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Un homme dans la nuit

Un homme dans la nuit

de Gaston Leroux

PROLOGUE – UN DRAME SUR L’UNION PACIFIC RAILWAY

I

 

À toute vapeur, le train filait dans la Prairie. Il avait quitté les rives du Missouri, laissé derrière lui les faubourgs manufacturiers d’Omaha City et dirigeait sa course folle vers Cheyenne, traversant dans toute sa largeur, de l’est à l’ouest, l’État de Nebraska. Le train se trouvait alors dans la partie la plus dangereuse de son parcours de New York à San Francisco.

Aujourd’hui que les Peaux-Rouges se sont civilisés et qu’ils montent dans le train après avoir pris leurs tickets, la sécurité des voyageurs dans le Nebraska est aussi complète que dans les autres États de l’Union.

Mais, si nous nous reportons d’une vingtaine d’années en arrière, il n’en allait point de même. Et quand les Omahas, les Gowas ou les Delawares, les Pawnies et surtout les Sioux, quand quelques membres des tribus du Nebraska sortaient des« territoires réservés » pour prendre le train, c’était pour le prendre d’assaut. Déjà, à cette époque, ils étaient à demi domptés et ne songeaient guère à mettre le siège devant Cheyenne ni à affamer la ville, comme ils l’avaient fait quelques années auparavant. Les représailles avaient été trop terribles. Néanmoins,quelques troupes indépendantes s’attaquaient encore au« monstre de fer et de feu ».

Ainsi nous expliquons-nous que, cette nuit-là,les voyageurs de l’Union Pacific railway n’étaient point pressés dedormir. À peu près tous, hommes et femmes, avaient abandonné les« sleeping car » et leurs couchettes pour les« parlors » et pour les « smoking ».

Mais les passerelles surtout et les terrassess’encombraient de voyageurs. Il faisait, du reste, une nuit chaude,et l’on étouffait dans les wagons.

Les « passengers » étaient armés. Ily avait des revolvers à toutes les ceintures. À Omaha, lesautorités avaient prévenu le chef de train qu’une attaque desIndiens avait eu lieu la nuit précédente et que, dans la lutte,trois voyageurs avaient disparu.

Quand on les mit au courant de l’incident,quelques étrangers qui traversaient l’Amérique en touristesjugèrent bon de séjourner à Omaha et « lâchèrent » leconvoi.

Mais un Français continua sa route, prétendantque ces farceurs d’Américains voulaient lui « monter lecoup » et que « ces histoires-là n’arrivaient que dansles romans de Jules Verne ». Il avait lu le Tour du mondeen quatre-vingts jours et ne redoutait pas le sort dePasse-Partout.

Tout le monde était donc sur ses gardes, cettenuit-là, sur l’Union Pacific railway.

Le mécanicien avait reçu l’ordre d’accélérerla marche et sa machine avait bientôt atteint une vitesse devertige.

La locomotive, ombre monstrueuse, trapue,énorme, hennissant et crachant de la flamme, fuyait dans le noir,trouait la nuit.

D’une extrémité à l’autre du train, les boysdistribuaient des boissons glacées. Les porters, ougarçons de couleur, se mettaient à la disposition despassengers, de leurs moindres fantaisies, en cet hôtelroulant et confortable qu’était déjà un train américain.

Le convoi avait d’abord remonté les bords dela rivière Platte, franchi les stations de Summit Siding,Papillion, Elkhorn, Diamonds, Frémont, Shell Creek (le ruisseau decoquillages) ; on approchait de Columbus. L’attaque avait eulieu entre Columbus et Silver Creek (le ruisseau d’argent).

Dans le dining car, vaste salle àmanger dont nos wagons-restaurants ne donnent aucune idée,luxueusement meublée de dressoirs chargés de vaisselle d’étain,trois personnages s’étaient attardés : deux hommes et unejeune fille, une jolie brune au regard bleu.

Les deux hommes buvaient du whisky arroséd’eau tiède et parlaient d’affaires. La jeune fille n’écoutait pas,les yeux grands ouverts sur la nuit du dehors, qu’elle regardaitfuir, à travers les glaces.

L’un des buveurs, de haute stature et depuissante corpulence, le visage fortement coloré, disait à sonvoisin, un jeune homme à la figure rase, au profil de « joligarçon », aux cheveux blonds plaqués sur le front en une mèchelarge, à la mode anglaise :

– Écoutez, Charley. Je ne vous ai pointdit le but de notre voyage.

– Vous ne devez m’en entretenir qu’àDenver.

– Arriverons-nous à Denver ?

– Qui vous fait douter ?…

– Nous serons attaqués cette nuit.

– Peut-être. Et après ?

– Il peut m’arriver un accident.

– Non.

– Vraiment ?

– Il ne vous arrivera rien du tout. Vousavez la « chance ». Du reste, sir Jonathan Smith n’ajamais douté de sa chance. Qu’avez-vous donc ? Je ne reconnaisplus le « roi de l’huile ».

Sir Jonathan réfléchit profondément etdit :

– C’est vrai, je ne suis plus« moi-même ». Pour la première fois de ma vie, j’aipeur.

Charley ricana :

– Ah ! ah ! le roi de l’huile apeur… Peur de quoi ?

– Je ne sais pas, fit Jonathan.

– Eh bien, je le sais, moi. Voulez-vousque je vous le dise ?

– Dites : je ne serai pas fâché dele savoir.

Charley vida son verre, appela le stewart quirapporta du whisky et s’expliqua :

– C’est simple. Vous êtes heureux… tropheureux. Vous n’avez jamais été aussi heureux. Vous allez vousunir, dans un mois, à une jeune fille pauvre que vous adorez et…qui vous aime.

Charley fixa attentivement la jeune fille quisemblait n’avoir pas entendu.

– Et qui vous aime… Cet événement tientplus de place dans votre vie que tous ceux qui vous ont conduit sirapidement à cette fortune colossale, la fortune du roi de l’huile…Oui, vous êtes si heureux que vous ne croyez pas à votre bonheur…Vous redoutez qu’il ne vous échappe. Voilà de quoi vous avez peur…Votre vieux cœur durci, votre vieux cœur tanné de marchand depétrole et de salaisons… s’est amolli « au souffle del’amour », comme l’on dit dans les magazines de missMary… Ah ! ah ! vous êtes un sentimental.

Charley ricana encore :

– Un sentimental, vous dis-je !

Sir Jonathan regarda Charley et dit :

– Ça n’est pas possible !…

Charley continua :

– Un sentimental, vous dis-je ! Vousne savez pas combien votre cœur est malade… Non, vous ne le savezpas… Mais je vais vous l’apprendre. Écoutez ceci : Admettonsque miss Mary, après avoir dit oui, dise non !

Le roi de l’huile fut debout, frappa la tabled’un formidable coup de poing et cria :

– Taisez-vous, Charley ! Vous êtesun fou !

Et il répéta, dans une animationextraordinaire :

– Vous êtes un fou ! un fou !un fou !

Charley, très calme, l’apaisa :

– Ce n’est qu’une hypothèse.

– Oui, oui, fit Jonathan en se rasseyant,ce n’est qu’une hypothèse…

– Admettons donc…

– Non, non, n’admettons pas…

– Je veux bien ne pas admettre, mais vousne saurez pas alors à quel point votre cœur est malade.

– Alors, admettez ; moi, je n’admetspas.

– Je suppose donc que miss Mary dise nonaprès avoir dit oui. Pour qu’elle redise ce oui, vous donneriezbien toutes vos huiles et tous vos pétroles de Pennsylvanie et vosusines d’Oil City ?

– All right !

– Et si ça ne suffisait pas,vous donneriez peut-être encore vos vastes établissements deChicago et toutes vos salaisons passées, présentes et àvenir ?

– All right !

– Et si ça ne suffisait pasencore, vous abandonneriez sans doute les immenses terrains quevous venez d’acheter au pied des collines Noires et qui sont,dit-on, infiniment riches en minerai d’or ?

– All right !

– Et toute votre fortuneacquise, enfin ! Et vous iriez joyeusement à la ruine, quitteà recommencer une fortune nouvelle, plutôt que de renoncer à cejoyau unique au monde et qui vaut à lui seul toutes les richessesde la terre : miss Mary !

Jonathan baissa la tête et fit doucement undernier « all right ! ».

– Vous connaissez maintenant l’état devotre cœur, conclut Charley.

– Oui, tout cela est vrai. Je donneraistout pour Mary.

Il prit la main de la jeune fille, la serradans les siennes en un geste de passion.

– Vous voyez, Mary, ce que vous avez faitde mon vieux cœur tanné, comme dit Charley.

Miss Mary tourna lentement la tête vers le roide l’huile et lui sourit.

– Oh ! votre sourire, Mary, votresourire ! Il faut que vous sachiez ce que m’a fait votresourire. Il faut que vous sachiez ce que j’étais avant votresourire !

Sir Jonathan se leva et allait, sans aucundoute, se livrer à une tirade de « jeune premier », quandil se rassit soudain et, se tournant vers Charley :

– Avant, il faut que je vous parlebusiness, mon bon Charley. Réglons la situation comme sil’un de nous devait être scalpé dans deux heures. Je puis mourir…disparaître…

– Plus bas ! interrompit Charley. Sile stewart entendait, il rirait.

– Je puis mourir, et il faut que vousconnaissiez le but de notre voyage à Denver.

– Je vous écoute.

– Vous me disiez tout à l’heure quej’avais acheté d’immenses terrains au pied des collines Noires etqu’ils devaient être riches en minerai d’or. C’est vrai.Malheureusement, l’or est engagé dans ces minerais en partiespresque invisibles. On ne peut l’en extraire qu’au prix des plusgrandes difficultés. Cela tient aux sulfures qui l’entourent.Jusqu’alors, on a usé de la vapeur d’eau surchauffée, commedésulfurant, sur ce minerai, préalablement réduit en poussière, etl’on a traité ce résidu par l’amalgamation. Les résultats sont plusque médiocres. Et c’est ce qui explique le peu de valeur relativede ces terrains et le bon marché de leur vente. Mais imaginez unprocédé inconnu, une invention nouvelle qui fasse rendre à cesterrains vingt fois plus d’or qu’ils n’en donnent à cette heure…Alors, c’est la fortune.

– Sir Jonathan, interrompit Charley, vousparlez comme un pauvre.

– On n’est jamais assez riche. Eh bien,ce procédé, je le possède, Charley. Et c’est pour l’expérimenterque nous nous rendons au pied des collines Noires. Vous comprenezdès lors que je ne tiens point à emporter avec moi, si jedisparais, le secret de l’invention. Vous me fûtes toujours unemployé fidèle, Charley, et intelligent. À Oil City, vous m’avezété du plus grand secours, et je vous dois en partie la prospéritéde mes établissements. Si le sort veut que je ne puisse exploitermes terrains aurifères avec le procédé dont je vous parle, je nevous lègue pas les terrains, mais je vous donne le procédé. Je vousjure que c’est mieux.

– Et comment pourrai-je prendreconnaissance de cette invention merveilleuse ?

– Voici. Vous laissez, à Cheyenne,l’Union Pacific railway. Vous prenez l’embranchement de l’UnionPacific railroad et vous débarquez à Denver. Allez immédiatement àl’hôtel d’Albany et demandez sir Wallace. C’est un de mes meilleursamis. Quand vous le verrez venir à vous, prononcez immédiatementces paroles convenues : « The queen city of thePlains ». Sir Wallace comprendra et vous livrera un pli.Je le lui ai remis à mon dernier voyage au lac Salé, ne voulantpoint emporter avec moi les papiers précieux qu’il contient. Ilsvous appartiendront, Charley. C’est le procédé, c’est l’inventionmerveilleuse, comme vous disiez tout à l’heure.

– Merci, sir Jonathan. Mais vous n’êtespas encore enterré, que diable ! Et si je ne dois être richequ’au lendemain de votre mort, je suis pauvre pour longtemps. Quene prenez-vous l’habitude d’être généreux de votre vivant ?Cette générosité après décès est profondément immorale. Elle pousseles plus vertueux à désirer secrètement qu’un accident propice leurenlève les êtres les plus chers.

– Vous avez de ces pensées,Charley ?

– Parfaitement, depuis que vous m’avezentretenu d’une fortune possible…

– Vous voulez plaisanter. Cela m’étonne.Vous ne plaisantez jamais. Vous êtes d’une humeur bizarre,Charley.

– Si je pense à votre mort, je penseaussi au désespoir que miss Mary en ressentirait, et cela m’empêchede la souhaiter.

– Voilà qui est bien dit, mon ami. Cettechère Mary !

Jonathan se tourna vers la jeune fille.

– À vous aussi, dit-il, j’ai pensé.

– Allons, allons, ne nous attendrissonspas, interrompit Charley. Je vous en prie, ne nous racontez pointvotre testament…

– C’est vrai. Je suis une vieille bête.C’est de votre faute, Mary. Jamais je n’eusse pensé à ces chosesavant votre sourire, ma petite Mary. Et, maintenant que j’ai régléle business, je veux vous parler de mon amour pour vous etvous dire ce que vous avez fait de cet animal grossier qui était leroi de l’huile.

Miss Mary desserra les dents.

– Je sais ce que je vous dois, mon bonami, mais vous ne me devez rien. À vous entendre, on vous croiraitmon obligé. Je ne le veux pas.

– Ma foi, voilà une belle querelleamoureuse, fit Charley, sarcastique.

– Oui, je veux lui dire que j’étais unesorte de monstre au physique et au moral, un être égoïste et férocequi a fait souffrir et mourir quantité de misérables pourl’édification de sa fortune et la satisfaction de ses instincts.Maintenant, je ne suis plus ce monstre moral…

– Mais vous êtes toujours le monstrephysique, dit froidement Charley.

Un peu « estomaqué », le roi del’huile se tourna vers Charley :

– Que signifie ceci ?

– Ceci signifie que, si miss Mary amodifié le monstre moral, elle a laissé son enveloppe au monstrephysique. Vous ne sauriez vous froisser de vos propres expressions.Il n’était point en son pouvoir de faire tomber votre ventre, queje sache, ni de changer la couleur de vos cheveux.

Jonathan répondit tristement :

– Hélas ! non. Mais, puisqu’ellem’accepte ainsi, c’est que je ne lui déplais point. N’est-ce pas,Mary ?

– Je serai votre femme, dit-elle.

– Vous voyez bien. Mary n’a jamaismenti.

Et le roi de l’huile eut un attendrissement.Pour se donner une contenance, il tira son couteau de sa poche, unlarge couteau effilé qui pouvait servir à découper les gens et leschoses, à tailler les Indiens et les ongles. Il en usa pour senettoyer les dents.

Et comme les observations peu flatteuses deCharley sur son physique lui trottaient par la tête, il ouvrit unpetit miroir qu’il avait en réserve dans son gilet et se contempladans la glace, cependant que son couteau nettoyait sa mâchoire.

À ce moment, sir Jonathan avait en face de luimiss Mary et tournait le dos à Charley. Tout en jouant du couteaudans sa bouche, il se répétait à part lui les paroles deMary : « Je serai votre femme… Je serai votre femme… Jeserai votre… »

Il n’acheva pas cette dernière phrase intime.Son couteau lui échappa des mains, et le roi de l’huile devintd’une pâleur mortelle…

Dans sa glace, il venait de voir, derrièrelui, Charley dont les lèvres articulaient nettement etsilencieusement, à l’adresse de miss Mary, ces trois mots :« I love you. »

II

 

Le train avait dépassé Columbus. Les dernièresnouvelles étaient assez rassurantes. Les Indiens n’avaient pointdonné signe de vie depuis vingt-quatre heures. On pensaitgénéralement qu’ils s’étaient retirés au delà de Silver Creek, auxenvirons de Lone Tree (l’arbre solitaire).

C’est ce qui se disait sur les passerelles, oùl’on veillait toujours.

– À moins qu’ils n’aient rétrogradéjusqu’à Kearney, fit un Canadien qui prétendait connaître lescoutumes des tribus de ces parages pour avoir eu déjà à repousserleur assaut.

– Pour moi, prétendit un Yankee, on neles verra point avant Plum Creek.

– À moins qu’ils ne s’en soient allésjusqu’à Alkani, Big Spring ou Julesbourg, dit en riant le Françaissceptique qui avait lu le Tour du Monde en quatre-vingtsjours.

– Bah ! fit le Canadien,ils ne sont point problématiques du tout.

– Vous les avez vus ? interrogea leFrançais incrédule.

– Mieux que je ne vous vois, attendu quela chose s’est passée de jour. Ils étaient fort laids.

– Je crois surtout, monsieur le Canadien,que la chose s’est passée dans votre imagination. Comme Canadien,vous êtes beaucoup Français et un peu « du Midi ». Nousautres gens du Nord…

– Vous n’allez point prétendre que Québecest en Provence ? fit le Canadien, agacé.

– Je le regrette, monsieur. Non, jen’irai point jusque-là. J’estime qu’il y a plus de danger àtraverser le boulevard, au carrefour Montmartre, à quatre heures dusoir, qu’à se promener en express, dans le Nebraska, à deux heuresdu matin.

Le Yankee s’approcha du Français et luidit :

– Je parie avec vous.

– Vous pariez avec moi ?

– Oui, monsieur, je parie avec vous pourles Indiens. Et vous pariez pour le boulevard.

– Je ne comprends pas.

– Oh ! cela m’étonnerait beaucoupd’un Français. Je parie que je passe quatre fois le boulevard, aucarrefour Montmartre, vous dites. Alors je ne serai pas écrasé. Etvous vous traverserez quatre fois l’État de Nebraska, sur l’UnionPacific railway, et vous serez attaqué, au moins une. Parfaitement.Je dis. Tenez-vous ?

– Mais, pour tenir votre pari, mon chermonsieur, il me faudrait revenir en Amérique, et mon commerce de larue du Sentier…

– Aoh ! je voyagerai bien pour laFrance, pour traverser le boulevard…

– Impossible, cher monsieur,impossible…

– Je croyais qu’impossible n’était pas unmot français. Je me trompais. Au revoir, monsieur.

L’Américain s’éloignait, quand il revintsoudain sur ses pas et dit au Français :

– Voulez-vous parier pour ce voyage, toutseul ?

– Il y tient, fit le commerçant de la ruedu Sentier. Et qu’est-ce que nous parions ?

– Dix mille dollars. Ça va ?

Le Français fit un bond :

– Cinquante mille francs !…J’aimerais mieux un déjeuner… Oui, parions un déjeuner.Voulez-vous ?…

– Un déjeuner à Tortoni ? fitl’Américain.

– Mais ça va vous déranger ?

– Non : c’est tout près.

– L’Océan… Il y a l’Océan…

– Pourquoi vous ditesl’« Océan » ? Ces Français sont rigolos… Je parle deTortoni, 107, O’Farell street, San Francisco.

– Je vous demande pardon : c’est quenous avons aussi, à Paris, un Tortoni.

– Ah ! vous nous copiez !… Çava ?

– Ça va !

L’Américain et le Français, pour sceller lemarché et rendre définitif le pari, se livraient à unshake-hand des plus vigoureux, quand leurs mains furentsoudain séparées par le passage aussi rapide qu’inattendu d’un groset grand corps qui fuyait de passerelle en passerelle, se rendant àl’arrière du train, sur la terrasse, plate-forme découverte quitermine presque tous les convois américains.

Arrivé au bout de sa course, Jonathan criaitsa douleur à la nuit immense de la Prairie, et les cris seperdaient dans le roulement de tonnerre de ce train qui mugissaitde toutes ses roues, de tous ses essieux, de toutes ses chaînes, detoutes ces choses de fer et d’acier qu’il emportait à traversl’espace à une vitesse de cent kilomètres à l’heure.

La nuit de ces espaces et la plaintemugissante de ce train qui semblait condamné à des courses sans butdans des plaines sans limites, étaient bien le cadre etl’accompagnement qu’il fallait à la douleur de cet homme.

Jonathan revoyait les lèvres de Charley, ceslèvres pâles et minces, ces lèvres imberbes qui articulaient laphrase d’amour. Car le doute n’était point permis. La voix seraitsortie de cette bouche retentissante et aurait crié :« I love you ! » qu’il n’aurait pas étéplus sûr de son malheur.

D’où venait donc qu’il n’avait point tué cethomme ? Que ne s’était-il retourné et ne l’avait-ilbroyé ? Où avait-il puisé cette force suprême de contenirl’effroyable colère qui s’était ruée en tout son être et le désirimmédiat de vengeance qui, une seconde, avait armé son bras ducouteau tombé à terre et précipitamment ressaisi ? Par quelmiracle s’était-il redressé calme en apparence et dompté ? Parquel sortilège, d’une voix naturelle, leur avait-il annoncé qu’illes laissait seuls quelques instants, ayant des ordres à donner auporter pour le drawing room ?

Car il avait accompli cet effort surhumain etson geste banal avait ouvert et refermé la portière du car. Maisaussitôt sur la passerelle, à l’abri des regards de Charley et deMary, ses mains étaient allées déchirer sa poitrine sous lachemise, arrachée, et un « han ! » formidable dedouleur avait jailli de sa gorge contractée, et alors comme un fou,il s’était précipité dans le corridor central, il avait traversé letrain dans toute sa longueur et il était venu s’abattre dans uncoin de cette terrasse solitaire qui allait offrir un abrimomentané à son désespoir.

Et, pendant que ses poings et que ses ongleslabouraient et ensanglantaient son thorax velu, il se félicitait decette courte victoire sur lui-même, car il allait savoir la vérité.Il avait bien vu les lèvres de Charley, mais il avait vu aussicelles de Mary, et ces lèvres étaient restées fermées. Il avaitfixé son regard et, comme les lèvres, le regard de Mary était restémuet. Charley avait dit qu’il aimait, mais Mary n’avait pasrépondu. Était-ce de la prudence ? Était-ce dudédain ?

Ce problème cruel, comme il le voulaitrésolu ! Et comme il allait le résoudre !

Mary ne l’avait-elle pas trompé déjà ?Était-elle sur le point de le tromper ?

Ce doute le faisait abominablement souffrir.Était-ce un doute ? Ne s’aveuglait-il pas en espérantencore ? Il se disait, il avait le courage de se répéter queCharley n’aurait jamais osé articuler la phrase exécrée si Mary nelui en avait pas donné le droit !

Et ce silence de Mary, ce silence mêmen’était-il point un aveu ? Elle n’avait point répondu auxlèvres de Charley, mais elle n’avait point été surprise.

Et Jonathan découvrait des choses dans cesilence qui lui faisaient se cogner éperdument la tête contre lesbarres de fer de la terrasse.

Certes, elle devait être accoutumée à cesmanifestations muettes de l’amour de Charley. Quand il était là,entre eux, leurs gestes devaient s’entendre ; leurs mains,derrière lui, devaient se serrer et peut-être s’étreindre.

Ah ! le sot ! l’incroyable imbécilequ’il avait été de croire à la pureté de Mary et à la loyauté deCharley ! Comme on s’était moqué de lui !

Cette Mary, cette enfant de rien, du hasard,de la misère, cette gamine loqueteuse et mendiante qu’il avaitramassée, un jour de promenade, avec sa mère, sur le pavé deChicago. Six ans ! elle avait six ans à cette époque !Ses beaux grands yeux clairs l’avaient séduit tout de suite, sesyeux qui imploraient. Et il avait dit à la mère et à l’enfant de lesuivre. Pourquoi avait-il fait cela ? Était-ce de lapitié ? Il ignorait ce sentiment. Il n’avait jamais connu lapitié. Son cœur avait toujours été dur aux autres et à lui-même. Iln’aimait point les autres et il ne s’aimait pas. Il avait un méprisuniversel pour les gens et pour les choses. Oui, il avait fait celapar caprice, pour s’amuser, pour passer le temps.

Et son caprice avait duré. Il avait donné uneplace à la mère et mis l’enfant à l’école. Il exigea simplement quela petite vînt lui montrer ses yeux, tous les jours, uninstant.

La mère était morte. La petite continua àvenir, et il arriva ceci : c’est qu’il put de moins en moinsse passer des yeux de cette petite. Il la prit dans sesbureaux ; il s’arrangea pour l’avoir près de lui le pluslongtemps possible. Mary était douce, aimante, infinimentreconnaissante à Jonathan de ce qu’il avait fait pour sa mère etpour elle. De ses bureaux, elle passa dans sa maison et elle fut lajoie de son intérieur de garçon égoïste et déjà cent foismillionnaire. Elle grandit à ses côtés, et il l’aima. Car elleétait très belle, pas d’une beauté de jeune fille : elle étaitdéjà d’une beauté altière et définitive de femme à dix-sept ans. Etce mélange de douceur dans le caractère, de tendresse dans l’âme etde superbe et orgueilleuse beauté fit qu’un jour sir JonathanSmith, le roi de l’huile, lui demanda sa main, en tremblant.

Mary, extraordinairement émue, promit àJonathan d’être sa femme.

Depuis cette heure, Jonathan ne sereconnaissait plus. Comme il le disait à Charley, « il n’étaitplus lui-même ». Une joie inconnue l’avait transformé. Le roide l’huile n’avait jamais aimé, et il aimait ! Et avec cettepassion, avec cette violence qu’il mettait à toutes choses et quil’avait rendu si redoutable dans les affaires.

Le mariage devait avoir lieu après son voyageà Denver. Mais il ne se séparait plus de Mary et l’avait emmenéeavec lui.

– Je veux régler toutes mes affairesavant notre bonheur, disait-il à Mary. Nous aurons une grande annéede joie sans mélange, une longue lune de miel que nous ironspasser, comme les Parisiens, en Suisse. Charley sera là pour meremplacer.

Charley ! son premier, son meilleuremployé. Celui en qui il avait mis toute sa confiance et qui, àcette heure, se rendait coupable de l’exécrable trahison !Comme il avait eu tort de lui permettre l’approche quotidienne deMary ! Qui sait, maintenant, quels liens lesunissaient ?

Et comme, d’autre part, il avait eu raison dedouter de son bonheur ! Et comme ses craintes, sesappréhensions, la terreur d’une catastrophe prochaine détruisanttout l’édifice de son amour, comme tout cela étaitjustifié !

Longtemps Jonathan Smith s’abîma dans deprofondes pensées… Brusquement, il se redressa et dit :

– Tout cela n’est peut-être pointvrai ! Ces lèvres qui ont remué disaient des choses que je nesais pas et qui n’étaient point des choses d’amour… Des lèvres quiremuent… Il est difficile de mettre des paroles sur des lèvres quiremuent…

III

 

Cette nuit-là et le jour qui suivit sepassèrent sans incident. Point d’Indiens à l’horizon. Le convoireprenait sa physionomie habituelle, chacun vaquant à sesoccupations et à ses plaisirs et finissant par se désintéresser duspectacle des plaines succédant aux plaines.

On approchait du Colorado, et avant deremonter vers le Wyoming, on stationnerait à Julesbourg, ville auxenvirons de laquelle toute crainte de danger semblait devoir êtreécartée.

Seuls, à la terrasse de l’arrière, étendus surdeux fauteuils parallèles, Charley et Mary, muets et graves,contemplaient le soleil qui se couchait à l’occident de laPrairie.

On eût dit qu’il descendait à l’horizon desmers. Immense comme un océan, la Prairie avait ses vagues. C’étaitl’ondulation monotone de ses herbes et de ses foins. Leurs ombresvenaient de très loin en lames successives et régulières, et ceslames déferlaient à la rive des rails et des ballasts avec uneplainte douce sous la brise.

L’astre, plus bas sur l’horizon, allumait unincendie.

Et ce fut, à l’ouest, un embrasement soudaindu ciel et de la terre.

Tout flamba dans une vaste apothéose.

Charley avait pris la main de Mary. Tous deuxregardaient. Leur émotion était immense comme le spectacle qu’ilsavaient sous les yeux. Le couchant perdit de son éclat. Cela cessad’être du feu et cela devint du sang : un jaillissementécarlate et formidable que la terre poussait vers les cieux, commesi elle vidait tout le sang de son cœur. Et elle entra en agonie.Ses veines, bientôt exsangues, charrièrent à l’horizon des globulesmoins vermeils, La vie s’en allait, et le soir glissa sur laPrairie et gagna, d’ombre en ombre, l’extrême limite deschoses.

Le crépuscule s’éclaira encore des refletsmétalliques de la rivière Platte, que le train n’avait pas quittéedepuis Omaha. Large, sans profondeur, coulant à peine et stagnantpresque toujours dans cette plaine en nivellement quasigéométrique, the Plater river traversait ainsi, decompagnie avec le railway, tout l’État de Nebraska.

Le silence de l’étendue n’était alors troubléque par les cris brefs des chiens des prairies. Quelques antilopesvinrent boire à la rivière, ombres vite évanouies à l’approche dutrain.

Mary s’aperçut que sa main était restée dansla main de Charley. Elle la retira.

– Nous allons rentrer, dit-elle.

Et elle se leva.

Mais Charley était près de la porte et luiinterdisait le passage.

– Un mot encore, implora-t-il.

– Nous n’avons plus rien à nous dire, monami.

– Mary, Mary, écoutez-moi…

– Je ne veux plus vous écouter. Charley,vous voyez ce que je souffre… Ne parlons plus jamais de ceschoses…

Elle dit plus bas :

– Et puis ne soyons pas imprudents.

– Je vous l’ai juré, Mary, il ne saitrien et il ne saura jamais rien de notre amour…

– Je vous dis que vous avez étéimprudent. Hier, quand vos lèvres ont remué… Je crois qu’il a vuvos lèvres, Charley.

– Non, cela ne se peut. Vous pouvez bienme pardonner… Vous ne les verrez plus longtemps, mes lèvres…

Il ajouta, plus sombre :

– Votre pouvoir n’ira point jusqu’à mefaire supporter une existence qui m’est odieuse.

– Mon pouvoir ira jusque-là…

– Combien vous êtes cruelle ! sivous saviez ma lassitude de vivre !… Hier, voyez-vous, quandil m’a parlé si mystérieusement de ce pli que je trouverais àDenver, de ce pli qui contenait, s’il mourait, lui, le secret de mafortune… J’avais envie de lui rire insolemment à la figure, à saface immonde de millionnaire… à la face de votre époux,Mary !

– Encore une fois, mon ami, ayezpitié…

– Écoutez, Mary. Je vous ai demandé uneseconde encore, une seconde… C’est que j’ai une chose à vous dire…Oh ! une chose très grave… Vous m’entendrez bien uneseconde.

– Je sais toutes les choses graves quevous avez à me dire, Charley, et vous me les avez dites déjà…

Charley se laissa tomber sur un fauteuil. Il yeut un silence.

– C’est vrai, dit-il.

– Vous voyez bien, fit-elle, qu’il fautque tout ceci se termine… Laissez-moi passer…

Mais elle s’arrêta d’elle-même. Un gémissementla fit se retourner.

– Alors, je vous quitterai à Denver,disait Charley d’une voix rauque. Vous partirez, et je ne vousverrai plus… Et vous épouserez cet homme ! Vous, la femme deJonathan Smith ! Vous ne savez pas ce que c’est que JonathanSmith ! si vous saviez !

– Vous m’avez dit qui il était, et jel’épouserai, Charley. Voilà trois mois que ces querelles mepoursuivent, à toute heure du jour. Je suis effroyablementlasse…

– C’est un misérable ! C’est unmonstre !

– C’est mon bienfaiteur !

– Votre bienfaiteur, lui ! C’estvotre créancier ! Et il réclame le paiement de votredette…

– Je la paierai…

Charley se tordait les mains :

– Malheureux que je suis !… Et direqu’avec cette passion que je croyais toute-puissante, je suisincapable de vous inspirer la haine de cet homme ! Vous, pourqui il s’est montré bon, tendre et généreux, vous ne savez pas,vous ne saurez jamais ce qu’il fut pour les autres, vous ne vousdoutez pas de son égoïsme et de sa cruauté !

– Vous m’avez dit toutes ces choses,Charley.

– Vous ne vous en souvenez plus.

– Je veux les oublier.

– Il en est que je ne vous ai pasdites.

– Taisez-vous.

– Je parlerai, Mary, et cependant, j’aidonné ma parole d’honneur de me taire.

– À qui ?

– À Jonathan. Mais je parlerai tout demême.

– Vous agissez mal, Charley.

– Je le sais, mais ça m’est égal de nepoint tenir ma parole, voyez-vous ; est-ce que vous avez tenula vôtre ?

– Oh ! Charley, est-ce que vousignorez que je ne suis point maîtresse de ma destinée ?

– Ignorez-vous que je ne suis pointmaître de mon amour ? Je parlerai ; je veux que voussachiez tout. Jonathan Smith a un fils, miss Mary.

Ils se turent un instant.

– Vous divaguez, Charley ; siJonathan avait un fils, il me l’eût avoué.

– C’est à moi que cet aveu fut fait.

– Voilà qui est étrange.

– Oh ! vous comprendrez… Il y a dixans, Jonathan connut une jolie fille. Elle était honnête,appartenant à une famille pauvre. Il l’enleva à sa famille ;la jolie fille lui donna un enfant, et depuis, elle est morte.

– Elle mourut de quoi ?

– De désespoir et de privations.

– Il l’avait abandonnée ?

– Oui.

Ces révélations semblaient produire un grandeffet sur la jeune fille.

– Voilà l’homme, continua Charley.

– Qu’est devenu l’enfant ?

– Ce qu’il a pu durant huit années.

– Jonathan ne s’occupait point de sonenfant ?

– Il m’a dit que, s’il lui avait fallus’occuper de tous les enfants que le hasard lui avait donnés, iln’aurait pas eu le temps de s’occuper de ses affaires.

– Oh !…

– C’était peut-être une parole defanfaronnade. Je ne puis affirmer que ce que j’ai vu.

– Qu’avez-vous vu ?

– Il y a deux ans, Jonathan me dit :« Charley, vous allez partir pour La Nouvelle-Orléans. »Et il m’avouait cette lamentable histoire d’amour dont je vousparlais tout à l’heure, il m’avouait sa paternité et l’ignorancedans laquelle il se trouvait de ce qu’était devenu son fils.J’avais mission de le rechercher et de veiller à ce que désormaisil ne manquât de rien. La tâche était difficile, car la mère avaitdisparu et, depuis plusieurs années, nul n’avait entendu parlerd’elle. Après six mois de recherches, je trouvai la piste de lamalheureuse. Je suivis cette piste. Au bout, je trouvai la mèremorte et l’enfant à l’agonie. L’enfant manquait de tout etsuccombait de misère. Je pus le sauver et, suivant les indicationsde Jonathan, je le plaçai dans un family house de LaNouvelle-Orléans, où il se trouve encore. Le petit a huit ans.

– Comment s’appelle-t-il ?

– On l’appelle William.

– Sir Jonathan continue à s’occuper deson fils ?

– Tous les mois, Mary, pour faireparvenir à la pension le prix de l’entretien de William. Mais cettepitié tardive vous fera-t-elle oublier la conduite criminelle deJonathan pendant les huit premières années ?

– Je veux oublier tout ce qu’il y avaitde mauvais dans cet homme et ne plus voir que ce que j’y découvrede bon.

– Prenez garde ! prenez garde !tout cela n’est que passager ! Tout cela est factice ! Ilse lassera de vous, Mary, et il brisera le jouet que vous fûtes enses mains. La nature perverse et grossière de cet hommeréapparaîtra avant qu’il soit longtemps. Cette transformation, cesremords qui l’ont fait rechercher son fils, tout cela vous estdû ! Tout cela est arrivé parce qu’il vous aimait. Quand il nevous aimera plus, nous reverrons le véritable roi del’huile !

– Aussi faut-il qu’il m’aime toujours,fit Mary, et vous voyez bien qu’il faut que je l’épouse…

Charley gémit encore :

– Souvenez-vous des vœux que nouséchangeâmes, Mary, le soir de cette promenade dans le parc ;sir Jonathan faillit nous surprendre, mais vous n’aviez point perduvotre sang-froid, car vous disiez que Jonathan voulait votrebonheur et qu’il ne s’opposerait point à notre mariage. Et commevous saviez votre influence immense sur cet homme, vous m’avezdit : « Ne parlez point de notre mariage à quiconque.C’est moi-même qui demanderai votre main, Charley, à mon ami, etmon ami ne me la refusera pas. » J’étais heureux.

– Votre bonheur n’avait d’égal que lemien, Charley.

Charley leva les yeux sur Mary. Il vit qu’ilsétaient pleins de larmes.

– Vous pleurez, Mary, à ces souvenirs.Certes, je crois que vous m’aimiez, alors. Nous nous aimions déjà,il y a trois années, quand je vous voyais chaque jour dans lesateliers de Chicago. Vous étiez une grande fillette.

– C’est vrai, j’étais bien jeune.Cependant mon cœur battait très fort quand vous veniez à moi.C’était de l’amour, déjà.

– Saviez-vous alors que vous seriez lafemme de Jonathan ?

– Oh ! Charley ! Charley !Est-ce qu’une telle pensée pouvait entrer dans mon âme, dans mapetite âme d’enfant ?

– Et plus tard, l’avez-vousespéré ?

– Jamais ! je vous le jure !Jamais ! Charley. Pour qui donc prenez-vous celle que vousappeliez « votre » Mary et qui vous avait donné le droitde parler ainsi dans la certitude où elle était qu’elle vousappartiendrait un jour ?… Si j’avais songé à la possibilitéd’une pareille union, à la nécessité du mariage qui est proche,j’eusse été bien coupable de vous écouter, Charley, dans nospromenades du soir…

Charley continua, d’une voix plusâpre :

– Alors, vous ne songiez pas à un pareilcoup de fortune. Vous ne pouviez l’espérer, en effet. Jonathanétait si riche, et vous, si pauvre. Aussi, quand il vous a demandéd’être sa femme, ce fut une surprise… Quelle surprise, missMary !…

– Charley ! Que voulez-vousdire ?

– Je veux dire que les filles sansfortune ne sont point accoutumées à trouver tous les jours desmaris quatre cents fois millionnaires ! Et que, lorsquel’occasion s’en présente, elles seraient de pauvres êtres sansintelligence, sans mensonge et sans calcul si elles repoussaientcette occasion, même quand elles ont engagé leur parole, même quandelles ont engagé leur cœur !

Mary mit sa main sur la bouche de Charley etlui dit :

– Mon ami, vos paroles si cruellesn’exciteront point ma colère. Insultez-moi, méprisez-moi, Charley.Il ne manquait plus que cela à ma douleur… Vous parlez derichesses, Charley. Dites-moi si je pouvais les refuser !… Etsongez que j’aurais donné tous les millions de la terre pour être àvous… Mais Jonathan me demande mon corps, et comme je lui doistout, comme je lui dois ma vie et la vie de ma mère, Charley, etque je n’ai pour le payer rien d’autre que mon corps, il faut bienque je le lui donne…

Tout bas, Charley demandait pardon et baisaitla main de Mary, qu’il retenait sur sa bouche. Et Mary, dans unecrise de désespoir, avouait :

– Car vous, vous aurez mon âme, toute monâme…

Charley dit très bas :

– Pardon !

– Comprenez ce que je vais souffrir etplaignez-moi… Et sachant que je me donne à un autre alors que jevous aime, ne me méprisez point… Et surtout, Charley, jurez-moi quevous ne me parlerez plus jamais de ce qui fut notre amour.

Elle ajouta, plus bas, dans un souffle quivint caresser le visage de Charley, toujours à genoux :

– De ce qui, dans mon cœur, sera toujoursnotre amour.

Le jeune homme prit les mains de Mary, et,l’attirant à lui, la courbant sur lui, il pria :

– Mon amie, si je vous le jure,promettez-moi de m’accorder, avant mon serment, l’unique chose queje vous aie demandée, que je vous demanderai jamais ! Je vousimplore, Mary…

– Que voulez-vous de moi, mon pauvreCharley ?

– Un baiser…

Mary tendit son front.

– Non, pas ainsi, un baiser d’amour…murmura Charley.

Ils étaient en proie tous deux à une émotionindicible, et leurs mains s’étreignaient. Une fièvre montait eneux. Une ardeur inconnue les brûlait.

– Un baiser d’amour ? dirent leslèvres de Mary, proches déjà de celles de son ami.

– Songez aussi que ce sera le baiserd’adieu…

Leurs lèvres se joignirent, et ils sedonnèrent ce double baiser-là.

Le train approchait de Julesbourg, dans untapage d’enfer. Il traversait alors le pont, long de plus d’unkilomètre, jeté sur la rivière Platte.

Ni Charley ni Mary n’entendirent, derrièreeux, la portière de la terrasse qui s’ouvrait. Jonathan apparut surle seuil et vit les deux amants, aux lueurs dernières ducrépuscule. Le roi de l’huile chancela. Dans ses mains, la lamed’un couteau brilla. Il ouvrit la lame de ce couteau, la prit entreses dents et, les poings tendus, s’avança.

Enivrés de leur premier baiser d’amour, lesjeunes gens semblaient ne jamais devoir désunir leurs lèvres, etMary, éperdue, n’avait plus la force de repousser son ami. Elle serenversait, pâmée, entre les bras de l’amant quand elle vit soudainau-dessus d’elle, au-dessus de Charley, une ombre formidable. Ellepoussa un cri déchirant. Charley se retourna, mais déjà les poingsde Jonathan l’étreignaient à la gorge. Le jeune homme laissaéchapper une plainte sourde. Il voulut se débattre. Ses membresvainement s’agitèrent. Jonathan le jeta par terre, lui mit un genousur la poitrine, et l’une de ses mains lâcha la gorge pour allerchercher le couteau.

Mary, qu’une épouvante sans nom affolait,continuait de jeter dans la nuit un hurlement de bêteblessée ; mais nul ne l’entendait dans cette tempête de bruitset de cahots déchaînée par le passage du railway sur le pont deJulesbourg.

Quand elle vit Jonathan brandir son couteau,elle retrouva une énergie soudaine pour se jeter vers lui et lesupplier de ne point frapper.

– Tuez-moi ! mais ne l’assassinezpoint !

Jonathan la repoussa, et la lame s’abattit surCharley. Mais un coup de feu déchira l’ombre, une détonationretentit. Jonathan poussa un cri et lâcha le couteau, qui n’avaitpas eu le temps de frapper.

Charley, d’un bond, était debout, délivré.Mary avait à la main un revolver qui fumait. Sans un mot, le regardfou, la face crispée d’horreur, elle fixait Jonathan, qui semourait, appuyé à la barre de la terrasse. Le roi de l’huile eut unhoquet terrible, et ses yeux, qui ne quittaient point les yeux deMary, toute proche, avaient une expression de douleursurhumaine.

Il poussa un rauque soupir, le dernier. Songrand corps se courba sur le garde-fou, et la tête pendait audehors. Alors, d’un coup d’épaule, Charley, avec un« han ! » d’angoisse et d’effort suprême, jetal’homme par-dessus bord. Charley et Mary virent l’ombre de ce corpsrebondir sur le garde-fou du pont et disparaître dans le gouffre dela rivière Platte.

Il s’était passé, depuis l’arrivée de Jonathansur la terrasse, une minute à peine.

Les jeunes gens se regardèrent avec desfigures d’outre-tombe.

Des bruits de pas se firent entendre derrièreeux. Une foule envahit la terrasse d’arrière.

Quelqu’un demanda :

– Qui a tiré ? Nous avons pensé àune alerte…

Charley répondit, d’une voixblanche :

– C’est moi. J’avais cru distinguer dansle soir le galop des Indiens.

– Il n’y aurait rien d’étonnant à cela,fit-on remarquer. Ils sont gens à se risquer sur le pont et àprofiter du ralentissement du train pour attaquer.

– Le pont est loin maintenant. Nous necourons plus aucun danger.

– Disons-leur adieu.

Et cinquante coups de revolver strièrent lesténèbres.

Le commerçant de la rue du Sentier arriva auxnouvelles :

– Que veut dire ce feud’artifice ?

– Ce n’était pas un feu d’artifice,répliqua le Yankee. Nous repoussions l’attaque des Indiens.Yes.

– Alors j’ai perdu monpari ?

– No. J’ai parié attaque dans leNebraska : nous venons d’entrer dans le Colorado.

– Alors j’ai gagné ?

– No. Nous allons quitter leColorado et rentrer dans le Nebraska.

– Quels farceurs ! conclut leFrançais. Nebraska ou Colorado, il n’y a pas plus de sauvages quedans ma boutique !

Le train venait d’entrer dans Julesbourg.

Partie 1
L’AUBERGE ROUGE

 

I – LE PRINCE AGRA

 

Une vingtaine d’années ont passé sur lesévénements qui précèdent.

Nous sommes à Paris. Le soir où nous reprenonsnotre récit, il y avait fête de nuit au théâtre desVariétés-Parisiennes. Voitures de maîtres et fiacres s’arrêtaient àchaque instant, débarquant des personnages de carnaval.

Généralement, les costumes étaient riches etles déguisements de bon goût, même lorsqu’ils avaient donné lieu àla plus extravagante fantaisie.

Les Variétés-Parisiennes avaient donnérendez-vous à toute une sélection du monde littéraire, artistique,politique, diplomatique, et à toute une sélection dudemi-monde.

La scène, aussi vaste que la salle, étaitcouverte de petites tables. Les groupes se choisirent, sesélectionnèrent, s’assirent, et l’on mangea.

C’était exquis, et l’on s’amusaitbeaucoup.

Au fond de la scène, à l’une des tables où lagaieté prenait des proportions inconnues encore, Diane, en travestiLouis XV qui allait merveilleusement à sa beauté mièvre, à sonprofil d’adolescent, Diane, célèbre par la splendeur de sesaventures, la bêtise de ses gestes et la niaiserie de sa dictionquand elle eut l’orgueil de s’exhiber sur les planches d’unmusic-hall, Diane, bien connue pour sa « rosserie » àl’égard des amants, illustre par six mois de pudeur, désespoir d’unfils de famille à la « galette » prestigieuse, qui ne vitjamais que le pied nu de sa maîtresse, ce qui, disait-il, ne luisuffisait point, Diane disait :

– Écoutez, messeigneurs, ce que je vaisvous lire. Ce billet m’est venu d’un inconnu et me fut remis commeje m’ennuyais, tantôt, en l’allée des Acacias. Remis n’est point leterme propre : c’est jeté, ai-je voulu dire.

Elle écarta les dentelles de son jabot et ychercha un papier, qu’elle déplia. Elle lut :

« Diane, vous ne me connaissez pas. Je nevous connais pas davantage. Mais on dit que vous êtes belle.Réservez-moi, je vous prie, une place auprès de vous, ce soir, ausouper des Variétés. Signé : prince Agra. »

À une table voisine, Blanche de Ligné, unejolie brune, se leva et dit à Diane en zézayant :

– Alors, c’est pour ce mystérieux inconnuque tu gardes si férocement cette chaise à côté de toi et que tu nevoulus point de moi à ta table ?

– C’est pour lui, mademoiselle.

– Ze croyais que tu prenais d’ordinaireplus de renseignements avant de te laisser aller aux fantaisies deton cœur.

– Il ne s’agit point de cela. Je suiscurieuse du procédé et désirerais savoir ce qu’il en adviendra.

– Peste ! ma chère, vous vous mettezbien. Prince Agra. Et pourrait-on savoir où il loge, ceprince-là ?

– Vous m’en demandez beaucoup trop pouraujourd’hui, ma chère. Mais, demain, il logera chez moi !

– Un prince ne loge nulle part quand iln’existe pas. Qui de vous, messieurs, qui de vous, mesdames, aentendu parler de ce puissant personnage ?

Autour de la table, on ne connaissait pas deprince ni de principauté d’Agra.

Raoul de Courveille interrompit la dînettequ’il s’offrait :

– Je parie que Lawrence, qui a tantvoyagé, nous dira qui est ce prince. Je vais le chercher.

Il revint bientôt, tenant par la main un hommequi paraissait une cinquantaine d’années, aux yeux très doux ettrès tristes.

– Dites-nous, Lawrence, si vousconnaissez le prince Agra ?

Lawrence répondit :

– Je connais, dans les Indes anglaises,une ville qui se nomme ainsi.

– Vous voyez bien ! s’écria Diane,joyeuse. Il existe ! Il existe ! Et il va venir !Oh ! merci, monsieur, merci !

Lawrence se tourna vers la jeune femme etsourit :

– Je connais une ville qui s’appelleainsi, madame, mais je ne connais point de prince portant le nom decette ville.

– Il faut en prendre votre parti, machère, fit Josèphe. Le prince ne viendra pas, puisqu’il n’existepas…

Diane, blanche de colère contenue, ne disaitmot. Le nom du prince Agra fit le tour de la scène. Soudain, à latable centrale, le duc Hartmann, premier secrétaire d’ambassaded’Autriche-Hongrie, se leva et demanda :

– Qui donc, ici, parle du princeAgra ?

On fit silence. Le duc s’avança versDiane.

– C’est vous, madame, qui parlez duprince Agra ?

– C’est moi, fit Diane, et si vous avezde ses nouvelles, vous serez le bienvenu. Connaissez-vous sonécriture ?

– Non, madame, je ne la connaispoint.

– C’est dommage, car voici un billetsigné de son nom, et je voudrais bien savoir si l’on se moque demoi.

– Qui vous fait croire que l’on se moquede vous ?

– Mais cette signature du prince Agra,que tous ignorent. Seul, monsieur que voici – et Diane désigna, dugeste, Lawrence, qui était resté près d’elle –, seul, monsieur m’adonné quelque espoir en me contant qu’il y a, au fond del’Hindoustan, une ville qui s’appelle ainsi. Mais tous ces jeunesfous, qui sont ignorants comme des cocottes, prétendent que je suisvictime de quelque poisson d’avril.

– Ils ont tort, madame.

– Bravo ! s’écria Diane joyeusement.Bravo ! Asseyez-vous ici, sur cette chaise, qui lui estdestinée, et entretenez-nous de lui jusqu’à ce qu’il arrive, etdites-nous s’il est beau, puisque vous l’avez vu.

Le duc prit place auprès de Diane.

– Je ne l’ai point vu.

– Alors ?

– Alors, j’ai entendu parler de lui.

– Il y a longtemps ?

Le duc avait une physionomie des plus graves.Il dit :

– Il y a quelques années, j’ai entenduprononcer ce nom pour la première fois, au lendemain de la mort duprince héritier.

– Le drame de Meyerling ?…

Ces derniers mots étaient prononcés par unebouche muette jusqu’alors. Au bout de la table, le comte Grékoffavait négligé de se mêler aux conversations.

– Parfaitement, fit le secrétaired’ambassade, au lendemain du drame de Meyerling. Dans quellesconditions exactement ? Voilà ce que je ne saurais dire. On araconté que le prince Agra, qui était grand ami du prince Rodolphe,avait passé une partie de la journée qui précéda le drame avecl’archiduc. On ne le vit plus en Autriche depuis. Qu’est-ildevenu ? Qui le sait !…

Le duc Hartmann ne dit rien de plus, mais oncomprenait qu’il avait encore des choses intéressantes à révéler,et qu’il ne les révélerait pas.

Il paraissait même regretter ses raresparoles.

Le comte Grékoff rompit le silence :

– On a dit, monsieur, que le prince Agraavait été mêlé de fort près au drame de Meyerling et qu’il y avaitjoué un rôle prépondérant.

– J’ai entendu parler de ces choses, fitle duc Hartmann, mais ce sont là racontars de cour, et je vousavoue que, pour ma part, je n’y ajouterai point foi.

– Nous expliquerez-vous son départ sirapide… disons le mot : sa fuite… après qu’on eut retrouvé,dans le chalet du parc, étendus sur la même couche, le prince et…sa maîtresse ?

– Ce ne fut peut-être qu’unecoïncidence ; le prince Agra pouvait avoir affaireailleurs.

– Eh ! monsieur le duc, savez-vousoù gîtait cet « ailleurs » ?

– Nullement.

– Eh bien ! je vais vous le dire.Trois jours après la mort du prince, il était à Saint-Pétersbourg.Je puis vous l’affirmer ; je fréquentais aux bords de la Nevaà cette époque.

– Alors, vous l’avez vu ? demandaDiane.

– Non, madame, mais j’ai beaucoup entenduparler de lui.

– Comme le duc, alors ? Quel drôlede prince que celui-ci, dont tout le monde parle et que personne nevoit !

Diane ajouta :

– Quel âge avait le prince Agra àSaint-Pétersbourg ?

– Une vingtaine d’années.

– Pas plus ?

– Je ne le crois pas.

– Il aurait donc maintenant vingt-sept ouvingt-huit ans ?

– Sans doute.

– Et il courait déjà tant d’histoires surson compte ? Nous les direz-vous ?

– Non. Elles sont trop extraordinaires…et peut-être grandies par la légende. Sachez seulement qu’à Tiflis,et depuis à Florence, le prince Agra a fait parler de lui. Sachezque partout où sa présence nous fut signalée, nous avons apprisqu’il y avait eu de l’amour, des larmes et du sang…

Blanche de Ligné, qui avait tout entendu,demanda à Diane :

– Eh bien ! ma chère, est-ce qu’onest toujours aussi pressée de voir son prince ?

– Toujours ! fit Diane.

– Mais, enfin, interrogea Jacques deVarne, ce prince Agra, d’où vient-il ? Quel est-il ? Dequelle nation ? À quelle humanité appartient-il ? Quelleest sa famille ?

– Nul ne le sait, fit le comte Grékoff.On a cherché, mais on n’a pas trouvé. Il se dit originaire desIndes anglaises, comme son nom peut le faire croire, fils d’uneGrecque et d’un radjah. Quelle Grecque ? Quel radjah ? Ona dit aussi qu’il ne connaissait point le chiffre de sa fortune. Ildépensait des sommes énormes. Le seul personnage qui paraissait leconnaître, pour s’être trouvé par hasard dans certaines villes oùle prince avait élu un rapide domicile, ce personnage étaitlui-même tellement mystérieux, qu’on était tenté de lui demander sapropre histoire avant de le prier de raconter celle des autres…

– Comment s’appelait cet homme ?demanda le duc Hartmann, très intéressé.

– Je ne me souviens plus. Mais il estvenu à Saint-Pétersbourg quelques jours avant la mort de laprincesse Nachimoff, et je lui ai parlé, un soir, à une fête qui sedonnait chez le tsar. Comment se trouvait-il là ? Problème. Laconversation étant venue à tomber sur le prince Agra, il me racontaquelques-unes des histoires auxquelles je faisais allusion tout àl’heure.

– Je crois savoir de qui vous parlez, fitle duc Hartmann. Attendez… il s’appelait, je crois, Arnoldson… SirArnoldson, c’est cela…

Le comte Grékoff, pensif, dit :

– On le rencontrait, du reste, fortrarement à Saint-Pétersbourg, mais toujours dans la meilleuresociété.

– Ainsi faisait-il à Vienne.

– Et on ne le voyait que le soir. Je neme rappelle point l’avoir jamais rencontré dans la journée.

– C’est exact. Il ne se montrait qu’auxlumières, et je me souviens maintenant… oh ! je me souviensparfaitement qu’on l’avait surnommé…

– Le nom et le surnom de cet homme mesont indifférents, interrompit Diane. Je vous ferai remarquer,messieurs, que vous vous éloignez du sujet de la conversation.Parlez-moi du prince Agra, ne me parlez que de lui.

– Peste ! ma chère. Quellechaleur ! s’écria Josèphe.

– Eh ! quoi ? vous ne vousintéressez point aux histoires fantastiques de monprince ?

– De ton prince !interrompit Assive. Tu pourrais dire de notre prince, puisqu’iln’appartient encore à personne et qu’il appartiendra peut-être àtoutes.

– Vous oubliez, ma chère, que j’ai sadéclaration, laissez donc ces messieurs nous dire tout ce qu’ilssavent de celui que nous attendons.

– Mon Dieu ! madame, dit le comteGrékoff, je croyais vous avoir raconté que cet homme était le seulqui sût quelque chose de précis sur le prince Agra. Ne le séparezpoint trop du prince. En Europe, ils apparaissent ensemble. Je l’aivu à Saint-Pétersbourg, à l’époque où le prince Agra s’y trouvait,et le duc l’a vu à Vienne au moment du drame de Meyerling, alorsque le prince venait de disparaître. Voilà encore bien descoïncidences ! Qui nous dit qu’elles ne se reproduiront point,et que derrière le prince Agra on ne verra pas apparaître cetindividu bizarre et mystérieux, qui se fait appeler Arnoldson, maisque nous nommions tous…

Des cris interrompirent le comte.

– Silence ! silence ! criait-onà toutes les tables ; Judic va chanter !

II – M. MARTINET SE GRISE

 

Aïe donc !… on…

Aïe donc !… on…

Ah ! qu’il fait bon

Couper… du jonc !…

« Entendre » Judic couper du joncest un plaisir toujours nouveau. On applaudit ferme, et elle cédasa place à Brasseur, qui excita les rires. Et puis le champagnecoula à pleines coupes.

Autour des tables, on était d’une gaieté de« bon aloi ». Seul, M. Martinet se distinguait parses plaisanteries risquées et bruyantes, quoique, dans une soiréecostumée, bien des incartades soient de mise.

– Martinet, veux-tu te tenirtranquille ! cria Diane par-dessus les tables.

Celui-ci se levait, en effet. Il avait unecoupe dans la main. Il fit un signe à Diane et cria, trèsrouge :

– Je bois à toute la famille !

– Je t’écoute, fit Diane, et se penchantvers son voisin : c’est mon beau-frère.

Martinet s’était relevé avec son verre etcriait encore :

– Mesdames et messieurs, princes etprincesses, artistes journalistes et littérateurs, je suis calicotet je m’en vante. Je lève mon verre à tout le commerce de la rue duSentier !

– Certains travestis évoquaient des chefsd’État.

Une femme fit asseoir de force Martinet, etFélix Faure lui dit :

– Vous faites bien du bruit,monsieur !

– Nous sommes ici pour cela,Nicolas ! fit Martinet en se tournant vers le tsar, qui luisourit le plus aimablement du monde.

Martinet ne résista pas à ce sourire.

– Vive la Russie ! cria-t-il.

Nicolas II lui dit :

– Vous êtes bien gentil.

Lawrence dit à Martinet :

– Monsieur, vos cris ne me gênent point,mais vous remuez beaucoup votre chaise et vous venez de me la posersur le pied.

– Je vous fais mille excuses, monsieurLawrence.

– Tiens, vous me connaissezdonc ?

– J’ai cet honneur.

– Depuis longtemps ?

– Depuis l’automne dernier.

– Et dans quelles circonstances meconnûtes-vous ? Pouvez-vous me le dire ?

– Oh ! monsieur Lawrence ! Iln’y a point d’indiscrétion à cela. C’est moi qui fus chargé destapisseries qui garnissent aujourd’hui les murs de votre hôtel del’avenue Henri-Martin. Je vous vis cent fois, mais vous ne meremarquâtes point.

– C’est ma femme, en effet, qui s’occupede ces choses.

– Une bien digne et bien belle femme quevous avez là, monsieur Lawrence.

Lawrence sourit sans répondre, et Martinetreprit :

– Oh ! soit dit sans vous offenser,en tout bien tout honneur ! Je le dis comme je le pense.

– Vous êtes un brave homme, monsieurMartinet.

– Je connais aussi beaucoup monsieurvotre fils. Il m’a rendu de nombreux services.

– Et lesquels, mon Dieu ? Mon filsvous a rendu des services, voilà qui m’étonne fort.

– Il m’a bien tapé quatre milleclous !

– Oui, vraiment ? Il voulait doncfaire son apprentissage de tapissier ?

– Vous voulez rire, monsieur.M. Pold voulait s’amuser. Nous avons conservé, depuis,d’excellentes relations.

– Comment cela ?

– Chaque fois qu’il passe, avec sa« bécane », par la rue du Sentier, il vient me donner unpetit bonjour. C’est un brave enfant, et grand, et bien portant, etd’une force peu ordinaire pour ses vingt ans. On lui en donneraitvingt-trois.

– Je vois que vous connaissez mafamille.

– Comment vaMlle Lily ?

– Ah ! ah !Mlle Lily aussi ? Mais elle est en excellentesanté, mon brave.

– Et toujours charmante ?

– Toujours, monsieur Martinet, toujours.Mais dites-moi, comment vous trouvez-vous ici ? Avez-vous doncla coutume de fréquenter acteurs et journalistes ?

– Que non, monsieur, et c’est bien pourcela que je suis venu. Ne les connaissant pas et étant fort curieuxde ma nature, j’ai voulu les voir de près. Alors je me suis adresséà ma belle-sœur, et voilà !

– Comment « Et voilà » ?C’est votre belle-sœur qui vous a fait inviter ? Elle connaîtdonc le directeur des Variétés-Parisiennes ?

– Beaucoup, monsieur. Ma belle-sœur estcette jeune personne pour laquelle vous vous êtes dérangé tout àl’heure, et avec qui vous vous êtes entretenu un instant.

– Diane ?

– Si vous voulez. C’est le nom qu’elles’est donné quand elle a mal tourné. Au fond, elle a bien fait dene point conserver le nom d’une famille qu’elle eût déshonoré.

– Vous êtes dur pour votre belle-sœur,monsieur.

– Je l’ai été, monsieur, mais je ne lesuis plus. Je lui ai, ou plutôt nous lui avons pardonné. À Paris,il faut savoir ne point être trop sévère sur le chapitre des mœurs.C’est ce que j’ai fait comprendre à ma femme, qui tenait rigueur àsa sœur de la profession qu’elle avait embrassée. Elle a cédé à mesobjurgations et, depuis, nous ne nous en trouvons pas plus mal.C’est grâce à Diane que notre clientèle a augmenté dans desproportions considérables. Tout ce que je vous raconte là ne vousennuie point, monsieur ?

– Eh ! non.

– Mais vous ne buvez pas, monsieur.Personne ne boit ici. Ces gens-là ne savent pas boire. À votresanté et à celle de votre charmante famille ! Vous ne trouvezpas que ça manque d’entrain ? J’étais venu dans l’espéranced’assister à une orgie et je crois, ma parole, que ça va être plusennuyeux que dans le monde. Peuh ! des poseurs !

– Attendez la fin, monsieur Martinet.

– Ah ! la fin sera comme lecommencement. Et puis, vous savez, rien ne m’épate plus, moi, j’aitrop voyagé.

Fatigué, Lawrence ne l’écoutait plus. Il cessade lui parler. Mais M. Martinet n’en continua pasmoins :

– Oui, j’ai beaucoup voyagé. « Telque vous me voyez », j’ai traversé l’Amérique.

Lawrence se taisait toujours.

– Oui, l’Amérique, de l’est à l’ouest, deNew York à San Francisco. J’ai passé huit jours et huit nuits surle Pacific railway.

M. Martinet se retourna vers Lawrence etfut étonné du regard qu’il rencontra.

– Cela vous étonne, dit-il, que j’aietant voyagé que cela ! À me voir, on me dirait unpetit-bourgeois, bien tranquille, un calicot qui n’a jamais quittéson magasin. Eh bien ! « tel que vous me voyez », ilparaît que j’ai couru les plus grands dangers. J’ai failli êtremangé par les sauvages.

Lawrence demanda d’une voix calme :

– Il y a longtemps, monsieur, que vousêtes allé en Amérique ?

– Mon Dieu ! cela ne date pasd’hier. J’avais une vingtaine d’années de moins à cetteépoque ; j’étais svelte et élégant. Depuis, j’ai pris duventre et quelques cheveux blancs. Je vais sur mes quarante-cinqans, monsieur. Je ne regrette point les années passées, parce queje les ai bien employées, et que mon petit commerce de tapissiermarchand de meubles est fort prospère.

Il vida sa coupe.

Lawrence semblait s’intéresser maintenant auverbiage de M. Martinet.

– Il y a une vingtaine d’années,dites-vous, que vous êtes allé en Amérique, et vous avez failliêtre mangé par les sauvages… Que voulez-vous dire par là ?

– Oh ! une histoire… Des farceursprétendaient que notre train serait attaqué par les Peaux-Rouges.Je ne les ai pas crus, et j’ai bien fait. Pas plus de Peaux-Rougesque sur la main. Mais, en revanche…

– En revanche ?… interrogeaLawrence.

Martinet s’arrêtait à nouveau. Il dit aprèsune pause :

– Est-ce que ça vous intéresse vraimentce que je vous raconte là ? Si je vous embête, monsieurLawrence, il faut le dire, vous savez. Moi, je n’aime pas raser monmonde. Ça n’est pas mon état.

– Mais non, mais non. Enrevanche ?…

– J’suis marchand de meubles, je n’suispas perruquier.

– Je vous écoute, mon ami.

– Quel sale métier !

– Marchand de meubles ?

– Non, perruquier.

– Vous buvez trop, monsieur Martinet,vous aurez mal aux cheveux en vous réveillant cet après-midi, etMme Martinet vous grondera. Mais, revenons au pointoù nous avons laissé la conversation.

– Ah ! oui, en revanche, il y a euun fameux drame dans le train. Mais, là, un fameux ! Du reste,vous en avez entendu parler.

– Moi ?

– Mon Dieu ! oui, comme les autres.Ça a fait assez de bruit dans le monde. Voyons, vous ne vousrappelez pas ?… Mais qu’est-ce que vous avez, monsieurLawrence ? Comme vous voilà pâle !

– Pâle ?

– Mais oui, mais oui. Êtes-vousmalade ?

– Pas le moins du monde, réponditLawrence d’une voix ferme. Je suis toujours pâle, moi. Je n’enpourrais dire autant de vous, monsieur Martinet, car votre nez estflamboyant, ce soir. Cela tient sans doute à votre façon sigénéreuse de boire. Cela ne vous permet plus d’apprécier lescouleurs. Vous me voyez trop pâle parce que vous êtes trop ivre,monsieur Martinet.

– Je me tiens encore bien sur mes jambes,monsieur Lawrence.

Et Martinet se leva pour prouver son dire. Eneffet, il ne bascula point et exagéra la raideur de satenue :

– Ah ! ah ! je suis encoresolide.

Il se rassit.

– Je vous parlais donc de ce drame,monsieur Lawrence. Ce fut un assassinat, un horrible assassinat.Cela s’est passé non loin de Julesbourg.

Lawrence, soit qu’il fût distrait, soit pourtout autre cause, brisa son verre.

– Eh ! là ! C’est moi qui suissaoul, et c’est vous qui cassez la vaisselle ! s’écriaMartinet. Ma parole, vous me paraissez tout drôle. Votre maintremble… Auriez-vous la fièvre ?

Lawrence dit :

– Vous rêvez tout haut, monsieurMartinet. Allez rejoindre Mme Martinet : ilest temps. Dans une demi-heure, il serait trop tard.

– Bah ! Mme Martinetest absente. Elle ne rentrera à Paris que dans quelques jours. J’aibien le temps de vous raconter la mort du roi de l’huile !

– C’est inutile ; je la connais, eneffet. Tous les journaux en ont parlé.

– Parfaitement. On avait cru d’abord à unaccident, et c’est ainsi qu’on avait expliqué, dès le lendemainmatin, la disparition de sir Jonathan Smith. Mais une enquête plusapprofondie, des traces de sang sur la terrasse d’arrière, où ils’était tenu une partie de la nuit, et, plus tard, trois semainesplus tard, la découverte de son cadavre dans la rivière Platte, soncadavre horriblement défiguré et la nuque trouée d’une balle derevolver, tout cela prouva clair comme le jour qu’on était en faced’un assassinat.

– Rappelez-moi donc un fait, ditLawrence. Les coupables ?… Les coupables ont été arrêtés,n’est-ce pas ?

– Que non point, déclaraM. Martinet. Quelques heures après que l’on se fut aperçu dela disparition du roi de l’huile, on découvrit celle de deux jeunesgens qui l’accompagnaient. Ils avaient fui ensemble. Enfin,plusieurs semaines après le crime, on apprit que la jeune filleétait la fiancée du roi de l’huile, et l’on en conclut que l’on setrouvait en face d’un drame de l’amour. On ne retrouva jamais ni lafiancée ni son amant, et tout cela est bien oublié, bien vieux. Çafit beaucoup de bruit à l’époque, à cause de la fortune du roi del’huile, voilà tout. Parlons d’autre chose, hein ? Ça n’estpas gai, ce que nous racontons là.

– Cette fortune, à qui donc est-ellerevenue ?

– L’héritier ? Un domestique de lavictime. Celle-ci n’avait pas de parents et avait fait un testamentqui donnait tous les millions à un fidèle serviteur. En voilà unqui n’a pas dû s’embêter après la mort de son maître ?

– Et qu’a-t-il fait de la fortune,l’héritier ?

– Il l’a entièrement réalisée et a quittéChicago. Depuis, il n’a plus donné de ses nouvelles. Tout estmystérieux dans cette affaire-là. Moi, je ne serais pas éloigné decroire que l’héritier a été pour quelque chose dans l’assassinat.En France, il suffit qu’on tue quelqu’un qui a du bien pour que lajustice arrête celui qui en profite. Il en résulte rarement deserreurs.

– Une dernière question, monsieurMartinet. Vous avez vu celui que l’on croit être l’assassin, cejeune homme qui, disiez-vous, était l’amant de la fiancée du roi del’huile ?

M. Martinet ne put répondre tout desuite. La fanfare de Trépigny-les-Chaussettes, installée dans lesfauteuils de balcon, venait d’éclater de tous ses cuivres. Destorrents de cacophonie descendaient du balcon sur la scène,emplissaient de bourdonnements douloureux les oreilles des invités.C’était le signal qui mettait fin au souper. Tout le monde seleva ; on se dirigea vers la rampe, où un large escalier avaitété disposé, qui permettait de descendre directement de la scènedans la salle. Un instant, la musique infernale se tut.M. Martinet dit à Lawrence :

– Si je l’ai vu ! Ah !monsieur, je l’ai vu comme je vous vois ! Partout où je lerencontrerais, je le reconnaîtrais immédiatement. Il était, tenez…il était… soit dit sans vous offenser – et M. Martinet mit samain sur son cœur – il était un peu dans votre genre, seulementplus petit. Et puis, au lieu d’être brun comme vous, il étaitblond.

III – COMME QUOI DIANE N’ATTENDAIT PLUSLE PRINCE AGRA, EN QUOI ELLE AVAIT TORT

 

Tous se bousculaient, se poussaient versl’escalier. La fanfare avait repris sa cacophonie. Dans le désordrede cette sortie de table, Lawrence se trouva, sans qu’il sûtcomment et sans qu’il eût rien fait pour cela, à côté de Diane, quilui prit le bras. Il regarda cette jolie femme et ne lui parla pas,ne lui sourit pas. Ses yeux grands ouverts semblaient ne pointvoir. On le sentait entièrement pris par une pensée profonde quil’absorbait, qui le jetait hors des choses et des gens quil’entouraient.

Diane l’entraîna et il se laissa faire. Ildescendit avec elle dans la salle. Elle le conduisit dansl’obscurité d’un couloir, poussa une porte. Ils entrèrent dans uneloge. Diane referma la porte derrière eux.

Ils n’étaient pas assis que déjà Dianepleurait. Ces pleurs de femme tirèrent Lawrence de son rêve. Il nes’étonna point de se trouver là avec cette femme en larmes.

– Il ne viendra plus ! C’est bienfini maintenant. Au fond, tout au fond, je me moque du prince, etce qui m’ennuie, c’est qu’on se moque de moi, Vous les avezentendues, les bonnes petites amies ?

– Bah ! madame, tout ceci n’a pasd’importance. Mais pourquoi me racontez-vous tout cela, à moi quine vous connais point ?

– Parce que vous ne me le demandez pas.J’aime qu’on ne me fasse point la cour, et avouez que je vous suisparfaitement indifférente.

– Mon Dieu ! oui, madame.

– Vous êtes adorable et si triste !si triste. Je me suis dit : « Tiens, voilà un homme qui ades ennuis : je vais aller lui conter les miens. »Maintenant que c’est fait, j’écoute les vôtres.

– C’est charmant, dit Lawrence. Vousmettez tout de suite les gens à… votre aise. Je n’ai pas desennuis, madame : j’ai de l’ennui.

– Et de quoi, monsieur ?

– De me trouver ici. C’est pourquoi jem’en vais.

– Mais vous êtes insolent… Comme c’estdrôle !

– Non, madame. Ce n’est point votrecompagnie qui me fait fuir, mais celle de tous ces masques, quifont trop de bruit et me donnent mal à la tête.

Diane ne répondit point.

Lawrence l’examinait curieusement, semblant laregarder pour la première fois, lui découvrait de la beauté. Lavoyant silencieuse :

– Vous pensez encore au prince ?

– Plus que jamais ! Vous n’avez pasréussi à me le faire oublier, vous savez ! Tenez, voulez-vousm’arranger la dentelle de mon jabot, que j’ai un peu froissée.

Pour cette opération, Diane avait déboutonnéle haut de son gilet. Les doigts de Lawrence frôlèrent une peau decourtisane. Il rougit.

– Non… Vous rougissez ! Ah ! onvoit bien que vous n’avez pas l’habitude des femmes, vous !Connaissez pas la noce, hein ? la haute noce ! Vous voilàtroublé comme un collégien. Qui aurait dit cela à vous voir sidédaigneux tout à l’heure, avec vos paroles d’orgueil ? Jeconnais cela, mon petit. On est timide avec les femmes. Ehbien ! en avez-vous fini avec ce jabot ? Vos doigtstremblent.

– N’abusez point, madame, de moninnocence, fit Lawrence en souriant. C’est vrai, je suis unchaste.

– Dites donc, ce sera terrible, vous,quand vous aurez fini d’être chaste.

Diane le regarda longuement :

– Savez-vous que vous êtes très bien, moncher, et que le costume d’Hamlet vous sied à merveille ? Ilest bien le cadre qu’il faut à votre pâleur et à votre ennui. Maisvenez donc vous distraire dans quinze jours chez moi, venez voirmes « tableaux vivants ».

Lawrence se récria :

– Oh ! madame, ne me débauchezpas ! Je suis couché tous les soirs à dix heures.

Diane mit ses bras au cou deLawrence :

– Acceptez… C’est dit, n’est-cepas ?

Lawrence rougit encore.

– J’irai, madame, puisque tel est votrebon plaisir.

Il eut un geste résolu, s’arrêta à lacontemplation de Diane, se rejeta dans la foule qui obstruaitl’entrée du foyer. Il se traça un rapide chemin dans cette foule,arriva à un escalier, le descendit, prit son pardessus au vestiaireet gagna la porte de sortie sur le boulevard.

Il était si occupé par la pensée qu’il avaitde fuir, et de fuir immédiatement, qu’il ne prêta nulle attentionau bruit qui se faisait autour de lui, au mouvement très prononcédes groupes poussés par la curiosité vers un nouvel arrivant.

Et Lawrence était déjà sur le trottoir aumoment où, sur le seuil du foyer, la voix du directeur desVariétés-Parisiennes se faisait entendre :

– Mesdames et messieurs, permettez-moi devous présenter mon hôte, le prince Agra !

IV – EN FAMILLE

 

Il pouvait être trois heures du matin. La nuitétait magnifique. Lawrence, sur le trottoir, regarda le ciel, d’unazur sombre, cloué d’étoiles.

Quelques fiacres et voitures de maîtrestationnaient en face des Variétés-Parisiennes.

– Bah ! dit-il, je vais faire unbout de route à pied.

Il releva le col de son pardessus, s’enveloppala tête d’une fourrure, car il soufflait une petite bise glacée. Ilalluma un cigare et s’en fut, claquant de la semelle, le long duboulevard désert.

Tout en marchant, il monologuait :

– Dix minutes de plus là-dedans et jedevenais amoureux. Ce n’eût pas été drôle.

Et il ajouta :

– Elle est bigrement jolie, mais ce n’estqu’une grue !

Il se remémorait les incidents de la nuit.

– « Vous êtes unchaste !… » C’est vrai que je suis un chaste. Je n’aijamais fait la noce. Le peu que j’en ai vu ne me tente point.Ah ! cette Diane, elle me prenait ! Sont-ellesdangereuses !… On ne m’y repincera plus. Je ne veux plus melaisser entraîner dans un tel milieu…

Sa pensée changea de cours, alla vers le foyeroù tendaient ses pas.

Il murmura :

– Chère Adrienne !…

Un peu plus loin, il revenait à Diane. Il neput s’empêcher de sourire à son idée.

– J’eusse été cette nuit, si j’avaisvoulu, peut-être, le beau-frère de Martinet !

Il avait prononcé ce nom tout haut :

– Martinet !

Et il s’arrêta soudain, répétamachinalement :

– Martinet !

Il ne souriait plus. Sa face était grave. Ilresta ainsi quelques minutes sur le trottoir, songeant à Martinet.La conclusion de son recueillement fut celle-ci :

– C’est un imbécile !

Et il reprit son chemin.

Un fiacre passait, Lawrence le héla.

Avenue Henri-Martin, le fiacre s’arrêta devantun hôtel dont les vastes proportions se devinaient dans la nuit. Unpetit parc entourait l’hôtel. La grille d’entrée s’ouvrit. Onattendait Lawrence. Celui-ci, descendu de voiture, n’eût pas plustôt passé le seuil qu’une forme noire se détachait des ténèbres etlui sautait au cou.

– Bonsoir, p’pa !

– Allons, Pold ! veux-tu bien tetenir tranquille, vilain diable ?

– Vous me recevez comme un chien dans unjeu de croquet, p’pa.

– Et toi, tu m’accueilles comme undogue.

– Maman et Lily vous attendent. Ellesallaient monter se coucher. Elles ne tiennent plus de fatigue.

– Et toi, tu n’as pas sommeil ?

– Oh ! moi, non. Je viens de melever.

– Comment cela ? Tu n’as pasaccompagné ta mère et ta sœur chez les de Tiercœuil ?

– Oh ! moi, vous savez, p’pa, cesaffaires-là, moi, ça m’ennuie. J’pars à bécane à six heures. Il n’yavait pas plan.

– Quelles vilaines expressions tu as,Pold !

– Ah ! pour sûr ! J’ai pas étéélevé aux Oiseaux !

Un domestique les attendait sur le perron. Ilsentrèrent dans une salle à manger.

– Le voilà, p’pa ! cria Pold.

– Enfin ! répondirent joyeusementdeux voix féminines.

Une jeune fille vint à Lawrence. Elleparaissait bien ses dix-sept printemps ; de taille moyenne etadmirablement prise en sa toilette, très simple, de mousselineblanche. Elle était blonde, d’un blond rayonnant et doré. Son teintétait d’une pâleur et d’une aristocratie sans égales, son profildroit était un peu sévère, mais cette sévérité était immédiatementrachetée par la douceur infinie du regard.

Lily tendit son front à Lawrence, qui y déposaun baiser.

– Père, père, vous arrivez bien tard. Jevais vous gronder.

– C’est moi qui te gronderai, méchanteenfant, de veiller encore. Adrienne, vous êtes coupable. Lilydevrait être au lit depuis longtemps. Et vous aussi, et Pold, etmoi-même, et tout le monde. Oui, tout le monde devrait dormir.

– Pardonnez-nous, mon ami. Vous savez queces veilles ne sont guère dans mes habitudes. Nous sommes restéspour le cotillon chez les de Tiercœuil, dans l’espoir que notrerentrée ici coïnciderait avec la vôtre. Sommes-nous sicoupables ?

Lawrence s’avança vers celle qui venait deprononcer ces paroles et déposa un baiser dans ses cheveux.

– Bonne Adrienne… dit-il.

Cette femme avait peut-être quarante ans, maiselle en accusait trente-cinq à peine, et on sentait qu’elle lesaurait longtemps encore, ces trente-cinq ans-là. On la prévoyaitd’une beauté durable.

C’était une brune aux yeux bleus, des yeuxd’une beauté rare et mystérieuse, des yeux qui attiraient, et quiavaient certainement donné le vertige d’amour aux imprudents quiles avaient trop regardés. On eût dit que les yeux bleus de la mèreavaient encore toute la pureté apparue dans les yeux bleus de safille. Ils avaient la tristesse en plus. Oui, ces yeux admirablesétaient tristes et on les devinait tristes depuis des années et desannées, et l’on se disait que cette même tristesse, on l’avait déjàvue dans d’autres yeux. Alors, on se tournait vers Lawrence et l’ontrouvait, on rencontrait la même expression vague et indéfinie deregrets lointains pour des choses accomplies et disparues depuisdes époques reculées…

Pold enlevait le pardessus de son père, quiparut dans le pourpoint noir d’Hamlet.

– Oh ! vous êtes beau ! ditLily.

Et elle pria tout de suite son père de leurraconter sa soirée.

– Il y avait des amis ? Vous avezrencontré quelqu’un de nos « connaissances »là-bas ?

– Oui. J’ai rencontré un grand ami dePold.

– Ah ! bah ! fit Pold. Et quiça, sans indiscrétion ?

– M. Martinet.

– Tiens ! Il était là-bas ! Ilne se refuse plus rien depuis qu’il a une belle-sœur qui…

– Pold ! interrompit Lawrence avecun froncement de sourcils.

– Ah ! oui, j’allais commettre unegaffe, dit-il en regardant sa sœur. Ah ! bien, les jeunesfilles pourraient aller se coucher tout de même.

Lily se leva :

– C’est ce que je fais, Pold.

Lawrence ajouta :

– Et Pold va te suivre. Allez vousreposer, mes enfants. Quant à M. Martinet, je voudrais lesavoir moins l’ami de Pold. Ce n’est pas une fréquentation, ça,Martinet. Où es-tu allé chercher Martinet ? Quel amour t’apris pour Martinet ?

– Ah ! vous savez que j’ai tapé desclous avec lui…

– Oui, je sais tout cela. Mais tu n’aspas envie de te faire tapissier : laisse donc cet hommedésormais tranquille dans sa rue du Sentier et cesse tes visites.C’est entendu, n’est-ce pas ?

– Ah ! papa, c’est un si bonzig ! Il est rigolo comme tout et pas méchant.

– Tu me promets de ne plus le revoir ou,tout au moins, de ne plus le rechercher ?

Pold se gratta le sommet de la tête.

– Je vous le promets, fit-il.

Lily vint embrasser son père.

Les jeunes gens regagnèrent leurs chambres.Lawrence et Adrienne restèrent seuls. Lawrence rapporta quelquespotins parisiens à sa femme, qui ne s’attarda pas.

Quelques minutes plus tard, Adrienne entraitdans la chambre de Lily.

La jeune fille reposait déjà. Ses paupièrescloses s’entr’ouvrirent au bruit que fit Adrienne.

– Que voulez-vous, mère ?demanda-t-elle.

La mère ne répondit point. Elle s’assit prochele lit virginal, en la chambre tendue de satinette blanchequ’éclairait une fleur électrique, perdue parmi d’autres fleursartificielles jetées en couronne autour d’une psyché.

Lily répéta :

– Que veux-tu, mère ?

Et elle sembla se rendormir.

Adrienne considéra cette tête adorable rouléedans la vague blonde des cheveux. Elle la souleva amoureusement del’oreiller de dentelles, et quand elle eut ainsi son enfant à elle,elle dit :

– Est-il vrai que tu dors,Lily ?

Lily enveloppa le cou d’Adrienne de ses brasblancs.

– Je sais que je suis ta joie, mère, tonbonheur, ton grand bonheur…

Elle fit un effort et ajouta :

– Et aussi ta consolation.

Adrienne regarda anxieusement Lily.

– Ma consolation ? Oh ! machérie, tu crois donc que j’ai besoin d’être consolée ?

– Oui. Vous avez besoin que je sois là.C’est moi qui vous fais sourire quelquefois. Sans moi, vous serieztriste, triste, triste, et papa aussi serait triste, toujours.

– Dis-moi toute ta pensée, Lily…

– Ma mère, vous avez un chagrin immenseque je ne sais pas, mais que je voudrais savoir.

– Pourquoi ?

– Pour vous en guérir. Pardonnez-moi devous dire cela, mère, mais vous êtes malheureuse. Oh !malheureuse !

– Une mère n’est point malheureuse, Lily,quand elle a une fille comme toi.

– Et un mari comme papa, je le sais. Et,cependant, vous êtes malheureuse.

– Qui t’a dit cela, Lily ?

– Personne. Je l’ai vu.

– Qu’as-tu vu, mon enfant ? C’est lapremière fois que tu me tiens un pareil langage.

– J’ai vu que vous pleuriez souvent, etque mon père essayait vainement de vous consoler.

– Je ne pleure jamais, ma fille.

– Oh ! si, vous pleurez. Vouspleurez dans votre oratoire ! Vous ne pouvez vous mettre àgenoux sans pleurer ! Je vous ai surprise sans le vouloir,mère. Pardonnez-moi. Et puis votre regard semble toujours tournévers quelque chose que vous n’oubliez jamais… Quoi ? Jevoudrais savoir quoi. Je voudrais pouvoir éloigner de vous cettechose qui vous hante.

Adrienne prit la tête de son enfant, déposades baisers sur ses paupières, la mère et la fille ne dirent plusrien. Elles restèrent longtemps ainsi. Lily s’endormit doucement,Adrienne contempla son sommeil, des larmes lourdes et silencieusestombèrent sur la tête de l’enfant.

…… … … … … … … … … …

Pold, qui s’était couché de bonne heure et quis’était relevé quand sa mère et sa sœur étaient rentrées à l’hôtel,vers trois heures du matin, Pold, remonté dans sa chambre, nedormait pas. Il arpentait la pièce à grands pas et regardait detemps en temps le cadran de la pendule, dont les aiguillesmarquaient quatre heures et demie.

– Je n’ai pas osé le demander à p’pa,disait-il tout haut. Quel prétexte pour le lui demander ? Maisje suis sûr qu’elle y était. Parbleu ! Martinet me l’a dit,qu’elle s’y trouverait. Il le sait, lui, Martinet. Il sait tout, cesacré Martinet. Et puis, est-ce qu’il y a vraiment une fêteparisienne sans Diane ?…

Il marcha quelque temps encore par la chambre,puis il s’arrêta en face d’un bureau, s’assit dans un fauteuil,ouvrit, avec une clef, un tiroir et en sortit un paquet dephotographies.

Pold, de son nom de baptême Léopold, était unbrave garçon, d’une santé prospère, très « calé » danstous les sports, d’une vigueur et d’une adresse peu ordinaires,très ignorant de tout ce qui ne touchait point au cyclisme, àl’équitation, au canotage, à la chasse, au cricket, au football etautres exercices. En revanche, il avait découragé tous sesprofesseurs et bâclé ses classes. Il donnait pour excuse à sonignorance et à sa paresse pour l’étude les déplacements continuels,les voyages sans nombre de la famille, qui n’était installée àParis que depuis trois ans. Il affectait des « airsd’homme » et prétendait que la vie n’avait plus rien à luiapprendre.

C’était surtout un impulsif. Les désirs quilui naissaient devaient être contentés sur-le-champ. Il nes’adressait point, pour atteindre son but, quel qu’il fût, à unparent ou à un ami. Il ne comptait que sur lui et agissait sansprendre conseil de personne. Il ne discutait pas avec sesfantaisies, qui lui paraissaient toujours naturelles.

Ce qu’il n’avouait point, c’était qu’il fût unsentimental. Sous ses dehors d’homme fort et que rien n’étonnaitdans la vie, sous ses extravagances et ses vantardises, il essayaitvainement de cacher une sentimentalité excessive.

Ainsi, à cette heure où nous le trouvons danssa chambre, toute sa pensée est occupée par Diane. Pold n’a pas un« béguin » platonique pour Diane. Il l’aime de loin, maisil l’aime. Il est prêt à tout pour le lui prouver. PourquoiDiane ? Parce qu’il fallait qu’il aimât quelqu’un, parce queson cœur avait besoin d’occupation.

