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Trois Hommes en Balade

Trois Hommes en Balade

de Jerome Klapka Jerome

Je dédie

cette œuvre insignifiante d’un écolier

très humble

AU BON GUIDE

qui, sans me diriger

me conduit dans le droit chemin ;

AU PHILOSOPHE BON VIVANT

qui, s’il n’a pas pu m’amener à supporter

le mal de dents avec patience, m’a cependant

soutenu par la pensée que cet incident

ne serait que passager ;

AU BON AMI

qui sourit

quand je lui fais part de mes ennuis,

et qui, lorsque j’appelle au secours,

ne fait que répondre : attends !

À L’IRONISTE

À LA FIGURE GRAVE

pour lequel la vie n’est qu’un recueil

d’épisodes humoristiques ;

AU BON MAÎTRE :

LE TEMPS

Chapitre 1

Trois amis éprouvent le besoin de se distraire. – Fâcheux résultat d’une déception. – Couardise de George. – Harris a des idées. – Récit du vieux marin et du yachtman inexpérimenté. – Un équipage plein de courage. – Du danger de mettre à la voile par vent de terre. – De l’impossibilité de naviguer par vent de mer. – Les arguments d’Ethelbertha. –L’humidité de la rivière. – Harris propose un voyage à bicyclette.– George craint le vent. – Harris suggère la Forêt Noire. – George craint les montées. – Plan imaginé par Harris pour en triompher. –Irruption de Mme Harris.

 

Ce qu’il nous faudrait, dit Harris, ce serait un peu de distraction.

À ce moment la porte s’ouvrit, etMme Harris, passant la tête dansl’entre-bâillement, nous dit qu’Ethelbertha l’envoyait me rappelerqu’il ne fallait pas rentrer trop tard à cause de Clarence…

(Je suis enclin à penser qu’Ethelbertha setourmente trop volontiers sur le compte des enfants. L’état de cepetit n’offre en somme aucune gravité. Il est sorti le matin avecsa tante. S’il a le malheur, étant avec elle, de regarder ladevanture d’un pâtissier, elle le fait entrer et le bourre de chouxà la crème et de buns jusqu’à ce qu’il se déclare rassasiéet refuse avec politesse et fermeté de manger quoi que ce soit deplus. Résultat : il a du mal à avaler un peu de purée àdéjeuner ; et sa mère craint qu’il ne couve une maladiegrave.)

Mme Harris ajouta que nousferions bien de nous dépêcher de monter pour ne pas manquer larécitation de « The Mad Hatter’s Tea Party », tiréd’Alice in Wonderland. Muriel – c’est la récitante – estla deuxième enfant de Harris. Elle a huit ans, c’est une filleintelligente et gaie, mais, pour ma part, je la préfère dans lespièces sérieuses. Nous répondons que nous finissons nos cigarettes,que nous viendrons tout de suite après, et nous supplionsMme Harris de ne pas laisser Muriel commencer avantnotre arrivée. Elle promet de tout faire pour calmer le zèle del’enfant et s’en va.

Harris, la porte fermée, reprit sa phraseinterrompue :

– Vous comprenez ce que je voulais dire…un changement total.

Comment le réaliser ?

George proposa « un voyaged’affaires ».

Un jeune ingénieur avait, je m’en souviens,projeté un de ces « voyages d’affaires » pour Vienne. Safemme lui demanda de préciser ses projets. Il s’agissait de visiterdes mines aux alentours de la capitale autrichienne et de rédigerdes rapports. Elle désira l’accompagner… c’était une femme à ça. Ilfit l’impossible pour l’en dissuader, alléguant que la place d’unejolie femme n’était pas dans une mine. Elle était bien de cet avis.Aussi n’avait-elle nullement l’intention de l’accompagner dans lespuits. Simplement elle le mettrait en voiture chaque matin, puis sedistrairait jusqu’à son retour en admirant les boutiques et en yachetant d’aventure ce qui la tenterait. Ayant lancé l’idée, il nevoyait plus maintenant le moyen de se tirer de là. Pendant dixlongues journées d’été, il fut condamné à inspecter les mines desenvirons de Vienne et, le soir, à rédiger des rapports. Il lesexpédiait à son patron, qui ne savait qu’en faire. Je rappelai ceprécédent et en fis l’application à notre cas :

– Je serais navré de croirequ’Ethelbertha et Mme Harris appartiennent à cettecatégorie d’épouses. Cependant, ne recourons pas, pour cette fois,au prétexte « affaires » ; réservons cetteéchappatoire pour le cas d’absolue nécessité… Non, allons-ycarrément. Voici ce que j’expliquerai à Ethelbertha :« J’ai remarqué, lui dirai-je, que jamais mortel n’estime à sajuste valeur un bonheur qui est constamment à sa portée. »J’ajouterai qu’afin de lui permettre d’apprécier mes qualitéspersonnelles, je jugeais opportun de m’arracher à sa société et àcelle des enfants pour trois semaines au moins. Je lui dirai,continuai-je, en m’adressant à Harris, que c’est vous qui m’avezfait comprendre cela, que c’est à vous que nous devons…

Harris posa vivement son verre :

– Si cela ne vous fait rien, mon vieux,je préférerais autre chose. Elle en parlerait à ma femme. Je seraisdésolé de recevoir des remerciements que je ne mérite pas.

– Mais si, vous les méritez, car c’estbien vous qui…

Harris m’interrompit encore :

– Non ! c’est de vous que vientl’idée. Vous vous rappelez avoir dit que c’est une erreur des’enliser dans la béatitude domestique et qu’une félicitéininterrompue alourdit le cerveau…

– Je parlais en général.

– Et précisément, continua Harris, je meproposais de parler à Clara de votre suggestion. Elle appréciebeaucoup votre intelligence, je le sais, et je suis sûr que si…

– Ne courons pas ce risque,interrompis-je à mon tour. Il y a là un problème délicat. J’enentrevois la solution. Nous dirons que le projet nous a été suggérépar George.

Il arrive à George de manquerd’obligeance ; c’est une remarque que j’ai eu l’occasion et leregret de faire. Vous auriez cru qu’il allait être enchanté d’aiderdeux vieux camarades à se tirer d’embarras ; non ! ildevint agressif.

– Essayez ! dit-il, et moi je diraique mon plan, tout au contraire, avait été de partir en bande, avecfemmes et enfants ; j’aurais emmené ma tante ; nousaurions loué un vieux château délicieux, que je connais enNormandie, dans un endroit où le climat convient particulièrementaux enfants délicats, et où le lait est tel qu’on n’en trouve pasde pareil en Angleterre. J’ajouterai que vous avez singulièrementexagéré en avançant que nous serions plus heureux, voyageantseuls.

On n’arrive à rien avec George par ladouceur ; il faut montrer de la fermeté.

– Dites-leur cela, s’écria Harris, etvoici ce que je proposerai à mon tour : Nous louerons cechâteau. Vous emmènerez votre tante, ça j’y tiens, et vous verrezl’agrément de ce mois de vacances. Les enfants raffolent tous devous ; J… et moi nous disparaîtrons. Vous avez déjà promis àEdgar de l’initier à l’art de la pêche. Ce sera encore vous quijouerez aux animaux sauvages. Dick et Muriel, depuis dimanche, nefont que parler de votre apparition en hippopotame. Nous ferons despique-niques dans la forêt : nous ne serons que onze. Le soir,un peu de musique, et on dira des vers. Muriel possède déjà sixmorceaux, et les autres enfants, tous, apprennent très vite.

Ces menaces rabattirent le caquet de George,et, le petit incident clos, la question se posa derechef : queferions-nous ?

Harris, comme toujours, penchait pour lamer ; il nous parla d’un petit yacht, juste ce qu’il nousfallait, un yacht que nous pourrions manœuvrer nous-mêmes, sansl’aide d’une bande odieuse de fainéants, de ces gens qui ne saventque flâner à votre bord, ajouter aux dépenses et qui enlèvent auvoyage son charme et sa poésie. Il se targuait de le faire marcher,son yacht, avec le seul concours d’un mousse débrouillard. Nousconnaissions ce genre de yacht et nous le lui dîmes ; nousavions déjà passé par là, Harris et moi. À l’exclusion de toutautre parfum ce bateau sent la vase et les herbes pourries, arômescontre lesquels l’air pur de la mer ne saurait lutter. Il n’y a pasd’abri contre la pluie ; le salon a dix pieds surquatre ; la moitié en est occupée par un poêle qui s’effondrequand on veut l’allumer. Vous êtes forcé de prendre votre tub surle pont et le vent emporte votre peignoir au moment même où voussortez de l’eau.

Harris et le mousse feraient tout le travailintéressant : hisser la voile, gouverner, nager debout auvent, prendre des ris. À eux tous les agréments, tandis que Georgeet moi nous éplucherions les pommes de terre et ferions leménage.

– Soit ! concéda-t-il, prenons unbeau yacht avec un capitaine et faisons les choses grandement.

Je m’y opposai encore. Je les connais, cescapitaines et leur manière de naviguer !

Jadis, il y a des années, jeune et sansexpérience, je louai un yacht. La coïncidence de trois événementsm’avait fait commettre cette folie : Ethelbertha avait ledésir de respirer l’air pur de la mer ; j’avais eu un coup dechance, et le lendemain matin même, au club, mes yeux étaienttombés sur un numéro du Sportsman, où je lus l’annoncesuivante :

AUX AMATEURS DE YACHTING

Occasion unique :

L’« ESPIÈGLE », YOLE, 28 TONNES.

LE PROPRIÉTAIRE, SUBITEMENT RAPPELÉ POURAFFAIRES, LOUERAIT CE LÉVRIER DE L’OCÉAN, YACHT SUPERBEMENT AGENCÉ,POUR PÉRIODE COURTE OU LONGUE. DEUX CABINES, SALON, PIANOWOFFENKOFF, CHAUDIÈRE EN CUIVRE NEUF, DIX GUINÉES PAR SEMAINE.

S’ADRESSER À PERTWEE ET Cie,3a, BUCKLERSBURY.

Cela m’avait fait l’effet d’une révélation duciel.

La chaudière en « cuivre neuf »m’importait peu : je pensais qu’on pourrait attendre pourfaire notre petite lessive. Mais le « piano Woffenkoff »m’inspirait. Je voyais déjà Ethelbertha jouant, le soir, quelqueschansons, dont l’équipage, avec un peu d’entraînement, reprendraitle refrain, tandis que notre demeure mobile bondirait, tel unlévrier agile, à travers les ondes argentées.

Je hélai un cab et me fis conduire directementà Bucklersbury. M. Pertwee, un quidam d’aspect modeste, avaitun bureau sans prétention au troisième étage. Il me montra uneimage à l’aquarelle de l’Espiègle, fuyant sous le vent. Lepont était incliné à quelque 90° sur l’océan. Aucun être humainn’était visible sur ce pont : je suppose qu’ils avaient tousglissé à l’eau, – je ne vois pas en effet comment on aurait pu s’ymaintenir à moins d’y avoir été cloué. Je fis remarquer cettecirconstance fâcheuse à l’agent. Il m’expliqua quel’Espiègle était représenté au plus près serré, lors de lavictoire fameuse qu’il remporta dans la coupe challenge de laMedway. M. Pertwee me croyait au courant de cet événement etje préférai m’abstenir de le questionner. Deux petites taches prèsdu cadre, que j’avais d’abord prises pour des mouches,représentaient, paraît-il, les deuxième et troisième gagnants decette course célèbre. Une photographie du yacht ancré près deGravesend était moins impressionnante, mais éveillait l’idée d’uneplus grande stabilité. Toutes les réponses à mes questions ayantété favorables, je louai pour quinze jours. M. Pertwee ditqu’il se félicitait de ce que je ne retinsse pas son yacht pourplus longtemps (j’arrivai plus tard à être de son avis), car celaps s’accordait exactement avec une autre location : sij’avais demandé le yacht pour trois semaines, il aurait été dansl’obligation de me le refuser.

L’affaire étant conclue, M. Pertwee medemanda si j’avais un capitaine en vue. Par chance je n’en avaispas (tout semblait tourner en ma faveur), car M. Pertwee étaitcertain que je ne pourrais mieux faire que de garderM. Goyles, actuellement en fonction, homme qui connaissait lamer comme un mari connaît sa femme et n’avait jamais eu à déplorerla perte d’un passager.

Ceci se passait dans la matinée et le yacht setrouva être mouillé près de Harwich. Je pus prendre l’express de10 h. 45 à Liverpool Street, et à une heure je causaisavec M. Goyles à bord de l’Espiègle.C’était un groshomme aux manières paternes. Je lui fis part de mon plan :contourner les îles hollandaises et naviguer lentement vers laNorvège. Il fit : « Bien, bien », et parutenthousiasmé de cette excursion, disant que cela l’amuserait aussi.Nous abordâmes la question de l’approvisionnement ; ils’enthousiasma encore davantage. J’avoue que la quantité devictuailles proposée par M. Goyles me surprit. Si nous avionsvécu au temps de Drake et de la piraterie espagnole, j’aurais pucraindre qu’il ne machinât un coup. Cependant il riait avec sabonhomie paternelle, assurant que nous n’exagérions pas. Lesrestes, s’il devait y en avoir, l’équipage se les partagerait etles emporterait, selon la coutume. Il me sembla quej’approvisionnais ces hommes pour tout l’hiver, mais, ne voulantpas paraître avare, je ne dis plus rien. La quantité de boissonréclamée m’étonna également.

– Nous n’allons pas, dis-je, faire lesapprêts d’une orgie, monsieur Goyles ?

– Orgie ! Voyons, ils ne prendrontqu’une goutte d’alcool dans leur thé.

Il m’exposa sa devise : recruter de bonsmatelots et bien les traiter.

– Ils travaillent de meilleur cœur et,une autre fois, reviennent à votre service.

Je ne tenais pas à ce qu’ils revinssent jamaisà mon service. Je commençais à me dégoûter d’eux avant de les avoirvus, les considérant comme un équipage par trop vorace et altéré.M. Goyles était si plein d’entrain et moi tellementinexpérimenté que là encore je laissai faire.

Je lui laissai aussi le soin d’enrôlerl’équipage. Il dit qu’il « en » viendrait à bout avecdeux hommes et un mousse. S’il faisait allusion au nettoiement desvictuailles et des boissons, il n’y pouvait réussir avec si peu demonde ; mais peut-être voulait-il parler de la conduite duyacht.

En rentrant je passai chez mon tailleur etcommandai un costume de yachting avec casquette blanche ; ilpromit de se dépêcher et de me le livrer en temps voulu ; puisje rentrai raconter à Ethelbertha l’emploi de mon temps. Sa joie nefut troublée que par cette seule pensée : la couturièreaurait-elle le temps de lui faire un costume ? Voilà bien lesfemmes !

Mariés depuis peu, nous décidâmes de n’inviterpersonne. Je rends grâces au ciel de cette décision. Le lundi, nousnous équipâmes de pied en cap et partîmes. Je ne sais plus ce queportait Ethelbertha ; en tout cas, elle était fort élégante.Mon costume bleu, garni d’une étroite tresse blanche, faisait aussitrès bon effet.

M. Goyles vint à notre rencontre sur lepont et annonça que le lunch était servi. Je dois reconnaître qu’ils’était assuré les services d’un très bon cuisinier. Je n’eus pasl’occasion de juger les capacités des autres membres de l’équipage.Cependant, je peux dire qu’au repos ils paraissaient former unebande joyeuse.

Mon projet était tel : sitôt terminé ledéjeuner des hommes, nous lèverions l’ancre ; penchés sur lebastingage, Ethelbertha et moi – moi le cigare au bec – noussuivrions à l’horizon le subtil effacement des falaises de lapatrie. Prêts à réaliser notre part du programme, nous attendionssur le pont.

– Ils prennent leur temps, dit-elle.

– S’ils veulent manger en quinze jourstout ce qui se trouve sur ce yacht, ils mettront du temps à chaquerepas. Ne les pressons pas, sinon ils n’arriveraient pas à en finirle quart.

– Ils se sont peut-être endormis,remarqua plus tard Ethelbertha. Il va bientôt être l’heure duthé.

Sans contredit, ces gaillards-là étaientplacides. Je m’avançai et hélai le capitaine Goyles parl’écoutille. Je le hélai par trois fois. Enfin il monta, lentement.Il me sembla vieilli, plus lourd, – entre ses lèvres un cigareéteint.

Il retira de la bouche son bout de cigare.

– Quand vous serez prêt, capitaineGoyles, dis-je, nous partirons.

– Pas aujourd’hui, monsieur, pasaujourd’hui.

– Pourquoi pas aujourd’hui ?

Je sais que les marins sontsuperstitieux ; peut-être le lundi était-il jour néfaste…

– Le jour n’y est pour rien, répondit lecapitaine ; c’est le vent qui me donne à réfléchir : iln’a pas l’air de vouloir tourner.

– Mais a-t-il besoin de tourner ?demandai-je. Il me semble qu’il souffle juste dans la bonnedirection, droit derrière nous.

– Oui, oui, droit, c’est bien le mot, carnous irions tout droit à la mort. Dieu nous garde de mettre à lavoile avec un vent pareil ! Voyez-vous, expliqua-t-il, enréponse à mon regard étonné, c’est ce que nous appelons un vent deterre, parce qu’il souffle directement de terre, si l’on peutdire.

Effectivement, l’homme avait raison, le ventvenait de terre.

– Il tournera peut-être pendant la nuit,dit le capitaine pour me réconforter. Du reste il n’est pasviolent, et l’Espiègle tient bien la mer.

Le capitaine Goyles reprit son cigare et moije retournai à l’arrière expliquer à Ethelbertha la raison de notreretard. Elle paraissait de moins bonne humeur qu’au moment de notreembarquement et voulut savoir pourquoi nous ne pouvions pas partiravec un vent de terre.

– S’il ne soufflait pas de la terre,dit-elle, il soufflerait de la mer, et nous renverrait vers lacôte. Il me semble que nous avons juste le vent qu’il nousfaut.

– Tu manques d’expérience, mon amour. Cevent semble bien le vent qu’il nous faut, mais il ne l’est pas.C’est ce que nous appelons un vent de terre, et le vent de terreest toujours très dangereux.

Ethelbertha voulut savoir pourquoi un vent deterre était toujours dangereux.

Ces questions m’impatientaient ;peut-être étais-je légèrement irrité. Le tangage uniforme d’unpetit yacht ancré déprime même l’esprit le plus ferme.

– Je ne saurais te l’expliquer,continuai-je (et c’était la vérité), mais ce serait le comble de latémérité de mettre à la voile avec ce vent, et je t’aime trop,chérie, pour t’exposer à de pareils risques.

Ma phrase me parut élégante ; maisEthelbertha répondit simplement qu’elle regrettait, dans cesconditions, d’être venue à bord avant mardi, et elle descendit.

Le lendemain matin le vent tourna au nord. Jem’étais levé de bonne heure et fis remarquer cette saute aucapitaine.

– Oui, oui, monsieur, déclara-t-il, c’estfâcheux, mais nous n’y pouvons rien.

– Vous ne pensez pas pouvoir partiraujourd’hui ? hasardai-je.

Il rit, et ne se fâcha pas.

– Monsieur, si vous aviez l’intentiond’aller à Ipswich, je vous dirais : Tout est au mieux. Maisnotre destination étant, voyez-vous, la côte hollandaise, eh bien,voilà…

Je communiquai la nouvelle à Ethelbertha etnous décidâmes de passer la journée à terre. Harwich n’est pas uneville gaie ; vers le soir on pourrait dire qu’elle est morne.Nous prîmes du thé et des sandwiches à Dovercourt, et retournâmessur le quai, pour retrouver le capitaine Goyles et le bateau. Nousattendîmes le premier pendant une heure. Quand il arriva, il étaitplus gai que nous ; s’il ne m’avait pas affirmé qu’il nebuvait jamais qu’un grog chaud avant de se coucher, j’aurais eulieu de croire qu’il était gris.

Le lendemain matin le vent venait du sud, cequi rendit le capitaine plutôt anxieux ; il paraît qu’il étaittout aussi dangereux de s’en aller que de rester où nousétions ; notre seul espoir était que le vent tournât avantqu’un malheur irréparable fût arrivé. Entre temps Ethelbertha avaitpris le yacht en grippe ; elle dit qu’elle aurait préférépasser une semaine dans une cabine de bains, vu qu’une cabine debains était du moins immobile.

Nous passâmes un autre jour à Harwich, etcette nuit-là, ainsi que la suivante, le vent continuant à être ausud, nous couchâmes à la Tête Couronnée. Le vendredi levent souffla directement de la mer. Je rencontrai le capitaine surle quai et lui suggérai que, vu cette circonstance, nous pourrionspartir. Il me parut irrité de mon insistance.

– Si vous étiez un peu plus au courantdes choses de la mer, monsieur, vous verriez par vous-même quec’est impossible. Le vent souffle droit de la mer.

– Capitaine Goyles, pouvez-vous me direquel est l’objet que j’ai loué ? Est-ce un yacht, ou unemaison flottante ? Je demande par là si on peut mettrel’Espiègle en mouvement, ou s’il est condamné àl’immobilité, auquel cas, vous me le diriez franchement : nousdécorerions le pont de caisses garnies de lierre, nous ajouterionsquelques plantes fleuries, nous installerions une marquise, – ceserait un lieu fort agréable. Si, au contraire, on pouvait mettrel’objet en mouvement…

– En mouvement ? interrompit lecapitaine. Il faudrait pour cela avoir le bon vent.

– Mais quel est le bon vent ?

Le capitaine Goyles sembla embarrassé. Jecontinuai :

– Au courant de la semaine nous avons euvent du nord, vent du sud, vent de l’est et vent de l’ouest, avecdes variations. Je n’attendrais encore que si vous pouviez medésigner une cinquième direction sur la boussole. Sinon, à moinsque l’ancre n’ait pris racine, nous la lèverons aujourd’hui même,et nous verrons ce qui arrivera.

Il comprit que j’étais décidé.

– Très bien, monsieur, jeta-t-il, vousêtes le maître et moi l’employé. Je n’ai plus qu’un enfant à macharge, grâce à Dieu, et sans aucun doute vos exécuteurscomprendront leur devoir vis-à-vis de ma vieille.

Son ton solennel m’impressionna.

– Monsieur Goyles, soyez franc. Y a-t-ilun espoir quelconque de quitter ce trou maudit par un temps quelqu’il soit ?

Le capitaine Goyles me réponditgentiment :

– Voyez-vous, monsieur, cette côte esttrès particulière. Une fois loin d’elle tout irait bien, mais s’endétacher sur une coquille de noix comme celle-ci, eh bien, pourêtre franc, monsieur, ce serait dur.

Je le quittai avec l’assurance qu’ilsurveillerait le temps comme une mère veille sur le sommeil de sonenfant. Ce fut sa propre comparaison. Je le revis à midi, ilsurveillait le temps, de la fenêtre du Chaîne etAncre.

À cinq heures, ce jour-là, un heureux hasardnous fit rencontrer dans High Street deux yachtmen de mes amis. Parsuite d’une avarie au gouvernail, ils avaient dû atterrir. Je leurracontai mon histoire. Ils en semblèrent moins surpris qu’amusés.Le capitaine Goyles et les deux hommes surveillaient toujours letemps. Je courus à l’hôtel et mis Ethelbertha au courant. Tousquatre, nous nous faufilâmes jusqu’au quai, où nous trouvâmes notrebateau amarré. Seul le mousse était à bord. Mes deux amis sechargèrent du yacht, et vers six heures nous filions joyeusement lelong de la côte.

Nous passâmes la nuit à Aldborough et lelendemain poussâmes jusqu’à Yarmouth, où mes amis se trouvèrentforcés de nous quitter ; je me décidai à abandonner le yacht.Le matin, de bonne heure, je vendis nos provisions aux enchères surla plage de Yarmouth. Je le fis avec perte, mais j’eus lasatisfaction de rouler le capitaine Goyles. Je confiail’Espiègle à un marin de l’endroit, qui promit de leramener pour deux souverains à Harwich. Nous rentrâmes à Londrespar le train.

Il se peut qu’il existe d’autres yachts quel’Espiègle et d’autres patrons que le capitaine Goyles,mais cette aventure m’a vacciné contre tout désir de récidive.

George confirma qu’un yacht entraînait enoutre beaucoup de responsabilité et nous en abandonnâmesl’idée.

– Que penseriez-vous de la rivière ?suggéra Harris. Nous y avons passé de bons moments.

George continua à fumer en silence ; jecassai une autre noix.

– La rivière n’est plus ce qu’elle a été,dis-je. Je ne sais pas exactement comment cela se fait, mais il yexiste un je ne sais quoi dans l’air, une sorte d’humidité qui,chaque fois que j’en approche, réveille mon lumbago.

– Et moi, remarqua George, j’ignore lepourquoi de la chose, mais je ne puis plus dormir dans sonvoisinage. J’ai passé une semaine chez James au printemps. Toutesles nuits, je me réveillais à sept heures et il m’était impossiblede refermer l’œil.

– Je n’avais fait que la proposer sans yattacher grande importance, dit Harris, car cela ne me vaut riennon plus ; mon séjour s’y achève invariablement sur uneattaque de goutte.

– Ce qui me réussit le mieux, dis-je,c’est l’air de la montagne. Que penseriez-vous d’un voyage pédestreà travers l’Écosse ?

– Il fait toujours humide en Écosse,s’écria George. J’y ai passé trois semaines l’année avant-dernièresans y avoir jamais eu le corps ni le gosier secs, si j’osedire.

– Pourquoi pas la Suisse ? émitHarris.

J’objectai :

– Jamais elles ne nous laisseront allerseuls en Suisse ; vous savez ce qu’il en advint la dernièrefois. Il nous faut un endroit où ni femme ni enfant habitués à uncertain confort ne voudraient résider, un pays de mauvais hôtels,de communications difficiles, où nous vivrions à la dure, où nousdevrions trimer, jeûner peut-être.

– Doucement ! interrompit George,doucement ! Vous oubliez que je pars avec vous.

– J’y suis, exclama Harris ; unebalade à bicyclette !

George eut l’air d’hésiter :

– Il y a pas mal de montées, songez-y, eton a le vent debout.

– Soit ! mais aussi des descentesavec le vent dans le dos.

– Je ne m’en suis jamais aperçu, ditGeorge.

– Vous ne trouverez pas mieux qu’unvoyage à bicyclette, persista Harris.

Je me sentais enclin à l’approuver.

– Et je vous dirai même où aller,continua-t-il : à travers la Forêt Noire.

– Mais elle est toute en montées !riposta George.

– Pas toute, mettons les deux tiers. Etil y a une commodité, que vous oubliez.

Il regarda autour de lui avec précaution etchuchota :

– Il y a des petits trains qui gravissentces hauteurs, des petits trucs à roues dentées qui…

La porte s’ouvrit etMme Harris apparut. Elle dit qu’Ethelbertha étaiten train de mettre son chapeau et que Muriel, lasse d’attendre,avait récité sans nous « The Mad Hatter’s TeaParty ».

– Au club, demain, quatre heures !me chuchota Harris en se levant.

Je passai la consigne à George en montantl’escalier.

Chapitre 2

 

Une tâche ardue. – Ce qu’Ethelberthaaurait pu dire. – Ce qu’elle dit. – Ce queMme Harris dit. – Ce que nous dîmes à George. –Nous partons le mercredi. – George expose que nous pouvons profiterde ce voyage pour cueillir un peu de savoir. – Harris et moi endoutons. – Quel est celui qui trime le plus sur un tandem ? –L’avis de celui qui est devant. – Ce qu’en pense celui qui estderrière. – Comment Harris égara sa femme. – La question desbagages. – La sagesse de mon vieil oncle Podger. – Début del’histoire de l’homme porteur d’un sac.

 

Le soir même, j’entamai le débat avecEthelbertha. J’affectai d’être irritable. Je m’attendais à cequ’Ethelbertha fît une remarque à ce sujet. J’en aurais admis lebien-fondé, attribuant mon état à un peu de surmenage cérébral.

Une fois sur le chapitre de ma santé,l’urgence de remèdes radicaux nous apparaîtrait. Avec du tact,j’amènerais Ethelbertha à prendre l’initiative de la décision.J’imaginais qu’elle dirait : « Mon chéri, c’est unchangement de régime qu’il te faut, un changement complet.Laisse-toi persuader et pars pour un mois. Non, ne me demande pasde t’accompagner. Je sais que tu le préférerais, mais je ne le veuxpas. C’est la société d’hommes qu’il te faut. Essaie de déciderGeorge et Harris à t’accompagner. Crois-moi, une tension d’espritperpétuelle réclame de temps à autre un relâchement de l’effortjournalier. Tâche pour quelque temps d’oublier qu’il faut auxenfants des leçons de musique, des bottines, des bicyclettes et dela rhubarbe trois fois par jour ; tâche d’oublier qu’il existece qu’on appelle des cuisinières, des tapissiers, des chiens devoisins et des notes de boucher. Va-t’en te mettre au vert, etchoisis loin d’ici un endroit où tout te sera nouveau, où toncerveau surmené pourra se retremper dans une atmosphère de calme etd’oubli. Reste absent quelque temps ; donne-moi le loisir dete regretter et de méditer sur ta bonté et sur tes qualités quej’ai continuellement sous les yeux, que je pourrais oublier ;car ce serait humain, puisqu’on devient facilement indifférent auxbienfaits du soleil et aux beautés de la lune. Va-t’en etreviens-nous reposé, de corps et d’âme, plus brillant, meilleur, sipossible.

Mais même lorsque nos désirs s’accomplissent,jamais le bonheur ne se présente tel exactement que nous l’aurionssouhaité. Pour commencer, Ethelbertha ne sembla pas remarquer monénervement ; il fallut que je forçasse son attention. Jefis :

– Excuse-moi, je ne suis pas bien cesoir.

– Tiens…, me répondit-elle, je n’avaisrien remarqué ; qu’est-ce qui ne va pas ?

– Je ne saurais te l’expliquer. Je sensvenir cela depuis des semaines.

– C’est ce whisky. Jamais tu n’y touches,sauf quand nous allons chez les Harris. Tu sais pourtant que tu nele supportes pas. Tu n’as pas la tête solide.

– Ce n’est pas le whisky ; c’estplus sérieux que cela. Je pense que c’est une affection plutôtmentale que physique.

– Tu as encore lu ces critiques, ditEthelbertha avec un peu plus de sympathie. Pourquoi, selon monconseil, ne les as-tu pas jetées au feu ?

– Ce ne sont pas les critiques. Elles ontmême été flatteuses, du moins les deux ou trois dernières.

– Alors qu’est-ce que c’est ? Car ily a sûrement une raison.

– Non, il n’y en a pas. Et c’est cela quiest étonnant. Je définirais mon état : une sensation étranged’agitation…

Il me sembla qu’Ethelbertha me scrutaitbizarrement ; mais comme elle ne dit rien, jecontinuai :

– Cette grise monotonie de la vie, cesjournées paisibles de félicité sans événements finissent par mepeser.

– Voilà-t-il pas de quoi seplaindre ! s’écria Ethelbertha. Nous pourrions avoir desjournées d’une autre teinte et les aimer encore moins.

– Je n’en suis pas sûr. Je peuxm’imaginer la douleur comme une diversion bienvenue dans une viefaite d’une joie ininterrompue. Je me demande quelquefois si lessaints au paradis ne considèrent pas cette félicité continue commeun fardeau. Pour mon compte, j’ai l’impression qu’une vie debonheur éternel, jamais coupée d’une note discordante, me rendraitfou. Sans doute, suis-je un être particulier ; il y a desmoments où je ne me comprends plus. Il m’arrive alors de medétester.

Souvent un petit discours de cette sorte,faisant allusion à des émotions indescriptibles et occultes, avaitému Ethelbertha ; mais ce soir-là elle parut étrangementinsouciante. Touchant le paradis et son effet sur moi, elle meconseilla de ne pas trop m’en tourmenter : c’était toujoursfolie d’aller au-devant d’ennuis qui peut-être n’arriveraientjamais. Que je fusse un garçon un peu étrange, ce n’était pas mafaute et, du moment que d’autres consentaient à me supporter, toutedissertation à ce sujet était vaine. Quant à la monotonie de lavie, comme c’était une épreuve commune, là-dessus nous pouvions dumoins sympathiser.

– Tu ne te doutes pas combien quelquefoisj’ai envie, continua Ethelbertha, de m’échapper, de m’éloigner,même de toi ; mais, sachant que c’est impossible, je nem’arrête pas à cette éventualité.

Jamais je n’avais entendu Ethelbertha parlerainsi ; elle m’étonnait et me chagrinait profondément.

– Ce n’est pas une remarque très affable,remarquai-je, ni bien digne d’une épouse.

– J’en conviens, admit-elle, et c’estbien pour cela que je ne l’avais pas formulée jusqu’ici. Vousautres, hommes, vous ne comprendrez jamais que, si vif que puisseêtre l’amour d’une femme, il y ait des moments où elle s’enfatigue. Tu ne sais pas combien de fois j’ai souhaité de pouvoirmettre mon chapeau et sortir sans entendre tes : « Oùvas-tu ? Pourquoi vas-tu là ? Combien de tempsresteras-tu dehors et quand seras-tu rentrée ? » Tu nesais pas combien souvent l’envie me démange de commander un dînerque j’aimerais et que les enfants aimeraient aussi, et qui auraitle don de te faire mettre ton chapeau pour aller dîner au club.Oh ! inviter une amie qui me plaît et que je sais te déplaire,aller voir des gens que j’aimerais voir, aller me coucher quandj’aurais sommeil et me lever à mon gré ! Deux personnes vivantensemble sont forcées de se sacrifier mutuellement leurs désirs.C’est quelquefois un bienfait de se relâcher un peu de la tensionjournalière.

Plus tard seulement, ruminant les parolesd’Ethelbertha, je suis arrivé à en comprendre la sagesse ;mais, je le confesse, sur le moment je me sentis blessé au vif.

– Si tu désires, dis-je, être débarrasséede moi…

– Voyons, ne fais pas l’imbécile,protesta Ethelbertha. Je voudrais seulement être débarrassée de toiun pauvre moment, juste de quoi oublier les deux ou trois petitesimperfections qui te sont inhérentes, juste assez longtemps pour merappeler quel charmant garçon tu es par ailleurs et me réjouird’avance de ton retour.

Le ton d’Ethelbertha me choquait. Elleparaissait animée d’un esprit de frivolité s’accordant mal avec lesujet de notre conversation. Je n’aimais pas du tout – et cen’était guère le genre d’Ethelbertha – qu’elle considérât gaiementune séparation de trois à quatre semaines. Ce voyage ne me tentaitplus. J’y aurais renoncé, si je ne m’étais pas senti engagévis-à-vis de George et de Harris. Je ne pouvais pas maintenantchanger d’avis : c’était une question de dignité.

– Très bien, Ethelbertha, répondis-je,j’agirai selon ton vœu. Tu tiens à être débarrassée de ma présencependant quelque temps : tu seras satisfaite ; mais, si cen’est pas chez ton mari curiosité impertinente, je voudrais biensavoir ce que tu comptes faire pendant mon absence.

– Nous louerons cette villa de Folkestoneet je m’y rendrai avec Kate. Et, si tu veux être gentil, tuengageras Harris à aller avec toi : Clara pourra alors sejoindre à nous. Toutes trois nous avons ensemble passé de bonsmoments avant qu’on ait pensé à vous autres : ce seraitdélicieux de les faire revivre. Crois-tu pouvoir persuaderM. Harris de partir avec toi ?

Je répondis que j’essaierais.

– Tu es un bon garçon. Fais de ton mieux.Peut-être George se laissera-t-il convaincre aussi.

Je répondis que je n’en voyais pas lanécessité, vu que, George étant célibataire, personne neprofiterait de son absence. Mais jamais femme ne comprit l’ironie.Ethelbertha remarqua simplement qu’il serait peu aimable de partirsans lui. Soit, je pressentirais George.

Je rencontrai Harris au club et lui demandaioù il en était.

– Oh ! ça va très bien, me dit-il.Elle ne fait aucune difficulté pour mon départ.

Mais il y avait, dans sa façon de parler, unpetit rien qui me fit soupçonner une satisfaction incomplète. Jeréclamai de plus amples détails.

– Elle s’est montrée un agneau quand jelui ai parlé de notre projet : elle déclare l’idée de Georgeexcellente et pense que ce voyage me fera du bien.

– Tout cela me semble parfait, maisqu’est-ce qui n’a pas marché ?

– Rien n’a mal marché à ce sujet ;mais ensuite elle parla d’autre chose.

– J’y suis ! dis-je.

– Oui, il y a sa vieille marotte touchantla salle de bains.

– J’en ai déjà entendu parler : ellea même poussé Ethelbertha dans cette voie.

– Eh bien, je vais être obligé de lafaire réinstaller immédiatement : je ne pouvais le luirefuser, puisqu’elle avait été si accommodante pour le reste. J’enaurai pour cent livres au bas mot.

– Tant que cela ?

– Pas un penny de moins : le devisdéjà se monte à soixante livres.

Je l’écoutais avec compassion.

– Et puis ce fut le tour du fourneau decuisine, continua Harris. Tout ce qui a cloché dans cette maison aucours des dernières années est imputable à ce fourneau.

– Je connais cela, dis-je, j’ai habitédans sept maisons depuis que je suis marié et chaque fourneau a étéplus mauvais que son devancier. Celui que nous avons en ce momentest non seulement insuffisant, il est encore malveillant. Il saitquand nous donnons un dîner, et alors, pour faire des farces, ils’éteint.

– Nous en aurons un neuf, dit Harris.(Mais il le dit sans aucune fierté.) Clara estime qu’il nous encoûtera beaucoup moins de faire exécuter ces deux travaux d’uncoup. Je suppose que si une femme désirait une tiare en diamants,elle trouverait moyen d’expliquer que c’est pour économiser le prixd’un chapeau.

– À combien estimez-vous les réparationsde votre fourneau ? demandai-je. (Je commençais à m’intéresserà la chose.)

– Je ne sais pas exactement. Je supposeque j’en aurai encore pour une vingtaine de livres. (Nous nousmîmes ensuite à parler du piano.) Avez-vous pu jamais remarquerqu’il existât une différence entre deux pianos ?

– Certainement. Ils ont des sons plusforts les uns que les autres, mais on finit par s’y habituer.

– Le soprano de mon piano est en mauvaisétat. Mais, au fait, qu’est-ce que le soprano d’un piano ?

– Ce sont, expliquai-je, les tons aigusde l’instrument, la partie du clavier qui piaille comme si on luimarchait sur la queue. Les beaux morceaux finissent toujours parune fioriture sur ces notes-là.

– Elles pèchent quant à l’harmonie,celles de notre vieux piano. Il faudra que je le mette à la nurseryet que j’en achète un neuf pour le salon.

– Et quoi encore ? m’enquis-je.

– Rien. Elle m’a semblé incapable dedécouvrir autre chose pour le moment.

– Vous verrez, quand vous rentrerez,qu’elle aura trouvé autre chose.

– Que sera-ce ?

– Une villa à Folkestone pour lasaison.

– Pourquoi cette villa àFolkestone ?

– Pour y vivre cet été.

– Elle est invitée par sa famille àpasser les vacances avec les enfants dans le pays de Galles,protesta Harris.

– Il se peut qu’elle aille dans le paysde Galles avant d’aller à Folkestone, ou bien qu’elle aille dans lepays de Galles en fin de saison. Mais ce qui est certain, c’estqu’il lui faudra une villa à Folkestone. Il est possible que je metrompe : je l’espère pour vous, mais j’ai comme unpressentiment que je ne me trompe pas.

– Ce voyage va me coûter cher, ditHarris.

– Ce fut dès le début, dis-je, une idéestupide.

– Nous avons été fous d’écouter George,déclara Harris ; il nous vaudra de sérieux ennuis un de cesjours.

– Il a toujours été gaffeur.

– Et si entêté !

À ce moment nous entendîmes la voix de Georgedans le hall. Il demandait son courrier.

Je chuchotai :

– Il serait préférable de ne rien luidire : il est trop tard pour rebrousser chemin.

– Il n’y aurait aucun avantage à lerebrousser, puisqu’en tout état de cause je devrai faire la dépensede cette salle de bains et de ce piano.

George entra, joyeux :

– Eh bien ! cela va-t-il ?Avez-vous réussi ? Quelque chose dans sa manière de parler medéplut. Harris me sembla avoir la même impression.

– Réussi quoi ? demandai-je.

– Mais… à pouvoir vous absenter.

Je sentis que le moment était venu de donnerune leçon à ce garçon.

– Quand on est marié, dis-je, l’hommepropose et la femme se soumet. C’est son devoir ; toutes lesreligions l’enseignent.

George joignit ses mains et fixa ses yeux auplafond.

– Peut-être nous est-il arrivéquelquefois de plaisanter, de rire de ces choses-là,continuai-je ; mais vous allez voir comment on procède quandcela devient sérieux. Nous avons fait part à nos femmes de notreintention de voyager. Elles en ont du chagrin, c’est naturel ;elles préféreraient nous accompagner ou, à défaut, voudraient nousvoir rester avec elles. Mais nous leur avons expliqué nos désirs àce sujet, ce qui a mis fin à toute discussion.

– Pardonnez-moi, je n’avais pas saisi. Jene suis qu’un pauvre célibataire. Les gens me racontent ceci etcela et je les écoute.

– D’où votre erreur, mon garçon.Dorénavant, quand vous aurez besoin d’explications, venez noustrouver, moi ou Harris : nous vous dirons la vérité en cesmatières.

George nous remercia, et nous continuâmes àdresser nos plans.

– Quand partirons-nous ?demanda-t-il.

– Le plus tôt possible, réponditHarris.

Je supposai qu’il espérait s’échapper avantque Mme Harris pût formuler d’autres désirs. Nousnous décidâmes pour le mercredi suivant.

– Et où irons-nous ? repritHarris.

– Sans doute, dit George, que vousdésirez cultiver votre esprit ?…

– Oui…, répondis-je. À un degréraisonnable. Sans prétendre vouloir devenir des phénomènes. Sipossible sans trop d’effort personnel. Et avec le minimum dedépense.

– Ce sera facile, déclara George. Nousconnaissons la Hollande et les bords du Rhin. Très bien. Je proposedonc que nous prenions le bateau jusqu’à Hambourg, que nousvisitions Berlin et Dresde, et que nous nous dirigions ensuite versla Forêt Noire, par Nuremberg et Stuttgart.

– On m’a parlé de beaux sites enMésopotamie, murmura Harris.

George estima que la Mésopotamie se trouvaittrop en dehors de notre itinéraire, mais que le voyageBerlin-Dresde était très faisable.

Il nous persuada. Fut-ce un bien, fut-ce unmal ?

– Quant aux machines, je pense, ditGeorge, que nous ferons comme d’habitude. Harris et moi sur letandem et J…

– J’aime autant pas, interrompit Harrisavec fermeté. Vous et J…, sur le tandem ; moi, sur labicyclette.

– Cela m’est égal, dit George, J… et moimonterons le tandem, Harris.

Je lui coupai la parole :

– Je n’ai pas l’intention de traînerGeorge tout le temps. La charge devra être partagée.

– Très bien ! concéda Harris. Nousla partagerons. Mais il est bien entendu qu’il travaillera.

– Qu’il fera quoi ? s’exclamaGeorge.

– Qu’il travaillera, répéta Harris avecénergie : en tout cas aux montées.

– Grands dieux ! soupira George,vous n’avez donc pas le moindre besoin d’exercice ?

Le tandem donne invariablement lieu à desaltercations. Celui qui est en avant prétend toujours que celui quiest en arrière reste à ne rien faire, tandis que, selon l’avis decelui de derrière, c’est lui seul qui propulse la machine, pendantque celui de devant se contente d’être essoufflé. C’est un mystèreà jamais impénétrable. Tandis que la prudence d’une part vous dit àl’oreille de ne pas outrepasser vos forces pour ne pas attraper uneaffection cardiaque, pendant que la justice vous chuchote à l’autreoreille : « Pourquoi t’imposer tout le travail ? cevéhicule n’est pas un fiacre, tu n’es pas chargé du transport d’unclient », il est agaçant d’entendre l’autre grogner tout àcoup : « Qu’y a-t-il ? vous avez perdu lespédales ? »

Harris, peu de temps après son mariage, eutdes ennuis sérieux, causés par l’impossibilité où il fut de serendre compte des faits et gestes de la personne qui était assisederrière lui. Il traversait la Hollande à bicyclette avec sa femme.Les routes étaient pierreuses et la machine sautait beaucoup.

– Tiens-toi bien ! dit Harris sansse retourner.

Mme Harris crutcomprendre : « Saute à bas ! »

Aucun d’eux ne peut expliquer commentMme Harris avait pu entendre :« Saute », quand il avait dit : « Tiens-toibien. »

Mme Harris articule :

– Si tu m’avais dit de bien me tenir,pourquoi aurais-je sauté ?

Et Harris de riposter :

– Si j’avais voulu que tu sautasses,pourquoi aurais-je dit : « Tiens-toibien » ?

Toute amertume est maintenant passée, mais àprésent encore il leur arrive de discuter là-dessus.

Qu’on l’explique d’une manière ou d’une autre,le fait est que Mme Harris sauta pendant que Harrispédalait de toutes ses forces, persuadé que sa femme était toujoursassise derrière lui.

Il paraît qu’elle crut d’abord qu’il prenaitla côte en vitesse simplement pour se faire admirer. Ils étaientjeunes alors et il lui arrivait de faire de ces sortes dedémonstrations. Elle s’attendait à ce qu’il sautât à terre une foisau sommet et l’attendît adossé à sa machine, dans une attitudepleine de désinvolture. Quand elle le vit au contraire dépasser lefaîte et prendre la descente à une allure rapide, elle fut d’abordsurprise, ensuite indignée et enfin inquiète. Elle courut au hautde la colline et cria de toutes ses forces. Il ne tourna pas latête. Elle le vit disparaître dans un bois situé à un kilomètre etdemi, s’assit sur le bord de la route et se mit à pleurer. Ilsavaient eu un débat insignifiant le matin même, et elle se demandas’il ne l’avait pas pris au tragique et ne voulait pas abandonnersa compagne. Elle était sans argent et ignorait le hollandais. Lespassants semblèrent la prendre en pitié ; elle essaya de leurexpliquer l’incident. Ils comprirent qu’elle avait perdu quelquechose, mais sans saisir quoi. Ils la conduisirent au village leplus proche et allèrent quérir un garde champêtre. Ce dernier, àses pantomimes, conclut qu’on lui avait volé sa bicyclette. On fitfonctionner le télégraphe et l’on découvrit dans un village, àquatre kilomètres de là, un malheureux gamin sur une antiquebicyclette de dame. On l’amena à Mme Harris dansune charrette, mais comme elle parut n’avoir que faire de lui ni desa machine, on le remit en liberté, sans plus chercher à percer cemystère.

Cependant Harris continuait à pédaler avec unplaisir croissant. Il lui semblait avoir acquis des ailes. Il dit àce qu’il croyait être Mme Harris :

– Jamais cette machine ne m’a paru aussilégère : l’air pur m’aura fait du bien.

Puis il lui conseilla de ne pas s’effrayer caril allait lui montrer à quelle allure il pouvait marcher. Il sepencha sur le guidon et se mit à travailler de tout son cœur. Labicyclette bondit comme si elle avait le diable au corps ; desfermes, des églises, des chiens et des poules surgissaient pourdisparaître. Des vieillards s’arrêtèrent admiratifs et les enfantsapplaudirent. Il continua de ce train joyeusement pendant cinqlieues environ. C’est alors qu’il eut le sentiment, selon sonexplication, de quelque chose d’anormal. Ce n’était pas le silencequi l’étonnait ; le vent soufflait avec vigueur et la machinefaisait beaucoup de bruit. Il fut plutôt frappé par une sensationde vide. Il tâta derrière son dos : il n’y trouva que l’espacesans limite. Il sauta ou plutôt tomba de sa machine, regarda laroute parcourue ; elle s’étendait droite et blanche à traversla sombre forêt et nul être animé n’y était visible. Il se remit enselle et, rebroussant chemin, remonta la colline. Dix minutes plustard il se retrouva à un endroit où la route se divisait enquatre ; là il mit pied à terre et essaya de rassembler sessouvenirs pour découvrir par quel chemin il était venu.

Tandis qu’il restait ainsi rêveur, un hommepassa, assis en amazone sur un cheval. Harris l’arrêta et lui fitcomprendre qu’il avait perdu sa femme. L’homme ne sembla ni surprisni compatissant. Pendant qu’ils causaient, un autre fermier lesjoignit ; le premier présenta au survenant l’affaire, non pascomme un accident, mais comme une histoire plaisante. Ce qui parutsurprendre le second fut que Harris manifestât du désespoir. Il neput rien tirer ni de l’un ni de l’autre : il proféra un juron,enfourcha sa machine et s’engagea au hasard sur la route du milieu.À mi-côte il rencontra deux jeunes femmes accompagnées d’un jeunehomme, groupe joyeux. Il leur demanda s’ils avaient aperçu safemme. Ceux-ci voulurent se faire préciser son aspect. Il neparlait pas assez bien le hollandais pour en faire une descriptionrévélatrice ; tout ce qu’il put leur dire fut que sa femmeétait une très belle femme, de taille moyenne, ce qui ne sembla pasles satisfaire : n’importe qui en aurait pu dire autant et decette façon entrer en possession d’une femme qui ne serait pas lasienne. Ils lui demandèrent comment elle était habillée ;quand il se fût agi pour lui de vie ou de mort, il n’aurait pu sele rappeler.

Je ne crois pas qu’il existe un homme surterre capable de décrire une toilette dix minutes après avoirquitté la femme qui la porte. Il se souvenait d’une jupe bleue,puis il y avait un je ne sais quoi qui prolongeait la robe jusqu’aucou : ce pouvait être une blouse et il avait vague souvenanced’une ceinture ; mais quel genre de blouse ? Était-ellejaune, verte ou bleue ? Avait-elle un col ? Était-ellefermée par un nœud ? Sa femme avait-elle des fleurs ou desplumes à son chapeau ? Avait-elle seulement un chapeau ?Il n’osait pas faire de description trop nette de peur de seméprendre et d’être aiguillé sur une fausse piste à des kilomètresde là. Les deux jeunes femmes ricanaient, ce qui, étant donné sesdispositions d’esprit, eut le don de mettre Harris en colère. Lejeune homme, qui paraissait désireux de se débarrasser de lui, luisuggéra de s’adresser à la police de la ville voisine. Harris s’yrendit. Le commissaire lui donna un papier et lui dit d’y écrire unsignalement complet de sa femme avec des détails sur le lieu et lemoment où il l’avait perdue ; tout ce qu’il put leur dire futle nom du village où ils avaient déjeuné. Il savait qu’à ce momentelle l’accompagnait et qu’ils étaient partis ensemble.

Cela parut suspect aux policiers ;l’affaire leur semblait louche sur trois points : 1° Était-cevraiment sa femme légitime ? 2° L’avait-il réellementperdue ? 3° Pourquoi l’avait-il perdue ? – Avec l’aided’un aubergiste qui parlait un peu l’anglais, il put vaincre leursscrupules. Ils promirent d’agir, et le soir ils la lui amenèrentdans une voiture fermée, avec la note à payer. Leur premièrerencontre ne fut pas tendre. Mme Harris n’est pasune bonne comédienne et éprouve toujours une grande difficulté àdéguiser ses sentiments. Pour cette fois, elle le confesse, elle nel’essaya même pas.

 

D’accord sur les machines, nous entamâmesl’éternelle question des bagages.

