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Thaïs

Thaïs

d’ Anatole France
Partie 1
Le Lotus

En ce temps-là, le désert était peuplé d’anachorètes. Sur lesdeux rives du Nil, d’innombrables cabanes, bâties de branchages etd’argile par la main des solitaires, étaient semées à quelquedistance les unes des autres, de façon que ceux qui les habitaientpouvaient vivre isolés et pourtant s’entr’aider au besoin. Deséglises, surmontées du signe de la croix, s’élevaient de loin enloin au-dessus des cabanes et les moines s’y rendaient dans lesjours de fête, pour assister à la célébration des mystères etparticiper aux sacrements. Il y avait aussi, tout au bord dufleuve, des maisons où les cénobites, renfermés chacun dans uneétroite cellule, ne se réunissaient qu’afin de mieux goûter lasolitude.

Anachorètes et cénobites vivaient dans l’abstinence, ne prenantde nourriture qu’après le coucher du soleil, mangeant pour toutrepas leur pain avec un peu de sel et d’hysope. Quelques-uns,s’enfonçant dans les sables, faisaient leur asile d’une caverne oud’un tombeau et menaient une vie encore plus singulière.

Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cuculle,dormaient sur la terre nue après de longues veilles, priaient,chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaquejour les chefs-d’œuvre de la pénitence. En considération du péchéoriginel, ils refusaient à leur corps, non seulement les plaisirset les contentements, mais les soins mêmes qui passent pourindispensables selon les idées du siècle. Ils estimaient que lesmaladies de nos membres assainissent nos âmes et que la chair nesaurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcères et lesplaies. Ainsi s’accomplissait la parole des prophètes qui avaientdit : « Le désert se couvrira de fleurs. »

Parmi les hôtes de cette sainte Thébaïde, les uns consumaientleurs jours dans l’ascétisme et la contemplation, les autresgagnaient leur subsistance en tressant les fibres des palmes, ou selouaient aux cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Lesgentils en soupçonnaient faussement quelques-uns de vivre debrigandage et de se joindre aux Arabes nomades qui pillaient lescaravanes. Mais à la vérité ces moines méprisaient les richesses etl’odeur de leurs vertus montait jusqu’au ciel.

Des anges semblables à de jeunes hommes venaient, un bâton à lamain, commodes voyageurs, visiter les ermitages, tandis que desdémons, ayant pris des figures d’Éthiopiens ou d’animaux, erraientautour des solitaires, afin de les induire en tentation. Quand lesmoines allaient, le matin, remplir leur cruche à la fontaine, ilsvoyaient des pas de Satyres et de Centaures imprimés dans le sable.Considérée sous son aspect véritable et spirituel, la Thébaïdeétait un champ de bataille où se livraient à toute heure, etspécialement la nuit, les merveilleux combats du ciel et del’enfer.

Les ascètes, furieusement assaillis par des légions de damnés,se défendaient avec l’aide de Dieu et des anges, au moyen du jeûne,de la pénitence et des macérations. Parfois, l’aiguillon des désirscharnels les déchirait si cruellement qu’ils en hurlaient dedouleur et que leurs lamentations répondaient, sous le ciel pleind’étoiles, aux miaulements des hyènes affamées. C’est alors que lesdémons se présentaient à eux sous des formes ravissantes. Car siles démons sont laids en réalité, ils se revêtent parfois d’unebeauté apparente qui empêche de discerner leur nature intime. Lesascètes de la Thébaïde virent avec épouvante, dans leur cellule,des images du plaisir inconnues même aux voluptueux du siècle.Mais, comme le signe de la croix était sur eux, ils ne succombaientpas à la tentation, et les esprits immondes, reprenant leurvéritable figure, s’éloignaient dès l’aurore, pleins de honte et derage. Il n’était pas rare, à l’aube, de rencontrer un de ceux-làs’enfuyant tout en larmes, et répondant à ceux quil’interrogeaient : « Je pleure et je gémis, parce qu’undes chrétiens qui habitent ici m’a battu avec des verges et chasséignominieusement. »

Les anciens du désert étendaient leur puissance sur les pécheurset sur les impies. Leur bonté était parfois terrible. Ils tenaientdes apôtres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu,et rien ne pouvait sauver ceux qu’ils avaient condamnés. L’oncontait avec épouvante dans les villes et jusque dans le peupled’Alexandrie que la terre s’entr’ouvrait pour engloutir lesméchants qu’ils frappaient de leur bâton. Aussi étaient-ils trèsredoutés des gens de mauvaise vie et particulièrement des mimes,des baladins, des prêtres mariés et des courtisanes.

Telle était la vertu de ces religieux, qu’elle soumettait à sonpouvoir jusqu’aux bêtes féroces. Lorsqu’un solitaire était près demourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Lesaint homme, connaissant par là que Dieu l’appelait à lui, s’enallait baiser la joue à tous ses frères. Puis il se couchait avecallégresse, pour s’endormir dans le Seigneur.

Or, depuis qu’Antoine, âgé de plus de cent ans, s’était retirésur le mont Colzin avec ses disciples bien-aimés, Macaire etAmathas, il n’y avait pas dans toute la Thébaïde de moine plusabondant en œuvres que Paphnuce, abbé d’Antinoé. À vrai dire,Ephrem et Sérapion commandaient à un plus grand nombre de moines etexcellaient dans la conduite spirituelle et temporelle de leursmonastères. Mais Paphnuce observait les jeûnes les plus rigoureuxet demeurait parfois trois jours entiers sans prendre denourriture. Il portait un cilice d’un poil très rude, se flagellaitmatin et soir et se tenait souvent prosterné le front contreterre.

Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes prochela sienne, imitaient ses austérités. Il les aimait chèrement enJésus-Christ et les exhortait sans cesse à la pénitence. Au nombrede ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, après s’êtrelivrés au brigandage pendant de longues années, avaient été touchéspar les exhortations du saint abbé au point d’embrasser l’étatmonastique. La pureté de leur vie édifiait leurs compagnons. Ondistinguait parmi eux l’ancien cuisinier d’une reine d’Abyssiniequi, converti semblablement par l’abbé d’Antinoé, ne cessait derépandre des larmes, et le diacre Flavien, qui avait laconnaissance des écritures et parlait avec adresse. Mais le plusadmirable des disciples de Paphnuce était un jeune paysan nomméPaul et surnommé le Simple, à cause de son extrême naïveté. Leshommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en luienvoyant des visions et en lui accordant le don de prophétie.

Paphnuce sanctifiait ses heures par l’enseignement de sesdisciples et les pratiques de l’ascétisme. Souvent aussi, ilméditait sur les livres sacrés pour y trouver des allégories. C’estpourquoi, jeune encore d’âge, il abondait en mérites. Les diablesqui livrent de si rudes assauts aux bons anachorètes n’osaients’approcher de lui. La nuit, au clair de lune, sept petits chacalsse tenaient devant sa cellule, assis sur leur derrière, immobiles,silencieux, dressant l’oreille. Et l’on croit que c’était septdémons qu’il retenait sur son seuil par la vertu de sasainteté.

Paphnuce était né à Alexandrie de parents nobles, qui l’avaientfait instruire dans les lettres profanes. Il avait même été séduitpar les mensonges des poètes, et tels étaient, en sa premièrejeunesse, l’erreur de son esprit et le dérèglement de sa pensée,qu’il croyait que la race humaine avait été noyée par les eaux dudéluge au temps de Deucalion, et qu’il disputait avec sescondisciples sur la nature, les attributs et l’existence même deDieu. Il vivait alors dans la dissipation, à la manière desgentils. Et c’est un temps qu’il ne se rappelait qu’avec honte etpour sa confusion.

– Durant ces jours, disait-il à ses frères, je bouillais dans lachaudière des fausses délices.

Il entendait par là qu’il mangeait des viandes habilementapprêtées et qu’il fréquentait les bains publics. En effet, ilavait mené jusqu’à sa vingtième année cette vie du siècle, qu’ilconviendrait mieux d’appeler mort que vie. Mais, ayant reçu lesleçons du prêtre Macrin, il devint un homme nouveau.

La vérité le pénétra tout entier, et il avait coutume de direqu’elle était entrée en lui comme une épée. Il embrassa la foi duCalvaire et il adora Jésus crucifié. Après son baptême, il resta unan encore parmi les gentils, dans le siècle où le retenaient lesliens de l’habitude. Mais un jour, étant entré dans une église, ilentendit le diacre qui lisait ce verset de l’Écriture :« Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as etdonnes-en l’argent aux pauvres. » Aussitôt il vendit sesbiens, en distribua le prix en aumônes et embrassa la viemonastique.

Depuis dix ans qu’il s’était retiré loin des hommes, il nebouillait plus dans la chaudière des délices charnelles, mais ilmacérait profitablement dans les baumes de la pénitence.

Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heuresqu’il avait vécues loin de Dieu, il examinait ses fautes une à une,pour en concevoir exactement la difformité, il lui souvint d’avoirvu jadis au théâtre d’Alexandrie une comédienne d’une grandebeauté, nommée Thaïs. Cette femme se montrait dans les jeux et necraignait pas de se livrer à des danses dont les mouvements, réglésavec trop d’habileté, rappelaient ceux des passions les plushorribles. Ou bien elle simulait quelqu’une de ces actionshonteuses que les fables des païens prêtent à Vénus, à Léda ou àPasiphaé. Elle embrasait ainsi tous les spectateurs du feu de laluxure ; et, quand de beaux jeunes hommes ou de richesvieillards venaient, pleins d’amour, suspendre des fleurs au seuilde sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait à eux. Ensorte qu’en perdant son âme, elle perdait un très grand nombred’autres âmes.

Peu s’en était fallu qu’elle eût induit Paphnuce lui-même aupéché de la chair. Elle avait allumé le désir dans ses veines et ils’était une fois approché de la maison de Thaïs. Mais il avait étéarrêté au seuil de la courtisane par la timidité naturelle àl’extrême jeunesse (il avait alors quinze ans), et par la peur dese voir repoussé, faute d’argent, car ses parents veillaient à cequ’il ne pût faire de grandes dépenses. Dieu, dans sa miséricorde,avait pris ces deux moyens pour le sauver d’un grand crime. MaisPaphnuce ne lui en avait eu d’abord aucune reconnaissance, parcequ’en ce temps-là il savait mal discerner ses propres intérêts etqu’il convoitait les faux biens. Donc, agenouillé dans sa celluledevant le simulacre de ce bois salutaire où fut suspendue, commedans une balance, la rançon du monde, Paphnuce se prit à songer àThaïs, parce que Thaïs était son péché, et il médita longtemps,selon les règles de l’ascétisme, sur la laideur épouvantable desdélices charnelles, dont cette femme lui avait inspiré le goût, auxjours de trouble et d’ignorance. Après quelques heures deméditation, l’image de Thaïs lui apparut avec une extrême netteté.Il la revit telle qu’il l’avait vue lors de la tentation, belleselon la chair. Elle se montra d’abord comme une Léda, mollementcouchée sur un lit d’hyacinthe, la tête renversée, les yeux humideset pleins d’éclairs, les narines frémissantes, la boucheentr’ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deuxruisseaux. À cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine etdisait :

– Je te prends à témoin, mon Dieu, que je considère la laideurde mon péché !

Cependant l’image changeait insensiblement d’expression. Leslèvres de Thaïs révélaient peu à peu, en s’abaissant aux deux coinsde la bouche, une mystérieuse souffrance. Ses yeux agrandis étaientpleins de larmes et de lueurs ; de sa poitrine gonflée desoupirs, montait une haleine semblable aux premiers souffles del’orage. À cette vue, Paphnuce se sentit troublé jusqu’au fond del’âme. S’étant prosterné, il fit cette prière :

– Toi qui as mis la pitié dans nos cœurs comme la rosée du matinsur les prairies, Dieu juste et miséricordieux, sois béni !Louange, louange à toi ! Écarte de ton serviteur cette faussetendresse qui mène à la concupiscence et fais-moi la grâce de nejamais aimer qu’en toi les créatures, car elles passent et tudemeures. Si je m’intéresse à cette femme, c’est parce qu’elle estton ouvrage. Les anges eux-mêmes se penchent vers elle avecsollicitude. N’est-elle pas, ô Seigneur, le souffle de tabouche ? Il ne faut pas qu’elle continue à pécher avec tant decitoyens et d’étrangers. Une grande pitié s’est élevée pour elledans mon cœur. Ses crimes sont abominables et la seule pensée m’endonne un tel frisson que je sens se hérisser d’effroi tous lespoils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois laplaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenterontdurant l’éternité.

Comme il méditait de la sorte, il vit un petit chacal assis àses pieds. Il en éprouva une grande surprise, car la porte de sacellule était fermée depuis le matin. L’animal semblait lire dansla pensée de l’abbé et il remuait la queue comme un chien. Paphnucese signa : la bête s’évanouit. Connaissant alors que pour lapremière fois le diable s’était glissé dans sa chambre, il fit unecourte prière ; puis il songea de nouveau à Thaïs.

– Avec l’aide de Dieu, se dit-il, il faut que je lasauve !

Et il s’endormit.

Le lendemain matin, ayant fait sa prière, il se rendit auprès dusaint homme Palémon, qui menait, à quelque distance, la vieanachorétique. Il le trouva qui, paisible et riant, bêchait laterre selon sa coutume. Palémon était un vieillard ; ilcultivait un petit jardin : les bêtes sauvages venaient luilécher les mains, et les diables ne le tourmentaient pas.

– Dieu soit loué ! mon frère Paphnuce, dit-il, appuyé sursa bêche.

– Dieu soit loué ! répondit Paphnuce. Et que la paix soitavec mon frère !

– La paix soit semblablement avec toi ! frère Paphnuce,reprit le moine Palémon ; et il essuya avec sa manche la sueurde son front.

– Frère Palémon, nos discours doivent avoir pour unique objet lalouange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux quis’assemblent en son nom. C’est pourquoi je viens t’entretenir d’undessein que j’ai formé en vue de glorifier le Seigneur.

– Puisse donc le Seigneur bénir ton dessein, Paphnuce, comme ila béni mes laitues ! Il répand tous les matins sa grâce avecsa rosée sur mon jardin et sa bonté m’incite à le glorifier dansles concombres et les citrouilles qu’il me donne. Prions-le qu’ilnous garde en sa paix ! Car rien n’est plus à craindre que lesmouvements désordonnés qui troublent les cœurs. Quand cesmouvements nous agitent, nous sommes semblables à des hommes ivreset nous marchons, tirés de droite et de gauche, sans cesse près detomber ignominieusement. Parfois ces transports nous plongent dansune joie déréglée, et celui qui s’y abandonne fait retentir dansl’air souillé le rire épais des brutes. Cette joie lamentableentraîne le pécheur dans toutes sortes de désordres. Mais parfoisaussi ces troubles de l’âme et des sens nous jettent dans unetristesse impie, plus funeste mille fois que la joie. FrèrePaphnuce, je ne suis qu’un malheureux pécheur ; mais j’aiéprouvé dans ma longue vie que le cénobite n’a pas de pire ennemique la tristesse. J’entends par là cette mélancolie tenace quienveloppe l’âme comme une brume et lui cache la lumière de Dieu.Rien n’est plus contraire au salut, et le plus grand triomphe dudiable est de répandre une âcre et noire humeur dans le cœur d’unreligieux. S’il ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il neserait pas de moitié si redoutable. Hélas ! il excelle à nousdésoler. N’a-t-il pas montré à notre père Antoine un enfant noird’une telle beauté que sa vue tirait des larmes ? Avec l’aidede Dieu, notre père Antoine évita les pièges du démon. Je l’aiconnu du temps qu’il vivait parmi nous ; il s’égayait avec sesdisciples, et jamais il ne tomba dans la mélancolie. Mais n’es-tupas venu, mon frère, m’entretenir d’un dessein formé dans tonesprit ? Tu me favoriseras en m’en faisant part, si toutefoisce dessein a pour objet la gloire de Dieu.

– Frère Palémon, je me propose en effet de glorifier leSeigneur. Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup delumières et le péché n’a jamais obscurci la clarté de tonintelligence.

– Frère Paphnuce, je ne suis pas digne de délier la courroie detes sandales et mes iniquités sont innombrables comme les sables dudésert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l’aide de monexpérience.

– Je te confierai donc, frère Palémon, que je suis pénétré dedouleur à la pensée qu’il y a dans Alexandrie une courtisane nomméeThaïs, qui vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet descandale.

– Frère Paphnuce, c’est là, en effet, une abomination dont ilconvient de s’affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-làparmi les gentils. As-tu imaginé un remède applicable à ce grandmal ?

– Frère Palémon, j’irai trouver cette femme dans Alexandrie, et,avec le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mondessein ; ne l’approuves-tu pas, mon frère ?

– Frère Paphnuce, je ne suis qu’un malheureux pécheur, maisnotre père Antoine avait coutume de dire : « En quelquelieu que tu sois, ne te hâte pas d’en sortir pour allerailleurs. »

– Frère Palémon, découvres-tu quelque chose de mauvais dansl’entreprise que j’ai conçue ?

– Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupçonner les intentions demon frère ! Mais notre père Antoine disait encore : «Lespoissons qui sont tirés en un lieu sec y trouvent la mort :pareillement il advient que les moines qui s’en vont hors de leurscellules et se mêlent aux gens du siècle s’écartent des bonspropos».

Ayant ainsi parlé, le vieillard Palémon enfonça du pied dans laterre le tranchant de sa bêche et se mit à creuser le sol avecardeur autour d’un jeune pommier. Tandis qu’il bêchait, uneantilope ayant franchi d’un saut rapide, sans courber le feuillage,la haie qui fermait le jardin, s’arrêta, surprise, inquiète, lejarret frémissant, puis s’approcha en deux bonds du vieillard etcoula sa fine tête dans le sein de son ami.

– Dieu soit loué dans la gazelle du désert ! ditPalémon.

Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu’ilfît manger dans le creux de sa main à la bête légère.

Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fixé sur lespierres du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant àce qu’il venait d’entendre. Un grand travail se faisait dans sonesprit.

– Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil ; l’espritde prudence est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein.Pourtant il me serait cruel d’abandonner plus longtemps cette Thaïsau démon qui la possède. Que Dieu m’éclaire et meconduise !

Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans lesfilets qu’un chasseur avait tendus sur le sable et il connut quec’était une femelle, car le mâle vint à voler jusqu’aux filets etil en rompait les mailles une à une avec son bec, jusqu’à ce qu’ilfît dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne pûts’échapper. L’homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, parla vertu de sa sainteté, il comprenait aisément le sens mystiquedes choses, il connut que l’oiseau captif n’était autre que Thaïs,prise dans les lacs des abominations, et que, à l’exemple dupluvier, qui coupait les fils du chanvre avec son bec, il devaitrompre, en prononçant des paroles puissantes, les invisibles lienspar lesquels Thaïs était retenue dans le péché. C’est pourquoi illoua Dieu et fut raffermi dans sa résolution première. Mais, ayantvu ensuite le pluvier pris par les pattes et embarrassé lui-même aupiège qu’il avait rompu, il retomba dans son incertitude.

Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l’aube unevision. Thaïs lui apparut encore. Son visage n’exprimait pas lesvoluptés coupables et elle n’était point vêtue, selon son habitude,de tissus diaphanes. Un suaire l’enveloppait tout entière et luicachait même une partie du visage, en sorte que l’abbé ne voyaitque deux yeux qui répandaient des larmes blanches et lourdes.

À cette vue, il se mit lui-même à pleurer et, pensant que cettevision lui venait de Dieu, il n’hésita plus. Il se leva, saisit unbâton noueux, image de la foi chrétienne, sortit de sa cellule,dont il ferma soigneusement la porte afin que les animaux quivivent sur le sable et les oiseaux de l’air ne pussent venirsouiller le livre des Écritures qu’il conservait au chevet de sonlit, appela le diacre Flavien pour lui confier le gouvernement desvingt-trois disciple ; puis, vêtu seulement d’un long cilice,prit sa route vers le Nil, avec le dessein de suivre à pied la riveLybique jusqu’à la ville fondée par le Macédonien. Il marchaitdepuis l’aube sur le sable, méprisant la fatigue, la faim, lasoif ; le soleil était déjà bas à l’horizon quand il vit lefleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre des rochersd’or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux portesdes cabanes isolées, pour l’amour de Dieu, et recevant l’injure,les refus, les menaces avec allégresse. Il ne redoutait ni lesbrigands, ni les bêtes fauves, mais il prenait grand soin de sedétourner des villes et des villages qui se trouvaient sur saroute. Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osseletsdevant la maison de leur père, ou de voir, au bord des citernes,des femmes en chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout estpéril au solitaire : c’est parfois un danger pour lui de liredans Écriture que le divin maître allait de ville en ville etsoupait avec ses disciples. Les vertus que les anachorètes brodentsoigneusement sur le tissu de la foi sont aussi fragiles quemagnifiques : un souffle du siècle peut en ternir lesagréables couleurs. C’est pourquoi Paphnuce évitait d’entrer dansles villes, craignant que son cœur ne s’amollît à la vue deshommes.

Il s’en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait lesoir, le murmure des tamaris, caressés par la brise, lui donnait lefrisson, et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plusvoir la beauté des choses. Après six jours de marche, il parvint enun lieu nommé Silsilé. Le fleuve y coule dans une étroite valléeque borde une double chaîne de montagnes de granit. C’est là queles Égyptiens, au temps où ils adoraient les démons, taillaientleurs idoles. Paphnuce y vit une énorme tête de Sphinx, encoreengagée dans la roche. Craignant qu’elle ne fût animée de quelquevertu diabolique, il fit le signe de la croix et prononça le nom deJésus ; aussitôt une chauve-souris s’échappa d’une desoreilles de la bête et Paphnuce connut qu’il avait chassé lemauvais esprit qui était en cette figure depuis plusieurs siècles.Son zèle s’en accrut et, ayant ramassé une grosse pierre, il lajeta à la face de l’idole. Alors le visage mystérieux du Sphinxexprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut ému. Envérité, l’expression de douleur surhumaine dont cette face depierre était empreinte aurait touché l’homme le plus insensible.C’est pourquoi Paphnuce dit au Sphinx :

– Ô bête, à l’exemple des satyres et des centaures que vit dansle désert notre père Antoine, confesse la divinité du ChristJésus ! et je te bénirai au nom du Père, du Fils et del’Esprit.

Il dit : une lueur rosé sortit des yeux du Sphinx ;les lourdes paupières de la bête tressaillirent et les lèvres degranit articulèrent péniblement, comme un écho de la voix del’homme, le saint nom de Jésus-Christ ; c’est pourquoiPaphnuce, étendant la main droite, bénit le Sphinx de Silsilé.

Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallée s’étantélargie, il vit les ruines d’une ville immense. Les temples, restésdebout, étaient portés par des idoles qui servaient de colonnes et,avec la permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vacheattachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir. Ilmarcha ainsi dix-sept jours, mâchant pour toute nourriture quelquesherbes crues et dormant la nuit dans les palais écroulés, parmi leschats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mêlerdes femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. MaisPaphnuce savait que ces femmes venaient de l’enfer et il leschassait en faisant le signe de la croix.

Le dix-huitième jour, ayant découvert, loin de tout village, unemisérable hutte de feuilles de palmier, à demi ensevelie sous lesable qu’apporte le vent du désert, il s’en approcha, avec l’espoirque cette cabane était habitée par quelque pieux anachorète. Commeil n’y avait point de porte, il aperçut à l’intérieur une cruche,un tas d’oignons et un lit de feuilles sèches.

– Voilà, se dit-il, le mobilier d’un ascète. Communément lesermites s’éloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas derencontrer bientôt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix,à l’exemple du saint solitaire Antoine qui, s’étant rendu auprès del’ermite Paul, l’embrassa par trois fois. Nous nous entretiendronsdes choses éternelles et peut-être notre Seigneur nous enverra-t-ilpar un corbeau un pain que mon hôte m’invitera honnêtement àrompre.

Tandis qu’il se parlait ainsi à lui-même, il tournait autour dela hutte, cherchant s’il ne découvrirait personne. Il n’avait pasfait cent pas, qu’il aperçut un homme assis, les jambes croiséessur la berge du Nil. Cet homme était nu ; sa chevelure commesa barbe entièrement blanche, et son corps plus rouge que labrique. Paphnuce ne douta point que ce ne fût l’ermite. Il le saluapar les paroles que les moines ont coutume d’échanger quand ils serencontrent.

– Que la paix soit avec toi, mon frère ! Puisses-tu goûterun jour le doux rafraîchissement du Paradis.

L’homme ne répondit point. Il demeurait immobile et semblait nepas entendre. Paphnuce s’imagina que ce silence était causé par unde ces ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit àgenoux, les mains jointes, à côté de l’inconnu et resta ainsi enprières jusqu’au coucher du soleil. À ce moment, voyant que soncompagnon n’avait pas bougé, il lui dit :

– Mon père, si tu es sorti de l’extase où je t’ai vu plongé,donne-moi ta bénédiction en notre Seigneur Jésus-Christ.

L’autre lui répondit sans tourner la tête :

– Étranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais pointce Seigneur Jésus-Christ.

– Quoi ! s’écria Paphnuce. Les prophètes l’ontannoncé ; des légions de martyrs ont confessé son nom ;César lui-même l’a adoré et tantôt encore j’ai fait proclamer sagloire par le Sphinx de Silsilé. Est-il possible que tu ne leconnaisses pas ?

– Mon ami, répondit l’autre, cela est possible. Ce serait mêmecertain, s’il y avait quelque certitude au monde.

Paphnuce était surpris et contristé de l’incroyable ignorance decet homme.

– Si tu ne connais Jésus-Christ, lui dit-il, tes œuvres ne teserviront de rien et tu ne gagneras pas la vie éternelle.

Le vieillard répliqua :

– Il est vain d’agir ou de s’abstenir ; il est indifférentde vivre ou de mourir.

– Eh quoi ! demanda Paphnuce, tu ne désires pas vivre dansl’éternité ? Mais, dis-moi, n’habites-tu pas une cabane dansce désert à la façon des anachorètes ?

– Il paraît.

– Ne vis-tu pas nu et dénué de tout ?

– Il paraît.

– Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas lachasteté ?

– Il paraît.

– N’as-tu pas renoncé à toutes les vanités de cemonde ?

– J’ai renoncé en effet aux choses vaines qui font communémentle souci des hommes.

– Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu nel’es pas comme moi pour l’amour de Dieu, et en vue de la félicitécéleste ! C’est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tuvertueux si tu ne crois pas en Jésus-Christ ? Pourquoi teprives-tu des biens de ce monde, si tu n’espères pas gagner lesbiens éternels ?

– Étranger, je ne me prive d’aucun bien, et je me flatte d’avoirtrouvé une manière de vivre assez satisfaisante, bien qu’à parlerexactement, il n’y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n’est en soihonnête ni honteux, juste ni injuste, agréable ni pénible, bon nimauvais. C’est l’opinion qui donne les qualités aux choses comme lesel donne la saveur aux mets.

– Ainsi donc, selon toi, il n’y a pas de certitude. Tu nies lavérité que les idolâtres eux mêmes ont cherchée. Tu te couches danston ignorance, comme un chien fatigué qui dort dans la boue.

– Étranger, il est également vain d’injurier les chiens et lesphilosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que noussommes. Nous ne savons rien.

– Ô vieillard, appartiens-tu donc à la secte ridicule dessceptiques ? Es-tu donc de ces misérables fous qui nientégalement le mouvement et le repos et qui ne savent pointdistinguer la lumière du soleil d’avec les ombres de lanuit ?

– Mon ami, je suis sceptique en effet, et d’une secte qui meparaît louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mêmeschoses ont diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent,au lever de l’aurore, des cônes de lumière rose. Ellesapparaissent, au coucher du soleil, sur le ciel embrasé comme denoirs triangles. Mais qui pénétrera leur intime substance ? Tume reproches de nier les apparences, quand au contraire lesapparences sont les seules réalités que je reconnaisse. Le soleilme semble lumineux, mais sa nature m’est inconnue. Je sens que lefeu brûle, mais je ne sais ni comment ni pourquoi. Mon ami, tum’entends bien mal. Au reste, il est indifférent d’être entendud’une manière ou d’une autre.

– Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d’oignons dansle désert ? Pourquoi endures-tu de grands maux ? J’ensupporte d’aussi grands et je pratique comme toi l’abstinence dansla solitude. Mais c’est afin de plaire à Dieu et de mériter labéatitude sempiternelle. Et c’est là une fin raisonnable, car ilest sage de souffrir, en vue d’un grand bien. Il est insensé aucontraire de s’exposer volontairement à d’inutiles fatigues et à devaines souffrances. Si je ne croyais pas, – pardonne ce blasphème,ô Lumière incréée ! – si je ne croyais pas à la vérité de ceque Dieu nous a enseigné par la voix des prophètes, par l’exemplede son fils, par les actes des apôtres, par l’autorité des concileset par le témoignage des martyrs, si je ne savais pas que lessouffrances du corps sont nécessaires à la santé de l’âme, sij’étais, comme toi, plongé dans l’ignorance des sacrés mystères, jeretournerais tout de suite dans le siècle, je m’efforceraisd’acquérir des richesses pour vivre dans la mollesse comme lesheureux de ce monde, et je dirais aux voluptés : « Venez,mes filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins,vos philtres et vos parfums. » Mais toi, vieillard insensé, tute prives de tous les avantages ; tu perds sans attendre aucungain : tu donnes sans espoir de retour et tu imitesridiculement les travaux admirables de nos anachorètes, comme unsinge effronté pense, en barbouillant un mur, copier le tableaud’un peintre ingénieux. Ô le plus stupide des hommes, quelles sontdonc tes raisons ?

Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais levieillard demeurait paisible.

– Mon ami, répondit-il doucement, que t’importent les raisonsd’un chien endormi dans la fange et d’un singemalfaisant ?

Paphnuce n’avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colèreétant tombée, il s’excusa avec une noble humilité.

– Pardonne-moi, dit-il, ô vieillard, ô mon frère, si le zèle dela vérité m’a emporté au delà des justes bornes. Dieu m’est témoinque c’est ton erreur et non ta personne que je haïssais. Je souffrede te voir dans les ténèbres, car je t’aime en Jésus-Christ et lesoin de ton salut occupe mon cœur. Parle, donne-moi tesraisons : je brûle de les connaître afin de les réfuter.

Le vieillard répondit avec quiétude :

– Je suis également disposé à parler et à me taire. Je tedonnerai donc mes raisons, sans te demander les tiennes en échange,car tu ne m’intéresses en aucune manière. Je n’ai souci ni de tonbonheur ni de ton infortune et il m’est indifférent que tu pensesd’une façon ou d’une autre. Et comment t’aimerais-je ou tehaïrais-je ? L’aversion et la sympathie sont égalementindignes du sage. Mais, puisque tu m’interroges, sache donc que jeme nomme Timoclès et que je suis né à Cos de parents enrichis dansle négoce. Mon père armait des navires. Son intelligenceressemblait beaucoup à celle d’Alexandre, qu’on a surnommé leGrand. Pourtant elle était moins épaisse. Bref, c’était une pauvrenature d’homme. J’avais deux frères qui suivaient comme lui laprofession d’armateurs. Moi, je professais la sagesse. Or, monfrère aîné fut contraint par notre père d’épouser une femmecarienne nommée Timaessa, qui lui déplaisait si fort qu’il ne putvivre à son côté sans tomber dans une noire mélancolie. CependantTimaessa inspirait à notre frère cadet un amour criminel et cettepassion se changea bientôt en manie furieuse. La Carienne lestenait tous deux en égale aversion. Mais elle aimait un joueur deflûte et le recevait la nuit dans sa chambre. Un malin, il y laissala couronne qu’il portait d’ordinaire dans les festins. Mes deuxfrères ayant trouvé cette couronne, jurèrent de tuer le joueur deflûte et, dès le lendemain, ils le firent périr sous le fouet,malgré ses larmes et ses prières. Ma belle-sœur en éprouva undésespoir qui lui fit perdre la raison, et ces trois misérables,devenus semblables à des bêtes, promenaient leur démence sur lesrivages de Cos, hurlant comme des loups, l’écume aux lèvres, leregard attaché à la terre, parmi les huées des enfants qui leurjetaient des coquilles. Ils moururent et mon père les ensevelit deses mains. Peu de temps après, son estomac refusa toute nourritureet il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les viandeset tous les fruits des marchés de l’Asie. Il était désespéré de melaisser sa fortune. Je l’employai à voyager. Je visitai l’Italie,la Grèce et l’Afrique sans rencontrer personne de sage nid’heureux. J’étudiai la philosophie à Athènes et à Alexandrie et jefus étourdi du bruit des disputes. Enfin m’étant promené jusquedans l’Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait làimmobile, les jambes croisées depuis trente ans. Des lianescouraient autour de son corps desséché et les oiseaux nichaientdans ses cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, à sa vue,Timaessa, le joueur de flûte, mes deux frères et mon père, et jecompris que cet Indien était sage. « Les hommes, me dis-je,souffrent parce qu’ils sont privés de ce qu’ils croient être unbien, ou que, le possédant, ils craignent de le perdre, ou parcequ’ils endurent ce qu’ils croient être un mal. Supprimez toutecroyance de ce genre et tous les maux disparaissent. » C’estpourquoi je résolus de ne jamais tenir aucune chose pouravantageuse, de professer l’entier détachement des biens de cemonde et de vivre dans la solitude et dans l’immobilité, àl’exemple de l’Indien.

Paphnuce avait écouté attentivement le récit du vieillard.

– Timoclès de Cos, répondit-il, je confesse que tout, dans tespropos, n’est pas dépourvu de sens. Il est sage, en effet, demépriser les biens de ce monde. Mais il serait insensé de mépriserpareillement les biens éternels et de s’exposer à la colère deDieu. Je déplore ton ignorance, Timoclès, et je vais t’instruiredans la vérité, afin que connaissant qu’il existe un Dieu en troishypostases, tu obéisses à ce Dieu comme un enfant à son père.

Mais Timoclès l’interrompant :

– Garde-toi, étranger, de m’exposer tes doctrines et ne pensepas me contraindre à partager ton sentiment. Toute dispute eststérile. Mon opinion est de n’avoir pas d’opinion. Je vis exempt detroubles à la condition de vivre sans préférences. Poursuis tonchemin, et ne tente pas de me tirer de la bienheureuse apathie oùje suis plongé, comme dans un bain délicieux, après les rudestravaux de mes jours.

Paphnuce était profondément instruit dans les choses de la foi.Par la connaissance qu’il avait des cœurs, il comprit que la grâcede Dieu n’était pas sur le vieillard Timoclès et que le jour dusalut n’était pas encore venu pour cette âme acharnée à sa perte.Il ne répondit rien, de peur que l’édification tournât en scandale.Car il arrive parfois qu’en disputant contre les infidèles, on lesinduit de nouveau en péché, loin de les convertir. C’est pourquoiceux qui possèdent la vérité doivent la répandre avec prudence.

– Adieu donc ! dit-il, malheureux Timoclès.

Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieuxvoyage.

Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord del’eau, qui reflétait leur cou pâle et rose. Les saules étendaientau loin sur la berge leur doux feuillage gris ; des gruesvolaient en triangle dans le ciel clair et l’on entendait parmi lesroseaux le cri des hérons invisibles. Le fleuve roulait à perte devue ses larges eaux vertes où des voiles glissaient comme des ailesd’oiseaux, où, çà et là, au bord, se mirait une maison blanche, etsur lesquelles flottaient au loin des vapeurs légères, tandis quedes îles lourdes de palmes, de fleurs et de fruits, laissaients’échapper de leurs ombres des nuées bruyantes de canards, d’oies,de flamants et de sarcelles. À gauche, la grasse vallée étendaitjusqu’au désert ses champs et ses vergers qui frissonnaient dans lajoie, le soleil dorait les épis, et la fécondité de la terres’exhalait en poussières odorantes. À cette vue, Paphnuce, tombantà genoux, s’écria :

– Béni soit le Seigneur, qui a favorisé mon voyage ! Toiqui répands ta rosée sur les figuiers de l’Arsinoïtide, mon Dieu,fais descendre la grâce dans l’âme de cette Thaïs que tu n’as pasformée avec moins d’amour que les fleurs des champs et les arbresdes jardins. Puisse-t-elle fleurir par mes soins comme un rosierbalsamique dans ta Jérusalem céleste !

