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Un mariage polaire – Au Pôle Nord, chez les esquimaux – Voyages, explorations, aventures – Volume 14

Un mariage polaire – Au Pôle Nord, chez les esquimaux – Voyages, explorations, aventures – Volume 14

de Louis Noir

Je dédie ce livre à mon ami Pépin, de l’Hôtel de la Marine, à Roscoff.

Son tout dévoué,

Louis Noir

PRÉFACE

 

Les idées fausses s’accumulent sur les pays non encore sérieusement colonisés.

En veut-on la preuve ?

L’Algérie a passé bien longtemps en France pour un pays malsain.

La mortalité, du reste, prouvait que cette réputation était méritée.

Est-ce que les soldats ne mouraient pas en tas, comme on disait alors ?

Est-ce que les colons ne périssaient pas ; en été, ils tombaient dru comme les mouches.

La statistique inexorable prouvait que ce mauvais renom de l’Algérie n’était pas volé.

Il mourait de maladies, dans l’armée d’occupation, huit soldats sur cent.

Que dire ?

Les chiffres étaient là, probants !

Or, l’Algérie est consacrée aujourd’hui, commela Tunisie, du reste, comme étant l’un des pays les plus sains dumonde. La mortalité par maladies, dans l’armée, est de 7 pour1,000 !

Chez les colons, les naissances excèdent debeaucoup le chiffre des morts.

Français, Espagnols, Italiens, Malaiss’accommodent admirablement du climat.

Alors, comment expliquer cette contradictionentre le passé et le présent ?

Très simplement.

Pour l’armée, par exemple :

On l’affublait de buffleteries blanches quicoupaient doublement la poitrine et la respiration ; c’étaitincroyablement stupide.

On emprisonnait le corps du soldat dans unhabit étriqué.

On lui serrait le cou par un faux-col noir quitenait le menton roide.

On écrasait sa tête d’un schako tellementlarge et pesant qu’au fond on pouvait placer brosses, cirage oupain de munition.

Le pantalon rouge, en drap, mal compris,augmentait encore la géhenne.

Pauvre soldat !

Il était écrasé !

Faute de mulets, on faisait porter aumalheureux troupier quinze et vingt jours de vivresd’administration, deux mois de vivres d’ordinaire et souvent del’eau.

Jamais de vin ! Jamais de café !

Rien que de l’eau-de-vie qui devrait êtreabsolument proscrite en pays chaud.

Une nourriture mal comprise, non appropriée auclimat, aux besoins.

Des chemises en toile de chanvre, glaciales enpays de sueur.

Pas de petites tentes.

Les nuits très froides passées sans abri.

Une couverture énorme augmentant le poids duhavre sac.

Le sulfate de quinine donné aux fiévreux àdose dérisoire.

Les camps fiévreux maintenus quand même et desmarches excessives.

Des généraux exigeant des soldats seize heuresde marche…

Ou doublant les étapes.

Les lois de la sieste, en été, méprisées.

Aujourd’hui, on a donné au soldat un uniformeapproprié au climat, la tente-abri, le vin, le café, du bonpain ; il est forcé, en été, de siester sous peine de prison,de dix heures du matin à trois heures du soir ; s’il marche,demi-étape le matin, demi-étape le soir ; repas dans lajournée.

Casernes et campements sains.

Résultats ?

Mortalité moindre qu’en France.

Comme conclusion ?

On se trompe presque toujours au début d’unecolonisation, sur l’habitabilité ou la non habitabilité d’unpays.

En a-t-on assez dit et écrit contre laCochinchine il y a cinquante ans ?

Aujourd’hui tous les établissements publics etparticuliers étant bâtis selon la bonne formule architecturale dupays, les lois hygiéniques étant observées, les bonnes habitudesétant prises, voilà que la Cochinchine est réputée bonnecolonie.

Et le Tonkin ?

A-t-il été assez décrié ?

Et le voilà en train de se réhabiliter àgrande vitesse.

En somme, vous ne pouvez pas vivre en paysexotique comme vous vivez en France.

Autres climats, autres régimes !

Mais, surtout, en finir avec les habitudesalcooliques françaises.

Là est la base du salut.

Je parle pour les pays chauds.

Dans les pays froids, c’est tout le contraire.Un usage modéré de l’alcool est de rigueur.

Eh bien, si j’ai cité l’exemple des coloniesmal cotées, au début, au point de vue hygiénique, c’est parce queles régions polaires sont calomniées de toute évidence.

On les croit extrêmement froides.

Soixante degrés tous les jours ! LisezNansen.

En janvier 1894 (mois le plus froid), pendantquatre jours seulement, le froid est descendu au-dessous de 4odegrés.

En janvier 1895, pendant 6 joursseulement.

En janvier 1896, il y a eu des journées où lefroid n’était que de 7°, 2.

En février, il y a eu des journées où il n’afait que 1°, 1.

Inutile d’insister, n’est-ce pas ?

Or, au Canada, en beaucoup de villes etvillages, la température descend à 38, à 43, à 53, à 56 degrésau-dessous de zéro.

Et l’on vit.

Et l’on vit bien.

Il est vrai qu’on est armé contre le froid etdéfendu contre lui.

Canada ou régions polaires, c’est le mêmefroid, le même climat.

Si l’on sait s’y défendre, on y est tout aussibien qu’au Canada.

Avec ses fourrures de canard-eider, de renard,d’ours blanc, avec ses gants, ses chaussons, son capuchon rabattusur son bonnet fourré, l’Esquimau brave tous les froids.

Dans sa maison de neige, il obtient, avec salampe à huile, six, sept, huit degrés, et plus s’il le veut,au-dessus de zéro.

Le cochléaria, les baies si nombreuses, lesgraminées, les mousses, les lichens, etc., lui donnent assez denourriture végétale spéciale pour éviter le scorbut.

Il a en surabondance :

Pot-au-feu de morue aux algues diverses.

Rôti d’ours blanc.

Étuvées de rennes.

Ragoûts de bœufs musqués.

Cygnes.

Oies de Brent.

Canards-eiders.

Lummes.

Gelinottes, etc.

Poissons excellents.

Crustacés.

Ne voilà-t-il pas un homme heureux ?

Et Nansen ?

Et son compagnon ?

Ne nous déclarent-ils pas qu’ils ont vécupendant sept mois à la façon des Esquimaux, sans en souffriraucunement ?

Ne sont-ils pas sortis sains et gras de cettelongue épreuve ?

La question est donc jugée.

Mais on objectera la catastrophe de Franklinet d’autres navigateurs.

Il y a eu de tous temps, en tous pays, descatastrophes navales.

Lapeyrouse, Koock, tant d’autres prouvent queles océans chauds sont aussi fatals aux marins que les océanspolaires.

Et le naufrage de la Méduse !

Et tant de naufrages célèbres.

Il est donc ridicule d’exagérer les dangersdes mers boréales.

On a souvent invoqué contre elles le scorbutdont les équipages ont souffert.

Mais toujours, et surtout dans les payschauds, le scorbut atteint et décime les équipages privés deviandes fraîches et de légumes frais.

Pourquoi les matelots explorateurs en ont-ilssouffert pendant les expéditions polaires ?

Parce que les travaux d’exploration nelaissaient pas le temps de chasser, de pêcher suffisamment, derécolter assez, pour varier la nourriture.

Voilà la vérité.

Mais nous consacrons un chapitre entier, biencomplet, dénué de toute exagération en un sens ou en l’autre, surles Esquimaux.

Nous y peignons leur race, leur vie, leursmœurs, leur pays, leurs chasses, leurs pèches, les ressourcesvégétales.

Quand le lecteur aura lu ce chapitre, ilconnaîtra ce peuple à fond.

Qu’il se pose alors cette question :

« Peut-on vivre là bas ? »

Comme Nansen, il répondra :

– Oui.

En toute saison.

Mais si, aux ressources du pays, s’ajoutel’établissement d’hôtels confortables en murs de tôle de ferdouble, avec excellent et sain matelas d’air (système russe) avecmaisons-haltes entre les hôtels, avec correspondance par traîneauxentre les hôtels, avec ravitaillements très faciles, si unpersonnel mi-esquimau, mi-blanc dessert chaque hôtel, je demandepourquoi les touristes riches ne se paieraient pas une visite aupôle et des chasses à l’ours blanc ?

Quand on a vu réussir l’établissement d’ungrand hôtel au Spitzberg, avec poste, service de paquebot régulier,etc., etc., on s’est dit, tant en Europe qu’aux États-Unis, que laquestion du pôle était résolue.

Résolue non pas comme visite rapided’explorateurs à bout de force.

Résolue comme celle du Mont-Blanc, par uneoccupation permanente, si le pôle est un point fixe, une terreferme.

Résolue quand même ce serait une banquisemouvante et tournante.

D’un hôtel très rapproché, les touristes s’yrendraient en traîneau ou en petit bateau à vapeur, selon lasaison.

Et quand le lecteur aura lu ce livre, il neconservera plus aucun doute.

L’œuvre est commencée.

Si l’on y avait consacré les trois centsmillions dépensés en vain jusqu’ici et les efforts inouïs faits enpure perte, on irait au pôle nord, plus facilement, plus sûrementque l’on arrive au sommet du Mont-Blanc.

Chapitre 1PRINTEMPS POLAIRE – L’ÉTÉ AU PÔLE L’épisode qui précède ce récit apour titre : Le Trappeur La Renardière.

 

Le printemps vient de commencer.

Mai !

Au delà du cercle polaire.

De longs, de très longs jours déjà et trèschauds relativement.

Au soleil, quinze degrés.

Mais à l’ombre, deux ou trois degrésseulement, et, par places, zéro degré.

Des nuits courtes, mais encore trèsfroides ; à partir de onze heures du soir, dix degrés, quinzeet même vingt à minuit.

Les mousses robustes, les herbes trèsrésistantes gèlent à fond chaque nuit, dégèlent au matin etréjouissent les yeux pendant le jour de leurs vertsinvraisemblables.

Des verts tendres et resplendissants.

Des verts qui choquent à forced’éblouir !

Le ciel est sillonné de longues migrationsd’oiseaux qui vont au sud.

Ce qu’il en passe par jour est inouï ;ils font nuages.

Ce sont des cygnes, des oies, descanards-eiders, des échassiers, surtout des vanneaux, des perdrix,des cailles polaires, des milliards de petits oiseaux, exquis dureste.

Tout ce monde ailé se précipite à la grandecurée.

Elle sera courte.

Juin, juillet, août, quelques jours enseptembre, puis les vols recommencent à tire-d’ailes vers lemidi.

Mais quelles bombances pendant le rapide étépolaire !

Cet au-delà du cercle, qui sembleéternellement morne et glacé, regorge de pâture animale etvégétale.

Dans les lacs, dans les fleuves, dans lesruisseaux la vie surabonde, tout coup de filet est une pêchemiraculeuse, tout coup de fusil est un massacre.

Les truites foisonnent.

Les saumons vont par bancs.

Chairs exquises.

Grands et petits crustacés, moules, huîtres,coquillages de toutes sortes ; crevettes exquises, coquillagesfins sont ramenés à terre à chaque coup d’avanneau à en fairecrever l’engin.

On dirait que le pôle, soustrait aux ravagesde l’homme, est un immense réservoir vital, la suprême ressource duglobe.

En mer, aux embouchures des fleuves, assezhaut même en amont, les phoques, les otaries, toutes les espèces dece genre varié disputent le poisson aux loutres à superbesfourrures.

Et les morses aux dents d’ivoire, massesgigantesques, éléphants des eaux, se livrent des combats bruyantset acharnés.

En mer, des colonnes d’eau montent etretombent en écume.

Ce sont les souffleurs, ce sont les baleinesqui tes projettent.

Ces monstres aquatiques sont des magnifiquesmanifestations de l’énormité animale dans la nature, et l’homme, enface des baleines de quarante mètres de long, reste haletantd’admiration.

Mais voici les redoutables bœufs musqués entroupeaux, les grands mâles en arrière toujours et ensurveillance.

Les loups blancs paraissent.

À leurs hurlements faméliques répondent lesmugissements des bœufs qui font voler les herbes sous leurs coupsde sabots, piaffants et furieux.

Ils sont formés en cercle, cornes basses, lesvaches et les veaux au milieu. Les loups s’élancent. La faim lespousse. Ils osent…

Mais tes plus hardis, poignardés par lescornes, sautent en l’air.

La bande est repoussée. Elle disparaît.

Alors les taureaux écrasent les morts, lespiétinent, les réduisent en bouillie sanglante ; puis, leurcolère apaisée, ils se remettent à paître.

Mais voici qu’un renne ou un cerf passe augalop, vision rapide.

Les loups chassent…

Ils forceront l’animal.

Curée sanglante.

Mais voici une forme longue, basse, lourde etblanche qui se traîne avec des ondulations à chaque pas.

C’est l’ours blanc.

Il vous voit et se dresse.

Ne le manquez pas.

Il a la vitalité d’un lion.

Tuez-le net !

Une balle dans la tête et brisez le crâne, outirez au défaut de l’épaule, vous traverserez le cœur et le poumongauche.

Si l’hémorragie intérieure résultant dudernier coup n’étouffait pas l’animal, il se jetterait survous.

Une fuite ?

Mais cet animal qui vous paraît si lent, vousforcera à la course.

Si vous n’avez pas le temps de recharger, sivotre arme n’est pas à répétition, défendez-vous à la baïonnette,et, une fois la bête enfilée, reculez toujours, car son poids vousrenverserait.

Mais gare aux loups blancs !

Leurs meutes sont terribles pour l’homme, quiest coiffé en peu d’instants.

Défiez-vous de l’aigle si vous avez unchien ; pour enlever le chien, il cherchera à vous renverser,puis à vous tuer.

Défiez-vous des corbeaux si vous emportezquelque quartier de gibier.

De tous les coins du ciel, ils fondront survous et vous attaqueront.

Mais surtout ne sortez pas sans être ganté, sichaud qu’il fasse !

Tout autour de votre chapeau, serrez un bonmoustiquaire en double mousseline.

Sinon, sachez-le, vous serez dévoré par lesmoustiques dont les piqûres vous donneront’une fièvre souventmortelle.

Mais vous vous accoutumerez aux gants et aumoustiquaire.

Celui-ci vous manquera quand la brised’automne aura engourdi les insectes.

Quant aux gants, vous les renforcerez en hiverd’une bonne paire de moufles.

Mais les jours iront toujours s’allongeant, etvous verrez le soleil de minuit !

Vous jouirez alors d’impressionsdélicieuses ; les soirées vous paraîtront d’une douceurinfinie et les rayons pâlis de l’astre du jour vous semblerontéclairer des crépuscules lunaires.

On se croirait dans une autre planète où nebrilleraient faiblement et comme tamisées que des lumièresstellaires.

La chaleur s’attiédit et les fraîches brisescaressent des sommeils bercés de rêves.

Ce n’est pas la nuit, mais tout dort ;vous avez entendu le dernier chant des oiseaux avant qu’ils ne semissent la tête sous l’aile.

Ils vous réveilleront par de joyeux préludesaux fanfares du jour.

Ah ! ceux qui parlent du pôle, de sessolitudes glacées, ignorent son été si plein de caresses etd’attractions que les étrangers amoureux des lointainsdéplacements, les grands touristes qui allaient au nord de laNorvège, vont maintenant au Spitzberg, et, demain, iront plus hautencore… au Pôle… pour y passer confortablement la saisonbalnéaire.