– La liste habituelle, je suppose, ditGeorge en se préparant à écrire.

C’était là le fruit de mes conseils. Mon onclePodger, il y a des années, me l’avait enseigné.

– Ayez soin, avait coutume de dire mononcle Podger, avant de vous mettre à emballer, de faire uneliste.

C’était un homme très méthodique.

– Prenez une feuille de papier. (Il avaitcoutume en tout de commencer par le commencement.) Inscrivez-y toutce dont vous pourriez avoir besoin ; après cela revisez votreliste pour voir s’il n’y aurait pas moyen de biffer un objetinscrit. Vous êtes au lit : quel est votre habillement ?Très bien, inscrivez-le. Ajoutez-en un de rechange. Vous vouslevez : que faites-vous ? Vous vous débarbouillez. Avecquoi vous lavez-vous ? Avec du savon. Écrivez : savon. Etainsi de suite. Prenez maintenant vos vêtements. Commencez par lespieds. Que portez-vous aux pieds ? Bottines, souliers,chaussettes : inscrivez-les. Remontez jusqu’à la tête. Quevous faudra-t-il en dehors de l’habillement ? Un peu decognac ? Inscrivez-le. Un tire-bouchon ? Inscrivez-le.Inscrivez tout. Ainsi vous n’oublierez rien.

C’est d’après ce plan-là qu’il procédaittoujours. Une fois la liste achevée, il la parcouraitsoigneusement, ce qu’il recommandait également toujours, pour voirs’il n’avait rien oublié. Ensuite il la revoyait et biffait tout cedont il était possible de se passer.

Après quoi il égarait la liste.

George observa :

– Nous pourrions emporter sur nosmachines le strict nécessaire pour un jour ou deux. Nous ferionssuivre le gros des bagages de ville en ville.

– Soyons prudents, commençai-je, j’aiconnu un homme qui…

Harris tira sa montre :

– Vous nous raconterez cela sur lebateau. J’ai rendez-vous avec Clara à la gare de Waterloo dans unedemi-heure.

– Il ne me faudra pas une demi-heure,protestai-je ; c’est une histoire vraie et…

– Conservez-la soigneusement, ditGeorge : je me suis laissé dire qu’il y a bien des soiréespluvieuses dans la Forêt Noire. Nous vous en serons alors trèsreconnaissants. Ce que nous devrions faire tout de suite serait determiner cette liste.

Maintenant que j’y pense, jamais je n’ai eul’occasion de leur raconter cette histoire : toujours unévénement quelconque venait nous interrompre. Et cependant c’estune histoire vraie.

Chapitre 3

 

L’unique défaut de Harris. – Harris et sonange gardien. – Histoire d’une lanterne à bicyclette brevetée. – Laselle idéale. – Celui qui vérifie les machines. – Son œil d’aigle.– Sa méthode. – Sa sereine confiance en lui. – Ses goûts simples etpeu coûteux. – Son aspect. – Comment on s’en débarrasse. – Georgeprophète. – La manière de se rendre désagréable par l’emploi d’unelangue étrangère. – George psychologue. – Il propose uneexpérience. – Sa prudence. – Harris lui promet son aide, mais y metdes conditions.

 

Harris vint me voir le lundi après-midi. Iltenait à la main un catalogue de bicyclettes. Je lui criai deloin :

– Si vous suivez mon conseil, vouslaisserez cela tranquille.

Harris répliqua :

– Qu’est-ce qu’il faut laissertranquille ?

– Cette folie nouvelle et brevetée quidoit révolutionner le monde cycliste, battre tous les records etdont vous tenez le prospectus à la main.

Il repartit :

– Hum ! J’hésite. Nous aurons desmontées difficiles ; il est indispensable que nous ayons debons freins.

– Je suis de votre avis : il nousfaudra de bons freins ; mais ce qu’il ne nous faut pas, c’enest un qui nous réserve des surprises, dont nous ne comprendronspas le mécanisme et qui ne fonctionnera jamais au moment voulu.

– Celui-ci, affirma-t-il, estautomatique.

– Inutile de me le dire, répliquai-je. Jesais par intuition exactement de quelle manière il va marcher. Auxmontées il bloquera tellement que nous serons obligés de pousserles machines à la main. Une fois là-haut, l’air lui fera du bien etlui rendra subitement sa souplesse primitive. Il se mettra àréfléchir à la descente et se dira qu’il nous a beaucoup ennuyés.Il arrivera à le regretter et ensuite à être au désespoir. Ils’adressera des reproches, il se dira : « Je ne suisqu’un mauvais frein ; je n’aide pas ces jeunes gens, je lesgêne plutôt. Je ne suis qu’un fléau, voilà tout mon rôle. » Etsans crier gare il faussera toute la machine. Vous verrez que c’estce que fera votre frein. Laissez-le tranquille. Vous êtes un bongarçon, mais vous avez un défaut.

– Lequel ? demanda-t-il indigné.

– Vous êtes trop confiant. Il vous suffitde lire une réclame et vous avez la foi. Vous avez essayé chaquenouvelle invention que des idiots ont lancée pour le plus grandbien des cyclistes. Votre ange gardien me semble être un espritcapable et consciencieux : il a pu vous protégerjusque-là ; suivez mon conseil, ne le surmenez pas. Il n’a pasdû chômer beaucoup depuis que vous faites de la bicyclette. Ne lerendez pas fou !

– Si tout le monde pensait comme vous, onne réaliserait plus aucun progrès dans aucune branche de lascience. Si jamais personne ne mettait à l’essai les inventionsnouvelles, le monde finirait dans la stagnation. C’est justementpar…

– Je connais tous les arguments pour,interrompis-je. Soit, je ne vous désapprouve pas entièrement :expérimentez des inventions jusqu’à l’âge de trente-cinq ans ;mais après trente-cinq ans, l’homme doit penser à lui-même. Vous etmoi, nous avons fait notre devoir de ce côté-là ; vousspécialement. Vous avez été projeté en l’air par une lanterne à gazbrevetée.

– Je crois vraiment, objecta-t-il, quec’est arrivé par ma faute : j’aurai trop serré la vis.

– Je veux admettre que, s’il existe unmoyen de maltraiter un objet, c’est bien votre manière de vous enservir : vous n’avez pas la main heureuse, vous embrouillezles choses. Vous devriez tenir compte de votre fâcheuse habitude,elle donne du poids à mon argument. Moi, je n’avais pas prêtéattention à vos gestes ; je me rappelle seulement que nousétions en train de pédaler tranquillement et agréablement sur laroute de Whitby, tout en discutant de la guerre de Trente ans,quand votre lanterne explosa avec le bruit d’un pistolet. Le coupme fit rouler dans le fossé, et je n’oublierai jamais la tête devotre femme quand je lui conseillai de ne pas s’effrayer parce queles deux hommes qui vous portaient allaient vous monter dans votrechambre, et que le docteur serait là dans une minute et amèneraitl’infirmière.

– Je regrette que vous n’ayez pas pensé àramasser la lanterne. J’aurais bien voulu approfondir la cause del’explosion.

– Je n’avais pas le temps de ramasser lalanterne. D’après mes calculs, il m’aurait bien fallu deux heurespour en rassembler les débris. Quant à la raison de son explosion,eh bien, le seul fait d’avoir été présentée comme la lanterne desûreté par excellence devait déjà éveiller chez tout autre que vousl’idée d’un accident possible. Puis il y eut cette lanterneélectrique…

– Celle-là éclairait vraiment bien, vousle disiez vous-même.

– Elle a merveilleusement éclairé tantque nous fûmes dans Kings Road à Brighton, ripostai-je ; ellea même effrayé un cheval, mais une fois dans l’obscurité, aprèsKemp Town, elle s’éteignit et on vous dressa contravention parceque vous pédaliez sans lanterne. Vous vous rappelez bien quecertains après-midi vous vous promeniez en plein soleil, cettelanterne brillant de tout son éclat. Quand arrivait l’heure del’allumer, elle était naturellement fatiguée : il lui fallaitdu repos.

– Elle était un peu agaçante, cettelanterne-là, murmura-t-il ; je m’en souviens.

– Elle m’irritait, moi ; à plusforte raison vous. Ensuite il y a les selles…, poursuivis-je, carje voulais arriver à l’impressionner. Existe-t-il une selle dontvous ayez entendu parler sans avoir senti l’obligation del’essayer ?

– Selon moi, la selle parfaite n’a pasencore été trouvée.

Je lui conseillai de n’y pas rêver :

– Nous vivons dans un monde imparfait oùla joie est mêlée de tristesse. Il se peut qu’il existe un mondemeilleur où les selles de bicyclette sont tendues sur desarcs-en-ciel et rembourrées avec des nuages. Ici-bas il faut tâcherde s’habituer à la dure. Vous aviez acheté une selle àBirmingham : elle était divisée par le milieu et ressemblait àune paire de rognons.

– Vous voulez parler de cette selle quiétait construite d’après les données anatomiques ?

– Très probablement. Vous l’aviez achetéeenfermée dans une boîte sur le couvercle de laquelle étaitreprésenté un squelette assis ou plutôt la partie du squelette quisert à s’asseoir.

– C’était un dessin très correct :il vous démontrait la position véritable du…

– N’entrons pas dans ces détails ;cette image m’a toujours semblé peu délicate.

– Elle était exacte au point de vuemédical, insista-t-il.

– Possible, pour qui pédalait vêtusimplement de ses os ; mais je le sais, car je l’ai essayéemoi-même, c’était une sensation atroce pour qui est habillé dechair. Chaque fois qu’on passait sur une pierre ou dans uneornière, cette selle vous picotait ; autant s’asseoir sur unelangouste en colère. Vous vous en êtes servi pendant tout unmois !

– Je ne trouvais que juste de lui fairesubir une épreuve loyale.

– Vous avez, en même temps, soumis votrefamille à une dure épreuve. Votre femme m’a avoué que jamais depuisson entrée en ménage elle ne vous avait connu de si mauvaisehumeur, si mauvais chrétien. Et puis vous vous rappelez bien cetteautre selle, qui était à ressort ?

– Vous voulez parler de la« Spirale » ?

– Je veux parler de celle qui vousprojetait en l’air comme un diable dont on ouvre la boîte : ilvous arrivait de retomber à la bonne place, mais quelquefois àcôté. Je ne parle pas de tout cela pour évoquer de mauvaissouvenirs, mais je veux vous faire comprendre que c’est folie àvotre âge de vous livrer à de nouvelles expériences.

– Je voudrais bien, protesta-t-il, quevous ne revinssiez pas tout le temps sur mon âge. Un homme detrente-quatre ans !

– Un homme de combien ?

Il dit :

– Si vous n’en voulez pas, n’en achetezpas. Mais si votre machine s’emballe dans une descente rapide etvous projette, George et vous, à travers le toit d’une église, nevous en prenez qu’à vous-même.

– Je ne peux m’engager pour George, unrien le met parfois en colère. Si un accident de ce genre nousarrive, il s’irritera peut-être ; mais je vous garantis que jelui expliquerai que vous n’y êtes pour rien.

– Est-il en bon état ?

– Le tandem ? Il se porte bien.

– L’avez-vous vérifié ?

– Je ne l’ai pas vérifié, mais personnene le vérifiera non plus. La machine est prête à marcher et on n’ytouchera pas jusqu’à notre mise en route.

J’ai déjà eu à souffrir des vérifications.J’ai connu un homme à Folkestone. Je l’avais rencontré sur le turf.Il me proposa un soir de l’accompagner le lendemain dans unepromenade à bicyclette et j’acceptai. Je me levai de bonne heure(il me fallut faire un effort) et je fus content de moi. Il arrivaavec une demi-heure de retard, je l’attendais au jardin. La journéeétait magnifique.

– Quelle belle machine que lavôtre ! me dit-il. Comment fonctionne-t-elle ?

– Euh ! répondis-je, comme laplupart des machines : assez facilement dans la matinée ;un peu plus durement après le déjeuner.

Il la saisit entre la roue d’avant et lafourche et la secoua avec violence.

– Ne faites pas cela, récriminai-je, vousallez l’abîmer.

Je ne voyais en effet pas pourquoi il l’auraitsecouée, elle ne lui avait rien fait. Et si vraiment elle avaitbesoin d’être secouée, c’était à moi de le faire. Lui aurais-jelaissé battre mon chien ?

Il dit :

– Cette roue d’avant joue.

– Pas si vous ne la secouez pas.

Elle ne bougeait vraiment pas ou pas au pointqu’on pût appeler cela jouer.

Il décréta alors :

– Ceci est dangereux. Avez-vous untournevis ?

J’aurais dû être énergique, mais j’ai cruqu’il s’y entendait véritablement. J’allai à la boîte à outils voirce que je trouverais. Quand je revins, il était assis par terre, laroue d’avant entre les jambes. Il jouait avec, la faisait tournerentre ses doigts. Le reste de la machine était sur le gravier, àcôté de lui.

– Il est arrivé quelque chose à votreroue d’avant.

– Ça en a tout l’air, n’est-ce pas ?répondis-je. (Mais c’était un de ces hommes qui ne comprennent pasl’ironie.)

– Il me semble que la direction estfaussée.

– Ne vous faites pas de bile à ce sujet,vous allez vous fatiguer. Remettons la roue en place etpartons.

– Voyons toujours ce qu’il en est,maintenant qu’elle est démontée.

Il en parlait comme si elle s’était démontéepar accident.

Et avant que j’aie pu l’en empêcher, il avaitdévissé quelque chose quelque part et voilà que de petites billesroulaient sur le chemin. Il y en avait une douzaine environ.

– Attrapez-les, s’écria-t-il,attrapez-les ! Il ne faut pas que nous en perdions. (Il semontrait tout inquiet à leur sujet.)

Nous rampâmes pendant une demi-heure environet en retrouvâmes seize. Il espérait qu’on les avait toutes, carautrement cela causerait une grande gêne dans le fonctionnement dela machine. Il expliqua que c’était le point essentiel, quand ondémonte une bicyclette, d’avoir soin de ne pas égarer une de cesbilles et de les remettre toutes en place. Je lui promis de suivreson conseil, si jamais je démontais une bicyclette.

Je mis les billes en sûreté dans mon chapeauet mon chapeau sur une marche de la porte d’entrée. Ce ne fut pasraisonnable, je l’admets. Ce fut même stupide. Je ne suis pasd’habitude un écervelé ; son influence a dû agir sur moi.

Il dit ensuite qu’il allait vérifier lachaîne, pendant qu’il y était, et incontinent se mit en besogne.J’essayai bien de l’en dissuader. Je lui répétai le conseilsolennel que m’avait donné un ami expérimenté :

– Si jamais vous avez des ennuis avecvotre engrenage, vendez votre machine et achetez-en une autre. Celavous reviendra moins cher.

Il répondit :

– Ce sont les gens qui ne s’y entendentpas qui parlent de la sorte. Rien n’est plus facile que de démonterun engrenage.

Je dus admettre qu’il avait raison. En moinsde cinq minutes l’engrenage gisait à terre à côté de lui, en deuxmorceaux, tandis que lui rampait à la recherche des vis.

– Les vis disparaissent toujours d’unemanière mystérieuse, grommela-t-il.

Nous étions encore en train de chercher lesvis, quand Ethelbertha sortit de la maison. Elle eut l’air surprisde nous voir là ; elle nous croyait partis depuis desheures.

Il lui dit :

– Ce ne sera plus long maintenant. J’aidevotre mari à vérifier sa machine. C’est une bonne machine, maiselle a besoin d’être visitée de temps à autre.

Ethelbertha conseilla :

– Au cas où vous voudriez vous laver,allez donc dans la buanderie, si cela vous est égal, car les bonnesviennent justement de finir les chambres.

Elle ajouta qu’elle allait probablementcanoter avec Kate, mais rentrerait sûrement pour le déjeuner.J’aurais donné un souverain pour pouvoir l’accompagner. J’en avaisplein le dos de regarder cet idiot démonter ma bicyclette.

La raison ne cessait pas de mechuchoter : « Arrête-le avant qu’il ne cause encored’autres dégâts. Tu as le droit de protéger ton bien contre lesméfaits d’un fou. Prends-le par la peau du cou et jette-le à laporte avec un coup de pied quelque part. »

Mais comme je suis faible quand il s’agit deblesser l’amour-propre des gens, je le laissai continuer àtripoter.

Il abandonna la recherche des vis. Il dit queparfois les vis réapparaissent comme par enchantement quand on lesattend le moins, et que nous allions maintenant nous occuper de lachaîne. Il la serra jusqu’à ce qu’elle ne remuât plus ; puisil la desserra jusqu’à ce qu’elle fût deux fois plus lâche qu’ellene l’avait été. Puis il proposa de remettre la roue d’avant à saplace.

J’écartai la fourche et il s’escrima après laroue. Au bout de dix minutes, je lui fis tenir la fourche, tandisque j’essayais à mon tour de replacer la roue ; nouschangeâmes donc de place. Une minute après, il lâcha la machine etfit une courte promenade autour du croquet en serrant ses mainsentre ses cuisses. Il expliquait en marchant qu’on devrait éviterde se laisser pincer les doigts entre la fourche et les rayonsd’une roue. Je répliquai que j’étais convaincu par ma propreexpérience qu’il disait vrai. Il s’enveloppa de quelques torchonset nous arrivâmes à remettre la chose en place. Au même moment iléclata de rire.

Je l’interrogeai :

– Qu’y a-t-il de drôle ?

– Dieu que je suis bête !

C’était sa première phrase sensée. Je luidemandai la raison de cette découverte. Lui, froidement :

– Nous avons oublié les billes.

Je cherchai mon chapeau ; il se trouvaitsens dessus dessous parmi le gravier et le chien favorid’Ethelbertha était en train d’avaler les billes aussi vite qu’ille pouvait.

– Il va se tuer ! s’écria Ebbsen.(Je ne l’ai jamais revu depuis ce jour, Dieu merci ! mais jecrois me souvenir qu’il s’appelait Ebbsen.) Elles sont en acierplein !

– Le chien, répondis-je, ne m’inquiètepas. Il a déjà mangé un lacet de bottines et un paquet d’aiguillescette semaine. La nature lui viendra en aide. Les jeunes chienssemblent avoir besoin de ce genre de stimulant. Non, ce qui metracasse, c’est ma bicyclette.

Il était bien disposé et dit :

– Enfin, remettons en place ce que nousretrouverons, et à la grâce de Dieu !

Nous retrouvâmes onze billes. Nous en plaçâmessix d’un côté et cinq de l’autre, et une demi-heure plus tard laroue était de nouveau en place. Inutile d’ajouter qu’elle jouaitmaintenant pour tout de bon : un enfant s’en seraitaperçu.

Ebbsen dit que pour l’instant cela feraitl’affaire.

Il semblait se fatiguer. Si je l’avais laisséfaire, il serait probablement rentré chez lui. Mais j’avais laferme intention de le retenir et de lui faire finir sontravail ; j’avais abandonné toute idée de promenade. Il étaitarrivé à annihiler en moi tout l’orgueil que me causait ma machine.Tout ce qui pouvait encore m’intéresser, c’était de le voir trimer,de le voir s’égratigner, se cogner, se pincer. Je ranimai sesesprits défaillants avec un verre de bière et quelques complimentsjudicieux. Je lui dis :

– Je m’instruis véritablement en vousregardant faire. Ce n’est pas seulement votre adresse, votreactivité, qui me réconfortent et me fascinent : c’est encorela constatation de la confiance sereine que vous avez en vous et lebon espoir inexplicable que vous gardez.

Ainsi encouragé, il s’appliqua à replacerl’engrenage. Il appuya la bicyclette contre la maison et travaillaun côté. Puis l’appuya contre un arbre et travailla le côté opposé.Puis je la tins pour lui, pendant qu’il était allongé par terre, latête entre les roues, travaillant d’en bas, l’huile s’égouttant surlui. Enfin il m’enleva la machine et s’inclina sur elle, plié commeune besace vide, perdit pied, glissa et tomba sur la tête.

Par trois fois il dit :

– Dieu merci ! le voilà enfin enplace.

Par deux fois il jura :

– Non, sacré bon Dieu ! ça n’est pascela du tout !

J’aime mieux oublier ce qu’il a proféré entroisième lieu.

Puis il perdit patience et tenta de brutaliserl’instrument. La bicyclette, je le voyais avec plaisir, montrait del’esprit et les événements ultérieurs dégénérèrent en rien de moinsqu’une bataille violente entre lui et elle. À certains moments labicyclette se trouvait sur le gravier et lui penché dessus. Uneminute plus tard leurs positions étaient inverses : c’étaitlui qui était sur le gravier, sous la bicyclette. Le voilà debout,fier de sa victoire, la machine serrée entre ses jambes. Mais sontriomphe n’est que de courte durée. La bicyclette, se dégageant parun mouvement brusque, se retourne vers lui et le frappe à la têted’un dur coup de guidon.

Il était une heure moins le quart quand il sereleva, sale, décoiffé, le sang coulant d’une coupure. Il s’épongeale front et dit :

– Je crois que cela pourra aller pouraujourd’hui. La bicyclette avait également l’air d’en avoir assez.Il aurait été difficile de dire qui était le plus puni desdeux.

Je l’amenai dans la buanderie où il fit sonpossible pour se nettoyer avec du savon et des cristaux. Puis je lerenvoyai.

Je fis charger la bicyclette sur une voitureet je l’amenai au réparateur le plus proche. Le contremaîtres’avança et la regarda.

– Que voulez-vous que j’en fasse ?me demanda-t-il.

– Je voudrais que vous me la remissiez enétat, autant que possible.

– Elle est fortement atteinte,remarqua-t-il. N’importe, je ferai de mon mieux.

Il fit de son mieux, ce qui me coûta deuxlivres dix. Mais la machine ne fut jamais plus la même, et je lamis entre les mains d’un revendeur à la fin de la saison. Je nevoulais pas faire de dupes ; je donnai des instructions pourque l’annonce la signalât comme une machine de l’année précédente.L’agent me déconseilla de parler de date.

– La question, dans nos affaires, n’estpas de savoir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas.L’intéressant, c’est de voir ce que vous pouvez arriver à fairecroire aux gens. Entre nous soit dit, votre machine n’a pas l’aird’être de l’année dernière : sur son aspect on lui donneraitbien dix ans. Ne mentionnons pas de date. Tâchons d’en tirer ce quenous pourrons.

Je lui laissai l’affaire en mains, et il enobtint cinq livres, plus qu’il n’avait espéré.

On peut tirer deux genres de jouissance d’unebicyclette : on peut la démonter pour l’examiner, ou on peuts’en servir pour faire des promenades. Tout compte fait, jen’oserais affirmer que ce n’est pas celui qui s’amuse à vérifierqui trouve la meilleure distraction. Il ne dépend ni du temps, nidu vent ; l’état des routes le laisse froid. Donnez-lui untournevis, un paquet de chiffons, une burette d’huile et de quois’asseoir, et le voilà heureux pour la journée. Il y a bienquelques petits inconvénients ; le bonheur complet n’est pasde ce monde. Il a vite l’air d’un chaudronnier, et on penseratoujours en voyant sa machine que, l’ayant volée, il a voulu lamaquiller : cela ne tire du reste pas à conséquence, vuqu’elle ne dépassera jamais la première borne kilométrique. Oncommet parfois l’erreur de croire que l’on peut tirer d’une seulebicyclette ces deux genres de distractions. C’est impossible ;aucune machine ne supportera cette double fatigue. Il faut que l’onchoisisse : être un réparateur ou être un cycliste au senshabituel du mot. Moi, personnellement, je préfère monter mamachine ; et voilà pourquoi j’évite tout ce qui pourraitm’inciter à la réparer moi-même. S’il lui arrive quoi que ce soit,je la pousse jusque chez le réparateur le plus proche. Si je metrouve trop loin d’une ville ou d’un village, je m’assieds sur lebord de la route et j’attends le passage d’une voiture. Le plusgrand danger, selon moi, est le réparateur ambulant. La vue d’unebicyclette en panne est pour lui ce qu’un cadavre abandonné estpour un corbeau : il fonce dessus avec un cri sauvage ettriomphant. Au début je restais poli, disant par exemple :

– Ce n’est rien ; ne vous eninquiétez pas. Poursuivez votre chemin et amusez-vous bien ;je vous en prie, soyez assez aimable pour vous en aller.

Depuis, l’expérience m’a appris que lapolitesse n’est pas de mise en ce cas-là. Maintenant je dis à cesgens :

– Allez-vous-en, laissez-nous en paix, ouje vous casse la figure, idiot !

Et si vous avez l’air décidé et tenez à lamain un bâton solide, vous arrivez généralement à les fairedéguerpir.

George rentra vers la fin de lajournée :

– Eh bien ! pensez-vous que tout vaêtre prêt ?

– Tout sera prêt pour mercredi, tout,sauf peut-être vous et Harris.

– Le tandem est-il en bon état ?

– Le tandem va bien.

– Ne croyez-vous pas qu’il aurait besoind’être examiné ?

– L’âge et l’expérience, répondis-je,m’ont enseigné qu’il n’y a guère de questions sur lesquelles unhomme puisse être affirmatif. Parmi mes rares certitudes, en voicitoujours une, et inébranlable : ce tandem n’a pas besoind’être vérifié. Je suis sûr également qu’aucun être humain, si Dieume prête vie, n’y touchera d’ici mercredi matin.

– À votre place, je ne me fâcherais pas.Le jour arrivera, il n’est peut-être pas loin, où cette bicycletteaura besoin d’être réparée malgré votre désir tyrannique de lalaisser tranquille, et cela quand il y aura plusieurs montagnesentre elle et le réparateur le plus proche. C’est alors que vousnous supplierez de vous dire où vous aurez mis la burette d’huileet ce que vous aurez fait du tournevis. Puis, pendant que voustâcherez de maintenir la machine en équilibre contre un arbre, vousproposerez que quelque autre nettoie la chaîne et gonfle le pneud’arrière.

La sagesse prophétique de ce proposm’impressionna :

– Pardonnez-moi si je vous ai parlé surun ton un peu trop vif. La vérité est que Harris est venu ici cematin.

– Cela suffit, dit George, je comprends.Du reste, je suis venu pour vous parler d’autre chose. Regardezceci.

Il me passa un petit volume, relié en calicotrouge. C’était un guide pour la conversation anglaise, à l’usagedes voyageurs allemands. Il commençait : « À bord d’unvapeur » et se terminait par : « Chez lemédecin. » Le chapitre le plus long était consacré à laconversation dans un wagon de chemin de fer apparemment rempli defous querelleurs et malappris. « Ne pouvez-vous pas vouséloigner un peu plus de moi, monsieur ? – C’est impossible,madame ; mon voisin est très gros. – N’allons-nous pas essayerde ranger nos jambes ? – Ayez la bonté, s’il vous plaît, demaintenir vos coudes au corps. – Ne vous gênez pas, je vous enprie, madame, si mon épaule peut vous être agréable. » On netrouvait aucune indication précisant s’il fallait l’entendreironiquement ou non. « Je dois vraiment vous prier de vouséloigner un peu, madame, je peux à peine respirer. » Il est àsupposer que, dans la pensée de l’auteur, ils se trouvent tous parterre et pêle-mêle.

Le chapitre se terminait par cettephrase : « Nous voilà arrivés à destination, Dieumerci ! (Gott sei dank) » exclamation pieusequi, vu les circonstances, dut prendre la forme d’un chœur.

À la fin du livre se trouve un appendicedonnant aux voyageurs germaniques des conseils sur la conservationde leur santé et leur confort pendant leur séjour dans les villesanglaises, recommandant spécialement de voyager toujours avec uneprovision de poudre insecticide, de ne jamais manquer le soir defermer la chambre à clef et de toujours compter soigneusement lamonnaie rendue.

– Ce n’est pas une publication bienremarquable, dis-je, en rendant le livre à George. Moi,personnellement, je ne recommanderai pas ce bouquin à un Allemandqui se proposerait de visiter l’Angleterre ; je crois que sapratique le rendrait antipathique. Mais j’ai lu des brochurespubliées à Londres à l’usage des voyageurs anglais sur lecontinent, et qui sont tout aussi idiotes. Quelque imbécile ayantde l’éducation et comprenant, mais mal, sept langues, se croitautorisé à écrire ces livres, qui induisent en erreur l’Europemoderne.

– Vous ne pourrez cependant pas nier,répliqua George, que ces manuels soient très demandés. Je saisqu’ils se vendent par milliers. Il y a sûrement des quidams danstoutes les villes d’Europe, qui se promènent, parlant de lasorte.

– Peut-être bien, répondis-je, maisheureusement que personne ne les comprend. J’ai plus d’une foisaperçu des gens, debout sur des plates-formes de tramways ou postésà des coins de rue, qui tenaient de ces livres à la main et leslisaient à haute voix. Personne ne sait quelle est la langue qu’ilsparlent, personne n’a la moindre idée de ce qu’ils disent. Celavaut peut-être mieux : si on les comprenait, il est plus queprobable qu’on les écharperait.

– Il se peut que vous ayez raison. Jeserais curieux de voir ce qui arriverait si effectivement on lescomprenait. Je propose d’arriver à Londres de bonne heure mercredimatin et de passer une heure ou deux à nous promener et à faire desemplettes dans les magasins en nous servant de ce manuel. Il mefaut quelques menus objets, entre autres un chapeau et une paire depantoufles. Notre bateau ne quitte pas Tilbury avant midi et celanous en laisse juste le temps. Je voudrais éprouver ce genre delangage à un endroit où je serais bien à même de juger de soneffet. Je voudrais connaître les impressions de l’étranger quand onlui parle de la sorte.

Nous nous promîmes de l’amusement. Pleind’enthousiasme, je m’offris à l’accompagner et à l’attendre devantles boutiques. Je lui dis que sûrement Harris demanderait à êtredes nôtres, mais en restant à distance respectueuse.

George expliqua son projet, qui était un peudifférent. Il entendait que Harris et moi entrions avec lui dansles magasins. Avec Harris, qui a l’air imposant, pour lui prêtermain-forte, et avec moi sur le pas de la porte pour appeler unagent si le besoin s’en faisait sentir, il risquerait le coup.

Nous fîmes les quelques pas qui nousséparaient de chez Harris et lui soumîmes notre plan. Harrisexamina le livre, spécialement le chapitre qui a trait à l’achat desouliers et de chapeaux.

– Si George, dit-il, parle à uncordonnier ou à un chapelier dans les termes indiqués ci-dessus, illui faudra non pas un garde de corps, mais des gens de bonnevolonté pour le porter à l’hôpital.

Cela vexa George.

– Vous parlez, s’écria-t-il, comme sij’étais un téméraire, dénué de sens commun. Je ferai un choix desphrases les plus polies et les moins agressives ; j’éluderaitoute insulte grossière.

Une fois ceci bien entendu, Harris donna sonconsentement, et notre départ fut fixé pour le mercredi matin debonne heure.

Chapitre 4

 

Pourquoi Harris considère lesréveille-matin comme inutiles dans la vie de famille. – Instinctssociables des petits. – Les idées d’un enfant sur le matin. – Lesubconscient qui ne dort pas. – Son mystère. – Ses angoisses. –Pensées nocturnes. – Le genre de travail d’avant le petit déjeuner.– La bonne et la mauvaise brebis. – Les désavantages qu’il y a àêtre vertueux. – Le nouveau fourneau de cuisine de Harris commencemal son service. – Comment mon oncle Podger sortait chaque matin. –Le vieux cityman considéré comme cheval de courses. – Nous parlonsla langue du voyageur.

 

George arriva le mardi soir chez les Harris ety passa la nuit. Nous avions préféré cet arrangement à saproposition : venir le cueillir chez lui. Cueillir George enpassant, le matin, veut dire : le réveiller en le secouant,effort déjà épuisant pour un début de journée ; l’aider àretrouver ses effets et à boucler ses bagages ; puisl’attendre pendant qu’il déjeune, rôle qui manque de charme pour lespectateur.

Je savais qu’il serait levé à l’heure voulue,s’il couchait à « Beggarbush ». J’y ai couché moi-même,et je suis au courant de ce qui s’y passe. Vers le milieu de lanuit, du moins à ce qu’il vous semble, car dans la réalité il peutêtre un peu plus tard, vous êtes réveillé en sursaut de votrepremier somme par une charge de cavalerie le long du couloir. Malréveillé, vous hésitez entre des cambrioleurs, les trompettes dujugement dernier et une explosion de gaz. Vous vous mettez survotre séant, et vous écoutez avec attention. On ne vous fait pasattendre : bientôt une porte est violemment poussée ;quelqu’un ou quelque chose dégringole l’escalier apparemment sur unplateau à thé ; vous entendez un « Je l’avais biendit ! » et aussitôt une chose dure, une tête peut-être,c’est du moins l’impression qu’on en a d’après le bruit, rebonditcontre le panneau de votre porte.

À ce moment vous vous lancerez dans une chargefolle autour de votre chambre, à la recherche de vos vêtements.Rien ne se trouve plus où vous l’aviez mis le soir. Les objets lesplus indispensables ont entièrement disparu ; et pendant cetemps l’assassinat, la révolution, bref l’événement quel qu’il soitcontinue formidable. Vous vous arrêtez un moment, la tête sousl’armoire, où vous ayez cru découvrir vos pantoufles, pour écouterdes coups réguliers et monotones sur une porte éloignée. Lavictime, vous le supposez, s’est cachée là ; ils tâchent de lafaire sortir et de l’achever. Pourrez-vous arriver à temps ?Les coups cessent, et on entend une voix suave, rassurante par sonton doux et plaintif, qui demande humblement :

– Pa, puis-je me lever ?

Vous n’entendez pas l’autre voix, mais lesréponses sont :

– Non, ce n’était que la baignoire… Non,elle n’a vraiment pas de mal, elle est seulement mouillée, tucomprends… Oui, maman, je leur dirai ce que tu veux… Non, c’étaitun pur hasard… Oui ; bonne nuit, papa.

Ensuite la même voix, s’élevant pour êtreentendue, à distance de la maison, commande :

– Il faut que vous remontiez tous. Papadit qu’il n’est pas encore l’heure de se lever.

Vous vous recouchez et écoutez quelqu’unauquel on fait monter l’escalier, selon toute évidence, contre songré. Par une attention délicate les chambres d’amis de« Beggarbush » sont exactement au-dessous des nurseries.Le même petit être continue sa résistance tandis qu’on l’insèredans son lit. Aucun des détails de la bataille ne vous échappe, carchaque fois que le corps est jeté sur le matelas élastique, le litfait un bond juste au-dessus de votre tête, et chaque fois que lecorps s’échappe victorieusement de l’étreinte, vous en êtes avertipar un coup sur le parquet. Ensuite le combat se calme à moins quele lit ne s’effondre ; et le sommeil vous regagne doucement.Mais un moment après, ou du moins il vous semble qu’il n’y a qu’unmoment, vous rouvrez les yeux, sous la sensation d’un regard ;la porte s’est entr’ouverte et quatre têtes solennelles etsuperposées vous regardent avec persistance, comme si vous étiez unprodige exposé dans cette chambre. Vous voyant éveillé, la têtesupérieure s’avance avec calme par-dessus les trois autres, entre,et vient s’asseoir sur le lit dans une attitude amicale.

– Oh ! dit-elle, nous ne savions pasque vous étiez éveillé ; moi je le suis déjà depuis quelquetemps.

– Il me le semble, répondez-vousbrièvement.

– Papa n’aime pas que nous soyons levéstrop tôt, continue-t-elle. Il dit que tout le monde dans la maisonen serait dérangé. Alors naturellement nous ne devons pas nouslever.

Ceci est dit sur un ton de gentillerésignation. Elle paraît remplie d’une satisfaction intime, due ausentiment du devoir accompli.

Vous lui demandez :

– Vous n’appelez pas cela êtrelevé ?

– Oh ! non. Nous ne sommes pasencore convenablement habillés.

C’est l’évidence même.

– Papa est toujours très fatigué lematin, poursuit la voix ; naturellement, c’est parce qu’iltravaille dur toute la journée. N’êtes-vous jamais fatigué lematin ?

Alors seulement vous remarquez que les troisenfants sont entrés aussi et sont assis par terre en demi-cercle.Il est évident que tout ceci n’est pour eux que préliminaires à lareprésentation véritable. Ils attendent le moment où ils vousverront sortir de votre lit et agir.

De les voir dans la chambre d’un étrangerdéplaît à l’aîné. Il leur ordonne sur un ton sévère de se retirer.Eux ne lui répondent pas, ne discutent pas ; d’un communaccord et dans un silence complet ils tombent sur lui. Vous nedistinguez pas autre chose, de votre lit, qu’un enchevêtrementconfus de bras et de jambes, image frénétique d’une pieuvreempoisonnée. Si vous êtes couché en pyjama, vous sautez du lit etne faites qu’ajouter à la confusion ; si votre toilette denuit est moins élégante, vous restez où vous êtes et hurlez desordres, qu’on méconnaîtra entièrement. Le plus simple est delaisser agir l’aîné. Il arrive en peu de temps à les expulser etferme la porte sur eux. Elle est immédiatement rouverte, et l’und’eux est projeté dans la chambre. C’est généralement Muriel. Elley arrive comme lancée par une catapulte. L’aîné rouvre la porte etse sert de sa sœur comme d’un bélier contre la masse des autres.Vous distinguez nettement le bruit mat de la tête qui tape dans letas qu’elle disperse. Quand l’aîné est ainsi arrivé à ses fins, ilrevient tranquillement reprendre sa place sur le lit. Il montre leplus grand calme ; il a l’air d’avoir oublié l’incident.

– J’aime le lever du jour, dit-il,l’aimez-vous aussi ?

– J’en aime certains,répondrez-vous ; il en est d’autres qui ont moins decharme.

Lui ne prend pas garde à cettedistinction ; son regard extasié se perd dans lelointain :

– J’aimerais mourir le matin ; lematin la nature est si belle !

– Eh ! répondrez-vous, cela pourrabien vous arriver, le jour où votre père offrira un lit à unmonsieur un peu nerveux et n’aura pas soin de le mettre en gardecontre les surprises de la maison.

Il rappelle ses esprits vagabonds et redevientlui-même.

– Il fait délicieux au jardin,remarque-t-il, n’auriez-vous pas envie de vous lever et de faireune partie de cricket ?

Vous ne vous étiez pas couché avec cette idéeen tête, mais maintenant, considérant la tournure des événements,cela vous semble aussi bien que de rester couché là, sans espoir devous rendormir ; et vous acceptez.

Vous recevez plus tard dans la journéel’explication suivante : vous étant réveillé trop tôt etincapable de vous rendormir, vous aviez manifesté l’envie de faireune partie de cricket. Les enfants, dressés à la politesse enversles hôtes, avaient cru de leur devoir de se prêter à vos désirs.Mme Harris remarque, pendant le déjeuner, que vousauriez au moins dû exiger, avant de faire sortir les enfants,qu’ils fussent convenablement habillés ; pendant que Harrisvous fait pathétiquement remarquer que l’exemple et l’encouragementd’un seul matin vous ont suffi pour détruire son ouvragelaborieusement édifié pendant de longs mois.

Il paraît que, ce même mercredi matin, Georgeavait demandé à grands cris à se lever dès cinq heures et quart etavait voulu à toute force leur apprendre comment tourner àbicyclette autour des châssis de concombres sur la nouvelle machinede Harris. Toutefois, Mme Harris ne blâma pasGeorge à cette occasion, sentant que cette idée n’avait pas dû êtreentièrement sienne.

Ne croyez pas que les enfants de Harris aientl’intention de s’éviter des reproches aux dépens d’un ami. Ils sontl’honnêteté même et endossent la responsabilité de leurs propresméfaits. Mais la chose se présente ainsi à leur compréhension.Quand vous leur expliquez que vous n’aviez d’abord nullement ledessein de vous lever à cinq heures pour jouer au cricket sur lapelouse, ni de mettre à la scène le martyrologe en tirant àl’arbalète sur des poupées attachées à un arbre ;qu’assurément si on vous avait laissé suivre votre goût, vousauriez dormi en paix jusqu’à ce qu’on vous eût réveillé comme unbon chrétien à huit heures avec une tasse de thé, ils manifestentd’abord leur étonnement, puis s’excusent et semblent sincèrementcontrits. Écartant la question purement académique de savoir si leréveil de George un peu avant cinq heures devait être attribué àson instinct ou bien au passage accidentel, à travers la fenêtre desa chambre, d’un boumerang de leur fabrication, les chers enfantsacceptaient franchement la responsabilité de ce réveilultramatinal. Comme dit l’aîné :

– Nous aurions dû penser que l’oncleGeorge avait une longue journée devant lui et nous aurions dû luidéconseiller de se lever. Je me fais des reproches.

Mais un changement occasionnel dans leshabitudes ne fait de mal à personne. Au surplus, Harris et moifûmes d’accord pour penser que ç’avait été un bon entraînement pourGeorge. Il nous faudrait être debout à cinq heures tous les matinsdans la Forêt Noire ; nous en avions décidé ainsi. Georgeavait même proposé quatre et demie, mais Harris et moi avionsdéclaré qu’en règle générale cinq ce serait assez tôt. Nouspourrions ainsi enfourcher nos machines à six et abattre le gros denotre besogne avant les fortes chaleurs de midi. Si, de temps àautre, nous partions de meilleure heure, tant mieux : mais, dumoins, ce ne serait pas une règle. Moi aussi j’étais debout à cinqheures, ce matin-là, plus tôt du reste que je ne me proposais. Jem’étais dit en m’endormant : « À six heurestapant ! »

Je connais des gens qui arrivent de la sorte àse réveiller juste à la minute qu’ils ont fixée. Ils se disent, separlant à eux-mêmes au moment où ils posent leur tête surl’oreiller : « quatre heures et demie », « cinqheures moins un quart », ou « cinq heures etquart », selon le cas ; et ils ouvrent les yeux sur lecoup de l’heure dite. Ceci tient du miracle. Plus vous réfléchissezà ce fait, plus vous le trouverez mystérieux. Un second moi doitagir indépendamment de notre moi conscient ; il doit êtrecapable de compter les heures pendant que nous dormons, veillantdans l’obscurité, sans l’aide ni du soleil ni des pendules, ni denul moyen connu d’aucun de nos cinq sens. Il nous chuchote :« C’est l’heure » au moment exact, et vous vousréveillez. J’ai causé une fois avec un vieux débardeur qui pour sontravail était forcé de se lever tous les matins une demi-heureavant la marée. Il me confia que jamais il ne lui était arrivé dese réveiller une minute trop tard et qu’il ne se donnait même plusla peine de calculer l’heure de la marée. Il se couche fatigué,dort d’un sommeil sans rêve, et chaque matin à une heure différenteson veilleur spectral, exact comme la marée elle-même, vientl’appeler doucement. L’esprit de cet homme errait-il à traversl’obscurité, pataugeant sur les bords de la mer ? Avait-ilconnaissance des lois de la nature ?

En ce qui me concerne, mon veilleur intérieura peut-être quelque peu perdu l’habitude de ses fonctions. Il faitde son mieux ; mais il est trop scrupuleux, il se fait dumauvais sang et se perd dans ses calculs. Je lui dis parexemple : « À cinq heures et demie,s. v. p. », et il me réveille en sursaut à deuxheures trente. Je regarde ma montre. Il me suggère que je doisavoir oublié de la remonter. Je l’approche de mon oreille ;elle marche. Il pense qu’il lui est peut-être arrivé quelquechose ; il est sûr qu’il est cinq heures et demie, sinon unpeu plus. Je mets mes pantoufles et descends, pour le satisfaire,consulter la pendule de la salle à manger. Qu’arrive-t-il à l’hommequi, au milieu de la nuit, se promène dans une maison en robe dechambre et en pantoufles ? Il est inutile de leraconter ; on le sait par expérience : tous les objets,spécialement ceux qui sont pointus, prennent un lâche plaisir à lecogner. Je me recouche de mauvaise humeur et ne réussis à merendormir qu’après une demi-heure, en refusant d’écouter sessuggestions absurdes, à savoir que toutes les pendules de la maisonse sont liguées contre moi. Il me réveille toutes les dix minutesentre quatre et cinq heures. Je regrette alors de lui avoir touchémot de la chose. Il s’endort lui-même à cinq heures et m’abandonneaux soins de la femme de chambre qui, naturellement, ce matin-là,me réveille une demi-heure plus tard que d’habitude.

Il m’exaspéra tellement, ce mercredi-là, queje me levai à cinq heures, uniquement pour me débarrasser de lui.Je ne savais que faire de moi. Notre train ne partait qu’à huitheures ; tous nos bagages avaient été bouclés la veille etenvoyés avec les bicyclettes à la gare de Fenchurch Street. Jepassai dans mon cabinet de travail, pensant pouvoir écrire uneheure. Il faut croire que le travail du petit matin, avant ledéjeuner, n’est pas propice à l’effort littéraire. J’écrivis troischapitres d’un conte et les relus ensuite. On a médit de mesouvrages ; on a quelquefois parlé de mes livres d’une manièrepeu aimable ; mais jamais on n’aurait émis de jugements assezsévères pour flétrir les trois chapitres écrits ce matin-là. Je lesjetai dans la corbeille à papier et essayai de me remémorer lesétablissements charitables, si toutefois il en existe, qui serventde retraite aux écrivains ramollis.

Je pris une balle de golf, choisis un driverpour me distraire de ces pensées, et sortis flâner dans le pré. Unecouple de brebis broutaient là ; elles me suivirent et prirentun vif intérêt à mes exercices. L’une était une bonne âme,sympathique. Je ne pense pas qu’elle comprît rien à ce jeu ;je crois plutôt que ce qui lui parut étrange, c’était l’heurematinale à laquelle je me livrais à ce divertissement innocent.Elle bêlait à chacun de mes coups :

– Bi-en, bi-en, très bi-en !

Elle paraissait tout aussi contente que sielle les avait joués elle-même.

Tandis que l’autre était une sale bêteacariâtre et désagréable, me décourageant autant que sa compagnem’aiguillonnait.

« Piè-tre, horriblementpiè-tre ! » tel était son commentaire à presque chacun demes coups. Il y en eut, en vérité, quelques-uns de trèsbeaux ; mais elle faisait exprès d’être d’un avis opposé,simplement pour m’énerver. Je m’en apercevais bien.

Par un accident regrettable, une de mesmeilleures balles alla taper sur le nez de la bonne brebis. Celafit rire la mauvaise, mais rire distinctement et nettement, d’unrire rauque et vulgaire ; et pendant que son amie trop étonnéepour bouger restait clouée sur place, elle changea de ton pour lapremière fois et bêla :

– Bi-en, très bi-en ! le meilleurcoup qu’il ait fait !

J’aurais donné une demi-couronne pour que cefût elle qui reçût le coup. Ce sont toujours les bons quipâtissent.

J’avais perdu dans ce pré plus de temps que jen’avais prévu et ce n’est que quand Ethelbertha vint me dire qu’ilétait sept heures et demie et que le déjeuner était servi, que jeme rappelai ne m’être pas encore rasé. Ethelbertha n’aime pas queje me rase à la hâte. Elle craint que les étrangers ne croient àune tentative de suicide manquée et qu’on chuchote que nous faisonsmauvais ménage. Elle ajouta malicieusement que ma physionomie n’estpas de celles avec lesquelles on puisse se permettre debadiner.

Tout compte fait, j’aimais autant que lescérémonies d’adieu avec Ethelbertha ne se prolongeassent pas ;je craignais une trop grande tension de ses nerfs. Mais j’auraisaimé avoir le temps d’adresser quelques conseils à mes enfants,spécialement au sujet de ma canne à pêche, dont ils ont la manie devouloir se servir comme d’un bâton au croquet ; par contre jedéteste avoir à courir pour attraper mon train. À un quart de lieuede la gare, je rejoignis George et Harris qui eux aussicouraient.

Pendant que nous trottions côte à côte, Harrispar saccades m’informa de la raison de leur retard. C’était lenouveau fourneau de cuisine qui en était la cause. On l’avaitallumé pour la première fois ce matin-là et, sans qu’on sût encorecomment, il avait projeté en l’air les rognons et sérieusementbrûlé la cuisinière.

– J’espère, ajouta-t-il, qu’ils auront letemps de s’habituer l’un à l’autre pendant mon absence.

Il s’en fallut d’un cheveu que nous rations letrain, et tandis que nous étions assis dans la voiture, encorehaletants, et que je passais en revue les événements de la matinée,l’image de mon oncle Podger surgit dans ma mémoire, et je vis sedérouler les phases mouvementées de son départ d’Ealing Common parMorgate Street (train de 9 heures 13), tel qu’il s’effectuait deuxcent cinquante fois par an.

Il y avait huit minutes à pied de la maison demon oncle Podger à la station. Mon oncle ne se lassait pas derecommander :

– Mettez un quart d’heure et prenez votretemps.

Mais ce qu’il faisait, c’était de ne partirque cinq minutes avant l’heure et de courir. J’en ignore le motif,telle était pourtant la coutume dans ce faubourg. Beaucoup demessieurs corpulents, que leurs occupations appelaient dans laCité, habitaient alors Ealing (je crois qu’il en est encore ainside nos jours) ; ils prenaient les trains du matin pour alleren ville. Ils partaient tous trop tard ; tous tenaient un sacnoir et un journal dans une main, un parapluie dans l’autre ;et par tous les temps on les voyait courir pendant le dernier quartde mille.

Des gens oisifs, spécialement des bonnesd’enfant et des garçons livreurs, auxquels s’ajoutaient de temps àautre quelques marchands ambulants, se rassemblaient quand ilfaisait beau pour les voir passer et acclamaient le plus méritant.Ce n’était pas fameux comme sport. Ils ne couraient pas bien, ilsne couraient même pas vite ; mais ils étaient sérieux etfaisaient de leur mieux. Ce spectacle ne flattait pas le goûtartistique, mais il faisait naître pourtant l’admiration qui vanaturellement à l’effort consciencieusement accompli. La foule, àl’occasion, s’amusait à faire des paris innocents.

– Deux contre un sur le vieux type àgilet blanc !

– Dix contre un que le vieil asthmatiquese flanque par terre avant d’arriver !

– Ma fortune sur le PrinceÉcarlate ! (surnom donné par un gamin fantaisiste à un certainvoisin de mon oncle, ancien militaire, d’extérieur imposant aurepos, mais dont le teint devenait cramoisi au moindre effort).

Mon oncle, ainsi que les autres, écrivait detemps en temps à l’Ealing Press pour se plaindre del’indolence de la police locale. À ces communications l’éditeurajoutait des commentaires spirituels où il dénonçait le Déclin dela Courtoisie dans les Classes Inférieures de la Société,spécialement parmi celles des Banlieues de l’Ouest. Mais cela neproduisait aucun effet.

Ce n’était pas que mon oncle ne se levât asseztôt ; les ennuis surgissaient au dernier moment. Il commençaitaprès le déjeuner par perdre son journal. Nous étions toujoursprévenus, quand l’oncle Podger avait perdu quelque chose, parl’expression d’étonnement indigné avec laquelle il avait coutume dedévisager chacun.

Il n’arrivait jamais à mon oncle Podger de sedire : « Je suis un vieux négligent, j’égare tout ;je ne sais jamais où je mets mes affaires. Je suis tout à faitincapable de les retrouver moi-même. Je dois être, quant à cela, unsujet de trouble pour mon entourage. Il faut que j’essaie de mecorriger. » Au contraire ! Il s’était convaincu par desraisonnements singuliers que quand il avait égaré quelque chose,c’était la faute de tous dans la maison, sauf la sienne.

– Je l’avais à la main il n’y a qu’uneminute ! s’exclamait-il.

