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Typhon

Typhon

de Joseph Conrad

À MON AMI ANDRÉ RUYTERS

 

« … Toutes les passions d’un vaisseau qui souffre. »

CH.BAUDELAIRE.

Chapitre 1

L’aspect du capitaine Mac Whirr, pour autant qu’on en pouvait juger, faisait pendant exact à son esprit et n’offrait caractéristique bien marquée de bêtise, non plus que de fermeté ; il n’offrait caractéristique aucune. Mac Whirr paraissait quelconque, apathique et indifférent.

Tout au plus pouvait-on parler parfois de son apparente timidité ; cela venait de ce que, à terre, il avait l’habitude, assis dans les bureaux maritimes, de rester les regards baissés et vaguement souriant. S’il relevait les yeux on remarquait que ces yeux étaient bleus et que leur regard était droit. Des cheveux blonds et extrêmement fins encerclaient d’un duvet soyeux le dôme chauve de son crâne, d’une tempe à l’autre. Sur sa face hâlée, par contre, le poil roux et flamboyant semblait une poussée de fils de cuivre coupés au ras de la lèvre ; sur le plat des joues et d’aussi près qu’il se rasât, des lueurs de métal et de feu passaient dès qu’il tournait la tête.

Il était d’une taille plutôt au-dessous de la moyenne, légèrement voûté et de membrure si vigoureuse que ses vêtements paraissaient toujours un rien trop étroits pour ses bras et ses jambes. Incapable de concevoir ce qui est dû aux différences de latitude, il portait toujours et partout un chapeau melon brun,un complet de teinte brunâtre et d’inélégantes bottes noires. Cet accoutrement peu marin donnait à sa tournure épaisse un air d’élégance étrange et guindée. Une mince chaîne d’argent barrait son gilet, et jamais il ne quittait son navire pour aller à terre sans serrer dans son poing puissant et velu un élégant parapluie de toute première qualité, mais presque toujours déroulé.

« Permettez, capitaine », lui disaitalors, sur un ton plein de déférence, le jeune Jukes, son second,qui l’escortait jusqu’à la passerelle.

Et s’emparant dévotement du riflard, il ensecouait les plis, leur redonnait de l’ordre et, autour de la tigequ’il tenait verticale, les roulait en un rien de temps ; ilaccomplissait cette cérémonie avec un visage empreint d’uneaugurale gravité, et M. Salomon Rout, le mécanicien en chefqui envoyait la fumée de son cigare du matin par-dessus laclaire-voie, détournait la tête pour cacher un sourire.

« C’est vrai ! le sacré riflard.Merci bien, Jukes, merci », grommelait le capitaine Mac Whirr,cordialement, sans lever les yeux, en reprenant le parapluie.

N’ayant d’imagination que tout juste ce qu’ilen fallait pour le porter d’un jour à l’autre, et pas plus, ildemeurait tranquillement sûr de lui ; sans pourtant jamais semonter le coup.

C’est l’imagination qui nous rendsusceptibles, arrogants et difficiles à contenter ; toutnavire commandé par le capitaine Mac Whirr devenait le flottantasile de l’harmonie et de la paix. À vrai dire les écartsfantaisistes lui étaient aussi interdits que le montage d’unchronomètre au mécanicien qui ne pourrait disposer que d’un marteaude deux livres et d’une scie.

Et cependant ces vies, sans intérêt,entièrement absorbées par l’actualité la plus simple et la plusimmédiate, ont leur côté mystérieux. Comment comprendre, dans lecas de Mac Whirr par exemple, quelle influence au monde avait bienpu pousser cet enfant parfaitement soumis, ce fils d’un petitépicier de Belfast, à s’enfuir sur la mer ? Il n’avait quequinze ans quand il avait fait ce coup-là ! Cet exemplesuffit, pour peu qu’on y réfléchisse, à suggérer l’idée d’uneimmense, puissante et invisible main, prête à s’abattre sur lafourmilière de notre globe, à saisir chacun de nous par lesépaules, à entrechoquer nos têtes et à précipiter dans desdirections inattendues et vers d’inconcevables buts nos forcesinconscientes.

Son père ne lui pardonna jamais complètementcette insubordination stupide.

« On pouvait bien se passer de lui,avait-il coutume de dire plus tard, mais les affaires sont lesaffaires… Et un fils unique, encore ! »

Sa mère versa maintes larmes après sadisparition. Comme l’idée de laisser un mot derrière ne lui étaitpas venue à l’esprit, il fut pleuré comme mort jusqu’au jour où,huit mois après, sa première lettre arriva, datée de Talcahuano.Elle était courte ; on y lisait :

« Nous avons eu très beau temps pour latraversée. »

Évidemment, dans l’esprit de Mac Whirr fils,la seule nouvelle importante de sa lettre était celle-ci : soncapitaine l’avait, le jour même, inscrit régulièrement commematelot de pont, matelot de troisième classe, « parce que jesais faire le travail », expliquait-il.

La mère pleura de nouveau abondamment. Le pèretraduisit son émotion par ces mots :

« Quel âne que ce Paul ! »

Mac Whirr père était un homme corpulent qui,jusqu’à la fin de ses jours, exerça contre son fils une ironielatente, mêlée d’une ombre de pitié comme envers un être borné.

Les visites de Mac Whirr fils étaientnécessairement rares ; mais dans le cours des années quisuivirent, il écrivit parfois à ses parents pour les tenir aucourant de ses promotions successives et de mouvements sur le vasteglobe. Dans ces missives, on pouvait trouver des phrases commecelles-ci : « Il fait sérieusement chaud ici » ouencore : « À 4 heures après midi le jour de Noël,nous avons croisé des icebergs. » Les vieux parentsapprirent à connaître un grand nombre de noms de navires, avec lesnoms des capitaines qui les commandaient – avec les nomsd’armateurs écossais et anglais ; – un grand nombre de noms demers, d’océans, de détroits, de promontoires : et les noms deports étranges, aux entrepôts de bois de charpente, aux entrepôtsde riz, aux entrepôts de coton ; – un grand nombre de nomsd’îles – et le nom de la fiancée de leur fils. Elle s’appelaitLucie. Il ne lui venait pas à l’idée de dire si ce nom lui semblaitjoli.

Puis les vieux moururent.

Le grand jour du mariage de Mac Whirr arrivaen temps voulu, suivant de près le grand jour où il obtint sonpremier commandement.

Tous ces événements avaient eu lieu nombred’années avant certain matin, où, debout dans le rouf du vapeurNan-Shan, Mac Whirr considérait la baisse d’un baromètredont il n’avait aucune raison de se défier.

La baisse – étant donné l’excellence del’instrument, le moment de l’année et la position du navire surl’écorce terrestre – était certes de mauvais augure ; mais laface rouge de l’homme ne trahissait aucun trouble intérieur. Lesprésages n’existaient point pour lui, et la signification d’uneprophétie ne savait lui apparaître qu’après que l’événement l’avaitsurpris. « Pas d’erreur : c’est une baisse, pensait-il.Il doit faire là-bas un sale temps peu ordinaire. »

Le Nan-Shan venant du Sud faisaitroute vers le port de commerce de Fou-Tchéou, avec quelquecargaison dans ses cales et deux cents coolies chinois qu’onrapatriait dans les villages de la province de Fo-Kien aprèsplusieurs années de travail dans différentes coloniestropicales.

La matinée était belle ; la mer d’huilese soulevait et s’abaissait uniformément lisse et il y avait dansle ciel une extraordinaire tache d’un blanc de brouillard,semblable à un halo de soleil.

Sur le gaillard d’avant, où s’entassaient lesChinois, parmi le ramassis d’habits sombres, de faces jaunes, dequeues de cheveux, luisaient nombre d’épaules nues ; car il nefaisait pas de vent, et la chaleur était étouffante.

Les coolies flânaient, parlaient, fumaient ouregardaient d’un air morne par-dessus la lisse. Quelques-uns,tirant de l’eau le long des flancs du navire, se douchaientmutuellement ; quelques autres dormaient sur lespanneaux ; d’autres encore, par petits groupes de six, étaientassis sur leurs talons, autour des plateaux de fer chargés deminuscules tasses de thé et d’assiettes de riz. Chacun de cesCélestes, sans exception, emportait avec lui tout ce qu’ilpossédait dans le monde : une petite malle aux coins de cuivreavec un anneau-cadenas, renfermant quelques vêtements de cérémonie,des bâtons d’encens, un peu d’opium peut-être, on ne sait quellesvieilleries sans valeur et sans nom, plus un petit trésor dedollars d’argent gagnés péniblement sur des chalands à charbon,dans des maisons de jeux ou dans le petit négoce, arrachés avecpeine à la terre, acquis à la sueur de leurs fronts dans des mines,sur des lignes de chemins de fer, dans la jungle mortelle, ou sousle faix de lourds fardeaux – patiemment amassés, gardés avec soin,chéris avec férocité.

Vers dix heures, une houle traversière venantde la direction du détroit de Formose s’était élevée, sans dérangerbeaucoup ces passagers, car le Nan-Shan avec son fondplat, sa ceinture d’accostage et sa grande largeur de maître-coupleméritait sa réputation de tenir exceptionnellement bien la mer.M. Jukes, dans ses moments d’expansion, à terre, proclamaitbruyamment que « la vieille camarade[1] était aussibonne que belle ». Jamais il ne serait venu à l’esprit ducapitaine Mac Whirr d’exprimer son opinion, si favorable qu’ellefût, aussi haut ou en termes aussi fantaisistes. LeNan-Shan était incontestablement un bon navire, et presqueneuf. Il avait été construit à Dumbarton, moins de trois annéesauparavant, sur les instructions de la maison de commerce Sigg etfils, de Siam. Quand il fut mis à flot, parachevé dans ses moindresdétails, et prêt à entreprendre le travail de toute sa vie, lesconstructeurs le contemplèrent avec orgueil.

« Sigg nous a demandé un capitaine deconfiance, rappela l’un des associés. »

Et l’autre, après avoir réfléchi quelquetemps, dit :

« Je crois bien que Mac Whirr est à terreen ce moment.

– Vous croyez ? Alorstélégraphiez-lui immédiatement. C’est l’homme qu’il nousfaut », déclara l’aîné sans un moment d’hésitation.

Le matin suivant, Mac Whirr se tenait devanteux, imperturbable ; il avait quitté Londres par l’express deminuit après des adieux brusqués à sa femme.

– Il ne serait pas mauvais que nousallions inspecter le navire ensemble, capitaine, dit l’aîné desassociés.

Et les trois hommes se mirent en route pourexaminer les perfections du Nan-Shan, de l’étrave à lapoupe, de la carlingue aux pommes de ses deux mâts trapus.

Le capitaine Mac Whirr avait commencé par ôterson paletot qu’il accrocha à l’extrémité d’un petit treuil àvapeur, synthèse des raffinements les plus modernes.

« Mon oncle a écrit hier pour vousrecommander à nos bons amis – MM. Sigg, vous savez bien – etils vous laisseront sans doute le commandement, dit le plus jeunedes associés. Vous pourrez vous vanter de commander le plus docilenavire de ce tonnage qu’on puisse voir sur les côtes de Chine,capitaine, ajouta-t-il.

– Croyez ?… Merci bien »,bredouilla confusément Mac Whirr. Devant les éventualitéslointaines il demeurait aussi indifférent qu’un touriste myopedevant la beauté d’un vaste paysage ; et ses yeux, au mêmemoment, se posant par hasard sur la serrure de la porte de lacabine, il se dirigea vers celle-ci d’un air absorbé et commençad’en secouer la poignée avec vigueur, tout en protestant de sa voixsérieuse et basse :

« On ne peut plus se fier aux ouvriersaujourd’hui. Voici une serrure ; c’est tout flambant neuf etça ne marche pas du tout. Ça bloque. Tenez !Tenez !… »

Aussitôt qu’ils se trouvèrent seuls dans leurbureau, à l’autre bout du chantier :

« Vous avez chanté l’éloge de cetindividu à Sigg, mais j’aimerais savoir ce que vous appréciez enlui ? demanda le neveu avec un léger mépris.

– Je reconnais qu’il n’a rien d’uncapitaine de roman, si c’est cela que vous voulez dire, réponditl’aîné sèchement. Est-ce que le contremaître des menuisiers duNan-Shan est dehors ? Entrez, Bates. Comment sefait-il que vous laissiez les hommes de Tait nous poser une serruredéfectueuse à la porte de la cabine ? Le capitaine l’aremarqué du premier coup. Faites-en mettre une autre tout de suite.Les petites pailles, Bates… les petites pailles ! »

La serrure fut donc remplacée, et peu de joursaprès, le Nan-Shan s’élançait vers l’est sans que MacWhirr eût fait aucune nouvelle remarque au sujet des aménagements,ni qu’on lui eût entendu proférer un seul mot d’orgueil à propos deson navire, de reconnaissance pour sa nomination, ou desatisfaction devant les perspectives de son avenir.

De tempérament non plus loquace que taciturne,il trouvait à vrai dire très rarement l’occasion de parler.Restaient naturellement les questions de service – instructions,ordres, etc., mais le passé étant, à ses yeux, bien passé, et lefutur n’étant pas encore, il estimait que les menus événements dechaque jour ne méritent pas le plus souvent, de commentaires, – etque les faits parlent d’eux-mêmes avec une insurpassableprécision.

Le vieux M. Sigg aimait les hommes de peude mots, ceux « qu’on est sûr qui ne chercheront pas à brochersur les instructions ». Mac Whirr, qui possédait les qualitésrequises, fut maintenu au commandement du Nan-Shan dont ildirigeait, par les mers de Chine, les courses précautionneuses.

Le navire avait été déclaré et inscrit sur leregistre maritime britannique, mais au bout d’un certain temps,M. Sigg avait jugé plus expédient de le transférer sous lescouleurs siamoises. À la nouvelle du transfert projeté, Jukess’agita comme sous le coup d’un affront personnel. Il se promenaiten grommelant et en faisant entendre de petits ricanements demépris.

« Non ! mais vous nous voyez avec ungrotesque éléphant d’arche de Noé sur le pavillon du navire !dit-il une fois à la porte de la chambre des machines. Je veux êtrependu si je supporte ça. Je leur collerai ma démission. Est-ce queça ne vous dégoûte pas, vous, monsieur Rout ? »

Le chef mécanicien se contenta de s’éclaircirla voix de l’air d’un homme qui sait ce que « coller sadémission » veut dire.

La première fois que le nouveau pavillonflotta à l’arrière du Nan-Shan, Jukes le contemplaamèrement de la passerelle. Il lutta quelque temps avec sessentiments, puis remarqua :

« Cocasse, tout de même, de se baladersous un pavillon pareil ! Trouvez pas, capitaine ?

– Qu’est-ce qui lui manque, à cepavillon ? demanda le capitaine. Je le trouve tout à faitcorrect, moi », et il se dirigea vers l’extrémité de lapasserelle pour le mieux voir.

« Eh bien ! moi, je le trouvecocasse ! » cria Jukes outré, en quittant brusquement lapasserelle.

Le capitaine Mac Whirr fut consterné par unetelle façon d’agir. Peu de temps après, il entra tranquillementdans le rouf et ouvrit le « code international dessignaux » à la planche où les pavillons de toutes les nationsétaient dûment représentés en rangs de couleurs voyantes. Il fitcourir son doigt le long des rangs, et lorsqu’il arriva au Siam, ilcontempla avec une grande attention le champ rouge et l’éléphantblanc. Rien n’était plus simple, mais afin de s’assurer davantage,il emporta le livre sur la passerelle ; il voulait comparer ledessin colorié à l’objet réel qui flottait au mât de pavillond’arrière ; quand Jukes, qui s’acquitta ce jour-là de sonservice avec une espèce de fureur réprimée, se trouva de nouveausur la passerelle, son capitaine lui dit :

« Il n’y manque rien, à ce drapeau.

– N’y manque rien ? marmotta Jukesen se jetant à genoux devant un caisson, d’où il sortit rageusementune ligne de sonde de rechange.

– Non ; j’ai cherché dans le livre.Le battant, deux fois le guindant, et l’éléphant exactement dans lemilieu. Je me doutais bien qu’à terre, on saurait fabriquer lepavillon local. Cela va de soi. C’est vous qui êtes dans l’erreur,Jukes.

– Eh bien ! capitaine, commençaJukes en se relevant d’un bond, tout ce que je puis dire… Et sesmains tremblantes s’exaspéraient à démêler la glène du fil desonde.

– Ça va bien. Ça va bien », repritle capitaine en manière d’apaisement. (Il était pesamment assis surun petit pliant de toile qu’il affectionnait spécialement.)« Tout ce que vous avez à faire, c’est de prendre soin qu’ilsne hissent pas l’éléphant la tête en bas tant qu’ils n’y sont pastout à fait habitués. »

Jukes lança la nouvelle ligne de sonde sur legaillard d’avant et bruyamment :

« Oh ! là, maître d’équipage, ayezbien soin qu’elle trempe entièrement. » Puis il se retournavers son capitaine avec résolution. Mais Mac Whirr en étendantconfortablement ses coudes sur la rambarde de la passerellecontinuait :

« Parce que je suppose que ça seraitinterprété comme un signal de détresse ; qu’enpensez-vous ? Moi, j’imagine que l’éléphant représente quelquechose comme le Union Jack dans le pavillon…

– Ah ! vous croyez ! »glapit Jukes, d’une telle voix que toutes les têtes sur le pont duNan-Shan se retournèrent.

Alors il poussa un soupir, puis soudainrésigné :

« Pour sûr que ça ferait un sacré signalde détresse », conclut-il débonnairement.

Plus tard, le même jour, il accosta le chefmécanicien avec un confidentiel :

« Écoutez, que je vous raconte ladernière du vieux. »

M. Salomon Rout (que l’on nommaitcommunément Sol le Long ou le vieux Sol, ou Père Rout) se trouvaitpresque invariablement l’homme le plus grand à bord de tous lesnavires sur lesquels il servait ; d’où l’habitude qu’il avaitprise de se pencher avec condescendance et flegme vers sesinterlocuteurs. Ses cheveux étaient rares et couleur de sable, sesjoues plates étaient décolorées, ainsi que ses poignets osseux etses longues mains d’homme d’étude, comme s’il eût vécu dans l’ombretoute sa vie.

Il sourit de son haut à Jukes sans arrêter defumer et de regarder placidement autour de lui à la manière d’unbon oncle qui prêterait une oreille complaisante au récit d’unécolier surexcité. Au demeurant fort amusé, mais sans le laisservoir, il demanda :

« Et lui avez-vous collé votredémission ?

– Non ! » cria Jukes, élevantune voix lasse et découragée au-dessous du grincement discordantdes treuils à frictions. Ceux-ci se démenaient furieusement,activant les longs mâts de charge au bout desquels pendaient lesélingues raidies par d’énormes ballots qu’ils laissaient choirnégligemment à extrémité de course. Les chaînes de chargegémissaient dans les chapes des poulies, tintaient contre leshiloires, cliquetaient sur les bords du navire, et leNan-Shan tout entier frémissait, enveloppant de vapeur sesflancs gris.

« Non, cria Jukes. À quoi bon ?Autant fiche ma démission à cette cloison. Un homme comme ça, iln’y a moyen de lui faire rien comprendre. Il m’estomaquepositivement. »

À ce moment, le capitaine Mac Whirr, revenantde terre, traversa le pont, parapluie en main, escorté par unChinois lugubre et flegmatique qui marchait par-derrière dans dessouliers de soie à semelles de papier et qui portait lui aussi unparapluie.

Le capitaine du Nan-Shan parlant àpeine distinctement, et, comme d’habitude, contemplant la pointe deses bottes, observa qu’il serait nécessaire cette fois-ci de faireescale à Fou-Tchéou, et qu’il désirait que M. Rout mît souspression pour demain après-midi à une heure précise. Il repoussason chapeau en arrière pour s’éponger le front tout en remarquantque « de toute façon il avait horreur d’aller à terre »,tandis que, le dépassant de la tête, sans daigner répondre un mot,M. Rout fumait avec austérité, tout en caressant son coudedroit de la main gauche. Puis, de cette même voix basse, Jukesreçut l’ordre de débarrasser l’entrepont d’avant. On allaitinstaller là deux cents coolies que la compagnie Bun-Hinrapatriait. Un sampan allait tantôt apporter vingt-cinq sacs de rizpour servir à leur nourriture.

« Ce sont tous des engagés de sept ans,dit le capitaine Mac Whirr, et ils ont chacun un coffre en bois decamphrier. » Le charpentier devait immédiatement commencer àclouer des lattes de trois pouces le long de l’entrepont, del’avant à l’arrière, afin d’empêcher ces coffres de chahuter quandil y aurait de la mer. Jukes ferait mieux de s’en occuper tout desuite : « Vous entendez, Jukes ? »

Quant à ce Chinois-ci, il accompagnait lenavire jusqu’à Fou-Tchéou où il pourrait servir d’interprète ;c’était le commis de Bun-Hin qui désirait se rendre compte del’espace disponible. Jukes aurait à le conduire à l’avant :« Vous entendez, Jukes ? »

Jukes prit soin de ponctuer ces instructionsde l’obligatoire : « Oui, capitaine » proféré sansenthousiasme aux endroits voulus. Un brusque :

« Amène-toi, John. Tâche à regardervoir », mit le Chinois en mouvement derrière ses talons.

« Voir partout si tu veux, toi regarderpartout pareil », dit Jukes qui n’avait aucune dispositionpour les langues étrangères et trouvait le moyen de massacrercruellement même le pidgin[2]. Il montradu doigt le panneau ouvert :

« Place premier choix pour coucher. Toibien voir, hein ? »

Il était bourru comme il convient quand on sesent de race supérieure, mais non pas hostile. Le Chinoiscontemplait tristement et silencieusement l’obscurité del’écoutille, comme s’il se tenait à l’entrée d’un tombeau.

« Pas tomber pluie là en bas – tuvois ? continuait Jukes. Suppose toujours beau temps comme ça,le coolie monte en haut. Fait comme ça – Phoooooo ! » Ildilata sa poitrine et gonfla ses joues. « Compris, John ?respirer air frais. Bon, hein ? Lui laver pantalons, mangerchow-chow en haut – compris John ? »

Son imagination s’échauffait. Jouant de labouche et des mains, il faisait simulacre de manger du riz et delaver des vêtements, et le Chinois, qui dissimulait la méfiance quelui inspirait cette pantomime sous un air recueilli, nuancé d’unedélicate et subtile mélancolie, promenait ses yeux en amande deJukes au panneau et du panneau à Jukes.

« Très bien », murmura-t-il d’unevoix basse et désolée. Puis glissant le long des ponts, contournantles obstacles, il disparut soudain dans un plongeon, sous uneélingue chargée de dix sacs poussiéreux, emplis de je ne saisquelle précieuse marchandise à odeur nauséabonde.

Le capitaine Mac Whirr, cependant, s’étaitrendu sur la passerelle, puis dans la chambre des cartes oùtraînait une lettre commencée depuis deux jours, une de ses longueslettres à sa femme, qui, toutes, débutaient par ces mots :« Mon épouse chérie » et dont le steward avait toutloisir de se repaître entre deux coups de plumeau donnés auxchronomètres, ou deux coups de balai au plancher. Les minutieuxdétails sur chaque sortie du Nan-Shan intéressaientinvraisemblablement le steward beaucoup plus que la femme à qui cesrelations étaient destinées.

Ces pages, interminablement pleines de laconstatation laborieuse des seuls menus faits auxquels laconscience de Mac Whirr fût sensible, allaient trouverMme Mac Whirr dans la banlieue nord deLondres ; une petite maison avec un bout de jardin devant lesfenêtres en saillie, un portique de décente apparence, une ported’entrée avec des vitres de couleur dans un encadrement de plomb enimitation. Il payait quarante-cinq livres par an pour cela et netrouvait pas le loyer trop élevé, car Mme Mac Whirr(personne revêche, au cou décharné et aux manières prétentieuses)était de bonne naissance et avait connu des jours meilleurs ;on la considérait dans le voisinage comme « tout à faitsupérieure ». L’unique secret de sa vie était la honteuseterreur du jour où son mari rentrerait à la maison et y habiteraitpour de bon. Sous ce même toit vivaient également sa fille Lydia etson fils Tom. Tous deux ne connaissaient que très peu leur père. Lecapitaine n’était pour eux guère plus qu’un visiteur rare etprivilégié qui, le soir, fumait sa pipe dans la salle à manger etqui restait à coucher. Lydia, fillette languissante, était plutôtchoquée par ses façons ; quant à Tom, à la manière des jeunesgarçons, il manifestait une complète indifférence, franche,naturelle et charmante.

Et douze fois par an, le capitaine Mac Whirrcorrespondait ainsi, du fond des mers de Chine, demandant qu’on lerappelât « au souvenir de ses enfants » et signant« ton mari qui t’aime » avec un calme parfait, comme sices mots usés déjà par tant de générations eussent perdu leursignification et ne dussent plus servir que pour la forme.

