THÉAGÈS ou de la Vraie Instruction de Platon
PERSONNAGES:
DÉMODOCUS, père de Théagès; THÉAGÈS, SOCRATE.
DÉMODOCUS.
Socrate, j’aurais grand besoin de t’entretenir en
particulier, si tu en as le loisir; et si tu ne l’as pas, je te
supplie de le prendre pour l’amour de moi, à moins que
tu n’aies quelque affaire d’importance.
SOCRATE.
J’ai du loisir maintenant et particulièrement pour toi: si
donc tu veux me parler, je suis tout prêt.
DÉMODOCUS.
Veux-tu que nous nous retirions ici, sous le portique de
Jupiter Libérateur?
SOCRATE.
Comme tu voudras.
DÉMODOCUS.
Allons-y donc, Socrate. Il me semble qu’il en est de
même de tout ce qui vient au monde, plantes, animaux
et hommes. Rien de plus aisé à nous qui cultivons la
terre que de préparer tout ce qui est nécessaire avant de
planter, et l’action de planter elle-même; mais lorsque ce
qu’on a planté est venu, alors le soin qu’il en faut
prendre est difficile et très laborieux. Il paraît qu’il
en est de même des hommes; je juge des autres par
moi. Voilà mon fils: c’est une plante qu’il m’a été fort
aisé de faire venir; mais son éducation est bien difficile,
et me tient dans des alarmes continuelles. Sans entrer
dans le détail de tous les sujets que j’ai de craindre pour
lui, en voici un tout nouveau; c’est une envie qu’il a, et
qui véritablement n’est pas malhonnête, mais fort
dangereuse; elle m’épouvante. Crois-tu, Socrate,
qu’il nous a pris l’envie de devenir habile? comme il dit.
Apparemment quelques-uns de ses camarades de notre
dème, qui vont à Athènes, lui rapportent les discours
qu’ils y entendent, et lui troublent la cervelle. Jaloux
d’imiter ces jeunes gens, il ne cesse de me tourmenter,
me priant d’avoir soin de lui, et de donner de l’argent à
quelque sophiste qui le rende habile. Ce n’est pas la
dépense qui me fait peur, mais je vois que cette
passion va le jeter dans un grand danger. Jusqu’ici je l’ai
retenu par de bonnes paroles; mais aujourd’hui que je
ne puis plus en être le maître, je pense que le meilleur
parti pour moi c’est de donner les mains à ce qu’il veut,
de peur que les commerces qu’il pourrait avoir en secret,
et sans ma participation, ne le corrompent. C’est
pourquoi je viens aujourd’hui à Athènes pour le mettre
entre les mains de quelque sophiste, et je t’ai rencontré
fort à propos, car tu es celui que je souhaitais le plus
consulter sur cette affaire. Si donc tu as quelque conseil
à me donner sur ce que je viens de te dire, je te le
demande, et tu me le dois.
SOCRATE.
Mais on dit, Démodocus, que le conseil est une chose
sacrée: et s’il est sacré dans toutes les occasions de la
vie, il l’est assurément dans celle-ci; car de toutes les
choses sur lesquelles l’homme peut demander conseil, il
n’y en a point de plus divine que celle qui regarde
l’éducation de soi-même et de ceux qui nous
appartiennent. Premièrement, il faut que nous
convenions ensemble, toi et moi, quelle est la chose sur
laquelle nous délibérerons, de peur qu’il n’arrive souvent
que j’entende une chose et toi une autre, et
qu’après un long entretien nous ne nous trouvions tous
deux fort ridicules d’avoir parlé si longtemps sans nous
être entendus.
DÉMODOCUS.
Je crois que tu dis vrai, Socrate; il faut que nous fassions
de cette manière.
SOCRATE.
