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Un épisode sous la Terreur

Un épisode sous la Terreur

d’ Honoré de Balzac

A MONSIEUR GUYONNET-MERVILLE,

Ne faut-il pas, cher et ancien patron, expliquer aux gens curieux de tout connaître, où j’ai pu savoir assez de procédure pour conduire les affaires de mon petit monde, et consacrer ici la mémoire de l’homme aimable et spirituel qui disait à Scribe, autre clerc-amateur, « Passez donc à l’Etude, je vous assure qu’il y a de l’ouvrage » en le rencontrant au bal ; mais avez-vous besoin de ce témoignage public pour être certain de l’affection de l’auteur ?

DE BALZAC.

Le 22 janvier 1793, vers huit heures du soir, une vieille dame descendait, à Paris, l’éminence rapide qui finit devant l’église Saint-Laurent, dans le faubourg Saint-Martin. Il avait tant neigé pendant toute la journée, que les pas s’entendaient à peine. Les rues étaient désertes. La crainte assez naturelle qu’inspirait le silence s’augmentait de toute la terreur qui faisait alors gémir la France ; aussi la vieille dame n’avait-elle encore rencontré personne ; sa vue affaiblie depuis long-temps ne lui permettait pas d’ailleurs d’apercevoir dans le lointain, à la lueur des lanternes, quelques passants clair-semés comme des ombres dans l’immense oie de ce faubourg. Elle allait courageusement seule à travers cette solitude, comme si son âge était un talisman qui dût la préserver de tout malheur. Quand elle eut dépassé la rue des Morts, elle crut distinguer le pas lourd et ferme d’un homme qui marchait derrière elle. Elle s’imagina qu’elle n’entendait pas ce bruit pour la première fois ; elle s’effraya d’avoir été suivie, et tenta d’aller plus vite encore afin d’atteindre à une boutique assez bien éclairée, espérant pouvoir vérifier à lalumière les soupçons dont elle était saisie. Aussitôt qu’elle setrouva dans le rayon de lueur horizontale qui partait de cetteboutique, elle retourna brusquement la tête, et entrevit une formehumaine dans le brouillard ; cette indistincte vision luisuffit, elle chancela un moment sous le poids de la terreur dontelle fut accablée, car elle ne douta plus alors qu’elle n’eût étéescortée par l’inconnu depuis le premier pas qu’elle avait faithors de chez elle, et le désir d’échapper à un espion lui prêta desforces. Incapable de raisonner, elle doubla le pas, comme si ellepouvait se soustraire à un homme nécessairement plus agile qu’elle.Après avoir couru pendant quelques minutes, elle parvint à laboutique d’un pâtissier, y entra et tomba, plutôt qu’elle nes’assit, sur une chaise placée devant le comptoir. Au moment oùelle fit crier le loquet de la porte, une jeune femme occupée àbroder leva les yeux, reconnut, à travers les carreaux du vitrage,la mante de forme antique et de soie violette dans laquelle lavieille dame était enveloppée, et s’empressa d’ouvrir un tiroircomme pour y prendre une chose qu’elle devait lui remettre.Non-seulement le geste et la physionomie de la jeune femmeexprimèrent le désir de se débarrasser promptement de l’inconnue,comme si c’eût été une de ces personnes qu’on ne voit pas avecplaisir, mais encore elle laissa échapper une expressiond’impatience en trouvant le tiroir vide ; puis, sans regarderla dame elle sortit précipitamment du comptoir, alla versl’arrière-boutique, et appela son mari, qui parut tout à coup.

– Où donc as-tu mis…  ? lui demanda-t-elle d’un air demystère en lui désignant la vieille dame par un coup d’oeil et sansachever sa phrase.

Quoique le pâtissier ne pût voir que l’immense bonnet de soienoire environné de nœuds en rubans violets qui servait de coiffureà l’inconnue, il disparut après avoir jeté à sa femme un regard quisemblait dire : – Crois-tu que je vais laisser cela dans toncomptoir ?… Etonnée du silence et de l’immobilité de lavieille dame, la marchande revint auprès d’elle ; et, en lavoyant, elle se sentit saisie d’un mouvement de compassion oupeut-être aussi de curiosité. Quoique le teint de cette femme fûtnaturellement livide comme celui d’une personne vouée à desaustérités secrètes, il était facile de reconnaître qu’une émotionrécente y répandait une pâleur extraordinaire. Sa coiffure étaitdisposée de manière à cacher ses cheveux, sans doute blanchis parl’âge ; car la propreté du collet de sa robe annonçait qu’ellene portait pas de poudre. Ce manque d’ornement faisait contracter àsa figure une sorte de sévérité religieuse. Ses traits étaientgraves et fiers. Autrefois les manières et les habitudes des gensde qualité étaient si différentes de celles des gens appartenantaux autres classes, qu’on devinait facilement une personne noble.Aussi la jeune femme était-elle persuadée que l’inconnue était uneci-devant, et qu’elle avait appartenu à la cour.

– Madame ?… . lui dit-elle involontairement et avec respecten oubliant que ce titre était proscrit.

La vieille dame ne répondit pas. Elle tenait ses yeux fixés surle vitrage de la boutique, comme si un objet effrayant y eût étédessiné.