Les mers de Chine, du nord au sud, sont desmers étroites ; des mers semées de traverses prévues ouimprévues, telles que bancs de sable, îles, récifs, courantschangeants et rapides – menus événements quotidiens dont le langageinarticulé est clairement compris par les marins. Cette indistincteet sincère éloquence des faits s’adressait fortement et précisémentau sens des réalités que possédait le capitaine Mac Whirr ;aussi celui-ci, abandonnant sa chambre d’en bas, vivait-ilpratiquement sur la passerelle de son navire ; il s’y faisaitsouvent monter son repas et dormait, la nuit, dans la chambre deveille. C’est là qu’il rédigeait ses lettres à sa femme. Chacuned’elles, sans exception, contenait cette phrase : « Il afait très beau temps pendant ce voyage » ou, sous quelqueforme presque semblable, une semblable constatation. Et cetteconstatation, dans sa merveilleuse persistance, était aussiparfaitement exacte que quelque autre constatation que contînt lalettre.

M. Rout, lui aussi, écrivait des lettres,mais personne à bord ne pouvait savoir à quel point il avait laplume bavarde car lui, du moins, avait assez d’imagination pourtenir son bureau fermé à clef.

Sa femme se délectait à son style. C’était uncouple sans enfants et Mme Rout, grande personnejoviale de quarante ans à poitrine opulente, occupait avec lavénérable et décrépite mère de M. Rout un petit cottage prèsde Teddington. Elle parcourait sa correspondance, au déjeuner dumatin, avec des yeux animés, déclamant d’une voix joyeuse lespassages susceptibles d’intéresser la vieille. Elle faisaitprécéder chaque extrait du cri avertisseur de : « Salomondit », car la vieille dame était sourde.Mme Rout fils ne se retenait pas de jeter égalementà la tête des étrangers qui venaient la voir ces oracles de Salomonet, parfois, les visiteurs restaient quelque peu déconcertés par leton inopinément bizarre et jovial de ces citations.

Le jour où le nouveau pasteur fit sa premièrevisite au cottage, elle trouva l’occasion de lancer :« Comme dit Salomon : les mécaniciens qui naviguentcontemplent les merveilles de la nature marine », quand unsoudain changement d’attitude du pasteur la fit s’arrêterébahie.

« Salomon… Oh !… Madame Rout, bégayale jeune homme tout rougissant, je dois vous dire que… Je ne…

– Mais c’est mon mari ! »cria-t-elle alors, puis se rendant compte de la méprise, ellepartit d’un rire immodéré, un mouchoir devant les yeux et touterenversée sur sa chaise, tandis que le pasteur restait assis, unsourire contraint sur les lèvres, persuadé, dans son inexpériencedes femmes joviales, que celle-ci devait être folle à lier. Par lasuite, ils devinrent d’excellents amis ; dès que le pasteureut pu se convaincre qu’elle n’était coupable d’aucune intentionirrévérencieuse, Mme Rout reparut à ses yeux cequ’elle était : une très digne personne. Et bientôt, il apprità entendre sans sourciller d’autres bribes de la sagesse deSalomon.

« Pour ce qui est de moi, avait-il dit unjour (à ce que rapportait sa femme), je préfère un âne bâté à uncoquin pour capitaine. Une brute il y a encore moyen de laprendre ; mais un coquin, c’est malin ; ça vous glisseentre les doigts. » Induction gratuite tirée du casparticulier du capitaine Mac Whirr, dont l’honnêteté évidente avaitle poids et l’épaisseur d’un bloc d’argile.

M. Jukes, lui, célibataire et incapablede généralisations, avait pour confident habituel un vieux camaradede bord, actuellement second officier d’un transatlantique. C’est àlui qu’il ouvrait son cœur, insistant d’abord sur les avantages dela navigation de commerce en Extrême-Orient, avec des allusions autrafic occidental qu’il dépréciait d’autant. Il exaltait les ciels,les mers, les navires, la vie facile. Le Nan-Shan,certifiait-il, n’avait pas son pareil pour tenir la mer.

« Ici pas d’uniformes chamarrés, disaientses lettres ; ici nous sommes tous des frères. Les repas seprennent en commun ; c’est une vie de coq en pâte… Les piedsnoirs sont aussi décents qu’on peut souhaiter pour des gens commeça ; le vieux Sol, le chef, est un bon zigue. Nous sommes bonsamis. Quant au vieux, on n’imagine pas un capitaine plus placide.Par moments, tu jurerais qu’il est trop bête pour voir quoi que cesoit qui cloche. Mais non, ce n’est pas cela. Ça ne peut pas être.Il commande depuis un assez bon nombre d’années ; ses ordresne sont jamais stupides, et ma foi il dirige fort passablement sonnavire sans embêter personne. Je me dis parfois qu’il n’a pas assezde cervelle pour oser se lancer dans des remontrances ; maisje ne cherche pas à en tirer avantage ; vrai, je ne trouveraispas ça bien. En dehors de la routine du service, il n’a pas l’airde comprendre la moitié de ce qu’on lui dit. Parfois on enplaisante. Mais à la longue ça paraît un peu morne d’avoir à vivreavec un homme comme ça. Le vieux Rout prétend qu’il n’a pasbeaucoup de conversation. De conversation, Seigneur ! Iln’ouvre jamais la bouche ! L’autre jour je bavardais avec l’undes mécaniciens, sous la passerelle ; Mac Whirr doit nousavoir entendus : quand je suis monté pour prendre le quart, ilest sorti du rouf, a bien regardé tout à l’entour, a louché sur lesfeux de côté, jeté les yeux sur les compas, reluqué les étoiles,bref les simagrées habituelles ; puis, au bout d’unmoment :

« – C’était pas vous qui parlieztantôt, dans la coursive de bâbord ?

« – Si fait, capitaine.

« – Avec le troisième ?

« – Oui, capitaine.

« Là-dessus il se retire à tribord où ils’assied, à l’abri du cagnard, sur son petit pliant, et pendant unedemi-heure peut-être n’émet plus un son… Si pourtant ; il aéternué.

« Puis je l’entends là-bas qui selève ; il s’amène à pas lents jusqu’à bâbord oùj’étais :

« – Je n’arrive pas à comprendre ceque vous pouvez bien trouver à raconter, me dit-il. Deux bonnesheures !… Je ne vous blâme pas. Moi je vois à terre des gensqui ne font que ça toute la journée, et qui le soir s’assoient etcontinuent tout en buvant. Il faut croire qu’ils répètent tout letemps les mêmes choses. Je n’arrive pas à comprendre.

« As-tu jamais rien entendu depareil ? Et tout cela dit d’un ton si patient. Vrai je mesentais tout apitoyé. Mais quelquefois tout de même il m’exaspère.Naturellement on ne voudrait rien faire qui le froisse, et mêmepour le bon motif. Mais rien ne le froisse. On lui ferait un piedde nez qu’il demanderait innocemment et gravement :« Qu’est-ce qui vous prend ? » Il s’étonne comme unenfant. Un jour, il m’a dit du ton le plus naturel qu’il trouvaitpar trop difficile de découvrir ce qui agitait les hommes d’unemanière si bizarre. Mais, en vérité, il est trop épais pour s’entourmenter. »

Ainsi parlait Jukes à son ami que retenaientles mers occidentales, sous la dictée de son cœur et donnant librecours à sa fantaisie.

Il exprimait ce qu’il pensait en toutefranchise : ça ne valait pas la peine de chercher à émouvoirun homme pareil.

Si le monde eût été peuplé de Mac Whirr, lavie fût sans doute apparue à Jukes comme une affaire insipide et demédiocre profit. Il n’était pas seul de cette opinion. On eût ditque la mer elle-même, épousant la cordiale indulgence de Jukes,jugeait inutile de se jamais mettre en frais pour secouer de satorpeur cet homme taciturne qui rarement levait les yeux sur elle.Il se promenait innocemment sur les eaux dans le seul but bienapparent de subvenir à la nourriture, aux vêtements et au loyer destrois siens qu’il avait laissés à terre. Des sales temps, il enavait connu, parbleu ! Il avait été saucé, secoué, fatiguécomme de juste ; mais tout cela dont on souffrait le jour mêmeétait oublié le jour suivant. Si bien qu’à tout prendre, il avaitraison, dans les lettres à sa femme, de parler toujours du beautemps.

Mais la force inquiète des flots, mais leurcourroux impondérable, le courroux qui passe et retombe et quin’est jamais apaisé, le courroux et l’emportement passionné de lamer, voilà ce qu’il ne lui avait jamais été donné d’entrevoir. Ilsavait que cela existe, comme nous savons que le crime et lesabominations existent. Il avait entendu parler de cela, comme lepaisible citoyen d’une grande ville peut avoir entendu parler debatailles, de famines, d’inondations, sans se représenteraucunement ce que ces mots signifient, encore qu’il ait été mêlépeut-être dans la rue à quelque bagarre, qu’un jour il ait étéforcé de se passer de dîner ou trempé jusqu’aux os dans uneaverse.

Le capitaine Mac Whirr avait parcouru lasurface des océans, comme certaines gens glissent toute leur viedurant à la surface de l’existence, qui se coucheront enfintranquillement et décemment dans la tombe, – qui n’auront rienconnu de la vie, qui n’auront jamais eu l’occasion de rienconnaître de ses perfidies, de ses violences, de ses terreurs.

Sur terre et sur mer, il existe de ces gensainsi favorisés – ou ainsi dédaignés par le destin et par lamer.

Chapitre 2

 

En observant la baisse persistante dubaromètre, le capitaine Mac Whirr pensa donc : « Il doitfaire quelque part un sale temps peu ordinaire. » Oui, c’estexactement ce qu’il pensa. Il avait l’expérience des sales tempsmoyens – le terme sale appliqué au temps n’impliquant qu’un malaisemodéré pour le marin.

Une autorité incontestable lui eût-elleannoncé que la fin du monde sera due à un trouble catastrophique del’atmosphère, il aurait assimilé cette information à la simple idéede « sale temps » et pas à une autre, parce qu’il n’avaitaucune expérience des cataclysmes, et que la foi n’implique pasnécessairement la compréhension.

La sagesse de son pays avait décrété, au moyend’un acte de Parlement, qu’avant d’être jugé digne d’assumer lacharge d’un navire on devait avoir été reconnu capable de répondreà quelques simples questions au sujet des orages circulaires telsqu’ouragans, cyclones et typhons ; il faut croire que MacWhirr avait répondu passablement puisqu’il commandait maintenant leNan-Shan dans les mers de Chine pendant la saison destyphons. Mais il y avait longtemps de cela et Mac Whirr ne serappelait plus rien de tout cela aujourd’hui.

Il était cependant conscient du malaise quelui causait cette chaleur moite. Il sortit sur la passerelle maisn’y trouva aucun soulagement à sa gêne. L’air semblait épais. MacWhirr haletait comme un poisson hors de l’eau, et finit par secroire sérieusement indisposé. La surface circulaire de la meravait le lustre ondoyant d’une étoffe de soie grise au travers delaquelle le Nan-Shan traçait un sillon fugitif. Le soleil,pâle et sans rayons, répandait une chaleur de plomb dans unelumière bizarrement diffuse. Les Chinois s’étaient couchés tout deleur long sur le pont. Leurs visages jaunes, pincés et anémiques,ressemblaient à des figures de bilieux. Deux d’entre eux furentspécialement remarqués par le capitaine Mac Whirr ; étendussur le dos en dessous de la passerelle, ils semblaient morts dèsqu’ils avaient les yeux fermés. Trois autres, par contre, sequerellaient âprement, là-bas, à l’avant ; un grand individu,à demi nu, aux épaules herculéennes, était indolemment penché surun treuil tandis qu’un autre, assis par terre, les genoux relevéset la tête penchée de côté dans une attitude de petite fille,tressait sa natte ; les mouvements de ses doigts étaient lentset toute sa personne respirait une extraordinaire langueur. Lafumée luttait péniblement pour sortir de la cheminée, et, au lieude flotter au loin, elle s’étendait comme un nuage d’enfer quiempestait le soufre et faisait pleuvoir de la suie sur lesponts.

« Que diable faites-vous là, monsieurJukes ? » demanda le capitaine Mac Whirr.

Bien que marmottée plutôt que prononcée, cetteapostrophe insolite fit sursauter M. Jukes comme un coup destylet sous la cinquième côte. Une glène de filin à ses pieds, unmorceau de toile sur les genoux, il poussait vigoureusement soncarrelet, installé sur un tabouret bas qu’il s’était fait montersur la passerelle. Il leva les yeux et la surprise donna à sonregard une expression de candeur et d’innocence.

« Je ralingue quelques sacs de ce nouveaulot dont nous nous sommes servis pour le charbonnage, riposta-t-ilsans aigreur. Nous en aurons besoin la prochaine fois que nousferons du charbon, capitaine.

– Que sont donc devenus les ancienssacs ?

– Mais ils sont usés,capitaine. »

Le capitaine Mac Whirr considéra son secondd’un air d’abord irrésolu, puis finit par déclarer sa cynique etsombre conviction que plus de la moitié de ces sacs avait dû passerpar-dessus bord. « Si l’on pouvait seulement savoir lavérité ! » disait-il. Puis il se retira à l’autreextrémité de la passerelle.

Jukes, exaspéré par cette sortie immotivée,cassa son aiguille au second point, laissa tomber son travail et seleva, en grommelant des imprécations contre cette mauditechaleur.

L’hélice peinait ; les trois Chinois, àl’avant, avaient tout à coup cessé de se chamailler, et celui quid’abord tressait sa natte, à présent laissait son regard morneglisser par-dessus ses genoux qu’il étreignait.

Le soleil blafard jetait des ombres faibles etcomme maladives. La houle s’accentuait, se précipitait incessammentet le navire piquait de lourdes embardées dans les creux profondset mous de la mer. Jukes chancela :

« Je voudrais savoir d’où vient cettefichue houle, dit-il tout haut en retrouvant son équilibre.

– Nord-est, grogna le positif Mac Whirr,du bord de la passerelle où il se trouvait, il doit faire là-basquelque sale temps peu ordinaire. Allez regarder lebaromètre. »

Quand Jukes sortit de la chambre de veille,l’expression de son visage était soucieuse. Il se cramponna auxrambardes de la passerelle et regarda le large fixement.

Dans la chambre des machines la températures’était élevée à 117°F[3]. Des voixirritées montaient à travers la claire-voie et le caillebotis de lachaufferie ; des clameurs rudes et aigres, mêlées à desraclements et à des grincements métalliques courroucés, comme sides hommes aux membres de fer et aux gorges de bronze se fussentquerellés dans les soutes.

Le second mécanicien venait d’entrer enconflit avec les chauffeurs qui avaient laissé tomber la pression.Cet homme aux bras de forgeron était généralement redouté ;mais, cet après-midi, les chauffeurs ripostaient avec audace etclaquaient les portes du foyer avec toute la furie du désespoir. Lebruit cessa tout à coup et le second mécanicien apparut, surgissantde la chaufferie ; il était barbouillé de noir, pareil à unramoneur et trempé comme s’il venait de sortir d’un puits. Sa têten’eut pas plus tôt émergé du capot qu’il se mit à tempêter contreJukes, à qui il reprochait de n’avoir pas fait orienterconvenablement les manches à air de la chaufferie. Pour touteréponse Jukes fit, de la main, un geste de protestation concilianteet résignée. « Pas de vent ; qu’est-ce que j’ypuis ? Regardez vous-même. »

Mais l’autre ne voulait pas entendre raison.Ses dents luisaient hargneusement dans sa figure noircie. Ilsaurait bien se charger de cogner, là en bas. Mais que le diablel’emporte ! ces matelots d’enfer s’imaginaient-ils qu’onpouvait garder la pression dans ces damnées chambres de chauffesimplement en cognant des gueules ? Non, par saint Georges. Onavait tout de même besoin de recevoir aussi un peu d’air. Qu’ilsoit à tout jamais pris pour un maudit matelot de pont, s’ilmentait. Jusqu’au chef qui se démenait devant le manomètre etfaisait un raffut de tous les diables dans la chambre des machines,depuis midi. Et Jukes, lui, piqué à son poste sur le pont, à quoiservait-il s’il n’était pas seulement capable d’envoyer un de cesbouffis de propres à rien de matelots de pont pour orienter lesmanches à air ?

Les relations entre la « chambre desmachines » et le « pont » du Nan-Shanétaient, comme on le sait, quasi fraternelles ; aussi Jukes,se penchant sur la rambarde, pria-t-il l’autre, d’un ton contenu,de ne pas faire l’imbécile : le patron était de l’autre côtéde la passerelle. Mais le second tout mutiné déclara qu’il sefichait complètement de qui était de l’autre côté de la passerelle.Jukes, perdant alors brusquement son calme altier, invita lesecond, en termes brutaux et emportés, à monter arranger ces salesappareils à sa guise et à s’envoyer lui-même tout le vent qu’un ânede sa sorte pourrait trouver. Le second se jeta sur le ventilateurde bâbord comme on se précipite au combat ; on eût dit qu’ilvoulait l’arracher, l’envoyer tout entier par-dessus bord ;mais tous ces efforts ne parvinrent qu’à faire pivoter la bonnettede quelques degrés ; après quoi, tout exténué par l’énormedépense de forces, il s’appuya au dos de la timonerie et regardaJukes venir à lui :

« Seigneur ! » fit-il d’unevoix faible. Il leva les yeux vers le ciel puis abaissa son regardvitreux sur l’horizon basculé qui, soulevé jusqu’à former un anglede quarante degrés, se maintint là-haut quelque temps, au sommetd’un grand plan incliné tout lisse, puis se remit en placemollement.

« Ouf ! Seigneur ! Qu’est-cequi se passe donc là-haut ? »

Jukes, qui, pour l’équilibre, écartait encompas sa paire de longues jambes, prit un air de supériorité.

« Cette fois-ci, nous n’y couperons pas,dit-il. Le baromètre dégringole comme je ne sais quoi, Harry. Etvous qui essayez de faire une bête de scène. »

Le mot de « baromètre » semblaraviver la folle animosité du second mécanicien. Rassemblant denouveau toute son énergie, il pria Jukes, d’une voix sourde ethargneuse, de se renfoncer ce sale instrument dans la gorge.Qu’est-ce qui s’en souciait de son baromètre de malheur ?C’était la vapeur ; la pression de la vapeur qui baissait.Entre les chauffeurs qui se défilaient et un chef qui devenaitgâteux, ce n’était plus une vie possible. Tout pouvait bien sauter,après tout ; il s’en fichait comme du juron d’un étameur.

On eût cru qu’il allait pleurer, mais ayantrepris son souffle il continua, dans un obscur grognement :« Je vais les faire se barrer, moi. » Et il s’éloignaprécipitamment. Un instant encore il s’arrêta sur le sommet del’échelle et tendit le poing vers le ciel d’où tombait uneextraordinaire ombre, puis, avec une imprécation, il s’engouffradans le trou noir.

Quand Jukes se retourna, ses yeux tombèrentsur le dos voûté et les larges oreilles cramoisies du capitaine quiavait traversé la passerelle.

« C’est un homme très violent, ce secondmécanicien, dit Mac Whirr sans regarder Jukes.

– Un fameux second, en tout cas, grommelaJukes. Ils ne peuvent pas maintenir la pression », ajouta-t-ilrapidement, se précipitant pour agripper la rambarde en vue duprochain coup de roulis.

Le capitaine Mac Whirr, qui n’y était paspréparé, piqua un petit trot, puis, d’une saccade, se remitd’aplomb près d’un support de tente.

« Un homme grossier, reprit-il. Si celacontinue, je serai obligé de m’en débarrasser à la premièreoccasion.

– C’est la chaleur, dit Jukes. Le tempsest terrible ; à faire jurer un saint. Même ici, en haut, onse sent la tête comme enveloppée dans une couverture delaine. » Le capitaine Mac Whirr leva les yeux.

« Voulez-vous dire que vous n’avez jamaiseu la tête enveloppée dans une couverture de laine, monsieurJukes ? Pourquoi donc était-ce ?

– C’est une façon de parler, capitaine,dit Jukes platement.

– Comme vous y allez, vous autres !Et qu’est-ce que c’est aussi que ces saints qui jurent ? Jevoudrais bien que vous ne parliez pas si étourdiment. Quel genre desaint cela pourrait-il être, qui jurerait ? Pas plus un saintque vous, j’imagine. Et qu’est-ce qu’une couverture de laine vientfaire au milieu de tout ça ? Ou bien le temps… Ce n’est pas lachaleur qui me fait jurer, hein ? C’est la mauvaise humeur etrien d’autre. À quoi cela sert-il que vous parliez commeça ? »

Ainsi protestait le capitaine Mac Whirr contrel’emploi des figures dans le discours ; il acheva d’électriserJukes par un grognement méprisant suivi de paroles de violence etde ressentiment.

« Dieu me damne ! je le chasserai dunavire s’il ne prend pas garde. »

Et Jukes, incorrigible, pensa :« Bonté divine ! on m’a changé mon vieux. C’est de lacolère, s’il vous plaît ; la faute en est au temps,parbleu ! et à quoi d’autre ? Un ange deviendraitgrincheux – pour ne plus parler du saint. »

Tous les Chinois sur le pont semblaient prêtsà pousser le dernier soupir.

En se couchant, le soleil au diamètre rétrécin’avait plus qu’un restant d’éclat roussâtre et sans rayonnement,comme si des millions de siècles écoulés depuis le matin eussentépuisé sa réserve de vie. Un épais bandeau de nuages apparut ducôté du nord ; sa teinte olivâtre était sinistre ; celagisait tout au ras de la mer ; le navire en continuant des’avancer allait sûrement buter contre. Le Nan-Shanavançait pesamment comme une bête épuisée qu’on pousse à la mort.Les lueurs cuivrées du crépuscule s’éteignirent lentement, etl’obscurité fit éclore au zénith un essaim de larges étoilestremblotantes, vacillantes comme si on leur eût soufflé dessus etqui semblaient toutes proches.

À 8 heures, Jukes entra dans la chambre deveille pour mettre au pair le journal de bord. Il copia proprement,d’après les indications du brouillon, le nombre de milles, la routedu navire et dans la colonne du « vent » fit courir lemot « calme » du haut en bas de la page, depuis midijusqu’à 8 heures.

Il était exaspéré par le roulis monotone etobstiné du navire. Le pesant encrier fuyait, éludait laplume ; on eût dit qu’une perverse humeur l’animait. Dans legrand espace au-dessous de la rubrique « remarques »,Jukes écrivit : « Chaleur suffocante », puis ayantmis entre ses dents l’extrémité du porte-plume, à la manière d’unepipe, il s’épongea la face soigneusement.

« Forte houle de travers. Le navirefatigue », écrivit-il encore. « Fatigue n’estpas tout à fait le mot qui convient », se dit-il à lui-même.Puis de nouveau, sur le journal du bord : « Couchantmenaçant avec une basse bande de nuages au N.-E… Ciel clairau-dessus de nous. »

Il leva la plume et, les coudes étalés sur latable, jeta un coup d’œil au-dehors. Dans ce cadre que formaientles montants en bois de teck de la porte ouverte, il vit un pelotond’étoiles hésiter, prendre élan, puis s’essorer vers le haut duciel noir ; et il ne resta plus à leur place qu’une obscuritémartelée de lueurs blanches ; la mer était noire autant que leciel, et au loin pommelée d’écume. Puis, le coup de roulis quiavait enlevé les étoiles les ramena avec l’oscillation en retour,précipitant leur troupeau vers la mer ; et chacune d’ellesélargie, on eût dit un petit disque luisant d’un éclat moite etclair.

Jukes observa pendant un instant les largesétoiles fuyantes, puis il écrivit : « 8 heures du soir.La houle augmente. Le navire peine et embarque. Enfermé les cooliespour la nuit. Le baromètre descend toujours. »

Il s’arrêta et pensa : « Peut-être,après tout, cela ne donnera-t-il rien. » Puis, à la suite deses observations il conclut résolument : « Toutes lesapparences de l’approche du typhon ».

En sortant, il dut s’effacer pour laisserpasser le capitaine Mac Whirr ; celui-ci franchit le seuil dela porte sans dire un mot, ni faire un signe.

« Fermez la porte, monsieur Jukes,voulez-vous ? » cria-t-il de l’intérieur. Jukes seretourna pour la pousser, murmurant ironiquement : « Peurde prendre froid, je suppose. »

C’était son tour de quart en bas ; ilaspirait à communiquer avec ses semblables ; aussi dit-ilallégrement, en passant, au premier lieutenant :

« Après tout, cela n’a pas l’air simauvais que ça, hein ? »

Le premier lieutenant arpentait la passerelle,tantôt dégringolant à petits pas, tantôt gravissant péniblement lapente instable du pont. Au son de la voix de Jukes il s’arrêta net,le regard fixé à l’avant mais ne répondit pas.

« Holà ! En voilà unesérieuse ! » dit Jukes qui, pour bien accueillir la lame,prit du ballant jusqu’à toucher le plancher d’une main. Cette foisle premier lieutenant émit du fond de la gorge un bruit de naturepeu cordiale.

