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Un mousse de Surcouf

Un mousse de Surcouf

de Pierre Maël

L’auteur

Catholique fervent, amateur de discussions théologiques, monarchiste légitimiste, Charles Vincent était évidemment tout à son affaire pour enseigner la philosophie à la manière des jésuites de Tivoli. Il dut cependant quitter les lieux quelques mois à peine après son entrée en fonctions. Dans sa fougue loyolesque il avait en effet été jusqu’à souffleter au café de la Comédie un loyolophobe sinon un loyolophage. Ce fut à cette occasion qu’il apprit à ses dépens l’insondable philosophie pratique des fils de Saint Ignace. En effet non seulement on ne félicita point le nouveau croisé, mais au contraire on lui montra  ô poliment  le chemin de la porte. Et c’est ainsi que s’acheva sa carrière professorale.

Il fallait vivre. Le journalisme, refuge des vocations contrariées ou inabouties, lui parut le moyen idéal de satisfaire tout à la fois ses aspirations politiques et philosophiques comme ses besoins quotidiens. Et c’est ainsi que le Courrier de la Gironde, journal orléaniste plutôt austère, compta un journaliste de plus

…/…

Fils de l’économe du Collège de Lorient,où il était né le 30 septembre 1862, Charles Causse était comme Charles Vincent assoiffé de gloire littéraire. Portant beau, jeune,fils, petit-fils et neveu de fonctionnaires Charles Causse traduisait pour sa part cette gloire en collaborations rémunératrices ainsi qu’en positives relations. À la différence de son aîné il était plein d’entregent comme de ressources et les contacts humains ne lui pesaient pas, bien au contraire.

Est-ce lui ou est ce Charles Vincent quien eut l’idée ? Nul ne le sait ou le saura véritablement.Toujours est-il que les deux hommes décidèrent d’unirlittérairement leurs efforts dans le cadre d’une sorte defraternité littéraire.

Ils n’étaient ni les premiers ni lesderniers à conjuguer leurs diversités.

Avant eux il y avait eu sur le modeartiste les frères Goncourt. Avant eux également il y avait eu surle mode populaire Erckmann et Chatrian. Après eux il y aurait lesfrères Rosny, les frères Tharaud, les frères Fischer et biend’autres encore à telle enseigne qu’il serait intéressant d’étudierà part ces fraternités littéraires, leurs joies et leurspeines.

En revanche ils se séparaient de leursprédécesseurs comme de leurs successeurs sur un point. Pleinementvoulue et féconde  il y aurait une centaine de titres elle reposait sur ce qu’il faut bien appeler une imposturecontractuelle.

Se voulant écrivain sérieux et catholique,Charles Vincent ne souhaitait en aucune manière apparaître aux yeuxdu public comme à ceux des éditeurs. Il estimait avoir une œuvresolide et de qualité devant lui et n’entendait qu’en aucune manièreles romans populaires sinon alimentaires auxquels il devait serésoudre viennent hypothéquer les beaux ouvrages qu’il sentait enlui. C’est la raison pour laquelle il préférait que Charles Caussejouât aux yeux du public et des éditeurs le rôle de l’auteur uniquede cette œuvre commune, mais sous un pseudonyme commun quenourrirait leur collaboration.

Ce pseudonyme fut en définitive celui dePierre Maël.

À cet égard il est vraisemblable que decommunes attaches bretonnes ont dû jouer un rôle. Maël était eneffet le nom de deux communes des Côtes du Nord, dansl’arrondissement de Guingamp. Or Charles Causse était né à Lorientet Charles Vincent descendait de son côté d’une famillebrestoise.

Ce que furent les modalités réelles decette collaboration est assez curieux.

Charles Causse ne parait avoir rien publiésous son nom patronymique avant de s’associer avec Charles Vincent.Et si Charles Vincent concurremment entendait et allait menercarrière par rapport à Pierre Maël (une trentaine d’ouvrages dontdeux Mystères en vers paraîtraient sous son patronyme), CharlesCausse ne parait pas davantage avoir publié quoi que ce soit dansla même optique.

En revanche il est avéré que son activité administrative et commerciale dirons-nous  a étéintense.

Pierre Maël n’eut en effet aucun mal àtrouver un, puis des éditeurs, et auparavant des journauxsusceptibles de recueillir sa prose suivant la formule habituellepour l’époque d’une prépublication en revue.

Est-ce qu’à la longue Charles Vincententendit protéger sa part dans ce concert d’autoadoration ? Oubien la santé de demi-Dieu de Charles Causse donna-t-elle desinquiétudes et que Charles Vincent voulut protéger ses droits pourl’avenir ? Toujours est-il qu’en 1902 les deux hommes semirent d’accord pour enregistrer de manière formelle les conditionsde leur collaboration et son éventuel avenir.

C’est ainsi que le 30 juillet 1902, devantMaître Motel, notaire à Paris intervint une convention aux termesde laquelle était, entre les deux associés, authentifié l’apparenceet la réalité de leurs accords et qu’il était stipulé que CharlesCausse continuerait à se confondre de son vivant avec Pierre Maël,mais que s’il venait en revanche à disparaître avant CharlesVincent, celui-ci deviendrait seul et entier propriétaire dupseudonyme.

Restait le cas de la veuve de CharlesCausse. Elle était connue dans le monde sous le nom de MadamePierre Maël. Homme bon et sincèrement attristé par la mort deCharles Causse, Charles Vincent, plutôt que de la sommer de cesserde porter un nom d’usage auquel elle n’avait plus aucun droit, sitant est qu’elle en ait eu un, préféra laisser les choses en l’étatet supporter sur ce plan précis la situation ainsi crée par un parisur l’avenir qui s’était révélé payant.

Il y avait en revanche du nouveau en cequi concerne Frédéric Causse. Celui-ci, né en 1892, qui avait desprétentions à la littérature et à la littérature nourricièreentendait visiblement utiliser à son profit le pseudonyme souslequel son père avait été connu.

C’est ainsi qu’en 1914 il avait faitparaître un conte  adapté il est vrai d’un Anglais du nom deA.C. Higgins, Le Château d’Ogier, légende danoise dans la populaire revue Lectures pour Tous sous lepseudonyme de Fred Maël. C’est ainsi également qu’il apparaissaitparmi d’autres au sommaire d’une revue intitulée Paris-Revueen qualité de secrétaire et sous le nom de Fred Maël.

Le 28 juin 1920, le vieux scotiste etenchanteur de millions de lecteurs sous le nom de Pierre Maël,mourait. Il laissait une veuve et 5 enfants survivants parmilesquels deux d’entre eux avaient hérité de leur père ses donsartistiques mais, bizarrement, sur le plan graphique. René, né en1879 était un dessinateur et affichiste célèbre. Quant à Henri ilétait également connu comme un peintre distingué.

Il laissait également un problème àrégler, celui, toujours renaissant de ses cendres de la familleCausse. Car ces braves gens, et notamment Frédéric avaient récidivésitôt la mort de Charles Vincent.

Frédéric qui n’entendait manifestement pasperdre le pactole potentiel que représentait bien exploité le nomde Maël l’avait réutilisé et ce à bien des titres.

Il l’avait tout d’abord réutilisé dans lavie littéraire pour signer quelques adaptations ou traductions.C’est en effet sous le nom de Fred Causse-Maël qu’il figure commetraducteur (1919) des Nuits des Îlesde Stevenson dans laCollection littéraire des romans d’aventures, dirigée par PierreMac Orlan à l’Édition Française illustrée.

Il l’avait ensuite et surtout réutilisédans la vie professionnelle. Voulant visiblement arriver et vite,Frédéric Causse cumulait ainsi un certain nombre de fonctions dontcelle d’agent littéraire. Et là encore il était connu sous le nomde Fred C. Maël, le C. voulant tout à la fois rappeler et éluder lenom de Causse. C’est ainsi qu’il représentait les intérêts decertains poids lourds ou légers de la littérature dans le domainetant littéraire que cinématographique. Ainsi c’était à Fred C. Maëlexerçant sous l’enseigne mirobolante d’International LiteraryDramatic and Cinema Corporationque Maurice Renard avait confiénotamment, courant 1920, la gestion de ses droits de traduction etde reproduction du Péril Bleu.

http://www.ifrance.com/pareiasaure/mael.html

Chapitre 1CAPTURES

[1]Le 4vendémiaire an VII, c’est-à-dire le 25 septembre 1799, letrois-mâts la Bretagne sortait du port de Brest et gagnait la mer,toutes les voiles dehors.

C’était un beau navire de commerce quitransportait des émigrants vers l’Amérique. On mourait de faim enBretagne, comme un peu partout d’ailleurs en France, et cetteémigration-là ne ressemblait point à celle que les lois encore envigueur punissaient de mort.

Le gouvernement accordait son consentement àtout citoyen qui, muni de son brevet de civisme, déclarait nes’absenter que pour subvenir à son existence ou faire acte decommerce.

Par malheur, la navigation était trèsdifficile. Les côtes étaient étroitement surveillées par lescroisières anglaises, qui usaient de représailles dans la guerre decourse.

Il devenait chaque jour plus difficile auxnavigateurs français d’échapper à la poursuite des vaisseauxbritanniques, dont les canons coulaient impitoyablement tout navirerefusant d’amener son pavillon.

La Bretagne cependant nourrissait cetteespérance de se dérober à l’œil vigilant des vigies rouges. Ellefilait de huit à dix nœuds et n’avait pas craint de tenter un aussilong voyage au moment le plus défavorable de l’année, en une saisonféconde en naufrages.

Elle portait dix-huit hommes d’équipage etcent vingt passagers, au nombre desquels figuraient un jeunemédecin, Charles Ternant, sa femme et ses deux enfants, Anne etGuillaume. Anne avait alors sept ans, Guillaume tout près decinq.

Ternant se dirigeait vers l’Amérique du Sud etles colonies espagnoles de la Plata. Un frère aîné y avait réussi àgagner une petite fortune, qu’il avait laissée par héritage aujeune médecin, et celui-ci espérait, avec l’aide de cet argent, secréer une position meilleure dans un pays presque vierge encore, oùles Européens trouvaient à s’assurer une clientèle et desressources.

Les premiers jours de navigation n’offrirentaucun incident fâcheux. Le ciel fut clément, la mer belle. On gagnaainsi les côtes d’Espagne. On évita le voisinage du Portugal,entièrement acquis à l’Angleterre. À la hauteur des Canaries, alorsque l’on pouvait se considérer comme sauvés et se jeter hardimentdans l’ouest, on vit brusquement apparaître à l’horizon les voilescarrées d’une corvette anglaise.

Il fallut fuir et se laisser pousser vers lesud.

C’était une étrange vie que celle du bord pources hommes et ces femmes de conditions si différentes qui, la mortdans l’âme, s’éloignaient de la mère patrie pour chercher sousd’autres cieux le moyen de conserver une lamentable existence.

La France sortait à peine de la Révolution etle gouvernement du Directoire touchait à son terme. La faminerégnait sur toute l’étendue du territoire de la République,ensanglanté par les atrocités de la Terreur et les crimes de laguerre civile. Au dehors, le drapeau de la France, illustré pard’éclatantes victoires : Valmy, Jemmapes, Fleurus,Hondschoote, Montenotte, Lodi, Castiglione, Arcole, Rivoli, par laconquête des Flandres, des Pays-Bas, de la Savoie, du nord del’Italie, venait de subir, coup sur coup, de sombres revers. LesAustro-Russes, conduits par Souvarow, nous avaient battus àCassano, à la Trébie, à Novi. Jourdan avait dû reculer devantl’archiduc Charles, après la défaite de Bamberg, et la flottefrançaise de Brueys, anéantie par Nelson à Aboukir, laissait notrearmée à la merci des Anglais en Égypte.

Il est vrai que, guidé par son étoile,sollicité par la fortune, le jeune vainqueur d’Arcole et de Rivoli,des Pyramides et du Mont-Thabor, venait de rentrer en France. Deuxmois ne s’écouleraient pas tout à fait avant que Bonaparte, par lecoup d’État de brumaire, renversât un gouvernement tombé dans lemépris et inaugurât pour la France une ère de gloire sansprécédent.

Pour faire face à tous les ennemis dudehors ; la France avait accompli des prodiges de courage etd’activité. Dépourvue de vaisseaux et, surtout, de marinsexpérimentés, elle avait essayé, par la course, de tenir tête àl’Angleterre. Des combats malheureux sur mer n’avaient servi qu’àaccroître les forces de l’implacable et séculaire rivale. On avaitpu voir le Vengeur sombrer glorieusement en avant de Brest sous lesboulets de l’ennemi.

Présentement, dans les mers de la Chine, unBreton se faisait un nom illustre parmi les grands corsaires denotre histoire. À vingt-cinq ans, Robert Surcouf, de Saint-Malo,avait déjà porté de rudes coups au commerce britannique, sanscraindre même de se mesurer aux corvettes et aux frégates del’ennemi. Un an plus tôt, il avait équipé à ses frais la corvettela Clarisse, armée de quatorze canons, sur laquelle ilétait devenu la terreur de l’Océan Indien.

C’était lui que poursuivaient sans relâche lesvaisseaux anglais, contre lui que se rassemblaient les escadres del’île Maurice, de Madras et de Bombay. Pourtant, chaque capitaineennemi, quelle que fût sa bravoure, redoutait le terrible Malouinet ne se lançait à sa recherche qu’avec le secret espoir de nepoint le rencontrer.

La Bretagne fuyait donc vers le sud, faisantun écart considérable de sa route, mais avec l’intention arrêtée dela reprendre dès qu’elle trouverait la mer libre.

Hélas ! la surveillance était bienexercée, et l’on n’était pas encore au 15 novembre que le pavillonanglais se montrait derechef sur l’horizon du nord-ouest.

Il fallut fuir encore vers le midi.

Là, nouvelle menace. Elle surgissait dusud-ouest.

Trois vaisseaux ennemis donnaient la chasse aupauvre trois-mâts auquel une seule route restait ouverte, celle del’est, à travers les périls du redoutable cap des Tempêtes, devenu,depuis Vasco de Gama, le cap de Bonne-Espérance.

C’était se jeter dans la gueule duléopard.

Le Cap était, en effet, la station anglaisepar excellence et les vaisseaux y devaient pulluler.

N’importe ! On n’avait pas le choix. Ilfallait prendre ce qui s’offrait, car on savait quel sort cruelattendait les prisonniers de guerre français sur les pontons de laGrande-Bretagne. D’ailleurs, les malheureux émigrants faisaiententendre un tel concert de plaintes que le capitaine Kerruoncommençait à en perdre le sang-froid.

On se mit donc à fuir dans l’est, comme onavait fui dans le sud, avec le fragile espoir de se réfugier, aubesoin, sous la protection des canons de Saint-Denis, dans Pile dela Réunion. Or, il y avait plus de deux mois que la Bretagne avaitquitté Brest lorsqu’elle se trouvait à la hauteur du Cap. Sa courseavait été favorisée par le vent, et elle pouvait espérer atteindrel’île avant la fin du troisième mois.

Comme pour stimuler sa vitesse, les voileshostiles se laissaient voir au large, tantôt plus rapprochées,tantôt plus éloignées, selon que le navire français gagnait ouperdait du champ.

L’épouvante fut donc grande à bord de celui-cilorsque, le 10 décembre, tandis que, après avoir franchi la zonedangereuse du Cap, il pouvait croire à un répit dans l’acharnementde la poursuite, la vigie signala une voile surgissant à l’horizonde l’est.

Il y eut un moment d’angoisse affreuse.