Et chaque fois qu’il voyait un arbre fleuri ou an brillantoiseau, il songeait à Thaïs. C’est ainsi que, longeant le brasgauche du fleuve à travers des contrées fertiles et populeuses, ilatteignit en peu de journées cette Alexandrie que les Grecs ontsurnommée la belle et la dorée. Le jour était levé depuis une heurequand il découvrit du haut d’une colline la ville spacieuse dontles toits étincelaient dans la vapeur rose. Il s’arrêta et,croisant les bras sur sa poitrine :

– Voilà donc, se dit-il, le séjour délicieux où je suis né dansle péché, l’air brillant où j’ai respiré des parfums empoisonnés,la mer voluptueuse où j’écoutais chanter les Sirènes ! Voilàmon berceau selon la chair, voilà ma patrie selon le siècle !Berceau fleuri, patrie illustre au jugement des hommes ! Ilest naturel à tes enfants, Alexandrie, de te chérir comme une mèreet je fus engendré dans ton sein magnifiquement paré. Mais l’ascèteméprise la nature, le mystique dédaigne les apparences, le chrétienregarde sa patrie humaine comme un lieu d’exil, le moine échappe àla terre. J’ai détourné mon cœur de ton amour, Alexandrie. Je tehais ! Je te hais pour ta richesse, pour ta science, pour tadouceur et pour ta beauté. Soit maudit, temple des démons !Couche impudique des gentils, chaire empestée des ariens, soismaudite ! Et toi, fils ailé du Ciel qui conduisis le saintermite Antoine, notre père, quand, venu du fond du désert, ilpénétra dans cette citadelle de l’idolâtrie pour affermir la foides confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur,invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi etparfume du battement de tes ailes l’air corrompu que je vaisrespirer parmi les princes ténébreux du siècle !

Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la portedu Soleil. Cette porte était de pierre et s’élevait avec orgueil.Mais des misérables, accroupis dans son ombre, offraient auxpassants des citrons et des figues ou mendiaient une obole en selamentant.

Une vieille femme en haillons, qui était agenouillée là, saisitle cilice du moine, le baisa et dit :

– Homme du Seigneur, bénis-moi afin que Dieu me bénisse. J’aibeaucoup souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dansl’autre. Tu viens de Dieu, ô saint homme, c’est pourquoi lapoussière de tes pieds est plus précieuse que l’or.

– Le Seigneur soit loué, dit Paphnuce.

Et il forma de sa main entr’ouverte le signe de la rédemptionsur la tête de la vieille femme.

Mais à peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu’une trouped’enfants se mit à le huer et à lui jeter des pierres encriant :

– Oh ! le méchant moine ! Il est plus noir qu’uncynocéphale et plus barbu qu’un bouc. C’est un fainéant ! Quene le pend-on dans quelque verger, comme un Priape de bois, poureffrayer les oiseaux ? Mais non, il attirerait la grêle surles amandiers en fleurs. Il porte malheur. Qu’on le crucifie, lemoine ! qu’on le crucifie !

Et les pierres volaient avec les cris.

– Mon Dieu ! bénissez ces pauvres enfants, murmuraPaphnuce.

Et il poursuivit son chemin songeant :

– Je suis en vénération à cette vieille femme et en mépris à cesenfants. Ainsi un même objet est apprécié différemment par leshommes qui sont incertains dans leurs jugements et sujets àl’erreur. Il faut en convenir, pour un gentil, le vieillardTimoclès n’est pas dénué de sens. Aveugle, il se sait privé delumière. Combien il l’emporte pour le raisonnement sur cesidolâtres qui s’écrient du fond de leurs épaisses ténèbres :Je vois le jour ! Tout dans ce monde est mirage et sablemouvant. En Dieu seul est la stabilité.

Cependant il traversait la ville d’un pas rapide. Après dixannées d’absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaquepierre était une pierre de scandale qui lui rappelait un péché.C’est pourquoi il frappait rudement de ses pieds nus les dalles deslarges chaussées, et il se réjouissait d’y marquer la tracesanglante de ses talons déchirés. Laissant à sa gauche lesmagnifiques portiques du temple de Sérapis, il s’engagea dans unevoie bordée de riches demeures qui semblaient assoupies parmi lesparfums. Là les pins, les érables, les térébinthes élevaient leurtête au-dessus des corniches rouges et des acrotères d’or. Onvoyait, par les portes entr’ouvertes, des statues d’airain dans desvestibules de marbre et des jets d’eau au milieu du feuillage.Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites. Onentendait seulement le son lointain d’une flûte. Le moine s’arrêtadevant une maison assez petite, mais de nobles proportions etsoutenue par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elleétait ornée des bustes en bronze des plus illustres philosophes dela Grèce.

Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, Épicure et Zenon, etayant heurté le marteau contre la porte, il attendit ensongeant :

– C’est en vain que le métal glorifie ces faux sages, leursmensonges sont confondus ; leurs âmes sont plongées dansl’enfer et le fameux Platon lui-même, qui remplit la terre du bruitde son éloquence, ne dispute désormais qu’avec les diables.

Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nussur la mosaïque du seuil, il lui dit durement :

– Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n’attends pas que jete chasse à coups de bâton.

– Mon frère, répondit l’abbé d’Antinoé, je ne te demande rien,sinon que tu me conduises à Nicias, ton maître.

L’esclave répondit avec plus de colère :

– Mon maître ne reçoit pas des chiens comme toi.

– Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s’il te plaît, ce que je tedemande, et dis à ton maître que je désire le voir.

– Hors d’ici, vil mendiant ! s’écria le portierfurieux.

Et il leva son bâton sur le saint homme, qui, mettant ses brasen croix contre sa poitrine, reçut sans s’émouvoir le coup en pleinvisage, puis répéta doucement :

– Fais ce que j’ai demandé, mon fils, je te prie.

Alors le portier, tout tremblant, murmura :

– Quel est cet homme qui ne craint point lasouffrance ?

Et il courut avertir son maître.

Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient lesstrigiles sur son corps. C’était un homme gracieux et souriant. Uneexpression de douce ironie était répandue sur son visage. À la vuedu moine, il se leva et s’avança les bras ouverts :

– C’est toi, s’écria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami,mon frère ! Oh ! je te reconnais, bien qu’à vrai dire tute sois rendu plus semblable à une bête qu’à un homme.Embrasse-moi. Te souvient-il du temps où nous étudiions ensemble lagrammaire, la rhétorique et la philosophie ? On te trouvaitdéjà l’humeur sombre et sauvage, mais je t’aimais pour ta parfaitesincérité. Nous disions que tu voyais l’univers avec les yeuxfarouches d’un cheval et qu’il n’était pas surprenant que tu fussesombrageux. Tu manquais un peu d’atticisme, mais ta libéralitén’avait pas de bornes. Tu ne tenais ni à ton argent ni à ta vie. Etil y avait en toi un génie bizarre, un esprit étrange quim’intéressait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce,après dix ans d’absence. Tu as quitté le désert ; tu renoncesaux superstitions chrétiennes, et tu renais à l’ancienne vie. Jemarquerai ce jour d’un caillou blanc.

» Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers lesfemmes, parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cherhôte.

Déjà elles apportaient en souriant l’aiguière, les fioles et lemiroir de métal. Mais Paphnuce, d’un geste impérieux, les arrêta ettint les yeux baissés pour ne les plus voir ; car ellesétaient nues. Cependant Nicias lui présentait des coussins, luioffrait des mets et des breuvages divers, que Paphnuce refusaitavec mépris.

– Nicias, dit-il, je n’ai pas renié ce que tu appellesfaussement la superstition chrétienne, et qui est la vérité desvérités. Au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieuet le Verbe était Dieu. Tout a été fait par lui, et rien de ce quia été fait n’a été fait sans lui. En lui était la vie, et la vieétait la lumière des hommes.

– Cher Paphnuce, répondit Nicias, qui venait de revêtir unetunique parfumée, penses-tu m’étonner en récitant des parolesassemblées sans art et qui ne sont qu’un vain murmure ? As-tuoublié que je suis moi-même quelque peu philosophe ? Etpenses-tu me contenter avec quelques lambeaux arrachés par deshommes ignorants à la pourpre d’Amélius, quand Amélius, Porphyre etPlaton, dans toute leur gloire, ne me contentent pas ? Lessystèmes construits par les sages ne sont que des contes imaginéspour amuser l’éternelle enfance des hommes. Il faut s’en divertircomme des contes de l’Âne, du Cuvier, de la Matrone d’Éphèse ou detoute autre fable milésienne.

Et, prenant son hôte par le bras, il l’entraîna dans une salleoù des milliers de papyrus étaient roulés dans des corbeilles.

– Voici ma bibliothèque, dit-il ; elle contient une faiblepartie des systèmes que les philosophes ont construits pourexpliquer le monde. Le Sérapéum lui-même, dans sa richesse, ne lesrenferme pas tous. Hélas ! ce ne sont que des rêves demalades.

Il força son hôte à prendre place dans une chaise d’ivoire ets’assit lui-même. Paphnuce promena sur les livres de labibliothèque un regard sombre et dit :

– Il faut les brûler tous.

– Ô doux hôte, ce serait dommage ! répondit Nicias. Car lesrêves des malades sont parfois amusants. D’ailleurs, s’il fallaitdétruire tous les rêves et toutes les visions des hommes, la terreperdrait ses formes et ses couleurs et nous nous endormirions tousdans une morne stupidité.

Paphnuce poursuivait sa pensée :

– Il est certain que les doctrines des païens ne sont que devains mensonges. Mais Dieu, qui est la vérité, s’est révélé auxhommes par des miracles. Et il s’est fait chair et il a habitéparmi nous.

Nicias répondit :

– Tu parles excellemment, chère tête de Paphnuce, quand tu disqu’il s’est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, quise promène dans la nature comme l’antique Ulysse sur la merglauque, est tout à fait un homme. Comment penses-tu croire à cenouveau Jupiter, quand les marmots d’Athènes, au temps de Périclès,ne croyaient déjà plus à l’ancien ? Mais laissons cela. Tun’es pas venu, je pense, pour disputer sur les trois hypostases.Que puis-je faire pour toi, cher condisciple ?

– Une chose tout à fait bonne, répondit l’abbé d’Antinoé. Meprêter une tunique parfumée semblable à celle que tu viens derevêtir. Ajoute à cette tunique, par grâce, des sandales dorées etune fiole d’huile, pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convientaussi que tu me donnes une bourse de mille drachmes. Voilà, ôNicias, ce que j’étais venu te demander, pour l’amour de Dieu et ensouvenir de notre ancienne amitié.

Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus richetunique ; elle était brodée, dans le style asiatique, defleurs et d’animaux. Les deux femmes la tenaient ouverte et ellesen faisaient jouer habilement les vives couleurs, en attendant quePaphnuce retirât le cilice dont il était couvert jusqu’aux pieds.Mais le moine ayant déclaré qu’on lui arracherait plutôt la chairque ce vêtement, elles passèrent la tunique par-dessus. Comme cesdeux femmes étaient belles, elles ne craignaient pas les hommes,bien qu’elles fussent esclaves. Elles se mirent à rire de la mineétrange qu’avait le moine ainsi paré. Crobyle l’appelait son chersatrape, en lui présentant le miroir, et Myrtale lui tirait labarbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait pas. Ayantchaussé les sandales dorées et attaché la bourse à sa ceinture ildit à Nicias, qui le regardait d’un œil égayé :

– Ô Nicias ! il ne faut pas que les choses que tu voissoient un scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieuxemploi de cette tunique, de cette bourse et de ces sandales.

– Très cher, répondit Nicias, je ne soupçonne point le mal, carje crois les hommes également incapables de mal faire et de bienfaire. Le bien et le mal n’existent que dans l’opinion. Le sagen’a, pour raisons d’agir, que la coutume et l’usage. Je me conformeaux préjugés qui règnent à Alexandrie. C’est pourquoi je passe pourun honnête homme. Va, ami, et réjouis-toi.

Mais Paphnuce songea qu’il convenait d’avertir son hôte de sondessein.

– Tu connais, lui dit-il, cette Thaïs qui joue dans les jeux duthéâtre ?

– Elle est belle, répondit Nicias, et il fut un temps où ellem’était chère. J’ai vendu pour elle un moulin et deux champs de bléet j’ai composé à sa louange trois livres d’élégies fidèlementimitées de ces chants si doux dans lesquels Cornélius Galluscélébra Lycoris. Hélas ! Gallus chantait, en un siècle d’or,sous les regards des muses ausoniennes. Et moi, né dans des tempsbarbares, j’ai tracé avec un roseau du Nil mes hexamètres et mespentamètres. Les ouvrages produits en cette époque et dans cettecontrée sont voués à l’oubli. Certes, la beauté est ce qu’il y a deplus puissant au monde et, si nous étions faits pour la possédertoujours, nous nous soucierions aussi peu que possible du démiurge,du logos, des éons et de toutes les autres rêveries desphilosophes. Mais j’admire, bon Paphnuce, que tu viennes du fond dela Thébaïde me parler de Thaïs.

Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avechorreur, ne concevant pas qu’un homme pût avouer si tranquillementun tel péché. Il s’attendait à voir la terre s’ouvrir et Niciass’abîmer dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l’Alexandrinsilencieux, le front dans la main, souriait tristement aux imagesde sa jeunesse envolée. Le moine, s’étant levé, reprit d’une voixgrave :

– Sache donc, ô Nicias ! qu’avec l’aide de Dieuj’arracherai cette Thaïs aux immondes amours de la terre et ladonnerai pour épouse à Jésus-Christ. Si l’Esprit saint nem’abandonne, Thaïs quittera aujourd’hui cette ville pour entrerdans un monastère.

– Crains d’offenser Vénus, répondit Nicias ; c’est unepuissante déesse. Elle sera irritée contre toi, si tu lui ravis saplus illustre servante.

– Dieu me protégera, dit Paphnuce. Puisse-t-il éclairer toncœur, ô Nicias, et te tirer de l’abîme où tu es plongé !

Et il sortit. Mais Nicias l’accompagna sur le seuil, il lui posala main sur l’épaule et lui répéta dans le creux del’oreille :

– Crains d’offenser Vénus ; sa vengeance est terrible.

Paphnuce dédaigneux des paroles légères sortit sans détourner latête. Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mépris ;mais ce qu’il ne pouvait souffrir, c’est l’idée que son amid’autrefois avait reçu les caresses de Thaïs. Il lui semblait quepécher avec cette femme, c’était pécher plus détestablement qu’avectoute autre. Il y trouvait une malice singulière, et Nicias luiétait désormais en exécration. Il avait toujours haï l’impureté,mais certes les images de ce vice ne lui avaient jamais paru à cepoint abominables ; jamais il n’avait partagé d’un tel cœur lacolère de Jésus-Christ et la tristesse des anges.

Il n’en éprouvait que plus d’ardeur à tirer Thaïs du milieu desgentils, et il lui tardait de voir la comédienne afin de la sauver.Toutefois il lui fallait attendre, pour pénétrer chez cette femme,que la grande chaleur du jour fût tombée. Or, la matinée s’achevaità peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avaitrésolu de ne prendre aucune nourriture en cette journée afin d’êtremoins indigne des grâces qu’il demandait au Seigneur. À la grandetristesse de son âme, il n’osait entrer dans aucune des églises dela ville, parce qu’il les savait profanées par les ariens, qui yavaient renversé la table du Seigneur. En effet, ces hérétiques,soutenus par l’empereur d’Orient, avaient chassé le patriarcheAthanase de son siège épiscopal, et ils remplissaient de trouble etde confusion les chrétiens d’Alexandrie.

Il marchait donc à l’aventure, tantôt tenant ses regards fixés àterre par humilité, tantôt levant les yeux vers le ciel, comme enextase. Après avoir erré quelque temps, il se trouva sur un desquais de la ville. Le port artificiel abritait devant luid’innombrables navires aux sombres carènes, tandis que souriait aularge, dans l’azur et l’argent, la mer perfide. Une galère, quiportait une Néréide à sa proue, venait de lever l’ancre. Lesrameurs frappaient l’onde en chantant ; déjà la blanche filledes eaux, couverte de perles humides, ne laissait plus voir aumoine qu’un fuyant profil : elle franchit, conduite par sonpilote, l’étroit passage ouvert sur le bassin d’Eunostos et gagnala haute mer, laissant derrière elle un sillage fleuri.

– Et moi aussi, songeait Paphnuce, j’ai désiré jadis m’embarqueren chantant sur l’océan du monde. Mais bientôt j’ai connu ma folieet la Néréide ne m’a point emporté.

En rêvant de la sorte, il s’assit sur un tas de cordages ets’endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui semblaentendre le son d’une trompette éclatante et, le ciel étant devenucouleur de sang, il comprit que les temps étaient venus. Comme ilpriait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bête énorme quivenait à lui, portant au front une croix de lumière, et il reconnutle Sphinx de Silsilé. La bête le saisit entre les dents sans luifaire de mal et l’emporta pendu à sa bouche comme les chattes ontaccoutumé d’emporter leurs petits. Paphnuce parcourut ainsiplusieurs royaumes, traversant les fleuves et franchissant lesmontagnes, et il parvint en un lieu désolé, couvert de rochesaffreuses et de cendres chaudes. Le sol, déchiré en plusieursendroits, laissait passer par ces bouches une haleine embrasée. Labête posa doucement Paphnuce à terre et lui dit :

– Regarde !

Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l’abîme, vit un fleuvede feu qui roulait dans l’intérieur de la terre, entre un doubleescarpement de roches noires. Là, dans une lumière livide, desdémons tourmentaient des âmes. Les âmes gardaient l’apparence descorps qui les avaient contenues, et même des lambeaux de vêtementsy restaient attachés. Ces âmes semblaient paisibles au milieu destourments. L’une d’elles, grande, blanche, les yeux clos, unebandelette au front, un sceptre à la main, chantait ; sa voixremplissait d’harmonie le stérile rivage ; elle disait lesdieux et les héros. De petits diables verts lui perçaient leslèvres et la gorge avec des fers rouges. Et l’ombre d’Homèrechantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et chenu,traçait au compas des figures sur la poussière. Un démon luiversait de l’huile bouillante dans l’oreille sans pouvoirinterrompre la méditation du sage. Et le moine découvrit une foulede personnes qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent,lisaient ou méditaient avec tranquillité, ou conversaient en sepromenant, comme des maîtres et des disciples, à l’ombre desplatanes de l’Académie. Seul le vieillard Timoclès se tenait àl’écart et secouait la tête comme un homme qui nie. Un ange del’abîme agitait une torche sous ses yeux et Timoclès ne voulaitvoir ni l’ange ni la torche.

Muet de surprise à ce spectacle, Paphnuce se tourna vers labête. Elle avait disparu, et le moine vit à la place du Sphinx unefemme voilée, qui lui dit :

– Regarde et comprends : Tel est l’entêtement de cesinfidèles, qu’ils demeurent dans l’enfer victimes des illusions quiles séduisaient sur la terre. La mort ne les a pas désabusés, caril est bien clair qu’il ne suffit pas de mourir pour voir Dieu.Ceux-là qui ignoraient la vérité parmi les hommes, l’ignoreronttoujours. Les démons qui s’acharnent autour de ces âmes, quisont-ils, sinon les formes de la justice divine ? C’estpourquoi ces âmes ne la voient ni ne la sentent. Étrangères à toutevérité, elles ne connaissent point leur propre condamnation, etDieu même ne peut les contraindre à souffrir.

– Dieu peut tout, dit l’abbé d’Antinoé.

– Il ne peut l’absurde, répondit la femme voilée. Pour lespunir, il faudrait les éclairer et s’ils possédaient la vérité ilsseraient semblables aux élus.

Cependant Paphnuce, plein d’inquiétude et d’horreur, se penchaitde nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l’ombre de Nicias quisouriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Prèsde lui Aspasie de Milet, élégamment serrée dans son manteau delaine, semblait parler tout ensemble d’amour et de philosophie,tant l’expression de son visage était à la fois douce et noble. Lapluie de feu qui tombait sur eux leur était une roséerafraîchissante, et leurs pieds foulaient, comme une herbe fine, lesol embrasé. À cette vue, Paphnuce fut saisi de fureur.

– Frappe, mon Dieu, s’écria-t-il, frappe ! c’estNicias ! Qu’il pleure ! qu’il gémisse ! qu’il grincedes dents !… Il a péché avec Thaïs !…

Et Paphnuce se réveilla dans les bras d’un marin robuste commeHercule qui le tirait sur le sable en criant :

– Paix ! paix ! l’ami. Par Protée, vieux pasteur dephoques ! tu dors avec agitation. Si je ne t’avais retenu, tutombais dans l’Eunostos. Aussi vrai que ma mère vendait despoissons salés, je t’ai sauvé la vie.

– J’en remercie Dieu, répondit Paphnuce.

Et, s’étant mis debout, il marcha droit devant lui, méditant surla vision qui avait traversé son sommeil.

– Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise ;elle offense la bonté divine, en représentant l’enfer comme dénuéde réalité. Sans doute elle vient du diable.

Il raisonnait ainsi parce qu’il savait discerner les songes queDieu envoie de ceux qui sont produits par les mauvais anges. Un teldiscernement est utile au solitaire qui vit sans cesse entouréd’apparitions ; car en fuyant les hommes, on est sûr derencontrer les esprits.

Les déserts sont peuplés de fantômes. Quand les pèlerinsapprochaient du château en ruines où s’était retiré le saint ermiteAntoine, ils entendaient des clameurs comme il s’en élève auxcarrefours des villes, dans les nuits de fête. Et ces clameursétaient poussées par les diables qui tentaient ce saint homme.

Paphnuce se rappela ce mémorable exemple. Il se rappela saintJean d’Égypte que, pendant soixante ans, le diable voulut séduirepar des prestiges. Mais Jean déjouait les ruses de l’enfer. Un jourpourtant le démon, ayant pris le visage d’un homme, entra dans lagrotte du vénérable Jean et lui dit : « Jean, tuprolongeras ton jeûne jusqu’à demain soir. » Et Jean, croyantentendre un ange, obéit à la voix du démon, et jeûna le lendemain,jusqu’à l’heure de vêpres. C’est la seule victoire que le princedes Ténèbres ait jamais remportée sur saint Jean l’Égyptien, etcette victoire est petite. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonnersi Paphnuce reconnut tout de suite la fausseté de la vision qu’ilavait eue pendant son sommeil.

Tandis qu’il reprochait doucement à Dieu de l’avoir abandonné aupouvoir des démons, il se sentit poussé et entraîné par une fouled’hommes qui couraient tous dans le même sens. Comme il avait perdul’habitude de marcher par les villes, il était ballotté d’unpassant à un autre, ainsi qu’une masse inerte ; et, s’étantembarrassé dans les plis de sa tunique, il pensa tomber plusieursfois. Désireux de savoir où allaient tous ces hommes, il demanda àl’un d’eux la cause de cet empressement.

– Étranger, ne sais-tu pas, lui répondit celui-ci, que les jeuxvont commencer et que Thaïs paraîtra sur la scène ? Tous cescitoyens vont au théâtre, et j’y vais comme eux. Te plairait-il dem’y accompagner ?

Découvrant tout à coup qu’il était convenable à son dessein devoir Thaïs dans les jeux, Paphnuce suivit l’étranger. Déjà lethéâtre dressait devant eux son portique orné de masques éclatants,et sa vaste muraille ronde, peuplée d’innombrables statues. Ensuivant la foule, ils s’engagèrent dans un étroit corridor au boutduquel s’étendait l’amphithéâtre éblouissant de lumière. Ilsprirent leur place sur un des rangs de gradins qui descendaient enescalier vers la scène, vide encore d’acteurs, mais décoréemagnifiquement. La vue n’en était point cachée par un rideau, etl’on y remarquait un tertre semblable à ceux que les ancienspeuples dédiaient aux ombres des héros. Ce tertre s’élevait aumilieu d’un camp. Des faisceaux de lances étaient formés devant lestentes et des boucliers d’or pendaient à des mâts, parmi desrameaux de laurier et des couronnes de chêne. Là, tout étaitsilence et sommeil. Mais un bourdonnement, semblable au bruit quefont les abeilles dans la ruche, emplissait l’hémicycle chargé despectateurs. Tous les visages, rougis par le reflet du voile depourpre qui les couvrait de ses longs frissons, se tournaient, avecune expression d’attente curieuse, vers ce grand espace silencieux,rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes riaient en mangeantdes citrons, et les familiers des jeux s’interpellaient gaiement,d’un gradin à l’autre.

Paphnuce priait au dedans de lui-même et se gardait des parolesvaines, mais son voisin commença à se plaindre du déclin duthéâtre.

– Autrefois, dit-il, d’habiles acteurs déclamaient sous lemasque les vers d’Euripide et de Ménandre. Maintenant on ne réciteplus les drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchuss’honora dans Athènes nous n’avons gardé que ce qu’un barbare, unScythe même peut comprendre : l’attitude et le geste. Lemasque tragique, dont l’embouchure, armée de lames de métal,enflait le son des voix, le cothurne, qui élevait les personnages àla taille des dieux, la majesté tragique et le chant des beauxvers, tout cela s’en est allé. Des mimes, des ballerines, le visagenu, remplacent Paulus et Boscius. Qu’eussent dit les Athéniens dePériclès, s’ils avaient vu une femme se montrer sur la scène ?Il est indécent qu’une femme paraisse en public. Nous sommes biendégénérés pour le souffrir.

» Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l’ennemiede l’homme et la honte de la terre.

– Tu parles sagement, répondit Paphnuce, la femme est notre pireennemie. Elle donne le plaisir et c’est en cela qu’elle estredoutable.

– Par les Dieux immobiles, s’écria Dorion, la femme apporte auxhommes non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirssoucis ! L’amour est la cause de nos maux les plus cuisants.Écoute, étranger : Je suis allé dans ma jeunesse, à Trézène,en Argolide, et j’y ai vu un myrte d’une grosseur prodigieuse, dontles feuilles étaient couvertes d’innombrables piqûres. Or, voici ceque rapportent les Trézéniens au sujet de ce myrte : La reinePhèdre, du temps qu’elle aimait Hippolyte, demeurait tout le jourlanguissamment couchée sous ce même arbre qu’on voit encoreaujourd’hui. Dans son ennui mortel, ayant tiré l’épingle d’or quiretenait ses blonds cheveux, elle en perçait les feuilles del’arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsicriblées de piqûres. Après avoir perdu l’innocent qu’ellepoursuivait d’un amour incestueux, Phèdre, tu le sais, mourutmisérablement. Elle s’enferma dans sa chambre nuptiale et se penditpar sa ceinture d’or à une cheville d’ivoire. Les dieux voulurentque le myrte, témoin d’une si cruelle misère, continuât à portersur ses feuilles nouvelles des piqûres d’aiguilles. J’ai cueilliune de ces feuilles ; je l’ai placée au chevet de mon lit,afin d’être sans cesse averti par sa vue de ne point m’abandonneraux fureurs de l’amour et pour me confirmer dans la doctrine dudivin Épicure, mon maître, qui enseigne que le désir estredoutable. Mais à proprement parler, l’amour est une maladie defoie et l’on n’est jamais sûr de ne pas tomber malade.

Paphnuce demanda :

 

Dorion répondit tristement :

– Je n’ai qu’un seul plaisir et je conviens qu’il n’est pasvif ; c’est la méditation. Avec un mauvais estomac il n’enfaut pas chercher d’autres.

Prenant avantage de ces dernières paroles, Paphnuce entrepritd’initier l’épicurien aux joies spirituelles que procure lacontemplation de Dieu. Il commença :

– Entends la vérité, Dorion, et reçois la lumière.

Comme il s’écriait de la sorte, il vit de toutes parts des têteset des bras tournés vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Ungrand silence s’était fait dans le théâtre et bientôt éclatèrentles sons d’une musique héroïque.

Les jeux commençaient. On voyait des soldats sortir des tenteset se préparer au départ quand, par un prodige effrayant, une nuéecouvrit le sommet du tertre funéraire. Puis, cette nuée s’étantdissipée, l’ombre d’Achille apparut, couverte d’une armure d’or.Étendant le bras vers les guerriers, elle semblait leur dire :« Quoi ! vous partez, enfants de Danaos ; vousretournez dans la patrie que je ne verrai plus et vous laissez montombeau sans offrandes ? » Déjà les principaux chefs desGrecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thésée, levieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes,contemplaient le prodige. Le jeune fils d’Achille, Pyrrhus, étaitprosterné dans la poussière. Ulysse, reconnaissable au bonnet d’oùs’échappait sa chevelure bouclée, montrait par ses gestes qu’ilapprouvait l’ombre du héros. Il disputait avec Agamemnon et l’ondevinait leurs paroles :

– Achille, disait le roi d’Ithaque, est digne d’être honoréparmi nous, lui qui mourut glorieusement pour la Hellas. Il demandeque la fille de Priam, la vierge Polyxène soit immolée sur satombe. Danaens, contentez les mânes du héros, et que le fils dePélée se réjouisse dans le Hadès.

Mais le roi des rois répondait :

– Épargnons les vierges troiennes que nous avons arrachées auxautels. Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam.

Il parlait ainsi parce qu’il partageait la couche de la sœur dePolyxène, et le sage Ulysse lui reprochait de préférer le lit deCassandre à la lance d’Achille.

Tous les Grecs l’approuvèrent avec un grand bruit d’armesentre-choquées. La mort de Polyxène fut résolue et l’ombre apaiséed’Achille s’évanouit. La musique, tantôt furieuse et tantôtplaintive, suivait la pensée des personnages. L’assistance éclataen applaudissements.

Paphnuce, qui rapportait tout à la vérité divine,murmura :

– Ô lumières et ténèbres répandues sur les gentils ! Detels sacrifices, parmi les nations, annonçaient et figuraientgrossièrement le sacrifice salutaire du fils de Dieu.

– Toutes les religions enfantent des crimes, répliqual’Épicurien. Par bonheur un Grec divinement sage vint affranchirles hommes des vaines terreurs de l’inconnu…

Cependant Hécube, ses blancs cheveux épars, sa robe en lambeaux,sortait de la tente où elle était captive. Ce fut un long soupirquand on vit paraître cette parfaite image du malheur. Hécube,avertie par un songe prophétique, gémissait sur sa fille et surelle-même. Ulysse était déjà près d’elle et lui demandait Polyxène.La vieille mère s’arrachait les cheveux, se déchirait les jouesavec les ongles et baisait les mains de cet homme cruel qui,gardant son impitoyable douceur, semblait dire :

– Sois sage, Hécube, et cède à la nécessité. Il y a aussi dansnos maisons de vieilles mères qui pleurent leurs enfants endormis àjamais sous les pins de l’Ida.

Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenantesclave, souillait de poussière sa tête infortunée.

Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre lavierge Polyxène. Un frémissement unanime agita les spectateurs. Ilsavaient reconnu Thaïs. Paphnuce la revit, celle-là qu’il venaitchercher. De son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tête lalourde toile. Immobile, semblable à une belle statue, maispromenant autour d’elle le paisible regard de ses yeux de violette,douce et fière, elle donnait à tous le frisson tragique de labeauté.

Un murmure de louange s’éleva et Paphnuce l’âme agitée,contenant son cœur avec ses mains, soupira :

– Pourquoi donc, ô mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir à une de tescréatures ?

Dorion, plus paisible, disait :

– Certes, les atomes qui s’associent pour composer cette femmeprésentent une combinaison agréable à l’œil. Ce n’est qu’un jeu dela nature et ces atomes ne savent ce qu’ils font. Ils se séparerontun jour avec la même indifférence qu’ils se sont unis. Où sontmaintenant les atomes qui formèrent Laïs ou Cléopâtre ? Jen’en disconviens pas : les femmes sont quelquefois belles,mais elles sont soumises à de fâcheuses disgrâces et à desincommodités dégoûtantes. C’est à quoi songent les espritsméditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n’y fait pointattention. Et les femmes inspirent l’amour, bien qu’il soitdéraisonnable de les aimer.

Ainsi le philosophe et l’ascète contemplaient Thaïs et suivaientleur pensée. Ils n’avaient vu ni l’un ni l’autre Hécube, tournéevers sa fille, lui dire par ses gestes :

– Essaie de fléchir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, tabeauté, ta jeunesse !

Thaïs, où plutôt Polyxène elle-même, laissa retomber la toile dela tente. Elle fit un pas, et tous les cœurs furent domptés. Etquand, d’une démarche noble et légère, elle s’avança vers Ulysse,le rythme de ses mouvements, qu’accompagnait le son des flûtes,faisait songer à tout un ordre de choses heureuses, et il semblaitqu’elle fût le centre divin des harmonies du monde. On ne voyaitplus qu’elle, et tout le reste était perdu dans son rayonnement.Pourtant l’action continuait.

Le prudent fils de Laërte détournait la tête et cachait sa mainsous son manteau, afin d’éviter les regards, les baisers de lasuppliante. La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Sesregards tranquilles disaient :

– Ulysse, je te suivrai pour obéir à la nécessité et parce queje veux mourir. Fille de Priam et sœur d’Hector, ma couche,autrefois jugée digne des rois, ne recevra pas un maître étranger.Je renonce librement à la lumière du jour.

Hécube, inerte dans la poussière, se releva soudain et s’attachaà sa fille d’une étreinte désespérée. Polyxène dénoua avec unedouceur résolue les vieux bras qui la liaient. On croyaitl’entendre :

– Mère, ne t’expose pas aux outrages du maître. N’attends pasque, t’arrachant à moi, il ne te traîne indignement. Plutôt, mèrebien aimée, tends-moi cette main ridée et approche tes jouescreuses de mes lèvres.

La douleur était belle sur le visage de Thaïs ; la foule semontrait reconnaissante à cette femme de revêtir ainsi d’une grâcesurhumaine les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, luipardonnant sa splendeur présente en vue de son humilité prochaine,se glorifiait par avance de la sainte qu’il allait donner au ciel.Le spectacle touchait au dénouement. Hécube tomba comme morte etPolyxène, conduite par Ulysse, s’avança vers le tombeauqu’entourait l’élite des guerriers. Elle gravit, au bruit deschants de deuil, le tertre funéraire au sommet duquel le filsd’Achille faisait, dans une coupe d’or, des libations aux mânes duhéros. Quand les sacrificateurs levèrent les bras pour la saisir,elle fit signe qu’elle voulait mourir libre, comme il convenait àla fille de tant de rois. Puis, déchirant sa tunique, elle montrala place de son cœur. Pyrrhus y plongea son glaive en détournant latête, et, par un habile artifice, le sang jaillit à flots de lapoitrine éblouissante de la vierge qui, la tête renversée et lesyeux nageant dans l’horreur de la mort, tomba avec décence.

Cependant que les guerriers voilaient la victime et lacouvraient de lis et d’anémones, des cris d’effroi et des sanglotsdéchiraient l’air, et Paphnuce, soulevé sur son banc, prophétisaitd’une voix retentissante :

– Gentils, vils adorateurs des démons ! Et vous ariens plusinfâmes que les idolâtres, instruisez-vous ! Ce que vous venezde voir est une image et un symbole. Cette fable renferme un sensmystique et bientôt la femme que vous voyez là sera immolée, hostiebien heureuse, au Dieu ressuscité !

Déjà la foule s’écoulait en flots sombres dans les vomitoires.L’abbé d’Antinoé, échappant à Dorion surpris, gagna la sortie enprophétisant encore.

Une heure après, il frappait à la porte de Thaïs.

La comédienne alors, dans le riche quartier de Racotis, près dutombeau d’Alexandre, habitait une maison entourée de jardinsombreux, dans lesquels s’élevaient des rochers artificiels etcoulait un ruisseau bordé de peupliers. Une vieille esclave noire,chargée d’anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu’ilvoulait.

– Je veux voir Thaïs, répondit-il. Dieu m’est témoin que je nesuis venu ici que pour la voir.

Comme il portait une riche tunique et qu’il parlaitimpérieusement, l’esclave le fit entrer.

– Tu trouveras Thaïs, dit-elle, dans la grotte des Nymphes.

Partie 2
Le Papyrus

Thaïs était née de parents libres et pauvres, adonnés àl’idolâtrie. Du temps qu’elle était petite, son père gouvernait, àAlexandrie, proche la porte de la Lune, un cabaret quefréquentaient les matelots. Certains souvenirs vifs et détachés luirestaient de sa première enfance. Elle revoyait son père assis àl’angle du foyer, les jambes croisées, grand, redoutable ettranquille, tel qu’un de ces vieux Pharaons que célèbrent lescomplaintes chantées par les aveugles dans les carrefours. Ellerevoyait aussi sa maigre et triste mère, errant comme un chataffamé dans la maison, qu’elle emplissait des éclats de sa voixaigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans lefaubourg qu’elle était magicienne et qu’elle se changeait enchouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait. Thaïssavait bien, pour l’avoir souvent épiée, que sa mère ne se livraitpoint aux arts magiques, mais que, dévorée d’avarice, elle comptaittoute la nuit le gain de la journée. Ce père inerte et cette mèreavide la laissaient chercher sa vie comme les bêtes de labasse-cour. Aussi était-elle devenue très habile à tirer une à uneles oboles de la ceinture des matelots ivres, en les amusant pardes chansons naïves et par des paroles infâmes dont elle ignoraitle sens. Elle passait de genoux en genoux dans la salle imprégnéede l’odeur des boissons fermentées et des outres résineuses ;puis, les joues poissées de bière et piquées par les barbes rudes,elle s’échappait, serrant les oboles dans sa petite main, etcourait acheter des gâteaux de miel à une vieille femme accroupiederrière ses paniers sous la porte de la Lune. C’était tous lesjours les mêmes scènes : les matelots, contant leurs périls,quand l’Euros ébranlait les algues sous-marines, puis jouant auxdés ou aux osselets, et demandant, en blasphémant les dieux, lameilleure bière de Cilicie.

Chaque nuit, l’enfant était réveillée par les rixes des buveurs.Les écailles d’huîtres, volant par-dessus les tables, fendaient lesfronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, à la lueur deslampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sangjaillir.