C’était un petit homme vieillot et minable,aux dents gâtées, à la face glabre. On l’avait embarqué en hâte àChang-Haï le jour même de l’accident qui avait privé leNan-Shan du premier lieutenant amené d’Angleterre etretardé de trois heures le départ du navire. Ce malheureux avaittrouvé le moyen (d’une façon que le capitaine ne put jamaiss’expliquer) de tomber dans un chaland à charbon vide rangé le longdu bord, de sorte qu’on avait dû l’envoyer à l’hôpital avec un oudeux membres brisés et une lésion cérébrale.

Jukes ne fut pas découragé par le grognementhargneux du nouveau premier.

« Les Chinois doivent s’en payer là enbas, dit-il ; c’est heureux pour eux que le rafiot ait leroulis le plus doux de tous les navires sur lesquels j’aie jamaisnavigué. Attention ! Celle-là n’est déjà pas simauvaise !

– Attendez seulement », répondithargneusement le lieutenant.

Avec son nez coupant, rouge à l’extrémité,avec ses lèvres minces et pincées, il avait toujours l’air de ragerintérieurement et sa façon de parler, à force de concision, frisaitl’insolence. Quand il n’était pas de service il passait tout sontemps dans sa chambre, la porte close ; il se tenait là sitranquille qu’on eût pu croire qu’il s’y endormait aussitôt entré.Mais l’homme chargé de le réveiller pour le quart le trouvaitinvariablement les yeux grands ouverts, étendu tout de son long sursa couchette, la tête enfouie dans un oreiller sale, d’où ilbraquait ses regards irrités. Il n’écrivait jamais de lettres, neparaissait attendre de nouvelles de nulle part ; une fois onl’avait entendu parler de Hartlepool, mais avec une extrêmeamertume et uniquement à propos des prix exorbitants d’une pensionde famille où il avait vécu quelque temps.

C’était un de ces hommes comme on en ramassedans tous les ports du monde à l’heure du besoin, qui ne manquentpas de compétence, mais sont désespérément à court d’argent ;leur aspect ne témoigne d’aucun vice sans doute, mais bien de lafaillite irrémédiable de leur vie. Ils viennent à bord un jourd’urgence ; ils n’ont d’attache avec aucun navire, et tousleur sont également indifférents ; ils n’ont que des rapportsoccasionnels avec leurs camarades, qui ne connaissent rien de leurvie ; puis brusquement, ils décident de vous lâcher, et celatoujours au moment le plus inopportun. Ils s’esquivent sans un motd’adieu, dans quelque port abandonné du Ciel, où d’autresredouteraient d’échouer ; ils n’emportent avec eux qu’unemisérable petite malle ficelée comme une cassette, et fuient avecl’air de secouer vers le navire qu’ils quittent la poussière deleurs souliers.

« Attendez seulement un peu, »reprit-il. Jukes ne voyait de lui qu’un dos buté, que balançaitl’énorme lame.

« Alors vous pensez que ça vachauffer ? demanda Jukes avec un intérêt enfantin.

– Si je pense que… Pense rien ! Vousne m’y prendrez pas ! riposta vivement le petit lieutenantavec un mélange de fierté, de mépris et d’astuce, comme s’il venaitd’éventer un piège dans la bénévole question de Jukes. Non !non ! aucun de vous ici ne se paiera ma tête… Àd’autres ! » marmotta-t-il.

Jukes classa tout aussitôt le lieutenant dansla catégorie des sales vilains bougres et se prit à déplorerderechef l’effondrement du pauvre James Allen dans le chaland àcharbon.

La noirceur lointaine du ciel, à l’avant dunavire, semblait une seconde nuit vue à travers la nuit étoilée dela terre, une nuit sans étoiles, gouffre d’obscurité par-delàl’univers créé, et dont la déconcertante tranquillité apparaîtraitdans une échancrure de l’étincelante sphère dont notre terre formele noyau.

« Quoi que ce soit qu’il se prépare, ditJukes, nous y filons tout droit.

– C’est vous qui l’avez dit, releva lelieutenant tournant toujours le dos à Jukes. C’est vous qui l’avezdit, remarquez-le bien ; ce n’est pas moi.

– Oh ! allez au diable », ditJukes sans ambages ; l’autre fit entendre un petit gloussementde triomphe :

« C’est vous qui l’avez dit !répéta-t-il.

– Et puis après ?

– J’ai connu des hommes vraimentremarquables qui ont eu à s’expliquer avec leurs patrons pour enavoir dit fichtrement moins, reprit le premier lieutenantfiévreusement. Oh ! non, vous ne m’y prendrez pas !

– Vous semblez diablement préoccupé de nepas vous couper, dit Jukes qu’aigrissait une telle bêtise. Je n’aipas peur de dire ce que je pense, moi.

– Oui, oui ; de me le dire à moi. Jene compte pas, je le sais de reste. »

Le navire, après un temps de stabilitérelative, se lança dans une série de balancements renforcés, etJukes fut d’abord trop occupé à maintenir son équilibre pour ouvrirla bouche.

Mais sitôt que ce violent roulis se fut un peucalmé, il reprit :

« C’est un petit peu trop d’une bonnechose. Quoi qu’il en soit, je trouve qu’on devrait mettre debout àla lame. Le vieux vient de rentrer se coucher. Qu’on me pende si jene vais pas lui en parler. »

Il ouvrit la porte de la chambre de veille.Non ! le capitaine Mac Whirr n’était pas couché ; il setenait debout agrippé d’une main au rebord de la tablette ; del’autre main il maintenait ouvert un gros volume dans lequel sonregard plongeait. La lampe du plafond ballottait dans soncardan ; les livres desserrés se culbutaient sur laplanchette ; le long baromètre décrivait des cerclessaccadés ; la table à chaque instant modifiait sa pente. Aumilieu de ce chahut, le capitaine Mac Whirr, toujours ferme, levales yeux de dessus le livre et demanda :

« Qu’est-ce qu’on me veut ?

– Capitaine, la houle augmente.

– Ça se remarque ici, grommela MacWhirr ; rien de fâcheux ? »

Jukes, déconcerté par la gravité du regard quile fixait par-dessus le livre, fit une grimace embarrassée.

« On roule comme de vieilles bottes,dit-il d’un air penaud.

– Oui ! gros temps – très grostemps. Que voulez-vous ? »

À cette demande Jukes perdit pied et commençaà patauger.

« C’est rapport à nos passagers, dit-il àla manière d’un homme qui s’accroche à un fétu de paille.

– Passagers ? s’exclama Mac Whirr.Quels passagers ?

– Mais les Chinois, capitaine, expliquaJukes à qui cette conversation tournait sur le cœur.

– Les Chinois ! Pourquoi neparlez-vous pas clairement ? Je n’arrive pas à comprendre ceque vous voulez dire. Jusqu’à ce jour, je n’avais pas entenduappeler « passagers » une bande de coolies. Passagers,vraiment ? Mais qu’est-ce qui vous prend ?

Mac Whirr, refermant le livre sur son index,abaissa le bras et parut intrigué.

« Qu’est-ce qui vous fait penser auxChinois, monsieur Jukes ? »

Jukes fit un plongeon comme un hommeacculé :

« Le navire embarque de leur côté àchaque coup de roulis, capitaine. Leur pont est tout plein d’eau.Je pensais que vous pourriez peut-être faire mettre debout à lalame – pendant quelque temps. Jusqu’à ce que cela se calme un peu.Ce qui ne va pas tarder, il faut croire. Mettez le cap à l’est. Jen’ai jamais vu un bateau rouler comme ça. »

Il se tenait debout dans la porte. Lecapitaine, renonçant à l’insuffisant point d’appui que lui offraitla planchette, lâcha celle-ci brusquement et alla s’abattre sur sacouchette de tout son poids.

« Le cap à l’est ? dit-il en faisanteffort pour se mettre sur son séant. Mais c’est nous dérouter deplus de quatre quarts ?

– Oui, capitaine, cinquante degrés ;juste assez pour contourner cela. »

Le capitaine Mac Whirr s’était maintenantassis. Il n’avait pas lâché le livre, ni même perdu la page.

« À l’est ? répéta-t-il avec unestupeur grandissante. À… ah çà ! où est-ce que vous croyezdonc que nous allions ? Vous voudriez que je déroute de plusde quatre quarts un navire en pleine puissance pour donner plusd’aise aux Chinois ! Non ! j’ai souvent entendu parler dechoses folles faites ici-bas, mais ceci… Si je ne vous connaissaispas, monsieur Jukes, je penserais que vous avez bu. Dévier dequatre quarts… et puis ensuite ? Quatre quarts de l’autrecôté, je suppose, pour rattraper la route. Qu’est-ce qui a pu vousmettre dans la tête que j’allais faire courir des bordées à unvapeur tout comme si c’était un voilier ?

– Une fameuse chance que ça n’en soit pasun, riposta Jukes avec amertume. Il y a beau temps qu’on aurait vuvoler le gréement par-dessus bord.

– Oui-da ! et vous, vous n’auriez euqu’à rester les bras croisés à le regarder s’en aller, dit lecapitaine avec une certaine animation. Calme plat, hein ?

– Oui, capitaine. Mais il s’amène quelquechose qui sort de l’ordinaire, pour sûr.

– Peut-être bien. Et je suppose que vousavez idée que je devrais m’écarter du trajet de cettesaloperie ? » Le capitaine Mac Whirr parlait avec la plusgrande simplicité d’attitude et de ton, en fixant le linoléum duplancher d’un air grave. Aussi ne vit-il pas se peindre sur la facede Jukes un mélange de dépit et d’étonnement respectueux.

« Eh bien ! voilà ce livre, n’est-cepas ? continua-t-il délibérément en faisant claquer sur sacuisse le volume fermé. Je viens justement d’y lire le chapitre surles tempêtes. »

C’était vrai. Il venait de lire le chapitresur les tempêtes. Ce n’était pourtant pas dans cette intentionqu’il était entré dans la chambre de veille. Mais quelque influencedans l’air – la même influence sans doute qui avait poussé lesteward à monter les bottes et le ciré du capitaine dans la chambresans en avoir reçu l’ordre – avait pour ainsi dire guidé sa mainvers la planchette ; et, sans avoir pris le temps des’asseoir, avec un conscient effort, il s’était plongé dans laterminologie savante. Il se perdait parmi les « demi-cerclesmaniables » et les « demi-cercles dangereux », lesquarts de cercles droits et gauches, les courbes des orbites, latrajectoire du centre et le gisement probable de celui-ci, lessautes de vent et les hauteurs du baromètre. Il essayait d’amenertoutes ces choses en relation directe avec lui ; mais lacolère l’avait enfin envahi contre une telle avalanche de mots,contre tant de conseils, un travail si purement cérébral et dessuppositions sans une lueur de certitude.

« C’est la chose du monde la plusendiablante, Jukes, dit-il. Si un malheureux s’avisait de croiretout ce qu’il y a là-dedans, il passerait le plus clair de sontemps à essayer de contourner le vent. »

Il frappa de nouveau le livre contre sajambe ; Jukes ouvrit la bouche, mais ne dit rien.

« Courir pour contourner le vent !Vous saisissez cela, monsieur Jukes ? On ne peut rien imaginerde plus fou ! (Le capitaine s’interrompait par instants pourcontempler attentivement le parquet.) On pourrait croire que c’estune vieille femme qui a écrit tout ça. Cela me dépasse. Si cettechose-là prétend être utile à quoi que ce soit, je devrais, suivantelle, changer immédiatement ma route pour filer quelque part audiable et me précipiter sur Fou-Tchéou par le nord à la queue de latempête qu’il doit faire quelque part sur notre route. Par lenord ! Vous saisissez, monsieur Jukes ? Trois centsmilles en sus de parcours, et une jolie note de charbon à montrer.Je ne pourrais me décider à faire cela, quand même chaque motlà-dedans serait parole d’Évangile, monsieur Jukes. Ne comptez pasque je… » Et Jukes, silencieux, s’émerveillait de cedéploiement de sentiments et de cette subite loquacité.

« Mais la vérité est que vous ne savezpas si cet individu a raison ou non. Comment peut-on savoir de quoiest faite une tempête avant de l’avoir sur le dos ? Il n’estpas à bord, n’est-ce pas ? Très bien. Il dit ici que legisement du centre de ce fourbi est à huit quarts du lit duvent ; mais nous n’avons pas de vent du tout, malgré la chutedu baromètre. Alors où donc est le centre ?

– Nous allons avoir du vent tout àl’heure, grommela Jukes.

– Eh bien ! qu’il vienne, dit MacWhirr avec dignité et indignation. Ce que j’en dis, c’est seulementpour vous montrer, monsieur Jukes, qu’on ne trouve pas tout dansles livres. Toutes ces règles pour esquiver la brise et contournerles vents du ciel me semblent la pire folie, pour peu qu’on lesconsidère avec bon sens. »

Il leva les yeux, rencontra le regarddubitatif de Jukes et essaya d’illustrer sa pensée.

« À peu près aussi comique que votreinvention extraordinaire de mettre le navire debout à la lamependant je ne sais combien de temps, pour donner plus d’aise auxChinois ; quant tout ce que nous avons à faire, c’est de lesdéposer à Fou-Tchéou, vendredi avant midi, dernier délai. Si letemps me retarde – très bien. Votre journal de bord est là pourdire la vérité au sujet du temps. Mais supposez que je me détournede ma route et que ceux de là-bas me demandent : « Oùavez-vous été pendant tout ce temps-là, capitaine ? »Qu’est-ce que je pourrai répondre ? – « J’ai changé deroute pour éviter le mauvais temps. – Il devait être fichtrementmauvais », diraient-ils. – « Ça, je ne peux pas lesavoir, devrais-je répondre, puisque je l’ai évité. » Vousvoyez ça, Jukes. Oh ! j’y ai bien réfléchi, allez ! toutl’après-midi. »

Il leva de nouveau son regard obtus et terne.Jamais on ne l’avait entendu dire tant de paroles en une seulefois. Jukes, dans l’embrasure de la porte, restait les bras ouvertset pareil à un homme qu’on eût invité à assister à un miracle. Unétonnement sans bornes se lisait dans ses yeux, tandis que sonattitude exprimait le doute.

« Un grain est un grain, monsieur Jukes,reprit le capitaine, et un navire en pleine puissance n’a qu’à yfaire face. Le sale temps court ainsi de par le monde et la seulechose à faire est de l’affronter sans s’inquiéter de ce que levieux capitaine Wilson de la Mélita appelle la« stratégie des tempêtes ». L’autre jour, à terre, jel’ai entendu haranguer sur ce sujet devant une bande de capitainesqui étaient venus s’asseoir à la table voisine de la mienne. Celam’a semblé la plus grande des balivernes. Il leur racontait commentil avait déjoué – c’est, je crois, le mot dont il s’est servi – unterrible coup de vent, si bien qu’il s’en tint toujours distant deplus de cinquante milles. Il appelait ça un chef-d’œuvre de finemanœuvre. Comment sut-il qu’il y avait un terrible coup de vent àcinquante milles de lui, cela me renverse. J’avais l’impressiond’écouter un insensé. J’aurais pensé pourtant que le capitaineWilson était assez vieux pour s’y connaître. »

Le capitaine Mac Whirr s’arrêta un moment,puis dit :

« C’est votre quart en bas, monsieurJukes ? »

Jukes reprit ses esprits entressaillant :

« Oui, capitaine.

– Donnez ordre qu’on m’avertisse aumoindre changement. » (Il se souleva pour remettre le livresur la planche et arrangea ses jambes sur la couchette.)« Fermez la porte de façon qu’elle ne se rouvre pas,voulez-vous ? je ne peux pas supporter une porte qui bat. Ilsont mis un tas de serrures de camelote sur ce bateau, il faut bienle dire. »

Le capitaine Mac Whirr ferma les yeux.

Il les ferma pour se reposer. Il était fatiguéet expérimentait cet état de vide mental qui survient à la suited’une discussion poussée à fond, et dans laquelle on aurait sortiquelque conviction mûrie au cours de longues années de méditations.En réalité, il venait de faire, à son insu, sa profession de foi,ce qui eut pour effet de laisser Jukes perplexe et se grattant latête de l’autre côté de la porte pendant un temps assez long.

Le capitaine Mac Whirr ouvrit les yeux. Ilpensa qu’il avait dû dormir. Qu’est-ce que c’était à présent quetout ce vacarme ? Le vent ? Pourquoi ne l’avait-on pasappelé ? La lampe s’agitait dans son cardan ; lebaromètre décrivait des cercles ; la table modifiait sa penteà chaque instant ; une paire de bottes molles, aux tigesaffaissées, glissa par-delà la couchette. Il allongea le brasprestement et s’empara de l’une d’elles.

La figure de Jukes apparut dansl’entrebâillement de la porte ; sa figure seule, très rouge,les yeux effarés. La flamme de la lampe eut un sursaut ; unmorceau de papier s’envola ; le coup de vent enveloppa lecapitaine Mac Whirr. Tout en chaussant la botte, il leva un regardinterrogateur sur les traits congestionnés de Jukes.

« C’est venu comme ça, cria Jukes, il n’ya pas cinq minutes… brusquement… »

La tête disparut, la porte claqua et l’onentendit aussitôt s’abattre contre elle une pesante gifle liquidepuis un crépitement d’averse, comme si l’on eût précipité contre lachambre des cartes un plein seau de grenaille. Un sifflements’élevait maintenant parmi les bruits vibrants du dehors.L’hermétique chambre de veille semblait aussi balayée par l’airqu’un hangar. Mac Whirr saisit au collet l’autre botte au coursd’une de ses glissades d’un bout à l’autre du parquet. Le capitaineavait bien toute sa tête, mais tout de même il ne parvint pas dupremier coup à trouver l’ouverture de la botte pour y enfiler lepied. Les souliers qu’il venait de quitter gambadaient d’un bout àl’autre de la cabine, se culbutant et cabriolant comme deuxcaniches. Aussitôt debout Mac Whirr, rageusement, lança vers eux uncoup de pied, mais sans résultat.

Alors il se fendit, à la manière d’unescrimeur, afin d’atteindre son ciré, puis s’y introduisit parsaccades, trébuchant dans l’exiguïté de la cabine. Très grave, lesjambes largement écartées, le cou tendu, il entreprit d’attacherles cordons du suroît sous son menton, avec de gros doigts un peutremblants. Il accomplissait tous les mouvements d’une femme devantune glace quand elle essaie sa coiffe, avec une attention soucieuseet restait aux écoutes, comme s’il se fût attendu d’un moment àl’autre à entendre crier son nom à travers la clameur confuse quisoudain avait envahi son navire. Cette clameur redoubla de violencetandis qu’il s’apprêtait à sortir pour faire face à quoi que cefût. Il en avait l’oreille emplie, et cela était fait de la ruée duvent, du fracas de la mer et de cette vibration de l’air, profondeet prolongée, qui semblait le lointain roulement d’un tambourimmense battant la charge de la tempête.

Il se tint un moment sous la lumière de lalampe, épais, gauche, informe dans son harnachement de combat,vigilant et congestionné.

« Ça devient sérieux »,murmura-t-il.

Aussitôt qu’il essaya d’ouvrir la porte, levent s’empara de celle-ci. Mac Whirr, qui se cramponnait à lapoignée, fut projeté par-delà le seuil, entraîné dans une sorte deconflit au sujet de la fermeture de cette porte à quoi le ventpositivement s’opposait. Au dernier moment une langue d’air fonçavers la lampe, lécha la flamme et l’éteignit.

À l’avant du navire on distinguait, au pied dela ténèbre épaisse, palpiter d’innombrables éclairs ;au-dessus du bossoir tribord, un petit nombre d’étoiles étrangesdéfaillaient au-dessus de l’immense chaos, ternes, vacillantes,comme si passaient devant elles de sauvages tourbillons defumée.

Sur la passerelle, un groupe d’hommesindistincts s’affairaient et s’efforçaient péniblement dans le peude clarté qui tombait des fenêtres de la timonerie et luisaitconfusément sur leurs crânes et leurs épaules. Mais l’obscuritébloqua une des vitres ; puis une autre. Et les voix de ceshommes qu’il ne pouvait plus voir arrivaient à lui toutes déchiréespar la tourmente, en lambeaux de vociférations désespérées,qu’accrochait l’oreille au passage. Soudain, Jukes surgit à soncôté, hurlant, la tête dans les épaules :

« Quart – assujettir – volets detimonerie – crainte – vitres défoncées. »

Puis la voix de Mac Whirr,gourmandant :

« Arrivé – avais prévenu – n’importe quoi– m’appeler. »

Jukes hasarda une explication, à demibâillonné par le tumulte :

« Brise légère – demeuré – passerelle –tout à coup – nord-est – tournerait – pensais – sûrement –entendiez. »

Ils avaient gagné l’abri du cagnard etpouvaient enfin converser en haussant la voix comme font ceux quise querellent.

« J’ai envoyé l’équipage couvrir lesmanches à air. Heureux que je sois resté sur le pont ! Je nepensais pas que vous vous seriez endormi et alors… Qu’avez-vousdit, capitaine, quoi ?

– Rien, cria le capitaine Mac Whirr. J’aidit : Bon. Bien !

– Bonté divine ! Nous n’y couponspas, cette fois, hurla Jukes.

– Vous n’avez pas changé la route ?demanda Mac Whirr à tue-tête.

– Non, capitaine. Parbleu non. Le ventdonne en plein de l’avant ; et voilà la mer debout quis’amène. »

Un plongeon du navire s’acheva sur un choc,comme si son brion eût rencontré un corps solide. Un moment decalme, puis une haute volée d’embruns s’abattit avec le vent encinglant leurs visages.

– Gardez ce cap aussi longtemps quepossible, cria le capitaine Mac Whirr.

Avant que Jukes eût nettoyé ses yeux pleinsd’eau salée, toutes les étoiles avaient disparu.

Chapitre 3

 

Jukes était aussi résolu que n’importe quelautre de ces jeunes seconds comme on en prend à la douzaine enjetant un filet sur les eaux ; si d’abord la brusque malignitédu premier grain l’avait quelque peu surpris, il s’était déjàressaisi, avait rallié l’équipage et fait fermer les ouvertures dupont qu’on n’avait pas encore pris soin de condamner. De sa fraîchevoix de stentor, dirigeant la manœuvre, il criait :« Hardi, garçons ! Pressez ! Pressez ! »Et se disait tout bas : « Juste ce que j’avaiscraint. »

Mais à cette heure, il commençait à penser quetout de même ça dépassait la limite du prévu. Depuis l’instant oùil avait senti le premier souffle frôler sa joue, la tempêtesemblait grossir avec l’élan multiplié d’une avalanche. De lourdsembruns enveloppaient de la proue à la poupe le Nan-Shanqui, soudain, comme affolé, à travers son roulis régulier commençade piquer de brefs plongeons.

« Ça n’est plus de laplaisanterie », pensa Jukes. Et tandis qu’il échangeait avecle capitaine des hurlements explicatifs, une brusque recrudescencede ténèbres renforça la nuit, tombant devant leurs yeux commequelque chose de palpable. On eût dit l’extinction de toutes leslumières voilées de ce monde. Jukes était content,indiscutablement, de sentir à côté de lui son capitaine. Cela lesoulageait, tout comme si cet homme, simplement, en s’amenant surle pont, avait pris le plus lourd de la tempête sur sesépaules.

Tel est le prestige, le privilège et le poidsdu commandement.

Mais le capitaine Mac Whirr, lui, ne pouvaitespérer de personne sur terre un soulagement analogue. Tel estl’isolement du commandement. Il s’efforçait de scruter lesintentions cachées de cette attaque, d’en supputer les directions,les ressources, à la manière des marins vigilants dont le regardplonge dans l’œil du vent comme dans l’œil d’un adversaire. Mais levent qui fonçait sur lui surgissait de l’obscurité. Mac Whirrsentait bien sous ses pieds le malaise de son navire, mais cenavire, il ne le voyait même plus ; il ne pouvait même pasdistinguer ses contours. Et Mac Whirr restait immobile ; ilattendait, faisait des vœux, figé dans l’impuissante détresse del’aveugle.

Le silence était son état naturel, nuit etjour. À son côté, Jukes à travers la rafale poussait de cordiauxjappements :

« Nous aurons eu tout le pire d’un coup,capitaine. »

Un faible éclair tremblota tout autour commesur les parois d’une caverne, d’une chambre de la mer secrète etnoire, au pavement d’écume et de flots. Sa palpitation sinistredécouvrit un instant la masse basse et déchiquetée des nuages, leprofil allongé du Nan-Shan, et sur le pont, les sombressilhouettes des matelots à la tête baissée, surpris dans quelqueélan, butés et comme pétrifiés. Puis les flottantes ténèbres serabattirent. Et c’est alors enfin que la réelle chose arriva.

