THÉAGÈS.
Des tyrans, je pense: pourrait-on leur donner un autre
nom?
SOCRATE.
Donc tout homme qui désire commander dans sa patrie,
désire acquérir un pouvoir semblable au leur, et devenir
un tyran.
THÉAGÈS.
Cela paraît évident.
SOCRATE.
Or, c’est ce pouvoir que tu désires acquérir, dis-tu?
THÉAGÈS.
Du moins est-ce là ce qui paraît résulter de ce que j’ai
dit.
SOCRATE.
O scélérat! c’est donc à devenir notre tyran que tu
aspires, et c’est pour cela que tu te plains depuis
longtemps de ce que ton père ne te met pas entre les
mains de quelque maître qui te dresse à la tyrannie? Et
toi, Démodocus, n’as-tu pas honte? Toi qui connais
depuis longtemps son désir, et qui sais où l’envoyer pour
le rendre habile dans la science qu’il veut apprendre, tu
lui envies ce bonheur, et lui refuses un maître! Mais à
présent, vois-tu, qu’il t’a accusé par-devant moi, il faut
délibérer ensemble chez qui nous devons l’envoyer, et
quel est le maître dont le commerce peut le rendre un
tyran habile.
DÉMODOCUS.
Oui, par Jupiter, Socrate! délibérons ensemble: car m’est
avis qu’il faut ici une délibération sérieuse.
SOCRATE.
Un moment, mon cher. Finissons de l’interroger
auparavant.
DÉMODOCUS.
Interroge-le donc.
SOCRATE.
Veux-tu, Théagès, que nous nous servions un peu
d’Euripide? Euripide dit quelque part:
Les tyrans deviennent habiles par le commerce des
habiles . Si quelqu’un demandait à Euripide: O
Euripide! en quoi doivent-ils être habiles ceux dont
le commerce, dis-tu, rend habiles les tyrans? S’il eût dit,
par exemple, «Les agriculteurs deviennent habiles par le
commerce des habiles», et que nous lui demandassions
en quoi habiles? Que nous répondrait-il, sinon habiles
dans l’agriculture?
THÉAGÈS.
Il ne pourrait répondre autre chose.
SOCRATE.
Et s’il eût dit, « Les cuisiniers deviennent habiles par le
commerce des habiles », et qu’on lui demandât en quoi
habiles? Que crois-tu qu’il répondît? n’est-ce pas habiles
dans l’art delà cuisine?
THÉAGÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Et s’il eût dit, «Les lutteurs deviennent habiles par le
commerce des habiles», et qu’on lui demandât en quoi
habiles? ne répondrait-il pas habiles dans l’art de la
lutte?
THÉAGÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Mais, puisqu’il a dit, «Les tyrans deviennent habiles par
le commerce des habiles», si nous lui demandions:
Euripide, en quoi dis-tu qu’ils doivent être habiles? Que
dirait-il? en quoi ferait-il consister leur science?
THÉAGÈS.
Par Jupiter! je ne saurais le dire.
SOCRATE.
Veux-tu que je te le dise?
THÉAGÈS.
Oui, s’il te plaît.
SOCRATE.
Leur science est celle que, suivant Anacréon, possédait
parfaitement Callicrète . Ne te souviens-tu pas de la
chanson?
THÉAGÈS.
Je m’en souviens.
SOCRATE.
Quoi donc! tu souhaites d’être mis entre les mains
d’un homme qui soit de la même profession que
Callicrète, fille de Cyane, et qui entende l’art de la
tyrannie, comme elle le faisait, au rapport du poète, afin
que tu deviennes notre tyran et celui de la ville?
THÉAGÈS.
Il y a longtemps, Socrate, que tu railles et te moques de
moi.
SOCRATE.
Comment! ne dis-tu pas que tu souhaites d’acquérir la
science qui t’apprendra à commander à tous tes
concitoyens? Peux-tu leur commander sans être tyran?
THÉAGÈS.
Oui, j’en conviens, je souhaiterais de tout mon cœur de
devenir le tyran de tous les hommes, ou si c’est
trop, au moins du plus grand nombre possible; et toi
aussi, je pense, et tous les autres hommes; peut-être
plus encore de devenir un dieu. Mais je ne t’ai pas dit
que ce fût là ce que je souhaitais.
SOCRATE.
Que souhaites-tu donc? N’est-ce pas de gouverner tes
concitoyens?
THÉAGÈS.
Non pas par force comme les tyrans, mais avec leur
consentement, comme ont fait les grands hommes que
nous avons eus à Athènes.
SOCRATE.
Tu veux dire comme Thémistocle, Périclès, Cimon, et les
autres grands politiques?
THÉAGÈS.
Oui, comme ceux-là.
SOCRATE.
Voyons donc; si tu voulais devenir habile dans l’art
de monter à cheval, à quels hommes croirais-tu devoir
t’adresser pour devenir bon cavalier? Serait-ce à d’autres
qu’à des écuyers?
THÉAGÈS.
Non.
SOCRATE.
Ne choisirais-tu pas les écuyers les plus habiles, ceux qui
ont des chevaux, et qui les montent continuellement, et
non-seulement les chevaux de leur pays, mais aussi ceux
des pays étrangers?
THÉAGÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Et si tu voulais devenir habile dans l’art de tirer de l’arc,
ne t’adresserais-tu pas aux meilleurs tireurs, à ceux qui
ont des arcs, et qui se servent continuellement de toutes
sortes d’arcs et de flèches de ce pays et des pays
étrangers?
THÉAGÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Dis-moi donc, puisque tu veux te rendre habile dans la
politique, crois-tu pouvoir acquérir cette habileté en
t’adressant à d’autres qu’à ces profonds politiques qui
gouvernent continuellement et leur ville et plusieurs
autres, et qui connaissent également les gouvernements
étrangers? ou penses-tu qu’en conversant avec d’autres
que ceux-là, tu apprendras ce qu’ils savent?
THÉAGÈS.
Socrate, j’ai entendu rapporter quelques discours où tu
faisais voir que les fils de ces politiques ne valent pas
mieux que les fils des cordonniers; et autant que j’en
puis juger, c’est une vérité incontestable. Je serais donc
bien insensé si je croyais que quelqu’un d’eux pût me
donner sa science, qu’il n’a pas donnée à son fils; ce
qu’il aurait fait, s’il eût été capable de la communiquer à
un autre.
SOCRATE.
Que ferais-tu donc, Théagès, si tu avais un fils qui te
persécutât tous les jours, en te disant qu’il veut
devenir un grand peintre; qui se plaignît continuellement
que toi qui es son père, tu ne voulusses pas faire un peu
de dépense pour satisfaire à son désir, tandis que d’un
autre côté il mépriserait les plus excellents maîtres, et
refuserait d’aller à leur école; et qui dédaignerait de
même les joueurs de flûte, s’il voulait être joueur de
flûte, ou bien les joueurs de lyre? Saurais-tu qu’en faire,
et où l’envoyer quand il refuse de pareils maîtres?
THÉAGÈS.
Non, par Jupiter! je n’en sais rien.
SOCRATE.
Et maintenant toi, qui fais précisément la même chose à
l’égard de ton père, tu t’étonnes et te plains de ce qu’il
ne sait que faire de toi, ni à quel maître t’envoyer! Car, si
tu veux, nous allons te mettre tout à l’heure entre les
mains du meilleur maître qu’il y ait à Athènes dans la
politique: tu n’as qu’à choisir, il ne te demandera rien; tu
épargneras ton argent, et en même temps tu acquerras
plus de réputation auprès du peuple, qu’en fréquentant
qui que ce soit.
THÉAGÈS.
Eh quoi! Socrate, n’es-tu pas aussi du nombre de ces
hommes habiles? si tu veux que je m’attache à toi, c’est
assez, je ne cherche plus d’autre maître.
SOCRATE.
Que dis-tu là, Théàgès?
DÉMODOCUS.
Ah! Socrate, il ne dit pas mal, et tu me rendrais là un
grand service! Il n’y aurait pas pour moi de plus grand
bonheur que de voir mon fils se plaire dans ta
compagnie, et que tu voulusses le souffrir. J’ai peine à
dire combien je le désire; mais je vous prie l’un et
l’autre, toi, Socrate, de recevoir mon fils, et toi, mon fils,
de ne jamais chercher d’autre maître que Socrate; par-là
vous me délivrerez tous deux de beaucoup
d’inquiétudes graves; car je meurs toujours de peur qu’il
ne tombe entre les mains d’un autre qui me le corrompe.
THÉAGÈS.
Eh! mon père, cesse de craindre pour moi, si tu peux
engager Socrate à me recevoir auprès de lui.
DÉMODOCUS.
Tu parles bien, mon fils: il ne reste plus qu’à m’adresser
à loi, Socrate; je ne te dirai qu’un mot: je suis prêt à te
donner et moi et tout ce que j’ai de plus précieux, pour
peu que tu en aies besoin, si tu veux aimer mon Théagès
et lui faire le bien qui dépend de toi.
SOCRATE.
Je ne m’étonne pas, Démodocus, de ce grand
empressement, si tu es persuadé que je sois l’homme qui
peut faire le plus de bien à ton fils; car je ne sache rien
dont un homme raisonnable doive être plus occupé que
de son fils, et de tout ce qui peut le rendre le meilleur
possible. Mais ce qui m’étonne tout-à-fait, c’est comment
tu as pu penser que je fusse plus capable que toi de lui
être utile et de former en lui un bon citoyen? et lui-
même, comment a-t-il pu s’imaginer que je suis plus en
état de l’aider que son père? Car premièrement tu
es plus âgé que moi; ensuite tu as rempli beaucoup de
charges et les plus importantes d’Athènes, tu es le plus
considérable dans ton dème d’Anagyre , et
personne n’est plus
honoré que toi dans toute la république: et ni toi ni ton
fils, vous ne voyez en moi aucun de ces avantages. Que
si Théagès méprise nos politiques, et en cherche d’autres
qui se donnent pour capables d’élever la jeunesse, il y a
ici Prodicus de Céos, Gorgias de Léontium, Polus
d’Agrigente, et plusieurs autres de la plus haute capacité.
Ils parcourent la Grèce de ville en ville, attirent les
jeunes gens des maisons les plus nobles et les plus
riches, qui pourraient s’instruire pour rien auprès de tel
de leur concitoyen qu’il leur plairait de choisir; et ils leur
persuadent de renoncer au commerce de leurs
concitoyens et de s’attacher à eux, bien qu’il faille leur
payer de grosses sommes et leur avoir encore beaucoup
d’obligation. Voilà les gens que vous devriez choisir, toi
et ton fils, au lieu de penser à moi; car je ne sais
aucune de ces belles et bienheureuses sciences, fort à
regret assurément, mais j’ai toujours avoué que je ne
sais, à vrai dire, rien, qu’une petite science,
l’amour . Mais dans cette science, j’ose me vanter
d’être plus profond que tous ceux qui m’ont précédé et
que ceux de notre siècle.