Ses jeunes ans ne connaissaient la bonté humaine que par le douxAhmès, en qui elle était humiliée. Ahmès, l’esclave de la maison,Nubien plus noir que la marmite qu’il écumait gravement, était boncomme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thaïs sur ses genouxet il lui contait d’antiques récits où il y avait des souterrainspleins de trésors, construits pour des rois avares, qui mettaient àmort les maçons et les architectes. Il y avait aussi, dans cescontes, d’habiles voleurs qui épousaient des filles de rois et descourtisanes qui élevaient des pyramides. La petite Thaïs aimaitAhmès comme un père, comme une mère, comme une nourrice et comme unchien. Elle s’attachait au pagne de l’esclave et le suivait dans lecellier aux amphores et dans la basse-cour, parmi les pouletsmaigres et hérissés, tout en bec, en ongles et en plumes, quivoletaient mieux que des aiglons devant le couteau du cuisiniernoir. Souvent, la nuit, sur la paille, au lieu de dormir, ilconstruisait pour Thaïs des petits moulins à eau et des naviresgrands comme la main avec tous leurs agrès.

Accablé de mauvais traitements par ses maîtres, il avait uneoreille déchirée et le corps labouré de cicatrices. Pourtant sonvisage gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprès de luine songeait à se demander d’où il tirait la consolation de son âmeet l’apaisement de son cœur. Il était aussi simple qu’unenfant.

En accomplissant sa tâche grossière, il chantait d’une voixgrêle des cantiques qui faisaient passer dans l’âme de l’enfant desfrissons et des rêves. Il murmurait sur un ton grave etjoyeux :

– Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu là d’où tuviens ?

– J’ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur letombeau.

Et j’ai vu la gloire du Ressuscité.

Elle lui demandait :

– Père, pourquoi chantes-tu les anges assis sur letombeau ?

Et il lui répondait :

– Petite lumière de mes yeux, je chante les anges, parce queJésus Notre Seigneur est monté au ciel.

Ahmès était chrétien. Il avait reçu le baptême, et on le nommaitThéodore dans les banquets des fidèles, où il se rendaitsecrètement pendant le temps qui lui était laissé pour sonsommeil.

En ces jours-là l’Église subissait l’épreuve suprême. Parl’ordre de l’Empereur, les basiliques étaient renversées, leslivres saints brûlés, les vases sacrés et les chandeliers fondus.Dépouillés de leurs honneurs, les chrétiens n’attendaient que lamort. La terreur régnait sur la communauté d’Alexandrie ; lesprisons regorgeaient de victimes. On contait avec effroi, parmi lesfidèles, qu’en Syrie, en Arabie, en Mésopotamie, en Cappadoce, partout l’empire, les fouets, les chevalets, les ongles de fer, lacroix, les bêtes féroces déchiraient les pontifes et les vierges.Alors Antoine, déjà célèbre par ses visions et ses solitudes, chefet prophète des croyants d’Égypte, fondit comme l’aigle, du haut deson rocher sauvage, sur la ville d’Alexandrie, et, volant d’égliseen église, embrasa de son feu la communauté tout entière. Invisibleaux païens, il était présent à la fois dans toutes les assembléesdes chrétiens, soufflant à chacun l’esprit de force et de prudencedont il était animé. La persécution s’exerçait avec uneparticulière rigueur sur les esclaves. Plusieurs d’entre eux,saisis d’épouvante, reniaient leur foi. D’autres, en plus grandnombre, s’enfuyaient au désert, espérant y vivre, soit dans lacontemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahmès fréquentaitcomme de coutume les assemblées, visitait les prisonniers,ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion duChrist. Témoin de ce zèle véritable, le grand Antoine, avant deretourner au désert, pressa l’esclave noir dans ses bras et luidonna le baiser de paix.

Quand Thaïs eut sept ans, Ahmès commença à lui parler deDieu.

– Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme unPharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de sesjardins.

» Il était l’ancien des anciens et plus vieux que le monde,et n’avait qu’un fils, le prince Jésus, qu’il aimait de tout soncœur et qui passait en beauté les vierges et les anges. Et le bonSeigneur Dieu dit au prince Jésus :

» – Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mesfontaines vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. Làtu seras semblable à un petit enfant et tu vivras pauvre parmi lespauvres. La souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleurerasavec tant d’abondance que tes larmes formeront des fleuves oùl’esclave fatigué se baignera délicieusement. Va, monfils !

» Le prince Jésus obéit au bon Seigneur et il vint sur laterre en un lieu nommé Bethléem de Juda. Et il se promenait dansles prés fleuris d’anémones, disant à ses compagnons :

» – Heureux ceux qui ont faim, car je les mènerai à latable de mon père ! Heureux ceux qui ont soif, car ils boirontaux fontaines du ciel ! Heureux ceux qui pleurent, carj’essuierai leurs yeux avec des voiles plus fins que ceux desprincesses syriennes.

» C’est pourquoi les pauvres l’aimaient et croyaient enlui. Mais les riches le haïssaient, redoutant qu’il n’élevât lespauvres au-dessus d’eux. En ce temps-là Cléopâtre et César étaientpuissants sur la terre. Ils haïssaient tous deux Jésus et ilsordonnèrent aux juges et aux prêtres de le faire mourir. Pour obéirà la reine Égypte, les princes de Syrie dressèrent une croix surune haute montagne et ils firent mourir Jésus sur cette croix. Maisdes femmes lavèrent le corps et l’ensevelirent, et le prince Jésus,ayant brisé le couvercle de son tombeau, remonta vers le bonSeigneur son père.

» Et depuis ce temps-là tous ceux qui meurent en lui vontau ciel.

» Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit :

» – Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince monfils. Prenez un bain, puis mangez.

» Ils prendront leur bain au son d’une belle musique et,tout le long de leur repas, ils verront des danses d’aimées et ilsentendront des conteurs dont les récits ne finiront point. Le bonSeigneur Dieu les tiendra plus chers que la lumière de ses yeux,puisqu’ils seront ses hôtes, et ils auront dans leur partage lestapis de son caravansérail et les grenades de sesjardins. »

Ahmès parla plusieurs fois de la sorte et c’est ainsi que Thaïsconnut la vérité. Elle admirait et disait :

– Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur.

Ahmès lui répondait :

– Ceux-là seuls qui sont baptisés en Jésus, goûteront les fruitsdu ciel.

Et Thaïs demandait à être baptisée. Voyant par là qu’elleespérait en Jésus, l’esclave résolut de l’instruire plusprofondément, afin qu’étant baptisée, elle entrât dans Église Et ils’attacha étroitement à elle, comme à sa fille en esprit.

L’enfant, sans cesse repoussée par ses parents injustes, n’avaitpoint de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin del’étable parmi les animaux domestiques. C’est là que, chaque nuit,Ahmès allait la rejoindre en secret.

Il s’approchait doucement de la natte où elle reposait, et puiss’asseyait sur ses talons, les jambes repliées, le buste droit,dans l’attitude héréditaire de toute sa race. Son corps et sonvisage, vêtus de noir, restaient perdus dans les ténèbres ;seuls ses grands yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueursemblable à un rayon de l’aube à travers les fentes d’une porte. Ilparlait d’une voie grêle et chantante, dont le nasillement légeravait la douceur triste des musiques qu’on entend le soir dans lesrues. Parfois, le souffle d’un âne et le doux meuglement d’un bœufaccompagnaient, comme un chœur d’obscurs esprits, la voix del’esclave qui disait l’Évangile. Ses paroles coulaient paisiblementdans l’ombre qui s’imprégnait de zèle, de grâce etd’espérance ; et la néophyte, la main dans la main d’Ahmès,bercée par les sons monotones et voyant de vagues images,s’endormait calme et souriante, parmi les harmonies de la nuitobscure et des saints mystères, au regard d’une étoile qui clignaitentre les solives de la crèche.

L’initiation dura toute une année, jusqu’à l’époque où leschrétiens célèbrent avec allégresse les fêtes pascales. Or, unenuit de la semaine glorieuse, Thaïs, qui sommeillait déjà sur sanatte dans la grange, se sentit soulevée par l’esclave dont leregard brillait d’une clarté nouvelle. Il était vêtu, non point,comme de coutume, d’un pagne en lambeaux, mais d’un long manteaublanc sous lequel il serra l’enfant en disant tout bas :

– Viens, mon âme ! viens, mes yeux ! viens mon petitcœur ! viens revêtir les aubes du baptême.

Et il emporta l’enfant pressée sur sa poitrine. Effrayée etcurieuse, Thaïs, la tête hors du manteau, attachait ses bras au coude son ami qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruellesnoires ; ils traversèrent le quartier des juifs ; ilslongèrent un cimetière où l’orfraie poussait son cri sinistre. Ilspassèrent, dans un carrefour, sous des croix auxquelles pendaientles corps des suppliciés et dont les bras étaient chargés decorbeaux qui claquaient du bec. Thaïs cacha sa tête dans lapoitrine de l’esclave. Elle n’osa plus rien voir le reste duchemin. Tout à coup il lui sembla qu’on la descendait sous terre.Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un étroit caveau,éclairé par des torches de résine et dont les murs étaient peintsde grandes figures droites qui semblaient s’animer sous la fuméedes torches. On y voyait des hommes vêtus de longues tuniques etportant des palmes, au milieu d’agneaux, de colombes et de pampres.Thaïs, parmi ces figures, reconnut Jésus de Nazareth à ce que desanémones fleurissaient à ses pieds. Au milieu de la salle, prèsd’une grande cuve de pierre remplie d’eau jusqu’au bord, se tenaitun vieillard coiffé d’une mitre basse et vêtu d’une dalmatiqueécarlate, brodée d’or. De son maigre visage pendait une longuebarbe. Il avait l’air humble et doux sous son riche costume.C’était l’évêque Vivantius qui, prince exilé de l’église de Cyrène,exerçait, pour vivre, le métier de tisserand et fabriquait degrossières étoffes de poil de chèvre. Deux pauvres enfants setenaient debout à ses côtés. Tout proche, une vieille négresseprésentait déployée une petite robe blanche. Ahmès, ayant posél’enfant à terre, s’agenouilla devant l’évêque et dit :

– Mon père, voici la petite âme, la fille de mon âme. Je tel’amène afin que, selon ta promesse et s’il plaît à ta Sérénité, tului donnes le baptême de vie.

À ces mois, l’évêque, ayant ouvert les bras, laissa voir sesmains mutilées. Il avait eu les ongles arrachés en confessant lafoi aux jours de l’épreuve. Thaïs eut peur et se jeta dans les brasd’Ahmès. Mais le prêtre la rassura par des parolescaressantes :

– Ne crains rien, petite bien-aimée. Tu as ici un père selonl’esprit, Ahmès, qu’on nomme Théodore parmi les vivants, et unedouce mère dans la grâce qui t’a préparé de ses mains une robeblanche.

Et se tournant vers la négresse :

– Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il ; elle est esclave surcette terre. Mais Jésus l’élèvera dans le ciel au rang de sesépouses.

Puis il interrogea l’enfant néophyte :

– Thaïs, crois-tu en Dieu, le père tout-puissant, en son filsunique qui mourut pour notre salut et en tout ce qu’ont enseignéles apôtres ?

– Oui, répondirent ensemble le nègre et la négresse, qui setenaient par la main.

Sur l’ordre de l’évêque, Nitida, agenouillée, dépouilla Thaïs detous ses vêtements. L’enfant était nue, une amulette au cou. Lepontife la plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytesprésentèrent l’huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et lesel dont il posa un grain sur les lèvres de la catéchumène. Puis,ayant essuyé ce corps destiné, à travers tant d’épreuves, à la vieéternelle, l’esclave Nitida le revêtit de la robe blanche qu’elleavait tissue de ses mains.

L’évêque donna à tous le baiser de paix et, la cérémonieterminée, dépouilla ses ornements sacerdotaux. Quand ils furenttous hors de la crypte, Ahmès dit :

– Il faut nous réjouir en ce jour d’avoir donné une âme au bonSeigneur Dieu ; allons dans la maison qu’habite ta Sérénité,pasteur Vivantius, et livrons-nous à la joie tout le reste de lanuit.

– Tu as bien parlé, Théodore, répondit l’évêque.

Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui était touteproche. Elle se composait d’une seule chambre, meublée de deuxmétiers de tisserand, d’une table grossière et d’un tapis tout usé.Dès qu’ils y furent entrés :

– Nitida, cria le Nubien, apporte la poêle et la jarre d’huile,et faisons un bon repas.

En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petitspoissons qu’il y tenait cachés. Puis, ayant allumé un grand feu, illes fit frire. Et tous, l’évêque, l’enfant, les deux jeunes garçonset les deux esclaves, s’étant assis en cercle sur le tapis,mangèrent les poissons en bénissant le Seigneur. Vivantius parlaitdu martyre qu’il avait souffert et annonçait le triomphe prochainde Église Son langage était rude, mais plein de jeux de mots et defigures. Il comparait la vie des justes à un tissu de pourpre et,pour expliquer le baptême, il disait :

– L’Esprit Saint flotta sur les eaux, c’est pourquoi leschrétiens reçoivent le baptême de l’eau. Mais les démons habitentaussi les ruisseaux ; les fontaines consacrées aux nymphessont redoutables et l’on voit que certaines eaux apportent diversesmaladies de l’âme et du corps.

Parfois il s’exprimait par énigmes et il inspirait ainsi àl’enfant une profonde admiration. À la fin du repas, il offrit unpeu de vin à ses hôtes dont les langues se délièrent et qui semirent à chanter des complaintes et des cantiques. Ahmès et Nitida,s’étant levés, dansèrent une danse nubienne qu’ils avaient appriseenfants, et qui se dansait sans doute dans la tribu depuis lespremiers âges du monde. C’était une danse amoureuse ; agitantles bras et tout le corps balancé en cadence, ils feignaient tour àtour de se fuir et de se chercher. Ils roulaient de gros yeux etmontraient dans un sourire des dents étincelantes.

C’est ainsi que Thaïs reçut le saint baptême.

Elle aimait les amusements et, à mesure qu’elle grandissait, devagues désirs naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout lejour des rondes avec les enfants errants dans les rues, et elleregagnait, à la nuit, la maison de son père, en chantonnantencore :

– Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison ?

– Je dévide la laine et le fil de Milet.

– Torti tortu, comment ton fils a-t-il péri ?

– Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer.

Maintenant elle préférait à la compagnie du doux Ahmès celle desgarçons et des filles. Elle ne s’apercevait point que son ami étaitmoins souvent auprès d’elle. La persécution s’étant ralentie, lesassemblées des chrétiens devenaient plus régulières et le Nubienles fréquentait assidûment. Son zèle s’échauffait ; demystérieuses menaces s’échappaient parfois de ses lèvres. Il disaitque les riches ne garderaient point leurs biens. Il allait dans lesplaces publiques où les chrétiens d’une humble condition avaientcoutume de se réunir et là, rassemblant les misérables étendus àl’ombre des vieux murs, il leur annonçait l’affranchissement desesclaves et le jour prochain de la justice.

– Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront desvins frais et mangeront des fruits délicieux, tandis que lesriches, couchés à leurs pieds comme des chiens, dévoreront lesmiettes de leur table.

Ces propos ne restèrent point secrets ; ils furent publiésdans le faubourg et les maîtres craignirent qu’Ahmès n’excitât lesesclaves à la révolte. Le cabaretier en ressentit une rancuneprofonde qu’il dissimula soigneusement.

Un jour, une salière d’argent, réservée à la nappe des dieux,disparut du cabaret. Ahmès fut accusé de l’avoir volée, en haine deson maître et des dieux de l’empire. L’accusation était sanspreuves et l’esclave la repoussait de toutes ses forces. Il n’enfut pas moins traîné devant le tribunal et, comme il passait pourun mauvais serviteur, le juge le condamna au dernier supplice.

– Tes mains, lui dit-il, dont tu n’as pas su faire un bon usage,seront clouées au poteau.

Ahmès écouta paisiblement cet arrêt, salua le juge avec beaucoupde respect et fut conduit à la prison publique. Durant les troisjours qu’il y resta, il ne cessa de prêcher Évangile auxprisonniers et l’on a conté depuis que des criminels et le geôlierlui-même, touchés par ses paroles, avaient cru en Jésus crucifié.On le conduisit à ce carrefour qu’une nuit, moins de deux ansauparavant, il avait traversé avec allégresse, portant dans sonmanteau blanc la petite Thaïs, la fille de son âme, sa fleurbien-aimée. Attaché sur la croix, les mains clouées, il ne poussapas une plainte ; seulement il soupira à plusieursreprises : « J’ai soif ! »

Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n’aurait pascru la chair humaine capable d’endurer une si longue torture.Plusieurs fois on pensa qu’il était mort ; les mouchesdévoraient la cire de ses paupières ; mais tout à coup ilrouvrait ses yeux sanglants. Le matin du quatrième jour, il chantad’une voix plus pure que la voix des enfants :

– Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu là d’où tuviens ?

Puis il sourit, et dit :

– Les voici, les anges du bon Seigneur ! Ils m’apportent duvin et des fruits. Qu’il est frais le battement de leurs ailes.

Et il expira.

Son visage conservait dans la mort l’expression de l’extasebienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisisd’admiration. Vivantius, accompagné de quelques-uns de ses frèreschrétiens, vint réclamer le corps pour l’ensevelir, parmi lesreliques des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. EtÉglise garda la mémoire vénérée de saint Théodore le Nubien.

Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia unédit par lequel il assurait la paix aux chrétiens, et désormais lesfidèles ne furent plus persécutés que par les hérétiques.

Thaïs achevait sa onzième année, quand son ami mourut dans lestourments. Elle en ressentit une tristesse et une épouvanteinvincibles. Elle n’avait pas l’âme assez pure pour comprendre quel’esclave Ahmès, par sa vie et sa mort, était un bienheureux. Cetteidée germa dans sa petite âme, qu’il n’est possible d’être bon ence monde qu’au prix des plus affreuses souffrances. Et ellecraignit d’être bonne, car sa chair délicate redoutait ladouleur.

Elle se donna avant l’âge à des jeunes garçons du port et ellesuivit les vieillards qui errent le soir dans les faubourgs ;et avec ce qu’elle recevait d’eux elle achetait des gâteaux et desparures.

Comme elle ne rapportait à la maison rien de ce qu’elle avaitgagné, sa mère l’accablait de mauvais traitements. Pour éviter lescoups, elle courait pieds nus jusqu’aux remparts de la ville et secachait avec les lézards dans les fentes des pierres. Là, ellesongeait, pleine d’envie, aux femmes qu’elle voyait passer,richement parées, dans leur litière entourée d’esclaves.

Un jour que, frappée plus rudement que de coutume, elle setenait accroupie devant la porte, dans une immobilité farouche, unevieille femme s’arrêta devant elle, la considéra quelques instantsen silence, puis s’écria :

– Ô la jolie fleur, la belle enfant ! Heureux le père quit’engendra et la mère qui te mit au monde !

Thaïs restait muette et tenait ses regards fixés vers la terre.Ses paupières étaient rouges et l’on voyait qu’elle avaitpleuré.

– Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mère n’est-elle pasheureuse d’avoir nourri une petite déesse telle que toi, et tonpère, en te voyant, ne se réjouit-il pas dans le fond de soncœur ?

Alors l’enfant, comme se parlant à elle-même :

– Mon père est une outre gonflée de vin et ma mère une sangsueavide.

La vieille regarda à droite et à gauche si on ne la voyait pas.Puis d’une voix caressante :

– Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumière, viens avecmoi et tu n’auras, pour vivre, qu’à danser et à sourire. Je tenourrirai de gâteaux de miel, et mon fils, mon propre fils t’aimeracomme ses yeux. Il est beau, mon fils, il est jeune ; il n’aau menton qu’une barbe légère ; sa peau est douce, et c’est,comme on dit, un petit cochon d’Acharné.

Thaïs répondit :

– Je veux bien aller avec toi.

Et, s’étant levée, elle suivit la vieille hors de la ville.

Cette femme, nommée Moeroé, conduisait de pays en pays desfilles et des jeunes garçons qu’elle instruisait dans la danse etqu’elle louait ensuite aux riches pour paraître dans lesfestins.

Devinant que Thaïs deviendrait bientôt la plus belle des femmes,elle lui apprit, à coups de fouet, la musique et la prosodie, etelle flagellait avec des lanières de cuir ces jambes divines, quandelles ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils,avorton décrépit, sans âge et sans sexe, accablait de mauvaistraitements cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la raceentière des femmes. Rival des ballerines, dont il affectait lagrâce, il enseignait à Thaïs l’art de feindre, dans les pantomimes,par l’expression du visage, le geste et l’attitude, tous lessentiments humains et surtout les passions de l’amour. Il luidonnait avec dégoût les conseils d’un maître habile ; mais,jaloux de son élève, il lui griffait les joues, lui pinçait le brasou la venait piquer par derrière avec un poinçon, à la manière desfilles méchantes, dès qu’il s’apercevait trop vivement qu’elleétait née pour la volupté des hommes. Grâce à ses leçons, elledevint en peu de temps musicienne, mime et danseuse excellente. Laméchanceté de ses maîtres ne la surprenait point et il lui semblaitnaturel d’être indignement traitée. Elle éprouvait même quelquerespect pour cette vieille femme qui savait la musique et buvait duvin grec. Moeroé, s’étant arrêtée à Antioche, loua son élève commedanseuse et comme joueuse de flûte aux riches négociants de laville qui donnaient des festins. Thaïs dansa et plut. Les plus grosbanquiers l’emmenaient, au sortir de table, dans les bosquets del’Oronte. Elle se donnait à tous, ne sachant pas le prix del’amour. Mais une nuit qu’elle avait dansé devant les jeunes hommesles plus élégants de la ville, le fils du proconsul s’approchad’elle, tout brillant de jeunesse et de volupté, et lui dit d’unevoix qui semblait mouillée de baisers :

– Que ne suis-je, Thaïs, la couronne qui ceint ta chevelure, latunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beaupied ! Mais je veux que tu me foules à tes pieds comme unesandale ; je veux que mes caresses soient ta tunique et tacouronne. Viens, belle enfant, viens dans ma maison et oublionsl’univers.

Elle le regarda tandis qu’il parlait et elle vit qu’il étaitbeau. Soudain elle sentit la sueur qui lui glaçait le front ;elle devint verte comme l’herbe ; elle chancela ; unnuage descendit sur ses paupières. Il la priait encore. Mais ellerefusa de le suivre. En vain, il lui jeta des regards ardents, desparoles enflammées, et quand il la prit dans ses bras ens’efforçant de l’entraîner, elle le repoussa avec rudesse. Alors ilse fit suppliant et lui montra ses larmes. Sous l’empire d’uneforce nouvelle, inconnue, invincible, elle résista.

– Quelle folie ! disaient les convives. Lollius estnoble ; il est beau, il est riche, et voici qu’une joueuse deflûte le dédaigne !

Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l’embrasa toutentier d’amour. Il vint dès le matin, pâle et les yeux rouges,suspendre des fleurs à la porte de la joueuse de flûte. CependantThaïs, saisie de trouble et d’effroi, fuyait Lollius et le voyaitsans cesse au dedans d’elle-même. Elle souffrait et ne connaissaitpas son mal. Elle se demandait pourquoi elle était ainsi changée etd’où lui venait sa mélancolie. Elle repoussait tous sesamants : ils lui faisaient horreur. Elle ne voulait plus voirla lumière et restait tout le jour couchée sur son lit, sanglotantla tête dans les coussins. Lollius, ayant su forcer la porte deThaïs, vint plusieurs fois supplier et maudire cette méchanteenfant. Elle restait devant lui craintive comme une vierge etrépétait :

– Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

Puis, au bout de quinze jours, s’étant donnée à lui, elle connutqu’elle l’aimait ; elle le suivit dans sa maison et ne lequitta plus. Ce fut une vie délicieuse. Ils passaient tout le jourenfermés, les yeux dans les yeux, se disant l’un à l’autre desparoles qu’on ne dit qu’aux enfants. Le soir, ils se promenaientsur les bords solitaires de l’Oronte et se perdaient dans les boisde lauriers. Parfois ils se levaient dès l’aube pour aller cueillirdes jacinthes sur les pentes du Silpicus. Ils buvaient dans la mêmecoupe, et, quand elle portait un grain de raisin à sa bouche, il lelui prenait entre les lèvres avec ses dents.

Moeroé vint chez Lollius réclamer Thaïs à grands cris :

– C’est ma fille, disait-elle, ma fille qu’on m’arrache, mafleur parfumée, mes petites entrailles !…

Lollius la renvoya avec une grosse somme d’argent. Mais, commeelle revint demandait encore quelques staters d’or, le jeune hommela fit mettre en prison, et les magistrats, ayant découvertplusieurs crimes dont elle s’était rendue coupable, elle futcondamnée à mort et livrée aux bêtes.

Thaïs aimait Lollius avec toutes les fureurs de l’imagination ettoutes les surprises de l’innocence. Elle lui disait dans toute lavérité de son cœur :

– Je n’ai jamais été qu’à toi.

Lollius lui répondait :

– Tu ne ressembles à aucune autre femme.

Le charme dura six mois et se rompit en un jour. SoudainementThaïs se sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plusLollius ; elle songeait :

– Qui me l’a ainsi changé en un instant ? Comment sefait-il qu’il ressemble désormais à tous les autres hommes et qu’ilne ressemble plus à lui-même ?

Elle le quitta, non sans un secret désir de chercher Lollius enun autre, puisqu’elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeaitaussi que vivre avec un homme qu’elle n’aurait jamais aimé seraitmoins triste que de vivre avec un homme qu’elle n’aimait plus. Ellese montra, en compagnie des riches voluptueux, à ces fêtes sacréesoù l’on voyait des chœurs de vierges nues dansant dans les templeset des troupes de courtisanes traversant l’Oronte à la nage. Elleprit sa part de tous les plaisirs qu’étalait la ville élégante etmonstrueuse, surtout elle fréquenta assidûment les théâtres, danslesquels des mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaientaux applaudissements d’une foule avide de spectacles.

Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comédienset particulièrement les femmes qui, dans les tragédies,représentaient les déesses amantes des jeunes hommes et lesmortelles aimées des dieux. Ayant surpris les secrets par lesquelselles charmaient la foule, elle se dit que, plus belle, ellejouerait mieux encore. Elle alla trouver le chef des mimes et luidemanda d’être admise dans sa troupe. Grâce à sa beauté et auxleçons de la vieille Moeroé, elle fut accueillie et parut sur lascène dans le personnage de Dircé.

Elle plut médiocrement, parce qu’elle manquait d’expérience etaussi parce que les spectateurs n’étaient pas excités àl’admiration par un long bruit de louanges. Mais après quelquesmois d’obscurs débuts, la puissance de sa beauté éclata sur lascène avec une telle force, que la ville entière s’en émut. ToutAntioche s’étouffait au théâtre. Les magistrats impériaux et lespremiers citoyens s’y rendaient, poussés par la force de l’opinion.Les portefaix, les balayeurs et les ouvriers du port se privaientd’ail et de pain pour payer leur place. Les poètes composaient desépigrammes en son honneur. Les philosophes barbus déclamaientcontre elle dans les bains et dans les gymnases ; sur lepassage de sa litière, les prêtres des chrétiens détournaient latête. Le seuil de sa maison était couronné de fleurs et arrosé desang. Elle recevait de ses amants de l’or, non plus compté, maismesuré au médimne, et tous les trésors amassés par les vieillardséconomes venaient, comme des fleuves, se perdre à ses pieds. C’estpourquoi son âme était sereine. Elle se réjouissait dans unpaisible orgueil de la faveur publique et de la bonté des dieux,et, tant aimée, elle s’aimait elle-même.

Après avoir joui pendant plusieurs années de l’admiration et del’amour des Antiochiens, elle fut prise du désir de revoirAlexandrie et de montrer sa gloire à la ville dans laquelle,enfant, elle errait sous la misère et la honte, affamée et maigrecomme une sauterelle au milieu d’un chemin poudreux. La ville d’orla reçut avec joie et la combla de nouvelles richesses. Quand elleparut dans les jeux, ce fut un triomphe. Il lui vint desadmirateurs et des amants innombrables. Elle les accueillaitindifféremment, car elle désespérait enfin de retrouverLollius.

Elle reçut parmi tant d’autres le philosophe Nicias qui ladésirait, bien qu’il fît profession de vivre sans désirs. Malgré sarichesse, il était intelligent et doux ; mais il ne la charmani par la finesse de son esprit, ni par la grâce de ses sentiments.Elle ne l’aimait pas et même elle s’irritait parfois de sesélégantes ironies. Il la blessait par son doute perpétuel. C’estqu’il ne croyait à rien et qu’elle croyait à tout. Elle croyait àla providence divine, à la toute-puissance des mauvais esprits, auxsorts, aux conjurations, à la justice éternelle. Elle croyait enJésus-Christ et en la bonne déesse des Syriens ; elle croyaitencore que les chiennes aboient quand la sombre Hécate passe dansles carrefours et qu’une femme inspire l’amour en versant unphiltre dans une coupe qu’enveloppe la toison sanglante d’unebrebis. Elle avait soif d’inconnu ; elle appelait des êtressans nom et vivait dans une attente perpétuelle. L’avenir luifaisait peur et elle voulait le connaître. Elle s’entourait deprêtres d’Isis, de mages chaldéens, de pharmacopoles et desorciers, qui la trompaient toujours et ne la lassaient jamais.Elle craignait la mort et la voyait partout. Quand elle cédait à lavolupté, il lui semblait tout à coup qu’un doigt glacé touchait sonépaule nue et, toute pâle, elle criait d’épouvante dans les brasqui la pressaient. Nicias lui disait :

– Que notre destinée soit de descendre en cheveux blancs et lesjoues creuses dans la nuit éternelle, ou que ce jour même, qui ritmaintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu’importe,ô ma Thaïs ! Goûtons la vie. Nous aurons beaucoup vécu si nousavons beaucoup senti. Il n’est pas d’autre intelligence que celledes sens : aimer c’est comprendre. Ce que nous ignorons n’estpas. À quoi bon nous tourmenter pour un néant ?

Elle lui répondait avec colère :

– Je méprise ceux qui comme toi n’espèrent ni ne craignent rien.Je veux savoir ! Je veux savoir !

Pour connaître le secret de la vie, elle se mit à lire leslivres des philosophes, mais elle ne les comprit pas. À mesure queles années de son enfance s’éloignaient d’elle, elle les rappelaitdans son esprit plus volontiers. Elle aimait à parcourir, le soir,sous un déguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les placespubliques où elle avait misérablement grandi. Elle regrettaitd’avoir perdu ses parents et surtout de n’avoir pu les aimer. Quandelle rencontrait des prêtres chrétiens, elle songeait à son baptêmeet se sentait troublée. Une nuit, qu’enveloppée d’un long manteauet ses blonds cheveux cachés sous un capuchon sombre, elle erraitdans les faubourgs de la ville, elle se trouva, sans savoir commentelle y était venue, devant la pauvre église deSaint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu’on chantait dansl’intérieur et vit une lumière éclatante qui glissait par lesfentes de la porte. Il n’y avait là rien d’étrange, puisque depuisvingt ans les chrétiens, protégés par le vainqueur de Maxence,solennisaient publiquement leurs fêtes. Mais ces chantssignifiaient un ardent appel aux âmes. Comme conviée aux mystères,la comédienne, poussant du bras la porte, entra dans la maison.Elle trouva là une nombreuse assemblée, des femmes, des enfants,des vieillards à genoux devant un tombeau adossé à la muraille. Cetombeau n’était qu’une cuve de pierre grossièrement sculptée depampres et de grappes de raisins ; pourtant il avait reçu degrands honneurs : il était couvert de palmes vertes et decouronnes de roses rouges. Tout autour, d’innombrables lumièresétoilaient l’ombre dans laquelle la fumée des gommes d’Arabiesemblait les plis des voiles des anges. Et l’on devinait sur lesmurs des figures pareilles à des visions du ciel. Des prêtres vêtusde blanc se tenaient prosternés au pied du sarcophage. Les hymnesqu’ils chantaient avec le peuple exprimaient les délices de lasouffrance et mêlaient, dans un deuil triomphal, tant d’allégresseà tant de douleur que Thaïs, en les écoutant, sentait les voluptésde la vie et les affres de la mort couler à la fois dans ses sensrenouvelés.

Quand ils eurent fini de chanter, les fidèles se levèrent pouraller baiser à la file la paroi du tombeau. C’était des hommessimples, accoutumés à travailler de leurs mains. Ils s’avançaientd’un pas lourd, l’œil fixe, la bouche pendante, avec un air decandeur. Ils s’agenouillaient, chacun à son tour, devant lesarcophage et y appuyaient leurs lèvres. Les femmes élevaient dansleurs bras les petits enfants et leur posaient doucement la jouecontre la pierre.

Thaïs, surprise et troublée, demanda à un diacre pourquoi ilsfaisaient ainsi.

– Ne sais-tu pas, femme, lui répondit le diacre, que nouscélébrons aujourd’hui la mémoire bienheureuse de saint Théodore leNubien, qui souffrit pour la foi au temps de Dioclétienempereur ? Il vécut chaste et mourut martyr, c’est pourquoi,vêtus de blanc, nous portons des roses rouges à son tombeauglorieux.

En entendant ces paroles, Thaïs tomba à genoux et fondit enlarmes. Le souvenir à demi éteint d’Ahmès se ranimait dans son âme.Sur cette mémoire obscure, douce et douloureuse, l’éclat descierges, le parfum des roses, les nuées de l’encens, l’harmonie descantiques, la piété des âmes jetaient les charmes de la gloire.Thaïs songeait dans l’éblouissement :

Il était humble et voici qu’il est grand et qu’il estbeau ! Comment s’est-il élevé au-dessus des hommes ?Quelle est donc cette chose inconnue qui vaut mieux que la richesseet que la volupté ?

Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint quil’avait aimée ses yeux de violette où brillaient des larmes à laclarté des cierges ; puis, la tête baissée, humble, lente, ladernière, de ses lèvres où tant de désirs s’étaient suspendus, ellebaisa la pierre de l’esclave.

Rentrée dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelureparfumée et la tunique déliée, l’attendait en lisant un traité demorale. Il s’avança vers elle les bras ouverts.

– Méchante Thaïs, lui dit-il d’une voix riante, tandis que tutardais à venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dictépar le plus grave des stoïciens ? Des préceptes vertueux et defières maximes ? Non ! Sur l’austère papyrus, je voyaisdanser mille et mille petites Thaïs. Elles avaient chacune lahauteur d’un doigt, et pourtant leur grâce était infinie et toutesétaient l’unique Thaïs. Il y en avait qui traînaient des manteauxde pourpre et d’or ; d’autres, semblables à une nuée blanche,flottaient dans l’air sous des voiles diaphanes.

D’autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieuxinspirer la volupté, n’exprimaient aucune pensée. Enfin, il y enavait deux qui se tenaient par la main, deux si pareilles, qu’ilétait impossible de les distinguer l’une de l’autre. Ellessouriaient toutes deux. La première disait : « Je suisl’amour. » L’autre : « Je suis la mort. »

En parlant ainsi, il pressait Thaïs dans ses bras, et, ne voyantpas le regard farouche qu’elle fixait à terre, il ajoutait lespensées aux pensées, sans souci qu’elles fussent perdues :

– Oui, quand j’avais sous les yeux la ligne où il estécrit : « Rien ne doit te détourner de cultiver tonâme », je lisais : « Les baisers de Thaïs sont plusardents que la flamme et plus doux que le miel. » Voilàcomment, par ta faute, méchante enfant, un philosophe comprendaujourd’hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tantque nous sommes, nous ne découvrons que notre propre pensée dans lapensée d’autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme jeviens de lire celui-ci…

Elle ne l’écoutait pas, et son âme était encore devant letombeau du Nubien. Comme il l’entendit soupirer, il lui mit unbaiser sur la nuque et il lui dit :

– Ne sois pas triste, mon enfant. On n’est heureux au monde quequand on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela.Viens ; trompons la vie : elle nous le rendra bien.Viens ; aimons-nous.

Mais elle le repoussa :

– Nous aimer ! s’écria-t-elle amèrement. Mais tu n’asjamais aimé personne, toi ! Et je ne t’aime pas !Non ! je ne t’aime pas ! Je te hais. Va-t’en ! Je tehais. J’exècre et je méprise tous les heureux et tous les riches.Va-t’en ! va-t’en !… Il n’y a de bonté que chez lesmalheureux. Quand j’étais enfant, j’ai connu un esclave noir quiest mort sur la croix. Il était bon ; il était plein d’amouret il possédait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de luilaver les pieds. Va-t’en ! Je ne veux plus te voir.

Elle s’étendit à plat ventre sur le tapis et passa la nuit àsangloter, formant le dessein de vivre désormais, comme saintThéodore, dans la pauvreté et dans la simplicité.

