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Un héros de notre temps – Le Démon

Un héros de notre temps – Le Démon

de Mikhaïl Youriévitch Lermontov

Partie 1

UN HÉROS DE NOTRE TEMPS

AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR

 

En France nous connaissons peu la Russie ; c’est-à-dire l’esprit de la nation, ses mœurs, son caractère et surtout sa littérature ; or, c’est là le miroir dans lequel se reflète un peuple entier et dans lequel on peut apprendre quel rang il a déjà conquis dans la civilisation moderne,ou de quel pas il marche vers le progrès.

Des steppes immenses et glacés, des Cosaques à la mine sauvage, voilà géographiquement et historiquement sous quel aspect la plupart d’entre nous se représentent la Russie. Et cependant, il y a dans cet immense empire un grand peuple ;grand surtout, par le développement littéraire qui s’est manifesté chez lui depuis le commencement de ce siècle.

Je sais qu’on peut regretter, pour ce pays, le manque de ces institutions libérales, si nécessaires au mouvement intellectuel d’une nation ; mais la Russie marche dans cette voie d’un pas ferme et certain. L’abolition du servage, œuvre éminemment chrétienne et digne du XIXe siècle, n’a été que le prélude d’une grande révolution sociale, qui s’accomplit lentement et fatalement, malgré les excès de quelques fanatiques impatients d’arriver au but. Leurs violences appellent les violences du Pouvoir et ne font qu’éloigner pour ce peuple, le moment où il pourra jouir des avantages sérieux d’une liberté progressive, modérée par l’ordre, mais toujours amie du perfectionnement social.

Parmi les écrivains nombreux qui ont illustréla littérature russe pendant la première moitié de notre siècle, unsurtout est particulièrement sympathique, autant par l’élévationque par la précocité de son génie, et cette sorte de fatalité dontsa vie si courte est empreinte.

C’est Lermontoff, né en 1814, mort à la suited’un duel en 1841. Coïncidence étrange et douloureuse, que deux desplus grands poètes de la Russie, Pouchkine et Lermontoff, soienttombés dans une rencontre !

Ce que cet épouvantable malheur a ravi à laRussie et aux lettres, qui le saura jamais ! Lorsqu’onparcourt les œuvres de ce poète, mort à 26 ans, on ne peuts’empêcher d’être affligé en songeant au monument qu’il eût, sansnul doute, élevé durant une longue vie.

Lermontoff écrivait déjà à douze ans, et lecharme de ses compositions aurait pu lui valoir, comme à VictorHugo, le titre d’enfant prodige. Orphelin dès son bas âge, il futélevé par sa grand’mère et reçut cette instruction distinguée etcomplète qu’on s’applique à donner aux jeunes gens de famille enRussie. L’étude des langues anciennes, celle des langues vivantessurtout, l’histoire, la philosophie, les mathématiques, toutes cesdifférentes branches de l’instruction furent abordées avec dessuccès rares par le jeune Lermontoff, que l’on destinait à lacarrière militaire. Dans ce pays où les privilèges de castes sontencore vivants, la carrière militaire est celle qu’embrassent depréférence les jeunes gens de famille noble.

Lermontoff était petit, avait l’air gauche,les yeux rouges et les pieds assez mal tournés. Il était cependantfort vaniteux, jaloux surtout des succès mondains de ses camaradeset il ne pouvait leur pardonner de réussir mieux que lui, sesentant une certaine supériorité intellectuelle ; aussi soncaractère était-il empreint des inconvénients de ce travers :une susceptibilité outrée, une humeur railleuse et sarcastiquedevaient lui attirer les querelles et les duels dont le résultatlui fut si fatal.

Il servit d’abord aux porte-enseigne, puis auxhussards de la garde où il mena une vie fort dissipée et composades poésies érotiques qui, par leur verve et leur facilité,séduisirent tous ceux qui les lurent. Un duel qu’il eut avecM. de B…, à la suite d’une querelle insignifiante, lutvalut son envoi au Caucase, pays où il avait passé une grandepartie de sa jeunesse et pour lequel il eut toujours uneprédilection marquée. C’est là qu’à dix ans, il s’était épris d’unejeune fille dont le souvenir resta toujours gravé profondément dansson âme : il assurait à vingt cinq ans qu’il n’avaitréellement aimé que cette fois. C’est en écoutant les récits naïfs,pleins d’images et de fantaisie orientale des habitants de ceshautes montagnes, que son génie s’inspira et acquit cette élévationqui le plaça, au niveau des grands poètes.

Aussi ce sont presque toujours ces cimescouvertes de neiges éternelles et les riantes plaines de la Géorgiequ’il choisit pour théâtre de ses fictions ou qu’il chante en versdignes de cette nature imposante.

Lermontoff a toutes les qualités d’un grandpoète : imagination riche et ardente, langage toujours élevéet plein de cette couleur qui est le vêtement obligé des plusbelles idées poétiques. Sans avoir le scepticisme de Byron, dont ilaffectionnait la lecture, il est plus tendre et plus aimant que luiet ne lui cède jamais en passion et en énergie. Amant enthousiastede la nature, il sait en dérouler les magiques tableaux comme unhabile enchanteur ; et, qu’il dise un simple récit, ou que sapensée s’élève dans la plus haute région de la philosophie, ilreste toujours un des maîtres de la littérature contemporaine.

LE DÉMON et les récits que nousdonnons ici sous le titre de : UN HÉROS DE NOTRETEMPS sont, en vers et en prose, ses œuvres les plusremarquables, celles où son génie s’est montré sous ses faces lesplus diverses et les plus attrayantes, et qui peuvent donner plusparticulièrement la mesure de son talent.

Les œuvres de Lermontoff n’ont été publiéesqu’après sa mort. Leur réunion en recueil et leur publication sontdues aux soins pieux d’un ami qui ne voulait pas que le pays fûtprivé de ces chefs-d’œuvre.

Bien qu’une traduction ne soit jamais que lapâle copie d’une œuvre, comme la gravure qui ne donne jamais qu’unefaible idée de la composition d’un grand peintre, nous avons crunéanmoins qu’il plairait à tous ceux qui s’intéressent à lalittérature étrangère de parcourir une de ses plus bellesproductions.

 

 

PRÉFACE DE L’AUTEUR

 

Dans tout livre, la préface est ordinairementla première chose et en même temps la dernière. Elle sert ou àindiquer le but de l’ouvrage, ou à le justifier et à répondre paravance à la critique. Mais on aurait tort de croire que j’écriscelle-ci dans l’intérêt moral des lecteurs ou contre les attaquesdes critiques de journaux : ni les uns ni les autres ne laliront. Et je regrette qu’il en soit ainsi, surtout dans notre paysoù le public est encore si primitif, si ingénu, qu’il ne comprendpas les fables, si, à la fin, il n’y trouve une moralité. Il nedevine pas la plaisanterie et ne saisit pas l’ironie ; il estsimple et grossièrement élevé : il ne sait pas encore que dansle monde comme il faut, et dans un livre de bon ton, une discussionviolente ne peut avoir lieu d’une manière trop apparente ; ilignore que la civilisation actuelle a découvert des armes plusfines, presque invisibles, et non moins sûres, qui, sous le couvertde la flatterie, vous portent des coups mortels et inévitables.

Notre public ressemble à un paysan quientendant causer deux diplomates, appartenant à des cours ennemies,resterait persuadé que chacun d’eux trompe son gouvernement, dansl’intérêt d’une douce et réciproque amitié.

Ce livre m’a valu d’essuyer naguère les ennuisde la malheureuse crédulité des lecteurs et des journaux, et ceci,dans le sens littéral du mot. Ainsi les uns se sont tenus pouroffensés sérieusement, en croyant se reconnaître dans ce typeinexcusable que j’ai appelé : Un hérosde notre temps. D’autres ont faitremarquer avec beaucoup de malignité que l’auteur avait dû peindreson propre portrait et celui de ses connaissances. Vieille etmisérable idée !

La Russie est ainsi faite, que de pareillesabsurdités peuvent s’y propager facilement. Le plus fantastique descontes a chez nous bien de la peine à se soustraire au reproched’attaques dirigées contre quelque individualité.

Le héros de notre temps, mes très cherslecteurs, est réellement un portrait, mais non celui d’un seulindividu. Ce portrait a été composé avec tous les vices de notregénération, vices en pleine éclosion. À cela vous me répondrezqu’un homme ne peut être aussi méchant : mon Dieu ! sivous croyez à la possibilité de l’existence de tous les scélératsde tragédie et de romans, pourquoi ne croiriez-vous pas quePetchorin ait pu être ce qu’il est dans ce livre ? Si vousavez aimé des fictions beaucoup plus effrayantes et plus difformes,pourquoi ce caractère ne trouverait-il pas grâce auprès de vouscomme toute autre fiction ?

C’est que, peut-être, il se rapproche de lavérité plus que vous ne le désirez.

Il est vrai que cette justification n’est nicomplète ni victorieuse ; mais permettez : pas mald’hommes ont passé leur temps à se nourrir de douceurs et leurestomac s’est gâté ; il leur faut maintenant la médecine amèredes vérités piquantes. N’allez pas cependant croire, après cela,que l’auteur de ce livre ait fait le rêve orgueilleux de s’établiren redresseur de l’humanité vicieuse : Dieu le préserve d’unepareille sottise ! non, il lui a paru tout simple et amusantde dépeindre un homme de notre époque comme il l’entendait etcomme, pour notre malheur commun, il l’a trop souventrencontré ; il suit de tout cela que la maladie est indiquée,mais comment la guérir ? Dieu seul le sait.

RÉCITS

BÉLA

&|160;

Je partis de Tiflis en voiture de poste&|160;;tout mon bagage se composait d’un seul petit portemanteau, à moitiérempli de mes écrits sur mes excursions en Géorgie. Par bonheurpour vous, ami lecteur, une grande partie de ces écrits fut perdue,mais la valise qui contenait les autres objets, par bonheur pourmoi, resta tout entière.

Déjà le soleil commençait à se cacher derrièreles cimes neigeuses, lorsque j’entrai dans la vallée deKoïchaoursk. Le conducteur circassien fouettait infatigablement seschevaux, afin de pouvoir gravir avant la nuit la montagne, et àpleine gorge, chantait ses chansons. Lieu charmant que cettevallée&|160;!… de tout côté des monts inaccessibles&|160;; desrochers rougeâtres d’où pendent des lierres verts et couronnés denombreux platanes d’orient&|160;; des crevasses jaunes tracées etcreusées par les eaux et puis plus haut, bien haut, la frangeargentée des neiges&|160;; en bas l’Arachva qui mêle ses eaux à unautre ruisseau sans nom, et qui, se précipitant avec bruit d’unegorge profonde et obscure, se déroule comme un fil d’argent etbrille comme un serpent couvert d’écailles.

En approchant du pied de la montagne deKoïchaoursk, nous nous arrêtâmes auprès d’une cabane. Là étaientrassemblés une vingtaine de Géorgiens et de montagnards. Àproximité une caravane de chameliers s’était arrêtée pour passer lanuit&|160;; nous étions en automne et il y avait du verglas, aussifus-je obligé de louer des bœufs pour traîner ma voiture jusqu’auhaut de cette montagne, qui est à environ deux verstes de lavallée.

Comme je n’avais que ce parti à prendre, jelouai six bœufs et quelques hommes du pays. L’un de ces derniersplaça ma valise sur ses épaules et les autres se mirent à aider lesbœufs, en poussant ensemble un grand cri.

Derrière ma voiture, quatre bœufs entraînaient une autre aussi facilement que si ce n’eût été rien poureux&|160;; elle était cependant chargée jusqu’en haut. Cettecirconstance m’étonna. Son maître la suivait, en fumant une pipe deKabarda montée en argent. Il portait une tunique d’officier sansépaulettes et un chapeau fourré de Circassien. On lui aurait donnécinquante ans&|160;: son teint basané indiquait qu’il avait faitdepuis longtemps connaissance avec le soleil du Caucase, et sesmoustaches, blanchies avant l’âge, ne répondaient point à sonallure vigoureuse et à son air dégagé. Je m’approchai de lui et lesaluai&|160;; il répondit en silence à mon salut et lança unegrande bouffée de tabac.

–&|160;Il me semble que nous suivons le mêmechemin&|160;? lui dis-je.

Il me salua de nouveau en silence.

–&|160;Vous allez probablement àStavropol&|160;? continuai-je.

–&|160;C’est cela, précisément avec unemission de la Couronne.

–&|160;Dites-moi, je vous prie, comment il sefait que ces quatre bœufs traînent si facilement ce lourd chariot,tandis que six autres, aidés de ces hommes, peuvent à peine tirerle mien, qui est vide&|160;?

Il sourit avec un air malin et me dit, en meregardant d’une manière significative&|160;:

–&|160;Vous êtes probablement depuis peu auCaucase&|160;?

–&|160;Il y a environ un an.

Il sourit une deuxième fois.

–&|160;Eh bien, que voulez-vousdire&|160;?

–&|160;Ah voilà&|160;! ces Orientauxvoyez-vous, sont d’affreuses canailles&|160;! vous croyezqu’ils excitent leurs animaux, parce qu’ils crient&|160;? mais quidiable comprend ce qu’ils disent&|160;? Si&|160;! les bœufs. Vousauriez beau en atteler vingt, quand ils poussent leurs cris, lesbœufs ne bougent pas de place. Ce sont de terribles filous&|160;!Et que peut-on espérer d’eux&|160;? Ils n’aiment que l’argentqu’ils arrachent au voyageur&|160;: on les a gâtés cesvoleurs&|160;! vous verrez qu’ils vous demanderont encore unpourboire. Moi, je les connais bien et ils ne me trompent plus.

–&|160;Est-ce qu’il y a longtemps que vousservez ici&|160;?

–&|160;Oui&|160;! j’ai déjà servi ici sousAlexis Petrovitch, répondit-il en s’inclinant&|160;: lorsqu’il vintprendre le commandement, j’étais sous-lieutenant, et sous sesordres, je reçus deux grades dans nos affaires contre lesmontagnards.

–&|160;Et maintenant vous êtes&|160;?

–&|160;Maintenant j’appartiens au3e bataillon de ligne. Et vous&|160;! peut-on vousdemander&|160;?

Je déclinai mon nom et ma position.

La conversation finit à ces paroles et nouscontinuâmes de marcher en silence, l’un près de l’autre. Au sommetde la montagne, nous trouvâmes de la neige. Le soleil se cacha etla nuit succéda au jour, sans intervalle, comme cela arrivehabituellement dans le Midi. Grâce aux traces marquées sur laneige, nous pûmes aisément distinguer le chemin, qui allaittoujours en montant. Comme il n’était plus aussi raide, j’ordonnaide placer ma valise dans la voiture, de remplacer les bœufs par deschevaux, et une dernière fois je plongeai mon regard dans lavallée. Un brouillard épais montait comme un flot du fond du défiléet le voilait entièrement. Pas le moindre bruit ne parvenait ànotre oreille. Les Circassiens m’entourèrent en faisant grandtapage et me demandèrent un pourboire. Mais le capitaine lesapostropha si durement qu’ils s’enfuirent en un instant.

–&|160;Voyez quel peuple&|160;! medit-il&|160;: ils ne savent pas demander du pain en Russe, mais parexemple ils ont appris à dire&|160;: seigneur l’officier donne-moiun pourboire&|160;; selon moi les Tartares valent mieux, ils neboivent pas.

Il restait encore une verste à parcourir avantd’arriver au relais. Autour de nous, tout était calme, si calme,que par le murmure des moucherons on aurait pu suivre leurvol&|160;; à gauche se trouvait un précipice sombre&|160;; derrièrece précipice et devant nous, les crêtes des montagnes, d’un bleufoncé, sillonnées par de grandes ravines et couvertes de neige, sedessinaient sur un horizon pâle, gardant encore les derniersreflets du crépuscule. Dans le ciel assombri les étoilescommençaient à briller et il me semblait, chose étrange, qu’ellesétaient plus élevées que dans nos contrées du Nord. Des deux côtésde la route, des pierres nues et noires surgissaient de dessous laneige comme des arbustes. Pas une feuille ne bougeait et c’étaitplaisir d’entendre, au milieu de ce tableau de nature morte, lesouffle de l’attelage de poste fatigué et le tintement inégal desgrelots russes.

–&|160;Demain le temps sera très beau&|160;!m’écriai-je. Le capitaine ne répondit pas un mot&|160;; mais il memontra du doigt la haute montagne qui s’élevait juste en face denous.

–&|160;Quelle est donc cettemontagne&|160;?

–&|160;C’est le mont Gutt&|160;:

–&|160;Eh bien, que peut-il nousindiquer&|160;?

–&|160;Regardez comme il fume.

En effet, la montagne fumait&|160;; sur sesflancs rampaient de légers flocons de vapeur et sur son sommet onapercevait un nuage noir, si noir, qu’au milieu des ténèbres duciel, il faisait tache.

Déjà nous distinguions le relais de poste etle toit des cabanes qui l’entouraient&|160;; devant nous semontraient des feux hospitaliers, lorsque nous ressentîmes del’humidité et un vent froid. Le défilé rendit un son prolongé etune pluie fine commença à tomber&|160;; à peine avais-je mis monmanteau, que la neige couvrait déjà la terre de tous côtés. Jeregardai avec inquiétude le capitaine.

–&|160;Nous serons obligés, dit-il avec un airpeiné, de passer la nuit en ce lieu&|160;; au milieu d’un pareiltourbillon de neige, on ne peut traverser les montagnes&|160;: ya-t-il eu déjà des avalanches sur le Christovoï[1]&|160;?demanda-t-il au conducteur.

–&|160;Non, seigneur&|160;; il n’y en a pas euencore&|160;; répondit le Circassien. Mais elles sont imminentes ence moment.

Au relais, les chambres manquant pour lesvoyageurs, nous allâmes coucher dans une cabane enfumée. J’invitaimon compagnon de route à prendre avec moi une tasse de thé&|160;;car j’emportais toujours une théière en métal, mon uniquesoulagement pendant mes pérégrinations au Caucase.

La cabane adhérait par un côté aurocher&|160;; trois marches humides et glissantes conduisaient à laporte. J’entrai à tâtons, et me heurtai contre une vache&|160;;l’étable, chez ces gens-là, tient lieu d’antichambre. Je ne savaisoù me mettre&|160;: ici, des brebis bêlaient, là, un chiengrognait&|160;: par bonheur dans un coin luisait un jour terne quime permit de trouver une autre ouverture assez semblable à uneporte&|160;: là, on découvrait un tableau intéressant. Une largecabane dont le toit s’appuyait sur deux poteaux enfumés étaitpleine de monde. Au milieu, pétillait un petit feu allumé parterre, et la fumée, chassée par deux courants d’air qui venaientdes ouvertures du toit, étendait autour de la chambre un voile siépais, que de longtemps je ne pus m’orienter. Devant le feu étaientassises deux vieilles femmes, une multitude d’enfants et un seulGéorgien d’aspect misérable&|160;: tous étaient en guenilles. Quefaire&|160;? Nous nous réfugiâmes près du feu, nous nous mîmes àfumer nos pipes et bientôt la bouilloire commença à chanteragréablement.

–&|160;Pauvres gens, dis-je au capitaine, enindiquant nos hôtes, qui se taisaient et nous regardaient avec uneespèce d’ébahissement.

–&|160;Peuple stupide&|160;!répondit-il&|160;; croyez-le&|160;! ils ne savent rien et sontincapables de quelque civilisation. Au moins nos Kabardiens et nosCircassiens, quoique bandits et pauvres hères, ont en revanche destêtes exaltées. Mais ceux-ci n’ont aucun goût pour les armes et onne trouve sur eux aucune arme de quelque valeur&|160;; ce sontcertainement des Géorgiens&|160;!

–&|160;Mais êtes-vous resté longtemps àTchetchnia&|160;?

–&|160;Oui&|160;! je suis resté dix ans dansla forteresse&|160;: avec une compagnie près de Kamen-Broda&|160;;connaissez-vous ces lieux&|160;?

–&|160;J’en ai entendu parler.

–&|160;Ah&|160;! ces drôles nous ont bienennuyé alors&|160;; grâce à Dieu, maintenant ils sont plustranquilles. On ne pouvait, à cette époque, faire cent pas au-delàdu rempart, sans trouver en face de soi quelque diable qui faisaitle guet&|160;; et à peine l’aperceviez-vous et le regardiez-vous,que vous aviez déjà une corde autour du cou ou une balle dans latête. Ah&|160;! ce sont de rudes gaillards&|160;!

–&|160;Mais sans doute, il a dû vous arriverbien des aventures&|160;? lui dis-je, excité par la curiosité.

–&|160;Comment ne m’en serait-il pasarrivé&|160;! Oh oui, j’en ai eu beaucoup&|160;!…

Il se mit à tirer sa moustache, pencha sa têteet devint pensif. Je désirais ardemment avoir de lui quelque récit,désir naturel chez tous les hommes qui voyagent et écrivent. Le théétait prêt&|160;; je tirai de ma valise deux verres de voyage, lesremplis et en plaçai un devant mon compagnon&|160;: Il humaquelques gouttes et comme s’il se parlait à lui-même&|160;:

–&|160;Oui&|160;! murmura-t-il, il m’estarrivé bien des choses&|160;!

Cette exclamation augmenta mon espoir&|160;;je savais que les vieux du Caucase aiment à raconter etlonguement&|160;: l’occasion leur en est si rarement donnée&|160;!On passe quelquefois cinq années entières dans un lieu écarté etpendant ce temps, pas un homme ne vous dit simplementbonjour&|160;: c’est à peine si le sergent-major lui-même, voussalue par ces mots&|160;: «&|160;Votre seigneurie, je vous souhaiteune bonne santé&|160;;&|160;» et cependant il y aurait de quoicauser, car on a autour de soi des peuples sauvages et bien curieuxà étudier.

Là, chaque jour est un danger&|160;; desévénements merveilleux surviennent et il est regrettable que nousécrivions si rarement.

–&|160;Ne voulez-vous pas ajouter du rhum àvotre thé, dis-je à mon compagnon de causerie&|160;; j’en ai dublanc de Tiflis&|160;? il fait si froid ce soir.

–&|160;Non&|160;! je vous remercie, je ne boispas.

–&|160;Pourquoi cela&|160;?

–&|160;Ah&|160;! c’est comme cela&|160;; je mele suis juré, lorsque je n’étais encore que sous-lieutenant, etvoici pourquoi&|160;: une fois où nous avions un peu bu entre nous,il y eut une alerte de nuit&|160;; nous marchions déjà devant lefront des troupes avec une pointe de vin et l’on était en train denous réprimander, lorsque Alexis Petrovitch l’apprit. Grand Dieu,quelle colère s’empara de lui&|160;! Peu s’en fallut qu’il ne nousenvoyât devant un conseil de guerre car nous l’avions mérité.Cependant, que voulez-vous&|160;? on passe quelquefois dans ceslieux une année entière sans voir une âme et alors si l’on a del’eau-de-vie sous la main, on est un homme perdu&|160;!

En entendant cela, je sentis fuir presquel’espoir que je caressais&|160;; mais il reprit&|160;:

–&|160;Ainsi par exemple, lorsque lesCircassiens, soit aux noces, soit aux funérailles de l’un des leursse sont enivrés de bouza[2], il arrivepresque toujours quelque bataille. Une fois entre autres, j’eusbien de la peine à tirer mes jambes de là et encore étais-je envisite chez un prince soumis.

–&|160;Comment cela vousarriva-t-il&|160;?

–&|160;Voici, dit-il&|160;; il bourra sa pipe,aspira une bouffée de tabac et se mit à raconter&|160;:

–&|160;J’étais alors avec ma compagnie dans laforteresse qui est sur le Terek&|160;; il y a environ cinq ans decela. C’était en automne&|160;; un convoi de vivres nous arriva.Avec le convoi se trouvait un officier&|160;; c’était un jeunehomme de vingt-cinq ans. Il se présenta à moi en uniforme et medéclara qu’il avait l’ordre de rester avec moi dans la forteresse.Il était si mince, si blanc et portait un uniforme si neuf que jedevinai facilement qu’il était depuis peu au Caucase.

–&|160;Sans doute, lui dis-je, on vous aenvoyé ici de la Russie&|160;?

–&|160;Précisément Monsieur le capitaine, merépondit-il.

–&|160;Je lui pris alors la main et luidis&|160;: Je suis heureux, très heureux de vous voir parmi nous.Vous vous ennuierez un peu, mais nous vivrons en véritables amis.Je vous en prie, dès ce jour, appelez-moi simplement MaximeMaximitch. Pourquoi cet uniforme&|160;? venez toujours chez moi encasquette. Je lui fis désigner un appartement et il s’établit dansla forteresse.

–&|160;Et comment l’appelait-on&|160;?demandai-je à Maxime Maximitch&|160;:

–&|160;Il se nommait Grégoire-AlexandrovitchPetchorin&|160;; c’était un excellent garçon&|160;; mais un peusingulier&|160;: ainsi, il lui arrivait de passer une journéeentière à la chasse par la pluie et le froid et lorsque tousétaient transis et fatigués, lui ne l’était pas le moins du monde,et puis d’autres jours où il n’avait pas quitté sa chambre, il seplaignait de sentir le vent et assurait qu’il avait froid et si levolet battait, on le voyait frissonner et blêmir. Je l’ai vuattaquer le sanglier tout seul. Parfois il passait des heuresentières, sans qu’on pût lui arracher une parole, et d’autres fois,quand il se mettait à parler, on se tenait les côtes à force derire&|160;; il avait de grandes bizarreries et je crois que c’étaitun homme riche. Son bagage était considérable&|160;!

–&|160;Mais vécut-il longtemps avecvous&|160;?

–&|160;Oui&|160;! un an&|160;; et cette annéeest encore présente à ma mémoire. Il m’a donné bien destracas&|160;; mais ce n’est pas cela qui le rappelle à monsouvenir&|160;! Il y a vraiment de ces gens dans la destinéedesquels il est écrit qu’ils auront des aventuresextraordinaires&|160;!

–&|160;Extraordinaires, m’écriai-je avec unsentiment de curiosité et en lui versant encore du thé.

–&|160;Oui&|160;! Je vais vous racontercela&|160;:

À deux verstes de la forteresse, vivait unprince soumis. Son fils, garçon de quinze ans, avait l’habitude devenir chez nous chaque jour. C’était tantôt pour une chose, tantôtpour une autre. Petchorin et moi le gâtions&|160;; mais quelvaurien c’était déjà&|160;! Très adroit par exemple, il savait àcheval ramasser un chapeau par terre au galop le plus rapide ettirer son fusil&|160;; mais il avait un grand défaut&|160;; ilaimait passionnément l’argent. Un jour Petchorin lui promit enplaisantant de lui donner un ducat s’il lui apportait le meilleurbouc du troupeau de son père&|160;; et, comme vous le pensez bien,la nuit suivante il le lui amena par les cornes. Puis lorsque nousl’irritions, ses yeux s’injectaient de sang et tout de suite ilmettait le poignard à la main&|160;: «&|160;Fi Azamat&|160;! tu estrop violent&|160;! lui disais-je&|160;; et ta tête ira loin.

Le vieux prince vint un jour lui-même nousinviter à des noces&|160;; il mariait sa fille aînée et nous étionsdes amis. Il était impossible de lui refuser, quoiqu’il fûtTartare, et nous nous mîmes en route. Dans le village, unemultitude de chiens nous accueillit par de bruyantsaboiements&|160;; les femmes, en nous voyant, se cachaient&|160;;celles dont nous pouvions voir le visage étaient loin d’êtrebelles.

–&|160;J’avais bien meilleure opinion desCircassiennes&|160;! me dit Petchorin.

–&|160;Prenez patience&|160;! lui répondis-jeen souriant, j’avais quelque chose dans l’idée.&|160;»

Une foule de monde s’était déjà réunie à lamaison du prince&|160;; chez ces Orientaux la coutume est d’inviteraux noces tous ceux qu’on rencontre, quels qu’ils soient. On nousreçut avec tous les honneurs et on nous mena dans le salon&|160;:mais je n’oubliai point d’observer, en cas d’événement imprévu, lelieu où l’on plaçait nos chevaux.

–&|160;Comment célèbrent-ils leursnoces&|160;? capitaine.

–&|160;Voici ce qui se passeordinairement&|160;: d’abord le Moula lit quelques versets duCoran&|160;; ensuite on fait des cadeaux aux jeunes mariés et àtous les parents. On mange, on boit du bouza, et puis vient ledivertissement. C’est toujours un individu sale, en haillons, quimonte sur un vilain cheval boiteux, fait des grimaces, imitepolichinelle, et fait rire l’honnête compagnie. Dès que la nuitparaît, commence au salon, ce que nous appelons le bal. Un pauvrevieillard frappe sur un instrument, j’ai oublié comment onl’appelle chez eux&|160;; nous le nommons, nous, une guitare àtrois cordes. Les jeunes filles et les jeunes gens sont placés surdeux rangs, les uns vis-à-vis des autres et frappent dans leursmains en chantant. Bientôt une jeune fille et un jeune hommes’avancent au milieu du salon et se disent l’un à l’autre des versqu’ils chantent, tandis que le reste de l’assistance accompagne enchœur. Petchorin et moi étions assis à la place d’honneur&|160;;soudain, la plus jeune fille de la maison s’approcha de lui&|160;;c’était une jeune enfant de seize ans à peine&|160;; elle luichanta, comment m’exprimerai-je, une espèce de compliment.

–&|160;Vous souvenez-vous de ce qu’elle luichanta&|160;?

–&|160;Oui&|160;! voici ce qu’il me parutentendre&|160;:

Nos jeunes gens sont bien faits

Et leurs vêtements sont brodés d’argent&|160;;

Mais un jeune officier russe

Est plus svelte qu’eux

Et porte des galons d’or.

Il est au milieu d’eux

Comme un beau peuplier

Seulement il ne grandira point

Et ne fleurira point dans notre jardin.

Petchorin se leva, la salua, mit la main surson front et sur son cœur et me pria de répondre pour lui.

–&|160;Je connaissais leur langue et jetraduisis sa réponse. Lorsqu’elle s’éloigna de nous, je dis àl’oreille de Petchorin&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! comment latrouvez-vous&|160;?

–&|160;Que de charmes&|160;! merépondit-il&|160;; comment s’appelle-t-elle&|160;?

–&|160;Elle se nomme Béla.&|160;»

Elle était réellement belle&|160;; grande,svelte, des yeux noirs comme ceux des chamois de la montagne et quipénétraient jusqu’au fond de l’âme. Petchorin, tout rêveur, n’ôtaitplus ses yeux de dessus elle, et elle le regardait de temps entemps. Mais il n’était pas seul à admirer la jolie princesse. D’uncoin de la chambre, deux autres yeux se fixaient sur elle,immobiles et ardents. Je regardai de ce côté et je reconnus mavieille connaissance Kazbitch. C’était un homme ni soumis, niinsoumis&|160;; mais beaucoup de soupçons planaient sur lui,quoiqu’il n’eût été remarqué dans aucune algarade. Il nous amenaità la forteresse des moutons et nous les vendait assez bonmarché&|160;; toutefois il ne souffrait pas qu’on les luimarchandât&|160;; ce qu’il demandait, il fallait le luidonner&|160;; il se serait plutôt fait tuer que de céder. On disaitaussi de lui qu’il aimait à rôder au-delà du Kouban avec lesAbreks[3].

Sa figure était celle d’un brigand. Il étaitpetit, sec et large d’épaules, aussi adroit, aussi leste qu’undiable. Ses vêtements étaient toujours en loques, mais ses armesétaient montées en argent. On vantait son cheval dans tout Kabardaet réellement il était impossible de trouver rien de meilleur quecet animal. Ce n’était pas sans raison que tous les cavaliers lelui enviaient et que, plusieurs fois, ils avaient essayé de le luivoler, sans pouvoir y réussir. Quand je songe encore maintenant àce cheval&|160;! Il était noir comme du jais, des cordes pourjarrets, des yeux comme ceux de Béla, et quelle vigueur&|160;! onpouvait faire avec lui cinquante verstes sans s’arrêter&|160;; ilétait dressé comme un chien qui suit son maître, connaissait savoix, et ce dernier ne l’attachait jamais&|160;; c’était enfin unvrai cheval de bandit.

Ce soir là, Kazbitch était plus mélancoliquequ’à l’ordinaire. Je remarquai qu’il avait sous son vêtement unecotte de mailles. Ce n’est pas sans motif, pensai-je, qu’il arevêtu cette cotte de mailles&|160;; il doit certainement méditerquelque coup.

La chaleur était étouffante dans la cabane etj’allai à l’air pour me rafraîchir. La nuit descendait déjà sur lamontagne et l’ombre envahissait les défilés. Je songeai à revenirsous le hangar où étaient nos chevaux, afin de voir s’ils avaientdu fourrage&|160;; et puis on n’est jamais trop prudent&|160;!J’avais un beau cheval et pas un Kabardien ne le regardait sans mejalouser.

Je me glissai le long de la cloison etj’entendis alors une voix que je reconnus tout de suite. C’étaitcelle de cet étourdi d’Azamat, le fils de notre hôte. Il parlait àun autre, distinctement, mais à voix basse.

De quoi parlent-ils&|160;? ne serait-ce pas demon cheval&|160;? Je m’accroupis contre la cloison et me mis àécouter&|160;; m’efforçant de ne pas perdre un mot. Parfois lebruit des chants et le murmure des voix étouffaient cetteconversation curieuse&|160;:

«&|160;Tu as un bien beau cheval, disaitAzamat&|160;; si j’étais le maître à la maison et si j’avais untroupeau de trois cents juments, je t’en donnerais la moitié pourton coureur, Kazbitch&|160;!&|160;»

Ah&|160;! c’est Kazbitch&|160;! pensai-je etje me souvins de la cotte de mailles.

–&|160;Oui&|160;! répondit celui-ci, après uninstant de silence&|160;; dans tout Kabarda il n’a pas sonpareil&|160;! Une fois, c’était au-delà du Terek, j’étais partiavec des Abreks pour enlever des troupeaux russes&|160;; nous neréussîmes pas et nous nous dispersâmes dans tous les sens&|160;;j’avais à ma poursuite quatre Cosaques. Et déjà, j’entendais leurscris et leurs jurements de très près, lorsque devant moi seprésenta un bois épais. Couché sur ma selle, je me recommandai àAllah et pour la première fois de ma vie, j’offensai mon coursieren le frappant du fouet. Comme un oiseau, il plongea au milieu desbranches&|160;; les épines tranchantes déchiraient mesvêtements&|160;; les branches sèches me battaient le visage&|160;;et mon cheval bondissait par-dessus les troncs d’arbres coupés etenfonçait les buissons avec sa poitrine. Il aurait mieux valupeut-être l’abandonner et me cacher à pied dans le bois, mais jen’eus pas le cœur de m’en séparer et le prophète m’en récompensa.Plusieurs balles sifflèrent au-dessus de ma tête&|160;; lesCosaques étaient descendus de cheval et couraient sur mestraces&|160;; quand tout à coup devant moi, s’ouvre un précipice.Mon coursier hésite un instant, puis s’élance&|160;; ses pieds dederrière glissent sur le bord opposé, il reste accroché par lespieds de devant&|160;; alors j’abandonne les rênes et roule dans leprécipice&|160;: ce fut le salut de mon cheval qui parvint à sereplacer d’un bond. Les Cosaques avaient vu tout cela&|160;; maispas un d’eux n’osa se mettre à ma poursuite&|160;; ils crurentassurément que je m’étais tué et je les entendis s’élancer pourprendre mon cheval. Mon cœur saignait&|160;; je me mets à rampersur l’herbe épaisse le long du précipice&|160;; je regarde&|160;;c’était la limite du bois. Quelques Cosaques entrent dans la plaineet bientôt mon cheval passe devant eux&|160;; tous se jettent, encriant, après lui. Longtemps, longtemps ils le poursuivirent&|160;;l’un d’eux, surtout, faillit deux fois jeter le lacet sur soncou&|160;; je frémis, baissai les yeux et me mis à prier. Au boutd’un moment je regardai et je vis mon cheval qui volait, secouantsa queue et libre comme le vent&|160;: Au loin les Cosaquesdéfilaient l’un après l’autre à travers le steppe sur leurs chevauxfatigués. Mais par Allah&|160;! ceci est la vérité, la simplevérité&|160;; jusqu’à la nuit avancée je restai caché dans leprécipice&|160;; tout à coup, tu ne le croirais pas Azamat, dansles ténèbres j’entends courir un cheval au bord du ravin, il hennitet frappe la terre de ses fers et je reconnais le hennissement demon cheval&|160;; car c’était lui, mon compagnon&|160;; depuislors, nous ne nous sommes plus séparés. Et on entendait comme ilfrappait avec sa main sur la fine encolure de l’animai, enl’appelant des noms les plus caressants.

–&|160;Si j’avais un haras de mille juments,dit. Azamat, je te le donnerais en échange de tonKaraguetz[4].

–&|160;Et je n’accepterais point, réponditavec indifférence Kazbitch.

–&|160;Écoute Kazbitch&|160;! dit Azamat en serapprochant de lui avec un air câlin&|160;; tu es un homme&|160;!Tu es un brave guerrier&|160;! tandis que mon père a peur desRusses et ne me laisse pas aller dans les montagnes&|160;;donne-moi ton cheval et je ferai tout ce que tu voudras. Jedéroberai pour toi à mon père sa meilleure carabine, son meilleurcimeterre, ce que tu voudras, et son sabre est un véritableDamas&|160;; il coupe la peau rien qu’en l’approchant dela main, et une cotte de mailles comme la tienne ne serait rienpour lui.

Kazbitch se taisait.

–&|160;La première fois que je vis ton cheval,continua Azamat, il s’agitait sous toi, bondissait, soufflait avecses naseaux et faisait jaillir une pluie d’étincelles sous sessabots. Dans mon âme, j’éprouvai quelque chose d’inexplicable etdepuis lors tout me parut ennuyeux&|160;; je regardais lesmeilleurs chevaux de mon père avec dédain&|160;; j’avais honte deparler d’eux et l’ennui s’empara de moi&|160;; plein de cet ennui,je restais assis des jours entiers sur les rochers, ton coursier àla tête noire occupait sans cesse ma pensée, avec sa démarcheétrange et sa croupe lisse et droite comme une flèche. Il semblaitme regarder dans les yeux avec son regard ardent, comme s’il eûtvoulu me parler. Je mourrai, Kazbitch, si tu ne me le donnes pas,dit Azamat d’une voix émue.

On aurait dit qu’il pleurait et il faut vousdire qu’Azamat était un garçon très dur et qu’on ne pouvait fairepleurer, même lorsqu’il était plus jeune.

En réponse à ces larmes on n’entendit qu’uneraillerie.

–&|160;Écoute&|160;! dit Azamat d’une voixferme&|160;: Tu vois que je suis décidé à tout. Veux-tu que jeravisse pour toi ma sœur Béla&|160;? Comme elle danse&|160;! Commeelle chante et brode de l’or&|160;! C’est merveilleux et le grandPadischa n’a pas une pareille femme&|160;! Veux-tu&|160;?Attends-moi demain pendant la nuit dans le défilé où court leruisseau&|160;! j’irai avec elle près du village voisin et ellesera à toi. Penses-tu que Béla ne vaille pas ton cheval&|160;?

Longtemps, longtemps Kazbitch se tut. Enfin aulieu de répondre, il entonna à demi-voix une vieillechanson&|160;:

Nous avons dans nos villages

Beaucoup de jeunes beautés&|160;;

Leurs yeux brillent dans l’ombre.

Comme les étoiles du ciel,

Quel heureux destin

De les aimer tendrement…

Mais j’aime mieux

La liberté de la jeunesse&|160;!

Avec de l’or on achète quatre femmes&|160;;

Un bon cheval n’a pas de prix&|160;:

Car il ne manquera jamais d’ardeur dans lesteppe&|160;;

Ne faillira pas et ne trompera pas.

En vain Azamat le suppliait de se mettred’accord avec lui. Il pleurait, le flattait, et finissait parjurer. Kazbitch impatienté l’interrompit&|160;:

–&|160;Va-t’en, petit imbécile&|160;! oùirais-tu avec mon cheval&|160;? aux trois premiers pas, il tejetterait à terre et tu te casserais la tête sur les pierres.

–&|160;Moi&|160;! cria Azamat avec rage, enfaisant sonner sous son poignard d’acier la cotte de mailles deKazbitch. Mais la forte main de celui-ci le repoussa au loin etheurta si fort la cloison, qu’elle chancela.

Ça va devenir amusant&|160;! pensai-je, et jeme précipitai vers l’écurie, bridai nos chevaux, et les fis sortirderrière la maison. Deux minutes après il y avait dans la cabane unaffreux conflit. Azamat s’enfuyait avec ses habits déchirés, disantque Kazbitch avait voulu l’assassiner.

Tous sortirent, sautèrent sur leurs fusils etle divertissement commença. Les cris, le bruit, les coups de feuretentissaient&|160;; mais Kazbitch était déjà à cheval, et,traversant la foule, il passa au milieu d’eux comme un vrai démon,faisant des moulinets avec son sabre. Mauvaise affaire que d’avoirla tête échauffée, après un dîner chez ces étrangers&|160;! dis-jeà Petchorin en le prenant par le bras&|160;; ce qu’il y a de mieuxpour nous c’est de décamper au plus vite.

–&|160;Prenez patience, jusqu’à ce que ce soitfini&|160;! me dit-il&|160;:

–&|160;Mais c’est que cela finira mal&|160;!chez les Orientaux c’est toujours ainsi&|160;: ils s’enivrent debouza&|160;; puis vient la bataille&|160;!

Nous montâmes à cheval et regagnâmes notrelogis.

–&|160;Que fit Kazbitch&|160;? demandai-jeavec impatience au capitaine&|160;:

–&|160;Ce que font d’ordinaire cesgens-là&|160;; me répondit-il en avalant une tasse de thé&|160;:sans doute il s’échappa.

–&|160;Et sans blessure&|160;?

–&|160;Ah&|160;! Dieu le sait&|160;! Cescoquins-là ont la vie dure&|160;! je les ai vus quelquefois dansune affaire tout troués de coups de baïonnette comme des cribles etils agitaient encore leur sabre.

Le capitaine, après quelques moments desilence, étendit ses jambes à terre et continua&|160;:

–&|160;Jamais je ne me pardonnerai unechose&|160;: pendant que nous regagnions la forteresse, le diableme poussa à raconter à Petchorin tout ce que j’avais entendupendant que j’étais assis près de la cloison&|160;; lui souriait ledissimulé, mais au fond de lui-même, il méditait quelque coup.

–&|160;Mais que méditait-il&|160;? dites-moije vous prie&|160;?

–&|160;Patience&|160;! nous n’y sommes pasencore&|160;; et le capitaine me déclara que, puisqu’il avaitcommencé, il fallait le laisser continuer.

Quatre jours après, Azamat vint à laforteresse. Selon son habitude, il alla chez Petchorin qui lebourrait toujours de friandises. J’étais là&|160;; la conversations’engagea sur les chevaux. Petchorin commença à vanter le cheval deKazbitch&|160;: il est aussi agile, aussi délié qu’un beau cerf,disait-il, et certainement il n’a pas son pareil dans tout lemonde.

Les petits yeux du Tartare étincelaient déjà,mais Petchorin ne paraissait pas le remarquer&|160;; moi, je parlaides autres chevaux&|160;: mais lui, comme vous pensez bien,ramenait toujours la conversation sur celui de Kazbitch. Cettehistoire se répétait toutes les fois qu’Azamat revenait.

Trois semaines après, je remarquai qu’Azamatmaigrissait, devenait blême comme il arrive aux amoureux de roman,c’était surprenant&|160;! or vous verrez tout ce que j’appris plustard. Petchorin l’excita au point qu’il était près de se jeter àl’eau. Une fois il lui dit&|160;: Je vois Azamat, que ce cheval teplaît énormément et que tu ne pourras jamais l’avoir. Ehbien&|160;! que me donnerais-tu, si je te le livrais&|160;?

–&|160;Tout ce que tu voudras&|160;; réponditAzamat.

–&|160;Dans ce cas, je te le donnerai&|160;;mais à une condition&|160;: jure que tu accompliras ce que je tedemanderai.

–&|160;Je le jure&|160;! je le jure&|160;! ettoi&|160;?

–&|160;Eh bien moi je te jure que tuposséderas ce cheval, mais il faudra me donner pour cela ta sœurBéla et le Karaguetz sera à toi. Je pense que le marché estavantageux pour toi&|160;?

Azamat se taisait.

–&|160;Tu ne veux pas&|160;? mais quedésires-tu alors&|160;? je te croyais un homme, tu n’es qu’unenfant&|160;! et tu n’es pas encore capable de monter àcheval&|160;!

Azamat s’enflamma&|160;:

–&|160;Mais mon père&|160;? dit-il.

–&|160;Est-ce qu’il ne s’absentejamais&|160;?

–&|160;C’est vrai&|160;!

–&|160;Consens-tu alors&|160;?

–&|160;Je consens&|160;! chuchota Azamat, pâlecomme un mort&|160;; et quand donc&|160;?

–&|160;La première fois que Kazbitch viendraici&|160;; il doit m’amener des moutons&|160;: le reste est monaffaire&|160;; cela me regarde Azamat&|160;!

Voilà comment ils traitèrent cetteaffaire&|160;; marché dégoûtant en réalité&|160;!

Plus tard je dis cela à Petchorin et il secontenta de me répondre que cette farouche Circassienne devait setrouver heureuse d’avoir un mari comme lui&|160;; en somme ilvalait bien ce brigand de Kazbitch, qui ne valait pas même la peineque l’on s’occupât de lui.

Vous devez penser vous-même que je n’eus rienà répondre à cela et du reste à cette époque, j’ignorais tout àfait leur complot.

Or, un jour, Kazbitch vint et me demanda si jen’avais pas besoin de miel et de moutons&|160;: Je lui recommandaide m’en apporter le lendemain.

–&|160;Azamat, dit Petchorin, demain leKaraguetz sera dans tes mains, mais si, cette nuit, Béla n’est pasici, tu n’auras pas le cheval.

–&|160;Bien&|160;! dit Azamat&|160;; et ilregagna le village.

Le soir Petchorin s’arma et sortit de laforteresse. Comment ils arrangèrent les choses, je l’ignore,seulement ils revinrent tous deux pendant la nuit et la sentinellevit qu’une femme était étendue devant la selle d’Azamat. Elle avaitles mains et les jambes liées et sa tête était enveloppée d’ungrand voile.

–&|160;Et le cheval&|160;? demandai-je aucapitaine.

–&|160;Tout à l’heure&|160;!… Le lendemain degrand matin, Kazbitch vint à la forteresse et amena dix moutons àvendre&|160;; après avoir placé son cheval dans l’enceinte, ilentra chez moi. Je le régalai de thé, car quoique ce fut un bandit,je le considérais cependant comme une espèce d’ami.

Nous causions de choses et d’autres, lorsquesoudain je le vois frissonner et changer de visage&|160;; parmalheur la fenêtre donnait sur l’arrière-cour&|160;:

–&|160;Qu’as-tu&|160;? lui dis-je.

–&|160;Mon cheval&|160;! Mon cheval&|160;!dit-il tout tremblant.

En effet, j’entendais un bruit de sabots.

–&|160;C’est quelque Cosaque quipasse&|160;!

–&|160;Non&|160;! hurla-t-il avec rage, etcomme une panthère furieuse, d’un bond il s’élança au dehors.

En deux sauts il était à la porte de laforteresse&|160;; la sentinelle lui barra le passage avec son arme,mais il écarta la baïonnette et se précipita à la course sur laroute. Au loin, la poussière volait&|160;; Azamat bondissait sur lerapide coursier&|160;; Kazbitch en courant débarrassa son fusil deson étui, et fit feu. Un instant, il s’arrêta afin de voir s’iln’avait pas manqué son coup&|160;; puis, il poussa un grand cri,jeta son fusil sur une pierre, le brisa en mille morceaux et se mità se rouler à terre et à crier comme un enfant. Déjà le monde de laforteresse se groupait autour de lui&|160;: Lui, ne voyaitpersonne. Ils s’arrêtaient, le poussaient légèrement et s’enretournaient. Je fis placer à côté de lui l’argent de ses moutons,mais il ne le toucha pas et resta étendu la face contre terre,comme un mort. Croiriez-vous qu’il resta dans cette positionjusqu’à la nuit avancée et même toute la nuit&|160;? Le lendemainil vint à la forteresse et demanda qu’on lui nommât le ravisseur.La sentinelle, qui avait vu comment Azamat avait pris et monté lecheval, ne crut pas nécessaire de le lui cacher. À ce nom, les yeuxde Kazbitch lancèrent des éclairs et il se dirigea vers le villageoù vivait le père d’Azamat.

–&|160;Et qu’arriva-t-il au père&|160;?

–&|160;Vous devez penser qu’après ce tour,Kazbitch ne trouva point Azamat. Alors, il se mit à rôder pendantsix jours autour de la maison, afin de voir s’il ne pourrait pointenlever la sœur. Lorsque le père revint, son fils et sa fillen’étaient plus là. Mais en habile homme, Kazbitch comprit qu’ilpourrait bien perdre sa tête s’il était pris et depuis lors ildisparut. Il se joignit probablement à quelque bande d’Abreksau-delà du Terek ou bien alla errer dans le Kouban.

J’avouerai que tout cela m’ennuyait. Dès quej’appris que la Circassienne était chez Petchorin, je mis mesépaulettes et mon épée et j’allai chez lui.

Il était couché sur son lit dans la premièrechambre, avait une main appuyée sous sa tête et de l’autre tenaitsa pipe éteinte. La porte de la seconde pièce était fermée à clefet la clef enlevée de la serrure. Je remarquai tout cela etcommençai à tousser et à frapper légèrement de mon talon contre leseuil de la porte&|160;; il feignit de ne pas m’entendre.

–&|160;Monsieur le sous-lieutenant&|160;?m’écriai-je alors avec tout l’éclat possible, est-ce que vous nevoyez pas que je suis chez vous&|160;?

–&|160;Ah&|160;! bonjour Maxime&|160;!voulez-vous une pipe&|160;? dit-il sans se lever&|160;:

–&|160;Pardon&|160;! je ne suis pasMaxime&|160;; je suis votre capitaine&|160;!

–&|160;C’est vrai&|160;! mais ne voulez-vouspas accepter une tasse de thé&|160;? si vous saviez combien je suisinquiet&|160;?

–&|160;Je sais tout&|160;! répondis-je, et jem’approchai de son lit.

–&|160;Tant mieux, je ne suis pas d’humeur àvous le raconter.

–&|160;Monsieur le sous-lieutenant, vous avezcommis une faute dont je puis aussi avoir à répondre&|160;!

–&|160;Allons donc&|160;! Et du reste quel maly aurait-il&|160;?

Depuis longtemps, sans doute, nous avonsl’habitude de tout partager&|160;!

–&|160;Quelle plaisanterie&|160;! votre épée,je vous prie&|160;?

–&|160;Mitika&|160;? mon épée&|160;?

Mitika apporta l’épée&|160;: Voyant qu’ilaccomplissait son devoir, je m’assis sur son lit et luidis&|160;:

–&|160;Écoutez, Grégoire&|160;! avouez que cen’est pas bien&|160;!

–&|160;Mais qu’ai-je fait de mal&|160;?

–&|160;Mais vous avez enlevé Béla&|160;! Quelbutor que cet Azamat&|160;! avouez-le&|160;?

–&|160;Oui, c’est vrai&|160;! mais elle meplaisait.

Que répondre à cela&|160;! j’étais embarrassé.Après un moment de silence, je lui dis que si le père venait laréclamer il faudrait bien la lui rendre.

–&|160;Mais ce n’est pas du toutnécessaire&|160;!

–&|160;Et s’il le sait&|160;?

–&|160;Comment le saura-t-il&|160;?&|160;»

J’étais de nouveau déconcerté.

–&|160;Écoutez, Maxime, me dit Petchorin en sesoulevant un peu, sans doute vous êtes un brave homme&|160;; ehbien, sachez que si je rends cette fille à ce sauvage, il la tueraou la vendra, c’est une chose certaine&|160;! il ne faut donc paslui en donner l’occasion&|160;; laissez-la chez moi&|160;: j’ai monépée pour la défendre.

