Lire gratuitement THÉÉTÈTE ou De la Science de Platon

Prologue
Premiers interlocuteurs
EUCLIDE , TERPSION

EUCLIDE.
Arrives-tu à l’instant de la campagne, Terpsion, ou y a-t-
il longtemps que tu es ici ?

TERPSION.
Il y a déjà quelque temps. Je t’ai même cherché sur la
place, et m’étonnais de ne pouvoir te trouver.

EUCLIDE.
Je n’étais pas dans la ville.

TERPSION.
Et où donc étais-tu?

EUCLIDE.
Comme je descendais vers le port, j’ai rencontré
Théétète, que l’on rapportait du camp devant Corinthe à
Athènes.

TERPSION.
Vivant ou mort?

EUCLIDE.
Vivant, mais à grand’peine. Il souffre beaucoup de
plusieurs blessures; mais ce qui le tourmente le plus,
c’est la maladie qui s’est répandue dans l’armée.

TERPSION.
La dysenterie?

EUCLIDE.
Oui.

TERPSION.
Quel homme tu m’apprends que nous sommes menacés
de perdre!

EUCLIDE.
Oui, Terpsion, un bien excellent homme! Tout-à-l’heure
encore j’entendais faire le plus bel éloge de sa conduite
le jour de la bataille.

TERPSION.
Je n’en suis point surpris, et il y aurait plutôt de quoi
s’étonner qu’il ne se fût pas montré comme il l’a fait.
Mais pourquoi ne s’est-il pas arrêté ici, à Mégare?

EUCLIDE.
Il lui tardait d’arriver chez lui. Je l’ai bien prié de rester;
mais il n’a pas voulu: je l’ai donc accompagné, et, en
m’en revenant, je me rappelai avec admiration la vérité
des prophéties de Socrate sur bien des choses, et
particulièrement sur le compte de Théétète. C’était, je

crois, peu de temps avant sa mort qu’il connut Théétète,
jeune encore et dans la fleur de l’âge, et que, s’étant
entretenu avec lui, il fut charmé de son heureux naturel.
Plus tard, comme j’étais à Athènes, Socrate me raconta
la conversation, très remarquable, en vérité, qu’ils eurent
ensemble, et il ajouta qu’infailliblement ce jeune homme
se distinguerait un jour, s’il arrivait à l’âge mûr.

TERPSION.
L’événement semble prouver qu’il disait vrai. Pourrais-tu
bien, Euclide, me faire le récit de cette conversation?

EUCLIDE.
Non, par Jupiter! pas de vive voix, du moins. Mais, dès
lors, aussitôt que je fus arrivé chez moi, je m’empressai
de recueillir par écrit mes souvenirs, et je les rédigeai
ensuite à loisir, à mesure que la mémoire m’en revenait;
et chaque fois que j’allais à Athènes, je me faisais redire
par Socrate les choses qui m’étaient échappées; puis,
revenu ici, je les rétablissais avec ordre; si bien que j’ai
toute cette conversation à-peu-près écrite.

TERPSION.
Fort bien; je t’en avais déjà entendu parler, et voulais
toujours te prier de me la montrer, mais je n’en ai rien
fait jusqu’ici. Qui nous empêche à présent de nous en
occuper? D’ailleurs, comme j’arrive de la campagne, j’ai
grand besoin de repos.

EUCLIDE.
Et moi, j’ai accompagné Théétète jusqu’à l’Érinéon ,

et ne serai pas fâché non plus de me reposer. Allons
donc, et tandis que nous nous délasserons, l’esclave lira.

TERPSION.
Tu as raison .

EUCLIDE.
Voici le livre, Terpsion. Quant au dialogue, je l’ai
arrangé, non pas comme si Socrate me racontait à moi-
même ce qui s’est dit, ainsi qu’il l’a fait, mais je suppose
qu’il s’adresse réellement à ceux avec qui l’entretien s’est
passé; et c’étaient, m’a-t-il dit, Théodore le géomètre et
Théétète. J’ai voulu éviter par là dans mon récit
l’embarras de ces phrases qui interrompent sans cesse le
discours, comme, Je lui dis, ou, Là-dessus, je répondis,
si c’est Socrate qui parle; ou, si c’est l’autre, Il en
convint, ou, Il le nia. Pour retrancher tout cela,
j’introduis Socrate parlant directement avec les autres.

TERPSION.
Cela me paraît fort raisonnable, Euclide.

EUCLIDE.
Prends donc ce livre, esclave, et lis-nous.

Dialogue
Seconds interlocuteurs
SOCRATE, THÉODORE , THÉÉTÈTE

SOCRATE.
Si je m’intéressais particulièrement aux Cyrénéens,
Théodore, je t’en demanderais des nouvelles; je voudrais
savoir de toi ce qui se passe chez eux, et si parmi leurs
jeunes gens il en est qui s’y livrent à l’étude de la
géométrie et des autres sciences. Mais comme j’ai pour
eux moins d’amitié que pour les nôtres, et que je suis
d’ailleurs singulièrement curieux de connaître ceux de
nos jeunes gens qui pourront un jour se distinguer, je
m’applique par moi-même, autant qu’il m’est possible, à
les découvrir, et j’ai soin de consulter les hommes auprès
desquels je les vois s’empresser. Ceux qui se sont
attachés à toi ne sont pas en petit nombre; et, il faut le
dire, tu le mérites à tous égards, et surtout par tes
connaissances en géométrie. Je désire donc savoir si tu
en as rencontré quelqu’un qui mérite une distinction
particulière.

THÉODORE.
Assurément, Socrate, je puis te dire aussi volontiers que
tu désires l’apprendre, quel est le jeune homme que j’ai
distingué parmi les enfants d’Athènes. S’il était beau, je

pourrais craindre d’en parler, de peur qu’on n’allât croire
que j’ai de l’amour pour lui. Mais, soit dit sans t’offenser,
loin d’être beau, il te ressemble avec son nez relevé
comme le tien, et ses yeux sortant de la tête, excepté
pourtant qu’en lui tout cela est moins marqué que chez
toi. Ainsi, j’en parle avec sécurité. Tu sauras donc que de
tous ceux auxquels j’ai donné jusqu’ici mes soins, et j’en
ai vu beaucoup auprès de moi, jamais je n’ai rencontré
un jeune homme d’un naturel plus heureux. En effet,
qu’à une facilité d’apprendre presque sans exemple, on
ait pu joindre une égalité d’humeur et une persévérance
parfaite, c’est ce que je ne croyais pas possible et
n’aperçois dans aucun autre. Loin de là, ceux qui,
comme lui, ont un esprit pénétrant, de la vivacité et de
la mémoire, paraissent assez ordinairement enclins à la
colère. Ils se laissent emporter çà et là, ballottés comme
un navire sans lest; ils ont plus de fougue que de
constance. D’autre part, les caractères plus posés et plus
calmes apportent à l’étude un esprit paresseux et sujet à
beaucoup oublier. Lui, il marche dans la carrière de la
science et de l’étude d’un pas toujours aisé, ferme et
rapide, avec une douceur et une facilité comparables à
l’huile qui coule sans bruit, et je ne puis assez admirer
qu’à son âge il ait fait de si grands progrès.

SOCRATE.
Excellente nouvelle! Mais auquel de nos citoyens
appartient-il?

THÉODORE.
J’ai bien entendu le nom de son père, mais je ne me le

rappelle pas. Au reste, le voici lui-même, au
milieu de ce groupe qui s’avance vers nous. Il était sorti
avec ses amis pour se frotter d’huile, et je pense que
leur exercice achevé, ils viennent de ce côté. Vois si tu le
connais.

SOCRATE.
Je le connais; c’est le fils d’Euphronios de Sunium, un
homme, je puis le dire, tel que tu viens de peindre son
fils: il jouissait d’une haute considération, et a laissé en
mourant une grande fortune. Mais je ne sais pas le nom
du jeune homme.

THÉODORE.
Il s’appelle Théétète. Ses tuteurs ont, je crois, beaucoup
diminué son patrimoine. Mais c’est encore là, dans tout
ce qui regarde l’argent, qu’on peut admirer la noblesse
de ses sentiments.

SOCRATE.
En vérité, tu en fais l’éloge le plus parfait. Dis-lui donc de
venir s’asseoir auprès de nous.

THÉODORE.
Volontiers. Théétète, viens ici auprès de Socrate.

SOCRATE.
Oui, approche-toi, Théétète, que je me regarde une fois,
et voie comment est fait mon visage; car Théodore dit
qu’il ressemble au tien. Si cependant l’un et l’autre nous
avions une lyre, et qu’il prétendît qu’elles fussent

parfaitement d’accord ensemble, l’en croirions-nous
d’abord, avant d’avoir examiné s’il est musicien?

THÉÉTÈTE.
Nous ferions d’abord cet examen.

SOCRATE.
Et venant à découvrir qu’il est musicien, nous aurions foi
à ses paroles; autrement nous n’y croirions point, s’il ne
connaissait pas la musique.

THÉÉTÈTE.
Sans doute.

SOCRATE.
Eh bien donc, il me semble que si nous voulons nous
assurer de la ressemblance de nos visages, il nous faut
voir si Théodore est peintre et en état d’en juger.

THÉÉTÈTE.
C’est aussi mon avis.

SOCRATE.
Eh bien! je te le demande, Théodore est-il peintre?

THÉÉTÈTE.
Non, que je sache.

SOCRATE.
Et il n’est pas non plus géomètre?

THÉÉTÈTE.
Si fait, il l’est sans aucun doute, Socrate!

SOCRATE.
Est-il aussi astronome, mathématicien, musicien, et tout
ce qui se rattache à ces sciences?

THÉÉTÈTE.
Je le présume.

SOCRATE.
En ce cas, s’il prétend trouver en nous quelque
ressemblance du côté du corps, en bien ou en mal, il ne
faut pas donner grande attention à ses paroles.

THÉÉTÈTE.
Peut-être non.

SOCRATE.
Mais quoi! s’il venait à louer l’un de nous pour la vertu et
la sagesse, ne conviendrait-il pas que chacun prît soin
d’examiner celui sur qui tomberait l’éloge, et que celui-ci
à son tour s’empressât de découvrir volontairement le
fond de son âme?

THÉÉTÈTE.
Assurément.

SOCRATE.
Ce sera donc à toi, mon cher Théétète, de te montrer à
découvert, et à moi de t’examiner: car tu sauras que

Théodore, bien qu’il m’ait déjà parlé avantageusement
d’une foule de jeunes gens étrangers ou Athéniens, ne
m’a jamais fait un aussi grand éloge de personne que de
toi tout-à-l’heure.

THÉÉTÈTE.
J’en serais fort heureux, Socrate; mais prends garde qu’il
n’ait voulu plaisanter.

SOCRATE.
Ce n’est guère la manière de Théodore. Ainsi, ne rétracte
pas ce que tu viens de m’accorder, sous prétexte que
son dire n’était qu’un badinage. Ce serait l’obliger à venir
faire ici une déposition en règle, et personne assurément
ne l’accuserait de faux témoignage. Restes-en plutôt,
crois-moi, à ce dont tu es convenu.

THÉÉTÈTE.
Il faut bien m’y soumettre, si c’est là ton avis.

SOCRATE.
Eh bien, dis-moi, n’apprends-tu pas auprès de lui la
géométrie?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Et aussi l’astronomie, l’harmonie, les mathématiques?

THÉÉTÈTE.

Je m’y applique, du moins.

SOCRATE.
Et moi de même, jeune homme, j’apprends de Théodore
et de tous ceux que je crois habiles en ces matières.
Mais, quoique je sois déjà assez avancé sur tous les
points, il me reste pourtant quelque doute sur une chose
peu importante dont je voudrais m’éclaircir avec toi et
avec ceux qui sont ici présents . Réponds-moi donc:
apprendre, n’est-ce pas devenir plus savant sur ce que
l’on apprend?

THÉÉTÈTE.
Se peut-il autrement?

SOCRATE.
Et les savants, c’est, je pense, par le savoir qu’ils
deviennent tels?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Mais est-ce autre chose que la science?

THÉÉTÈTE.
Quoi?

SOCRATE.
Le savoir. Ne sait-on pas les choses dont on a la
science?

THÉÉTÈTE.
Le moyen du contraire?

SOCRATE.
Le savoir et la science sont donc une même chose.

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
C’est sur quoi il me reste des doutes, et je ne puis me
suffire à moi-même pour approfondir ce que c’est que la
science. Y aurait-il moyen de l’expliquer? Qui de vous
veut commencer? Mais celui qui se trompera, et à son
tour chacun de ceux qui se tromperont, sera l’âne,
comme disent les enfants au jeu de balles. Celui qui
résoudra la question, sans se tromper, sera notre roi, et
pourra nous proposer les questions qu’il voudra .
Mais pourquoi gardez-vous le silence? deviendrais-je
incommode, Théodore, par le plaisir que je prends à
causer, et en cherchant à engager une conversation qui
nous lie, et nous fasse connaître les uns aux autres?

THÉODORE.
Tu ne saurais par là nous être incommode, Socrate. Mais
engage l’un de ces jeunes gens à te répondre: car, pour
moi, je n’ai nul usage de cette manière de converser; et,
pour m’y accoutumer, je ne suis plus guère d’âge à le
faire; au lieu que cela leur convient, et qu’ils en peuvent
tirer un grand profit. La jeunesse, il faut le dire, est

propre à tout apprendre. Ainsi, ne laisse point aller
Théétète, et continue à l’interroger.

SOCRATE.
Tu l’entends, Théétète, et tu ne voudras pas, je pense,
désobéir à Théodore; d’ailleurs il serait mal séant à un
jeune homme, en pareil cas, de se refuser à ce qu’un
sage lui commande. Dis-nous donc franchement et sans
crainte ce que tu penses que soit la science.

THÉÉTÈTE.
Je le ferai, Socrate, puisque vous le voulez tous deux;
aussi bien, si je me trompe, vous me corrigerez.

SOCRATE.
Oui, si nous en sommes capables.

THÉÉTÈTE.
Je pense donc que tout ce que l’on peut apprendre de
Théodore sur la géométrie et les autres arts dont tu as
parlé sont autant de sciences; comme aussi les
arts, soit du cordonnier, soit de tous les autres artisans,
chacun dans leur genre.

SOCRATE.
Pour une chose que je te demande, mon ami, tu m’en
donnes libéralement plusieurs, et pour un objet simple
des objets fort différends.

THÉÉTÈTE.
Comment, Socrate; que veux-tu dire?

SOCRATE.
Peut-être rien. Je vais pourtant t’expliquer ce que
j’entends. Quand tu parles de l’art du cordonnier, veux-
tu désigner par là autre chose que la science de faire des
souliers?

THÉÉTÈTE.
Non.

SOCRATE.
Et l’art du menuisier, est-il autre que la science de
fabriquer des ouvrages en bois?

THÉÉTÈTE.
Non.

SOCRATE.
Dans l’un et l’autre cas, tu spécifies quel est l’objet dont
chacun de ces arts est la science.

THÉÉTÈTE.
Sans doute.

SOCRATE.
Mais je n’ai pas demandé quel est l’objet de chaque
science, ni combien il y a de sciences: car notre but
n’était pas de les compter, mais de bien comprendre ce
que c’est que la science en elle-même. Ce que je dis
n’est-il pas juste?

THÉÉTÈTE.
Très juste.

SOCRATE.
Écoute encore ceci. Si, au sujet des choses les plus
communes, telles que, par exemple, l’argile, quelqu’un
nous demandait ce que c’est; en répondant qu’il y a
l’argile du potier, l’argile du faiseur de poupées, l’argile
du fabriquant de briques, ne craindrions-nous pas de
nous faire moquer de nous?

THÉÉTÈTE.
Peut-être bien.

SOCRATE.
D’abord, parce que nous croirions avoir instruit par notre
réponse celui qui nous interroge, pour avoir répété avec
lui, L’argile, ajoutant seulement du faiseur de poupées,
ou de tel autre artisan. Imagines-tu qu’on puisse
comprendre le nom d’une chose avant de savoir ce qu’il
signifie?

THÉÉTÈTE.
Cela ne se peut.

SOCRATE.
Il n’a donc nulle idée de la science des souliers celui qui
ne sait pas ce que signifie ce mot, la science.

THÉÉTÈTE.
Non, sans doute.

SOCRATE.
Ne pas savoir ce que c’est que la science implique
nécessairement l’ignorance, celle de l’art du cordonnier,
ou de tout autre art.

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Il est donc ridicule à cette question, Qu’est-ce que la
science? de répondre par le nom d’un art quelconque.
C’est indiquer l’objet d’une science, tandis que ce n’est
pas là ce qu’on demande.

THÉÉTÈTE.
En effet.

SOCRATE.
C’est prendre un long détour, quand il serait aisé de
répondre en peu de mots; car enfin, si l’on demande ce
que c’est que l’argile, il est facile et simple de dire,
L’argile est une terre détrempée avec de l’eau, sans aller
faire mention de ceux à l’usage desquels elle est faite.

THÉÉTÈTE.
Rien de plus aisé maintenant, Socrate. La question me
paraît de même nature que celle qui se présenta
dernièrement à nous en travaillant ensemble, Socrate
que voici, ton frère de nom, et moi.

SOCRATE.
Qu’était-ce, Théétète?

THÉÉTÈTE.
Théodore nous enseignait quelque chose sur les racines
des nombres, nous démontrant que celles de trois et de
cinq ne sont point commensurables en longueur avec
celle de un, et il prenait ainsi de suite chaque racine,
jusqu’à celle de dix-sept, à laquelle il s’arrêta. Jugeant
donc qu’elles étaient infinies en nombre, il nous prit
envie d’essayer si on ne pourrait les comprendre sous un
seul nom qui leur convînt à toutes.

SOCRATE.
Et avez-vous fait cette découverte?

THÉÉTÈTE.
Je crois qu’oui; et tu peux en juger.

SOCRATE.
Voyons.

THÉÉTÈTE.
Nous avons partagé tous les nombres en deux classes:
ceux qui peuvent se disposer par rangées égales de telle
sorte, que le nombre des rangées soit égal au nombre
d’unités que chacune renferme, en les assimilant à des
surfaces carrées, nous les avons nommés carrés et
équilatères.

SOCRATE.

Bien.

THÉÉTÈTE.
Quant aux nombres intermédiaires, tels que trois, cinq,
et les autres qui ne peuvent se partager en rangées
égales de nombres égaux, ainsi qu’on vient de dire, et
qui sont composés d’un nombre de rangées moindre ou
plus grand que celui des unités de chacune d’elles, d’où
il résulte que la surface qui les représente est toujours
comprise entre des côtés inégaux; quant à ces nombres,
les assimilant à des surfaces oblongues, nous les avons
nommés oblongs.

SOCRATE.
Très bien; mais après?

THÉÉTÈTE.
Nous avons compris sous le nom de longueur les
lignes qui réduisent en carré le nombre équilatère plan,
et sous celui de racine celles qui réduisent
en carré le nombre oblong, comme n’étant point
commensurables en longueur aux premières, mais
seulement par les surfaces qu’elles produisent. Il en est
de même des solides.

SOCRATE.
A merveille, mes enfants! on n’accusera point Théodore
d’avoir rendu un faux témoignage.

THÉÉTÈTE.
Mais cependant, Socrate, je ne saurais te répondre sur la

science comme je le ferais sur la longueur et la racine, et
pourtant, si je ne me trompe, ta question est à-peu-près
de même nature; de sorte que Théodore pourrait encore
avoir tort.

SOCRATE.
Comment? s’il avait loué ton agilité, et qu’il eût dit
qu’entre tous nos jeunes gens, il n’en avait pas rencontré
de plus habiles à la course, croirais-tu, si tu venais par la
suite à être surpassé par un adversaire dans la force de
l’âge et d’une rare vitesse, que son éloge fût pour cela
moins véritable?

THÉÉTÈTE.
Non pas.

SOCRATE.
Et penses-tu que ce soit aussi une petite affaire de
découvrir la nature de la science, comme je le
demandais tout-à-l’heure? Ne serait-ce pas plutôt une
des questions les plus difficiles?

THÉÉTÈTE.
Une des plus difficiles, par Jupiter!

SOCRATE.
Ne désespère donc pas de toi-même, et crois-en un peu
Théodore; mais applique-toi, en toutes choses, et
particulièrement pour la science, à bien comprendre son
essence et sa nature.

THÉÉTÈTE.
S’il ne tient qu’à faire des efforts, nous en viendrons à
bout.

SOCRATE.
Eh bien donc, tu t’es mis déjà toi-même très bien sur la
voie, et, prenant pour modèle ta réponse au sujet des
surfaces du carré, de même que tu les a toutes
comprises sous une idée générale, tâche de renfermer
de même toutes les sciences dans une seule définition.

THÉÉTÈTE.
Je t’avoue, Socrate que j’ai essayé plus d’une fois de
résoudre cette difficulté qu’on disait avoir été posée par
toi; mais je ne puis me flatter d’avoir jusqu’ici rien trouvé
de satisfaisant, et jamais, que je sache, je n’ai entendu
personne répondre à cette question comme tu le
demandes. Je suis loin, malgré cela, de renoncer à m’en
occuper.

SOCRATE.
Tu éprouves, mon cher Théétète, les douleurs de
l’enfantement. En vérité, ton âme est grosse.

THÉÉTÈTE.
Je n’en sais rien, Socrate; mais je t’ai dit tout ce qui se
passe en moi.
SOCRATE.
.
Peut-être ignores-tu encore, pauvre innocent, que je suis
fils d’une sage-femme habile et renommée, de

Phénarète?

THÉÉTÈTE.
Je l’ai ouï dire.

SOCRATE.
T’a-t-on dit aussi que j’exerce la même profession?

THÉÉTÈTE.
Jamais.

SOCRATE.
Sache donc que rien n’est plus vrai. Mais, mon ami, ne
vas pas le redire à d’autres; car personne ne me connaît
ce talent, et, comme on ignore cela de moi, on n’en
parle pas; on dit seulement que je suis bien le plus
singulier des hommes, et que je me plais à jeter tout le
monde dans le doute. Ne l’as-tu pas déjà entendu dire?

THÉÉTÈTE.
Souvent.

SOCRATE.
Et veux-tu en savoir la raison?

THÉÉTÈTE.
Volontiers.

SOCRATE.
Rappelle-toi bien tout ce qui concerne les sages-femmes,
et tu comprendras plus facilement où j’en veux venir. Tu

sais bien qu’aucune d’elles ne se mêle d’accoucher les
autres femmes, tant qu’elle peut elle-même avoir des
enfants, et qu’elles ne font ce métier que quand elles ne
sont plus capables de concevoir?

THÉÉTÈTE.
En effet.

SOCRATE.
On attribue cet usage à Diane, c’est du moins ce que l’on
dit, parce que, sans enfanter elle-même, elle préside aux
accouchements. Elle n’a pas pu confier cet emploi aux
femmes stériles, la nature humaine étant trop faible pour
pratiquer un art dont elle n’aurait aucune expérience;
mais la déesse a confié ce soin à celles qui, par leur âge,
ne sont plus en état de concevoir, honorant en elles
cette ressemblance avec elle-même.

THÉÉTÈTE.
Cela me semble assez juste.

SOCRATE.
N’est-il pas juste aussi et nécessaire que les sages-
femmes sachent mieux que personne si une femme est
enceinte ou non?

THÉÉTÈTE.
Sans doute.

SOCRATE.
Elles peuvent même, par des remèdes et des

enchantements, éveiller les douleurs de l’enfantement ou
les adoucir, délivrer les femmes qui ont de la peine à
accoucher, ou bien faciliter l’avortement de l’enfant,
quand la mère est décidée à s’en défaire.

THÉÉTÈTE.
Il est vrai.

SOCRATE.
N’as-tu pas aussi entendu dire qu’elles sont de très
habiles négociatrices en affaire de mariage, parce
qu’elles savent parfaitement distinguer quel homme et
quelle femme il convient d’unir ensemble pour avoir les
enfants les plus accomplis?

THÉÉTÈTE.
Non, je ne le savais pas encore.

SOCRATE.
Eh bien! sois persuadé qu’elles sont plus fières de ce
talent que même de leur adresse à couper le nombril. En
effet, penses-y bien. Crois-tu que ce soit le même art, ou
deux arts différends, de savoir cultiver et recueillir les
fruits de la terre, ou de bien s’entendre à distinguer quel
terrain convient à telle plante ou à telle semence?

THÉÉTÈTE.
C’est le même art.

SOCRATE.
Et par rapport à la femme, crois-tu qu’il y ait là deux arts

différends?

THÉÉTÈTE.
Cela n’est pas probable.

SOCRATE.
Non. Mais à cause des unions illégitimes et mal assorties
dont se chargent des entremetteurs corrompus, les
sages-femmes, par respect pour elles-mêmes, ne veulent
point se mêler des mariages, dans la crainte qu’on ne les
soupçonne aussi de faire un métier déshonnête. Car, du
reste, il n’appartient qu’aux sages-femmes véritables de
bien assortir les unions conjugales.

THÉÉTÈTE.
Il est vrai.

SOCRATE.
C’est donc là l’office des sages-femmes. Ma tâche est
plus importante. En effet, il n’arrive point aux femmes
d’enfanter tantôt des êtres véritables, tantôt de simples
apparences; distinction qui serait fort difficile à faire.
Car, s’il en était ainsi, le triomphe de l’art pour une sage-
femme serait alors, n’est-il pas vrai, de savoir distinguer
ce qui est vrai en ce genre d’avec ce qui ne l’est pas?

THÉÉTÈTE.
Je le pense aussi.