Le capitaine assembla l’équipage et ne trouvaque des hommes résolus à vendre chèrement leur vie. Il consulta lespassagers. Un tiers se prononça pour la résistance ; les deuxautres, pris de pitié pour les femmes et les enfants, furent d’avisqu’il valait mieux se rendre. Peut-être les Anglais secontenteraient-ils de faire payer une contribution aux malheureuxémigrants afin de leur accorder le libre passage enAmérique ?

Comment lutter, d’ailleurs ? On n’avait àbord que deux mauvais pierriers pouvant fournir douze coups chacun.En outre, en rassemblant toutes les armes à feu, on ne pouvaitarmer qu’une trentaine d’hommes.

Le parti de la reddition prévalut donc, et lecapitaine Kerruon fit arborer les signaux indiquant sasoumission.

Les vaisseaux anglais accourant de l’ouestfurent bientôt à portée de canon. Le premier, une corvette dequatre-vingt-dix hommes d’équipage, avec huit pièces, s’approchad’assez près pour signifier à la Bretagne d’avoir à amener sonpavillon.

Mais tandis que le vieux marin brestois, larage au cœur et les yeux pleins de larmes, s’apprêtait à obéir àl’ordre humiliant, voici que, brusquement à la grande stupeur desfugitifs, la scène changea entièrement d’aspect.

On put voir la corvette anglaise se couvrir detoile et virer de bord en courant vent arrière pour reprendre laroute qu’elle venait de suivre en sens contraire.

Le second vaisseau, dont on ne pouvait encoreapprécier l’importance, imita l’exemple de la corvette.

« Tonnerre de Brest ! s’exclama leBreton, qu’est-ce que ça signifie ? Ne dirait-on pas que lesgoddems veulent fuir ? »

On eut promptement le mot de cette étrangeénigme.

La voile aperçue au sud-est grossissait à vued’œil.

Bientôt, il ne fut plias possible de s’ytromper. C’était bien les trois couleurs, c’était le pavillonfrançais qui battait à sa corne.

Haletants, le cœur plein, la poitrine agitéed’une fiévreuse espérance, l’équipage et les passagers de laBretagne n’osaient point en croire leurs yeux, ne sachant commentexpliquer la présence d’un bâtiment français sous ceslatitudes.

Tous s’étaient élancés vers le pont et,penchés sur les bastingages, assistaient au singulier événement quiavait assuré leur salut.

Le vaisseau inconnu s’approchait à une vitessede dix à douze nœuds, très supérieure à celle des croiseursennemis.

Comme certaines étoiles du firmament, il sedédoublait.

Bientôt on put voir derrière lui, dans sonsillage, un brick de grandes dimensions, dont les sabords relevésmontraient les gueules luisantes de huit pièces de seize,formidable satellite du premier bâtiment, qui ne portait pas moinsde seize bouches à feu.

Celui-ci venait, rapide comme un oiseau deproie.

Et, vraiment, il en avait la mine élégante etfarouche, avec ses larges voiles carrées, ouvertes ainsi que desailes, qui débordaient la carène renflée. Il était mince pourtantet long, taillé pour des luttes de vitesse. Son étrave se creusaitcomme la gorge d’un albatros, dont son beaupré chargé de toileimitait assez bien le bec puissant.

Il avait pris chasse sur les deux vaisseauxanglais et il était visible qu’il les rejoindrait promptement.

En passant devant le trois-mâts, il le saluaallégrement, et les fugitifs purent entendre une immense clameurleur souhaiter un bon voyage.

Quand l’étrange vaisseau défila devant laBretagne, le capitaine Kerruon, armé de sa longue-vue, put lire lenom inscrit au-dessous de la dunette.

Un hourra souleva sa poitrine, aussitôt répétépar l’équipage et les passagers du trois-mâts brestois. LaClarisse ! « Vive RobertSurcouf ! »

« Vive Robert Surcouf ! »L’acclamation était méritée.

C’était lui, en effet, l’invincible corsaire,le glorieux Malouin, digne descendant de Duguay-Trouin, qui venaitde sauver ses compatriotes en détresse et s’apprêtait à livrerbataille aux éternels ennemis de la France.

Le docteur Charles Ternant, frémissant d’unpatriotique enthousiasme, appela à lui sa femme et ses enfants.

Puis, prenant son fils dans ses bras, ill’éleva au-dessus des bastingages et, lui montrant les deux naviresfrançais voguant triomphalement à travers les eaux calmes etlimpides :

« Guillaume, s’écria-t-il, regarde biences bateaux qui passent et grave leur image dans ton souvenir.C’est la gloire de ta patrie que tu vois. Ne l’oublie pas. Vive laFrance !

— Vive la France ! » répéta lavoix pure du petit garçon.

Guillaume Ternant ne devait point oubliercette journée.

Maintenant les deux vaisseaux étaientpassés.

On put voir la Clarisse gagner surles Anglais, les dépasser pour leur barrer le chemin, puis revenirsur eux comme la foudre.

Tout à coup une détonation éclata ; unflocon blanc s’éleva au-dessus du corsaire et, pendant un tempstrès court, le masqua.

La corvette anglaise riposta bravement.

Ce fut alors un roulement formidable dedécharges successives.

La Clarisse soutint, d’abord, le feude ses deux ennemis. Bientôt, détachant le brick contre lacorvette, elle s’élança sur le second vaisseau et se mit à lecanonner à outrance.

La Clarisse était une terribleguerrière qui ne perdait pas ses coups. Un de ses boulets rasa lamisaine de son adversaire, un second abattit le grand mât.Incapable de manœuvrer, le bateau anglais dut amener sonpavillon.

Ce fut alors le tour de la corvette.

Elle était commandée, sans doute, par unofficier plus valeureux, car elle se défendit avec rage. Les canonsde la Clarisse et ceux du brick la couvrirent deprojectiles. Après une demi-heure de combat, il devint manifesteque le vaisseau britannique, touché au-dessous de la flottaison,avait une voie d’eau mortelle.

Alors seulement, sur les débris sanglants, àla corne d’artimon, le pavillon flottant fièrement au-dessus dugouffre fut tranché par la hache d’un gabier.

Des quatre-vingt-dix officiers et matelots dunavire anglais, cinq seulement étaient debout, diversementblessés ; six autres respiraient encore. Tout le reste étaitmort.

La nuit descendit sur cette scène terrifianteet sublime.

La Clarisse revint sur sa route. Elleavait subi des avaries qui exigeaient un prompt retour dans leseaux françaises. Elle prit donc sous sa protection la Bretagne. Letrois-mâts avait besoin de renouveler ses vivres, vu l’énorme pertede temps qu’il avait subie.

En reconnaissance du service rendu, lecapitaine Kerruon offrit de prendre à son bord les blessés tropgravement atteints de la Clarisse.

Ce fut en cette circonstance que GuillaumeTernant eut l’occasion de voir Robert Surcouf.

Le célèbre corsaire était encore un tout jeunehomme, puisqu’il venait d’atteindre sa vingt-sixième année. C’étaitun homme d’une taille au-dessus de la moyenne, d’une prodigieusevigueur sous des apparences élégantes et frêles. Il avait unebeauté particulière du visage, qui résidait surtout dansl’expression étrangement farouche de ses prunelles pendant l’actionet leur douceur presque féminine au repos. Cela lui avait fait uneréputation unique parmi les Anglais, ses ennemis détestés, car,pour l’ensemble des lignes du visage et la régularité classique, leMalouin pouvait être tenu pour laid.

Il avait été blessé pendant le combat par unéclat de bois dont une écharde s’était profondément enfoncée danssa main droite, ce qui le faisait beaucoup souffrir. Informé qu’ily avait un médecin à bord de la Bretagne, il passa sur le pont dutrois-mâts et vint demander au docteur Ternant des soins quecelui-ci fut trop heureux de lui prodiguer.

Avec une habileté consommée, le chirurgienbrestois parvint à extraire l’écharde. Puis il fit saigner la plaiequ’il débrida, la lava à l’eau de mer et lui appliqua un pansementqui, au bout de huit jours, rendit à Surcouf l’usage de samain.

Le corsaire l’en remercia avec effusion, et,embrassant les deux enfants du jeune médecin, dit à celui-ci, enlui tendant sa main gauche, la seule dont il pût encore seservir :

« C’est entre nous à la vie à la mort,docteur Ternant. Nous sommes doublement compatriotes, puisque jesuis de Saint-Malo et vous de Brest. Si jamais vous, votre femme ouvos enfants avez besoin de moi, n’oubliez pas que je suis votre amipour toujours. »

Et, soulevant de son bras herculéen le petitGuillaume, qu’il mit sur un cabestan, il s’écria :

« Docteur, si vous n’avez pasd’intentions spéciales au sujet de ce gamin, donnez-le-moi. J’enferai un crâne marin.

— Oh ! oui, oh ! oui, s’écriale garçonnet en se jetant au cou du corsaire, je veux être marincomme toi. »

La Bretagne ne mit que huit jours à gagnerl’île française. Le temps était magnifique et les Anglais n’osaientpoint inquiéter le commerce. Ils savaient Surcouf en course.

Hélas ! ce n’était là qu’un répitmomentané pour le trois-mâts. Pour reprendre le chemin del’Amérique, il devait revenir sur ses pas, affronter de nouveau leCap, les dangers de la nier et ceux des hommes. Yéchapperait-il ? Il n’y échappa point.

Lorsque, après une escale de dix jours,nécessaire à la réfection de l’approvisionnement et à la réparationde certaines avaries, le trois-mâts reprit la mer, il alla donnerde nuit au cœur d’une croisière anglaise, sept vaisseaux sortis duCap pour envelopper le redoutable marin qui venait d’humilier sicruellement le pavillon britannique. La Bretagne dut se rendre.

Les Anglais firent un tri parmi lesprisonniers. Un quart d’entre eux fut interné au Cap, un autrequart embarqué sur un bateau qui faisait voile vers l’Inde.

Après quoi, le capitaine Kerruon et sonéquipage ayant été retenus pour les pontons, la Bretagne,débaptisée et devenue le Earl of Essex, transporta àBuenos-Ayres les restes des misérables émigrants dont l’extrêmedénuement désarmait l’ennemi.

Parmi les captifs dirigés sur l’Inde, setrouvèrent le docteur Charles Ternant et sa famille.

Avec une barbarie injustifiable, le père futséparé de sa femme et de ses enfants. L’esprit soupçonneux desgeôliers mettait d’un côté les hommes, de l’autre les femmes. Lespremiers furent internés dans l’île de Salsette, près deBombay ; on déposa les secondes sur divers points de la côtede Malabar. Ce fut une captivité cruelle et inique. Entassés dansun îlot pestilentiel, n’ayant pour s’y coucher que des paillotes àmoitié effondrées, pour nourriture que quelques poignées de riz,les infortunés prisonniers furent rapidement fauchés par lamaladie.

Le docteur Ternant fut du petit nombre de ceuxqui résistèrent à l’influence pernicieuse du climat.

Mais, dans cette promiscuité de la geôle,énervé par les procédés ignominieux et les mauvais traitements, ilne fut pas toujours maître de son humeur et, un jour quel’acharnement des gardiens avait poussé à bout sa longanimité, ils’emporta au point de reprocher durement à l’officier surveillantson manque d’égards.

Désireux de faire preuve d’éducation, celui-cirépondit aux reproches du Français en lui adressant destémoins.

À cette époque, la loi anglaise ne faisaitpoint un crime du duel. Ternant prit deux seconds parmi sescompagnons de captivité.

Les prisonniers n’avaient point d’armes, celava sans dire. Il était défendu, sous peine de mort, aux soldats quiles gardaient de leur laisser le moindre instrument ou ustensilequi pût avoir l’apparence d’une arme. Ils n’avaient ni couteaux, nimarteaux, en un mot, aucun outil qui pût devenir un objet ou unmoyen d’offensive. Il semblait donc que la rencontre fût rendueimpossible.

Déjà l’officier goguenard avait fait offrir aumédecin un duel à la boxe, et le Breton, sans s’intimider, avaitaccepté cet ultimatum.

Il avait ajouté pourtant aux conditions ducartel :

« Dites au lieutenant Seaford que je meréserve, après un combat à coups de poings, de lui demander uneréparation par les armes, s’il m’arrive de m’en procurer par unmoyen quelconque. »

Et l’Anglais, s’esclaffant de rire, avaitsouscrit à cette clause.

Or, il advint que l’ayah hindoue, chargée deporter au docteur sa maigre pitance quotidienne, lui remitclandestinement une paire de ciseaux dont l’une des branches étaitarrondie.

Dévisser les ciseaux, aiguiser sur une pierredure la branche ronde, afin d’en faire une pointe sensiblementégale à celle de l’autre branche, puis attacher l’une et l’autre àdeux rotins très lisses, fut pour le médecin l’affaire d’unejournée de travail.

Le lendemain, il se présentait au combat àl’heure dite et administrait à l’Anglais une raclée à la boxe, unede ces raclées que les seuls Bretons savent donner aussimagistralement.

Il n’en fallut pas davantage pour déterminerl’officier à accepter le duel bizarre qui s’offrait à lui comme unerevanche.

Là encore, le docteur Ternant futvictorieux.

Il plongea toute sa pointe, soit environ troispouces d’acier dans l’épaule droite de son adversaire. Lui-mêmereçut au poignet une estafilade à laquelle il n’attacha aucuneimportance.

La malchance voulut que l’acier fûtrouillé.

La plaie s’envenima et la gangrène s’ensuivit.En peu d’heures l’état du médecin français devint critique. Il n’yavait là aucun chirurgien pour faire l’amputation renduenécessaire.

Les conditions défavorables du séjour, latempérature humide et les miasmes d’un sol marécageux amenèrentrapidement une aggravation.

Quarante-huit heures plus tard, le docteurTernant était mort.

Il mourut, les yeux pleins de larmes ausouvenir de sa femme et de ses enfants.

On l’enterra sans prières, sans cercueil, dansune fosse creusée à la hâte au pied d’un banyan. Les prisonniers yplantèrent une croix de bois.

Et tandis que le père mourait ainsi à Bombay,de l’autre côté de la péninsule indienne, la veuve et les enfants,gardés à vue par des cipayes anglais, unissaient leurs prières etleurs sanglots.

Ce fut pour eux une immense douleur qued’apprendre la fin cruelle de leur unique protecteur. Les autoritésanglaises se laissèrent pourtant émouvoir par leur détresse, etl’on accorda à la malheureuse famille l’autorisation de s’établir àOotacamund, sur les premiers contreforts des montsNielgherries.

De la petite fortune sur laquelle Ternantavait compté pour se créer une situation, il resta juste assez à saveuve pour occuper une maison solitaire, à la lisière des bois, ets’assurer une existence tout à fait voisine du dénuement.

C’était l’exil, non plus seulement sur uneterre étrangère, mais dans un pays absolument inconnu, loin ducontact de la civilisation blanche, avec le désespoir de ne plusjamais revoir le ciel de la patrie, les horizons sacrés de la« douce France ».

Chapitre 2L’ENFANCE D’UN CAPTIF

Mme Ternant était une noble femme, aucœur vaillant, que l’adversité ne devait point abattre. Elle fut àla hauteur de sa tâche et des épreuves cruelles que lui infligeaitla destinée.

Seule, sans époux, sans ami, n’ayant d’autresrelations que celles de deux familles de planteurs anglais établisdans son voisinage, c’est-à-dire à dix milles de distance, elleentreprit de faire face à toutes les difficultés de sa nouvellesituation et de donner à ses enfants une éducation qui leur permîtde conserver en leur jeune mémoire le souvenir et l’amour de lapatrie perdue.

À dire le vrai, c’étaient de fort braves gensque ces colons anglais, venus en ces lieux presque sauvages pour yessayer la culture du café, que le gouvernement de la métropoleencourageait à l’aide de subventions et de primes assezconsidérables.