–&|160;Faites-moi la voir&|160;? luidis-je.

–&|160;Elle est derrière cette porte&|160;;mais en ce moment, c’est en vain que je désirerais moi-même lavoir&|160;; elle est assise dans un coin, enveloppée dans sonvoile, ne parle pas et ne regarde personne&|160;; elle est timidecomme une biche des forêts&|160;; je lui ai donné une compagne quisait le tartare, qui la soignera et l’habituera à cette penséequ’elle est à moi&|160;; car elle ne sera jamais à personne qu’àmoi&|160;! ajouta-t-il en frappant du poing sur la table.

Je consentis à tout cela&|160;; quevouliez-vous que je fisse&|160;? Il est des hommes avec lesquels ilfaut toujours être de leur avis.

–&|160;Mais qu’arriva-t-il&|160;? demandai-jeà Maxime&|160;; est-ce que réellement il l’habitua à lui, ou biense mit-elle à languir et à regretter les siens&|160;?

–&|160;Eh&|160;! de grâce, quel chagrinvouliez-vous que lui procurât la privation de sa famille&|160;? Onvoyait aussi bien les montagnes de la forteresse que de sonvillage. Et il ne faut pas autre chose à ces sauvages.

Pourtant, chaque jour, Grégoire lui offrait unprésent&|160;; pendant quelque temps elle se tut et refusafièrement ceux que lui présentait sa compagne afin d’exciter sonbabil. Ah&|160;! des présents&|160;!… que ne fait cependant unefemme, pour un chiffon de couleur&|160;? Mais laissons cela decôté… Grégoire se donna beaucoup de peine avec elle&|160;; entreautres choses, il apprit le tartare, et elle commença à comprendrenotre langue. Peu à peu il l’habitua à le regarder&|160;; elle lefit d’abord en-dessous et de côté&|160;; puis, toute chagrine, ellechantait ses chansons à demi-voix, si bien que j’en devenais tristelorsque je l’entendais de la chambre voisine. Je n’oublierai jamaisune scène dont je fus le témoin. En passant un jour près de lafenêtre, je jetai les yeux dans la chambre. Béla était couchée surla léjanka[5], la tête penchée sur son sein, etPetchorin était debout devant elle&|160;:

«&|160;Écoute, ma Péri, disait-il&|160;; sansdoute tu sais que tôt ou tard tu dois m’appartenir&|160;; ehbien&|160;! pourquoi me fais-tu souffrir&|160;? Est-ce que tu aimesquelque Circassien&|160;? S’il en est ainsi, à l’instant même je telaisserai retourner à ta maison (elle frissonna légèrement, et niapar un mouvement de tête)&|160;; ou bien, continua-t-il, te suis-jecomplètement odieux&|160;? (elle soupira) ou bien ta croyance tedéfend-elle de m’aimer&|160;? (elle pâlit et resta silencieuse).Crois-moi&|160;! il n’y a qu’un Dieu pour toutes les races, et s’ilme permet de t’aimer, pourquoi te défendrait-il de me lerendre&|160;?&|160;»

Elle le regarda attentivement comme si ellevoulait se pénétrer de cette nouvelle pensée. Ses yeux exprimaientde la défiance et le désir d’être convaincue. Et quels yeux&|160;!Ils brillaient comme deux charbons ardents.

«&|160;Écoute, ma chère et bonne Béla&|160;!continua Petchorin, tu vois combien je t’aime&|160;; je suis prêt àtout donner pour que tu sois gaie&|160;; je veux que tu soisheureuse&|160;; mais si tu redeviens triste, je mourrai. Dis&|160;!seras-tu plus gaie&|160;?&|160;» Elle réfléchissait, ne détachantpas ses yeux noirs du visage de Grégoire&|160;; puis elle souritavec caresse et remua la tête en signe de consentement. Il lui pritalors la main et continua de l’engager à l’embrasser. Elle sedéfendait faiblement et répétait ces mots&|160;: «&|160;Je t’enprie&|160;! il ne faut pas&|160;! Il ne faut pas&|160;!&|160;» Ilinsista&|160;; alors, toute tremblante, elle lui dit enpleurant&|160;: «&|160;Je suis ta captive, ton esclave enfin, tupeux abuser de moi&|160;!&|160;» et elle fondit en larmes.

Petchorin frappa son front du poing et passadans l’autre chambre. Je m’approchai&|160;; il croisa ses mainsderrière lui et se promenait de long en large, avec un airabattu.

–&|160;Eh bien&|160;! quoi&|160;! monDieu&|160;!

–&|160;C’est un démon&|160;! répondit-il, etnon une femme&|160;! Je vous donne ma parole d’honneur qu’ellem’appartiendra&|160;!&|160;»

Je hochai la tête.

«&|160;Voulez-vous parier, dit-il, que ce soitavant une semaine&|160;?

–&|160;Soit&|160;!…&|160;»

Nos mains se choquèrent et nous nousséparâmes.

Le lendemain, il envoya un exprès pour diversachats à Kizliard. Une quantité d’étoffes persanes, très variées etd’un grand prix, lui fut apportée.

–&|160;Pensez-vous, Maxime, me dit-il en memontrant ces présents, que cette beauté asiatique résiste devantcette batterie&|160;?

–&|160;Vous ne connaissez pas lesCircassiennes&|160;; ce n’est point là ce qu’elles préfèrent, cesTartares du Caucase, ces Géorgiennes&|160;! Ce n’est pas cela.Elles ont d’autres goûts et elles sont autrementélevées.&|160;»

Grégoire sourit et se mit à siffler unemarche.

Et il arriva que j’avais dit vrai. Lesprésents ne produisirent aucun effet, et même elle avait étéauparavant plus affable et plus confiante&|160;; si bien qu’il sedécida pour un dernier moyen. Un matin, il fit seller son cheval,se vêtit en Circassien, s’arma et vint la trouver&|160;:

«&|160;Béla, lui dit-il, tu sais combien jet’aime&|160;; lorsque je t’ai enlevée, je pensais qu’un jour tu meconnaîtrais mieux et m’aimerais. Je me suis trompé&|160;;adieu&|160;! Reste maîtresse entière de tout ce qui m’appartientici, ou, si tu veux, retourne chez ton père&|160;; tu eslibre&|160;! J’ai de grands torts envers toi, et je dois me punirmoi-même. Adieu&|160;! je pars&|160;! où&|160;? pourquoi&|160;? jene le sais&|160;! Peut-être ne serai-je pas longtemps sans recevoirquelque balle ou quelque coup de sabre. Alors, souviens-toi de moi,et pardonne-moi&|160;!&|160;»

Et se détournant, il lui tendit la main ensigne d’adieu. Elle ne prit pas sa main et resta silencieuse.J’étais appuyé contre la porte et je pus examiner par une fente levisage de Béla. Elle me fit pitié&|160;; tout son joli visage simignon était couvert d’une pâleur mortelle. N’entendant pas deréponse, Petchorin fit quelques pas vers la porte&|160;; iltremblait, et je vous dirai même qu’il était effectivement capabled’accomplir ce qu’il avait dit en plaisantant. Ce qu’était unpareil homme&|160;? Dieu le sait&|160;! À peine eut-il touché laporte qu’elle bondit, fondit en sanglots et se précipita à son cou.Le croirez-vous&|160;? moi qui étais derrière la porte, je pleuraisans savoir ce qui me faisait pleurer. Je pleurai comme unimbécile.

Le capitaine se tut.

–&|160;J’avoue, dit-il un moment après, entirant sa moustache, que si j’éprouvai un chagrin si profond,c’était de n’avoir jamais été pareillement aimé par une femme.

–&|160;Et leur bonheur dura-t-il&|160;?demandai-je.

–&|160;Oui&|160;! Elle nous avoua que depuisle jour où elle avait aperçu Petchorin, elle avait souvent rêvé delui dans ses songes et que jamais un homme n’avait produit sur elleune pareille impression… Et ils furent heureux&|160;!…

–&|160;Comme c’est ennuyeux&|160;! m’écriai-jeinvolontairement.&|160;» – En effet, j’espérais un dénoûmenttragique, et voilà qu’au moment où je m’y attendais le moins, monespérance venait d’être déçue. – «&|160;Mais est-il possible, queson père ne présumât pas qu’elle était chez vous, dans laforteresse&|160;?

–&|160;Il paraît qu’il le soupçonna&|160;;mais, quelques jours après, nous apprîmes que le vieillard avaitété assassiné. Voici ce qui s’était passé&|160;:

Mon attention s’éveilla de nouveau.

–&|160;Il faut vous dire que Kazbitch crutqu’Azamat avait volé son cheval avec le consentement de sonpère&|160;; au moins je le suppose&|160;; et un jour où levieillard revenait des recherches qu’il faisait vainement pourretrouver sa fille, Kazbitch l’attendit sur le chemin, à troisverstes du village&|160;; le vieillard allait au pas toutsoucieux&|160;; lorsque soudain, agile comme un chat, Kazbitchs’élança d’un buisson, sauta sur la croupe du cheval, jeta levieillard à terre d’un coup de poignard et s’empara des rênes.Voilà ce qui se passa&|160;: Quelques personnes virent cela du hautd’une colline et s’élancèrent pour le rattraper, mais elles n’yparvinrent pas.

–&|160;Il s’était ainsi indemnisé de la pertede son cheval et vengé tout à la fois, m’écriai-je, afin de savoirl’opinion de mon interlocuteur sur tout cela.

Le capitaine me répondit, après un instant deréflexion&|160;:

–&|160;Selon leurs mœurs, il était dans sondroit.&|160;»

Je fus frappé de la facilité avec laquelle cethomme russe s’était accoutumé aux mœurs sauvages de ces peuples, aumilieu desquels je venais vivre. Je ne sais si cette souplesse decaractère est digne de blâme ou d’éloge, mais dans tous les cas,elle prouvait chez lui une finesse qui ne paraissait pas et laprésence de cet esprit éclairé et sain qui pardonne le mat partoutoù il le voit absolument nécessaire et impossible à détruire.

Cependant le thé était bu et nos attelagesgrelottaient de froid depuis longtemps sous la neige.

La lune pâlissait au couchant et semblait prèsde se replonger au milieu des nuages noirs suspendus sur lessommets éloignés, comme des pans de rideaux déchirés. Nous sortîmesde la cabane. En dépit de la prédiction de mon compagnon de voyage,le temps s’éclaircit et nous eûmes une matinée tranquille. Desgroupes d’étoiles, admirables à voir, s’entrelaçaient àl’horizon&|160;; elles s’éteignirent l’une après l’autre, à mesurequ’une lueur, qui commençait à poindre au milieu de la voûtecéleste teinte de pourpre, illumina peu à peu les fentes abruptesdes montagnes couvertes de neiges virginales. À droite et à gaucheon voyait les précipices se cacher et devenir plus sombres&|160;;les brouillards tourbillonnaient, se tordaient comme des serpents,puis rampaient entre les anfractuosités des roches voisines, commes’ils eussent compris et senti la venue du jour.

Tout était calme aux cieux et sur la terre,comme dans le cœur de l’homme au moment de la prière du matin.Seulement, de temps à autre, une brise froide, venant de l’Orient,soulevait la crinière de nos chevaux, couverte de givre. Nous nousmîmes en route&|160;; cinq mauvaises haridelles traînaient avecdifficulté nos voitures dans les chemins difficiles du mont Gutt.Nous allions à pied, derrière elles et placions des pierres sousles roues, lorsque les forces des chevaux étaient épuisées. Onaurait dit que ce chemin allait aux cieux, car quelques yeux quel’on pût employer à le regarder, il montait toujours etdisparaissait dans le nuage qui, le soir encore, couvrait le sommetdu mont Gutt, comme un vautour guettant sa proie.

La neige craquait sous nos pieds. L’air secondensait au point que notre respiration devenait difficile&|160;;le sang nous montait à la tête de temps en temps&|160;; et unecertaine sensation fort agréable se répandait dans mes veines et jeme trouvais satisfait de me voir sur un des points les plus élevésdu globe&|160;: sentiment puéril, s’écartant des choses admises,mais conforme à la nature. Malgré nous, nous étions redevenus desenfants. Dans ce moment, tout ce qui est acquis se détache de l’âmeet celle-ci devient ce qu’elle ne fut jamais et sera certainementde nouveau, lorsque la mort viendra. Voilà ce qui arrive à ceuxqui, comme moi, errent longtemps au milieu des montagnes désertes,observent leurs bizarres images et respirent avidement l’air vivacequi remplit leurs défilés. Et si j’ai un désir, c’est de vous lesfaire connaître, de vous les décrire et de vous peindre cesgigantesques tableaux.

Nous atteignîmes enfin le sommet du montGutt&|160;; et instinctivement nous nous arrêtâmes pour regarderderrière nous. Sur la pente, s’étendait un nuage gris dont lesouffle glacé nous menaçait d’un orage voisin&|160;; mais àl’Orient, tout était si clair et si doré, que le capitaine et moil’oubliâmes complètement, et surtout le capitaine. Dans les cœursprimitifs, le sentiment de la beauté et de la grandeur d’une naturevigoureuse est cent fois plus vivace qu’en nous, qui ne sommesenthousiastes que des conteurs en paroles et sur papier.

–&|160;Vous êtes accoutumé, je pense, à cessplendides tableaux&|160;?

–&|160;Comme on peut s’habituer au sifflementdes balles&|160;; c’est-à-dire à cacher les palpitationsinvolontaires du cœur.

–&|160;J’avais entendu dire, au contraire, quepour de vieux soldats cette musique était fort agréable&|160;?

–&|160;Cela s’entend&|160;: elle est agréablesi vous voulez, mais seulement parce que le cœur se fait plusfort&|160;! Regardez&|160;! ajouta-t-il en me montrantl’Orient&|160;; quel pays&|160;!

Effectivement&|160;; il me semble qu’ontrouverait difficilement un pareil panorama. Sous nous, s’étendaitla vallée de Koïchaoursk, sillonnée par l’Arachva et par une autrerivière, comme par un double fil argenté&|160;; une vapeur bleuâtreglissait sur elle et courait vers les gorges voisines, chassée parles rayons ardents du jour naissant. À droite et à gauche, lescrêtes des montagnes, d’inégale hauteur, ou bien coupées en deux,s’étendaient sous un manteau de neige et un rideau d’arbres. Deloin, ces mêmes montagnes paraissaient être deux rochersparfaitement ressemblants l’un à l’autre et tous deux, éclairés parles reflets brillants de la neige, si gaiement et si chaudement,qu’il semblait qu’on aurait pu s’arrêter là et y vivre toujours. Lesoleil se montrait à peine au-dessus d’une montagne bleu sombre,que seul un œil exercé aurait pu ne pas prendre pour un nuageorageux. Sur le soleil, s’étendait une raie sanglante que moncompagnon de voyage observa tout particulièrement.

–&|160;Je vous ai dit, s’écria-t-il, queltemps nous aurions aujourd’hui&|160;; il faut nous hâter&|160;!mais nous serons arrêtés, croyez-le, sur le mont Saint-Christophe.En route&|160;! cria-t-il aux conducteurs.

On plaça des chaînes aux roues, au lieu depatins, afin qu’elles ne pussent rouler&|160;; on prit les chevauxpar le mors et l’on se mit à descendre. À droite était le rocher, àgauche un précipice tel que tout un village tartare placé au fond,paraissait gros comme un nid d’hirondelles. Je frissonnai ensongeant qu’en ce lieu où deux voitures ne peuvent se croiser, uncourrier quelconque, dix fois par an, passe par une nuit sombresans même descendre de son équipage cahotant. Un de nos conducteursétait un paysan russe de Jaroslaw et l’autre un Circassien. Cedernier tenait les rênes du limonier avec toutes les précautionspossibles, prêt à dételer plutôt que de se laisser emporter. Maisnotre Russe, insouciant, n’était pas même descendu de sonsiège&|160;; et lorsque je lui fis observer qu’il pourrait biens’occuper avec plus de soin de ma valise que je ne tenais pas dutout à laisser dans ce gouffre, il me répondit&|160;:

«&|160;C’est vrai, votre seigneurie araison&|160;; mais Dieu veuille que nous n’arrivions pas en pluspiteux état que votre valise&|160;! Ce n’est pas, du reste, lapremière fois que nous passons ici&|160;!&|160;»

Il disait la vérité&|160;; nous aurions pueffectivement ne pas arriver, et nous arrivâmes cependant telsqu’au départ. Et si tous les hommes raisonnaient davantage, ilsseraient convaincus que la vie ne vaut pas la peine qu’on s’occuped’elle autant qu’on le fait.

Mais peut-être désirez-vous connaître la finde l’histoire de Béla&|160;? D’abord je n’écris pas un conte, maisdes impressions de voyage, et par conséquent je ne puis obliger lecapitaine à raconter avant qu’il ne le veuille. Ainsi donc, prenezun peu patience, ou sinon, tournez quelques pages&|160;; mais je nevous le conseille pas, parce que le récit de notre passage sur leChristovoï (ou mont Saint-Christophe, comme l’appelle le savantGamba) est digne de votre curiosité.

Ainsi donc, nous descendîmes du mont Gutt dansla vallée de Tchertow[6]. En voilàun nom romanesque&|160;! Vous voyez déjà l’antre de l’espritdiabolique au milieu des rochers inaccessibles&|160;! Ehbien&|160;! il n’en est rien. Le mot vallée de Tchertow vient dumot tcherta (ligne), et non de tchort (diable). On la nomme ainsiparce qu’elle sert de frontière à la Géorgie. Cette vallée, quirappelle assez exactement Saratow, Tambow, et autres lieux bienaimés de notre patrie, était encombrée par les neiges.

«&|160;Voilà le Christovoï&|160;!&|160;» medit le capitaine, lorsque nous arrivâmes dans la vallée deTchertow, en me montrant la colline couverte d’un manteaublanc.

À son sommet on apercevait une arête rocheuse,et tout près un sentier à peine visible, sur lequel on passe,lorsque la neige a couvert les alentours.

Nos conducteurs déclarèrent qu’il n’y avaitpas encore eu d’avalanche, et s’efforçant de maintenir les chevaux,suivaient les replis du sentier. À un détour, nous rencontrâmescinq Circassiens. Ils nous offrirent leurs services, s’attachèrentaux roues, et en criant se mirent à pousser et à soutenir nosvoitures. Réellement le chemin était dangereux. À droite, sedressaient sur nos têtes des monceaux de neige, prêts à fondre dansles défilés au premier coup de vent&|160;; l’étroit sentier étaitpar bonheur couvert de neige&|160;; dans certains endroits elles’écroulait sous nos pieds, dans d’autres elle s’était congeléesous l’influence des rayons du soleil et de la fraîcheur des nuits,si bien que nous-mêmes avions beaucoup de peine à marcher. Leschevaux tombaient à chaque instant&|160;; à gauche bâillait unecrevasse énorme au fond de laquelle coulait un ruisseau, tantôtcaché sous une croûte de glace, tantôt bondissant et écumant surles rochers sombres&|160;; à peine si nous pûmes, en deux heures,tourner le Christovoï. Deux verstes en deux heures&|160;! De plus,les nuages s’abaissèrent&|160;; nous eûmes de la grêle et de laneige. Le vent s’enfonçait dans les défilés, hurlait et sifflaitcomme un oiseau de proie et bientôt la crête rocheuse se cacha aumilieu des vapeurs, dont les ondes, devenant sans cesse plusépaisses et plus obscures, s’amoncelaient vers l’Orient.

Il existe une étrange et vieille tradition surcette cime&|160;: On rapporte, que l’empereur PierreIer, voyageant à travers le Caucase, s’y arrêta&|160;:mais, premièrement, Pierre n’alla qu’à Daguestania&|160;;secondement, sur la croix, une inscription en grosses lettresatteste qu’elle a été érigée par ordre de M.&|160;Ermolow, en 1824.Et cependant, malgré l’inscription, la tradition est tellementenracinée, que vraiment on ne sait qui croire, d’autant plus quenous ne sommes pas habitués à croire aux inscriptions.

Il nous fallait descendre encore cinq verstessur des rochers couverts de glace et de neige fondante, pourarriver jusqu’au relais de Kobi&|160;; les chevaux étaient harasséset nous, transis de froid. La tempête grondait de plus en plusfort. C’était bien celle qui rugit dans nos paysseptentrionaux&|160;; mais ses lamentations étaient plus accentuéeset plus tristes. Te voilà proscrite&|160;! pensais-je&|160;; tupleures sans doute tes immenses et planes steppes, où tes froidesailes peuvent s’étendre à leur aise, tandis qu’ici, trop serrée, tuétouffes comme un aigle prisonnier, qui ronge en criant, lesbarreaux de fer de sa cage&|160;!

«&|160;Voilà qui va mal, dit le capitaine.Regardez&|160;; autour de nous, on ne voit plus que l’obscurité etla neige. Songez donc, si nous allions tomber dans un précipice ounous enfoncer dans un trou comme il est arrivé à Baïdar&|160;; nousn’en sortirions pas. Oh&|160;! je la connais, cette Asie&|160;!quels habitants&|160;! quelles montagnes&|160;! quelstorrents&|160;! c’est inhabitable&|160;!&|160;»

Nos postillons se mirent, en criant, à tireret à frapper les chevaux&|160;; ceux-ci hennissaient, se campaientet ne voulaient, pour rien au monde, faire un pas, malgrél’invitation éloquente des coups de fouets.

«&|160;Votre seigneurie, dit enfin l’un despostillons, peut être certaine que nous ne pourrons arriver à Kobimaintenant. Mais voulez-vous tourner à gauche, tandis que c’estencore possible&|160;? Là bas, au loin, sur le coteau, nevoyez-vous pas quelque chose de noir&|160;? C’est sûrement unecabane où les voyageurs s’arrêtent toujours un moment. Ces hommesdisent qu’ils vous y conduiront, si vous voulez leur donner unpourboire, ajouta-t-il, en montrant les Circassiens.

–&|160;Je le sais, mon cher&|160;! je le saiset n’ai pas besoin que tu me le dises, répondit le capitaine&|160;;je connais ces brutes-là&|160;! Ils sont heureux de me voir dansl’embarras, pour me soutirer un pourboire.

–&|160;Avouez, que sans eux nous aurions punous trouver bien en peine&|160;!

–&|160;C’est bon&|160;! c’est bon&|160;!marmotta-t-il entre ses dents&|160;; j’en ai assez de ces gens-là,ils cherchent toujours à tirer profit de nous&|160;; comme s’ilétait impossible de trouver le chemin sans eux&|160;!&|160;»

Nous tournâmes enfin à gauche, et, aprèsbeaucoup de difficultés, nous pûmes atteindre un pauvre asile,composé de deux cabanes bâties en pierre et en cailloux etentourées d’un mur semblable. Les maîtres, en haillons,descendirent et nous accueillirent cordialement. Je sus plus tardque le gouvernement les paie et les nourrît à la conditiond’accueillir les voyageurs surpris par la tempête.

–&|160;Tout va pour le mieux, dis-je enm’asseyant près du feu&|160;; maintenant vous me finirez l’histoirede Béla. Je suis certain que vous avez envie de mel’achever&|160;!

–&|160;Mais pourquoi croyez-vous cela&|160;?me répondit le capitaine, en m’observant avec un regard fin.

–&|160;Parce qu’il est dans l’ordre des chosesde finir un portrait quand on l’a commencé.

–&|160;Effectivement&|160;! vous avezdeviné.

–&|160;J’en suis très content&|160;!

–&|160;Vous faites bien de vous réjouir&|160;;mais, pour moi, c’est un pénible souvenir. Quelle charmante enfantc’était, que cette Béla&|160;! je l’accueillais comme si elle eûtété ma fille et elle m’aimait bien&|160;! Il faut vous dire que jen’ai plus de famille&|160;; depuis douze ans je n’avais eu aucunenouvelle de mon père et de ma mère et je n’avais point encore songéà prendre femme. Tel je suis, tel j’étais alors, et je fus contentde trouver quelqu’un à gâter. Elle nous chantait souvent les airsde son pays et nous dansait divers pas. Mais comme elledansait&|160;! J’ai vu les jeunes personnes du gouvernement, j’aimême été à Moscou, aux assemblées de la noblesse il y a de celavingt ans, mais où était Béla&|160;? Ce n’était plus ça&|160;!Grégoire la parait comme une poupée, l’arrangeait, l’habillait avecsoin et elle devenait si jolie, que c’était admirable. Le hâle deson visage et de ses mains s’était effacé et les belles couleursavaient reparu à ses joues&|160;; puis une fois dans cet état,resplendissante de gaieté et folle de joie, elle employait touteson espièglerie à me railler. Que Dieu le lui pardonne&|160;!

–&|160;Mais qu’arriva-t-il quand vous luiapprîtes la mort de son père&|160;?

–&|160;Nous la lui cachâmes longtemps, tantqu’elle ne fut pas faite à sa nouvelle situation, et lorsque nousle lui dîmes, elle pleura deux jours et puis l’oublia.

Pendant quatre mois, tout alla on ne peutmieux. Petchorin, comme je vous l’ai dit, aimait passionnément lachasse. Il avait souvent envie d’aller dans la forêt, courir leschevreuils et les sangliers, mais il n’était guère possible dedépasser les remparts de la forteresse. Un jour où je l’observais,je le trouvai tout pensif et le vis marcher dans sa chambre lesmains croisées derrière lui&|160;; une autre fois, sans rien dire,il partit pour la chasse et disparut toute la matinée. Bientôt celadevint de plus en plus fréquent&|160;; je me disais&|160;: ce n’estpas bien, et certainement quelque chat noir a passé entreeux[7]&|160;?

Un matin, j’entre chez eux&|160;; Béla étaitassise sur son lit, dans l’ombre, enveloppée dans sa robe tartare,mais si pâle et si triste que j’en fus effrayé.

–&|160;Où est Petchorin&|160;?

–&|160;À la chasse.

–&|160;Est-il parti aujourd’hui&|160;?

Elle se tut comme si elle souffrait de me ledire.

–&|160;Non, hier&|160;! dit-elle enfin ensoupirant péniblement.

–&|160;Est-ce qu’il ne lui est rienarrivé&|160;?

–&|160;Hier, dit-elle en fondant en larmes,j’ai pensé tout le jour qu’il avait pu lui arriver malheur. Il mesemblait qu’un sanglier furieux l’avait blessé, ou que quelqueCircassien l’avait entraîné dans les montagnes, mais maintenant jecrois qu’il ne m’aime plus&|160;?

–&|160;Vraiment, ma chère Béla, tu ne pouvaisplus mal penser&|160;!

Elle pleura, puis relevant la tête avecfierté, elle sécha ses larmes et continua&|160;:

–&|160;S’il ne m’aime plus, qui l’empêche deme renvoyer de la maison&|160;? je ne veux point le gêner. Mais sicela doit continuer, je partirai moi-même, je ne suis point uneesclave&|160;; je suis la fille d’un prince&|160;?

Je tâchai de la rassurer&|160;:

–&|160;Écoute Béla, sans doute il ne peut,comme aux premiers jours, rester éternellement assis devant toi,dans ton jupon&|160;; enfin c’est un jeune homme et il aime àcourir après le gibier&|160;: Il va et vient, et si tu t’enaffliges tu l’ennuieras bien plus encore.

–&|160;C’est vrai&|160;! c’est vrai&|160;!dit-elle, je serai gaie. Et riant aux éclats, elle prit sonbouben[8] et se mit à chanter, à danser et à courirautour de moi. Mais cela ne dura pas, elle regagna son lit et cachason visage dans ses mains.

Que faire&|160;? vous le savez, je n’ai jamaisété très entendu auprès des femmes&|160;; je cherchai à la consoleret je ne trouvai rien à dire. Nous nous tûmes quelques moments tousles deux&|160;: situation bien désagréable&|160;!

Enfin, je lui dis&|160;:

–&|160;Veux-tu que nous allions nous promenersur le rempart&|160;? le temps est si beau&|160;!&|160;»

Nous étions en septembre et réellement lajournée était admirable et pas trop chaude. Toutes les montagnes sedétachaient dans l’espace comme sur un plateau&|160;; nouscirculions en tous sens sur le rempart, sans échanger un mot. Enfinelle s’assit sur le gazon et je m’assis également. Il me vint alorsà l’esprit cette idée plaisante que j’avais l’air auprès d’elled’une véritable bonne d’enfant.

Notre forteresse était bâtie sur une hauteur,et on y avait une vue merveilleuse&|160;: d’un côté, des champsimmenses, légèrement ravinés et terminés par des forêts quis’abritaient jusque sous les crêtes des montagnes. Par-ci, par-là,la fumée de quelques villages et des troupeaux de chevaux&|160;; del’autre côté, coulait un ruisseau aux bords plantés d’arbres,dissimulant un petit monticule pierreux qui se rattachait à lahaute chaîne du Caucase. Nous nous étions assis à l’angle d’unbastion, afin d’embrasser tout le tableau d’un seul coupd’œil&|160;; lorsque soudain j’aperçus, qui sortait de la forêt, unindividu monté sur un cheval gris, se rapprochait, et enfins’arrêtait près du ruisseau à cent toises de nous. Et alors il semit à faire tourner son cheval comme un fou, mais avec uneincroyable rapidité.

–&|160;Regarde donc, Béla&|160;! luidis-je&|160;; tu as des yeux jeunes. Quel est celui qui fait ainsitourner son cheval et par qui cherche-t-il à se faireremarquer&|160;?&|160;»

Elle se retourna et poussa un cri endisant&|160;: «&|160;c’est Kazbitch&|160;!&|160;»

–&|160;Ah&|160;! le brigand&|160;! Commenta-t-il osé venir si près de nous&|160;?&|160;»

J’observe&|160;; c’était, en effet, Kazbitchavec son visage basané&|160;; en haillons et repoussant commetoujours.

«&|160;C’est le cheval de monpère&|160;!&|160;» dit Béla, en me saisissant par le bras.

Elle tremblait comme une feuille et ses yeuxétincelaient&|160;: Ah&|160;! pensai-je&|160;; en toi ma petite, lesang sauvage bouillonne encore.

–&|160;Viens ici&|160;! dis-je à lasentinelle&|160;; prépare ton arme&|160;! et si tu veux gagner unrouble, abats-moi cet homme&|160;!

–&|160;J’entends bien votre seigneurie&|160;;seulement il ne reste pas immobile.

–&|160;Ordonne-le-lui, lui dis-je, enplaisantant.

–&|160;Eh&|160;! mon cher&|160;! cria lasentinelle en agitant sa main&|160;: Arrête-toi un peu&|160;!Pourquoi tournes-tu comme une toupie&|160;?&|160;»

Kazbitch s’arrêta et parut observer. Ilpensait sûrement qu’on allait entamer avec lui une conversation.Mais alors, mon grenadier visa. Paf… la poudre s’enflamma, Kazbitchpoussa son cheval qui fit un bond de côté&|160;; puis, se levantsur ses étriers, il cria quelque chose en son langage à lasentinelle, la menaça du fouet, et disparut.

«&|160;Quelle honte pour toi&|160;! dis-je àla sentinelle.&|160;»

–&|160;Il est allé probablement mourirailleurs&|160;; me répondit celle-ci et votre seigneurie ne m’envoudra pas, car ces maudites gens, on ne peut les tuer d’un seulcoup.&|160;»

Un quart d’heure après, Petchorin revint de lachasse. Béla lui sauta au cou et ne proféra pas un reproche, pasune plainte pour une si longue absence. Et de longtemps je n’eusplus à me fâcher contre lui.

–&|160;Permettez, est-ce que depuis le momentoù Kazbitch vint près de la rivière où l’on tira sur lui, vous nele rencontrâtes plus&|160;? car ces montagnards sont fortvindicatifs. Croyez-vous qu’il ne devina pas que vous aviez aidéAzamat&|160;?…

–&|160;Je parierais que ce jour-là il reconnutBéla. Je savais depuis un an qu’elle lui plaisait beaucoup&|160;;il me l’avait dit lui-même&|160;; et, s’il avait espéré avoir unegrosse dot, il l’aurait demandée en mariage.

Cet événement fit réfléchir Petchorin.

–&|160;Béla&|160;! lui dit-il, il faut êtreplus prudente, et à partir de ce jour il ne faut plus aller sur lerempart&|160;!&|160;»

Du reste j’eus avec Petchorin une longueexplication&|160;; je voyais, avec peine, qu’il n’était plus lemême pour cette pauvre fille, car, non seulement il passait lamoitié de son temps à la chasse, mais dans ses rapports avec elleil était devenu froid et ne lui prodiguait plus que de rarescaresses.

Elle commençait à maigrir sensiblement&|160;;sa petite figure s’allongeait, et ses grands yeux s’éteignaient.Nous lui disions&|160;:

–&|160;Tu soupires, Béla, tu estriste&|160;?

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Tu t’affliges en pensant à tafamille&|160;?

–&|160;Je n’ai plus de parents&|160;!

–&|160;Désires-tu quelque chose&|160;?

–&|160;Non&|160;!&|160;»

C’était comme ça toute la journée&|160;;excepté oui et non, on ne pouvait rien tirer d’elle.

Je résolus donc de parler de cela àPetchorin.

–&|160;Écoutez, Maxime, me répondit-il&|160;;j’ai un mauvais caractère&|160;; est-ce l’éducation qui m’a faittel ou Dieu qui m’a créé ainsi&|160;? je l’ignore&|160;; je saisseulement que si je fais le malheur des autres, je ne suis pas plusheureux pour cela. C’est là une triste consolation, sansdoute&|160;! Mais la vérité c’est qu’il en est ainsi&|160;! Dès mapremière jeunesse, au moment où je sortis de la tutelle de mesparents, je me pressai de jouir avec fureur de tous les plaisirsque l’on peut se procurer avec de l’argent&|160;; bientôt cesplaisirs me fatiguèrent. J’allai alors dans le grand monde et lemonde m’ennuya aussi&|160;; je m’amourachai de quelques beautésmondaines et fus aimé&|160;; mais dans ces amours mon imaginationet mon amour-propre seuls furent en jeu&|160;; le cœur resta vide.Je me mis à lire, à m’instruire, tout cela me parut égalementennuyeux&|160;; je voyais que ni la gloire ni le bonheur nedépendaient de ce travail, parce que les hommes les plus heureuxsont souvent les plus ignorants, et quant à la gloire ellen’appartient qu’au succès. Or, pour l’obtenir, il faut être bienhabile. Bientôt après on m’envoya au Caucase&|160;: C’est le tempsle plus heureux de ma vie. J’espérais que l’ennui ne vivrait passous les balles circassiennes&|160;: vainement&|160;! Au bout d’unmois j’étais tellement habitué à leur sifflement et au voisinage dela mort, que vraiment je ne m’en occupais pas plus que desmoucherons, et je m’ennuyai plus qu’auparavant, parce que j’avais,pour ainsi dire, presque perdu ma dernière espérance… Lorsque jevis Béla, lorsque, pour la première fois, la tenant sur mes genoux,je baisai ses cheveux noirs, imbécile que j’étais&|160;! je la prispour un ange que le sort compatissant m’envoyait&|160;; je metrompai encore&|160;: l’amour de cette petite sauvagesse ne vautguère mieux que celui d’une grande dame&|160;; la naïveté et lacandeur de l’une m’importunent autant que le feraient lescoquetteries de l’autre. Si vous voulez, je l’aime encore&|160;; jelui suis reconnaissant de quelques moments bien doux, et jedonnerais ma vie pour elle&|160;; mais auprès d’elle, jem’ennuie&|160;! Je suis un sot ou plus méchant encore, je nesais&|160;; mais ce qu’il y a de certain, c’est que je suis biendigne de pitié et peut-être plus qu’elle. J’ai une âme gâtée par lemonde, une imagination sans repos et un cœur insatiable. Tout meparaît petit&|160;; je m’habitue facilement à la souffrance commeau plaisir et mon existence devient plus monotone de jour en jour.Il ne me reste plus qu’une ressource&|160;: c’est de voyager. Dèsque je le pourrai, je me mettrai en route&|160;; mais pas enEurope, grand Dieu&|160;! J’irai en Amérique, en Arabie ou dansl’Inde&|160;; enfin où que ce soit, je mourrai en voyageant, àmoins que je ne me persuade que cette dernière consolation seratrop longue à s’épuiser, en dépit des orages et des mauvaischemins.&|160;»

Il parla ainsi longtemps et ses paroles segravèrent dans ma mémoire&|160;; pour la première fois, j’entendaisde pareilles choses de la part d’un homme de vingt-cinq ans et Dieuveuille que ce soit la dernière&|160;! C’est incroyable&|160;!

–&|160;Dites-moi, je vous prie, continua lecapitaine en se tournant vers moi&|160;: Vous avez été dans lacapitale aussi&|160;? mais pas longtemps&|160;; est-ce que tous lesjeunes gens de ces lieux sont ainsi faits&|160;?

Je lui répondis qu’il y avait bien des hommespareils à celui dont il m’avait parlé, et que ce qui étaitprobable, c’est que ceux-là avaient raison&|160;; que du reste ledégoût de tout, comme toutes les modes, avait commencé dans lesplus hautes classes de la société, pour descendre ensuite dans lesplus basses qui l’avaient exagéré, et que c’étaient elles qui,réellement maintenant, s’ennuyaient le plus entre toutes ets’efforçaient de cacher ce malheur comme un défaut.

Le capitaine ne comprit pas ces finesses etbalança légèrement sa tête en souriant ironiquement.

–&|160;Ne sont-ce pas les Français qui ontinventé la mode de l’ennui&|160;? dit-il.

–&|160;Non, ce sont les Anglais.

–&|160;Ah&|160;! répondit-il, c’estvrai&|160;; ils ont toujours été de grandsivrognes&|160;!&|160;»

Je me souvins involontairement d’une grandedame de Moscou qui assurait que Byron n’était rien de plus qu’univrogne. Or, la remarque du capitaine était excusable, car depuisqu’il s’abstenait de boire, il s’efforçait de se persuader que dansle monde tous les malheurs provenaient de l’ivrognerie.

Après cette digression, il continua son récitde la sorte&|160;:

«&|160;Kazbitch ne reparut plus. Mais je nesais pourquoi je ne pouvais chasser cette idée de ma tête, qu’iln’était pas venu pour rien et qu’il tramait probablement quelqueaffreux projet.

Un jour Petchorin me pria de l’accompagner àla chasse au sanglier. Je refusai longtemps&|160;; que pouvaitavoir de rare pour moi la vue d’un sanglier&|160;? Il parvintcependant une fois à m’entraîner avec lui&|160;; nous prîmes cinqsoldats et partîmes de bon matin. Jusqu’à dix heures nousfouillâmes en tous sens les roseaux et le bois&|160;; pas debêtes&|160;! Retournons, lui dis-je, et ne nous entêtons pas&|160;;il est évident que nous avons choisi un mauvais jour&|160;!

Mais Grégoire, malgré la grande chaleur et lafatigue, ne voulait pas rentrer sans gibier. Ce qu’il désirait ille lui fallait. Il était évident que dans son enfance il avait étégâté par sa mère. Enfin, vers midi, nous découvrîmes un mauditmarcassin&|160;; paff&|160;!… paff&|160;!…&|160; mais rien detué&|160;; la bête se réfugia dans les roseaux. C’était décidémentun mauvais jour&|160;! Nous prîmes un peu de repos et nous nousmîmes en route pour regagner la maison, nous allions côte à côte,en silence, laissant tomber nos rênes et nous étions presquearrivés à la forteresse. Quelques arbres seulement nous empêchaientde la voir, lorsque soudain un coup de feu retentit&|160;; nousnous regardons l’un et l’autre, un même soupçon nous a traversél’esprit. Nous galopons rapidement du côté où le coup étaitparti&|160;; nous regardons&|160;: sur le rempart une foule desoldats était réunie et indiquait dans la campagne un cavalier quisemblait voler et emportait sur la selle quelque chose de blanc.Petchorin pousse un cri en circassien, enlève l’étui de son fusilet part&|160;; je le suis.

Par bonheur, à cause de notre chasse manquée,nos chevaux n’étaient pas fatigués&|160;: Ils bondissaient sous laselle et en un instant, nous avions gagné beaucoup de chemin. Jereconnus enfin Kazbitch, mais je ne pouvais distinguer encore cequ’il emportait devant lui. Et lorsque j’atteignis Petchorin je luicriai&|160;: c’est Kazbitch&|160;! Il me regarda, hocha la tête etfouetta son cheval.

Nous n’étions déjà plus qu’à une portée defusil de lui&|160;; son cheval était fatigué, en plus mauvais étatque les nôtres, et malgré tous ses efforts il n’avançait quepéniblement. En ce moment, pensai-je, il doit se souvenir de sonKaraguetz.

Je regarde&|160;; Petchorin au galop le visaitavec son fusil&|160;; ne tirez pas&|160;! lui criai-je&|160;:gardez votre coup&|160;; nous l’atteindrons sans cela&|160;!Oh&|160;! la jeunesse&|160;! elle s’échauffe toujours mal àpropos&|160;! Le coup retentit et la balle cassa la jambe dederrière du cheval&|160;; celui-ci fit encore avec peine unedizaine de pas, broncha et s’abattit sur les genoux.

Kazbitch sauta à terre, et nous vîmes qu’ilportait dans ses bras, une femme enveloppée d’un grand voile,c’était Béla&|160;! pauvre Béla&|160;! Il nous cria quelque chosedans sa langue et brandit sur elle son poignard&|160;!… Il fallaitse hâter&|160;! Je tirai à mon tour assez heureusement&|160;;sûrement ma balle l’avait atteint à l’épaule, car son bras retombasubitement. Lorsque la fumée fut dissipée, le cheval blessé étaitétendu à terre, et à côté de l’animal, Béla évanouie&|160;!Kazbitch jeta son fusil, puis à travers les arbres, grimpa sur lesrochers comme un véritable chat. J’eus envie de tirer sur lui delà, mais mon coup n’était pas prêt. Nous sautâmes à terre etcourûmes vers Béla. La malheureuse était étendue immobile et lesang coulait à flots de sa blessure. Ce scélérat aurait pu lafrapper au cœur et l’achever ainsi d’un seul coup, mais il l’avaitfrappée dans le dos. C’était un véritable coup de bandit&|160;!

Elle était sans connaissance&|160;; nousdéchirâmes son voile et pansâmes sa blessure en rapprochant lesbords de notre mieux. Vainement Petchorin couvrait de baisers seslèvres froides&|160;; rien ne put la faire revenir à elle.

Petchorin monta à cheval&|160;; je la pris àterre et la plaçai devant lui sur sa selle&|160;; il l’entoura deses bras et nous revînmes sur nos pas. Après quelques moments desilence, Petchorin me dit&|160;: Maxime&|160;! ne la rappelons-nouspas à la vie&|160;? certainement que si&|160;! lui répondis-je, etnous laissâmes aller nos chevaux à toute bride. Aux portes de laforteresse une grande foule nous attendait. Nous portâmesprudemment la blessée chez Petchorin et fîmes appeler le médecin.Il était presque ivre, mais il vint cependant, regarda la blessureet déclara que Béla ne vivrait pas plus d’un jour. Il setrompait&|160;:

–&|160;Elle revint donc à la santé&|160;?dis-je au capitaine, en lui prenant la main et presque joyeuxmalgré moi.

–&|160;Non&|160;! répondit-il&|160;: lemédecin s’était trompé en ceci qu’elle vécut encore deux jours.

–&|160;Mais expliquez-moi de quelle manièreKazbitch avait pu l’enlever&|160;?

–&|160;Voici&|160;: malgré la défense dePetchorin, Béla était allée de la forteresse à la rivière&|160;; ilfaisait très chaud, comme vous savez, et elle s’était assise surune pierre et lavait ses pieds dans l’eau. Kazbitch s’approchad’elle furtivement, lui ferma soudain la bouche, la tira dans lesarbres, l’enleva sur son cheval et s’enfuit. Elle, cependant,s’efforçait de crier&|160;; les sentinelles donnèrent l’alarme etnous arrivâmes à propos.

–&|160;Mais pourquoi Kazbitch voulait-ill’enlever&|160;?

–&|160;Vous savez que les Circassiens sontréputés pour un peuple de voleurs. Il suffit que quelque chose soitmal gardé pour qu’ils l’enlèvent, et quoiqu’un objet leur soitinutile ils le dérobent tout de même, et il faut en cela êtreindulgent pour eux. Mais cette fois il y avait en plus, que Bélaplaisait beaucoup à Kazbitch.

–&|160;Et Béla mourut&|160;?

–&|160;Oui, elle mourut&|160;; mais ellesouffrit beaucoup et nous épuisâmes en vain tous nos soins. Versles dix heures du soir elle revint à elle&|160;; nous nous assîmessur son lit. Dès qu’elle rouvrit les yeux, elle appelaPetchorin&|160;:

–&|160;Je suis là près de toi,djanetzka&|160;! (ce qui signifie ma chère âme,) dit-il, en laprenant dans ses bras.

–&|160;Je mourrai&|160;! dit-elle.

Nous nous efforcions de la consoler en luidisant que le médecin avait promis de la sauver sûrement.

Elle agita sa tête mignonne et se tourna versle mur. Elle ne voulait pas mourir. Pendant la nuit, elle eût ledélire&|160;: sa tête brûlait&|160;; sur tout son corps couraitparfois un tremblement fiévreux. Elle débitait des parolesincohérentes sur son père et son frère&|160;; elle soupirait aprèssa montagne, après sa maison. Puis elle parla aussi dePetchorin&|160;; elle lui donnait les noms les plus tendres ou bienlui reprochait d’avoir cessé d’aimer sa Djanetzka.

Lui l’écoutait en silence, la tête appuyéedans ses mains. Mais pendant tout ce temps je ne vis pas une seulelarme couler de ses paupières. Était-ce qu’il ne pouvaitpleurer&|160;? ou se retenait-il&|160;? Je ne le sais. Pour moi jen’ai jamais rien vu de plus digne de pitié que cette scène.

Au matin, le délire disparut. À ce moment elleétait étendue immobile, pâle, et si faible que c’était à peine sielle paraissait respirer. Puis il y eut du mieux, et elle se mit àparler&|160;; savez-vous de quoi&|160;? C’est une pensée qui nepouvait venir qu’à une mourante&|160;: elle se désolait de ne pasavoir été élevée dans la religion chrétienne, parce que,disait-elle, dans l’autre monde, son âme ne se rencontrerait pasavec celle de Grégoire et une autre femme deviendrait sa compagneau paradis. Il me vint à l’idée de la baptiser avant qu’elle nemourût et je le lui proposai. Elle me regarda avec irrésolution etne put de longtemps proférer une parole… Elle me répondit enfinqu’elle mourrait dans la croyance où elle était née. C’est ainsique s’écoula la journée. Comme elle avait changé, en un seuljour&|160;! Ses joues pâles s’étaient creusées&|160;; ses yeuxavaient grandi, grandi&|160;; ses lèvres brûlaient&|160;; elleressentait une chaleur intérieure comme si, dans son sein, elleavait eu un fer rouge&|160;!

La seconde nuit vint&|160;; nous ne fermâmespas les yeux et ne quittâmes pas son chevet. Elle souffraithorriblement, elle gémissait, et dès que la douleur lui laissait unpeu de répit, elle s’efforçait de persuader à Grégoire qu’il devaitlui faire plaisir en allant prendre un peu de repos. Elleembrassait ses mains et les touchait sans cesse avec les siennes.Avant le matin, elle ressentit les premières atteintes de la mort,elle s’agita, arracha son bandage et le sang coula de nouveau.Lorsqu’on eut pansé sa plaie, elle se calma un moment, puis demandaPetchorin, afin de l’embrasser encore. Il se mit à genoux à côté dulit, leva la tête de Béla de dessus l’oreiller, et colla sa bouchesur ses lèvres froides&|160;; elle entoura fortement son cou de sesbras tremblants, comme si elle voulait lui donner son âme dans unbaiser. Oui&|160;! elle fit bien de mourir&|160;! car queserait-elle devenue si Grégoire l’avait abandonnée&|160;? et tôt outard, cela serait arrivé&|160;!

Pendant la moitié du jour suivant, elle futcalme, silencieuse et docile, quoique le médecin augmentât sessouffrances avec ses cataplasmes et ses pansements.

–&|160;Permettez&|160;! vous disiez vous-mêmequ’elle devait certainement mourir&|160;; pourquoi alors tous cesremèdes&|160;?

–&|160;C’était, répondit Maxime, pourtranquilliser notre conscience.

–&|160;Elle est jolie la conscience&|160;!

Dans l’après-midi, elle commença à éprouverune soif ardente&|160;; nous ouvrîmes la fenêtre, mais dehors, ilfaisait encore plus chaud que dans la chambre. Nous plaçâmes de laglace près du lit&|160;: rien ne la soulageait. Je savais que cettesoif est intolérable, et qu’elle est le signe précurseur del’agonie. Je le dis à Petchorin&|160;:

«&|160;De l’eau&|160;! de l’eau&|160;!&|160;»dit-elle d’une voix étouffée, en se levant sur son séant.

Grégoire devint pâle comme un linge, prit unverre, le remplit, et le lui donna. Je me couvris les yeux avec mesmains, et me mis à réciter une prière, je ne sais plus laquelle,mon Dieu&|160;! J’ai vu mourir bien des hommes dans les ambulancesou sur les champs de bataille&|160;; mais ce n’était pluscela&|160;! ce n’était pas du tout cela&|160;!

Je dois vous avouer ce qui m’attristeencore&|160;: En face de la mort, elle ne se souvint pas un instantde moi&|160;; et moi, il me semble que je l’aimais comme unpère&|160;!… Mais que Dieu lui pardonne&|160;! car en vérité,pourquoi aurais-je voulu qu’elle songeât à moi devant lamort&|160;?

Lorsqu’elle eut bu toute cette eau, elle parutsoulagée et trois minutes après, elle exhala son derniersoupir&|160;!…

Nous plaçâmes un miroir devant ses lèvres,mais pas le moindre souffle ne vint en ternir le poli.

J’éloignai Petchorin de cette chambre, et nousallâmes sur le rempart de la forteresse, où nous nous promenâmeslongtemps de long en large, côte à côte, sans dire une parole etnos mains croisées derrière le dos. Son visage n’exprimait rien departiculier, et moi j’étais fort triste&|160;; à sa place, jeserais mort de douleur&|160;! Enfin il s’assit à l’ombre et avec unbâton dessinait sur le sable. Par convenance je cherchai à leconsoler et me mis à lui parler. Il leva la tête et se mit à rire.Un froid glaça ma peau à ce rire. Je partis commander lecercueil.

J’avoue que ce fut en partie pour me distraireque je m’occupai de ce soin. J’avais une pièce d’étoffe, j’engarnis la bière et la parai avec les broderies d’argentcircassiennes que Petchorin avait achetées pour elle.

Le lendemain, de bon matin, nous l’enterrâmesderrière la forteresse, près du ruisseau et à cette place où elles’était assise pour la dernière fois. Autour de la tombe, poussentmaintenant les blanches fleurs de l’accacia et du sureau. J’avaisenvie d’y placer une croix, mais je ne le pus, parce qu’ellen’était pas chrétienne.

–&|160;Et que devint Petchorin&|160;?

–&|160;Petchorin fut longtemps malade etmaigrit, le malheureux&|160;; mais depuis ce jour nous ne parlâmesplus de Béla. Je voyais que cela lui était désagréable. Trois moisaprès, on lui désigna un régiment et il partit pour la Géorgie.Depuis nous ne nous sommes plus rencontrés. Je me souviens d’avoirentendu dire que peu de temps après il retourna en Russie&|160;;mais dans les cadres du corps d’armée il n’en fut plus question. Etpuis les nouvelles nous parviennent si tardivement ici.

Là-dessus il entama une longue conversationsur ceci&|160;: qu’il est fort désagréable de ne connaître lesnouvelles qu’une année plus tard et que cela n’est supportable queparce que ce retard amortit quelquefois de douloureusesémotions.

Je ne l’interrompis point, car je nel’écoutais plus.

Au bout d’une heure, il nous parut possible departir. La tempête s’était calmée&|160;; le ciel s’éclaircit etnous nous remîmes en route. En chemin je ramenai malgré moi laconversation sur Béla et Petchorin.