Oui, je dis vrai: cependant pas si vrai que je pensais, et
je me rétracte en partie; car il me vient dans l’esprit que
ce jeune homme pourrait bien avoir toute autre envie
que celle que nous lui croyons, ce qui nous
rendrait encore plus absurdes d’avoir délibéré sur toute
autre chose que sur l’objet véritable de ses désirs. Je
crois donc qu’il sera mieux de commencer par lui, et de
lui demander ce qu’il désire.
DÉMODOCUS.
En effet, cela pourrait bien être mieux, comme tu le dis.
SOCRATE.
Mais, dis-moi, quel beau nom a ce jeune homme? et
comment le saluerons-nous?
DÉMODOCUS.
Il s’appelle Théagès, Socrate.
SOCRATE.
Le beau et le saint nom que tu lui as donné !
Dis-moi donc, Théagès, tu dis que tu souhaites devenir
habile, et tu presses ton père de te trouver un homme
dont le commerce puisse te rendre tel?
THÉAGÈS.
Oui.
SOCRATE.
Qui appelles-tu habile, les hommes instruits, quoi qu’ils
sachent, ou les hommes qui ne sont pas instruits?
THÉAGÈS.
Assurément, les hommes instruits.
SOCRATE.
Quoi! ton père ne t’a-t-il pas fait apprendre tout ce
qu’apprennent les enfants de nos meilleurs citoyens,
comme à lire, à jouer de la lyre, à lutter, et à faire tous
les autres exercices du corps?
THÉAGÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Eh! penses-tu qu’il te manque quelque autre science que
ton père doive te faire apprendre?
THÉAGÈS.
Oui.
SOCRATE.
Quelle est cette science? dis-le-nous, afin que nous
puissions faire ce qui te sera agréable.
THÉAGÈS.
Il le sait bien, lui; car je le lui ai dit fort souvent; mais
c’est exprès qu’il te parle ainsi, comme s’il ignorait ce
que je souhaite. Sur ce point, comme sur beaucoup
d’autres, il me contredit sans cesse, et refuse de me
mettre entre les mains d’un maître.
SOCRATE.
Mais ce que tu lui as dit jusqu’à cette heure, n’a pas eu
de témoins; prends-moi pour témoin aujourd’hui,
et dis devant moi quelle est cette science que tu veux
acquérir? Voyons, si tu voulais apprendre la science qui
enseigne à gouverner les vaisseaux, et que je te
demandasse, Théagès, quelle est la science qui te
manque, et pour laquelle tu te plains que ton père ne
veut pas t’accorder de maître, que me répondrais-tu? Ne
me dirais-tu pas que c’est la science du pilote?
THÉAGÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et si tu voulais apprendre celle qui enseigne à gouverner
les chars, et que ce fût pour cela que tu te plaignisses de
ton père, quand je viendrais à te demander quelle est
cette science, ne me répondrais-tu pas que c’est celle du
cocher?
THÉAGÈS.
Certainement.
SOCRATE.
Et celle dont tu es si avide, n’a-t-elle pas de nom? ou en
a-t-elle un?
THÉAGÈS.
Je crois bien qu’elle en a un.
SOCRATE.
La connais-tu donc sans savoir son nom? ou bien le sais-
tu?
THÉAGÈS.
Je le sais.
SOCRATE.
Quel est-il donc? dis-le-moi.
THÉAGÈS.
Quel autre nom pourrait-elle avoir, Socrate, que celui de
la science?
SOCRATE.
Mais celle du cocher, n’est-ce pas aussi une science?
Penses-tu que ce soit une ignorance?
THÉAGÈS.
Non.
SOCRATE.
C’est donc une science?
THÉAGÈS.
Oui.
SOCRATE.
A quoi nous sert-elle? Ne nous apprend-elle pas à
commander aux chevaux attelés?
THÉAGÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et celle du pilote, n’est-ce pas aussi une science?
THÉAGÈS.
Il me semble.
SOCRATE.
N’est-ce pas celle qui nous apprend à gouverner des
vaisseaux?
THÉAGÈS.
Elle-même.
SOCRATE.
Et celle que tu veux apprendre, quelle science est-elle?
et que nous apprend-elle à gouverner?