Dès le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elleétait vouée. Comme elle savait que sa beauté, encore intacte, nedurerait plus longtemps, elle se hâtait d’en tirer toute joie ettoute gloire. Au théâtre, où elle se montrait avec plus d’étude quejamais, elle rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, despeintres et des poètes. Reconnaissant dans les formes, dans lesmouvements, dans la démarche de la comédienne une idée de la divineharmonie qui règle les mondes, savants et philosophes mettaient unegrâce si parfaite au rang des vertus et disaient : « Elleaussi, Thaïs, est géomètre ! » Les ignorants, lespauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle consentaità paraître, l’en bénissaient comme d’une charité céleste. Pourtant,elle était triste au milieu des louanges et, plus que jamais, ellecraignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de soninquiétude, pas même sa maison et ses jardins qui étaient célèbreset sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville.

Elle avait fait planter des arbres apportés à grands frais del’Inde et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et descolonnades en ruines, des rochers sauvages, imités par un habilearchitecte, étaient reflétés dans un lac où se miraient desstatues. Au milieu du jardin, s’élevait la grotte des Nymphes, quidevait son nom à trois grandes figures de femmes, en marbre peintavec art, qu’on rencontrait dès le seuil. Ces femmes sedépouillaient de leurs vêtements pour prendre un bain. Inquiètes,elles tournaient la tête, craignant d’être vues, et ellessemblaient vivantes. La lumière ne parvenait dans cette retraitequ’à travers de minces nappes d’eau qui l’adoucissaient etl’irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts, comme dans lesgrottes sacrées, des couronnes, des guirlandes et des tableauxvotifs, dans lesquels la beauté de Thaïs était célébrée. Il s’ytrouvait aussi des masques tragiques et des masques comiquesrevêtus de vives couleurs, des peintures représentant ou des scènesde théâtre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Aumilieu, se dressait sur une stèle un petit Éros d’ivoire, d’unantique et merveilleux travail. C’était un don de Nicias. Unechèvre de marbre noir se tenait dans une excavation, et l’on voyaitbriller ses yeux d’agate. Six chevreaux d’albâtre se pressaientautour de ses mamelles ; mais, soulevant ses pieds fourchus etsa tête camuse, elle semblait impatiente de grimper sur lesrochers. Le sol était couvert de tapis de Byzance, d’oreillersbrodés par les hommes jaunes de Cathay et de peaux de lionslybiques. Des cassolettes d’or y fumaient imperceptiblement. Çà etlà, au-dessus des grands vases d’onyx, s’élançaient des perséasfleuris. Et, tout au fond, dans l’ombre et dans la pourpre,luisaient des clous d’or sur l’écaille d’une tortue géante del’Inde, qui renversée servait de lit à la comédienne. C’est là quechaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les fleurs,Thaïs, mollement couchée, attendait l’heure de souper en conversantavec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du théâtre,soit à la fuite des années.

Or, ce jour-là, elle se reposait après les jeux dans la grottedes Nymphes. Elle épiait dans son miroir les premiers déclins de sabeauté et pensait avec épouvante que le temps viendrait enfin descheveux blancs et des rides. En vain elle cherchait à se rassurer,en se disant qu’il suffit, pour recouvrer la fraîcheur du teint, debrûler certaines herbes en prononçant des formules magiques. Unevoix impitoyable lui criait : « Tu vieilliras, Thaïs, tuvieilliras ! » Et la sueur de l’épouvante lui glaçait lefront. Puis, se regardant de nouveau dans le miroir avec unetendresse infinie, elle se trouvait belle encore et digne d’êtreaimée. Se souriant à elle-même, elle murmurait : « Il n’ya pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse lutter avec moipour la souplesse de la taille, la grâce des mouvements et lamagnificence des bras, et les bras, ô mon miroir, ce sont lesvraies chaînes de l’amour ! »

Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devantelle, maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vêtu d’une roberichement brodée. Laissant tomber son miroir, elle poussa un crid’effroi.

Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle était belle,il faisait du fond du cœur cette prière :

– Fais, ô mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de mescandaliser, édifie ton serviteur.

Puis, s’efforçant de parler, il dit :

– Thaïs, j’habite une contrée lointaine et le renom de ta beautém’a conduit jusqu’à toi. On rapporte que tu es la plus habile descomédiennes et la plus irrésistible des femmes. Ce que l’on contede tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappellel’antique Rhodopis, dont tous les bateliers du Nil savent par cœurl’histoire merveilleuse. C’est pourquoi j’ai été pris du désir dete connaître et je vois que la vérité passe la renommée. Tu esmille fois plus savante et plus belle qu’on ne le publie. Etmaintenant que je le vois, je me dis : « Il estimpossible d’approcher d’elle sans chanceler comme un hommeivre. »

Ces paroles, étaient feintes ; mais le moine, animé d’unzèle pieux, les répandait avec une ardeur véritable. Cependant,Thaïs regardait sans déplaisir cet être étrange qui lui avait faitpeur. Par son aspect rude et sauvage, par le feu sombre quichargeait ses regards, Paphnuce l’étonnait. Elle était curieuse deconnaître l’état et la vie d’un homme si différent de tous ceuxqu’elle connaissait. Elle lui répondit avec une douceraillerie :

– Tu sembles prompt à l’admiration, étranger. Prends garde quemes regards ne te consument jusqu’aux os ! Prends garde dem’aimer !

Il lui dit :

– Je t’aime, ô Thaïs ! Je t’aime plus que ma vie et plusque moi-même. Pour toi, j’ai quitté mon désert regrettable ;pour toi, mes lèvres, vouées au silence, ont prononcé des parolesprofanes ; pour toi, j’ai vu ce que je ne devais pas voir,j’ai entendu ce qu’il m’était interdit d’entendre ; pour toi,mon âme s’est troublée, mon cœur s’est ouvert et des pensées en ontjailli, semblables aux sources vives où boivent les colombes ;pour toi, j’ai marché jour et nuit à travers des sables peuplés delarves et de vampires ; pour toi, j’ai posé mon pied nu surles vipères et les scorpions ! Oui, je t’aime ! Jet’aime, non point à l’exemple de ces hommes qui, tout enflammés dudésir de la chair, viennent à toi comme des loups dévorants ou destaureaux furieux. Tu es chère à ceux-là comme la gazelle au lion.Leurs amours carnassières te dévorent jusqu’à l’âme, ô femme !Moi, je t’aime en esprit et en vérité, je t’aime en Dieu et pourles siècles des siècles ; ce que j’ai pour toi dans mon seinse nomme ardeur véritable et divine charité. Je te promets mieuxqu’ivresse fleurie et que songes d’une nuit brève. Je te promets desaintes agapes et des noces célestes. La félicité que je t’apportene finira jamais ; elle est inouïe ; elle est ineffableet telle que, si les heureux de ce monde en pouvaient seulemententrevoir une ombre, ils mourraient aussitôt d’étonnement.

Thaïs, riant d’un air mutin :

– Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour.Hâte-toi ! de trop longs discours offenseraient ma beauté, neperdons pas un moment. Je suis impatiente de connaître la félicitéque tu m’annonces ; mais, à vrai dire, je crains de l’ignorertoujours et que tout ce que tu me promets ne s’évanouisse enparoles. Il est plus facile de promettre un grand bonheur que de ledonner. Chacun a son talent. Je crois que le tien est de discourir.Tu parles d’un amour inconnu. Depuis si longtemps qu’on se donnedes baisers, il serait bien extraordinaire qu’il restât encore dessecrets d’amour. Sur ce sujet, les amants en savent plus que lesmages.

– Thaïs, ne raille point. Je t’apporte l’amour inconnu.

– Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours.

– L’amour que je t’apporte est plein de gloire, tandis que lesamours que tu connais n’enfantent que la honte.

Thaïs le regarda d’un œil sombre ; un pli dur traversaitson petit front :

– Tu es bien hardi, étranger, d’offenser ton hôtesse.Regarde-moi et dis si je ressemble à une créature accabléed’opprobre. Non ! je n’ai pas honte, et toutes celles quivivent comme je fais n’ont pas de honte non plus, bien qu’ellessoient moins belles et moins riches que moi. J’ai semé la voluptésur tous mes pas, et c’est par là que je suis célèbre dans toutl’univers. J’ai plus de puissance que les maîtres du monde. Je lesai vus à mes pieds. Regarde-moi, regarde ces petits pieds :des milliers d’hommes paieraient de leur sang le bonheur de lesbaiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup deplace sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum,quand je passe dans la rue, je ressemble à un grain de riz ;mais ce grain de riz causa parmi les hommes des deuils, desdésespoirs et des haines et des crimes à remplir le Tartare.N’es-tu pas fou de me parler de honte, quand tout crie la gloireautour de moi ?

– Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu.Ô femme, nous avons été nourris dans des contrées si différentesqu’il n’est pas surprenant que nous n’ayons ni le même langage nila même pensée. Pourtant, le ciel m’est témoin que je veuxm’accorder avec toi et que mon dessein est de ne pas te quitter quenous n’ayons les mêmes sentiments. Qui m’inspirera des discoursembrasés pour que tu fondes comme la cire à mon souffle, ô femme,et que les doigts de mes désirs puissent te modeler à leurgré ? Quelle vertu te livrera à moi, ô la plus chère des âmes,afin que l’esprit qui m’anime, te créant une seconde fois,t’imprime une beauté nouvelle et que tu t’écries en pleurant dejoie : « C’est seulement d’aujourd’hui que je suisnée ! » Qui fera jaillir de mon cœur une fontaine deSiloé, dans laquelle tu retrouves, en te baignant, ta puretépremière ? Qui me changera en un Jourdain, dont les ondes,répandues sur toi, te donneront la vie éternelle ?

Thaïs n’était plus irritée.

– Cet homme, pensait-elle, parle de vie éternelle et tout cequ’il dit semble écrit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit unmage et qu’il n’ait des secrets contre la vieillesse et lamort.

Et elle résolut de s’offrir à lui. C’est pourquoi, feignant dele craindre, elle s’éloigna de quelques pas et, gagnant le fond dela grotte, elle s’assit au bord du lit, ramena avec art sa tuniquesur sa poitrine, puis, immobile, muette, les paupières baissées,elle attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur sesjoues. Toute son attitude exprimait la pudeur ; ses pieds nusse balançaient mollement et elle ressemblait à une enfant quisonge, assise au bord d’une rivière.

Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genouxtremblants ne le portaient plus, sa langue s’était subitementdesséchée dans sa bouche ; un tumulte effrayant s’élevait danssa tête. Tout à coup son regard se voila et il ne vit plus devantlui qu’un nuage épais.

Il pensa que la main de Jésus s’était posée sur ses yeux pourlui cacher cette femme. Rassuré par un tel secours, raffermi,fortifié, il dit avec une gravité digne d’un ancien dudésert :

– Si tu te livres à moi, crois-tu donc être cachée àDieu ?

Elle secoua la tête.

– Dieu ! Qui le force à toujours avoir l’œil sur la grottedes Nymphes ? Qu’il se retire si nous l’offensons ! Maispourquoi l’offenserions-nous ? Puisqu’il nous a créés, il nepeut être ni fâché ni surpris de nous voir tels qu’il nous a faitset agissant selon la nature qu’il nous a donnée. On parle beaucouptrop pour lui et on lui prête bien souvent des idées qu’il n’ajamais eues. Toi-même, étranger, connais-tu bien son véritablecaractère ? Qui es-tu pour me parler en son nom ?

À cette question, le moine, entr’ouvrant sa robe d’emprunt,montra son cilice et dit :

– Je suis Paphnuce, abbé d’Antinoé, et je viens du saint désert.La main qui retira Abraham de Chaldée et Loth de Sodome m’a séparédu siècle. Je n’existais déjà plus pour les hommes. Mais ton imagem’est apparue dans ma Jérusalem des sables et j’ai connu que tuétais pleine de corruption et qu’en toi était la mort. Et me voicidevant toi, femme, comme devant un sépulcre et je te crie :« Thaïs, lève-toi. »

Aux noms de Paphnuce, de moine et d’abbé elle avait pâlid’épouvante. Et la voilà qui, les cheveux épars, les mains jointes,pleurant et gémissant, se traîne aux pieds du saint :

– Ne me fais pas de mal ! Pourquoi es-tu venu ? que meveux-tu ? Ne me fais pas de mal ! Je sais que les saintsdu désert détestent les femmes qui, comme moi, sont faites pourplaire. J’ai peur que tu ne me haïsses et que tu ne veuilles menuire. Va ! je ne doute pas de ta puissance. Mais sache,Paphnuce, qu’il ne faut ni me mépriser ni me haïr. Je n’ai jamais,comme tant d’hommes que je fréquente, raillé ta pauvretévolontaire. À ton tour, ne me fais pas un crime de ma richesse. Jesuis belle et habile aux jeux. Je n’ai pas plus choisi ma conditionque ma nature. J’étais faite pour ce que je fais. Je suis née pourcharmer les hommes. Et, toi-même, tout à l’heure, tu disais que tum’aimais. N’use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas desparoles magiques qui détruiraient ma beauté ou me changeraient enune statue de sel. Ne me fais pas peur ! je ne suis déjà quetrop effrayée. Ne me fais pas mourir ! je crains tant lamort.

Il lui fit signe de se relever et dit :

– Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l’opprobre et lemépris. Je viens à toi de la part de Celui qui, s’étant assis aubord du puits, but à l’urne que lui tendait la Samaritaine et qui,lorsqu’il soupait au logis de Simon, reçut les parfums de Marie. Jene suis pas sans péché pour te jeter la première pierre. J’aisouvent mal employé les grâces abondantes que Dieu a répandues surmoi. Ce n’est pas la Colère, c’est la Pitié qui m’a pris par lamain pour me conduire ici. J’ai pu sans mentir t’aborder avec desparoles d’amour, car c’est le zèle du cœur qui m’amène à toi. Jebrûle du feu de la charité et si tes yeux, accoutumés auxspectacles grossiers de la chair, pouvaient voir les choses sousleur aspect mystique, je t’apparaîtrais comme un rameau détaché dece buisson ardent que le Seigneur montra sur la montagne àl’antique Moïse, pour lui faire comprendre le véritable amour,celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de laisseraprès lui des charbons et de vaines cendres, embaume et parfumepour l’éternité tout ce qu’il pénètre.

– Moine, je te crois et je ne crains plus de toi ni embûche nimaléfice. J’ai souvent entendu parler des solitaires de laThébaïde. Ce que l’on m’a conté de la vie d’Antoine et de Paul estmerveilleux. Ton nom ne m’était pas inconnu et l’on m’a dit que,jeune encore, tu égalais en vertu les plus vieux anachorètes. Dèsque je t’ai vu, sans savoir qui tu étais, j’ai senti que tu n’étaispas un homme ordinaire. Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n’ontpu ni les prêtres d’Isis, ni ceux d’Hermès, ni ceux de la JunonCéleste, ni les devins de Chaldée, ni les mages babyloniens ?Moine, si tu m’aimes, peux-tu m’empêcher de mourir ?

– Femme, celui-là vivra qui veut vivre. Fuis les délicesabominables où tu meurs à jamais. Arrache aux démons, qui lebrûleraient horriblement, ce corps que Dieu pétrit de sa salive etanima de son souffle. Consumée de fatigue, viens te rafraîchir auxsources bénies de la solitude ; viens boire à ces fontainescachées dans le désert, qui jaillissent jusqu’au ciel. Âmeanxieuse, viens posséder enfin ce que tu désirais ! Cœur avidede joie, viens goûter les joies véritables : la pauvreté, lerenoncement, l’oubli de soi-même, l’abandon de tout l’être dans lesein de Dieu. Ennemie du Christ et demain sa bien-aimée, viens àlui. Viens ! toi qui cherchais, et tu diras : « J’aitrouvé l’amour ! »

Cependant Thaïs semblait contempler des choseslointaines :

– Moine, demanda-t-elle, si je renonce à mes plaisirs et si jefais pénitence, est-il vrai que je renaîtrai au ciel avec mon corpsintact et dans toute sa beauté ?

– Thaïs, je t’apporte la vie éternelle. Crois-moi, car ce quej’annonce est la vérité.

– Et qui me garantit que c’est la vérité ?

– David et les prophètes, Écriture et les merveilles dont tu vasêtre témoin.

– Moine, je voudrais te croire. Car je t’avoue que je n’ai pastrouvé le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celuid’une reine et cependant la vie m’a apporté bien des tristesses etbien des amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutesles femmes envient ma destinée, et il m’arrive parfois d’envier lesort de la vieille édentée qui, du temps que j’étais petite,vendait des gâteaux de miel sous une porte de la ville. C’est uneidée qui m’est venue bien des fois, que seuls les pauvres sontbons, sont heureux, sont bénis, et qu’il y a une grande douceur àvivre humble et petit. Moine, tu as remué les ondes de mon âme etfait monter à la surface ce qui dormait au fond. Qui croire,hélas ! Et que devenir, et qu’est-ce que la vie ?

Tandis qu’elle parlait de la sorte, Paphnuce étaittransfiguré ; une joie céleste inondait son visage :

– Écoute, dit-il, je ne suis pas entré seul dans ta demeure. UnAutre m’accompagnait, un Autre qui se tient ici debout à mon côté.Celui-là, tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encoreindignes de le contempler ; mais bientôt tu le verras dans sasplendeur charmante et tu diras : « Il est seulaimable ! » Tout à l’heure, s’il n’avait posé sa doucemain sur mes yeux, ô Thaïs ! je serais peut-être tombé avectoi dans le péché, car je ne suis par moi-même que faiblesse et quetrouble. Mais il nous a sauvés tous deux ; il est aussi bonqu’il est puissant et son nom est Sauveur. Il a été promis au mondepar David et la Sibylle, adoré dans son berceau par les bergers etles mages, crucifié par les Pharisiens, enseveli par les saintesfemmes, révélé au monde par les apôtres, attesté par les martyrs.Et le voici qui, ayant appris que tu crains la mort, ô femme !vient dans ta maison pour t’empêcher de mourir ! N’est-ce pas,ô mon Jésus ! que tu m’apparais en ce moment, comme tu apparusaux hommes de Galilée en ces jours merveilleux où les étoiles,descendues avec toi du ciel, étaient si près de la terre, que lessaints Innocents pouvaient les saisir dans leurs mains, quand ilsjouaient aux bras de leurs mères, sur les terrasses deBethléem ? N’est-ce pas, mon Jésus, que nous sommes en tacompagnie et que tu me montres la réalité de ton corpsprécieux ? N’est-ce pas que c’est là ton visage et que cettelarme qui coule sur ta joue est une larme véritable ? Oui,l’ange de la justice éternelle la recueillera, et ce sera la rançonde l’âme de Thaïs. N’est-ce pas que te voilà, mon Jésus ? MonJésus, tes lèvres adorables s’entr’ouvrent. Tu peux parler :parle, je t’écoute. Et toi, Thaïs, heureuse Thaïs ! entends ceque le Sauveur vient lui-même te dire : c’est lui qui parle etnon moi. Il dit : « Je t’ai cherchée longtemps, ô mabrebis égarée ! Je te trouve enfin ! Ne me fuis plus.Laisse-toi prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porteraisur mes épaules jusqu’à la bergerie céleste. Viens, ma Thaïs,viens, mon élue, viens pleurer avec moi ! »

Et Paphnuce tomba à genoux les yeux pleins d’extase. Alors Thaïsvit sur la face du saint le reflet de Jésus vivant.

– Ô jours envolés de mon enfance ! dit-elle en sanglotant.Ô mon doux père Ahmès ! bon saint Théodore, que ne suis-jemorte dans ton manteau blanc tandis que tu m’emportais auxpremières lueurs du matin, toute fraîche encore des eaux dubaptême !

Paphnuce s’élança vers elle en s’écriant :

– Tu es baptisée !… Ô Sagesse divine ! ôProvidence ! ô Dieu bon ! Je connais maintenant lapuissance qui m’attirait vers toi. Je sais ce qui te rendait sichère et si belle à mes yeux. C’est la vertu des eaux baptismalesqui m’a fait quitter l’ombre de Dieu où je vivais pour t’allerchercher dans l’air empoisonné du siècle. Une goutte, une gouttesans doute des eaux qui lavèrent ton corps a jailli sur mon front.Viens, ô ma sœur, et reçois de ton frère le baiser de paix.

Et le moine effleura de ses lèvres le front de lacourtisane.

Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l’on n’entendait plus,dans la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thaïs mêlés auchant des eaux vives.

Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noiresvinrent chargées d’étoffes, de parfums et de guirlandes.

– Ce n’était guère à propos de pleurer, dit-elle en essayant desourire. Les larmes rougissent les yeux et gâtent le teint, on doitsouper cette nuit chez des amis, et je veux être belle, car il yaura là des femmes pour épier la fatigue de mon visage. Cesesclaves viennent m’habiller. Retire-toi, mon père, et laisse-lesfaire. Elles sont adroites et expérimentées ; aussi les ai-jepayées très cher. Vois celle-ci, qui a de gros anneaux d’or et quimontre des dents si blanches. Je l’ai enlevée à la femme duproconsul.

Paphnuce eut d’abord la pensée de s’opposer de toutes ses forcesà ce que Thaïs allât à ce souper. Mais, résolu d’agir prudemment,il lui demanda quelles personnes elle y rencontrerait.

Elle répondit qu’elle y verrait l’hôte du festin, le vieuxCotta, préfet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophesavides de disputes, le poète Callicrate, le grand prêtre deSérapis, des jeunes hommes riches occupés surtout à dresser deschevaux, enfin des femmes dont on ne saurait rien dire et quin’avaient que l’avantage de la jeunesse. Alors, par une inspirationsurnaturelle :

– Va parmi eux, Thaïs, dit le moine. Va ! Mais je ne tequitte pas. J’irai avec toi à ce festin et je me tiendrai sans riendire à ton côté.

Elle éclata de rire. Et tandis que les deux esclaves noiress’empressaient autour d’elle, elle s’écria :

– Que diront-ils quand ils verront que j’ai pour amant un moinede la Thébaïde ?

Le Banquet

Lorsque, suivie de Paphnuce, Thaïs entra dans la salle dubanquet, les convives étaient déjà, pour la plupart, accoudés surles lits, devant la table en fer à cheval, couverte d’une vaisselleétincelante. Au centre de cette table s’élevait une vasque d’argentque surmontaient quatre satires inclinant des outres d’où coulaitsur des poissons bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient.À la venue de Thaïs les acclamations s’élevèrent de toutesparts.

– Salut à la sœur des Charites !

– Salut à la Melpomène silencieuse, dont les regards savent toutexprimer !

– Salut à la bien-aimée des dieux et des hommes !

– À la tant désirée !

– À celle qui donne la souffrance et la guérison !

– À la perle de Racotis !

– À la rose d’Alexandrie !

Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges eûtcoulé ; et puis elle dit à Cotta, son hôte :

– Lucius, je t’amène un moine du désert, Paphnuce, abbéd’Antinoé ; c’est un grand saint, dont les paroles brûlentcomme du feu.

Lucius Aurélius Cotta, préfet de la flotte, s’étantlevé :

– Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foichrétienne. Moi-même, j’ai quelque respect pour un culte désormaisimpérial. Le divin Constantin a placé tes coreligionnaires aupremier rang des amis de l’empire. La sagesse latine devait eneffet admettre ton Christ dans notre Panthéon. C’est une maxime denos pères qu’il y a en tout dieu quelque chose de divin. Maislaissons cela. Buvons et réjouissons-nous tandis qu’il en est tempsencore.

Le vieux Cotta parlait ainsi avec sérénité. Il venait d’étudierun nouveau modèle de galère et d’achever le sixième livre de sonhistoire des Carthaginois. Sûr de n’avoir pas perdu sa journée, ilétait content de lui et des dieux.

– Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignesd’être aimés : Hermodore, grand prêtre de Sérapis, lesphilosophes Dorion, Nicias et Zénothémis, le poète Callicrate, lejeune Chéréas et le jeune Aristobule, tous deux fils d’un chercompagnon de ma jeunesse ; et près d’eux Philina avec Drosé,qu’il faut louer grandement d’être belles.

Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit à l’oreille :

– Je t’avais bien averti, mon frère, que Vénus était puissante.C’est elle dont la douce violence t’a amené ici malgré toi. Écoute,tu es un homme rempli de piété ; mais, si tu ne reconnais pasqu’elle est la mère des dieux, ta ruine est certaine. Sache que levieux mathématicien Mélanthe a coutume de dire : « Je nepourrais pas, sans l’aide de Vénus, démontrer les propriétés d’untriangle. »

Dorion, qui depuis quelques instants considérait le nouveauvenu, soudain frappa des mains et poussa des cris d’admiration.

– C’est lui, mes amis ! Son regard, sa barbe, satunique : c’est lui-même ! Je l’ai rencontré au théâtrependant que notre Thaïs montrait ses bras ingénieux. Il s’agitaitfurieusement et je puis attester qu’il parlait avec violence. C’estun honnête homme : il va nous invectiver tous ; sonéloquence est terrible. Si Marcus est le Platon des chrétiens,Paphnuce est leur Démosthène. Épicure, dans son petit jardin,n’entendit jamais rien de pareil.

Cependant Philina et Drosé dévoraient Thaïs des yeux. Elleportait dans ses cheveux blonds une couronne de violettes pâlesdont chaque fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur deses prunelles, si bien que les fleurs semblaient des regardseffacés et les yeux des fleurs étincelantes. C’était le don decette femme : sur elle tout vivait, tout était âme etharmonie. Sa robe, couleur de mauve et lamée d’argent, traînaitdans ses longs plis une grâce presque triste, que n’égayaient nibracelets ni colliers, et tout l’éclat de sa parure était dans sesbras nus. Admirant malgré elles la robe et la coiffure de Thaïs,ses deux amies ne lui en parlèrent point.

– Que tu es belle ! lui dit Philina. Tu ne pouvais l’êtreplus quand tu vins à Alexandrie. Pourtant ma mère qui se souvenaitde t’avoir vue alors disait que peu de femmes étaient dignes det’être comparées.

– Qui est donc, demanda Drosé, ce nouvel amoureux que tu nousamènes ? Il a l’air étrange et sauvage. S’il y avait despasteurs d’éléphants, assurément ils seraient faits comme lui. Oùas-tu trouvé, Thaïs, un si sauvage ami ? Ne serait-ce pasparmi les troglodytes qui vivent sous la terre et qui sont toutbarbouillés des fumées du Hadès ?

Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Drosé :

– Tais-toi, les mystères de l’amour doivent rester secrets et ilest défendu de les connaître. Pour moi, certes, j’aimerais mieuxêtre baisée par la bouche de l’Etna fumant, que par les lèvres decet homme. Mais notre douce Thaïs, qui est belle et adorable commeles déesses, doit, comme les déesses, exaucer toutes les prières etnon pas seulement à notre guise celles des hommes aimables.

– Prenez garde toutes deux ! répondit Thaïs. C’est un mageet un enchanteur. Il entend les paroles prononcées à voix basse etmême les pensées. Il vous arrachera le cœur pendant votresommeil ; il le remplacera par une éponge, et le lendemain, enbuvant de l’eau, vous mourrez étouffées !

Elle les regarda pâlir, leur tourna le dos et s’assit sur un lità côté de Paphnuce. La voix de Cotta, impérieuse et bienveillante,domina tout à coup le murmure des propos intimes :

– Amis, que chacun prenne sa place ! Esclaves, versez levin miellé !

Puis, l’hôte élevant sa coupe :

– Buvons d’abord au divin Constance et au Génie de l’empire. Lapatrie doit être mise au-dessus de tout, et même des dieux, carelle les contient tous.

Tous les convives portèrent à leurs lèvres leurs coupes pleines.Seul, Paphnuce ne but point, parce que Constance persécutait la foide Nicée et que la patrie du chrétien n’est point de ce monde.

Dorion, ayant bu, murmura :

– Qu’est-ce que la patrie ! Un fleuve qui coule. Les rivesen sont changeantes et les ondes sans cesse renouvelées.

– Je sais, Dorion, répondit le préfet de la flotte, que tu faispeu de cas des vertus civiques et que tu estimes que le sage doitvivre étranger aux affaires. Je crois, au contraire, qu’un honnêtehomme ne doit rien tant désirer que de remplir de grandes chargesdans l’État. C’est une belle chose que l’État !

Hermodore, grand prêtre de Sérapis, prit la parole :

– Dorion vient de demander : « Qu’est-ce que lapatrie ? » Je lui répondrai : Ce qui fait la patriece sont les autels des dieux et les tombeaux des ancêtres. On estconcitoyen par la communauté des souvenirs et des espérances.

Le jeune Aristobule interrompit Hermodore :

– Par Castor, j’ai vu aujourd’hui un beau cheval. C’est celui deDémophon. Il a la tête sèche, peu de ganache et les bras gros. Ilporte le col haut et fier, comme un coq.

Mais le jeune Chéréas secoua la tête :

– Ce n’est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il al’ongle mince. Les paturons portent à terre et l’animal serabientôt estropié.

Ils continuaient leur dispute quand Drosé poussa an criperçant :

– Hai ! j’ai failli avaler une arête plus longue et plusacérée qu’un stylet. Par bonheur, j’ai pu la tirer à temps de mongosier. Les dieux m’aiment !

– Ne dis-tu pas, ma Drosé, que les dieux t’aiment ? demandaNicias en souriant. C’est donc qu’ils partagent l’infirmité deshommes. L’amour suppose chez celui qui l’éprouve le sentiment d’uneintime misère. C’est par lui que se trahit la faiblesse des êtres.L’amour qu’ils ressentent pour Drosé est une grande preuve del’imperfection des dieux.

À ces mots, Drosé se mit dans une grande colère :

– Nicias, ce que tu dis là est inepte et ne répond à rien.C’est, d’ailleurs, ton caractère de ne point comprendre ce qu’ondit et de répondre des paroles dépourvues de sens.

Nicias souriait encore :

– Parle, parle, ma Drosé. Quoi que tu dises, il faut te rendregrâce chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont sibelles !

À ce moment, un grave vieillard, négligemment vêtu, la démarchelente et la tête haute, entra dans la salle et promena sur lesconvives un regard tranquille. Cotta lui fît signe de prendre placeà son côté, sur son propre lit.

– Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu ! As-tu composé cemois-ci un nouveau traité de philosophie ? Ce serait, si jecompte bien, le quatre-vingt-douzième sorti de ce roseau du Nil quetu conduis d’une main attique.

Eucrite répondit, en caressant sa barbe d’argent :

– Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pourlouer les dieux immortels.

DORION – Saluons respectueusement en Eucrite le dernier desstoïciens. Grave et blanc, il s’élève au milieu de nous comme uneimage des ancêtres ! Il est solitaire dans la foule des hommeset prononce des paroles qui ne sont point entendues.

EUCRITE – Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertun’est pas morte en ce monde. J’ai de nombreux disciples dansAlexandrie, dans Rome et dans Constantinople. Plusieurs parmi lesesclaves et parmi les neveux des Césars savent encore régner sureux-mêmes, vivre libres et goûter dans le détachement des chosesune félicité sans limites. Plusieurs font revivre en eux Épictèteet Marc Aurèle. Mais, s’il était vrai que la vertu fût à jamaiséteinte sur la terre, en quoi sa perte intéresserait-elle monbonheur, puisqu’il ne dépendait pas de moi qu’elle durât oupérit ? Les fous seuls, Dorion, placent leur félicité hors deleur pouvoir. Je ne désire rien que ne veuillent les dieux et jedésire tout ce qu’ils veulent. Par là, je me rends semblable à euxet je partage leur infaillible contentement. Si la vertu périt, jeconsens qu’elle périsse et ce consentement me remplit de joie commele suprême effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses,ma sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plusprécieuse que le modèle ; elle aura coûté plus de soins et deplus grands travaux.

NICIAS – J’entends. Tu t’associes à la Providence céleste. Maissi la vertu consiste seulement dans l’effort, Eucrite, et danscette tension par laquelle les disciples de Zenon prétendent serendre semblables aux dieux, la grenouille qui s’enfle pour deveniraussi grosse que le bœuf accomplit le chef-d’œuvre dustoïcisme.

EUCRITE – Nicias, tu railles et, comme à ton ordinaire, tuexcelles à te moquer. Mais si le bœuf dont tu parles est vraimentun dieu, comme Apis et comme ce bœuf souterrain dont je vois ici legrand prêtre, et si la grenouille, sagement inspirée, parvient àl’égaler, ne sera-t-elle pas, en effet, plus vertueuse que le bœuf,et pourras-tu te défendre d’admirer une bestiole sigénéreuse ?

Quatre serviteurs posèrent sur la table un sanglier couvertencore de ses soies. Des marcassins, faits de pâte cuite au four,entourant la bête comme s’ils voulaient téter, indiquaient quec’était une laie.

Zénothémis, se tournant vers le moine :

– Amis, un convive est venu de lui-même se joindre à nous.L’illustre Paphnuce, qui mène dans la solitude une vie prodigieuse,est notre hôte inattendu.

COTTA – Dis mieux, Zénothémis. La première place lui est due,puisqu’il est venu sans être invité.

ZENOTHEMIS – Aussi devons-nous, cher Lucius, l’accueillir avecune particulière amitié et rechercher ce qui peut lui être le plusagréable. Or, il est certain qu’un tel homme est moins sensible aufumet des viandes qu’au parfum des belles pensées. Nous lui feronsplaisir, sans doute, en amenant l’entretien sur la doctrine qu’ilprofesse et qui est celle de Jésus crucifié. Pour moi, je m’yprêterai d’autant plus volontiers que cette doctrine m’intéressevivement par le nombre et la diversité des allégories qu’ellerenferme. Si l’on devine l’esprit sous la lettre, elle est pleinede vérités et j’estime que les livres des chrétiens abondent enrévélations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce, accorder un prixégal aux livres des Juifs. Ceux-là furent inspirés, non, comme onl’a dit, par l’esprit de Dieu, mais par un mauvais génie. Iaveh,qui les dicta, était un de ces esprits qui peuplent l’air inférieuret causent la plupart des maux dont nous souffrons ; mais illes surpassait tous en ignorance et en férocité. Au contraire, leserpent aux ailes d’or, qui déroulait autour de l’arbre de lascience sa spirale d’azur, était pétri de lumière et d’amour.Aussi, la lutte était-elle inévitable entre ces deux puissances,celle-ci brillante et l’autre ténébreuse. Elle éclata dans lespremiers jours du monde. Dieu venait à peine de rentrer dans sonrepos, Adam et Ève le premier homme et la première femme vivaientheureux et nus au jardin d’Eden, quand Iaveh forma, pour leurmalheur, le dessein de les gouverner, eux et toutes les générationsqu’Ève portait déjà dans ses flancs magnifiques. Comme il nepossédait ni le compas ni la lyre et qu’il ignorait également lascience qui commande et l’art qui persuade, il effrayait ces deuxpauvres enfants par des apparitions difformes, des menacescapricieuses et des coups de tonnerre. Adam et Ève, sentant sonombre sur eux, se pressaient l’un contre l’autre et leur amourredoublait dans la peur. Le serpent eut pitié d’eux et résolut deles instruire, afin que, possédant la science, ils ne fussent plusabusés par des mensonges. L’entreprise exigeait une rare prudenceet la faiblesse du premier couple humain la rendait presquedésespérée. Le bienveillant démon la tenta pourtant. À l’insu deIaveh, qui prétendait tout voir mais dont la vue en réalité n’étaitpas bien perçante, il s’approcha des deux créatures, charma leursregards par la splendeur de sa cuirasse et l’éclat de ses ailes.Puis il intéressa leur esprit en formant devant eux, avec soncorps, des figures exactes, telles que le cercle, l’ellipse et laspirale, dont les propriétés admirables ont été reconnues depuispar les Grecs. Adam, mieux qu’Ève, méditait sur ces figures. Maisquand le serpent, s’étant mis à parler, enseigna les vérités lesplus hautes, celles qui ne se démontrent pas, il reconnut qu’Adam,pétri de terre rouge, était d’une nature trop épaisse pourpercevoir ces subtiles connaissances et qu’Ève, au contraire, plustendre et plus sensible, en était aisément pénétrée. Aussil’entretenait-il seule, en l’absence de son mari, afin de l’initierla première…

DORION – Souffre, Zénothémis, que je t’arrête ici. J’ai d’abordreconnu dans le mythe que tu nous exposes, un épisode de la luttede Pallas Athéné contre les géants. Iaveh ressemble beaucoup àTyphon, et Pallas est représentée par les Athéniens avec un serpentà son côté. Mais ce que tu viens de dire m’a fait douter tout àcoup de l’intelligence ou de la bonne foi du serpent dont tuparles. S’il avait vraiment possédé la sagesse, l’aurait-il confiéeà une petite tête femelle, incapable de la contenir ? Jecroirai plutôt qu’il était, comme Iaveh, ignorant et menteur etqu’il choisit Ève parce qu’elle était facile à séduire et qu’ilsupposait à Adam plus d’intelligence et de réflexion.