– Qu’as-tu, citoyenne ? demanda le maître du logis quireparut aussitôt.

Le citoyen pâtissier tira la dame de sa rêverie en lui tendantune petite boite de carton couverte en papier bleu.

– Rien, rien, mes amis, répondit-elle d’une voix douce.

Elle leva les yeux sur le pâtissier comme pour lui jeter unregard de remercîment ; mais en lui voyant un bonnet rouge surla tête, elle laissa échapper un cri.

– Ah !… vous m’avez trahie ?…

La jeune femme et son mari répondirent par un geste d’horreurqui fit rougir l’inconnue, soit de les avoir soupçonnés, soit deplaisir.

– Excusez-moi, dit-elle alors avec une douceur enfantine. Puis,tirant un louis d’or de sa poche, elle le présenta au pâtissier : -Voici le prix convenu, ajouta-t-elle.

Il y a une indigence que les indigents savent deviner. Lepâtissier et sa femme se regardèrent et se montrèrent la vieillefemme en se communiquant une même pensée. Ce louis d’or devait êtrele dernier. Les mains de la dame tremblaient en offrant cettepièce, qu’elle contemplait avec douleur et sans avarice ; maiselle semblait connaître toute l’étendue du sacrifice. Le jeûne etla misère étaient gravés sur cette figure en traits aussi lisiblesque ceux de la peur et des habitudes ascétiques. Il y avait dansses vêtements des vestiges de magnificence. C’était de la soieusée, une mante propre, quoique passée, des dentelles soigneusementraccommodées ; enfin les haillons de l’opulence ! Lesmarchands, placés entre la pitié et l’intérêt, commencèrent parsoulager leur conscience en paroles.

– Mais, citoyenne, tu parais bien faible.

– Madame aurait-elle besoin de prendre quelque chose ?reprit la femme en coupant la parole à son mari.

– Nous avons de bien bon bouillon, dit le pâtissier.

– Il fait si froid, madame aura peut-être été saisie enmarchant ; mais vous pouvez vous reposer ici et vous chaufferun peu.

– Nous ne sommes pas aussi noirs que le diable, s’écria lepâtissier.

Gagnée par l’accent de bienveillance qui animait les paroles descharitables boutiquiers, la dame avoua qu’elle avait été suivie parun homme, et qu’elle avait peur de revenir seule chez elle.

– Ce n’est que cela ? reprit l’homme au bonnet rouge.Attends-moi, citoyenne.

Il donna le louis à sa femme. Puis, mû par cette espèce dereconnaissance qui se glisse dans l’âme d’un marchand quand ilreçoit un prix exorbitant d’une marchandise de médiocre valeur, ilalla mettre son uniforme de garde national, prit son chapeau, passason briquet et reparut sous les armes ; mais sa femme avait eule temps de réfléchir. Comme dans bien d’autres cœurs, la Réflexionferma la main ouverte de la Bienfaisance. Inquiète et craignant devoir son mari dans quelque mauvaise affaire, la femme du pâtissieressaya de le tirer par le pan de son habit pour l’arrêter ;mais, obéissant à un sentiment de charité, le brave homme offritsur-le-champ à la vieille dame de l’escorter.

– Il paraît que l’homme dont a peur la citoyenne est encore àrôder devant la boutique, dit vivement la jeune femme.

– Je le crains, dit naïvement la dame.

– Si c’était un espion ? si c’était une conspiration ?N’y va pas, et reprends-lui la boîte… .

Ces paroles, soufflées à l’oreille du pâtissier par sa femme,glacèrent le courage impromptu dont il était possédé.

– Eh ! je m’en vais lui dire deux mots, et vous endébarrasser sur-le-champ, s’écria le pâtissier en ouvrant la porteet sortant avec précipitation.

La vieille dame, passive comme un enfant et presque hébétée, serassit sur sa chaise. L’honnête marchand ne tarda pas à reparaître,son visage, assez rouge de son naturel et enluminé d’ailleurs parle feu du four, était subitement devenu blême ; une si grandefrayeur l’agitait que ses jambes tremblaient et que ses yeuxressemblaient à ceux d’un homme ivre.

– Veux-tu nous faire couper le cou, misérablearistocrate ?… s’écria-t-il avec fureur. Songe à nous montrerles talons, ne reparais jamais ici, et ne compte pas sur moi pourte fournir des éléments de conspiration !