Et il avait cherché. Un jour, il avait vuDiane, aux Folies, sur la scène. En sortant de l’établissement, ilse disait : « C’est bien simple, j’adore cettefemme. » Au fond, il n’adorait rien du tout. Mais à force dese le répéter, il le crut ; à force de se trouver sur lepassage de Diane, il en devint réellement très amoureux ; àforce de regarder, à la vitrine des papetiers de la rue de Rivoli,les photographies de Diane, de les acheter et de se perdre dans unenouvelle contemplation à domicile, il en devint fou.

Il la contempla prenant son bain, sortant deson tub, se mettant au lit. Il la vit en toilette de soirée, entoilette de ville, en peignoir et sans peignoir. Il la considéradans ses poses les plus plastiques.

Finalement, il se leva après avoir déposé unbaiser chaleureux sur l’un des portraits et s’en fut vers lapendule.

– Zut ! dit-il, je ne vais pas merecoucher. Je n’ai plus qu’une heure et demie à attendre pour allerau rendez-vous des copains. Mais je n’attendrai pas. Je sors toutde suite. En route !

Il alla à la fenêtre, souleva le rideau etdéclara que « c’était dégoûtant, que le jour ne se lèveraitjamais ».

– Et puis, de la nuit, je m’enfiche ! affirma-t-il.

Il passa un costume de cycliste, mais ne sechaussa point. Il marcha « sur ses chaussettes », lessouliers dans les mains. Il ouvrit la porte de sa chambre avecprécaution, arriva sur un palier, descendit des marches, tout celadans la plus grande obscurité. Pold ne devait pas en être à sapremière expédition nocturne.

Il arriva dans le vestibule, tâta le mur de lamain, prit des clefs à un clou. Il ouvrit la porte du perron quidonnait sur le parc. Là, sur les marches du perron, il se chaussa.Puis il fut dans le parc ; il arriva à la grille. Avec sontrousseau de clefs, il ouvrit cette grille. Quand elle fut ouverte,il s’en alla vers une maisonnette, qui était celle du concierge. Ilfrappa à la fenêtre. Il refrappa. La fenêtre s’ouvrit.

Une voix enrouée dit :

– C’est encore vous, monsieur Pold. Vousn’êtes vraiment pas raisonnable. Votre papa finira par tout savoir,et il me mettra à la porte…

– P’pa ne saura rien, si vous ne luidites rien, père Jules.

– Qu’est-ce que vous voulezencore ?

– Parbleu ! ma bicyclette !

Par la porte de la maison, le père Jules passala bicyclette.

– Prenez vite. Il fait un froid de loup.Je vais attraper des rhumatismes…

– Et voilà les clefs. Vous les remettrezdans le vestibule. Bonne nuit, père Jules. Mes amitiés à votrechaste épouse.

Le clair de lune illuminait ces quartiersdéserts. Pold se mit à pédaler avec ardeur. Pas un passant, pas unevoiture. Il s’amusait. Il s’offrait une course de vitesse. Iln’était point pressé, cependant. Il avait rendez-vous à six heuresavec des camarades à l’autre bout de Paris, place d’Italie.

Il avait dépassé la place Victor-Hugo etapprochait de la rue de Villejust, quand il aperçut, au loin, ducôté de la place de l’Étoile, une lumière qui approchait. Ilentendit le trot des chevaux. Il ralentit son allure. La voiturepassa.

Pold ne put retenir une exclamation :

– Tiens ! le cocher deDiane !

Et il continua sa route plus lentement.

– Elle vient des Variétés-Parisiennes, sedit-il. C’est Diane qui rentre chez elle…

Et, tout d’un coup, d’un mouvement presqueinstinctif, il fit demi-tour, suivit la voiture à quelquesmètres.

Il considérait le coupé :

– Elle est là-dedans ! Elle estpeut-être seule là-dedans !

Des idées saugrenues lui montaient au cerveau.Il songeait à des déclarations possibles, à des surprises. Si cettefemme était bien seule dans cette voiture, est-ce que l’occasion delui parler ne s’offrait pas d’elle-même ? Laisserait-iléchapper cette occasion ?

Il était plein d’audace et de timidité. Il nesavait à quoi se résoudre. Cependant, il continuait à pédaler quandmême.

La voiture remontait l’avenue Victor Hugo.Elle la remonta jusqu’aux fortifications.

Soudain, au moment où le coupé approchait dela Muette, Pold, sur sa bicyclette, le dépassa en pédalant detoutes ses forces. Il prit ainsi une grande avance, déboucha sur leboulevard Suchet et redescendit, entra de la même allure dansl’avenue Raphaël.

Le jeune homme n’hésitait plus. Il avait unbut. Il s’était décidé à quelque chose.

Vers la bifurcation de cette avenue Raphaël etde l’avenue Prudhon, il s’arrêta. Il descendit de machine etlongea, sur la gauche, un mur. Le mur était haut, et la crête enétait garnie de tessons de bouteille. Il fit le tour par l’avenuePrudhon.

Là, le mur devenait grille : de hautesbarres de fer terminées en pointe de lance et qui semblaientimpossibles à franchir.

Pold regarda à travers cette grille. La luneéclairait un vaste jardin où apparaissaient, ombres compactes,quelques bouquets d’arbres. Derrière ces arbres, on distinguait lesmurs blancs d’une villa.

Pold marchait toujours, tenant à la main sabicyclette. Il dépassa les murs blancs de la villa, derrièrelaquelle se trouvait un autre jardin. Là, plus de grille, mais unnouveau mur. Celui-ci était beaucoup moins haut que le mur quis’étendait sur l’avenue Raphaël. Au sommet, on distinguait encoredes tessons de bouteille.

Pold passa devant une petite porte ets’arrêta. Il tâta le mur.

– Ce doit être ici, dit-il.

Sa main se promenait sur le mur. Pold ne putretenir une exclamation :

– Ah ! je l’ai !

Et sa main tira du mur une brique.

Rien ne faisait prévoir que Pold connût lejardin et la villa, mais il était évident qu’il connaissait lemur.

Le jeune homme n’avait peut-être pas encorepénétré dans la propriété, mais certainement il avait dû envisagerla possibilité de sauter par-dessus le mur, et il avait étudié cemur. Il posa la brique par terre, mit sa bicyclette au coin de lapetite porte, plaça un pied dans l’excavation qu’il avait faite enretirant la brique, l’enleva, posa l’autre pied sur la selle de sabicyclette. Sa tête dépassa ainsi la crête du mur.

Au-dessus de la porte, il y avait une largecorniche. Les coudes du jeune homme s’appuyaient sur cettecorniche. Il se souleva sur les coudes, se maintint sur un seul etsa main alla chercher la crête. Il tâtonna, puis secoua un tesson,qui céda. Il avait deux points d’appui suffisants : lacorniche et la crête. Il était debout sur le mur quelques secondesplus tard. Sa silhouette se dressa dans la nuit claire, puis Poldplia sur les jarrets et sauta.

Il s’étala assez brutalement. Il fut presqueaussitôt relevé, mais ne put retenir un cri de douleur. Il sepencha et constata qu’un tesson de bouteille lui avait déchiré unmollet, qu’il saignait abondamment et que son bas et sa culotteétaient en lambeaux.

Il banda le mollet blessé avec son mouchoir,puis il s’orienta.

Il avait devant lui deux arbres, deuxmarronniers superbes, dont les hautes branches atteignaient à lahauteur des fenêtres du deuxième étage de la villa. Les arbresétaient à quelques mètres de la maison.

Pold se dirigea vers les arbres, s’approcha dela villa et regarda deux fenêtres restées ouvertes au premierétage.

– C’est ici sa chambre et son cabinet detoilette, se dit-il.

Il était, en effet, suffisamment renseigné parun reporter qui, huit jours auparavant, dans une interview, avaitdécrit le home de Diane, interview qui avait fait le tour de lapresse demi-mondaine.

Pold regarda encore les fenêtres et lesarbres. Puis il se décida, enveloppa un tronc de ses bras vigoureuxet grimpa.

Il atteignit la première branche, puis sehissa jusqu’à une fourche d’où il pouvait plonger son regard dansles deux trous noirs des fenêtres restées ouvertes.

Il s’installa et attendit. L’ombre desbranches le cachait. La clarté de la lune ne venait pas jusqu’àlui.

V – LE POISSON D’AVRIL DE DIANE

 

– Le prince Agra !

Ces mots magiques avaient volé de bouche enbouche jusqu’aux coins les plus reculés du théâtre.

L’histoire du billet jeté dans la voiture deDiane, le rendez-vous, l’attente vaine de la demi-mondaine, sonespoir et son désespoir, on savait tout cela et l’on s’en amusaitbeaucoup.

Diane s’était avancée toute pâle. Il étaitdevant elle. Il apparaissait sur le seuil, beau comme un jeunedieu.

Sur son torse flottait une tunique lourdetissée de fils de soie et d’or. Il avait de larges pantalons àl’orientale. De ses épaules tombait un manteau d’une impérialerichesse.

Autour du prince, on avait fait d’abord leplus religieux silence. Mais, peu à peu, un murmure montait,grandissait, gagnait les couloirs, un murmure d’admiration. Dianeavait les mains jointes.

Le prince se dirigeait vers elle. Il semblaitla connaître. Il lui tendit la main.

– Madame, dit-il, me pardonnez-vousd’arriver si tard ?

– Vous êtes le maître, dit-elle.

– Que voilà un vilain mot, madame !Je veux être votre ami.

Ils sortirent du foyer.

Comme ils descendaient l’escalier de pierrequi conduit au vestibule du rez-de-chaussée, ils entendirent descris. Une dizaine de personnes se penchaient au-dessus du garde-fouet se donnaient de rapides explications, dont on ne saisissaitpoint le sens.

Le prince entraîna Diane de ce côté. Lui aussise pencha sur la rampe, et voici ce qu’il vit :

Un homme était suspendu de ses deux mainscrispées à cette rampe, ses pieds ballottaient dans le vide. S’iltombait, il pouvait se blesser. Il avait trois mètres à sauter etne s’y résolvait point.

Cet homme était Martinet. Très ivre, il avaitenfin quitté le buffet, s’était répandu dans les couloirs, criant,d’une voix mal assurée : « L’orgie ! l’orgie !je veux voir l’orgie !… Qu’est-ce qui m’a fichu des donzellesqui sont plus honnêtes que des femmes du monde et qui se tiennentici comme dans une réception ouverte chez Turrel ?… On lespince, elles vous flanquent des gifles !… J’aime mieux rentrerchez moi. »

Ayant pris cette bonne résolution, il lavoulut mettre à exécution tout de suite. Comme il était pressé derentrer, il descendit un peu vite les premières marches del’escalier et « s’étala ».

– Sale escalier ! dit-il, il esttrop raide…

Et, après réflexion, il ajouta :

– Y a pas à dire, il est plus raide quemoi.

Il se releva tant bien que mal et recommençala descente. À la seconde marche, il chancelait et s’allongeaitencore.

– Oh ! là ! là ! fit-il.Si on a jamais vu un escalier pareil !

Il contempla, d’un œil morne, les murs quisemblaient valser lugubrement.

Il se releva encore, s’agrippa à la rampe depierre et déclara :

– C’est vraiment pas étonnant si je mefiche par terre ! C’est un escalier tournant ! Çatourne ! Ça tourne ! J’aurais plus vite fait de ledégringoler sur la rampe, leur escalier !

Et il se mit en mesure de le dégringoler. Ilenjamba. Il fut à cheval sur le garde-fou, assez large. Ils’allongea sur la pierre. Ce faisant, il riait. Il avait un petitrire nerveux, un gloussement. Et il se laissa filer. Mais il déviatout de suite.

Pour son malheur, il dévia en dehors. Sesjambes emportèrent le reste. Il tomba. Cela le dégrisa soudain.Devant l’imminence du danger, il recouvra ses esprits, s’efforça dese retenir, parvint à se crisper, des mains, à la rampe. Puis, sansun mot, n’ayant plus la force de crier, il attendit.

On l’avait vu dans sa position critique. Onaccourut à son secours. Mais les gens ne savaient pas comment letirer de là. Certains se penchèrent, hésitèrent à le prendre aupoignet, craignant d’occasionner, définitivement, sa chute.C’était, au moins, une jambe cassée.

C’est alors que le prince et Diane arrivèrent.Le prince écarta le groupe affolé, se pencha, prit dans sa main lepoignet de Martinet et, développant une force insoupçonnée, le tiraà lui.

Martinet vint. Ce fut d’abord son bras, puissa tête, puis son torse. Et le prince, l’ayant saisi alors sous lesaisselles, l’enleva, le déposa sur les marches, sans effort.

Comme on applaudissait, le prince continua sonchemin. Diane était très heureuse que son beau-frère s’en fût tiréà pareil compte, mais très vexée qu’il se fût mis dans une telleposture. Elle ne voulait point laisser paraître aux yeux du princequ’elle portait un intérêt quelconque à ce pochard.

Le directeur des Variétés-Parisiennes setrouvant à côté du jeune compagnon de Diane, celui-ci luidit :

– Monsieur, conduisez donc Martinet à uncocher qui le ramènera chez lui.

– Mais j’ignore son adresse, fit ledirecteur.

– Je vais vous la dire : 25bis, rue du Sentier.

Le directeur s’éloigna.

– Vous connaissez l’adresse de… cethomme ? demanda Diane, stupéfaite.

– Oui, répondit négligemment le prince.Je m’intéresse à votre beau-frère.

Diane rougit et ne dit plus rien.

Ils étaient dans le vestibule. On y avaitélevé une sorte de cabine de toile éclairée à l’électricité et danslaquelle des groupes se faisaient photographier.

– Je voudrais avoir un portrait de vous,madame, dit le prince en conduisant la jeune femme à cettecabine.

Diane alla prendre position dans lacabine.

Elle vit passer le directeur, avec Martinet,celui-ci se défendant, ne voulant pas s’en aller.

Le directeur resta sourd aux plaintes deMartinet, descendit celui-ci sur le trottoir, héla un fiacre, mitl’homme dedans et donna l’adresse au cocher.

La voiture n’avait pas fait dix mètres que latête de Martinet passait à la portière.

– Eh ! bourgeois ! criaitMartinet au cocher, arrête-toi au troquet du coin. À cette heure,il doit être… « rouvert » !

– Y en a qui ferment jamais !…répliqua le cocher. On y va, mon frangin !…

Il était cinq heures quand le prince Agra etDiane quittèrent les Variétés-Parisiennes. Diane n’avait plus devolonté, plus de caprices, plus de désirs… Au bras du prince, ellese laissait mener, elle s’abandonnait.

Après la séance de photographie dans la cabinede toile, elle redevint la chose du prince. Elle ne montrait mêmeplus d’orgueil ; sa joie ne lui venait plus de son triomphe,de l’envie des autres ; elle s’annihilait dans le bonheurimmense d’avoir ce jeune homme à elle, à côté d’elle. Dianemarchait dans un rêve…

– Cette voiture est la vôtre, madame,disait Agra. Elle vous conduira chez vous. Il faut nousquitter.

– Que votre volonté soit faite, réponditDiane. Mais, dites-moi, quand aurai-je la grande joie de vousrevoir ?

– Chez vous, madame, à vos« tableaux vivants », dans quinze jours.

Quelqu’un ferma la portière. Le carrossereprit sa route, suivi de sa cavalerie, et Diane resta sur la placeà le voir s’éloigner, descendre l’avenue de la Grande-Armée,disparaître…

Elle se tourna enfin vers son cocher, qui, surle siège du coupé, attendait.

– Jean, dit-elle, qui donc vous avaitdonné l’ordre de venir m’attendre ici ? Je vous attendais à lasortie des Variétés-Parisiennes, comme il était convenu. Vous n’yétiez point, et heureusement pour moi que j’eus l’équipage duprince…

Jean répondit :

– Qui m’a donné cet ordre ? Maisc’est vous, madame !

– Moi ? Et comment l’entendez-vous,Jean ?

– Je n’ai fait qu’exécuter lesinstructions que vous m’avez envoyées dans cette lettre, fit Jeanen lui tendant un papier qu’il sortit de sa houppelande.

– Une lettre de moi ? Quandl’avez-vous reçue ?

– Cette nuit, à deux heures, madame. Onm’a même réveillé pour me la remettre.

Diane prit le papier et l’approcha de lalanterne. Elle lut :

 

« Soyez cette nuit, à cinq heures, aucoin de l’avenue Friedland et de la rue de Tilsit, avec le coupé.Vous verrez, à cinq heures et demie, arriver un équipage qui serangera près de l’Arc de Triomphe. Vous rejoindrez cetéquipage.

« Diane. »

 

– Cela tient du prodige s’écria Dianeaprès avoir lu. Voilà bien une lettre de moi et voilà bien masignature ! Et, cependant, je n’ai point écrit et je n’aipoint signé !

– Regardez, madame, reprit le cocher. Cen’est point seulement votre écriture et votre signature…

– Oui, oui, continua Diane, c’est encoremon chiffre…

– Et votre papier…

– Et mon papier…

Diane releva la tête et regarda encore du côtéde l’avenue de la Grande-Armée…

– Ah ! mon Dieu ! dit-elle,prise d’une véritable terreur, que veut dire tout ceci ?…

Elle monta dans son coupé et cria :

– Et, maintenant, avenueRaphaël !…

VI – LES AVENTURES DE POLD

 

Quand le carrosse du prince, quelques minutesauparavant, s’était arrêté à l’Arc de Triomphe, Diane avaitdemandé :

– Que nous arrive-t-il ?

– Oh ! rien, madame, avait fait leprince, il nous arrive simplement qu’il faut nous quitter.

Diane releva sa tête qu’elle avait posée surl’épaule du prince. Elle ne pouvait en croire ses oreilles. Quittercelui qu’elle considérait déjà comme son royal amant… Le quitter,et pourquoi ?

Depuis leur départ des Variétés, aucune parolen’avait été échangée entre eux, aucune. Diane s’était réfugiée enlui. Depuis qu’il lui était apparu, la splendeur de cetteapparition et les divers événements qui avaient suivi l’avaientplongée dans une admiration et dans un trouble inconnus. Il luiétait apparu adorable et redoutable !

Aussi, quand il lui avait dit : Il fautnous quitter !… elle avait été douloureusement surprise, maiselle n’avait point protesté.

Mais quand elle fut toute seule dans soncoupé, elle se dit : « Je l’aime et il ne m’aimepas. »

Il se passait en elle des choses inconnuesqu’elle ne s’expliquait point.

Le coupé s’arrêta. On était avenue Raphaël. Lagrille du jardin fut ouverte. Le coupé pénétra dans le jardin, vintau perron de la villa. Cinq minutes plus tard, Diane était dans sachambre.

Une soubrette vint à elle. Elle larenvoya.

– Je veux être seule, dit-elle. Allezvous coucher.

Comme la soubrette se retirait, celle-ci neput retenir un cri. Diane, en effet, venait d’entr’ouvrir sonmanteau.

– Oh ! ce collier, madame, cecollier !

Diane fut mauvaise :

– Allez-vous-en, Jenny !Allez-vous-en !

– Madame !… Le collier demadame !…

Les yeux de Diane exprimèrent tant de fureurque Jenny disparut.

Diane, restée seule, souleva le collier.

– Oui, c’est un présent royal, dit-elle…Il m’a donné son collier… mais c’est lui que je veux ! C’estlui !

Elle déposa le collier dans une cassette etvint tomber dans un fauteuil.

Elle considéra, par les fenêtres ouvertes, lanuit. Elle resta longtemps ainsi puis, le froid l’ayant gagnée,elle se leva et passa dans son cabinet de toilette.

Là aussi, les fenêtres étaient largesouvertes, ainsi que tous les soirs. C’était une règle d’hygiènequ’elle s’était imposée.

Elle ferma les fenêtres du cabinet detoilette. Les carreaux étaient traversés d’une tringle oùglissaient des rideaux.

Mais, au-dessus de cette tringle, le regardpouvait pénétrer.

Et quelqu’un voyait.

Nous avons laissé Pold à cheval sur une grossebranche de marronnier.

Il avait entendu le bruit de la voiture surl’avenue Raphaël.

– C’est elle ! avait-il dit.

Et ses yeux n’avaient plus quitté les trousnoirs des fenêtres.

Les fenêtres s’étaient soudain illuminéesd’une clarté électrique.

Il avait assisté à la scène, très courte,entre Diane et sa femme de chambre. Il n’en avait pas perdu un mot,pas un geste.

La soubrette était partie, et Diane venait depasser dans l’autre pièce, dont elle avait fermé les fenêtres.

Mais, comme nous l’avons dit, on pouvait toutvoir au-dessus des tringles. Pold assista, dans le cabinet detoilette, au commencement du déshabillé de Diane.

Ce qu’il vit eut sans doute le don del’intéresser, car il ne put retenir des exclamations quitraduisaient son enthousiasme.

Pold n’y tint plus. Il descendit de sabranche. Il reprit le tronc du marronnier dans ses bras et selaissa glisser.

Il fut par terre. Il s’en alla jusqu’au pieddu mur. Si les fenêtres du cabinet de toilette étaient fermées,celles de la chambre n’étaient pas encore closes. Il les regarda.Il mesura du regard la distance qui les séparait du sol.

Il étudia le mur. Ce mur était garni d’untreillage qui soutenait une vigne. Un arbre de vigne montait lelong de ce treillage.

Pold n’hésita pas. Il tenta l’escalade dutreillage en s’aidant de la vigne.

Cette première tentative fut vaine. Il retombaau pied du mur. Pold regarda encore, d’une façon désespérée, lesfenêtres.

Il comprenait qu’il n’avait pas une minute àperdre.

Dans quelques instants, les fenêtres de lachambre se fermeraient comme celles du cabinet de toilette.

Et, alors, tout était perdu pour lui. Il nepouvait espérer que Diane ouvrirait une fenêtre s’il frappait auxcarreaux. Diane, certainement, appellerait ses gens.

La situation était critique. Elle étaitpresque désespérée. Et, cependant, il songeait qu’il n’avait pastant fait pour rester en chemin. Le plus dur de son aventurerestait à accomplir. Mais encore ne l’avait-il tentée que pour toutessayer afin de la mener à bonne fin.

Il ne raisonnait plus. Ce n’était plus unenfant. Ce n’était pas un homme. C’était un animal poussé par soninstinct et auquel l’instinct fixait un but.

Il grimpa. Il s’arracha les mains, il se brisales poignets entre le treillage et le mur. Il s’accrocha comme ilput, il accomplit des prodiges d’équilibre : il faillitretomber dix fois au pied du mur, il eut la chance de rencontrerdes clous où ses pieds se posèrent désespérément.

Il cassa une branche de la vigne et serattrapa à une autre. Au moment, enfin, où il croyait que sesefforts n’allaient point aboutir, à la seconde précise etdéfinitive où il allait renoncer à l’escalade et se laisserretomber au pied du mur, où sa chute pouvait être dangereuse, ilsaisit, d’un effort suprême, l’appui-main de la fenêtre. Il étaitsauvé.

Il resta sur la fenêtre, debout, face àl’intérieur de la chambre et, simplement, croisa les bras.

La chambre était éblouissante de clarté dorée.Tout y semblait en or : la lumière, les murs, les meubles, lesdivans, les coussins, les tapis et le lit. Un lit très bas et trèslarge, qui paraissait une bête immense accroupie, allongée,étendant ses pattes aux griffes d’or comme des membres las.

Les lèvres de l’impassible Pold laissèrentéchapper ces mots :

– Mâtin ! c’est rien chouetteici !

Puis il se tut ; il attendit. Derrièrelui, le jour commençait à poindre.

Dans le cabinet de toilette, Diane venait depasser un peignoir tout en fanfreluches, et en dentelles.

Elle était dans un état de nervosité bienfacile à comprendre après les événements d’une telle nuit.

Son amour lui était venu dans des conditions,dans un cadre accompagné d’incidents si exceptionnels qu’il lui enrestait une sorte de terreur.

Le mystère dont s’entourait le prince et latoute-puissance dont il semblait disposer, sa richesse prodigieusele mettaient, à ses yeux, en dehors de tout ce qu’elle avait apprisdes hommes jusqu’à ce jour.

Or, il y avait des minutes où elle seréjouissait que rien de définitif ne se fût passé entre elle et cethomme, car elle sentait bien qu’elle lui livrerait son âme, qu’ellela lui vendrait, elle qui n’avait jamais vendu que son corps… et ily avait des minutes, au contraire, où une grande exaspération luivenait de ce que cet homme ne l’eût point prise déjà…

Ce sentiment finit par la dominer, parl’envahir tout entière.

– Je veux être à lui ! secriait-elle. Je veux être sa chose !

Et elle considérait avec horreur lapossibilité qu’il fût à une autre…

Quand elle poussa la porte de son cabinet detoilette pour entrer dans sa chambre, ses nerfs étaient tendus,exaspérés, surexcités effroyablement…

Pold la vit venir. Il resta sur sa fenêtre,toujours debout, toujours les bras croisés. Il ne fit pas unmouvement, n’eut pas une parole.

Diane alla à un guéridon, laissa tomberquelques bagues dans une coupe de saxe, quelques bracelets.

Elle dit tout haut :

– Il faut que je ferme les fenêtres.

Pold sentit bien que le moment était solennelet que cette minute allait décider de quelque chose de très grave.Il fut très étonné de n’en point ressentir le trouble intense qu’ilredoutait. Un calme suprême lui était venu de la gravité de lasituation.

Diane s’avança vers la fenêtre où étaitPold.

Elle fut près de la fenêtre ; elle levala tête.

Elle ouvrit la bouche, prête à pousser unhurlement de terreur. Mais sa bouche ne laissa échapper aucunson.

Diane n’avait plus la force de crier.

Elle recula jusqu’à la muraille ; puis,acculée contre la cloison, le masque tragique, elle considéra Pold,qui descendait.

Il était fait comme un voleur. Ses vêtementscouverts de terre étaient déchirés, pendaient en loques. Sa figureet ses mains étaient ensanglantées.

– Diane, dit-il, Diane – permettez-moi,madame, de vous donner ce nom si doux, que je répète depuis desjours et des nuits –, Diane, ne vous épouvantez point ainsi etremettez-vous.

Diane ne se remettait pas du tout.

– Laissez cette mine effrayée…

Soudain la jeune femme bondit jusqu’à unbouton de sonnette et allongea fébrilement le bras.

Pold lui avait déjà pris ce bras.

– Et, surtout, Diane, laissez la sonnettetranquille. Diane, je ne vous veux point de mal. Diane, je vousaime.

Diane put parler enfin. Elle dit, toutetremblante :

– Ah ! vous m’aimez ?

– Plus que tout au monde, madame.

– Eh bien, puisque vous m’aimez,allez-vous-en !

– M’en aller ? s’écria Pold.

La jeune femme eut la crainte d’avoir froisséce sinistre visiteur, à la disposition duquel elle se trouvait toutentière. Elle reprit d’une voix plus douce :

– Enfin, monsieur, que voulez-vous demoi ?… Surtout, surtout, ne me faites pas de mal…

– Moi, vous faire du mal ? Ysongez-vous ? J’ai déjà eu l’honneur de vous dire que je vousaime, madame.

Diane commençait à se remettre.

– Étrange amoureux…

– … que celui qui entre par la fenêtre àcinq heures du matin. Il fut un temps, madame, où ils endescendaient toujours à cette heure-là…

– Ce temps est passé.

– Parce que le temps des vrais amoureuxn’est plus, Diane. Or, moi, je suis un amant de ces temps ancienset j’ai conservé les procédés de l’époque…

Pold s’avança vers Diane. Il étendit lebras.

– Ne m’approchez pas ! Nem’approchez pas !

– Je vous fais donc horreur ?

– Oh ! oui. Regardez-vous dans cetteglace.

– Non, madame, car si je me regardaisdans cette glace, vous appuieriez sur ce bouton.

– Je vous donne ma parole que je nebougerai pas.

– Je vous crois, fit chevaleresquementPold.

Et il se regarda dans la glace. Il n’avait pasplus tôt tourné le dos que Diane s’était livrée à une nouvelletentative du côté de la sonnette.

Pold l’avait vue et était arrivé encore àtemps pour l’empêcher de prévenir ses gens.

– Croyez donc à la parole desfemmes ! dit-il. Oh ! Diane, Diane, vous m’enlevez toutesmes illusions.

Dans le mouvement rapide qu’elle avait fait,Diane avait laissé s’entr’ouvrir son peignoir. Une manche dupeignoir glissa, et Pold vit une épaule nue. Il fit :

– Oh !

Diane eut peur du regard qu’il lui lança. Ellevoulut rattraper son peignoir, s’en couvrir complètement, mais,dans un geste malheureux, elle découvrit l’autre épaule.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! disaitPold, qui la dévorait des yeux et dont l’admiration, naturellement,avait doublé.

Et il ne fut point brutal.

Brutal, il l’avait été jusqu’alors. Il avaitsubi cette nécessité. Il avait joué au matamore. Il fallait fairepeur à cette femme avant de s’en faire aimer. Lui faire peur avaitété facile ; s’en faire aimer était une tâche beaucoup plusardue. Pold n’hésita pas à l’entreprendre. Il n’était pas dans sonrôle, tout à l’heure, quand il se conduisait cyniquement en banditde grand chemin. Maintenant qu’il s’agissait d’amour, il allaitêtre sincère.

Il tomba à ses genoux. Il entoura Diane de sesbras. Il lui dit :

– Je ne suis pas un voleur. Je suis unjeune homme de bonne famille. Je serai riche un jour, je vousdonnerai toute ma fortune. On m’appelle Pold. Je ne suis pointméchant. Je ne suis qu’un pauvre petit potache amoureux. Si vousavez eu peur de moi, c’est que je me suis présenté par la fenêtre.Votre porte ne se serait point ouverte devant moi. C’est aussi quemes vêtements sont déchirés, que je suis sale et laid et que jesuis plein de sang. Je me suis arraché les mains et le visage, jeme suis brisé les poignets et je me suis ensanglanté les jambes –j’ai une grande plaie à la jambe –, tout cela pour vous voir deplus près, pour vous parler, Diane, pour vous dire que je vousaimerai toujours…

Pold sentait que Diane voulait se dégager.Entre ses bras, il lui serra plus étroitement les jambes. Elle futprise comme dans un étau. Il la regardait de bas en haut,suppliant, avec l’air humble d’un chien qu’on va battre.

– Oh ! oui, j’ai voulu vous voirautrement qu’en photographie…

Et comme Diane ne put s’empêcher desourire :

– Pourquoi souriez-vous ? Pourquoivous moquez-vous de moi ? Je vous ai dit que je n’étais qu’unpauvre petit potache… Vous ne savez pas, vous, vous ne saurezjamais le mal que vous faites aux petits potaches avec vosphotographies. Ils les considèrent longtemps à la vitrine despapetiers, ils font des économies et ils les achètent, et ils lescachent, et, chaque fois qu’ils le peuvent, ils s’abîment dans lacontemplation de vos photographies… Ils finissent par vous aimer…Pourquoi nous avoir montré votre corps avec tant d’impudeur ?Pourquoi ne nous avoir rien caché de vos dessous, de vos toilettesintimes, rien de votre beauté et de tout ce qui pare votre beautéet vous fait plus belle encore, si vous voulez qu’on ne vous aimepas ? Diane, le petit potache en a assez de vosphotographies ! C’est vous qu’il aura ! Plus de carton,Diane, plus d’images… Je veux de la chair, Diane, votre chair sidouce, si douce…

Diane n’avait plus peur du tout. Diane,maintenant, s’amusait comme une petite folle et goûtait presquel’aventure. Elle ne souriait plus ; elle riait. Elle riaithaut et fort ; elle ne se retenait plus ; elle se tordaitde rire. Elle avait eu une telle peur qu’elle pensait qu’elle nerirait jamais assez. Et elle s’en donnait, s’en donnait. Elle étaitsecouée d’un tel rire qu’elle ne put l’arrêter quand elle levoulut. La crise de nerfs que tous les événements de cette nuitrendaient probable se passa en une crise de rire. Elle se renversasur son lit pour rire encore.

Pold, debout maintenant, regardait ce corps defemme, frêle et joli, que secouait le spasme du rire.

Mais, quelques minutes plus tard, Diane neriait plus.

VII – SUITE DES AVENTURES DE POLD

 

Pold reprenait bientôt le chemin par lequel ilétait venu ; il descendit par la fenêtre et passa par-dessusle mur. Il faisait petit jour. Le quartier était encore désert. Ilretrouva sa bicyclette et roula avec rapidité du côté de l’avenueHenri-Martin. Arrivé à l’hôtel, il vit, derrière la grille, leconcierge qui venait de se lever.

– Vite, cria-t-il, ouvrez-moi !

Le concierge lui ouvrit. Pold jeta sabicyclette entre les jambes du brave homme ahuri, et en quelquessauts fut dans l’hôtel. Il grimpa à sa chambre. Dix minutes plustard, il en descendait, nettoyé, dans un costume propre. Il s’étaitremis entièrement à neuf. Il reprit sa machine avec une ardeurnouvelle et repartit.

Il descendit l’avenue Henri-Martin, traversala place du Trocadéro, descendit jusqu’au cours la Reine et pédalale long des quais. Il faisait grand jour maintenant. Par la placede la Concorde et la rue Royale, il parvint aux grands boulevards,traversa la place de l’Opéra, continua sa route par le boulevarddes Capucines, le boulevard des Italiens et le boulevardPoissonnière.

Au coin de ce dernier boulevard et de la ruedu Sentier, il s’arrêta et descendit de bécane. Puis, aprèsréflexion, il revint un peu sur ses pas et enfila la rueSaint-Fiacre.

– J’entrerai par derrière, se disait-il.J’ai plus de chance de voir Martinet tout seul, dans son magasin.Si je tombe encore sur sa femme, je suis flambé. C’est une courseinutile… car, enfin, il faut que je le décide, ce brave Martinet.Lui, il ne demanderait pas mieux, mais sa femme ne veut entendreparler de rien. Je sens bien que c’est sa femme qui s’oppose à cequ’il contente ma fantaisie.

« … Ma fantaisie ! Ce n’est plus mafantaisie maintenant ! Il me faut cet appartement, ce petitrez-de-chaussée que je rêve et que mes moyens ne peuvent meprocurer encore. Il faut que Martinet me fasse cette avance… Ilfaut qu’il me meuble quelque chose de très gentil, « àl’œil ». Bah ! il sait bien que je le lui paierai. Papa ade la galette. Et puis, sur mes trois cents francs de pension parmois, je lui en abandonnerai cent. Il me le faut, surtoutmaintenant. Je ne puis recevoir Diane à l’hôtel. J’espère la revoirsouvent, je suis sûr qu’elle m’aime. Oui, il me faut un nid, unpetit nid. »

Et il se mit à siffler joyeusement au souvenirde Diane.

– À la hussarde ! dit-il, à lahussarde… les femmes, voilà comme il faut les prendre.

Il était arrivé au coin de la rue desJeûneurs. Il tourna sur sa gauche et, avant d’arriver au coin de larue du Sentier, il s’arrêta devant une porte cochère qui étaitentrebâillée.

– Eh ! du courage ! puisquetout me réussit ! Puisque Diane ne me résiste pas, pourquoiMartinet me résisterait-il ? Je saurai bien trouver desaccents qui le convaincront.

Il poussa la porte, entra dans un vastecouloir qui donnait sur une cour. Dans ce couloir, il y avait unruisseau, et dans ce ruisseau il y avait un gendarme.

Oui, un gendarme ! Pold n’en pouvaitcroire ses yeux. Il s’approcha, regarda encore, se pencha. C’étaitbien un gendarme… un gendarme en grand uniforme. Son bicorne, ganséd’argent, avait roulé à quelques pas. Son sabre était à moitiésorti du fourreau. Le représentant de la force publique étaitétendu de tout son long dans le ruisseau, à plat ventre, les brasen corbeille. Sa tête reposait sur ses bras. Heureusement, il yavait fort peu d’eau dans ce ruisseau : un petit filet, unrien, une douce humidité.

– Eh ! là ! monsieur legendarme ! cria Pold, on vous a donc assassiné ? Unmalandrin vous a fait quelque mauvais coup ? M’entendez-vous,monsieur le gendarme ?

Pold écouta.

– Il me semble qu’il a dit quelque chose,fit-il.

Il se pencha encore. Une douce musique,régulière et rythmée, montait du gendarme.

– Ma parole, il ronfle ! s’exclamale jeune homme.

Alors, il le poussa du genou et des mains etle retourna, lui disant :

– Ce n’est pas un lit pour un gendarmequ’un ruisseau ; si vos supérieurs hiérarchiques vousvoyaient, cela pourrait nuire à votre avancement.

Et d’un dernier effort il retourna legendarme.

– Pourquoi me réveilles-tu,Marguerite ? demanda le gendarme.

– Ah ! bien ! c’estMartinet ! cria Pold. En voilà une bonne histoire. Je vousferai condamner pour port illégal d’uniforme, monsieur Martinet, etpour ivresse sur la voie publique.

Martinet, en grognant, s’était relevé sur soncoude.

– Port illégal d’uniforme ? Portillégal d’uniforme ?

Il regardait Pold, il regardait les murs, lacour, la porte cochère, il ne comprenait pas…

Enfin, il se regarda lui-même et se mit àrire, d’un gros rire d’homme bien saoul.

– Ah ! oui ! parfaitement, monp’tit, je me souviens de tout maintenant. Voulez-vous que je vousdise une chose, monsieur Pold ?

Et il s’assit dans le ruisseau.

– Mâtin ! il a plu cette nuit,s’interrompit-il, les pavés sont mouillés.

– Dites, Martinet, dites…

– Eh bien, je suis saoul !…

– Je le vois bien.

– Mais saoul comme on n’est pas saoul,saoul comme la Pologne ! Vive la Pologne, monsieur !Saoul comme M. Floquet ! Nom de nom de nom de nom !que je suis saoul…

– Et où vous êtes-vous saouléainsi ?

– Dans les caboulots et auxVariétés-Parisiennes, où j’inaugurais ce superbe costumed’artilleur…

– De gendarme…

– D’artilleur…

– Mettons d’« artilleur », siça peut vous faire plaisir.

– Après tout, ce n’est peut-être qu’unhabit de gendarme… Moi, mon p’tit, j’m’en f… comme dirait Mesureur…C’est « kif-kif bourrico… » comme dirait mon oncle.

– Votre oncle ?

– Oui, Alphonse Allais.

– Alphonse Allais est votreoncle ?

– Non, mon neveu.

– Tu es aussi saoul que tu le dis,Martinet, conclut Pold.

Martinet cracha, recracha et fit :

– Zut !

Et il se mit à rire.

– Martinet, vous ne rirez pas tout àl’heure. Martinet, il va arriver une catastrophe !

– À cause ?

– Monsieur Martinet, vous oubliezMarguerite.

– Marguerite ? Eh bien !Marguerite, c’est ma femme ! Et puis après ?

– Qu’est-ce que dira Marguerite quandelle va voir son petit homme dans un pareil état ?

– Eh ben ! mon vieux cornichon, elledira peau de balle et balai de crin ! Voilà ce qu’elle dira,Marguerite ! Bonsoir.

Et il se mit en mesure de continuer son sommeinterrompu.

– Vous seriez tout de même mieux dansvotre lit, monsieur Martinet. À cette heure, Marguerite doit avoirquitté la couche conjugale. Vous aurez moins à redouter de sacolère.

– Je ne crains point ma femme, monsieurPold, grogna Martinet.

– Euh ! euh !

– Je ne la crains point parce qu’ellen’est point là.

– Ah ! je m’explique l’audace quevous eûtes de vous saouler. Puisqu’elle n’est point là, un peu decourage, mon ami, et rentrons. Laissez-moi vous soulever.

Il le souleva. Martinet se cala sur Pold etils firent quelques pas.

– Et où donc estMme Martinet ?

– Au diable !…

– Quand en revient-elle ?

– Dans deux ou trois jours.

Et Martinet, levant la jambe autant que sonétat le lui permettait, se mit à « gueuler » :

Quand ell’ n’est pas là,

Tra la la la la ! tra la la la la !

Ils avançaient vers la cour ; ilsallaient sortir du corridor. Et Martinet, de plus en plus joyeux àl’idée que sa femme était absente, reprenait haut :

Quand ell’ n’est pas là,

Tra la la la la ! tra la la la la !

Comme ils débouchaient dans la cour, Martinetresta la jambe en l’air, la bouche ouverte, et Pold dut le prendreà bras-le-corps pour qu’il ne s’écroulât point sur le pavé,assommé.

Mme Martinet était là. Elleétait très bien là, quoi qu’en pût dire son mari. Elle se montraitdans l’encadrement de la fenêtre du premier étage, au dessus dumagasin. Elle avait le sourcil froncé et l’air mauvais. Elleregarda venir le groupe, et son œil rencontra les yeux de Martinet,qui en fut foudroyé. Mais elle ne dit mot. Elle se réservait sansdoute.

Martinet n’avançait plus. Pold l’entendaitmurmurer d’une voix expirante :

– Ah ! mon Dieu ! Ah ! monDieu ! Qu’est-ce qui va arriver maintenant.

Et il ajouta, plus bas encore :

– Eh ben, mon vieux cornichon, te v’làpropre !

Enfin, Mme Martinet voulutbien descendre de sa grandeur et de sa chambre. On la vit bientôtsur la porte du magasin, qu’elle avait ouverte.

– Faites-le entrer, dit-elle le plussimplement et le plus dignement du monde à Pold.

– Je ne peux pas, dit Pold.

– Vous ne pouvez pas ?

– Non : il ne remue plus.

Martinet dit à Pold, d’une voix de plus enplus éteinte :

– Dis-lui, mon p’tit, dis-lui que, sielle crie… je m’en vas mourir !…

Pold fit la commission.

– Il me prie de vous dire, madame, que sivous le grondez trop fort, vous serez sûrement la cause de sontrépas !

– Très bi.. en !… Très bi..en ! approuva Martinet.

Mme Martinet s’avança.

– Assez de cette ignoble comédie !dit-elle. Les ouvriers vont arriver, monsieur Martinet ;j’espère que vous n’allez point leur donner le spectacle de votrehonte et de votre déshonneur dans ce costume de carnaval !

– Oh ! non ! poursûr !

– Voulez-vous me suivre ?

– Oh ! oui… J’vas essayer.

Ils finirent par le faire entrer dans lemagasin, qu’encombraient les meubles les plus disparates.

– Et, maintenant, dans ma chambre.

Ils entreprirent la montée d’un étroitescalier qui conduisait au premier étage.Mme Martinet tirait, Pold poussait. Dix minutesaprès, ils avaient jeté Martinet, tout habillé, sur un lit.

Alors, la femme commença :

– Si ce n’est pas honteux de rentrer àdes heures pareilles ! Il profite de mon absence pours’adonner aux pires débauches, pour découcher, pour s’enivrer avecdes filles !

Elle voulut continuer sur cecrescendo, car elle était fort en colère. Elle étaitrentrée dans la nuit et avait attendu son mari jusqu’au jour. Aussise promettait-elle de lui dire, d’un coup, « tout ce qu’elleavait sur le cœur ». Malheureusement, les ronflements sonoresde Martinet au fond de l’alcôve l’interrompirent si brutalementqu’elle en resta bouche bée.

Pold, voyant comment tournaient les choses, sedit que ce ne devenait pas drôle et qu’il n’avait qu’à se sauver.Il gagna hypocritement l’escalier. Mais il fut arrêté par madameMartinet, qui se tournait soudain vers lui pour luicrier :

– Et vous aussi, monsieur Pold !Vous aussi, vous l’encouragez, vous l’entraînez, vous un jeunehomme si bien élevé !… Si votre papa savait ça !

– Moi ? fit Pold avec innocence.Moi, madame ? Vous me calomniez étrangement. J’ai rencontrévotre mari dans le ruisseau et je vous l’amène. Voilà l’uniquefaute dont je suis coupable.

– C’est bien vrai, ce que vous diteslà ?

– C’est bien vrai !

– Comment vous trouviez-vous dans lequartier ? Venez ici, un peu, monsieur Pold, ne vous sauvezpas ainsi. Vous semblez toujours avoir peur de moi… Vous voyez bienque j’ai du chagrin. Le misérable me le paiera. Quand il sera àjeun, je vous jure qu’il passera un mauvais quart d’heure… Maisapprochez-vous… tenez, prenez ce siège.

Elle lui montra un fauteuil à côté d’elle.

Il s’assit. Il la regarda et il dut constaterqu’elle était jolie au milieu de ses larmes. Ce ne fut, du reste,qu’une simple constatation. Il ne se sentit point poussé vers elle,il débordait d’un bonheur tel qu’il eût voulu le crier à tous lespassants. Malheureusement, il sentait bien qu’il devait à sa follemaîtresse un peu de discrétion.

Il regardait donc Mme Martinetet il se disait qu’elle n’était certes pas aussi belle que Diane,quoique fort appétissante, et qu’elle ne ressemblait en rien à sasœur.

Marguerite paraissait une trentaine d’années.Elle était plutôt grassouillette, sans exagération. Ce légerembonpoint ne nuisait pas à sa beauté de brune, aux larges yeuxnoirs, à la physionomie avenante de « bonne personne ».Elle ne montrait un caractère détestable que pour M. Martinet.Pour les autres, elle était plutôt aimable tout en restant fortrigide sur le chapitre des bonnes mœurs, du moins jusqu’à ce jour.On ne lui connaissait pas encore d’intrigues.

– M. Martinet vous rend donc bienmalheureuse ? demanda Pold, aimablement.

Car le but de sa visite lui était revenu àl’esprit en songeant à Diane, et il se disait qu’il feraitpeut-être bien de profiter du désarroi deMme Martinet et de son amabilité présente pour lui« soutirer » le petit rez-de-chaussée que Martinetn’osait lui promettre.

– Malheureuse ? Oh ! plus quevous ne sauriez croire, dit Marguerite en essuyant ses larmes.

– Cependant, il est ordinairementtravailleur et ne se grise que de temps à autre, entre amis, tousles mois…

– Toutes les semaines, interrompitMarguerite.

– Ah ! il a l’ivressehebdomadaire ?

– Hélas !

– Il ne rentre point, toutes lessemaines, dans l’état où je l’ai vu ce matin ?

– Il ne manquerait plus que cela !Non… Il est simplement plus guilleret que les autres jours ;car il est toujours guilleret, mon mari. Cela lui vient desplaisirs de la table, qu’il apprécie trop et qui lui donnent cetair réjoui qui en a fait votre ami tout de suite, monsieurPold.

– Comment ? vous reprochez à votremari toute la gaieté que son excellente nature apporte dans votreménage ?

– Je lui reproche de trop s’adonner auxplaisirs de la table… Il n’apprécie même que ceux-là…

– Je ne vous comprends pas, dit Pold.

– Et moi, fit Marguerite, moi, je mecomprends bien…

Elle n’eut pas plus tôt prononcé ces parolesqu’elle devint écarlate.

Pold la fixa. Il remarqua cette rougeur, sontrouble.

Il fit : « Ah ! »

Et puis : « Oh ! »

Il y eut un silence.

Pold s’approcha de Marguerite et lui prit lamain. Cette main ne se retira point de la sienne.

Le jeune homme hocha la tête.

– Pauvre petite femme ! dit-il.

Martinet ronflait toujours. Marguerite devintplus rouge encore.

– C’est ce qui vous faisait cet airtriste quand nous étions si gais ?

Marguerite ne répondit pas.

– Alors, ce n’était pas contre moi quevous étiez méchante ?

– Certes.

– Et moi qui croyais que vous ne vouliezpas me souffrir.

– Oh ! monsieur Pold, qu’est-ce quevous me dites là ?

– Et, cependant, je me rappelle fort bienque, plusieurs fois, vous m’avez été particulièrementdésagréable…

– Quelle erreur ! En quellescirconstances ?

– Vous savez bien, à propos de ce petitrez-de-chaussée que je demandai à votre mari de me meubler et de metapisser… Vous vous êtes opposée…

– Certainement.

– Vous ne vouliez donc point m’êtreagréable par là ?

– Je ne voulais point vous savoir unappartement de garçon, dans lequel vous eussiez amené descréatures…

Pold passa galamment un bras autour de lataille de Marguerite et lui dit dans l’oreille :

– Vous étiez donc jalouse ?

– Que dites-vous là ? s’écriaMme Martinet en se dégageant… Je voulais simplementm’opposer à une mauvaise action. Il n’est point bon qu’à votre âgevous ayez une… garçonnière.

– Et, maintenant, vous me refuseriezencore ce que je vous demande ? Vous vous opposeriez encore àce que Martinet me créât ce petit intérieur qui serait bien à moien attendant qu’il fût…

– … qu’il fût à toutes celles que votrefantaisie et vos caprices y feront passer… Ah ! ces jeunesgens ! S’ils savaient ! Mais non… vous êtes tous lesmêmes : vous n’appréciez que les amours de passage, vous necomprenez pas ce qu’il peut y avoir de bon, dans un amour quiserait du dévouement plus encore que de l’amour… Mais qu’est-ce queje dis ? Je deviens folle… monsieur Pold, oubliez toutes lessottises qui viennent de m’échapper…

Pold se résolut à embrasserMme Martinet dans le cou. Elle sedéfendit :

– Oh ! monsieur Pold ! monsieurPold ! ce n’est pas bien, ce que vous faites là… Si Martinetse réveillait !

– Il se réveillera dans vingt-quatreheures.

Et il voulut lui donner un second baiser, maiselle se défendit.

– Alors, c’est entendu ? demandaPold.

– Qu’est-ce qui est entendu ?

– L’appartement !

– Ah ! vous y revenez !…Non ! non ! ce n’est pas entendu !…

Et elle murmura :

– Je n’ai pas confiance en vous…Oh !… vous êtes si jeune !

– Si jeune ! J’ai vingt ans, et il ya des gars de vingt-cinq ans qui ne me valent point. Vousrefusez ?

– Je refuse.

Pold la lâcha, furieux. Il jouait une comédieinutile depuis un quart d’heure.

Elle vit tout son mécontentement.

– Ah ! mon Dieu ! je vous aifâché tout à fait ?

– Tout à fait !

Et il se disposait à partir.

– Vous vous en allez comme ça ?

– Comme ça ? Comment voulez-vous queje m’en aille ?

– Écoutez ! fit-elle tout à coup. Onmonte… Ce doit être le commis.

Elle le cacha derrière un rideau.

– C’est inutile que l’on sache que vousêtes resté si longtemps dans cette chambre… Attendez.

On frappa. Quelqu’un entra. C’était le commis,en effet. Il jeta un regard sournois dans la pièce etdit :

– Madame, il y a, en bas, uncommissionnaire qui demande monsieur.

– Qu’est-ce qu’il veut ?

– Il dit qu’il a quelque chose à remettreà monsieur ou, en son absence, à madame.

– Qu’il vous remette sa commission àvous.

– Non, il faut qu’elle soit remise enmains propres.

– C’est bien, je descends.

Mais elle réfléchit que Pold pourrait filer sielle descendait, et elle ne voulait pas le laisser partir simécontent. Elle cria au commis, qui était déjà dansl’escalier :

– Faites monter !

Un commissionnaire se présenta.

– C’est vous, madame Martinet ?dit-il.

– C’est moi.

– Votre mari n’est pas là ?

Elle montra Martinet, dans l’alcôve :

– Il dort. Je ne veux pas leréveiller.

– Pour sûr qu’il dort ! fit lecommissionnaire. Il dort et puis il ronfle ! Onl’entend ! Dites donc ! ça doit vous gêner quelquefois,ma petite dame ?

Impatientée, Marguerite réclamait lacommission.

– Voilà ! Voilà ! fitl’homme.

Et il sortit une grande enveloppe cachetée derouge.

– Seulement, continua-t-il, il faut medonner un reçu…

– Un reçu ?

– Oui. Il faut me signer ça :

 

« Reçu du commissionnaire 156 une lettrecachetée, dans la matinée du 2 avril 189.. »

 

– C’est bizarre… Et qui est-ce qui vous aremis cette lettre ?

– J’sais pas.

– Comment ? vous ne savezpas ?

– Non. On m’a payé pour ne pas lesavoir.

Marguerite avait signé.

– Enfin, vous avez votre lettre, j’ai monreçu… Bonsoir la compagnie !

Et il disparut.

Pold quitta sa cachette et examina l’enveloppeavec Marguerite.

– Voilà bien des mystères, dit-elle. Jene connais point cette écriture.

Elle prit une paire de ciseaux et coupa lebord de l’enveloppe. Elle en tira une épaisse feuille de papierqu’elle déplia.

Trois billets de banque s’en échappèrent.

– Trois mille francs ! s’écriaPold.

Marguerite lisait déjà la lettre. Elle poussaune exclamation :

– Ah ! voilà qui estextraordinaire ! Lisez, monsieur Pold ! lisez !

Pold lut tout haut :

 

« Je prie M. Martinet de consacrerces trois mille francs que je lui envoie à meubler et tapisserconvenablement un rez-de-chaussée de garçon ou tel appartement queM. Pold Lawrence lui désignera. Je suis l’ami de M. PoldLawrence sans qu’il s’en doute. Je désire conserver l’anonymatjusqu’au moment où il sera en mesure de me rembourser cette simpleavance. Alors, je me ferai connaître. M. Pold Lawrence peutdonc accepter sans scrupules ces trois mille francs qui, je lerépète, ne sont qu’un prêt. Prière de lui communiquer cettelettre. »

 

– Elle n’est signée d’aucune initiale,d’aucun signe, dit-il.

Marguerite et Pold se regardèrent.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? fitMarguerite.

– Cela veut dire, madame, que, quoi quevous fassiez, j’aurai mon appartement maintenant. Voilà ce que jevois de plus clair dans cette histoire.

– Alors, vous allez accepter ces troismille francs qui vous viennent d’un inconnu ?

– Qu’est-ce que vous voulez que j’enfasse si je ne les accepte pas ? Et puis c’est une avance. Jeles lui rendrai, ses trois mille francs, à cet ami délicat qui neveut pas se faire connaître. Vous me demandez si j’accepte ?…Ah ! je vous jure que j’accepte !

Et Pold se mit à esquisser un pas de danse,tant il était enchanté de la tournure que prenaient les choses.Marguerite s’était laissée tomber sur une chaise :

– Voyons, monsieur Pold,cherchons !

– Rien du tout !

– Vous n’avez aucun doute sur la personnequi a pu écrire cette lettre ? Parmi vos amis,cherchez !

– La lettre dit que c’est un ami que jene connais pas. Pourquoi chercher ? Et puis cet homme désirerester inconnu : c’est son affaire. C’est même très délicat,ce qu’il fait là. Je lui en ferai mon compliment… quand il me lepermettra.

– Attendez, reprit Marguerite. Cet hommeest peut-être une femme.

Pold réfléchit et dit :

– Après tout, c’est bienpossible !

Et il frisa une moustache imaginaire. Rien nel’étonnait plus. Ça pouvait être une femme « qui l’aimait dansl’ombre ».

– Et vous acceptez ce présent d’unefemme ?

– Pourquoi pas ? puisque ce n’estqu’un prêt. Je suis un garçon d’honneur. Je lui revaudraicela !

– Ah ! monsieur Pold ! murmuraMarguerite. Voilà une aventure qui me semble bieninvraisemblable !

– Les billets sont fortvraisemblables !

– Avez-vous jamais parlé de cerez-de-chaussée à d’autres personnes qu’à mon mari et àmoi ?

– À aucune ! Et vous ?…

– Non ! Non !… Maintenant, monmari a peut-être bavardé… Quant à moi… écoutez donc… Oui, j’en aitouché quelques mots à Joe…

– Qui, Joe ?

– Vous connaissez bien l’aubergeRouge ? Votre papa a une villa de ce côté… la villa desVolubilis.

– Voilà trois ans que nous passons l’étédans cette villa. L’auberge Rouge !… J’en ai entendu parler,je l’ai même vue une fois, à travers les arbres, au fond du bois deMisère, n’est-ce pas ?

– Oui, à côté de Montry. Eh bien, j’aicouché deux nuits de suite à l’auberge Rouge. Une commande trèsimportante et des travaux m’avaient appelée dans le pays, et,l’auberge Rouge se trouvant la plus proche de toutes les auberges,j’y ai élu domicile pendant quarante-huit heures, avec deuxouvriers de mon mari. J’en arrive.

– Tout cela ne me dit pas qui estJoe.

– Joe ? Eh bien, c’est le patron del’auberge Rouge. Il m’a demandé si je connaissais le propriétairede la villa des Volubilis, et je fus ainsi amenée à parler –oh ! tout à fait en l’air – de votre papa et de vous-même. Jelui dis que mon mari vous connaissait de façon presque intime, quevous étiez un bon petit garnement et que vous pensiez déjà à fairevos farces, à meubler un appartement, etc, etc. Enfin, des chosessans importance et qu’il ne semblait pas même écouter…

– Joe ne me connaît pas, je ne le connaispas, vous parliez de cela parce qu’il fallait parler de quelquechose. Fausse piste, madame Martinet !

– C’est mon avis.

– Ne cherchons plus ! Tiens !Qu’est ceci, dans l’angle supérieur de la lettre, àdroite ?

Marguerite regarda.

– Oui, il y a quelque chose : ondirait un chiffre, un tout petit chiffre.

– Ce sont des lettres, mais combienminuscules ! dit Pold. Je lis maintenant. Ah ! nous n’ensavons pas davantage. Lisez-vous ce qu’il y a là ?

– Non.

– Eh bien, il y a du latin. Je ne suispas fort en latin, mais je comprends encore ça. Il y a troislettres qui font nox !

– Qu’est-ce que ça veut dire,nox ?

– Ça veut dire « lanuit » !

Sur ces mots, Pold jeta un grand salut àMme Martinet et dégringola l’escalier.

Remonté à bicyclette, il s’en fut au bois deVincennes.

– Il y a longtemps que les camaradesm’ont lâché, dit-il, mais ça m’est bien égal !…

Il se livra à une course folle pendant toutela matinée. Une joie immense l’emplissait. Il criait aux échos dubois : « Diane ! Diane ! » Il songeaitqu’il était aimé de Diane, de Mme Martinet et d’uneprincesse inconnue qui lui envoyait des cadeaux. C’était trop pourune fois. Il était plein d’orgueil et il faisait des acrobaties sursa bicyclette.

Un instant, cependant, il interrompit sesexercices pour se dire :

– Trois billets de mille francs ! Jene vais pas avoir quelque chose d’extraordinaire pour ce prix-là.Pendant qu’elle y était, ma princesse eût dû m’en envoyer six.

VIII – QUELQUES ÉTATS D’ÂME

 

Lily, sur les indications d’Adrienne,cherchait dans les tiroirs d’une commode Louis XVI une broche àlaquelle sa mère tenait beaucoup. Elle avait vainement exploré lescoffrets où cette broche était ordinairement placée parmi d’autresbijoux. Elle s’étonnait de ne la point trouver. Adrienne commençaitelle-même à montrer quelque inquiétude.

– Tu sais si j’y tiens, à cette broche,ma Lily. Ce fut le premier bijou que m’offrit ton père…

– Où peut-elle se trouver, ma mère ?Où l’avez-vous « rangée » ? demandait Lily cherchanttoujours.

Soudain, Adrienne se rappela. Elle tendit uneclef à Lily.

– Je me souviens maintenant ! Dansle coffret de cèdre, dans le dernier tiroir à droite.

Lily prit la clef et ouvrit le coffret. Elletrouva, en effet, la broche et se disposait à la remettre à sa mèrequand elle poussa un cri d’étonnement.

Adrienne se retourna vers Lily. La jeune filleavait la broche dans une main et une photographie dans l’autre.

– Mère, fit-elle, vous ne m’avez jamaismontré cette photographie ! C’est vous ! quand vous étieztrès jeune ! Ah ! comme vous étiez jolie !

Adrienne était déjà auprès de sa fille et luiavait arraché la photographie des mains. Mais Lilydemandait :

– Que signifie cette dédicace,mère ? cette dédicace en anglais : « À Charley, sapetite amie » ?

Adrienne semblait envahie d’un troubleinexprimable. Une pâleur mortelle se répandit sur ses traitsdécomposés. Elle se retourna pour que sa fille ne la vît point etremit la photographie dans le coffret, qu’elle refermasoigneusement. Alors, elle put dire d’un ton qui s’efforçait d’êtrenaturel :

– Ce fut un de mes amis d’enfance, Lily.Mais il a disparu depuis très longtemps. On n’a plus entendu parlerde lui, jamais, jamais !…

– Charley ! fit Lily. Mère, je mesouviens maintenant…

– Tu te souviens ! Tu te souviens dequoi ? demanda Adrienne d’une voix étranglée.

– Je me souviens qu’une fois vous avezdit ce mot : « Charley ! » il y a quelquesannées au Siam devant mon père, et que cela parut lui causerbeaucoup de peine, car il montra une grande agitation.

– Oui, fit sourdement Adrienne, ton pèrea beaucoup connu Charley… Mais il ne faut plus prononcer jamais cenom-là… il ne faut plus évoquer ce souvenir… jamais !jamais !

– Jamais, ma mère, répondit Lily, soudaingrave.

…… … … … … … … … … …

Au fumoir, dans son fauteuil, Pold serépétait :

– « Zut ! »« Zut ! » Elle m’écrit :« Zut ! » Et moi qui étais si heureux quand le pèreJules m’a remis cette lettre, sa lettre. Je reconnaissais sonparfum. C’était la première lettre d’elle ! Elle s’apitoyaitdonc enfin ! Elle se rappelait que j’existais !… Oui,mais pour m’écrire : « Zut ! »

Et il revécut la semaine qu’il venait depasser.

Son bonheur d’avoir possédé Diane s’étaitchangé bientôt en un désespoir sombre, car il voulait la posséderencore, et ce fut en vain.

Dès le lendemain, il avait écrit une lettredélirante à Diane pour lui dire qu’il l’aimerait toute sa vie,qu’il lui appartenait jusqu’à la mort, et même jusque dansl’éternité. Toutes les niaiseries, toutes les sentimentalités quelui inspirait son amour d’adolescent, il les mit dans cette lettre.Il lui demandait un rendez-vous, affirmant qu’il mourrait s’ilrestait vingt-quatre heures sans la voir.

En même temps, il s’était entendu avecMartinet pour l’ameublement d’un petit rez-de-chaussée de garçon,dans le quartier de l’Europe. Il avait raconté au tapissier ce quis’était passé pendant qu’il cuvait son ivresse, moins, bienentendu, les déclarations de tendresse deMme Martinet.

Le tapissier avait déclaré qu’on ne lui feraitjamais avaler de pareilles sornettes, mais que ce n’était pas sonaffaire et que, du moment que les billets de mille étaient là etque sa femme n’y voyait pas d’inconvénient, il n’avait plus qu’àaccomplir sa besogne. Et il s’était mis au travail pour Pold, qu’ilcommençait à chérir de tout son cœur, lâchant des commandesimportantes.

Mme Martinet avait revu Pold,une fois, au magasin, mais elle ne lui avait pas adressé la parole,ce qui lui valut une scène de son mari. Celui-ci lui déclara qu’ilne tolérerait pas qu’elle montrât une animosité plus prolongéeenvers un jeune homme de famille qui voulait bien l’honorer de sonamitié.

Pold attendait toujours la réponse de Diane.Cette réponse ne vint pas. Il en fut stupéfait. Il attendit deuxjours, trois jours. Rien. Il erra autour de l’hôtel de l’avenueRaphaël. Il n’aperçut point Diane. Il osa se risquer à aller sonnerà sa porte. Il fut grossièrement éconduit par un larbin.

– Madame n’est pas là, luidéclara-t-on.

– Je sais qu’elle y est.

– Elle n’y est pas pour vous !

Et on lui avait claqué la porte sur le nez. Ils’était retrouvé sur l’avenue, dans un désarroi indescriptible. Ilpoussait des cris de rage.

– La misérable ! La misérable !Elle me fait chasser ! Et je croyais qu’ellem’aimait !

Il se donnait des coups de poing sur latête.

– Je l’aurai de force ! deforce ! comme l’autre jour ! Je me ferai plutôt tuer,mais je la veux ! Je reprendrai le même chemin…

Et il s’avança du côté du mur qu’il avait déjàescaladé. Quelle ne fut pas sa stupéfaction en apercevant,au-dessus de ce mur, une haute grille qu’on venait d’yposer !

Il fit : « Oh ! »

Et il resta atterré.

– Elle ne veut plus de moi ! C’estfini ! Elle ne veut plus de moi !

Et il s’en était retourné effroyablementtriste.

Non, elle ne voulait plus de lui. La scèned’amour de l’autre nuit avait été pour elle une surprise, comme lascène de terreur qui l’avait précédée. Elle ne s’était pas donnée.Elle s’était laissé prendre. Mais, aussitôt qu’elle se futreconquise, elle comprit l’imprudence qu’elle venait de commettreen ne se défendant pas, et elle avait renvoyé tout de suite Pold,très vite, tremblant qu’il ne fût aperçu.

– Si le prince savait cela ! sedisait-elle.

Or le prince le sut, puisque, dès l’après-midimême, elle reçut une lettre dans laquelle il lui disait :

 

« Madame,

« Je vous serais reconnaissant de faireposer immédiatement une grille au-dessus du mur de votre jardin. Etsurtout ne revoyez jamais plus, ne recevez jamais plus le jeune fouauquel vous avez permis si facilement, ce matin, de vous prouverson amour.

« Mettez cela, madame, sur le compte dela jalousie. »

 

C’était signé « Agra ».

L’étonnement de Diane de ce que le prince fûtsi vite et si bien renseigné n’égala point sa rage. Elle maudit sonaventure et proféra mille malédictions à l’adresse de celui quiavait failli être la cause d’une catastrophe. C’en eût été unequ’une rupture avec le prince, car, bien qu’aucun contrat ne fûtintervenu entre eux, Diane considérait qu’elle lui appartenait toutentière depuis le don du collier.

– Heureusement, il me pardonne ! sedisait-elle. Il est aussi magnanime qu’il est beau. Il ne connaîtpoint les rancunes des autres hommes…

Et il grandit encore dans son esprit et dansson cœur.

Quant à Pold, elle le chassa de son souvenircomme elle devait le faire chasser de son seuil. Si le princen’avait rien su, elle lui eût peut-être pardonné, elle lui eûtpeut-être montré, un jour, de la pitié… Maintenant, Pold n’existaitplus pour Diane, et, comme elle reçut une lettre dernière danslaquelle il lui annonçait des résolutions extrêmes, des actes defolie, où il lui servait le « coup du suicide » elle luijeta à la poste ce mot : « Zut ! »

Pold, dans le fumoir, mâchonnait son cigare,songeant toujours à ce « Zut ! » qui tuait sadernière espérance. À l’autre coin de la pièce, son père, et Raoulde Courveille tenaient conversation. Pold écouta. Raoul deCourveille disait :

– Nous y allons. C’est le 15. Je suischargé par Diane de vous rappeler qu’elle vous a invité et qu’ellecompte absolument sur vous. Vous n’avez pas vu le prince. Ce seraune occasion de faire connaissance avec lui. Vous savez que les« tableaux vivants » de Diane sont très courus. Cettefois, on s’arrache les invitations, non à cause des tableaux, maisà cause du prince. Il faut venir.

Lawrence hésita encore.

– Êtes-vous sûr que le prince ysera ? demanda-t-il.

– Absolument sûr. C’est là qu’il doitfaire sa seconde apparition. Ne lâchez pas une occasionpareille.

La curiosité l’emporta.

– C’est bien, décida Lawrence,j’irai…

Pold avait jeté son cigare :

– Le 15 ! Papa y va ! Eh bien,moi aussi, j’irai ! Seulement, si papa y va pour le prince,moi, j’irai pour Diane !…

Il se gratta l’oreille :

– Y aller ! Mais comment ? Onva certainement me fiche à la porte… Bah ! je trouveraibien !… Demain, j’irai demander conseil à Martinet.

IX – OÙ LE LECTEUR COMPRENDRA QU’IL SEPRÉPARE QUELQUE CHOSE DE TRÈS GRAVE POUR LE CHAPITRE SUIVANT

 

Avril était d’une douceur admirable. Lesjardins de Diane étaient tout en fleurs. Elle résolut que la fêteserait donnée, en partie, dans les jardins. On dînerait sous lesarbres, on danserait sur les pelouses et l’on n’entrerait dans legrand hall de l’hôtel qu’à l’heure des « tableauxvivants », spectacle qui devait mettre un terme à toutes lesréjouissances.

Tout le « high life » voulut être dela fête.

Martinet fut particulièrement chargé de lascène, du grand hall, des décors et des changements de décors.

Ce jour-là, on devait admirer Diane etplusieurs de ses compagnes de fête, dans des costumes aussi légersque suggestifs.

C’étaient ses derniers « tableauxvivants » de la saison. Elle offrait quatre spectacles par an.Le monde de la grande fête avait particulièrement goûté cettenouvelle mode, qui lui permettait d’apprécier et de comparer lesformes plus ou moins impeccables des plus fameuses pécheresses.

Il y avait déjà du monde dans les jardins. Uneheure plus tard, un coupé de style très simple vint se joindre à lafile des voitures. Le prince Agra en descendit. Il fut tout desuite mêlé au groupe de Diane. Celle-ci demandait au prince deshistoires sur l’Inde et les Indiens.

Le prince lui disait qu’il avait quittél’Hindoustan très jeune, à douze ans. Mais il se souvenait de cemerveilleux pays comme s’il l’eût habité la veille.

– Vous descendez d’une race trèsancienne ? demanda Diane.

– Oh ! très ancienne, madame. Parles radjapoudras, ces seigneurs qui ne subirent jamais aucun jougétranger, je descends du radjah de Sédussia, dont la capitale étaitUsépour. Or, vous savez de quel prince descend le radjah deSédussia ?

– Je vous avouerai, fit Diane, que jel’ignore totalement.

– Le radjah de Sédussia descend de Porus,qui eut maille à partir avec Alexandre de Macédoine.

– Une chose me stupéfie, prince :c’est que vous ayez si peu, vous qui descendez d’une race siancienne de l’Inde, l’air indien, et que votre physionomie nerappelle en rien votre origine.

– Madame, je ressemble à ma mère. Je suisle portrait vivant de ma mère. Or ma mère était une Grecque deThessalie dont le radjah, mon père, fit sa femme.

Pendant que l’on dînait et que se tenaient cespropos, des ouvriers, dans le grand hall, sous la direction deMartinet, procédaient aux dernières installations pour lespectacle.

Martinet était sur la scène et disait à l’unde ses ouvriers, qu’habillaient une blouse et un pantalon blancs etque coiffait une casquette noire :

– Eh bien, vous amusez-vous un p’titpeu ?

– Beaucoup, Martinet, beaucoup !

– Croyez-vous que votre père vousreconnaîtra ?

– J’espère bien que non. Du reste, il estvenu ici tout à l’heure, avec M. de Courveille, pendantque vous étiez occupé à disposer la tenture de la grande porte dufond. Il a fait le tour du hall, et je n’étais pas plus fier quecela. Je me disais : « Tiens-toi bien, mon vieux Pold, etqu’on ne te reconnaisse pas, ou il y aura du grabuge ! »Et, à l’idée qu’il pouvait me reconnaître dans ce travestissement,je ne me trouvais pas précisément à mon aise. Qu’est-ce qui vaarriver ! m’écriai-je intérieurement. Heureusement, il n’estrien arrivé du tout, parce qu’il ne m’a pas reconnu.

– Il n’a eu aucun doute ? demandaMartinet.

– Aucun. Et, cependant, il examinait deprès ce que faisaient les ouvriers, et il se tint trois minutesderrière moi. J’étais dans un état ! Je cachais mon émotion enessayant le rideau, en le levant et en le baissant bien des fois.Je vous assure qu’il marche bien le rideau, et que vous pouvez entoute sécurité me préposer à son maniement.

– Allons, tant mieux ! C’est tout demême « farce » ce que nous faisons là, et vous avez unfichu toupet ! C’est ce qui me plaît en vous et ce qui faitque je m’intéresse à vos entreprises. Mais tout ceci ne m’expliquepas pourquoi vous avez voulu venir.

– Je tenais à voir le prince Agra, donton parle en ce moment. Voilà tout !

– Quel drôle de petit bonhomme ! Etvous ne l’avez pas vu, le prince Agra ?

– Non. Mais je pourrai le contempler àmon aise, ce soir, pendant que je tirerai le rideau, quand il seradans la salle.

– Si ça peut faire votre bonheur !Moi, j’en ai tant vu, de princes, que celui-là, pas plus que lesautres, ne me dit plus rien. Croyez-moi si vous le voulez, mais, àVersailles, j’ai serré la main du tsar… Alors, vous comprenez, rienne m’épate plus !

– Laissons le tsar tranquille, fit Pold,et parlons de choses sérieuses. La rue de Moscou ? Monappartement de la rue de Moscou ?

– Elle va bien, la rue de Moscou.

– Quand tout sera-t-il prêt ?Hâtez-vous, Martinet, je voudrais être dans mes meubles,déjà !

– Écoutez. Je vais vous dire une chosequi vous fera plaisir.

– Il n’y en a qu’une qui puisse me faireplaisir, c’est celle-ci : Dites-moi : « Pold, demainvous serez chez vous ! »

– Eh bien, je vous dis :« Pold, demain vous serez chez vous. »

– Vrai de vrai ?

– Vrai de vrai.

– Ah ! Martinet, t’es un bravetype !

Et Pold sauta sur les mains de Martinet, qu’ilserra avec effusion.

– Ça me console de bien des peines,dit-il.

– Desquelles, monsieur Pold ? Jevois bien que vous en avez. Si je puis faire quelque chose pourvous…

– Ça, ça me regarde. Il n’y a rien àfaire, Martinet. J’essaierai de me consoler moi-même. Je connais lemoyen.

L’œil de Pold brilla.

– De l’audace ! cria-t-il, del’audace ! encore de l’audace !

– Vous parlez comme Robespierre, fitMartinet, qui connaissait approximativement son histoire.

– Monsieur Martinet, vous êtes unâne ! Mais voilà du monde. Hop ! au rideau ! Ayonsl’air de travailler.

Le dîner terminé, on se leva. Diane donna lesignal. Elle fit entendre à ses amies qu’il était temps de gagnerles loges.

– Allons nous préparer, fit-elle.

Tout le monde était debout. Derrière le princese glissa Jean, le cocher de Diane, qui, ce soir-là, doublait lemaître d’hôtel.

Il prononça ces mots à voix basse :

– Sur la scène du grand hall. Aurideau.

Le prince semblait n’avoir pas entendu.

– M’accompagnez-vous, prince ?demanda Diane.

– Si tel est votre désir…répondit-il.

Et il lui donna le bras. Ilss’éloignèrent.

Sur les estrades, les musiciens se firententendre. On allait danser, dans la douceur du soir.

– Quelle soirée exquise et quelprintemps ! s’exclama Raoul de Courveille, à côté deLawrence.

– Aussi, vais-je quitter Parisbientôt.

– Vous ?

– Moi. Nous allons partir pour notremaison des champs. J’y vais installer ma famille. Mes affaires meferont revenir souvent à Paris ; mais ma femme et ma fille etmon fils vont rester là-bas jusqu’à l’automne.

– Et où c’est-il, là-bas ?

– Mais là où il était l’annéedernière : au bois de Misère, à Montry, un pays charmant, unevraie campagne. Vous viendrez nous y voir. Dans quinze jours, nousaurons abandonné l’avenue Henri-Martin.

Ils s’enfoncèrent sous les arbres en devisantde la soirée, du prince et de Diane, pour laquelle Lawrencesemblait montrer de l’enthousiasme.

Le prince, Diane et ces demoiselles des« tableaux vivants » étaient entrés dans le grand hall.Ils le traversèrent, ils montèrent sur la scène. Pold n’avaitd’yeux que pour Diane.

« Comme elle est belle ! » sedisait-il.

Il eût voulu pouvoir crier à tous que cettefemme lui avait appartenu, qu’elle lui appartiendrait encore. Ilsouffrait de la voir se pencher sur l’épaule de son cavalier.

« C’est lui ! » continuait enaparté Pold. « C’est lui ! c’est le princeAgra ! »

Et il commençait à haïr le prince Agra.

Quand tout le monde fut sur la scène, Dianedit :

– Permettez-moi de passer devant vous,mesdames ; je vais vous désigner vos loges.

Elle quitta le bras du prince.

– Celle qui a parlé, c’est ma belle-sœur,fit Martinet à Pold.

– Je le sais bien !

– Comment le savez-vous ? Oùl’avez-vous vue ?

– Dans des photographies…Silence !

Diane disparut par une porte du fond. Lesjeunes femmes la suivirent. Le prince était le dernier. Il restaseul, un instant, sur la scène.

– Épatant ! disait Martinet.Épatant !

– Qu’est-ce qu’il y a d’épatant ?demanda Pold.

– Mais vous ! On dirait que vousavez porté ce costume toute votre vie ! Ah ! je comprendsque votre père ne vous ait pas reconnu. Votre mère elle-même…

Martinet fut interrompu par le prince Agra,qui s’approchait lentement. Il s’arrêta devant Pold et luidit :

– Eh ! quoi ! monsieur LéopoldLawrence, vous voilà tapissier maintenant ! Si votre père vousvoyait dans cet accoutrement, croyez-vous qu’il rirait ?

Et le prince, faisant demi-tour, disparut.

Pold et Martinet restaient ahuris etsuffoqués. Ils ne trouvaient rien à dire, ils ne pouvaient riendire.

Une soubrette qui vint vers eux les sortit, aubout de dix minutes, de leur extase.

– Madame vous prie de monter, dit ladomestique à Pold.

– Moi ? eut à peine la force dedemander Pold.

– Vous-même.

Autant que Pold, Martinet était atterré. Il sedemandait anxieusement ce qu’il allait advenir de cette aventure etredoutait, connaissant le caractère de Diane, les conséquences dela supercherie à laquelle il s’était prêté.

Pold suivit la soubrette.

X – LUI !

 

Diane était montée dans sa chambre, suivie duprince. Celui-ci fit comprendre à la jeune femme qu’il lui fallaitéloigner la soubrette.

– Mais il faut que je m’habille,prince !

Agra fronça les sourcils. La soubrette futmise à la porte sur-le-champ.

Ils restèrent seuls. Diane alla vers le princeet lui prit les mains.

– Tout ce que vous voulez, dit-elle… Jesuis votre esclave. Ordonnez, mon maître, et vous serez obéi…

Elle se glissa, infiniment câline, sur lapoitrine du jeune homme. Ses bras firent un collier au prince. Ellevoulut courber sa belle tête vers ses lèvres.

Agra dénoua, sans effort, les bras quil’enlaçaient, écarta Diane, lui montra un siège, et dit :

– Madame, dans cette chambre, une heure àpeine après m’avoir quitté, l’autre soir, il y avait làquelqu’un…

Elle se leva, effrayée du ton que prenaitAgra, de sa parole glacée. Elle joignit les mains.

– Oh ! prince, fit-elle, vous quisavez tout, vous pour qui il n’est point de mystère, ignorez-vousque ce jeune homme m’a surprise, qu’il s’est introduit chez moi parescalade, et qu’il m’a imposé son amour par l’épouvante ?

– Madame, j’ai cru cela. Mais je fus unsot. Car si votre défaite a été telle que vous le dites, vous avezdû le chasser ensuite, votre… amoureux malgré vous !

– Oh ! certes !

– Et si vous l’avez chassé, vous l’avezfait de telle sorte qu’il ne lui prît plus l’envie derevenir ?

– Pouvez-vous en douter ?

– Et cependant, madame, il estrevenu !

– Jamais ! jamais ! Je vous lejure ! Jamais ! protesta Diane avec une forcecroissante.

Le prince s’assit et joua négligemment avec legland d’un fauteuil.

– Moi qui sais tout, dit-il, je sais quecet adolescent est revenu. Il est si bien revenu, qu’il est là, àcette heure, dans votre hôtel. Oui, madame.

– Mais cela est impossible !Prince ! prince ! on vous a trompé !

Le prince répliqua, plus froid quejamais :

– Vous oubliez qu’on ne peut pas metromper.

Diane se mit à ses genoux :

– Écoutez, prince, vous me dites qu’ilest là, mais je vous jure que je n’en sais rien. Je vous jure queje n’ai rien fait pour qu’il fût là ! Je vous jure que cegamin n’a jamais existé pour moi, que je l’ignore, qu’à peine jesais son prénom : Pold, que je ne l’ai jamais aimé et que jele hais ! Je le hais de ce qu’il écarte vos lèvres de meslèvres !

Elle roula sa jolie tête sur les genoux de sonidole et pleura, car elle se donnait, et le prince ne la prenaitpas. Il était toujours aussi calme, aussi maître de lui.

– Je vous dis, madame, que ce jeunehomme, votre amant, est dans votre hôtel.

Elle se releva, se tordit les poignets etcria :

– Eh bien ! s’il est là, prince,dites-moi où il est, car vous seul le savez ! Dites-le-moi,que je le chasse ! que je le fasse déchirer par meschiens !

– Sonnez votre femme de chambre, fitAgra.

Fébrile, elle sonna. La soubretteaccourut.

– Jenny, écoutez bien ce que vous dira leprince, et exécutez de point en point ses ordres.

– Mademoiselle, vous allez descendre surla scène : vous y trouverez un jeune ouvrier en blouse blancheet casquette noire. Vous le prierez de vous suivre et vous leconduirez ici.

– Et faites vite ! s’écriaDiane.

La soubrette avait disparu.

– Ah ! il se déguise, maintenantqu’il ne peut plus entrer chez moi en escaladant les murs ! Jevous promets que je vais lui faire passer le goût destravestissements !

Le prince ne répondit pas. Elle se tut, elleaussi, regardant la porte d’un air sombre. Cette portes’ouvrit.

Pold fut enfin sur le seuil, la casquette à lamain, se demandant s’il devait entrer. Une émotion indescriptibles’emparait de tout son être en regardant cette chambre où ils’était introduit une première fois d’une manière si romanesque etdans laquelle il revenait en des circonstances plus étrangesencore.

– Entrez ! cria Diane.

Elle alla claquer la porte derrière lui. Il laregarda. Il eut peur de ses yeux, qui lui jetaient de la haine. Ilrecula. Il eut la terreur de ce qui allait lui arriver. Il setrouva à côté du prince et le contempla d’un air hagard. Il nepouvait prononcer une parole. Le calme suprême du prince le remitun peu. Il se tourna vers Diane de nouveau.

– Que faites-vous ici ? cria-t-elle.Qui vous a introduit ici ? Pourquoi êtes-vous ici ? Jevous avais chassé ! Chassé et jeté à ma porte ! Chassécomme un voleur ! Car vous êtes un voleur ! Vous avezvolé ici quelques minutes de plaisir ! Vous aviez escaladé monmur, la nuit ! Je pouvais vous tuer ! Je devais voustuer !

Sa parole était saccadée, sa voix rauque.

– Oui, vous tuer comme un chien !Pourquoi êtes-vous revenu ?

Il répondit très bas :

– Parce que je vous aime…

Ces paroles d’humilité et de détresse ne lacalmèrent point, au contraire…

– Vous m’aimez ! Eh bien !qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Est-ce que cela meregarde, moi, si vous m’aimez ? Est-ce que je vous aime,moi ?…

Il se fit plus humble encore :

– Madame, vous ne m’aimez pas. Je suishorriblement malheureux parce que vous ne m’aimez pas. Je croismême que vous me haïssez maintenant !… Mais j’avais espéré quevous m’aimeriez… L’espoir est une chose qui n’est pointdéfendue…

Reprenant un peu de sang-froid, voyant qu’ellele laissait parler, il eut le courage d’ajouter :

– Après ce qui s’est passé entre nous,cette nuit que je n’oublierai jamais…

Car il n’était pas fâché de montrer au tiersqui l’écoutait qu’une minute avait existé où Diane s’étaitapprivoisée. Elle se jeta sur lui, la main haute, pour legifler :

– Ah ! misérable ! Tu osesparler de cette nuit !…

Devant les coups prêts à venir, Pold avaitsoudain changé d’attitude. Il n’allait pas se laisser piétinerainsi. Son orgueil finissait par se révolter sous les outrages quecette femme lui jetait à la face, devant cet homme… cet hommeimpassible, qui était sans doute la cause de tout son malheur…

Il avait retenu au vol la main de Diane. Sajoue n’en fut pas effleurée.

– Ah ! ne me touchez pas,madame ! s’écria-t-il. Ne me touchez pas !… Assezd’outrages, assez d’injures ! Je m’en vais ! Je vousaimais, je vous aime peut-être encore… mais ne craignez rien… je nevous le dirai plus…

Diane le laissa se diriger lentement vers laporte.

– Et que je ne te revoie plus jamais, tuentends ? jamais plus, gamin !

Pold se retourna, très flagellé de l’épithètedevant l’autre. Il regarda fixement Diane, eut une mouedédaigneuse et dit :

– Madame préfère sans doute lesvieillards ?

Il avait dit cela d’une façon si drôle que lacolère de Diane, par un bizarre phénomène de ses nerfs, tomba ducoup.

– Ah ! le sale gosse ! fit-ellesimplement.

Et elle ne put s’empêcher de rire.

Ce rire fut plus douloureux à Pold que lacolère de tout à l’heure.

Il vit que le prince aussi souriait. On semoquait de lui. Il revint vers Diane.

– Rien n’empêchera, madame, dit-il, quece sale gosse vous ait aimée… et rien ne dit qu’il ne vous aimerapas encore !

Diane, maintenant, riait, riait.

– Ah ! bah ! Et quand ? Etquand ?

Elle continuait à rire.

Il résolut d’être de la dernièreinsolence :

– Quand je pourrai payer vos nuits,madame !

Diane se roulait :

– Il veut me payer mes nuits ! Ilveut me payer mes nuits !

Elle s’avança, les yeux pleins des larmes deson rire :

– Mais tu ne sais pas, petit malheureux,ce qu’elles coûtent, mes nuits ?

– Dites-le.

– Eh bien ! pour toi, cette nuit-làtu entends ? cette nuit, ça ne coûtera que vingt francs… Lesas-tu ?

Et elle repartit, avec son fou rire :

– Il ne les a pas ! Il ne les apas !

De fait, il ne les avait pas. Il étaitécarlate de honte. Il s’enfuit, dégringola l’escalier, arriva surla scène, courut à Martinet, l’emmena.

– Viens ! lui disait-il.Viens ! Je t’expliquerai tout. Mais fuyons ! Oh !fuyons !

Martinet ne voulut pas abandonner Pold. Ilsquittèrent précipitamment l’hôtel ensemble et sautèrent dans unfiacre.

– Où allons-nous ? demandaMartinet.

– Où tu voudras ! Où tuvoudras !

Alors, Martinet se pencha à la portière et ditau cocher : « Rue de Moscou ! Etvite ! »

Le fiacre s’enfonça rapidement dans lanuit.

Diane, quand elle fut seule avec le prince,lui demanda pardon de la scène ridicule à laquelle il avaitassisté.

– Je suis honteuse, dit-elle.

Le prince lui sourit, déposa un baiser sur sonfront et la quitta.

– Habillez-vous, lui recommanda-t-il. Jevous ai retardée.

