifique.Pauvre Koultiapka !

Beaucoup de forçats s’occupaient de corroyage, et amenaientsouvent avec eux à la maison de force des chiens à joli poil quidisparaissaient immédiatement. On les volait ou on les achetait. Jeme rappelle qu’un jour, je vis deux forçats derrière les cuisines,en train de se consulter et de discuter. L’un d’eux tenait enlaisse un très-beau chien noir de race excellente. Un chenapan delaquais l’avait enlevé à son maître et vendu à nos cordonniers pourtrente kopeks. Ils s’apprêtaient à le pendre : cette opérationétait fort aisée, on enlevait la peau et l’on jetait le cadavredans une fosse d’aisances, qui se trouvait dans le coin le pluséloigné de la cour, et qui répandait une puanteur horrible pendantles grosses chaleurs de l’été, car on ne la curait que rarement. Jecrois que la pauvre bête comprenait le sort qui lui était réservé.Elle nous regardait d’un air inquiet et scrutateur les uns aprèsles autres ; de temps à autre seulement, elle osait remuer saqueue touffue qui lui pendait entre les jambes, comme pour nousattendrir par la confiance qu’elle nous montrait. Je me hâtai dequitter les forçats, qui terminèrent leur opération sansencombre.

Quant aux oies de notre maison de force, elles s’y étaientétablies par hasard. Qui les soignait ? À quiappartenaient-elles ? je l’ignore ; toujours est-ilqu’elles divertissaient nos forçats, et qu’elles acquirent unecertaine renommée en ville. Elles étaient nées à la maison de forceet avaient pour quartier général la cuisine, d’où elles sortaienten bandes au moment où les forçats allaient aux travaux. Dès que letambour roulait et que les détenus se massaient vers la grandeporte, les oies couraient après eux en jacassant et battant desailes, puis sautaient l’une après l’autre par-dessus le seuil élevéde la poterne ; pendant que les forçats travaillaient, ellespicoraient à une petite distance d’eux. Aussitôt que ceux-ci s’enrevenaient à la maison de force, elles se joignaient de nouveau auconvoi. « Tiens, voilà les détenus qui passent avec leursoies ! » disaient les passants. « Comment leur avez-vousenseigné à vous suivre ? » nous demandait quelqu’un. « Voicide l’argent pour vos oies ! » faisait un autre en mettant lamain à la poche. Malgré tout leur dévouement, on les égorgea enl’honneur de je ne sais plus quelle fin de carême.

Personne ne se serait décidé à tuer notre bouc Vaska sans unecirconstance particulière. Je ne sais pas comment il se trouvaitdans notre prison, ni qui l’avait apporté : c’était un cabri blancet très-joli. Au bout de quelques jours, tout le monde l’avait prisen affection, il était devenu un sujet de divertissement et deconsolation. Comme il fallait un prétexte pour le garder à lamaison de force, on assura qu’il était indispensable d’avoir unbouc à l’écurie[33] ; ce n’était pourtant point làqu’il demeurait, mais bien à la cuisine ; et finalement il setrouva chez lui partout dans la prison. Ce gracieux animal étaitd’humeur folâtre, il sautait sur les tables, luttait avec lesforçats, accourait quand on l’appelait, toujours gai et amusant. Unsoir, le Lesghine Babaï, qui était assis sur le perron de lacaserne au milieu d’une foule d’autres détenus, s’avisa de lutteravec Vaska, dont les cornes étaient passablement longues. Ilsheurtèrent longtemps leurs fronts l’un contre l’autre, — ce quiétait l’amusement favori des forçats ; — tout à coup Vaskasauta sur la marche la plus élevée du perron, et dès que Babaï sefut garé, il se leva brusquement sur ses pattes de derrière, ramenases sabots contre son corps et frappa le Lesghine à la nuque detoutes ses forces, tant et si bien que celui-ci culbuta du perron,à la grande joie de tous les assistants et de Babaï lui-même. En unmot, nous adorions notre Vaska. Quand il atteignit l’âge depuberté, on lui fit subir, après une conférence générale et fortsérieuse, une opération que nos vétérinaires de la maison de forceexécutaient à la perfection, « Au moins il ne sentira pas le bouc», dirent les détenus. Vaska se mit alors à engraisser d’une façonsurprenante ; il faut dire qu’on le nourrissait à bouche queveux-tu. Il devint un très-beau bouc, avec de magnifiques cornes,et d’une grosseur remarquable ; il arrivait même quelquefoisqu’il roulait lourdement à terre en marchant. Il nous accompagnaitaussi aux travaux, ce qui égayait les forçats comme les passants,car tout le monde connaissait le Vaska de la maison de force. Sil’on travaillait au bord de l’eau, les détenus coupaient desbranches de saule et du feuillage, cueillaient dans le fossé desfleurs pour en orner Vaska ; ils entrelaçaient des branches etdes fleurs dans ses cornes, et décoraient son torse de guirlandes.Vaska revenait alors en tête du convoi pimpant et paré ; lesnôtres le suivaient et s’enorgueillissaient de le voir si beau. Cetamour pour notre bouc alla si loin que quelques détenus agitèrentla question enfantine de dorer les cornes de Vaska. Mais ce ne futqu’un projet en l’air, on ne l’exécuta pas. Je demandai à AkimAkimytch, le meilleur doreur de la maison de force après IsaïFomitch, si l’on pouvait vraiment dorer les cornes d’un bouc. Ilexamina attentivement celles de Vaska, réfléchit un instant et merépondit qu’on pouvait le faire, mais que ce ne serait pas durableet parfaitement inutile. La chose en resta là. Vaska aurait vécuencore de longues années dans notre maison de force, et seraitcertainement mort asthmatique, si un jour, en revenant de la corvéeen tête des forçats, il n’avait pas rencontré le major assis danssa voiture. Le bouc était paré et bichonné. « Halte ! hurla lemajor, à qui appartient ce bouc ? » On le lui dit. « Comment,un bouc dans la maison de force, et cela sans ma permission !Sous-officier ! » Le sous-officier reçut l’ordre de tuerimmédiatement le bouc, de l’écorcher et de vendre la peau aumarché ; la somme reçue devait être remise à la caisse de lamaison de force ; quant à la viande, il ordonna de la fairecuire avec la soupe aux choux aigres des forçats. On parla beaucoupde l’événement dans la prison, on regrettait le bouc, mais personnen’aurait osé désobéir au major. Vaska fut égorgé près de la fossed’aisances. Un forçat acheta la chair en bloc, il la paya un roublecinquante kopeks. Avec cet argent on fit venir du pain blanc pourtout le monde ; celui qui avait acheté le bouc le revendit audétail sous forme de rôti. La chair en était délicieuse. Nous eûmesaussi pendant quelque temps dans notre prison un aigle des steppes,d’une espèce assez petite. Un forçat l’avait apporté blessé et àdemi mort. Tout le monde l’entoura, il était incapable de voler,son aile droite pendait impuissante ; une de ses jambes étaitdémise. Il regardait d’un air courroucé la foule curieuse, etouvrait son bec crochu, prêt à vendre chèrement sa vie. Quand on sesépara après l’avoir assez regardé, l’oiseau boiteux alla, ensautillant sur sa patte valide et battant de l’aile, se cacher dansla partie la plus reculée de la maison de force, il s’y pelotonnadans un coin et se serra contre les pieux. Pendant les trois moisqu’il resta dans notre cour, il ne sortit pas de son coin. Aucommencement, on venait souvent le regarder et lancer contre luiBoulot, qui se jetait en avant avec furie, mais craignait des’approcher trop, ce qui égayait les forçats. — « Une bêtesauvage ! ça ne se laisse pas taquiner, hein ? » MaisBoulot cessa d’avoir peur de lui, et se mit à le harceler ;quand on l’excitait, il attrapait l’aile malade de l’aigle qui sedéfendait du bec et des serres, et se serrait dans son coin, d’unair hautain et sauvage, comme un roi blessé, en fixant les curieux.On finit par s’en lasser ; on l’oublia tout à fait ;pourtant quelqu’un déposait chaque jour près de lui un lambeau deviande fraîche et un tesson avec de l’eau. Au début et durantplusieurs jours, l’aigle ne voulut rien manger ; il se décidaenfin à prendre ce qu’on lui présentait, mais jamais il neconsentit à recevoir quelque chose de la main ou en public. Jeréussis plusieurs fois à l’observer de loin. Quand il ne voyaitpersonne et qu’il croyait être seul, il se hasardait à quitter soncoin et à boiter le long de la palissade une douzaine de pasenviron, puis revenait, retournait et revenait encore, absolumentcomme si on lui avait ordonné une promenade hygiénique. Aussitôtqu’il m’apercevait, il regagnait le plus vite possible son coin enboitant et sautillant ; la tête renversée en arrière, le becouvert, tout hérissé, il semblait se préparer au combat. J’eus beaule caresser, je ne parvins pas à l’apprivoiser : il mordait et sedébattait, sitôt qu’on le touchait ; il ne prit pas une seulefois la viande que je lui offrais, il me fixait de son regardmauvais et perçant tout le temps que je restais auprès de lui.Solitaire et rancunier, il attendait la mort en continuant à défiertout le monde et à rester irréconciliable. Enfin les forçats sesouvinrent de lui, après deux grands mois d’oubli, et l’onmanifesta une sympathie inattendue à son égard. On s’entendit pourl’emporter : « Qu’il crève, mais qu’au moins il crève libre »,disaient les détenus. — C’est sûr ; un oiseau libre etindépendant comme lui ne s’habituera jamais à la prison, ajoutaientd’autres. — Il ne nous ressemble pas, fit quelqu’un. — Tiens !c’est un oiseau, tandis que nous, nous sommes des gens. — L’aigle,camarades, est le roi des forêts… commença Skouratof, mais cejour-là personne ne l’écouta. Une après-midi, quand le tambourannonça la reprise des travaux, on prit l’aigle, on lui lia le bec,car il faisait mine de se défendre, et on l’emporta hors de laprison, sur le rempart. Les douze forçats qui composaient la bandeétaient fort intrigués de savoir où irait l’aigle. Chose étrange,ils étaient tous contents comme s’ils avaient reçu eux-mêmes laliberté. — Eh ! la vilaine bête, on lui veut du bien, et ilvous déchire la main pour vous remercier ! disait celui qui letenait, en regardant presque avec amour le méchant oiseau. —Laisse-le s’envoler, Mikitka ! — Ça ne lui va pas d’êtrecaptif. Donne-lui la liberté, la jolie petite liberté. On le jetadu rempart dans la steppe. C’était tout à la fin de l’automne, parun jour gris et froid. Le vent sifflait de la steppe nue etgémissait dans l’herbe jaunie, desséchée. L’aigle s’enfuit toutdroit, en battant de son aile malade, comme pressé de nous quitteret de se mettre à l’abri de nos regards. Les forçats attentifssuivaient de l’œil sa tête qui dépassait l’herbe. — Le voyez-vous,hein ? dit un d’eux, tout pensif. — Il ne regarde pas enarrière ! ajouta un autre. Il n’a pas même regardé une foisderrière lui. — As-tu cru par hasard qu’il reviendrait nousremercier ? fit un troisième, — C’est sûr, il est libre. Il asenti la liberté. — Oui, la liberté. — On ne le reverra plus,camarades. — Qu’avez-vous à rester là ? en route,marche ! crièrent les soldats d’escorte, et tous s’en allèrentlentement au travail.

Chapitre 7Le grief

Au commencement de ce chapitre, l’éditeur des Souvenirs de feuAlexandre Pétrovitch Goriantchikof croit de son devoir de faire auxlecteurs la communication suivante :

« Dans le premier chapitre des Souvenirs de la Maison des mortsil est dit quelques mots d’un parricide, noble de naissance, priscomme exemple de l’insensibilité avec laquelle les condamnésparlent des crimes qu’ils ont commis. Il a été dit aussi qu’iln’avait rien voulu avouer devant le tribunal, mais que, grâce auxrécits de personnes connaissant tous les détails de son histoire,l’évidence de sa culpabilité était hors de doute. Ces personnesavaient raconté à l’auteur de ces Souvenirs que le criminel étaitun débauché criblé de dettes, et qui avait assassiné son père pourrecevoir plus vite son héritage. Du reste, toute la ville danslaquelle servait ce parricide racontait son histoire de la mêmemanière, ce dont l’éditeur des présents Souvenirs est amplementinformé. Enfin il a été dit que cet assassin, même à la maison deforce, était de l’humeur la plus joyeuse et la plus gaie, quec’était un homme inconsidéré et étourdi, quoique intelligent, etque l’auteur des Souvenirs ne remarqua jamais qu’il fûtparticulièrement cruel, à quoi il ajoute : « Aussi ne lai-je jamaiscru coupable. »

« Il y a quelque temps, l’éditeur des Souvenirs de la Maison desmorts a reçu de Sibérie la nouvelle que ce parricide étaitinnocent, et qu’il avait subi pendant dix ans les travaux forcéssans les mériter, son innocence ayant été officiellement reconnue.Les vrais criminels avaient été découverts et avaient avoué, tandisque le malheureux recevait sa liberté. L’éditeur ne saurait douterde l’authenticité de ces nouvelles…

« Il est inutile de rien ajouter. À quoi bon s’étendre sur cequ’il y a de tragique dans ce fait ? à quoi bon parler decette vie brisée par une telle accusation ? Le fait parle trophaut de lui-même.

« Nous pensons aussi que si de pareilles erreurs sont possibles,leur seule possibilité ajoute à notre récit un trait saillant etnouveau, elle aide à compléter et à caractériser les scènes queprésentent les Souvenirs de la Maison des morts. »

Et maintenant continuons…

J’ai déjà dit que je m’étais accoutumé enfin à ma condition,mais cet « enfin » avait été pénible et long à venir. Il me falluten réalité près d’une année pour m’habituer à la prison, et jeregarderai toujours cette année comme la plus affreuse de mavie ; c’est pourquoi elle s’est gravée tout entière dans mamémoire, jusqu’en ses moindres détails. Je crois même que je mesouviens de chaque heure l’une après l’autre. J’ai dit aussi queles autres détenus ne pouvaient pas davantage s’habituer à leurvie. Pendant toute cette première année, je me demandais s’ilsétaient vraiment calmes, comme ils paraissaient l’être. Cesquestions me préoccupaient fort. Comme je l’ai mentionné plus haut,tous les forçats se sentaient étrangers dans le bagne ; ilsn’y étaient pas chez eux, mais bien plutôt comme à l’auberge, depassage, à une étape quelconque. Ces hommes, exilés pour toute leurvie, paraissaient, les uns agités, les autres abattus, mais chacund’eux rêvait à quelque chose d’impossible. Cette inquiétudeperpétuelle, qui se trahissait a peine, mais que l’on remarquait,l’ardeur et l’impatience de leurs espérances involontairementexprimées, mais tellement irréalisables qu’elles ressemblaient à dudélire, tout donnait un air et un caractère extraordinaires à cetendroit, si bien que toute son originalité consistait peut-être ences traits. On sentait en y entrant que hors du bagne, il n’y avaitrien de pareil. Ici tout le monde rêvassait ; cela sautait auxyeux ; cette sensation était hyperesthésique, nerveuse,justement parce que cette rêverie constante donnait à la majoritédes forçats un aspect sombre et morose, un air maladif. Presquetous, ils étaient taciturnes et irascibles ; ils n’aimaientpas à manifester leurs espérances secrètes. Aussi méprisait-onl’ingénuité et la franchise. Plus les espérances étaientimpossibles, plus le forçat rêvasseur s’avouait à lui-même leurimpossibilité, plus il les enfouissait jalousement au fond de sonêtre, sans pouvoir y renoncer. En avaient-ils honte ? Lecaractère russe est si positif et si sobre dans sa manière de voir,si railleur pour ses propres défauts !…

Peut-être était-ce ce mécontentement de soi-même qui causaitcette intolérance dans leurs rapports quotidiens et cette cruautérailleuse pour les autres forçats. Si l’un d’eux, plus naïf ou plusimpatient que les autres, formulait tout haut ce que chacun pensaittout bas, et se lançait dans le monde des châteaux en Espagne etdes rêves, on l’arrêtait grossièrement, on le poursuivait, onl’assaillait de moqueries. J’estime que les plus acharnéspersécuteurs étaient justement ceux qui l’avaient peut-être dépassédans leurs rêves insensés et dans leurs folles espérances. J’aidéjà dit que les gens simples et naïfs étaient regardés chez nouscomme de stupides imbéciles, pour lesquels on n’avait que dumépris. Les forçats étaient si aigris et si susceptibles qu’ilshaïssaient les gens de bonne humeur, dépourvus d’amour-propre.Outre ces bavards ingénus, les autres détenus se divisaient en bonset en méchants, en gais et en moroses. Les derniers étaient enmajorité ; si par hasard il s’en trouvait parmi eux quifussent bavards, c’étaient toujours de fieffés calomniateurs et desenvieux, qui se mêlaient de toutes les affaires d’autrui, bienqu’ils se gardassent de mettre à jour leur propre âme et leursidées secrètes ; ceci n’était pas admis, pas à la mode. Quantaux bons — en très-petit nombre — ils étaient paisibles etcachaient silencieusement leurs espérances ; ils avaient plusde foi dans leurs illusions que les forçats sombres. Il me semblequ’il y avait pourtant encore dans notre bagne une autre catégoriede déportés : les désespérés, comme le vieillard de Starodoub, maisils étaient très peu nombreux.