–&|160;Et vous n’avez pas entendu dire cequ’est devenu Kazbitch&|160;?

–&|160;Kazbitch&|160;! à la vérité je n’en aiplus entendu parler. J’ai ouï dire que sur notre flanc droit chezles Chapsoug[9] il existe quelque Kazbitch hardi qui, enhabit Tartare rouge, va et vient sous nos balles et salue polimentlorsqu’elles sifflent près de lui. Je doute que ce soit lemême&|160;!

Nous nous séparâmes à Kobi. Je partis enposte. Lui, à cause de sa voiture chargée, ne put me suivre. Nouscomptions ne jamais nous revoir, mais cependant nous nousrencontrâmes, et si vous le désirez, je vous raconterai cela. C’esttoute une histoire. Avouez seulement que Maxime Maximitch était unhomme digne d’estime&|160;! Si vous avouez cela, je vous enrécompenserai par un récit qui ne sera pas trop long.

FIN DE BÉLA.

MAXIME MAXIMITCH

 

Après avoir pris congé de Maxime Maximitch jetraversai rapidement les défilés du Terek et du Darial ; jedéjeunai au Kazbek, bus le thé à Larse, et me hâtai afin d’arriverpour le dîner à Vladicaucase. Je vous ferai grâce ici de ladescription de la montagne, d’exclamations qui n’expriment rien etde tableaux qui ne représentent pas grand’chose, excepté pour ceuxqui n’y sont pas allés. Je ne vous ferai pas non plus de remarquesstatistiques que décidément personne ne veut lire.

Je m’arrêtai à l’hôtellerie où descendent tousceux qui passent et où cependant personne ne put seulement nousfaire rôtir un faisan et bouillir un peu de soupe aux choux, carles trois invalides à qui la maison était confiée se trouvaienttellement ineptes et tellement ivres, qu’il était impossible dechercher à obtenir d’eux quelque chose.

Ils me déclarèrent que je devais séjourner làencore trois jours, parce que l’occasion d’Ékatérinograd n’étaitpas encore arrivée, et par conséquent ne pouvait encore retourner.Quelle occasion ! Mais un mauvais calembour n’est pas uneconsolation pour un Russe, et afin de me distraire, je songeai àécrire le récit de Maxime sur Bêla, ne pensant pas alors qu’il neserait que la première partie d’une longue suite de récits. Vousavez vu comment un événement insignifiant peut avoir quelquefoisdes suites fâcheuses. Mais à propos, peut-être ne savez-vous pas ceque c’est que l’occasion ? C’est l’escorte composéed’une demi-compagnie d’infanterie et d’artillerie qui accompagneles transports militaires à travers le pays de Kabarda entreVladicaucase et Ékatérinograd.

Je passai le premier jour d’une manière fortennuyeuse. Le second jour, une voiture franchit de bon matin lesportes ; c’était celle de Maxime Maximitch. Nous nousrencontrâmes comme deux vieilles connaissances. Je lui offris machambre, il accepta sans cérémonie, me frappa sur l’épaule etarrondit sa bouche en forme de sourire. Quel excellent hommec’était !

Il faut vous dire qu’il avait, dans l’artculinaire, de profondes connaissances ; aussi fit-il rôtiradmirablement le faisan qu’il entoura d’une délicieuse sauce auxlégumes. Je dois avouer que sans lui je serais resté aux légumessecs toute la journée. Une bouteille de vieux vin de Kaketinskinous aida à oublier le nombre modeste de plats de notre repasréduit à un seul, et puis nous nous assîmes pour fumer nos pipes,moi sur le bord de la fenêtre, lui tout à côté du poêle, car lajournée était froide et humide. Nous nous taisions ; de quoiparler du reste ? Il m’avait déjà fait le récit de tout ce quilui était arrivé d’intéressant, et moi je n’avais rien à luiraconter. Je me mis à regarder par la fenêtre les nombreusesmaisonnettes éparpillées sur les bords du Terek. La rivières’élargissait en serpentant au milieu des arbres, puis plus loindevenait plus bleue sous l’ombre dentelée des montagnes, derrièrelesquelles le Kazbek semblait nous regarder pareil à un chapeau decardinal recouvert de neige. Je faisais mentalement mes adieux auCaucase et j’en éprouvais beaucoup de peine.

Nous restâmes ainsi longtemps. Le soleil secachait derrière les froides cimes et un brouillard épais et griss’étendait déjà sur les vallées, lorsque dans la rue retentit leson des grelots d’un équipage et la voix des postillons.

Quelques voitures militaires toutes couvertesde boue entrèrent dans la cour et derrière elles une calèche devoyage vide. Sa marche était légère, sa construction commode etélégante et elle avait un cachet étranger. Sur le siège était unhomme à longues moustaches et trop bien vêtu pour un laquais ;mais il était cependant impossible de se tromper sur sa positionsociale en voyant la manière grossière avec laquelle il secouait lacendre de sa pipe et criait après les postillons. C’étaitévidemment le serviteur complaisant d’un maître paresseux et avaitun air de famille avec le Figaro russe. Dites-moi, mon cher !lui criai-je par la fenêtre ; l’occasion est-ellearrivée ? Il me regarda avec assez d’arrogance, arrangea sacravate et se retourna. Le conducteur des équipages militaires,placé à côté de lui, répondit qu’effectivement l’occasion étaitarrivée et qu’elle repartirait le lendemain matin, Dieu soitbéni ! dit Maxime qui s’était approché de la fenêtre pendantce temps : Quelle jolie calèche ! ajouta-t-il :c’est certainement quelque haut fonctionnaire qui va à Tiflis pourune enquête ! Et probablement il ne connaît pas nos montagnes.Non ! tu ne connais pas nos montagnes, elles te briseront tavoiture anglaise, mon cher ! Mais qui cela peut-il être ?allons l’apprendre.

Nous entrâmes dans un corridor, au bout duquelil y avait une porte ouverte sur une chambre de côté. Le laquais etles postillons y portaient des valises.

– Écoute, mon ami, lui dit lecapitaine : À qui est cette admirable calèche ? Quellejolie voiture !

Le laquais, sans se retourner, marmottaquelque chose entre ses dents et continua de déboucler ses valises.Maxime se fâcha, toucha l’impoli à l’épaule et lui dit :

– Je te parle, mon cher.

– Eh bien ! cette calèche est à monmaître !

– Mais quel est ton maître ?

– Petchorin !

– Comment, Petchorin ? ah ! monDieu ! Est-ce qu’il n’a pas servi au Caucase ? dit Maximeen poussant des cris de joie, me tirant par la manche, et les yeuxpleins de gaieté.

– Il y a servi en effet, je crois ;mais il n’y a pas longtemps que je suis avec lui.

– Est-ce bien GrégoireAlexandrovitch ?

– C’est bien ainsi qu’on lenomme !

– Sais-tu que nous étions bons amis avecton maître, ajouta-t-il en frappant amicalement le laquais surl’épaule, si bien qu’il le fit vaciller.

– Permettez, monsieur, vous m’interrompezdans ma besogne, dit celui-ci d’un air un peu renfrogné.

– Comment, mon cher ! sais-tuqu’avec ton maître nous étions intimes et que nous avons vécuensemble ? Mais où est-il resté lui-même ?

Le domestique répondit que Petchorin s’étaitarrêté pour dîner et passer la nuit chez le colonel N…

– Ne viendra-t-il pas ici ce soir ?dit Maxime, ou bien n’iras-tu pas, mon cher, vers lui pourn’importe quoi ? Si tu y vas, dis-lui que Maxime Maximitch estici, et qu’il le connaît déjà ; je te donnerai huit copeks depourboire.

Le laquais fit une mine dédaigneuse, à cettemodeste promesse, mais affirma cependant à Maxime qu’il ferait lacommission.

– Certainement il va venir tout de suite,me dit Maxime avec un air triomphant : j’irai l’attendrejusqu’aux portes et je regrette de ne pas connaître N…

Il s’assit sur un banc près de la portecochère et moi je rentrai dans la chambre ; j’avoue quej’attendais aussi avec une certaine impatience l’arrivée de cePetchorin. Quoique d’après le récit du capitaine, je me fussecomposé un portrait de lui pas trop avantageux, quelques détails deson caractère m’engageaient cependant à l’observer. Une heureaprès, un invalide m’apporta un samovar plein d’eau chaude et unethéière.

– Maxime ! Voulez-vous du thé ?lui criai-je par la fenêtre.

– Merci ! je n’ai pas envie d’enprendre.

– Allons ! prenez-en, vous voyezqu’il est déjà tard et qu’il fait froid.

– Ce n’est rien ! je vousremercie.

– Eh bien ! comme il vousplaira ; je vais prendre le thé tout seul.

Dix minutes après, le capitaine entra.

– Au fait ! vous avez raison !dit-il ; mieux vaut prendre le thé en attendant, tout de même.Cet homme est déjà depuis longtemps près de lui et il est évidentque quelque chose l’a retenu. »

Il avala vite une tasse de thé, en refusa uneseconde et retourna vers la porte avec inquiétude. Il était clairque l’indifférence de Petchorin affligeait d’autant plus le vieuxcapitaine, qu’il m’avait parlé naguère de son amitié pour lui. Etil n’y avait pas une heure qu’il était persuadé que celui-ciaccourrait, rien qu’en entendant son nom.

Il était déjà tard et il faisait sombre,lorsque j’ouvris de nouveau la fenêtre pour appeler Maxime, luidisant qu’il était temps de se coucher. Il marmotta quelque choseentre ses dents ; je réitérai mon invitation, mais il ne merépondit rien. Je me couchai sur un divan, enveloppé dans monmanteau et j’aurais dormi tranquillement si à une heure déjàavancée Maxime, entrant dans la chambre, ne m’avait éveillé. Iljeta sa pipe sur la table, se mit à marcher dans la chambre, activale poêle. Enfin, une fois couché, il ne fit que tousser, cracher etse retourner.

– Est-ce que les punaises vouspiquent ? lui demandai-je.

– Oui ! Les punaises !répondit-il en soupirant péniblement.

Le lendemain matin, je m’éveillai de bonneheure, mais Maxime m’avait déjà devancé ; je le trouvai devantla porte, assis sur le banc.

– Il faut que j’aille chez le commandant,me dit-il. Je vous en prie, si Petchorin vient, accueillez-le pourmoi.

Je le lui promis, et il se mit à courir commesi ses membres avaient retrouvé leur jeunesse, leur vigueur et leuragilité.

La matinée était fraîche et belle. Des nuagesdorés s’amoncelaient sur les montagnes et formaient comme unenouvelle chaîne de montagnes aériennes. Devant la porte s’étendaitune large place, sur laquelle le marché fourmillait de monde, carc’était un dimanche. Les enfants Géorgiens, nu-pieds, portant surleurs épaules des paniers pleins de rayons de miel, tournaientautour de moi. Je les maudissais et ne m’occupais pas d’eux, carl’inquiétude du capitaine commençait à me gagner.

Il y avait à peine dix minutes écoulées quecelui que nous attendions parut à l’extrémité de la place. Il étaitavec le colonel N… qui l’accompagna jusqu’à l’hôtel, prit congé delui et retourna à la forteresse.

J’envoyai aussitôt un invalide à Maxime.

Le laquais alla à la rencontre de Petchorin,lui dit qu’on allait atteler tout de suite, lui donna sonporte-cigare, prit ses ordres et partit pour les exécuter. Sonmaître tira un cigare, bailla deux fois et s’assit sur le bancplacé de l’autre côté de la porte.

Maintenant, je dois vous faire sonportrait.

Il était de stature moyenne et bienproportionné ; sa taille svelte et ses larges épaulesannonçaient une forte constitution qui, en lui permettant desupporter les fatigues d’une existence nomade et les changements declimat, avait rendu sa santé inaltérable, malgré les excès d’unevie déréglée dans la capitale et les orages de son âme. Sonpardessus de velours, couvert de poussière et retenu par les deuxboutons inférieurs, laissait voir un linge éblouissant deblancheur, qui dénotait un homme comme il faut ; ses gants,quoique sales, disaient qu’ils avaient été faits pour sa petitemain aristocratique, et lorsqu’il ôta un de ses gants, je fusétonné de la blancheur et de la finesse de ses doigts. Sa démarcheétait nonchalante et paresseuse. Mais je remarquai qu’il negesticulait point, indice certain d’un caractère dissimulé. Dureste, c’est là une remarque qui m’est personnelle et fondée surmes observations, et je ne veux point vous forcer d’y croirecomplètement. Lorsqu’il se baissa sur le banc, sa taille droite secourba comme s’il n’avait pas eu d’épine dorsale. La position detout son corps accusait une grande faiblesse nerveuse et il s’assitcomme s’assoit sur des coussins, après un bal fatigant, unecoquette de trente ans de Balzac. Au premier coup d’œil jeté surson visage on ne lui aurait pas donné plus de vingt-trois ans,quoique plus tard, je fusse disposé à lui en donner trente. Dansson sourire il y avait quelque chose d’enfantin ; sa peauavait la douceur de celle d’une femme ; ses blonds cheveuxfrisaient naturellement et ombrageaient d’une manière pittoresqueson front pâle et plein de noblesse, sur lequel, après une longueobservation, on pouvait apercevoir les plis des rides quis’entrecroisaient et étaient profondément marquées au moment de lacolère ou d’une inquiétude d’âme. Malgré la couleur claire de sescheveux, ses moustaches et ses sourcils étaient noirs, signe derace chez un homme, comme la crinière et la queue noires chez leschevaux. Afin de vous finir ce portrait, il faut vous dire qu’ilavait le nez un peu retroussé, les dents éblouissantes deblancheur, les yeux bruns, Mais de ses yeux je dois vous direencore quelques mots :

D’abord ils ne riaient pas, lorsque lui-mêmesouriait. Ne vous est-il jamais arrivé de remarquer cette choseétrange chez quelques hommes ? C’est l’indice ou d’uncaractère méchant ou d’un chagrin profond et permanent ! Àtravers ses paupières à demi-baissées, ils brillaient d’unecertaine clarté phosphorescente, si l’on peut s’exprimer ainsi. Cen’était point le reflet d’une âme ardente ou d’une imaginationenjouée, c’était un éclat pareil à celui de l’acier poli,éblouissant, mais froid. Son regard mobile, mais pénétrant etfatigant vous laissait une impression désagréable d’interrogationindiscrète et pouvait même paraître insolent, s’il n’eût été aussiindifférent et aussi tranquille. Toutes ces réflexions ne mevinrent à l’esprit que parce que je connaissais quelques événementsde sa vie et peut-être qu’un nouvel examen de sa personne auraitproduit sur moi des impressions entièrement différentes. Maisquoique vous puissiez fort bien ne pas vous entendre avec moi surtout cela, vous êtes dans la nécessité de vous contenter de cettedescription. Je vous dirai comme conclusion qu’il n’était en sommepas du tout laid, et qu’il avait une de ses physionomies originalesqui plaisent ordinairement aux femmes.

Les chevaux étaient prêts ; les grelotsdes colliers résonnaient de temps en temps et le laquais s’étaitdéjà approché deux fois de Petchorin pour le prévenir que toutétait prêt et Maxime ne revenait pas. Par bonheur Petchorin s’étaitplongé dans une rêverie, en regardant les masses bleues du Caucaseet ne paraissait pas du tout pressé de se mettre en route.

Je m’approchai de lui et lui dis :

– Si vous voulez bien attendre encore unpeu, vous aurez le plaisir de revoir une vieille connaissance.

– Ah ! c’est vrai ! répondit-ilvivement ; on me l’a dit hier ; mais où est-il ?

Je me retournai du côté de la place etj’aperçus Maxime courant tant qu’il pouvait. En quelques secondesil fut près de nous. Il pouvait à peine respirer, la sueur coulaità gouttes sur son visage ; les mèches humides de ses cheveuxgris s’échappaient de dessous son chapeau et se collaient à soncou ; ses membres tremblaient…

Il voulut se jeter au cou de Petchorin, maiscelui-ci, assez froidement, et cependant avec un bienveillantsourire, lui tendit la main. Le capitaine resta un momentstupéfait, et puis prit avidement cette main dans lessiennes ; il ne pouvait encore parler.

– Comme je suis content de vous voir, moncher Maxime ! mais comment vous portez-vous ? ditPetchorin.

– Mais toi ! Mais vous !murmura le vieillard, avec des larmes dans les yeux, qued’années ! que de jours ! mais, où allez-vous ?

– Je vais en Perse et plus loin.

– Est-il possible !maintenant ? Mais attendez un peu, mon ami ! vous nepouvez pas nous quitter tout de suite. Il y a si longtemps que nousne nous sommes vus !

– Il le faut, Maxime, fut sa réponse.

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! maispourquoi tant se hâter ? Je voudrais vous dire tant de choses,et tant vous en demander ? Mais êtes-vous en congé ? quefaisiez-vous ?

– Je m’ennuyais ! dit Petchorin ensouriant.

– Mais ne vous souvenez-vous plus denotre séjour dans la forteresse ? votre passion pour lachasse ! Vous étiez un intrépide chasseur ! etBéla ?

Petchorin pâlit légèrement et se retourna.

– Oui je m’en souviens, dit-il enbâillant presque malgré lui.

Maxime se mit alors à le prier de resterencore deux heures avec nous.

– Nous dînerons parfaitement,dit-il ; j’ai deux faisans et le vin de Kaketinski estexcellent ici, ce n’est pas le même qu’en Géorgie, et c’est lemeilleur crû. Nous causerons ; et vous me raconterez votreexistence à Pétersbourg, n’est-ce pas ?

– Vraiment je n’ai rien à raconter, moncher Maxime… Adieu ! Il faut que je me hâte !… je vousremercie de ne pas m’avoir oublié !… ajouta-t-il en luipressant la main.

Le vieillard fronça le sourcil !… ilétait bien triste et bien affecté, quoiqu’il s’efforçât de lecacher.

– Oublier ! s’écria-t-il ;non ! je n’ai rien oublié ! Mais que Dieu vousaccompagne ! Je ne croyais pas que nous nous rencontrerionsainsi !…

– Mais c’est assez ! c’estassez ! dit Petchorin, en l’embrassant amicalement :Est-il possible que je ne sois plus le même ? Qu’yfaire ? chacun suit son chemin ! Nous sera-t-il donné denous rencontrer encore ? Dieu le sait !

En disant cela il s’était déjà mis en voitureet le postillon rassemblait ses rênes.

– Arrête ! arrête ! lui criasoudain Maxime, en se cramponnant à la portière de lacalèche ; Grégoire, vous avez sans doute oublié que vospapiers sont restés chez moi ? je les ai conservés ; jepensais vous trouver en Géorgie et voilà que Dieu nous a fait nousretrouver ici ; que dois-je en faire ?

– Ce que vous voudrez ; ditPetchorin ; adieu !

– Ainsi vous allez en Perse ? etquand reviendrez-vous ? lui cria Maxime en le suivant.

La calèche était déjà loin et Petchorinfaisait de la main un signe qui pouvait se traduire de la façonsuivante : C’est impossible ! Il le faut et je ne saispourquoi.

Dans le lointain, le son des grelots devenaitdéjà moins distinct ainsi que le bruit des roues sur les caillouxdu chemin, que le pauvre vieillard était encore debout à la mêmeplace et enfoncé dans une sombre rêverie.

Il me dit enfin, s’efforçant de prendre unvisage plus gai, tandis que des larmes de dépit mouillaient detemps en temps ses paupières :

– Nous étions bons amis, cependant. Maisque sont les amis de maintenant ! que pouvait-il trouverauprès de moi ? Je ne suis ni riche, ni haut placé, et j’ai ledouble de son âge  ! Mais voyez quel petit maître il estdevenu pendant son nouveau séjour à Pétersbourg ! quellevoiture ! que de bagages ! quels laquais insolents.

Ces paroles étaient dites avec un sourireironique :

– Dites-moi ? continua-t-il en setournant vers moi, quel démon le pousse maintenant vers laPerse ? En vérité, c’est drôle ; je sais que c’est unhomme léger sur lequel il est impossible de compter ; maisvraiment ce serait regrettable de le voir mal finir, et il estimpossible qu’il en soit autrement ! Je lui disais toujoursque c’était mal d’oublier de vieux amis.

Il se retourna afin de cacher son agitation etalla vers la porte auprès de sa voiture, dont il me parut à peinevoir les roues, tellement ses yeux s’étaient en ce moment remplisde larmes.

– Maxime, lui dis-je en m’approchant delui ; quels sont donc les papiers que vous a laissésPetchorin ?

– Ah ! Dieu le sait ! quelquesrécits.

– Mais qu’en ferez-vous ?

– Ce que j’en ferai, mais j’en ferai descartouches !

– Donnez-les moi, cela vautmieux ?

Il me regarda avec étonnement, et en murmurantentre ses dents se mit à fouiller dans sa valise. Il en tira uncahier et le jeta à terre avec mépris, puis d’autres, trois, dixeurent le même sort. Dans son chagrin, il avait quelque chose d’unenfant ; cela me paraissait triste et plaisant à la fois.

– Les voilà tous, dit-il, je vousfélicite de leur trouvaille.

– Et j’en puis faire tout ce que jevoudrai ?

– Même les faire imprimer dans lesjournaux ; ce n’est pas mon affaire ! Suis-je son ami,son parent ? En vérité, nous avons vécu longtemps sous le mêmetoit ; mais il y en a tant avec lesquels j’ai vécu !

Je pris les papiers et me dépêchai de lesemporter de peur que le capitaine ne se repentît de me les avoirdonnés. On vint nous prévenir que l’occasion repartait dans uneheure ; j’ordonnai d’atteler. Le capitaine entra dans lachambre lorsque je mettais déjà mon chapeau et il me sembla ne passe préparer au départ. Il paraissait tout contraint et avait leregard froid.

– Mais vous, Maxime, est-ce que vous nepartez pas ?

– Non !

– Et pourquoi ?

– Je n’ai pas encore vu le commandant etje dois régler quelques affaires de service avec lui.

– Mais vous êtes allé chez lui ?

– Oui, j’y suis allé effectivementdit-il, en hésitant ; mais il n’y était pas et je ne l’ai pasattendu.

Je le compris… Le pauvre vieillard, pour lapremière fois de sa vie, avait retardé une affaire de service pourses intérêts personnels comme on dit en termes de métier, et voilàcomment il en était récompensé ?

– Je regrette, lui dis-je, je regrettebeaucoup qu’il faille nous séparer avant la fin du voyage.

– Ah bah ! nous sommes, nous, devieux incivilisés qui ne pouvons aller de pair avec vous. Vous êtesdes jeunes gens du monde, fiers, et cependant sous les balles vousmarchez à nos côtés ; mais ensuite lorsque nous vousrencontrons, vous rougissez de tendre la main à vos compagnonsd’armes.

– Je ne mérite pas ces reproches,Maxime !

– Vous savez bien que ce n’est qu’unemanière de parler ; mais du reste je vous souhaite touteespèce de bonheur et un bon voyage !

Nous nous séparâmes assez sèchement. Le bonMaxime était redevenu le capitaine entêté et querelleur ; etpourquoi ? parce que Petchorin, par distraction ou pour toutautre motif, ne lui avait pris que la main lorsqu’il aurait vouluqu’on lui sautât au cou.

Il est triste de voir un jeune homme perdreles meilleurs de ses rêves et les meilleures de ses espérancesalors que devant lui s’épanouissent les roses à travers lesquellesil aperçoit les choses et les sentiments de l’humanité. Etcependant il a au moins une espérance, c’est de pouvoir troquer lesvieilles erreurs contre les nouvelles qui ne sont ni moinsfugitives ni moins douces. Mais à l’âge de Maxime, comment lesremplacer ? C’est involontairement que le cœur s’endurcit etque l’âme se ferme.

Je partis seul.

FIN DE MAXIME MAXIMITCH.

Préface de l’auteur

 

J’ai appris depuis peu que Petchorin, à sonretour de Perse, était mort. Cette nouvelle m’a fait presqueplaisir, en ce qu’elle m’a donné le droit d’imprimer ces récits etj’en ai profité pour placer son nom sur un type dont l’histoire luiest complètement étrangère. Dieu fasse que les lecteurs ne m’enveuillent pas pour cette innocente fraude !

Je dois maintenant expliquer un peu quelsmotifs m’ont déterminé à livrer au public, les secrets intimes decet homme que je n’ai jamais connu. Si j’avais été au moins sonami, chacun comprendrait la maligne indiscrétion d’un amivéritable. Mais je ne l’ai vu qu’une seule fois dans ma vie et surun grand chemin ; je ne puis donc nourrir contre lui cettehaine inexplicable qui, cachée sous le masque de l’amitié, attendla mort ou le malheur de celui qu’on semblait affectionner, pourdécharger sur sa tête une grêle de reproches, de conseils, derailleries, de regrets.

En relisant ces écrits, je me suis convaincude la sincérité avec laquelle cet homme avait mis à découvert sespropres faiblesses et ses défauts. L’histoire d’une âme, si petitequ’elle soit, n’est-elle pas plus curieuse et plus profitable quel’histoire de tout un peuple ? Et surtout lorsqu’elle est leproduit des observations d’un esprit méchant sur lui-même etqu’elle est écrite sans le désir présomptueux de se voir imiter etd’exciter l’admiration.

Une confession franche en Russie est si rare,et on ne se lit point à ses amis !

Aussi le seul désir d’être utile m’a décidé àfaire imprimer ces fragments d’un journal que m’a procuré lehasard. Cependant j’ai changé tous les noms ; mais ceux donton parle se reconnaîtront sûrement et trouveront là lajustification de certains faits, pour lesquels, jusqu’à ce jour,ils avaient accusé un homme, qui n’a déjà plus rien de commun avecce monde. Nous pardonnons presque toujours ce que nouscomprenons.

Je n’ai placé dans ce livre que ce qui serapporte au séjour de Petchorin au Caucase. Il est resté dans mesmains un énorme cahier où il raconte sa vie. Quelque jour je lasoumettrai au jugement du public, mais en ce moment je n’oseprendre cette responsabilité pour de nombreux et sérieuxmotifs.

Peut-être quelques lecteurs auront-ils l’enviede connaître mon opinion sur le caractère de Petchorin : Maréponse est le titre du livre. Mais c’est une méchante ironie medira-t-on !…

Je ne sais…

I TAMAN

 

Taman est bien la plus sale petite ville detoutes les villes maritimes de la Russie. C’est tout juste si jen’y suis pas mort de faim, et pour compléter encore cela on a voulum’y noyer. J’y arrivai en poste à une heure assez avancée de lanuit. Le postillon arrêta son troïka[10] fatigué,à la porte de la seule maison bâtie en pierre, vis-à-vis del’entrée. La sentinelle cosaque de la mer Noire, entendant le sondes grelots, cria d’une voix à demi-endormie et sauvage : quivive ! Le sergent et le brigadier accoururent ; je leurexpliquai que j’étais un officier allant en mission pour le servicede l’État et requis le logement qui m’était dû. Le brigadier meconduisit jusqu’à la ville où nous ne trouvâmes pas une cabane quine fût occupée. Il faisait froid ; je n’avais pas dormi duranttrois nuits, j’étais épuisé et je commençai à me fâcher.

– Conduis-moi quelque part, brigand,m’écriai-je. Au diable, si tu veux, pourvu qu’il y ait uneplace !

– Il reste encore un endroit, me réponditle brigadier en me saluant militairement ; seulement il neplaira pas à votre seigneurie ; ce n’est pas trèsconvenable.

Ne comprenant pas très bien le sens qu’ilattachait à ce dernier mot, je lui ordonnai de marcher devant moi,et après une longue pérégrination au milieu de sales ruelles où dechaque côté je ne voyais que de vieilles masures cloisonnées enplanche, nous arrivâmes à une petite maisonnette placée sur le bordmême de la mer.

La pleine lune brillait sur le toit en roseauxet blanchissait les murailles de ma nouvelle demeure. Dans une courentourée d’une enceinte en pierre, s’élevait une autre cabane unpeu inclinée et plus petite et plus vieille que la première. Par unécroulement on descendait au bord de la mer qui mouillait les mursmêmes et au bas desquels les flots sombres rejaillissaient avecleur murmure continuel.

La lune regardait tranquillement l’élémenttoujours agité, mais soumis à sa puissance ; et je distinguaià l’aide de sa lumière, bien loin du rivage, deux navires dont lesombre gréement, semblable à une toile d’araignée se dessinaitimmobile sur la ligne pâle de l’horizon. Ce sont des navires enrade, pensai-je ; je partirai probablement demain pourGuélendjik.

J’avais à mon service un cosaque de ligne. Jelui ordonnai de décharger ma valise, de renvoyer le postillon etappelai le maître de la maison, pas de réponse. Je cognai, pasdavantage.

– Qui est-là ? dit enfin un petitgarçon de quinze ans qui se trouvait dans le vestibule.

– Où est l’hôte ?

– Il n’y en a pas.

– Comment, il n’y en a pas ?

– Non.

– Et l’hôtesse ?

– Elle est allée au village.

– Qui donc m’ouvrira la porte ?m’écriai-je en la frappant à coups de pied.

La porte s’ouvrit d’elle-même ; un airhumide s’échappa de la maison. J’allumai une allumette en cire etla portai sous le nez de l’enfant ; elle éclaira deux yeuxblancs : il était aveugle, complètement aveugle de naissance,et se tenait immobile devant moi ; ce qui me permit d’examinerles traits de son visage.

J’avoue que je suis fortement prévenu contretous les aveugles, borgnes, sourds, muets, culs de jatte, manchots,bossus, etc.… J’ai remarqué qu’il y a toujours une étrangecorrélation entre l’extérieur de l’homme et son âme ; comme sila perte d’un membre faisait perdre à l’âme quelqu’une de sesfacultés.

Je me mis donc à observer le visage del’aveugle ; mais que peut-on lire sur un visage qui n’a pasd’yeux. Je le regardais depuis longtemps avec une involontairepitié, lorsqu’un sourire à peine visible vint errer sur ses lèvresfines et je ne sais pourquoi, produisit sur moi une trèsdésagréable impression. Dans ma tête naquit ce soupçon, que cetaveugle ne l’était pas autant qu’il le paraissait. En vainm’efforçai-je de me persuader qu’il était impossible de contrefaireles yeux blancs aussi parfaitement ; mais quevoulez-vous ? Je suis souvent très enclin à la méfiance…

– Est-ce que tu es le fils del’hôtesse ? lui demandai-je enfin.

– Non.

– Qui es-tu donc ?

– Un pauvre orphelin.

– Et l’hôtesse a-t-elle desenfants ?

– Non ; elle avait une fille, maiselle s’est enfuie de l’autre côté de la mer avec un tartare.

– Quel tartare ?

– Ah qui le sait ! c’est un tartarede Crimée, un pirate de Kertch.

J’entrai dans la masure ; deux bancs etune table, une grande caisse à côté d’un poêle formaient tout sonameublement. Sur le mur, pas la moindre image de saint[11] ; mauvais signe !

Par un carreau cassé s’engouffrait le vent dela mer ; je tirai de ma valise une bougie et l’allumai ;j’y pris ensuite mes hardes, les plaçai dans un coin avec mon sabreet mon fusil et déposai mes pistolets sur la table ; puisj’étendis mon manteau sur un banc et mon cosaque le sien surl’autre. Dix minutes après il ronflait, tandis que je ne pouvaism’endormir. Devant moi, dans les ténèbres, tout se changeait enenfant aux yeux blancs.

Environ une heure s’écoula ainsi. La lunebrillait par la fenêtre et ses rayons se jouaient sur le plancher,en terre de la masure. Soudain, sur la ligne éclairée, qui lepartageait une ombre passa. Je me soulevai un peu et regardai parla croisée ; quelqu’un, pour la seconde fois, glissa près demoi, et se cacha Dieu sait où. Je ne pouvais supposer que cet êtreavait fui sur le bord du rivage à pic en cet endroit, et cependantil n’avait pu aller ailleurs. Je me levai, me couvris d’unvêtement, et après avoir suspendu mon poignard à ma ceinture, jesortis à pas de loup de la cabane. Je m’étais caché derrière unecloison lorsque l’enfant passa près de moi avec une allure sûre etprudente ; sous son bras il portait un paquet, et tournantvers le port, il se mit à descendre un sentier étroit et escarpé.Voilà bien ! pensai-je ; dans le jour les muets parlentet les aveugles recouvrent la vue ; et je le suivis à unecertaine distance, de manière à ne pas le perdre des yeux.

Cependant la lune commençait à se couvrir denuages et un brouillard s’élevait sur la mer. C’est à peine si, àtravers ces vapeurs, on pouvait voir briller un fanal placé sur lapoupe d’un navire voisin. Au fond de l’eau l’écume faisaitscintiller le galet et à tout moment inondait le rivage. Je parvinsavec beaucoup de difficultés à descendre jusque sur la berge, etque vis-je alors ? L’aveugle s’arrêta un instant, puis tournaà droite et alla si près de l’eau, qu’en ce moment il me sembla quela vague l’avait atteint et l’emportait. Ce n’était évidemment pasla première promenade de ce genre qu’il faisait, à en juger par lasécurité avec laquelle il sautait de pierre en pierre et évitaitles trous. Il s’arrêta enfin, et comme s’il prêtait l’oreille à unbruit quelconque, il s’assit à terre et posa son paquet à côté delui. Je surveillais tous ses mouvements, caché derrière un desrochers du rivage qui faisait saillie. Après quelques instants uneblanche forme se dessina du côté opposé, monta vers l’aveugle ets’accroupit auprès de lui. Le vent m’apportait de temps en tempsleur entretien :

– Eh bien l’aveugle ! dit une voixde femme, l’orage est violent ; Ianko ne viendra pas.

– Ianko ne craint point l’orage ;répondit celui-ci.

– Le brouillard s’épaissit ! repritla voix de femme avec une expression douloureuse.

– Avec le brouillard on peut bien mieuxglisser au milieu des bâtiments de vigie, fut sa réponse.

– Et s’il se noie ?

– Eh bien quoi ! dimanche tu iras àl’église sans ton nouveau ruban.

Un silence suivit. Une chose cependant m’avaitsurpris : l’aveugle m’avait parlé dans le dialecte de lapetite Russie et maintenant il s’exprimait en Russe très pur.

– Vois-tu que j’ai raison, dit de nouveaul’aveugle en applaudissant de ses mains. Ianko ne craint ni la mer,ni les vents, ni le brouillard, ni les douaniers. Écoute !c’est lui ; voilà l’eau qui clapote, je ne me trompe pas, –c’est sa longue rame.

La femme bondit et se mit à observer avec uneinquiétude vive.

– Tu radotes, l’aveugle ! dit-elle.Je ne vois rien.

J’avoue que je m’efforçai de distinguer auloin quelque chose qui ressemblât à une barque, mais ce fut sanssuccès. Dix minutes s’écoulèrent ainsi. Bientôt un point noir semontra au milieu des vagues élevées. Ce point, tantôt grossissait,tantôt diminuait ; une barque monta lentement sur la cime desflots, puis descendant rapidement avec eux, se rapprocha du rivage.C’était un hardi nageur que celui qui avait osé, par une semblablenuit, entreprendre un voyage de vingt verstes à travers ledétroit ; et ce devait être un motif bien sérieux qui lepoussait à cela. Tandis que je faisais ces réflexions et que moncœur se serrait à la vue de la pauvre barque ; celle-ciplongeant comme un oiseau de mer et se relevant rapidement sur sesavirons comme sur des ailes, se dégagea de l’abîme des flotsécumants ; et lorsque je pensais que dans son élan elle seheurterait au rivage et volerait en mille éclats, elle tournalégèrement, présenta son travers et entra dans la petite baie saineet sauve. Un homme de taille moyenne et coiffé d’un bonnet tartareen peau de mouton en sortit ; il fit un signe de la main ettous trois se mirent à extraire quelque chose de la barque. Lefardeau était si volumineux, que depuis je n’ai pu comprendrecomment la barque n’avait pas coulé ; le prenant chacun par uncoin sur leur épaule, ils le traînèrent le long du rivage etbientôt je les perdis de vue. Il fallut retourner à lamasure ; mais j’avoue que tous ces événements étrangesm’avaient troublé et j’attendis péniblement le matin.

Mon cosaque fut très étonné, en se réveillant,de me trouver entièrement habillé ; je ne lui en fis pascependant connaître le motif, J’admirai pendant quelque temps de lafenêtre, le ciel bleu parsemé de petits nuages déchirés, et la côtelointaine de la Crimée, cachée sous un voile violet, et terminée encet endroit par des rochers, sur le sommet desquels blanchit unevieille tour en ruines.

Puis je me dirigeai vers le fort de Phanagoriaafin de prendre auprès du commandant l’heure de mon départ pourGuélendjik.

Mais hélas ! le commandant ne put rien medire de positif. Les bateaux stationnés dans le port étaient tous,ou des barques de douaniers, ou des navires marchands, quin’avaient pas encore commencé leur chargement.

« Dans trois ou quatre jours peut-être,me dit le commandant, le paquebot arrivera ; et alors nousverrons. »

Je revins à la maison tout morose et demauvaise humeur. Sur la porte, mon cosaque m’aborda avec un aireffrayé.

– Ça va mal, seigneur ! medit-il.

– Oui, mon cher, et Dieu sait quand nouspartirons d’ici.

À ces mots il se troubla davantage, et sepenchant vers moi me dit à voix basse :

– Nous sommes ici dans une mauvaisemaison. J’ai rencontré aujourd’hui un sous-officier de cosaques dela mer Noire ; c’est une connaissance à moi, il faisait partiede ma division l’année dernière, et comme je lui indiquais où nousétions descendus, il m’a dit : « Mais mon cher, c’est uneaffreuse maison, ce sont de vilaines gens ! »… Et eneffet, qu’est-ce que c’est qu’un aveugle qui va seul partout, aumarché, chercher le pain, l’eau ?… je veux bien qu’il soithabitué à cela…

– Allons, que t’importe ?… Mais aumoins l’hôtesse s’est-elle montrée ?

– Aujourd’hui, pendant votre absence, ilest venu une vieille femme et sa fille.

– Quelle fille ? puisqu’elle n’en apas.

– Ah ! Dieu seul sait si c’est safille ; mais tenez, la vieille est assise là-bas dans lacabane.

J’entrai dans la masure. Le poêle était toutgrand allumé et sur ce poêle cuisait un dîner assez succulent pourde pauvres gens. La vieille, à toutes mes questions, réponditqu’elle était sourde et qu’elle n’entendait pas. Que faire avecelle ? Je revins vers l’aveugle qui était assis devant lepoêle et entretenait le feu avec des broussailles.

– Te voilà, aveugle du diable ! luidis-je en le prenant par l’oreille. Dis-moi où cette nuit tu astraîné ce paquet ?

Mais soudain mon aveugle se mit à pleurer, àpousser des cris et à se lamenter :

– Où je suis allé ?

– N’es-tu pas allé quelque part avec unpaquet ?

– Quel paquet ?…

Cette fois la vieille entendit et se mit àgrogner :

« En voilà des inventions sur ce pauvreestropié. Pourquoi lui en voulez-vous ? que vous a-t-ilfait ? »

Tout cela m’agaçait et je sortis, décidé àavoir la clef de cette énigme.

Je m’enveloppai dans mon manteau et m’assiscontre la cloison, sur une pierre. Devant moi s’étendait la merencore agitée par la tempête de la nuit ; son bruit monotone,semblable au murmure d’une ville endormie, me rappela mes annéespassées dans le Nord, où se trouve notre froide capitale. Plongédans ces souvenirs, je m’oubliai… Une heure environ s’écoula ainsi,peut-être davantage. Soudain, quelque chose de semblable à un chantfrappa mon oreille ; c’était effectivement une chanson quedisait une fraîche voix de femme. Mais d’où venait-elle ? Jeme mets à écouter avec soin ; c’était un chant mélodieux,tantôt lent et triste, tantôt rapide et animé. Je regarde et je nevois personne autour de moi. J’écoute de nouveau ; les sonssemblaient venir du ciel ; alors je levai les yeux. Sur letoit de la cabane, j’aperçus une jeune fille en manteau rayé, lescheveux dénoués au vent, une véritable ondine. De sa main elleprotégeait ses yeux contre les rayons du soleil et regardaitattentivement au loin ; tantôt riant et se parlant àelle-même, tantôt reprenant de nouveau sa chanson.

Je me souviens de ce chant mot àmot :

Libres comme la volonté,

Dans la mer verte,

Vont tous les navires

Aux voiles blanches.

Parmi ces navires,

Ma nacelle

Ma nacelle est sans voiles ;

Et n’a que deux rames.

L’ouragan commence à souffler ;

Les vieux navires

S’enlèvent sur les avirons

Et se dispersent sur la mer.

Moi je me mets

À saluer profondément la mer :

En lui disant : méchante mer !

Respecte ma nacelle.

Ma nacelle porte

Des objets précieux ;

Et au milieu des ombres de la nuit

Une tête hardie la conduit.

Involontairement, il me vint à l’idée quependant la nuit j’avais entendu cette même voix. Je réfléchis unmoment, et lorsque je regardai de nouveau vers le toit, la jeunefille n’y était plus. Tout à coup elle passa près de moi enchantant autre chose et en faisant claquer ses doigts ; puiselle courut auprès de la vieille avec laquelle elle engagea unediscussion, La vieille était furieuse, mais la jeune fille riaitaux éclats. Soudain je vois mon ondine reprendre sa course et sesbonds, se placer devant moi, s’arrêter et me regarder fixement dansles yeux, comme si ma présence l’étonnait ; puis elle seretourna négligemment et regagna doucement le port. Mais cela nefinit pas là : Tout le jour elle rôda autour de mon logement,ne cessant un seul instant de bondir et de chanter. C’était un êtreétrange ! sur son visage on ne lisait aucun indice defolie ; ses yeux, au contraire, s’arrêtaient sur moi avec unevive pénétration, me paraissaient doués d’une puissance magnétique,et à chaque fois semblaient attendre de moi une interrogation. Maislorsque j’essayais de lui parler elle s’enfuyait en souriantmalignement.

Décidément je n’avais jamais vu une pareillefemme. Elle était loin d’être belle ; mais j’ai aussi mespréjugés sur le compte de la beauté ; il y avait chez ellebeaucoup de race. La race, chez les femmes comme chez les chevaux,est une chose importante ; cette découverte appartient à lajeune France. Elle (la race et non la jeune France) se faitremarquer en grande partie par l’allure, les mains et lespieds ; habituellement le nez l’indique aussi beaucoup. Un nezrégulier est plus rare en Russie que les petits pieds. Ma chanteusene paraissait pas avoir plus de dix-huit ans. Sa taille était d’unesouplesse extraordinaire, et, chose qui lui était particulière, satête penchait naturellement ; ses longs cheveux blonds avaientle chatoiement de l’or et voltigeaient sur la peau hâlée de son couet de ses épaules ; son nez était surtout régulier. Tout celam’avait séduit, et quoique dans ses regards peu francs je lusse unje ne sais quoi de sauvage et de suspect, la puissance de mespréjugés était telle que son nez régulier me rendit fou. Jem’imaginai que j’avais trouvé la Mignon de Gœthe, cette créationfantasque de son imagination allemande. Et effectivement il y avaitentre elles beaucoup de ressemblance. C’étaient les mêmes passagesbrusques d’une grande agitation à une complète immobilité, et lemême langage énigmatique, les mêmes bonds, les mêmes chansonsétranges…

Vers le soir, je l’arrêtai près de la porte etj’eus avec elle la conversation suivante :

– Dis-moi, ma belle, que faisais-tuaujourd’hui sur le toit ?

– Mais, j’examinais d’où soufflait levent.

– Pourquoi cela ?

– D’où vient le vent vient lebonheur.

– Comment ! est-ce qu’en chantant tuappelais le bonheur ? Mais si, contre ton attente, tu gagnaisle malheur, en chantant ?

– Où l’on chante l’on est heureux. Où nesera pas le mieux sera le pire, et de là au bien il n’y a pasloin.

– Qui t’a appris cette chanson ?

– Personne ne me l’a apprise. Je chantece que j’imagine. Entendre quelqu’un, c’est l’écouter ; sil’on ne veut pas l’entendre, il ne faut pas l’écouter.

– Mais comment t’appelle-t-on, machanteuse ?

– Celui qui m’a baptisée le sait.

– Mais qui t’a baptisée.

– Pourquoi le saurais-je ?

– Quelle dissimulée ! Ah !mais, voilà, je sais quelque chose sur toi (elle ne changea pas devisage et ne remua pas même les lèvres, comme si cela ne laregardait pas.) Je sais que la nuit passée tu es allée sur lerivage.

Et je lui racontai sérieusement tout ce quej’avais vu la nuit, pensant la troubler. Elle se mit à rire à gorgedéployée.

– Vous avez vu beaucoup et vous savezbien peu ; mais ce que vous savez mettez-le sous clef[12].

– Et si, par exemple, je m’imaginaisd’aller le raconter au gouverneur ? » lui dis-je en mefaisant une mine sérieuse et prenant un air sévère.

Elle bondit en chantant et s’enfuit commel’oiseau effrayé s’échappe d’un buisson ; mes dernièresparoles l’avaient effarouchée. Je n’en soupçonnai point alorsl’importance, et j’eus occasion de m’en repentir plus tard.

Cependant, la nuit était venue ;j’ordonnai à mon cosaque de mettre au feu ma théière decampagne ; j’allumai une bougie, m’assis près de la table etme mis à fumer ma pipe. J’achevais ma deuxième tasse de thé lorsquetout à coup la porte s’ouvrit, un léger bruit de vêtement se fitentendre derrière moi ; je tressaillis et me retournai.C’était elle, mon ondine ! Elle s’assit devant moi doucementet en silence, et dirigea sur moi ses yeux profonds. Je ne saispourquoi ce regard me parut admirablement tendre. Il me rappela unde ces regards qui, dans les années passées, m’avaient absolumentpoussé à jouer ma vie. Elle semblait attendre une question, mais jeme taisais, plein d’un trouble inexprimable. Son visage étaitcouvert d’une sombre pâleur, signe de l’agitation de son âme ;sa main errait sans but sur la table, et je remarquai qu’elletremblait légèrement ; son sein se gonflait et elle paraissaitretenir sa respiration. Cette scène commençait à m’agacer et jem’apprêtais à rompre le silence d’une façon banale en luiprésentant une tasse de thé, lorsque soudain elle s’élança, entouramon cou de ses bras et déposa sur mes lèvres un baiser humide etbrûlant. Un nuage passa sur mes yeux, ma tête s’enflamma et je laserrai dans mes bras avec toute la force et la passion de lajeunesse ; mais elle glissa comme une couleuvre entre mes braset me dit à l’oreille :

« Cette nuit, quand tout dormira, vienssur le rivage ! »

Et d’un bond elle sauta hors de la chambre.Dans le vestibule elle renversa sur le parquet la théière et labougie.

« Quel démon, que cette folle, »cria mon cosaque en se retournant sur la paille, essayant deréchauffer les restes du thé.

Alors seulement je revins à moi.

Vers deux heures, lors que tout se tut dans leport, j’éveillai mon cosaque et lui dis :

– Si je tire un coup de pistolet, accourssur le rivage.

Il ouvrit les yeux et me réponditmachinalement :

– J’entends votre seigneurie.

Je passai mes pistolets à ma ceinture etsortis. Elle m’attendait sur la berge. Son vêtement était plus queléger ; un fichu entourait sa taille souple.

– Marches derrière moi, » medit-elle en me prenant par la main, et nous nous mîmes à descendre.Je ne comprends pas comment je ne me cassai pas le cou. En bas,nous tournâmes à droite et nous prîmes ce même chemin sur lequelj’avais, la veille, suivi l’aveugle. La lune n’était pas encorelevée et deux petites étoiles seulement brillaient dans la voûtesombre comme des lanternes de phare, les ondes roulaient en cadencel’une après l’autre et en murmurant soulevaient à peine une barqueamarrée au rivage.

« Entrons dans la barque » me ditmon guide.

J’hésitais, car je suis peu amateur despromenades sentimentales sur la mer, mais il n’était plus temps derefuser. Elle sauta dans la barque et moi derrière elle. Je n’étaispas revenu à moi que déjà nous nagions.

« Que signifie cela ? luidemandai-je d’un ton furieux.

– Cela signifie, répondit-elle enm’asseyant sur un banc et entourant ma taille de ses mains ;cela signifie que je t’aime. »

Sa joue touchait la mienne et je sentis surmon visage son haleine ardente. Soudain j’entends tomber à l’eauquelque chose ; je porte la main à ma ceinture, plus depistolets ! Oh ! à ce moment un effrayant soupçontraversa mon esprit ; le sang me monta à la tête. Je regardaien arrière ; nous étions à cent mètres environ du bord et jene savais pas nager. Je voulus me débarrasser d’elle ; maiselle, comme un chat, s’accrocha à mes vêtements, et d’un chocviolent faillit me jeter à la mer. La barque balançait, pourtant jeparvins à me redresser, et alors commença entre nous une luttedésespérée. La fureur me donnait des forces, mais je remarquaibientôt que je le cédais en agilité à mon adversaire…

– Que me veux-tu ? lui criai-je enserrant fortement sa petite main.

Ses doigts craquèrent, elle ne poussa pas uncri ; cette nature de serpent endura cette torture.

– Tu vois, dit-elle, tu iras faire desrapports sur nous ! »

Et, avec une force surnaturelle, elle me jetasur le bord. Enlacés par la ceinture, nous tombâmes et penchionssur l’eau ; ses cheveux touchaient la mer, le moment étaitdécisif. M’appuyant alors sur mon genou, je la saisis d’une mainpar les cheveux, de l’autre à la gorge ; elle lâcha mesvêtements et d’un seul coup je la lançai au milieu des flots.

Il faisait sombre ; sa tête parut deuxfois au milieu de l’écume des vagues, et puis, je ne vis plusrien…

Dans le fond de la barque, je trouvai lamoitié d’une vieille rame. Et après de longs efforts je pusregagner le bord. En suivant le rivage jusqu’à la masure j’observaimalgré moi les lieux où la veille, l’aveugle était venu attendre lenavigateur nocturne. La lune glissait déjà dans les cieux et il mesembla que j’apercevais quelque chose de blanc assis sur lerivage ; je m’approchai doucement, stimulé par la curiosité,et me couchai entre les herbes ; avançant ensuite la tête, jepus bien voir des rochers tout ce qui se faisait en bas, et sansm’en étonner beaucoup, je me réjouis de reconnaître ma petiteondine. Elle exprimait l’onde amère de ses longs cheveux ; sachemise humide dessinait sa taille souple et sa gorge protubérante.Bientôt une barque se montra au loin ; elle aborda rapidement,et comme la veille un homme en sortit en costume tartare ; ilavait les cheveux coupés à la cosaque et au cuir de sa ceinturependait un grand couteau.

– Ianko ! lui dit-elle, tout estperdu ! Puis leur conversation se prolongea, mais si bas, queje ne pouvais rien entendre…

– Mais où est l’aveugle ? dit enfinIanko, en élevant la voix.

– Je l’ai envoyé à la maison,répondit-elle.

Au bout d’un moment l’aveugle parut portantsur son dos un sac qu’ils placèrent dans la barque.

– Écoute-moi, l’aveugle, dit Ianko, gardebien la maison… tu sais ? là sont de riches marchandises… Disà… (je n’entendis pas le nom) que je ne puis plus le servir ;les affaires vont mal, il ne me verra plus, il y a du dangermaintenant ; j’irai chercher du travail ailleurs, et il neretrouvera pas un hardi marin comme moi. Oui, dis-lui que s’ilavait mieux payé mes peines, Ianko ne l’aurait pas abandonné ;mais mon chemin est partout où souffle le vent et gronde la mer…Après un peu de silence, Ianko continua : Elle viendra avecmoi, elle ne peut rester ici. Mais dis à la vieille que son heureest venue et qu’elle doit faire place aux autres… elle ne nousreverra jamais.

– Et moi, que deviendrai-je ? ditl’aveugle d’une voix plaintive.

– Que veux-tu que je fasse de toi ?fut sa réponse.