Vous auriez cru, à l’entendre, qu’il vivaitentouré de prestidigitateurs qui subtilisaient ses affaires rienque pour l’ennuyer.

– L’aurais-tu laissé au jardin ?hasardait ma tante.

– Pour quelle raison aurais-je voulu lelaisser au jardin ? Je n’ai pas besoin d’un journal aujardin ; je veux le journal pour l’avoir dans le train.

– Tu ne l’as pas mis dans tapoche ?

– Que Dieu te pardonne ! Crois-tuque je serais ici à le chercher à neuf heures moins cinq, si jel’avais tranquillement dans ma poche ? Me prends-tu pour unimbécile ?

À ce moment-là, quelqu’un de s’exclamer :« Qu’est ceci ? » en lui passant un journal bienplié.

– Si seulement on pouvait laisser mesaffaires en place, grognait-il, en l’arrachant d’un geste sauvagedes mains qui le lui tendaient.

Et l’ouvrant pour l’y mettre, en place, iljetait un regard sur la feuille et s’arrêtait net, privé de parole,comme outragé.

– Qu’y a-t-il ? demandait matante.

– C’est celui d’avant-hier !répondait-il, trop blessé pour élever la voix, en jetant le journalsur la table.

Si seulement ce journal avait une seule foispu être celui de la veille ! Mais c’était invariablement celuide l’avant-veille, sauf le mardi, car ce jour-là le journal dataitdu samedi.

Il arrivait qu’on le lui retrouvât ; laplupart du temps il était assis dessus, et alors il souriait, nonpas aimablement, mais d’un sourire las, celui d’un hommeabandonnant toute lutte contre le sort qui le force à vivre au seind’une bande d’idiots fieffés.

– Dire qu’il était juste sous votrenez !

Il se dirigeait ensuite vers l’antichambre, oùma tante Maria avait eu soin de rassembler tous les enfants, pourqu’il pût leur dire au revoir.

Jamais ma tante n’aurait quitté la maison,fût-ce pour une visite dans le voisinage, sans prendre tendrementcongé de chaque membre de la famille.

– On ne sait jamais ce qui peut arriver,avait-elle coutume de dire.

Sur le nombre il y en avait naturellementtoujours un qui manquait. Les six autres, au moment où on leremarquait, filaient dans toutes les directions à la recherche del’absent en poussant de grands cris.

À peine avaient-ils disparu que le manquantarrivait tranquillement. Il n’avait pas été loin et fournissait uneexplication très plausible de cette absence. Puis, sans plusattendre, il courait expliquer aux autres qu’il avait été retrouvé.De cette manière, il fallait bien cinq minutes pour que touspussent être réunis, ce qui permettait tout juste à mon oncle demettre la main sur son parapluie et d’égarer son chapeau. Enfin, legroupe étant rassemblé dans le vestibule, la pendule du saloncommençait à sonner neuf heures d’un son froid et pénétrant qui nemanquait jamais de troubler mon oncle. Énervé, il embrassaitcertains enfants deux fois, en négligeait d’autres, puis, nesachant plus qui avait été embrassé et qui ne l’avait pas été, ilse croyait obligé de recommencer l’opération. Il disait qu’ils sedonnaient le mot pour l’embrouiller et je n’oserais affirmer que cefût entièrement faux. Pour comble d’ennui, il y en avait toujoursun qui avait la figure barbouillée de confitures et c’étaitnaturellement cet enfant qui se montrait toujours le plustendre.

Quand d’aventure les choses allaient tropbien, l’aîné déclarait que toutes les pendules de la maisonretardaient de cinq minutes, ce qui, la veille, l’avait mis enretard pour la classe.

Mon oncle gagnait en courant la porte dujardin, où il s’avisait qu’il n’avait emporté ni son sac ni sonparapluie. Tous les enfants que ma tante n’arrivait pas à retenirgalopaient après lui ; deux d’entre eux luttant pour leparapluie, les autres se disputant le sac. Et c’est à leur retourseulement qu’on découvrait sur la table de l’antichambre l’objet leplus indispensable qu’il avait oublié et l’on se perdait enconjectures sur ce qu’il allait dire en rentrant.

 

Nous arrivâmes à Waterloo un peu après neufheures et commençâmes immédiatement les expériences qu’avaitprojetées George. Nous ouvrîmes le bouquin au chapitre intitulé« À la Station des Fiacres » et, nous approchant d’unhansom-cab, nous soulevâmes nos chapeaux, disant polimentau cocher :

– Bonjour.

Cet homme ne voulut pas être en reste depolitesse envers un étranger réel ou simulé. Et demandant à un amidu nom de « Charles » de lui « tenir sajument », il sauta de son siège et nous remercia d’unerévérence qui aurait fait honneur à lord Brummell en personne.Parlant apparemment au nom de la nation, il nous souhaita labienvenue en Angleterre, regrettant que Sa Majesté fûtmomentanément absente de Londres.

Nous fûmes incapables de lui répondre :ce genre de conversation n’était pas prévu dans le livre. Nousl’appelâmes « cocher », en réponse de quoi il s’inclinade nouveau jusqu’à toucher le pavé, et nous lui demandâmes s’ilallait avoir l’extrême bonté de nous conduire à Westminster Bridge.Il mit la main sur son cœur, déclarant que tout le plaisir seraitpour lui.

Prenant la troisième phrase du chapitre,George demanda quel serait le prix de la course.

Cette question, en introduisant un élément vildans la conversation, eut l’air d’offenser ses sentiments. Il ditn’avoir jamais accepté d’argent de nobles étrangers, et suggéra unpetit souvenir, une épingle de cravate en diamants, une tabatièreen or, un petit rien de ce genre qui lui serait agréable et qui leferait penser à nous.

Comme un léger rassemblement n’avait pasmanqué de se former et que la plaisanterie tournait trop àl’avantage du cocher, nous montâmes en voiture sans plus de proposet partîmes au milieu des acclamations. Nous fîmes arrêter lefiacre un peu au delà d’Astley’s Theatre, devant la boutique d’uncordonnier. C’était une de ces boutiques qui débordent demarchandises. À terre et sur les rayons, il y avait des piles deboîtes remplies de chaussures. Des bottines étaient accrochées enfestons autour des portes et des fenêtres. Le store, telle unevigne grimpante, supportait des grappes de bottines noires etjaunes. Au moment où nous entrâmes, le patron était occupé à ouvriravec un marteau et un ciseau une nouvelle caisse de chaussures.

George souleva son chapeau et dit :

– Bonjour.

L’homme ne se retourna même pas. Dès le début,il me fit l’effet d’un être désagréable. Il grogna quelque chosequi pouvait être ou ne pas être « bonjour » et continuason travail.

George lui dit :

– Mon ami, M. X…, m’a recommandévotre maison.

L’homme aurait dû répondre :« M. X… est un monsieur fort honorable, et je serais trèsheureux d’être utile à un de ses amis », mais il dit aucontraire :

– Connais pas ; jamais entendu cenom-là.

C’était ahurissant. Le livre donnait trois ouquatre méthodes pour l’achat de bottines. George avait choisispécialement celle où intervenait « monsieur X… », laconsidérant comme la plus polie de toutes. Vous commenciez parentretenir longuement le marchand de ce « monsieur X… »,et quand vous étiez arrivé par ce moyen à vous mettre sur un piedd’amitié et de bonne entente avec lui, vous passiez avec aisance etgrâce à l’objet principal de votre visite, à votre désir d’acheterdes bottines à bon marché, mais solides. Cet homme grossier etpratique n’avait pas l’air de se soucier des gentillesses de lavente au détail. Il était indispensable avec celui-là d’aborder laquestion brutalement. George abandonna « monsieur X… »et, feuilletant le bouquin, il prit une phrase au hasard. Son choixne fut pas heureux ; c’était une phrase qui aurait étésuperflue, adressée à n’importe quel marchand de chaussures. Dansla circonstance, entourés comme nous l’étions à en étouffer demonceaux de bottines, elle présentait le charme d’une imbécillitéparfaite.

Voici la phrase :

– Quelqu’un m’a dit que vous aviez icides bottines à vendre.

L’homme déposa enfin son marteau et son ciseauet nous regarda. Il parlait lentement, d’une voix rauque etvoilée.

– Pour quelle raison croyez-vous quej’aie toutes ces bottines ? Pour les renifler ?

Il était de ces hommes qui, débutant posément,sentent leur colère grossir au cours de la conversation.

– Qui croyez-vous que je sois ?continua-t-il. Un collectionneur de bottines ? Pourquoipensez-vous que j’ai loué cette boutique ? Pour raison desanté ? Me supposez-vous amoureux de mes bottines au point dene pouvoir me séparer d’une paire ? Imaginez-vous que je lesexpose autour de moi pour jouir de leur vue ? N’y en a-t-ilpas assez ? Où vous figurez-vous donc être ? Dans uneexposition internationale de chaussures ? Peut-être que cesbottines-là forment une collection historique ! Avez-vousjamais entendu parler d’un homme tenant boutique de chaussures, etn’en vendant pas ? Il se pourrait que je m’en serve pourdécorer ma boutique et pour l’embellir ? Pour qui meprenez-vous ? Pour un idiot fini ?

J’avais toujours soutenu que ces manuels deconversation ne servent pas à grand’chose. Nous cherchions unéquivalent d’une phrase allemande bien connue : BehaltenSie Ihr Haar auf ?

Le livre ne contenait d’un bout à l’autre riende ce genre. Il faut cependant admettre que George choisit lameilleure phrase qu’on pouvait y trouver et s’en servit. Ildit :

– Je reviendrai quand vous aurezdavantage de bottines à me montrer. D’ici là, adieu !

Après quoi nous regagnâmes la voiture etpartîmes, quittant le cordonnier qui, à la porte de sa boutique,debout entre ses piles de bottines, nous décochait quelquesremerciements. Je ne pus comprendre ce qu’il disait, mais lespassants parurent s’y intéresser.

George voulait s’arrêter chez un autrecordonnier et recommencer l’expérience ; il dit avoir vraimentbesoin d’une paire de pantoufles. Mais nous le décidâmes à différerleur acquisition jusqu’à notre arrivée dans une ville étrangère oùles commerçants sont probablement plus habitués à cette sorte delangage ou ont un caractère plus aimable. Il fut cependantintraitable au sujet du chapeau. Il prétendait ne pas pouvoir s’enpasser pour le voyage ; nous nous arrêtâmes donc devant unepetite boutique à Blackfriars Road. Le patron était un petit hommed’apparence gaie, aux yeux rieurs, ce qui était plutôt pour nousencourager que pour nous retenir.

Quand George, selon le texte du livre, luidemanda : « Avez-vous des chapeaux ? » il ne sefâcha point ; il s’arrêta et se gratta le menton d’un airpensif.

– Des chapeaux ? dit-il.Voyons ; oui (et là un sourire joyeux éclaira sa physionomieaimable), – oui, en y réfléchissant bien, je crois que j’ai unchapeau. Mais dites donc, pourquoi me demandez-vous cela ?

George expliqua qu’il avait envie d’acheterune casquette, une casquette de voyage, mais à la conditionsine qua non que cette casquette fût de bonne qualité.

Le visage de l’homme s’assombrit.

– Oh ! remarqua-t-il, je crains biende ne pouvoir vous satisfaire. Voyez-vous, s’il vous avait falluune mauvaise casquette, ne valant pas son prix, une casquette justeassez bonne pour pouvoir vous servir à nettoyer des carreaux, unesemblable casquette j’aurais pu vous la trouver. Mais une casquettede bonne qualité, non, nous n’en avons pas. Pourtant attendez uneminute, continua-t-il devant l’expression de désappointement quiassombrit la figure de George ; ne soyons pas trop pressés.(Et allant vers un tiroir qu’il ouvrit 🙂 Voilà une casquette,ce n’est pas une casquette de bonne qualité, mais elle n’est pasaussi mauvaise que la plupart des casquettes que je vends.

Il la prit et nous la présenta entre sesdoigts.

– Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il.Croyez-vous qu’elle puisse faire votre affaire ?

George l’essaya devant la glace et,choisissant une autre remarque du livre, il dit :

– Ce chapeau me va assez bien, mais,dites-moi, trouvez-vous qu’il me flatte ?

L’homme prit un peu de recul pour mieuxembrasser le panorama.

– Pour être sincère, répondit-il, je nepourrais pas dire oui.

Et, délaissant George, il s’adressa à Harriset à moi.

– La beauté de votre ami, dit-il, je laconsidérerais comme virtuelle. Elle existe en puissance, mais vouspourriez facilement passer devant lui et ne pas la voir. Avec cettecasquette, par exemple, vous ne la remarquerez pas.

À ce moment George parut avoir eu assezd’amusement avec cet homme-là.

Il dit :

– Cela va bien. Ne manquons pas notretrain. Combien ?

Et l’homme de répondre :

– Le prix de cette casquette, monsieur,est de 4 shillings 6 pence, et c’est bien le double de sa valeur.La désirez-vous enveloppée dans du papier marron, monsieur, ou dansdu blanc ?

George dit qu’il allait la prendre tellequelle, paya les 4 shillings 6 pence en espèces et quitta laboutique. Harris et moi, nous le suivîmes.

Arrivés à Fenchurch Street, nous transigeâmesavec notre cocher pour 5 shillings. Il refit une révérence profondeen nous priant de le rappeler aux bons souvenirs de l’empereurd’Autriche.

Dans le train, George, qui était visiblementdésappointé, jeta le bouquin par la portière.

Nous trouvâmes bagages et bicyclettes bieninstallés sur le bateau, et descendîmes la rivière avec la marée demidi.

Chapitre 5

 

Digression nécessaire amenée par unehistoire très morale. – Un des charmes de ce livre. – Une revuelittéraire qui ne provoque pas l’admiration des foules. – Sesvantardises : l’instructif et l’amusant combinés. –Problème : dire ce qui est instructif, dire ce qui estamusant. – Opinion autorisée sur la loi anglaise. – Un autre charmede ce livre. – Une vieille chanson. – Encore un troisième attraitdu livre. – Quel était le genre de forêt dans laquelle habitait lavierge. – Description de la Forêt Noire.

 

On raconte qu’un Écossais, amoureux d’unejeune fille, désirait l’épouser. Mais il était prudent comme tousceux de sa race. Il avait remarqué que dans son entourage tropd’unions des plus prometteuses avaient souvent eu pour conséquencedésespoir et désillusions, et ceci uniquement parce que les fiancéss’étaient imaginé chacun épouser un être parfait. Il se jura quedans son cas il n’en serait pas de même. Et voilà pourquoi sademande prit la forme suivante :

– Je ne suis qu’un pauvre gars,Jennie ; je n’ai ni fortune ni terre à t’offrir.

– Oui, mais il y a toi, Davie !

– Eh ! je désirerais qu’il y eûtautre chose, petite. Je ne suis qu’un propre-à-rien et un malfichu, Jennie.

– Que nenni ! il y en a bien qui nete valent pas, Davie.

– Je n’en connais pas, petite, et je medis même que je ne tiendrais pas à en connaître.

– Mieux vaut un homme modeste mais francet sûr, Davie, qu’un autre qui tourne autour des filles et vousamène des ennuis dans le ménage.

– Ne t’y fie pas trop, Jennie ; cen’est pas toujours le meilleur coq qui a le plus de succès aupoulailler. Je n’ai jamais cessé d’être un coureur de cotillons.Crois-moi, je suis un mauvais parti.

– Ah ! mais tu as bon cœur, Davie,et tu m’aimes bien. J’en suis sûre.

– Je t’aime assez, Jennie ; maiscela durera-t-il ? Je suis bon garçon, tant qu’on fait mesvolontés. Au fond, j’ai un caractère infernal, ma mère peut entémoigner ; et je suis comme mon pauvre père, je ne deviendraipas meilleur en vieillissant.

– Ouais ! tu es sévère sur toncompte, Davie. Tu es un garçon honnête. Je te connais mieux que tune te connais et tu feras pour moi un bon mari.

– Peut-être, Jennie ! Pourtant j’endoute. C’est une triste chose pour la femme et les enfants, quandle père ne peut résister à la boisson. Lorsque l’odeur du whisky memonte au nez, ma gorge est un abîme ; il en descend, il endescend, et je n’arrive pas à me remplir.

– Tu seras un bon époux quand tu serassobre, Davie.

– Crois-le si tu veux.

– Et tu me soutiendras, Davie, ettravailleras pour moi ?

– Je ne vois pas pourquoi je ne tesoutiendrais pas, Jennie ; mais ne viens pas me rebattre lesoreilles avec le mot travail, je ne peux pas l’entendre.

– N’importe comment, Davie, tu feras deton mieux et personne ne peut faire davantage, comme dit M. lecuré.

– De mon mieux ! ce ne sera pasencore fameux, Jennie, et je crains que ce soit si peu de chose,qu’il ne vaille pas la peine d’en parler. Tu aurais du mal àtrouver homme plus faible, pécheur plus endurci.

– Bien des gars feraient les plus bellespromesses à une pauvre fille pour lui briser le cœur ensuite. Toi,tu me parles franchement, Davie, et je compte t’épouser, on verrabien ce qui adviendra.

L’histoire se termine là et nous ne savons pasquel fut le résultat de cette union. Quoi qu’il en soit, Jennieavait perdu le droit de se plaindre et Davie aura eu lasatisfaction de se dire qu’il ne méritait pas de reproche.

Soucieux, moi aussi, d’être franc, j’étaleraiici les tares de mon livre.

Ce livre ne contiendra pas d’informationutile.

Celui qui croirait, guidé par lui, pouvoirentreprendre un voyage à travers l’Allemagne et la Forêt Noire,s’égarerait sûrement avant de s’embarquer. Et ce serait ce quipourrait lui arriver de plus heureux. Plus il s’éloignerait de sonpays natal, plus les difficultés iraient grandissant.

Je me considère comme inapte à donner desconseils pratiques. Je ne suis pas né avec cette conscience de monincapacité : elle m’est venue à la suite d’expériencescruelles.

À mes débuts dans le journalisme, j’étaisattaché à un périodique, précurseur de ces nombreuses revuespopulaires d’à présent. Nous nous vantions d’allier l’utile àl’agréable : au lecteur de déterminer ce qu’il y avait làd’amusant et ce qui devait y être considéré comme instructif. Nousdonnions des conseils à ceux qui allaient se marier, – des conseilssérieux et détaillés qui, s’ils avaient été suivis, auraient faitde notre public la fleur de la gent maritale. Nous montrions à nosabonnés la manière de s’enrichir en élevant des lapins, avecexemples et chiffres à l’appui. Ce qui eût dû les surprendre, c’estque nous n’abandonnassions pas le journalisme pour nous mettre àl’élève du lapin. J’ai maintes et maintes fois établi, d’après dessources autorisées, qu’au bout de trois ans un homme qui commenceavec douze lapins de choix et un peu de jugeote arriveinéluctablement à un revenu annuel de 2.000 livres sterling,chiffre qui doit croître vite. Peut-être que l’éleveur n’a pasbesoin de cet argent. Il ne sait peut-être même pas qu’en faire,une fois qu’il l’a. Mais l’argent est là ; il n’a qu’à leramasser. Personnellement je n’ai jamais rencontré d’éleveur delapins qui eût un revenu de 2.000 livres, quoique j’en aie vu pasmal se mettre en route avec les douze lapins de choix obligatoires.Toujours quelque chose clochait quelque part ; il se peut quel’atmosphère d’une ferme à lapins annihile à la longue lesfacultés.

Nous tenions nos lecteurs au courant du nombred’hommes chauves que renfermait l’Islande, et pour ce que nous ensavions, nous pouvions être dans le vrai ; du nombre deharengs saurs qu’il faudrait mettre bout à bout pour couvrir ladistance de Londres à Rome, information précieuse pour celui quiaurait envie de tracer une ligne de harengs saurs de Londres àRome, car il serait à même d’en commander du premier coup laquantité nécessaire ; du nombre de paroles prononcées chaquejour par une femme, et autres informations de ce genre, destinées àrendre nos lecteurs plus savants et mieux armés que ceux des autresfeuilles.

Nous leur enseignions comment guérir les chatsatteints de convulsions. Je ne crois pas (et je ne croyais pasalors) qu’on puisse guérir de ses convulsions un chat. Si jepossédais un chat sujet aux convulsions, je tâcherais de m’endéfaire ; je mettrais une annonce dans les journaux pour levendre ou même j’en ferais cadeau à quelqu’un. Mais le devoirprofessionnel nous obligeait à donner des conseils à ceux qui endemandaient. Un imbécile nous avait écrit, nous suppliant de lerenseigner à ce sujet ; il me fallut toute une matinée derecherches pour me documenter. Je finis par découvrir ce que jecherchais à la fin d’un vieux recueil de recettes de cuisine. Jen’ai jamais pu comprendre ce que cela venait y faire. Cela n’avaitaucun rapport avec le véritable sujet du livre. Ce livre necontenait aucune recette pour accommoder un chat même guéri de sesconvulsions et en faire un plat savoureux. L’écrivain avait dûajouter ce paragraphe par pure générosité. J’avoue qu’il eût étépréférable qu’il ne l’ajoutât pas ; car cet épisode donna lieuà une correspondance longue et épineuse et entraîna la perte dequatre abonnés, sinon davantage. L’homme écrivit que, pour avoirsuivi notre conseil, il lui en avait coûté un dommage de deuxlivres sterling à sa batterie de cuisine, sans compter un carreaude cassé et pour lui-même un probable empoisonnement du sang ;inutile de dire que les convulsions du chat n’avaient faitqu’empirer. Et pourtant la médication était fort simple. Vousmainteniez le chat entre vos jambes avec douceur pour ne pas leblesser et avec une paire de ciseaux vous lui faisiez dans la queueune entaille nette. Vous n’enleviez aucune partie de la queue,deviez même bien prendre garde à cet accident : vous nepratiquiez qu’une incision.

Ainsi que nous l’expliquâmes à notre homme,mieux eût valu procéder à l’opération dans un jardin ou dans unecave à charbon ; un idiot seul pouvait imaginer de s’yrisquer, sans aide, dans une cuisine.

Nous leur donnions des conseils surl’étiquette : comment s’adresser à un pair d’Angleterre, à unévêque et manger élégamment le potage. Nous indiquions à des jeunesgens timides la façon de se tenir avec grâce dans un salon. Nousenseignions la danse aux deux sexes à l’aide de diagrammes. Nousrésolvions leurs scrupules religieux et leur procurions un code demorale qui aurait fait honneur à des saints de vitraux.

Le journal n’eut aucun succès financier, étantde plusieurs années en avance sur son temps ; aussi sonétat-major était-il limité. Mon département, je m’en souviens,comprenait : les « Conseils aux jeunes mères » (jeles rédigeais avec l’assistance de ma propriétaire qui, ayantdivorcé une fois et ayant enterré quatre enfants, me paraissait uneautorité compétente, touchant toutes les questionsdomestiques) ; des « Avis sur l’ameublement et ladécoration artistique d’un intérieur avec des dessins » ;une colonne de « Conseils littéraires aux jeunesécrivains » (j’espère sincèrement que mes renseignements leurfurent d’un meilleur profit qu’à moi-même) ; et notre articlehebdomadaire « Propos amicaux à des jeunes gens », signé« Oncle Henri ». Cet « Oncle Henri » était unêtre jovial, un bon vieux qui avait une expérience vaste et variéeet qui était plein de sympathie pour la nouvelle génération. Ilavait eu à lutter dans son jeune temps et avait acquis de profondesconnaissances en toutes choses. Même encore maintenant je lis les« Propos de l’Oncle Henri » et, quoique ce ne soit pas àmoi de le dire, ses conseils me paraissent bons et salutaires. Jeme dis souvent que j’aurais dû suivre plus à la lettre ces« Propos de l’Oncle Henri » ; cela m’aurait renduplus sage, j’aurais commis moins d’erreurs et serais aujourd’huiplus satisfait de moi-même.

Une modeste petite femme qui habitait unechambre meublée du côté de Tottenham Court Road, et dont le mariétait dans un asile d’aliénés, nous écrivait notre « Articlesur la Cuisine », les « Conseils sur l’Éducation »,– nous regorgions de conseils, – et aussi une page et demie de« Chronique Mondaine », dans ce style personnel et vifqui n’a pas encore disparu entièrement, me dit-on, du journalismemoderne : « Il faut que je vous parle de la toilettedivine que j’ai portée à Ascot la semaine dernière. Le prince C… –mais, là, je ne devrais vraiment pas vous répéter toutes lesfadaises que ce garçon absurde m’a dites, il est trop fou, et lachère comtesse était, je le crains, quelque peu jalouse, etc.,etc. »

Pauvre petite femme ! je la vois encoredans sa robe d’alpaga gris râpée et tachée d’encre. Un jour passé àAscot ou ailleurs au grand air aurait peut-être un peu coloré sesjoues pâles.

Notre directeur, l’homme le plus effrontémentignare qu’on pût rencontrer, écrivait, en puisant dans uneencyclopédie à bon marché, les pages dédiées aux« Informations Générales » et s’en tirait en somme trèsbien ; pendant ce temps notre groom, assisté d’une excellentepaire de ciseaux, collaborait à notre rubrique « Motsd’esprit ».

On travaillait dur et l’on était peupayé ; ce qui nous soutenait était la conscience que nousavions d’instruire et d’aider nos concitoyens. Le jeu le plusrépandu, le plus éternellement et universellement populaire est dejouer à l’école. Réunissez six enfants, faites-les asseoir sur lesmarches d’un perron et promenez-vous devant eux, en tenant à lamain un livre et une canne. Nous jouions à cela étant enfants, nousy jouons grands garçons et fillettes, nous y jouons hommes etfemmes ; nous y jouerons encore quand, chancelants et penchés,nous nous acheminerons vers la dernière demeure. Jamais nous nenous en lassons, jamais cela ne nous ennuie. Une seule chose nouscontrarie : c’est la tendance qu’ont les six enfants à selever à tour de rôle pour prendre en main livre et canne. Je suissûr que la vogue du métier de journaliste, malgré ses nombreuxdéboires, réside dans le fait suivant : chaque journalistecroit être celui qui doit aller et venir, le livre et la canne à lamain. Les Gouvernements, les Classes Supérieures, le Peuple, laSociété, l’Art et la Littérature, ce sont les autres enfants, assissur les marches du perron. C’est lui, le journaliste, qui lesinstruit, qui élève leur âme.

Mais je m’égare. J’ai rappelé tout cela pourexpliquer l’aversion profonde qui m’empêche maintenant de fournirdes informations pratiques. Donc revenons à notre point dedépart.

Quelqu’un signant « Ballonist » nousavait écrit pour se renseigner sur la fabrication du gaz hydrogène.Ce n’était pas difficile à fabriquer, autant que je pus en jugerd’après ce que j’en avais lu au British Muséum ; je prévinscependant le susnommé « Ballonist » de prendre toutessortes de précautions contre un accident possible. Qu’aurais-je pufaire de plus ? Dix jours plus tard nous reçûmes au bureau lavisite d’une dame au teint coloré qui tenait par la main ce quiselon son explication était son fils, âgé de douze ans. Laphysionomie de ce garçon était inintéressante à un degrépositivement remarquable. Sa mère le fit avancer et lui enleva sonchapeau. Je pus alors saisir le pourquoi du geste. Il n’avait pastrace de sourcils et rien ne subsistait de ses cheveux, sauf uneombre grisâtre, poussiéreuse, faisant ressembler sa tête à un œufdur dépouillé de sa coquille et saupoudré de poivre noir.

– Il y a huit jours, c’était un beaupetit garçon dont les cheveux bouclaient naturellement, expliqua ladame (et le ton de sa voix allait s’élevant, signe précurseur d’unorage).

– Qu’est-ce qui lui est arrivé ?demanda notre directeur.

– Voilà ce qu’il lui est arrivé, proférala dame. (Elle tira de son manchon le numéro contenant mon articlesur l’hydrogène, marqué au crayon rouge, et le lui jeta au nez.Notre directeur le prit et le parcourut.)

– C’était donc lui,« Ballonist » ? questionna-t-il.

– C’était lui, « Ballonist »,acquiesça la dame, le pauvre innocent, et regardez-lemaintenant !

– Ils repousseront peut-être, suggéranotre directeur.

– Ils repousseront peut-être, repartit ladame (sa voix continuant à s’élever), mais peut-être qu’ils nerepousseront pas. Ce que je voudrais savoir, c’est ce que vouscomptez faire pour lui.

Notre directeur proposa une lotion capillaire.J’eus peur à ce moment qu’elle ne lui sautât au visage ; maiselle se résigna à se répandre en paroles. Il parut qu’elle nes’attendait pas à ce qu’on proposât une lotion, mais une indemnité.Elle fit aussi quelques observations sur le caractère de notrejournal en général, son utilité, ses prétentions à élever l’espritdu public, et sur la science et l’intelligence de sescollaborateurs.

– Je ne vois vraiment pas en quoi noussommes fautifs, plaida notre directeur (c’était un homme auxmanières timides) ; il nous avait demandé des renseignementset il les a eus.

– N’essayez pas d’être spirituel, vous,répliqua la dame (il n’avait eu nullement l’intention de faire del’esprit, sûrement pas ; il ne prenait pas les choses à lalégère, ce n’était pas là son défaut), ou bien vous recevrezquelque chose que vous n’avez pas demandé. Mais qu’est-ce qui meretient, s’écria la dame si subitement que nous nous retirâmes entoute hâte, comme des poules effarées derrière nos chaisesrespectives, attendez un peu que je rende vos têtespareilles !

Je suppose, qu’elle voulait dire pareilles àcelle de son fils. Elle ajouta encore quelques réflexions de bienmauvais goût sur le physique de notre directeur. Ça n’étaitcertainement pas une femme distinguée.

Pour moi, j’étais d’avis que, si elle avaitintenté le procès dont elle nous menaçait, elle n’aurait pas obtenugain de cause ; mais notre chef, ayant eu autrefois desdéboires avec la justice, avait pour principe d’éviter les ennuis.Je l’ai entendu dire :

– Si un homme dans la rue m’accostaitpour me demander ma montre, je la lui refuserais. S’il me menaçaitde la prendre par la force, je crois, sans être d’une naturecombative, que je ferais de mon mieux pour la défendre. S’ilaffirmait son intention de l’obtenir en m’intentant un procèsdevant un tribunal quelconque, je la sortirais de ma poche, la luidonnerais et je m’estimerais heureux d’en être quitte à si boncompte.

Il arrangea l’affaire avec la dame au teintfleuri moyennant un billet de cinq livres, ce qui devaitreprésenter les bénéfices d’un mois du journal ; et elledécampa, emmenant son rejeton endommagé. Après son départ, le chefvint me parler affectueusement. Il me dit :

– Ne croyez pas que je vous donnetort ; ce n’est pas de votre faute, c’est la faute du destin.Continuez de vous occuper des conseils moraux et de la critique, –en cela vous vous distinguez, – mais abstenez-vous de donnerd’autres informations utiles. Vous n’êtes pas fautif, je le répète.Votre renseignement était assez exact, il n’y a rien à luireprocher ; vous n’avez pas la main heureuse, voilà tout.

Je regrette de ne pas toujours avoir suivi ceconseil, cela m’aurait épargné des ennuis à moi-même et à d’autres.Je n’en vois pas la raison, mais c’est un fait, je n’ai qu’àindiquer à quelqu’un le meilleur itinéraire entre Londres et Rome,pour qu’il égare ses bagages en Suisse, ou bien qu’il fasse presquenaufrage sitôt après avoir quitté Douvres. Si je renseigne unquidam pour l’achat d’un kodak, il a des difficultés avec la policegermanique pour avoir photographié des forteresses. Je me suisdonné une fois beaucoup de mal pour expliquer à un homme la façond’épouser la sœur de sa défunte femme à Stockholm. J’avais trouvépour lui l’heure du départ du bateau de Hull et les meilleurshôtels où s’arrêter en route. Je n’avais fait aucune erreur dansles notes que j’avais rédigées à son usage, rien ne clochait nullepart ; cependant il ne m’a jamais plus adressé la parole. Etvoilà pourquoi je suis arrivé à refréner ma passion de donner desconseils et voilà pourquoi vous ne trouverez pas trace derenseignements pratiques dans ce livre si je peux m’en abstenir.Vous n’y trouverez pas de descriptions de villes, ou de monuments,pas de réminiscences historiques, ni de discours moraux.

J’ai demandé un jour à un étranger distinguéce qu’il pensait de Londres. Il me répondit :

– C’est une très grande ville.

– Qu’est-ce qui vous y a frappé leplus ?

– Les gens.

– Qu’en pensez-vous, comparé à d’autresvilles : Paris, Rome, Berlin ?

Il haussa les épaules :

– C’est plus grand, que voulez-vous queje vous dise de plus ?

Une fourmilière ressemble beaucoup à une autrefourmilière : avenues, larges ou étroites, dans lesquelles lespetits êtres se bousculent dans une confusion étrange, ceux-ciaffairés, importants, ceux-là s’arrêtant pour caqueter, ceux-ciployant sous de lourdes charges, ceux-là se chauffant ausoleil ; greniers remplis de nourriture ; cellules où cespetits êtres dorment, mangent et aiment, et le coin où reposentleurs petits ossements tout blancs. Telle agglomération est plusvaste, telle autre plus petite. L’une n’est construite que d’hier,tandis que l’autre a été façonnée il y a longtemps, longtemps,avant même l’arrivée des hirondelles…

Et on ne trouvera pas non plus dans ce livredes histoires d’amour, des contes populaires.

Toute vallée qui abrite un hameau a seslégendes. Je vous en dirai le canevas ; vous pourrez à votreguise le mettre en vers ou en musique :

Il y avait une jeune fille ; il arriva ungarçon ; ils s’aimèrent ; puis il s’en alla. C’est uneromance monotone, qui existe dans toutes les langues, car ce jeunehomme a dû être un voyageur extraordinaire. On se souvient bien delui dans l’Allemagne sentimentale. De même les habitants desmontagnes bleues d’Alsace se rappellent son arrivée parmieux ; et il a aussi visité les rives d’Islande, si je ne metrompe. C’était un vrai Juif Errant ; et encore maintenant,dit-on, la jeune fille imprudente continue à prêter l’oreille aubruit des sabots de son cheval qui se perd dans le lointain.

Dans tel pays, aujourd’hui désert, mais quicomptait au temps passé beaucoup de maisonnettes rempliesd’animation, de nombreuses légendes sommeillent ; et encoreune fois je vous en livre les ingrédients en vous abandonnant lesoin d’accommoder votre plat. Prenez un cœur humain, ou deux cœurshumains assortis, un bouquet de passions humaines, il n’en existepas des masses, une demi-douzaine au plus ; assaisonnez-lesavec un mélange de bien et de mal ; relevez le tout d’unepointe funèbre, et servez quand et où bon vous semblera. « LaCellule du Saint », « l’Abri Hanté », « leTombeau du Donjon », « le Saut de l’Amant », –nommez-le à votre guise, le ragoût est partout le même.

Et enfin, ce livre ne contiendra pas dedescriptions de paysages. Ce n’est pas paresse. Rien n’est plusfacile que de décrire un paysage ; rien n’est plus ennuyeux etinutile à lire. Du temps où Gibbon devait se fier au récit desvoyageurs pour décrire l’Hellespont, et où les étudiants anglais neconnaissaient les rives du Rhin que par les Commentaires de JulesCésar, il seyait à tout voyageur illustre de décrire tant bien quemal ce qu’il avait vu. Le docteur Johnson, qui n’avait presque rienvisité en dehors des paysages de Fleet Street, devait lire avecplaisir et profit la description des marais de Yorkshire. Le compterendu du Snowdon a dû paraître merveilleux à un enfant de Londresn’ayant jamais aperçu un mont plus haut que le Hog’s Back enSurrey. Mais de nos jours la machine à vapeur et l’appareilphotographique ont changé tout cela. Celui qui tous les ans fait sapartie de tennis au pied du Cervin et sa partie de billard sur lesommet du Righi ne vous sait aucun gré d’une description minutieuseet soignée des collines de Grampian. Quand on a vu une douzaine depeintures à l’huile, une centaine de photographies, un millier dereproductions dans des journaux illustrés et quelques panoramas duNiagara, une description détaillée d’une chute d’eau semblerafastidieuse.

Un de mes amis, un Américain très instruit,qui aime la poésie pour elle-même, me dit s’être fait une idée bienplus exacte et plus engageante des districts des Lacs d’aprèsquelques photographies contenues dans un bouquin à bon marché qued’après la lecture des Coleridge, Southey et Wordsworth réunis.Qu’un auteur lui décrivît un paysage, mon ami ne lui en savait pasplus de gré que d’une relation éloquente de ce qu’il venait demanger à son dîner.

Selon lui, chaque art a son départementpropre, et si la peinture-en-paroles est un piètre interprète desformes et de la lumière, la toile et les couleurs ne valent pasmieux pour traduire les jeux de la pensée.

Ce sujet me remet en mémoire un chaudaprès-midi de collège. La littérature anglaise se trouvant auprogramme, le cours commença par la lecture d’un certain poèmeplutôt long, mais ne donnant lieu à aucune remarque intéressante.J’avoue à ma honte avoir oublié le nom de l’écrivain et le titre del’œuvre. La lecture terminée, nous fermâmes nos livres, et leprofesseur, un indulgent vieux monsieur aux cheveux blancs, nousdemanda de lui faire un compte rendu oral et personnel de ce quenous venions de lire.

– Dites-moi, fit le professeur d’un tonencourageant, de quoi parle-t-on dans ce livre ?

– Monsieur, dit le meilleur élève de laclasse (il parlait la tête basse et visiblement à contre-cœur), ils’agit d’une vierge.

– Oui, convint le professeur, mais jevous demanderais de me le dire avec des termes à vous. Nous nedisons pas « vierge », n’est-ce pas ? nous disons« jeune fille ». Oui, on y parle d’une jeune fille.Continuez.

– Une jeune fille, répéta le premierélève (cette substitution avait l’air d’augmenter son embarras),qui vivait dans une forêt.

– Quel genre de forêt ?

Le premier élève se mit à inspecter sonencrier avec soin, puis regarda le plafond.

– Allons, insistait le professeur,s’impatientant, vous venez de lire pendant dix minutes unedescription de ce bois. Vous pourrez certainement me dire quelquechose à son sujet.

– Les arbres noueux, aux branchesentrelacées, reprit le premier élève.

– Non ! non ! interrompit leprofesseur, je ne vous demande pas de réciter le poème. Je veux quevous me disiez, avec des mots de votre façon, quel était le genrede forêt où vivait cette jeune fille.

Et comme le professeur tapait du pied, lepremier élève lança cette phrase avec vigueur :

– Monsieur, c’était une forêt comme lesautres forêts.

– Dites-lui quel genre de forêt, dit leprofesseur, s’adressant au deuxième élève.

Le deuxième élève déclara que la forêt étaitverte.

Cela accrut l’énervement du professeur :il traita le deuxième élève d’imbécile, je ne vois du reste paspourquoi, et passa au troisième, qui depuis un moment avait l’aird’être sur des charbons ardents et brandissait son bras droit commeun sémaphore détraqué. Il avait du mal à se contenir, l’émotionl’empourprait ; il fallait que sa science fît irruptionsur-le-champ, que le professeur le questionnât ou non.

– Une forêt sombre et obscure, s’écria letroisième, visiblement soulagé.

– Une forêt sombre et obscure, répéta leprofesseur, approuvant évidemment. Et pour quelle raison était-ellesombre et obscure ?

Le troisième se montra encore à la hauteur dela question.

– Parce que le soleil ne pouvait pas ypénétrer.

Le professeur eut la sensation d’avoirdécouvert le poète de la classe.

– Parce que le soleil ne pouvait pas ypénétrer, ou plutôt parce que les rayons du soleil ne pouvaient pasy pénétrer. Mais pourquoi n’y pouvaient-ils pas pénétrer ?

– Monsieur, parce que les feuillesétaient trop épaisses.

– Très bien, dit le professeur. La jeunefille vivait dans une forêt sombre et obscure, à travers lefeuillage de laquelle les rayons du soleil n’arrivaient pas àpénétrer. Et maintenant, dites-moi ce qui poussait dans ce bois.(Il désignait le quatrième.)

– Oui, monsieur, des arbres,monsieur.

– Et quoi encore ?

– Des champignons, monsieur. (Ceci futdit après une pause.)

Le professeur, n’étant pas tout à fait sûr deschampignons, eut recours au texte et trouva que le garçon avaitraison ; les champignons avaient été mentionnés.

– Et quoi encore ? Que trouvez-vousau pied des arbres dans une forêt ?

– De la terre, monsieur.

– Non, non, que pousse-t-il dans uneforêt à part les arbres ?

– Oh ! des buissons, monsieur.

– Des buissons, très bien. Maintenantnous sommes dans la bonne voie. Il y avait dans cette forêt desarbres et des buissons. Et quoi encore ?

Il s’adressait à un petit garçon assis àl’autre bout du rang. Ayant jugé la forêt trop éloignée de luipersonnellement pour qu’elle pût lui causer de l’embarras, cetélève occupait ses loisirs à jouer au jeu de croix et zéros aveclui-même. Ennuyé, ahuri, mais sentant l’obligation d’ajouterquelque chose à cet inventaire, il hasarda :

– Des ronces.

C’était une erreur, le poète n’avait pas parléde ronces.

– Klobstock naturellement pense à quelquechose qui peut se manger, commenta le professeur, qui se flattaitd’avoir la repartie vive.

Cela fit éclater contre Klobstock des riresqui plurent au professeur.

– À vous, continua-t-il, faisant signe àun garçon assis au milieu. Qu’y avait-il encore dans cette forêt, àpart les arbres et les buissons ?

– Il y avait un torrent, monsieur.

– Très bien ! Et que faisait letorrent ?

– Il murmurait, monsieur.

– Non pas ! Les ruisseaux murmurent,les torrents… ?

– Mugissent, monsieur.

– Il mugissait. Et qu’est-ce qui lefaisait mugir ?

C’était une question embarrassante. Un desgarçons – j’admets que ce n’était pas le plus intelligent – suggérala jeune fille. Le professeur changea la forme de la question pournous venir en aide.

– Quand mugissait-il ?

Notre troisième meilleur élève, venant denouveau à notre secours, expliqua qu’il mugissait quand il tombaitsur les rochers. Je suppose que plusieurs parmi nous eurent l’idéevague que ce devait être un torrent pusillanime, puisqu’il faisaittant de bruit pour si peu de chose ; un torrent pluscourageux, estimions-nous, se serait relevé et aurait poursuivi sonchemin, sans dire un mot de plus. Un torrent qui beuglait chaquefois qu’il tombait sur un rocher, nous le considérions comme untorrent bien faiblard ; mais le professeur, lui, ne semblaitpas en être choqué.

– Et qui habitait cette forêt, outre lajeune fille ?

– Des oiseaux, monsieur.

– Oui, il y avait des oiseaux dans cetteforêt. Et puis quoi encore ?

Les oiseaux avaient dû épuiser nosfacultés.

– Allons, dit le professeur, quels sontces animaux à queue qui grimpent si lestement le long desarbres ?

Nous restâmes cois un moment, puis l’un denous suggéra des chats.

Erreur, le poète n’avait pas parlé dechats ; des écureuils, voilà à quoi le professeur voulait envenir.

Je ne me souviens pas d’autres détails ausujet de cette forêt. Je me rappelle seulement qu’on mentionnaitaussi le ciel. En levant les yeux, vous pouviez apercevoir le ciellà où il y avait des éclaircies entre les arbres ; souvent ceciel était voilé par des nuages, et quelquefois, si mes souvenirsne me trompent pas, la jeune fille était mouillée par uneaverse.

Je me suis arrêté à cet exemple, parce qu’ilme semble être le type des descriptions de paysages en littérature.Je ne comprenais pas à ce moment-là et je ne saisis encore pasaujourd’hui pourquoi le résumé du premier élève n’aurait pas étésuffisant.

Malgré tout le respect dû au poète quel qu’ilait été, on ne peut nier que cette forêt n’a été et n’aurait puêtre autre chose qu’une forêt comme toutes les autres.

Je pourrais vous décrire la Forêt Noire trèslonguement. Je pourrais traduire Hebel, le poète de la Forêt Noire.Je pourrais écrire des pages sur ses gorges rocheuses et sesvallées riantes, ses pentes couvertes de sapins, ses cimescouronnées de roches, ses ruisseaux écumants (là où le Germainordonné ne les a pas condamnés à couler respectablement dans descanalisations en bois ou dans des rigoles), sur ses villagesblancs, ses hameaux isolés.

Mais un soupçon me poursuit : voussauteriez tout ce passage. Et si vous étiez assez consciencieux ouassez faible pour le lire, je n’arriverais encore qu’à vous donnerde ce pays une idée qu’expriment beaucoup plus simplement cesparoles d’un guide sans prétention :

« Une contrée montagneuse et pittoresque,limitée au sud et à l’ouest par la vallée du Rhin, vers laquelleses éperons s’abaissent rapidement. Son sol, au point de vuegéologique, est formé pour la plus grande partie de grès jaspé etde granit ; ses hauteurs moyennes sont couvertes de vastesforêts de sapins. Elle est arrosée de nombreux cours d’eau et sesvallées très peuplées sont fertiles et bien cultivées. Les aubergesy sont bonnes, mais on ne devrait user qu’avec discrétion des vinsdu pays. »

Chapitre 6

 

Pourquoi nous allâmes à Hanovre. – Quelquechose qu’on fait mieux sur le continent. – L’art de se servirélégamment des langues étrangères, d’après les méthodes scolairesanglaises. – Une histoire vraie, racontée ici pour la premièrefois. – La farce française, pour l’amusement de la jeunessebritannique. – Les instincts paternels de Harris. – Le cantonnierconsidéré comme un artiste. – Patriotisme de George. – Ce queHarris aurait dû faire. – Ce qu’il fit. – Nous sauvons la vie deHarris. – Une ville sans sommeil. – Le cheval de fiacrecritique.

 

Nous arrivâmes à Hambourg le vendredi aprèsune traversée calme et sans événements ; et nous voyageâmes deHambourg à Berlin en passant par Hanovre, ce qui n’est pas la routela plus directe. Je peux seulement me justifier à la manière dunègre que le juge questionnait sur sa présence dans le poulaillerdu pasteur.

– Oui, monsieur, le garde champêtre ditla vérité ; j’y ai été, monsieur.

– Ah ! vous en convenez donc ?Et qu’aviez-vous à faire, avec un sac, dans le poulailler dupasteur Abraham à minuit, s’il vous plaît ?

– J’étais en train de vous le dire,monsieur, oui, monsieur. J’étais allé porter un sac de melons àmassa Jordan. Oui, monsieur, et massa Jordan a été très aimable etm’a prié d’entrer chez lui.

– Et alors ?

– Oui, monsieur, un homme bien aimableque massa Jordan. Et nous sommes restés là à causer, à causer.

– C’est fort probable. Ce que nousvoulons savoir, c’est ce que vous aviez à faire dans le poulaillerdu curé.

– Monsieur, j’allais y arriver. Il étaittrès tard quand j’ai quitté massa Jordan, et alors je me suisdit : « S’agit de prendre tes jambes à ton cou, Ulysse,pour ne pas avoir des embêtements avec la vieille. » C’est unefemme très bavarde, monsieur, oui, très.

– Laissez-la de côté ; il y ad’autres personnes très bavardes dans cette ville. La maison dupasteur Abraham est à une demi-lieue de la route qui mène de massaJordan chez vous. Comment y êtes-vous arrivé ?

– C’est ce que je m’en vais vousexpliquer, monsieur.

– Cela me fera plaisir ; de quellemanière allez-vous vous y prendre ?

– Eh bien, monsieur, je pense que j’ai dûm’écarter de ma route.

J’admets que nous nous soyons un peu écartésde la nôtre.

Au premier abord, pour une raison ou pour uneautre, Hanovre semble peu intéressante, mais elle gagne à êtreconnue. Elle se compose de deux villes : l’une, aux bellesrues larges et modernes et aux jardins tracés avec goût, s’adosse àune ville du XVIe siècle. Dans celle-ci, de vieillesmaisons en bois surplombent d’étroites ruelles ; par desvoûtes basses on aperçoit des cours à galeries. Jadis ces coursretentirent du sabot des chevaux caracolants, et je me représenteun encombrement de lourds carrosses attelés à six qui attendaientleur riche propriétaire et sa placide et majestueuse épouse.Aujourd’hui des enfants et des poules trottinent là à leur guise,et du haut des galeries sculptées, de pauvres hardes pendent.

Une atmosphère étonnamment anglaise plane surHanovre, spécialement le dimanche, lorsque ses magasins fermés etses sonneries de cloches évoquent un Londres plus ensoleillé. Jen’avais pas seul été frappé de cette atmosphère de dimancheanglais, sinon j’aurais pu mettre cette impression sur le compte demon imagination. George aussi l’avait ressentie. Harris et moi, noscigares à la bouche, revenant d’une courte promenade ce dimancheaprès déjeuner, le trouvâmes doucement endormi dans le meilleurfauteuil du fumoir.

– Après tout, dit Harris, quiconque a dusang anglais dans les veines conserve une impression durable de sondimanche britannique. Je regretterais de le voir disparaîtrecomplètement, quoi qu’en pense la nouvelle génération.

Et, prenant chacun possession d’un bout dulong canapé, nous tînmes compagnie à George.

On dit qu’on peut apprendre au Hanovrel’allemand le plus pur ; soit, mais une fois sorti du Hanovre,qui n’est qu’une petite province, personne ne comprend cet allemandparfait. Dilemme : parler un bon allemand et rester auHanovre, ou parler un mauvais allemand et voyager ?L’Allemagne, divisée pendant tant de siècles en une douzaine deprincipautés, a le malheur de posséder un grand choix de dialectes.Les Allemands de Posen qui désirent converser avec les habitants duWurtemberg sont souvent obligés d’avoir recours au français ou àl’anglais. Et les jeunes filles qui ont reçu une éducation coûteuseen Westphalie étonnent et désolent leurs parents en se montrantincapables de comprendre une parole dite dans le Mecklembourg. Ilest vrai qu’un étranger qui parle anglais se trouvera non moinsdéconcerté dans la campagne du Yorkshire ou dans les parages deWhitechapel ; mais le cas n’est pas le même : vousconstaterez en traversant l’Allemagne que les dialectes provinciauxne sont pas uniquement parlés par les gens sans éducation ou parles campagnards. En fait, chaque province possède son idiome, dontelle est fière et auquel elle tient. Un Bavarois instruit admettrasans peine qu’au point de vue académique le dialecte allemand dunord est plus correct ; il continuera néanmoins à parler celuidu sud et l’enseignera à ses enfants.

Je suis porté à croire que l’Allemagnearrivera, au courant des siècles, à résoudre cette difficulté enparlant anglais. Paysans exceptés, tous les petits garçons, toutesles petites filles parlent anglais. L’anglais sans doutedeviendrait en peu d’années la langue mondiale, si la prononciationen était moins arbitraire. Les étrangers s’accordent à dire que,grammaticalement, c’est la langue la plus facile. Un Allemand, lacomparant à sa propre langue, où chaque mot de chaque phrase dépendd’au moins quatre règles, nous dira que l’anglais n’a pas degrammaire. Certes, pas mal d’Anglais paraissent être arrivés à lamême conclusion ; mais ils ont tort. Il existe, en effet, unegrammaire anglaise ; un de ces jours nos écoles vont se rendreà cette évidence et on l’enseignera à nos enfants ; ellearrivera, qui sait ? à pénétrer même dans nos milieuxlittéraires et journalistiques. Mais pour le moment nous paraissonsêtre de l’avis de l’étranger, qui la considère comme une quantiténégligeable. La prononciation anglaise est la pierre d’achoppementde notre langue. On dirait que l’orthographe anglaise a surtoutpour but de travestir la prononciation. Il semble que ce soit àdessein d’abattre la suffisance de l’étranger qui, sans cela,l’apprendrait en un an.

