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Un drame à Rio-de-Janeiro

Un drame à Rio-de-Janeiro

de Paul Salmon

Chapitre 1 UN DRAME À RIO-DE-JANEIRO

Depuis que le directeur de la troupe théâtrale avec laquelle il était venu de France au Brésil s’était enfui en emportant la caisse, Maurice Hamard, un Français de vingt-cinq ans,acteur de son état, battait le pavé de Rio-de-Janeiro, à la recherche d’une situation honorable.

C’était un grand jeune homme, robuste et vigoureux, aux cheveux blonds, aux yeux bleus disant l’intelligence et la hardiesse.

Mais pour le moment, il avait l’air singulièrement abattu.

Son visage pâle révélait qu’il venait de subir de dures privations et, par instants, on lisait dans son regard un immense découragement.

Ce soir-là, à bout de forces et d’énergie, il était entré dans la salle basse d’un bouge à matelots situé sur le port afin d’acheter quelque nourriture avec sa dernière peseta.

Le patron, gros homme à la face bouffie de graisse et aux petits yeux fureteurs, vint lui servir, en traînant les pieds, ce qu’il demandait et, tristement, le jeune acteur se mit à manger.

À côté de lui, se tenait un groupe d’individus, aux faces patibulaires, dont les voix emplissaient la pièce de tumulte.

Un peu plus loin, dans un angle, un homme de bonne mine buvait un grog.

Soudain, un des consommateurs au sinistre visage se leva et se dirigeant vers le solitaire, bouscula violemment sa table au point de renverser son verre.

– Brute maladroite et stupide !s’écria le buveur avec un fort accent américain.

– Caramba, tu m’insultes ! riposta son agresseur.

Et, se tournant vers ses compagnons, il ajouta, criant à pleine gorge :

– À moi, camarades à moi !

En même temps, il tira de sa ceinture un longpoignard.

Mais le yankee, d’un vigoureux coup de poing àla mâchoire, l’envoya rouler à dix pas.

Les amis du bandit bondirent, coutelas en mainet hurlant :

– À mort, à mort !

Celui-ci pâlit un peu.

Ils étaient dix contre lui.

Pourtant, résolument, revolver au poing, ilfit face à l’attaque.

– Voilà un homme solide ! pensaMaurice Hamard à qui le visage de l’inconnu était sympathique.

Et, s’élançant de son coté, ils’écria :

– Tenez bon, gentleman, voici durenfort.

Mais le Français n’avait pas d’armes ;d’un rapide coup d’œil, il parcourut le bouge et, avisant un lourdtabouret, il s’en empara, le faisant tournoyer au-dessus de sa têteainsi qu’une massue redoutable.

Puis, sans hésiter, il se rua au milieu desbandits.

Aussitôt, une lutte terrible s’engagea.

Les deux compagnons, retranchés dans un anglede la salle, se battaient comme des lions.

Le revolver du yankee et le tabouret duFrançais fonctionnaient de telle sorte tous les deux que, bientôt,cinq ou six Brésiliens furent hors de combat.

– N’ayez pas peur, il y en aura pour toutle monde ! Chacun sera servi son tour ! gouaillaitMaurice Hamard, mis en bonne humeur.

Et les coups continuaient à pleuvoir de-cide-là, heurtant un front, fracassant une mâchoire, brisant uneépaule.

Des cris de douleur s’élevaient de toutesparts ; des jurons horribles retentissaient, mais les banditsne lâchaient pas pied, espérant écraser sous leur nombre ces deuxhommes qui faisaient preuve de tant de courage et de témérité.

Soudain, l’Américain poussa un hurlementterrible qui domina le vacarme effroyable.

Un des bandits, se glissant sournoisement parderrière, venait de lui planter sa navaja entre les épaules.

– Je suis touché gémit-il.

Pourtant, il eut encore la force de seretourner et d’abattre à bout portant son assassin qui n’avaitpoint eu le temps de se jeter de côté. Puis, il s’effondra sur lesol.

Ce spectacle terrible sembla décupler lesforces d’Hamard.

Sans se soucier du péril qu’il courait, il serua sur ses ennemis qui, terrorisés par tant d’audace, s’enfuirenthors du bouge.

D’ailleurs, peu sortaient indemnes del’aventure et ceux qui n’étaient pas blessés ne se souciaient pointde poursuivre la lutte.

Néanmoins, l’un d’entre eux, un grand gaillardaux formes athlétiques qui dissimulait son visage sous un vastefeutre, se retourna sur le seuil de la porte :

– Nous nous retrouverons ! jeta-t-ild’une voix menaçante.

– Quand tu voudras ! répliqua leFrançais en faisant un pas en avant.

Mais l’autre s’éclipsa, disparaissant dans lesténèbres.

Alors, haussant les épaules d’un air dedédain, Maurice revint vers le blessé.

L’instant d’après, il s’agenouillait près delui, le redressant avec des précautions infinies.

– Voulez-vous que j’aille chercher unmédecin ? Demanda-t-il, voyant que l’Américain ouvrait lesyeux.

Mais celui-ci hocha la tête et, d’une voix quiparvint au Français comme un souffle, il murmura :

– Inutile, j’ai mon compte. Jurez-moiseulement de faire ce que je vous demanderai et je m’en iraitranquille !

Maurice Hamard n’hésita point.

Étendant solennellement la main, ilrépondit :

– Je le jure.

Bien ! Prenez mon portefeuille etportez-le à Miss Eva Brant, à New-York. Son adresse est dans mespapiers ; veillez bien sur ce que je vous confie. Un nomméPablo Vérez fera l’impossible pour vous le voler. C’est lui qui, cesoir, commandait la bande d’assassins.

– Serait-ce l’homme au feutre ?demanda Hamard, se souvenant brusquement de l’individu qui l’avaitmenacé avant de s’enfuir.

– Oui, c’est lui-même ! affirma lemourant. Dites à Eva que je suis mort. Adieu, brave amiinconnu !

Et se renversant en arrière, l’Américainexpira.

– Me voici lancé dans une singulièreaventure où il y aura, je crois, force horions à recevoir !pensa Maurice Hamard. Ma foi, tant pis ! j’ai juré, j’iraijusqu’au bout.

D’un coup d’œil, il s’assura que le bougeétait désert.

Le tenancier, lui aussi, avait disparu, sansdoute pour aller chercher la police.

– Je n’ai donc plus rien à faire ici,murmura-t-il.

Ce disant, il glissa dans sa poche leportefeuille qu’il venait de trouver dans une poche intérieure duveston de l’Américain. Remettant l’examen des papiers qu’ilcontenait à plus tard, il s’arma du revolver de l’infortuné Brantpuis, sortit à son tour, s’éloignant à grandes enjambées.

Rentré chez lui, il ouvrit le mystérieuxportefeuille.

Des papiers au nom de Dick Brant et une forteliasse de billets de banque s’y trouvaient, ainsi qu’un sachet decuir fermé et une grande enveloppe scellée à l’adresse de miss EvaBrandt, à New-York.

– Voilà qui va bien ! fit-il àmi-voix.

Puis, après quelques secondes de réflexion, ilajouta, se souvenant des dernières paroles del’Américain :

– Mais attention au fameux Vérez !Dommage que je n’aie pas vu sa vilaine physionomie !

Deux heures plus tard à bord du paquebotl’Éclair » sur lequel il avait payé son passage avec lesbank-notes du pauvre Américain, Maurice Hamard quittaitRio-de-Janeiro pour New-York.

Après une heureuse traversée, ce fut sansencombre qu’il arriva dans cette ville. À peine débarqué il se fitconduire chez Miss Eva Brant.

Une vieille négresse lui ouvrit la porte d’unmodeste appartement situé dans une maison de pauvre apparence.

– Miss Eva Brant ? demanda le jeunehomme.

– Véné avé moi ! répondit lanégresse.

Elle introduisit le visiteur dans une étroitepièce où une jeune fille de vingt ans, à la courte chevelure brunebouclée s’occupait à un ouvrage de tapisserie.

À l’entrée du Français, elle releva la tête,laissant voir un joli visage que deux grands yeux noirs éclairaientet demanda :

– Vous avez demandé à me voir,monsieur ?

– Oui, miss, balbutia Maurice, ne sachantcomment annoncer la funeste nouvelle dont il était porteur, miss,votre frère…

– Vous venez de la part de mon cherDick ? s’écria miss Eva en saisissant les deux mains du jeunehomme.

– Oui.

– Oh ! parlez, je vous enprie ; pourquoi vous envoie-t-il vers moi ? Et comme ilne répondait pas tout de suite, se demandant s’il aurait la forced’aller jusqu’au bout de sa douloureuse confidence, elle s’écriad’une voix inquiète :

– Lui serait-il arrivé malheur ?

– Miss, miss, ayez du courage !

– Ah ! gémit l’infortunée enéclatant en sanglots… Dick, mon cher, mon bon frère est mort…

Devant ce désespoir, Maurice ne savait quedire.

Tout à coup la jeune fille se redressant,s’exclama, refoulant les larmes qui lui montaient auxyeux :

– Racontez-moi, monsieur, comment celaest arrivé ! Vous devez le savoir, puisque Dick vous a envoyéici.

Il n’y avait pas moyen de cacher pluslongtemps la vérité à la jeune fille.

En quelques mots Hamard raconta ce qu’ilsavait et comment Dick lui avait désigné Vérez comme sonassassin.

En entendant le nom du bandit, Eva ne putréprimer un haut-le-corps.

– Vérez ! s’exclama-t-elle. Ainsi,c’est cet ancien serviteur de mon père !

Et, comme le Français la regardait, surpris,elle expliqua à son tour que, seize ans auparavant, ses parents,grands planteurs du Brésil, avaient péri une nuit, mystérieusementassassinés dans leur demeure incendiée.

La vieille Miyala, sa servante, l’avaitemportée ainsi que son frère et, après bien des vicissitudes, lesavait conduits à New-York.

Les deux jeunes gens étaient restés seuls,auprès de la dévouée négresse.

Leur avoir se réduisait à peu de chose.

Aussi se désespéraient-ils, lorsque, fouillantun jour dans les papiers de famille, Dick avait découvert la traced’un trésor enfoui par son père dans les caves de la maison qu’ilhabitait jadis.

Plein d’espoir, il était donc retourné auBrésil où il venait de périr si tragiquement.

Enfin, Eva se tut.

– Que comptez-vous faire, àprésent ? interrogea Maurice Hamard.

– Venger mon frère puisque je connais sonassassin ! s’écria la jeune fille dont les beaux yeuxbrillaient d’un feu sombre et dont le visage avait pris uneexpression de farouche résolution.

– Eh bien ! fit le Français, si vousy consentez, je vous aiderai, miss, dussé-je y consacrer toute mavie !

– Merci, monsieur, murmura Eva, touteémue. J’accepte votre concours car j’aurai besoin d’un ami sûr etdévoué.