En achevant ces mots, le pâtissier essaya de reprendre à lavieille dame la petite boîte qu’elle avait mise dans une de sespoches. A peine les mains hardies du pâtissier touchèrent-elles sesvêtements, que l’inconnue, préférant se livrer aux dangers de laroute sans autre défenseur que Dieu, plutôt que de perdre cequ’elle venait d’acheter, retrouva l’agilité de sa jeunesse ;elle s’élança vers la porte, l’ouvrit brusquement, et disparut auxyeux de la femme et du mari stupéfaits et tremblants. Aussitôt quel’inconnue se trouva dehors, elle se mit à marcher avecvitesse ; mais ses forces la trahirent bientôt, car elleentendit l’espion par lequel elle était impitoyablement suivie,faisant crier la neige qu’il pressait de son pas pesant ; ellefut obligée de s’arrêter, il s’arrêta ; elle n’osait ni luiparler, ni le regarder, soit par suite de la peur dont elle étaitsaisie, soit par manque d’intelligence. Elle continua son chemin enallant lentement, l’homme ralentit alors son pas de manière àrester à une distance qui lui permettait de veiller sur elle.L’inconnu semblait être l’ombre même de cette vieille femme. Neufheures sonnèrent quand le couple silencieux repassa devant l’églisede Saint-Laurent. Il est dans la nature de toutes les âmes, même laplus infirme, qu’un sentiment de calme succède à une agitationviolente car, si les sentiments sont infinis, nos organes sontbornés. Aussi l’inconnue n’éprouvant aucun mal de son prétendupersécuteur, voulut-elle voir en lui un ami secret empressé de laprotéger ; elle réunit toutes les circonstances qui avaientaccompagné les apparitions de l’étranger comme pour trouver desmotifs plausibles à cette consolante opinion, et il lui plut alorsde reconnaître en lui plutôt de bonnes que de mauvaises intentions.Oubliant l’effroi que cet homme venait d’inspirer au pâtissier,elle avança donc d’un pas ferme dans les régions supérieures dufaubourg Saint-Martin. Après une demi-heure de marche, elle parvintà une maison située auprès de l’embranchement formé par la rueprincipale du faubourg et par celle qui mène à la barrière dePantin. Ce lieu est encore aujourd’hui un des plus déserts de toutParis. La bise, passant sur les buttes Saint-Chaumont et deBelleville, sifflait à travers les maisons, ou plutôt leschaumières, semées dans ce vallon presque inhabité où les clôturessont en murailles faites avec de la terre et des os. Cet endroitdésolé semblait être l’asile naturel de la misère et du désespoir.L’homme qui s’acharnait à la poursuite de la pauvre créature assezhardie pour traverser nuitamment ces rues silencieuses, parutfrappé du spectacle qui s’offrait à ses regards. Il resta pensif,debout et dans une attitude d’hésitation, faiblement éclairé par unréverbère dont la lueur indécise perçait à peine le brouillard. Lapeur donna des yeux à la vieille femme, qui crut apercevoir quelquechose de sinistre dans les traits de l’inconnu ; elle sentitses terreurs se réveiller, et profita de l’espèce d’incertitude quiarrêtait cet homme pour se glisser dans l’ombre vers la porte de lamaison solitaire ; elle fit jouer un ressort, et disparut avecune rapidité fantasmagorique. Le passant, immobile, contemplaitcette maison, qui présentait en quelque sorte le type desmisérables habitations de ce faubourg. Cette chancelante bicoquebâtie en moellons était revêtue d’une couche de plâtre jauni, sifortement lézardée, qu’on craignait de la voir tomber au moindreeffort du vent. Le toit de tuiles brunes et couvert de mousses’affaissait en plusieurs endroits de manière à faire croire qu’ilallait céder sous le poids de la neige. Chaque étage avait troisfenêtres dont les châssis, pourris par l’humidité et disjoints parl’action du soleil, annonçaient que le froid devait pénétrer dansles chambres. Cette maison isolée ressemblait à une vieille tourque le temps oubliait de détruire. Une faible lumière éclairait lescroisées qui coupaient irrégulièrement la mansarde par laquelle cepauvre édifice était terminé ; tandis que le reste de lamaison se trouvait dans une obscurité complète. La vieille femme nemonta pas sans peine l’escalier rude et grossier, le long duquel ons’appuyait sur une corde en guise de rampe, elle frappamystérieusement à la porte du logement qui se trouvait dans lamansarde, et s’assit avec précipitation sur une chaise que luiprésenta un vieillard.

– Cachez-vous, cachez-vous ! lui dit-elle. Quoique nous nesortions que bien rarement, nos démarches sont connues, nos passont épiés.

– Qu’y a-t-il de nouveau ? demanda une autre vieille femmeassise auprès du feu.

– L’homme qui rôde autour de la maison depuis hier m’a suivie cesoir.

A ces mots, les trois habitants de ce taudis se regardèrent enlaissant paraître sur leurs visages les signes d’une terreurprofonde. Le vieillard fut le moins agité des trois, peut-êtreparce qu’il était le plus en danger. Quand on est sous le poidsd’un grand malheur ou sous le joug de la persécution, un hommecourageux commence pour ainsi dire par faire le sacrifice delui-même, il ne considère ses jours que comme autant de victoiresremportées sur le sort. Les regards des deux femmes, attachés surce vieillard, laissaient facilement deviner qu’il était l’uniqueobjet de leur vive sollicitude.

– Pourquoi désespérer de Dieu, mes sœurs ? dit-il d’unevoix sourde mais onctueuse, nous chantions ses louanges au milieudes cris que poussaient les assassins et les mourants au couventdes Carmes. S’il a voulu que je fusse sauvé de cette boucherie,c’est sans doute pour me réserver à une destinée que je doisaccepter sans murmure. Dieu protége les siens, il peut en disposerà son gré. C’est de vous, et non de moi qu’il faut s’occuper.

– Non, dit l’une des deux vieilles femmes, qu’est-ce que notrevie en comparaison de celle d’un prêtre ?