Cependant mon ondine sauta dans la barque etfit un signe à son compagnon ; celui-ci plaça quelque chosedans la main de l’aveugle et ajouta :

– Allons, achète-toi des painsd’épices.

– Tu ne me donnes que cela ? ditl’aveugle.

– Tiens ! voilà encore ; etquelque monnaie résonna en tombant sur la pierre.

L’aveugle ne la prit pas.

Ianko sauta dans la barque ; le ventsoufflait de la rive, ils étendirent une petite voile et voguèrentrapidement. Longtemps la lune éclaira au milieu des ondes obscuresleur blanche voile. L’aveugle était toujours assis sur le rivage etj’entendais comme des sanglots ; il pleurait effectivement, etlongtemps, longtemps… j’en eus l’âme navrée. Aussi pourquoiavait-il plu à la destinée de me jeter au milieu de ce cerclepaisible d’honnêtes contrebandiers !… Comme unepierre qui tombe dans une source à l’onde polie, j’étais venutroubler leur tranquillité et comme la pierre j’avais failli allerau fond.

Je retournai à la maison. Dans le vestibule,la bougie presque consumée pétillait dans une écuelle de bois, etmalgré mes ordres, mon cosaque dormait d’un profond sommeil tenantson fusil entre ses mains. Je le laissai dormir, et prenant labougie, j’entrai dans la cabane ; hélas ! ma cassette,mon sabre à la monture d’argent et mon poignard turc, – présentsprécieux, tout avait disparu. Je devinai alors quels effetstraînait ce maudit aveugle. J’éveillai mon cosaque assez rudement.Je le gourmandai, me fâchai, mais il n’y avait rien à faire !N’aurais-je pas été ridicule en effet, d’aller me plaindre àl’autorité, d’avoir été volé par un enfant aveugle et d’avoirfailli être noyé par une jeune fille de dix-huit ans ?Heureusement, je vis la possibilité de partir le matin même et jequittai Taman. Ce que devinrent la vieille et le pauvre aveugle, jel’ignore ; mais pour un officier en mission, quelle bizarreaventure, gaie et triste en même temps !

II LA PRINCESSE MARIE

&|160;

11Mai 18…

Je suis arrivé hier à Piatigorsk et j’ai louéun logement à l’extrémité de la ville, qui est un lieu très élevé,situé au pied du Machouk[13]. Par lestemps d’orage, les nuages descendent jusque sur mon toit.Aujourd’hui, à cinq heures du matin, quand j’ai ouvert ma fenêtre,ma chambre s’est remplie du parfum des fleurs, qui garnissent, toutautour, de modestes haies&|160;: Les branches des cerisiers enfleur semblent regarder par ma croisée et le vent quelquefois,jonche de leurs blancs pétales ma table à écrire. J’ai une vueadmirable de trois côtés&|160;: Au couchant, les cinq coupoles duBechtou, teintes d’un bleu sombre et semblables aux derniers nuagesd’un orage dissipé&|160;; au nord le Machouk, qui s’élève pareil auchapeau fourré d’un Persan et me cache toute cette partie del’horizon&|160;; à l’orient le panorama est plus gai&|160;: En bas,devant moi, fourmille la petite ville, neuve, éclatante depropreté&|160;; j’entends le murmure de ses fontaines salutaires etcelui de sa foule polyglotte. Plus loin les montagnes s’amoncèlenten amphithéâtre, de plus en plus bleues et sombres, puis àl’extrémité de l’horizon s’étend la ligne argentée des sommets quicommencent au Kazbek et finissent aux deux pointes de l’Elborous.Qu’il est gai de vivre dans un tel lieu &|160;! Aussi de mollessensations remplissent tout mon être. L’air est pur et doux commeun baiser de jeune fille, le soleil chaud, le ciel bleu. Quefaut-il de plus, ce me semble&|160;? Pourquoi existe-t-il despassions, des désirs, des regrets&|160;? Mais il est temps, et jevais à la fontaine Élisabeth, où, dit-on, se rassemble toute labonne société des eaux…

En descendant au milieu de la ville j’aiparcouru un boulevard sur lequel j’ai rencontré quelques groupestristes, qui gravissaient lentement la montagne. Ce sont en grandepartie des familles de riches propriétaires de steppes. Parmielles, on remarque des hommes portant des vêtements de mode un peuvieille déjà et des femmes élégamment parées, ainsi que leursfilles. Évidemment, toute la jeunesse des eaux leur estconnue&|160;; aussi m’ont-elles regardé avec une attentivecuriosité. La coupe de mon pardessus, fait à Saint-Pétersbourg, lesa probablement trompées&|160;; car bientôt, apercevant mesépaulettes d’officier de ligne, elles se sont détournées avecindifférence.

Les femmes des autorités du lieu,comme disent les maîtres d’hôtel aux eaux, ont été plusbienveillantes. Elles portent des lorgnons, et ont plus d’égardspour l’uniforme&|160;; elles sont habituées, au Caucase, àrencontrer, sous des boutons numérotés, des cœurs ardents et sousdes casquettes blanches des esprits civilisés. Ces dames, trèsaimables et longtemps aimables, prennent chaque année de nouveauxadorateurs et trouvent peut-être en cela le secret de leur aménitéinfatigable. En montant le sentier qui va à la fontaine Élisabeth,j’ai rencontré une foule d’employés dans les services civils etmilitaires&|160;; ils forment comme je l’ai appris plus tard, laclasse des hommes qui viennent demander la santé aux eaux. Ceux-làne boivent cependant pas de l’eau, ils se promènent et se traînenten marchant&|160;; ils jouent et se plaignent de l’ennui. Lesgandins font descendre leur verre vide dans les puits d’eauminérale et prennent des poses académiques. Les civils portent descravates bleu-clair&|160;; les militaires font passer leur col dechemise par-dessus leur collet&|160;; tous professent un profondmépris pour les dames de province et soupirent pour lesaristocratiques habitantes de la capitale, où on ne les laissepoint aller.

Enfin, voici le puits… Près de là est unepetite place, sur laquelle est une maisonnette au toit rouge,contenant des baignoires et autour une galerie qui sert depromenoir lorsqu’il pleut. Quelques officiers blessés étaient assissur un banc, leurs béquilles ramenées vers eux, pâles et tristes.Quelques dames allaient et venaient sur la petite place d’un pasassez pressé, attendant l’effet des eaux. Parmi elles se trouvaientdeux ou trois jolis visages&|160;; sous quelques allées de vignes,abritées par le versant du Machouk, paraissaient et disparaissaientles chapeaux bariolés de celles qui aiment la solitude à deux, carj’ai remarqué toujours à côté de ces chapeaux quelques broderiesmilitaires ou quelque affreux chapeau rond. Sur le rocher escarpéoù s’élève un pavillon appelé la Harpe éolienne,se montraient ceux qui aiment les points de vue. Ils braquaientleurs télescopes sur l’Elborous&|160;; et parmi eux on distinguaitdeux précepteurs avec leurs élèves, venus aux eaux pour se guérirdes écrouelles.

Je me suis arrêté tout essoufflé au haut de lamontagne, et, appuyé contre l’angle d’une petite maison, j’admiraisles pittoresques environs, lorsque tout à coup, j’ai entenduderrière moi une voix connue&|160;:

«&|160;Tiens, Petchorin&|160;! Depuislongtemps ici&|160;?&|160;»

Je me suis retourné, c’étaitGroutchnitski&|160;; nous nous sommes embrassés. J’avais fait saconnaissance pendant une de nos expéditions&|160;; il avait étéblessé par une balle à la jambe et était arrivé aux eaux unesemaine avant moi.

Groutchnitski est sous-officier(noble)[14], et n’a qu’un an de service. Il porteavec l’élégance d’un petit maître son grossier vêtement de soldatet est décoré de l’ordre militaire de Saint-Georges. Il est bienfait, brun, et a les cheveux noirs. À première vue, on pourrait luidonner vingt-cinq ans, quoiqu’il en ait vingt et un à peine. Ilrelève sa tête en arrière avec un air de fierté, et à tout moment,tortille sa moustache de sa main gauche, car, avec la droite, ils’appuie sur sa béquille. Il parle vite et abondamment et est deces hommes qui ont pour toutes les situations de la vie quelquesphrases prêtes à temps&|160;; de ces hommes que la beauté simplen’émeut pas et qui se drapent dans des passions extraordinaires etdes souffrances exclusives. L’effet est leur grandejouissance&|160;; ils s’éprennent des romanesques provincialesjusqu’à la sottise et en vieillissant deviennent de tranquillespropriétaires ou des ivrognes. Dans leur âme, il y a souventd’excellentes qualités, mais pas la moindre poésie. La passion deGroutchnitski était de déclamer&|160;: il vous accablait de sesparoles lorsque la conversation sortait du cercle des connaissancesordinaires. Je n’ai jamais pu discuter avec lui. Ainsi il ne répondpas à vos objections et ne vous écoute pas&|160;; seulement si vousvous arrêtez, il commence une longue tirade qui a bien quelquerapport avec ce dont vous causiez, mais qui n’est effectivement quele développement de son propre discours.

Il est assez spirituel&|160;; ses épigrammessont amusantes&|160;; il ne contredit jamais quelqu’un. Il neconnaît ni les hommes ni leurs cordes faibles, car il ne s’estoccupé que de lui pendant toute sa vie&|160;; son but a toujoursété de devenir un héros de roman. Il s’efforce souvent de persuaderaux autres qu’il est un être créé pour un autre monde et voué à dessouffrances inconnues. Il finit presque par le croire lui-même, etc’est pour cela qu’il porte si fièrement son grossier manteau desoldat. Je l’avais deviné et à cause de cela il ne m’aimait pas,quoique nous eussions extérieurement d’excellents rapports.Groutchnitski passait pour un homme d’une bravoure remarquable. Jel’avais vu à la besogne, agitant son sabre, criant, se jetant enavant les yeux fermés. Mais ce n’est pas là la véritable bravourerusse. Aussi, je ne l’aime point et je sens que quelque jour nousnous rencontrerons dans quelque étroit sentier d’où l’un de nous nesortira pas.

Son arrivée au Caucase a été la conséquence deson exaltation romanesque. Je suis sûr que la veille de son départdu village paternel, il a dû dire avec tristesse à ses joliesvoisines, non pas qu’il entrait tout simplement au service, maisqu’il allait à la mort, parce que… Et alors il a dû se couvrir lesyeux avec ses mains, puis ajouter&|160;: Mais non, tu ne dois pas,ou vous ne devez pas le savoir&|160;; votre âme pure s’effraierait.Mais pourquoi&|160;! Du reste que suis-je pour vous&|160;? mecomprendriez-vous&|160;?… etc., etc. Lui-même me raconta que ce quil’avait décidé à entrer dans le régiment de K… resterait un secretéternel entre le ciel et lui.

En somme dans les moments où Groutchnitskidépouille son tragique manteau, il est assez bien et assezagréable.

Je suis curieux de le voir auprès des femmes.Que d’efforts il doit faire&|160;! Nous nous sommes abordés commedeux vieux amis et je me suis mis à le questionner sur sa vie auxeaux et sur les personnes de distinction de séjour ici&|160;:

«&|160;Nous passons la vie assezprosaïquement, m’a-t-il dit en soupirant&|160;; en buvant de l’eaule matin nous sommes fades, comme tous les malades&|160;; et, enbuvant du vin le soir, nous sommes insupportables, comme les gensbien portant. Il y a bien une société féminine, mais on en tire peude distraction. Ces dames jouent au whist et parlent le françaisdifficilement et fort mal&|160;! Cette année, il n’y a ici deMoscou que la princesse Ligowska et sa fille&|160;; je ne lesconnais pas. Mon manteau de soldat est un signe de ma renonciationau monde, et la considération qu’il me vaut me pèse autant qu’uneaumône.&|160;»

Au même instant, deux dames sont venues aupuits se placer près de nous&|160;; l’une âgée, l’autre jeune etbien tournée. Je n’ai pu voir leurs visages, cachés sous leurschapeaux, mais elles étaient vêtues avec une sévère élégance dumeilleur goût&|160;; rien d’exagéré. Elles portaient toutes deuxdes robes gris perle et un léger fichu de soie entouraitgracieusement leur cou. Des bottines puce chaussaient leurs piedsjusqu’à la cheville, si finement, qu’en songeant à la beautéqu’elles cachaient mystérieusement, on ne pouvait s’empêcher depousser un soupir d’admiration. Leur démarche légère, mais de bonton, avait quelque chose de juvénile qui échappait à la définition,mais que le regard comprenait bien. Lorsqu’elles ont passé près denous, il s’est exhalé d’elles un parfum inexplicable comme enrépandent les lettres d’une femme aimée.

–&|160;Voilà la princesse Ligowska, m’a ditGroutchnitski, et avec elle sa fille Méré[15], comme elle l’appelle à la manièreanglaise. Elles sont ici depuis trois jours seulement.

–&|160;Mais comment sais-tu déjà leurnom&|160;?

–&|160;Je l’ai entendu par hasard, a-t-il diten rougissant, et je t’avoue que je ne tiens pas à faire leurconnaissance. Cette fière noblesse nous regarde, nous soldats deligne[16], comme des sauvages&|160;! Etpourquoi&|160;? Est-ce que l’esprit ne se trouve pas aussi sous unecasquette numérotée et n’y a-t-il pas un cœur qui bat sous cegrossier manteau&|160;?

–&|160;Pauvre manteau&|160;! ai-je dit ensouriant. Mais quel est ce monsieur qui s’avance vers elles et leuroffre si obligeamment un verre&|160;?

–&|160;Ah&|160;! C’est un élégant de Moscou,Raiëvitch, un joueur&|160;; cela se voit à la splendide chaîne enor qui pend à son gilet bleu. Quelle énorme canne&|160;! C’est à laRobinson Crusoë&|160;; sa barbe et ses cheveux sont à lamougik&|160;!…

–&|160;Tu es donc fâché contre toute la racehumaine&|160;?

–&|160;Et il y a de quoi&|160;!

–&|160;Ah&|160;? vraiment&|160;!&|160;»

Pendant ce temps ces dames se sont éloignéesdu puits et sont arrivées à hauteur de nous. Groutchnitski s’estefforcé de prendre une pose dramatique à l’aide de ses béquilles,et m’a dit à haute voix en français&|160;:

«&|160;Mon cher, je hais les hommes pour nepas les mépriser, car autrement la vie serait une farce tropdégoûtante.&|160;»

La jeune et jolie princesse s’est retournée eta gratifié le prolixe orateur d’un regard curieux&|160;;l’expression de ce regard était indéfinissable, mais un peumoqueuse. Au fond de moi-même je l’en ai félicitée de toutcœur.

–&|160;Cette princesse Marie, lui ai-je dit,est vraiment très jolie, elle a des yeux si veloutés, maisréellement si veloutés&|160;! Je t’engage à en observerl’expression. Les cils du bas et du haut sont si longs, que lalumière du soleil ne doit pas arriver jusqu’à la prunelle. J’aimeces yeux sans éclat&|160;; ils sont si tendres quand ils vousregardent. Il me semble du reste qu’elle n’a que cela de joli dansla figure&|160;! Mais a-t-elle les dents blanches&|160;? Jeregrette qu’une de tes phrases pompeuses ne l’ait pas faitsourire.

–&|160;Tu parles de jolies femmes comme dechevaux anglais, m’a dit avec indignation Groutchnitski.

–&|160;Mon cher&|160;? lui ai-je répondu,m’efforçant de copier sa manière, je méprise les femmes pour ne pasles aimer, car autrement la vie serait un mélodrame tropridicule.&|160;»

Je lui ai tourné le dos, et me suis éloigné.Après une demi-heure de promenade dans l’allée plantée de vignes,sous une roche calcaire suspendue au-dessus de rangées d’arbres, lachaleur s’est fait sentir et j’ai songé à regagner ma demeure. Maisauparavant je suis allé vers l’une des sources alcalines et me suisarrêté sous la galerie couverte, afin de respirer à l’ombre. Cetemps d’arrêt m’a donné l’occasion d’observer une scène assezcurieuse. Les personnages se trouvaient dans la position quevoici&|160;: la princesse-mère, avec l’élégant moscovite, étaitassise dans la galerie couverte et tous deux paraissaient engagésdans une conversation sérieuse. La jeune fille, ayant probablementachevé son dernier verre d’eau, se promenait mélancoliquementautour du puits. Groutchnitski se tenait auprès de ce même puits,et il n’y avait plus personne sur la place.

Je me suis approché et me suis caché à l’anglede la galerie. Au bout d’un moment, Groutchnitski a laissé tomberson verre sur le sable et s’est efforcé de se courber afin de leramasser&|160;; sa jambe malade l’en a empêché&|160;; il a essayéencore en s’appuyant sur sa béquille, mais en vain&|160;; sonvisage exprimait en cet instant une souffrance réelle.

La jeune princesse Marie voyait tout celamieux que moi. Plus rapide qu’un oiseau, elle s’est élancée, s’estbaissée, a ramassé le verre et le lui a remis en faisant une légèreinclination de corps pleine de grâce séduisante&|160;; puis elle arougi un peu, a regardé du côté de la galerie, et voyant que samère n’avait rien vu, a paru se tranquilliser. LorsqueGroutchnitski a ouvert la bouche pour la remercier, elle était déjàloin de lui. Quelques minutes après elle est sortie de la galerieavec sa mère et l’élégant Raiëvitch et est venue passer auprès deGroutchnitski avec un air plein de décence et de retenue, sans seretourner, sans faire attention au regard plein de passion aveclequel il l’a accompagnée longtemps, tandis qu’elle descendait lamontagne et glissait sous les tilleuls du boulevard. Puis tout d’uncoup son chapeau a disparu au coin d’une rue. Elle a couru vers laporte d’une des jolies maisons de Piatigorsk&|160;; derrière elleest entrée la princesse sa mère qui, du seuil de la porte, a priscongé de Raiëvitch.

Alors seulement le passionné sous-officier aremarqué ma présence.

–&|160;As-tu vu&|160;? m’a-t-il dit en mepressant fortement la main&|160;; c’est un ange&|160;!

–&|160;Pourquoi donc&|160;? lui ai-je dit enprenant un air d’étonnement apparent.

–&|160;Tu n’as donc pas vu&|160;?

–&|160;Non&|160;! J’ai vu qu’elle a ramasséton verre&|160;; si le gardien eût été là, il en aurait fait autantet même se serait hâté davantage dans l’espoir de recevoir unpourboire. Il était évident du reste que tu lui avais inspiré de lapitié, car tu as fait une bien laide grimace lorsque tu t’es appuyésur ta jambe blessée.

–&|160;Et tu n’as pas été un peu ému en lavoyant à ce moment où son âme se reflétait sur sonvisage&|160;?

–&|160;Non&|160;!

Je mentais et voulais le faire enrager. J’aila passion innée de la contradiction&|160;; toute mon existencen’est qu’une série de contradictions imposées à mon cœur ou à maraison. La présence d’un enthousiaste suffit pour me glacer et jesuis certain que des relations avec un fade flegmatique merendraient le plus passionné des rêveurs. J’avoue encore qu’unsentiment affreux, mais bien connu, était entré en moi en un clind’œil. Ce sentiment, c’était la jalousie. Je le dishardiment&|160;; parce que j’ai l’habitude de tout avouer avecfranchise. Et difficilement on trouvera un jeune homme rencontrantune jolie femme, qui n’a pour lui que des regards insignifiants,tandis qu’il la voit soudain en public en regarder toutdifféremment un autre qui lui est aussi inconnu&|160;;difficilement, dis-je, on trouvera un jeune homme dans cettesituation, qui ne soit blessé désagréablement. (J’entends ici unjeune homme ayant vécu dans le monde et habitué à être flatté dansson amour-propre).

Nous nous sommes tus, et après être descendusde la montagne, nous sommes allés au boulevard, sur lequel donnentles fenêtres de la maison dans laquelle a disparu notre beauté.Elle était assise auprès de la fenêtre. Groutchnitski, me prenantpar la main, lui a lancé un de ces regards de tendresse troubléequi agissent tant sur les femmes. Moi j’ai dirigé sur elle monlorgnon et j’ai vu qu’elle souriait du regard et que mon insolentlorgnon lui déplaisait sérieusement. En effet, comment un officierde ligne du Caucase osait-il lorgner une princessemoscovite&|160;?

13Mai.

Ce matin, le docteur est venu chez moi. Ils’appelle Verner, mais il est Russe. Qu’y a-t-il làd’étonnant&|160;? J’ai connu un Ivanoff qui était Allemand. Vernerest un homme très connu pour différentes raisons. Il est sceptiqueet matérialiste comme presque tous les médecins&|160;; avec cela ilest de ces poètes, ceci n’est pas une plaisanterie, qui le sonttoujours en action, souvent en paroles, et cependant il n’a pasécrit deux vers dans sa vie. Il connaît toutes les cordes vives ducœur humain comme il connaît toutes les veines d’un corps, mais iln’a jamais su profiter de ses connaissances, de même qu’unanatomiste distingué ne sait pas quelquefois traiter la fièvre.Ordinairement, Verner plaisante doucement ses malades, mais je l’aivu une fois pleurer sur un soldat mourant&|160;!… Il était pauvre,rêvait des millions, et n’aurait pas fait un pas inutile pour del’argent. Il me disait un jour qu’il faisait plus souvent plaisir àun ennemi qu’à un ami, parce que cela s’appelait vendre cher sabienfaisance et que la haine d’un homme s’augmentait en proportionde la grandeur d’âme de son adversaire, Il a une langue mordante,mais sous l’aiguillon de ses épigrammes pas un brave homme ne passepour un sot insipide. Ses rivaux, les médecins des eaux, jaloux delui, répandirent le bruit qu’il faisait des charges sur sesmalades&|160;; ceux-ci se fâchèrent et presque tous cessèrent de levoir. Ses amis, ceci est la vérité, hommes honnêtes en service auCaucase, s’efforcèrent en vain de rétablir son crédit ébranlé.

Son extérieur est de ceux, qui au premier coupd’œil, frappent désagréablement, mais qui plaisent ensuite lorsquel’œil s’étudie à bien lire sur leurs traits irréguliersl’expression d’une âme éprouvée et pleine d’élévation. On a desexemples de femmes qui se sont amourachées de pareils hommesjusqu’à la folie, et elle n’auraient pas certainement changél’objet de leur folie pour la beauté des plus frais et des plusroses Endymions. Il faut rendre une justice aux femmes&|160;: ellesont l’instinct de la beauté de l’âme&|160;; peut-être, parce queles hommes comme Verner aiment les femmes avec passion.

Verner est petit de taille, maigre et délicatcomme un enfant. Une de ses jambes est plus courte que l’autre,comme chez Byron&|160;; comparée à son torse, sa tête paraîténorme&|160;; ses cheveux sont coupés très courts et les inégalitésde son crâne bosselé frapperaient un phrénologue en lui présentantune étrange réunion des penchants les plus opposés. Ses petits yeuxnoirs, toujours en mouvement, s’efforcent de scruter vos pensées.Dans ses vêtements, on remarque surtout du goût et de lapropreté&|160;; ses petites mains maigres et veinées se prélassentdans des gants vert clair. Son gilet, son habit et sa cravate sonttoujours de couleur noire. Les jeunes gens l’appellentMéphistophélès. Il paraît vexé de ce surnom, mais au fond celaflatte son amour-propre. Nous nous sommes vite compris mutuellementet sommes devenus de bons amis, quoique je sois très difficile enamitié. Chez deux amis, l’un est toujours l’esclave de l’autre,quoique aucun des deux ne veuille le reconnaître. Je ne puis êtrel’esclave&|160;; mais dans ce cas, commander est un travailfatigant, et d’ailleurs j’ai des domestiques et de l’argent&|160;!Voici comment nous sommes devenus amis&|160;: Je rencontrai Vernerchez S… au milieu d’un nombreux et bruyant cercle de jeunes gens.La conversation avait pris, sur la fin de la soirée, un tourphilosopho-métaphysique. On parlait de convictions&|160;; chacun enavait de différentes.

–&|160;Pour moi&|160;! disait le docteur, danstout ce qui me touche, je ne suis convaincu que d’une chose.

–&|160;Et de laquelle&|160;? demandai-je,jaloux de connaître les sentiments d’un homme qui s’était tujusqu’alors.

–&|160;C’est que, répondit-il, un beau matin,tôt ou tard, je mourrai.

–&|160;Je suis plus riche que vous, luidis-je&|160;; car en sus de cela, je suis encore convaincu d’unechose&|160;: c’est qu’un maudit soir, je suis venu au monde.

Tous trouvèrent que nous disions desabsurdités, mais pas un d’entre eux ne dit rien de plus sensé. Dèsce moment nous nous remarquâmes mutuellement au milieu de la foule.Nous nous réunissions souvent et causions ensemble fortsérieusement de choses abstraites, si bien que nous nous aperçûmesque nous nous trompions l’un l’autre. Alors nous regardantprofondément dans les yeux, comme le faisaient les augures romains,selon le mot de Cicéron, nous nous mîmes à rire, et las de rire,nous nous séparâmes satisfaits de notre soirée.

J’étais couché sur un divan, les yeux auplafond et les mains sous ma tête lorsque Verner est entré dans machambre. Il s’est assis dans un fauteuil, a posé sa canne dans uncoin et en bâillant m’a dit que dehors il faisait chaud&|160;; jelui ai répondu que les mouches m’agaçaient et nous nous sommes tustous les deux.

–&|160;Remarquez, cher docteur, que sans lessots, le monde serait bien ennuyeux… En effet, nous sommes là deuxhommes intelligents, nous savons que nous pourrions nous mettre àdiscuter sans fin et à cause de cela nous ne discutons pas. Nousconnaissons presque toutes nos pensées les plus secrètes&|160;; unseul mot est toute une histoire pour nous, nous voyons le germe dechacun de nos sentiments à travers une triple enveloppe. Ce qui esttriste nous paraît ridicule, et ce qui est ridicule nous paraîttriste, et pour dire la vérité nous sommes en général assezindifférents pour tout, excepté pour nous-mêmes. Aussi ne peut-il yavoir échange de sentiments et de pensées entre nous. Nous savonsl’un et l’autre tout ce que nous voulons savoir et ne voulons pasen savoir davantage. Il nous reste un expédient, c’est de nousraconter les nouvelles. Dites-moi quelque chose denouveau&|160;?

Fatigué par cette longue tirade, je fermai lesyeux et me mis à bâiller.

Il me répondit après avoir réfléchi&|160;:

–&|160;Dans votre galimatias, il y a cependantune idée.

–&|160;Deux&|160;! dites m’en une, je vousdirai l’autre.

–&|160;Bien.

–&|160;Commencez, lui dis-je, en continuant àregarder le plafond et souriant intérieurement.

–&|160;Vous avez envie d’avoir desrenseignements sur le compte de quelqu’un venu aux eaux, et moi jeprésume que vous ne vous préoccupez de cela, que parce qu’on s’estdéjà renseigné sur vous.

–&|160;Docteur, il nous est décidémentimpossible de converser ensemble, car nous lisons dans l’âme l’unde l’autre.

–&|160;Maintenant quelle est la secondéidée&|160;?

–&|160;La seconde idée&|160;? la voici&|160;:J’ai envie de vous faire raconter quelque chose&|160;; premièrementparce que écouter est moins fatigant&|160;; secondement parcequ’ainsi on ne risque pas d’être indiscret&|160;; troisièmementparce que l’on peut apprendre ainsi les secrets d’autrui&|160;;quatrièmement parce que les hommes d’esprit comme vous, aimentmieux les auditeurs que les conteurs. Maintenant, à votretour&|160;! Que vous a dit de moi la mère de la princesseLigowska&|160;?

–&|160;Êtes-vous certain que ce soit la mèrequi m’ait parlé de vous et non pas la fille&|160;?

–&|160;Tout à fait certain.

–&|160;Pourquoi&|160;?

–&|160;Parce que la jeune fille a demandé desrenseignements sur Groutchnitski.

–&|160;Vous ayez véritablement le don de ladivination. La jeune fille a dit qu’elle était persuadée que cejeune homme en costume de soldat avait été remis dans cetteposition, à la suite d’un duel.

–&|160;Je pense que vous la laisserez danscette agréable erreur&|160;?

–&|160;Cela va sans dire&|160;!

–&|160;Il y a une intrigue&|160;! me suis-jeécrié avec joie. Occupons-nous de la fin de cette comédie. Madestinée est décidément de m’occuper de cela pour medésennuyer.

–&|160;Et je pressens, dit le docteur, que lepauvre Groutchnitski sera votre victime&|160;?

–&|160;Allez, allez donc, docteur&|160;!

–&|160;La princesse-mère m’a dit que votrevisage lui était connu. Je lui ai fait observer que certainementelle devait vous avoir rencontré dans le monde, àSaint-Pétersbourg, et je lui ai dit votre nom. Il lui était connu.Il paraît que votre histoire a fait beaucoup de bruit&|160;; elles’est mise à raconter vos aventures, ajoutant probablement, selonles caquets mondains, ses propres remarques. Sa fille écoutait avecbeaucoup de curiosité, et dans son imagination vous êtes devenu unhéros de roman. Je n’ai contredit en rien la princesse, quoique jesusse bien qu’elle disait des absurdités.

–&|160;Mon digne ami&|160;! lui ai-je dit enlui prenant la main.

Le docteur s’est recueilli un instant et acontinué&|160;:

–&|160;Si vous voulez, je vousprésenterai&|160;?

–&|160;De grâce, permettez, lui ai-je dit enfrappant dans mes mains&|160;; est-ce que l’on présente leshéros&|160;? Ils se font connaître d’une autre manière, par exempleen sauvant d’une mort certaine leur bien aimée… en…

–&|160;Et vous voulez effectivement vousmettre à faire votre cour à la princesse&|160;?

–&|160;Au contraire, docteur. Pourtant, jetriompherai. Vous ne me comprenez pas&|160;?… Cela me désole. Dureste, ai-je continué après un moment de silence, je ne racontejamais mes secrets&|160;; j’aime bien mieux qu’on les devine&|160;;je puis ainsi, à l’occasion, désavouer de semblables projets.Cependant vous devez me décrire la mère et la fille. Que sont cesgens-là&|160;?

–&|160;D’abord, la mère est une femme dequarante-cinq ans environ, m’a répondu Verner&|160;; son estomacest excellent, mais son sang est gâté. Elle a sur les joues destaches rouges, et comme elle a passé la dernière moitié de sa vie àMoscou, l’inaction lui a valu de l’embonpoint. Elle aime lesanecdotes scandaleuses et raconte elle-même des choses un peulestes, lorsque sa fille n’est pas là. Elle m’a déclaré, parexemple, que sa fille était innocente comme une colombe&|160;; celame regardait-il&|160;? J’avais envie de lui répondre&|160;: Soyeztranquille madame, je n’en dirai rien. La mère se soigne pour unrhumatisme et la fille, Dieu sait pourquoi&|160;! Je lui ai ordonnéde boire deux verres d’eau alcaline par jour et de se baigner deuxfois par semaine dans un bain minéral étendu d’eau. Laprincesse-mère ne me paraît pas être habituée à commander. Ellevante l’esprit respectueux et le savoir de sa fille, qui lit Byronen anglais et sait l’algèbre. À Moscou, il est certain que lesjeunes filles acquièrent de l’érudition, et elles font bien&|160;;les maris sont en général si peu aimables que coqueter avec euxdoit être insupportable pour une femme d’esprit. La princesse-mèreaime beaucoup les jeunes gens&|160;; la jeune princesse les regardeavec un certain mépris, coutume moscovite&|160;! Elles ne voient àMoscou que des galants de quarante ans&|160;!

–&|160;Êtes-vous allé à Moscou,docteur&|160;?

–&|160;Oui, j’ai eu là quelque clientèle.

–&|160;Ah&|160;! et puis&|160;!continuai-je&|160;!

–&|160;Mais je crois avoir tout dit… Ah&|160;!cependant, voici encore&|160;: La jeune princesse, me paraît aimerà parler sentiment, passion, etc. Elle était un hiver à Pétersbourget ne se plaisait pas dans la société élevée. On devait l’avoiraccueillie froidement.

–&|160;Vous n’avez vu personne chez ellesaujourd’hui&|160;?

–&|160;Au contraire, il y avait unaide-de-camp, un tirailleur de la garde et une dame quelconquenouvellement arrivée, parente de la princesse par son mari, trèsjolie, mais il paraît très malade. Ne l’avez-vous pas rencontrée aupuits&|160;? Elle est de taille moyenne, blonde, avec des traitsréguliers, un visage de poitrinaire et une petite tache noire surla joue droite, son visage m’a surpris par son expression.

–&|160;Une tache noire&|160;? ai-je murmuréentre mes dents, serait-ce possible&|160;!&|160;»

Le docteur m’a regardé et m’a dit, avec un airsuperbe, en posant sa main sur mon cœur&|160;:

–&|160;Vous la connaissez&|160;?&|160;»

Effectivement, mon cœur battait plus fort qu’àl’ordinaire.

–&|160;À votre tour de me vaincre, lui ai-jedit, je compte sur vous&|160;; ne me trahissez, pas. Je ne l’ai pasvue encore, mais je suis sûr que je reconnais à votre portrait unefemme que j’ai aimée autrefois. Ne lui dites pas un mot de moi, etsi elle vous questionne, dites-lui du mal de votre serviteur.

–&|160;Je le veux bien&|160;! a ajouté Verneren haussant les épaules.

Après le départ du docteur une peine affreusem’a serré le cœur. Est-ce que le hasard nous réunirait de nouveauau Caucase&|160;? ou bien est-elle venue ici, sachant qu’elle m’yrencontrerait&|160;? Et comment nous revoir&|160;? Et puis est-cebien elle&|160;? Mes pressentiments ne m’ont jamais trompé. Iln’est pas un homme sur lequel le passé ait plus d’empire que surmoi. Chaque souvenir du plus court chagrin ou de la plus courtejoie, frappe mon âme jusqu’à la souffrance et en tire toute espècede sons. Je suis organisé d’une manière stupide. Je n’oublie rien,rien&|160;!

Après le dîner, à six heures, je suis allé surle boulevard. Il y avait foule&|160;; les deux princesses étaientassises sur un banc, entourées de jeunes gens qui faisaient tousleurs efforts pour paraître aimables. J’ai trouvé place à quelquedistance sur un autre banc. J’ai arrêté deux officiers de maconnaissance et leur ai raconté quelque histoire. Évidemmentc’était drôle, car ils se sont mis à rire comme des fous. Lacuriosité a attiré vers moi quelques-uns de ceux qui entouraient lajeune princesse&|160;; peu à peu ils l’ont tous abandonnée et sesont réunis à mon groupe. Je ne tarissais pas, mes anecdotesétaient spirituelles jusqu’à la sottise, mes railleries sur lespassants originales et méchantes jusqu’à la violence. J’ai continuéd’égayer ce public jusqu’au soleil couchant. Plusieurs fois lajeune princesse, au bras de sa mère, accompagnée de quelquesvieillards boiteux, a passé près de moi. Son regard, en tombant surmoi, exprimait du dépit, quoiqu’elle s’efforçât de prendre un airindifférent.

«&|160;Que racontait-il&|160;? a-t-elledemandé à l’un des jeunes gens qui était retourné vers elle parpolitesse&|160;; c’était sûrement une histoire trèsintéressante&|160;? Ses exploits à la guerre&|160;?&|160;»

Elle a dit tout cela assez haut, et avecl’intention de me piquer.

Ah&|160;! ai-je pensé, vous vous fâchez toutde bon, chère princesse&|160;; permettez&|160;! vous en verrez biend’autres.

Groutchnitski la suivait comme une bête férocesuit sa proie, et ne la quittait pas des yeux&|160;; je parieraisque demain il demandera à quelqu’un de le présenter à la princesse.Elle en sera fort heureuse&|160;; car elle s’ennuie.

16Mai.

Pendant les deux jours suivants, mes affairesont fait d’énormes progrès. Décidément la jeune princesse medéteste. On m’a répété deux ou trois épigrammes décochées à monadresse assez vives, mais aussi très flatteuses. C’est affreux etétrange pour elles que moi habitué à l’élégante société, qui ai étéreçu au milieu de leurs parents à Pétersbourg, je ne cherche pointà faire connaissance avec elles. Nous nous rencontrons chaque jourau puits, sur le boulevard et j’emploie toutes mes ressources àéloigner d’elles leurs adorateurs et le brillant aide-de-camp etles pâles moscovites et les autres&|160;: et presque toujours j’yréussis. Ordinairement je n’aime point à recevoir du monde chezmoi&|160;; mais maintenant, ma maison est pleine chaque jour&|160;;on soupe, on joue chez moi et mon champagne a plus d’attraits queles feux magnétiques de leurs beaux yeux.

Hier je les ai rencontrées dans le magasin deTchelakow&|160;; elles marchandaient un admirable tapis persan. Lajeune princesse suppliait sa mère de ne pas hésiter sur le prix. Cetapis ornerait si bien son boudoir&|160;!… J’ai donné quaranteroubles en sus et l’ai obtenu. Pour cela j’ai été gratifié d’uncoup d’œil où brillait le plus ravissant dépit. Avant le dîner,j’ai à dessein donné l’ordre de promener près de leurs fenêtres moncheval tcherkesse couvert de ce tapis. Verner était chez elles ence moment, et m’a dit que l’effet produit par cette scène avait étéfort dramatique. La jeune princesse veut recruter contre moi unearmée, et plus tard j’ai remarqué que deux aides-de-camp placésauprès d’elles me saluaient très sèchement&|160;! et cependant tousles jours ils dînent chez moi.

Groutchnitski a pris un air mystérieux&|160;;il va les mains croisées derrière lui et ne reconnaît pluspersonne. Sa jambe s’est rétablie subitement et il boîte àpeine&|160;; il a trouvé l’occasion d’entamer une conversation avecla princesse-mère et a pu débiter quelques compliments à sa fille.Elle n’est pas évidemment très difficile, car depuis lors ellerépond à ses salutations par un sourire fort aimable.

–&|160;Tu ne veux décidément pas faireconnaissance avec les dames Ligowska&|160;? m’a-t-il dit hier.

–&|160;Non, décidément&|160;!

–&|160;C’est cependant la maison la plusagréable des eaux&|160;! et l’on y trouve la meilleuresociété&|160;!

–&|160;Mon cher, la société m’ennuieaffreusement ici. Mais toi, vas-tu chez elles&|160;?

–&|160;Pas encore&|160;! J’ai causé deux foisavec la jeune princesse, pas davantage. Tu sais qu’il est gênant dese présenter soi-même dans une maison où l’on n’est pas connu,c’est en dehors des usages. Ce serait une autre affaire si j’avaisdes épaulettes…

–&|160;Pardon&|160;! mais tu es ainsi bienplus intéressant vraiment&|160;! Tu ne sais pas profiter desavantages de ta situation. Ton manteau de soldat fait de toi auxyeux d’une jeune fille sentimentale, un héros et un martyr.

Groutchnitski m’a envoyé un sourire decontentement.

–&|160;Quelle bêtise&|160;! a-t-il dit.

–&|160;Je suis sûr, ai-je continué, que lajeune princesse est déjà amoureuse de toi.

Il a rougi jusqu’aux oreilles et s’estrengorgé. Ô amour-propre&|160;! tu es le levier que demandaitArchimède pour soulever le monde.

–&|160;Tu plaisantes toujours, a-t-il dit, enayant l’air de se fâcher&|160;; d’abord elle me connaît si peu.

–&|160;Les femmes n’aiment que ceux qu’ellesne connaissent pas.

–&|160;Oui&|160;! mais je n’ai aucuneprétention à plaire, je désire tout simplement faire connaissanceavec une famille agréable, et ce serait ridicule si je nourrissaisquelques espérances. Vous autres, par exemple, c’est une autreaffaire, vous avez eu des succès à Saint-Pétersbourg&|160;! vousn’avez qu’à regarder une femme pour qu’elle s’éprenne de vous…Sais-tu, Petchorin que la jeune fille a parlé de toi&|160;?

–&|160;Comment&|160;! Elle t’a parlé demoi&|160;?

–&|160;Oui, mais ne t’en réjouis pas&|160;!j’avais par hasard entamé une conversation avec elle auprès dupuits. Voici les quelques mots qu’elle m’a dit&|160;: «&|160;Quelest ce monsieur qui a le regard si désagréable et si dur&|160;? ilétait avec vous le jour où…&|160;» Elle a rougi et n’a pas osérappeler le jour, où elle a eu pour moi cette attention qui m’estsi chère.

–&|160;Elle n’avait pas besoin de rappelercela&|160;; le souvenir en sera éternellement gravé dans toncœur.

–&|160;Mon cher Petchorin, je ne te félicite,pas, tu as vraiment une mauvaise réputation auprès d’elle&|160;; etje le regrette, car Marie est charmante&|160;!&|160;»

Il faut vous faire observer que Groutchnitskiest de ces hommes qui, en parlant de femmes qu’ils connaissent àpeine, les appellent ma Marie, ma Sophie, si elle a le bonheur deleur plaire.

J’ai pris un air sérieux et lui airépondu&|160;:

–&|160;Elle n’est donc pas méchante&|160;!…Prends-y garde, Groutchnitski&|160;! Les jeunes filles russes, engrande partie, ne vivent que d’amour platonique, sachant ne pas leconfondre avec le mariage. Et cet amour platonique est ce qu’il y ade plus effrayant. La jeune princesse me paraît être de ces femmesqui veulent être amusées&|160;; si elles s’ennuient deux minutes desuite auprès de vous, vous êtes irrévocablement perdu. Votresilence doit éveiller leur curiosité&|160;; votre conversation nedoit jamais les satisfaire complètement. Il faut les troubler àchaque instant&|160;; dix fois elles braveront pour vous l’opinionpublique et elles appelleront cela un sacrifice. Mais pour se payerde ce sacrifice, elles se mettront à vous tourmenter et puis vousdiront tout crûment un jour, que vous leur êtes insupportable. Sivous ne prenez pas de pouvoir sur elles, leur premier baiser nevous donnera pas droit à un second. Elles seront assez coquettes,avec vous, mais au bout d’un an elles se marieront à un monstre,qu’elles ne prendront que pour obéir à leur mère et se mettront àvous persuader qu’elles sont malheureuses&|160;; qu’elles n’ontaimé qu’un seul homme, qui est vous&|160;; et que le ciel n’a pasvoulu les unir à cet homme, par ce qu’il portait un vêtement desoldat, quoique sous ce grossier manteau gris battît un cœur ardentet noble.&|160;»

Groutchnitski a frappé du poing sur latable&|160;; et s’est mis à marcher de long en large dans lachambre.

Intérieurement je riais et deux fois même j’aisouri, mais par bonheur il ne l’a pas remarqué. Il est évidentqu’il est amoureux, car il est devenu encore plus confiantqu’auparavant. Il avait sur lui un anneau en argent oxidé, produitdu pays. Cela m’a paru suspect&|160;; je l’ai examiné et qu’ai-jevu&|160;? Le nom de Marie gravé en très petites lettres àl’intérieur de l’anneau et la date du jour mémorable où elle aramassé son verre. J’ai dissimulé ma découverte&|160;; je ne veuxpoint lui arracher son secret&|160;; mais je veux qu’il mechoisisse lui-même pour son confident et alors je serai au comblede la joie…

Aujourd’hui, je me suis levé tard&|160;; jesuis allé au puits où je n’ai trouvé personne. Il fait chaud, trèschaud&|160;; des petits nuages blancs et cotonneux accourentrapidement des montagnes neigeuses vers nous et annoncent unorage.

La tête du Machuk fume comme un flambeauéteint&|160;; autour de lui glissent et rampent, comme desserpents, des flocons, de nuages gris. Les arbres de la montagneles déchirent et retardent leur marche impétueuse&|160;; l’air estplein d’électricité&|160;; je me suis enfoncé sous l’allée detreilles auprès de la grotte. J’étais triste&|160;; je pensais àcette jeune femme qui a une tache à la joue, et dont m’a parlé ledocteur. Pourquoi est-elle ici&|160;? Est-ce bien elle&|160;? maispourquoi croire que c’est elle&|160;? Et pourquoi me lepersuader&|160;? Il n’y a donc pas d’autres femmes qui aient aussiune tache sur la joue&|160;? En pensant à tout cela, je suis entrédans la grotte et j’ai regardé&|160;; à l’ombre de la voûte, unefemme était assise sur un banc de pierre&|160;; elle était enchapeau de paille, enveloppée d’un châle noir, la tête penchée sursa poitrine&|160;; son chapeau cachait son visage&|160;; jesongeais déjà à m’en retourner afin de ne pas troubler sa rêverie,lorsqu’elle m’a regardé.

–&|160;Viéra&|160;!&|160;» me suis-je écriémalgré moi.

Elle a frissonné, pâli et m’a dit&|160;:

–&|160;Je savais que vous étiezici.&|160;»

Je me suis assis à côté d’elle et lui ai prisles mains&|160;; un trouble, oublié depuis longtemps a parcourutout mon être en entendant cette voix chérie. Elle me regardaitdans les yeux avec ses yeux profonds et calmes. Ils exprimaient dela défiance et quelque chose de semblable à un reproche.

–&|160;Nous ne nous sommes pas vus depuislongtemps, lui ai-je dit.

–&|160;Oui, depuis longtemps, et nous sommesbien changés tous les deux.

–&|160;Se pourrait-il&|160;? tu ne m’aimesdéjà plus&|160;?…

–&|160;Je suis remariée&|160;! m’a-t-elledit.

–&|160;Ah&|160;! mais, il y a quelques années,cette même raison nous séparait, et cependant…

Elle a retiré sa main de la mienne et sesjoues se sont enflammées.

–&|160;Peut-être aimes-tu ton secondmari&|160;?

Elle ne m’a pas répondu et s’estretournée.

–&|160;Ou il est jaloux&|160;? Elle setaisait.

–&|160;Mais alors, quoi&|160;? Il est jeune,beau et probablement très riche, et tu as des craintes&|160;?

Je l’ai regardée, elle étaitbouleversée&|160;; son visage exprimait un profond désespoir&|160;;des larmes coulaient de ses yeux.

–&|160;Dis-moi&|160;! a-t-elle murmuré enfin,tu as donc plaisir à me faire souffrir&|160;? je devrais te haïr,car depuis le jour où nous nous sommes connus, tu me m’as valu quedes souffrances.&|160;»

Si voix tremblait, elle s’est penchée et aappuyé sa tête sur ma poitrine.

Peut-être&|160;! ai-je pensé, m’as-tu aiméprécisément pour cela&|160;; car les joies s’oublient, lessouffrances jamais.

Je l’ai étreinte avec force et nous sommesrestés ainsi longtemps. Enfin nos lèvres se sont rapprochées et sesont confondues dans un long et ardent baiser. Ses mains étaientfroides comme de la glace et sa tête brûlait. Alors a commencéentre nous une de ces conversations qui, sur le papier, n’ont plusde sens, qu’on ne peut répéter, et dont on ne peut se souvenir. Leton des voix définit et complète l’expression des paroles, commedans la musique italienne.

Elle ne veut pas décidément que je fasse laconnaissance de son mari. C’est un des vieillards boiteux que j’airencontrés sur le boulevard. Elle ne l’a pris qu’à cause de sonfils. Il est riche et souffre de rhumatismes. Je ne me suis permisaucune plaisanterie sur lui, car elle l’estime comme un père etelle le trompera comme un mari. Chose bizarre dans le cœur humainet surtout chez la femme&|160;!

Le mari de Viéra se nomme Simon VassilivitchG…&|160;; il est parent éloigné de la princesse Ligowska et ilsdemeurent l’un près de l’autre.

Viéra va souvent chez les princesses&|160;; jelui ai donné ma parole que je ferais connaissance avec les damesLigowska et courtiserais la jeune fille pour détourner d’ellel’attention. Mes plans ne seront pas dérangés de cette manière etj’en suis tout gai.

Tout gai&|160;!… oui, j’ai déjà dépassé cettepériode de la vie, où l’on a le bonheur et où le cœur sent lebesoin d’aimer avec force et passion, n’importe qui&|160;;maintenant je ne désire plus que d’être aimé et par un très petitnombre&|160;; aussi, il me semble qu’un seul attachement auquel jeserais fidèle, serait tout ce qu’il me faudrait&|160;; pitoyabledisposition du cœur&|160;!…

Une chose surtout me paraît étrange&|160;: jen’ai jamais pu me rendre l’esclave d’une femme aimée&|160;; aucontraire, j’ai toujours dominé leur volonté et leur cœur avec unepuissance irrésistible et cela sans faire aucun effort. Pourquoicela&|160;? Est-ce parce que je ne les exalte jamais à leurs yeux,et qu’à tout moment elles craignent de me voir m’échapper de leursmains&|160;? ou bien est-ce l’influence magnétique d’une forteorganisation&|160;? ou tout simplement ne m’a-t-il pas été donnéjusqu’à présent de rencontrer des femmes au caractèreimpérieux&|160;? Il faut avouer que je n’aime guère les femmes àcaractère fort&|160;; est-ce là leur affaire&|160;?

En vérité, je me souviens maintenant que jen’ai aimé qu’une fois, une seule fois, une femme à la volontéferme, et que jamais je ne pus dompter. Nous nous quittâmesbrouillés et peut-être que si je l’avais rencontrée cinq ans plustard, nous nous serions séparés autrement.

Viéra est malade, très malade, quoiqu’elle nel’avoue pas. Je crains qu’elle ne soit phtisique ou qu’elle ne soitatteinte de ce mal qu’on appelle une fièvre lente, maladie quin’est pas russe le moins du monde et qui n’a pas de nom dans notrelangue.

L’orage nous a arrêtés dans la grotte etretenus une demi-heure de plus. Elle ne m’a point contraint à luifaire des serments éternels et ne m’a pas demandé si j’avais aiméd’autres femmes depuis le jour où nous nous étions séparés. Elles’est confiée à moi de nouveau avec son insouciance d’autrefois etje ne la tromperai pas. C’est la seule femme dans le monde que jen’aurai jamais songé à tromper. Je sais que nous nous sépareronsbientôt de nouveau, et peut-être pour l’éternité. Nous allons tousdeux à la tombe par des chemins différents&|160;; mais son souvenirest inviolablement placé dans mon âme&|160;; je le lui répètetoujours et elle me croit, quoiqu’elle dise le contraire.

Enfin nous nous sommes séparés&|160;; je l’aisuivie longtemps du regard jusqu’à ce que son chapeau ait disparuau milieu des arbres et des rochers. Mon cœur malade s’est serrécomme après notre première séparation. Je me suis réjoui de cesentiment&|160;! Est-ce que ce serait la jeunesse avec ses oragesbienfaisants qui voudrait encore me revenir&|160;? ou bienserait-ce sa dernière faveur&|160;? son regard d’adieu&|160;? sondernier don pour le souvenir&|160;? Il serait vraiment plaisant dem’imaginer que j’ai encore l’air d’un adolescent&|160;! Etcependant mon visage, quoique pâle, est encore frais, mes membressont souples et vigoureux&|160;; mes cheveux forment d’épaissesboucles, mes yeux jettent des flammes, mon sangbouillonne&|160;!

Je suis revenu chez moi, je suis monté àcheval et suis allé galoper dans la steppe. J’aime courir sur uncheval fougueux à travers les grandes herbes et contre le vent.J’aspire avec avidité les émanations suaves&|160;; je plonge monregard dans les bleus lointains, m’efforçant de saisir les contoursvagues des objets&|160;; qui, à chaque instant, deviennent de plusen plus perceptibles et s’éclairent. Quelle que soit l’afflictionqui enveloppe mon cœur, quelle que soit l’inquiétude qui tourmentema pensée&|160;; tout en un instant disparaît&|160;: quelque chosede léger se lève dans mon âme&|160;; la fatigue du corps triomphedu trouble de l’esprit. Il n’y a pas de regard de femme que je nepuisse oublier, en voyant nos montagnes boisées, illuminées par lesoleil de juin, le ciel bleu, et en écoutant le torrent, qui rouleavec fracas de rocher en rocher.