Chapitre 2UNE AGRESSION EN MER

Le soir même, tandis que la vieille Miyalapleurait sur la mort de son jeune maître bien-aimé, Maurice et Evaexaminèrent le contenu du portefeuille.

Le sachet de cuir contenait dix-sept grosdiamants d’une grande valeur.

Dans les papiers placés dans l’enveloppeadressée à la jeune fille, Dick expliquait que Vérez s’était emparédes propriétés des Brant.

À plusieurs reprises, il avait tenté de lefaire assassiner.

– Ce bandit, écrivait-il, soupçonne quej’ai trouvé l’emplacement du trésor qui est enfoui au fond d’uncaveau de la tour carrée sur la plantation ainsi que l’indique leplan ci-joint.

En effet, les deux jeunes gens découvrirent unplan exact de l’ancienne demeure des Brant.

Maintenant que les nouveaux amis étaientamplement renseignés, il ne leur restait plus qu’à établir leurplan de conduite.

C’est ce que Eva ne manqua point de faire.

– Quand partirons-nous ?demanda-t-elle, s’en remettant déjà du soin de préparer leur voyageà ce jeune homme qui s’était si spontanément dévoué à sa cause.

Maurice Hamard réfléchit durant quelquessecondes, puis, relevant la tête, il répliqua :

─ Quinze jours sont nécessaires à nospréparatifs. – Bien. Faites de l’argent avec ces diamants,nous en aurons grand besoin.

Deux semaines plus tard, la goélette à vapeur« Généreuse », quittait l’Amérique, emportant àson bord Maurice Hamard et Eva Brant.

Naturellement, Miyala qui n’avait point vouluquitter sa maîtresse, était du voyage.

Les jeunes gens avaient loué ce navire, aveclequel ils comptaient gagner le fleuve Amazone et remonter jusqu’auRio Males, sur les bords duquel s’étend la plantation desBrant.

La traversée s’annonçait bien.

Le temps était des plus favorables et lecapitaine Jacobs, commandant de la « Généreuse » semblaitcontent.

Un soir, alors que Maurice et Eva venaient dese retirer dans leur cabine respective, le capitaine commença àfaire une ronde, selon sa coutume.

Soudain, tandis qu’il s’apprêtait à gravirl’escalier conduisant aux cabines des passagers, un léger bruit luifit prêter l’oreille.

Comme tout semblait être retombé dans lesilence, il se décida à avancer, pensant qu’il avait été le jouetd’une illusion.

Mais à peine avait-il franchi cinq ou sixdegrés qu’il se trouva en face d’un matelot qui à sa vue, ne putréprimer une exclamation de surprise :

– Diable !

Étonné, Jacobs interrogea :

– Que fais-tu là, Custino ?

Mais le marin ne répondit point.

Le capitaine s’apprêtait à renouveler saquestion lorsque son interlocuteur, se baissant brusquement, seprécipita en avant, le culbutant d’un coup de tête en pleinepoitrine.

Certes, le brave officier, ne s’attendaitpoint à une telle manœuvre, sans quoi, il l’eût bien évitée.

Mais elle avait été si vivement exécutée,qu’il n’eut point le temps de la parer et qu’il tomba à la renverseen reculant.

– À moi !

Cet appel parvint à Maurice, qui venait àpeine de s’étendre sur son étroite couchette.

Enfilant ses vêtements en toute hâte, s’armantde son revolver, le Français s’élança dans le couloir.

À peine avait-il fait quelques pas que quatrehommes se jetèrent sur lui cherchant à, l’immobiliser.

– Arrière, drôles ! gronda le jeunehomme en déchargeant son revolver.

Deux détonations claquèrent et un nombre égald’hommes tomba pour ne plus se relever.

Déjà le Français s’apprêtait à bondir versl’endroit où les cris du capitaine Jacobs retentissaient, maisd’autres bandits surgissaient de tous les points du navire.

Maintenant le Français se trouvait entouré pardes visages haineux, des mains se tendaient vers lui, prêtes à lesaisir.

Un instant, Hamard se crut perdu.

Comment allait-il faire pour résister à unepareille bande ?

Mais de l’autre côté du couloir, derrière lesbandits, une porte venait de s’ouvrir, et Eva Brant, elle-même,parut sur le seuil, un revolver dans chacun de ses petits poingscrispés.

Sans hésiter, la jeune fille se portait ausecours de son ami. Quatre bandits s’abattirent sous ses coups defeu.

Le bruit de la fusillade avait réveille lesecond du bord, qui, à son tour, accourait.

Ce renfort déconcerta les assaillants qui, aunombre d’une demi-douzaine, battirent en retraite sur le pont.

Cependant, le capitaine Jacobs s’étaitrelevé.

– En avant ! cria le braveofficier.

Sur ses pas, Eva, Maurice et le second,s’élancèrent dans l’escalier. Là, une fusillade terrible lesaccueillit. Puis, les mutins se ruèrent sur eux en une chargedésespérée.

Un terrible corps à corps commença.

Au cours de cette lutte, Maurice Hamard quicherchait à maîtriser un des marins, lequel semblait des plusacharnés, sentit soudain que la chevelure rousse de celui-ci luidemeurait aux doigts.

Profitant de sa surprise, l’homme dont ilvenait d’arracher la perruque le renversa d’un croc-en-jambe.

Le Français essaya bien de se retenir mais ilétait trop tard. Déjà, il s’écroulait sur le dos.

Son adversaire, les yeux brillants de haine,levait son coutelas dans l’évidente intention de le lui plongerdans la poitrine, lorsqu’Eva, d’un coup de crosse sur la nuque, leforça à lui faire face.

Alors elle poussa un cri :

– Pablo Vérez !

Se voyant reconnu, le misérable proféra unterrible juron puis, d’un bond il s’enfuit vers l’arrière de la« Généreuse. » où deux de ses compagnons, seulssurvivants de la bagarre, le rejoignaient un instant après.

Les bandits, à l’aide d’une corde, sautèrentdans un canot que la goélette traînait en remorque et, ayanttranché cette amarre, disparurent dans la nuit.

– Donnons la chasse à, cesmisérables ! s’écria Maurice. Mais le capitaine Jacobs hochala tête :

– C’est impossible ! murmura-t-il,le brouillard qui couvre cette mer hérissée d’écueils, nousinterdit de quitter la route habituelle des navires.

En effet, une brume épaisse, chose rare sousces latitudes, environnait la goélette.

Force fut donc de se rendre au sage avis ducapitaine.

– N’importe, gronda le Français, que cesdrôles se tiennent bien, car si jamais je les rencontre à nouveausur ma route…

Un geste de menace termina sa phrase.

À cet instant, le second remontait du poste del’équipage.

Il avait l’air si bouleversé, que le capitaineJacobs ne put s’empêcher de l’interroger.

– Qu’y a-t-il donc Pedro ?

Alors celui-ci, encore tout effaré del’aventure, conta qu’il venait de trouver tous les marins demeurésfidèles, en proie à un profond sommeil dû sans doute à unnarcotique.

Grâce à ce moyen, Vérez engagé sous un fauxnom, avait espéré s’emparer des documents que détenait miss EvaBrant.

– Nous l’avons échappé belle !conclut Hamard.

Et, sans vous, mon ami, j’étais un hommemort ! fit le capitaine en lui tendant la main. Croyez bienque jamais je n’oublierai cela.

– Bah ! c’est la moindre des choses.Vous en eussiez fait tout autant à ma place.

– N’importe ! puisque lescirconstances ont voulu que ce fut moi qui eus besoin de secours,je tiens à vous exprimer ma vive reconnaissance.

Très émus, les deux hommes se serrèrent lamain.

Sur ce, chacun regagna sa cabine.

Sans autres incidents, la« Généreuse » arriva à San-Lupe, port situé àl’embouchure du fleuve Amazone.

On séjourna une semaine dans cette ville afind’y refaire du charbon.

Une après-midi que Eva et Maurice, suivis deMiyala, flânaient par les rues de la cité, miss Brant, ayant achetéune banane à un marchand ambulant, tendit en paiement à cet hommeune piécette blanche.

Celui-ci la prit, puis se mit à l’examinerattentivement, la tournant, la retournant, la soupesant, lagrattant de l’ongle à plusieurs reprises.

Avec surprise, les deux jeunes gens avaientsuivi ce manège du regard.

Mais où leur stupéfaction ne connut plus debornes, ce fut lorsque l’homme, les fixant bien en face, s’exclamad’une voix sourde et menaçante.

– Votre pièce est fausse !

– Que dis-tu ; drôle ? s’écriaMaurice dont les poings se crispèrent.

– Je dis que la pièce que vous m’avezdonnée est fausse !

– Vous êtes des filous, des fauxmonnayeurs, et je vais vous faire arrêter. Aux cris du marchand,une bande d’individus avait envahi la rue, formant cercle autourdes jeunes gens.

– Qu’on les fouille ! cria alors lemercanti, ils ont de la fausse monnaie.

Déjà dix mains s’avançaient dans la directiond’Eva Brant et de son compagnon.

– Le premier qui me touche, je lebrûle ! jeta Maurice Hamard, tirant un revolver tandis qu’iltentait de se dégager, repoussant de l’épaule les plus rapprochésde ses antagonistes.

Un murmure de menace s’éleva des rangs de lafoule qui allait sans cesse grossissant.

En effet, les jeunes gens avaient commisl’imprudence de se hasarder dans l’un des quartiers les plus malfamés de la petite cité où gauchos en rupture de pampas, vaqueros,ayant sur la conscience quelques mauvais coups, vivent à peu prèssûrs de l’impunité.

On les avait reconnus pour des étrangers et,de toute évidence, on était disposé à leur faire un mauvaisparti.

Des têtes curieuses se montraient aux fenêtresdes maisons voisines, chacun semblait désireux de voir commenttournerait ce spectacle inusité.

À ce moment, Eva Brant, qui promenait alentourdes regards inquiets, cherchant un improbable agent de policetressaillit légèrement.

Dans un personnage se dissimulant à demi sousun porche plein d’ombre, situé de l’autre côté de la rue, elleavait cru reconnaître Pablo Vérez.

Un coup d’œil plus attentif eut tôt fait delui démontrer qu’elle ne s’était point trompée.

– Nous sommes perdus, murmura-t-elle ense penchant à l’oreille de son compagnon, qui continuait à,discuter avec le marchand et ses acolytes, Pablo Vérez est là, quinous guette.

D’un signe, elle indiquait lepersonnage ; Maurice le reconnut à son tour.

– Parbleu ! Je me disais aussi quetout cela n’était point naturel, grommela-t-il.

À présent, le Français comprenait en quelguet-apens son amie et lui venaient de tomber.

Le vendeur de bananes était d’accord avecPablo qui lui avait fait la leçon et les individus qui prétendaientfouiller les étrangers étaient également à la solde duBrésilien.

Sous couleur de s’assurer que les poches desjeunes gens ne recélaient point de fausse monnaie, on lesdépouillerait de tout ce qu’ils portaient, argent, papiers.