Ce fut je ne sais quoi de formidable et deprompt, pareil à l’éclatement soudain du grand vase de la Colère.L’explosion enveloppa le navire avec un jaillissement tel qu’ilsembla que quelque immense digue venait d’être crevée à l’avant.Chaque homme aussitôt perdit contact. Car tel est le pouvoirdésagrégeant des grands souffles : il isole. Un tremblement deterre, un éboulement, une avalanche s’attaque à l’homme incidemmentpour ainsi dire et sans colère. L’ouragan, lui, s’en prend à chacuncomme à son ennemi personnel, tâche à l’intimider, à le ligotermembre à membre, met en déroute sa vertu.

Jukes fut balayé d’auprès de son commandant.Roulé par le tourbillon, il lui sembla qu’il était porté dans lesairs à une grande distance. Tout disparut devant lui, et durantquelques instants, il perdit la faculté de penser ; mais samain alors rencontra une des batayoles de la rambarde. Lapropension qu’il avait à ne pas croire à la réalité de ce qui luiarrivait ne diminuait en rien sa détresse. Bien que jeune encore,il avait eu à essuyer des mauvais temps et se flattait de pouvoirimaginer le pire ; mais voici qui dépassait étrangement sesressources imaginatives et qu’il n’aurait jamais cru que navire aumonde pût supporter. Il eût professé pareille incrédulité àl’endroit de sa propre personne, sans doute, s’il n’avait été toutabsorbé par la lutte épuisante qu’il lui fallait soutenir contrecette force qui prétendait lui arracher son point d’appui. Maispour se sentir ainsi à moitié noyé, sauvagement secoué, étouffé,maté, il lui fallait tout de même enfin se convaincre qu’il n’étaitpas encore absolument supprimé.

Il resta ainsi longtemps, très longtemps à cequ’il crut, misérablement seul, agrippé à la batayole. Une pluiediluvienne tombait par nappes sur ses épaules. Il faisait, pourrespirer, de grands efforts convulsifs, et l’eau qu’il avalaitétait tantôt douce et tantôt salée. La plupart du temps il gardaitles yeux énergiquement fermés, comme s’il craignait que l’assautdes éléments n’allât attenter à sa vue. Quand il s’aventurait àentrouvrir une paupière clignotante, il puisait quelque réconfortdans la lueur verte du feu de tribord qui luisait faiblement àtravers le pourchas de l’averse et des embruns. Et précisément àl’instant qu’il la contemplait encore, une vague toute droite, quecette lueur désigna, l’étreignit. Il eut juste le temps de voir lacrête de la vague s’écrouler, ajoutant son craquement infime àl’effroyable tumulte qui, tout autour de lui, faisait rage. Àl’instant suivant la batayole fut arrachée à l’étreinte de sesbras : d’abord aplati sur le dos, il se sentit ensuitebrusquement soulevé, emporté à une grande hauteur. Sa penséepremière et irrésistible fut que la mer de la Chine tout entièrevenait de se vider sur le pont. La seconde pensée, plus saine, futqu’il venait de passer par-dessus bord. Et tout le temps qu’il sesentit flotter, tandis que le ballottaient, roulaient etculbutaient d’énormes eaux, il n’arrêtait pas de répétermentalement, avec une extrême précipitation : « MonDieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! MonDieu ! »

Tout à coup, dans un sursaut de détresse et dedésespoir, Jukes prit une résolution insensée : se tirer delà ; et il commença aussitôt de s’escrimer des bras et desjambes. Dès les premiers efforts, il découvrit qu’il était empêtréet comme mélangé avec le suroît, les bottes et le visage dequelqu’un. Il s’agrippa férocement à ces objets tour à tour, leslâcha, les ressaisit, les reperdit encore, et finalement fut enlacélui-même par une paire de robustes bras. Il étreignit en retourétroitement un gros corps solide. Il avait retrouvé soncapitaine.

Tous deux carambolèrent de conserve sansdesserrer l’embrassement. Soudain l’eau qui se retirait les laissabrutalement retomber, échoués contre les parois de la timonerie,tout meurtris et sans plus de souffle ; ils se relevèrent enchancelant et s’accrochèrent à quoi ils purent.

Jukes sortait de là plutôt scandalisé, commes’il venait d’essuyer quelque mystérieux outrage, un outrage à sessentiments. Sa confiance en lui-même demeurait ébranlée. Il se mità crier, vers l’homme qu’il sentait à ses côtés, dans ces ténèbreshostiles, à crier désespérément :

« C’est vous, capitaine ? Eh !C’est vous, capitaine ? » jusqu’à sentir ses tempes prèsd’éclater. Et il entendit une voix lui répondre, une voixlointaine, comme un cri qui lui parviendrait crié hargneusement,d’une très grande distance, l’unique mot :

« Parbleu ! »

Puis le pont, de nouveau, fut balayé pard’autres paquets de mer qu’il reçut en plein sur sa tête nue, sansse défendre, occupé des deux mains à se retenir.

Les extravagantes embardées duNan-Shan témoignaient de sa lamentable impuissance. Iltanguait, il piquait du nez dans le vide et semblait, à chaqueplongée, rencontrer quelque mur où cogner. Le roulis le couchaitsur le flanc, et pour reprendre son aplomb, c’était un soubresautsi éprouvant que Jukes le sentait chanceler comme chancelle unhomme qu’un coup de massue vient d’estourbir. La tempête geignait,piaulait, se démenait, gigantesque dans les ténèbres, comme si lemonde entier n’eût été qu’un égout noir. Oui, parfois, le souffleagissait contre le navire avec une force de propulsion telle qu’oneût cru l’aspiration par un piston dans un corps de pompe, et lenavire durant quelques instants semblait alors soulevé tout entierhors de l’eau, maintenu en l’air par la volonté pneumatique, avecseulement un grand frisson le parcourant d’un bord à l’autre. Puisil retombait et cabriolait de nouveau dans cette cuveeffervescente. Jukes cependant fit effort pour ressaisir sesesprits et juger les choses froidement.

La mer, où s’étalait jusqu’à l’aplatir parfoisla rafale, se resoulevait ensuite, submergeant les deux extrémitésà la fois du Nan-Shan sous une neigeuse ruée d’écume quise prolongeait dans la nuit loin par-delà les deux lisses. Et surcette nappe éblouissante étalée qui, sous les nuages obscurs,déployait un bleuâtre éclat, le regard désolé du capitaine MacWhirr parvenait à discerner un petit nombre de taches noird’ébène : le dessus d’une écoutille, les capots bloqués, destêtes de treuils couverts, un pied de mât ; c’est tout cequ’il pouvait voir de son bateau. Le château-milieu, dominé par lapasserelle qui portait le capitaine ainsi que son second et quel’homme de barre enfermé dans la timonerie, avec la grande peurd’être balayé par-dessus bord en paquet avec tout le reste – lechâteau-milieu était pareil à quelque roche de demi-marée comme onen voit au bord des côtes. Pareil à une roche, au large, assiégée,circonvenue, battue, vaincue par le flux – à une roche dans leressac, à laquelle se cramponnent encore les désespérés naufragés,qu’un restant de vie abandonne, – mais la superstructure, elle,s’enfonçait, remontait, roulait sans cesse, sans trêve ni repos,roche flottante, roche-épave, qu’un miracle aurait arrachée etbalancerait sur la mer.

Le Nan-Shan était pillé par latempête, mis à sac avec une aveugle furie : voiles de capearrachées de leurs jarretières, tendelets et cagnards emportés,passerelle nettoyée, imperméables crevés, lisses tordues, écrans defeux de route broyés… De plus, deux des canots avaient déjàdisparu ; ils étaient partis, sans qu’on les voie ou lesentende, fondus, eût-on pu dire, dans l’exigence du tourbillon. Cene fut que plus tard, dans l’éclairement blafard d’une autre grandelame escaladant le pont par le milieu, que Jukes eut la vision desdeux paires de bossoirs vides, surgis noirs et sinistres hors de ladense obscurité ; après eux pendait un bout de filin rompuflottant au vent et un débris de chaîne au bout d’une poulie demétal qui bringuebalait à l’aventure ; grâce à quoi Jukescomprit ce qui venait de se passer à moins de trois mètres de lui.Il allongea le cou, la bouche, hésitant vers l’oreille de MacWhirr ; ses lèvres enfin la rencontrèrent, énorme, molle ettrempée. Il cria :

« Nos canots sont en train de filer,capitaine. »

Alors il entendit de nouveau cette voix detête assourdie dont la vertu pacifiante était telle, parmi ladiscordance affreuse des bruits, qu’on l’eût dite venue de quelquecontrée reculée loin au-delà du sombre empire de la tempête, dequelque asile mystérieux ; il entendit de nouveau une voixhumaine – ce son fragile et triomphant où l’infini de la penséerepose, et la résolution, et le dessein, et qui, le jour dujugement, lorsque les cieux seront roulés, formulera la confiancede nouveau, il entendit cela, une espèce de cri venu de trèsloin :

« C’est bien ! »

Jukes pensa d’abord qu’il n’était pas parvenuà se faire comprendre. Il insista :

– Nos embarcations – je dis :embarcations – les canots, capitaine ! Deux ontdisparu !

La même voix, à quelques pouces de lui ettoutefois si lointaine, aboya judicieusement :

« On n’y peut rien. »

Et sans que Mac Whirr eût tourné la tête,Jukes saisit encore :

« Faut s’attendre – quand on fatigue – àtravers – un tel – laisser quelque chose – derrière soi – tombesous le sens. »

Jukes écoutait encore ; mais c’étaittout. Tout ce que le capitaine Mac Whirr avait à dire. Et Jukes putse figurer, plutôt qu’il ne le vit, le large dos buté du capitaine,là devant lui. Une impénétrable obscurité s’imposait, foulant leslueurs fantomales des flots. La morne conviction s’empara del’esprit de Jukes qu’il n’y avait plus rien à faire.

Oui, si le gouvernail ne cédait pas, si lepont ne crevait pas sous le poids des immenses nappes d’eau, sitenaient bon les épontilles, si les machines ne flanchaient pas, sila vitesse pouvait être maintenue malgré l’opposition du ventterrible, si quelqu’une de ces monstrueuses lames n’ensevelissaitpas le vaisseau tout entier, de ces lames dont la frange blancheseule apparaissait au-dessus des bossoirs, – et de l’entrevoir uninstant le cœur défaillait –, alors, oui, peut-être, y avait-ilchance de s’en tirer. Quelque chose se retourna dans le cœur deJukes et il se dit que le Nan-Shan était perdu.

« Fichu », se répétait-il ; etses pensées s’agitèrent comme s’il découvrait à ce mot unesignification nouvelle. De toutes les éventualités susdites, poursûr il en adviendrait une. Rien à présent ne pouvait êtreévité ; on ne pouvait remédier à rien. Les hommes de bord necomptaient plus ; le navire ne pouvait plus lutter. Il faisaitun temps par trop impossible.

Jukes sentit un bras encercler pesamment sesépaules. Il répondit pertinemment à cette avance en saisissant soncapitaine par la taille.

Tous deux se tinrent enlacés ainsi dans lanuit aveugle, se prêtant appui réciproque contre le vent, joue àjoue, lèvre contre l’oreille, à la manière de deux pontons amarrésproue contre poupe.

Et Jukes perçut, à peine un peu plus distincteque tout à l’heure, la voix de son chef ; pourtant plusproche, semblait-il, et, comme ayant enfin traversé cet écartementforcené que mettait entre eux la tourmente, voix qui traînaitencore un pacifiant halo autour d’elle.

« Savez-vous où sont leshommes ? » disait la voix, vigoureuse et défaillante à lafois, victorieuse du vent, puis tout aussitôt emportée.

Jukes n’en savait rien. Chacun d’eux était surle pont lorsque avait foncé la tempête. Il ne soupçonnait pas oùles autres pouvaient s’être tapis. Pour le service qu’on pouvaitattendre d’eux présentement, autant dire qu’ils n’étaient nullepart. Malgré tout, cette interrogation du capitaine désolaitJukes.

« Vous auriez besoin d’eux,capitaine ? cria-t-il anxieusement.

– Besoin de savoir, affirma Mac Whirr.Ah ! tenez ferme. »

Ils tinrent ferme. Un accès de furie ;l’assaut du vent plein de malice immobilisa littéralement lenavire ; durant un instant de suspens terrible, celui-ci neparticipa plus que par un dodelinement léger, rapide, pareil àcelui d’un berceau, à la fougue de l’atmosphère ; à labourrasque qui passait outre, issue du sein ténébreux des enfers.Un choc. Tout suffoqués, les yeux clos, Jukes et le capitaineresserrèrent leur mutuelle étreinte. Et, d’après la violence duchoc, on peut imaginer ce que la colonne d’eau devait être, qui,courant à travers la nuit, droit dressée, vint buter contre leNan-Shan, cassa net et retomba de tout son mortel poidssur la passerelle.

Un débris de cet écroulement, simpleéclaboussure, les enveloppa de la tête aux pieds, remplissant desaumure leurs oreilles, leur bouche et leurs narines. Cela rompitleurs genoux, disloqua leurs bras, souleva leur menton dans unbouillon rapide ; lorsqu’ils ouvrirent les yeux ils purentvoir un amoncellement d’écume jeté deçà delà parmi ce qui semblaitla ruine du navire. Le Nan-Shan avait cédé ; ilfonçait. Leurs cœurs cédaient aussi, dans l’attente du coup fatal.Mais soudain tout rebondit, et le Nan-Shan recommença sessauts désespérés comme pour se dégager de ses décombres.

À travers l’obscurité, les lames semblaient detoutes parts se ruer pour le repousser à sa perte. Dans leuracharnement on sentait de la haine, de la férocité dans leurscoups. On eût dit une créature vivante en proie à une fouleenragée, victime offerte, brutalisée, bousculée, culbutée, roulée àterre et piétinée. Le capitaine et Jukes ne se lâchaientplus ; assourdis par le bruit, bâillonnés par le vent ;et ce grand tumulte physique qui secouait leurs corps atteignait etdésemparait l’âme comme eût fait la passion déchaînée.

Un de ces cris sauvages, effarants, queparfois l’ouragan transporte et qui passent au-dessus de nos têtesmystérieusement, s’abattit soudain sur le navire comme eût fait unoiseau de proie. Un cri de Jukes y répondit :

« S’il en sort vivant !… »

L’exclamation jaillit malgré lui de sapoitrine, involontaire autant qu’une pensée, et qu’il n’entenditpas lui-même.

Pensée, velléité, effort, tout fut, toutaussitôt confisqué, et la vibration imperceptible de son criacquise à la vague immense de l’air.

Pourquoi ce cri ? Qu’en espéraitJukes ? Rien certes ; ce cri ne comportait point deréponse. Pourtant, quelques instants après, à sa grande stupeur,une voix atteignit son oreille, un son frêle mais résistant, pygméeinsoumis au géant tumulte :

« Peut-être. »

C’était comme un jappement sourd, moinssaisissable qu’un murmure. Mais voici qu’elle reprenait, cette voixà demi submergée et qui luttait contre les bruits de la tourmentecomme un navire contre les vagues :

« Faut l’espérer ! », criaitl’imperturbable filet de voix solitaire mais qui semblait elle-mêmeétrangère à l’espérance ou à la crainte. Puis s’égrenèrent des motssans suite : « Vaisseau… ça… jamais… en tout cas… pour lemieux. »

Jukes y renonçait. Mais il se fit alors unesorte de renforcement dans la sonorité, comme si la voix eût enfindécouvert le moyen de s’opposer à la tempête, de sorte que lesderniers lambeaux de phrase parvinrent un peu plusdistincts :

« Continuer… constructeurs… braves gens…faire confiance… aux machines… Rout… à hauteur. »

Puis Jukes sentit se relâcher l’étreinte ducapitaine, qui cessa donc d’exister pour lui, car il étaitimpossible d’y rien voir. Après le roidissement extrême de tous sesmuscles, tout en lui maintenant se détendait et retombait. Iléprouvait une extraordinaire envie de dormir, concurremment à unmalaise des plus pénibles ; il se sentait comme harcelé, commebourrelé de sommeil. Le vent avait eu raison de sa tête ; mêmeil tâchait à la lui arracher des épaules ; ses vêtementsemplis d’eau pesaient sur lui comme une armure de glacefondante ; il frissonnait ; et longtemps il demeuraainsi, les mains crispées après son point d’attache, affalé dansles profondeurs de la détresse physique. Son esprit était à cepoint replié sur soi-même, – et cela sans but, sans propos –, quelorsque quelque chose vint lui toucher légèrement les genouxpar-derrière, il pensa bondir hors de sa peau, comme on dit.

Au soubresaut qu’il fit en avant, il donnadans le dos du capitaine Mac Whirr, qui ne broncha pas ; etalors une main agrippa sa cuisse. Il faut dire qu’à ce moment étaitsurvenue une accalmie, une de ces menaçantes accalmies, durantlesquelles la tempête reprend haleine. Jukes sentait la main luiremonter tout le long du corps. C’était le maître d’équipage. Jukesreconnaissait ces mains, si épaisses et si larges qu’on eût ditqu’elles appartenaient à quelque différente race d’hommes.

Le maître d’équipage avait atteint lapasserelle en se traînant à quatre pattes pour pouvoir résister auvent, et sa tête avait rencontré les jambes du second.Immédiatement il s’était accroupi et avait commencé d’explorer lapersonne de Jukes de bas en haut, avec prudence, et avec cettemodestie qui convient à un inférieur.

C’était un homme de cinquante ans, disgracié,courtaud, bourru. Avec son poil rude, la toison grisonnante de sapoitrine, ses jambes courtes, ses bras longs, il ressemblait à unvieux singe. Sa force était extraordinaire et les objets les pluslourds paraissaient des bibelots entre ses énormes pattes brunes,qu’il balançait comme des gants de boxe au bout de ses longs brasvelus.

Il avait l’allure hargneuse et le ton de voixrogue des hommes de sa classe ; au demeurant sa bonté frisaitla sottise ; les hommes faisaient de lui ce qu’ils voulaient,son caractère facile et loquace ne comportant pas une onced’initiative. Pour toutes ces raisons, il déplaisait à Jukes, etc’était au grand dégoût et mépris de celui-ci que Mac Whirr aucontraire semblait professer pour son maître d’équipage uneconsidération pleine d’estime.

Ce dernier se hissa donc sur ses pieds entirant sur le veston de Jukes, mais n’usant de cette libertéqu’avec la plus grande réserve et seulement dans la mesure oùl’ouragan l’y obligeait.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Voyons,qu’est-ce qu’il y a ? » glapit Jukes avec impatience. Quediable ce maître d’équipage à la manque venait-il faire sur lapasserelle ? Le typhon tendait les nerfs de Jukes. L’autrecependant poussait de bizarres beuglements, assurémentinintelligibles, mais qui semblaient dénoter un état desatisfaction, d’enjouement même… On ne pouvait pas s’ytromper ; ce vieil imbécile avait trouvé matière àcontentement quelque part.

Mais le ton des beuglements changea après quel’autre main du maître d’équipage eut rencontré un secondcorps.

« C’est-il vous, capitaine ?C’est-il vous ? », entendit-on dans la tourmente.

– Oui ! », hurla le capitaineMac Whirr.

Chapitre 4

 

Parmi les vociférations du maître d’équipage,Mac Whirr ne parvenait à distinguer que cet avertissementbizarre : « Tous les Chinois de l’entrepont d’avant sontdémarrés. »

Jukes qui se trouvait sous le vent pouvaitentendre les deux interlocuteurs crier à six pouces de son visage,comme on peut entendre, par une nuit calme, deux paysans converserd’un bout à l’autre d’un champ.

« Quoi ?… Quoi ?… »hurlait le capitaine exaspéré. Et l’autre d’une voix aiguë etrauque :

« En bloc… vu moi-même… affreuxspectacle… vous avertir… capitaine. »

Jukes demeurait indifférent, insensibilisé,l’on eût dit, par la violence du cyclone, conscient uniquement del’inanité de tout effort, de tout geste. Il tenait pour absorbantesuffisamment l’occupation de préserver, de cuirasser son cœur toutgonflé de jeunesse, et éprouvait une répugnance invincible en facede toute autre forme d’activité. Ce n’était pas de l’épouvante, ille reconnaissait à ceci que, tout persuadé de ne plus voir laprochaine aube, cette idée pourtant le laissait très calme.

Il est des moments de passivité héroïqueauxquels parfois même les plus vaillants se résignent. Maintofficier de marine garde sans doute, dans le trésor de sonexpérience, le souvenir de tel cas où tout à coup une crise destoïcisme cataleptique s’empare de l’équipage entier d’un navire.Au demeurant, Jukes n’avait point grande pratique des hommes ni destourbillons.

Il se tenait pour calme inaltérablement ;mais en vérité, il était moins calme que prostré ; et pashonteusement ; non, rien que pour autant qu’un honnête hommepeut l’être sans devenir un objet de dégoût pour soi-même. On eûtdit plutôt une sorte de narcose de l’esprit comme en sait provoquerl’insistance de la tempête ; l’attente d’une catastropheinterminablement imminente ; le corps aussi s’épuise dans cesimple raccrochement à l’existence parmi le tumulte excessif ;c’est une lassitude insidieuse qui pénètre dans les poitrines,s’infiltre négligemment jusqu’au cœur, l’alourdit et le contriste –ce cœur incorrigible de l’homme qui, par-delà tous les biens de laterre, par-delà la vie même, aspire à la paix.

Jukes était plus engourdi qu’il ne lesupposait. Il continuait pourtant à se tenir – trempé, transi,raidi de tous les membres. Dans une sorte d’hallucination, uncarrousel de visions fugaces (on dit qu’un homme qui se noie revoitainsi en un instant toute sa vie) lui remémora quantité de faitssans aucune relation avec la situation présente. Il se rappela sonpère, par exemple : un digne commerçant qui, à un mauvaistournant de ses affaires, se mit au lit tranquillement et passatout aussitôt de vie à trépas avec une résignation exemplaire. Cen’était du reste pas cet événement qui se présentait à l’esprit deJukes ; simplement il revoyait avec précision la figure de cepauvre homme, et sans être particulièrement ému. Puis une certainepartie de cartes que tout jeune encore il avait faite dans la baiede la Table, à bord d’un navire, depuis perdu corps et biens. Puisles sourcils broussailleux de son premier commandant. Puis il serappela sa mère, et sans plus d’émotion qu’il n’en aurait eu dansle temps, lorsqu’en entrant dans sa chambre, il la voyait assiseprès de la fenêtre avec un livre, – sa mère, morte elle aussi,maintenant –, cette femme résolue, que la mort de son mari avaitlaissée dans la gêne ; mais qui avait élevé son garçon d’unefaçon si ferme.

Tout cela dans l’espace d’une seconde,peut-être moins. Un bras pesant s’était alors abattu sur sesépaules ; la voix du capitaine Mac Whirr lui cornait son nomaux oreilles :

« Jukes ! Jukes ! »

Il y découvrait un ton de préoccupationprofonde. Le vent pesait de tout son poids sur le navire, commes’il eût voulu l’immobiliser dans les vagues. Celles-ci faisaientpar-dessus lui d’énormes bonds comme autour du tronc profondémentimmergé d’un vieil arbre, et du plus loin déjà s’entendait leuramoncellement de menace. Les lames jaillissaient de la nuit,portant une lueur spectrale à leur crête – cette lueur de l’écumeeffervescente qui, dans un mol éclair, désignait férocement,par-dessus le frêle corps du navire, la ruée, l’écroulementbouillonnant, puis la galopade en fuite éperdue de chaque lame.Jamais, au grand jamais, le Nan-Shan n’arriverait àsecouer de lui toute cette eau ; Jukes, tout raidi, constataitque le navire se débattait à l’aventure ; plus rien de sensédans les mouvements soudains qu’il risquait ; mauvaissignes : c’était l’annonce et le commencement de la fin ;et l’accent d’inquiétude affairée, que Jukes percevait dans la voixdu capitaine Mac Whirr, l’écœurait comme un symptôme de foliecontagieuse. L’incantation de la tempête opérait. Jukes se sentaitpénétré par elle, bu par elle ; il s’absorbait en elle avectoute la rigueur de sa silencieuse attention. Mac Whirr cependantcontinuait à crier, mais le vent se calait entre eux comme un coinsolide. Le capitaine pesait à son cou, plus lourd qu’une meule, desorte que leurs têtes enfin s’entrechoquèrent.

« Jukes ! Eh là ! MonsieurJukes ! »

Il fallait une réponse à cette voix quin’acceptait pas de se taire. Jukes répondit comme de coutume.

« Oui, capitaine. »

Mais aussitôt son cœur, décomposé par latempête et la nostalgie affreuse de la paix, s’affranchit de ladiscipline, mutiné contre tout commandement.