Il descendit. Il alla sur les pelouses. Ondansait. Une grande gaieté régnait partout. Il considéra lescouples qui valsaient sur le gazon. Les lampes électriquesfaisaient des carrés de clarté et de vastes coins d’ombre. Il étaittout triste. Il s’appuya contre un arbre. Une immense mélancolielui fit courber la tête.

– Ceux-là sont joyeux, dit-il, et il semit à marcher en rêvant…

L’heure du spectacle était venue. Les musiquess’étaient tues. Les groupes s’étaient dirigés vers l’hôtel. Tousles invités emplirent bientôt le grand hall. On se casa comme onput, sur les chaises, sur les banquettes. On monta sur les bancsqui faisaient le tour de la grande salle. Il y en avait encore surles marches de l’escalier qui conduisait à la porte du fond, unevaste porte que masquait une draperie.

Le rideau du théâtre était baissé.

Tout le monde parlait, riait, caquetait. Onfaisait la cour aux femmes, et les femmes se laissaient faire lacour.

Soudain, trois coups sourds furent frappés surla scène. Toute la salle fut plongée dans l’obscurité et le rideause leva.

Vénus, c’était Diane. Une Vénus trop peufemme, trop androgyne, aux flancs étroits.

Elle eut cependant tous les suffrages car elleétait belle, attirante et avait la grâce. Sa nudité en maillotémouvait.

Autour d’elle, quelques demi-déesses, en desposes pleines de nonchaloir, reposaient.

Elles souriaient d’une façon stupide. Ellesavaient l’air bête des oies. Elles aussi regardaient le prince,mais le prince ne les vit pas.

Il y eut des rires dans la salle, car ondétaillait le spectacle. On y découvrait des beautés et on ytrouvait des tares.

On laissa retomber le rideau. Lesapplaudissements le firent remonter. Il retomba.

Soudain, des exclamations venant du hallattirèrent l’attention. Tous les yeux contemplaient la bizarreapparition qui surgissait à la porte du fond, dont la tenture étaitsoulevée au sommet de l’escalier qui conduisait au grand hall…

Alors, deux voix clamèrent, celles du comteGrékoff et du prince Hartmann :

– L’Homme de la Nuit !

XI – OÙ M. MARTINET FAIT TOUT CEQU’IL FAUT POUR ÊTRE TROMPÉ PAR SA FEMME

 

À l’heure où les invités commençaient àarriver chez Diane, c’est-à-dire vers cinq heures et demie du soir,un homme débarquait à la gare de l’Est et descendait le boulevardde Strasbourg. Cet homme attirait l’attention de ceux qui letrouvaient sur leur chemin. Les regards curieux le suivaient, lesgens stationnaient pour le mieux voir passer.

Cet homme était un noir, mais un noir géant.Il avait une carrure des plus puissantes. Ses muscles saillaientsous son léger vêtement de toile blanche. Un pantalon de drap grisretenu à la taille par une ceinture de cuir, d’énormes chaussuresjaunes, un immense panama sur ses cheveux « crêpés »complétaient son accoutrement. Il portait à la main un long bâton,qui lui servait de canne.

Il marchait à grands pas réguliers, en lignedroite, sans s’occuper des petits rassemblements de trottoir, quise dissipaient à son approche, pour se reformer derrière lui.

Il s’arrêta à une fontaine Wallace, remplit legobelet quatre fois, le vida quatre fois. Il eut ainsi l’occasionde montrer une denture formidable.

Il reprit son chemin. Il semblait connaîtreParis. Au coin du boulevard de Sébastopol et des grands boulevards,il tourna à droite sans hésitation et remonta vers la porteSaint-Denis. Il stationna sous cette porte. Il ne s’y trouvaitpoint depuis cinq minutes qu’il fut abordé par un tout jeune homme,habillé d’une livrée sombre.

Celui-ci lui tendit un pli, sans mot dire, ets’en fut.

Le géant décacheta le pli et lut :

 

« La passion du petit pour cette Diane megêne beaucoup. Du moins en ce moment. L’occuper parailleurs tout de suite. Agis suivant instructions antérieures, queje confirme.

Nox. »

 

L’homme arracha le pli, en fit des morceaux,qu’il jeta au vent, et continua sa route par le boulevardPoissonnière. Il descendit jusqu’à la rue du Sentier, qu’ilprit.

Il entra dans le magasin de Martinet. Unouvrier lui demanda ce qu’il désirait, en le dévisageant d’un œileffrayé.

– Parler à Mme Martinet,dit le noir. C’est pour affaire.

L’ouvrier s’éloigna et revint au bout d’uneminute.

– Venez, dit-il,Mme Martinet est dans son bureau.

Ils se dirigèrent vers le bureau, qui était aufond du magasin.

À ce moment, le commis que nous avons vu dansun précédent chapitre traversa la pièce, passa derrière le noir etdit à mi-voix, de façon à ne pas être entendu de l’ouvrier quimarchait à quelques pas en avant :

– Tout est terminé rue de Moscou. J’ailes clefs.

Le noir fut introduit dans le bureau.Mme Martinet, en souriant, vint à lui, lui tenditla main.

– Bonjour, monsieur Joe, dit-elle ;qu’est-ce qui nous vaut le plaisir ?… Hé ! ne me serrezpas si fort ! Vous me faites mal…

– Ah ! fit le noir, c’est que vousêtes une brave femme, vous, et que l’on a du plaisir à vous direbonjour.

– Oui, mon ami ; mais votre amitiéest dangereuse pour mes phalanges…

Et elle se frotta les doigts.

Joe s’assit.

– Oui, une vraie brave femme,continua-t-il… Je suis un peu ours, moi. Et c’est bien comme unours que je vis, là-bas, au fond de mon bois. Tout aubergiste queje suis, je ne vois guère de monde : des ouvriers,quelquefois, qui cassent une croûte, boivent un coup et s’en vont.Je ne leur cause même pas. Je ne suis pas liant. C’est tout justesi je réponds à mes rares clients, quand ils m’interrogent. Maisvous ! Ah ! vous m’avez plu tout de suite. Et puis vousavez été une bonne fortune pour l’auberge Rouge, car, chose quivous paraîtra extraordinaire, ma clientèle, depuis quelques jours,augmente. Elle commence même à être d’un niveau plus élevé, maclientèle.

– Tant mieux, monsieur Joe ! Tantmieux !… Alors, depuis mon départ, vous avez eu beaucoup devoyageurs ?

– Beaucoup, c’est trop dire. J’en ai eudeux.

– Ça n’est pas énorme.

– Vous trouvez ? Je suis quelquefoisun mois sans voir personne. Or, le premier client, devinez qui cefut ?

– Je le connais ?

– Mais oui… C’était Harris, le maîtred’hôtel de sir Arnoldson.

– Ah ! bah ! Il venait doncvoir si tout était prêt à la villa et si j’avais tout installéselon ses recommandations ? Est-il content de la maisonMartinet ?

– C’est justement pour cela que je viensvous trouver. Mais n’anticipons pas. Il est arrivé un soir, il acouché chez moi. Le lendemain matin, il me dit : « Joe,je vais à la villa des Pavots.

« – La villa des Pavots, lui demandai-je,qu’est-ce que c’est ? Je ne connais que celle des Volubilisdans la région, et une autre villa qui lui est voisine, mais quin’est plus baptisée depuis longtemps.

« – C’est bien cela, me répliqua-t-il.Cette villa, sir Arnoldson, son propriétaire, mon maître, vientjustement de la baptiser. Elle s’appellera désormais la villa desPavots.

« – Mais il n’y a pas de pavots fis-jeobserver.

« – Il y en aura, continua-t-il, si tuveux en planter, Joe. Je te propose d’être le jardinier de sirArnoldson.

« – Eh ! Je ne demande pas mieux,répliquai-je, mais je ne veux pas quitter mon auberge.

« – Tu garderas ton auberge. Tu prendrasun domestique qui te remplacera quand tu ne seras pas là. Et puisil vient si peu de monde à ton auberge, que tu pourras même tepasser de domestique. Tu jardineras à tes heures de loisir, quisont nombreuses. Tu t’arrangeras comme tu le voudras. Ça teva-t-il ? »

« Vous comprenez, madame, que j’aiaccepté tout de suite. Me voilà donc le jardinier de sir Arnoldson,qui doit venir s’installer, entre parenthèses, dans les derniersjours d’avril. »

– Ah ! il va donc se fairevoir ! interrompit Mme Martinet. Moi, je n’aieu affaire qu’à son maître d’hôtel, et je ne le connais pas.

– Vous aurez l’occasion de le voir, et jevais vous dire le but de ma visite. Le maître d’hôtel alla doncvisiter la villa et me pria de le suivre. Il passa l’inspection detout. Il semblait fort content, et nous revenions ensemble, quandil me dit :

« – C’est fort bien ! EtMme Martinet est une femme intelligente. Je luiferai mes compliments. Mais il faudra qu’elle change entièrementles tentures et les tapisseries du cabinet de travail de monmaître. »

– Le cabinet bleu ? demandaMme Martinet.

– Oui, le cabinet bleu.

– Et pourquoi ? Il n’est donc pasbien ainsi ?

– Non. M. Harris m’a dit que sonmaître ne pouvait souffrir cette couleur.

– Eh bien ! comment leveut-il ?

– Il le veut rouge.

– C’est bizarre ! fitMme Martinet. M. Harris m’avait cependant biendit qu’il le désirait bleu.

– Eh bien ! il se sera trompé. Car,maintenant, il le veut rouge. Et, comme au courant de laconversation, je disais à M. Harris que j’allais être dans lanécessité de faire, cette semaine, un petit voyage à Paris, il m’aprié de venir vous avertir de ces changements nécessaires, puisque,maintenant, je suis de la maison de son maître.

– Qu’il soit fait selon sa volonté !dit Mme Martinet. Je n’aurais garde de m’y opposer.Et pour quand le veut-il, son cabinet rouge ?

– Ah ! vous avez du temps devantvous ! Il m’a seulement chargé de vous dire de vous procurerdès maintenant tout ce qu’il vous faut pour transformer en rouge cequi est en bleu. Il vous avertira quand le moment sera venu de voustransporter là-bas.

– Mais s’il attend trop, sir Arnoldsonsera là, et je le gênerai.

– Il m’a dit que ça ne le gênerait enrien, et que vous pourriez travailler à votre aise au cabinet deson maître, même quand la villa sera habitée, attendu que si cemonsieur a un cabinet de travail il n’y met cependant jamais lespieds.

– Quelles drôles de gens ! s’exclamaMme Martinet.

– C’est mon avis, fit Joe en se levant.Car, puisqu’il ne va jamais dans son cabinet de travail, qu’est-ceque cela peut lui faire que la couleur en soit rouge oubleue ?

Et Joe sourit, découvrant le clavier de sadenture.

– Enfin, j’ai fait ma commission, et jevais avoir l’honneur de vous saluer, termina-t-il en se levantlentement.

– Mais permettez-moi de vous offrirquelque chose, monsieur Joe.

– Oh ! rien du tout, madame. Jeviens de boire tout à l’heure quatre grands verres d’eau claire quim’ont désaltéré à ma suffisance.

– Un petit cognac ? insista, parpolitesse, Mme Martinet.

À son grand étonnement, Joe se rassit.

– C’est la seule chose que je ne refusejamais, dit-il.

Joe but à petites lampées le verre de cognacqu’on lui servit. Négligemment, il dit :

– Vous en savez maintenant aussi long quemoi sur mon premier client…

– C’est vrai, repritMme Martinet, mais vous m’avez dit que vous eneûtes un second…

Joe fit :

– Oh ! celui-là est beaucoup moinsintéressant. Mais je vous quitte, madame Martinet, je ne veux pasabuser de vos instants.

– Vous n’abusez pas… Et cet autre client,est-ce que je le connais ?

– Je crois que oui.

– Comment, vous croyez ?

– Est-ce que vous ne m’avez pas dit quec’était votre maison qui avait été chargée de l’aménagement à Parisde l’hôtel de M. Lawrence ? Je crois même me rappeler quevous m’avez raconté que votre mari était resté en relations suiviesavec M. Lawrence fils. C’est bien cela ?

– Mon Dieu, oui, mais je ne vois pas…

– Attendez. Êtes-vous allée quelquefois àl’hôtel Lawrence ?

– Certainement, au moment del’installation.

– Vous y avez vu le père Jules ?

– Le concierge ?

– Oui, le concierge. Eh bien ! c’estle père Jules qui fut mon second client. Il venait, lui aussi,constater que la villa des Volubilis était prête à recevoir seshôtes.

– Ah ! ils s’en vont à lacampagne ?

– À la fin du mois, comme les maîtres dela villa des Pavots.

Il y eut un silence. Puis Joereprit :

– Le père Jules m’a même dit que leséjour de la campagne ferait grand bien à son jeune maître,M. Pold, vous savez ? ce petit garnement dont vous meparliez l’autre jour.

– Et pourquoi ? demandaMme Martinet, soudain très intéressée.

– Pourquoi ? Parce que ce jeunehomme, paraît-il, se dérange beaucoup depuis quelque temps. Ilrentre très tard et quelquefois ne rentre pas du tout. C’est dumoins ce que m’a dit ce bavard de concierge. Et vous savez qu’il nefaut jamais ajouter foi à des histoires de concierge, même quand ceconcierge est un homme…

– Ah ! Il se dérange ? Ilcourt ?

– Avec des filles ! Oui, madame.Avec des cocottes, avec de grandes cocottes !

– Je m’en doutais ! fitdouloureusement Mme Martinet.

– Le père Jules en sait long sur soncompte. Il est même peiné de voir ce qui se passe, car il l’aimebeaucoup, M. Pold. Il me disait : « Quel malheur quepersonne n’ait d’influence sur ce jeune cerveau pour l’empêcher defaire des bêtises ! Tout cela finira mal. Des nuitsdehors ! Où peut-il les passer ? » Moi, je medisais : « Peut-être bien qu’il les passe dans ce petitappartement de garçon qu’il demandait à M. Martinet et queM. Martinet aura fini par lui accorder… » Mais je megrondais d’avoir eu une si mauvaise pensée. M. Martinet étaittrop raisonnable pour céder à ce jeune homme sur une chose aussigrave.

– Hélas ! criaMme Martinet, c’est fait ! Ah ! vous nesavez pas ?

– Je ne sais rien.

Elle lui raconta avec volubilité l’histoiremystérieuse des trois mille francs.

– C’est incroyable ! inouï !faisait Joe le plus naïvement du monde… Alors, maintenant, il aune… garçonnière, comme on dit ici ?

– Oui, une garçonnière. Mon mari devaitlui en livrer les clefs cet après-midi s’il le voyait. Mais je nepense pas qu’il l’ait vu, car il est trop occupé, aujourd’hui, chezma sœur…

– Eh bien, moi, fit Joe en clignantmalicieusement des yeux, je sais bien avec qui il l’inaugurera, sagarçonnière, du moins si les histoires du père Jules sontexactes.

– Avec qui ? demanda anxieusementMme Martinet.

– Avec sa maîtresse.

– Qui, sa maîtresse ?

– Une grande cocotte ! Une femmeconnue de tout Paris ! Je lis quelquefois les journaux et j’yvois souvent son nom.

– Mais qui ?

– Ah ! vous en avez entenducertainement parler, vous aussi ! Elle s’appelle… attendez… unnom de chienne…

– Un nom de chienne ?

– Oui. Elle s’appelle Diane ! C’estcela…

Mme Martinet s’était levéebrusquement : elle était cramoisie. Elle frappa la table deson petit poing.

– Ah ! la gueuse !cria-t-elle.

– Mais on dirait que vous n’êtes pascontente, madame Martinet… Vous la connaissez donc ?

– Si je la connais ? C’est masœur !

– Ah ! bien ! en voilà unehistoire ! fit le noir en se levant… Je regrette bien d’avoirtant bavardé… mais moi, vous savez, je reste des mois sans parler.Alors, quand ça me prend…

Et il rit de toute sa bouche. Il paraissaitbon enfant avec ses grosses joues de bébé noir.

Il alla vers la porte, se retourna unedernière fois :

– Je vous demande bien pardon de vousavoir causé de la peine, madame Martinet. Tout ça, c’est la fauteau père Jules, qui est trop bavard. Ah ! il a la langue bienpendue ! Mais s’il savait que cette femme, cette Diane, estvotre sœur, et s’il savait que vous recevez chez vous aussi souventM. Pold, il n’aurait certainement point de repos qu’il ne vouseût priée de sauver le jeune homme de cette mauvaise fréquentation…Enfin, tout ça, c’est son affaire et la vôtre. Au revoir, madameMartinet, bien au revoir…

– Au revoir, monsieur Joe.

Elle le laissa partir, ne s’occupant plus delui, toute à sa pensée.

Le nègre traversa le magasin. Cette fois, cefut le commis qui l’accompagna.

– Passons par cette cour, dit Joe touthaut. Elle donne certainement sur la rue des Jeûneurs, et j’y aiaffaire.

Ils passèrent par la cour. Sous le porche, Joeet le commis eurent une rapide conversation, puis le nègres’éloigna. Il descendit vers la rue Montmartre, remonta vers lesboulevards et, revenant sur ses pas, reprit le chemin de la gare del’Est.

Joe rentrait à l’auberge Rouge.

Restée seule dans son bureau,Mme Martinet nourrissait contre sa sœur les plusnoires pensées. Elle avait cru jusqu’alors éprouver simplement unetrès grande sympathie pour Pold.

La franchise de ses allures, ses airs de« casse-cou », sa gaieté continuelle, sa bonne santél’avaient séduite. Elle n’avait pas voulu se l’avouer toutd’abord ; elle avait même lutté contre ce sentiment detendresse qui la surprenait. Elle avait marqué volontairement de lamauvaise humeur devant Pold, alors qu’elle était dansl’enchantement de sa présence et de ses espiègleries. Mais il avaitbien fallu qu’elle s’avouât que cette affection grandissait.L’indifférence que Martinet montrait pour sa femme, maintenant quele tapissier ne songeait plus qu’à ses travaux et aux joiesculinaires, avait fait faire quelque chemin à l’affection deMme Martinet pour Pold.

– L’amour, disait couramment Martinet àsa femme, nous n’avons pas le temps d’y songer. C’est un objet deluxe que nous nous paierons quand nous serons retirés desaffaires…

Mme Martinet trouvait qu’ilserait trop tard alors. Mais il esquivait l’argument.

Ces théories pouvaient être goûtées deM. Martinet, qui, à quarante-cinq ans, ne brûlait déjà plusdes feux de la jeunesse. Mais Mme Martinet, quiavouait trente ans et n’en n’avait guère plus, les trouvaitdétestables. Une bonne éducation, dans une modeste famillebourgeoise, avait sauvé jusqu’alors l’honneur de Martinet. Lesfrasques de sa sœur, enlevée de bonne heure par un officier, et,depuis, horizontale de haute volée, n’avaient fait que la rendreplus sévère sur le chapitre des mœurs. Mais peu à peu, toutes cesbarrières qui garantissaient la fidélité conjugale tombaient, etles résolutions vertueuses de cette dame fléchissaient devant cequ’elle appelait une « bonne affection ».

Cette affection, c’était de l’amour ! Lesrévélations de Joe le lui prouvaient bien par le mal qu’elle enressentait. Elle aimait Pold !

Mme Martinet avait pris sonmouchoir de fine batiste, car elle était très coquette de sonlinge, et le déchirait de toutes ses petites dents qui étaientadmirables.

Elle marchait à pas pressés dans son bureau,retombait sur un fauteuil, s’asseyait à un pupitre, fermait avecbruit le grand livre, ouvrait le livre de caisse, brisait uneplume, renversait du sable dans l’encrier, pleurait, remâchait cequi restait de son mouchoir et poussait de gros soupirs.

Elle se disait :

– Oui, je l’aime ! Mais ce n’est pasbien de l’aimer ! Le matin où il est venu, reconduisant cemonstre de Martinet, je lui ai permis trop de privautés. Il m’aembrassée et je m’en suis défendue. Quand on est monté dans lachambre, je l’ai caché comme si j’avais mal agi… J’ai été coupable,mais je m’étais promis de ne plus recommencer ces imprudences et dele fuir quand il viendrait ici ! Ai-je tenu ma promesse ?Non ! Et, aujourd’hui, je m’aperçois que la nouvelle de sonamour pour une autre femme me déchire le cœur.

Elle se releva d’un bond, en criant :

– Et c’est elle ! Elle qui me leprend ! Quand j’étais toute petite, elle était plus petiteencore que moi, et c’est elle qui prenait tous mes jouets… Elle meprenait aussi toute l’affection de mes parents. Elle continuemaintenant à me prendre tout ce qui me tient au cœur, à mevoler ! n’aurait-elle pas pu me laisser mon Pold… elle qui ena tant et autant qu’elle veut ?… Que va-t-elle en faire ?Comment va-t-il sortir de ses mains ? Elle va me le débaucher,lui qui était si gentil et si naïf, malgré son air de n’avoir peurde rien… Qu’est-ce que je voulais ? Qu’est-ce que jedemandais ? L’avoir simplement, de temps en temps, à côté demoi… Je l’aimais sans qu’il le sût… Il l’aurait deviné un jour… Lematin où il m’a embrassée, il s’en doutait bien un peu…

Enfin, elle prit une granderésolution :

– Mais je le lui arracherai ! Je neveux pas qu’il continue à aimer cette femme ! Ah ! maisnon !

Et elle répéta :

– Ah ! mais non ! Ah !mais non ! Ah ! mais non !

Elle cherchait un moyen de reprendre Pold,moyen qu’elle ne trouvait du reste pas.

– Et ils vont s’aimer ! s’aimer danscette garçonnière que nous lui avons meublée, que nous lui avonscréée ! Mes mains ont travaillé à cette besogne ! Commentfaire ? Comment faire ?

Elle en était là de ses tristes réflexions,quand on frappa à la porte du bureau ; elle cria d’entrer.

C’était le commis. Il portait un trousseau declefs toutes neuves à la main. Il les tendit àMme Martinet.

– Je vous demande pardon de vousdéranger, madame, mais voici les clefs qu’on vient d’apporter.

– Quelles clefs ?

– Comment, quelles clefs ? Maiscelles que vous m’avez commandées !

– Je vous ai commandé des clefs ? Etpour quelles serrures ?

– Mais pour les serrures de l’appartementde la rue de Moscou.

– Mais on les a apportées ce matin, cesclefs ! Vous me les avez données vous-même… Je les ai remisesà mon mari qui doit les remettre à M. Pold…

– On a apporté le premier trousseau cematin. Mais vous m’en aviez commandé deux, et voici le deuxième quel’on vient de terminer.

– Moi, je vous en avais commandédeux ?

– J’ai cru le comprendre, madame, mais jeme serai sans doute trompé.

– Après tout, c’est bien possible,déclara Mme Martinet. Passez-moi ces clefs, je lesremettrai moi-même à M. Pold.

Et elle prit les clefs. Le commis salua etdisparut.

Mme Martinet regarda les clefset dit :

– Voici des clefs qui pourront m’êtreutiles.

Là-dessus, elle se plongea dans de profondesréflexions. Elle en sortit à huit heures du soir pour aller semettre à table. Elle dîna seule. Il était entendu que Martinet nerentrerait ni pour dîner ni pour se coucher. La fête chez Dianedevait se terminer si tard que Mme Martinet avaitété la première à conseiller à son mari de passer la nuit chez sabelle-sœur, comme celle-ci l’en priait. Pendant qu’elle dînait, leplus strictement du monde, elle entendit des coups de marteau. Ellese demanda qui pouvait bien travailler encore à cette heure. Lesouvriers et les employés quittaient le magasin à six heures etdemie. Elle sonna la bonne.

– On travaille encore dans lemagasin ? interrogea-t-elle.

– Oui, madame. C’est Victor, le commis,qui prétend qu’il a quelque chose à terminer ce soir.

– Faites-le venir.

La bonne alla chercher le commis.

– À quoi travaillez-vous à cette heure,Victor ?

– Je termine la planche de la cheminéepour la chambre de la rue de Moscou. M. Martinet m’a bien faitpromettre que je l’aurais finie ce soir. Il m’a dit qu’elle devraitêtre déjà en place, là-bas.

– Vous en avez encore pourlongtemps ?

– Pour dix minutes. Je cloue l’étoffedessus. C’est presque une chose faite. Madame, il me vient uneidée… Si on portait la planche ce soir, tout serait prêt demain,quand M. Pold entrerait chez lui.

– Terminez vite votre travail et laissezla planche. Je verrai ce qu’il y aura à faire.

– Bien, madame. Bonsoir, madame.

Mme Martinet prit à peine letemps de finir son repas. Elle monta dans sa chambre et s’habilla.Elle y mit de la coquetterie. Elle sortit une robe de foulard quila moulait admirablement et faisait valoir ses formesgrassouillettes.

Quand elle fut habillée, elle descendit,envoya sa bonne se coucher, prit la planche qui était dans lemagasin, sortit, ferma son magasin et héla un fiacre.

Elle donna au cocher l’adresse de la rue deMoscou et s’installa dans le fiacre avec sa planche.

– Si Martinet l’a vu cet après-midi, sedisait-elle, il lui aura remis les clefs. Il trouvera sûrement unprétexte pour descendre dans Paris ce soir. Il voudra voir sagarçonnière, dont nous lui avons défendu l’entrée jusqu’à ce jour,pour lui causer une heureuse surprise. S’il est déjà là, je sonne.J’explique ma visite avec ma planche. Et alors je l’interroge. Jele confesse. Je veux qu’il me dise tout. Je veux savoir à quoi m’entenir… Je souffre trop… S’il n’est pas là, j’entre tout de même,avec mes clefs, et je lui écris une longue lettre lui demandant desexplications… un rendez-vous. Je lui laisserai cette lettre sur leguéridon… Ce sera la première chose qu’il verra, en entrant,demain, dans sa chambre… Je m’arrangerai pour que Martinet, quisera très fatigué de sa nuit, ne voie point le petit demain.

Ainsi s’agitaient les pensées dans le cerveauen ébullition de Mme Martinet.

La voiture s’arrêta. On était rue de Moscou.Dix heures venaient de sonner. La porte de l’immeuble où setrouvait la garçonnière était légèrement entrebâillée.Mme Martinet se glissa dans le vestibule avec saplanche. Personne dans la loge. Elle traversa le vestibule, unecour, se trouva sous une voûte et sonna à une porte, sur sadroite.

Elle connaissait les aîtres pour être venuedans cet appartement trois ou quatre fois…

Aucun bruit ne se fit entendre, aucun pas.

– Il n’y a personne, se dit-elle.

Et elle ouvrit la porte avec les clefs que luiavait remises le commis. Elle referma la porte sur elle, se trouvadans l’obscurité et se mit en mesure de craquer une allumette. Maisà ce moment, elle perçut des bruits de pas dans la cour et uneconversation assez animée. Les pas s’arrêtèrent à la porte dulogement dans lequel elle se trouvait. Elle reconnut la voix dePold.

– C’est lui ! Il n’est passeul ! Il est peut-être avec elle !

Elle se rejeta dans la cuisine qui donnait surle couloir. Une clef grinça dans la serrure. Elle écoutaanxieusement. Elle distingua la voix de son mari.

– Martinet avec Pold ? Qu’est-ildonc arrivé ?

Ils étaient entrés. Martinet guidait Pold versla salle à manger. Quand ils se furent éloignés, elle sortit de lacuisine, ouvrit doucement la porte du vestibule, la referma et seretrouva sous la voûte avec sa planche. Alors, elle sonna.

Au bout d’un instant, Martinet vintouvrir.

– Toi ! dit-il. Qu’est-ce quit’amène ?

Mais sa femme le prit de haut.

– Tu me permettras de m’étonner d’abord,fit-elle. Je te croyais chez Diane.

– Entre, je t’expliquerai… Ah ! tuas la planche…

– Oui, j’ai la planche. Comme jem’ennuyais ce soir, je me suis habillée pour sortir. La plancheétait prête, je l’apporte. N’était-ce point ton désir qu’elle fûtlà, dès ce soir ?

– Tu es un ange. Viens.

Il la fit entrer dans la salle à manger. Surun divan, elle vit, dans son costume d’ouvrier, Pold étendu, trèspâle, « les traits bouleversés »…

– Qu’y a-t-il ? Pold estmalade ? s’écria-t-elle.

– Ah ! c’est vous ! madameMartinet, fit Pold d’une voix triste.

– Vous paraissez souffrant ?Pourquoi ce costume, monsieur Pold ? Que vous est-ilarrivé ? Puis-je quelque chose pour vous ?

– Bien sûr, fit naïvement Martinet, biensûr que tu peux quelque chose pour lui. Il a de la peine,console-le. Conseille-lui de se remettre un peu. Ce sont des peinesde cœur qu’il a, ce pauvre gosse. Dis-lui qu’il ne s’en tourmentepas. Bah ! « une femme de perdue, dix deretrouvées ! »

– Ah ! c’est à cause d’unefemme ?

– Je te le dis.

– Et tu veux que je le console ?

– Faut bien. Dis-lui de bonnes paroles.Que sais-je, moi ? On ne peut pas le laisser dans cet état-là.Il fait pitié à voir. Mais tu es toujours comme un crin aveclui !… C’est comme avec moi, du reste.

– C’est pour cette femme qu’il s’estdéguisé de la sorte ?

– Je te le dis. Et si tu savais quellefemme ! Ta sœur !

À la suite de cette déclaration, il y eut unprofond silence entre les trois personnes.

– Alors, c’est Diane… finit par direMme Martinet.

– Probable, puisque c’est ta sœur. Je nete connais que celle-là.

– Tu l’avais emmené chez Diane ?

– Oui, Marguerite. Tu as deviné.

– Tu l’avais fait passer pour un de tesouvriers ?

– Tu es pleine de perspicacité.

– Et tu savais ce que tu faisais ?Tu savais qu’il aimait Diane ? qu’il en était fou ?interrogea plus activement Marguerite, dont la colère grondait.

– Non, tu patauges. Je ne savais rien detout cela. Je l’ai appris depuis. Pold m’a dit : « Jevoudrais voir le prince Agra », et je l’ai cru ; mais ilmentait. Je l’ai introduit, on l’a reconnu, ça a fait unehistoire ! Ah ! ma chère Marguerite, unehistoire !

« Diane était dans une rage ! Ellevoulait battre le petit. »

– Elle ne l’aime donc pas ?interrogea anxieusement Mme Martinet.

– Paraît. Pour le moment, du moins. Caril y a des jours, ou plutôt des nuits… C’est Pold qui m’a conté ça.Mais, hier, elle n’était pas en train. Elle avait son prince. Ellelui a fait comprendre qu’il était de trop.

– Tout cela n’est pas sérieux, fitMme Martinet, gravement. M. Pold ne devraitplus songer à cette femme. Il ne devrait plus la revoir… Vousl’aimez donc bien, monsieur Pold ?

– Ah ! je ne sais plus maintenant sic’est de l’amour ou de la haine…

– Ce n’est pas tout ça, dit le tapissier.Avez-vous vu votre garçonnière ? Vous qui la désiriez tant,l’avez-vous regardée ?

– Je la désirais pour elle, dit Pold.

– Allons donc ! Elle servira tout demême. N’est-ce pas, madame Martinet ?

– Monsieur Martinet, répondit Marguerite,je vous trouve profondément inconvenant. Votre langage n’est pointcelui d’un honnête homme. Vous devez engager M. Pold à seconduire autrement qu’il ne le fait. Et, quant à moi, je neregretterai jamais trop que nous ayons cédé à son capricerelativement à ce rez-de-chaussée s’il doit en faire le mauvaisusage que vous lui conseillez. Ce n’est pas à son âge qu’il estpermis d’avoir des idées aussi légères.

– Et quand les aura-t-il s’il ne les a àson âge ? s’exclama Martinet.

– Il est évident qu’il aurait tortd’attendre d’avoir le vôtre, fit amèrement Marguerite.

– Pold n’est pas une jeune fille. Tu n’aspas l’air de te douter qu’il est un homme depuis longtemps.Tiens ! tu es trop bête, ma femme ! Si tu n’étais pas unesotte, tu prendrais Pold par le bras et tu lui ferais visiterl’appartement pendant que je vais préparer un petit souper qui nousremettra de nos émotions.

Pold regardait Marguerite depuis un instant.Il se leva, lui prit le bras et dit :

– Allons !

Ils sortirent de la salle, laissèrent Martinettout seul.

Dès le couloir, Pold embrassaitMme Martinet dans le cou. Il se consolait. Ilvoulait se consoler.

Mme Martinet le supplia, àvoix basse, de « rester tranquille ».

– Vous n’allez pas recommencer vosbêtises de l’autre jour ?

– Si vous ne voulez pas me consoler, jele dirai à Martinet.

– Ne riez pas. Soyez sage.

Il lui avait pris la taille.

– Le premier devoir de la femme estl’obéissance à son mari, dit-il.

– Oh ! fitMme Martinet. Moi qui croyais que vous étiez sonami !… Je vous en prie. Si vous ne cessez, je m’en vais. Je mesauve…

Il la laissa.

Elle était extraordinairement émue.

Ils visitèrent. Le cabinet de travail d’abord,un amour de bureau. Tout était d’une fraîcheur exquise, d’uneclarté merveilleuse. Des meubles anglais laqués de blanc avec desfilets vert Véronèse qui se répétaient partout : aux portes,aux corniches, aux lambris. Tentures d’étoffes Liberty.

Dans la chambre, Pold prit les mains deMarguerite et risqua une déclaration.

– Taisez-vous, fit-elle. Vous allezmentir. Je sais que vous ne m’aimez pas.

– Vous n’en savez rien, et je n’en saisrien moi-même. Mais quelque chose me dit que nous nous aimerons,que nous sommes faits pour nous comprendre…

Il voulut l’embrasser encore. Mais ellel’entraîna dans la salle à manger.

– Je suis joyeux ! J’ai toutoublié ! cria-t-il à Martinet.

– Tant mieux ! fit-il. Margueritevous a fait entendre raison ?

– Oui. Je ne songe plus maintenant qu’àme réjouir de ce que je vois ici. Mes compliments, Martinet.

– Eh bien, puisqu’il en est ainsi,mangeons !

Et il désigna, de la main, la table où lescouverts étaient mis. Quelques terrines, deux pâtés, deuxbouteilles de champagne. Ce menu parut appétissant à Pold.

– Mangeons ! Madame, voulez-vous mefaire l’honneur de prendre place à mes côtés ? dit-il d’unevoix solennelle.

– Va donc ! insista Martinet.Ah ! moi, je ne suis pas jaloux ! Je connais Marguerite…une vertu !

Il vida sa coupe.

– N’est-ce pas, Marguerite ?

– Tais-toi, fit-elle, et bois moins…

– C’est que je suis pressé !

– Pourquoi ?

– Il faut que je retourne tout de suiteavenue Raphaël.

– Tu vas rester ici.

– Impossible. J’ai laissé tout en planlà-bas. On doit se demander ce que je suis devenu. Diane va êtrefurieuse. Elle aura appris que je ne suis pas étranger autravestissement de Pold. Je vais en avoir une scène !

– C’est une raison pour ne pas nousquitter.

– La scène, ça m’est égal. J’ai monmatériel à surveiller et les ouvriers ne doivent plus savoir oùdonner de la tête…

– Attends à demain.

– Impossible !

– Tu es ridicule, dit Marguerite, quin’envisageait pas sans effroi le moment où elle resterait seuleavec Pold.

Elle commençait à avoir des remords.

– Tu vas me laisser seule avecM. Pold ?

– Mais oui. Vous finirez de soupergentiment.

– Ce n’est pas convenable.

– Allons donc ! Pold est unami ! N’est-ce pas, Pold ?

– L’ami le plus cher, acquiesçacelui-ci.

– Tu vois bien ! Ne fais pas lasotte ! As-tu peur qu’il te manque de respect ?

Et il se mit à rire.

– Moi, tu sais, je connais les femmes. Tune me tromperas jamais !

Il le disait comme il le croyait.

– Tu dis des bêtises ! Si tu t’envas, je m’en vais !

– Alors, je me fâche ! A-t-on jamaisvu une pareille pimbêche ! s’écria-t-il. Madame fait desmanières !… Madame ne peut pas sortir sans son mari !…Madame est stupide !…

– Martinet !…

– Marguerite !…

– Tu peux bien rester avecnous !…

– Zut !

Et, se tournant vers Pold :

– Est-ce que ma femme vous gêne ?demanda Martinet.

– Oh ! nullement !

– Sa compagnie ne vous est pasdésagréable ?

– Au contraire.

– Alors, tu vois, laisse-moi manger etpartir.

Il dévora une tranche de pâté.

Mme Martinet, cramoisie,penchait maintenant sa tête dans son assiette et ne soufflaitmot.

Entre deux bouchées, Martinet demandait àPold :

– Alors, vous avez tout vu ? Vousêtes content ?

– Enchanté !

– La chambre ?

– Superbe !

– Et le lit ?

– Il me plaît.

– Avez-vous remarqué lacourtepointe ?

– Non.

– Vous avez eu tort. C’est l’ouvrage deMme Martinet. Elle y a mis tous ses soins.

– Vraiment ?

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire. Elle l’a soignée comme pour elle !

Pold faillit s’étrangler avec un os devolaille, et Mme Martinet, de plus en pluscramoisie, toussa. Il y eut un silence.

Martinet se leva et jeta saserviette :

– J’ai fini ! Au revoir, lesagneaux !

Sa femme fit une dernière tentative :

– Comme tu as tort de te donner tant depeine pour Diane !

– N’insiste pas ! Tu ferais croire àM. Pold que tu t’ennuies en sa compagnie. Finisseztranquillement de souper, prends un sapin et rentre. Moi, je nesais si je pourrai rentrer cette nuit… Cela dépend de ce quim’attend là-bas…

Sur le seuil de la salle, il seretourna :

– Amusez-vous bien !

Quand M. Martinet fut parti, sa femme etPold allèrent voir la courtepointe.

XII – OÙ LE PRINCE AGRA REÇOIT ET DONNEDES ORDRES

 

Revenons chez Diane.

Celui que le comte Grékoff et le duc Hartmannvenaient de saluer de cette appellation bizarre :« L’Homme de la nuit » se tenait, immobile, au sommet del’escalier du grand hall.

Tous les yeux étaient tournés vers sasilhouette sombre et mystérieuse. Il était couvert, du col auxpieds, d’un large manteau noir. Les ailes de ce manteau, une sortede macfarlane, dissimulaient ses bras qu’il avait croisés sur salarge poitrine. Cet être était d’une amplitude d’épaules peuordinaire. La tête était puissante ; un chapeau noir, unchapeau mou aux bords rabattus, le coiffait. L’homme se découvrit,d’un geste lent. La tête apparut chenue, et sur sa face,horriblement pâle, il y avait les deux disques de ses lunettes.Comme l’avaient dépeint ceux qui, dans les circonstances que nousavons dites, l’avaient entrevu, cet être donnait bien la sensationde quelque oiseau monstrueux des ténèbres.

Tous les yeux étaient fixés sur lui. On sedemandait quelle pouvait être cette apparition, ce qu’ellesignifiait. On se demandait ce que cet homme faisait là et ce qu’ilvoulait.

Et il descendit les degrés de l’escalier. Ils’avança dans la salle et chacun lui fit place.

Le prince Agra s’était levé et le regardaitvenir.

Diane, comme tout le monde, fixaitanxieusement l’hôte inattendu.

Il fut bientôt auprès du prince. Il lui tenditla main. Le prince la prit.

– Présentez-moi, prince, commandal’homme.

Le prince, toujours fort calme, le présenta àl’assemblée :

– Sir Arnoldson, mon ami.

Diane prit la parole :

– Puisque vous êtes l’ami du prince,soyez le bienvenu chez moi, monsieur.

– Madame, fit sir Arnoldson, je bénis leciel qui m’a conduit dans une aussi brillante assemblée.

Mais des voix d’hommes couvrirent la sienne.Le comte Grékoff et le duc Hartmann s’entretenaient prèsd’eux :

– C’est donc vrai, disait l’un, quepartout où paraît le prince, des drames ne sont pas loin. Il paraîtqu’à travers le monde, on ne peut les compter.

Diane les regardait un peu affolée ;quand elle se retourna vers Arnoldson, il avait disparu. Sa fuiteparaissait aussi étrange que son apparition.

– Où donc est passé cet homme ? Parquelle trappe s’est-il évanoui ? demandait de Courveille àLawrence.

– Je ne sais, fit Lawrence, mais il estvenu près de nous. J’ai senti, une seconde, son regard peser surmoi. Oui, certes, un étrange individu ! Ses yeux meparaissaient « flamber » derrière ses lunettes…

– Et vous, prince, vous vouséloignez ?… demanda Diane.

– Je reviendrai près de vous, madame,dans un instant.

– Vous me le jurez ? fit la jeunefemme, anxieusement.

– Je ne jure jamais, madame, réponditAgra en s’éloignant.

Il retraversa le hall, où il y avait fouleencore, monta l’escalier, s’en fut dans une serre.

Cette serre était à peine éclairée et déserte.Il entra dans un coin d’ombre, s’accota à un palmier, croisa lesbras et attendit.

Une voix se fit entendre près de lui. Il neput s’empêcher de tressaillir.

– Ah ! vous étiez déjà là, sirArnoldson ?

Et il distingua, dans un coin où l’ombre étaitplus compacte encore, sir Arnoldson, qui se balançait doucement surun rocking-chair.

– Oui, mon ami, fit l’homme.J’étais là et je considérais votre mélancolie. Prince Agra, voilàque votre impassibilité se change en tristesse. Que veut direceci ?

Le prince Agra ne répondit point.

– Vous ne m’entendez pas, princeAgra ?

– Si, monsieur, je vous entends.

– Alors répondez-moi.

Le prince s’approcha d’Arnoldson et luidit :

– Je répondrai, monsieur, à votrequestion par une autre question.

– Parlez.

Le prince reprit :

– Quand donc direz-vous :« Assez !… Assez de sang !… Assez de drames !…Assez de catastrophes !… » Quand donc mettrez-vous unterme à tout ceci, monsieur ?

Le balancement du rocking-chairs’arrêta. Sir Arnoldson dit :

– Votre question est bien indiscrète,prince Agra ! Et, cependant, j’y répondrai, mais pasaujourd’hui…

– Et quand cela, monsieur ?

L’homme se leva :

– Dans la nuit du 1er mai, monprince !

– Et où ?

– À l’auberge Rouge !… Je puiscompter que vous y serez ?

– J’y serai, acquiesça Agra.

– En attendant, vous savez ce qui vousreste à faire ici ?

– Je le sais.

– Eh bien, faites.

Sir Arnoldson tendit la main au prince.

– Au revoir… William !… dit-il.

– Au revoir…

– À l’auberge Rouge !… réitéra avecforce sir Arnoldson.

– À l’auberge Rouge !…

Et l’Homme de la nuit se perdit dans lesténèbres.

Le prince Agra revint sur ses pas. Il seretrouva dans le hall. On dansait.

Le prince Agra croisa Lawrence.

– Monsieur Lawrence ! fit-il.

Lawrence salua le prince. Il dit :

– Mais je croyais, monsieur, qu’on avaitoublié de nous présenter…

– La maîtresse de céans n’en a pas eul’occasion, mais elle m’a parlé de vous dans des termes tels que jecrois bien qu’elle vous considère comme le meilleur de sesamis.

– C’est impossible, monsieur. Je ne laconnais que depuis fort peu de temps, et nous n’eûmes ensemble quede courts propos, fort décousus.

– Que vous dirai-je de plus ? Il estprobable que ces propos – si décousus fussent-ils – lui ont étéagréables, puisqu’elle en a conservé un si charmant souvenir… Vousne pourriez me renseigner sur l’endroit où j’aurais le plus dechances de la rencontrer ? fit, en terminant, le prince Agra,qui semblait déjà penser à autre chose et n’attacher aucuneimportance aux précédentes paroles échangées.

– Diane ! répondit de Courveille,qui survint. Vous désirez savoir où elle est ? Elle vient demonter dans son boudoir.

Le prince remercia et s’en alla.

– Mais qu’as-tu donc ? demanda deCourveille à Lawrence. Te voilà tout pensif.

– Moi, Raoul ? Mais, rien mon ami,rien du tout. Je t’affirme…

– Des idées noires ? Encore ?demanda Raoul.

– Non, mon ami, fit Lawrence avec untriste sourire. Des idées roses ! Elles sont roses !…

– Mes compliments. Ça ne t’arrive pas sisouvent. Ohé ! ohé !

Et de Courveille entraîna Lawrence vers lebuffet.

Le prince pénétrait quelques minutes plus tarddans le boudoir où se tenait Diane. Elle alla vers lui et,impatiente :

– Dites-moi que vous m’aimez un peu,fit-elle.

Il ne dit point cela, mais :

– Savez-vous, madame, le nom du jeunehomme qui reçut une si douce hospitalité chez vous ?

Diane ne comprenait point qu’il revînt sur cesujet. Elle lui dit, négligente :

– Je crois qu’il m’a raconté qu’ils’appelait Pold… Il m’avait dit de lui écrire sous ce nom à unbureau de poste restante. Pierre… Pold ou Jacques… que voulez-vousque cela me fasse ?

– Pold… Et puis après ?

– Sais pas.

– Je le sais. Il s’appelle PoldLawrence.

Diane ouvrit de grands yeux étonnés :

– Pold Lawrence ? Mais alors, c’estle fils de Lawrence ?

– Parfaitement. Et vous savez que le pèreest sur le point d’éprouver pour vous les mêmes sentiments que lefils.

Diane partit d’un franc rire :

– Ah ! bien, le père ou lefils ! J’ai chassé le fils, vous plaît-il que je chasse lepère ?…

Agra répondit :

– Non !

Puis il se leva, alluma à une bougie unecigarette d’Orient et répéta, en regardant vaguement monter vers leplafond la fumée odorante :

– Non !

Et il ajouta, pendant que Diane leconsidérait, essayant de le comprendre :

– Il me plaît, au contraire, qu’ilreste.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que si je réprouve l’amourdu fils pour Diane, je ne défends pas à Diane d’être aimée dupère !

Diane se leva :

– Mais, prince, vous parlez parénigmes ! Je vous demande si vous m’aimez un peu… et vousrépondez en me conseillant d’en aimer un autre !…

Elle se laissa retomber sur le divan. Elletendit les mains vers lui :

– Ne me faites pas souffrir ainsi !…Ne jouez pas avec moi de façon si cruelle…

– Je ne joue jamais…

Diane se prit la tête dans les mains, et,rageusement, fit :

– Alors, dites ! dites ! Quevoulez-vous de moi ?

– Peu de chose… Que vous soyez aimablepour un de vos invités… pour Lawrence.

– Et c’est tout ce que vous désirez demoi ?…

Le prince Agra eut un sourire plein demystère :

– Vous trouvez que ce n’est passuffisant ?

Diane le regardait. Le prince lui faisaitpeur, maintenant. Elle cria :

– Est-ce que je sais, moi ? Est-ceque je sais ? Je ne suis qu’une pauvre femme qui essaie devous comprendre et qui ne vous comprend pas !

– N’essayez pas de me comprendre.

– Alors, quoi ?

– Obéissez-moi, Diane, c’est tout ce queje vous demande.

– Quels sont vos ordres ?

– Pour la troisième fois, je vous le dis,Diane : il faut que Lawrence vous aime !

Elle bondit, fut auprès de lui, ses mainsallèrent chercher ses épaules, elle se pencha vers lui et lui ditavec un incroyable accent de passion :

– Écoute ! écoute ! Demande-moitout ce que tu voudras ! Tout ! Mais ne me demande pasd’en aimer un autre que toi !… Pas cela !…

Elle voulut prendre ses lèvres, mais ill’éloigna encore, la fit asseoir sur le divan, se plaça prèsd’elle, retint sa main dans la sienne, et, très doucement, luidemanda :

– Vous m’aimez donc, Diane ?

– Si je vous aime ! puisque j’ail’horrible malheur que vous en doutiez encore, mettez-moi àl’épreuve, ordonnez…

Il l’interrompit et, de la même voixdouce :

– Le jour où nous serons l’un à l’autre,Diane…

– Ce jour-là, s’écria-t-elledouloureusement, ce jour-là je ne sais plus si je dois l’espérer,car je l’attends depuis longtemps déjà, et peut-être ne luira-t-iljamais !

– Il luira, Diane.

– Si ce que vous dites est vrai, prince,je n’oserai point demander au ciel de donner à ce jour-là unlendemain ! Mais la mort seule pourra me délivrer de l’immensedouleur de vous perdre après avoir eu la joie immense de vousposséder. Qu’importe ? Je bénirai la mort, puisque j’aurai,dans vos bras, chéri la vie !…

Et les yeux de Diane se remplirent de larmes.Le prince reprit, après un court silence :

– Vous m’aimez donc assez pour mourirs’il fallait mourir pour moi, Diane ?

– Oui, fit Diane, d’un accent farouche.Je vous aimerai jusque dans la mort.

Le prince dit :

– C’est bien !

Il se leva, parcourut à pas lents le boudoir,pendant que Diane, allongée sur le divan, tamponnait de sonminuscule mouchoir, quelques larmes.

Agra, sans arrêter sa marche monotone,dit :

– Mais il faut m’obéir aveuglément. Avantque d’être votre amant, je vous l’avoue aujourd’hui, Diane, il fautque je sois votre maître.

Diane baissa la tête sous la rude paroled’Agra. Celui-ci continua, sur un ton de plus en plusdur :

– Je ne vous ordonne pas d’aimerLawrence ! Entendez-moi bien. Mais je veux… je veux queLawrence vous aime ! Comment vous y prendrez-vous ? C’estvotre affaire ! Le bruit est venu jusqu’à moi que vous aviezaffolé un amant, pendant des mois, sans lui avoir rien accordé… Cen’est donc qu’une seconde expérience à tenter. Mais celle-ci, je laveux complète, je la veux absolue. Il me faut, Diane… comprenezbien ce qu’il me faut… il me faut un homme à vos pieds, un hommequi souffre comme vous souffririez vous-même si je vous disais àcette heure : « Je m’en vais, Diane, et vous ne mereverrez plus ! »

Diane cria :

– Ah ! le malheureux !

– Oui, n’est-ce pas ? fit Agra. Lemalheureux qui souffrirait ainsi ! Eh bien, cet homme qui vousaimera assez pour ne plus vivre que par vous et pour vous, cethomme que votre amour aura suffisamment détaché des choses de cemonde pour qu’il ne songe plus à sa femme et pour qu’il oublie sesenfants…

Diane se cacha la tête dans les mains.

– … Cet homme, il faut que ce soitLawrence !…

Agra se tut un instant. Il reprit bientôt,d’une voix éclatante :

– Et ne me demandez pas pourquoi !…N’essayez pas de chercher le mobile de mes actions… ne bâtissez pasd’inutiles hypothèses… Que vous importe la raison de ceschoses ?… Il faut qu’elles soient !… Ne dites point quej’ai à exercer une vengeance… Un homme comme moi ne se vengepoint ! Mais dites-vous plutôt, si vous avez besoin de vousexpliquer des choses inexplicables, que je suis peut-être leformidable instrument de la justice divine !…

Il alla vers Diane, lui prit brutalement lesdeux mains et, dardant sur elle deux yeux de flamme, ildit :

– Ma volonté sera faite, n’est-cepas ?

Diane répondit, très bas :

– Oui.

Et elle releva la tête ; elle regardaitAgra, dont le visage avait soudain repris la sérénité qu’elle luiconnaissait. Elle se leva et lui dit :

– Oui, mais donnez-moi vos lèvres.

Agra ne les lui refusa point. Diane eut lebaiser qu’elle demandait. Mais elle disait presque aussitôt, pleined’effroi :

– Ah ! vos lèvres ! Comme voslèvres sont glacées !

Agra répliqua :

– Songez à Lawrence.

Et il gagna la porte. Il s’arrêta sur leseuil.

– Je songerai à Lawrence,répondit-elle.

– Tout de suite, insista-t-il : lesheures qui s’écoulent me sont précieuses !

– Tout de suite.

Il la salua d’un sourire et disparut. Iln’était pas plus tôt parti qu’elle répétait, en se tordant lesbras :

– Oui, je songerai à Lawrence !Ah ! le malheureux !

Le prince était descendu dans le jardin. Unmaître d’hôtel vint à lui et lui jeta un manteau sur lesépaules.

– Faut-il faire avancer votre voiture,monseigneur ?

– Faites, Jean. Mais, dites-moi,M. Lawrence est-il encore ici ?

– Il vient de quitterM. de Courveille à l’instant et se dispose à partir…Tenez, le voici qui se dirige justement de ce côté.

– Laissez-nous.

Jean s’éloigna. Le prince salua Lawrence.

– Bonne nuit, monsieur, fit-il. Vouspartez aussi ?

– N’est-il point l’heure de rentrer chezsoi, prince ?

– C’est mon avis. Je viens de saluerDiane et je me sauve…

– Diane ! reprit Lawrence. Je nepuis vraisemblablement m’en aller sans la remercier de sesgracieusetés… Où la trouverai-je ?

– Chez elle, monsieur, dans sonboudoir.

Le prince salua et monta dans sa voiture, quipartit au grand trot. Lawrence monta chez Diane…

…… … … … … … … … … …

Il en redescendait une heure plus tard. Ilparaissait si profondément préoccupé qu’il ne répondit point auxquestions qui lui furent posées par son cocher.

Celui-ci, après avoir refermé la portière surson maître, fit prendre à son cheval le chemin de l’avenueHenri-Martin. La grille de l’hôtel fut ouverte par le concierge, lepère Jules, qui attendait, une lanterne à la main.

Il referma la grille en bougonnant :

– Trois heures du matin ! Nom denom ! on se dérange dans la maison !

Le père Jules paraissait un brave homme, fortdévoué à ses maîtres.

Il rentra dans sa maisonnette, en fermasoigneusement la porte, posa sa lanterne sur une table, prit unefeuille de papier à lettre et une enveloppe, s’assit et écrivit,sur la feuille de papier à lettre d’abord :

 

« Le patron est rentré à l’hôtel à troisheures du matin. Quant au petit, on ne l’a pas vu de la journée.Probable qu’il ne rentrera pas de la nuit. Je ne l’attendsplus. »

 

Il plia la feuille, la mit dans l’enveloppe,et, sur l’enveloppe, il écrivit ces mots :

 

Monsieur Joe, patron de l’auberge Rouge

Bois de Misère (près Montry)

Par Crécy-en-Brie

 

Il cacheta le tout, mit la missive dans sapoche et, content de lui, s’en fut se coucher.

XIII – UN CAVALIER SUR LA ROUTE

 

Il était environ neuf heures du soir, et lanuit était fort obscure, quand une voiture, traînée par deuxchevaux, sortit du petit bourg de Coupdevrou, sur la route qui vade Paris à Coulommiers en passant par Villiers-sur-Morin.

Elle prit cette dernière direction. Sur lesiège, on pouvait distinguer, à la lueur des lanternes, deuxpersonnages : l’un, fort imposant, le cocher ; à côté delui, un jeune homme qui remuait pour les deux, bavardait etgesticulait, se levait et s’amusait à faire claquer bruyamment unfouet.

Le cocher marquait de la mauvaise humeur.

– Tenez-vous tranquille, je vous en prie,monsieur Pold, disait le cocher. Vous allez effrayer mes bêtes.

– Tes bêtes ! s’exclamait Pold, tesbêtes ! Elles me connaissent mieux que toi !

Et Pold refit claquer son fouet.

Quand il fut fatigué de cet exercice, il posale fouet et se mit à siffler.

Quand il eut fini de siffler, ildit :

– Il fait rien noir !

Et puis :

– Il fait rien chaud !

La chaleur était, en effet, accablante. Unelourde chaleur d’orage pesait sur cette nuit de printemps.

On était au 1er mai et la journéeavait été radieuse. Au crépuscule, le ciel s’était mis à rouler delourds nuages, chargés de pluie et que l’on sentait prêts àcrever.

– On a bien fait de fermer le landau, fitPold. Il va y avoir de la sauce tout à l’heure. Tu devrais pressertes biques, respectable serviteur !

– Nous arriverons avant l’orage,espérons-le.

– Aux premières gouttes, je « mecarapatte » à l’intérieur, dit Pold. Est-ce qu’on en a encorepour longtemps ?

– Trois quarts d’heure… Nous serons aubois de Misère vers dix heures.

– C’est que je commence à m’embêter, tusais !

– Pourquoi n’êtes-vous pas venu àbicyclette ?

– Ma bicyclette, il y a un omnibusdessus !

– Il vous est arrivé un accident,monsieur Pold ?

– Oui, au coin de la rue du Sentier etdes grands boulevards. Je sortais de chez une femme qui m’adore etje pensais à une femme qui ne m’aime pas. Vlan !Madeleine-Bastille m’a passé dessus.

– Et vous n’avez rien eu ?

– Non, mon vieux, rien du tout. Au momentde la chute, j’ai attrapé un harnais, une crinière, et, hop !j’étais à cheval quand tout le monde me croyait déjà sous lesroues ! Eh bien, mon vieux, tu sais, j’en ai fait, unedescente triomphale du boulevard Montmartre ! On aurait ditl’entrée d’Henri IV à Paris.

– Vous me racontez des histoires,monsieur Pold !

Pold se retourna :

– Des histoires ?… Il pleut :je te lâche !

Pold sauta sur la route sans attendre l’arrêtdu landau, ouvrit en courant la portière et vint tomber sur lesgenoux de Lily, qui poussa des cris.

Pold referma vivement la portière, se retournavers sa sœur et la fit taire en l’embrassant.

– Là ! t’es calmée, maintenant.

– Tu finiras par te tuer, fit dansl’ombre une voix qui était celle de Mme Lawrence.Ton père devrait te gronder sérieusement.

– Papa, il me gronde tout le temps.

– Ça ne sert à rien, déclara Lawrence.Toutes mes observations sont inutiles.

– Alors, pourquoi m’en faites-vous,p’pa ?

– Pold, tu es insupportable.Tais-toi.

– J’dis rien.

Il s’était glissé sur la banquette de devant,près de Lily.

Lily dit très bas à ses parents :

– Comme vous êtes tristes ! Commevous êtes sombres ! Et papa !… Quel silence depuisParis…

Adrienne embrassa Lily.

– Eh ! là ! fit Pold. Ons’embrasse… Douces effusions de famille…

À ce moment, un éclair stria les ténèbres, et,presque aussitôt, un formidable coup de tonnerre retentit.

Les chevaux se cabrèrent, se dressèrent surles sabots de derrière et retombèrent si malheureusement qu’ilsbrisèrent le timon et les harnais. Le cocher jura, sacra, descenditde son siège, duquel il avait failli être projeté, et vintcontempler d’un œil furieux, à la lueur des lanternes, ses chevaux,étendus au milieu de la route. Pold sautait déjà du landau ets’exclamait :

– Ah ! bien ! en voilà de labelle ouvrage !

Il s’amusait beaucoup.

Adrienne, Lily, Lawrence, tous effrayésdescendirent également et entourèrent le triste équipage.

– Nous voilà dans une jolie situation,constata Lawrence.

De larges gouttes tombaient, précédantl’averse furieuse que tout le monde prévoyait.

Aucun secours à attendre de l’extérieur. Laroute traversait des champs déserts.

Pold joignit ses efforts à ceux du cocher pourrelever les chevaux. Mais ils étaient empêtrés de telle sorte qu’illeur fut presque impossible de les faire remuer.

Lawrence, lui aussi, essaya de remettre lesanimaux sur pied. Ce fut en vain.

– Nous voilà propres ! Nous voilàpropres ! répétait Pold.

– Gagnons Dainville à pied, fitLawrence.

Mais la pluie se mit alors à tomber plus dru.La proposition devenait impossible à suivre.

Ce fut alors qu’un second éclair vintilluminer le paysage. Le coup de tonnerre survintimmédiatement.

Les voyageurs en furent secoués. Lily,épouvantée, se réfugia dans la voiture.

Mais à la lueur de cet éclair, Pold découvritun nouvel arrivant.

– Un cavalier sur la route !s’écria-t-il.

La nuit était redevenue plus obscure.Cependant, suivant les indications de Pold, les voyageurs perçurentune ombre qui venait à eux et les rejoignait, venant de Paris.

L’ombre grandit. C’était bien un cavalier quiarrivait au galop. Il fut près de la voiture. À la lueur deslanternes, on essaya de le dévisager, mais il était couvert sihermétiquement de son manteau et d’un capuchon, qu’il étaitimpossible de distinguer ses traits. Il arrêta court son cheval,sauta en bas de sa monture avec une grande légèreté et se dirigeavers l’équipage en détresse, sans plus s’occuper de l’animal.

Pold courut à la bête et voulut la prendre auxrênes. Mais le cheval ne l’attendit point, et, au moment où Poldavançait la main, il fit un bond de côté et disparut dans la nuit,à un galop vertigineux.

– Votre cheval ! votre cheval !cria Pold à l’étranger, qui ne lui répondit point, qui ne semblamême pas l’avoir entendu.

L’étranger s’était déjà mis à la besogne. Ilse pencha vers l’attelage, se redressa, secouant les bêtes, et,sans aucune aide, sans un cri, d’un effort prodigieux, il lesdressa sur les sabots de devant. Les chevaux furent debout tout desuite.

Ceux qui assistaient à cette scène n’enpouvaient croire leurs yeux.

Sans plus prêter attention aux gens quil’entouraient, l’étranger s’occupait maintenant des harnais. Ilarrachait, brisait, attachait. Il dit :

– Une corde !

Le cocher lui tendit la corde demandée.L’étranger en usa avec une telle adresse que les chevaux, vailleque vaille, se trouvèrent à nouveau en mesure de traîner lelandau.

Lawrence et sa femme allèrent à l’inconnu etvoulurent le remercier. Pold répétait :

– Mais votre monture, monsieur !Votre monture !… Elle est loin maintenant !… C’est pas uncheval : c’est un lièvre !…

L’homme ne répondit point. Mais il portaquelque chose à ses lèvres, et un coup de sifflet étrangementmodulé retentit dans la campagne.

On entendit bientôt le galop d’un cheval. Labête arriva fumante, et stoppa à deux pas de l’inconnu, qui bonditen selle, salua de la tête et disparut, mystérieux cavalier sur laroute.

Tout le monde était stupéfait. Lawrence,Adrienne, Pold en oubliaient de se mettre à l’abri de la pluie.

Pold frappa d’une large claque le ventre ducocher, qui suffoquait d’admiration.

– Le vieux serviteur est épaté !s’écria-t-il.

Sur ce, toute la famille remonta dans lavoiture, qui repartit au petit trot.

Quant au cavalier, il était déjà loin. Ilavait dépassé Dainville. Les éclairs, qui se succédaient maintenantavec rapidité, lui firent voir une croix.

Cette croix sembla lui indiquer le chemin. Ildécouvrit un petit sentier qui allait rejoindre la route dePicardie. Il le prit. Le cavalier avait à sa droite la rivière duGrand-Morin. Le cheval reprit le galop. La pluie avait redoublé.Malgré la montée très rude, le cheval n’avait pas ralenti sonallure.

L’inconnu était entré dans le bois depuis unquart d’heure environ quand sa monture s’arrêta devant une masureque l’on distinguait à peine dans la nuit. Des arbres en cachaientla façade. Le cavalier sauta à terre et frappa à la porte.

La porte s’ouvrit. Dans le cadre de lumièreque fit cette porte en s’ouvrant apparut la haute stature deJoe.

Joe s’inclina profondément.

– Bonsoir, monseigneur ! fit-il, etsoyez le bienvenu à l’auberge Rouge !

XIV – UNE TERRIBLE EXPLICATION

 

Le voyageur entra et laissa tomber son manteauaux mains de Joe. Ce voyageur, c’était le prince Agra.

– Occupe-toi de Kali, dit-il à Joe.

Joe sortit et conduisit le cheval dans unesorte de grange. Il fut quelques minutes absent. Quand il revint,le prince Agra était installé au coin de l’âtre, et paraissaitplongé dans des réflexions profondes.

Joe n’eut garde de l’en tirer.

Un quart d’heure ainsi s’écoula. Le princepromenait vaguement son regard sur les murs de cette étrangebâtisse.

Ils étaient décrépits, mangés d’humidité.

Le plafond était bas, mais magnifique avec sespoutres énormes, enfumées par la fumée de l’âtre.

Un bahut dans un coin ; une table massiveen chêne au centre de la pièce. Au-dessus de la cheminée, pendu aumur, un fusil qui paraissait en excellent état.

Joe devait braconner.

Telle qu’elle était, Joe se montrait très fierde son auberge. Il l’entretenait en propreté absolue et tenait à ceque ses chambres, qui étaient au nombre de trois, au premier étage,fussent toujours prêtes à recevoir décemment le voyageur égaré dansces parages.

Nous savons que cette aubaine lui arrivait peusouvent, car l’hospitalité de Joe ne pouvait être que tout à faitprimitive, soit que l’aspect de cette auberge, isolée au fond desbois, ne lui « revînt pas ». L’aspect était, en effet,quelque peu sinistre. L’auberge Rouge semblait s’être embusquéederrière les arbres du bois de Misère pour faire un mauvaiscoup.

Et puis cette auberge avait un nom qui faisaitpenser tout de suite à des drames où le sang coule à flots :l’auberge Rouge !

Ce nom lui venait évidemment de ce que sesmurs, à l’extérieur, étaient badigeonnés de rouge. Cette auberge,qui était rouge, avait encore ceci contre elle : d’être gardéepar un homme, qui était noir. Cette opposition de couleurs, quel’on rencontre rarement dans les auberges, ne paraissait guèrenaturelle, et il fallait la belle naïveté et la grande bonne foi deMme Martinet pour accepter ou demanderl’hospitalité dans des conditions pareilles.

Mais revenons au prince, qui n’était pas sortide ses réflexions. Il regardait le feu et paraissait fort occupépar la combustion d’une puissante bûche qui tenait tout lefoyer.

Soudain, la porte qui faisait communiquer lagrande pièce du rez-de-chaussée avec l’escalier conduisant aupremier étage s’ouvrit. Un homme en redingote noire, qui paraissaitune cinquantaine d’années, entra, alla jusqu’au prince Agra, lesalua fort respectueusement, et dit :

– Monseigneur veut-il mesuivre ?

Le prince se leva.

– Je te suis, Harrison, dit-il.

Ils laissèrent Joe dans sa pièce, montèrentles marches vermoulues d’un étroit escalier. Arrivés au premierétage, Harrison poussa une porte et s’effaça. Agra entra. Il étaitdans une chambre dont la fenêtre était grande ouverte sur l’oragedu dehors. Le prince, sans s’occuper des personnages qui setrouvaient dans cette pièce, alla contempler l’orage.

Il assista à un spectacle admirable, en mêmetemps que se faisait entendre un vacarme d’enfer.

Le prince se retourna. Il vit de dos, écrivantà une petite table placée contre le mur, un homme. Appuyé contre lemur, un colosse au teint de cuivre, les bras croisés, regardaitl’homme qui écrivait, semblant veiller sur lui.

Derrière celui-ci, Harrison attendait.

Quand l’homme eut fini d’écrire, il tendit unpli à Harrison, qui salua et disparut. Puis l’homme fit, avec sesdoigts, quelques signes au colosse, qui répondit par le mêmelangage. Le colosse était sourd-muet. Il quitta la chambre. L’hommese retourna.

C’était l’Homme de la nuit.

Sir Arnoldson avait toujours sur les épaulesson inséparable macfarlane. Il avait encore au coin des lèvres cesourire sarcastique, diabolique et mystérieux qu’on avait remarquéà la soirée chez Diane et qui, pas plus que son manteau ni que seslunettes, ne devait jamais le quitter.

Il montra une chaise au prince etdit :

– Asseyez-vous, mon cher William ;nous avons à causer.

Puis il alla lui-même à la fenêtre et laferma.

– Cet orage fait beaucoup de bruit,dit-il.

Le prince s’était assis. L’Homme de la nuitresta debout. Il commença :

– Vous m’avez posé des questions, l’autresoir, chez Diane, auxquelles je vous ai promis de répondre ici…

Agra l’interrompit :

– J’ai assez versé de sang. Ne merépondez pas que l’œuvre que vous poursuivez, cette œuvre desténèbres à laquelle vous m’avez associé, n’est point accomplie.Cette œuvre, monsieur, achevez-la tout seul. Je me sépare devous !…

Pendant que le prince prononçait ces paroles,la physionomie de sir Arnoldson prenait une expression terrifiante.Ah ! certes, il ne souriait plus ! Ses traits bouleversésaccusaient une rage inexprimable. Il brandit ses deux poingsau-dessus de sa tête, et, dans un geste de colère et de menace, ilcria :

– C’est vous, prince Agra, c’est vous quiosez parler ainsi ?

Le prince, de plus en plus calme et d’une voixde plus en plus ferme, dit :

– C’est moi !

– Oublies-tu, malheureux, que tu es dansma main ?

– Je ne suis plus dans vos mains,monsieur !

– Et depuis quand ?

– Depuis que j’ai résolu de me remettreentre les mains de Dieu !

Arnoldson hurla :

– Dieu ! Tu n’y crois pas ! Tune crois pas en Dieu !

Agra fit :

– C’est vrai, monsieur ! Il adépendu de vous que je ne crusse pas en Dieu ! Je ne crois àrien ! à rien ! Mais il est de pauvre gens qui viventretirés du monde et qui croient en ce Dieu que je ne connais pas.Je leur demanderai de me le faire connaître. La porte de leurretraite s’ouvrira prochainement devant moi et se refermera sur moià jamais ! Le prince Agra a vécu ! Il vous abandonneratous les millions que vous lui avez si généreusement donnés ;il vous laissera toutes les richesses dont vous l’avez comblé lorsde son court voyage ici-bas. Écoutez-moi bien et retenez ceci, quiest définitif, qui est la suprême parole et qui me délie devous : Dans quelques jours, il y aura un moine de plus sur laterre !

Arnoldson savait que le prince Agra nerevenait jamais sur une parole dite, sur une résolution prise. Ilparcourut, affolé, la petite chambre, battant l’air de ses longsbras et poussant des cris inarticulés.

Au-dehors, la tempête atteignait sonparoxysme.

Arnoldson vint au prince Agra, lui saisit lesdeux épaules et cria :

– Ah ! William ! William !Tu ris de moi ! Dis-moi que tu ris de moi et que tu ne vas pasme quitter.

– Je vais vous quitter !

– Immédiatement ?

– Immédiatement !

– Je n’ai plus à compter surtoi ?

– Non, monsieur !

– Pas même pendant un moisencore ?

– Pas même.

– Pendant quinze jours ! Tuentends ? quinze jours ! Je t’en supplie ! Je t’enconjure ! William ! Veux-tu que je me mette à tesgenoux ? Dis-moi, mon William ! mon cher William !dis-moi que je puis encore compter sur toi ! Pendant quinzejours ! Ah ! fais que le prince Agra vive quinze joursencore !

– Le prince Agra est mort !

Arnoldson courut à la fenêtre, l’ouvrit d’ungeste furibond et cria à la nuit, cria à l’orage, cria aux élémentsdéchaînés :

– Malédiction !Malédiction !

La colère de cet homme était prodigieuse.

Il passa fébrilement ses mains osseuses surson front où perlait la sueur. Il parvint momentanément à secalmer. La tempête du dehors diminua, perdit de sa furie en mêmetemps que diminuait la tempête de son cœur.

Il revint à Agra. Il semblait avoir pris ungrand parti.

– Mais quelle est donc la cause de telsévénements ? demanda-t-il ?

– J’en ai assez !… J’en ai assezd’être votre instrument ! Cela m’est venu à Barcelone… oui,cela a commencé en Espagne… Le dégoût m’est venu… a gagné mon cœur,qu’avait déjà gagné la pitié à laquelle je le croyais inaccessible…Vous savez, à propos de cette pauvre gitane qui était tombéeamoureuse de moi et qui en mourut. Je commençais à douter de cetteprétendue œuvre de justice que nous accomplissions sur la terre etqui semait notre route de tant de cadavres. Vous savez bien que,dernièrement encore, il m’a fallu votre parole que Lawrence avaitassassiné l’un de vos amis le plus chers pour que je prisse la partactive que vous m’aviez désignée dans cette affaire, que vousterminerez tout seul…

– Tout seul ? demanda encoreArnoldson.

– Tout seul.

Arnoldson se croisa les bras et laissa Agracontinuer.

– Oui, vous avez dû voir que je devenaiscurieux, que je ne marchais plus en aveugle, que je n’étais plusvotre docile instrument. Jusqu’alors, j’avais foi en vous. Ce quiarrivait devait arriver. Je passais où vous me disiez de passer, etil en résultait des drames que vous aviez su prévoir…

« Mais voilà qu’un jour moi, qui vousdevais tout ! moi, qui vous considérais comme le bienfaiteurtout-puissant, auquel je devais reconnaissance éternelle etobéissance absolue, moi qui avais passé avec vous ce contratterrible que je « n’aurais pas à vous demander raison denos actions » !… voilà qu’un jour j’ai douté devotre œuvre, qui ressemblait trop à une œuvre de vengeance pourêtre une œuvre de justice !

– Justice ou non, vengeance ou non, quet’importait ceci, prince Agra ? Le contrat qui nous lie ne tepermettait même pas de te le demander ! Je croyais avoir assezversé de scepticisme dans ton cœur pour qu’une pareille question nepût t’arrêter une seconde sur notre route !

– Vous voyez bien que non, monsieur, etplus que vous j’en suis étonné. Je m’arrête donc et vous laissecontinuer tout seul, d’abord parce que je doute de vous, ensuiteparce que je suis fatigué ! Oh ! je suis las ! pleind’une immense lassitude de vivre !… Je suis las de vousvenger, monsieur !… Et contre qui ? Contre tous !Vous semblez avoir déclaré la guerre au genre humain. Vous semblezsurtout poursuivre de votre haine implacable… l’amour !Ah ! monsieur, que de cœurs nous avons torturés ! Vous nepouviez rencontrer sur votre chemin un couple heureux sans quevotre main brisât le lien de bonheur qui unissait les amants !Par nous, combien d’amants sont descendus au tombeau !

Le prince Agra se leva et s’écria :

– Arnoldson ! Arnoldson ! quet’a donc fait l’amour pour haïr ainsi l’amour ?

Arnoldson répondit, glacial :

– Imprudent, qui veux me quitter et quime demandes ce que m’a fait l’amour !…

– Oui ! Que vous a-t-il fait pourque votre haine exigeât tant de victimes ? Je fus la premièrede ces victimes, monsieur ! moi, qui n’ai jamais aimé ;moi, qui n’aimerai jamais ; moi, votre élève, en qui vous aveztué l’amour !

– Certes, fit Arnoldson, j’avais crufaire de toi un merveilleux élève ! Pour l’œuvre que j’avais àaccomplir ici-bas, et que tu qualifieras comme il te plaira, peum’importe, pour accomplir cette œuvre, j’avais besoin d’uninstrument unique : je te forgeai !…

– J’avais dix ans, monsieur, fit Agra,quand j’eus le malheur de vous connaître.

– Quand vous avez eu ce malheur, vousétiez à ce point désespéré que vous songiez à mourir. Oui, vousaviez déjà songé au suicide à dix ans ! Et si vous n’avezpoint exécuté votre sinistre projet, c’est que vous aviez jugé quela mort venait assez vite à vous pour qu’il fût inutile que vousfissiez un pas vers elle !

– C’est vrai, monsieur, j’allais mourir.Et vous m’avez sauvé. J’allais mourir de misère sur cette paillassede la taverne de Boston où m’avaient jeté quelques matelotspitoyables. C’est là que vous êtes venu me recueillir, c’est là quevous m’avez adopté. Ah ! certes, vous m’avez montré de latendresse ! Comme vous prîtes soin de moi ! Je vousconsidérais comme un père, je vous aimais comme un père ! Moiqui ne connus jamais le mien, moi dont la mère se détournait enpleurant, quand je lui parlais de mon père !… Et puis, sijeune, j’avais déjà tant souffert… Ah ! monsieur, vous venezici de me rappeler mon histoire… je ne l’ai pas oubliée ! J’aitoujours le souvenir de ces premières années que je passai, errantde ville en ville avec ma mère. Croyez-vous qu’elle s’effacerajamais de ma mémoire, l’heure maudite qui me la prit, expirante demisère ! Puis, dans le malheur de ma vie, je vis une trêve.Par quel concours de circonstances suis-je conduit par un inconnudans un family house de La Nouvelle-Orléans ?Mystère ! Cette trêve, du reste, est de courte durée. J’avaishuit ans quand la pension qui m’était servie à La Nouvelle-Orléans,et qui me venait d’une main ignorée, me fit défaut tout d’un coup.Quelques mois plus tard, ceux qui avaient charge de moi, nerecevant plus d’argent, me traitèrent de telle sorte, que je prisla fuite ! Deux ans, je luttai. Je fis des commissions, jeportai des fardeaux ! J’allai de la campagne à la ville et dela ville au port ! J’eus, de temps en temps, un morceau depain ! Enfin, je tombai d’épuisement. La dernière station decet effroyable calvaire fut Boston, où vous me rencontrâtes survotre route !

« Et vous m’avez sauvé ! Vous avezsauvé mon corps, monsieur ! Mais mon âme ! Mon âme !Qu’avez-vous fait de mon âme ? Vous, mon maître, qu’avez-vousfait de moi ? »

L’Homme de la nuit interrompit Agra.

– Ce que j’ai fait de vous, fit-il d’unevoix solennelle, je vais vous le dire : Vous étiezpauvre ; je vous ai fait assez riche pour, s’il vous enprenait fantaisie, acheter un royaume ! Vous étiezignorant ; je vous donnai les premiers professeurs du monde etj’ouvris votre intelligence à toutes les sciences, à tous les arts.Je vous fis connaître les nations, et l’on vous apprit leurlangage. Vous étiez faible, incapable de vous défendre contre leshommes ; je voulus, pour que vous les puissiez vaincre entoutes circonstances, que vous fussiez puissant contre eux par lecorps et par l’esprit. Votre corps fut soumis à un entraînement detous les jours et connut tous les exercices ; votre espritsubit une gymnastique spéciale. Je vous appris la ruse des hommes,leur hypocrisie, leur bassesse, leur méchanceté. Je vous appris àles haïr ! Je vous fis toucher de près, par des exemples sansnombre, l’ignominie de la vie des hommes ! Je vous ai gardécontre tous les préjugés qui vous auraient fait la victime deshommes. Et surtout, Agra, j’ai gardé votre cœur contre l’Ennemieéternelle. Je l’ai à jamais fermé à la Femme. J’ai voulu qu’aucunefemme n’habitât votre cœur ! Ah ! oui, Agra, j’ai tuél’amour en vous ! Quoi que vous fassiez maintenant, vousn’aimerez pas, c’est-à-dire vous ne souffrirez pas ! Vous neserez pas susceptible de certaines tortures qui déchirent le cœurplus affreusement encore que les tenailles rougies aux creusets desbourreaux n’ont jadis déchiqueté les chairs. J’ai fait cela !J’ai fait cela ! Je vous ai montré tant d’épouses parjures,tant d’amantes infidèles, tant d’honnêtes femmes prostituées, tantde fiancées impures que vous ne croirez jamais à la parole menteusedes femmes !

– C’est vrai, dit tout bas le princeAgra, jamais une femme n’a fait battre mon cœur !

– Voilà, reprit avec force Arnoldson,voilà ce que j’ai fait de vous ! J’ai fait de vous cet êtretout-puissant, ce merveilleux instrument dont j’avais besoin pourl’œuvre que je poursuis et qui touche à son terme. Et c’est àl’heure où cette œuvre va s’accomplir, œuvre de justice,entendez-vous, prince ? c’est à cette heure que l’instrumentme fait défaut. C’est à ce moment suprême qu’ayant un peu le droitde compter sur votre reconnaissance, j’apprends que vousm’abandonnez ! Eh bien ! non ! non ! vous nem’abandonnerez pas ! Je vous jure, par le Dieu entre les mainsduquel vous vouliez vous réfugier, je vous jure que dans un instantvous serez à mes pieds et que vous me demanderez pardon de votrerévolte, prince Agra !

Le prince regardait avec étonnement cettetransformation soudaine d’Arnoldson.

D’ordinaire, il le voyait ironique et toujoursprêt au sarcasme. Et voilà qu’il se dressait devant lui, le gestesuperbe, la parole éclatante, l’aspect prophétique.

– Parlez, monsieur, dit-il.

– Oui, continua l’Homme de la nuit. Lemoment est venu que je parle ! Prince Agra, prince Agra,écoute de toute ton attention, écoute ! Tu vas savoir lesecret de ta vie, ô mon prince, ce secret dont je conservais lemystère pour ne te le dévoiler qu’à l’heure des suprêmesrésolutions !… Et cette heure a sonné… Écoute, car je vais teparler de ton père…

– Mon père ! s’écria le prince Agra…Mais vous m’avez dit maintes fois que vous ne le connaissiez point…et, pour avoir une famille, il me fallut inventer cette fable duradjah et de la Thessalienne.

– Je te dis que je vais te parler de tonpère !… Et ne mets pas en doute, une seconde, mes paroles, carj’ai toutes les preuves de ce que je vais te dire !… Et si tudoutes encore, malheureux, malgré ces preuves, interroge alorsHarrison, fais signe à ce colosse qui est derrière cette porte etqui, nuit et jour, veille sur moi ; interroge Joelui-même ; interroge-les, car ils savent et je les délierai deleur serment !… Et si tu doutes encore, alors, oh !alors, j’irai tout de suite à ceux que j’accuse et, devant toi, jeleur dévoilerai mon regard, ce regard qu’ils reconnaîtront, Agra,et qui les fera mourir d’épouvante. Mais alors tu mecroiras !

– Parlez, parlez, monsieur, fitprécipitamment le prince, je vous écoute et je vouscrois !

– Agra, ton père était un hommecolossalement riche. Il s’appelait Jonathan Smith et on l’appelaitle roi de l’huile ! Il commit une faute en aimant ta mère,mais une faute qu’il voulut réparer sur-le-champ, dès qu’il appritqu’elle était enceinte. Il voulut l’épouser. Mais quelqu’unveillait qui avait intérêt à ce que ce mariage n’eût point lieu.Ton père avait un jour recueilli dans les rues de Chicago unepetite fille, une enfant qui l’avait séduit par sa grâce et sabeauté. Il avait également recueilli la mère. Or, cette femme, dèsqu’elle vit l’engouement de Jonathan Smith pour sa fille, conçutles plus grandes ambitions. Elle songea que, quelques années plustard, son enfant serait d’âge à se marier et que son bienfaiteur,qui était jeune encore, pourrait l’épouser. Ce fut justement cettefemme que, dans l’ignorance de ses desseins, ton père choisit commeintermédiaire entre ta mère et lui. Elle s’arrangea de telle façonque jamais une lettre de ta mère ne parvînt à Jonathan et qu’il nerevît plus celle qui lui avait donné un fils, mais que lesmachinations de la mendiante de Chicago avaient irrémédiablementéloignée de lui !

« Il arriva ce que cette femme avaitprévu, mais ce qu’elle ne vit pas, car elle mourut avant que safille fût fiancée au roi de l’huile. Oui, ton père, ayant vainementrecherché partout les traces de ta mère, et désespérant de lesjamais retrouver, s’était laissé prendre aux manœuvres de la fillede la mendiante, de miss Mary !

« Or, écoute ce qu’il advint. Cette missMary, dont ton père était fou, n’aimait pas Jonathan Smith. Tonpère la croyait pure. Elle aimait un jeune homme, Charley, unemployé de Jonathan. Ce Charley, le roi de l’huile, après la mortde la mendiante, l’avait chargé de continuer ses recherches. C’estcet homme qui finit par te découvrir et qui te plaça dans unemaison de La Nouvelle-Orléans. Mais il ne dit rien de sa découverteà Jonathan. Il avait intérêt à t’avoir sous la main dans le but det’éloigner toujours du roi de l’huile. Il voulut que toute lafortune de celui-ci allât à celle qu’il aimait, à miss Mary. Tousdeux nourrissaient certainement contre Jonathan des desseinscriminels. La suite, hélas ! le prouva… »

Arnoldson s’arrêta un instant et regarda leprince Agra. Le prince, effroyablement pâle, écoutait avec religionla parole persuasive d’Arnoldson, persuasive même dans cette partiedu récit relative aux manœuvres de la mendiante et de Lawrence etque nos lecteurs savent fausses, mais qui était destinée àexpliquer vis-à-vis du fils l’abandon du père.

– Continuez, monsieur !continuez ! supplia le prince Agra.

– Je termine, prince Agra, par unequestion : Que ferais-tu si tu apprenais que ton père,victime, comme ta mère, de Charley et de Mary, avait été assassinépar eux ?

– Assassiné ! s’écria Agra.

– Assassiné impunément, en chemin de fer,sur l’Union Pacific railway, et précipité du haut du pont deJulesbourg dans le gouffre de la rivière Platte ! Assassiné dela main même de cette jeune fille qu’il adorait et dont il allaitfaire sa femme, avec la complicité de son amant ! Prince Agra,que ferais-tu ?

Les yeux d’Agra flamboyaient :

– Vous me le demandez !

Et le prince eut un geste de terriblemenace.

– Tu le vengerais, n’est-ce pas ? Ehbien, William, s’écria Arnoldson, levant les bras au ciel, puisquetu veux venger ton père, venge-moi !…

Agra se précipita vers Arnoldson. Il luidemanda, la voix rauque :

– Vous ? vous ?… monpère ?

– Ton père, te dis-je. Je suis JonathanSmith, qui a survécu à ses blessures. Je suis le roi de l’huile,qui revient déformé, estropié par les coups de ses ennemis, maisqui revient plus puissant que jamais ! Je suis l’Homme de lanuit, enfin, qui t’a élevé pour que tu accomplisses un jour l’œuvrede justice et de châtiment !… Que vas-tu faire, monfils ?

Le prince Agra étendit la main et prononçalentement ce serment :

– Sur la tête de ma mère, morte dans mesbras par la faute de vos ennemis, je jure de la venger, je jure devous venger, mon père !

– Vous avez souffert, dit-il. Mais ilssouffriront ! Pourquoi avez-vous attendu silongtemps ?

– Pour que le châtiment soit plusterrible. Vois-tu, mon fils, je veux que Charley et Mary, qui sesont mariés, me croyant mort, soient maudits jusque dans leursenfants, punis jusque dans leurs enfants. Ils ont un fils et unefille. Le fils vient d’atteindre l’âge d’homme ; la jeunefille est ravissante. Au lieu de deux cœurs, mon fils, nous allonsen broyer quatre !

Maintenant, l’Homme de la nuit riait d’uneeffrayante façon.

– Ah ! il y a des hommes qui tuent,qui se vengent en tuant ! Les insensés ! La mort,n’est-ce pas le repos ? La vie, c’est le martyre !D’autres s’attaquent à la chair, se vengent sur la chair ! Lesimbéciles ! Les tortures du cœur sont autrementterribles !

Et il ajouta :

– J’en sais quelque chose.

Il alla à la fenêtre et l’ouvrit ànouveau.

– J’étouffe, dit-il.

Le tonnerre était lointain déjà.

Agra dit :

– Mon père, vous allez me faire connaîtrequi sont Charley et Mary et vous allez me faire connaître leursenfants.