Le rêve est en train de se réaliser.

Chapitre 2LES TROIS TRAPPEURS

 

Près de l’embouchure du Mackensie, un camp sedresse.

Tentes en peaux garnies de leur poil etdoubles ; cabanes en rustique avec toit de mousse, biencharpentées et spacieuses.

La forêt de pins voisine a fourni, enabondance, les matériaux.

Hangars, en rustique également, pour letravail et pour la cuisine.

Des Européens sont à la besogne, aussi desnègres, aussi des Esquimaux.

Plusieurs négresses, rudes types du Dahomey,femmes de race guerrière.

Une Abyssinienne de race pure, une métisséeévidemment et d’allures françaises et leurs servantes.

Une très jeune et jolie fille à laquelle toutle monde témoigne de la déférence.

Grande activité dans les ateliers.

On martèle tôle et boulons, on scie, on lime,on visse.

C’est le premier jour de mise en train d’untravail de montage.

Trois hommes, qui viennent d’arriver à lalisière du bois, regardent cette scène avec une profondestupéfaction.

Trois trappeurs !

La blouse, les mocassins, le carnier, lesarmes les indiquent tels.

Du moins, deux d’entre eux.

Des blancs !

Le troisième est un Indien Sioux.

Il est appuyé sur son fusil et il paraitplongé dans des abîmes de réflexions.

Les deux autres trappeurs regardentattentivement, mais, de temps à autre, ils échangent des coupsd’œil interrogateurs.

Hommes prudents, accoutumés au silence dessolitudes, ils examinent longuement cet établissement dont ilsn’ont jamais entendu parler.

Leurs chiens hument l’air.

Ils ne donnent que de légers signesd’inquiétude, ce que n’ont pas manqué de remarquer les maîtres, carl’un dit enfin :

– M’est avis, Langue-de-Fer, mon ami, que cesgens-là sont des marins qui ont débarqué et qui travaillent àterre.

Langue-de-Fer secoua la tête :

– Sûr, dit-il, il n’y a pas que desmarins ; je vois des gentlemen.

À l’Indien :

– Qu’en penses-tu, toi, Œil-de-Lynx.

– Nègres et négresses.

Langue-de-Fer à l’autre trappeur :

– Dis donc, Francœur, il faut qu’il ait lesyeux faits comme une lunette d’approche, le Sioux, pour voir, àcette distance, le teint de ces gens-là.

– Le Sioux n’a pas volé son nom. Mais puisqueles chiens ne prennent pas peur, nous pouvons toujours avancer… enprudence.

» Après tout, il y a des chrétiens commenous, là-dedans.

– Oui, avançons !

– On peut ! dit Œil-de-Lynx.

» Les sqaws blanches qui sont avec ceshommes ne nous laisseraient pas massacrer.

» Elles sont des ladies (dames pour leSioux).

– Il voit ça aux belles manières ! dit enriant Langue-de-Fer.

» Marchons donc.

Ils se mirent à la file indienne, le fusil àdeux coups sur l’épaule, la carabine à longue portée enbandoulière, les chiens en avant.

Chapitre 3NEZ-SUBTIL

 

Nez-Subtil était en tête.

Hors ligne, comme flair, cechien-là !

Célèbre dans tout le Haut-Canada et l’Alaskapour son intelligence et la faculté étonnante de percevoir desodeurs à des distances incroyables et de les analyser dans soncerveau de chien.

De même qu’entre hommes, le mieux doué pour lecommandement, de même, entre chiens, les supériorités s’affirmentpar l’ascendant subi.

Il y a des chefs de meute.

Nez-Subtil, malgré les aboiements des chiensdu camp, qui étaient attachés, ne parut pas trop effarouché ;mais il s’arrêta et se mit sur son cul en voyant trois hommes arméssortir du camp.

Chapitre 4HÔTELS POLAIRES

 

Un blanc et deux nègres s’avançaient.

Quand ils furent à cinquante mètres,Nez-Subtil grogna en manière d’avertissement d’avoir à s’arrêter etles deux autres chiens appuyèrent cette petite démonstrationprudente.

Alors Langue-de-Fer se dirigea seul vers legroupe dont le blanc seul se détacha.

Ils s’arrêtèrent à vingt pas l’un de l’autreet Langue-de-Fer déclara :

– Nous sommes d’honnêtes trappeurs.

» Moi, je suis Langue-de-Fer.

» Mon ami se nomme Francœur.

» Le Sioux est le fameux chef Œil-de-Lynxqui a scalpé récemment avec nous toute la bande des bandits-mineursde Klondike que conduisait Mina, la vipère, un Brésilien.

Cela dit, le trappeur attendit. Alors le blancprit la parole :

– Nous sommes, dit-il, les membres del’expédition d’Ussonville.

– Qu’est-ce que cette expédition ?

– Une troupe qui veut aller au pôle.

– On veut donc toujours y aller au pôle ?Il y a des gens qui sont vraiment enragés.

» En est-il mort despôlaires !

» Ça ne décourage pas les autres.

» Peut-on visiter votre camp ?

– Oui, mais vous attacherez vos chiens.

– Certainement.

» Mais comment vousappelez-vous ?

– Je suis le capitaine Drivau.

– Très bien.

Langue-de-Fer siffla ses amis, les deuxgroupes se joignirent et gagnèrent le camp.

En chemin, le capitaine Drivau demanda auxdeux trappeurs :

– De quel établissementdépendez-vous ?

– Du Fort-Confidence, sur le grand lac desOurs, à l’ouest.

– Mais c’est bien loin.

» Le fort Peel-River est beaucoup plusrapproché que celui-là.

Langue-de-Fer se mit à ricaner.

– Vous ne connaissez pas le directeurNilson ? fit-il d’un ton amer.

» C’est le pire gredin que la terre aitjamais porté et il est exécré.

» Un sale voleur.

» Un juif serait honteux de se conduirecomme cet Anglais qui est pire que le pire Yankee.

» Cet homme déshonore lesAnglo-Canadiens ; il est pour eux une honte.

» Nous sommes heureux qu’il ne soit pascomme nous un Canadien-Français.

» Ce scélérat ne tient aucun de sesengagements et il nie les dépôts.

» Il nous vend les denrées, la poudre, cedont nous avons besoin, le quintuple de ce que ça vaut par lecontrat-charte entre factoreries-forts et trappeurs attachés à laCompagnie.

» Aussi fabriquons-nous un traîneau à lafin de l’hiver pour transporter nos fourrures àFort-Confidence, y attelant nos chiens et nous-mêmes.

» C’est un long voyage, mais nous évitonstoutes relations avec les scélérats des forts voisins ; carcelui d’Anderson ne vaut pas mieux que celui du Peel-River.

» Celui du Fort-Lapierre serait encoreplus coquin que les autres, s’il n’y avait pas celui duFort-Remparts.

» Celui-là est plus dangereux que celuide l’Ours-Blanc auquel il ressemble.

– Alors, nous sommes bien entourés ! fitDrivau en riant.

– Vous êtes au milieu d’une bande descélérats ; chaque fort est un repaire de bandits et cesgredins ont à leur service de la vermine indienne qui pulluleautour des forts.

» Ces bandes ignorantes se laissentduper, chassent presque pour rien.

» Savez-vous pourquoi ?

– Non.

– C’est pourtant facile à deviner.

» Ils tiennent tous ces Indiens par letafia et l’eau-de-vie de pommes de terre.

» Ces ivrognes ne peuvent s’en passer etils vendent des peaux de martres-zibelines de toute beauté pour unebouteille de rhum.

» Mais, capitaine, j’entends des coups demarteau sur des plaques de fer ; qu’est-ce que vous faitesdonc à terre ? des réparations ?

– Non.

» Nous allons construire un hôtel en tôlede fer galvanisé.

– Votre langue fourche.

– Mais non.

– Vous avez dit : un hôtel.

– Mais oui.

– Vous êtes Français ?

– Parisien.

– Alors blagueur.

– Pas du tout, du moins en ce moment.

Francœur intervint.

– Hôtel ! hôtel ! fit-il.

» Quel genre d’hôtel ?

– Hôtel pour voyageurs au pôle nord.

– Il n’y aura pas foule.

– Erreur !

» Le nouvel hôtel du Spitzberg fait desaffaires d’or avec ses touristes cent millionnaires qui neregardent pas à la dépense.

» Nous allons faire concurrence auSpitzberg et nous réussirons.

» D’hôtel en hôtel, en traîneau l’hiver,en carrioles légères l’été, par traites de cinquante lieues, onarrivera très vite au pôle.

» Il y aura great attraction,grande attraction, comme disent les Anglais.

» Les tenanciers de nos hôtels gagnerontbeaucoup d’argent.

– Vous aussi, alors ?

– Oh, non ! Pas la peine.

Les deux trappeurs, d’ancienne race normande,âpre au gain, furent étonnés.

– Pas la peine ! fit Langue-de-Fer.

– Pas la peine ! répéta Francœur.

Ils étaient comme suffoqués.

Chapitre 5ARCHI-MILLIONNAIRES

 

Les trappeurs n’étaient pas au bout de leursétonnements.

– Une ; supposition ! fit lecapitaine.

» Vous auriez chacun de cinq à six centsmillions dont vous ne pourriez même pas dépenser les revenus,trente-six millions par an.

» Est-ce que vous tiendriez beaucoup à ceque des hôtels polaires ajoutent à vos rentes ?

– Dame… pas trop…

» Mais pourquoi fondez-vous deshôtels ?

– Ah ! voilà !

» Notre chef et ami, le commandantd’Ussonville, qui remue les milliards à la pelle, veut réalisertous les impossibles qui torturent l’esprit humain, la navigationaérienne, la pénétration jusqu’au feu intérieur, les voyagesinterplanétaires et surtout un voyage dans la lune…

Drivau s’arrêta.

Les trappeurs faisaient des têtes, ahmais ! des têtes aussi étonnées qu’étonnantes.

Le capitaine Drivau leur dit :

– Vous vous demandez si je ne suis pas fou,mes chers camarades ?

» Pas fou du tout.

» Quand un homme a en tête l’idée deréaliser une chose jusqu’alors regardée comme impossible, ce quenous appelons, nous, un grand impossible, la bête humanité le faitpasser pour fou.

» Fou Salomon de Caux qui inventa lamarmite à vapeur.

» Insensé Fulton jusqu’au jour où sonbateau à vapeur marcha.

» Est-ce qu’avant le phonographe et letéléphone, on ne riait pas de ceux qui cherchaient ces merveilles,enfin trouvées par Edison ?

» Notre chef veut aller au pôle enmontant un hôtel muni de tout, puis, à cinquante lieues de là, unautre hôtel.

» Ainsi jusqu’au pôle.

» Et les hôtels seront reliés par desvoitures, des traîneaux et des chaloupes, j’entends pour traverserles mers libres en été.

» Qu’est-ce que cinquante lieues pour unEsquimau monté sur son traîneau.

» Dix heures de course.

» Les voyageurs, en Russie, font de bienplus longues traites.

» Et le chemin d’entre hôtels aura sesmaisons-haltes de refuge, maisons en fer, tenues par desEsquimaux.

» On pourra y boire ; y manger, s’yreposer, coucher si l’on veut, en cas de fatigue, d’indisposition,de tourmente de neige.

» Croyez-le bien, nous mènerons cetteentreprise à bonne fin.

– Vous avez des nègres, des négresses.

– Oh ! toute une histoire, notre histoiredu reste.

– Figurez-vous que M. d’Ussonville étaitchercheur d’or.

– Dans l’Alaska ?

– Non !

» En Australie.

» Il y a trouvé une montagne d’or.

– Ah ! diable !

– Pour l’exploiter, il a acheté des esclavesau Congo et en a fait ce qu’on appelle des travailleurs libres à lamode anglaise.

Les trappeurs se mirent à rire.

Drivau reprit :

– Pour faire travailler et pour garder cesnègres, le commandant leva une compagnie parmi les anciennesamazones de Béhanzin.

» Il avait des artilleurs.

» Nous nous sommes établis sur lamontagne d’or et nous l’avons exploitée à la surface, dans leschamps d’or.

» Ça a produit beaucoup.

» Puis nous avons constitué une sociétépour l’exploitation des filons d’or.

» Nous sommes les principaux actionnaireset nous touchons d’énormes dividendes.

» Nos actions atteignent, des prixfabuleux et nous les vendons peu à peu.

» Ça monte toujours.

» Or, le commandant avait troiscapitaines, Castarel, un Marseillais, Santarelli, un Corse, et moi,tous ex-sous-officiers d’infanterie de marine, et de plus deuxsœurs, les deux Taki, anciennes générales de Béhanzin.

» Nous avons voulu suivre notrecommandant au pôle et nous avons emmené nos ordonnances et dupersonnel ouvrier.

» Le commandant a emmené aussi sa nièce,qui est une grande tueuse d’éléphants et de lions devantl’Éternel.

» Si bien que vous tiriez, elle tiremieux que vous, ne manquant jamais l’œil d’un animal.

» Sa tante, Mme veuveMorton, est une Anglaise qui est une très brave dame.

» Voilà notre histoire.

» Plutôt que d’être inutiles et de nousennuyer, nous, des hommes d’action, nous nous sommes lancés dansune entreprise… amusante en somme… puisqu’elle nous distrait.

Les trappeurs admirent ce raisonnement ;mais ils n’en avaient pas fini avec leurs questions.

Chapitre 6LES MACHINES… À POUDRE

 

Langue-de-Fer demanda au capitaine :

– Comment avez-vous pu arriver par eaujusqu’ici ?

» La mer n’est pas encore libre.

– Mais la glace est déjà pourrie.

» Or, nous avons un navire brise-glaced’une grande puissance.

– Un vapeur ?

– Non.

– Mais un voilier est impuissant comme briseurde glace.

– L’hélice de notre navire est mue parl’électricité qui, elle-même, est engendrée par une machine mue parla poudre.

– Ça marche ?

– Oui !

– Mais c’est une belle invention.

– Un grand impossible réalisé.

– Mais alors…

– Alors quoi…

– Vous êtes des grands hommes !

– Nous, non.

» Moi je suis un Parisien blagueur,Castarel un Marseillais farceur.

» Santarelli est un Corse très sérieuxqui ne rit pas, mais qui est un excellent camarade et qui est lemeilleur garçon du monde ; mais il ne plaisante pas sur lepoint d’honneur.

» Au cours de nos voyages, il s’est mariéavec une princesse abyssinienne.

» Castarel a épousé une jeune fille néed’une Abyssinienne et d’un Français, mécanicien du Madhi deKarthoum et devenu le nôtre.

» Un très brave homme, notre mécanicien,et très habile.

» Nous avons encore un médecin très fort,un ingénieur, les capitaines de nos navires, car outre leBrise-Glace, nous avons un clipper, le plus rapide desbâtiments qui sillonnent les mers ; il rend quarante-troisnœuds à l’heure, plus de, soixante-dix-sept kilomètres !

– Un train rapide, alors ?

– Oui.

– Et… à poudre ?…

– À poudre.

– Mais le danger…

» Si l’on sautait ?

– Impossible.

– Pourquoi ?

– Par suite d’une idée du commandant qui s’estdit :

» Qu’est-ce que la poudre ?