Le capitaine Mac Whirr à présent maintenait latête de son second solidement coincée dans son coude ; il lacollait contre ses lèvres glapissantes. Parfois Jukesl’interrompait : « Attention, capitaine ! » oubien c’était le capitaine qui braillait d’urgence un « Tenezbon ! » quand il semblait qu’avec le navire tout lesombre univers chavirait. Un temps d’arrêt ça flottait encore. Etle capitaine reprenait ses cris :

« Il dit… toute la bande… démarrés…devriez aller voir… ce qu’il y a… »

La pleine force de l’ouragan n’avait pas plustôt assailli le Nan-Shan que toutes les parties du pont enétaient devenues intenables ; l’équipage, hébété, terrorisé,s’était réfugié dans la coursive de bâbord, sous la passerelle. Ily avait une porte à l’arrière qu’ils avaient fermée ; etlà-dedans, il faisait noir, froid, lugubre. À chaque soubresaut dunavire, tous ensemble, ils gémissaient dans les ténèbres et chacunécoutait les tonnes d’eau qui s’abattaient de très haut et commeavec une particulière résolution de les atteindre.

Le maître d’équipage s’efforçait encore à despropos bourrus ; mais, comme il le disait plus tard, iln’avait jamais eu affaire avec un pareil troupeau d’ânes.L’équipage jouissait là pourtant d’un confort relatif, bien àl’abri, et n’ayant rien à faire ; et ça ne les empêchait pasde grogner tout le temps et de geindre aigrement comme autant demarmots malades. L’un d’eux finit par déclarer qu’avec un peu delumière pour se voir au moins le bout du nez ça ne serait sûrementpas aussi triste. Ça le rendait maboul de devoir rester là, couchédans le noir à attendre que voulût bien sombrer tout le bazar.

« Sors donc, alors, lui disait le maîtred’équipage, comme ça tu en auras fini tout de suite », ce quiprovoqua contre lui un concert de jurons et de malédictions.

On l’accablait de reproches de toutes sortes.On paraissait trouver très mauvais qu’une lampe tout allumée n’aitpas été brusquement créée à leur intention. Ils pleuraient pour unpeu de lumière comme s’ils avaient absolument besoin de se voircouler. Si déraisonnables que fussent leurs récriminations, ellesaffectaient beaucoup le maître d’équipage ; on ne pouvait toutde même pas songer à atteindre la lampisterie située àl’avant ! Alors ça n’était vraiment pas honnête de s’enprendre à lui et de l’abrutir ainsi. C’est ce qu’il leur dit, augrand mépris général. Puis il se retrancha dans un silence amer.Mais comme il n’en était pas moins exaspéré par leurs grognements,leurs gémissements et leurs murmures, il lui vint enfin à l’espritqu’il y avait six lampes à globes pendues dans l’entrepont, et queles coolies ne se trouveraient pas beaucoup plus mal pour êtreprivés de l’une d’elles.

Le Nan-Shan avait une soute à charbontransversale, qui communiquait avec l’entrepont d’avant par uneporte de fer ; on utilisait parfois cette soute comme cale àmarchandises. Elle était vide en ce moment ; le trou d’hommequi y donnait accès se trouvait le premier dans la coursive. Lemaître d’équipage pouvait donc s’y introduire sans se hasarder surle pont ; à sa grande surprise il ne put décider aucun deshommes à lui aider, pour enlever le capot du trou d’homme ; ilessaya donc seul, à tâtons. L’un des matelots, couché dans lechemin, refusait même de bouger.

« Mais puisque c’est pour vous !C’est pour vous quérir cette sacrée lampe !

Il avait presque l’air d’implorer.

Quelqu’un cria : « Fous-nous la paixet qu’on ne te voie plus ! » Il eût voulu reconnaître lavoix ; même, s’il avait fait assez clair, il aurait envoyédinguer dans la mer cette sacrée gueule de marmiton, comme ildisait ; flotte ou fonce. Pourtant il s’entêtait à leurmontrer qu’il pourrait se procurer une lampe, quand il devrait ycrever. La violence du roulis rendait tout mouvement dangereux.Rester couché semblait déjà très difficile. Il fallait d’abord secasser les reins en se laissant choir dans la soute. Il y arrivasur le dos et fut ballotté quelque temps dans un parfait étatd’impuissance en compagnie d’une lourde barre de fer – la lanced’un soutier probablement – abandonnée là on ne savait par qui. Cedangereux objet le rendait aussi nerveux que l’eût fait une bêteféroce ; il ne pouvait la voir, l’intérieur de la soute,revêtu de poussière de charbon, étant impénétrablement noir ;mais il l’entendait glisser bruyamment, frappant de droite et degauche et toujours dans le voisinage de la tête ; cela faisaitun tintamarre extraordinaire ; cela donnait de grands coupssourds comme si cette barre de métal eût été aussi grosse qu’unetraverse de pont. Il faisait ces remarques, tout en culbutant detribord à bâbord et de bâbord à tribord, et il s’arrachait lesongles à griffer désespérément les murs lisses de la soute pouressayer de s’arrêter. La porte qui donnait dans l’entrepont n’étantpas très bien ajustée, il distingua dans le bas un filet delumière.

En bon marin qu’il était, et dans la force del’âge encore, il parvint toutefois assez vite à se remettre surpied ; et, par une heureuse chance, en se relevant, il mit lamain sur la barre de fer, qu’il ramassa ; il aurait craint,sinon, que la chose ne lui cassât les jambes ou tout au moins ne lefit reculbuter. Tout d’abord il resta tranquille ; il sesentait mal en sûreté dans ces ténèbres qui semblaient rendre lesmouvements du navire anormaux, imprévus et difficiles à déjouer.Pendant un instant, il se sentit si fort secoué qu’il n’osa bougerde peur d’« être descendu de nouveau ». Il n’avait aucuneenvie de se faire écharper dans cette soute.

Deux fois déjà il s’était cogné la tête etdemeurait quelque peu étourdi. Il lui semblait entendre encore lebruit métallique et sourd que faisait la lance de fer en voltigeantautour de ses oreilles et cela si distinctement qu’il devait laserrer plus fort pour se prouver qu’il la tenait bien là, sousbonne garde, dans sa main.

Il s’étonna de la netteté avec laquelle onpouvait entendre, là en bas, les ululements de la rafale ;dans l’espace vide de la soute, les bruits du vent semblaientpresque des cris humains, moins immenses, mais infinimentpoignants, comme exprimant la rage et la douleur humaines. Et àchaque coup de roulis on entendait également des coups sourdsprofonds et pesants comme si une masse du poids de cinq tonnes eûteu du jeu dans la cale ; il n’y avait cependant dans lacargaison rien de semblable ; ou sur le pont alors ?Impossible. Ou bien le long du bord ? Cela ne se pouvait.

Il pensa tout ceci vivement, clairement, aveccompétence, en marin, et resta perplexe. Ce bruit pourtant arrivaità lui assourdi, de l’extérieur, en même temps que celui des trombesd’eau s’abattant sur le pont au-dessus de sa tête. Était-ce levent ? Probablement. Cela faisait là en bas un vacarmecomparable aux clameurs d’une bande de forcenés. Alors, ildécouvrit, en lui-même aussi, le désir d’avoir une lumière – nefût-ce que pour se voir sombrer – et un grand besoin nerveux desortir de cette soute le plus vite possible.

Il tira le verrou : la pesante plaque defer tourna sur ses gonds ; et ce fut comme s’il eût ouvert laporte à tous les bruits de la tempête. Une bouffée de hurlementsrauques vint à lui : l’air était calme pourtant ; maisl’afflux précipité des eaux au-dessus de sa tête était couvert parun concert de cris étranglés et gutturaux qui produisait un effetde confusion désespérée. Il écarta les jambes de toute la largeurdu seuil de la porte et tendit le cou. Tout d’abord il n’aperçutque ce qu’il était venu chercher : six petites flammes jaunesse balançant violemment dans la pénombre d’un grand espacevide.

L’entrepont était étayé comme une galerie demine, avec une rangée d’épontilles au milieu, surmontéd’entretoises qui se perdaient dans la pénombre – indéfiniment,semblait-il. À bâbord, une masse volumineuse au profil obliqueapparaissait indistincte ; on eût dit une cavité creusée dansla paroi. Tout cela, ombres et silhouettes, remuait sans cesse. Lemaître d’équipage écarquilla les yeux : le navire à ce momentpencha sur tribord et un grand rugissement sortit de cette massequi avait l’inclinaison d’un éboulement de terrain.

Des morceaux de bois volèrent en sifflant.« Des planches », pensa-t-il avec stupeur, en rejetantbrusquement la tête en arrière. Un homme étendu sur le dos, lesyeux grands ouverts, glissa à ses pieds, tendant ses bras levésvers le vide ; un autre bondit comme une pierre qui sedétache, la tête entre les jambes et les poings serrés ; sanatte fouetta l’air, il essaya d’empoigner les jambes du maîtred’équipage en laissant échapper de sa main un brillant disque blancqui vint rouler aux pieds du marin ; avec un cri de stupeurcelui-ci reconnut un dollar d’argent. Le monticule grouillant descorps empilés à bâbord se détacha de la paroi avec un bruit de pasprécipités, un clapotement de pieds nus et force cris gutturaux,glissa puis alla se plaquer inerte et révolté contre la paroi dutribord dans un choc mat et brutal. Les cris cessèrent. Le maîtred’équipage perçut une longue plainte parmi les abois du vent et lessifflements. Il vit une inextricable confusion : têtes,épaules, pieds nus ruant en l’air, poings levés, dos culbutés,jambes, nattes et visages.

« Bon Dieu ! » cria-t-ilhorrifié. Et il claqua la porte sur cette abominable vision.

Et c’est pour raconter cela qu’il était venusur le pont. Il ne pouvait le garder pour lui ; or, il n’y avraiment qu’un seul homme à bord à qui il vaille la peine de seconfier. Lorsque le maître d’équipage repassa par la coursive, leshommes pestèrent contre lui et le traitèrent d’imbécile. Pourquoin’avait-il pas rapporté cette lampe ? Qui diable se souciaitdes coolies ?

Dès qu’il fut de nouveau dehors, la situationprécaire où se trouvait réduit le navire était telle que ce qui sepassait à l’intérieur lui parut bien peu important.

Sa première pensée fut qu’il venait de quitterla coursive au moment même où le Nan-Shan coulait. Leséchelles de la passerelle avaient été emportées, mais une énormelame qui emplit le pont arrière le souleva jusque-là. Après quoi,il dut rester quelque temps à plat ventre, accroché à une boucle,reprenant haleine de temps à autre et avalant de l’eau salée. Puisil avança péniblement sur les genoux et les mains, trop effrayé etaffolé pour songer à s’en retourner ; il atteignit ainsi lapartie arrière de la timonerie. Il trouva dans cet endroitcomparativement abrité le lieutenant accroupi comme un malveillantpetit animal sous une haie. Le maître d’équipage fut agréablementsurpris – il avait craint que tous ceux du pont n’eussent étébalayés depuis longtemps. Il demanda anxieusement où se trouvait lecapitaine.

« Le capitaine ? par-dessus bord,après nous avoir entraînés dans ce gâchis. » Le second aussi,supposait-il. Un autre imbécile. Pas d’importance. Tout le mondeallait bientôt les rejoindre.

Le maître d’équipage se traîna en dépit del’opposition du vent ; non pas qu’il s’attendît beaucoup àtrouver quelqu’un, raconta-t-il plus tard, mais simplement pours’éloigner de « cet homme-là ». Il partit en rampantcomme un proscrit qui affronte un monde inclément. D’où son immensejoie en trouvant Jukes et le capitaine.

Mais, à ce moment, ce qui se passait dansl’entrepont était devenu pour lui d’une importancesecondaire ; de plus, il était difficile de se faire entendre.Il s’arrangea pourtant de manière à transmettre la nouvelle que lesChinois étaient bousculés à la dérive, eux et leurs coffres, etqu’il était monté tout exprès pour faire ce rapport. L’équipage dumoins était à l’abri. Puis, apaisé, il s’affaissa sur le pont dansune posture accroupie, étreignant de ses bras et de ses jambes lepilier du transmetteur d’ordres de la chambre des machines, un tubede fer aussi gros qu’un poteau. Quand ceci partirait, ehbien ! il ne lui resterait plus qu’à partir lui aussi. Et ilcessa de penser aux coolies.

Le capitaine Mac Whirr avait fait comprendre àJukes qu’il devait descendre là, en bas, – pour se rendrecompte.

« Et qu’est-ce que j’y ferai,capitaine ? » Le tremblement de tout son corps mouilléfit vibrer la voix de Jukes comme un bêlement.

« Voyez d’abord… Maître d’équipage…dit : à la dérive.

– Maître d’équipage… un sacréimbécile », hurla Jukes de sa voix grelottante.

L’absurdité de ce qu’on exigeait de lui lerévoltait. Il était aussi peu disposé à y aller que s’il avait eula certitude que le bateau coulerait au moment où il quitterait lepont.

« Je dois savoir… ne peux pasquitter.

– Ils vont s’arranger, capitaine.

– Se battent… le maître d’équipage ditqu’ils se battent… Pourquoi ?… ne peux pas… laisser se battre…à bord… beaucoup mieux vous garder ici… cas… je serais… emportépar-dessus bord moi aussi… arrêter ceci… façon quelconque… allezvoir et dites-moi… par le porte-voix de la chambre des machines. Jene veux pas… montiez ici… trop souvent… Dangereux… se promener…pont. »

Jukes, maintenu par la tête, dut écouter ceshorribles représentations.

« Ne veux pas… vous soyez perdu, tantque… bateau ne l’est pas… Rout… bon mécanicien… bateau… peut sortirde là… sauf. »

Et soudain Jukes comprit qu’il lui faudraittout de même y aller.

« Vous croyez qu’il peut ensortir ? » cria-t-il.

Le vent dévora la réponse dont Jukesn’entendit qu’un seul mot prononcé avec une extrêmeénergie :

« … Toujours… »

Le capitaine Mac Whirr lâcha Jukes et sepenchant vers le maître d’équipage, hurla :

« Raccompagnez le second. »

Jukes ne savait qu’une chose : le bras ducapitaine avait abandonné son épaule. Il était congédié avec desinstructions – pour faire quoi ? Il était si exaspéré qu’illâcha son soutien sans y prendre garde ; il fut immédiatementemporté. Cette fois rien ne l’empêcherait de passer par-dessusl’arrière. Il se jeta vivement à plat ventre et le maîtred’équipage qui le suivait tomba sur lui.

« N’allez pas vous relever, monsieur,cria le maître d’équipage : on a le temps ! » Unelame les recouvrit. Jukes entendit le maître d’équipage bredouillerque les échelles de la passerelle avaient été enlevées. – « Jevais vous faire descendre par les mains ! »cria-t-il.

Il vociféra aussi quelque chose à propos de lacheminée qui avait plus de chance d’être emportée par-dessus bordque de rester en place. Jukes pensa qu’il n’en pouvait mais, etimagina les feux éteints, le navire impuissant… À côté de lui, lemaître d’équipage continuait à hurler.

« Quoi ? Qu’est-ce quec’est ? » cria désespérément Jukes ; et l’autrerépéta :

« Qu’est-ce qu’elle dirait, mabourgeoise, si elle me voyait en ce moment ? »

Dans la coursive une grande quantité d’eauavait déjà pénétré et clapotait dans l’obscurité. Les hommesrestaient muets comme des morts ; mais Jukes trébuchant contrel’un d’eux se mit à l’injurier sauvagement pour s’être trouvé dansle chemin. Deux ou trois voix demandèrent alors, faibles etanxieuses :

« Avons-nous des chances,monsieur ?

– Qu’est-ce qui vous prend,imbéciles ! » répondit-il brutalement.

Il se sentait prêt à se jeter là, au milieud’eux, et pour ne plus jamais bouger. Mais eux paraissaientragaillardis. Et tout en multipliant d’obséquieuxavertissements : « Attention ! prenez garde aupanneau, monsieur Jukes ! » ils le descendirent dans lasoute.

Le maître d’équipage y dégringola à sa suite,et aussitôt qu’il se fut ramassé, il opina :

« Elle dirait : « C’est bienfait pour toi, vieil imbécile : ça t’apprendra à te fairemarin ! »

Le maître d’équipage avait amassé un petitpécule ; il y faisait allusion volontiers. Sa femme – uneépaisse matrone – et ses deux grandes filles tenaient un étalage defruiterie dans le quartier est de Londres.

Dans l’obscurité, Jukes, mal assuré sur sesjambes, tendit l’oreille vers des clabaudements affaiblis ;ils venaient de tout près de lui, semblait-il. De là-haut, letumulte plus imposant de l’orage descendait sur ces bruits. La têtelui tournait.

Lui aussi, dans cette soute, trouvaitinsolites les mouvements du navire ; ils secouaient etsapaient sa résolution, autant que s’il allait sur mer pour lapremière fois.

Jukes fut presque tenté de se hisser dehors denouveau ; mais le souvenir de la voix du capitaine Mac Whirrrendait la chose impossible. Il avait reçu l’ordre d’aller voir.Pourquoi ? Il aurait voulu le savoir. « On verra bien,parbleu ! » se dit-il à lui-même, exaspéré.

Le maître d’équipage, hésitant, tâtonnant, leprévint de prendre garde à la façon dont il ouvrirait laporte ; il y avait un sacré grabuge là-dedans. Et Jukes, commeaffligé de grandes souffrances physiques, demanda avec irritationpourquoi diable ils se battaient.

« Pour des dollars ! Dollars,monsieur. Tous leurs sales coffres ont crevé, leur sacrée monnaiese balade de tous les côtés et ils culbutent à sa poursuite,déchirant, mordant, faut voir ! Un vrai petit enfer,là-dedans. »

Jukes ouvrit convulsivement la porte. Le petitmaître d’équipage jeta un coup d’œil par-dessous son bras.

Une des lampes était éteinte, briséepeut-être. Des cris gutturaux, hargneux, éclatèrent à leursoreilles en même temps qu’un ahan étrange, le halètement de toutesces poitrines tendues. Un coup rude frappa le flanc dunavire ; l’eau tomba sur le pont avec un chocétourdissant ; à l’avant de la pénombre, là où l’air étaitépais et rougeâtre, Jukes vit une tête cogner violemment leplancher, deux gros mollets battre les airs, des bras musclésenlacer un corps nu, une face jaune, à la bouche grande ouverte,lever des yeux au regard fixe et farouche, puis disparaître englissant. Un coffre vide se retourna bruyamment ; un hommepirouetta la tête la première, on l’eût dit lancé par un coup depied ; plus loin, d’autres, comme des pierres précipitées duhaut d’un talus, roulèrent, indistincts, en agitant les bras et enfrappant le pont de leurs pieds. L’échelle de l’écoutille étaitsurchargée de coolies ; ils grouillaient comme des abeillessur une branche ; ils pendaient aux échelons en une grapperampante et mouvante, et heurtaient à grands coups de poing la faceintérieure du panneau fermé ; dans l’espacement deslamentations on entendait, au-dessus, la ruée impétueuse de l’eau.Le navire donna de la bande et ils commencèrent à tomber :d’abord un, puis deux, puis tout le reste ensemble emporté, sedétachant en bloc avec un grand cri.

Jukes restait atterré. Le maître d’équipage,avec une anxiété bourrue, le supplia : « N’entrez doncpas là-dedans. »

L’entrepont tout entier semblait pivoter surlui-même. Le navire, sans s’arrêter de sauter, s’éleva sur unelame, et Jukes crut que tous ces hommes, en une seule masse,allaient lui retomber sur la poitrine. Il sortit à reculons,referma la porte et poussa le verrou d’une main tremblante…

 

Aussitôt après le départ de son second, lecapitaine Mac Whirr, laissé seul sur la passerelle, s’en étaitallé, zigzaguant et trébuchant, jusqu’à la timonerie. La portes’ouvrant à l’extérieur, il dut livrer combat au vent pour la tirerà lui ; la porte claqua derrière lui ; on eût dit qu’uncoup de fusil l’avait projeté dans la pièce au travers de laboiserie. Il se retrouva soudain de l’autre côté, se retenant à lapoignée.

Le servo-moteur perdait de la vapeur, et unbrouillard léger emplissait l’exiguïté de la chambre où le verre del’habitacle formait un ovale de lumière. Le vent hurlait, chantait,sifflait ou grondait en rafales soudaines qui secouaient les porteset les volets sous la mauvaise averse des embruns.

Deux glènes de ligne de sonde et un petit sacde toile suspendu à un long cordon tantôt s’écartaient de lacloison par un mouvement de pendule, puis revenaient s’y appliquer.Le caillebotis était presque à flot ; à chaque gros coup demer, l’eau jaillissait violemment à travers les fentes sur lescôtés de la porte ; l’homme de barre avait jeté bas son béret,sa vareuse, et se tenait debout, arc-bouté contre le carter. Lepetit volant de cuivre avait, dans ses mains, l’apparence d’unjoujou brillant et fragile. Sa chemise de coton rayée ouverte surla poitrine, les muscles de son cou saillaient durs et maigres, unetache noire s’étalait au creux de sa gorge, et son visage étaitcalme, creusé comme celui d’un mort.

Le capitaine Mac Whirr s’essuya les yeux. Lalame qui avait failli l’emporter par-dessus bord avait, à son grandennui, arraché son suroît de sa tête chauve ; ses cheveuxblonds soyeux, assombris par l’eau et plaqués, pendaient en frangeautour de son crâne nu, semblables à de misérables écheveaux decoton sale. Avec son visage lavé, empourpré par le vent et lesmorsures des embruns, il avait l’air de sortir en sueur d’unefournaise.

« Ah ! vous voilà ? »grommela-t-il lourdement.

Le lieutenant était arrivé à se glisser dansla timonerie quelques instants auparavant. Il s’était installé dansun coin, les genoux relevés, les poings aux tempes ; cetteattitude respirait la rage, le chagrin, la résignation,l’abattement et une espèce de rancune concentrée.

Il répondit lugubre et défiant :

« C’est bien mon tour de quart en bas,maintenant, hein ? »

Le servo-moteur cliqueta, stoppa, cliqueta denouveau ; les yeux de l’homme de barre se projetaient hors deson visage vers la rose des vents de l’habitacle, comme deuxoiseaux de proie affamés s’abattant sur un morceau de viande. Dieusait depuis combien de temps il avait été laissé là, à la barre,oublié de tous ses camarades.

Aucune heure n’avait été piquée ; il n’yavait pas eu de relève ; le vent avait balayé règle, coutume,emploi du temps, mais lui, il essayait tout de même de garder capau nord-est. Le gouvernail pouvait bien être enlevé, les feuxpouvaient bien être éteints, les machines brisées et le navire prêtà rouler sur le flanc, sur le dos, comme un cadavre, il ne savaitplus rien. Son unique souci était de conserver sa jugeote, et ladirection – souci mêlé d’angoisse, car la rose de compas, setrémoussant sur son pivot et bringuebalant de droite et de gauche,parfois semblait décrire un tour complet. Sa contention d’espritdevenait douloureuse ; et il avait une peur horrible que toutela timonerie ne fût emportée. Des montagnes d’eau ne cessaient des’écrouler sur elle. Quand le navire faisait un de ces plongeonsdésespérés, les coins de ses lèvres se pinçaient.

Le capitaine Mac Whirr leva les yeux sur lamontre d’habitacle, vissée à la cloison ; les aiguillesnoires, sur le cadran blanc, paraissaient immobiles. Ellesmarquaient une heure et demie du matin.

« Un nouveau jour », murmura-t-ilpour lui-même.

Mais le lieutenant l’entendit, et, levant latête comme quelqu’un qui pleure parmi des ruines :

« Vous ne le verrez pas selever ! » s’exclama-t-il.

On pouvait voir ses poignets et ses genouxs’entrechoquer avec violence.

« Non ! Bon Dieu ! vous ne leverrez pas !… »

Puis il renfonça sa face entre ses poings.

Le corps de l’homme de barre avait légèrementbougé, mais sa tête était restée dressée sur son cou – fixe commeune tête de pierre sur une colonne. Durant un coup de roulis quisembla lui faucher les jambes, et tandis qu’il trébuchait pour seremettre d’aplomb, le capitaine Mac Whirr déclara avecaustérité :

« Ne faites pas attention à ce que ditcet homme. Puis, avec un indéfinissable changement de ton trèsgrave : Il n’est pas de quart. »

Le marin ne répondit rien.

L’ouragan grondait, secouant la petite cabinequi semblait étanche à l’air, tandis que la lumière de l’habitaclevacillait sans arrêt.

« On ne vous a pas relevé, continua lecapitaine Mac Whirr en baissant les yeux. Je voudrais pourtant quevous vous cramponniez à la barre aussi longtemps que vous pourreztenir. Vous l’avez bien en main. Quelqu’un d’autre venant icipourrait tout gâcher. Faudrait pas. Pas un jeu d’enfant. Etl’équipage est probablement occupé à quelque chose là en bas…Croyez-vous que vous pourrez ? »

Le servo-moteur se mit soudain à donner decourtes saccades, puis stoppa et sembla se retirer en lui-même,concentrant son énergie comme une braise sous la cendre. L’homme,en arrêt, au regard figé, éclata, et toute la passion de son corpssemblait s’être concentrée sur ses lèvres :

« Au nom du Ciel, capitaine, je peuxtenir jusqu’à la consommation des siècles si seulement on ne meparle pas.