THÉAGÈS.
Il me paraît qu’elle nous apprend à gouverner les
hommes.
SOCRATE.
Quoi! les malades?
THÉAGÈS.
Non.
SOCRATE.
Car cela regarde la médecine, n’est-ce pas?
THÉAGÈS.
Oui.
SOCRATE.
Nous apprend-elle donc à gouverner ceux qui chantent
dans les chœurs?
THÉAGÈS.
Non.
SOCRATE.
Car c’est la musique.
THÉAGÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Mais nous apprend-elle à gouverner ceux qui font leurs
exercices?
THÉAGÈS.
Non.
SOCRATE.
Car c’est la gymnastique.
THÉAGÈS.
En effet.
SOCRATE.
Mais qui donc nous apprend-elle à gouverner? Tâche de
t’expliquer comme je l’ai fait tout à l’heure.
THÉAGÈS.
Elle nous apprend à gouverner les hommes en société.
SOCRATE.
Mais les malades ne sont-ils point aussi dans la société?
THÉAGÈS.
Oui, mais ce n’est pas d’eux seulement que je veux
parler, je parle aussi de tous ceux qui en font partie.
SOCRATE.
Voyons si je comprends bien l’art dont tu parles. Il me
paraît que tu ne parles point de celui qui nous apprend à
gouverner les moissonneurs, les vendangeurs, les
planteurs, les semeurs, les batteurs; car cela appartient à
l’agriculture, n’est-ce pas?
THÉAGÈS.
Oui.
SOCRATE.
Tu ne parles pas non plus de celui qui enseigne à
gouverner les scieurs, les perforeurs, les polisseurs, les
tourneurs; car cela ne regarde-t-il pas la menuiserie?
THÉAGÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Mais peut-être c’est de l’art qui enseigne à gouverner
tous ces gens-là ensemble, les agriculteurs, les
menuisiers, les ouvriers de toute sorte, et tous les
particuliers, hommes et femmes; c’est peut-être de celui-
là que tu parles?
THÉAGÈS.
C’est de celui-là même que je voulais parler.
SOCRATE.
Saurais-tu me dire si Égisthe, celui qui tua Agamemnon à
Argos, gouvernait tous ces gens-là, les artisans et tous
les particuliers, hommes et femmes, ou s’il en gouvernait
d’autres?
THÉAGÈS.
Non, il gouvernait ceux-là.
SOCRATE.
Et Pelée, fils d’Éacus, ne gouvernait-il pas ces mêmes
gens à Phthie?
THÉAGÈS.
Oui.
SOCRATE.
As-tu entendu dire qu’il y ait eu un Périandre fils de
Cypsèle, qui commandait à Corinthe?
THÉAGÈS.
Oui.
SOCRATE.
Eh bien, n’est-ce pas à ces mêmes gens qu’il
commandait?
THÉAGÈS.
Certainement.
SOCRATE.
Et Archélaüs, fils de Perdiccas, qui, dans ces derniers
temps, est monté sur le trône de Macédoine , ne
penses-tu pas que ce soit à ces mêmes gens qu’il
commande?
THÉAGÈS.
Je le pense bien.
SOCRATE.
Et Hippias, fils de Pisistrate, qui a commandé dans cette
ville, à qui crois-tu qu’il ait commandé? n’est-ce pas à
ces mêmes gens?
THÉAGÈS.
A qui donc?
SOCRATE.
Sais-tu me dire quel nom l’on donne à Bacis , à
Sibylle , et à notre compatriote Amphilytus?
THÉAGÈS.
Quel autre nom que celui de devin?
SOCRATE.
Fort bien. Et ceux-ci, Hippias et Périandre, tâche de me
répondre de même comment on les appelle, pour
désigner leur pouvoir?
THÉAGÈS.
Des tyrans, je pense: pourrait-on leur donner un autre
nom?
SOCRATE.