ZENOTHEMIS – Sache, Dorion, que c’est, non par la réflexion etl’intelligence, mais bien par le sentiment qu’on atteint lesvérités les plus hautes et les plus pures. Aussi, les femmes qui,d’ordinaire, sont moins réfléchies, mais plus sensibles que leshommes, s’élèvent-elles plus facilement à la connaissance deschoses divines. En elles est le don de prophétie et ce n’est passans raison qu’on représente quelquefois Apollon Citharède, etJésus de Nazareth, vêtus comme des femmes, d’une robe flottante. Leserpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises, Dorion, enpréférant au grossier Adam, pour son œuvre de lumière, cette Èveplus blanche que le lait et que les étoiles. Elle l’écoutadocilement et se laissa conduire à l’arbre de la science dont lesrameaux s’élevaient jusqu’au ciel et que l’esprit divin baignaitcomme une rosée. Cet arbre était couvert de feuilles qui parlaienttoutes les langues des hommes futurs et dont les voix uniesformaient un concert. Ses fruits abondants donnaient aux initiésqui s’en nourrissaient la connaissance des métaux, des pierres, desplantes ainsi que des lois physiques et des lois morales ;mais ils étaient de flamme, et ceux qui craignaient la souffranceet la mort n’osaient les porter à leurs lèvres. Or, ayant écoutédocilement les leçons du serpent, Ève s’éleva au-dessus des vainesterreurs et désira goûter aux fruits qui donnent la connaissance deDieu. Mais pour qu’Adam, qu’elle aimait, ne lui devînt pasinférieur, elle le prit par la main et le conduisit à l’arbremerveilleux. Là, cueillant une pomme ardente, elle y mordit et latendit ensuite à son compagnon. Par malheur, Iaveh, qui sepromenait d’aventure dans le jardin, les surprit et, voyant qu’ilsdevenaient savants, il entra dans une effroyable fureur. C’estsurtout dans la jalousie qu’il était à craindre. Rassemblant sesforces, il produisit un tel tumulte dans l’air inférieur que cesdeux êtres débiles en furent consternés. Le fruit échappa des mainsde l’homme, et la femme, s’attachant au cou du malheureux, luidit : « Je veux ignorer et souffrir avec toi. »Iaveh triomphant maintint Adam et Ève et toute leur semence dans lastupeur et dans l’épouvante. Son art, qui se réduisait à fabriquerde grossiers météores, l’emporta sur la science du serpent,musicien et géomètre. Il enseigna aux hommes l’injustice,l’ignorance et la cruauté et fit régner le mal sur la terre. Ilpoursuivit Caïn et ses fils, parce qu’ils étaientindustrieux ; il extermina les Philistins parce qu’ilscomposaient des poèmes orphiques et des fables comme cellesd’Ésope. Il fut l’implacable ennemi de la science et de la beauté,et le genre humain expia pendant de longs siècles, dans le sang etles larmes, la défaite du serpent ailé. Heureusement il se trouvaparmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore et Platon,qui retrouvèrent, par la puissance du génie, les figures et lesidées que l’ennemi de Iaveh avait tenté vainement d’enseigner à lapremière femme. L’esprit du serpent était en eux ; c’estpourquoi le serpent, comme l’a dit Dorion, est honoré par lesAthéniens. Enfin, dans des jours plus récents, parurent, sous uneforme humaine, trois esprits célestes, Jésus de Galilée, Basilideet Valentin, à qui il fut donné de cueillir les fruits les pluséclatants de cet arbre de la science dont les racines traversent laterre et qui porte sa cime au faîte des cieux. C’est ce que j’avaisà dire pour venger les chrétiens à qui l’on impute trop souvent leserreurs des Juifs.

DORION – Si je t’ai bien entendu, Zénothémis, trois hommesadmirables, Jésus, Basilide et Valentin, ont découvert des secretsqui restaient cachés à Pythagore, à Platon, à tous les philosophesde la Grèce et même au divin Épicure, qui pourtant affranchitl’homme de toutes les vaines terreurs. Tu nous obligeras en nousdisant par quel moyen ces trois mortels acquirent des connaissancesqui avaient échappé à la méditation des sages.

ZENOTHEMIS – Faut-il donc te répéter, Dorion, que la science etla méditation ne sont que les premiers degrés de la connaissance etque l’extase seule conduit aux vérités éternelles ?

HERMODORE – Il est vrai, Zénothémis, l’âme se nourrit d’extasecomme la cigale de rosée. Mais disons mieux encore : l’espritseul est capable d’un entier ravissement. Car l’homme est triple,composé d’un corps matériel, d’une âme plus subtile mais égalementmatérielle, et d’un esprit incorruptible. Quand sortant de soncorps comme d’un palais rendu subitement au silence et à lasolitude, puis traversant au vol les jardins de son âme, l’espritse répand en Dieu, il goûte les délices d’une mort anticipée ouplutôt de la vie future, car mourir, c’est vivre, et dans cet état,qui participe de la pureté divine, il possède à la fois la joieinfinie et la science absolue. Il entre dans l’unité qui est tout.Il est parfait.

NICIAS – Cela est admirable. Mais, à vrai dire, Hermodore, je nevois pas grande différence entre le tout et le rien. Les mots mêmeme semblent manquer pour faire cette distinction. L’infiniressemble parfaitement au néant : ils sont tous deuxinconcevables. À mon avis, la perfection coûte très cher : onla paye de tout son être, et pour l’obtenir il faut cesserd’exister. C’est là une disgrâce à laquelle Dieu lui-même n’a paséchappé depuis que les philosophes se sont mis en tête de leperfectionner. Après cela, si nous ne savons pas ce que c’est quede ne pas être, nous ignorons par là même ce que c’est que d’être.Nous ne savons rien. On dit qu’il est impossible aux hommes des’entendre. Je croirais, en dépit du bruit de nos disputes, qu’illeur est au contraire impossible de ne pas tomber finalementd’accord, ensevelis côte à côte sous l’amas des contradictionsqu’ils ont entassées, comme Pélion sur Ossa.

COTTA – J’aime beaucoup la philosophie et je l’étudie à mesheures de loisir. Mais je ne la comprends bien que dans les livresde Cicéron. Esclaves, versez le vin miellé !

CALLICRATE – Voilà une chose singulière ! Quand je suis àjeun, je songe au temps où les poètes tragiques s’asseyaient auxbanquets des bons tyrans et l’eau m’en vient à la bouche. Mais dèsque j’ai goûté le vin opime que tu nous verses abondamment,généreux Lucius, je ne rêve que luttes civiles et combatshéroïques. Je rougis de vivre en des temps sans gloire, j’invoquela liberté et je répands mon sang en imagination avec les derniersRomains dans les champs de Philippes.

COTTA – Au déclin de la république, mes aïeux sont morts avecBrutus pour la liberté. Mais on peut douter si ce qu’ils appelaientla liberté du peuple romain n’était pas, en réalité, la faculté dele gouverner eux-mêmes. Je ne nie pas que la liberté ne soit pourune nation le premier des biens. Mais plus je vis et plus je mepersuade qu’un gouvernement fort peut seul l’assurer aux citoyens.J’ai exercé pendant quarante ans les plus hautes charges de l’Étatet ma longue expérience m’a enseigné que le peuple est oppriméquand le pouvoir est faible. Aussi ceux qui, comme la plupart desrhéteurs, s’efforcent d’affaiblir le gouvernement, commettent-ilsun crime détestable. Si la volonté d’un seul s’exerce parfois d’unefaçon funeste, le consentement populaire rend toute résolutionimpossible. Avant que la majesté de la paix romaine couvrît lemonde, les peuples ne furent heureux que sous d’intelligentsdespotes.

HERMODORE – Pour moi, Lucius, je pense qu’il n’y a point debonne forme de gouvernement et qu’on n’en saurait découvrir,puisque les Grecs ingénieux, qui conçurent tant de formesheureuses, ont cherché celle-là sans pouvoir la trouver. À cetégard, tout espoir nous est désormais interdit. On reconnaît à dessignes certains que le monde est près de s’abîmer dans l’ignoranceet dans la barbarie. Il nous était donné, Lucius, d’assister àl’agonie terrible de la civilisation. De toutes les satisfactionsque procuraient l’intelligence, la science et la vertu, il ne nousreste plus que la joie cruelle de nous regarder mourir.

COTTA – Il est certain que la faim du peuple et l’audace desbarbares sont des fléaux redoutables. Mais avec une bonne flotte,une bonne armée et de bonnes finances…

HERMODORE – Que sert de se flatter ? L’empire expirantoffre aux barbares une proie facile. Les cités qu’édifièrent legénie hellénique et la patience latine seront bientôt saccagées pardes sauvages ivres. Il n’y aura plus sur la terre ni art niphilosophie. Les images des dieux seront renversées dans lestemples et dans les âmes. Ce sera la nuit de l’esprit et la mort dumonde. Comment croire en effet que les Sarmates se livreront jamaisaux travaux de l’intelligence, que les Germains cultiveront lamusique et la philosophie, que les Quades et les Marcomansadoreront les dieux immortels ? Non ! Tout penche ets’abîme. Cette vieille Égypte qui a été le berceau du monde en seral’hypogée ; Sérapis, dieu de la mort, recevra les suprêmesadorations des mortels et j’aurai été le dernier prêtre du dernierdieu.

À ce moment une figure étrange souleva la tapisserie, et lesconvives virent devant eux un petit homme bossu dont le crânechauve s’élevait en pointe. Il était vêtu, à la mode asiatique,d’une tunique d’azur et portait autour des jambes, comme lesbarbares, des braies rouges, semées d’étoiles d’or. En le voyant,Paphnuce reconnut Marcus l’Arien, et craignant de voir tomber lafoudre, il porta ses mains au-dessus de sa tête et pâlitd’épouvante. Ce que n’avaient pu dans ce banquet des démons, ni lesblasphèmes des païens, ni les erreurs horribles des philosophes, laseule présence de l’hérétique étonna son courage. Il voulut fuir,mais son regard ayant rencontré celui de Thaïs, il se sentitsoudain rassuré. Il avait lu dans l’âme de la prédestinée etcompris que celle qui allait devenir une sainte le protégeait déjà.Il saisit un pan de la robe qu’elle laissait traîner sur le lit, etpria mentalement le Sauveur Jésus.

Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu’onnommait le Platon des chrétiens. Hermodore lui parla lepremier :

– Très illustre Marcus, nous nous réjouissons tous de te voirparmi nous et l’on peut dire que tu viens à propos. Nous neconnaissons de la doctrine des chrétiens que ce qui en estpubliquement enseigné. Or, il est certain qu’un philosophe tel quetoi ne peut penser ce que pense le vulgaire et nous sommes curieuxde savoir ton opinion sur les principaux mystères de la religionque tu professes. Notre cher Zénothémis qui, tu le sais, est avidede symboles, interrogeait tout à l’heure l’illustre Paphnuce surles livres des Juifs. Mais Paphnuce ne lui a point fait de réponseet nous ne devons pas en être surpris, puisque notre hôte est vouéau silence et que le Dieu a scellé sa langue dans le désert. Maistoi, Marcus, qui as porté la parole dans les synodes des chrétienset jusque dans les conseils du divin Constantin, tu pourras, si tuveux, satisfaire notre curiosité en nous révélant les véritésphilosophiques qui sont enveloppées dans les fables des chrétiens.La première de ces vérités n’est-elle pas l’existence de ce Dieuunique, auquel, pour ma part, je crois fermement ?

MARCUS – Oui, vénérables frères, je crois en un seul Dieu, nonengendré, seul éternel, principe de toutes choses.

NICIAS – Nous savons, Marcus, que ton Dieu a créé le monde. Cefut, certes, une grande crise dans son existence. Il existait déjàdepuis une éternité avant d’avoir pu s’y résoudre. Mais, pour êtrejuste, je reconnais que sa situation était des plus embarrassantes.Il lui fallait demeurer inactif pour rester parfait et il devaitagir s’il voulait se prouver à lui-même sa propre existence. Tum’assures qu’il s’est décidé à agir. Je veux le croire, bien que cesoit de la part d’un Dieu parfait une impardonnable imprudence.Mais, dis-nous, Marcus, comment il s’y est pris pour créer lemonde.

MARCUS – Ceux qui, sans être chrétiens, possèdent, commeHermodore et Zénothémis, les principes de la connaissance, saventque Dieu n’a pas créé le monde directement et sans intermédiaire.Il a donné naissance à un fils unique, par qui toutes choses ontété faites.

HERMODORE – Tu dis vrai, Marcus ; et ce fils estindifféremment adoré sous les noms d’Hermès, de Mithra, d’Adonis,d’Apollon et de Jésus.

MARCUS – Je ne serais point chrétien si je lui donnais d’autresnoms que ceux de Jésus, de Christ et de Sauveur. Il est le vraifils de Dieu. Mais il n’est pas éternel, puisqu’il a eu uncommencement ; quant à penser qu’il existait avant d’êtreengendré, c’est une absurdité qu’il faut laisser aux mulets deNicée et à l’âne rétif qui gouverna trop longtemps Églised’Alexandrie sous le nom maudit d’Athanase.

À ces mots, Paphnuce, blême et le front baigné d’une sueurd’agonie, fit le signe de la croix et persévéra dans son silencesublime.

Marcus poursuivit :

– Il est clair que l’inepte symbole de Nicée attente à lamajesté du Dieu unique, en l’obligeant à partager ses indivisiblesattributs avec sa propre émanation, le médiateur par qui touteschoses furent faites. Renonce à railler le Dieu vrai des chrétiens,Nicias ; sache, que, pas plus que les lis des champs, il netravaille ni ne file. L’ouvrier, ce n’est pas lui, c’est son filsunique, c’est Jésus qui, ayant créé le monde, vint ensuite réparerson ouvrage. Car la création ne pouvait être parfaite et le mal s’yétait mêlé nécessairement au bien.

NICIAS – Qu’est-ce que le bien et qu’est-ce que lemal ?

Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le brasétendu sur la nappe, montra un petit âne, en métal de Corinthe, quiportait deux paniers contenant, l’un des olives blanches, l’autredes olives noires.

– Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agréablement flattépar le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits quecelles-ci soient claires et celles-là sombres. Mais si ellesétaient douées de pensée et de connaissance, les blanchesdiraient : il est bien qu’une olive soit blanche, il est malqu’elle soit noire, et le peuple des olives noires détesterait lepeuple des olives blanches. Nous en jugeons mieux, car nous sommesautant au-dessus d’elles que les dieux sont au-dessus de nous. Pourl’homme qui ne voit qu’une partie des choses, le mal est unmal ; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un bien. Sansdoute la laideur est laide et non pas belle ; mais si toutétait beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu’il y aitdu mal, ainsi que l’a démontré le second Platon, plus grand que lepremier.

EUCRITE – Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, nonpour le monde dont il ne détruit pas l’indestructible harmonie,mais pour le méchant qui le fait et qui pouvait ne pas lefaire.

COTTA – Par Jupiter ! voilà un bon raisonnement !

EUCRITE – Le monde est la tragédie d’un excellent poète. Dieuqui la composa, a désigné chacun de nous pour y jouer un rôle. S’ilveut que tu sois mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux lepersonnage qui t’a été assigné.

NICIAS – Assurément il sera bon que le boiteux de la tragédieboite comme Héphaïstos ; il sera bon que l’insensé s’abandonneaux fureurs d’Ajax, que la femme incestueuse renouvelle les crimesde Phèdre, que le traître trahisse, que le fourbe mente, que lemeurtrier tue, et quand la pièce sera jouée, tous les acteurs,rois, justes, tyrans sanguinaires, vierges pieuses, épousesimpudiques, citoyens magnanimes et lâches assassins recevront dupoète une part égale de félicitations.

EUCRITE – Tu dénatures ma pensée, Nicias, et changes une bellejeune fille en gorgone hideuse. Je te plains d’ignorer la naturedes dieux, la justice et les lois éternelles.

ZENOTHEMIS – Pour moi, mes amis, je crois à la réalité du bienet du mal. Mais je suis persuadé qu’il n’est pas une seule actionhumaine, fût-ce le baiser de Judas, qui ne porte en elle un germede rédemption. Le mal concourt au salut final des hommes, et encela, il procède du bien et participe des mérites attachés au bien.C’est ce que les chrétiens ont admirablement exprimé par le mythede cet homme au poil roux qui pour trahir son maître lui donna lebaiser de paix, et assura par un tel acte le salut des hommes.Aussi rien n’est-il, à mon sens, plus injuste et plus vain que lahaine dont certains disciples de Paul le tapissier poursuivent leplus malheureux des apôtres de Jésus, sans songer que le baiser del’Iscariote, annoncé par Jésus lui-même, était nécessaire selonleur propre doctrine à la rédemption des hommes et que, si Judasn’avait pas reçu la bourse de trente sicles, la sagesse divineétait démentie, la Providence déçue, ses desseins renversés et lemonde rendu au mal, à l’ignorance, à la mort.

MARCUS – La sagesse divine avait prévu que Judas, libre de nepas donner le baiser du traître, le donnerait pourtant. C’est ainsiqu’elle a employé le crime de l’Iscariote comme une pierre dansl’édifice merveilleux de la rédemption.

ZENOTHEMIS – Je t’ai parlé tout à l’heure, Marcus, comme si jecroyais que la rédemption des hommes avait été accomplie par Jésuscrucifié, parce que je sais que telle est la croyance des chrétienset que j’entrais dans leur pensée pour mieux saisir le défaut deceux qui croient à la damnation éternelle de Judas. Mais en réalitéJésus n’est à mes yeux que le précurseur de Basilide et deValentin. Quant au mystère de la rédemption, je vous dirai, chersamis, pour peu que vous soyez curieux de l’entendre, comment ils’est véritablement accompli sur la terre.

Les convives firent un signe d’assentiment. Semblables auxvierges athéniennes avec les corbeilles sacrées de Cérès, douzejeunes filles, portant sur leur tête des paniers de grenades et depommes, entrèrent dans la salle d’un pas léger dont la cadenceétait marquée par une flûte invisible. Elles posèrent les panierssur la table, la flûte se tut et Zénothémis parla de lasorte :

– Quand Eunoia, la pensée de Dieu, eut créé le monde, elleconfia aux anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci negardèrent point la sérénité qui convient aux maîtres. Voyant queles filles des hommes étaient belles, ils les surprirent, le soir,au bord des citernes, et ils s’unirent à elles. De ces hymenssortit une race violente qui couvrit la terre d’injustice et decruautés, et la poussière des chemins but le sang innocent. À cettevue Eunoia fut prise d’une tristesse infinie :

– Voilà donc ce que j’ai fait ! soupira-t-elle, en sepenchant vers le monde. Mes enfants sont plongés par ma faute dansla vie amère. Leur souffrance est mon crime et je veux l’expier.Dieu même, qui ne pense que par moi, serait impuissant à leurrendre la pureté première. Ce qui est fait est fait, et la créationest à jamais manquée. Du moins, je n’abandonnerai pas mescréatures. Si je ne puis les rendre heureuses comme moi, je peux merendre malheureuse comme elles. Puisque j’ai commis la faute deleur donner des corps qui les humilient, je prendrai moi-même uncorps semblable aux leurs et j’irai vivre parmi elles.

» Ayant ainsi parlé, Eunoia descendit sur la terre ets’incarna dans le sein d’une tyndaride. Elle naquit petite etdébile et reçut le nom d’Hélène. Soumise aux travaux de la vie,elle grandit bientôt en grâce et en beauté, et devint la plusdésirée des femmes, comme elle l’avait résolu, afin d’être éprouvéedans son corps mortel par les plus illustres souillures. Proieinerte des hommes lascifs et violents, elle se dévoua au rapt et àl’adultère en expiation de tous les adultères, de toutes lesviolences, de toutes les iniquités, et causa par sa beauté la ruinedes peuples, pour que Dieu pût pardonner les crimes de l’univers.Et jamais la pensée céleste, jamais Eunoia ne fut si adorablequ’aux jours où, femme, elle se prostituait aux héros et auxbergers. Les poètes devinaient sa divinité, quand ils la peignaientsi paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu’ils lui faisaientcette invocation : – Âme sereine comme le calme desmers !

» C’est ainsi qu’Eunoia fut entraînée par la pitié dans lemal et dans la souffrance. Elle mourut, et les Lacédémoniensmontrent son tombeau, car elle devait connaître la mort après lavolupté et goûter tous les fruits amers qu’elle avait semés. Mais,s’échappant de la chair décomposée d’Hélène, elle s’incarna dansune autre forme de femme et s’offrit de nouveau à tous lesoutrages. Ainsi, passant de corps en corps, et traversant parminous les âges mauvais, elle prend sur elle les péchés du monde. Sonsacrifice ne sera point vain. Attachée à nous par les liens de lachair, aimant et pleurant avec nous, elle opérera sa rédemption etla nôtre, et nous ravira, suspendus à sa blanche poitrine, dans lapaix du ciel reconquis.

HERMODORE – Ce mythe ne m’était point inconnu. Il me souvientqu’on a conté qu’en une de ses métamorphoses, cette divine Hélènevivait auprès du magicien Simon, sous Tibère empereur. Je croyaistoutefois que sa déchéance était involontaire et que les angesl’avaient entraînée dans leur chute.

ZENOTHEMIS – Hermodore, il est vrai que des hommes mal initiésaux mystères ont pensé que la triste Eunoia n’avait pas consenti sapropre déchéance. Mais, s’il en était ainsi qu’ils prétendent,Eunoia ne serait pas la courtisane expiatrice, l’hostie couverte detoutes les macules, le pain imbibé du vin de nos hontes, l’offrandeagréable, le sacrifice méritoire, l’holocauste dont la fumée montevers Dieu. S’ils n’étaient point volontaires ses péchés n’auraientpoint de vertu.

CALLICRATE – Mais veux-tu que je t’apprenne, Zénothémis, dansquel pays, sous quel nom, en quelle forme adorable vit aujourd’huicette Hélène toujours renaissante ?

ZENOTHEMIS – Il faut être très sage pour découvrir un telsecret. Et la sagesse, Callicrate, n’est pas donnée aux poètes, quivivent dans le monde grossier des formes et s’amusent, comme lesenfants, avec des sons et de vaines images.

CALLICRATE – Crains d’offenser les dieux, impieZénothémis ; les poètes leur sont chers. Les premières loisfurent dictées en vers par les immortels eux-mêmes, et les oraclesdes dieux sont des poèmes. Les hymnes ont pour les oreillescélestes d’agréables sons. Qui ne sait que les poètes sont desdevins et que rien ne leur est caché ? Étant poète moi-même etceint du laurier d’Apollon, je révélerai à tous la dernièreincarnation d’Eunoia. L’éternelle Hélène est près de vous :elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoudéeaux coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont lesyeux ont des larmes, les lèvres des baisers. C’est elle !Charmante comme aux jours de Priam et de l’Asie en fleur, Eunoia senomme aujourd’hui Thaïs.

PHILINA – Que dis-tu, Callicrate ? Notre chère Thaïs auraitconnu Paris, Mélénas et les Achéens aux belles cnémides quicombattaient devant Ilion ! Était-il grand, Thaïs, le chevalde Troie ?

ARISTOBULE – Qui parle d’un cheval ?

– J’ai bu comme un Thrace ! s’écria Chéréas. Et il roulasous la table.

Callicrate, élevant sa coupe :

– Je bois aux Muses héliconiennes, qui m’ont promis une mémoireque n’obscurcira jamais l’aile sombre de la nuit fatale !

Le vieux Cotta dormait et sa tête chauve se balançait lentementsur ses larges épaules.

Depuis quelque temps, Dorion s’agitait dans son manteauphilosophique. Il s’approcha en chancelant du lit deThaïs :

– Thaïs, je t’aime, bien qu’il soit indigne de moi d’aimer unefemme.

THAIS – Pourquoi ne m’aimais-tu pas tout à l’heure ?

DORION – Parce que j’étais à jeun.

THAIS – Mais moi, mon pauvre ami, qui n’ai bu que de l’eau,souffre que je ne t’aime pas.

Dorion n’en voulut pas entendre davantage et se glissa auprès deDrosé qui l’appelait du regard pour l’enlever à son amie.Zénothémis prenant la place quittée donna à Thaïs un baiser sur labouche.

THAIS – Je te croyais plus vertueux.

ZENOTHEMIS – Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus àaucune loi.

THAIS – Mais ne crains-tu pas de souiller ton âme dans les brasd’une femme ?

ZENOTHEMIS – Le corps peut céder au désir, sans que l’âme ensoit occupée.

THAIS – Va-t’en ! Je veux qu’on m’aime de corps et d’âme.Tous ces philosophes sont des boucs !

Les lampes s’éteignaient, une à une. Un jour pâle, qui pénétraitpar les fentes des tentures, frappait les visages livides et lesyeux gonflés des convives. Aristobule, tombé les poings fermés àcôté de Chéréas, envoyait en songe ses palefreniers tourner lameule. Zénothémis pressait dans ses bras Philina défaite. Dorionversait sur la gorge nue de Drosé des gouttes de vin qui roulaientcomme des rubis de la blanche poitrine agitée par le rire et que lephilosophe poursuivait avec ses lèvres pour les boire sur la chairglissante. Eucrite se leva ; et posant le bras sur l’épaule deNicias, il l’entraîna au fond de la salle.

– Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, à quoipenses-tu ?

– Je pense que les amours des femmes sont semblables aux jardinsd’Adonis.

– Que veux-tu dire ?

– Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque année depetits jardins sur leur terrasse, en plantant pour l’amant de Vénusdes rameaux dans des vases d’argile ? Ces rameaux verdoientpeu de temps et se fanent.

– Ami, n’ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins.C’est folie de s’attacher à ce qui passe.

– Si la beauté n’est qu’une ombre le désir n’est qu’un éclair.Quelle folie y a-t-il à désirer la beauté ? N’est-il pasraisonnable, au contraire, que ce qui passe aille à ce qui ne durepas et que l’éclair dévore l’ombre glissante ?

– Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets.Crois-moi : sois libre. C’est par là qu’on est homme.

– Comment peut-on être libre, Eucrite, quand on a uncorps ?

– Tu le verras tout à l’heure, mon fils. Tout à l’heure tudiras : Eucrite était libre.

Le vieillard parlait adossé à une colonne de porphyre, le frontéclairé par les premiers rayons de l’aube. Hermodore et Marcus,s’étant approchés, se tenaient devant lui à côté de Nicias, et tousquatre, indifférents aux rires et aux cris des buveurs,s’entretenaient des choses divines. Eucrite s’exprimait avec tantde sagesse que Marcus lui dit :

– Tu es digne de connaître le vrai Dieu.

Eucrite répondit :

– Le vrai Dieu est dans le cœur du sage. Puis ils parlèrent dela mort.

– Je veux, dit Eucrite, qu’elle me trouve occupé à me corrigermoi-même et attentif à tous mes devoirs. Devant elle, je lèverai auciel mes mains pures et je dirai aux dieux : « Vosimages, dieux, que vous avez posées dans le temple de mon âme, jene les ai point souillées ; j’y ai suspendu mes pensées ainsique des guirlandes, des bandelettes et des couronnes. J’ai vécu enconformité avec votre providence. J’ai assez vécu. »

En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visageresplendissait de lumière.

Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allégresseprofonde :

– Détache-toi de la vie, Eucrite, comme l’olive mûre qui tombe,en rendant grâce à l’arbre qui l’a portée et en bénissant la terresa nourrice !

À ces mots, tirant d’un pli de sa robe un poignard nu, il leplongea dans sa poitrine.

Quand ceux qui l’écoutaient saisirent ensemble son bras, lapointe du fer avait pénétré dans le cœur du sage ; Eucriteétait entré dans le repos. Hermodore et Nicias portèrent le corpspâle et sanglant sur un des lits du festin, au milieu des crisaigus des femmes, des grognements des convives dérangés dans leurassoupissement et des souffles de volupté étouffés dans l’ombre destapis. Le vieux Cotta, réveillé de son léger sommeil de soldat,était déjà auprès du cadavre, examinant la plaie etcriant :

– Qu’on appelle mon médecin Aristée ! Nicias secoua latête :

– Eucrite n’est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme d’autresveulent aimer. Il a, comme nous tous, obéi à l’ineffable désir. Etle voilà maintenant semblable aux dieux qui ne désirent rien.

Cotta se frappait le front :

– Mourir ? vouloir mourir quand on peut encore servir État,quelle aberration !

Cependant Paphnuce et Thaïs étaient restés immobiles, muets,côte à côte, l’âme débordant de dégoût, d’horreur etd’espérance.

Tout à coup le moine saisit par la main la comédienne ;enjamba avec elle les ivrognes abattus près des êtres accouplés et,les pieds dans le vin et le sang répandus, il l’entraînadehors.

Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnadess’étendaient des deux côtés de la voie solitaire, dominées au loinpar le faîte étincelant du tombeau d’Alexandre. Sur les dalles dela chaussée, traînaient çà et là des couronnes effeuillées et destorches éteintes. On sentait dans l’air les souffles frais de lamer. Paphnuce arracha avec dégoût sa robe somptueuse et en foulales lambeaux sous ses pieds.

– Tu les as entendus, ma Thaïs ! s’écria-t-il. Ils ontcraché toutes les folies et toutes les abominations. Ils ont traînéle divin Créateur de toutes choses aux gémonies des démons del’enfer, nié impudemment le bien et le mal, blasphémé Jésus etvanté Judas. Et le plus infâme de tous, le chacal des ténèbres, labête puante, l’arien plein de corruption et de mort, a ouvert labouche comme un sépulcre. Ma Thaïs, tu les as vues ramper vers toi,ces limaces immondes et te souiller de leur sueur gluante ; tules as vues, ces brutes endormies sous les talons desesclaves ; tu les as vues, ces bêtes accouplées sur les tapissouillés de leurs vomissements ; tu l’as vu, ce vieillardinsensé, répandre un sang plus vil que le vin répandu dans ladébauche, et se jeter au sortir de l’orgie à la face du Christinattendu ! Louanges à Dieu ! Tu as regardé l’erreur ettu as connu qu’elle était hideuse. Thaïs, Thaïs, Thaïs,rappelle-toi les folies de ces philosophes, et dis si tu veuxdélirer avec eux. Rappelle-toi les regards, les gestes, les riresde leurs dignes compagnes, ces deux guenons lascives etmalicieuses, et dis si tu veux rester semblable à elles.

Thaïs, le cœur soulevé des dégoûts de cette nuit, et ressentantl’indifférence et la brutalité des hommes, la méchanceté desfemmes, le poids des heures, soupirait :

– Je suis fatiguée à mourir, ô mon père ! Où trouver lerepos ? Je me sens le front brûlant, la tête vide et les brassi las que je n’aurais pas la force de saisir le bonheur, si l’onvenait le tendre à portée de ma main…

Paphnuce la regardait avec bonté :

– Courage, ô ma sœur : l’heure du repos se lève pour toi,blanche et pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins etdes eaux.

Ils approchaient de la maison de Thaïs et voyaient déjà,au-dessus du mur, les têtes des platanes et des térébinthes, quientouraient la grotte des Nymphes, frissonner dans la rosée ausouffle du matin. Une place publique était devant eux, déserte,entourée de stèles et de statues votives, et portant à sesextrémités des bancs de marbre en hémicycle, et que soutenaient deschimères. Thaïs se laissa tomber sur un de ces bancs. Puis, élevantvers le moine un regard anxieux, elle demanda :

– Que faut-il faire ?

– Il faut, répondit le moine, suivre Celui qui est venu techercher. Il te détache du siècle comme le vendangeur cueille lagrappe qui pourrirait sur l’arbre et la porte au pressoir pour lachanger en vin parfumé. Écoute : il est, à douze heuresd’Alexandrie, vers l’Occident, non loin de la mer, un monastère defemmes dont la règle, chef-d’œuvre de sagesse, mériterait d’êtremise en vers lyriques et chantée aux sons du théorbe et destambourins. On peut dire justement que les femmes qui y sontsoumises, posant les pieds à terre, ont le front dans le ciel.Elles mènent en ce monde la vie des anges. Elles veulent êtrepauvres afin que Jésus les aime, modestes afin qu’il les regarde,chastes afin qu’il les épouse. Il les visite chaque jour en habitde jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et telenfin qu’il se montra à Marie sur la voie du Tombeau. Or, je teconduirai aujourd’hui même dans ce monastère, ma Thaïs, et bientôtunie à ces saintes filles, tu partageras leurs célestes entretiens.Elles t’attendent comme une sœur. Au seuil du couvent, leur mère,la pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira :« Ma fille, sois la bienvenue ! »

La courtisane poussa un cri d’admiration :

– Albine ! une fille des Césars ! La petite nièce del’empereur Carus !

– Elle-même ! Albine qui, née dans la pourpre, revêtit labure et, fille des maîtres du monde, s’éleva au rang de servante deJésus-Christ. Elle sera ta mère.

Thaïs se leva et dit :

– Mène-moi donc à la maison d’Albine. Et Paphnuce, achevant savictoire :

– Certes je t’y conduirai et là, je t’enfermerai dans unecellule où tu pleureras tes péchés. Car il ne convient pas que tute mêles aux filles d’Albine avant d’être lavée de toutes tessouillures. Je scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnière, tuattendras dans les larmes que Jésus lui-même vienne, en signe depardon, rompre le sceau que j’aurai mis. N’en doute pas, ilviendra, Thaïs ; et quel tressaillement agitera la chair deton âme quand tu sentiras des doigts de lumière se poser sur tesyeux pour en essuyer les pleurs !

Thaïs dit pour la seconde fois :

– Mène-moi, mon père, à la maison d’Albine.

Le cœur inondé de joie, Paphnuce promena ses regards autour delui et goûta presque sans crainte le plaisir de contempler leschoses créées ; ses yeux buvaient délicieusement la lumière deDieu, et des souffles inconnus passaient sur son front. Tout àcoup, reconnaissant, à l’un des angles de la place publique, lapetite porte par laquelle on entrait dans la maison de Thaïs, etsongeant que les beaux arbres dont il admirait les cimesombrageaient les jardins de la courtisane, il vit en pensée lesimpuretés qui y avaient souillé l’air, aujourd’hui si léger et sipur, et son âme en fut soudain si désolée qu’une rosée amèrejaillit de ses yeux.

– Thaïs, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tête. Maisnous ne laisserons pas derrière nous les instruments, les témoins,les complices de tes crimes passés, ces tentures épaisses, ceslits, ces tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraientton infamie ? Veux-tu qu’animés par des démons, emportés parl’esprit maudit qui est en eux, ces meubles criminels courent aprèstoi jusque dans le désert ? Il n’est que trop vrai qu’on voitdes tables de scandale, des sièges infâmes servir d’organes auxdiables, agir, parler, frapper le sol et traverser les airs.Périsse tout ce qui vit ta honte ! Hâte-toi, Thaïs ! et,tandis que la ville est encore endormie, ordonne à tes esclaves dedresser au milieu de cette place un bûcher sur lequel nousbrûlerons tout ce que ta demeure contient de richessesabominables.

Thaïs y consentit.

– Fais ce que tu veux, mon père, dit-elle. Je sais que lesobjets inanimés servent parfois de séjour aux esprits. La nuit,certains meubles parlent, soit en frappant des coups à intervallesréguliers, soit en jetant des petites lueurs semblables à dessignaux. Mais cela n’est rien encore. N’as-tu pas remarqué, monpère, en entrant dans la grotte des Nymphes, à droite, une statuede femme nue et prête à se baigner ? Un jour, j’ai vu de mesyeux cette statue tourner la tête comme une personne vivante etreprendre aussitôt son attitude ordinaire. J’en ai été glacéed’épouvante. Nicias, à qui j’ai conté ce prodige, s’est moqué demoi ; pourtant il y a quelque magie en cette statue, car elleinspira de violents désirs à un certain Dalmate que ma beautélaissait insensible. Il est certain que j’ai vécu parmi des chosesenchantées et que j’étais exposée aux plus grands périls, car on avu des hommes étouffés par l’embrassement d’une statue d’airain.Pourtant, il est regrettable de détruire des ouvrages précieuxfaits avec une rare industrie, et si l’on brûle mes tapis et mestentures, ce sera une grande perte. Il y en a dont la beauté descouleurs est vraiment admirable et qui ont coûté très cher à ceuxqui me les ont donnés. Je possède également des coupes, des statueset des tableaux dont le prix est grand. Je ne crois pas qu’ilfaille les faire périr. Mais toi qui sais ce qui est nécessaire,fais ce que tu veux, mon père.

En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu’à la petite porteoù tant de guirlandes et de couronnes avaient été suspendues et,l’ayant fait ouvrir, elle dit au portier d’appeler tous lesesclaves de la maison. Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines,parurent les premiers. Ils avaient tous quatre la peau jaune ettous quatre étaient borgnes. Ç’avait été pour Thaïs un grandtravail et un grand amusement de réunir ces quatre esclaves de mêmerace et atteints de la même infirmité. Quand ils servaient à table,ils excitaient la curiosité des convives, et Thaïs les forçait àconter leur histoire. Ils attendirent en silence. Leurs aides lessuivaient. Puis vinrent les valets d’écurie, les veneurs, lesporteurs de litière et les fourriers aux jarrets de bronze, deuxjardiniers velus comme des Priapes, six nègres d’un aspect féroce,trois esclaves grecs, l’un grammairien, l’autre poète et letroisième chanteur. Ils s’étaient tous rangés en ordre sur la placepublique, quand accoururent les négresses curieuses, inquiètes,roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue jusqu’aux anneaux deleurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et traînantlanguissamment leurs pieds, qu’entravaient de minces chaînettesd’or, parurent, l’air maussade, six belles esclaves blanches. Quandils furent tous réunis, Thaïs leur dit en montrantPaphnuce :

– Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l’esprit de Dieuest en lui et, si vous lui désobéissiez, vous tomberiez morts.