– Une fois que je me suis vue hors de l’abbaye de Chelles, je mesuis considérée comme morte, s’écria celle des deux religieuses quin’était pas sortie.

– Voici, reprit celle qui arrivait en tendant la petite boîte auprêtre, voici les hosties. Mais, s’écria-t-elle, j’entends monterles degrés.

A ces mots, tous trois ils se mirent à écouter. Le bruitcessa.

– Ne vous effrayez pas, dit le prêtre, si quelqu’un essaie deparvenir jusqu’à vous. Une personne sur la fidélité de laquellenous pouvons compter a dû prendre toutes ses mesures pour passer lafrontière, et viendra chercher les lettres que j’ai écrites au ducde Langeais et au marquis de Beauséant, afin qu’ils puissent aviseraux moyens de vous arracher à cet affreux pays, à la mort ou à lamisère qui vous y attendent.

– Vous ne nous suivrez donc pas ? s’écrièrent doucement lesdeux religieuses en manifestant une sorte de désespoir.

– Ma place est là où il y a des victimes, dit le prêtre avecsimplicité.

Elles se turent et regardèrent leur hôte avec une sainteadmiration..

– Sœur Marthe, dit-il en s’adressant à la religieuse qui étaitallée chercher les hosties, cet envoyé devra répondre Fiatvoluntas, au mot Hosanna.

– Il y a quelqu’un dans l’escalier ! s’écria l’autrereligieuse en ouvrant une cachette pratiquée sous le toit.

Cette fois, il fut facile d’entendre, au milieu du plus profondsilence, les pas d’un homme qui faisait retentir les marches cou.vertes de callosités produites par de la boue durcie. Le prêtre secoula péniblement dans une espèce d’armoire, et la religieuse jetaquelques hardes sur lui.

– Vous pouvez fermer, sœur Agathe, dit-il d’une voixétouffée.

A peine le prêtre était-il caché, que trois coups frappés sur laporte firent tressaillir les deux saintes filles, qui seconsultèrent des yeux sans oser prononcer une seule parole. Ellesparaissaient avoir toutes deux une soixantaine d’années. Séparéesdu monde depuis quarante ans, elles étaient comme des planteshabituées à l’air d’une serre, et qui meurent si on les en sort.Accoutumées à la vie du couvent, elles n’en pouvaient plusconcevoir d’autre. Un matin, leurs grilles ayant été brisées, ellesavaient frémi de se trouver libres. On peut aisément se figurerl’espèce d’imbécillité factice que les événements de la Révolutionavaient produite dans leurs âmes innocentes. Incapables d’accorderleurs idées claustrales avec les difficultés de la vie, et necomprenant même pas leur situation, elles ressemblaient à desenfants dont on avait pris soin jusqu’alors, et qui, abandonnés parleur providence maternelle, priaient au lieu de crier. Aussi,devant le danger qu’elles prévoyaient en ce moment,demeurèrent-elles muettes et passives, ne connaissant d’autredéfense que la résignation chrétienne. L’homme qui demandait àentrer interpréta ce silence à sa manière, il ouvrit la porte et semontra tout à coup. Les deux religieuses frémirent en reconnaissantle personnage qui, depuis quelque temps, rôdait autour de leurmaison et prenait des informations sur leur compte ; ellesrestèrent immobiles en le contemplant avec une curiosité inquiète,à la manière des enfants sauvages, qui examinent silencieusementles étrangers. Cet homme était de haute taille et gros ; maisrien dans sa démarche, dans son air ni dans sa physionomie,n’indiquait un méchant homme. Il imita l’immobilité desreligieuses, et promena lentement ses regards sur la chambre où ilse trouvait.

Deux nattes de paille, posées sur des planches, servaient de litaux deux religieuses. Une seule table était au milieu de lachambre, et il y avait dessus un chandelier de cuivre, quelquesassiettes, trois couteaux et un pain rond. Le feu de la cheminéeétait modeste. Quelques morceaux de bois, entassés dans un coin,attestaient d’ailleurs la pauvreté des deux recluses. Les murs,enduits d’une couche de peinture très-ancienne, prouvaient lemauvais état de la toiture, où des taches, semblables à des filetsbruns, indiquaient les infiltrations des eaux pluviales. Unerelique, sans doute sauvée du pillage de l’abbaye de Chelles,ornait le manteau de la cheminée. Trois chaises, deux coffres etune mauvaise commode complétaient l’ameublement de cette pièce. Uneporte pratiquée auprès de la cheminée faisait conjecturer qu’ilexistait une seconde chambre.

L’inventaire de cette cellule fut bientôt fait par le personnagequi s’était introduit sous de si terribles auspices au sein de ceménage Un sentiment de commisération se peignit sur sa figure, etil jeta un regard de bienveillance sur les deux filles, au moinsaussi embarrassé qu’elles. L’étrange silence dans lequel ilsdemeurèrent tous trois dura peu, car l’inconnu finit par deviner lafaiblesse morale et l’inexpérience des deux pauvres créatures, etil leur dit alors d’une voix qu’il essaya d’adoucir : – Je ne vienspoint ici en ennemi, citoyenne… Il s’arrêta et se reprit pour dire: Mes sœurs, s’il vous arrivait quelque malheur, croyez que je n’yaurais pas contribué. J’ai une grâce à réclamer de vous… .