SOCRATE.
Eh bien, le métier que je pratique est en tous points le

même, à cela près que j’aide à la délivrance des
hommes, et non pas des femmes, et que je soigne, non
les corps, mais les âmes en mal d’enfant. Mais ce qu’il y
a de plus admirable dans mon art, c’est qu’il peut
discerner si l’âme d’un jeune homme va produire un être
chimérique, ou porter un fruit véritable. J’ai d’ailleurs
cela de commun avec les sages-femmes, que par moi-
même je n’enfante rien, en fait de sagesse; et quant au
reproche que m’ont fait bien des gens, que je suis
toujours disposé à interroger les autres, et que jamais
moi-même je ne réponds à rien, parce que je ne sais
jamais rien de bon à répondre, ce reproche n’est pas
sans fondement. La raison en est que le dieu me fait une
loi d’aider les autres à produire, et m’empêche de rien
produire moi-même. De là vient que je ne puis compter
pour un sage, et que je n’ai rien à montrer qui soit une
production de mon âme; au lieu que ceux qui
m’approchent, fort ignorants d’abord pour la plupart,
font, si le dieu les assiste, à mesure qu’ils me
fréquentent, des progrès merveilleux qui les étonnent
ainsi que les autres. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils n’ont
jamais rien appris de moi; mais ils trouvent d’eux-mêmes
et en eux-mêmes toutes sortes de belles choses dont ils
se mettent en possession; et le dieu et moi, nous
n’avons fait auprès d’eux qu’un service de sage-femme.
La preuve de tout ceci est que plusieurs qui ignoraient ce
mystère et s’attribuaient à eux-mêmes leur avancement,
m’ayant quitté plus tôt qu’il ne fallait, soit par mépris
pour ma personne, soit à l’instigation d’autrui, ont depuis
avorté dans toutes leurs productions, à cause des
mauvaises liaisons qu’ils ont contractées, et gâté par une

éducation vicieuse ce que mon art leur avait fait produire
de bon. Ils ont fait plus de cas des apparences et des
chimères que de la vérité, et ils ont fini par paraître
ignorants à leurs propres yeux et aux yeux d’autrui. De
ce nombre est Aristide, fils de Lysimaque , et
beaucoup d’autres. Lorsqu’ils viennent de nouveau pour
renouer commerce avec moi, et qu’ils font tout au
monde pour l’obtenir, la voix intérieure qui ne
m’abandonne jamais me défend de converser avec
quelques-uns, et me le permet à l’égard de quelques
autres, et ceux-ci profitent comme la première fois. Et
pour ceux qui s’attachent à moi, il leur arrive la même
chose qu’aux femmes en travail: jour et nuit ils
éprouvent des embarras et des douleurs d’enfantement
plus vives que celles des femmes. Ce sont ces douleurs
que je puis réveiller ou apaiser quand il me plaît, en
vertu de mon art. Voilà pour les uns. Quelquefois aussi,
Théétète, j’en vois dont l’esprit ne me paraît pas encore
fécondé, et connaissant qu’ils n’ont aucun besoin de
moi, je m’occupe avec bienveillance à leur procurer un
établissement; et je puis dire, grâce à Dieu, que je
conjecture assez heureusement auprès de qui je dois les
placer pour leur avantage. J’en ai ainsi donné plusieurs à
Prodicus, et à d’autres sages et divins personnages. La
raison pour laquelle je me suis étendu sur ce point, mon
cher ami, est que je soupçonne, comme tu t’en doutes
toi-même, que ton âme souffre les douleurs de
l’enfantement. Agis donc avec moi comme avec le fils
d’une sage-femme, expert lui-même en ce métier;
efforce-toi de répondre, autant que tu en es capable, à
ce que je te propose; et si, après avoir examiné ta

réponse, je pense que c’est une chimère, et non un fruit
réel, et qu’en conséquence je te l’arrache et le rejette, ne
t’emporte pas contre moi, comme font au sujet de leurs
enfants celles qui sont mères pour la première fois. En
effet, mon cher, plusieurs se sont déjà tellement
courroucés, lorsque je leur enlevais quelque opinion
extravagante, qu’ils m’auraient véritablement déchiré. Ils
ne peuvent se persuader que je ne fais rien en cela que
par bienveillance pour eux; ne se doutant pas qu’aucune
divinité ne veut du mal aux hommes, que je n’agis point
ainsi non plus par aucune mauvaise volonté à leur égard;
mais qu’il ne m’est permis en aucune manière ni de
transiger avec l’erreur, ni de tenir la vérité cachée. Essaie
donc de nouveau, Théétète, de me dire en quoi consiste
la science. Et ne m’allègue point que cela passe tes
forces; si Dieu le veut, et si tu y mets de la constance, tu
en viendras à bout.

THÉÉTÈTE.
Après de tels encouragements de ta part, Socrate, il
serait honteux de ne pas faire tous ses efforts pour dire
ce qu’on a dans l’esprit. Il me paraît donc que celui qui
sait une chose sent ce qu’il sait, et, autant que j’en puis
juger en ce moment, la science n’est autre chose que la
sensation.

SOCRATE.
Bien répondu, et avec franchise, mon enfant: il faut
toujours dire ainsi ce que tu penses. Maintenant il s’agit
d’examiner en commun si cette conception est solide ou
frivole. La science est, dis-tu, la sensation?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Cette définition que tu donnes de la science, n’est point
à mépriser: c’est celle de Protagoras, quoiqu’il se soit
exprimé d’une autre manière. L’homme, dit-il est la
mesure de toutes choses, de l’existence de celles qui
existent, et de la non-existence de celles qui n’existent
pas. Tu as lu sans doute ces paroles?

THÉÉTÈTE.
Oui, et plus d’une fois.

SOCRATE.
Son sentiment n’est-il pas que les choses sont pour moi
telles qu’elles me paraissent, et pour toi, telles qu’elles te
paraissent aussi? car, nous sommes hommes toi et moi.

THÉÉTÈTE.
C’est en effet ce qu’il dit.

SOCRATE.
Il est naturel de croire qu’un homme si sage ne parle
point en l’air. Suivons donc le fil de ses idées. N’est-il pas
vrai que quelquefois, lorsque le même vent souffle, l’un
de nous a froid, et l’autre point; celui-ci peu, celui-là
beaucoup?

THÉÉTÈTE.

Assurément.

SOCRATE.
Dirons-nous alors que le vent pris en lui-même est froid,
ou n’est pas froid? Ou croirons-nous à Protagoras, qui
veut qu’il soit froid pour celui qui a froid, et qu’il ne le
soit pas pour l’autre?

THÉÉTÈTE.
Cela est vraisemblable.

SOCRATE.
Le vent ne paraît-il pas tel à l’un et à l’autre?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Et qui dit paraître dit sentir?

THÉÉTÈTE.
Sans doute.

SOCRATE.
L’apparence et la sensation sont donc la même chose par
rapport à la chaleur et aux autres qualités sensibles,
puisqu’elles ont bien l’air d’être pour chacun telles qu’il
les sent.

THÉÉTÈTE.
Probablement.

SOCRATE.
La sensation se rapporte donc toujours à ce qui est, et
n’est pas susceptible d’erreur en tant que science.

THÉÉTÈTE.
Il y a apparence.

SOCRATE.
Au nom des Grâces, Théétète, Protagoras n’était-il pas
un très habile homme, qui ne nous a montré sa pensée
qu’énigmatiquement, à nous autres gens du commun, au
lieu qu’il a révélé la vérité toute entière à ses disciples?

THÉÉTÈTE.
Qu’entends-tu par là, Socrate?

SOCRATE.
Je vais te le dire: il s’agit d’une opinion qui n’est pas de
médiocre conséquence. Il prétend qu’aucune chose n’est
absolument, et qu’on ne peut attribuer à quoi que ce soit
avec raison aucune dénomination, aucune qualité; que si
on appelle une chose grande, elle paraîtra petite;
pesante, elle paraîtra légère, et ainsi du reste; parce que
rien n’est un, ni tel, ni affecté d’une certaine qualité;
mais que du mouvement réciproque et du mélange de
toutes choses se forme tout ce que nous disons exister,
nous servant en cela d’une expression impropre; car rien
n’est, mais tout se fait. Tous les sages, à l’exception de
Parménide, s’accordent sur ce point, Protagoras,
Héraclide, Empédocle; les plus excellents poètes dans

l’un et l’autre genre de poésie, Épicharme dans la
comédie et dans la tragédie Homère. En effet
Homère n’a-t-il pas dit,
L’Océan, père des dieux, et Téthys leur mère ;
donnant à entendre que toutes choses sont produites par
le flux et le mouvement?
Ne crois-tu pas que c’est là ce qu’il a voulu dire?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Qui oserait donc désormais faire face à une telle armée,
ayant Homère à sa tête, sans se couvrir de ridicule?

THÉÉTÈTE.
La chose n’est point aisée, Socrate.

SOCRATE.
Non, sans doute, Théétète; d’autant plus qu’ils appuient
sur de fortes preuves cette opinion, que le mouvement
est le principe de l’existence apparente et de la
génération; et le repos, celui du non-être et de la
corruption. En effet la chaleur, et le feu qui engendre et
entretient tout, est lui-même produit par la translation et
le frottement, qui ne sont que du mouvement. N’est-ce
pas là ce qui donne naissance au feu?

THÉÉTÈTE.
Sans contredit.

SOCRATE.
L’espèce des animaux doit aussi sa production aux
mêmes principes.

THÉÉTÈTE.
Assurément.

SOCRATE.
Mais quoi! notre corps ne se corrompt-il point par le
repos et l’inaction, et ne se conserve-t-il pas
principalement par l’exercice et le mouvement?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
L’âme elle-même n’acquiert-elle pas et ne conserve-t-elle
pas l’instruction, et ne devient-elle pas meilleure par
l’étude et la méditation, qui sont des mouvements; au
lieu que le repos, c’est-à-dire le défaut de réflexion et
d’étude l’empêchent de rien apprendre, ou lui font
oublier ce qu’elle a appris?

THÉÉTÈTE.
Rien de plus vrai.

SOCRATE.
Le mouvement est donc un bien pour l’âme comme pour
le corps, et le repos un mal.

THÉÉTÈTE.

Selon toute apparence.

SOCRATE.
Te dirai-je encore, à l’égard du calme, du temps serein
et des autres choses semblables, que le repos pourrit et
perd tout, et que le mouvement fait l’effet contraire?
Mettrai-je le comble à ces preuves, en te forçant
d’avouer que par la chaîne d’or dont parle Homère ,
il n’entend et ne désigne autre chose que le soleil; parce
que, tant que la marche circulaire des cieux et du soleil a
lieu, tout existe, tout se maintient chez les dieux et chez
les hommes: tandis que si cette révolution venait à
s’arrêter et à être en quelque sorte enchaînée, toutes
choses périraient, et seraient, comme on dit, sens dessus
dessous?

THÉÉTÈTE.
Il me paraît, Socrate, que c’est bien là la pensée
d’Homère.

SOCRATE.
Admets donc, mon cher, cette façon de raisonner
d’abord pour tout ce qui frappe tes yeux; conçois que ce
que tu appelles couleur blanche, n’est point quelque
chose qui existe hors de tes yeux, ni dans tes yeux: ne
lui assigne même aucun lieu déterminé, parce qu’ainsi
elle aurait un rang marqué, une existence fixe, et ne
serait plus en voie de génération.

THÉÉTÈTE.
Comment donc me la représenterai-je?

SOCRATE.
Suivons le principe que nous venons de poser, qu’il
n’existe rien qui soit un absolument. De cette manière le
noir, le blanc, et toute autre couleur nous paraîtra
formée par l’application des yeux à un mouvement
convenable; et ce que nous disons être une telle couleur,
ne sera ni l’organe appliqué, ni la chose à laquelle il
s’applique, mais je ne sais quoi d’intermédiaire et de
particulier à chaque être. Voudrais-tu soutenir en effet
qu’une couleur paraît telle à un chien ou à tout autre
animal, qu’elle te paraît à toi-même?

THÉÉTÈTE.
Non, par Jupiter!

SOCRATE.
Il y a plus. Est-il une chose qui soit la même pour un
autre homme et pour toi? Oserais-tu le soutenir, ou
n’affirmerais-tu pas plutôt que pour toi-même rien n’est
rigoureusement identique, parce que tu n’es jamais
identique à toi-même?

THÉÉTÈTE.
J’incline vers ce sentiment plutôt que vers l’autre.

SOCRATE.
Si donc l’objet que nous mesurons ou touchons était ou
grand, ou blanc, ou chaud; étant en rapport avec un
autre objet, il ne deviendrait jamais autre, s’il ne se
faisait en lui aucun changement. Et d’autre part, si

l’organe qui mesure ou qui touche avait quelqu’une de
ces qualités, lorsqu’un autre objet lui serait appliqué, ou
le même qui aurait souffert quelque altération, il ne
deviendrait pas autre, s’il n’éprouvait lui-même aucun
changement. Songe encore, mon cher ami, que dans
l’autre sentiment, nous sommes contraints d’avancer des
choses tout-à-fait surprenantes et ridicules, comme dirait
Protagoras et ses partisans.

THÉÉTÈTE.
Comment, et que veux-tu dire?

SOCRATE.
Un petit exemple te fera comprendre toute ma pensée.
Si tu mets six osselets vis-à-vis de quatre, nous dirons
qu’ils sont un plus grand nombre, et surpassent quatre
de la moitié en sus: si tu les mets vis-à-vis de douze,
nous dirons qu’ils sont un plus petit nombre, et la moitié
seulement de douze. Il ne serait point supportable qu’on
parlât autrement. Le souffrirais-tu?

THÉÉTÈTE.
Non, certes.

SOCRATE.
Mais quoi! si Protagoras ou tout autre te demandait:
Théétète, se peut-il faire qu’une chose devienne plus
grande ou plus nombreuse autrement que par voie
d’augmentation? que répondrais-tu?

THÉÉTÈTE.

Si je réponds, Socrate, ce que je pense en ne
faisant attention qu’à la question présente, je dirai que
non: mais si j’ai égard à la question précédente, pour
éviter de me contredire, je dirai qu’oui.

SOCRATE.
Par Junon, voilà bien répondre, et divinement, mon cher
ami. Il paraît pourtant que si tu dis qu’oui, il arrivera
quelque chose d’approchant du mot d’Euripide: la langue
sera à l’abri de tout reproche, mais il n’en sera pas ainsi
de l’âme .

THÉÉTÈTE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Si donc nous étions habiles et savants l’un et l’autre, et
que nous eussions épuisé l’examen de ce qui se passe
dans l’âme, il ne nous resterait plus qu’à essayer nos
forces, pour nous divertir, dans des disputes à la
manière des sophistes, réfutant de part et d’autre nos
discours par d’autres discours. Mais comme nous
sommes ignorants, nous prendrons sans doute le parti
d’examiner avant tout ce que nous avons dans l’âme,
pour voir si nos pensées sont d’accord entre elles, ou
non.

THÉÉTÈTE.
Sans contredit; c’est ce que je souhaite.

SOCRATE.

Et moi aussi. Cela étant, et puisque nous en avons tout
le loisir, ne considérerons-nous pas à notre aise, et sans
nous fâcher, mais pour faire l’essai de nos forces, ce que
peuvent être toutes ces images qui troublent notre
esprit? Nous dirons, je pense, en premier lieu, que
jamais aucune chose ne devient ni plus grande, ni plus
petite, soit pour la masse, soit pour le nombre, tant
qu’elle demeure égale à elle-même. N’est-il pas vrai?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
En second lieu, qu’une chose à laquelle on n’ajoute, ni
on n’ôte rien, ne saurait augmenter ni diminuer, et
demeure toujours égale.

THÉÉTÈTE.
Cela est incontestable.

SOCRATE.
Ne dirons-nous point en troisième lieu, que ce qui
n’existait point auparavant, ne peut exister ensuite, s’il
n’a été fait ou ne se fait actuellement?

THÉÉTÈTE.
Je le pense.

SOCRATE.
Or, ces trois propositions se combattent, ce me semble,
dans notre âme, lorsque nous parlons des osselets, ou

lorsque nous disons qu’à l’âge où je suis, et n’ayant
éprouvé ni augmentation ni diminution, je suis dans
l’espace d’une année d’abord plus grand, ensuite plus
petit que toi, qui es jeune, non parce que le volume de
mon corps est diminué, mais parce que celui du tien est
augmenté. Car je suis dans la suite ce que je n’étais
point auparavant, sans l’être devenu; puisqu’il est
impossible que je sois devenu tel sans que je le
devinsse, et que n’ayant rien perdu du volume de mon
corps, je n’ai pu devenir plus petit. Si nous admettons
une fois cela, nous ne pourrons nous dispenser
d’admettre une infinité de choses semblables. Suis-moi
bien, Théétète; car il me paraît que tu n’es pas neuf sur
ces matières.

THÉÉTÈTE.
Par tous les dieux, Socrate, je suis extrêmement étonné
de ce que tout cela peut être, et quelquefois en vérité,
lorsque j’y jette les yeux, ma vue se trouble entièrement.

SOCRATE.
Mon cher ami, il paraît que Théodore n’a point porté un
faux jugement sur le caractère de ton esprit.
L’étonnement est un sentiment philosophique; c’est le
vrai commencement de la philosophie, et il paraît que le
premier qui a dit qu’Iris était fille de Thaumas, n’en a pas
mal expliqué la généalogie . Mais comprends-tu que
les choses sont telles que je viens de le dire, en
conséquence du système de Protagoras, ou n’y es-tu pas
encore?

THÉÉTÈTE.
Il me paraît que non.

SOCRATE.
Tu m’auras donc obligation, si je pénètre avec toi dans le
sens véritable, mais caché, de l’opinion de cet
homme, ou plutôt de ces hommes célèbres?

THÉÉTÈTE.
Comment ne t’en saurais-je pas gré, et un gré infini?

SOCRATE.
Regarde autour de nous, si aucun profane ne nous
écoute: j’entends par là ceux qui ne croient pas qu’il
existe autre chose que ce qu’ils peuvent saisir à pleines
mains, et qui nient et les actes de l’esprit et les
générations des choses et tout ce qui est invisible.

THÉÉTÈTE.
Tu parles là, Socrate, d’une espèce d’hommes durs et
intraitables.

SOCRATE.
Ils sont, en effet, bien ignorants, mon enfant. Mais il en
est d’autres plus éclairés, dont je vais te révéler les
mystères. Leur principe, d’où dépend tout ce que nous
venons d’exposer, est celui-ci: tout est mouvement dans
l’univers, et il n’y a rien autre chose. Or, le mouvement
est de deux espèces, toutes deux infinies en nombre,
mais dont l’une est active et l’autre passive. De leur
concours et de leur frottement mutuel se forment des

productions innombrables, rangées sous deux classes,
l’objet sensible et la sensation, laquelle coïncide toujours
avec l’objet sensible, et se fait avec lui. Les sensations
ont les noms de vision, d’audition, d’odorat, de froid, de
chaud; et encore, de plaisir, de douleur, de désir, de
crainte; sans parler de bien d’autres, dont une infinité
manque d’expression. Chaque objet sensible est
contemporain de chacune des sensations
correspondantes; des couleurs de toute espèce
répondent à des visions de toute espèce, des sons divers
aux diverses affections de l’ouïe, et les autres choses
sensibles aux autres sensations. Conçois-tu, Théétète, le
rapport de ce discours avec ce qui précède?

THÉÉTÈTE.
Pas trop, Socrate.

SOCRATE.
Fais donc attention à la conclusion où il aboutit. Il veut
dire, comme nous l’avons déjà expliqué, que tout cela
est en mouvement, et que ce mouvement est lent ou
rapide; que ce qui se meut lentement exerce son
mouvement dans le même lieu et sur les objets voisins;
qu’il produit de cette manière, et que ce qui est ainsi
produit a plus de lenteur: qu’au contraire, ce qui se meut
rapidement déployant son mouvement sur des objets
plus éloignés, produit d’une manière différente, et que
ce qui est ainsi produit a plus de vitesse; car il change
de place dans l’espace, et son mouvement consiste dans
la translation. Lors donc que l’œil d’une part, et de
l’autre un objet en rapport avec l’œil se sont rencontrés,

et ont produit la blancheur et la sensation qui lui répond
naturellement, lesquelles n’auraient jamais été produites,
si l’oeil était tombé sur un autre objet, ou
réciproquement; alors ces deux choses se mouvant dans
l’espace intermédiaire, savoir, la vision vers les yeux, et
la blancheur vers l’objet qui produit la couleur
conjointement avec les yeux, l’œil se trouve rempli de la
vision, il aperçoit, et devient non pas vision, mais œil
voyant: de même, l’objet qui concourt avec lui à la
production de la couleur, est rempli de blancheur, et
devient non pas blancheur, mais blanc, soit que ce qui
reçoit la teinte de cette couleur soit du bois, de la pierre,
ou toute autre chose. Il faut se former la même idée de
toutes les autres qualités, telles que le dur, le chaud, et
ainsi du reste; et concevoir que rien de tout cela n’est tel
en soi, comme nous disions tout-à-l’heure, mais que
toutes choses sont produites avec une diversité
prodigieuse dans le mélange universel, qui est une suite
du mouvement. En effet, il est impossible, disent-ils, de
se représenter d’une manière fixe aucun être sous la
qualité d’agent ou de patient: parce que rien n’est agent
avant son union avec ce qui est patient, ni patient avant
son union avec ce qui est agent; et ce qui dans son
concours avec un certain objet est agent, devient patient
à la rencontre d’un autre objet: de façon qu’il résulte de
tout cela, comme il a été dit au commencement, que
rien n’est un absolument, que chaque chose n’est qu’un
rapport qui varie sans cesse, et qu’il faut retrancher
partout le mot être. Il est vrai que nous avons été
contraints de nous en servir souvent tout-à-l’heure à
cause de l’habitude et de notre ignorance; mais le

sentiment des sages est qu’on ne doit pas en user, ni
dire en parlant de moi ou de quelque autre, que je suis
quelque chose, ou ceci, ou cela, ni employer aucun
autre terme qui marque un état de consistance; et que
pour s’exprimer selon la nature, on doit dire des choses
qu’elles deviennent, agissent, périssent, et se
métamorphosent: car représenter dans le discours quoi
que ce soit comme stable, c’est s’exposer à une facile
réfutation. Telle est la manière dont on doit parler des
choses prises individuellement ou collectivement; et ce
sont ces collections qu’on appelle homme, pierre,
animal, enfin toute classe. Prends-tu plaisir, Théétète, à
cette opinion, et serait-elle de ton goût?

THÉÉTÈTE.
Je ne sais qu’en dire, Socrate; car je ne puis découvrir si
tu parles ici selon ta pensée, ou si c’est pour me sonder.

SOCRATE.
Tu as oublié, mon cher ami, que je ne sais ni ne
m’approprie rien de tout cela, et qu’à cet égard je suis
stérile; mais que je t’aide à accoucher, et que dans cette
vue j’ai recours aux enchantements, et propose à ton
goût les opinions de chaque sage, jusqu’à ce que j’aie
mis la tienne au jour. Lorsqu’elle sera sortie de ton sein,
j’examinerai alors si elle est frivole ou solide. Prends
donc courage et patience; réponds librement et
hardiment ce qui te paraîtra vrai sur ce que je te
demanderai.

THÉÉTÈTE.

Tu n’as qu’à interroger.

SOCRATE.
Dis-moi donc, je te le demande de nouveau, si tu es de
ce sentiment, que ni le bon, ni le beau, ni aucun des
objets dont nous venons de faire mention, n’est dans
l’état fixe d’existence, mais toujours en voie de
génération.

THÉÉTÈTE.
Lorsque tu l’exposes, il me paraît merveilleusement
fondé en raison, et je pense qu’on doit prendre tes
paroles pour la vérité.

SOCRATE.
Ne négligeons donc pas ce qui nous en reste à expliquer.
Or, nous avons encore à parler des songes, des
maladies, de la folie surtout, et de ce qu’on appelle
entendre, voir, sentir de travers. Tu sais sans doute que
tout cela est regardé comme une preuve incontestable
de la fausseté du système dont nous venons de parler;
puisque les sensations qu’on éprouve en ces
circonstances sont tout-à-fait menteuses, et que, bien
loin que les choses soient alors telles qu’elles paraissent
à chacun, tout au contraire, rien de ce qui paraît être
n’est en effet.

THÉÉTÈTE.
Rien de plus vrai, Socrate.

SOCRATE.

Quel moyen de défense reste-t-il donc, mon enfant, à
celui qui prétend que la sensation est la science, et que
ce qui paraît à chacun est tel qu’il lui paraît?

THÉÉTÈTE.
Je n’ose dire, Socrate, que je ne sais que répondre, car
tu m’as grondé il n’y a qu’un moment pour l’avoir dit:
mais en vérité, je ne vois aucun moyen de contester
qu’on se forme des opinions fausses dans la folie et dans
les songes, quand les uns s’imaginent qu’ils sont dieux,
les autres qu’ils ont des ailes, et qu’ils volent durant leur
sommeil.

SOCRATE.
Ne te rappelles-tu pas quelle controverse les partisans de
ce système élèvent à ce sujet, et principalement sur l’état
de veille et de sommeil?

THÉÉTÈTE.
Que disent-ils donc?

SOCRATE.
Ce que tu as, je pense, entendu souvent de la part de
ceux qui demandent quelle preuve certaine nous
pourrions apporter, au cas où l’on voudrait savoir de
nous à ce moment même si nous dormons et si nos
pensées sont autant de rêves, ou si nous sommes
éveillés et conversons réellement ensemble.

THÉÉTÈTE.
Il est fort difficile, Socrate, de démêler les véritables

signes auxquels cela peut se reconnaître; car, dans l’un
et l’autre état, ce sont les mêmes caractères, qui se
répondent, pour ainsi dire. En effet rien n’empêche que
nous ne nous imaginions tenir ensemble en dormant les
mêmes discours que nous tenons à présent, et lorsqu’en
songeant nous croyons raconter nos songes, la
ressemblance est merveilleuse avec ce qui se passe dans
l’état de veille.

SOCRATE.
Tu vois donc qu’il n’est pas malaisé de faire là-dessus
des difficultés, puisque l’on conteste même sur la réalité
de l’état de veille ou de sommeil, et que le temps où
nous dormons étant égal à celui où nous veillons, notre
âme, dans chacun de ces états, se soutient à elle-même
que les jugements qu’elle porte alors sont les seuls vrais;
en sorte que nous disons pendant un égal espace de
temps, tantôt que ceux-ci sont véritables, tantôt que ce
sont ceux-là, et que nous prenons également parti pour
les uns et pour les autres.

THÉÉTÈTE.
J’en conviens.

SOCRATE.
Il faut dire la même chose des maladies et des accès de
folie; si ce n’est peut-être par rapport à la durée, qui
n’est pas égale.

THÉÉTÈTE.
Fort bien.

SOCRATE.
Mais quoi! sera-ce le plus ou le moins de durée qui
décidera de la vérité?

THÉÉTÈTE.
Cela serait de tout point ridicule,

SOCRATE.
Eh bien, as-tu quelque autre marque évidente, à laquelle
on reconnaisse de quel côté est la vérité dans ces
jugements?

THÉÉTÈTE.
Je n’en vois aucune.

SOCRATE.
Écoute donc ce que diraient ceux qui prétendent que les
choses sont toujours réellement telles qu’elles paraissent
à chacun. Voici, ce me semble, les questions qu’ils te
feraient: Théétète, se peut-il qu’une chose totalement
différente d’une autre ait la même faculté? Et songe bien
qu’il ne s’agit pas d’une chose qui soit en partie la
même, et en partie différente, mais tout-à-fait différente.

THÉÉTÈTE.
Si on la suppose entièrement différente, il est impossible
qu’elle ait rien de commun avec une autre, ni pour la
faculté qui la constitue, ni pour quoi que ce soit.

SOCRATE.

N’est-ce pas alors une nécessité de reconnaître qu’elle
est dissemblable?

THÉÉTÈTE.
Il me paraît qu’oui.

SOCRATE.
Or, s’il arrive qu’une chose devienne semblable ou
dissemblable soit à elle-même soit à quelque autre, en
tant que semblable nous dirons qu’elle est la même, et
qu’elle est différente en tant que dissemblable.

THÉÉTÈTE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Ne disions-nous pas précédemment que l’univers se
compose d’un nombre infini de causes qui donnent le
mouvement ou qui le reçoivent?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Et que chacune d’elles venant à entrer en rapport tantôt
avec une chose, tantôt avec une autre, ne produira point
dans ces deux cas les mêmes effets, mais des effets
différends?