» Du charbon pulvérisé.

» Du soufre.

» Du salpêtre.

» Mais ce n’est de la poudre que quandles trois substances sont réunies.

» Or, on ne mêlera que charge par charge,à la seconde où il faudra s’en servir.

» Donc les trois substances descendentséparément par trois tuyaux dans l’accumulateur où un volant lesmêle.

» La charge de poudre ainsi fabriquéetombe sur l’inflammateur.

» Les gaz produits agissent sur lespistons.

» C’est très simple.

– Et on n’y avait pas pensé ?

» On ne pense pas à tout.

Œil-de-Lynx, qui écoutait sans mot dire,secoua la tête, prit le bras de Drivau et lui dit lentement, dansun jargon assez clair quoique incorrect :

– Vous allez faire ici un établissement, sij’ai bien compris ?

– Oui.

– Alors, préparez-vous à la guerre.

– Pourquoi ?

– Les directeurs vous feront fairecombat par leurs Indiens.

Et les deux trappeurs d’approuver :

– Il a raison !

» Oui, cent fois raison.

» Ils ne supportent personne autour d’euxet ne veulent pas qu’il y ait des témoins de leur tyrannie et deleurs vols.

» Les Indiens vous enverront unparlementaire avec un drapeau blanc, comme ils ont fait quandJoseph Pasquier a voulu établir une fonderie de graisse de phoquesur le fleuve ; le parlementaire vous dira que le territoireappartient aux Indiens, que vous n’avez pas le droit de vous yétablir, que les sachems ne vous accorderont jamais ce droit.

» Et il vous sommera de déguerpir.

» Si vous ne voulez pas, vous verrezaccourir un millier de guerriers indiens.

» Soutenus par les directeurs, ils necraindront pas de vous attaquer.

– Nous leur répondrons.

– Combien êtes-vous ?

– Une centaine de fusils en comptant nosEsquimaux qui commencent à bien tirer.

– Vous serez écrasés.

Drivau se contenta de sourire.

On arrivait au camp.

Le capitaine présenta les trappeurs et leSioux à M. d’Ussonville.

Celui-ci prêta peu d’importance aux craintesd’attaque.

Mais il demanda :

– Dans les meilleures années, que gagnez-vousà trapper ?

– L’année dernière, tout décompte fait denotre compte de dépenses au fort, nous avons touché chacunvingt-deux livres sterling et quelques schillings.

– C’est bien !

» Je vous engage.

– Mais, commandant…

– Je vous donne à chacun centlivres !

– Mais…

– Drivau va vous compter immédiatement vingtlivres à chacun.

» C’est un cadeau.

– Qu’est-ce que nous ferons ?

– Vous serez les chasseurs de l’hôtel et voustuerez du gibier, vous ferez la chasse aux morses et la pêche auxtruites.

» Ça vous va-t-il ?

– Oui, commandant.

– On va vous donner une tente et vous vousconstruirez une hutte !

» Allez.

Jamais trappeur n’aurait rêvé un pareilengagement.

Chapitre 7LES ESQUIMAUX

 

Le camp présentait une grande animation ;on y travaillait ferme.

Une petite forge était en pleine activité etdes ouvriers battaient le fer sur l’enclume.

Une partie des équipages des deux naviresétait à terre.

Auprès du camp, se dressaient huittentes-huttes d’Esquimaux.

LES TENTES-HUTTES

Les hommes de cette race élèvent d’abord unmur en pierres sèches à hauteur d’homme à peu près et ils appuientdessus les charpentes d’un toit voûté.

Il semblerait que n’ayant pour ainsi dire pasd’outils, les moyens d’élever cette charpente manquent auxEsquimaux.

Ils ne se servent pas de bois qu’il leurserait difficile de travailler.

Mais ils ont des os de morses et ils les lientles uns aux autres, avec des nerfs très solides qu’ils couvrentd’un mastic dont la base est la colle de poisson ; cetteligature qui durcit comme du fer, fait de plusieurs os une seulepièce de charpente.

Quand la carcasse du toit est formée, ilsétendent dessus une tente en peau de morue ou en peau dephoque.

Très souvent la carcasse du toit est faite decôtes de baleines.

C’est l’habitation d’été.

LES MAISONS DE NEIGE

L’hiver, ils en ont une autre beaucoup pluschaude.

Ils creusent une vaste chambre dans unamoncellement de neige qu’ils tapent fortement à l’intérieur àl’aide d’omoplates de morse, un instrument à beaucoup de fins.

Avec leurs couteaux de pierre, ils grattent,ils arrangent à leur idée l’omoplate.

Emmanchée d’un os long, par ligature, ellesert de pelle ; avec un manche court, elle devient une battepour battre la neige ; deux omoplates réunies par un mancheforment pagaie ; posée sur trois pieds, l’omoplate devient unsiège ; au fond des maisons de neige se dresse un vaste litpour toute la famille.

Il est fait d’un cadre en os, carré long,soutenu par des pieux en os ; des os forment d’un côté ducadre à l’autre une carcasse de soutien sur laquelle on place desomoplates bien ajustées l’une contre l’autre.

Sur ce, un matelas de mousse, des peaux, etl’Esquimau a un lit d’autant plus moelleux et chaud, que les peauxsupérieures sont des peaux de canard-eider (édredon) garnies deleurs plumes, les couvertures sont de même nature.

Rien de plus léger, rien qui conserve mieux etmaintienne mieux la chaleur.

LES KAYAKS

Les Européens, gens de civilisation, nes’imaginent pas quel parti les Esquimaux savent tirer des animauxqu’ils chassent ou qu’ils pèchent.

Nous avons vu les os remplacer le bois pourles charpentes et pour la menuiserie.

C’est encore avec des os que les Esquimauxfont la légère charpente de leurs admirables périssoires, leskayaks.

Ils soudent plusieurs grands os de morse defaçon à former la quille.

À cette quille, ils lient des côtes de morsepour figurer l’avant et l’arrière et les membrures ou côtés dupetit bateau.

Ils réunissent le tout par un bandage en oslégers.

Ils couvrent ensuite ce squelette de bateau depeaux de morse qui l’enveloppent complètement, sauf le trou danslequel l’homme introduit ses jambes et ses reins. Le haut du corpsseul déborde.

Il y a un tillac (ou plancher) d’os etd’omoplates pour s’asseoir.

Ce banc s’encastre dans les membrures dumaître-beau (c’est-à-dire l’endroit le plus large) ilconsolide de beaucoup la charpente.

Les femmes, avec leurs aiguilles en os etleurs fils en nerfs, font des coutures imperméables, car l’eaugonfle les nerfs.

L’Esquimau entre dans son kayak et il laceavec un cordonnet en peau de phoque les bords de sa blouse percéed’œils, sur les bords de l’ouverture de la peau, formant le trou del’homme.

De cette façon, l’imperméabilité du kayakdevient absolue.

Avec sa pagaie en main, les harpons couchéssur le plat du bateau et liés avec les paquets de lanières de cuirde morse qui se dévident, quand le harpon a frappé morse oubaleine, le pêcheur esquimau se lance hardiment sur la mer et ybrave la fureur des flots.

Sur sa blouse de peau, l’eau glisse sans leglacer, car, en dessous, il est chaudement enveloppé de son paletotde peau d’eider, plumes en dedans.

Oh ! il est bien armé contre lefroid !

LE HARPON.

C’est l’arme par excellence.

C’est un os terminé soit par une arête depoisson, soit par une pierre aiguisée, soit par l’épée d’ivoired’un espadon, chevalier des mers.

L’arme que ces espadons portent est souventlongue de deux mètres.

Les Esquimaux en font souvent un harpon dechasse contre l’ours blanc.

C’est alors une lance.

L’Esquimau et son kayak ne font qu’un ;il est curieux de voir le pêcheur lancer son esquif sur un glaçon,et, par l’élan imprimé, le faire monter dessus.

Se servant alors de son harpon, il pousse cetraîneau improvisé jusqu’à l’autre côté du glaçon, qui se trouvefranchi.

Et la navigation recommence.

La sûreté de main avec laquelle l’Esquimaulance son harpon est prodigieuse.

Toujours il frappe au bon endroit.

Il est curieux de constater qu’un seul hommesur une si frêle barque peut se rendre maître d’une baleinemonstrueuse.

ARCS ET FLÈCHES

Outre son harpon, l’Esquimau a l’arc et laflèche.

L’arc est une côte d’animal, la flèche un osdroit épointé.

La corde est un boyau.

Le carquois est en peau.

Un Esquimau lance sa flèche et touche le but àdeux cents mètres.

Ce n’est pas à dédaigner.

PÊCHE À LA BALEINE

L’Esquimau est le maître de la baleine, parceque celle-ci est forcée de venir respirer à la surface del’eau.

C’est un mammifère à sang chaud ; lafemelle allaite ses petits.

Il en est de même pour tous les phoques,otaries, vaches marines, éléphants marins ou morses, etc., etc.

L’Esquimau lance son harpon qui mord àfond.

La baleine blessée file avec une vitesseprodigieuse, dévidant la lanière de cuir qui tient au harpon.

Bientôt elle tire sur le kayak ; maisenfin elle s’arrête ; il faut respirer.

L’Esquimau saisit ce moment et lance sonsecond harpon.

Nouvelle fuite.

Mais, avec la perte de sang, survientl’épuisement et la mort.

Comme les plus gros corps dans l’eau mis enmouvement seraient traînés par un fil, l’Esquimau remorque assezfacilement sa prise et la ramène.

Immense joie de la famille !

On se jette frénétiquement sur l’animal, on ledépèce à coups de haches de pierre.

L’hiver, la viande se conserve, parce qu’ellegèle à l’air libre.

LES CACHES

L’été on la met en cache.

Le sol ne dégèle jamais à plus de soixantecentimètres de profondeur.

On creuse à un mètre et l’on se trouve enpleine terre gelée.

On entasse les morceaux de viande dans cetteglacière, on couvre de terre gelée, puis de terre dégelée et laviande se conserve indéfiniment.

LES OMNIAKS

J’ai déjà dit que les côtes de baleineservaient souvent comme charpente.

Les Esquimaux s’en servent pour fabriquer lesgros bateaux de transport qu’ils appellent des omniaks.

Ces bâtiments, revêtus de peau comme leskayaks, ne sont pas pontés et ressemblent à des grandes cuvesallongées.

Ils servent au déplacement d’une famille serendant d’une station d’été à une station d’hiver etréciproquement.

Les femmes et les enfants, avec le matériel,sont dans l’omniak.

Les femmes pagayent.

Les hommes veillent aux kayaks autour de lagrosse embarcation.

Et, pour amuser les femmes et les enfants, ilsse livrent à des jeux nautiques.

Courses, fuites, poursuites, simulacres decombat, et culbutes comme en font les marsouins ; l’Esquimaufait chavirer son kayak qui se relève après une pirouettecomplète.

Ces déplacements sont toujours gais.

DE LA NOURRITURE

On sait que la graisse est un aliment qualifiérespiratoire.

L’aliment respiratoire est celui qui, en sedécomposant, donne au corps la chaleur, tandis que l’alimentplastique forme et nourrit les muscles, les tissus et les os.

Or, en hiver, par les terribles froids,l’Esquimau a besoin de beaucoup de calorique, donc de beaucoupd’aliment respiratoire.

Graisse et huile de baleine et de phoque,graisse d’ours et de morse.

Ce que consomme un Esquimau est vraimenteffrayant.

La baleine à l’étuvée est un mets peu délicat,mais supportable.

L’ours blanc est un bon rôti ; le fromagede tête et de pattes d’ours est excellent.

Mais la base de la nourriture, le pot-au-feude l’Esquimau, c’est la viande de morse.

L’Esquimau mange aussi du renne, du bœufmusqué, du lièvre blanc, des oiseaux, surtout des gelinottes, etc.,etc.

Le poisson, la morue surtout et le maquereauvarient son ordinaire.

Il y a des crustacés.

Comme légumes, certaines algues, lecochléaria, des lichens, des pousses vertes, etc.

En somme, Nansen et son compagnon déclarentque la vie à la façon esquimaude est très supportable pourl’Européen.

Ils ont ainsi vécu pendant un an et ne s’ensont pas plus mal portés.

Nansen et son ami avaient même beaucoupengraissé dans leur long hivernage.

En somme, les Esquimaux ne sont pas lesmalheureux que l’on suppose.

LES VÊTEMENTS

Très bien couverts et parfaitement à l’abri dufroid le plus rigoureux.

L’Esquimau a une culotte en peau de renardbleu, poil en dedans, qui descend dans ses bottes à la russe.

Au lieu de linge, il porte une sorte dechemise en peau de canard-eider (édredon) garnie de ses plumes,chemise-veste d’une légèreté extrême, mais très chaude.

Par dessus, il a une blouse en peau d’ours oude renard, poil en dedans.

Enfin un manteau en fourrure à capuchon qui serabat sur le bonnet.

Le tout beaucoup moins lourd qu’on nel’imaginerait à première vue.

Des gants fourrés et des moufles abritent lesmains.

Les pieds sont protégés par d’excellentschaussons fourrés et des bottes.

En traîneau, l’Esquimau disparaît sous descouvertures fourrées.

Certainement l’Esquimau, ainsi armé contre lefroid, souffre par 4o degrés au-dessous de zéro, moins que nous par10 degrés.

LES BOTTES

Une paire de bottes esquimaudes est un longpoème qui en dit long sur la patience des femmes de cette race.

Ces bottes sont faites en peau de morse etcette peau est d’une épaisseur dont nos cuirs les plus forts nesauraient donner l’idée.

Pour cambrer ces peaux, les femmes les mâchentet elles forment ainsi le talon et le cou-de-pied !

Elles ont des mâchoires puissantes garnies dedents superbes.

Les différentes pièces d’une botte sontcousues avec des nerfs qui remplacent le fil et la couture estimperméable.

On ne sent jamais l’humidité.

Du reste, on oint ces bottes avec de l’huilede baleine.

Mais l’art s’affirme dans ces chefs-d’œuvre dela chaussure.

Les femmes tirent de deux plantes une teinturebleue et une autre rouge. Elles teignent des nerfs et marient cesdeux couleurs en dessinant des arabesques piquées qui sont trèsjolies.

Une paire de bottes est le plus précieuxcadeau qu’une Esquimaude puisse faire.

Dans les établissements groenlandais, lesDanois paient très cher une paire de bottes indigènes, chaussurestrès précieuses.

Je dois dire que M. d’Ussonville n’avaitpu encore botter tout son monde à l’esquimaude.

Mais tous avaient des mocassins.

LES MOCASSINS

En principe, voici comment se fabrique unmocassin.

Quand un chasseur en veut une paire, il abatune grosse bête, ours, daim, bison ; il fait une incision dansle haut de l’épaule de façon à pouvoir détacher la peau sans lafendre en long.

Il la rabat, comme on fait pour dépouiller unlapin.

Il enfile sa jambe nue dans cette peau, poilen dedans ; le genou de l’animal forme le talon dumocassin.

Le chasseur, avec une écorce souple et forte,noue la peau au bout de son pied et coupe le surplus.

Il serre le haut au-dessus du mollet et lemocassin est fait.

C’est, on le voit, très simple.

Cette chaussure est forte et elle restetoujours très souple.

Mais, dans les villes canadiennes, on coudl’extrémité des mocassins.