Donc tout homme qui désire commander dans sa patrie,
désire acquérir un pouvoir semblable au leur, et devenir
un tyran.
THÉAGÈS.
Cela paraît évident.
SOCRATE.
Or, c’est ce pouvoir que tu désires acquérir, dis-tu?
THÉAGÈS.
Du moins est-ce là ce qui paraît résulter de ce que j’ai
dit.
SOCRATE.
O scélérat! c’est donc à devenir notre tyran que tu
aspires, et c’est pour cela que tu te plains depuis
longtemps de ce que ton père ne te met pas entre les
mains de quelque maître qui te dresse à la tyrannie? Et
toi, Démodocus, n’as-tu pas honte? Toi qui connais
depuis longtemps son désir, et qui sais où l’envoyer pour
le rendre habile dans la science qu’il veut apprendre, tu
lui envies ce bonheur, et lui refuses un maître! Mais à
présent, vois-tu, qu’il t’a accusé par-devant moi, il faut
délibérer ensemble chez qui nous devons l’envoyer, et
quel est le maître dont le commerce peut le rendre un
tyran habile.
DÉMODOCUS.
Oui, par Jupiter, Socrate! délibérons ensemble: car m’est
avis qu’il faut ici une délibération sérieuse.
SOCRATE.
Un moment, mon cher. Finissons de l’interroger
auparavant.
DÉMODOCUS.
Interroge-le donc.
SOCRATE.
Veux-tu, Théagès, que nous nous servions un peu
d’Euripide? Euripide dit quelque part:
Les tyrans deviennent habiles par le commerce des
habiles . Si quelqu’un demandait à Euripide: O
Euripide! en quoi doivent-ils être habiles ceux dont
le commerce, dis-tu, rend habiles les tyrans? S’il eût dit,
par exemple, «Les agriculteurs deviennent habiles par le
commerce des habiles», et que nous lui demandassions
en quoi habiles? Que nous répondrait-il, sinon habiles
dans l’agriculture?
THÉAGÈS.
Il ne pourrait répondre autre chose.
SOCRATE.
Et s’il eût dit, « Les cuisiniers deviennent habiles par le
commerce des habiles », et qu’on lui demandât en quoi
habiles? Que crois-tu qu’il répondît? n’est-ce pas habiles
dans l’art delà cuisine?
THÉAGÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Et s’il eût dit, «Les lutteurs deviennent habiles par le
commerce des habiles», et qu’on lui demandât en quoi
habiles? ne répondrait-il pas habiles dans l’art de la
lutte?
THÉAGÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Mais, puisqu’il a dit, «Les tyrans deviennent habiles par
le commerce des habiles», si nous lui demandions:
Euripide, en quoi dis-tu qu’ils doivent être habiles? Que
dirait-il? en quoi ferait-il consister leur science?
THÉAGÈS.
Par Jupiter! je ne saurais le dire.
SOCRATE.
Veux-tu que je te le dise?
THÉAGÈS.
Oui, s’il te plaît.
SOCRATE.
Leur science est celle que, suivant Anacréon, possédait
parfaitement Callicrète . Ne te souviens-tu pas de la
chanson?
THÉAGÈS.
Je m’en souviens.
SOCRATE.
Quoi donc! tu souhaites d’être mis entre les mains
d’un homme qui soit de la même profession que
Callicrète, fille de Cyane, et qui entende l’art de la
tyrannie, comme elle le faisait, au rapport du poète, afin
que tu deviennes notre tyran et celui de la ville?
THÉAGÈS.
Il y a longtemps, Socrate, que tu railles et te moques de
moi.
SOCRATE.
Comment! ne dis-tu pas que tu souhaites d’acquérir la
science qui t’apprendra à commander à tous tes
concitoyens? Peux-tu leur commander sans être tyran?
THÉAGÈS.
Oui, j’en conviens, je souhaiterais de tout mon cœur de
devenir le tyran de tous les hommes, ou si c’est
trop, au moins du plus grand nombre possible; et toi
aussi, je pense, et tous les autres hommes; peut-être
plus encore de devenir un dieu. Mais je ne t’ai pas dit
que ce fût là ce que je souhaitais.