THÉÉTÈTE.
J’en tombe d’accord.

SOCRATE.
Ne pourrions-nous pas dire la même chose de toi, de
moi, et de tout le reste? Par exemple, dirons-nous que
Socrate en santé et Socrate malade sont semblables ou
dissemblables?

THÉÉTÈTE.
Quand tu parles de Socrate malade, le prends-tu en
entier, et l’opposes-tu à Socrate en santé pris aussi en
entier?

SOCRATE.
Tu as très bien saisi ma pensée: c’est ainsi que je
l’entends.

THÉÉTÈTE.
Ils sont dissemblables.

SOCRATE.
Or, ne sont-ils pas différends, s’ils sont dissemblables?

THÉÉTÈTE.
Nécessairement.

SOCRATE.
N’en diras-tu pas autant de Socrate dormant, et dans les
divers états que nous avons parcourus?

THÉÉTÈTE.
Sans doute.

SOCRATE.
N’est-il pas vrai que chacune des causes agissantes de
leur nature, lorsqu’elle rencontrera Socrate en santé,
agira sur lui comme sur un homme différent de Socrate
malade, et réciproquement, lorsqu’elle rencontrera
Socrate malade?

THÉÉTÈTE.
Pourquoi non?

SOCRATE.
Et dans l’un et l’autre cas nous produirons d’autres
effets, la cause active et moi qui suis passif à son égard.

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Quand je bois du vin en santé, ne me paraît-il pas
agréable et doux?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Car, suivant ce qui a été convenu précédemment, la
cause active et l’être passif ont produit la douceur et la
sensation, qui se mettent en mouvement l’une et l’autre;
et la sensation se portant vers l’être passif, a rendu la
langue sentante; la douceur au contraire se portant vers

le vin, a fait que le vin fût et parût doux à la langue bien
disposée.

THÉÉTÈTE.
C’est en effet ce dont nous sommes convenus.

SOCRATE.
Mais quand le vin agit sur Socrate malade, n’est-il pas
vrai d’abord qu’il n’agit pas réellement sur le même
homme, puisqu’il me prend dans un état différent?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Ainsi, Socrate en cet état et le vin qu’il boit produiront
d’autres effets, du côté de la langue une sensation
d’amertume, et du côté du vin une amertume qui se
porte vers le vin: de manière qu’il ne sera point
amertume, mais amer, et que je ne serai pas sensation,
mais sentant.

THÉÉTÈTE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Je ne deviendrai donc jamais différent, tant que je serai
affecté de cette manière et non d’une autre: car il faut
une sensation différente, venue d’un objet différent, pour
rendre celui qui l’éprouve différent et en faire tout autre
chose. Il n’est pas à craindre non plus que ce qui

m’affecte ainsi, en rapport avec un autre, produise le
même effet et devienne ce qu’il a été pour moi; car en
rapport avec un autre, il faut qu’il produise un autre effet
et devienne tout autre chose.

THÉÉTÈTE.
Cela est certain.

SOCRATE.
Ce n’est donc pas par rapport à soi-même que le sujet
deviendra ce qu’il est, ni l’objet non plus par rapport à
lui-même.

THÉÉTÈTE.
Non, sans doute.

SOCRATE.
Mais n’est-il pas nécessaire, quand je deviens sentant,
que ce soit par rapport à quelque chose, puisqu’il est
impossible qu’il y ait sensation sans objet réel; et
pareillement ce qui devient doux, amer, ou reçoit
quelque autre qualité semblable, ne doit-il pas devenir
tel par rapport à quelqu’un, puisqu’il est également
impossible que ce qui devient doux ne soit doux pour
personne?

THÉÉTÈTE.
Assurément.

SOCRATE.
Il reste donc, ce me semble, que le sujet sentant et

l’objet senti, qu’on les suppose dans l’état d’existence ou
en voie de génération, ont une existence ou une
génération relative, puisque c’est une nécessité que leur
manière d’être soit une relation, mais une relation ni
d’eux à une autre chose, ni de chacun d’eux à lui-même;
il reste par conséquent que ce soit une relation
réciproque de tous les deux à l’égard l’un de l’autre; de
façon que, soit qu’on dise d’une chose qu’elle existe ou
qu’elle se fait, il faut dire que c’est par rapport à quelque
chose, ou de quelque chose, ou vers quelque chose; et
l’on ne doit ni dire ni souffrir qu’on dise que rien existe
ou se fait en soi et pour soi. C’est ce qui résulte du
sentiment que nous avons exposé.

THÉÉTÈTE.
Il est vrai, Socrate.

SOCRATE.
Puis donc que ce qui agit sur moi est relatif à moi et non
à un autre, je le sens, et un autre ne le sent pas.

THÉÉTÈTE.
Sans difficulté.

SOCRATE.
Ma sensation, par conséquent, est vraie par rapport à
moi; car elle tient toujours à ma manière d’être; et, selon
Protagoras, c’est à moi de juger de l’existence de ce qui
m’est quelque chose, et de la non-existence de ce qui ne
m’est rien.

THÉÉTÈTE.
Il y a apparence.

SOCRATE.
Comment donc, si je ne me trompe ni ne bronche sur les
choses qui se font ou qui existent, n’aurais-je point la
science de ce dont j’ai la sensation?

THÉÉTÈTE.
Impossible autrement.

SOCRATE.
Ainsi tu as fort bien défini la science, en disant qu’elle
n’est autre chose que la sensation; et soit qu’on
soutienne avec Homère, Héraclite et leurs partisans, que
tout est dans un mouvement et un flux continuel; ou
avec le très sage Protagoras, que l’homme est la mesure
de toutes choses; ou avec Théétète que, s’il en est ainsi,
la sensation est la science: tous ces sentiments
reviennent au même. Eh bien, Théétète: dirons-nous que
c’est là en quelque sorte ton enfant nouveau-né, et que
tu l’as mis au jour par mes soins? Qu’en penses-tu?

THÉÉTÈTE.
Il faut bien le dire, Socrate.

SOCRATE.
Quel que soit ce fruit, nous avons eu bien de la peine à
le produire. Maintenant que l’enfantement est achevé, il
nous faut faire ici en paroles la cérémonie de
l’amphidromie ; nous appliquant à bien reconnaître

si le nouveau-né mérite d’être élevé, ou s’il n’est qu’une
production fantastique. Ou bien penses-tu qu’il faille à
tout prix élever ton enfant, et ne pas l’exposer? Voyons,
souffriras-tu patiemment qu’on l’examine, et ne te
mettras-tu pas fort en colère si on te l’enlève, comme à
une femme accouchée pour la première fois?

THÉODORE.
Théétète le souffrira volontiers, Socrate; il n’a point du
tout l’humeur difficile. Mais, au nom des dieux, dis-nous
si en effet ce sentiment est faux,

SOCRATE.
Il faut que tu aimes bien les discours, Théodore, et que
tu sois bien bon pour t’imaginer que je suis comme un
sac plein de discours, et qu’il m’est aisé d’en tirer un
pour te prouver sur-le-champ que ce sentiment n’est pas
vrai. Tu ne fais pas attention à ce qui se passe; qu’aucun
discours ne vient de moi, mais toujours de celui avec
lequel je converse; et que je ne sais rien qu’une petite
chose, je veux dire, examiner passablement ce qui est dit
par un autre plus habile. C’est ce que je vais essayer de
faire vis-à-vis de Protagoras, sans rien dire de moi-
même.

THÉODORE.
Tu as raison, Socrate; fais comme tu dis.

SOCRATE.
Sais-tu, Théodore, ce qui m’étonne dans ton ami
Protagoras?

THÉODORE.
Quoi donc?

SOCRATE.
J’ai été fort content de tout ce qu’il dit ailleurs, pour
prouver que chaque chose est ce qu’elle paraît à chacun;
mais j’ai été étonné qu’au commencement de sa
Vérité , il n’ait pas dit que le pourceau, le
cynocéphale, ou quelque être encore plus bizarre,
capable de sensation, est la mesure de toutes choses.
C’eût été là un début magnifique et tout-à-fait insultant
pour notre espèce, par lequel il nous eût donné à
entendre que, tandis que nous l’admirons comme un
dieu pour sa sagesse, il ne l’emporte pas en intelligence,
je ne dis point sur un autre homme, mais sur une
grenouille gyrine . Que dire en effet, THÉODORE?
Si les opinions qui se forment en nous par le moyen des
sensations, sont vraies pour chacun; si personne n’est
plus en état qu’un autre de prononcer sur ce qu’éprouve
son semblable, ni plus habile à discerner la vérité ou la
fausseté d’une opinion; si au contraire, comme il a
souvent été dit, chacun juge uniquement ce qui se passe
en lui, et si tous ses jugements sont droits et vrais:
pourquoi, mon cher ami, Protagoras serait-il savant, au
point de se croire en droit d’enseigner les autres, et de
mettre ses leçons à un si haut prix , et nous des
ignorants condamnés à aller à son école, chacun étant à
soi-même la mesure de sa propre sagesse? Peut-on ne
pas dire que Protagoras n’a parlé de la sorte que pour se

moquer? Je me tais sur ce qui me regarde, et sur mon
talent de faire accoucher les esprits: dans son système,
ce talent est souverainement ridicule; aussi bien, ce me
semble, que tout l’art de la dialectique. Car, n’est-ce pas
une extravagance insigne d’entreprendre d’examiner et
de réfuter réciproquement ses idées et ses opinions,
tandis qu’elles sont toutes vraies pour chacun, si la vérité
de Protagoras est bien la vérité, et si ce n’est pas en
badinant que du sanctuaire de son livre elle nous a dicté
ses oracles?

THÉODORE.
Socrate, Protagoras est mon ami; tu viens de le dire toi-
même. Je ne puis donc consentir, ni à le voir réfuter ici
par mes propres aveux, ni à le défendre vis-à-vis de toi
contre ma pensée. Reprends donc la dispute avec
Théétète, d’autant plus qu’il m’a paru t’écouter tout-à-
l’heure fort attentivement.

SOCRATE.
Cependant, Théodore, si tu allais à Lacédémone aux
lieux d’exercice, après avoir vu les autres nus, et
quelques-uns assez mal faits, prétendrais-tu être
dispensé de quitter tes habits, et de te montrer à ton
tour?

THÉODORE.
Pourquoi non, s’ils voulaient me le permettre et se
rendre à mes raisons; comme j’espère ici vous persuader
de me laisser simple spectateur, de ne pas me traîner de
force dans l’arène, à présent que j’ai les membres roides,

et ne pas me contraindre à lutter contre un adversaire
plus jeune et plus souple?

SOCRATE.
Si cela te fait plaisir, Théodore, cela ne me fait nulle
peine, comme on dit vulgairement. Revenons donc au
sage Théétète. Dis-moi d’abord, Théétète, relativement à
ce système, n’es-tu pas surpris comme moi, de te voir
ainsi tout d’un coup ne le céder en rien pour la sagesse à
qui que ce soit, homme ou dieu? ou penses-tu que la
mesure de Protagoras n’est pas la même pour les dieux
et pour les hommes?

THÉÉTÈTE.
Non, certes, je ne le pense pas; et pour répondre à ta
question, je t’assure qu’en effet je suis bien surpris. En
t’entendant développer la manière dont ils prouvent que
ce qui paraît à chacun est tel qu’il lui paraît, je jugeais
que rien n’était mieux dit; maintenant je suis passé tout-
à-coup à un jugement contraire.

SOCRATE.
Tu es jeune, mon cher enfant, et par cette raison tu
écoutes les discours avec avidité, et te rends de suite.
Mais voici ce que nous répondrait Protagoras, ou
quelqu’un de ses partisans: Généreux enfants ou
vieillards, vous discourez assis à votre aise, et vous
mettez ici les dieux de la partie, tandis que moi, dans ma
conversation ou dans mes écrits, je laisse de côté s’ils
existent ou n’existent pas. Vous me faites des objections
bonnes sans doute auprès de la multitude, comme, par

exemple, qu’il serait étrange que chaque homme n’eût
aucun avantage du côté de la sagesse sur le premier
animal; mais vous ne m’opposez ni démonstration, ni
preuve concluante, et n’employez contre moi que des
vraisemblances. Cependant si Théodore ou tout autre
géomètre argumentait de la sorte en géométrie,
personne ne daignerait l’écouter. Examinez donc,
Théodore et vous, si, sur des matières de cette
importance, vous vous contenterez d’apparences et de
vraisemblances.

THÉÉTÈTE.
C’est ce qu’assurément nous n’oserions dire ni toi,
Socrate, ni nous.

SOCRATE.
Il faut donc, suivant ce que vous dites, Théodore et toi,
nous y prendre d’une autre manière.

THÉÉTÈTE.
Sans doute.

SOCRATE.
Ainsi, voyons de la façon que je vais dire si la science et
la sensation sont une même chose, ou deux choses
différentes: car c’est là le but que nous poursuivons, et
c’est à cette occasion que nous avons remué toutes ces
questions si étranges. N’est-il pas vrai?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Eh bien donc, admettrons-nous qu’avoir la sensation
d’un objet, soit par la vue, soit par l’ouïe, c’est en avoir
la science? Par exemple, avant d’avoir appris la langue
des Barbares, dirons-nous que, lorsqu’ils parlent, nous
ne les entendons pas, ou que nous les entendons et que
nous savons ce qu’ils disent? De même, si, ne sachant
pas lire, nous jetons les yeux sur des lettres, assurerons-
nous que nous ne les voyons pas, ou que nous les
voyons et savons ce qu’elles signifient?

THÉÉTÈTE.
Nous dirons, Socrate, que nous savons ce que nous en
voyons et en entendons; quant aux lettres, que nous en
voyons et en savons la figure et la couleur; quant aux
sons, que nous entendons et savons ce qu’ils ont d’aigu
et de grave: mais que tout ce qui s’apprend à ce sujet
par les leçons des grammairiens et des interprètes, l’ouïe
et la vue ne nous en donnent ni la sensation, ni la
science.

SOCRATE.
Fort bien, mon cher Théétète; il ne faut point te chicaner
sur cette réponse, afin que tu prennes un peu
d’assurance. Mais fais attention à une nouvelle difficulté
qui s’avance, et vois comment nous la repousserons.

THÉÉTÈTE.
Quelle est-elle?

SOCRATE.
La voici. Suppose qu’on nous demande s’il est possible
que ce qu’on a su une fois et dont on conserve le
souvenir, on ne le sache pas, lors même qu’on s’en
souvient. Mais je fais, ce me semble, un long circuit pour
te demander si quand on a appris une chose et qu’on
s’en souvient, on ne la sait pas.

THÉÉTÈTE.
Comment ne la saurait-on pas, Socrate? ce serait un vrai
prodige.

SOCRATE.
Ne suis-je pas moi-même en délire? Examine bien. Ne
conviens-tu pas que voir c’est sentir, et que la vision est
une sensation?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Celui qui a vu une chose, n’a-t-il point eu dans ce
moment la science de ce qu’il a vu, selon le système que
nous avons exposé tout-à-l’heure?

THÉÉTÈTE.
Assurément.

SOCRATE.
Mais quoi! n’admets-tu pas ce qu’on appelle mémoire?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
A-t-elle un objet, ou n’en a-t-elle point?

THÉÉTÈTE.
Elle en a un.

SOCRATE.
Apparemment que ce sont les choses qu’on a apprises et
senties.

THÉÉTÈTE.
Que serait-ce donc?

SOCRATE.
Et ne se souvient-on pas quelquefois de ce qu’on a vu?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Même après avoir fermé les yeux? ou bien l’oublie-t-on
sitôt qu’on les a fermés?

THÉÉTÈTE.
Ce serait dire une absurdité, Socrate.

SOCRATE.
Il faut pourtant le dire, si nous voulons sauver le système

en question; sans quoi, c’est fait de lui.

THÉÉTÈTE.
Je l’entrevois, mais sans le concevoir clairement:
explique-moi comment.

SOCRATE.
Le voici: celui qui voit, disons-nous, a la science de ce
qu’il voit; car nous sommes convenus que la vision, la
sensation et la science sont la même chose.

THÉÉTÈTE.
Il est vrai.

SOCRATE.
Mais celui qui voit et qui a acquis la science de ce qu’il
voyait, s’il ferme les yeux, se souvient de la chose, et ne
la voit plus: n’est-ce pas?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Dire qu’il ne voit pas, c’est dire qu’il ne sait pas, puisque
voir est la même chose que savoir.

THÉÉTÈTE.
Cela est certain.

SOCRATE.
Il résulte de là par conséquent que ce qu’on a su on ne

le sait plus, lors même qu’on s’en souvient, par la raison
qu’on ne le voit plus: ce qui serait un prodige, avions-
nous dit.

THÉÉTÈTE.
Rien de plus vrai.

SOCRATE.
Il paraît donc que le système qui confond la science et la
sensation conduit à une chose impossible.

THÉÉTÈTE.
Il paraît.

SOCRATE.
Ainsi il faut dire que l’une n’est pas l’autre.

THÉÉTÈTE.
Je commence à le croire.

SOCRATE.
Nous voilà donc réduits, ce semble, à donner une
nouvelle définition de la science. Cependant, Théétète,
qu’allons-nous faire?

THÉÉTÈTE.
Sur quoi?

SOCRATE.
Nous ne ressemblons pas mal, Théétète, à un coq sans
courage; nous nous retirons du combat, et nous

chantons avant d’avoir remporté la victoire.

THÉÉTÈTE.
Comment cela?

SOCRATE.
Nous n’avons fait que disputer et nous accorder sur des
mots; et nous nous arrêtons comme enchantés de ce
résultat: tandis que nous nous donnons pour des sages,
nous faisons, sans y prendre garde, ce que font les
disputeurs de profession.

THÉÉTÈTE.
Je ne comprends pas encore ce que tu veux dire.

SOCRATE.
Je vais essayer de t’expliquer là-dessus ma pensée. Nous
avons demandé si celui qui a appris une chose et en
conserve le souvenir, ne la sait pas; et après avoir
montré que, quand on a vu une chose et qu’on ferme
ensuite les yeux, on s’en souvient quoiqu’on ne la voie
plus, nous avons prouvé qu’il en résulte que le même
homme ne sait pas ce dont il se souvient; ce qui est
impossible. Voilà comme nous avons réfuté le système
de Protagoras, et en même temps le tien, qui fait de la
science et de la sensation une même chose.

THÉÉTÈTE.
J’en conviens.

SOCRATE.

Il n’en serait pas ainsi, mon cher ami, si le père du
premier système vivait encore; il ne serait pas
embarrassé pour le défendre. Aujourd’hui que ce
système est orphelin, nous l’insultons. Les tuteurs que
Protagoras lui a laissés, du nombre desquels est
Théodore, refusent de prendre sa défense; et je vois
bien que, dans l’intérêt de la justice, nous serons obligés
de venir nous-mêmes à son secours.

THÉODORE.
Ce n’est pas moi, Socrate, qui suis le tuteur des opinions
de Protagoras, mais plutôt Callias fils d’Hipponicu .
Pour moi, j’ai passé trop vite de ces abstractions à
l’étude de la géométrie. Je te saurai gré pourtant, si tu
veux bien le défendre.

SOCRATE.
C’est bien dit, Théodore. Examine donc de quelle
manière je m’y prends. Car, si l’on n’est extrêmement
attentif aux mots dont on a coutume de se servir, soit
pour accorder, soit pour nier, on se verra forcé
d’admettre des absurdités plus choquantes encore que
celles de tout-à-l’heure. M’adresserai-je à toi, ou à
Théétète?

THÉODORE.
Adresse-toi à nous deux, mais que le plus jeune
réponde: s’il fait quelque faux pas, il y aura moins de
honte pour lui.

SOCRATE.

Je viens donc tout de suite à la question la plus étrange:
la voici, je pense. Est-il possible que la même personne
qui sait une chose, ne sache point ce qu’elle sait?

THÉODORE.
Que répondrons-nous, Théétète?

THÉÉTÈTE.
Je trouve cela impossible.

SOCRATE.
Non pas, si tu supposes que voir c’est savoir. Comment
te tireras-tu en effet de cette question vraiment
inextricable, où, comme on dit, tu seras pris comme
dans un puits, lorsqu’un adversaire imperturbable,
fermant de la main un de tes yeux, te demandera si tu
vois son habit de cet œil fermé?

THÉÉTÈTE.
Je lui répondrai que non; mais que je le vois de l’autre.

SOCRATE.
Tu vois donc et ne vois pas en même temps la même
chose?

THÉÉTÈTE.
Oui, à certains égards.

SOCRATE.
Il ne s’agit pas de cette restriction, répliquera-t-il; et je
ne te demande pas le comment: je te demande

seulement si ce que tu sais, il se trouve en même temps
que tu ne le sais pas. Or, en ce moment tu vois ce que
tu ne vois pas: tu es d’ailleurs convenu que voir c’est
savoir, et que ne pas voir c’est ne point savoir; conclus
toi-même ce qu’il suit de là.

THÉÉTÈTE.
Je conclus qu’il suit le contraire de ce que j’ai supposé.

SOCRATE.
Peut-être, mon cher, serais tu tombé en bien d’autres
embarras, si en outre on t’eût demandé si on peut savoir
la même chose d’une manière aiguë et d’une manière
obtuse; de près et de loin, fortement et faiblement, et
mille autres questions semblables que t’aurait proposées
un champion exercé à la dispute, vivant de ce métier, et
toujours à l’affût de pareilles subtilités, lorsqu’il t’aurait
entendu dire que la science et la sensation sont la même
chose, et si, te jetant sur ce qui regarde l’ouïe, l’odorat
et les autres sens, et s’attachant à toi sans lâcher prise, il
t’eût fait tomber dans les pièges de son admirable savoir,
et que, devenu maître de ta personne et te tenant
enchaîné, il t’eût obligé à lui payer une rançon dont vous
seriez convenus ensemble. Eh bien donc, me diras-tu
peut-être, quelles raisons Protagoras alléguera-t-il pour
sa défense? Veux-tu que je tâche de les exposer?

THÉÉTÈTE.
Volontiers.

SOCRATE.

D’abord il fera valoir tout ce que nous avons dit en sa
faveur; ensuite, venant lui-même à notre rencontre, il
nous dira, je pense, d’un ton méprisant: C’est donc ainsi
que l’honnête homme Socrate m’a tourné en ridicule
dans ses discours, sur ce qu’un enfant, effrayé de la
question qu’il lui a faite, s’il est possible que le même
homme se souvienne d’une chose et en même temps
n’en ait aucune connaissance, lui a répondu en tremblant
que non, pour n’avoir pas la force de porter sa vue plus
loin. Mais, c’est une vraie lâcheté, Socrate, et voici ce
qu’il en est à cet égard. Lorsque tu examines par
manière d’interrogation quelqu’une de mes opinions, si
celui que tu interroges est battu en répondant ce que je
répondrais moi-même, c’est moi qui suis confondu; mais
s’il dit autre chose, c’est lui qui est vaincu. Et pour entrer
en matière, penses-tu qu’on t’accorde que l’on conserve
la mémoire des choses que l’on a senties, et que cette
mémoire soit de même nature que la sensation qu’on
éprouvait et que l’on n’éprouve plus? Il s’en faut de
beaucoup. Penses-tu aussi qu’on hésite à soutenir que le
même homme peut savoir et ne point savoir la même
chose? Ou, si l’on redoute cette apparente contradiction,
crois-tu qu’on t’accorde que celui qui est devenu
différent soit le même qu’il était avant ce changement,
ou plutôt que cet homme soit un et non pas plusieurs, et
que ces plusieurs ne se multiplient pas à l’infini, puisque
le changement se fait sans cesse; si l’on veut de part et
d’autre mettre de côté toute chicane verbale? Mon cher,
poursuivra-t-il, attaque mon système d’une manière plus
noble, et prouve-moi, si tu le peux, que chacun de nous
n’a pas des sensations qui lui sont propres, ou, si elles le

sont, qu’il ne s’ensuit pas que ce qui paraît à chacun
devient, ou, s’il faut se servir du mot être, est tel pour lui
seul. Au surplus, quand tu parles de pourceaux et de
cynocéphales, non-seulement tu montres toi-même à
l’égard de mes écrits la stupidité d’un pourceau, mais tu
engages ceux qui t’écoutent à en faire autant; et cela
n’est guère bien. Pour moi, je soutiens que la vérité est
telle que je l’ai décrite, et que chacun de nous est la
mesure de ce qui est et de ce qui n’est pas: que
cependant il y a une différence infinie entre un homme
et un autre homme, en ce que les choses sont et
paraissent autres à celui-ci, et autres à celui-là; et bien
loin de ne reconnaître ni sagesse, ni homme sage, je dis
au contraire qu’on est sage lorsque, changeant la face
des objets, on les fait paraître et être bons à celui auquel
ils paraissaient et étaient mauvais auparavant. Du reste,
ne va pas de nouveau m’attaquer sur les mots, mais
conçois encore plus clairement ma pensée de cette
manière. Rappelle-toi ce qui a été dit précédemment,
que les aliments paraissent et sont amers au malade, et
qu’ils sont et paraissent agréables à l’homme en santé. Il
n’en faut pas conclure que l’un est plus sage que l’autre,
car cela ne peut pas être; ni s’attacher à prouver que le
malade est un ignorant, parce qu’il est dans cette
opinion, et que l’homme en santé est sage, parce qu’il
est dans une opinion contraire; mais il faut faire passer
le malade à l’autre état qui est préférable au sien. De
même, en ce qui concerne l’éducation, on doit faire
passer les hommes du mauvais état au bon. Le médecin
emploie pour cela les remèdes, et le sophiste les
discours. Jamais en effet personne n’a fait avoir des

opinions vraies à quelqu’un qui en eût auparavant de
fausses, puisqu’il n’est pas possible d’avoir une opinion
sur ce qui n’est pas, ni sur d’autres objets que ceux qui
nous affectent, et que ces objets sont toujours vrais;
mais on fait en sorte, ce me semble, que celui qui avec
une âme mal disposée avait des opinions relatives à sa
disposition, passe à un meilleur état, et à des opinions
conformes à cet état nouveau. Quelques-uns par
ignorance appellent ces opinions des images vraies;
quant à moi, je conviens que les unes sont meilleures
que les autres, mais non pas plus vraies. Et il s’en faut
bien, mon cher Socrate, que j’appelle les sages des
grenouilles; au contraire, je tiens les médecins pour
sages en ce qui concerne le corps, et les laboureurs en
ce qui concerne les plantes. Car, selon moi, les
laboureurs, lorsque les plantes sont malades, au lieu de
sensations mauvaises leur en procurent de bonnes, de
salutaires et de vraies; et les orateurs sages et vertueux
font que pour les cités les bonnes choses soient justes à
la place des mauvaises. En effet, ce qui paraît juste et
honnête à chaque cité, est tel pour elle tandis qu’elle en
porte ce jugement; et le sage fait que le bien soit et
paraisse tel à chaque citoyen au lieu du mal. Par la
même raison, le sophiste capable de former ainsi ses
élèves est sage, et mérite de leur part un grand salaire.
C’est ainsi que les uns sont plus sages que les autres, et
que néanmoins personne n’a d’opinions fausses, et bon
gré, malgré, il faut que tu reconnaisses que tu es la
mesure de toutes choses; car tout ce qui vient d’être dit
suppose ce principe. Si tu as quelque chose à lui
opposer, fais-le en réfutant mon discours par un autre;

ou si tu aimes mieux interroger, à la bonne heure,
interroge: car je ne dis pas qu’il faille rejeter cette
méthode; au contraire, l’homme de bon sens doit la
préférer à toute autre; mais uses-en de la manière
suivante: ne cherche point à tromper en interrogeant. Il
y aurait une grande contradiction à te porter pour
amateur de la vertu, et à te conduire toujours
injustement dans la conversation. Or, c’est se conduire
injustement en conversation, que de ne mettre nulle
différence entre la dispute et la discussion; de ne pas
réserver pour la dispute les badinages et la tromperie, et
dans la discussion de ne pas traiter les matières
sérieusement, redressant celui avec qui on converse, et
lui faisant uniquement apercevoir les fautes qu’il aurait
reconnues de lui-même et à la suite d’entretiens
antérieurs. Si tu agis de la sorte, ceux qui converseront
avec toi s’en prendront à eux et non à toi de leur trouble
et de leur embarras: ils te rechercheront et t’aimeront; ils
se prendront en aversion, et, se fuyant eux-mêmes, il se
jetteront dans le sein de la philosophie pour qu’elle les
renouvelle, et en fasse d’autres hommes. Mais si tu fais
le contraire, comme font la plupart, le contraire aussi
t’arrivera; et au lieu de rendre philosophes ceux qui te
fréquentent, tu leur feras haïr la philosophie, lorsqu’ils
seront plus avancés en âge. Si tu m’en crois donc, tu
examineras véritablement, sans esprit d’hostilité et de
dispute, comme j’ai déjà dit, mais avec une disposition
bienveillante, ce que nous avons voulu dire en affirmant
que tout est en mouvement, et que les choses sont telles
pour les particuliers et les états qu’elles leur paraissent.
Et tu partiras de là pour examiner si la science et la

sensation sont une même chose, ou deux choses
différentes, au lieu de partir, comme tout-à-l’heure, de
l’usage ordinaire des mots, dont la plupart des hommes
détournent le sens arbitrairement, se créant par là
mutuellement toutes sortes d’embarras. — Voilà,
Théodore, l’essai de ce que je puis pour la défense de
ton ami: cette défense est faible et répond à ma
faiblesse; mais s’il vivait encore, il viendrait lui-même à
son secours avec tout autrement de force.