En apparence, ce vieillard était tranquille, mais à certainssignes j’avais tout lieu de supposer que sa situation morale étaitintolérable, horrible ; il avait un recours, une consolation :la prière et l’idée qu’il était un martyr. Le forçat toujoursplongé dans la lecture du la Bible, dont j’ai parlé plus haut, quidevint fou et qui se jeta sur le major une brique à la main, étaitprobablement aussi un de ceux que tout espoir a abandonnés ;comme il est parfaitement impossible de vivre sans espérances, ilavait cherché la mort dans un martyre volontaire. Il déclara qu’ils’était jeté sur le major sans le moindre grief, simplement poursouffrir. Qui sait quelle opération psychologique s’était accompliedans son âme ? Aucun homme ne vit sans un but quelconque etsans un effort pour atteindre ce but. Une fois que le but etl’espérance ont disparu, l’angoisse fait souvent de l’homme unmonstre… Notre but à tous était la liberté et la sortie de lamaison de force.

J’essaye de faire rentrer nos forçats dans différentescatégories : est-ce possible ? La réalité est si infinimentdiverse qu’elle échappe aux déductions les plus ingénieuses de lapensée abstraite ; elle ne souffre pas de classificationsnettes et précises.

La réalité tend toujours au morcellement, à la variété infinie.Chacun de nous avait sa vie propre, intérieure et personnelle, endehors de la vie officielle, réglementaire.

Mais comme je l’ai déjà dit, je ne sus pas pénétrer laprofondeur de cette vie intérieure au commencement de ma réclusion,car toutes les manifestations extérieures me blessaient et meremplissaient d’une tristesse indicible. Il m’arrivait quelquefoisde haïr ses martyrs qui souffraient autant que moi. Je les enviais,parce qu’ils étaient au milieu des leurs, parce qu’ils secomprenaient mutuellement ; en réalité cette camaraderie sansle fouet et le bâton, cette communauté forcée leur inspirait autantd’aversion qu’à moi-même, et chacun s’efforçait de vivre à l’écart.Cette envie, qui me hantait dans les instants d’irritation, avaitses motifs légitimes, car ceux qui assurent qu’un gentilhomme, unhomme cultivé ne souffre pas plus aux travaux forcés qu’un simplepaysan, ont parfaitement tort. J’ai lu et entendu soutenir cetteallégation. En principe, l’idée paraît juste et généreuse : tousles forçats sont des hommes ; mais elle est par trop abstraite: il ne faut pas perdre de vue une quantité de complicationspratiques que l’on ne saurait comprendre si on ne les éprouve pasdans la vie réelle. Je ne veux pas dire par là que le gentilhomme,l’homme cultivé ressentent plus délicatement, plus vivement parcequ’ils sont plus développés. Faire passer l’âme de tout le mondesous un niveau commun est impossible ; l’instruction elle-mêmene saurait fournir le patron sur lequel on pourrait tailler lespunitions.

Tout le premier je suis prêt à certifier que parmi ces martyrs,dans le milieu le moins instruit, le plus abject, j’ai trouvé destraces d’un développement moral. Ainsi, dans notre maison de force,il y avait des hommes que je connaissais depuis plusieurs années,que je croyais être des bêtes sauvages et que je méprisais commetels ; tout à coup, au moment le plus inattendu, leur âmes’épanchait involontairement à l’extérieur avec une telle richessede sentiment et de cordialité, avec une compréhension si vive dessouffrances d’autrui et des leurs, qu’il semblait que les écaillesvous tombassent des yeux ; au premier instant, la stupéfactionétait telle qu’on hésitait à croire ce qu’on avait vu et entendu.Le contraire arrivait aussi : l’homme cultivé se signalaitquelquefois par une barbarie, par un cynisme à donner desnausées ; avec la meilleure volonté du monde, on ne trouvaitni excuse ni justification en sa faveur.

Je ne dirai rien du changement d’habitudes, de genre de vie, denourriture, etc., qui est plus pénible pour un homme de la hautesociété que pour un paysan, lequel souvent a crevé de faim quand ilétait libre, tandis qu’il est toujours rassasié à la maison deforce. Je ne discuterai pas cela. Admettons que pour un homme quipossède quelque force de caractère, c’est une bagatelle encomparaison d’autres privations : et pourtant, changer seshabitudes matérielles n’est pas chose facile ni de peud’importance. Mais la condition de forçat a des horreurs devantlesquelles tout pâlit, même la fange qui vous entoure, mêmel’exiguïté et la saleté de la nourriture, les étaux qui vousétouffent et vous broient. Le point capital, c’est qu’au bout dedeux heures, tout nouvel arrivé à la maison de force est au mêmerang que les autres ; il est chez lui, il jouit d’autant dedroit dans la communauté des forçats que tous les autrescamarades ; on le comprend et il les comprend, et tous letiennent pour un des leurs, ce qui n’a pas lieu avec legentilhomme. Si juste, si bon, si intelligent que soit ce dernier,tous le haïront et le mépriseront pendant des années entières, ilsne le comprendront pas et surtout — ne le croiront pas. — Il nesera ni leur ami ni leur camarade, et s’il obtient enfin qu’on nel’offense pas, il n’en demeurera pas moins un étranger, ils’avouera douloureusement, perpétuellement, sa solitude et sonéloignement de tous. Ce vide autour de lui se fait souvent sansmauvaise intention de la part des détenus, inconsciemment. Il n’estpas de leur bande — et voilà tout. — Rien de plus horrible que dene pas vivre dans son milieu. Le paysan que l’on déporte deTaganrog au port de Pétropavlovsk retrouvera là-bas des paysansrusses comme lui, avec lesquels il s’entendra et s’accordera ;en moins de deux heures ils se lieront et vivront paisiblement dansla même izba ou dans la même baraque. Rien de pareil pour lesnobles ; un abîme sans fond les sépare du petit peuple ;cela ne se remarque bien que quand un noble perd ses droitsprimitifs et devient lui-même peuple. Et quand même vous serieztoute votre vie en relations journalières avec le paysan, quandmême pendant quarante ans vous auriez affaire à lui chaque jour,par votre service, par exemple, dans des fonctions administratives,alors que vous seriez un bienfaiteur et un père pour ce peuple —vous ne le connaîtrez jamais à fond. — Tout ce que vous croirezsavoir ne sera qu’illusion d’optique, et rien de plus. Ceux qui meliront diront certainement que j’exagère, mais je suis convaincuque ma remarque est exacte. J’en suis convaincu non pasthéoriquement, pour avoir lu cette opinion quelque part, mais parceque la vie réelle m’a laissé tout le temps désirable pour contrôlermes convictions. Peut-être tout le monde apprendra-t-il jusqu’àquel point ce que je dis est fondé.

Dès les premiers jours les événements confirmèrent mesobservations et agirent maladivement sur mon organisme. Pendant lepremier été, j’errai solitaire dans la maison de force. J’ai déjàdit que j’étais dans une situation morale qui ne me permettait nide juger ni de distinguer les forçats qui pouvaient m’aimer par lasuite, sans toutefois être jamais avec moi sur un pied d’égalité.J’avais des camarades, des ex-gentilshommes, mais leur compagnie neme convenait pas. J’aurais voulu ne voir personne, mais où meretirer ? Voici un des incidents qui du premier coup me firentcomprendre toute ma solitude et l’étrangeté de ma position aubagne. Un jour du mois d’août, un beau jour très-chaud, vers uneheure de l’après-midi, moment où d’ordinaire tout le monde faisaitla sieste avant la reprise des travaux, les forçats se levèrentcomme un seul homme et se massèrent dans la cour de la maison deforce. Je ne savais rien encore à ce moment-là. J’étais siprofondément plongé dans mes propres pensées que je ne remarquaipresque pas ce qui se faisait autour de moi. Depuis trois jourspourtant les forçats s’agitaient sourdement. Cette agitation avaitpeut-être commencé beaucoup plus tôt, comme je le supposai plustard, en me rappelant des bribes de conversations et surtout lamauvaise humeur plus marquée des détenus, la continuelle irritationdans laquelle ils se trouvaient depuis quelque temps. J’attribuaiscela aux pénibles travaux de la saison d’été, aux journéesaccablantes par leur longueur, aux rêveries involontaires de forêtset de liberté, aux nuits trop courtes, pendant lesquelles on nepouvait prendre qu’un repos insuffisant. Peut-être tout celas’était-il fondu en un gros mécontentement qui cherchait à faireexplosion et dont le prétexte était la nourriture. Depuis quelquesjours, les forçats s’en plaignaient tout haut et grondaient dansles casernes, surtout quand ils se trouvaient réunis à la cuisinepour dîner et pour souper ; on avait bien essayé de changer undes cuisiniers, mais au bout de deux jours on chassa le nouveaupour rappeler l’ancien. En un mot, tout le monde était d’une humeurinquiète.

— On s’éreinte à travailler, et on ne nous donne à manger quedes horreurs, grommelait quelqu’un dans la cuisine.

— Si ça ne te plaît pas, commande du blanc-manger, riposta unautre.

— De la soupe aux choux aigres, mais c‘est très-bon, j’adorecela — exclama un troisième — c’est succulent.

— Et si l’on ne te nourrissait rien qu’avec de la panse de bœuf,la trouverais-tu longtemps fameuse ?

— C’est vrai, on devrait nous donner de la viande — dit unquatrième ; — on s’esquinte à la fabrique ; et, ma foi,quand on a fini sa tâche, on a faim : de la panse, ça ne vousrassasie guère.

— Quand on ne nous donne pas des boyaux, on nous bourre desaletés !

— C’est vrai, la nourriture ne vaut pas le diable.

— Il remplit ses poches, n’aie pas peur.

— Ce n’est pas ton affaire.

— Et de qui donc ? mon ventre est à moi. Si nous nousplaignions tous, vous verriez bien.

— Nous plaindre ?

— Oui.

— Avec ça qu’on ne nous a pas assez battu pour cesplaintes ! Buse que tu es !

— C’est vrai, ajoute un autre d’un air de mauvaise humeur ;— ce qui se fait vite n’est jamais bien fait. Eh bien ? dequoi te plaindras-tu, dis-le-nous d’abord.

— Je le dirai, parbleu. Si tout le monde y allait, j’iraisaussi, car je crève de faim. C’est bon pour ceux qui mangent à partde rester assis, mais ceux qui mangent l’ordinaire…

— A-t-il des yeux perçants, cet envieux-la ! ses yeuxbrillent rien que de voir ce qui ne lui appartient pas.