L’une des deux familles, la plus nombreuse,était irlandaise. Elle comptait, en outre du père et de la mère,sept enfants, dont cinq étaient des garçons, grands, robustes, trèsdéveloppés pour leur âge, aidant leurs parents dans les travaux desurveillance de la plantation.

La communauté de religion créa tout de suiteun lien de sympathie entre la veuve et les enfants du docteurCharles Ternant et le foyer de Patrick O’Donovan. Les mois puis lesannées resserrèrent ce lien, si bien que les deux mères décidèrentque l’on raccourcirait les distances en construisant deux maisonsnouvelles et plus voisines aux confins des deux domaines.

L’amitié ne fut pas seule à provoquer cerapprochement.

Une sage entente des intérêts réciproquesdétermina Patrick O’Donovan à prendre en mains la gestion desmaigres ressources de Mme Ternant. En même temps, il offrit àcelle-ci d’associer Anne et Guillaume aux leçons qu’il donnait àses propres enfants.

La veuve accepta avec reconnaissance cetteoffre généreuse. Mais, bonne et ferme patriote, elle fit tout desuite une réserve.

« Je vous demande de vous rappeler que,si vous êtes un sujet fidèle du roi George d’Angleterre, je suis lafille d’une grande nation qui s’appelle la France, et j’entends queGuillaume soit un bon Français. »

Patrick ne répondit à cette noble parole qu’ensecouant énergiquement la main de sa voisine. Puis, après un assezlong silence, il articula péniblement, en un français des plusfantaisistes, ces mots :

« Je comprends si bien votre sentiment,que, si, pour une cause ou pour une autre, vous ne pouviez veillervous-même à l’éducation de votre fils, moi, Patrick O’Donovan, jelui enseignerais ce qu’il doit d’amour à un pays qui n’a pointhésité, il y a dix ans à peine, à tendre la main à l’Irlandepersécutée. »

À partir de ce jour, Anne et Guillaumevécurent dans l’intimité de leurs bons amis irlandais.

Patrick tenait à justifier laConfiance de Mme Ternant et il ne perdait pas uneoccasion de rappeler au petit garçon ses origines et le culte qu’ilavait voué à sa patrie. Il lui parlait de Jacques II débarquant enIrlande, soutenu par une armée française que Louis XIV avait mise àsa disposition et qui succomba sous le nombre à Drogheda ; (lugénéral Humbert et de sa poignée de braves qui, pourtant, s’étaientcouverts de gloire dans une expédition malheureuse.

Si bien qu’un jour le petit Will (Will est lediminutif de William, traduction anglaise de Guillaume) osa dire aubon Pat :

« Alors, bon ami, si je retournais enFrance pour me battre contre les Anglais, vous n’auriez aucunressentiment contre moi ? »

À quoi le fils de la verte Erin réponditloyalement :

« Sachez, Will, que, loin de vous blâmer,si vous pouviez accomplir un tel dessein, je vous mépriserais sivous ne le faisiez point. »

Il ne pouvait donc exister aucun malentendu àce sujet.

Cependant, depuis l’événement qui avait causéla captivité de la famille Ternant et la mort de son chef, la paixd’Amiens avait été signée, paix éphémère, hélas ! qui n’avaitpas permis à Mme Ternant de réaliser ses projets de retour enFrance.

Le camp de Boulogne et le canon d’Austerlitzavaient rallumé la guerre entre les deux nations. Elle devait durersans merci jusqu’à la chute suprême de Napoléon dans les champs deWaterloo.

Or, tandis que s’accomplissaient lesévénements gigantesques qui bouleversaient la face de l’Europe, aupied des monts Nielgherries, dans ce coin perdu de l’Inde, oùl’Angleterre, dans la fièvre de son formidable duel, n’avait puencore asseoir les fondations de son vaste empire colonial, Anne etGuillaume grandissaient paisiblement, entre les leçons pratiques deO’Donovan et l’instruction religieuse et morale que leur donnaitune mère pieuse et fidèle aux souvenirs.

Sous l’influence d’un climat propice auxprécoces développements, les deux enfants avaient rapidement crû enforce et en intelligence.

Mieux que toute autre démonstration,l’existence un peu rude qu’ils menaient leur était un moyend’éducation pleine de courage et de magnanimité.

La région qu’ils habitaient était surtoutpeuplée d’une population manifestement dégénérée, vivant dans unétat d’abjection matérielle et morale telle qu’on pouvait laconsidérer comme irrémédiablement déchue.

Assujettis aux plus dégradantes superstitions,n’ayant plus que de très vagues notions de la dignité humaine, cespauvres gens se contentaient d’une nourriture grossière et necherchaient même pas à améliorer leur sort par le moyen desressources que la sollicitude des blancs pouvait mettre à leurdisposition.

Le pays, montagneux, était entouré de forêtsépaisses, presque vierges, riches en territoires de chasse, où legibier abondait.

Là se voyaient pas troupeaux nombreux le grandcerf moucheté, et aussi cette espèce, délicate et frêle, de sipetite taille qu’elle n’excède pas la hauteur d’un agneau, lesantilopes nilghauts, les mouflons aux vastes cornes en spirale, lesbuffles sauvages et les gaours, ruminants d’un voisinagedangereux.

On y trouvait aussi l’éléphant et lerhinocéros, le sanglier et le babiroussa, des ours, des léopards,des panthères, d’innombrables variétés de serpents venimeux etparmi tous ces hôtes redoutables, le plus terrible de tous, legrand bâgh rayé, le seigneur tigre, roi et maître incontesté de lajungle.

Guillaume et Anne eurent l’occasion de fairela connaissance du  mangeur d’hommes  en d’inoubliablescirconstances.

Cela leur arriva un matin où, avecl’imprudence de leur âge, ils s’étaient aventurés seuls à lalisière de la forêt.

Il y avait, à quelque distance de leurhabitation, un ruisseau sur les bords duquel fleurissaientd’admirables orchidées, objet de leur convoitise.

Malgré les défenses de leur mère, malgré lessages avis de Patrick O’Donovan, les deux enfants avaient formé leprojet d’aller en cachette jusqu’au ruisseau pour y cueillir lesmerveilleuses fleurs.

Ce projet, ils le mirent à exécution unaprès-midi.

L’eau limpide et pure n’était pas seulement lebassin d’alimentation d’une végétation luxuriante, c’était aussil’abreuvoir ordinaire des fauves.

Là venaient, à la chute du jour, les gazelleset les nilgauts, les daims et les cerfs mouchetés. Des volsd’oiseaux au plumage varié y prenaient leurs ébats, parmi lesquelsdes grues couronnées, des faisans, des kouroukous et des pans àl’ample queue ocellée d’or et de velours.

Or, ce jour-là, la faune et la floresemblaient être en joie.

Jamais les deux petits imprudents n’avaientcontemplé un plus radieux assemblage de corolles gemmées etparfumées ; jamais de plus beaux oiseaux, de plus richesinsectes n’avaient ébloui leur vue.

Il semblait que tout obéît à un mot d’ordre deséduction et d’enchantement.

Anne et Guillaume se laissèrent donc attirerpar le magique spectacle. Ils franchirent à la dérobée les bornesdu petit domaine, éludant la surveillance des domestiques hindousattachés à leurs personnes.

À peine hors de l’enclos, et de peur d’êtresurpris, ils se donnèrent carrière. La main dans la main, le frèreet la sœur s’élancèrent en courant.

Mais il y avait tout près d’un mille entre leruisseau et la maison.

Et, sur le parcours, la nature prodigue avaitémaillé l’herbe de ses plus riches trésors. La tentationfleurissait en bouquets odorants au-devant de leurs pas.Insoucieux, ils tendaient leurs mains et cueillaient les plusfraîches, les plus belles fleurs, sans prendre garde aux embûchesde cette végétation tropicale, aux cobra-capello et autres reptileshideux, au venin mortel, dissimulé sous ces tapis de verdure.

Will, criait Anne, sans modérer sestransports, viens donc voir ce papillon. Je n’en ai jamais vud’aussi grand, d’aussi beau.

Et Will accourait complaisamment, pourcollaborer à l’enthousiasme de sa sœur, plus imprudent qu’elle.

Ils avaient atteint ainsi la rive du ruisseauet fait ample cueillette. Les bras chargés de bouquets, ilss’apprêtaient à reprendre le chemin de la maison.

Un incident imprévu vint leur faire oublierl’heure du retour.

À quelques pas d’eux, un paon magnifiquevenait de se poser sur une branche en faisant la roue, non sanspousser, de temps à autre, le cri désagréable qui est le revers decette magnifique médaille.

Tout à coup l’oiseau superbe, quittant labranche, sauta sur la berge, à quelque vingt ou trente mètres desenfants, et se tint immobile.

On l’eût dit changé en statue, tant ildemeurait paralysé.

Un objet, encore invisible pour les enfants,fascinait ses regards.

Les Indiens assurent que le paon subit de lapart du tigre le même phénomène d’hypnotisme que les animaux demoindre taille subissent en face du serpent. L’expérience allaitdonner raison à l’assertion des Indiens.

Tandis que les deux enfants, sans méfiance,s’absorbaient dans la contemplation du bel oiseau immobile, voicique les herbes de la rive s’écartèrent insensiblement, et un félinde grande taille s’approcha, dardant sur le paon fasciné l’éclairde ses larges prunelles d’or.

Ni Anne ni Guillaume ne l’avaient vuvenir.

Oh ! vois donc, Will, disait, àvoix basse, la petite fille à son frère, vois donc comme iltremble. On dirait que ses belles plumes se fanent et que sescouleurs se ternissent.

Et, soudain, elle se tut. Le sang s’étaitglacé dans ses veines.

Elle venait d’apercevoir le tigre rampant dansles hautes herbes, prêt à bondir sur le malheureux volatilepétrifié par le danger.

Par bonheur, ils étaient sous le vent de labête et dissimulés par un fourré.

Will saisit sa sœur par la main et lui fitfaire un pas de retraite.

Derrière eux, à trois ou quatre cents mètres,un arbre se dressait dont les branches très basses permettaient unaccès facile.

Guillaume savait que le tigre ne grimpe pointaux arbres. Il suffisait donc d’atteindre l’arbre pour êtremomentanément à l’abri.

L’enfant fit un second pas, puis un troisième,faisant reculer sa sœur la première, la couvrant résolument de soncorps.

Ils gagnèrent ainsi quelques pas dans ladirection de l’arbre.

Le tigre était trop absorbé par la fascinationde sa proie pour s’occuper d’autre chose. Cela permit aux deuxenfants de se rapprocher de l’arbre.

Ils allaient l’atteindre lorsque Anne fit unfaux pas et tomba.

Ce bruit rompit l’immobilité du paon.L’influence qui pesait sur lui en fut violemment rompue, etl’oiseau s’envola, avec un cri perçant, au moment même où le félin,après un long frémissement de sa croupe, s’élançait en avant, lesgriffes tendues pour le saisir.

La déception du bâgh se traduisit par unrauque rugissement.

Et, tout aussitôt, détournant la vue, ildécouvrit les deux petits fugitifs.

En deux bonds formidables, il eut franchil’étroite barrière du ruisseau.

Il apparut alors dans toute sa formidablebeauté.

C’était un tigre royal de la plus grandetaille, mesurant onze pieds anglais du museau à l’extrémité de laqueue. Sa robe de safran était rayée de larges bandes de veloursnoir. Ses bajoues, son col et son poitrail étaient d’un blanc deneige.

Il fit entendre deux ou trois feulements desurprise joyeuse.

Le paon n’était pour lui qu’un pis-aller, unrepas maigre. Il trouvait une ample compensation en cette abondancede nourriture et savait, par expérience, combien est préférable lachair d’homme, la chair d’enfant surtout.

Anne s’était relevée sans aucun mal.L’imminence du danger lui avait donné des ailes et elle s’étaitenfuie vivement vers l’arbre, dont elle escaladait déjà les bassesbranches, tandis que Guillaume, transfiguré par le courage, à lapensée du péril de sa sœur, faisait face crânement au terribleadversaire.

Il reculait, pas à pas, sans perdre saprésence d’esprit.

Mais le tigre se rapprochait à chaque bond, etil était à craindre qu’il n’atteignît le petit garçon avant quecelui-ci eût pu s’élever assez haut dans les ramures pour éviterl’élan de l’implacable félin.

Au moment où Will, saisissant le tronc d’unemain, se soulevait à la force du poignet et parvenait à poser sonpied sur l’une des branches transversales, un élan de la formidablebête l’amena à moins de deux mètres de l’arbre.

Monte, Will, monte vite,  criaitAnne, la voix étranglée par l’angoisse.

Mais Guillaume, à son tour, semblait paralysépar le regard du monstre.

Peut-être subissait-il le même phénomèned’hypnotisme que le paon ?

Il demeurait inerte sur les basses branches,incapable de faire le moindre mouvement, proie offerte sans défenseau « mangeur d’hommes ».

Celui-ci, sûr de sa victime, ne bondissaitplus maintenant.

Il se traînait, le ventre au sol, la gueuleouverte, passant et repassant sa langue rouge sur ses caninesaiguës et sur son mufle rétracté par une ride féroce.

Encore trois ou quatre pieds, et le ressort deces jarrets d’acier se détendrait, et l’effrayante bête saisiraitl’enfant entre ses crocs mortels.

Monte, monte, Will,  suppliaitAnne, à travers ses sanglots.

Mais Will n’entendait pas. Il n’avait pas laconscience des circonstances. Une hébétude soudaine annihilait sesfacultés d’action.

Cependant le tigre rampait toujours et serapprochait de plus en plus.

Brusquement, il s’arrêta.

Anne jeta un cri de désespoir.

Mais, au lieu de s’aplatir dans l’herbe, afinde prendre son élan, le fauve venait, au contraire, de seredresser, comme pour faire face à quelque adversaire inattendu. Enmême temps, de sa gorge de bronze, un rugissement jaillissait,clameur de colère et de défi.

C’est qu’en effet un ennemi venait de surgirinopinément.

Et le mouvement du félin avait, une foisencore, rompu le charme qui paralysait Guillaume. Rendu à saliberté, le petit garçon avait rapidement grimpé dans l’arbre, avecla souplesse d’un écureuil.

Tout cela s’était accompli avec la vitesse dela pensée.

Et, maintenant, les deux enfants, haletants,suivaient d’un œil avide le spectacle du drame qui se jouait àleurs pieds et dont ils n’étaient plus que les comparses.

L’homme si miraculeusement survenu étaitimmobile, l’arme étendue et fermement fixée au creux de l’épaule.D’un regard imperturbable il suivait toutes les ondulations de labête, attendant le moment propice pour faire feu à coup sûr.

Comme s’il eût eu conscience du péril qui lemenaçait, le tigre ne tenait pas en place. Il allait et venait danstous les sens, par bonds inégaux et gracieux qui faisaient valoirtoute l’élégance de sa forme et des chatoyants reflets de sa robed’or.

Il cherchait à tourner son adversaire, n’osantl’attaquer en face.

Mais celui-ci ne le perdait pas de vue et,quelques feintes savantes qu’exécutât le félin, il retrouvaittoujours devant lui la gueule menaçante du fusil.

Las sans doute de ce manège inutile, il sedécida à charger.

Ses pieds quittèrent le sol et il s’enlevad’un essor prodigieux.

Une détonation ébranla les échos de la forêtet roula longuement sous les voûtes feuillues. Le monstre n’achevapoint son élan.

Il retomba lourdement à la place qu’il venaitde quitter.

Une ou deux convulsions suprêmes l’agitèrent,et il resta immobile.

Il était mort.

La balle avait fait infailliblement son œuvre.Elle était entrée dans le poitrail, au défaut de l’épaule,perforant le cœur, foudroyant l’animal.

Le chasseur s’approcha du superbe cadavre etle toucha du pied.