THÉODORE.
Tu te moques, Socrate: tu l’as défendu très vaillamment.

SOCRATE.
Tu me flattes, mon cher ami. Mais as-tu pris garde à ce
que Protagoras disait tout-à-l’heure, et au reproche qu’il
nous faisait de disputer contre un enfant, de la
timidité duquel nous nous servions comme d’une arme
pour combattre son système, et comment, traitant cette
conduite de badinage, et vantant sa mesure de toutes
choses, il nous recommandait d’examiner son sentiment
d’une manière plus sérieuse?

THÉODORE.
Comment ne l’aurais-je pas remarqué, Socrate?

SOCRATE.
Eh bien, veux-tu que nous lui obéissions?

THÉODORE.
De tout mon cœur.

SOCRATE.
Tu vois que tous ceux qui sont ici, excepté toi, ne sont
que des enfants. Si donc nous voulons obéir à
Protagoras, il faut qu’interrogeant et répondant tour à
tour toi et moi, nous fassions un examen sérieux de son
opinion, afin qu’il n’ait plus à nous reprocher de l’avoir
discutée en badinant avec des enfants.

THÉODORE.
Quoi donc! Théétète n’est-il pas plus en état de suivre
cette discussion que beaucoup d’autres qui ont de
grandes barbes?

SOCRATE.
Oui; mais pas mieux que toi, Théodore. Ne te figure pas
que j’aie dû prendre en toute manière la défense de ton
ami après sa mort, et que tu sois en droit de
l’abandonner. Allons, mon cher, suis-moi un peu, jusqu’à
ce que nous ayons vu si c’est toi qui dois servir de
mesure en fait de figures géométriques, ou si chaque
homme peut l’être tout aussi bien pour lui-même dans
l’astronomie et les autres sciences où tu as la réputation
d’exceller.

THÉODORE.
Il n’est pas aisé, Socrate, lorsqu’on est assis auprès de
toi, de se défendre de te faire raison; et je me trompais
bien tout-à-l’heure, quand je disais que tu me
permettrais de ne point mettre bas mes habits, et que tu
n’userais point de contrainte à cet égard, comme font les

Lacédémoniens. Il me paraît au contraire que tu
ressembles davantage à Sciron : car les
Lacédémoniens disent, Qu’on se retire, ou qu’on quitte
ses vêtements; mais toi, tu fais plutôt comme
Antée , tu ne lâches point ceux qui t’approchent que
tu ne les aies forcés de se dépouiller et de lutter de
paroles avec toi.

SOCRATE.
Tu as très bien dépeint ma maladie, Théodore.
Seulement je suis beaucoup plus fort que ceux dont tu
parles: car j’ai déjà rencontré une foule d’Hercules et de
Thésées redoutables dans la dispute, qui m’ont bien
battu; mais je ne m’abstiens pas pour cela de disputer,
tant est violent et enraciné en moi l’amour que j’ai pour
cette espèce de lutte. Ne me refuse donc pas le plaisir
de me mesurer avec toi.

THÉODORE.
Je ne m’y oppose plus; mène-moi par quel chemin tu
voudras. Je vois bien qu’il faut subir la destinée que tu
me prépares, et consentir de bonne grâce à se voir
réfuté. Je t’avertis pourtant que je ne pourrai pas me
livrer à toi au-delà de ce que tu m’as demandé.

SOCRATE.
Il suffit que tu me suives jusque là. Et, je te prie, sois
attentif à ce qu’il ne nous arrive point sans le savoir de
converser ensemble d’une manière puérile: ce qu’on ne
manquerait pas de nous reprocher de nouveau.

THÉODORE.
J’y prendrai garde autant que j’en suis capable.

SOCRATE.
Commençons donc par reprendre ce que nous disions
précédemment; et voyons si c’est avec raison ou à tort
que nous avons attaqué et rejeté le système de
Protagoras, en ce qu’il prétend que chacun se suffit à
soi-même en fait de sagesse, et si Protagoras nous a
accordé que quelques-uns l’emportent sur d’autres dans
le discernement du mieux et du pis; et ce sont là les
sages, selon lui. N’est-ce pas cela?

THÉODORE.
Oui.

SOCRATE.
S’il nous avait fait cet aveu lui-même en personne, et
que nous ne l’eussions pas fait pour lui, en défendant sa
cause, il ne serait pas nécessaire d’y revenir pour le
fortifier davantage. Mais maintenant on pourrait peut-
être nous objecter que nous ne sommes point autorisés
à faire de pareils aveux de sa part. C’est pourquoi il vaut
mieux que nous nous entendions plus nettement sur ce
point: car il n’est pas peu important que la chose soit
ainsi, ou autrement.

THÉODORE.
Tu as raison.

SOCRATE.

Tirons donc aussi brièvement qu’il se pourra cet aveu,
non d’aucune autre personne, mais des propres discours
de Protagoras.

THÉODORE.
Comment cela?

SOCRATE.
Le voici. Ne dit-il point que ce qui paraît à chacun est
pour lui tel qu’il lui paraît?

THÉODORE.
Il le dit en effet.

SOCRATE.
Or, Protagoras, nous énonçons aussi les opinions d’un
homme, ou plutôt de tous les hommes, quand nous
disons qu’il n’est personne qui à certains égards ne se
croie plus sage que d’autres, et d’autres pareillement
plus sages que celui-là; que dans les plus grands
dangers, à la guerre, dans les maladies, sur la mer, on
se conduit envers ceux qui commandent comme envers
des dieux, et l’on attend d’eux son salut, sans que ceux-
ci aient aucune autre supériorité que celle de la science:
que toutes les affaires humaines sont remplies de gens
qui cherchent des maîtres et des chefs pour eux-mêmes,
pour les autres et pour toute entreprise, et d’autres au
contraire qui sont persuadés qu’ils sont en état
d’enseigner; et de commander. Que pouvons-nous en
conclure autre chose, sinon que les hommes eux-mêmes
pensent que sur tout cela il y a parmi leurs semblables

des sages et des ignorants?

THÉODORE.
Rien autre chose.

SOCRATE.
Or, ne tiennent-ils point la sagesse pour une opinion
vraie, et l’ignorance pour une opinion fausse?

THÉODORE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Quel parti prendrons-nous donc, Protagoras? Dirons-
nous que les hommes ont toujours des opinions vraies,
ou tantôt de vraies et tantôt de fausses? De quelque côté
qu’on se tourne, il résulte également que les opinions
humaines ne sont pas toujours vraies, mais vraies ou
fausses. En effet, Théodore, vois si quelqu’un des
partisans de Protagoras, ou si toi-même tu veux soutenir
que personne ne pense d’aucun autre que c’est un
ignorant, et qu’il a des opinions fausses.

THÉODORE.
Qui voudrait s’en charger, Socrate?

SOCRATE.
Voilà cependant à quelle extrémité sont réduits ceux qui
veulent que l’homme soit la mesure de toutes choses.

THÉODORE.

Comment cela?

SOCRATE.
Lorsque ayant porté quelque jugement en toi-même, tu
me fais part de ton opinion sur un point, selon
Protagoras, cette opinion sera vraie pour toi: mais ne
nous est-il pas permis à nous autres d’être juges de ton
jugement, et jugeons-nous toujours que tes opinions
sont vraies; ou plutôt une infinité de gens qui ont des
opinions contraires aux tiennes ne te contredisent-ils pas
tous les jours dans la persuasion que tu te trompes?

THÉODORE.
Oui, par Jupiter, Socrate, il y a, comme dit Homère,
mille personnes qui me tourmentent à ce sujet.

SOCRATE.
Quoi! Veux-tu que nous disions qu’alors ton opinion est
vraie pour toi et fausse pour ces mille personnes?

THÉODORE.
C’est une nécessité, à ce qu’il paraît, dans le système de
Protagoras.

SOCRATE.
Et pour lui-même, s’il n’avait pas pensé que l’homme est
la mesure de toutes choses, et que le peuple ne le
pensât pas non plus, comme en effet il ne le pense pas,
ne serait-ce pas une nécessité que la vérité telle qu’il l’a
définie n’existât pour personne? Et s’il a été de ce
sentiment, et que la multitude pense le contraire, tu vois

d’abord qu’autant le nombre de ceux qui ne sont pas de
son avis surpasse celui de ses partisans, autant la vérité,
telle qu’il l’entend, a plus de chances pour n’exister pas
que pour exister.

THÉODORE.
Cela est incontestable, si elle existe ou n’existe pas selon
chaque opinion.

SOCRATE.
Mais, en second lieu, voici ce qu’il y a de plus plaisant.
Protagoras, en reconnaissant que ce qui paraît tel à
chacun est, accorde que l’opinion de ceux qui
contredisent la sienne, et par laquelle ils croient qu’il se
trompe, est vraie.

THÉODORE.
En effet.

SOCRATE.
Ne convient-il donc pas que son opinion est fausse, s’il
reconnaît pour vraie l’opinion de ceux qui pensent qu’il
est dans l’erreur?

THÉODORE.
Nécessairement.

SOCRATE.
Et les autres ne conviennent pas qu’ils se trompent?

THÉODORE.

Non, vraiment.

SOCRATE.
Eh bien, le voilà qui reconnaît aussi cette opinion pour
véritable, d’après son système.

THÉODORE.
Il le faut bien.

SOCRATE.
Par conséquent, c’est une chose révoquée en doute par
tous, à commencer par Protagoras lui-même, ou plutôt
lui-même avoue, en admettant que celui qui est d’un avis
contraire au sien pense vrai, oui, Protagoras accorde que
ni un chien, ni le premier homme venu n’est la mesure
d’aucune chose qu’il n’a point étudiée. N’est-ce pas?

THÉODORE.
Oui.

SOCRATE.
Donc, puisqu’elle est contestée par tout le monde, la
vérité de Protagoras n’est vraie ni pour personne, ni pour
lui-même.

THÉODORE.
Socrate, nous maltraitons bien mon ami.

SOCRATE.
Oui, mon cher; et je ne sais trop si c’est à bon droit. Car
il y a apparence qu’étant plus âgé que nous, il est aussi

plus habile; et si à ce moment il sortait de terre
seulement jusqu’au cou, il est probable qu’avant de
rentrer sous terre et de disparaître, il nous convaincrait,
moi, de ne savoir ce que je dis, et toi, d’avoir accordé
bien des choses mal à propos. Mais c’est une nécessité
pour nous, je pense, d’user de nos lumières telles
qu’elles sont, et de parler toujours conformément à nos
idées. Et maintenant, pouvons-nous ne pas dire que tout
le monde convient que tel homme est plus savant qu’un
autre, et tel autre aussi plus ignorant?

THÉODORE.
Il me le paraît, du moins.

SOCRATE.
Dirons-nous aussi qu’elle puisse se soutenir cette partie
du discours que nous avons mis dans la bouche de
Protagoras en prenant sa défense, savoir, qu’en ce qui
concerne le chaud, le sec, le doux, et les autres qualités
de ce genre, les choses sont communément telles pour
chacun qu’elles lui paraissent: que, s’il reconnaît qu’à
certains égards il est des hommes qui l’emportent sur
d’autres, c’est par rapport à ce qui est salutaire ou
nuisible au corps; et qu’il ne fera nulle difficulté de
convenir que toute femmelette, tout enfant, tout animal
n’est point en état de se guérir soi-même et ne connaît
pas ce qui lui est salutaire; mais que ce sont là
particulièrement les choses où certains hommes ont
l’avantage sur d’autres?

THÉODORE.

Je le crois ainsi.

SOCRATE.
Et sur les matières politiques, ne conviendra-t-il pas
aussi que l’honnête et le déshonnête, le juste et l’injuste,
le saint et l’impie, sont bien tels pour chaque cité qu’elle
se les représente dans l’institution de ses lois, et qu’en
tout cela un particulier n’est pas plus savant qu’un autre
particulier, ni une cité qu’une autre cité; mais que dans
le discernement des lois avantageuses ou nuisibles, c’est
là surtout qu’un conseiller l’emporte sur un autre
conseiller, et l’opinion d’une cité sur celle d’une autre
cité? et il n’oserait pas avancer que les lois qu’un état se
donne, croyant qu’elles lui sont utiles, le seront en effet
infailliblement. Mais ici, pour le juste et l’injuste, le saint
et l’impie, ses partisans assurent que rien de tout cela
n’a par sa nature une essence qui lui soit propre, et que
l’opinion que toute une ville s’en forme devient vraie par
cela seul, et pour tout le temps qu’elle dure. Ceux même
qui sur le reste ne sont pas tout-à-fait de l’avis de
Protagoras, suivent ici sa philosophie. Mais, Théodore,
un discours succède à un autre discours, et un plus
important à un moindre.

THÉODORE.
Ne sommes-nous point de loisir, Socrate?

SOCRATE.
Il y paraît: et j’ai souvent fait réflexion en d’autres
rencontres, mais surtout aujourd’hui, mon cher, combien
il est naturel que ceux qui ont passé un temps

considérable dans l’étude de la philosophie, fassent de
ridicules orateurs lorsqu’ils se présentent devant les
tribunaux.

THÉODORE.
Comment dis-tu?

SOCRATE.
Il me semble que les hommes élevés dès leur jeunesse
dans les tribunaux et les affaires, comparés à ceux qui
ont été nourris dans la philosophie, sont comme des
esclaves vis-à-vis d’hommes libres.

THÉODORE.
Par quelle raison?

SOCRATE.
Par la raison que les uns ont toujours ce que tu viens de
dire, du loisir, et conversent ensemble en paix tout à leur
aise; et de même que nous changeons maintenant de
discours pour la troisième fois, ils en font autant lorsque
le propos qui survient leur plaît davantage, ainsi qu’à
nous; et il leur est indifférent que leur discours soit long
ou court, pourvu qu’ils parviennent à la vérité. Les
autres, au contraire, n’ont jamais de temps à perdre
lorsqu’ils parlent; car l’eau qui coule les oblige à se
hâter , et ne leur permet pas de parler de ce qu’ils
aimeraient le mieux; la partie adverse est là qui leur fait
la loi, en faisant lire la formule d’accusation qu’ils
appellent antomosie , du contenu de laquelle il est
défendu de s’écarter. Leurs plaidoyers sont toujours pour

ou contre un esclave comme eux, et s’adressent à un
maître assis qui tient en sa main la justice. Leurs
disputes ne sont jamais sans conséquence; il y va
toujours de quelque intérêt personnel, souvent même de
la vie; tout cela les rend âpres et ardents, habiles à
gagner leur maître par des paroles flatteuses, et à lui
complaire dans leurs actions: mais ils n’ont ni droiture, ni
grandeur d’âme; car la servitude où ils s’engagent dès
leur jeunesse les empêche de se développer, leur ôte
toute élévation et toute noblesse, en les contraignant
d’agir par des voies obliques; et comme elle expose leur
âme encore tendre à de grands dangers et à de grandes
craintes, qu’ils n’ont pas assez de force pour affronter au
nom de la justice et de la vérité, ils ont recours de bonne
heure au mensonge et à l’art de se nuire les uns aux
autres; ils se plient et se rompent en mille manières, et
passent de l’adolescence à l’âge mûr avec un esprit
entièrement corrompu, s’imaginant avoir acquis
beaucoup d’habileté et de sagesse. Voilà, Théodore,
quels sont les habiles et les sages de ce monde. Quant à
ceux qui composent notre chœur, veux-tu que nous en
parlions aussi, ou que, les laissant là, nous revenions à
notre sujet, pour ne pas trop abuser de cette liberté de
changer de propos, dont il était question tout-à-l’heure?

THÉODORE.
Point du tout, Socrate, parlons-en; tu as dit toi-même
avec beaucoup de raison que nous qui faisons partie de
ce chœur, ne sommes point les serviteurs des discours,
mais qu’au contraire ce sont les discours qui sont comme
nos serviteurs, et que chacun d’eux attend le moment où

il nous plaira de le terminer. En effet, nous n’avons,
comme les poètes, ni juge, ni spectateur qui préside à
nos entretiens, nous réprimande et nous fasse la loi.

SOCRATE.
Parlons-en donc, puisque tu le trouves bon, mais des
coryphées seulement: car qu’est-il besoin de faire
mention de ceux qui s’appliquent à la philosophie sans
génie et sans succès? Le vrai philosophe ignore dès sa
jeunesse le chemin de la place publique; il ne sait où est
le tribunal, où est le sénat, et les autres lieux de la ville
où se tiennent les assemblées. Il ne voit, ni n’entend les
lois et les décrets prononcés ou écrits; les factions et les
brigues pour parvenir au pouvoir, les réunions, les
festins, les divertissements avec des joueuses de flûte,
rien de tout cela ne lui vient à la pensée, même en
songe. Vient-il de naître quelqu’un de haute ou de basse
origine? le malheur de celui-ci remonte-t-il jusqu’à ses
ancêtres, hommes ou femmes? il ne le sait pas plus que
le nombre des verres d’eau qui sont dans la mer, comme
dit le proverbe. Il ne sait pas même qu’il ne sait pas tout
cela; car s’il s’abstient d’en prendre connaissance, ce
n’est pas par vanité: mais, à vrai dire, il n’est présent que
de corps dans la ville. Son âme, regardant tous ces
objets comme indignes d’elle, se promène de tous côtés,
mesurant, selon l’expression de Pindare , et les
profondeurs de la terre et l’immensité de sa surface;
s’élevant jusqu’aux cieux pour y contempler la course
des astres, portant un œil curieux sur la nature intime de
toutes les grandes classes d’êtres dont se compose cet
univers, et ne s’abaissant à aucun des objets qui sont

tout près d’elle.

THÉODORE.
Explique-toi un peu mieux, Socrate.

SOCRATE.
On raconte de Thalès, Théodore, que tout occupé de
l’astronomie et regardant en haut, il tomba dans un
puits , et qu’une servante de Thrace, d’un esprit
agréable et facétieux, se moqua de lui, disant qu’il
voulait savoir ce qui se passait au ciel, et qu’il ne voyait
pas ce qui était devant lui et à ses pieds. Ce bon mot
peut s’appliquer à tous ceux qui font profession de
philosophie. En effet, non-seulement un philosophe ne
sait pas ce que fait son voisin, il ignore presque si c’est
un homme ou un autre animal: mais ce que c’est que
l’homme, et quel caractère le distingue des autres êtres
pour l’action ou la passion, voilà ce qu’il cherche, et ce
qu’il se tourmente à découvrir. Comprends-tu ou non ma
pensée, Théodore?

THÉODORE.
Oui, et je la partage entièrement.

SOCRATE.
C’est pourquoi, mon cher ami, dans les rapports
particuliers ou publics qu’un tel homme a avec ses
semblables, et, comme je le disais au commencement,
lorsqu’il est forcé de parler devant les tribunaux ou
ailleurs des choses qui sont à ses pieds et sous ses yeux,
il apprête à rire, non-seulement aux servantes de Thrace,

mais à tout le peuple, son peu d’expérience le faisant
tomber à chaque pas dans le puits de Thalès et dans
mille perplexités; et son embarras le fait passer pour un
imbécile. Si on lui dit des injures, il ne peut en rendre,
ne sachant de mal de personne, et n’y ayant jamais
songé; ainsi rien ne lui venant à la bouche, il fait un
personnage ridicule. Lorsqu’il entend les autres se
donner des louanges et se vanter, comme on le voit rire,
non pour faire semblant, mais tout de bon, on le prend
pour un extravagant. Fait-on devant lui l’éloge d’un tyran
ou d’un roi, il se figure entendre exalter le bonheur de
quelque pâtre, porcher, berger, ou bouvier, parce qu’il
tire beaucoup de lait de ses troupeaux; seulement il
pense que les rois ont à faire paître et à traire un animal
plus difficile et moins sûr; que d’ailleurs ils ne sont ni
moins grossiers, ni moins ignorants que des pâtres, à
cause du peu de loisir qu’ils ont de s’instruire, renfermés
entre des murailles, comme dans un parc sur une
montagne. Dit-on en sa présence qu’un homme a
d’immenses richesses, parce qu’il possède en fonds de
terre dix mille arpents ou davantage, cela lui paraît bien
peu de chose, accoutumé qu’il est à considérer la terre
entière. Si les admirateurs de la noblesse disent qu’un
homme est bien né, parce qu’il peut prouver sept aïeux
riches, il pense que de tels éloges viennent de gens qui
ont la vue basse et courte, et n’ont pas l’habitude
d’embrasser la suite des siècles, ni de calculer que
chacun de nous a des milliers innombrables d’aïeux et
d’ancêtres, parmi lesquels il se trouve une infinité de
riches et de pauvres, de rois et d’esclaves, de Grecs et
de Barbares. Quant à ceux qui se glorifient d’une liste de

vingt-cinq ancêtres, et qui remontent jusqu’à Hercule fils
d’Amphitryon, cela lui paraît d’une petitesse d’esprit
inconcevable; il rit de ce que ce noble superbe n’a pas la
force de faire réflexion que le vingt-cinquième ancêtre
d’Amphitryon, et le cinquantième par rapport à lui, a été
tel qu’il a plu à la fortune; il rit de ce qu’il n’a pas la
force de se délivrer d’aussi folles idées. Dans toutes ces
occasions, le vulgaire se moque du philosophe, qui
tantôt lui paraît plein d’orgueil et de hauteur, tantôt
aveugle pour ce qui est à ses pieds, et embarrassé sur
toutes choses.

THÉODORE.
Il faut bien l’avouer, Socrate.

SOCRATE.
Mais, mon cher, lorsque le philosophe peut à son tour
attirer quelqu’un de ces hommes vers la région
supérieure, et que celui-ci consent à passer de ces
questions, Quelle injustice te fais-je? ou, Quelle injustice
me fais-tu? à la considération de la justice et de
l’injustice en elles-mêmes, de leur nature, du caractère
qui les distingue l’une de l’autre et de tout le reste; ou
bien de la question si un roi est heureux ou celui qui
possède de grands trésors, à l’examen de la royauté, et
en général de ce qui fait le bonheur ou le malheur de
l’homme, pour voir en quoi l’un et l’autre consiste, et de
quelle manière il faut rechercher l’un et fuir l’autre:
quand il faut que cet homme, dont l’âme est petite, âpre,
exercée à la chicane, s’explique sur tout cela, c’est alors
le tour de la philosophie. Suspendu en l’air, et n’étant

pas accoutumé à regarder les choses de si haut, la tête
lui tourne; il est étonné, interdit; il ne sait ce qu’il dit, et
il apprête à rire, non point aux servantes de Thrace ni
aux ignorants, car ils ne s’aperçoivent de rien, mais à
tous ceux qui n’ont pas été élevés comme des esclaves.
Tel est, Théodore, le caractère de l’un et de l’autre sage.
Le premier, celui que tu appelles philosophe, élevé dans
le sein de la liberté et du loisir, ne tient point à
déshonneur de passer pour un homme simple et qui
n’est bon à rien, quand il s’agit de remplir certains
ministères serviles, par exemple, d’arranger un bagage,
d’assaisonner des mets ou des phrases. L’autre, au
contraire, entend parfaitement l’art de s’acquitter de tous
ces emplois avec dextérité et promptitude; mais ne
sachant point porter son manteau avec grâce et en
homme libre, il est incapable de s’élever jusqu’à
l’harmonie du discours, et de chanter dignement la
véritable vie des dieux, et des hommes qui participent de
leur félicité.

THÉODORE.
Si tu pouvais persuader à tous les autres, comme à moi,
la vérité de ce que tu dis, Socrate, il y aurait plus de paix
et moins de maux parmi les hommes.

SOCRATE.
Mais il n’est pas possible, Théodore, que le mal soit
détruit, parce qu’il faut toujours qu’il y ait quelque chose
de contraire au bien; on ne peut pas non plus le placer
parmi les dieux: c’est donc une nécessité qu’il circule sur
cette terre, et autour de notre nature mortelle. C’est

pourquoi nous devons tâcher de fuir au plus vite de ce
séjour à l’autre. Or, cette fuite, c’est la ressemblance
avec Dieu, autant qu’il dépend de nous; et on ressemble
à Dieu par la justice, la sainteté et la sagesse. Mais, mon
cher ami, ce n’est pas une chose aisée à persuader,
qu’on ne doit point s’attacher à la vertu et fuir le vice par
le motif du commun des hommes: ce motif est d’éviter la
réputation de méchant et de passer pour vertueux. Tout
cela n’est, à mon avis, que contes de vieille, comme l’on
dit. La vraie raison, la voici. Dieu n’est injuste en aucune
circonstance, ni en aucune manière; au contraire, il est
parfaitement juste; et rien ne lui ressemble davantage
que celui d’entre nous qui est parvenu au plus haut
degré de justice. De là dépend le vrai mérite de
l’homme, ou sa bassesse et son néant. Qui connaît Dieu,
est véritablement sage et vertueux: qui ne le connaît
pas, est évidemment ignorant et méchant. Et pour les
qualités que le vulgaire appelle talents et sagesse, elles
ne font, dans le gouvernement politique, que des tyrans;
et dans les arts, des mercenaires. Aussi on ne saurait
mieux faire que de refuser à l’homme injuste qui blesse
la piété dans ses discours et dans ses actions le titre
d’homme habile. Car c’est un reproche qui plaît à leur
vanité; et ils se persuadent qu’on veut dire par là que ce
ne sont point des gens méprisables, d’inutiles fardeaux
de la terre, mais des hommes tels qu’on doit être pour se
tirer d’affaire en cette vie. Il faut leur dire, ce qui est
vrai, que moins ils croient être ce qu’ils sont, plus ils le
sont en effet, dans leur ignorance déplorable de la vraie
punition de l’injustice. Cette punition n’est pas celle qu’ils
s’imaginent, les supplices, la mort, auxquels ils

réussissent souvent à se soustraire, tout en faisant mal;
mais c’est une punition à laquelle il leur est impossible
d’échapper.