Elles gardèrent toujours le silence.

– Si je vous importunais, si… je vous gênais, parlez librement…je me retirerais ; mais sachez que je vous suis toutdévoué ; que, s’il est quelque bon office que je puisse vousrendre, vous pouvez m’employer sans crainte, et que moi seul,peut-être, suis au-dessus de la loi, puisqu’il n’y a plus deroi…

Il y avait un tel accent de vérité dans ces paroles, que la sœurAgathe, celle des deux religieuses qui appartenait à la maison deLangeais, et dont les manières semblaient annoncer qu’elle avaitautrefois connu l’éclat des fêtes et respiré l’air de la cour,s’empressa d’indiquer une des chaises comme pour prier leur hôte des’asseoir. L’inconnu manifesta une sorte de joie mêlée de tristesseen comprenant ce geste, et attendit pour prendre place que les deuxrespectables filles fussent assises.

– Vous avez donné asile, reprit-il, à un vénérable prêtre nonassermenté, qui a miraculeusement échappé aux massacres desCarmes.

– Hosanna !… dit la sœur Agathe en interrompant l’étrangeret le regardant avec une inquiète curiosité.

– Il ne se nomme pas ainsi, je crois, répondit-il.

– Mais, monsieur, dit vivement la sœur Marthe, nous n’avons pasde prêtre ici, et…

– Il faudrait alors avoir plus de soin et de prévoyance,répliqua doucement l’étranger en avançant le bras vers la table etprenant un bréviaire. Je ne pense pas que vous sachiez le latin,et…

Il ne continua pas, car l’émotion extraordinaire qui se peignitsur les figures des deux pauvres religieuses lui fit craindred’être allé trop loin, elles étaient tremblantes et leurs yeuxs’emplirent de larmes.

– Rassurez-vous, leur dit-il d’une voix franche, je sais le nomde votre hôte et les vôtres, et depuis trois jours je suis instruitde votre détresse et de votre dévouement pour le vénérable abbéde…

– Chut ! dit naïvement sœur Agathe en mettant un doigt surses lèvres.

– Vous voyez, mes sœurs, que, si j’avais conçu l’horribledessein de vous trahir, j’aurais déjà pu l’accomplir plus d’unefois… .

En entendant ces paroles, le prêtre se dégagea de sa prison etreparut au milieu de la chambre.

– Je ne saurais croire, monsieur, dit-il à l’inconnu, que voussoyez un de nos persécuteurs, et je me fie à vous. Que voulez vousde moi ?

La sainte confiance du prêtre, la noblesse répandue dans tousses traits auraient désarmé des assassins. Le mystérieux personnagequi était venu animer cette scène de misère et de résignationcontempla pendant un moment le groupe formé par ces troisêtres ; puis, il prit un ton de confidence, s’adressa auprêtre en ces termes : – Mon père, je venais vous supplier decélébrer une messe mortuaire pour le repos de l’âme… . d’un… .d’une personne sacrée et dont le corps ne reposera jamais dans laterre sainte… .

Le prêtre frissonna involontairement. Les deux religieuses, necomprenant pas encore de qui l’inconnu voulait parler, restèrent lecou tendu, le visage tourné vers les deux interlocuteurs, et dansune attitude de curiosité. L’ecclésiastique examina l’étranger :une anxiété non équivoque était peinte sur sa figure et ses regardsexprimaient d’ardentes supplications.

– Eh ! bien, répondit le prêtre, ce soir, à minuit,revenez, et je serai prêt à célébrer le seul service funèbre quenous puissions offrir en expiation du crime dont vous parlez…

L’inconnu tressaillit, mais une satisfaction tout à la foisdouce et grave parut triompher d’une douleur secrète. Après avoirrespectueusement salué le prêtre et les deux saintes filles, ildisparut en témoignant une sorte de reconnaissance muette qui futcomprise par ces trois âmes généreuses. Environ deux heures aprèscette scène, l’inconnu revint, frappa discrètement à la porte dugrenier, et fut introduit par mademoiselle de Beauséant, qui leconduisit dans la seconde chambre de ce modeste réduit, où toutavait été préparé pour la cérémonie. Entre deux tuyaux de lacheminée, les deux religieuses avaient apporté la vieille commodedont les contours antiques étaient ensevelis sous un magnifiquedevant d’autel en moire verte. Un grand crucifix d’ébène etd’ivoire attaché sur le mur jaune en faisait ressortir la nudité etattirait nécessairement les regards. Quatre petits cierges fluetsque les sœurs avaient réussi à fixer sur cet autel improvisé en lesscellant dans de la cire à cacheter, jetaient une lueur pâle et malréfléchie par le mur. Cette faible lumière éclairait à peine lereste de la chambre ; mais, en ne donnant son éclat qu’auxchoses saintes, elle ressemblait à un rayon tombé du ciel sur cetautel sans ornement. Le carreau était humide Le toit, qui, des deuxcôtés, s’abaissait rapidement, comme dans les greniers, avaitquelques lézardes par lesquelles passait un vent glacial. Rienn’était moins pompeux, et cependant rien peut-être ne fut plussolennel que cette cérémonie lugubre.