Alors, voyant qu’il ne remuait plus, tandisqu’un flot de sang s’épanchait par la gueule ouverte du monstre, ilse tourna vers l’arbre.

Allons ! cria-t-il aux enfants,vous pouvez redescendre. Le mangeur d’hommes ne mangera pluspersonne.

Il disait cela d’une voix fraîche et jeune,pleine d’intonations amicales.

Guillaume et Anne se sentirent tout de suitegagnés par cet accent et par ces paroles, d’autant plus quel’inconnu leur avait parlé en français.

D’ailleurs, qu’auraient-ils pu craindre delui ? N’était-il pas leur sauveur ? ne venait-il pas deles arracher au plus effroyable des périls ?

Ils se rendirent donc à l’invitation ets’empressèrent de descendre.

Là, serrés l’un contre l’autre, pleins d’unetimidité admirative, ils se mirent à considérer le nouveau venu detous leurs yeux, sans prononcer une parole.

Le chasseur éclata d’un beau rire qui achevade les gagner.

Ah çà ! s’écria-t-il, qu’avez-vousdonc contempler ainsi ? Ne voyez-vous pas que le bâgh est mortet qu’il n’y a plus de danger ?

Ce fut Anne qui la première recouvra sonsang-froid.

Vous êtes bien bon, monsieur, dit-elle,d’avoir tué le bâgh. Pourquoi parlez-vous en français ? Vousn’êtes donc pas Anglais ?

Pas plus que vous, mes enfants, réponditl’étranger avec émotion, et je vois que vous êtes précisément ceuxque je cherche, les enfants du docteur Ternant.

Papa est mort, dit tristement Anne, iln’y a plus que maman.

Les yeux de l’inconnu se mouillèrent, ce quiacheva de le rendre sympathique aux enfants. Il passa vivement lamain sur ses paupières et dit :

Conduisez-moi vers votre mère. Je suisun ami de votre père.

Cependant le bruit du coup de feu avait étéentendu des deux maisons.

Des gens empressés accouraient ; des voixappelaient dans l’éloignement :

Anne ! Will ! Oùêtes-vous ?

Et, parmi ces voix, une dominait, pleined’angoisses, une voix de femme.

Voilà maman , fit le petitGuillaume, contrit.

Et, n’obéissant qu’à son cœur, le petit garçonrépondit :

Nous sommes ici, maman chérie. Tu peuxvenir.

Mme Ternant apparut essoufflée,haletante, et, comme une lionne affolée, se jeta sur les deuximprudents, qu’elle étreignit passionnément, sans faire attention àla présence de l’étranger, debout, appuyé sur son fusil.

En même temps qu’elle, Patrick O’Donovan etles aînés de ses fils, des domestiques des deux sexes,envahissaient la clairière et s’arrêtaient, frappés d’une stupeuradmirative, devant le cadavre gigantesque du bâgh.

Mes enfants, mes cherspetits !  pleurait Mme Ternant, qui n’avait pas laforce d’adresser des reproches aux deux délinquants.

Mais Patrick s’était avancé vers l’inconnu etlui avait tendu la main.

Je devine, lui dit-il en anglais, quec’est vous qui avez tué la bête et sauvé les deux enfants. Je vousen fais tous mes compliments.

Oui, s’écria Guillaume, échappant àl’étreinte de sa mère, c’est le gentleman qui est venu pendant quenous étions dans l’arbre et qui a tué le bâgh.

Et, ajouta Anne, tout à fait remise deson émotion, sans lui, Will était mangé.

Alors Mme Ternant, rendue à la réalité,s’approcha du jeune homme et le remercia avec effusion, des larmespleins les yeux.

Je ne sais qui vous êtes, monsieur, maisje sais que je vous dois la vie de mes enfants.

L’inconnu salua gracieusement et baisa la mainde la veuve.

Madame, dit-il, je suis le marquisJacques de Clavaillan et je viens vous apporter le dernier souvenirdu bon Français qui fut votre mari.

Un souvenir de mon mari ? s’écria la pauvre femme, au comble de l’émotion. Et elle pria levoyageur de vouloir bien accepter l’hospitalité sous son toit.

Pendant ce temps, les serviteurs hindousfaisaient un brancard et chargeaient le gigantesque félin pourl’emporter au domicile de la veuve.

Mme Ternant donna l’ordre à son babourchide préparer un repas qui pût rassembler à la même table, outre lechasseur providentiel qui avait sauvé Anne et Guillaume, tous lesmembres de la famille O’Donovan, ses amis.

Il y eut fête, ce jour-là, dans le bungalowdes pauvres exilés.

Il y avait cinq ans que la veuve n’avait pasrevu ses compatriotes, cinq ans que son oreille n’avait pas perçule son du cher parler national, de la langue maternelle, cettelangue de France, douce au cœur.

On interrogea donc le visiteur ; onvoulut savoir comment il avait pu connaître la résidence descaptifs de la Bretagne et les retrouver.

Certes, expliqua le jeune homme, ça n’apas été facile. L’état de guerre continue entre les deux nationsrendait toute investigation ardue, pour ne pas direimpossible ; niais, dès que la paix a été signée entre lecabinet de Saint-James et le gouvernement du Premier Consul, j’aipu reprendre des recherches qui me tenaient au cœur.

Il raconta alors comment, fils d’émigré, ilavait, à quinze ans, couru les mers, de l’Ile-de-France auxAntilles, saisissant toutes les occasions de se battre contre larivale séculaire de la France ; comment à vingt-quatre ans ilavait rencontré Surcouf, à peine plus âgé que lui de quatreans ; comment, fait prisonnier à la suite d’un violent combatà Colombo, combat dans lequel il avait été laissé pour mort, ilétait demeuré captif des Anglais, qui, par estime pour sa valeur,ne l’avaient ni fusillé, ni pendu, selon la loi martiale appliquéeaux corsaires, mais retenu dans une étroite geôle.

C’était ainsi qu’il avait fait la connaissancedu docteur Charles Ternant, qui l’avait soigné avec un dévouementinfatigable, et qu’il s’était juré de lui payer sa dette dereconnaissance, en même temps que celle de Surcouf, son chef et sonami.

Madame, dit-il en terminant, j’ai dûdifférer le paiement de cette dette jusqu’à la paix, car il n’étaitpas en mon pouvoir de remplir plus tôt ce cher devoir de mon cœur.C’est entre mes bras qu’est mort le docteur Ternant, et son plusgrand chagrin, je puis vous l’assurer, était de penser à l’état dedétresse auquel la captivité avait pu vous réduire, vous et voschers enfants.

Je l’ai rassuré en lui promettant que,sitôt libre, je m’attacherais à vous rejoindre pour vous porter ledon de ma reconnaissance et de celle de Surcouf. Il a plu à Dieu dem’accorder cette faveur. Permettez-moi donc de m’acquitter de madette.

Ce disant, le marquis de Clavaillan tirait desa ceinture de cuir un portefeuille bien garni. Il y prit uneenveloppe de papier de laquelle il fit sortir quatre traites dequatre cents livres sterling chacune sur une maison anglaise deMadras.

Il y eut un moment d’effarement au pauvrefoyer.

Ces quarante mille francs, tombant pour ainsidire du ciel, constituaient une véritable fortune pour lesexilés.

Mme Ternant ne put retenir ses larmes, ceque voyant, les enfants pleurèrent avec leur mère, si bien queJacques de Clavaillan, plus ému qu’il ne voulait le paraître,essaya de donner un autre cours à la conversation en jetant uneexclamation joyeuse :

« Si ma présence ici provoque des larmes,je n’ai qu’une chose à faire, c’est de repartir au plus vite,c’est-à-dire dès ce soir. »

Cette plaisante menace ramena tout aussitôt lagaîté.

On parla d’autre chose. On fit raconter aujeune et vaillant aventurier ses prouesses. Il s’y prêta de bonnegrâce et émerveilla son auditoire par le récit des exploitsfabuleux du corsaire.

Guillaume l’écoutait, bouche bée, les yeuxétincelants.

Tout son petit corps frémissait. Une généreuseardeur éclatait dans son regard, dans son attitude. Parfois debrèves imprécations jaillies de ses lèvres exprimaient au narrateurle vif intérêt que le garçonnet prenait à son récit et soulignaientles épisodes les plus pathétiques. Jamais conteur n’obtint pluschaud ni plus sincère succès.

Quand il eut fini, le petit Will se leva d’unbond et courut au jeune homme, qu’il enlaça de ses bras avecpassion.

Je veux être marin comme vous, monsieurde Clavaillan, marin comme Surcouf. Je veux faire la guerre auxAnglais et ramener maman et Anne en Bretagne.Conduisez-moi auprès de Surcouf. Je veux aller avec vous.

Et, comme Mme Ternant poussait un crid’alarme, il reprit :

Oh ! ne t’inquiète pas, maman. Cen’est pas toi, une Bretonne, qui voudrais m’empêcher d’être marin.N’oublie pas, d’ailleurs, que papa lui-même a promis à Surcouf deme donner à lui.

Il ne fallait pas s’attendre à un consentementimmédiat.

Le cœur d’une mère ne se résigne point ainsi àla séparation.

Mme Ternant pleura derechef et fit desreproches à son fils.

Guillaume, lui dit-elle, est-il vraimentpossible que tu songes à t’éloigner de nous ? N’est-ce pasassez d’avoir perdu ton père ? Qu’allons-nous devenir, ta sœuret moi, deux pauvres femmes sans protection, si tu nous quittes àton tour ?

Mais Will avait la riposte prompte et nemanquait pas d’esprit :

Maman, répliqua-t-il, de quel secourspeut vous être un enfant de dix ans au milieu des difficultés de lavie ? Tandis qu’à cet âge je puis commencer l’apprentissage del’existence et devenir un homme en passant par la bonne école. Jeserai l’élève de M. le marquis de Clavaillan, le mousse deSurcouf.

Le mousse de Surcouf !  répétaMine Ternant comme un écho lamentable.

Quelqu’un intervint, et prit fait et causepour Guillaume. Ce fut sa sœur.

« Maman, fit résolument Anne, je croisque Will a raison et que c’est en commençant de bonne heure qu’ilsera plus tôt un homme.

– Je suis donc d’avis que tu le laissessuivre M. de Clavaillan, si M. de Clavaillanconsent à se charger de lui.

— Certainement, que je m’en charge, ditallègrement Jacques. Et puisque vous parlez si gravement, ma petitehéroïne, je vous déclare que, dès que vous serez en âge de vousmarier, je viendrai demander votre main à Ternant. J’espère qu’ellene refusera pas.

— Ni moi non plus, » s’exclamaétourdiment la fillette.

Ainsi furent décidées en une seule soirée lavocation de Guillaume et les fiançailles d’Anne, sa sœur. PatrickO’Donovan en fut témoin.

M. de Clavaillan fut, un moisdurant, l’hôte de la famille Ternant, après quoi il partit,emmenant Guillaume avec lui.

Chapitre 3INITIATION

Les adieux furent cruels assurément et lespleurs du petit Will ne furent pas les moins amers. Au momentd’entrer dans la rude carrière qu’il venait de choisir, la chaireut une faiblesse et son cœur se déchira à la pensée de quitter samère et sa sœur. Mais sa résolution était bien prise. Il triomphades dernières émotions, surtout lorsque sa sœur, en essuyant sesyeux, lui eut dit :

« Will, dans cinq ans tu seras un homme.Ce sera le moment de venir nous chercher. Ne l’oublie pas.

— Personne ne l’oubliera, dit Jacques enmettant un baiser au front de la fillette. Ayez vous-même bonnemémoire, ma gentille fiancée. »

On brusqua le départ afin d’abréger lestristesses de la séparation.

Jacques avait retenu deux chevaux et un guide,avec lesquels il parcourut rapidement la distance qui le séparaitde Madras.

Là, il trouva trois prisonniers français, dontdeux étaient d’anciens matelots ayant blanchi sous le harnais. Leurjeunesse avait connu l’un des plus vaillants champions de laFrance, le bailli de Suffren. Plus tard, ils avaient servi sous lesordres de La Bourdonnais. Clavaillan leur offrit de les rapatrierou, tout au moins, de les ramener jusqu’à l’île Bourbon. Saproposition fut accueillie avec enthousiasme.

On s’enquit donc du premier navire en partanceet les cinq places furent retenues à bord d’un voilier qui allaitemporter un chargement de bois de teck en Europe. Il fallutnéanmoins se résigner à séjourner quelque temps dans la citéanglaise. Jacques de Clavaillan, en raison même de son renom devaillance, y fut fêté par ses ennemis.

Chacun voulait voir et connaître le glorieuxlieutenant du jeune corsaire qui avait causé tant d’effroi aux roisde la mer.

La veille du départ, tandis que les cinqvoyageurs mettaient en ordre leur très sommaire bagage, lecapitaine du navire en partance vint se présenter à l’hôtel oùdemeurait le marquis.

Celui-ci fut très surpris de cette visiteinattendue.

« Monsieur, lui dit l’Anglais, je viensvous rapporter les sommes que vous aviez consignées pour prix devotre passage à mon bord.

— Hein ! se récria Jacques.Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire qu’un courrier estarrivé d’Europe, que la guerre est reprise entre l’Angleterre et laFrance, et que, par conséquent, je ne puis vous transporter hors del’Inde où vous êtes derechef prisonniers.

— Mais, fit observer Clavaillan, nousavons été libérés pendant la paix. Nous ne saurions donc, sansforfaiture, être retenus contre notre gré. »

Le capitaine fit un geste évasif et finit pardire :

« Ceci n’est pas mon affaire.Adressez-vous au gouverneur. »

Le marquis courut chez lord Blackwood, quicommandait à Madras.

Il fut reçu avec la plus parfaitecourtoisie.

« Monsieur le marquis, lui dit galammentle gouverneur, le mot « prisonnier » est, en effet,impropre. Vous êtes libres de tous vos mouvements sur toutel’étendue du territoire de l’Hindoustan. Mais vous ne sauriezexiger que l’Angleterre mît à votre disposition ses navires pourvous rapporter en un lieu où votre premier acte serait, je n’endoute pas, de reprendre les armes contre elle ?

— Milord, répondit Jacques, suis-je, ouiou non, libéré ? Si oui, ce que vous ne contestez pas, j’ai ledroit de sortir du territoire britannique, sauf à vous de me donnerla chasse aussitôt que j’en serai sorti et de nie reprendre, sivous le pouvez.

— Votre raisonnement est on ne peut plusjuste. Mais, par amitié pour vous et afin de vous épargner lespérils et les ennuis d’une telle aventure, j’aime mieux vous garderprès de moi. Inutile de vous dire que nous ferons notre possiblepour vous adoucir les rigueurs de la captivité. J’ai donné l’ordrequ’on vous aménage un appartement au palais du Gouvernement. Vousserez mon hôte, vivre et couvert compris, et lady Blackwood seraheureuse de vous recevoir dans ses salons. »

Clavaillan salua ironiquement soninterlocuteur.

« Milord, voici des procédés quirappellent les temps du roi Louis XVI et deM. de Suffren. Mon père, bon gentilhomme, eut ainsil’honneur, malgré son peu de fortune, d’héberger un colonelécossais pris au combat d’Ouessant. Je vois que vous êtes digne dela vieille politesse française et vous en fais mon compliment.

« Mais avez-vous jamais ouï dire qu’oneût apprivoisé une hirondelle en cage et qu’elle n’ait pas forcéles barreaux de sa prison ?