De la sorte, Pablo Vérez espérait bien entreren possession du portefeuille de Dick Brant que sa sœur ou Hamarddevait porter sur eux. Le plan était tout à la fois simple etingénieux.

Plus tard, les volés pourraient déposer uneplainte entre les mains des autorités, celles-ci ne parviendraientjamais à découvrir les voleurs.

Ces réflexions s’étaient formuléesinstantanément dans l’esprit de Maurice Hamard, de son côté, Evales avait faites également, et maintenant la situation leurapparaissait sous son véritable jour.

– Que faire ? balbutia la jeunefille.

Maurice eut une courte hésitation ; puis,prenant brusquement un parti, il entraîna sa campagne vers unepetite place s’ouvrant à quelques pas de là.

Pour y parvenir, il dut culbuter au passagedeux ou trois mauvais drôles, qui tentaient de lui barrer le cheminmais la chose fut vite faite.

Cette place était ombragée par des arbresséculaires ; un marché aux bestiaux devait s’y être tenu aucours de la matinée, car un certain nombre d’animaux stationnaientencore là, attachés à des piquets.

Leurs gardiens s’étaient rendus dans descabarets du voisinage ; on percevait leurs cris, leurs rires,mêlés aux sons des guitares, des accordéons.

– Voilà notre affaire, miss, murmuraMaurice. Surtout, ne craignez rien… Je réponds de tout !…

Sans perdre un temps précieux à fournir deplus amples explications à la jeune fille, Hamard la poussaderrière le tronc d’un gros arbre auquel miss Eva s’appuya,défaillante.

La foule, un instant surprise par la brusqueretraite des étrangers, se lançait à présent sur leurs traces, enproférant des menaces et des cris de mort.

Cette clameur sauvage parut inquiéter lesbœufs demeurés aux piquets, déjà plusieurs redressaient la tête,regardant du côté d’où venait tout ce bruit.

Prestement, Maurice tira le poignard qu’ilportait dissimulé dans sa ceinture et trancha les entraves dequatre animaux placés à l’extrémité du parc improvisé, non loin dela rue par laquelle débouchait la populace.

Cela fait, il piqua la croupe des pauvresbêtes avec la pointe de son arme.

Déjà surexcités par les vociférations dessurvenants, les bestiaux rendus furieux par les piqûres de la lame,se jetèrent en avant et foncèrent tête baissée, cornes basses,droit devant eux, chargeant la foule qui arrivait.

– Bravo, la corrida ! s’exclamaMaurice Hamard enthousiasmé qui, leste comme un clown, il avaitréussi à se jeter hors de l’atteinte des cornes et des pieds desanimaux.

Comprenant que, désormais, il n’avait plusbesoin de s’en mêler, il se hâta de se réfugier auprès de missBrant toujours à l’abri derrière son arbre.

De là, les jeunes gens pouvaient espérer jouiren toute sécurité du spectacle qui s’offrait.

Cependant, les gardiens du troupeau comprenantque quelque chose d’anormal se passait sur la place, accouraient,délaissant cartes, dés, ou danseuses.

Leur intervention acheva de porter le désordreà son paroxysme. La charge des bœufs était lancée ; désormais,rien ne pouvait plus l’arrêter.

Aux cris de mort succédèrent des crisd’effroi.

Devant les bêtes furieuses, les bandits dePablo Vérez et la populace effrayés, se mirent à fuiréperdument.

En un instant, la rue fut déserte.

– Et maintenant, filons ! s’exclamaMaurice en riant.

Le conseil était bon.

En effet, une fois les bœufs passés, l’ennemipouvait revenir. Les deux jeunes gens regagnèrent le port et leurgoélette.

– Cher ami, je n’aurais jamais eu cetteidée, dit Eva, une fois en sûreté.

Maurice Hamard eut un geste d’insouciance.

– Bah ! répliqua-t-il en pirouettantsur ses talons, nous n’en avons que de pareilles en France.

Et comme Eva le regardait en souriant, ilrevint vers elle, l’air soudainement grave :

– Seulement, ajouta-t-il, tenons-nousbien… Vérez nous guette ! Puisque les requins de l’Atlantiquen’en ont pas voulu, gare à nous ! À cet instant le capitaineJacobs arrivait sur le pont.

En quelques mots, le Français le mit aucourant de ce qui venait de se passer.

Le brave officier hocha la tête, le frontsoucieux.

Pourtant, bientôt, un sourire vint éclairer sabonne face rasée.

– Demain, nous serons loin !annonça-t-il. La « Généreuse » peut partir ce soirmême.

– C’est ce que nous avons de mieux àfaire ! approuva Maurice. N’est-ce pas, miss Eva ?

Certes, d’autant plus qu’il me tarde d’arriverà l’ancienne plantation de mes parents et de rentrer en possessionde leurs biens.

– Voilà qui n’ira pas tout seul !murmura Hamard.

Mais, se tournant vers Jacobs, il ajoutacependant :

– Mais nous y parviendrons ! Je l’aijuré et un Français ne saurait manquer à sa parole.

Chapitre 3LE BARRAGE DE FEU

Quand le lendemain, vers onze heures, EvaBrant, monta sur le pont, elle put contempler l’Amazone dans touteson étendue. À toute vapeur, la goélette remontait l’immensefleuve.

Longtemps, la jeune fille resta accoudée aubastingage, considérant d’un regard ravi le spectacle qui s’offraità sa vue.

Mais, tout à coup, la cloche annonçant ledéjeuner, se mit à tinter. Dans l’étroite salle à, manger, miss Evaretrouva Maurice Hamard et le capitaine Jacobs que Miyalas’apprêtaient à servir.

Le repas se passa sans incident.

Au dessert, on apporta des grenades achetéesla veille à San-Lupe. C’étaient de merveilleux fruits, rouges etjuteux à souhait.

Mais à peine le jeune Français en eût-il portéune à ses lèvres que d’un geste brusque il arracha le fruit que Evaallait goûter.

– Que faites-vous ? s’écria-t-ellesurprise.

– N’en mangez pas ! bégaya Maurice,ces grenades sont empoisonnées.

Et tandis qu’une sueur froide mouillait sonfront, il s’abattit comme une masse.

– Mon Dieu ! il se meurt !s’écria Eva en s’élançant vers lui. À son tour, Jacob seprécipita.

Heureusement, le vaillant garçon avait à,peine goûté au dangereux fruit.

Des soins empressés et un contrepoisonénergiques, le rappelèrent bientôt à la vie.

Son premier regard fut pour Eva Brant qui,agenouillée près de lui, sanglotait éperdument.

– Vous êtes bonne, miss, de pleurer pourmoi.

– N’êtes-vous pas mon seul ami ?répondit-elle. Que deviendrais-je sans vous, livrée à cesbandits ?

Tandis que ces propos s’échangeaient entreeux, le capitaine Jacobs s’était éloigné de quelques pas, tout enmurmurant :

– Mais comment ces grenades setrouvent-elles ici ?

Et haussant la voix, il s’écria :

– Qu’on m’envoie le maître-coq !

Le cuisinier du bord, un nègre de Virginie,arriva aussitôt.

– Mr capitaine m’a demandé ?questionna-t-il dans son jargon.

– Oui, où as-tu pris cesfruits ?

Interdit, le cuisinier considéra l’officier,se demandant ce qui pouvait motiver l’air courroucé de cedernier.

Mais déjà le capitaine Jacobs reprenaitmenaçant :

– Dis la vérité où je te faispendre !

Voyant que son chef se fâchait, le nègre sehâta de répliquer :

– Une femme de San-Lupe me les a apportéshier soir, en disant que la jeune miss les avait achetés enville !

Maurice Hamard et Eva Brant avaiententendu.

– C’est bien certainement encore un coupde Pablo Vérez ! murmura le premier.

Quant à la jeune fille, elle s’écria enfrappant ses deux petites mains l’une contre l’autre :

– Il faut avertir la police !

Cependant, le capitaine Jacobs continuait àinterroger le cuisinier. À la fin, bien convaincu de sa sincérité,il le renvoya.

Puis il revint vers les jeunes gens.

– N’en faites rien, mes amis,prononça-t-il, répondant à, l’exclamation de miss Eva. Si vousmettiez la police dans vos affaires, on commencerait biencertainement par arrêter M. Hamard.

─ Moi ? s’écria le jeune homme quise refusait à croire le témoignage de ses oreilles. – Oui,vous, d’ailleurs vous allez en juger, reprit Jacobs en sortant desa poche un journal qu’il tendit au Français.

« Dans cette feuille que j’ai lue hier,par hasard, un entrefilet m’a appris que vous étiez recherché commeétant l’assassin de mister Dick Brant.

– Moi ? s’écria le Français. C’estimpossible. Comment cela serait-il possible ?

– En vertu d’une dénonciationanonyme.

– Mais c’est épouvantable, murmuraEva.

– Oui, c’est affreux ! fitMaurice.

Le capitaine Jacobs hocha pensivement latête.

– Vous savez bien, mon cher ami, fit-il,que je n’ai jamais douté de vous. Mais, pour en revenir à ce quinous occupe, vous comprenez bien qu’avant que vous ayez pu prouvervotre innocence, des mois s’écouleront.

– Certes !

– Soyez donc bien sûr que Vérez mettra àprofit tout ce temps pour nuire à miss Eva.

– Évidemment !

– Donc, reprit le brave officier, il nousfaut aller au plus pressé. Emparons-nous d’abord du trésor.Ensuite, vous vous expliquerez avec la justice brésilienne.

C’était sagement raisonné.

Eva et Maurice le comprirent.

Aussi résolurent-ils de suivre cet avis.

On continua donc de remonter le fleuve Amazonesur lequel, peu a peu, les bateaux se faisaient rares.

Les rives apparaissaient inhabitées etcouvertes d’une végétation luxuriante.

Souvent Maurice et Eva contemplaient, durantde longues heures, ce splendide paysage en causant de l’avenir etdes nombreux obstacles qui leur restaient à vaincre !

Ni l’un ni l’autre ne se dissimulaient qu’ilsn’étaient pas au bout de leurs peines !

Que faisait Vérez maintenant ? Quemachinait-il contre eux ?

Voilà ce que les deux jeunes gens sedemandaient avec une inquiétude sans cesse grandissante.

Parfois, le capitaine Jacobs venait se joindreà eux, et sa bonne humeur, sa foi en l’avenir leur rendaientquelque courage.

– Bah ! disait-il, j’ai à bordquinze marins dont je réponds comme de moi-même. Que les banditsviennent se frotter à la « Généreuse » et ils verront unpeu.

Et l’officier éclatait d’un joyeux rire.

Au fond, il n’était pas plus rassuré que sesjeunes amis mais, ayant plus l’habitude des périls, il lesaffrontait avec un cœur plus tranquille.