— Eh bien, camarades, pourquoi ne nous décidons-nous pas ?Assez souffert : ils nous écorchent, les brigands[34]! Allons-y. — À quoi bon ? ilfaudrait te mâcher les morceaux et te les fourrer dans la bouche,hein ! voyez-vous ce gaillard, il ne mangerait que ce qu’onvoudrait bien lui mâcher. Nous sommes aux travaux forcés. — Voilàla cause de tout. — Et comme toujours, le peuple crève de faim, etles chefs se remplissent la bedaine. — C’est vrai. Notre Huit-yeuxa joliment engraissé. Il s’est acheté une paire de chevaux gris. —Il n’aime pas boire, dit un forçat d’un ton ironique. — Il s’estbattu il y a quelque temps aux cartes avec le vétérinaire. Pendantdeux heures il a joué sans avoir un sou dans sa poche. C’est Fedkaqui l’a dit. — Voilà pourquoi on nous donne de la soupe aux chouxavec de la panse. — Vous êtes tous des imbéciles ! Est-ce quecela nous regarde ? — Oui, si nous nous plaignons tous, nousverrons comment il se justifiera. Décidons-nous. — Sejustifier ? Il t’assénera son poing sur la caboche, et rien deplus. — On le mettra en jugement. Tous les détenus étaient fortagités, car en effet notre nourriture était exécrable. Ce quimettait le comble au mécontentement général, c’était l’angoisse, lasouffrance perpétuelle, l’attente. Le forçat est querelleur etrebelle de tempérament, mais il est bien rare qu’il se révolte enmasse, car ils ne sont jamais d’accord ; chacun de nous lesentait très-bien, aussi disait-on plus d’injures qu’on n’agissaitréellement. Cependant, cette fois-là, l’agitation ne fut pas sanssuites. Des groupes se formaient dans les casernes, discutaient,injuriaient, rappelaient haineusement la mauvaise administration denotre major et en sondaient tous les mystères. Dans toute affairepareille, apparaissent des meneurs, des instigateurs. Les meneursdans ces occasions, sont des gens très-remarquables, non-seulementdans les bagnes, mais dans toutes les communautés de travailleurs,dans les détachements, etc. Ce type particulier est toujours etpartout le même : ce sont des gens ardents, avides de justice,très-naïfs et honnêtement convaincus de la possibilité absolue deréaliser leurs désirs ; ils ne sont pas plus bêtes que lesautres, il y en a même d’une intelligence supérieure, mais ils sonttrop ardents pour être rusés et prudents. Si l’on rencontre desgens qui savent diriger les masses et gagner ce qu’ils veulent, ilsappartiennent déjà à un autre type de meneurs populairesexcessivement rare chez nous. Ceux dont je parle, chefs etinstigateurs de révoltes, arrivent presque toujours à leur but,quitte à peupler par la suite les travaux forcés et les prisons.Grâce à leur impétuosité, ils ont toujours le dessous, mais c’estcette impétuosité qui leur donne de l’influence sur la masse : onles suit volontiers, car leur ardeur, leur honnête indignationagissent sur tout le monde : les plus irrésolus sont entraînés.Leur confiance aveugle dons le succès séduit même les sceptiquesles plus endurcis, bien que souvent cette assurance qui en imposeait des fondements si incertains, si enfantins, que l’on s’étonnemême qu’on ait pu y croire. Le secret de leur influence, c’estqu’ils marchent les premiers sans avoir peur de rien. Ils sejettent en avant la tête baissée, souvent sans même connaître cequ’ils entreprennent, sans ce jésuitisme pratique grâce auquelsouvent un homme abject et vil a gain de cause, atteint son but, etsort blanc d’un tonneau d’encre. Il faut qu’ils se brisent lecrâne. Dans la vie ordinaire, ce sont des gens bilieux, irascibles,intolérants et dédaigneux, souvent même excessivement bornés, cequi du reste fait aussi leur force. Le plus fâcheux, c’est qu’ilsne s’attaquent jamais à l’essentiel, à ce qui est important, ilss’arrêtent toujours à des détails, au lieu d’aller droit au but, cequi les perd. Mais la masse les comprend, ils sont redoutables àcause de cela. Je dois dire en quelques mots ce que signifie le mot: « grief. » Quelques forçats avaient précisément été déportés pourun grief ; c’étaient les plus agités, entre autres un certainMartinof qui avait servi auparavant dans les hussards et qui, toutardent, inquiet et colère qu’il fût, n’en était pas moins honnêteet véridique. Un autre, Vassili Antonof, s’irritait et se montait àfroid ; il avait un regard effronté avec un souriresarcastique, mais il était aussi honnête et véridique — un hommefort développé du reste. — J’en passe, car ils étaientnombreux ; Pétrof faisait la navette d’un groupe àl’autre ; il parlait peu, mais bien certainement il étaitaussi excité, car il bondit le premier hors de la caserne quand lesautres se massèrent dans la cour. Notre sergent, qui remplissaitles fonctions de sergent major, arriva aussitôt tout effrayé. Unefois en rang, nos gens le prièrent poliment de dire au major queles forçats désiraient lui parler et l’interroger sur certainspoints. Derrière le sergent arrivèrent tous les invalides qui semirent en rang de l’autre côté et firent face aux forçats. Lacommission que l’on venait de confier au sergent était siextraordinaire qu’elle le remplit d’effroi, mais il n’osait pas nepas faire son rapport au major, parce que si les forçats serévoltaient, Dieu sait ce qui pourrait arriver, — Tous nos chefsétaient excessivement poltrons dans leurs rapports avec lesdétenus, — et puis, même si rien de pire n’arrivait, si les forçatsse ravisaient et se dispersaient, le sous-officier devait néanmoinsavertir l’administration de tout ce qui s’était passé. Pâle ettremblant de peur, il se rendit précipitamment chez le major, sansmême essayer de raisonner les forçats. Il voyait bien que ceux-cine s’amuseraient pas à discuter avec lui. Parfaitement ignorant dece qui se passait, je me mis aussi en rang (je n’appris que plustard les détails de cette histoire). Je croyais qu’on allaitprocéder à un contrôle, mais ne voyant pas les soldats d’escortequi vérifiaient le compte, je m’étonnai et regardai autour de moi.Les visages étaient émus et exaspérés ; il y en avait quiétaient blêmes. Préoccupés et silencieux, nos gens réfléchissaientà ce qu’il leur faudrait dire au major. Je remarquai que beaucoupde forçats étaient stupéfaits de me voir à leurs côtés, maisbientôt après ils se détournèrent de moi. Ils trouvaient étrangeque je me fusse mis en rang et qu’à mon tour je voulusse prendrepart à leur plainte, ils n’y croyaient pas. Ils se tournèrent denouveau de mon côté d’un air interrogateur. — Que viens-tu faireici ? me dit grossièrement et à haute voix Vassili Antonof,qui se trouvait à côté de moi, à quelque distance des autres, etqui m’avait toujours dit vous avec la plus grande politesse. Je leregardais tout perplexe, en m’efforçant de comprendre ce que celasignifiait ; je devinais déjà qu’il se passait quelque chosed’extraordinaire dans notre maison de force. — Eh ! oui,qu’as-tu à rester ici ? va-t’en à la caserne, me dit un jeunegars, forçat militaire, que je ne connaissais pas jusqu’alors etqui était un bon garçon paisible. Cela ne te regarde pas. — On semet en rang, lui répondis-je ; est-ce qu’on ne va pas nouscontrôler ? — Il est venu s’y mettre aussi, cria un déporté. —Nez-de-fer ! fit un autre. — Écraseur de mouches ! ajoutaun troisième avec un mépris inexprimable pour ma personne. Cenouveau surnom fit pouffer de rire tout le monde. — Ils sontpartout comme des coqs en pâte, ces gaillards-là. Nous sommes aubagne, n’est-ce pas ? eh bien ! ils se payent du painblanc et des cochons de lait comme des grands seigneurs !N’as-tu pas ta nourriture à part ? que viens-tu faireici ? — Votre place n’est pas ici, me dit Koulikof sans gêne,en me prenant par la main et me faisant sortir des rangs. Il étaitlui-même très-pâle ; ses yeux noirs étincelaient ; ils’était mordu la lèvre inférieure jusqu’au sang, il n’était pas deceux qui attendaient de sang-froid l’arrivée du major. J’aimaisfort à regarder Koulikof en pareille occurrence, c’est-à-dire quandil devait se montrer tout entier avec ses qualités et ses défauts.Il posait, mais il agissait aussi. Je crois même qu’il serait alléà la mort avec une certaine élégance, en petit-maître. Alors quetout le monde me tutoyait et m’injuriait, il avait redoublé depolitesse envers moi, mais il parlait d’un ton ferme et résolu, quine permettait pas de réplique. — Nous sommes ici pour nos propresaffaires, Alexandre Pétrovitch, et vous n’avez pas à vous en mêler.Allez où vous voudrez, attendez… Tenez, les vôtres sont à lacuisine, allez-y. — Ils sont au chaud là-bas. J’entrevis en effetpar la fenêtre ouverte nos Polonais qui se trouvaient dans lacuisine, ainsi que beaucoup d’autres forçats. Tout embarrassé, j’yentrai, accompagné de rires, d’injures et d’une sorte degloussement qui remplaçait les sifflets et les huées à la maison deforce. — Ça ne lui plaît pas !… tiou-tiou-tiou !…attrapez-le. Je n’avais encore jamais été offensé aussi gravementdepuis que j’étais à la maison de force. Ce moment futtrès-douloureux à passer, mais je pouvais m’y attendre ; lesesprits étaient par trop surexcités. Je rencontrai dansl’antichambre T—vski, jeune gentilhomme sans grande instruction,mais au caractère ferme et généreux ; les forçats faisaientexception pour lui dans leur haine pour les forçats nobles ;ils l’aimaient presque ; chacun de ses gestes dénotait unhomme brave et vigoureux. — Que faites-vous, Goriantchikof ?me cria-t-il ; venez donc ici ! — Mais que sepasse-t-il ? — Ils veulent se plaindre, ne le savez-vouspas ? Cela ne leur réussira pas, qui croira des forçats ?On va rechercher les meneurs, et si nous sommes avec eux, c’est surnous qu’on mettra la faute. Rappelez-vous pourquoi nous avons étédéportés ! Eux, on les fouettera tout simplement, tandis qu’onnous mettra en jugement. Le major nous déteste tous et sera tropheureux de nous perdre ; nous lui servirons de justification.— Les forçats nous vendront pieds et poings liés, ajouta M—tski,quand nous entrâmes dans la cuisine. Ils n’auront jamais pitié denous, ajouta T—vski. Outre les nobles, il y avait encore dans lacuisine une trentaine de détenus, qui ne désiraient pas participerà la plainte générale, les uns par lâcheté, les autres, parconviction absolue de l’inutilité de cette démarche. Akim Akymitch— ennemi naturel de toutes plaintes et de tout ce qui pouvaitentraver la discipline et le service — attendait avec un grandcalme la fin de cette affaire, dont l’issue ne l’inquiétaitnullement ; il était parfaitement convaincu du triompheimmédiat de l’ordre et de l’autorité administrative. Isaï Fomitch,le nez baissé, dans une grande perplexité, écoutait ce que nousdisions avec une curiosité épouvantée ; il était excessivementinquiet. Aux nobles polonais s’étaient joints des roturiers de mêmenationalité, ainsi que quelques Russes, natures timides, genstoujours hébétés et silencieux, qui n’avaient pas osé se ligueravec les autres et attendaient tristement l’issue de l’affaire. Ily avait enfin quelques forçats moroses et mécontents qui étaientrestés dans la cuisine, non par timidité, mais parce qu’ilsestimaient absurde cette quasi-révolte, parce qu’ils ne croyaientpas à son succès ; je crus remarquer qu’ils étaient mal à leuraise en ce moment, et que leur regard n’était pas assuré. Ilssentaient parfaitement qu’ils avaient raison, que l’issue de laplainte serait celle qu’ils avaient prédite, mais ils se tenaientpour des renégats, qui auraient trahi la communauté et vendu leurscamarades au major. Iolkine, — ce rusé paysan sibérien envoyé auxtravaux forcés pour faux monnayage, qui avait enlevé à Koulikof sespratiques en ville, — était aussi là, comme le vieillard deStarodoub. Aucun cuisinier n’avait quitté son poste, probablementparce qu’ils s’estimaient partie intégrante de l’administration, etqu’à leur avis, il n’eût pas été décent de prendre parti contrecelle-ci. — Cependant, dis-je à M—tski d’un ton mal assuré, — àpart ceux-ci, tous les forçats y sont. — Qu’est-ce que cela peutbien nous faire ? grommela D… — Nous aurions risqué beaucoupplus qu’eux, en les suivant ; et pourquoi ? Je hais tesbrigands . Croyez-vous même qu’ils sauront se plaindre ? Je nevois pas le plaisir qu’ils trouvent à se mettre eux-mêmes dans lepétrin. — Cela n’aboutira à rien, affirma un vieillard opiniâtre etaigri. Almazof, qui était aussi avec nous, se hâta de conclure dansle même sens. — On en fouettera une cinquantaine, et c’est à quoitout cela aura servi. — Le major est arrivé ! cria quelqu’un.Tout le monde se précipita aux fenêtres. Le major était arrivé avecses lunettes, l’air mauvais, furieux, tout rouge. Il vint sans direun mot, mais résolument sur la ligne des forçats. En pareillecirconstance, il était vraiment hardi et ne perdait pas sa présenced’esprit : il faut dire qu’il était presque toujours gris. En cemoment, sa casquette graisseuse à parement orange et ses épaulettesd’argent terni avaient quelque chose de sinistre. Derrière luivenait le fourrier Diatlof, personnage très-important dans lebagne, car au fond c’était lui qui l’administrait ; ce garçon,capable et très-rusé, avait une grande influence sur lemajor ; ce n’était pas un méchant homme, aussi les forçats enétaient-ils généralement contents. Notre sergent le suivait avectrois ou quatre soldats, pas plus ; — il avait déjà reçu uneverte semonce et pouvait en attendre encore dix fois plus. — Lesforçats qui étaient restés tête nue depuis qu’ils avaient envoyéchercher le major, s’étaient redressés, chacun d’eux seraffermissant sur l’autre jambe ; ils demeurèrent immobiles, àattendre le premier mot ou plutôt le premier cri de leur chefsuprême. Leur attente ne fut pas longue. Au second mot, le major semit à vociférer à gorge déployée ; il était hors de lui. Nousle voyons de nos fenêtres courir le long de la ligne des forçats,et se jeter sur eux en les questionnant. Comme nous étions assezéloignés, nous ne pouvions entendre ni ses demandes ni les réponsesdes forçats. Nous l’entendîmes seulement crier, avec une sorte degémissement ou de grognement : — Rebelles !… sous lesverges !… Meneurs !… Tu es un des meneurs ! tu es undes meneurs ! dit-il en se jetant sur quelqu’un. Nousn’entendîmes pas la réponse, mais une minute après nous vîmes ceforçat quitter les rangs et se diriger vers le corps de garde… Unautre le suivit, puis un troisième. — En jugement !… tout lemonde ! je vous… Qui y a-t-il encore à la cuisine ?bêla-t-il en nous apercevant aux fenêtres ouvertes. Tous ici !Qu’on les chasse tous ! Le fourrier Diatlof se dirigea vers lacuisine. Quand nous lui eûmes dit que nous n’avions aucun grief, ilrevint immédiatement faire son rapport au major. — Ah ! ils nese plaignent pas, ceux-là ! fit-il en baissant la voix de deuxtons, tout joyeux. — Ça ne fait rien, qu’on les amène tous !Nous sortîmes : je ressentais une sorte de honte ; tous, dureste, marchaient tête baissée. — Ah ! Prokofief !Iolkine aussi, et toi aussi, Almazof ! Ici ! venez ici,en tas, nous dit le major d’une voix haletante, maisradoucie ; son regard était même devenu affable. — M—tski, tuen es aussi… Prenez les noms ! Diatlof ! Prenez les nomsde tout le monde, ceux des satisfaits et ceux des mécontents àpart, tous sans exception ; vous m’en donnerez la liste… Jevous ferai tous passer en conseil… Je vous… brigands ! Laliste fit son effet. — Nous sommes satisfaits ! cria un desmécontents, d’une voix sourde, irrésolue. — Ah !satisfaits ! Qui est satisfait ? Que ceux qui sontsatisfaits sortent du rang ! — Nous ! nous ! firentquelques autres voix. — Vous êtes satisfaits de lanourriture ? on vous a donc excités ? il y a eu desmeneurs, des mutins ? Tant pis pour eux… — Seigneur !qu’est-ce que ça signifie ? fit une voix dans la foule. — Quia crié cela ? qui a crié ? rugit le major en se jetant ducôté d’où venait la voix. — C’est toi qui as crié,Rastorgouïef ? Au corps de garde ! Rastorgouïef, un jeunegars joufflu et de haute taille, sortit des rangs et se renditlentement au corps de garde. Ce n’était pas lui qui avaitcrié ; mais comme on l’avait désigné, il n’essayait pas decontredire. — C’est votre graisse qui vous rend enragés !hurla le major. — Attends, gros museau, dans trois jours, tune… ! Attendez, je vous rattraperai tous. Que ceux qui ne seplaignent pas, sortent ! — Nous ne nous plaignons pas, VotreHaute Noblesse ! dirent quelques forçats d’un airsombre ; les autres se taisaient obstinément. Mais le majorn’en désirait pas plus : il trouvait son profit à finir cetteaffaire au plus vite et d’un commun accord. — Ah ! maintenant,personne ne se plaint plus ! fit-il en bredouillant. Je l’aivu… je le savais. Ce sont les meneurs… Il y a, parbleu, desmeneurs ! continua-t-il en s’adressant à Diatlof ; — ilfaut les trouver tous. Et maintenant… maintenant il est tempsd’aller aux travaux. Tambour, un roulement ! Il assista enpersonne à la formation des détachements. Les forçats se séparèrenttristement, sans parler, heureux de pouvoir disparaître. Tout desuite après la formation des bandes, le major se rendit au corps degarde, où il prit ses dispositions à l’égard des « meneurs », maisil ne fut pas trop cruel. On voyait qu’il avait envie d’en finir auplus vite avec cette affaire. Un d’eux raconta ensuite qu’il avaitdemandé pardon, et que l’officier l’avait fait relâcher aussitôt.Certainement notre major n’était pas dans son assiette ; ilavait peut-être eu peur, car une révolte est toujours une choseépineuse, et bien que la plainte des forçats ne fût pas en réalitéune révolte (ou ne l’avait communiquée qu’au major, et non aucommandant), l’affaire n’en était pas moins désagréable. Ce qui letroublait le plus, c’est que les détenus avaient été unanimes à sesoulever ; il fallait par conséquent étouffer à tout prix leurréclamation. On relâcha bientôt les « meneurs ». Le lendemain, lanourriture fut passable, mais cette amélioration ne dura paslongtemps ; les jours suivants, le major visita plus souventla maison de force, et il avait toujours des désordres à punir.Notre sergent allait et venait, tout désorienté et préoccupé, commes’il ne pouvait revenir de sa stupéfaction. Quant aux forçats, ilsfurent longtemps avant de se calmer, mais leur agitation neressemblait plus à celle des premiers jours : ils étaient inquiets,embarrassés. Les uns baissaient la tête et se taisaient, tandis qued’autres parlaient de cette échauffourée en grommelant et commemalgré eux. Beaucoup se moquaient d’eux-mêmes avec amertume commepour se punir de leur mutinerie. — Tiens, camarade, prends etmange ! disait l’un d’eux. — Où est la souris qui a vouluattacher la sonnette à la queue du chat ? — On ne nouspersuade qu’avec un gourdin, c’est sûr. Félicitons-nous qu’il nenous ait pas tous fait fouetter. — Réfléchis plus et bavarde moins,ça vaudra mieux ! — Qu’as-tu à venir me faire la leçon ?es-tu maître d’école, par hasard ? — Bien sûr qu’il faut tereprendre. — Qui es-tu donc ? — Moi, je suis un homme ;toi, qui es-tu ? — Un rogaton pour les chiens ! voilà ceque tu es ! — Toi-même… — Allons, assez ! qu’avez-vous à« brailler » ? leur criait-on de tous côtés. Le soir même dela rébellion, je rencontrai Pétrof derrière les casernes, après letravail de la journée. Il me cherchait. Il marmottait deux ou troisexclamations incompréhensibles en s’approchant, il se tut bientôtet se promena machinalement avec moi. J’avais encore le cœur grosde toute cette histoire, et je crus que Pétrof pourrait mel’expliquer. — Dites donc, Pétrof, lui demandai-je, les vôtres nesont pas fâchés contre nous ? — Qui se fâche ? me dit-ilcomme revenant à lui. — Les forçats… contre nous, contre lesnobles ? — Et pourquoi donc se fâcheraient-ils ? —Parbleu, parce que nous ne les avons pas soutenus. — Et pourquoivous seriez vous mutinés ? me répondit-il en s’efforçant decomprendre ce que je lui disais, — vous mangez à part, vous !— Mon Dieu ! mais il y en a des vôtres qui ne mangent pasl’ordinaire et qui se sont mutinés avec vous. Nous devions voussoutenir… par camaraderie. — Allons donc ! êtes-vous noscamarades ? me demanda-t-il avec étonnement. Je leregardai ; il ne me comprenait pas et ne saisissait nullementce que je voulais de lui : moi, en revanche, je le comprisparfaitement. Pour la première fois, une idée qui remuaitconfusément dans mon cerveau et qui me hantait depuis longtempss’était définitivement formulée ; je conçus alors ce que jedevinais mal jusque-là. Je venais de comprendre que jamais je neserais le camarade des forçats, quand même je serais forçat àperpétuité, forçat de la « section particulière », La physionomiede Pétrof à ce moment-là m’est restée gravée dans la mémoire. Danssa question : « Allons donc ! êtes-vous nos camarades ? »il y avait tant de naïveté franche, tant d’étonnement ingénu, queje me demandai si elle ne cachait pas quelque ironie, quelqueméchanceté moqueuse. Non ! je n’étais pas leur camarade, etvoilà tout. Va-t’en à droite, nous irons à gauche : tu as tesaffaires à toi, nous les nôtres. Je croyais vraiment qu’après larébellion ils nous déchireraient sans pitié, et que notre viedeviendrait un enfer ; rien de pareil ne se produisit : nousn’entendîmes pas le plus petit reproche, pas la moindre allusionméchante. On continua à nous taquiner comme auparavant, quandl’occasion s’en présentait, et ce fut tout. Personne ne gardarancune à ceux qui n’avaient pas voulu se mutiner et qui étaientrestés dans la cuisine, pas plus qu’à ceux qui avaient crié lespremiers qu’ils ne se plaignaient pas. Personne ne souffla mot surce sujet. J’en demeurai stupéfait.