– Oh ! bon ! très bien… »(Pour la première fois le capitaine regarda l’homme.) « …Hackett. »

Il parut classer l’affaire dans son esprit. Ilse pencha vers le porte-voix de la chambre des machines, souffladedans et inclina la tête. M. Rout, d’en bas, répondit et lecapitaine Mac Whirr mit immédiatement ses lèvres àl’embouchure.

Il y appliqua alternativement ses lèvres etson oreille, tandis que la tempête l’environnait de sonfracas ; et la voix du mécanicien monta vers lui, âpre, commedans le feu d’un combat. Un des chauffeurs mis hors de service, lesautres fourbus, et l’homme de la chaudière auxiliaire chargeait lesfoyers avec l’homme du petit cheval. Le troisième mécaniciensurveillait le registre. On tenait en main les machines.

« Quoi de neuf, là-haut ?

– Rien de fameux ; on repose survous, dit le capitaine Mac Whirr. Le second est-il déjà enbas ? Non ? Bon ; il va y être tout de suite… »M. Rout voudra-t-il le laisser parler dans leporte-voix ? – dans le porte-voix de la passerelle, car lui,le capitaine, allait y retourner aussitôt. Il y avait du désordreparmi les Chinois ; ils se battaient, paraît-il. « Toutde même pas permettre qu’on se batte… » M. Rout étaitparti, et le capitaine Mac Whirr pouvait sentir contre son oreilleles pulsations des machines, le battement du cœur du navire. Lavoix de M. Rout cria quelque chose à distance. Le navire piquadu nez, les pulsations s’arrêtèrent net dans un faisceau desifflements. Le visage du capitaine Mac Whirr était impassible, sonregard restait inconsciemment fixé sur la forme accroupie dulieutenant. La voix de M. Rout se fit entendre de nouveau dansles profondeurs ; les pulsations reprirent par lentes saccades– puis s’accélérèrent.

M. Rout était revenu auporte-voix :

« Ça n’a pas beaucoup d’importance, ceque font les Chinois », dit-il hâtivement ; puis, avecirritation : « Le navire plonge comme s’il n’allaitjamais en revenir.

– Très grosse mer, fit la voix ducapitaine Mac Whirr.

– Prévenez-moi à temps pour éviter leplongeon final, aboya Salomon Rout dans le porte-voix.

– Pluie et nuit. Peux pas voir ce quivient, dit la voix. Faut bien – garder vitesse – juste assez pour –obéisse gouvernail – courir la chance, continua-t-elle, détachantdistinctement tous les mots.

– Je donne tout ce que j’ose.

– Nous sommes – joliment – secouéslà-haut, poursuivit la voix avec douceur. Pourtant – ça ne va pastrop mal – Ah ! naturellement, si la timonerie étaitemportée… »

M. Rout, penchant une oreille attentive,marmotta quelque chose avec aigreur. Mais la voix lente et aviséelà-haut s’anima pour demander :

« Jukes n’est pas encorearrivé ? » Puis, après une courte attente :« J’aimerais bien qu’il se dépêchât ; je voudrais qu’ilen finisse et qu’il monte ici au cas où il arriverait quelquechose. Pour veiller au navire. Je suis tout seul. Le lieutenant aperdu…

– Quoi ? » M. Rout, dansla chambre des machines, déplaça la tête pour crier dans letuyau : « Par-dessus bord ? » puis plaqua sonoreille à l’embouchure.

« Perdu la tête, continua la voix d’unton positif. Bougrement embêtant. »

Courbé sur le pavillon du porte-voix,M. Rout, en entendant ceci, ouvrit de grands yeux. Il perçutun bruit de lutte et des exclamations entrecoupées descendirentvers lui. Il tendit l’oreille.

Pendant ce temps, Beale, le troisièmemécanicien, les bras levés, tenait entre les paumes de ses mains lajante d’une petite roue noire qui faisait saillie à côté d’un grostube de cuivre ; il semblait la tenir en équilibre au-dessusde sa tête comme si c’eût été l’attitude correcte dans quelquesport nouveau.

Pour se maintenir en place, il appuyait sonépaule contre la cloison blanche, un genou fléchi, un chiffon passédans sa ceinture et pendant sur sa hanche. Ses joues imberbesétaient barbouillées et rougissantes et la poussière de charbon surses paupières, semblable aux coups de crayon d’un maquillage,rehaussait l’éclat liquide de ses yeux et donnait à son jeunevisage un aspect féminin, exotique et troublant.

Quand le navire tanguait il tournait la petiteroue avec des mouvements précipités.

« Devenu fou, reprit soudain la voix ducapitaine Mac Whirr dans le porte-voix. S’est jeté sur moi… àl’instant. Obligé de l’assommer… à la minute. Vous avez entendu,monsieur Rout.

– Diable ! grommela M. Rout.Attention, Beale ! »

Son cri résonna, semblable à l’appel éclatantd’une trompette d’alarme entre les parois de fer de la chambre desmachines. Peintes en blanc, celles-ci s’élevaient en obliquantcomme un toit jusqu’à la pénombre de la claire-voie ; et toutle vaste espace ressemblait à l’intérieur d’un monument divisé pardes parquets de caillebotis métallique aux différents niveauxdesquels vacillaient des lumières ; au centre une colonned’ombre s’était massée, hésitant parmi l’effort bruyant desmachines au-dessous de la ferveur immobile des cylindres. Unevibration intense et sauvage faite de tous les bruits de l’ouraganplanait dans la chaleur silencieuse ; l’air était imprégnéd’une odeur de métal chauffé, d’huile et d’une légère vapeur. Lescoups de bélier de la mer, sourds et formidables, semblaienttraverser la chambre des machines de part en part.

Des lueurs pareilles à de longues flammespâles tremblaient sur les surfaces polies du métal ; lesénormes têtes des manivelles émergeaient tour à tour du parquet dechauffe en un éclair de cuivre et d’acier – et disparaissaient,tandis que les bielles aux jointures épaisses, pareilles à desmembres de squelette, semblaient les attirer, puis les rejeter avecune précision fatale. Et tout au fond, dans une demi-clarté,d’autres bielles allaient et venaient, s’esquivant délibérément,des traverses dodelinaient de la tête, des disques de métalglissaient sans frottement l’un contre l’autre, lents et calmesdans un tournoi de lueurs et d’ombres.

Parfois tous ces mouvements puissants etinfaillibles ralentissaient simultanément comme s’ils eussent faitpartie d’un organisme vivant atteint d’un soudain accès delangueur ; les yeux de M. Rout brillaient alors, plussombres dans sa longue face blême. Il soutenait la lutte, enpantoufles de tapisserie ; une veste courte et luisanterecouvrait à peine ses reins ; ses poignets pâles faisaientsaillie hors des manches trop étroites et trop courtes comme si lacirconstance critique eût ajouté quelque chose à sa taille, allongéses membres, augmenté sa pâleur et creusé ses yeux.

Il se déplaçait avec une vivacité incessanteet pleine d’à-propos, grimpant au plus haut, disparaissant tout enbas ; et, quand il s’arrêtait en face de la mise en train, seretenant au garde-corps, il continuait à jeter des coups d’œil àdroite, vers le manomètre et vers le tube de niveau, fixés tousdeux sur le mur blanc dans la lumière mouvante d’une lampe. Lesembouchures de deux porte-voix bâillaient stupidement près de soncoude et le cadran du chadburn de la chambre des machinesressemblait à une horloge de grand diamètre dont le cadranporterait des mots brefs en place de chiffres. Les lettres groupéesressortaient épaisses et noires autour du pivot de l’indicateur,substituts emphatiques d’exclamations vigoureuses : Enavant – En arrière – Lente – Demi – Stop ; la grosseaiguille noire pointait en bas, vers le mot – Toute – qui,ainsi désigné, capturait les regards comme un cri aigu retientl’attention. Le cylindre à basse pression dans son manchon de bois,formant au-dessus de sa tête une masse menaçante et majestueuse,exhalait un faible soupir à chaque coup de piston ; à part celéger sifflement, les machines faisaient jouer leurs membresd’acier à toute vitesse ou lentement, mais toujours avec unedouceur silencieuse et résolue.

Et tout ceci, les murs blancs, l’aciermouvant, les tôles varangues sous les pieds de Salomon Rout, lecaillebotis métallique au-dessus de sa tête, l’obscurité et leslueurs, tout ceci s’élevait et s’abaissait avec ensemble, suivantl’âpre remous des lames contre les flancs du navire. Le spacieuxendroit tout entier, que la grande voix du vent faisait résonnersourdement, semblait se balancer comme un arbre, ou se renversaitparfois complètement comme abattu de côté puis d’autre par leseffroyables rafales.

« Il faut vous dépêcher de monter »,s’écria M. Rout dès qu’il vit Jukes apparaître à la porte dela chaufferie.

Jukes avait le regard ivre et vague ; safigure rouge était bouffie comme s’il avait dormi trop longtemps.Le chemin pour arriver là avait été ardu ; il avait accomplile trajet avec une exténuante célérité, l’agitation de son espritcorrespondant aux efforts de son corps. Il s’était précipité horsde la soute, se heurtant dans la coursive sombre à un grouped’hommes effarés et terrifiés qui, comme il trébuchait contre eux,demandèrent en l’entourant : « Que se passe-t-il donc,lieutenant ? » puis en bas de l’échelle de la chaufferie,manquant plusieurs échelons à la fois dans sa hâte, jusqu’à unendroit profond comme un puits et noir comme l’enfer, qui basculaitd’avant en arrière à la manière d’une balançoire. L’eau de calegrondait à chaque coup de roulis et des blocs de charbonbondissaient de-ci, de-là, d’un bord à l’autre, on eût dit uneavalanche de galets sur la pente d’une plaque de fer.

Quelqu’un là-dedans gémissait de douleur, etl’on pouvait voir quelqu’un d’autre accroupi sur ce qui semblaitêtre le corps étendu d’un homme mort ; une grosse voixblasphéma ; la lueur sous chacune des portes des fourneauxétait pareille à une flaque de sang, dont le calme rayonnementvenait mourir sur le velours de la ténèbre.

Une bouffée de vent frappa Jukes à la nuque,et l’instant d’après enveloppa ses chevilles mouillées.

Les ventilateurs de la chaufferiebourdonnèrent : face aux six portes des fourneaux, deuxsilhouettes étranges, le torse nu, se courbaient en chancelant etbrandissaient deux pelles.

« Eh là ! on a de l’air plus qu’iln’en faut maintenant ! » hurla le second mécanicien, quisemblait n’avoir attendu que l’arrivée de Jukes pour éclater.

L’homme chargé de la machine auxiliaire, unpetit homme souple et remuant, au teint éblouissant, à la moustachefine et décolorée, travaillait dans une sorte d’extase muette. Onmaintenait les machines sous toute pression, et un grondement,profond comme celui d’un fourgon vide roulant sur un pont, formaitune basse soutenue dans le concert des autres bruits.

« On doit continuellement laisseréchapper la vapeur ! » continua à hurler le second.

L’orifice d’un ventilateur, avec le bruit d’unmillier de casseroles qu’on récure, lui cracha sur les épaules unjet soudain d’eau salée, à quoi il répondit par une voléed’imprécations, une malédiction collective où même il englobait sonâme, divaguant comme un fou tout en vaquant à sa besogne. Dans unclaquement sec, la paupière de métal un instant soulevée laissatomber un flamboiement ardent et blême sur le chef ras duchauffeur, éclairant un instant sa face insolente et la grimace deses lèvres, puis aussitôt retomba dans un autre claquement sec.

« Où donc en est le sacré navire ?Pouvez-vous me le dire ? Que la peste m’emporte ! Sousl’eau – ou quoi ? Elle arrive par tonnes, ici. Les mauditscapuchons ont donc filé au diable ? Hein ? Savez-vousquelque chose – vous – marin de malheur ?Vous… ? »

Jukes, après un instant de stupeur, avaittraversé la chaufferie comme une flèche, porté par un coup deroulis ; à peine son regard embrassa-t-il la vastitude, lapaix et la splendeur relatives de la chambre des machines que lenavire, enfonçant lourdement son arrière dans l’eau, le précipitatête baissée sur M. Rout. Le bras du chef mécanicien, d’unelongueur de tentacule, et comme mû par un ressort, se tendit à sarencontre et fit dévier son élan vers les porte-voix où il arrivaen tournoyant.

M. Rout répéta avec insistance :

« Il faut vous dépêcher de monter – quoiqu’il en soit. »

Jukes hurla :

« Êtes-vous là, capitaine ? »puis écouta. Rien. Soudain le mugissement du vent retentit à sesoreilles ; mais bientôt après une voix menue écartatranquillement les vociférations de l’ouragan :

« C’est vous, Jukes ? Ehbien ? »

Jukes ne demandait qu’à raconter : c’estle temps qui semblait manquer. Ce qui s’était passé, on sel’expliquait à merveille. Il voyait en imagination les cooliesenfermés dans leur entrepont enfumé, sans espoir d’en pouvoirsortir, couchés pleins de malaise et d’épouvante entre les rangéesde coffres ; puis un de ces coffres, soudain, ou plusieurs àla fois, peut-être, désarrimés par un coup de roulis, culbutant lesautres, les couvercles sautant, les côtés éclatant et tous cesmalheureux Chinois se levant, bondissant à la fois à la poursuitede leur avoir. Et chaque soubresaut du navire, ensuite, avaitprécipité cette foule glapissante, trépignante, de-ci, de-là, en untourbillon de bois fracassé, de vêtements lacérés et de dollarséparpillés dans tous les sens.

La lutte une fois engagée, il leur devenaitimpossible de l’arrêter d’eux-mêmes. Rien ne pourrait maintenant envenir à bout, que la force. C’était un désastre. Jukes avait vucela ; c’est tout ce qu’il pouvait dire. Quelques-uns d’entreeux étaient morts déjà, croyait-il. Le reste allait continuer à sebattre… Les paroles montaient et se chevauchaient dans l’étroitessedu tube acoustique. Elles s’élevaient, vers ce qui semblait être lesilence d’une compréhension éclairée, demeurée seule là-haut avecl’orage. Et Jukes désira ardemment ne plus avoir à faire face à cedésordre local, mesquine et odieuse addition à la grande détressedu navire.

Chapitre 5

 

Il patienta. Devant ses yeux les machinestournaient avec une laborieuse lenteur, prêtes à s’arrêter net aucri de M. Rout : « Attention !Beale ! » pour repartir ensuite avec une précipitationfolle. Elles restaient en arrêt dans une attente intelligente,immobilisées au cours de leur révolution, – une lourde manivellearrêtée dans le vide ; on eût dit qu’elles étaient conscientesdu danger et de la fuite du temps. Puis, sur un« Repartez » du chef, et avec le bruit d’un souffle chaudà travers des dents serrées, elles achevaient la révolutioninterrompue et en recommençaient une autre.

Il y avait dans leurs mouvements la prudentesagacité de l’expérience et la détermination d’une force immense.Se plier patiemment à tous les caprices d’un navire désemparé aumilieu de la furie des vagues et dans le cœur même du vent – voilàquel était leur travail. Par moments, le menton de M. Routtombait sur sa poitrine tandis qu’il les contemplait, sourcilsfroncés, perdu dans ses pensées.

La voix qui écartait l’ouragan de l’oreille deJukes commença : « Prenez l’équipage avec vous… » etcessa inopinément.

« Qu’en ferai-je,capitaine ? »

Un grincement impérieux et abrupt éclatasoudain ; les trois paires d’yeux se levèrent sur le cadran dutransmetteur d’ordres, au moment où l’aiguille sauta de –Toute à – Stop –, comme si elle eût été pousséepar un démon. Alors ces trois hommes, dans la chambre des machines,eurent chacun en particulier la sensation d’un obstacle arrêtant lenavire et d’un étrange resserrement, comme si le Nan-Shanse fût ramassé pour un bond désespéré.

« Stoppez ! » mugitM. Rout.

Personne – pas même le capitaine Mac Whirr,qui, seul sur le pont, avait aperçu une blanche ligne d’écumes’avancer, à une telle hauteur qu’il n’en pouvait croire ses yeux–, personne ne devait jamais savoir ce qu’avait été l’escarpementde cette lame, et l’effrayante profondeur du gouffre que l’ouraganavait creusé derrière la mouvante muraille d’eau.

Elle accourait à la rencontre du navire ;et le Nan-Shan, alors, s’arrêtant comme pour se ceindreles reins, souleva son avant, puis sauta. Les flammes de toutes leslampes s’affaissèrent, assombrissant la chambre des machines ;l’une d’elles s’éteignit. Avec un fracas déchirant, un tumultefurieux et giratoire, des tonnes d’eau tombèrent sur le pont ;on eût dit que le navire s’était élancé sous une cataracte. Là, enbas, ils se regardèrent hébétés.

« Balayés d’un bout à l’autre, bonDieu ! » brailla Jukes.

Le Nan-Shan plongea droit au fond dugouffre, comme basculant par-dessus le rebord du monde. La chambredes machines versa en avant, menaçante, comme l’intérieur d’unetour ébranlée par un tremblement de terre. Un affreux vacarme deferraille s’éleva de la chaufferie. Et le navire resta suspendudans une inclinaison épouvantable, assez longtemps pour permettre àBeale, tombé sur les genoux et les mains ; de ramper commes’il eût eu l’intention de fuir à quatre pattes hors de la chambredes machines. M. Rout tourna lentement sa tête impassible, auvisage émacié, à la mâchoire tombante. Jukes avait fermé les yeux,et sa figure en un moment devint inexpressive et douce comme celled’un aveugle.

Enfin, le Nan-Shan se relevalentement, trébuchant et peinant comme si sa proue avait à souleverune montagne. M. Rout ferma la bouche ; Jukes cligna despaupières et le petit Beale se remit vivement sur ses pieds.

« Encore une autre comme celle-ci, ettout est fichu », s’écria le chef.

Jukes et lui se regardèrent, et la même penséeleur vint à l’esprit. Le capitaine. Là-haut, tout devait avoir étéemporté. Le servo-moteur balayé, le navire flottant comme unsoliveau. C’était fini.

« Courez vite ! » s’écriaM. Rout d’une voix épaisse, regardant Jukes avec des yeuxélargis et indécis.

Celui-ci ne lui répondit que par un regardirrésolu. La sonnerie du chadburn les calma instantanément.L’aiguille noire bondit de – Stop – à – Toute–.

« Allez maintenant !Beale ! » cria M. Rout.

La vapeur siffla légèrement. Les tiges despistons reprirent leur va-et-vient. Jukes appliqua son oreille autuyau acoustique. La voix l’attendait. Elle disait :

« Ramassez tout l’argent ; faitesvite. Je vais avoir besoin de vous là-haut. »

Et ce fut tout.

« Capitaine ! » appela Jukes.Il n’y eut pas de réponse.

Il s’éloigna en chancelant comme un blesséquitte le champ de bataille. Il s’était entaillé le front au-dessusdu sourcil gauche, il ne savait quand, ni où – entaillé jusqu’àl’os. Il ne s’en apercevait même pas : une dose de mer deChine suffisante à lui rompre le cou, en lui dégringolant sur latête, avait bien et dûment lavé, nettoyé, salé sa blessure ;elle ne saignait pas, mais bâillait toute cramoisie ; aveccette balafre au-dessus de l’œil, ses cheveux ébouriffés, ledésordre de ses vêtements, il avait l’air de s’être fait descendreà un match de boxe.

« Faut aller ramasser les dollars !cria-t-il vers M. Rout, en souriant pitoyablement dans levague.

– Vous dites ?… dit M. Routfurieusement. Ramasser ?… À d’autres ! » Puis,frémissant de tous ses muscles, mais exagérant son tonpaternel : « Allez-vous-en, maintenant, pour l’amour deDieu ! Vous autres officiers de pont vous finirez par merendre idiot. Il y a le premier lieutenant là-haut qui s’est jetésur le vieux. Vous ne le saviez pas ? Vous perdez la boule,vous autres, qui n’avez rien à faire… »

Ces mots éveillèrent un commencement de colèreen Jukes. Rien à faire, – vraiment !… Empli d’un violentmépris pour le chef, il repartit par où il était venu.

Dans la chaufferie, le petit homme joufflu dela machine auxiliaire jouait de la pelle, péniblement, aussi muetque si on lui eût coupé la langue. Le second, par contre,vociférait comme un fou furieux, que rien ne ferait taire, mais quine perdait rien de son habileté professionnelle.

« Vous voilà ! officiervagabond ! Hein ! Vous ne pourriez pas faire descendre unde vos empotés pour hisser les escarbilles ? Elles finissentpar nous étouffer ici. Malédiction ! Dites donc !Hein ! Vous vous rappelez le code : « Matelots etchauffeurs sont tenus de s’entraider. » Hein ! Vousentendez ? »

Et tandis que Jukes remontait précipitamment,l’autre continuait encore, la face levée vers lui :

« Pourriez pas me répondre ?Qu’est-ce que vous venez fourrer votre nez par ici ? De quoivous mêlez-vous ? »

Jukes sentit qu’il ne se possédait plus. Deretour dans la coursive sombre, il était prêt à tordre le cou àcelui qui ferait le moindre signe d’hésitation. Rien que d’ypenser, cela le rendait furieux. Lui ne pouvait reculer ; parconséquent, eux ne reculeraient pas.

Son impétuosité, lorsqu’il revint parmi eux,les entraîna. Ses allées et venues, la fureur et la rapidité de sesmouvements les avaient déjà excités et effrayés ; dans sesbrusques irruptions parmi eux, plutôt pressenti que perçu, Jukesleur apparaissait formidable – préoccupé de questions de vie et demort qui ne pouvaient supporter aucun délai. Au premier mot qu’illeur dit, il les entendit se laisser choir lourdement l’un aprèsl’autre, dans la soute, dociles à son ordre.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » sedemandaient-ils mutuellement. Ils ne le savaient pas bien au juste.Le maître d’équipage essaya de leur expliquer. Le bruit d’une fortebagarre les surprit ; et les chocs puissants qui serépercutaient dans la soute obscure maintenaient en haleine leursentiment du danger. Lorsque le maître d’équipage tout à coupouvrit la porte, il leur sembla que l’ouragan, pénétrant à traversles flancs de fer du navire, faisait tourbillonner ces corpshumains comme des grains de poussière ; une confuse rumeurleur parvint, un tumulte de tempête, des murmures féroces, desrafales de cris, le clapotement précipité des pieds nus, se mêlantaux coups de la mer.

Pendant un moment ils contemplèrent ahuris,obstruant le seuil de la porte. Jukes passa au travers du groupe,brutalement. Sans dire un mot, il jaillit en avant. Une nouvellegrappe de coolies s’était formée, accrochée à l’échelle ;ceux-ci luttaient à mort comme précédemment pour forcer le panneaucondamné qui leur eût donné accès sur le pont inondé. Commeprécédemment, la grappe se détacha, et Jukes disparut, absorbé souselle comme un homme surpris par un éboulement. Le maître d’équipagehurla, très excité :

« Arrivez ! sortez le second delà ! Il va être piétiné, écrasé ! »

Ils chargèrent, piétinant à leur tour destorses, des doigts, des visages, s’empêtrant dans des tas devêtements, repoussant du pied des débris de bois, mais, avantqu’ils pussent s’emparer de Jukes, celui-ci, se dégageant, émergeajusqu’à la ceinture d’entre la multitude des mains crispées. Aumoment même où l’équipage l’avait perdu de vue, tous les boutons desa veste avaient sauté ; le dos de la veste avait été fendujusqu’au col ; son gilet éclaté de haut en bas. La massecentrale des combattants roula vers l’autre bord, sombre,indistincte, impuissante, et lançant des regards sauvages quiluisaient à la faible clarté des lampes.

« Laissez-moi, nom de Dieu ! Je nesuis pas mort ! cria Jukes d’une voix perçante. Poussez-les àl’avant. Profitez du moment où le navire pique du nez. Poussez-lescontre la cloison. Coincez-les. »

La ruée des marins, dans l’entrepont enfermentation, fit l’effet d’un baquet d’eau froide dans un chaudronbouillonnant. Le tumulte fléchit d’abord. La masse effervescentedes Chinois formait un magma si compact qu’il ne fut pas malaisépour les matelots, en se tenant ferme par les bras et à la faveurd’un formidable plongeon du navire, de les repousser d’un seul élanet de les appliquer en bloc contre la paroi avant. Derrière leurdos, quelques petits grappillons d’hommes et des corps isolésballottaient encore.

Le maître d’équipage accomplit de véritablesprodiges. De ses grands bras tout ouverts et tenant une épontilledans chacune de ses robustes pattes, il arrêta la ruée de septChinois enlacés qui roulaient comme un rocher dans une avalanche.On entendit craquer des jointures. Il fit « Ah ! »et tout fut dispersé.