– Tu les connais, William, et tu as déjàcommencé à me venger.

– Qui sont-ils, mon père ?

L’Homme de la nuit allait répondre quand ungrand bruit se fit entendre au-dehors. Il pencha la tête et regardadans les ténèbres.

Il distingua, sur la route qui passait à unecinquantaine de mètres de l’auberge Rouge, une voiture qui étaitarrêtée et dont le cocher fouettait vivement les chevaux. La route,étroite, montait, assez rapide. L’orage et la pluie y avaientcreusé de profondes fondrières. Il semblait que tout l’équipage dûtà jamais y rester. Les chevaux refusèrent de donner de nouveauxefforts. La portière de la voiture s’ouvrit, et, à la lueur de lalanterne, sir Arnoldson vit quatre personnages qui descendaient decette voiture et se dirigeaient rapidement vers l’auberge, dont lesfenêtres, éclairées, avaient dû attirer l’attention desvoyageurs.

Ils arrivèrent à la porte et frappèrent. Laporte s’ouvrit, et tout le groupe fut vivement éclairé.

L’Homme de la nuit poussa une exclamation.

– Le ciel est avec nous !s’écria-t-il. Prince Agra, vous avez raison de croire enDieu ! C’est Dieu qui nous les envoie cette nuit. Vous medemandez qui furent mes assassins ! Regardez !

À son tour, le prince se pencha à la fenêtreet reconnut le dernier voyageur qui entrait dans l’aubergeRouge.

– Lawrence ! fit-il. Vos dernièresparoles me l’avaient fait prévoir. Ah ! mon père, vous faitesbien de dire que j’ai commencé à vous venger !

– Ce n’est rien à côté de ce qui te resteà faire, mon fils !

Partie 2
L’AMOUR ET LA MORT

 

I – OÙ NOUS REVENONS QUELQUES ANNÉES ENARRIÈRE

 

Ainsi, Jonathan Smith vivait toujours. Le roide l’huile avait échappé par miracle à la mort ! Ce n’étaitpas un cadavre que Charley avait jeté par-dessus le pont deJulesbourg. Jonathan respirait encore ! L’une des piles de cepont repose sur un étroit îlot, et c’est sur cet îlot, parmi lesgrands joncs qui poussent aux bords de la rivière Platte, que leroi de l’huile vint échouer.

Combien de temps resta-t-il sansconnaissance ? Quand il ouvrit les yeux, d’étranges visages lefixaient. C’étaient des têtes aux teintes de cuivre, tatouées etempennées. Certaines avaient de larges anneaux passés dans lesnarines, ou encore des bâtonnets. Certaines portaient d’immensesplumes multicolores dressées sur leur longue chevelure. Tous cesgens bizarres étaient vêtus d’étoffes éclatantes jetées sur lesépaules ; les poitrines étaient nues, badigeonnées au miniumet tatouées comme les visages. Ils étaient armés de longs fusils etportaient des ceintures qui recelaient les munitions. La pluparts’entretenaient dans un langage incompréhensible pour un hommecivilisé. Certains affectaient de parler anglais ou tout au moinsde « sortir » les quelques mots, les quelques phrasesqu’ils connaissaient de cette langue.

Le roi de l’huile comprit qu’il était auxmains d’une tribu de Peaux-Rouges. Il était le prisonnier desDelawares !

On se rappelle que ceux-ci traversaient alorsle Nebraska, en pirates, s’attaquant aux Blancs chaque fois quel’occasion en était jugée bonne, et pillant. Ils s’attaquaient mêmealors aux convois, aux trains en marche, et trois voyageurs, lejour qui précéda l’arrivée du roi de l’huile, de Charley et de Marydans le Nebraska, avaient ainsi disparu.

C’était dans l’une de ces expéditions qu’ungroupe de Delawares, qui avaient eu l’audace de se rapprocher, à latombée de la nuit, de Julesbourg, et qui avaient campé aux rives dela rivière Platte, aux environs du pont, couchés et cachés dans lesroseaux et derrière quelques bouquets d’arbres, avaient découvertle corps, fort endommagé, du roi de l’huile. Ils l’avaient aperçude la rive dès l’aurore. Jonathan Smith avait donc passé la nuitdans les joncs de son îlot. Deux pirogues allèrent à lui et leramenèrent au camp.

Le médecin des Delawares, en lequel ilsavaient toute confiance, n’était point de leur race. C’était unnoir géant, qui paraissait fort versé dans l’art de guérir le plussimplement du monde les maux les plus récalcitrants. Ce noir étaitoriginaire de la Louisiane où il avait servi longtemps dans unefamille française. L’esprit des aventures le poussa à quitter laLouisiane.

Il s’en fut tout seul, par les bois, montantvers le Nord. C’est là qu’il rencontra pour la première foisquelques échantillons des naturels qui faisaient, à cette époqueencore, l’ornement de la jeune Amérique. Ces Peaux-Rouges, lesderniers qui fussent restés dans les Florides, lui parurenttellement supérieurs, par la politesse qu’ils lui montrèrent et leségards dont ils l’entourèrent, aux planteurs qu’il venait dequitter qu’il résolut de vivre avec eux. Et c’est alors qu’il sedécouvrit des aptitudes spéciales pour la médecine. Quelquesplantes bien choisies, de bizarres incantations et quelquesbouteilles de gin constituaient une science médicale à laquelle lesPeaux-Rouges ne purent pas résister.

La renommée de Joe, docteur pour Peaux-Rouges,se répandit de tribu en tribu. C’est ainsi que nous trouvons Joe, àl’heure qui nous occupe, définitivement établi chez les Delawares,en plein Nebraska. Ce fut Joe qui soigna Jonathan. Le malheureuxn’avait point besoin des soins de Joe pour rester estropié toute savie. Il avait été fort malmené dans sa chute et, sans rendre uncompte exact des opérations qu’il eut à subir, dans des appareilsplus que primitifs, nous nous bornerons à constater latransformation de cet être grand, fort et corpulent qu’était le roide l’huile en cet individu ample d’épaules, quasi bossu, d’attitudeet de marche fantasques, que fut celui que l’on appela plus tardl’Homme de la nuit, lequel, aussitôt qu’il le put, cacha ladéformation de son corps et la déviation de ses membres sous cemacfarlane qui ne le quittait jamais.

Quant à la balle dont l’avait gratiné missMary et qui était entrée dans les chairs du cou, déterminant unesyncope, elle y resta. Joe essaya, il est vrai, de délivrerJonathan de son projectile, mais ayant constaté que les instrumentsdont il se servait pour cette délicate besogne ne réussissaient, aulieu de tirer la balle au-dehors, qu’à l’enfoncer plus profondémentau-dedans, il y renonça. Une large cicatrice resta à la nuque dupatient, cicatrice due beaucoup moins au passage de la balle qu’àcelui des instruments du docteur.

Quoi qu’il en fût de la science de Joe et deses opérations, Jonathan prit tout de suite en grande amitié cegéant noir qui lui témoignait tant de zèle et l’entourait de tantde soins.

Un autre personnage aussi ne quittait guère leprisonnier, car Jonathan se considérait avec juste raison comme leprisonnier des Delawares. Celui-là était aussi grand, aussi fortque Joe. C’est cette égale puissance qui les avait réunis en unesolide affection autant que l’infirmité dont ce colosse souffrait –car il était sourd-muet – et dont le guérit en partie le docteurJoe, puisque celui-ci enseigna à celui-là à exprimer sa pensée et àcomprendre celle des autres, grâce à des signes fort ingénieux.Dans leur langage imagé, les Delawares appelaient ce formidablePeau-Rouge « l’Aigle », sans doute à cause de son regardqui semblait très dur et qui était infiniment puissant.

La nature paraissait avoir voulu remplacer cequ’elle avait enlevé à cet homme du côté du tympan et des cordesvocales par la force dont elle avait doué sa prunelle.

Joe et l’Aigle tenaient donc compagnie àJonathan, qui souffrait beaucoup moins des blessures de son corpsque de celles de son cœur. La trahison de miss Mary lui étaitautrement douloureuse que les soins inexpérimentés de Joe et del’Aigle. Une rage inexprimable, une soif inextinguible devengeance, d’effroyable vengeance, le jetaient des heures entièresdans un silence farouche. Sa pensée, toujours hantée du crime deMary, qui l’avait voulu tuer pour sauver son amant, sa penséeagitait des projets de terrible revanche. Elle inventait dessupplices.

C’est à cette heure-là qu’ayant jugé parlui-même combien les souffrances de l’âme sont supérieures à cellesde la chair, il résolut de châtier « par l’âme ». Ilavait été frappé dans son amour : il frapperait les autresdans leur amour ! Ah ! l’amour ! De quelle haine ilallait le poursuivre ! Ce qui faisait monter sa colère auparoxysme était cette considération qu’il n’avait pu être aimé,qu’il n’avait jamais été aimé pour lui-même, qu’il ne le seraitjamais ! Il songeait, avec furie, qu’avec son immense fortune,les centaines de millions qui constituaient sa fortune, il n’avaitpu acheter une minute de l’amour d’une femme ! Il avait achetéla femme, mais point son amour !

Il se décida. Ce fut une résolution soudaine,un serment terrible, qu’il se fit à lui-même de ne plus vivre quepour la haine de l’amour. En attendant qu’il se vengeât sur Mary etsur Charley – car il était décidé à attendre longtemps pour sevenger davantage – il se vengerait sur les autres, il exercerait savengeance, il aiguiserait les instruments de sa vengeance surl’amour des autres ! Cela lui permettrait, plus tard, beaucoupplus tard, de frapper à coup sûr. Et cela lui donnerait la patienced’attendre !

Et d’abord, il fallait qu’on le crût mort. Ilfallait que Charley et Mary vécussent en toute tranquillité etl’oubliassent complètement… Le hasard le servit.

Un des prisonniers des Delawares, qui étaitjustement l’un des voyageurs disparus dans l’attaque d’un desderniers convois, voulut, un soir, s’échapper du camp et n’hésitapas à tuer une sentinelle qui gênait son projet. Il fut surpris,dans sa fuite, par un Peau-Rouge qui le tua d’un coup decarabine.

Jonathan expliqua à Joe qu’il lui fallait cecadavre. Il y avait eu entre Joe et Jonathan de longuesconversations. Jonathan promit une récompense splendide à Joe sicelui-ci exécutait ses ordres. Joe acquiesça à ces offres. Lecadavre fut défiguré. On l’habilla des vêtements du roi del’huile ; on lui mit les papiers du roi de l’huile dans lespoches et l’on alla porter ce cadavre dans les joncs de la rivièrePlatte, où il fut découvert quelques jours plus tard. Alors serépandit dans le monde entier la nouvelle de la mort du roi del’huile, dont on doutait encore, malgré la disparition soudaine deCharley et de Mary qui avait fait croire à un drame intime.

Un mois plus tard, les Delawares quittèrent lecamp volant qu’ils avaient établi sur la rivière, non loin deJulesbourg, et retournèrent chez eux, emmenant Jonathan dans unesorte de carriole, car il n’était pas encore tout à fait remis deses blessures.

Déjà, avant cette époque, Joe s’était absentédu camp sur les prières de Jonathan et n’y était revenu quequelques jours plus tard. Ce fut à ce moment que des hommes de loitrouvèrent dans un secrétaire du bureau de la maison de campagneque Jonathan possédait sur les bords du lac Michigan un testamentfort régulier qui laissait tous les biens du roi de l’huile, de parsa volonté, à celui qu’il appelait dans ce testament son« plus fidèle serviteur », à M. Harrison, qui,jusqu’à ce jour, avait occupé dans la maison de Jonathan le rôle demajordome et n’avait pas encore eu le temps de donner beaucoup depreuves de son dévouement, puisqu’il n’avait guère que vingt-deuxans, mais qui, en revanche, avait donné à Jonathan Smith la preuveabsolue de son honnêteté en des circonstances où il lui aurait étéloisible de s’approprier des sommes considérables.

On s’étonna beaucoup et l’on parla longtempsde ce legs extraordinaire, auquel nul ne s’attendait. Mais, commele roi de l’huile n’avait pas de parents et que le testament étaitrégulier, il fallut bien en passer par la volonté du testateur.

La vérité était que tout s’était fait parl’entremise de Joe, auquel Jonathan avait raconté ses terriblesaventures, en lui promettant de se l’attacher pour la vie s’ilvoulait servir ses projets. Jonathan avait jugé Joe fortintelligent, et celui-ci ne manqua pas de lui rendre bientôt lesplus signalés services. C’est ainsi que, sur ses indications, ilsubstitua au testament qui était dans le secrétaire de Jonathan,testament qui instituait Mary sa légataire universelle, un autretestament olographe, antidaté, naturellement, que lui remit au campJonathan et qui donnait toute la fortune à Harrison.

Quelques jours après, Joe s’éloignait du petitvillage qui constituait la capitale des Delawares dans lesterritoires réservés et où l’on avait transporté Jonathan Smith.Quand il revint, il avait avec lui Harrison. Celui-ci vint àJonathan lui jurer une fidélité absolue. Il savait par Joe toutel’histoire, tout le crime. Déjà il haïssait Charley de ce qu’ilavait plus que lui encore la confiance de Jonathan. À lui aussi lavengeance serait douce, disait-il.

– Si tu m’obéis, je te récompenserai, luidit Jonathan, comme jamais serviteur n’a été récompensé en cemonde. Si tu me trahis, la mort est sur toi. Toute la fortune duroi de l’huile est à toi, mais tu n’y toucheras point. Sinon, Joe,l’Aigle et moi nous saurons te châtier. Tu as un an pour toutliquider, pour tout vendre, tout emporter. Joe ne te quittera pas.Moi, j’irai m’établir avec l’Aigle sur les bords du lac Érié, d’oùje te surveillerai, prêt à te découvrir, prêt à me montrer, prêt,au besoin, à retarder ma vengeance sur Charley pour l’exercerd’abord sur toi !

Harrison l’avait interrompu.

– Monsieur, lui dit-il, si vous doutiezde moi, pourquoi m’avez-vous fait venir ? Que ferai-je devotre fortune si, du jour où je la fais mienne et où je veuxréellement en user, vous apparaissez et vous prouvez que vous êtesvivant et, par conséquent, que votre testament n’est pas encoreexécutoire ? Croyez-moi, monsieur, si, pour les autres, jesuis l’héritier du roi de l’huile, pour vous je ne suis que votreserviteur.

Les choses ainsi réglées, et Jonathan s’étantdéfinitivement remis sur pied, on songea au départ. D’innombrablescaisses arrivèrent pendant huit jours au camp des Delawares.

Ces caisses renfermaient des trésors depassementeries, des bijoux, des colliers, des bracelets en grandequantité. Puis vinrent d’innombrables litres de liqueur, del’alcool à enivrer tous les Delawares et tous les Osages, leursvoisins de l’État de Kansas. C’était la rançon du roi del’huile.

En revanche, Jonathan Smith emportait auxDelawares ces deux géants, cette force précieuse : Joe, lenoir et l’Aigle, le Peau-Rouge. Depuis qu’un heureux hasard, à lasuite de sa terrible aventure du railway, l’avait fait tomber –tomber est bien le mot – au milieu des Delawares, iln’avait pas eu un instant à se plaindre de leur hospitalitéforcée.

Jonathan, Harrison, Joe et l’Aigle s’enallèrent sur les rives du lac Érié. Le roi de l’huile s’installa àÉrié même avec l’Aigle ; Harrison et Joe partirent pourChicago. Comme les établissements du roi de l’huile se trouvaientmi-partie à Chicago, mi-partie à Oil City, et qu’Érié est entre lesdeux villes, ils avaient maintes occasions de rendre visite àJonathan.

Celui-ci avait, naturellement, changé de nomet se faisait appeler sir Arnoldson. Il se procura même, à ce nom,tous les papiers qui peuvent constituer une identité.

Un an, ainsi, il resta sur les bords de celac, méditant sa vengeance. Il ne quitta Érié qu’à de raresoccasions, quand il lui semblait bon d’aller surprendre Harrison etJoe à Oil City. Joe lui était de plus en plus dévoué. Harrisonrestait l’employé fidèle qu’il avait toujours été. Et celui quenous appellerons désormais Arnoldson se rendait bien compte, quandil se trouvait à Oil City ou même à Chicago, que, pour tous,Jonathan Smith était mort. De fait, il était, même pour lespersonnages qui l’avaient le plus fréquenté, méconnaissable. Déjà,il avait caché son regard sous des lunettes noires, car ce regardétait toujours resté le regard du roi de l’huile, et les moinsprévenus, s’ils eussent surpris ce regard, se fussent écriés :« Voici Jonathan Smith ! »

La liquidation touchait à son terme. Toutesles opérations se faisaient sous le contrôle d’Arnoldson et sur sesindications précises. Quand toute cette immense fortune fut entreles mains d’Harrison et tint en d’innombrables carnets de chèquessur les banques les plus riches du monde entier, Harrison peu à peutransmit à Arnoldson ce qui en fait et en droit n’avait jamaiscessé de lui appartenir. Comme nous l’avons dit, en effet, il luisuffisait de se montrer et de dire : « Je suis JonathanSmith », pour que toute cette fortune échappât à Harrison, ensupposant que celui-ci voulût se l’approprier.

Arnoldson, quand tout fut terminé, voulutrécompenser Harrison et lui proposa cinq millions. Harrison lesaccepta ; mais, quand Arnoldson lui dit qu’il pouvaits’éloigner de lui, qu’il reconquérait toute sa liberté et qu’il nelui demandait plus que le secret le plus absolu sur son existence,Harrison dit : « Je reste ! »

Et c’est alors qu’il lui fit l’aveu que luiaussi avait aimé miss Mary d’un amour que nul au monde n’avaitsoupçonné et que sa plus douce joie serait de joindre sa vengeanceà celle de Jonathan.

– Il te suffira de servir lamienne ! fit Arnoldson. Tu attendras tant que je te diraid’attendre. Tu n’agiras que lorsque je te dirai d’agir.

– Je vous le jure, maître.

Alors, Arnoldson se souvint de son fils. Ilemmena ses serviteurs à La Nouvelle-Orléans. Joe s’en fut frapper àla porte de la family house et apprit que le petit Williams’était échappé depuis deux mois, mais qu’on l’avait vu errant surle port. Il en retrouva la trace. Il remonta derrière lui la rivedu Mississippi et le rejoignit à Little Rock. Là, il reçut l’ordrede ne plus le perdre de vue mais de le laisser abandonné à lui-mêmeet de ne le secourir en quoi que ce fût.

Arnoldson, ayant réussi du côté de son fils,songea alors à savoir où avaient pu se réfugier Charley et Mary. Ilpartit avec Harrison et l’Aigle pour le Colorado. Arrivé à Denver,il alla demander à l’hôtel d’Albany Mr Wallace. Celui-ci nereconnut point Jonathan Smith. Arnoldson prononça ces mots :The queen city of the plains. Mr Wallace luirépondit : « Monsieur, je devais remettre à la personnequi m’aborderait ainsi un pli qui me fut jadis confié par le roi del’huile. Or vous êtes le second qui venez me trouver avec cettephrase. Je n’ai plus le pli. Le premier fut un jeune homme blondqui ne fit que passer à l’hôtel d’Albany quelques jours avant quele bruit de la mort de mon malheureux ami ne se fût répandu jusqu’ànous. J’ai souvent songé à cette visite, qui me parut louche en detelles circonstances, et je donnai le signalement du voyageur à lapolice, qui ne le retrouva naturellement pas. »

Ce disant, Mr Wallace salua Arnoldson.Quand il releva la tête, il fut stupéfait de voir qu’Arnoldsonétait déjà loin.

– Bizarre individu ! fit-il.

Et il se remit à ses affaires.

Arnoldson savait tout ce qu’il désiraitsavoir. Charley était venu chercher le secret de l’ingénieur. Il leretrouverait quand il lui plairait. Car Charley, avec une inventionpareille dans les mains, ne manquerait point de tenter lafortune.

Alors, Arnoldson revint à La Nouvelle-Orléans,où il resta de longs mois. Joe venait l’y voir souvent et luidonnait des nouvelles de son fils, qu’il lui dépeignait dans lamisère la plus extrême. Arnoldson, alors, riait d’un rire sinistreet disait à Harrison qui le suppliait de venir en aide aupetit :

– Attendons, mon cher, attendons. Plus iltombera, plus je l’élèverai, et plus il me sera reconnaissant.

Quelquefois, Harrison questionnait Arnoldsonsur ses projets de vengeance. Alors, très sombre, le roi de l’huiledisait :

– Tu verras… Tu verras… Je te feraiassister à quelque chose de vraiment bien. Mais il te faut de lapatience… beaucoup de patience… Des années… Dix annéespeut-être !… Que sais-je ?… Vingt années !…

– Vous attendrez trop longtemps… Votrevengeance vous échappera…

– Pauvre fou !… J’attendrai qu’ilsaient perdu même mon souvenir… J’attendrai qu’ils soient riches etpleins de quiétude. J’attendrai qu’ils aient des enfants, de beauxenfants, Harrison, de beaux enfants…

Et Arnoldson riait atrocement.

– J’attendrai aussi que je ne l’aimeplus… car mon cœur est encore plein de mon amour, vois-tu… et je neveux pas avoir d’hésitation à l’heure du châtiment… Il faut savoirattendre… Si tu es las déjà, va-t’en !…

Mais Harrison restait. Il avait donné saparole au roi de l’huile et il était ainsi fait qu’il ne lareprendrait jamais.

Quand Arnoldson se décida à sauver son fils,il n’était vraiment que temps. William n’eût pu résister encore àquelques semaines de misère. La constitution du petit, qui étaitd’une robustesse peu commune, prit bientôt le dessus, et Williamfut debout et bien portant un mois à peine après qu’Arnoldson l’eutramassé sur la paillasse de la taverne de Boston.

Dire la reconnaissance de l’enfant et l’amourqu’il voua à celui qui le traitait alors comme le plus chéri desfils serait impossible.

Ce fut alors qu’Arnoldson passa avec Williamce qu’il appelait son contrat. Il lui promit tout ce qu’il luidonna plus tard, à la condition que le petit obéît en tout ettoujours, et qu’il se montrât son élève soumis. Arnoldsonapparaissait à William comme un dieu bienfaisant. Il se donna à cedieu sans hésitation.

Immédiatement commença l’éducation spécialedont il fut déjà parlé et qui fit de William l’être unique qu’avaitrêvé Arnoldson. On voyagea beaucoup, toujours avec Joe et l’Aigleet les professeurs du moment. On restait deux ans dans une contrée,et, William s’étant familiarisé avec la langue de cette contrée, onpassait à une autre. Arnoldson parcourut ainsi la terre, certainqu’il retrouverait, un jour, Charley et Mary exploitant l’inventionqu’ils tenaient de Mr Wallace. Et, en effet, il les retrouvafinalement au Siam, où ils vivaient sous les noms de M. etMme Lawrence, se faisant passer pour des Françaisd’origine anglaise. Ils avaient, à cette époque, deux enfants, etsemblaient en train de faire fortune avec l’exploitation du mineraid’or.

Ce fut Harrison qui fut chargé de contrôlertous ces renseignements, et, quand il en eut reconnu l’exactitude,Arnoldson déclara qu’il fallait bien se garder de troubler Charleyet Mary dans leurs travaux. Il ne voulut point les voir et fit toutpour les éviter. Enfin, s’étant assuré que, s’ils quittaient lepays, il en serait tout de suite averti, il revint en Europe.

Arnoldson, quand il ne s’occupait pas de sonfils, s’occupait de sa fortune. Au bout de vingt ans, cettefortune, tant par les opérations heureuses auxquelles il se livraque par l’amoncellement des capitaux et des intérêts, avait dépasséde beaucoup le milliard.

Arnoldson était l’un des maîtres de la terre.C’est alors qu’il produisit son œuvre, ce prince Agra, auquel ilvenait d’acheter des terrains immenses dans les Indes anglaises, etdont l’apparition devait causer tant de drames dans les sociétés duvieux monde.

Enfin, trois années avant l’époque où sepassent les événements qui nous occupent, Lawrence, sa femme et sesenfants étaient venus s’installer à Paris. Joe fut chargé de lessurveiller et d’organiser autour d’eux cette surveillance, pendantqu’Arnoldson préparait tout pour une vengeance qu’il avait annoncéetrès proche.

Joe avait donc, depuis trois ans, acquis, àdeux pas de la villa de Lawrence, l’auberge Rouge, dans laquellenous avons vu entrer cette famille dont l’Homme de la nuit avaitjuré la perte !

II – OÙ D’ANCIENNES CONNAISSANCES SERETROUVENT

 

Lawrence et sa femme, Lily et Pold s’étaient« engouffrés » dans l’auberge Rouge.

Pold alla tout de suite à l’âtre ets’écria :

– Mais elle est très bien, cetteauberge-là ! très bien ! Elle n’existerait pas qu’ilfaudrait l’inventer !

Tous les voyageurs se pressaient autour dufoyer. Ils étaient trempés « jusqu’aux os », et chacunprésentait ses vêtements à la flamme avec une satisfactionvisible.

L’équipage avait, en effet, subi de multiplesaventures depuis qu’il avait été tiré de son premier embarras parle cavalier mystérieux qui était apparu sur la route.

Les voyageurs s’étaient d’abord arrêtés àDainville, dans l’intention d’y chercher un refuge pour lanuit ; mais, la porte de l’unique auberge du village étantrestée hermétiquement close, malgré les coups dont on la cribla, ilavait bien fallu se décider à remonter dans le landau et à tenter,coûte que coûte, d’atteindre le bois de Misère et la villa desVolubilis.

La voiture était à mi-route de Dainville et deVilliers quand l’orage éclata dans toute sa force. Les chevauxrefusèrent d’avancer. Les hommes durent descendre et, prenant lesguides, conduire les bêtes, épouvantées. Ce n’est qu’au prix demille efforts que l’on arriva en face de l’auberge Rouge, dont lesfenêtres, éclairées, apparaissaient, à travers les arbres, comme lephare d’un port de salut, vers lequel les voyageurs seprécipitèrent avec un enthousiasme facile à comprendre.

Pold, se chauffant toujours, cria :

– Garçon !

Aucun « garçon » ne se présentant,il jeta autour de lui un regard qui finit par rencontrer le noirgéant, lequel avait paisiblement refermé la porte de sonétablissement et contemplait en silence les clients inattendus quel’orage lui amenait.

– Tiens ! un noir ! fitPold.

Il ne broncha pas.

Joe continuait à le regarder sansrépondre.

– Je vais lui parler « petitnègre », reprit Pold.

À ce moment, un dernier coup de tonnerreéclata sur le bois de Misère. Pold montra, d’un doigt, le plafondet demanda :

– Ti dis à li si paratonnerre.

Joe répondit :

– Non, monsieur, il n’y a pas deparatonnerre à l’auberge Rouge. Mais l’orage s’éloigne. Vous necourez plus aucun danger, et, si vous ne pouvez continuer cettenuit votre chemin, je serai heureux de vous offrirl’hospitalité.

Le cocher entra alors et déclara qu’il étaitdans l’impossibilité la plus absolue d’aller plus loin. Les cheminsétaient impraticables, et il fallait renoncer à l’espoird’atteindre, cette nuit-là, la villa des Volubilis.

Il fut décidé tout de suite qu’on passerait lanuit à l’auberge Rouge, et l’on ordonna au cocher de mettre seschevaux « à l’abri ».

Pold revint au nègre.

– Moussé, dit-il, ti donné lit àmé ?

– J’ai deux chambres à votre disposition,répondit Joe. J’en ai bien une troisième, mais elle est déjà prisepar des voyageurs.

– Ti pas menti ? fit Pold,continuant à s’entretenir dans une langue qui faisait la joie deLily, cependant que Lawrence et Adrienne, qui semblaient fortabsorbés par les flammes du foyer auquel ils se séchaient, nesouriaient même pas.

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire, fit Joe. Des voyageurs en détresse, comme vous, occupentcette troisième chambre.

Lawrence mit trêve à la plaisanterie.

– Nous passerons la nuit ici, monsieur,fit-il à Joe. Nous avons faim. Si vous pouvez nous donner lamoindre des choses, vous nous rendrez grand service. En attendant,je vous prierai de nous conduire à nos chambres.

Joe s’inclina :

– Veuillez me suivre, monsieur.

Joe montra les chambres. Lily laissa dansl’une d’elles son père et sa mère.

Lawrence alla tout de suite à Adrienne.

– Mon amie, fit-il, comme vous êtespâle ! Vous souffrez ?

– Vous avez donc remarqué que jesouffrais ?…

– Certes ! Mais je sais que vous nevoulez point que je fasse allusion à ces souffrances… Quand je vousvois si triste, Adrienne, vous m’avez défendu de vous parler devotre tristesse.

– Et cependant, quand j’étais triste, jevous trouvais toujours près de moi pour me consoler…

– Que voulez-vous dire ?

Adrienne fit, avec effort :

– Je veux dire que, depuis quinze jours,vous n’êtes plus le même, mon ami… Je ne vous reconnais plus…

– Moi ? s’écria Lawrence.

– Vous !… Mon ami, les femmes ne setrompent point à ces choses… croyez-moi… Vous me délaissez… votrepensée est loin de moi !

– C’est la première fois que vous meparlez ainsi !

– C’est la première fois que vous m’endonnez l’occasion, Maxime…

Lawrence prit les mains de sa femme et luidit :

– Mon amie, depuis quelques jours, votrecaractère devient plus sombre… Des choses que je croyais oubliéesdepuis longtemps semblent revenir vous hanter… Il faut chasser cesnoires pensées… Il faut dormir jusqu’à demain, Adrienne, demainvous sourirez.

Et Lawrence fit un pas, se dirigeant vers laporte, prêt à se retirer.

Sa femme l’avait retenu déjà par le bras, d’ungeste fébrile :

– Ne me quittez pas ! Ne me quittezpas ! Ah ! pour rien au monde, ne me laissez pas touteseule, Charley !

À ce dernier mot, prononcé par Adrienne d’unevoix suppliante, Lawrence s’arrêta et devint d’une pâleur extrême.Il dit, très bas :

– Pourquoi… pourquoi avez-vous prononcéce nom-là ?

Précipitamment, Adrienne répondit, le retenanttoujours :

– Ah ! pourquoi ? Vous medemandez pourquoi je vous supplie de ne point me laisserseule ? Vous avez donc oublié ?… Ah ! la mémoire deshommes !… Oublié que c’est aujourd’hui… la nuit !… oui,la nuit !… le 1er mai !… la nuit du1er mai, Charley !…

Elle joignit les mains :

– La nuit anniversaire !… Et j’aipeur !… Oh ! j’ai peur !…

Lawrence était tombé sur un siège. Il y eut unlong silence. Lawrence se leva enfin et, secouant tristement latête :

– Assez de vaines paroles et d’inutilesregrets, Adrienne… Faut-il donc que chaque année, à la même date,les mêmes remords viennent vous torturer !

Il reprit d’une voix légèrementexaspérée :

– Au bout de vingt ans, est-il admissibleque vous songiez encore à ces choses ?…

– Malheureux ! avec quelletranquillité tu parles de mon crime !

– Oui, l’apaisement s’est fait enmoi ; en toi aussi, Adrienne, et il ne t’en reste plus qu’uneirrémédiable tristesse qui m’a gagné moi-même. Il faut que reviennel’anniversaire de cette nuit de sang pour que ces souvenirsterribles t’assiègent encore et t’affolent… Mon amie, il fautoublier même l’anniversaire…

Adrienne, la voix rauque, déclara :

– Jamais je n’oublierai que je l’aitué !… Comment veux-tu que j’oublie cela ?…

Et elle ajouta avec des pleurs :

– Car je l’ai tué ! Oui, il est mortde ma main ! C’est moi, c’est moi qui ai tiré ! Lui quim’aimait tant ! tant ! Lui qui nous avais sauvées, mamère et moi. Car je n’étais qu’une misérable petite fille et ilm’avait élevée jusqu’à lui ! Il me donnait tout ce qu’ilavait, il faisait de moi sa femme ! Il m’adorait ! Commeil m’adorait !

Elle continuait à se plaindre ainsi, c’étaitun cri monotone d’éternelle désolation.

Lawrence se taisait. Il savait qu’il devait setaire et qu’elle ne cesserait sa plainte que lorsqu’elle n’auraitplus la force de la continuer.

Elle disait encore :

– Il a su de quelle main ilmourait ! Il a su que je l’avais frappé ! Tu le saisbien… Avant de mourir, il me fixa de ses yeux agrandis où je lisaistoute l’horreur de mon crime… Quelle douleur dans cesyeux-là !… J’y lus un désespoir infini… Mon image était cesyeux mourants… Et toi, toi ! tu l’as pris, tu l’as jeté dansle fleuve… Qu’avons-nous fait ? Quel crime est le nôtre,Charley !

Elle se tordit les bras :

– Quel crime est le nôtre !…Pourquoi avons-nous fait cela ?… Pourquoi ?Pourquoi ?

Lawrence releva Adrienne, et dit toutbas :

– Mary ! Mary ! parce qu’il tefallait choisir entre sa mort ou la mienne ! Tu m’as sauvé,Mary ! Sans toi, je succombais sous ses coups !Ah !… voilà que tu as le remords de m’avoir sauvé !…

– Charley !… Tu te rappelles notrefarouche amour !… Nous l’avons payé si cher, si cher !Moi, surtout, je l’ai acheté d’un prix si formidable que j’y tiens,à mon amour !

Elle ajouta d’un accent sauvage qui fitfrissonner Lawrence :

– Oui, Charley, nous sommes liés par moncrime. Ne l’oublie jamais !

Elle n’avait plus sa voix plaintive de tout àl’heure. Sa parole avait un accent de menace qui jeta Lawrence dansle plus grand trouble, car il ne lui connaissait pas encore cetaccent-là.

Il écarta de lui, très doucement,Adrienne.

– Douterais-tu de moi ?demanda-t-il.

Elle cria :

– Non ! Charley, je ne veux pasdouter ! Ce serait trop affreux ! vois-tu. C’est vrai.Oui, je rêve, je m’imagine des choses impossibles… Je vais te direce que j’avais pensé, car c’est très grave… J’avais cru…

Mais elle s’arrêta, et reprit, essuyantquelques larmes :

– J’avais cru, lorsque je te voyais seul,si absorbé et si loin de moi, j’avais cru que tu pensais à uneautre femme.

Lawrence devint blême. Il dit, troublé, et surun ton qu’il essayait vainement de rendre ferme :

– Je te jure, Adrienne…

– Ne jure pas, fit-elle en essayant desourire et en lui mettant la main sur la bouche. J’étais folle, etj’ai foi en toi…

Et, tout à fait calmée, elle ajouta :

– Nous nous aimons… Nous sommes heureux…Tu ne sais pas que notre bonheur, par moments, m’inspire de lacrainte… Je me dis : Est-il possible que rien ne vienne letroubler ?…

– Qui redoutons-nous ?

Elle dit, redevenue très grave :

– Je ne sais. Mais il est des heures oùce bonheur continu m’effraie… Nous nous aimons, nous avons degrands enfants qui nous chérissent, nous sommes riches…

Elle se tut. Puis :

– Et si nous sommes riches, c’est encoreà lui que nous le devons… à l’invention qu’il te donna avant demourir… Charley ! combien de fois je t’ai dit que nousn’aurions jamais dû toucher à ce pli qui recelait le secret del’invention, à ce pli qui nous fut livré par sa mort !… Je tel’avais défendu ! Tu as agi en dehors de moi, malgrémoi ! Nous conduire de la sorte, c’était encore un crime,Charley !

Lawrence fit solennellement :

– Oui, Mary, ce fut un crime ! Lemien, celui-là !… Tu l’as tué, je l’ai volé !…

Ils se turent encore. L’orage était tout àfait apaisé. Un grand silence planait sur le bois de Misère. Lalune montait dans un ciel d’un azur sombre mais pur, sans un nuage,cloué d’étoiles.

Et soudain Adrienne se dressa dans un rayon delune et dit, avec épouvante :

– Mon Dieu ! mon Dieu !… s’iln’était pas mort !

Lawrence lui prit le bras :

– Tais-toi ! Jonathan Smith estmort ! Charley est mort ! Mary est morte !… Etqu’ils ne ressuscitent plus jamais !…

On frappa alors à la porte. Joe la poussa etdit :

– Le souper est prêt. Si monsieur etmadame veulent descendre… Les jeunes gens les attendent en bas.

Adrienne et Lawrence suivirent Joe.

Quand ils furent dans la salle du bas, sedisposant à s’asseoir à table, où Lily et Pold avaient pris place,Joe dit à Lawrence :

– Cela vous déplairait-il, monsieur,d’admettre à cette table un voyageur qui, comme vous, fut surprispar l’orage et n’a point soupé ?

– Nullement, fit Lawrence.

– Va donc chercher ton hôte, s’exclamaPold, et vite, car j’ai une faim d’enfer, tavernier dudiable !

Il n’avait pas plus tôt prononcé ces parolesque la porte donnant sur l’escalier s’ouvrit, et l’Homme de la nuitentra.

III – UN AIMABLE CONVIVE

 

Lawrence regarda venir à lui, avec unestupéfaction non dissimulée, cet homme dont l’apparition soudainechez Diane avait tant intrigué tous les invités.

– Dieu ! ce qu’il est laid !fit Pold tout bas à Lily.

Lily dit :

– Moi, il me fait peur !

Adrienne constatait avec étonnement que sonmari paraissait déjà connaître l’étrange individu qui le saluait ence moment.

– Sir Arnoldson, je crois ? demandaLawrence.

– Lui-même, monsieur, lui-même, qui vousremercie de vouloir bien l’accueillir à votre table et qui vousserait reconnaissant de le présenter à votre charmante famille.

Et Arnoldson s’inclina de nouveau.

Se tournant vers Adrienne, Lawrencedit :

– J’ai eu l’occasion de rencontrermonsieur, dans la société, de Paris. Comme il nous a été présenté,à mes amis et à moi d’une façon un peu… collective, j’ai retenu sonnom, mais je doute qu’il m’ait remarqué.

Pendant qu’il parlait, l’Homme de la nuit neregarda pas Adrienne. Il dit :

– Pardon, monsieur Lawrence, pardon. Jevous ai remarqué et avant cette présentation, je connaissais déjàvotre nom.

– Et comment cela, monsieur ?

– Je ne pouvais vraisemblablement pasignorer le nom de mon voisin de campagne.

– Votre voisin de campagne ?

– Eh ! oui, cher monsieur. Eh !oui, je suis votre voisin de campagne, et nous étions destinés tôtou tard à nous connaître. C’est moi qui me suis rendu acquéreur decette propriété qui touche à la villa des Volubilis et que je vaishabiter pas plus tard que demain… Aussi, quand Joe, l’aubergiste,et qui sera mon jardinier, m’a dit tout à l’heure que mes voisinslui demandaient l’hospitalité, vous comprenez avec quelle joie j’aisaisi une pareille occasion de venir vous saluer.

Ce disant l’Homme de la nuit se dandinait d’unpied sur l’autre et souriait d’un air béat.

Lawrence fit :

– Tout s’explique.

L’Homme de la nuit repartit, avec un rirebizarre qui attira l’attention d’Adrienne.

– Mais oui, cher monsieur, touts’explique !… Tout s’explique !…

Lawrence procédait aux présentations, selonque les personnes s’offraient à son regard :

– Mes enfants : Pold et Lily.

Il arriva ainsi à Adrienne, qui était alorsderrière lui et qu’il avait presque entièrement cachée, en selevant, à Arnoldson.

Du reste, l’Homme de la nuit ne l’avait pasencore regardée, n’avait pas encore osé la regarder !

Son rire, son attitude d’indifférence et decalme cachaient une anxiété profonde.

Ainsi, il allait se retrouver devant cettefemme par laquelle il avait tant souffert, en face de cette Maryqu’il avait adorée et dont il s’était cru aimé pour lavie !

Mais, hélas ! s’il était dans une anxiétételle, c’est qu’à l’heure où il allait la revoir il en était àredouter encore l’amour d’autrefois pour la haine d’aujourd’hui. Etil se demandait lequel de ces deux sentiments allait définitivementl’emporter sur l’autre.

– Ma femme, dit Lawrence, tourné versAdrienne.

L’Homme de la nuit leva les yeux sur elle. Ils’appuya à une chaise et cacha immédiatement le trouble terrible oùil se trouvait dans un salut profond et lent. Quand il releva latête, son émotion semblait vaincue et il avait à nouveau son coinde rire aux lèvres.

Sur la prière de Lawrence, il s’assit à côtéd’Adrienne, qui retint à grand-peine un mouvement de répulsion auvoisinage de cet homme, pour lequel elle sentait naître en elle unepuissante antipathie. Il se glissa donc près d’elle en silence. Illui eût été impossible alors de prononcer un mot.

Les passions les plus contradictoiresagitaient son être.

Adrienne ! Mary ! Qu’elle étaitbelle encore !

Elle était loin de paraître ses trente-septans. Elle était de ces femmes auxquelles on accorde pendant dix ansla trentaine. Elle était la femme, dans toute la splendeur de sesformes.

Cependant que les convives se partageaient lemodeste repas servi par Joe, repas de viandes fumées et deconserves, l’Homme de la nuit regardait Adrienne. Derrière seslunettes noires, ses yeux fixaient cette femme qu’il haïssait detoutes ses forces et… qu’il aimait de toute son âme.

Quand, par hasard, son regard errait sur lesautres personnages que l’orage avait jetés d’une façon si imprévueautour de la table de l’auberge Rouge, il n’éprouvait à les voirnulle émotion ; pas même de la colère. Leur sort, qu’il avaitfixé, l’était si définitivement que ces gens ne semblaient plusl’intéresser. Il les avait condamnés. Il savait par quels supplicesintermédiaires il les ferait passer avant l’expiation finale.

Aussi, laissant Lawrence, Pold et Lily,revenait-il toujours à Adrienne. Pour elle aussi, il avait crupouvoir, de longue main, préparer sa vengeance, et voilà qu’unévénement auquel il n’avait pas songé dérangeait ses plans.L’insensé, qui avait pensé n’avoir plus pour cette femme que de lahaine et qui découvrait, tout à coup, qu’il l’aimait encore !La seule vision de la jeune fille d’autrefois transformée, enbeauté, en la femme d’à présent lui révélait cette chose qu’aprèsvingt ans il eût cru impossible ! L’Homme de la nuit aimaitcette femme ! Malgré le crime !

Et il se rapprocha d’elle en souriant, et dequel sourire ! D’un mouvement lent, la regardant toujours etsouriant toujours, il s’approchait.

Elle surprit ce mouvement, et Adrienne sedétourna, ne pouvant dissimuler l’aversion qu’elle ressentait pourl’Homme de la nuit.

Alors, une colère furieuse, une ragemonstrueuse déchira l’âme d’Arnoldson. Et, pour cacher, pourdissimuler à tous les sentiments abominables qui l’agitaient, ilsouriait toujours !

Mais, en lui-même, il y eut soudain une grandejoie, une allégresse infernale. Il avait trouvé ! Il aimaitAdrienne et il la haïssait. Or, ne venait-elle point d’exprimer,d’un geste de recul, toute l’horreur qu’il lui inspirait. Ah !sa vengeance, il la tenait enfin. Que pouvait-il inventer de plushorrible que de la châtier de son amour, à lui ? Il luiinfligerait le pire des supplices : son amour ; et, de lavoir se débattre sous l’étreinte de cet infâme amour, la haine quiétait toujours en lui y trouverait également son compte !

L’Homme de la nuit, ayant arrêté ces choses,dit :

– Madame, excusez-moi de vous regarderainsi, mais il me semble vous avoir déjà rencontrée quelquepart…

Adrienne répondit, avec effort :

– Cela m’étonnerait beaucoup, monsieur,car je sors fort rarement, et l’on ne me voit guère dans lemonde.

– Aussi n’est-ce point là que je vousvis, madame. Si mes souvenirs sont exacts, cette rencontre dateraitdéjà de quelques années.

– À cette époque, nous n’étions pasencore en France, monsieur.

– Eh ! mais c’est bien cela !s’exclama l’Homme de la nuit. Je vous ai vue, madame, en Asie, etcette heureuse rencontre eut lieu au Siam !

– Au Siam ! firent à la foisLawrence et sa femme. Au Siam ! Nous étions bien auSiam !

– Mais… je ne me rappelle pas… ditLawrence.

– Pardon, pardon ! vous confondez,monsieur, interrompit l’Homme de la nuit. Il n’est pas étonnant quevous ne vous rappeliez point une rencontre que je n’eus pas avecvous. J’ai dit : « avec madame. »

– C’est curieux ! Et dans quellescirconstances ? demanda Adrienne.

– La chose s’est passée un soir, àBangkok, sur la rive du Meinam. Vous étiez seule, madame, et vousrentriez, sans doute, chez vous. Le hasard voulut que la route queje suivais se croisât avec la vôtre. Deux Chinois ivress’approchèrent de vous et vous tinrent de tels propos que je vousentendis crier, car ils avaient joint bientôt le geste à laparole.

« Leur attaque se précisa, et vous vousdébattiez, quand j’accourus et les mis en fuite de quelques coupsde revolver. Vous étiez fort émotionnée. »

– Mais cette histoire est parfaitementexacte ! s’écria Lawrence. Et je me rappelle, en effet, tousles détails de l’événement, que ma femme me narra à son retour.

– Eh bien, monsieur, l’homme qui renditce léger service à mon aimable voisine, je vous le présente :c’est moi !…

– Vous ! fit Adrienne… J’avais cru,dans la nuit, distinguer une autre silhouette que la vôtre…

– La nuit, fit Arnoldson en souriant, lanuit, madame, tous les chats sont gris… C’était moi !

– Alors, monsieur, déclara Lawrence, nousvous remercions. Je n’oublierai point ce service, et veuillez meconsidérer comme votre ami. Mais, vraiment, que la Providence a descombinaisons bizarres ! Au Siam, nous n’avons pu retrouverl’homme qui prit la défense de ma femme, et il nous faut un orage àVilliers-sur-Morin pour que nous puissions enfin le remercier dansun coin du bois de Misère !

Arnoldson s’inclina :

– Je bénis l’orage, monsieur. Non pointparce qu’il me donne l’occasion de vous faire le récit d’un bienpetit exploit, que la modestie m’ordonnerait de taire, mais parceque, grâce à lui, j’espère que des relations amicales s’établirontentre nous.

Il se tourna vers Pold et Lily et dit, enriant de son affreux sourire :

– Vous avez des enfants ! De bienbeaux enfants ! Or moi, vous savez, je les adore, lesenfants !… Je les adore…

– Nous serons heureux de vous recevoir àla villa des Volubilis…

– Et moi, monsieur, si vous voulezaccepter de temps en temps l’hospitalité à la villa des Pavots(c’est ainsi que j’ai nommé ma nouvelle propriété), vous me verrezle plus heureux des hommes !

Lawrence s’inclina. Adrienne ne soufflaitmot.

– Et puis, continua l’Homme de la nuit,je crois que nous aurons souvent l’occasion de parler d’affaires.Vous vous occupez beaucoup de mines d’or. Voyez comme cela serencontre encore : ma fortune, à moi, est à moitié basée surles mines d’or. Il n’y a rien d’étonnant à cette rencontred’intérêts, et c’est certainement ce qui nous amena jadis, vous etmoi, au Siam.

– Oui, monsieur, acquiesça Lawrence.Mais, me trouvant suffisamment riche, j’ai dit adieu aux affaires,et il ne me reste de mes relations avec le minerai d’or que denombreuses actions des mines du Mékong.

– Parfaitement. C’est un détail que j’aiappris en Bourse, et c’est justement de ces actions que je désiraisvous entretenir. J’ai le projet de vous les acheter, et peut-êtrearriverons-nous à nous entendre… Mais quittons ceci : nousaurons bien le temps de revenir sur cette question…

Le souper touchait à sa fin. Adrienne s’étantlevée, tout le monde se leva. Lily, vaguement, somnolait.

Arnoldson prit congé de la famille. Ils’inclina et, soudain, au moment où il saluait Adrienne, il luisaisit la main, que celle-ci lui tendait comme à regret, et, surcette main, il posa ses lèvres. Ce fut un baiser dont Adriennedevait longtemps garder la sensation, un baiser qui se posa sur sachair et qui l’aspira comme eût fait une ventouse. Très pâle, elleretira sa main de la bouche de cet homme.

Arnoldson s’était relevé et paraissait fortcontent de lui. Il fit, en se dandinant :

– Voyez-vous, madame, il n’y a encore queles vieillards pour être galants ! Aujourd’hui, les jeunesgens ne savent plus embrasser la main des jolies femmes.

Et il s’en alla avec un petit riremétallique.

Une demi-heure plus tard, si tous lesvoyageurs amenés par l’orage à l’auberge Rouge ne dormaient pas,tous étaient couchés.

En revanche, ceux qui les avaient précédésdans cette sinistre demeure et qui s’y trouvaient réunis de par lavolonté d’Arnoldson tenaient conciliabule dans la chambre decelui-ci.

Dans cette chambre se trouvaient réunisArnoldson, le prince Agra, Joe et Harrison.

À la porte, l’Aigle veillait.

Joe et Harrison, depuis un quart d’heure aumoins, parlaient, et l’on ne savait si Arnoldson les écoutait, tantil semblait rester indifférent à leurs propositions et à leursprojets.

Quant au prince Agra, il était à la fenêtre etregardait les étoiles.

Joe disait :

– Maître ! maître ! ils sonttous là sous ta main. Étends-là, et pas un n’échappera. C’est laProvidence qui te les donne. Tu peux en faire ce que tu voudras.Nous avons attendu vingt ans cette heure-là. L’occasion est unique.Frappe !…

– Qu’allez-vous faire de vos assassins,monsieur ?

Arnoldson se décida enfin à parler :

– J’ai tant attendu que je me jugerais unpauvre homme si je cédais à la tentation de me venger ce soir… Quevaut la vengeance brève, la minute de satisfaction sauvage quej’éprouverais à les voir périr de ma main, à côté de ce que je leurai préparé ?… Et puis, vous le savez, jamais de violence… Àquoi bon ? Ma puissance morale sur mes ennemis est tellequ’ils se chargent de faire ma besogne et qu’ils mettent à mevenger eux-mêmes sur eux-mêmes une telle ardeur que cela vous feravraiment plaisir à voir…

« Et, maintenant, messieurs, allez,commanda Arnoldson à Harrison et à Joe, allez et n’attendez plus del’Homme de la nuit que des ordres !… »

Arnoldson, resté seul avec Agra, se tournavers lui :

– Quant à vous, prince, écoutez-moi. Ilest une enfant, belle, aussi pure que la madone. Son corps est unlys. Je vous donne Lily, la fille de Lawrence !

– Je la prendrai, père, répondit-il, enregardant les étoiles…

IV – OÙ ON VOIT RÉAPPARAÎTRE CETTE PAUVREMADAME MARTINET

 

Quelques jours se sont écoulés depuis cettenuit où tant d’événements se passèrent à l’auberge Rouge.

Nous nous retrouvons au bois de Misère par ungai soleil de printemps.

Parmi la vie et la joie de ces choses, unjeune homme s’en vient, le visage sombre et le cœur triste. Il valentement par le sentier.

Car Pold n’a plus d’allégresse ni de bellehumeur que devant les autres. Encore feint-il cette exubérance, quilui fut jadis si naturelle, pour tromper les autres et pour setromper lui-même. Oui, Pold veut s’étourdir et ne plus songer aumal qui le ronge et qui lui parle si haut dans sa solitude. Il ditmille folies, fait le gamin, excite les rires et se faitréprimander ; mais, au fond, il souffre comme un homme.

Car il a Diane dans la peau. Il n’a pointcessé de songer à cette femme. Au contraire, sa passion s’estaugmentée de tous ses dédains et rien n’a pu lui faire oublierl’exquise créature qu’il tint dans ses bras une nuit d’audace où ileut le droit de se croire aimé !

Rien ! Pas mêmeMme Martinet, qui, cependant, fut si bonne et qui,sur sa prière, essaya de le consoler. Elle n’y est pasparvenue.

Mais Pold n’est plus seul dans ce sentier.Voici venir vers lui, là-bas, une femme.

Et cette femme, ce n’est point Diane, maisbien Mme Martinet.

Il la regarde. Il la reconnaît. Oui, c’estbien elle. C’est bien sa jolie démarche, un peu lente.

Mme Martinet aperçoit Pold etle reconnaît. Elle s’arrête, suffoquée, puis elle porte la main àson cœur, qui bat, qui bat…

Pold aussi a reconnuMme Martinet. Il a dit :

– Tiens ! voilàMarguerite !

Et il a ajouté :

– Flûte !

Et il s’est avancé versMme Martinet. Ils vont l’un vers l’autre, à petitspas. Très rouge Mme Martinet dit :

– Bonjour, monsieur Pold ! Je nem’attendais pas à vous trouver ici, et ce m’est une doucesurprise.

Pold fait le gracieux :

– Et à moi, madame Martinet, et àmoi ! Si vous croyez que ça ne me fait pas plaisir…

Il prit la taille deMme Martinet et lui dit :

– Marguerite, ma petite Marguerite, tuveux bien que je t’embrasse ?

Marguerite ne demandait que cela. Mais, par unétrange esprit de contradiction qu’ont les femmes, et que seuleselles pourraient expliquer, elle répondit :

– Monsieur Pold, je ne vous le permetspas, parce que vous ne le méritez pas.

– Qu’ai-je donc fait, grands dieux !qui me procure tant de sévérité ? s’écria Pold.

Et il embrassa Marguerite, qui ne se défenditpas.

Pold, considérant qu’il avait accompli sondevoir, prit le bras de Mme Martinet etl’accompagna sagement dans le sentier, revenant avec elle sur sespas.

Mme Martinet poussa un grossoupir et remit d’aplomb son chignon et son chapeau canotier, quePold avait un peu dérangés en l’embrassant.

– Où allez-vous ainsi,Marguerite ?

– Mais je me rends chezM. Arnoldson. Il désire changer les meubles et les tenturesd’un cabinet de travail. J’y dois même rester plusieurs jours avecles ouvriers.

Elle regarda Pold du coin de l’œil :

– Cela ne vous déplaît point que je resteici plusieurs jours ?

– Que non pas, Marguerite ! Voilàune étrange question.

– C’est que vous êtes si drôle avecmoi ! À Paris, je comptais vous voir tous les jours depuis…depuis… depuis la garçonnière. Et je ne vous voyais que tous lesdeux jours. Enfin, vous êtes parti pour la campagne, et je n’ai paseu de vos nouvelles. Je suis une petite femme bienmalheureuse !

Marguerite fit la moue.

– Voyons, Marguerite, voyons ! Commevous êtes romanesque ! On peut bien s’aimer sans faire defolies ! Et puis il faut être prudente… dans votresituation.

– S’il est permis qu’un jeune homme devotre âge parle avec tant de circonspection ! C’est vraiqu’une femme dans ma situation a des devoirs ! Mais, petitmonstre que vous êtes, c’est vous qui me les avez fait oublier, mesdevoirs ! Et c’est bien cela que je vous reproche !M’avoir fait commettre une telle faute… dont…

Mme Martinet, arrivée à cettepartie de sa période, semblait fort embarrassée.

– … dont… fit Pold.

– … dont je profite si peu, finit parlâcher Mme Martinet, en devenant écarlate.

Pold ne put s’empêcher de rire.

– Voyez-vous cela ? disait-il,voyez-vous cela ?

Pold se montra plus aimable. Ils s’en allèrenttous deux très proches l’un de l’autre par le sentier qui tournaitbrusquement. Ils disparurent. Des exclamations de colèreretentirent.

– Sa photographie !… Tu la portessur ton cœur ! Ah ! monstre !… Tiens, la voilà, saphotographie !…

Et, soudain, au milieu du sentier, réapparutMme Martinet, qui, dans un état de rageinexprimable, arrachait une photographie dont elle jetait lesmorceaux au nez de Pold, qui courait derrière elle.

Elle se mit à courir plus fort, crianttoujours :

– Le monstre !… Assez !Laissez-moi ! Je ne veux plus vous voir !…

Et elle courait… elle courait…

Pold considérait encore d’un air lugubre lesdébris de la photographie, quand, par un chemin latéral, Lily vintà lui, et dit à son frère :

– Mon pauvre Pold, toi aussi tu me paraisdans la désolation. Veux-tu te confier à moi ?

– Mon chagrin ne regarde pas les petitessœurs, fit Pold, plutôt désagréable.

La jeune fille le laissa aller et continua sonchemin.

Elle descendit le long du ruisseau, vers unendroit qu’elle connaissait bien. Il y avait toujours eu là degrosses pierres, grâce auxquelles on pouvait atteindre sansaccident l’autre rive, ce qui permettait de remonter le coteauopposé. Elle fut étonnée. Les trois pierres énormes n’étaient pluslà. L’orage les avait roulées plus loin. La traversée du ruisseaudevenait impossible.

Lily était embarrassée, quand une apparitionsur l’autre rive la surprit.

Un jeune homme était là. Elle leva vers luison regard si pur. Lily n’avait jamais rien vu de plus beau que cepromeneur.

Elle contemplait inconsciemment ce visage auxtraits si doux et si tristes, ces yeux clairs qui s’attachaient surelle…

Il était vêtu de blanc. Il la salua, luisourit et dit :

– Vous ne pouvez, mademoiselle, traverserce ruisseau, les pierres de l’an dernier ne sont plus là.

Il alla aux pierres, souleva la plus lourde etl’apporta à la place qu’elle occupait autrefois dans le ruisseau.Il fit de même d’une autre pierre, puis d’une autre.

Lily ne disait mot et le regardait toujours.Il y avait entre les pierres un assez large espace. L’inconnu allaau centre de ce pont improvisé et tendit la main à la jeune fille.Quand elle sentit ce contact, l’émotion qui la gagnait depuisquelques instants devint intense. Son pied glissa, mais le jeunehomme la retint par la taille. Une seconde qu’elle n’oublieraitpas.

Elle se retourna vers l’étranger, leursregards se croisèrent encore. Il saluait maintenant et remontait lapente abrupte du coteau. Arrivé au sommet, il se retourna, luiadressa un dernier salut et disparut.

Dans l’après-midi, Pold retourna au bois etfit une longue sieste sous les arbres. Il était encore plongé dansune vague somnolence quand un bruit de voix le réveilla tout àfait. Il fut tout surpris de reconnaître la voix deM. Martinet. Cette voix faisait beaucoup de bruit.

– Qu’est-ce qu’il y a encore eu ?Qu’est-ce qu’il y a encore eu ? criait la voix.

Et une autre, qui était celle de l’épouse deM. Martinet, répondait, très calme :

– Mais rien du tout, mon ami, il n’y arien eu du tout, je t’assure !

– Si, si, reprenait plus fortement encoreM. Martinet. Je suis persuadé qu’il y a encore eu quelquechose. La façon dont tu m’as dit : « J’ai vu M. Poldce matin en arrivant ici » me prouve qu’il s’est passé quelquechose. Enfin, tu viens de me dire : « Je te prie de melaisser tranquille avec ce gamin-là : il ne m’intéresseplus. » Eh bien, tout cela n’est pas clair !… Moi, ilm’intéresse. Tu entends ? C’est mon ami !… Je suis sûrque tu auras encore voulu lui faire de la morale… le ramener dansle droit chemin, comme tu dis, et, comme il s’en fiche, de lamorale, et qu’il fait bien, vous vous êtes fâchés !Hein ! c’est bien cela ? Avoue, Marguerite.

Marguerite n’avouait pas.

– Au lieu de me faire des scènesstupides, tu aurais mieux fait de rester à Paris, disait-elle.

– Eh ! tu sais bien que ce n’est paspour toi que je suis venu !

– Tu es insolent, Martinet.

– Eh ! nom de nom de nom ! tul’as bien mérité ! Je suis venu pour demander un acompte àM. Arnoldson. J’ai une facture demain et j’ai besoin d’argentcomptant. J’avais oublié de te le dire. Mais, mon argent reçu, jefile. Je ne veux pas rester une seconde de plus avec une femme quifait passablement sa pimbêche.

– Martinet !

– Eh bien, quoi ?

– Tu as dit :« pimbêche » ?

– Et je le répète.

– Martinet, tu commences à m’échaufferles oreilles !…

– Eh ! tu me mets aussi hors demoi ! Je n’ai qu’un ami, un brave petit ami, et tu ne peux pasle voir en peinture. C’est agaçant à la fin ! Et j’en aiassez ! Tu entends ? Si tu es mal avec Pold, je veux quetu fasses la paix !

– Jamais !

– Ah ! s’écria triomphalementMartinet. Tu vois bien que vous étiez fâchés !

Mme Martinet étaithorriblement vexée de s’être trahie avec tant de naïveté.

– Je disais donc, continua Martinet, quine lâchait pas facilement sa pensée et qui était têtu comme un âne,je disais donc que tu ferais la paix avec M. Pold, et cela dèsla première fois que tu le rencontrerais.

Mme Martinet articula trèsnettement :

– Je… ne… la… ferai pas !

– Tu la feras !

– Non !

– Si !

– Non !

– Tu ne la feras pas ? Tu ne laferas pas ?

– Non, je ne la ferai pas !

Martinet était furieux.

– Chipie ! s’écria-t-il.

– Tu as dit ? tu as dit ?demanda Mme Martinet sur un ton dont le diapasonavait atteint celui de son mari.

– J’ai dit :« Chipie ! » hurla Martinet, au comble del’exaspération.

On entendit claquer le bruit sonore d’unegifle. Mme Martinet venait de giflerM. Martinet.

Pold, qui avait goûté une joie extrême à cedialogue, se leva et apparut sur le sentier pour voirM. Martinet, qui se tenait la joue, cependant queMme Martinet lui disait, très digne :

– Cela vous apprendra, monsieur Martinet,à traiter votre femme de chipie !

Martinet, fort piteux et se tenant toujours lajoue, ne put retenir un sourire d’allégresse à la vue de Pold.Mais, comme il souriait à cause de Pold et pleurnichait à cause desa femme, il en résultait la plus cocasse des grimaces.

Marguerite et Pold ne purent résister à pareilspectacle et pouffèrent de rire.

– Vous voyez, fit Martinet, qui était leplus brave homme de la terre et dont le cœur d’or n’avait jamaisconnu la rancune, vous voyez, monsieur Pold, comme ellem’arrange !… Elle me gifle et ensuite rit de moi !… Ettous ces malheurs arrivent à cause de vous ! Mais jeremercierais le ciel de cette gifle et je serais heureux d’enrecevoir une autre si toutes ces gifles doivent être l’occasiond’une réconciliation entre vous !

Il lâcha sa joue, qui le brûlait, carMme Martinet était forte et avait le poignetsolide. Il prit la main de sa femme et la mit dans celle dePold.

– Là ! dit-il, voilà qui estfait ! Et, maintenant, embrassez-vous !

Marguerite et Pold riaient sous cape, mais nes’embrassaient pas.

– Embrassez-vous ! s’écria à nouveauMartinet, d’une voix de tonnerre.

Pold déposa un baiser sur la joue deMme Martinet, et celle-ci lui dit tout bas, sur unton qui pardonnait, ce simple mot :

– Méchant !

Ils revinrent tous les trois, bras dessus,bras dessous. Au moment de se quitter, Marguerite put glisser àl’oreille de Pold, sans que Martinet l’entendît :

– Ce soir, à onze heures, à la porte dederrière des Volubilis. Je vous conduirai aux Pavots.

Pold fit un signe d’acceptation. Au fond, sison âme souffrait, il n’était point mécontent de distraire la peinede son âme avec la joie de son corps. C’était un garçon fortintelligent.

À onze heures exactement, il était aurendez-vous. Tout le monde dormait aux Volubilis.

Dans la nuit, il y eut un« psst ! »

Pold fit : « Psst ! »

– Pold ?

– Marguerite ?

L’ombre de Marguerite rejoignit bientôtl’ombre de Pold, et les deux ombres s’en allèrent de compagnie versl’ombre de la villa des Pavots, qui n’était distante que d’unecentaine de mètres.

C’était une nuit sans lune.

Arrivés à la porte du jardin des Pavots,Mme Martinet la poussa, fit entrer Pold, referma laporte à clef, mit la clef dans sa poche, puis elle guida son petitami dans les allées.

Derrière eux, ils ne virent pas une ombre quise détachait du mur.

Cette ombre gagna avec mille précautions leprincipal corps de bâtiment de la villa, où elle pénétra par unepetite porte. Avant de disparaître, l’ombre, qui avait des mains,puisqu’elle se les frotta d’un geste de contentement, et qui avaitune voix, dit :

– Cela va ! cela va !… PauvreM. Martinet !…

L’ombre était celle de sir Arnoldson.

Mais revenons à Pold et à Marguerite, quiavaient fait le tour de la villa. Soudain, ils s’arrêtèrent.Mme Martinet mit une main sur le bras de Pold etson autre main sur sa bouche. Ce double geste signifiait évidemmentqu’il fallait s’arrêter et qu’il fallait se taire.

Une large baie était ouverte aurez-de-chaussée de la villa. Une lampe agonisante était placée surle guéridon d’un salon. Cette lampe, avant de mourir, éclaira d’unelueur dernière le prince Agra, qui était assis au fond de la pièce,devant un orgue.

Et, soudain, vers la nuit, par la croiséeentr’ouverte, des sons d’une tristesse infinie et d’une émotionsurhumaine montèrent…

Ni Pold, ni Marguerite, ni personne au monden’eût pu donner un nom à la divine harmonie. Nulle oreille humainen’avait entendu de tels accords. Cela semblait la lamentation d’uneâme à l’agonie, un cri formidable et doux de détresse et dedésespérance.

Sous la main d’Agra, le clavier exhalait saplainte sublime, et la nuit tout entière en tressaillit.

Puis quelques notes encore chantèrent.

Et tout se tut.

Marguerite et Pold ne bougeaient pas. Ilsattendaient encore. Le prince Agra vint à la fenêtre, s’y accoudaet rêva. Les amoureux étaient dans une anxiété extrême etconservaient l’immobilité la plus absolue. Enfin, Agra ferma lahaute fenêtre.

Pold dit à Marguerite :

– C’est le prince Agra. Je l’ai reconnu.Il va nous arriver malheur. Je ferais mieux de m’en aller.

– Il te fait donc bien peur ?demanda Marguerite, un peu vexée de l’attitude hésitante de sonPold.

– Peur ?… Eh bien, oui ! il mefait peur ! Et il n’y a qu’un homme qui puisse me faire peur.Je tombe vraiment mal : c’est celui-là.

– Je ne vous savais pas si enfant… glissasournoisement Marguerite.

Pold se révolta immédiatement :

– Ah ! tu crois que je suis ungosse ?

– Dame !

Pold, surmontant la crainte d’Agra, entraînavivement Marguerite. Ils arrivèrent à l’angle du mur de clôture, oùs’élevait un pavillon. C’est là que Mme Martinetavait élu domicile. Elle y introduisit Pold, qui n’en sortit qu’àquatre heures du matin.

V – L’HOMME DE LA NUIT ATTAQUE

 

Suivant les indications et les ordres del’Homme de la nuit, Harrison était revenu à Paris.

Le jour même où Lily avait rencontré dans lebois le jeune homme qui avait produit tant d’impression sur elle,Harrison avait eu, dans un cabaret du quartier des Champs-Élysées,deux longues entrevues : la première avec le cocher de Diane,la seconde avec le concierge de Lawrence, le père Jules, qui, dureste, se disposait à aller rejoindre ses maîtres, auxVolubilis.

Après ces entrevues, il rédigea un longrapport, qu’il expédia à l’auberge Rouge, à l’adresse de Joe ;puis, comme le soir tombait, il se dirigea vers le quartier del’Europe.

Il entra sous la voûte d’une maison de la ruede Moscou où nous avons introduit nos lecteurs dans la premièrepartie de ce récit. Cette maison, on s’en souvient, avait été lethéâtre du déshonneur de Mme Martinet et de sapremière chute dans les bras de Pold. Là était, au rez-de-chaussée,sur la cour, la garçonnière du jeune homme.

Harrison entra donc dans cette maison etfrappa à la fenêtre du concierge. Cette fenêtre s’ouvrit, et unetête y fut immédiatement encadrée.

– Salut, monsieur Harrison, fit la tête.Qu’y a-t-il pour votre service ?

– Il n’y aura pas de lune cettenuit, fit Harrison.

Et il s’en alla.

Il descendit jusqu’au coin de la rued’Amsterdam et, là, monta dans un fiacre qui reçut l’ordre destationner. Cinq minutes plus tard, la même tête qui était apparueà la fenêtre de la loge de la rue de Moscou apparaissait à laportière du fiacre où se trouvait Harrison.

– Eh bien ? fit ce dernier.

– Il n’y en a plus qu’un, dit leconcierge, qui ne veuille pas déloger. Les autres sont partis.

– Et que veut-il, ce locatairerécalcitrant ?

– Oh ! c’est bien simple, réponditle concierge : il réclame une indemnité double.

– Je te l’apporterai demain, et il s’enira le jour suivant. C’est entendu ?

– Je l’espère.

– Les locataires ont-ils fait desréflexions avant de partir ?

– Oui, que le précédent propriétaire leurdemandait de l’argent pour qu’ils restent. Et celui-ci leur endonne pour qu’ils s’en aillent. Dans quarante-huit heures, lamaison sera déserte. Il n’y aura plus que moi dans ma loge etM. Pold dans sa garçonnière, s’il lui prend fantaisie d’yvenir.

– C’est parfait. Rappelle-toi lesordres : Que chaque appartement ait l’air habité ; despaillassons aux portes et des rideaux aux fenêtres.

– Comptez sur moi.

– À demain, pour l’indemnité.

– À demain.

Le concierge prit congé, remonta la rue deMoscou, et Harrison donna au cocher l’adresse des Folies. Sur lesmurs du théâtre, le nom de Diane s’étalait en lettres immenses surdes affiches démesurées. On annonçait comme prochaine unereprésentation exceptionnelle où Diane apparaîtrait dans un jeufort compliqué de lumières dans une danse de feu dont elle avait,disait-on, seule le secret. Ce secret, ses petites amiesprétendaient que c’était le prince Agra qui le lui avait livré, caril ne faisait plus de doute pour personne, maintenant, que leprince était son amant. Cette opinion était corroborée par quelquesvisites et d’innombrables cadeaux. Harrison alla donc aux Folies,eut une conversation avec le directeur, vit la loge que l’onpréparait pour Diane, quitta les Folies, se fit conduire à la garede l’Est, et, dans la nuit, revint aux Pavots.

Il était onze heures quand il y arriva. Ildemanda à Joe, qui s’y trouvait, de le conduire immédiatement àArnoldson. Mais Joe lui répondit :

– Il faut attendre. Arnoldson n’est pasencore rentré.

– Où est-il ?

– À la villa des Volubilis.

– À cette heure ? Mais Lawrence estparti ce soir même pour Paris… Diane l’attendait.

– Parfaitement, et le patron est restéseul là-bas, en tête à tête avec Mme Lawrence, fitJoe. M’est avis qu’il y aura beaucoup de nouveau d’ici quelquesjours. Et voulez-vous que je vous dise, monsieurHarrison ?

– Dites, Joe, dites…

– Je crois bien que le patron commencel’attaque ce soir.

– C’est possible, fit Harrison d’un airrêveur.

– Dites donc, elle est encore bougrementjolie, madame Lawrence…

– Joe, allez vous coucher, mon ami…

Et Harrison se disposa à rentrer dans lavilla.

– Oui, jolie, très jolie !fit-il.

Il poussa un soupir :

– Aussi ! je l’ai beaucoupaimée…

Il croyait Joe déjà loin. Mais Joe l’avaitentendu.

– Oui, oui, vous l’avez aimée. Mais vousne l’aimez plus ? demanda le noir en riant.

– Je te dis d’aller te coucher, Joe, fitHarrison avec colère.

– Parce que si vous vous permettiezd’aimer encore cette femme-là, monsieur Harrison, continua Joe enriant toujours, vous ne pèseriez pas lourd dans la main dupatron !

– Oui, déclara Harrison, devenu trèspâle, je sais ce que je risque et… je ne l’aime plus !…

– Croyez-vous que, si vous vous montriezà elle sans cette fausse perruque, qui vous déguise, et sans cevisage que vous faites quand vous venez ici de jour, elle vousreconnaîtrait ?

– Je crois que ce sont là des précautionsinutiles, dit Harrison, car les années m’ont bien changé. Mais cesprécautions m’ont été ordonnées par sir Arnoldson, et j’obéis. SirArnoldson est mon maître, conclut Harrison avec solennité, et jelui ai juré obéissance. Quoi qu’il arrive et quoi qu’il fasse, jene violerai point mon serment.

Et il quitta Joe.

Joe, resté seul, fit, songeur :

– J’étais fou ! Harrison ne noustrahira pas…

Harrison n’était pas plus tôt entré dans lavilla qu’il rencontrait l’Homme de la nuit.

Car sir Arnoldson avait quitté les Volubilis àdix heures du soir et, pendant que Joe le croyait en tête à têteavec Mme Lawrence, il errait par le bois de Misère,en proie à une émotion profonde.

À onze heures, il revenait vers la villa,quand il perçut les ombres de Mme Martinet et dePold. Il entra sans bruit dans le jardin des Pavots et, comme nousl’avons vu au chapitre précédent, il laissa passer devant lui, ense dissimulant le long du mur, les deux amoureux.

Il y eut ce soir-là, à la villa des Pavots,une longue conférence entre l’Homme de la nuit et Harrison.

VI – AUTOUR D’UNE TABLE

 

Que s’était-il passé entre Arnoldson etMme Lawrence ? Celle-ci avait continué àressentir pour l’Homme de la nuit la répulsion éprouvée dès lespremières heures. Mais vainement avait-elle supplié Lawrence detout faire pour ne point le recevoir aux Volubilis.

Maxime, en effet, lui imposa la présence decet homme à diverses reprises.

Des relations s’étaient établies entre eux,assez étroites : des relations d’affaires.

Maxime avait eu, ces temps derniers, depressants besoins d’argent. Il lui fallut même des sommesconsidérables. Arnoldson lui proposa à nouveau l’achat de sesactions du Mékong. Ce fut chose faite en partie et sans préjudiceapparent pour Lawrence.

La reconnaissance des services rendus voulutque Lawrence invitât Arnoldson aux Volubilis.

Il y vint dîner une première fois et se montrade la dernière galanterie envers Adrienne.

Il se crut autorisé à inviter lui-mêmeLawrence et sa famille aux Pavots. Mais cette tentative n’eut pointde suite, car Adrienne se déclara trop souffrante pour sortir dechez elle.

Ceci fut dit d’un tel ton qu’il n’y avaitpoint à y revenir.

Enfin, ce jour-là, qui devait compter dans ladestinée de tous les héros de cette histoire, l’Homme de la nuitavait été invité pour la seconde fois aux Volubilis.

Lawrence devait partir pour Parisimmédiatement après le dîner.

Depuis qu’il était arrivé à la campagne,Lawrence marquait un esprit bizarre. Il était plus taciturne quejamais, errait par les plaines et par les bois, s’enfermait desheures entières dans sa chambre, écrivait de longues lettres, qu’ilallait porter lui-même à Villiers.

Tous les matins, il était levé dès la premièreheure, et sa promenade était toujours la même. Il croisaitinévitablement le facteur qui montait vers Montry.

– Rien pour moi ? demandaitLawrence.

– Rien, monsieur Lawrence, répondait lefacteur.

Et Lawrence s’en retournait tout triste, plustriste que jamais.

Enfin, ce matin-là, il reçut un mot de Diane,un mot qui lui ordonnait de venir à Paris. Elle l’attendait dans lasoirée. Elle voulait le voir, lui parler.

Ce lui fut une grande joie. Il se montra d’unegaieté extrême, et c’est le sourire sur les lèvres qu’il annonça àAdrienne son proche départ.

– Mais sir Arnoldson vient dîner ce soir,dit Adrienne.

– Aussi dînerai-je. Je ne partirai pourEsbly qu’après le repas.

– Je vous prierai même, mon ami, insistaAdrienne, de ne partir que lorsqu’il sera parti lui-même.

Ce fut l’occasion de courtes observations deLawrence, qui ne comprenait pas, disait-il, l’attitude de sa femmepour un homme qui était fort laid, certainement, mais quis’efforçait de leur être agréable…

Quand vint l’heure du dîner, Arnoldson seprésenta, plus souriant encore que les jours précédents etdébordant de compliments pour Adrienne, Lily, plein d’amabilitépour les convives, qui ressentaient une gêne et un embarrascroissants en face de cet hôte extraordinaire.

On ne savait point s’il parlait jamaissérieusement ou s’il se livrait à des facéties, qu’on hésitait àrelever, tant elles étaient dites sérieusement.

Arnoldson était à la droite d’Adrienne. Il nemanquait point une occasion de la toucher, de la frôler. Adrienne,très pâle, fixait Lawrence, qui, perdu dans un rêve heureux, nes’apercevait de rien.

Lily était muette. Lily avait en elle unevision. Non point la vision du matin, de ce jeune homme qui luiavait été si secourable dans la traversée du ruisseau… Mais uneautre vision avait effacé celle-là. Quelques minutes avant lerepas, Lily était dans sa chambre. Cette chambre avait une fenêtrequi donnait sur la campagne, sur la plaine de Montry, terminée parle coteau derrière lequel est Dainville.

C’était l’heure où le soleil, derrière lecoteau, se couchait. Une heure de paix et de calme infinis.L’horizon était écarlate. Les quelques nuages qui couraient au cielse teignaient de pourpre et d’or. Vers le sommet du coteau quebordait le ruban de la route, apparut un cavalier.

Tout blanc, sur un coursier d’une immaculéeblancheur, dans la gloire et le triomphe du soleil couchant, ilapparut. Ce ne fut qu’une vision très rapide. Il passa. Il granditsur l’horizon, vint surgir au sommet du coteau, statue équestred’une beauté inoubliable, puis cheval et cavalier disparurent.

Mais, avant qu’il s’en allât, Lily, qui étaitrestée à sa fenêtre et qui avait reconnu dans le cavalier du soirle jeune homme du matin, avait cru voir que le cavalier avait faitun geste vers elle, qu’il lui envoyait un baiser. La cloche dudîner la rappela à la réalité des choses.

Mais elle n’oubliait pas. Mais elle portait enelle la vision du cavalier blanc, d’un blanc presque doré dans ladouceur du soir.

Aussi, rien de ce qui se faisait autour d’ellen’existait. Elle n’entendait point ce qui se disait…

Cependant elle perçut ces mots, que prononçaitArnoldson :

– C’est un individu d’une originalitéexcessive. Il reste des jours entiers sans adresser la parole à âmequi vive. Des heures, il reste devant un orgue, et fait une musiqueque je ne comprends pas… que nul ne comprend… Et puis, tout d’uncoup, il appelle un serviteur qui lui amène son cheval blanc, sonKali, comme il l’appelle. Il saute dessus… et il part… Vers quellesrégions ? Pour quelles rives part-il ? On ne le sait… Quicomprendra jamais le prince Agra ?

Et Lily, maintenant, ne perdait pas une paroled’Arnoldson.

Il continuait :

– Oui, madame, cet être étrange qu’estmon ami est mon hôte. Mais il l’est d’une façon si singulière quej’en doute parfois… Il lui prend la fantaisie de ne point me salueret de ne point me connaître… Il semble avoir la haine des hommes etabhorre la société… Je lui dirais : « Il y a auxVolubilis des amis qui voudraient vous être présentés », qu’ilne me répondrait même pas. Comprenez-vous cela, madame ?

Et Arnoldson conclut :

– C’est une natureexceptionnelle !

Puis l’heure du départ de Lawrence étaitarrivée. Il se leva.

– Je vous laisse, dit-il. Pour rien aumonde je ne voudrais manquer mon train ce soir : de puissantsintérêts m’appellent à Paris.

– Lesquels ? demanda encoreAdrienne.

– Je te les dirai plus tard, machérie.

Et il avait déposé un baiser sur le frontd’Adrienne, un baiser dont elle sentit toute l’indifférence. Ilfit, avant de sortir :

– Je vous laisse… Au revoir, sirArnoldson. Tenez quelque peu compagnie à ma femme et faites-luicomprendre qu’il est des heures où les affaires doivent faireoublier les devoirs de l’hospitalité.

Il serra la main d’Arnoldson et s’en alla.

Pold, qui songeait déjà àMme Martinet, quitta bientôt la table. Lily lesuivit.

L’Homme de la nuit et Adrienne restèrent enface l’un de l’autre.

VII – UN SINISTRE AMOUREUX

Il était neuf heures et demie environ. Ledîner avait eu lieu au fond du jardin, sous une sorte de kiosquedont les murs disparaissaient sous les plantes grimpantes.

Par la porte entr’ouverte, la nuit entrait,toute parfumée de la respiration des fleurs.

Pas un bruit ne partait du jardin, pas unbruit ne venait de la villa.

Arnoldson et Adrienne étaient seuls,parfaitement seuls.

Ce silence, ce calme absolu, cette paix detoutes choses semblaient fortement impressionnerMme Lawrence, qui, soudain, prit peur de lasolitude dans laquelle on l’avait laissée en face de cet homme.

Car Arnoldson lui faisait peur. Elle se leva,bien que son hôte touchât encore aux fruits du dessert.

Elle dit :

– Monsieur, si vous le voulez, nousrentrerons à la villa… Lily nous fera un peu de musique… Rentrons,monsieur ; je sens que le froid de la nuit pourrait nousgagner, dans ce kiosque ouvert à tous les vents, à tous lescourants d’air…

– Le froid, madame ? fit Arnoldsonfort tranquillement, et sans se déranger le moins du monde, lefroid ? Mais nous n’avons pas encore eu de nuit aussichaude…

– Il n’empêche que les courants d’air…hasarda Adrienne, fort intriguée de l’attitude d’Arnoldson, qui nese levait pas, bien qu’elle eût déjà quitté son siège.

– Ah ! ah ! les courantsd’air !… Eh ! madame, vous voulez rire ? Ehbien ! rions…

Et, avec son infernal sourire, Arnoldsonmontra d’un geste lent les bougies allumées sur la table.

– Regardez cette cire qui brûle, madame.Contemplez cette flamme, immobile et droite, et dites-moi s’il y ades courants d’air…

Adrienne tressaillit à ce langage inattendu.Elle ne comprenait point l’obstination de cet homme, et elle enétait épouvantée. Elle avait envie de fuir. Elle repartit d’unevoix tremblante d’anxiété :

– Alors, monsieur, vous ne voulez pas mereconduire à la villa ?… Excusez-moi, mais j’ai des ordres àdonner pour demain…

Et elle se dirigea vers la porte.

Un geste de l’Homme de la nuit l’arrêta.

Elle attendit. Que voulait-ild’elle ?

Maintenant, Arnoldson avait pris un abricot,qu’il piqua de sa fourchette d’argent, et il regardait cet abricotau bout de cette fourchette.

– Des abricots en cette saison,madame ? Vous avez des abricots superbes.

– Oui. Ils viennent de Grenade. Unami…

– Un ami qui vous les a envoyés ? Unami ?… Dites-moi, madame, fit Arnoldson en coupant l’abricot,dites-moi, vous avez beaucoup d’amis ?

– Mais, monsieur… fit Adrienne, quin’osait plus s’en aller et qui se demandait où cet homme voulait envenir, vous me posez des questions…

– … qui vous paraissent stupides,n’est-ce pas ? Non, elles ne sont pas stupides… Je désiraissavoir si vous avez beaucoup d’amis, parce que je voulais vousfaire entendre qu’en ce cas vous pourriez réunir le dévouement detous ces amis-là… et que ce dévouement collectif ne pourraitatteindre à la hauteur du mien.

Cela dit, Arnoldson se leva, se mit entre laporte et Adrienne et salua :

– Voilà ce que je voulais vous faireentendre, chère madame. Je suis bien ambigu, bien contourné,prétentieux peut-être dans mes compliments. Je ne sais point fairede compliments… Mais quelque forme qu’ils revêtent, ils sonttoujours sincères, madame, oh ! très sincères…

– Eh bien ! monsieur, si vous êtesmon ami, comme vous le dites, comme vous me l’affirmez… laissez-moipasser, je vous en prie… laissez-moi partir…

– Vous êtes donc bien pressée ?

– Oui. J’ai des ordres précis à donner…Je vous l’ai déjà dit, monsieur, je trouve votre insistanceétrange… et votre politesse… est presque de… l’impolitesse…

Arnoldson se croisa les bras et ne réponditpoint à cette fin de phrase. Il se contenta de dire, fortcalme :

– Cela tombe bien mal, chère madame, bienmal en vérité !… Vous êtes pressée, je ne le suis point. Vousavez des ordres à donner, les miens sont donnés !…

– Monsieur, si vous ne me laissez passersur-le-champ, j’appelle… je crie…

– Vous n’appellerez ni ne crierez…

– Et qui m’en empêchera ?

– Moi !

– La violence ?

– Jamais, madame, jamais ! Je vousdirai simplement ceci : « J’ai des choses fortintéressantes à vous raconter qui vous intéressent, vous et vosenfants… Si vous ne m’écoutez pas, ils seront frappés dans leurfortune, et vous… dans votre cœur… » N’est-ce pas, madame, quevous m’écoutez ?…

Et il désigna d’un geste impératif un siège àAdrienne. Celle-ci, courbée maintenant sous la terreur que luiinspiraient les paroles de l’Homme de la nuit, obéit ets’assit.

Arnoldson vint prendre place à ses côtés.

– Je savais bien que nous finirions parnous entendre !

– Parlez, monsieur ! Parlezvite ! Qu’avez-vous voulu dire ?

– Oh ! ceci, uniquement ceci :c’est que M. Lawrence est en train de se ruiner, de ruiner safemme et de ruiner ses enfants pour une maîtresse qu’iladore !…

Adrienne fut debout, et d’une voixéclatante :

– C’est faux, monsieur ! Vousmentez ! Vous mentez affreusement ! Vous calomniez monmari ! Vous êtes un misérable !…

Arnoldson sourit :

– J’ai des preuves, madame…

– Des preuves ?

– Des preuves indéniables…

Et il rit encore…

– De belles et bonnes preuves… je lesai…

Adrienne se laissa retomber sur sa chaise. Sonfront brûlait ; elle porta ses mains désespérément à sonfront. Elle était horriblement pâle.

– Oh ! dit-elle d’un accentindéfinissable. Oh !… vous avez des preuves !…Montrez-les-moi…

– Je vais vous les montrer, madame, ellessont là ! là ! là ! fit Arnoldson en se frappant lapoitrine. Vous voyez comme elles gonflent les poches de maredingote, mes preuves !… Maintenant que vous êtes sage et quevous m’écoutez gentiment, nous allons, si vous le voulez bien,commencer par le commencement…

Adrienne plongea son visage dans sesmains.

– Pardon, fit Arnoldson, pardon. Je veuxvoir votre visage…

– Et pourquoi, demanda la malheureuse,voulez-vous voir mon visage ? Pour y lire toute la douleur queme font éprouver vos paroles ?…

– Est-ce qu’on sait, madame ? Maisje serais bien cruel en vérité !… Non, ce n’est pas cela… Jeveux voir votre visage parce qu’il me plaît, voilà tout.