Chapitre 8Mes camarades

Comme on peut le penser, ceux qui m’attiraient le plus,c’étaient les miens, c’est-à-dire les « nobles », surtout dans lespremiers temps ; mais des trois ex-nobles russes qui setrouvaient dans notre maison de force ; Akim Akimytch,l’espion A—v et celui que l’on croyait parricide, je ne connaissaisqu’Akim Akimytch et je ne parlais qu’à lui seul. À vrai dire, je nem’adressais à lui qu’en désespoir de cause, dans les moments detristesse les plus intolérables, quand je croyais que jen’approcherais jamais de personne autre. Dans le chapitreprécédent, j’ai essayé de diviser nos forçats en diversescatégories ; mais en me souvenant d’Akim Akimytch, je croisque je dois ajouter une catégorie à ma classification. Il est vraiqu’il était seul à la former. Cette série est celle des forçatsparfaitement indifférents, c’est-à-dire ceux auxquels il estabsolument égal de vivre en liberté ou aux travaux forcés, ce quiétait et ne pouvait être chez nous qu’une exception. Il s’étaitétabli à la maison de force comme s’il devait y passer sa vieentière : tout ce qui lui appartenait, son matelas, ses coussins,ses ustensiles, était solidement et définitivement arrangé àdemeure. Rien qui eût pu faire croire à une vie temporaire, à unbivouac. Il devait rester de nombreuses années aux travaux forcés,mais je doute qu’il pensât à sa mise en liberté : s’il s’étaitréconcilié avec la réalité, c’était moins de bon cœur que paresprit de subordination, ce qui revenait au même pour lui. C’étaitun brave homme, il me vint en aide les premiers temps par sesconseils et ses services, mais quelquefois, j’en fais l’aveu, ilm’inspirait une tristesse profonde, sans pareille, qui augmentaitet aggravait encore mon penchant à l’angoisse. Quand j’étais partrop désespéré, je m’entretenais avec lui ; j’aimais entendreses paroles vivantes : eussent-elles été haineuses, enfiellées,nous nous serions du moins irrités ensemble contre notredestinée ; mais il se taisait, collait tranquillement seslanternes, en racontant qu’ils avaient eu une revue en 18.., queleur commandant divisionnaire s’appelait ainsi et ainsi, qu’ilavait été content des manœuvres, que les signaux pour lestirailleurs avaient été changés, etc. Tout cela d’une voix posée etégale, comme de l’eau qui serait tombée goutte à goutte. Il nes’animait même pas quand il me contait que dans je ne sais plusquelle affaire au Caucase, on l’avait décoré du ruban deSainte-Anne à l’épée. Seulement sa voix devenait plus grave et plusposée ; il la baissait d’un ton, quand il prononçait le nom de« Sainte-Anne » avec un certain mystère ; pendant troisminutes au moins, il restait silencieux et sérieux… Pendant toutecette première année, j’avais des passes absurdes où je haïssaiscordialement Akim Akimytch, sans savoir pourquoi, des bouffées dedésespoir durant lesquelles je maudissais la destinée qui m’avaitdonné un lit de camp où sa tête touchait la mienne. Une heureaprès, je me reprochais ces sorties. Du reste, je ne fus en proie àces actes que pendant la première année de ma réclusion. Par lasuite je me fis au caractère d’Akim Akimytch et j’eus honte de mesbourrasques antérieures. Je ne crois pas me souvenir que nous nousfussions jamais ouvertement querellés.

De mon temps, outre les trois nobles russes dont j’ai parlé, ily en avait encore huit autres : j’étais sur un pied d’amitiéétroite avec quelques-uns d’entre eux, mais pas avec tous. Lesmeilleurs étaient maladifs, exclusifs et intolérants au plus hautdegré. Je cessai même de parler à deux d’entre eux. Il n’y en avaitque trois qui fussent instruits, B—ski, M—tski et le vieillardJ—ki, qui avait été autrefois professeur de mathématiques, — bravehomme, grand original et très-borné intellectuellement, malgré sonérudition. — M—tski et B—ski étaient tout autres. Du premier coup,nous nous entendîmes avec M—tski : je ne me querellai pas une seulefois avec lui, je l’estimai fort, mais sans l’aimer ni m’attacher àlui ; je ne pus jamais y arriver. Il était profondément aigriet défiant, avec beaucoup d’empire sur lui-même : justement cela medéplaisait, on sentait que cet homme n’ouvrirait jamais son âme àpersonne : il se peut pourtant que je me trompasse. C’était uneforte et noble nature… Son scepticisme invétéré se trahissait dansune habileté extraordinaire, dans la prudence de son commerce avecson entourage. Il souffrait de cette dualité de son âme, car ilétait en même temps sceptique et profondément croyant, d’une foiinébranlable en certaines espérances et convictions. Malgré touteson habileté pratique, il était en guerre ouverte avec B—ski et sonami T—ski.

Le premier, B—ski, était un homme malade, avec uneprédisposition à la phtisie, irascible et nerveux, mais bon etgénéreux. Son irritabilité nerveuse le rendait capricieux comme unenfant : je ne pouvais supporter un caractère semblable, et jecessai de voir B—ski, sans toutefois cesser de l’aimer. C’étaittout juste le contraire pour M—tski, avec lequel je ne me brouillaijamais, mais que je n’aimais pas. En rompant toutes relations avecB—ski, je dus rompre aussi avec T—ski, dont j’ai parlé dans lechapitre précédent, ce que je regrettai fort, car, s’il était peuinstruit, il avait bon cœur ; c’était un excellent homme,très-courageux. Il aimait et respectait tant B—ski, il le vénéraitsi fort, que ceux qui rompaient avec son ami devenaient sesennemis ; ainsi il se brouilla avec M—tski à cause de B—ski,pourtant il résista longtemps. Tous ces gens-là étaient bilieux,quinteux, méfiants, et souffraient d’hyperesthésie morale. Cela secomprend ; leur position était très-pénible, beaucoup plusdure que la nôtre, car ils étaient exilés de leur patrie etdéportés pour dix, douze ans ; ce qui rendait surtoutdouloureux leur séjour à la maison de force, c’étaient les préjugésenracinés, la manière de voir toute faite avec lesquels ilsregardaient les forçats ; ils ne voyaient en eux que des bêtesfauves et se refusaient à admettre rien d’humain en eux. La forcedes circonstances et leur destinée les engageaient dans cette vue.Leur vie à la maison de force était un tourment. Ils étaientaimables et affables avec les Circassiens, avec les Tartares, avecIsaï Fomitch, mais ils n’avaient que du mépris pour les autresdétenus. Seul, le vieillard vieux-croyant avait conquis tout leurrespect. Et pourtant, pendant tout le temps que je passai auxtravaux forcés, pas un seul détenu ne leur reprocha ni leurextraction, ni leur croyance religieuse, ni leurs convictions,toutes choses habituelles au bas peuple, dans ses rapports avec lesétrangers, surtout les Allemands. Au fond, on ne fait que se moquerde l’Allemand, qui est pour le peuple russe un être bouffon etgrotesque. Nos forçats avaient beaucoup plus de respect pour lesnobles polonais que pour nous autres Russes ; ils netouchaient pas à ceux-là ; mais je crois que les Polonais nevoulaient pas remarquer ce trait et le prendre en considération. —Je parlais de T—ski ; je reviens à lui. Quand il quitta avecson camarade leur première station d’exil pour passer dans notreforteresse, il avait porté presque tout le temps son ami B…, faiblede constitution et de santé, épuisé au bout d’une demi-étape. Ilsavaient été exilés tout d’abord à Y—gorsk, où ils se trouvaientfort bien ; la vie y était moins dure que dans notreforteresse. Mais à la suite d’une correspondance innocente avec lesdéportés d’une autre ville, on avait jugé nécessaire de lestransporter dans notre maison de force pour qu’ils y fussentdirectement surveillés par la haute administration. Jusqu’à leurarrivée, M—tski avait été seul. Combien il avait dû languir,pendant cette première année de son exil !

J—ki était ce vieillard qui se livrait toujours à la prière, etdont j’ai parlé plus haut. Tous les condamnés politiques étaientdes hommes jeunes, très-jeunes même, tandis que J—ki était âgé decinquante ans au moins.

Il était certainement honnête, mais étrange. Ses camarades T—skiet B—ski le détestaient et ne lui parlaient pas ; ils ledéclaraient entêté et tracassier, je puis témoigner qu’ils avaientraison. Je crois que dans un bagne, — comme dans tout lieu où lesgens sont rassemblés de force et non de bon gré, — on se querelleet l’on se hait plus vite qu’en liberté. Beaucoup de causescontribuent à ces continuelles brouilleries. J—ki était vraimentdésagréable et borné ; aucun de ses camarades n’était bienavec lui ; nous ne nous brouillâmes pas, mais jamais nous nefûmes sur un pied amical. Je crois qu’il était bon mathématicien.Il m’expliqua un jour dans son baragouin demi-russe, demi-polonais,un système d’astronomie qu’il avait inventé ; on me dit qu’ilavait écrit un ouvrage sur ce sujet, dont tout le monde savants’était moqué ; son jugement était un peu faussé, je crois. Ilpriait à genoux des journées entières, ce qui lui attira le respectdes forçats ; il le conserva jusqu’à sa mort, car il mourutsous mes yeux, à la maison de force, à la suite d’une péniblemaladie. Dès son arrivée il avait gagné la considération desdétenus, à la suite d’une histoire avec le major. En les amenantd’Y— gorsk par étapes à notre forteresse, on ne les avait pasrasés, aussi leurs cheveux et leurs barbes avaient-ils démesurémentcru ; quand on les présenta au major, celui-ci s’emporta commeun beau diable ; il était indigné d’une semblable infraction àla discipline, où il n’y avait pourtant pas de leur faute.

— Ils ont l’air de Dieu sait quoi ! rugit-il, ce sont desvagabonds, des brigands.

J—ski, qui comprenait fort mal le russe, crut qu’on leurdemandait s’ils étaient des brigands ou des vagabonds, et répondit:

— Nous sommes des condamnés politiques, et non desvagabonds.

— Co-oomment ? Tu veux faire l’insolent ? lerustre ? hurla le major. — Au corps de garde ! et centverges tout de suite ! à l’instant même !

On punit le vieillard : il se coucha à terre sous les verges,sans opposer de résistance, maintint sa main entre ses dents etendura son châtiment sans une plainte, sans un gémissement,immobile sous les coups. B— ski et T—ski arrivaient à ce moment àla maison de force, où M—ski les attendait à la ported’entrée ; il se jeta à leur cou, bien qu’il ne les eût jamaisvus. Révoltés de l’accueil du major, ils lui racontèrent la scènecruelle qui venait d’avoir lieu. M—ski me dit plus tard qu’il étaithors de lui en apprenant cela : — Je ne me sentais plus de rage, jetremblais de fièvre. J’attendis J—ski à la grande porte, car ildevait venir tout droit du corps de garde après sa punition. Lapoterne s’ouvrit, et je vis passer devant moi J—ski les lèvrestremblantes et toutes blanches, le visage pâle ; il neregardait personne et traversa les groupes de forçats rassemblés aumilieu de la cour — ils savaient qu’on venait de punir un noble —entra dans la caserne, alla droit à sa place et, sans mot dire,s’agenouilla et pria. Les détenus furent surpris et même émus.Quand je vis ce vieillard à cheveux blancs, qui avait laissé danssa patrie une femme et des enfants, quand je le vis, après cettehonteuse punition, agenouillé et priant, — je m’enfuis de lacaserne, et pendant deux heures je fus comme fou : j’étais commeivre… Depuis lors, les forçats furent pleins de déférence etd’égards pour J—ski ; ce qui leur avait particulièrement plu,c’est qu’il n’avait pas crié sous les verges.