Car ils ont en Allemagne, pour enseigner leslangues, une méthode qui n’est pas notre méthode ; le jeuneAllemand ou la jeune Allemande sortant du lycée ou de l’écolesupérieure à quinze ans, « cela » (comme on peut dire enallemand pour les deux sexes) peut comprendre et parler la langueque « cela » a apprise. Nous avons en Angleterre uneméthode pour obtenir le moins de résultat possible avec un maximumde temps et d’argent. Un jeune Anglais, ayant fait des études enAngleterre dans une bonne école moyenne, parvient, avec lenteur etdifficulté, à parler à un Français de tantes et de jardiniers,conversation que celui qui ne possède ni les unes ni les autresrisque de trouver insipide. Peut-être, s’il est une exceptionbrillante, sera-t-il capable de dire l’heure ou de risquertimidement quelques observations au sujet du temps. Il pourra sansdoute réciter de mémoire un assez grand nombre de verbesirréguliers ; mais le fait est qu’il existe peu d’étrangersavides d’écouter leurs propres verbes irréguliers conjugués par dejeunes Anglais. Il pourrait également rappeler un choixd’idiotismes grotesques de la langue française, qu’aucun Françaisactuel n’aurait jamais entendus et ne comprendrait, même en lesentendant. Ceci s’explique par le fait qu’il a appris le françaisneuf fois sur dix dans l’« Ahn, cours élémentaire ».L’histoire de ce volume célèbre est curieuse et instructive. Ilavait été rédigé par un Français spirituel qui avait habitél’Angleterre pendant quelques années et qui avait eu l’intentiond’écrire un livre humoristique, une satire sur les ressources deconversation de la société britannique. Le sujet, à ce point devue, était remarquablement traité. Il le proposa à une maisond’édition de Londres. Le directeur était un homme malin. Ilparcourut le volume. Puis il envoya chercher l’auteur.

– Votre livre, lui dit-il, est pétillantd’esprit. Il m’a fait rire aux larmes.

– Je suis enchanté de l’apprendre,répondit le Français, flatté. J’ai essayé d’être véridique sansdevenir inutilement agressif.

– Il est très amusant, poursuivit ledirecteur, et cependant j’ai le sentiment que ce sera undemi-succès si nous le publions comme une plaisanterie.

La figure de l’auteur s’allongea.

– Son humour, continua le directeur,serait jugé extravagant et forcé. Les intellectuels et les penseursen seraient amusés, mais, au point de vue commercial, cette partiedu public est négligeable. Or, j’ai une idée. (D’un rapide coupd’œil circulaire, il s’assura qu’ils étaient seuls, puis, sepenchant vers l’auteur, et sa voix ne fut plus qu’unsouffle 🙂 J’ai l’intention de le publier comme ouvragesérieux, à l’usage des écoles !

L’auteur le regarda, effaré.

– Je connais l’instituteur anglais,insista le directeur, ce livre aura son approbation. Il conviendraexactement à sa méthode. Notre instituteur ne saurait rien trouverde plus stupide, rien de moins opportun. Il s’en léchera lesbabines, comme un jeune chien qui lèche du cirage.

L’auteur acquiesça, sacrifiant l’art àl’intérêt. Ils changèrent le titre et ajoutèrent un vocabulaire,laissant, à part cela, le livre tel quel.

Le résultat en est connu de tous les élèves.« Ahn » est devenu le fondement de l’éducationphilologique anglaise. S’il n’a pas conservé sa prépondérance,c’est qu’on a inventé depuis quelque chose d’encore moins adapté aubut.

Au cas où l’écolier britannique tirerait del’enseignement d’Ahn quelque faible connaissance du français, laméthode pédagogique anglaise réussirait à annuler ce résultat,grâce à ce qu’on appelle dans les prospectus « un professeurindigène ». Ce Français de naissance, entre parenthèsesgénéralement un Belge, est sans aucun doute un personnage fortrespectable, et certainement comprend et parle assez couramment sapropre langue. Mais là s’arrêtent ses facultés. C’estinvariablement un monsieur remarquable par son incapacité àenseigner quoi que ce soit à qui que ce soit. Il semble, en effet,avoir été choisi plutôt pour amuser la jeunesse que pourl’instruire. C’est toujours un être comique. Nul Françaisd’apparence distinguée ne serait accepté dans aucune écoleanglaise. Il est d’autant plus estimé par ses chefs que la naturel’a gratifié de quelques particularités susceptibles de provoquerl’hilarité. La classe le considère naturellement comme un pantin.Les trois ou quatre heures hebdomadaires affectées à cette farcesurannée sont attendues par les élèves comme un intermède amusantdans une existence monotone. Et quand, par la suite, les parentspleins d’orgueil emmènent leur fils et héritier à Dieppe pourdécouvrir que le jeune homme n’en sait pas assez pour héler unfiacre, ils ne blâment pas la méthode, mais sa victime innocente.Je borne ma critique au français, car c’est la seule langue quenous essayions d’enseigner à notre jeunesse. Un jeune Anglais quisaurait parler l’allemand serait considéré comme peu patriote. Jen’ai jamais pu comprendre pourquoi nous perdions notre temps àenseigner le français même d’après cette méthode. Il estrespectable d’ignorer totalement une langue. Mais à part lesjournalistes humoristes et les dames romancières pour qui lanécessité en est évidente, cette connaissance superficielle dufrançais, de laquelle nous sommes si fiers, ne sert qu’à nousrendre ridicules.

La méthode dans les écoles allemandes est toutautre. On consacre une heure par jour à la même langue avecl’intention de ne pas laisser aux élèves le temps d’oublier entredeux leçons ce qu’ils viennent d’apprendre. On ne leur procure pasdes étrangers comiques pour les divertir. La langue choisie estenseignée par un professeur allemand, qui la connaît à fond, aussicomplètement qu’il connaît la sienne. Ce système ne permettrapeut-être pas au jouvenceau germanique de s’approprier cet accentparfait, grâce auquel le touriste britannique a acquis une renomméesi méritée dans les pays étrangers, mais il présente d’autresavantages. Les élèves ne surnomment pas leur professeur « laGrenouille » ou bien « le Boudin », ni n’amassent envue de cette leçon de français ou d’anglais des provisions deplaisanteries d’un goût calamiteux. Ils se contentent d’y assisteret essaient de s’assimiler cette langue étrangère dans leur propreintérêt et au prix du moindre effort pour eux et le professeur.Sortant de l’école, ils seront à même de ne pas parler seulement decanifs, de tantes ou de jardiniers, mais de discuter politiqueeuropéenne, histoire, Shakespeare ou tours d’acrobates, selon leshasards de la conversation.

Observant le peuple allemand au point de vueanglo-saxon, j’aurai peut-être dans ce livre l’occasion de lecritiquer, mais il y a chez eux pas mal de choses que nous ferionsbien d’imiter et, en matière d’éducation, ils peuvent nous rendrequatre-vingt-dix-neuf points sur cent et gagner haut la main.

Hanovre est entouré au sud et à l’ouest par labelle forêt d’Eilenriede, théâtre d’un événement tragique où Harriseut un rôle prépondérant.

Cette forêt est un lieu très fréquenté par lesHanovriens dans les jours de soleil et ses routes ombragées sontalors remplies d’une foule heureuse et insouciante. Noustraversâmes la forêt sur nos machines le lundi après-midi, entourésde beaucoup d’autres cyclistes, parmi lesquels une demoiselle jeuneet belle, sur une machine neuve. Elle était selon toute apparencenovice dans l’art de monter à bicyclette. On avait d’instinct lasensation qu’elle allait avoir besoin d’assistance à un momentdonné, et Harris, selon sa nature chevaleresque, proposa de resterà proximité. Harris, ainsi qu’il a l’habitude de nous l’expliquer àGeorge et à moi, a lui-même des filles, ou plus exactement il a unefille qui, le temps aidant, cessera sans doute de faire desculbutes dans le jardin devant la maison et deviendra une jeunefille comme il faut. C’est ce qui donne à Harris le droit des’intéresser à toutes les belles demoiselles qui n’ont pas dépassétrente-cinq ans ; elles lui rappellent, dit-il, son home.

Après avoir parcouru deux lieues, nousaperçûmes non loin de nous, à un endroit où cinq chemins serencontrent, un homme qui arrosait les routes, un tuyau à la main.Ce tuyau, supporté à chaque articulation par une paire de toutespetites roulettes, serpentait derrière lui, en suivant sesmouvements, ver gigantesque qui de sa gueule ouverte projetait unfort jet d’eau d’un gallon environ à la seconde. Tantôt ils’élevait vers le ciel, ce jet, et tantôt inondait la terre ;au gré de l’homme qui des deux mains serrait solidement la partieantérieure du monstre.

– Voilà une méthode bien préférable à lanôtre, observa Harris, plein d’enthousiasme. (Harris a la manie decritiquer sévèrement tout ce qui se fait en Angleterre.) Combienelle est plus simple, plus rapide et plus économique ! Vousvoyez, elle permet à un seul homme d’arroser en cinq minutes uneétendue de route que nous, avec nos camions d’arrosage lourds etencombrants, n’arriverions pas à couvrir en une demi-heure.

George, qui était en tandem derrière moi,dit :

– Oui, et c’est également un moyen, pourun cantonnier un peu insouciant, d’arroser beaucoup de personnes enbeaucoup moins de temps qu’il ne leur en faudrait pour segarer.

George, à l’opposé de Harris, est Anglaisjusqu’au plus profond de son cœur. Je me rappelle avoir vu Georgechauvinement indigné contre Harris qui vantait les avantages de laguillotine et désirait la voir introduire en Angleterre.

– C’est tellement plus propre,disait-il.

– Je m’en moque, répondait George, jesuis un Anglais ; la pendaison suffit à mon bonheur.

– Notre voiture d’arrosage a peut-êtredes désavantages, continua George, mais elle ne peut tout au plusque vous humecter un peu les jambes, désagrément facile à éviter,tandis qu’avec cette machine un homme peut vous suivre au tournantd’une rue et aux étages supérieurs.

– Je regarde les arroseurs de rue et ilsme fascinent, dit Harris. Ils sont si adroits ! J’en ai vu unà Strasbourg qui, placé au coin d’un grand carrefour très animé,arrosait chaque pouce de terrain sans seulement mouiller le ruband’un tablier. Leur appréciation des distances est mathématique. Ilsenverront leur eau mourir au bout de vos pieds, puis, par-dessusvos têtes, la feront tomber à la limite de vos talons. Ilssavent.

– Ralentis une minute ! ditGeorge.

– Pourquoi ?

– J’ai l’intention, me répondit-il, dedescendre et d’observer de derrière un arbre la suite de cettereprésentation. Il y a peut-être dans ce métier quelques sujetstrès perfectionnés, selon l’avis de Harris, mais cet artiste-là neme paraît pas tout à fait à la hauteur. Il vient de saucer unchien, et en ce moment il est en train d’arroser un poteauindicateur. Je m’en vais attendre qu’il ait fini.

– Voyons, il ne vous mouillera pas, ditHarris.

– C’est justement de quoi je voudraism’assurer d’abord, répondit George.

Ce disant, il sauta à terre et, prenantposition derrière un orme magnifique, il tira sa pipe et commença àla bourrer.

Je n’avais aucune envie d’actionner le tandemà moi seul ; je sautai donc également à terre et le rejoignis.Harris nous cria que nous étions une honte pour le pays qui nousavait vus naître et poursuivit sa route.

Une seconde plus tard, j’entendis le cri dedétresse d’une femme. En jetant un coup d’œil de derrière le troncde l’orme, je me rendis compte qu’il provenait de cette jeune dameélégante, mentionnée plus haut, et qu’intéressés par les manœuvresdu cantonnier nous avions oubliée. Elle montait sa machine avecconstance et sans regarder ni à droite ni à gauche, poussant enligne directe à travers un torrent provenant du tuyau. Ellesemblait paralysée au point de ne pouvoir ni descendre de sabicyclette, ni changer la direction. Elle était de plus en plustrempée, car l’homme au tuyau, qui devait être aveugle ou ivre,continuait à l’arroser avec une parfaite indifférence. Une douzainede voix se mirent à l’invectiver, ce qui le laissa impassible.

Les sentiments paternels de Harris,profondément remués, lui dictèrent alors une conduite raisonnableet appropriée aux circonstances. S’il avait continué à montrer lemême sang-froid, il eût été le héros du jour, au lieu d’avoir à sesauver, ainsi qu’il fit, sous les huées. Sans un momentd’hésitation il se dirigea sur l’homme, sauta à terre et,saisissant la lance par l’embouchure, il essaya de la luiarracher.

Ce qu’il aurait dû faire et ce que tout hommeréfléchi eût fait, c’eût été de fermer le robinet dès qu’il eutpris l’appareil en main. C’est alors qu’il aurait pu disposer ducantonnier comme d’un football, ou bien comme d’une balle detennis, à sa guise ; et il aurait eu l’approbation des vingtou trente personnes accourues pour voir la scène. Il avait étéguidé par le désir, comme il nous l’expliqua plus tard, de saisirle tuyau et de diriger un jet vengeur sur l’imbécile en personne.L’arroseur avait apparemment la même idée, savoir, de retenir letuyau et de s’en servir comme d’une arme pour inonder Harris. Ilsarrivèrent naturellement à eux deux à ce seul résultat de saucertout, hommes et choses, à cinquante mètres à la ronde, àl’exception d’eux-mêmes. Un furieux, trop trempé déjà pour sesoucier de ce qui adviendrait encore, bondit dans l’arène et pritune part active au combat. À eux trois, ils eurent tôt fait devider les alentours à l’aide de ce tuyau. Ils le dirigèrent vers leciel et l’eau retomba sur les assistants en un déluge équatorial.Ils l’abaissèrent vers la terre et envoyèrent l’onde en torrentsbondissants qui, soulevant les gens, leur faisaient perdre pied ou,les prenant à la taille, les faisaient tourbillonner. Aucun d’euxne voulait lâcher prise, aucun d’eux ne pensait à couper le jet.Vous auriez pu croire qu’ils luttaient contre quelque forcepréhistorique et naturelle. En moins de quarante-cinq secondes,d’après George, qui chronométrait, ils avaient balayé cerond-point, où il n’y avait plus trace d’être vivant à l’exceptiond’un chien qui, ruisselant comme une ondine, roulé de-ci et de-làpar la violence de l’eau, arrivait à se remettre vaillamment detemps en temps sur ses pattes, aboyant par défi contre ce qu’ilconsidérait sans doute comme les forces déchaînées d’un enfer àrebours.

Hommes et femmes avaient abandonné leursmachines sur le terrain et s’étaient sauvés dans la forêt. Derrièrechaque arbre un peu important apparaissaient des têtes mouillées etfuribondes. Enfin un homme de bon sens fit son entrée sur la scène.Bravant les événements, il se faufila jusqu’à la prise d’eau,saisit la clef de fer et la tourna. Alors de derrière quarantearbres sortirent des êtres humains plus ou moins trempés : etchacun avait à placer son mot.

Je commençai par me demander lequel des deux,ou du brancard, ou du panier à linge, serait plus utile autransport de la dépouille mortelle de Harris à l’hôtel. J’estimeque c’est grâce à la promptitude que montra George en cetteoccurrence, que la vie de Harris fut épargnée. Ayant pu semaintenir sec et, pour cette raison, plus alerte, il put devancerla foule. Harris tenait à donner des explications, mais Georgecoupa court.

– Enjambez-moi cela, dit-il, en luipassant sa bicyclette, et filez. Ils ne savent pas que nous sommesensemble et, vous pouvez vous fier aveuglément à nous, nous nedivulguerons pas ce secret. Nous allons vous suivre de façonnonchalante et nous les empêcherons d’avancer. Allez en zigzaguantde crainte des balles.

Désirant conserver à la relation de cettescène son caractère strictement véridique, j’en ai lu ladescription à Harris, afin qu’elle ne contînt rien autre que lavérité pure. Harris la trouva amplifiée, mais voulut bien admettrequ’une ou deux personnes avaient été « légèrementaspergées ». Je lui proposai de diriger sur lui un tuyaud’arrosage à la distance de vingt mètres pour voir s’ilcontinuerait à se considérer comme « légèrementaspergé » ; mais il se déroba à l’expérience. Ilprétendit de même qu’il y avait eu au plus une demi-douzaine devictimes en cette algarade et que le nombre de quarante est uneexagération ridicule. Je lui proposai de retourner à Hanovre en sacompagnie et de faire une enquête sérieuse sur cette affaire ;mais cette offre fut également déclinée. C’est pourquoi jemaintiens l’intégrité de mon rapport sur ces événements dontaujourd’hui encore un certain nombre de Hanovriens se souviennentavec amertume.

Nous quittâmes Hanovre le même soir etarrivâmes à Berlin à temps pour dîner et faire ensuite une petitepromenade. Berlin est une ville décevante. Le centre est une cohue,les faubourgs sont presque un désert ; Unter den Linden, laseule avenue réputée, beaucoup trop large pour sa longueur, estsingulièrement peu imposante, malgré le vain désir qu’on y sent decombiner Oxford Street avec les Champs-Élysées ; ses théâtressont coquets et charmants, on y attache plus d’importance au jeudes acteurs qu’à la mise en scène ou aux costumes ; on nemaintient pas une œuvre au répertoire pendant des mois, et lespièces à succès y sont jouées et reprises, en alternant, ce quipermet d’aller au même théâtre une semaine, chaque soir avec unnouveau spectacle ; son Opéra n’est pas digne de la capitale,ses music-halls sont mal agencés et beaucoup trop vastes pour êtrebeaux, je ne parle pas de l’atmosphère de vulgarité qui y règne.L’heure de l’affluence dans les cafés et les restaurants est deminuit à trois heures du matin ; cependant la plupart despersonnes qui y fréquentent se lèvent à sept heures : leBerlinois a-t-il résolu le grand problème de la vie moderne, vivresans dormir, ou comme Carlyle se réserve-t-il pourl’éternité ?

Personnellement je ne connais pas d’autresvilles où l’on se couche aussi tard, excepté Pétersbourg. Seulementnotre Pétersbourgeois ne se lève pas d’aussi bonne heure. Lesmusic-halls à Pétersbourg, où il est de mode de n’aller qu’après lethéâtre, ne commencent pas avant minuit, car on doit compter unedemi-heure pour s’y rendre avec un traîneau rapide. Pour traverserla Neva à quatre heures du matin, il faut littéralement se frayerun passage. Les voyageurs choisissent de préférence les trains quipartent à cinq heures du matin. Ces trains épargnent au Russel’ennui de se lever de bonne heure. Il souhaite une « bonnenuit » à ses amis et s’en va à la gare après un souperconfortable, sans mettre sa maison en révolution.

Berlin possède son Versailles, c’est Potsdam,une très jolie petite ville située entre des lacs et des forêts.Là, dans les allées ombragées de ce parc calme et vaste deSans-Souci, on évoque aisément Frédéric, décharné et barbouillé detabac selon son habitude, se promenant avec Voltaire à la voixaiguë.

Cédant à mon avis, George et Harrisconsentirent à ne pas s’arrêter longtemps à Berlin, mais à hâternotre départ pour Dresde. Berlin n’offre pas de curiosités qu’on nepuisse voir en mieux ailleurs et nous décidâmes de nous contenterd’une promenade à travers la ville. Le portier de l’hôtel nous fitfaire la connaissance d’un cocher de fiacre qui, nous affirma-t-il,allait nous montrer tout ce qui en vaudrait la peine dans le moinsde temps possible. Il vint nous prendre à neuf heures du matin.C’était vraiment le guide rêvé. Il paraissait d’une intelligencevive et bien informée ; son allemand était compréhensible etquelques bribes d’anglais servaient à combler les lacunes. Aucuneobjection contre cet homme, mais son cheval était bien l’animal lemoins sympathique derrière lequel je me sois jamais trouvéassis.

Il nous prit en grippe dès qu’il nous aperçut.Je fus le premier à sortir de l’hôtel. Il tourna la tête vers moiet me toisa de haut en bas, de son œil froid et vitreux ; puisil se tourna vers un autre cheval, un ami, qui se trouvait en facede lui. Je sais ce qu’il lui dit. Il avait une physionomieexpressive et ne fit aucun effort pour déguiser sa pensée. Ildit :

– Drôles de corps que l’on rencontre enété, hein ?

George me suivit de près et s’arrêta derrièremoi. De nouveau le cheval tourna la tête vers nous et regarda.Jamais je n’avais vu un cheval capable de se contorsionner commecelui-là. J’ai bien vu une girafe faire avec son cou des mouvementsqui forçaient l’attention. Mais ce cheval éveillait plutôt l’idéed’une apparition de cauchemar après une journée poussiéreuse passéeà Ascot et suivie d’un bon dîner avec six vieux camarades. Sij’avais vu ses yeux me fixer à travers ses membres postérieurs, jecrois que je ne m’en serais pas étonné outre mesure.

L’apparition de George parut l’amuser encorebeaucoup plus que la mienne. Il se tourna vers son ami.

– Extraordinaire, n’est-ce pas ?remarqua-t-il ; il doit exister un endroit, quelque part surla terre, où on les élève.

Puis il se mit à chasser avec sa langue lesmouches qui couvraient son épaule gauche. Je commençais à medemander si, ayant perdu sa mère tout enfant, il n’avait pas étérecueilli par un chat.

George et moi grimpâmes dans la voiture etattendîmes Harris. Il arriva un moment après. J’étais enclin àpenser que son aspect était plutôt soigné. Il portait un costume enflanelle blanche à culotte courte, qu’il s’était spécialement faittailler pour monter à bicyclette en été ; son chapeaupeut-être sortait un peu de l’ordinaire, mais l’abritait d’unemanière vraiment efficace contre le soleil.

Le cheval le toisa d’un seul regard,dit : « Gott im Himmel ! » aussiclairement que jamais cheval ait parlé et se mit à trotter d’uneallure rapide le long de la Friedrichstrasse, abandonnant Harris etle cocher sur le trottoir. Son patron lui ordonna de s’arrêter,mais il ne s’en préoccupa pas. Ils coururent après nous et purentnous arrêter au coin de la Dorotheenstrasse. Je ne pus saisir ceque l’homme dit au cheval, il parla vite et avec excitation ;mais je comprenais quelques bribes de phrases telles que :

– Je suis bien forcé de gagner ma vie,hein ? Qui t’a demandé ton avis ? Ah ! tu t’enmoques pas mal, tant que tu as à boire !

Le cheval coupa court en prenant laDorotheenstrasse de son propre chef. Je pense qu’il luirépondit :

– En route alors, et n’en parlonsplus ! Tâchons d’en finir avec cette plaisanterie et prenonsautant que possible les rues les moins fréquentées.

En face du Brandenburger Thor notre cocherattacha les guides autour du fouet, descendit de son siège et vintvers nous pour nous donner des explications. Il nous montra leThiergarten, puis nous détailla le Reichstag Haus. Il nous précisasa longueur exacte, sa hauteur et sa largeur selon la manière desguides. Il appela ensuite notre attention sur le Thor. Il le ditconstruit en grès, imitant les « Properleer »d’Athènes.

À ce moment-là, le cheval, qui avait occupéses loisirs à se lécher les jambes, tourna la tête. Il ne proférapas une parole, il ne fit que regarder.

L’homme reprit, nerveusement. Cette fois-ci ildit que c’était en imitation des « Propeyedliar ».

Le cheval alors se mit à parcourir les Lindenet rien ne put le déterminer à ne pas prendre par les Linden. Sonpatron discuta avec lui, mais il continua à trotter. Il avait unemanière de hausser les épaules tout en marchant, qui, à mon avis,signifiait : « Ils ont vu le Thor, n’est-ce pas ? Ehbien, c’est tout ce qu’il faut. Quant au reste, vous ne savez pasde quoi vous parlez et ils ne vous comprendraient pas, même si vousle saviez. Parlez donc allemand. »

Et ce fut ainsi tout le long des Linden. Lecheval consentit à s’arrêter tout juste assez de temps pour quenous pussions jeter un long regard sur ce qu’il y avait à voir eten entendre le nom. Il coupa court à toute explication oudescription par le procédé simple qui consistait à continuer sonchemin.

Il a dû se dire : « Ces messieurs neveulent pas autre chose que pouvoir dire aux gens, en rentrant chezeux, qu’ils ont vu tout cela. Si je les juge avec injustice etqu’ils soient plus intelligents qu’ils n’en ont l’air, ilstrouveront dans un guide des informations bien plus précises quecelles que mon vieil idiot peut leur donner. Qui aurait envie desavoir la hauteur d’un clocher ? On l’oublie cinq minutesaprès. Ce qu’il me fatigue avec son babil ! Pourquoi ne sedépêche-t-il pas, qu’on puisse rentrer déjeuner ? »

Réflexion faite, peut-être bien que ce vieilanimal borgne était dans le vrai. Il est certain que je me suisdéjà trouvé en compagnie d’un guide dans des circonstances oùj’aurais apprécié l’intervention de ce cheval.

Mais on ne reconnaît jamais les bienfaits del’heure, puisque dans la circonstance nous l’avons maudit au lieude le bénir.

Chapitre 7

 

George s’étonne. – L’amour germanique del’ordre. – Le concert de merles dans la Forêt Noire aura lieu àsept heures du matin. – Le chien en porcelaine. – Sa supérioritésur tous les autres chiens. – Une contrée bien entretenue. –Comment devrait être aménagée une vallée dans les montagnes d’aprèsl’idéal allemand. – Comment se fait l’écoulement des eaux enAllemagne. – Le scandale de Dresde. – Harris donne unereprésentation. – Elle reste inappréciée. – George et sa tante. –George, un coussin et trois demoiselles.

 

À un certain moment, entre Berlin et Dresde,George, qui était resté pendant le dernier quart d’heure à regardertrès attentivement par la portière, nous déclara :

– Pourquoi a-t-on l’habitude en Allemagned’accrocher au haut des arbres les boîtes aux lettres ?Pourquoi ne pas les fixer à la grande porte, comme on fait cheznous ? Il me semble que je détesterais grimper au sommet d’unarbre pour prendre mon courrier, sans compter la corvée inutileimposée au facteur. J’ajoute que la tournée de cet employé doitêtre des plus fatigantes, pour peu qu’il soit corpulent, et mêmedangereuse par des nuits de tempête. S’ils tiennent absolument àsuspendre leur boîte à un arbre, pourquoi ne pas l’attacher auxbranches basses, au lieu de choisir les branches les plusélevées ? Mais il est possible que j’émette un jugementtéméraire sur ce pays, continua-t-il, une nouvelle idée seprésentant à lui. Il est probable que les Allemands, qui nousdevancent en beaucoup de points, ont perfectionné le service despigeons voyageurs. Mais, même en ce cas, je ne peux m’empêcher deremarquer qu’il eût été plus simple, pendant qu’ils y étaient, dedresser les oiseaux à déposer leurs messages plus près de la terre.Ce doit être un travail pénible, même pour un Allemand adulte deforce moyenne, de retirer son courrier de ces boîtes.

Je suivis son regard à travers la portière etlui dis :

– Ce ne sont pas des boîtes aux lettres,ce sont des nids. Il faut que vous pénétriez cette nation.L’Allemand aime les oiseaux, mais il n’aime que les oiseauxsoigneux. Un oiseau abandonné à lui-même construit son nidn’importe où. Le nid n’est pas un bel objet, suivant la conceptionallemande du beau. On n’y trouve pas trace de peinture, pas tracede décoration, pas même un drapeau. Une fois qu’il l’a terminé,l’oiseau recommence à aller et venir et laisse tomber sur lespelouses des brindilles, des tronçons de vers, une foule de choses.Il est inconvenant. Il fait la cour à sa femme ou se chamaille avecelle, il donne la becquée à ses petits, et tout cela en public. Lepropriétaire allemand en est choqué. Il dit à l’oiseau :« Je t’affectionne pour beaucoup de raisons. J’aime te voir,j’aime t’entendre chanter, mais je n’aime pas tes manières. Prendscette petite boîte, mets-y toutes tes petites affaires, pour que jene les voie pas. Sors-en, lorsque l’envie te prendra de chanter,mais vis-y ta vie intime. Reste dans ta boîte, et surtout ne salispas le jardin. »

En Allemagne on respire l’amour de l’ordre enmême temps que l’air ; en Allemagne les bébés battent lamesure avec leur hochet, et l’oiseau allemand en est arrivé à êtrefier de sa boîte, et à mépriser les quelques incivilisés quicontinuent à construire leurs nids sur les branches et dans leshaies. Dans la suite des temps, on peut en être sûr, chaque oiseauallemand aura sa place marquée dans les concerts d’oiseaux. Lechant confus et irrégulier de la gent emplumée doit, on le sent,irriter au plus haut point l’esprit si précis des Allemands, ilmanque de méthode ; l’Allemand, amoureux de musique, y mettrade l’ordre. Quelque oiseau de forte taille et de belle prestancesera dressé à tenir le rôle de chef d’orchestre. Pour qu’ils negâchent plus le meilleur de leur talent dans un bois à quatreheures du matin, il les fera chanter dans un Biergarten,accompagnés d’un piano. Telle est la tournure que prendront leschoses.

L’Allemand aime la nature, mais sa conceptionde la nature est artificielle et symétrique. Il s’intéressebeaucoup à son jardin ; il plante sept rosiers du côté nord,sept du côté sud, et s’ils n’atteignent pas tous la même hauteur etn’ont pas tous la même silhouette, il en perd le sommeil. Chaquefleur, il l’attache après un bâton. Cela nuit à la beauté de laplante, mais il a, par contre, la satisfaction de savoir qu’elleest là et qu’elle se conduit bien. Il a également un bassin revêtude zinc ; une fois par semaine il le retire, l’emporte dans sacuisine et le récure. Il place un chien de faïence au centregéométrique de la pelouse, qui souvent ne dépasse pas la largeurd’une nappe et est généralement entourée d’arceaux. Les Allemandsadorent les chiens, mais en général ils les préfèrent en faïence.Le chien de faïence ne creuse pas de trous dans les parterres poury enterrer des os, ni ne disperse les fleurs à tous les vents avecses pattes de derrière. Au point de vue allemand, c’est le chienidéal. Il ne s’enfuit pas de l’endroit où on le pose, et on ne lerencontre pas en des lieux où sa présence est gênante. On peut lechoisir parfait en tous points, d’après les derniers engouements del’exposition canine ; ou bien on peut suivre sa proprefantaisie et avoir quelque chose d’unique ; on n’est pas,comme avec les autres chiens, limité dans son choix par lesrigueurs de l’hérédité. En faïence on peut avoir un chien rose, unchien bleu. Moyennant une petite augmentation on aura même un chienà deux têtes.

À date fixe, en automne, l’Allemand couche lesplantes de son jardin et les couvre d’une natte. À date fixe, auprintemps, il les découvre et les redresse. Si d’aventure l’automneétait exceptionnellement doux ou le printemps exceptionnellementsévère, tant pis pour les malheureux végétaux. Aucun véritableAllemand ne songerait à sacrifier la pureté d’un rite auxfantaisies incontrôlées des saisons ; incapable de régler letemps, il l’ignore.

Aux autres arbres notre Allemand préfère lepeuplier. Certaines nations moins disciplinées pourront chanter lesbeautés du chêne rugueux, du marronnier ombrageux, de l’ormeondulant sous la brise. Ces arbres capricieux et volontaireschoquent les yeux allemands. Le peuplier pousse où on l’a planté etcomme on l’a planté. Il n’a aucune idée originale ou inconvenante.Ce n’est pas lui qui songerait à étaler des rameaux d’ombre autourd’un tronc tourmenté. Il pousse simplement droit, tout droit, commedoit pousser un arbre allemand. Les Allemands déracineront peu àpeu les autres arbres pour les remplacer par des peupliers.

L’Allemand aime la campagne, mais, commedisait la dame qui avait vu un sauvage, « il la préfère plushabillée ». Il aime à se promener dans les bois… vers unrestaurant ; mais le sentier doit être bordé d’un caniveau enbriques pour l’écoulement régulier des eaux et, tous les quinzemètres environ, posséder un banc sur lequel le promeneur pourra sereposer et s’éponger le front ; car l’Allemand ne songe pasplus à s’asseoir sur l’herbe qu’un évêque anglican ne songerait àdévaler en dégringolade une pente abrupte. Il aimera contempler dusommet d’un mont la nature, mais il veut, sur ce sommet, une tablepanoramique qui lui expliquera ce qu’il voit et une autre tableavec un banc où s’asseoir pour un frugal repas, belegteSemmel et bière, dont il a eu la précaution de se munir audépart. Si en outre il est assez heureux pour apercevoir, accrochéà un arbre, un arrêté de police lui interdisant de faire ceci oucela, il éprouvera une sensation particulière de confort et desécurité.

L’Allemand n’est pas ennemi d’un paysagesauvage, pourvu que ce paysage ne soit pas sauvage par trop. S’ille considère comme tel, il s’efforcera de le dompter. Je merappelle, proche de Dresde, une vallée étroite et pittoresque,conduisant vers l’Elbe. Les lacets de la route y suivent un torrentqui, entre des rives ombreuses écume et bondit parmi les galets etles rocs pendant environ un kilomètre. Je le suivais enchanté,lorsque, à un tournant, je me trouvai face à face avec une équiped’ouvriers occupés à mettre de l’ordre dans cette vallée et àdonner au cours d’eau un aspect respectable. Ils enlevaientsoigneusement toutes les pierres qui l’obstruaient. Ils cimentaientles rives ; ils arrachaient ou taillaient les buissons et lesarbres qui dépassaient les bords, les vignes vierges et les plantesgrimpantes. Un peu plus loin le travail était déjà au point et jecontemplai ce que doit être une vallée d’après les idéesallemandes. L’eau, massée maintenant en un courant large et noble,coulait dans un lit aplani et sablonneux entre deux murs couronnésd’une crête imposante. Tous les cent mètres elle descendaitgentiment trois marches en bois. Sur chaque rive une petite étenduede terrain avait été défrichée et à intervalles réguliers on yavait planté des peupliers. Chaque arbrisseau était protégé par untreillage d’osier et soutenu par une baguette de fer. Le conseilmunicipal espère dans la suite des temps « finir » lavallée d’un bout à l’autre et en faire une promenade digne del’amateur pointilleux d’une nature à l’allemande. On y trouvera unbanc tous les cinquante mètres, un arrêté de police tous les centet un restaurant tous les cinq cents.

Et voilà ce qu’ils font depuis le Memeljusqu’au Rhin : mettre en ordre leur pays. Je me souviensparfaitement du Wehrtal. Ce fut jadis la vallée la plus romanesquequ’on pût trouver dans la Forêt Noire. La dernière fois que je ladescendis, j’y rencontrai un campement d’une centained’Italiens : ils étaient en plein travail, traçant à la petiteWehr sauvage le chemin qu’elle devait suivre ; ilsembriquetaient les rives, ils faisaient sauter les rochers, luifabriquaient des marches en ciment pour qu’elle voyageât avecdécence et sobriété.

Car en Allemagne on ne badine pas avec lanature indisciplinée, on ne lui permet pas de faire ses quatrevolontés. En Allemagne la nature est arrivée à bien se conduire età ne pas donner le mauvais exemple aux enfants. Un poète allemand,apercevant une chute d’eau, ne s’arrêterait pas, comme le fitSouthey devant celles de Lodore, pour la décrire en des vers pleinsd’allitérations, – il s’empresserait d’avertir la police, et dèslors les minutes de la belle chute seraient comptées.

– Voyons, voyons, pourquoi tout cebruit ? dirait aux eaux la voix sévère de l’autorité ;vous savez que nous ne pouvons pas tolérer cet état de choses,descendez doucement. Où croyez-vous donc être ?

Et le conseil municipal pourvoirait ces eauxde tuyaux de zinc, de caniveaux de bois et d’un escalier encolimaçon et leur montrerait comment descendre raisonnablement,d’après l’idéal allemand.

C’est un pays bien ordonné quel’Allemagne.

 

Nous arrivâmes à Dresde le mercredi soir avecl’intention d’y rester jusqu’au lundi.

À certains points de vue Dresde est peut-êtrela ville la plus agréable de l’Allemagne. Elle mérite mieux qu’unevisite hâtive. Ses musées, ses galeries, ses palais, ses jardins,ses environs riches de souvenirs historiques recèlent du plaisirpour tout un hiver, mais ne font qu’ahurir si l’on n’y reste qu’unesemaine. Dresde n’a pas cette gaieté de Paris ou de Vienne, dont onest si vite las ; ses attractions sont plus solidementallemandes et plus durables. C’est La Mecque de la musique. Pourcinq shillings à Dresde on se procure une stalle à l’Opéra, mais ony gagne en même temps, hélas ! une aversion violente pour lesreprésentations d’opéras en Angleterre, en France et enAmérique.

La chronique scandaleuse s’occupe encore, denos jours, d’Auguste le Fort, « l’Homme aux Péchés »,comme l’appelait Carlyle, qui a affligé l’Europe, dit-on, de plusd’un millier d’enfants. On visite encore les châteaux où ilemprisonnait telle ou telle de ses maîtresses disgraciées ; onparle de l’une d’elles, qui mourut dans l’un d’eux après quaranteans de captivité. Des châteaux mal famés sont épars un peu partoutdans les environs, comme des squelettes sur un champ de bataille,et la plupart des histoires que racontent les guides sont tellesque des « jeunes personnes » élevées en Allemagneauraient avantage à ne pas les entendre. Son portrait grandeurnature est accroché dans le beau « Zwinger », construitd’abord pour servir d’arène aux combats entre animaux sauvages,lorsque le peuple fut las de voir ces combats sur la place duMarché. C’était un homme aux sourcils épais, à l’air franchementbestial, mais non sans une pointe de culture et de goût, qualitésqui souvent laissent leur empreinte sur ces physionomies-là.

La Dresde moderne lui doit certainementbeaucoup.

Mais ce qui y frappe le plus les étrangers, cesont les tramways électriques. Ces véhicules énormes filent àtravers les rues à une vitesse de dix à vingt kilomètres à l’heure,prenant les virages à la manière des cochers irlandais. Tout lemonde s’en sert, sauf les officiers en uniforme, qui n’en ont pasle droit. Les dames en toilette de soirée allant au bal ou àl’Opéra, les garçons de livraison avec paniers s’y trouvent côte àcôte. Ils sont omnipotents dans la rue et tout, bêtes ou gens,s’empresse de se garer. Si on ne leur cède pas la place, et sid’aventure on se retrouve vivant quand on a été relevé, on estcondamné, lorsqu’on revient à soi, à payer une amende pour s’êtremis sur leur chemin. Cela apprend au public à s’en méfier.

Un après-midi Harris avait fait une« balade » en cavalier seul. Le soir pendant que nousétions assis au Belvédère, écoutant la musique, il dit soudain,sans raison apparente :

– Ces Allemands n’ont aucun sens del’humour.

– Pourquoi dites-vous cela ?demandai-je.

– Parce que, cet après-midi, j’ai sautésur un de ces trams électriques. Voulant voir la ville, je restaidebout sur la petite plate-forme extérieure, commentl’appelez-vous ?

– Le Stehplatz.

– C’est cela, dit Harris. Voussavez à quel point il vous secoue et comme il faut se méfier destournants, des arrêts et des départs !

Je fis signe que oui. Il continua :

– Nous étions à peu près unedemi-douzaine sur cette plate-forme ; moi, naturellement, jemanquais d’expérience. Le tram démarra subitement, cela me projetaen arrière. Je tombai sur un monsieur corpulent qui se trouvaitjuste derrière moi. Il ne se maintenait lui-même pas très ferme et,à son tour, tomba en arrière, écrasant un gosse qui portait unetrompette dans une housse en feutre vert. Aucun d’eux ne sourit, nil’homme ni le gamin à la trompette ; ils se contentèrent de seredresser, l’air renfrogné. J’allais m’excuser, mais avant quej’aie pu dire un mot, le tram ralentit pour une raison quelconque,et cela naturellement me projeta en avant. J’allai buter dans unvieux bonhomme à cheveux blancs qui me sembla être un professeur.Eh bien, lui non plus ne sourit pas, pas un de ses muscles nebroncha.

– Peut-être, hasardai-je, pensait-il àautre chose.

– Cela n’est pas possible pour ce casparticulier, répliqua Harris, car pendant ce voyage j’ai dû tomberau moins trois fois sur chacun d’eux. Vous voyez, expliqua-t-il,ils savaient à quel moment on allait arriver à un tournant et dansquelle direction ils devaient se pencher. Moi, comme étranger,j’étais naturellement handicapé. La façon dont je roulais ettanguais sur cette plate-forme, m’accrochant désespérément tantôt àl’un, tantôt à l’autre, devait être du plus haut comique. Je ne dispas que c’était d’un comique raffiné, mais il aurait divertin’importe qui. Ces Allemands ne semblaient pas y trouverd’amusement ; ils paraissaient inquiets. Un homme, un petithomme se tenait adossé contre le frein. Je tombai cinq fois surlui, – j’ai compté. On aurait pu s’attendre, à la cinquième, à levoir éclater de rire ; mais non : il eut simplement l’airfatigué. C’est une race triste.

George eut aussi son aventure. Il y avaitproche l’Altmarkt un magasin à la vitrine duquel étaient exposésquelques coussins. Le véritable commerce de la boutique était laverrerie et la porcelaine, les coussins semblaient ne devoir êtrequ’un essai. C’étaient de fort beaux coussins de satin, enjolivésde broderies à la main. Nous passions souvent devant cette vitrineet, chaque fois, George s’arrêtait pour les admirer. Il disait quecertainement sa tante aimerait en posséder un.

George s’est montré plein d’attention enverscette tante depuis le début du voyage. Il lui a écrit une longuelettre chaque jour, et de chaque ville où nous nous arrêtions lui aenvoyé un souvenir. À mon avis il exagère, et plus d’une fois je lelui ai dit. Sa tante va rencontrer d’autres tantes et ellescauseront ; toute cette espèce en sera bouleversée et endeviendra intraitable. Comme neveu je m’oppose à cet état detrouble que George est en train de créer. Mais il ne veut rienentendre.

Voilà pourquoi il nous quitta le samedi aprèsle déjeuner, expliquant qu’il se rendait à ce magasin afind’acheter un coussin pour sa tante. Il dit qu’il ne serait paslongtemps parti et il nous engagea à l’attendre.

Nous l’attendîmes un temps qui me semblainterminable. Quand il nous revint, il avait les mains vides etl’air ennuyé. Nous lui demandâmes ce qu’il avait fait du coussin.Il nous dit qu’il n’en avait pas acheté, qu’il avait changéd’avis ; il ajouta qu’au fond sa tante n’aurait pas tenutellement à ce coussin. Certainement il s’était passé quelque chosede contrariant. Nous essayâmes de connaître le fond de l’histoire,mais il ne se montra pas communicatif ; même, à notrevingtième question, il finit par nous répondre sèchement.

Cependant dans la soirée, comme nous étions entête à tête, il commença de lui-même :

– Les Allemands sont quand même un peubizarres pour certaines choses.

– Qu’est-il arrivé ?

– Je voulais donc un coussin…

– Pour votre tante, remarquai-je.

– Pourquoi pas ? (Il commençait à semonter. Je n’ai jamais connu homme si susceptible à propos d’unetante.) Pourquoi n’enverrais-je pas un coussin à matante ?

– Ne vous fâchez pas, répliquai-je. Jen’y vois pas d’objection, au contraire ; je respecte vossentiments.

Il se calma et continua :

– Il y en avait quatre à la devanture,vous vous le rappelez bien. Tous quatre semblables, et chacunmarqué vingt marks en chiffres connus. Je n’ai pas la prétention deparler couramment l’allemand, mais avec un petit effort j’arrivegénéralement à me faire comprendre et à saisir le sens de ce quel’on me dit, pourvu qu’on ne mange pas les mots. J’entre donc dansce magasin. Une jeune fille s’avance vers moi. Elle était jolie,elle avait l’air sage, timide même : on ne se serait pasattendu en la voyant à une telle chose. De ma vie je n’ai été aussisurpris.

– Surpris de quoi ? demandai-je.

George suppose toujours que vous connaissez lafin de l’histoire dont il raconte le commencement ; c’est ungenre déplaisant.

– De ce qui arriva, expliqua-t-il, de ceque je vous raconte. Elle se prit à sourire et me demanda ce que jevoulais. Je perçus cela parfaitement ; aucun doute ne pouvaitsurgir dans mon esprit. Je déposai une pièce de vingt marks sur lecomptoir et dis :

« – Donnez-moi, s’il vous plaît, uncoussin.

« Elle me regarda comme si je lui avaisdemandé un édredon. Je pensai que peut-être elle n’avait pas biencompris, de sorte que je lui répétai ma demande d’une voix plusforte. Si je l’avais caressée sous le menton, elle n’eût certes puavoir un air plus surpris ni plus indigné.

« Elle me déclara que je devais faireerreur.

« Je ne voulus pas commencer une longueconversation, de peur de ne pouvoir la soutenir. Je lui dis qu’iln’y avait pas erreur. Je lui montrai la pièce de vingt marks, etlui répétai pour la troisième fois que je voulais un coussin,« un coussin de vingt marks ».

« Sur ces entrefaites s’avança une autredemoiselle, plus âgée, et la première, qui paraissait bouleversée,lui répéta ce que je venais de dire.

« L’autre estima que je n’avais pas l’aird’appartenir à cette classe d’hommes qui pouvaient désirer uncoussin. Pour s’en assurer, elle me posa elle-même laquestion :

– Est-ce que vous avez dit que vousvouliez un coussin ?

« – Je l’ai dit trois fois, je vais lerépéter : je veux un coussin.

« Elle dit :

« – Eh bien, vous ne pouvez pas enavoir !

« Je sentais la colère monter. Si jen’avais pas réellement tenu à cet objet, je serais sorti de laboutique ; mais les coussins étaient à la devanture pour êtrevendus, évidemment. Je ne voyais pas pourquoi, moi, je nepourrais pas en obtenir un. Je déclarai :

« – Et je veux en avoir un !

« C’est une phrase bien simple, mais jela dis avec énergie. Une troisième demoiselle parut à ce moment, jesuppose que ces trois formaient tout le personnel de la maison.Cette dernière était une petite personne aux grands yeux brillantset pleins de malice. En toute autre occasion j’aurais eu du plaisirà la voir, mais son arrivée m’irrita. Je ne voyais pas l’utilité detrois vendeuses pour conclure cette affaire.

« Les deux premières expliquèrent le casà la troisième et avant qu’elles fussent à la moitié de leur récit,la troisième commença à s’esclaffer. Elle me paraissait d’uncaractère à rire de tout. Ensuite elles se prirent à bavarder commedes pies, toutes les trois à la fois ; et tous les dix motselles me regardaient ; et plus elles me regardaient, plus latroisième riait ; et avant qu’elles eussent fini, elles setordaient toutes les trois, les petites idiotes ! On aurait pume prendre pour un clown, en train de donner unereprésentation.

« Quand elles furent suffisamment calméespour se mouvoir, la troisième vendeuse s’approcha de moi en rianttoujours. Elle me dit :

« – Si vous l’obtenez, vous enirez-vous ?

« De prime abord, je ne compris pas trèsbien : elle fut obligée de répéter :

« – Ce coussin, quand vous l’aurez,vous-en-irez-vous-tout-de-suite ?

« Moi, je ne demandais que cela, et je lelui dis. Mais j’ajoutai que je ne m’en irais pas sans. J’étaisrésolu à obtenir un coussin, dussé-je passer toute la nuit dans laboutique.

« Elle rejoignit les deux autresvendeuses ; je crus qu’elles allaient me chercher le coussin,et que le marché allait être conclu. Au lieu de cela, arriva lachose la plus incompréhensible. Ces deux se mirent derrière latroisième (toutes les trois pouffant de rire, Dieu seul saitpourquoi) et la poussèrent vers moi. Elles la poussèrent toutcontre moi et alors, avant que je comprisse ce qui arrivait, cettetroisième posa ses mains sur mes épaules, se mit sur la pointe despieds et m’embrassa. Après quoi, enfouissant sa figure dans sontablier, elle s’en alla en courant, suivie par la deuxièmevendeuse. La première m’ouvrit la porte avec un désir si évident deme voir partir que, dans ma confusion, je m’en allai, laissantderrière moi les vingt marks. Je n’ai pas d’objection à formulercontre ce baiser, quoique je ne l’eusse pas désiré, tandis que jedésirais un coussin. Je ne tiens pas à retourner à ce magasin. Maisje ne comprends pas du tout cette conduite. » Je luidis :

– Mais qu’avez-vous donc demandé ?Il répondit :

– Un coussin.

– C’est ce que vous vouliez, je le sais.Ce que je veux dire est : quel mot de la langue allemandemoderne avez-vous employé ?

Il me répondit :

– Un Kuss.

J’expliquai :

– Vous n’avez pas le droit de vousplaindre. Cela prête à confusion. Un Kuss semble vouloirdire un coussin, mais il n’en est pas ainsi, cela signifiebaiser ; tandis que Kissen signifie coussin. Vousavez confondu les deux mots : vous n’êtes pas le premierauquel cela arrive. Je ne suis pas bon juge en la matière ;mais vous aviez demandé un baiser de vingt marks et, d’après votredescription de la jeune fille, on pourrait estimer le prixraisonnable. En tout cas n’en parlons pas à Harris. Si messouvenirs sont bons, il a également une tante.

En quoi George fut de mon avis.

Chapitre 8

 

M. et Mlle Jones, deManchester. – Les bienfaits du cacao. – Conseil à la société pourla conservation de la paix. – La fenêtre, argument moyenâgeux. – Lepasse-temps favori des chrétiens. – Les litanies du guide. –Comment réparer les ravages du temps. – George expérimente lecontenu d’un flacon. – Le sort du buveur de bière allemand. –Harris et moi prenons la résolution de faire une bonne action. – Lemodèle-type de la statue. – Harris et ses amis. – Le paradis sanspoivre. – Les femmes et les villes.

 

Nous nous étions mis en route pour Prague etattendions dans le grand hall de la gare de Dresde le moment où lesemployés omnipotents nous permettraient l’accès du quai. George,qui était allé au kiosque à journaux, revint vers nous, une lueurmalicieuse dans les yeux, et dit :

– Je l’ai vu.

– Vu quoi ? demandai-je.

Il était trop agité pour répondreintelligiblement.

– Ils sont là, ils avancent vers vous,tous les deux. Vous allez les voir vous-mêmes dans uneminute ! Je ne plaisante pas ! C’est exactement ça.

Comme d’habitude en cette saison, les journauxavaient fait paraître quelques articles plus ou moins sérieux surle serpent de mer ; et je croyais que ce qu’il nous disait s’yrapportait. Un moment de réflexion me fit comprendre que cettechose était impossible, vu que nous nous trouvions en plein centrede l’Europe, à cinq cents lieues des côtes. Avant que j’eusse pului poser toute autre question, il me saisit le bras :

– Regardez ! dit-il, est-ce quej’exagère ?