Et il lui prit les mains et découvrit cetteface douloureuse…

– Oui, continua-t-il, lentement, j’aimevotre visage… plus que vous ne le croyez, madame. Vous êtes sibelle ! Quel est l’homme qui ne l’aimerait pas, votrevisage ? Et c’est parce que je vous… aime… – oh ! madame…en tout bien tout honneur… à mon âge !… – et que jem’intéresse par sympathie à tout ce qui vous touche, que je suisvenu vous avertir du malheur qui était suspendu sur votre tête… etqu’il est temps peut-être encore… d’atténuer… Oui, je me suisdit : « Cette pauvre Mme Lawrence, ellesi belle, si bonne, si confiante !… Elle ne sait pas ce quec’est que le mal, me disais-je, et ne le soupçonne pas ! Ellen’a sûrement jamais fait de mal de sa vie… pas même, eh !eh !… pas même à une mouche ! Eh bien ! je luiapprendrai ce que c’est que le mal… Cela la fera souffrir… maiscela lui rendra service… Eh ! eh ! elle m’en voudrad’abord, mais elle m’en sera certainement reconnaissanteensuite… » N’est-ce pas, madame, que vous m’en serezreconnaissante ? réclama Arnoldson.

– Oui, monsieur. Mais parlez… parlez…Vous voyez bien que je souffre…

– Ah ! comme vous êtespressée !… Pour une pauvre petite fois que nous nous trouvonsensemble et que nous pouvons dire des choses intéressantes endehors des importuns… Voyons ! Je disais donc que vous m’enseriez reconnaissante… Vous me permettrez, par exemple, de venirvous voir de temps en temps, de vivre plus souvent à côté de vous,dans votre atmosphère, si douce… et puis vous ne retirerezpeut-être pas votre main aussi précipitamment que vous l’avez fait,l’autre soir, à l’auberge Rouge, quand je vous l’embrassais le pluschevaleresquement du monde…

Arnoldson voulut, pour donner une conclusion àson préambule, prendre la main d’Adrienne, mais celle-ci la retiraavec horreur.

– Ah ! monsieur, s’écria-t-elle… Jevous haïssais déjà, mais, maintenant, je vous méprise et je vousmaudis… Je comprends les dessous infâmes de votre dénonciation…Faites-la, s’il vous plaît… Elle m’intéresse trop, elle intéressetrop mes enfants pour que je la repousse, mais n’attendez jamais demoi la moindre… la moindre faveur, pas même, vous m’entendez, pasmême vos lèvres sur ma main, en échange de votre épouvantablebesogne.

Arnoldson fit, en secouant la tête d’un petitair entendu :

– Eh ! voilà de noblesaccents ! Ce M. Lawrence, a-t-il de la chance d’être aiméd’une femme aussi parfaite que vous ! Ah ! l’insensé, quine se doute pas de son bonheur !… Alors, vous croyez que jen’ai rien à attendre de vous, madame ?… Ça, c’est uneopinion ; moi, j’en ai peut-être une autre… En tout cas, c’estvotre devoir de me parler ainsi… et moi, c’est le mien de vousdévoiler les vilenies de votre époux… Je commence…

Il continua à parler, regardant toujoursAdrienne et semblant se délecter dans une joie abominable à lasouffrance qu’elle ne pouvait s’empêcher de manifester.

– Vous avez certainement remarqué,madame, que votre mari n’était plus le même à votre égard, maisplus le même du tout, du tout ! Ni à votre égard, du reste, nià celui des autres… Il est distrait, parle peu, ne s’occupe guèrede vous et ne s’intéresse plus au verbiage de ses enfants.

– Oui, monsieur, je me suis aperçue deces choses.

– Et vous n’en avez point soupçonné lacause ?

– Rien, dans la vie de mon mari, nepouvait me faire croire qu’il ne m’aimerait plus un jour, qu’ilcesserait d’aimer ses enfants. J’expliquais son attitude des joursderniers par l’ennui des affaires, car je sais qu’il joue dans lesmines d’or et qu’il a des sommes considérables engagées…

– Eh bien ! il ne s’agissait pointsimplement de sa fortune, madame : il s’agissait de soncœur.

– Et qui donc me l’a volé ? réclamaâprement Adrienne.

– Qui donc ? Ah ! madame, unebien petite personne en vérité, et il est vraiment malheureux devoir préférée à une femme comme vous, une cocotte qui a tous lesvices.

– Une cocotte !… Mais alors,monsieur, vous voulez vous moquer de moi ?… Il s’agit là, sansdoute, de quelque frasque dont je ne le croyais, certes, pascapable, mais qui n’a aucune importance…

– Elle est la plus dangereuse des femmes,madame. Il y a six ans, deux hommes se sont suicidés pour cettecocotte. Depuis, d’autres se sont ruinés. Pour elle, votre mari seruine, et il se suicidera peut-être.

– Son nom ?

– Elle s’appelle Diane, et tout Paris laconnaît.

– Cette Diane qui monta sur les planchesdes Folies, et qui eut quelques succès dans lesmusic-halls ?

– Elle-même. Elle monta sur les plancheset va y remonter. Les Folies commenceront ce spectacle dansquelques jours.

Adrienne se taisait maintenant. Elle souffraittant qu’elle n’avait plus la force de protester. Elle sentait quequelque chose d’irrémédiable se passait. Chaque mot de l’Homme dela nuit la frappait au cœur.

Arnoldson se rendait parfaitement compte del’état d’âme d’Adrienne. Il lisait sur sa face toute l’horreur quelui inspirait l’acte de Lawrence, cette chose redoutable etimprévue : son amour pour une autre.

– Ils se sont vus, je crois, pour lapremière fois, dans une fête aux Variétés-Parisiennes,continua-t-il. C’est du moins là qu’ils se sont parlé pour lapremière fois. Votre mari fut frappé de la beauté de cette fille,mais ce n’est que plus tard, dans une soirée chez Diane où il futinvité, qu’il commença à l’aimer. Était-ce de l’amour ?Faut-il donner le nom d’amour à une passion inavouable, à unirraisonné entraînement des sens dont il fut soudain la victimequand il fut entré dans la presque intimité de Diane ?…

« Car votre rivale, madame – cette filleest votre rivale – lui ouvrit son intimité.

« Pour lui, elle se montra charmante etusa de toutes les séductions. Était-ce là le résultat d’une grandesympathie pour M. Lawrence ? Voilà ce que je ne sais pas,ce que nul ne sait, ce que personne peut-être ne saura jamais.

« L’âme de cette fille, si tant estqu’elle ait une âme, est quelque chose d’insondable etd’incompréhensible. On l’a vue marquer de l’amitié pour des gensqu’elle haïssait et prouver de la haine pour d’autres qu’elleadorait.

« Quoi qu’il en soit, il devint sonesclave, sa chose… »

Adrienne leva sur l’Homme de la nuit des yeuxd’une douleur telle qu’il s’arrêta. Mais on ne savait s’il secomplaisait dans la vision de ce regard douloureux ou s’ilregrettait d’être la cause, le messager de tant de malheurs.

La première hypothèse devait être la vraie,car il reprit son récit, frappant encore, portant des coups plusdécisifs à la pauvre Adrienne.

– Oui, madame, reprit-il, il fut sachose. Il l’est encore… Quand il est près d’elle, il ne voitqu’elle et, quand il s’en est éloigné, il y pense… Par quels moyensDiane est-elle arrivée à s’emparer ainsi de votre mari ? Maisà cette heure il est bien à elle, tout à elle…

– Quelle ignominie ! murmuraAdrienne.

– Quelle ignominie, en effet. Rien n’a pul’arrêter sur cette pente : ni le respect de sa femme, nil’amour de ses enfants. Cette fille a creusé pour cet homme ungouffre où il ensevelit d’une main légère et criminelle votrefortune à tous !…

Arnoldson ajouta, avec son souriresinistre :

– Cette fortune si honnêtement, sidurement gagnée… cette fortune… qui… qui ne devait rien àpersonne !… N’est-ce pas, madame, qu’elle ne devait rien àpersonne, votre fortune ?

Adrienne répondit, d’une voix qui n’étaitqu’un souffle :

– À personne…

– Eh bien, chère madame… que Lawrencecontinue quelques mois encore… et elle devra quelque chose, votrefortune…

– À qui ?

– À moi…

– À vous ?… Vous toujours !…J’avais raison, monsieur, de vous redouter, d’éprouver à vos côtésune terreur que je ne m’expliquais pas… Je vous jugeais un êtredangereux et perfide… Comme je vous jugeais bien !…

– Moi ? fit l’Homme de la nuit.Moi ? un être dangereux et perfide ?… Je ne tiens qu’àrendre service à mes amis. M. Lawrence voulut bien se dire monami… Il me demanda service, et je me suis mis à sa disposition.Vous êtes bien ingrate !

– Monsieur, je vous en supplie,épargnez-moi le supplice de votre raillerie, et dites-moi tout ceque vous savez !… Tout… Vous paraissez fort bienrenseigné.

– Très renseigné…

– Que vous me faites souffrir !…

– Vraiment ! vous souffrez ?…vous souffrez ?… Beaucoup, n’est-ce pas ?… Cette valléeest bien la vallée de misère…

Et, plus sinistre, il fit un motaffreux :

– La vallée du bois de Misère…

– Comment, monsieur, notre fortune vousdevra-t-elle quelque chose ?

– J’ai aidé votre mari dans desopérations sur les mines d’or, qui furent malheureuses. Il avaitbesoin, ce cher M. Lawrence, de gagner beaucoup d’argent.C’était pour cette femme… Elle avait des fantaisies, des lubies,des caprices…

– Il a joué en Bourse ?

– Oui, madame, sur les mines d’or, etd’après une indication. Or – voyez comme la fatalité s’est abattuesur mon pauvre ami – il s’est trouvé que ses indications, quiétaient bonnes, furent mauvaises… Très mauvaises ! Il aperdu ! Et comme, malgré ses pertes, il a contenté lesfantaisies dont je vous parlais tout à l’heure, voilà mon amiLawrence dans un bien triste état !

– Il vous doit de l’argent,monsieur ?

– Un peu… Mais ceci est affaire entre luiet moi… Nous réglerons la question d’argent. Vous, vous n’avez qu’àrégler la question… la question amour…

Plus pâle qu’une morte, Adrienne se dressadevant l’Homme de la nuit.

– Si ce que vous dites est vrai,monsieur, je suis la plus malheureuse des femmes ! Je nereverrai pas mon mari de ma vie, ou, si j’ai le malheur de le voir,ce sera pour le chasser, loin de sa femme, de ses enfants et pourle maudire !… Mais, monsieur, votre conduite à vous me paraîttellement ignoble, votre façon d’être me dénote de tels instinctset de tels désirs, vous me paraissez si vil et si répugnant que jeme demande si tout ce que vous m’avez appris ce soir n’est pas lerésultat d’une odieuse machination, d’affreux mensonges !Voilà, monsieur, que je me reproche de vous avoir écouté, d’avoir,un instant, pu penser qu’un homme comme vous était susceptible dedire d’autres choses que d’infâmes et calomnieuseschoses !

Avec un geste tragique elle cria :

– Vous mentez !…

Arnoldson sourit encore :

– Non, madame, je ne mens pas…

– Vous mentez, monsieur ! Car, sivous ne mentiez pas, au lieu de toutes ces paroles, au lieu de toutce verbiage… vous m’eussiez déjà montré les preuves dont vous meparliez tout à l’heure, ces preuves que vous n’avez pas !…Allons ! vos preuves, monsieur ! vos preuves !

– Que les femmes sont impatientes,madame ! Ces preuves, je vous les montrerai…

– Ce soir ! Tout de suite ! Jeles veux ! Quelles sont-elles ?

– Ce sont des lettres de votre mari àcette Diane. Elles vous éclaireront, croyez-moi, et vous nedouterez plus…

– J’attends !

Arnoldson ouvrit sa redingote etdit :

– Voyez, madame, comme il est des heuresoù l’on est distrait… Je croyais avoir ces preuves sur moi… Je neles ai pas…

– Vous voyez bien que vous mentez !…Misérable !

– Madame, je suis peut-être un misérable,mais je ne mens pas. Écoutez-moi. Ces lettres, je ne les ai pas. Sije vous ai parlé de preuves, c’est que je voulais que vousm’écoutiez… Vous m’eussiez chassé déjà si je ne vous avais pasparlé de mes preuves… Mais je vous les apporterai… Je ne vous lesai pas apportées ce soir parce qu’il m’a plu de ne point le faire…Je ne fais que ce qu’il me plaît… Oui, madame, et il me plaît quevous attendiez ces preuves. Et vous les attendrez…

Arnoldson, à son tour, se leva. Il dit, d’unevoix terrible :

– Oui, vous les attendrez enpleurant ! Vous les attendrez à genoux ! Vous lesattendrez en priant !… Et vous les aurez, madame !… Dansquelques jours, mettons dans une semaine, une semaine d’atroceangoisse pour vous, une semaine que vous passerez en songeant quevotre mari est auprès de cette femme et que vous n’existez pluspour lui… dans une semaine je vous les apporterai !…

« Le soir où je vous les apporterai,madame, il faudra que vous soyez préparée à me recevoirseule : vous m’entendez ?… toute seule ! Nous auronstant de choses à nous dire !… Vous aurez tant de choses àécouter ! Un long entretien, madame, entre nous s’impose, unentretien auprès duquel celui d’aujourd’hui ne saurait être qu’unelégère causerie sans importance.

« La veille de ce jour-là, vous entendrezprononcer cette phrase… Retenez cette phrase :

« Il n’y aura pas de lune cettenuit ! Le lendemain je serai près de vous, dans la villades Volubilis, avec les preuves, avec les lettres ! »

Arnoldson, ayant dit ces mots, s’en alla. Ils’en alla après un dernier regard sur cette femme, qui s’appuyait,mourante, aux murs.

Quand il fut parti, elle resta ainsi, toutedroite contre le mur. Il semblait qu’il n’y eût plus de vie enelle.

Quand elle reprit ses sens, elle s’en alla,chancelante, vers la villa, s’en fut d’une allure fantomatique danssa chambre, où elle tomba, comme l’avait prédit Arnoldson, àgenoux.

VIII – PREMIER AMOUR

 

Le jour qui suivit, à l’heure du crépuscule,Lily était à sa fenêtre, à la fenêtre de cette chambre d’où l’onvoyait le soleil se coucher derrière le coteau de Montry.

Elle était fort émue, d’une émotion toutenouvelle pour elle, à la fois pénible et délicieuse. Elle sesentait oppressée du désir ardent de voir apparaître, comme laveille, le blanc cavalier au sommet du coteau. Elle avait lacrainte qu’il ne vînt pas.

Le soleil venait de disparaître, n’était plusqu’une mince ligne rouge à l’horizon.

Et le cavalier ne venait pas.

Lily espérait encore, attendait encore. Chaqueseconde qui s’écoulait faisait sa peine plus grande, quand, sur laroute, au même endroit où elle l’avait vu la veille, le prince Agras’en vint vers Lily.

Il n’arriva pas au sommet du coteau avec lafougue de la veille. Il grandit, à l’horizon, sur son coursier. Ilétait une grande ombre sur l’immensité violette de la nuit trèsproche. Et cette ombre équestre s’arrêta. Ce ne fut pas la visionrapide de la veille. De longues minutes, au contraire, s’écoulèrentquand cette ombre se fut arrêtée en face de la fenêtre oùs’encadrait la fine silhouette de Lily.

Le jeune homme, comme il l’avait fait déjà lejour précédent, lui jeta un baiser.

Ce fut un baiser qui lui vint à traversl’espace qui les séparait. Le geste du cavalier, grandi, élargi parle jeu des ombres au crépuscule, sembla l’atteindre. Lily endéfaillait.

Alors, elle le lui rendit. Elle ne comprenaitpas ce qui se passait en elle.

Presque aussitôt le mystérieux cavaliern’était plus là. La campagne en même temps devint encore plussombre.

Lily s’accouda à la fenêtre et rêva longtemps,puis un murmure la fit se diriger vers la chambre de sa mère.

Mme Lawrence, depuis laveille, était au lit. Elle n’adressait que de rares paroles auxpersonnes qui la venaient visiter. Elle s’entretint même fort peuavec ses enfants, auxquels elle commanda de ne point faire venir demédecin.

– Ce ne sera rien, disait-elle. Demain,je serai debout.

Mais le lendemain, elle ne se leva pas, carelle était encore très faible, et la fièvre qui la dévorait depuisses premières heures de lit n’avait guère diminué.

Effrayé, Pold, malgré les recommandations desa mère, écrivit à Lawrence, à Paris.

Mais, quand vint le soir, Adrienne, qui sesentait mieux, put se lever. L’état de son esprit s’était améliorécomme l’état de son corps.

Elle espérait. Après le désespoir dont elleavait été saisie à la suite de son entrevue avec l’Homme de lanuit, un doute avait grandi en elle, ce doute qu’elle avait déjàexprimé devant Arnoldson et que celui-ci avait fait disparaîtremomentanément en lui criant : « J’ai les preuves et jevous les apporterai !… »

Bientôt même, Adrienne, prenant ses désirspour la réalité, se dit que les dernières paroles d’Arnoldsonn’étaient, après tout, qu’une défaite. Il aurait ainsi masquépiteusement sa fuite et sa déconvenue, voyant que ses dénonciationset ses calomnies n’avaient pas produit auprès d’elle l’effet qu’ilen espérait…

Adrienne n’avait pas oublié la phraseredoutable qui devait lui annoncer la production des preuves del’adultère de son mari pour le lendemain du jour où elle seraitprononcée, et, ce jour-là, elle devait préparer à l’Homme de lanuit une longue entrevue qui serait définitive entre eux.

Elle ne croyait plus maintenant à cetteentrevue fatale ; elle était certaine qu’Arnoldson s’étaitjoué d’elle et que jamais cette phrase ne retentirait à sesoreilles : « Il n’y aura pas de lune cettenuit ! »

Aussi était-elle presque gaie, d’une gaieté unpeu factice, quand, le soir venu, elle s’assit à la table où sesenfants seuls avaient déjeuné le matin même.

– On a mis un couvert de trop,remarqua-t-elle.

– Mais point du tout, mère, fit Pold.C’est le couvert de papa.

– De ton père ? Mais il est àParis !

– Il doit être maintenant sur la routed’Esbly et il sera ici dans quelques instants…

– Comment cela ?

– Je lui avais écrit, mère, que vousétiez très souffrante. Ne doutez point qu’il vienne…

Adrienne embrassa tendrement son fils. Ellevoulut attendre, pour commencer le repas, l’arrivée de son mari.Elle attendit une demi-heure, une heure.

Lawrence n’arrivait pas.

– Il aura manqué le train, fit Pold.

Mais, dans la soirée, Lawrence ne vintpas.

– C’est étonnant ! Je n’y comprendsrien ! s’exclamait Pold.

Adrienne songeait.

– Ses affaires l’ont retenu. Il va nousarriver demain.

Mais le lendemain se passa comme la soirée dela veille et Lawrence ne vint pas. Adrienne était reprise desoupçons et, naturellement, selon l’ordre régulier de ces sortes desentiments, les soupçons se changèrent à nouveau en certitude.

Lawrence la trompait. Son mari était coupable.Arnoldson n’avait dit que l’exacte vérité !

Enfin, on reçut une lettre, une courte lettre,dans laquelle Lawrence disait l’impossibilité en laquelle il setrouvait de quitter en ce moment Paris et ses affaires, à moins quesa présence ne fût rendue absolument nécessaire à Montry… Ilpensait qu’il n’en était pas ainsi et qu’Adrienne allaitcertainement mieux…

Cette lettre fit le plus grand mal àAdrienne.

Elle prouvait une indifférence soudaine àlaquelle Lawrence ne l’avait pas préparée. En d’autres temps, à lapremière nouvelle d’une maladie de sa femme, si bénigne fût-elle,il serait accouru et n’aurait voulu la quitter que complètementrassuré.

Que les temps étaient changés ! Commentse pouvait-il qu’une pareille transformation se fût accomplie enquelques jours ?

Elle voulait savoir et elle craignait desavoir… Elle ne se sentait pas, à cette heure, la décisionnécessaire pour agir. Elle résolut d’attendre la fin de cettesemaine, comme le lui avait ordonné l’Homme de la nuit…

Et elle attendit, en effet, dans les larmes,des larmes qu’elle cachait soigneusement à ses enfants.

…… … … … … … … … … …

Ce soir-là, Pold se livra à son escapadecoutumière dans le petit pavillon qu’habitaitMme Martinet, au fond du jardin des pavots, chezArnoldson.

Mme Martinet, qui avait revêtuun léger peignoir pour reconduire Pold jusqu’à la porte dupavillon, lui dit :

– Je suis bien coupable !

– Ça, oui ! fit Pold. Ça, oui !Pour être coupable, tu l’es ! Mais il n’y a là rien qui doivet’étonner, car voilà déjà quelque temps que tu es coupable…

– Je me fais tous les jours millereproches. Non point tant à cause de mes devoirs oubliés envers cepauvre M. Martinet…

– Ah ! s’écria Pold, en voilà un quidoit avoir de la veine au jeu !

– Il ne joue jamais.

– Tu devrais lui dire d’aller auxcourses. Tu lui dois bien cette réparation-là… Au revoir,Marguerite ; il faut que je rentre…

– Eh ! mon Dieu ! comme tu espressé ! Ce n’est pas encore le jour…

– Ce n’est pas l’alouette !…chantonna Pold.

– Je ne t’ai pas dit pourquoi je me faismille reproches. C’est que j’ai une peur affreuse de ce que tu peuxpenser de moi… Comment me juges-tu, mon Pold ? Réponds-moibien franchement… Comme…

– Allez ! vas-y !

– Comment, « vas-y ! »

– Mais oui, marche… Mais marchedonc ! Comme…

– Je ne te comprends pas…

– Je parie sur la tête de Martinet que tuvas me dire : « Comme tu dois me méprisermaintenant ! »

– Eh bien, cela t’étonne ?

– Là ! ça y est ! Qu’est-ce queje disais !

– C’est d’une honnête femme, monsieur,ces scrupules.

– C’est d’une petite-bourgeoise, madame,déclama Pold, qui haussait les épaules. Comment, madame ?comment ? vous ne pouvez avoir un pauvre petit amant sans luidemander s’il vous méprise ? Ah ! madame Martinet, vousêtes bien de la rue du Sentier !

Marguerite était horriblement vexée.

– J’aime mieux être une bourgeoise de larue du Sentier qu’une cocotte de l’avenue Raphaël !s’écria-t-elle en fermant ses petits poings.

Pold fit, en riant :

– Ah ! la méchante ! Ah !la vilaine qui insulte sa sœur !…

– Vous ne la méprisez pas,celle-là ?

– Je ne la méprise pas…

– Vous l’aimez ?

– Je l’adore !…

– Vous dites ? demandaMme Martinet, suffoquée.

– Je dis : « Jel’adore ! »

– Vous l’adorez ?… Oh !…

Et Marguerite se précipita sur Pold qu’ellegriffa au visage.

– Bas les pattes, fit Pold. Tu sais,Marguerite, la moutarde commence à me monter au nez !…

– Ah ! tu l’adores !… Tul’adores !… Eh bien, et moi ?…

Pold poussa la porte, se jeta dans le jardinet lui lança cette dernière réplique :

– Toi ?… Tu me rases !

Mme Martinet en eut larespiration coupée. Elle alla se recoucher et donna, jusqu’au jour,libre cours à son indignation.

Aussitôt dans le jardin, Pold se dirigea versla petite porte du mur de clôture qui donnait sur la campagne, ducôté de la villa des Volubilis.

Il faisait fort nuit. Pold marchait avecprécaution.

Au moment où il se croyait sorti déjà desPavots, sur le seuil même de cette porte, il sentit tout à coup unemain qui se posait sur son épaule.

Il fit un bond et poussa un cri.

Mais la main ne l’avait pas lâché, et l’ombreà laquelle appartenait cette main semblait fort menaçante.

– Monsieur Pold Lawrence, dit l’ombre,veuillez m’écouter un instant, s’il vous plaît.

– L’Homme de la nuit ! s’écria Pold.Vous êtes le bien nommé, monsieur Arnoldson. Et que voulez-vous demoi à cette heure ?

– Que vous m’expliquiez votre présencedans ma demeure.

– Croyez-vous, monsieur, que je sois venuvous voler ?

– Eh ! que non pas… Mais, si cen’est pas pour voler que vous venez de nuit chez moi, pourquoiest-ce donc faire, monsieur Pold ?

– Ne le devinez-vous point ?

– Non pas.

– Vous n’êtes guère perspicace. Quand unmonsieur viole une propriété, saute des murs et passe des seuilsdéfendus, c’est sûrement un voleur ou un amoureux. N’étant point unvoleur, je suis un amoureux.

– Pas possible ! Vous aimezquelqu’un chez moi ?

– C’est tout à fait possible ! Quevoulez-vous, je suis assez gobé des femmes ! fit Pold avec unpetit ton d’extrême fatuité.

– Et qui donc aimez-vous chezmoi ?

– Oh ! cela, c’est un secret, unsecret que rien au monde ne pourrait m’arracher, monsieur. Quand ils’agit de l’honneur d’une femme, ou plutôt, en la circonstance, deson déshonneur, je suis plus discret que la tombe !

– Mais il n’y a queMme Martinet chez moi… C’est doncMme Martinet que vous aimez ?

– Libre à vous, monsieur, de tirer de laprésence de Mme Martinet chez vous et de l’absencede toute autre femme la conclusion qu’il vous plaira, mais moi jene vous aiderai point dans votre raisonnement…

– Vous êtes un garçon fort réservé.

– Oui, monsieur…

– La réputation deMme Martinet n’aura pas à souffrir avec vous.

– En admettant qu’elle ait déjà couru cerisque, monsieur, vous pouvez être certain qu’elle ne le courraplus. Et si vous adoptez cette hypothèse que j’ai aiméMme Martinet, vous pouvez accueillir cettecertitude que je ne l’aimerai plus…

– Je vous comprends. Vous êtes volage,jeune homme, et vous en aimez une autre.

– Monsieur, vous avez deviné.

– Plus que vous ne le pensez, peut-être,fit Arnoldson.

– Et qu’avez-vous encoredeviné ?

– Le nom de celle que vous aimez.

– Dites…

– Diane !

– C’est vraiment merveilleux ! Etqui vous a si bien renseigné ?

– Mais Diane elle-même. Vous savezqu’elle reçoit de temps à autre le prince Agra, et il m’arrived’accompagner mon prince chez son amie.

– Ah ! vous voyez Diane ?demanda Pold, tout à fait intéressé. Est-elle toujours aussibelle ?

Maintenant, Pold et l’Homme de la nuit sepromenaient dans la campagne, côte à côte, comme de vieux amis.

– Elle est plus belle encore !

– Elle vous a dit du mal de moi, n’est-cepas, monsieur ?

– Mais pas le moins du monde. Elle vousgarde, au contraire, un charmant souvenir, et elle m’a racontévotre audacieuse entreprise avec presque de la joie.

– Ah ! puissiez-vous dire vrai,monsieur ! Je serais tout prêt à la recommencer.

– Vraiment ?

– Je vous le dis.

– Eh bien, etMme Martinet ?

– Puisqu’il n’y a plus rien à vouscacher, sachez donc qu’elle est embêtante comme tout !

– Ces bourgeoises sont biendésagréables.

– À qui le dites-vous ? Je ne lareverrai de ma vie… Mais, dites-moi, comment se fait-il que Diane,qui m’avait si rudement chassé de chez elle la seconde fois que j’yvins, comment se fait-il qu’elle ait ainsi changé de ton ?

– Oh ! c’est bien simple !

– Mais encore ?…

– À ce moment, elle aimait le princeAgra ; aujourd’hui, elle en est lasse déjà. Vous savez qu’onne peut compter sur des sentiments bien suivis de la part de cesdames.

– J’en sais quelque chose…

– Eh bien, elle ne porte plus le princeAgra dans son cœur, et je crois bien qu’il y a là une place àprendre.

– Monsieur ! vous me parlez comme unvéritable ami.

– Vous savez que je suis celui de votrepère, et il me plaît d’être le vôtre.

– Et le prince ?

– Bah ! il a autre chose à faire qued’être jaloux !

– Monsieur ! je voudrais larevoir…

– C’est bien la chose la plus facile dumonde.

– Dites, monsieur, dites ! Je suissur des charbons ardents !

– Demain, elle se montre sur la scène desFolies, dans une nouvelle création. Tout Paris sera là.

Pold cria, joyeux :

– Et moi aussi, j’y serai !… Aupremier rang !

– Non point ! jeune homme. Audernier !… Il ne faut pas la compromettre… Et puis qui vousdit qu’il n’y aurait point d’amis de votre père dans la salle, oumême votre père lui-même, qui est en ce moment à Paris ?… Ilfaut vous dissimuler : c’est plus sage.

– Monsieur, je suivrai vos conseils.

– Si vous suivez mes conseils, jeunehomme, vous ne vous en repentirez point, et peut-être vousconduirai-je saluer Diane dans sa loge…

– Vous, vous feriez cela ?

– Mais oui.

– Tenez, monsieur, on vous a appelél’Homme de la nuit ! Moi, je vous nomme l’Ange desténèbres !

Mais Arnoldson disparaissait déjà dansl’ombre.

– À demain, aux Folies ! jeta-t-ilencore à Pold.

– À demain ! s’écria Pold, et vivel’amour !

Sur ces mots, il s’en fut se coucher.

IX – OÙ LE LECTEUR COMMENCERA À VOIRCLAIR DANS CETTE TÉNÉBREUSE AFFAIRE

 

Arnoldson, qui n’en était pas à un mensongeprès, avait donc dit à Pold, dans un but que l’on comprendrabientôt, que Diane n’aimait plus le prince Agra.

C’était bien la chose la plus fausse du monde,et, depuis un mois environ que Diane avait juré obéissance auprince, son amour avait atteint les extrêmes limites de la plusviolente passion.

Et, cependant, le prince, s’il s’était montréchez Diane et avec Diane à plusieurs reprises, le prince n’étaitpoint son amant !

Son pouvoir sur cette femme était tel qu’ilavait pu se refuser si longtemps sans avoir à craindre une révoltefinale qui l’eût déliée de lui.

Sa générosité, mieux que cela : sa follesomptuosité tenait Diane en haleine. Enfin, à cette heure, toutParis parlait du palais grandiose que le prince faisait éleveravenue du Bois-de-Boulogne à celle que tous croyaient samaîtresse.

Une armée d’ouvriers y travaillait nuit etjour.

– Patience ! disait-il à Diane,patience ! Je veux que nous ayons là une demeure digne de nosamours…

Et quand Diane était trop lasse, trop fatiguéed’attendre et qu’elle ne pouvait s’empêcher de lui dire sonsupplice, en le priant avec des larmes d’y mettre fin, Agradisait :

– J’ai fait un vœu, Diane. Je poursuisune œuvre, une grande œuvre de réparation et de justice. Nous neserons point l’un à l’autre avant qu’elle ne soit accomplie…

– Et vous m’y avez associée, disait-elle,très grave. Certes, j’obéis en aveugle ; je ne sais où jevais, j’ignore la raison de mes actes… Ce doit être bien terrible,ce que vous avez entrepris, prince Agra, bien terrible, si j’enjuge par ce que je vois.

– Que voyez-vous ?

– Je vois Lawrence…

– Certes, dit-il, d’une parole glacée, jesuis content de vous, Diane… et vous avez fait de Lawrence unemisérable chose…

– Si misérable ! insista-t-elle. Simisérable ! si vous saviez !

– Il faudra montrer cela à Arnoldson, fitAgra.

– Quoi donc ?

– Mais la misère de cet homme…

– Et pourquoi à Arnoldson ?

– Parce qu’il aime ce genre de spectacle,madame, et que tout ce qui m’intéresse le touche.

– Prince, dites à Arnoldson d’être dansma loge, le soir de la première aux Folies, à dix heures. Vraiment,fit-elle avec un sourire lamentable, s’il se réjouit de lasouffrance des hommes, il passera quelques minutes divines…

Car elle avait suivi férocement le programmeque lui avait inspiré Agra. Lawrence n’était plus qu’un pauvre êtreà ses pieds. Elle fut sans pitié, et tout ce qu’une femme peutavoir en elle ou imaginer d’artifices, de mensonge, d’impudeur etde coquetterie, elle en usa avec une science infinie du cœur deshommes et de ses faiblesses, de ses fatales défaillances, tour àtour se donnant, puis se reprenant au moment où on allait laprendre, où le malheureux espérait qu’il allait enfin réaliser lerêve de sa chair, se faisant désirer d’une furieuse ardeur etfermant sa porte soudain, alors qu’elle venait à peine del’entr’ouvrir.

Et le malheureux pleurait de rage, râlaitd’amour, parlait de tuerie et de suicide. Mas il ne tuait ni ne sesuicidait, et se soumettait, au contraire, et se ruinait en cadeauxinutiles.

Car il crut que cette femme se donnerait à luipour de l’argent, et il compromit sérieusement sa fortune, celle desa femme et de ses enfants.

Arnoldson n’avait que trop dit la vérité à lamalheureuse Adrienne.

Ce jeu ne cessait pas. Plus les jourss’écoulaient et plus Diane se montrait cruelle. Elle agissaitmaintenant non seulement par obéissance à Agra, mais par haine deLawrence. Elle lui avait une inimitié mortelle de ce qu’il s’étaitplacé entre elle et Agra et le considérait comme la cause du retardque le prince mettait à leur bonheur.

Nous voici donc le soir de cettereprésentation aux Folies où Diane, qui avait toujours l’amour dela scène et qui n’avait pu vaincre ses instincts de cabotinage,allait s’exhiber dans la danse du feu.

Le Tout-Paris des premières était là, et desloges avaient été louées fort cher par des amis de Diane quivoulaient lui faire un triomphe.

Une avant-scène avait été retenue pour leprince Agra, mais cette avant-scène restait vide.

Il était dix heures du soir, et Diane setrouvait dans sa loge. Elle s’était livrée à la camériste etprocédait aux premiers détails de sa toilette de scène quand onfrappa à la porte.

– Qui est là ? cria Diane sans seretourner.

– Arnoldson.

– Allez ouvrir, Jenny.

Jenny ouvrit à Arnoldson. Celui-ci vint saluerDiane, qui sans lui dire un mot de bienvenue, lui désigna, au fondde la loge, une tenture qui retombait sur une petite portecommuniquant avec une sorte de cabinet de débarras.

Arnoldson alla se dissimuler dans ce cabinet.Pas un mot n’avait été échangé entre eux.

Dix minutes s’écoulèrent. Diane s’était fardéeet maquillée selon le rite, quand on frappa de nouveau à la portede sa loge.

Lawrence entra. Il déposa son chapeau sur unguéridon, vint baiser la main de Diane, qui lui dit :« Bonsoir, mon ami » et s’assit.

– Je vous demande pardon de ne point vousavoir reçu ce matin, fit Diane : j’avais une migraineatroce.

– Et hier soir, Diane, demanda Lawrence,aviez-vous votre migraine ?

– Non, mais j’étais de si méchante humeurque je ne voulus point vous la faire supporter.

– J’aime mieux vous voir souffrir et jepréfère supporter votre mauvaise humeur que de ne point vous voir,Diane, vous le savez.

– Mon cher Maxime, on n’a jamais ledernier mot avec vous. Même quand vous avez raison, si vous m’aimezréellement, vous devriez bien accepter d’avoir tort.

– Je suis le plus malheureux des hommes,Diane, vous me dédaignez.

– Quelle erreur est la vôtre, cherami ! Si j’étais une de ces femmes qui se donnent avec larapidité que vous semblez souhaiter, vous seriez le premier à leregretter… Les hommes sont bien étranges…

– Voilà un mois que je vous prouve mafidélité et que vous me donnez des espérances que vous ne réalisezjamais.

– Cela viendra, cela viendra…

– J’en doute…

– Alors, que faites-vous ici ?

Lawrence dit, d’une voix suppliante :

– J’attends que vous soyez meilleure. Jene puis supposer une seconde que vous m’ayez supporté si longtempssi ce n’est que pour me repousser à jamais !… Pourquoiavez-vous fait tout ce qu’il faut pour que je vous aime, Diane, sivous voulez éternellement me refuser votre amour ?

Diane avait croisé les jambes sous sonpeignoir ; elle fit sauter de l’un de ses petits pieds sonsoulier et dit :

– Nous ne nous adorerons que mieux plustard. Je te mets à l’épreuve, mon chéri, pour te récompenser selonton mérite et ta patience…

Et comme son pied, nu dans le bas de soienoire, s’agitait nerveusement, Lawrence fut à genoux, lui prit cepied entre ses deux mains et le baisa.

– Relève-toi, grand fou, et va te cacherderrière le paravent. Je vais passer mon maillot.

La soubrette, en effet, était là, tendant lemaillot.

Lawrence disparut derrière le paravent.

Quand il eut le droit de revenir, Diane étaitdebout, droite et cambrée dans son maillot, la poitrine découverte.Toute sa grâce était dévoilée aux yeux troubles de Lawrence. Elles’exhibait orgueilleusement dans sa pleine puissance, sachant queMaxime en serait affolé.

Une odeur de femme, des parfums compliqués defemme à sa toilette emplissaient l’étroite loge.

Comme la soubrette sortait, envoyée encommission, Lawrence s’approcha vivement de Diane, tendant les brasvers elle. Mais celle-ci l’arrêta d’un geste.

– Halte-là ! monsieur, fit-elle,halte-là ! Vous voilà bien émotionné !

– Diane ! supplia Lawrence.

– Eh bien, quoi, Diane ? fit lajeune femme… Tu es ridicule, mon cher… Tu as tout le temps l’aird’une bête fauve…

Lawrence tomba dans une désolation effroyable,qu’il ne dissimulait pas. Véritable loque, il se mit àgeindre :

– Tu me permets de te voir et tu ne mepermets pas de te toucher. Tu me promets toutes les joies et tu neme les donnes jamais… Et cependant, Diane… Écoute ce que je vais tedire et ne souris pas de ce sourire qui me rend fou… Cependant,j’ai tout fait de ce que tu m’as ordonné… J’ai eu de la patiencequand tu m’en as demandé. J’ai remis à une heure plus propice monbonheur quand tu m’en as prié… Le désir que tu voulus exprimer, jele contentai sur-le-champ… Non, non ! Diane ! je nereculai devant rien ! Ma fortune, je l’aicompromise !…

– C’est le tort que tu as eu, moncher ! fit Diane, très froidement, en se bichonnant le nezd’une houppette tirée d’une boîte de poudre de riz.

– Évidemment, tu ne m’as riendemandé.

– Alors ?

– Alors, ton attitude étaitincompréhensible, et tu te montrais vis-à-vis de moi de mœurs sisévères que j’eus le droit de me dire que…

– Que ?…

– Que tu ne serais pas insensible à desprésents !

– Ah ! le pauvre chéri !

Et Diane haussa, d’un geste charmant, sesblanches épaules. Lawrence marchait de long en large dans la loge,d’un pas rageur.

– Si je ne t’avais pas aimé, mon chéri,je t’aurais cédé tout de suite… Je ne veux pas que tu puissessonger une seconde que je ne t’aime pas… Voyons, raisonne un peu,si, cependant, l’état dans lequel je te mets te permet de raisonnerencore… Le prince Agra est à mes pieds… Il est jeune, et il estbeau, et il est mille fois plus riche que toi… Alors… alors,pourquoi aurais-je jeté les yeux sur toi si je ne t’aimaispas ?… Songe à cela !

– C’est bien ce que je me dis, et c’estbien là ta force… et c’est bien aussi ce qui fait que je ne tecomprends pas…

– Je veux te faire souffrir, je veuxsavoir ce que je puis exiger de toi… je veux essayer mon pouvoirsur toi… Quand tu auras mérité mon amour…

– Qu’arrivera-t-il ?

– Diane sera à toi…

– Je ne le sais pas, j’en doute… J’endoute et je reste !

Lawrence avait des larmes dans les yeux. Ildit :

– Diane ! Si tu savais ce que j’aifait pour toi, ce que je n’ai pas hésité à faire ! Qu’importema fortune ! Mais il est des choses plus sérieuses que mafortune, plus importantes, et qui n’ont rien pesé dans ma mainquand il s’est agi de contenter ta fantaisie. Je t’ai tout donné,tout accordé ! Écoute-moi ! Écoute-moi !

Lawrence, de plus en plus stupide, avait prisles pieds de Diane et déposait sur ces pieds des baisersprécipités.

– Écoute-moi ! J’ai une femme, quej’aimais comme nul homme au monde n’aima une femme !… Ehbien !… cette femme – et je commets un crime, ici, en teparlant d’elle – cette femme est souffrante, très malade… sa vie,peut-être, est en danger, et je ne suis pas à côté d’elle, parceque je suis à côté de toi ! J’ai un fils. Ce fils m’a écritque sa mère m’attendait, que l’état de sa santé était alarmant… etqu’il fallait quitter Paris sur-le-champ… Or je n’ai pas quittéParis, je néglige l’avertissement de mon fils, je fuis le chevet dema femme et je suis aux Folies !… aux Folies !…Pourquoi ? mon Dieu ! Pourquoi ?… Pour un sourire detoi ! Et tu ne souris pas !…

Lawrence continuait à se plaindre de Diane, etDiane à se montrer indifférente. Rien de ce que disait Maxime nesemblait l’émouvoir, et, bientôt, celui-ci, après avoir montré tantde faiblesse et tant de soumission, ne put s’empêcher de laisseréchapper des paroles de colère et de révolte.

Oui, maintenant, sa voix grondait etmenaçait.

Lawrence s’écria :

– Vous vous jouez de moi, Diane !Mais prenez garde, car vous m’avez rendu fou, et cette foliepourrait vous devenir fatale…

– Que voulez-vous dire ?

Lawrence, dans une grande exaspération,continua :

– Ah ! insensée qui ne comprends pasqu’on n’accule point un homme à l’amour ou à la mort sans risquerpour soi-même cette mort quand on refuse l’amour !

Diane éclata d’un long rire :

– Ah ! mon cher, vous êtesdélicieux !… Vous êtes délicieusement ridicule !

Et drapant sur ses épaules l’étoffemulticolore dont elle devait envelopper sa danse, ellefit :

– Allons, monsieur, vous parlez comme àl’Ambigu, et nous sommes aux Folies !

Lawrence s’essuya le front d’un gestefébrile.

– Oui, je suis stupide, dit-il d’une voixbrisée… Il y a si longtemps que vous m’avez mis à l’épreuve… unlong mois… Mais je suis fou, je m’égare… moi, vous faire du mal,vous tuer ? ne croyez pas cela !

Lawrence supplia, la facedouloureuse :

– Donnez-moi vos lèvres.

Diane fit une moue et eut un gesteagacé :

– Ah ! ça ! non, parexemple ! Vous voulez donc me démaquiller ?

Lawrence chancela. Il porta les mains à sonfront.

– Ah ! fit-il d’une voix sourde…madame, comme vous savez faire souffrir les hommes !…

Jenny entrait. Diane lui dit d’ouvrir àLawrence la porte de la loge. Celui-ci s’en alla en se heurtant auxmeubles comme un homme ivre.

Quand il fut parti, Arnoldson sortit de sacachette. Un sourire effrayant illuminait cette figure horriblementjoyeuse.

– Cela n’est pas mal, fit-il, ma petiteDiane.

D’un geste familier, il frotta ses longuesmains osseuses.

– Mais nous aurons mieux ! beaucoupmieux !… Dites-moi donc, madame, les lettres de Lawrence…

– Le prince, avec qui j’ai eu un longentretien hier, m’a priée de les mettre de côté et de vous lesdonner si vous me les demandiez… Qu’en ferez-vous ? Je n’ose,je ne veux pas y penser… Mais, puisque le prince veut qu’il en soitainsi, je vous les donnerai, monsieur…

Diane avait dit cela d’une voix basse etdésigna du doigt Jenny.

– Ah ! votre soubrette,madame ? fit tout haut l’Homme de la nuit. Mais Jenny vous estd’autant plus fidèle, à vous qu’elle m’est entièrement dévouée, àmoi… N’est-ce pas, Jenny ?

– C’est vrai, madame…

– Eh ! quoi ? mesdomestiques ?… interrogea anxieusement Diane.

– Vos domestiques, madame, sont d’abordles nôtres. Ne craignez rien : nous achetons les gens assezcher pour ne point craindre la concurrence.

– Ah ! mon Dieu ! fit Diane… Detelle sorte que je ne puis faire un pas, une démarche, prononcerune parole sans que tout cela soit su de vous ?…

– J’ai l’honneur de vous en prévenir,madame…

Diane paraissait épouvantée.

– Calmez-vous, lui dit Arnoldson avec sonhideux sourire. Tout ceci se terminera bien pour vous…

Diane, tremblante, demanda :

– Alors, les lettres…

– Vous les garderez !

– Elles ne vous serviront doncpas ?

– Mais certainement, madame, elles meserviront. J’en ai même un besoin urgent.

– Aussi je vous les offre…

– Mais je n’en veux pas.

– Je ne comprends plus.

– Croyez-moi, madame, dans toute cettehistoire, il vaut mieux que vous ne compreniez pas… Écoutez-moidonc… Voici ce que vous allez faire.

– Qu’est-ce encore, grandsdieux ?

– La chose la plus simple. Ces lettressont dans le tiroir d’un secrétaire de votre chambre ?

– Oui, monsieur. Comment savez-vouscela ?

– C’est Jenny qui me l’a dit. N’est-cepas, Jenny ?

Jenny approuva d’un signe de tête.

– Je chasserai Jenny !

– Vous ne la chasserez pas, car, si vousla remplaciez, vous ne changeriez rien à la situation particulièredans laquelle vous a mise votre liaison avec Agra. On obéit auprince, et le prince ne veut pas que vous chassiez Jenny.

– Continuez, monsieur. Ces lettres sontdans mon secrétaire… Eh bien ?

– Eh bien, vous les y laisserez !Seulement…

– Seulement ?

– Seulement, ce secrétaire a une clef.Vous allez me la donner.

– Oui, monsieur.

– D’autre part, Jenny va me donner laclef de la petite porte qui donne sur l’avenue Prud’hon et grâce àlaquelle elle peut introduire dans votre hôtel, presque tous lessoirs, son amant, un jeune homme qui est apprenti tapissier dansune maison de la rue du Sentier et qui répond au doux nom deVictor.

– C’est vrai, Jenny ? s’écriaDiane.

– C’est vrai, madame, fit Jenny enbaissant pudiquement les paupières.

– Donnez votre clef, fit Diane.

Jenny tendit la clef.

– Victor en sera quitte pour revenir uneautre fois ou pour faire une autre clef, dit Arnoldson.

– Victor ne devait pas venir ce soir,monsieur, car il sait que nous rentrerons très tard.

– Oui, madame, fit Arnoldson, vous nerentrerez pas avant deux heures ou trois heures du matin chezvous.

– Et pourquoi ?

– Je crois que le prince Agra vous mènerasouper ce soir, au sortir des Folies.

– Ah ! si vous pouviez direvrai !

– Je vous le promets.

– Merci, monsieur. Voici la clef de monsecrétaire. Et faites selon votre bon plaisir.

Arnoldson, qui avait déjà pris des mains deJenny la clef de la petite porte, prit des mains de Diane la clefde son secrétaire.

– C’est tout de même bizarre, conclutDiane, que vous réclamiez la clef de la petite porte d’un hôtelquand vous pouvez y entrer par la grande à toute heure du jour etde la nuit, et la clef d’un secrétaire pour y prendre des lettresque je ne mets aucune difficulté à vous livrer.

– Madame, dit Arnoldson sur un derniersalut, la vie n’est faite que de contradictions…

Il allait partir, quand il sembla seraviser.

– Dites donc, madame, j’ai quelqu’un àvous présenter ce soir.

– Qui donc ?

– Oh ! quelqu’un que vous connaisseztrès bien… Un jeune homme qui viendra vous féliciter après votresuccès… disons le mot : votre triomphe, tout à l’heure.

– Mais son nom ?

– Il s’appelle Pold, et c’est presque unenfant.

Diane s’écria :

– Pold Lawrence ! mais c’est le filsdu malheureux que vous m’avez donné à torturer… Oui, une nuit,j’aimai cet enfant… C’est un brave enfant que le prince me fitchasser… pour son bonheur… car, lorsque je vois ce qu’il est advenudu père, je n’ose pas me demander ce qu’il adviendrait du fils.Enfin, que voulez-vous de lui ?

– De lui ? Rien madame. Mais, devous, nous voulons que vous le receviez comme un de vos amis, qu’ilfut, et comme un brave enfant qu’il est, dites-vous vous-même.

– Vos sentiments ou, du moins, ceux duprince à cet égard sont donc bien changés ?

– Il paraît.

Diane se leva, effrayée :

– Vous n’allez pas me demander demartyriser le fils comme je martyrise le père… Oh ! cela, ceserait trop affreux !

– Non, madame. Dites-lui quelques bonnesparoles ce soir… Et ce sera tout, madame… tout… Ce sera biensuffisant.

Sur ces mots, Arnoldson quitta la loge etdescendit dans la salle.

Là, on attendait avec impatience le« numéro » de la danse du feu.

Et, cependant, il y avait bien d’autresnuméros intéressants.

Pold, selon les recommandations d’Arnoldson,s’était dissimulé derrière une colonne du promenoir, et de là, aumilieu des groupes qui se pressaient autour de lui, il assista auspectacle de la scène et à celui de la salle.

C’est ainsi qu’il vit son père, assis entre deCourveille et Grékoff.

Pold applaudissait, quand une voix, dont letimbre connu le fit se retourner sur-le-champ, lui dit :

– Je vois, jeune homme, que vous vousenthousiasmez facilement.

Pold reconnut l’Homme de la nuit, qui étaitparvenu à se glisser jusqu’à lui.

– Mais, monsieur, fit Pold, je seraisbien exigeant si je n’applaudissais Jim, et la boxe est un sportqui me plaît.

– C’est sans doute cette sorte despectacle qui vous a fait quitter aussi précipitamment la villa dubois de Misère ? demanda Arnoldson d’un ton mielleux.

– Bah ! monsieur, vous savez bienque non ! Avez-vous déjà oublié ce que vous m’avezpromis ?

– Et quoi donc, jeune homme ?

– Mais de me conduire chez Diane après ladanse du feu…

– Oui-da ! Nous en reparlerons toutà l’heure. En attendant, jeune homme, regardez !

Le théâtre venait d’être plongé dansl’obscurité la plus profonde.

Puis, dans une lueur éclatante, au sein deflammes rouges dont elle semblait être le foyer et qui semblaientrayonner de son corps, Diane apparut.

Elle dansa en agitant des voiles dont lacouleur changeait à chaque instant.

Elle glissait plutôt qu’elle ne dansait, et lamême lueur mouvante la suivait partout.

La grâce de sa danse semblait avoir vaincu lemystère du feu, qui se prêtait maintenant à tous ses caprices etqui lui faisait une robe mille fois plus subtile et plus idéale queles tissus rares dont elle voilait à peine sa silhouette.

Ce fut un triomphe sans précédent pour Diane.Des ténèbres de la salle, les bravos montèrent. Et, malgré safatigue, elle dut danser encore. Cette fatigue se traduisait alorsen langueur, et cette langueur fut encore une des formes de sontriomphe.

Quand, enfin, Diane put se retirer et quand lalumière revint à flots éblouir les spectateurs, Arnoldson fixaitPold, qui était en extase, la bouche ouverte et les yeuxhumides.

– Ah ! monsieur, dit-il, monsieur,je vous en prie, conduisez-moi à Diane ! Tout de suite, toutde suite ! Je veux lui porter mon admiration. Je ne sauraisattendre. Pourquoi m’avoir fait venir et me l’avoir montrée si jene puis approcher d’elle ?

Arnoldson sourit :

– Tout beau, jeune homme ! Vousvoyez que tout le monde vous regarde et vous écoute, et que l’onsourit…

Pold se tourna vers ceux quil’entouraient.

– Ah ! vraiment, l’on sourit !s’écria-t-il en fermant ses poings solides.

Il paraissait si décidé à renfoncer lessourires qu’il ne trouva plus autour de lui que des visages fortgraves.

– Suivez-moi, fit Arnoldson.

– Enfin ! s’écria Pold, joyeux.

Et il ne lâcha pas Arnoldson d’unesemelle.

Ils suivirent la courbe du promenoir et, surla gauche de la scène, se firent ouvrir une petite porte sur leseuil de laquelle veillait un huissier en habit noir dont le cols’ornait d’une chaînette d’argent.

Arnoldson dit quelques mots à l’huissier enlui montrant du doigt Lawrence, debout dans une loge.

– Entendu, monsieur, fit l’huissier.Cette porte est condamnée.

Pold entra alors avec Arnoldson dans lescoulisses des Folies.

Il ouvrit de grands yeux sur le spectacle,tout neuf pour lui, des coulisses et qu’il jugeait beaucoup plusintéressant que celui de la scène.

Une foule de petites femmes, légèrement vêtuesde maillots et de gazes, babillaient à voix basse en attendant lemoment de leur entrée. Elles étaient fardées à l’impossible etexhalaient des parfums violents.

L’une d’elles prit le menton de Pold. Le jeunehomme rougit.

Il ne trouvait rien à dire.

– Comme il fait chaud !hasarda-t-il.

Ce fut un éclat de rire chez les figurantes etles danseuses.

Mais Pold fuyait déjà, très honteux, derrièreArnoldson, qui grimpait un étroit escalier conduisant aux loges dupremier étage.

Enfin, une dernière porte s’ouvrit. Ilsétaient chez Diane. Celle-ci, enveloppée d’un chaud peignoir,étendue sur un étroit divan, laissant pendre négligemment sesjambes où collait encore le maillot de soie, recevait lescompliments du directeur et des amis de la direction.

Deux immenses corbeilles de fleurs attestaientson succès.

Arnoldson lui montra, en souriant, Pold.

Pold s’avança, ému à un point que l’on nesaurait dire.

Diane, très aimable, lui tendit languissammentla main.

– Bonsoir, mon vieux Pold, lui dit-elleaffectueusement. Qu’est-ce qui vous prend de venir mevoir ?

– Madame… fit Pold.

Mais, il ne put rien ajouter, tant son émotionétait profonde. Sa voix s’étranglait. Il suffoquait.

– Vous savez que nous sommes de vieuxamis !

– Oh ! oui, madame !

Et Pold lui embrassa la main avec une passionqui amena sur les lèvres de Diane un adorable sourire.

Diane, tout d’un coup, fut debout :

– Laissez-moi tous ! cria-t-elle.Laissez-moi tous ! Je vous remercie… mais il faut que je mechange ! Jenny, chasse ces messieurs et qu’on n’entreplus…

Arnoldson se pencha à l’oreille deDiane :

– Le prince vous prendra à la sortie.

Diane fut joyeuse.

– Oh ! merci ! fit-elle.

On sortit. Arnoldson entraîna Pold dans lescouloirs et le fit sortir par le derrière des Folies, sur la rue deTrévise.

– Vous me paraissez content, jeune homme,dit Arnoldson.

– Ah ! oui, monsieur, éclata Pold,très content ! Elle ne m’en veut plus ! Elle a été sibonne, ce soir, pour moi !

– Monsieur Pold, vous voilà bienemballé !

– Comment voulez-vous qu’il en soitautrement ?… Vous qui me l’avez fait voir, vous me la ferezvoir encore, n’est-ce pas ?

– Je vous le promets.

– Quand ? s’écria Pold. Quand ?Ce soir peut-être ?

Arnoldson était au coin de la rue de Tréviseet de la cité Bergère. Il montra à Pold une voiture qui attendaitlà.

– Montez dans cette voiture, mon jeuneami, car nous avons des choses intéressantes à nous dire.

Pold monta dans la voiture, et Arnoldson l’ysuivit, après avoir jeté au cocher :

– Au coin de l’avenue Prudhon !

Dans la voiture, Pold demanda à Arnoldson cequ’ils allaient faire avenue Prudhon :

– Est-ce que vous me conduisez déjà chezDiane ?

L’Homme de la nuit ne répondit point à cettequestion.

Il fit :

– Jeune homme, est-ce que tout ce qui sepasse ne vous semble pas quelque peu bizarre ?

– En quoi donc, monsieur ? J’aimeDiane, je désire la revoir ; vous la connaissez et vous mefacilitez une entrevue avec elle, parce que vous désirez me faireplaisir.

– Et vous ne vous demandez point pourquoije veux vous faire plaisir ?

– Non : cela me semble, aucontraire, fort naturel.

– Vous êtes d’une naïveté que n’excusemême pas votre âge, jeune homme, fit Arnoldson en riant. Je netiens pas à me faire à vos yeux meilleur que je ne le suis. Si jevous propose de vous rendre le service que vous me demandez, c’estque j’ai besoin de vous.

Pold en parut tout étonné :

– Besoin de moi ?

– Mais oui, mon petit Pold, mais oui. Ona souvent besoin d’un plus petit que soi.

– Je suis plus grand que vous, monsieur,remarqua Pold.

– Oui, mais plus petit que le princeAgra.

– Le prince Agra a besoin demoi ?

– Certainement.

– Et pouvez-vous m’expliquer pourquoi leprince Agra a besoin de moi ?

– Nous ne sommes ici que pour cela, jeunehomme.

– Allez, monsieur. Je suis fortimpatient.

– Voici. Le prince n’aime plus Diane.

– Tant mieux ! Et, pour peu queDiane n’aime plus le prince, voilà tout de suite mes actions quimontent, et cela m’expliquerait peut-être pourquoi, tantôt, elle mefut aimable alors qu’il y a un mois elle me fut si cruelle.

– Vous tirerez, après mon discours, quine sera pas long, toutes les conclusions que vous voudrez. Mais,pour Dieu ! jeune homme, écoutez-moi !

– Je ne dis plus un mot. Mais je suisbien content, monsieur, bien content…

– Vous avez dû remarquer que la loge duprince est restée vide ce soir et qu’il fut le seul des amis deDiane à ne pas assister à son triomphe. Diane en estparticulièrement affligée, ou plutôt vexée, car il ne saurait plusêtre question de grands sentiments entre eux. Il y a un froid.

– Ah ! ah ! Il y a unfroid ?

– Parfaitement, et je dois même ajouterque la rupture sera proche.

– Bon, ça !

– Très proche.

– All right !

– Il n’y a qu’une chose quiretienne le prince.

– Et quoi donc ?

– Ses lettres.

– Ses lettres ?

– Oui. Il a écrit, au cours de cetteliaison, à Diane des lettres fort compromettantes, qu’il voudraitavoir à tout prix. Mais Diane sait la valeur de ces lettres, et,puisqu’il faut appeler les choses par leur nom, elle fait chanterle prince.

– Pas possible !

– Ah ! vous ne connaissez guère lesfemmes… N’écrivez jamais, jeune homme…

– Trop tard !

– Vous avez déjà écrit ? Bah !vous, ça n’a aucune importance. Mais le prince Agra, c’estgrave ! Et les prétentions de Diane, qui sait le prince fortriche, sont exorbitantes.

– Tout cela ne m’explique pas en quoi leprince peut avoir besoin de moi.

– Patience ! les lettres, il veutles reprendre et, trouvant qu’il a suffisamment subi le chantage desa maîtresse, il veut les reprendre en les faisant voler.

– Oh ! oh ! voilà un grosmot !

– Un gros mot, en effet. Car, de vol, ilne saurait y en avoir.

« Les lettres appartiennent au prince.C’est une bonne action que de les lui remettre et de les soustraireà des mains que nous pouvons, en la circonstance, qualifier decriminelles. »

– Vous êtes bien dur, monsieur, pourd’aussi jolies mains.

– Soyez franc. N’êtes-vous point de monavis ? Et ne jugez-vous point la conduite de Diane fortcondamnable ?

– Oh ! certes !

– C’est une conduite qui pourrait lamener loin, et il y a des lois en France qui condamnent ceschoses.

– À quoi elle s’expose, tout demême ! fit Pold, d’un air entendu.

– Si elle n’avait plus les lettres, ellene s’exposerait plus à rien.

– C’est assez logique.

– C’est donc un service à lui rendre quede lui reprendre les lettres.

– Ceci me paraît bien déduit.

– Aussi le prince a songé à vous.

– Pour reprendre les lettres ?s’écria Pold.

– Mais oui.

– Et comment veut-il que je les reprennepuisque je ne sais où elles sont et que je n’ai point le droit depénétrer dans son hôtel ?

– Je vous dirai cela tout à l’heure.Auparavant, je tiens à vous déclarer que le prince vous en serafort reconnaissant. En même temps que vous servirez Diane, vous leservirez, lui aussi. Aussi m’a-t-il chargé de vous remettre dixmille francs aussitôt que vous m’aurez remis les lettres.

– Mais… c’est un rêve ! s’écriaPold. Et comment avez-vous songé à moi ?

– C’est bien la chose encore la plussimple du monde. Diane nous a conté votre escapade nocturne chezelle et la façon dont vous avez pénétré dans sa chambre en vousaidant de l’arbre de vigne qui monte le long du mur. Or, leslettres sont dans son secrétaire, et le secrétaire est dans sachambre.

– Je vous arrête, monsieur. Lors de cetteexpédition, je passai par-dessus le mur. Or il y a maintenant unegrille par-dessus ce mur, qui ne permet plus l’escalade.

– J’ai là une clef de la petite porte,que j’ai fait faire par un serrurier de mes amis.

– Cela, en effet, simplifierait labesogne. Mais le secrétaire aussi a une clef.

– Oui, mais j’ai fait faire une clef dece secrétaire avec une empreinte de la serrure sur un cachet decire.

– Vous êtes fort ingénieux.Malheureusement, cela ne servira de rien. Je veux bien escaladerles murs de Diane pour de l’amour, pas pour de l’argent. Dites auprince, puisque vous avez les clefs, qu’il fasse les choseslui-même.

– Le prince ne peut plus remettre lespieds chez Diane. Quant à grimper le long de la vigne, il n’a pointl’agilité de vingt ans. Si vous étiez raisonnable, vousn’hésiteriez pas une seconde à accepter des propositions qui nousservent tous et qui servent celle que vous aimez à un point quevous ne soupçonnez pas. Si nous n’avons pas ces lettres demain,nous déposons une plainte au parquet.

– Oh ! oh !

– Oui. Et vous pouvez sauver Dianed’elle-même. Pour cela, que faut-il ? Grimper à un mur etrecevoir dix mille francs !

– Dix mille francs, c’est unchiffre !

– Et savez-vous ce que vous pourriez enfaire, de ces dix mille francs ? Comme Diane sera libérée duprince, qui n’attend pour partir que ces lettres, elle serait toutedisposée à vous être propice si vous lui offriez un joli petitvoyage de quelques jours, où vous l’aimeriez tant qu’elle enoublierait toutes ses peines. Quant à moi, qui ai beaucoupd’influence sur elle, je me charge de l’y décider.

– Vous feriez cela ?

– Je vous le jure.

Il y eut un silence.

– Hésitez-vous encore ? demandal’Homme de la nuit. Nous voici arrivés. Et il faut vous presser. Ils’agit de la sécurité de Diane et de votre bonheur ! Dites ouiou non !

Pold hésitait encore, très perplexe.

La voiture était arrivée au 4 de l’avenuePrudhon et stationnait. L’Homme de la nuit ouvrit la portière.

– Allons ! si vous n’êtes pas dansla chambre de Diane ce soir, je serai au parquet demain !

Pold fit un grand geste.

– J’accepte, dit-il.

L’Homme de la nuit lui donna ses dernièresrecommandations.

– Faites vite. Il n’y a personne dans lavilla, Apportez-moi les lettres au bois de Misère, demain, à lavilla des Pavots, où je vous attendrai.

Il fit descendre Pold, lui donna deux clefs,referma la portière, et la voiture s’éloigna au grand trot,laissant le jeune homme sur le trottoir, dans l’obscurité la plusprofonde.

X – COMMENT POLD SIGNE UN REÇU À L’HOMMEDE LA NUIT

 

Adrienne avait repris quelque espoir. Unenouvelle lettre de son mari, plus affectueuse et lui annonçant saproche arrivée, lui mit un peu de baume au cœur. D’autre part, lesjours s’écoulaient. Arnoldson ne donnait pas signe de vie. On ne lerencontrait même point dans le pays.

Adrienne se disait qu’il avait fui après seshonteuses tentatives et ses dangereuses calomnies, et elle espéraitbien qu’elle ne le reverrait jamais plus.

Le lendemain du jour où nous avons assisté àla représentation des Folies, Adrienne se promenait un peu moinsangoissée, dans une allée du bois qui paraissait désert. Il étaitenviron cinq heures du soir. Elle était seule.

Elle s’égara quelque peu dans le bois, puiselle se retrouva sur la route qui venait d’Esbly et montait, sousles arbres, jusqu’à la villa des Volubilis.

Adrienne s’attarda un peu sur cette route.Elle nourrissait le secret espoir que Lawrence arriverait cesoir-là et qu’elle serait la première à le voir et à lui souhaiterla bienvenue.

Son espoir sembla se réaliser, car elle vitpoindre sur le sentier une silhouette. Elle pensa que Lawrence,dans un but de promenade, était venu à pied de la gare d’Esbly.Elle s’avança donc vers cette silhouette, qu’elle reconnut bientôtparfaitement.

C’était Pold !

Celui-ci avait quitté les Volubilis en donnantune vague explication à sa mère et en promettant de n’être pas plusde quarante-huit heures absent.

Adrienne se disait qu’elle allait avoircertainement des nouvelles du père.

Pold avait salué, de loin, joyeusement, samère, et celle-ci avait précipité sa marche.

Adrienne et Pold étaient en face de l’aubergeRouge.

Or, sur le seuil de cette auberge se tenait lenoir qui en était à la fois le propriétaire, le patron et ledomestique, qualités auxquelles il avait joint dernièrement cellede jardinier d’Arnoldson.

Joe était là et considérait les effusionsauxquelles se livraient en toute sincérité Adrienne et sonfils.

– Tu as des nouvelles de ton père, monenfant ? demandait Adrienne.

– Nullement, mère. Je ne l’ai point vu,mentit effrontément Pold, qui avait fort bien distingué son pèredans la loge des Folies. Je ne viens pas de Paris, continua-t-il,mais d’Asnières, où l’un de mes bons amis m’avait convié à unesuperbe partie de football.

La mère flairait bien quelque mensonge etquelque farce de jeunesse. Elle passa outre, indulgente.

– C’est que ton père m’avait écrit qu’ilallait arriver, et je l’attends presque ce soir.

Elle ajouta, pendant que Pold lui offrait sonbras :

– Je serais heureuse de vous avoir tousautour de moi.

– Maman chérie ! fit Pold.

La maman chérie avait, comme nous l’avons dit,pris le bras de Pold. Sa main heurta quelque chose de dur quigonflait le veston de Pold.

– Qu’est-ce que tu as donc dans tespoches, mon Pold, qui gonfle ainsi ton veston ? demandaAdrienne.

Pold devint cramoisi et dit :

– Oh ! rien… Ce sont des journaux desport qui m’intéressent. Je m’en débarrasserai à la maison…

Et, ce disant, bien que la chose parûtimpossible, Pold rougit plus encore. Adrienne s’en aperçut et neput s’empêcher de sourire.

– Ah ! Pold, vous ne dites pas lavérité, ce qui est fort vilain. Mais gardez, monsieur, vossecrets ; je ne veux pas les connaître.

Pold balbutiait :

– Mais non, m’man, je ne mens pas… Jet’assure que je ne mens pas…

À ce moment, ils aperçurent Joe sur la portede l’auberge Rouge. Joe riait de toute sa dentition formidable…

Pold et Adrienne lui firent un signe de tête.Adrienne, se souvenant qu’il avait été fort aimable le soir où ilslui demandèrent l’hospitalité, voulut ne point passer sans luiadresser la parole.

Et, comme elle ne savait que dire, elle sortitla phrase consacrée des débuts de conversation quand il ne pleutpas.

– Il fait un temps superbe, M. Joe,dit-elle.

– Superbe ! madame, répéta Joe…superbe ! Mais, certainement, il n’y aura pas de lunecette nuit !

Ce fut un coup terrible qu’elle reçut en pleincœur. Elle chancela, s’appuyant à Pold pour ne point tomber. Elleétait d’une pâleur mortelle, et Pold crut qu’elle allaits’évanouir.

– Qu’as-tu, mère ? s’écria-t-il.

Et, la prenant dans ses jeunes bras vigoureux,il voulut la porter jusqu’à l’auberge Rouge. Mais elle se défenditet dit, d’une voix rauque :

– Non ! Non ! Jamais ! Pasdans cette maison, pas chez cet homme !

Pold insistait. En attendant qu’elle fûtremise de son trouble passager, Adrienne ferait bien d’accepter unestation à l’auberge Rouge.

Elle répondit une dernière fois :« Non ! » de telle sorte et sur un tel ton qu’iln’osa plus lui en parler.

Joe était resté sur le seuil et souriaittoujours, paraissant ne rien comprendre à ce qui se passait àquelques pas de là, sous ses yeux.

– Du reste, dit Adrienne, en s’appuyant àPold et en faisant quelques pas, me voilà à peu près remise. Ce nesera rien. Rentrons vite, mon fils.

Ainsi elle avait bien entendu la phrasefatale, le fameux avertissement qui devait lui annoncer la visitede l’Homme de la nuit pour le jour suivant. Et, cette fois, ilavait la preuve ! Il apportait les lettres ! Comment seserait-il risqué sans cela ?… Il n’y aura pas de lunecette nuit ! Ah ! cette phrase bizarre et stupide,prononcée par un homme dévoué à Arnoldson, qui ne signifiait rienpour les autres, ce qu’elle disait de choses pour elle ! cequ’elle annonçait de désastres ! ce qu’elle précédait decatastrophes !

Et Adrienne, sur le sentier, sentait sesforces qui l’abandonnaient. Elle arriva à la villa plutôt portéeque soutenue par son fils.

Ils n’avaient pas plus tôt franchi la grillede la villa que d’un bouquet d’arbres sortait Harrison.

Il regarda longuement Adrienne, qui traversaitle jardin, toujours au bras de son fils.

Harrison laissa échapper un profondsoupir ; il reprit, quand Adrienne eut disparu, le chemin dela villa des Pavots.

Il marchait lentement et paraissait en proie àune émotion intense.

– La malheureuse ! disait-il.

Il n’était point arrivé au seuil de la demeurede l’Homme de la nuit qu’il était rejoint par Pold, lequel luidemanda, avec un tremblement dans la voix :

– M. Arnoldson est ici, n’est-cepas ?

– Oui, monsieur Pold Lawrence, réponditHarrison, il est ici et il vous attend, car il m’a prévenu de vousfaire entrer immédiatement aussitôt que vous vous présenteriez.

– Eh bien, me voilà ! fit Pold.

– Entrez donc, monsieur.

Harrison s’effaça devant Pold. Il lui désignale perron de la villa et l’introduisit dans une sorte de cabinetoù, derrière une table, Arnoldson, penché sur des papiers, semblaitse livrer à une besogne qui l’intéressait fort.

L’Homme de la nuit leva les yeux versPold.

– Ah ! c’est vous, mon petit ami,fit-il. C’est bien l’heure à laquelle je vous attendais. J’aicalculé l’heure du départ des trains et celle de leur arrivée et jepensais bien que je vous verrais ce soir. Ah ! voyez-vous,c’est que l’affaire est importante et nous occupe beaucoup, leprince Agra et moi : le prince Agra parce qu’il y va de sapersonne et d’une partie de sa fortune, et moi parce qu’il est monami. Dites-moi, vous avez réussi ?

– Mais oui, monsieur, fit Pold, j’airéussi et je vous apporte les lettres.

– Je craignais une dernière hésitation devotre part.

– J’ai, en effet, hésité, monsieur. Maisje me suis dit que j’agissais pour Diane et qu’elle ne manqueraitpoint de m’en marquer de la reconnaissance plus tard, quand elleserait en mesure d’apprécier le service que je voulais lui rendreet que je lui ai rendu. Dans la chambre, j’étais fort ému, je nevous le cache pas. Mais l’amour de Diane m’a encore donné ducourage, et la perspective que vous aviez fait luire à mes yeuxqu’elle en serait plus tôt à moi si je brisais ainsi les derniersliens qui l’attachaient au prince m’a tout à fait décidé.

– Vous avez agi sagement, mon ami.

– Aussi je vous apporte les lettres,comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, fit Pold ; lesvoici.

Et il tira de la poche de son veston le paquetde lettres qui était enfermé dans un pli cacheté.

L’Homme de la nuit avançait la main vers lepaquet de lettres que lui tendait Pold et allait se l’approprierquand le jeune homme, semblant se raviser, reprit le paquet etdit :

– Pardon, monsieur, mais… vous n’avez pasoublié ce que vous m’avez promis ?

– Les dix mille francs ? demandal’Homme de la nuit.

– Non, monsieur, l’engagement que vousavez pris de me faire revoir Diane, et même de me procurer unvoyage avec elle.

Arnoldson sourit :

– Oui, jeune homme, je me souviens de ceschoses. N’ayez crainte : vous aurez le voyage. Mais, pouravoir le voyage, il vous faut de l’argent, et j’ai l’argent.

Cela dit, Arnoldson sortit son portefeuilleet, de ce portefeuille, il tira dix mille francs qu’il étala avecostentation sur son bureau et qu’il compta lentement.

– Écoutez-moi, monsieur, fit Pold. Ce quej’ai fait là, je ne dirai pas que je le regrette, puisque, en lefaisant, j’ai rendu service à Diane. Mais peu m’importe que vous medonniez dix mille francs si je ne puis les dépenser avec Diane.

– C’est entendu, mon petit ami, c’estentendu.

– Car je ne voudrais pas que vouspuissiez croire un instant que c’est l’appât du gain qui m’a faitagir. Sachez donc une fois pour toutes, monsieur, que, si j’ai prisen considération les propositions assez scabreuses que vous m’avezfaites, c’est par amour de Diane et pour rien autre chose. J’aidonc votre parole, monsieur, que je verrai Diane d’ici peu.

– D’ici très peu de temps, jeune homme,fit Arnoldson.

– C’est vrai, monsieur ?

– Je vous en donne ma parole. Voici ceque vous allez faire : Vous resterez à la villa des Volubilisjusqu’à demain. Demain, quand sonneront six heures, vous partirez.Vous saurez bien trouver un prétexte ?

– Oh ! oui, monsieur !

– Vous partirez donc et vous vousdirigerez vers Esbly.

– C’est entendu.

– Vous prendrez le train là, et vous vousrendrez dans votre garçonnière.

– Dans ma garçonnière ?

– D’où vient cet étonnement ? Vousn’avez donc pas de garçonnière ?

– J’en ai une, oui, monsieur. Mais d’oùvient que je vous vois si bien renseigné ?

Arnoldson sourit encore :

– C’est Mme Martinet quia parlé jadis de ces choses à Joe, et, comme Joe est mon jardinier,il m’a dit, en vous voyant : « Ah ! voilà le jeunehomme qui a une garçonnière. »

– Et vous savez où elle setrouve ?

– Sans doute… Rue de Moscou.

– Je vous admire, monsieur. Jamais jen’aurais cru que vous fussiez si bien renseigné.

– Je le suis, ne craignez rien, et quandje promets quelque chose, je m’arrange de telle sorte que je letiens toujours. Comment voulez-vous que j’amène Diane dans votregarçonnière si je ne sais où elle se trouve ?

Pold ne put retenir un crid’allégresse :

– Vous amènerez Diane dans magarçonnière ?

– Mais oui, jeune homme. Nous avonsintérêt à ce que Diane oublie le prince Agra, et c’est encore pluspour nous que pour vous que vos vœux seront comblés.

– Oh ! monsieur !

– Que dites-vous ?

– Je dis : « Oh !monsieur ! »

– Quand vous aurez Diane dans votregarçonnière, vous saurez bien la décider à vous suivre et à passeravec vous une lune de miel qui nous arrangera tous. C’est encore unprétexte à trouver, auprès de vos parents, pour que vous puissiezvous absenter pendant quelque temps.

– Ceci ne m’occupe point, monsieur.

– Vous l’avez trouvé, ceprétexte ?

– Je n’aurais garde. Je ne le chercheraimême point. Je dirai ce qui me passera par la tête. On me croira oul’on ne me croira pas. Mais jamais je ne manquerai l’occasion quevous m’offrez de redevenir l’ami de Diane, moi qui l’ai été sipeu.

Pold semblait très enthousiaste et tout à fait« emballé ». Il avait laissé les lettres sur latable.

– Voici vos lettres, dit-il. C’est leseul paquet qui se trouvait dans le secrétaire.

– Merci, jeune homme ! C’est biencela, et voici vos dix mille francs.

Arnoldson tendit les billets de banque, etPold les prit. Arnoldson se mit à écrire.

– Je puis me retirer, monsieur ?demanda Pold.

– Une seconde, mon enfant, une seconde,dit Arnoldson en continuant à écrire.

– Vous avez encore quelque chose à medire ?

– Sans doute.

– Et quoi donc, monsieur ?

– Attendez, je vous prie, que j’aie finide libeller ce reçu.

– Quel reçu ?

– Mais un reçu de dix mille francs.

– À quoi bon ? Vous voulez que jevous signe un reçu ?

– Sans doute.

– Je ne comprends pas. Vous avez voslettres, et moi j’ai votre argent et votre promesse. N’est-ce pointsuffisant ?

– Je vais vous faire comprendre. Ces dixmille francs, ce n’ai pas moi qui vous les donne.

– Et qui donc, monsieur ? demandaPold, étonné.

– Et pour qui donc avez-voustravaillé ? Est-ce pour moi ou pour le prince Agra ?

– C’est pour le prince Agra.

– Alors, pourquoi voulez-vous que ce soitmoi qui vous donne les dix mille francs ?

– C’est juste ! Ces dix mille francssont donc au prince Agra ?

– Vous l’avez dit. Et, en les acceptant,vous lui rendrez encore service, puisqu’ils vous serviront àéloigner Diane de lui.

– Et il veut un reçu ?

– Non pas lui, mais moi.

– Vous ?

– Il faut bien que je justifie de ces dixmille francs vis-à-vis de lui. Aussi je vous demande de signer cebillet, qui est ainsi libellé : « Reçu deM. Arnoldson dix mille francs pour les lettres soustraitesdans le secrétaire de Diane. »

Pold, d’un geste décidé, signa.

– Vous voyez, monsieur, que je n’y metsaucune difficulté.

– C’est trop naturel.

– Je n’y mets aucune difficulté, car, aubesoin, ce reçu ne pourrait me desservir qu’auprès de Diane, àlaquelle vous aurez l’occasion d’apprendre que je lui ai soustraitles lettres du prince Agra. Or, ceci m’est parfaitementindifférent, car je suis bien décidé, dès que je verrai Diane, àlui dire moi-même le nom de son voleur. Quand elle saura quellesétaient vos intentions, et le danger qu’elle courait, et les motifsqui m’ont fait agir, j’espère bien qu’elle me pardonnera.

– Je le crois aussi, fit Arnoldson.

– Et si elle ne me pardonne pas, continuaPold avec un certain accent de fierté, j’aurai encore ma consciencepour moi !

– Ce vous sera évidemment uneconsolation. Mais vous n’en aurez pas besoin.

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle vous pardonnera.

– Puissiez-vous dire vrai,monsieur ! J’aime Diane de toute mon âme.

Pold serra dans les poches de son veston lesdix mille francs, et Arnoldson prit le reçu.

Puis l’Homme de la nuit se leva et accompagnaPold jusqu’à la porte de son cabinet.

– Au revoir, monsieur Pold, dit-il, etayez foi en moi. Vous vous rappelez mes paroles ?

– Je serai demain soir dans magarçonnière de la rue de Moscou !

– Si vous n’y êtes pas, Diane y sera.

Pold se retourna une dernière fois versArnoldson :

– J’ai fait tout ce que vous m’avezordonné pour ce rendez-vous, monsieur. Croyez bien que je n’ymanquerai pas.

Pold s’éloigna, et Arnoldson rentra chezlui.

Le jeune homme n’eut pas plus tôt quitté lavilla des Pavots qu’il s’assit, tout pensif, dans l’herbe. Despensées assez incohérentes l’occupaient.

Maintenant qu’il avait livré les lettres etqu’il avait les dix mille francs, il regrettait presque saconduite. Il se disait :

– Ce n’est pas honnête, ce que j’ai faitlà.

Puis il expliquait vis-à-vis de lui-même soncambriolage :

– Si je n’avais montré de la décision,Diane était perdue !

Mais, au fond, il n’était pas bien convaincuet n’était qu’à moitié dupe des raisons qu’il s’énumérait pour serendre une tranquillité d’esprit qui le fuyait.

Il se leva d’un bond.

– Ma seule excuse, s’écria-t-il, c’est detout dire à Diane ! Et je le lui dirai demain !

Il se donna une forte claque sur lacuisse :

– Bah ! j’ai fait une folie, maisc’est de mon âge !

Et il rentra précipitamment aux Volubilis.

XI – L’HOMME DE LA NUIT S’AMUSE

 

Entièrement vêtue de noir, Adrienne attendaitl’Homme. Horriblement pâle, elle avait une face d’angoisse.Cependant, elle en paraissait plus belle encore.

Déjà courbée sous la destinée que lui faisaitArnoldson, s’avouant vaincue à l’avance et n’ayant plus rien àtenter pour empêcher l’écroulement, très proche, de tout ce quiavait constitué jusqu’à ce jour son bonheur et sa foi, elle avaiten elle quelque chose de fatal et d’immuable qui faisait peur.

Elle avait suivi les instructions de l’Homme.Elle avait vidé la maison de ses hôtes. Elle savait Pold àVilliers, où il était allé louer une bicyclette, disait-il, pourune longue promenade qu’il voulait faire le soir même, car il seproposait de rejoindre des amis qui l’attendaient à Crécy. Pold eûtpu partir sans explications : elle ne lui en eût pasdemandé.

Lily, se disant souffrante, s’était retiréedans sa chambre, où elle rêvait, en réalité, à l’amour du princeAgra et à la disparition du cavalier blanc, qui ne lui était pasapparu, au crépuscule, depuis deux jours.

Adrienne était donc seule, toute seule, enattendant Arnoldson.

Dehors la chaleur accablante de l’après-midisemblait avoir endormi toutes choses.

Les persiennes du salon où se tenait Adrienneétaient à demi closes. Un demi-jour régnait dans la pièce.

Adrienne était debout depuis longtemps, et,sans un mouvement, fixait entre les persiennes, qui ne serejoignaient pas, la grille du jardin.

Par cette grille, il devait entrer. Elleregardait le seuil, qu’allait franchir ce messager decatastrophes.

Elle savait qu’il viendrait. Elle n’avait plusde doute. Elle avait cette sensation que tout était consommé.

Et il vint. Il arriva lentement par l’alléeverte, sous les feuillages.

Elle vit son atroce image, cette silhouette demonstrueux oiseau de nuit. Il venait en balançant sans hâte lesailes de son manteau. Sur sa face blême, elle vit les deux trousnoirs de ses lunettes, les deux trous effrayants où se cachaientses yeux.

Et il poussa la grille, et il franchit leseuil comme s’il fût entré chez lui.

Alors, alors, elle vit qu’il souriait. Ilsouriait en la regardant. Il l’avait devinée entre lespersiennes.

Adrienne semblait hypnotisée par ce sourire.Une terreur folle s’empara d’elle. Plus que jamais celui qu’elleavait entendu appeler l’Homme de la nuit et qui lui avait toujoursinspiré une grande répulsion, plus que jamais il lui apparut nonpoint seulement comme un sinistre amoureux qui ne reculerait devantaucune infamie pour arriver à ses fins, mais comme un êtreinexplicable, redouté et mystérieux, qui semblait ne faire le malque pour le mal et pour l’atroce joie qu’il paraissait yprendre.

Arnoldson gravit rapidement le perron, ouvritune porte qu’il claqua derrière lui, fut dans le salon, devantAdrienne, croisa les bras et dit :

– Vous m’attendiez… me voilà !

D’un coup d’œil qui enveloppa Adrienne, il vitce que son œuvre, depuis quelques jours, avait fait de cettefemme.

Et il fut satisfait.

Son sourire s’élargit encore. Il goûtait unejouissance suprême à voir Adrienne si misérable malgré l’orgueilqui la dressait, devant lui, dans une attitude de défi et delutte.

Il s’inclina encore :

– Je vous avais promis les lettres :je vous les apporte, madame.

Et il jeta sur un guéridon le paquet delettres que lui avait apporté Pold.

Adrienne n’avait pas la force de prononcer unmot. Elle s’avança d’un pas automatique vers le guéridon oùgisaient les lettres et allait mettre la main sur le paquet quandArnoldson fut devant elle et l’empêcha de mettre son projet àexécution.

Adrienne leva sur l’Homme de la nuit un fierregard où il y avait plus de dédain que de colère.

Arnoldson prit immédiatement la parole.

– Madame, fit-il, avant de vous livrerles preuves de la trahison de votre mari, permettez-moi de vousdonner quelques explications.

– Je n’en ai que faire, dit Adrienned’une voix glaciale.

– Qu’en savez-vous, puisque vous ne lessoupçonnez même pas ? répliqua l’Homme de la nuit.

– Donnez-moi les lettres, monsieur. Touteparole entre vous et moi est superflue.

– Croyez-vous ? fit l’Homme de lanuit. Croyez-vous ? Moi, je suis sûr du contraire, et puisquevous ne me donnez pas la parole, je vais avoir le désespoir de laprendre.

Ceci dit, sans qu’il y fût invité, Arnoldsons’installa confortablement dans un fauteuil, et, les yeux sur lafière Adrienne, il commença :

– Madame, vous sembliez avoir devinél’objet de ma conduite, dans notre dernière entrevue, quand vous melaissiez à entendre que je n’aurais à tirer aucun bénéfice de madénonciation. Vous étiez dans le vrai, madame, et votreperspicacité n’était point en défaut. Le secret de mon attitude, demon ardeur à vous prouver l’infamie de votre époux réside toutentier dans ces trois mots : « Je vousaime ! »

Adrienne recula. Tant de cynisme dépassaittout ce qu’elle pouvait imaginer, tout ce qu’elle croyait avoir àredouter de cet homme.

– Qu’est-ce donc, monsieur,demanda-t-elle presque en tremblant, qu’est-ce donc que cetteinqualifiable passion qui vous possède et que vous appelez l’amour,et au nom de laquelle vous me faites subir tous les martyres ettoutes les tortures ? Si c’est cela votre amour, monsieur, sic’est ainsi que vous m’aimez, laissez-moi donc implorer votrehaine ; haïssez-moi, haïssez-moi, au nom du ciel !

Arnoldson subit l’indignation d’Adrienne sansbroncher. Il avait toujours le même air fort dégagé et souriant. Ilpoussa un léger soupir et dit :

– Oui, madame, c’est ainsi. Je vous aime.Vous vous étonnerez peut-être que mon amour se manifeste sous unjour tel que je n’aie plus à espérer de vous que de la répulsion.J’y comptais, madame, j’y comptais. Vous pensez bien que ce n’estpas avec mon physique que je pouvais attendre de vous autre choseque le sentiment que je vous inspire à cette heure et qui ne m’estguère favorable. Je suis vieux, madame, et je suis laid, mal faitet contrefait. Me voyez-vous aimable, empressé, joli cœur, avec desallures, autour de vous, de jeune premier ? Non, vous ne mevoyez pas ainsi ou, alors, vous m’estimeriez le dernier desimbéciles. Au contraire, je suis fort intelligent et je le prouve.Ne pouvant vous avoir par la grâce de ma personne, je vous auraipar la terreur qu’elle vous inspire !