Ceux qui sont en peau de daim passent pourêtre les meilleurs.

LES TRAÎNEAUX

Les Esquimaux les fabriquent avec des côtes debaleine et font les sièges avec des omoplates, à moins qu’ilsn’aient du bois, ce qui arrive souvent.

Les grands fleuves et les rivières, dans lesinondations, chassent des arbres et les transportent dans lamer.

Là, les courants et les vents les dispersentsur les côtes.

Les Esquimaux les recueillent.

Le traîneau est toujours très simplementconstruit.

Les Esquimaux y attellent jusqu’à quatorzechiens, par quatre ou cinq pour un rang, les meilleurs à gauche età droite.

Chaque chien a un collier auquel on attacheune corde qui passe sous le ventre et se noue à la barre dutraîneau.

On dirige l’attelage avec un fouet à manchecourt, à longue lanière en cuir de morse terminée par desnœuds.

Le maniement de ce fouet est très fatiguant,très difficile à apprendre.

Mais quand on a le tour de poignet,on atteint toujours au bon endroit le chien que l’on veutchâtier.

Pour faire tourner l’attelage à droite, onfrappe du fouet la neige à gauche et réciproquement.

Un traîneau bien attelé peut parcourir cinq etmême six lieues à l’heure.

Chapitre 8LES CHIENS

 

Ils sont féroces, indociles, presque sauvageset dévoreraient un homme qui n’aurait pas le fouet en main.

Il ne faut jamais hésiter à s’en servir trèsbrutalement.

Un chien isolé peut prendre de l’affectionpour un maître.

On peut même s’en faire obéir par lapersuasion, appuyée de bonnes corrections.

Mais, en meute d’attelage, le chien ne connaîtplus que le fouet.

L’animal est très sournois.

Quand il est attelé, ce qu’il voudrait, c’estchasser.

Dès que les chiens jettent en arrière desregards rapides, se défier !

Ils vont s’emballer.

On prépare la barre d’arrêt.

C’est une côte de baleine, placée à l’arrièreet passée dans un trou.

On la fait jouer et elle s’enfonce comme unsoc de charrue dans la neige, formant obstacle.

Dès que les chiens partent sur la piste qu’ilsveulent suivre malgré le maître, on fait jouer la barre.

Le traîneau s’arrête.

On descend et… clic, clac, clac… on fouailleferme.

Puis on remet le traîneau en marche.

La société protectrice des animaux aurait fortà faire pour convaincre un Esquimau qu’il ne doit pas battre seschiens.

Question de vie ou de mort toutsimplement.

S’il n’est pas maître de son attelage,l’Esquimau est un homme perdu.

Les chiens esquimaux ne mangent que tous lesdeux jours.

Tout leur est bon.

Viande, poisson, entrailles, graisse, ilsdévorent tout.

Malheureusement, ils sont sujets à une maladiemal connue qui n’est pas la rage, mais qui lui ressemblebeaucoup.

Elle est contagieuse.

Le chien a des crises de fureur qui seterminent par des accès d’épilepsie.

La morsure ne paraît pas communiquer cettebizarre maladie.

Mais la contagion est certaine.

On devrait étudier ce mal qui décime leschiens du Groenland et fait un tort immense aux populationsdano-esquimaudes.

LA TEMPÉRATURE

Pendant les beaux jours d’été, la chaleur, ausoleil, peut s’élever à vingt-huit degrés de dix heures du matin àdeux heures après midi.

Pendant l’hiver, il y a généralement de vingtà trente degrés.

Mais l’air est calme et pur ; on nesouffre alors que très peu du froid.

Dès que l’on travaille, on met bas le manteaude fourrure.

Pendant la nuit, le froid descend àtrente-cinq et quarante degrés.

À de certains moments, le thermomètre atteintcinquante-six et soixante.

Alors, c’est terrible ; mais c’estrare.

On reste dans les maisons de neige et onlaisse passer la crise.

TEMPÊTES DE NEIGE

Ce qu’il faut éviter surtout, c’est la tempêtede neige.

Si elle vous surprend, on est en danger demort par le froid.

Le vent glacé vous tue.

Il faut tout de suite arrêter le traîneau,grouper ses chiens autour de soi et se laisser couvrir deneige.

Celle-ci vous protège.

De temps à autre on se surhausse pour avoirtoujours un peu d’air.

Des chiens, on ne voit que les museaux.

Cette propriété de la neige de conserver lachaleur étonne les citadins, mais non point les cultivateurs.

Ils savent tous qu’un bon manteau de neigeprotège le blé qui pousse lentement dessous, ainsi que l’herbe.

Les cerfs, les biches, les chevreuils, leslapins et les lièvres de nos forêts grattent la neige et mangentl’herbe tendre qui pousse dessous.

Les rennes, les bœufs musqués, les chevaux duThibet, les yacka (bœuf à queue de cheval), les chameaux sauvagesdu Pamir trouvent à vivre grassement en se creusant des galeriesdans des épaisseurs de neige énormes.

En Russie, le voyageur à pied que la nuitsurprend, se creuse un lit dans la neige, en rabat sur lui en guisede draps blancs et dort dans une chaleur très douce.

Notre corps a trente-six degrés au-dessus dezéro, comme température normale ; mais il y a une constantedéperdition en hiver, malgré les vêtements.

Avec une couverture de neige, il n’y a plus dedéperdition.

La neige ne chauffe pas ; elle metsimplement à l’abri du froid.

Voici, du reste, un tableau des températuresminima et maxima relevées par Nansen à quatre-vingts lieues dupôle, au plus près qu’il ait pu atteindre, à deux cents lieues,point le plus éloigné où il ait fait les observations qui sontconsignées dans ce tableau.

Mois – Température moyenne – Minimum –Maximum

Mars 1895 – -38°,8 – -22°,8 – -46°,1

Avril – -28°,9 – -18°,9 – -37°,2

Mai – -31°,1 – -2°,2 – -23°,7

Juin – -11°,1 – -3°,3 – -2°,6

Juillet – -0°,0 – -2°,7 – -2°,2

Août – -1°,6 – -2°,2 – -7°,2

Septembre – -6°,6 – -5°,0 – -20°,0

Octobre – -18°,3 – -8°,8 – -25°,0

Novembre – -25°. 0 – -2°,2 – -31°,2

Décembre – -25°,0 – -11°. 1 – -38°,3

Janvier 1886 – -25°,1 – -7°,2 – -43°,3

Février – -23°,3 – -11°,1 – -40°,0

Mars – -12°,2 – -1°,1 – -33°,9

Avril – -13°,3 – -2°,7 – -25°,4

Mai – -7°,6 – -6°,1 – -23°9

Juin (1 au 16) – -1°,6 – -3°,7 – -5°,0

On le voit, non sans étonnement, la rigueur dufroid n’est pas aussi terrible qu’on se l’imagine, parce que l’ons’exagère volontiers les choses.

Les maxima évidemment se produisent le jour etnous voyons :

En octobre, 8°,8 seulement au-dessous de zéropendant les bonnes heures du jour.

En novembre 12°,2.

En décembre 11°,1.

En janvier 7°,2.

En février 1°,1.

En mars 1°,1.

Voilà pour les mois les plus froids.

Il est vrai que c’est la température diurne,et, bien entendu, pas tous les jours, c’est celle des meilleursjours.

Mais enfin, ce n’est pas aussi rigoureux qu’onle croit dans le public.

La nuit, il est vrai, on voit des maxima de46°, 43°, 40°.

Mais pendant la nuit, peu importe le froid,puisque l’on se tient chaudement dans le navire explorateur ou dansles maisons de neige.

Je ferai observer que celles-ci sont toujoursprécédées d’un long couloir en ligne brisée, en zigzags, avecfermeture complète.

Le froid du dehors ne pénètre pas.

LE CALORIQUE

On peut dire que la vie des Esquimaux estd’une simplicité extrême.

Cependant rien d’essentiel ne leurmanque ; ainsi le bois étant fort rare, et apporté seulementpar les courants maritimes, il semblerait que le calorique faitdéfaut.

Erreur !

Il abonde !

L’huile de baleine, la graisse de phoque lefournissent abondamment.

Les Esquimaux (j’entends ceux qui vivent là oùil n’y a plus de forêts) récoltent cependant en été les duvets, lescotons pour mieux dire, de certains arbustes, notamment sur lesaule-nain.

Ils en tirent des mèches.

L’huile et la graisse sont contenues dans unelampe en pierre creuse.

Des trépieds soutenant un carré (le tout enos) permettent de faire la cuisine dans des marmites que les feuxdes lampes font bouillir.

Les pieds et le cercle sont trop loin du feupour se calciner.

Les chons qui restent de la fonte desmorceaux de graisse servent à faire des gâteaux.

Le feu d’une seule lampe, allumée toute lanuit, suffit à maintenir une température suffisante ;plusieurs degrés au-dessus de zéro.

Or, chez nous, on voit dans les chambres àcoucher sans feu l’eau geler dans les cuvettes, par au moins cinqou six degrés de froid.

On n’en dort pas moins bien.

Il ne faut pas oublier que les Esquimaux ontd’excellentes couvertures en peaux d’eider (le véritable édredonque nos pauvres ne peuvent se payer et qui coûte fort cher).

Mais, je le répète, il y a des journéesterribles.

On fait alors comme Nansen et les Esquimaux,on ne sort que très peu.

Nansen nous a donné un tableau de la durée deces périodes de froid où le thermomètre descend à 40° etau-delà.

Ceux qui consulteront ce précieux tableauconstateront combien peu de temps durent ces périodes de 40° etau-dessous.

Il paraît que le meilleur est de dormir leplus que l’on peut.

On s’éveille pour manger.

L’homme, dans ces périodes, devient un peuloir, la femme marmotte.

On peut parfaitement, sans souffrir, faire despromenades d’une heure.

Mais on ne s’éloigne pas.

LA FAUNE. – LES ANIMAUX

Elle est plus riche qu’on ne croit.

À tout seigneur tout honneur.

L’ours blanc est le roi des animauxpolaires.

Drôle d’animal.

S’il voit un homme, tantôt il se jette dessus,tantôt il fuit.

Quand il fuit, est-ce parce qu’il n’a pasfaim ?

Je ne saurais le dire.

Peut-être se sauve-t-il quand il n’a jamais vud’homme.

L’animal dut lui paraître assez bizarre pourqu’il l’évite.

Ou bien, peut-être, celui qui fuit aura étéfléché par des Esquimaux ou tiré par ceux d’entre eux qui ont desfusils ou par des baleiniers.

Toujours est-il que Nansen signale, comme lesautres explorateurs, l’humeur fantasque et changeante des ours.

Tantôt c’est un combat émouvant, tantôt c’estune fuite désopilante.

Il est très rare, et peut-être sans exemple,que l’ours blanc attaque un homme endormi ; mais après avoirlongtemps tourné autour d’une tente, il cherche toujours à yentrer.

Il est curieux et joueur.

Une bande d’ours aime à se placer en haut d’unmonticule à pente raide, et, assis sur le cul, à se laisser glissersur la neige.

Si des ours découvrent une cache et y trouventdes caisses de conserves, ils défoncent tout et ils réduisent lesplanches en petits morceaux pour s’amuser.

S’ils trouvent des cordes, ils les nouent ennœuds inextricables.

Si des marins ont laissé leur canot sanssurveillance et que des ours passent auprès, ils déménagent tout ceque contient l’embarcation, puis ils brisent tout.

Évidemment ça les amuse.

L’ours a l’esprit facétieux et malfaisant dusinge avec plus de finesse et certainement plus de réflexion.

Pour chasser l’ours blanc, les Esquimaux lecriblent de fléchades.

Comme ils sont plusieurs, l’ours sans cesseharcelé ne sait contre lequel courir, il perd son sang ets’affaiblit.

Alors il court vers la mer ; mais leschasseurs l’achèvent à coups de harpon.

Une bonne précaution pour l’Européen quichasse l’ours blanc, c’est, au cas où la baïonnette de son fusiln’aurait qu’une douille sans harde d’y ajouter une solide croix debois, en bois solide, ajustée avec soin.

L’ours baïonnetté fonce toujours, et, sans lacroix, il arriverait jusqu’au chasseur.

On fait surtout des rôtis avec de la chaird’ours.

Ils sont excellents.

La fourrure a de la valeur.

L’ours blancs vit surtout de morses et dephoques.

LE BŒUF MUSQUÉ

Il est énorme, sauvage, irascible et il seprécipite sur l’homme avec une impétuosité terrible.

Toujours il attaque.

C’est une redoutable brute !

Sous toutes les latitudes, du reste, leschasseurs avouent que la plus dangereuse de toutes les chasses estcelle des taureaux sauvages.

Ces animaux sont collants.

Sur le chasseur renversé, ils reviennent ets’acharnent à le mettre en lambeaux à coups de cornes, l’enfilent,le lançant en l’air et finalement le réduisent en bouillie sousleurs sabots, on ne retrouve qu’une pâte humaine.

Mais ce butor n’en montre pas moins une pitiégénéreuse en certain cas.

Si un renne poursuivi par des loups rencontreun troupeau de bœufs musqués qui aussitôt a formé le cercle, lecercle s’ouvre pour recevoir et défendre le renne.

LES LOUPS BLANCS

Ils sont hideux, pelés, galeux, ignobles etextrêmement dangereux en bandes.

La faim leur donne du courage.

Ils suivent les troupeaux qui émigrent, lesattaquent et font leur proie des bêtes ou fatiguées ou malades quis’attardent.

LES RENARDS

Ils sont de diverses couleurs, la fourrurebleue est la plus estimée.

Le renard polaire vit de lièvres, de pingoins,d’autres oiseaux et d’œufs.

LE LIÈVRE POLAIRE

On en rencontre beaucoup et on les tue trèsfacilement.

S’ils ne connaissent pas l’être humain, ils nele fuient pas.

Excellent gibier.

LE RENNE

N’est pas domestiqué par les Esquimaux qui,comme traîneurs, préfèrent le chien.

Le renne ne fait que deux lieues à l’heure etse repose souvent.

Mais il aurait sur les chiens cet avantagequ’il faut nourrir ceux-ci et qu’il se nourrit lui-même.

Le renne ne vit bien que dans les pays de trèslongs hivers neigeux.

LES OISEAUX

Nous ne pouvons nous faire une idée de leurabondance.

L’oie de Brent et le canard-eiderpullulent.

Ils se nourrissent de plantes marines garniesde coquillages.

Comme cette nourriture leur est offerte àprofusion, ils s’assemblent par bandes innombrables autour despolynias ; on nomme ainsi des points, grands ou petits, où lamer est toujours libre de glace.

Ces polynias sont très nombreuses et produitespar des causes diverses : marées, disposition des fonds et descôtes, vents et courants. La vie végétale et animale y est trèsintense. Et canards eiders, oies, cygnes noirs et blancs segorgent.

Quant aux pingoins, aux émouchets, on connaîtleur stupidité.

Entassés les uns contre les autres, incapablesde voler, se laissant assommer sur place, ils se disputent leursœufs à couver.

Les pontes sont d’une fécondité incroyable etles œufs sont excellents.

Les Esquimaux font comme les Chinois :pour eux, l’œuf couvé est réputé exquis à n’importe quelmoment ; on les fait frire.

Nos marins, nos baleiniers font comme lesEsquimaux et ils se montrent friands des œufs couvés.