La vieille Miyala, reconnaissant les lieuxtraversés jadis, chantait du matin au soir des complaintes nègresqui faisaient la joie de tout l’équipage. Elle disait la beauté deson pays natal, les nuits bleues au bord des rivières, la poésiedes vastes plaines herbeuses où paissent d’immenses troupeaux.

Par une admirable soirée, comme on en voitseulement sous les tropiques, alors que la goélette glissaitlégèrement sur les eaux solitaires du fleuve, miss Brant, MauriceHamard et Jacobs causaient tranquillement, quand la voix de lavigie se fit entendre, résonnant dans le grand silence :

– Un barrage, par l’avant !

Déjà le capitaine se dressait tout engrommelant :

– Que chante-t-il ?

À cet instant, la « Généreuse »suivait un bras étroit de l’Amazone, coulant rapidement entre unegrande île et la rive droite.

– Diable ! Mais c’est lavérité ! s’exclama le capitaine qui s’était penché par-dessusle bastingage et scrutait l’horizon.

– Qu’y a-t-il donc ? firent en mêmetemps Maurice et Eva.

– Voyez vous-même ! répliqual’officier en désignant du doigt un point en avant du navire.

Miss Brant et son compagnon le rejoignirent entoute hâte, portant leurs regards vers l’endroit indiqué.

Là-bas une masse sombre barrait le chenal danstoute sa largeur.

– Qu’est-ce que cela peut bienêtre ? murmura le Français dont la stupéfaction était à soncomble.

– Je ne sais, dit le capitaineJacobs.

Soudain un juron lui échappa.

– Tonnerre, il me semble que cela sedéplace !

En effet, la masse descendait rapidementau-devant du navire. Bientôt, elle en fut proche.

Et brusquement une haute flamme en jaillit,les éblouissant de sa vive lueur.

En un instant le barrage sombre se transformaen un véritable brûlot qui s’avançait rapidement dans la directionde la goélette.

– Nous sommes perdus ! cria une voixpartie de l’avant.

– Silence, tonna le capitaine Jacobsd’une voix de stentor. Timonier, la barre dessous, toute et vironsde bord au plus vite ! L’ordre s’exécuta rapidement.

« La Généreuse »rebroussant chemin se mit à redescendre l’Amazone à toutevapeur.

Il était temps !

Déjà de nombreuses flammèches, poussées par levent d’ouest, s’abattaient sur le pont, risquant de toutembraser.

Maintenant, grâce à la présence d’esprit ducapitaine, le bateau distançait le brûlot.

Parvenu à l’extrémité de l’île, Jacobs rangeason navire derrière cet abri, afin de laisser passer l’énormebarrage descendant au fil de l’eau.

Bientôt, il apparut tout entier.

C’était un énorme assemblage d’arbres abattussur lesquels on avait entassé une grande quantité de bois mort, depaille et d’herbe sèches.

– Mais quelle peut être la cause de cetincendie ? demanda Eva impressionnée.

Maurice Hamard ne se souciait pointd’augmenter les inquiétudes de la jeune fille.

Aussi, bien qu’il ne pensât pas un mot de cequ’il disait, répondit-il évasivement :

– Je ne sais… Un accident, sansdoute.

Mais le capitaine Jacobs qui, fort soucieux,n’avait point prêté attention au ton du jeune homme,murmura :

– Croyez-vous ? À mon avis, lehasard seul n’a pas assemblé ainsi ces arbres et ces combustiblesdivers !

– Non, il y a autre chose.

– Que supposez-vous donc ?interrogea miss Brant en se rapprochant de l’officier.

– Tout, sauf quelque chose debon !

Au loin cependant le brûlot s’éloignait,portant vers la basse Amazone sa sinistre lueur.

Le capitaine Jacobs, Maurice et Eva,poussèrent un même soupir de soulagement.

Une fois de plus, ils l’avaient échappéebelle !

Tout à coup, à l’instant où Jacobs allaitdonner l’ordre de se remettre en route, un cri d’alarme poussé parun marin, fit sursauter les passagers.

– Qu’est-ce encore ? grommelal’officier, ma parole…

Mais Maurice Hamard l’interrompit.

– Attention, capitaine.

En effet, s’étant retourné, le Français venaitd’apercevoir une horde d’Indiens, qui, profitant du désarroigénéral, s’étaient hissés sur le pont de la« Généreuse ».

– Tonnerre ! jura Jacobs.

Et se tournant vers ses hommes, ilhurla :

– En avant, mes enfants !

 

Les matelots, un instant surpris, serallièrent autour de leur capitaine.

Déjà Maurice et Eva avaient mis le revolver enmain, imitant le courageux officier.

Les Peaux-Rouges étaient armés de lances et dehaches.

Poussant de furieuses clameurs, ils lesbrandirent, accourant au-devant du petit groupe.

Un combat acharné s’engagea.

Avec des hurlements de bêtes fauves, lesIndiens cherchaient à percer de leurs lances les marins.

Mais ceux-ci ne lâchaient pas pied, faisantpreuve d’un courage, d’une énergie vraiment surhumains.

Tout à coup, au milieu du fracas de la lutte,la voix de Maurice Hamard s’éleva, clamant :

– Ah ! misérable.

C’est qu’il venait d’apercevoir, derrière lessauvages qu’il excitait de la voix, Pablo Vérez, une carabine à lamain.

Cette fois, il n’avait point dissimulé sonvisage.

Bien certainement, il comptait que la chancetournerait en sa faveur.

Il attendait sans doute le moment favorablepour abattre d’une balle la malheureuse Eva.

C’est ce que pensa le Français.

– Coquin, il ne sera pas dit que tumettras ton infâme projet à exécution ! gronda le jeunehomme.

Et, sans prendre garde au danger qu’il couraiten agissant ainsi, il s’élança en avant dans la direction duforban.

Mais des Indiens tâchèrent de lui barrer lepassage.

Quelques coups de revolver ouvrirent unetrouée sanglante à travers les rangs de ses ennemis.

Maintenant, Pablo Vérez n’était plus qu’àtrois pas de lui.

– Ah ! je te tiens ! rugitMaurice.

Son bras se leva avec la promptitude del’éclair et son revolver brilla tout près de la tempe dumisérable.

Il pressa la détente. Seul, un bruit sec sefit entendre. Le chargeur était vide.

Avec un cri de rage, Hamard jeta l’armeinutile, et se pencha vivement vers un Indien mort pour luiarracher sa hache.

Avec cette arme à double tranchant, il ferait,encore de l’utile besogne.

Mais à ce moment, quatre hommes se jetèrent,sur lui, le saisissant brutalement.

Désespérément, Maurice se débattit.

Hélas ! d’autres adversaires venaientrenforcer les premiers, si bien que, malgré tous ses efforts, ilfut réduit à l’impuissance.

En un tour de main, il fut étroitement ligotéet bâillonné.

Tandis que cette besogne s’accomplissait, leChef des Peaux-Rouges s’approcha de Pablo Vérez :

– Impossible de tenir pluslongtemps ! lui murmura-t-il à l’oreille. Le bandit réfléchitdurant une seconde puis, se décidant :

– Alors, battons en retraite ;ordonna-t-il. Surtout qu’on n’oublie point le prisonnier.

– Bien !

Et la voix rauque du chef des Indiensretentit, traduisant à ses hommes les paroles de Vérez.

Maurice Hamard se sentit enlevé par despoignes vigoureuses.

On le descendit brutalement au fond d’un canotqui, bientôt, s’éloigna à force de rames ainsi que d’autresembarcations indigènes dans lesquelles avaient pris place lessurvivants.

Les cris de victoire poussés par les marins dela « Généreuse » parvenaient à l’infortuné.

Ils ne se sont point aperçus de madisparition, pensa le Français. Puis, comprenant que c’en étaitfait de lui, il s’abandonna à son triste sort.

Chapitre 4PRISONNIER DES INDIENS

Soudain, un cri terrible de femme traversal’espace : Maurice Hamard reconnut la voix d’Eva Brant.

– Allons, si je meurs, du moins je seraipleuré ! murmura-t-il en fermant les yeux.

Cependant, les canots remontant l’Amazone,s’éloignaient rapidement du théâtre du combat.

En peu d’instants, ils atteignirent unarchipel formé par de nombreuses petites îles couvertes de grandsarbres et s’engagèrent dans les méandres sinueux que décrivaientd’étroits canaux circulant entre les îlots.

Étendu au fond de la pirogue, Maurice Hamardregardait ces lieux, comprenant qu’en ce dédale inextricable, sesamis avaient peu de chance de retrouver sa trace.

Et qui sait ce que ces Indiens vont faire demoi ? songea le brave garçon. Bien certainement, Vérez va leurordonner de me mettre à mort. Une fois que je ne serai plus là, ilpourra sans crainte s’attaquer à la pauvre miss Eva.

Tandis qu’il se livrait à ces sombresréflexions, les barques indiennes avaient touché terre.

Le Français fut débarqué comme un colis.

On desserra sa corde liant ses jambes afinqu’il pût marcher.

Puis, la troupe s’enfonça sous les épaissesramures des arbres.

Parvenus dans une clairière, les Indiensattachèrent leur prisonnier au tronc d’un gommier et, sans motdire, s’étendirent sur le sol.

Le malheureux Français, désespéré, passa làdes heures épouvantables.

Évidemment, une mort atroce l’attendait.

Lorsque le jour parut, les Indienss’éveillèrent et Vérez qui, jusque-là, était demeuré caché,s’avança vers le prisonnier.

– Eh bien ! gouailla-t-il en venantse poster à quelques pas de lui, je vous avais prévenu àRio-de-Janeiro que nous nous reverrions ! Vous ensouvenez-vous ?

Maurice se contenta de hausser lesépaules.

Mais l’autre feignant de ne point avoirremarqué le geste méprisant du Français, poursuivait de sa voixrauque :

– Allons, il est impossible que vous nevous rappeliez plus cette promesse !

– Lâche, bandit ! jeta Hamard,exaspéré par tant d’impudence.

Pablo Vérez laissa entendre un sinistre éclatde rire :

– Vous n’espérez pas, je suppose, unsecours quelconque de la part de vos amis ? Leur naviresillonne en ce moment l’Amazone, mais cette île est une retraitesûre, qu’ils ne découvriront pas.

– Que m’importe ! gronda leFrançais, si je meurs, ce sera en brave !

– Oh ! pour cela, vous êtesperdu ! sourit Pablo qui, feignant de réfléchir durant uneseconde, ajouta l’air insinuant :

– À moins que vous n’écriviez à missBrant de me rendre les papiers indiquant l’endroit où est caché letrésor du Rio Malès, papiers que vous a remis Dick Brant.

Et comme Maurice secouait négativement latête, il affirma :

Inutile de nier, je vous ai vu prendre leportefeuille du mort.

« Mais ce ne sera pas tout ; missEva renonçant à tous ses droits sur la plantation, repartira àl’instant pour New-York ! À vous de choisir !

Tant d’audace, de cynisme, révoltèrent leFrançais.