Mais ce fut le charpentier qui fit preuve dela plus grande ingéniosité. Sans rien dire à personne, il retournadans la coursive pour y chercher plusieurs glènes d’amarre qu’ilsavait y être – chaînes et cordages. Avec quoi des barrages furentétablis. À vrai dire, les Chinois ne se défendaient guère. La lutte(de quelque façon qu’elle eût commencé) avait vite fait de setransformer en une mêlée de panique aveugle. Si les Célestesd’abord s’étaient élancés à la poursuite de leurs dollarséparpillés, ils ne combattaient plus à cette heure que pourreprendre pied. Ils se tenaient à la gorge tout simplement pouréviter la culbute. Celui qui trouvait un point d’appui s’ycramponnait et donnait force coups de pied à qui s’accrochait à sesjambes – jusqu’à ce qu’une nouvelle embardée les envoyât rouler deconserve à l’autre bout de l’entrepont.

L’arrivée des diables blancs les terrifia.Venaient-ils pour les massacrer ? Les spécimens individuelsarrachés au magma s’abandonnaient, flasques comme des loques ;quelques-uns, tirés à l’écart et traînés par les pieds, demeuraientinertes, pareils à des cadavres, les yeux fixes et grands ouverts.Par instants, l’un d’eux se jetait à genoux, faisait mine dedemander grâce ; et plusieurs que la terreur avait affolés, uncoup de poing bien appliqué entre les deux yeux les faisaits’affaisser et tenir tranquilles. Il y en avait de blessés, qu’onmaniait sans précaution, mais qui supportaient cela sans seplaindre, avec simplement un battement spasmodique despaupières.

Des visages ruisselaient de sang ; surles crânes rasés apparaissaient des écorchures, des plaies vives,des meurtrissures, des déchirures et des entailles. La porcelainebrisée échappée des coffres était en majeure partie responsable deces dernières. Çà et là un Chinois, aux yeux égarés, à la tressedénattée, soignait son pied sanglant.

On était enfin parvenu à les réduire et à lesconfirmer, rangés côte à côte, après les avoir secoués jusqu’àparfaite soumission, cognés un peu pour rafraîchir leur excitation,puis réconfortés avec des encouragements plus bourrus que desmenaces. À présent ils étaient assis par terre, livides, en rangsabattus, à l’extrémité desquels le charpentier aidé des deux hommesallait et venait, affairé, raidissant et nouant les sauvegardes. Lemaître d’équipage, se retenant à un étançon par un bras et unejambe, se battait avec une lampe pressée sur sa poitrine et qu’ilessayait d’allumer, tout en grommelant comme un industrieuxgorille.

Les silhouettes des matelots s’abaissaientsans cesse avec des mouvements de glaneurs et tout ce qu’ilsramassaient était expédié dans la soute : vêtements, éclats debois, débris de porcelaine, ainsi que les dollars qu’ilsrassemblaient dans des vestes. De temps à autre, un matelots’avançait en chancelant vers la porte, les bras pleins dedécombres ; des regards obliques et douloureux suivaient sesmouvements.

À chaque coup de roulis, les longues rangéesde Chinois assis faisaient un salut en avant et, suivant l’invitedu plongeon, toutes les bobines rasées s’entrechoquaient d’un boutà l’autre de la ligne.

Et tandis que le bruit de l’eau, qui balayaitle pont depuis quelques instants, faisait relâche, Jukes, encoretout frémissant de la lutte, eut l’illusion d’avoir du même coupdompté le vent en quelque sorte, de l’avoir réduit au silence, carpour un temps, l’on n’entendit plus que, contre les flancs dunavire, le tonnerre incessant des flots.

L’entrepont avait été entièrement nettoyé –débarrassé de tout le fourbi, comme disaient les matelots. Ils setenaient droits et vacillants, dominant le niveau des têtes et desépaules courbées. Çà et là un Céleste reprenait haleine dans unsanglot. Aux places où tombait la lumière, verticale, Jukesapercevait les côtes saillantes de l’un, la face jaune etnostalgique de l’autre, des cous penchés, et parfois un morneregard se dirigeait vers son visage.

Il n’en revenait pas de n’avoir point trouvédes cadavres ; mais, à vrai dire, la plupart semblaient prêtsà rendre l’âme et plus pitoyables ainsi que s’ils eussent été déjàmorts.

Soudain, un des coolies se mit à parler. Unelueur passa, puis s’éteignit sur sa face maigre aux traitstirés ; il renversa la tête en arrière comme un chien quihurle à la lune ; de la soute, arrivaient des bruits de heurtset le tintement de quelques dollars qui s’éparpillaient ; lecoolie tendit les bras, ouvrit béante une bouche noire, et sesincompréhensibles ululements gutturaux, qu’on eût dit n’appartenirà aucune langue humaine, emplissaient Jukes d’une étrangeémotion ; il croyait entendre un animal s’efforcer à laparole.

Deux autres, sur le même mode, entonnèrentférocement ce que Jukes crut être des revendications ; lereste du troupeau faisait une basse grondante et commençait às’agiter. Jukes ordonna aux hommes d’équipage d’évacuerprécipitamment l’entrepont. Lui-même en sortit le dernier, marchantà reculons vers la porte, tandis que les grognements gagnaient enintensité et devenaient menaçants, et que vers lui des poings setendaient comme vers un malfaiteur. Le maître d’équipage poussa leverrou et remarqua d’un air gêné :

« On dirait que le vent est tombé,monsieur. »

Les matelots furent contents de se retrouverdans la coursive. Chacun pensait en secret qu’il pourrait s’élancersur le pont à la dernière minute – et trouvait là unréconfort ; il y a quelque chose d’horriblement répugnant dansl’idée d’être noyé à fond de cale. Maintenant qu’ils en avaientfini avec les Chinois ils reprenaient conscience de la position dunavire.

En sortant de la coursive, Jukes pataugeajusqu’au cou dans l’eau bruyante. Il gagna la passerelle et futtout étonné d’y pouvoir discerner des formes obscures, comme si sonpouvoir visuel fût devenu surnaturellement aigu. Il discerna devagues contours qui ne lui rappelaient pas le familier aspect duNan-Shan, mais spécialement autre chose dont il avaitgardé le souvenir : un vieux vapeur dégréé qu’il avait vupourrissant sur un banc de vase, de longues années auparavant. Oui,vraiment, le Nan-Shan évoquait cette épave.

Il n’y avait plus de vent ; pas unsouffle ; sauf de légers courants d’air créés par lesembardées du navire. La fumée rejetée par la cheminée retombait surle pont ; en passant il la respira. Il sentit la pulsationdélibérée ses machines et entendit de faibles bruits qui semblaientavoir survécu au grand tumulte ; les tintements d’accessoiresbrisés, la chute rapide de quelques débris sur la passerelle. Ilperçut distinctement la forme trapue de son capitaine se retenant àune rambarde tordue, immobile et balancé comme s’il eût été clouéaux planches. La tranquillité inattendue de l’air oppressaJukes :

« C’est fait, capitaine, dit-ilhaletant.

– Je pensais bien », répondit MacWhirr.

« Vous pensiez bien, quoi ? »murmura Jukes à lui-même.

« Le vent est tombé tout d’uncoup », continua le capitaine.

Jukes éclata :

« Si vous croyez que ça a été un boulotfacile… »

Mais son capitaine, tout cramponné à larambarde, ne prêtait aucune attention.

« D’après les livres, le pire n’est pasencore passé.

– Si la plupart d’entre eux n’avaient pasété à moitié morts de mal de mer et de frayeur, aucun de nous n’enserait sorti vivant, de l’entrepont.

– Fallait faire quelque chose poureux », marmotta Mac Whirr avec obstination. Puis ilreprit : « On ne trouve pas tout dans les livres.

– Et même, je crois bien qu’ils seseraient jetés sur nous, si je n’avais pas fait sortir l’équipageillico », continua Jukes avec chaleur.

Tout à l’heure ils étaient forcés de hurlerpour se faire entendre ; à présent, dans la quiétude étonnantede l’air, la moindre parole retentissait ; il leur semblaitparler sous une sombre voûte pleine d’échos.

À travers une échancrure, au haut du dôme denuages lacérés, la lueur de quelques étoiles tombait sur la merobscure qui s’élevait et s’abaissait confusément. Parfois le sommetd’un cône d’eau s’écroulait à bord et se mêlait à l’agitationroulante de l’écume sur le pont submergé ; et des nuages basfermaient circulairement la citerne au fond de laquelle leNan-Shan barbotait. Ce cercle de vapeurs denses tournoyaitd’une façon folle autour de son centre si calme, entourait lenavire comme un mur ininterrompu d’un aspect inconcevablementsinistre. À l’intérieur du cercle, la mer agitée comme par unepropulsion interne s’élevait en montagnes à pic qui cherchaient àse chevaucher, se heurtaient entre elles et claquaient pesammentcontre les flancs du Nan-Shan, cependant qu’un gémissementaffaibli, l’infinie plainte de la fureur de la tempête, arrivait depar-delà les confins de ce calme oppressant.

Le capitaine Mac Whirr restait silencieux.Jukes, l’oreille tendue, perçut soudain le rugissement lointain ettraînant de quelque immense lame invisible qui prenait son élansous l’épaisse obscurité formant l’effroyable limite de son cerclevisuel.

« Naturellement, recommença-t-ilacrimonieusement ; ils s’imaginaient que nous en profitionspour les piller. Naturellement ! Vous aviez dit de ramasserl’argent. Plus facile à dire qu’à faire. Ils ne pouvaient pasdeviner ce que nous avions dans la tête. Nous sommes arrivés commeune bombe au beau milieu d’eux. Obligés de charger à fond etvivement.

– Du moment que c’est fait…, marmotta lecapitaine, sans essayer de regarder Jukes. Il fallait faire pour lemieux.

– Et ce sera encore le diable pour réglerles comptes quand ceci sera fini, dit Jukes, qui se sentait toutendolori. Laissez-les seulement se ressaisir un peu, et vousverrez ! Ils nous sauteront à la gorge, capitaine. N’oubliezpas, capitaine, que le Nan-Shan n’est plus un navireanglais maintenant. Et ces animaux-là le savent bien aussi. Lesacré pavillon siamois…

– N’empêche pas que nous sommes à bord,remarqua Mac Whirr.

– Et nous n’en avons pas fini avec lesembêtements », insistait Jukes d’un ton prophétique. Iltrébucha, se rattrapa. « Quelle épave ! »ajouta-t-il tout bas.

« Ce n’est pas encore fini, acquiesça lecapitaine à mi-voix… Veillez un instant, n’est-ce pas…

– Vous allez quitter la passerelle,capitaine ? » demanda Jukes anxieusement, comme sil’orage n’attendait que le départ du capitaine pour foncer sur lenavire.

Il le contempla, ce navire battu, solitaire,qui faisait effort dans un décor sauvage de montagnes d’eau noireéclairées par les lueurs des mondes lointains, qui avançaitlentement, rejetant, au cœur muet de l’ouragan, l’excès de saforce, en un blanc nuage de vapeur – et la vibration profonde del’échappement semblait l’inquiet barrissement d’une créaturemarine, impatiente de reprendre le combat. Brusquement cela cessa.L’air tranquille gémit. Jukes, au-dessus de sa tête, vit scintillerquelques étoiles au fond d’un gouffre de nuées. Au-dessous de cepuits étoilé, les nuages d’encre formant margelle surplombaientdirectement le navire. Les étoiles lui semblaient le regarder avecune attention particulière, comme si c’eût été pour la dernièrefois – et l’on eût dit aussi une couronne de splendeur posée commeun diadème sur un front courroucé.

Le capitaine Mac Whirr était allé dans lachambre de veille. On n’y voyait goutte, mais cela ne l’empêchaitpas de sentir le désordre de la chambre où il vivait d’habituded’une façon si ordonnée. Son fauteuil était renversé. Les livresétaient tombés à terre : un morceau de verre craqua sous sabotte. À tâtons il chercha des allumettes et trouva la boîtederrière le rebord d’un rayon. Il en alluma une, et, plissant lecoin des yeux, tendit la petite flamme vers le baromètre.L’instrument de verre et de métal branlait du chef et semblait luifaire des signes.

Le mercure était bas – incroyablementbas ; si bas que le capitaine Mac Whirr crut devoir émettre ungrognement. L’allumette s’éteignit ; il en sortit vivement uneautre qu’il tint entre ses doigts gourds.

Une petite flamme brilla de nouveau sur leverre et le métal du baromètre au chef branlant. Les yeux de MacWhirr s’y fixèrent. Il les fermait à demi pour concentrer sonattention, comme épiant un signe imperceptible. Avec sa face grave,il ressemblait à un bonze difforme et botté en train de consulterune idole et lui brûlant au nez de l’encens. Il n’y avait pasd’erreur ; il n’avait de sa vie vu le baromètre aussi bas.

Le capitaine Mac Whirr émit un petitsifflement, puis resta plongé dans ses pensées jusqu’à ce que laflamme, diminuée jusqu’à n’être plus qu’une lueur bleue, mourût enlui brûlant le bout des doigts. Peut-être, après tout, l’instrumentétait-il détraqué !

Il y avait un baromètre anéroïde visséau-dessus de la couchette. Il se tourna dans cette direction,alluma une autre allumette et la face blanche de l’instrument luiapparut. Le cadran, du haut de la cloison, le dévisageait de façonsignificative ; et l’inflexibilité de la matière, en face dequoi toute contradiction devient vaine, s’imposait à la sagesseincertaine des hommes. Il n’y avait plus moyen de douter. Lecapitaine Mac Whirr haussa les épaules et jeta l’allumette.

Advienne le pire ! si l’on ne pouvaitplus l’éviter. Mais s’il fallait en croire les livres, ce pireallait offrir du diablement mauvais. L’expérience de ces sixdernières heures avait élargi sa compréhension ; il se doutaità présent de ce que le mauvais temps pouvait offrir :« Ça va être terrifiant », prononça-t-il mentalement.

Il n’avait pas eu conscience de regarder autrechose que les baromètres, à la lumière des allumettes ;pourtant, il avait vu que sa carafe d’eau et les deux verresavaient été arrachés de leurs supports. Cela lui donna une idéeplus précise des secousses que le navire avait dû subir. « Jene l’aurais jamais cru », pensa-t-il. Sa table aussi avait étéchambardée : règles, crayons, encrier – tout ce qui avait uneplace assignée et sûre – toutes ces choses à terre, comme si unemain malfaisante les eût arrachées une à une pour les lancer sur leplancher mouillé.

L’ouragan s’était même introduit dans lesaménagements de sa vie privée, ce qui n’était encore jamaisarrivé ; et un sentiment de consternation envahit Mac Whirr auplus profond de son flegme. Et le pire restait à venir ! Ilétait content que l’incident fâcheux de l’entrepont ait étédécouvert à temps. Après tout, si le navire devait disparaître, aumoins il ne coulerait pas avec des gens en train des’entre-déchirer. Cela, c’était proprement inadmissible. Et dans saprotestation entrait une intention d’humanité aussi bien quel’obscur sentiment des convenances. Ces pensers subitsparticipaient de la nature du capitaine et restaientessentiellement lents et lourds.

Il étendit la main pour replacer la boîted’allumettes sur le coin du rayon. Il avait donné l’ordre depuislongtemps qu’il y eût toujours là des allumettes :

« Une boîte… juste ici, voyez ? Pastout à fait pleine… Ici, où je puisse poser la main dessus,steward. Je peux avoir besoin d’une lumière tout à coup. On nes’imagine pas tout ce dont on peut avoir besoin tout à coup, à bordd’un navire. Rappelez-vous. »

Et de son côté, naturellement, il prenait soinde remettre scrupuleusement les allumettes à leur place. Ainsifit-il cette fois encore ; mais, avant de retirer sa main,l’idée lui vint que, peut-être, il n’aurait plus jamais l’occasionde se servir de cette boîte. La véhémence de cette idée l’arrêtadans son geste et pendant une infinitésimale fraction de seconde,il demeura les doigts refermés sur ce petit objet comme sur lesymbole de toutes les menues habitudes qui nous enchaînent au coursfastidieux de la vie. Il la lâcha enfin, et se laissant tomber sursa couchette, il attendit l’annonce du vent. Rien encore. Iln’entendait pas d’autre bruit que ceux de l’eau, les forteséclaboussures, les chocs sourds des lames en désordre quiassaillaient son navire de toutes parts. Jamais leNan-Shan n’aurait le répit nécessaire pour dégager sesponts !

La quiétude de l’air étaitdéconcertante ; il la sentait tendue et fragile comme uncheveu qui retiendrait une épée suspendue au-dessus de sa tête.

Durant cet armistice tragique la tempêtepénétrait la résistance de l’homme et lui descellait les lèvres. Lavoix de Mac Whirr s’éleva dans la solitude et la nuit noire de sacabine, comme s’adressant à un autre être qui se fût éveillé enlui-même.

« Ça m’ennuierait de le perdre »,dit-il à mi-voix.

Il était assis, loin des yeux, à l’écart de lamer, du navire même, isolé comme forclos du courant de sa propreexistence, car des incongruités comme celle de se parler à soi-mêmen’y eussent sûrement pas trouvé place. Ses mains posaient à platsur ses genoux ; il courbait la nuque et soufflaitlourdement ; il s’abandonnait à une étrange sensation delassitude, où un peu plus de clairvoyance lui eût permis dereconnaître la courbature de l’esprit.

Il pouvait, sans se lever, atteindre la portede sa toilette. Il devait y avoir là un essuie-main. « Oui. Levoici… » Il le prit ; il s’épongea la face, puiscontinua, frictionnant sa tête trempée. Il frottait et sebouchonnait dans le noir ; puis laissa retomber sa serviettesur ses genoux et demeura immobile. Un instant s’écoula dans un siprofond silence que personne n’eût deviné qu’un homme était assislà, dans sa cabine. Puis un chuchotement s’éleva.

« Il peut encore s’en tirer. »

 

Quand le capitaine Mac Whirr reparut sur lapasserelle, ce qu’il fit soudain, comme s’il avait pris brusqueconscience de s’en être éloigné trop longtemps, le calme avait déjàduré plus d’un quart d’heure, – assez longtemps pour être devenuintolérable même au peu d’imagination de Mac Whirr.

Jukes, immobile à l’avant de la passerelle,commença de parler tout à coup. Sa voix blanche et forcée semblaitcouler à travers des dents serrées et se répandre tout autour delui dans l’obscurité qui s’épaississait de nouveau sur la mer.

« J’ai fait relever l’homme de barre.Hackett commençait à crier qu’il n’en pouvait plus. Il est étendulà, le long du servo-moteur, avec un visage de mort. Je n’ai pud’abord obtenir que quelqu’un grimpât pour relever le pauvrediable. Ce maître d’équipage vaut moins que rien, je l’ai toujoursdit. J’ai cru que je serais obligé d’y aller moi-même et d’ensortir un par la peau du cou.

– Ah ! bon ! » marmotta lecapitaine. Il restait vigilant aux côtés de Jukes.

« Le premier lieutenant est aussilà-dedans, qui se tient la tête. Est-il blessé,capitaine ?

– Non : fou, rectifia brièvement MacWhirr.

– On dirait pourtant qu’il est tombé.

– J’ai été obligé de le pousser »,expliqua le capitaine.

Jukes soupira avec impatience.

« Ça va venir très brusquement, dit lecapitaine, ça va venir de là… je crois. Dieu seul le sait… Ceslivres ne sont bons qu’à vous brouiller la cervelle et à vousrendre nerveux. Ça va être mauvais et voilà tout. Si seulement nousavions le temps de virer pour tenir tête… »

Une minute passa, quelques étoilesclignotèrent rapidement et s’évanouirent.

« Vous les avez laissés à peu près ensûreté ? commença Mac Whirr d’une façon abrupte, comme si lesilence lui pesait.

– C’est aux coolies que vous pensez,capitaine ? J’ai tendu des sauvegardes, dans tous les sens, àtravers l’entrepont.

– Oui ? Bonne idée, monsieurJukes !

– Je ne… pensais pas que cela vousintéresserait de savoir… dit Jukes. (Les secousses du navirecoupaient ses phrases comme si quelqu’un l’eût secoué tandis qu’ilparlait.) … comment je m’étais tiré de cette infernalebesogne. Nous nous en sommes tirés. Et cela n’aura peut-être aucuneimportance, en fin de compte.

– Il fallait faire pour le mieux, pourtous. Ce ne sont que des Chinois. Mais il faut leur donner lesmêmes chances qu’à nous, que diable ! Tout n’est pas encoreperdu. C’est déjà assez malheureux d’être enfermés là en baspendant une tempête.

– C’est ce que j’ai pensé quand vousm’avez donné la corvée, capitaine, interrompit Jukes d’un tonchagrin.

– … sans être encore écharpés, poursuivitMac Whirr avec une véhémence croissante. Je ne pourrais tolérercela sur mon navire, même si je savais qu’il n’a plus que cinqminutes à vivre. Pourrais pas le supporter, monsieurJukes. »

Comme un cri roulant à travers les échos d’unegorge rocheuse, un bruit bizarre et caverneux s’approcha du navire,puis s’éloigna. La dernière étoile, élargie, brouillée, et quisemblait retourner à la nébuleuse originelle, lutta quelquesinstants encore avec la formidable nuit qui s’approfondissaitau-dessus du navire ; puis s’éteignit.

« À nous maintenant, souffla le capitaineMac Whirr. Eh ! Monsieur Jukes ?

– Présent, capitaine. »

Les deux hommes se perdirent de vue.

« Il faut avoir confiance qu’il vatraverser cela et ressortir de l’autre côté. Ceci est clair et net.Il n’y a pas de place ici pour la stratégie des tempêtes ducapitaine Wilson.

– Non, capitaine.

– Il va être étouffé et balayé pendantdes heures encore, grommela le capitaine, mais, à l’heure qu’ilest, il ne reste plus guère sur le pont à emporter… que vous oumoi.

– Nous deux à la fois, capitaine,chuchota Jukes haletant.

– Vous allez toujours au-devant desennuis, Jukes, fit le capitaine d’un ton de remontrance bizarre.Bien qu’en fait, le premier lieutenant ne soit bon à rien. Vousseriez laissé tout seul que… »

Le capitaine Mac Whirr s’interrompit, etJukes, lançant de vains regards dans le noir, demeurasilencieux.

« Ne vous laissez surtout déconcerter parrien, continua le capitaine précipitamment, et toujours faites faceau vent. Ils peuvent dire tout ce qu’ils veulent, mais les plusgrosses lames courent toujours dans le sens du vent. Debout au vent– toujours debout au vent – c’est le seul moyen d’en sortir. Vousêtes un novice. Faites face, ça n’est déjà pas si facile. Et dusang-froid.

– Oui, capitaine », dit Jukes, lecœur battant.

Pendant les quelques secondes qui suivirent,le capitaine parla à la chambre des machines et écouta laréponse.

Sans raison appréciable Jukes sentit alors laconfiance l’envahir ; c’était comme un souffle chaud venu del’extérieur, qui le pénétrait et le faisait se sentir désormais àhauteur de n’importe quelle exigence.

Le lointain murmure des ténèbres s’insinuafurtivement dans son oreille. Il le nota, sans s’émouvoir, grâce àcette foi soudaine en lui-même, comme un homme à l’abri d’une cottede mailles examinerait la pointe d’une lance.

Le navire fatiguait sans relâche parmi lesnoires collines des eaux, payant par ce rude ballottement la rançonde sa vie. On entendait gronder ses entrailles ; il agitaitson blanc panache de vapeur dans la nuit ; et la pensée deJukes glissait comme un oiseau à travers la chambre des machines oùM. Rout – un brave homme – se tenait prêt. Quand le grondementcessa il lui sembla qu’il y avait un arrêt de tous les bruits – unarrêt absolu – durant lequel la voix du capitaine Mac Whirrretentit.

« Qu’est-ce que cela ? Une boufféede vent ? » (La voix retentissait d’une manièresaisissante, et beaucoup plus forte que Jukes ne l’avait jamaisentendue.) « À l’avant. Ça va bien. Il peut encore s’entirer. »

Le murmure du vent s’approchait rapide. Enpremière ligne on pouvait distinguer une sorte de plainte assoupieet, très loin, à l’arrière, l’accroissement d’une clameur multiplequi s’avançait en s’étalant. On y distinguait comme des roulementsd’une multitude de tambours, une note impétueuse et mauvaise, et lechant d’une foule en marche.

Jukes avait cessé de voir distinctement soncapitaine. L’obscurité s’amoncelait littéralement autour d’eux.Tout au plus pouvait-il discerner des gestes, un mouvement del’avant-bras relevé, une tête se rejetant en arrière.

Le capitaine Mac Whirr, un peu moinsplacidement que de coutume, s’efforçait de faire entrer dans saboutonnière le bouton d’en haut de son ciré. L’ouragan qui met lesflots en démence, qui fait sombrer les bateaux, et qui déracine lesarbres, qui renverse les murailles et précipite l’oiseau de l’aircontre le sol, l’ouragan avait rencontré sur sa route cet hommetaciturne et son plus grand effort n’avait pu que lui arracherquelques mots. Avant que le courroux renouvelé des tempêtes ne sejetât de nouveau sur le navire, le capitaine Mac Whirr fut réduit àdéclarer, d’un ton comme contrarié :

« Ça m’ennuierait qu’il seperdît. »

Cette contrariété lui fut épargnée.