SOCRATE.
Que souhaites-tu donc? N’est-ce pas de gouverner tes
concitoyens?
THÉAGÈS.
Non pas par force comme les tyrans, mais avec leur
consentement, comme ont fait les grands hommes que
nous avons eus à Athènes.
SOCRATE.
Tu veux dire comme Thémistocle, Périclès, Cimon, et les
autres grands politiques?
THÉAGÈS.
Oui, comme ceux-là.
SOCRATE.
Voyons donc; si tu voulais devenir habile dans l’art
de monter à cheval, à quels hommes croirais-tu devoir
t’adresser pour devenir bon cavalier? Serait-ce à d’autres
qu’à des écuyers?
THÉAGÈS.
Non.
SOCRATE.
Ne choisirais-tu pas les écuyers les plus habiles, ceux qui
ont des chevaux, et qui les montent continuellement, et
non-seulement les chevaux de leur pays, mais aussi ceux
des pays étrangers?
THÉAGÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Et si tu voulais devenir habile dans l’art de tirer de l’arc,
ne t’adresserais-tu pas aux meilleurs tireurs, à ceux qui
ont des arcs, et qui se servent continuellement de toutes
sortes d’arcs et de flèches de ce pays et des pays
étrangers?
THÉAGÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Dis-moi donc, puisque tu veux te rendre habile dans la
politique, crois-tu pouvoir acquérir cette habileté en
t’adressant à d’autres qu’à ces profonds politiques qui
gouvernent continuellement et leur ville et plusieurs
autres, et qui connaissent également les gouvernements
étrangers? ou penses-tu qu’en conversant avec d’autres
que ceux-là, tu apprendras ce qu’ils savent?
THÉAGÈS.
Socrate, j’ai entendu rapporter quelques discours où tu
faisais voir que les fils de ces politiques ne valent pas
mieux que les fils des cordonniers; et autant que j’en
puis juger, c’est une vérité incontestable. Je serais donc
bien insensé si je croyais que quelqu’un d’eux pût me
donner sa science, qu’il n’a pas donnée à son fils; ce
qu’il aurait fait, s’il eût été capable de la communiquer à
un autre.
SOCRATE.
Que ferais-tu donc, Théagès, si tu avais un fils qui te
persécutât tous les jours, en te disant qu’il veut
devenir un grand peintre; qui se plaignît continuellement
que toi qui es son père, tu ne voulusses pas faire un peu
de dépense pour satisfaire à son désir, tandis que d’un
autre côté il mépriserait les plus excellents maîtres, et
refuserait d’aller à leur école; et qui dédaignerait de
même les joueurs de flûte, s’il voulait être joueur de
flûte, ou bien les joueurs de lyre? Saurais-tu qu’en faire,
et où l’envoyer quand il refuse de pareils maîtres?
THÉAGÈS.
Non, par Jupiter! je n’en sais rien.
SOCRATE.
Et maintenant toi, qui fais précisément la même chose à
l’égard de ton père, tu t’étonnes et te plains de ce qu’il
ne sait que faire de toi, ni à quel maître t’envoyer! Car, si
tu veux, nous allons te mettre tout à l’heure entre les
mains du meilleur maître qu’il y ait à Athènes dans la
politique: tu n’as qu’à choisir, il ne te demandera rien; tu
épargneras ton argent, et en même temps tu acquerras
plus de réputation auprès du peuple, qu’en fréquentant
qui que ce soit.
THÉAGÈS.
Eh quoi! Socrate, n’es-tu pas aussi du nombre de ces
hommes habiles? si tu veux que je m’attache à toi, c’est
assez, je ne cherche plus d’autre maître.
SOCRATE.
Que dis-tu là, Théàgès?
DÉMODOCUS.