Je pense que les Cosaques, qui bâillent sur laporte de leurs chaumières, en me voyant galoper sans raison et sansbut, ont dû longtemps s’inquiéter de cette énigme&|160;; car à monvêtement ils doivent me prendre pour un Circassien. On m’a diteffectivement, que lorsque j’étais à cheval dans le costumecircassien, je ressemblais beaucoup plus à un Kabardien que bonnombre d’habitants de Kabarda. Et en effet qui oserait altérer cesnobles vêtements de guerre&|160;? Quant à moi, je les porte endandy accompli&|160;: pas un galon inutile, des armes de prix, maisd’un simple travail&|160;; un chapeau en fourrure ni trop haut nitrop bas&|160;; des jambières et des sandales&|160;: parfaitementajustées&|160;; un bechmet[17]blanc&|160;; un alezan circassien&|160;; j’ai étudié longtemps lamanière de s’asseoir des habitants de la montagne et on ne peutmieux flatter mon amour-propre, qu’en reconnaissant mon habileté àmonter à cheval comme les gens du Caucase. J’ai quatre chevaux, unpour moi, trois pour mes amis, afin de ne pas m’ennuyer à courirseul les champs. Ils montent mes chevaux avec plaisir, mais ne vontjamais avec moi. Il était déjà six heures du soir lorsque je mesuis souvenu qu’il était temps de dîner&|160;; mon cheval étaitépuisé et je suis revenu par le chemin qui conduit à la colonieallemande de Piatigorsk où souvent la société des eaux va enpique-nique. Le chemin serpente au milieu des arbres, et descenddans un petit ravin, où coulent en murmurant sous les hautes tigesdes foins, de petits ruisseaux. Autour s’élèvent en amphithéâtreles masses sombres du Bechtou, du Zmiennoï, du Geliesnoï et duLissoï. En descendant dans un de ces ravins que les habitants dupays appellent Balkami, je me suis arrêté pour abreuver mon cheval.En ce moment une cavalcade bruyante et fort élégante s’est montréedans le chemin. Les dames étaient en amazones noires et bleues etles cavaliers en costume mélangé de circassien et de vêtementsordinaires&|160;; Groutchnitski marchait en tête avec la princesseMarie.

Les dames, aux eaux, croient encore auxattaques des Circassiens en plein jour. Probablement à cause decela Groutchnitski avait suspendu sous son manteau de soldat unsabre et une paire de pistolets. Il était assez plaisant sous cecostume de héros. Un grand buisson me cachait à leurs yeux&|160;;mais à travers les feuilles j’ai pu voir et deviner à l’expressionde leurs visages que la conversation avait un toursentimental&|160;; ils sont arrivés enfin auprès de la descente,Groutchnitski a pris le cheval de la jeune princesse par les rênes,et j’ai pu entendre la fin de leur conversation.

–&|160;Et vous voulez passer toute votre vieau Caucase&|160;? disait la princesse.

–&|160;Qu’est pour moi la Russie&|160;? arépondu son cavalier. Une contrée où des milliers d’hommes, parcequ’ils sont plus riches que moi, me regarderont avec mépris&|160;;tandis qu’ici ce grossier uniforme ne m’a pas empêché de faireconnaissance avec vous.

–&|160;Au contraire&|160;! a dit la princesseen rougissant légèrement.

Le visage de Groutchnitski s’est illuminé deplaisir&|160;; il a continué&|160;:

–&|160;Ici, au milieu du bruit et sous lesballes de ces peuples sauvages, ma vie s’écoule vite et sans que jem’en aperçoive, et si Dieu m’envoyait chaque jour un regard ardentde femme, un seul semblable à celui…

À ce moment ils arrivaient au point où je metrouvais&|160;; j’ai fouetté mon cheval à l’épaule et suis sorti dumilieu des arbres.

«&|160;Mon Dieu&|160;! unCircassien&|160;!&|160;» s’est écriée la princesse avecterreur.

Afin de les détromper, j’ai répondu enfrançais, les saluant légèrement&|160;:

«&|160;Ne craignez rien, Madame, je ne suispas plus dangereux que votre cavalier.&|160;»

Elle a paru agitée – mais pourquoi&|160;?Était-ce à cause de son erreur, ou à cause de l’audace de maréponse. J’aurais désiré que ma dernière supposition fût vraie,Groutchnitski m’a envoyé un regard de mécontentement.

Après la soirée, vers onze heures, je suisallé me promener dans l’allée, sous les tilleuls du boulevard. Laville dormait, cependant on voyait encore de la lumière à quelquesfenêtres. De trois côtés, des rochers&|160;; c’est la chaîne duMachuk, au sommet de laquelle s’étend un nuage de mauvais augure.La lune s’est levée à l’orient&|160;; au loin les montagnescouvertes de neige brillent comme une frange d’argent. Les cris dessentinelles se mêlent au bruit des sources minérales ouvertespendant la nuit. De temps en temps le pas sonore d’un chevalretentit dans les rues&|160;; le claquement du fouet des postillonslui forme un accompagnement, auquel se joint un refrain tartare. Jeme suis assis sur un banc et me suis mis à rêver…

Je sentais le besoin d’épancher mes penséesdans une conversation amicale… mais avec qui&|160;? Que fait Viéramaintenant&|160;? je donnerais bien des choses pour lui serrer lamain en ce moment.

Soudain, j’entends des pas rapides etinégaux&|160;; sûrement c’est Groutchnitski, et c’est lui eneffet.

–&|160;D’où viens-tu&|160;?

–&|160;De chez les princesses Ligowska,m’a-t-il dit d’une voix grave&|160;; comme Marie chante&|160;!…

–&|160;Je parierais qu’elle ignore que tu essous-officier&|160;; elle croit sans doute que tu es un officierdestitué.

–&|160;Peut-être&|160;! Que cela peut-il mefaire&|160;? a-t-il dit d’une manière distraite.

–&|160;Rien&|160;! Je dis cela seulement…

–&|160;Mais sais-tu, toi, que tu l’as irritéesérieusement&|160;? Elle a trouvé que tu étais d’une arroganceinouïe. J’ai tâché de lui persuader que tu étais au contraire trèsaimable, que tu savais bien le monde et que tu ne pouvais avoir eul’intention de l’offenser. Mais elle m’a dit que tu avais le regardimpertinent et que sûrement tu devais avoir une très haute opinionde toi-même.

–&|160;Elle ne se trompe pas… mais toi, nevoudrais-tu pas par hasard prendre parti pour elle&|160;?

–&|160;Je regrette de ne pas avoir encore cedroit.

Ah&|160;! ai-je pensé&|160;; il a certainementdéjà des espérances.

–&|160;Ce qui est fâcheux pour toi, c’est quetu auras maintenant bien de la peine à faire leur connaissance, etc’est regrettable, parce que leur maison est une des plus agréablesque je connaisse.&|160;»

J’ai souri intérieurement.

«&|160;La maison la plus agréable pour moi estla mienne&|160;; lui ai-je dit en bâillant, et je me suis levé pourm’en aller.

–&|160;Tant pis&|160;! Avoue cependant que turegrettes tout cela&|160;?

–&|160;Quelle absurdité&|160;! mais si jeveux, demain soir, je serai chez les princesses.

–&|160;Vraiment&|160;?

–&|160;Eh bien&|160;! pour te faire plaisir,je veux me mettre à faire la cour à la jeune fille.

–&|160;Oui&|160;! si elle veut bien causeravec toi&|160;!

–&|160;Ah&|160;! pardon&|160;!… Je n’ai qu’àattendre le moment où ta conversation l’ennuiera.

–&|160;Adieu&|160;! Je vais flâner&|160;; ilme serait impossible de dormir maintenant&|160;!… Si nous allionsau restaurant, là on joue&|160;; il me faut à présent des émotionsfortes.

–&|160;Je te souhaite deperdre&|160;!…&|160;»

Je suis rentré chez moi.

21Mai.

Presqu’une semaine s’est écoulée et je n’aipas encore fait connaissance avec les dames Ligowska. J’attends uneoccasion favorable. Groutchnitski suit la princesse Marie partoutcomme son ombre&|160;; leurs conversations ne finissent pas&|160;;quand l’ennuiera-t-il&|160;? La mère ne fait pas attention àGroutchnitski, parce qu’il n’est pas ce qu’on appelle un parti.Voilà une logique de mère&|160;! J’ai surpris deux ou trois coupsd’œil de tendresse&|160;; il faut mettre fin à cela&|160;!

Hier, pour la première fois, Viéra est venueau puits. Elle n’était pas sortie de chez elle depuis le jour oùnous nous sommes rencontrés dans la grotte. Nous avons plongé nosverres en même temps dans le puits, et en échangeant un salut, ellem’a dit doucement&|160;:

«&|160;Tu ne veux, donc, pas faireconnaissance avec les dames Ligowska&|160;? Nous ne pourronscependant nous voir que là.

–&|160;Un reproche&|160;! c’estennuyeux&|160;! mais je l’ai mérité…

–&|160;À propos&|160;! demain il y a un balpar souscription dans le salon de l’hôtel.

–&|160;Eh bien&|160;! j’irai danser lamazurka[18] avec la princesse.

29Mai.

Le salon de l’hôtel a été transformé en salonde noble compagnie. À dix heures tout le monde était arrivé. Laprincesse et sa fille sont venues des dernières. Beaucoup de damesles ont regardées avec envie et malveillance, car la princesseMarie était mise avec goût. Celles qui ont des prétentionsaristocratiques, cachant leur envie, se sont rapprochées d’elles.Ici dans toute réunion de femmes, le cercle se compose d’élémentstrès hauts et très bas. Près d’une fenêtre, au milieu de la foule,Groutchnitski est debout, appuyant sa tête contre la vitre et nequittant pas des yeux sa déesse. Elle lui a fait en passant unsalut à peine marqué&|160;; il s’est épanoui comme un soleil. Lesdanses ont commencé par une polonaise, puis on a joué une valse.Les éperons se sont mis à sonner et les pans d’habit à voltiger età tourner. J’étais debout, derrière une grosse dame couverte deplumes roses&|160;; l’ampleur de sa robe me rappelait le temps despaniers, et la bigarrure de sa peau, fort peu unie, l’heureuseépoque des mouches de taffetas noir. Une énorme verrue qu’elleavait au cou était dissimulée par un fermoir de chaîne. Elle disaità son cavalier, capitaine de dragons&|160;:

«&|160;Cette petite princesse Ligowska est uneinsupportable fillette&|160;; figurez-vous qu’elle m’a heurtée etne m’en a pas fait ses excuses, et de plus, elle s’est retournée etm’a lorgnée&|160;; c’est impayable&|160;!… Et de quoiest-elle si fière&|160;? On devrait la mettre à la raison.

–&|160;Ça ne tardera pas à venir, a répondul’officieux capitaine, et il est allé dans une autre salle.

Je me suis alors approché de la princesse, etl’ai invitée à valser, profitant ainsi de l’usage admis aux eaux oùl’on peut danser avec les dames que l’on ne connaît pas.

Elle a eu de la peine à contenir un sourire età cacher son triomphe&|160;; mais elle a réussi assez vite àprendre un air indifférent et même sévère. Elle a appuyénégligemment sa main sur mon épaule, a penché légèrement sa tête decôté et nous nous sommes élancés. Je ne connais point de tailleplus voluptueuse et plus souple&|160;; sa fraîche haleine couraitsur mon visage&|160;; une boucle de ses cheveux arrachés à sesbandeaux par le tourbillon de la valse effleurait parfois ma jouebrûlante… J’ai fait trois tours (elle valse admirablement). Elle aperdu haleine, ses yeux se sont troublés et ses lèvres ont pu àpeine prononcer le banal&|160;: merci, monsieur&|160;!

Après quelques minutes de silence, je lui aidit en prenant un air très humble&|160;:

–&|160;J’ai appris, princesse, que quoiquenous ne nous connaissions pas, j’ai déjà eu le malheur de méritervotre inimitié&|160;; vous me trouvez impertinent, m’a-t-ondit&|160;! Est-ce la vérité&|160;?

–&|160;Voudriez-vous en ce moment me confirmerdans cette opinion&|160;? a-t-elle répondu avec une petite minepénétrante qui allait du reste fort bien à sa figure pleine demobilité.

–&|160;Si j’ai eu l’audace de vous offenser,permettez-moi d’avoir l’audace plus grande de vous en demanderpardon. Mais, vraiment, je désirerais bien vous prouver que vousvous êtes trompée sur mon compte.

–&|160;Cela vous sera assez difficile.

–&|160;Pourquoi donc&|160;?

–&|160;Parce que vous ne venez pas chez nouset ce bal probablement ne se répétera pas souvent.&|160;»

Ce qui signifie, ai-je pensé, que leur porteest toujours fermée pour moi.

–&|160;Vous savez, princesse, lui ai-je ditavec un peu de dépit, il ne faut jamais fermer l’oreille auxrepentirs d’un coupable&|160;; avec le désespoir, il peut ledevenir deux fois plus, et alors…&|160;»

Les rires et les chuchotements de ceux quinous entouraient m’ont forcé à me retourner et à interrompre maphrase. À quelques pas de moi, se trouvait un groupe d’hommes, etdans ce groupe le capitaine de dragons, qui m’avait paru méditerdes projets hostiles contre cette chère princesse. Il semblaitparticulièrement très satisfait de quelque chose, riait, sefrottait les mains et échangeait des œillades avec ses compagnons.Soudain, du milieu d’eux s’est détaché un monsieur en habit&|160;;ayant de longues moustaches, une figure rouge et qui en trébuchants’est dirigé droit vers la princesse. Il était ivre&|160;; il s’estarrêté devant la pauvre fille, qui était toute troublée, a croiséses mains derrière lui, et fixant sur elle ses yeux gris, lui a ditd’une voix de soprano enroué&|160;:

–&|160;Permettez-moi… mais non&|160;! plussimplement, je vous engage pour la mazurka…

–&|160;Que désirez-vous&|160;? a-t-ellerépondu d’une voix tremblante, et jetant tout autour un regardsuppliant. Hélas&|160;! sa mère était assez loin de là, et prèsd’elle pas un de ses cavaliers de connaissance. Un seulaide-de-camp m’a paru voir tout cela, mais il s’est caché dans lafoule, afin de s’éviter une histoire.

«&|160;Quoi donc&|160;? a dit le monsieurivre, en faisant signe du coin de l’œil au capitaine de dragons,qui l’encourageait de ses gestes. Est-ce que cela vousdéplaît&|160;? J’ai de nouveau l’honneur de vous engager pour lamazurka… Vous pensez peut-être que je suis ivre&|160;? mais cen’est rien&|160;!… Je suis très ingambe, je puis vousassurer…&|160;»

Je voyais qu’elle était prête à s’évanouir defrayeur et d’indignation.

Je suis allé droit au monsieur ivre&|160;; jel’ai pris assez solidement par le bras, l’ai regardé fixement dansles yeux et l’ai invité à se retirer, parce que la princessem’avait déjà promis depuis longtemps de danser la mazurka avecmoi.

«&|160;Dans ce cas, il n’y a rien àfaire&|160;! a-t-il dit d’un air moqueur&|160;; à une autrefois&|160;;&|160;» et il est allé rejoindre ses compagnons, quirougissaient et qui l’ont emmené dans une autre salle.

J’ai été récompensé par un profond etadmirable regard.

La jeune princesse est allée trouver sa mère,et lui a tout raconté&|160;; celle-ci m’a cherché dans la foule etm’a remercié. Elle m’a déclaré qu’elle connaissait ma mère etqu’elle était liée avec une demi-douzaine de mes tantes. «&|160;Jene sais comment une occasion ne nous a pas mis en rapport, a-t-elleajouté, pendant ces jours-ci. Mais avouez que vous en êtes seul lacause&|160;; car vous nous fuyez, comme on ne l’a jamais vufaire&|160;; j’espère que l’air de mon salon dissipera votrespleen, n’est-ce pas vrai&|160;?&|160;»

Je lui ai débité une de ces phrases qu’on atoujours prêtes pour de semblables occasions.

Les quadrilles se sont prolongés fortlongtemps. Enfin du haut de la galerie la musique a retenti et nousnous sommes assis avec la jeune princesse.

Je ne lui ai pas parlé une seule fois dumonsieur ivre, ni de ma conduite précédente, ni de Groutchnitski.L’impression qu’avait produite sur elle cette scène désagréables’est évanouie peu à peu, et son visage a repris ses couleurs. Ellea plaisanté très finement et sa conversation a été spirituelle,sans prétention à l’esprit, vive et dégagée, ses remarquesquelquefois profondes. Je lui ai fait entendre au milieu dequelques phrases très entortillées, qu’elle me plaisait beaucoup,depuis longtemps. Elle a penché sa tête et a rougi légèrement.

«&|160;Vous êtes un homme bizarre&|160;!m’a-t-elle dit ensuite, en fixant sur moi ses yeux veloutés et ens’efforçant de sourire.

–&|160;Je n’ai point voulu faire votreconnaissance, ai-je repris, parce que vous aviez un trop grandcercle d’adorateurs et je craignais de disparaître complètement aumilieu d’eux.

–&|160;Vous avez eu tort d’avoir cettecrainte&|160;; car ils sont tous ennuyeux.

–&|160;Tous&|160;! est-ce possible&|160;?…tous&|160;?&|160;»

Elle m’a regardé fixement, tâchant de sesouvenir&|160;; puis elle a rougi de nouveau légèrement et enfin aprononcé&|160;: décidément tous&|160;?…

–&|160;Mon ami Groutchnitski aussi&|160;?

–&|160;Ah&|160;! il est votre ami&|160;?a-t-elle dit, en montrant quelque doute.

–&|160;Oui.&|160;»

–&|160;Il n’est pas, en effet, dans lacatégorie des ennuyeux.

–&|160;Mais alors il est dans celle desmalheureux&|160;? lui ai-je dit en plaisantant.

–&|160;Sans doute&|160;! mais vous êtes unmoqueur&|160;! Je voudrais bien que vous fussiez à sa place.

–&|160;Pourquoi&|160;? mais j’ai été moi-mêmesous-officier autrefois et c’est là le meilleur temps de mavie.

–&|160;Mais est-ce qu’il estsous-officier&|160;? a-t-elle dit vivement&|160;; puis elle aajouté&|160;: mais je croyais…

–&|160;Que croyez-vous&|160;?

–&|160;Rien&|160;!… Quelle est cettedame&|160;?&|160;»

La conversation a alors changé de direction etnous ne sommes plus revenus sur tout cela.

Enfin la mazurka a fini et nous nous sommesséparés en nous disant au revoir.

Ces dames sont parties et moi je suis allésouper et ai rencontré Verner.

«&|160;Ah&|160;! m’a-t-il dit&|160;: C’estainsi que vous êtes&|160;? Vous ne vouliez faire connaissance avecla princesse que dans le cas où vous auriez à la sauver d’une mortcertaine&|160;?

–&|160;Et j’ai fait mieux&|160;! lui ai-jerépondu&|160;; je l’ai sauvée d’un évanouissement en pleinbal&|160;!

–&|160;Comment donc&|160;? racontez-moicela&|160;?

Devinez&|160;! vous qui devinez tout en cemonde&|160;!

30Mai.

Vers les sept heures du soir, je suis allé mepromener sur le boulevard. Groutchnitski m’a aperçu de loin et estvenu à moi. Une joie railleuse brillait dans son regard. Il m’aserré la main fortement et m’a dit d’une voix tragique&|160;:

«&|160;Je te remercie Petchorin&|160;; mecomprends-tu&|160;?

–&|160;Non&|160;! Je ne sais ce qui me vautton remerciement&|160;; je ne me rappelle pas réellement t’avoirrendu quelque service.

–&|160;Comment&|160;! mais hier&|160;! Est-ceque tu as déjà oublié&|160;? Marie m’a tout raconté.

–&|160;Ah&|160;! mais, est-ce que tout estdéjà commun entre vous, même la reconnaissance&|160;?

–&|160;Écoute, m’a dit Groutchnitski trèssérieusement, ne te moque pas, je t’en prie, de mon amour, si tuveux rester mon ami&|160;; j’aime Marie à la folie&|160;; et jecrois, et j’espère qu’elle m’aimera aussi. J’ai une prière à tefaire&|160;: tu iras chez elle ce soir&|160;; promets-moi de toutobserver. Je sais que tu es très habile à cela et que tu connaismieux les femmes que moi. Ah&|160;! les femmes&|160;! les femmes,qui peut les deviner&|160;? Leurs sourires contredisent leursregards, leurs paroles promettent et engagent et le son de leurvoix repousse&|160;; tantôt elles pénètrent et devinent nos plussecrètes pensées, tantôt elles ne comprennent plus nos plus clairesallusions. Voilà ce qu’est la jeune princesse&|160;; hier, ses yeuxbrillaient passionnément en s’arrêtant sur moi&|160;; maintenantils sont éteints et froids.

–&|160;C’est peut-être la conséquence del’effet des eaux&|160;! lui ai-je dit.

–&|160;Tu vois tout de travers&|160;; tu esdécidément un matérialiste, a-t-il ajouté avec dédain&|160;;changeons de matière,&|160;» et, content de ce mauvais jeu de mots,il est devenu plus gai.

À huit heures, nous sommes allés ensemble chezla princesse. En passant près de la maison de Viéra je l’ai aperçueà sa croisée. Nous avons échangé un rapide regard. Elle n’a pastardé à arriver après nous chez les dames Ligowska. Laprincesse-mère m’a présenté à elle comme à sa parente, on a bu lethé&|160;; il y avait beaucoup de monde et la conversation estdevenue générale, je me suis efforcé de plaire à madameLigowska&|160;; j’ai plaisanté, et je l’ai fait rire quelquefois debon cœur. La jeune princesse avait également envie de rire, maiselle se retenait pour ne pas sortir du rôle qu’elle s’était choisi.Elle trouve que la langueur lui va et peut-être ne se trompe-t-ellepoint.

Groutchnitski est très heureux de voir que magaîté ne se communique pas à elle.

Après le thé tout le monde est rentré ausalon.

«&|160;Êtes-vous satisfaite de mon obéissance,Viéra&|160;?&|160;» lui ai-je dit, en passant près d’elle.

Elle m’a jeté un regard plein d’amour et dereconnaissance. Je suis habitué à ces regards, et cependantautrefois, ils faisaient mon bonheur. La princesse a fait asseoirsa fille au piano&|160;; tout le monde l’a priée de chanter&|160;;je me suis tu et profitant du mouvement général, je me suisapproché d’une fenêtre avec Viéra, qui avait envie de me raconterquelque chose de très sérieux pour nous deux. C’était uneniaiserie&|160;! Mon indifférence néanmoins a fait de la peine à laprincesse Marie, comme j’ai pu m’en apercevoir à un regard plein dedépit qu’elle m’a lancé&|160;; et je comprends, admirablement celangage muet, mais expressif, concis, mais énergique.

Elle s’est mise à chanter&|160;: sa voix n’estpas mauvaise, mais elle chante mal. Du reste je n’ai pas écouté.Groutchnitski, au contraire, accoudé sur l’instrument devant elle,la dévorait des yeux et s’écriait à chaque instant à hautevoix&|160;: «&|160;charmant&|160;! délicieux&|160;!…&|160;»

–&|160;Écoute, m’a dit Viéra, je ne veux pointque tu fasses connaissance avec mon mari&|160;; mais tu devrasfaire la conquête de la princesse-mère&|160;; cela t’est facile, tupeux tout ce que tu veux et nous ne nous verrons qu’ici.

–&|160;Seulement&|160;?

Elle a rougi et a continué&|160;:

–&|160;Tu sais que je suis ton esclave et quejamais je n’ai pu te résister… Aussi en serai-je punie quelquejour&|160;; tu cesseras de m’aimer&|160;!… Je veux au moins sauverma réputation&|160;; ce n’est pas pour moi-même, tu le sais trèsbien&|160;! mais je t’en supplie, ne me tourmente pas commeautrefois avec tes doutes inutiles et tes froideurs simulées&|160;;je mourrai peut-être bientôt&|160;; je sens que je m’affaiblis dejour en jour, et malgré tout cela je ne puis songer à la viefuture&|160;; je ne pense qu’à toi. Vous autres hommes, vous necomprenez pas les jouissances du regard, des serrements de main. Jete jure qu’entendre ta voix me fait éprouver une étrange etprofonde sensation de bonheur, telle que tes baisers les plusardents ne pourraient m’en procurer&|160;!&|160;»

La princesse Marie avait cessé de chanter. Unmurmure d’éloges s’est élevé autour d’elle&|160;; je me suisapproché après tous et lui ai dit que, pour mon compte, je trouvaissa voix assez négligée.

Elle a fait la moue en plissant sa lèvreinférieure et s’est inclinée d’une manière fort moqueuse, en medisant&|160;:

«&|160;Cela est d’autant plus flatteur pourmoi, que vous ne m’avez pas du tout écouté&|160;; mais peut-êtren’aimez vous pas la musique&|160;?

–&|160;Au contraire, et surtout aprèsdîner.

–&|160;Groutchnitski a raison de dire que vousavez des goûts prosaïques&|160;; et je vois que vous n’aimez lamusique, que sous le rapport gastronomique.

–&|160;Vous vous trompez encore&|160;; je nesuis pas du tout gastronome, mais j’ai un mauvais estomac, Or lamusique après dîner endort, et dormir après le dîner est fortsalutaire&|160;; par conséquent j’aime la musique sous le rapporthygiénique. Ce soir, au contraire, elle m’agite trop lesnerfs&|160;; elle me rend trop triste ou trop gai&|160;; et c’estfort désagréable de s’attrister ou de s’égayer lorsqu’on n’a pas deraison pour cela&|160;; surtout dans le monde, où la tristesse estridicule, et une trop grande gaieté indécente.&|160;»

Elle ne m’a pas écouté jusqu’au bout, s’estéloignée et est allée s’asseoir près de Groutchnitski. Uneconversation sentimentale s’est établie entre eux.

Il m’a semblé que la princesse répondait à sesphrases recherchées, assez distraitement et sans à propos,quoiqu’elle s’efforçât de lui montrer qu’elle l’écoutait avecattention, car il jetait sur elle parfois des regards d’admiration,tâchant de deviner la cause de l’agitation secrète que trahissaientsouvent ses yeux inquiets.

Je vous ai devinée, chère princesse&|160;;prenez garde&|160;! Vous voulez me rendre la pareille en mêmemonnaie et piquer mon amour-propre. Vous ne réussirez pas, et sivous me déclarez la guerre, je serai aussi sans pitié.

Pendant le restant de la soirée, j’ai tâché deme mêler à leur conversation, mais elle a accueilli assez sèchementmes remarques et je me suis éloigné avec une peine simulée. Lajeune princesse triomphait et Groutchnitski aussi.

Triomphez, mes amis, hâtez-vous… vous netriompherez pas longtemps, j’en ai le pressentiment… Dans mesrelations avec les femmes, j’ai toujours deviné tout d’abord, sielles m’aimeraient ou non…

J’ai achevé la soirée auprès de Viéra, àparler d’un temps déjà lointain. Pourquoi m’aime-t-elle tant&|160;?vraiment je ne le sais, d’autant plus que c’est la seule femme quim’ait entièrement compris avec mes petites faiblesses et mesmauvaises passions&|160;; il est impossible que le mal soit siattrayant…

Je suis parti avec Groutchnitski&|160;; dansla rue il m’a pris le bras et après un long instant de silence, ilm’a dit&|160;:

«&|160;Eh bien, quoi&|160;?&|160;»

Tu es un sot, avais-je envie de luirépondre&|160;; mais je me suis retenu&|160;; et n’ai fait quelever les épaules.

6Juin.

Pendant tous ces jours-là, je ne me suis pasécarté un seul instant de mon système. Ma conversation commence àplaire à la jeune princesse Marie&|160;; je lui ai racontéquelques-uns des plus étranges incidents de ma vie et déjà elle meconsidère comme un homme extraordinaire. Je me moque un peu de touten ce monde et surtout du sentimentalisme&|160;: cela commence àl’effrayer. Elle n’ose déjà plus, devant moi, entamer avecGroutchnitski une lutte de sentiment&|160;; elle a déjà réponduquelquefois à ses sorties par des sourires railleurs. Mais chaquefois que Groutchnitski s’approche d’elle, je prends un air calme etje les laisse ensemble. La première fois elle a été contente decela ou au moins a essayé de le paraître&|160;; à la seconde, elles’est fâchée contre moi&|160;; à la troisième, contreGroutchnitski.

«&|160;Vous avez bien peu d’amour-propre,m’a-t-elle dit un soir. Pourquoi croyez-vous que j’ai plus deplaisir à me trouver avec Groutchnitski qu’avecvous&|160;?&|160;»

–&|160;Je lui ai répondu que je sacrifiais monplaisir au bonheur de mon ami.

–&|160;Et le mien&|160;?&|160;» a-t-elleajouté.

Je l’ai regardée fixement en prenant un airsérieux. Ensuite, de toute la journée, je ne lui ai pas dit un mot.Ce soir elle était pensive, et ce matin, auprès du puits, ellel’était encore davantage.

Lorsque je me suis approché d’elle, elleécoutait distraitement Groutchnitski qui s’extasiait sur la nature,et lorsqu’elle m’a vu, elle s’est mise à rire aux éclats, très malà propos et en ayant l’air de ne pas m’avoir aperçu. Je me suiséloigné et me suis mis à la surveiller à la dérobée. Elle s’estd’abord écartée de son compagnon de causerie, puis a bâillé deuxfois.

Décidément Groutchnitski l’importune. Jeresterai encore deux jours sans causer avec elle.

10Juin.

Je me demande souvent pourquoi je recherche siobstinément l’amour d’une jeune fille, que je ne veux point séduireet que je n’épouserai jamais. Pourquoi cette coquetterieféminine&|160;? Viéra m’aime plus que la princesse Marie nem’aimera jamais. Au moins si cette dernière avait l’air d’unebeauté invincible, je semblerais peut-être fasciné par ladifficulté de l’entreprise…

Mais il n’en est point ainsi&|160;! Ce n’estpas non plus ce besoin incessant d’aimer, qui nous tourmentependant les premières années de la jeunesse et nous pousse d’unefemme à l’autre, jusqu’à ce que nous en trouvions une qui ne puissenous supporter. Voilà le moment où nous devenons véritablementconstants, passion sans fin que l’on pourrait exprimermathématiquement par une ligne partant d’un point et se perdantdans l’espace. Le secret de cette éternité ne gît que dansl’impossibilité où l’on est d’atteindre le but, c’est-à-dire lafin.

Mais de quoi vais-je m’inquiéter&|160;?suis-je jaloux de Groutchnitski&|160;? Le malheureux, mais il n’estpas digne d’elle&|160;! Après tout, c’est peut-être la conséquencede cet insurmontable sentiment qui nous engage à détruire les plusdouces erreurs de notre prochain, afin d’avoir le petit plaisir delui dire, lorsque désespéré, il nous demandera à qui il devracroire&|160;: Mon ami&|160;! elle m’en disait autant et tu vois, jedîne, je soupe, je dors tranquillement et j’espère mourir sans criset sans larmes. Et puis, il y a sans doute une immense jouissance àposséder une jeune âme qui s’épanouit à peine&|160;! Elle est commeune de ces fleurs dont les meilleurs parfums s’évaporent au contactdes premiers rayons du soleil&|160;; il faut la cueillir à cemoment, l’aspirer jusqu’à épuisement, et puis la rejeter sur lechemin&|160;! Peut-être se trouvera-t-il quelqu’un pour laramasser&|160;!

Je ressens en moi cette insatiable avidité quiengloutit tout ce qu’elle rencontre sur son chemin. Je ne songe àla souffrance et à la joie des autres que par rapport à moi&|160;;j’y trouve l’aliment nécessaire à l’entretien des forces de monâme. Je ne suis plus capable de faire des folies sous l’influencede la passion et mon ambition est étouffée par lescirconstances&|160;; mais elle se produit d’une autre manière, car,l’ambition n’est que la soif de la puissance, et le premier desplaisirs pour moi, est de subordonner à ma volonté tous ceux quim’entourent et d’éveiller en eux le sentiment de l’amour, del’attachement, de la frayeur. Et n’est-ce pas en effet la plusgrande preuve et le plus grand triomphe de la puissance, que d’êtrepour le premier venu, une cause de souffrance ou de plaisir, sansavoir au-dessus de lui un droit positif&|160;! Qu’est-ce que lebonheur, si ce n’est l’orgueil assouvi&|160;! si je croyais être lemeilleur et le plus puissant des hommes, je serais heureux&|160;!Et si tous m’aimaient, je trouverais en moi des sourcesinépuisables d’amour. Le mal engendre le mal, une premièresouffrance fait comprendre le plaisir qu’il y a à tourmenter lesautres. L’idée du mal ne peut entrer dans la tête d’un homme sansqu’il ne songe à le faire. Les idées, a dit quelqu’un, c’est lacréation organisée&|160;; leur naissance leur donne une forme etcette forme est l’action. Ainsi celui dans la tête duquel naît leplus grand nombre d’idées agit plus que tous les autres.

De cela, il suit qu’un homme de génie attachéau banc d’un pupitre, doit mourir ou perdre l’esprit&|160;;absolument comme un homme, doué d’une constitution, vigoureuse,condamné à une vie sédentaire et sans exercice, mourra d’uneattaque d’apoplexie.

Les passions ne sont autre chose que les idéesà leur première éclosion&|160;; elles appartiennent aux cœursjeunes, et celui-là est un sot qui croit être agité par elles toutela vie. Bien des rivières tranquilles sont, à leur source,d’impétueux torrents, mais pas une ne bondit et n’écume jusqu’à lamer&|160;; ce calme est souvent, sans qu’on s’en doute, un grandindice de force. La plénitude, la profondeur des sentiments et dela pensée n’admettent pas les élans furieux. Une âme agitée par lespassions, se donne en tout de lourdes responsabilités, et estpersuadée qu’il doit en être ainsi. Elle sait que sans les orages,la permanente ardeur du soleil la dessécherait. Elle se pénètre desa propre vie, se caresse et se punit elle-même, comme un enfantgâté. Ce n’est que dans cette condition de connaissance de soi-mêmeque l’homme peut apprécier la justice divine…

En relisant cette page, je remarque que je mesuis bien éloigné de mon sujet. Mais qu’importe&|160;! Sans doutej’écris ce journal pour moi, et tout ce que je jette sur ce papiersera, avec le temps, un précieux souvenir pour moi…

Groutchnitski est venu chez moi et m’a sautéau cou&|160;; il est promu officier&|160;; nous avons bu lechampagne, Le docteur Verner est entré presque aussitôt aprèslui&|160;:

«&|160;Je ne vous félicite pas&|160;! a-t-ildit, à Groutchnitski&|160;:

–&|160;Pourquoi&|160;?

–&|160;Parce que votre manteau de soldat vousallait fort bien, et avouez qu’un uniforme d’officier d’infanteriefait ici, aux eaux, ne vous donnera rien d’intéressant. C’estévident&|160;! Jusqu’à ce jour vous étiez une exception&|160;;maintenant, vous serez comme tous les autres.

–&|160;Dites-donc, docteur&|160;! nem’empêchez point de me réjouir&|160;!…

–&|160;Il ne sait pas, a ajouté Groutchnitskià mon oreille, quelles espérances m’ont apportées cesépaulettes&|160;! Oh&|160;! épaulettes&|160;! épaulettes&|160;! vosétoiles sont les étoiles qui me guident. Non&|160;! maintenant, jesuis complètement heureux&|160;!

–&|160;Viendras-tu te promener avec nous surle rempart&|160;? lui ai-je demandé.

–&|160;Non&|160;! parce que je ne veux memontrer à la princesse Marie que lorsque mon uniforme seraprêt.

–&|160;Veux-tu que je lui apprenne tonbonheur&|160;?

–&|160;Non&|160;! je t’en prie&|160;; ne lelui dis pas&|160;! je veux la surprendre.

–&|160;Dis-moi seulement où en sont tesaffaires avec elle&|160;?&|160;»

Il s’est troublé et s’est mis àréfléchir&|160;; il avait envie de se vanter et de mentir&|160;;mais il a eu des scrupules et en même temps a eu honte de dire lavérité.

«&|160;Qu’en penses-tu&|160;?t’aime-t-elle&|160;?

–&|160;Est-ce qu’elle aime&|160;? quellesidées as-tu donc Petchorin&|160;? Peut-elle aimer aussitôt&|160;?Et quand cela serait, est-ce qu’une femme comme il faut avoue ceschoses-là&|160;?

–&|160;Ah&|160;! très bien. Et de même unhomme comme il faut doit garder le silence sur sesaffections&|160;?

–&|160;Eh oui, mon ami&|160;! Il en est ainsid’une foule de chose qui ne se disent pas, mais qui sedevinent.

–&|160;C’est vrai&|160;! Seulement l’amour,que nous lisons dans les yeux, n’engage pas une femme comme lesparoles… Prends garde, Groutchnitski&|160;! Elle tetrompera&|160;!

–&|160;Elle&|160;! a-t-il dit en levant lesyeux au ciel et souriant de contentement. Tu me fais de la peine,Petchorin.&|160;»

Et il est parti.

Ce soir, une nombreuse société est allée sepromener à pied au Proval[19].

De l’avis des savants du lieu, ce Proval n’estpas autre chose qu’un cratère éteint&|160;; il se trouve sur unedes pentes douces du Machuk, à une verste de la ville. Un étroitsentier, bordé d’arbres et de rochers, y conduit. J’ai offert monbras à la jeune princesse pour gravir la montagne, et elle ne m’aplus quitté pendant la promenade.

Nous sommes entrés en conversation par lechapitre de la médisance&|160;; je répétais des calomnies répanduessur nos connaissances présentes et absentes. J’ai d’abord blâmésimplement des ridicules et puis je suis devenu plus méchant&|160;;ma bile se soulevait&|160;; j’avais commencé par des badinages etj’ai fini par de franches méchancetés. D’abord cela l’a amusée, etpuis cela l’a effrayée.

«&|160;Vous êtes un homme dangereux&|160;!m’a-t-elle dit&|160;; j’aimerais mieux tomber au milieu d’une forêtsous le couteau d’un assassin que de subir votre mauvaise langue.Je vous en prie, sans plaisanter, lorsque vous songerez à vousbrouiller avec moi, prenez un poignard et égorgez-moi&|160;; jecrois que cela ne vous sera pas difficile.

–&|160;Est-ce que j’ai l’air d’unbrigand&|160;?

–&|160;Vous êtes plus féroce…&|160;»

J’ai réfléchi un moment et ensuite je lui aidit en prenant un air profondément ému&|160;:

«&|160;Oui&|160;! Et telle fut ma destinée,dès ma plus tendre enfance. Tout le monde lisait sur mon visage lessignes des plus mauvais penchants&|160;; ces signes n’existaientpoint, mais on les pressentait, et ils ne parurent jamais, j’étaismodeste, on m’accusa d’astuce et je devins sournois. Je ressentaisprofondément le bien et le mal&|160;; personne ne me prodiguait lamoindre caresse&|160;; tous m’outrageaient&|160;; je devinsvindicatif. J’étais morose, les autres enfants étaient gais etbabillards&|160;; je me sentais au-dessus d’eux, on me mit plusbas, je devins envieux. J’étais disposé à aimer tout lemonde&|160;; personne ne me comprit&|160;; j’appris la haine. Majeunesse flétrie s’écoula au milieu d’une lutte entre la société etmoi. Craignant de voir tourner en ridicule mes meilleurssentiments, je les enfouis au fond de moi-même et ilss’évanouirent. J’aimais la vérité, on ne me crut pas&|160;: je memis à mentir. Connaissant à fond le monde et le mobile de lasociété, je devins habile dans la science de la vie et je m’aperçusque d’autres, sans la moindre habileté, étaient heureux etrecevaient des honneurs et des avantages que je briguaisinfatigablement. Alors le désespoir naquit dans mon cœur, mais nonpas ce désespoir que guérit la balle d’un pistolet&|160;;non&|160;! mais un désespoir froid et sans force, qui se cache sousun sourire aimable et bienveillant. Je devins un paralytique moral.Une moitié de mon âme languit, se dessécha, et mourut. Je la coupaiet la rejetai. L’autre partie s’agita et se mit à vivre danschacune de ses parties, et personne ne remarqua cela, parce quepersonne ne savait l’absence de la moitié perdue. Mais vous venezde réveiller en moi son souvenir et je vous lirai son épitaphe. Auplus grand nombre, les épitaphes paraissent ridicules, mais à moi,non&|160;; je pense toujours à celui qui repose sous elle. Du resteje ne vous prie point de partager mon opinion&|160;; si ma sortievous paraît ridicule, riez-en&|160;! Je vous préviens que cela nem’affligera pas le moins du monde.&|160;»

À ce moment, j’ai rencontré ses yeux&|160;;ils étaient pleins de larmes&|160;; son bras appuyé sur le mientremblait&|160;; ses joues étaient enflammées&|160;; elle meplaignait.

La pitié, ce sentiment auquel se laissent unpeu aller toutes les femmes, a pris pied dans son cœurinexpérimenté. Pendant tout le temps de la promenade, elle a étédistraite et avec cela sans coquetterie, ce qui est un bien grandsymptôme.

Nous sommes arrivés au Proval. Les dames ontabandonné leurs cavaliers, mais elle n’a pas quitté mon bras. Lessaillies des élégants du lieu ne l’ont pas fait rire, etl’inclinaison des pentes écroulées sur lesquelles nous noustrouvions ne l’a point effrayée, tandis que les autres damescriaient et se couvraient les yeux.

Pendant le trajet du retour, je n’ai pointrecommencé notre triste conversation, mais à mes questions diverseset à mes plaisanteries elle répondait brièvement et avecdistraction.

«&|160;Est-ce que vous avez aimé&|160;? luiai-je demandé enfin.&|160;» Elle m’a regardé fixement, a hoché latête, et est retombée dans sa mélancolie.

Il était clair qu’elle avait quelque chose àme dire, mais elle ne savait par où commencer. Son sein segonflait&|160;; qu’était-il arrivé&|160;? Une manche de mousselineest une égide bien faible, et un courant magnétique allait de monbras au sien. Presque toujours l’amour naît ainsi et la plupart dutemps nous nous trompons bien en pensant qu’une femme nous aimepour notre extérieur ou nos qualités morales, tandis qu’ils ne fontque préparer et disposer son cœur à recevoir le feu sacré&|160;; lemoindre premier contact décide l’affaire.

«&|160;N’est-ce pas vrai, que j’ai été trèsaimable aujourd’hui&|160;!&|160;» m’a dit la jeune princesse, avecun sourire contraint, quand nous sommes revenus de lapromenade.

Et nous nous sommes séparés.

Elle est mécontente d’elle-même, s’accuse defroideur&|160;; c’est un premier triomphe fort important&|160;!

Demain elle voudra me récompenser&|160;; jesais cela par cœur. – Voilà l’ennuyeux&|160;!

12Juin.

Aujourd’hui j’ai vu Viéra&|160;: Elle m’afatigué avec sa jalousie. La jeune princesse s’est imaginé, à cequ’il paraît, de lui confier les secrets de son cœur. Il fautavouer que c’est là un heureux choix&|160;!

«&|160;Je devine à quoi tout cela aboutira,m’a dit Viéra. Il vaut mieux me dire tout simplement, dèsaujourd’hui, que tu l’aimes…

–&|160;Mais si je ne l’aime pas&|160;?

–&|160;Alors pourquoi la poursuivre, latroubler, et agiter son imagination&|160;? Oh&|160;! je te connaisbien&|160;! Écoute, si tu veux que je te croie, viens dans unesemaine à Kislovodsk&|160;; après-demain nous allons nous yfixer&|160;; la princesse reste ici plus longtemps. Trouve unlogement tout à côté de nous&|160;; nous demeurerons dans unegrande maison près de la source. En bas doit habiter la princesseLigowska&|160;; mais à côté est une maison du même propriétaire,qui est pareille à la nôtre et n’est pas encore occupée.

–&|160;Viendras-tu&|160;?&|160;»

Je le lui ai promis et aujourd’hui même j’aienvoyé arrêter le logement.

Groutchnitski est venu chez moi à six heureset m’a annoncé que son uniforme serait prêt pour le bal.

–&|160;Je pourrai enfin danser avec elle toutela soirée, et comme nous causerons&|160;! a-t-il ajouté.

–&|160;À quand le bal&|160;?

–&|160;Mais demain. Est-ce que tu ne le saispas&|160;? C’est une grande fête, et l’autorité du lieu s’estchargée elle-même de la préparer.

–&|160;Allons au boulevard.

–&|160;Pour rien au monde, avec cet affreuxmanteau&|160;?…

–&|160;Comment, tu ne l’aimes déjàplus&|160;?&|160;»

Je suis allé seul au boulevard et j’airencontré la princesse Marie&|160;; je l’ai invitée pour lamazurka&|160;; elle s’en est montrée fort étonnée et pleine dejoie.

–&|160;Je croyais que vous ne dansiez que parnécessité absolue, comme la fois passée, m’a-t-elle dit avec unsourire charmant.

Il paraît qu’elle ne s’aperçoit pas du tout del’absence de Groutchnitski.

–&|160;Vous serez très agréablement surprise,lui ai-je dit.

–&|160;De quoi&|160;?

–&|160;C’est un secret&|160;!… que vousdevinerez vous-même au bal.&|160;»

J’ai achevé la soirée chez lesprincesses&|160;; il n’y avait personne que Viéra et un vieillardtrès amusant. J’étais en veine d’esprit et j’ai improvisé quelqueshistoires assez bonnes. La jeune princesse était assise devant moiet écoutait mes contes avec une attention si profonde, si vive etsi tendre, que j’en étais étonné. Que sont devenus sa vivacité, sacoquetterie, ses caprices, sa mine espiègle, son sourire moqueur,son regard distrait&|160;?

Viéra a remarqué tout cela&|160;; sur sonvisage, altéré par la maladie, se peignait une profonde tristesse.Elle était assise auprès de la fenêtre dans un grand fauteuil etm’a fait réellement de la peine.

J’ai raconté toute la dramatique histoire denotre rencontre, de nos amours, en déguisant le tout, bien entendu,sous des noms inventés.

J’ai peint vivement ma tendresse, mesinquiétudes, mes transports, et j’ai présenté sous un jour siavantageux sa démarche, son caractère, qu’elle a dû me pardonner macoquetterie avec la princesse.

Elle s’est levée et est venue s’asseoir prèsde nous&|160;; elle semblait revivre… Et nous ne nous sommessouvenus qu’à deux heures du matin que le docteur nous avaitordonné de nous coucher à onze heures.

13Juin.

Une demi-heure avant le bal, Groutchnitski estvenu chez moi, en uniforme éclatant d’officier d’infanterie. Autroisième bouton de sa tunique était accrochée une chaînette debronze à laquelle pendait un double lorgnon. Ses épaulettesdémesurément grandes étaient relevées en l’air et ressemblaientassez aux ailes de l’amour&|160;; ses bottes neuvescraquaient&|160;; dans sa main gauche il portait ses gants en peaude couleur brune et sa casquette&|160;; de sa main droite iltourmentait à chaque instant les boucles de sa chevelure relevéesen toupet. On voyait qu’il était enchanté de lui et son visageexprimait cependant une certaine méfiance de lui-même. Son airendimanché et ses allures de fat m’auraient fait éclater de rire sitout cela n’avait été d’accord avec mes projets.

Il a jeté en arrivant ses gants et sacasquette sur une table et s’est mis à effacer les plis de sonvêtement et à se mirer dans la glace. Un immense foulard noir étaitnoué autour de son cou en guise de col et la partie raide fortélevée soutenait son menton et dépassait le bord de son colletd’habit. Comme elle lui paraissait encore trop basse, il l’a tiréeen haut et l’a fait monter jusqu’à ses oreilles. À la suite de cetravail pénible, car le collet de sa tunique était étroit et peuaisé, le sang lui est venu au visage.

«&|160;On m’a dit que tous ces jours-ci, tuavais fait sérieusement la cour à ma princesse&|160;; m’a-t-il ditnégligemment et sans me regarder.

–&|160;Où veux-tu que des sots comme nousaillent boire le thé&|160;?[20] ai-jerépondu, en répétant l’expression connue de l’un de nos plusadroits mauvais sujets, rappelée quelquefois par Pouchkine.

–&|160;Dis-moi, mon uniforme me va-t-ilbien&|160;? Ah&|160;! gredin de juif&|160;! il m’étouffe sous lesaisselles. Tu n’as pas de parfums&|160;?

–&|160;Voyons&|160;! est-ce qu’il t’en fautencore&|160;? tu sens cependant déjà pas mal la pommade à larose.

–&|160;Ce n’est rien&|160;; donne m’en encoreun peu.

Il en a versé presqu’un demi-flacon sur sacravate, sur son mouchoir et sur ses manches.

–&|160;Danseras-tu&|160;? m’a-t-ildemandé.

–&|160;Je ne crois pas.

–&|160;Je crains qu’il ne m’arrive decommencer la mazurka avec la princesse, et je ne connais pas uneseule figure.

–&|160;Est-ce que tu l’as invitée pour lamazurka&|160;?

–&|160;Non, pas encore.

–&|160;Vois qu’on ne te prévienne pas.

–&|160;En effet&|160;! a-t-il dit, en sefrappant le front&|160;; j’irai l’attendre sur leperron.&|160;»

Il a pris sa casquette et s’est enfui.

Une demi-heure après je suis parti. Les ruesétaient noires et désertes. Autour de la réunion ou de l’hôtel,comme il vous plaira, la foule s’était amassée&|160;; la lumièrevenant des fenêtres l’éclairait et la brise du soir m’apportait leséclats d’une musique militaire. J’allais lentement, car j’étaistriste.

Est-il possible d’avoir une destinée aussisingulière sur la terre&|160;: briser sans cesse les espérances desautres&|160;! Depuis que je vis et j’agis, le sort m’a toujoursamené au dénouement des drames d’autrui, comme si, sans moi,personne ne pouvait mourir ou arriver au désespoir. Je suis unpersonnage obligé de cinquième acte et involontairement je joue unrôle qui a quelque chose de celui du bourreau ou du traître. Quelest le but de ma destinée au milieu de tout cela&|160;? Suis-jeappelé à défrayer les auteurs de tragédies bourgeoises et de romansde famille, ou bien à être le collaborateur des faiseurs de contescomme ceux de la bibliothèque pour la lecture&|160;? Pourquoi lesaurais-je&|160;? Il n’est pas d’homme qui, au début de la vie, nepense l’achever comme Alexandre ou Lord Byron&|160;; et cependant,ils demeurent tout un siècle conseillers en titre.

En entrant dans la salle de bal, je me suisdissimulé dans le groupe des hommes et me suis mis à observer.Groutchnitski était debout à côté de la jeune princesse et luidébitait quelque chose avec beaucoup d’ardeur. Elle l’écoutaitd’une manière distraite et regardait de tous côtés, en appuyantparfois son éventail contre ses petites lèvres. Sur son visage, onlisait son impatience&|160;; ses yeux cherchaient quelqu’un autourd’elle&|160;; je me suis approché tout doucement pour entendre leurconversation.

«&|160;Vous me faites horriblement souffrir,princesse, lui disait Groutchnitski&|160;: vous êtes bien changéedepuis le jour où je vous ai vue.

–&|160;Vous aussi, vous êtes changé, luia-t-elle dit, en jetant sur lui un regard rapide, dans lequel iln’a pas distingué une raillerie cachée.

–&|160;Moi&|160;! je suis changé&|160;! a-t-ildit. Oh&|160;! jamais&|160;! vous savez bien que c’estimpossible&|160;! Celui qui vous a vue une seule fois, emporte aveclui pour l’éternité le souvenir de votre image divine&|160;!

–&|160;Aurez-vous bientôt fini&|160;?…

–&|160;Pourquoi donc ne voulez-vous plusentendre à présent ce que naguères vous écoutiez avecbienveillance&|160;?

–&|160;Parce que je n’aime pas lesrépétitions, a-t-elle répondu en riant.

–&|160;Oh&|160;! je me suis affreusementtrompé&|160;!… Insensé, moi qui croyais que ces épaulettes medonneraient le droit d’espérer&|160;!… Non&|160;! il aurait mieuxvalu pour moi conserver mon manteau de soldat, avec lequel jepouvais peut-être attirer un peu votre attention.

–&|160;En effet, ce manteau allait bien mieuxà votre visage.