— Fi ! monsieur le marquis,appelez-vous prison la demeure du gouverneur de Madras, et ladyBlackwood ne vous semble-t-elle bonne qu’à faire unegeôlière ? Je m’attendais à mieux de la galanterie d’unchevalier français. »

Clavaillan éclata de rire :

« Milord, on a toujours profit àl’entretien d’un homme d’esprit. Mais voyez quelle est monincurable sottise. Tandis que vous me parliez avec cette bonnegrâce, je me disais que milady Blackwood me tiendrait pour un hommede peu, si je ne parvenais à me dérober au plus tôt aux charmes devotre hospitalité. Rassurez-vous pourtant. Je ne prendrai la clefdes champs qu’après avoir déposé mon hommage aux pieds de la grandeclame qui vous inspire une si généreuse sollicitude à monégard. »

Les deux hommes se séparèrent après un cordialshake-hand, l’Anglais riant de l’outrecuidance du Français, leFrançais méditant déjà tout un plan d’audacieuse d’évasion.

Celui-ci rentra donc à l’hôtel, où il trouvaWill inquiet.

« Mon enfant, lui dit-il, il se passe deschoses inattendues. La guerre est recommencée, et le capitaine quidevait nous ramener en France nous refuse désormais le passage, cequi nous oblige à demeurer ici. »

L’enfant fixa sur le jeune homme un regardplein de désappointement.

On y lisait à la fois la contrariété causéepar la nouvelle et la déception qu’il ressentait de trouversemblable résignation dans l’homme qu’il avait considéréjusqu’alors comme le plus indomptable des héros de la France, leplus farouche des amants de la liberté, préférant la mort àl’esclavage.

Tout cela, Clavaillan le lut dans lesprunelles claires du petit Will.

Il en éprouva une humiliation, et ce fut commeun coup de fouet stimulant son désir d’indépendance, sa hâte detenter une évasion.

Mais c’était un homme de grand cœur, ceJacques de Clavaillan.

Il se dit que, s’il avait le droit, presque ledevoir, de recouvrer violemment la liberté pour mieux servir lapatrie, il ne lui était pas permis d’entraîner dans son aventure unenfant de onze ans qu’il avait ravi, pour ainsi dire, à sa famille,et priver une veuve du fils sur l’appui duquel elle comptait.

Il reprit donc, maîtrisant les révoltes de sonorgueil et le frémissement de sa voix :

« Dans de telles conditions, tu dois lecomprendre, il devient inutile que je te garde avec moi et que jet’éloigne de ceux qui te sont chers. je vais donc te ramener à tamère, dans les Nielgherries, et nous reprendrons nos projets dèsque nous en trouverons l’occasion. J’espère que ce ne sera pas troplong. »

Il ne put continuer. Deux grosses larmesroulaient sur les joues de l’enfant.

« Pourquoi pleures-tu ? »questionna le gentilhomme troublé.

Will répondit, à travers seshoquets :

« Je vois que vous ne voulez plus de moi.Si vous me ramenez aux Nielgherries, c’est, bien certainement,parce que vous avez l’intention de vous en aller d’ici tout seulpour rejoindre Surcouf. Vous m’aviez pourtant promis dem’emmener.

— Mon petit Guillaume, repritaffectueusement le marquis, tu es assez intelligent pour comprendreque, si telle est, en effet, mon intention, je ne puis t’associer àmon entreprise. Ce qui est possible à un homme ne l’est pas à unenfant, et je ne me pardonnerais pas de t’avoir jeté dans lespérils d’une équipée.

— C’est bien cela, dit l’enfant. Vousvoyez que je vous avais deviné.

« Eh bien, à mon tour de vous répondreque je ne veux pas retourner aux Nielgherries. Maintenant maman afait son sacrifice, et je rougirais trop si j’étais obligé d’avouerà Anne que j’ai accepté votre proposition, que j’ai reculé devantla première épreuve qui s’offrait à moi. Si vous me ramenez malgrémoi, je m’échapperai et je ferai seul ce que vous ne voulez pasfaire avec moi. »

Il y avait une telle résolution dans ce jeunevisage que Clavaillan ne put s’empêcher de sourire. Il tapaamicalement sur l’épaule de l’enfant.

« Allons ! fit-il, c’est bien unevocation. Arme-toi donc de courage et tiens-toi prêt au premiersignal que je donnerai. Il ne sera pas facile de sortir de lasurveillance anglaise. Mais l’Inde est grande et, à défaut desnavires de John Bull, nous trouverons bien une barque de pêcheurmalabar. »

Les yeux de Will rayonnèrent d’un beau feud’audace. Il jeta un cri :

« Oh ! donnez-le vite, cesignal ! Il me tarde de vous montrer que j’ai du cœur.

— Parbleu ! répliqua le second deSurcouf, je n’en doute pas, gamin, et je te fournirai bientôtl’occasion de prouver ton courage. »

À partir de ce jour, le jeune homme etl’enfant n’eurent plus de secrets l’un pour l’autre.

Tandis que Jacques mûrissait son projet,Guillaume prenait avec les deux marins, tout acquis à l’idée, desleçons de gymnastique et de navigation. La bonne volonté qu’il yapportait suppléait au long entraînement qui lui eût été nécessaireen toute autre circonstance.

En quelques jours, Will apprit à nagervigoureusement au travers des plus fortes vagues, à grimper à laforce des poignets aux troncs les plus ardus, à faire un nœud etune épissure, à manier l’aviron comme le plus expert des étudiantsd’Oxford ou de Cambridge. Au bout de deux mois, sa souplessenaturelle, aidée de sa force accrue, l’avait rendu le plus adroitdes acrobates. Evel, le matelot breton qui avait servi sousSuffren, put lui dire, avec un large rire d’approbation :

« Gurun ! Tu vas faire un moussecomme on en voit peu, gamin. »

Tous les soirs, lorsque les quatre hommes seréunissaient à la table commune, — car Jacques de Clavaillan avaitpris à sa charge les frais faits par ses compagnons, — ons’entretenait à mots couverts du projet caressé par tous.

« Eh bien ! capitaine, demandaPiarrille, l’autre matelot, tin basque de Saint-Jean-de-Luz, est-ceque le moment approche ?

— Oui, garçon, répliqua Clavaillan, etj’espère qu’après-demain nous serons parés pour nous tirer d’icisans la permission des Ingliches.

— Ah ! Et comment comptez-vous vousy prendre ? questionna Evel.

— Je vous dirai ça tout à l’heure en nouspromenant sur les quais. »

Une heure plus tard, les trois hommes etl’enfant arpentaient la grève sablonneuse qui longe la côtedangereuse de Madras, considérant les barques indigènes, lesjonques et les sampangs chinois qui, seuls, pouvaient accoster cerivage inaccessible aux grands vaisseaux européens.

« Nous voilà sur les quais, interrogeaPiarrille Ustaritz, le Basque, je crois que vous pouvez parler sanscrainte. Les Anglais ne montent pas la garde la nuit venue.D’ailleurs, ils savent que la barre suffit à garder l’entrée duport et que les requins ne laisseraient pas un nageur sortir toutentier de l’eau. Filer d’ici me paraît presque impossible.

— C’est pourtant d’ici que nous filerons,garçon, répliqua Jacques.

— Ah ! et comment, capitaine ?Nous n’avons pas d’ailes comme les albatros et les goélands. Etpour gouverner une de ces satanées pirogues de sauvages, il fautconnaître les passes. Si encore nous avions un petit bout dechaloupe, comme on en fait dans mon pays, je crois qu’on pourraitse risquer tout de même, malgré la barre et les requins.

— Nous aurons la chaloupe, Piarrille, etmême la plus belle qu’on puisse avoir, celle de milord Blackwood,gouverneur de Madras.

— Vous voulez rire, capitaine. Je neconnais que le canot de parade de lady Blackwood. Il est vrai quec’est une superbe embarcation avec son pont mobile à l’arrière,formant mufle, sa carène en bois de teck et son mât blindé de fer.On pourrait tenir la mer avec ça.

— Et c’est avec ça que nous la tiendrons,camarades, s’il plaît à Dieu.

— Mais, pour avoir la chaloupe, repritl’incrédule Basque, il nous faut la prendre, et vous n’ignorez pasque le gouverneur a le plus grand soin du canot de sa femme. Madameen est jalouse comme une tigresse.

— Je suis très respectueux des dames,répliqua Jacques, mais, la plus noble des dames, c’est encoremadame Liberté. Voilà pourquoi je n’hésiterai pas à dépouillermilady Blackwood en faveur de notre liberté. »

Les deux hommes se mirent à rire de laboutade. Evel dit sentencieusement :

« Pour ça, capitaine, je suis votrehomme. Vive la liberté !

— Donc, tu n’auras pas de scrupules, lemoment venu, de prendre à madame la Gouvernante son embarcation deplaisance, matelot ?

— Daine, non, capitaine. Et, si nousparvenons à nous tirer d’ici et à prendre un bateau anglais, nouschargerons les goddems de rapporter la chaloupe à leur aimablecompatriote. Ce ne sera qu’un prêt de quelques jours. »

Ces réflexions, échangées à voix basse,n’étaient que la vague indication d’un plan mûri apparemment par lejeune corsaire. Ses deux compagnons ne se trouvèrent passuffisamment renseignés par ces brèves paroles, car ilspoursuivirent leurs questions.

« Mais, capitaine, reprit Ustaritz, cen’est pas tout de vouloir le bateau ; il faut encore leprendre, et ce n’est pas commode, vous savez.

— C’est pour en parler que je vous aiamenés ici. Allons inspecter ensemble le logis del’embarcation. »

Ce disant, Jacques de Clavaillan entraîna sesamis vers un petit promontoire dominant la plage. Là, sous unbosquet de palétuviers, de manguiers et de tamaris, se dressait unélégant chalet de briques auquel on n’accédait que par une vasteporte aux gonds et aux verrous de fer. Le bois en était si durqu’on n’aurait pu la briser à coups de hache.

À trois mètres du sol, sur chaque face del’édicule, on avait percé des lucarnes destinées à aérerl’intérieur de la remise.

C’était là que, sur un berceau de bois deteck, reposait l’élégante embarcation. Un système fort ingénieux decrics et de poulies permettait à deux hommes de la soulever sur sonchevalet et de la faire glisser jusque sur un berceau à roulettes,lequel, à son tour, courait sur des rails. Ces rails seprolongeaient au-delà du seuil de la porte et venaient affleurer lalimite des hautes mers. Il suffisait donc de pousser le berceau surles rails jusqu’à cette limite pour que les flots de la maréevinssent eux-mêmes prendre l’embarcation sur son traîneau.

Arrivés au pied de la maisonnette, les troishommes en firent le tour, l’examinant avec attention, en étudianttoutes les particularités.

« Hé ! pitchoun ! grommela leméridional, tout ça, c’est joliment bien compris, mais pour lesceusse qui ont les clefs de la maison.

— Ces Map Kanu de Sauzons,ajouta Evel, avaient deviné que nous aurions un jour l’idée deprendre leur bateau. Ils l’ont mis dans une armoire qui ferme bien,et je ne vois pas le moyen d’ouvrir le placard.

— Pas du dehors, c’est sûr, Evel, mongars, mais du dedans ? »

C’était Clavaillan qui venait de parler.

Le Breton ouvrit de grands yeux et regarda lechef d’un air incrédule.

« Du dedans, capitaine ? Mais lemoyen d’entrer dans la cambuse ?

— Est-ce que les échelles ont été faitespour les chiens, gros malin ?

— Bon ! Mais les échelles, où lesprendre ? Il y en a, bien sûr, dans la ville, mais les cipayestrouveraient peut-être drôle qu’on se promène la nuit avec deséchelles sur les épaules.

— Evel, mon gars, tu es devenu marche àterre, tu es resté trop longtemps sur le plancher des vaches. Ça tefait du tort, ça se voit trop.

— Alors, capitaine, expliquez-moi ce quevous comptez faire, parce que, vous voyez bien, je ne devine pas oùvous voulez en venir.

— Dis-moi, espèce d’empoté, quandM. de Suffren t’envoyait faire la faction sur les barresde perroquet, est-ce qu’on te hissait dans un fauteuil ?

— Dame non, capitaine ; je crochaisdans les haubans.

— Eh bien, nous crocherons dans le mur,voilà tout. »

Evel parut satisfait. Mais, alors, ce fut letour de Piarrille de soulever des objections. Et les siennes furentplus sérieuses.

« Bon, capitaine, dit-il. Nous grimponscomme des mouches, avec de la glu aux pattes, le long de cesbriques. Mais regardez un peu là-haut voir si vous pourrez passer,et nous avec, par ces hublots-là ? »

Il montrait les étroites lucarnes quis’ouvraient sous la toiture.

Un sourire railleur vint aux lèvres deClavaillan.

« Si j’avais un prix de malice à donner,j’hésiterais entre vous deux, garçons. Faut croire que la bièreanglaise et le riz t’ont épaissi la cervelle, mauvais Gascon, pourque tu aies le front de me dire de ces choses-là. »

Et attirant à lui Guillaume, qui n’avait pasencore ouvert la bouche :

« Et ce moussaillon-là, demanda-t-il,goguenard, pourquoi crois-tu qu’il a été créé et mis au monde,cabèce de moitié d’Espagnol ? »

Cette épithète, en tout autre temps, avait ledon de faire grincer les dents au Basque, et de mettre au clair lanavaja qu’il portait sur lui.

Mais, cette fois, elle le fit éclater de rire,tant il trouva d’esprit au chef, qui avait réponse à toutes lesobjections.

Au reste, le marquis s’empressa de leurexposer la suite de son plan.

« Écoutez : voici ce que nousferons. Quand nous serons au moment, nous viendrons ici ensemble.Nous ferons la courte échelle au petit. Il grimpera jusqu’au hubloten emportant un bon filin pour redescendre dans la baraque. Là, ilnous ouvrira la grande porte en tirant les verrous. Ce n’est pasplus malin que ça.

— Mais si les verrous sontrouillés ? intervint Evel, avec méfiance.

— Garçon, ta supposition serait fondée,si c’était des Bretons qui avaient la garde de la maison. Mais,avec les Anglais, il n’y a pas de danger. Tu comprends bien qu’ilsne laissent pas leurs ferrures si près de l’eau, dans un pays où ilpleut quatre mois, sans les graisser. Donc, rien à craindre de cecôté-là. Le petit n’aura qu’à mettre son petit doigt sur lestargettes et elles s’en iront toutes seules. Pas de doute à cetégard. »

Décidément, il n’y avait rien à répliquer.Evel et Ustaritz baissèrent la tête, se disant, en manière dedernier argument, que, d’ailleurs, avec un pareil homme, il y avaittoujours une ressource, même contre l’impossible.

« Alors, comme ça, capitaine, se borna àdire le Basque, quand est-ce que nous partons ?

— Demain, à la marée, répondit Jacques,c’est-à-dire à minuit précis. »

Les quatre compagnons reprirent leur promenadesans avoir été vus.

Jacques leur avait exposé son projet danstoute sa minutieuse précision.

Le lendemain, en effet, il y avait fête aupalais du Gouvernement.

Lady Blackwood donnait une soirée à laquelleelle avait invité non seulement ses compatriotes, mais encore tousles étrangers de distinction résidant à Madras. Jacques deClavaillan était du nombre de ceux-ci.

Il se fût bien gardé d’y manquer, sachant leprix que la fière Anglaise attachait à sa présence.

Elle tenait à le montrer à ses hôtes, un peucomme on exhibe un objet de curiosité. Il fallait donc qu’il fîtson apparition dans les salons, ne fût-ce que pour éluder lasurveillance dont il était l’objet et accomplir ainsi le planaudacieux qu’il avait conçu.

Le lendemain, à l’heure dite, tandis que Willet les deux matelots préparaient les provisions en vivres et enhardes, Jacques revêtait ses plus beaux habits de gala, ceignaitl’élégante épée de parade que la courtoisie de ses geôliers luiavait laissée, et se présentait dans les salons du Gouverneur deMadras.