Ah! Socrate, il ne dit pas mal, et tu me rendrais là un
grand service! Il n’y aurait pas pour moi de plus grand
bonheur que de voir mon fils se plaire dans ta
compagnie, et que tu voulusses le souffrir. J’ai peine à
dire combien je le désire; mais je vous prie l’un et
l’autre, toi, Socrate, de recevoir mon fils, et toi, mon fils,
de ne jamais chercher d’autre maître que Socrate; par-là
vous me délivrerez tous deux de beaucoup
d’inquiétudes graves; car je meurs toujours de peur qu’il
ne tombe entre les mains d’un autre qui me le corrompe.
THÉAGÈS.
Eh! mon père, cesse de craindre pour moi, si tu peux
engager Socrate à me recevoir auprès de lui.
DÉMODOCUS.
Tu parles bien, mon fils: il ne reste plus qu’à m’adresser
à loi, Socrate; je ne te dirai qu’un mot: je suis prêt à te
donner et moi et tout ce que j’ai de plus précieux, pour
peu que tu en aies besoin, si tu veux aimer mon Théagès
et lui faire le bien qui dépend de toi.
SOCRATE.
Je ne m’étonne pas, Démodocus, de ce grand
empressement, si tu es persuadé que je sois l’homme qui
peut faire le plus de bien à ton fils; car je ne sache rien
dont un homme raisonnable doive être plus occupé que
de son fils, et de tout ce qui peut le rendre le meilleur
possible. Mais ce qui m’étonne tout-à-fait, c’est comment
tu as pu penser que je fusse plus capable que toi de lui
être utile et de former en lui un bon citoyen? et lui-
même, comment a-t-il pu s’imaginer que je suis plus en
état de l’aider que son père? Car premièrement tu
es plus âgé que moi; ensuite tu as rempli beaucoup de
charges et les plus importantes d’Athènes, tu es le plus
considérable dans ton dème d’Anagyre , et
personne n’est plus
honoré que toi dans toute la république: et ni toi ni ton
fils, vous ne voyez en moi aucun de ces avantages. Que
si Théagès méprise nos politiques, et en cherche d’autres
qui se donnent pour capables d’élever la jeunesse, il y a
ici Prodicus de Céos, Gorgias de Léontium, Polus
d’Agrigente, et plusieurs autres de la plus haute capacité.
Ils parcourent la Grèce de ville en ville, attirent les
jeunes gens des maisons les plus nobles et les plus
riches, qui pourraient s’instruire pour rien auprès de tel
de leur concitoyen qu’il leur plairait de choisir; et ils leur
persuadent de renoncer au commerce de leurs
concitoyens et de s’attacher à eux, bien qu’il faille leur
payer de grosses sommes et leur avoir encore beaucoup
d’obligation. Voilà les gens que vous devriez choisir, toi
et ton fils, au lieu de penser à moi; car je ne sais
aucune de ces belles et bienheureuses sciences, fort à
regret assurément, mais j’ai toujours avoué que je ne
sais, à vrai dire, rien, qu’une petite science,
l’amour . Mais dans cette science, j’ose me vanter
d’être plus profond que tous ceux qui m’ont précédé et
que ceux de notre siècle.
THÉAGÈS.
Tu vois, mon père, que Socrate ne paraît guère vouloir
de moi; pour mon compte, je suis tout prêt, s’il le
veut; mais il se moque en parlant comme il fait, car je
connais des jeunes gens de mon âge et d’autres plus
âgés que moi, qui, avant de le fréquenter, n’avaient
aucun mérite; et qui, depuis leur liaison avec lui, ont en
très peu de temps surpassé tous ceux auxquels ils
étaient inférieurs auparavant.
SOCRATE.
Sais-tu donc ce qu’il en est, fils de Démodocus?
THÉAGÈS.
Par Jupiter! je sais que, si tu voulais, je serais bientôt
comme tous ces jeunes gens.
SOCRATE.