THÉODORE.
Quelle est-elle?

SOCRATE.
Il y a, dans la nature des choses, mon cher ami, deux
modèles, l’un divin et bien heureux, l’autre sans Dieu et
misérable. Ils ne s’en doutent pas, et l’excès de leur folie
les empêche de sentir que leur conduite pleine d’injustice
les rapproche du second et les éloigne du premier; aussi
en portent-ils la peine, menant une vie conforme au
modèle qu’ils ont choisi d’imiter. Et si nous leur disons
que, s’ils ne renoncent à cette habileté prétendue, ils
seront exclus après leur mort du séjour où les méchants
ne sont point admis, et que pendant cette vie ils n’auront
d’autre compagnie que celle qui convient à leurs mœurs,
savoir, d’hommes aussi méchants qu’eux, dans le délire
de leur sagesse, ils traiteront ces discours
d’extravagances.

THÉODORE.
Il n’est que trop vrai, Socrate.

SOCRATE.
Oui, mon cher. Mais voici ce qui leur arrive: lorsqu’on les
presse dans un entretien particulier d’expliquer leur
mépris pour certaines choses, et d’écouter les raisons
d’autrui, pour peu qu’ils veuillent soutenir durant quelque

temps la discussion et ne point quitter lâchement la
partie, ils se trouvent à la fin, mon cher ami, dans un
embarras extrême; rien de ce qu’ils disent ne les
satisfait, et toute cette rhétorique s’évanouit, au point
qu’on les prendrait pour des enfants. Mais quittons ce
propos, qui d’ailleurs n’est qu’un hors-d’œuvre; sinon, les
digressions venant sans cesse l’une après l’autre nous
feront perdre de vue le premier sujet de cet entretien.
Revenons-y donc, si tu le veux bien.

THÉODORE.
Ce n’est pas, Socrate, ce que j’ai entendu avec le moins
de plaisir. A mon âge, on suit plus aisément de pareils
discours. Néanmoins, si tel est ton avis, reprenons notre
premier propos.

SOCRATE.
L’endroit où nous en sommes restés, ce me semble, est
celui où nous disions que ceux qui prétendent que tout
est en mouvement, et que chaque chose est toujours
pour chacun telle qu’elle lui paraît, sont résolus à
soutenir en tout le reste, mais surtout par rapport à la
justice, que ce qu’une cité érige en loi, comme lui
paraissant juste, est tel pour elle, tant que la loi subsiste:
mais qu’à l’égard de l’utile, personne n’est assez hardi
pour oser soutenir que toute institution faite par une cité
qui l’a jugée avantageuse, l’est en effet autant de temps
qu’elle est en vigueur; à moins qu’on ne parle seulement
du nom: ce qui serait une raillerie dans un sujet tel que
celui que nous traitons. N’est-ce pas?

THÉODORE.
Oui.

SOCRATE.
Ne parlons donc pas du nom, mais de la chose qu’il
désigne.

THÉODORE.
Tu as raison.

SOCRATE.
Aussi bien ce n’est pas le nom, mais ce qu’il signifie, que
toute cité se propose en se donnant des lois, les faisant
toutes très utiles pour elle, à ce qu’elle pense, et autant
qu’il est en son pouvoir. Crois-tu qu’elle ait quelque autre
but dans sa législation?

THÉODORE.
Aucun autre.

SOCRATE.
Chaque cité atteint-elle toujours ce but, ou ne le
manque-t-elle pas en bien des points?

THÉODORE.
Il me paraît qu’elle le manque souvent.

SOCRATE.
C’est ce dont tout le monde conviendra plus aisément
encore, si la question est proposée par rapport à l’espèce
entière à laquelle l’utile appartient. Or l’utile regarde le

temps à venir; car quand nous faisons des lois, c’est
dans l’espérance qu’elles seront utiles pour le temps qui
suivra, c’est-à-dire pour l’avenir.

THÉODORE.
Sans doute.

SOCRATE.
Interrogeons donc de cette manière Protagoras, ou
quelqu’un de ses partisans: L’homme, dis-tu, Protagoras,
est la mesure de toutes les choses, blanches, pesantes,
légères, et de toutes les autres semblables, parce
qu’ayant en soi la règle pour en juger, et se les
représentant telles qu’il les sent, son opinion est toujours
vraie et réelle par rapport à lui. N’est-ce pas?

THÉODORE.
Oui.

SOCRATE.
Mais dirons-nous également, Protagoras, que
l’homme a en lui la règle propre à juger les choses à
venir, et qu’elles deviennent pour chacun telles qu’il se
figure qu’elles seront? En fait de chaleur, par exemple,
quand un homme pense que la fièvre le saisira et qu’il
éprouvera cette espèce de chaleur, et qu’un médecin
pense le contraire, suivant laquelle de ces deux opinions
dirons-nous que la chose arrivera? ou bien sera-ce
suivant toutes les deux, en sorte que pour le médecin cet
homme n’aura ni chaleur ni fièvre, et que pour lui-même
il aura l’une et l’autre?

THÉODORE.
Cela serait par trop ridicule.

SOCRATE.
A l’égard de la douceur et de l’aigreur future du vin,
c’est, je pense, à l’opinion du vigneron qu’il faut
s’en rapporter, et non à celle du joueur de lyre.

THÉODORE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Le maître de gymnastique ne saurait non plus juger
mieux que le musicien de ce qui sera ou ne sera pas
d’accord et paraîtra ensuite d’accord au maître de
gymnastique lui-même.

THÉODORE.
Non, assurément.

SOCRATE.
Le jugement de celui qui va faire un grand repas et ne
s’entend point en cuisine, sur le plaisir qu’il aura, est
moins sûr que celui du cuisinier: car nous ne parlons
point du plaisir que chacun ressent actuellement ou qu’il
a ressenti; mais c’est sur celui que chacun compte
ressentir et ressentira en effet que nous nous
demandons si chacun est le meilleur juge par rapport à
soi-même. Est-ce que toi, Protagoras, tu ne jugeras pas
d’avance mieux que le premier venu de ce qui sera

propre à réussir devant un tribunal?

THÉODORE.
Très certainement, Socrate; et c’est en quoi il se vantait
principalement de l’emporter sur tout le monde.

SOCRATE.
Par Jupiter, mon pauvre ami, je le crois bien. Personne
assurément ne lui aurait donné tant d’argent pour ses
leçons, s’il avait persuadé à ses élèves que nul homme,
nul devin même n’était plus en état de juger de ce qui
devait être que chacun ne l’était pour soi.

THÉODORE.
Il y a grande apparence.

SOCRATE.
Or, la législation et l’utile ne regardent-ils pas le temps à
venir? Et tout le monde n’avouera-t-il point qu’il est
impossible qu’une cité se donnant des lois ne manque
souvent ce qui lui est le plus avantageux?

THÉODORE.
Sans doute.

SOCRATE.
Nous sommes donc fondés à dire à ton maître qu’il ne
peut se dispenser de reconnaître qu’un homme est plus
savant qu’un autre; que celui-là est la vraie mesure, et
que pour moi qui suis un ignorant, nulle raison ne
m’oblige à l’être, comme le discours que j’ai prononcé

pour sa défense voulait m’y contraindre malgré moi.

THÉODORE.
Il me paraît, Socrate, que le sentiment de Protagoras est
convaincu de faux par cet endroit, et encore par celui où
lui-même garantit la certitude des opinions des autres,
quoique ces opinions, comme nous l’avons vu, rejettent
précisément ce qu’il avance.

SOCRATE.
Il est aisé, Théodore, de démontrer par bien d’autres
preuves que toutes les opinions de tout homme ne sont
pas vraies. Mais quant aux impressions que chacun
reçoit, impressions d’où naissent les sensations et les
opinions qui en dérivent, il est plus difficile de prouver
qu’elles ne sont pas vraies. Peut-être même y a-t-il une
impossibilité absolue; peut-être ceux qui prétendent
qu’elles contiennent la vérité de la science disent-ils la
vérité, et Théétète ne s’est-il pas trompé en assurant que
la sensation et la science sont une même chose. Il faut
donc serrer de plus près ce système, comme nous
l’ordonnait le discours en faveur de Protagoras, examiner
cette essence toujours en mouvement, et voir, en la
frappant comme un vase, si elle rend un son bon ou
mauvais. Il y a eu sur cette essence une dispute qui
n’était pas petite, ni entre peu de personnes.

THÉODORE.
Il s’en faut bien qu’elle soit petite. Elle croît et s’étend
tous les jours du côté de l’Ionie; car les partisans
d’Héraclite défendent avec beaucoup de vigueur le

sentiment de leur maître.

SOCRATE.
C’est une raison de plus pour nous, mon cher Théodore,
d’examiner de nouveau comment ils l’appuient.

THÉODORE.
Tu as tout-à-fait raison. En effet, Socrate, pour ce
système d’Héraclite, ou, comme tu dis, d’Homère, ou de
quelque autre plus ancien, ceux d’Éphèse, qui se
donnent pour savants, sont comme des furieux avec
lesquels il n’est pas possible de disputer. Ils sont aussi
mobiles que leur doctrine. S’arrêter sur une matière, sur
une question, répondre et interroger à son tour
paisiblement, est une chose qui est en leur pouvoir
moins que rien, et infiniment moins que rien, tant ils ont
peu de consistance. Si tu les interroges, ils tirent aussitôt
comme d’un carquois quelques petits mots énigmatiques
qu’ils te décochent; et si tu veux leur en demander
raison, tu es sur-le-champ frappé d’un autre mot
équivoque; enfin, tu ne concluras jamais rien avec aucun
d’eux. Ils n’avancent pas davantage entre eux; mais ce
qu’ils veulent par-dessus tout, c’est de ne laisser rien de
fixe dans leurs discours ni dans leurs pensées: et
persuadés, ce semble, que cette fixité de langage et de
pensée serait déjà le repos lui-même, ils lui font la
guerre, et l’excluent de partout autant qu’ils peuvent.

SOCRATE.
Peut-être, Théodore, as-tu vu ces hommes dans la
chaleur de la dispute, et ne t’es-tu pas trouvé avec eux

quand ils conversaient en paix; aussi bien ne sont-ils pas
de tes amis: mais ils expliquent, je crois, plus
tranquillement leur système à ceux de leurs élèves qu’ils
veulent rendre semblables à eux.

THÉODORE.
Quels élèves, mon cher? Parmi eux aucun n’est disciple
d’un autre: chacun se forme de soi-même, du moment
que l’enthousiasme s’empare de lui; et ils se traitent
d’ignorants les uns les autres. De gens semblables, je te
le répète, tu n’obtiendras jamais raison de rien, ni de gré
ni de force: il nous faut prendre ce qu’ils disent comme
un problème à examiner entre nous.

SOCRATE.
Fort bien. Mais est-ce donc un autre problème que celui
que nous ont d’abord proposé les anciens, qui
l’enveloppèrent du voile de la poésie aux yeux du
vulgaire, savoir que l’Océan et Téthys, principes de
toutes choses, sont des écoulements, et que rien n’est
stable? ensuite les modernes, comme plus éclairés, l’ont
exposé à découvert, afin que tous, jusqu’aux
cordonniers, apprissent d’eux la sagesse, et cessassent
de croire sottement qu’une partie des êtres est en repos
et l’autre en mouvement, mais qu’ayant appris que tout
se meut, ils fussent pleins de respect pour leurs maîtres.
Et j’ai presque oublié, Théodore, que d’autres ont
soutenu le système opposé, comme, par exemple: Ce
qu’on appelle l’univers est immobile , et tout ce que
les Mélisse et les Parménide cherchent à établir
contradictoirement à tous les autres, comme que tout est

un, et que cet un ne sort pas de lui-même, n’ayant point
d’espace où il puisse se mouvoir. Quel parti prendrons-
nous, mon ami, par rapport à tous ces gens-là? En
avançant peu-à-peu, nous voilà tombés au milieu des
uns et des autres, sans nous en apercevoir; et si nous ne
leur échappons par une vigoureuse défense, nous en
porterons la peine, comme ceux qui dans la palestre se
trouvent en jouant sur la ligne qui sépare les deux partis
sont pris par les uns et par les autres, et tirés à-la-fois
vers les côtés opposés . Il me paraît donc qu’il nous
faut commencer par ceux que nous avons déjà entrepris,
les philosophes du mouvement perpétuel; et si nous
jugeons qu’ils ont raison, nous nous joindrons à eux, et
tâcherons d’échapper aux autres. S’il nous semble au
contraire que la vérité est pour les partisans du repos,
nous nous mettrons de leur côté, et abandonnerons ceux
qui mettent en mouvement jusqu’à l’immobile. Enfin, s’il
nous paraît que ni les uns ni les autres ne disent rien de
raisonnable, nous serions ridicules de croire que des
petits esprits comme nous puissent trouver quelque
chose de bon, quand nous aurons condamné des
hommes vénérables par leur antiquité et leur sagesse.
Vois donc, Théodore, s’il est bon de courir un si grand
danger.

THÉODORE.
Il ne serait point pardonnable, Socrate, de ne pas
discuter ce que disent les uns et les autres.

SOCRATE.
Puisque tu montres tant d’ardeur, il faut entrer dans

cette discussion. Or, il me paraît naturel, dans une
question sur le mouvement, de commencer par voir ce
que veulent dire ceux qui prétendent que tout se meut.
Je m’explique: je demande s’ils n’admettent qu’une
espèce de mouvement, ou s’ils en reconnaissent deux,
comme je pense qu’on le doit faire. Mais il ne suffit pas
que je le pense seul; il faut que tu sois de la partie, afin
que, quelque chose qu’il arrive, nous l’éprouvions en
commun. Dis-moi: lorsqu’une chose passe d’un lieu à un
autre, ou qu’elle tourne sur elle-même sans changer de
place, appelles-tu cela se mouvoir?

THÉODORE.
Oui.

SOCRATE.
Que ce soit donc là une espèce de mouvement. Et
lorsque, demeurant dans le même lieu, elle vieillit, ou de
blanche devient noire, ou de molle dure, enfin qu’elle
éprouve toute autre altération, ne doit-on pas dire que
c’est là une seconde espèce de mouvement?

THÉODORE.
Il me paraît qu’oui.

SOCRATE.
On ne peut en disconvenir. Je compte donc deux sortes
de mouvement, l’un d’altération, l’autre de translation.

THÉODORE.
Tu as raison.

SOCRATE.
Cette distinction faite, adressons maintenant la parole à
ceux qui soutiennent que tout se meut, et faisons-leur
cette question.: Dites-vous que toutes choses se
meuvent de ce double mouvement de translation et
d’altération, ou que quelques-unes se meuvent de ces
deux façons, et d’autres de l’une des deux seulement?

THÉODORE.
En vérité, je ne sais que répondre: il me semble pourtant
qu’ils diront que tout a ce double mouvement.

SOCRATE.
S’ils ne le disaient pas, mon cher, ils seraient obligés de
reconnaître que les mêmes choses sont en mouvement
et en repos, et qu’il n’est pas plus vrai de dire que tout
se meut, que de dire que tout est immobile.

THÉODORE.
Rien de plus vrai.

SOCRATE.
Ainsi, puisqu’il faut que tout se meuve, et que la
négation de mouvement ne se rencontre nulle
part, toutes choses sont toujours mues et de toute
manière.

THÉODORE.
Nécessairement.

SOCRATE.
Fais-moi bien attention à ceci. Ne disions-nous pas qu’ils
expliquent la génération de la chaleur et de la blancheur
à-peu-près de cette manière: chacune se meut avec la
sensation dans l’espace intermédiaire entre l’agent et le
patient; le patient devient sentant, et non pas encore
sensation, et l’agent devient affecté de telle ou telle
qualité, et non pas qualité en soi . Peut-être ce mot
de qualité te paraît-il étrange, et ne conçois-tu point la
chose sous cette expression générale? Écoute-la donc en
détail. L’agent ne devient ni chaleur, ni blancheur, mais
chaud, blanc, et ainsi du reste. Car tu te souviens sans
doute de ce qui a été dit précédemment, que rien n’est
en soi, ni ce qui agit, ni ce qui pâtit; mais que de leur
rapprochement mutuel naissent les sensations et les
choses sensibles; d’où résulte d’un côté ce qui a telle ou
telle qualité, de l’autre ce qui est sentant.

THÉODORE.
Et comment ne m’en souviendrais-je pas?

SOCRATE.
Laissons tout le reste de leur système, sans nous mettre
en peine de quelle manière ils l’expliquent: tenons-nous-
en au seul point qui nous intéresse, et demandons-leur:
Tout se meut, dites-vous; tout s’écoule? N’est-ce pas?

THÉODORE.
Oui.

SOCRATE.

Sans doute du double mouvement que nous avons
distingué, de translation et d’altération?

THÉODORE.
Sans contredit, si l’on veut que tout se meuve
complètement.

SOCRATE.
Si les choses changeaient de lieu et qu’elles ne
s’altérassent point, on pourrait déterminer par la parole
quelles sont les choses qui changent de lieu dans leur
mouvement. N’est-il pas vrai?

THÉODORE.
Oui.

SOCRATE.
Mais comme ce n’est pas même une chose fixe que ce
qui coule blanc; mais qu’au contraire, il y a du
changement à cet égard, en sorte que la blancheur elle-
même s’écoule et devient une autre couleur, de peur
qu’on ne la surprenne dans un état fixe; est-il jamais
possible de donner à quelque couleur un nom
convenable?

THÉODORE.
Quel moyen, Socrate, et pour la couleur, et pour toute
autre qualité semblable, puisqu’en s’écoulant elle
échappe sans cesse à la parole qui veut la saisir?

SOCRATE.

Et que dirons-nous des sensations, par exemple, de
celles de la vue ou de l’ouïe? assurerons-nous qu’elles
demeurent dans l’état de vision ou d’audition?

THÉODORE.
Il ne le faut pas, s’il est vrai que tout se meut.

SOCRATE.
Par conséquent, tout étant dans un mouvement
universel, on ne doit dire de quoi que ce soit, qu’il voit
plutôt qu’il ne voit pas, ou qu’il a telle sensation plutôt
qu’il ne l’a pas.

THÉODORE.
Non, sans doute.

SOCRATE.
Or la sensation est la science, avons-nous dit Théétète et
moi.

THÉODORE.
Il est vrai.

SOCRATE.
Lors donc qu’on nous a demandé ce qu’est la science,
nous avons répondu que c’est une chose qui n’est pas
plus science qu’elle ne l’est pas.

THÉODORE.
Je le crains.

SOCRATE.
Ne voilà-t-il pas notre réponse justifiée d’une belle
manière! Pour en montrer la justesse, nous nous
sommes efforcés de prouver que tout se meut, tandis
que, si tout se meut en effet, il en résulte que toute
réponse, sur quelque chose que ce soit, est également
juste, qu’on dise que cela est ainsi ou que cela n’est pas
ainsi, ou, si tu aimes mieux, que cela devient ou ne
devient pas ainsi, pour n’imposer aucune fixité à nos
adversaires.

THÉODORE.
A merveille.

SOCRATE.
Oui, Théodore, si ce n’est que je me suis servi des
expressions, ainsi, pas ainsi. Or, il ne faut point dire
ainsi; car ainsi serait un point fixe: ni pas ainsi non plus;
car il n’y a pas là de mouvement. Mais les partisans de
ce système doivent chercher quelque autre terme; et
jusqu’ici, dans leur hypothèse, ils n’en ont pas dont ils
puissent se servir, hormis celui-ci: en aucune manière.
Cette expression indéfinie est celle qui va le mieux avec
leur sentiment.

THÉODORE.
Oui, cette façon de parler leur sied tout-à-fait.

SOCRATE.
Nous voilà donc, Théodore, délivrés de ton ami: nous ne
lui accordons point que tout homme soit la mesure de

toutes choses, s’il n’est pas habile; et jamais nous
n’avouerons que la sensation soit la science, du moins
sur ce principe que tout est en mouvement; pourvu que
Théétète ne soit pas d’un autre avis.

THÉODORE.
Très bien dit, Socrate. Ce point achevé, se suis
pareillement quitte de l’obligation de te répondre,
comme nous en sommes convenus, lorsque l’examen du
sentiment de Protagoras serait fini.

THÉÉTÈTE.
Non pas encore, Théodore, jusqu’à ce que vous ayez
discuté, Socrate et toi, l’opinion de ceux qui
disent que tout est en repos, comme vous vous êtes
tout-à-l’heure proposé de le faire.

THÉODORE.
Quoi! si jeune, Théétète, tu donnes aux vieillards des
leçons d’injustice, leur apprenant à violer leurs
conventions! Apprête-toi à faire raison à Socrate sur ce
qui reste.

THÉÉTÈTE.
Je le veux bien, s’il y consent. Je vous aurais pourtant
entendus tous les deux avec le plus grand plaisir.

THÉODORE.
Inviter Socrate à disputer, c’est inviter les cavaliers à
courir dans la plaine. Interroge-le donc, et tu
l’entendras.

SOCRATE.
Je ne pense pas, Théodore, que je me rende à
l’invitation de Théétète.

THÉODORE.
Et pourquoi pas?

SOCRATE.
Je crains que nous n’ayons assez mauvaise grâce à
critiquer Mélisse et ceux qui soutiennent que tout est un
et immobile; mais je l’appréhende moins pour eux tous
ensemble que pour le seul Parménide. Parménide me
paraît tout à-la-fois respectable et redoutable ,
pour me servir des termes d’Homère. Je l’ai fréquenté
moi fort jeune, lui étant fort vieux; et il m’a semblé qu’il
y avait dans ses discours une profondeur tout-à-fait
extraordinaire. J’ai donc grand’peur que nous ne
comprenions point ses paroles, et encore moins sa
pensée; et plus que tout cela, j’ai peur que les
digressions qui viennent se jeter à la traverse, si nous les
écoutons, ne nous fassent perdre de vue l’objet principal
de cet entretien, qui est de connaître la nature de la
science. D’ailleurs le sujet que nous réveillons ici est
immense: ce serait lui faire tort de ne l’examiner qu’en
passant; et si nous lui donnons toute l’étendue qu’il
mérite, c’en est fait de la question qui nous occupe. Or il
ne faut pas que ni l’un ni l’autre arrive; et il vaut mieux
que nous essayions avec l’art des sages-femmes de
délivrer Théétète de ses conceptions sur la science.

THÉODORE.
A la bonne heure, si tel est ton avis.

SOCRATE.
Fais donc encore, Théétète, sur ce qui a été dit,
l’observation suivante. Tu as répondu que la sensation et
la science sont une même chose. N’est-ce pas?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Si on te demandait avec quoi l’homme voit le blanc et le
noir, et entend l’aigu et le grave, tu dirais apparemment
que c’est avec les yeux et les oreilles.

THÉÉTÈTE.
Sans doute.

SOCRATE.
Quoique, pour l’ordinaire, il convienne assez à un
homme bien élevé de ne pas être trop difficile sur
l’emploi des mots, et de ne pas les prendre trop à la
rigueur, et que le contraire soit plutôt même étroit et
mesquin, cependant cela est quelquefois nécessaire: par
exemple, je ne puis me dispenser de relever dans ce que
tu viens de dire quelque chose de défectueux. Vois en
effet quelle est la meilleure de ces deux réponses: L’œil
est ce avec quoi nous voyons; ou bien, ce par quoi nous
voyons: L’oreille est ce avec quoi nous entendons; ou, ce
par quoi nous entendons.

THÉÉTÈTE.
Il me paraît mieux de dire, Socrate, que c’est par eux
plutôt qu’avec eux que nous sentons.

SOCRATE.
Effectivement, il serait étrange, mon enfant, qu’il y eût
en nous plusieurs sens, comme dans des chevaux de
bois, et que nos sens ne se rapportassent pas tous à une
seule essence, qu’on l’appelle âme ou autrement, avec
laquelle, par les sens comme autant d’instruments, nous
sentons tout ce qui est sensible.

THÉÉTÈTE.
Il me semble qu’en effet la chose est plutôt ainsi.

SOCRATE.
La raison qui me fait exiger ici de toi tant d’exactitude,
c’est que je voudrais savoir s’il est en nous un seul et
même principe, avec lequel nous atteignons, par les
yeux, ce qui est blanc ou noir, et les autres objets par les
autres sens; et si à chaque espèce de sensations
correspondent des organes corporels. Mais peut-être
vaut-il mieux que tu dises tout cela de toi-même, que de
me donner cette peine pour toi. Réponds donc: Ne
rapportes-tu pas au corps les organes par lesquels tu
sens ce qui est chaud, sec, léger, doux?

THÉÉTÈTE.
Au corps.

SOCRATE.
Et voudras-tu aussi m’accorder que ce que tu sens par
un organe, il t’est impossible de le sentir par un autre;
comme par la vue ce que tu sens par l’ouïe, ou par l’ouïe
ce que tu sens par la vue?

THÉÉTÈTE.
Comment ne le voudrais-je pas?

SOCRATE.
Si donc tu as quelque idée sur les objets de ces deux
sens pris ensemble, ce ne peut être ni par l’un ni par
l’autre organe que te vient cette idée collective?

THÉÉTÈTE.
Non, sans doute.

SOCRATE.
Or, la première idée que tu as à l’égard du son et de la
couleur pris ensemble, c’est que tous les deux sont?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.

Et aussi que l’un est différent de l’autre, et identique à lui-
même?

THÉÉTÈTE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Et encore que pris conjointement ils sont deux, et que
chacun pris à part est un?

THÉÉTÈTE.
Je le crois.

SOCRATE.
N’es-tu pas aussi en état d’examiner s’ils sont semblables
ou dissemblables entre eux?

THÉÉTÈTE.
Peut-être.

SOCRATE.
Or, toutes ces idées, par quel organe les acquiers-tu sur
ces deux objets? Car ce n’est ni par l’ouïe, ni par la vue
que l’on peut saisir ce qu’ils ont de commun. Voici une
nouvelle preuve de ce que nous disons: suppose qu’on
examine s’ils sont salés l’un et l’autre, ou non, il te serait
aisé de dire, n’est-il pas vrai, avec quoi tu ferais cet
examen? et ce n’est ni avec la vue, ni l’ouïe, mais avec
quelque autre sens.