À ce moment je me suis avancé pour lasaluer&|160;; elle a rougi un peu et m’a dit rapidement&|160;:«&|160;N’est-ce pas vrai, Monsieur Petchorin&|160;? queM.&|160;Groutchnitski était bien mieux avec son manteaugris&|160;?

–&|160;Je ne suis pas tout à fait de votreavis&|160;; lui ai-je dit&|160;; son uniforme le rajeunit.

Groutchnitski n’a pu supporter ce coup&|160;;comme tous les jeunes gens, il a des prétentions à paraître vieux,il pense que sur son visage les traces profondes des passionsremplacent les rides de l’âge. Il m’a lancé un regard furibond, afrappé du pied et s’est éloigné.

–&|160;Avouez&|160;! ai-je dit à la princesse,que quoiqu’il ait été toujours très ridicule, il a été bien près devous intéresser… avec son manteau gris&|160;?&|160;»

Elle a baissé les yeux et n’a pas répondu.Groutchnitski a poursuivi la princesse pendant toute la soirée et atoujours dansé avec elle ou vis-à-vis d’elle. Il la dévorait desyeux, soupirait et l’ennuyait de ses prières et de sesreproches&|160;; après le troisième quadrille elle le détestaitdéjà.

«&|160;Je ne m’attendais pas à cela detoi&|160;; m’a-t-il dit, en s’approchant de moi et me prenant lebras.

–&|160;Eh bien, quoi&|160;?

–&|160;Ne danses-tu pas la mazurka avecelle&|160;? m’a-t-il demandé d’une voix superbe. Elle me l’aavoué.

–&|160;Eh bien&|160;! est-ce unsecret&|160;?

–&|160;Oui, je vois clair&|160;!… Je devaism’attendre à cela de la part de cette petite fillette, de cettecoquette&|160;; je saurai me venger.

–&|160;Prends-t’en à ton manteau ou à tesépaulettes&|160;! Pourquoi l’accuser, elle&|160;? Est-ce sa faute,si tu ne lui plais plus&|160;?

–&|160;Pourquoi m’avoir donné desespérances&|160;?

–&|160;Pourquoi as-tu espéré&|160;? On peuttoujours désirer et demander n’importe quoi, je le comprends&|160;;mais qui peut espérer&|160;?

–&|160;Tu as gagné ton pari&|160;; mais pascomplètement, a-t-il dit avec un air irrité.&|160;»

La mazurka a commencé&|160;: Groutchnitski n’achoisi tout le temps que la princesse&|160;; les autres lachoisissaient aussi à chaque instant. Il était évident que c’étaitun complot organisé contre moi. Tant mieux&|160;! Elle a envie decauser avec moi&|160;; ils l’en empêchent, elle le désirera biendavantage&|160;!

Je lui ai serré deux fois la main&|160;; à ladeuxième elle l’a retirée sans dire un mot.

«&|160;Je dormirai mal cette nuit, m’a-t-elledit, lorsque la mazurka s’achevait.

–&|160;Est-ce Groutchnitski qui en est lacause&|160;?

–&|160;Oh non&|160;! et son visage est devenusi triste, si mélancolique, que je me suis juré de lui baiser lamain dès ce soir.&|160;»

On allait partir&|160;; en aidant la jeuneprincesse à se placer dans sa voiture, j’ai porté rapidement sapetite main à mes lèvres&|160;; il faisait sombre et personne n’apu nous voir.

Je suis revenu dans le salon très satisfait demoi.

Autour d’une grande table, les jeunes genssoupaient, et au milieu d’eux Groutchnitski. Lorsque je suis entré,tous se sont tus&|160;; évidemment on parlait de moi. Beaucoup,depuis le bal, me boudent et particulièrement le capitaine dedragons. Il paraît qu’ils ont décidément organisé contre moi uncomplot sous le commandement de Groutchnitski. Aussi a-t-il l’airinsolent et brave. J’en suis très heureux&|160;; j’aime me savoirdes ennemis, quoique ce ne soit pas très chrétien&|160;; celam’amuse et fouette mon sang. Se tenir sur ses gardes, surprendrechacun de leurs regards, deviner chacune de leurs paroles, pénétrerleurs intentions, faire avorter leurs projets&|160;; feindre d’êtretrompé, et soudain faire crouler d’un seul coup, cet énormeédifice, qui leur a donné tant de peines et leur a fait dépensertant d’adresse et de réflexion. Voilà ce que j’appellevivre&|160;!

Pendant le restant du souper, Groutchnitskin’a cessé de chuchoter avec le capitaine de dragons et d’échangerdes regards d’intelligence avec lui.

14Juin.

Ce matin Viéra est partie avec son mari pourKislovodsk&|160;; j’ai rencontré leur voiture en allant chez laprincesse Ligowska. Elle m’a salué de la tête&|160;; dans sonregard il y avait un reproche.

De quoi suis-je coupable&|160;? Pourquoi neveut-elle pas m’accorder un tête-à-tête&|160;? L’amour est comme lefeu&|160;: sans aliment il s’éteint. La jalousie fera peut-être ceque n’eussent pu faire les prières.

Je suis resté avec la mère de la princesse uneheure entière. Sa fille n’a pas paru&|160;; elle est malade etn’est point allée ce soir au boulevard. Les membres de la ligue quis’est formée naguères contre moi se sont armés de lorgnons et ontpris un air menaçant. Je suis heureux de savoir la jeune princessemalade, ils lui auraient fait quelque méchanceté. Groutchnitski ales cheveux en désordre et un air désespéré&|160;; il me paraîtréellement blessé dans son amour-propre. Allons&|160;! il estencore de ces hommes, que le désespoir amuse.

En revenant chez moi, j’ai cru remarquer queje n’étais pas satisfait&|160;; il me manquait quelque chose&|160;;je ne l’ai pas vue&|160;! elle est malade&|160;! serais-je déjàamoureux&|160;? Quelle absurdité&|160;!

15Juin.

À onze heures du matin, heure à laquelle lamère de la princesse va aux bains Ermoloff, je suis passé près dela fenêtre où elle rêvait&|160;; en m’apercevant, elle s’estretirée.

Je suis entré dans l’antichambre&|160;; il n’yavait personne, et sans me faire annoncer, selon les habitudes dela maison, j’ai pénétré dans le salon. Une pâleur profonde s’estrépandue sur le joli visage de la jeune princesse&|160;; elle étaitau piano, une main appuyée au dossier de son fauteuil&|160;; cettemain tremblait un peu. Je me suis approché d’elle doucement et luiai dit&|160;:

«&|160;Vous êtes fâchée contremoi&|160;?&|160;»

Elle a jeté sur moi un regard langoureux etprofond, et a secoué la tête&|160;; ses lèvres voulaient direquelque chose et ne le pouvaient pas&|160;; ses yeux se sontremplis de larmes&|160;; elle s’est affaissée sur son fauteuil ets’est caché le visage dans ses mains.

«&|160;Qu’avez-vous&|160;? lui ai-je dit, enlui prenant la main.

–&|160;Vous n’avez pas d’estime pourmoi&|160;! oh&|160;! laissez-moi&|160;!&|160;»

J’ai fait quelques pas&|160;; elle s’estredressée sur son fauteuil&|160;; ses yeux étincelaient. Je me suisarrêté en m’appuyant d’une main à la porte et lui ai dit&|160;:

«&|160;Pardonnez-moi, princesse, je viens deme conduire comme un fou&|160;; cela ne m’arrivera plus&|160;; jeserai plus prudent, – mais pourquoi vous faire connaître ce qui sepasse dans mon âme&|160;? Vous ne le saurez jamais, et tant mieuxpour vous. Adieu&|160;!…&|160;»

En m’en allant, il m’a semblé que jel’entendais pleurer.

J’ai rôdé à pied jusqu’au soir dans lesenvirons du Machuk&|160;; j’étais horriblement fatigué et enrentrant chez moi je me suis jeté sur mon lit, complètementharassé.

Verner est venu chez moi.

«&|160;Est-ce vrai, m’a-t-il demandé, que vousépousez la princesse Marie Ligowska&|160;?

–&|160;Mais, qui dit cela&|160;?

–&|160;Toute la ville le dit&|160;; tous mesmalades se préoccupent de cette importante nouvelle, et cesmalades, drôle de population, savent tout.&|160;»

C’est un tour que me joue Groutchnitski&|160;!ai-je pensé.

«&|160;Afin de vous prouver, docteur, lafausseté de ces bruits, je vous confie en secret que demain je parspour Kislovodsk.

–&|160;Et la jeune princesse aussi&|160;?

–&|160;Non&|160;! elle reste encore unesemaine ici.

–&|160;Ainsi donc, vous ne l’épousezpas&|160;?

–&|160;Docteur&|160;! Docteur&|160;!regardez-moi&|160;! Est-ce que j’ai l’air d’un mari, ou de quelquechose de pareil&|160;?

–&|160;Je ne dis point cela… mais vous savez,il y a de ces occasions… a-t-il ajouté en souriant avecfinesse&|160;; de ces occasions dans lesquelles les hommes les plushonorables sont obligés de se marier, et il est des mamans qui nelaissent pas passer ces occasions… Aussi je vous invite en ami àvous tenir davantage sur vos gardes. Ici, aux eaux, l’air estdangereux. Combien j’ai vu de magnifiques jeunes hommes dignes d’unmeilleur sort, partir d’ici pour aller droit à l’autel. Moi aussi,le croiriez-vous&|160;? ils ont voulu me marier&|160;; et surtoutune maman de province dont la fille était très pâle&|160;; j’avaiseu le malheur de lui dire que les couleurs de son visage luireviendraient après le mariage. Alors, avec des larmes dereconnaissance elle me proposa la main de sa fille et toute safortune&|160;: cinquante paysans environ[21]. Mais jelui répondis que j’étais incapable de faire un mari.&|160;»

Verner s’en est allé bien persuadé qu’ilm’avait prévenu. De ses paroles j’ai déduit ceci&|160;: que déjà ilcourt dans la ville sur la princesse et moi divers bruits méchants.Cela ne profitera pas impunément à Groutchnitski.

18Juin.

Voilà déjà trois jours que je suis àKislovodsk. Chaque jour je vois Viéra au puits et à la promenade.Le matin, en me réveillant, je me mets à la fenêtre et je braque malorgnette sur son balcon&|160;: Elle est déjà habillée et attend lesignal dont nous sommes convenus. Nous nous rencontrons, comme parhasard, dans le jardin qui descend de nos demeures au puits. L’airvif des montagnes a rendu à son visage sa fraîcheur et lui aredonné des forces. Ce n’est pas à tort que Narian[22] s’appelle la source aux eaux héroïques.Les gens du lieu affirment que l’air de Kislovodsk dispose àl’amour et qu’ici se dénouent tous les romans commencés au pied duMachuk. Et effectivement tout respire ici la solitude&|160;; – icitout est mystérieux, et les ombres épaisses des allées de tilleulspenchés sur la rivière qui gronde avec fracas et qui, bondissant derocher en rocher, se creuse un lit au milieu des verdoyantescollines&|160;; et les défilés pleins de vapeurs et de silence dontles replis courent dans toutes les directions&|160;; et lafraîcheur de l’air parfumé par les suaves émanations des hautes etjeunes herbes et des blancs acacias&|160;; et le murmure monotoneet doucement endormant des ruisseaux à l’onde glacée qui serencontrent au pied de la colline, et courent ensemble à qui mieuxmieux pour aller se jeter enfin dans le Podkumok. De ce côté ledéfilé s’élargit et se transforme en une verte clairière&|160;; àtravers elle, serpente un sentier poudreux. Il me semble toujoursqu’une voiture le parcourt et qu’à la portière se penche, pourregarder, un joli petit visage rose. Bien des voitures ont déjàpassé sur ce chemin, mais non pas celle que j’attends. Le grandvillage qui est derrière la forteresse s’est rempli de monde&|160;;dans un restaurant placé sur le coteau à quelques pas de monlogement, je vois, quand le soir arrive, briller les lumières àtravers une double rangée de peupliers. Le cliquetis sonore desverres se fait entendre jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Nulle part on ne boit autant de vin deKaketinski ou d’eau minérale qu’ici&|160;: beaucoup mélangent lesdeux liquides&|160;; je ne suis pas de ce nombre. Groutchnitski etsa bande font du bruit chaque jour à l’hôtel et c’est à peine sinous nous saluons.

Il n’est arrivé qu’hier et a déjà réussi à sebrouiller avec quelques vieillards qui voulaient s’asseoir au bainavant lui&|160;: décidément les malheurs développent en luil’humeur guerrière&|160;!

22Juin.

Enfin elles sont arrivées. J’étais assis à mafenêtre lorsque j’ai entendu le bruit de leur voiture. Mon cœur atressailli… Que signifie cela&|160;? Est-il possible que je soisamoureux&|160;? Je suis si sottement organisé que l’on pourraitbien attendre cela de moi.

J’ai dîné chez elles. La mère m’a regardé avecbeaucoup de tendresse et ne quitte pas sa fille… tant pis&|160;! etde plus Viéra est jalouse de la princesse – Voilà donc le bonheurque j’ai tant cherché&|160;!… Que ne fait une femme pour affligersa rivale&|160;? Je me souviens qu’une d’elles ne m’aima que parceque j’en aimais une autre. Rien n’est plus paradoxal que l’espritféminin&|160;! il est bien difficile de convaincre les femmes dequoi que ce soit&|160;; il faut les amener à se convaincreelles-mêmes. L’arrangement des preuves avec lesquelles ellesanéantissent leurs préjugés est très original&|160;; pourcomprendre leur dialectique, il faut renverser dans son esprittoutes les règles de la véritable logique. Voici par exemple ce quela logique et l’éducation devraient faire dire à une femme danscertain cas&|160;:

«&|160;Cet homme m’aime&|160;; mais je suismariée&|160;; par conséquent je ne dois pas l’aimer.&|160;» Or,voici comment elles raisonnent&|160;:

«&|160;Je ne dois pas aimer cet homme, parceque je suis mariée&|160;; mais il m’aime&|160;; parconséquent…&|160;»

Ici beaucoup de points… car leur raison ne ditrien, et c’est en grande partie leur langue qui parle d’abord,leurs yeux ensuite&|160;; et puis leur cœur, quand elles en ontun.

Que ces écrits viennent à tomber sous les yeuxd’une femme&|160;; calomnie&|160;! s’écriera-t-elle avecindignation. C’est que, depuis que les poètes écrivent et que lesfemmes les lisent (et nous leur en sommes profondémentreconnaissants), on les a appelées si souvent des anges, que dansla simplicité de leur âme, elles ont cru effectivement à cecompliment, oubliant que ces mêmes poètes, pour de l’argent, ontmis Néron au rang des dieux.

C’est mal à propos que je me permets de parlerdes femmes avec tant de méchanceté, moi qui, hormis elles, n’aimerien en ce monde&|160;; moi qui suis toujours prêt à leur sacrifiermon repos, mon ambition, ma vie. Oh&|160;! non, je ne m’efforceraipas dans un accès de dépit et d’amour-propre blessé de leurarracher ce voile magique à travers lequel ce regard pénètred’ordinaire si difficilement. Non, tout ce que je dis d’elles n’estque la conséquence

Des froides observations de l’esprit

Et des amères remarques du cœur.

Les femmes devraient désirer que tous leshommes les connussent aussi bien que moi, parce que je les aimecent fois plus, depuis que je ne les crains pas et ai deviné leurspetites faiblesses.

À propos de cela, Verner comparait un jour lafemme à la forêt enchantée dont parle le Tasse, dans saJérusalem délivrée&|160;: Dès que vous vous approchezd’elle, disait-il, les plus grands épouvantails se mettent à volerautour de vous. Grand Dieu&|160;! Et le devoir, la dignité, labienséance, l’opinion publique, le ridicule, le mépris&|160;! maisil ne faut pas vous préoccuper de ces mots&|160;; avanceztoujours&|160;; peu à peu les monstres s’évanouiront&|160;; etbientôt devant vous s’ouvrira le champ calme et lumineux au milieuduquel fleurit le myrte vert. Malheur à vous, si, dès les premierspas, votre cœur s’émeut et si vous rebroussez chemin&|160;!…

24Juin.

Cette soirée a été abondante en événements. Àtrois verstes de Kislovodsk, dans les gorges où coule le Podkumokest un rocher appelé l’anneau. Il a la forme de portes, construitespar la nature elle-même. Elles s’élèvent sur une haute colline, etle soleil couchant jette à travers elles, sur le monde, son regardardent. De nombreuses cavalcades se rendent là, pour voir l’astre àson coucher, à travers cette immense ouverture de pierre. Pas un, àla vérité ne pense au soleil. J’y ai accompagné la jeune princesseet en revenant nous avons dû traverser le Podkumok à gué. Lesruisseaux de la montagne sont très petits et dangereux, surtoutceux dont le fond est complètement variable et change chaque joursous la pression des eaux&|160;; où se trouvait hier une pierre,aujourd’hui existe un trou. J’ai pris le cheval de la jeuneprincesse par les rênes et l’ai fait entrer dans l’eau qui nedépassait pas nos genoux. Nous nous sommes mis à couper lentementle fil de l’eau en travers et en remontant le courant. On saitqu’en traversant une rivière rapide il ne faut point regarderl’eau&|160;; car alors la tête peut vous tourner. J’avais oublié deprévenir la princesse Marie de cela.

Nous étions déjà, au milieu, à l’endroit leplus rapide, lorsque se sentant chanceler sur sa selle, elle s’estécriée d’une voix faible&|160;: je me trouve mal&|160;! Je me suispenché rapidement vers elle et j’ai entouré avec mon bras sa taillesouple.

«&|160;Regardez en haut&|160;! lui ai-je ditdoucement&|160;; ce n’est rien&|160;! n’ayez pas peur, je suis avecvous.&|160;»

Elle s’est trouvée mieux et a eu envie de sedébarrasser de mon bras&|160;; mais j’ai enlacé plus solidement sataille svelte et charmante&|160;; ma joue frôlait presque sa joueet son haleine me brûlait.

«&|160;Que faites-vous avec moi&|160;? monDieu&|160;!&|160;»

Je n’ai point tenu compte de son émotion et deson trouble et de mes lèvres j’ai effleuré sa joue délicate. Elle afrissonné, mais n’a rien dit&|160;; nous marchions les derniers etpersonne ne nous a vus. Quand nous avons atteint le bord, tousavaient pris le trot&|160;; la princesse a retenu son cheval et jesuis resté à côté d’elle&|160;; il était évident que mon silencel’inquiétait, mais j’ai pris la résolution de ne pas dire un mot.J’étais curieux de savoir comment elle se tirerait de cettesituation difficile.

«&|160;Ou vous me méprisez ou vous m’aimezbien&|160;! a-t-elle dit enfin d’une voix dans laquelle il y avaitdes larmes. Peut-être voulez-vous vous moquer de moi&|160;!troubler mon âme et puis m’abandonner&|160;?…, Un pareil projetserait bien cruel, bien cruel. Oh non&|160;! n’est-ce pasvrai&|160;? a-t-elle ajouté d’une voix pleine de tendresse et deconfiance, n’est-ce pas vrai que je n’ai à craindre de vous, rienqui puisse vous faire oublier le respect que vous me devez&|160;?vous avez des procédés audacieux et je dois vous interroger parceque je vous ai laissé faire… Répondez donc&|160;! Parlez&|160;! jeveux entendre votre voix.

Dans ces dernières paroles, il y avait unetelle impatience féminine, qu’involontairement j’en ai souri. Ilcommençait à faire sombre… Je n’ai rien répondu.

«&|160;Vous vous taisez. Vous voulez peut-êtreque je vous dise la première que je vous aime&|160;?

Je continuais à me taire.

«&|160;Voulez-vous cela&|160;?&|160;» a-t-elledit en se tournant vivement vers moi.

Il y avait quelque chose de décidé dans sonregard et d’effrayant dans sa voix.

–&|160;Pourquoi&|160;?&|160;» ai-je répondu enhaussant les épaules.

Elle a fouetté son cheval de sa cravache ets’est élancée à toute vitesse dans le chemin étroit etdangereux.

Cela s’est fait si vite qu’à peine si j’ai pul’atteindre au moment où elle rejoignait le reste de la compagnie.Jusqu’à la maison elle n’a fait que rire et parler. Dans sesmouvements, il y avait quelque chose de fébrile. Elle ne m’a pasregardé une seule fois. Tout le monde a remarqué cette gaîtéextraordinaire et la princesse-mère était radieuse en voyant safille. Sa fille avait tout simplement une attaque de nerfs. Ellepassera la nuit sans dormir et à pleurer&|160;! Cette pensée meprocure une immense jouissance. Il y a des moments où je comprendsle Vampire&|160;! et je passe cependant pour un brave garçon&|160;;à la vérité je mérite bien ce titre.

En descendant de cheval, les dames sont alléeschez la princesse. J’étais agité et je suis allé galoper dans lamontagne afin de dissiper les pensées qui foisonnaient dans matête. La soirée était humide de rosée et on respirait une fraîcheurenivrante. La lune s’est levée derrière les sommets obscurs&|160;;à chaque pas, mon cheval faisait résonner ses fers dans le silencedu défilé, J’ai mené mon cheval boire à la cascade&|160;; il aaspiré avidement deux fois l’air frais de cette nuit de juin ets’est élancé dans un chemin qui ramène à la ville. J’ai traversé legrand village&|160;; les lumières commençaient à s’éteindre auxcroisées&|160;; les sentinelles, placées sur les remparts de laforteresse, et les patrouilles de Cosaques, s’appelaientlentement.

Dans une des maisons du village, placée aubord du ravin, j’ai remarqué un éclairage extraordinaire. Un bruitconfus et des cris m’ont fait comprendre que c’était un banquetmilitaire. Je suis descendu de cheval et me suis approché de lafenêtre. Un volet, qui n’était pas complètement fermé, m’a permisde voir les convives et d’entendre leurs paroles. On parlait demoi.

Le capitaine de dragons, échauffé par le vin,a frappé sur la table avec son poing pour exiger l’attention.

«&|160;Messieurs, a-t-il dit, on n’a jamaisrien vu de pareil.

Il faut mettre Petchorin à la raison&|160;;ces Pétersbourgeois sont des béjaunes qui se croient quelque chose,parce qu’on ne leur tape pas sur le nez. Ce Petchorin s’imaginequ’il n’y a que lui qui sache vivre dans le monde, parce qu’ilporte toujours des gants frais et des bottes vernies. Quel sourirehautain&|160;! et au fond je suis sûr que c’est un poltron, – oui,un poltron.

–&|160;Pour moi, je le crois aussi, a ditGroutchnitski&|160;; car il a l’habitude de se tirer d’affaire avecune plaisanterie… Je lui ai dit un jour de telles choses, qu’unautre m’aurait taillé en pièces sur place&|160;; il a pris toutcela en plaisantant. Je ne l’ai point provoqué&|160;; car enfinc’était son affaire, et je ne voulais pas commencer.

Quelqu’un s’est écrié&|160;:

«&|160;Groutchnitski est furieux contrePetchorin, parce qu’il lui a pris le cœur de la jeuneprincesse.

–&|160;En voilà encore une invention&|160;! Ilest vrai que j’ai fait la cour à la princesse, mais je me suisretiré tout de suite&|160;; mon intention n’était pas de l’épouser.Or, compromettre une jeune fille n’entre pas dans mesprincipes.

–&|160;Oui&|160;! Je vous assure que lepremier lâche est Petchorin et non Groutchnitski. D’abordGroutchnitski est brave et puis mon plus sincère ami, a dit denouveau le capitaine de dragons. Messieurs, personne ici ne défendPetchorin&|160;? Personne, tant mieux&|160;!… Voulez-vous essayersa valeur&|160;? Cela vous amusera.

–&|160;Nous voulons bien&|160;; maiscomment&|160;?

–&|160;Eh bien&|160;! écoutez, Groutchnitskiest particulièrement irrité contre lui&|160;; à lui le premierrôle. Il cherchera quelque absurde querelle à Petchorin et leprovoquera en duel. Mais attendez&|160;; voici où sera le plaisantde la chose&|160;: Il le provoquera en duel, bien&|160;! Tout cela,provocation, préparatifs, conditions, sera on ne peut plussolennel&|160;; j’en fais mon affaire. Je serai ton second, monpauvre ami. Mais voici comment tout s’arrangera&|160;: Nous nemettrons pas de balles dans les pistolets. Je vous réponds quePetchorin aura peur. Que le diable m’emporte si ce n’est pasvrai&|160;! Je les placerai à cinq pas. Consentez-vous,messieurs&|160;?

–&|160;C’est très bien imaginé&|160;! Nousconsentons. Pourquoi non&|160;? s’est-on écrié de tous côtés.

–&|160;Et toi, Groutchnitski&|160;?&|160;»

J’attendais avec émotion la réponse deGroutchnitski. Une colère froide s’était emparée de moi à la penséeque, sans un hasard, j’aurais pu devenir la risée de tous ces sots.Si Groutchnitski n’avait pas consenti, je lui aurais sauté au cou.Mais après quelques instants de silence, il s’est levé de sa place,a tendu la main au capitaine et lui a dit d’un air grave&|160;:

«&|160;Bien&|160;! jeconsens&|160;!&|160;»

Il serait difficile de décrire les transportsde l’honorable compagnie.

Je suis retourné à la maison, agité par deuxsentiments différents&|160;: le premier était la tristesse.Pourquoi me détestent-ils tous&|160;? ai-je pensé. Pourquoi&|160;?ai-je offensé quelqu’un&|160;? Non. Est-il possible quej’appartienne au nombre de ces hommes dont la seule mine inspire dela haine&|160;? Et je sentais qu’une méchanceté pleine de fielremplissait peu à peu mon âme. Prenez garde, monsieurGroutchnitski, disais-je, en allant et venant dans machambre&|160;; avec moi ce ne sera pas une plaisanterie&|160;! Vouspourriez payer cher votre complaisance envers vos stupidescamarades. Je ne veux point vous servir de jouet&|160;!

Je n’ai pu fermer l’œil de toute la nuit, etce matin j’étais jaune comme une orange.

Un peu plus tard, j’ai rencontré la jeuneprincesse au puits.

«&|160;Êtes-vous malade&|160;? m’a-t-elle diten me regardant attentivement.

–&|160;Je n’ai pas dormi de la nuit.

–&|160;Et moi non plus… Je vous ai accusé…peut-être à tort&|160;; mais expliquez-vous, je puis tout vouspardonner.

–&|160;Vraiment, tout&|160;?

–&|160;Tout&|160;! seulement parlez-moifranchement et plus vite… Voyez, je me suis efforcée d’expliquer etde justifier votre conduite. Peut-être craignez-vous des obstaclesde la part de ma famille&|160;? Tout cela n’est rien. Quand ilssauront… (sa voix tremblait) je les supplierai. Ou votre propresituation… mais sachez que je puis tout sacrifier pour celui quej’aime. Oh&|160;! répondez plus vite… Ayez pitié de moi&|160;!…Vous ne me méprisez pas, n’est-ce pas&|160;?

Elle m’a pris la main.

Sa mère marchait devant nous avec le mari deViéra et n’a rien vu&|160;; mais les malades qui se promenaient ontpu nous voir et ce sont bien les plus curieux bavards du monde.Aussi me suis-je hâté de dégager ma main de cette étreintepassionnée.

–&|160;Je vous dirai toute la vérité, luiai-je répondu&|160;; je ne me justifierai point et ne vousexpliquerai point mes démarches&|160;; je ne vous aimepas&|160;!…&|160;»

Ses lèvres ont pâli légèrement.

«&|160;Laissez-moi&|160;!&|160;» a-t-elle dit,si bas, que je l’ai à peine entendue.

J’ai haussé les épaules&|160;; je me suisretourné, et me suis éloigné.

25Juin.

Quelquefois je me méprise… Pourquoi les autresne me mépriseraient-ils pas&|160;? Je suis incapable de noblesélans&|160;; je crains de paraître ridicule à moi-même. Un autre, àma place, aurait proposé à la princesse son cœur et safortune&|160;; mais le mot de mariage a sur moi une puissancemagique&|160;; comme s’il m’était impossible d’aimer ardemment unefemme dès que je puis penser que je devrai l’épouser. Alors, adieul’amour&|160;! Mon cœur se transforme en rocher et rien ne peut lerallumer Je suis prêt à tous les sacrifices, excepté àcelui-là&|160;; Vingt fois dans ma vie j’ai confié mon honneur àune carte… Mais je ne vendrai jamais ma liberté. Pourquoi enfais-je tant de cas&|160;? Que vaut-t-elle pour moi&|160;? Où m’ensuis-je servi&|160;? et qu’en puis-je attendre dansl’avenir&|160;?… Vraiment, absolument rien. C’est une maladieinnée&|160;; que ce préjugé inexplicable&|160;! Il y a bien deshommes qui craignent, sans savoir pourquoi, les araignées, lescafards, les souris… Et, il faut l’avouer, lorsque j’étais encoreenfant, une vieille femme prédit mon avenir à ma mère et luiannonça que je mourrais de la main d’une perfide épouse. Cela metoucha profondément, et, dans mon âme, naquit un dégoûtinsurmontable pour le mariage.

Cependant, qui me dit que cette prédiction seréalisera&|160;; dans tous les cas, je tâcherai que ce soit le plustard possible.

26Juin.

Hier est arrivé ici l’escamoteur Apphelbaoum.À la porte de l’hôtel, j’ai trouvé une longue affiche informantrespectueusement le public, que le susnommé, merveilleuxescamoteur, acrobate, chimiste, opticien, aurait l’honneur dedonner une splendide représentation le jour même à huit heures dusoir dans le salon des nobles réunions (c’est-à-dire à l’hôtel).Les billets sont à deux roubles et demi.

Tout le monde s’empresse d’aller voir lemerveilleux escamoteur. La princesse Ligowska, quoique sa fillesoit malade, a pris un billet pour elle.

Aujourd’hui même, après dîner, j’ai passéauprès des fenêtres de Viéra. Elle était assise à son balcon. À mespieds est venu tomber un pli&|160;:

«&|160;Ce soir, à dix heures, viens chez moipar le grand escalier&|160;; mon mari est parti pour Piatigorsk etne revient que demain matin. Il n’y aura à la maison ni gens, nifemmes de chambre&|160;; je leur ai donné des billets à tous ainsiqu’aux gens de la princesse. Je t’attends, ne manquepas.&|160;»

Ah&|160;! ai-je pensé, voilà donc enfin ce queje désirais.

À huit heures, je suis allé voir l’escamoteur.Le public ne s’est réuni que vers neuf heures&|160;; le spectacle acommencé. Aux dernières rangées de chaises, j’ai vu les laquais etles femmes de chambre de Viéra et des princesses. Tous étaient bienlà. Groutchnitski était assis au premier rang avec son lorgnon.L’escamoteur lui demandait, à chaque fois qu’il en avait besoin, samontre, sa bague, etc.

Groutchnitski ne me salue déjà plus depuisquelque temps, et aujourd’hui il m’a même regardé deux fois avecinsolence. Tout cela lui sera appelé lorsque nous devrons compterensemble. Vers dix heures, je me suis levé et suis sorti dehors ilfaisait noir à perdre la vue[23]. Desnuages épais et froids s’étendaient sur les sommets des montagnesenvironnantes. À peine si de temps à autre une brise mouranteagitait les peupliers qui entourent l’hôtel. La foule se pressaitaux fenêtres. J’ai descendu la colline et en atteignant la porte,j’ai pressé le pas. Il m’a semblé soudain que quelqu’un marchaitderrière moi. Je me suis arrêté et j’ai regardé. Dans l’obscuritéil était impossible de rien distinguer&|160;; seulement, parprudence, j’ai fait, en me promenant, le tour de la maison&|160;;en passant près des fenêtres de la jeune princesse, j’ai entendu denouveau des pas derrière moi. Un homme, enveloppé dans un manteau,a passé rapidement à mes côtés. Cela m’a inquiété&|160;; mais je mesuis approché furtivement du perron et avec précipitation j’aigravi l’escalier au milieu des ténèbres. La porte s’estouverte&|160;; une petite main a saisi ma main.

«&|160;Personne ne t’a vu&|160;? m’a ditdoucement Viéra en se serrant vers moi.

–&|160;Personne.

–&|160;Crois-tu maintenant que jet’aime&|160;? Oh&|160;! j’ai longtemps hésité, j’ai souffertlongtemps… Tu fais de moi tout ce que tu veux.&|160;»

Son cœur battait bien fort&|160;; ses mainsétaient froides comme de la glace. Les reproches jaloux et lesplaintes ont commencé, elle a exigé que je lui avouasse tout&|160;;elle m’a dit qu’elle supporterait ma trahison avec résignation,parce qu’elle n’a qu’un désir, c’est de me voir heureux. Je n’aipoint cru le moins du monde à cela, mais je l’ai tranquillisée parmes serments, mes promesses, etc.

«&|160;Ainsi tu n’épouseras pas Marie&|160;?tu ne l’aimes pas&|160;?… mais elle le croit… Sais-tu qu’elle estfolle de toi&|160;? la pauvre enfant&|160;!&|160;»

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… . .

Vers deux heures après minuit, j’ai ouvert lafenêtre, et à l’aide de deux châles réunis j’ai pu, en m’accrochantà une colonne, descendre du balcon en bas. Il y avait encore de lalumière chez la jeune princesse. Quelque chose m’a poussé verscette fenêtre&|160;; le rideau n’était pas parfaitement tiré etj’ai pu jeter un regard curieux dans l’intérieur de la chambre.

Marie était assise sur son lit, les mainscroisées sur ses genoux. Ses longs cheveux étaient ramassés sous unjoli bonnet orné de dentelles. Un grand foulard ponceau couvraitses blanches épaules et ses petits pieds se cachaient dans despantoufles persanes toutes bigarrées. Elle était assise etimmobile, la tête penchée sur sa poitrine. Devant elle, sur unetable, un livre était ouvert, mais ses yeux fixes et pleins d’unetristesse inexprimable semblaient parcourir pour la centième foisla même page, tant sa pensée était loin de là.

À ce moment, quelque chose a remué derrière unbuisson. J’ai sauté du balcon sur le gazon&|160;; une maininvisible s’est abattue sur mon épaule.

«&|160;Ah&|160;! a dit une voix brutale, je letiens&|160;!… Tu iras chez ma princesse la nuit&|160;!

–&|160;Serre-le plus fort&|160;! a crié uneautre voix qui partait d’un coin.&|160;»

C’était Groutchnitski et le capitaine dedragons. J’ai envoyé un coup de poing sur la tête de ce dernier,d’un croc en jambe j’ai étendu l’autre à terre et me suis élancé aumilieu des massifs. Tous les sentiers du jardin qui couvre la pentedevant nos demeures m’étaient bien connus.

«&|160;Au voleur&|160;! ausecours&|160;!&|160;» ont-ils crié. Un couple feu a retenti&|160;;une bourre fumante est venue tomber presqu’à mes pieds. En uninstant, je suis arrivé dans ma chambre, me suis déshabillé etcouché. Mon domestique venait à peine de refermer la porte à clefque Groutchnitski et le capitaine se sont mis à frapper.

«&|160;Petchorin&|160;! dormez-vous&|160;?Êtes-vous là&|160;? m’a crié le capitaine.

–&|160;Je dors&|160;! ai-je répondu engrommelant.

–&|160;Levez-vous&|160;!… il y a des voleurs…circassiens…

–&|160;Je suis enrhumé&|160;! leur ai-jerépondu, et je crains de me refroidir.&|160;»

Ils sont partis. Je regrette de leur avoirrépondu&|160;; car ils m’auraient cherché encore une heure dans lejardin. Cependant l’alarme s’est répandue&|160;; un Cosaque estsorti au galop de la forteresse. Tout était en mouvement, on s’estmis à chercher les Circassiens dans tous les buissons, il est bienentendu que l’on n’a rien trouvé. Mais beaucoup sont restésconvaincus que si la garnison avait montré plus d’entrain et decélérité, au moins dix voleurs seraient restés sur place.

27Juin.

Ce matin, au puits, il n’était question que del’attaque nocturne des Circassiens. Après avoir vidé le nombre deverres d’eau de Narzan qui m’est ordonné, et en passant pour ladixième fois sous la longue allée de tilleuls&|160;; j’ai rencontréle mari de Viéra qui venait d’arriver de Piatigorsk. Il m’a prispar le bras et nous sommes allés déjeuner au restaurant. Il étaitsérieusement inquiet pour sa femme.

«&|160;Comme elle a été effrayée, cette nuit,m’a-t-il dit. Et il a fallu que cela arrivât juste pendant monabsence.&|160;»

Nous nous sommes assis pour déjeuner près dela porte, et de là je voyais dans une chambre où se trouvaient dixjeunes gens, et parmi eux Groutchnitski. Pour la deuxième fois, lehasard m’a donné l’occasion d’entendre une conversation, qui doitdécider de son sort. Il ne m’a pas vu et par conséquent je ne puisle soupçonner d’avoir agi avec intention&|160;; mais cela ne faitqu’augmenter sa faute à mes yeux.

«&|160;Était-ce bien réellement desCircassiens&|160;? a dit quelqu’un&|160;; les a-t-on vus&|160;?

–&|160;Je vous raconterai toute la vérité, arépondu Groutchnitski&|160;; seulement, je vous en prie, ne metrahissez point. Voici comment la chose s’est passée. Hier un hommeque je ne vous nommerai pas est venu chez moi et m’a raconté qu’ilavait vu quelqu’un, à dix heures du soir, se glisser dans la maisondes dames Ligowska. Il faut vous faire observer que laprincesse-mère était ici et que sa fille était restée à la maison.Alors je suis allé avec lui me placer sous la fenêtre afin deguetter l’heureux mortel.&|160;»

J’avoue que j’étais effrayé quoique monconvive fût fort occupé de son déjeuner. Il aurait pu entendre deschoses assez désagréables pour lui si Groutchnitski avait suréellement la vérité, mais aveuglé par la jalousie, il ne l’avaitpas soupçonnée un instant.

Ainsi donc, à continué Groutchnitski, nousétions partis avec nos fusils chargés à poudre seulement, afin del’effrayer un peu. Nous attendons jusqu’à deux heures dans lejardin. Enfin un homme s’est montré venant, Dieu sait d’où. Cen’est pas de la fenêtre, dans tous les cas, car elle ne s’est pasouverte et il a dû sortir par la porte, vitrée qui est derrière lacolonne. Enfin, je vous l’assure, nous avons vu sortir quelqu’unsur le balcon… Quelle jeune fille&|160;! Voilà bien les jeunespersonnes de Moscou&|160;! Après cela, à qui croire&|160;?… nousavons voulu le prendre, mais il s’est arraché de nos bras et a filécomme un lièvre entre les massifs. C’est alors que j’ai tiré surlui.

Autour de Groutchnitski s’est élevé un murmured’incrédulité.

Vous ne le croyez pas&|160;? a-t-il continué,je vous donne ma parole d’honneur la plus sacrée que tout celan’est que l’exacte vérité, et pour preuve si vous le permettez, jevous nommerai le monsieur.

–&|160;Nommez-le&|160;! Nommez-le&|160;! Quiest-ce&|160;? s’est-on écrié de tous côtés.

–&|160;Petchorin&|160;! a réponduGroutchnitski.&|160;»

À ce moment il a levé les yeux&|160;; j’étaissur la porte en face de lui. Il a rougi très fort&|160;; je me suisapproché de lui et lui ai dit lentement et distinctementceci&|160;:

–&|160;Je regrette beaucoup d’être entré aprèsque vous ayez eu donné votre parole d’honneur pour affirmer la plusinfâme des calomnies. Ma présence vous eût peut-être préservé d’unelâcheté de plus.&|160;»

Groutchnitski s’est levé de sa place et avoulu s’emporter&|160;:

–&|160;Je vous en prie, ai-je continué sur lemême ton, veuillez rétracter vos paroles. Vous savez très bien quetout cela n’est qu’une pure invention, et je ne crois pas quel’indifférence d’une femme pour vos brillantes qualités mérite unetelle vengeance. Réfléchissez-y bien. En maintenant votre opinion,vous perdrez le titre d’honnête homme et vous risquerez votrevie.

Groutchnitski était debout devant moi, lesyeux baissés et dans une agitation extrême. Mais la lutte entre laconscience et l’amour-propre n’a pas été longue. Le capitaine dedragons, assis à côté de lui l’a touché au coude&|160;; il afrissonné et m’a répondu rapidement sans lever les yeux&|160;:

–&|160;Mon cher monsieur, lorsque je disquelque chose, c’est que je le pense et suis prêt à lerépéter&|160;; je ne crains point vos menaces, et suis préparé àtout.

–&|160;Dernièrement, vous me l’avez déjàprouvé, lui ai-je répondu avec froideur, et prenant le capitaine dedragons par le bras, je suis sorti de la salle.

–&|160;Que désirez-vous&|160;? m’a dit lecapitaine.

–&|160;Vous êtes l’ami de Groutchnitski etprobablement vous serez son second&|160;?

Le capitaine s’est incliné trèssérieusement.

–&|160;Vous avez deviné, m’a-t-ilrépondu&|160;; j’ai promis d’être son second, parce que l’injureque vous lui avez adressée me concerne aussi. J’étais avec lui lanuit passée, a-t-il ajouté en redressant sa taille un peucourbée.

–&|160;Ah&|160;! c’est cela. Je vous ai frappési maladroitement à la tête&|160;?

Il a jauni, bleui, et une fureur cachée s’estrépandue sur son visage.

J’aurai l’honneur de vous envoyer aujourd’huimon second,&|160;» ai-je ajouté en le saluant très poliment etayant l’air de ne pas remarquer sa fureur.

Sur la porte du restaurant, j’ai retrouvé lemari de Viéra&|160;; il m’a semblé qu’il m’avait attendu. Il m’apris la main avec un sentiment presque enthousiaste.

«&|160;Noble jeune homme, m’a-t-il dit avecdes larmes dans les yeux, j’ai tout entendu&|160;! Quel hommedétestable, sans cœur. Accueillez-le après cela, dans une maisoncomme il faut. Grâce à Dieu, je n’ai pas de fille&|160;! Mais ellevous récompensera, celle pour qui vous risquez votre vie. Soyez sûrde ma discrétion tant qu’il le faudra, a-t-il ajouté, j’ai étéjeune moi-même et j’ai servi dans l’armée. Je sais que je n’ai pasà me mêler de cette affaire. Adieu&|160;!&|160;»

Le malheureux&|160;! il se réjouit de ce qu’iln’a pas de fille…

Je suis allé droit chez Verner&|160;; je l’aitrouvé chez lui et lui ai tout raconté&|160;: mes relations avecViéra et avec la jeune princesse et aussi la conversation qui, parhasard, m’avait appris l’intention de ces messieurs de me tourneren ridicule en nous faisant tirer, l’un sur l’autre, avec descartouches sans balles. Mais à présent la chose a dépassé leslimites de la plaisanterie, et sûrement ils ne s’attendaient pas àce dénouement.

Le docteur a consenti à être mon second&|160;;je lui ai donné quelques instructions sur les conditions du duel.Il devra presser les choses, afin qu’elles restent aussi secrètesque possible&|160;; car si je suis prêt à affronter la mort, jesuis aussi peu disposé à nuire à mon avenir dans ce monde.

Après cela je suis rentré chez moi. Au boutd’une heure, le docteur est revenu de sa mission.

C’est tout un complot contre vous, m’a-t-ildit. J’ai trouvé chez Groutchnitski le capitaine de dragons et unautre monsieur dont je ne connais pas la famille. Je m’étais arrêtéun instant dans l’antichambre pour ôter mes socques, et j’aientendu à l’intérieur un grand bruit. On se disputait&|160;:

«&|160;Non&|160;! je ne consentirai point àcela, disait Groutchnitski. Il m’a insulté en public et c’est toutautre chose&|160;!

–&|160;Quelle affaire pour toi&|160;! lui arépondu le capitaine&|160;; je prends tout sur moi&|160;; j’ai étésecond dans cinq duels et je sais comment tout cela s’arrange. J’aitout prévu. Je t’en prie, laisse-moi faire&|160;; ce n’est pas unmal que de l’effrayer un peu. Et du reste, pourquoi s’exposer à undanger, quand on peut l’éviter&|160;?

Sur cela je suis entré, et soudain tous sesont tus. Nos explications ont duré assez longtemps. Enfin nousavons arrangé les choses de la manière suivante&|160;: À cinqverstes d’ici se trouve une gorge impraticable&|160;; ils s’yrendent demain à quatre heures du matin et nous partirons unedemi-heure après eux. Vous ferez feu à six pas&|160;; Groutchnitskil’a demandé lui-même&|160;; s’il arrive un malheur, on le mettrasur le compte des Circassiens. Maintenant, voici quelques soupçonsque j’ai&|160;: Les témoins ont modifié probablement leur premierplan et ont désiré qu’on ne chargeât à balle que le pistolet deGroutchnitski. Cela me paraît assez semblable à un assassinat. Maisen temps de guerre, et particulièrement en Asie, les ruses sontpermises&|160;; seulement Groutchnitski m’a paru plus généreux queses compagnons. Qu’en pensez-vous&|160;? Devons-nous leur fairesavoir que nous les avons devinés&|160;?

–&|160;Non&|160;! pour rien au monde, docteur.Soyez tranquille, je ne leur céderai pas.

–&|160;Que voulez-vous donc faire&|160;?

–&|160;C’est mon secret.

–&|160;Réfléchissez-y&|160;; ne vous laissezpas prendre à ce guet-apens… C’est à six pas&|160;!

–&|160;Docteur, je vous attends demain àquatre heures&|160;; les chevaux seront prêts… Adieu.&|160;»

Je suis resté jusqu’au soir assis chez moi etenfermé dans ma chambre. Un domestique est venu m’inviter de lapart de la princesse. Je lui ai ordonné de dire que j’étaismalade.

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… . .

Il est deux heures du matin… Je ne puisdormir… Il faudrait cependant que je pusse reposer, afin que mamain ne tremblât pas demain. Du reste, il est difficile de manquerson coup à six pas. Ah&|160;! M.&|160;Groutchnitski, croyez-le,votre mystification ne vous profitera point&|160;!… Nous changeronsde rôle. À moi de lire sur votre pâle figure les traces de votrefrayeur. Pourquoi avez-vous fixé vous-même cette fatale distance desix pas&|160;? Vous pensez peut-être que je vous abandonnerai matête sans la défendre… mais nous tirerons au sort… et alors… alorssi le bonheur le sert, si mon étoile me trahit&|160;!qu’importe&|160;! elle a servi assez longtemps mes caprices.

Eh bien, quoi&|160;? mourir… mourirainsi&|160;! c’est une bien petite perte pour le monde. Et puis, jem’ennuie bien. Je ressemble à un homme qui bâille dans un bal, etne va pas dormir, parce que sa voiture n’est pas là… mais lavoiture est prête… Adieu&|160;!…

Je parcours avec le souvenir tout mon passé etje me demande involontairement pourquoi ai-je vécu&|160;? À quoiétais-je destiné en naissant&|160;? Ah&|160;! sûrement, j’avais unbut à atteindre&|160;; j’étais appelé à un sort élevé, car je sensen moi des forces immenses. Mais je n’ai point compris ma destinéeet je me suis laissé entraîner par l’appât des passions viles etingrates. Du milieu de leurs flammes, je suis sorti pur et froidcomme le fer et j’ai perdu pour toujours l’ardeur des noblesenthousiasmes, la fleur par excellence de la vie. Et depuis cejour, que de fois, dans les mains du destin, ai-je rempli le rôlede la hache&|160;! Comme le glaive de l’État, j’ai abattu des têtessacrifiées, souvent sans méchanceté, toujours sans pitié&|160;! monamour n’a jamais rien sacrifié pour ceux que j’aimais. J’ai aimépour moi-même, pour mon plaisir personnel. Je n’ai satisfait queles étranges besoins de mon cœur avec cette fureur qui engloutit lesentiment et la tendresse, la joie et la douleur. Et je n’ai pu merassasier. J’étais comme un homme mourant de faim, que sonaffaiblissement assoupit, et qui voit alors devant lui des metssomptueux et des vins généreux&|160;; il dévore avec fureur lesprésents insaisissables de son imagination et il lui semble qu’ilest soulagé. Mais à son réveil, le rêve s’évanouit&|160;; la faimest là qui redouble et derrière elle, le désespoir&|160;!…

Et peut-être demain je mourrai&|160;!… Et iln’y a pas en ce monde un seul être qui m’aura compris entièrement.Les uns me croient meilleur, les autres plus mauvais que je ne lesuis réellement. Les uns diront&|160;: c’était un bravegarçon&|160;; les autres&|160;: un homme de rien. Et l’un etl’autre de ces termes sont faux. Ah&|160;! quel ennui que devivre&|160;! et on vit tout de même… par curiosité. On attendquelque chose de nouveau… C’est ridicule et absurde&|160;!

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… . .

Voilà déjà un mois et demi que je suis dans laforteresse de N… Maxime Maximitch est parti pour la chasse… je suisseul, assis auprès de la fenêtre. Des nuages gris couvrent lesmontagnes jusqu’à leur base. Le soleil, à travers les brouillards,ressemble à une tache jaune. Il fait froid&|160;; le vent siffle etsecoue les volets&|160;; c’est ennuyeux&|160;! Je vais continuermon journal interrompu par des événements étranges.

Je relis ma dernière page. C’estridicule&|160;! Je croyais mourir, mais c’était impossible&|160;;je n’avais pas encore épuisé le calice de la souffrance, etmaintenant je pense que je vivrai encore&|160;; longtemps.

Comme tout le passé est clair et profondémentgravé dans ma mémoire&|160;! Le temps n’en a pas effacé le moindredétail.

Je me souviens que dans la nuit qui précéda leduel, je ne pus dormir une minute, et à peine pus-je écrirequelques instants&|160;; une inquiétude secrète me dominait. Aprèsm’être promené une heure dans ma chambre je m’assis et ouvris unroman de Walter Scott placé sur ma table&|160;; c’était lesPuritains d’Écosse. D’abord, je dus faire des efforts pourlire, puis, charmé par ces fictions enchanteresses, jem’oubliai…

Enfin, le jour parut. Mes nerfs s’étaientcalmés&|160;; je me regardai dans une glace, une pâleur sombrecouvrait mon visage et révélait les traces d’une douloureuseinsomnie. Mais mes yeux, quoique cerclés profondément, brillaientd’un éclat effrayant. Je fus content de moi.

J’ordonnai de seller mon cheval, m’habillai etcourus au bain. Je me plongeai dans une cuve d’eau de narzanafroide, puis bouillante, et je sentis mes forces physiques etmorales me revenir. Je sortis du bain frais et vigoureux, comme sij’allais au bal. Après cela, dites que l’âme ne dépend pas ducorps.

En rentrant chez moi, je trouvai le docteur.Il était en pantalon gris, en arkalouk[24] avec unchapeau circassien. J’éclatai de rire en voyant cette petite figuresous cet énorme chapeau de fourrures, son visage n’avait pas lemoins du monde l’air belliqueux, et en ce moment il me parut encoreplus petit qu’à l’ordinaire.

«&|160;Pourquoi êtes-vous si triste,docteur&|160;! Est-ce qu’il ne vous est pas déjà arrivé cent foisd’accompagner des hommes hors de ce monde avec la plus parfaiteindifférence&|160;? Imaginez-vous que j’ai la fièvre jaune et queje puis mourir, comme je puis revenir à la santé, l’un et l’autresont dans l’ordre des choses. Efforcez-vous de me considérer commeun homme atteint d’une maladie que vous ne connaissez pas bienencore, et cela excitera votre curiosité au plus haut degré. Vouspouvez dès maintenant faire sur moi d’intéressantes observationsphysiologiques. L’attente d’une mort violente n’est-elle paselle-même une maladie réelle&|160;?

Cette idée frappa le docteur et il devint plusgai.

Nous montâmes à cheval. Verner se cramponnaaux rênes de ses deux mains et nous partîmes. En un clin d’œil noustraversâmes au galop la forteresse, le petit village et nousentrâmes dans le défilé au milieu duquel un sentier serpente parmiles grandes herbes, coupé à chaque instant par des ruisseauxbruyants qu’il fallait passer à gué, au grand désespoir dudocteur&|160;; car son cheval s’arrêtait chaque fois dansl’eau.