Point du tout, mon cher; tu ne sais ce qu’il en est; mais
je vais te le dire. La faveur céleste m’a accordé un don
merveilleux qui ne m’a pas quitté depuis mon enfance;
c’est une voix qui, lorsqu’elle se fait entendre, me
détourne de ce que je vais faire, et ne m’y pousse
jamais . Si un de mes amis me communique
quelque dessein, et que la voix se fasse entendre, c’est
une marque sûre qu’elle n’approuve pas ce dessein et
qu’elle l’en détourne. Et je puis vous en citer des
témoins. Vous connaissez le beau Charmide , fils de
Glaucon: un jour il vint me faire part d’un dessein
qu’il avait d’aller disputer le prix de la course aux jeux
Néméens. Il n’eut pas plus tôt commencé à me faire
cette confidence, que j’entendis la voix. Je l’en détournai
donc, en lui disant: Tandis que tu parlais, j’ai entendu la
voix divine; ainsi, ne va point à Némée. Il me répondit:
Elle te dit peut-être que je ne serai pas vainqueur; mais,
quand même je ne remporterais pas la victoire, j’aurai
toujours gagné à m’être exercé pendant ce temps. A ces
mots il me quitta, et s’en alla aux jeux. Vous pouvez
savoir de lui-même ce qui lui arriva, la chose le
mérite bien. Vous pouvez demander encore, si vous le
voulez, à Clitomaque, frère de Timarque , ce que lui
dit Timarque lorsqu’il allait mourir pour avoir méprisé
l’avertissement fatal, lui et Evathlus le coureur, qui lui
offrit un asile dans sa fuite; il vous racontera que
Timarque lui dit en propres termes…
THÉAGÈS.
Que lui dit-il, Socrate?
SOCRATE.
Clitomaque, lui dit-il, je vais mourir pour n’avoir pas
voulu croire Socrate. Que voulait dire par là Timarque?
Je vais vous l’expliquer. Quand il se leva de table
avec Philémon, fils de Philémonides, pour aller tuer
Nicias, fils d’Héroscamandre, et il n’y avait qu’eux deux
dans la conspiration, il me dit en se levant: Qu’as-tu,
Socrate? vous autres, continuez à boire: moi, je suis
obligé de sortir; mais je reviendrai dans un moment, si je
puis. Sur cela j’entendis la voix et je lui dis: Ne sors pas,
je reçois le signal accoutumé. Il s’arrêta; mais
quelque temps après il se leva encore, et me dit:
Socrate, je m’en vais. La voix se fit entendre de nouveau,
et de nouveau je l’arrêtai; enfin la troisième fois, voulant
échapper, il se leva sans me rien dire; et prenant le
temps que j’avais l’esprit occupé ailleurs, il sortit et fit ce
qui le conduisit à la mort. Voilà pourquoi il dit à son fière
ce que je vous répète aujourd’hui, qu’il allait mourir pour
n’avoir pas voulu me croire.
Quant à l’expédition de Sicile, vous pouvez savoir
de beaucoup de nos concitoyens ce que je prédis sur la
déroute de l’armée. Mais sans parler des prédictions
passées, pour lesquelles je vous renvoie à ceux qui les
connaissent, on peut à présent faire une épreuve du
signal ordinaire et voir s’il dit vrai. Lorsque le beau
Sannion partit pour l’armée, j’entendis la voix;
maintenant qu’il marche avec Thrasylle contre Éphèse et
l’Ionie, je suis persuadé qu’il y mourra, ou qu’il lui
arrivera quelque malheur, et je crains beaucoup pour le
succès de toute l’entreprise . Je te dis tout
cela pour te faire comprendre que la puissance du génie
s’étend jusque sur les rapports que l’on veut contracter
avec moi; il y a des gens qu’il repousse, et ceux-là ne
sauraient jamais tirer de moi aucune utilité; je ne puis
même avoir avec eux aucun commerce. Il y en a d’autres
qu’il ne m’empêche pas de voir, mais sans qu’ils en
soient plus avancés. Ceux qu’il favorise, font, il est vrai,
comme tu le dis, de grands progrès en très peu de
temps; dans les uns, ces progrès sont fermes et
permanents; pour le reste, et c’est le grand nombre, tant
qu’ils sont avec moi, ils profitent d’une manière
surprenante; mais ils ne m’ont pas plus tôt quitté qu’ils
retournent à leur premier état, et ne diffèrent en rien du
commun des hommes.