Un profond silence, qui aurait permis d’entendre le plus légercri proféré sur la route d’Allemagne, répandait une sorte demajesté sombre sur cette scène nocturne. Enfin la grandeur del’action contrastait si fortement avec la pauvreté des choses,qu’il en résultait un sentiment d’effroi religieux. De chaque côtéde l’autel, les deux vieilles recluses, agenouillées sur la tuiledu plancher sans s’inquiéter de son humidité mortelle, priaient deconcert avec le prêtre, qui, revêtu de ses habits pontificaux,disposait un calice d’or orné de pierres précieuses, vase sacrésauvé sans doute du pillage de l’abbaye de Chelles. Auprès de ceciboire, monument d’une royale magnificence, l’eau et le vindestinés au saint sacrifice étaient contenus dans deux verres àpeine dignes du dernier cabaret. Faute de missel, le prêtre avaitposé son bréviaire sur un coin de l’autel. Une assiette communeétait préparée pour le lavement des mains innocentes et pures desang. Tout était immense mais petit ; pauvre, maisnoble ; profane et saint tout à la fois. L’inconnu vintpieusement s’agenouiller entre les deux religieuses. Mais tout àcoup, en apercevant un crêpe au calice et au crucifix, car, n’ayantrien pour annoncer la destination de cette messe funèbre, le prêtreavait mis Dieu lui-même en deuil, il fut assailli d’un souvenir sipuissant que des gouttes de sueur se formèrent sur son large front.Les quatre silencieux acteurs de cette scène se regardèrent alorsmystérieusement ; puis leurs âmes, agissant à l’envi les unessur les autres, se communiquèrent ainsi leurs sentiments et seconfondirent dans une commisération religieuse, il semblait queleur pensée eût évoqué le martyr dont les restes avaient étédévorés par de la chaux vive, et que son ombre fût devant eux danstoute sa loyale majesté. Ils célébraient un obit sans le corps dudéfunt. Sous ces tuiles et ces lattes disjointes, quatre chrétiensallaient intercéder auprès de Dieu pour un Roi de France, et faireson convoi sans cercueil. C’était le plus pur de tous lesdévouements, un acte étonnant de fidélité accompli sans arrièrepensée. Ce fut sans doute, aux yeux de Dieu, comme le verre d’eauqui balance les plus grandes vertus. Toute la Monarchie était là,dans les prières d’un prêtre et de deux pauvres filles ; maispeut-être aussi la Révolution était-elle représentée par cet hommedont la figure trahissait trop de remords pour ne pas croire qu’ilaccomplissait les vœux d’un immense repentir.

Au lieu de prononcer les paroles latines : « Introïbo ad altareDei, etc. » le prêtre, par une inspiration divine, regarda lestrois assistants qui figuraient la France chrétienne, et leur dit,pour effacer les misères de ce taudis : – Nous allons entrer dansle sanctuaire de Dieu !

A ces paroles jetées avec une onction pénétrante, une saintefrayeur saisit l’assistant et les deux religieuses. Sous les voûtesde Saint-Pierre de Rome, Dieu ne se serait pas montré plusmajestueux qu’il le fut alors dans cet asile de l’indigence auxyeux de ces chrétiens : tant il est vrai qu’entre l’homme et luitout intermédiaire semble inutile, et qu’il ne tire sa grandeur quede lui-même. La ferveur de l’inconnu était vraie. Aussi lesentiment qui unissait les prières de ces quatre serviteurs de Dieuet du Roi fut-il unanime. Les paroles saintes retentissaient commeune musique céleste au milieu du silence. Il y eut un moment où lespleurs gagnèrent l’inconnu, ce fut au Pater noster. Le prêtre yajouta cette prière latine, qui fut sans doute comprise parl’étranger : Et remitte scelus regicidis sicut Ludovicus eisremisit semetipse. (Et pardonnez aux régicides comme Louis XVI leura pardonné lui-même.)

Les deux religieuses virent deux grosses larmes traçant unchemin humide le long des joues mâles de l’inconnu et tombant surle plancher. L’office des Morts fut récité. Le Domine salvum facregem, chanté à voix basse, attendrit ces fidèles royalistes quipensèrent que l’enfant-roi, pour lequel ils suppliaient en cemoment le Très-Haut, était captif entre les mains de ses ennemis.L’inconnu frissonna en songeant qu’ il pouvait encore se commettreun nouveau crime auquel il serait sans doute forcé de participer.Quand le service funèbre fut terminé, le prêtre fit un signe auxdeux religieuses, qui se retirèrent. Aussitôt qu’il se trouva seulavec l’inconnu, il alla vers lui d’un air doux et triste ;puis il lui dit d’une voix paternelle : – Mon fils, si vous aveztrempé vos mains dans le sang du Roi Martyr, confiez-vous à moi. Iln’est pas de faute qui, aux yeux de Dieu, ne soit effacée par unrepentir aussi touchant et aussi sincère que le vôtre paraîtl’être.

Aux premiers mots prononcés par l’ecclésiastique, l’étrangerlaissa échapper un mouvement de terreur involontaire ; mais ilreprit une contenance calme, et regarda avec assurance le prêtreétonné : – Mon père, lui dit-il d’une voix visiblement altérée, nuln’est plus innocent que moi du sang versé…

– Je dois vous croire, dit le prêtre… .