Je ne me souviens pas d’un matin plus bleu etplus frais. Le soleil se montrait à peine au-dessus des sommetsverdoyants et le mélange de la chaleur de ses premiers feux à lafraîcheur mourante de la nuit répandait dans tous mes sens unesuave langueur. La gaîté lumineuse du jour nouveau n’avait pasencore pénétré au fond du défilé&|160;; il dorait à peine lespointes des rochers qui se tordaient de tous côtés sur nos têtes.Les arbustes qui s’échappaient de toutes les fissures du roc,agités parla brise du matin, nous arrosaient des gouttelettesargentées de la rosée nocturne. Je me souviens qu’en ce momentj’aimai la nature plus que je ne l’avais aimée jusqu’alors.J’observais avec curiosité chaque goutte de rosée, tremblant surune large feuille de vigne, réfléchissant mille rayons divergents.Avec quelle avidité mon regard tâchait de plonger dans leslointains vaporeux&|160;! Là, tout chemin paraissait plus étroit,les rochers, plus bleus et plus effrayants et semblaient enfinformer des murs infranchissables&|160;; nous marchions ensilence.

«&|160;Avez-vous écrit vos dernièresvolontés&|160;? me demanda soudain Verner.

–&|160;Non&|160;!…

–&|160;Et si vous êtes tué&|160;?

–&|160;On trouvera mes héritiers tout demême.

–&|160;Il est impossible que vous n’ayez pasquelques amis à qui vous ayez envie d’envoyer un dernieradieu&|160;?

Je secouai la tête.

Il est impossible qu’il n’y ait pas dans lemonde quelque femme à qui vous désiriez laisser quelquesouvenir&|160;?…

–&|160;Voulez-vous, docteur, que je vous ouvremon âme&|160;? Je ne suis plus, voyez-vous, à cet âge où l’on meurten prononçant le nom de sa bien-aimée, et en léguant à un ami unemèche de ses cheveux pommadés ou non pommadés. En songeant à unemort prochaine et possible, je ne pense qu’à moi, quelques-uns nefont pas même cela. Les amis qui demain m’oublieront ou peut-être,ce qui est pire, répéteront sur mon compte, Dieu sait quellesfaussetés, les femmes qui, en embrassant leur nouvel amant, rirontde moi, afin de ne pas le rendre jaloux du pauvre défunt&|160;; queDieu soit avec eux&|160;! Au milieu des orages de la vie,voyez-vous, j’ai recueilli quelques idées, pas un sentiment&|160;;et depuis longtemps, je ne vis que par la tête et non par le cœur.J’examine, j’analyse mes propres penchants et mes actions avec unescrupuleuse curiosité&|160;; mais sans partialité. Il y a en moideux hommes&|160;: L’un qui vit dans toute l’acception du mot,l’autre qui pense et qui juge le premier&|160;; peut-être dans uneheure le premier vous dira adieu, ainsi qu’à l’univers&|160;; lesecond… le second… Regardez donc, docteur, sur le rocher àdroite&|160;? ce sont nos adversaires, je crois&|160;?…&|160;»

Nous nous élançâmes.

Au pied des rochers, trois chevaux étaientattachés à des arbres. Nous attachâmes les nôtres également et aubout d’un sentier étroit nous découvrîmes une petite place surlaquelle nous attendaient Groutchnitski, le capitaine de dragons etun autre second appelé Ivanoff Ignatiévitch. Je n’avais jamaisentendu parler de sa famille.

«&|160;Nous vous attendons depuis longtempsdéjà&|160;; me dit le capitaine avec un sourire ironique.

Je tirai ma montre, et la lui présentai&|160;;il s’excusa en disant que la sienne avançait.

Quelques minutes de pénible silences’écoulèrent&|160;; le docteur le rompit enfin en s’adressant àGroutchnitski&|160;:

–&|160;Il me semble, dit-il, que vous vousmontrez tous les deux prêts à vous battre et à satisfaire aux loisde l’honneur&|160;; mais vous pourrez peut-être mieux faire en vousexpliquant et en arrangeant la chose à l’amiable.

–&|160;J’y suis disposé, lui dis-je.

Le capitaine fit à Groutchnitski un signe del’œil qui semblait dire que j’avais peur. Celui-ci prit alors unair arrogant, quoique jusqu’à ce moment une pâleur profonde eûtcouvert ses joues. Depuis que nous étions arrivés, c’était lapremière fois qu’il levait les yeux sur moi&|160;; mais dans sonregard on lisait une certaine inquiétude qui trahissait son troubleintérieur.

–&|160;Expliquez vos conditions&|160;:dit-il&|160;; et tout ce que je pourrai faire pour vous, soyezpersuadé que…

–&|160;Voici mes conditions&|160;: Vousrétracterez aujourd’hui en public vos calomnies et vous me ferezdes excuses.

–&|160;Mon cher monsieur, je m’étonne que vousosiez me proposer de semblables choses.

–&|160;Mais que puis-je vous proposer, hormiscela&|160;?

–&|160;Nous nous battrons.&|160;»

Je haussai les épaules.

–&|160;Je vous en prie, avez-vous bienréfléchi à ceci, que l’un de nous sera infailliblement tué.

–&|160;Je désire que ce soit vous…

–&|160;Moi&|160;! je suis certain ducontraire…&|160;»

Il se tut, rougit et partit d’un éclat de rireforcé.

Le capitaine le prit par le bras et le tira àl’écart&|160;; ils causèrent longtemps à voix basse. J’étais arrivéavec l’esprit assez calme, mais je commençais à sentir l’irritations’emparer de moi.

Le docteur vint à moi.

–&|160;Écoutez&|160;! me dit-il avec uneinquiétude visible&|160;: Vous avez sûrement oublié leurcomplot&|160;?… Je ne sais pas charger des pistolets, mais danscette occasion… Vous êtes un homme étrange&|160;! Dites-leur quevous connaissez leurs intentions, afin qu’ils n’osent pas… maisquelle idée&|160;! Ils vous tueront comme un oiseau.

–&|160;Je vous en prie&|160;;tranquillisez-vous, docteur, et laissez-moi faire… J’arrangeraitout de manière qu’il n’y ait aucun avantage pour eux. Laissez-leschuchoter.

–&|160;Messieurs&|160;! leur dis-je assezhaut&|160;: cela devient ennuyeux&|160;: s’il faut se battre,battons-nous&|160;; vous avez eu le temps de vous concerterhier.

–&|160;Nous sommes prêts&|160;; répondit lecapitaine placez-vous messieurs. Docteur, veuillez mesurer les sixpas.

–&|160;Placez-vous&|160;! répéta d’une voix defausset Ivan Ignatiévitch.

–&|160;Permettez&|160;; lui dis-je&|160;:encore une observation. Comme nous voulons nous battre jusqu’à lamort, nous devons faire notre possible pour que ceci reste secretet que nos seconds n’aient aucune responsabilité&|160;: êtes-vousde cet avis&|160;?

–&|160;D’accord, tout à fait&|160;!

–&|160;Aussi, voici ce que j’ai imaginé. Vousvoyez bien au haut de ce rocher, presque perpendiculaire une toutepetite plate-forme&|160;; elle est à peu près à soixante mètres dehauteur, s’il n’y en a pas davantage et en bas se trouvent desrochers aigus. Chacun de nous se placera à son tour à l’une desextrémités de la plate-forme, de cette façon, la plus légèreblessure sera mortelle. Ce sera conforme à vos désirs, car noussommes convenus de nous placer à six pas&|160;; ainsi celui quisera blessé tombera inévitablement, en bas et se brisera enmorceaux&|160;; le docteur extraira la balle et on pourrafacilement expliquer cette mort inopinée par un saut mal réussi. Lesort décidera qui devra tirer le premier.&|160;»

Je conclus enfin en déclarant que je ne mebattrais pas autrement.

–&|160;Je t’en prie, dit le capitaine, enregardant avec expression Groutchnitski, qui remuait la tête ensigne de consentement. Son visage changeait à chaque instant&|160;;je le mettais dans une pénible situation&|160;: En tirant dans lesconditions ordinaires, il aurait pu m’atteindre à la jambe, ne meblesser que légèrement et satisfaire ainsi sa vengeance sans tropcharger sa conscience&|160;; mais maintenant il devait tirer enl’air ou faire de lui un assassin, ou chasser ses viles pensées ets’exposer avec moi à un danger égal. Je n’aurais pas voulu être àsa place.

À ce moment, il tira le capitaine à l’écart etse mit à lui parler avec beaucoup de feu. Je vis que ses lèvrestremblaient, mais le capitaine se retourna avec un sourireméprisant et dit à Groutchnitski assez durement&|160;:

–&|160;Tu es un sot&|160;! Tu ne comprendsrien&|160;! allons messieurs&|160;!

Un étroit sentier gravissait la pente aumilieu des broussailles. Des éclats de roche formaient un escalierpeu solide, assez semblable à une échelle naturelle. En nousaccrochant aux racines nous parvînmes à grimper. Groutchnitskimarchait devant, derrière lui ses seconds et puis le docteur etmoi.

–&|160;Je vous admire, me dit le docteur en meserrant fortement la main&|160;: Laissez-moi vous tâter lepouls&|160;? vous avez la fièvre&|160;!… mais sur votre visage rienne paraît, seulement vos yeux brillent plus ardemment qu’àl’ordinaire.

Tout à coup de petites pierres roulèrent avecbruit sous nos pieds. Qu’était-il arrivé&|160;? Groutchnitski avaitbronché, la branche à laquelle il avait voulu se retenir s’étaitcassée et il aurait roulé jusqu’en bas sur le dos si ses seconds nel’avaient retenu.

–&|160;Prenez garde&|160;! lui criai-je&|160;;ne tombez pas à l’avance&|160;; c’est un mauvais présage&|160;:souvenez-vous de Jules César&|160;?&|160;»

Enfin nous atteignîmes le haut du rocher ensaillis. La petite plate-forme était couverte de sable humide commesi on l’eût préparée pour un combat. Tout autour, se perdant aumilieu des nuages dorés du matin, les sommets des montagnes segroupaient comme un troupeau innombrable, et l’Elborous s’élevaitau sud comme une masse blanche, terminant la chaîne des cimesglacées sur lesquelles des nuages pareils à des flocons cotonneuxcouraient, venant de l’Orient. J’allai à l’extrémité de laplate-forme et je regardai en bas. C’est tout juste si la tête neme tourna pas. Là, dans le fond, il faisait sombre et froid commedans une tombe. Les pointes moussues des rochers arrachés par lesorages et le temps attendaient leur proie.

La plate-forme sur laquelle nous devions nousbattre formait presqu’un triangle régulier. De l’un des angles ensaillie nous mesurâmes six pas et nous décidâmes que celui quidevrait subir le premier feu, se placerait à l’angle même, le dostourné au gouffre et changerait de place avec son adversaire s’iln’était pas tué.

J’étais décidé à laisser tous les avantages àGroutchnitski&|160;; je voulais l’éprouver. Dans son âme pouvaits’allumer une étincelle de générosité et alors tout s’arrangeraitpour le mieux. Mais l’amour-propre et sa faiblesse de caractèredevaient triompher de lui. Je voulais me mettre complètement dansle droit de ne pas l’épargner si le sort me favorisait. Quin’aurait pas pris de telles précautions avec saconscience&|160;?

–&|160;Tirez au sort, docteur, dit lecapitaine.

Le docteur prit dans sa poche une pièced’argent et la jeta en l’air.

–&|160;Pile&|160;! cria Groutchnitskibrusquement comme un homme qui est réveillé tout à coup par la maind’un ami qui l’avertit d’un danger.

–&|160;Face&|160;! dis-je.

La pièce tourna sur elle-même et tomba àterre&|160;; tous se précipitèrent sur elle.

–&|160;Vous êtes favorisé, dis-je àGroutchnitski, c’est à vous de tirer le premier. Mais souvenez-vousque si vous ne me tuez pas, moi je ne vous manquerai pas&|160;; jevous en donne ma parole d’honneur&|160;!

Il rougit&|160;; il avait honte de tuer unhomme sans armes. Je le regardai fixement un instant. Il me semblaqu’il allait se jeter à mes genoux et me demander pardon. Maiscomment oser avouer d’aussi lâches desseins&|160;? Il lui restaitun expédient, c’était de tirer en l’air, je croyais réellementqu’il le ferait. Une seule chose pouvait l’empêcher, c’était lapensée que je réclamerais un second combat.

–&|160;Il est temps&|160;! me dit le docteur,en me tirant par la manche, si vous ne leur dites pas maintenantque vous connaissez leurs projets, tout est perdu&|160;! Voyez, ilschargent déjà… si vous ne voulez rien dire, je vais moi-même…

–&|160;Pas pour rien au monde, docteur, luirépondis-je en le retenant par la main&|160;; vous gâteriez tout.Vous m’avez donné votre parole de ne pas vous en mêler… qu’est-ceque cela vous fait&|160;? Je puis bien mourir peut-être&|160;!

Il me regarda avec étonnement.

–&|160;Ah&|160;! c’est autre chose…, seulementne vous plaignez pas de moi dans l’autre monde.

Le capitaine cependant chargea les pistolets,en donna un à Groutchnitski en souriant et en chuchotant quelquechose à son oreille, et me remit l’autre.

Je me plaçai à l’angle de la petiteplate-forme, solidement appuyé avec ma jambe gauche contre unepierre et me penchant un peu en avant, de manière que si je nerecevais qu’une blessure légère je pusse ne pas tomber enarrière.

Groutchnitski se plaça devant moi et au signaldonné commença à lever son pistolet. Ses jambes tremblaient, il mevisa droit au front.

Une fureur inexprimable s’alluma alors dansmon sein.

Soudain il abaissa le canon de son pistoletet, pâle comme un linge, se tourna vers ses seconds.

–&|160;Je ne puis&|160;! dit-il d’une voixétouffée.

–&|160;Poltron&|160;! lui répondit lecapitaine.

Le coup partit&|160;; la balle m’égratigna legenou&|160;; je fis involontairement quelques pas en avant afin dem’éloigner plus vite du bord.

–&|160;Allons&|160;! mon cherGroutchnitski&|160;! Je regrette que tu aies manqué ton coup&|160;;dit le capitaine, c’est à ton tour de te placer&|160;!Embrasse-moi&|160;; nous ne nous reverrons plus.

Ils s’embrassèrent, le capitaine avait toutesles peines du monde à s’empêcher de rire.

–&|160;Ne crains rien, ajouta-t-il enregardant avec finesse Groutchnitski&|160;; tout est absurde en cemonde&|160;; la nature est stupide, le destin un dindon et la viene vaut pas un copek&|160;!…

Après ces phrases à effet, dites avec unsérieux de convention, il retourna à sa place.

Ivan Ignatiévitch embrassa aussi en pleurantGroutchnitski et alors il resta seul devant moi. J’ai tâché depuisde m’expliquer les sentiments qui bouillonnaient dans mon âme en cemoment. Il y avait le dépit que donne l’amour-propre blessé, lemépris et la colère. Je ne pouvais m’empêcher de penser que cethomme, qui maintenant me regardait avec une telle confiance et avecune tranquille audace, deux minutes avant, sans s’exposer lui-mêmeà aucun danger, avait voulu me tuer comme un chien&|160;; car sij’avais reçu une blessure plus grave à la jambe, je serais allérouler inévitablement sur les rochers.

J’examinai son visage quelques instants avecbeaucoup d’attention, m’efforçant d’y découvrir quelques traces derepentir. Mais il me sembla au contraire le voir dissimuler unsourire.

–&|160;Je vous invite à prier Dieu avant demourir&|160;! lui dis-je alors&|160;:

–&|160;Ne craignez pas plus pour mon âme quepour la vôtre. Je vous en prie, tirez plus vite.

–&|160;Vous ne voulez pas rétracter voscalomnies&|160;? Vous ne voulez pas me faire des excuses&|160;?Réfléchissez bien&|160;! Votre conscience ne vous reproche-t-ellerien&|160;?

–&|160;Monsieur Petchorin&|160;! me cria lecapitaine de dragons&|160;: Vous n’êtes pas ici pour confesserquelqu’un&|160;; permettez-moi de vous le faire remarquer, finissezplus vite&|160;; si contre toute attente quelqu’un allait venirdans le défilé et nous voir.

–&|160;Bien&|160;! docteur, voudriez-vousvenir jusqu’à moi&|160;?&|160;»

Le docteur s’avança&|160;; pauvredocteur&|160;! il était plus pâle que Groutchnitski dix minutesavant.

Les paroles suivantes, je les prononçai àdessein, en les scandant, à haute voix et d’une manière accentuée,comme on prononce un arrêt de mort.

–&|160;Ces messieurs, sûrement dans leurprécipitation ont oublié de mettre une balle dans mon pistolet. Jevous prie de le charger de nouveau et avec soin.

–&|160;Ce n’est pas possible&|160;! cria lecapitaine&|160;: cela n’est pas possible&|160;! J’ai chargé lesdeux pistolets&|160;: Est-ce que la balle du vôtre aurait glissédehors&|160;? Ce n’est pas ma faute&|160;; mais vous n’avez pas ledroit de le charger de nouveau… Vous n’en avez pas le droit&|160;!C’est entièrement contraire aux règles du duel&|160;; je ne lepermettrai point&|160;!

–&|160;Bien&|160;! dis-je au capitaine&|160;;s’il en est ainsi, je me battrai avec vous dans les mêmesconditions.

Il s’arrêta, embarrassé.

Groutchnitski attendait, la tête penchée, sursa poitrine et avec un air consterné.

–&|160;Laisse-les faire, dit-il enfin aucapitaine qui voulait arracher mon pistolet des mains dudocteur&|160;: tu sais bien toi-même qu’ils ont raison&|160;!

En vain le capitaine lui fit diverssignes&|160;; Groutchnitski ne voulut pas les voir.

Cependant le docteur chargea le pistolet et mele remit. Envoyant cela, le capitaine cracha, trépigna des pieds etlui dit&|160;:

–&|160;Mon cher, tu es un fou&|160;! si tu tefiais à moi, il fallait m’écouter en tout. C’est ton affaire,maintenant&|160;! tu te feras tuer comme une mouche&|160;!…

Il s’éloigna en marmottant encore&|160;:

–&|160;Mais tout cela est entièrementcontraire aux règles du duel.

–&|160;Groutchnitski, m’écriai-je, il en estencore temps&|160;; rétracte tes calomnies et je te pardonnetout&|160;: tu n’as pas réussi à me tourner en ridicule et monamour-propre est satisfait. Souviens-toi que nous étions bonsamis…

Son visage s’enflamma, ses yeuxbrillèrent&|160;:

–&|160;Tirez&|160;! répondit-il&|160;; je meméprise et vous déteste. Si vous ne me tuez pas, je vous tuerai lanuit, dans quelque coin. Il n’y a plus place pour nous deux sur laterre…

Je tirai…

Lorsque la fumée se fut dissipée,Groutchnitski n’était plus sur la plate-forme. Une légère colonnede poussière tourbillonnait au bord de l’abîme.

Tous poussèrent un grand cri à la fois.

–&|160;E finita la comedia, dis-je audocteur.

Il ne me répondit point et se retourna aveceffroi. Je haussai les épaules et saluai les seconds deGroutchnitski. En arrivant au bas du sentier, j’aperçus entre lespointes de rochers le cadavre sanglant de mon adversaire. Malgrémoi je fermai les yeux.

Je détachai mon cheval et repris au pas lechemin de ma demeure. J’avais sur le cœur comme un rocher. Lesoleil me semblait pâle et ses rayons ne me réchauffaient pas.Avant d’arriver au village, je tournai à droite et suivis ledéfilé. La vue d’un homme m’aurait été pénible&|160;; je voulaisêtre seul. Abandonnant mes rênes, la tête penchée sur ma poitrine,je marchai longtemps. J’arrivai enfin dans un lieu qui m’était toutà fait inconnu. Je fis faire volte-face à mon cheval et me mis àchercher mon chemin. Déjà le soleil baissait lorsque j’arrivai àKislovodsk, épuisé de fatigue ainsi que mon cheval.

Mon domestique me dit que Verner était venu etme donna deux billets&|160;; l’un de ce dernier et l’autre deViéra.

Je décachetai le premier&|160;; il contenaitles mots suivants&|160;:

«&|160;Tout s’est arrangé on ne peutmieux&|160;; le corps est arrivé en bas tout mutilé. La balle a étéextraite de la poitrine, tout le monde est convaincu que sa mortest due à un malheureux accident. Seulement, le commandant, quiavait eu connaissance de votre querelle, a secoué la tête, mais n’arien dit. Il n’y a aucune preuve contre vous et vous pouvez dormirtranquille… si cela vous est possible… Adieu&|160;!&|160;»

Je restai longtemps avant de me décider àouvrir le second billet… Que pouvait-elle m’écrire&|160;? unaffreux pressentiment agitait mon âme.

La voici, cette lettre, dont chaque mot s’estgravé dans mon souvenir d’une manière ineffaçable&|160;:

«&|160;Je t’écris avec la pleine certitude quenous ne nous reverrons plus. Il y a déjà quelques années, en meséparant de toi, j’avais eu la même pensée&|160;; mais il plut auciel de m’éprouver une seconde fois, et je n’ai pu supporter cetteseconde épreuve&|160;; mon faible cœur n’a pu de nouveau résister àune voix connue… Tu ne me mépriseras pas pour cela, n’est-ce pasvrai&|160;? Cette lettre sera en même temps un adieu et maconfession. Je suis obligée de te dire tout ce qui s’est accumulédans mon cœur depuis le jour où il t’a aimé. Je ne viens pointt’accuser&|160;; tu t’es conduit avec moi comme se serait conduittout autre homme. Tu m’as aimée comme on aime sa propriété, commeon aime une source de plaisirs, de trouble et de chagrin,alternatives émouvantes, sans lesquelles la vie est ennuyeuse etmonotone. Dès le commencement j’ai compris cela… mais tu étaismalheureux et je me suis sacrifiée, espérant qu’un jour tuapprécierais mon sacrifice, que quelque jour tu comprendrais maprofonde tendresse, indépendante de toute considération. Bien dutemps s’est écoulé depuis&|160;; j’ai pénétré dans tous lesmystérieux replis de ton âme et je me suis convaincue que mesespérances étaient vaines. J’ai bien souffert&|160;! Mais mon amours’était identifié à mon âme, en grandissant&|160;; il est devenumoins apparent, mais il ne s’est pas éteint.

»&|160;Nous nous séparons pour toujours.Cependant, tu peux être sûr que je n’aimerai jamais un autre homme.Mon âme a épuisé pour toi tous ses trésors, ses larmes et sesespérances. Une femme qui t’a aimé ne peut regarder sans quelquemépris le reste des hommes, non que tu vailles mieux qu’eux, ohnon&|160;! mais parce qu’il y a dans ta nature quelque chose quin’appartient qu’à toi, un je ne sais quoi de fier et de mystérieux.Il y a dans ta voix, quoi que tu dises, une puissanceirrésistible&|160;; personne ne sait comme toi se faire aimer sanscesse, rendre le mal lui-même attrayant, et dans un seul regardpromettre autant de bonheur. Personne ne sait mieux profiter de sesavantages et personne ne peut être aussi sincèrement malheureux quetoi, parce que personne ne sait espérer comme toi le contraire dece qui t’arrive.

»&|160;Je dois t’expliquer maintenant la causede mon départ subit. Elle te paraîtra peu sérieuse, car elle neconcerne que moi.

Ce matin, mon mari est entré chez moi et m’aparlé de ta querelle avec Groutchnitski. Évidemment, j’ai changé devisage, parce qu’il m’a regardée longtemps et avec fixité dans lesyeux. C’est tout juste si je ne me suis pas évanouie en songeantque tu devais te battre en ce jour et que j’en étais la cause. Ilme semblait que j’allais devenir folle… Mais à présent que j’aitoute ma raison, je suis sûre que tu reviendras vivant&|160;; ilest impossible que tu meures sans moi, c’est impossible&|160;! Monmari s’est promené longtemps dans ma chambre. Je ne sais ce qu’ilm’a dit&|160;; je ne me souviens point de ce que je lui ai répondu…Je lui ai dit certainement que je t’aimais… Je me souviensseulement qu’à la fin de notre altercation, il m’a déchirée avec unmot outrageant et il est sorti… J’ai entendu qu’il ordonnaitd’atteler sa voiture. Voilà déjà trois heures que je suis assise àma fenêtre et que j’attends ton retour… Mais tu es vivant&|160;; tune peux mourir… La voiture est presqu’attelée… Adieu, adieu&|160;!…on vient… il me faut cacher ma lettre…

»&|160;N’est-ce pas vrai, que tu n’aimes pasMarie&|160;? Tu ne l’épouseras pas&|160;? Écoute&|160;! Tu dois mefaire ce sacrifice. Moi j’ai bien tout perdu pour toi dans cemonde…&|160;»

J’étais comme un fou&|160;; je m’élançai surle perron, sautai sur mon cheval circassien que l’on promenaitencore dans la cour et me précipitai à toute haleine sur la routede Piatigorsk. Je poussai sans pitié mon cheval fatigué quisoufflait et, tout couvert d’écume, m’emporta au milieu du cheminpierreux.

Le soleil s’était déjà caché dans les nuagesnoirs étendus sur les crêtes des montagnes au couchant. Dans lesravins, il faisait déjà sombre et humide. Le Podkumok bondissaitsur les cailloux, et mugissait d’une manière sourde et monotone. Jegalopais, suffoqué par l’impatience. La pensée que je ne latrouverais pas à Piatigorsk, m’avait frappé au cœur comme un coupde marteau&|160;! Un moment, un seul moment la voir encore, luidire adieu, lui presser la main… Je priais, je maudissais, jepleurais, je riais… Non&|160;! rien ne pourrait exprimer moninquiétude et mon désespoir&|160;!… Devant la possibilité de laperdre pour toujours, Viéra m’était devenue plus chère que tout aumonde&|160;!… plus chère que la vie, que l’honneur, que lebonheur&|160;!… Dieu sait quels desseins affreux, quelles follesidées fourmillaient dans ma tête&|160;! Et cependant je galopaistoujours, fouettant sans pitié, lorsque je m’aperçus que mon chevalsoufflait plus péniblement. Déjà deux fois il avait butté sur unchemin uni… J’avais encore cinq verstes pour arriver à Essentuki,village cosaque, où j’aurais pu monter un autre cheval.

Tout eût été sauvé si mon cheval avait euencore la force de courir dix minutes. Mais soudain en passant unpetit ravin qui est à la sortie des montagnes et à un tournantrapide, il s’abattit. Je me débarrassai promptement et cherchai àle relever en le tirant par les rênes&|160;; ce fut en vain&|160;!À peine si un faible gémissement passait à travers ses dentsserrées. Au bout d’un moment il expira&|160;; je restai au milieudu steppe, ayant perdu ma dernière espérance. J’essayai d’aller àpied&|160;; mes jambes fléchirent. Épuisé par les émotions de lajournée et l’insomnie, je m’affaissai sur l’herbe humide et me misà pleurer comme un enfant…

Je restai longtemps couché dans l’herbe,immobile, pleurant amèrement, et je n’essayai point d’arrêter meslarmes et mes sanglots. Je croyais que ma poitrineéclaterait&|160;; toute ma fermeté, tout mon sang-froid s’étaientdissipés comme une fumée. Mon âme était sans force, ma raisonéteinte, et si quelqu’un m’avait vu en ce moment, il se seraitdétourné de moi avec mépris.

Lorsque la rosée nocturne et le vent de lamontagne eurent rafraîchi ma tête et que mes pensées eurent reprisleur cours ordinaire, je compris qu’il était inutile etdéraisonnable de courir après un bonheur évanoui. Que m’aurait-ilfallu encore&|160;? La voir&|160;? Pourquoi&|160;? Tout n’était-ilpas fini entre nous&|160;? Un triste baiser d’adieu n’enrichiraitpas beaucoup mes souvenirs et après lui, notre séparation n’en eûtété que plus pénible.

Il me restait cependant une consolation, c’estque je pouvais pleurer. Et au surplus, toute cette irritationnerveuse n’avait peut-être pour cause qu’une nuit passée sanssommeil, deux minutes de pose devant la bouche d’un pistolet et levide de mon estomac.

Tout était pour le mieux&|160;! cette nouvellesouffrance avait, comme on dit en langage militaire, produit en moiune heureuse diversion. Pleurer est très sain et puiscertainement si je n’étais pas parti à cheval et si je n’avais pasété contraint de faire pour le retour quinze verstes, je n’auraispu fermer les yeux et dormir de toute la nuit.

En arrivant à Kislovodsk, à cinq heures dumatin, je me jetai sur mon lit et m’endormis du sommeil de Napoléonaprès Waterloo.

Lorsque je me réveillai, il faisait déjàsombre dehors et je m’assis auprès de la fenêtre entr’ouverte, monhabit déboutonné. La brise de la montagne vint rafraîchir mapoitrine encore agitée par la fatigue d’un sommeil lourd. Au loin,derrière la rivière, à travers la cime des épais tilleuls quil’ombragent, je voyais briller les lumières du village, et de laforteresse. Dans notre cour tout était calme et chez les princessestout était éteint. Le docteur entra chez moi&|160;; sa mine étaitsombre et contre l’ordinaire il ne me tendit pas la main.

«&|160;D’où venez-vous, docteur&|160;?

–&|160;De chez la princesse Ligowska, sa filleest malade. C’est une crise nerveuse&|160;; mais ce n’est pas decela que je viens vous parler. Voici ce qu’il y a&|160;: l’autoritécommence à avoir des soupçons et quoiqu’il soit impossible qu’onait des preuves positives, je vous invite à vous tenir davantagesur vos gardes. La princesse m’a dit aujourd’hui qu’elle savait quevous vous étiez battu pour sa fille. C’est ce vieillard qui lui atout raconté… Comment s’appelle-t-il&|160;? Il a été témoin devotre querelle avec Groutchnitski à l’hôtel. Je suis venu vousprévenir. Adieu&|160;! Peut-être ne nous reverrons-nous plus&|160;;on vous enverra qui sait où&|160;!&|160;»

Il s’était arrêté sur le seuil de la porte,avec l’envie de me serrer la main… Et si je lui en avais exprimé leplus petit désir, il se serait jeté à mon cou. Mais je restai froidcomme un marbre et il sortit.

Voilà les hommes&|160;; ils sont tousainsi&|160;: ils calculent d’avance toutes les bonnes ou mauvaisesconséquences d’un événement. Ils vous aident, vous approuvent, vousencouragent même en voyant l’impossibilité d’un autreexpédient&|160;; mais après ils s’en lavent les mains et sedétournent avec indignation de celui qui a osé prendre sur lui toutle fardeau de la responsabilité. Ils sont tous ainsi, même lesmeilleurs, même les plus intelligents.

Le surlendemain matin, je reçus l’ordre del’autorité supérieure de partir pour la forteresse de N… et j’allaifaire mes adieux à la princesse.

Elle fut étonnée lorsque, me demandant sij’avais quelque chose de particulièrement sérieux à lui dire, jelui répondis que je lui souhaitais d’être heureuse, etc.…

–&|160;Mais moi j’ai besoin de causersérieusement avec vous.

Je m’assis en silence.

Il était clair qu’elle ne savait par oùcommencer&|160;; son visage était devenu livide et ses doigtsenflés frappaient sur la table&|160;; enfin elle commença ainsi,d’une voix entrecoupée&|160;:

Écoutez-moi, Monsieur Petchorin, je crois quevous êtes un honnête homme.

Je m’inclinai.

Même j’en suis convaincue, continua-t-elle,quoique votre conduite inspire quelques doutes. Mais vous pouvezavoir des motifs que je ne connais pas et vous devez maintenant meles confier. Vous avez protégé ma fille contre la calomnie, vousvous êtes battu à cause d’elle, et par conséquent vous avez risquévotre vie… Ne me répondez pas, je sais que vous ne l’avouez pas,parce que M.&|160;Groutchnitski a été tué (elle se signa). Que Dieului pardonne je l’espère, et à vous aussi&|160;!… Cela ne meregarde pas… Je n’ose pas vous accuser, parce que ma fille, quoiqueinvolontairement, en a été le motif… Elle m’a tout dit… tout, jecrois&|160;; vous lui avez exprimé de l’amour, elle vous a avoué lesien (ici elle soupira péniblement). Mais elle est malade, et jesuis persuadée que ce n’est pas une simple maladie. Un chagrinsecret la tue&|160;; elle ne me l’a pas avoué, mais je suis sûreque vous en êtes la cause… Écoutez-moi&|160;! Peut-être croyez-vousque je tiens au rang, à une grande richesse&|160;;détrompez-vous&|160;! Je veux le bonheur de ma fille. Votresituation pour le moment n’est pas à envier&|160;; mais tout peuts’arranger. Vous avez de la fortune, ma fille vous aime, et elle aété élevée de façon à rendre son mari heureux. Je suis riche etn’ai que cette fille… parlez&|160;; par quoi êtes-vousempêché&|160;? Voyez, je ne devrais pas vous dire tout cela&|160;:mais je compte sur votre cœur, sur votre honneur. Pensez que jen’ai qu’une fille… une fille unique.

Elle pleurait.

–&|160;Princesse&|160;! lui dis-je&|160;: ilm’est impossible de vous répondre&|160;; permettez-moi d’avoir unentretien en tête-à-tête avec votre fille&|160;?

–&|160;Jamais&|160;! s’écria-t-elle, en selevant de sa chaise dans une grande agitation.

–&|160;Comme vous voudrez,&|160;» luirépondis-je en m’apprêtant à partir.

Elle devint pensive, me fit signe avec la maind’attendre un instant et sortit.

Cinq minutes s’écoulèrent&|160;; mon cœurbattait avec violence, mais mon esprit était tranquille et ma têtefroide, et vainement je cherchais en moi une étincelle d’amour pourcette chère Marie&|160;; mes efforts étaient inutiles.

Soudain la porte s’ouvrit et cette dernièreentra&|160;: mon Dieu&|160;! comme elle était changée depuis lemoment où je ne l’avais revue, et il y avait si peu de temps decela&|160;?

En arrivant au milieu de la chambre ellechancela. Je m’élançai, lui présentai mon bras et la conduisisjusqu’à un fauteuil.

Je restai debout devant elle. Nous nous tûmeslongtemps&|160;; ses grands yeux pleins d’une tristesse profondesemblaient chercher dans les miens quelque chose comme un peud’espoir. Ses lèvres pâles s’efforçaient vainement desourire&|160;; ses mains froides étaient croisées sur ses genoux,et si amaigries, si diaphanes, que cela me navra.

«&|160;Princesse&|160;! lui dis-je&|160;: voussavez que je me suis moqué de vous et vous devez me mépriser.

Une rougeur maladive vint colorer ses joues.Je continuai&|160;:

Par conséquent vous ne pouvez pas m’aimer.

Elle se détourna, s’accouda sur la table etcouvrit ses yeux de ses mains. Je crus voir couler ses larmes.

–&|160;Mon Dieu&|160;! prononça-t-elle à peinedistinctement.

Cela devenait insupportable&|160;: et encoreun peu, je serais tombé à ses pieds.

–&|160;Ainsi, vous voyez bien vous-même, luidis-je de la voix la plus ferme que je pus prendre, et avec unsourire contraint, vous voyez bien vous-même que je ne puis vousépouser. Si vous vouliez cela maintenant, vous ne tarderiez pas àvous en repentir. Mon entretien avec votre mère m’a obligé à vousparler à cœur ouvert et aussi durement. J’espère qu’elle se tromperéellement et il vous sera facile de la détromper peu à peu. Vousle voyez, je joue à vos yeux un bien triste et bien pénible rôle,et, je l’avoue franchement, c’est là tout ce que je puis faire pourvous. Quelque mauvaise que doive être l’opinion que vous aurez demoi, je la subirai. Vous voyez combien je suis vil auprès devous&|160;? Et si même vous m’avez aimé, vous devez en ce moment mehaïr&|160;?…

Elle se tourna vers moi, pâle comme unmarbre&|160;; ses yeux seuls brillaient d’un éclatadmirable&|160;:

–&|160;Je vous déteste, dit-elle.

Je la remerciai, la saluai avec respect etsortis.

Une heure après, un courrier à trois chevauxm’emportait de Kislovodsk. À quelques verstes d’Exentuki, jereconnus près de la route le cadavre de mon brave cheval. La selleavait été enlevée, probablement par quelque Cosaque, et sur sondos, à la place de la selle, s’étaient installés deux corbeaux. Jeme détournai en soupirant.

Et maintenant, dans cette forteresse où jem’ennuie, je songe souvent au passé et je me demande pourquoi jen’ai pas eu l’envie d’entrer dans ce sentier que la destinéem’ouvrait et où m’attendaient de douces joies et de calmesémotions&|160;?… Non&|160;! Je n’aurais pu me faire longtemps à cesort&|160;! Je suis comme un matelot qui est né et a grandi sur lepont d’un corsaire errant. Son âme est habituée à vivre au milieudes orages et des luttes&|160;; revenu au port il s’ennuie etlanguit, malgré les bocages ombreux qui l’invitent doucement àrester et le soleil tiède qui le réchauffe. Il erre tout le joursur le sable du rivage, n’écoutant que le monotone murmure desflots qui s’agitent et ne regardant que les lointains brumeux.

Il a aperçu là-bas, sur la ligne pâle où seconfondent le gouffre bleuâtre et les nuages gris, il a aperçu lavoile tant désirée&|160;: elle ressemble à l’aile d’un goélandrasant l’écume sur les galets, et s’avance tranquillement vers leport désert.

FIN DE LA PRINCESSE MARIE.

III LE FATALISTE

 

Il m’arrivait quelquefois de passer quinzejours dans un village cosaque, placé sur le flanc gauche del’armée ; là se trouvait un bataillon d’infanterie. Lesofficiers se réunissaient le soir alternativement chez l’un ou chezl’autre et jouaient aux cartes.

Un soir, ennuyés du boston et jetant lescartes sur la table, nous restâmes très longtemps chez le major S….La conversation, contrairement à l’ordinaire, devint trèsintéressante. On disait que la croyance mahométane, qui veut que ladestinée de l’homme soit écrite aux cieux, trouvait parmi nousbeaucoup d’adeptes. Chacun racontait divers faits extraordinairespour ou contre.

– Tout cela, messieurs, ne prouve rien,dit le vieux major : Sans doute aucun d’entre vous n’a ététémoin de ces événements étranges qui confirment une opinion.

– Effectivement, aucun de nous, dirent laplupart. Mais nous avons entendu des hommes dignes de foi…

– Tout cela n’est qu’absurdité ! ditquelqu’un : où sont les hommes dignes de foi qui ont vu lelivre sur lequel est écrite l’heure de notre mort ?… Et si,réellement, la prédestination existe, pourquoi la volonté et laraison nous ont-elles été données ?… Pourquoi devons-nousrendre compte de nos actions ? »

À ce moment un officier, assis dans un coin dela chambre, se leva et s’avança lentement vers la table, en jetanttout autour des regards tranquilles et fiers. Il était Serbe denaissance, comme l’indiquait évidemment son nom.

L’extérieur du lieutenant Voulitch répondaittout à fait à son caractère. Sa taille était haute, la couleur deson visage, basanée, ses cheveux bruns, ses yeux noirs etpénétrants, son nez grand, mais bien fait, privilège de sanation ; un sourire froid et triste errait sans cesse sur seslèvres. Tout cela s’accordait pour le présenter comme un êtreparticulier, incapable de partager les pensées et les passions deceux que le sort lui avait donnés pour compagnons.

Il était brave, discutait peu, mais vivement,et ne confiait à personne ses secrets de famille ainsi que ceux deson âme. Il ne buvait presque pas de vin. Quant aux jeunes fillescosaques dont le charme est difficile à comprendre pour celui quine les a jamais vues, il ne leur faisait jamais la cour. On disaitcependant, que la femme du colonel n’était pas indifférente à sonregard plein d’expression ; mais il se fâchait réellement,lorsqu’on faisait quelque allusion à cela.

Il n’y avait qu’une passion dont il ne secachait point : c’était la passion du jeu. Devant un tapisvert, il oubliait tout et perdait habituellement ; mais samauvaise chance continuelle excitait son entêtement. On racontaitque pendant une nuit d’expédition où il jouait sur son oreiller etétait assez favorisé par la chance, tout à coup des coups de feuretentirent ; on battit l’alarme et tous s’élancèrent etcoururent aux armes : « Faites la banque ! »cria Voulitch sans se lever, à un des pontes les plus ardents.« Va pour le sept ; répondit celui-ci en s’enfuyant.Malgré l’alerte générale, Voulitch tailla le coup et donna lacarte.

Lorsqu’il parut sur la ligne, une fusilladenourrie était engagée. Voulitch ne s’occupait ni des balles, ni dessabres circassiens, et ne cherchait que son heureux ponte.

Le sept est sorti ! lui cria-t-il enl’apercevant enfin sur la ligne des tirailleurs, qui commençaient àdébusquer l’ennemi du bois ; et s’étant rapproché de lui, iltira sa bourse ; puis, malgré le combat et l’inopportunité dumoment, il paya son adversaire. Après avoir rempli ce devoirdésagréable, il se jeta en avant, entraînant derrière lui sessoldats et jusqu’à la fin de l’affaire, il fit le coup de feucontre les Circassiens, avec le plus grand sang-froid.

Lorsque le lieutenant Voulitch s’approcha dela table, tous se turent attendant de lui quelque originalesortie.

« Messieurs, dit-il : (sa voix étaitcalme, quoique le ton en fût plus bas qu’à l’ordinaire), Messieurs,à quoi aboutissent ces vaines discussions ? Voulez-vousexpérimenter la chose ? Je vous offre d’essayer sur moi. Unhomme peut-il volontairement disposer de sa vie ? Ou le momentfatal est-il fixé d’avance pour chacun de nous ?… À quiplaît-il de l’expérimenter ?

– Pas à moi ! Pas à moi ?s’écria-t-on de tous côtés.

– Voilà un original !… que luipasse-t-il par la tête !…

– Je propose un pari, dis-je alors enplaisantant.

– Lequel ?

– Je soutiens qu’il n’y a pas deprédestination, ajoutai-je en jetant sur la table vingt ducats,tout ce que j’avais dans ma poche.

– Je tiens le pari, répondit Voulitchd’une voix grave. Major, vous serez juge. Voici quinzeducats ; vous me devez les cinq autres ; faites moil’amitié de les ajouter à ceux-ci.

– Bien ! dit le major, seulement jene comprends pas bien en quoi consiste la chose, et comment vousétablirez la discussion ?…

Voulitch entra dans la chambre à coucher dumajor ; nous le suivîmes. Il s’approcha du mur sur lequelétaient appendues des armes, et décrocha de son clou un despistolets d’ordonnance. Nous ne le comprenions pas encore ;mais lorsqu’il releva le chien et versa de la poudre dans lebassinet, beaucoup se récrièrent malgré eux et lui saisirent lebras.

– Que veux-tu faire ? écoute, c’estune folie ! lui dirent-ils.

– Messieurs, reprit-il lentement, endébarrassant son bras, à qui plaît-il de payer pour moi vingtducats ?

Tous se turent et s’éloignèrent.

Voulitch passa dans l’autre chambre et s’assitauprès de la table. Tous le suivirent. Il nous fit signe de nousasseoir tout autour ; on lui obéit en silence. En ce moment ilavait pris sur nous une influence mystérieuse. Je le regardaifixement dans les yeux et son regard calme et immobile rencontramon coup d’œil scrutateur. Ses lèvres pâles sourirent légèrementet, malgré son sang-froid, je lus comme l’empreinte de la mort surson pâle visage. Je l’ai remarqué (et beaucoup de vieux militairesont confirmé mes remarques), souvent sur le visage de l’homme quidoit mourir dans quelques heures, il y a quelque étrange expressionde sort inévitable qu’il est difficile de confondre avec le regardordinaire.

– Vous mourrez aujourd’hui ! luidis-je.

Il se retourna vivement vers moi et me ditlentement et avec calme :

– Peut-être oui, peut-être non !Puis se tournant vers le major, il demanda :

– Ce pistolet est-il chargé ?

Dans sa préoccupation, celui-ci ne comprit pasbien.

– Oui parfaitement, Voulitch, lui criaquelqu’un, il est certainement chargé puisqu’il était suspendu surnos têtes. Quelle envie de plaisanter !

– Sotte plaisanterie ! ajouta unautre.

– Je parie cinquante roubles contre cinqque le pistolet n’est pas chargé, cria un troisième.

Un nouveau pari s’engagea.

Tous ces longs préparatifs m’ennuyaient.

– Écoutez, lui dis-je, ou brûlez-vous lacervelle, ou suspendez l’arme à sa place et allons dormir.

– C’est cela ! dirent laplupart : allons dormir.

– Messieurs, je vous prie de ne pasbouger et il appuya la bouche du pistolet sur son front.

Tous furent comme pétrifiés.

– Monsieur Petchorin, prenez une carte,ajouta-t-il, et jetez-la en l’air.

Je pris sur la table, je m’en souviensmaintenant comme si j’y étais, un as de cœur, et je le lançai enl’air. La respiration de tous s’était arrêtée : tous les yeuxexprimaient une souffrance et une curiosité vague et couraient dupistolet à la carte fatale, qui tremblant en l’air, descendîtlentement. À cet instant, comme elle atteignait la table, Voulitchabattit le chien… L’arme rata.

– Grâce à Dieu ! s’écrièrentbeaucoup, il n’était pas chargé.

– Regardons, cependant, dit Voulitch.

Il releva de nouveau le chien et ajusta unecasquette suspendue au-dessus de la fenêtre : le coup partit,la fumée remplit la chambre ; lorsqu’elle se fut dissipée, onregarda la casquette ; elle était traversée dans son milieu etla balle était entrée profondément dans le mur.

Trois minutes s’écoulèrent sans que quelqu’unpût prononcer un mot. Voulitch serra tranquillement dans sa boursemes ducats.

On se mit à discuter sur ce qui avait empêchéle pistolet de partir la première fois. Les uns soutenaient quecertainement la lumière devait être bouchée, d’autres disaientqu’au premier coup la poudre de l’amorce était humide et qu’ensuiteVoulitch avait dû en mettre de la fraîche. Mais moi je soutins quela dernière supposition était fausse, car je n’avais pas ôté lesyeux un seul instant de dessus le pistolet.

– Vous êtes heureux au jeu ! dis-jeà Voulitch.

– C’est la première fois de ma vie,répondit-il en souriant comme un homme content de lui-même :cela vaut mieux qu’une veine au jeu.

– Et c’était plus dangereux.

– Eh bien ! commencez-vous à croireà la prédestination ?

– J’y crois ; seulement, je medemande pourquoi il me semble que vous devez certainement mouriraujourd’hui… »

Ce même homme, qui tout à l’heure avait visésa tête si tranquillement, soudain se mit à s’irriter et sefâcha.

– En voilà assez, dit-il, en selevant : notre pari est terminé et vos remarques maintenant meparaissent déplacées.

Il prit son bonnet et sortit. Tout cela mesembla étrange, et ce n’était pas en vain.

Bientôt tous s’éloignèrent pour regagner leursdemeures, interprétant diversement les bizarreries de Voulitch, etd’une seule voix, sûrement ils m’appelèrent égoïste, parce quej’avais soutenu un pari contre un homme qui voulait se brûler lacervelle ; comme si, sans moi, il ne pouvait trouver uneoccasion favorable.

Je retournai chez moi par les ruelles désertesdu village. La lune, pleine et rouge comme un foyer d’incendie,commençait déjà à se montrer au-dessus de l’horizon dentelé desmaisons. Les étoiles brillaient tranquillement à la voûte bleusombre des cieux et je ne pus m’empêcher de sourire en me souvenantqu’il y avait autrefois des hommes sages qui pensaient que lesconstellations célestes prenaient part à leurs futiles discordespour un morceau de terre ou pour des droits inventés à plaisir. Ehquoi donc ? Ces flambeaux auraient été allumés à leurintention et seulement pour éclairer leurs luttes et leurstriomphes. Mais ils brillent toujours avec le même éclat, tandisque leurs passions et leurs espérances se sont éteintes depuislongtemps avec eux-mêmes, comme un feu mesquin, allumé sur lalimite d’une forêt par un voyageur insouciant. Et quelle volontéénergique il leur a fallu, pour se persuader que le ciel entier etses innombrables habitants, les regardaient avec une participationmuette, il est vrai, mais immuable !… Quant à nous, leursmisérables descendants, errant sur la terre sans conviction et sansfierté, sans jouissances et sans douleurs, hormis une peurinvolontaire, qui nous serre le cœur à la pensée d’une fininévitable, nous sommes beaucoup plus incapables des grandssacrifices que réclame la noble humanité et même notre proprebonheur ; nous savons qu’il est impossible et nous marchonsavec indifférence, de doute en doute, comme nos aïeux se sont jetésd’une erreur dans une autre. Nous n’avons, comme eux, niespérances, ni même cette indéfinissable mais ardente jouissance,que reçoit l’âme, au milieu de ses luttes contre les hommes oucontre le sort…

Beaucoup d’autres pensées de ce genreenvahissaient mon esprit ; mais je ne m’y arrêtai pas, parceque je n’aime point à m’appesantir sur une idée abstraitequelconque. À quoi cela mène-t-il ?… Dans ma premièrejeunesse, j’étais rêveur ; j’aimais à caresser tour à tour desimages sombres ou riantes ; ce qui me valait une imaginationinquiète et avide. Mais que me restait-il de tout cela ? Unefatigue, comme après une nuit de combat avec un fantôme et unsouvenir confus plein de regrets. Dans ces luttes vaines j’épuisaiet l’ardeur de mon âme et la permanence de la volonté nécessaire àune vie active. J’entrai dans cette vie, dont toute l’image étaitdéjà dans ma pensée et je m’ennuyai honteusement comme celui quilit une mauvaise imitation d’un livre connu depuis longtemps.

Les événements de cette soirée avaient jeté enmoi une assez profonde impression et avaient irrité mes nerfs. Jene savais vraiment si je croyais à la prédestination ou si je n’ycroyais pas ; mais ce soir-là j’y avais cru fermement.L’épreuve avait été frappante, et quoique je me fusse moqué de nosaïeux et de leur serviable astrologie, j’étais tombé comme eux dansl’ornière. Mais je m’arrêtai à temps dans ce chemin dangereux,ayant pour principe de ne rien récuser d’une manière décisive et dene croire à rien aveuglément. Je rejetai la métaphysique de côté etje regardai à mes pieds. Ma circonspection vint fort àpropos ; j’avais failli tomber en heurtant quelque chose degros et de mou, un corps mort apparemment. Je me penchai, la luneéclairait juste alors le chemin. Devant moi était étendu un porcpresque coupé en deux par un coup de sabre… Je venais à peine de levoir, que j’entendis un bruit de pas. Deux Cosaques accouraientd’une rue ; l’un vint à moi et me demanda si je n’avais pas vuun Cosaque ivre qui courait après un porc.

Je leur déclarai que je n’avais pas rencontréde Cosaque, mais je leur montrai la malheureuse victime de safurieuse bravoure.

« Ce brigand ! dit le secondCosaque, quand il a bu du vin nouveau, il faut qu’il mette enpièces tout ce qu’il trouve. Courons après lui, Eremeitch ; ilfaut l’atteindre, car… »

Ils disparurent, je continuai mon chemin avecbeaucoup de prudence et enfin je parvins heureusement jusqu’à monlogement.

Je demeurais chez un vieux sous-officier quej’aimais pour sa bonne humeur, mais surtout à cause de sa joliefille Nastia.

Selon l’habitude, elle m’avait attendu pourm’ouvrir la porte, enveloppée dans sa pelisse. La lune me montrases chères petites lèvres bleuies par le froid de la nuit. En mereconnaissant, elle sourit, mais je n’allai point jusqu’à elle.