C’est ce qui est arrivé à Aristide, fils de Lysimaque et
petit-fils d’Aristide : pendant qu’il fut avec moi, il
profita merveilleusement en fort peu de temps; mais
ayant été obligé de partir pour quelque expédition, il
s’embarqua: à son retour il me trouva lié avec
Thucydide, fils de Mélésias, et petit-fils de
Thucydide ; mais la veille, il était survenu une
querelle entre Thucydide et moi dans la conversation.
Aristide étant donc venu me voir, après les premiers
compliments et quelques propos: Socrate, me dit-il, je
viens d’apprendre que Thucydide ose te tenir tête, et
qu’il fait le superbe comme s’il était quelque chose. Et il
est en effet quelque chose, lui répondis-je. Eh quoi!
reprit-il, ne se souvient-il plus quel pauvre homme c’était
avant qu’il le vît? Il ne paraît pas, lui répliquai-je.
En vérité, Socrate, ajouta-t-il, il m’arrive à moi-même
une chose bien ridicule. Et quoi donc? C’est, me dit-il,
qu’avant de m’embarquer, j’étais en état de m’entretenir
avec qui que ce fût, et n’étais inférieur à personne dans
la conversation, aussi je recherchais la compagnie des
hommes les plus distingués, au lieu que présentement
c’est tout le contraire; dès que je sens qu’une personne
est bien élevée, je l’évite, tant j’ai honte du peu que je
suis. Et cette faculté, lui demandai-je, t’a-t-elle
abandonné tout-à-coup, ou peu-à-peu? Peu-à-peu, me
répondit-il. Et comment te vint-elle? est-ce pour
avoir appris quelque chose de moi, ou de quelque autre
manière? Je vais te dire, Socrate, reprit-il, une chose qui
paraîtra incroyable, mais qui est pourtant très vraie. Je
n’ai jamais rien appris de toi, comme tu le sais fort bien.
Cependant je profitais quand j’étais avec toi, même
quand je n’étais que dans la même maison sans être
dans la même chambre; quand j’étais dans la même
chambre, j’étais mieux encore; et quand dans la même
chambre j’avais les yeux fixés sur toi, pendant que
tu parlais, je sentais que je profitais plus que quand je
regardais ailleurs; mais je profitais bien plus encore
lorsque j’étais assis auprès de toi et que je te touchais.
Maintenant, ajouta-t-il, c’est en vain que je me cherche
moi-même.
Tel est, mon cher Théagès, le commerce que l’on peut
avoir avec moi. S’il plaît au Dieu, tu profiteras auprès de
moi beaucoup et en peu de temps; sinon, tes efforts
seront inutiles. Vois donc s’il n’est pas plus sûr pour toi
de t’attacher à quelqu’un de ceux qui sont les maîtres
d’être utiles, plutôt que de suivre un homme qui ne peut
répondre de rien.
THÉAGÈS.
Voici, à mon avis, Socrate, ce que nous devons faire;
essayons le génie en vivant ensemble, s’il approuve notre
liaison, à merveille; s’il la désapprouve, alors il sera
temps d’examiner la conduite que nous devons tenir, si
je dois chercher un autre maître, ou tâcher d’apaiser le
génie qui t’accompagne, par des prières et des sacrifices,
et tous les autres moyens qu’enseignent les devins.
DÉMODOCUS.
Ne t’oppose pas davantage, Socrate, aux désirs de ce
jeune homme: Théagès parle fort bien.
SOCRATE.
Si vous trouvez que c’est là ce que nous devons faire,
faisons-le, je le veux bien.