Je tournai la tête et vis ce que peu de mescompatriotes ont eu l’occasion de voir : l’Anglais voyageurd’après la conception continentale, accompagné de sa fille. Ilss’avançaient vers nous, en chair et en os, vivants et palpables, àmoins que ce n’ait été un rêve. C’était le « Milord » etla « Miss » anglais, tels que depuis des générations onles caricature dans la presse comique et sur la scène continentale.Ils étaient parfaits en tous points. L’homme était grand et maigre,avec des cheveux couleur de sable, un nez énorme, de longs favoris.Il portait un vêtement de teinte indécise et un long manteau clairlui tombait jusqu’aux talons. Son casque blanc était orné d’unvoile vert ; il portait une paire de jumelles en bandoulièreet tenait dans sa main, gantée de beurre frais, un alpenstocklégèrement plus grand que lui. Sa fille était longue et anguleuse.Je ne puis décrire son costume : mon regretté grand-pèreaurait pu mener cette tâche à bien ; il devait être plusfamiliarisé avec cette mode. Je ne puis que dire qu’elle me semblainutilement court vêtue, exhibant une paire de chevilles (si jepuis me permettre de mentionner ce détail) qui, au point de vueartistique, demandaient plutôt à être cachées. Son chapeau merappelait Mme Hemans, je ne sais pas trop pourquoi.Elle portait des mitaines, un pince-nez et des bottines lacées surle côté – on les appelait « prunella » dans le commerce.Elle aussi tenait un alpenstock, malgré l’absence totale demontagnes à cent kilomètres à la ronde, et un sac plat maintenu àla taille par une courroie. Les dents lui sortaient de la bouchecomme à un lapin, et sa silhouette était celle d’un traversin surdes échasses.

Harris se précipita sur son kodak etnaturellement ne le trouva pas ; il ne le trouve jamais quandil en a besoin. Lorsque nous voyons Harris se démener comme unpossédé et criant : « Que diable ai-je fait de mon kodak,est-ce que l’un de vous se rappelle ce que j’en aifait ? » c’est que pour la première fois de la journée ila aperçu une chose digne d’être photographiée. Plus tard, il sesouvient de l’avoir mis dans sa valise.

Ils ne se contentèrent pas de la simpleapparence ; ils jouèrent leur rôle jusqu’au bout. Ilsavançaient en regardant à chaque pas à droite et à gauche. Legentleman tenait à la main un Baedeker ouvert, la lady portait unmanuel de conversation ; ils parlaient un allemand quepersonne ne pouvait comprendre et un français qu’eux-mêmes ilsn’auraient pu traduire. Le monsieur touchait de son alpenstock lesemployés pour attirer leur attention, tandis que la dame sedétournait violemment à la vue d’une affiche-réclame de cacao, ens’écriant : « Shocking ! »

Vraiment, elle était excusable. On remarque,même dans la chaste Angleterre, que, d’après l’auteur de l’affiche,une femme qui boit du cacao n’a que bien peu d’autres besoinsterrestres : il lui suffit d’environ un mètre de mousseline.Sur le continent cette même femme, autant que j’ai pu en juger, està l’abri de tous les autres besoins de la vie. Non seulement, selonle fabricant, le cacao doit tenir lieu d’aliments et de boisson,mais encore de vêture. Ceci dit entre parenthèses.

Naturellement ils devinrent le point de mirede tous les regards. Ayant eu l’occasion de leur rendre un légerservice, j’eus l’avantage de cinq minutes de conversation avec eux.Ils furent très aimables. Le gentleman me déclara se nommer Jones,et venir de Manchester, mais il me parut ne savoir ni de quelquartier de Manchester il venait, ni où cette ville se trouvait. Jelui demandai où il allait, mais il me sembla l’ignorer. Il me ditque cela dépendait. Je lui demandai s’il ne trouvait pasl’alpenstock un objet encombrant pour se promener à travers uneville populeuse ; il admit qu’en effet l’alpenstock devenaitparfois embarrassant. Je lui demandai si sa voilette ne le gênaitpas pour voir. Mais il nous expliqua qu’il ne la baissait quelorsque les mouches devenaient gênantes. Je demandai à la miss sielle s’était aperçue de la fraîcheur du vent ; elle me ditqu’elle l’avait trouvé spécialement froid aux coins de rue. Je n’aipas posé ces questions les unes après les autres, comme je l’airelaté ici ; je les mêlais à la conversation générale, et nousnous séparâmes bons amis.

J’ai beaucoup réfléchi à cette apparition etsuis arrivé à une conclusion bien définie. Un monsieur, que jerencontrai plus tard à Francfort et auquel je fis la description ducouple, m’affirma l’avoir lui-même rencontré à Paris, troissemaines après l’affaire de Fachoda. Tandis qu’un voyageur decommerce pour quelque aciérie anglaise, que j’avais rencontré àStrasbourg, se rappelle les avoir vus à Berlin, au moment de lasurexcitation causée par la question du Transvaal. J’en conclus quec’étaient des acteurs sans travail, engagés spécialement dansl’intérêt de la paix internationale. Le ministère français desAffaires étrangères, désireux de faire tomber la colère de lapopulace parisienne qui réclamait la guerre avec l’Angleterre,embaucha ce couple admirable pour qu’il circulât dans la capitale.On ne peut pas à la fois rire et vouloir tuer. La nation françaisecontempla ce spécimen de citoyen anglais, elle y vit non pas unecaricature, mais une réalité palpable et son indignation sombradans le fou rire. Le succès de ce stratagème amena plus tard lecouple à offrir ses services au gouvernement allemand : onsait l’heureux résultat qui couronna ses efforts.

Notre propre gouvernement pourrait lui-mêmeprofiter de la leçon. On pourrait parfaitement tenir à ladisposition de Downing Street quelques petits Français bien gras,qu’à l’occasion l’on enverrait à travers le pays, avec la consignede hausser les épaules et de manger des sandwiches auxgrenouilles ; ou bien on pourrait réquisitionner une banded’Allemands mal soignés et mal peignés, dans le simple but de lesfaire se promener, en fumant de longues pipes et en disantso. Le public rirait et s’écrierait : « Laguerre avec ceux-là ? Non, ce serait trop bête ! »Si le gouvernement n’accepte pas ma proposition, j’en recommandeles grandes lignes à la société pour le maintien de la paix.

 

Nous fûmes amenés à allonger quelque peu notreséjour à Prague. Prague est une des villes les plus intéressantesd’Europe. Ses pierres sont saturées d’histoire et de souvenirsromantiques ; tous ses environs ont servi de champs debataille. C’est dans cette ville que fut conçue la Réforme et quese trama la guerre de Trente ans. Mais il n’y aurait pas eu àPrague la moitié des troubles qui y ont éclaté, si ses fenêtresavaient été moins larges et moins tentantes. Le fait initial de lapremière de ces catastrophes fameuses consista à jeter les septconseillers catholiques de la fenêtre du Rathhaus sur les piquesdes Hussites. Plus tard on donna le signal de la deuxième en jetantles conseillers impériaux par les fenêtres de la vieille Burg, dansle Hradschin. Ce fut la deuxième « défenestration » dePrague. Depuis on a résolu à Prague d’autres questions importantes.L’issue pacifique de ces réunions fait conjecturer qu’elles eurentlieu dans des caves. On a d’ailleurs bien la sensation que lafenêtre a toujours joué, en tant qu’argument, le rôle de tentateurchez l’enfant de Bohême.

On peut admirer dans la Teynkirche la chairevermoulue où Jean Huss prêcha. On entend aujourd’hui la voix d’unprêtre papiste s’élever du même endroit, tandis qu’un grossier blocde pierre, à moitié caché par du lierre, commémore au loin, àConstance, l’emplacement où Huss et Jérôme expirèrent en proie auxflammes du bûcher. L’histoire est coutumière de semblables ironies.Dans cette Teynkirche se trouve enterré Tycho Brahé, l’astronomequi commit l’erreur banale de croire que la terre, avec ses milleet une croyances et son unique humanité, était le centre del’univers, mais qui, d’autre part, observa les étoiles avecclairvoyance.

Quoiqu’elles soient bordées de palais, lesavenues de Prague sont sales. Ziska l’Aveugle a dû souvent lestraverser en hâte. Le clairvoyant Wallenstein a habité cette ville.Ils l’ont surnommé « le Héros » ; la ville estparticulièrement fière de l’avoir eu comme citoyen. Dans son palaislugubre de la place Waldstein, on montre comme un lieu sacré lapetite pièce où il faisait ses dévotions, et, ma parole, on a l’airici de croire qu’il possédait réellement une âme.

Ces chemins raides et tortueux doivent avoirrésonné bien souvent sous les pas des légions de Sigismond ou deMaximilien. Tantôt les Saxons, tantôt les Bavarois et puis lesFrançais ; tantôt les saints de Gustave-Adolphe, puis lessoldats-machines de Frédéric le Grand, tous ont voulu forcer cesportes et ont combattu sur ces ponts.

Les juifs ont toujours donné à Prague unephysionomie particulière. Il leur est arrivé de porter assistanceaux chrétiens dans leur occupation favorite, qui consistait às’entre-tuer, et cette grande oriflamme suspendue sous la voûte del’Altneuschule atteste le courage avec lequel ils aidèrentFerdinand le Catholique à résister aux protestants suédois. Leghetto de Prague fut un des premiers établis en Europe. Les juifsde Prague ont fait leurs dévotions depuis huit cents ans dans uneminuscule synagogue qui existe toujours ; du dehors les femmespleines de ferveur assistent aux offices, l’oreille collée à desouvertures spécialement aménagées pour elles dans les murs épais.Le cimetière juif avoisinant, « Beth-chajim », ou la« Maison de la vie », a l’air de vouloir déborder desépulcres. Pendant des siècles on a, selon la loi, enterré là, etnulle part ailleurs, les os d’Israël. Les pierres tombales s’yculbutent comme renversées par quelque lutte macabre de leurs hôtessouterrains.

Il y a longtemps que les murs du ghetto ontété nivelés, mais les juifs de Prague tiennent toujours à leursruelles fétides, qu’on est d’ailleurs en train de remplacer par debelles rues neuves qui promettent de faire de ce quartier la plusbelle partie de la ville.

On nous avait conseillé à Dresde de ne pasparler allemand à Prague. La Bohême est en proie depuis des annéesà une haine de race entre la minorité germanique et la majoritétchèque ; être pris pour un Allemand dans certaines rues dePrague peut causer des désagréments à celui qui n’a plusl’entraînement voulu pour soutenir une course de fond. Nousparlâmes cependant allemand dans certaines rues de Prague, – ilfallait le parler ou rester muet. Le dialecte tchèque est trèsancien, dit-on, et celui qui le parle fait montre d’une culturescientifique très haute. Son alphabet se compose de quarante-deuxlettres, qui évoquent chez l’étranger l’image des caractèreschinois. Ce n’est pas une langue qu’on puisse apprendre rapidement.Nous décidâmes qu’en nous en tenant à l’allemand notre santécourrait moins de risque : en effet il ne nous arriva rien defâcheux. Je ne puis l’expliquer que de la manière suivante :l’habitant de Prague est fort astucieux ; une légère traced’accent, quelque insignifiante incorrection grammaticale a pu seglisser dans notre allemand, lui révélant le fait que, malgrétoutes les apparences contraires, nous n’étions pas des Allemandspur sang. Je ne veux pas l’affirmer ; je l’avance comme unepossibilité.

Pour éviter cependant tout danger inutile,nous visitâmes la ville avec un guide. Je n’ai jamais rencontré deguide accompli. Celui-là avait deux défauts bien marqués. Sonanglais était des plus imparfaits. En réalité ce n’était pas dutout de l’anglais. J’ignore comment on aurait pu appeler sonbaragouin. Ce n’était pas entièrement sa faute ; il avaitappris l’anglais avec une dame écossaise. Je comprends assez bienl’écossais, ce qui est nécessaire si l’on tient à être au courantde la littérature anglaise moderne, – mais de là à saisir un patoisécossais prononcé avec un accent slave et assaisonné de-ci de-làd’inflexions allemandes… ! On avait du mal pendant la premièreheure passée en sa compagnie à se débarrasser de l’impression quecet homme étouffait. Nous nous attendions à chaque instant à levoir expirer entre nos mains. Nous nous habituâmes à lui au coursde la matinée et nous pûmes arriver à réprimer notre premiermouvement, qui était de l’étendre sur le dos et de lui arracher sesvêtements chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Nous arrivâmes plustard à comprendre une partie de ce qu’il disait et ceci nous permitde découvrir son deuxième défaut.

Il avait inventé depuis peu, à ce qu’ilparaît, une lotion pour faire repousser les cheveux et obtenu qu’unpharmacien de l’endroit acceptât de la lancer et de lui faire de laréclame. Aussi s’efforçait-il, les trois quarts du temps, de nousvanter, non pas les beautés de Prague, mais les bienfaits quevaudrait à l’humanité son liquide. Il avait pris pour de lasympathie envers sa misérable lotion l’assentiment conventionnelque nous donnions à son éloquence enthousiaste. (Nous croyionsqu’il nous développait ses idées sur l’architecture.)

De telle sorte qu’il nous fut impossible de leramener à tout autre sujet. Il traitait les palais en ruines et leséglises branlantes en quantités négligeables, tout au plus bonnes àflatter le goût dépravé d’un décadent. Il avait l’air de croire queson devoir ne consistait pas à nous faire méditer sur les ravagesdu temps, mais plutôt sur les moyens de les réparer. Que nousimportaient des héros aux têtes cassées ou des saintschauves ? Vivait-on parmi les vivants ou parmi lesmorts ? et, plutôt qu’à ceux-ci, ne devrions-nous pas êtreattentifs à ces jeunes filles et jeunes gens qu’un usage rationneldu « kophkeo » avait lotis (tout au moins surl’étiquette) de nattes interminables ou d’épaissesmoustaches ?

Dans son cerveau, inconsciemment, il avaitdivisé le monde en deux catégories. Le Passé (avant l’usage) :des gens peu intéressants, à l’air maladif et désagréable. L’Avenir(après usage) : un choix de gens gras, joviaux, à physionomieavenante. Et tout ceci le rendait incapable de nous guiderutilement à travers les vestiges du moyen âge.

Chacun de nous reçut à l’hôtel une bouteillede son produit. Au début de notre conversation, nous en avionstous, paraît-il, demandé avec véhémence. Je ne peux personnellementni louer ni condamner cette drogue. Une longue suite de déceptionsantérieures m’a découragé, sans parler d’une odeur tenace deparaffine qui, si légère soit-elle, vous attire des remarquesdésobligeantes. Depuis, je n’essaie même plus d’échantillons.

Je donnai ma bouteille à George. Il me l’avaitdemandée pour l’envoyer à un monsieur à Leeds. J’appris plus tardque Harris lui avait également cédé son flacon pour l’envoyer aumême destinataire.

Un léger relent d’oignon ne nous quitta plus,à dater de notre départ de Prague. George l’a remarqué lui-même. Ill’attribuait à l’emploi exagéré de la ciboulette dans la cuisineeuropéenne.

 

C’est à Prague que Harris et moi eûmesl’occasion de témoigner à George toute notre amitié. Nous avionsremarqué qu’il commençait à avoir pour la bière de Pilsen un amourimmodéré. Cette bière allemande est une boisson traîtresse,spécialement par temps chaud. Elle ne vous monte pas à la tête,mais elle vous épaissit vite la taille. En arrivant en Allemagne,je me tiens toujours le discours suivant :« Allons ! je ne boirai pas de bière allemande. Du vinblanc du pays avec un peu de soda ; de temps en tempspeut-être un verre d’Ems ou d’eau carbonatée. Mais de bière,jamais, ou presque jamais. »

Cette résolution est bonne, je la recommande àtous les voyageurs. Comme je voudrais être capable de m’ytenir !

George refusa, malgré mes supplications, de selimiter si péniblement. Il dit que la bière allemande est salubre,pourvu qu’on en use avec modération.

– Un bock le matin, dit George, un verrele soir, ou même deux. Cela ne fait de mal à personne.

Il avait probablement raison. Harris et moi nenous alarmâmes que lorsqu’il prit les bocks par demi-douzaines.

– Nous devrions faire quelque chose pourl’arrêter, dit Harris ; cela devient inquiétant.

– C’est héréditaire, à ce qu’ildit ; il paraît que sa famille a toujours eu soif.

– Il y a l’eau d’Apollinaris additionnéede quelques gouttes de jus de citron, elle n’entraîne, je crois,aucun danger. Ce qui me donne à réfléchir, c’est son embonpointnaissant. Il va perdre toute élégance.

Nous en causâmes longuement et dressâmes nosplans ; la Providence nous aida. Une nouvelle statue venaitd’être achevée, destinée à l’embellissement de la ville. Je ne mesouviens pas en l’honneur de qui on l’érigeait. Je ne m’en rappelleque les grandes lignes ; c’était la statue conventionnelle,représentant le monsieur conventionnel, à la raide allureconventionnelle, sur le cheval conventionnel, ce cheval qu’on voittoujours dressé sur ses pattes de derrière et réservant ses pattesde devant pour battre la mesure. Mais, examiné de plus près, cegroupe ne laissait pas que d’être assez original. Au lieu du bâtonou de l’épée qu’on voit partout, l’homme tenait à bras tendu sonchapeau à plumes ; et le cheval, au lieu de se terminer parune cascade, avait, en guise de queue, un simple moignon qui nesemblait pas d’accord avec sa fougue imposante. On avaitl’impression qu’un cheval muni d’une queue si rudimentaire ne seserait pas cabré de la sorte.

On l’avait transporté, mais non pasdéfinitivement, dans un petit square, près du bout de laKarlsbrücke. Les autorités municipales avaient décidé fortintelligemment, avant de lui choisir une place définitive, de voirpar expérience en quel endroit la statue ferait le meilleur effet.Pour cela elles en avaient fait exécuter trois copies, sommaires, –à la vérité, de simples silhouettes en bois, – mais qui à distanceproduisaient l’effet voulu. On avait placé l’une d’elles près de laFranz-Josephbrücke, une deuxième dans l’espace libre derrière lethéâtre, et la troisième au centre du Wenzelsplatz.

– Si George n’en sait rien, me dit Harris(nous nous promenions de notre côté depuis une heure, George étantresté à l’hôtel pour écrire à sa tante), s’il n’a pas remarqué cesstatues, eh bien, nous pourrons le rendre meilleur et plussvelte ; et cette bonne action nous la commettrons ce soirmême.

Nous tâtâmes le terrain pendant le dîner et,voyant que George n’était pas au courant, nous l’emmenâmes à lapromenade et le conduisîmes par des détours à l’endroit où setrouvait l’original de la statue. George ne voulait qu’y jeter uncoup d’œil et poursuivre sa route, comme il fait d’habitude enpareil cas ; mais nous le contraignîmes à un examen plusconsciencieux. Quatre fois nous lui fîmes faire le tour dumonument ; il fallut qu’il le regardât sous toutes ses faces.Je suppose que notre insistance l’ennuyait ; mais nousvoulions qu’il emportât de là une impression durable. Nous luifîmes la biographie du cavalier, lui révélâmes le nom de l’artiste,lui indiquâmes le poids de la statue et sa hauteur. Nous saturâmesson cerveau de cette statue. Et lorsque nous lui rendîmes enfin saliberté, ses connaissances sur la statue l’emportaient sur tout lereste de son savoir. Nous l’obsédâmes de cette statue et ne lelâchâmes qu’à la condition que nous y reviendrions le lendemainmatin pour la mieux voir à la faveur d’un meilleur éclairage ;nous insistâmes pour qu’il en notât sur son carnetl’emplacement.

Puis nous l’accompagnâmes à sa brasseriefavorite, et là lui contâmes l’histoire de gens qui s’étaientbrusquement adonnés à la bière allemande et à qui elle avait étéfuneste : les uns envahis d’idées homicides, d’autres enlevésà la fleur de l’âge, d’autres obligés d’abdiquer leurs plus chèresambitions sentimentales.

Il était dix heures quand nous nous mîmes enroute pour rentrer à l’hôtel. Des nuages épais voilaient la lunepar instants. Harris dit :

– Ne prenons pas le chemin par où noussommes venus. Rentrons par les quais. C’est merveilleux au clair delune !

Chemin faisant, il conta la triste histoired’un homme qu’il avait connu et qui se trouvait présentement dansun asile, section des gâteux inoffensifs. Cette histoire,confessa-t-il, lui revenait en mémoire, parce que cette nuit-ci luirappelait tout à fait celle où il s’était promené avec cemalheureux pour la dernière fois. Ils descendaient lentement lesquais de la Tamise, quand cet homme l’effraya en affirmant voir deses yeux, au coin de Westminster Bridge, la statue du duc deWellington qui, comme chacun sait, se trouve à Piccadilly.

C’est à ce moment même que nous arrivâmes envue de la première des effigies de bois. Elle occupait le centred’un petit square entouré de grilles, à peu de distance de nous, del’autre côté de la rue. George s’arrêta net.

– Qu’y a-t-il ? dis-je. Un petitétourdissement ?

– Oui, en effet. Reposons-nous uneminute.

Il resta cloué sur place, les yeux fixés surl’objet. Il dit, parlant d’une manière un peu haletante :

– Pour revenir aux statues, ce qui mefrappe, c’est de constater combien une statue ressemble à une autrestatue.

Harris dit :

– Je ne suis pas de votre avis. Lestableaux, si vous voulez. Beaucoup se ressemblent. Quant auxstatues, elles ont toujours des détails caractéristiques. Prenezpar exemple celle que nous avons vue à la fin de cet après-midi.Elle représentait un homme à cheval. Il existe d’autres statueséquestres à Prague : aucune ne ressemble à celle-là.

– Que si, dit Georges. Elles sont toutespareilles. C’est toujours le même homme sur le même cheval. Ellessont pareilles. C’est stupide de dire qu’elles diffèrent.

Il semblait irrité contre Harris.

– Comment vous êtes-vous forgé cetteopinion ? demandai-je.

– Comment je me la suis forgée ?Mais regardez donc cet objet maudit, là, en face !

– Quel objet maudit ?

– Celui-là. Regardez-le donc ! Voilàbien ce même cheval avec une moitié de queue, et cabré ; lemême homme, tête nue ; le même…

Harris objecta :

– Vous voulez parler de la statue quenous avons vue au Ringplatz ?

– Non, pas le moins du monde, répliquaGeorge, je veux parler de cette statue-ci, en face de nous.

– Quelle statue ? s’étonnaHarris.

George regarda Harris, mais Harris est unhomme qui, avec un peu d’entraînement, eût fait un excellentacteur. Sa figure n’exprimait que de l’anxiété, mélangée d’unetristesse amicale. Puis George tourna son regard vers moi. Jem’efforçai de copier la physionomie de Harris, y ajoutant de monpropre chef une légère pointe de reproche.

– Faut-il vous chercher unevoiture ? dis-je à George de ma voix la plus compatissante,j’y vole.

– Que diable voulez-vous que je fassed’une voiture, répondit-il vexé, on dirait que vous êtes incapablesde comprendre une plaisanterie ! C’est comme si l’on sortaitavec une paire de sacrées vieilles femmes.

Ce disant, il se mit à traverser le pont, nouslaissant derrière lui.

– Je suis bien heureux de voir que vousnous faisiez une farce, dit Harris, quand nous le rejoignîmes. J’aiconnu un cas de ramollissement cérébral qui commença…

– Vous êtes un fieffé crétin ! ditGeorge, coupant court ; vous savez trop d’histoires.

Il devenait tout à fait désagréable.

Nous l’amenâmes vers le théâtre, en passantpar les quais. Nous lui dîmes que c’était le chemin le plus court,ce qui, du reste, était la vérité. C’était là, dans l’espace videderrière le théâtre, que se trouvait la deuxième de ces apparitionsen bois. George la regarda et s’arrêta de nouveau.

– Qu’y a-t-il ? dit aimablementHarris. Vous n’êtes pas malade, hein ?

– Je ne crois pas que ce chemin soit leplus court, dit George.

– Je vous assure que si, persistaHarris.

– Eh bien ! moi, je vais prendrel’autre.

Il s’y dirigea, et nous le suivîmes commeavant.

Tout en descendant la Ferdinandstrasse, Harriset moi, nous nous entretenions d’asiles privés d’aliénés, lesquels,assura Harris, n’étaient pas irréprochables en Angleterre. Un deses amis, commença-t-il, soigné dans un asile…

George nous interrompit :

– Vous avez un grand nombre d’amis dansdes asiles d’aliénés, à ce qu’il me semble.

Il le dit d’un ton agressif, comme s’ilvoulait insinuer que c’était bien là qu’il fallait qu’on s’adressâtpour trouver la plupart des amis de Harris. Mais Harris ne se fâchapas ; il répondit avec douceur :

– Le fait est qu’il est extraordinaire,en y réfléchissant, de constater combien ont fini comme cela. Celame rend parfois nerveux.

Harris, qui nous précédait de quelques pas,s’arrêta au coin du Wenzelsplatz.

George et moi le rejoignîmes. À deux centsmètres devant nous, bien au centre, se trouvait la troisième de sesstatues fantasmagoriques. C’était la meilleure des trois, la plusressemblante et la plus décevante. Elle se découpait vigoureusementsur le ciel obscur ; le cheval sur ses pattes de derrière,avec sa queue drôlement raccourcie, l’homme, tête nue, son chapeauà plumes tendu vers la lune.

– Je crois, si vous n’y voyez pasd’inconvénient et si vous pouvez m’en trouver une, que je prendraisbien une voiture, dit George. (Il parlait sur un tonpathétique ; son ton agressif l’avait complètementquitté.)

– Je constatais que vous aviez l’air toutchose, dit Harris avec compassion, c’est la tête qui ne va pas,hein ?

– Peut-être bien.

– Je m’en étais aperçu, affirma Harris,mais je n’osais pas vous en parler. Vous vous imaginez voir deschoses, n’est-ce pas ?

– Oh ! non, ce n’est pas cela,répliqua George un peu vivement. Je ne sais pas ce quej’ai !

– Je le sais, dit Harris avec solennité,et je m’en vais vous le dire. C’est cette bière allemande, que vousbuvez. J’ai connu un homme…

– Ne me racontez pas son histoire en cemoment, dit George. C’est une histoire vraie, je n’en doute pas,mais je n’ai pas très envie de la connaître.

– Vous n’y êtes pas habitué, ajoutaHarris.

– Je vais certainement y renoncer àpartir de ce soir, dit George. Il me semble que vous avezraison ; je ne dois pas bien la supporter.

Nous le ramenâmes à l’hôtel et le couchâmes.Il était très petit garçon et plein de reconnaissance.

Quelques jours plus tard, un soir, après unegrande excursion suivie d’un excellent dîner, ayant enlevé tous lesobjets à sa portée, nous lui offrîmes un gros cigare et luiracontâmes le stratagème que nous avions combiné pour son bien.

– Combien, dites-vous, avons-nous vu dereproductions de cette statue ? demanda George, quand nouseûmes terminé.

– Trois, répliqua Harris.

– Que trois ? dit George. Enêtes-vous sûr ?

– Positivement, affirma Harris.Pourquoi ?

– Oh ! pour rien, répliquaGeorge.

Mais j’eus l’impression qu’il ne crut pasHarris.

 

De Prague nous nous rendîmes à Nuremberg parCarlsbad. Les bons Allemands, quand ils meurent, vont, dit-on, àCarlsbad, comme les bons Américains vont à Paris. J’en doute :l’endroit serait trop exigu pour tant de gens. On se lève à cinqheures à Carlsbad, c’est l’heure de la promenade desélégants ; l’orchestre joue sous la Colonnade, et le Sprudelse remplit d’une foule dense qui va et vient de six à huit heuresdu matin dans un espace d’une lieue et demie. On y entend plus delangues qu’à Babel. Vous y rencontrez juifs polonais et princesrusses, mandarins chinois et pachas turcs, Norvégiens issus d’undrame d’Ibsen, femmes des Boulevards, grands d’Espagne et comtessesanglaises, montagnards monténégrins et millionnaires de Chicago.Carlsbad procure à ses visiteurs tous les luxes, poivre excepté.Vous ne vous en procurerez à aucun prix à cinq lieues à la ronde,et ce que vous en obtiendrez de l’amabilité des habitants ne vautpas la peine d’être emporté. Le poivre constitue un poison pour labrigade des malades du foie qui forment les quatre cinquièmes deshabitués de Carlsbad et, comme ne pas s’exposer vaut mieux queguérir, tous les environs en sont soigneusement dépourvus. Mais onorganise des « fêtes du poivre », – des excursions oùl’on fait fi de son régime et qui dégénèrent en orgies depoivre.

 

Nuremberg désappointe si on s’attend à trouverune ville d’aspect moyenâgeux. Il y existe bien encore des coinssinguliers, des sites pittoresques, beaucoup même ; mais letout est submergé dans le moderne, et ce qui est vraiment ancienest loin de l’être autant qu’on croit. Après tout, une ville estcomme une femme, elle a l’âge qu’elle paraît. Nuremberg est unedame dont l’âge est difficile à apprécier sous le gaz etl’électricité complices de son maquillage. Tout de même ses murssont craquelés et ses tours grises.

Chapitre 9

 

Harris enfreint la loi. – L’homme qui veutse rendre utile ; les dangers qu’il courut. – George s’engagedans une voie criminelle. – Ceux auxquels l’Allemagne doit paraîtreun baume et une bénédiction. – Le pécheur anglais : sesdéceptions. – Le pécheur allemand : ses privilèges. – Ce qu’ilest défendu de faire avec son lit. – Un péché à bon marché. – Lechien allemand. – Sa parfaite éducation. – La mauvaise conduite del’insecte. – Un peuple qui prend le chemin qu’on lui indique. – Lepetit garçon allemand : son amour de la justice. – Où il estdit comment une voiture d’enfant devient une source d’embarras. –L’étudiant allemand, ses privautés et leur châtiment.

 

Il nous arriva à tous trois, pour des motifsdifférents, d’avoir des ennuis entre Nuremberg et la ForêtNoire.

Harris débuta à Stuttgart en insultant ungardien municipal. Stuttgart est une ville charmante, propre etgaie, autre Dresde en plus petit. Son attrait particulier consisteà offrir peu de chose qui vaille la peine d’être visité, mais àl’offrir sans qu’on soit forcé de se déranger de son chemin :une galerie de tableaux d’importance moyenne, un modeste muséed’antiquités, un demi-palais ; avec cela vous avez tout vu etêtes libre d’aller vous distraire autrement.

Harris ignorait que c’était un gardien qu’ilinsultait. Il l’avait pris pour un pompier (cet homme en avaitl’air) et il l’appela dummer Esel.

Vous n’avez pas le droit en Allemagne detraiter un gardien municipal d’« âne bâté », mais cethomme en était un, indubitablement. Voici ce qui s’était passé.Harris, se trouvant dans le Stadtgarten et désirant le quitter,franchit une grille qu’il voyait ouverte, enjamba un fil de fer etse trouva dans la rue. Harris prétend ne pas avoir vu un écriteausur lequel on pouvait lire : « Passage interdit »,mais il y en avait un sans aucun doute. L’homme aposté là arrêtaHarris et lui fit remarquer cet écriteau. Harris l’en remercia etpoursuivit son chemin. L’homme courut après lui et lui fitcomprendre qu’on ne pouvait pas se permettre en pareille occurrencetant de désinvolture ; il voulait que Harris rebroussât cheminet, repassant par-dessus le fil de fer, rentrât dans le jardin, cequi arrangerait tout. Harris expliqua à l’homme que l’écriteaudéfendait de passer et qu’il allait donc, en rentrant dans lejardin, enfreindre une seconde fois la loi. L’homme en convint et,pour résoudre la difficulté, il enjoignit à Harris de rentrer dansle jardin par l’entrée principale, qui se trouvait au tournant ducoin, et d’en sortir, aussitôt après, par la même porte. C’est, àce moment-là que Harris le traita d’âne bâté. Ceci nous fit perdreune journée et coûta à Harris quarante marks.

 

J’eus mon tour à Carlsruhe par suite du vold’une bicyclette. Je n’avais pas l’intention de voler unebicyclette ; je n’avais que le désir de me rendre utile. Letrain était sur le point de partir, lorsque j’aperçus dans lefourgon ce que je crus être la bicyclette de Harris. Il n’y avaitpersonne pour m’aider. Je sautai dans le wagon et pus tout juste lasaisir et l’en retirer. Je la conduisis triomphalement sur lequai ; or, là, je me trouvai devant la bicyclette de Harris,appuyée contre le mur, derrière quelques boîtes à lait. Labicyclette que j’avais rattrapée n’était pas celle de Harris.

La situation était embarrassante. Si j’avaisété en Angleterre, je serais allé trouver le chef de gare et luiaurais expliqué mon erreur. Mais en Allemagne on ne se contente pasde vous voir expliquer une petite affaire de ce genre devant unseul homme : on vous emmène et vous êtes obligé de donner vosexplications à une demi-douzaine d’individus ; et si l’und’entre eux est absent, ou s’il n’a pas le temps de vous écouter àce moment-là, on a la fâcheuse habitude de vous garder pendant lanuit, afin que vous puissiez achever vos explications le lendemain.Je pensai donc à mettre l’objet hors de vue, puis à aller faire unpetit tour sans tambour ni trompette. Je trouvai un hangar en boisqui me sembla l’endroit rêvé et j’y roulais la bicyclette, quandmalheureusement un employé à casquette rouge, l’air d’unfeld-maréchal en retraite, me remarqua, s’approcha et medit :

– Que faites-vous de cettebicyclette ?

– Je suis en train de la ranger sous cehangar. (J’essayai de le persuader par mon ton que j’accomplissaisun acte de complaisance, pour lequel les employés de chemin de ferme devraient de la reconnaissance ; mais il ne se montra pastouché.)

– Cette bicyclette est à vous ?

– Eh ! pas exactement.

– À qui est-elle ? demanda-t-il,sévère.

– Je ne peux pas vous renseigner.J’ignore à qui appartient cette bicyclette.

– D’où l’avez-vous ? fut la questionsuivante. (Sa voix devenait soupçonneuse, presque insultante.)

– Je l’ai prise dans le train,répondis-je avec autant de calme et de dignité que je le pus dansun moment pareil. Le fait est, continuai-je avec franchise, que jeme suis trompé.

Il me laissa à peine le temps de finir maphrase. Il dit simplement que cela lui faisait également cet effet,et il donna un coup de sifflet.

Ce qui se passa ensuite, en tant que cela meconcerne, ne me laissa pas de souvenirs amusants. Par un miracle dechance – la Providence veille sur certaines personnes – cetincident se passait à Carlsruhe, où je possède un ami allemand,personnage officiel qui occupe une situation assez importante.J’aime autant ne pas approfondir ce qui se serait produit, si cetami eût été en voyage ; il s’en fallut d’un cheveu que jerestasse captif. Mon élargissement est encore aujourd’hui considérépar les autorités allemandes comme une grave faiblesse de lajustice.

 

Mais rien n’approche de la formidableturpitude de George. L’incident de la bicyclette nous avait tousmis sens dessus dessous et eut pour résultat de nous faire perdreGeorge. On apprit plus tard qu’il nous avait attendus devant lecommissariat de police ; mais nous ne le sûmes pas au bonmoment. Nous pensâmes qu’il avait dû continuer seul sur Baden, et,impatients de quitter Carlsruhe, nous sautâmes dans le premiertrain en partance. Quand George, las d’attendre, s’en vint à lastation, il s’aperçut de notre départ et du départ de ses bagages.J’étais le caissier du trio, si bien qu’il ne se trouvait enpossession que de menue monnaie. Son billet était entre les mainsde Harris. Trouvant dans cet ensemble de faits des motifssuffisants d’excuse, George entra délibérément dans une série decrimes dont la lecture au procès-verbal officiel nous fit dresser,à Harris et à moi, les cheveux sur la tête.

Voyager en Allemagne, il faut en convenir, estcompliqué : vous commencez par prendre à votre gare de départun billet pour celle de votre destination. On croirait que celasuffit pour s’y rendre, il n’en est rien. Quand votre train entreen gare, vous essayez d’y accéder, mais l’employé vous renvoie avecemphase. Où sont les preuves de votre droit ? Vous luiprésentez votre billet. Il vous explique qu’en soi ce billet n’aaucune efficacité ; ce n’est qu’un mince préliminaire. Il vousfaut retourner au guichet prendre un supplément de train express,appelé Schnellzugbillet.Muni de celui-ci, vous revenez àla charge et croyez en avoir fini. On vous permet de monter dans letrain, c’est parfait. Mais il vous est interdit de vous asseoir,comme de rester debout, comme de circuler. Il vous faut prendre unautre billet, nommé Platzticket, qui vous rend titulaired’une place pour un parcours déterminé.

Je me suis souvent demandé ce que ferait celuiqui s’obstinerait à ne prendre qu’un seul billet. Aurait-il ledroit de courir sur la voie, derrière le train ? Oupourrait-il se coller une étiquette comme sur un colis et monterdans le fourgon ? Et encore, que ferait-on de celui qui, munid’un Schnellzug-billet refuserait avec fermeté – oun’aurait pas les moyens – de prendre un Platzticket :lui permettrait-on de s’étendre dans le filet à bagages ou des’accrocher à la portière ?

Mais revenons à George. Il avait juste de quoiprendre un billet de troisième classe pour Baden en train omnibus.Pour éluder les questions de l’employé, il attendit que le traindémarrât pour sauter dedans.

C’était le premier chef d’accusation relevécontre lui :

a) Être monté dans un train enmarche ;

b) Malgré la défense formelle d’unemployé.

Deuxième chef :

a) Avoir voyagé dans un train d’unecatégorie supérieure à celle qu’indiquait son billet ;

b) Refus de payer le supplément àréquisition d’un employé. (George déclara ne pas avoir« refusé », mais avoir simplement dit qu’il ne possédaitpas l’argent nécessaire.)

Troisième chef :

a) Avoir voyagé dans une classesupérieure à celle qu’indiquait son billet ;

b) Refus de payer le supplément surla demande de l’employé. (De nouveau George discute l’exactitude durapport. Il retourna ses poches et offrit à l’homme tout son avoir,à savoir seize sous en monnaie allemande. Il s’offrit à voyager entroisième, mais il n’y en avait pas. Il offrit de passer dans lefourgon, mais on ne voulut rien entendre.)

Quatrième chef :

a) Avoir occupé un siège sans lepayer ;

b) Avoir stationné dans les couloirs.(Comme on ne lui permettait pas de s’asseoir sans avoir payé, chosequ’il ne pouvait d’ailleurs pas faire, on ne voit pas quelle autresolution il aurait pu adopter.)

Mais en Allemagne on ne considère pas lesexplications comme des excuses ; et son voyage de Carlsruhe àBaden fut peut-être un record par son prix.

 

En pensant à la fréquence et à la facilitéavec lesquelles, en Allemagne, on peut avoir maille à partir avecla police, on est amené à conclure que cette contrée serait leparadis du jeune Anglais.

La vie à Londres est d’une monotonieexaspérante selon ce que disent les étudiants en médecine et lesgens en goguette. L’Anglais bien portant prend ses distractions enviolant la loi, ou ne s’amuse pas. Rien de ce qui lui est permis nelui procure de satisfaction véritable. Aller au-devant de quelqueennui, tel est son idéal de félicité. Mais voilà, en Angleterre ona fort peu d’occasions de ce genre ; le jeune Anglais doitmontrer pas mal de persévérance pour se fourrer dans un mauvaiscas.

Un jour j’eus une conversation à ce sujet avecle principal marguillier de notre paroisse. C’était le 10 novembreau matin ; tous deux nous parcourions avec anxiété les faitsdivers. Une bande de jeunes gens, comme chaque année à cette date,avait été appelée devant le magistrat pour avoir fait dans la nuitprécédente l’habituel chahut au Criterion. Mon ami le marguillier ades fils. J’ai un neveu, que je surveille paternellement ; samère, qui l’adore, le croit entièrement absorbé à Londres par sesétudes de futur ingénieur. Par extraordinaire nous ne découvrîmesaucun nom connu dans la liste des personnes retenues par lajustice. Et, rassérénés, nous commençâmes à philosopher sur lafolie et la dépravation de la jeunesse.

– La manière, dit mon ami le marguillier,dont le Criterion conserve son privilège à ce point de vue estremarquable. Rien n’est changé depuis ma jeunesse, les soirées seterminent invariablement par un chahut au Criterion.

– Tellement insipide !remarquai-je.

– Tellement monotone ! Vous nepouvez vous figurer, continua-t-il, une expression rêveuse passantsur sa figure ridée, combien finit par être inexprimablementfastidieux le parcours de Piccadilly Circus au commissariat depolice de Vine Street. Mais hors cela, que pouvions-nousfaire ? Rien, rien de rien ! Éteindre une lanterne ?On la rallumait tout de suite. Insulter un policeman ? Il n’entenait pas compte. Vous pouviez vous battre avec un fort de lahalle de Covent Garden, si vous étiez amateur de ce genred’amusement ; d’une manière générale le fort sortit vainqueurdu combat ; en ce cas cela vous coûtait cinq shillings, maisdans le cas contraire cela coûtait un demi-souverain ; je n’aijamais pu me passionner pour ce sport. J’essayai un jour de jouerau cocher de fiacre. C’était considéré comme le nec plusultra de l’extravagance parmi les jeunes fous de mon âge. Unbeau soir je volai un hansomcab devant un marchand de vindans Dean Street, et la première chose qui m’arriva fut d’être hélédans Golden Square par une vieille dame flanquée de trois enfants,parmi lesquels deux pleuraient et le troisième était à moitiéendormi. Avant que j’aie pu m’éloigner, elle avait lancé lamarmaille dans la voiture, pris mon numéro, m’avait payé unshilling de plus que la taxe, prétendit-elle, et donné commeadresse un point légèrement au delà de ce qu’elle appelait NorthKensington. En réalité cet endroit se trouvait à l’autre bout deWillesden. Le cheval était fatigué : le voyage prit plus dedeux heures. C’est la distraction la plus ennuyeuse qui me soitéchue de ma vie. Je tentai à plusieurs reprises de proposer auxenfants de les ramener chez la vieille dame ; mais chaque foisque je voulais engager la conversation en levant la trappe, le plusjeune des trois se mettait à brailler, et lorsque je demandais àd’autres cochers de prendre le lot, la plupart d’entre eux merépondaient en me chantant une scie populaire, très en vogue à cemoment : « Oh ! George, ne crois-tu pas que tu vasun peu loin ? » L’un d’eux m’offrit de porter à ma femmeune pensée dernière que j’aurais pu avoir. Tandis qu’un autrepromit d’organiser une expédition pour aller m’exhumer auprintemps, à la fonte des neiges. Quand j’avais conçu ma blague, jeme voyais conduisant un vieux colonel grincheux dans un quartierperdu et dépourvu de communications, situé à au moins unedemi-douzaine de lieues de l’endroit où il voulait se rendre, etl’abandonnant là à jurer devant une borne. Dans ces conditionsj’aurais pu avoir de l’amusement ou peut-être pas : toutdépendant des circonstances et du colonel. L’idée ne m’était jamaisvenue d’avoir la responsabilité de toute une nursery d’enfants sansdéfense, avec la mission de les transporter dans un faubourg perdu.Non, il n’y a pas à dire, Londres, conclut mon ami le marguillieravec un soupir, Londres n’offre que bien peu d’occasions à celuiqui aime enfreindre la loi.

Bien au contraire, en Allemagne, on arrive àavoir des ennuis avec une facilité surprenante. Il y fourmille dechoses, très faciles à exécuter, qu’il est défendu de faire. Jeconseillerais tout simplement un billet d’aller au jeune Anglaisqui serait désireux de se fourrer dans un mauvais cas, faute d’entrouver l’occasion chez lui. Prendre un billet aller et retour, quin’est valable qu’un mois, serait indubitablement du gaspillage.

Il trouvera dans la lecture des ordonnances depolice du Vaterland tout un ensemble de prescriptions dontl’infraction lui procurerait de la distraction et de la joie. EnAllemagne il est défendu de suspendre sa literie à sa fenêtre. Ilpourrait commencer sa journée par là. En secouant ses draps par lafenêtre, il serait à peu près sûr, avant l’absorption de sonpremier déjeuner, d’avoir déjà eu une petite discussion avec lesagents. En Angleterre, il lui serait loisible de se pendre enpersonne à sa fenêtre sans que nul y trouvât à redire, pourvu qu’iln’interceptât pas le jour des locataires de l’étage inférieur, oubien que, se détachant, il n’allât blesser un passant.

En Allemagne, il est défendu de se promener entravesti dans les rues. Un Écossais de ma connaissance, qui voulaitpasser l’hiver à Dresde, consacra les premiers jours de son séjourlà-bas en discussions à ce propos avec les autorités saxonnes.Elles lui demandèrent ce qu’il voulait faire dans cet accoutrement.Ce n’était pas un homme commode. Il répondit : « Leporter. » Elles lui demandèrent :« Pourquoi ? » Il répondit : « Pour avoirchaud. » Elles répliquèrent avec franchise qu’elles ne lecroyaient pas et le renvoyèrent chez lui dans un landau fermé.L’ambassadeur d’Angleterre dut attester en personne que nombre deloyaux sujets britanniques, fort respectables d’ailleurs, avaientl’habitude de porter le costume écossais. On fut obligé, vu lecaractère diplomatique du témoin, d’accepter ces explications, maisjusqu’à ce jour les autorités ont réservé leur opinionparticulière.

Elles ont fini par s’habituer au touristeanglais ; mais un gentilhomme du Leicestershire, invité àchasser avec des officiers allemands, fut appréhendé, lui et soncheval, à la sortie de son hôtel et conduit vivement au poste poury expliquer son extravagance.

Il est également défendu dans les ruesallemandes de donner à manger à des chevaux, des mulets ou desânes, qu’ils soient votre propriété ou celle d’autrui. Si une enviesoudaine vous prend de nourrir le cheval d’un autre, il vous fautfixer un rendez-vous à l’animal, et le repas aura lieu dans unendroit dûment autorisé. Il est défendu de casser de la porcelaineou du verre dans la rue ou dans quelque endroit public que ce soit.Et si cela vous arrivait, il vous faudrait en ramasser tous lesmorceaux. Je ne saurais dire ce qu’il vous faudrait faire de tousles morceaux, une fois rassemblés. Tout ce que je peux affirmer,c’est qu’on n’a pas la permission de les jeter ni de les laisserdans un endroit quelconque, ni, paraît-il, de s’en séparer dequelque manière que ce soit. Il est à présumer qu’on sera obligé deles porter sur soi jusqu’à la mort et de se faire enterreravec ; mais il est fort possible que l’on obtiennel’autorisation de les avaler.

Il est défendu dans les rues allemandes detirer à l’arbalète. Le législateur germanique ne se contente pasd’envisager les méfaits de l’homme normal : il se préoccupe detoutes les bizarreries maladives qu’un maniaque halluciné pourraitimaginer. En Allemagne il n’existe pas de loi contre l’homme quimarcherait sur la tête au beau milieu de la rue ; l’idée neleur en est pas venue. Un de ces jours un homme d’État allemand, envoyant des acrobates au cirque, s’avisera soudain de cetteomission. Aussitôt il se mettra au travail et accouchera d’une loiqui aura pour but d’empêcher les gens de marcher sur la tête aubeau milieu de la rue et qui fixera le montant de l’amende. C’esten cela que réside le charme de la loi germanique : lesméfaits en Allemagne sont à prix fixe. Vous n’y passez pas desnuits sans sommeil, comme vous faites en Angleterre, à réfléchirsur la possibilité de vous en tirer avec une caution, ou une amendede quarante shillings, ou avec un emprisonnement de sept jours,selon l’humeur du juge. Vous savez exactement à combien vousreviendra votre plaisanterie. Vous pouvez étaler votre argent surla table, ouvrir votre code et calculer le coût de vos vacances àcinquante pfennigs près.

Pour passer une soirée vraiment peu coûteuse,je recommanderais de se promener sur le côté interdit du trottoiraprès avoir été sommé de ne pas le faire. En choisissant votrequartier et en vous tenant aux rues peu fréquentées, vous pourrez,d’après mon calcul, vous promener toute une soirée sur le mauvaiscôté du trottoir pour un peu plus de trois marks.

Il est défendu dans les villes allemandes dese promener « en groupe » après la tombée du jour. Je nesais pas exactement de combien d’unités se compose un« groupe », et quelque fonctionnaire que j’aie interviewéà ce sujet, aucun ne s’est senti suffisamment compétent pour enfixer le nombre exact. Je soumis un soir la question à un amiallemand qui se préparait à aller au théâtre, accompagné de safemme, de sa belle-mère, de ses cinq enfants, de sa sœur avecfiancé et de deux nièces ; je lui demandai s’il ne craignaitpas de s’exposer aux rigueurs de cette loi. Cette question ne luiparut nullement une plaisanterie. Il jeta un coup d’œil sur legroupe.

– Oh ! je ne crois pas, dit-il, nousfaisons tous partie d’une même famille.

– L’article ne fait pas de distinctionentre un groupe familial et un groupe non familial : il secontente de dire « groupe ». Sans vouloir vous froisser,mais en considérant l’étymologie du mot, je tends personnellement àconsidérer votre assemblée comme un « groupe ». Toute laquestion est de savoir si la police verra les choses sous le mêmejour que moi. Je tenais seulement à vous avertir.

Mon ami avait tendance à passer outre, mais safemme, préférant ne pas risquer de voir sa soirée interrompue dèsle début par la police, fit diviser le groupe en deux parties, quise retrouveraient dans le vestibule du théâtre.

Une autre passion qu’il faut savoir refréneren Allemagne est celle qui consiste à jeter des objets par lafenêtre. Même les chats ne sont pas une excuse. Pendant la premièresemaine de mon séjour en Allemagne, j’étais constamment réveillé lanuit par des chats. Une nuit, je devins enragé. Je formai un petitarsenal : deux ou trois morceaux de charbon, quelques poiresdures, une paire de bouts de chandelle, un œuf resté sur la tablede la cuisine, une bouteille de soda vide et autres menus objets dece genre, et ouvrant la fenêtre, je me mis à bombarder l’endroitd’où paraissait venir le bruit. Je ne crois pas avoir atteint monbut. Je n’ai jamais connu d’homme qui ait mis un projectile dans unchat, même visible, excepté peut-être par hasard, en visant autrechose. J’ai vu des tireurs de marque, des lauréats de tir, des gensenfin qui s’étaient distingués dans ce sport, je les ai vus tirerau fusil sur un chat à une distance de cinquante mètres : ilsn’arrivaient seulement pas à en toucher un poil. Je me suis souventdit qu’au lieu de cible ou de lièvre, ou de toute autre sorte debuts ridicules, on devrait, pour découvrir le prince des tireurs,faire le concours sur des chats.

Mais peu importe, ils s’en allèrent. Il estpossible que l’œuf les ait incommodés. J’avais remarqué en leprenant qu’il ne paraissait pas frais. Et je me recouchai, croyantl’incident clos. Dix minutes plus tard, on se mit à sonnerviolemment à la grande porte. J’essayai de faire la sourde oreille,mais on sonnait avec trop de persistance ; je mis ma robe dechambre et descendis. Un sergent de ville se trouvait devant laporte. Tous les objets que j’avais jetés par la fenêtre, il lesavait devant lui, réunis en un petit tas, tous, excepté l’œuf. Ilavait évidemment rassemblé tout cela. Il me dit :

– Ces objets vousappartiennent-ils ?

– Ils m’ont appartenu, mais je n’y tiensplus. N’importe qui peut les prendre. Vous pouvez les prendre.

Il fit semblant de ne pas entendre maproposition et déclara :

– Vous avez jeté ces objets par lafenêtre.

– C’est exact.