Pingoins, canards, cygnes, oies, gélinottes,habitent des cavernes, des coins abrités, des creux derochers ; et ils y sont si serrés, qu’un seul coup de fusil enabat une douzaine.

Ce que l’on ne saurait se figurer, c’estl’étendue d’un de leurs amas.

Ils couvrent souvent toute une falaise et ilsse battent pour la possession des œufs, poussent des crisassourdissants.

Quand ils vont en pâture, par grands vols, ilsvoilent la lumière.

On a l’impression d’une intensité de vieincroyable, inouïe, oppressante.

Le docteur Kone avoue qu’il fut saisi desurprise la première fois, qu’il se trouva en présence d’unecanarderie.

Il y a un autre oiseau toujours gras à lard etdélicieux, le lumme plongeur qui offre aux gourmets unplat raffiné.

Mais l’oiseau par excellence c’est une petitegelinotte, la ptamiryan.

Les hirondelles de mer et les mouettes sontaussi très nombreuses.

Le chasseur les dédaigne.

Aussi les pingoins comme chair ; mais onen fait de l’huile pour lampe.

LA FLORE

Je ne veux pas fatiguer le lecteur par uneénumération trop longue.

Les renoncules, les saxifrages, lespostulaires, les mousses diverses, les herbes, les graminées dunord, les lichens ; de jolies fleurettes.

On mange le cochléaria, les, pousses deixchnis et de lichens, des graines d’hespiris grosses comme despois et de petites joubardes ; on trouve beaucoup d’autresproduits végétaux très mangeables, mais qu’il faut traiter d’unecertaine façon.

Le but que, se proposent les médecins enpoussant, au pole, à la nourriture végétale est non pas lanutrition, mais la santé ; ils veulent éviter le scorbut.

ORGANISATION POLITIQUE. RELIGION

Toute patriarcale.

Chaque agglomération a un chef politique etmilitaire, le nalegak.

Ses pouvoirs sont très limités en droit, trèsétendus en fait.

On peut poser en principe qu’un Esquimau veutêtre absolument maître de ses biens, de ses actes, de sapersonne.

Il veut chasser, pêcher, voyager, camper etdécamper à sa guise.

Et cependant il subit très volontiersl’ascendant du chef.

C’est parce que le chef est toujours lemeilleur de toute la bande.

Il préside aux migrations, en fixe la date, etdécide des haltes.

Mais si sa décision contrarie quelqu’un, libreà celui-ci de ne pas s’y conformer.

À côté de ce chef civil, le chef religieux quiest surtout un juge.

C’est l’angolak.

Au fond, un sorcier.

Il a beaucoup de ressemblance avec celui destribus indiennes.

Il est médecin !

Quelle médecine !

Cependant, comme chirurgien, il rend d’assezbons services.

La religion esquimaude est le chamanisme leplus grossier.

De même que l’Indien, l’Esquimau croit à unGrand-Esprit, à un paradis de pêche et de chasse, à la survieimmortelle de l’être.

Mais c’est vague.

En revanche,’il croit aux esprits, auxsortilèges, il a d’étranges superstitions.

L’angolak prononce des peines.

Interdiction temporaire du capuchon, défensede manger les bons morceaux de viande, d’autres abstinencesencore.

En réalité, ce prêtre est plus puissant, plusredouté que le chef.

Toutefois, ils s’appuient l’un sur l’autre,s’entr’aident et… ça marche.

LES MŒURS

Peu compliquées.

L’Esquimau est, par tempérament,monogame ; c’est un bon mari.

Il est bon parent.

Mais, en somme, c’est moralement unendormi ; ni haines vives ; ni vives tendresses.

Le cœur et l’esprit semblent engourdis,déprimés.

Ainsi l’Esquimau supportera qu’un parasiteenvahisse sa hutte.

Il le nourrira.

Puis, lassé, il le tuera d’un coup de harponet le jettera dans une crevasse pour se débarrasser d’uneexploitation qui aura trop duré.

Pas de malveillance.

Pas de bienveillance.

Il passera près d’un autre Esquimau mourant defaim et de froid, sans avoir la pensée de le secourir.

Sous ce rapport, il ressemble à ces naviresanglais qui s’éloignent, sans pitié, d’un navire en évidenteperdition.

Mais l’Anglais agit par un égoïsme voulu,conscient.

L’Esquimau passe avec une indifférencestupide, non raisonnée.

Tous les explorateurs sont d’accord pourreconnaître qu’au contact de l’Européen, les meilleurs sentimentss’éveillent en lui.

Les Danois ont beaucoup à se louer de leurssujets esquimaux.

Ils les ont transformés par l’éducation et parl’instruction.

Oh ! ces Danois !

Quel peuple intelligent et honnête.

Les Esquimaux sauvages ont des cérémoniesfunéraires.

Le mort est cousu dans des peaux, porté àdistance par les parents et couché à terre ; chacun apportedes pierres sur le cadavre qu’on ensevelit sous un tumulus.

Ils pleurent le mort sur un rythme très lent,coupé de grands soupirs suivis de hurlements lamentables.

Mais ils pleurent encore sur le même rythmepour la mort d’un chien.

Pour moins que ça.

Pour avoir manqué une chasse ou une pêche,pour avoir perdu une flèche qu’un ours blessé a emportée, etc.

Autre usage.

Celui-là terrible.

Toute personne atteinte d’une maladie lente,incurable, la phtisie, par exemple, et qui devient une charge, dèsqu’il faut émigrer au sud en hiver, au nord en été, tout malheureuxque l’angolak déclare condamné est enfermé dans une tombe de glace,une hutte où on le couche et qu’on ferme sur lui.

La famille lui fait ses adieux ; il lesreçoit avec une résignation stoïque.

Ce sauvage fait un domestique affectueux ettrès dévoué.

C’est un tissu de contradictions.

Il est courageux, mais pas brave dans le sensmilitaire du mot.

Il brave de grands dangers avec uneintrépidité admirable ; mais il préfère la fuite au combatavec les Peaux-Rouges.

Mais s’il est avec des blancs, il ne reculepas d’une semelle.

Il manque surtout de ressort, d’initiative etn’a pas, de point d’honneur.

LA RACE

Elle est évidemment d’origine asiatique etaffinisée à la race mongole.

Mais, dans la race jaune, elle forme un rameautrès distinct.

Elle a les yeux bridés mongoliques, mais nonle nez camard qui est plutôt, comme celui des Indiens, un nez àtendance aquiline.

Mais les pommettes sont très saillantes, lamâchoire est très forte.

En somme, les plus récents travaux englobentles Esquimaux dans la race finnoise.

Celle-ci comprend, outre les Esquimaux, lesLapons de Suède et de Russie (25,000 âmes), les Samoyèdes de laSibérie et toutes leurs ramifications.

L’avenir de cette race finnoise est assurésous les gouvernements suédois, russe et danois.

Ils travaillent à améliorer le sort de leursexcellents et malheureux sujets finnois qui se civilisent peu àpeu.

Mais les Esquimaux du nord de l’Amérique n’ontrien de bon à attendre des Anglais du Canada dont ilsdépendent.

Heureusement ils se mettent hors de leursatteintes.

Ce qui est très curieux à constater, c’est lahaine des Peaux-Rouges contre les Esquimaux ; ils ne peuventpas les souffrir.

Pourquoi ?

Il y a rivalité de chasse aux points decontact, mais il y a pire.

C’est une haine de race.

Nous allons, du reste, la voir se développerd’une façon violente.

Chapitre 9LES BONS ANGLAIS !

 

On doit bien penser que ce n’est pas la finefleur des gens selects qui consent à s’en aller diriger desforts-factoreries, situés à des quatre, cinq ou six cents lieuesdans d’immenses solitudes où un gentleman n’a de conversationqu’avec quelques commis plus ou moins grossiers ; destrappeurs ignorants les belles manières et des sauvages.

À moins d’un tempérament spécial, ça n’a riende gai.

Messieurs les directeurs, surtout ceux du trèshaut Canada, sont des personnages plus ou moins tarés qui s’exilentlà-bas, faute de mieux.

Ce sont gens que leurs vices, surtoutl’ivrognerie, ont empêché de réussir.

C’est connu.

Il y a des exceptions. Mais pas beaucoup.

Ces bons directeurs partent avec larecommandation suivante :

– Arrangez-vous comme vous voudrez ; lefort doit rendre tant.

Et l’on comprend que ce soit làcommercialement le bon système.

Point de déboires.

Les actionnaires sont sûrs, à l’avance, deleurs dividendes.

Mais si l’inspecteur qui passe tous les ans,en été, avec le vapeur de ravitaillement, s’aperçoit que le fortpeut rendre davantage, il le taxe d’autant plus haut.

Si réellement l’année a été mauvaise, ildétaxe un peu.

Au milieu de ces fluctuations, le directeurn’en fait pas moins son beurre.

Les commis font aussi le leur.

Le directeur tolère.

Il faut bien qu’il ferme les yeux, pour queles langues des inférieurs ne se délient pas.

Tel est le système.

Excellent, très pratique pour la compagnie,détestable pour les Indiens et les trappeurs.

Ces malheureux boivent l’infâme eau-de-vie depommes de terre et de tafia que leur vend la compagnie, alcoolsfrelatés.

Il y a entre le rhum et le tafia la mêmedifférence qu’entre l’eau-de-vie de vin et l’eau-de-vie demarc.

Le rhum se fait avec le jus même de la canne àsucre pressée.

Le tafia se fait avec les marcs.

Il est plein de principes neufs, car il n’estpas rectifié.

Il a promptement raison des Peaux-Rouges quirésistent moins que les nègres, moins que les blancs, moinsqu’aucune race.

Et quand on reproche aux Anglais cesassassinats par le tafia, ils répondent :

– Que voulez-vous ?

» Une loi divine, souvent vérifiée,prouve que dès qu’ils sont en face des civilisés, les sauvagesfondent et disparaissent.

» Que ce soit d’une façon ou d’une autre,il faut que ça arrive.

» Ce serait une révolte impie contre lesvolontés de Dieu, d’essayer d’entraver la déchéance fatale etl’annihilation des races inférieures.

Tas d’hypocrites !

Inventer cette prétendue loi !

Oui, partout où les Anglo-Saxons s’installent,les sauvages disparaissent.

Ils y travaillent le plus sournoisement, maisle plus efficacement du monde.

Mais les républiques américaines, du Mexique,du Brésil, toutes celles de l’Équateur et du sud ont civilisé larace des sauvages, créé la race des métis, conféré à tous lesdroits civiques.

Et ces républiques prospèrent tout en sauvantles indiens qui deviennent pour elles un élément de force et degrande natalité.

Ainsi donc la prétendue loi divinequ’invoquent les Anglais n’existe pas.

La vérité est qu’ils ne veulent pas civiliserles sauvages.

Ils disent en riant :

– Un sauvage tient la place de cent Anglais etce n’est pas raisonnable.

Ils font par là allusion à l’énorme espacequ’il faut aux peuples chasseurs pour vivre.

Mais les Peaux-Rouges américains desÉtats-Unis du sud s’étaient faits cultivateurs et réussissaientadmirablement.

Qu’ont fait les Anglo-Saxonsaméricains ?

Ils ont dépossédé ces Indiens de leursdéfrichements et les ont déportés en masse.

Ils ont, du reste, une manière à euxd’exterminer une tribu gênante.

Ils arment un petit vapeur, le chargent demarchandises et l’envoient trafiquer avec la malheureuse tribucondamnée dont on convoite le territoire ; tout l’équipage duvapeur est vacciné : parmi les marchandises, il y a desvêtements de varioleux qui répandent le virus partout etcontaminent tout ce qu’achètent les Indiens.

Ils crèvent en masse.

C’est ainsi qui dix mille Dacotas, trentemille Sioux, cinq mille Iroquois ont été anéantis.

C’est pourquoi des écrivains ont pu dire quela Providence avait suscité la guerre de sécession pour punir lesÉtats-unis de leurs crimes contre les Indiens.

Les agents tes plus impitoyables, les plusféroces de cette destruction sont les directeurs desforts-factoreries.

Ceux-ci, du reste, toujours ivres, se tuentrapidement par l’alcoolisme.

Tels sont messieurs les directeurs des forts,belles et généreuses natures, on le voit.

LE COMPLOT

Or, le fort Peel-River avait pris un air defête.

Les Indiens des villages voisins avaientendossé leurs manteaux de cérémonie ; ils étaient prêts àmonter à cheval.

Le directeur et les commis étaientendimanchés, les trappeurs présents avaient leurs blouses derechange neuve sur le dos.

Un cavalier indien accourut et cria sur sonpassage :

« Ceux du fort Lapierre ! »

Aussitôt les Indiens montèrent à cheval et serangèrent en bataille sur un rang devant la porte du fort.

Un cops indien à cheval, présente un coupd’œil pittoresque.

Coiffés de plumes, les guerriers ont le fusilen bandoulière, le bouclier au bras gauche, la lance en maindroite.

Le tomahawk, pend à la selle du cheval et lelasso enroulé y est accroché.

La race est superbe, vraiment guerrière,d’aspect imposant.

Les exercices de corps continuels, la vie enplein air, des chasses de jour et de nuit, des alternatives desaisons absolument froides, extrêmement chaudes, forment des hommesmagnifiques, malheureusement dégradés par l’ivrognerie.

À cheval, des centaures.

À pied, drapés dans leurs manteaux d’apparat,chapes du cuir ornées de dessins d’un coloris très vif, les Indienssont majestueux.

« Ce peuple, dit Cottin, est d’unedignité vraiment imposante. »

Les deux cents Indiens du fort, immobiles surleurs chevaux, attendaient.

Bientôt, au loin, retentit un long coup desifflet, modulé d’une certaine façon.

Les Indiens saisirent des tibias de daim,transformés en sifflets ; ils répondirent à la troupe quis’annonçait.

Puis il se fit un silence.

Mais des éclaireurs parurent, montant à lafile indienne.

Derrière eux des gentlemen à cheval.

M. le directeur de Fort-Remparts, connudes Indiens et des trappeurs sous le nom caractéristique del’Ours-Blanc, M. le directeur et six de ses commisarrivaient.

Sept trappeurs à cheval l’escortaient avec unetroupe de quinze Indiens.

En tête de ceux-ci, un sachem.

C’est un jeune homme.

Il porte à son manteau des queues de renard etil s’appelle le Subtil-Renard.

Tête fine et cruelle.

C’est un renard qui tient du chat.

Les Indiens se saluent gravement, aussi lestrappeurs des deux troupes.

Aussi les commis avec des airs gourmés de genstrès comme il faut.

Aussi les deux directeurs.

Nilson a une tête de belette des pluscaractéristiques.

Bête puante !

On sait que tous les animaux du genre beletteont une odeur.

D’où leur nom en vénerie.

Bêtes puantes !

En somme, à part l’alcool et ses relents,Nilson ne sentait pas plus mauvais que tout autre ivrogne se tenantmal.

Mais sa ressemblance avec les bêtes puanteslui valait son surnom.

L’Ours-Blanc était un homme colossal, taillécomme à coups de hache.

Ours d’aspect !

Ours de manières !

Ours de tempérament !

Très fort, malgré une vieillesse prématurée setrahissant par des cheveux longs tout blancs, une barbe longuetoute blanche (il n’avait que quarante-huit ans), master Williamsonétait encore extrêmement solide.