« Adieu Nastia ! » lui dis-je,en passant près d’elle. Elle avait envie de me répondre quelquechose, mais elle se contenta de pousser un soupir. Je fermai laporte de ma chambre derrière moi, j’allumai la bougie et me jetaisur mon lit. Cette fois seulement, le sommeil se fit attendre plusque d’ordinaire. L’Orient commençait déjà à pâlir, lorsque jem’endormis, mais évidemment il était écrit aux cieux, que je nedormirais pas cette nuit. À quatre heures du matin, deux coups depoing ébranlèrent ma fenêtre. Je m’élance :

– Qui est là ?

– Lève-toi, habille-toi ! me crientquelques voix.

Je m’habillai rapidement et sortis.

– Sais-tu ce qui est arrivé ? medirent d’une seule voix trois officiers placés devant moi. Ilsétaient pâles comme la mort :

– Quoi ?

– Voulitch a été tué.

Je restai stupéfait.

– Oui, il a été tué !continuèrent-ils. Allons plus vite.

– Mais où donc ?

– Tu l’apprendras en route. »

Nous partîmes : ils me racontèrent toutce qui était arrivé, en faisant différentes remarques sur le comptede cette prédestination qui l’avait soustrait à une mort inévitableune demi-heure avant sa mort. Voulitch allait seul dans une rueobscure. Le Cosaque ivre qui avait coupé en deux le porc, s’étaittrouvé devant lui et peut-être serait-il passé à côté sansl’apercevoir, si Voulitch ne s’était arrêté et ne lui avaitdit : qui cherches-tu, mon cher ? Toi !avait répondu le Cosaque en le frappant de son sabre, et il l’avaittraversé presque de l’épaule au cœur…

Les deux Cosaques qui m’avaient rencontré etqui poursuivaient l’assassin étaient arrivés juste à temps pourramasser le blessé, mais il rendait déjà le dernier soupir etn’avait pu dire que ces trois mots : « il avaitraison ! » – Moi seul je compris l’obscure significationde ces paroles ; elles s’adressaient à moi. Je lui avaisprédit involontairement sa triste destinée. Mes pressentiments nem’avaient pas trompé, et effectivement j’avais distingué sur sonvisage le signe d’une fin prochaine.

L’assassin s’était enfermé dans une cabanevide, au bout du village. Nous y allâmes. Une foule de femmescouraient de ce côté, en poussant des gémissements. Au même instantun Cosaque sauta dans la rue, brandissant un poignard, et sehâtant, nous devança à la course. L’alarme était effrayante.

Enfin nous arrivons et nous regardons :autour de la cabane, dont les portes et les volets étaient fermésen dedans, se trouvait une grande foule. Les officiers et lesCosaques discutaient entre eux avec animation. Les femmes hurlaientet ajoutaient à leurs lamentations, diverses paroles. Au milieud’elles, un visage remarquable de vieille femme exprimant un foudésespoir, frappa ma vue. Elle était assise sur une grosse poutre,accoudée sur ses genoux, et serrait sa tête dans ses mains. C’étaitla mère de l’assassin. Ses lèvres s’agitaient de temps en temps etmurmuraient une prière ou une imprécation.

Il fallait cependant se décider à quelquechose et saisir le coupable. Personne ne se hasardait à se lancerle premier.

Je m’approchai de la fenêtre et je regardaipar la fente du volet. Il était étendu sur le plancher, pâle ettenant dans sa main droite un pistolet ; son sabre sanglantétait placé à côté de lui. Ses yeux, pleins d’une expressioneffrayante erraient tout autour. Parfois il frissonnait et sepressait la tête comme s’il ne comprenait pas bien ce qui s’étaitpassé la veille : Je ne lisais pas une grande déterminationdans ce regard inquiet et je dis au major qu’il avait tort de nepas faire enfoncer la porte et de ne pas lancer des Cosaques àl’intérieur : il valait autant le faire maintenant que plustard, lorsqu’il serait tout à fait revenu à lui.

À ce moment un vieux capitaine de Cosaquess’approcha de la porte et l’appela par son nom : ilrépondit.

– Tu as fait une sottise, cherEphimitch ; lui cria le capitaine : et il n’y a déjà plusrien à espérer, soumets-toi !

– Je ne me soumets point, répondit leCosaque.

– Tu crains Dieu ! sans doute, tun’es pas un payen maudit, mais un honorable chrétien. Allons, si tasottise t’a fait perdre la tête, tu as beau faire : tun’échapperas pas à ton sort.

– Je ne me soumets point ! cria denouveau le Cosaque avec bruit et on entendit craquer le chien deson arme.

– Allons la mère, dit le capitaine à lavieille femme, parle à ton fils, afin qu’il t’écoute, cela ne faitqu’irriter Dieu ; regarde, voilà déjà deux heures que cesmessieurs attendent.

La vieille femme le regarda fixement et secouala tête.

– Basile Petrovich ! dit lecapitaine en s’approchant du major ; il ne se rendrapas : je le connais ; et si on enfonce la porte ilblessera un grand nombre d’entre nous. Ne vaut-il pas mieux tirersur lui ? il y a une large fente au volet.

Une bizarre pensée me passa dans la tête à cemoment : comme Voulitch, je voulus tâter le sort.

– Permettez, dis-je au major, je leprendrai vivant. »

Ordonnant au capitaine de lier uneconversation avec lui, je plaçai à la porte trois Cosaques prêts àla briser et à s’élancer à mon aide à un signal donné ; je fisle tour de la cabane et m’approchai de la fatale fenêtre ; moncœur battait avec force.

– Tu es un maudit ! lui cria lecapitaine, est-ce que tu te moques de nous ! penses-tu quenous composerons avec toi ?

Il se mit à cogner à la porte de toutes sesforces, moi je posai mon œil sur la fente et suivis les mouvementsdu Cosaque qui ne s’attendait pas à une attaque de ce côté :soudain j’arrachai le volet et m’élançai par la fenêtre la têtebasse. Un coup de feu retentit à mon oreille, la balle arracha monépaulette, mais la fumée remplit la chambre et empêcha monadversaire de trouver son sabre placé à côté de lui. Je le saisis àbras le corps, les Cosaques firent irruption et en moins de troisminutes le coupable était pris et mis sous escorte. La foule sedispersa ; les officiers me félicitèrent… et réellement il yavait de quoi.

Après tout cela, comment ne serait-on pasfataliste. Mais qui sait, s’il est réellement persuadé d’une choseou non ?… Et nous prenons souvent pour la persuasion unsentiment trompeur ou une erreur de la raison. J’aime à douter detout ; cela n’empêche pas la décision de caractère ; aucontraire, il me semble que je vais toujours avec plus d’audace,lorsque j’ignore ce qui m’attend, sans doute il ne peut rienm’arriver de pire que la mort ; et la mort on ne peutl’éviter !

De retour à la forteresse, je racontai àMaxime Maximitch tout ce qui m’était arrivé et tout ce dont j’avaisété le témoin. Je désirais connaître son opinion sur laprédestination. Il ne comprit pas d’abord ce mot ; je le luiexpliquai comme je pus et alors il me dit en remuantsignificativement sa tête.

« Oui, en effet, ce trait est assezbizarre !… Du reste les armes de ces Asiatiques ratentsouvent, si elles sont mal graissées, ou si l’on n’appuie pas assezfortement le doigt sur la détente. J’avoue que moi non plus jen’aime pas les carabines circassiennes ; elles ne vaudraientrien, même pour notre prochain ; la crosse en est trop petiteet à chaque instant on peut se brûler le nez… quant à leurs sabres,ils ont tout simplement toute mon admiration ! »

Puis il ajouta en réfléchissant quelquepeu :

« Oui j’ai pitié de ce malheureux… queldiable le poussait donc à causer la nuit avec un ivrogne !… Dureste, il est évident que cela avait été écrit dans sadestinée !… »

Je ne pus rien en tirer de plus : engénéral il n’aimait pas les discussions métaphysiques.

FIN DU FATALISTE.

Partie 2
LE DÉMON – Poème Oriental

PREMIÈRE PARTIE

 

I.

 

Un ange déchu, un démon plein de chagrin,volait au-dessus de notre terre pécheresse. Les souvenirs de joursmeilleurs se pressaient en foule devant lui, de ces jours où, purchérubin, il brillait au séjour de la lumière ; où les comèteserrantes aimaient à échanger avec lui de bienveillants et gracieuxsourires ; où, au milieu des ténèbres éternelles, avide desavoir, il suivait, à travers les espaces, les caravanes nomadesdes astres abandonnés ; où enfin, heureux premier-né de lacréation, il croyait et aimait ; il ne connaissait alors ni lemal ni le doute ; et une monotone et longue série de sièclesinféconds n’avaient point encore troublé sa raison… Et encore,encore il se souvenait !… Mais il n’était plus assez puissantpour se souvenir de tout.

II.

 

Depuis longtemps réprouvé, il errait dans lessolitudes du monde sans trouver un asile. Et cependant les sièclessuccédaient aux siècles, les instants aux instants. Lui, dominantle misérable genre humain, semait le mal sans plaisir et nulle partne rencontrait de résistance à ses habiles séductions. Aussi le mall’ennuyait…

III.

 

Bientôt le banni céleste se mit à volerau-dessus du Caucase. Au-dessous de lui, les neiges éternelles duKazbek[25] scintillaient comme les facettes d’undiamant ; plus bas, dans une obscurité profonde, se tordait lesinueux Darial[26], semblable aux replis tortueux d’unreptile. Puis le Terek[27],bondissant comme un lion à la crinière épaisse et hérissée,remplissait l’air de ses rugissements ; les bêtes de lamontagne, les oiseaux décrivant leurs orbes dans les hauteursazurées écoutaient le bruit de ses eaux ; des nuages dorés,venus de lointaines régions méridionales, accompagnaient sa coursevers le nord et les masses rocheuses, plongées dans un mystérieuxsommeil, inclinaient leurs têtes sur lui et couronnaient lesnombreux méandres de ses ondes. Assises sur le roc, les tours deschâteaux semblaient regarder à travers les vapeurs et veiller auxportes du Caucase comme des sentinelles géantes placées sous lesarmes. Toute la création divine était aux alentours, sauvage etimposante ; mais l’ange, plein d’orgueil, embrassa d’un regarddédaigneux l’œuvre de son Dieu et aucune de toutes ces beautés nevint se refléter sur sa figure hautaine.

IV.

 

Puis le tableau changea ; une naturepleine de vie s’épanouit à ses regards ; les luxuriantesvallées de la Géorgie se déroulèrent au loin comme un magiquetapis. Terre heureuse et florissante !… Les silhouettes desruines, les ruisseaux à l’eau rapide et murmurante et au fondparsemé de cailloux aux mille couleurs ; les buissons de rosessur lesquels les rossignols à la voix douce, chantent la plaintivebeauté que rêva leur amour ; les ombrages des platanestouffus, entremêlés de lierre abondant ; les grottes où lestimides chevreuils se réfugient aux jours brûlants ; l’éclat,le mouvement, le murmure des feuilles ; le bruit sonore demille voix ; l’haleine parfumée de mille plantes ; lavoluptueuse ardeur du milieu du jour ; les nuits toujourshumides d’une rosée odorante ; les étoiles du ciel, brillantescomme le regard et les yeux des jeunes Géorgiennes. Mais hormis unefroide jalousie, cette nature splendide n’éveilla dans l’âmeinsensible du proscrit, ni nouveau sentiment, ni nouvelleaspiration et tout ce qu’il voyait devant lui, il le méprisait etle détestait.

V.

 

Cette grande demeure, ce palais spacieux, levieux Gudal aux cheveux blancs les a bâtis pour lui. Ils ont coûtébien des larmes, bien des fatigues aux esclaves soumis depuislongtemps à ses ordres. Au lever du jour, les ombres de sesmurailles s’allongent sur les pentes des montagnes voisines. Desmarches creusées dans le roc conduisent de la tour, placée à l’undes angles, au bord de la rivière. C’est en suivant cette rampesinueuse, que la jeune princesse Tamara va puiser de l’eau àl’Arachva[28].

VI.

 

Toujours silencieuse, la sombre demeure, duhaut des rochers escarpés, semble contempler les vallées. Mais ence jour un grand festin a été servi dans ses murs ; lazourna[29] résonne et le vin coule à flot. Gudalmarie sa fille ; toute la famille a été conviée au banquet.Sur la terrasse couverte de tapis, la fiancée est assise parmi sescompagnes et les heures s’écoulent oisivement pour elle au milieudes jeux et des chants. Déjà le disque du soleil s’est cachéderrière les montagnes lointaines. Les jeunes filles chantent enbattant la mesure avec leurs mains et la jeune fiancée prend sonbouben[30]. Tout à coup, le balançant d’une mainau dessus de sa tête et plus rapide qu’un oiseau, elles’élance : tantôt elle s’arrête et regarde autour d’elle etson œil humide scintille à travers ses cils jaloux ; tantôtelle joue gracieusement de la prunelle sous ses noirssourcils ; puis, légère, se penche vivement et tandis que sonpetit pied adorable semble nager dans l’air, elle sourit avec unegaîté enfantine. Les rayons tremblants de la lune se jouant parfoistout doucement à travers une atmosphère humide, peuvent à peineêtre comparés à ce sourire animé comme la vie, comme lajeunesse.

VII.

 

J’en jure par l’astre des nuits, par lesrayons du soleil levant ou couchant ! jamais monarque de laPerse dorée, jamais roi de la terre ne posa ses lèvres sur depareils yeux. Jamais la fontaine jaillissante du harem, aux joursles plus brûlants ne lava de sa rosée perlée une semblable taille.Jamais la main d’un mortel couvrant de caresses un corps bien-aiméne déroula une aussi belle chevelure. Depuis le jour où l’hommeperdit le paradis, je le jure, jamais semblable beauté n’est éclosesous le soleil du midi.

VIII.

 

Pour la dernière fois, elle a dansé !…Hélas ! Demain l’attendent, elle l’héritière de Gudal,l’enfant gâtée de la liberté, le triste sort de l’esclave, unefamille étrangère, une patrie inconnue. Et déjà des doutesmystérieux assombrissaient la sérénité de son visage. Mais il yavait tant de grâce harmonieuse dans sa démarche, tant d’expressionet de naïve simplicité dans tous ses mouvements, que si le démondans son vol l’eût regardée en ce moment, il se fut rappelé sesanciens frères célestes ; il se serait doucement détourné etaurait soupiré.

IX.

 

Et le démon la vit !… Et à l’instant mêmeil ressentit dans tout son être une agitation étrange. Unebienfaisante harmonie vibra dans la solitude de son âme muette, etde nouveau il put comprendre cette divine merveille d’amour dedouceur et d’incomparable beauté. Longtemps il admira cette tendreimage et les rêves d’un bonheur évanoui se déroulèrent encoredevant lui, comme une longue chaîne ou comme les groupes d’étoilesau firmament. Cloué par une force invisible, il fit connaissanceavec une nouvelle tristesse et soudain le sentiment fit résonner enlui sa puissante voix d’autrefois. Était-ce un symptôme derégénération ? au fond de son âme, il ne pouvait trouver desparoles de perfide séduction. Devait-il oublier ? Mais Dieului refusa l’oubli et du reste, il ne l’eût pointaccepté !

X.

 

Le jour est à son déclin, et sur un superbecoursier, brisé de fatigue, le fiancé se hâte avec impatience versle festin nuptial. Déjà il a atteint les vertes rives du limpideArachva, et péniblement, pas à pas, courbée sous la lourde chargedes présents, une longue file de chameaux s’avance et couvre auloin les détours nombreux du chemin. On entend le bruit de leursclochettes !… Le roi de Cinodal lui-même conduit la richecaravane. Une ceinture serre sa taille svelte ; la garniturede son sabre et de son poignard brillent au soleil ; il portesur ses épaules un fusil à la batterie reluisante et le vent joueavec les manches de son manteau, bordé tout autour de richesgalons. À la selle et à la bride pendent des houppes de soiebrodées aux mille couleurs, sous lui piaffe un fringant coursier àla robe dorée et sans prix ; il est déjà tout blancd’écume ; c’est un enfant de Karabak[31] ;il dresse l’oreille et, plein de frayeur, souffle avec force ;puis, du haut des rochers, regarde avec ombrage les flots de larivière à l’écume jaillissante. Le chemin que suit le rivage estétroit et dangereux ; à gauche le rocher ; à droite lelit profond de la rivière furieuse. Il est déjà tard. Sur lessommets couverts de neige le jour s’éteint et l’obscurité sefait !… La caravane hâta le pas.

XI.

 

À ce point de la route s’élève une chapelle.Là, depuis de longues années, repose en Dieu, un prince inconnu,qu’une main vengeresse immola et ce lieu est devenu depuis l’objetd’un culte. Le voyageur qui court au combat ou va à la fête, vienten tout temps prononcer dans la chapelle une fervente prière, etcette prière le protège contre le poignard musulman. Mais le jeunefiancé dédaigna la coutume de ses aïeux, et un esprit méchant letroubla avec une perfide vision. Au milieu des ombres de la nuit,il s’imaginait couvrir de baisers ardents les lèvres de sa jeunefiancée. Tout à coup dans l’obscurité, en avant de lui, deux hommesparaissent ; puis d’autres encore ; un coup de feuretentit ; qu’arrive-t-il ? Le prince intrépide se dressesur ses étriers bruyants, enfonce son bonnet sur sessourcils ; puis, sans articuler un mot, saisit d’une main lacrosse de son fusil turc, fouette son cheval et comme un aigle fonden avant. Un second coup de feu retentit, puis un cri sauvage et ungémissement étouffé résonnent dans la profondeur de la vallée. Lecombat n’a pas duré longtemps ; les timides Géorgiens ont fuide tous côtés.

XII.

 

Tout s’est apaisé. Pressés en foule, leschameaux regardent avec frayeur les cadavres des cavaliers et l’onentend parfois tinter leurs clochettes. La riche caravane estdépouillée et déjà les oiseaux nocturnes volent autour des corpsdes chrétiens. Hélas ! ils n’auront pas la sépulture paisiblequi les attendait sous les dalles du monastère, où furent enterréesles dépouilles de leurs pères. Leurs mères et leurs sœurs,couvertes de longs voiles, ne viendront pas des pays lointainsprier et sangloter tristement sur leurs tombes ! sous lerocher qui borde le chemin, seule, une main pieuse élèvera unecroix en leur mémoire ; le lierre printanier l’entourera engrandissant de son réseau d’émeraudes comme une doucecaresse ; et le pèlerin fatigué par une marche longue etpénible ne manquera jamais de se détourner de sa route pour venirse reposer à l’ombre du signe divin !…

XIII.

 

Un cheval plus rapide qu’un daim précipite sacourse, souffle bruyamment et semble voler au combat. Tantôt ilrecule subitement après un bond et prête l’oreille au moindresouffle en dilatant ses larges naseaux : tantôt il frappevivement le sol avec les clous de ses fers bruyants, secoue sacrinière éparse et repart follement en avant. Son cavaliersilencieux chancelle à chaque pas sur les arçons et laisse penchersa tête sur l’encolure. Déjà il a abandonné les rênes et ses piedsse sont enfoncés dans les étriers, la housse est sillonnée delarges taches de sang ! Ô vaillant coursier ! Rapidecomme la flèche ! tu as emporté ton maître du combat. Mais laballe ennemie d’un Circassien l’a frappé dans l’ombre.

XIV.

 

Toute la famille de Gudal pleure, se lamenteet une grande foule s’attroupe dans la cour. Quel est ce chevalemporté qui vient de s’abattre ? quel est ce cadavre étendusur le seuil de la porte ? quel est ce cavalier sansvie ? Les plis de son front basané ont conservé la trace d’unealarme guerrière ; ses armes et ses vêtements sont souillés desang ; dans une dernière étreinte nerveuse sa main s’estraidie sur la crinière. Ô fiancée ! Ton regard n’a pas attendulongtemps ton jeune promis ! Il a tenu sa parole de prince etil est accouru au festin nuptial ! Mais, hélas ! Jamaisplus il ne remontera sur son rapide coursier.

XV.

 

La colère divine a fondu comme la foudre aumilieu de cette famille qui ne connaissait point encore le malheur.La pauvre Tamara s’est jetée sur sa couche en sanglotant, seslarmes coulent avec abondance, et son sein gonflé se soulèvepéniblement !… tout à coup au-dessus d’elle une voixsurnaturelle se fait entendre : « Ne pleure pas enfant,ne pleure pas en vain ; tes larmes ne peuvent tomber sur cecadavre muet comme une rosée vivifiante ; les larmes nepeuvent que ternir le regard limpide des jeunes filles et creuserleurs joues. Il est bien loin déjà ; il ne connaîtra point tadouleur et ne pourra l’apprécier ; la lumière céleste réjouitmaintenant ses yeux qui n’ont plus rien de ce monde et il n’entendplus que les concerts du paradis. Que sont les rêves insignifiantsde la vie, et les gémissements et les larmes d’une pauvre fille,pour un hôte des cieux ? Rien. Non ! le sort d’unecréature mortelle, crois-moi, mon ange terrestre, ne vaut pas unseul instant de ta chère tristesse. À travers les océans éthéréssans gouvernail et sans voiles, les chœurs des astres brillantsvoguent doucement au milieu des vapeurs ; dans les espacesinfinis des cieux, les groupes floconneux des nuages impalpablespassent sans laisser de trace ; l’heure de la séparation,l’heure du retour, n’ont pour eux ni joie ni tristesse ; poureux l’avenir est vide de désirs et le passé sans regret. En ce jourd’affreux malheurs souviens-toi d’eux, bannis toute penséeterrestre, et comme eux, écarte de toi tout souci : dès que lanuit enveloppera de son ombre les sommets du Caucase ; dès quesous la puissance d’une voix magique, le monde charmé setaira ; dès que la brise du soir agitera sur les rochersl’herbe fanée, que les petits oiseaux cachés sous elle sautillerontplus gaiement dans l’ombre, et que sous les branches de la vigne lafleur des nuits s’épanouira pour boire avidement la roséecéleste ; dès que la lune argentée montera lentement derrièrela montagne et jettera sur toi ses regards indiscrets, je voleraiaussitôt vers toi, je serai ton hôte jusqu’au jour et sur tespaupières aux cils soyeux je ferai éclore des songesd’or. »

XVI.

 

La voix se tut ; et dans le lointain lessons s’éteignirent doucement l’un après l’autre. Tamara se lève ensursaut et regarde autour d’elle. Une agitation indicible faitbattre son cœur. C’est de la douleur, de l’effroi, un éland’enthousiasme ; – rien ne peut être comparé à cela. Tous lessentiments fermentent en elle, l’âme a brisé ses liens ; lefeu court dans ses veines. Cette voix nouvelle et admirable sembleencore résonner auprès d’elle. Vers le matin seulement le sommeildésiré vint fermer ses yeux fatigués.

Mais alors son esprit fut agité par un rêveétrange et prophétique : un nouveau venu sombre et silencieux,resplendissant d’une beauté immortelle, se penchait vers son chevetet son regard se fixait sur elle avec un tel amour, une telletristesse, qu’il semblait avoir pitié d’elle. Ce n’était point unange des cieux, ni son divin gardien ; l’auréole aux rayonslumineux ne se mêlait point aux boucles de sa chevelure ; cen’était point l’esprit méchant de l’enfer ni un martyr du vice. Ohnon ! Il avait la douce clarté d’un beau soir, qui n’est ni lejour ni la nuit, ni les ténèbres ni la lumière !…

DEUXIÈME PARTIE

 

I.

 

« Ô Père ! Ô Père ! cesse tesreproches ; ne gronde pas ta Tamara. Tu vois ses larmes ?Hélas ! ce ne sont pas les premières ! Je ne serai lafemme de personne !… Dis à ceux qui demandent ma main, que monépoux repose dans la terre humide et que je ne puis donner moncœur ! Depuis le jour où nous ensevelîmes son cadavre sanglantdans la montagne, un esprit perfide me poursuit avec une vision queje ne puis écarter et au milieu du calme des nuits, des songestristes et étranges viennent jeter le trouble en moi. Mes penséeset mes paroles s’égarent confusément ; une flamme emplit toutmon sang ; je me dessèche et me flétris de jour en jour. Ô monpère ! Mon âme souffre ! Aie pitié de moi ! Livre ausaint lieu ta fille déraisonnable ; là, je serai sous laprotection du Sauveur et à ses pieds j’épancherai ma douleur.Ici-bas, il n’y a déjà plus de joie pour moi… Que bientôt à l’ombrepaisible des autels, une sombre cellule se referme sur moi, commeune tombe. »

II.

 

Et sa famille l’a transportée dans un couventsolitaire, où ses jeunes épaules furent recouvertes d’un humblecilice. Mais sous la robe monastique comme sous la soie aux millecouleurs, son cœur luttait avec la vision impie. Au pieds desautels, sous l’éclat des lumières, aux heures du chant solennel, aumilieu de la prière, souvent une voix connue venait résonner à sonoreille. Sous la voûte obscure du temple une image qu’elleconnaissait bien glissait de temps à autre sans bruit et sanslaisser de trace. Elle rayonnait doucement comme une étoile àtravers la fumée transparente de l’encens, lui faisait signe de lamain et l’appelait : Mais où ?…

III.

 

Le pieux couvent était caché entre deuxcollines et en lieu frais ; des platanes d’Orient, des rangéesde peupliers l’entouraient de tous côtés, et parfois, quand la nuitdescendait dans les défilés de la montagne, la lumière de la lampede la jeune religieuse, passant à travers les fenêtres de sacellule, venait se jouer au milieu d’eux. Tout autour, à l’ombredes amandiers, auprès de la sombre rangée de croix qui protègentles tombes muettes, les chœurs des petits oiseaux entonnaient dedoux concerts. Des sources à l’onde fraîche couraient en murmurantsur les rochers, puis se réunissaient dans le défilé et roulaientplus loin entre les buissons couverts des fleurs du givre.

IV.

 

Vers le Nord se dressaient les montagnes.Lorsqu’aux lueurs de l’aurore matinale, une vapeur bleuâtre montedes profondeurs de la vallée ; lorsque le muezzin tourné versl’Orient invite à la prière, et que la voix sonore de la clocheréveille l’habitation ; à cette heure calme et recueillie oùles jeunes Géorgiennes descendent la montagne escarpée et vont avecleurs longues cruches, puiser de l’eau, les sommets de la chaîneneigeuse se dessinaient dans le ciel pur comme un mur violet tendreet au coucher du soleil semblaient se couvrir d’un vêtement depourpre. Au milieu d’eux, le Kazbek traversant les nuages, lesdépassait de toute la tête, comme le roi puissant du Caucase enturban et en long manteau de soie.

V.

 

Mais le cœur de Tamara, plein d’une penséeprofane, est insensible aux extases pures. Pour elle tout l’universest couvert d’une teinte sombre, et tout y est pour son âme unecause de souffrance, et la lumière du jour et les ténèbres de lanuit. Aussi, dès que la fraîcheur du soir vient endormir la terre,elle se prosterne devant l’image de son Dieu et fond en larmes. Sessanglots déchirants au milieu du silence de la nuit troublentl’imagination du voyageur, qui, croyant entendre les gémissementsde quelque esprit de la montagne, enchaîné dans une de sescavernes, prête à peine l’oreille et hâte sa monture épuisée.

VI.

 

Tamara triste, agitée par la fièvre, vientsouvent s’asseoir auprès de la fenêtre. Là, seule, irrésolue, elleregarde au loin avec un œil attentif, soupire, et attend !…Une voix murmure à son oreille : « Il viendra. » Cen’était pas en vain qu’il lui apparaissait avec des yeux pleinsd’une tristesse douce et des paroles de sublime tendresse :Depuis longtemps déjà elle s’épuise sans savoir pourquoi. Veut-elleprier les saintes ? c’est à lui que son cœur s’adresse ;accablée par cette lutte incessante se penche-t-elle sur sa couche,son oreiller la brûle, elle suffoque horriblement, s’éveille ensursaut et frissonne ; ses épaules et sa gorge sontenflammées, elle peut à peine respirer, ses yeux s’obscurcissent,ses bras étendus cherchent avec passion un être imaginaire, tandisque des baisers expirent sur ses lèvres…

VII.

 

Le brouillard du soir a déjà couvert de sesvapeurs légères les collines de la Géorgie, et fidèle à sa doucehabitude, le démon a dirigé son vol vers le couvent. Mais bienlongtemps il n’osa violer ce paisible asile de la vertu. Il y eutmême un moment où il parut prêt à abandonner ses affreux projets.Il errait mélancoliquement autour des murs élevés et ses pas, pluslégers que le vent, faisaient doucement frissonner les feuillesdans l’ombre. Puis il levait les yeux vers cette fenêtre,qu’illuminait l’éclat de la lampe. C’est là qu’elle attendaitdepuis si longtemps. Soudain, au milieu de ce silence universel,une harpe harmonieuse vibra et des chants sonoresrésonnèrent ; ces sons semblaient se suivre avec mesure commecoulent des pleurs. C’était une mélodie si tendre, qu’elleparaissait avoir été composée au ciel pour la terre. On aurait ditun ange descendu ici-bas mystérieusement, qui venait en visiter unautre oublié et qui lui parlait du passé, afin d’adoucir sasouffrance ! Et le démon comprit alors pour la première foisles douleurs et les agitations de l’amour. Effrayé, il veuts’éloigner ; mais ses ailes restent immobiles ! et ôprodige ! une larme roule lentement de ses yeuxobscurcis !…

 

On voit encore près de cette cellule unepierre que cette larme brûlante a traversée comme une flamme et cen’était point une larme humaine !

VIII.

 

Le démon entre, il est prêt à aimer, et sonâme est tout ouverte au bien. Il croit que le moment désiré pouressayer d’une vie nouvelle est venu. Les palpitations de l’attente,les craintes de l’incertitude demeurent pour lui sans voix et sanspuissance ; elles ont reconnu tout d’abord une âme pleine defierté. Il entre, regarde ; devant lui se dresse l’envoyé duciel ; c’est le chérubin qui veille sur la bellepécheresse : son visage rayonne d’un sourire plein de sérénitéet son aile la protège contre l’ennemi. Un instant son regard impiefut ébloui par l’éclat de la lumière divine, et au lieu du douxaccueil qu’il espérait, il entendit éclater de péniblesreproches.

IX.

 

« Esprit turbulent, démon du vice, quit’a appelé au milieu des ténèbres de la nuit ? Tes adorateursn’habitent point ces lieux et jusqu’à présent le souffle du mal n’apoint pénétré ici ; ne viens point souiller de ton pas impiecet asile de mon amour et de ma sainteté ! qui t’aappelé ?…

L’esprit méchant lui répond par un sourireperfide, son regard s’enflamme de jalousie et de nouveau le poisonde la vieille haine a embrasé son âme : « Elle est à moi,dit-il d’une voix dure ; laisse-la ; elle est àmoi ; tu as paru trop tard pour la défendre, tu n’es ni monjuge ni le sien et, sur ce cœur plein d’élévation, j’ai posé monempreinte ; ici il ne reste plus rien de ta sainteté ;ici je règne et j’aime. » L’ange alors abaissa ses yeux pleinsde douleur sur la pauvre victime, et déployant lentement ses ailes,disparut dans les sphères célestes.

X.

 

TAMARA.

Qui es-tu ? Tes paroles sontdangereuses ! Qui t’envoie vers moi ; le ciel oul’enfer ? Que me veux-tu ?

LE DÉMON.

Que tu es belle !

TAMARA.

Mais parle ; qui es-tu ?Réponds ?

LE DÉMON.

Je suis celui que tu écoutais dans le calmedes nuits ; celui dont la pensée parlait doucement à tonâme ; celui dont tu voyais l’image dans tes songes et dont tudevinais la tristesse avec peine. Je suis celui qui tue l’espérancedès qu’elle naît dans un cœur. Je suis celui que personne n’aime etque tout être vivant maudit. L’espace et les années ne sont rienpour moi. Je suis le fléau de mes esclaves de la terre : jesuis le roi de la science et de la liberté ; je suis l’ennemides cieux et le mal de la nature et tu vois je suis à tespieds ! Je t’apporte une humble et douce prière d’amour, mapremière souffrance ici-bas et mes premières larmes. Oh ! maispar pitié, écoute, tu pourrais avec une de tes paroles me rendre aubien et me rouvrir les cieux ; resplendissant de ton chasteamour je reparaîtrais là, comme un nouvel ange dans l’éclatnouveau ; mais écoute je t’en supplie, je suis ton esclave etje t’aime ! Dès que je t’ai vue, soudain au fond de moi-même,j’ai détesté l’immortalité et ma puissance et j’ai envié malgré moiles joies incomplètes de la terre. Ne pas vivre comme toi seraitune souffrance pour moi, et ce serait affreux que de vivre séparéde toi. Dans mon cœur insensible, une flamme inattendue s’estrallumée avec plus de force ; et j’ai senti l’aiguillon de mesanciennes blessures se réveiller au fond de moi-même comme unserpent. Sans toi qu’est pour moi l’éternité ? Que sont mesdomaines infinis ? des paroles résonnant dans le vide ;un temple immense sans divinité !

TAMARA.

Laisse-moi, esprit perfide ! tais-toi, jene crois point aux discours d’un ennemi. Mon Dieu ! hélas, jene puis plus vous prier ! Un poison funeste s’empare de monesprit affaibli. Écoute ! tu me perdras, tes paroles c’est dufeu, c’est un philtre empoisonné… Dis ? pourquoim’aimes-tu ?

LE DÉMON.

Pourquoi ma belle ? hélas ! je nesais ; plein d’une vie nouvelle, j’ai fièrement arraché de matête criminelle ma couronne d’infamie, et j’ai jeté tout le passédans la poussière. Mon paradis et mon enfer sont dans tesyeux ! Je t’aime d’un amour qui n’a rien de terrestre et commetu ne pourrais aimer toi-même. Je t’aime avec tout l’enivrement etla puissance de la pensée et du rêve immortels. Dès le commencementdu monde ton image fut gravée dans mon âme ; elle se montraità moi dans les immensités désertes de l’espace. Depuis longtempston nom agitait mon esprit et résonnait doucement en moi. Aux joursheureux du paradis, toi seule me manquait. Oh ! si tu pouvaiscomprendre ce qu’il y a d’amère douleur dans une vie sans fin ettoute sans partage. Jouir, souffrir, mais ne jamais attendred’éloges pour le mal et jamais de récompense pour le bien. Vivrepour soi seul ; être un objet d’ennui pour soi-même ; ettraverser cette éternelle lutte sans noblesse et sans espoir deréconciliation. Toujours regretter et ne rien désirer : toutsavoir, tout ressentir, tout voir, détester tout ce qui estcontraire à mes désirs et tout mépriser dans le monde. Du jour oùla malédiction divine m’a frappé, les embrasements passionnés de lanature se sont éternellement refroidis pour moi. Les espacess’étendaient à l’infini devant mes yeux ; je voyais lesastres, qui m’étaient connus depuis si longtemps, couverts de leursparures nuptiales, glisser doucement devant moi, portant descouronnes d’or : Mais hélas ! Aucun ne reconnaissait sonancien frère ! Dans mon désespoir je me mis à appeler desproscrits semblables à moi ; mais moi-même de mon regardméchant je ne pouvais plus reconnaître ni leurs visages ni leursvoix. Alors effrayé j’agitai mes ailes et me mis à courirrapidement, mais où ? pourquoi ? je ne le sais. Mesanciens frères m’avaient repoussé et comme l’Éden, le monde entierdevint pour moi sombre et muet ; j’étais comme une barquebrisée, sans gouvernail et sans voiles, qui nage follement aucaprice des courants et des flots et ne sait où elle va ; oucomme un flocon de nuage orageux qui, au lever du jour, se montrecomme un point noir dans l’horizon azuré, et n’osant s’arrêternulle part, erre seul, sans but et sans laisser de trace. Dieu seulsait d’où il vient et où il va. Mais je ne pus gouverner longtempsles hommes et leur apprendre longtemps le péché ; il me futimpossible de diffamer longtemps tout ce qui était noble et deblasphémer tout ce qui était beau : facilement je rallumaipour toujours en eux les ardeurs de la foi pure. Étaient-ils dignesde mes efforts ces sots et ces hypocrites ? Je me cachai alorsdans les défilés des montagnes et me mis à errer comme un météoreau milieu des ténèbres d’une nuit profonde. Le voyageur isolé,égaré par ce feu follet qui voltigeait devant lui, roulait au fonddes précipices avec sa monture et appelait en vain à sonsecours !… Et le sillon sanglant de sa chute se tordait sur lerocher. Mais les plaisirs du mal ne me plurent pas longtemps. Quede fois dans ma lutte avec l’ouragan puissant, au milieu destourbillons de poussière, enveloppé d’éclairs et de vapeurs, jem’élançai avec fracas dans les nuages ; j’aurais voulu pouvoirdans la foule des éléments révoltés, étouffer les murmures de moncœur ; échapper à la pensée inévitable et oublier ce qui nepouvait être oublié. Que peut être le récit des pertesdouloureuses, des fatigues et des maux, des générations passées etfutures de la race humaine, en présence d’un seul instant de messouffrances inconnues ? Que sont les hommes, que sont leur vieet leurs peines ? Elles ont passé, elles passeront ;l’espérance leur reste ; un jugement équitable les attend et àcôté du jugement reste encore le pardon ! Ma douleur à moi estconstamment là et comme moi elle ne finira jamais et ne trouverajamais le sommeil de la tombe ! tantôt elle se glisse en moicomme un serpent ; tantôt elle me brûle et luit comme uneflamme ; tantôt elle pèse sur ma pensée comme le lourd rocherdes passions et des espérances perdues. Mausoléeindestructible !

TAMARA.

Pourquoi me faire connaître tessouffrances ? Pourquoi te plains-tu à moi ? tu aspéché !…

LE DÉMON.

Est-ce contre toi ?

TAMARA.

On peut nous entendre :

LE DÉMON.

Nous sommes seuls ;

TAMARA.

Et Dieu !

LE DÉMON.

Il ne daignera pas jeter un regard surnous ; il s’occupe des cieux et non de la terre.

TAMARA.

Et le châtiment et les tortures del’enfer ?

LE DÉMON.

Que te fait cela ? tu seras là avecmoi !

TAMARA.

Qui que tu sois, toi que le hasard a fait monami, tu as perdu mon repos pour toujours ; et moi ta victimeje t’écoute malgré moi-même avec un plaisir secret. Mais si tesparoles sont mensongères, si tu veux me tromper, oh ! aiepitié de moi ! Quelle gloire y trouverais-tu ? Pourquoiveux-tu posséder mon âme ? Est-ce que je suis préférable àtoutes celles qui n’ont pas été remarquées par toi aux cieux ?Cependant elles sont bien belles aussi et comme en ce lieu aucunemain mortelle n’a encore profané leur couche virginale !Non ! fais-moi un serment irrévocable. – Dis, tu vois, jesouffre ! Tu vois ce que rêve une pauvre femme ! Sans levouloir tu entretiens la peur en moi ; mais tu as toutcompris, tu sais tout, et certainement tu auras pitié de moi !Jure-moi, fais-moi serment de renoncer dès à présent à tes mauvaisdesseins ! Est-ce qu’il n’y a déjà, plus de serments et depromesses inviolables ?

LE DÉMON.

Je jure par le premier jour de lacréation ; je jure par son dernier jour ; je jure parl’opprobre du crime et par le triomphe de la véritééternelle ; je jure par l’horrible souffrance de la chute etpar la joie bien courte de la victoire. Je jure par notre rencontreet par la séparation qui nous menace de nouveau. Je jure par lafoule des esprits, par le sort de mes frères qui me sont soumis,par les glaives sans tache des anges mes ennemis vigilants ;je jure par le ciel et l’enfer, par ce qu’il y a de plus sacré surla terre et par toi ; je jure par ton dernier regard, par tapremière larme, par l’haleine de ta bouche si pure et par lesboucles de ta chevelure soyeuse ; je jure par la félicité etla douleur ; je jure par mon amour, – je renonce à mesvieilles rancunes ; je renonce à mes pensées d’orgueil ;dès maintenant le poison de la flatterie trompeuse ne viendra plusagiter mon esprit. Je veux aimer ; je veux prier ; jeveux croire au bien ; avec les larmes du repentir j’effaceraisur mon visage digne de toi, les marques du feu céleste ; etque désormais l’univers tranquille croisse dans l’ignorance sansmoi. Oh ! crois moi ! Moi seul jusqu’à ce jour t’aicomprise et appréciée. En te choisissant pour mon sanctuaire, j’aidéposé ma puissance à tes pieds. J’attends ton amour comme un donet je te donnerai l’éternité pour un regard. Dans l’amour commedans l’aversion, crois-moi Tamara : je suis immuable et grand.Moi, fils libre de l’espace, je t’emporterai dans les régions quiplanent au-dessus des étoiles et tu seras la reine du monde, mapremière compagne. Sans regrets, sans désirs, tes yeux regarderontcette terre où il n’y a ni bonheur vrai, ni beauté durable, où l’onne voit que crimes et châtiments, où la passion mesquine peut seulevivre et où on ne sait pas sans crainte haïr ou aimer. Ignores-tuce que c’est que l’amour passager des hommes ? Un sang jeunequi fermente ! Mais les jours passent et le sang se refroidit.Quel est celui qui peut rester fidèle pendant la séparation et nepas céder aux attraits de la beauté nouvelle ? Quel est celuiqui peut résister à la fatigue, à l’ennui, aux caprices del’imagination ? Non, mon amie, sache-le bien, ta destinéen’est point de te flétrir en silence dans un cercle aussi étroit,esclave d’une jalousie grossière, parmi des hommes froids etpusillanimes, parmi de faux amis et des ennemis, au milieu decraintes et d’espérances sans fin, de peines lourdes et sans but.Tu ne dois point t’éteindre tristement, derrière ces murs élevés,sans avoir connu l’amour, toujours en prières, également loin deDieu et des hommes. Oh non ! admirable créature, tu as uneautre destinée ; tu es réservée pour d’autres souffrances etpour des extases autrement sublimes. Laisse donc tes premiersdésirs et abandonne cette terre méprisable à son sort : Enéchange je t’ouvrirai les abîmes des plus profondes sciences ;j’amènerai à tes pieds les nombreux esprits qui me servent et je tedonnerai, ma belle, des servantes légères comme des fées. Pour toij’arracherai à l’étoile d’Orient sa couronne d’or ; jecueillerai sur les fleurs la rosée des nuits et je répandrai surtoi cette rosée. Avec un rayon pourpre du soleil couchant,j’entourerai ta taille comme avec une écharpe ; avec lasenteur des parfums les plus purs j’embaumerai l’air quit’environne ; sans cesse je caresserai tes oreilles avec unemélodie admirable, je te bâtirai des palais somptueux d’ambre et deturquoise ; je descendrai pour toi jusqu’au fond desmers ; je volerai au-dessus des nuages ; je te donneraitout, tout ce qui est sur la terre ; Aime-moi !…

XI.

 

Et doucement, il appuya sa bouche pleine defeu sur ses lèvres tremblantes. Il répondait à ses prières par desparoles pleines de séduction et son regard, plongeant jusqu’au fondde ses yeux, l’enflammait. Dans l’obscurité de la nuit, ilétincelait devant elle, inévitable comme la lame d’unpoignard !… Hélas ! L’esprit du mal triompha. Le poisonmortel de ses baisers a pénétré en un instant dans son sein et uncri terrible de souffrance a troublé le silence de lanuit !…

Dans ce cri il y avait de tout, de l’amour, dela douleur, un reproche avec une dernière prière, un adieu sansespoir, un adieu en pleine jeunesse !…

……  …  …  …  … . .

XII.

 

Pendant ce temps, le veilleur de nuitexécutait seul et lentement autour des grands murs, sa rondeordinaire. Il allait de tous côtés, agitant sa crécelle defer[32] ; mais en arrivant à hauteur de lacellule de la jeune novice, il assourdit la cadence de son pas etl’âme troublée, s’arrêta, la main sur son instrument. Au milieu dusilence environnant, il crut entendre deux bouches échangeant desbaisers, puis un cri étouffé, suivi d’un faible gémissement. Undoute impie traversa le cœur du vieillard. Mais un moment s’écoulaet tout redevint calme. On n’entendit plus que le souffle de labrise, apportant de loin le murmure des feuilles et le ruisseau dela montagne qui bruissait tristement sur ses rives sombres. Levieillard dans sa peur se hâta de lire son livre de prières, afind’éloigner de sa pensée pécheresse les tentations de l’esprit dumal ; il se signait rapidement de ses doigts tremblants ;puis silencieux, agité par une vision, il se mit à précipiter sonpas et continua sa ronde habituelle !…

XIII.

 

Couchée dans son cercueil, elle ressemble àune gracieuse péri qui vient de s’endormir. Son visage pâle etsombre est plus pur que le linceul qui l’enveloppe. Ses paupièresse sont abaissées pour toujours. Mais ô ciel ! Ne dirait-onpas que sous elles ce merveilleux regard sommeille seulement etsemble attendre un baiser ou le retour du jour ! Non ;inutilement les rayons lumineux se glissent entre elles comme unfil d’or ; en vain sa famille, pleine d’une muette douleur,vient couvrir sa bouche de baisers ; non ! la mort a missur elle son empreinte éternelle et rien n’est assez puissant pourl’arracher de ses bras. Et toute cette nature dans laquelle naguèrela vie ardente et pleine d’énergie parlait si distinctement auxsens, n’est plus maintenant qu’une vaine poussière. Un sourireétrange à peine éclos sur ses lèvres s’y était arrêté ;l’expression douloureuse de ce sourire était sombre comme la tombeelle-même. Que signifiait-il ? se raillait-il de la destinée,ou accusait-il un doute insurmontable ? Exprimait-il un froiddédain de la vie ou une colère audacieuse contrôle ciel ?Comment le savoir ? Sa signification est à jamais perdue pourle monde. Mais il attire involontairement les yeux, comme le dessind’une inscription antique, où peut-être, sous des caractèresbizarres, se cache l’histoire des temps passés. Maxime de grandesagesse indéchiffrable ! Trace oubliée de penséesprofondes !…

Longtemps l’ange de la destruction respecta ladépouille de la pauvre victime et ses traits conservèrent cettebeauté que garde un marbre sans expression, privé d’animation et desentiment, mystérieux comme la mort même. Jamais aux jours les plusgais, la parure de fête de Tamara ne fut aussi variée en couleurs,ne fut aussi riche. Les fleurs du vallon chéri qui la vit naître,selon l’antique coutume, exhalaient sur elle leurs parfums etserrées dans sa froide main, semblaient avec elle dire adieu à cemonde…

XIV.

 

Ses parents, ses voisins se sont déjà réunispour le triste voyage. Le vieux Gudal arrache ses cheveux gris,frappe sa poitrine en silence et pour la dernière fois monte surson coursier à la blanche crinière, et le cortège se met enroute !… Le voyage doit durer trois jours et trois nuits.C’est auprès des ossements de ses aïeux qu’on a creusé pour elle unlieu de repos…

Un des ancêtres de Gudal qui avait passé savie à piller les voyageurs et les villages, se trouvant enchaînépar la maladie, fit vœu dans un moment de repentir, de bâtir uneéglise en expiation de ses péchés passés, sur le haut des rochersgranitiques, où l’on n’entend que le sifflement du chasse-neige etoù on ne voit voler que les vautours. Bientôt un temple solitaires’éleva au milieu des neiges du Kazbek et les ossements de ceméchant homme trouvèrent là un asile où reposer. Le roc ami desnuages se transforma en cimetière ; comme si en rapprochant satombe des cieux elle devait être moins froide et comme si plus loindes hommes son dernier sommeil devait être moins troublé… Mesureinutile ; les morts ne doivent plus ressentir ni la joie ni latristesse des jours passés.

XV.

 

Dans les espaces azurés, un des anges de Dieuvolait en agitant ses ailes d’or ; et dans ses bras ilemportait de la terre une âme pécheresse. Avec de douces parolesd’espérance il dissipait ses doutes, et de ses larmes il effaçaiten elle les traces de l’opprobre et de la douleur. Les harmoniescélestes, quoique de loin, arrivaient déjà vers aux. Tout à coup aumilieu de l’espace libre, l’esprit des enfers surgit du fond del’abîme. Il tourbillonnait avec fracas et brillait comme le sillonde l’éclair, puis avec une impudente fierté il répétait :« elle est à moi ; » la pauvre âme de Tamara seserra contre la poitrine de son gardien et se mit à prier pourcalmer sa frayeur. En ce moment son avenir allait se décider !Il reparaissait devant elle. Mais grand Dieu ! Qui l’auraitreconnu ? Quels regards méchants il fixait sur elle !Comme on sentait qu’il était plein du poison mortel d’une colèreinextinguible ! son visage immobile exhalait un froidsépulcral.

– « Disparais, esprit de doute et deténèbres ; répondit le messager des cieux : tu as assezlongtemps triomphé ; mais l’heure du jugement est venue, etque la sentence divine soit bénie ! Les jours de la tentationsont passés ; en quittant son enveloppe terrestre etpérissable elle a secoué à jamais les chaînes du mal.Sache-le ! Depuis longtemps nous l’attendions ! Son âmeétait de celles dont la vie se compose d’un court instant desouffrances intolérables et de délices qu’on ne peut comprendre. LeCréateur les a tissées avec les cordes vivantes d’un meilleurmonde ; elles ne sont point créées pour la terre et la terren’est pas faite pour elles ; elle a expié ses doutes pard’atroces douleurs ; elle a souffert et aimé et le paradis luiest ouvert pour cet amour !

……  …  …  …  … . .

Et l’ange, jetant sur le séducteur un regardsévère, agita ses ailes avec joie et disparut au milieu des cieuxpurs. Et le démon vaincu, maudissant ses rêves pleins de folie,comme autrefois resta seul dans l’univers, sans espérance et sansamour !…

Sur le penchant de la montagne, au-dessus dela vallée de Koïchaoursk s’élève encore une vieille ruine crénelée.Les traditions restent pleines de récits faits sur elle, aveclesquels on effraye les enfants. Ce monument muet qui fut le témoinde ces événements surnaturels se montre au milieu des arbres commeune sombre vision. En bas, s’éparpillent les maisons d’un villagetartare ; la terre y est verdoyante et couverte de fleurs, etle bruit discordant de mille voix se perd au milieu de celui descaravanes dont on entend de loin résonner les clochettes. Larivière se précipite à travers les vapeurs, brille, écume ;tandis que la nature, semblable à un enfant insoucieux, joue avecla vie éternellement jeune, la fraîcheur, le soleil et leprintemps.

Mais le château est triste et a fini de servirà son tour, comme un pauvre vieillard qui survit à ses amis et à safamille chérie. Ses habitants invisibles attendent le lever de lalune. Alors libres et joyeux, ils se mettent à fredonner et courentde tous côtés. L’araignée grisâtre, nouvelle ermite, file la tramede ses toiles et une famille de lézards verts court gaiement surles toits ; le serpent prudent sort de la fente obscure etvient ramper sur les dalles du vieux perron. Tantôt il s’enroulecomme un triple anneau, tantôt il s’étend comme une longue raie etbrille comme une épée d’acier, oubliée depuis longtemps sur unchamp de bataille par un héros mourant à qui elle ne devait plusservir. Le tout est sauvage, et nulle part on ne retrouve la tracedes années passées. La main des siècles s’est appliquée longtemps àles effacer et rien ne rappelle le nom de Gudal et celui de safille bien-aimée. Mais l’église, où leurs ossements sont ensevelis,protégée par une puissance sacrée se voit encore sur les rochersescarpés, à travers les nuages. Près de la porte s’élèvent commedes gardiens, des blocs de granit noir, couverts de neige ; etsur leur poitrine, au lieu de cuirasse, miroitent des glaces qui nefondent jamais. Des masses écroulées dorment sur les saillies durocher et pendent tout autour, menaçantes comme des chutes d’eausaisies subitement par le froid. Là, le chasse-neige fait sa rondeet balaye la poudre des murailles grises ; puis, faisantentendre ses longs sifflements, semble appeler les sentinelles. Lesnuages seuls, apprenant qu’un temple nouveau et magnifique a étébâti dans cette contrée de l’Orient, s’y rendent en foule pourl’adoration ; et sur les dalles du tombeau de famille, déjàdepuis longtemps personne ne vient plus gémir. Le rocher sombre duKazbek garde avidement sa proie et le murmure de l’homme ne troublejamais leur éternel repos.

FIN DU DÉMON.

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