Adrienne voulut protester. Elle jeta ses deuxbras devant cet homme, comme pour l’éloigner d’elle à jamais.

Pour ne pas tomber, elle s’appuya au mur,contre lequel elle s’était réfugiée.

– J’en ai décidé ainsi, madame. Songez àune chose : c’est que je n’ai jamais été aimé. Je ne puisespérer l’être jamais ! Je suis riche, madame, à un point quevous ne sauriez croire. Malgré toutes mes richesses, je n’ai jamaispu prendre un cœur de femme : aussi l’expérience est-ellefaite et ne la tenterai-je plus. Mais, si je n’ai pas son cœur,c’est son corps qui sera à moi ! Oui, madame, son corps. Jeveux que la femme que j’aurai élue – et vous l’êtes, madame – jeveux qu’elle se donne à moi malgré toute l’horreur que je puis luiinspirer, malgré la haine qu’elle peut nourrir pour ma misérablepersonne… Et vous serez à moi… Oui, vous serez à moi !

Adrienne fut superbe dans la colère terriblequi la posséda soudain.

– Fuyez, monsieur ! s’écria-t-elle.Fuyez ! Si vous ne voulez que j’appelle mes domestiques pourvous chasser, fuyez !… Emportez vos lettres, vos mensonges,vos vaines déclarations, votre amour et ma haine, maisfuyez !

Arnoldson ne se leva même pas.

– Vos domestiques, madame ? Ilsm’appartiennent, J’ai tout acheté, ici-bas, de ce qui m’intéresseet peut m’être utile. Vous êtes à ma disposition, croyez-le bien,et ne me forcez point à vous le prouver plus tôt que je ne l’aidécidé moi-même. Calmez-vous donc et écoutez-moi dans le plusreligieux des silences. Je vais vous lire les lettres de votre marià cette Diane, et vous verrez qu’elles méritent toute votreattention.

– Mais, enfin, monsieur, quand vousm’aurez lu ces lettres, demanda encore Adrienne,qu’espérez-vous ? Croyez-vous que le désespoir dans lequelelles me plongeront vous profitera ? Et, de ce que mon marim’aura trahie, déduirez-vous que je doive un jour vousappartenir ?… Ah ! vous êtes un criminel et unfou !

– Non, madame, je ne déduis point cela.Je vais simplement, d’abord, vous détacher de votre mari, et croyezbien que la besogne va m’être facile. Ensuite, pour ce qui meconcerne, ne vous en préoccupez pas, ajouta l’Homme de la nuit,avec un nouveau rire. J’en fais mon affaire.

– Mais, enfin, qui donc êtes-vous,monsieur, s’écria Adrienne avec épouvante, pour apparaître ainsidans ma vie et pour m’avoir choisie, moi qui ne vous connaissaispas il y a quelques semaines encore, pour votre victime ?

Arnoldson dit :

– Je suis, madame, celui qui vous veut etqui vous aura !

Arnoldson prit les lettres et dit :

– Madame, prêtez-moi une oreilleattentive ; cela en vaut la peine, je vous assure.

Et il commença.

Il prit la première lettre, celle que Lawrenceadressait à Diane au lendemain du jour où elle le reçut chez elleet lui fit un si favorable accueil, après la représentation destableaux vivants.

Cette lettre montrait un commencement depassion et implorait Diane, lui demandait un rendez-vous prochain.Lawrence affirmait qu’il avait à dire à Diane des choses fortcurieuses et du plus haut intérêt.

Comme cette lettre restait sans réponse etcomme les deux suivantes avaient le même sort, il en résultait queles trois missives que lut Arnoldson étaient écrites d’un style quise faisait de plus en plus « amoureux » et qu’exaltait lapassion naissante d’un homme pour une femme qui semblait lenégliger, qui paraissait même l’ignorer tout à fait.

Puis ce furent d’autres lettres, d’un détailplus précis, des lettres qui disaient l’état d’âme de Lawrencevis-à-vis de cette femme et qui lui demandaient d’être plus propiceà l’avenir.

Puis toute l’histoire de l’amour de Lawrencepour Diane se déroula… Les amabilités, les privautés même de lajeune femme pour le mari d’Adrienne furent relatées, et il y avaitdes détails tels qu’Adrienne, en écoutant cette lecture, ne pouvaitretenir de temps à autre des exclamations qui traduisaient touteson indignation et l’étonnement profond en lequel elle étaitplongée.

Et, cependant, dès que l’Homme de la nuits’était assis, accoudé au guéridon, et avait pris les lettres,Adrienne était résolue à ne point lui donner la joie du spectaclede sa douleur ; mais c’est en vain qu’elle s’étaitcuirassée.

Bientôt, Lawrence, par la passion qu’ilmettait dans son langage et par l’ardent désir qu’il avouaitpresque cyniquement de Diane, se révélait à la malheureuse Adriennesous un jour qu’elle n’avait jamais connu.

Lawrence la suppliait de mettre un terme àl’épreuve que Diane lui avait imposée.

Et il énumérait les folies qu’il avaitcommises, sa fortune qu’il n’avait pas hésité à compromettre.Finalement, il arrivait à parler de sa femme en des termes telsqu’Adrienne se laissa tomber sur un fauteuil, avec un sanglotqu’elle ne put retenir plus longtemps.

Lawrence, en effet, se rendait parfaitementcompte de l’indignité de sa conduite et prenait une joie diaboliqueà l’étaler. Il décrivait avec des détails malsains l’abominablemaladie morale qui l’avait gagné à s’approcher de Diane et às’éloigner de sa femme.

Et il ne se révoltait point. Et il nemaudissait point cette femme. Mais il réclamait le prix de tant debassesses.

Et, s’il ne s’expliquait pas plus clairement,il était visible que cet homme n’hésitait plus à sacrifier sa femmeet ses enfants à l’abominable passion qui s’était emparée delui.

Tant de bassesse, de vilenie et de bestialitéstupéfièrent la malheureuse femme à un point que, bientôt, elle netrouva plus un mot pour protester, une exclamation pours’indigner.

Elle semblait, dans son fauteuil, commemorte.

L’Homme de la nuit se glissa vers elle. Ellene le vit point venir. Elle ne le sentit point à ses côtés.

Arnoldson avait goûté à la douleur de cettefemme une joie infernale, qu’il n’avait point cachée. Etmaintenant, la sentant vaincue, il était près d’elle ; il lacroyait sans résistance et sans force contre tant de malheurs et ileut l’audace de passer son bras autour de la taille souple de cettefemme.

Sous ses lunettes, ses yeux flamboyaient. Unepassion inavouable brûlait l’Homme. Il regardait Adrienne, qui,malgré tous ses malheurs, lui apparaissait encore majestueusementbelle. Plus elle souffrait, plus elle lui semblait désirable. Et illa voulait. Et il se fût damné – s’il ne l’avait été déjà – pourl’avoir.

Elle ne le sentait pas. Elle ne le voyait pas.Il dit :

– Tu es belle ! Adrienne, je n’aijamais aimé que toi ! Adrienne, tu souffres parce que tu merepousses ! Mais ne me repousse plus et tu serasheureuse ! M’entends-tu, Adrienne ?

L’Homme de la nuit attirait Adrienne à lui. Laprésence de cette femme l’affolait. De la sentir si proche de lui,prête sans doute à ne plus lui résister, pensait-il, tant lesévénements semblaient avoir annihilé en elle la volonté, ilmontrait plus d’audace. Il avait la conscience qu’elle luiappartenait. Il parlait déjà en maître. Et la pression de son brasse fit plus victorieuse.

Mais Adrienne se réveilla soudain du rêveaffreux en lequel elle était plongée. Elle vit l’Homme. Elle sentitson bras. Elle essuya son souffle.

Et elle fut debout. Comme il approchait seslèvres immondes de ses lèvres, elle le repoussa de toute la forcede ses bras. Et, comme il la prenait encore et comme il la voulaità lui, alors elle le frappa.

Son poing alla violemment heurter le front decet homme, et elle cria :

– Misérable !

Et elle le frappa à nouveau. Son poing battaitcette face, qui se détournait, pendant qu’Arnoldson, dans un accèsde passion terrible, pressait encore cette femme sur sa poitrine,avec des gestes d’homme ivre.

Enfin, il la lâcha. Sa bouche saignait.Arnoldson tira lentement de sa poche son mouchoir, et il épongea salèvre.

Il dit :

– Oui, je suis fou ! je suis fou devous ! Écoutez, Adrienne. J’ai tout fait pour que vous fussiezà moi. J’ai tout prévu. Les pires désastres sont suspendusau-dessus de votre tête et de celle de votre mari et de celles devos enfants… Eh bien, je renonce… écoutez-moi, Adrienne,écoutez-moi !… je renonce à tous ces désastres, à toutes cescatastrophes… que j’ai préparés de longue main, si vous cessez deme frapper… si vous écoutez, si vous daignez écouter la passion quime dévore… cette passion qui m’a fait l’être misérable et criminelque je suis. Réfléchissez, Adrienne !

Mais elle était bien loin de lui. Elle luicriait :

– Assez ! assez !… Vous nepouvez plus rien contre moi !… Et les maux dont vous memenacez ne sont rien à côté de ceux que vous m’avezcausés !…

– Vous croyez, madame ?

Arnoldson avait reconquis son calme. Trèstranquille maintenant, il essuyait encore sa lèvre, qui continuaità saigner.

– Eh ! vous croyez !madame !… Eh bien, non ! je vous dis que votre malheuractuel est une douce chose à côté de ce que l’Homme de la nuit vousréserve !

Et il rit sinistrement.

– Que pouvez-vous de plus contre moi,monsieur, que ce que vous avez fait ? J’avais un mari :vous me l’enlevez ! J’avais une fortune : vous me laprenez !…

Arnoldson remit sur sa tête le chapeau qu’ilavait déposé sur le guéridon.

– Vous oubliez vos enfants, madame !fit Arnoldson.

Et, après un profond salut qu’il servait à sonordinaire, il ouvrit la porte et disparut.

Adrienne, l’œil hagard, regardait la porte quis’était refermée sur lui.

– Mes enfants ! dit-elle. Mesenfants !

Elle passa une main fébrile sur son front.

– Que veut-il dire avec mesenfants ?

Mais elle vit les lettres que l’Homme de lanuit avait laissées sur le guéridon et elle se plongea dans unelecture qui lui fit à nouveau verser des larmes de rage…

XII – OÙ CETTE PAUVRE MADAME MARTINETPREND UNE GRAVE RÉSOLUTION

 

Mme Martinet avait, àplusieurs reprises, manifesté l’intention de quitter le bois deMisère et la villa des Pavots. Elle trouvait que sa présence ydevenait inutile, surtout depuis que Pold négligeait de venir luitenir compagnie quand les « ombres de la nuit »s’étendaient sur la campagne.

Après l’avoir vainement attendu deux soirs desuite, elle s’avoua qu’elle était abandonnée. Elle en conçut unchagrin sans bornes et songea à rentrer à Paris, où son mari et sesaffaires de la rue du Sentier la réclamaient impérieusement.

Déjà, Martinet, lui avait écrit, la menaçantde la venir chercher si elle ne se résolvait pas à réintégrer ledomicile conjugal.

Mais, à chaque tentative de départ, Arnoldsontrouvait un prétexte pour la retenir, et c’est ainsi que, par unbizarre effet de son caractère, ce matin même d’une journée quimarquera dans l’histoire de ce drame et où nous avons vu l’Homme dela nuit avoir cette scène terrible avec Adrienne, Arnoldson,disons-nous, avait déclaré à Mme Martinet qu’ilrevenait à sa première idée, qui était de remettre en bleu lecabinet qu’il avait fait transformer en rouge.

Mme Martinet avait alorsrépliqué que sa présence n’était plus nécessaire et que sesouvriers sauraient parfaitement accomplir un travail auquel ilss’étaient déjà livrés une première fois. Ce raisonnement parutassez logique, et Arnoldson n’insista pas ; mais, commeMme Martinet faisait ses paquets, elle reçut un motqui était signé Joe et qui la priait de passer, à six heures moinsun quart, à son auberge. Joe la prévenait qu’il était résolu àfaire faire d’importants travaux à l’auberge Rouge et qu’il nereculerait point devant des frais assez considérables pour donner àson hôtellerie un petit cachet d’élégance qui, jusqu’à ce jour, luiavait fait complètement défaut.

– Allons ! se résignaMme Martinet, je resterai donc aujourd’huiencore !

– Madame Martinet, lui dit Arnoldson,faites selon votre bon plaisir. Vous êtes ici comme chez vous.Restez, partez ; je serai toujours heureux de vous faireplaisir.

Mme Martinet, en attendant sixheures moins un quart, cette heure que Joe lui avait fixée pour sonentrevue, s’en alla promener fort tristement par les sentiers deDainville.

Elle était vaguement hantée du désir de revoirson Pold et espérait, tout au fond de son cœur, que le hasard lelui ferait rencontrer.

Et cette pauvre Mme Martinetétait si bonne, son âme de brave petite femme qui trompait son mariétait si pleine d’indulgence pour les frasques de son jeune amantqu’elle lui eût certainement encore pardonné ses dures paroles del’autre soir et son absence prolongée si l’occasion s’en étaitprésentée.

Elle ne se présenta point, cette occasion tantespérée. Et, plus triste, plus désolée que jamais,Mme Martinet s’en vint au bois de Misère et prit lechemin de l’auberge Rouge.

Elle poussait de gros soupirs et atteignitfort lamentablement le seuil de l’auberge Rouge.

La porte en était fermée. Elle heurta et Joevint ouvrir.

– Tiens, bonsoir, madame Martinet.

– Ah ! Je vous dérange peut-être,monsieur Joe ?

– Eh ! que me dites-vous là ?Nous sommes ici en pays de connaissance.

– Bonsoir, madame Martinet, bonsoir.

– Eh ! mais c’est le pèreJules !

– Lui-même ! ma chère madame !Je passais par là en fumant ma bouffarde, et l’ami Joe m’a prié devenir prendre un petit verre.

Joe s’avança, gracieux :

– Vous nous ferez bien de l’honneur entrinquant avec nous.

– Ah ! monsieur Joe, je n’ai pointsoif et ne désire rien. Vous êtes trop aimable, en vérité.

Joe pria Mme Martinet des’asseoir, voulut en faire autant, mais auparavant, la fin de lajournée s’annonçant superbe, il ouvrit la porte et les fenêtres quiavaient une vue sur la route.

En écoutant les papotages de Joe et les potinsdu père Jules, Mme Martinet regardait la route.Soudain, elle bondit de sa chaise et se précipita vers laporte.

Joe et le père Jules la suivirent avec la mêmeprécipitation.

– Qu’y a-t-il donc ?demandèrent-ils.

Ils eurent bientôt l’explication de cetteémotion subite. Mme Martinet criait :

– Monsieur Pold !

Et elle agitait fébrilement son mouchoir dansla direction d’un jeune cycliste qui pédalait avec ardeur sur laroute.

– Monsieur Pold ! continuait-elle àcrier.

Mais, soit qu’il allât trop vite pourentendre, soit qu’il ne voulût point entendre, M. Pold,redoublant de vigueur et de vitesse, passa en face de l’aubergesans regarder Mme Martinet.

Il était passé qu’elle criaitencore :

– Monsieur Pold ! MonsieurPold !

Enfin, au moment où il allait disparaître aucarrefour de la route, « M. Pold » se retourna sursa selle et fit, de la main, à Mme Martinet, unsigne d’adieu.

– Oh ! dit-elle, il m’avait vue etil m’avait entendue ! Et il est passé devant moi comme devantune étrangère !

Elle en était horriblement vexée et,maintenant, elle ressentait moins de regret d’avoir perdu ce garçonque de ressentiment de se voir traiter par lui avec tant desans-gêne.

Mme Martinet était cramoisiede colère.

– Qui est-ce qui peut me l’avoir changéainsi ? se demandait-elle.

À cette muette question, le père Jules sechargea soudain de répondre :

– Ah ! c’est, en effet,M. Pold, dit-il. Il va rejoindre sa maîtresse.

Mme Martinet poussa uncri :

– Sa maîtresse !

Elle crut qu’elle allait s’évanouir.

Mais ces commencements d’évanouissementn’avaient, chez elle, jamais de suites. Cela tenait à l’excellentétat de sa santé.

– Que voulez-vous dire, père Jules, avecla maîtresse de M. Pold ? Ce jeune homme a donc desmaîtresses ?

– Je ne sais pas s’il a des maîtresses,fit le père Jules, mais je sais qu’il a une maîtresse.

– Et laquelle, grands dieux ?

– Une maîtresse avec laquelle il vapasser la nuit à Paris. Oui, madame, c’est un petit dévergondé.Ainsi il est allé la rejoindre hier, ainsi va-t-il la rejoindreaujourd’hui, ainsi la verra-t-il demain.

– Mais son nom ? demandaanxieusement Mme Martinet.

– Ah ! son nom ! sonnom !

Joe intervint :

– Tu peux tout dire, mon vieux !Mme Martinet en sait aussi long que toi et moilà-dessus.

– Et comment cela ? interrogeamadame Martinet, écarlate.

– Mais oui, fit Joe, mais oui…Rappelez-vous les confidences que je vous ai faites, un jour, dansvotre magasin de la rue du Sentier.

Mme Martinet criarageusement :

– Diane ! ! !

Joe approuva de la tête et le père Julesfit :

– Diane, parfaitement, Diane. Ah !elle le perdra, pour sûr…

Une tempête s’était déchaînée dans l’âme,ordinairement sans haine, de Mme Martinet. Elle sesentait soudain capable de commettre un crime pour châtier sa sœurde continuer à lui voler son Pold.

– Oh ! ça ne se passera pas commeça ! ne put-elle s’empêcher de s’exclamer.

Joe et le père Jules eurent un regard et unsourire d’intelligence.

– Tout ça, fit Joe, tout ça, madameMartinet, c’est bien de votre faute.

– De ma faute ? Et commentl’entendez-vous ? De ma faute, s’il aime cette Diane, cettefemme qui le perdra, après en avoir perdu tant d’autres ?

– Oui, madame, continua Joe d’un airentendu, de votre faute.

– Expliquez-vous, de grâce…

– M. Pold était votre ami,disiez-vous. Si vous aviez eu réellement de l’amitié pour lui, vousl’eussiez empêché de tomber si bas.

– En quoi faisant ?

– Mais en faisant votre devoir.

– Et en quoi, je vous prie, consistaitmon devoir ?

– Mais en racontant tout à sa famille.Croyez-vous que ce ne serait pas un service à lui rendre que dedire à son père : « Monsieur, votre fils est dans un bienmauvais chemin ; je crois qu’il est temps de l’en fairesortir, et cela vous appartient. Comme je suis son amie, et qu’ilest l’ami de mon mari, je crois de mon devoir de vous avertir. Dansquelques jours, dans un mois peut-être, il serait troptard. »

– J’aurais dénoncé Pold àM. Lawrence ?

– Sans doute. On ne peut le laisserdécemment aux mains de cette femme. Je sais, continua Joe, je saisque c’est votre sœur…

– Ah ! ma sœur ou non, c’est unemisérable…

– Et ce n’est point cela qui vousarrêtera, n’est-ce pas madame ?

– Au contraire !

Le père Jules prit à son tour laparole :

– Ah ! madame, quelle reconnaissancele petit vous aurait plus tard, et combien nous serions heureux,nous, les vieux serviteurs de la famille, que vous prissiez unepareille initiative ! Nous avons bien pensé à une lettreanonyme… Mais, outre que cela est lâche, on ne prend point toujoursen considération une lettre anonyme. Ayez donc ce courage, madame.Et écrivez à M. Lawrence que son fils a des rendez-vous lanuit avec cette Diane, dans un rez-de-chaussée de la rue deMoscou.

Mme Martinet futdebout :

– Ils se voient rue de Moscou ?

– Oui, madame.

– Ils s’aiment dans cerez-de-chaussée ?

– Oui, madame.

Joe fit :

– Dans ce rez-de-chaussée que vous luiavez meublé et tapissé…

– De mes propres mains, repritdouloureusement madame Martinet. Oui, de mes propresmains !

– Vous fûtes bien imprudente, dit Joe.Vous qui étiez d’un âge raisonnable et qui saviez à quoi sontexposés les jeunes gens, vous eussiez dû vous opposer à cettefantaisie. C’est une lourde faute, madame, que vous avez commiselà. Et cette faute, vous ne pouvez la racheter qu’en disant tout aupère, lequel mettra un frein à tant de débordements.

Mme Martinet trouvait lesarguments de Joe fort justes. La haine que lui inspirait Diane etla jalousie qui lui déchirait le cœur la portaient à agréer lesconseils de Joe et du père Jules. Elle regrettait amèrement la partqu’elle avait prise dans l’établissement de cette garçonnière oùelle avait été si heureuse et où une autre avait déjà pris saplace.

– Il n’est que temps ! disait lepère Jules. Ah ! le petit chenapan ! Il la recevait déjàrue de Moscou avant votre arrivée à la campagne.

– Pas possible ! fitMme Martinet.

– Oui, madame, très possible ! Unjour sur deux, il avait rendez-vous avec elle !

– Ah ! le scélérat !s’écria-t-elle.

Et elle songeait qu’à cette époque elle avaitelle-même rendez-vous avec lui tous les deux jours. L’autre jourétait donc pour Diane. Elle était exaspérée.

– Du papier ! s’écria-t-elle. Dupapier !

– Et de l’encre, fit Joe en apportant ceque Mme Martinet demandait si rageusement. Voilà dupapier et de l’encre : tout ce qu’il faut pour écrire, machère madame.

Mme Martinet se mit donc enmesure de dénoncer la conduite de Pold à Lawrence. Il ne faut pasoublier que la pauvre femme ignorait totalement les amours deLawrence et de Diane et qu’elle ne pouvait se douter une seconde dela gravité extrême de son acte et des drames dont il pouvait êtrela cause.

Quant à Joe et au père Jules, ils étaient dansune grande jubilation. Le but que leur avait assigné Arnoldsonétait atteint. C’est ainsi qu’ils avaient dit àMme Martinet que Pold se rendait depuis plusieurssoirs dans sa garçonnière de la rue de Moscou pour y recevoirDiane : or nous savons que Pold n’y avait pas remis les pieds,et qu’il ne s’y rendait ce soir-là que sur la promesse ferme quelui avait faite Arnoldson d’y amener la fameuse demi-mondaine.

Pold avait suivi de point en point lesindications de l’Homme de la nuit, et il était revenu de Villiersaux Volubilis pour n’en partir qu’à six heures du soir. Pold, aprèss’être assuré auprès des domestiques qu’on n’était point venu ledemander dans l’après-midi, sauta sur sa bécane et se dirigea versla gare d’Esbly.

On lui avait dit que sa mère était dans sesappartements, toujours un peu souffrante, et qu’elle avait priéqu’on ne la dérangeât point. Il ignorait donc totalement qu’il eûtpu se passer quelque chose entre Arnoldson et sa mère.

À six heures donc, il passa devant l’aubergeRouge avec la rapidité que nous savons et dit adieu sans gêne àMme Martinet. Arnoldson, avec sa psychologiediabolique, avait prévu cet événement. Il savait que Polddescendrait la côte à six heures. Il y envoya, grâce au mot de Joe,Mme Martinet vers six heures moins le quart, ilavait escompté qu’elle verrait Pold, et que celui-ci, pressé, nes’arrêterait point à son appel.

C’était là un excellent point de départ pourle travail auquel il voulait livrer Mme Martinet,et qu’il avait confié aux deux compères Jules et Joe. Il luifallait une dénonciation de Mme Martinet.

Arnoldson avait eu dans l’après-midi sondramatique entretien avec Adrienne et lui avait abandonné leslettres livrées la veille par Pold.

À six heures, Pold partait pour Esbly.

À six heures et quart,Mme Martinet écrivait ceci, sous l’œil bienveillantde Joe et du père Jules :

 

« Monsieur,

« Je crois de mon devoir de vous avertirde la conduite de votre fils et des dangers qu’il court, livré à laplus terrible des femmes.

« Votre fils est un brave petit garçonque mon mari a l’occasion de voir de temps à autre, qu’il aimebeaucoup. Quant à la femme, je suis mieux que quiconque à même dela connaître, puisque c’est ma sœur.

« C’est donc par intérêt pour votre filset par crainte de cette femme que je me permets d’éveiller votreattention et de faire appel à votre autorité de père.

« M. Pold a de nombreux rendez-vousavec celle que j’ai la honte d’appeler ma sœur, à Paris, rue deMoscou, n°… Ce soir même, il vient de quitter les Volubilis pouraller se jeter dans les bras de Diane.

« Car ma sœur est cette Diane dont parletout Paris et qui causa tant de scandales qu’on ne les compteplus.

« Agréez, monsieur Lawrence,etc… »

 

Et Mme Martinet signa de sonnom d’épouse et donna son adresse, rue du Sentier.

Le père Jules opinait du chef.Mme Martinet avait mis sa missive dans uneenveloppe. Elle voulut écrire l’adresse.

– Nous allons envoyer cela à Paris,n’est-ce pas ? fit-elle.

– Non point, non point ! Pourquoi àParis ? demanda le père Jules.

– Mais puisque M. Lawrence s’ytrouve à cette heure…

– Vous vous trompez, madame Martinet…M. Lawrence n’est plus à Paris.

– Cependant, il n’est pas non plus auxVolubilis.

– Il n’est ni à Paris ni aux Volubilis.Il a quitté tantôt l’un et il se dirige en ce moment vers l’autre.Il sera ici ce soir même.

– Qu’en savez-vous ?

– C’est lui-même qui me l’a dit. J’étaisdernièrement encore moi-même à Paris, et il m’a annoncé le jour etl’heure de son arrivée aux Volubilis.

– Vraiment ?

– Vraiment. Il ne saurait même tarder.Tenez, si vous en doutez, dit le père Jules en jetant un regardvers la route, vous n’avez qu’à le voir qui s’avance là-bas, aucarrefour. Il sera ici dans cinq minutes.

– C’est pourtant vrai ! s’écriaMme Martinet, qui venait de reconnaîtreLawrence.

– Si vous le désirez, fit le père Jules,je me charge de lui remettre cette lettre.

– Vous êtes bien aimable, mais attendezqu’il soit rentré chez lui.

Et Mme Martinet remit lalettre au père Jules.

Lawrence arrivait en face de l’auberge Rouge.Il passa sans regarder de ce côté. Il paraissait tout pensif etfort préoccupé.

Quand il se fut éloigné quelque peu, le pèreJules dit à Mme Martinet :

– Au revoir, madame Martinet. J’emboîtele pas à mon patron. Il aura votre lettre dans dix minutes.

Il salua et quittaMme Martinet et Joe.

Celle-ci n’avait pas de cœur aux affaires. Et,comme Joe commençait, pour détourner le cours de ses idées noires,à l’entretenir du désir où il était d’apporter quelquetransformation à l’ameublement de son hôtellerie,Mme Martinet fit :

– Un autre jour, monsieur Joe, un autrejour. Je crois bien que je partirai demain pour Paris. Le séjour dubois de Misère m’est devenu odieux. Vous viendrez me voir rue duSentier, et nous nous entendrons.

Soudain, Mme Martinet se levaet s’exclama :

– Il ne va pas lui faire de mal,surtout ?

– Qui ? demanda Joe.

– Mais son père ! Mon Dieu, s’ilallait lui faire du mal, à M. Pold !

Joe eut un bon sourire.

– Il l’aime trop, madame Martinet !fit-il.

La pauvre femme se tamponna les yeux et partitprécipitamment pour le pavillon des Pavots.

Le père Jules avait donc suivi Lawrence. Lepère Jules savait que Lawrence viendrait ce soir-là au bois deMisère, non point parce que celui-ci le lui avait dit, mais parcequ’Arnoldson le lui avait appris en lui dictant ses dernièresinstructions.

Arnoldson, lui, était absolument certain del’arrivée de Lawrence. Il avait fait le nécessaire pour cela. Ill’avait appelé lui-même en lui envoyant une lettre fort impérativedans laquelle il lui disait qu’un entretien entre eux deuxs’imposait relativement aux affaires qu’ils avaient en cours.Arnoldson affirmait que s’il ne le voyait point, le soir même, auxPavots, où il l’attendait, il y allait pour lui, Lawrence, desommes considérables.

Cette lettre fut remise à Lawrence, à Paris,par un homme à la dévotion d’Arnoldson et dans des conditionstelles qu’il ne pouvait prendre que le train qui le descendait àEsbly à l’heure fixée par l’Homme de la nuit pour la réussite de sacombinaison.

Une voiture avait conduit Lawrence d’Esblyjusqu’au bas de la montée du bois de Misère. Pendant ce trajet, ilétait plongé dans des réflexions tellement profondes, qu’il ne vitpoint un cycliste qui le croisait avec la rapidité de l’éclair.C’était Pold, lequel, lui, reconnut son père et n’eut garded’attirer son attention.

Mais le cocher, qui était un cocher d’unevoiture de louage, avait vu Pold. Et, comme il connaissait à peuprès tous les étrangers qui venaient l’été dans le pays, il seretourna vers Lawrence et lui dit :

– Mais, monsieur, c’est-i pas vot’filsqui s’trotte là-bas à bicyclette ?

Lawrence regarda et dit :

– C’est lui, en effet !

Pold était déjà fort loin ; il nel’appela pas.

– Il s’amuse, dit-il. Une petitepromenade… Il va sans doute rejoindre des amis.

Et Lawrence se replongea dans le mutisme leplus complet.

Avant d’aller aux Pavots, il lui parutimpossible de ne point faire tout d’abord une courte visite auxVolubilis, où il irait saluer sa femme et constater par lui-mêmeque la santé d’Adrienne n’était point aussi ébranlée que Pold lelui avait écrit.

Il franchit donc la grille des Volubilis. Lepère Jules le suivait toujours.

Lawrence entra dans la villa, et le père Julesdans sa loge.

XIII – RUPTURE

 

Adrienne avait, d’un geste fiévreux, ramassétoutes les lettres de Lawrence sur le guéridon du salon et lesavait emportées chez elle, dans sa chambre.

Décidée à ne plus voir personne, elle s’étaitétendue sur un divan, repassant dans sa mémoire tous les événementsqui s’étaient déroulés entre elle et Arnoldson depuis qu’ellel’avait rencontré à l’auberge Rouge.

Mais elle revenait toujours aux lettres et enrelisait quelques passages. Alors, elle oubliait la scélératessed’Arnoldson pour ne plus songer qu’à la vilenie de l’autre, et sahaine pour le premier faisait bientôt place à la rage quigrandissait en elle contre le second.

Elle resta ainsi de longues heures. Elleentendit frapper vers la fin de l’après-midi.

– Qui est là ? demanda-t-elle.

La porte s’ouvrit en silence. Une ombrerestait sur le seuil. Adrienne poussa un cri. C’étaitLawrence !

– Toi ? Toi ici ?

Lawrence s’avança, avec un sourire contraint,jusqu’au milieu de la chambre.

– Mais oui, fit-il, c’est moi ! Qu’ya-t-il donc de si étonnant à cela ? J’ai voulu avoir desnouvelles de ta santé et je suis venu les chercher moi-même.

– Tu t’y es pris tard ! dit Adrienned’une voix saccadée.

– Mon Dieu ! tu m’en veux à cause decela, Adrienne ? Tu as bien tort. Si tu savais le travailauquel il m’a fallu me livrer à Paris et le peu de temps qu’il m’alaissé, tu me pardonnerais facilement ce retard…

Il leva les yeux sur sa femme et la regardabien en face, chose qu’il n’avait pas osé faire jusqu’alors.

Adrienne retenait à grand’peine les éclats desa colère. Elle laissait parler son mari ; elle le laissait seperdre dans des explications inépuisables. Et son mépris pour celuiqu’elle avait tant aimé en augmentait encore…

Elle reprit un peu de calme.

– Vous mentez ! dit-elle.

Lawrence, alors, s’aperçut du trouble étrangequi semblait s’être emparé de sa femme.

Et il perdit tout de suite de sa belleassurance, car il sentit bien qu’il avait quelque chose àredouter.

Mais quoi ?

… Est-ce que… par hasard… elle savait ?…Est-ce qu’elle se doutait ? Pourquoi l’accusait-elle demensonge ?

– Moi ? Je mens ? fit-il… Mais,ma pauvre Adrienne, que vous prend-il donc ? Je ne vouscomprends pas…

Adrienne l’écrasa de son terribleregard :

– Vous ne comprenez pas, monsieur, maisvous allez comprendre…

Son geste lui indiqua, sur un meuble, leslettres éparses.

– Lisez ! fit-elle.

Lawrence se précipita et jeta un rapide coupd’œil sur les lettres. Il les reconnut. Un flot de sang lui montaau cerveau. Ces lettres… ah ! ces lettres… commentétaient-elles là ? Quel était l’être infâme qui les avaitapportées là ?

Il se retourna, hagard.

Mais Adrienne était déjà sur lui ; ellele prenait aux épaules, elle le faisait reculer d’une poussée rude.Ses paroles de haine sifflaient :

– Tu comprends maintenant ?Misérable menteur et misérable lâche que tu es !

Elle eut un rire affreux :

– Ah ! tu étais occupé ! Toutton temps, ton précieux temps était pris à Paris ! Tu n’avaispas une minute à perdre avec ta femme ! Il te fallait tesjournées et tes nuits pour ta maîtresse… ces journées et ces nuitsque tu n’as point passées dans ses bras, car elle t’a repoussé, carelle s’est jouée de toi.

« Je les ai lues, tes lettres !Toutes ! Elles m’on fait assister à des jolies choses et m’ontfait découvrir en toi un joli monsieur ! »

Elle rit encore atrocement :

– Ah ! je voudrais te dire deschoses ! Mais j’ai trop de choses à te dire ! Sachesimplement que je te méprise, et va-t’en !

Lawrence, éperdu, la regardait. Il ne l’avaitjamais vue si belle que dans cette colère qui la transfigurait,dans le désordre de cette toilette de chambre qui voilait à peinedes formes admirables.

Il comprit, d’un coup, tout ce qu’il allaitperdre et l’horreur de sa conduite.

D’une voix humble, il dit :

– Songe aux enfants…

– Tu n’as plus le droit de parler de nosenfants ! Y songeais-tu, toi, quand tu jetais aux quatre ventsde la fantaisie de cette femme leur fortune ?…

Adrienne alla à la porte, et il vit qu’elleallait partir. Alors, il se rua sur elle. Il lui interdit le seuilde cette porte et il cria :

– Ah ! Mary ! Mary !souviens-toi de Charley !

La physionomie d’Adrienne, qui, jusqu’alors,avait exprimé la colère et la haine, se transforma soudain. Cettepâle figure sembla devenir de marbre. Ce cri :« Mary », sembla l’avoir glacée.

Elle le lâcha, lui jeta encore cesmots :

– Tu oses, dit-elle (et ces parolesavaient maintenant la monotonie triste et fatale des sentences desjuges). Pauvre insensé. Elle avait acheté ton amour en tuant… et tuas pu l’oublier… Nous ne sommes plus rien l’un pour l’autre,Lawrence.

Il sentit que la tristesse de ces dernièresparoles ne les rendait que plus irrémédiables.

Il ne lui interdisait plus le seuil de laporte. Elle ne s’en irait pas, car il allait s’en aller. À paslents, il se dirigea vers cette porte.

Avant de disparaître, il dit :

– Au moins, madame, m’apprendrez-vousquel fut celui qui m’a perdu ? Qui donc vous a si bieninstruite de cet amour maudit qui sera la cause de ma ruine ?Me le direz-vous ?

– Celui-là, répondit Adrienne, est uninfâme qui, en échange de vos lettres, monsieur, a voulu m’insulterde son amour.

Lawrence se retourna, la figurebouleversée.

– Son nom ! s’écria-t-il.

– Vous ne l’avez point déjàdeviné ?

Lawrence dit tristement :

– Je ne sais rien ! Je ne voisrien ! Je ne devine rien ! Mais son nom, madame ! Jeveux que vous me donniez son nom !

– Que ferez-vous quand vous aurez ce nom,monsieur ?

– Quand j’aurai le nom de cet homme, ditLawrence, je le tuerai !

– Tuez donc Arnoldson, dit froidementAdrienne.

– Arnoldson ! L’Homme de lanuit ! ! !

Lawrence, effroyablement pâle, sans ajouter unmot, quitta la chambre d’un pas fantomatique.

Il s’en fut dans la bibliothèque, se dirigeavers son bureau, ouvrit un tiroir, en tira un revolver, constataqu’il était chargé et le mit dans la poche du pardessus qu’iln’avait pas quitté depuis Paris.

Puis il quitta la villa, traversa le jardin,franchit la grille.

Il prit le chemin de la villa des Pavots. Maisil n’avait point fait vingt pas qu’il dut se retourner, carquelqu’un, derrière lui, l’appelait.

Il se retourna, le sourcil mauvais.

C’était le père Jules.

– Que voulez-vous ? fit-il.

– Vous remettre ceci, monsieur.

– Qu’est-ce que ceci ? demandaLawrence en regardant un pli que lui tendait le père Jules.

– C’est une lettre queMme Martinet m’a prié de vous remettre. Elle disaitque c’était fort pressé et tenait à ce qu’elle fût remise ce soirmême.

– Qui ça,Mme Martinet ?

– Une dame qui se trouve en ce momentchez M. Arnoldson et dont le mari est tapissier rue duSentier.

Lawrence se souvint et tendit la main. Il pritle pli. Lawrence décacheta la lettre, d’un geste fébrile.

– Pardon, monsieur… continua le pèreJules.

– Qu’est-ce encore ?

– Il y a ceci.

Et le concierge tendit une clef.

– Que voulez-vous que je fasse de cetteclef ?

– C’est elle qui me l’a donnée, en medisant qu’elle vous serait utile et que la lettre qu’elle meremettait vous ferait comprendre son utilité.

– Donnez !

Après avoir pris la lettre, il prit laclef.

Le père Jules s’éloigna.

XIV – KNOCK-OUT

 

Lawrence, ayant ouvert la lettre deMme Martinet, la lut.

Il la relut.

Ce qu’il y avait dans cette lettre luiparaissait tellement impossible, improbable, effrayant qu’il nepouvait le croire. Il resta devant cette lettre désemparé, étourdicomme s’il avait reçu de quelque boxeur émérite un coup de poing enpleine poitrine.

Puis, s’étant ressaisi, il pesa tous lestermes de cette lettre et ne put qu’être frappé de la précision desdétails. Cette dénonciation n’avait rien de vague et ne ressemblaiten rien à quelque méchanceté de lettre anonyme. Une madame Martinetlui apprenait que son fils était aimé de Diane, lui disait où ilsavaient leurs rendez-vous et prenait le soin de lui faire remettrela clef de l’appartement où ces jeunes gens se rencontraient, pourqu’il pût juger par lui-même.

Et son rival heureux était son fils !Quand il l’avait croisé sur la route, quand il l’avait vu fuir –car il fuyait – Pold se rendait certainement au rendez-vous deDiane.

Momentanément, il oublia Adrienne pour nesonger qu’à la trahison de Diane. Il se vit berné, bafoué,ridiculisé… par son fils.

De temps en temps, il s’arrêtait pourcontempler la clef, qu’il avait conservée dans sa main.

Puis, il repartait sur la route des Pavots, sedirigeant vers la villa d’Arnoldson.

La passion de meurtre qui l’avait saisi à unmoment donné s’était légèrement calmée. Ces deux catastrophesfondant sur lui avaient divisé sa volonté, et si sa haine pourArnoldson n’avait pas diminué, le désir qu’il avait d’élucider vitela seconde affaire lui enlevait la résolution d’en terminerimmédiatement d’une façon tragique avec la première.

Il arriva donc chez Arnoldson sans avoir rienrésolu.

Dans le jardin, il trouva, au milieu dusentier, le jardinier.

Joe lui dit :

– Ah ! vous voilà, monsieurLawrence. Vous désirez voir M. Arnoldson ?

Et Joe s’appuyait sur sa bêche, dodelinant dela tête d’un petit air béat.

– Oui, fit Lawrence, impatienté, je veuxvoir ton maître.

– C’est chose facile, fit Joe. Si vousvoulez me suivre…

Lawrence suivit Joe.

Et Joe poussa la porte du vestibule enajoutant :

– C’est derrière cette porte que vous letrouverez. Il est dans son cabinet.

Lawrence voulut ouvrir la porte, mais Joel’arrêta :

– Pardon, monsieur Lawrence !Pardon !

– Quoi ? demanda Lawrence d’un airmauvais.

Joe prenait la basque du pardessus deLawrence.

– Votre pardessus, dit-il. Il fautretirer votre pardessus. Mon maître ne saurait supporter qu’onentre chez lui avec un pardessus. C’est une manie qu’il a prise enRussie.

Ce disant, Joe retirait déjà le pardessus deLawrence, qui se laissait faire, oubliant que dans la poche de cevêtement il avait glissé un revolver.

– Oui, continuait Joe, en Russie, toutepersonne qui conserverait son pardessus serait considéréecomme…

– Finissons-en, coupa Lawrence.

– Voilà, monsieur, voilà ! Cela a unavantage dans ce pays de nihilistes : c’est qu’on ne peutentrer chez les gens avec des bombes dans ses poches sans qu’ons’en aperçoive tout de suite.

Cette dernière parole rappela le revolver àLawrence. Il regarda Joe d’une façon singulière.

– Entrez, dit Joe.

Lawrence entra.

Quand il eut refermé la porte, Joe plongea savaste main dans la poche du pardessus et en tira le revolver.

Il le regarda d’un air fort sérieux.

– Il est d’un bon calibre, fit Joe.

Puis il replongea tranquillement l’arme dansla poche où il l’avait prise.

Et il resta derrière la porte.

Lawrence, aussitôt entré, vit, en face de lui,Arnoldson, derrière le bureau.

Mais, cette fois, à côté de lui, il y avait uncolosse. C’était l’Aigle, qui semblait veiller sur son maître. Ilfixait d’un œil perçant le visiteur.

Quand il aperçut Arnoldson, le premiermouvement de Lawrence fut de se précipiter sur le misérable et dele gifler. Mais il fut détourné de ce dessein par le coup d’œil del’Aigle et il comprit que toute tentative d’agression brutale, dansde pareilles conditions, était devenue tout à fait impossible.

Il s’avança jusqu’au bureau. Arnoldson,maintenant, le regardait :

– Ah ! c’est vous, monsieurLawrence !

– Oui, c’est moi ! fit Lawrence,d’une voix brève. Avant de venir chez vous, j’ai passé chez moi. Jereviens des Volubilis, et vous devez penser, monsieur, que j’ai deschoses pressées à vous dire. Mais je voudrais vous dire ces chosesen particulier. Éloignez, je vous prie, votre domestique.

– Ce serait peine inutile, fit Arnoldsonen souriant : cet homme ne saurait nous gêner.

– Il ne vous gêne pas, mais il me gêne,moi. Cela doit vous suffire.

– Vous avez tort, dit Arnoldson. Vousêtes même injuste. Vous pouvez dire tout ce que vous voudrez :cet homme ne répétera jamais vos paroles.

– J’en doute.

– Pourquoi doutez-vous ? Il estsourd-muet ! déclara Arnoldson en épanouissant son sourire.N’insistez pas, monsieur Lawrence. L’Aigle restera près de moi.

– Je comprends, monsieur, s’écriaviolemment Lawrence. Vous avez peur !

– Peur ? Et de quoi ? Et dequi ?

– De moi ! vous dis-je, demoi ! Je vous apprends que j’ai passé par les Volubilis :cela ne signifie-t-il rien pour vous ?

– Mais vous parlez un langageincompréhensible !

– Trêve d’hypocrisies, monsieur. J’ai vuma femme, j’ai vu les lettres, et je sais qui les lui aremises !

Arnoldson prit un air contrarié :

– Vraiment ? Elle vous a dit toutcela ? Mon Dieu ! comme c’est contrariant.

Lawrence considéra avec stupéfaction cet hommequi lui servait tranquillement une pareille phrase au moment où ildevait s’attendre à un acte de terrible vengeance de la part decelui qu’il avait offensé.

Arnoldson, sans regarder Lawrence,continuait :

– Oh ! contrariant, trèscontrariant ! J’avais prié Mme Lawrence de nepoint vous entretenir de cet enfantillage…

Lawrence écumait :

– J’étais venu pour te châtier comme tule mérites, vieillard infâme ! Et si tu ne t’étais entouré detes serviteurs, qui te protègent et qui me désarment avant dem’introduire près de toi, ce serait déjà chose faite !

Arnoldson reprenait, dodelinant de latête :

– Je me doutais bien que, si votre femmevous racontait ce qui s’est passé entre elle et moi, vous serieztout prêt à vous livrer à quelque excentricité. Aussi ai-je prismes précautions…

Lawrence avait croisé les bras et fixait surArnoldson un regard d’une rage inexprimable.

– Ainsi, c’est vous qui lui avez portéces lettres ? fit-il.

– Mon Dieu, oui, c’est moi ! Et jeme suis laissé aller, je l’avoue et je m’en excuse, à un langagepeu convenable avec votre femme, mon cher Lawrence. J’étaisfou ! Elle est si jolie, encore, votre femme, que tout lemonde – excepté vous, bien entendu – comprendrait ma conduite.Depuis longtemps, sa beauté m’avait frappé. Mon cher Lawrence, jen’ai pas été gâté, dans la vie, par les femmes. Que j’aie eu lerêve, vers la fin de ma misérable existence, de me… rapprocherd’une créature aussi parfaite que Mme Lawrence, moncrime est-il si grand ?… Si vous saviez comment les choses sesont passées, peut-être vous décideriez-vous à me montrer un visagemoins terrible.

Lawrence se domptant, d’un dernier effort,écouta :

– Jamais, mon cher monsieur Lawrence,jamais je n’eusse pensé à faire une déclaration à votre femme si jene lui avais porté ces lettres, qui étaient une occasion évidentede la détacher de son mari et pouvaient la rapprocher d’un éventuelamant. Mais, pour lui porter ces lettres, il fallait les avoir. Or,écoutez ce qu’il advint. On me les apporta.

– Qui ? s’écria Lawrence.

– Ah ! qui ? Vous ne le sauriezjamais si je ne vous le disais pas. C’est évidemment quelqu’un quiavait intérêt à vous éloigner, qui espérait qu’à la suite de lalivraison de ces lettres entre les mains de votre femme il enrésulterait quelque chose qui vous éloignerait de Diane.Croyez-moi, c’est de ce côté qu’il vous faut chercher. On a moinssongé à vous perdre dans l’esprit de votre femme qu’à vous rendredésormais impossible toute relation avec Diane.

« D’un côté, le jeune homme… »

– C’était un jeune homme ? demandaLawrence, qui devint d’une pâleur de cire.

– Ai-je dit : « un jeunehomme » ?… Eh bien, oui, c’était un jeune homme. Ce jeunehomme donc avait besoin d’argent. Il savait que j’étais riche. Ils’était aperçu, disons, de mon penchant pourMme Lawrence et pensa que j’achèterais les lettres.Il avait puissamment raisonné. Je les lui payai dix millefrancs.

– Le nom de ce jeune homme ? demandaLawrence d’une voix tellement effrayante que le sourire éternel quierrait aux lèvres de l’Homme de la nuit disparut.

– Ce jeune homme, fit solennellementArnoldson, ce jeune homme qui a des calculs de vieillard, qui vousa volé votre maîtresse, monsieur, et qui, pour la conserver, mevend dix mille francs des lettres qu’il sait destinées à êtreremises à votre femme, ce jeune homme, c’est votre fils !

Et l’Homme de la nuit se leva.

– C’est Pold Lawrence !acheva-t-il.

Le malheureux Lawrence attendait le coup. Laconversation, depuis quelques instants, avait pris une tournuretelle qu’il avait prévu que quelque chose de formidable allaits’abattre sur lui, quelque chose qui devait être plus terribleencore que la colère d’Adrienne, plus terrible que la révélationqui lui était venue de la lettre deMme Martinet.

Un vague pressentiment lui disait qu’unecorrélation étroite devait exister entre cette lettre et ce qu’ilallait apprendre.

Et, bien qu’il s’y attendît, il fléchit sousle coup.

De fait, Lawrence pensa qu’il allait mourir.Il tomba comme une masse sur un fauteuil.

Des minutes de silence s’écoulèrent.

L’Homme de la nuit, les mains sur son bureau,courbé vers Lawrence, vers cette pauvre chose vaincue…regardait.

Et son sourire reparut, l’effroyable sourirede la victoire.

Lawrence fit un effort suprême pour se leveret y parvint. Il s’appuyait aux meubles pour ne pas tomber.

Il arriva ainsi en face d’Arnoldson. Il ouvritla bouche et sa bouche laissa échapper des sons inintelligibles.Que voulait-il ? que demandait-il ? qu’exigeait-ilencore ?

L’Homme de la nuit lui tendait une feuille surlaquelle on avait tracé quelques lignes.

Lawrence prit cette feuille et parvint àlire :

 

« Reçu de M. Arnoldson dix millefrancs pour les lettres soustraites dans le secrétaire deDiane. »

 

Et c’était signé Pold !

Lawrence, d’une main fiévreuse, froissa lepapier, qu’il enfouit dans sa poche. Puis, il se dirigea vers laporte.

Et il quitta Arnoldson pendant que celui-ci lepoursuivait de ces paroles :

– Vraiment, tout ceci est arrivé parceque vous l’avez voulu. Je vous avais demandé pour affaires !Pourquoi n’avoir pas parlé affaires ? Je vous aurais apprisque notre dernière liquidation en Bourse se liquide par cent millefrancs que vous me devez encore, et cela pour n’avoir point voulusuivre le conseil que je vous donnais de lâcher les mines d’or etde suivre, en garçon bien sage, les pronostics de mon ami Fried, lebulletinier-financier bien connu…

Lawrence descendit par le bois de Misère versEsbly.

Dans la poche de son pardessus[1], il caressait la crosse de son revolver.Quelle effroyable résolution venait-il de prendre ? Vers quelbut marchait-il ?

Et il faisait sa marche plus précipitéeencore. Il courait vers Villiers, où il trouverait une voiture quile conduirait en une demi-heure à Esbly. Une heure plus tard, ildescendrait à Paris… Et alors… les voir… les surprendre… ettuer ! la tuer, elle, cette bête immonde et malfaisante.

La nuit tombait. Quand il atteignit la routede Picardie, il croisa un homme qui remontait vers le bois deMisère. Cet homme resta sur la route à le regarder. Et Lawrencedisparaissait au tournant du chemin que l’homme regardaitencore.

– Mon Dieu ! se dit le passant, oùva-t-il ? il marche comme un fou. Il a une tête effrayante…C’est sans doute cette Diane qui le retourne ainsi… Pourquoi aussise fourre-t-il dans ses griffes ? Est-ce raisonnable, un hommede son âge… avec ma belle-sœur. Ils veulent tous faire partie de mafamille… curieux… je dois être sympathique.

En monologuant, l’homme avait repris sonchemin : « Vite, Marguerite ne m’attend pas »…

XV – LE MÉNAGE MARTINET

 

Car cet homme n’était autre queM. Martinet, lequel s’ennuyait à Paris de l’absence de safemme et qui mettait à exécution la menace qu’il lui avait faite dela venir chercher.

Quand il arriva aux Pavots, il rencontra surle seuil Arnoldson, qui se disposait à monter dans un coupéstationnant à quelques pas de là.

– Vous voilà, fit Arnoldson, vous voilà,monsieur Martinet !

Et Arnoldson parlait sur un ton de sensiblecontrariété.

– Mais oui, monsieur. Je viens chercherma femme.

– Mme Martinet ?Mais elle est très bien ici… Et elle a beaucoup d’ouvrage enperspective…

– C’est que j’ai besoin d’elle àParis.

Arnoldson vint à Martinet :

– Vous n’allez pas l’emmener tout desuite, j’espère bien, dit-il. Elle n’a pas besoin d’être à Paris cesoir.

– Mais rien ne nous force à partir cesoir, monsieur. Avec votre permission, nous ne prendrons le trainque demain matin.

– C’est cela ! c’est cela ! fitavec empressement Arnoldson.

Et Arnoldson appela :

– Joe !

– M. Martinet va passer la nuit ici,dit Arnoldson. Je veux qu’il s’y trouve très bien.

Et il ajouta, d’une voix singulière :

– Je tiens à ce que M. Martinet soitsi bien chez moi qu’il ne prenne fantaisie ni à lui ni à sa femmede partir avant demain matin.

Joe fit signe qu’il avait compris.

– Soyez tranquille, maître.

Arnoldson sauta dans son coupé, qui descenditvers Esbly. À côté du cocher, on distinguait la haute silhouette del’Aigle.

M. Martinet arrivait une minute plus tardau pavillon habité par Mme Martinet. Celle-cil’accueillit aimablement, sans enthousiasme.

– Tu sais que je m’en vais demain,fit-elle.

– Alors, tout va bien. Je venais techercher. Nous partirons à la première heure. On est très bien ici,ajouta Martinet en se renversant sur sa chaise.

– Pas mal, mon ami. M. Arnoldson estplein d’attentions à mon égard.

Martinet frappa la table de son poing.

– Et Pold ? fit-il.

Mme Martinet demanda, touterouge :

– Pold ?

– Oui, Pold, Pold Lawrence ! Maparole, on dirait que tu ne sais pas ce que je veux dire ! Jete demande des nouvelles de mon ami Pold. Ça me fait bien plaisirde te revoir, mais je ne te cache pas que j’espère bien me trouveravec lui avant mon départ. Il y a longtemps que je ne l’ai vu. Jevoudrais bien lui serrer la main, à ce brave petit ami. Tu l’as vuquelquefois ?

– Mais oui, de temps en temps… Je l’airencontré…

– Comme tu dis cela ?… Est-ce qu’ily aurait une nouvelle brouille entre vous ?… Tu as vraimentune conduite bizarre avec ce garçon. Il n’y a pas eu de scène entrevous depuis ma dernière visite ?

– Aucune mon ami.

– Ah ! à propos de Pold, tu sais queje viens de rencontrer son père…

– Son père ? répliquaMme Martinet, soudain très intéressée.

– Mais oui. Il avait une drôle detête.

– Où cela, l’as-tu rencontré ?

– Mais en venant ici, sur la route dePicardie. Je l’ai croisé, mais il ne m’a pas vu. Il marchait trèsvite et il avait une mine sinistre, la mine d’un monsieur à qui ilvient d’arriver un malheur ou qui va en commettre un !

– Où allait-il ? fitMme Martinet, très anxieuse.

– Mais à Villiers, prendre sans doute ladiligence pour Esbly, ou commander une voiture. Il retournaitévidemment chez sa Diane !

– Sa Diane ?

– Eh ! oui. Tu ne sais pas ? Jen’ai pas encore eu le temps de rien t’apprendre ! Mais il enfait de belles, le père de Pold, et il serait bien venu à faire desremontrances à son fils ! Ah ! ta sœur peut se vanterd’avoir du succès dans la famille…

Mme Martinet s’étaitprécipitée sur son homme :

– Que veux-tu dire ?Explique-toi ! cria-t-elle.

– Bah ! comme te voilà toutexcitée ! Qu’est-ce qui te prend ?

– Pourquoi dis-tu que M. Lawrenceretournait chez sa Diane ?

– Eh ! mais… parce que Diane est samaîtresse… Et, comme elle lui en fait voir de toutes les couleurs,et comme il avait l’air tout retourné et mauvais en diable, je mesuis dit : « Voilà un homme qui va faire une scène à samaîtresse. » Et il semblait pressé ! Tu sais, il couraitpresque !

Mme Martinet, qui était,d’écarlate, devenue livide, demanda, d’une voixtremblante :

– Diane est la maîtresse deM. Lawrence ?

– Il n’y a plus que toi qui l’ignores, machère !

– Et… dis-moi… Martinet… je t’en prie…dis-moi… Toutes tes paroles ont en ce moment une importancecolossale, que tu ne soupçonnes pas… M. Lawrence, quand tul’as rencontré, semblait… très… très méchant… très… mauvais ?Sa figure…

– Ah ! sa figure… Je te dis qu’ilallait faire un mauvais coup.

Mme Martinet s’appuya à latable et eut à peine la force de dire :

– Il est perdu !

– Voyons, Marguerite ! Tu essouffrante ?

– Écoute… écoute, Martinet… Lawrence estl’amant de Diane… mais Diane… est aussi la maîtresse de Pold.

– De Pold ?… Allons donc. Il y alongtemps que c’est fini !

– Non, je t’assure, Pold est en ce momentl’ami de Diane… Il la voit tous les soirs… et ce soir même il arendez-vous avec elle rue de Moscou.

– Eh bien ?… fit Martinet.

– Eh bien, repritMme Martinet avec effort… Lawrence le sait…Lawrence a appris la chose… aujourd’hui… et quand tu l’as vu… ilallait les surprendre… que va-t-il se passer ?…

Puis Mme Martinet, l’air deplus en plus égaré, prononça des mots sans suite… laissa échapperdes phrases incohérentes… Elle disait :

– Pold !… Pold !… Que va-t-ilarriver ?…

Et Martinet, dont la stupéfaction allaitgrandissant, entendit encore ces mots :

– Il va les tuer !… les tuer… Etmoi !… moi !…

Et Mme Martinet se tordit lesmains, cria :

– C’est moi… c’est moi qui aurai toutfait !… Oh ! ce n’est pas possible !…

Martinet, maintenant, se dressait devant safemme. Il lui dit, d’une voix très grave :

– Madame Martinet, que signifie toutceci ?… Que voulez-vous dire ? Et pourquoi êtes-vous danscet état ?

Quant Martinet « vouvoyait » safemme, c’est que la situation était excessivement critique.

Mme Martinet ne semblait plusl’entendre. Elle continuait sa litanie… Elle répétait :

– C’est moi !… c’est moi qui auraifait cela ! Martinet fut pris d’un grand accès de colère.

– Mais, enfin, s’écria-t-il, qu’as-tufait ? et de quoi t’accuses-tu ?… Réponds ! Tudeviens folle !… ou tu as commis un crime !…

– Oh ! oui, avouaMme Martinet, oh ! oui… un crime !… J’aicommis un crime !

– Et lequel ? réclama Martinet,qu’une agitation extrême gagnait. Explique-toi, bon sang de bonsang !

Mme Martinet s’écroula sur unechaise. Elle cacha sa figure dans ses mains :

– Je t’ai dit que Lawrence savait tout etqu’il allait les surprendre… Je t’ai dit qu’il allait lestuer !…

Martinet bondit :

– Les tuer ? Il va tuer Pold ?…Mais c’est infâme, ce que tu racontes…

– Est-ce qu’on sait ce qu’il vafaire ? Oh ! j’ai peur ! j’ai peur !

– Mais enfin, es-tu certaine qu’il saitque Pold est avec Diane ? Et qui te fait croire qu’il va lessurprendre ?

– C’est moi qui lui ai toutappris !

Ce fut le cri de sa conscience ! Elle nepouvait plus le retenir.

Martinet était maintenant plus effrayant àvoir que sa femme.

– Comment ! hurlait-il, tu as faitcela ? C’est toi qui l’as dénoncé ? Et pourquoi as-tufait cela, Marguerite ? Qui t’a poussé à commettre cetteabominable action ?

Il commandait. Il voulait une réponse tout desuite.

– Je l’ai dénoncé ! Je lui ai écrit,te dis-je ! Je lui ai donné l’adresse ! Je lui ai toutappris !

– Mais pourquoi ?Pourquoi ?

– Ah ! tais-toi, Martinet… Tais-toi,je t’en prie… Tu me tortures…

– Je veux savoir pourquoi. Pourquoi as-tudénoncé Pold et Diane ? Pourquoi as-tu dit cette chose aupère ?…

Mme Martinet, maintenant, nerépondait plus.

Elle roulait sa tête dans ses mains, d’ungeste sans cesse répété.

Martinet la considérait. Il semblaitcomprendre ! Il avait peur de comprendre !

– Que t’a donc fait Pold, s’écria-t-il,pour que tu le haïsses ainsi ?

– Je ne le hais pas ! Je te le jure,Martinet…

– Si tu ne le hais pas, fit Martinetd’une voix solennelle qu’elle ne lui avait jamais connue, si tu nele hais pas… c’est donc que tu l’aimes ?…

Mme Martinet ne releva pointla tête, mais elle cessa de pleurer, mais elle cessa de seplaindre. Il y eut entre Martinet et sa femme un terriblesilence…

Martinet fit :

– Alors… alors… Tu es jalouse ?N’est-ce pas, Marguerite, que c’est par jalousie que tu l’asdénoncé ?

Marguerite semblait morte.

La voix de Martinet éclata :

– Est-ce que tu m’aurais trompé, parhasard ?… Dis-moi cela, Marguerite !… Ton silence me dittant de choses !…

Et Martinet brisa une chaise. Il jura. Ilsacra. Il renversa des meubles.

– Tu m’as trompé avec Pold ! AvecPold, mon ami, mon meilleur ami ! Il a fallu que tu me prennesmon meilleur ami ! Mais tu es donc un monstre ?

Puis Martinet, qui se remit à tourner dans lapetite salle comme un fauve dans sa cage, dit encore :

– Avec Pold ! Qui aurait jamais crucela ?

Il s’arrêta dans un mouvement circulaire.

Mme Martinet reprit :

– C’est moi qui suis la seulecoupable…

– Oh ! j’en étais bien sûr !s’écria Martinet, en brisant une assiette sur le parquet.

Cet acte de véhémence le soulageamomentanément.

– Oui, c’est moi !… Il ne voulaitpas faire mal, lui !… C’est moi qui… Je suis bien misérable…bien fautive… Martinet !…

Martinet dit :

– Quand on a dans sa famille une sœurcomme la tienne… ton mari devait s’attendre à tout. J’aurais dûprévoir cela. Je suis un imbécile !…

Et il cassa une nouvelle assiette. Il enregarda, hébété, les morceaux.

Mme Martinet regardait aussiles morceaux de cette assiette.

– Non, tu n’es pas un imbécile. Tu es unbrave homme, Martinet, qui ne se méfie pas du mal, qui ne lesoupçonne pas… Et tu as été coupable de ne pas le soupçonner.Rappelle-toi… Tu nous jetais tout le temps dans les bras l’un del’autre… Tu nous laissais seuls. Tu exigeais que je fusse aimableavec lui. Tu me reprochais tout le temps ma froideur. Cettefroideur était ma sauvegarde, Martinet. Comme tu fus coupable de nepas l’avoir compris !

Il dit, dans une grimace :

– C’est vrai ! j’ai été une vieillebête !…

Et avec une force croissante, ilfit :

– Ah ! j’avais bien mérité del’être !

Pour donner plus de force à son affirmation,il cassa une troisième assiette.

Le bruit que fit cette dernière assiette ens’émiettant sur le parquet sortit, cette fois,Mme Martinet de sa torpeur. Elle se dressa. Elledit, sur un ton d’épouvante :

– S’il le tue, c’est nous qui l’auronstué !

Martinet comprit sa femme :

– Et il est bien capable de tout, tusais, dans l’état où je l’ai vu !

– Mais il faut le sauver !

– Il faut le sauver ! répétaMartinet.

– En est-il encore temps ?

– Je ne sais pas. Mais il faut lesauver !

Et Martinet n’eut plus qu’une pensée :sauver Pold, dont il venait d’apprendre la trahison et qui couraitpeut-être à cette heure le plus terrible des dangers.

Et c’était une chose vraiment touchante et unspectacle rare, peut-être unique, que celui de cet homme auquel safemme venait d’avouer qu’elle avait un amant et qui ne songeaitqu’à une chose : le protéger.

– Tu feras cela, Martinet ?

– Allons ! allons ! fitMartinet, du courage ! Nous n’avons pas de temps à perdre. Jefiche le camp tout de suite pour Esbly. Je pourrai encore arriverpour le premier train !

– Oui, et espérons que tu arriveras pourle sauver. Ils sont dans la garçonnière de la rue de Moscou…Ah ! Martinet !…

Martinet franchit la grille des Pavots ets’enfonça dans l’obscurité du bois.

Il n’avait pas plus tôt disparu qu’une grandeombre se dessinait sur le seuil de la villa. C’était Joe.

– Harrison ! cria Joe.

Harrison venait bientôt se joindre à Joe.

– Vous avez vu ?

– Oui.

– Il retourne à Paris.

– Sans aucun doute.

– Mme Martinet lui auratout dit. Il connaît les relations de Diane et de Lawrence. Il vacertainement rue de Moscou. Il craint qu’il n’arrive malheur àPold.

– Il n’y a point d’autre explication àson départ.

– Il ne faut point qu’il arrive àParis.

Joe réfléchit :

– Faites atteler la charretteanglaise.

– Pourquoi ?

– Pour conduire Martinet à Esbly, où ilva certainement prendre le train.

– Compris ! fit Harrison.

– Je le rattrape sur la route. Je luioffre une place dans la voiture. Il accepte.

– Combien y a-t-il encore de trains pourParis, ce soir ?

– Trois. Mais il les manquera tous lestrois. Comptez sur moi !

Dix minutes plus tard, Joe sautait dans lacharrette anglaise.

XVI – DANS LEQUEL DIANE ATTEND QUELQU’UNQUI NE VIENT PAS ET VOIT VENIR QUELQU’UN QU’ELLE N’ATTENDAITPAS

 

Ce soir-là, Victor, l’ouvrier tapissier dontnous avons fait la connaissance chez Martinet, et qui était toutdévoué aux intérêts d’Arnoldson, Victor, disons-nous, remplaçait,dans sa loge, le concierge de la rue de Moscou, auquel, depuis huitjours, son propriétaire avait donné congé.

Victor était donc préposé à tirer le cordon.Ce lui était une besogne d’autant plus facile qu’il n’avait pas àle tirer du tout. On n’a pas oublié, en effet, que le singulierpropriétaire de cette maison avait obtenu successivement le départde tous ses locataires, qu’il avait couverts d’indemnités.

Soudain, un coup de sonnette retentit. Victoralla, d’un pas pressé, tirer le cordon, chose qui ne lui était pasarrivée de toute la journée, et se précipita vers la porte.

Une femme entrait.

Elle dit :

– Il n’y aura pas de lune cettenuit !

Victor s’inclina, alla soigneusement refermerla porte derrière elle, et revint se mettre à la disposition de lavisiteuse.

– Voulez-vous me suivre ?dit-il.

Celui-ci la conduisit sous la voûte, ouvrit dedeux tours de clef la porte de la garçonnière de Pold et précédaDiane dans cette garçonnière. Il fit la lumière dans l’appartement,et, sans avoir dit un mot, disparut.

Il referma la porte à double tour.

La femme qui avait été introduite d’une façonaussi étrange avait retiré sa voilette et son chapeau.

C’était Diane.

Elle avait un air radieux.

Elle se promena dans l’appartement, alla dansla salle à manger, dans le bureau de Pold.

– C’est gentil, ça… pour un étudiant…Mais qu’est-ce qu’il prend au prince Agra de me donner rendez-vousdans un rez-de-chaussée d’étudiant ?

Elle eut un geste d’indifférence :

– Bah ! Ici ou ailleurs… pourvuqu’il vienne !…

Elle chantonna, s’assit, prit un livre, essayade lire, n’y parvint point, reposa le livre et songea…

Elle se disait :

– Il va donc venir !…

Le mystère de ce rendez-vous ne l’étonnaitmême plus. Tout était mystère dans sa vie depuis qu’elle avait faitla connaissance du prince Agra. Ce mystère, après l’avoir quelquepeu épouvantée, l’amusait presque maintenant.

Elle tira une lettre de son corsage. Elle lutet relut :

 

« Chère madame,

« Je suis chargé par le prince Agra devous prier de vous rendre, ce soir même, vers neuf heures, rue deMoscou, n°… Un homme vous ouvrira la porte de cette maison, et vousprononcerez la phrase suivante : « Il n’y aura pas delune cette nuit. » Cet homme vous introduira aussitôtdans un appartement du rez-de-chaussée de cette maison, où leprince Agra viendra vous rejoindre. »

 

Cette lettre était signée« Arnoldson ».

Diane remit la missive dans son corsage. Ellepensait bien que le prince finirait par lui être moins cruel etqu’il jugerait enfin qu’il était temps de mettre un terme auxépreuves qu’il lui faisait subir.

Elle avait tant attendu cette minute-là que sajoie, au fond, se doublait d’une certaine anxiété.

« S’il ne venait pas ! » sedisait-elle maintenant…

Elle s’en fut à la glace, se remit de lapoudre de riz. Elle fut contente d’elle-même.

Le prince Agra n’arrivait toujours pas. Alorselle tomba dans un fauteuil et ne bougea plus. Elle prit sa montreet regarda les aiguilles qui marquaient la fuite des minutes.

Soudain, elle poussa un cri et se dressa,toute droite. Quelqu’un venait de lui déposer un baiser brûlant surla nuque.

Il était là ! derrière elle !

Elle se retourna.

Pold l’étreignait déjà et l’embrassait àpleines lèvres. Elle était saisie d’une stupéfaction telle qu’ellene le repoussait même pas. Et Pold l’embrassait,l’embrassait !

Enfin, elle se dégagea et lança au jeune hommeun regard étrange qui le cloua à sa place.

Il demanda d’une voix tremblante :

– Qu’y a-t-il, Diane ?… Cela ne vousfait donc point plaisir que je vous embrasse ?…

Elle continuait à le regarder. Elle sedemandait si elle était bien éveillée, si c’était bien Pold quiétait là… Elle était prête à croire à quelque sortilège…

– Vous ne me répondez pas ? disaitPold.

Elle ne lui répondait pas. Elle sedisait : « Pourquoi est-il là ? Et pourquoi suis-jeici ? Que faisons-nous tous les deux dans cettechambre ?… »

Elle ne l’avait pas entendu entrer. Par oùétait-il entré ? Comment ?…

Sa pensée s’affolait…

Et l’autre reprenait :

– Mais, Diane, ma petite Diane, pourquoine me parles-tu pas ? Pourquoi ton regard me fixe-t-ilainsi ?

Il s’approcha d’elle, mais elle recula. Ils’approcha encore mais elle reculait toujours.

– Vous me fuyez !… Pourquoi mefuyez-vous, Diane ? Pourquoi être venue ici si c’est pour mefuir, si c’est pour me repousser ?

Il vit son regard de colère.

– Ah ! pourquoi m’accueillez-vousainsi, Diane ? M’avez-vous donc donné toute cette joie pour mela retirer si tôt ? Vous ai-je offensée ?… Avez-vous desreproches à m’adresser ?… Écoutez, Diane… C’est vrai que jevous ai offensée… J’ai aimé… ou plutôt-non… je n’ai pas aimé… je mesuis laissé aller à l’amour d’une femme… je n’ai pas été assez fortpour le repousser… Cette femme n’a pu détacher une seconde mapensée de votre image, de votre souvenir, Diane !

Diane n’était pas touchée le moins du monde detant de supplications.

Sa colère finit par éclater :

– Enfin, que faites-vous ici ?Répondez !

Pold eut un étonnement sans bornes :

– Ce que je fais ici ?…

– Allons, je vous écoute !Parlez ! Je suis très pressée… très pressée de me débarrasserde vous, monsieur, très pressée de vous voir fuir d’ici !Comment y êtes vous venu ? Comment avez-vous su que j’yétais ?

– Vous me demandez comment je me suisintroduit ici… Mais… mais je suis ici chez moi !

– Chez vous ?

– Parbleu ! Vous ne le saviezpas ?

Pold expliqua comment il était chez lui,comment cette chambre était la sienne, et Diane, qui comprenait demoins en moins, mais dont la colère se calmait pour faire place àun commencement de terreur irraisonnée, Diane sortit de son corsagela lettre d’Arnoldson et la tendit à Pold.

– C’est lui qui m’a fait venir ici, c’estArnoldson qui m’a conduite ici. J’attendais Agra. Il ne vient pas,et c’est vous qui venez. Que signifie tout ceci ? Oh !c’est étrange, bien étrange !

Pold avait lu et poussait des exclamations derage.

– Et moi, c’est Arnoldson, s’écria-t-il,qui m’a ordonné de me rendre à Paris ce soir ! Il m’avaitpromis que vous seriez à moi ! Il s’était chargé de vousamener ici. Le concierge, sans doute, qui possède les clefs de cetappartement, vous a introduite chez moi sur ses indications. Mais,s’il m’a dit que vous seriez chez moi ce soir, il m’avait dit aussique vous y seriez pour moi. Et voilà que j’apprends que vous yêtes… pour le prince Agra !… Diane ! vous attendiez leprince Agra et vous étiez certainement bien joyeuse de l’attendrepour m’avoir montré tant de froideur et tant de colère, à moi quisuis venu à sa place ! Diane ! aimeriez-vous donc encorecet homme ?…

Diane eut un pâle sourire :

– Pouvez-vous en douter ?… on nedésire vraiment avec tant de force que ce que l’on n’a pas… que ceque l’on n’aura peut-être jamais…

Pold l’écoutait et son regard exprimait uneépouvante grandissante.

– Oh ! alors, pourquoi cet hommem’a-t-il menti ? Pourquoi m’a-t-il dit que vous n’aimiez plusle prince Agra ? Pourquoi vous a-t-il menti, à vous ?Pourquoi ment-il à tout le monde ? Et quel est donc sondessein en nous réunissant ici ? Madame, si vous vous endoutez, dites-le-moi !

– Son dessein ?

Diane ne le devinait point, mais, maintenant,elle plaignait Pold de tout son cœur, car elle comprenait que, quelque fût le dessein d’Arnoldson, il devait être terrible pour Pold.Elle voyait bien qu’il poursuivait le fils d’une haine dont elle nes’expliquait point les raisons, comme il avait, de connivence avecAgra, préparé la ruine et la démence amoureuse du père.

– Son dessein ? répéta-t-elle… Lesais-je, moi ?… Il vous a dit que je n’aimais plus leprince ?

– Certes !

– Et que, peut-être, n’aimant plus leprince, je serais toute disposée à ne point vousrepousser ?…

– Il me l’a fait comprendre…

Et Pold prit une grande résolution :

– Écoutez, Diane : il faut que voussachiez tout. Cet homme m’a dit que le prince voulait rompre avecvous, mais que cela lui était fort difficile, parce que vous leteniez avec certaines lettres de lui fortcompromettantes !

– Des lettres de lui ? des lettresdu prince ? s’écria Diane. Mais je n’en ai qu’une, et fortinsignifiante…

– Des lettres avec lesquelles vous lefaisiez chanter !…

Diane bondit :

– Je fais chanter le prince ?

– Mais c’est ce qu’il m’a dit ! Vouslui demandiez des sommes considérables en échange de ceslettres…

– Mais c’est un mensongeabominable !

– Arnoldson ajouta même, quand il meraconta cette histoire, reprit plus froidement Pold, que, s’iln’avait pas ces lettres dans les vingt-quatre heures, il vousfaisait arrêter.

Diane avait des gestes inconscients. Ellesentait que sa raison s’enfuyait et qu’elle était suspendueau-dessus d’un abîme où peut-être elle allait sombrer avecPold…

Celui-ci la supplia de se calmer et del’entendre. Quand il l’eut plus calme en face de lui, ildit :

– Voyons, Diane, vous ne vous souvenezdonc plus ? Cela est tout à fait impossible… Vous dites quevous n’avez pas de lettres du prince… C’est exact à cette heure…mais, il y a quelques jours, vous les aviez…

– Mais c’est fantastique !… Oùétaient-elles, ces lettres, que je n’ai jamais vues ?…

Pold, qui avait reconquis tout son sang-froid,déclara :

– Dans le secrétaire de votrechambre.

– Malheureux ! Mais ces lettres sontdes lettres de votre père !…

Pold crut avoir mal entendu :

– De mon père ?…

– Eh ! oui ! Des lettresd’amour de votre père, vous dis-je, car votre père m’aimait, commevous m’aimez ! Car j’ai cette fatalité dans ma vie d’être aiméde tous ceux que je n’aime pas !…

Pold avait poussé un cri sauvage :

– Des lettres d’amour de monpère !…

Il demanda d’une voix rauque etsaccadée :

– Mais ces lettres… ces lettres… étaientbien dans votre secrétaire ?…

– Je vous le jure !

– Et bien, fit Pold, terriblement sombre…elles n’y sont plus !…

– Parce que ?

– Parce que je les ai volées !

– Vous ?

– Moi ! Par ordre d’Arnoldson, pourvous sauver de vous-même, pour que vous ne fussiez point dénoncée àla justice, j’ai livré à Arnoldson ces lettres, que je croyais duprince Agra, et qui étaient de mon père !

– Vous avez fait cela ?

– Je l’ai fait !…

Il y eut un court silence.

– Oh ! oh ! reprit Diane, voilàqui est grave, très grave…

– Que pensez-vous qu’il en puisserésulter ? demanda Pold en tremblant.

– Je ne sais, mon ami, et c’est cela quifait que la situation est très grave…

– Vrai, fit Pold, elle m’épouvante !car cet homme avait un but… Ah ! connaître le but de cethomme !

– Je ne sais qu’une chose, fitDiane ; c’est que cet homme exerce sur toute votre famille uneœuvre terrible de vengeance…

– Comment a-t-il à se venger denous ? Que lui avons-nous fait ?

– Ne me demandez point autre chose que ceque je vous dis, Pold, car je ne sais rien de plus. Mais cela, jele sais bien. Il a voulu se venger sur votre père. Il y a réussi,croyez-moi… Je vois maintenant qu’il va se venger sur vous, et jevous en avertis. Je ne devrais pas vous en avertir, car il y va dema sécurité ! Car il faut être avec cet homme si l’on tient àla vie, Pold… Je vois, je sens qu’il est terrible et que rien nesaurait lui résister… Écoutez-moi, suivez mon conseil, le conseilque je vous donne et que me dicte la pitié que votre sortm’inspire, Pold. Fuyez ! fuyez loin ! Ne me revoyezjamais plus !… Et, surtout, ne vous retrouvez jamais sur lechemin de cet homme !

– Oh ! oui ! s’écria Pold…Fuyons ! Fuyons !…

Diane l’arrêta et lui dit encore, trèsgrave :

– Fuyez ! Quittez la France, vous ettoute votre famille… Fuyez avec votre père et votre sœur, votremère !…

– Eh ! quoi ! après s’êtreattaqué à mon père et à moi, oserait-il s’attaquer à masœur ?… Et que pourrait-il contre ma mère ?

– Vous ne savez point l’idée qui m’estvenue, Pold ?

– Non. Mais dites-la… Nous sommes à uneheure sinistre où toutes les idées sont précieuses…

– Il m’est venu cette idée que, s’il avoulu les lettres de votre père (et, vraiment, je ne vois pointquel autre usage il eût pu en faire), c’était, sans doute, qu’ilvoulait les montrer à votre mère…

Le visage de Pold exprima une douleurtellement effrayante que Diane ne put retenir ses larmes.

Il dit, d’une voix qui n’était qu’unsouffle :

– Et c’est moi qui les lui ai données…qui les lui ai vendues, Diane !… J’ai trahi mon père et jevais tuer peut-être ma mère… pour dix mille francs !… Je luien ai donné un reçu…

Diane se précipita sur Pold :

– Allons, va-t’en !… va-t’en !…fuis !… Et moi aussi, je veux fuir ! Ah ! j’aipeur ! j’ai peur !… Il va nous arriver quelque chosed’effroyable… Ah ! fuyons de cette maison demalheur !…

Et, sans chapeau, les cheveux dénoués, elleentraîna Pold dans le vestibule. Elle le poussa vers la porte desortie.

– Mais ouvre donc cette porte !s’écria Diane, qui secouait la porte et qui ne parvenait point àl’ouvrir. Tu l’as donc refermée à clef quand tu es entréici ?

– Moi ? Non… Je ne sais plus…Ah ! les clefs… Tiens, laisse-moi… Je vais ouvrir…

Il introduisit la clef dans la serrure et latourna deux fois. Puis il tira à lui la porte. Mais elle nes’ouvrit point.

– Grands dieux, qu’y a-t-il ?…

Il regardait la porte, et ses yeuxs’agrandissaient de terreur. Diane encore se rua sur la porte et neparvint point à l’ébranler.

– Alors… alors… fit-elle, elle est ferméeà l’extérieur !

– Il faudrait qu’on eût mis àl’extérieur… des verrous ! reprenait Pold… Des verrous que jen’ai point vus… qui ne s’y trouvaient point la dernière fois que jevins ici… Mais c’est affreux !

– Ah ! ah ! s’exclama Diane, onnous a enfermés ! On nous a enfermés !… Pourquoi nousa-t-on enfermés ?…

Pold regardait toujours la porte… Il poussa uncri :

– La porte !

– Eh bien ?… Eh bien ? Laporte ?

– Ce n’est point la porte ordinaire…Regarde cette lourde porte de chêne… Un bélier ne l’ébranleraitpas…

Diane poussait des cris aigus et s’arrachaitles cheveux.

– Et il n’y a… il n’y a pas d’autreissue ?

Soudain, Pold eut un rire strident :

– Ah ! nous sommes fous !… Noussommes de pauvres fous !… Nous n’y pensions même pas… Lesfenêtres, Diane !… Les fenêtres qui donnent sur lacour !… Nous sommes au rez-de-chaussée… Nous n’aurons qu’àenjamber…

– C’est vrai ! Vite ! À lafenêtre !

Et ils se précipitèrent sur la fenêtre de lasalle à manger. Ils arrachèrent les rideaux, ouvrirent la croiséeavec des gestes de déments…

Et ils reculèrent, pleins d’horreur et hurlantd’épouvante…

La fenêtre avait unmur ! ! !

Ils allèrent ou plutôt ils se traînèrentjusqu’aux autres fenêtres et eurent encore la force d’en ouvrir lescroisées.

Partout, ils se heurtèrent à un mur !

Et ce mur apparut à Pold et à Diane comme lapierre qui ferme un tombeau !…

XVII – DUO D’AMOUR

 

Deux heures environ après le départd’Arnoldson des Volubilis et quelque temps après que Martinet sefut dirigé vers Esbly, poursuivi par Joe, le père Jules quitta saloge, et se dirigea vers la villa. Il en gravit l’escalier quiconduisait à la chambre d’Adrienne.

– Qui va là ? fit la voixd’Adrienne. Pourquoi me dérange-t-on à cette heure ?

– C’est moi madame, le pèreJules !

– Que me voulez-vous ?

– Je désirerais vous parler.

– Pourquoi n’attendez-vous pas à demainmatin ?

– Parce que ce que j’ai à vous dire,madame, est tellement grave que je ne saurais attendre. Je vous enprie, madame, écoutez-moi.

– C’est bien sérieux, ce que vous medites là ?

– Ah ! madame ! si sérieuxqu’il ne s’agit de rien de moins que de la vie de votre mari et devotre fils !

Adrienne, depuis le départ de Lawrence,n’avait pas bougé de sa chambre.

Elle se décida à ouvrir au père Jules, quientra respectueusement.

Il y avait une veilleuse sur la cheminée, etc’est à la lueur de cette veilleuse que le dialogue suivants’engagea entre Adrienne et son concierge.

– Voici, madame, ce dont il s’agit, fitle père Jules.

Mais, ayant prononcé ces mots, il s’arrêta. Iltournait, d’un geste embarrassé, sa casquette dans ses mains.

– Eh bien, reprit impatiemment Adrienne,je vous écoute… et parlez vite… qu’y a-t-il ?

– Il y a, madame, que je viens m’accuserd’une chose…

– De quoi ?

– Oh ! madame… je me reproche bien,à cette heure, d’avoir été aussi indiscret. Mais c’était pour sonbien que je le faisais…

– Pour le bien de qui ?

– Mais pour le bien de M. Pold…

– Mais vous me faites mourir !Qu’est-ce que vous avez fait pour le bien deM. Pold ?

– Madame me pardonnera ?

– Oui, fit rageusement Adrienne. Maisparlez, au nom du ciel, parlez !…

– Sachez donc, madame, reprit le pèreJules, que M. Pold avait une maîtresse… sauf votre respect… Àson âge… c’est permis, n’est-ce pas, madame ?…

– Allez ! Allez !…

– C’est permis quand on ne fait pas debêtises. Or j’ai vu justement que M. Pold faisait des bêtises,de grosses bêtises…, et j’ai cru de mon devoir d’avertir son pèrede ce qui se passait… J’ai donc tout dit à M. Lawrence… Jepensais bien que M. Lawrence, quand il saurait ce que j’avaisà lui apprendre, ne serait pas content, qu’il gronderaitM. Pold, qu’il lui ferait des remontrances et qu’il prendraitdes dispositions pour que M. Pold ne recommence plus sesfarces… Mais jamais je n’aurais pensé que mes révélations lemettraient dans un état pareil à celui dans lequel je l’ai vu…

– Quand lui avez-vous parlé dePold ?

– Mais quand il sortait d’ici. Ilparaissait déjà tout drôle ! et fort préoccupé. Cependant jel’abordai et lui dis que M. Pold avait une maîtresse et qu’ilvenait encore de partir pour Paris, où il devait la rejoindre. Jelui dis que cette liaison prenait des proportions telles quej’avais cru devoir l’en prévenir.

– Que vous a-t-il répondu ?

– Il m’a demandé l’endroit oùM. Pold rencontrait sa maîtresse, et je lui ai donné l’adressede la garçonnière de M. Pold… oui, madame, M. Pold a unegarçonnière. C’est n°…, rue de Moscou… Il me demanda ensuite le nomde cette femme, et je le lui donnai en ajoutant que c’était unegrande cocotte… sauf votre respect, madame…

– Et alors ?

– Oh ! alors, je n’avais pas plustôt prononcé le nom de cette femme qu’il changea brusquement devisage. Il fut pris d’une grande fureur, proféra des paroles demenace contre cette femme et contre M. Pold et, me quittantbrusquement, se mit à courir comme un fou. Il faisait des gestesterribles, et j’ai bien cru qu’il disait : « Je lestuerai ! je les tuerai !… »

– Le nom de cette femme ? s’écriaAdrienne en saisissant le bras du père Jules et en le serrantjusqu’à la meurtrissure…

Le père Jules dit, avec un grand air desoumission :

– Elle s’appelle Diane, madame.

– Diane ! s’écria Adrienne, d’unevoix égarée… Vite… une voiture… Faites atteler… Vite… arriverai-jeencore à temps ?…

Rapidement et fébrilement, elle jeta unmanteau sur ses épaules, et descendit, courut aux écuries, pressale palefrenier, le cocher.

Puis elle appela sa femme de chambre, appritd’elle que Lily était couchée depuis longtemps, et lui recommandade dire à sa fille qu’elle serait de retour le lendemain, qu’ellen’eût pas à s’inquiéter.

Enfin, le coupé fut prêt. Elle cria aucocher :

– À la gare d’Esbly ! À fond detrain !

Elle referma la portière. Seule dans lavoiture, elle disait et redisait :

– Pold ! mon fils chéri ! queveut-il faire à mon Pold ? que va-t-il lui arriver ?… Etlui, Charley ! le misérable fou !… Pourquoi a-t-ilfui ?… Pourquoi n’a-t-il pas compris que je lui eussepardonné ?…

Le père Jules avait dit au cocher :

– Mon vieux, ne te presse pas… il ne fautarriver à Esbly que pour le dernier train. Ordre dumaître !