Il assommait un buffle d’un seul coup depoing.

Brutal, oh ! certes.

Mais il avait le petit œil fin, rusé,pénétrant de l’ours.

Les deux directeurs se serrèrent la main.

Nilson :

– Merci d’être venu.

Williamson :

– Affaire grave, m’avez-vous fait savoir.

– Très grave.

– Il s’agit, je suppose, des gens qui montentun établissement près de l’embouchure du fleuve.

– Oui !

» Je leur ai fait savoir que la Compagnieavait le monopole de l’exploitation de tous ces territoires et lechef de l’établissement a fait une très insolente réponse àM. Griffiths, mon premier commis, lui disant qu’il avaitacheté le terrain au gouvernement et qu’il le défendrait envers etcontre tous.

» Que le titre de vente portait« pour construire un hôtel » et qu’il leconstruirait.

L’Ours-Gris fronça ses gros sourcils et ditd’une voix éraillée :

– Nous verrons bien !

Mais on annonçait deux autres troupes.

C’étaient les escortes du fort Lapierre et dufort Garik’s.

Même entrevue.

Même échange de paroles, presque mot pour mot,puis entrée au fort.

Un repas était préparé.

Aux Indiens, hors du fort.

Aux blancs, dans le fort.

Repas confortable.

Coquillages. Saumons du fleuve.

Pommes de terre flanquant la sauce dupoisson.

Pâté énorme de gibier de poil et de plume trèsvarié.

Épaules et gigots de daims à l’étuvée et auxcarottes.

Cygnaux rôtis avec haricots secs assaisonnésau jus de ces magnifiques oiseaux.

Salades aux pommes, aux pommes de terre et auxharengs saurs.

Tartes aux confitures et à la rhubarbe.Bières.

Café et liqueurs.

Beaucoup d’entrain grossier.

Le repas terminé, les directeurss’assemblèrent.

Grogs corsés !

Puis causerie sérieuse sur l’établissement del’hôtel.

Conclusion :

« Rien de plus gênant que cet hôtel etque les touristes.

« Ils se mêleront de ce qui ne lesregarde pas et mettront le nez dans les affaires desforts-factoreries.

« . Ils feront des tartines dans lesjournaux et il y aura des meetings d’indignation.

« Donc… pas d’hôtel… »

Par les moyens ?

Oh ! très simples.

Ultimatum envoyé par les sachems indiens, et,si l’ultimatum est rejeté, massacre général et sans pitié.

Les trappeurs ne se mêleront de rien.

Pas de blancs dans l’affaire.

D’autant plus que, pensaient les directeurs,on aurait obtenu difficilement le concours des trappeurs, qu’ilvalait mieux ne pas mêler à la chose.

Il ne restait qu’à s’entendre avec lessachems, ce qui ne pouvait être long.

Du rhum d’abord. De la poudre.

Des carabines aux chefs.

Des fusils pour les jeunes guerriers. L’appâtdu pillage.

Puis, beaucoup de rhum après l’affaire.

Combien de guerriers ?

Deux mille !

Voilà les forces qui allaient tomber sur lapetite troupe de M : d’Ussonville.

Chapitre 10L’ATTAQUE

 

L’hôtel en fer était terminé.

On s’était hâté.

Langue-de-Fer et Francœur ont tellementinsisté que M. d’Ussonville a acquis la quasi-certitude queles Indiens, sur l’instigation des directeurs de factoreries,attaqueront.

Mais, en homme de précaution, il a toujours eucette idée qu’il devait mettre ses hôtels à l’abri de toutassaut.

Aussi les a-t-il munis de trois blockhaus entôle de fer, formant saillies et disposés en triangle ; unemitrailleuse balayant tout l’espace entre elle et sa voisine.

Il pouvait, sur chaque face du triangle, fairetirer trois cents coups à la minute.

Œil-de-Lynx était parti à la découverte ;il revint annonçant, qu’à n’en point douter, il se faisait despréparatifs dans les tribus.

Et les deux trappeurs ne voyant d’Ussonvillefaire aucun préparatif, se montrèrent très inquiets de soninsouciance.

Et Langue-de-Fer de dire :

– Mais, mon commandant, ils vont venir enforce donner l’assaut.

– Nous les recevrons.

– Mais ils sont si nombreux !

– Seraient-ils trente mille.

– Vous comptez sur les petits canons qui sontdans les blockhaus ?

– Oui.

– Vous avez tort.

– Non.

– Je n’ai jamais vu jouer ces pièces-là, maisenfin ce n’est qu’un canon de fusil.

D’Ussonville avait souri.

– Mon ami, avait-il dit, quelque jour jevoudrai apprendre à trapper.

» Je vous prierai de m’emmener avecvous.

» Or, que diriez-vous si je voulais ensavoir plus que vous.

» Je n’ai jamais trappé.

» Vous n’avez jamais mitraillé.

» Croyez-moi, dormez en paix etlaissez-moi faire.

Langue-de-Fer s’était tu.

Avec Drivau, il avait été moins heureux, carle capitaine l’avait blagué.

Encore moins avec Castarel qui lui avait ditdes énormités.

Aussi en causait-il assez tristement avec sonami Francœur.

– Je vois, disait-il, que nous avons eu tortde nous engager dans cette affaire.

» Ces gens-là ne connaissent pas lesIndiens et ils se laisseront surprendre.

En quoi les braves trappeurs se trompaient,car toutes les nuits, il y avait dans chaque blockhaus, unesentinelle relevée d’heure en heure et munie d’une lorgnette marinede nuit.

On connaît la propriété de ce merveilleuxinstrument d’optique.

Par une nuit sombre, on y voit presque commeen plein jour.

Or, une nuit, voilà que tout à coup lestrappeurs entendirent sonner la cloche qui annonçait d’ordinaireles repas.

Dans les couloirs, retentissait lecri :

– Aux armes !

Des voix d’officiers criaient :

– Chacun à son poste.

Or, le commandant avait précédemment désignéaux deux trappeurs et à Œil-de-Lynx, comme place de combat, uneespèce de tourelle qui couronnait le toit de l’hôtel.

Ils y grimpèrent.

D’Ussonville les y rejoignit. On n’y voyaitpas.

TEMPS BOUCHÉ

– Diable ! disait Langue-de-Fer.

» Nuit sans lune !

» Brouillard !

» Sale temps !

D’Ussonville braqua sa longue vue et ne ditmot.

Francœur qui flânait au vent, se mit àdire :

– Mais, commandant, ils sont tout près, toutprès de nous.

» Ça pue l’Indien.

– Un vrai boucan, dit Langue-de-Fer.

Œil-de-Lynx dit à son tour :

– Je les vois.

Ils touchent aux murs.

– Je les vois aussi, dit d’Ussonville.

En ce moment, les Indiens poussèrent deshurlements effrayants et s’élancèrent à coups de tomahawk.

Ils attaquèrent les portes quirésistèrent.

Mais des lampes au magnésium s’allument etéclairent le théâtre du combat.

D’Ussonville, avec son porte-voix,ordonna :

– Feu de mitrailleuses !

Alors les trappeurs entendirent lescraquements sinistres.

En moins de deux minutes, sur toutes lesfaces, tout fut balayé.

Mais, pivotant sur l’affût, les instruments demort tirèrent encore pendant quelques minutes, poursuivant de leursmeurtrières décharges l’ennemi en fuite.

Enfin d’Ussonville fit cesser le feu.

Les lampes projetaient leurs rayonnementsblancs sur une scène de carnage épouvantable ; il y avait plusde douze cents morts ou mourants autour de l’hôtel.

D’Ussonville aux trappeurs :

– Qu’en pensez-vous ?

– Oh ! commandant, quelles armes, cespetits canons de rien du tout.

D’Ussonville dit à Œil-de-Lynx en lui tendantson porte-voix :

– Crie à ceux qui ne sont que blessés que jeleur fais grâce.

Le Sioux était étonné.

Jamais on ne fait quartier, quand on combatdes indiens qui, eux, sont sans pitié.

Les trappeurs furent frappés du silencemilitaire qui régnait dans l’hôtel, signe d’une grandediscipline.

Pas un mot.

Pas un bruit.

D’Ussonville lança différents ordres et lesportes s’ouvrirent.

Mais les blockhaus restèrent occupés, lesmitrailleuses braquées.

Le personnel s’occupa de transporter lesblessés sous les huttes dont nous avons parlé et qui servaientd’ateliers, de hangars, de magasins, avant la construction del’hôtel.

Le chirurgien des bâtiments et les deuxmédecins qui suivaient l’expédition eurent vraiment beaucoup àfaire.

Deux cent vingt blessés !

Soixante amputations à faire !

Les Peaux-Rouges étaient stupéfaits qu’on leurdonnât des soins.

Dès qu’il fit jour, d’Ussonville envoyaŒil-de-Lynx en parlementaire.

Le parlementaire attache à sa lance une flammeblanche.

Il est toujours respecté.

Le Sioux annonça aux Indiens :

1° Que les directeurs des forts qui lesavaient lancés contre l’hôtel étant les vrais coupables, lui,d’Ussonville, n’en voulait plus qu’à eux, se contentant de la leçondonnée.

Il n’avait fait tirer que lesmitrailleuses ; si les fusils avaient fait feu, il n’y auraitpas trente guerriers qui auraient échappé au massacre.

2° Les blessés étaient soignés et seraientrendus après guérison.

3° Il fallait venir enterrer les morts.

Et dédaigneusement :

– Vous pouvez emporter vos armes, lecommandant n’a pas peur de vous.

Les Indiens étaient consternés.

Ils assemblèrent aussitôt un conseil desachems et de guerriers.

Ici une parenthèse.

Un sachem est chef d’une tribu ou d’unedivision de tribu.

Un guerrier est un homme qui s’est distingué àla guerre et à la chasse.

Autour de lui se groupent un certain nombred’hommes.

Il les commande.

Il les appelle « ses jeunesgens ».

Ces derniers ne sont jamais appelés auconseil ; les guerriers les représentent.

Le calumet fut allumé, passé de main en mainaprès aspiration, puis la parole fut donnée à Œil-de-Lynx.

Les sauvages ne sont nullement embarrasséspour prendre la parole en public ; ils naissent avec le don del’éloquence.

Œil-de-Lynx répéta les trois propositions déjàfaites ; il les appuya.

Le plus âgé des sachems lui dit :

– Nous avons attaqué les blancs.

» Nous avions raison et nous avionstort.

» Le territoire était à nos ancêtres.

» La Compagnie prétend qu’il est à elleet que la grande squaws anglaise (la reine) le lui a donné ;enfin, une convention a été faite entre la Compagnie et nous ;le territoire lui appartient, mais il nous appartient aussi ;personne que nous ou les trappeurs de la Compagnie ne peut ychasser et s’y établir.

» Voilà pour que la raison soit de notrecôté et elle y est.

» Où nous avons eu tort, c’est de ne pasrefuser de marcher, si les trappeurs et les directeurs nemarchaient pas avec nous.

» Car ce n’est pas à nous que cetétablissement peut faire du tort.

» C’est aux forts.

L’assemblée approuva.

Le Sioux reprit la parole.

– Il faut, dit-il, que mon frère sache qu’ilse trompe sur un point, parce qu’il a été trompé par laCompagnie.

» Les directeurs sont les menteurs.

» Les Anglais se sont emparés du Canada,c’est comme si vous vous empariez du territoire d’une tribu voisinepar la force des armes.

» Or, ils n’ont accordé à la Compagnieque le droit de trafiquer seule les pelleteries et de vendre enéchange ce dont les chasseurs ont besoin.

» Les seuls terrains que la Compagniepossède sont ceux où les forts sont bâtis.

– Est-il vrai ?

La question fut posée tout d’une voix.

Le Sioux reprit :

– Avant peu, les directeurs seront obligés dele reconnaître devant vous.

» Un envoyé du gouvernement et de laCompagnie réglera pour le bien des Indiens et des trappeurs toutesles questions.

» Il réprimera les abus.

Avec animation :

– Ces abus, mes frères, ils ont poussé commeles arbres d’une forêt.

» Mais le Grand-Esprit a suscité unbûcheron, armé d’une cognée puissante qui va abattre les arbres dela forêt des abus.

» Vous les verrez à l’œuvre !

– Och ! och ! s’écrièrent lessachems joyeusement en levant la main droite.

» Honneur à ce bûcheron.

Le Sioux reprit :

– Suivez-moi donc.

» Vous verrez vos blessés.

» Vous emporterez ceux qui ont succombéet vous leur ferez des funérailles.

» Vous n’aurez pas la honte qu’ils soientscalpés, puis abandonnés aux coyotes (hyènes), aux renards, auxloups et aux vautours.

L’assemblée approuva.

Le grand sachem remercia le Sioux au nom detous.

Il leva la séance et ordonna le départimmédiat.

Toute la tribu se mit en marche.

Hors de l’hôtel, personne.

Les blessés dirent à leurs parents merveilledes soins qu’ils recevaient.

Rassurée sur leur compte, elle députa songrand sachem et le grand sorcier vers le chef blanc pour leremercier.

Après une cordiale réception, ils revinrentavec de beaux présents, ayant fumé le calumet de la paix avec leCommandant.

Les morts furent enlevés et emportés dans lescampements.

La terrible leçon s’imprima fortement dansl’âme des Indiens à deux cents lieues à la ronde et certainementils ne l’oublieront jamais.

Chapitre 11COUP DE THÉÂTRE

 

Plusieurs jours après, une troupe de quinzecavaliers se présentait devant le fort Peel River et en demandaitl’entrée.

Cette troupe comprenait trois amazones dontdeux étaient négresses.

Ce détail fit comprendre au directeur Nilsonqu’il avait affaire à des gens de l’Hôtel-Polaire duMackensie-Fleuve.

– Ah ! dit il, je vais bien les recevoir,ces gens-là !

» Ils m’ont tué trop d’Indiens pour queje leur fasse des politesses.

Alors il se présenta sur le rempart et ildemanda d’un ton brutal.

– Que voulez-vous ?

Un cavalier de taille colossalerépondit :

– Vous parler.

– Je vous écoute !

– Ouvrez d’abord la porte de votre fort quenous y entrions.

– Je n’ai pas à vous recevoir.

– Très bien.

Les cavaliers se mirent un peu à l’écart etles deux négresses, qui étaient les deux Taki, se mirent à sonnerdes fanfares dans leurs trompes d’ivoire.

Peu après, une détonation retentissait,c’était un obusier-revolver qui tirait et que Nilson entrevit àtravers un bouquet d’arbres.

Un obus siffla, éclata sur le port et fit ungrand raffut.

Le personnel en fut épouvanté.

Alors un cavalier se détacha, un drapeau blancà la main.

Tout le personnel monta sur le rempart et lecavalier dit :

– Vous voyez.

» Nous avons une clef pour ouvrir lefort ; ça ne serait ni long, ni difficile.

Montrant l’obusier :

– Mais le serrurier qui manie la clef vousferait payer cher son travail.

» Ouvrez donc.

Nilson furieux :

– Mais enfin de quel droit…

Le cavalier en riant :

– Le droit du plus fort.

– Ainsi vous avouez…

– Tout.

» Ouvrez !

Nilson sentait bien qu’il fallait obéir.

– Je cède donc à la force !s’écria-t-il.

» J’en prends tout le monde à témoin.