Il faut pourtant être juste et dire la vérité : on ne sauraitjuger par cet exemple des relations de l’administration avec lesdéportés nobles, quels qu’ils soient, Russes ou Polonais. Monanecdote montre qu’on peut tomber sur un méchant homme : si ceméchant homme est commandant absolu d’une maison de force, s’ildéteste par hasard un exilé, le sort de celui-ci est loin d’êtreenviable. Mais l’administration supérieure des travaux forcés enSibérie, qui donne le ton et les directions aux commandantssubordonnés, est pleine de discernement à l’égard des déportésnobles et même, en certains cas, leur montre plus d’indulgencequ’aux autres forçats de basse condition. Les causes en sontclaires : d’abord ces chefs sont eux-mêmes gentilshommes, et puison citait des cas où des nobles avaient refusé de se coucher sousles verges et s’étaient jetés sur leurs exécuteurs ; lessuites de ces rébellions étaient toujours fâcheuses ; enfin —et je crois que c’est la cause principale — il y avait déjàlongtemps de cela, trente-cinq ans au moins, on avait envoyé d’uncoup en Sibérie une masse de déportés nobles[35] ; ils avaient su si bien se poseret se recommander que les chefs des travaux forcés regardaient, parune vieille habitude, les criminels nobles d’un tout autre œil queles forçats ordinaires. Les commandants subalternes s’étaientréglés sur l’exemple de leurs chefs, et obéissaient aveuglément àcette manière de voir. Beaucoup d’entre eux critiquaient etdéploraient ces dispositions de leurs supérieurs ; ils étaienttrès-heureux quand on leur permettait d’agir comme bon leursemblait, mais on ne leur donnait pas trop de latitude ; j’aitout lieu de le croire, et voici pourquoi. La seconde catégorie destravaux forcés, dans laquelle je me trouvais et qui se composait deforçats serfs, soumis à l’autorité militaire — était beaucoup plusdure que la première (les mines) et la troisième (travail defabrique). Elle était plus dure non-seulement pour les nobles, maisaussi pour les autres forçats, parce que l’administration etl’organisation en étaient toutes militaires, et ressemblaient fortà celles des bagnes de Russie. Les chefs étaient plus sévères, leshabitudes plus rigoureuses que dans les deux autres catégories : onétait toujours dans les fers, toujours sous escorte, toujoursenfermé, ce qui n’existait pas ailleurs, à ce que disaient du moinsnos forçats, et certes il y avait des connaisseurs parmi eux. Ilsseraient tous partis avec bonheur pour les travaux des mines, quela loi déclarait être la punition suprême ; ils en rêvaient.Tous ceux qui avaient été dans les bagnes russes en parlaient avechorreur et assuraient qu’il n’y avait pas d’enfer semblable àcelui-là, que la Sibérie était un vrai paradis, comparée à laréclusion dans les forteresses en Russie. Si donc on avait un peuplus d’égards pour nous autres nobles dans notre maison de forcequi était directement surveillée par le général gouverneur, et dontl’administration était toute militaire, on devait avoir encore plusde bienveillance pour les forçats de la première et de la troisièmecatégorie. Je puis parler sciemment de ce qui se faisait dans toutela Sibérie : les récits que j’ai entendu faire par des déportés dela première et de la troisième catégorie confirment ma conclusion.On nous surveillait beaucoup plus étroitement que nulle partailleurs : nous n’avions aucune immunité en ce qui concernait lestravaux et la réclusion : mêmes travaux, mêmes fers, mêmeséquestration que les autres détenus ; il était parfaitementimpossible de nous protéger, car je savais que dans un bon vieuxtemps très-rapproché les dénonciations, les intrigues, minant lecrédit des personnes en place, s’étaient tellement multipliées, quel’administration craignait les délations, et dans ce temps-là,montrer de l’indulgence à une certaine classe de forçats était uncrime !… Aussi chacun avait-il peur pour lui-même : nousétions donc ravalés au niveau des autres forçats, on ne faisaitexception que pour les punitions corporelles, — et encore nousaurait-on fouettés si nous avions commis un délit quelconque, carle service exigeait que nous fussions égaux devant le châtiment, —mais on ne nous aurait pas fouettés à la légère et sans motif,comme les autres détenus. Quand notre commandant eut connaissancedu châtiment infligé à J—ski, il se fâcha sérieusement contre lemajor et lui ordonna de faire plus d’attention désormais. Tout lemonde en fut instruit. On sut aussi que le général gouverneur, quiavait grande confiance en notre major et qui l’aimait à cause deson exactitude à observer la loi et de ses qualités d’employé, luifit une verte semonce, quand il fut informé de cette histoire. Etnotre major en prit bonne note. Il aurait bien voulu, par exemple,se donner la satisfaction de fouetter M—ski, qu’il détestait sur lafoi des calomnies de A—f, mais il ne put y arriver ; il avaitbeau chercher un prétexte, le persécuter et l’espionner, ce plaisirlui fut refusé. L’affaire de J—ski se répandit en ville, etl’opinion publique fut défavorable au major ; les uns luifirent des réprimandes, d’autres lui infligèrent des affronts. Jeme rappelle maintenant ma première rencontre avec le major. On nousavait épouvantés — moi et un autre déporté noble— encore à Tobolsk,par les récits sur le caractère abominable de cet homme. Lesanciens exilés (condamnés jadis à vingt-cinq ans de travauxforcés), nobles comme nous, qui nous avaient visités avec tant debonté pendant notre séjour à la prison de passage, nous avaientprévenus contre notre futur commandant ; ils nous avaientaussi promis de faire tout ce qu’ils pourraient en notre faveurauprès de leurs connaissances et de nous épargner ses persécutions.En effet, ils écrivirent aux trois filles du général gouverneur,qui intercédèrent, je crois, en notre faveur. Mais que pouvait-ilfaire ? Il se borna à dire au major d’être équitable dansl’application de la loi. — Vers trois heures de l’après-dînée nousarrivâmes, mon camarade et moi, dans cette ville ; l’escortenous conduisit directement chez notre tyran. Nous restâmes dansl’antichambre à l’attendre, pendant qu’on allait chercher lesous-officier de la prison. Dès que celui-ci fut arrivé, le majorentra. Son visage cramoisi, couperosé et mauvais fit sur nous uneimpression douloureuse : il semblait qu’une araignée allait sejeter sur une pauvre mouche se débattant dans sa toile. — Commentt’appelle-t-on ? demanda-t-il à mon camarade. Il parlait d’unevoix dure, saccadée, et voulait produire sur nous de l’impression.Mon camarade se nomma. — Et toi ? dit-il en s’adressant à moi,en me fixant par derrière ses lunettes. Je me nommai. —Sergent ! qu’on les mène à la maison de force, qu’on les raseau corps de garde, en civils… la moitié du crâne, et qu’on lesferre demain ! Quelles capotes avez-vous là ? d’où lesavez-vous ? nous demanda-t-il brusquement en apercevant lescapotes grises à ronds jaunes cousus dans le dos, qu’on nous avaitdélivrées à Tobolsk, — C’est un nouvel uniforme, pour sûr c’est unnouvel uniforme… On projette encore… Ça vient de Pétersbourg…dit-il en nous examinant tour à tour. — Ils n’ont rien aveceux ? fit-il soudain au gendarme qui nous escortait. — Ils ontleurs propres habits, Votre Haute Noblesse, répondit celui-ci en semettant au port d’armes, non sans tressauter légèrement. Tout lemonde le connaissait et le craignait. — Enlevez-leur tout ça !Ils ne doivent garder que leur linge, le linge blanc ; enlevezle linge de couleur s’il y en a, et vendez-le aux enchères. Oninscrira le montant aux recettes. Le forçat ne possède rien,continua-t-il en nous regardant d’un œil sévère. — Faitesattention ! conduisez-vous bien ! que je n’entende pas deplaintes ! sans quoi… punition corporelle ! — Pour lemoindre délit — les v-v-verges ! Je fus presque malade cesoir-là de cet accueil auquel je n’étais pas habitué : l’impressionétait d’autant plus douloureuse que j’entrais dans cet enfer !Mais j’ai déjà raconté tout cela. J’ai déjà dit que nous n’avionsaucune immunité, aucun allégement dans notre travail quand lesautres forçats étaient présents ; on essaya pourtant de nousvenir en aide en nous envoyant pendant trois mois, B—ski et moi, àla chancellerie des ingénieurs en qualité de copistes, mais ensecret ; tous ceux qui devaient le savoir le savaient, maisfaisaient semblant de ne rien voir. C’étaient les chefs ingénieursqui nous avaient valu cette bonne aubaine, pendant le peu de tempsque le lieutenant-colonel G—kof fut notre commandant. Ce chef (quine resta pas plus de six mois, car il repartit bientôt pour laRussie) nous sembla un bienfaiteur envoyé par le ciel et fit uneprofonde impression sur tous les forçats. Ils ne l’aimaient pas,ils l’adoraient, si l’on peut employer ce mot. Je ne sais trop cequ’il avait fait, mais il avait conquis leur affection du premiercoup. « C’est un vrai père ! » disaient à chaque instant lesdéportés pendant tout le temps qu’il dirigea les travaux du génie.C’était un joyeux viveur. De petite taille, avec un regard hardi etsûr de lui-même, il était aimable et gracieux avec tous lesforçats, qu’il aimait paternellement. Pourquoi les aimait-il ?Je ne saurais trop le dire, mais il ne pouvait voir un détenu sanslui adresser un mot affable, sans rire et plaisanter avec lui. Iln’y avait rien d’autoritaire dans ses plaisanteries, rien quisentit le maître, le chef. C’était leur camarade, leur égal. Malgrécette condescendance, je ne me souviens pas que les forçats sesoient jamais permis d’être irrespectueux ou familiers. Aucontraire. Seulement la figure du détenu s’éclairait subitementquand il rencontrait le commandant ; il souriait largement, lebonnet à la main, rien que de le voir approcher. Si le commandantlui adressait la parole, c’était un grand honneur. — Il y a de cesgens populaires ! — G—kof avait l’air crâne, marchait à grandspas, très-droit : « un aigle », disaient de lui les forçats. Il nepouvait pas leur venir en aide, car il dirigeait les travaux dugénie, qui sous tous les commandants étaient exécutés dans lesformes légales établies une fois pour toutes. Quand par hasard ilrencontrait une bande de forçats dont le travail était terminé, illes laissait revenir avant le roulement du tambour. Les détenusl’aimaient pour la confiance qu’il leur témoignait, pour sonhorreur des taquineries et des mesquineries, toujours si irritantesquand on a des rapports avec les chefs. Je suis sûr que s’il avaitperdu mille roubles en billets, le voleur le plus fieffé de notreprison les lui aurait rendus. Oui, j’en suis convaincu. Comme tousles détenus lui furent sympathiques, quand ils apprirent qu’ilétait brouillé à mort avec notre major détesté ! Cela arrivaun mois après son arrivée ; leur joie fut au comble. Le majoravait été autrefois son frère d’armes ; quand ils serencontrèrent après une longue séparation, ils menèrent d’abordjoyeuse vie ensemble, mais bientôt ils cessèrent d’être intimes.Ils s’étaient querellés, et G—kof devint l’ennemi juré du major. Onraconta même qu’ils s’étaient battus à coups de poing, et il n’yavait pas là de quoi étonner ceux qui connaissaient notre major :il aimait à se battre. Quand les forçats apprirent cette querelle,ils ne se tinrent plus de joie : « C’est notre Huit-yeux qui peuts’entendre avec le commandant ! celui-là est un aigle, tandisque notre honi… » Ils étaient fort curieux de savoir qui avait eule dessus dans cette lutte, et lequel des deux avait rossé l’autre.Si ce bruit eût été démenti, nos forçats en auraient éprouvé uncruel désappointement. — « Pour sur, c’est le commandant qui l’aéreinté, disaient-ils ; tout petit qu’il soit, il estaudacieux ; l’autre se sera fourré sous un lit, tant il auraeu peur. » Mais G—kof repartit bientôt, laissant de vifs regretsdans le bagne. Nos ingénieurs étaient tous de braves gens : on leschangea trois ou quatre fois de mon temps. — « Nos aigles nerestent jamais bien longtemps, disaient les détenus, surtout quandils nous protègent. » C’est ce G—kof qui nous envoya, B—ski et moi,travailler à sa chancellerie, car il aimait les déportés nobles.Quand il partit, notre condition demeura plus tolérable, car il yavait un ingénieur qui nous témoignait beaucoup de sympathie. Nouscopiions des rapports depuis quelque temps, ce qui perfectionnaitnotre écriture, quand arriva un ordre supérieur qui enjoignait denous renvoyer à nos travaux antérieurs. On avait déjà eu le tempsde nous dénoncer. Au fond, nous n’en fûmes pas trop mécontents, carnous étions las de ce travail de copistes. Pendant deux ansentiers, je travaillai sans interruption avec B—ski, presquetoujours dans les ateliers. Nous bavardions et parlions de nosespérances, de nos convictions, Celles de l’excellent B—ski étaientétranges, exclusives : il y a des gens très-intelligents dont lesidées sont parfois trop paradoxales, mais ils ont tant souffert,tant enduré pour elles, ils les ont gardées au prix de tant desacrifices, que les leur enlever serait impossible et cruel, B—skisouffrait de toute objection et y répondait par des violences. Ilavait peut-être raison, plus raison que moi sur certains points,mais nous fûmes obligés de nous séparer, ce dont j’éprouvai ungrand regret, car nous avions déjà beaucoup d’idées communes. Avecles années M—tski devenait de plus en plus triste et sombre. Ledésespoir l’accablait. Durant les premiers temps de ma réclusion,il était plus communicatif, il laissait mieux voir ce qu’ilpensait. Il achevait sa deuxième année de travaux forcés quand j’yarrivai. Tout d’abord, il s’intéressa fort aux nouvelles que je luiapportai, car il ne savait rien de ce qui se faisait au dehors : ilme questionna, m’écouta, s’émut, mais peu à peu il se concentra deplus en plus, ne laissant rien voir de ce qu’il pensait. Lescharbons ardents se couvrirent de cendre. Et pourtant ils’aigrissait toujours plus. « Je hais ces brigands[36] », me répétait-il en parlant desforçats que j’avais déjà appris à connaître ; mes arguments enleur faveur n’avaient aucune prise sur lui. Il ne comprenait pas ceque je lui disais, il tombait quelquefois d’accord avec moi, maisdistraitement : le lendemain il me répétait de nouveau : « Je haisces brigands. » (Nous parlions souvent français avec lui ;aussi un surveillant des travaux, le soldat du génie Dranichnikof,nous appelait toujours aides-chirurgiens », Dieu saitpourquoi !) M—tski ne s’animait que quand il parlait de samère. « Elle est vieille et infirme — me disait-il — elle m’aimeplus que tout au monde, et je ne sais même pas si elle est vivante.Si elle apprend qu’on m’a fouetté… » — M-tski n’était pas noble, etavait été fouetté avant sa déportation. Quand ce souvenir luirevenait, il grinçait des dents et détournait les yeux. Vers la finde sa réclusion, il se promenait presque toujours seul. Un jour, àmidi, on l’appela chez le commandant, qui le reçut le sourire auxlèvres. — Eh bien ! M—tski, qu’as-tu rêvé cette nuit ?lui demanda-t-il. « Quand il me dit cela, je frissonnai, nousraconta plus tard M—tski ; il me sembla qu’on me perçait lecœur. » — J’ai rêvé que je recevais une lettre de ma mère,répondit-il. — Mieux que ça, mieux que ça ! répliqua lecommandant. Tu es libre. Ta mère a supplié l’Empereur… et sa prièrea été exaucée. Tiens, voilà sa lettre, voilà l’ordre de te mettreen liberté. Tu quitteras la maison de force à l’instant même. Ilrevint vers nous, pâle et croyant à peine à son bonheur. Nous lefélicitâmes. Il nous serra la main de ses mains froides ettremblantes. Beaucoup de forçats le complimentèrent aussi ;ils étaient heureux de son bonheur. Il devint colon et s’établitdans notre ville, où peu de temps après on lui donna une place. Ilvenait souvent à la maison de force et nous communiquaitdifférentes nouvelles, quand il le pouvait. C’était les nouvellespolitiques qui l’intéressaient surtout. Outre les quatre Polonais,condamnés politiques dont j’ai parlé, il y en avait encore deuxtout jeunes, déportés pour un laps de temps très-court ; ilsétaient peu instruits, mais honnêtes, simples et francs. Un autre,A—tchoukovski, était par trop simple et n’avait rien deremarquable, tandis que B—m, un homme déjà âgé, nous fit la plusmauvaise impression. Je ne sais pas pourquoi il avait été exilé,bien qu’il le racontât volontiers : c’était un caractère mesquin,bourgeois, avec les idées et les habitudes grossières d’unboutiquier enrichi. Sans la moindre instruction, il nes’intéressait nullement à ce qui ne concernait pas son métier depeintre au gros pinceau ; il faut reconnaître que c’était unpeintre remarquable ; nos chefs entendirent bientôt parler deses talents, et toute la ville employa B—m à décorer les murailleset les plafonds. En deux ans, il décora presque tous lesappartements des employés, qui lui payaient grassement sontravail ; aussi ne vivait-il pas trop misérablement. Onl’envoya travailler avec trois camarades, dont deux apprirentparfaitement son métier ; l’un d’eux, T—jevski, peignaitpresque aussi bien que lui. Notre major, qui habitait un logementde l’État, fit venir B—m et lui ordonna de peindre les murailles etles plafonds. B—m se donna tant de peine que l’appartement dugénéral gouverneur semblait peu de chose en comparaison de celui dumajor. La maison était vieille et décrépite, à un étage, très-sale,tandis que l’intérieur était décoré comme un palais ; notremajor jubilait… Il se frottait les mains et disait à tout le mondequ’il allait se marier. — « Comment ne pas se marier, quand on a unpareil appartement ? » faisait-il très-sérieusement. Il étaittoujours plus content de B—m et de ceux qui l’aidaient. Ce travaildura un mois. Pendant tout ce temps, le major changea d’opinion ànotre sujet et commença même à nous protéger, nous autres condamnéspolitiques. Un jour, il fit appeler J—ki. — J—ki, lui dit-il, jet’ai offensé, je t’ai fait fouetter sans raison. Je m’en repens.Comprends-tu ? moi, moi, je me repens ! J—ki réponditqu’il comprenait parfaitement. — Comprends-tu que moi, moi, tonchef, je t’aie fait appeler pour te demander pardon ?Imagines-tu cela ? qui es-tu pour moi ? Un ver !moins qu’un ver de terre : tu es un forçat, et moi, par la grâce deDieu[37], major… Major, comprends-tu cela ?J—ki répondit qu’il comprenait aussi cela. — Eh bien ! je veuxme réconcilier avec toi. Mais conçois-tu bien ce que je fais ?conçois-tu toute la grandeur de mon action ? Es-tu capable dela sentir et de l’apprécier ? Imagine-toi : moi, moi,major !… etc. J—ki me raconta cette scène. Un sentiment humainexistait donc dans cette brute toujours ivre, désordonnée ettracassière ! Si l’on prend en considération ses idées et sondéveloppement intellectuel, on doit convenir que cette action étaitvraiment généreuse. L’ivresse perpétuelle dans laquelle il setrouvait y avait peut-être contribué ! Le rêve du major ne seréalisa pas ; il ne se maria pas, quoiqu’il fut décidé àprendre femme sitôt qu’on aurait fini de décorer son appartement.Au lieu de se marier, il fut mis en jugement ; on luienjoignit de donner sa démission. De vieux péchés étaient revenussur l’eau : il avait été, je crois, maître de police de notreville… Ce coup l’assomma inopinément. Tous les forçats seréjouirent, quand ils apprirent la grande nouvelle ; ce futune fête, une solennité. On dit que le major pleurnichait comme unevieille femme et hurlait. Mais que faire ? Il dut donner sadémission, vendre ses deux chevaux gris et tout ce qu’ilpossédait ; il tomba dans la misère. Nous le rencontrionsquelquefois — plus tard — en habit civil tout râpé avec unecasquette à cocarde. Il regardait les forçats d’un air mauvais.Mais son auréole et son prestige avaient disparu avec son uniformede major. Tant qu’il avait été notre chef, c’était un dieu habilléen civil ; il avait tout perdu, il ressemblait à un laquais.Pour combien entre l’uniforme dans l’importance de cesgens-là !