On lui fit un accueil empressé. Tout ce qu’ily avait d’hommes distingués et de femmes gardant les traditions etles habitudes de l’Europe lui prodiguèrent les compliments les plusflatteurs.

Plusieurs poussèrent même la bonne grâcejusqu’à lui parler des exploits qu’il avait accomplis et desmauvais tours qu’il avait joués aux soldats et aux marins de SaGracieuse Majesté le roi George, ce qui était le comble de ladéférence.

Lady Blackwood ajouta même avec un charmantsourire :

« Quel malheur, monsieur le marquis, quenous ne puissions vous rendre la liberté qui vous permettrait dereprendre le cours de vos exploits, puisque, hélas ! la guerrerecommence entre nos deux nations. Mais, au point de vue de notresympathie pour vous, cette captivité que nous vous infligeons offreune compensation, l’assurance que nous vous gardons vivant, quenous vous protégeons contre les mauvais, que nous vous défendons devous-même.

— Milady, répondit galamment Jacques,cette marque de sollicitude de votre part sera le plus aimablesouvenir que je garderai de mon séjour à Madras, et je raconterai àSurcouf de quelle façon les Anglais de l’Inde entendent etpratiquent l’hospitalité envers leurs ennemis.

— Surcouf ! s’exclama la noble dame.En effet, monsieur le marquis, vous pourrez lui faire cettecommunication le jour où, selon nos plus sûres prévisions, nousrecevrons ce redoutable forban dans les murs de Madras.

— Ah ! fit Clavaillan, un peuinquiet, avez-vous donc eu, madame, de récentes nouvelles de moncompatriote ?

— Les plus fraîches qu’il soit possibled’avoir, monsieur. Le commodore John Harris l’a poursuiviénergiquement, ces jours derniers, dans les eaux de Pointe deGalles, et le tient cerné dans une des criques de Ceylan. Il paraîtmême que Surcouf a fait des ouvertures de paix, offrant de serendre sous conditions.

— En ce cas, madame, milord Gouverneur aété certainement induit en erreur, et le commodore Harris s’estlaissé jouer par quelque audacieux farceur qui a pris lesapparences de Surcouf. »

Il dit cela de sa plus douce voix, mais avecun sourire de persiflage au coin des lèvres.

L’orgueilleuse Anglaise en prit ombrage etfronça les sourcils :

« Le commodore, monsieur le marquis, estun homme d’âge et d’expérience et auquel on n’en fait pointaccroire, et je plains votre Surcouf d’être réduit à parlementeravec lui.

— Raison de plus, madame, pour que jedoute de la valeur de vos informations. Mais, en les respectant, jeme réjouis de ce voisinage de Surcouf qui me permettra d’entrerplus promptement en relations avec lui. »

Un jeune midshipman se mit à rire avecostentation. « Oh ! ces Français ! ils sont bientous les mêmes ! Fanfarons et vantards ! »

Jacques jeta au jeune insolent un regard quilui fit baisser les yeux :

« Monsieur, répliqua-t-il, si j’étaisencore à Madras après-demain, je me ferais un plaisir de vouscouper les oreilles pour cette aimable parole. »

L’aspirant frémit de colère. Il allaitrépondre, lorsque lady Blackwood, toujours grande darne, s’empressad’intervenir.

Elle se tourna vers les femmes de sonentourage et leur dit :

« À la bonne heure. Nous voici prévenues,mesdames, que monsieur le marquis de Clavaillan va prendre congé denous, un de ces matins ou de ces soirs, sans dire gare, pourrejoindre son ami, le pirate. Avez-vous quelque chose à lui fairedire ? »

Le marquis salua la gracieuse compagnie, lamain sur sou cœur :

« Je me chargerai volontiers descommissions de ces dames pour leurs frères, cousins ou maris, quele hasard de ma course pourra me faire rencontrer d’ici enFrance. »

L’hilarité devint générale. Tout le mondetrouvait que ce Français avait beaucoup d’esprit.

Une toute jeune femme, très rieuse,s’écria :

« Monsieur le marquis, ma sœur, ladyStanhope, a dû quitter l’Angleterre ces jours derniers pour venirrejoindre son mari à Bombay. Elle apporte avec elle deux pianos defabrication française. Je ne vous recommande pas ma sœur, car jesais qui vous êtes, mais ses deux pianos. Qu’on ne les dégradepas.

— D’autant plus, appuya lady Blackwood,que l’un de ces pianos m’est destiné. Je l’ai payé deux centcinquante livres.

— Les pianos vous seront rendus intacts,miladies, répondit Jacques, à moins que l’eau de mer ou un bouletmal élevé n’aient nui à leur bon état de conservation. »

Une seconde Anglaise s’avança. Elle détacha unruban de son corsage et le tendit à Clavaillan.

« Monsieur le marquis, la justiceanglaise est expéditive pour les corsaires. Gardez doncprécieusement ce ruban. Mon beau-frère, George Blackford, commandela corvette Eagle. S’il vous arrivait de le rencontrer,vous n’auriez qu’à lui montrer ce gage, et, pour l’amour de moi,vous ne seriez point pendu. »

Jacques prit le gage et salua très bas.

« Mille grâces, milady, — répondit-ilencore, — j’accepte ce ruban, et, si la malchance me faitrencontrer, comme vous le dites si aimablement, l’illustre GeorgeBlackford, je m’engage à le lui présenter au bout de monépée. »

Ce dernier mot passa pour une bravade, niaisn’en amena pas moins une grimace aux lèvres pâles et minces del’Anglaise humiliée.

Cependant la fête battait son plein. Lesdanses étaient fort animées.

Jacques de Clavaillan, cavalier accompli, fitface à la femme du Gouverneur dans une pavane où tous admirèrentses qualités de gentilhomme.

Il figura non moins élégamment dans unquadrille, l’une des formes de la chorégraphie nouvelle que l’ondisait inventées à la Malmaison peu de mois avant que le généralBonaparte eût échangé son titre de Premier Consul contre celuid’Empereur, sous lequel il allait bientôt ébranler le monde.

Comme la demie après onze heures sonnait auxhorloges du palais, Clavaillan vint saluer la maîtresse de lamaison et la pria de l’excuser pour le reste de la soirée, où unemigraine commençante l’obligeait à achever la nuit dans sonlit.

Et, toujours souriant, toujours aimable, ilprit congé de l’assistance en homme qui se prépare à la retrouverle lendemain.

Chapitre 4L’EVASION

Pendant que le marquis Jacques de Clavaillandansait au palais du Gouvernement, les deux matelots Evel etUstaritz, accompagnés du petit Guillaume Ternant, mettaient àexécution le plan que leur avait tracé le jeune lieutenant deSurcouf.

Toutes les précautions étaient prises. Leschambres qu’ils occupaient à l’hôtel donnaient sur un enclos qui,lui-même, était en bordure sur la mer.

Afin de ne point éveiller les soupçons desdomestiques hindous, les deux hommes avaient décidé qu’ilsprendraient par le plus court, c’est-à-dire par l’enclos, afind’atteindre la grève et d’y commencer sur-le-champ leurbesogne.

La maison n’était point haute. Elle n’avaitqu’un étage, comme la plupart des habitations coloniales, et letoit, presque plat, reposait sur une galerie faisant tout le tourde l’édifice. Il était donc facile à des hommes adroits de sortirde la maison et de descendre jusqu’au jardin, surtout en mettant àprofit les vastes et solides branches d’un banyan-tree quicroissait.

Evel fut le premier au départ. C’était le plusrobuste des deux marins. Il attacha solidement sur son dos leballot des hardes qu’on emportait, laissant à Ustaritz la provisiondes vivres. Will passa le second et n’eut à s’occuper que de sapersonne. Grâce à leur pratique de la gymnastique, les troiscompagnons eurent tôt fait d’atteindre la limite de l’enclos.

Là, ils se tinrent un instant immobiles,l’oreille aux écoutes.

Ils allaient franchir la palissade de clôturelors qu’un bruit cadencé les fit tressaillir.

C’étaient des pas résonnant sur la chausséequi bordait le port.

Ils retinrent leur souffle et se tapirentcontre la muraille de planches.

Une ronde de cipayes passa, frôlant lapalissade. Mais, peu soupçonneux par habitude, les soldatsindigènes n’eurent pas même un regard pour le jardin del’hôtel.

Lorsque le bruit de leur marche se fut perdudans l’éloignement, Evel, Ustaritz et Guillaume escaladèrent laclôture et se glissèrent sous les manguiers et les banyans quiombrageaient le rivage, afin de gagner le petit promontoire surlequel s’élevait l’abri du canot de plaisance du gouverneur.

Ils y parvinrent au moment même où l’horlogedu fort qui commandait la racle jetait à l’écho le tintement de lademie après dix heures.

Personne ne veillait aux alentours du chaletde briques.

« Hardi, garçons ! ordonna Evel.Mettons-nous vite à la besogne.

— Viens çà, pitchoun, dit Piarrille àGuillaume, c’est le moment de montrer que tu as profité de nosleçons et que tu vas faire un mousse de choix. »

Will n’avait pas besoin qu’on le stimulât. Ilétait trop fier de son rôle pour ne pas porter tout son effort à letenir le mieux possible.

« As pas peur ! » répondit-il,imitant le parler de ses compagnons, ce qui était à ses propresyeux un indice de vigueur et d’esprit.

Et, sans attendre de plus amples explications,il enroula autour de sa taille le grelin dont il allait se servirpour opérer sa descente dans l’habitacle.

Le temps était mesuré, les minutes comptées Ilfallait se comprendre à demi-mot et agir vite. Mais le péril communleur donnait une mutuelle entente de leurs pensées.

Evel venait de s’arc-bouter au pied du mur.Ustaritz monta sur ses épaules.

D’un bond, avec la légèreté d’un chat, Willgrimpa sur le dos du premier, puis sur celui du second. Mais ils’en fallut d’un demi-pied qu’il n’atteignît la fenêtre.

« As pas peur ! » dit à sontour Evel.

Et l’hercule breton, prenant entre ses largesmains les chevilles du Basque, souleva celui-ci, qui lui-mêmeportait l’enfant. Will mit ses mains sur le rebord.

D’un vigoureux rétablissement, il s’assit àcalifourchon et se mit à dérouler la corde.

Ustaritz et Evel en retinrent une extrémité,tandis que l’enfant se laissait glisser dans l’intérieur de l’abriet se guidait à tâtons autour du bateau.

Les deux marins quittèrent leur poste au pieddu mur et vinrent se coller à la porte cochère par laquelle allaitsortir l’embarcation.

« Hein, petit ? questionna Evel,vois-tu clair là dedans ?

— Pas de reste, répondit Guillaume, maisça fait l’affaire.

— Est-ce que ce sera dur de tirer lachaloupe là dedans ?

— Dame ! il faudra un coup decollier. Mais, il n’en faudra qu’un. Le canot est paré. Il n’y auraqu’à le mettre à l’eau et à hisser la voile.

— Alors, tire les verrous et ouvre laporte pour nous faire entrer. »

En dehors, les deux hommes entendirentGuillaume peser sur les lourdes barres de fer qui fixaient lesbattants. Un instant, ils eurent une angoisse.

Les verrous étaient retirés ; c’étaitfort bien. Mais il y avait une serrure. Or, comment ouvrir laporte, puisqu’ils n’avaient pas la clef ?

Will leur cria par le trou deserrure :

« Pesez sur le battant de droite. Ilcédera. Il tient toute la porte. »

Un formidable coup d’épaule des deux hommeslui donna raison.

Mais, alors, ce fut un autre motif de craintequi les fit haleter.

Des pas résonnaient sur la route. C’était sansdoute la patrouille qui revenait.

Ils repoussèrent tout doucement les portesjusqu’à les ajuster de nouveau. Puis, se cachant sous le berceau del’embarcation, ils se tinrent dans une immobilité absolue, tendantleur ouïe en un effort plein de terreur.

La ronde s’approcha. La cadence de vingt piedsfrappant régulièrement le sol leur communiqua l’ébranlementd’alentour. Un instant, l’épouvante les envahit. Ils avaient perçuune interruption, un arrêt dans la marche.

Mais ce ne fut qu’une fausse alerte. La troupepoursuivit son chemin.

Alors, Evel, Ustaritz et Guillaume Ternantouvrirent en grand les battants de la porte et s’apprêtèrent àfaire rouler le chariot sur les rails.

On entendit au loin la voix d’argent deshorloges de la ville.

Elles égrenèrent onze coups réguliers dansl’espace endormi.

Evel fouilla du regard les ténèbres dontl’horizon était tapissé.

Il vit une ligne blanche onduler, comme unserpent, à deux cents piètres en avant.

« Le flot, murmura-t-il. Voilà la mer quimonte. Le capitaine devrait être ici.

— Le capitaine a dit qu’on embarquerait àminuit, prononça sentencieusement Piarrille Ustaritz. Nous avonsune heure à l’attendre.

— Pourvu que la lune ne se lèvepas ! soupira le Breton.

— Bah ! fit gaiement le petit Will,le bon Dieu nous a protégés jusqu’à présent. Ce n’est pas pour nousabandonner à la dernière minute.

— Bien dit, petit ! approuva leBreton. Donc attendons en Confiance. »

Et, pour mieux attendre, ils se hissèrent dansle bateau, sous la toile qui le couvrait pour le préserver desinsectes qui eussent taraudé le bois.

« M’est avis, dit Evel, que nouspourrions taper de l’œil un instant.

— Dors, si tu veux, accorda le Basque.Moi je vais attendre le capitaine. »

Et, repoussant le battant pour la secondefois, il s’installa devant l’entrée et bourra tranquillement unevieille pipe qu’il alluma au feu de son briquet.

« Ne mets pas le feu à la cambuse, aumoins ! » lui cria Evel en s’étendant paresseusement surles plis de la voile repliée, au pied du mât.

Le somme provisoire du matelot ne fut pas delongue durée. Un sifflement vint en modulations très douces jusqu’àl’entre-bâillement de la porte. Ustaritz se mit sur ses pieds.

« Attention, matelot ! Ouvre l’œilpour tout de bon. On vient à nous. »

On venait, en effet, et celui qui venaitn’était autre que Jacques.

La stupéfaction des trois camarades futprofonde en voyant le jeune corsaire apparaître en tenue de soirée,culottes courtes, chemise à jabot de dentelles et bicorne à gansede soie, l’épée à poignée de nacre au coté.

« Gurun ! capitaine, interrogeaEvel, les yeux ronds, c’est-il en cet équipage que vous voulezprendre la mer ? Il vous vaudrait mieux un ciré.

— Garçon, répliqua gaiement le jeunehomme, je n’ai pas le temps de changer de toilette. Je sors du bal.Embarquons sur l’heure. Je verrai à prendre un autre costume enmer. Allons ! houp ! Dehors la chaloupe ! »

Evel et Piarrille ne se le firent pas diredeux fois. Ils étaient prêts.

La manœuvre du chariot était des plus faciles.Les Anglais, gens pratiques, ont toujours eu une ententemerveilleuse du confortable et des commodités de l’existence. Encette circonstance, lord Blackwood s’était surpassé.

Une fois les freins desserrés, les amarres quiretenaient les jantes aux murailles détachées, le bateau glissarapidement sur les rails de fer où s’encastraient les roues évidéesdu berceau. Une poussée méthodique et prudente le mena jusqu’aubord de la grève, au contact de l’eau salée.

Là, on n’eut plus qu’à enlever la tente, àfixer le gouvernail mobile et à attendre les premières risées duflot.

Cette attente ne fut pas longue. Les railss’avançaient assez loin sur la plage pour que les hommes eussent del’eau jusqu’à la ceinture en poussant l’embarcation à la mer. Lamarée vint donc tout doucement soulever le canot, et le premierretrait de la vague l’enleva de son support.