THÉÉTÈTE.
Assurément; avec celui qui s’exerce par l’organe de la
langue.

SOCRATE.
Tu as raison. Mais par quel organe s’exerce cette faculté
qui te fait connaître ce qui est commun à ces deux objets
et à tous les autres, et ce que tu appelles en eux être et
n’être pas; sur quoi je t’interrogeais tout-à-l’heure? Quels
organes destines-tu à ces perceptions, par où ce qui sent
en nous acquiert le sentiment de toutes ces choses?

THÉÉTÈTE.
Tu parles de l’être et du non être, de la ressemblance et
de la dissemblance, de l’identité et de la différence, et
encore de l’unité et des autres nombres; tu parles du pair
et de l’impair et de tout ce qui en dépend; et il est évident
que tu me demandes par quels organes du corps l’âme
sent tout cela.

SOCRATE.
Admirablement bien, Théétète; c’est cela même que je
demande.

THÉÉTÈTE.
En vérité, Socrate, je ne sais que dire, sinon qu’il me
paraît que nous n’avons point d’organe particulier pour ces
sortes de choses, ainsi que pour les autres; mais que
notre âme examine immédiatement par elle-même ce que
tous les objets ont de commun.

SOCRATE.

Tu es beau, Théétète, et non pas laid, comme disait
Théodore; car celui qui répond bien est bon et beau. Mais,
outre ta beauté, tu es encore le plus obligeant des
hommes de m’avoir exempté d’une très longue discussion,
si tu juges qu’il y a des objets que l’âme connaît par elle-
même, et d’autres qu’elle connaît par les organes du
corps. C’était en effet ce qu’il me semblait, et je souhaitais
que ce fût aussi ton avis.

THÉÉTÈTE.
Eh bien, je pense comme toi.

SOCRATE.
Dans laquelle de ces deux classes ranges-tu l’être? car
c’est ce qui est le plus généralement commun à toutes
choses.

THÉÉTÈTE.
Dans la classe des objets avec lesquels l’âme se met en
rapport immédiatement et par elle-même.

SOCRATE.
En est-il de même de la ressemblance et la dissemblance,
de l’identité et de la différence?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Et du beau et du laid, du bien et du mal?

THÉÉTÈTE.
Il me paraît que ces objets surtout sont du nombre de ceux
dont l’âme examine l’essence relative, en combinant en
elle-même le passé et le présent avec le futur.

SOCRATE.
Arrête. N’est-ce point par le toucher, que l’âme sent la
dureté de ce qui est dur, et par la même voie la mollesse
de ce qui est mou?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Mais pour leur essence, leur opposition et la nature de
cette opposition, c’est l’âme qui, les examinant à plusieurs
reprises et les confrontant ensemble, essaie de nous les
juger par elle-même.

THÉÉTÈTE.
Sans doute.

SOCRATE.
Il est donc des choses qu’il est donné aux hommes et aux
bêtes de sentir, dès qu’ils sont nés, celles qui passent
jusqu’à l’âme par l’organe du corps; tandis que les
réflexions sur ces sensations, par rapport à leur essence
et à leur utilité, on n’y arrive qu’à la longue, quand on y
arrive, avec beaucoup de peine, de soins et d’étude.

THÉÉTÈTE.

Tout-à-fait.

SOCRATE.
Est-il possible que ce qui ne saurait atteindre à l’essence,
atteigne à la vérité?

THÉÉTÈTE.
Non.

SOCRATE.
Aura-t-on jamais la science quand on ignore la vérité?

THÉÉTÈTE.
Le moyen, Socrate?

SOCRATE.
La science ne réside donc point dans les sensations, mais
dans la réflexion sur les sensations, puisqu’il paraît que
c’est par la réflexion qu’on peut saisir l’essence et la vérité,
et que cela est impossible par l’autre voie.

THÉÉTÈTE.
Il y a toute apparence.

SOCRATE.
Diras-tu donc que ces deux choses sont la même chose,
tandis qu’il y a entre elles une si grande différence?

THÉÉTÈTE.
Cela ne serait pas juste.

SOCRATE.
Quel nom donnes-tu à la première, comme voir, entendre,
flairer, se refroidir, s’échauffer?

THÉÉTÈTE.
Sentir: car de quel autre nom l’appeler?

SOCRATE.
Tu comprends donc tout cela sous le nom général de
sensation?

THÉÉTÈTE.
Il le faut bien.

SOCRATE.
Sensation à laquelle il n’appartient pas, disons-nous,
d’atteindre à la vérité, puisqu’elle n’atteint pas à l’essence.

THÉÉTÈTE.
Il est vrai.

SOCRATE.
Ni par conséquent à la science.

THÉÉTÈTE.
Non plus.

SOCRATE.
La sensation et la science ne sauraient donc jamais être la
même chose, Théétète.

THÉÉTÈTE.
Il paraît que non, Socrate.

SOCRATE.
C’est à présent surtout que nous voyons avec la dernière
évidence que la science est autre chose que la sensation.
Mais nous n’avons pas commencé cet entretien dans la
vue de découvrir ce que la science n’est pas; nous
voulions savoir ce qu’elle est. Cependant, nous sommes
assez avancés pour ne plus chercher la science dans la
sensation, mais dans cette opération de l’âme, quel que
soit le nom qu’on lui donne, par laquelle elle considère
elle-même les objets.

THÉÉTÈTE.
Il me semble, Socrate, que cela s’appelle juger.

SOCRATE.
Tu as raison, mon cher ami. Vois donc de nouveau, après
avoir effacé de ton esprit toutes les idées précédentes, si,
au point où tu en es à présent, les choses se montrent à
toi plus clairement, et dis-moi encore une fois ce que c’est
que la science.

THÉÉTÈTE.
Il n’est pas possible, Socrate, de dire que c’est toute
espèce de jugement, puisqu’il y a des jugements faux:
mais apparemment le jugement vrai est la science; et
c’est là ma réponse. Si nous découvrons, comme tout-à-
l’heure, en avançant, que ce n’est pas cela, nous
tâcherons de dire autre chose.

SOCRATE.
C’est ainsi, Théétète, qu’il faut s’expliquer hardiment,
plutôt que d’hésiter, comme tu faisais d’abord. Car, si
nous faisons ainsi, de deux choses l’une, ou nous
trouverons ce que nous cherchons, ou nous croirons
moins savoir ce que nous ne savons pas: ce qui n’est
point un avantage à mépriser. Maintenant donc que dis-tu?
Qu’il y a deux espèces de jugement, l’un vrai, l’autre faux,
et que la science est le jugement vrai?

THÉÉTÈTE.
Oui: c’est mon avis pour le présent.

SOCRATE.
N’est-il pas à propos de revenir encore sur le jugement?

THÉÉTÈTE.
Comment donc?

SOCRATE.
Ce sujet me trouble, et m’a déjà troublé plus d’une fois, en
sorte que j’ai été vis-à-vis de moi-même et des autres
dans un grand embarras, ne pouvant expliquer ce que
c’est en nous que ce phénomène, et de quelle manière il
s’y forme.

THÉÉTÈTE.
Quel phénomène?

SOCRATE.
Le faux jugement. J’examine à ce moment, et je suis en

balance, si nous laisserons là ce point, ou si nous le
discuterons autrement que nous n’avons fait un peu
auparavant.

THÉÉTÈTE.
Pourquoi non, Socrate pour peu que cela paraisse
nécessaire? Il n’y a qu’un moment, vous ne disiez pas
mal, Théodore et toi, en parlant du loisir, que rien ne
presse dans des matières telles que celles-ci.

SOCRATE.
Tu m’en fais souvenir fort à propos. Peut-être ne ferons-
nous pas mal de revenir en quelque sorte sur nos traces:
car il vaut mieux approfondir peu de choses, que d’en
parcourir beaucoup d’une manière insuffisante.

THÉÉTÈTE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Eh bien, que disons-nous? qu’il y a quelquefois des
jugements faux, que tel d’entre nous juge faux, tel autre
vrai, et que telle est la nature des choses?

THÉÉTÈTE.
Nous le disons en effet.

SOCRATE.
En général et en particulier, n’est-ce pas pour nous une
alternative de savoir ou de ne point savoir une chose? Car
apprendre et oublier, tenant le milieu entre savoir et
ignorer, je n’en parle pas, parce que cela ne fait rien à la

discussion présente.

THÉÉTÈTE.
Oui, Socrate, et il ne reste à l’égard de chaque chose, que
de la savoir ou de l’ignorer.

SOCRATE.
Il suit donc que c’est une nécessité quand on juge, de
juger sur ce qu’on sait ou sur ce qu’on ne sait pas.

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Et ne pas savoir ce qu’on sait, ou savoir ce qu’on ne sait
pas, est impossible.

THÉÉTÈTE.
Assurément.

SOCRATE.
Quand on juge faux sur ce qu’on sait, s’imagine-t-on que la
chose qu’on sait n’est point telle chose, mais une autre
que l’on sait aussi, en sorte que les connaissant toutes
deux, on les ignore toutes deux en même temps?

THÉÉTÈTE.
Cela ne se peut, Socrate.

SOCRATE.
Se figure-t-on que ce qu’on ne sait pas est une autre

chose qu’on ne sait pas davantage, et se peut-il qu’il
vienne à l’esprit d’un homme qui ne connaît ni Théétète ni
Socrate, que Socrate est Théétète, ou Théétète Socrate?

THÉÉTÈTE.
Comment cela pourrait-il être?

SOCRATE.
On ne s’imagine pas non plus que ce qu’on sait est le
même que ce qu’on ignore, et ce qu’on ignore le même
que ce qu’on sait.

THÉÉTÈTE.
Ce serait un prodige.

SOCRATE.
Comment donc jugerait-on faux, puisque le jugement ne
saurait avoir lieu hors des cas que je viens de parcourir,
tout étant compris dans ce que nous savons ou ne savons
pas; et dans tous ces cas, il nous paraît impossible de
juger faux?

THÉÉTÈTE.
Rien de plus vrai.

SOCRATE.
Peut-être ne faut-il point considérer le problème en
question sous le point de vue de la science ou de
l’ignorance, mais sous celui de l’être et du non être.

THÉÉTÈTE.

Comment dis-tu?

SOCRATE.
Vois, si l’on ne pourrait pas établir absolument, que
quiconque juge sur quoi que ce soit ce qui n’est point, juge
nécessairement faux, quelles que soient d’ailleurs ses
lumières.

THÉÉTÈTE.
Il y a apparence, Socrate.

SOCRATE.
Eh bien! que dirons-nous, Théétète, si l’on nous demande:
Mais ce que vous dites est-il possible, et quel homme
jugera ce qui n’est point, soit sur des objets réels, soit sur
des êtres abstraits? Nous répondrons, ce me semble, que
c’est celui qui ne juge pas selon la vérité: car quelle autre
réponse faire?

THÉÉTÈTE.
Nulle autre.

SOCRATE.
Mais la même chose arrive-t-elle dans d’autres cas?

THÉÉTÈTE.
Quoi donc?

SOCRATE.
Arrive-t-il qu’on voie quelque chose, et que ce qu’on voit ne
soit rien?

THÉÉTÈTE.
Et comment cela se pourrait-il?

SOCRATE.
Lorsqu’on voit une chose, on voit quelque chose qui est;
crois-tu qu’une chose puisse ne pas être?

THÉÉTÈTE.
Nullement.

SOCRATE.
Celui donc qui voit une chose, voit quelque chose qui est.

THÉÉTÈTE.
Il me semble.

SOCRATE.
Et celui qui entend quelque chose, entend une chose, et
par conséquent une chose qui est.

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Et celui qui touche, touche une chose, et une chose qui
est, puisqu’elle est une chose.

THÉÉTÈTE.
Sans aucun doute.

SOCRATE.
Or, celui qui juge, ne juge-t-il pas une chose?

THÉÉTÈTE.
Nécessairement.

SOCRATE.
Et celui qui juge une chose, ne juge-t-il pas quelque chose
qui est?

THÉÉTÈTE.
Je l’accorde.

SOCRATE.
Donc celui qui juge ce qui n’est pas, ne juge rien.

THÉÉTÈTE.
Comment le nier?

SOCRATE.
Mais celui qui ne juge rien, ne juge point du tout.

THÉÉTÈTE.
Cela semble évident.

SOCRATE.
Il n’est donc pas possible de juger ce qui n’est pas, ni sur
des objets réels, ni sur des êtres abstraits.

THÉÉTÈTE.
Il paraît que non.

SOCRATE.
Juger faux est donc autre chose que juger ce qui n’est
pas.

THÉÉTÈTE.
Apparemment.

SOCRATE.
Ce n’est donc ni de cette manière, ni de celle que nous
avions exposée un peu auparavant, que le faux jugement
se forme en nous.

THÉÉTÈTE.
Non.

SOCRATE.
Mais vois si nous appellerons juger faux l’opération
suivante.

THÉÉTÈTE.
Laquelle?

SOCRATE.
Nous disons qu’un faux jugement est une méprise,
lorsque, prenant dans sa pensée un objet réel pour un
autre objet réel, on affirme que tel objet est tel autre. De
cette façon, on juge toujours ce qui est, mais l’un pour
l’autre: et comme on manque la chose que l’on considère,
on peut dire avec raison que l’on juge faux.

THÉÉTÈTE.
Cela me paraît très-bien dit: car lorsqu’on juge une chose
laide pour une belle, ou une belle pour une laide, c’est
alors qu’on juge véritablement faux.

SOCRATE.
On voit bien, Théétète, que tu n’as pas grande estime pour
moi et que tu ne me crains guère.

THÉÉTÈTE.
Pourquoi donc?

SOCRATE.
C’est qu’en vérité tu n’as pas l’air de croire que je relèverai
cette expression, véritablement faux, en te demandant s’il
est possible que ce qui est vite se fasse lentement, ce qui
est léger, pesamment, et tout autre contraire, non selon sa
nature, mais selon celle de son contraire, et en opposition
avec soi-même. Mais je laisse cette objection, afin que la
confiance que tu montres ne soit pas déçue. Est-ce bien
ton avis, comme tu le dis, que juger faux soit prendre une
chose pour une autre?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
On peut donc, selon toi, se représenter dans la pensée un
objet comme étant autre que ce qu’il est, et non tel qu’il
est.

THÉÉTÈTE.
On le peut.

SOCRATE.
Et quand la pensée fait cela, n’est-ce pas une nécessité
qu’elle ait pressenti l’un et l’autre objet, ou l’un des deux?

THÉÉTÈTE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Ou ensemble, ou l’un après l’autre?

THÉÉTÈTE.
Fort bien.

SOCRATE.
Et par penser entends-tu la même chose que moi?

THÉÉTÈTE.
Qu’entends-tu par là?

SOCRATE.
Un discours que l’âme s’adresse à elle-même sur les
objets qu’elle considère. Prends-moi pour un homme qui
ne sait pas très bien ce dont il parle; c’est peut-être une
illusion, mais il me paraît que l’âme, quand elle pense, ne
fait autre chose que s’entretenir avec elle-même,
interrogeant et répondant, affirmant et niant: et que quand
elle se décide, que cette décision se fasse plus ou moins
promptement, quand elle sort du doute et qu’elle

prononce, c’est cela que nous appelons juger. Ainsi, juger,
selon moi, c’est parler, et le jugement est un discours
prononcé, non à un autre, ni de vive voix, mais en silence
et à soi-même. Qu’en dis-tu?

THÉÉTÈTE.
Je suis tout-à-fait de ton avis.

SOCRATE.
Juger qu’une chose est une autre, c’est donc se dire à soi-
même, ce me semble, que telle chose est telle autre.

THÉÉTÈTE.
Eh bien?

SOCRATE.
Rappelle-toi si jamais tu t’es dit à toi-même que le beau
est laid, ou l’injuste, juste; en un mot, vois si jamais tu as
entrepris de te persuader qu’une chose est une autre; ou
si tout au contraire il est vrai que tu ne t’es jamais avisé,
même en dormant, de te dire que certainement l’impair est
pair, ou toute autre chose semblable.

THÉÉTÈTE.
Non, jamais.

SOCRATE.
Et penses-tu que quelque autre homme, qu’il fût en son
bon sens ou qu’il eût l’esprit aliéné, ait tenté de se dire
sérieusement à lui-même et de se prouver que de toute
nécessité un cheval est un bœuf, ou que deux sont un?

THÉÉTÈTE.
Assurément, non.

SOCRATE.
Si donc juger c’est se parler à soi-même, nul homme se
parlant et jugeant sur deux objets, et les embrassant tous
deux par la pensée, ne dira ni ne jugera que l’un soit
l’autre. Et il te faut laisser cette théorie de la méprise; car
je ne crains pas de dire que personne ne jugera que le laid
est beau, ni rien de semblable.

THÉÉTÈTE.
Je laisse aussi cette théorie, Socrate, et je me range à ton
opinion.

SOCRATE.
Ainsi il est impossible qu’en jugeant sur deux objets, on
juge que l’un soit l’autre.

THÉÉTÈTE.
Il me le semble.

SOCRATE.
Mais si le jugement ne tombe que sur l’un des deux, et
point du tout sur l’autre, on ne jugera jamais que l’un soit
l’autre.

THÉÉTÈTE.
Tu dis vrai. Car il faudrait en ce cas qu’on atteignît par la
pensée l’objet même que l’on ne jugerait pas.

SOCRATE.
Il est donc impossible qu’on juge qu’une chose est une
autre, ni lorsqu’on juge toutes les deux, ni
seulement l’une des deux. Ainsi, définir le jugement faux le
jugement d’une chose pour une autre, c’est ne rien dire;
car il ne paraît pas que ce soit ni par cette voie, ni par les
précédentes, que nous puissions juger faux.

THÉÉTÈTE.
Non, vraiment.

SOCRATE.
Cependant, Théétète, si nous ne reconnaissons pas que le
jugement faux a lieu, nous serons contraints d’admettre
une foule d’absurdités.

THÉÉTÈTE.
Quelles absurdités?

SOCRATE.
Je ne te les dirai point, que je n’aie essayé de considérer
la chose par toutes ses faces; car j’aurais honte pour toi et
pour moi, si, dans l’embarras où nous sommes, nous
étions réduits à admettre ce que je veux dire. Mais si nous
venons heureusement à bout de nos recherches, et que
nous soyons hors de tout danger, alors, n’ayant plus de
ridicule à craindre pour nous, j’en parlerai comme d’un
embarras auquel d’autres sont exposés. Si au contraire
nos difficultés ne s’éclaircissent point, il faudra bien que
nous nous mettions, je pense, dans une humble posture à
la merci du discours, pour être foulés aux pieds, et en

passer par tout ce qu’il lui plaira, dans l’état de ceux qui
souffrent du mal de mer . Écoute donc quel moyen je
trouve encore pour nous tirer de ce mauvais pas.
Théétète.
Tu n’as qu’à parler.

SOCRATE.
Je dirai que nous n’avons pas très bien fait d’accorder qu’il
est impossible de penser que ce qu’on sait est la même
chose que ce qu’on ne sait pas et que se tromper: mais je
soutiens qu’à certains égards cela peut être.

THÉÉTÈTE.
Aurais-tu en vue ce que j’ai soupçonné dans le temps que
nous faisions cet aveu, savoir, que quelquefois,
connaissant Socrate, et voyant de loin une autre personne
que je ne connais pas, je l’ai prise pour Socrate que je
connais? Il arrive alors ce que tu viens de dire.

SOCRATE.
N’avons-nous pas renoncé à cette idée, parce qu’il en
résultait que ce que nous savons, nous le savions et ne le
savions pas tout à-la-fois?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Ne parlons donc plus ainsi, mais de la manière suivante,
et peut-être que tout nous réussira; peut-être aussi nous
trouverons encore des obstacles; mais nous sommes

dans une situation critique, où c’est une nécessité pour
nous d’examiner les objets de tous les côtés pour arriver à
la vérité. Vois donc si ce que je dis est solide: Peut-il se
faire que ne sachant pas une chose auparavant, on
l’apprenne dans la suite?

THÉÉTÈTE.
Sans doute.

SOCRATE.
Puis une seconde chose, puis une troisième?

THÉÉTÈTE.
Pourquoi non?

SOCRATE.
Suppose avec moi, pour causer, qu’il y a dans nos âmes
des tablettes de cire, plus grandes en celui-ci, plus petites
en celui-là, d’une cire plus pure dans l’un, dans l’autre
moins, trop dure ou trop molle en quelques-uns, en
d’autres tenant un juste milieu.

THÉÉTÈTE.
Je le suppose.

SOCRATE.
Disons que ces tablettes sont un présent de Mnémosyne
mère des Muses, et que tout ce dont nous voulons nous
souvenir, entre toutes les choses que nous avons ou vues
ou entendues ou pensées de nous-mêmes, nous l’y
imprimons comme avec un cachet, tenant toujours ces
tablettes prêtes pour recevoir nos sensations et nos

réflexions: que nous nous rappelons et savons tout ce qui
y a été empreint, tant que l’image en subsiste; et que
lorsqu’elle est effacée, ou qu’il n’a pas été possible qu’elle
s’y gravât, nous l’oublions, et nous ne le savons pas.

THÉÉTÈTE.
Soit.

SOCRATE.
Quand donc l’on voit ou l’on entend des choses que l’on
connaît, et que l’on en considère quelqu’une, vois si c’est
ainsi qu’on peut juger faux.

THÉÉTÈTE.
De quelle manière?

SOCRATE.
En s’imaginant que ce qu’on sait est tantôt ce qu’on sait,
tantôt ce qu’on ne sait pas: car nous avons eu tort
d’accorder précédemment que cela est impossible.

THÉÉTÈTE.
Comment l’entends-tu à présent?

SOCRATE.
Voici ce qu’il faut dire à ce sujet, en reprenant la chose
dès le commencement. Il est impossible que ce qu’on sait,
dont on conserve l’empreinte en son âme, et qu’on ne sent
pas actuellement, on s’imagine que c’est quelque autre
chose que l’on sait, dont on a pareillement l’empreinte, et
que l’on ne sent pas; et encore, que ce qu’on sait est autre

chose qu’on ne sait pas, et dont on n’a point l’empreinte:
et encore, que ce qu’on ne sait pas est autre chose qu’on
ne sait pas non plus; et ce qu’on ne sait pas, autre chose
que l’on sait; et ce que l’on sent, autre chose que l’on sent
aussi; et ce qu’on sent, autre chose qu’on ne sent pas; et
ce qu’on ne sent pas, autre chose qu’on ne sent pas
davantage; et ce qu’on ne, sent pas, autre chose que l’on
sent. Il est encore plus impossible, si cela se peut, que ce
qu’on sait et que l’on sent et dont on a l’empreinte par la
sensation, on se figure que c’est quelque autre chose
qu’on sait et qu’on sent aussi, et dont on a pareillement
l’empreinte par la sensation. Il est également impossible
que ce qu’on sait, ce qu’on sent, et dont on conserve une
image gravée dans la mémoire, on s’imagine que c’est
quelque autre chose que l’on sait; et encore que ce qu’on
sait, ce qu’on sent, et dont on garde le souvenir, est autre
chose que l’on sent; et que ce qu’on ne sait ni ne sent, est
autre chose qu’on ne sait ni ne sent pareillement; et ce
qu’on ne sait ni ne sent, autre chose qu’on ne sait point; et
ce qu’on ne sait ni ne sent, autre chose qu’on ne sent
point. Il est de toute impossibilité qu’en tous ces cas on
juge faux. Reste donc, si le jugement faux a lieu quelque
part, que ce soit dans les cas suivants.

THÉÉTÈTE.
Dans quels cas? Peut-être comprendrai-je mieux par là ce
que tu dis: car pour le présent je ne te suis guère.

SOCRATE.
Par rapport à ce qu’on sait, lorsqu’on s’imagine que c’est
quelque autre chose que l’on sait et que l’on sent, ou que
l’on ne sait pas, mais qu’on sent; ou par rapport à ce que

l’on sait et que l’on sent, lorsqu’on le prend pour une
chose que l’on sait et qu’on sent de même.

THÉÉTÈTE.
Je suis encore plus éloigné de te comprendre
qu’auparavant.

SOCRATE.
Écoute donc la même chose d’une autre façon. N’est-il
pas vrai que connaissant Théodore, et ayant en moi le
souvenir de sa figure, et connaissant de même Théétète,
quelquefois je les vois, quelquefois je ne les vois pas;
tantôt je les touche, tantôt je ne les touche pas; je les
entends, et j’ai quelque autre sensation à leur occasion;
ou bien je n’en ai absolument aucune, mais je ne me
souviens pas moins d’eux, et je les connais en moi-
même?

THÉÉTÈTE.
J’en conviens.

SOCRATE.
De tout ce que je veux t’expliquer, saisis d’abord ceci, qu’il
est possible qu’on ne sente point ce qu’on sait, et aussi
qu’on le sente.

THÉÉTÈTE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
N’arrive-t-il pas aussi à l’égard de ce qu’on ne sait point
que souvent on ne le sent pas, et que souvent on le sent et

rien de plus?

THÉÉTÈTE.
Cela est encore vrai.

SOCRATE.
Présentement, vois s’il te sera plus aisé de me suivre.
Socrate connaît Théodore et Théétète; mais il ne voit ni
l’un ni l’autre, et n’a aucune autre sensation à leur sujet.
En ce cas, jamais il ne formera en lui-même ce jugement,
que Théétète est Théodore. Ai-je raison, ou tort?

THÉÉTÈTE.
Tu as raison.

SOCRATE.
Tel est le premier des cas dont j’ai parlé.

THÉÉTÈTE.
En effet, c’est le premier.

SOCRATE.
Le second est que connaissant l’un de vous deux, et ne
connaissant pas l’autre, et ne sentant ni l’un ni l’autre, je
ne me figurerai jamais que celui que je connais est l’autre
que je ne connais pas.

THÉÉTÈTE.
Fort bien.

SOCRATE.

Le troisième, que ne connaissant et ne sentant ni l’un ni
l’autre, je ne penserai jamais que l’un qui ne m’est pas
connu est l’autre que je ne connais pas davantage. En un
mot, figure-toi entendre de nouveau successivement tous
les cas que j’ai d’abord posés, dans lesquels je ne porterai
jamais de jugement faux sur toi ni sur Théodore, soit que
je vous connaisse ou ne vous connaisse pas tous deux,
soit que je connaisse l’un, et non pas l’autre: c’est la
même chose à l’égard des sensations, si tu comprends
bien.

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Il reste par conséquent de juger faux dans le cas où vous
connaissant toi et Théodore, et ayant vos signalements
empreints comme avec un cachet sur ces tablettes de
cire, vous apercevant tous deux de loin sans vous
distinguer suffisamment, je m’efforce d’appliquer le
signalement de l’un et de l’autre à la vision qui lui est
propre, adaptant et ajustant cette vision sur les traces
qu’elle m’a laissées d’elle-même, afin que la
reconnaissance se fasse, et lorsque ensuite me trompant,
et prenant l’un pour l’autre, comme ceux qui mettent la
chaussure d’un pied à l’autre pied, j’applique la vision de
l’un et de l’autre au signalement qui lui est étranger, ou
j’éprouve la même chose que quand on regarde dans un
miroir, la vision, passe de droite à gauche, et je tombe
ainsi dans l’erreur; c’est alors qu’il arrive qu’on prend une
chose pour une autre, et qu’on porte un jugement faux.