– Jamais ! s’écria-t-il avec force,je ne commettrai pas une pareille trahison.

Pablo Vérez dissimula une grimace dehaine.

Puis, s’approchant encore du jeune homme, ilrépliqua, la voix assourdie par la rage :

– Alors, écoutez bien ceci ; autourde vous, nous allons amasser des fagots, auxquels nous mettrons lefeu.

– Misérable !

– La mort ne viendra que lentement, maispeut-être aurez-vous encore le temps de revenir sur votreparole.

– La mort est préférable à une lâcheté,bandit ! lança Maurice Hamard. Je te méprise mais je ne tecrains pas.

– Bah ! tu ne parleras pas de lasorte dans quelques instants. Déjà, sur un signe du forban, desIndiens amassaient du bois autour du gommier auquel le Françaisétait attaché.

Puis ils y mirent le feu.

Le bûcher ainsi formé était placé à quelquedistance du jeune homme.

Déjà une fumée âcre le prenait à la gorge, lefaisant suffoquer. Soudain, la voix de Pablo Vérez retentit ànouveau :

– Eh bien ! chien de Français, tedécides-tu à écrire la missive que je t’ai demandée ?

Maurice ne répondit pas.

Il était bien décidé à mourir et ce n’étaitpoint la proposition que lui faisait le bandit qui lui feraitchanger d’avis.

– Ainsi, tu refuses ? rugit leBrésilien. Eh bien ! le feu dévorera ta carcasse maudite.

Et se tournant vers les Indiens qui semblaientobéir au moindre de ses ordres, il jeta :

– Qu’on active la flamme ! Je veuxqu’avant une heure, il ne reste plus rien de ce misérable.

Le commandement fut exécuté rapidement.

Bientôt le brasier flamba plus ardent.

À quelques pas de là, Vérez se tenait,ricanant et moqueur.

Tout à coup, des coups de feu éclatèrent dansles fourrés voisins et, avant que les Indiens fussent revenus deleur surprise, une troupe de marins de la« Généreuse » débouchait, carabines en mains,dans la clairière.

À leur tête, marchait le capitaine Jacobsainsi que miss Eva Brant.

– En avant, garçons, et pas dequartier ! s’écria l’officier en prêchant l’exemple.

Sur son passage, quatre Indiens tombèrent.

Maintenant, il s’élançait vers Maurice,renversant du pied le bûcher improvisé.

Quant à Eva, elle faisait merveille, abattantson homme à chacun de ses coups de feu.

Les Indiens, surpris par cette brusqueattaque, s’enfuyaient déjà dans toutes les directions en hurlant deterreur.

Quant à Pablo Vérez, on eut beau le chercher,on ne le trouva point. Bien certainement, il avait fui l’un depremiers !

Quelques instants plus tard, Maurice, délivré,étreignait avec émotion les mains loyales de ses sauveteurs.

– Merci capitaine ! balbutia-t-ilému.

– Bah ! il n’y a pas de quoi, mongarçon… C’est à charge de revanche !

– Merci, miss…

Eva allait répondre, mais, à cet instant, leFrançais à bout de résistance, s’évanouit dans les bras du bonJacobs.

Quand le jeune homme revint à la vie, ilvoguait dans l’un des canots de la Généreuse.

Bientôt, on accosta le bâtiment qui croisaithors du dédale des îles et l’on reprit la route vers l’Ouest.

– Ma foi, mon cher Hamard, je crois quenous sommes arrivés à temps ! dit le capitaine Jacobs.

Le Français lui tendit la main.

Puis, se tournant vers miss Eva qui luisouriait doucement, il répliqua d’une voix vibranted’émotion :

– Oui, grâce à vous est à miss Brant, jesuis sauvé. Merci, merci, mes chers amis, Mais dites-moi, commentvous avez découvert la retraite des Peaux-Rouges ?

– Oh ! de manière fortsimple !

– Pourtant, Pérez m’avait dit quel’endroit où il m’avait entraîné était à peu près inaccessible etje croyais bien ne plus jamais vous revoir.

Le capitaine Jacobs répondit :

– Nous explorions les îles pensant bienqu’ils vous avaient amené par là ; quand miss Brant me montraun panache de fumée s’élevant du centre de l’archipel.

« Il n’y a pas de fumée sans feu,pensâmes-nous, et nous filâmes de ce coté, Vous savez le reste.

Mais Maurice ne l’écoutait plus.

Il pressait entre les siennes les mains d’EvaBrant, aussi émue que lui.

– Pourvu que ce misérable ne reviennepoint à la charge : soupira la jeune fille.

– Bah ! nous sommes là pour lerecevoir ! répliqua Maurice. Quelques jours plus tard, LaGénéreuse arrivait à Soledo, petite ville située auconfluent de l’Amazone et du Rio Males.

On approchait du but.

Maintenant il allait falloir user plus quejamais de prudence. Les voyageurs tinrent conseil.

– À mon avis, dit le Français, le mieuxest que miss Eva se rende avec vous, capitaine, chez legouverneur.

– Et ensuite.

– Grâce à ses papiers de famille, elleprouvera facilement ses droits de propriété sur la plantation etportera plainte contre Vérez. Naturellement, vous prierez lesautorités de vous appuyer, ce qu’elles ne manqueront pas defaire.

– Mais vous, mon ami ? interrogeamiss Brant.

– Hélas ! je ne pourrai vous êtred’aucune utilité, puisque vous le savez, je suis accusé du meurtrede ce pauvre Dick. Je ne ferais, par ma présence à vos côtés, quecompliquer les choses.

– C’est vrai !

– Je resterai donc caché à bord, bienmalgré moi, croyez-le, conclut le Français.

– Certes !

Se rangeant à l’avis de Hamard, miss Eva etJacobs se rendirent chez le gouverneur de Soledo.

Celui-ci était un grand vieillard aux cheveuxblancs, dont le visage révélait la bonté.

De plus, on le disait parfaitement juste etrempli d’indulgence. Tout de suite, il reçut miss Brant.

Dès les premiers mots de la jeune fille, ill’interrompit :

– Je me rappelle fort bien vos parents,miss. Ils comptaient au nombre de mes amis.

Commencé sur ce ton, l’entretien se poursuivittrès affectueusement.

L’examen des titres de propriété de la jeunefille convainquit vite gouverneur de la légitimité de sesrevendications.

– Dès demain, dit-il, je me mettraimoi-même à la tête d’un détachement de police et me rendrai auxenvirons de la plantation, prêt à vous appuyer.

– Je vous remercie, señor…

– Bah ! je ne fais là que mondevoir. Si j’en crois ce que vous me dite ce Vérez est un fieffécoquin et nous ne serons jamais trop pour le réduire à merci.

– En tous cas, murmura Eva, je suisheureuse de voir que la justice habite encore ce pays.

– Soyez tranquille, nous saurons la fairetriompher.

Le lendemain, dès l’aube, la goélette,quittant Soledo, s’engageait dans le Rio Males.

Ainsi qu’on le sait, c’était sur les bords decette rivière que s’étendait la plantation Brant.

Trois jours s’écoulèrent durant lesquels lanavigation se poursuivit sans incident.

Enfin, un matin, on atteignit le domaine desmalheureux parents d’Eva.

Ce fut Miyala qui, du pont où elle se tenait,reconnut les parages où s’était écoulée une grande partie de sonexistence.

Bien certainement Pablo Vérez doit nous yattendre ! murmura le capitaine Jacobs.

– Cela ne fait pas de doute, surenchéritEva.

Cependant, miss Brant, le capitaine et douzematelots de la Généreuse, dans les rangs desquels secachait Maurice Hamard, débarquèrent à l’ombre d’une superbe futaiede palissandres.

Tout le monde était armé jusqu’aux dents.

Après un dernier conciliabule, la petitetroupe s’avança avec prudence dans les terres, se dirigeant vers lamaison d’habitation distante de plusieurs milles et guidée par lavieille Miyala qui, seule, connaissait le pays, à travers lessentiers étroits serpentant entre les troncs et les lianesenchevêtrées.

Durant plus d’une heure, on marcha ainsi.

Enfin, on atteignit une plaine cultivée,succédant à la forêt.

Au loin, se dressaient des constructionsblanches, surmontées de toits de tuiles rouges, qui étincelaientsous le soleil radieux de midi.

Parmi ces bâtiments, une maison plus hauteapparaissait, entourée de grands arbres.

C’était la demeure édifiée jadis par le pèred’Eva.

En revoyant ces lieux où s’était écoulée satoute petite enfance, une émotion indicible étreignit la jeunefille.

Et puis, c’était là aussi que tous les siensavaient si mystérieusement péri.

Cependant le capitaine Jacobs, la main enabat-jour sur les yeux, examinait le paysage avec attention.

Enfin, se retournant vers ses amis, ilobserva :

– Cet endroit semble inhabité. Cela sentle guet-apens d’une lieue. Ne trouvez-vous pas ?

– Si fait ! répliqua Maurice Hamardqui s’était approché. Pourtant, nous ne pouvons rester iciindéfiniment.

– Certes !

– Alors, avançons ; nous verronsbien.

Et prêchant d’exemple, le brave garçon prit latête de la colonne.

Chapitre 5L’EMBUSCADE

Au fur et à mesure qu’on se rapprochait del’habitation, les voyageurs sentaient leur inquiétude grandir.Pourquoi les nombreux travailleurs de la plantation n’étaient-ilspoint occupés aux champs ainsi qu’à l’ordinaire ?

Comment ce faisait-il qu’aucune silhouettehumaine ne se montrât du côté des communs non plus qu’aux croiséesde l’habitation ?

Il était impossible que l’exploitation eût étéentièrement évacuée ou que l’approche de la petite troupe n’eûtpoint été signalée.

Enfin, et ce dernier point n’était pas sansdéconcerter quelque peu nos amis, rien ne révélait à proximité laprésence de Don Fernandez Castro, le gouverneur de Soledo, et dudétachement de police montée qui, selon sa promesse, devaitl’accompagner afin de prêter main-forte à Eva et à son escorte.

Tandis qu’on cheminait à travers bois, ons’était attendu à le voir surgir d’un instant à l’autre ;même, à plusieurs reprises, on avait fait halte, afin d’écouter lesmille bruits de la forêt.

Fallait-il en conclure que le gouverneur,changeant d’idée, avait renoncé à son dessein ? C’étaitimprobable, don Fernandez Castro n’ayant pas l’air d’un hommeversatile !

Y avait-il un rapport entre l’abandon de laplantation et l’absence du gouverneur ? Autrement dit, cedernier avait-il devancé les voyageurs et son apparition avait-ellemis en fuite Pablo Vérez, ses complices et sesserviteurs ?

Maurice Hamard, le capitaine Jacobs et missBrant n’étaient, point éloignés de le supposer mais alors, pourquoidon Castro n’était-il pas demeuré sur place pour lesattendre ? En admettant qu’il se fût enfoncé dans le pays, àla poursuite d’un ennemi fugitif, il n’eût point manqué de laisserquelque émissaire afin de renseigner les survenants.