Chapitre 6

 

Par un brillant jour ensoleillé leNan-Shan fit son entrée à Fou-Tchéou. La brise favorablechassait par-devant lui sa fumée. Son arrivée fut immédiatementremarquée à terre, et les marins du port se disaient :« Regardez ! Mais regardez donc ce vapeur. Qu’est-ce quec’est ? Siamois, hein ? Non, maisregardez-le ! » Il semblait en effet avoir servi de cibleaux secondes batteries d’un croiseur. Une grêle de petits obusn’aurait pu donner à ses œuvres mortes un aspect plus dévasté, plusdéfoncé, plus ruineux : il avait cet air las et épuisé desnavires qui s’en reviennent du bout du monde ; – et non sanscause, car dans son court voyage il avait été très loin, jusqu’àentrevoir même les côtes de l’Au-delà, de ce grand inconnu d’oùjamais navire ne revint pour rendre à la poussière du continent lesmarins de son équipage. Il était incrusté et gris de sel jusqu’à lapomme de ses mâts et jusqu’au sommet de sa cheminée, « commesi son équipage (dit un marin facétieux) l’eût repêché du fond dela mer et l’eût amené ici pour recevoir la prime desauvetage ». Il ajouta, excité par l’heureux effet de sesremarques spirituelles, qu’il en offrait cinq livres « sansinventaire ».

Le Nan-Shan n’était pas à quai depuisune heure, qu’un petit homme maigre au nez rouge, à la figurerageuse, débarquait d’un sampan sur le quai de la Concessionétrangère et se retournait incontinent pour lui montrer lepoing.

Un grand individu aux jambes ridiculementmaigres pour sa vaste bedaine et aux yeux liquides s’approcha en sedandinant :

« Vous venez d’en sortir, hein ?dit-il. Pas été long… »

Il portait un complet de flanelle bleuecouvert de taches ; aux pieds des souliers de cricket toutboueux ; une moustache d’un gris jaunâtre retombait sur salèvre. Les bords de son chapeau, en deux endroits, s’étaientdétachés de la coiffe et laissaient paraître le jour.

« Hallo ! Qu’est-ce que tu faisici ? demanda l’ex-premier lieutenant du Nan-Shan enlui serrant la main précipitamment.

– J’attends pour un poste dont on m’aparlé, quelque chose de sérieux », expliqua l’homme au chapeaucrevé en soufflant d’une façon poussive.

Le lieutenant montra de nouveau le poing auNan-Shan.

« Il y a là-dedans un type qui n’est mêmepas capable de commander un radeau, déclara-t-il vibrant de colère,tandis que l’autre regardait autour de lui d’un air morne.

– C’est vrai ? »

Mais il aperçut sur le quai un lourd coffre demarin, peint en brun, sous une couverture de toile à voileeffilochée et amarrée avec de la manille neuve. Il le lorgna avecintérêt.

« Je parlerais bien, et j’en aurais longà dire, n’était ce sacré pavillon siamois. Personne à qui seplaindre… sans quoi, il lui en cuirait… canaille ! Il a dit àson mécanicien en chef – encore une autre canaille – que j’avaisperdu la tête. C’est le plus grand tas d’idiots et de mabouls quiaient jamais navigué. Non ! tu ne peux t’imaginer…

– Tu as reçu ta paie ? demandasoudain son minable compagnon.

– Oui. Il m’a réglé mon compte à bord.« Allez-vous-en déjeuner à terre », m’a-t-il dit.

– Vieux grigou ! commenta le grandindividu d’un air vague, et, passant sa langue sur seslèvres : Si on allait boire un coup ?

– Il m’a frappé ! siffla le premierlieutenant rageusement.

– Non ? Frappé ! Pasvrai ? » L’homme en bleu se mit à s’agiter avecsympathie. « On ne peut vraiment pas causer ici. Je voudraissavoir tous les détails. Frappé ! – Hein ? Cherchonsquelqu’un pour porter ton coffre. Je connais un endroit bientranquille où on peut avoir de la bière en bouteilles… »

M. Jukes, qui scrutait le rivage àtravers les jumelles du bord, informa plus tard le mécanicien enchef que « notre ancien lieutenant n’a pas mis longtemps àtrouver un ami. Un type qui ressemble fort à un vadrouilleur ;je les ai vus quitter le quai ensemble ».

Le tintamarre des coups de marteau et descalfatages indispensables ne troublait point le capitaine MacWhirr. Dans la chambre de veille enfin remise en ordre, il écrivaitune lettre ; le steward qui faisait la pièce y découvritensuite des passages d’un intérêt si absorbant que, par deux fois,il faillit se laisser surprendre en flagrant délit d’indiscrétion.Mais cette même lettre, quand elle parvint àMme Mac Whirr, dans le salon de sa maison debanlieue est de Londres, lui fit étouffer un bâillement. Pourquoil’étouffait-elle ? Par respect pour elle-même sans doute, caril n’y avait personne d’autre dans la pièce.

Elle était à demi étendue sur un fauteuilpliant en bois doré, recouvert de peluche, auprès d’une cheminéecarrelée où flambait un feu de charbon ; des éventailsjaponais en ornaient le dessus. Élevant les mains elle jeta un coupd’œil las sur les nombreuses pages. Était-ce sa faute, après tout,si les lettres de son mari étaient si plates, si désespérémentfastidieuses – depuis le « Ma très chère femme » dudébut, jusqu’au « Ton mari affectueux » de la fin. On nepouvait vraiment pas lui demander de s’intéresser à toutes cesaffaires de marine, ni d’y comprendre quelque chose. Naturellementelle était contente de recevoir des nouvelles ; mais quant àpréciser pourquoi…

« … On les appelle des typhons… Notresecond n’avait pas l’air d’être de cet avis… pas dans les livres…ne pouvait pas laisser les choses se passer ainsi… »

Le papier bruissa vivement :« … un calme qui dura plus de vingt minutes »,lut-elle par manière d’acquit ; les premiers mots que ses yeuxindifférents rencontrèrent ensuite, dans le haut d’une autrepage : … « te revoir ainsi que lesenfants… » Elle eut un mouvement d’impatience.

Qu’est-ce qu’il avait à toujours parler deretour ? Jamais pourtant son traitement n’avait été si élevé.Alors à quoi bon ?

Il ne lui vint pas à l’idée de tourner lafeuille pour revenir à la page précédente. Elle y aurait vu racontéque, entre quatre et six heures du matin, le 25 décembre, lecapitaine Mac Whirr avait bien cru que le Nan-Shan avaitatteint son heure dernière, et qu’avec une pareille mer, il perdaitespoir de revoir jamais sa femme et ses enfants.

Voici ce que personne ne devait jamaisconnaître (une lettre est si vite égarée), personne au monde que lesteward – qui, lui du moins, avait été vivement impressionné parcette révélation. Il en éprouva même le besoin de tâcher de fairecomprendre au cuisinier qu’on « l’avait échappé belle »,en affirmant :

« Le vieux lui-même pensait qu’il ne nousrestait guère plus d’une fichue chance d’en sortir.

– Qu’est-ce que tu en sais ? demandaavec mépris le maître queux, un vieux soldat. Il a peut-être bienété te le raconter.

– Il m’a laissé entendre quelque chose dece genre, répondit le steward payant d’effronterie.

– Ta gueule. C’est à moi qu’il viendra ledire la fois prochaine ! » ricana le vieux cuisinierpar-dessus son épaule.

Mme Mac Whirr, un peuinquiète, regardait plus loin. « … ai fait pour le mieux…pauvres malheureux… seulement trois jambes cassées et un… penséqu’il valait mieux étouffer l’affaire… espère avoir fait ce qu’ilfallait. »

Ses mains retombèrent. Non ! pas d’autreallusion à son retour. Il avait dû simplement exprimer un souhaitpieux. Mme Mac Whirr respira et la pendule demarbre noir (que le bijoutier de l’endroit estimait à trois livresdix-huit shillings six pence), eut un tic-tac discret etfurtif.

Brusquement la porte s’ouvrit ; unefillette se précipita dans la pièce ; elle était à l’âge desjupes courtes et des jambes longues. Une abondance de cheveuxincolores et plats flottait sur ses épaules. En voyant sa mère,elle s’arrêta net et dirigea sur la lettre de pâles yeuxinquisiteurs.

« C’est de papa, murmuraMme Mac Whirr. Qu’est-ce que tu as fait de tonruban ? »

La fillette porta la main à la tête et fit lamoue.

« Il va bien, continuaMme Mac Whirr d’un air alangui, du moins, je lepense ; il ne parle jamais de sa santé. »

Elle fit entendre un petit rire. La figure dela fillette exprima une indifférence distraite, etMme Mac Whirr la contempla avec fierté.

« Va mettre ton chapeau, dit-elle au boutd’un instant. Je sors faire des courses. Il y a une exposition deblanc chez Linom.

– Oh ! quelle chance ! »s’écria l’enfant d’un ton subitement grave et vibrant, enbondissant hors de la chambre.

C’était un bel après-midi de ciel gris ;les trottoirs étaient secs. Devant la porte du magasin denouveautés, Mme Mac Whirr salua d’un sourire unefemme à l’allure de matrone, aux formes généreuses, vêtue d’unmanteau noir cuirassé de jais. Une couronne de fleurs artificielless’épanouissait au-dessus de sa face bilieuse. Ces dames seprécipitèrent au-devant l’une de l’autre, s’exclamant ensemble etse mirent à caqueter de conserve avec une précipitation qui faisaitcroire que peut-être la rue allait s’entrouvrir et avaler leurplaisir avant qu’elles n’aient achevé de l’exprimer.

Derrière elles les hautes portes de verre dumagasin battaient sans répit. Mais ces dames obstruaient lepassage. Des messieurs patientaient poliment. Quant à Lydia, elleétait tout occupée à piquer le bout de son ombrelle entre lesdalles du trottoir. Mme Mac Whirr parlait avecvolubilité :

« Je vous remercie. Non ; il nerevient pas encore. C’est triste, naturellement, de ne pas l’avoiravec nous ; mais c’est si réconfortant de savoir qu’il seporte bien. »

Mme Mac Whirr reprithaleine.

« Le climat de là-bas lui convient sibien », ajouta-t-elle radieuse, comme si le pauvre Mac Whirreût été faire un tour en Chine pour raison de santé.

 

Le mécanicien en chef ne revenait pas encore,lui non plus. M. Rout connaissait trop bien la valeur d’un bonposte.

« Salomon dit que les prodiges necesseront jamais ! » cria Mme Routjoyeusement à la vieille dame assise dans son fauteuil au coin dufeu. La mère de M. Rout bougea légèrement ses deux mainsfanées qui reposaient sur ses genoux dans des mitaines noires.

Les yeux de la belle-fille semblaient dansersur le papier.

« Ce capitaine du navire sur lequel ilest – un homme assez borné, vous vous rappelez, mère ? – afait quelque chose d’assez fort, à ce que dit Salomon.

– Oui, ma chère », dit la vieillefemme débonnairement ; elle inclinait en avant sa têteargentée, avec cet air de calme intérieur des très vieilles gensqui semblent s’absorber dans la contemplation des dernières lueursde l’existence : « Je crois bien me rappeler. »

Salomon Rout, le vieux Sal, le père Sal, lechef, Rout ce « brave homme », – M. Rout, l’amipaternel et indulgent de la jeunesse, avait été le benjamin de sesnombreux enfants tous morts aujourd’hui. Elle se le rappelaitparticulièrement à l’âge de dix ans (bien avant qu’il ne partîtfaire son apprentissage dans une grande usine du Nord). Ellel’avait si peu vu depuis ; elle avait parcouru tant d’années,qu’il lui fallait maintenant retourner bien loin en arrière pour sele remémorer distinctement à travers la brume du temps. Parfois, illui semblait que sa belle-fille parlait d’un étranger.

Mme Rout fils était déçue.

« Hum ! hum ! » elletourna la page. « Que c’est vexant ! Il ne dit pas ce quec’est. Il dit que je ne pourrais pas comprendre. Je me demandequ’est-ce que cela pouvait bien être de si malin. Quel misérable dene pas nous le dire ! » Elle continua sa lecture, sansfaire d’autre remarque, et quand elle eut fini se mit à contemplerle feu.

Rout ne touchait que deux mots dutyphon ; mais quelque chose l’avait poussé à exprimer un désircroissant d’avoir la joviale Mme Rout auprès delui : « S’il n’y avait pas la question de ma mère, qu’onne peut tout de même pas laisser, je t’enverrais l’argent de tonvoyage tout de suite. Tu pourrais installer une petite maisonici ; j’aurais l’occasion de te voir de temps en temps. Nousne rajeunissons pas…

– Il va bien, mère, soupiraMme Rout en se secouant.

– Il a toujours été un garçon fort etbien portant », dit placidement la vieille femme.

Le compte rendu de M. Jukes était parcontre fort animé et des plus complets. Son ami, dans le service dela navigation d’Occident, le communiqua généreusement à tous lesautres officiers de son transatlantique.

« Un type que je connais m’écrit pour meraconter une affaire extraordinaire arrivée à bord de son navirependant ce coup de typhon dont on a parlé dans les journaux, il y adeux mois, vous devez vous en souvenir ? C’est la chose dumonde la plus comique. Vous allez voir vous-même ce qu’il endit : tenez, voici sa lettre. »

Il y avait dans cette lettre l’exagérationd’une fermeté d’âme indomptable et joyeuse. Jukes était de bonnefoi, et ce qu’il en disait était vrai, du moins au moment où ill’écrivait. Il racontait d’une façon sinistre les scènes dansl’entrepont :

« … Comme dans un éclair, il me vint àl’esprit que ces maudits Chinois n’étaient pas tenus de comprendrele sentiment qui nous faisait agir ; or nous nous comportionsen apparence comme des brigands qualifiés. Il ne fait jamais bon deséparer un Chinois de son argent, du moins quand il est le plusfort. Par un tel temps, pour risquer un cambriolage il eût falluêtre vraiment forcené ; mais qu’est-ce que ces gueuxconnaissaient de nous ? Aussi sans perdre mon temps àréfléchir je fis sortir tout l’équipage en un clin d’œil. Notreouvrage était fini – que le vieux avait tant à cœur ! – Nousleur cédâmes la place sans rester à leur demander comme ils sesentaient. Je suis convaincu que s’ils n’avaient pas été aussiimpitoyablement secoués, et (tous sans exception) effrayés d’avoirà se tenir debout, nous aurions été mis en pièces. C’était complet,je vous assure ! et vous pouvez battre les mers du Nord et duSud et jusqu’à la consommation des siècles avant de vous trouveravec une pareille corvée sur les bras. »

Après quoi, il se lançait dans uneappréciation technique des dommages matériels subis par le navire,puis il continuait :

« Mais ce n’est qu’après que le grostemps se fut calmé que notre tâche devint vraiment délicate. Il nenous était d’aucun avantage, vous pensez bien, de naviguer depuispeu sous pavillon siamois ; encore que, le commandant n’aitjamais pu se persuader que cela fit une différence. – « Tantque c’est nous qui sommes à bord », disait-il. Il y a deschoses qui n’ont jamais pu lui entrer dans la tête. Autant tâcherde convaincre un baldaquin. Ajoutez à cela l’isolement du naviredans ces mers de Chine, un isolement infernal, sans consuls, sansaucune canonnière à soi nulle part, sans une âme à qui s’adresseren cas de difficulté.

« Mon idée à moi était de maintenir tousces magots à fond de cale une quinzaine d’heures de plus,c’est-à-dire jusqu’au temps que nous ayons pu gagner Fou-Tchéou. Lànous aurions vraisemblablement rencontré quelque navire de guerre,et une fois sous la protection des canons, sauvés ! car il vade soi que le commandant de n’importe quel vaisseau de guerre –Anglais, Français ou Hollandais – dans le cas d’une rixe à bord, semet du côté des blancs. Nous serions alors en posture de pouvoirnous débarrasser d’eux et de leur argent en remettant le tout entreles mains de leur Taotï ou de je ne sais quel mandarin à lunettesvertes comme on en voit circuler en chaise à porteurs dans lesinfectes ruelles de leurs cités.

« Mais le vieux ne voulut rien savoir. Ildésirait apaiser l’affaire. Il s’était fourré cette idée dans latête et un treuil à vapeur n’aurait pu l’en arracher. Il désiraitqu’on fit le moins de bruit possible autour de cela, et que ni lenom du bateau n’y fût compromis, ni les armateurs, « ni aucundes intéressés » comme il disait en enfonçant ses yeux dansles miens. Moi cela me rendait furieux. Comment pouvait-il espérerque cette affaire ne fit pas de bruit ? Ce qui était certainc’est que les malles des Chinois, au début de la traversée, avaientété fixées de manière à pouvoir affronter n’importe quelle tempêtede ce monde ; mais ce qui s’était rué sur nous était quelquechose de tellement diabolique que rien ne peut vous en donner uneidée.

« Cependant, moi, je ne tenais presqueplus sur mes jambes. Il n’y avait plus de relève pour aucun de nousdepuis près de trente heures ; et le vieux restait là, à sefrotter le menton, à se gratter le crâne, si embêté qu’il nesongeait même, pas à enlever ses bottes.

« – J’espère, capitaine, lui ai-jedit, que vous n’allez tout de même pas les lâcher sur le pont avantque nous ayons pris nos mesures d’une manière ou d’uneautre ?

« Non pas que je me sentisse grande enviede résister à ces gueux s’ils se mettaient en tête de réclamer leurdû, mais les démêlés avec les Chinois n’ont jamais été jeuxd’enfants. Surtout je me sentais éreinté.

« – Par pitié, lui dis-je,laissez-nous donc leur jeter en tas leurs dollars et allons nousreposer pendant qu’ils régleront à coups de griffes le partage.

« – Voyons, Jukes, vousdéraisonnez ! dit-il en levant les yeux vers moi de cettefaçon lente qu’il a et qui vous fait souffrir de partout. Il fautque nous inventions quelque chose de juste et à la satisfaction dechacun.

« J’avais des tas de choses à faire,comme tu peux l’imaginer ; je mis donc l’équipage autravail ; puis l’envie me prit d’aller m’étendre un instantsur ma couchette.

« Je ne reposais que depuis dix minuteslorsque le steward se précipita dans ma chambre, et, me tirant parla jambe :

« – Pour l’amour du Ciel, monsieurJukes, venez vite ! montez sur le pont !Dépêchez-vous !

« Sa précipitation me faisait perdre latête. Je me demandais ce qui pouvait bien être arrivé : uneautre tornade ? ou quoi ? Je n’entendais pas de vent.

« – Le capitaine les lâchetous ! Oh ! ils vont être lâchés ! Sautez sur lepont, mon lieutenant ; sauvez-vous. Le chef mécanicien vientde courir en bas chercher son revolver.

« Voilà ce que me racontait cet imbécile.Pourtant le père Rout m’a juré qu’il n’était jamais descendu quepour chercher un mouchoir propre.

« Quoi qu’il en soit, je bondis dans monpantalon et volai sur le pont d’arrière. Effectivement, onentendait passablement de bruit à l’avant de la passerelle. Quatrehommes étaient occupés sur l’arrière avec le maître d’équipage. Jeleur passai quelques-uns de ces fusils que chaque navire a toujourssoin d’emporter lorsqu’il voyage dans ces mers d’Extrême-Orient, etje les conduisis vers la passerelle. Chemin faisant, je me cognaicontre le vieux Rout qui suçait un bout de cigare éteint ; ilparaissait ahuri.

« – Venez avec nous ! luicriai-je.

« Et tous les sept alors, nous chargeâmescomme un seul homme, jusqu’au roufle. Mais là nous vîmes que toutétait fini. Le vieux restait debout, ses grandes bottes encoretirées jusqu’en haut des cuisses ; il était en bras dechemise, car sans doute, ça lui avait donné chaud de se creuserainsi la cervelle.

« À ses côtés l’élégant commis deBun-Hin, sale comme un ramoneur et le visage encore vert d’émotion.Je vis tout de suite que j’allais prendre quelque chose.

« – Que diable signifient cessimagrées, monsieur Jukes ? demanda le vieux du plus furieuxqu’il pouvait être – et je dois vous avouer que j’en perdis l’usagede la parole.

« Pour l’amour du Ciel, monsieur Jukes,enlevez-leur ces fusils. Vos hommes vont sûrement se blesser avec,si vous n’y veillez. Que le diable m’emporte si l’on ne se croiraitpas à Bedlam. Attention, maintenant. J’ai besoin de vous par enhaut pour m’aider à compter cet argent avec le Chinois de Bun-Hin.Et puisque vous êtes là, monsieur Rout, vous pourriez bien nousdonner aussi un coup de main. Plus nous serons, mieux çavaudra. »

« Il avait arrangé tout dans sa têtependant que je faisais mon somme.

« Nous aurions été un navire anglais, ousimplement nous aurions eu à lâcher notre bande de coolies dans unport anglais, à Hong-Kong par exemple, quelles difficultésn’eussions-nous pas rencontrées : interrogatoires, enquêtes,demandes de dommages et intérêts, que sais-je ? Mais cesChinois connaissent leurs fonctionnaires mieux que nous.

« Déjà les panneaux étaient enlevés, etles Chinois, après une nuit et un jour dans l’entrepont, setenaient rangés sur le pont. Cela faisait un drôle d’effet derevoir à la lumière du soleil toutes ces faces ravagées aux yeuxhagards ; ils semblaient tous ahuris de revoir le ciel, lamer, le navire. Il y avait de quoi, je vous assure ! Car ilsavaient enduré de quoi arracher l’âme à un blanc. Mais on dit queles Chinois n’ont pas d’âme. En tout cas, ce qu’ils ont à la placeest fichtrement résistant. J’en remarquai un, entre autres, dontl’œil tuméfié sortait à demi d’entre les paupières, gros comme unemoitié d’œuf de poule. Un chrétien en eût eu pour un mois delit ; mais non ! ce gaillard, au milieu de la foule,jouait des coudes et conversait avec les autres comme si de rienn’était. Une grande agitation régnait parmi eux : mais dès quele vieux avançait, sa tête chauve au-dessus d’eux, à l’avant de lapasserelle, tous, en bas, arrêtaient de crier et dirigeaient verslui leurs regards.

« Après avoir longuement remué leproblème dans sa cervelle, il envoya l’interprète de Bun-Hinexpliquer aux Célestes la manière dont ceux-ci allaient rentrer enpossession de leur argent.

« Étant donné que tous ces cooliesavaient travaillé au même endroit et durant un temps égal, ilestimait que le plus équitable serait de partager également entreeux l’argent dont nous nous étions provisoirement emparés. C’est cequ’il m’expliqua par la suite :

« – Peu importe que ce soitprécisément son dollar à lui ou celui de l’autre ; tous lesdollars sont pareils. S’informer auprès de chacun de la somme qu’ilapportait à bord ? Ce serait les inviter à mentir et nousrisquerions de nous trouver trop loin de compte à la fin.

« En quoi j’estime qu’il avait raison. Onaurait pu également remettre tout cet argent en bloc au premierfonctionnaire chinois qu’on réussirait à lever à Fou-Tchéou ;mais disait le vieux, « pour l’avantage qu’en auraient retiréces hommes, autant mettre le tout dans notre poche » ; etsans doute c’eût été l’avis des coolies.

« Nous achevâmes la distribution avant lanuit. Je vous assure que c’était un spectacle. Une mer encoredémontée, un navire à l’état d’épave. Ces Chinois, un à un,montaient en chancelant sur la passerelle pour recevoir leur dû, etnotre vieux Mac Whirr toujours botté, en manches de chemise, à laporte du roufle, faisait la paye. Bien qu’il eût mis bas sa veste,il transpirait comme je ne sais quoi, et par instants, tombaitvertement sur Rout ou sur moi à propos de ceci ou de cela qui nemarchait pas tout à fait à son idée. Les estropiés qui ne purent seprésenter, il alla leur porter lui-même leur part, sur le panneaun° 2.

« Trois dollars qui demeuraient en tropfurent donnés en appoint aux trois coolies les plusendommagés ; un à chacun.

« Ensuite, nous amenâmes sur le pont, àcoups de pelles et de balais, des monceaux : de haillonstrempés, des débris sans nom de tas de choses informes, au sujet dequoi nous les laissâmes se débrouiller.

« C’était là sûrement la meilleure façonde régler sans bruit cette affaire et pour le plus grandcontentement de chacun. Qu’en dis-tu, espèce de rentier depaquebot ? Le vieux Sol lui aussi est d’avis qu’il n’y avaitrien de mieux à faire.

« Mac Whirr me disait l’autrejour :

« – Il y a des choses, voyez-vous,qu’on ne trouve pas dans les livres.

« Pour un homme si court, je trouve qu’ilne s’en est pas mal tiré. »

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