Chapitre 9L’évasion

Peu de temps après que le major eut donné sa démission, onréorganisa notre maison de force de fond en comble. Les travauxforcés y furent abolis et remplacés par un bagne militaire sur lemodèle des bagnes de Russie. Par suite, on cessa d’y envoyer lesdéportés de la seconde catégorie, qui devait se composer désormaisdes seuls détenus militaires, c’est-à-dire de gens qui conservaientleurs droits civiques. C’étaient des soldats comme tous les autres,mais qui avaient été fouettés ; ils n’étaient détenus que pourdes périodes très-courtes (six ans au plus) ; une fois leurcondamnation purgée, ils rentraient dans leurs bataillons enqualité de simples soldats, comme auparavant. Les récidivistesétaient condamnés à vingt ans de réclusion. Jusqu’alors nous avionseu dans notre prison une division militaire, mais simplement parcequ’on ne savait où mettre les soldats. Ce qui était l’exceptiondevint la règle. Quant aux forçats civils, privés de tous leursdroits, marqués au fer et rasés, ils devaient rester dans laforteresse pour y finir leur temps ; comme il n’en venait plusde nouveaux et que les anciens étaient mis en liberté les uns aprèsles autres, elle ne devait plus contenir un seul forçat au bout dedix ans. La division particulière fut aussi maintenue ; detemps à autre arrivaient encore des criminels militairesd’importance, qui étaient écroués dans notre prison, en attendantqu’on commençât les travaux pénibles en Sibérie orientale. Notregenre de vie ne fut pas changé. Les travaux, la discipline étaientles mêmes qu’auparavant ; seule, l’administration avait étérenouvelée et compliquée. Un officier supérieur, commandant decompagnie, avait été désigné comme chef de la prison ; ilavait sous ses ordres quatre officiers subalternes qui étaient degarde à leur tour. Les invalides furent renvoyés et remplacés pardouze sous-officiers et un surveillant d’arsenal. On divisa lessections de détenus en dizaines, et l’on choisit des caporaux parmieux ; ils n’avaient, bien entendu, qu’un pouvoir nominal surleurs camarades. Comme de juste, Akim Akimytch fut du nombre. Cenouvel établissement fut confié au commandant, qui resta chef de laprison. Les changements n’allèrent pas plus loin. Tout d’abord lesforçats s’agitèrent beaucoup ; ils discutaient, cherchaient àpénétrer leurs nouveaux chefs ; mais quand ils virent qu’aufond tout était comme auparavant, ils se tranquillisèrent, et notrevie reprit son cours ordinaire. Nous étions au moins délivrés dumajor ; tout le monde respira et reprit courage. L’épouvanteavait disparu ; chacun de nous savait qu’en cas de besoin, ilavait droit de se plaindre à son chef, et qu’on ne pouvait plus lepunir s’il avait raison, sauf les cas d’erreur. On continua àapporter de l’eau-de-vie comme auparavant, bien qu’au lieud’invalides nous eussions maintenant des sous-officiers. C’étaienttous des gens honnêtes et avisés, qui comprenaient leur situation.Il y en eut bien qui voulurent faire les fanfarons et nous traitercomme des soldats, mais ils entrèrent bientôt dans le courantgénéral. Ceux qui mirent par trop de temps à comprendre leshabitudes de notre prison furent instruits par nos forçatseux-mêmes. Il y eut quelques histoires assez vives. On tentait unsous-officier avec de l’eau-de-vie, on l’enivrait, puis, quand ilétait dégrisé, on lui expliquait, de façon qu’il comprit bien, quecomme il avait bu avec les détenus, par conséquent… Lessous-officiers finirent par fermer les yeux sur le commerce del’eau-de-vie. Ils allaient au marché comme les invalides etapportaient aux détenus du pain blanc, de la viande, enfin tout cequi pouvait être introduit sans risque ; aussi ne puis-je pascomprendre pourquoi tout avait été changé et pourquoi la maison deforce était devenue une prison militaire. Cela arriva deux ansavant ma sortie. Je devais vivre encore deux ans sous cerégime…

Dois-je décrire dans ces mémoires tout le temps que j’ai passéau bagne ? Non. Si je racontais par ordre tout ce que j’ai vu,je pourrais doubler et tripler le nombre des chapitres, mais unesemblable description serait par trop monotone. Tout ce que jeraconterais rentrerait forcément dans les chapitres précédents, etle lecteur s’est déjà fait en les parcourant une idée de la vie desforçats de la seconde catégorie. J’ai voulu représenter notremaison de force et ma vie d’une façon exacte et saisissante, je nesais trop si j’ai atteint mon but. Je ne puis juger moi-même montravail. Je crois pourtant que je puis le terminer ici. À remuerces vieux souvenirs, la vieille souffrance remonte et m’étouffe. Jene puis d’ailleurs me souvenir de tout ce que j’ai vu, car lesdernières années se sont effacées de ma mémoire ; je suis sûrque j’ai oublié beaucoup de choses. Ce dont je me rappelle, parexemple, c’est que ces années se sont écoulées lentement,tristement, que les journées étaient longues, ennuyeuses, ettombaient goutte à goutte. Je me rappelle aussi un ardent désir deressusciter, de renaître dans une vie nouvelle qui me donnât laforce de résister, d’attendre et d’espérer. Je m’endurcis enfin :j’attendis : je comptais chaque jour ; quand même il m’enrestait mille à passer à la maison de force, j’étais heureux lelendemain de pouvoir me dire que je n’en avais plus que neuf centquatre-vingt-dix-neuf, et non plus mille. Je me souviens encorequ’entouré de centaines de camarades, j’étais dans une effroyablesolitude, et que j’en vins à aimer cette solitude. Isolé au milieude la foule des forçats, je repassais ma vie antérieure, jel’analysais dans les moindres détails, j’y réfléchissais et je mejugeais impitoyablement ; quelquefois même je remerciais ladestinée qui m’avait octroyé cette solitude, sans laquelle jen’aurai pu ni me juger ni me replonger dans ma vie passée. Quellesespérances germaient alors dans mon cœur ! Je pensais, jedécidais, je me jurais de ne plus commettre les fautes que j’avaiscommises, et d’éviter les chutes qui m’avaient brisé. Je me fis leprogramme de mon avenir, en me promettant d’y rester fidèle. Jecroyais aveuglément que j’accomplirais, que je pouvais accomplirtout ce que je voulais… J’attendais, j’appelais avec transport maliberté… Je voulais essayer de nouveau mes forces dans une nouvellelutte. Parfois une impatience fiévreuse m’étreignait… Je souffrerien qu’à réveiller ces souvenirs. Bien entendu, cela n’intéresseque moi… J’écris ceci parce que je pense que chacun me comprendra,parce que chacun sentira de même, qui aura le malheur d’êtrecondamné et emprisonné, dans la fleur de l’âge, en pleinepossession de ses forces.

Mais à quoi bon !… je préfère terminer mes mémoires par unrécit quelconque, afin de ne pas les finir trop brusquement.

J’y pense ; quelqu’un demandera peut-être s’il estimpossible de s’enfuir de la maison de force, et si, pendant toutle temps que j’y ai passé, il n’y eut pas de tentative d’évasion.J’ai déjà dit qu’un détenu qui a subi deux ou trois ans commence àtenir compte de ce chiffre, et calcule qu’il vaut mieux finir sontemps sans encombre, sans danger, et devenir colon après sa mise enliberté. Mais ceux qui calculent ainsi sont les forçats condamnéspour un temps relativement court : ceux dont la condamnation estlongue sont toujours prêts à risquer… Pourtant les tentativesd’évasion étaient rares. Fallait-il attribuer cela à la lâcheté desforçats, à la sévérité de la discipline militaire, ou bien à lasituation de notre ville qui ne favorisait guère les évasions (carelle était en pleine steppe découverte) ? Je n’en sais rien.Je crois que tous ces motifs avaient leur influence… Il étaitdifficile de s’évader de notre prison : de mon temps, deux forçatsl’essayèrent : c’étaient des criminels d’importance.

Quand notre major eut donné sa démission, A—v (l’espion dubagne) resta seul et sans protection. Jeune encore, son caractèreprenait de la fermeté avec l’âge : il était effronté, résolu ettrès-intelligent. Si on l’avait mis en liberté, il eût certainementcontinué à espionner et à battre monnaie par tous les moyenspossibles, si honteux qu’ils fussent, mais il ne se serait pluslaissé reprendre ; il avait gagné de l’expérience au bagne. Ils’exerçait à fabriquer de faux passe-ports. Je ne l’affirmepourtant pas, car je tiens ce fait d’autres forçats. Je crois qu’ilétait prêt à tout risquer dans l’unique espérance de changer sonsort. J’eus l’occasion de pénétrer dans son âme et d’en voir toutela laideur : son froid cynisme était révoltant et excitait en moiun dégoût invincible. Je crois que s’il avait eu envie de boire del’eau-de-vie, et que le seul moyen d’en obtenir eût étéd’assassiner quelqu’un, il n’aurait pas hésité un instant, àcondition toutefois que son crime restât secret. Il avait appris àtout calculer dans notre maison de force. C’est sur lui que leKoulikof de la « section particulière » arrêta son choix.

J’ai déjà parlé de Koulikof. Il n’était plus jeune, mais pleind’ardeur, de vie et de vigueur, et possédait des facultésextraordinaires. Il se sentait fort, et voulait vivre encore : cesgens-là veulent vivre quand même la vieillesse a déjà fait d’eux saproie. J’eusse été bien surpris si Koulikof n’avait pas tenté des’évader. Mais il était déjà décidé. Lequel des deux avait le plusd’influence sur l’autre, Koulikof ou A—f, je n’en sais rien ;ils se valaient, et se convenaient de tout point ; aussi selièrent-ils bientôt. Je crois que Koulikof comptait sur A—f pourlui fabriquer un passe-port ; d’ailleurs ce dernier était unnoble, il appartenait à la bonne société — cela promettaitd’heureuses chances, s’ils parvenaient à regagner la Russie. Dieusait comme ils s’entendirent et quelles étaient leursespérances ; en tout cas, elles devaient sortir de la routinedes vagabonds sibériens. Koulikof était un comédien qui pouvaitremplir divers rôles dans la vie, il avait droit d’espérer beaucoupde ses talents. La maison de force étrangle et étouffe de pareilshommes. Ils complotèrent donc leur évasion.