– Non, non, se répétait Hamard, il y asûrement autre chose !…

Mais quoi ?… Voilà ce que le Françaisétait incapable de deviner.

Cependant, après avoir traversé les champs decaféiers, de cacaoyers et de cannes à sucre composant le domaine,on entrait à présent dans les jardins entourant immédiatementl’habitation. Ceux-ci étaient vastes comme un parc et coupés delarges allées tournantes soigneusement sablées.

Çà et là, on apercevait des corbeilles defleurs aux nuances éclatantes, ou des bosquets ombreux invitant aurepos, à la sieste.

Les marins avançaient, le doigt sur lagâchette des fusils, prêts à tirer à la moindre alerte, suivantMaurice qui les devançait d’une vingtaine de pas.

Tout à coup, alors que le jeune éclaireurs’engageait dans un de ces bosquets dont nous avons parlé et quiétendait au-dessus de l’allée sa voûte de feuillage impénétrableaux rayons du soleil, il s’arrêta, surpris.

Des masses de branchages recouvraient lesol ; c’était comme si on avait élagué les arbres du voisinageet que cette besogne eût été interrompue avant d’être achevée.

Après tout, c’est possible, murmura Hamard,chez qui cette réflexion confirmait l’idée d’une fuite hâtive deshabitants de la plantation.

Et, reprenant sa marche un instantinterrompue, il entreprit de franchir les branches amoncelées danstoute la largeur du passage ; mais à peine avait-il faitquelques pas que, brusquement, le sol s’effondra sous sespieds.

La mince couche de verdure cédait sous sonpoids et le jeune homme fut précipité dans une fosse profonde.

– Alerte ! cria-t-il en tombant.

Cet avertissement était inutile, car lesmembres de la petite troupe qui le suivait avaient vu sa chute.

Déjà, tous exécutaient un mouvement en avantafin de se porter au secours du Français. Ils n’en eurent pas leloisir !…

Brusquement, de brèves lueurs jaillirent descouverts, s’élevant à droite et à gauche ; des détonationséclatèrent et une grêle de balles passa, enveloppant le détachementd’un réseau de mort.

Du coup, toutes les appréhensions du capitaineJacobs se trouvaient vérifiées ; on était tombée au milieud’une embuscade.

– Vite, abritez-vous derrière lesarbres ! commanda le brave officier en prêchant d’exemple.

Il était temps ; déjà, deux marinsgisaient à terre ; l’un frappé mortellement, l’autre la cuissetraversée.

Mais, dispersés en tirailleurs derrière lestroncs, les survivants ripostaient, tirant au hasard sur un ennemiinvisible.

– Restez derrière cet acajou, miss,recommanda Jacobs qui avait entraîné Eva avec lui, pendant cetemps, j’inspecterai la ligne que forment nos hommes… Il ne fautpas que ceux-ci se dispersent, car d’une seconde à l’autre,l’ennemi peut se précipiter à l’attaque.

Déjà, le commandant de la Généreuse, courbantle dos, courait d’arbre en arbre, s’efforçant de regrouper seshommes afin de les avoir bien en main. Certes, les marins de lagoélette étaient de braves gens, résolus à faire tout leur devoir,mais ce genre de lutte auquel ils n’étaient guère préparés, lesinquiétait et les démoralisait quelque peu.

Bientôt, un nouvel incident se produisit quiaggrava la position du détachement, et fit comprendre à Jacobsquelle imprudence il avait commise en se hasardant dans ces lieux,sans forces suffisantes.

Brusquement, des coups de feu éclatèrent surles flancs, puis, sur les derrières de la petite troupe ;l’ennemi, bien supérieur en nombre, tâchait de l’envelopper et lepetit bois au cœur duquel on se trouvait facilitait grandementcette manœuvre.

On entrevoyait des Indiens, des nègres, desmulâtres bondissant d’arbre en arbre, ou se rasant derrière lesbuissons d’où ils criblaient de balles leurs adversaires.

Fusillés dans le dos, les matelots refluèrentinstinctivement vers le point où se trouvaient leur chef et missBrant, non sans perdre encore deux des leurs. Désormais, ledétachement était cerné.

– Il va nous falloir battre en retraiteet nous ouvrir de vive force un chemin au milieu de cettecanaille ! gronda Jacobs.

En effet, il n’y avait pas d’autre parti àprendre et encore, il était peu probable qu’on pût le réaliser.Combien de survivants parviendraient jusqu’à lagoélette ?…

Pourtant, le capitaine se disposait à donnerses ordres en ce sens, lorsque miss Eva s’exclama :

– Mais nous ne pouvons abandonner MauriceHamard ?… qui sait, il est peut-être encore vivant !…

Jacobs eut une courte hésitation ;évidemment, il lui en coûtait de laisser en arrière ce compagnondont, maintes fois, il avait pu apprécier la bravoure etl’intelligence. C’était d’ailleurs le vouer à une mortcertaine.

Mais entre le point où se trouvaient lessurvivants et la fosse où avait disparu le Français, il y avait àprésent plus de cinquante mètres ; de ce côté, le boiss’éclaircissait et s’y risquer, c’était s’offrir en cible aux coupsde l’ennemi.

Fort perplexe, le capitaine ne savait à quoise résoudre, pris entre son devoir de chef qui lui commandaitd’assurer, coûte que coûte, le salut de son détachement et l’amitiétrès réelle qu’il portait à Hamard.

– Et puis, nous avons nos blessés,reprenait miss Brant d’une voix contenue mais véhémente. Ils nepeuvent nous suivre et les laisser ici, n’est-ce pas les vouer à lamort ?… Non, capitaine, je vous le dis, je ne vous suivraipoint dans votre retraite… si nous devons succomber, mieux vaut quece soit ici, tous ensemble, et non au cours d’une fuite. N’est-cepas, mes amis ?

Ce disant, la jeune fille avait élevé le ton,interpellant les marins survivants qui, réunis en petits groupes etagenouillés derrière les arbres, tâchaient de faire face de touscôtés.

La voix de la jeune fille dut s’entendreau-dessus du fracas de la fusillade, ou ceux auxquels elles’adressait devinèrent le sens de ses paroles, car, sanshésitation, tous répliquèrent simultanément :

– Oui, restons ici et vendons chèrementnotre vie !…

– Eh bien ! soit, murmura Jacobsrésigné, car il ne se faisait guère d’illusion sur l’issue ducombat.

À ce moment, des coups de feu éclatèrentsoudain derrière la ligne des tirailleurs de Pablo, que leurtriomphe prochain enhardissait et qui se montraientdavantage ; un grand diable de mulâtre qui venait : desurgir au-dessus d’un buisson, s’effondra, la face en avant, lesbras battant l’air.

Évidemment, il avait été frappé dans ledos !…

Cet incident fit exécuter une brusquevolte-face à ses camarades ; de leur côté, Eva Brant et sesamis portaient leurs regards dans cette direction.

Alors, tous aperçurent un homme qui, là-bas,au beau milieu de l’allée qu’on venait de quitter, tiraillait,s’abritant derrière les branchages masquant la fosse coupant lepassage et sa vue arracha des exclamations de joie auxmatelots.

C’était Maurice Hamard !

Du fond du silo où il gisait, meurtri etquelque peu étourdi, le Français n’avait point tardé à se rendre uncompte exact de ce qui se passait. Il comprit que, s’il ne sehâtait pas de sortir de ce piège, où il était tombé, sesadversaires ne tarderaient point à venir l’y cueillir.

Donc, à tout prix, il fallait s’évader,rejoindre les camarades.

Mais l’entreprise n’était point aisée. Lafosse, profonde de trois mètres et large de deux, n’offrait que desparois taillées à pic ; fort heureusement, elles n’étaientpoint cimentées ; néanmoins, quand le Français tental’escalade, la terre s’éboula sous ses pieds, et il retombalourdement au fond de sa prison.

Cet échec ne le découragea point, d’autant quela fusillade qui crépitait, non loin de là, stimulait encore sonénergie ; s’aidant de son fusil dont il enfonçait profondémentla crosse dans la paroi, s’accrochant des pieds et des mains, ilréussit après de nombreuses tentatives à regagner le bord supérieurde la coupure.

Cependant, la réapparition du Français nepouvait guère modifier la situation désespérée de ses amis ;déjà, cinq ou six Indiens se dirigeaient en rampant de son côté,dans l’évidente intention de l’envelopper et de s’emparer de lui oude le tuer.

D’un coup d’œil, Maurice jugea sa position.Rassemblant ses forces, il se disposait à prendre son élan pourbondir jusqu’à ses compagnons dont il entrevoyait, par instants, lepetit groupe au milieu de la fumée, lorsqu’une intervention enlaquelle nul n’espérait plus, se produisit.

Chapitre 6LE SECRET DE LA TOUR CARRÉE

Soudain, le sol trembla sous une galopadeeffrénée, de nombreux cavaliers lancés à toute bride approchaientet, presque aussitôt, le bois fut envahi de tous côtés.

Les survenants portaient l’uniforme vertgalonné de jonquille de la police montée brésilienne ; à leurtête, on apercevait don Fernandez Castro, bien en selle, sur ungrand cheval noir.

Cette intervention en renversant les rôles,devait décider du sort de la journée ; comprenant qu’ils nepouvaient espérer résister à la soixantaine de policiers, quientraient en ligne, les hommes de Pablo Vérez se débandèrent,fuyant dans toutes les directions.

Mais comme ils étaient habitués aux combats deguérilla, ils ne le firent point sans protéger leur fuite par unefusillade bien nourrie.

Au reste, la nature du terrain les favorisaitsingulièrement ; dans ces jardins coupés de boqueteaux, dehaies, de buissons épineux et dont la topographie leur étaitconnue, il avaient un avantage marqué sur les cavaliers deFernandez Castro.

Ces derniers ne les en poursuivirent pas moinsavec énergie, faisant une demi douzaine de prisonniers avec unnombre égal de blessés qu’on ramassa sur le terrain. Ce fut tout cedont on put s’emparer. Pablo Vérez n’était point parmi eux ;une fois de plus, le misérable avait réussi à sortir sain et saufde la bagarre.

Cette constatation arracha un geste de colèreau gouverneur, de même qu’au capitaine Jacobs, tous deuxcomprenaient que, tant que Pablo n’aurait point été capturé, rienne serait terminé.

– Patience, nous finirons bien par leprendre et par le pendre, je vous en donne ma parole, capitaine,conclut le gouverneur, avec conviction.

– Que le ciel vous entende, señor !riposta le brave officier.

En achevant cette conversation, les deuxhommes étaient revenus sur le théâtre de la lutte ; ils ytrouvèrent Eva et Maurice qui s’entretenaient à mi-voix, au milieudes policiers.

En effet, le premier soin du Français avaitété de courir à la jeune fille et maintenant, tous deux sefélicitaient d’avoir, une fois de plus, échappé à leur impitoyableennemi.