Il fit une pause pendant laquelle il examina derechef sonpénitent ; puis, persistant à le prendre pour un de cespeureux Conventionnels qui livrèrent une tête inviolable et sacréeafin de conserver la leur, il reprit d’une voix grave : – Songez,mon fils, qu’il ne suffit pas pour être absous de ce grand crime,de n’y avoir pas coopéré. Ceux qui, pouvant défendre le roi, ontlaissé leur épée dans le fourreau, auront un compte bien lourd àrendre devant le roi des cieux… Oh ! oui, ajouta le vieuxprêtre en agitant la tête de droite à gauche par un mouvementexpressif, oui, bien lourd !… car, en restant oisifs, ils sontdevenus les complices involontaires de cet épouvantable forfait….

– Vous croyez, demanda l’inconnu stupéfait, qu’une participationindirecte sera punie… Le soldat qui a été commandé pour former lahaie est-il donc coupable ?…

Le prêtre demeura indécis. Heureux de l’embarras dans lequel ilmettait ce puritain de la royauté en le plaçant entre le dogme del’obéissance passive qui doit, selon les partisans de la monarchie,dominer les codes militaires, et le dogme tout aussi important quiconsacre le respect dû à la personne des rois, l’étrangers’empressa de voir dans l’hésitation du prêtre une solutionfavorable à des doutes par lesquels il paraissait tourmenté. Puis,pour ne pas laisser le vénérable janséniste réfléchir pluslong-temps, il lui dit : – Je rougirais de vous offrir un salairequelconque du service funéraire que vous venez de célébrer pour lerepos de l’âme du roi et pour l’acquit de ma conscience. On ne peutpayer une chose inestimable que par une offrande qui soit aussihors de prix. Daignez donc accepter, monsieur, le don que je vousfais d’une sainte relique… Un jour viendra peut-être où vous encomprendrez la valeur.

En achevant ces mots, l’étranger présentait à l’ecclésiastiqueune petite boîte extrêmement légère, le prêtre la pritinvolontairement pour ainsi dire, car la solennité des paroles decet homme, le ton qu’il y mit, le respect avec lequel il tenaitcette boîte l’avaient plongé dans une profonde surprise. Ilsrentrèrent alors dans la pièce où les deux religieuses lesattendaient.

– Vous êtes, leur dit l’inconnu, dans une maison dont lepropriétaire Mucius Scævola, ce plâtrier qui habite le premierétage, est célèbre dans la section par son patriotisme ; maisil est secrètement attaché aux Bourbons. Jadis il était piqueur deMonseigneur le prince de Conti, et il lui doit sa fortune. En nesortant pas de chez lui, vous êtes plus en sûreté ici qu’en aucunlieu de la France. Restez-y. Des âmes pieuses veilleront à vosbesoins, et vous pourrez attendre sans danger des temps moinsmauvais. Dans un an, au 21 janvier… (en prononçant ces derniersmots, il ne put dissimuler un mouvement involontaire), si vousadoptez ce triste lieu pour asile, je reviendrai célébrer avec vousla messe expiatoire…

Il n’acheva pas. Il salua les muets habitants du grenier, jetaun dernier regard sur les symptômes qui déposaient de leurindigence, et il disparut.

Pour les deux innocentes religieuses, une semblable aventureavait tout l’intérêt d’un roman ; aussi, dès que le vénérableabbé les instruisit du mystérieux présent si solennellement faitpar cet homme, la boîte fut-elle placée par elles sur la table, etles trois figures inquiètes, faiblement éclairées par la chandelle,trahirent-elles une indescriptible curiosité. Mademoiselle deLangeais ouvrit la boîte, y trouva un mouchoir de batistetrès-fine, souillé de sueur ; et en le dépliant, ils yreconnurent des taches.

– C’est du sang !… dit le prêtre.

– Il est marqué de la couronne royale ! s’écria l’autresœur.

Les deux sœurs laissèrent tomber la précieuse relique avechorreur. Pour ces deux âmes naïves, le mystère dont s’enveloppaitl’étranger devint inexplicable ; et, quant au prêtre, dès cejour il ne tenta même pas de se l’expliquer.