– Pourquoi les avez-vous jetés par lafenêtre ? demanda-t-il. (Le sergent de ville germanique trouveses questions toutes préparées à l’avance dans son code ; ilne les modifie jamais, et jamais il n’en omettra aucune.)

– Je les avais jetés par la fenêtre pouratteindre des chats, répondis-je.

– Quels chats ? demanda-t-il.

Cette question est bien d’un sergent de villeallemand. Je répliquai, avec autant de sarcasme qu’il me futpossible, que je n’étais pas capable à ma grande confusion de luidire quels chats. J’expliquai qu’ils étaient des inconnus pour moi,personnellement ; mais je lui offris, à la condition que lapolice réunît tous les chats du voisinage, de me rendre auprèsd’eux et de voir si je pourrais les reconnaître d’après lemiaulement.

Le sergent de ville allemand ne comprend pasla plaisanterie, ce qui vaut mieux, car l’amende prévue pourplaisanterie envers n’importe quel uniforme allemand estélevée ; ils appellent cela « traiter un fonctionnaireavec insolence ». Il me répondit simplement que ce n’était pasl’office de la police de m’aider à reconnaître des chats, son rôlese bornant à m’infliger une amende pour avoir jeté des objets parla fenêtre.

Je lui demandai ce qu’un simple mortel étaitadmis à faire en Allemagne lorsqu’il était réveillé chaque nuit pardes chats, et il m’expliqua que je pouvais déposer une plaintecontre le propriétaire du chat. La police lui infligerait alors uneamende et, si besoin était, ordonnerait la destruction du dit chat.Il ne daigna pas s’appesantir sur la question de savoir quiabattrait le chat et comment le chat se comporterait pendant leprocès.

Je lui demandai quel procédé il me conseillaitd’employer pour découvrir le propriétaire du chat. Il réfléchitquelques minutes ; puis me répondit que je pouvais filercelui-ci jusque chez celui-là. Je ne me sentis plus le courage dediscuter ; je n’aurais pu dire que des choses qui auraientforcément aggravé mon cas. En résumé, le sport de cette nuit m’estrevenu à douze marks et aucun des quatre fonctionnaires allemandsqui m’interrogèrent à ce sujet ne put découvrir le ridicule qui sedégageait de cette aventure.

Mais en Allemagne la plus grande partie desfautes et des folies humaines semble insignifiante à côté del’énormité que l’on commet en marchant sur les gazons. Vous nedevez en Allemagne, sous aucun prétexte, dans aucune circonstanceet nulle part, vous promener jamais sur une pelouse. L’herbe enAllemagne est absolument considérée comme tabou. Poser un pied surun gazon allemand est aussi sacrilège que de danser la gigue sur letapis de prière d’un mahométan. Les chiens eux-mêmes respectentl’herbe allemande ; pas un chien allemand n’y poserait unepatte, même en songe. Si vous voyez un chien gambader en Allemagnesur une pelouse, vous pouvez être sûr que c’est le chien d’unétranger sans foi ni loi. En Angleterre, lorsque nous voulonsempêcher les chiens de pénétrer dans certains endroits, nousdressons des filets métalliques de six pieds de haut, soutenus pardes pieux et défendus au sommet par des fils de fer barbelés. EnAllemagne, on se contente de mettre une pancarte au beaumilieu : « Accès interdit aux chiens » ; lechien qui a du sang allemand dans les veines regarde la pancarte etfait demi-tour.

J’ai vu dans un parc allemand un jardinierpénétrer précautionneusement avec des chaussons de feutre sur unepelouse, y prendre un insecte pour le déposer avec gravité, maisfermeté, sur le gravier ; ceci fait, il resta à observer avecsérieux l’insecte, pour l’empêcher si besoin était de retourner surl’herbe ; et l’insecte, visiblement honteux, prit hâtivementle caniveau, en suivant la route marquée « Sortie ».

On a assigné dans les parcs allemands desartères différentes aux différentes catégories d’humains. Et unepersonne, au risque de sa liberté et de sa fortune, n’a pas ledroit de se promener sur la route réservée aux autres. On y trouvecertaines allées destinées aux « cyclistes », d’autresaux « piétons », des allées « cavalières », desroutes pour « voitures suspendues », et d’autres pour« voitures non suspendues » ; des chemins pour« enfants » et d’autres pour « dames seules ».Ils m’ont semblé avoir omis le chemin pour « hommeschauves » ou pour « femmes légères ».

Un jour, je croisai dans le Grosse Garten deDresde « une vieille dame » qui se tenait désemparée etahurie au centre d’un carrefour de sept chemins. Chacun était gardépar un écriteau menaçant qui en écartait tous les promeneurs, saufceux pour lesquels il avait été spécialement tracé.

– Je vous demande pardon, medemanda-t-elle, devinant que je parlais l’anglais et savais lirel’allemand, mais cela ne vous dérangerait-il pas de me dire ce queje suis, et par où je dois passer.

Je l’examinai avec attention. J’arrivai à laconclusion qu’elle était une « grande personne » et un« piéton », et du doigt je lui désignai son chemin. Ellele regarda et prit une mine désappointée.

– Mais je ne veux pas aller dans cettedirection, dit-elle ; ne puis-je pas prendre cet autrechemin ?

– Grand Dieu non, madame, répliquai-je,ce passage est réservé aux enfants.

– Mais je ne leur ferai aucun mal, dit lavieille dame avec un sourire. (Elle ne semblait pas être de cesvieilles dames capables de faire du mal aux enfants.)

– Madame, répondis-je, si cela dépendaitde moi, j’aurais confiance et vous laisserais prendre ce chemin,même si mon dernier-né jouait à l’autre bout ; mais je ne puisque vous mettre au fait des règlements de ce pays. Pour vous,créature adulte, vous aventurer dans cette allée, ce serait marcherau devant d’une amende certaine, sinon de l’emprisonnement. Voicivotre itinéraire écrit en toutes lettres : Nur fiïrFussgänger, et si vous acceptez un conseil, suivez ce chemin àgrands pas ; il ne vous est permis ni de stationner nid’hésiter.

– Il ne prend pas du tout la direction oùje voudrais aller, dit la vieille dame.

– Il prend celle où vous devriezvouloir aller, répondis-je.

Et nous nous séparâmes.

Dans les parcs il existe des sièges spéciaux,munis d’inscriptions : « Pour grandes personnesseulement » (Nur für Erwachsene), et le garçonnetallemand, désireux de s’asseoir et lisant cette pancarte, poursuitson chemin et cherche un banc où les enfants aient le droit de sereposer ; et là il s’assied en prenant garde de le salir avecses bottines boueuses. Supposez un instant un banc dans Regent’s oudans St. James’s Park portant l’inscription : « Seulementpour grandes personnes. » Accourant de cinq lieues à la ronde,les enfants essaieraient de trouver place sur ce banc, fût-ce parexpulsion des autres enfants qui s’y seraient déjà installés. Quantaux « grandes personnes », elles ne pourraient jamais enapprocher à moins d’un demi-mille, rapport à la foule. Le garçonnetallemand qui, par erreur, se serait assis sur un banc de cettesorte, se lève avec effroi lorsqu’on lui fait remarquer son erreuret, avec honte et regret, il s’en va la tête basse, en rougissantjusqu’à la racine des cheveux.

Il ne faut pas croire que le gouvernement nesoit pas paternel, il n’oublie pas l’enfant : dans le parcallemand et dans les jardins publics, on a réservé pour lui desemplacements spéciaux (Spielplätze), chacun d’eux pourvud’un tas de sable. Il peut y jouer à cœur joie, en faisant despâtés et en construisant des châteaux de sable. Un pâté fait avecun autre sable semblerait un pâté immoral à l’enfant allemand. Ilne lui donnerait aucune satisfaction : son âme se révolteraitcontre lui. Il se dirait : « Ce pâté n’était pas comme ilaurait dû être, fait du sable que le Gouvernement a spécialementmis à notre disposition pour cet usage ; il n’a pas été fait àl’endroit que le Gouvernement avait choisi et aménagé pour laconstruction de pâtés de sable. Rien de bon ne peut en résulter.C’est un pâté hors toute loi. »

Et sa conscience continuerait à le tourmenterjusqu’à ce que son père eût payé l’amende prévue et lui eût infligéune correction en rapport avec son méfait.

Une autre manière de s’amuser en Allemagneconsiste à se promener en poussant une voiture d’enfant. Des pagesentières du code allemand sont remplies d’articles qui traitent dece que l’on peut faire et de ce que l’on n’a pas le droit de faireavec un Kinderwagen, comme on l’appelle. L’homme qui peutpousser sans anicroche une voiture d’enfant à travers une villeallemande est né diplomate. Il ne vous faut pas flâner avec unevoiture d’enfant ; mais il ne faut pas non plus aller tropvite. Il ne vous faut pas avec une voiture d’enfant barrer la routeaux autres personnes ; mais si les autres personnes vousbarrent la route, il vous faut leur céder la place. Si vous voulezvous arrêter avec une voiture d’enfant, il faut vous rendre à uneplace spécialement aménagée, où les voitures d’enfant ont licencede s’arrêter ; et quand vous y arrivez, il faut vousarrêter. Il ne faut pas traverser la rue avec une voitured’enfant ; si le bébé et vous habitez par hasard de l’autrecôté, c’est votre faute. Il est défendu d’abandonner la voitured’enfant où que ce soit, et il ne vous est permis de l’emmener quedans certains lieux. Il est à supposer que si vous vous promeniezen Allemagne avec une voiture d’enfant pendant une heure et demie,vous vous créeriez suffisamment d’ennuis pour être obligé d’yséjourner un mois. Tout jeune Anglais désireux d’avoir des démêlésavec la police ne saurait mieux faire que d’aller en Allemagne etd’emmener avec lui sa voiture d’enfant.

En Allemagne il est défendu de laisser laporte d’entrée d’une maison ouverte après dix heures du soir, et ilvous est interdit de jouer du piano dans votre propre demeure aprèsonze heures. En Angleterre je n’ai jamais éprouvé le désir de jouerdu piano ou d’entendre une personne quelconque en jouer après onzeheures du soir. Le fait est que tout change, si l’on vous défend dejouer. Ici, en Allemagne, le piano n’a eu d’attrait pour moiqu’après onze heures, et, à partir de ce moment, je deviens capablede m’asseoir pour écouter avec plaisir la Prière d’uneVierge ou l’ouverture de Zampa. D’autre part, pourl’Allemand respectueux du code, la musique jouée après onze heuresdu soir cesse d’être de la musique ; elle devient du péché età ce titre ne lui donne pas de satisfaction.

Dans toute l’Allemagne, le seul individu quisonge à prendre des libertés avec la loi est l’étudiant, et encorene le fait-il que jusqu’à un certain point bien défini. La coutumelui octroie des privilèges, mais bien spécifiés et strictementlimités. Par exemple, l’étudiant a le droit de s’enivrer et des’endormir dans le ruisseau sans encourir d’autre punition quel’obligation de donner le lendemain matin une légère gratificationau sergent de ville qui l’a ramassé et rapporté chez lui. Mais,pour cet usage, il lui faut choisir les ruisseaux de rues écartées.L’étudiant allemand qui sent approcher rapidement la minute où ilperdra le discernement des choses emploie les dernières ressourcesde son énergie à contourner le coin de rue passé lequel il pourras’affaler sans anxiété. Dans certains quartiers, il a le droit desonner aux portes, quartiers où les appartements sont d’un loyermoins élevé qu’ailleurs ; chaque famille tourne du reste ladifficulté en établissant entre ses membres un code secret desonneries, grâce auquel on peut savoir si l’appel est digne de foiou s’il ne l’est pas. On fait bien d’être au courant de ce code sil’on visite ce genre de maison tard dans la soirée, car enpersistant à sonner on risque de recevoir un baquet d’eau sur latête.

L’étudiant allemand jouit aussi du privilègede pouvoir éteindre la nuit les becs de gaz ; mais on ne levoit pas d’un bon œil en éteindre un trop grand nombre. L’étudiantamateur de farces tient une comptabilité : il se contented’une demi-douzaine de becs par nuit. Il a, à part cela, le droitde crier et de chanter dans la rue, en rentrant chez lui, et celajusqu’à deux heures trente inclusivement. Dans certainsrestaurants, on lui permet de passer son bras autour de la taillede la Fräulein. Pour empêcher toute velléité de libertinage, lesservantes des restaurants fréquentés par les étudiants sonttoujours soigneusement choisies parmi des femmes mûres et calmes,grâce à quoi l’étudiant allemand peut jouir des délices du flirtsans peur et sans reproche.

Ils respectent tous la loi, les citoyensallemands.

Chapitre 10

 

Baden-Baden jugé par un étranger. – Lesbeautés du lendemain matin envisagées de la veille au soir. – Ladistance mesurée au compas. – La même, mesurée avec les jambes. –George d’accord avec sa conscience. – Une machine paresseuse. – Lesport de la bicyclette d’après l’affiche du fabricant : sonaisance. – Le cycliste, selon l’affiche : son costume ;sa méthode. – Le griffon, joujou du ménage. – Un chien qui a del’amour-propre. – Le cheval insulté.

 

À Bade, nous commençâmes à faire sérieusementde la bicyclette. Il suffit d’un mot pour décrire Bade : villede plaisir tout à fait semblable aux autres villes de plaisir. Nouscombinâmes une excursion de dix jours pour achever notre tour deForêt Noire, avec pointe dans la vallée du Danube. C’est une desplus belles vallées de l’Allemagne, au long des vingt kilomètresqui séparent Tuttlingen de Sigmaringen ; le Danube s’y fraieun passage étroit, longeant des villages vieillots où se sontconservées les mœurs du bon vieux temps ; il côtoie desmonastères anciens, perdus dans des nids de verdure ; iltraverse des prairies peuplées de troupeaux dont les bergers,nu-pieds et nu-tête, ont les hanches serrées étroitement par unecorde et tiennent une houlette à la main. Le fleuve passe ensuiteau milieu de forêts rocheuses entre des murs de rocs abrupts, dontchaque pointe est couronnée d’une forteresse en ruines, d’uneéglise ou d’un château. On y jouit en même temps d’une vue sur lesmontagnes des Vosges où la moitié de la population se froisse sivous lui adressez la parole en français, tandis que l’autre seconsidère comme insultée si vous lui parlez en allemand ; maisles deux manifestent une même indignation et un égal mépris àl’audition du premier mot d’anglais ; situation qui rend laconversation quelque peu énervante et fatigante.

 

Nous n’avons pu suivre notre programme à lalettre par la raison que les humains, même animés des meilleuresintentions, ne parviennent pas toujours à mener à bonne fin leursprojets. Il est facile de dire à trois heures de l’après-midi avecconviction :

– Nous nous lèverons à cinq heures ;nous ferons un léger déjeuner à la demie et partirons à sixheures.

– Nous aurons ainsi fait la plus grandepartie de notre chemin avant la grande chaleur, remarquequelqu’un.

– En cette saison, dit un autre, lespremières heures du matin sont assurément les meilleures de lajournée.

– N’est-ce pas votre avis ? ajouteun troisième.

– Eh ! indubitablement.

– Il fera si frais et siagréable !

– Et les demi-teintes sont siexquises !

Le premier matin on met ces projets àexécution. Les excursionnistes se rassemblent à cinq heures trente.On est très silencieux ; chacun, pris à part, est quelque peugrognon ; on est tenté de trouver la nourriture mauvaise etbeaucoup d’autres choses avec ; l’atmosphère est chargée d’uneirritabilité contenue qui cherche une issue. Dans le cours de lasoirée la voix du Tentateur se fait entendre :

– Je pense que si nous nous mettions enroute à six heures et demie précises, cela suffirait.

La voix de la Vertu protestefaiblement :

– Cela bouleversera nos intentions. LeTentateur réplique :

– Les intentions furent créées pour leshommes et non les hommes pour les intentions. (Le Diable saitparaphraser l’Écriture dans son propre intérêt.) D’ailleurs, celadérange tout l’hôtel, songez donc aux malheureux domestiques.

La voix de la Vertu continue, enfaiblissant :

– Mais par ici tout le monde se lève debonne heure.

– Ils ne se lèveraient pas si tôt, lespauvres, s’ils n’y étaient obligés ! Mettons donc le déjeunerà six heures et demie précises, cela ne dérangera personne.

Ainsi le Péché se dissimule sous les traits dela Bonté, et on dort jusqu’à six heures, expliquant à saconscience, qui d’ailleurs ne vous croit pas, qu’on n’agit ainsique par altruisme. J’ai vu des considérations de ce genre prolongerle repos jusqu’à sept heures sonnées.

Semblablement, les distances mesurées aucompas ne sont pas les mêmes que mesurées avec les jambes.

– Dix milles à l’heure pendant septheures font soixante-dix milles. Ce n’est pas trop de fatigue pourune journée.

– N’y a-t-il pas quelques côtes trèsraides à gravir ?

– On les descend ensuite. Mettons huitmilles à l’heure, et convenons de ne faire que soixante milles.Dieu du ciel ! si nous ne pouvons pas faire du huit à l’heure,il vaudrait mieux nous faire traîner dans une voiture de malade.(Il semble en effet impossible de faire moins sur le papier.)

Mais à quatre heures de l’après-midi la voixdu Devoir sonne moins haut.

– Eh bien ! il me semble que le plusgros est fait.

– Oh ! rien ne presse ! Ne noushâtons pas. Vue ravissante, n’est-ce pas ?

– Ravissante. N’oubliez pas que noussommes à vingt-cinq milles de Saint-Blasien.

– Vous dites ?

– Vingt-cinq milles ; sinon un peuplus.

– Vous voulez dire que nous n’en n’avonsfait que trente-cinq ?

– Oh ! à peine.

– C’est impossible. Je n’en crois pasvotre carte.

– Cela ne se peut pas, voyons ! nouspédalons consciencieusement depuis les premières heures dujour.

– Non. Nous ne sommes pas partis avanthuit heures.

– Huit heures moins un quart.

– Bien, mettons huit heures moins unquart, et tous les six milles nous nous sommes arrêtés.

– Nous ne nous sommes arrêtés que pourregarder le site ! Il est inutile de parcourir une région, sion ne prend pas le temps de l’admirer.

– Et il nous a fallu grimper quelquescôtes très raides.

– Et il fait exceptionnellement chaudaujourd’hui.

– En tout cas, n’oubliez pas que noussommes à vingt-cinq milles de Saint-Blasien, c’est un fait.

– Encore des montagnes ?

– Oui, deux ; ça monte et puis çadescend.

– Je croyais que vous aviez dit que laroute descendait jusque dans Saint-Blasien ?

– C’est vrai pour les dix derniersmilles, mais… nous sommes encore à vingt-cinq milles deSaint-Blasien !

– Est-ce qu’il n’y a rien entre ici etSaint-Blasien ? Qu’est-ce donc que ce petit endroit au bord dece lac ?

– Ce n’est pas Saint-Blasien, ni rien quien soit proche. Il y a du danger à entrer dans cet ordred’idées.

– Il y en a surtout à nous surmener. Ondevrait en toutes circonstances s’appliquer à agir avec modération.Joli petit pays que Titisee, d’après la carte ; on doit yrespirer un air pur.

– Très bien. Je suis conciliant. C’estvous autres qui vouliez pousser jusqu’à Saint-Blasien.

– Oh ! je ne tiens pas tant que ça àSaint-Blasien. C’est dans le fond d’une vallée. On y étouffe.Titisee est beaucoup mieux situé.

– Et assez près, n’est-ce pas ?

– Cinq milles. Alors tous enchœur :

– On s’arrête à Titisee.

George avait dissocié la théorie et lapratique dès notre premier jour d’excursion.

– Je croyais, dit-il (il était sur sabicyclette, tandis que Harris et moi, sur le tandem, menions letrain), qu’il avait été entendu que nous gravirions les côtes enfuniculaire et les descendrions sur nos machines.

– Oui, d’une manière générale. Mais lesfuniculaires ne gravissent pas toutes les côtes dans laForêt Noire, spécifia Harris.

– Je m’en étais bien un peu douté, grognaGeorge. Et le silence régna quelque temps.

– D’un autre côté, dit Harris, qui avaitapparemment ruminé ce sujet, il est impossible que vous ayez espérén’avoir que des descentes. Ce ne serait pas de jeu. Sans un peu detravail, il n’est pas de plaisir.

Du silence encore. George le rompit :

– Ne vous surmenez pas pour le seulplaisir de m’être agréable, vous deux.

– Que voulez-vous dire ? demandaHarris.

– Je veux dire qu’aux endroits oùd’aventure nous pourrions prendre le funiculaire, il ne vousfaudrait pas craindre de blesser ma susceptibilité. Pour moncompte, je me déclare prêt à gravir toutes ces montagnes dans desfuniculaires, même si ce n’est pas de jeu. Je me charge de memettre en règle avec ma conscience ; voici huit jours que jeme lève à sept heures du matin, et je trouve que cela vaut unecompensation. Ne vous gênez donc pas pour moi à ce sujet.

Nous promîmes de ne pas oublier son vœu etl’excursion continua dans un mutisme absolu, jusqu’au moment oùGeorge nous en fit sortir de nouveau par cette question :

– De quelle marque m’avez-vous ditqu’était votre machine ?

Harris le lui dit. Je ne me rappelle pas dequelle marque elle était ; peu importe.

– En êtes-vous sûr ? insistaGeorge.

– Naturellement, j’en suis sûr.Pourquoi ?

– Eh bien ! elle ne fait pas honneurà son affiche. C’est tout.

– Quelle affiche ?

– L’affiche qui a pour but de prônercette marque de cycles. J’en ai regardé une peu de jours avantnotre départ, qui était placardée sur un mur de Sloane Street. Unjeune homme montait une machine de cette marque, un jeune homme,une bannière à la main : il ne faisait aucun effort, c’étaitaussi clair que le jour. Il était simplement assis dessus à aspirerlargement le grand air. Le cycle avançait par sa propre initiativeet avançait d’un bon train. Votre bicyclette me laisse à moi toutle travail. Votre machine est un monstre de paresse. Si on ne suaitpas sang et eau, ce n’est pas elle qui bougerait. À votre placej’irais réclamer.

En y réfléchissant, il y a bien peu demachines qui fassent honneur à leurs réclames ! Je ne mesouviens que d’une seule affiche où le cycliste apparemmentpeinait. Mais c’est qu’il était poursuivi par un taureau. Le plussouvent, l’intention de l’artiste est de prouver au néophytehésitant que le sport de la bicyclette consiste à être assis sur laselle luxueuse et à être transporté rapidement par des forcesinvisibles et surnaturelles dans la direction où l’on désirealler.

D’une manière générale le cycliste est unedame. Une fée voyageant sur une légère nuée estivale ne peut pasparaître plus à son aise que la bicycliste de l’affiche. Elle portele costume rêvé pour faire de la bicyclette par de fortes chaleurs.Des patronnes d’auberges un peu bégueules lui refuseraientpeut-être l’accès de leur salle à manger ; et une police àl’esprit étroit pourrait vouloir la protéger en l’enveloppant dansun châle, avant de l’incriminer. Mais elle ne s’occupe pas de cesdétails. Par monts et par vaux, en des passages où un chat auraitdu mal à trouver son chemin, sur des routes faites pour briser unrouleau compresseur, elle passe comme une vision de beauténonchalante, ses cheveux blonds ondulant au vent, son corps desylphide alangui dans une attitude éthérée, un pied sur la selle etl’autre effleurant la lanterne. Parfois elle consent à s’asseoirsur la selle ; en ce cas elle place ses pieds sur les leviersde repos, allume une cigarette et brandit un lampion.

Quelquefois, mais plus rarement, ce n’estqu’un mâle qui conduit la bicyclette. Acrobate moins accompli quela demoiselle, il réussit pourtant des tours de forceappréciables : se tenir debout sur la selle en agitant desdrapeaux, boire de la bière ou du bouillon en pleine marche. Ilfaut bien qu’il fasse quelque chose pour occuper ses loisirs :ce doit être fort pénible pour un homme d’un tempérament actif derester tranquillement assis sur sa machine des heures durant sansrien avoir à faire, sans même avoir à réfléchir. Et c’est pourquoion le voit se dresser sur ses pédales en arrivant près du sommetd’une haute montagne, pour apostropher le soleil ou pour déclamerdes vers à la campagne environnante.

Parfois l’affiche représente un couple decyclistes ; et alors on saisit sur le vif toutes lessupériorités qu’a, au point de vue du flirt, la bicyclette modernesur le salon, ou sur la grille du jardin du bon vieux temps. Lui etelle grimpent sur leurs bicyclettes, après s’être naturellementassurés qu’elles sont de bonne marque. Après quoi, ils n’ont plusrien à faire qu’à se répéter l’éternelle chanson d’amour toujourssi douce. Gaiement les roues de la « Bermondsey Company’sBottom Bracket Britain’s Best » ou de la « CamberwellCompany’s Jointless Eureka » roulent le long d’étroitssentiers, à travers les villes qui sont des ruches en travail. Onn’a besoin ni de pédaler ni de les conduire. Donnez-leur unedirection et dites-leur à quelle heure vous voulez êtrerentrés : c’est tout ce qu’il leur faut pour agir. Pendantqu’Edwin se penche sur sa selle pour murmurer à l’oreilled’Angélina les mille petits riens si doux, pendant que le visaged’Angélina se tourne vers l’horizon décoratif pour cacher sa chasterougeur, les bicyclettes magiques poursuivent leur courserégulière.

Et le soleil brille toujours et toujours lesroutes sont sèches. Ils ne sont ni suivis par des parents sévères,ni accompagnés d’une tante encombrante, ni épiés au coin des ruespar un démon de petit frère ; jamais ils ne rencontrentd’obstacle à leur bonheur. Ah ! mon Dieu ! pourquoin’avons-nous pas pu louer des « Britain’s Best » ou des« Camberwell Eurekas » quand nous étionsjeunes ?

Il se peut aussi que la « Britain’sBest » ou la « Camberwell Eureka » soit appuyéecontre une grille ; elle est peut-être fatiguée. Elle a eubeaucoup à travailler cet après-midi pour transporter ces jeunesgens. Animés des meilleures intentions, ils ont mis pied à terrepour donner du repos à la machine. Ils sont assis sur l’herbe,ombragés par de jolis arbustes ; l’herbe est longue et biensèche ; un ruisseau coule à leurs pieds. Tout respire la paixet la tranquillité.

L’artiste, compositeur d’affiches pour cycles,s’ingénie toujours à donner cette impression élyséenne de paix etde tranquillité.

Mais, au fait, j’ai tort d’affirmer que,d’après les affiches, jamais cycliste ne peine. J’en ai vu quireprésentaient des hommes à bicyclette travaillant dur ou même sesurmenant. Ils paraissent amaigris et hagards ; à force detravail, la sueur perle sur leur front ; ils vous donnentl’impression que, s’il y a une autre montagne au delà de l’affiche,il leur faudra ou abandonner ou mourir. Mais c’est le résultat deleur propre folie et cela ne leur arrive que parce qu’ilss’obstinent à monter une machine d’une marque inférieure. Ah !s’ils montaient une « Putney Popular » ou une« Battersea Bounder » comme le jeune homme raisonnablequi occupe le centre de l’affiche, ils n’auraient aucun besoin dese dépenser en efforts inutiles ! On ne leur demanderait entémoignage de reconnaissance que d’avoir l’air heureux ; toutau plus de freiner un peu parfois lorsqu’il arrive à la machine,dans sa juvénile fougue, de perdre la tête et de prendre une allurepar trop précipitée.

Vous, pauvres jeunes hommes si las, assismisérablement sur une borne kilométrique, trop éreintés pourprendre garde à la pluie persistante qui vous traverse, vous jeunesfilles harassées, aux cheveux raides et mouillés, que l’heuretardive énerve, qui lanceriez un juron si vous saviez vous yprendre ; vous, hommes chauves et corpulents, qui maigrissez àvue d’œil en vous éreintant sur la route sans fin ; vous,matrones pourpres et découragées, qui avez tant de mal à maîtriserla roue récalcitrante ; vous tous, pourquoi n’avez-vous pas eusoin d’acheter une « Britain’s Best » ou une« Camberwell Eureka » ? Pourquoi ces bicyclettes demarques inférieures sont-elles si répandues ? Ou bien enest-il du cyclisme comme de toute chose en ce bas monde : laVie réalise-t-elle jamais la promesse de l’Affiche ?

En Allemagne, ce qui ne manque jamais de mefasciner, c’est le chien autochtone. On se lasse en Angleterre desvieilles races, on les connaît trop : il y a le dogue, leplum-pudding dogue, le terrier (au poil noir, blanc ou roux, selonle cas, mais toujours querelleur), le collie, le bouledogue ;et jamais rien de nouveau. Mais en Allemagne vous rencontrez de lavariété. Vous y apercevez des chiens comme vous n’en avez jamais vujusque-là ; que vous ne prendriez pas pour des chiens, s’ilsne se mettaient à aboyer. Tout cela est si neuf, sicaptivant ! George s’arrêta devant un chien à Sigmaringen etattira notre attention sur lui. Il nous sembla le produithétérogène d’une morue et d’un caniche, et, ma foi, je n’oseraispas affirmer qu’il n’était pas, en effet, issu du croisement d’unemorue et d’un caniche. Harris essaya de le photographier, mais lechien se hissa le long d’une palissade et disparut dans quelquehaie.

J’ignore les intentions de l’éleveurallemand ; il les cache pour le moment. George prétend qu’ilvise à produire un griffon. On est tenté de défendre cettethéorie : j’ai observé un ou deux cas de quasi-réussite en cegenre. Et cependant je ne peux pas m’empêcher de croire que ce nefurent que de simples accidents. L’Allemand est pratique :quel intérêt aurait-il à réaliser un griffon ? Si on n’estpoussé que par le désir d’avoir une bête originale, n’a-t-on pasdéjà le basset ? Que faut-il de plus ? Au surplus, legriffon serait très incommode dans une maison : chacun, àchaque instant, lui marcherait sur la queue. À mon idée, lesAllemands tentent de produire une sirène, qu’ils dresseraient à lapêche.

Car nos Allemands n’encouragent jamais laparesse chez aucun être vivant : ils aiment voir leurs chienstravailler, et le chien allemand aime le travail. Il ne peut yavoir aucun doute à ce sujet. La vie du chien anglais doit luipeser comme un fardeau. Imaginez un être fort, intelligent etactif, d’un tempérament exceptionnellement énergique, condamné àpasser vingt-quatre heures par jour dans une inertie absolue !Aimeriez-vous cela pour vous-même ? Rien d’étonnant qu’il sesente incompris, qu’il aspire à l’impossible et ne récolte quedéboires !

Le chien allemand, au contraire, a de quoioccuper son esprit. Il se sait important et très utile. Observez-lequi s’avance, l’air heureux, attelé à sa voiturette chargée delait. Nul marguillier ne semble aussi satisfait de lui-même aumoment de la quête. Il ne fournit aucun travail véritable ;c’est l’humain qui pousse, et lui qui aboie. C’est ainsi qu’ilconçoit la division du travail. Voici ce qu’il se dit :« Le vieux bonhomme ne peut pas aboyer, mais sait pousser.C’est parfait. »

La fierté qu’il tire de ce travail estédifiante. Il se peut qu’un autre chien, le croisant, fasse uneremarque désobligeante, jette du discrédit sur la teneur en crèmede son lait. Alors il s’arrête subitement, sans tenir aucun comptede la circulation.

– Je vous demande pardon, mais quedisiez-vous de notre lait ?

– Je n’ai rien dit de votre lait, répondl’autre chien sur le ton de la plus parfaite innocence. J’avaissimplement dit qu’il fait beau temps et demandé le prix de lacraie.

– Ah ! vous avez demandé le prix dela craie, hein ? Désireriez-vous le savoir ?

– Je vous en prie, je m’imagine que vousêtes à même de me le dire.

– Vous avez raison. Je le peux. Celavaut…

– Allons, marche, dit la vieille qui achaud, qui est lasse et voudrait avoir fini sa tournée.

– Oui ; mais, nom d’un petitbonhomme ! avez-vous entendu ce qu’il a dit de notrelait ?

– Eh ! ne t’occupe donc pas de lui.Voilà un tramway qui vient de tourner la rue : nous allonsêtre écrasés.

– Possible, mais moi je m’occupe de lui.On a son amour-propre. Il a demandé le prix de la craie, et il vale savoir ! ça vaut exactement vingt fois plus…

– Vous allez tout renverser !s’écrie la vieille femme angoissée, le retenant de toutes sesfaibles forces. Mon Dieu ! j’aurais dû le laisser cheznous.

Le tram s’avance rapidement sur eux ; uncocher les invective, un autre chien, énorme, attelé à unevoiturette de pain, espérant arriver à temps pour prendre part aucombat, se hâte de traverser la rue, suivi d’un enfant qui crie detoutes ses forces. Il se forme vite un petit rassemblement ;et un représentant de la force publique se fraie un chemin vers lechamp de bataille.

– Cela vaut, reprend le chien de lalaitière, exactement vingt fois plus que vous n’allez valoir quandj’en aurai fini avec vous.

– Ah ! tu crois ça,vraiment ?

– Oui, vraiment, petit-fils de canichefrançais, mangeur de choux !

– Là ! je savais que vous alliez larenverser, dit la pauvre laitière. Je lui avais dit qu’il allait larenverser.

Mais il est occupé et ne l’écoute pas. Cinqminutes plus tard, quand la circulation a repris, quand la porteusede pain a ramassé ses miches boueuses et que le sergent de villes’est retiré après avoir noté le nom et l’adresse de toutes lespersonnes présentes, il consent à jeter un regard derrière lui.

– Évidemment on en a renversé un peu,admet-il.

Puis, se secouant pour chasser cet ennui, ilajoute gaiement :

– Mais je pense lui avoir appris le prixde la craie, à celui-là. Je crois qu’il ne reviendra plus nousennuyer.

– Je l’espère, bien sûr, dit la vieillefemme, en regardant avec regret la voie lactée.

Mais son sport préféré consiste à attendre ausommet d’une colline la venue d’un autre chien et alors de laredescendre au grand trot. En ces occasions-là son maître estsurtout occupé à courir derrière lui, pour ramasser au fur et àmesure les objets semés, des pains, des choux, des chemises. Arrivéau bas de la colline, lui s’arrête et attend amicalement sonmaître.

– Excellente course, n’est-ce pas ?remarque-t-il, essoufflé, quand l’homme arrive, chargé jusqu’aumenton. Je crois que je l’aurais gagnée, si cet idiot de petitgarçon n’était pas intervenu. Il s’est mis juste en travers de monchemin au moment où je tournais le coin. Vous l’aviezremarqué ? Je voudrais pouvoir en dire autant, salegosse ! Pourquoi se met-il à brailler de la sorte ?Parce que je l’ai renversé et que j’ai passé surlui ? Eh ! pourquoi ne s’est-il pas écarté de monchemin ? C’est une honte que les gens permettent à leursenfants de courir ainsi et de se jeter dans les jambes de tout lemonde pour faire choir les gens. Oh, là, là ! Toutes ceschoses sont tombées de-la voiture ? Vous ne l’aviezsûrement pas bien chargée, il faudra y mettre plus de soin uneautre fois. Vous ne pouviez pas vous attendre à ce que jedescendisse la colline à une allure de vingt milles àl’heure ? Vous me connaissez assez pourtant pour ne pascroire que je me laisserais dépasser par ce vieux chien desSchneider sans tenter un effort. Mais vous ne réfléchissez jamais.Vous êtes certain d’avoir retrouvé tout ? Vous lecroyez ? Je ne me contenterais pas de« croire » ; à votre place je remonterais vivementla colline et je m’en assurerais. Vous êtes tropfatigué ? Oh ! cela va bien ! mais ne dites pasalors que c’est ma faute s’il vous manque quelque chose.

Il est très entêté. Il est sûr et certain quele bon tournant est le second à votre droite, et rien ne pourra lepersuader que ce n’est que le troisième. Il est sûr de pouvoirtraverser la route suffisamment vite et ne sera convaincu ducontraire que lorsqu’il aura vu sa charrette démolie. Il est vraiqu’alors il s’excusera très humblement. Mais à quoi celaservira-t-il ? Cela réparera-t-il le mal ? Comme il ad’habitude la taille et la force d’un jeune taureau et que soncompagnon humain n’est généralement qu’un faible vieillard ou unpetit enfant, il n’en fait qu’à sa guise. La plus grande punitionque son propriétaire puisse lui infliger, c’est de le laisser à lamaison et de traîner lui-même sa voiture. Mais notre Allemand atrop bon cœur pour abuser de ce procédé.

Il ne faut pas croire que l’animal soit atteléà la voiture pour un autre agrément que le sien, et j’ai lacertitude que le paysan allemand ne commande le petit harnachementet ne fabrique la petite voiture que pour faire plaisir à sonchien. Dans d’autres pays, en Hollande, en Belgique et en France,j’ai vu maltraiter et surmener les chiens qu’on attelle ; enAllemagne, jamais. Les Allemands accablent de sottises leursanimaux d’une manière choquante. J’ai vu un Allemand se tenirdevant son cheval et le traiter de tous les noms qui lui venaient àl’esprit. Mais le cheval n’en avait cure. J’ai vu un Allemand, lasd’injurier son cheval, appeler sa femme et lui demander de l’aider.Quand elle survint, il lui révéla ce que le cheval avait fait. À cerécit la femme se fâcha, elle aussi, tout rouge ; et, setenant l’un à droite, l’autre à gauche du pauvre animal, tous deuxle rouèrent d’invectives ; ils lui firent des remarquesblessantes sur son aspect physique, son intelligence, son sensmoral, son adresse en tant que cheval. L’animal subit l’avalanchependant quelque temps avec une patience exemplaire ; puis iltrouva la meilleure solution en l’occurrence. Sans perdre sonsang-froid, il s’en alla doucement. La femme s’en retourna à salessive. Quant au mari, il le suivit, remontant la rue, la bouchepleine d’injures.

Il n’y a pas sur terre de peuple dont le cœursoit aussi tendre. Les Allemands ne maltraitent pas les enfants niles animaux. Ils n’utilisent le fouet que comme instrument demusique ; on entend son claquement du matin au soir. À Dresdeje vis la foule lyncher presque un cocher italien qui s’était servidu fouet contre sa bête. L’Allemagne est le seul pays d’Europe oùle voyageur puisse s’installer confortablement dans un fiacre avecla certitude que son laborieux et patient ami d’entre les brancardsne sera ni surmené ni maltraité.

Chapitre 11

 

Une maison de la Forêt Noire. – Lesrelations qu’on pourrait faire. – Son parfum. – George refuseénergiquement de rester couché après quatre heures du matin. – Laroute qu’on ne saurait manquer. – Mon flair extraordinaire. – Uneréunion de gens peu reconnaissants. – Harris savant. – Sa confiancesereine. – Le village : où il se trouvait et où il aurait dûêtre. – George : son plan. – Nous nous promenons à lafrançaise. – Le cocher allemand endormi et réveillé. – L’homme quirépand l’anglais sur le continent.

 

Très fatigués et loin de toute ville ou detout village, nous avons dormi une nuit dans une ferme de la ForêtNoire. Le grand charme d’une maison de la Forêt Noire réside danssa sociabilité. Les vaches y habitent la pièce à côté, les chevauxl’étage au-dessus, les oies et les canards sont installés dans lacuisine, tandis que les cochons, les enfants et les poulesséjournent un peu partout.

Pendant qu’on procède à sa toilette on entendun grognement derrière soi :

– Bonjour ! Pas d’épluchures depommes de terre ici ? Non, je vois que vous n’en avez pas. Aurevoir.

Puis voici un caquetage et le cou d’unevieille poule qui avance.

– Belle journée, n’est-ce pas ? Celane vous dérange pas que j’apporte ici mon ver ? C’est sidifficile de trouver dans cette maison une pièce où l’on puissejouir en paix de sa nourriture. Déjà, quand je n’étais que poussin,je mangeais lentement, mais quand une douzaine… Là, je pensais bienqu’ils ne me laisseraient pas tranquille ! Chacun en voudra unmorceau. Cela ne vous fait rien que je m’installe sur le lit ?Ici ils ne me verront peut-être pas.

Pendant que l’on s’habille, différentes têtesviennent vous épier par la porte. Elles considèrent apparemment lachambre comme une ménagerie temporaire. On ne saurait dire si lestêtes appartiennent à des garçons ou à des filles ; on ne peutqu’espérer qu’elles appartiennent toutes au sexe masculin. Il estinutile d’essayer de fermer la porte, car il n’y a rien pour lamaintenir et, aussitôt qu’ils ne la sentent plus poussée, ilsl’ouvrent de nouveau. On déjeune dans le décor traditionnel durepas qui fut célébré pour le retour de l’Enfant Prodigue : uncochon ou deux entrent pour vous tenir compagnie ; une banded’oies d’un certain âge vous accablent de critiques, se tenant surle pas de la porte ; vous devinez, d’après leurschuchotements, leur expression choquée, qu’elles cassent du sucresur votre dos. Une vache s’abaissera peut-être jusqu’à jeter uncoup d’œil sur cet intérieur.

C’est cet arrangement dans le genre de l’archede Noé qui donne, je suppose, à la maison de la Forêt Noire sonodeur particulière. Ce n’est pas une odeur qu’on puisse comparer àquoi que ce soit. C’est tout comme si l’on mélangeait des roses, dufromage du Limbourg, de l’huile pour les cheveux, quelques fleursde bruyère, des oignons, des pêches, de l’eau de savon avec unebouffée d’air marin et un cadavre. On ne saurait discerner aucuneodeur particulière, mais on les sent toutes réunies là, toutes lesodeurs que l’univers possède jusqu’à présent. Les gens qui viventdans ces maisons adorent à l’envi ce mélange. Ils n’ouvrent jamaisles fenêtres, de peur d’en perdre un peu ; ils conserventprécieusement cette odeur dans leur maison hermétiquement close. Sivous désirez respirer un parfum différent, vous avez tout loisir desortir et de humer à l’extérieur l’arôme des pins et des violettesdes bois : à l’intérieur il y a celui de la maison ; eton dit qu’au bout de quelque temps on s’y habitue de telle sortequ’il vous manquerait et que l’on devient incapable de s’endormirdans aucune autre atmosphère.

Nous avions projeté de couvrir une longueétape le lendemain et pour ce motif nous désirions nous lever debonne heure, vers les six heures, – si possible sans déranger toutela maison. Nous demandâmes timidement à notre hôtesse si ellevoyait d’un bon œil ce programme. Elle ne fit pas d’objection.Elle-même ne serait peut-être pas dans les parages à cetteheure-là. C’était le jour où elle devait se rendre au marché,distant de dix milles. Elle ne rentrait pas avant septheures ; mais il était fort possible que son mari ou l’un deses fils passât à la maison prendre un deuxième repas à ce moment.En tout cas on enverrait quelqu’un nous réveiller et préparer notrepremier déjeuner.

On n’eût pas à nous réveiller. Nous nouslevâmes de nous-mêmes à quatre heures. Nous nous levâmes à quatreheures pour échapper au fracas qui faisait éclater nos têtes. Jesuis incapable de dire à quelle heure les paysans de la Forêt Noirese lèvent en été ; ils nous parurent se lever toute la nuit.Et la première chose que fait l’indigène quand il sort du lit estde chausser une paire de sabots et de faire une promenadehygiénique à travers sa maison. Il ne se sent pas complètement levéavant d’avoir monté et descendu trois fois les étages. Une foisbien réveillé, il monte aux écuries et y réveille son cheval. (Lesmaisons de la Forêt Noire étant généralement bâties sur une penteraide, le rez-de-chaussée se trouve à la partie supérieure et legrenier à la partie inférieure.) Le cheval, semble-t-il, doit aussifaire sa promenade hygiénique par la maison. Ensuite l’hommedescend à la cuisine et commence à casser du bois ; quand ilen a cassé suffisamment, il se sent satisfait de lui-même et se metà chanter. Considérant toutes ces choses, nous arrivâmes à conclureque ce que nous avions de mieux à faire était de suivre l’excellentexemple qu’on nous donnait. George lui-même avait très envie de selever ce matin-là.

Nous absorbâmes un repas frugal à quatreheures et demie et nous mîmes en route à cinq heures. Notre cheminnous conduisait à travers des montagnes et, d’après lesrenseignements pris dans le village, ce devait être une de cesroutes si faciles à suivre qu’il était impossible de s’égarer. Jesuppose que tout le monde connaît ces sortes de routes ;généralement elles vous ramènent à votre point de départ ; ets’il en va autrement, vous le regrettez, car dans le premier casvous savez au moins où vous vous trouvez. J’étais en défiance dèsle début, et avant d’avoir parcouru une couple de milles nous fûmesédifiés. Nous arrivions à un carrefour de trois routes. Un poteauindicateur vermoulu assignait pour destination au chemin de gaucheun endroit inconnu de toute carte. L’autre bras, parallèle à laroute du milieu, avait disparu. Le chemin de droite, nous étionstous d’accord pour le croire, ramenait manifestement auvillage.

– Le vieillard, rappela Harris, nous adit clairement de longer la montagne.

– Quelle montagne ? demanda Georgeavec justesse.

Une demi-douzaine de collines nous faisaientface, les unes plus grandes, les autres plus petites.

– Il nous a dit, continua Harris, quenous devions arriver à un bois.

– Je ne vois aucune raison d’en douter,quelle que soit la route que nous prenions, commenta George.

En effet toutes les hauteurs autour de nousétaient couvertes de forêts épaisses.

– Et il a encore dit, murmura Harris, quenous atteindrions le sommet en une heure et demie environ.

– C’est là, dit George, que je commence àdouter de ses paroles.

– Eh bien ! qu’allons-nousfaire ? demanda Harris.

Le hasard veut que j’aie la bosse del’orientation. Ce n’est pas une vertu ; je ne veux pas m’envanter. Ce n’est qu’un instinct tout animal, auquel je ne peuxrien. S’il m’arrive de rencontrer sur mon chemin des montagnes, desprécipices, des rivières et d’autres obstacles de cette sorte quim’empêchent d’avancer, ce n’est pas ma faute. Mon instinct meconduit très sûrement ; c’est la planète qui a tort. Je lesemmenai donc par la route du milieu. On n’aurait pas dû m’imputer àcrime le fait que cette route du milieu n’ait pas eu suffisammentd’énergie pour continuer plus d’un quart de mille dans la mêmedirection, et qu’après trois milles de montées et de descentes elleait subitement abouti à un guêpier. Si cette route médiane avaitsuivi la direction qu’elle aurait dû suivre, elle nous aurait menéslà où nous voulions aller, j’en suis convaincu.

Ce don particulier qui m’est échu, j’auraiscontinué à m’en servir pour découvrir un nouveau chemin, s’ils nem’avaient pas fait sentir leur mauvaise humeur. Mais je ne suis pasun ange – je l’avoue franchement – et je refuse de faire desefforts au profit d’ingrats et de rebelles. D’un autre côté je medemande si George et Harris m’auraient suivi plus loin. C’est pources raisons que je m’en lavai les mains et que Harris me remplaçacomme chef de colonne.

– Eh bien ! me dit-il, je supposeque vous êtes satisfait de votre œuvre.

– J’en suis assez satisfait, répondis-jedu haut du tas de pierres sur lequel j’étais assis. Je vous aimenés jusqu’ici sains et saufs. Je mènerais plus loin, mais nulartiste ne peut travailler sans encouragement. Vous vous montrezmécontents de moi parce que vous ne savez pas où vous êtes. Il estpossible que vous soyez dans la bonne direction, sans vous endouter. Mais autant ne rien dire ; je ne m’attends pas à desremerciements. Suivez le chemin qui bon vous semblera ; je nem’en occupe plus.

Je parlai peut-être avec amertume, mais je n’ypouvais rien. On ne m’avait pas adressé une parole aimable pendanttout ce trajet rebutant.

– Ne vous méprenez pas sur le sens de mesparoles, dit Harris. George et moi sommes convaincus que sans votreaide nous ne serions pas arrivés à l’endroit où nous nous trouvons.Nous vous rendons justice en cela. Mais on ne peut pas se fieraveuglément à l’instinct. Je compte vous proposer d’y substituer lascience qui, elle, est exacte. Donc, où se trouve lesoleil ?

– Ne croyez-vous pas, dit George, que sinous retournions au village et que nous demandions à un gamin denous servir de guide pour un mark, cela nous ferait, somme toute,gagner du temps ?

– Cela nous ferait perdre plusieursheures, répliqua Harris d’un ton décidé. Fiez-vous à moi. J’aiétudié la question. (Il tira sa montre et commença à tourner surlui-même.) C’est simple comme bonjour. Il faut diriger la petiteaiguille vers le soleil ; vous prenez la bissectrice del’angle formé par la petite aiguille et midi, et obtenez ainsi ladirection du nord. (Il s’agita pendant quelque temps, puis il fitson choix.) Me voilà fixé, dit-il ; le nord est dans cettedirection, là où se trouve le guêpier. Maintenant, passez-moi lacarte. (Nous la lui tendîmes et, s’asseyant face aux guêpes, ill’examina.) Todtmoos se trouve, par rapport à notre positionactuelle, dans une direction sud-sud-ouest.

– Qu’entendez-vous par « notreposition actuelle » ? questionna George.

– Mais ici, où nous sommes.

– Mais où sommes-nous donc ?

Cette question embarrassa Harris pendantquelques instants, mais à la fin il se rasséréna.

– Notre position importe peu,répliqua-t-il. Quel que soit l’endroit où nous sommes, Todtmoos setrouve dans une direction sud-sud-ouest. Allons, venez, nousperdons notre temps.

– Je ne comprends pas exactement votreraisonnement, dit George en se levant et en bouclant samusette ; mais je suppose que cela ne tire pas à conséquence.Nous nous promenons pour notre santé et partout la campagne estbelle.

– Cela va aller merveilleusement, ditHarris avec une confiance sereine. Nous arriverons à Todtmoos avantdix heures, ne vous tourmentez pas. Et à Todtmoos nous trouverons àmanger.

Il avoua que, pour sa part, il aimerait unbeefsteak suivi d’une bonne omelette. George nous confia quepersonnellement il s’abstiendrait de penser à ce sujet avant queTodtmoos ne fût en vue.

Nous marchions depuis une demi-heure quand,arrivant à une éclaircie, nous aperçûmes au-dessous de nous, àenviron deux milles, le village que nous avions traversé quelquesheures plus tôt. Nous le reconnaissions à son église bizarre, munied’un escalier extérieur, ce qui est d’une architecture peurépandue. Cette vue me remplit de tristesse. Nous avions marché surune route très dure pendant trois heures et demie et n’avionsapparemment fait que quatre milles. Mais Harris étaitenchanté :

– Enfin, nous savons où nous sommes.

– Je croyais que cela importait peu, luirappela George.

– En effet, pratiquement cela n’a aucunintérêt, mais il vaut quand même mieux être fixé. À présent je mesens plus sûr de moi.

– Je ne vois pas en quoi cela constituepour vous un avantage, murmura George. (Mais je ne crois pas queHarris l’entendit.)

– Nous sommes en ce moment, continuaHarris, dans l’est par rapport au soleil et Todtmoos est ausud-ouest de l’endroit où nous sommes. De sorte que si… (Ils’arrêta net.) À propos, vous souvenez-vous si j’ai dit qu’enmenant la bissectrice de l’angle on obtenait la direction nord oula direction sud ?

– Vous avez dit qu’elle donnait le nord,répliqua George.

– En êtes-vous sûr ? insistaHarris.

– Certain. Mais ne vous laissez pasinfluencer dans vos calculs pour si peu. Selon toute probabilité,vous vous êtes trompé.