– Ah ! monsieur le gouverneur,s’exclama l’Américaine, en faisant quelques pas au-devant de donCastro, nous n’espérions plus en vous. Comment se fait-il que vousayez tant tardé à intervenir ?…

– Oui, c’est également ce que je voulaisvous demander, repartit Jacobs en écho.

Don Fernandez Castro eut un haussementd’épaules.

– J’ai exécuté une fausse manœuvre,lâchant la proie pour l’ombre, avoua-t-il.

Et, en quelques mots, il narra ce qui s’étaitpassé.

À l’aube, ses gens et lui étaient parvenus àla lisière des bois qui faisaient à la plantation une ceintureverdoyante, presque impénétrable. Les policiers étaient à peu près,certains de ne pas avoir été signalés et ils se proposaientd’attendre patiemment l’arrivée du détachement de la« Généreuse » lorsqu’un éclaireur envoyé enreconnaissance, dans les environs, était revenu, annonçant que destraces nombreuses se voyaient sur la piste conduisant vers le nord,c’est-à-dire dans la direction où s’étendent d’immensessavanes.

Évidemment, une troupe importante était passéelà, récemment ; d’autre part, l’aspect inhabité de laplantation révélait son abandon.

Dans ces conditions, don Fernandez avait cruque Pablo Vérez et ses gens, informés de son intervention, avaientpris le large et, sans plus hésiter, il s’était lancé à leurpoursuite, peu désireux de les laisser gagner les régionsdésertiques où on aurait grand’peine les rejoindre.

Le calcul s’était révélé faux ; aprèsplusieurs heures d’une chevauchée rapide, les policiers avaientrattrapé un convoi d’une centaine de nègres. C’étaient lestravailleurs de la plantation qui, ayant quitté celle-ci la veillesur l’ordre de Pablo, marchaient vers une hacienda éloignéedépendant du domaine. Leur chef, un mulâtre du nom de Gonzalez qui,en l’absence de Vérez remplissait les fonctions de régisseur,n’avait fait aucune difficulté pour communiquer ses instructions àdon Castro.

Ce dernier avait compris, mais un peu tard,qu’il s’était laissé entraîner sur une fausse piste et, à touteallure, il était revenu sur ses pas, avec ses hommes, non sansintimer à Gonzalez l’ordre de le suivre.

Puisque Pablo Vérez n’était pas là, c’est quele danger se trouvait ailleurs.

– Enfin, vous êtes encore arrivé à temps,monsieur le gouverneur, et c’est là le principal, intervint MauriceHamard.

Comme on pénétrait dans les vastes salonsluxueusement meublés occupant le rez-de-chaussée et ouvrant sur unevéranda fleurie, un sergent et quelques hommes amenèrent à donCastro un vieux nègre qu’ils avaient trouvé blotti au fond d’unesoupente. La peau du pauvre diable avait cette teinte grisâtre quirévèle, chez les noirs, la peur poussée à son paroxysme et iltremblait de tous ses membres.

C’était le seul habitant demeuré au logis.

– Que faisais-tu là ? questionnarudement don Fernandez, croyant avoir affaire à quelquepillard.

Une exclamation échappée à Miyala, la nourricede miss Eva, qui se tenait à l’écart, lui coupa la parole.

– Artago !… comment, c’esttoi ? disait Miyala en se précipitant vers soncompatriote.

De son côté, celui-ci l’avait égalementreconnue ; la joie des pauvres diables était évidente. ParMiyala, on sut qu’Artago était l’un des vieux serviteurs de lafamille Brant.

Interrogé à son tour, le nègre fit le récitsuivant :

– Jadis, il avait assisté impuissant àl’assassinat de ses maîtres mais il était déjà âgé, débile et horsd’état de les secourir. Bien mieux, il n’avait même pas osé enavertir les autorités dans la crainte de s’attirer la vengeance dePablo Vérez. Quant à s’éloigner de la plantation maudite, leBrésilien qui redoutait ses révélations ne le lui avait paspermis.

Artago était donc demeuré, courbant lesépaules sous la volonté du nouveau maître et attendant, il nesavait trop quoi.

Pourtant, son espoir n’avait pas été déçu.Quelques mois auparavant, alors qu’il errait à la lisière de laforêt, il avait rencontré un blanc qui semblait se cacher.

C’était Dick Brant.

Ce dernier s’était fait reconnaître et, lanuit suivante, tandis que tout le monde dormait, Artago l’avaitintroduit dans l’habitation. Le vieux noir avait fait le guettandis que l’Américain descendait dans la cave creusée sous la tourcarré, flanquant le corps de logis principal du côté du Nord.Lorsque Dick était remonté, deux heures plus tard, il semblait fortsatisfait ; il avait recommandé à Artago le plus profondsilence et était reparti, annonçant son prochain retour.

Cette fois, il ne serait pas seul et vengeraitles siens.

Artago avait attendu mais en vain, aussi,lorsque la veille, Pablo Vérez était rentré de voyage, donnantl’ordre d’évacuer le domaine, le vieux nègre avait cru au retourimminent de son jeune maître.

Désireux de se mettre à sa disposition, ils’était caché dans la soupente où on venait de le découvrir.

Ce récit empreint d’une évidence de sincéritéfit monter les larmes aux yeux de miss Eva en lui rappelant la mortde son frère bien-aimé.

Non, Dick ne reviendrait plus en cetteplantation où il avait vu le jour, il ne jouirait point de lafortune des siens enfin reconquise.

Brièvement, la jeune fille conta au pauvrenègre l’assassinat de Dick puis, profitant de cette occasion, elleprésenta Maurice Hamard au gouverneur, lui faisant part del’accusation portée par Pablo contre le Français.

– C’est bien, nous nous occuperons decela plus tard, fit don Castro avec bonté.

Cependant, la journée était fortavancée ; chacun se sentait las ; aussi, le gouverneurdonna-t-il ses ordres pour que sa troupe s’installât dans lescommuns. Un corps de garde composé d’une demi-douzaine de policiersfut posté dans le grand vestibule de l’habitation.

En effet, un retour offensif de l’ennemi étaittoujours à redouter ; il ne fallait pas se laissersurprendre.

L’heure d’après, don Castro, le capitaineJacobs et Maurice Hamard prenaient place aux côtés de miss EvaBrant dans la salle à manger afin de savourer le repas que Miyalaavait préparé avec l’aide d’Artago. Dans les dépendances, lespoliciers faisaient de même ; dans les cases transformées enambulance, les blessés qui avaient reçu les soins que comportaitleur état, somnolaient, en proie à la fièvre.

Ce fut à l’issue de ce dîner que miss Brant,étalant sur la table les papiers contenus dans le portefeuille deson frère, les communiqua au gouverneur.

Tous se penchaient sur le plan qui, selon DickBrant, devait permettre de parvenir jusqu’au trésor enfoui, jadis,par le vieux planteur.

Sans les diamants rapportés par l’Américain etque Maurice avait remis à, Eva, afin que celle-ci pût financerl’expédition présente, on eût pu douter de sa réalité, mais lesgemmes précieuses attestaient son existence.

– C’est bien, nous allons procéder à unevisite minutieuse des lieux ! murmura don Castro en selevant.

Au fond de lui-même, l’excellent gouverneurn’était rien moins que convaincu qu’on trouverait quelquechose ; au cours des semaines qui venaient de s’écouler, PabloVérez avait dû multiplier les perquisitions et il était biensurprenant qu’il n’eût point réussi à mettre la main sur le magottant convoité.

Pourtant, don Fernandez garda pour lui sesréflexions pessimistes. Quelques minutes plus tard, les jeunesgens, armés de torches et précédés d’Artago, gagnaient la tourcarrée.

Cette dernière, haute de deux étages et reliéeà l’habitation par une galerie couverte n’était, à la vérité, qu’unposte de guetteur.

Les salles qu’elle comprenait étaient à peinemeublées et celles du rez-de-chaussée avaient été, depuislongtemps, converties en cellier. Des barriques de rhum, de vin,vides pour la plupart, s’y entassaient pêle-mêle avec des madriers,des meubles hors d’usage.

Artago, lors de la visite de Dick, était restéà faire le guet, dans la galerie, il ne pouvait donc fournird’indications utiles.

Puisque selon le plan, le trésor était enfouidans les caves, la première chose à faire était donc de déblayer leterrain ; Jacobs et Maurice Hamard s’y employèrenténergiquement.

Au reste, l’escalier devait se trouver dans lecoin gauche et, en effet, on n’eut pas trop de peine pour parvenirjusqu’à lui.

Il était visible que quelqu’un était déjàpassé par là récemment ; mais était-ce ce pauvre Dick Brant oule misérable Pablo Vérez ?

Inquiétante question à laquelle nul ne pouvaitfaire de réponse satisfaisante.

Bientôt, une dalle grossièrement encastréedans le sol et munie en son centre d’un anneau de fer rouillé,apparut.

Jacobs et Maurice la soulevèrent, démasquantainsi les premières marches de pierre d’un escalier s’enfonçantdans les profondeurs du sol. Précédés d’Artago la torche au poing,les chercheurs s’y engagèrent à la suite les uns des autres, car lepassage était tellement étroit qu’on ne pouvait y descendre qu’un àun.

On parvint ainsi dans une vaste cave de formecirculaire et dont le sol était de terre battue ; on yrespirait un air lourd chargé d’humidité.

Les assistants échangèrent un coup d’œil quirévélait leur perplexité ; rien ne décelait l’endroit où étaitsituée la cachette.

– Un peu de patience ! fit MauriceHamard, si la chose avait été facile, Pablo Vérez eût trouvé letrésor avant nous. Mais nous avons un plan qu’il ne possédait pas,tâchons de nous y reconnaître.

À nouveau, le document fut déplié et examinéavec attention.

– Je crois que j’ai compris, fit tout àcoup le Français en montrant un point presque imperceptible, marquéà l’encre, à gauche du débouché de l’escalier.

S’étant orienté, le Français prit des mesureset, peu après, il inspectait les blocs de pierre composant lamuraille.

Au bout de quelques minutes, une exclamationde satisfaction lui échappa ; l’une de ces masses ne semblaitpas cimentée mais simplement encastrée au milieu des autres. De lapoussière, des mousses artistement disposées masquaient lesjointures.

S’armant d’un levier de fer, le jeune hommeentreprit d’en glisser l’extrémité dans l’une de ces rainures etopéra une pesée ; presque aussitôt le bloc oscillalégèrement.

– Nous y sommes, cria Hamard enredoublant d’efforts.

De fait, bientôt il parvenait à extraire lecube de pierre de alvéole, découvrant ainsi une cachette profondeaménagée dans l’épaisseur de la muraille.

Un coffret de fer se trouvait au fond ;Maurice Hamard l’attira à lui et la minute suivante en ayant forcéla serrure à l’aide de son levier, il mettait au jour le trésortant cherché.