Elle croyait en effet, pour l’avoir entendu dire, que les saintsdu désert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr’ouverteet fumante les impies qu’ils frappaient de leur bâton.

Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs quileur ressemblaient et dit aux autres :

– Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu etjetez-y pêle-mêle tout ce que contient la maison et la grotte.

Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leurmaîtresse du regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse,ils se pressaient les uns contre les autres, en tas, coude à coude,doutant si ce n’était pas une plaisanterie.

– Obéissez, dit le moine.

Plusieurs étaient chrétiens. Comprenant l’ordre qui leur étaitdonné, ils allèrent chercher dans la maison du bois et des torches.Les autres les imitèrent sans déplaisir, car, étant pauvres, ilsdétestaient les richesses et avaient, d’instinct, le goût de ladestruction. Comme déjà ils élevaient le bûcher, Paphnuce dit àThaïs :

– J’ai songé un instant à appeler le trésorier de quelque églised’Alexandrie (si tant est qu’il en reste une seule digne encore dunom d’église et non souillée par les bêtes ariennes), et à luidonner tes biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changerainsi le gain du crime en trésor de justice. Mais cette pensée nevenait pas de Dieu, et je l’ai repoussée, et certes, ce serait tropgrièvement offenser les bien-aimées de Jésus-Christ que de leuroffrir les dépouilles de la luxure. Thaïs, tout ce que tu as touchédoit être dévoré par le feu jusqu’à l’âme. Grâces au ciel, cestuniques, ces voiles, qui virent des baisers plus innombrables queles rides de la mer, ne sentiront plus que les lèvres et leslangues des flammes. Esclaves, hâtez-vous ! Encore dubois ! Encore des flambeaux et des torches ! Et toi,femme, rentre dans ta maison, dépouille les infâmes parures et vademander à la plus humble de tes esclaves, comme une faveurinsigne, la tunique qu’elle revêt pour nettoyer les planchers.

Thaïs obéit. Tandis que les Indiens agenouillés soufflaient surles tisons, les nègres jetaient dans le bûcher des coffres d’ivoireou d’ébène ou de cèdre qui, s’entr’ouvrant, laissaient couler descouronnes, des guirlandes et des colliers. La fumée montait encolonne sombre comme dans les holocaustes agréables de l’ancienneloi. Puis le feu qui couvait, éclatant tout à coup, fit entendre unronflement de bête monstrueuse, et des flammes presque invisiblescommencèrent à dévorer leurs précieux aliments. Alors lesserviteurs s’enhardirent à l’ouvrage ; ils traînaientallègrement les riches tapis, les voiles brodés d’argent, lestentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids des tables, desfauteuils, des coussins épais, des lits aux chevilles d’or. Troisrobustes Éthiopiens accoururent tenant embrassées ces statuescolorées des Nymphes dont l’une avait été aimée comme unemortelle ; et l’on eût dit des grands singes ravisseurs defemmes. Et quand, tombant des bras de ces monstres, les bellesformes nues se brisèrent sur les dalles, on entendit ungémissement.

À ce moment, Thaïs parut, ses cheveux dénoués coulant à longsflots, nu-pieds et vêtue d’une tunique informe et grossière qui,pour avoir seulement touché son corps, s’imprégnait d’une voluptédivine. Derrière elle, s’en venait un jardinier portant noyé, danssa barbe flottante, un Éros d’ivoire.

Elle fit signe à l’homme de s’arrêter et s’approchant dePaphnuce, elle lui montra le petit dieu :

– Mon père, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans lesflammes ? Il est d’un travail antique et merveilleux et ilvaut cent fois son poids d’or. Sa perte serait irréparable, car iln’y aura plus jamais au monde un artiste capable de faire un si belÉros Considère aussi, mon père, que ce petit enfant est l’Amour etqu’il ne faut pas le traiter cruellement. Crois-moi : l’amourest une vertu et, si j’ai péché, ce n’est pas par lui, mon père,c’est contre lui. Jamais je ne regretterai ce qu’il m’a fait faireet je pleure seulement ce que j’ai fait malgré sa défense. Il nepermet pas aux femmes de se donner à ceux qui ne viennent point enson nom. C’est pour cela qu’on doit l’honorer. Vois, Paphnuce,comme ce petit Éros est joli ! Comme il se cache avec grâcedans la barbe de ce jardinier ! Un jour, Nicias, qui m’aimaitalors, me l’apporta en me disant : « Il te parlera demoi. » Mais l’espiègle me parla d’un jeune homme que j’avaisconnu à Antioche et ne me parla pas de Nicias. Assez de richessesont péri sur ce bûcher, mon père ! Conserve cet Éros etplace-le dans quelque monastère. Ceux qui le verront tournerontleur cœur vers Dieu, car l’Amour sait naturellement s’élever auxcélestes pensées.

Le jardinier, croyant déjà le petit Éros sauvé, lui souriaitcomme à un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras quile tenaient, le lança dans les flammes en s’écriant :

– Il suffit que Nicias l’ait touché pour qu’il répande tous lespoisons.

Puis, saisissant lui-même à pleines mains les robesétincelantes, les manteaux de pourpre, les sandales d’or, lespeignes, les strigiles, les miroirs, les lampes, les théorbes etles lyres, il les jetait dans ce brasier plus somptueux que lebûcher de Sardanapale, pendant que, ivres de la joie de détruire,les esclaves dansaient en poussant des hurlements sous une pluie decendres et d’étincelles.

Un à un, les voisins, réveillés par le bruit, ouvraient leursfenêtres et cherchaient, en se frottant les yeux, d’où venait tantde fumée. Puis ils descendaient à demi vêtus sur la place ets’approchaient du bûcher :

– Qu’est cela ? pensaient-ils.

Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thaïs avait coutumed’acheter des parfums ou des étoffes, et ceux-là, tout inquiets,allongeant leur tête jaune et sèche, cherchaient à comprendre. Desjeunes débauchés qui, revenant de souper, passaient par là,précédés de leurs esclaves, s’arrêtaient, le front couronné defleurs, la tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cettefoule de curieux, sans cesse accrue, sut bientôt que Thaïs, sousl’inspiration de l’abbé d’Antinoé, brûlait ses richesses avant dese retirer dans un monastère.

Les marchands songeaient :

– Thaïs quitte cette ville ; nous ne lui vendrons plusrien ; c’est une chose affreuse à penser. Que deviendrons-noussans elle ? Ce moine lui a fait perdre la raison. Il nousruine. Pourquoi le laisse-t-on faire ? À quoi servent leslois ? Il n’y a donc plus de magistrats à Alexandrie ?Cette Thaïs n’a souci ni de nous ni de nos femmes ni de nos pauvresenfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la contraindreà rester malgré elle dans cette ville.

Les jeunes gens songeaient de leur côté :

– Si Thaïs renonce aux jeux et à l’amour, c’en est fait de nosplus chers amusements. Elle était la gloire délicieuse, le douxhonneur du théâtre. Elle faisait la joie de ceux mêmes qui ne lapossédaient pas. Les femmes qu’on aimait, on les aimait enelle ; il ne se donnait pas de baisers dont elle fût tout àfait absente, car elle était la volupté des voluptés, et la seulepensée qu’elle respirait parmi nous nous excitait au plaisir.

Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l’un d’eux, nommé Cérons,qui l’avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphémait ledieu Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thaïs étaitsévèrement jugée :

– C’est une fuite honteuse !

– Un lâche abandon !

– Elle nous retire le pain de la bouche.

– Elle emporte la dot de nos filles.

– Il faudra bien au moins qu’elle paie les couronnes que je luiai vendues.

– Et les soixante robes qu’elle m’a commandées.

– Elle doit à tout le monde.

– Qui représentera après elle Iphigénie, Électre etPolyxène ? Le beau Polybe lui-même n’y réussira pas commeelle.

– Il sera triste de vivre quand sa porte sera close.

– Elle était la claire étoile, la douce lune du cielalexandrin.

Les mendiants les plus célèbres de la ville, aveugles,culs-de-jatte et paralytiques, étaient maintenant rassemblés sur laplace ; et, se traînant dans l’ombre des riches, ilsgémissaient :

– Comment vivrons-nous quand Thaïs ne sera plus là pour nousnourrir ? Les miettes de sa table rassasiaient tous les joursdeux cents malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits,nous jetaient en passant des poignées de pièces d’argent.

Des voleurs, répandus dans la foule, poussaient des clameursassourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d’augmenter ledésordre et d’en profiter pour dérober quelque objet précieux.

Seul, le vieux Taddée qui vendait la laine de Milet et le lin deTarente, et à qui Thaïs devait une grosse somme d’argent, restaitcalme et silencieux au milieu du tumulte. L’oreille tendue et leregard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif.Enfin, s’étant approché du jeune Cérons, il le tira par la mancheet lui dit tout bas :

– Toi, le préféré de Thaïs, beau seigneur, montre-toi et nesouffre pas qu’un moine te l’enlève.

– Par Pollux et sa sœur, il ne le fera pas ! s’écriaCérons. Je vais parler à Thaïs et sans me flatter, je pense qu’ellem’écoutera un peu mieux que ce Lapithe barbouillé de suie.Place ! Place, canaille !

Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieillesfemmes, foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu’àThaïs et la tirant à part :

– Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis sivraiment tu renonces à l’amour.

Mais Paphnuce se jetant entre Thaïs et Cérons :

– Impie, s’écria-t-il, crains de mourir si tu touches àcelle-ci : elle est sacrée, elle est la part de Dieu.

– Va-t’en, cynocéphale ! répliqua le jeune hommefurieux ; laisse-moi parler à mon amie, sinon je traînerai parla barbe ta carcasse obscène jusque dans ce feu où je te grilleraicomme une andouille.

Et il étendit la main sur Thaïs. Mais repoussé par le moine avecune raideur inattendue, il chancela et alla tomber à quatre pas enarrière, au pied du bûcher dans les tisons écroulés.

Cependant le vieux Taddée allait de l’un à l’autre, tirantl’oreille aux esclaves et baisant la main aux maîtres, excitantchacun contre Paphnuce, et déjà il avait formé une petite troupequi marchait résolument sur le moine ravisseur. Cérons se releva,le visage noirci, les cheveux brûlés, suffoqué de fumée et de rage.Il blasphéma les dieux et se jeta parmi les assaillants, derrièrelesquels les mendiants rampaient en agitant leurs béquilles.Paphnuce fut bientôt enfermé dans un cercle de poings tendus, debâtons levés et de cris de mort.

– Au gibet ! le moine, au gibet !

– Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif !

Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur soncœur.

– Impies, criait-il d’une voix tonnante, n’essayez pasd’arracher la colombe à l’aigle du Seigneur. Mais plutôt imitezcette femme et, comme elle, changez votre fange en or. Renoncez,sur son exemple, aux faux biens que vous croyez posséder et quivous possèdent. Hâtez-vous : les jours sont proches et lapatience divine commence à se lasser. Repentez-vous, confessezvotre honte, pleurez et priez. Marchez sur les pas de Thaïs.Détestez vos crimes qui sont aussi grands que les siens. Qui devous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves, illustrescitoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu’uneprostituée ? Vous n’êtes tous que de vivantes immondices etc’est par un miracle de la bonté céleste que vous ne vous répandezpas soudain en ruisseaux de boue.

Tandis qu’il parlait, des flammes jaillissaient de sesprunelles ; il semblait que des charbons ardents sortissent deses lèvres, et ceux qui l’entouraient l’écoutaient malgré eux.

Mais le vieux Taddée ne restait point oisif. Il ramassait despierres et des écailles d’huîtres, qu’il cachait dans un pan de satunique et, n’osant les jeter lui-même, il les glissait dans lamain des mendiants. Bientôt les cailloux volèrent et une coquille,adroitement lancée, fendit le front de Paphnuce. Le sang, quicoulait sur cette sombre face de martyr, dégouttait, pour unnouveau baptême, sur la tête de la pénitente, et Thaïs, oppresséepar l’étreinte du moine, sa chair délicate froissée contre le rudecilice, sentait courir en elle les frissons de l’horreur et de lavolupté.

À ce moment, un homme élégamment vêtu, le front couronné d’ache,s’ouvrant un chemin au milieu des furieux, s’écria :

– Arrêtez ! arrêtez ! Ce moine est monfrère !

C’était Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosopheEucrite, et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison,avait vu sans trop de surprise (car il ne s’étonnait de rien) lebûcher fumant, Thaïs vêtue de bure et Paphnuce lapidé.

Il répétait :

– Arrêtez, vous dis-je ; épargnez mon vieuxcondisciple ; respectez la chère tête de Paphnuce.

Mais, habitué aux subtils entretiens des sages, il n’avait pointl’impérieuse énergie qui soumet les esprits populaires. On nel’écouta point. Une grêle de cailloux et d’écailles tombait sur lemoine qui, couvrant Thaïs de son corps, louait le Seigneur dont labonté lui changeait les blessures en caresses. Désespérant de sefaire entendre et trop assuré de ne pouvoir sauver son ami, soitpar la force, soit par la persuasion, Nicias se résignait déjà àlaisser faire aux dieux, en qui il avait peu de confiance, quand illui vint en tête d’user d’un stratagème que son mépris des hommeslui avait tout à coup suggéré. Il détacha de sa ceinture sa boursequi se trouvait gonflée d’or et d’argent, étant celle d’un hommevoluptueux et charitable ; puis il courut à tous ceux quijetaient des pierres et fit sonner les pièces à leurs oreilles. Ilsn’y prirent point garde d’abord, tant leur fureur était vive ;mais peu à peu leurs regards se tournèrent vers l’or qui tintait etbientôt leurs bras amollis ne menacèrent plus leur victime. Voyantqu’il avait attiré leurs yeux et leurs âmes, Nicias ouvrit labourse et se mit à jeter dans la foule quelques pièces d’or etd’argent. Les plus avides se baissèrent pour les ramasser. Lephilosophe, heureux de ce premier succès, lança adroitement çà etlà les deniers et les drachmes. Au son des pièces de métal quirebondissaient sur le pavé, la troupe des persécuteurs se rua àterre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient à l’envi,tandis que, groupés autour de Cérons, les patriciens regardaient cespectacle en éclatant de rire. Cérons lui-même y perdit sa colère.Ses amis encourageaient les rivaux prosternés, choisissaient deschampions et faisaient des paris, et, quand naissaient desdisputes, ils excitaient ces misérables comme on fait des chiensqui se battent. Un cul-de-jatte ayant réussi à saisir un drachme,des acclamations s’élevèrent jusqu’aux nues. Les jeunes hommes semirent eux-mêmes à jeter des pièces de monnaie, et l’on ne vit plussur toute la place qu’une infinité de dos qui, sous une pluied’airain, s’entrechoquaient comme les lames d’une mer démontée.Paphnuce était oublié.

Nicias courut à lui, le couvrit de son manteau et l’entraînaavec Thaïs dans des ruelles où ils ne furent pas poursuivis. Ilscoururent quelque temps en silence, puis, se jugeant horsd’atteinte, ils ralentirent le pas et Nicias dit d’un ton deraillerie un peu triste :

– C’est donc fait ! Pluton ravit Proserpine, et Thaïs veutsuivre loin de nous mon farouche ami.

– Il est vrai, Nicias, répondit Thaïs, je suis fatiguée de vivreavec des hommes comme toi, souriants, parfumés, bienveillants,égoïstes. Je suis lasse de tout ce que je connais, et je vaischercher l’inconnu. J’ai éprouvé que la joie n’était pas la joie etvoici que cet homme m’enseigne qu’en la douleur est la véritablejoie. Je le crois, car il possède la vérité.

– Et moi, âme amie, reprit Nicias, en souriant, je possède lesvérités. Il n’en a qu’une ; je les ai toutes. Je suis plusriche que lui, et n’en suis, à vrai dire, ni plus fier ni plusheureux.

Et voyant que le moine lui jetait des regardsflamboyants :

– Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extrêmementridicule, ni même tout à fait déraisonnable. Et si je compare mavie à la tienne, je ne saurais dire laquelle est préférable en soi.Je vais tout à l’heure prendre le bain que Crobyle et Myrtalem’auront préparé, je mangerai l’aile d’un faisan du Phase, puis jelirai, pour la centième fois, quelque fable milésienne ou quelquetraité de Métrodore. Toi, tu regagneras ta cellule où,t’agenouillant comme un chameau docile, tu rumineras je ne saisquelles formules d’incantation depuis longtemps mâchées etremâchées, et le soir, tu avaleras des raves sans huile. Ehbien ! très cher, en accomplissant ces actes, dissemblablesquant aux apparences, nous obéirons tous deux au même sentiment,seul mobile de toutes les actions humaines ; nousrechercherons tous deux notre volupté et nous nous proposerons unefin commune : le bonheur, l’impossible bonheur ! J’auraisdonc mauvaise grâce à te donner tort, chère tête, si je me donneraison. Et toi, ma Thaïs, va et réjouis-toi, sois plus heureuseencore, s’il est possible, dans l’abstinence et dans l’austéritéque tu ne l’as été dans la richesse et dans le plaisir. À toutprendre, je te proclame digne d’envie. Car si dans toute notreexistence, obéissant à notre nature, nous n’avons, Paphnuce et moi,poursuivi qu’une seule espèce de satisfaction, tu auras goûté dansla vie, chère Thaïs, des voluptés contraires qu’il est rarementdonné à la même personne de connaître. En vérité, je voudrais êtrepour une heure un saint de l’espèce de notre cher Paphnuce. Maiscela ne m’est point permis. Adieu donc, Thaïs ! Va où teconduisent les puissances secrètes de ta nature et de ta destinée.Va, et emporte au loin les vœux de Nicias. J’en saisl’inanité ; mais puis-je te donner mieux que des regretsstériles et de vains souhaits pour prix des illusions délicieusesqui m’enveloppaient jadis dans tes bras et dont il me restel’ombre ? Adieu, ma bienfaitrice ! adieu, bonté quis’ignore, vertu mystérieuse, volupté des hommes ! adieu, laplus adorable des images que la nature ait jamais jetées, pour unefin inconnue, sur la face de ce monde décevant.

Tandis qu’il parlait, une sombre colère couvait dans le cœur dumoine ; elle éclata en imprécations.

– Va-t’en, maudit ! Je te méprise et te hais !Va-t’en, fils de l’enfer, mille fois plus méchant que ces pauvreségarés qui, tout à l’heure, me jetaient des pierres avec desinjures. Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient et la grâce deDieu, que j’implore pour eux, peut un jour descendre dans leurscœurs. Mais toi, détestable Nicias, tu n’es que venin perfide etpoison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le désespoir et lamort. Un seul de tes sourires contient plus de blasphèmes qu’iln’en sort en tout un siècle des lèvres fumantes de Satan. Arrière,réprouvé !

Nicias le regardait avec tendresse.

– Adieu, mon frère, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu’àl’évanouissement final les trésors de ta foi, de ta haine et de tonamour ! Adieu ! Thaïs : en vain tu m’oublieras,puisque je garde ton souvenir.

Et, les quittant, il s’en alla pensif par les rues tortueusesqui avoisinent la grande nécropole d’Alexandrie et qu’habitent lespotiers funèbres. Leurs boutiques étaient pleines de ces figurinesd’argile, peintes de couleurs claires, qui représentent des dieuxet des déesses, des mimes, des femmes, de petits génies ailés, etqu’on a coutume d’ensevelir avec les morts. Il songea que peut-êtrequelques-uns de ces légers simulacres, qu’il voyait là de ses yeux,seraient les compagnons de son sommeil éternel ; et il luisembla qu’un petit Éros, sa tunique retroussée, riait d’un riremoqueur. L’idée de ses funérailles, qu’il voyait par avance, luiétait pénible. Pour remédier à sa tristesse, il essaya de laphilosophie et construisit un raisonnement :

– Certes, se dit-il, le temps n’a point de réalité. C’est unepure illusion de notre esprit. Or, comment, s’il n’existe pas,pourrait-il m’apporter ma mort ?… Est-ce à dire que je vivraiéternellement ? Non, mais j’en conclus que ma mort est, et futtoujours autant qu’elle sera jamais. Je ne la sens pas encore,pourtant elle est, et je ne dois pas la craindre, car ce seraitfolie de redouter la venue de ce qui est arrivé. Elle existe commela dernière page d’un livre que je lis et que je n’ai pas fini.

Ce raisonnement l’occupa sans l’égayer tout le long de saroute ; il avait l’âme noire quand, arrivé au seuil de samaison, il entendit les rires clairs de Crobyle et de Myrtale, quijouaient à la paume en l’attendant.

Paphnuce et Thaïs sortirent de la ville par la porte de la Luneet suivirent le rivage de la mer.

– Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue nepourrait laver tes souillures.

Il lui parlait avec colère et mépris :

– Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitué auxpaïens et aux infidèles un corps que l’Éternel avait formé pours’en faire un tabernacle, et tes impuretés sont telles que,maintenant que tu sais la vérité, tu ne peux plus unir tes lèvresou joindre les mains sans que le dégoût de toi-même ne te soulèvele cœur.

Elle le suivait docilement, par d’âpres chemins, sous l’ardentsoleil. La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait sonhaleine. Mais, loin d’éprouver cette fausse pitié qui amollit lescœurs profanes, Paphnuce se réjouissait des souffrances expiatricesde cette chair qui avait péché. Dans le transport d’un saint zèle,il aurait voulu déchirer de verges ce corps qui gardait sa beautécomme un témoignage éclatant de son infamie. Ses méditationsentretenaient sa pieuse fureur et, se rappelant que Thaïs avaitreçu Nicias dans son lit, il en forma une idée si abominable quetout son sang reflua vers son cœur et que sa poitrine fut près dese rompre. Ses anathèmes, étouffés dans sa gorge, firent place àdes grincements de dents. Il bondit, se dressa devant elle, pâle,terrible, plein de Dieu, la regarda jusqu’à l’âme, et lui cracha auvisage.

Tranquille, elle s’essuya la face sans cesser de marcher.Maintenant il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur unabîme. Il allait, saintement irrité. Il méditait de venger leChrist afin que le Christ ne se vengeât pas, quand il vit unegoutte de sang qui du pied de Thaïs coula sur le sable. Alors, ilsentit la fraîcheur d’un souffle inconnu entrer dans son cœurouvert, des sanglots lui montèrent abondamment aux lèvres, ilpleura, il courut se prosterner devant elle, il l’appela sa sœur,il baisa ces pieds qui saignaient. Il murmura cent fois :

– Ma sœur, ma sœur, ma mère, ô très sainte !

Il pria :

– Anges du ciel, recueillez précieusement cette goutte de sanget portez-la devant le trône du Seigneur. Et qu’une anémonemiraculeuse fleurisse sur le sable arrosé par le sang de Thaïs,afin que tous ceux qui verront cette fleur recouvrent la pureté ducœur et des sens ! Ô sainte, sainte, très sainteThaïs !

Comme il priait et prophétisait ainsi, un jeune garçon vint àpasser sur un âne. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoirThaïs sur l’âne, prit la bride et suivit le chemin commencé. Versle soir, ayant rencontré un canal ombragé de beaux arbres, ilattacha l’âne au tronc d’un dattier et, s’asseyant sur une pierremoussue, il rompit avec Thaïs un pain qu’ils mangèrent assaisonnéde sel et d’hysope. Ils buvaient l’eau fraîche dans le creux deleur main et s’entretenaient de choses éternelles. Elledisait :

– Je n’ai jamais bu d’une eau si pure ni respiré un air siléger, et je sens que Dieu flotte dans les souffles quipassent.

Paphnuce répondait :

– Vois, c’est le soir, ô ma sœur. Les ombres bleues de la nuitcouvrent les collines. Mais bientôt tu verras briller dans l’auroreles tabernacles de vie ; bientôt tu verras s’allumer les rosésde l’éternel matin.

Ils marchèrent toute la nuit, et tandis que le croissant de lalune effleurait la cime argentée des flots, ils chantaient despsaumes et des cantiques. Quand le soleil se leva, le déserts’étendait devant eux comme une immense peau de lion sur la terrelibyque. À la lisière du sable, des cellules blanches s’élevaientprès des palmiers dans l’aurore.

– Mon père, demanda Thaïs, sont-ce là les tabernacles devie ?

– Tu l’as dit, ma fille et ma sœur. C’est la maison du salut oùje t’enfermerai de mes mains.

Bientôt ils découvrirent de toutes parts des femmes quis’empressaient près des demeures ascétiques comme des abeillesautour des ruches. Il y en avait qui cuisaient le pain ou quiapprêtaient les légumes ; plusieurs filaient la laine, et lalumière du ciel descendait sur elles ainsi qu’un sourire de Dieu.D’autres méditaient à l’ombre des tamaris ; leurs mainsblanches pendaient à leur côté, car, étant pleines d’amour, ellesavaient choisi la part de Madeleine, et elles n’accomplissaient pasd’autres œuvres que la prière, la contemplation et l’extase. C’estpourquoi on les nommait les Maries et elles étaient vêtues deblanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains étaient appeléesles Marthes et portaient des robes bleues. Toutes étaient voilées,mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des bouclesde cheveux ; et il faut croire que c’était malgré elles, carla règle ne le permettait pas. Une dame très vieille, grande,blanche, allait de cellule en cellule, appuyée sur un sceptre debois dur. Paphnuce s’approcha d’elle avec respect, lui baisa lebord de son voile, et dit :

– La paix du Seigneur soit avec toi, vénérable Albine !J’apporte à la ruche dont tu es la reine une abeille que j’aitrouvée perdue sur un chemin sans fleurs. Je l’ai prise dans lecreux de ma main et réchauffée de mon souffle. Je te la donne.

Et il lui désigna du doigt la comédienne, qui s’agenouilladevant la fille des Césars.

Albine arrêta un moment sur Thaïs son regard perçant, luiordonna de se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers lemoine :

– Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries.

Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thaïs avait étéconduite à la maison du salut et il demanda qu’elle fût d’abordenfermée dans une cellule. L’abbesse y consentit, elle conduisit lapénitente dans une cabane restée vide depuis la mort de la viergeLaeta qui l’avait sanctifiée. Il n’y avait dans l’étroite chambrequ’un lit, une table et une cruche, et Thaïs, quand elle posa lepied sur le seuil, fut pénétrée d’une joie infinie.

– Je veux moi-même clore la porte, dit Paphnuce, et poser lesceau que Jésus viendra rompre de ses mains.

Il alla prendre au bord de la fontaine une poignée d’argilehumide, y mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l’appliquasur une des fentes de l’huis. Puis, s’étant approché de la fenêtreprès de laquelle Thaïs se tenait paisible et contente, il tomba àgenoux, loua par trois fois le Seigneur et s’écria :

– Qu’elle est aimable celle qui marche dans les sentiers devie ! Que ses pieds sont beaux et que son visage estresplendissant !

Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s’éloignalentement. Albine appela une de ses vierges.

– Ma fille, lui dit-elle, va porter à Thaïs ce qui lui estnécessaire : du pain, de l’eau et une flûte à trois trous.

Partie 3
L’Euphorbe

Paphnuce était de retour au saint désert. Il avait pris, versAthribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres aumonastère de l’abbé Sérapion. Quand il débarqua, ses discipless’avancèrent au-devant de lui avec de grandes démonstrations dejoie. Les uns levaient les bras au ciel ; les autres,prosternés à terre, baisaient les sandales de l’abbé. Car ilssavaient déjà ce que le saint avait accompli dans Alexandrie. C’estainsi que les moines recevaient ordinairement, par des voiesinconnues et rapides, les avis intéressant la sûreté et la gloirede Église Les nouvelles couraient dans le désert avec la rapiditédu simoun.

Et tandis que Paphnuce s’enfonçait dans les sables, sesdisciples le suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui étaitl’ancien de ses frères, saisi tout à coup d’un pieux délire, se mità chanter un cantique inspiré :

– Jour béni ! Voici que notre père nous estrendu !

Il nous revient, chargé de nouveaux mérites dont le prixnous sera compté !

Car les vertus du père sont la richesse des enfants et lasainteté de l’abbé embaume toutes les cellules.

Paphnuce, notre père, vient de donner à Jésus-Christ unenouvelle épouse.

Il a changé par son art merveilleux une brebis noire enbrebis blanche.

Et voici qu’il nous revient chargé de nouveauxmérites.

Semblable à l’abeille de l’Arsinoïtide, qu’alourdit lenectar des fleurs.

Comparable au bélier de Nubie, qui peut à peine supporter lepoids de sa laine abondante.

Célébrons ce jour en assaisonnant nos mets avec del’huile !

Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous àgenoux et dirent :

– Que notre père nous bénisse et qu’il nous donne à chacun unemesure d’huile pour fêter son retour !

Seul, Paul le Simple, resté debout, demandait : « Quelest cet homme ? » et ne reconnaissait point Paphnuce.Mais personne ne prenait garde à ce qu’il disait, parce qu’on lesavait dépourvu d’intelligence, bien que rempli de piété.

L’abbé d’Antinoé, renfermé dans sa cellule, songea.

– J’ai donc enfin regagné l’asile de mon repos et de mafélicité. Je suis donc rentré dans la citadelle de moncontentement. D’où vient que ce cher toit de roseaux ne m’accueillepoint en ami, et que les murs ne me disent pas : Sois lebienvenu ! Rien, depuis mon départ, n’est changé dans cettedemeure d’élection. Voici ma table et mon lit. Voici la tête demomie qui m’inspira tant de fois des pensées salutaires, et voicile livre où j’ai si souvent cherché les images de Dieu. Et pourtantje ne retrouve rien de ce que j’ai laissé. Les chosesm’apparaissent tristement dépouillées de leurs grâces coutumières,et il me semble que je les vois aujourd’hui pour la première fois.En regardant cette table et cette couche, que j’ai jadis tailléesde mes mains, cette tête noire et desséchée, ces rouleaux depapyrus remplis des dictées de Dieu, je crois voir les meubles d’unmort. Après les avoir tant connus, je ne les reconnais pas.Hélas ! puisqu’en réalité rien n’est changé autour de moi,c’est moi qui ne suis plus celui que j’étais. Je suis un autre. Lemort, c’était moi ! Qu’est-il devenu, mon Dieu ?Qu’a-t-il emporté ? Que m’a-t-il laissé ? Et quisuis-je ?

Et il s’inquiétait surtout de trouver malgré lui que sa celluleétait petite, tandis qu’en la considérant par les yeux de la foi,on devait l’estimer immense, puisque l’infini de Dieu ycommençait.

S’étant mis à prier, le front contre terre, il recouvra un peude joie. Il y avait à peine une heure qu’il était en oraison, quandl’image de Thaïs passa devant ses yeux. Il en rendit grâces àDieu :

– Jésus ! c’est toi qui me l’envoies. Je reconnais là tonimmense bonté : tu veux que je me plaise, m’assure et merassérène à la vue de celle que je t’ai donnée. Tu présentes à mesyeux son sourire maintenant désarmé, sa grâce désormais innocente,sa beauté dont j’ai arraché l’aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu,tu me la montres telle que je l’ai ornée et purifiée à tonintention, comme un ami rappelle en souriant à son ami le présentagréable qu’il en a reçu. C’est pourquoi je vois cette femme avecplaisir, assuré que sa vision vient de toi. Tu veux bien ne pasoublier que je te l’ai donnée, mon Jésus. Garde-la puisqu’elle teplaît et ne souffre pas surtout que ses charmes brillent pourd’autres que pour toi.

Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thaïs plusdistinctement qu’il ne l’avait vue dans la grotte des Nymphes. Ilse rendit témoignage, disant :

– Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour la gloire de Dieu.

Pourtant, à sa grande surprise, il ne goûtait pas la paix ducœur. Il soupirait :

– Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi metroubles-tu ?

Et son âme demeurait inquiète. Il resta trente jours dans cetétat de tristesse qui présage au solitaire de redoutables épreuves.L’image de Thaïs ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne lachassait point parce qu’il pensait encore qu’elle venait de Dieu etque c’était l’image d’une sainte. Mais, un matin, elle le visita enrêve, les cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sadouceur, qu’il en cria d’épouvante et se réveilla couvert d’unesueur glacée. Les yeux encore cillés par le sommeil, il sentit unsouffle humide et chaud lui passer sur le visage : un petitchacal, les deux pattes posées au chevet du lit, lui soufflait aunez son haleine puante et riait du fond de sa gorge.

Paphnuce en éprouva un immense étonnement et il lui semblaqu’une tour s’abîmait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait duhaut de sa confiance écroulée. Il fut quelque temps incapable depenser ; puis, ayant recouvré ses esprits, sa méditation nefit qu’accroître son inquiétude.

– De deux choses l’une, se dit-il, ou bien cette vision, commeles précédentes, vient de Dieu ; elle était bonne et c’est maperversité naturelle qui l’a gâtée, comme le vin s’aigrit dans unetasse impure. J’ai, par mon indignité, changé l’édification enscandale, ce dont le chacal diabolique a immédiatement tiré ungrand avantage. Ou bien cette vision vient, non pas de Dieu, mais,au contraire, du diable, et elle était empestée. Et dans ce cas, jedoute à présent si les précédentes avaient, comme je l’ai cru, unecéleste origine. Je suis donc incapable d’une sorte dediscernement, qui est nécessaire à l’ascète. Dans les deux cas,Dieu me marque un éloignement dont je sens l’effet sans m’enexpliquer la cause.

Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse :

– Dieu juste, à quelles épreuves réserves-tu tes serviteurs, siles apparitions de tes saintes sont un danger pour eux ?Fais-moi connaître, par un signe intelligible, ce qui vient de toiet ce qui vient de l’Autre !

Et comme Dieu, dont les desseins sont impénétrables, ne jugeapas convenable d’éclairer son serviteur, Paphnuce, plongé dans ledoute, résolut de ne plus songer à Thaïs. Mais sa résolutiondemeura stérile. L’absente était sur lui. Elle le regardait tandisqu’il lisait, qu’il méditait, qu’il priait ou qu’il contemplait.Son approche idéale était précédée par un bruit léger, tel quecelui d’une étoffe qu’une femme froisse en marchant, et ces visionsavaient une exactitude que n’offrent point les réalités, lesquellessont par elles-mêmes mouvantes et confuses, tandis que lesfantômes, qui procèdent de la solitude, en portent les profondscaractères et présentent une fixité puissante. Elle venait à luisous diverses apparences ; tantôt pensive, le front ceint desa dernière couronne périssable, vêtue comme au banquetd’Alexandrie, d’une robe couleur de mauve, semée de fleursd’argent ; tantôt voluptueuse dans le nuage de ses voileslégers et baignée encore des ombres tièdes de la grotte desNymphes ; tantôt pieuse et rayonnant, sous la bure, d’une joiecéleste ; tantôt tragique, les yeux nageant dans l’horreur dela mort et montrant sa poitrine nue, parée du sang de son cœurouvert. Ce qui l’inquiétait le plus dans ces visions, c’était queles couronnes, les tuniques, les voiles, qu’il avait brûlés de sespropres mains pussent ainsi revenir ; il lui devenait évidentque ces choses avaient une âme impérissable et ils’écriait :

– Voici que les âmes innombrables des péchés de Thaïs viennent àmoi !

Quand il détournait la tête, il sentait Thaïs derrière lui et iln’en éprouvait que plus d’inquiétude. Ses misères étaient cruelles.Mais comme son âme et son corps restaient purs au milieu destentations, il espérait en Dieu et lui faisait de tendresreproches.

– Mon Dieu, si je suis allé la chercher si loin parmi lesgentils, c’était pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste queje pâtisse de ce que j’ai fait dans ton intérêt. Protège-moi, mondoux Jésus ! mon Sauveur, sauve-moi ! Ne permets pas quele fantôme accomplisse ce que n’a point accompli le corps. Quandj’ai triomphé de la chair, ne souffre pas que l’ombre me terrasse.Je connais que je suis exposé présentement à des dangers plusgrands que ceux que je connus jamais. J’éprouve et je sais que lerêve a plus de puissance que la réalité. Et comment en pourrait-ilêtre autrement, puisqu’il est lui-même une réalitésupérieure ? Il est l’âme des choses. Platon lui-même, bienqu’il ne fût qu’un idolâtre, a reconnu l’existence propre desidées. Dans ce banquet des démons où tu m’as accompagné, Seigneur,j’ai entendu des hommes, il est vrai, souillés de crimes, mais nonpoint, certes, dénués d’intelligence, s’accorder à reconnaître quenous percevons dans la solitude, dans la méditation et dansl’extase des objets véritables ; et ton Écriture, mon Dieu,atteste maintes fois la vertu des songes et la force des visionsformées, soit par toi, Dieu splendide, soit par ton adversaire.

Un homme nouveau était en lui et maintenant il raisonnait avecDieu, et Dieu ne se hâtait point de l’éclairer. Ses nuits n’étaientplus qu’un long rêve et ses jours ne se distinguaient point desnuits. Un matin, il se réveilla en poussant des soupirs tels qu’ilen sort, à la clarté de la lune, des tombeaux qui recouvrent lesvictimes des crimes. Thaïs était venue, montrant ses piedssanglants, et tandis qu’il pleurait, elle s’était glissée dans sacouche. Il ne lui restait plus de doutes : l’image de Thaïsétait une image impure.