Mais il était impossible de fuir sans un soldat d’escorte, ilfallait gagner ce soldat. Dans l’un des bataillons casernes à laforteresse se trouvait un Polonais d’un certain âge, hommeénergique et digne d’un meilleur sort, sérieux, courageux. Quand ilétait arrivé en Sibérie, tout jeune, il avait déserté, car le maldu pays le minait. Il fut repris et fouetté ; pendant deuxans, il fit partie des compagnies de discipline. Rentré dans sonbataillon, il s’était mis avec zèle au service ; on l’en avaitrécompensé en lui donnant le grade de caporal. Il avait del’amour-propre, et parlait du ton d’un homme qui se tient en hauteestime.

Je le remarquai quelquefois parmi les soldats qui noussurveillaient, car les Polonais m’avaient parlé de lui. Je crusvoir que le mal du pays s’était changé en une haine sourde,irréconciliable. Il n’aurait reculé devant rien, et Koulikof, eutdu flair en le choisissant comme complice de son évasion. Cecaporal s’appelait Kohler. Il se concerta avec Koulikof, et ilsfixèrent le jour. On était au mois de juin, pendant les grandeschaleurs. Le climat de notre ville était assez égal, surtout l’été,ce qui est très-favorable aux vagabonds. Il ne fallait pas penser às’enfuir directement de la forteresse, car la ville est située surune colline, dans un lieu découvert, les forêts qui l’entourentsont à une assez grande distance. Un déguisement étaitindispensable, et pour se le procurer il fallait gagner lefaubourg, où Koulikof s’était ménagé un repaire depuis longtemps.Je ne sais si ses bonnes connaissances du faubourg étaient dans lesecret. Il faut croire que oui, quoique ce point soit restéincertain. Cette année-là, une jeune demoiselle de conduite légère,d’extérieur très-agréable, nommée Vanika-Tanika, venait des’établir dans un coin du faubourg ; elle donnait déjà degrandes espérances, qu’elle devait entièrement justifier par lasuite. On l’appelait aussi « feu et flamme » ; je croisqu’elle était d’intelligence avec les fugitifs, car Koulikof avaitfait des folies pour elle pendant toute une année. Quand on formales détachements, le matin, nos gaillards s’arrangèrent pour sefaire envoyer avec le forçat Chilkine — poêlier-plâtrier de sonmétier — recrépir des casernes vides que les soldats du campavaient abandonnées. A—f et Koulikof devaient l’aider à transporterles matériaux nécessaires. Kohler se fit admettre dansl’escorte ; comme pour trois détenus le règlement exigeaitdeux soldats d’escorte, on lui confia une jeune recrue, auquel ildevait apprendre le service en sa qualité de caporal. Il fallaitque nos fuyards eussent une bien grande influence sur Kohler pourqu’il se décidât à les suivre, lui, un homme sérieux, intelligentet calculateur, qui n’avait plus que quelques années à passer sousles drapeaux.

Ils arrivèrent aux casernes vers six heures du matin. Ilsétaient complètement seuls. Après avoir travaillé une heureenviron, Koulikof et A—f dirent à Chilkine qu’ils allaient àl’atelier voir quelqu’un et prendre un outil dont ils avaientbesoin. Ils durent user de ruse avec Chilkine et lui conter cela duton le plus naturel. C’était un Moscovite, poêlier de son métier,rusé, pénétrant, peu causeur, d’aspect débile et décharné. Cethomme qui aurait du passer sa vie en gilet et en cafetan, dansquelque boutique de Moscou, se trouvait dans la « sectionparticulière », au nombre des plus redoutables criminelsmilitaires, après de longues pérégrinations ; ainsi l’avaitvoulu sa destinée. Qu’avait-il fait pour mériter un châtiment sidur ? je n’en sais rien ; il ne manifestait jamais lamoindre aigreur et vivait paisiblement ; de temps à autre, ils’enivrait comme un savetier ; à part cela, sa conduite étaitexcellente. On ne l’avait pas mis dans le secret comme de juste, etil fallait le dérouter. Koulikof lui dit en clignant de l’œilqu’ils allaient chercher de l’eau-de-vie, cachée dans l’atelierdepuis la veille, ce qui intéressa fort Chilkine ; il ne sedouta de rien et resta seul avec la jeune recrue, pendant queKoulikof, A—f et Kohler se rendaient au faubourg.

Une demi-heure se passa ; les absents ne revenaient pas.Chilkine se mit à réfléchir : un éclair lui traversa l’esprit. Ilse rappela que Koulikof paraissait avoir quelque chosed’extraordinaire, qu’il chuchotait avec A—f en clignant del’œil ; il l’avait vu ; maintenant il se souvenait detout. Kohler avait également frappé son attention ; en partantavec les deux forçats, le caporal avait expliqué à la recrue cequ’elle devait faire pendant son absence, ce qui n’était pas dansses habitudes. Plus Chilkine scrutait ses souvenirs, plus sessoupçons augmentaient. Le temps s’écoulait, les forçats nerevenaient pas ; son inquiétude était extrême, car ilcomprenait que l’administration le soupçonnerait de connivence avecles fugitifs : il risquait sa peau par conséquent. On pouvaitcroire qu’il était leur complice, et qu’il les avait laisséspartir, connaissant leur intention ; s’il tardait à dénoncerleur disparition, ces soupçons prendraient encore plus deconsistance. Il n’avait pas de temps à perdre. Il se rappela alorsque Koulikof et A—f étaient devenus intimes depuis quelque temps,qu’ils complotaient souvent derrière les casernes, à l’écart. Il sesouvint encore que cette idée lui était déjà venue, qu’ils seconcertaient… Il regarda son soldat d’escorte ; celui-cibâillait, accoudé sur son fusil, et se grattait le nez le plusinnocemment du monde ; aussi Chilkine ne jugea-t-il pasnécessaire de lui communiquer ses pensées : il lui dit toutsimplement de venir avec lui à l’atelier du génie. Il voulaitdemander là si on n’avait pas aperçu ses camarades ; maispersonne ne les avait vus. Les soupçons de Chilkine seconfirmaient. — S’ils avaient été simplement s’enivrer ou bambocherau faubourg, comme Koulikof le faisait souvent… mais cela étaitimpossible, pensait Chilkine. Ils le lui auraient dit, car à quoibon lui cacher cela ? Chilkine quitta son travail, et sansmême retourner à la caserne où il travaillait, il s’en fut toutdroit à la maison de force.

Il était près de neuf heures quand il arriva chez lesergent-major, auquel il communiqua ses soupçons. Celui-ci eutpeur, et tout d’abord ne voulut pas le croire, Chilkine ne luiavait communiqué son idée que sous forme de soupçon. Lesergent-major courut chez le major, qui courut à son tour chez lecommandant. Au bout d’un quart d’heure, toutes les mesuresnécessaires étaient prises. On fit un rapport au généralgouverneur. Comme les forçats étaient d’importance, on pouvaitrecevoir une réprimande sévère de Pétersbourg. A.—f était classéparmi les condamnés politiques, à tort ou à raison ; Koulikofétait forçat de la « section particulière », c’est-à-direarchicriminel, et de plus, ancien militaire. On se rappela alorsqu’aux termes du règlement, chaque forçat de la divisionparticulière devait avoir deux soldats d’escorte quand il allait autravail ; or cette règle n’avait pas été observée, ce quipouvait faire du tort à tout le monde. On envoya aussitôt desexprès dans tous les chefs-lieux de bailliage, dans toutes lespetites villes environnantes, pour avertir les autorités del’évasion de deux forçats et donner leur signalement. On expédiades Cosaques à leur recherche ; on écrivit dans tous lesarrondissements, dans les gouvernements voisins… Enfin, on eut unepeur horrible.

L’agitation n’était pas moindre dans notre maison deforce ; à mesure que les détenus revenaient du travail, ilsapprenaient la grande nouvelle, qui courait de bouche enbouche ; chacun l’accueillait avec une joie cachée etprofonde. Le cœur des forçats bondissait d’émotion… Outre que celarompait la monotonie de la maison de force et les divertissait,c’était une évasion, une évasion qui trouvait un écho sympathiquedans toutes les âmes et faisait vibrer des cordes depuis longtempsassoupies ; une sorte d’espérance, d’audace, remuait tous cescœurs, en leur faisant croire à la possibilité de changer leursort, « Eh bien ! ils se sont enfuis tout de même !Pourquoi donc nous, ne… » Et chacun, à cette pensée, se redressaitet regardait ses camarades d’un air provocateur. Tous les forçatsprirent un air hautain et dévisagèrent les sous-officiers du hautde leur grandeur. Comme on peut penser, nos chefs accoururent. Lecommandant lui-même arriva. Les nôtres regardaient tout le mondeavec hardiesse, avec une nuance de mépris et de gravité sévère : «Hein ? nous savons nous tirer d’affaire, quand nous levoulons ? » Tout le monde s’attendait à une visite généraledes chefs ; on savait d’avance qu’on procéderait à une enquêteet qu’on ferait des perquisitions ; aussi avait-on tout caché,car on n’ignorait pas que notre administration avait de l’espritaprès coup. Ces prévisions furent justifiées : il y eut un grandremue-ménage ; on mit tout sens dessus dessous, on fouillapartout — et comme de juste, on ne trouva rien.

Quand vint l’heure des travaux de l’après-dînée, on nous yconduisit sous double escorte. Le soir, les officiers etsous-officiers de garde venaient à chaque instant nous surprendre :on nous compta une fois de plus qu’à l’ordinaire ; on setrompa aussi deux fois de plus qu’à l’ordinaire, ce qui causa unnouveau désordre ; on nous chassa dans la cour, pour nousrecompter de nouveau. Puis, une fois encore, on nous vérifia dansles casernes.

Les forçats ne s’inquiétaient guère de ce remue-ménage. Ils sedonnaient des airs indépendants, et comme toujours en pareil cas,ils se conduisirent très-convenablement toute la soirée. « On nepourra pas nous chercher chicane du moins. » L’administration sedemandait s’il n’y avait pas parmi nous des complices des évadés,elle ordonna de nous surveiller et d’espionner nos conversations,mais sans résultat. — « Pas si bête que de laisser derrière soi descomplices ! » — « On cache son jeu quand on tente un pareilcoup ! » — « Koulikof et A—f sont des gaillards assez ruséspour avoir su cacher leur piste. Ils ont fait ça en vrais maîtres,sans que personne s’en doute. Ils se sont évaporés, lescoquins ; ils passeraient à travers des portes fermées !» En un mot, la gloire de Koulikof et de A—f avait grandi de centcoudées. Tous étaient fiers d’eux. On sentait que leur exploitserait transmis à la plus lointaine postérité, qu’il survivrait àla maison de force.

— De crânes gaillards ! disaient les uns.

— Eh bien ! on croyait qu’on ne pouvait pas s’enfuir… ilsse sont pourtant évadés ! ajoutaient les autres.

— Oui ! faisait un troisième en regardant ses camaradesavec condescendance. — Mais qui s’est évadé ?… Êtes-vousseulement dignes de dénouer les cordons de leurssouliers ?

En toute autre occasion, le forçat interpellé de cette façonaurait répondu au défi et défendu son honneur, mais il garda unsilence modeste. « C’est vrai ! tout le monde n’est pasKoulikof et A—f ; il faut faire ses preuves d’abord… »

— Au fond, camarades, pourquoi restons-nous ici ?interrompit brusquement un détenu, assis auprès de la fenêtre de lacuisine ; sa voix était traînante, mais secrètementsatisfaite, il se frottait la joue de la paume de la main. —Quefaisons-nous ici ? Nous vivons sans vivre, nous sommes mortssans mourir. Eeeh !

— Parbleu, on ne quitte pas la maison de force comme une vieillebotte… Elle vous tient aux jambes. Qu’as-tu à soupirer ?

— Mais, tiens, Koulikof, par exemple… commença un des plusardents, un jeune blanc-bec.

— Koulikof ? riposta un autre, en regardant de travers leblanc-bec ; — Koulikof !… Les Koulikof, on ne les faitpas à la douzaine !

— Et A—f ! camarades, quel gaillard !

— Eh ! eh ! il roulera Koulikof quand et tant qu’ilvoudra. C’est un fin matois.

— Sont-ils loin ? voilà ce que j’aimerais savoir…

Et les conversations s’engageaient : — Sont-ils déjà à unegrande distance de la ville ? de quel côté se sont-ilsenfuis ? de quel côté ont-ils plus de chance ? quel estle canton le plus proche ? Comme il y avait des forçats quiconnaissaient les environs, on les écouta avec curiosité.

Quand on vint à parler des habitants des villages voisins, ondécida qu’ils ne valaient pas le diable. Près de la ville,c’étaient tous des gens qui savaient ce qu’ils avaient àfaire ; pour rien au monde, ils n’aideraient lesfugitifs ; au contraire, ils les traqueraient pour leslivrer.

— Si vous saviez quels méchants paysans ! Oh ! quellesvilaines bêtes !

— Des paysans de rien.

— Le Sibérien est mauvais comme tout. Il vous tue un homme pourrien.

— Oh ! les nôtres…

— Bien entendu, c’est à savoir qui sera le plus fort. Les nôtresne craignent rien.

— En tout cas, si nous ne crevons pas, nous entendrons parlerd’eux.

— Crois-tu par hasard qu’on les pincera ?

— Je suis sûr qu’on ne les attrapera jamais ! riposte undes plus excités, en donnant un grand coup de poing sur latable.

— Hum ! c’est suivant comme ça tournera.

— Eh bien ! camarades, dit Skouratof— si je m’évadais, dema vie on ne me pincerait !

— Toi ?

Et tout le monde part d’un éclat de rire ; d’autres fontsemblant de ne pas même vouloir l’écouter. Mais Skouratof est entrain.

— De ma vie on ne me pincerait — fait-il avec énergie.Camarades, je me le dis souvent, et ça m’étonne même. Je passeraispar un trou de serrure plutôt que de me laisser pincer.

— N’aie pas peur, quand la faim te talonnerait, tu irais bel etbien demander du pain à un paysan !

Nouveaux éclats de rire.

— Du pain ? menteur !