Des lingots d’or pur, des diamants, des rubis,des émeraudes étincelaient sous la clarté rougeoyante de la torched’Artago ; une enveloppe de parchemin y était jointe.

Maurice l’ayant saisie, la tendit à miss Branten disant :

– Ceci vous revient, miss…

D’une main tremblante d’émotion, la jeunefille la prit : sur un papier contenu à l’intérieur, leslignes suivantes étaient tracées :

« Ceci est mon bien, en toute propriété,que je destine à mes chers enfants, Dick et Eva ».

C’était signé : « JamesBrant ».

– Oh ! mon père… Oh ! monpère ! murmura Eva en tombant à genoux.

Silencieux, les assistants respectaient,l’émotion de la jeune fille. Soudain, une pierre s’éboulant del’escalier dégradé accédant au caveau, ricocha sur la terrebattue.

Instinctivement, tous se retournèrent.

Alors, un même cri de colère leur échappa.

En haut des degrés, le visage pâle et crispé,Pablo Vérez les contemplait d’un regard de haine.

– Ah ! misérable, cria Maurice en lemenaçant du poing.

Tandis que ses hommes fuyaient devant lescavaliers de Fernandez, le Brésilien avait dû se cacher aux abordsimmédiats de l’habitation. Le soir venu, il s’était glissé àl’intérieur de celle-ci et c’est ainsi que, de loin, il avait suiviEva et ses amis.

– Attention ! s’écria le capitaineJacobs qui, arrachant la torche des mains d’Artago, la jeta au loinoù elle s’éteignit.

En effet, l’officier avait vu Pablo tirer unrevolver de sa ceinture et le braquer vers le groupe réuni autourdu coffret.

La balle se perdit dans les ténèbres cependantque les échos du caveau répercutaient lugubrement ladétonation.

– Il ne faut pas qu’il nouséchappe ! clama Maurice Hamard.

Aussitôt tout le monde s’élança vers l’étroitescalier afin de s’emparer du bandit. Mais l’exiguïté du passageretarda la poursuite, si bien que lorsqu’ils arrivèrent dans lagalerie, celle-ci était vide.

Une fenêtre aux volets entrebâillés donnantsur les jardins, leur fit comprendre bientôt par où l’ennemis’était enfui. De la croisée où, tous avaient couru, ils aperçurentun cavalier qui s’enfuyait à travers les pelouses.

À la clarté de la lune, ils lereconnurent : c’était Pablo Vérez. S’étant emparé de l’un deschevaux des policiers attaché à un piquet non loin de là, ils’efforçait de tirer au large.

Mais les hommes de garde dans le grandvestibule, alertés par le coup de feu et les cris, apparaissaientsous la véranda, Un ordre bref retentit et tous les fusilss’abaissèrent, couchant en joue le fuyard.

– Ne le tuez pas… il faut le prendrevivant !… clama don Fernandez Castro.

L’ordre arrivait trop tard ; la voix dugouverneur fut couverte par un feu de salve.

On vit cheval et cavalier chanceler, puisrouler sur le sol.

Lorsqu’on parvint auprès d’eux, on constataque l’animal avait une jambe cassée. Quant à Pablo Vérez, queplusieurs balles avaient traversé de part en part, il avait cesséde vivre, une ruade de sa monture lui ayant donné le coup de grâceen lui fracassant le crâne.

– Voilà de la besogne en moins pour lebourreau ! grommela le capitaine Jacobs.

– Sans doute ! riposta le gouverneurde Soledo, néanmoins, je ne puis que déplorer cet incident.J’aurais aimé faire passer ce misérable devant un tribunal, sonexécution eût servi d’exemple aux requins de son espèce, lesquels,malheureusement, ne manquent point dans la contrée.

Telle fut l’oraison funèbre de PabloVérez ; il n’en méritait pas d’autre.

Le lendemain, les serviteurs éloignés par leBrésilien, réintégraient la plantation. Don Fernandez Castro fitcomparaître devant lui le régisseur Gonzalez.

– Mon garçon, lui dit-il en le fixantd’un regard significatif, j’ignore si vous étiez le complice dePablo Vérez.

– Oh ! Excellence ! protestal’autre en pâlissant, pouvez-vous supposer une chosepareille ? Si j’avais su quel misérable était cet homme, il ya longtemps que je l’aurais quitté.

– Je veux bien vous croire ! repritlentement don Fernandez. Quoi qu’il en soit, soyez persuadé que, jen’ai nullement l’intention de me désintéresser de ce qui se passeraici, Miss Eva Brant est la seule et légitime propriétaire de cedomaine… servez-la fidèlement, vous n’avez rien de mieux àfaire.

– Je jure à Votre Excellence qu’elle serasatisfaite ! déclara le régisseur d’un ton convaincu.

De fait, il était évident qu’il ne se souciaitpoint de s’attirer l’hostilité de Don Castro. Au reste, durantquelque temps encore, Maurice Harmard, le capitaine Jacobs et lesquelques marins qui lui restaient, devaient demeurer à laplantation, et l’on pouvait compter sur eux pour faire respecterl’autorité de la jeune fille, le cas échéant.

Quant à don Castro, ayant ainsi tout remis enordre, il monta à cheval avec ses policiers dans l’intentiond’exécuter une vaste battue à travers le district environnant. Lescoquins rouges et blancs, embauchés par Pablo Vérez pour leseconder dans ses projets devaient encore rôder par la contrée etil s’agissait de les disperser une fois pour toutes.

Le gouverneur s’éloigna non sans promettre derevenir bientôt voir ses amis.

En effet, moins d’une semaine plus tard, ilétait de retour, ayant amené à bien son expédition. Au cours d’uneescarmouche, les débris de la bande du Brésilien avaient étédéfinitivement anéantis.

Désormais, le pays était pacifié.

Déjà, à la plantation, la vie avait repris soncours normal. Les travailleurs, bien traités, s’acquittaient aveczèle de leurs fonctions respectives ; quant à Gonzalez, demémoire de planteurs, on n’avait jamais vu régisseur aussiactif.

– J’espère que cela continuera ! fitsur un ton significatif, don Fernandez Castro.

Il avait été convenu que celui-ci répartiraitle lendemain avec son escorte afin de regagner sa résidence dont ilne pouvait demeurer plus longtemps éloigné. Sa présence n’étaitplus nécessaire en ces lieux, où grâce à lui, les choses étaientrentrées dans l’ordre.

La veille de son départ, miss Eva Brant et seshôtes se trouvaient unis, après le dîner, sous la véranda précédantl’habitation. Des senteurs parfumées montaient des jardinsvoisins ; là-bas, du coté des communs, où les hommes de lapolice montée avaient établit leur bivouac, on percevait desaccords de guitare. Parfois, un chant s’élevait ; c’était l’undes travailleurs, un noir, qui psalmodiait d’une voir gutturale unrefrain nostalgique, au rythme bizarre et cela ajoutait encore aucharme, à l’exotisme de l’heure.

Comme don Castro parlait à nouveau de sonprochain départ le capitaine Jacobs répliqua :

– Je compte également m’éloigner souspeu… Mes armateurs doivent trouver que mon voyage se prolonge.

Et comme la jeune fille esquissait un geste deprotestation, le brave officier reprit non sans quelquemélancolie :

– Que voulez-vous, miss, il n’est sibonne compagnie qui ne se quitte, mais je vous promets qu’àl’occasion, je reviendrai vous voir.

– Et vous serez toujours le bienvenu ici,mon cher ami, déclara la jeune Américaine.

– J’en suis bien convaincu.

– Je partirai avec vous ! fit à sontour Maurice Hamard. Eva qui s’éloignait pour donner :quelques ordres à ses serviteurs n’entendit sans doute pas sesparoles, car elle ne tourna pas la tête.

– Mais pourquoi vous éloigner déjà ?s’étonnait Jacobs.

– Mais, à présent, miss Eva est heureuseet riche ! elle n’a donc plus besoin de moi ! murmura leFrançais.

– Et où irez-vous ?

– D’abord à Rio-de-Janeiro… il faut queje me lave de l’accusation d’assassinat sur la personne du pauvreDick Brant, accusation que porta contre moi ce misérable PabloVérez.

– Je vous accompagnerai, mon ami,intervint don Fernandez ; et je dirai à tous quel homme loyalet brave vous êtes. Justice vous sera rendue, j’en prends icil’engagement formel.

– Merci, fit Hamard en serrant les mainsque le gouverneur tendait en un geste de cordialité spontanée.

Mais le capitaine Jacobs, qui s’était éloignéde quelques pas, revenait vers ses compagnons.

– Ma foi, mon cher Hamard, articula-t-ilavec un malicieux sourire, je crois que miss Eva, que voici, aquelques mots à vous dire.

– À moi ?

– Certes !

– Mais… je suis à son entièredisposition.

– Eh bien ! c’est cela, allez donctous les deux faire un tour de promenade. Un peu d’exercice vousfera du bien, surtout par cette soirée délicieuse. En votreabsence, je tiendrai compagnie à M. le gouverneur.

– Parfaitement, approuva ce dernier d’unair entendu.

Déjà miss Brant faisait un pas vers l’escalierpermettant de gagner l’allée voisine. S’inclinant respectueusementdevant elle, Maurice Hamard lui offrit son bras qu’elle pritgracieusement et tous deux s’éloignèrent.

Lorsque moins d’une demi-heure plus tard, ilsrevinrent de cette promenade, un sourire heureux illuminait leurvisage.

Alors le capitaine Jacobs se tourna vers donFernandez et en se frottant les mains :

– Mon cher gouverneur, j’ai une, bonnenouvelle à vous annoncer.

– Voyons !…

– J’ai l’honneur de vous faire part dumariage prochain de la charmante miss Eva Brant et de notre amiMaurice Hamard.

– Cette nouvelle ne me surprend nullementet j’en suis tout à fait heureux, répliqua don Fernandez enenveloppant les deux jeunes gens d’un bienveillant regard.

Cependant, le capitaine reprenait en tapantfamilièrement sur l’épaule du Français :

– N’étiez-vous pas fou, de vouloirquitter celle que vous aviez protégée jusqu’ici de si vaillantemanière ?

Le jeune homme hocha la tête :

– Je suis pauvre et elle est riche !murmura-t-il.

– Bah ! vous êtes bon et brave, celavaut bien tous les trésors ! Eva sourit en approuvant d’unsigne et c’est ainsi que furent conclues les fiançailles des deuxjeunes gens.

Quinze jours plus tard, dans la plantation enfête, leur mariage fut célébré.

Don Fernandez a tenu sa promesse, MauriceHarmard a été mis hors de cause par la justice brésilienne au sujetdu meurtre de Dick Brant ; aujourd’hui, il dirige laplantation de Rio Malès qui, grâce à lui, est devenue l’une desplus prospères de la contrée.

Eva et lui sont parfaitement heureux et leurjoie redouble quand, de temps à autre, le bon capitaine Jacobsvient leur rendre visite.

FIN

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