– Maître Nilson !

– Monsieur ?

– Ça ne vous va pas les airs tragiques !Votre physionomie ne s’y prête pas.

Les trappeurs du fort se mirent à rire de laréflexion.

Ils n’aimaient pas Nilson.

Et puis, comme on dit, ce cavalier leurallait ; il avait une désinvolture amusante.

– Monsieur, s’écria Nilson, il ne s’agit ni detragédie, ni de comédie.

» Vous violez le droit !

» La Compagnie vous intentera unprocès.

» Oh ! ça vous coûtera cher.

– Pas si cher qu’à vous la reddition de compteque vous serez forcé de lui rendre.

» Car, entre nous, cher monsieur Nilson,vous êtes vraiment par trop voleur.

Les trappeurs étaient ravis.

Nilson s’écria :

– Vous m’insultez !

– Quoique vous soyez un renard, j’avoue quej’insulte l’âne jusqu’à la bride.

– Bon !

» J’aurai ma revanche.

– Jamais, monsieur Nilson.

» Vous méritez la corde !

» Certainement vous serez pendu, et, loinde se venger, les pendus portent bonheur avec leur corde ; jeme procurerai un bout de la vôtre.

Les trappeurs rirent de plus belle.

Et le cavalier, qui était Drivau,dit :

– Ouvrez, monsieur Nilson.

Il en est temps.

Nilson obéit.

Alors Drivau entra, salua les trappeurs etleur dit amicalement :

– Ah ! mes camarades, cette canaille vousa exploités longtemps.

» Vous allez être vengés.

Nilson, pâle de colère, commençait cependantpar devenir inquiet.

Le peloton de cavaliers s’avança et entra dansle fort.

M. d’Ussonville mit pied à terre ets’avançant devant Nilson, lui dit :

– Eh bien, monsieur l’assassin !

» À quoi cela vous a-t-il servi d’envoyervos Indiens pour nous massacrer ?

– Monsieur, vous avez été sommé de déguerpiret vous ne l’avez pas voulu.

» Les Indiens ont voulu reprendre leurterritoire usurpé.

» Moi, représentant de la Compagnie, jene devais pas intervenir entre les Indiens et vous.

» Vous violiez aussi les droits de laCompagnie.

M. d’Ussonville froidement :

– La Compagnie, c’est moi !

Nilson regarda le commandant.

– Vous plaisantez ! fit-il.

– Non, monsieur.

» J’ai acheté, avec mes amis, presquetoutes les actions de la Compagnie.

» Dès lors, j’ai été le maître.

» Voici, monsieur, une pièce en règle quime donne pleins pouvoirs.

Il força Nilson à prendre connaissance decette pièce.

– Je suis, dit-il, vous le voyez, inspecteurgénéral.

» J’ai le droit de vous casser et je vouscasse comme voleur.

Nilson était atterré.

M. d’Ussonville se tourna vers lestrappeurs et leur dit :

– Consultez-vous.

» Vous allez me désigner le moins mauvaisdes commis.

» J’en ferai le directeur.

D’une seule voix les trappeurscrièrent :

– Prenez Pierron.

» C’est un brave homme.

– Une exception alors.

Et gravement saluant :

– Honneur à vous, monsieur Pierron.

» Je vous salue avec plaisir ; letémoignage des trappeurs est, flatteur pour vous.

» Je vous recommande d’être juste etraisonnable.

» Vous êtes directeur.

– Monsieur l’inspecteur, je le serai, soyez-encertain.

– Vous me ferez un état des vols commis parNilson.

» Il rendra gorge.

» Et il partira par le vapeur deravitaillement.

Drivau riant :

– Vous voyez, cher monsieur Nilson, quej’avais bien raison.

» Vous allez vous faire pendreailleurs !

» Quel vilain pendu vous ferez.

Hilarité générale.

M. d’Ussonville mit tout en ordre, couchaau fort et en partit le lendemain pour visiter les autresforts.

Et partant, il cassa les directeurs et lesremplaça.

Justice fut ainsi faite.

Chapitre 12UN MARI

 

– Monsieur Francœur !

– Mademoiselle de Pelhouër ?

– C’est donc bien terrible un oursgrizzly ?

» On m’a dit que ça valait un lion ou untigre.

– Mademoiselle, dans la vie, on est toujoursdans le vrai des choses, quand, ayant affaire à des braves gens, onest franc.

– Je pense comme vous.

– Mademoiselle, je dois vous dire alors que jene sais pas du tout, comment se comportent les tigres et leslions.

» Je n’en ai jamais tué, moi.

– Et des jaguars ?

Francœur sourit.

– Des jaguars ?

» Une trentaine !

– Dangereux ?

– Oui et non.

» Tout se résume en ceci.

» Voit-on la bête ?

» Ne la voit-on pas ?

» Si vous la voyez, si vous tirez bien,vous visez au défaut de l’épaule.

» Dam !

» La bête, avant le cuir traversé, vitencore et bondit.

» Mais si vous avez du sang-froid, vousla tirez avant le dernier bond.

» Une balle presque à bout portant, dansla tête.

» Elle tombe.

– Mais si vous la tirez, du premier coup, dansl’œil.

Nouveau sourire.

– Parbleu, dans l’œil, elle a la cervelletraversée.

» Morte sur le coup !

– Mais si la bête est à trente pas ?

Sourire de la jeune fille.

Silence de trois secondes.

Réflexions :

– Mademoiselle ?

– Monsieur Francœur ?

– À trente pas ?

– Eh bien ?

– Vous seriez bien sûre de crever l’œil à unepanthère ?

– À cent pas !

– Oh !

– Sachez. Monsieur Francœur, que je vois detrès loin.

– Mais un œil !

» C’est petit.

» À cent pas !

– Je le vois.

Francœur lit un tas de réflexions, puis il semit à dire :

– Sûr que je ne voudrais pas vous exposer poursatisfaire ma curiosité.

» Mais si l’occasion se présentait d’unepanthère à deux cents mètres…

– Vous, voudriez voir ça ?

– Oui, mademoiselle.

» D’autant plus que je serais là avecLangue-de-Fer et le Sioux.

Vous pensez bien que si la panthère[1], je veux dire le jaguar était manqué,nous lui ferions son affaire.

À cent mètres, on a le temps de lui envoyersix balles.

Nouveau sourire de la jeune fille.

– Monsieur Francœur ?

– Mademoiselle ?

– L’occasion ?

– L’occasion de la panthère ?

– Oui.

– Ça peut venir.

– Surtout si on la fait naître.

– Vous voulez dire si on la cherche.

– Oui.

» Ça trace comme les autres, ces bêteslà.

– Assurément.

– Alors il faut m’en trouver une.

– Oh !

– Puisque vous doutez qu’à cent pas, je peuxlui crever un œil !

– Je doute ! Je doute !

» Pas tout à fait !

» Mais pour croire, il faudraitvoir !

» Et le commandant ?

– Mon oncle ?

– Qu’est-ce qu’il dirait ?

Elle se mit à rire.

– Qu’est-ce qu’il a dit, quand j’ai tué deslions et des éléphants ?

– Je ne sais pas.

– Il a dit : Très bien !

» Du reste, pourquoi est-il mononcle ?

» Car je ne suis pas sa nièce.

– Ah !

– Non !

» C’est un oncle que j’ai adopté.

– Je ne savais pas.

– Je voulais voir le monde.

» Je voulais avoir des aventures.

» Je ne pouvais pas réaliser mon désirtoute seule et j’étais trop jeune pour me marier avec un aventurierde profession.

» J’ai rencontréM. d’Ussonville.

» Alors je l’ai pris pour mon oncle.

– Et mistress Morton ?

– Ma vraie tante.

– Il y a un homme qu’elle rend bienmalheureux, sans s’en douter.

Et de rire.

– Mais qui donc ?

– Œil-de-Lynx.

– Pourquoi donc ?

– Mademoiselle, vous savez que les Indiens sepeignent ?

– Avec le plus grand soin.

– Ils sont fous de peinture.

– J’ai remarqué ça.

Francœur se gratta l’oreille.

Silence prolongé.

Enfin Francœur dit avec embarras :

– Mademoiselle ?

– Monsieur Francœur, un reproche.

» Vous n’êtes pas franc.

» Vous avez quelque chose à me dire etvous tournez autour de la question.

– C’est que…

– ?

– C’est que c’est grave.

– En êtes-vous bien sûr ?

Et de rire.

– Alors si vous riez, ça m’encourage.

» Votre tante…

– Eh bien, ma tante…

» Elle se teint !

– Je n’osais pas le dire.

– Mais ça se voit !

– Mademoiselle…

– Monsieur Francœur ?

– Respectueusement… Avec votre permission…

– Accordée la permission.

– Quand un guerrier indien se teint, c’estpour marcher dans le sentier de la guerre.

– Je le sais.

– Quand une femme blanche se teint, c’estqu’elle a son idée.

– Elle espère marcher dans le sentier dumariage, monsieur Francœur.

Le trappeur battit des mains.

– Je n’osais pas vous le dire !fit-il.

– Oh ! vous aviez tort ! Il n’y a làrien que de permis.

» Une veuve a le droit de seremarier.

– Sans doute.

» Et si mistress Morton voulait…

Mlle de Pelhouërjoyeusement :

– Vous lui auriez trouvé un mari ?

– Très bel homme !

» Jeune encore !

» Et qui serait très fier del’épouser.

» C’est un gentilhomme, du reste.

» Noblesse indienne !

» Sachem d’une tribu illustre, maisanéantie par la petite vérole.

» Et, en somme, par sa fréquentation deblancs bien élevés (je parle de Langue-de-Fer et de moi), estdevenu gentleman.

– Il s’agit de votre amiŒil-de-Lynx ?

– Oui, mademoiselle.

– Mais veut-il donc de ma tante ?

– À tout prix.

» Hier encore il me disait :

« Ah ! si je pouvais avoir une squawcomme cette squaw blanche qui se peint si bien, pas un guerrier nepourrait se comparer à moi.

« Elle me peindrait ! »

L’idée sembla si drôle àMlle de Pelhouër qu’elle éclata de rire.

Francœur dit :

– Ça gâte.

– Pourquoi ?

– Vous vous moquez de moi.

– Non pas.

» Monsieur Francœur, c’est assez amusantde penser à ce sauvage qui trouve que ma tante se peint si bienqu’il la veut pour femme.

» Mais moi, je donne mon consentement etje vais en parler à ma tante.

– Mademoiselle, Œil-de-Lynx vous portera dansson cœur.

– Au fond, j’aime mieux être portée par un boncheval ou un traîneau, sans faire fi du bon cœur deM. Œil-de-Lynx.

Ils rirent tous les deux de bon cœur.

Mais elle, sérieusement :

– Si votre ami veut que je fasse le mariage,qu’il me fasse tuer un jaguar.

– Je vais le lui dire.

– À cent pas.

– Nous nous arrangerons pour ça.

» Et vous êtes sûre que lecommandant…

– Il en sera content.

» Du reste, les deux Taki seront avecnous et aussi leurs ordonnances.

» Je ne regarde pas ça comme une chassesérieuse, mais comme un tir à la cible.

– Mademoiselle, avant peu, vous aurez nouvellede quelque panthère.

» Mais songez à mon ami.

– Toute dévouée à ses intérêts.

» Au revoir.

– Au revoir, mademoiselle.

Francœur était content.

MaisMlle de Pelhouer ?

Aux anges !

Chapitre 13ENFIN !

 

Mistress Morton vit arriver sa niècesouriante.

– Ma tante !

– Ma chère enfant ?

– Avez-vous des préjugés ?

– Quels préjugés ?

– Des préjugés de race.

– Hum ! Hum !

– Croyez-vous, par exemple, que le négus nevaut pas n’importe quel Européen ?

– Assurément.

– Moi, Française, je n’ai aucune répulsionpour les nègres.

» Mais vous ?

– Il y a nègres et nègres.

– Sans doute.

» C’est donc une questiond’individus.

– Mais… oui…

– Je suis sûre que si un ras ou un djezzazabyssinien, bien de sa personne, vous avait demandé votre main,quand nous étions à la cour du négus, vous la lui auriezaccordée.

Minaudant :

– S’il m’avait plu…

Mlle de Pelhouer :

– Ma tante…

– Eh quoi, ma nièce…

– À votre âge…

– Mais suis-je si vieille ?

– Hum !

» Cinquante ans bien sonnés !

– Oh ! trente-huit au plus.

– Allons donc.

» Pourquoi me mentir à moi.

Mistress Morton d’un air vexé :

– Enfin où voulez-vous en venir ?

– À ceci :

» Vous venez de dire à propos d’unprétendant tout à fait hypothétique :

« S’il m’avait plu ! »

» Ceci me parait excessif commeprétention.

» S’il m’avait plu !

» Ma tante ne vous montrez pas tropdifficile.

Brusquement :

– Que pensez-vous des Indiens ?

» Beaux guerriers !

» Un sachem, c’est quelqu’un.

– Et si l’indien avait été policé par lafréquentation des blancs ?

Toute pâle :

– Ma chère enfant… S’agirait-il deM. Œil-de-Lynx.

» Il m’a semblé…

– Ma tante… il vous aime…

Mistress Morton :

– Je m’en doutais…

Il me regardait avec des yeux, des yeux…terribles.

– Eh bien, qu’en dites-vous ?

– C’est à voir…

– Ma tante, avant de rien compromettre, jeveux une réponse nette.

Faisant sa vieille coquette :

– Ça demande pourtant réflexion.

– Prenez garde !

» À trop réfléchir, l’occasionéchappe.

– Mais toi…

» Qu’en penses-tu ?

– Moi…

» Je crois que M. Œil-de-Lynx bienstylé, habillé à l’européenne, très digne de manières et demaintien, sera un oncle très sortable.

– Tu crois ?

» Tu me décides.

» Mais oui.

– Alors, ma tante, je vais faire donner à cegentleman indien, l’autorisation de vous faire sa cour ?

– Oui… puisqu’il le faut…

– Ne prenez donc pas, des airs de colombesacrifiée.

» Vous êtes enchantée.

Et, légère, presque aérienne comme toujours,elle alla raconter la nouvelle à Mme Castarel, àMme Santarelli, aux deux Taki.

Elles en rirent beaucoup.

Un mariage pour inaugurer l’hôtel polaire,c’était amusant.

Et d’Ussonville fit appeler sa nièce.

– Est-ce vrai ?

» Mistress Morton épouseŒil-de-Lynx ?

– Oui, mon oncle.

– Et vous avez fait le mariage ?

– Non, mon oncle.

» Il s’est fait tout seul.

» Triomphe de l’art !

– Quel art ?

– La peinture.

Elle conta les détails.

D’Ussonville, homme très sérieux, ne puts’empêcher de rire.

C’était si drôle, une vieille anglaiseémaillée enflammant ce cœur de Sioux.

Chapitre 14L’ÉDUCATION D’UN SAUVAGE

 

Ce mariage, sans trop déplaire àM. d’Ussonville, n’allait pas sans quelques difficultés dontle commandant se rendait parfaitement compte.

Il fit appeler ses capitaines, le docteur del’expédition, celui des équipages des deux navires et soningénieur.

En un mot, tous ceux qui mangeaient à satable.

Comme l’heure du dîner était proche, on servitun verre de madère à chacun de ces messieurs et le commandantdit :

– J’ai, mes chers camarades, à vous annoncerune nouvelle sensationnelle.