THÉÉTÈTE.
Cette comparaison, Socrate, est une peinture admirable
du jugement.

SOCRATE.
Et encore, lorsque vous connaissant tous deux, j’ai outre
cela la sensation de l’un et non de l’autre, et que la
connaissance que j’ai de cet autre n’est point due à la
sensation: ce que je voulais dire précédemment, et que tu
n’as pas saisi alors.

THÉÉTÈTE.
Non, vraiment.

SOCRATE.
Je disais donc que si on connaît une personne, si on la
sent, et si on en a une connaissance distincte par la
sensation, jamais on ne s’imaginera que c’est une autre
personne, que l’on connaît, que l’on sent, et dont a
pareillement une connaissance distincte par la sensation.
N’est-ce pas ce que je disais?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Restait le cas dont je parle maintenant, où nous disons
que le jugement faux a lieu, lorsque connaissant ces deux
personnes et voyant l’une et l’autre, ou ayant quelque
autre sensation de toutes les deux, je ne rapporte pas
l’image de chacune à la sensation que j’ai d’elle, et que,
semblable à un archer maladroit, je tire à côté du but et je

le manque: ce qu’on appelle errer.

THÉÉTÈTE.
Et avec raison.

SOCRATE.
Et par conséquent, lorsque l’un des signes empreints dans
l’esprit a une sensation qui lui correspond et que l’autre
n’en a pas, et qu’on applique à la sensation présente le
signe qui appartient à la sensation absente, alors
l’entendement erre entièrement. En un mot, si ce que nous
disons ici est raisonnable, il ne paraît pas qu’on puisse
errer, ni porter un jugement faux sur ce qu’on n’a jamais ni
connu ni senti; et le jugement, soit faux, soit vrai, tourne et
roule en quelque sorte dans les limites de la connaissance
et de la sensation: vrai, lorsqu’il applique et imprime à
chaque objet directement les marques qui lui sont propres;
faux, lorsqu’il les applique de côté et obliquement.

THÉÉTÈTE.
Cela est-il bien certain, Socrate?

SOCRATE.
Tu en conviendras encore davantage, après avoir entendu
ce qui suit. Car il est beau de juger vrai, et honteux de
juger faux.

THÉÉTÈTE.
Sans doute.

SOCRATE.
Voici, dit-on, quelle en est la cause. Quand la cire qu’on a

dans l’âme est profonde, en grande quantité, bien unie et
bien préparée, les objets qui entrent par les sens et se
gravent dans ce cœur de l’âme, comme l’a appelé
Homère, désignant ainsi d’une manière cachée sa
ressemblance avec la cire , y laissent des traces
distinctes, d’une profondeur suffisante, et qui se
conservent longtemps; et alors on a l’avantage, en premier
lieu, d’apprendre aisément, ensuite de retenir ce qu’on a
appris, enfin de ne pas confondre les signes des
sensations, et de porter des jugements vrais. Car, comme
ces signes sont nets, et placés dans un lieu spacieux, on
les rapporte promptement chacun à son cachet, c’est-à-
dire aux objets réels: et voilà ce qu’on appelle sagesse.
N’es-tu pas de cet avis?

THÉÉTÈTE.
Très fort.

SOCRATE.
Mais ce cœur est-il couvert de poil, ce que le très sage
Homère a vanté, ou la cire est-elle impure, ou trop
molle ou trop dure? Ceux chez qui elle est trop molle
apprennent facilement, et oublient de même: c’est le
contraire pour ceux chez qui elle est trop dure; et quant à
ceux dont la cire est couverte de poil, raboteuse, et
pierreuse en quelque sorte, ou mêlée de terre et d’ordure,
l’empreinte des objets n’est pas nette chez eux; elle ne
l’est pas non plus dans ceux dont la cire est trop dure,
parce qu’il n’y a point de profondeur; ni dans ceux qui l’ont
trop molle, parce que les traces en se confondant
deviennent bientôt obscures. Elles sont bien moins nettes

encore, quand outre cela on a le cœur petit, et que la
place étant étroite, les empreintes tombent les unes sur
les autres. Tous ces gens-là sont donc dans le cas de
juger faux. Car, lorsqu’ils voient, qu’ils entendent, ou qu’ils
imaginent quelque chose, ne pouvant rapporter sur-le-
champ chaque objet à son empreinte, ils sont lents, ils
attribuent à un objet ce qui convient à l’autre, et pour
l’ordinaire ils voient, ils entendent, ils conçoivent de
travers. Et voilà ce qu’on appelle erreur et ignorance.

THÉÉTÈTE.
Il n’est pas possible de mieux parler, Socrate.

SOCRATE.
Eh bien, dirons-nous qu’il y a en nous des jugements
faux?

THÉÉTÈTE.
Assurément.

SOCRATE.
Et des jugements vrais?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Regardons-nous maintenant comme un point
suffisamment décidé que ces deux sortes de jugements
ont réellement lieu?

THÉÉTÈTE.
Oui, et très bien décidé.

SOCRATE.
En vérité, Théétète, il faut convenir qu’un babillard est un
être bien importun et bien fâcheux.

THÉÉTÈTE.
Quoi donc? à quel propos dis-tu cela?

SOCRATE.
Parée que je suis de mauvaise humeur contre mon peu
d’intelligence, et, à dire vrai, contre mon babil: car de quel
autre terme se servir, lorsqu’un homme a la sottise de tirer
la conversation en haut, en bas, sans pouvoir s’arrêter à
rien, et ne quittant chaque propos qu’avec une extrême
difficulté?

THÉÉTÈTE.
Qu’est-ce donc qui peut te donner cette mauvaise
humeur?

SOCRATE.
Non-seulement je suis de mauvaise humeur, mais je
crains de ne savoir que répondre, si quelqu’un me
demande: Socrate, tu as donc trouvé que le faux jugement
ne se rencontre ni dans les sensations comparées entre
elles, ni dans les pensées, mais dans le concours de la
sensation avec la pensée? Je lui dirai qu’oui, ce me
semble, m’applaudissant de cela comme d’une belle
découverte.

THÉÉTÈTE.
Pour moi, Socrate, il me paraît que la démonstration que
nous venons de faire n’est pas mauvaise.

SOCRATE.
Ainsi tu dis, reprendra-t-il, que connaissant un homme par
la pensée seulement, et, ne le voyant pas, il est
impossible qu’on le prenne pour un cheval qu’on ne voit
point, qu’on ne touche point, qu’on ne connaît par aucune
autre sensation, mais uniquement par la pensée. Je lui
répondrai, je pense, que cela est vrai.

THÉÉTÈTE.
Et avec raison.

SOCRATE.
Mais, poursuivra-t-il, ne suit-il pas de là qu’on ne prendra
jamais le nombre onze, qu’on ne connaît que par la
pensée, pour le nombre douze, qui n’est pareillement
connu que par la pensée? Allons, réponds à cela,
Théétète.

THÉÉTÈTE.
Je répondrai qu’à l’égard des nombres qu’on voit ou qu’on
touche, on peut prendre onze pour douze; mais qu’on ne
portera jamais ce jugement au sujet des nombres qui
n’existent que dans la pensée.

SOCRATE.
Quoi donc? crois-tu qu’on ne s’est jamais proposé
d’examiner en soi-même cinq et sept? Je ne dis pas cinq
hommes et sept hommes, ni rien de semblable; mais les

nombres cinq et sept eux-mêmes, qui sont gravés comme
un monument sur ces tablettes de cire dont nous parlions;
et crois-tu qu’il est impossible qu’on juge faux à leur sujet?
N’est-il pas arrivé que, réfléchissant sur ces deux
nombres, se parlant à soi-même, et se demandant
combien ils font, l’un a répondu qu’ils font onze, et l’a cru
ainsi, l’autre qu’ils font douze? Ou bien tout le monde dit-il
et pense-t-il qu’ils font douze?

THÉÉTÈTE.
Non, certes; plusieurs croient qu’ils font onze; et l’on se
trompera bien davantage encore, si l’on examine un
nombre plus considérable: car je m’imagine que tu parles
ici de toute espèce de nombre.

SOCRATE.
Tu devines juste; et vois si dans ce cas ce n’est pas le
nombre abstrait de douze que l’on prend pour onze.

THÉÉTÈTE.
Il y a toute apparence.

SOCRATE.
Mais ne rentrons-nous pas dans ce que nous disions
auparavant? Car celui qui est dans ce cas s’imagine que
ce qu’il connaît est autre chose qu’il connaît aussi: ce que
nous avons jugé impossible, et d’où nous avons conclu
comme nécessaire qu’il n’y a point de jugement faux, pour
n’être pas réduits à accorder que le même homme sait et
ne sait pas en même temps la même chose.

THÉÉTÈTE.

En effet.

SOCRATE.
Ainsi il faut dire que le jugement faux est autre chose
qu’une méprise dans le concours de la pensée et de la
sensation. Car si c’était cela, jamais on ne se tromperait,
lorsqu’il ne serait question que de pensées. C’est
pourquoi, ou il n’y a point de jugement faux, ou il se peut
faire qu’on ne sache point ce que l’on sait. De ces deux
partis lequel choisis-tu?

THÉÉTÈTE.
Tu me proposes un choix embarrassant, Socrate.

SOCRATE.
Il ne paraît pourtant point que l’on puisse laisser subsister
ces deux choses ensemble. Mais puisque nous sommes
en train de tout oser, si nous nous déterminions à mettre
bas toute pudeur?

THÉÉTÈTE.
Comment?

SOCRATE.
En entreprenant d’expliquer ce que c’est que savoir.

THÉÉTÈTE.
Quelle impudence y aurait-il à cela?

SOCRATE.
Il me paraît que tu ne fais pas réflexion que toute notre

dispute depuis le commencement a pour objet la
recherche de la science, comme d’une chose qui nous est
inconnue.

THÉÉTÈTE.
J’y fais réflexion, vraiment.

SOCRATE.
Et tu ne trouves pas qu’il y a de l’impudence à expliquer ce
que c’est que savoir, lorsqu’on ne connaît point la
science? Mais, Théétète, depuis longtemps notre
discussion est toute remplie de défauts. Nous avons
employé une infinité de fois ces expressions, nous
connaissons, nous ne connaissons pas; nous savons,
nous ne savons pas; comme si nous nous comprenions
de part et d’autre, tandis que nous ignorons encore ce que
c’est que la science; et, pour t’en donner une nouvelle
preuve, à ce moment même nous nous servons de ces
mots, ignorer, comprendre, comme s’il nous était permis
de nous en servir, privés que nous sommes de la science.

THÉÉTÈTE.
Comment donc converseras-tu, Socrate, si tu n’emploies
aucune de ces expressions?

SOCRATE.
D’aucune manière, il est vrai, tant que je serai ce que je
suis. Il est certain du moins que si j’étais un disputeur, ou
qu’il se trouvât ici un homme de ce genre, il nous
ordonnerait de nous en abstenir, et nous tancerait
vivement sur les mots dont je me sers. Mais puisque nous
sommes de pauvres discoureurs, veux-tu que je

m’enhardisse à t’expliquer ce que c’est que savoir? Aussi
bien je pense que cela nous avancera de quelque chose.

THÉÉTÈTE.
Ose donc, par Jupiter. On te fera grâce aisément des
expressions que tu emploieras.

SOCRATE.
As-tu entendu comment on définit aujourd’hui le savoir?

THÉÉTÈTE.
Peut-être; mais je ne m’en souviens pas pour le moment.

SOCRATE.
On dit que savoir, c’est avoir de la science.

THÉÉTÈTE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Pour nous, faisons un léger changement à cette définition,
et disons que c’est posséder la science.

THÉÉTÈTE.
Quelle différence mets-tu entre l’un et l’autre?

SOCRATE.
Peut-être n’y en a-t-il aucune. Écoute pourtant, et pèse
avec moi celle que je crois y voir.

THÉÉTÈTE.

Oui, si j’en suis capable.

SOCRATE.
Il ne me paraît pas que posséder soit la même chose
qu’avoir. Par exemple, si quelqu’un ayant acheté un habit
et en étant le maître, ne le porte point, nous ne dirons pas
qu’il l’a, mais seulement qu’il le possède.

THÉÉTÈTE.
Et avec raison.

SOCRATE.
Vois donc par rapport à la science, s’il est possible qu’on
la possède sans l’avoir; comme si, ayant pris à la chasse
des oiseaux sauvages, des ramiers ou quelque autre
espèce semblable, on les élevait dans un colombier qu’on
aurait chez soi. En effet, nous dirions à certains égards
qu’on a toujours ces ramiers parce qu’on en est
possesseur. N’est-ce pas?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Et à d’autres égards qu’on n’en a aucun; mais que,
comme on les tient enfermés dans une enceinte dont on
est maître, on a le pouvoir de prendre et d’avoir
celui que l’on voudra, toutes les fois qu’on le jugera à
propos, et ensuite de le lâcher: ce qu’on est libre de faire
aussi souvent qu’on en aura la fantaisie.

THÉÉTÈTE.

Fort bien.

SOCRATE.
Maintenant, de même que nous avons supposé tantôt
dans les âmes je ne sais quelles tablettes de cire, faisons
à présent dans chaque âme une espèce de colombier de
toutes sortes d’oiseaux, ceux-ci vivants en troupe et
séparés des autres, ceux-là rassemblés aussi, mais en
petites bandes, d’autres solitaires et volant au hasard
parmi les autres oiseaux.

THÉÉTÈTE.
Le colombier est fait, où en veux-tu venir?

SOCRATE.
Dans l’enfance, il faut le regarder comme vide, et au lieu
d’oiseaux supposer des sciences. Lors donc que s’étant
rendu possesseur d’une science, on l’a enfermée dans
cette enceinte, on peut dire qu’on a appris ou trouvé la
chose dont elle est la science, et que savoir est cela.

THÉÉTÈTE.
Soit.

SOCRATE.
Et si l’on veut aller à la chasse de quelqu’une de ces
sciences, la prendre, la tenir, et la lâcher ensuite, vois de
quels mots il faut se servir; si ce sont les mêmes dont on
se servait auparavant, lorsqu’on était en possession de
ces sciences, ou d’autres mots. L’exemple suivant te fera
mieux comprendre ce que je veux dire. N’est-il pas un art
que tu appelles arithmétique?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Figure-toi que c’est la chasse des sciences de tout
nombre, soit pair, soit impair.

THÉÉTÈTE.
Je me le figure.

SOCRATE.
Par cet art on a dans sa main les sciences des nombres,
et on les met, si l’on veut, entre les mains d’autrui.

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Mettre ces sciences en d’autres mains, c’est ce que nous
appelons enseigner; les recevoir, c’est apprendre; et les
avoir, parce qu’on les possède dans le colombier en
question, voilà ce qui se nomme savoir.

THÉÉTÈTE.
Eh bien?

SOCRATE.
Sois attentif à ce qui suit. Le parfait arithméticien ne sait-il
pas tous les nombres, puisque les sciences de tous les
nombres sont dans son âme?

THÉÉTÈTE.
Assurément.

SOCRATE.
Cet homme ne calcule-t-il pas quelquefois en lui-même
les nombres qui sont dans sa tête, ou certains objets
extérieurs de nature à être comptés?

THÉÉTÈTE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Calculer, est-ce autre chose, selon nous, qu’examiner
quelle est la quantité d’un nombre?

THÉÉTÈTE.
C’est cela même.

SOCRATE.
Il semble donc examiner ce qu’il sait, comme s’il ne le
savait pas, lui que nous avons dit savoir tous les nombres.
Tu entends sans doute proposer quelquefois des
difficultés de cette espèce?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Or, pour revenir à notre comparaison de la possession et
de la chasse des pigeons, nous dirons que cette chasse

est de deux sortes: l’une avant de posséder, dans la vue
même de posséder; l’autre, quand déjà l’on possède, pour
prendre et pour avoir en ses mains ce qu’on possédait
depuis longtemps. De même, pour les choses dont on a
acquis la science depuis longtemps, et qu’on sait pour les
avoir apprises, on peut les rapprendre de nouveau, et en
ressaisir la science, dont on était déjà en possession,
mais qu’on n’avait pas présente à la pensée.

THÉÉTÈTE.
A merveille.

SOCRATE.
C’est pour cela que tout-à-l’heure je demandais de quels
termes nous nous servirions, quand un arithméticien se
dispose à calculer, ou un grammairien à lire. Dira-t-on que
sachant l’arithmétique ou la grammaire, il va derechef
apprendre ce qu’il sait?

THÉÉTÈTE.
Cela serait absurde, Socrate.

SOCRATE.
Mais dirons-nous qu’il va lire ou compter ce qu’il ne sait
pas, après avoir accordé à l’un la science de toutes les
lettres, et à l’autre celle de tous les nombres?

THÉÉTÈTE.
Cela n’est pas moins absurde.

SOCRATE.
Veux-tu que nous disions qu’il nous importe peu de quels

noms on se servira pour exprimer ce qu’on entend par
savoir et apprendre? mais qu’ayant établi qu’autre chose
est de posséder une science, et autre chose de l’avoir,
nous soutenons qu’il est impossible qu’on ne possède
point ce qu’on possède, et que par conséquent on sait
toujours ce qu’on sait; que cependant il se peut faire que
sur cela même on juge faux, parce qu’il serait possible
qu’on eût pris une fausse science au lieu de la véritable
lorsque, en faisant la chasse à quelqu’une des sciences
que l’on possède, elles se confondent, on se méprend et
on saisit à la volée l’une pour l’autre; ainsi, par exemple,
quand on croit qu’onze est la même chose que douze, on
prend la science d’onze pour celle de douze, comme si on
prenait une tourterelle pour un pigeon?

THÉÉTÈTE.
Cette explication paraît vraisemblable.

SOCRATE.
Mais si on met la main sur celle qu’on veut prendre, alors
on ne se trompe point, et on juge ce qui est: et nous dirons
que c’est là ce qui constitue un jugement vrai ou faux, et
que les difficultés qui nous faisaient tant de peine tout-à-
l’heure ne nous inquiètent plus. Peut- être seras-tu de mon
avis; ou bien quel parti prendras-tu?

THÉÉTÈTE.
Je n’en prendrai pas d’autre.

SOCRATE.
Nous voilà en effet heureusement débarrassés de
l’objection qu’on ne sait point ce que l’on sait; puisqu’on

possède toujours ce que l’on possède, soit qu’on se
méprenne ou non sur quelque objet. Mais j’entrevois à
présent un inconvénient plus fâcheux encore.

THÉÉTÈTE.
Quel est-il?

SOCRATE.
Si c’est la méprise en fait de sciences qui fait juger faux.

THÉÉTÈTE.
Comment cela?

SOCRATE.
D’abord, en ce qu’ayant la science d’une chose, on
l’ignorerait, non pas par ignorance, mais à cause même
de la science que l’on possède; ensuite, en ce qu’on
jugerait que cette chose est une autre, et une autre, celle-
là. Or, n’est-ce pas une grande absurdité que l’âme
possède en soi la science, et que cependant elle ne
connaisse rien et confonde tout? En effet, rien n’empêche
à ce compte que l’ignorance ne nous fasse connaître et
que l’aveuglement ne nous fasse voir, s’il est vrai que la
science nous fait ignorer.

THÉÉTÈTE.
Peut-être, Socrate, avons-nous eu tort de ne supposer que
des sciences à la place des oiseaux; nous eussions dû
aussi supposer des ignorances voltigeant dans l’âme avec
elles: de façon que le chasseur, prenant tantôt une
science et tantôt une ignorance sur le même objet, jugerait
faux par l’ignorance et vrai par la science.

SOCRATE.
Il est difficile, Théétète, de te refuser des éloges:
néanmoins, examine de nouveau ce que tu viens de dire.
Supposons que la chose soit ainsi. Celui qui prendra une
ignorance, jugera faux, selon toi; n’est-ce pas?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Mais il ne s’imaginera pas sans doute qu’il juge faux.

THÉÉTÈTE.
Cela se pourrait-il?

SOCRATE.
Au contraire, il croira juger vrai, et voudra passer pour bien
savoir ce que réellement il ignore.

THÉÉTÈTE.
Assurément.

SOCRATE.
Il s’imaginera donc avoir pris à la chasse une science, et
non pas une ignorance.

THÉÉTÈTE.
Je n’en doute pas.

SOCRATE.

Ainsi, après un long circuit, nous voilà retombés dans
notre premier embarras. Car ce même critique ne
manquera pas de nous dire avec un ris moqueur:
Expliquez-moi donc, mes amis, comment il se peut que
connaissant l’une et l’autre, et la science et l’ignorance, on
se figure qu’une science qu’on sait est une autre qu’on sait
aussi; ou comment, ne connaissant ni l’une ni l’autre, on
peut croire qu’une science qu’on ne sait point est une
autre qu’on ne sait pas non plus? Ou bien prendra-t-on
celle qu’on ne sait point pour celle qu’on sait? Ou me
direz-vous encore qu’il y a des sciences de sciences et
d’ignorances, et que celui qui les possède, les tenant
enfermées dans d’autres colombiers ridicules, ou les
ayant gravées sur d’autres tablettes de cire, les sait
pendant tout le temps qu’il en est possesseur, quand bien
même elles ne seraient point présentes à son esprit? De
cette sorte, vous serez contraints de parcourir mille fois le
même cercle sans avancer jamais. Que répondrons-nous
à cela, Théétète?

THÉÉTÈTE.
En vérité, Socrate, je n’y saurais que dire.

SOCRATE.
Ces difficultés, mon enfant, ne sont-elles pas pour nous un
reproche bien fondé et un avertissement que nous avons
eu tort de laisser aller la science, pour chercher à
découvrir auparavant ce que c’est que le faux jugement, et
qu’il est impossible de connaître celui-ci, si l’on ne connaît
d’abord suffisamment la science et en quoi elle consiste?

THÉÉTÈTE.

Il faut bien maintenant que j’en convienne, Socrate.

SOCRATE.
Comment donc définira-t-on de nouveau la science? Car
sans doute nous ne renoncerons pas encore à la chercher.

THÉÉTÈTE.
Non, certainement; à moins que tu ne t’y refuses toi-
même.

SOCRATE.
Dis-moi de quelle manière nous la définirons, sans nous
mettre dans le cas de nous contredire.

THÉÉTÈTE.
Comme nous avons déjà essayé de le faire, Socrate: car il
ne se présente rien autre chose à mon esprit.

SOCRATE.
Que veux-tu dire?

THÉÉTÈTE.
Que le jugement vrai est la science. Le jugement vrai n’est
sujet à aucune erreur, et tous les effets qui en résultent
sont beaux et bons.

SOCRATE.
Celui qui sert de guide dans le passage d’une rivière,
Théétète, dit que l’eau fera bien voir elle-même combien
elle est profonde. De même, si nous entrons plus avant
dans cette recherche, peut-être que les obstacles qui se

présenteront nous découvriront ce que nous voulons
savoir; au lieu que, si nous en restons là, rien ne pourra
s’éclaircir.

THÉÉTÈTE.
Tu as raison: allons donc, et examinons.

SOCRATE.
La chose ne demande pas un long examen. Un art tout
entier prouve déjà que la science n’est pas là.

THÉÉTÈTE.
Comment? et quel est cet art?

SOCRATE.
L’art des hommes les plus renommés pour leurs lumières,
ceux qu’on appelle orateurs et gens de lois. En effet, tout
leur talent consiste à persuader, non par voie
d’enseignement, mais en inspirant à leurs auditeurs le
jugement qui leur convient. Ou bien penses-tu qu’ils soient
des maîtres assez habiles pour pouvoir, tandis qu’un peu
d’eau s’écoule, instruire suffisamment de la vérité de
certains faits des hommes qui n’y étaient pas présents,
soit qu’il s’agisse d’un vol d’argent ou de quelque autre
violence?

THÉÉTÈTE.
Nullement; je crois qu’ils ne peuvent que persuader.

SOCRATE.
Persuader quelqu’un, n’est-ce point le faire juger d’une
certaine manière?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
N’est-il pas vrai que quand des juges ont une persuasion
bien fondée sur les faits qu’on ne peut savoir, à moins de
les avoir vus, alors, estimant ces faits sur le rapport
d’autrui, ils en portent un jugement vrai sans science,
ayant eu bien raison de s’être laissé persuader, puisque
leur sentence a été ce qu’elle devait être?

THÉÉTÈTE.
Sans contredit.

SOCRATE.
Mais, mon ami, si le jugement vrai et la science étaient la
même chose, le meilleur tribunal pourrait-il porter jamais
un jugement juste, étant dépourvu de la science? Il semble
donc qu’il y a une différence entre la science et le vrai
jugement.

THÉÉTÈTE.
Écoute une chose que j’ai ouïe dire à quelqu’un, et que
j’avais oubliée. Il prétendait que le jugement vrai
accompagné de son explication est la science; et que le
jugement qu’on ne peut expliquer est en-dehors de la
science: que les objets dont on ne peut pas donner
d’explication ne peuvent se savoir; et que ceux qui sont
explicables sont seuls scientifiques: ce sont ses propres
termes.

SOCRATE.
Assurément: mais dis-moi par où tu distingues les objets
qui peuvent se savoir de ceux qui ne le peuvent pas. Je
verrai par là si nous avons entendu l’un et l’autre la même
chose.

THÉÉTÈTE.
Je ne sais si je m’en acquitterai bien; mais il me semble
que si un autre me le disait, je pourrais le suivre aisément.

SOCRATE.
Écoute donc un songe pour un autre songe. Je crois avoir
aussi entendu dire à quelques-uns que les éléments
primitifs dont l’homme et l’univers sont composés, sont
inexplicables: que chaque élément pris en lui-même ne
peut que se nommer, et qu’il est impossible d’en dire rien
de plus, ni pour ni contre; car ce serait déjà lui attribuer
l’être ou le non être: qu’il ne faut rien ajouter à l’élément, si
on veut parler de lui seul; qu’on ne doit pas même y
joindre ces mots, le, ce, celui-ci, chaque, seul, ni
beaucoup d’autres semblables, parce que n’ayant rien de
fixe ils s’appliquent à toutes choses, et sont toujours par
quelque côté différents de celles à qui on les joint; qu’il
faudrait énoncer l’élément en lui-même, si cela était
possible, et s’il avait une explication qui lui fût propre, au
moyen de laquelle on pût l’énoncer sans le secours
d’aucune autre chose; mais qu’il est impossible
d’expliquer aucun des premiers éléments, et qu’on ne peut
que les nommer simplement, parce qu’ils n’ont rien au-
delà du nom: qu’au contraire pour les êtres composés de
ces éléments, comme il y a une combinaison de principes,
il y en a aussi une de noms qui permet alors la

démonstration; car celle-ci résulte essentiellement de
l’assemblage des noms: qu’ainsi les éléments ne sont ni
explicables, ni connaissables, mais seulement sensibles,
tandis que les composés peuvent être connus, énoncés, et
tombent sous un jugement vrai: que, par conséquent,
quand on portait sur quelque objet un jugement vrai, mais
destitué d’explication, l’âme à la vérité pensait juste sur cet
objet, mais ne le connaissait pas, parce qu’on n’a point la
science d’une chose, tant qu’on n’en peut ni donner ni
entendre l’explication; mais que lorsqu’on joignait
l’explication au jugement vrai, on était alors en état de
connaître, et on avait tout ce qui est requis pour la science.
Est-ce ainsi que tu as entendu ce songe, ou de quelque
autre manière?