Harris réfléchit quelque temps, puis saphysionomie s’éclaira :

– Nous y sommes. Évidemment c’est lenord. Il faut que ce soit le nord. Comment cela pourrait-il être lesud ? Maintenant, il faut nous diriger vers l’ouest.Venez.

– Je ne demande pas mieux que de mediriger vers l’ouest, dit George ; n’importe quelle directionde la boussole m’est bonne. Je veux seulement vous faire remarquerqu’en ce moment nous marchons en plein vers l’est.

– Mais non, répondit Harris, nous allonsvers l’ouest.

– Je vous dis que nous nous dirigeonsvers l’est.

– Je voudrais que vous ne continuiez pasà affirmer ça. Vous dérangez mes calculs.

– Cela m’est égal. J’aime mieux dérangervos calculs que de continuer à m’égarer. Je vous dis que nous avonsmis cap en plein vers l’est.

– Quelle stupidité ! s’impatientaHarris, voici le soleil.

– Je peux voir le soleil, convint George,je le vois même assez distinctement. Il se peut qu’il se trouve àsa place selon vous et les préceptes de la science, mais il se peutaussi qu’il n’y soit pas. Tout ce que je sais se résume enceci : quand nous étions dans le village, cette montagnesurmontée de cette couronne de rochers était nettement au nord. Ence moment, nous faisons face à l’est.

– Vous avez raison, acquiesça Harris,j’avais oublié pour un instant que nous marchions dans un sensopposé.

– Moi, à votre place, je prendraisl’habitude de noter ces changements d’orientation, grommela George.Cela nous arrivera probablement plus d’une fois encore.

Nous fîmes demi-tour et nous acheminâmes dansla direction opposée.

Après avoir grimpé pendant quarante minutes,nous arrivâmes de nouveau à une éclaircie, et de nouveau le villages’étalait à nos pieds. Mais cette fois-ci il était au sud, parrapport à nous.

– C’est étonnant, dit Harris.

– Je ne vois rien d’étonnant à cela, émitGeorge. Si vous faites consciencieusement le tour d’un village, iln’est que naturel que vous en aperceviez de temps en tempsl’église. J’ai tout le premier du plaisir à la voir. Cela me prouveque nous ne sommes pas irrémédiablement perdus.

– Il devrait être à notre gauche, ditHarris.

– Il y sera dans une heure environ sinous poursuivons notre route.

Moi, je me taisais : tous les deuxm’irritaient. Mais je voyais non sans satisfaction George se mettreen colère contre Harris. Aussi était-ce assez stupide de la part deHarris de s’imaginer qu’il était capable de trouver son chemind’après le soleil.

– Je serais bien content de savoir d’unemanière certaine, dit Harris d’un air songeur, si cette bissectricenous indique le nord ou le sud.

– À votre place, je prendrais unerésolution à ce sujet : c’est un point important.

– C’est impossible que ce soit le nord,dit Harris, et je vais vous expliquer pourquoi.

– Ne vous donnez pas cette peine,répliqua George, je ne demande qu’à le croire.

– Vous venez de dire qu’elle indique lenord, lui reprocha Harris.

– Ce n’est pas cela que j’ai dit. J’aidit que vous l’aviez dit, c’est tout différent. Si vous croyez voustromper, rebroussons chemin. Cela nous changera, à défaut demieux.

Alors Harris dressa de nouveaux plans baséssur des calculs inverses et de nouveau nous nous enfonçâmes dansles bois ; et de nouveau après une demi-heure de côtes rudes,nous arrivâmes en vue du même village. Il est vrai que nous étionsà une altitude un peu plus élevée et que cette fois-ci il étaitsitué entre nous et le soleil.

– Je pense, dit George, tandis qu’il leregardait du haut de cet observatoire, que c’est la meilleure vueque nous en ayons eue jusqu’à présent. Il n’y a plus qu’un seulendroit au-dessus de nous d’où nous puissions le voir encore. Ceaprès quoi, je vous proposerai d’y descendre et d’y prendre quelquerepos.

– Je ne crois pas que ce soit le mêmevillage, dit Harris ; cela n’est pas possible.

– On ne saurait s’y méprendre, avec cetteéglise, dit George. À moins qu’il ne s’agisse d’un cas semblable àcelui de cette statue de Prague. Il se peut que les autorités aientdifférentes copies grandeur nature de ce village et les aientdispersées dans la forêt pour juger où il ferait meilleur effet. Dureste, peu importe. Où allons-nous maintenant ?

– Je n’en sais rien, dit Harris, et celam’est égal. J’ai fait de mon mieux ; vous n’avez fait quebougonner et m’induire en erreur.

– J’ai pu vous adresser quelquescritiques, admit George ; mais mettez-vous à ma place. L’un devous me certifie qu’il a un instinct infaillible et me conduit à unguêpier au milieu d’un bois.

– Je ne peux pas empêcher les guêpes debâtir leurs ruches dans les bois, répliquai-je.

– Je ne dis pas que cela soit en votrepouvoir, riposta George. Je ne discute pas ; je ne fais queconstater des faits bien établis… L’autre me mène pendant desheures par monts et par vaux, d’après des principes astronomiques,tout en ne sachant pas distinguer le nord du sud. Personnellement,je ne prétends pas avoir des instincts dépassant ceux du commun desmortels, je ne suis pas non plus un scientifique. Mais je voislà-bas, deux champs plus loin, un homme. Je vais lui offrir lavaleur du foin qu’il coupe et que j’estime à un mark cinquante,afin que, laissant son travail, il me conduise jusqu’à ce que noussoyons en vue de Todtmoos. Si vous voulez me suivre, camarades,vous êtes libres ; si non, vous pouvez recourir à un autresystème et tenter l’épreuve de votre côté.

Le plan de George était dépourvu d’originalitéet de hardiesse, mais sur le moment il nous parut sympathique.Heureusement que nous n’étions pas éloignés de l’endroit où nousnous étions trompés de route pour la première fois ; ce quieut pour résultat qu’aidés par l’homme à la faux nous retrouvâmesle bon chemin et atteignîmes Todtmoos avec un retard de quatreheures sur nos calculs, mais avec un appétit formidable quequarante-cinq minutes de travail silencieux et acharné suffirent àpeine à calmer.

Nous avions projeté d’aller à pied de Todtmoosà la vallée du Rhin ; mais en raison de nos fatiguesextraordinaires de la matinée, nous décidâmes de faire « unepromenade en voiture », comme on dit en France.

Et à cette intention nous louâmes un véhiculed’aspect pittoresque, tiré par un cheval qu’on aurait volontierscomparé à un tonneau, n’eût été l’embonpoint de son cocher auprèsduquel il semblait anguleux. En Allemagne, toutes les voitures sontaménagées pour être attelées à deux, mais en général elles ne sonttirées que par un seul cheval. Cela donne à l’équipage un aspectasymétrique qui heurte notre goût, mais que les gens d’ici trouventélégant : on a l’air de quelqu’un qui d’habitude sort avec unepaire de chevaux, mais qui, pour l’instant, a égaré l’un d’eux. Lecocher allemand n’est pas ce que nous appellerions un maître. Quandil dort, c’est alors qu’il montre ses qualités. À ce moment, aumoins, il n’est pas dangereux ; et comme le cheval estgénéralement intelligent et expérimenté, la course est relativementpeu périlleuse. S’ils arrivaient en Allemagne à dresser le cheval àse faire payer à la fin de la course, on pourrait se passer tout àfait de cocher, ce qui serait un soulagement considérable pour levoyageur : car le cocher allemand est le plus souvent occupésoit à se mettre dans l’embarras, soit à essayer de s’en tirer.Mais il est plus apte à s’y mettre qu’à s’en tirer. Je me souviensavoir descendu une pente rapide, dans la Forêt Noire, en compagniede deux dames. C’était une de ces descentes en zigzag. D’un côté dela route la montagne se dressait à soixante-quinze degrés, del’autre elle s’abaissait, suivant le même angle. Nous avancionstrès agréablement ; le cocher avait, à notre grandesatisfaction, les yeux clos, quand soudain un mauvais rêve ou uneindigestion le réveilla. Il saisit les rênes, et par un mouvementhabile, il conduisit au bord extrême du précipice le cheval dedroite qui s’y accrocha, retenu tant bien que mal par sonharnachement. Notre cocher n’en parut ni surpris ni affecté ;je remarquai aussi que les chevaux semblaient tous deux habitués àcette position. Nous sortîmes de voiture et il descendit du siège.Il prit dans son coffre un énorme couteau qui semblait êtrespécialement affecté à cet usage et coupa vivement les traits. Lecheval ainsi lâché descendit en roulant jusqu’au moment où il seretrouva sur la route, quelque cinquante mètres plus bas. Là, il seremit sur pied et nous attendit. Nous reprîmes nos places dans lavoiture qui poursuivit sa route avec son seul cheval, et nousarrivâmes de la sorte au niveau du premier. Celui-ci, notreconducteur le réattela avec quelques bouts de corde et nouscontinuâmes notre chemin. De toute évidence, cocher et chevauxavaient l’habitude de descendre les montagnes par ce procédé :c’est ce qui m’impressionna le plus.

Une autre particularité du cocher allemand estque, pour ralentir ou accélérer son allure, il n’agit pas sur lecheval par les rênes, mais sur la voiture par le frein. Pour fairedu huit à l’heure, il le serre légèrement, de telle sorte que laroue raclée produise un bruit continu analogue à celui qui s’entendlorsqu’on aiguise une scie ; pour faire quatre milles àl’heure, il le serre un peu plus fort et vous roulez, accompagnésde cris et de grognements qui rappellent la symphonie de porcsqu’on égorge. Désire-t-il s’arrêter tout à fait, il le serre àbloc. Il sait que, si son frein est de bonne qualité, sa voitures’arrêtera en un espace moindre de deux fois sa longueur, à moinsque l’animal ne soit d’une force extraordinaire. Le cocher allemandet le cheval allemand doivent ignorer qu’on peut arrêter unevoiture par un autre moyen, car le cheval continue à tirer lavoiture de toutes ses forces jusqu’au moment où il se sentincapable de la déplacer d’un centimètre ; alors il se repose.Les chevaux des autres pays ne voient aucun inconvénient às’arrêter, quand on leur en suggère l’idée. J’ai même connu deschevaux qui se montraient satisfaits de marcher toutdoucement ; mais notre cheval allemand est, selon touteapparence, bâti pour marcher à une seule allure et est incapable des’en départir. J’ai vu, c’est vérité pure, un cocher allemandmanœuvrer le frein des deux mains, de peur de ne pas pouvoir éviterune collision.

À Waldshut, une des petites villes duXVIe siècle, que le Rhin traverse peu après sa source,nous rencontrâmes cet être très répandu sur le continent : letouriste anglais qui se montre surpris, même offensé, del’ignorance dont l’indigène fait preuve touchant les subtilités dela langue anglaise. Quand nous pénétrâmes dans la gare, il était entrain d’expliquer au porteur, dans un anglais très pur, malgré unléger accent du Sommersetshire, et ceci pour la dixième fois, ainsiqu’il nous en fit part, ce fait pourtant bien simple qu’ilpossédait un billet pour Donaueschingen et désirait se rendre àDonaueschingen pour voir les sources du Danube qui n’y sontd’ailleurs pas, quoiqu’on dise en général qu’elles y sont, etentendait que sa bicyclette fût dirigée sur Engen et son sac surConstance où le dit sac attendrait son arrivée. Cette explicationpoursuivie d’une haleine lui avait donné chaud et l’avait mis encolère. Le porteur, un très jeune homme, avait pris la physionomied’un vieillard fatigué. J’offris mes services. Je le regrettemaintenant, mais peut-être pas autant que cet abruti a dû leregretter plus tard. Les trois itinéraires, nous apprit le porteur,étaient compliqués, nécessitant des changements et encore deschangements. Il ne nous restait que peu de temps pour délibéreravec calme, car notre propre train devait partir dans quelquesminutes. L’homme était volubile, ce qui est toujours une faute,lorsqu’on veut tirer au clair une affaire embrouillée, tandis quele porteur ne désirait qu’en avoir fini au plus vite pour pouvoirrespirer. Dix minutes plus tard, dans le train, la lumière se fitdans mon esprit comme je réfléchissais à la chose : je m’étaisbien mis d’accord avec le porteur pour l’expédition de labicyclette par Immendingen (ce qui me semblait être le meilleuritinéraire) et son enregistrement pour Immendingen ; seulementj’avais négligé de donner des instructions pour son départd’Immendingen. Si j’étais de tempérament bilieux, je me ferais dumauvais sang encore à l’heure actuelle en pensant que, selon touteprobabilité, la bicyclette se trouve aujourd’hui encore àImmendingen. Mais il est de bonne philosophie de se résigner à voirtoujours le bon côté des choses. Il se peut que le porteur ait, deson propre chef, réparé ma négligence, il se peut aussi qu’unmiracle soit intervenu pour rendre la bicyclette à son propriétairepeu de temps avant la fin de leur voyage. Nous envoyâmes le sac àRadolfszell : mais je me console en me disant qu’il portaitune étiquette sur laquelle était écrit Constance ; sans aucundoute, après un certain laps de temps, la direction du chemin defer, voyant qu’on ne le réclamait pas à Radolfszell, l’aura envoyéà Constance.

Le piquant de cette histoire réside en le faitque notre Anglais se soit indigné parce que dans une gare allemandeil était tombé sur un porteur incapable de comprendre sa langue.Dès que nous lui eûmes adressé la parole, il avait exprimélonguement cette indignation :

– Merci beaucoup. C’est pourtant biensimple. Je vais prendre le train pour Donaueschingen ; deDonaueschingen je me rendrai à pied à Geisengen ; de Geisengenj’irai en chemin de fer à Engen, et d’Engen je me propose d’aller àbicyclette à Constance. Mais je ne veux pas emporter mon sac ;je veux le trouver à Constance quand j’y arriverai. Voici dixminutes que j’essaie d’expliquer cela à cet imbécile, sans pouvoirle lui faire entrer dans la tête.

– C’est honteux en effet, avais-jeconstaté, ces manœuvres allemands parlent à peine leur proprelangue.

– Tout cela, je lui ai montré surl’indicateur et expliqué par des gestes pourtant bien clairs.Impossible de lui rien faire comprendre.

– J’ai vraiment du mal à vous croire… Lachose pourtant s’expliquait d’elle-même…

Harris était en colère après cet homme ;il lui aurait volontiers donné une leçon pour lui apprendre àvoyager dans des régions perdues et à vouloir y accomplir des toursde force sur les chemins de fer, sans savoir un traître mot de lalangue du pays. J’avais refréné l’ardeur de Harris et lui avaisfait remarquer la grandeur et l’intérêt du travail auquel cet hommese livrait sans s’en douter.

Évidemment Shakespeare et Milton ont fait deleur mieux pour répandre la langue anglaise chez les habitantsmoins favorisés de l’Europe. Newton et Darwin ont peut-être réussià rendre la connaissance de leur langue nécessaire aux étrangerssoucieux de l’évolution de la pensée humaine. Dickens et surtoutOuida auront peut-être encore davantage aidé à la rendre populaire.Mais celui qui a répandu la connaissance de l’anglais depuis le capSaint-Vincent jusqu’aux monts de l’Oural, c’est l’Anglais, qui,incapable ou peu désireux d’apprendre un seul mot d’une autrelangue, voyage, le porte-monnaie à la main, dans tous les coins ducontinent. On pourrait être choqué de son ignorance, irrité de sastupidité, écœuré de sa présomption. Le résultat pratiquesubsiste ; c’est cet homme qui britannise l’Europe. C’est pourlui que chaque paysan suisse par les soirées d’hiver trotte àtravers les neiges pour assister au cours d’anglais. C’est pour luique le cocher et le conducteur de train, la femme de chambre et lablanchisseuse pâlissent sur leur grammaire anglaise et sur lesmanuels de conversation. C’est pour lui que les boutiquiers etmarchands étrangers envoient leurs fils et leurs filles parmilliers faire leurs études dans toutes les villes anglaises. C’estpour lui que tous les hôteliers ou restaurateurs en quête depersonnel ajoutent à leurs annonces : « Inutile de seprésenter sans une connaissance suffisante de la langueanglaise. »

Si les races britanniques se mettaient en têtede parler autre chose que l’anglais, le progrès surprenant de lalangue anglaise à travers l’univers s’arrêterait.

Regardons jongler avec son or l’Anglais qui,ne parlant que sa langue, vit parmi les étrangers.

– Voilà, s’écrie-t-il, de quoirécompenser tous ceux qui parlent l’anglais.

C’est lui le grand éducateur. Théoriquementnous devrions le blâmer ; pratiquement il sied de se découvrirdevant lui. Il est le missionnaire de la langue anglaise.

Chapitre 12

 

Nous sommes contristés par les instinctsprimitifs des Germains. – Une vue superbe, mais pas de restaurant.– Une opinion continentale sur l’Insulaire. – Il n’est pas assezdébrouillard pour se mettre à l’abri de la pluie. – Arrivée d’unvoyageur fatigué, muni d’une brique. – Le chien va à la chasse. –Une résidence de famille peu désirable. – Un pays de vergers. – Unvieux bonhomme très gai gravit la montagne. – George, alarmé parl’heure tardive, descend vivement par l’autre côté. – Harris lesuit pour lui montrer le chemin. – Je déteste rester seul et suisHarris à mon tour. – Prononciation spéciale à l’usage desétrangers.

 

Ce qui froisse les sentiments des Anglo-Saxonsdes classes supérieures est l’instinct terre à terre qui pousse lesAllemands à placer un restaurant au terme de chaque excursion. Ontrouve toujours et partout une Wirthschaftbondée, soit ausommet des montagnes, soit dans les gorges féeriques, dans lesdéfilés déserts comme près des chutes d’eau ou des fleuvesmajestueux. Comment peut-on s’extasier devant une vue lorsqu’on setrouve entouré de tables tachées de bière ? Comment se perdredans des rêveries historiques en respirant une odeur de veau rôtiet d’épinards ?

Un jour, désireux d’élever nos âmes, nous nousmîmes à grimper à travers des bois touffus.

– Et, dit Harris avec sarcasme tandis quenous nous arrêtions un moment pour respirer et pour serrer d’uncran nos ceintures, nous allons trouver là-haut un restaurantsplendide où des gens engouffreront des beefsteaks saignants et destartes aux prunes en buvant du vin blanc.

– Vous croyez ? dit George.

– Voyons, vous connaissez bien leurshabitudes. Ils ne consentiraient pas à dédier à la solitude et à lacontemplation le moindre ravin ; ils ne laisseraient pas àl’amant de la nature un seul sommet intact.

– Je pense, remarquai-je, que nousarriverons un peu avant une heure, pourvu que nous ne flânionspas.

– Le Mittagstisch, grommelaHarris, sera juste prêt, avec peut-être quelques-unes de cespetites truites au bleu, qu’ils pêchent par ici. En Allemagne onsemble ne jamais pouvoir se défaire de l’idée de boire et demanger. C’est horripilant !

Nous continuâmes notre chemin, et les beautésde la route nous firent oublier notre indignation. Mon calcul setrouva exact.

À une heure moins un quart, Harris, qui étaiten tête, dit :

– Nous voici arrivés. Je vois lesommet.

– Voyez-vous le restaurant ? ditGeorge.

– Je ne l’aperçois pas, mais vous pouvezêtre sûr qu’il y est, le monstre !

Cinq minutes plus tard nous étions au sommet.Nous regardâmes vers le nord, le sud, l’est, l’ouest ; puisnous nous regardâmes.

– Vue magnifique, n’est-ce pas ? ditHarris.

– Magnifique, acquiesçai-je.

– Superbe, confirma George.

– Ils ont eu pour une fois le bon goût demettre le restaurant hors de vue, dit Harris.

– Ils semblent l’avoir caché, ditGeorge.

– Il ne vous choque pas tellement quandon ne vous le met pas sous le nez, dit Harris.

– Naturellement, s’il est bien placé,observai-je, un restaurant en général n’a rien de désagréable.

– Je désirerais savoir où ils l’ont mis,dit George.

– Si nous le cherchions ? ditHarris, saisi d’une heureuse inspiration.

L’idée nous sembla pratique. Nous convînmesd’explorer la région dans différentes directions et de nousretrouver au sommet pour nous faire part du résultat de nosrecherches. Après une demi-heure nous étions de nouveau réunis. Lesparoles étaient inutiles. Nos figures montraient assez clairementqu’enfin nous avions découvert un coin de nature allemande inviolépar les appétits.

– Je ne l’aurais jamais cru, ditHarris ; et vous ?

– Je pense que ce doit être le seul coinde tout le Vaterland qui en soit dépourvu.

– Et nous trois, étrangers, nous l’avonsdécouvert sans effort, risqua George.

– Nous voici à même, observai-je, derégaler nos sentiments les plus délicats sans être dérangés par lessollicitations de notre vile matière. Voyez le jeu de la lumièresur ces pics lointains. N’est-ce pas ravissant ?

– À propos de nature, dit George, quelest selon vous le chemin le plus court pour redescendre ?

– Le chemin de gauche, répliquai-je aprèsavoir consulté le guide, nous conduit en deux heures environ àSommersteig, où, entre parenthèses, je remarque que l’Aigled’Or est très recommandé. Le sentier de droite, un peu pluslong, nous offre des panoramas plus vastes.

– Ne trouvez-vous pas, dit Harris, qu’unpanorama ressemble follement à tous les autres panoramas ?

– Moi, pour ma part, je prends le cheminde gauche, dit George.

Et Harris et moi le suivîmes. Mais nous nedescendîmes pas aussi rapidement que nous l’avions prévu.

Les orages s’amassent vite dans ces régionset, avant que nous eussions fait un quart d’heure de marche, ledilemme se posa : trouver un abri, ou passer le reste de lajournée dans des vêtements trempés. Nous nous décidâmes pour l’abriet choisîmes un arbre qui, dans des circonstances ordinaires,aurait constitué une protection efficace. Mais un orage dans laForêt Noire n’est pas chose ordinaire. Nous commençâmes par nousexpliquer l’un à l’autre, pour nous consoler, qu’un orage aussiviolent ne durerait pas. Puis nous essayâmes de nous réconforter enpensant que s’il durait nous serions assez vite trop mouillés pourcraindre de l’être davantage.

– D’après la tournure que prennent lesévénements, dit Harris, il aurait, ma foi, mieux valu qu’il y eûtun restaurant là-haut.

– Je ne vois pas l’avantage, dit George,d’être à la fois mouillé et affamé. J’attends encore cinq minutes,et je poursuis ma route.

– Ces solitudes montagneuses,remarquai-je, ont beaucoup de charme quand il fait beau. Les joursde pluie, surtout si vous n’avez plus l’âge de…

À ce moment un gros homme nous appela. Il setenait à une cinquantaine de mètres, abrité sous un vasteparapluie.

– Ne voulez-vous pas entrer ?proposait le gros homme.

– Entrer où ? criai-je. (Je le prisd’abord pour un de ces imbéciles qui essaient de rire là où il n’ya rien de risible.)

– Entrer au restaurant, répondit-il.

Nous quittâmes notre abri et allâmes vers lui.Nous étions avides d’obtenir de plus amples informations.

– Je vous ai déjà appelés par la fenêtre,dit le gros monsieur quand nous fûmes près de lui, mais je supposeque vous ne m’entendiez pas. Cet orage peut encore durer une heure,vous allez être rudement mouillés.

C’était un bon vieux bien sympathique ;il semblait s’intéresser vivement à nous.

Je dis :

– C’est gentil de votre part d’êtresorti. Nous ne sommes pas des fous. Il ne faut pas croire que noussoyons restés sous cet arbre une demi-heure, sachant dès lapremière minute qu’un restaurant dissimulé par des arbres setrouvait à peine à vingt mètres. Nous ne nous doutions pas le moinsdu monde d’être aussi près d’un restaurant.

– Je le pensais bien, dit le vieuxgentleman ; et c’est pour cela que je suis venu.

Il paraît que tout le monde dans l’aubergenous avait également observés des fenêtres, se demandant pourquoinous restions dehors, l’air si malheureux. Sans ce brave vieux, cesimbéciles auraient sans doute continué à nous regarder tout lereste de l’après-midi. L’hôte s’excusa – comme nous avions l’airanglais, il ne savait pas si… Ce n’est pas une figure oratoire. Ilscroient tous sur le continent que tout Anglais est un peu fou. Ilsen sont sincèrement convaincus, comme les paysans anglais croientmordicus que les Français se nourrissent exclusivement degrenouilles.

C’était un petit restaurant confortable oùl’on mangeait bien et où le vin était vraiment tout à faitpassable. Nous y restâmes quelques heures, nous nous séchâmes enfaisant un bon repas et en parlant du site. Juste comme nousallions quitter ce lieu hospitalier, survint un incident qui montreà quel point sur cette terre les influences du mal l’emportent surcelles du bien.

Un voyageur entra. Il semblait rongé desoucis. Il tenait à la main une brique attachée à un bout deficelle. Il entra vite et nerveusement, ferma précautionneusementla porte, vérifia cette fermeture, regarda longuement etsoigneusement par la fenêtre, et alors avec un soupir desoulagement posa sa brique à côté de lui sur le banc et demanda àboire et à manger.

Il y avait du mystère là-dessous. On sedemandait ce qu’il allait faire avec cette brique, pourquoi ilavait pris tant de précautions pour fermer cette porte, pourquoi ilavait eu l’air si inquiet en regardant par la fenêtre ; maisson aspect était trop minable pour qu’on fût tenté d’engager laconversation. Tandis qu’il mangeait et buvait il devint plus gai,soupira moins souvent. Un peu plus tard il allongea ses jambes,alluma un cigare malodorant et en tira des bouffées avec calme etsatisfaction.

Alors la Chose arriva. Elle arriva tropsubitement pour qu’on puisse en donner une explication détaillée.Je me souviens qu’une Fräulein venant de la cuisine entra dans lapièce, une poêle à la main ; je la vis se diriger vers laporte de sortie. Le moment d’après toute la pièce était sens dessusdessous. Cela vous rappelait ces spectacles à transformation :d’un décor vaporeux bercé d’une musique lente, peuplé de fleurs sebalançant sur leurs tiges et de fées, on se trouve brusquementtransporté au milieu de policemen criant et trébuchant parmi desbébés qui hurlent et des dandies qui sur des pentes glissantes sebattent avec des arlequins, des dominos et des clowns. Comme laFräulein à la poêle atteignait la porte, celle-ci fut si rapidementpoussée qu’on aurait dit que tous les diables de l’enfer avaientattendu, pressés derrière elle, le moment favorable. Deux cochonset un poulet surgirent avec fracas dans la pièce ; un chat,qui dormait sur un tonneau de bière, s’éveilla en sursaut et entradans la mêlée. La demoiselle lança sa poêle en l’air et se couchapar terre tout de son long. L’homme à la brique sauta sur sespieds, renversant sa table avec tout ce qui se trouvait dessus. Oncherchait à se rendre compte de la cause de ce désastre : onla découvrit aussitôt dans la personne d’un terrier métis auxoreilles pointues et à la queue d’écureuil. L’hôte s’élança d’uneautre porte et essaya de le chasser à coups de pied ; au lieude lui ce fut un cochon, le plus gros des deux, qui reçut le coup.C’était un coup de pied vigoureux et bien placé, et le cochon lereçut en plein ; rien ne s’en perdit. On avait pitié du pauvreanimal, mais quelle que fût la compassion qu’on ressentît pour lui,elle n’était pas comparable à celle qu’il ressentait pour lui-même.Il s’arrêta de courir. Il s’assit au milieu de la pièce et, prenantl’univers à témoin, il le rendit juge de l’injustice de son sort.On dut entendre ses plaintes jusque dans les vallées environnanteset se demander quelle révolution cosmique bouleversait lamontagne.

Quant à la poule, elle courait en caquetantdans toutes les directions à la fois. C’était un oiseauremarquable ; elle semblait avoir la faculté d’escalader sanspeine un mur à pic ; et elle et le chat, à eux deux,arrivaient à jeter par terre tout ce qui ne s’y trouvait pasencore. En moins de quarante secondes il y eut dans cette salleneuf personnes contre un seul chien, et toutes occupées à luiadministrer des coups de pied. Il est probable que de temps à autrel’un deux atteignait son but, car parfois le chien s’arrêtaitd’aboyer pour hurler. Mais il ne se décourageait pas pour cela. Ilpensait évidemment que tout ici-bas doit se payer, même une chasseau cochon et au poulet ; et que, somme toute, cela en valaitla peine.

Il avait en outre la satisfaction de voir que,pour chaque coup reçu par lui, la plupart des autres êtres vivantsprésents en encaissaient deux. Quant au malheureux cochon, – celuiqui restait sur place, assis et se lamentant au milieu de la pièce,– il dut en attraper quatre pour un. Atteindre le chien était aussidifficile que de jouer au football avec un ballon toujours absent.Cette bête ne se dérobait pas au moment où on décochait lecoup ; non, – elle attendait le moment où le pied, déjà troplancé pour être retenu, n’avait plus que l’espoir de rencontrer unobjet assez résistant pour arrêter sa course et éviter ainsi à sonpropriétaire une chute bruyante et complète. Quand on touchait lechien, c’était par pur hasard, au moment où l’on ne s’y attendaitpas ; et d’une manière générale cela vous prenait tellement audépourvu qu’après l’avoir frappé on perdait l’équilibre et tombaitpar-dessus lui. Et chacun, toutes les demi-minutes, était sûr dechoir par la faute du cochon, du cochon assis, de celui qui setrouvait incapable de se mettre hors du chemin de tous cesagités.

On ne saurait dire combien ce charivari dura.Il se termina grâce au bon sens de George. Depuis quelque tempsdéjà, il s’efforçait d’attraper non pas le chien, mais le cochon,celui qui restait capable de se mouvoir. Le cernant enfin dans uncoin, il lui persuada de cesser sa course folle tout autour de lapièce, et d’aller prendre ses ébats en plein air. Le cochon filapar la porte avec une longue plainte.

Nous désirons toujours ce que nous nepossédons pas. Un cochon, un poulet, neuf personnes et un chatsemblaient bien peu de chose dans l’esprit du chien au prix de laproie qui s’enfuyait. Imprudemment il la poursuivit, et Georgeferma la porte derrière lui et mit le verrou.

Alors l’hôte se leva et mesura l’étendue dudésastre, comptant les objets qui jonchaient le sol.

– Vous avez un chien plein de malice,dit-il à l’homme qui était entré avec une brique.

– Ce n’est pas mon chien, répliqual’homme d’un air sombre.

– Alors à qui appartient-il ? ditl’hôte.

– Je n’en sais rien, réponditl’homme.

– Ça ne prend pas avec moi,savez-vous ? dit l’hôte, ramassant une chromo qui représentaitl’empereur d’Allemagne et essuyant avec sa manche la bière qui lasouillait.

– Je sais que ça ne prend pas, répliqual’homme ; j’en étais sûr. D’ailleurs j’en ai assez de dire àtout le monde que ce n’est pas mon chien, personne ne me croit.

– Mais alors pourquoi vous promenerpartout avec lui, si ce n’est pas votre chien ? Qu’a-t-il doncde si attrayant ?

– Je ne me promène pas partout aveclui : c’est lui qui se promène avec moi. Il m’a rencontré cematin à dix heures et depuis ne me lâche plus. Je croyais m’en êtredébarrassé après mon entrée chez vous. Je l’avais laissé à plusd’un quart d’heure d’ici, occupé à tuer un canard. Je m’attends àce qu’on veuille m’obliger à payer aussi ce dégât, lors de monretour.

– Avez-vous essayé de lui lancer despierres ? demanda Harris.

– Si j’ai essayé de lui lancer despierres ! répondit l’homme avec mépris. Je lui ai lancé despierres jusqu’au moment où mon bras n’en pouvait plus ; maisil croit que j’en fais un jeu et me les rapporte toutes. Je traînecette sale brique depuis bientôt une heure avec l’espoir de pouvoirle noyer, mais jamais il ne s’approche suffisamment de moi pour queje le saisisse. Il s’assied toujours à au moins six pouces hors dema portée et me regarde, la gueule ouverte.

– C’est une des histoires les pluscomiques que j’aie entendues depuis longtemps, dit l’hôte.

– Heureusement que cela amusequelqu’un ! grommela l’homme.

Nous le quittâmes qui aidait l’hôte à ramasserles objets cassés, et continuâmes notre chemin. À une douzaine demètres de la porte le fidèle animal attendait son ami. Il semblaitfatigué, mais content. C’était apparemment un chien aux fantaisiesbrusques et bizarres, et nous craignîmes à ce moment qu’il ne sesentît pris d’une affection soudaine pour nous. Mais il nous laissapasser avec indifférence. Sa fidélité envers cet homme qui ne luirendait pas la pareille était chose touchante et nous ne fîmes rienpour l’amoindrir.

 

Ayant achevé notre tour de Forêt Noire à notreentière satisfaction, nous nous acheminâmes sur nos bicyclettesvers Munster, par Vieux-Brisach et Colmar, d’où nous commençâmesune petite exploration vers la chaîne des Vosges où l’humanités’arrête ; du moins telle est l’opinion de l’empereurd’Allemagne actuel. Vieux-Brisach est une forteresse, construiteanciennement parmi les rochers, tantôt d’un côté du Rhin, tantôt del’autre (car le Rhin dans sa prime jeunesse ne semble pas avoirbien su trouver son chemin), qui a dû, surtout dans les tempslointains, plaire comme résidence aux amateurs de changements etd’imprévu. Qu’une guerre fût déclarée pour une cause quelconque etcontre n’importe quels adversaires, Vieux-Brisach en étaittoujours. Tous l’assiégèrent, la plupart des peuples leconquirent ; la majorité d’entre eux le perdirent ànouveau ; personne ne parut capable de s’y maintenir.L’habitant de Vieux-Brisach n’a jamais été à même d’affirmer aveccertitude de qui il était le sujet et de quel pays ildépendait ; subitement devenu français, il avait à peine eu letemps d’apprendre assez de français pour savoir payer ses impôtsque déjà il devenait autrichien. Le temps qu’il s’appliquât àdécouvrir ce qu’il fallait faire pour être un bon sujet autrichien,il s’apercevait qu’il ne l’était plus, et se voyait sujetallemand ; mais dire auquel des douze États il appartenaitresta pour lui un problème insoluble. Un matin il se réveillaitcatholique fervent, le lendemain protestant. La seule chose qui dutdonner quelque stabilité à son existence était la nécessitéuniforme de payer chèrement le privilège d’être ce qu’il était pourle moment. Mais quand on se met à réfléchir à ce sujet, on s’étonnequ’au moyen âge les hommes, sauf les rois et les percepteursd’impôts, se soient donné la peine de vivre.

On ne saurait comparer les Vosges aux monts dela Forêt Noire, quant à la beauté et à la variété. Pour letouriste, elles ont pourtant sur eux une supériorité : leurpauvreté plus grande. Le paysan des Vosges n’a pas cet air peupoétique de prospérité satisfaite qui gâte son vis-à-vis de l’autrecôté du Rhin. Les fermes et les villages possèdent à un plus hautpoint le charme des choses vétustes. Un autre intérêt queprésentent les Vosges est ses ruines. Beaucoup de ses nombreuxchâteaux sont perchés à des endroits où l’on aurait pu croire queseuls les aigles aimeraient construire leurs nids. D’autres, ayantété commencés par les Romains et achevés par les Troubadours, neprésentent plus maintenant qu’un dédale de murs restés debout,couvrant de larges espaces et où l’on peut flâner pendant desheures.

Le fruitier et le marchand de primeurs sontdes personnages inconnus dans les Vosges. Presque toutes lesdenrées qu’ils vendraient y poussent à l’état sauvage et le seuleffort à faire pour les acquérir est de les cueillir. Il estdifficile quand on traverse les Vosges de suivre à la lettre unprogramme, car la tentation de s’arrêter par une journée chaude etde manger des fruits est généralement trop forte pour qu’on yrésiste. Des framboises, – je n’en avais jamais mangé d’aussidélicieuses, – des fraises des bois, des groseilles en grappes etdes groseilles à maquereau poussent à profusion sur les pentes descollines, telles les mûres sauvages le long des prairies anglaises.Le petit Vosgien n’a pas besoin de voler dans un verger, il a lafacilité de se rendre malade sans commettre un péché. Il y a unequantité énorme de vergers dans les Vosges ; mais vouloirs’aventurer dans l’un d’eux avec l’intention de voler des fruitsserait une tentative aussi folle que celle d’un poisson essayant dese faufiler dans une piscine sans avoir payé son entrée.Naturellement on se trompe souvent.

Il nous arriva un après-midi d’atteindre unplateau après une montée rude, et de nous arrêter peut-être troplongtemps, mangeant probablement plus de fruits que nous nepouvions en supporter ; il y en avait une telle profusionautour de nous, une telle variété ! nous commençâmes parquelques fraises attardées et nous passâmes aux framboises. PuisHarris trouva un arbre plein de reines-claudes déjà mûres.

– C’est, je crois, la meilleure aubaineque nous ayons eue jusqu’à présent, dit George, nous ferions biend’en profiter. (Ce qui nous sembla de bon conseil.)

– C’est malheureux, objecta Harris, queles poires soient encore si dures.

Il s’en plaignit pendant un moment, mais quandplus tard je découvris quelques mirabelles d’une saveur tout à faitremarquable, cela le consola presque entièrement.

– Je crois, dit George, que nous sommesencore trop au nord pour trouver des ananas. J’aurais beaucoup deplaisir à manger un ananas fraîchement cueilli. On se lasse vite deces fruits trop courants.

– Le défaut de la contrée, c’est qu’elleproduit trop de baies et pas assez de gros fruits, observa Harris.Pour mon compte j’aurais préféré une plus grande quantité dereines-claudes.

– Tiens ! un homme qui monte lacôte, remarquai-je ; on dirait un indigène. Il nous indiquerapeut-être où trouver d’autres reines-claudes.

– Il marche vite pour un vieil homme, ditHarris.

Il gravissait évidemment la côte avec une trèsgrande rapidité. Si bien que, autant que nous pussions en jugerd’aussi loin, il nous sembla remarquablement gai, chantant etcriant à tue-tête, et agitant les bras.

– Quelle bonne humeur a ce vieux !dit Harris, cela réconforte, cela fait du bien à voir. Maispourquoi porte-t-il son bâton sur l’épaule ? Pourquoi nes’appuie-t-il pas dessus pour gravir cette rude montée ?

– Dites donc, je ne crois pas que ce soitun bâton, dit George.

– Qu’est-ce que cela peut êtrealors ? questionna Harris.

– Mais il me semble bien que cela a unevague allure de fusil, répliqua George.

– Ne croyez-vous pas que nous nous sommespeut-être trompés ? suggéra Harris. Ne croyez-vous pas quececi ressemble fort à un verger privé ?

Je répondis :

– Vous souvenez-vous de cette histoiretragique, arrivée il y a bientôt deux ans ? Un soldat cueillitquelques cerises en passant devant une maison et le paysan auquelappartenaient ces cerises sortit de chez lui et tua le militairesans un mot d’avertissement.

– Mais, dit George, il est sûrementdéfendu de tuer un homme d’un coup de fusil pour quelques fruitscueillis.

– Naturellement, répondis-je, c’étaittout à fait illégal. La seule excuse fournie par son avocat fut quele paysan était très irascible et qu’on avait touché à ses cerisesfavorites.

– Maintenant que vous en parlez, d’autresdétails me reviennent en mémoire, dit Harris. La commune danslaquelle le drame se déroula fut obligée de payer de grosdommages-intérêts à la famille du soldat décédé, ce qui n’était quejuste.

George déclara :

– J’ai assez vu cet endroit. D’ailleurs,il se fait tard.

– S’il continue à marcher à cette allure,jeta Harris, il va tomber et se faire du mal. Je ne veux pasassister à cet accident…

 

Je me vis déjà abandonné, seul là-haut, sanspersonne avec qui causer. D’autre part, je ne me souvenais pasd’avoir, depuis ma plus tendre enfance, eu la joie de descendre unecôte vraiment raide à toute allure. J’estimai intéressant de voirsi je pourrais revivre cette sensation. C’est un exercice assezviolent, mais, dit-on, excellent pour le foie…

 

Nous passâmes cette nuit-là à Barr, joliepetite ville située sur le chemin de Sainte-Odile, couventintéressant et ancien perdu dans les montagnes, où on est servi parde vraies nonnes et où l’addition est faite par un prêtre. À Barr,un touriste entra juste avant le souper. Il paraissait êtreAnglais, mais parlait une langue comme je n’en avais pas encoreentendu jusqu’ici. C’était d’ailleurs un langage élégant etagréable à ouïr. L’hôte le regarda, effaré ; l’hôtesse secouala tête. Il soupira et essaya d’une autre langue qui évoqua en moides souvenirs lointains, quoique sur le moment je ne pusse leslocaliser. Mais de nouveau personne ne comprit.

– C’est assommant, dit-il à haute voix enanglais.

– Ah ! vous êtes Anglais !s’exclama l’hôte, dont le visage s’éclaira.

– Et monsieur a l’air fatigué, ajoutal’hôtesse, une petite femme avenante. Monsieur désire-t-ilsouper ?

Tous deux parlaient l’anglais couramment etpresque aussi bien que l’allemand et le français ; ils firentde leur mieux pour contenter le voyageur. À souper il fut monvoisin de table. J’engageai la conversation.

– Dites-moi, demandai-je (car le sujetm’intéressait), quelle est la langue que vous parliez lorsque vousêtes entré ?

– L’allemand.

– Oh ! répliquai-je, je vous demandepardon.

– Vous ne m’aviez pas compris ?continua-t-il.

– Certainement par ma faute. Mesconnaissances sont très limitées. En voyageant, on acquiert desbribes d’allemand à droite et à gauche ; mais naturellement cen’est pas comme vous…

– L’hôte et sa femme ne m’ont pas comprisnon plus, et c’est leur langue.

– Je ne crois pas, dis-je. Les enfantspar ici parlent allemand, c’est vrai, et nos hôte et hôtesse lesavent jusqu’à un certain point. Mais à travers toute l’Alsace etla Lorraine les vieux parlent toujours le français.

– Je leur ai aussi adressé la parole enfrançais, et ils ne m’ont pas mieux compris.

– C’est certainement trèscurieux !

– C’est évidemment très curieux,continua-t-il ; dans mon cas c’est même incompréhensible. Jesuis titulaire de diplômes témoignant de mon aptitude à parler leslangues modernes. Je suis même lauréat de français et d’allemand.La correction de mes constructions, la pureté de ma prononciationétaient considérées à mon collège comme absolument remarquables. Etcependant, quand je suis sur le continent, personne pour ainsi direne comprend ce que je dis. Pouvez-vous m’expliquer cephénomène ?

– Je crois que je le puis, répliquai-je.Votre prononciation est trop parfaite. Vous vous souvenez desparoles de cet Écossais qui pour la première fois de sa vie goûtaitdu whisky pur : « Il est excellent, mais je ne peux pasle boire. » Il en est de même de votre allemand. Il fait moinsl’effet d’un langage utilisable que d’une récitation. Permettez-moide vous donner un conseil : prononcez aussi mal que possibleet introduisez dans vos discours le plus de fautes que vouspourrez.

C’est partout la même chose. Chaque peupletient en réserve une prononciation spéciale à l’usage exclusif desétrangers, prononciation à laquelle il ne penserait pas à seconformer et qui lui demeure incompréhensible quand on l’emploie.J’entendis une fois une Anglaise expliquer à un Français commentprononcer le mot have.

– Vous le prononcez, disait ladame d’une voix pleine de reproches, comme si on écrivaith-a-v. Mais ce n’est pas le cas. Il y a un e à lafin.

– Je croyais, dit l’élève, qu’on neprononçait pas l’eà la fin de h-a-v-e.

– En effet on ne le prononcepas, expliqua le professeur, c’est ce que vous appelez une muet ; mais il exerce une influence sur la voyelleprécédente : il en modifie un peu l’inflexion.

Jusque-là, il avait toujours dit haved’une manière intelligible. À partir de ce moment, quand il luiarrivait de prononcer ce mot, il s’arrêtait, rassemblait ses idéeset émettait un son que seul le contexte pouvait expliquer.

À l’exception des martyrs de l’Égliseprimitive, peu d’hommes ont, je crois, enduré ce que j’ai endurémoi-même en essayant d’acquérir la prononciation correcte du motallemand qui signifie église, Kirche.Bien avant de m’enêtre tiré, je m’étais décidé à ne jamais aller à l’église enAllemagne plutôt que de me faire du mauvais sang à cause de cemot.

– Non, non, m’expliquait mon professeur(c’était un homme qui prenait sa tâche à cœur), vous le prononcezcomme si on l’écrivait K-i-r-ch-k-e.Il n’y a de kqu’au commencement. C’est…

Et pour la vingtième fois dans cette matinéeil me donnait à entendre la manière de le prononcer.

Ce qui me parut triste, c’est que je n’auraispour rien au monde pu découvrir de différence entre sa manière deprononcer et la mienne. De guerre lasse, il essayait une autreméthode :

– Vous prononcez ce mot du fond de lagorge. (C’était tout à fait juste ; c’était bien là ce que jefaisais.) Je voudrais que vous le prononçassiez d’ici tout enbas.

Et de son index gras il me désignait la régionde laquelle j’aurais dû tirer le son.

Après de pénibles efforts, ayant pour résultatde me faire émettre des sons qui éveillaient en moi l’idée de tout,sauf d’un lieu de recueillement, je m’excusais :

– Je sens que vraiment je ne pourraijamais y arriver. J’avoue que voici des années que je parle avec mabouche. Je ne savais pas qu’un homme fût capable de parler avec sonestomac. Ne croyez-vous pas qu’en ce qui me concerne il est un peutard pour l’apprendre ?

Je finis par savoir prononcer ce motcorrectement. À cet effet, j’avais passé des heures dans des coinssombres et, à la grande terreur des rares passants, m’étais exercédans des rues silencieuses. Mon professeur fut enchanté de moi etje fus satisfait de moi-même jusqu’au jour où je mis les pieds enAllemagne. En Allemagne, je constatai que personne ne comprenait ceque je voulais dire. À cause de ce mot, jamais je ne pusm’approcher d’une église. Il me fallut abandonner la prononciationcorrecte et revenir au prix de nouveaux efforts à mon ancienneprononciation vicieuse. Alors s’éclairait le visage de ceux quej’interrogeais, qui me disaient, suivant le cas, que c’était entournant tel coin, ou au bout de la rue la plus proche.

Je pense également qu’on ferait mieuxd’enseigner la prononciation des langues étrangères sans demander àl’élève ces exploits d’acrobatie interne qui sont souventimpossibles et toujours sans profit. Voici le genre de conseils quel’on reçoit :

– Appuyez vos amygdales contre la partieinférieure de votre larynx. Puis avec la partie convexe du septumrecourbé, pas complètement, mais presque, jusqu’à toucher laluette, essayez avec le bout de la langue d’atteindre le corpsthyroïde. Faites une large inspiration et comprimez la glotte.Maintenant, sans desserrer les lèvres, prononcez :« Garou. »

Et même, si l’on surmonte la difficulté, ilsne sont pas contents.

Chapitre 13

 

Une étude sur le caractère et la conduitede l’étudiant allemand. – Le duel d’étudiants allemands. – Usageset abus. – Impressions. – L’ironie de la chose. – Moyen pour éleverdes sauvages. – La Jungfrau : son goût particulier quant à labeauté du visage. – La Kneipe. – Comment on frotte une salamandre.– Conseils à un étranger. – Histoire qui aurait pu se terminertristement de deux maris, de leurs femmes et d’uncélibataire.

 

Sur le chemin du retour nous visitâmes uneville universitaire allemande, désirant avoir un aperçu de la viede l’étudiant, curiosité que l’amabilité de quelques amis de là-basnous permit de satisfaire.

Le jeune Anglais joue jusqu’à ce qu’il aitatteint quinze ans, puis travaille jusqu’à vingt ans. En Allemagne,c’est l’enfant qui travaille et le jeune homme qui joue. Legarçonnet allemand va à l’école à sept heures du matin en été et àhuit en hiver, et il travaille à l’école. Ce qui fait qu’à seizeans il a une connaissance sérieuse des classiques et desmathématiques, qu’il sait autant d’histoire que n’importe quelindividu appelé à prendre place dans un parti politique est censéen savoir ; à cela il joint une science approfondie d’une oudeux langues modernes. C’est pourquoi les huit semestresd’Université s’étendant sur une durée de quatre ans sontinutilement longs, sauf pour les jeunes gens qui visent unprofessorat. L’étudiant allemand n’est pas sportif, ce qui est àdéplorer, car il aurait fait un bon sportsman. Un peu de football,un peu de bicyclette ; de préférence, des carambolages en descafés enfumés ; – mais d’une manière générale tous ou presquetous perdent leur temps à vadrouiller, à boire de la bière et à sebattre en duel.

S’il est fils de famille, il entre dans unKorps. (La cotisation annuelle d’un Korps élégantest d’environ mille francs.) S’il appartient à la classe moyenne,il s’enrôle dans une Burschenschaft ou uneLandsmannschaft, ce qui coûte un peu moins cher. Cesgroupes se subdivisent à leur tour en cercles dans lesquels ons’efforce d’assembler les jeunes gens des mêmes régions. Il y a lecercle des Souabes, originaires de Souabe ; des Franconiens,qui descendent des Francs ; des Thuringiens, et ainsi desuite. Dans la pratique, naturellement, la répartition n’estqu’approximative (selon mes calculs, la moitié de nos régimentsécossais sont formés de Londoniens) ; mais cette division dechaque Université en une douzaine de compagnies d’étudiants nelaisse pas d’atteindre à un effet pittoresque. Chaque société a sescouleurs distinctives et possède sa brasserie particulière ferméeaux étudiants dont la casquette arbore d’autres couleurs. Sonobjectif principal est d’organiser des rencontres soit dans sonpropre sein, soit entre ses membres et ceux de quelqueKorps ou Schaft rival, en un mot d’organiser lacélèbre Mensur allemande.

La Mensur a été décrite si souvent etsi complètement que je ne veux pas fatiguer mes lecteurs de détailsoiseux sur ce sujet. Je ne veux que donner mes impressions etprincipalement celles de ma première Mensur,– parce que jecrois que les premières impressions sont plus authentiques que lesopinions émoussées par l’échange des idées.

Un Français ou un Espagnol cherchera à vousfaire croire que les courses de taureaux sont une institution crééeprincipalement dans l’intérêt des taureaux : le cheval, quevous imaginez hurlant de souffrance, ne ferait que rire auspectacle comique de ses propres entrailles. Votre ami français ouespagnol ne voudrait pas comparer sa mort glorieuse et excitante àla froide brutalité des luttes foraines. Si vous ne restez pasentièrement maître de vous, vous le quittez avec le désir de créeren Angleterre un mouvement en faveur de l’institution des coursesde taureaux comme école de chevalerie. Sans doute Torquemadaétait-il convaincu de l’humanité de l’Inquisition. Une heure passéesur le chevalet devait procurer le plus grand bien-être à un grosgentleman souffrant de crampes ou de rhumatismes. Il se relevaitavec plus de jeu, plus d’élasticité dans les articulations. Leschasseurs anglais considèrent le renard comme un animal dont lesort est enviable. On lui procure à bon marché un jour de bonsport, pendant lequel il est le centre de l’attraction.