Le cœur soulevé de dégoût, il s’arracha de sa couche souillée etse cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Lesheures coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans lacellule. Pour la première fois depuis de longs jours, Paphnuceétait seul. Le fantôme l’avait enfin quitté et son absence mêmeétait épouvantable. Rien, rien pour le distraire du souvenir dusonge. Il pensait, plein d’horreur :

– Comment ne l’ai-je point repoussée ? Comment ne mesuis-je pas arraché de ses bras froids et de ses genouxbrûlants ?

Il n’osait plus prononcer le nom de Dieu près de cette coucheabominable et il craignait que, sa cellule étant profanée, lesdémons n’y pénétrassent librement à toute heure. Ses craintes ne letrompaient point. Les sept petits chacals, retenus naguère sur leseuil, entrèrent à la file et s’allèrent blottir sous le lit. Àl’heure de vêpres, il en vint un huitième dont l’odeur étaitinfecte. Le lendemain, un neuvième se joignit aux autres et bientôtil y en eut trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils sefaisaient plus petits à mesure qu’ils se multipliaient et, n’étantpas plus gros que des rats, ils couvraient l’aire, la couche etl’escabeau. Un d’eux, ayant sauté sur la tablette de bois placée auchevet du lit, se tenait les quatre pattes réunies sur la tête demort et regardait le moine avec des yeux ardents. Et il venaitchaque jour de nouveaux chacals.

Pour expier l’abomination de son rêve et fuir les penséesimpures, Paphnuce résolut de quitter sa cellule, désormais immonde,et de se livrer au fond du désert à des austérités inouïes, à destravaux singuliers, à des œuvres très neuves. Mais avantd’accomplir son dessein, il se rendit auprès du vieillard Palémon,afin de lui demander conseil.

Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C’étaitau déclin du jour. Le Nil était bleu et coulait au pied descollines violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne paseffrayer une colombe qui s’était posée sur son épaule.

– Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frère Paphnuce !Admire sa bonté : il m’envoie les bêtes qu’il a créées pourque je m’entretienne avec elles de ses œuvres et afin que je leglorifie dans les oiseaux du ciel. Vois cette colombe, remarque lesnuances changeantes de son cou, et dis si ce n’est pas un belouvrage de Dieu. Mais n’as-tu pas, mon frère, à m’entretenir dequelque pieux sujet ? S’il en est ainsi, je poserai là monarrosoir et je t’écouterai.

Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visionsde ses jours, les rêves de ses nuits, sans omettre le songecriminel et la foule des chacals.

– Ne penses-tu pas, mon père, ajouta-t-il, que je doism’enfoncer dans le désert, afin d’y accomplir des travauxextraordinaires et d’étonner le diable par mesaustérités ?

– Je ne suis qu’un pauvre pécheur, répondit Palémon, et jeconnais mal les hommes, ayant passé toute ma vie dans ce jardin,avec des gazelles, de petits lièvres et des pigeons. Mais il mesemble, mon frère, que ton mal vient surtout de ce que tu as passésans ménagement des agitations du siècle au calme de la solitude.Ces brusques passages ne peuvent que nuire à la santé de l’âme. Ilen est de toi, mon frère, comme d’un homme qui s’expose presquedans le même temps à une grande chaleur et à un grand froid. Latoux l’agite et la fièvre le tourmente. À ta place, frère Paphnuce,loin de me retirer tout de suite dans quelque désert affreux, jeprendrais les distractions qui conviennent à un moine et à un saintabbé. Je visiterais les monastères du voisinage. Il y en ad’admirables, à ce que l’on rapporte. Celui de l’abbé Sérapioncontient, m’a-t-on dit, mille quatre cent trente-deux cellules, etles moines y sont divisés en autant de légions qu’il y a de lettresdans l’alphabet grec. On assure même que certains rapports sontobservés entre le caractère des moines et la figure des lettres quiles désignent et que, par exemple, ceux qui sont placés sous le Zont le caractère tortueux, tandis que les légionnaires rangés sousl’I ont l’esprit parfaitement droit. Si j’étais de toi, mon frère,j’irais m’en assurer de mes yeux, et je n’aurais point de repos queje n’aie contemplé une chose si merveilleuse. Je ne manquerais pasd’étudier les constitutions des diverses communautés qui sontsemées sur les bords du Nil, afin de pouvoir les comparer entreelles. Ce sont là des soins convenables à un religieux tel que toi.Tu n’es pas sans avoir ouï dire que l’abbé Ephrem a rédigé desrègles spirituelles d’une grande beauté. Avec sa permission, tupourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile. Moi, je nesaurais ; et mes mains, accoutumées à manier la bêche,n’auraient pas la souplesse qu’il faut pour conduire sur le papyrusle mince roseau de l’écrivain. Mais toi, mon frère, tu possèdes laconnaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on nesaurait trop admirer une belle écriture. Le travail de copiste etde lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaisespensées. Frère Paphnuce, que ne mets-tu par écrit les enseignementsde Paul et d’Antoine, nos pères ? Peu à peu tu retrouverasdans ces pieux travaux la paix de l’âme et des sens ; lasolitude redeviendra aimable à ton cœur et bientôt tu seras en étatde reprendre les travaux ascétiques que tu pratiquais autrefois etque ton voyage a interrompus. Mais il ne faut pas attendre un grandbien d’une pénitence excessive. Du temps qu’il était parmi nous,notre père Antoine avait coutume de dire : « L’excès dujeûne produit la faiblesse et la faiblesse engendre l’inertie. Ilest des moines qui ruinent leur corps par des abstinencesindiscrètement prolongées. On peut dire de ceux-ci qu’ils seplongent le poignard dans le sein et qu’ils se livrent, inanimés aupouvoir du démon. » Ainsi parlait le saint hommeAntoine ; je ne suis qu’un ignorant, mais avec la grâce deDieu, j’ai retenu les propos de notre père.

Paphnuce rendit grâces à Palémon et promit de méditer sesconseils. Ayant franchi la barrière de roseaux qui fermait le petitjardin, il se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait sessalades, tandis que la colombe se balançait sur son dos arrondi. Àcette vue il fut pris de l’envie de pleurer.

En rentrant dans sa cellule, il y trouva un étrangefourmillement. On eût dit des grains de sable agités par un ventfurieux, et il reconnut que c’était des myriades de petits chacals.Cette nuit-là, il vit en songe une haute colonne de pierre,surmontée d’une figure humaine et il entendit une voix quidisait :

– Monte sur cette colonne !

À son réveil, persuadé que ce songe lui était envoyé du ciel, ilassembla ses disciples et leur parla de la sorte :

– Mes fils bien-aimés, je vous quitte pour aller où Dieum’envoie. Pendant mon absence, obéissez à Flavien comme à moi-mêmeet prenez soin de notre frère Paul. Soyez bénis. Adieu.

Tandis qu’il s’éloignait, ils demeuraient prosternés à terre et,quand ils relevèrent la tête, ils virent sa grande forme noire àl’horizon des sables.

Il marcha jour et nuit, jusqu’à ce qu’il eût atteint les ruinesde ce temple bâti jadis par les idolâtres et dans lequel il avaitdormi parmi les scorpions et les sirènes lors de son voyagemerveilleux. Les murs couverts de signes magiques étaient debout.Trente fûts gigantesques qui se terminaient en têtes humaines ou enfleurs de lotus soutenaient encore d’énormes poutres de pierre.Seule à l’extrémité du temple, une de ces colonnes avait secoué sonfaix antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau latête d’une femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait,portant au front des cornes de vache.

Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait étémontrée dans son rêve et il l’estima haute de trente-deux coudées.S’étant rendu dans le village voisin, il fit faire une échelle decette hauteur et, quand l’échelle fut appliquée à la colonne, il ymonta, s’agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur :

– Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m’as choisie.Puissé-je y rester en ta grâce jusqu’à l’heure de ma mort.

Il n’avait point pris de vivres, s’en remettant à la Providencedivine et comptant que des paysans charitables lui donneraient dequoi subsister. Et en effet, le lendemain, vers l’heure de none,des femmes vinrent avec leurs enfants, portant des pains, desdattes et de l’eau fraîche, que les jeunes garçons montèrentjusqu’au faîte de la colonne.

Le chapiteau n’était pas assez large pour que le moine pût s’yétendre tout de son long, en sorte qu’il dormait les jambescroisées et la tête contre la poitrine, et le sommeil était pourlui une fatigue plus cruelle que la veille. À l’aurore, leséperviers l’effleuraient de leurs ailes, et il se réveillait pleind’angoisse et d’épouvante.

Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l’échelle,craignait Dieu. Ému à la pensée que le saint était exposé au soleilet à la pluie, et redoutant qu’il ne vînt à choir pendant sonsommeil, cet homme pieux établit sur la colonne un toit et unebalustrade.

Cependant le renom d’une si merveilleuse existence se répandaitde village en village et les laboureurs de la vallée venaient ledimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite.Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu desa retraite sublime, se rendirent auprès de lui et obtinrent lafaveur de se bâtir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin,ils venaient se ranger en cercle autour du maître qui leur faisaitentendre des paroles d’édification :

– Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables à ces petitsenfants que Jésus aimait. Là est le salut. Le péché de la chair estla source et le principe de tous les péchés : ils sortent delui comme d’un père. L’orgueil, l’avarice, la paresse, la colère etl’envie sont sa postérité bien-aimée. Voici ce que j’ai vu dansAlexandrie : j’ai vu les riches emportés par le vice de luxurequi, semblable à un fleuve à la barbe limoneuse, les poussait dansle gouffre amer.

Les abbés Ephrem et Sérapion, instruits d’une telle nouveauté,voulurent la voir de leurs yeux. Découvrant au loin sur le fleuvela voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put sedéfendre de penser que Dieu l’avait érigé en exemple auxsolitaires. À sa vue, les deux saints abbés ne dissimulèrent pointleur surprise ; s’étant consultés, ils tombèrent d’accord pourblâmer une pénitence si extraordinaire, et ils exhortèrent Paphnuceà descendre.

– Un tel genre de vie est contraire à l’usage,disaient-ils ; il est singulier et hors de toute règle.

Mais Paphnuce leur répondit :

– Qu’est-ce donc que la vie monacale sinon une vieprodigieuse ? Et les travaux du moine ne doivent-ils pas êtresinguliers comme lui-même ? C’est par un signe de Dieu que jesuis monté ici ; c’est un signe de Dieu qui m’en feradescendre.

Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre auxdisciples de Paphnuce et se bâtissaient des abris autour del’ermitage aérien. Plusieurs d’entre eux, pour imiter le saint, sehissèrent sur les décombres du temple ; mais blâmés de leursfrères et vaincus par la fatigue, ils renoncèrent bientôt à cespratiques. Les pèlerins affluaient. Il y en avait qui venaient detrès loin et ceux-là avaient faim et soif. Une pauvre veuve eutl’idée de leur vendre de l’eau fraîche et des pastèques. Adossée àla colonne, derrière ses bouteilles de terre rouge, ses tasses etses fruits, sous une toile à raies bleues et blanches, ellecriait : Qui veut boire ? À l’exemple de cette veuve, unboulanger apporta des briques et construisit un four tout à côté,dans l’espoir de vendre des pains et des gâteaux aux étrangers.Comme la foule des visiteurs grossissait sans cesse et que leshabitants des grandes villes d’Égypte commençaient à venir, unhomme avide de gain éleva un caravansérail pour loger les maîtresavec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs mulets. Il y eutbientôt devant la colonne un marché où les pêcheurs du Nilapportaient leurs poissons et les jardiniers leurs légumes. Unbarbier, qui rasait les gens en plein air, égayait la foule par sesjoyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppé de silenceet de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrablesde la vie. Les cabaretiers transformaient en caves les sallessouterraines et clouaient aux antiques piliers des enseignessurmontées de l’image du saint homme Paphnuce, et portant cetteinscription en grec et en égyptien : On vend ici du vin degrenades, du vin de figues et de la vraie bière de Cilicie.Sur les murs, sculptés de figures antiques, les marchandssuspendaient des guirlandes d’oignons et des poissons fumés, deslièvres morts et des moutons écorchés. Le soir, les vieux hôtes desruines, les rats, s’enfuyaient en longue file vers le fleuve,tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient unepatte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaientla fumée des cuisines, les appels des buveurs et les cris desservantes. Tout alentour, des arpenteurs traçaient des rues, desmaçons bâtissaient des couvents, des chapelles, des églises. Aubout de six mois, une ville était fondée, avec un corps de garde,un tribunal, une prison et une école tenue par un vieux scribeaveugle.

Les pèlerins succédaient sans cesse aux pèlerins. Les évêques etles chorévêques accouraient, pleins d’admiration. Le patriarched’Antioche, qui se trouvait alors en Égypte, vint avec tout sonclergé. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire dustylite et les chefs des Églises de Lybie suivirent, en l’absenced’Athanase, le sentiment du patriarche. Ce qu’ayant appris, lesabbés Ephrem et Sérapion vinrent s’excuser aux pieds de Paphnuce deleurs premières défiances. Paphnuce leur répondit :

– Sachez, mes frères, que la pénitence que j’endure est à peineégale aux tentations qui me sont envoyées et dont le nombre et laforce m’étonnent. Un homme, à le voir du dehors, est petit, et, duhaut du socle où Dieu m’a porté, je vois les êtres humains s’agitercomme des fourmis. Mais à le considérer en dedans, l’homme estimmense : il est grand comme le monde, car il le contient.Tout ce qui s’étend devant moi, ces monastères, ces hôtelleries,ces barques sur le fleuve, ces villages, et ce que je découvre auloin de champs, de canaux, de sables et de montagnes, tout celan’est rien au regard de ce qui est en moi. Je porte dans mon cœurdes villes innombrables et des déserts illimités. Et le mal, le malet la mort, étendus sur cette immensité, la couvrent comme la nuitcouvre la terre. Je suis à moi seul un univers de penséesmauvaises.

Il parlait ainsi parce que le désir de la femme était enlui.

Le septième mois, il vint d’Alexandrie, de Bubaste et de Saïsdes femmes, qui longtemps stériles, espéraient obtenir des enfantspar l’intercession du saint homme et la vertu de la stèle. Ellesfrottaient contre la pierre leurs ventres inféconds. Puis cefurent, à perte de vue, des chariots, des litières, des brancardsqui s’arrêtaient, se pressaient, se poussaient sous l’homme deDieu. Il en sortait des malades effrayants à voir. Des mèresprésentaient à Paphnuce leurs jeunes garçons dont les membresétaient retournés, les yeux révulsés, la bouche écumeuse et la voixrauque. Il imposait sur eux les mains. Des aveugles s’approchaient,les bras allongés, et levaient vers lui, au hasard, leur facepercée de deux trous sanglants. Des paralytiques lui montraientl’immobilité pesante, la maigreur mortelle et le raccourcissementhideux de leurs membres ; des boiteux lui présentaient leurpied-bot ; des cancéreuses prenant leur poitrine à deux mains,découvraient devant lui leur sein dévoré par l’invisible vautour.Des femmes hydropiques se faisaient déposer à terre, et il semblaitqu’on déchargeât des outres. Il les bénissait. Des Nubiens,atteints de la lèpre éléphantine, avançaient d’un pas lourd et leregardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanimé. Ilfaisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civièreune jeune fille d’Aphroditopolis qui, après avoir vomi du sang,dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et sesparents, qui la croyaient morte, avaient posé une palme sur sapoitrine. Paphnuce, ayant prié Dieu, la jeune fille souleva la têteet ouvrit les yeux.

Comme le peuple publiait partout les miracles opérés par lesaint, les malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le maldivin, accouraient de toutes les parties Égypte en légionsinnombrables. Dès qu’ils apercevaient la stèle, ils étaient saisisde convulsions, se roulaient à terre, se cabraient, se mettaient enboule. Et, chose à peine croyable ! les assistants, agités àleur tour par un violent délire, imitaient les contorsions desépileptiques. Moines et pèlerins, hommes, femmes, se vautraient, sedébattaient pêle-mêle, les membres tordus, la bouche écumeuse,avalant de la terre à poignée et prophétisant. Et Paphnuce, du hautde sa colonne, sentait un frisson lui secouer les membres et criaitvers Dieu :

– Je suis le bouc émissaire et je prends en moi toutes lesimpuretés de ce peuple, et c’est pourquoi, Seigneur, mon corps estrempli de mauvais esprits.

Chaque fois qu’un malade s’en allait guéri, les assistantsl’acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient derépéter :

– Nous venons de voir une autre fontaine de Siloé.

Déjà des centaines de béquilles pendaient à la colonnemiraculeuse ; des femmes reconnaissantes y suspendaient descouronnes et des images votives. Des Grecs y traçaient desdistiques ingénieux, et comme chaque pèlerin venait y graver sonnom, la pierre fut bientôt couverte à hauteur d’homme d’uneinfinité de caractères latins, grecs, coptes, puniques, hébreux,syriaques et magiques.

Quand vinrent les fêtes de Pâques, il y eut dans cette cité dumiracle une telle affluence de peuple que les vieillards se crurentrevenus au temps des mystères antiques. On voyait se mêler, seconfondre sur une vaste étendue la robe bariolée des Égyptiens, leburnous des Arabes, le pagne blanc des Nubiens, le manteau courtdes Grecs, la toge aux longs plis des Romains, les sayons et lesbraies écarlates des Barbares et les tuniques lamées d’or descourtisanes. Des femmes voilées passaient sur leur âne, précédéesd’eunuques noirs qui leur frayaient un chemin à coups de bâton. Desacrobates, ayant étendu un tapis à terre, faisaient des toursd’adresse et jonglaient avec élégance devant un cercle despectateurs silencieux. Des charmeurs de serpents, les brasallongés, déroulaient leurs ceintures vivantes. Toute cette foulebrillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait, grondait. Lesimprécations des chameliers qui frappaient leurs bêtes, les crisdes marchands qui vendaient des amulettes contre la lèpre et lemauvais œil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets deÉcriture, les miaulements des femmes tombées en crise prophétique,les glapissements des mendiants qui répétaient d’antiques chansonsde harem, le bêlement des moutons, le braiement des ânes, lesappels des marins aux passagers attardés, tous ces bruits confondusfaisaient un vacarme assourdissant, que dominait encore la voixstridente des petits négrillons nus, courant partout, pour offrirdes dattes fraîches. Et tous ces êtres divers s’étouffaient sous leciel blanc, dans un air épais, chargé du parfum des femmes, del’odeur des nègres, de la fumée des fritures et des vapeurs desgommes que les dévotes achetaient à des bergers pour les brûlerdevant le saint.

La nuit venue, de toutes parts s’allumaient des feux, destorches, des lanternes, et ce n’étaient plus qu’ombres rouges etformes noires. Debout au milieu d’un cercle d’auditeurs accroupis,un vieillard, le visage éclairé par un lampion fumeux, contaitcomme jadis Bitiou enchanta son cœur, se l’arracha de la poitrine,le mit dans un acacia et puis se changea lui-même en arbre. Ilfaisait de grands gestes, que son ombre répétait avec desdéformations risibles, et l’auditoire émerveillé poussait des crisd’admiration. Dans les cabarets, les buveurs, couchés sur desdivans, demandaient de la bière et du vin. Des danseuses, les yeuxpeints et le ventre nu, représentaient devant eux des scènesreligieuses et lascives. À l’écart, des jeunes hommes jouaient auxdés ou à la mourre et des vieillards suivaient dans l’ombre lesprostituées. Seule, au-dessus de ces formes agitées, s’élevaitl’immuable colonne ; la tête aux cornes de vache regardaitdans l’ombre et au-dessus d’elle Paphnuce veillait, entre le cielet la terre. Tout à coup la lune se lève sur le Nil, semblable àl’épaule nue d’une déesse. Les collines ruissellent de lumière etd’azur, et Paphnuce croit voir la chair de Thaïs étinceler dans leslueurs des eaux, parmi les saphirs de la nuit.

Les jours s’écoulaient et le saint demeurait sur son pilier.Quand vint la saison des pluies, l’eau du ciel, passant à traversles fentes de la toiture, inonda son corps ; ses membresengourdis devinrent incapables de mouvement. Brûlée par le soleil,rougie par la rosée, sa peau se fendait ; de larges ulcèresdévoraient ses bras et ses jambes. Mais le désir de Thaïs leconsumait intérieurement et il criait :

– Ce n’est pas assez, Dieu puissant ! Encore destentations ! Encore des pensées immondes ! Encore demonstrueux désirs ! Seigneur, fais passer en moi toute laluxure des hommes, afin que je l’expie toute ! S’il est fauxque la chienne de Sparte ait pris sur elle les péchés du monde,comme je l’ai entendu dire à certain forgeron d’impostures, cettefable contient pourtant un sens caché dont je reconnais aujourd’huil’exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuplesentrent dans l’âme des saints pour s’y perdre comme dans un puits.Aussi les âmes des justes sont-elles souillées de plus de fange quen’en contint jamais l’âme d’un pécheur. Et c’est pourquoi je teglorifie, mon Dieu, d’avoir fait de moi l’égout de l’univers.

Mais voici qu’une grande rumeur s’éleva un jour dans la villesainte et monta jusqu’aux oreilles de l’ascète : un très grandpersonnage, un homme des plus illustres, le préfet de la flotted’Alexandrie, Lucius Aurélius Cotta va venir, il vient, ilapproche !

La nouvelle était vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecterles canaux et la navigation du Nil, avait témoigné à plusieursreprises le désir de voir le stylite et la nouvelle ville, àlaquelle on donnait le nom de Stylopolis. Un matin lesStylopolitains virent le fleuve tout couvert de voiles. À bordd’une galère dorée et tendue de pourpre, Cotta apparut suivi de saflottille. Il mit pied à terre et s’avança accompagné d’unsecrétaire, qui portait ses tablettes, et d’Aristée, son médecin,avec qui il aimait à converser.

Une suite nombreuse marchait derrière lui et la berge seremplissait de laticlaves et de costumes militaires. À quelques pasde la colonne, il s’arrêta et se mit à examiner le stylite ens’épongeant le front avec un pan de sa toge. D’un espritnaturellement curieux, il avait beaucoup observé dans ses longsvoyages. Il aimait à se souvenir et méditait d’écrire, aprèsl’histoire punique, un livre des choses singulières qu’il avaitvues. Il semblait s’intéresser beaucoup au spectacle qui s’offraità lui.

– Voilà qui est étrange ! disait-il tout suant etsoufflant. Et, circonstance digne d’être rapportée, cet homme estmon hôte. Oui, ce moine vint souper chez moi l’an passé ;après quoi il enleva une comédienne.

Et se tournant vers son secrétaire :

– Note cela, enfant, sur mes tablettes ; ainsi que lesdimensions de la colonne, sans oublier la forme du chapiteau.

Puis, s’épongeant le front de nouveau :

– Des personnes dignes de foi m’ont assuré, que depuis un anqu’il est monté sur cette colonne, notre moine ne l’a pas quittéeun moment. Aristée, cela est-il possible ?

– Cela est possible à un fou et à un malade, répondit Aristée,et ce serait impossible à un homme sain de corps et d’esprit. Nesais-tu pas, Lucius, que parfois les maladies de l’âme et du corpscommuniquent à ceux qui en sont affligés des pouvoirs que nepossèdent pas les hommes bien portants. Et, à vrai dire, il n’y aréellement ni bonne ni mauvaise santé. Il y a seulement des étatsdifférents des organes. À force d’étudier ce qu’on nomme lesmaladies, j’en suis arrivé à les considérer comme les formesnécessaires de la vie. Je prends plus de plaisir à les étudier qu’àles combattre. Il y en a qu’on ne peut observer sans admiration etqui cachent, sons un désordre apparent, des harmonies profondes, etc’est certes une belle chose qu’une fièvre quarte ! Parfoiscertaines affections du corps déterminent une exaltation subite desfacultés de l’esprit. Tu connais Créon. Enfant, il était bègue etstupide. Mais s’étant fendu le crâne en tombant du haut d’unescalier, il devint l’habile avocat que tu sais. Il faut que cemoine soit atteint dans quelque organe caché. D’ailleurs, son genred’existence n’est pas aussi singulier qu’il te semble, Lucius.Rappelle-toi les gymnosophistes de l’Inde, qui peuvent garder uneentière immobilité, non point seulement le long d’une année, maisdurant vingt, trente et quarante ans.

– Par Jupiter ! s’écria Cotta, voilà une grandeaberration ! Car l’homme est né pour agir et l’inertie est uncrime impardonnable, puisqu’il est commis au préjudice de État Jene sais trop à quelle croyance rapporter une pratique si funeste.Il est vraisemblable qu’on doit la rattacher à certains cultesasiatiques. Du temps que j’étais gouverneur de Syrie, j’ai vu desphallus érigés sur les propylées de la ville d’Héra. Un homme ymonte deux fois l’an et y demeure pendant sept jours. Le peuple estpersuadé que cet homme, conversant avec les dieux, obtient de leurprovidence la prospérité de la Syrie. Cette coutume me parut dénuéede raison ; toutefois, je ne fis rien pour la détruire. Carj’estime qu’un bon administrateur doit, non point abolir les usagesdes peuples, mais au contraire en assurer l’observation. Iln’appartient pas au gouvernement d’imposer des croyances ; sondevoir est de donner satisfaction à celles qui existent et qui,bonnes ou mauvaises, ont été déterminées par le génie des temps,des lieux et des races. S’il entreprend de les combattre, il semontre révolutionnaire par l’esprit, tyrannique dans ses actes, etil est justement détesté. D’ailleurs, comment s’élever au-dessusdes superstitions au vulgaire, sinon en les comprenant et en lestolérant ? Aristée, je suis d’avis qu’on laisse cenéphélococcygien en paix dans les airs, exposé seulement auxoffenses des oiseaux. Ce n’est point en le violentant que jeprendrai avantage sur lui, mais bien en me rendant compte de sespensées et de ses croyances.

Il souffla, toussa, posa la main sur l’épaule de sonsecrétaire :

– Enfant, note que dans certaines sectes chrétiennes, il estrecommandable d’enlever des courtisanes et de vivre sur descolonnes. Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte desdivinités génésiques. Mais, à cet égard, nous devons l’interrogerlui-même.

Puis, levant la tête et portant sa main sur ses yeux pour n’êtrepoint aveuglé par le soleil, il enfla sa voix :

– Holà ! Paphnuce. S’il te souvient que tu fus mon hôte,réponds-moi. Que fais-tu là-haut ? Pourquoi y es-tu monté etpourquoi y demeures-tu ? Cette colonne a-t-elle dans tonesprit une signification phallique ?

Paphnuce, considérant que Cotta était idolâtre, ne daigna paslui faire de réponse. Mais Flavien, son disciple, s’approcha etdit :

– Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les péchés dumonde et guérit les maladies.

– Par Jupiter ! tu l’entends, Aristée, s’écria Cotta. Lenéphélococcygien exerce, comme toi, la médecine ! Que dis-tud’un confrère si élevé ?

Aristée secoua la tête :

– Il est possible qu’il guérisse mieux que je ne fais moi-mêmecertaines maladies, telles, par exemple, que l’épilepsie, nomméevulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soientégalement divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais lacause de ce mal est en partie dans l’imagination et tureconnaîtras, Lucius, que ce moine ainsi juché sur cette tête dedéesse frappe l’imagination des malades plus fortement que je nesaurais le faire, courbé dans mon officine sur mes mortiers et surmes fioles. Il y a des forces, Lucius, infiniment plus puissantesque la raison et que la science.

– Lesquelles ? demanda Cotta.

– L’ignorance et la folie, répondit Aristée.

– J’ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que jevois en ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu’un jour unécrivain habile raconte la fondation de Stylopolis. Mais lesspectacles les plus rares ne doivent pas retenir plus longtempsqu’il ne convient un homme grave et laborieux. Allons inspecter lescanaux. Adieu, bon Paphnuce ! ou plutôt, au revoir ! Sijamais, redescendu sur la terre, tu retournes à Alexandrie, nemanque pas, je t’en prie, de venir souper chez moi.

Ces paroles, entendues par les assistants, passèrent de boucheen bouche et, publiées par les fidèles, ajoutèrent une incomparablesplendeur à la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations lesornèrent et les transformèrent, et l’on contait que le saint, duhaut de sa stèle, avait converti le préfet de la flotte à la foides apôtres et des pères de Nicée. Les croyants donnaient auxdernières paroles de Lucius Aurélius Cotta un sens figuré ;dans leur bouche le souper auquel ce personnage avait conviél’ascète devenait une sainte communion, des agapes spirituelles, unbanquet céleste. On enrichissait le récit de cette rencontre decirconstances merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaientajoutaient foi les premiers. On disait qu’au moment où Cotta, aprèsune longue dispute, avait confessé la vérité un ange était venu duciel essuyer la sueur de son front. On ajoutait que le médecin etle secrétaire du préfet de la flotte l’avaient suivi dans saconversion. Et, le miracle étant notoire, les diacres desprincipales églises de Lybie en rédigèrent les actes authentiques.On peut dire sans exagération que, dès lors, le monde entier futsaisi du désir de voir Paphnuce, et qu’en Occident comme en Orient,tous les chrétiens tournaient vers lui leurs regards éblouis. Lesplus illustres cités d’Italie lui envoyèrent des ambassadeurs, etle césar de Rome, le divin Constant, qui soutenait l’orthodoxiechrétienne, lui écrivit une lettre que des légats lui remirent avecun grand cérémonial. Or, une nuit, tandis que la ville éclose à sespieds dormait dans la rosée, il entendit une voix quidisait :

– Paphnuce, tu es illustre par tes œuvres et puissant par laparole. Dieu t’a suscité pour sa gloire. Il t’a choisi pour opérerdes miracles, guérir les malades, convertir les païens, éclairerles pécheurs, confondre les ariens et rétablir la paix del’Église

Paphnuce répondit :

– Que la volonté de Dieu soit faite ! La voixreprit :

– Lève-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l’impieConstance, qui, loin d’imiter la sagesse de son frère Constant,favorise l’erreur d’Arius et de Marcus. Va ! Les portesd’airain s’ouvriront devant toi et tes sandales résonneront sur lepavé d’or des basiliques, devant le trône des Césars, et ta voixredoutable changera le cœur du fils de Constantin. Tu régneras surÉglise pacifiée et puissante ; et, de même que l’âme conduitle corps, Église gouvernera l’empire. Tu seras placé au-dessus dessénateurs, des comtes et des patrices. Tu feras taire la faim dupeuple et l’audace des barbares. Le vieux Cotta, sachant que tu esle premier dans le gouvernement, recherchera l’honneur de te laverles pieds. À ta mort, on portera ton cilice au patriarched’Alexandrie, et le grand Athanase, blanchi dans la gloire, lebaisera comme la relique d’un saint. Va ! Paphnucerépondit :

– Que la volonté de Dieu soit accomplie !

Et, faisant effort pour se mettre debout, il se préparait àdescendre. Mais la voix, devinant sa pensée, lui dit :

– Surtout, ne descends point par cette échelle. Ce serait agircomme un homme ordinaire et méconnaître les dons qui sont en toi.Mesure mieux ta puissance, angélique Paphnuce. Un aussi grand saintque tu es doit voler dans les airs. Saute ; les anges sont làpour te soutenir. Saute donc !

Paphnuce répondit :

– Que la volonté de Dieu règne sur la terre et dans lescieux !

Balançant ses longs bras étendus comme les ailes dépenailléesd’un grand oiseau malade, il allait s’élancer, quand tout à coup unricanement hideux résonna à son oreille. Épouvanté, ildemanda :

– Qui donc rit ainsi ?

– Ah ! ah ! glapit la voix, nous ne sommes encorequ’au début de notre amitié ; tu feras un jour plus intimeconnaissance avec moi. Très cher, c’est moi qui t’ai fait monterici et je dois te témoigner toute ma satisfaction de la docilitéavec laquelle tu accomplis mes désirs. Paphnuce, je suis content detoi !

Paphnuce murmura d’une voix étranglée par la peur :

– Arrière, arrière ! Je te reconnais : tu es celui quiporta Jésus sur le pinacle du temple et lui montra tous lesroyaumes de ce monde.

Il retomba consterné sur la pierre.

– Comment ne l’ai-je pas reconnu plus tôt ? songeait-il.Plus misérable que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques quiespèrent en moi, j’ai perdu le sens des choses surnaturelles, etplus dépravé que les maniaques qui mangent de la terre ets’approchent des cadavres, je ne distingue plus les clameurs del’enfer des voix du ciel. J’ai perdu jusqu’au discernement dunouveau-né qui pleure quand on le tire du sein de sa nourrice, duchien qui flaire la trace de son maître, de la plante qui se tournevers le soleil. Je suis le jouet des diables. Ainsi, c’est Satanqui m’a conduit ici. Quand il me hissait sur ce faîte, la luxure etl’orgueil y montaient à mon côté. Ce n’est pas la grandeur de mestentations qui me consterne : Antoine sur sa montagne en subitde pareilles ; et je veux bien que leurs épées transpercent machair sous le regard des anges. J’en suis arrivé même à chérir mestortures, mais Dieu se tait et son silence m’étonne. Il me quitte,moi qui n’avais que lui ; il me laisse seul, dans l’horreur deson absence. Il me fuit. Je veux courir après lui. Cette pierre mebrûle les pieds. Vite, partons, rattrapons Dieu.

Aussitôt il saisit l’échelle qui demeurait appuyée à la colonne,y posa les pieds et, ayant franchi un échelon, il se trouva face àface avec la tête de la bête : elle souriait étrangement. Illui fut certain alors que ce qu’il avait pris pour le siège de sonrepos et de sa gloire n’était que l’instrument diabolique de sontrouble et de sa damnation. Il descendit à la hâte tous les degréset toucha le sol. Ses pieds avaient oublié la terre ; ilschancelaient. Mais sentant sur lui l’ombre de la colonne maudite,il les forçait à courir. Tout dormait. Il traversa sans être vu lagrande place entourée de cabarets, d’hôtelleries et decaravansérails et se jeta dans une ruelle qui montait vers lescollines libyques. Un chien, qui le poursuivait en aboyant, nes’arrêta qu’aux premiers sables du désert. Et Paphnuce s’en allapar la contrée où il n’y a de route que la piste des bêtessauvages. Laissant derrière lui les cabanes abandonnées par lesfaux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour saroute désolée.

Enfin, près d’expirer de faim, de soif et de fatigue, et nesachant pas encore si Dieu était loin, il découvrit une villemuette qui s’étendait à droite et à gauche et s’allait perdre dansla pourpre de l’horizon. Les demeures, largement isolées etpareilles les unes aux autres, ressemblaient à des pyramidescoupées à la moitié de leur hauteur. C’étaient des tombeaux. Lesportes en étaient brisées et l’on voyait dans l’ombre des sallesluire les yeux des hyènes et des loups qui nourrissaient leurspetits, tandis que les morts gisaient sur le seuil, dépouillés parles brigands et rongés par les bêtes. Ayant traversé cette villefunèbre, Paphnuce tomba exténué devant un tombeau qui s’élevait àl’écart près d’une source couronnée de palmiers. Ce tombeau étaittrès orné et, comme il n’avait plus de porte, on apercevait dudehors une chambre peinte dans laquelle nichaient des serpents.

– Voilà, soupira-t-il, ma demeure d’élection, le tabernacle demon repentir et de ma pénitence.

Il s’y traîna, chassa du pied les reptiles et demeura prosternésur la dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla àla fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit desdattes et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines.Pensant que ce genre de vie était bon, il en fit la règle de sonexistence. Depuis le matin jusqu’au soir, il ne levait pas sonfront de dessus la pierre.

Or, un jour qu’il était ainsi prosterné, il entendit une voixqui disait :

– Regarde ces images afin de t’instruire.

Alors, levant la tête, il vit sur les parois de la chambre despeintures qui représentaient des scènes riantes et familières.C’était un ouvrage très ancien et d’une merveilleuse exactitude. Ony remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte queleurs joues étaient toutes gonflées ; d’autres plumaient desoies ou faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites.Plus loin un chasseur rapportait sur ses épaules une gazelle percéede flèches. Là, des paysans s’occupaient aux semailles, à lamoisson, à la récolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son desvioles, des flûtes et de la harpe. Une jeune fille jouait ducinnor. La fleur du lotus brillait dans ses cheveux noirs, finementnattés. Sa robe transparente laissait voir les formes pures de soncorps. Son sein, sa bouche étaient en fleur. Son bel œil regardaitde face sur un visage tourné de profil. Et cette figure étaitexquise. Paphnuce l’ayant considérée baissa les yeux et répondit àla voix :

– Pourquoi m’ordonnes-tu de regarder ces images ? Sansdoute elles représentent les journées terrestres de l’idolâtre dontle corps repose ici sous mes pieds, au fond d’un puits, dans uncercueil de basalte noir. Elles rappellent la vie d’un mort etsont, malgré leurs vives couleurs, les ombres d’une ombre. La vied’un mort ! Ô vanité !…

– Il est mort, mais il a vécu, reprit la voix, et toi, tumourras, et tu n’auras pas vécu.