Mistress Morton se marie.

– Contre qui ? demanda Castarel.

On rit.

Le commandant reprit :

– Elle épouse Œil-de-Lynx !

Tous de battre des mains et decrier :

– Bravo !

– Bravo !

– Ce Sioux, s’écria Castarel, est le brave desbraves.

Il faudra nous cotiser pour lui offrir unemédaille du mérite conjugal.

Un Sioux ne recule devant rien !

– L’amour ne compte pas le nombre desannées !

– Pends-toi, brave Castarel, le Sioux t’acoupé l’herbe sous le pied.

Ce fut un feu roulant de plaisanteries qui mittout le monde en joie.

– Messieurs, dit d’Ussonville, ce qui a pousséle Sioux a demander la main de mistress Morton, c’est l’amour… maisl’amour de l’art !

» Le Sioux a remarqué avec admiration quemistress Morton se peignait d’une façon merveilleuse et il voudraitconnaître ses secrets.

» Vous savez avec quel soin, quellecoquetterie, un guerrier indien se peint et fait retoucher sapeinture par sa femme.

» Quand il doit partir sur le sentier dela guerre, ou simplement paraître dans une cérémonie, un Peau-Rougepasse des heures à sa toilette, et il attend patiemment que l’ocrerouge dont il s’est badigeonné tout le corps soit séché ; dureste, vous savez cela comme moi.

» Or, messieurs, ce pauvre garçon nepourra plus se peindre.

– Pourquoi donc ? demanda Castarel.

– Parce qu’il faut que j’en fasse un gentlemanet vous m’y aiderez.

» Je ne peux pas décemment laisserŒil-deLynx manger avec les inférieurs, alors que mistress Mortons’assoira à la table des officiers ; l’affront serait tropgrand.

» Faire manger un Peau-Rouge avec nous,ce serait compromettre notre prestige et nous exposer à desréclamations.

Nos trappeurs réclameraient, disant qu’ilsvalent bien un Sioux.

– Voilà, dit Santarelli, un côté de laquestion auquel je n’avais point pensé.

– Pour tourner la difficulté, ditd’Ussonville, nous allons transformer le Sioux en gentleman, en luidonnant mistress Morton, elle-même, comme tutrice.

» Elle le dressera.

» À table, il sera à sa droite.

» Nous allons le faire habiller enmonsieur blanc.

» J’ai remarqué, Santarelli, que le Siouxavait de l’amitié pour vous.

» Apprenez-lui à endosser et à porter sonnouveau costume.

» On dit que l’habit ne fait pas le moineet l’on a tort.

» Dès qu’un conscrit a endossél’uniforme, il se croit soldat et fait tout ce qu’il peut pour leparaître.

» Je suis sûr que le Sioux fera tous lessiens pour être digne de nous.

À Castarel :

– Vous, capitaine, qui aimez lesmystifications, je vous prierai de ne pas en faire à ce pauvreSioux.

À Drivau :

– Vous, capitaine, ne blaguez pas trop le…jeune couple.

Enfin, messieurs, je fais appel à votreindulgence.

Sur ce, on alla dîner.

Tout le monde complimenta mistress Morton quien fut enchantée.

Chapitre 15UN MONSIEUR BLANC

 

D’Ussonville, le lendemain matin, demanda prèsde lui Œil-de-Lynx.

– On me prévient, lui dit-il, que vous vousmariez avec mistress Morton.

– La sqaws blanche m’a trouvé beau guerrier etelle m’a accepté pour mari ; j’en suis très content, parcequ’elle a les secrets de la peinture ; elle est vieille et,comme toutes les vieilles elle a le visage ridé.

» Mais elle sait si bien se servir dupinceau, de certaines couleurs et de certaines pâtes, que les ridesdisparaissent.

» Elle a le teint frais d’une jeunefille, plus frais même, plus éclatant.

» C’est tout à fait extraordinaire.

Œil-de-Lynx s’arrêta un moment, se gratta lefront et reprit :

– Vois-tu, commandant, une femme comme ça vautmieux qu’une jeune.

» Une jeune !

» Ça vieillit si vite.

» Et l’on garde toute sa vie une femmevieille et enlaidie.

» Mais celle-là se rajeunit sans cesse etn’enlaidit jamais.

» Cependant, je lui dirai que je ne veuxla voir que peinte.

» Une fois je l’ai entrevue : ellen’avait pas encore fait toilette.

» Commandant, je le jure par leGrand-Esprit, elle n’était pas belle !

» Je ne veux pas qu’elle paraisse jamaisainsi devant mes yeux.

– Oui, dit gravement d’Ussonville, c’est uneaffaire qui ne regarde que vous et elle : vous en causereztous les deux.

» Je vous ai fait venir pour vousannoncer une bonne nouvelle.

» Puisque vous allez vous marier avec uneblanche, vous allez devenir, vous êtes devenu un gentleman, unmonsieur blanc.

» Mes camarades et moi, nous avons décidéde vous accepter comme tel.

» Vous vous assoirez à notre table.

Malgré sa couleur chocolat au lait,Œil-de-Lynx pâlit.

De lui-même, il vit tout aussitôt une desheureuses conséquences de cette transformation ; nous devrionsdire promotion, puisqu’il montait en grade humanitaire.

Il dit :

– S’il en est ainsi, il faut que je change decostume.

» Un gentleman ne s’habille pas comme unSioux.

– J’y ai pensé.

» Le tailleur nous attend chez lecapitaine Santarelli qui est votre ami, je crois.

– Je l’aime beaucoup.

– Eh bien, allez le voir.

» Il va faire de vous un monsieurblanc.

Le Sioux s’en alla enchanté.

L’indien est orgueilleux.

Il se drape, vis à vis du blanc, dans unedignité de commande.

Certes, il est très dangereux de l’offenser,d’avoir l’air de faire fi de lui.

Mais il ne se dissimule pas la supériorité dublanc.

Pour lui, tout blanc est un grand médecin, unsorcier.

On juge de la joie de l’Œil-de-Lynx, épousantune femme blanche, grande artiste en l’art de peinture et passantau rang des messieurs blancs, sans compter l’immense fortune de safemme qu’il était incapable de calculer.

Chapitre 16LA BELLE JARDINIÈRE AU PÔLE NORD

 

M d’Ussonville était bien né pour les grandesdes expéditions.

Il avait le génie de la prévision.

Il s’était dit que le personnel des hôtelspolaires, jouissant à l’intérieur d’une température régulière deseize à dix-huit degrés, d’autant et plus extérieurement pendantquatre mois d’été, ne supporterait le costume esquimau que pendantl’hiver et à l’air extérieur.

Donc il avait voulu avoir des costumes derechange pour son monde et même pour ses hôtes, hommes etfemmes.

Pour les femmes, il s’était adressé au BonMarché et y avait commandé quatre assortiments biencomplets.

Pour les hommes, il avait donné la préférenceà la Belle-Jardinière.

D’autre part, il avait engagé deux tailleurs,un contre-maître habile et un ouvrier, pour les retouches et même,au besoin, pour les confections.

Ces tailleurs devaient aller d’un hôtel àl’autre, se mettre à la disposition du personnel et des hôtes pourréparations et fabrication.

Drap, coutil, toile de coton, etc., formaientun dépôt dans chaque hôtel.

Œil-de-Lynx trouva chez Santarelli le maîtretailleur.

– Eh bien, lui dit le capitaine corse, lecommandant vous a parlé ?

– Oui capitaine.

» Il m’a dit de venir te trouver.

– Si je ne me trompe, vous êtesaccepté comme monsieur blanc.

– Oui, capitaine.

– Alors, vous ne devez plus tutoyer personne,ni vous laisser tutoyer.

Le Sioux grava cette leçon en sa tête.

– C’est vrai, dit-il.

» Les messieurs blancs disentvous.

Santarelli au tailleur :

– Prenez la mesure de monsieur.

Sur ce mot, Œil-de-Lynx se rengorgea et ilchercha à se grandir d’un pouce.

– Ne vous tenez pas raide ! dit letailleur.

» Ne gonflez pas votre poitrine.

» Restez naturel.

Et il prit ses mesures.

Après quoi, il donna à son aide le carnet surlequel il les avait inscrites, et, après certaines explications, illui dit :

– Allez au magasin.

» Vous rapporterez ce qui se rapprocherale plus de ces mesures.

» Plutôt plus grand !

» On retoucherait.

L’aide revint.

Il avait trouvé des mesures exactes ; laBelle-Jardinière est certainement de tous les magasins de Paris,celui où l’on combine le mieux les mensurations.

Le système en est excellent.

Quant à la solidité des étoffes, elle estproverbiale.

Le tailleur habilla le Sioux.

Tout lui allait bien.

Mais, quand il s’agit de la coiffure, ce futtoute une affaire.

Il voulait mettre le chapeau de feutrepar-dessus ses plumes d’aigle.

Il refusait de faire couper ses cheveux sinoirs et si longs.

Santarelli avait appelé un matelot qui étaitle perruquier des équipages.

Celui-ci attendait, les ciseaux en main, lepeignoir sur le bras.

Enfin, Santarelli trouva un argument décisifet il en écrasa la résistance du Peau-Rouge comme on écrase unepierre d’un coup de masse.

– Tu as vu des loups ? lui dit-il.

– Oui !

– Des jaguars ?

– Oui.

– Des renards ?

– Oui.

– Ont-ils des cornes sur la tête.

– Non.

– Que dirais-tu, si tu voyais un jaguar ayantdes cornes.

– Je dirais que ce n’est pas un jaguar.

– Si tu gardes tes cheveux, tes plumes, tacoiffure indienne, on dira que tu n’es pas un monsieurblanc.

Œil-de-Lynx se livra tout aussitôt aucoiffeur.

En vingt minutes, toute sa tignassetomba ; le coiffeur lui fit une friction, puis Œil-de-Lynx seleva.

Alors le tailleur lui présenta un chapeau mou,mais Œil-de-Lynx dit :

– J’ai une autre chose.

» Un jour de fête, Nilson, le directeurdu fort de l’embouchure de Mackensie, avait un autre chapeau quecelui-là.

Il prit le carnet du tailleur, son crayon etdessina un chapeau haute forme.

– Ah ! dit le tailleur, nous en avonsquelques-uns.

» Mais il n’y aura pas beaucoup dechoix.

Il prit le tour de la tête du Sioux et ledonna à son aide.

– Petite tête ! dit-il.

» Rapporte ce que tu trouveras de pluspetit.

Œil-de-Lynx était un grand bel homme à têtelongue, en pain de sucre, mais développée en largeur.

Le commis revint avec un chapeau trop large,mais le tailleur le bourra de bandes de papier entre la bordure etl’intérieur et il en coiffa le Sioux.

L’effet était assez comique ; maisŒil-de-Lynx se trouva très bien.

Mais il lui manquait quelque chose.

– Et ça ? fit-il.

Il fit comme s’il donnait des coups avec unecanne.

– Ah ! dit Santarelli, il veut unstick ; mais nous n’en avons pas.

» On lui en fera faire un.

Sur cette promesse, le Sioux alla se promenerdans le camp.

Il fit sensation.

Tout le monde le complimenta.

Il rendit visite à mistress Morton.

Comme il gardait son chapeau sur sa tête, lavieille anglaise lui donna une première et verte leçon depolitesse.

Puis elle lui déclara que son chapeau étaitridicule et lui en fit chercher un autre de forme moinscérémonieuse.

Puis elle refit le nœud de sa cravate et luidonna un mouchoir.

On avait oublié ce détail.

Et, pendant une heure, elle assomma ce pauvreSioux de ses observations.

– Voyons, comment saluez-vous ?

Le Sioux de saluer.

– Non !

» Pas comme ça.

Et, se mettant le chapeau sur la tête, ellefit un salut cérémonieux.

Et il fallut que le Sioux le recommençât aumoins dix fois.

Toujours quelque chose à reprendre.

Ainsi, une heure durant, je l’ai dit, decivilité puérile et honnête.

Ah ! il lui en devait coûter, au Sioux,pour devenir un monsieur blanc.

Jamais la patience de cet homme ne se lassa,jamais.

Il trouvait qu’elle ne lui en apprenait pasassez !

Et il ne la quitta qu’à regret.

Il fit des confidences à ses amis.

– C’est effrayant, leur disait-il, ce qu’ilfaut savoir pour devenir un monsieur blanc.

Mais rien ne lui coûta pour se transformer enparfait gentleman.

Chapitre 17REGRETS TARDIFS

 

À ses amis, Œil-de-Lynx avait dit en leurmontrant son complet :

– Voyez ce que vous avez fait de moi en memariant avec la dame blanche.

» Me voilà monsieur blanc.

» Je dînerai désormais à la table desofficiers avec ma femme.

» Elle m’a expliqué qu’elle était trèsriche et que je n’aurais pas besoin de chasser pour la nourrir.

Il tira de sa poche une guinée en or et lamontra.

– Pour me faire comprendre, dit-il, combienelle est riche, elle m’a mis cette pièce d’or dans la main et ellem’a dit :

« Je peux en dépenser cinquante commecela tous les jours ! »

Et l’Indien se lança dans la description de savie future.

Il aurait des domestiques blancs.

Il aurait chevaux, voitures, grandes, grandesmaisons, etc., etc.

Tant et si bien qu’à la cloche du dîner, ilpartit avant d’avoir tout énuméré, laissant les deux trappeurs toutpenauds.

– Crève-Cœur ! fit Langue-de-Fer.

– Mon ami ?

– Nous n’avons vu dans mistress Morton qu’unevieille femme ridicule.

– C’est vrai !

– Mais le ridicule nous cachait la femme trèsriche comme la mousse cache la pierre.

– C’est vrai !

– Nous sommes des imbéciles.

» Nous aurions dû l’épouser…

– C’est vrai !

Regrets tardifs, ô braves trappeurs.

Chapitre 18MARIAGE

 

Fort heureusement mistress Morton étaitanglaise et les formalités du mariage en ce pays se réduisent à labénédiction nuptiale donnée par un prêtre.

D’Ussonville avait envoyé chercher un desnombreux missionnaires qui catéchisaient, fort inutilement dureste, les tribus indiennes.

Le père s’empressa d’accourir.

Le lendemain de son arrivée, le mariage futcélébré solennellement, avec salve d’artillerie et de mousqueterie,pompes et festins.

On s’amusa beaucoup.

Œil-de-Lynx, à force de raideur, parutvraiment très digne.

Mais la cérémonie finie, quand Bouche-de-Ferle félicita au nom de tous les camarades, il lui dit :

– Œil-de-Lynx, je suis chargé…

Le Sioux l’arrêta.

– J’ai épousé mistress Morton, dit-il d’un airimposant ; je suis monsieur Morton.

» Je ne tutoie plus personne ; on neme tutoie plus.

Sur ce, il écouta le reste du petit discoursde Langue-de-Fer qui donna du vous à son ami. On n’en dansa pasmoins joyeusement.

Chapitre 19DÉNOUEMENT

 

Il ne restait plus que quelques jours àtravailler pour que le premier hôtel polaire fût terminé.

On attendait impatiemment l’arrivée del’équipage de chasse à courre que La Feuille amenait à travers leCanada.

 

À SUIVRE : « UNE CHASSE À COURRE AU PÔLENORD »

 

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Tags: Louis Noir