Les trois prisonniers ne tardèrent pas à s’apercevoir, malgré laTerreur, qu’une main puissante était étendue sur eux. D’abord, ilsreçurent du bois et des provisions ; puis, les deuxreligieuses devinèrent qu’une femme était associée à leurprotecteur, quand on leur envoya du linge et des vêtements quipouvaient leur permettre de sortir sans être remarquées par lesmodes aristocratiques des habits qu’elles avaient été forcées deconserver ; enfin Mucius Scævola leur donna deux cartesciviques. Souvent des avis nécessaires à la sûreté du prêtre luiparvinrent par des voies détournées ; et il reconnut une telleopportunité dans ces conseils, qu’ils ne pouvaient être donnés quepar une personne initiée aux secrets de l’Etat. Malgré la faminequi pesa sur Paris, les proscrits trouvèrent à la porte de leurtaudis des rations de pain blanc qui y étaient régulièrementapportées par des mains invisibles ; néanmoins ils crurentreconnaître dans Mucius Scaevola le mystérieux agent de cettebienfaisance toujours aussi ingénieuse qu’intelligente. Les nobleshabitants du grenier ne pouvaient pas douter que leur protecteur nefût le personnage qui était venu faire célébrer la messe expiatoiredans la nuit du 22 janvier 1793 ; aussi devint-il l’objet d’unculte tout particulier pour ces trois êtres qui n’espéraient qu’enlui et ne vivaient que par lui. Ils avaient ajouté pour lui desprières spéciales dans leurs prières ; soir et matin, ces âmespieuses formaient des veux pour son bonheur, pour sa prospérité,pour son salut ; elles suppliaient Dieu d’éloigner de luitoutes embûches, de le délivrer de ses ennemis et de lui accorderune vie longue et paisible. Leur reconnaissance étant, pour ainsidire, renouvelée tous les jours, s’allia nécessairement à unsentiment de curiosité qui devint plus vif de jour en jour. Lescirconstances qui avaient accompagné l’apparition de l’étrangerétaient l’objet de leurs conversations, ils formaient milleconjectures sur lui, et c’était un bienfait d’un nouveau genre quela distraction dont il était le sujet pour eux. Ils se promettaientbien de ne pas laisser échapper l’étranger à leur amitié le soir oùil reviendrait, selon sa promesse, célébrer le triste anniversairede la mort de Louis XVI. Cette nuit, si impatiemment attendue,arriva enfin. A minuit, le bruit des pas pesants de l’inconnuretentit dans le vieil escalier de bois, la chambre avait été paréepour le recevoir, l’autel était dressé. Cette fois, les sœursouvrirent la porte d’avance, et toutes deux s’empressèrentd’éclairer l’escalier. Mademoiselle de Langeais descendit mêmequelques marches pour voir plus tôt son bienfaiteur.

– Venez, lui dit-elle d’une voix émue et affectueuse, venez…l’on vous attend.

L’homme leva la tête, jeta un regard sombre sur la religieuse,et ne répondit pas ; elle sentit comme un vêtement de glacetombant sur elle, et garda le silence ; à son aspect, lareconnaissance et la curiosité expirèrent dans tous les cœurs. Ilétait peut-être moins froid, moins taciturne, moins terrible qu’ille parut à ces âmes que l’exaltation de leurs sentiments disposaitaux épanchements de l’amitié. Les trois pauvres prisonniers, quicomprirent que cet homme voulait rester un étranger pour eux, serésignèrent. Le prêtre crut remarquer sur les lèvres de l’inconnuun sourire promptement réprimé au moment où il s’aperçut desapprêts qui avaient été faits pour le recevoir, il entendit lamesse et pria ; mais il disparut, après avoir répondu parquelques mots de politesse négative à l’invitation que lui fitmademoiselle de Langeais de partager la petite collationpréparée.

Après le 9 thermidor, les religieuses et l’abbé de Marollespurent aller dans Paris, sans y courir le moindre danger. Lapremière sortie du vieux prêtre fut pour un magasin de parfumerie,à l’enseigne de la Reine des Fleurs, tenu par les citoyen etcitoyenne Ragon, anciens parfumeurs de la cour, restés fidèles à lafamille royale, et dont se servaient les Vendéens pour correspondreavec les princes et le comité royaliste de Paris. L’abbé, mis commele voulait cette époque, se trouvait sur le pas de la porte decette boutique, située entre Saint-Roch et la rue des Frondeurs,quand une foule, qui remplissait la rue Saint-Honoré, l’empêcha desortir.

– Qu’est-ce ? dit-il à madame Ragon.

– Ce n’est rien, reprit-elle, c’est la charrette et le bourreauqui vont à la place Louis XV. Ah ! nous l’avons vu biensouvent l’année dernière ; mais aujourd’hui, quatre joursaprès l’anniversaire du 21 janvier, on peut regarder cet affreuxcortège sans chagrin.

– Pourquoi, dit l’abbé, ce n’est pas chrétien, ce que vousdites.

– Eh ! c’est l’exécution des complices de Robespierre, ilsse sont défendus tant qu’ils ont pu ; mais ils vont à leurtour là où ils ont envoyé tant d’innocents.

Une foule qui remplissait la rue Saint-Honoré passa comme unflot. Au-dessus des têtes, l’abbé de Marolles, cédant à unmouvement de curiosité, vit debout, sur la charrette, celui qui,trois jours auparavant, écoutait sa messe.

– Qui est-ce ?… dit-il, celui qui…

– C’est le bourreau, répondit monsieur Ragon en nommantl’exécuteur des hautes œuvres par son nom monarchique.

– Mon ami ! mon ami ! cria madame Ragon, monsieurl’abbé se meurt.

Et la vieille dame prit un flacon de vinaigre pour faire revenirle vieux prêtre évanoui.

– Il m’a sans doute donné, dit-il, le mouchoir avec lequel leroi s’est essuyé le front, en allant au martyre… Pauvrehomme !… le couteau d’acier a eu du cœur quand toute la Franceen manquait !…

Les parfumeurs crurent que le pauvre prêtre avait le délire.

Paris, janvier 1831.

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