…… … … … … … … … … …

Le père Jules regarda s’éloigner le coupé et,derrière ce coupé, ne ferma point la grille.

Il resta sur le seuil, semblant attendrequelque chose ou quelqu’un.

Une demi-heure passa ainsi. Le père Julesdressa soudain l’oreille. Il avait entendu le pas d’un cheval. Eneffet, dans la nuit claire, il vit surgir de l’ombre bleue uncavalier.

Ce cavalier venait à lui, au pas lent de soncheval. Le cavalier s’arrêta au seuil des Volubilis.

Le père Jules s’inclina profondément etdit :

– Voulez-vous me suivre,monseigneur ?

Le cavalier ne répondit pas, mais, comme lepère Jules avait pris l’allée du jardin qui conduisait à la villa,le cavalier suivit le père Jules.

Arrivés à la villa, ils en firent le tour. Lepère Jules montra au visiteur nocturne une fenêtre et prononça cessimples mots :

– C’est là !

Cette fenêtre était au premier étage. Leterrain, derrière la villa, était plus élevé que sur la façade.S’il s’était dressé sur ses étriers, et s’il eût levé les bras, lecavalier eût pu toucher des mains le bord de cette fenêtre.

Le cavalier dit :

– Donnez-moi quelques-uns de ces graviersqui sont sur le chemin.

Le père Jules se baissa, ramassa des gravierset les mit dans la main du cavalier.

– Et, maintenant, éloignez-vous, ditcelui-ci.

Le père Jules s’en alla.

Quand il fut seul, le cavalier jeta un petitcaillou blanc à la vitre de la fenêtre. Puis il en jeta un autre,puis un autre.

Alors, la fenêtre s’ouvrit.

Lily parut dans le cadre de cette fenêtre, sescheveux blonds faisant un halo dans la nuit. Elle vit le cavalieret lui reprocha dans un sourire :

– Oh ! c’est vous… ne m’aviez-vouspoint promis, le soir où vous m’avez surprise dans le jardin, quevous ne viendriez plus ainsi, la nuit, aux Volubilis ? Prenezgarde, songez donc, si l’on vous voyait. Je tremble, princeAgra…

Agra dit :

– Oui, je vous ai juré, quand je vinsici, l’autre nuit, et que vous parûtes si épouvantée de mon audace.J’ai juré de vous obéir, de ne plus revenir et de savoir attendre…mais il a été au-dessus de mes forces de tenir mon serment. Cesoir, j’ai acheté l’un de vos serviteurs qui m’a ouvert la porte devotre demeure. Me voici, ma douce Lily… et je ne peux me passer devous.

– Que voulez-vous dire, monseigneur, quevous m’aimez ?

– Ne me dites point :« monseigneur », ô Lily !

– De quel nom voulez-vous que je vousappelle ?

– Ma mère m’appelait William !

– Votre mère ? Votre mère est doncmorte, William ?

– Oui, dit Agra, d’une parole lente.Jamais le souvenir de ma mère ne m’a quitté, Lily !Jamais !

Et le prince Agra déclara, avec une voixétrange :

– Et je ne fais rien dans la vie sanssonger à ma mère…

– Oh ! mon Dieu ! dit Lily,pourquoi donc, monseigneur, votre voix est-elle si dure et presquemenaçante quand vous parlez de votre mère ?… Quand je parle dela mienne, je voudrais avoir une voix d’une infinie douceur.

Agra ne répondit point.

Lily se pencha à sa fenêtre.

– William… dit-elle, William…

Si Arnoldson avait vu le prince à cette heure,il eût su lire dans son âme, et, alors, il aurait été épouvanté,car, après avoir constaté que le prince n’aimait pas Lily, ilaurait deviné aussi qu’il allait l’aimer.

Le prince, en effet, se croyait toujours aussifort contre la femme, aussi indifférent à son charme fatal. Et ilmettait sur le compte de sa vengeance à accomplir les parolesd’amour qui devaient perdre Lily. Il ne s’avouait point que cesparoles jaillissaient de la sincérité d’une émotion dont bientôt iln’allait plus être le maître.

Et, cependant, il perçut cette émotion dont ilne s’avouait point la cause ; alors, il la dompta. Il sesouvint au nom de qui et au nom de quoi il agissait, et ilreconquit son calme.

Il se rappela ce qu’il avait juré à Arnoldson,ce qu’il avait juré à son père. Il se rappela le terrible sermentqu’il avait prononcé un soir à l’auberge Rouge. Il se rappela samère !

Et, chassant le sentiment de pitié né del’immense sympathie qu’il commençait à éprouver pour cette enfant,désignée par Arnoldson comme l’une de ses premières victimes, ildit :

– Lily, croyez-vous en moi ?

– Je crois en vous, répondit Lily, commeelle eût répondu : « Je crois en Dieu. »

– Lily, puisque vous m’aimez, vous nedouterez point de moi ?

– Je ne douterai jamais de vous.

– Lily, vous m’obéirez ?

– Je vous obéirai, William, fit Lily.

– Quels que soient mes ordres ?

– Qu’allez-vous exiger de moi ?Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Voilà que votre voix est aussidure qu’elle l’était tout à l’heure, quand vous me parliez de votremère… J’ai peur de ce que vous allez m’ordonner.

Après un court silence, le princedit :

– Voici : il faut me suivre,Lily !

– Vous suivre ?…

– Oui. Il faut quitter cette maison.

– Quitter cette maison ? Quitter mamère, mes parents ?… Que dites-vous là ? Expliquez-moivos paroles… William, où voulez-vous donc que je voussuive ?

Agra répondit :

– Où je voudrai !…

Lily, éperdue, fit :

– Mais je ne peux pas ! Je ne peuxpas !… Ma mère en mourrait… Je ne puis quitter ma mère…

– Vous refusez de me suivre,Lily ?

– Oh ! William ! ce n’est pasmoi qui refuse de vous suivre… Je voudrais vous suivre partout ettoujours, William… Mais… Songez à ma mère… Non, je ne puis voussuivre…

– C’est là votre dernière parole,Lily ?

Le prince, d’un bond, fut debout sur sa selleet presque à la hauteur de Lily.

Il lui tendit les bras. Son regardtout-puissant l’attirait à lui.

Lily ne bougeait pas, mais elle était toutentière sous la domination de ce regard, et, lorsque, d’un gestelent, le prince l’eut entourée de ses bras, elle se laissa glissersans résistance jusque sur sa poitrine.

Le prince l’avait saisie, et la pauvre Lilyétait sans force dans ses bras.

Agra retomba sur sa selle. Il ne toucha pointaux rênes. Kali obéit à la pression de ses genoux et reprit delui-même le chemin qui l’avait conduit derrière la villa.

Kali sortit du jardin et, sur la route, partitsoudain en un galop furibond. Le prince ne se tenait toujours enselle que par l’étreinte de ses genoux et accélérait encore legalop de son cheval de son ardente pression des jarrets.

Et Lily était sur la poitrine d’Agra,défaillante, sans force…

Ils traversèrent ainsi le bois de Misère,atteignirent la route de Paris.

Kali semblait voler vers un but qu’il devaitconnaître.

Ils traversèrent des villages, une forêt, devastes plaines…

Et le prince avait posé sur la bouche de Lilyle baiser mortel de ses lèvres de marbre !…

XVIII – CHÂTIMENT

 

Diane et Pold s’étaient réfugiés dans lachambre. Ils se regardaient et ne se parlaient point. Leur regardlisait avec suffisamment d’éloquence toute la folle terreur qui leshantait pour qu’ils n’eussent point à l’exprimer.

Ils étaient appuyés contre les murs, face àface. Ils ne bougeaient pas.

Ils attendaient.

Ce qu’ils attendaient, c’était l’inévitable,l’effroyable, l’horrible…

C’était la chose fatale qu’ils ne savaientpas, mais pour laquelle ils étaient là… pour laquelle on les avaitamenés là !

On n’avait point mis sur eux une porte dechêne et un mur sans un dessein terrible…

Ils prévoyaient qu’on les avait destinés àquelque supplice, à un supplice qui commençait…

Diane dit, d’une voix d’hallucinée :

– Qu’attendons-nous ?…

Elle dit encore :

– Pourquoi ? … Pourquoi ?…Pourquoi ?

Les paroles de Diane firent que Pold sortitenfin de l’abîme de terreur où les révélations de la jeune femmel’avaient plongé.

Il eut un geste de résolution.

– Enfin, s’écria-t-il, il fautaviser !… Il est certain que quelque chose nous menace.Quoi ? On nous retient de force ici, on nous y a murés. Cetteporte, malgré sa solidité, il faut la briser.

Diane étendit sa main vers lui ; elle luiparut une somnambule.

– Ne tente rien, dit-elle. Je te jure quec’est inutile !

Avec une horrible grimace de frayeur, elles’écria :

– Mais que veulent-ils de moi ?Pourquoi m’avoir enfermée dans ce tombeau ?… Toi… toi… ils ontà se venger de toi… Qu’ils se vengent ! qu’ils fassent cequ’il leur plaît de toi et de ta famille ! Que vous soyezvivants, que vous soyez morts, je me demande ce que cela peut bienme faire ! J’ai toujours été avec eux… Je leur ai toujoursobéi… Agra a été mon maître, il n’a pas cessé de l’être… Alors…alors, pourquoi m’enferment-ils ici ?…

Pold avait reconquis quelquelucidité :

– Je vous dis, Diane, que nous nedevrions songer qu’à une chose : unir nos efforts pour sortird’ici…

– Mais tu ne sortiras pas ! Je tedis que tu ne sortiras pas !

– Diane, revenez à vous…

– Je te dis que nous allons mourir…

– Moi peut-être… mais vous, Diane, vousles avez servis, vous êtes leur docile instrument… Pourquoivoulez-vous qu’ils vous sacrifient ?…

Elle répéta :

– Je te dis que nous allons mourir… Je tedis qu’ils ont quelque chose de terrible à accomplir ici… Nous n’yéchapperons point, sois-en sûr !…

– Alors, vous vous soumettez, Diane…demanda Pold.

– À quoi ?

– Au sort fatal auquel vous vous ditesvouée… Moi, je lutterai jusqu’au bout ! Et je vous jure que,s’ils veulent ma peau, eh bien ! il faudra qu’ils viennent laprendre, et que je saurai la défendre, Diane !

Il se baissa vers la cheminée, prit un chenetet cria :

– Je les attends !… Oui, jedéfendrai ma peau ! Et la vôtre par-dessus lemarché !…

Puis il prit Diane au poignet et voulutl’entraîner :

– Allons à la porte ! Il y apeut-être quelque chose à faire à la porte… Allons ! ducourage ! ou nous sommes fichus !…

Ils sortaient de la chambre et entraient dansle vestibule quand ils crurent percevoir un bruit derrière laporte.

– Écoute ! fit Pold, une mainétendue et arrêtant Diane.

Diane fit :

– Oui, oui, il y a là quelqu’un, là…derrière cette porte.

Pold répéta son geste de silence.

Et tous deux entendirent distinctement lebruit que faisait une clef que l’on introduisait dans uneserrure.

Ils se regardèrent et reculèrent.

Ils reculèrent jusque dans la chambre.

Diane se traîna derrière le lit.

Pold, sur le seuil de la chambre, resta.

Il se dressa dans une dernière attitude debravade, et serra le chenet dans sa main crispée.

Mais la peur, la peur atroce qu’on ne peutvaincre et qu’il n’avait point vaincue malgré tous ses efforts,faisait que ses dents claquaient.

Du seuil de la chambre, il ne pouvait voircelui qui entrait.

Il entendit donc, avec un effroi grandissant,la porte s’ouvrir.

Puis la porte fut refermée avec précaution,lentement et presque sans bruit.

Un pas glissa sur le tapis, un pas que l’onétouffait. Et, soudain, dans le cadre de clarté que faisait laporte de la chambre restée ouverte, apparut un homme.

Pold poussa un cri terrible, et son arme luiéchappa de la main : cet homme était son père !

Et il suffisait à Pold d’avoir rencontré uneseconde le regard de cet homme pour être définitivement fixé sur cequ’il savait et sur ce qu’il voulait.

Lawrence regarda son fils, qui avait étendules bras au travers de la porte.

Il le regarda d’une façon tellement étrange eten lui présentant un visage d’une pâleur tellement effrayante quePold recula.

Lawrence avançait. Lawrence entra dans lachambre. Et Pold reculait toujours…

– Où est-elle ? dit Lawrence.

Pold ne reconnut point la voix de son père etne lui répondit pas.

Mais Lawrence venait d’apercevoir Diane. Ellele regardait venir à elle.

– Que me voulez-vous ? Que mevoulez-vous ?…

Elle n’avait plus la force de crier. Ellevoulut dire encore des choses… mais il ne s’échappait de sa boucheque des sons rauques et inintelligibles.

Lawrence fit le tour du lit. Froidement, iltira de sa poche son revolver et l’arma.

– Je veux que tu meures !dit-il.

Diane recouvra une énergie terrible. Ellebondit, se glissa le long du mur, essaya de gagner la porte de lachambre. Mais Lawrence lui avait coupé la retraite.

– Tu vas mourir, je vais te tuer commeune chienne !

– Écoute-moi ! Écoute-moi,Lawrence !

Et elle hurla :

– Je ne veux pas mourir !…

Mais Lawrence avait levé sur elle sonrevolver.

Pold ne faisait rien pour arrêter son père. Ille considérait sans un geste, sans un cri.

Il sentait bien que tout était inutile et querien au monde ne pourrait empêcher Lawrence de frapper Diane.

Cette froide et terrible résolution serévélait tout entière dans l’âpreté de son regard et de sesparoles.

Pold regardait son père et Diane. Il vit lafemme bondir du côté de la porte et tenter vainement d’échapper àLawrence.

Il entendit Lawrence annoncer à Diane qu’elleallait mourir et il vit qu’il braquait son arme sur elle.

Il devina, plutôt qu’il ne l’entendit, qu’elledemandait grâce !

La minute était terrible.

Alors, simplement, au moment même où Lawrencetirait sur la malheureuse, au moment où le coup de feu retentissaitsourdement dans la pièce, il alla se jeter entre Lawrence etDiane.

Et la balle qui était destinée à Diane, il lareçut en pleine poitrine !…

Il étendit les bras, tourna sur lui-même ets’abattit.

Puis, le pauvre Pold eut encore la force dedire à Diane :

– Tu vois bien que je t’aimais, puisqueje meurs pour toi !

Une écume de sang s’échappait de sabouche.

Ses yeux perdirent bientôt tout éclat,devinrent vitreux, tels les yeux d’un mort. Sa main, qui fouillaitsa poitrine, n’eut plus un mouvement.

Ce fut, aux pieds de Lawrence, un cadavre. Lepère regardait le corps de son fils. Dans sa main, son revolverfumait encore.

Il eut un hurlement.

Il avait tué son fils ! Il avait tué sonPold !

Et il l’avait tué pour cette femme !…

Il releva sur Diane un visage d’outre-tombe.Il dit :

– Je voudrais te faire mourir deuxfois !

Diane se releva, se glissa le long des murs,refit le tour de la pièce, arriva à la porte et sortit de lachambre avec un cri sauvage.

Mais Lawrence la suivit. Elle était abattuecontre la porte de l’appartement, dans l’angle du mur. Elle sefaisait toute petite et criait :

– Je ne veux pas !

Lawrence lui prit un bras, et brutalement latira à lui.

Il eut un ricanement satanique :

– Tu ne veux pas mourir ! Et Poldest mort !

Et il la traîna par les poignets.

Il la ramena près du corps de Pold.

Elle avait des hoquets effrayants. Et luin’était point pressé de la voir mourir…

– Je te dis que je vais te frapper… Je tedis que tu ne m’échapperas point… À cette heure, tu m’appartiens,Diane !… toi, qui n’as point voulu m’appartenir !… Toi,que j’ai tant priée, c’est toi qui me supplies !…

– Oui, oui, faisait-elle. Je te supplie…Écoute-moi…

– M’écoutais-tu, toi ?

– Je t’écouterai, Lawrence.

– Tu ne trouves donc point qu’il est troptard ? répéta Lawrence.

Il jouait avec son arme, dont Diane ne pouvaitplus détacher ses yeux.

– Si tu m’écoutais, continua-t-elle, tuverrais bien que rien de ce qui est arrivé n’est de ma faute… Je tejure que c’est Agra, que ; c’est Arnoldson qui ont toutfait !… Tout !… tout !… tout !…

– Ce sont eux, sans doute, qui t’ontordonné de me tant faire souffrir ?…

– Oui, oui, Lawrence, ce sonteux !…

– Et pourquoi, dis-moi, pourquoi as-tufait ce qu’ils t’ont dit ?

– Parce que j’aimais le prince… Mais,aujourd’hui, je le hais !

– Mais, dis-moi, tu aimais aussi monfils ?…

– Lawrence ! si tu voulaism’écouter, je te prouverais bien que je n’aimais pas ton fils…

– Oui, tu me prouverais cela… Tu es assezforte pour me prouver cela… Mais je ne t’écouterai point !C’est vraiment dommage… N’est-ce pas, Diane, que c’est vraimentdommage que je ne t’écoute pas ?… Je t’ai trop écoutée, Diane…beaucoup trop…

Diane se traîna, elle écarta avec terreur lebras qui tenait l’arme…

Mais lui ne la regardait même plus : ilfixait le cadavre de son fils…

Elle reprit :

– Voyons, il n’est pas possible que tu metues comme cela !… Que feras-tu de moi quand je seraimorte ?

Elle vit qu’il ne répondait pas, qu’il nel’entendait peut-être pas…

Et, se souvenant, dans une minute de luciditésuprême, que sa coquetterie avait été toujours, jusqu’au moment oùelle connut le prince Agra, victorieuse des hommes, elle se glissavers Lawrence, se dressa contre lui, l’enserra de ses bras, lepénétra de la chaleur de son corps et eut la force surnaturelle delui sourire.

Elle plongea dans ses yeux son regard… Ellemit dans ce regard sa toute-puissance de courtisane. Elle lechargea de la promesse de mille joies infernales…

Mais Lawrence ne la voyait pas. Il ne voyait,par-dessus son épaule, que le cadavre de son fils.

– Lawrence ! Lawrence !cria-t-elle.

Elle l’appela très haut et très fort, commes’il avait été très loin.

Alors il dit :

– C’est assez !

Et, tandis qu’il la prenait, d’un geste debarbare, aux cheveux, son autre main lui appliqua sur la tempe lecanon du revolver.

Elle se rua en arrière. Il la ramenaférocement à lui.

– Meurs, chienne ! cria-t-il.

Il tira.

Le corps de Diane eut un long frisson…

Elle ne ferait plus souffrir les hommes…

Les gestes de Lawrence étaient en quelquesorte automatiques… Il semblait accomplir des gestes fatals où savolonté n’avait plus rien à faire.

Puis, il fut debout, porta le revolver à sonfront. Il tira.

Mais entre le moment précis où il appliquaitson arme sur sa tempe et celui, qui le suivit presqueimmédiatement, où il tira, il put voir, dans le cadre de la portede la chambre, la silhouette sombre d’un homme…

La silhouette, qu’il connaissait bien, del’Homme de la nuit…

L’Homme de la nuit s’avança vers Lawrence.Mais le coup de feu avait retenti.

Et Lawrence était tombé à la renverse, sur lelit.

Sa tempe laissait échapper quelques raresgouttelettes de sang.

L’Homme de la nuit se précipita sur lui, luipassa un bras sous le cou, et lui souleva la tête.

Il regarda ces yeux qui le voyaientencore.

Et l’Homme de la nuit ne souriait plus !Son visage avait revêtu une expression de férocité formidable…

L’une de ses mains rapprocha de lui, plus prèsencore, plus près toujours, la tête de Lawrence… De l’autre main,il retira ses lunettes… Il dévoila ses yeux… ses yeux que nuln’avait vus depuis vingt ans !… Et son regard alla trouver leregard mourant de sa victime.

Vision terrible ! Effroyable vision desêtres morts qui ressuscitent !…

Et l’Homme de la nuit cria à Lawrence, sur quiplanait cette vision :

– Me reconnais-tu, Charley ?… Mereconnais-tu ?

Et Lawrence le reconnut, car, dans un derniereffort, il dit :

– … Jonathan Smith !…

Sa tête se fit plus lourde sur la maind’Arnoldson, et il mourut, les yeux grands ouverts sur l’Homme dela nuit !

XIX – OÙ M. MARTINET, QUI EST UNBRAVE HOMME, INTERVIENT

 

L’Homme de la nuit se croisa les bras et restaen face de ce cadavre durant des minutes interminables.

Il dit encore :

– Il est mort et il a bien souffert avantde mourir !

L’Homme de la nuit avait complètement oubliéqu’au-delà du lit il y avait, sur le parquet, deux autrescorps : celui de Pold et celui de Diane.

Mais il négligeait ces victimes.

Et toute l’affreuse joie qui emplissait àcette heure son âme de damné lui venait uniquement de la mort decelui qui fut Charley et qui lui avait volé jadis sa petiteMary.

… Mary !…

… Il ne songea bientôt plus qu’à elle, car ilsavait qu’elle allait venir et il se délectait déjà du désespoirsans nom où celle qui l’avait trahi, celle qui avait levé sur luiune main criminelle, allait être plongée devant la mort de ces deuxêtres chers.

Il songea aussi à autre chose…

Il pensa que rien désormais ne s’élèveraitplus entre elle et lui et qu’elle était en son pouvoir, n’ayantplus pour la défendre ni son mari, ni son fils, ni personne…

Et, après s’être ainsi atrocement vengéd’elle, rien au monde ne pourrait empêcher qu’elle fût à lui…

Après la haine satisfaite… il allaitsatisfaire son abominable amour…

Et, comme l’idée lui vint qu’elle lerepousserait avec horreur et qu’elle préférerait la mort à sonamour, il eut à nouveau son diabolique sourire.

Non, elle ne le repousserait point… Non, ellene mourrait point…

Est-ce que tout jusqu’à ce jour ne s’étaitpoint passé comme il l’avait prévu, comme il l’avait voulu ?…Qui donc serait capable d’entraver ses desseins ?… Qui seraitjamais assez puissant pour les faire échouer ?…Qui ?…

Il était bien sûr de lui ! Et il étaitbien sûr d’elle !…

…… … … … … … … … … …

Soudain derrière l’Homme de la nuit se firententendre des pas dans le vestibule.

Arnoldson se rejeta contre la muraille etassura sur son profil d’oiseau de nuit les deux disques noirs deses lunettes.

Une femme venait de se précipiter dans lachambre.

Elle ne vit point Arnoldson.

Elle ne vit qu’une chose…

… Le cadavre sur le lit…

Et elle fut sur ce cadavre, elle se jeta surlui.

Et elle lui prit la tête.

– Je suis venue trop tard, gémissaitAdrienne, trop tard… Charley, tu es mort !…

Elle étreignit ce corps, et lui cria commes’il pouvait encore l’entendre :

– Pourquoi n’as-tu pas pensé que je tepardonnerais, Charley ?…

Et elle ne dit plus rien…

Arnoldson n’avait pas bougé.

Enfin, l’épouse de Lawrence se releva…

Il la vit de profil et il ne la reconnutpoint, tant la douleur l’avait transformée…

Mais elle était belle encore, belletoujours…

Elle essuya, de ses mains tremblantes sesdernières larmes…

Alors, il dit :

– Madame !…

Elle se retourna…

– Ah ! vous ! s’écria-t-elle.Vous ici !…

Il y eut entre eux un terrible silence.

Puis elle ajouta :

– C’est vous, n’est-ce pas, qui êtes lacause de tout ceci ?

Arnoldson répondit :

– C’est moi, madame… Vous me haïssezbien, n’est-il point vrai ?

Elle ne répondit point ; mais il y avaitdans son regard tant de menaces que tout autre que l’Homme de lanuit en eût été épouvanté.

– Je vous avais prédit ces choses… ditArnoldson… Je vous avais signalé ce malheur… Pourquoi n’avoir pointtenu compte de ma parole ?

Elle dit, d’une voix sinistre :

– Je vengerai Lawrence !…Maintenant, monsieur, fuyez ! Votre présence ici estabominable… Fuyez !

Arnoldson s’inclina :

– Je vais m’éloigner, madame, mais pasavant de vous avoir donné quelques renseignements sur ce qui s’estpassé ici…

– Que voulez-vous dire ?

– N’êtes-vous point venue dans cetappartement parce que votre mari devait y rencontrer sa maîtresse…dans les bras de son fils ?… Vous avez vu votre mari,madame…

Et Arnoldson, d’un geste d’effroyableironie :

– Le voilà ! dit-il en montrant lecadavre.

– Eh bien ? fit Adrienne, qu’uneterrible expérience de la férocité de cet homme affolait ànouveau.

– Eh bien, vous ne vous êtes occupée nide la maîtresse ni de votre fils.

– Mon fils ! clama-t-elle. Monfils !… Où est mon fils ?…

Arnoldson, très calme, déclara :

– Avant de se tuer, madame, votre mari atué son fils !

– Ce n’est pas vrai ! Monstre !Misérable !…

Elle voulut se précipiter sur Arnoldson, maiscelui-ci lui cria :

– Si tu doutes, fais le tour de ce lit…et regarde !

La pauvre femme bondit vers l’endroit que luiindiquait le geste de l’Homme de la nuit.

Et elle vit le corps de son fils à côté ducorps de Diane…

Elle porta les mains à sa poitrine… Elleétouffait.

Et elle tomba…

Arnoldson la reçut dans ses bras avec un cride triomphe…

Elle était à lui, bien à lui… avant même qu’ilne l’eût prévu.

Elle était sans vie dans ses bras, incapablede lui résister…

Et ce fut une scène effroyable que celle oùl’Homme de la nuit, debout parmi tous ces cadavres, pressa sur sapoitrine ce corps de femme qu’il désirait depuis vingtans !

Il lui salit les lèvres de son baiserimmonde…

Puis, avec une force qu’on ne lui soupçonnaitpas, il emporta cette femme dans ses bras et se précipita vers laporte de la chambre.

– Elle est à moi !… Elle est àmoi !… Toute à moi !… Mary !… Mary !…Mary !…

Il était fou, fou de joie, fou d’amour… sil’on peut donner ce nom à la passion monstrueuse qui étreignait lecœur et les sens de cet homme.

Tout à coup, au moment où il surgissait dansle vestibule, emportant son précieux fardeau, une pousséeinattendue le rejeta dans la chambre.

Et il dut lâcher Adrienne, sa« Mary », toujours évanouie.

L’Homme de la nuit relevait un front furieuxcontre son agresseur, mais, soudain, sa physionomie devintsouriante.

Il avait reconnu M. Martinet.

C’était, en effet, M. Martinet quiarrivait, les mains en sang, les habits déchirés, haletant. Ilétait encore dans le vestibule et l’Homme de la nuit sur le seuilde la chambre.

– Oui, moi ! cria-t-il. Moi, quiarrive pour sauver Pold ! Mais j’arrive en retard, n’est-cepas ?… Moi qui ai dû me débarrasser par la ruse de votredomestique et qui viens peut-être de tuer l’homme qui se trouvaitderrière cette porte et qui m’empêchait d’entrer !… Moi, quivous surprends tenant dans vos brasMme Lawrence !… Que se passe-t-il ? Ques’est-il passé ? Dites-le-moi ! Dites-le-moi, ou je voustue !

Arnoldson, plus souriant encore, s’effaçadevant M. Martinet.

– Entrez donc, cher monsieurMartinet.

M. Martinet, de l’endroit où il setrouvait, vit Lawrence sur le lit, Diane et Pold sur le parquet, etMme Lawrence à ses pieds.

Il s’arracha les cheveux et eut unrugissement.

Il courait déjà à Pold quand il vitqu’Arnoldson quittait la chambre.

Il le retint :

– Ah ! vous ne sortirez pas !…Ne sortez pas !… Nous allons appeler la justice,Arnoldson ! Je ne sais quel a été votre rôle dans tout ceci,mais il faut que nous le sachions ! La justice entrera iciavant que vous n’en sortiez !

Arnoldson, toujours souriant, dit :

– La justice ? Croyez-moi, si vousaimez les gens qui sont là, n’appelez pas la justice… Pasd’esclandre ! Vous étiez sûrement au courant des amours deM. Lawrence, de Diane, votre belle-soeur, et de Pold. Sachezdonc quelle en fut la conclusion : M. Lawrence a tué sonfils et Diane et s’est tué ensuite. Inutile de crier ces choses surles toits : cela serait fort désagréable à cette pauvreMme Lawrence, qui est arrivée quand tout étaitfini, et cela causerait du tort à Mlle Lily, pourpeu qu’un jour elle désire se marier… Les choses se sont passéesici… dans une maison dont les locataires ne pourront rien dire,attendu qu’il n’y a pas de locataires. Profitez-en… Soyez muetcomme une carpe, monsieur Martinet !… Et, au lieu d’allerchercher la justice qui n’a rien à faire dans cette histoire,donnez donc vos soins à cette pauvre Mme Lawrence,qui est bien malade… Ensuite, vous verrez tous deux s’il fautappeler la justice… Vous voilà raisonnable… J’ai bien l’honneur devous saluer…

Et Arnoldson s’en alla.

Ses paroles semblaient avoir enlevé toutevolonté à Martinet. Celui-ci, après le départ de l’Homme, seressaisit, bondit vers Pold, et, arrachant son veston, son gilet,sa chemise, il mit la poitrine du jeune homme à nu.

Une plaie s’ouvrait au sternum…

Martinet appuya son oreille sur la poitrine dePold.

Et Martinet se releva, radieux, avec un grandcri de joie :

– Il vit ! Il vit !…

Partie 3
LA FOLIE DU CRIME

 

I – CONVALESCENCE

 

Le soir tombait. Dans une chambre de l’hôtelde l’avenue Henri-Martin, Adrienne écoutait dormir Pold. Elleconsidérait le pâle visage de son fils et l’agitation de sonsommeil.

Une femme de chambre apporta une lampe.

– Madame, il y a quelqu’un ici quivoudrait vous parler.

– Je n’y suis pour personne.

– Il insiste, madame. Il m’a dit que,lorsque vous sauriez son nom, vous le recevriez immédiatement.

– Ce nom ?

– Il m’a dit qu’il s’appelaitMartinet.

– Martinet ! Faites-le entrer ici,dit Adrienne.

La bonne s’en alla. Adrienne se leva et alla àla fenêtre.

Quand elle se retourna, elle vit, sur le seuilde la chambre, Martinet, qui attendait une parole d’elle pourentrer.

Elle s’avança vivement vers lui.

– Entrez, monsieur, entrez, il me tardaitde vous voir… J’ai tant de choses à vous dire, une tellereconnaissance à vous exprimer !

Martinet paraissait tout honteux :

– Madame, il n’y a pas de quoi… EtM. Pold ? Il va mieux ? dites… On m’a dit qu’ilallait mieux.

– Oui, oui, beaucoup mieux.

Cette conversation avait lieu à voix basse.Martinet regardait le lit où reposait Pold.

– Alors, dites, il est sauvé ?

– Oui. Le médecin m’a dit qu’il étaitsauvé, que nous n’avions plus rien à craindre… Ce n’est plus qu’unequestion d’un mois et demi au plus. Il était bien malade…

– Oui, madame, je le sais. Mais vos soinsl’ont sauvé.

– Avant que je ne le sauve, il vous a dûson salut, monsieur Martinet. Vous étiez son ami, soyez le mien… Jen’aurai plus que vous d’ami en ce monde…

– Oh ! madame, je ne saisvraiment…

Et, très ému, il continuait :

– Ah ! Il y a un mois que je voulaisle voir, ce bon Pold… Mais vous avez su que j’étais malade,n’est-ce pas, madame ?… Les émotions… C’est ça… Eh bien !je ne suis pas fort, moi, contre les émotions… Et je suis tombémalade. C’est la première fois que je sors… J’ai voulu venir icitout de suite… Mais vous savez que, tous les jours, j’envoyaischercher des nouvelles, en bas, chez votre concierge…

– Oui, je sais cela. J’aurais voulu allervous voir, car je sais tout ce que vous avez fait pour nous.Malheureusement, je n’ai pas quitté le chevet de mon fils… Quienvoyiez-vous chercher des nouvelles de Pold ?

– Mais c’étaitMme Martinet elle-même qui passait, madame.

– Votre femme, monsieur Martinet !Que n’a-t-elle demandé à me voir, à voir Pold ?… Quen’est-elle montée ici ?…

– C’est moi qui le lui avais défendu,madame, fit Martinet d’une voix grave. Je n’ai pas voulu qu’ellevînt vous importuner…

Pold fit quelques mouvements.

Un mois s’était écoulé depuis les derniersévénements qui se déroulèrent d’une façon si tragique dans lagarçonnière de Pold.

Quand Martinet était sorti de la chambrefunèbre, à la recherche d’un secours, il n’avait rencontré dans lamaison âme qui vive.

Et il constata que l’homme qui se tenaitdevant la porte de la garçonnière, et qu’il avait frappé, nel’avait pas été mortellement, puisque son corps n’était pas là. Ilavait disparu.

Arnoldson avait fui. Il n’y avait plus, danscette maison, que lui, Martinet, une femme évanouie, Pold expirantet deux cadavres.

Il sauta dans un fiacre et s’en fut à larecherche d’un médecin, qu’il ne trouva pas. Il perdait la tête. Ilne savait ce qu’il devait faire. Il voulait aller prévenir lapolice, mais il se rappelait les dernières paroles d’Arnoldson.Finalement, il revint rue de Moscou.

Quelle ne fut pas sa stupéfaction et saterreur en voyant que les corps avaient disparu ! On les avaitenlevés.

Mais un mot laissé en évidence sur le lit, etqui lui était adressé, lui ordonnait de se rendre avenueHenri-Martin sur-le-champ.

Perdant de plus en plus la tête, il se fitconduire avenue Henri-Martin.

À la loge, il rencontra le père Jules, qu’ilcroyait aux Volubilis.

– Ah ! quel malheur ! geignaitle brave homme.

Car le père Jules avait toujours passé pour unbrave homme aux yeux de tout le monde.

– Où sont-ils ? s’écriaMartinet.

– Là-haut, monsieur Martinet.Comment ! vous êtes déjà au courant ?… On vient de lesapporter… Ce pauvre monsieur ! J’ai été chercher le docteur dela maison, qui est un bon ami et un excellent homme, et plein desavoir, monsieur Martinet… Il a fait déjà revenir à elle cettepauvre Mme Lawrence… Et il s’occupe deM. Pold !… Mais, pour sûr, celui-ci n’en réchapperapas !…

Martinet ne l’écoutait plus déjà, et avaitbondi vers l’hôtel. Il passa sa nuit à aider le médecin dans lessoins qu’il prodiguait à Pold et à sa mère.

On fit, par l’ordre d’Adrienne, le plus absolusilence sur ce drame de famille, et Lawrence fut inhumé, avec lacomplicité des médecins, sans que nul pût se douter qu’il s’étaitdonné la mort.

Seule, la disparition de Diane fit beaucoup debruit dans Paris. Les feuilles ne s’occupèrent que de cela pendantquinze jours. Finalement, comme on n’entendait plus parler duprince Agra, on en tira cette conclusion qu’elle avait quitté Parisavec lui, sans prévenir personne.

La première chose qu’Adrienne avait faite,quand elle eut retrouvé un peu de cette énergie qui était le fondde son caractère, avait été de renvoyer tous les domestiques et deles remplacer par d’autres qu’elle croyait sûrs.

Elle chassa le père Jules et envoya sonremplaçant aux Volubilis, avec une dame de compagnie. Ils avaientl’ordre de faire patienter Lily, de s’opposer à son retour à Pariset, peu à peu, de la préparer – lourde et terrible tâche – àrecevoir l’affreuse nouvelle de la mort subite de son père,déterminée, disait-on, par la rupture d’un anévrisme.

Adrienne s’était déjà installée au chevet deson fils, bien décidée à l’arracher à la mort, quand, le lendemainmême du départ de la jeune fille, elle la vit revenir toute seule,lui apprenant que Lily n’était plus aux Volubilis.

C’était le dernier coup… et non le moinsdouloureux.

Et elle reconnut encore là la main de l’Hommede la nuit…

Elle s’entretenait encore avec Martinet del’affreux drame, quand la femme de chambre les vint trouver, unecarte à la main.

– Madame, dit-elle, voici la carte d’unhomme qui désire vous voir. Je lui ai dit que vous étiez absente,puis que vous ne receviez personne, mais il a déclaré qu’il nes’éloignerait point sans vous avoir vue.

Adrienne avait pris la carte…

– Arnoldson ! s’écria-t-elle.

Martinet fut debout :

– Le misérable !… Il ose…

Car Martinet savait à quoi s’en tenir,maintenant, sur Arnoldson, et, si on ne lui avait pas encore toutdit, il avait deviné beaucoup de choses.

Il savait, sans en connaître du reste laraison, que cet homme poursuivait d’une haine terrible Pold et safamille, et il avait l’explication de son apparition le soir où ilpénétra dans la chambre des crimes…

– Ah ! madame ! continua-t-il,je suis là. Usez de moi. Et, si vous voulez que je vous débarrassedu misérable, ce sera bientôt fait !

Adrienne ne trouvait pas une parole… Tant decynisme joint à une hardiesse si grande la confondait. Comment, ilosait encore ?…

Elle fut sur le point de crier à Martinet dedescendre et de chasser l’Homme.

Mais une sinistre pensée lui vint… Elle songeaà Lily. Ne lui avait-il point dit, à la villa des Volubilis, quandil lui avait remis les lettres, que sa vengeance irait frapper sesenfants ?…

Agra n’était-il point l’ami de cemonstre ?… Et Agra n’était-il point, à cette heure, le maîtrede sa fille ?… Ah ! il fallait qu’elle le vît… Il fallaitqu’elle lui parlât… Elle comprenait maintenant qu’il se présentâtdevant elle avec une pareille tranquillité…

Elle fit signe à Martinet de rester dans lachambre, auprès de Pold, qui s’éveillait et fixait de grands yeuxsur Martinet et sur sa mère.

Et elle descendit, disant :

– Il faut que je le voie. Il le faut.

Martinet la regardait partir avec unahurissement grandissant, car il ne comprenait point pourquoi ilfallait que cette femme reçût l’assassin de son mari… Martinet, eneffet, croyait toujours Lily aux Volubilis.

Il fut tiré de ses pensées par cet appel dePold :

– Martinet !

Martinet courut au chevet du malade. Et ilprit la tête de Pold et il l’embrassa comme un père eût embrasséson fils.

– Eh bien ! mon pauvre vieux… çava ?…

– Ça va… Martinet… ça va !…

Mais Pold regarda longuement Martinet.

– Si tu savais, Martinet…

– Je ne veux rien savoir, réponditMartinet. Ah ! mon gars, remets-toi, guéris-toi… et ne penseplus à autre chose.

– Écoute, Martinet… Tu sais tout… J’aireçu une lettre… Tu me pardonnes donc, Martinet ?

– Pour sûr que je te pardonne !

Et Martinet se moucha bruyamment.

– C’est très beau, ce que tu as faitlà ! dit Pold.

Martinet s’étranglait : l’émotionl’étouffait. Il prononçait des mots incohérents. Finalement, ilcria :

– Veux-tu me ficher la paix ?…Qu’est-ce qui lui prend donc, à ce sacré gosse ?

Et il se laissa tomber sur une chaise auprèsdu lit.

Pold avait compris…

Il avait pris la main de son ami, il la luiserra avec force.

– Pold ! dit Martinet, je suis unpauvre diable de crétin, d’imbécile !

II – OÙ L’HOMME DE LA NUIT PROPOSE UNMARCHÉ ET OÙ ADRIENNE LE REFUSE

 

Adrienne trouva Arnoldson debout au milieu dusalon. Elle referma la porte et s’adossa à cette porte.

Adrienne et Arnoldson se dévisagèrent unmoment. C’est Adrienne qui commença l’attaque :

– Vous devinez sans doute, monsieur, laraison qui m’a fait vous recevoir. Je ne veux point savoir ce quivous amène ici : je ne veux que vous poser une question. Vousallez me dire où est ma fille, ce que vous avez fait de mafille.

Arnoldson se taisait.

– Répondez-moi !… Dites-moi tout desuite où est ma fille…

Arnoldson conservait le même silence.

– Vous ne voulez pas merépondre ?…

L’Homme de la nuit dit enfin :

– Oui, oui, madame, je vais vousrépondre…

– Enfin ! s’écria Adrienne… Vousavouez donc ?

– Et quoi, madame ?

– Vous avouez que vous m’avez pris mafille…

Arnoldson eut un sourire extraordinairementgracieux :

– Puisqu’on ne peut rien vous cacher,madame, j’avoue… je me suis dit : « Cette pauvre madameLawrence on lui a enlevé sa fille… Eh bien ! moi, je vais lalui rendre. »

– Monsieur ! s’écria Adrienne, sivos desseins étaient si purs, vous m’eussiez déjà rendu mafille !… Et l’atroce ironie de vos paroles me fait encoreredouter quelque horrible machination de votre part…

Arnoldson se décida :

– Voici, madame, où je veux en venir… Ilest exact que votre fille soit en ma puissance.

– Et qu’en avez-vous fait ?

– Moi, madame… Mais rien. Je ne l’ai,depuis son départ des Volubilis, ni vue ni approchée…

– Auprès de qui donc est-elle ?

– Elle est, madame, la propriété duprince Agra…

– Ah ! je voulais vous l’entendredire. C’est, n’est-ce pas ? ce prince qui est votre ami, votreâme damnée… votre monstrueux instrument, sans doute…

– Plus que cela, madame… Le prince Agraest mon fils… C’est vous dire combien il m’est dévoué…

– C’est lui qui a volé Lily cette nuit oùvous aviez fait notre maison du bois de Misère si déserte…

– Il ne l’a pas volée : il l’aséduite.

– Eh ! quoi ? vous osezprétendre que Lily l’aimerait ?…

– Elle l’adorait, madame…

Adrienne n’osait aller plus loin dans cetinterrogatoire. Elle n’osait demander à l’Homme de la nuit deschoses qui lui brûlaient les lèvres.

Arnoldson lisait tous ces sentiments, tous cesdésirs et toutes ces terreurs sur le visage d’Adrienne.

– Madame, dit-il, voyez combien je voussuis dévoué puisque je me réjouis du bonheur que je vousapporte…

– Expliquez-vous…

– Car, enfin, madame, y a-t-il un plusgrand bonheur pour une mère qui a redouté le déshonneur de sa filleque d’apprendre que cette fille est toujours pure ?

Adrienne s’avança vers Arnoldson :

– Je redoutais tout… tout…

Fielleux, il laissa tomber ces mots :

– Ne serait-il pas d’une bonne politiqued’en remercier sir Arnoldson ?

– Vous ? Je serais plutôt tentée decroire que, si une lâcheté n’a pas été commise, que, si un crimen’a pas été accompli, c’est que tous vos efforts ont échoué.

– Madame, je vous donne ma parole – et jevous ai prouvé que je la tiens toujours, n’est-ce pas,madame ? – le jour où j’aurai décidé la perte de votre fille,votre fille sera perdue !

Et Arnoldson ajouta, avec un cyniquesourire :

– Il ne me faudra pour cela que prononcerune parole, et le prince Agra l’attend !

Arnoldson continuait :

– Le prince Agra, madame, n’attendégalement qu’une parole de moi pour vous ramener la jeune Lily.Cette parole…

– Cette parole ? demandaanxieusement Adrienne.

– Cette parole… il dépend de vous que jela prononce, fit lentement Arnoldson.

Adrienne regardait l’Homme de la nuit. Elleavait peur de comprendre.

– Que voulez-vous, chère madame Lawrence,je suis désolé d’en être arrivé à de pareilles extrémités…

Cette fois, il n’y avait plus de doute dansl’esprit d’Adrienne… Elle comprenait l’ignoble marché que l’Hommede la nuit était venu lui proposer…

– Jamais !… s’écria-t-elle.Jamais !…

– Ceci n’est que le premier cri de votreâme révoltée, dit Arnoldson. Vous verrez que c’est la mère qui…m’amènera l’honnête femme… à l’heure que je voudrai, madame… àl’endroit que je vous désignerai… J’ai l’honneur, madame, de voussaluer…

Adrienne se jeta de côté, ne voulant pas êtrefrôlée de cet homme, ni souillée de son approche…

Les trois jours qui suivirent la visited’Arnoldson furent pour Adrienne des jours d’angoisse. Elle restaitauprès de Pold assis dans un fauteuil, commençant enfin saconvalescence.

Ce soir-là, Adrienne reçut la lettresuivante :

 

« Madame,

« Ne réprouvez pas tous mes actes. Jen’ai songé qu’à vous faire transporter à votre domicile, vous, cebon petit Pold que son père avait tant maltraité, et ce pauvreM. Lawrence. Je compte bien, madame, que vous m’en montrerezde la reconnaissance et que vous viendrez vous-même me remercierd’une aussi belle action. Je vous attendrai dans la nuit dedimanche prochain, c’est-à-dire dans sept jours, à l’auberge Rouge,au fond du bois de Misère.

« Je vous prierai, madame, de ne pointretarder ce doux entretien, ne fût-ce que de vingt-quatre heures,car je dois partir dès le lendemain matin pour une contrée assezéloignée où le prince Agra a élu domicile, et attend mesinstructions. »

 

Cette missive était signée de l’Homme de lanuit.

Adrienne la lut sans qu’un muscle de sonvisage tressaillît.

Et cependant l’ultimatum que lui envoyaitArnoldson était bien fait pour la plonger dans la plus terrible desalternatives.

Quand elle eut replié soigneusement cettelettre, elle dit tout haut :

– J’irai !…

III – LE TRIOMPHE DE L’AMOUR

 

Vers quel coin reculé de France, dans quellecontrée mystérieuse, derrière quels murs le prince Agra avait-ilemporté Lily ?

Elle sembla sortir d’un songe… Depuis ledépart des Volubilis, elle n’avait pas ouvert les yeux… Presséecontre la poitrine d’Agra, il lui semblait qu’elle était emportée,dans un galop de vertige.

Elle finit par s’endormir…

Quand elle s’éveilla, une large baie étaitouverte en face d’elle, sur un jardin.

Lily se leva à demi sur son lit de repos, etjeta un anxieux regard autour d’elle.

Elle entendit presque aussitôt une voix quilui parlait. Lily se retourna.

Un homme était là, et qu’elle n’avait jamaisvu.

– Qui êtes-vous, monsieur ? luidemanda-t-elle.

– On m’appelle Harrison, mademoiselle, etje suis là pour vous obéir…

– La seule chose que je désire, monsieur,supplia Lily, c’est de voir celui qui m’amena ici…

– Ce que vous avez à lui dire est doncbien pressé ?

– Oh ! très pressé, monsieur… Jevoudrais lui demander qu’il me reconduise immédiatement chezmoi.

Lily se cacha le visage dans les mains.

– Ma mère, dit-elle, doit être dans uneanxiété folle.

– Votre mère, mademoiselle, ignore àcette heure que vous avez quitté les Volubilis.

– Quoi ?… vous savez ?…

– Je sais !

– Et comment savez-vous que ma mèreignore ma fuite des Volubilis ?

– Parce qu’avant votre départ elle étaitpartie elle-même et qu’elle n’y reviendra point avant quelquesjours… Tranquillisez-vous donc, mademoiselle.

Harrison parlait à Lily avec une grandedouceur. Il ressentait beaucoup de sympathie pour l’enfant, etcertains gestes qu’elle avait, des coins de sourire un peu tristes,des inflexions de la voix remuaient dans son vieux cœur la cendrerefroidie du souvenir.

L’enfant lui rappelait la mère… la mère qu’ilavait aimée en silence et qui n’en avait jamais rien su, quin’avait jamais deviné le secret de son âme.

Et, maintenant qu’il se savait si cruellementvengé par la mort de Lawrence – car la nouvelle lui en étaitarrivée dans la nuit – des maux que cet amour lui avait faitsouffrir, il prenait en pitié celle que la cruauté d’Arnoldsonavait encore marquée comme une prochaine victime.

Puis il avait étudié, lui aussi, le pland’Arnoldson et il en avait compris l’économie. Il en avait saisitoutes les embûches et tous les traquenards. Il avait deviné quelotage Lily était entre ses mains et ce qu’il pouvait exiger de lamère en tenant la fille…

Or Harrison, au bois de Misère, s’étaitmaintes fois caché pour voir passer la mère… et, décidément, il nelui plaisait point d’aider l’Homme de la nuit à posséder celle quilui apparaissait si belle encore…

Que Lawrence succombât… c’était écrit. Ilavait juré d’aider Arnoldson dans l’œuvre de sa vengeance, quiétait en partie la sienne aussi… mais il n’avait nullement prêté leserment de faire tomber Adrienne dans les bras de celui qu’il neconsidérait plus, à cette heure, que comme son rival…

Et cependant, jusqu’à ce jour, il ne s’étaitpoint mis au travers des desseins d’Arnoldson…

Car il savait que c’était une chose terriblede lutter contre cet homme et qu’il y allait de la vie…

Il avait laissé faire les choses…

Il lui dit :

– Le prince Agra va venir,mademoiselle.

La porte s’ouvrit. Agra parut et pria Harrisonde les laisser.

Il vint à elle, s’assit près d’elle. Lilyouvrit ses grands yeux clairs, et le prince y lut des choses qu’iln’avait encore lues dans les yeux d’aucune femme.

Maintenant, Agra tendait vers elle des mainsqui frémissaient… Puis, il l’attira contre lui, et semblant soudainpressé, il l’entraîna hors de la chambre.

Ils s’en allèrent par les allées du parc et sefirent mille promesses.

IV – M. MARTINET PORTE LESCULOTTES

 

Il était une heure du matin quandM. Martinet se retrouva rue du Sentier. Il n’y avait dans larue âme qui vive. Il était le seul à errer d’un trottoir à l’autre,chantant à la lune des refrains polissons.

Il chantait d’une voix hésitante.

Il s’arrêtait de temps à autre au milieu de larue et paraissait tout à coup plongé dans des réflexionsprofondes.

Puis il repartait, reprenant ses refrains.

Il vint à sa porte, introduisit avec quelquedifficulté son passe-partout dans la serrure, et entra dans la courde l’immeuble.

La porte du magasin était entr’ouverte. Il s’yglissa, la referma avec bruit, alluma une bougie et se livra àl’ascension ardue de l’escalier qui conduisait au premier étage. Ilne l’acheva point sans quelque fracas, ce dont il n’avait cure.

Il fit irruption dans la chambre conjugale.Sur le lit, Mme Martinet, en chemise de nuit, étaitassise.

– Ah ! ah ! tu m’attendais,Marguerite ?

– Oui, mon ami, ditMme Martinet d’une voix pleine de douceur, jet’attendais.

– Eh bien, sois contente. Mevoilà !

– Comme tu rentres tard,Martinet !

– Saperlotte ! s’écria Martinet, jene rentre pas encore assez tard si c’est pour t’entendre ! Tune peux donc pas dormir sans moi ?… Glisse-toi dans le plumardet fiche-moi la paix ! C’est entendu ? Une !deux ! Ça y est !…

Et Martinet commença, sans plus s’occuper desa femme, la difficile opération qui consistait à déboutonner sonfaux col et à enlever sa cravate.

– Viens ici que je t’aide, fit timidementMme Martinet.

Martinet consentit à ce que sa femme luienlevât sa cravate et son faux col.

– Martinet, fit de plus en plustimidement Mme Martinet, tu sens un peu le vin… monami…

– Cela se peut, madame Martinet… et ilserait vraiment étonnant qu’ayant bu du vin je ne sentisse point levin.

– Martinet, je me permets de te dire celaparce que je crains que tu n’abuses de ta bonne santé actuelle. Iln’y a pas si longtemps que tu étais encore malade… Je crains unerechute…

– Assez, madame ! s’écria Martinet,d’une voix de stentor.

Et il enleva son pantalon, d’un effortpuissant.

Mme Martinet n’osait plus riendire.

– Tu sais, Marguerite, que si je megrise… eh bien ! c’est que j’ai besoin d’oublier… Allons,fiche-moi la paix ! Zut !

Mme Martinet, effrayée, allase blottir tout au fond du lit, du côté de la ruelle. EtM. Martinet se glissa près d’elle.

Il s’enfonça jusqu’aux deux oreilles un bonnetde coton et se mit en mesure de souffler la bougie qui était sur latable de nuit. À ce moment, il aperçut, à côté de cette bougie, uneenveloppe sur laquelle il lut ces mots : « MadameMartinet. »

– Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda-t-il à sa femme.

– Mais je n’en sais rien, mon ami. C’estune lettre qui m’a été adressée et que je n’ai pas lue.

– Et pourquoi ne l’as-tu pointlue ?

– Tu sais bien que tu m’as ordonné de tepasser toutes les lettres qui arriveraient ici. Tu t’es réservé lesoin de les décacheter toi-même.

– Très juste ! acquiesça Martinet,très juste ! Voyons ce qu’il y a là-dedans.

Il décacheta la lettre et la parcourut.

– Tiens ! tiens ! tiens !faisait-il en lisant.

Puis, quand il eut achevé sa lecture, ilreplia la lettre, la mit dans le tiroir de la table de nuit etsouffla sur la bougie.

La chambre fut plongée dans les ténèbres lesplus opaques.

– Eh bien ? demanda de son coinMme Martinet.

– Et bien ! fit Martinet en serecroquevillant dans la position dite du chien de fusil… eh bien,c’est madame Lawrence qui t’écrit.

– Que me dit-elle ?

– Vous êtes curieuse, madameMartinet…

– Elle est toujours à Paris avec…

– Avec ?… interrogea Martinet.

– Avec… son fils ?

– Tu peux bien l’appeler par son nom…avec Pold ! Eh bien, non ! Ils sont tous les deux à lacampagne.

– Ils sont donc retournés auxVolubilis ?

– Elle nous prie d’aller les rejoindre…Ils sont depuis avant-hier au bois de Misère, et il est probablequ’elle manque de compagnie là-bas, puisqu’elle nous prie tous lesdeux de venir les retrouver là-bas…

– Mais je connais fort peuMme Lawrence… Que peut-elle bien mevouloir ?

– Moi, je la connais ! Cela suffit…Elle dit que Pold me réclame et, pour que je ne sois pas privé deta présence là-bas, elle ne verrait aucun inconvénient à ce que tum’accompagnasses…

Content de cet imparfait du subjonctif,Martinet ajouta :

– Maintenant, la suite à demain… Je sensque cela me fera du bien de ronfler.

– Tu iras seul aux Volubilis, déclaraMme Martinet. Moi, je reste ici…

– À cause ? s’écria Martinet, endonnant un grand coup de poing sur le bord du lit.

– Mais, mon ami…

– Il n’y a pas de « mais, monami »… M. Martinet veut que Mme Martinetl’accompagne aux Volubilis, et Mme Martinetl’accompagnera…

Il y eut un silence, puis Martinet entenditque sa femme pleurait tout doucement dans l’ombre…

– Je serai peut-être le maître chezmoi…

Ce fut sa dernière déclaration. Et Martinetcommença à ronfler.

À dix heures du matin, ils prirent tous deux,à la gare de l’Est, le train pour Esbly.

Ils arrivèrent aux Volubilis vers midi.

Martinet n’avait pas adressé la parole à safemme pendant tout le voyage.

Celle-ci n’avait cessé de le regarder avec unemine suppliante de chien battu ou qu’on va battre.

Mais Martinet n’y prenait garde ets’intéressait au spectacle du paysage.

Sur le seuil des Volubilis, ils virentMme Lawrence qui les attendait et qui, de loin,leur adressait un geste d’amitié et de bienvenue.

– Pold réclame votre mari et prétend,madame, qu’il ne se pourra guérir complètement s’il n’est point là,fit Adrienne à Mme Martinet. Vous m’excuserezd’agir avec ce sans-gêne et de vous déranger ainsi. Quant à moi, jene saurais trop vous être reconnaissante de négliger vos affairespour contenter le désir de mon fils. Je suis heureuse de vous avoirprès de moi.

Mme Martinet était tout émuede ce charmant accueil. Quant à Martinet, il se moucha bruyammentet dit :

– Ou’s qu’il est, not’ gosse ?

– Il se promène dans le jardin…

– Il est donc tout à fait bien,maintenant ?

– Oh ! tout à fait, monsieurMartinet. Encore quelques jours, et il aura retrouvé toute sa santéd’autrefois.

– Il est sans doute avec sasœur ?

Adrienne s’arrêta et devint fort pâle.

– Non. Il n’est point avec sa sœur… Sasœur est absente en ce moment, fit Adrienne. Elle est dans unefamille amie…

Une voix joyeuse retentit au fond dujardin :

– Ah ! Martinet ! Mon bonMartinet !

C’était Pold qui arrivait à grands pas vers legroupe.

– Ne te presse pas tant, mon vieux !s’écria Martinet. Tu vas te faire mal, pour sûr !

Pold embrassa Martinet, et, se tournant versl’épouse du tapissier, il lui tendit la main, la mine grave.

Martinet les dévorait des yeux.

Mme Martinet ne fitqu’effleurer la main de Pold.

Mais, s’ils se donnèrent la main, ils ne seregardèrent pas.

Adrienne prit momentanément congé du coupleMartinet.

– Nous déjeunons dans un quart d’heure.Faites ce que vous voulez. La maison vous appartient.

Elle était enchantée de l’arrivée de cesbraves gens. Dans les circonstances terribles où elle se trouvait,à la veille du jour fixé par l’Homme de la nuit pour sonrendez-vous à l’auberge Rouge, sur le point de prendre desrésolutions tragiques, elle ne voulait pas rester seule auxVolubilis avec un enfant blessé.

Et, comme Pold lui parlait tout le temps deMartinet, elle songea à le prier de venir, avec sa femme, passerquelques jours aux Volubilis.

Pold regardait sa mère s’éloigner par lesallées du jardin. Il la montra, dans sa toilette de deuil.

– Pauvre mère ! dit-il. Elle a étébien éprouvée ! Ah ! mon vieux Martinet, tu ne vas plusreconnaître ton Pold. Je ne suis plus le jeune fou que tu as connu.Je suis sage, maintenant… J’ai payé d’un tel prix cettesagesse !… Oui, j’ai beaucoup réfléchi, Martinet, et j’aiarrêté ceci avec moi-même que j’ai fini d’être un enfant et que jevais commencer à être un homme !

– C’est bien, ça, mon fils ! s’écriaMartinet, enthousiasmé.

Et il prit les deux mains de Pold et lesétreignit avec une joie manifeste.

La cloche sonna pour le déjeuner. Ces bravesgens allèrent s’asseoir autour de la table hospitalière, dans lekiosque où l’Homme de la nuit avait fait sa première déclaration àAdrienne.

Martinet demanda tout de suite « dusiphon ». Et, se penchant à l’oreille de Pold, assis à côté delui, il dit :

– J’ai un peu mal aux cheveux… Il n’y arien de bon, mon petit Pold, comme l’eau de Seltz au lendemaind’une « cuite » !

V – HEURE TRAGIQUE

 

Quand on eut terminé le repas, M. etMme Martinet, accompagnés de Pold, s’en furenterrer dans les bois.

Adrienne resta aux Volubilis. Elle monta à lachambre qu’habitait Lily. Elle resta en face d’un portrait de safille un temps infini.

Elle descendit enfin au salon et fit demanderPold.

Pold venait justement de rentrer de sapromenade avec le ménage Martinet. Il vint au salon rejoindre samère.

Il fut frappé, en entrant, de la façon dontelle lui dit de s’asseoir et du ton qu’elle prit pour lui annoncerqu’elle avait des choses fort importantes à lui dire.

Il s’assit. La période terrible qu’il venaitde traverser l’avait rendu quelque peu fataliste. Il s’attendait àun nouveau coup du sort et ne cherchait point à s’y dérober. À voirsa mère, il était évident qu’il ignorait encore toute l’étendue dela catastrophe qui les avait frappés et qu’elle allait la luiapprendre.

– Sais-tu bien, mon enfant, dit Adrienne,quelle fut la cause de nos malheurs ?

– Oui, ma mère, je le sais.

– Parle.

– C’est moi, ma mère, qui fus la cause detous nos malheurs.

– Non, mon enfant. Que ton cœur serassure, et ne te crée point d’injustes remords. Tu ne fus qu’unevictime, comme les autres… Mais une victime de qui, lesais-tu ?…

– Une victime de cette femme que j’eus lafolie d’aimer… de cette Diane que mon père a châtiée avant demourir…

– Tu te trompes encore, mon fils… Cettefemme ne fut qu’une victime elle-même de celui dont je te parle… etque tu n’as point deviné… Écoute-moi bien, Pold, et souviens-toi…La cause de tous nos malheurs est cet homme que tu as vuquelquefois ici, de cet être à l’aspect féroce, qui s’est dit l’amide ton père, de cet Arnoldson, qui habitait la villa des Pavots etque l’on appelle quelquefois l’Homme de la nuit !…

– Ah ! s’écria Pold, Diane mel’avait dit… Mais je ne l’avais point cru… car il fut toujoursd’une grande amabilité pour moi, ma mère, et je ne pouvais prévoirses desseins… Faut-il vous dire qu’aujourd’hui encore je ne lescomprends pas ?… Cet homme nous hait, m’a dit Diane ; ilnous poursuit de sa haine, prétendez-vous, ma mère. Mais quel estdonc cet homme ? D’où vient-il ? Que nous veut-il ?Il y a trois mois, nous ne le connaissions pas… Vous ne l’aviezjamais vu… Il nous ignorait… et… nous ne lui avons rien fait…n’est-ce pas, ma mère ?…

– Non, nous ne lui avons rien fait… et,il y a trois mois, en effet, nous ne le connaissions pas…

– Alors ?

– Alors, depuis trois mois, Arnoldson aosé lever les yeux sur ta mère !

Pold se leva et regarda Adrienne,épouvanté.

– Comprends bien, mon Pold, qu’il fautque je te dise tout et que l’heure est venue où il faut que tusaches tout !… Je n’ai plus personne pour me protéger quetoi.

Pold dit :

– Malheur à ce misérable… si vous ne meretenez pas, je le tuerai.

– C’est bien, mon fils, c’estbien !

– J’ai soif de nous vengertous !

– Je te dis ceci, fit Adrienne, je te disque ta mère, demain soir, ira racheter sa fille…

Elle exhala, la voix à peineaudible :

– Pold, je vais revoir cette homme, jevais le revoir demain.

– Où allez-vous le revoir, mamère ?

– À l’auberge Rouge… où il m’a donnérendez-vous…

– Et vous allez au rendez-vous de cethomme, ma mère ? s’écria Pold.

– J’y vais, Pold.

– Et pourquoi ?

– Parce qu’il le veut !

– Et pourquoi faites-vous ce qu’ilveut ?

– Parce que, mon fils, déclara Adrienned’une voix lente, il y va de la vie et de l’honneur de tasœur !…

Pold se passa les mains sur le front.

– … Que voulez-vous dire ?… Nem’avez-vous pas annoncé, pendant ma maladie, que Lily était en cemoment au sein d’une famille amie… et qu’elle reviendrait bientôt…et qu’on s’efforçait là-bas de la consoler… de la distraire un peude la douleur qu’elle a ressentie de la mort de monpère ?…

– Lily ignore sans doute que son pèren’est plus de ce monde, Pold !

– Que me dites-vous là ?

– Je te dis que Lily, dans cette nuitterrible où le même drame nous faisait, à tous, fuir le bois deMisère, je te dis que Lily nous a été ravie ici, volée !…

– Volée !… s’exclama Pold.

– Oui, mon fils. Et sais-tu dans quellesmains elle se trouve ?… Sais-tu dans quels bras elle va tomberpeut-être ?…

– Parlez !

– Dans les bras du prince Agra !… Etsais-tu qui est le prince Agra ?… Le fils d’Arnoldson !…Il n’attend qu’un mot de son père pour abuser de mon enfant…

– Horreur !… s’écria Pold.

– Et sais-tu, continua Adrienne, sais-tuquand ce mot doit être prononcé ?… Il doit l’être demain soirsi ta mère ne va point l’étouffer sur les lèvres de l’Homme de lanuit ! Tu vois bien qu’il faut que j’y aille, à l’aubergeRouge !

– Ah ! ce mot ! fit le jeunehomme avec un éclat sauvage, ce mot, toi ou moi, nous le lui feronsrentrer dans la bouche à coups de poignard !

– Hélas ! comprends donc, que nousne pouvons rien contre cet homme qui peut tout contre Lily… Si nousfrappons Arnoldson, nous donnons nous-mêmes le signal de la pertede Lily… Il m’en a prévenue… Il a tout prévu… tout…

– Alors, que faisons-nous ? Et quevoulez-vous de moi ?…

– Je te dis ceci, fit Adrienne. Je te disque ta mère, demain soir, ira racheter sa fille… quel que soit leprix qu’on lui en demande… mais, quand elle l’aura, quand sa fillen’aura plus rien à redouter de ce monstre… alors, toi, tu letueras !… Je n’ai plus rien à te dire, Pold.

– Ma mère, fit Pold, combien simple etfacile m’apparaît l’accomplissement de ce terrible devoir… à côtéde la tâche que vous allez entreprendre !…

– Allons, fit-elle, du courage et prionsjusqu’à l’heure où j’irai à l’auberge Rouge…

Mais la porte du salon s’ouvrit alors, et unevoix éclata :

– Vous n’irez pas, madame ! Vousn’irez pas à l’auberge Rouge !

Pold et Adrienne se retournèrent vers laporte, épouvantés par la puissance de ces paroles.

– Le prince Agra ! s’écria Pold enbondissant sur lui.

Le prince fit un pas à sa rencontre etdit :

– Oui ! le prince Agra !… quivous ramène Lily !…

Et il n’avait pas plus tôt terminé ces parolesque Lily faisait irruption dans le salon, avec des cris joyeux, etse précipitait dans les bras de sa mère et de Pold.

VI – SÉPARATION

 

Lily, tenant toujours sa mère embrassée, luidit tout bas :

– Parlez-moi, ma mère… Vous ne medemandez rien, et moi j’ai tant de choses à vous dire, tant dechoses !…

Agra assistait, muet et les bras croisés, àcette scène. Pold regardait tour à tour le prince, sa mère et sasœur, et il avait un pli de colère au front.

Lily ajoutait :

– Oui, c’est lui qui m’a ramenée, c’estgrâce à lui que je vous revois, mère… Voulez-vous qu’il soit votrefils ? Vous ne me répondez point… Pourquoi ces yeux decolère ? Et pourquoi Pold le regarde-t-il avec tant dehaine ?

Elle continua sur un ton désolé :

– N’est-ce pas que vous allez lui dire derester près de nous, de rester avec nous !… N’est-ce pas quevous n’allez pas le chasser ?… Il disait, lui… oui, il disaitqu’il faudrait nous séparer et que nous ne nous reverrions jamaisplus, parce qu’il était certain que vous le chasseriez pourtoujours… Mais moi, je connais toute votre bonté, ma mère, et jelui répondais qu’il avait des pensées de fou…

Enfin, elle s’écria, s’adressant auprince :

– Ils ne disent rien, monseigneur… faitesqu’ils parlent… Vous voilà muet… Vous voyez bien que l’on va vouschasser… Je devine cela au visage de ma mère et de mon frère…Défendez-vous, et défendez-moi !…

Mais Adrienne dit au prince, d’une voix durede commandement :

– Je sais qui vous êtes, monsieur. Dequel droit m’avez-vous enlevé mon enfant, la nuit, comme unvoleur ?

Agra s’avança jusqu’au milieu du salon. Ildit :

– Madame, j’ai accompli le crime de vousavoir ravi votre enfant. Mais oubliez-vous que c’est moi qui l’airamenée, aussi pure… qu’à l’heure où je l’emportai !

– Monsieur, fit Adrienne, il y a unechose que je n’oublierai point : c’est que vous êtes le filsd’un misérable !

Le prince Agra fit un pas en arrière, et ildevint plus pâle encore.

Lily poussa un cri…

– Que dites-vous ma mère ?

– Silence ! cria Pold à Lily, etécoute…

Le prince déclara, d’une voixsourde :

– C’est vrai, madame. Je suis le filsd’un misérable !… Je comprends que vous nourrissiez contre cethomme une haine éternelle… Et, cependant, madame, vous ne le haïrezjamais autant que je le hais !…

Adrienne voulut interrompre le prince, maiscelui-ci l’arrêta d’un geste violent et continua :

– Madame, quand je vous demandais tout àl’heure de ne pas oublier que vous me deviez le retour de votreenfant, je n’espérais pas que ce souvenir pût modifier du tout autout les sentiments de répulsion et d’horreur que vous pouvez avoirpour moi. Je sais, madame, que je n’ai rien à attendre de votreclémence, et je l’ai dit à Lily. Elle ignore l’abîme qui noussépare… Ce que je vous demandais, madame, ce n’était point unimpossible pardon… C’était tout au plus un adieu qui ne fût pointaccompagné de votre malédiction…

« Oui, madame, rassurez-vous : jevais partir, et vous ne me reverrez jamais plus si votre volonté dene plus me revoir reste inébranlable… Mais, auparavant,permettez-moi quelques paroles et apprenez à connaître le fils dumisérable dont vous parliez tout à l’heure…

Lily s’était jetée sur un canapé, la têteentre les mains.

Adrienne et Pold attendaient les parolespromises.

Le prince, alors, raconta rapidement sonéducation première. Il montra Arnoldson attaché à l’âpre besognequi devait faire de son fils un monstre d’insensibilité et demisanthropie. Dans quel but ? Dans un but qu’il avait étélongtemps à ignorer, mais qu’il connaissait à cette heure et qu’ilne voulait point dire à Adrienne, lui promettant des révélationsplus complètes pour plus tard, si elle ne s’y opposait point et sices révélations devenaient nécessaires. Bref, il n’avait étépendant longtemps qu’un instrument docile entre les mainsd’Arnoldson. Il faisait ce que cet homme lui disait de faire, sansdiscuter ses actes, sans chercher à se les expliquer, parce quetoutes choses lui étaient indifférentes, et, du jour où il avaitessayé une révolte contre la toute-puissance de l’Homme de la nuit,celui-ci avait étouffé cette révolte avec un mensonge. Il l’avaitintéressé à sa vengeance, lui faisant croire qu’il avait le devoird’y prendre part… Et, en effet, la fatalité avait voulu qu’il aidâtArnoldson dans son œuvre ténébreuse, cette œuvre qui devait frapperune famille dans laquelle il allait rencontrer Lily.

Il dépeignit la statue de marbre qu’il était,l’égoïsme formidable qui l’avait glacé. Tout cela n’avait pasrésisté à un regard de Lily.

Il se tut.

Adrienne dit :

– Monsieur… qu’Arnoldson vous ait trompéou non, que vous ayez agi de votre propre initiative ou poussé parle mensonge de cet homme, que vous ayez ignoré, en l’aidant dansson œuvre abominable, le but vers lequel il marchait et le secretde ses machinations, dont je devais être la victime, de toute façonvous l’avez aidé ! Vous avez pris votre part de ce drame quifaillit m’enlever mon fils et qui…

Ici Adrienne ajouta, à voix basse, enregardant Lily qui ne la voyait point :

– … qui m’a faite veuve…

Agra l’arrêta encore :

– Et c’est pourquoi je me retire, madame.C’est pourquoi il est probable que vous ne me reverrez jamais plus.Oui, toute alliance est impossible entre nous. Mais, avant que jen’aie franchi le seuil de cette porte, laissez-moi vous avertir quela passion d’Arnoldson est telle qu’il ne vous laissera le reposqu’après l’avoir assouvie… à moins que quelqu’un ne se mette entreses desseins et vous, contre lui et pour vous. Je seraicelui-là.

Puis il se tourna vers Pold :

– Adieu, monsieur.

Pold s’inclina.

Mais Lily s’était levée et criait :

– Ne partez pas ! William !Pourquoi m’abandonnes-tu, William ? Pourquoi m’as-tutrompée ?

Agra alla vers Lily.

– Ne pensez plus à moi.

Et il gagna précipitamment la porte.

Au moment où il allait disparaître, Lily luicria :

– Ne plus penser à vous… Mais à quivoulez-vous que je pense ?

Sa mère vint à elle.

– Ma fille, dit-elle, tu penseras à tonpère !…

– À mon père ?…

– Oui, Lily… à ton père… N’as-tu doncpoint vu mes vêtements de deuil ?… Tu penseras à ton père… quiest mort !…

VII – CE QUI SE PASSAIT, CETTE NUIT-LA,AUTOUR DE L’AUBERGE ROUGE

 

C’était une nuit lunaire, qui faisait lesfeuillages des arbres très pâles.

Il pouvait être dix heures. Pas un bruit dansle bois de Misère.

Sur la lisière de ce bois, les murs blancs dela villa des Volubilis et de la villa des Pavots, dressés les unsen face des autres, éclataient dans la nuit. Aucune lumière auxfenêtres. La villa des Pavots était déserte, et les hôtes desVolubilis semblaient déjà s’être livrés au sommeil.

Dans le bois, non loin de la route quidescendait vers Villiers, une lueur, une unique lueur tremblotaitparmi les feuillages.

Cette lueur venait d’une fenêtre, au premierétage de l’auberge Rouge.

…… … … … … … … … … …

Une ombre se coucha derrière un talus, lesyeux fixés sur cette lueur.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées quecette ombre fut rejointe par une autre.

Et une conversation à voix très basses’engagea entre les deux ombres.

– Il est là ? demanda l’ombre quenous avons vue venir des Volubilis à l’auberge Rouge.

– Oui, il est là. Voilà deux heures qu’ilest arrivé. Il est dans cette chambre.

Et l’ombre montra la fenêtre éclairée.

– Du reste, tu vas le voir s’agiter toutà l’heure. Une demi-heure avant ton arrivée, mon petit Pold,quelqu’un l’a rejoint dans cette chambre. Ils doivent être àconverser dans un coin. Quand son compagnon l’aura quitté,Arnoldson va recommencer ses cinq cents pas à travers la chambre,et tu vas le voir passer et repasser à la fenêtre. Il commence às’impatienter. Il trouve sans doute que ta mère est bien lente àvenir…

– Qui donc est avec lui, mon vieuxMartinet ? Tu n’as point reconnu celui qui l’a rejointlà-haut ?

– Je crois bien que si. Ce doit être Joe.C’était bien sa carrure. Et puis, depuis trois heures que jesurveille la maison, comme je n’ai vu arriver qu’Arnoldson, je nepense point qu’il y ait en ce moment à l’auberge Rouge d’autrespersonnages que l’Homme de la nuit et le noir.

– Alors, tout est pour le mieux, fitPold. Je n’osais point l’espérer. Tu sais qu’Arnoldson estordinairement accompagné d’une sorte de géant qui a reçu l’uniqueconsigne de veiller sur les jours précieux de son maître…

– Eh bien, aujourd’hui, il manque à laconsigne.

– Ce géant, paraît-il, est terrible, et,avec cela, sourd-muet.

– Sourd-muet ? interrogea Martinet,intrigué… sourd-muet ?… Attends un peu… mon cornichon…attends… Eh bien, mon vieux, j’ai comme une vague idée qu’il neviendra pas ce soir ? continuait Martinet…

– À cause ?

– À cause qu’il doit être en train dedigérer une lame de couteau qui ne veut sans doute pas passer…

– Je ne comprends pas…

– C’est que je m’exprime mal. Sache doncque je l’ai estourbi.

– Quand ? où ça ?

– C’était, s’il m’en souvient, un soir oùmon ami Pold était enfermé dans une certaine chambre de la rue deMoscou. L’ami Martinet passait par là, et comme il y avait unolibrius qui l’empêchait d’entrer, qui faisait le sourd à sesobservations et refusait de lui répondre, et que les circonstancesétaient au moins aussi graves que ce soir, l’ami Martinet a glisséson canif entre deux côtes de l’olibrius. Je ne pouvais pas devinerque, s’il ne m’entendait pas, c’est qu’il était sourd ; que,s’il ne me répondait pas, c’est qu’il était muet…

– Heureuse fatalité, mon cher Martinet…Je t’avoue que s’il nous avait fallu lutter contre Joe et l’Aiglenous aurions couru quelques chances de sortir de l’auberge Rougebien malades… Maintenant, il n’y a plus que Joe et l’Homme. Nous enviendrons à bout.

Martinet fit un geste d’assentiment.

Et il fit signe à Pold d’observer lesilence.

La fenêtre du premier étage venait des’ouvrir. Ils distinguèrent la silhouette de l’Homme, qui resta uninstant dans le cadre de cette fenêtre.

L’homme regardait au loin, dans la nuitclaire, du côté de la route qui montait vers les Volubilis.

Il fit un grand geste d’impatience et refermala fenêtre.

– Il est seul ; Joe est redescendu,fit Martinet. As-tu vu son geste ?… Il commence à trouverqu’on le fait poser…

– Oui, continua Pold ; s’il sedoutait de ce qui l’attend… il serait moins pressé… Martinet, voicil’heure d’aller chercher les femmes.

– Et toi ? demanda Martinet.

– Moi, je reste.

– Dis donc, Martinet, fit Pold au momentoù Martinet se préparait à le quitter, es-tu sûr du courage de tafemme ?

– Comme du mien, mon ami. Maintenant quenous connaissons toute l’histoire, et que nous savons que lemonstre a usé de nous, sans que nous nous en doutions, pour vousfrapper… j’estime qu’il est de notre devoir de vous aider à vousdébarrasser du bonhomme. Et, du moment où j’estime qu’il le faut,ma femme estime comme moi. Elle m’emboîte le pas, maintenant,Marguerite… Sur ce, je vais la chercher. Avec quelques paroles biensenties, je vais lui donner du cœur au ventre…

Et Martinet s’éloigna, cherchant les coins lesplus ténébreux.

Pold resta à son poste.

Et, pensant au traquenard dans lequel ilcomptait bien que tomberait l’Homme de la nuit et qu’il avaitpréparé de connivence avec sa mère, Martinet etMme Martinet, il disait, d’une voix demenace :

– À guet-apens, guet-apens etdemi !

Pendant ce temps ; Martinet était arrivéaux Volubilis. Il courut jusqu’au salon où deux femmesl’attendaient. À son arrivée, elles se levèrent vivement.

– Eh bien ? demanda Adrienne.

– Eh bien, l’Homme de la nuit est seul àl’auberge Rouge, avec Joe. Joe est en bas, dans la grande salle.Arnoldson attend dans une chambre, au premier étage.

– Partons ! s’écria Adrienne.

– Madame ! suppliaMme Martinet, songez que vous allez courir les plusgrands dangers. Songez que vous n’avez plus à redouter cet homme,puisque Lily vous est rendue. Songez que vous pouvez maintenant neplus aller à ce rendez-vous et que rien ne vous y force…

– Je ne songe qu’à une chose, fitAdrienne avec force, je ne songe qu’à nous venger !

Martinet intervint :

– Allons !… ma femme, assez deparoles, et sortons ! Mme Lawrence araison : si elle n’écrase pas le monstre, le monstrel’écrasera… L’occasion est bonne : profitons-en ! Et,surtout, ajouta-t-il d’une voix très rude, surtout, toi, pas defaiblesse !… Si tu n’as pas le courage nécessaire, je ne te lepardonnerai jamais !…

– Soit tranquille, fitMme Martinet lentement : j’aurai le couragenécessaire… Ce que j’en disais, c’était pour cette pauvreMme Lawrence…

Adrienne était déjà dans le jardin.

Mme Martinet jeta un châle surses épaules et la rejoignit.

Les deux femmes gagnèrent le bois par laroute, ne cherchant nullement à se dissimuler.

À une centaine de pas, Martinet suivait, maisen prenant les mêmes précautions que précédemment pour n’être pointaperçu.

Les deux femmes ne se parlaient point. Ellesfurent bientôt auprès de l’auberge. Elles passèrent le long dutalus où était caché Pold.

D’un pas ferme, Adrienne, suivie deMme Martinet, traversa la route et monta jusqu’à laporte de l’auberge.

De son poing fermé, elle frappa sur cetteporte trois coups.

Une demi-heure environ avant que Martinet nevînt, derrière le talus, surveiller l’auberge Rouge et ses hôtes depassage, Joe avait réintégré son domicile.

Après avoir ouvert la porte de sonétablissement avec force tours de clef, il pénétra dans la grandesalle du rez-de-chaussée et jeta sur la table un modeste baluchonqu’il avait pour tout bagage.

Puis il regarda l’heure au cadran d’une énormemontre qu’il tira de son gousset. Après quoi il dit touthaut :

– Le maître n’arrivera pas avant uneheure d’ici.

Il paraissait de fort méchante humeur etalluma sa bouffarde, une pipe en terre effroyablement culottée,avec des hochements de tête qui ne signifiaient rien de bon.

Puis il se balada à grandes enjambées dans lasalle, poussa vers les solives du plafond des nuages de fumée etdéfonça quelque peu la paroi d’un buffet qu’il avait frappé de sonpoing.

– Ah ! bien ! il va êtrecontent le maître ! Il va être content !…

Il n’y avait point de doute que le maîtreallait apprendre de mauvaises nouvelles et qu’il n’en serait pointcontent du tout.

Trois quarts d’heure se passèrent ainsi, etJoe paraissait de plus en plus impatient de confier à son maîtreces nouvelles qui le bouleversaient tant.

Martinet montait alors la garde derrière letalus, et ce n’est que trois heures plus tard que Pold devait venirl’y rejoindre.

Martinet, comme il l’avait dit à Pold, vitdonc arriver Arnoldson. Joe vint à sa rencontre sur le seuil de sonauberge, le salua bien bas et referma sa porte.

La porte n’était pas plus tôt refermée que Joes’écriait :

– Ah ! maître ! je croyais bienque vous ne viendriez jamais !

– Et pourquoi tant d’impatience, monami ? demanda Arnoldson.

– Maître ! maître ! il se passedes choses inouïes !…

– Vraiment ? fit Arnoldson, de plusen plus calme à mesure qu’il voyait Joe de plus en plus excité…vraiment ?… Et vous plairait-il, mon cher monsieur Joe, denous dire quelles sont ces choses inouïes ?…

– J’arrive de la demeure du prince…

– Oui-da ! Voilà bien une vieillenouvelle et qui n’a rien d’effrayant, monsieur Joe… Il y a biendeux heures que vous êtes revenu de chez le prince… Vous ne pouviezrester là-bas, puisque vous aviez l’ordre de m’attendre ici…

– Maître, j’avais reçu également l’ordrede voir le prince… Or…

– Or ?… interrogea Arnoldson.

– Or je ne l’ai point vu.

– Et où donc était-il ? Mes ordresétaient fort précis. Quelle fut donc sa lubie de s’éloigner en unmoment où j’ai tant besoin de lui ?

– Où il était ? Où il est ? Nulne le sait, maître…

– Joe, mon ami, tu es fou !

– Je vous dis, maître, que le prince adisparu…

– Ah ! bah ! On l’a enlevé sansdoute ? fit Arnoldson, incrédule.

– Ne riez pas ! Ne riez pas,maître ! Le prince est parti sans dire où il allait, sans diresi on le reverrait…

– Oh ! oh ! c’est donc si graveque cela, monsieur Joe ? Vraiment, vous n’arrivez point àm’effrayer… Vos airs affolés me portent à rire… car je suis fortgai aujourd’hui et je vois tout en rose.

– Ah ! il n’y a point de quoi êtregai, maître. Je vous assure que le prince s’est enfui, entraînantavec lui…

– Et qui donc ?

– Mais Lily !… Ils sont partis tousdeux !… Ils ont fui tous deux !…

– C’est sans doute qu’il a voulu luifaire voir du pays, à la charmante enfant. Elle s’ennuyait chez leprince, et, comme Agra n’est point un méchant garçon, il aura eupitié de son ennui… Rassure-toi, Joe : Lily est en notrepouvoir du moment où elle est au pouvoir du prince…

– Erreur, erreur, mon maître ! Leprince Agra aime Lily !

Arnoldson s’arrêta devant Joe et lui dit, d’unton sévère :

– Que prétendez-vous là, Joe ?

– Ah ! je prétends la vérité. Etapprenez toute la vérité : le prince adore Lily…

– C’est impossible !…

– Demandez-le à ceux qui les ont vus,suivis, espionnés pendant ces huit jours. Le prince aime Lily. Ilsvous le diront tous.

– Par l’enfer ! s’écria l’Homme dela nuit, tu mens, Joe !

– Maître, c’en est fait de moi si jemens ! Mais je vous dis que vous êtes trahi et que le princene songe plus qu’à son amour… et qu’il a tout oublié, hors cetamour.

Arnoldson cria :

– Tu m’apportes là des nouvellesfabuleuses. Agra se laisser prendre à un regard de femme ? Àquoi donc m’auraient servi les vingt années que j’ai consacrées àl’éducation de son cœur ?… Tu es fou !…

– Maître… j’ai dit toute lavérité !…

Arnoldson se tut un instant. Il se promenafébrilement par la pièce, puis il dit :

– En admettant même qu’il aime cetteenfant… il n’oubliera pas qu’il a un devoir sacré à remplir…

Joe fit :

– Maître, si vous m’aviez laissé toutvous dire, vous sauriez déjà que le prince Agra n’ignore plus que,s’il doit venger sa mère, c’est sur vous qu’il lavengera !

– Allons, allons, Joe, parle, puisque tusais tant de choses…

– Eh bien, écoutez-moi… Le prince Agran’est point le seul qui nous trahit, maître…

« Il y a encore Harrison… Oui, c’estHarrison qui a tout appris au prince… C’est lui qui l’a renseignésur le mystère de sa naissance… c’est lui qui lui a prouvé que vousl’aviez trompé en rejetant sur les Lawrence un crime que vous avezété seul à commettre… N’était-il point au courant de tout ? Ilsavait dans quelles conditions vous aviez abandonné la mère, ilsavait dans quelles conditions vous aviez abandonné l’enfant. Il atout dit… »

– Et pourquoi Agra l’a-t-il cru ?rugit l’Homme de la nuit.

– Parce qu’on croit toujours un homme quiva mourir.

– Harrison est donc mort ?

– Il est mort, oui, mon maître… Il s’esttué. Il est mort dans les bras du prince Agra. Il s’est tué dedégoût pour la vie…

La colère d’Arnoldson atteignait lafureur.

– Ah ! l’imbécile !cracha-t-il.

– Quelques heures après la mortd’Harrison, le prince quittait son château avec Lily… On ne sait cequ’ils sont devenus…

Soudain, Arnoldson éclata d’un rireterrible…

– Qu’ils s’aiment donc ! Que veux-tuque cela me fasse, à moi ?… Ils sont partis certainement pourquelque Côte d’Azur où ils s’aimeront… qu’ils y restent ! Jete jure que je saurai les retrouver quand la fantaisie m’enprendra. Et je leur apprendrai à mieux connaître l’Homme de lanuit.

Arnoldson rit encore…

– Est-ce que cela empêchera la mère deLily de venir me trouver ce soir, Joe ?… Le crois-tu ?…Joe ! que le prince aime la fille… tu sais bien que rien aumonde ne m’empêchera d’aimer la mère !…

Et l’Homme de la nuit ajouta, d’une voixsinistre :

– Elle se dévouera, cette nuit, à unecause perdue d’avance… Tu ne trouves pas, Joe… que c’est mieuxainsi ?… et que, dans quelques minutes, quand je l’aurai, dansmes bras, alors que je saurai sa fille dans les bras d’un autre, jen’aurai vraiment plus rien à désirer sur cette terre et qu’il ne merestera plus qu’à mourir de joie ?

