THÉAGÈS.
Je le sais.
SOCRATE.
Quel est-il donc? dis-le-moi.
THÉAGÈS.
Quel autre nom pourrait-elle avoir, Socrate, que celui de
la science?
SOCRATE.
Mais celle du cocher, n’est-ce pas aussi une science?
Penses-tu que ce soit une ignorance?
THÉAGÈS.
Non.
SOCRATE.
C’est donc une science?
THÉAGÈS.
Oui.
SOCRATE.
A quoi nous sert-elle? Ne nous apprend-elle pas à
commander aux chevaux attelés?
THÉAGÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et celle du pilote, n’est-ce pas aussi une science?
THÉAGÈS.
Il me semble.
SOCRATE.
N’est-ce pas celle qui nous apprend à gouverner des
vaisseaux?
THÉAGÈS.
Elle-même.
SOCRATE.
Et celle que tu veux apprendre, quelle science est-elle?
et que nous apprend-elle à gouverner?
THÉAGÈS.
Il me paraît qu’elle nous apprend à gouverner les
hommes.
SOCRATE.
Quoi! les malades?
THÉAGÈS.
Non.
SOCRATE.
Car cela regarde la médecine, n’est-ce pas?
THÉAGÈS.
Oui.
SOCRATE.
Nous apprend-elle donc à gouverner ceux qui chantent
dans les chœurs?
THÉAGÈS.
Non.
SOCRATE.
Car c’est la musique.
THÉAGÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Mais nous apprend-elle à gouverner ceux qui font leurs
exercices?
THÉAGÈS.
Non.
SOCRATE.
Car c’est la gymnastique.
THÉAGÈS.
En effet.
SOCRATE.
Mais qui donc nous apprend-elle à gouverner? Tâche de
t’expliquer comme je l’ai fait tout à l’heure.
THÉAGÈS.
Elle nous apprend à gouverner les hommes en société.
SOCRATE.
Mais les malades ne sont-ils point aussi dans la société?
THÉAGÈS.
Oui, mais ce n’est pas d’eux seulement que je veux
parler, je parle aussi de tous ceux qui en font partie.
SOCRATE.
Voyons si je comprends bien l’art dont tu parles. Il me
paraît que tu ne parles point de celui qui nous apprend à
gouverner les moissonneurs, les vendangeurs, les
planteurs, les semeurs, les batteurs; car cela appartient à
l’agriculture, n’est-ce pas?
THÉAGÈS.
Oui.
SOCRATE.
Tu ne parles pas non plus de celui qui enseigne à
gouverner les scieurs, les perforeurs, les polisseurs, les
tourneurs; car cela ne regarde-t-il pas la menuiserie?
THÉAGÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Mais peut-être c’est de l’art qui enseigne à gouverner
tous ces gens-là ensemble, les agriculteurs, les
menuisiers, les ouvriers de toute sorte, et tous les
particuliers, hommes et femmes; c’est peut-être de celui-
là que tu parles?
THÉAGÈS.
C’est de celui-là même que je voulais parler.
SOCRATE.
Saurais-tu me dire si Égisthe, celui qui tua Agamemnon à
Argos, gouvernait tous ces gens-là, les artisans et tous
les particuliers, hommes et femmes, ou s’il en gouvernait
d’autres?
THÉAGÈS.
Non, il gouvernait ceux-là.
SOCRATE.
Et Pelée, fils d’Éacus, ne gouvernait-il pas ces mêmes
gens à Phthie?
THÉAGÈS.
Oui.
SOCRATE.
As-tu entendu dire qu’il y ait eu un Périandre fils de
Cypsèle, qui commandait à Corinthe?
THÉAGÈS.
Oui.
SOCRATE.
Eh bien, n’est-ce pas à ces mêmes gens qu’il
commandait?
THÉAGÈS.
Certainement.
SOCRATE.
Et Archélaüs, fils de Perdiccas, qui, dans ces derniers
temps, est monté sur le trône de Macédoine , ne
penses-tu pas que ce soit à ces mêmes gens qu’il
commande?
THÉAGÈS.
Je le pense bien.
SOCRATE.
Et Hippias, fils de Pisistrate, qui a commandé dans cette
ville, à qui crois-tu qu’il ait commandé? n’est-ce pas à
ces mêmes gens?
THÉAGÈS.
A qui donc?
SOCRATE.
Sais-tu me dire quel nom l’on donne à Bacis , à
Sibylle , et à notre compatriote Amphilytus?
THÉAGÈS.
Quel autre nom que celui de devin?
SOCRATE.
Fort bien. Et ceux-ci, Hippias et Périandre, tâche de me
répondre de même comment on les appelle, pour
désigner leur pouvoir?