Quatre coups d’avirons l’emportèrent à unecinquantaine de brasses.

« Y a-t-il l’un de vous qui connaisse lespasses ? demanda Clavaillan.

— Non, capitaine, répondirentsimultanément les deux hommes.

— Alors, à la grâce de Dieu et au petitbonheur ! » prononça le corsaire.

On longea pendant une dizaine de mètresl’embryonnaire jetée que les Anglais avaient essayé d’établir surla pointe la plus avancée.

Puis, la mer se faisant très dure, on dutlutter avec persévérance pendant près d’une heure contre lesremous, sans oser hisser la voile dans la crainte d’un échouageintempestif. Vers les deux heures du matin la lune se montra auciel. Elle n’était qu’au premier quartier, ce qui rendit sa lumièretrès discrète.

« Il faudrait pourtant franchir lespasses avant le jour ! » gronda Clavaillan. Comment fairepour tenter ce dangereux passage sans le secours d’unpilote ?

Au moment où ils agitaient ce problème, laProvidence vint à leur secours.

Une barque montée par des pêcheurs hindoussortait du port, gagnant la haute mer. Elle venait, sans le voir,sur le canot des fugitifs.

« Attention ! cria Jacques à sescompagnons. Voilà notre affaire. »

Le canot se rangea et, au moment où lespêcheurs passaient dans leur vent, Evel et Ustaritz la saisirent àl’aide de leurs grappins.

D’abord épouvantés, les Indiens se rassurèrentdès que le Basque, qui parlait couramment leur langue, leur eutfait comprendre quel service on attendait d’eux. Docilement, ils sefirent les pilotes des fugitifs et les remorquèrent jusqu’à lasortie du chenal qui donnait accès au-delà de la barre. Désormaisles quatre Français étaient à l’abri de la poursuite des habitsrouges.

Alors seulement ils hissèrent la voile. Il enétait temps. Depuis près de quatre heures Evel, Ustaritz, lemarquis lui-même avaient nagé sans interruption, et leurs doigtsn’avaient point quitté les avirons. Leurs paumes, déshabituées dece rude exercice, étaient couvertes d’ampoules brûlantes.

Il fallut s’orienter au plus tôt et prendreune résolution.

En fait, cette fuite en pleine mer, sur uneembarcation de plaisance de dix tonneaux, était bien la plus folleéquipée qu’on pût tenter. Il n’avait fallu rien de moins quel’amour de la liberté pour entraîner des hommes raisonnables en unepareille aventure, où tous les périls étaient réunis.

Car ce n’était pas petite besogne que courirainsi les dangers de la mer, surtout quand cette mer était l’océanIndien, sur une coque de noix balayée par les vagues, à la mercides cyclones, des typhons, des tornades, tous noms variés désignantles effroyables violences du vent sur une nappe qui semble être sonempire en propre, son domaine d’élection, et dans la saison même oùces violences se déchaînent le plus ordinairement.

On était, en effet, au voisinage du solsticed’été, moment redoutable entre tous. Si la menace des tempêtesn’était point imminente et pouvait, à la rigueur, être évitée, iln’en était pas de même des rigueurs de la température.

On allait naviguer sous un ciel de feu, en serapprochant de l’Équateur, c’est-à-dire en courant vers cette ligneterrible qui partage la terre en deux hémisphères, et sur laquellele soleil se tient en permanence au zénith.

Et ce n’était pas tout. Les fugitifs n’avaientpu emporter qu’une quantité minime de provisions, pour cinq jours àpeine. Continent subviendraient-ils aux nécessités de la situation,comment sustenteraient-ils leurs forces, les provisionsépuisées ?

Ce qui devait les inquiéter surtout, c’étaitla faible quantité d’eau potable, trois outres à peine, qu’ilsavaient pu emporter.

Remonter vers le nord, il n’y fallait passonger.

C’eût été compliquer inutilement ladifficulté, puisque le nord, c’était l’ennemi, l’Anglais maître duBengale, des bouches du Godavery à celles du Brahmapoutre, et dontles rapides croiseurs auraient promptement découvert et capturé lachaloupe.

Aussi l’idée n’en vint-elle même pas àl’esprit des aventureux compagnons. En revanche, ils hésitèrent surle choix de la direction à prendre.

Iraient-ils à l’est ou au sud ?

Clavaillan décida qu’on ferait voile vers lesud, vers la grande mer.

Il décida, en outre, qu’on longerait la côteau plus près, afin de se tenir constamment au voisinage de laterre, non seulement pour conserver la chance qu’on avait eue, maisaussi afin de pouvoir faire aiguade en quelque crique ombreuse, etse cacher à l’œil vigilant des croiseurs et de leurs acolytes, lesbarques orientales qui faisaient escorte aux grands vaisseaux.

Le premier jour, les choses parurent aller àsouhait.

Une brise s’était levée, venant du nord, et latoile, gonflée par le souffle propice, était tendue comme la sphèred’un ballon sous la poussée de l’air chaud ou des gaz plus légersque l’air.

Le vent poussa donc l’embarcation avec lavitesse d’un char attelé à de robustes coursiers.

Elle courut ainsi sur les vagues, sans perdrede vue le rivage, s’avançant vers les horizons du midi, vers Ceylanet le détroit de Palk.

Les voyageurs purent relâcher, au bout de deuxjours, sur une côte presque déserte, tuer quelques oiseaux, ce quileur assura de la viande fraîche, et renouveler leur provisiond’eau pour les jours suivants. L’espérance rentra dans leurcœur.

Le cinquième matin, comme ils inspectaientl’horizon du nord, l’œil perçant d’Ustaritz y découvrit une tacheblanche qui, en grandissant, se changea en voiles carrées couvrantla carène d’un vaisseau de guerre.

« Nous sommes poursuivis, dit Jacques.Ceci est une corvette, la corvette Old Neil, qu’onattendait à Madras le lendemain de notre départ. Elle nous donne lachasse. Que Dieu nous soit en aide ! »

Et l’embarcation, sur l’ordre de son jeunechef, se couvrit de toile autant qu’elle en pouvait porter, et semit à fuir dans le vent.

Mais elle avait été vue. La corvette lapoursuivit à outrance.

La chasse se prolongea jusqu’à l’entrée de lanuit, sans un instant de répit.

À ce moment, la chaloupe avait gardé sesdistances. Peut-être pourrait-on s’échapper à la faveur desténèbres. Mais, pour cela, il fallait abandonner la côte et sejeter à l’aventure dans l’est.

Clavaillan consulta ses compagnons.

« Il nous reste deux alternatives :chercher quelque baie solitaire et nous y terrer afin de nousdissimuler aux yeux de ceux qui nous poursuivent, ou nous lancer aularge, à la merci des vagues. Dans le premier cas, la corvette peutnous bloquer sur la terre et même nous déloger, si nous ne sommespas suffisamment abrités ; dans le second, nous couronsau-devant des cyclones possibles. Lequel des deux partis faut-ilprendre ?

— Tout plutôt que la captivité !s’écrièrent unanimement les deux marins.

— Et toi, Will ? interrogea lemarquis. Tu as droit au vote.

— Je dirai comme Evel et Piarrille,répliqua vaillamment l’enfant.

— Alors, à Dieu va ! » prononçagravement Clavaillan.

Il attendit les premières ombres pour changerla route. La nuit faite, la chaloupe obliqua et courut grandlargue, dans la direction du sud-est, le cap sur les îles Nicobar,qu’on supposait distantes de trois cents milles et dans lelabyrinthe desquelles il serait aisé d’éluder la poursuite.

Quand l’aube revint, on put constater avecjoie qu’on avait pris la bonne voie et que la corvette n’était plussur l’horizon du nord.

Mais, vers midi, elle reparut sur celui del’ouest. Elle s’était aperçue de la fuite de ceux qu’elle cherchaitet les relançait dans l’est.

« Gurun ! gronda Evel, dont lespoings se serrèrent, l’Ingliche a bon œil et bon nez. Il nous adécouverts ; il ne nous lâchera plus. »

Et, derechef, on se mit à courir à la vitessemoyenne de dix nœuds, le vent se maintenant du nord, c’est-à-direfavorable aux deux adversaires.

À la nuit tombante, il faiblit. La températuredevint pesante, et les gorges desséchées ne furent pointrafraîchies par l’eau des outres.

À l’aurore, une terre apparut dans le sud-est.On approchait du dangereux archipel des Nicobar. C’était peut-êtrele salut.

Mais la terre ne se laissait voir que commeune étroite bande violette, sous un angle qui faisait évaluer ladistance à une trentaine de milles.

En même temps, la chaleur devenait accablante,l’air suffocant ; le vent ne soufflait plus que par rafalescourtes. Il avait des sautes inquiétantes qui obligèrent lesnavigateurs à diminuer leur toile.

Depuis six jours qu’ils fuyaient ainsi, ilsavaient franchi trois cent soixante milles.

Or, à mesure que la stabilité du bateau leurfaisait une loi de diminuer leur voilure, ils pouvaient voir aveceffroi leurs ennemis ajouter à la leur et le vaisseau, grossissantà vue d’œil, s’envelopper de toute la toile disponible.

Brusquement Ustaritz jeta un cri de joiefarouche.

« Les récifs ! les récifs ! Sinous n’échouons pas, nous sommes sauvés ! »

Et il montrait des blocs verdâtres, tantôtdressant autour d’eux, tantôt laissant voir, sous la glauquetransparence, leurs têtes verdâtres, sournoisement tapies, commedes bêtes de proie à l’affût des victimes imprudentes.

Et ces rochers invisibles étaient semés enabondance, de tous côtés, pareils à une avant-garde de tirailleurscouvrant les approches de la terre ferme.

À la rigueur, il était possible à un bateaud’un faible tirant d’eau de se dérober aux perfides morsures desécueils, de s’en faire même des alliés, en courant dansl’inextricable lacis de leurs chenaux.

Mais un grand vaisseau n’y devait pas songer,et, à moins de connaître une passe qui permît de les traverserimpunément, il devait rester en deçà de leur formidablebarrière.

C’était une telle espérance qui avait faitmonter aux lèvres du Basque cette joyeuse exclamation :« Si nous n’échouons pas, nous sommes sauvés ! »

Les fugitifs n’avaient ni carte de ces régionsdangereuses, — il n’en existait pas encore, — ni pilote pour lesguider dans ces méandres. Le péril était de tous les instants.

Ils ne devaient se guider qu’avec une extrêmeprudence.

Pendant deux heures, ils manœuvrèrent à lagaffe, perdant leur avance, sentant diminuer leurs chances, tandisque la corvette grandissait à vue d’œil et s’avançaittriomphalement vers la dangereuse barrière. Quand elle se jugea àdistance suffisante, elle tira un coup à blanc.

C’était une sommation. L’Anglais enjoignaitaux fugitifs de se rendre.

Ils n’y pouvaient répondre qu’en hâtant leurretraite, ce qu’ils firent de leur mieux. Après une lutte attentivecontre les surprises éventuelles, ils gagnèrent un large espacedécouvert en eau profonde.

Ils pouvaient se croire, sinon sauvés, dumoins momentanément à l’abri.

Mais, alors, la situation se compliqua denouveau.

Le vent tomba tout d’un coup. Le ciels’appesantit comme un manteau de plomb sur la nappe devenueimmobile et huileuse. Il fallut recourir à l’aviron.

« Mauvais présage, murmura Ustaritz. Letyphon n’est pas loin.

— Eh ! qu’il vienne ! s’écriaClavaillan ; il chassera l’Anglais. »

Or, l’Anglais, à ce moment même, mieuxinstruit, sans doute, du bon chemin, venait de tourner le bancd’écueils, et les fugitifs pouvaient le voir maintenant suivre uneligne oblique, perpendiculaire à la grande terre, et par laquelleil allait probablement leur couper la retraite.

Par bonheur, la chute du vent lui était aumoins aussi funeste.

Il s’arrêta court au milieu du chenal qu’ilvenait d’embouquer. Ses voiles faseyèrent comme les ailes d’unoiseau blessé et pendirent en loques inertes, au bout des vergues.C’était le calme plat, le repos forcé.

Guillaume, qui avait suivi toute la scène d’unregard anxieux, laissa échapper une exclamation joyeuse, tellequ’en pouvait jeter un enfant.

« Ah ! çà, est-ce que nous allonsrester ainsi longtemps à nous observer ? »

Evel, qui, depuis un instant, interrogeaitl’horizon sud, se retourna.

« Non, pas longtemps, moussaillon. Nousallons danser une danse comme tu n’en danseras pas beaucoup dans tavie, si, du moins, nous ne l’achevons pas dans l’autremonde. »

Et son bras étendu montrait à la limite oùl’œil se perdait une tache d’un blanc jaunâtre qui montait au cielavec une effrayante vitesse.

« La tornade ! » murmuragravement Jacques de Clavaillan.

Les quatre compagnons se signèrent dévotement.Le péril de la mer accourait, plus terrible que celui deshommes.

Ils regardèrent du côté de la corvette.Celle-ci évoluait en se surchargeant de toile, afin de fuir devantl’ouragan, si la chose était possible.

« L’Anglais aussi a vu venir le vent,ricana Ustaritz. Il trouve la place mauvaise et il file. Il auraitdû le faire plus tôt. Je crois que maintenant il est un peu tard.Mais ça n’avancera pas nos affaires. »

Au même instant, Will qui s’était penché surle plat bord, s’écria :

« Nous dérivons, capitaine, nousdérivons !

— C’est pourtant vrai ce que dit lepetit, fit Evel. Nous sommes dans un courant, et il nous porte à lacôte. Oh ! si nous avions la chance de… »

Il s’interrompit.

La chaloupe venait de bondir, emportée commeun fétu par une vague énorme, une lame de fond qui la jeta à vingtbrasses hors de sa station antérieure. Et, tout aussitôt, l’eau semit à bouillonner comme sous l’action de quelque chaudièreintérieure.

« C’est le bourrelet de la cuvette, ditUstaritz, le sourcil froncé. Je connais ça, capitaine. Si le bonDieu ne nous aide pas, dans dix minutes nous sommes par cinquantemètres de fond, la quille en l’air. »

Mais alors Jacques se redressa ; ses yeuxbrillaient.

« Le bon Dieu aime les braves, cria-t-il.Hisse la voile ! »

Les deux matelots le regardèrent avec des yeuxronds, le croyant fou.

« Hisse la voile ! répétaimpérieusement le jeune homme. Nous n’avons qu’une chance de salut.Il ne faut pas la manquer. »

En un clin d’œil, foc et voile s’ouvrirent,prêts à prendre le vent.

La rafale arriva, formidable, monstrueuse.Elle enveloppa l’esquif comme d’un coup de fouet.

Pareille à un cheval qui se cabre, puisretombe sur ses pieds pour ruer, la chaloupe se balança sur sonarrière, donna une furieuse bande à tribord qui la remplit à moitiéd’eau, puis piqua de l’avant dans une montagne liquide.

Mais quand les fugitifs, étourdis et trempés,purent jeter un coup d’œil derrière eux, ils virent la corvette àun demi-mille dans le nord-ouest, aux prises avec l’assaut deslames.

Eux-mêmes avaient gagné dans l’est. Le vortexde la tornade les avait jetés hors de ses gyres, et ils couraientfurieusement vers la grande terre.

Chapitre 5EN DETRESSE

Pendant un temps inappréciable, les quatrepassagers de la chaloupe demeurèrent sans force et sans pensée,renversés au fond du canot, à la merci de l’océan affolé qui lesentraînait à sou caprice.

Peu à peu, ils reprirent l’usage de leurs senset purent se rendre compte de ce qui se passait autour d’eux. Ilsrentrèrent dans leur conscience.