Arnoldson se dirigea vers l’escalier quimontait au premier étage et dit :

– Vois-tu, Joe… on croit me trahir. On mesert tout de même !

Arnoldson, montrant de son index le plafond,ajouta :

– Je l’attends là-haut ! Voilà unenuit qui va me faire oublier vingt années de torture !…

Et Arnoldson gravit lentement l’escalier quile conduisit dans cette chambre dont on voyait la fenêtre,éclairée, dans la nuit.

VIII – DANS LEQUEL ON VERRA QU’UNECOMMERÇANTE DE LA RUE DU SENTIER PEUT MONTRER AUTANT DE COURAGEQU’UNE HÉROÏNE ROMANTIQUE À LA FIN DU CINQUIÈME ACTE

 

Arnoldson avait longtemps attendu Adrienne, etMartinet avait pu juger de son impatience. Il passait, en effet, etrepassait devant la fenêtre, accélérant sa marche et répétant sesgestes d’ennui.

C’est alors qu’il avait appelé Joe, et quecelui-ci était venu le rejoindre au premier étage.

– Elle devrait être déjà arrivée !s’écria l’Homme de la nuit.

– C’est bien mon avis, avait fait Joe, etil est vraiment surprenant que nous ne l’ayons pas encore vue.

– Se douterait-elle de quelquechose ?

– Ce n’est guère possible. Il y a à peinevingt-quatre heures que le prince s’est enfui avec Lily… À moinsque le prince ne l’ait prévenue lui-même… Mais c’est fou !… Leprince ne va pas prévenir la mère qu’il lui prend safille !…

– Et ici, interrogea l’Homme de la nuit,il ne s’est rien passé de suspect ?

– Que voulez-vous qu’il se soitpassé ?… Quant à moi, j’arrive de voyage et je n’ai rienappris qui puisse nous donner des inquiétudes. Je sais seulementque Martinet et sa femme sont venus rejoindre, depuis hier,Mme Lawrence aux Volubilis.

– Les Martinet sont aux Volubilis ?Ce ne sont pas ces petits commerçants qui vont me gêner !

– Qui donc redoutez-vous ici ?

– Que sais-je ?… Au fond, la seulechose que je redoute, c’est qu’un messager de malheur ne soit venuapprendre à Adrienne que je ne dispose plus de sa fille. Alors…alors, cela m’expliquerait son absence… cela m’expliquerait qu’ellene vient pas, n’ayant plus rien à redouter de moi. Si celaétait !… Le prince me le paierait cher… très cher !…

– Le prince ne songe qu’à ses amours,maître !

Tout à coup, l’Homme de la nuits’écria :

– Victoire !… La voilà !

Et sa main, tendue vers la fenêtre, montraitsur la route, illuminée de clair de lune, Adrienne, qui sedirigeait vers l’auberge Rouge, accompagnée deMme Martinet.

– Ah ! s’écria Joe, la voilà !Mais elle n’est pas seule… Vous voyez bien la Martinet…

– Oui, oui, je la vois. Eh bien, monvieux Joe, tu la conserveras pour toi. Garde-la bien, en bas, dansla salle. Arrange-toi avec elle comme bon te semblera. Fais-en cequ’il te plaît…

– Entendu, maître, et comptez surmoi.

Là-dessus, Joe était précipitamment descendu.Quelques instants plus tard, on frappait à la porte de l’auberge.Joe alla ouvrir et salua les deux visiteuses.

– Entrez, mesdames, dit-il, entrez àl’auberge Rouge. Vous ne sauriez savoir combien je suis honoré…

Les femmes entrèrent. Il referma la porte.

Derrière le talus, Martinet disait alors àPold :

– Et maintenant, attention !… Tusais que nous ne devons agir que sur un signal de ma femme. Elleviendra nous le donner elle-même sur le seuil de la porte… Neperdons pas de vue la porte…

La clarté qui tombait de la fenêtre du premierétage s’éteignit soudain. On venait de dérouler sur les vitres decette fenêtre les plis d’un épais rideau.

Pold bondit sur le talus. Mais Martinetl’avait retenu déjà.

– Pas d’imprudence ! s’écria-t-il.Veux-tu donc tout compromettre ? Si tu n’attends pas le signalde ma femme, je ne réponds plus de rien.

Pold vint à nouveau s’étendre auprès deMartinet.

– Ah ! dit-il, savoir ma mèrelà-dedans, à la merci de ce monstre, et être obligé d’attendre…d’attendre…

Et ils attendirent le signal.

Quand la porte eut été refermée derrière lesfemmes, Joe avait dit, s’adressant à Adrienne :

– J’ai ordre, madame, de me mettre àvotre disposition pour vous conduire là-haut, où mon maître vousattend, ayant, paraît-il, des choses fort graves à vous dire et quine souffrent aucun retard. Voulez-vous me suivre, madame ?

– Je vous suis, fit Adrienne d’une voixferme. Mais madame, qui est mon amie, ajouta-t-elle en montrantMme Martinet, madame m’accompagnera…

– Non point, non point, fit Joe. J’aireçu l’ordre de vous conduire auprès de mon maître ; mais,comme mon maître ne m’a pas parlé de madame, madame resteraici.

Mme Martinet fit signe àAdrienne de suivre Joe.

– Allez donc, madame, dit-elle. Je vaistenir ici compagnie à M. Joe, qui doit m’entretenir d’unprojet d’installation et d’ameublement…

Et elle ajouta, très sérieuse :

– Allez faire vos affaires ; nousferons les nôtres.

Elle adressa en même temps un tel coup d’œil àAdrienne que celle-ci comprit qu’elle ne devait pas insisterdavantage.

Et elle suivit Joe, cependant que Margueriterestait dans la salle basse.

Cinq minutes plus tard. Joe redescendait ettrouvait Mme Martinet à la place où il l’avaitlaissée. Il lui dit :

– Eh ! quoi, madame Martinet, vousn’êtes donc point retournée à Paris ?

– Mais si, monsieur Joe… J’y suis bienretournée, mais il est probable que j’en suis revenue, puisque mevoilà.

– Et serait-il indiscret, madameMartinet, continua Joe fort aimablement, de vous demander la causede ce retour ?

Et Joe avança galamment une chaise àMme Martinet :

– Veuillez vous asseoir, chère madame.Nous serons mieux pour causer.

Mme Martinet s’assit, et Joe,ayant approché un nouveau siège, y prit place ; puis il saisitla main de Mme Martinet, qui ne la retirapoint…

– La jolie main, madame Martinet !la jolie main que vous avez là !…

– Monsieur Joe, vous êtes tropaimable…

Et Mme Martinet fit semblantde retirer sa menotte des énormes pattes du nègre. Mais celui-cis’y était déjà opposé.

– Savez-vous bien, madame, que vous êtescharmante, exquise, adorable ?… continuait Joe, dans uncrescendo de qualificatifs qui semblait ne point effrayertrop Mme Martinet.

Au contraire, on eût dit qu’elle se prêtait àce jeu. Il était même évident qu’elle « minaudait ».

Joe en était tout ému.

Il n’était plus très maître de sesparoles.

Les derniers mots de son maître, qui luidonnaient carte blanche vis-à-vis de Mme Martinet,le tête-à-tête avec Marguerite, la certitude où il était que rienne viendrait le troubler, l’amabilité inespérée de la femme dutapissier de la rue du Sentier, autant de circonstances quiconcouraient à faire croire à Joe qu’il était en bonne fortune etque nul obstacle ne gênerait certain dessein qui se précisait danssa cervelle.

D’autre part, l’idée qu’Arnoldson devaitoccuper ses loisirs au premier étage et qu’il ne s’ennuyait pointen la compagnie d’Adrienne, tout cela faisait que Joe serapprochait davantage de Mme Martinet, lui souriaitd’un sourire de plus en plus large, lui caressait la main d’unecaresse de plus en plus rude.

Il essaya de passer son bras autour de lataille arrondie de Mme Martinet. Mais celle-ci seleva et lui dit, très digne :

– Eh là ! monsieur Joe, quefaites-vous ? Perdez-vous la tête ? Oubliez-vous que nousavons à parler de choses sérieuses ?

Cette nouvelle attitude, un peu brusque, fitréfléchir Joe. Il se rappela le coup d’œil lancé par Marguerite àAdrienne, et il crut prudent d’éclaircir la situation.

– Pourquoi donc, ma chère madameMartinet, lui demanda-t-il, êtes-vous venue avec votre mari auxVolubilis ?

– Ah ! fit-elle, nous sommes venuspour faire plaisir à Mme Lawrence. Sans doute quela chère dame s’ennuyait…

– Cela ne vous a pas semblébizarre ? Car, enfin, vous n’étiez pas liésensemble ?

– Pas le moins du monde, et s’il fautvous dire toute la vérité, cela, comme vous dites, nous a semblébizarre. Bien mieux : l’allure et les paroles un peu décousuesde la chère dame nous ont surpris depuis notre arrivée. Elleparaissait fort préoccupée. Mon mari et moi, nous nous demandionssi elle n’était point devenue un peu… toquée depuis la mort deM. Lawrence. Martinet n’a jamais compris grand’chose au dramequi s’est passé rue de Moscou… Il est allé au secours de Pold parceque je l’avais instruit de ce qui allait sans doute se passer…ayant appris par lui-même que M. Lawrence était amoureux deDiane. Je craignais une catastrophe à la suite de ma dénonciation…Et j’avais bien raison de la craindre, puisqu’elle s’est produite…Ah ! je regrette bien ce que j’ai fait… J’ai mal agi, dans monignorance. Et, quand je songe que c’est vous qui m’avez incitée àécrire cette lettre, je me demande ce que je dois penser… ce que jedois croire… Car, enfin, M. Arnoldson a été lui-même mêlé àl’affaire. Mon mari l’a vu ce soir-là… Il tenaitMme Adrienne dans ses bras… Tout cela est horrible,mais nous n’y comprenons rien… rien du tout. C’est une énigme… Etje pense bien que vous voudrez m’expliquer… Enfin, tout est bizarredans cette lugubre histoire, et elle m’effraie. Notre démarche mêmede ce soir, qu’est-ce que cela veut dire ?

Mme Martinet avait« défilé son chapelet » avec rapidité, comme une femmequi n’y voit pas plus loin que le bout de son nez et qui a unecervelle de linotte.

Joe y fut à moitié pris, et ilpensa :

– Voilà une femme qui ne sait rien. Elleest venue parce qu’Adrienne lui a dit de l’accompagner. Mais ellene se doute pas de ce qui se passe là-haut…

Il reprit, les yeux rieurs :

– Bah ! je ne suis pas plus avancéque vous. Et je ne comprends rien à toutes ces manigances… Mais lesaffaires des autres ne nous regardent pas, n’est-il pointvrai ?

Et il ajouta, en montrant toutes sesdents :

– Occupons-nous de nous ! Et,puisque Joe est en face de Mme Martinet, queMme Martinet permette à Joe de lui dire qu’elle estla plus belle femme du monde !

Sur cette déclaration, Joe saisit la taille deMme Martinet et déposa sur ses joues un doublebaiser, qui parut à la pauvre Marguerite une double morsure.

Elle bondit en arrière avec un tel élan et lerepoussa avec une telle expression de dégoût que Joe en fut toutinterloqué.

– Oh ! oh ! fit-il à part lui…Que veut dire ce double jeu ?… Méfions-nous, monsieur Joe,méfions-nous !

Mme Martinet voulut regagnerle terrain qu’elle avait perdu dans l’esprit de Joe et l’empirequ’elle exerçait, quelques minutes auparavant, sur ses sens :elle s’efforça de se montrer plus aimable et plus communicativeencore et de témoigner moins de sauvagerie.

Elle comprenait qu’elle avait commis unegrande faute en trahissant, dans un mouvement tout instinctif, larépulsion que Joe lui inspirait.

Mais le noir se méfiait… Il était malin, etles alternatives d’amabilité et de froideur de son hôtesse ne luidisaient rien de bon.

Mme Martinet le regardait avecun sourire engageant, et lui ne savait plus à quoi se résoudre.Finalement, comme Mme Martinet ne lui avait jamaistant plu que ce soir-là, il se rapprocha d’elle à nouveau pourmieux la contempler.

Et il lui répéta la chose déjà dite vingtfois :

– Ah ! madame Martinet, je voustrouve bien jolie !

Il s’arrêtait là maintenant et souriait. Iln’osait plus risquer un geste.

Joe souriait toujours. Il y avait cinq minutesque la conversation languissait. Mme Martinetdit :

– Monsieur Joe, avez-vous encore de cetexcellent malaga que vous me fîtes boire certain soir où vous étiezen la compagnie du père Jules ?

– Oui-da ! fit Joe, tout heureux queMme Martinet prît de l’intérêt à son malaga.

– Eh bien ! vous seriez un bravehomme de m’y faire à nouveau goûter, monsieur Joe… Je sens que j’aibesoin de « prendre quelque chose ».

Joe se dirigea vers un buffet, duquel il tiraune bouteille et un verre.

Il brandit la bouteille et posa le verre surla table devant Mme Martinet.

– Le malaga demandé !s’exclama-t-il.

Mme Martinet montra le verresur la table et dit :

– Vraiment, monsieur Joe, allez-vous mefaire l’injure de ne point trinquer avec moi ?

– Vous le désirez ?

– Si je le désire ! N’est-il pointétrange qu’étant chez vous, ce soit moi qui vous invite ?

– Mais je n’ai, moi, chère madame, aucungoût pour le malaga.

– Eh bien ! buvez autre chose… Maisne me laissez point boire seule.

– Je boirai donc un verre de rhum.

Et Mme Martinet remplit demalaga son verre, pendant que Joe retournait au buffet et enrevenait avec un nouveau verre et une nouvelle bouteille.

Et lui aussi remplit son verre.

Et il reprit la main deMme Martinet et la serra avec effusion.

– Vous êtes souvent seul, monsieurJoe ! Et la solitude ne vous pèse pas ?

– Ça dépend des jours, répliqua Joe avecun clignement d’yeux qui voulait être éloquent… et même des nuits…Une idée, par exemple, que vous vous en alliez à cette heure, quevous me quittiez tout de suite, comme ça… sans dire gare… ehbien ! je vous jure que la solitude me pèserait… et que jeregretterais les quelques instants agréables que vous m’avez permisde passer en votre compagnie.

La pression de la main de Joe se faisait deplus en plus significative, en même temps que ses clignementsd’yeux se répétaient avec une promptitude qui ne laissait plus rienà deviner à Mme Martinet sur l’état d’âme de soncompagnon.

Elle se renversa sur le dossier de sa chaiseet poussa un profond soupir.

– J’ai chaud ! dit-elle.J’étouffe !

– Désirez-vous que j’ouvre lafenêtre ? demanda Joe.

Et il reposa sur la table son verre au momentoù il se disposait à boire à la santé deMme Martinet.

– Oui, fit celle-ci. Poussez levolet…

Joe se leva et se dirigea vers la fenêtre.

Il n’avait pas plus tôt le dos tourné queMme Martinet avait sorti de la poche de sa robe unminuscule flacon, qu’elle déboucha rapidement.

Elle avança la main qui tenait le flacon versle verre de Joe. Mais elle retira cette main aussitôt, car Joes’était retourné.

– À moins que vous ne vouliez que j’ouvrela porte… demanda-t-il.

– Non point ! non point ! fitMarguerite d’une voix dont elle ne parvenait pas à dissimulerl’émotion. Un volet de la fenêtre, et ce sera bien suffisant.

Joe fut un peu étonné de trouverMme Martinet penchée au-dessus de la table alorsqu’il venait de la voir renversée sur le dossier de sa chaise. Ilavait également surpris un mouvement rapide de bras qui ne luiavait pas semblé naturel.

Qu’est-ce que cela signifiait ?…

Il branla la tête et s’en fut à la fenêtre,dont il poussa le volet.

Mme Martinet avait profité deces quelques secondes pour verser dans le verre de Joe la majeurepartie du contenu de son flacon, qu’elle remit précipitamment danssa poche.

Pas assez précipitamment cependant, car Joe,qui se doutait de quelque chose, avait fait une volte-facesubite.

Et il lui sembla bien queMme Martinet avait jeté quelque chose dans sonverre. Il ne pouvait expliquer que de cette façon le brusqueretrait du bras de Mme Martinet, qu’il venait desurprendre pour la seconde fois.

Toutefois, il n’était certain de rien. Iln’avait encore qu’une hypothèse. Mais, comme il était d’un naturelméfiant, il résolut d’agir comme s’il tenait une certitude.

Il revint vers Mme Martinet,le visage calme et placide, comme s’il ne se fût douté de rien.

Il s’assit, prit son verre et, heurtant leverre de Mme Martinet, il dit :

– À votre santé !

Mais il ne but pas.

Mme Martinet, elle, aprèsavoir trinqué, avait bu.

– Vous ne buvez pas ? ditMme Martinet, d’une voix étrange.

– Non, madame, fit Joe, et je vais vousdire pourquoi. J’ai un caprice.

– Lequel, monsieur Joe ?

– Je vais vous le dire… J’éprouve pourvous, madame, des sentiments que vous aviez peut-être devinés… Ilssont ardents, mais respectueux. Et mon intention, continua-t-il,n’est point de vous demander des choses qui vous feraientrougir.

– Je l’espère bien, monsieur Joe…

– Mais encore me sera-t-il permis de voussoumettre le désir que j’ai. Si vous n’êtes point une méchantefemme, vous ne le repousserez pas. Je voudrais, madame, que voustrempiez vos lèvres dans mon verre… Ce n’est pas bien terrible ceque je vous demande là… Mais, foi de Joe, je ne boirai pas si vousne le faites point !

Marguerite était devenue toute pâle.

Elle vit que Joe l’observait d’un regard aiguet qu’il fallait à toute force surmonter la terreur qui commençaità galoper en elle.

Avait-il vu le flacon ? Avait-il saisison geste ? Se doutait-il simplement de quelque chose ?Questions terribles qui la remplissaient d’effroi. Il étaitvraiment extraordinaire qu’il exigeât d’elle qu’elle but quelquesgouttes de rhum.

Et Mme Martinet lutta contrela peur atroce qui l’envahissait. Un mouvement maladroit, unecrispation des muscles de sa face, une parole imprudente, et toutétait perdu… Elle était à la complète disposition de cet homme, etAdrienne, là-haut, allait devenir la victime d’Arnoldson si ellefaiblissait. Au dehors, Martinet et Pold, attendant toujours lesignal et ne le voyant pas, ne l’entendant pas, resteraientderrière le talus. Ils ne viendraient, ils ne se décideraient àvenir que lorsque tout serait consommé.

Et Mme Martinet fut héroïque.Elle trouva encore en elle la force de sourire.

– Quelle est cette fantaisie nouvelle,monsieur Joe ? demanda-t-elle sans que sa voix tremblât.

– Je veux, répéta avec force le noir, jeveux que vous buviez mon verre.

– Mais cela n’est pas convenable dutout…

– Qu’importe ? Personne n’ira lerépéter à ce bon M. Martinet…

– Je ne vous comprends pas. Pourquoivoulez-vous que je boive votre rhum ?… Je viens de boire dumalaga et je déteste le rhum…

Joe fit un pas vers elle. Son visage exprimaitalors presque de la colère.

– Vous n’aimez pas le rhum ?

Mme Martinet croyait à chaqueinstant qu’elle allait défaillir. L’attitude de plus en plusmenaçante de Joe ne lui donnait plus le droit de douter qu’il seméfiait d’elle, qu’il la soupçonnait d’avoir versé quelque chosedans son verre. Il avait surpris certainement un geste équivoque.Elle n’avait point retiré sa main du verre avec assez depromptitude.

La situation devenait de plus en pluscritique. Elle répéta :

– Mais non. Je n’aime pas le rhum. Voussavez bien que je n’aime pas le rhum… M’avez-vous jamais vu buvantdu rhum ?

– Jamais ! fit Joe d’un ton mauvais.Mais il me plaît, moi, que vous l’aimiez ce soir… Vous m’entendez,madame Martinet ?… Ce soir, je veux que vous buviez monrhum…

Et il lui tendit le verre.

– Tout le rhum ! dit-il, tout lerhum ! Je n’aurais garde d’en renverser une goutte. Voyezcomme vous avez tort de me refuser plus longtemps ce que je vousdemande, madame Martinet. Tout d’abord, qu’est-ce quej’exigeais ? Que vous trempiez vos lèvres dans mon verre.Maintenant, je veux que vous buviez tout le rhum. Dans cinqminutes… prenez garde !… je vous demanderai d’avaler leverre…

Et il se mit à rire sinistrement. Il regardaitle rhum à travers les parois du verre. Il faisait passer ce verredevant la lampe et disait :

– Ai-je la berlue ? Il me semblebien que ce rhum n’a point sa belle couleur ordinaire…

– Monsieur Joe, fitMme Martinet, vos paroles m’effraient… car je neles comprends pas. Que signifie tout ceci ?… Et où voulez-vousen venir avec cette histoire de rhum ?

Joe posa le verre sur la table.

– À ceci, dit-il. Je veux en venir àceci : Il est nuit, il est tard dans la nuit… Nous sommes aufond du bois de Misère… Vous êtes chez moi, vous m’appartenez enquelque sorte, car je puis faire de vous, à cette heure, ce qui meplaît. Eh bien, je n’userai point de ma force, je n’abuserai pointde cette solitude… bref, vous n’aurez rien à craindre de moi sivous buvez ce rhum… Mais buvez-le, madame Martinet, buvez-le !ou… sinon…

Joe eut un geste terrible de menace.

Mme Martinet se levabrusquement :

– Ah ! mais vous êtes fou ! fouà lier !… Mon pauvre monsieur Joe, je ne vous reconnais plus…Vous, si calme et si doux d’ordinaire, vous voilà comme unlion ! Et pourquoi ? Parce que je ne bois pas un verre devotre rhum !… Ma parole, craignez-vous que je vous aieempoisonné ?…

Joe fut tout abasourdi de cette sortie. S’il yavait une chose à laquelle il ne s’attendait pas, c’était biencelle-là. Mme Martinet elle-même disait tout hautce qu’il redoutait tout bas… Se serait-il trompé, par hasard ?Aurait-il été imbécile à ce point ?

Quoi qu’il en fût, il croisa les bras etdit :

– Et quand cela serait ?… Et si jecroyais que vous avez voulu m’empoisonner ?… Raison de plus,chère madame, pour que vous me détrompiez tout à fait.

Mme Martinet éclata d’un rirenerveux.

– Oh ! j’en rirai longtemps,longtemps, faisait-elle. Pauvre monsieur Joe !… Allons,allons, puisqu’il en est ainsi, passez-moi votre verre.

Elle avançait la main pour le recevoir.

Joe paraissait de plus en plus ahuri. Il luidonna le verre.

Mme Martinet riaittoujours.

– Eh bien, mon vieux Joe, fit-ellefamilièrement, si nous sommes empoisonnés, nous le serons tous lesdeux. Puisque vous m’aimez, vous ne refuserez pas de mourir avecmoi…

Et elle prit le verre… Et elle riaittoujours…

D’un seul coup, elle vida la moitié de laliqueur et tendit le reste à Joe.

– À votre tour, monsieur Joe, etentonnons le De profundis !…

Joe cria :

– Je ne suis qu’un tripleidiot !

Et il absorba ce qu’elle avait laissé.

Mme Martinet était retombéesur sa chaise et ne riait plus.

C’était Joe maintenant qui riait.

Il riait de son erreur, il riait des idéessaugrenues qui lui étaient passées par la cervelle, il riait aussiun peu de la peur qu’il avait eue.

Mme Martinet lui apparaissaitmaintenant ce qu’elle devait être, c’est-à-dire une bonnepetite-bourgeoise sans malice, ennemie de toute grosse aventure etignorante du drame.

Et, quand il songeait, à part lui, qu’il avaitpu croire une seconde qu’elle avait tenté de l’empoisonner, il netrouvait pas de termes assez puissants pour qualifier sastupidité.

Et il riait, il riait…

– Madame Martinet, lui dit-il, je suistellement bête que mon châtiment sera de vous le prouver. Eh bien,oui, c’est vrai, j’ai cru que vous alliez m’empoisonner. J’ai crucela !… Je suis une brute.

Mme Martinet leva vers Joe desyeux un peu troubles.

– Vous avez perdu la raison, monsieurJoe…

Elle ouvrait ses yeux très grands, comme sielle luttait contre une force supérieure qui allait lui clore lespaupières.

– Certes, continuait Joe.

Il glissa sa chaise contre celle deMme Martinet ; puis il prit la taille deMarguerite, qui ne se défendit que faiblement, mollement, avec desgestes imprécis, comme si elle était infiniment lasse…

Joe se montra encore plus entreprenant, etl’étreinte dont il serra Mme Martinet arracha unfaible cri à cette dernière.

Mais l’étreinte se desserra subitement. Joelâcha Mme Martinet. Il lui sembla tout à coup qu’unnuage épais passait devant ses yeux. Une lourdeur soudaine aucerveau lui fit courber la tête. Ses membres lui parurentinfiniment pesants. Il laissa ses bras tomber au long du corps.

Puis il eut un regard de bête. Il promena ceregard inintelligent sur tous les objets qui l’entouraient. Il nel’arrêta point sur Mme Martinet. Elle nel’intéressait plus. Elle n’existait plus.

Ses mains s’agrippèrent à la table. Elles s’yattachèrent. Il se cramponna à cette table comme un naufragé secramponne à une planche de salut.

Autour de lui, toutes choses tournaient, selivraient à une sarabande désordonnée.

Des bourdonnements emplissaient sesoreilles.

Et il eut la sensation qu’il avait étéréellement empoisonné.

Alors d’un effort furieux il se dressa.

Mais ses jambes flageolaient.

Et il regarda à nouveauMme Martinet. Il voulut faire un pas vers elle. Ilvoulut même brandir le poing.

Mais il fut rejeté contre la table par unesecousse intérieure qui le laissa là, annihilé, sans un mouvement,sans la possibilité d’un mouvement, brisé, à demi mort.

Mais il voyait encore. Il percevait lesmouvements de Mme Martinet. Celle-ci était àgenoux. Elle se traînait au travers de la pièce… Elle faisait desefforts inouïs pour atteindre la fenêtre, dont le volet était restéouvert.

Elle geignait. Une plainte à peine perceptibles’échappait de sa bouche.

Par instants, elle s’arrêtait. Sa tête allaitde droite et de gauche, d’un mouvement lent et rythmé.

Elle se traîna encore. Maintenant, elle étaità quatre pattes. Puis elle fut allongée sur le carreau. Elles’efforçait d’avancer encore… Sa tête se dressait vers la fenêtre,ses yeux mourants regardaient la fenêtre.

Enfin elle y fut. Et Joe la vit qui,péniblement, essayait de se dresser sur un genou.

Mais elle n’y parvint pas.

Et elle retomba lourdement, étendue de toutson long…

Et Joe lui-même n’eut plus la force deregarder. Il lui sembla qu’il allait mourir…

Ces deux corps n’eurent plus un mouvement,plus un frisson. La lampe brûlait toujours sur la table.

Les minutes s’écoulèrent, silencieuses etlentes.

IX – BATAILLE PERDUE

 

Joe avait conduit Adrienne dans cette chambreoù Arnoldson avait eu, quelques semaines auparavant, une siterrible explication avec le prince Agra.

Quand ils furent seuls, Arnoldson s’avançavers Adrienne en lui adressant un salut fort respectueux et unsourire qu’il voulut faire aimable.

Au fond de son âme, l’Homme de la nuit étaittrès troublé, et, maintenant qu’il estimait que l’heure avait enfinsonné de la réalisation de tous ses désirs, il se découvraitsoudain une timidité qu’il ne s’expliquait point tout en laconstatant.

Il considérait Adrienne et il avait lacertitude que cette femme allait être « sienne », querien désormais ne pourrait la sauver de sa passion, de cetteeffroyable passion qu’il nourrissait encore, malgré les dramespassés, malgré les vingt années écoulées depuis le coup de revolverde Julesbourg.

Il ne se dissimulait nullement les motifs quiamenaient cette femme dans cette demeure déserte. Et cependant, ilne voulait plus se souvenir qu’elle le haïssait ni qu’il l’avaithaïe. Et il le lui dit.

Il faisait des grâces. Il avait des gestesridicules en montrant à Adrienne un fauteuil où elle pût s’asseoir.Il parlait d’une voix douce, avec des inflexions qui eussent faitmourir de rire et qui faisaient qu’Adrienne se mourait de peur.

Car elle tremblait maintenant et songeait aveceffroi à son audace.

Mais, si elle tremblait, c’était moins pourelle que pour Pold, qu’elle savait près de là, et qui allait veniret qui allait lutter contre cet homme, qu’elle jugeait infinimentredoutable…

Mais voici qu’elle songea à Lawrence, tout soncourage lui revint.

Il était resté en face d’elle, debout. Aprèsses premières expansions, il ne semblait point pressé derecommencer à lui parler. Il la regardait. De longues minutes desilence s’écoulèrent ainsi entre eux deux.

Elle dit enfin :

– Vous avez voulu que je vinsse… Mevoici.

Il s’inclina encore. Elle continua :

– Vous êtes au comble de vosvœux ?

– Comment pouvez-vous en douter, chèreAdrienne ? fit l’Homme de la nuit…

Son apitoiement du début disparut bientôt sousun accès de férocité qu’il voulait contenter immédiatement. Commeil eût voulu la voir souffrir !… et il lui dit :

– Avouez, madame, que ma compagnie nevous intéresse guère et que vous préféreriez celle de votrefille…

Adrienne reçut le coup sans broncher… Elle luijeta un regard méprisant et répliqua :

– Vous allez me la rendre, mafille ?

– Certes, madame. Je ne doute point quevous ne soyez venue ici moins pour moi que pour elle.

Adrienne fixait alors le cadran d’une pendulesur la cheminée et trouvait la marche des aiguilles bien lente…

Elle n’ignorait point le projet deMme Martinet, et le coup d’œil que lui avait lancécelle-ci quand elle l’avait priée de la laisser seule en bas avecJoe lui avait fait saisir tout le plan de Marguerite.

Ce plan avait-il été mis à exécution ?Allait-il l’être ? Dans tous les cas, il était prudent detemporiser…

Arnoldson s’était approché d’elle encore. Ellesentit son regard qui la brûlait derrière ses lunettes noires…

– N’est-ce pas, fit l’Homme de la nuit,n’est-ce pas que vous ne seriez point là si Lily était… auxVolubilis, par exemple ?… Mais elle n’est pas aux Volubilis,Lily !

Et Arnoldson, se précipitant sur lamalheureuse, l’étreignit. Mais Adrienne se défendait. Comme ilrevenait sur elle, il dit, cynique :

– Si vous croyez que c’est là le moyen dereconquérir votre fille…

Adrienne le vit si confiant, si certain de savictoire qu’elle ne résista pas plus longtemps à l’ardent désir devoir cet homme s’effondrer devant la réalité des faits…

– Sache donc, lui cria-t-elle… sache doncque Lily ne craint plus rien de toi… Sache qu’elle est à l’abri detes coups et que tu ne peux plus rien contre elle… et que tu nepeux plus rien contre moi !

– Que dis-tu là ? hurla l’Homme dela nuit.

– La vérité, Lily, hier, m’a étérendue.

– Tu mens ! Tu mens !…

– Et veux-tu savoir qui me l’a ramenée,aussi pure que jamais ?… C’est le prince Agra lui-même. C’estton fils !… Ton fils qui l’aime… et qui l’arespectée !…

Arnoldson était assommé sous le coup de cetterévélation. La crispation de son visage était effroyable àcontempler…

Sa vengeance… la vengeance de vingt ans luiéchappait… et par la trahison de son fils…

Il poussa une sorte de rugissement…

– Ta fille m’échappe, fit-il d’un accentféroce… Mais toi, tu ne m’échapperas pas !

Et, il se rua sur elle.

Adrienne avait sorti un revolver, mais ellen’eut pas le temps d’en user. L’Homme de la nuit, lui comprimant lepoignet, s’était, avec la rapidité de l’éclair, emparé de l’arme etl’avait jetée loin d’elle.

– Tu ne m’échapperas pas !répétait-il.

Elle voulut fuir. Mais il la rejoignit.

Enfin, avec un grand cri d’appel, elle parvintencore à se débarrasser de son ignoble étreinte et elle arrivajusqu’à la porte.

Elle se jeta dans l’escalier.

Derrière elle, Arnoldson accourait etclamait :

– Joe ! Joe ! Arrête-la !Arrête-la !

Il parvint au bas de l’escalier et fitirruption dans la salle presque en même temps qu’elle.

Et il bondit du côté de la porte, y devançaAdrienne, lui coupant cette retraite.

C’est alors qu’il vit, étendus, l’un sur latable, l’autre sur le carreau, les corps de Joe et deMme Martinet.

– Ah !… fit-il. Quel drame s’estdonc passé ici ?…

Mais la porte, à ce moment précis, s’ouvritderrière lui. Il se retourna brusquement et se trouva en face deM. Martinet, qui dirigeait sur lui le canon de sonrevolver.

– Martinet ! À mon secours !lui cria Adrienne. Tirez ! Mais tirez donc !

– Ne craignez rien, madame, fit Martinet,très calme. Je tirerai… mais pas en ce moment, car je risquerais devous atteindre…

L’Homme de la nuit fit un bond soudain du côtéde la fenêtre, espérant s’échapper par ce chemin. Mais, debout surla pierre de la fenêtre, apparut Pold.

Arnoldson eut un geste de désespoir.

– Je suis trahi ! s’écria-t-il… Etje suis pris !

– Oui, mon vieux ! fit Pold, quiparaissait aussi calme que Martinet, tu es trahi !… tu espris !… Et nous allons régler nos comptes !

X – OÙ IL EST DÉMONTRÉ QU’ON NE PREND NINE SURPREND L’HOMME DE LA NUIT

 

Pold sauta dans la salle. Arnoldson avaitdevant lui Pold et Martinet ; derrière lui, Adrienne.

Il vit qu’il lui serait impossible de fuir.Cela constaté, il s’en alla d’un pas tranquille jusqu’à lamuraille, s’y adossa, croisa les bras et attendit.

Pold et Martinet jugèrent qu’il ne tenteraitplus de leur échapper.

Martinet se précipita alors sur le corps de safemme, qui était étendu près de la fenêtre et qu’il venaitd’apercevoir.

– Qu’est-ce qu’ils ont fait de mafemme ? s’écria-t-il.

Il se courba sur le corps et le prit dans sesbras.

– Ah ! elle dort, fit-il.

Il regarda Joe, à moitié étendu sur latable.

– Lui aussi, il dort ! Ils dormenttous les deux…

– Bah ! fit Pold, en ne quittant pasdu regard l’Homme de la nuit, ils se seront endormis avec le mêmenarcotique… Elle nous expliquera cela, quand elle sera réveillée.Occupons-nous de celui-là !

– Un instant ! un instant ! fitMartinet.

Et Martinet, laissant sa femme, alla à Joequ’il enleva de la table et fit descendre brutalement sur lecarreau.

Puis il retourna à sa femme, la souleva ànouveau, l’emporta dans ses bras, l’étendit sur la table, à laplace où se trouvait Joe tout à l’heure, et dit :

– Fais dodo, ma poulotte !

Il revint auprès de Pold :

– Et maintenant, Pold, je suis tout àtoi.

Pold alla à la cheminée, grimpa sur unescabeau, décrocha le fusil de Joe qui se trouvait appenduau-dessus de cette cheminée, et dit, en revenant en face de l’Hommede la nuit et après avoir constaté la véracité de sondire :

– Il est chargé.

Ils étaient un peu étonnés du calme absolu, dela tranquillité parfaite avec lesquels Arnoldson suivait leursmouvements et les voyait se préparer à lui faire un mauvaissort.

Adrienne fixait toujours Arnoldson, et sesyeux reflétaient une haine mortelle… De ce côté, il ne pouvaitespérer aucun pardon…

Quant à Pold, il regarda en face l’Homme de lanuit et dit :

– Tu vas mourir parce que c’est toi quias tué mon père, parce que tu fus la cause de son suicide, parceque j’ai failli mourir moi-même… Tu vas mourir parce qu’avant qu’ilne meure tu as fait souffrir mon père comme nul homme en ce monden’a souffert… N’est-ce pas, qu’il va mourir, ma mère ?

– Oui, tue-le ! fit Adrienne.

Et Martinet prit la parole à son tour.

– Crève donc, chien ! s’écria-t-il…Crève donc, toi qui as tué la sœur de ma femme… Car toi seul l’astuée…

– Il faut qu’il meure, dit Adrienne… Laterre a porté ce monstre trop longtemps… Il faut qu’il meure…

Pold leva son arme sur l’Homme de la nuit.

Adrienne se voila la face de ses deuxmains…

Mais Arnoldson dit, d’une voix au timbreéclatant, d’une voix qu’on ne lui connaissait point :

– Mary ! Toi que l’on appelleAdrienne et qui fus Mary, ordonne au fils de Charley de jeter sonarme ! Et toi, regarde !

Adrienne fit entendre un cri terrible et seprécipita sur son fils.

– Ne tire pas ! ne tire pas !malheureux ! s’écria-t-elle d’une voix que son fils nereconnut point, ne tire pas !

Pold avait relevé le fusil et considérait samère, qu’il crut devenue folle.

– Qu’avez-vous, mère ? fit-il, etpourquoi ne voulez-vous point que je venge mon père ?

– Oui, oui, madame, s’exclamait Martinet,laissez faire votre fils ! Pas de pitié ! Si nousépargnons cet homme, cet homme ne nous épargnera pas !

Mais Adrienne clamait :

– Taisez-vous !Taisez-vous !

Et elle contemplait avec épouvante l’Homme dela nuit, l’Homme aux lunettes noires, qui, toujours aussi calme,aussi tranquille, appuyé contre la muraille et les bras croisés,semblait assister à des événements qui ne l’intéressaient qu’entant que spectateur.

Un grand silence régna.

Adrienne tremblait de tous ses membres. Ellene disait plus un mot. Elle n’avait plus la force de dire unmot.

Arnoldson, d’une voix paisible,reprit :

– Insensés que vous êtes ! Qui avezcru un instant être plus forts, plus puissants que l’Homme de lanuit !… Je suis seul ici, sans aide, sans arme… En apparence,je suis à votre complète disposition. Vous pouvez faire de moi cequ’il vous plaît. Vous pouvez me tuer. Je n’ai plus de serviteurs…Vous les avez empoisonnés peut-être et vous me croyez perdu !…Insensés ! Il me suffit de prononcer un mot, un seul !…pour vous arrêter, pour que vos armes menaçantes se relèventd’elles-mêmes… pour que celle qui a le plus d’intérêt à ma mortvous supplie soudain de m’épargner… Je dis :« Mary ! » mot magique, mot plein de mystère et deprestige, et je vois cette femme trembler. Et si à ce mot« Mary » je joins celui de « Charley »… alors,oh ! alors, la peur dont avait été saisie cette femme setransforme en une épouvante sans nom !…

– Ah ! Mary !… Mary !…continuait l’Homme de la nuit, toi qui as levé une main criminellesur ton bienfaiteur, quelle est donc ton âme pour avoir oublié untel forfait ? Il ne t’empêche donc point de vivre etd’aimer ? Tu as oublié ! Tu as cru que ton oubli faisaitdisparaître le crime ! Tu gémis sur les malheurs quit’accablent et tu ne te les expliques pas… Sache donc que, s’il y aeu un crime commis, c’est le tien, et que, si quelqu’un expie uncrime, c’est toi !

La parole d’Arnoldson avait alors une telleautorité, prenait une telle ampleur qu’elle en imposait à tous,qu’elle les faisait frissonner tous.

– Pauvre insensée ! continua l’Hommede la nuit. Tu avais pu penser que ton passé ne reviendrait jamaisau jour !… Tu l’avais si bien oublié que, dans la successionde malheurs épouvantables qui viennent de fondre sur toi, tu net’es pas demandé une seconde s’il n’y avait point une corrélationquelconque entre ton crime d’autrefois et mes crimesd’aujourd’hui !…

Adrienne fit entendre une plainte effrayante.Son masque exprimait une horreur sans pareille.

– Qui donc êtes-vous, vous qui savez tantde choses ? dit-elle d’une voix qu’on entendait à peine. Vousqui ressuscitez tant de choses mortes ?

– Qui je suis ! clama l’Homme de lanuit. Je vais te dire qui je suis… Si tu ne l’as pas déjà deviné,femme maudite, c’est que tu crois que les tombes gardent leurscadavres !

Dans le silence formidable qui régnait,Arnoldson continua :

– Qui je suis ?… Je suis celui à quitu as donné le droit de haïr et de maudire le genre humain.Regarde, Mary !… Regarde qui je suis ! Regarde !

Et l’Homme de la nuit, d’un geste rapide,enleva ses lunettes, comme il l’avait fait devant Lawrence àl’agonie… et il montra ce regard qui n’avait pas changé, ce regardvivant, ce regard qu’on avait cru éteint depuis vingtans !

Adrienne poussa un hurlementfarouche :

– Jonathan Smith ! ! !Jonathan Smith ! ! !

Et Martinet, lui aussi, reconnut ceregard.

– Le roi de l’huile ! fit-il.

– Oui, Jonathan Smith ! repritArnoldson. Oui, le roi de l’huile !… le roi de l’huile, que tune tueras point deux fois, n’est-ce pas, Mary ?

Et Arnoldson quitta la muraille et se dirigeavers la porte de l’auberge Rouge, sans plus s’occuper des troispersonnages qui le contemplaient avec épouvante.

Pold, seul, fit un mouvement vers Arnoldson.Mais Adrienne avait déjà arrêté son geste.

– Laisse passer cet homme, luidit-elle.

XI – OÙ LILY DÉCLARE QU’ELLE NE SECONSOLERA JAMAIS DE LA DISPARITION DU PRINCE AGRA

 

Des mois se sont écoulés depuis les événementspassés, de lugubres mois de tristesse, d’ennui et d’anxiété.

La famille Lawrence a abandonné les Volubilis,qui ne la reverront point, pas plus que les Pavots ne reverrontl’Homme de la nuit.

L’auberge Rouge est abandonnée. Joe a suivil’Homme de la nuit en des contrées et des destinées inconnues.

Toutes les personnes qui semblaient entourerl’Homme de la nuit ont disparu avec lui.

L’hôtel de l’avenue Henri-Martin a étévendu.

Mais M. et Mme Martinethabitent toujours la rue du Sentier. Ce soir-là, c’est-à-dire un anaprès la scène terrible de l’auberge Rouge, ils achevaient leurrepas en silence et tristement.

Une même pensée semblait les hanter et ilparaissait bien qu’ils se comprenaient.

La preuve en fut que Martinet sut tout desuite de qui sa femme l’entretenait quand elle lui dit :

– Sa dernière lettre nous faisait prévoirun prompt retour. Or, elle est datée d’il y a quinze jours, et ilsne sont point revenus à Paris. Leur serait-il arrivémalheur ?

Martinet hocha la tête.

– Tout est possible, fit-il. Et je crainsbien que tout ne soit pas terminé avec ce misérable… Vois-tu, mafemme, nous avons été des sots, et Mme Lawrenceaurait dû nous laisser accomplir notre besogne. Je comprends lapitié mêlée de terreur qui la fit s’interposer entre nous etl’Homme de la nuit… Il n’empêche qu’elle a eu tort et qu’ellepourrait le payer cher… Et, si tu veux toute ma pensée, je te diraiune chose : c’est que je suis fort étonné que le malheur queje redoute pour eux ne soit pas déjà arrivé. Le roi de l’huile nedoit certainement pas se tenir pour battu.

– Souviens-toi, fitMme Martinet, que le prince Agra veille sureux.

– C’est juste ! Et, à en croire lacorrespondance de Pold, il leur a déjà épargné quelquecatastrophe.

– C’est lui qui leur a ordonné de partirpour le Midi et c’est lui qui leur ordonne de revenir à Paris.

– Ils ne l’ont point revu ?

– Non. Ils ne savent où il est, mais unfait certain, c’est qu’il veille, puisque, chaque fois qu’ilscourent un danger, le prince sait les en avertir.

– Vois-tu, tout cela finira mal… je lecrains…

– Dans sa dernière lettre, Pold disaitqu’ils espéraient être délivrés de l’Homme de la nuit et qu’il yavait au moins trois mois qu’ils n’en avaient entendu parler.

– Je souhaite que cela continue et qu’ilsgoûtent quelque tranquillité… Et, cependant…

– Et, cependant, je redoute qu’il ne leurprépare quelque coup terrible de sa façon…

Ils s’entretinrent encore de l’Homme de lanuit, et M. Martinet fit à sa digne compagne, pour lavingtième fois au moins, le récit du drame de l’Union Pacificrailway.

Maintenant, le couple Martinet n’ignorait plusrien des causes de la haine d’Arnoldson pour la famille Lawrence.Adrienne, dans une réunion où elle avait convoqué M. etMme Martinet, et où se trouvait son fils, avaitjugé bon de s’expliquer là-dessus de telle sorte que les parolesd’Arnoldson à l’auberge Rouge avaient été comprises de tous. Ellevoulait ainsi que son fils et ses amis fussent à même de juger lafatalité qui l’avait acculée, dans une effroyable minute, àcommettre un crime. M. et Mme Martinet avaientalors déclaré qu’ils n’eussent point agi autrement et lui avaientdonné leur absolution.

Quand à Pold, il avait embrassé sa mère avecpassion.

M. Martinet en était au« pousse-café » quand la porte de la salle à mangers’ouvrit soudain.

La bonne apparut :

– Madame ! Il y a là des personnesqui veulent parler à Madame…

Mais on entendit tout de suite la voix de Poldqui criait :

– C’est nous, Martinet ! C’estnous !

Et Pold fit une entrée sensationnelle dans lasalle à manger, renversant une desserte et deux chaises.

M. et Mme Martinetétaient déjà debout.

L’entrée de Pold fut bientôt suivie de cellede Mme Lawrence et de Lily.

Tout le monde s’embrassa. On se demanda avecvolubilité des nouvelles réciproques de sa santé.

Mme Martinet regardait Lilyavec compassion.

– Comme elle est pâle !disait-elle.

De fait, Lily ne payait pas de mine. Elleregardait Mme Martinet avec un triste sourire.

Pold dit :

– Elle vous sourit tristement, madameMartinet, mais elle vous sourit. Voilà un an que nous n’avons vu lesourire de Lily.

Adrienne fit comprendre aux Martinet qu’ils nerevenaient à Paris que sur des lettres pressantes du prince Agra,qui leur affirmait qu’il ne répondait plus de leur sécurité s’ilsne lui obéissaient point et s’ils tardaient à revenir dans lacapitale.

Elle leur fit une peinture lamentable de leurexistence depuis un an, des dangers auprès desquels ils étaientpassés et dont ils n’avaient pas été les victimes grâce à lasurveillance cachée du prince, surveillance continuelle, qui avaitdéjoué les sinistres projets de celui qui les poursuivait de sahaine implacable.

Mais, d’après la lettre même du prince,l’espoir leur était venu qu’ils touchaient enfin au terme de tantd’épreuves et qu’ils n’auraient bientôt plus rien à redouter.

Mme Martinet était, toutefois,de l’opinion d’Adrienne et trouvait qu’ils avaient commis une graveimprudence en revenant à Paris.

– Il fallait que nous fussions là pour lafête d’après-demain, dit Adrienne… Il paraît que notre présence estencore nécessaire dans une fête…

– Quelle fête ?

– Celle du Bazar des fiancées…

– Mais c’est vrai ! ditMme Martinet. Vous êtes l’une des fondatrices de ceBazar.

– Oui, fit Adrienne, c’est moi qui aipensé la première à créer cette fondation.

– Il eût été vraiment dommage que lacérémonie se fût passée sans vous.

Mme Lawrence expliqua àMme Martinet qu’elle eût désiré qu’il en fût ainsi.Toute la famille était encore en deuil, et ils eussent voulu sefaire oublier.

Leur absence de la cérémonie du Bazar desfiancées aurait paru à tout le monde explicable après la mortencore récente du chef de la famille.

– Enfin, nous irons, conclut Adrienne,puisque le prince l’exige. La raison de cette exigence ? Nousl’ignorons. Mais nous avons renoncé à comprendre bien des chosesdepuis un an et nous nous bornons à obéir aux ordres du prince.

– Vous avouerez, maman, fit Pold, quenous ne nous en sommes point mal trouvés jusqu’à ce jour.

– Oui. Il est vrai qu’il nous a rendu lesservices les plus signalés.

– Vous ne l’avez jamais revu ?demanda Mme Martinet.

– Jamais, répondit Adrienne. Jamaisdepuis le jour où il a compris qu’il fallait qu’il s’éloignât denous…

– Ce jour-là, mère, déclara Pold avec ungrand accent de reconnaissance, ce jour-là, il nous a ramené masœur Lily !…

Adrienne ne répliqua point, et un grandsilence se fit parmi tous les personnages de cette scène.

– Car enfin, reprit bientôt Pold, d’unevoix plus forte, je ne saurais oublier que nous lui devons beaucoupde choses, à ce prince que nous avons chassé… comme on chasse unvoleur… et que nous avons une étrange manière de lui prouver notrereconnaissance.

– Tu oublies, dit Adrienne, que nous nedevons aucune reconnaissance au prince Agra et que sa conduiteactuelle n’est que le rachat de sa conduite passée. Tu oublies lerôle que joua cet homme dans le drame où périt ton malheureuxpère.

– Un rôle inconscient ! Il ne futqu’un instrument sans responsabilité entre les mains de l’Homme dela nuit. Il agissait sans savoir et croyait en cet homme. Et lapreuve en est que, lorsqu’il a su quelque chose, il s’est tournécontre celui qui nous avait persécutés.

Adrienne se tut.

– Mère, continua Pold très exalté, jevous demande de ne plus songer aux disparus et de regarder autourde vous…

– Que veux-tu dire, Pold ?

– Je veux dire que votre douleur vousaveugle à un point tel que vos yeux ne sauraient voir le désespoirdes autres… Regardez Lily, comprenez sa peine.

Adrienne, inquiète, se tourna vers safille :

– Penserais-tu encore à ceprince ?

– C’est vrai, mère, fit simplementLily.

XII – SUR LA PISTE

 

Au pas de son cheval, le prince Agra suivaitla route bordée de palmiers qui contourne la baie des Anges. Ilvenait de passer le pont du Var et se dirigeait lentement vers lajetée-promenade, dont les feux apparaissaient dans la nuit commedes phares.

Il était tard déjà, et les lumièress’éteignaient aux fenêtres de la ville. Les hôtels somptueux aulong de la promenade des Anglais présentaient des faces d’ombres.Nice s’endormait.

Une brise légère soufflait du large. Onentendait, sur la grève, le remous monotone des vagues.

De la même allure lente, Kali atteignit lecasino, jeté sur la mer, le dépassa. Cheval et cavaliers’éloignèrent, suivant toujours la rive.

Ils arrivèrent ainsi à la pointe du Château.La blancheur calcaire de la falaise éclatait dans la nuit. Agradoubla cette pointe.

Et ce fut le port.

Dans les eaux calmes, les masses sombres desnavires, des yachts de plaisance, des bateaux de luxe sereflétaient parmi les zigzags verts et rouges des feux de bord.

Alors, Agra pressa les flancs de Kali. Il fitrapidement le tour du port. Puis il gravit une côte.

Il arriva au milieu de cette côte. Des villasbordaient la route. Les marbres des terrasses faisaient des lignesblanches dans l’ombre.

Sans que le prince en eût manifesté lavolonté, Kali s’arrêta.

La porte d’une grille s’ouvrit alors à ladroite du prince, et un homme vint à lui.

– Salut, monseigneur, fit-il. Voilà deuxjours que je vous attends. J’avais tant de choses à vous dire quej’étais dans une grande anxiété de ne plus vous voir.

Le prince eut un geste brusque et dit, d’unevoix sévère :

– Je ne suis point venu parce que vousm’avez instruit vous-même de l’inutilité de ma visite.

– Que dois-je entendre par là,monseigneur ?

– Cela signifie que je ne comprends rienà vos paroles. J’ai reçu une lettre de vous me disant qu’il étaitinutile de venir ici avant quarante-huit heures. Ne deviez-vous pasvous absenter ?

– Mais jamais, je ne vous ai pas écrit etje ne me suis pas absenté.

– Mais, alors… Ah ! prends garde,Napolitain de malheur !… Tu me trahis !…

Le prince eut un geste de telle menace quel’homme, effrayé, se courba.

– Je ne vous trahis pas, monseigneur… Jevous jure que je ne vous trahis pas…

– Allons ! allons !Parle ! Parle vite ! Lily ?Mme Lawrence ? Pold ?

– Mais ils ne sont plus ici, monseigneur.Ils sont partis !…

Agra bondit à bas de son cheval et pritl’homme à la gorge :

– Tu dis ?… Tu dis ?… Oserépéter qu’ils sont partis ?

L’homme râlait. Agra le lâcha. Il franchitprécipitamment la grille, se rua vers la villa, en parcourut lesdiverses pièces.

La villa était déserte.

Il sortit.

Sur le seuil, il retrouva l’homme.

– Ne les cherchez plus. Ils sontpartis.

– Il y a longtemps ?

– Mais depuis hier matin… Ils nevoulaient pas s’en aller. Ils ne voulaient pas retourner àParis…

– Grands dieux ! s’écria le princeAgra. Ils sont retournés à Paris ?…

– Oui… monseigneur… Ils disaient… car,selon vos ordres, j’écoutais et je surprenais leurs conversations…ils disaient que c’était une chose bien imprudente que ce retourdans la capitale…

– Alors… Alors, pourquoi ne sont-ilspoint restés ? Quel est ce mystère ? Pourquoi ont-ilsfranchi ces murs derrière lesquels je leur avais créé un asileinviolable ?

– C’est un de vos hommes qui a apportéici une lettre de vous ordonnant ce départ.

– Malédiction !… Je n’ai pas envoyéd’homme ! Je n’ai pas envoyé de lettre !

– Et, comme ils ne se décidaient point àquitter Nice, cet homme est revenu avec une nouvelle lettre. Cettefois, ils n’ont plus hésité.

– Malheur ! dis-moi… tu ne saisrien, toi ?… tu n’as rien vu… depuis deux jours ? rien desuspect ? rien d’anormal ? rien qui pût me mettre sur lapiste ?

– Rien, monseigneur.

– Que veut-il donc faire d’eux àParis ? Et moi, qui étais tranquille… qui croyais avoir, pourquelques jours encore, déjoué les desseins de l’autre !…Allons ! il faut tout refaire ! À cheval !

Il appela Kali et bondit en selle.

Et il revint vers Nice en un galop derêve.

L’homme le regarda s’éloigner etdit :

– Toi, mon petit, tu ne seras jamais deforce à lutter avec le maître.

Puis il prit la résolution d’aller attendredes nouvelles du prince Agra au fond des Calabres.

Le prince arriva à la gare de Nice. Le premierrapide ne devait partir que dans quelques heures.

Ce furent des heures effroyables. Il écrivitdix télégrammes qu’il déchira, puis il remonta à cheval, erra parles rues, revint à la gare, embrassa Kali sur les naseaux, lui ditadieu, et le confia à un homme qu’il paya royalement pour leramener à une adresse qu’il lui indiqua.

Et le voyage, le lent, le longvoyage !

Le prince, que nous avons connu si calme, sifroid, si indifférent aux choses et aux hommes ! Quellestempêtes l’agitaient ! Quelle terreur était aussi la sienne àla pensée que l’Homme de la nuit avait enfin accompli son œuvre etque, lui, il allait arriver trop tard…

Trop tard pour sauver Lily !

Il avait su montrer, pour protéger cettefamille, autant d’intelligence dans le bien, autant deperspicacité, d’imagination et d’invention que l’autre en déployaitpour atteindre au but criminel qu’il s’était fixé.

L’influence bienfaisante du prince s’étaitfait sentir à toute heure, partout… La famille Lawrence en étaitcomme enveloppée. Elle le savait et elle y puisait quelquetranquillité d’âme et quelque consolation.

Parfois, le prince s’était accordéd’apercevoir, de très loin, la blonde enfant à laquelle il avaitconsacré toutes les minutes d’une vie qui lui était à chargeautrefois, mais qui lui était devenue chère depuis qu’il espéraitet qu’il désespérait…

Oui, parfois, dissimulé derrière les figuiersde Barbarie qui bordent les premières pentes de la Corniche oucaché derrière quelque muraille décrépite mirant la blancheur deses pierres dans l’eau calme de la rade de Villefranche, il avaitattendu le passage de Lily. Et il l’avait vue triste, infinimenttriste. Il l’avait devinée inconsolable, désespérée, elle aussi, dece qui faisait son désespoir, à lui.

Son angoisse devenait plus aiguë à l’approchede Paris.

Car il savait que c’était là qu’allait êtrelivrée la bataille dernière, et il redoutait d’avoir été vaincuavant que de combattre.

À Paris, il se jeta immédiatement dans lafournaise. Dès les premiers pas qu’il fit, dès les premiersrenseignements qu’il eût, dès le premier effort qu’il vouluttenter, il comprit qu’il se heurtait à l’Homme.

La plupart des siens l’avaient trahi pour cethomme, et il en eut de nombreuses preuves. Il résolut de ne pluscompter sur personne, de ne se reposer sur quiconque. Il voulut,par lui-même, tout faire et tout voir.

Il ne se livra point tout d’abord à larecherche de la famille Lawrence : il abandonna cette pistepour suivre celle d’Arnoldson, et, malgré les obstacles sans nombrequi surgirent sur ses pas, il la découvrit.

Il se rendit compte tout de suite que rienencore n’était fait, mais que quelque chose de terrible allaitsurvenir. Il jugea que l’Homme de la nuit avait préparé un coup desa façon, qui pourrait être le dernier, étant, pour lui, lebon.

Les indications qu’il recueillit le laissèrentdans une grande perplexité, mais ne le renseignèrent pointsuffisamment. Des démarches avaient été faites par Arnoldson auprèsd’un monde qu’il ne fréquentait ordinairement point : le mondede la charité. Puis il avait vu des ingénieurs.

Enfin, le lendemain de son arrivée, Agraapprit que l’Homme de la nuit s’intéressait à une grande expériencede cinématographie qui devait être l’un des clous de la fête duBazar des fiancées.

Il apprit en même temps que l’on avait vu lafamille Lawrence chez les Martinet.

Il se rendit aussitôt rue du Sentier.

Mme Lawrence et ses enfantsvenaient de partir. Où étaient-ils allés ? Justement à ceBazar, qui semblait tenir une place si importante dans lesdernières combinaisons de l’Homme de la nuit.

Un secret pressentiment poussa Agra du côté decet établissement charitable, installé dans le quartier desChamps-Élysées.

Agra se promenait, pensif, au long del’avenue, quand il vit soudain des groupes affolés qui ladescendaient et il entendit ces mots :

– Le feu ! Il y a le feu !

Agra courut vers les groupes…

– Où ça, le feu ?

– Mais au Bazar des fiancées !

Agra ne voulut point en entendre davantage, etil se précipita dans une course furibonde, vers le Bazar quiflambait.

Tout le quartier s’emplissait de la clameursinistre des pompes à incendie et des voitures d’ambulance.

XIII – LE BAZAR DES FIANCÉES

 

Le Bazar des fiancées était sorti d’une idéedes plus charitables en même temps que des plus généreuses. Unefois l’an, les jeunes fiancées mondaines, comblées des dons de lafortune, se réunissaient dans une de ces fêtes où l’or des richescoule à flots pour les pauvres et « travaillaient » pourleurs sœurs déshéritées, pour les fiancées aux maigrestrousseaux.

Ce bazar, dont tous les comptoirs étaienttenus par des jeunes filles du monde, avait été édifié trèsrapidement dans un immense terrain vague, non loin de l’avenue desChamps-Élysées. C’était une construction légère, en planches et enpoutrelles, une sorte de hangar oblong, qui se développait sur lapresque totalité de la longueur du terrain et mesurait unevingtaine de mètres de largeur. Derrière se trouvait un vasteespace libre, limité par les hautes murailles des immeublesvoisins.

À l’intérieur du Bazar, on avait disposé touteune série de comptoirs très coquettement installés, où les dames etles demoiselles patronnesses vendaient à leur aristocratiqueclientèle des objets d’art, des bibelots, des tableaux, des bijoux,des ouvrages de libraire, des potiches et… des layettes.

Tous les comptoirs étaient fleuris, toutes leslogettes étaient tapissées avec un goût exquis.

Le plancher de l’édifice était légèrementexhaussé : il fallait franchir trois marches pour pénétrerdans le hall par deux petites portes situées aux deux extrémités dela construction. On entrait tout d’abord dans une sorte desalon-vestibule, puis l’on gagnait le bazar proprement dit. Aucentre du spacieux pavillon, on avait ménagé une large porte à deuxbattants, qui s’ouvrait à l’intérieur et seulement au moment de lasortie.

La fête était dans son plein éclat. À l’un descomptoirs, Courveille s’entretenait avec Adrienne.

– Vous serez longtemps encore à Paris,madame ? lui demanda-t-il.

Elle lui répondit que son désir était departir bientôt pour l’étranger et de fuir cette ville où elle avaitperdu Lawrence.

– J’ai cru de mon devoir de me montrerencore à cette fête de charité, conclut-elle, mais je pense que cesera la dernière à laquelle on nous verra, moi et mes enfants.

– Et Pold, que devient-il ?

Pold se chargea de répondre lui-même. Ilarrivait…

– Je suis en retard, mais j’ai voulupasser rue du Sentier pour y prendre Martinet et sa femme.

– Où sont-ils ?

– Les voilà. Ils me suivent.

Et il montra de loin le couple Martinet, quiétait arrêté devant le tourniquet du cinématographe.

Il alla le rejoindre.

Martinet, qui paraissait fort agité, lui ditaussitôt :

– Tu ne sais pas qui j’ai trouvéici ? Tu ne sais pas qui est préposé à la recette ducinématographe, au tourniquet ?

– Mais non. Qu’est-ce que tu veux que çame fasse ?

– Eh bien, moi, cela me fait quelquechose, je t’assure.

Mme Martinet prit la parole.Elle semblait aussi émue que son mari.

– Victor ! dit-elle. C’estVictor…

– Qui ça, Victor ?

– Mais notre ex-employé ! Celui quia disparu de chez nous le lendemain de la catastrophe… celui qui ya certainement pris part et qui était un des hommes, un des espionsd’Arnoldson : nous en avons eu des preuves depuis…

– Ah ! fit Martinet, je voudraisbien le voir, lui parler… En voilà un avec lequel nous avons unvieux compte à régler ! Il m’a reconnu. Il a pénétré dans lachambre du cinématographe aussitôt qu’il m’a vu.

– Eh bien, entrons-y, mon ami ! fitPold.

– Dans une demi-heure. Les séances necommencent pas avant une demi-heure… Ah ! le gredin !

– Écoute, fit avec sagesseMme Martinet. Il est inutile de causer del’esclandre ici. Nous n’irons point aux séances… Vous feriez bienmieux de l’attendre à la sortie.

– Excellent conseil, fit Pold, toutpensif. Allons, viens, Martinet. Nous reparlerons de cela tout àl’heure… Allons visiter le Bazar.

Et il entraîna Martinet et sa femme. Martinethochait la tête.

– Si ce bougre-là est ici, fit-il,l’Homme de la nuit n’est peut-être pas bien loin…

Ils se frayèrent difficilement un chemin dansla foule élégante, qui augmentait sans cesse.

XIV – LE CINÉMATOGRAPHE

 

Les séances de cinématographie devaient avoirlieu dans un coin de l’immense construction.

Cette pièce avait été mise à la dispositiond’un ingénieur mécanicien, qui l’avait cédée à un confrèreinconnu.

Dès le matin, on avait apporté la lampe quidevait servir aux projections. Un employé, que nul ne connaissait,l’avait installée sans aucun secours.

Il avait également installé, d’une façondéfinitive, tout l’appareil cinématographique, lequel renfermaitune grande quantité de bandes pelliculaires, bandes en celluloïd,matière essentiellement inflammable.

Puis il avait disposé au pied de l’appareilquatre grandes boîtes cadenassées dont on ne soupçonnait pasl’usage.

Au centre de cette pièce, au moment où nous ypénétrons, il n’y avait qu’un seul personnage.

C’était l’homme aux lunettes noires, l’hommeau macfarlane, l’Homme de la nuit.

Il était là, les bras croisés et tout seul…tout seul en face de sa pensée.

Cette pensée devait être horrible. Jamais lemasque d’Arnoldson n’avait exprimé autant de froide atrocité.

Il songeait à l’ultime forfait.

Et la haine de cet homme pour le genre humainavait atteint un degré si prodigieux que ce crime lui apparaissaitpresque, à cette heure, comme légitime !

Il allait prendre enfin sa revanche contre lavie et contre les hommes. Avoir eu tant de milliards et n’avoir puobtenir l’amour !

… Et, cependant, il y avait cru, du temps desa jeunesse… Ah ! quand il se rappelait les heures délicieusesoù Mary l’écoutait, le soir, lui dire qu’elle était aimée !…Heures de mensonge suivies de la minute terrible de latrahison.

Mais comme il allait se venger !Formidablement ! Elle était là, elle, sa Mary… Elle était àquelques pas de lui, avec ses enfants, les enfants d’un autre… Etelle allait périr de sa main, elle, avec ses enfants. Elles étaienttoutes là, les fiancées de France, les plus belles, les plusriches, les plus pures ! Comme il allait lesfaucher !

Un abominable sourire errait sur sa face dedamné.

Soudain, un homme vint le tirer de l’extase oùle plongeait son rêve de destruction. Il jeta sur cet homme unregard haineux.

– Que veux-tu, Victor ? Pourquoiviens-tu ? N’avais-tu point la consigne de rester autourniquet et d’empêcher, avant l’heure fixée, toute personne depénétrer ici ? Retourne à ton poste !

Mais Victor se tenait tremblant devantlui :

– Maître, maître… je viens d’apercevoirles Martinet… Ils m’ont vu… Ils m’ont reconnu…

– Eh ! trembleur ! que veux-tuque me fassent les Martinet ?… Retourne à ton poste, tedis-je !

– Maître… M. Martinet avait l’airfort excité contre moi…

– Ne l’as-tu point mérité,drôle ?

Et l’Homme de la nuit devint si menaçant queVictor reprit le chemin par lequel il était venu. Mais il ne sortitpoint complètement de la petite salle du cinématographe. Il restadissimulé entre deux pans d’étoffe qui faisaient une sorte decouloir par lequel on arrivait dans la salle.

Il ne tenait, en effet, nullement à seretrouver en tête à tête avec Martinet.

Mais, comme il n’avait rien à faire de mieuxdans son couloir, il observa sans être vu l’Homme de la nuit, quilui paraissait, ce jour-là, d’allures extrêmement bizarres.

Le spectacle auquel assista Victor l’intéressavivement.

L’Homme alla au cinématographe et fitdescendre sur l’appareil un long pan d’étoffe qui tombait du toit.Ce toit n’était autre chose qu’une sorte de vaste vélum enduit decolle et de goudron.

Puis Arnoldson se rapprocha des boîtes queVictor avait apportées dans la matinée et dont il ignorait lecontenu. Arnoldson en ouvrit les cadenas avec une clef qu’ilportait sur lui. Il souleva le couvercle de l’une d’elles et enconsidéra longuement l’intérieur.

D’où il était, Victor ne pouvait voir cequ’elle renfermait, mais il eût bien voulu donner quelque chosepour le savoir.

À constater l’intérêt que l’Homme de la nuitportait à ces boîtes, Victor jugeait que ce qu’il y avait dedans nepouvait être banal.

Et puis, pourquoi ces boîtes ? Quefaisaient-elles là ? Dans quel but l’Homme de la nuit les luiavait-il fait apporter ?

Autant de questions qui, pour Victor,restaient sans réponse.

Les trois autres couvercles furent ainsisoulevés. L’Homme de la nuit disposa les quatre boîtes à la suiteles unes des autres, de telle sorte que la première allait toucherla paroi de toile qui séparait le cabinet cinématographique dugrand hall et que la dernière se trouvait immédiatement placée sousl’appareil.

Puis Arnoldson fit quelques pas dans la pièceet consulta le cadran de sa montre.

– C’est l’heure ! dit-il touthaut.

« L’heure de quoi ? se demandaitVictor. Il me semble bien que le maître est devenu fou. »

Sa curiosité étant de plus en plus excitée,Victor ne perdait pas un geste d’Arnoldson.

Il le vit qui tirait un cigare de sonétui ; il en croquait et en crachait le bout d’un mouvementféroce de la mâchoire.

Enfin, il craqua une allumette.

Victor continuait à monologuer enaparté :

« L’heure de quoi ? C’est sans doutel’heure pour lui de fumer un cigare. Pourquoi, alors, nel’allume-t-il pas ? »

En effet, l’Homme de la nuit n’approchait pasle cigare de ses lèvres et tenait assez éloignée de lui l’allumetteque la flamme consumait.

Mais Victor, ayant alors considéré laphysionomie d’Arnoldson, en fut épouvanté à un point qu’on nesaurait dire. Jamais il n’avait vu une face humaine exprimer tantde joie mauvaise.

C’est que l’Homme, fixant cette petite flammevacillante, se disait :

« De par ma volonté, cette lueur, sifaible qu’on la croirait sur le point de mourir, va grandir,grandir… Cette lueur va devenir une flamme immense ; elle vacourir, tout à l’heure, le long de ces toiles, le long de ce vélum…Elle va dévorer tout ce bâtiment. Et avec ce bâtiment, elle vadétruire ceux qu’il abrite… Elle va faire, cette petite lueur, elleva faire de tout cela un rien, un peu de cendre, une pincée depoussière. »

Et l’Homme de la nuit, lentement,soigneusement, avec un soin extrême, alluma son cigare.

L’allumette s’était éteinte, mais l’extrémitédu cigare était incandescente.

Victor disait tout bas :

– Il doit avoir d’excellentscigares !

Puis il ajouta presque aussitôt :

– Mais pourquoi le jette-t-il ?

Arnoldson avait, en effet, jeté son cigaredans la boîte qui se trouvait placée sous le cinématographe.

Victor n’était pas au bout de sastupéfaction.

Et il ne put retenir un cri de surprise quandil vit Arnoldson disparaître à travers la cloison qui donnait surle terrain vague, derrière le Bazar des fiancées.

L’Homme de la nuit avait fui par une issue quelui, Victor, n’avait pas soupçonnée.

Il n’eut point le temps de raisonnerlonguement sur cette fuite inattendue.

De la boîte où le cigare d’Arnoldson étaittombé, un haut jet de flammes crépitantes s’élança soudain, montantvers le cinématographe.

En une seconde, la petite pièce tout entièrene fut plus qu’un brasier.

Victor n’avait eu que le temps de se jeterdans le Bazar, en criant : « Au feu ! »

XV – L’ULTIME FORFAIT

 

Il y avait bien là quinze cents personnes. Lesfemmes étaient en immense majorité, toutes parées, joyeuses,caquetantes et souriantes, en pleine fête mondaine. Le cri poussépar Victor fut entendu de tous. Un frisson mortel parcourutl’assemblée. Subitement, le sourire disparut de tous les visagespour faire place à une angoisse terrible.

– Au feu !

Ce cri était tellement inattendu que l’on n’ycroyait pas.

Victor apparut, affolé, agitant les bras avecdes gestes de dément et criant encore : « Au feu !au feu ! »

Et puis la flamme !

La flamme surgit à l’une des extrémités dubazar, gigantesque tout de suite.

Alors, un cri effroyable, sorti de quinzecents poitrines, hurla la terreur de mourir, et l’abominable,l’horrible commença…

L’incendie, avec la rapidité de l’éclair,s’était communiqué à l’immense vélum couvrant tout le hall, et,avant même qu’elles eussent tenté de fuir, les quinze centspersonnes qui se trouvaient là avaient au-dessus de leur tête unevoûte de feu.

Et ce fut l’inévitable, l’effroyable paniquequ’aucune puissance humaine ne saurait arrêter.

Chacun essayait de se sauver, et férocement.C’était la bataille sans merci pour sa vie, bataille qu’on nepouvait gagner qu’avec la mort des autres. Frapper lesautres ! les distancer ! passer sur eux ! prendreleur place et avancer encore, toujours, vers les issues, où l’on sepresse cinq cents et où dix peuvent passer ! rejeter lesautres dans le brasier pour en sortir !…

Le flot humain se précipite vers la grandeporte centrale, qui est fermée et qui ne s’ouvre qu’à l’intérieur.Mais la foule, qui pèse sur les battants de cette porte, empêche deles mouvoir. Des femmes essayent de sauter par les hautes fenêtreset retombent dans le brasier.

C’est une poussée désordonnée, un écrasementfuribond qui produit aux portes un encombrement, un engorgementbarrant l’exode effréné des malheureux.

Puis, par endroits, la toiture s’effondre,recouvrant les victimes de débris incandescents, écrasant les unset consumant et asphyxiant les autres.

Le feu achève de carboniser les cadavresamoncelés sous les décombres.

Deux cents personnes gagnent l’espace librecompris entre le Bazar et les murailles des immeubles voisins.Elles sont là entassées, poussant des appels au secours etprisonnières entre les flammes, que le vent rabat sur elles, et lemur infranchissable.

Pold, entraînant sa sœur Lily, qu’il portaitpresque, essayait vainement de se frayer un passage dans la foulehurlante.

Deux fois déjà ils avaient été renversés, etLily eût été affreusement piétinée sans l’héroïsme de son frère,qui avait gardé les coups pour lui tout seul et qui avait fait à sasœur un bouclier de son corps.

Le flot avait passé, et Pold, reprenant sonfardeau meurtri, les membres horriblement brûlés par les flammèchesqui tombaient du toit, Pold avait tenté un effort suprême.

Dans les bras de Pold, Lily avait encore laforce d’appeler sa mère.

Où était Adrienne ?

Dès les premiers moments, un remous terrible,auquel elle avait vainement essayé de résister, l’avait entraînée,portée vers le fond du Bazar, vers cette large porte qui ouvraitsur le terrain vague enclos de hautes murailles.

Et elle s’était trouvée là presque à l’aise,malgré les flammes menaçantes qui venaient, à quelques pas, lécherles murs.

Mais, de ce côté, l’incendie diminua tout desuite d’intensité, ayant achevé presque entièrement son œuvre.

Adrienne vit que sa fille, que son filsn’étaient point à ses côtés.

Elle rentra dans le Bazar, dont tout un coinétait déjà consumé.

La Providence voulut qu’elle retrouvât tout desuite Pold et Lily, qui allaient succomber à moitié asphyxiés etrenonçant à la lutte.

Elle se jeta vers eux.

Mais quelqu’un s’était avancé entre la mère etles enfants, et Adrienne se sentit aussitôt enveloppée, encercléed’une terrible, d’une indénouable étreinte.

Ses yeux rencontrèrent avec horreur le regardflamboyant du roi de l’huile, de Jonathan Smith, le regard encoreune fois dévoilé, débarrassé de sa prison de verre, le regardtriomphant de l’Homme de la nuit.

Arnoldson ne disait rien, ne criait pas.

Adrienne ne résistait plus. Elle étaitaffreusement pressée contre la poitrine de cet homme et elle savaitmaintenant que c’était là qu’il lui fallait mourir.

L’Homme de la nuit enfin parla, et ses rauquesparoles, ses paroles haletantes, qu’il précipitait maintenant parcequ’elles allaient être les dernières… ses paroles, Adrienne avaitencore assez de vie pour les entendre…

– Nous sommes unis, Mary !… unispour l’éternité ! Quelle fête, Mary ! quelle fête !…Regarde ! Nous sommes en enfer, déjà ! Les vois-tu, lesflammes d’enfer ?…

Et l’Homme de la nuit éclata d’un riresatanique, d’un horrible rire qui sonnait bien comme un écho del’enfer.

Un voile de feu les entourait. Ils semblaientdéfinitivement perdus.

Et l’Homme riait, riait comme il n’avaitjamais ri, riait toujours.

À quelques pas de là, Pold et Lily exhalaientd’affreux râles.

XVI – LE SAUVEUR

 

Le quartier où s’élevait le Bazar des fiancéesétait ordinairement, à cette heure de l’après-midi où le feuéclata, à peu près désert.

Il y avait là de riches hôtels, dont lesportes s’ouvraient de temps à autre pour laisser passer deséquipages. Des larbins en livrée, des palefreniers en gilets’attardaient à causer sur les trottoirs.

La fête du Bazar était une véritablerévolution pour le quartier. Tout ce coin de Paris prenait unaspect de foire, de kermesse qu’on ne lui connaissait pas lesautres jours de l’année.

Aussi, autour du Bazar, c’était unva-et-vient, un remue-ménage de voitures, de fiacres, de visiteurset de visiteuses. Aux fenêtres, des curieux s’étaient accoudés.Jusque dans la rue, cette fête de la charité avait un aspect desolennité mondaine qui se traduisait par un murmure ininterrompu deconversations féminines, roulant le plus souvent sur les toilettesaperçues au passage.

Soudain, une clameur immense monte, uneclameur de désastre et de désespérance : « Aufeu ! »

Le Bazar flambe comme un paquet d’allumettes.Un flot humain se précipite dans la rue. Ce flot sort du Bazar. Lesgens qui s’échappent de là sont en flammes. Ils se roulent dans lesruisseaux.

De l’intérieur, la poussée est tellement forteque vingt femmes tombent sur le trottoir et que les autres leurpassent sur le corps, leur écrasant la poitrine et leur broyant lesmembres.

Cinquante autres, dont les vêtements sont enfeu, se réfugient dans les immeubles voisins et s’affaissent,mortes ou mourantes.

C’est alors que le prince arriva…

Une lueur sinistre couronnait le Bazar. Ilsemblait que rien au monde ne pourrait sauver désormais lesmalheureux qui n’avaient pu fuir de la fournaise.

Le prince, haletant, arriva à la portecentrale, cette porte dont les deux battants ne pouvaient s’ouvriret sur laquelle pesait le flot de cinq cents personnes quihurlaient à la mort.

Alors, par une sorte de miracle, Agrarecouvra, parmi tous ces gens qui étaient devenus fous, tout sonsang-froid.

Il demanda à un palefrenier d’une remisevoisine, qui se trouvait là et qui considérait ce spectacle d’unair hébété, s’il n’avait pas une hache.

L’homme sembla se réveiller, sortir d’un rêve.Il courut et revint. Il avait la hache.

Le prince la lui prit.

Et il frappa.

C’étaient des coups de géants ! Chaquefois que la hache s’abattait sur la porte, le choc retentissaitavec un bruit formidable, et toute la construction, tout ce quirestait de la construction en tremblait…

Il frappait… Il frappait… Son bras se relevaitd’un geste automatique, ébranlant les airs, faisant sauter lesdébris de la porte, qui s’en allait par éclats…

Enfin, l’obstacle fut brisé. Et la porte, sousun dernier coup qu’il porta, d’un effort surhumain, futouverte.

Une ruée et une huée… Une fouletourbillonnante, poursuivie par les flammes, envahit la rue… Cinqcents personnes étaient sauvées…

Le prince regarda passer ce flot, dévisageatoute cette foule d’outre-tombe, qui semblait sortir de quelquegouffre infernal.

Et il poussa un cri d’appel, auquel nulle voixne répondit :

– Lily !… Lily !…

Lily n’était point là ! Lily était encoredans la fournaise…

Alors, il se jeta dans le Bazar, il se heurtaà ces gens qui en sortaient, voulant se faire une trouée, voulantpénétrer quand même dans ce lieu de supplice où Lily agonisait…

Mais il lui eût été plus facile de luttercontre quelque flot de tempête, d’arrêter la marée montante sur lesgrèves que de vaincre la puissance formidable de ces êtres fuyantla mort, et qu’il venait d’arracher à leur supplice…

Il fut repoussé, rejeté sur la chaussée commeune épave…

Ses regards se portèrent ailleurs,désespérément.

Il aperçut les fenêtres.

Il bondit vers l’une de ces fenêtres… Maiselles étaient très hautes, si hautes que ceux qui avaient essayé des’échapper par là étaient retombés, vaincus, dans le Bazar…

Et, cependant, il prit à plusieurs reprises untel élan que ses mains parvinrent à s’agripper à cette fenêtre, et,par un tour de force, il grimpa le long de la paroi, il se dressaenfin dans le cadre de cette fenêtre…

Il était environné de torrents de fumée et deflammes…

Le prince avait vu Lily qui râlait près de sonfrère Pold. Sans hésitation, il s’était jeté dans le Bazar. Ilmarchait sous une pluie de feu. Il semblait ne point sentir lesprofondes brûlures dont il était atteint à chaque pas.

Il arriva auprès de Lily et de Pold. Avecadresse, il parvint à emporter la jeune fille et regagna lafenêtre, au moment où des secours s’organisaient du dehors, où deshommes dévoués aidaient, par cette voie, des malheureuses àéchapper au terrible fléau.

Et Lily fut sauvée. Malgré la chaleurintolérable qui se dégageait de l’immense brasier, malgrél’asphyxie qui le prenait à la gorge et à laquelle il croyait, àchaque instant, devoir succomber, il revint sur ses pas.

Il vit l’Homme de la nuit qui étreignaitAdrienne et il entendit le cri qu’Adrienne, dans une épouvante sansnom, jeta vers lui.

Il vola à son secours. Une poutre enflamméetomba alors sur Arnoldson et lui fit lâcher prise. Adrienne étaitdébarrassée du monstre. Le prince Agra bondit à côté d’elle et lareçut dans ses bras.

Et il refit avec elle le chemin qu’il avaitaccompli avec Lily…

Titubant, il repartit vers Pold et revint avecson troisième fardeau. Le prince Agra les avait sauvés tous lestrois.

Mais, après ces suprêmes efforts, il tomba surle seuil du hall maudit, qui s’abîmait alors avec un dernierfracas, ensevelissant sous ses débris en flammes celui qui futl’Homme de la nuit !

XVII – OÙ L’ON S’APERÇOIT QUE RIEN N’ESTJAMAIS FINI

 

Six ans ont passé. Adrienne mène une vie quisemble paisible ; après bien des hésitations, elle a laissé saLily aller vers Agra, leur sauveur. Ne les a-t-il pas tous sauvésdix fois de la mort ? N’a-t-il point dix fois racheté lescrimes de son monstrueux père ? Leur sauveur n’avaitd’ailleurs pas sauvé qu’eux. Il avait fait évacuer une grandepartie de cette élite du Tout-Paris dont beaucoup ne purents’échapper. Ils étaient venus pour les enfants du peuple ;Paris tout entier s’en émut.

Non loin de la demeure d’Adrienne, Lily et sonmari prennent des rafraîchissements sur la terrasse qui surplombeun verdoyant coteau de la côte normande. Agra se penche vers Lilypour regarder le petit garçon qui sommeille à demi couché sur sesgenoux.

Soudain sort d’un taillis, galopant sur lesvastes espaces verts, un poulain blanc, la crinière au vent et l’onreconnaît déjà la fière allure de Kali.

– Qu’il est vif ! s’écrie Lily,Regarde-le, William, bientôt notre petit bonhomme pourra lemonter.

Le prince Agra, qui a rejeté titre et nom, apris celui de sa mère : Baldwin. Il est devenu propriétaired’un haras important et paraît passer des jours heureux.

Pourquoi, cependant, lit-on une certaineangoisse au fond de ses yeux ?

L’Homme de la nuit est mort lors de cetincendie monstre où ils faillirent être tous carbonisés. Alors, quecraint-il ?

Lily ne se rend compte de rien, elle vit dansun rêve…

Pourtant, le comportement singulier d’Adriennea attiré son attention.

Pold est venu passer quelques jours chez samère, à la suite d’une lettre de sa sœur : « Maman a uneattitude nouvelle qui me surprend. Elle cajolait petit Billy. Cetenfant lui redonnait goût à la vie. Depuis quelque temps, elle s’endétourne presque. Je ne comprends pas… »

Toujours affectueux et prévenant pourAdrienne, son fils est accouru. Les années n’ont rien enlevé àl’entrain du jeune homme. Il a amené les Martinet avec lui.

Ils doivent tous se retrouver chez Williampour déjeuner.

Billy s’est éveillé, a descendu les marches duperron. Il court très vite, trop vite, après quoi ?

Son père ne le quitte pas des yeux.

Lily le lui reproche en riant :

– Mais que veux-tu qu’il luiarrive ? Laisse-le un peu à lui-même.

Adrienne et ses invités les rejoignent. Cesont des exclamations joyeuses entre tous ces êtres enfintranquilles depuis six ans.

– Billy, viens dire bonjour, appelleLily, n’épargnant pas cette vieille coutume à l’enfant, qui vienten manifestant un réel ennui.

Martinet, « qui n’en rate pas une »,fait remarquer que le moutard serait mieux à jouer qu’à leur fairedes « salamalecs ».

– Allons, Martinet, s’exclame Marguerite,on voit bien que tu n’as pas d’enfant à élever ! et, enaparté, si tu avais eu moins de bon vin à cuver… enfin…

On voit que Marguerite, oubliant ses fautespassées, porte à nouveau la culotte.

La table est joliment parée, on s’installe.Billy veut être à tout prix à côté de Martinet.

– Celui-là, il n’est pas embêtant,affirme-t-il avec force.

Billy mange proprement. Quand on sert lespigeons lardés aux petits pois, on lui en donne la moitié d’un.

– Je veux le côté de la tête,insiste-t-il, je veux l’assiette de Martinet !

Ce dernier fait l’échange :

– Voilà, mon petit gars !

William, sévèrement, dit à son fils de setaire. Effectivement, on ne l’entend plus.

On parle de la pouliche qui va mettre bas. Laconversation roule sur les futurs chevaux de course. Pold y estvivement intéressé.

Martinet n’est pas à la conversation, il estfasciné par son jeune voisin…

Celui-ci ne mange pas, il déchiquette lepigeon, il lui a arraché sauvagement la tête. Abandonnantfourchette et couteau, maintenant il introduit ses petits doigtscrochus dans la cavité de chacun des yeux…

Martinet, avec son tact habituel,s’esclaffe :

– Mais il a des instincts de tortionnairece petit gamin-là ! Vous n’en avez pas fini avec lui…

Surpris de n’entendre aucun écho à saplaisanterie, il regarde autour de lui et, dans un éclair, comprendtrop tard tous les regards angoissés des parents, car Lilyelle-même découvre ce qui lui avait échappé jusqu’ici. Le petit estsi occupé qu’il ne s’aperçoit pas que tous sont tournés vers lui,que son père et Adrienne spécialement le considèrent,suffoqués.

Mais Billy lève la tête, le regard devenu duret fiévreux. Un sourire de satisfaction intense, où la cruauté selit plus que l’amusement, se dessine sur son visage vieilliprématurément par ce sourire horrible qui n’est pas celui d’unenfant…

Ce ne sont plus Adrienne et William quil’observent avec acuité, ce sont les yeux de Mary et d’Agra quiapprennent avec terreur ce qu’ils redoutaient obscurément.

L’Homme de la nuit ne serait-il donc pasmort ?

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