L’habitude vous rend indifférents aux piresusages. Le tiers des Allemands que vous croisez dans la rue portentet porteront jusque dans la mort les traces des vingt à cent duelsqu’ils ont eus au cours de leur vie d’étudiants. L’enfant allemandjoue à la Mensur dans la nursery et continue au lycée. LesAllemands sont arrivés à croire que ce jeu n’est ni brutal, nichoquant, ni dégradant. Ils allèguent qu’il est l’école dusang-froid et du courage pour la jeunesse allemande. Maisl’étudiant allemand aurait besoin de bien plus de courage pour nepas se battre. Il ne se bat pas pour son plaisir, mais poursatisfaire à un préjugé qui retarde de deux cents ans.

Le seul effet que produise sur lui laMensur est de le rendre brutal. Il se peut que ce duelexige de l’adresse, – on me l’a affirmé, – mais on ne s’en aperçoitpas. Ce n’est somme toute qu’un essai fructueux pour unir legrotesque au déplaisant. À Bonn, centre aristocratique parexcellence où règne un goût meilleur, et à Heidelberg où lesvisiteurs des nations étrangères sont nombreux, l’affaire se passepeut-être avec plus d’apparat. Je me suis laissé dire que là leduel a lieu dans de belles pièces, que des médecins à cheveuxblancs y soignent les blessés, que des laquais en livrée y serventà boire et à manger et que toute l’affaire y est menée avec uncertain cérémonial qui ne manque pas de caractère. Dans lesUniversités plus essentiellement allemandes où les étrangers sontrares et où on ne les attire pas, on s’en tient aux combats purs etsimples et ceux-ci n’ont rien de plaisant.

Ils sont même si répugnants que je conseilleau lecteur quelque peu délicat de s’abstenir d’en lire ladescription. On ne peut pas rendre ce sujet attrayant et je ne mepropose pas de l’essayer.

La pièce est nue et sordide, les murs sontsouillés d’un mélange de taches de bière, de sang et de suif ;le plafond est enfumé ; le plancher couvert de sciure de bois.Une foule d’étudiants riant, fumant, causant, quelques-uns assispar terre, d’autres perchés sur des chaises ou des bancs, formentle cadre.

Au centre, se faisant face, les combattantssont debout. Bizarres et rigides, avec de grosses lunettesprotectrices, le cou bien enveloppé dans d’épais cache-nez, lecorps caparaçonné d’une sorte de matelas sale, et les bras, ouatés,tendus au-dessus de leur tête, ils ont l’air d’un burlesque sujetde pendule. Les seconds, plus ou moins rembourrés eux aussi, latête et le visage protégés par de vastes casques en cuir, donnentaux combattants, non sans brusquerie, la position convenable. Onprête l’oreille au héraut d’armes. L’arbitre prend place, le signalest donné, et aussitôt les lourds sabres droits s’entrechoquent. Iln’y a ni animation, ni adresse, ni élégance dans le jeu. (Je parled’après mes propres impressions.) Le plus fort est vainqueur ;c’est celui dont le bras emmailloté peut tenir le plus longtempssans trop faiblir ce grand sabre mastoc, soit pour parer, soit pourfrapper.

Tout l’intérêt réside dans le spectacle desblessures. Elles apparaissent presque toujours aux mêmesendroits : sur le sommet de la tête ou sur la partie gauche dela face. Parfois une portion de cuir chevelu ou un morceau de jouevole à travers les airs, pour être ramassé et conservésoigneusement par son propriétaire ou, plus exactement, par sonancien propriétaire qui, orgueilleusement, lui fera faire le tourde la table lors des joyeux festins à venir ; et naturellementle sang coule à flots de chaque blessure. Il inonde les docteurs,les seconds, les spectateurs ; il asperge le plafond et lesmurs ; il sature les combattants et forme des mares dans lasciure. À la fin de chaque assaut, les docteurs accourent et, deleurs mains déjà dégouttantes de sang, compriment les plaiesbéantes, les épongent avec de petits tampons d’ouate mouillée qu’unaide tend sur un plateau. Naturellement, dès que l’homme se relèveet reprend sa besogne, le sang jaillit de nouveau, l’aveuglant àmoitié et mettant sur le plancher une glu où le pied glisse.Parfois on voit les dents d’un homme découvertes jusqu’à l’oreille,ce qui fait que tout le reste du duel il sourit démesurément à lamoitié des spectateurs et offre à l’autre moitié un demi-visagerevêche ; ou bien un nez fendu donne à son propriétaire,jusqu’à la fin du combat, une matamoresque arrogance.

Comme le but de chaque étudiant est de quitterl’Université porteur du plus grand nombre possible de cicatrices,je doute que personne s’efforce jamais de changer quoi que ce soità cette manière de combattre. Le vrai vainqueur est celui qui sortdu duel avec le plus grand nombre de blessures. Recousu etraccommodé, il est à même le mois suivant de parader de façon àprovoquer l’envie de la jeunesse allemande et l’admiration desjeunes filles de là-bas. Celui qui n’a obtenu que quelquesblessures insignifiantes se retire du combat mécontent etdésappointé.

Mais la bataille elle-même n’est que lecommencement du divertissement. Le deuxième acte a lieu dans lasalle de pansement. Les docteurs sont en général des étudiants dela veille qui, à peine munis de leurs diplômes, manœuvrent pouracquérir de la clientèle. La vérité m’oblige à dire que ceuxd’entre eux que j’ai approchés m’ont paru gens peu distingués. Ilssemblaient prendre plaisir à leur tâche. Leur rôle, d’ailleurs,consiste à amplifier autant que possible les souffrances, à quoi unvrai médecin ne se prêterait pas volontiers. La manière dontl’étudiant supporte le pansement de ses blessures compte autantpour sa réputation que la manière dont il les a reçues. Chaqueopération doit être accomplie avec autant de brutalité quepossible, et les camarades épient soigneusement le patient pourvoir s’il traverse l’épreuve avec une apparence de joie et desérénité. La blessure souhaitable est une blessure bien nette etqui bâille largement. Exprès on en rejoint mal les lèvres, espérantque la cicatrice restera visible toute la vie. L’heureuxpropriétaire d’une telle blessure, savamment entretenue etmaltraitée toute la semaine suivante, peut espérer épouser unefemme qui lui apportera une dot se chiffrant au moins par dizainesde mille francs.

C’est ainsi que se passent ordinairement lesépreuves bihebdomadaires ; bon an mal an, chaque étudiantprend part à quelques douzaines de ces Mensurs.Mais il yen a d’autres auxquelles les visiteurs ne sont pas admis. Lorsqu’unétudiant s’est fait disqualifier au cours d’un combat pour quelqueléger mouvement instinctif interdit par leur code, il lui faut,pour recouvrer son honneur, provoquer les meilleurs duellistes deson Korps. Il demande et on lui accorde non pas un combat,mais une punition. Son adversaire alors lui infligesystématiquement le plus grand nombre possible de blessures. Le butde la victime est de montrer à ses camarades qu’elle est capable derester immobile tandis qu’on lui taille la peau du crâne.

Je doute qu’on puisse produire un argumentquelconque en faveur de la Mensur allemande ; en toutcas il ne concernerait que les deux combattants. Je suis sûr quel’impression des spectateurs ne peut être que mauvaise. Je meconnais assez pour savoir que je ne suis pas d’un tempéramentextraordinairement sanguinaire. L’effet qu’elle a donc eu sur moidoit être celui qu’elle produit sur la plupart des mortels. Lapremière fois, avant que le spectacle ne commençât véritablement,j’étais curieux de savoir comment j’allais en être affecté, quoiqueune certaine habitude des salles de dissection et des tablesd’opération m’eût déjà un peu aguerri. Lorsque le sang commença àcouler, les muscles et les nerfs à être mis à nu, je pus analyseren moi un mélange de dégoût et de pitié. Mais je dois avouer qu’audeuxième duel, ces sentiments raffinés tendirent à disparaître etque le troisième étant en bonne voie, et l’odeur spéciale et chaudedu sang alourdissant l’atmosphère, je commençai à voir rouge.

J’en voulais encore. J’examinai les visagesdes autres assistants, et j’y vis réfléchies d’une manière évidentemes propres sensations. Si le fait d’exciter l’appétit du sang chezl’homme moderne est une bonne chose, je dirai alors que laMensur est utile.

Mais en est-il ainsi ? Nous nousenorgueillissons de notre civilisation et de notre humanité, maisceux qui ne sont pas assez hypocrites pour se tromper eux-mêmessavent que sous nos chemises empesées se cache le sauvage avec tousses instincts. Il se peut qu’on désire parfois sa résurrection,mais jamais on n’aura à craindre sa disparition totale. D’un autrecôté il semble peu sage de lui laisser les rênes surl’encolure.

Si l’on examine le duel d’une manièresérieuse, on trouve beaucoup d’arguments en sa faveur. On nesaurait cependant en invoquer aucun en faveur de laMensur. C’est de l’enfantillage, et le fait d’être un jeucruel et brutal ne la rend nullement moins puérile : lesblessures n’ont aucune valeur par elles-mêmes ; c’est leurorigine qui leur confère de la dignité et non leur taille.Guillaume Tell est à très juste titre considéré comme unhéros ; mais que penserait-on d’un club de pères de famille,fondé uniquement pour que ses membres se réunissent deux fois parsemaine sur ce programme : abattre à l’arbalète une pommeposée sur la tête de leurs fils ? Les jeunes Allemandspourraient atteindre un résultat analogue à celui dont ils sont sifiers en taquinant un chat sauvage. Devenir membre d’une sociétédans le seul but de se faire hacher, rabaisse l’esprit d’un hommeau niveau de celui d’un derviche tourneur. La Mensur esten fait la reductio ad absurdum du duel ; et si lesAllemands sont par eux-mêmes incapables d’en voir le côté comique,on ne peut que regretter leur manque d’humour.

Si on ne peut approuver laMensur, au moins peut-on la comprendre. Le codede l’Université, qui sans aller jusqu’à encourager l’ivresse,l’absout, est plus difficile à admettre. Les étudiants allemands nes’enivrent pas tous. En fait, la majorité est sobre, sinonlaborieuse. Mais la minorité, qui a la prétention, du reste admise,d’être le modèle de l’étudiant allemand, n’échappe à l’ébriétéperpétuelle que grâce à l’adresse péniblement acquise de boire lamoitié du jour et toute la nuit en conservant par un effort suprêmel’usage des cinq sens. Cela n’a pas sur tous la même influence,mais il est fréquent de voir dans les villes universitaires desjeunes gens, n’ayant pas encore atteint leurs vingt ans, avec unetaille de Falstaff et un teint de Bacchus de Rubens. C’est un faitque les jeunes Allemandes peuvent se sentir fascinées par unefigure balafrée et tailladée jusqu’à sembler faite de matièreshétéroclites. Mais on ne découvrira sûrement rien d’attrayant à unepeau bouffie et couverte de pustules et à un ventre projeté enavant et qui menace de déséquilibrer le reste de l’individu.D’ailleurs, que pourrait-on attendre d’autre d’un jouvenceau quicommence à dix heures du matin, par le Frühschoppen,àboire de la bière, et finit à quatre heures du matin à la fermeturede la Kneipe ?

La Kneipe, on pourrait l’appeler unedes assises de la société. Elle sera très calme ou très bruyante,suivant sa composition. Un étudiant invite une douzaine ou unecentaine de ses camarades au café et les pourvoit de bière et decigares à bon marché autant qu’ils en peuvent avaler oufumer ; le Korps peut aussi lancer les invitations.Ici, comme partout, on remarque le goût allemand pour la disciplineet l’ordre. Lorsque entre un convive, tous ceux qui sont assisautour de la table se lèvent et saluent, les talons joints. Quandla table est au complet, on élit un président qui est chargéd’indiquer le numéro des chansons. On trouve sur la table desrecueils imprimés de ces chansons, un pour deux convives. Leprésident annonce : « Numéro vingt-quatre, premiercouplet », et aussitôt tous commencent à chanter, chaquecouple tenant son livre, exactement comme on tient à deux un livred’hymnes à l’église. À la fin de chaque couplet on observe unepause, jusqu’à ce que le président fasse commencer le suivant. ToutAllemand ayant appris le solfège et la plupart jouissant d’unebelle voix, l’effet d’ensemble est impressionnant.

Si les attitudes évoquent le chant des hymnesreligieuses, les paroles de ces chansons redressent souvent cetteimpression. Mais qu’il s’agisse d’un chant patriotique, d’uneballade sentimentale ou d’un refrain qui choquerait la plupart desjeunes Anglais, on le chante toujours d’un bout à l’autre avec unsérieux imperturbable, sans un sourire, sans une fausse note. À lafin le président crie : Prosit ! Tout le monderépond : Prosit ! et le moment d’après tous lesverres sont vides. Le pianiste se lève et salue, et on répond à sonsalut. Puis la Fräulein remplit les verres.

Entre les chants on porte des toasts à laronde ; mais on applaudit peu et on rit encore moins. Lesétudiants allemands trouvent préférable de sourire et d’opiner dubonnet d’un air grave.

On honore parfois certains convives, en leurportant un toast particulier appelé Salamander, quicomporte une solennité exceptionnelle.

– Nous allons, dit le président, frotterune salamandre (einen Salamander reiben).

Nous nous levons tous et nous nous tenonscomme un régiment au garde à vous.

– Est-ce que tout est prêt ?(Sind die Stoffe parat ?) interroge le président.

– Sunt, répondons-nous d’uneseule voix.

– Ad exercitium Salamandri, ditle président (et nous nous tenons prêts).

– Eins ! (Nous frottons nosverres d’un mouvement circulaire sur la table.)

– Zwei ! (De nouveau lesverres tournent ; de même à Drei !)

– Bibite !(Buvez !)

Et avec un ensemble automatique tous lesverres sont vidés et maintenus en l’air.

– Eins ! dit le président.(Le pied de chaque verre vide frôle la table avec un bruit degalets roulés par la vague.)

– Zwei ! (Le roulementreprend et meurt.)

– Drei ! (Les verresfrappent la table tous du même coup, et nous nous retrouvonsassis.)

La distraction de la Kneipe consistepour deux étudiants à s’invectiver (naturellement pour rire) et àse provoquer ensuite en un duel à boire. On désigne unarbitre ; on remplit deux verres énormes et les hommes se fontface, tenant les anses à pleines mains ; tout le monde lesregarde. L’arbitre donne le signal du départ et l’instant d’aprèson entend la bière descendre rapide les pentes de leurs gosiers.L’homme qui heurte le premier la table de son verre vide estproclamé vainqueur.

Les étrangers qui prennent part à uneKneipe et qui désirent se comporter à la manière allemandeferont bien, avant de commencer, d’épingler leurs nom et adressesur leur veston. L’étudiant allemand est la courtoisie personnifiéeet, quel que puisse être son propre état, il veillera à ce que, parun moyen ou un autre, ses hôtes soient reconduits chez eux sains etsaufs avant l’aurore. Mais naturellement on ne saurait lui demanderde se rappeler les adresses.

On me raconta l’histoire de trois hôtes d’uneKneipe berlinoise qui aurait pu avoir des résultatstragiques. Nos étrangers étaient d’accord pour pousser les choses àfond. Chacun d’eux écrivit son adresse sur sa carte et l’épinglasur la nappe en face de sa place. Ce fut une faute. Ils auraientdû, comme je l’ai dit, l’épingler à leur veston. Un homme peutchanger de place à table, même inconsciemment, et réapparaître del’autre côté ; mais partout où il va il emmène son veston.

Sur le matin, le président proposa que pour laplus grande commodité de ceux qui se tenaient encore droit, onrenvoyât chez eux tous les messieurs qui se montraient incapablesde soulever leur tête de la table. Parmi ceux qui nes’intéressaient plus aux événements étaient nos trois Anglais. Ondécida de les charger dans un fiacre et de les renvoyer chez euxsous la surveillance d’un étudiant relativement de sang-froid.S’ils étaient restés à leur place initiale pendant toute la soirée,tout se serait passé au mieux ; mais malheureusement ilss’étaient promenés, et personne ne sut quel était le propriétairede telle ou telle carte. Nul ne le savait et eux moins quepersonne. Dans la gaieté générale, cela ne sembla pas devoir êtred’une trop grande importance. Il y avait trois gentlemen et troisadresses. Je crois qu’on pensait que même en cas d’erreur le tripourrait s’opérer dans la matinée. On mit donc les trois messieursdans une voiture ; l’étudiant relativement de sang-froid pritles trois cartes et ils s’en allèrent, salués des acclamations etdes bons vœux de la compagnie.

Pour avoir bu de la bière allemande on n’estpas – et c’est son avantage – gris comme on sait l’être enAngleterre. Son ivresse n’a rien de répugnant ; elle ne faitqu’alourdir : on n’a pas envie de parler ; on veut avoirla paix, pour dormir, n’importe où.

Le conducteur de la troupe fit arrêter lavoiture à l’adresse la plus proche. Il en tira le plus atteint,jugeant naturel de se débarrasser d’abord de celui-là. Aidé ducocher il le porta jusqu’à son étage et sonna. Le domestique de lapension de famille vint ouvrir à moitié endormi ; ils firententrer leur charge et cherchèrent une place où la déposer. La ported’une chambre à coucher était ouverte, la chambre était vide,quelle belle occasion ! Ils le mirent là. Ils ledébarrassèrent de tout ce qui pouvait être retiré facilement, puisle couchèrent dans le lit. Cela fait, les deux hommes, satisfaits,retournèrent à la voiture.

À la suivante adresse ils s’arrêtèrent denouveau. Cette fois, en réponse à leur sonnerie apparut une dame enrobe de chambre avec un livre à la main. L’étudiant allemand, ayantlu la première des deux cartes qu’il tenait, demanda s’il avait leplaisir de s’adresser à Mme Y… Et, en l’occasion,le plaisir, s’il y en avait, paraissait bien être entièrement deson côté. Il expliqua à Mme Y… que le monsieur, quipour le moment ronflait contre le mur, était son mari. Cettenouvelle ne provoqua chez elle aucun enthousiasme ; elleouvrit simplement la porte de la chambre à coucher, puis s’en fut.Le cocher et l’étudiant rentrèrent le patient et le couchèrent surle lit. Ils ne se donnèrent pas la peine de le déshabiller ;ils se sentaient trop fatigués ! Ils n’aperçurent plus lamaîtresse de maison et pour ce motif se retirèrent sans prendrecongé.

La dernière carte était celle d’un célibatairedescendu à l’hôtel. Ils amenèrent donc leur dernier voyageur à cethôtel, en firent livraison au portier de nuit et le quittèrent.

Or voici ce qui s’était passé à l’endroit oùl’on avait effectué le premier déchargement. Quelque huit heuresauparavant, M. X… avait dit àMme X… :

– Je crois, ma chérie, vous avoir dit queje suis invité ce soir à prendre part à ce qu’on appelle uneKneipe ?

– Vous avez en effet parlé dequelque chose de ce genre, répliqua Mme X…Qu’est-ce que c’est qu’une Kneipe ?

– Eh bien, ma chérie, c’est unesorte de réunion de célibataires, où les étudiants se rendent pourbavarder et chanter et fumer, et pour toutes sortes d’autreschoses, comprenez-vous ?

– Bon. J’espère que vous allez bien vousamuser, dit Mme X…, qui était aimable et d’espritlarge.

– Ce sera intéressant, observa M. X…Voilà longtemps que je désirais y assister. Il se peut, il est fortpossible que je rentre un peu tard.

– Qu’entendez-vous par tard ?

– C’est assez difficile à dire. Vouscomprenez, ces étudiants sont tant soit peu turbulents lorsqu’ilsse réunissent… Et puis j’ai tout lieu de croire qu’on portera uncertain nombre de toasts. Je ne sais comment je m’y plairai. Sij’en trouve le moyen, je les quitterai de bonne heure, mais à lacondition que je le puisse sans les froisser. Si je ne peuxpas…

– Vous devriez emprunter un passe-partoutaux gens de la maison, conseilla Mme X… qui, ainsique j’ai déjà dit, était une femme raisonnable. Je coucherai avecDolly, si bien que vous ne me dérangerez pas quelle que soitl’heure de votre retour.

– C’est une excellente idée, acquiesçaM. X… J’ai horreur de vous déranger. Je rentrerai sans bruitet me glisserai dans le lit.

À un certain moment, au milieu de la nuit,peut-être déjà vers le matin, Dolly, la sœur deMme X…, se réveilla et prêta l’oreille.

– Jenny, dit-elle, as-tuentendu ?

– Oui, chérie, réponditMme X…, ça va bien. Rendors-toi.

– Mais qu’est-ce qu’il y a ? Necrois-tu pas que c’est le feu ?

– Je pense que c’est Percy. Je supposeque dans l’obscurité il aura trébuché sur un objet quelconque. Net’inquiète pas, ma chérie, rendors-toi.

Mais sitôt que Dolly se fut assoupie,Mme X…, qui était une bonne épouse, pensa qu’elledevrait se lever doucement pour voir si Percy allait bien. Enfilantson peignoir et chaussant ses pantoufles, elle se glissa par lecouloir jusqu’à sa propre chambre. Il aurait fallu un tremblementde terre pour réveiller le monsieur qui reposait sur le lit. Ellealluma une bougie et s’en approcha avec précaution.

Ce n’était pas Percy ; ce n’était mêmepas quelqu’un qui lui ressemblât. Elle eut la sensation que cen’était pas le genre d’homme qu’elle aurait jamais choisi pourmari, jamais, en aucune circonstance. Et dans l’état où il setrouvait actuellement, il lui inspirait même une aversionprononcée. Elle n’eut qu’un désir : se débarrasser del’intrus.

Mais il avait un je ne sais quel air qui luirappelait quelqu’un. Elle s’approcha davantage et le considéra deplus près. Ses souvenirs se précisèrent. Ce devait sûrement êtreM. Y…, un monsieur chez qui Percy et elle avaient dîné le jourde leur arrivée à Berlin.

Qu’est-ce qu’il venait faire là ? Elleposa la bougie sur la table, prit sa tête entre ses mains et se mità réfléchir. Le jour se fit vivement dans son esprit. Percy étaitallé à la Kneipe avec ce même M. Y… Une erreur avaitété commise. On avait ramené M. Y… à l’adresse de Percy. DoncPercy à ce moment…

Les éventualités terribles que cette situationcomportait se présentèrent à son esprit. Retournant à la chambre deDolly, elle se rhabilla à la hâte et descendit en silence. Elletrouva heureusement une voiture et se fit conduire chezMme Y… Disant au cocher d’attendre, elle volajusqu’à l’étage supérieur et sonna avec insistance. La porte futouverte comme auparavant par Mme Y…, toujours vêtuede son peignoir et tenant toujours son livre à la main.

– Madame X… ! s’écriaMme Y… Qu’est-ce qui peut vous amenerici ?

– Mon mari (c’était tout ce que la pauvreMme X… trouvait à dire pour l’instant) est-ilici ?

– Madame X…, répliquaMme Y… en se redressant de toute sa hauteur,comment osez-vous… ?

– Oh ! comprenez-moi bien, s’excusaMme X…, c’est une erreur épouvantable. Ils ont dûapporter mon pauvre Percy ici, au lieu de le conduire chez nous,sûrement. Allez voir, je vous en prie.

– Ma chère, dit Mme Y…,qui était beaucoup plus âgée et plus posée, ne vous énervez pas. Ily a une demi-heure qu’ils l’ont apporté ici et, pour vous dire lavérité, je ne l’ai pas regardé. Il est là dedans. Je ne crois pasqu’ils se soient même donné la peine de lui ôter ses chaussures. Sivous restez calme, nous le descendrons et le rentrerons sans qu’âmequi vive entende mot de cette affaire.

En vérité Mme Y… semblait trèsempressée à venir en aide à Mme X…

Elle poussa la porte. Mme X…entra, mais pour reparaître aussitôt, pâle et décomposée.

– Ce n’est pas Percy, dit-elle. Qu’est-ceque je vais faire ?

– Je voudrais bien que vous ne commissiezpas de telles erreurs, dit Mme Y…, se préparant àson tour à pénétrer dans la chambre.

Mme X… l’arrêta :

– Et ce n’est pas non plus votremari.

– Allons donc ! ripostaMme Y…

– Je vous dis que ce n’est pas lui, je lesais, car je viens de le quitter, dormant sur le lit de Percy.

– Mais… comment cela se fait-il ?tonna Mme Y…

– Ils l’ont apporté là et l’ont déposé,expliqua Mme X…, en se mettant à pleurer. C’est cequi m’avait fait croire que Percy devait être ici.

Les deux femmes se regardaient muettes. Lesilence était troublé seulement par le ronflement du monsieur qu’onentendait à travers la porte entrebâillée.

– Mais alors qui est là dedans ?demanda Mme Y…, qui se ressaisit d’abord.

– Je ne sais pas ; c’est la premièrefois que je le vois. Croyez-vous que ce soit quelqu’un que vousconnaissiez ?

Mais Mme Y… se précipitaitdéjà vers la porte.

– Qu’allons-nous faire, mon Dieu ?dit Mme X…

– Je sais ce que moi je vaisfaire, dit Mme Y… Je m’en vais rentrer avec vous etreprendre mon mari.

– Il dort d’un sommeil de plomb, objectaMme X…

– Je le connais depuis longtemps sous cejour, répliqua Mme Y… en boutonnant sonmanteau.

– Mais alors où est Percy ? sanglotala pauvre petite Mme X… en descendant lesescaliers.

– Ça, ma chère, c’est une question quevous pourrez luiposer.

– S’ils commettent des erreurs de cegenre, il est impossible de savoir ce qu’ils ont pu faire delui.

– Nous ferons une enquête demain matin,dit Mme Y…, consolatrice.

– Je trouve que ces Kneipe sontpleines de désagréments, je ne laisserai plus jamais Percy yretourner, jamais tant que je vivrai.

– Chère amie, si vous comprenez votredevoir, jamais il n’en aura plus envie.

Et le bruit a couru que jamais plus il n’yretourna.

Mais, comme je l’ai dit, toute l’erreurprovenait de ce que l’on avait épinglé les cartes à la nappe et nonaux vestons. Et sur cette terre les erreurs sont toujours puniessévèrement.

Chapitre 14

 

Qui est sérieux, comme il convient à unchapitre dans lequel on prend congé du lecteur. – Les Allemands dupoint de vue anglo-saxon. – La Providence en casque et en uniforme.– Le paradis du malheureux idiot – Comment on se pend en Allemagne.– Qu’arrive-t-il aux bons Allemands quand ils meurent ? –L’instinct militaire peut-il suffire à tout ? – De l’Allemandboutiquier. – La manière dont il supporte la vie. – La Femmemoderne là, comme partout ailleurs. – Ce qu’on peut dire contre lesAllemands comme peuple. – Fin de la « balade ».

 

N’importe qui pourrait gouverner ce pays, ditGeorge ; moi, par exemple.

Nous étions assis dans le jardin du Kaiser Hofà Bonn ; nous regardions le Rhin. C’était la dernière soiréede notre « balade » ; le train qui devait partir lelendemain à la première heure allait marquer le commencement de lafin.

– J’écrirais sur un morceau de papiertout ce que je voudrais que le peuple fît, continua George, jetrouverais une maison recommandable pour l’imprimer à un nombresuffisant d’exemplaires que j’expédierais à travers les villes etles villages ; et tout serait dit.

On ne retrouve plus dans l’Allemandcontemporain, personnage doux et placide dont la seule ambitionsemble être de payer régulièrement ses impôts et de faire ce quelui ordonne celui que la Providence a bien voulu placer au-dessusde lui, – on ne retrouve plus le moindre vestige de son ancêtresauvage, à qui la liberté individuelle paraissait aussi nécessaireque l’air ; qui accordait à ses magistrats le droit dedélibérer, mais qui réservait le pouvoir exécutif à la tribu ;qui suivait son chef, mais ne s’abaissait pas jusqu’à lui obéir. Denos jours on entend parler de socialisme, mais c’est d’unsocialisme qui ne serait que du despotisme dissimulé sous un autrenom. L’électeur allemand ne se pique pas d’originalité. Il estdésireux, que dis-je ? il éprouve l’angoissant besoin de sesentir contrôlé et réglementé en toute chose. Il ne critique passon gouvernement, mais sa constitution. Le sergent de ville estpour lui un dieu et on sent qu’il le sera toujours. En Angleterre,nous considérons nos agents comme des êtres nécessaires maisneutres. La plupart des citoyens s’en servent surtout comme depoteaux indicateurs ; et dans les quartiers fréquentés de laville, on estime qu’ils sont utiles pour aider les vieilles dames àpasser d’un côté de la rue à l’autre. À part la reconnaissancequ’on leur marque pour ces services, je crois qu’on ne s’en occupepas beaucoup. En Allemagne, au contraire, on adore l’agent depolice comme s’il était un petit dieu et on l’aime comme un angegardien. Il est pour l’enfant allemand un mélange de Père Noël etde Croquemitaine. Le grand désir de tout enfant allemand est deplaire à la police. Le sourire d’un sergent de ville le rendorgueilleux. On ne peut plus vivre avec un enfant allemand à qui unsergent de ville a tapoté amicalement la joue : sa suffisancele rend insupportable.

Le citoyen allemand est un soldat dont l’agentde police est l’officier. L’agent lui indique la rue dans laquellemarcher et la vitesse permise. À l’entrée de chaque pont se trouveun agent qui indique aux Allemands la manière de le traverser. Sile quidam ne trouvait pas cet agent à sa place, il s’assoiraitprobablement et attendrait que la rivière ait fini de couler devantlui. Aux stations de chemin de fer l’agent l’enferme à clef dans lasalle d’attente, où il ne peut se faire de mal. Quand l’heure dudépart a sonné, il le fait sortir et le met entre les mains du chefde train, qui n’est qu’un sergent de ville revêtu d’un uniformedifférent. Le chef de train lui indique la place qu’il doitoccuper, l’endroit où il devra descendre, et il veille à ce qu’ildescende au bon moment. En Allemagne l’individu n’assume aucuneresponsabilité. On vous mâche la besogne et on vous la mâche bien.Vous n’êtes pas censé vous conduire de votre propreinitiative ; on ne vous blâme pas, si vous ne savez pas vousconduire vous-même ; c’est le rôle du sergent de villeallemand de s’occuper de vous et de vous conduire. À supposer mêmeque vous soyez un idiot fieffé, votre stupidité ne constitueraitpas une excuse pour lui, s’il vous arrivait quelque désagrément.Quel que soit l’endroit où vous soyez et quoi que vous fassiez,vous êtes toujours sous sa protection et il prend soin de vous, –il prend bien soin de vous ; on ne saurait le nier.

Si vous vous perdez, il vous retrouve ;si vous perdez un objet vous appartenant, il vous le retrouve. Sivous ne savez pas ce que vous voulez, il vous le dit. Si vousdésirez quelque chose d’utile, il vous le procure. On n’a pasbesoin de notaire en Allemagne. Si vous voulez acheter ou vendreune maison ou un champ, l’État se charge de servir d’intermédiaire.Si on vous a roulé, l’État se constitue votre défenseur. L’Étatvous marie, vous assure ; pour un peu il se ferait même votrepartenaire aux jeux de hasard.

Le gouvernement allemand dit au citoyenallemand :

– Arrangez-vous pour naître, nous feronsle reste. Que vous soyez chez vous ou dehors, que vous soyez maladeou en bonne santé, qu’il s’agisse de vos plaisirs ou de votretravail, nous vous montrerons le bon chemin et veillerons à ce quevous le suiviez. Ne vous inquiétez de rien.

Et effectivement l’Allemand ne s’inquiète derien. S’il n’arrive pas à rencontrer un sergent de ville, ilcontinue sa route jusqu’au moment où il trouve une ordonnance depolice placardée sur un mur. Il la lit, puis il repart et fait cequ’elle commande.

Je me souviens d’avoir vu dans une villeallemande (je ne me rappelle plus laquelle, – ça n’a d’ailleurs pasd’importance, la chose aurait pu arriver n’importe où) une grilleouverte sur un jardin où l’on donnait un concert. Rien n’empêchaitcelui qui aurait voulu y pénétrer de se mêler à la foule desauditeurs sans rien payer. En fait, des deux grilles du jardinséparées par deux cent cinquante mètres, c’était celle dont l’accèsétait le plus commode. Cependant, dans la foule des passants, pasun seul ne songeait à entrer par cette porte. Ils continuaientpatiemment sous un soleil de plomb jusqu’à l’autre entrée, où unhomme était aposté pour percevoir l’argent. J’ai vu des petitsgarçons allemands s’arrêter avec envie devant un lac gelé etdésert. Ils auraient pu y glisser et y patiner des heures durant,sans que jamais personne en sût rien. La foule et la police enétaient éloignées de plus d’un demi-mille. Rien ne les eût empêchésde s’y aventurer, mais ils savaient que c’était défendu. C’est à sedemander si le Teuton fait partie de notre humanité faillible. Cepeuple, ne dirait-on pas ? se compose uniquement d’anges qui,descendant du ciel pour boire un bock, ont atterri en Allemagne,convaincus qu’il n’est bons bocks que là.

En Allemagne, les routes sont bordées d’arbresfruitiers. Aucune voix, sauf celle de la conscience, ne sauraitempêcher les hommes ou les enfants d’en cueillir et d’en manger desfruits. En Angleterre, les enfants mourraient par centaines ducholéra et les médecins s’épuiseraient à essayer d’enrayer lesconséquences d’excès accomplis par des gens se gavant de pommesacides et d’autres fruits pas mûrs. Mais en Allemagne un gaminparcourt des kilomètres sur des routes bordées d’arbres fruitiers,pour aller acheter au village prochain deux sous de poires.L’Anglo-Saxon qui passerait sous ces arbres sans protection,pliants sous le poids succulent des fruits mûrs, trouverait stupidede ne pas profiter de l’aubaine et de mépriser ainsi les dons de laProvidence.

J’ignore si cela est, mais il ne m’étonneraitpas d’apprendre qu’en Allemagne, lorsqu’un homme est condamné àmort, on lui donne un bout de corde en lui enjoignant d’aller sependre. Cela épargnerait à l’État beaucoup d’ennuis et detravail ; je vois d’ici le criminel allemand rapportant chezlui le bout de corde, lisant soigneusement les ordres de la policeet se préparant à les exécuter dans sa propre cuisine.

Les Allemands sont de bonnes gens. Peut-êtreles meilleures de la terre ; c’est un peuple bienveillant etqui n’est pas égoïste. Je suis persuadé que la majorité d’entre euxiront au paradis. En les comparant aux autres nations chrétiennes,on est fatalement amené à conclure que le paradis est organiséd’après leurs idées. Mais je ne comprends pas comment ils yarrivent. Je ne puis pas croire que l’âme d’un Allemand aitsuffisamment d’initiative pour prendre seule son vol jusqu’auparadis et frapper à la porte de saint Pierre. Selon moi, on lestransporte là-haut par petits paquets et on les fait entrer sous ladirection d’un sergent de ville défunt.

Carlyle a dit des Prussiens, et celas’applique à tout le peuple allemand, qu’une de leurs vertusprincipales résidait dans leur capacité d’obéir au commandement. Onpeut dire des Allemands que ce sont gens à aller partout où on leurcommande d’aller et à faire toujours ce qu’on leur ordonne.Envoyez-les en Afrique ou en Asie sous la direction de quelqu’unportant l’uniforme, ils feront sans faute d’excellents colons,tenant tête aux difficultés comme ils tiendraient tête au diablelui-même pourvu qu’ils en aient reçu l’ordre. Livré à lui-même,l’Allemand s’étiolerait bien vite et mourrait, non fauted’intelligence, mais manque de la plus petite parcelle de confianceen soi.

L’Allemand a été si longtemps le soldat del’Europe que chez lui l’instinct militaire est devenu atavique. Ilpossède toutes les vertus militaires, mais les vertus militairesont aussi leurs inconvénients. On m’a raconté l’histoire d’un valetallemand sorti depuis peu de la caserne, auquel son maître avaitdonné une lettre à porter quelque part avec ordre d’y attendre laréponse. Les heures passaient sans que l’homme revînt. Son maître,anxieux, se mit en route à son tour et le trouva là où il avait étéenvoyé, tenant la réponse à la main. Il attendait d’autres ordres.D’aucuns croiront cette histoire exagérée. Je me porte garant deson exactitude.

L’étonnant est que le même homme, qui en tantqu’individu est faible comme un enfant, devient dès qu’il revêt sonuniforme un être intelligent, capable de prendre une initiative etd’endosser une responsabilité. L’Allemand peut diriger les autres,être dirigé par les autres, mais il ne peut pas se dirigerlui-même. Le remède indiqué serait que chaque Allemand fût exercéau métier d’officier, puis placé sous son propre commandement. Ilse donnerait sûrement des ordres empreints de sagesse etd’habileté, et veillerait à ce qu’il s’obéît avec diligence, tactet précision.

Les écoles sont responsables au premier chefde cette orientation du caractère allemand. Leur enseignementfondamental est le « devoir ». C’est un bel idéal pour unpeuple ; mais avant de l’admirer sans réserve, faudrait-ilavoir une conception claire de ce que l’on entend par« devoir ». L’idée qu’en ont les Allemands sembleêtre : « obéissance aveugle à tout ce qui portegalon ». C’est l’antithèse absolue de la conceptionanglo-saxonne ; mais comme les Anglo-Saxons prospèrent aussibien que les Teutons, il doit y avoir du bon dans chaque système.Jusqu’ici les Allemands ont eu le bonheur d’être excellemmentgouvernés ; si cela continue, la fortune ne cessera pas deleur sourire. Les difficultés commenceront le jour où par un hasardquelconque leur machine gouvernementale se déréglera. Mais il sepeut que leur système ait le privilège de produire, au fur et àmesure des besoins, un continuel renouvellement de bonsgouvernants. Ça en a tout l’air.

Je suis porté à croire que les Allemands, entant que commerçants, à moins qu’ils ne changent fort, seronttoujours dépassés par leurs concurrents anglo-saxons ; et celaà cause de leurs vertus. La vie leur semble plus importante qu’unemisérable course aux richesses. Un peuple qui ferme ses banques etses bureaux de poste pendant deux heures au beau milieu de lajournée, pour aller faire dans le sein de la famille un repasplantureux, avec peut-être un petit somme pour dessert, ne peut pasespérer, et sans doute ne le désire même pas, lutter avec un peuplequi prend ses repas sur le pouce et qui dort avec le téléphone à latête de son lit. En Allemagne, la différence entre les classesn’est pas assez marquée, du moins jusqu’à présent, pour qu’on yfasse de la lutte pour la vie une affaire capitale comme enAngleterre. Excepté dans l’aristocratie campagnarde, dont lesbarrières sont infranchissables, la différence de caste compte àpeine. Frau Professeur et Frau Charcutière se rencontrent auKaffeeklatsch hebdomadaire et échangent les dernierspotins avec la plus franche cordialité. Le loueur de chevaux et lemédecin trinquent en frères dans leur brasserie favorite. Le richeentrepreneur en bâtiments, lorsqu’il projette une excursion envoiture, invite son contremaître et son tailleur à se joindre à luiavec leur famille. Chacun apporte sa part de vivres et tous enchœur entonnent en rentrant le même refrain. Un homme ne sera pastenté, tant que durera cet état de choses, de sacrifier lesmeilleures années de sa vie au désir d’amasser une fortune pour sesvieux jours. Ses goûts et davantage encore ceux de sa femme restentmodestes. Il aime dans son appartement ou sa villa les meubles enpeluche rouge avec une profusion de laque et de dorure. Mais celale regarde ; et il se peut que ce goût ne soit pas pluscritiquable que celui qui mêle du mauvais Elisabeth à des copies deLouis XV, le tout orné de photographies et éclairé à lalumière électrique. Il fait décorer la façade de sa maison parl’artiste du pays : une bataille sanglante, largement coupéepar la porte d’entrée, en garnit le bas ; tandis qu’un ange,ayant la tête de Bismarck, voltige entre les fenêtres de la chambreà coucher. Il lui suffit de voir des tableaux de maîtres anciens aumusée ; et, comme la mode d’avoir des œuvres d’art à domicilen’a pas encore pénétré dans le Vaterland, il ne se sent pas forcéde gaspiller son argent pour transformer sa maison en boutiqued’antiquaire.

L’Allemand est gourmand. Il existe desfermiers anglais qui, tout en prétendant que leur métier ne nourritpas son homme, font joyeusement leurs sept repas solides par jour.Une fois par an a lieu en Russie une fête qui dure une semainependant laquelle on enregistre de nombreux décès occasionnés parune indigestion de crêpes ; mais c’est une fête religieuse etune exception. L’Allemand comme gros mangeur tient la premièreplace entre toutes les nations de la terre. Il se lève de bonneheure et en s’habillant avale vivement quelques tasses de café avecune demi-douzaine de petits pains chauds beurrés. Il ne s’attablepas avant dix heures pour prendre un repas digne de ce nom. À uneheure ou une heure et demie a lieu son repas principal. C’est uneaffaire sérieuse qui dure quelques heures. À quatre heures il va aucafé où il boit du chocolat et mange des gâteaux. Il passe engénéral ses soirées à manger, – non qu’il fasse le soir un repassérieux (cela lui arrive rarement), il se contente d’une série decasse-croûtes, – mettons : à sept heures une bouteille debière avec un ou deux belegte Semmel ; au théâtre,pendant l’entr’acte, une autre bouteille de bière et unAufschnitt ; une demi-bouteille de vin blanc et desSpiegeleier avant de rentrer, puis un morceau de saucisseou de fromage qu’il fait glisser avec un peu de bière, juste avantde se mettre au lit.

Mais ce n’est pas un gourmet. La cuisinefrançaise, non plus que les prix français, n’est pas en usage dansses restaurants. Il préfère aux meilleurs crus de Bordeaux ou deChampagne sa bière ou son vin blanc national et à bon marché. Et enréalité cela vaut mieux pour lui : il semble, en effet, quechaque fois qu’un vigneron français vend une bouteille de vin à unhôtelier ou à un marchand de vins allemand, il soit obsédé par lesouvenir de Sedan. C’est une revanche ridicule, car en thèsegénérale ce n’est pas un Allemand qui la boit : la victime estle plus souvent un innocent voyageur anglais. Il se peut aussi quele marchand français n’ait pas oublié Waterloo et pense qu’en tousles cas sa vengeance atteindra son but.

Les distractions coûteuses sont fort peu à lamode en Allemagne ; on n’en offre pas et on n’en attend pas. Àtravers le Vaterland tout se passe à la bonne franquette.L’Allemand ne dépense pas d’argent à des sports onéreux et ne seruine pas en frais de toilette pour plaire à un cercle de parvenus.Il peut pour quelques marks satisfaire son goût de prédilection,une place à l’opéra ou au concert ; et sa femme et ses filless’y rendent à pied avec des robes confectionnées par elles-mêmes etla tête enveloppée d’un châle. Les Anglais remarquent avec plaisirdans ce pays l’absence de toute pose. Les voitures privées sonttrès rares et même ne se sert-on des Droschken que si letram électrique, plus rapide et plus propre, est inutilisable.

C’est ainsi que l’Allemagne maintient sonindépendance. Le boutiquier en Allemagne ne fait pas d’avances àses clients. À Munich, j’ai accompagné un jour une dame anglaisequi faisait des courses. Ayant l’habitude des magasins de Londreset de New-York, elle critiquait tout ce que le vendeur luimontrait. Non qu’effectivement elle ne trouvât rien à saconvenance, mais parce que c’était sa méthode.

Elle se mit à expliquer, à propos de presquetous les articles, qu’elle pourrait trouver mieux et à meilleurmarché ailleurs ; non qu’elle le crût vraiment, mais ellepensait bien faire en le disant au boutiquier. Elle ajouta que lestock manquait de goût (elle n’avait pas d’intention offensante, jel’ai déjà dit, c’était là sa manière) et était troprestreint ; que les objets étaient démodés ; qu’ilsétaient banaux ; qu’ils ne paraissaient pas solides. Il ne lacontredit pas ; il n’essaya pas de la faire changer d’avis. Ilremit les choses dans leurs cartons respectifs, rangea ces cartonsoù ils devaient l’être, s’en alla dans l’arrière-boutique et fermala porte sur lui.

– Va-t-il revenir bientôt ? medemanda la dame après quelques instants d’attente.

C’était moins une question qu’une exclamationd’impatience.

– J’en doute, répliquai-je.

– Pourquoi donc ? me demanda-t-elle,pleine d’étonnement.

– J’ai tout lieu de croire que vousl’avez vexé. Il y a beaucoup de chances pour qu’il soit en cemoment derrière cette porte en train de fumer sa pipe et de lireson journal.

– Quel marchand extraordinaire !s’exclama mon amie, en rassemblant ses paquets et en sortantmajestueusement indignée.

– C’est leur manière, expliquai-je. Voicila marchandise. Si vous voulez l’acheter, vous pouvez l’avoir. Sivous n’y tenez pas, ils aimeraient tout autant que vous ne vinssiezpas leur en parler.

Une autre fois j’entendis dans le fumoir d’unhôtel allemand un Anglais de petite taille raconter une histoirequ’à sa place j’aurais tue.

– Essayer de marchander avec unAllemand ? disait ce petit Anglais. Il semble qu’il ne vouscomprenne pas. Ayant vu une première édition des Brigandsà la vitrine d’une librairie du Georg Platz, j’entrai et endemandai le prix. Un vieil original se tenait derrière le comptoir.Il me répondit : « 25 marks » et continua salecture. Je lui expliquai alors que j’en avais vu un plus belexemplaire à 20 marks quelques jours auparavant : c’est ainsique l’on fait quand on veut marchander ; c’est admis. Il medemanda : « Où ? » Je lui dis :« Dans un magasin, à Leipzig. » Il me conseilla d’yretourner et de l’acquérir ; que j’achetasse son livre ou lelui laissasse, cela semblait peu lui importer. Je lui dis :« Quel est votre dernier prix ? – Je vous ai déjà dit 25marks », me répondit-il (c’était un type irascible). « Ilne les vaut pas, lui dis-je. – Je ne l’ai jamais prétendu, vous nepouvez pas dire le contraire, grogna-t-il. – Je vous en offre 10marks ! » Je croyais qu’il allait finir par en accepter20. Il se leva. Je crus qu’il allait prendre le livre à l’étalage.Non, il se dirigea droit sur moi. C’était une sorte de géant. Ilm’empoigna par les deux épaules, me jeta à la rue et fermaviolemment la porte sur moi. Jamais de ma vie je ne fus aussiétonné.

– Peut-être, insinuai-je, le livrevalait-il ses 25 marks.

– Naturellement qu’il les valait,répliqua-t-il, et largement encore ! Mais quelle notion desaffaires !

C’est la femme qui seule pourra arriver àchanger le caractère allemand. Elle-même est en train d’évoluer etprogresse vite. Il y a dix ans nulle jeune fille allemande tenant àsa réputation et espérant trouver un mari n’aurait osé monter àbicyclette : maintenant elles pédalent par milliers à traversle pays. Les vieux secouent la tête à leur vue ; mais j’airemarqué que les jeunes gens les rejoignent et font route à leurcôté. Récemment encore il n’était pas comme il faut, pour une dame,de faire des dehors en patinant : elle devait, pour êtrecorrecte, s’accrocher éperdument au bras de son cavalier qui, pourque ce fût tout à fait bien, devait être un membre de sa famille.Maintenant elle s’exerce à faire des huit dans un coin, jusqu’aumoment où un jeune homme vient à elle pour la seconder. Elle joueau tennis, et j’en ai même aperçu qui conduisaient un dog-cart.

Son éducation a toujours été des plussoignées. À dix-huit ans elle parle deux ou trois langues et a déjàoublié plus de choses qu’une Anglaise moyenne n’en lit de toute savie. Jusqu’à présent cette éducation ne lui a été d’aucune utilité.Une fois mariée, elle se retirait dans sa cuisine, où elle sehâtait de vider son cerveau pour y mettre de piètres principesculinaires. Mais supposons qu’elle comprenne soudain qu’une femmen’est pas tenue absolument de sacrifier toute son existence àpeiner dans son ménage, pas plus qu’un homme n’a besoin de seconsidérer comme une machine à travailler. Supposons qu’elle semette en tête de prendre une part active à la vie sociale etnationale. Alors l’influence d’une telle compagne, saine de corpset par conséquent vigoureuse d’esprit, ne manquera pas d’être à lafois puissante et durable.

Car il faut bien se dire que l’Allemand estexceptionnellement sentimental et très facilement influencé par lesexe. On dit de lui qu’il est le meilleur des amants et le plusmauvais des maris. C’est d’ailleurs la faute de sa femme. Sitôtmariée, la femme allemande fait plus qu’abdiquer leromanesque ; elle saisit un balai pour le chasser de chezelle. Jeune fille, elle ne savait pas s’habiller ; épouse,elle abandonne ses toilettes pour se draper dans les oripeaux lesplus hétéroclites, ramassés à droite et à gauche ; en toutcas, c’est bien là l’impression qu’elle donne.

Elle est souvent faite comme une Junon, avecune carnation qui ferait honneur à un ange bien portant : elles’entend parfaitement à abîmer son galbe et son teint. Elle vendson droit aux hommages pour une portion de friandises. Vous pouvezla voir tous les après-midi dans un café, se gavant de gâteaux à lacrème fouettée que chassent d’abondantes tasses de chocolat. À cerégime elle s’avilit, s’empâte et devient tout à faitinintéressante.

Quand la femme allemande renoncera à songoûter et à sa bière du soir, quand elle prendra suffisammentd’exercice pour conserver sa taille et qu’elle lira, une foismariée, autre chose que son livre de cuisine, le gouvernementallemand remarquera qu’il lui faut compter avec une force nouvelle.Et c’est à travers toute l’Allemagne qu’on peut observer millepetits détails significatifs qui ne trompent pas et qui marquentl’évolution des surannées Frauen allemandes enDamen modernes. On se perd en conjectures sur ce qu’iladviendra alors. Car la nation germanique est encore jeune et samaturité fera époque dans l’histoire de l’humanité.

Ce qu’on peut dire de pire sur les Allemands,c’est qu’ils ont quelques défauts. Eux-mêmes ne les voientpas ; ils se considèrent comme parfaits, ce qui est stupide deleur part. Ils vont même jusqu’à se croire supérieurs auxAnglo-Saxons. Non, mais… Quelle prétention !

– Ils ont leurs bons côtés, observaGeorge, mais leur tabac est une honte pour la nation. Je vais mecoucher.

Nous nous levâmes et, nous accoudant sur leparapet, suivîmes quelque temps du regard les dernières lueursdansantes, sur la rivière assombrie.

– Ce fut dans l’ensemble une« balade » pleine d’agrément. Je serai content d’être deretour et cependant je regrette d’en voir la fin, mecomprenez-vous ?

– Qu’entendez-vous par« balade » ? dit George.

– Une « balade », expliquai-je,est un voyage long ou court… mais sans but ni programme ;l’obligation de revenir au point de départ dans un délai fixé enest le seul régulateur. Parfois l’on traverse des rues populeuses,parfois des champs ou des prairies ; parfois on disparaîtpendant quelques heures, parfois pendant plusieurs jours, – sansmanquer à personne. Mais que le voyage soit long ou court, qu’ilnous mène là ou ailleurs, nos pensées restent attentives à la chutedu sable fin dans le sablier éternel du Temps. Nous saluons aupassage ceux que nous croisons et leur sourions ; il nousarrive de nous arrêter un instant pour causer avec certains d’entreeux, de faire avec d’autres un bout de chemin. Nous passons desmoments intéressants et souvent nous sommes un peu las. Mais en finde compte le temps a coulé agréablement et nous en regrettons lafuite.

FIN

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