THÉÉTÈTE.
Comme cela précisément.

SOCRATE.
Eh bien, es-tu d’avis qu’on définisse la science, un
jugement vrai avec explication?

THÉÉTÈTE.
Tout-à-fait.

SOCRATE.
Quoi donc, Théétète, aurions-nous ainsi découvert en ce
jour ce que tant de sages ont cherché depuis longtemps,
arrivant, avant de l’avoir trouvé, aux portes du tombeau?

THÉÉTÈTE.
Pour moi, Socrate, il me semble que cette définition est

bonne.

SOCRATE.
Il est vraisemblable en effet qu’elle l’est: car quelle science
pourrait-il y avoir hors du jugement droit bien expliqué? Il y
a pourtant dans ce qu’on vient de dire un point qui me
déplaît.

THÉÉTÈTE.
Quel est-il?

SOCRATE.
Celui-là même qui paraît le mieux dit, savoir, que les
éléments ne peuvent être connus, et que les composés
peuvent l’être.

THÉÉTÈTE.
Cela n’est-il pas juste?

SOCRATE.
Il faut voir; aussi bien nous avons pour garants de cette
opinion les exemples sur lesquels son auteur s’appuie.

THÉÉTÈTE.
Quels exemples?

SOCRATE.
Les éléments des lettres et les syllabes. Penses-tu que
l’auteur de cette opinion eût en vue autre chose, lorsqu’il
disait ce que nous venons de rapporter?

THÉÉTÈTE.
Non, rien autre chose.

SOCRATE.
Attachons-nous donc à cet exemple, et examinons-le; ou
plutôt voyons si c’est ainsi ou autrement que nous avons
nous-mêmes appris les lettres. Et d’abord les syllabes
peuvent-elles s’expliquer, et les éléments ne le peuvent-ils
point?

THÉÉTÈTE.
Probablement.

SOCRATE.
Je pense tout comme toi. Si donc quelqu’un t’interrogeait
sur la première syllabe de mon nom en cette manière:
Théétète, dis-moi, qu’est-ce que So? que répondrais-tu?

THÉÉTÈTE.
Que c’est une S et un O.

SOCRATE.
N’est-ce point là l’explication de cette syllabe?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Dis-moi de même quelle est l’explication de l’S.

THÉÉTÈTE.

Comment pourrait-on te nommer les éléments d’un
élément? L’S, Socrate, est une consonne, un simple bruit
que forme la langue en sifflant. Le B n’est ni une voyelle,
ni même un bruit, non plus que la plupart des éléments:
de sorte qu’on est très fondé à dire que les éléments sont
inexplicables, puisque les plus sonores d’entre eux, au
nombre de sept, n’ont que la voix, et n’admettent aucune
explication.

SOCRATE.
Voilà donc, mon cher ami, relativement à la science, un
point où nous avons réussi.

THÉÉTÈTE.
Il me semble.

SOCRATE.
Quoi? avons-nous bien démontré que l’élément ne peut
être connu, et que la syllabe le peut être?

THÉÉTÈTE.
Il y a toute apparence.

SOCRATE.
Dis-moi: entendons-nous par syllabe les deux éléments
qui la composent, ou tous, s’ils sont plus de deux? ou bien
une certaine forme qui résulte de leur assemblage?

THÉÉTÈTE.
Il me paraît que nous entendons tous les éléments dont
une syllabe est composée.

SOCRATE.
Vois ce qui en est par rapport à deux. S et O font
ensemble la première syllabe de mon nom. N’est-il pas
vrai que celui qui connaît cette syllabe, connaît ces deux
éléments?

THÉÉTÈTE.
Sans doute.

SOCRATE.
Il connaît donc l’S et l’O?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Que serait-ce si ne connaissant ni l’un ni l’autre, il les
connaissait tous deux?

THÉÉTÈTE.
Ce serait un prodige et une absurdité, Socrate.

SOCRATE.
Cependant, s’il est indispensable de connaître l’un et
l’autre, pour les connaître tous deux, il est de toute
nécessité pour quiconque doit connaître une syllabe, d’en
connaître auparavant les éléments: et cela étant, notre
beau discours s’évanouit et s’échappe de nos mains.

THÉÉTÈTE.

Oui, vraiment, et tout-à-coup.

SOCRATE.
C’est que nous l’avons mal surveillé. Peut-être fallait-il
supposer que la syllabe ne consiste pas dans les
éléments, mais dans un je ne sais quoi qui en résulte, et
qui a sa forme particulière, différente des éléments.

THÉÉTÈTE.
Tu as raison: il se peut faire que la chose soit de cette
manière plutôt que de l’autre.

SOCRATE.
Il faut examiner, et ne point abandonner ainsi lâchement
un sentiment grave et respectable.

THÉÉTÈTE.
Non, sans doute.

SOCRATE.
Que la chose soit donc comme nous venons de dire, et
que chaque syllabe, composée d’éléments qui s’ajustent
ensemble, ait sa forme propre, tant pour les lettres que
pour tout le reste.

THÉÉTÈTE.
Je le veux bien.

SOCRATE.
Il ne faut pas en conséquence qu’elle ait de parties.

THÉÉTÈTE.
Pourquoi?

SOCRATE.
Parce qu’où il y a des parties, le tout est nécessairement
la même chose que toutes les parties prises ensemble.
Ou bien diras-tu qu’un tout résultant de parties a une
forme propre autre que celle de toutes les parties?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Le tout et le total sont-ils, selon toi, la même chose, ou
deux choses différentes?

THÉÉTÈTE.
Je n’ai rien de certain là-dessus: mais puisque tu veux que
je réponde hardiment, je me hasarde à dire que ce sont
deux choses différentes.

SOCRATE.
Ton courage est louable, Théétète: il faut voir si ta réponse
l’est aussi.

THÉÉTÈTE.
Sans doute, il le faut voir.

SOCRATE.
Ainsi le tout diffère du total, selon ce que tu dis.

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Mais quoi! y a-t-il quelque différence entre toutes les
parties et le total? Par exemple, lorsque nous disons, un,
deux, trois, quatre, cinq, six; ou deux fois trois, ou trois fois
deux; ou quatre et deux; ou trois, deux et un; toutes ces
expressions rendent-elles le même nombre, ou des
nombres différents?

THÉÉTÈTE.
Elles rendent le même nombre.

SOCRATE.
N’est-ce pas six?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Et sous chaque expression ne mettons-nous pas toutes
les six unités?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Et toutes les six unités, n’est-ce rien dire?

THÉÉTÈTE.

Si fait.

SOCRATE.
N’est-ce pas dire six?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Par conséquent, pour tout ce qui résulte des nombres
nous entendons la même chose par le total et toutes les
parties.

THÉÉTÈTE.
Il y a apparence.

SOCRATE.
Parlons-en donc en cette manière. Le nombre qui fait un
arpent et l’arpent sont une même chose. N’est-ce pas?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Le nombre qui fait le stade pareillement.

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
N’en est-il pas de même du nombre d’une armée et de

l’armée, et de toutes les autres choses semblables? Car la
totalité du nombre est précisément chacune de ces
choses prise en entier.

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Mais qu’est-ce que le nombre de chacune, sinon ses
parties?

THÉÉTÈTE.
Rien autre chose.

SOCRATE.
Tout ce qui a des parties résulte donc de ces parties.

THÉÉTÈTE.
Il paraît qu’oui.

SOCRATE.
Il est donc avoué que toutes les parties font le total, s’il est
vrai que tout le nombre le fasse aussi.

THÉÉTÈTE.
Sans doute.

SOCRATE.
Le tout n’est donc point composé de parties: car s’il était
l’ensemble des parties, ce serait un total.

THÉÉTÈTE.
Il ne paraît pas.

SOCRATE.
Mais la partie est-elle partie d’autre chose que du tout?

THÉÉTÈTE.
Oui, du total.

SOCRATE.
Tu te défends avec courage, Théétète. Le total n’est-il
point un total, lorsque rien n’y manque?

THÉÉTÈTE.
Nécessairement.

SOCRATE.
Le tout ne sera-t-il pas de même un tout, lorsqu’il n’y
manquera rien? En sorte que s’il manque quelque chose,
ce n’est plus ni un total, ni un tout; et que l’un et l’autre
devient ce qu’il est par la même cause.

THÉÉTÈTE.
Il me paraît à présent que le tout et le total ne diffèrent en
rien.

SOCRATE.
Ne disions-nous point qu’où il y a des parties, le tout et le
total seront la même chose que l’ensemble des parties?

THÉÉTÈTE.

Oui.

SOCRATE.
Ainsi, pour revenir à ce que je voulais prouver tout-à-
l’heure, n’est-il pas vrai que, si la syllabe n’est pas les
éléments composants, c’est une nécessité que ces
éléments ne soient point des parties par rapport à elle, ou
que si elle est la même chose que les éléments, elle ne
puisse pas être plus connue qu’eux?

THÉÉTÈTE.
J’en conviens.

SOCRATE.
N’est-ce pas pour éviter cet inconvénient, que nous l’avons
supposée différente des éléments qui la composent?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Mais si les éléments ne sont point les parties de la
syllabe, veux-tu m’assigner d’autres choses qui en soient
les parties sans en être les éléments?

THÉÉTÈTE.
Je n’accorderai point, Socrate, qu’elle ait des parties;
aussi-bien il serait ridicule d’en chercher d’autres, ayant
rejeté les éléments.

SOCRATE.

Suivant ce que tu dis, Théétète, la syllabe doit être une
espèce de forme indivisible.

THÉÉTÈTE.
Il y a apparence.

SOCRATE.
Te souvient-il, mon cher ami, que nous avons approuvé
précédemment comme une chose bien dite, que les
premiers éléments dont les autres êtres sont composés ne
sont point susceptibles d’explication, parce que chacun
d’eux pris en soi est exempt de composition; qu’il n’était
pas juste en parlant d’un de ces éléments, de dire qu’il
est, ni qu’il est cela, ces choses étant autres et étrangères
par rapport à lui; et que c’était la cause pourquoi il ne
tombe ni sous l’explication, ni sous la connaissance?

THÉÉTÈTE.
Je m’en souviens.

SOCRATE.
Est-il une autre cause qui le rende simple et indivisible?
Pour moi, je n’en vois point.

THÉÉTÈTE.
Il ne paraît pas qu’il y en ait.

SOCRATE.
Si la syllabe n’a point de parties, si elle est une, elle a
donc la même forme que les premiers éléments.

THÉÉTÈTE.
Sans doute.

SOCRATE.
Et si la syllabe est un assemblage d’éléments, et qu’elle
fasse un tout dont ils sont les parties; les syllabes et les
éléments pourront également se connaître et s’énoncer,
puisque nous avons jugé que les parties prises ensemble
sont la même chose que le tout.

THÉÉTÈTE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Si au contraire la syllabe est une et indivisible, aussi bien
que l’élément, elle ne tombera pas plus que lui sous
l’explication, ni sous la connaissance: car la même cause
produira les mêmes effets en eux.

THÉÉTÈTE.
Je ne saurais en disconvenir.

SOCRATE.
Ainsi, n’approuvons pas celui qui soutient que la syllabe
peut être connue et énoncée, et que l’élément ne le peut
pas.

THÉÉTÈTE.
Il ne le faut point, si nous admettons les raisons qui
viennent d’être dites.

SOCRATE.
Mais quoi? Écouterais-tu davantage celui qui dirait le
contraire sur ce que tu sais bien t’être arrivé à toi-même en
apprenant les lettres?

THÉÉTÈTE.
Qu’est-ce qui m’est arrivé?

SOCRATE.
Tu n’as fait autre chose en les apprenant, que de t’exercer
à distinguer les éléments, soit à la vue, soit à l’ouïe, afin
de n’être point embarrassé dans quelque ordre qu’on les
prononçât ou qu’on les écrivît.

THÉÉTÈTE.
Tu dis très vrai.

SOCRATE.
Et qu’as tu tâché d’apprendre parfaitement chez le maître
de lyre, sinon à être en état de suivre chaque son, et de
distinguer de quelle corde il partait? Ce que tout le monde
reconnaît pour être les éléments de la musique.

THÉÉTÈTE.
Rien autre chose.

SOCRATE.
S’il faut juger par les syllabes et les éléments que nous
connaissons, des syllabes et des éléments que nous ne
connaissons pas, nous dirons donc que les éléments
peuvent être connus d’une manière plus claire et plus

décisive pour l’intelligence parfaite de chaque science,
que les syllabes; et si quelqu’un soutient que la syllabe est
de nature à être connue, et l’élément de nature à ne l’être
pas, nous croirons qu’il ne parle pas sérieusement, soit
qu’il le fasse de propos délibéré, ou non.

THÉÉTÈTE.
Sans contredit.

SOCRATE.
On pourrait, ce me semble, démontrer encore la même
chose de plusieurs autres manières: mais prenons garde
que cela ne nous fasse perdre de vue ce que nous nous
sommes proposé d’examiner, savoir, ce qu’on entend,
quand on dit que le jugement vrai accompagné
d’explication est la science la plus parfaite.

THÉÉTÈTE.
C’est ce qu’il faut voir.

SOCRATE.
Dis-moi donc que signifie ce mot d’explication? Il me
paraît qu’il signifie une de ces trois choses.

THÉÉTÈTE.
Lesquelles?

SOCRATE.
La première, rendre sa pensée sensible par la voix au
moyen des mots, en sorte qu’elle se peigne dans la parole
qui sort de la bouche, comme dans un miroir ou dans
l’eau. N’est-ce pas là, à ton avis, ce que veut dire

explication ?

THÉÉTÈTE.
Oui, et nous disons que celui qui fait cela, s’explique.

SOCRATE.
Tout le monde n’est il point capable de le faire, et
d’exprimer plus ou moins promptement ce qu’il pense de
chaque chose, à moins qu’on ne soit muet ou sourd de
naissance? Et le jugement droit sera toujours
accompagné d’explication en ce sens, dans tous ceux qui
pensent vrai sur quelque objet, et jamais le jugement vrai
ne se trouvera sans la science.

THÉÉTÈTE.
Tu as raison.

SOCRATE.
Ainsi, n’accusons pas à la légère l’auteur de la définition
de la science que nous examinons de n’avoir rien dit qui
vaille. Car peut-être n’a-t-il pas eu en vue ce que nous lui
attribuons, et a-t-il voulu désigner la capacité de rendre
compte de chaque chose par les éléments qui la
composent, lorsqu’on nous interroge sur sa nature.

THÉÉTÈTE.
Par exemple, Socrate?

SOCRATE.
Par exemple, Hésiode dit du char qu’il est composé de
cent pièces . Je ne pourrais pas en faire le

dénombrement, ni toi non plus, je pense. Mais si l’on nous
demandait ce que c’est qu’un char, nous croirions avoir
beaucoup fait de répondre que ce sont des roues, un
essieu, des ailes, des jantes, un timon.

THÉÉTÈTE.
Assurément.

SOCRATE.
Mais celui qui nous ferait cette question nous trouverait
peut-être aussi ridicules de répondre de cette manière que
si, après qu’il nous aurait demandé ton nom et que nous
l’aurions dit syllabe par syllabe, nous allions nous
imaginer, parce que nous en portons un jugement juste et
que nous l’énonçons bien, que nous sommes
grammairiens, que nous connaissons et expliquons selon
les règles de la grammaire le nom de Théétète; tandis que
ce n’est point là parler en homme qui sait, à moins
qu’avec le jugement vrai, on ne rende un compte exact de
chaque chose par ses éléments, comme il a été dit
précédemment.

THÉÉTÈTE.
Nous l’avons dit en effet.

SOCRATE.
De même, nous portons à la vérité un jugement droit
touchant le char; mais celui qui peut en décrire la nature
en parcourant l’une après l’autre toutes ces cent pièces, et
qui joint cette connaissance au reste, outre qu’il juge vrai
sur le char, en possède encore l’explication, et au lieu d’un
simple jugement arbitraire, il parle en artiste et en homme

qui sait sur la nature du char, parce qu’il peut faire la
description du tout par ses éléments.

THÉÉTÈTE.
Et ne penses-tu pas qu’il en est ainsi, Socrate?

SOCRATE.
Oui, mon cher ami, si tu crois et si tu accordes que la
description d’une chose par ses éléments en est
l’explication, et que celle qu’on en fait par les syllabes, ou
par d’autres parties plus grandes, n’explique rien. Dis-moi
ton sentiment là-dessus, afin que nous l’examinions.

THÉÉTÈTE.
Eh bien, je l’accorde.

SOCRATE.
Penses-tu aussi qu’on soit savant sur quelque objet que
ce puisse être, lorsqu’on rapporte une même chose tantôt
au même objet, et tantôt à un objet différent; ou qu’on
porte sur le même objet tantôt un jugement, tantôt un
autre?

THÉÉTÈTE.
Non, certes, je ne le pense pas.

SOCRATE.
Et tu ne te rappelles point que c’est précisément là ce que
vous faisiez toi et les autres, au commencement que vous
appreniez les lettres?

THÉÉTÈTE.
Veux-tu dire que nous croyions tantôt que telle lettre
appartenait à la même syllabe, et tantôt telle autre; et que
nous placions la même lettre tantôt à la syllabe qui lui
convenait, tantôt à une autre?

SOCRATE.
Oui, cela même.

THÉÉTÈTE.
Par Jupiter, je ne l’ai pas oublié, et je ne tiens pas pour
savants ceux qui sont capables de ces méprises.

SOCRATE.
Mais quoi? lorsqu’un enfant dans le même cas où tu étais
alors, écrivant le nom de Théétète par un th et un e, croit
devoir l’écrire et l’écrit ainsi, et que voulant écrire
celui de Théodore, il croit devoir l’écrire et l’écrit par un t et
un e, dirons-nous qu’il sait la première syllabe de vos
noms?

THÉÉTÈTE.
Nous venons de convenir que celui qui est dans ce cas est
loin de savoir.

SOCRATE.
Rien empêche-t-il qu’il soit dans le même cas par rapport
à la seconde, à la troisième et à la quatrième syllabe?

THÉÉTÈTE.
Rien.

SOCRATE.
Lorsqu’il écrira de suite le nom de Théétète, n’en porte-t-il
pas un jugement droit avec le détail des éléments qui le
composent?

THÉÉTÈTE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
En même temps qu’il juge vrai, n’est-il pas encore
dépourvu de science, comme nous avons dit?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Il a pourtant l’explication de ton nom avec un jugement
vrai: car il l’a écrit connaissant l’ordre des éléments qui,
selon nous, est l’explication du nom.

THÉÉTÈTE.
J’en conviens.

SOCRATE.
Il y a donc, mon cher ami, un jugement droit accompagné
d’explication, qu’il ne faut point encore appeler science.

THÉÉTÈTE.
Il paraît qu’oui.

SOCRATE.
Ainsi, nous n’avons, selon toute apparence, été riches
qu’en songe, quand nous avons cru tenir la véritable
définition de la science. Mais ne nous pressons pas de
condamner. Peut-être n’est-ce pas cela qu’on entend par
le mot explication, et faut-il choisir la troisième et la
dernière des idées qu’a pu avoir en vue, disions-nous,
celui qui a défini la science un jugement vrai accompagné
d’explication.

THÉÉTÈTE.
Tu me le rappelles fort à propos: il en reste en effet encore
une. La première était l’image de la pensée exprimée par
la parole. La seconde qu’on vient de développer, la
détermination du tout par les éléments. Et la troisième,
quelle est-elle, selon toi?

SOCRATE.
Celle que beaucoup d’autres attacheraient comme moi au
mot explication, savoir, de pouvoir dire en quoi la chose
sur laquelle on nous interroge diffère de toutes les autres.

THÉÉTÈTE.
Pourrais-tu m’expliquer ainsi quelque objet?

SOCRATE.
Oui, le soleil, par exemple. Je crois te le désigner
suffisamment, en disant que c’est le plus brillant de tous
les corps célestes qui tournent autour de la terre.

THÉÉTÈTE.
A merveille.

SOCRATE.
Écoute pourquoi j’ai dit ceci. Nous venons d’établir que,
selon quelques-uns, si tu saisis dans chaque objet sa
différence d’avec tous les autres, tu en auras l’explication:
au lieu que si tu en saisis une qualité commune, tu auras
l’explication des objets à qui cette qualité est commune.

THÉÉTÈTE.
Je comprends; et il me paraît qu’on fait bien d’appeler cela
explication.

SOCRATE.
Ainsi, lorsque, avec un jugement droit sur un objet
quelconque, on connaîtra sa différence d’avec tout autre,
on saura ce qu’on n’avait auparavant que jugé.

THÉÉTÈTE.
Nous ne craignons pas de l’assurer.

SOCRATE.
Maintenant, Théétète que je suis près de cette définition,
je n’y saisis pour mon compte absolument rien, comme
devant certains tableaux; dans l’éloignement, je croyais y
voir quelque chose.

THÉÉTÈTE.
Comment? d’où vient que tu parles de la sorte?

SOCRATE.
Je te le dirai, si je puis. Lorsque, en même temps que je

porte sur toi un jugement droit, je peux encore t’expliquer,
je te connais: sinon, je n’ai qu’un jugement arbitraire.

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
T’expliquer, c’est déterminer ce qui te différencie.

THÉÉTÈTE.
Sans doute.

SOCRATE.
Lors donc que je ne portais sur toi qu’un simple jugement,
n’est-il pas vrai que ma pensée ne saisissait aucun des
traits qui te distinguent de tout autre?

THÉÉTÈTE.
A ce qu’il paraît

SOCRATE.
Ainsi je n’avais dans l’esprit que des qualités communes,
qui ne sont pas plus les tiennes que celles de tout autre
homme.

THÉÉTÈTE.
Nécessairement.

SOCRATE.
Au nom de Jupiter, dis-moi comment en ce cas tu étais
l’objet de mon jugement plutôt que tout autre? Suppose en

effet que je me représente Théétète sous l’image d’un
homme qui a un nez, des yeux, une bouche, et ainsi des
autres parties du corps: cette image fera-t-elle que je
pense plutôt à Théétète qu’à Théodore, et, comme l’on dit,
au dernier des Mysiens?

THÉÉTÈTE.
Non, vraiment.

SOCRATE.
Si je ne me figure pas seulement un homme avec un nez
et des yeux, et que je me représente de plus ce nez
camus et ces yeux sortant de la tête, sera-ce ton image
que j’aurai dans l’esprit plutôt que la mienne, et celle de
tous ceux qui nous ressemblent en cela?

THÉÉTÈTE.
Nullement.

SOCRATE.
Je ne me formerai, ce semble, l’image de Théétète, que
quand sa camardise laissera en moi des traces différentes
de toutes les espèces de camardise que j’ai vues, et ainsi
de toutes les autres parties qui te composent: en sorte que
demain, si je te rencontre, cette camardise te rappelle à
mon esprit, et me fasse porter de toi un jugement vrai.

THÉÉTÈTE.
Cela est incontestable.

SOCRATE.
Ainsi le jugement vrai atteint aussi la différence de chaque

objet.

THÉÉTÈTE.
Il y a apparence.

SOCRATE.
Qu’est-ce donc que signifie expliquer un objet en même
temps qu’on en porte un jugement droit? Car si cela veut
dire qu’il faut juger en outre ce qui distingue un objet des
autres, c’est nous prescrire une chose tout-à-fait plaisante.

THÉÉTÈTE.
Pourquoi?

SOCRATE.
Parce que c’est nous prescrire de juger avec droiture les
objets par rapport à leur différence, tandis que nous avons
déjà ce droit jugement par rapport à leur différence; et de
cette sorte il y a plus d’absurdité en un pareil conseil, qu’à
prescrire de tourner une scytale , un mortier, ou toute
autre chose passée en proverbe. On l’appellerait avec plus
de raison le conseil d’un aveugle, rien ne ressemblant
mieux à un aveuglement complet, que d’ordonner de
prendre ce qu’on a, afin de savoir ce qu’on sait déjà dans
le jugement.

THÉÉTÈTE.
Dis-moi, que voulais-tu dire tout-à-l’heure lorsque tu
m’interrogeais?

SOCRATE.

Mon enfant, si par expliquer un objet, on entend en
connaître la différence, et non simplement la juger;
l’explication en ce cas est ce qu’il y a de plus beau dans la
science. Car connaître, c’est avoir la science: n’est-ce
pas?

THÉÉTÈTE.
Oui.

SOCRATE.
Et si on demande à l’auteur de la définition, Qu’est-ce que
la science? il répondra apparemment que c’est un
jugement juste sur un objet avec la science de sa
différence: puisque, selon lui, ajouter l’explication au
jugement n’est autre chose que cela.

THÉÉTÈTE.
Apparemment.

SOCRATE.
C’est donc une réponse un peu niaise, quand nous
demandons ce que c’est que la science, de nous dire que
c’est un jugement droit joint à la science, soit de la
différence, soit de toute autre chose. Ainsi, Théétète, la
science n’est ni la sensation, ni le jugement vrai, ni ce
même jugement accompagné d’explication.

THÉÉTÈTE.
Il paraît que non.

SOCRATE.
Eh bien, mon cher ami, sommes-nous encore pleins, et

ressentons-nous encore les douleurs de l’enfantement
relativement à la science? on avons-nous mis au jour
toutes nos conceptions?

THÉÉTÈTE.
Assurément, Socrate, j’ai dit avec ton aide bien plus de
choses que je n’en avais dans l’âme.

SOCRATE.
Mon art de sage-femme ne nous apprend-il pas que toutes
ces conceptions sont frivoles et indignes qu’on en prenne
soin?

THÉÉTÈTE.
Oui, vraiment.

SOCRATE.
Si donc par la suite, Théétète, il t’arrive de vouloir
produire et si tu produis en effet, tes fruits seront meilleurs,
grâces à cette discussion; et si tu demeures stérile, tu
seras moins à charge à ceux avec qui tu converseras,
parce que tu seras trop sage pour croire savoir ce que tu
ne sais pas. C’est tout ce que mon art peut faire, et rien de
plus. Je ne sais rien de ce que savent les grands et
merveilleux personnages de ce temps et du temps passé;
mais pour le métier de sage-femme, ma mère et moi nous
l’avons reçu de la déesse, elle pour les femmes, moi pour
les jeunes gens qui ont de la noblesse et de la beauté.
Maintenant il faut que je me rende au Portique du
Roi , pour répondre à l’accusation que Mélitus m’a
intentée: mais retrouvons-nous ici, Théodore, demain matin.

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Tags: Platon