— Qu’as-tu donc à blaguer ? Vous avez tué, ton oncle Vaciaet toi, la mort bovine[38], c’estpour ça qu’on vous a déportés. Les rires redoublèrent. Les forçatssérieux avaient l’air indignés. — Menteur ! cria Skouratof —c’est Mikitka qui vous a raconté cela ; il ne s’agissait pasde moi, mais de l’oncle Vacia, et vous m’avez confondu avec lui. Jesuis Moscovite, et vagabond dès ma plus tendre enfance. Tenez,quand le chantre m’apprenait à lire la liturgie, il me pinçaitl’oreille en me disant : Répète : « Aie pitié de moi, Seigneur, parta grande bonté », etc. Et je répétais avec lui : « On m’a emmené àla police par ta grande bonté », etc. Voilà ce que j’ai fait depuisma plus tendre enfance. Tous éclatèrent de rire. C’est tout ce queKouratof désirait, il fallait qu’il fît le bouffon. On en revintbientôt aux conversations sérieuses, surtout les vieillards et lesconnaisseurs en évasions. Les autres forçats plus jeunes, ou pluscalmes de caractère, écoutaient tout réjouis, la tête tendue ;une grande foule s’était rassemblée à la cuisine. Il n’y avaitnaturellement pas de sous-officiers, sans quoi l’on n’aurait pointparlé devant eux à cœur ouvert. Parmi les plus joyeux je remarquaiun Tartare de petite taille, aux pommettes saillantes, et dont lafigure était très-comique. Il s’appelait Mametka, ne parlaitpresque pas le russe et ne comprenait guère ce que les autresdisaient, mais il allongeait tout de même la tête dans la foule, etécoutait, écoutait avec béatitude. — Eh bien ! Mametka,iakchi. — Iakchi, oukh iakchi ! marmottait Mametka, ensecouant sa tête grotesque. — Iakchi. — On ne les attraperapas ? Iok. — Ioi, iok ! Et Mametka branlait et hochait latête, en brandissant les bras. — Tu as donc menti, et moi je n’aipas compris, hein ? — C’est ça, c’est ça, iakchi !répondait Mametka. — Allons, bon, iakch, aussi. Skouratof lui donnaune chiquenaude qui lui enfonça son bonnet jusque sur les yeux, etsortit de très-bonne humeur, laissant Mametka abasourdi. Pendantune semaine entière, la discipline fut extrêmement sévère dans lamaison de force ; on se livrait à des battues minutieuses dansles environs. Je ne sais comment cela se faisait, mais les détenusétaient toujours au courant des dispositions que prenaitl’administration pour retrouver les fugitifs. Les premiers jours,les nouvelles leur étaient très-favorables : ils avaient disparusans laisser de traces. Nos forçats ne faisaient que se moquer deschefs, et n’avaient plus aucune inquiétude sur le sort de leurscamarades. « On ne trouvera rien, vous verrez qu’on ne les pincerapas », disaient-ils avec satisfaction. On savait que tous lespaysans des environs étaient sur pied et qu’ils surveillaient lesendroits suspects, comme les forêts et les ravins. — Desbêtises ! ricanaient les nôtres, pour sûr ils sont cachés chezun homme à eux. — Pour sûr ! — ce sont des gaillards qui ne sehasardent pas sans avoir tout préparé à l’avance. Les suppositionsallèrent plus loin ; on disait qu’ils étaient peut-être encorecachés dans le faubourg, dans une cave, en attendant que la paniqueeût cessé et que leurs cheveux eussent repoussé. Ils y resteraientpeut-être six mois, et alors ils s’en iraient tout tranquillementplus loin… Bref, tous les détenus étaient d’humeur romanesque etfantastique. Tout à coup, huit jours après l’évasion, le bruit serépandit qu’on avait trouvé la piste. Ce bruit fut naturellementdémenti avec mépris, mais vers le soir il prit de la consistance.Les forçats s’émurent. Le lendemain matin, on disait déjà en villequ’on avait arrêté les fugitifs et qu’on les ramenait. Après ledîner, on eut de nouveaux détails : ils avaient été arrêtés àsoixante-dix verstes de la ville, dans un hameau. Enfin on reçutune nouvelle authentique. Le sergent-major, qui revenait de chez lemajor, assura qu’ils seraient amenés au corps de garde le soirmême. Ils étaient pris, il n’y avait plus à en douter. Il estdifficile de rendre l’impression que fit cette annonce sur lesforçats ; ils s’exaspérèrent tout d’abord, puis sedécouragèrent. Bientôt je remarquai chez eux une tendance à lamoquerie. Ils bafouèrent, non plus l’administration, mais lesfugitifs maladroits. Ce fut d’abord le petit nombre, puis tousfirent chorus, sauf quelques forçats graves et indépendants, quedes moqueries ne pouvaient émouvoir. Ceux-là regardèrent avecmépris les masses étourdies et gardèrent le silence. Autant onavait glorifié auparavant Koulikof et A—f, autant on les dénigraensuite. On les dénigrait même avec plaisir, comme s’ils avaientoffensé leurs camarades en se laissant prendre. On disait avecdédain qu’ils avaient eu probablement très-faim, et que ne pouvantsupporter leurs souffrances, ils étaient venus dans un hameaudemander du pain aux paysans, ce qui est le dernier abaissementpour un vagabond. Ces récits étaient faux, car on avait suivi lesfugitifs à la piste ; quand ils étaient entrés sous bois, onavait fait cerner la forêt dans laquelle ils se trouvaient. Voyantqu’il n’y avait plus moyen de se sauver, ils se rendirent. Ilsn’avaient rien d’autre à faire. On les amena le soir, pieds etpoings liés, escortés de gendarmes ; tous les forçats sejetèrent sur la palissade pour voir ce qu’on leur ferait. Ils nevirent que les équipages du major et du commandant qui attendaientdevant le corps de garde. On mit les évadés au secret, après lesavoir referrés ; le lendemain ils passèrent en jugement. Lesmoqueries et le mépris des détenus pour leurs camarades cessèrentd’eux-mêmes, quand on sut les détails : on apprit alors qu’ilsavaient été obligés de se rendre, parce qu’ils étaient cernés detous côtés ; tout le monde s’intéressa cordialement au coursde l’affaire. — On leur en donnera au moins un millier. — Oh !oh ! ils les fouetteront à mort. A—f peut-être ne recevra quemille baguettes, mais l’autre, on le tuera pour sûr, parce que,vois-tu, il est de la section particulière. Les forçats setrompaient. A—f fut condamné à cinq cents coups de baguettes ;sa conduite antérieure lui valut les circonstances atténuantes, etpuis, c’était son premier délit. Koulikof reçut, je crois, millecinq cents coups. Comme on voit, la punition fut assez bénigne. Engens de bon sens, ils n’impliquèrent personne dans leur affaire etdéclarèrent nettement qu’ils s’étaient enfuis de la forteresse sansentrer nulle part. J’avais surtout pitié de Koulikof : il avaitperdu sa dernière espérance, sans compter les deux mille vergesqu’il reçut. On l’envoya plus tard dans une autre maison de force.A—f fut à peine châtié ; on l’épargna, grâce aux médecins.Mais une fois à l’hôpital, il fit le fanfaron et déclara quemaintenant il ne reculerait devant rien et ferait encore parler delui. Koulikof resta le même homme, convenable et posé ; unefois de retour à la maison de force, après son châtiment, il eutl’air de ne l’avoir jamais quittée. Mais les forçats ne leregardaient plus du même œil : bien qu’il n’eût pas changé, ilsavaient cessé de l’estimer dans leur for intérieur, ils letraitèrent désormais de pair à compagnon. Depuis cette tentatived’évasion, l’étoile de Koulikof pâlit sensiblement. Le succèssignifie tout dans ce monde…

Chapitre 10La délivrance

Cette tentative eut lieu pendant ma dernière année de travauxforcés. Je me souviens aussi bien de cette dernière période que dela première, mais à quoi bon accumuler les détails ? Malgrémon impatience de finir mon temps, cette année fut la moins péniblede ma déportation. J’avais beaucoup d’amis et de connaissancesparmi les forçats, qui avaient décidé que j’étais un brave homme.Beaucoup d’entre eux m’étaient dévoués et m’aimaient sincèrement.Le pionnier avait envie de pleurer lorsqu’il nous accompagna, moncompagnon et moi, hors de la maison de force ; et quand nousfûmes définitivement en liberté, il vint presque tous les joursnous voir dans un logement de l’État qui nous avait été assigné,pendant le mois que nous passâmes en ville. Il y avait pourtant desphysionomies dures et rébarbatives, que je n’avais pu gagner. Dieusait pourquoi ! Nous étions pour ainsi dire séparés par unebarrière.

J’eus plus d’immunités pendant cette dernière année. Jeretrouvai parmi les fonctionnaires militaires de notre ville desconnaissances et même d’anciens camarades d’école avec lesquels jerenouai des relations. Grâce à eux, je pouvais recevoir del’argent, écrire à ma famille et même posséder des livres. Depuisplusieurs années, je n’avais pas eu un seul livre ; aussiest-il difficile de se rendre compte de l’impression étrange et del’émotion qu’excita en moi le premier volume que je pus lire à lamaison de force. Je commençai à le dévorer le soir, quand on fermales portes, et je lus toute la nuit, jusqu’à l’aube. Ce numéro deRevue me parut être un messager de l’autre monde : ma vieantérieure se dessinait avec relief et netteté devant mes yeux : jetâchai de deviner si j’étais resté bien en arrière, s’ils avaientbeaucoup vécu là-bas sans moi ; je me demandais ce qui lesagitait, quelles questions les occupaient. Je m’attachaisanxieusement aux mots, je lisais entre les lignes, je m’efforçaisde trouver le sens mystérieux, les allusions au passé qui m’étaitconnu ; je recherchais les traces de ce qui causait del’émotion dans mon temps ; comme je fus triste quand je dusm’avouer que j’étais étranger à la vie nouvelle, que j’étaismaintenant un membre rejeté de la société ! J’étais enretard ; il me fallait faire connaissance avec la nouvellegénération. Je me jetai sur un article, au bas duquel je trouvai lenom d’un homme qui m’était cher… Mais les autres noms m’étaientinconnus pour la plupart ; de nouveaux travailleurs étaiententrés en scène ; je me hâtais de faire connaissance avec eux,je me désespérais d’avoir si peu de livres sous la main et tant dedifficulté à me les procurer. Auparavant, du temps de notre ancienmajor, on risquait beaucoup à apporter des livres à la maison deforce. Si l’on en trouvait un lors des perquisitions, c’était touteune histoire ; on vous demandait d’où vous le teniez. — « Tuas sans doute des complices ? » Et qu’aurais-je répondu ?Aussi avais-je vécu sans livres, renfermé en moi-même, me posantdes questions, que j’essayais de résoudre, et dont la solution metourmentait souvent… Mais je ne pourrai jamais exprimer toutcela…

Comme j’étais arrivé en hiver, je devais être libéré en hiver,le jour anniversaire de celui où j’étais entré. Avec quelleimpatience j’attendais ce bienheureux hiver ! avec quellesatisfaction je voyais l’été finir, les feuilles jaunir sur lesarbres, et l’herbe se dessécher dans la steppe ! L’été estpassé… le vent d’automne hurle et gémit, la première neige tombe entournoyant… Cet hiver, si longtemps attendu, est enfinarrivé ! Mon cœur bat sourdement et précipitamment dans lepressentiment de la liberté. Chose étrange ! plus le tempspassait, plus le terme s’approchait, plus je devenais calme etpatient. Je m’étonnais moi-même et je m’accusais de froideur,d’indifférence. Beaucoup de forçats, que je rencontrais dans lacour quand les travaux étaient finis, s’entretenaient avec moi etme félicitaient.

— Allons, petit père Alexandre Pétrovitch ! Vous allezbientôt être mis en liberté ! Vous nous laisserez seuls, commede pauvres diables.

— Eh bien ! Martynof, avez-vous encore longtemps àattendre ? lui demandai-je.

— Moi ? eh ! eh ! Sept ans à trimer !…

Il soupire, s’arrête et regarde au loin d’un air distrait, commes’il regardait dans l’avenir… Oui, beaucoup de mes camarades mefélicitaient sincèrement et cordialement. Il me sembla même qu’onavait plus d’affabilité pour moi, je ne leur appartenais déjà plus,je n’étais plus leur pareil ; aussi me disaient-ils adieu. K—tchinski, jeune noble polonais, de caractère doux et paisible,aimait à se promener comme moi dans la cour de la prison. Ilespérait conserver sa santé en prenant de l’exercice et enrespirant l’air frais, pour compenser le mal que lui faisaient lesnuits étouffantes des casernes. « J’attends avec impatience votremise en liberté, me dit-il un jour en souriant, comme nous nouspromenions. Quand vous quitterez le bagne, je saurai alors qu’il mereste juste une année de travaux forcés. »

Je dirai ici en passant que, grâce à la perpétuelleidéalisation, la liberté nous semblait plus libre que la libertételle qu’elle est en réalité. Les forçats exagéraient l’idée de laliberté ; cela est commun à tous les prisonniers. L’ordonnancedéguenillée d’un officier nous semblait être une espèce de roi,l’idéal de l’homme libre, relativement aux forçats ; iln’avait pas de fers, il n’avait pas la tête rasée, et allait où ilvoulait, sans escorte.

La veille de ma libération, au crépuscule, je fis pour ladernière fois le tour de notre maison de force. Que de milliers defois j’avais tourné autour de cette palissade pendant ces dixans ! J’avais erré là derrière les casernes pendant toute lapremière année, solitaire et désespéré. Je me souviens comme jecomptais les jours que j’y devais passer. Il y en avait plusieursmilliers. Dieu ! comme il y a longtemps de cela ! Dans cecoin avait végété notre aigle prisonnier ; je rencontraissouvent Pétrof à cet endroit. Maintenant il ne me quittaitplus ; il accourait auprès de moi, et comme s’il devinait mespensées, il se promenait silencieusement à mes côtés et s’étonnaità part lui, Dieu sait de quoi. Je disais adieu mentalement auxnoires poutres équarries de nos casernes. Combien de jeunesse, deforces inutiles étaient enterrées et perdues dans ces murailles,sans profit pour personne ! Il faut bien le dire : tous cesgens-là étaient peut-être les mieux doués, les plus forts de notrepeuple. Mais ces forces puissantes étaient perdues sans retour. Àqui la faute ?

Oui, à qui la faute ?

Le lendemain de cette soirée, de bon matin, avant qu’on se miten rang pour aller au travail, je parcourus toutes les casernes,pour dire adieu aux forçats. Bien des mains calleuses et solides setendirent vers moi avec bienveillance. Quelques-uns me donnaientdes poignées de main en camarades, mais c’était le petit nombre.Les autres comprenaient parfaitement que j’étais devenu un toutautre homme, que je n’étais plus un des leurs. Ils savaient quej’avais des connaissances en ville, que je m’en irais tout de suitechez des messieurs, que je m’assiérais à leur table, que je seraisleur égal. Ils comprenaient cela, et bien que leur poignée de mainfût affable et cordiale, ce n’était plus celle d’un égal ;j’étais devenu pour eux un monsieur. D’autres me tournaientdurement le dos et ne répondaient pas à mes adieux. Quelques-unsmême me regardaient avec haine.

Le tambour battit, et tous les forçats se rendirent aux travaux.Je restai seul. Souchilof s’était levé avant tout le monde, et setrémoussait afin de me préparer une dernière fois mon thé. PauvreSouchilof ! il pleura quand je lui donnai mes vêtements, meschemises, mes courroies pour les fers et quelque peu d’argent. — «Ce n’est pas cela… ce n’est pas cela… disait-il, en mordant seslèvres tremblantes. — C’est vous que je perds, AlexandrePétrovitch ! que ferai-je maintenant sans vous ?… » Jedis adieu aussi à Akim Akimytch.

— Votre tour de partir arrivera bientôt ! lui dis-je.

— Je dois rester ici longtemps, très-longtemps encore,murmura-t-il en me serrant la main. Je me jetai à son cou, et nousnous embrassâmes.

Dix minutes après la sortie des forçats, nous quittâmes lebagne, mon camarade et moi — pour n’y jamais revenir. Nous allâmesà la forge où l’on devait briser nos fers. Nous n’avions pointd’escorte armée ; nous nous y rendîmes en compagnie d’unsous-officier. Ce furent des forçats qui brisèrent nos fers, dansl’atelier du génie. J’attendis qu’on déferrât mon camarade, puis jem’approchai de l’enclume. Les forgerons me firent tourner le dos,m’empoignèrent la jambe et l’allongèrent sur l’enclume… Ils sedémenaient, s’agitaient ; ils voulaient faire cela lestement,habilement. — Le rivet ! tourne d’abord le rivet, commanda lemaître forgeron. — Mets-le comme ça, bien !… Donne maintenantun coup de marteau…

Les fers tombèrent. Je les soulevai… Je voulais les tenir dansma main, les regarder encore une fois. J’étais tout surpris qu’unmoment avant ils fussent à mes jambes.

— Allons, adieu ! adieu ! me dirent les forçats deleurs voix grossières et saccadées, mais qui semblaientjoyeuses.

Oui, adieu ! La liberté, la vie nouvelle, la résurrectiond’entre les morts… Ineffable minute !

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