À compter de ce jour, Paphnuce n’eut plus un moment de repos. Lavoix lui parlait sans cesse. La joueuse de cinnor, de son œil auxlongues paupières, le regardait fixement. À son tour elleparla :

– Vois : je suis mystérieuse et belle. Aime-moi ;épuise dans mes bras l’amour qui te tourmente. Que te sert de mecraindre ? Tu ne peux m’échapper : je suis la beauté dela femme. Où penses-tu me fuir, insensé ? Tu retrouveras monimage dans l’éclat des fleurs et dans la grâce des palmiers, dansle vol des colombes, dans les bonds des gazelles, dans la fuiteonduleuse des ruisseaux, dans les molles clartés de la lune, et, situ fermes les yeux, tu la trouveras en toi-même. Il y a mille ansque l’homme qui dort ici, entouré de bandelettes dans un lit depierre noire, m’a pressée sur son cœur. Il y a mille ans qu’il areçu le dernier baiser de ma bouche, et son sommeil en est encoreparfumé. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment ne m’as-tu pasreconnue ? Je suis une des innombrables incarnations de Thaïs.Tu es un moine instruit et très avancé dans la connaissance deschoses. Tu as voyagé, et c’est en voyage qu’on apprend le plus.Souvent une journée qu’on passe dehors apporte plus de nouveautésque dix années pendant lesquelles on reste chez soi. Or, tu n’espas sans avoir entendu dire que Thaïs a vécu jadis dans Sparte sousle nom d’Hélène. Elle eut dans Thèbes Hécatompyle une autreexistence. Et Thaïs de Thèbes, c’était moi. Comment ne l’as-tu pasdeviné ? J’ai pris, vivante, ma large part des péchés dumonde, et maintenant réduite ici à l’état d’ombre, je suis encoretrès capable de prendre tes péchés, moine bien-aimé. D’où vient tasurprise ? Il était pourtant certain que partout où tu irais,tu retrouverais Thaïs.

Il se frappait le front contre la dalle et criait d’épouvante.Et chaque nuit la joueuse de cinnor quittait la muraille,s’approchait et parlait d’une voix claire, mêlée de souffles frais.Et, comme le saint homme résistait aux tentations qu’elle luidonnait, elle lui dit ceci :

– Aime-moi ; cède, ami. Tant que tu me résisteras, je tetourmenterai. Tu ne sais pas ce que c’est que la patience d’unemorte. J’attendrai, s’il le faut, que tu sois mort. Étantmagicienne, je saurai faire entrer dans ton corps sans vie unesprit qui l’animera de nouveau et qui ne me refusera pas ce que jet’aurai demandé en vain. Et songe, Paphnuce, à l’étrangeté de tasituation, quand ton âme bienheureuse verra du haut du ciel sonpropre corps se livrer au péché. Dieu, qui a promis de te rendre cecorps après le jugement dernier et la consommation des siècles,sera lui-même fort embarrassé ! Comment pourra-t-il installerdans la gloire céleste une forme humaine habitée par un diable etgardée par une sorcière ? Tu n’as pas songé à cettedifficulté. Dieu non plus, peut-être. Entre nous, il n’est pas biensubtil. La plus simple magicienne le trompe aisément, et s’iln’avait ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel, les marmots devillage lui tireraient la barbe. Certes il n’a pas autant d’espritque le vieux serpent, son adversaire. Celui-là est un merveilleuxartiste. Je ne suis si belle que parce qu’il a travaillé à maparure. C’est lui qui m’a enseigné à natter mes cheveux et à mefaire des doigts de rose et des ongles d’agate. Tu l’as tropméconnu. Quand tu es venu te loger dans ce tombeau, tu as chassé dupied les serpents qui y habitaient, sans t’inquiéter de savoirs’ils étaient de sa famille, et tu as écrasé leurs œufs. Je crains,mon pauvre ami, que tu ne te sois mis une méchante affaire sur lesbras. On t’avait pourtant averti qu’il était musicien et amoureux.Qu’as-tu fait ? Te voilà brouillé avec la science et labeauté ; tu es tout à fait misérable, et Iaveh ne vient pointà ton secours. Il n’est pas probable qu’il vienne. Étant aussigrand que tout, il ne peut pas bouger, faute d’espace, et si, parimpossible, il faisait le moindre mouvement, toute la créationserait bousculée. Mon bel ermite, donne-moi un baiser.

Paphnuce n’ignorait pas les prodiges opérés par les artsmagiques. Il songeait dans sa grande inquiétude :

– Peut-être le mort enseveli à mes pieds sait-il les parolesécrites dans ce livre mystérieux, qui demeure caché non loin d’iciau fond d’une tombe royale. Par la vertu de ces paroles les morts,reprenant la forme qu’ils avaient sur la terre, voient la lumièredu soleil et le sourire des femmes.

Sa peur était que la joueuse de cinnor et le mort pussent sejoindre, comme de leur vivant, et qu’il les vît s’unir. Parfois, ilcroyait entendre le souffle léger des baisers.

Tout lui était trouble et maintenant, en l’absence de Dieu, ilcraignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il setenait prosterné selon sa coutume, une voix inconnue luidit :

– Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne croiset, si je te montrais ce que j’ai vu, tu mourrais d’épouvante. Il ya des hommes qui portent au milieu du front un œil unique. Il y ades hommes qui n’ont qu’une jambe et marchent en sautant. Il y ades hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent mâles.Il y a des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il ya des hommes sans tête, avec deux yeux, un nez, une bouche sur lapoitrine. De bonne foi, crois-tu que Jésus-Christ soit mort pour lesalut de ces hommes ?

Une autre fois il eut une vision. Il vit dans une grande lumièreune large chaussée, des ruisseaux et des jardins. Sur la chaussée,Aristobule et Chéréas passaient au galop de leurs chevaux syrienset l’ardeur joyeuse de la course empourprait la joue des deuxjeunes hommes. Sous un portique Callicrate déclamait desvers ; l’orgueil satisfait tremblait dans sa voix et brillaitdans ses yeux. Dans le jardin, Zénothémis cueillait des pommes d’oret caressait un serpent aux ailes d’azur. Vêtu de blanc et coifféd’une mitre étincelante, Hermodore méditait sous un perséa sacré,qui portait, en guise de fleurs, de petites têtes au pur profil,coiffées, comme les déesses des Égyptiens, de vautours, d’éperviersou du disque brillant de la lune ; tandis qu’à l’écart au bordd’une fontaine, Nicias étudiait sur une sphère armillaire lemouvement harmonieux des astres.

Puis une femme voilée s’approcha du moine tenant à la main unrameau de myrte. Et elle lui dit :

– Regarde. Les uns cherchent la beauté éternelle et ils mettentl’infini dans leur vie éphémère. Les autres vivent sans grandepensée. Mais par cela seul qu’ils cèdent à la belle nature, ilssont heureux et beaux et seulement en se laissant vivre, ilsrendent gloire à l’artiste souverain des choses ; car l’hommeest un bel hymne de Dieu. Ils pensent tous que le bonheur estinnocent et que la joie est permise. Paphnuce, si pourtant ilsavaient raison, quelle dupe tu serais !

Et la vision s’évanouit.

C’est ainsi que Paphnuce était tenté sans trêve dans son corpset dans son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos.La solitude de ce tombeau était plus peuplée qu’un carrefour degrande ville. Les démons y poussaient de grands éclats de rire, etdes millions de larves, d’empuses, de lémures y accomplissaient lesimulacre de tous les travaux de la vie. Le soir, quand il allait àla fontaine, des satyres mêlés à des faunesses dansaient autour delui et l’entraînaient dans leurs rondes lascives. Les démons ne lecraignaient plus, ils l’accablaient de railleries, d’injuresobscènes et de coups. Un jour un diable, qui n’était pas plus hautque le bras, lui vola la corde dont il se ceignait les reins. Ilsongeait :

– Pensée, où m’as-tu conduit ?

Et il résolut de travailler de ses mains afin de procurer à sonesprit le repos dont il avait besoin. Près de la fontaine, desbananiers aux larges feuilles croissaient dans l’ombre des palmes.Il en coupa des tiges qu’il porta dans le tombeau. Là, il les broyasous une pierre et les réduisit en minces filaments, comme ill’avait vu faire aux cordiers. Car il se proposait de fabriquer unecorde en place de celle qu’un diable lui avait volée. Les démons enéprouvèrent quelque contrariété : ils cessèrent leur vacarmeet la joueuse de cinnor elle-même, renonçant à la magie, restatranquille sur la paroi peinte. Paphnuce, tout en écrasant lestiges des bananiers, rassurait son courage et sa foi.

– Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair.Quant à l’âme, elle a gardé l’espérance. En vain les diables, envain cette damnée voudraient m’inspirer des doutes sur la nature deDieu. Je leur répondrai par la bouche de l’apôtre Jean :« Au commencement était le Verbe et le Verbe étaitDieu. » C’est ce que je crois fermement, et si ce que je croisest absurde, je le crois plus fermement encore ; et, pourmieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne lecroirais pas, je le saurais. Or, ce que l’on sait ne donne point lavie, et c’est la foi seule qui sauve.

Il exposait au soleil et à la rosée les fibres détachées, etchaque matin, il prenait soin de les retourner pour les empêcher depourrir, et il se réjouissait de sentir renaître en lui lasimplicité de l’enfance. Quand il eut tissé sa corde, il coupa desroseaux pour en faire des nattes et des corbeilles. La chambresépulcrale ressemblait à l’atelier d’un vannier et Paphnuce ypassait aisément du travail à la prière. Pourtant Dieu ne lui étaitpas favorable, car une nuit il fut réveillé par une voix qui leglaça d’horreur ; il avait deviné que c’était celle dumort.

La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotementléger :

– Hélène ! Hélène ! viens te baigner avec moi !viens vite !

Une femme, dont la bouche effleurait l’oreille du moine,répondit :

– Ami, je ne puis me lever : un homme est couché surmoi.

Tout à coup, Paphnuce s’aperçut que sa joue reposait sur le seind’une femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, dégagée à demi,soulevait sa poitrine. Alors il étreignit désespérément cette fleurde chair tiède et parfumée et, consumé du désir de la damnation, ilcria :

– Reste, reste, mon ciel !

Mais elle était déjà debout, sur le seuil. Elle riait, et lesrayons de la lune argentaient son sourire.

– À quoi bon rester ? disait-elle. L’ombre d’une ombresuffit à un amoureux doué d’une si vive imagination. D’ailleurs, tuas péché. Que te faut-il de plus ? Adieu ! mon amantm’appelle.

Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l’aube, il exhalaune prière plus douce qu’une plainte :

– Jésus, mon Jésus, pourquoi m’abandonnes-tu ? Tu vois ledanger où je suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque tonpère ne m’aime plus, puisqu’il ne m’écoute pas, songe que je n’aique toi. De lui à moi, rien n’est possible ; je ne puis lecomprendre, et il ne peut me plaindre. Mais toi, tu es né d’unefemme et c’est pourquoi j’espère en toi. Souviens-toi que tu as étéhomme. Je t’implore, non parce que tu es Dieu de Dieu, lumière delumière, Dieu vrai du Dieu vrai, mais parce que tu vécus pauvre etfaible, sur cette terre où je souffre, parce que Satan vouluttenter ta chair, parce que la sueur de l’agonie glaça ton front.C’est ton humanité que je prie, mon Jésus, mon frèreJésus !

Après qu’il eut prié ainsi, en se tordant les mains, unformidable éclat de rire ébranla les murs du tombeau, et la voixqui avait résonné sur le faîte de la colonne dit enricanant :

– Voilà une oraison digne du bréviaire de Marcus l’hérétique.Paphnuce est arien ! Paphnuce est arien !

Comme frappé de la foudre le moine tomba inanimé.

Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieuxrevêtus de cucules noires, qui lui versaient de l’eau sur lestempes et récitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors,portant des palmes.

– Comme nous traversions le désert, dit l’un d’eux, nous avonsentendu des cris dans ce tombeau et, étant entrés, nous t’avons vugisant inerte sur la dalle. Sans doute des démons t’avaientterrassé et ils se sont enfuis à notre approche.

Paphnuce, soulevant la tête, demanda d’une voixfaible :

– Mes frères, qui êtes-vous ? Et pourquoi tenez-vous despalmes dans vos mains ? N’est-ce point en vue de masépulture ?

Il lui fut répondu :

– Frère, ne sais-tu pas que notre père Antoine, âgé de cent cinqans, et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin où ils’était retiré et vient bénir les innombrables enfants de son âme.Nous nous rendons avec des palmes au-devant de notre pèrespirituel. Mais toi, frère, comment ignores-tu un si grandévénement ? Est-il possible qu’un ange ne soit pas venu t’enavertir dans ce tombeau.

– Hélas ! répondit Paphnuce, je ne mérite pas une tellegrâce, et les seuls hôtes de cette demeure sont des démons et desvampires. Priez pour moi ! Je suis Paphnuce, abbé d’Antinoé,le plus misérable des serviteurs de Dieu.

Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient deslouanges. Celui qui avait déjà pris la parole s’écria avecadmiration :

– Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, célèbre par de telstravaux qu’on doute s’il n’égalera pas un jour le grand Antoinelui-même. Très vénérable, c’est toi qui as converti à Dieu lacourtisane Thaïs et qui, élevé sur une haute colonne, as été ravipar les Séraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de lastèle, virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des angest’entouraient d’une blanche nuée, et ta droite étendue bénissaitles demeures des hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vitplus, un long gémissement monta vers la stèle découronnée. MaisFlavien, ton disciple, publia le miracle et prit à ta place legouvernement des moines. Seul un homme simple, du nom de Paul,voulut contredire le sentiment unanime. Il assurait qu’il t’avaitvu en rêve emporté par des diables ; la foule voulait lelapider et c’est merveille qu’il ait pu échapper à la mort. Je suisZozime, abbé de ces solitaires que tu vois prosternés à tes pieds.Comme eux, je m’agenouille devant toi, afin que tu bénisses le pèreavec les enfants. Puis, tu nous conteras les merveilles que Dieu adaigné accomplir par ton entremise.

– Loin de m’avoir favorisé comme tu crois, répondit Paphnuce, leSeigneur m’a éprouvé par d’effroyables tentations. Je n’ai pointété ravi par les anges. Mais une muraille d’ombre s’est élevée àmes yeux et elle a marché devant moi. J’ai vécu dans un songe. Horsde Dieu tout est rêve. Quand je fis le voyage d’Alexandrie,j’entendis en peu d’heures beaucoup de discours, et je connus quel’armée de l’erreur était innombrable. Elle me poursuit et je suisenvironné d’épées.

Zozime répondit :

– Vénérable père, il faut considérer que les saints etspécialement les saints solitaires subissent de terribles épreuves.Si tu n’as pas été porté au ciel dans les bras des séraphins, ilest certain que le Seigneur a accordé cette grâce à ton image,puisque Flavien, les moines et le peuple ont été témoins de tonravissement.

Cependant Paphnuce résolut d’aller recevoir la bénédictiond’Antoine.

– Frère Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allonsau-devant de notre père.

– Allons ! répliqua Zozime ; l’ordre militaireconvient aux moines qui sont les soldats par excellence. Toi etmoi, étant abbés, nous marcherons devant. Et ceux-ci nous suivronten chantant des psaumes.

Ils se mirent en marche et Paphnuce disait :

– Dieu est l’unité, car il est la vérité qui est une. Le mondeest divers parce qu’il est l’erreur. Il faut se détourner de tousles spectacles de la nature, même des plus innocents en apparence.Leur diversité qui les rend agréables est le signe qu’ils sontmauvais. C’est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus surles eaux dormantes sans que mon âme se voile de mélancolie. Tout ceque perçoivent les sens est détestable. Le moindre grain de sableapporte un danger. Chaque chose nous tente. La femme n’est que lecomposé de toutes les tentations éparses dans l’air léger, sur laterre fleurie, dans les eaux claires. Heureux celui dont l’âme estun vase scellé ! Heureux qui sut se rendre muet, aveugle etsourd et qui ne comprend rien du monde afin de comprendreDieu !

Zozime, ayant médité ces paroles, y répondit de lasorte :

– Père vénérable, il convient que je t’avoue mes péchés, puisquetu m’as montré ton âme. Ainsi nous nous confesserons l’un àl’autre, selon l’usage apostolique. Avant que d’être moine, j’aimené dans le siècle une vie abominable. À Madaura, ville célèbrepar ses courtisanes, je recherchais toutes sortes d’amours. Chaquenuit, je soupais en compagnie de jeunes débauchés et de joueuses deflûte, et je ramenais chez moi celle qui m’avait plu davantage. Unsaint tel que toi n’imaginerait jamais jusqu’où m’emportait lafureur de mes désirs. Il me suffira de te dire qu’elle n’épargnaitni les matrones ni les religieuses et se répandait en adultères eten sacrilèges. J’excitais par le vin l’ardeur de mes sens, et l’onme citait avec raison pour le plus grand buveur de Madaura.Pourtant j’étais chrétien et je gardais, dans mes égarements, mafoi en Jésus crucifié. Ayant dévoré mes biens en débauches, jeressentais déjà les premières atteintes de la pauvreté, quand jevis le plus robuste de mes compagnons de plaisir dépérir rapidementaux atteintes d’un mal terrible. Ses genoux ne le soutenaientplus ; ses mains inquiètes refusaient de le servir ; sesyeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge qued’affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps,sommeillait. Car pour le châtier d’avoir vécu comme les bêtes, Dieul’avait changé en bête. La perte de mes biens m’avait déjà inspirédes réflexions salutaires ; mais l’exemple de mon ami fut plusprécieux encore ; il fit une telle impression sur mon cœur queje quittai le monde et me retirai dans le désert. J’y goûte depuisvingt ans une paix que rien n’a troublée. J’exerce avec mes moinesles professions de tisserand, d’architecte, de charpentier et mêmede scribe, quoique, à vrai dire, j’aie peu de goût pour l’écriture,ayant toujours à la pensée préféré l’action. Mes jours sont pleinsde joie et mes nuits sont sans rêves, et j’estime que la grâce duSeigneur est en moi parce qu’au milieu des péchés les plushorribles j’ai toujours gardé l’espérance.

En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel etmurmura :

– Seigneur, cet homme souillé de tant de crimes, cet adultère,ce sacrilège, tu le regardes avec douceur, et tu te détournes demoi, qui ai toujours observé tes commandements ! Que tajustice est obscure, ô mon Dieu ! et que tes voies sontimpénétrables !

 

– Regarde, père vénérable : on dirait des deux côtés del’horizon, des files noires de fourmis émigrantes. Ce sont nosfrères qui vont, comme nous, au-devant d’Antoine.

Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils découvrirent unspectacle magnifique. L’armée des religieux s’étendait sur troisrangs en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient lesanciens du désert, la crosse à la main, et leurs barbes pendaientjusqu’à terre. Les moines, gouvernés par les abbés Ephrem etSérapion, ainsi que tous les cénobites du Nil, formaient la secondeligne. Derrière eux apparaissaient les ascètes venus des rocherslointains. Les uns portaient sur leurs corps noircis et desséchésd’informes lambeaux, d’autres n’avaient pour vêtements que desroseaux liés en botte avec des viornes. Plusieurs étaient nus, maisDieu les avait couverts d’un poil épais comme la toison des brebis.Ils tenaient tous à la main une palme verte ; l’on eût dit unarc-en-ciel d’émeraude et ils étaient comparables aux chœurs desélus, aux murailles vivantes de la cité de Dieu.

Il régnait dans l’assemblée un ordre si parfait que Paphnucetrouva sans peine les moines de son obéissance. Il se plaça prèsd’eux, après avoir pris soin de cacher son visage sous sa cuculle,pour demeurer inconnu et ne point troubler leur pieuse attente.Tout à coup s’éleva une immense clameur :

– Le saint ! criait-on de toutes parts. Le saint !voilà le grand saint ! voilà celui contre lequel l’enfer n’apoint prévalu, le bien-aimé de Dieu ! Notre pèreAntoine !

Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternèrentdans le sable.

Du faîte d’une colline, dans l’immensité déserte, Antoines’avançait soutenu par ses disciplines bien-aimés, Macaire etAmathas. Il marchait à pas lents, mais sa taille était droiteencore et l’on sentait en lui les restes d’une force surhumaine. Sabarbe blanche s’étalait sur sa large poitrine, son crâne polijetait des rayons de lumière comme le front de Moïse. Ses yeuxavaient le regard de l’aigle ; le sourire de l’enfant brillaitsur ses joues rondes. Il leva, pour bénir son peuple, ses brasfatigués par un siècle de travaux inouïs, et sa voix jeta sesderniers éclats dans cette parole d’amour :

– Que tes pavillons sont beaux, ô Jacob ! Que tes tentessont aimables, ô Israël !

Aussitôt, d’un bout à l’autre de la muraille animée, retentitcomme un grondement harmonieux de tonnerre le psaume :Heureux l’homme qui craint le Seigneur.

Cependant, accompagné de Macaire et d’Amathas, Antoineparcourait les rangs des anciens, des anachorètes et des cénobites.Ce voyant, qui avait vu le ciel et l’enfer, ce solitaire qui, ducreux d’un rocher, avait gouverné Église chrétienne, ce saint quiavait soutenu la foi des martyrs aux jours de l’épreuve suprême, cedocteur dont l’éloquence avait foudroyé l’hérésie, parlaittendrement à chacun de ses fils et leur faisait des adieuxfamiliers, à la veille de sa mort bienheureuse, que Dieu, quil’aimait, lui avait enfin promise. Il disait aux abbés Ephrem etSérapion :

– Vous commandez de nombreuses armées et vous êtes tous deuxd’illustres stratèges. Aussi serez-vous revêtus dans le ciel d’unearmure d’or et l’archange Michel vous donnera le titre deKiliarques de ses milices.

Apercevant le vieillard Palémon, il l’embrassa et dit :

– Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son âmerépand un parfum aussi suave que la fleur des fèves qu’il sèmechaque année.

À l’abbé Zozime il parla de la sorte :

– Tu n’as pas désespéré de la bonté divine, c’est pourquoi lapaix du Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur lefumier de ta corruption.

Il tenait à tous des propos d’une infaillible sagesse. Auxanciens il disait :

– L’apôtre a vu autour du trône de Dieu vingt-quatre vieillardsassis, vêtus de robes blanches et la tête couronnée.

Aux jeunes hommes :

– Soyez joyeux ; laissez la tristesse aux heureux de cemonde.

C’est ainsi que, parcourant le front de son armée filiale, ilsemait les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba àgenoux, déchiré entre la crainte et l’espérance.

– Mon père, mon père, cria-t-il dans son angoisse, monpère ! viens à mon secours, car je péris. J’ai donné à Dieul’âme de Thaïs, j’ai habité le faîte d’une colonne et la chambred’un sépulcre. Mon front, sans cesse prosterné, est devenu calleuxcomme le genou d’un chameau. Et pourtant Dieu s’est retiré de moi.Bénis-moi, mon père, et je serai sauvé ; secoue l’hysope et jeserai lavé et je brillerai comme la neige.

Antoine ne répondait point. Il promenait sur ceux d’Antinoé ceregard dont nul ne pouvait soutenir l’éclat. Ayant arrêté sa vuesur Paul, qu’on nommait le Simple, il le considéra longtemps puisil lui fit signe d’approcher. Comme ils s’étonnaient tous que lesaint s’adressât à un homme privé de sens, Antoine dit :

– Dieu a accordé à celui-ci plus de grâces qu’à aucun de vous.Lève les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans leciel.

Paul le Simple leva les yeux ; son visage resplendit et salangue se délia.

– Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orné de tentures depourpre et d’or. Autour, trois vierges font une garde vigilanteafin qu’aucune âme n’en approche, sinon l’élue à qui le lit estdestiné.

Croyant que ce lit était le symbole de sa glorification,Paphnuce rendait déjà grâces à Dieu. Mais Antoine lui fit signe dese taire et d’écouter le Simple qui murmurait dansl’extase :

– Les trois vierges me parlent ; elles me disent :« Une sainte est près de quitter la terre ; Thaïsd’Alexandrie va mourir. Et nous avons dressé le lit de sa gloire,car nous sommes ses vertus : la Foi, la Crainte eti’Amour. »

Antoine demanda :

– Doux enfant, que vois-tu encore ?

Paul promena vainement ses regards du zénith au nadir, ducouchant au levant, quand tout à coup ses yeux rencontrèrent l’abbéd’Antinoé. Une sainte épouvante pâlit son visage, et ses prunellesreflétèrent des flammes invisibles.

– Je vois, murmura-t-il, trois démons qui, pleins de joie,s’apprêtent à saisir cet homme. Ils sont à la semblance d’une tour,d’une femme et d’un mage. Tous trois portent leur nom marqué au ferrouge ; le premier sur le front, le second sur le ventre, letroisième sur la poitrine, et ces noms sont : Orgueil, Luxureet Doute. J’ai vu.

Ayant ainsi parlé, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante,rentra dans sa simplicité.

Et comme les moines d’Antinoé regardaient Antoine avecinquiétude, le saint prononça ces seuls mots :

– Dieu a fait connaître son jugement équitable. Nous devonsl’adorer et nous taire.

Il passa. Il allait bénissant. Le soleil, descendu à l’horizon,l’enveloppait d’une gloire, et son ombre, démesurément grandie parune faveur du ciel, se déroulait derrière lui comme un tapis sansfin, en signe du long souvenir que ce grand saint devait laisserparmi les hommes.

Debout mais foudroyé, Paphnuce ne voyait, n’entendait plus rien.Cette parole unique emplissait ses oreilles : « Thaïs vamourir ! » Une telle pensée ne lui était jamais venue.Vingt ans, il avait contemplé une tête de momie et voici que l’idéeque la mort éteindrait les yeux de Thaïs l’étonnait désespérément.« Thaïs va mourir ! » Parole incompréhensible !« Thaïs va mourir ! » En ces trois mots, quel sensterrible et nouveau ! « Thaïs va mourir ! »Alors pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute lacréation ? « Thaïs va mourir ! » À quoi bonl’univers ? Soudain il bondit. « La revoir, la voirencore ! » Il se mit à courir. Il ne savait où il était,ni où il allait, mais l’instinct le conduisait avec une entièrecertitude ; il marchait droit au Nil. Un essaim de voilescouvrait les hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcationmontée par des Nubiens et là, couché à l’avant, les yeux dévorantl’espace, il cria, de douleur et de rage :

– Fou, fou que j’étais de n’avoir pas possédé Thaïs quand il enétait temps encore ! Fou d’avoir cru qu’il y avait au mondeautre chose qu’elle ! Ô démence ! J’ai songé à Dieu, ausalut de mon âme, à la vie éternelle, comme si tout cela comptaitpour quelque chose quand on a vu Thaïs. Comment n’ai-je pas sentique l’éternité bienheureuse était dans un seul des baisers de cettefemme, que sans elle la vie n’a pas de sens et n’est qu’un mauvaisrêve ? Ô stupide ! tu l’as vue et tu as désiré les biensde l’autre monde. Ô lâche ! tu l’as vue et tu as craint Dieu.Dieu ! le Ciel ! qu’est-ce que cela ? et qu’ont-ilsà l’offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu’elle t’eûtdonné ? Ô lamentable insensé, qui cherchais la bonté divineailleurs que sur les lèvres de Thaïs : Quelle main était surtes yeux ? Maudit soit Celui qui t’aveuglait alors ! Tupouvais acheter au prix de la damnation un moment de son amour ettu ne l’as pas fait ! Elle t’ouvrait ses bras, pétris de lachair et du parfum des fleurs, et tu ne t’es pas abîmé dans lesenchantements indicibles de son sein dévoilé ! Tu as écouté lavoix jalouse qui te disait : « Abstiens-toi. » Dupe,dupe, triste dupe ! Ô regrets ! Ô remords ! Ôdésespoir ! N’avoir pas la joie d’emporter en enfer la mémoirede l’heure inoubliable et de crier à Dieu : « Brûle machair, dessèche tout le sang de mes veines, fais éclater mes os, tune m’ôteras pas le souvenir qui me parfume et me rafraîchit par lessiècles des siècles !… Thaïs va mourir ! Dieu ridicule,si tu savais comme je me moque de ton enfer ! Thaïs va mouriret elle ne sera jamais à moi, jamais, jamais ! »

Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restaitdes journées entières couché sur le ventre, répétant :

– Jamais ! jamais ! jamais !

Puis, à l’idée qu’elle s’était donnée et que ce n’était pas àlui, qu’elle avait répandu sur le monde des flots d’amour et qu’iln’y avait pas trempé ses lèvres, il se dressait debout, farouche,et hurlait de douleur. Il se déchirait la poitrine avec ses ongleset mordait la chair de ses bras. Il songeait :

– Si je pouvais tuer tous ceux qu’elle a aimés.

L’idée de ces meurtres l’emplissait d’une fureur délicieuse. Ilméditait d’égorger Nicias lentement, à loisir, en le regardantjusqu’au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout à coup. Ilpleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresseinconnue amollissait son âme. Il lui prenait envie de se jeter aucou du compagnon de son enfance et de lui dire :« Nicias, je t’aime, puisque tu l’as aimée. Parle-moid’elle ! Dis-moi ce qu’elle te disait ». Et sans cesse lefer de cette parole lui perçait le cœur : « Thaïs vamourir ! »

– Clartés du jour ! ombres argentées de la nuit, astre,cieux, arbres aux cimes tremblantes, bêtes sauvages, animauxfamiliers, âmes anxieuses des hommes, n’entendez-vous pas :« Thaïs va mourir ! » Lumières, souffles et parfums,disparaissez. Effacez-vous, formes et pensées de l’univers !« Thaïs va mourir !… » Elle était la beauté du mondeet tout ce qui l’approchait, s’ornait des reflets de sa grâce. Cevieillard et ces sages assis près d’elle, au banquet d’Alexandrie,qu’ils étaient aimables ! que leur parole étaitharmonieuse ! L’essaim des riantes apparences voltigeait surleurs lèvres et la volupté parfumait toutes leurs pensées. Et parceque le souffle de Thaïs était sur eux tout ce qu’ils disaient étaitamour, beauté, vérité. L’impiété charmante prêtait sa grâce à leursdiscours. Ils exprimaient aisément la splendeur humaine.Hélas ! et tout cela n’est plus qu’un songe. Thaïs vamourir ! Oh : comme naturellement je mourrai de samort ! Mais peux-tu seulement mourir, embryon desséché, fœtusmacéré dans le fiel et les pleurs arides ? Avorton misérable,penses-tu goûter la mort, toi qui n’as pas connu la vie ?Pourvu que Dieu existe et qu’il me damne ! Je l’espère, je leveux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi dans la damnation.Pour t’y obliger je te crache à la face. Il faut bien que je trouveun enfer éternel, afin d’y exhaler l’éternité de rage qui est enmoi.

Dès l’aube, Albine reçut l’abbé d’Antinoé au seuil descellules.

– Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, vénérablepère, car sans doute tu viens bénir la sainte que tu nous avaisdonnée. Tu sais que Dieu, dans sa clémence, l’appelle à lui ;et comment ne saurais-tu pas une nouvelle que les anges ont portéede désert en désert ? Il est vrai. Thaïs touche à sa finbienheureuse. Ses travaux sont accomplis, et je dois t’instruire enpeu de mots de la conduite qu’elle a tenue parmi nous. Après tondépart, comme elle était enfermée dans la cellule marquée de tonsceau, je lui envoyai avec sa nourriture une flûte semblable àcelles dont jouent aux festins les filles de sa profession. Ce queje faisais était pour qu’elle ne tombât pas dans la mélancolie etpour qu’elle n’eût pas moins de grâce et de talent devant Dieuqu’elle n’en avait montré au regard des hommes. Je n’avais pas agisans prudence ; car Thaïs célébrait tout le jour sur la flûteles louanges du Seigneur et les vierges qu’attiraient les sons decette flûte invisible disaient : « Nous entendons lerossignol des bocages célestes, le cygne mourant de Jésuscrucifié. » C’est ainsi que Thaïs accomplissait sa pénitence,quand, après soixante jours, la porte que tu avais scellée s’ouvritd’elle-même et le sceau d’argile se rompit sans qu’aucune mainhumaine l’eût touché. À ce signe je reconnus que l’épreuve que tuavais imposée devait cesser et que Dieu pardonnait les péchés de lajoueuse de flûte. Dès lors, elle partagea la vie de mes filles,travaillant et priant avec elles. Elle les édifiait par la modestiede ses gestes et de ses paroles et elle semblait parmi elles lastatue de la pudeur. Parfois elle était triste ; mais cesnuages passaient. Quand je vis qu’elle était attachée à Dieu par lafoi, l’espérance et l’amour, je ne craignis pas d’employer son artet même sa beauté à l’édification de ses sœurs. Je l’invitais àreprésenter devant nous les actions des femmes fortes et desvierges sages de Écriture Elle imitait Esther, Débora, Judith,Marie, sœur de Lazare, et Marie, mère de Jésus. Je sais, vénérablepère, que ton austérité s’alarme à l’idée de ces spectacles. Maistu aurais été touché toi-même, si tu l’avais vue, dans ces pieusesscènes, répandre des pleurs véritables et tendre au ciel ses brascomme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j’aipour règle de ne point contrarier leur nature. Toutes les grainesne donnent pas les mêmes fleurs. Toutes les âmes ne se sanctifientpas de la même manière. Il faut considérer aussi que Thaïs s’estdonnée à Dieu quand elle était belle encore, et un tel sacrifice,s’il n’est point unique, est du moins très rare… Cette beauté, sonvêtement naturel, ne l’a pas encore quittée après trois mois de lafièvre dont elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demandesans cesse à voir le ciel, je la fais porter chaque matin dans lacour, près du puits, sous l’antique figuier, à l’ombre duquel lesabbesses de ce couvent ont coutume de tenir leurs assemblées ;tu l’y trouveras, père vénérable ; mais hâte-toi, car Dieul’appelle et ce soir un suaire couvrira ce visage que Dieu fit pourle scandale et pour l’édification du monde.

Paphnuce suivit Albine dans la cour inondée de lumière matinale.Le long des toits de brique des colombes formaient une file deperles. Sur un lit, à l’ombre du figuier, Thaïs reposait touteblanche, les bras en croix. Debout à ses côtés, des femmes voiléesrécitaient les prières de l’agonie.

– Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta grande mansuétude etefface mon iniquité selon la multitude de tesmiséricordes.

Il l’appela :

– Thaïs !

Elle souleva les paupières et tourna du côté de la voix lesglobes blancs de ses yeux.

Albine fit signe aux femmes voilées de s’éloigner de quelquespas.

– Thaïs ! répéta le moine.

Elle souleva la tête ; un souffle léger sortit de seslèvres blanches :

– C’est toi, mon père ?… Te souvient-il de l’eau de lafontaine et des dattes que nous avons cueillies ?… Ce jour-là,mon père, je suis née à l’amour… à la vie.

Elle se tut et laissa retomber sa tête.

La mort était sur elle et la sueur de l’agonie couronnait sonfront. Rompant le silence auguste, une tourterelle éleva sa voixplaintive. Puis les sanglots du moine se mêlèrent à la psalmodiedes vierges.

– Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mes péchés.Car je connais mon injustice et mon crime se lève sans cesse contremoi.

Tout à coup Thaïs se dressa sur son lit. Ses yeux de violettes’ouvrirent tout grands ; et, les regards envolés, les brastendus vers les collines lointaines, elle dit d’une voix limpide etfraîche :

– Les voilà, les roses de l’éternel matin !

Ses yeux brillaient ; une légère ardeur colorait sestempes. Elle revivait plus suave et plus belle que jamais.Paphnuce, agenouillé, l’enlaça de ses bras noirs.

– Ne meurs pas, criait-il d’une voix étrange qu’il nereconnaissait pas lui-même. Je t’aime, ne meurs pas ! Écoute,ma Thaïs. Je t’ai trompée, je n’étais qu’un fou misérable. Dieu, leciel, tout cela n’est rien. Il n’y a de vrai que la vie de la terreet l’amour des êtres. Je t’aime ! ne meurs pas ; ceserait impossible ; tu es trop précieuse. Viens, viens avecmoi. Fuyons ; je t’emporterai bien loin dans mes bras. Viens,aimons-nous. Entends-moi donc, ô ma bien-aimée, et dis :« Je vivrai, je veux vivre. » Thaïs, Thaïs,lève-toi !

Elle ne l’entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l’infini.Elle murmura :

– Le ciel s’ouvre. Je vois les anges, les prophètes et lessaints… le bon Théodore est parmi eux, les mains pleines defleurs ; il me sourit et m’appelle… Deux séraphins viennent àmoi. Ils approchent… qu’ils sont beaux !… Je vois Dieu.

Elle poussa un soupir d’allégresse et sa tête retomba inerte surl’oreiller. Thaïs était morte. Paphnuce, dans une étreintedésespérée, la dévorait de désir, de rage et d’amour.

Albine lui cria :

– Va-t’en, maudit !

Et elle posa doucement ses doigts sur les paupières de la morte.Paphnuce recula chancelant ; les yeux brûlés de flammes etsentant la terre s’ouvrir sous ses pas.

Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie :

– Béni soit le Seigneur, le dieu d’Israël.

Brusquement la voix s’arrêta dans leur gorge.

Elles avaient vu la face du moine et elles fuyaient d’épouvanteen criant :

– Un vampire ! un vampire !

Il était devenu si hideux qu’en passant la main sur son visage,il sentit sa laideur.

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