C’était bien la première lame de la tourmente,ce que Jacques de Clavaillan avait pittoresquement appelé le« bourrelet », qui les avait écartés avec d’autant plusde violence que la force centrifuge s’exerce surtout à lapériphérie. Désormais ils étaient hors du grand cercle de rotationdu cyclone, ils échappaient à la cuvette creusée par la trombe.

Mais il s’en fallait que tout péril fûtévité.

Sur une zone de plusieurs milles, la mer,trouée et soulevée par le passage du météore comme par un soctitanique, bouillonnait et écumait sans répit. Et c’était uneébullition de chaudière, une agitation prodigieuse faite desoubresauts et de heurts imprévus.

À chaque instant la barque bondissait, lancéeen l’air ainsi qu’une paume par une monstrueuse raquette. Elleretombait, avec un sifflement sinistre, dans les abîmes noirssemblables aux crevasses vertes qui s’ouvrent au ventre desglaciers.

Et, à ces moments-là, les quatre abandonnés,tout à la conscience de leur impuissance, sentaient que leur barquen’était plus qu’une épave à la merci de cette force aveugle etbrutale qu’est la mer en courroux.

Ils ne songeaient point à lutter. À quoibon ? Qu’eussent-ils pu faire ?

Ils avaient tenté une manœuvre hardie enhissant la voile. Cette manœuvre avait réussi à les sauvermomentanément.

Mais, à cette heure, il ne fallait pas songerà serrer la voile.

Le vent en avait fait un lambeau qu’ilsecouait à la manière d’un pavillon de détresse.

La toile blanche battait le niât et ceclapotis était à peine perceptible dans le grand fracas de latourmente. Les cordages se remuaient en zigzags fascinants, telsque de hideux reptiles jaillis des ténèbres du gouffre.

Accrochés aux bancs, Jacques et ses compagnonsse laissaient ballotter par les secousses furieuses. En cemoment ! l’instinct seul de la conservation les retenait danscette lutte désespérée contre les éléments.

La tempête les roula tout le jour, et lorsque,aux approches de la nuit, ils sentirent que la nappe s’apaisaitlentement, ils ne purent que constater l’horreur de leur position.La nier avait mis en pièces la voile, rompu la barre du gouvernail,emporté les deux tiers des provisions et rendu le resteimmangeable. Une seule chose leur restait, un fusil sur trois, etun baril de poudre qu’on avait solidement amarré à l’arrière.C’était la perspective de la mort par la faim succédant à celle dunaufrage. Et la nuit les enveloppa de ses tristesses.

Ils errèrent dans les ténèbres, écrasés defatigue, ne se parlant pas, méditant chacun de son côté aux moyensde salut qui pouvaient subsister.

La lumière ne fit qu’accroître l’affreusecertitude de leur abandon.

Ils cherchèrent du regard autour d’eux leshorizons aperçus la veille. La terre avait disparu.

Aussi loin que se portât la vue, ellen’embrassait que l’immense nappe bleue paisible et souriante sousun firmament de feu.

Où étaient-ils ? Ils l’ignoraient etn’avaient aucun point de repère.

La boussole fixée à l’arrière du canot, parune coquetterie de lady Blackwood, avait été emportée. Il étaitdésormais impossible de s’orienter.

Peut-être le soir venu, si le ciel restaitpur, pourrait-on demander aux étoiles de très vagues renseignementssur la situation du bateau.

Tous avaient comme la sensation d’un espaceénorme parcouru en quelques heures, sous la rotation forcenée ducyclone.

Qu’était devenue la corvette anglaise ?Ils n’en avaient guère le souci à cette heure et ne redoutaientplus sa poursuite. Évidemment elle avait dû périr dans latourmente, ou être rejetée dans le Nord.

Jacques de Clavaillan avait, le premier,recouvré sa présence d’esprit.

Il comprenait que de sa fermeté allaitdépendre l’énergie de ses compagnons. Par le rang, par l’éducationet le caractère, par l’initiative qu’il avait prise en lesentraînant, il était devenu leur chef.

Il devait donc agir, en effet, surtout aupoint de vue moral.

« Allons ! garçons, dit-il en sesecouant, il ne faut pas nous abandonner. Il n’y a de vaincus queceux qui consentent à l’être. Debout, et comptons sur nous-mêmes,pour que nous ayons le droit de compter sur Dieu. »

Galvanisés par ces paroles, Evel et Ustaritzse levèrent et demandèrent :

« Que faut-il faire, capitaine ?

— D’abord, reconstituer nos voiles avectout ce que nous avons sous la main. »

La chance voulut que le Basque eût gardé danssa poche un peu de gros fil et de fortes aiguilles, avec lesquelleson se mit à recoudre, tant mal que bien, les lambeaux de la voilequi pendaient encore au pic. Mais la voile ainsi refaite avait àpeine le tiers de ses dimensions ordinaires.

Il fallut y ajouter. Pour ce faire on prit unmorceau au foc ; on y attacha une partie de la toile de tentequi couvrait naguère le canot dans son berceau. Afin de refaire unebarre, on enleva, avec beaucoup d’efforts, un morceau à l’un desbancs et on l’adapta comme l’on put au gouvernail.

C’était un premier résultat. On put ainsimettre à profit les brises intermittentes qui couraient avec desrisées sur la vaste nappe tranquille.

Mais le problème de la faim demeurait entier,compliqué de celui de la soif que l’ardeur torride du ciel rendaitplus pressant.

Grâce au fusil demeuré à bord, on parvint àtuer quelques oiseaux de mer.

On utilisa comme combustible dans le fond ducanot les déchets du banc qu’on avait sacrifié, et l’on parvint àrôtir deux mouettes.

Cette maigre, très maigre victuaille, etsurtout très coriace, fit gagner un jour.

On courut vers le sud, dans l’inconnu, soutenupar la folle espérance que, Dieu aidant, on atteindrait peut-êtrela région des îles françaises.

Cette course, à travers un océan embrasé,était une agonie.

La soif ne tarda point à s’allumer, adurenteet terrible, dans ces gosiers desséchés, et avec la soif, leshallucinations qu’elle entraîne.

Tout un cortège d’ironiques visions accompagnala barque errante.

C’était tantôt, sur le liquide miroirimmobile, des visions de terres verdoyantes, de forêts et desources, tantôt, dans le manteau des nuées, un déroulement decollines et de montagnes, de cimes bleuâtres ou neigeuses.

D’autres fois, en proie au délire, lesmalheureux se levaient brusquement et montaient sur les plats bordsafin de sourire à quelque attirante fascination du gouffre. Lepetit Will avait, le premier, subi ces effrayants phénomènes.

Aussi était-ce sur lui que Jacques deClavaillan veillait le plus attentivement.

Ce n’était pas seulement la conscience de sesdevoirs envers Mme Ternant qui dictait cette vigilance aujeune homme, mais bien encore la réelle affection qu’il éprouvaitpour cet enfant vaillant qui s’était spontanément donné à lui.

L’ail sans cesse ouvert, malgré sa propresouffrance, il suivait tous les mouvements de Guillaume et lemaîtrisait aisément dès qu’il prévoyait quelque extravagance.

Avec un soin pieux, il prenait l’enfant dansses bras et lui baignait la tête et les mains avec de l’eau de mer,tempérant de la sorte les atroces tortures de la soif.

Trois nouvelles et mortelles journéess’usèrent de la sorte.

L’épuisement était arrivé à ses dernièreslimites. Jacques, la tête vide, les tempes battantes, les oreillespleines de bourdonnements, n’avait plus que la force de se souleverde temps à autre pour contempler l’horizon implacablement vide.

À ses pieds gisait Guillaume qu’il étaitsuperflu de surveiller.

Terrassé par le mal, le petit garçon n’étaitplus qu’un corps inerte, déjà paralysé par le coma final, sansqu’aucune excitation du dehors vînt l’arracher à sa torpeur.

Aux deux extrémités du canot, Evel et Ustaritzétaient en proie au délire.

La folie du Breton était sombre etfarouche ; il avait des rêves noirs.

Celle du Basque, au contraire, était joyeuse,pleine de songes ensoleillés.

Et la barque courait toujours vers le sud. Niterre ni voile ne se montraient.

Pourtant, il y eut un répit dans cette agonieaffreuse, un moment de grâce.

La quatrième nuit après le cyclone,Clavaillan, dompté par la souffrance, avait fléchi à son tour. Lachaloupe n’était plus qu’une épave emportée par la destinée, sansguide, sans direction d’aucune sorte. Elle errait au hasard, sousla brise qui tenait sa voile constamment ouverte.

Tout à coup, un choc se produisit qui fitcraquer toute la membrure.

Il fut si violent que Jacques s’éveilla ensursaut du sommeil morbide dans lequel il était plongé. En mêmetemps que lui, Evel et Piarrille se dressèrent.

La lune épanchait sa clarté blanche sur lasurface de la mer.

Il semblait qu’un peu de cette lumière entrâtdans les intelligences en dérive des deux matelots. Ils jetèrent enmême temps le même cri :

« Nous avons touché ! »

Oui, ils avaient touché. Mais quoi ? Unegrève de salut ou un récif mortel ?

Une fois de plus, l’instinct fut le plus fort.Une suprême énergie entra en ces deux hommes tout pareils à descadavres. Ils s’élancèrent vers l’avant.

Le canot avait heurté de son étrave une massevolumineuse et sombre. Maintenant il glissait le long de cettemasse, la frôlant de son gui à bâbord.

Ils regardèrent avec des yeux brûlants defièvre, et reconnurent qu’ils venaient de se jeter sur la carcassed’un grand navire. La collision n’avait pas été violente, et lachaloupe avait été seulement déviée par le choc.

Elle se tenait présentement à l’arrière duvaisseau inconnu, sous l’étambot.

Un coup d’œil plus attentif leur permit dereconnaître un vaisseau de guerre démâté et vide, flottant à ladérive, soutenu par l’eau qui avait noyé les soutes, mais n’avaitpoint défoncé le pont.

« Hardi ! cria Jacques d’une voixvibrante. C’est Dieu qui nous envoie ce secours. Il doit y avoir àmanger et à boire sur cette carcasse. »

En un clin d’œil il ressaisit la barre avecune farouche énergie. Le canot vira et, sous l’impulsion del’aviron, sur cette mer immobile, revint vers l’avant dunavire.

Des cordages pendaient aux barbes dubeaupré.

Jacques s’assura qu’on pouvait tenterl’escalade de l’épave. Aidé d’Evel, il amarra la chaloupe au grandcadavre flottant, et, d’un élan suprême, parvint à se hisser sur legaillard d’avant.

Il ne s’était pas trompé. Le vaisseaucontenait encore des vivres et des munitions.

À dire le vrai, sa cale était submergée et leplus clair de la cargaison était sous l’eau. Mais l’entrepontgardait encore quelques caisses intactes, des barils dont ondevinait la contenance, des armes et de la poudre.

Le pont conservait quelques cadavres, à moitiédéchirés par les albatros et les frégates. Un canon traînaitencore, une pièce de retraite, sur le tillac.

Chaque fois que l’énorme masse s’abaissait ouse relevait sous le roulis, on entendait le glouglou de l’eauentrant dans l’âme d’une caronade égueulée ou se déversant encascade. Aux éclats de toute nature dont le pont était jonché, aubris des mâts fauchés par les boulets, aux entrailles desbastingages, il était aisé de voir que ce vaisseau était leglorieux cadavre de quelque combattant tombé dans une lutteacharnée.

À la corne de l’artimon, tombé sur la hanchede tribord, pendait encore le pavillon aux armes d’Angleterre.Cette vue seule ranima les trois hommes.

« Vive la France ! cria Jacques deClavaillan. Surcouf a passé par ici. Je le reconnais à ses coups.L’Ingliche a dû en voir de dures. »

Aidé de ses compagnons, il défonça l’une descaisses. Elle contenait des conserves de viandes froides. Dans uneautre on trouva du biscuit de nier.

« Embarquons tout ça chez nous,garçons ! ordonna le marquis, après que les deux matelots sefurent restaurés. Le ciel s’est souvenu de nous.

— Au plus pressé, d’abord, » ajouta-t-il,en montrant un baril de vin et une petite boîte de fer blanc que saforme et ses dimensions désignaient suffisamment comme devant êtreune de ces pharmacies portatives dont nos pères avaient soin de semunir dans tous leurs voyages au long cours.

Il avait deviné le contenu de la boîte. Ellerenfermait, entre autres médicaments, une bonne provision dequinine distribuée en doses régulières.

Jacques en versa une dans un gobelet de vinet, écartant les dents serrées de Guillaume, fit absorber àl’enfant l’amer breuvage qui devait le sauver.

Puis les trois hommes remontèrent sur lacarcasse en dérive et en enlevèrent tout ce qui pouvait leur êtreencore de quelque utilité, fil, aiguilles, haches et couteaux,cordages demeurés intacts, et de nombreux lambeaux de voilescarrées que la brise agitait en haillons au bout des vergesbrisées.

Le jour les surprit en cette occupation, et,comme ils étaient seuls à la surface du grand désert salé, ilsprofitèrent de la bienfaisante lumière pour achever leurbesogne.

Alors seulement ils songèrent à reprendre leurroute vers le sud.

Amarrée à l’épave, la chaloupe avait dérivéavec elle. Un courant très lent les emportait en même temps. Lescompas trouvés par Jacques lui permirent de faire le point. Ilconstata alors qu’ils se trouvaient par 70 degrés de longitudeorientale et 2 degrés de latitude méridionale, à mi-distance entreles Maldives et les îles Chagos.

Ainsi, en moins de dix jours, grâce à l’énormepoussée du cyclone, la frêle barque avait parcouru plus de quatrecents lieues de mer et franchi la ligne. Le courant qui l’emportaità cette heure, le jeune corsaire le connaissait bien : c’étaitcelui qui, au voisinage des moussons, s’établit entre les côtes del’Afrique et celles de l’IndoChine, passant au sud des Seychelleset au nord de Sumatra. Il s’adressa aux deux matelots que cesecours providentiel avait remis sur pieds.

« Courage, garçons, leur dit-il. Noussommes sur la bonne route. Nous filons sur Maurice. La carcasse quenous venons de rencontrer prouve que les Français ont fait dutapage par ici, et que Surcouf a purgé la mer des Anglais.

Pourvu qu’il soit vivant encore ! ditEvel en soupirant.

— S’il n’est pas vivant, soyez sûrs qu’ilest mort en tuant plus de monde aux goddems qu’il n’en a perdu.Mais il est vivant, je vous le garantis. D’ailleurs, il suffit deregarder la carène de ce bateau pour mesurer la valeur des pruneauxque les nôtres lui ont décochés. Voyez plutôt. »

Et il leur montrait, sous l’eau claire etclapotante, l’énorme déchirure qui avait éventré le flanc de lafrégate anglaise au-dessous de la flottaison.

En ce moment, Guillaume se ranimait sousl’influence du remède bienfaisant qui le délivrait de la fièvre.L’enfant ouvrait péniblement les yeux :

« À boire ! » murmura-t-il,prononçant les deux mots qui sont le premier cri de la chair enrévolte contre l’abominable torture de la soif.

Jacques prit vivement un peu d’eau à l’une desoutres qui avait survécu à la tourmente et la colora de quelquesgouttes du bon vin trouvé sur l’épave.

Le petit malade but avidement le breuvageapaisant. Un soupir de soulagement dégonfla sa poitrine. Les traitsde sa face grippée se détendirent.

« C’est bon ! » murmura-t-il,tandis qu’un sourire éclairait le pauvre visage pâli, aux lèvresviolettes, et que les mains jusque-là gourdes et inertes seremuaient pour saisir le gobelet vide entre celles deClavaillan.

Mais le marquis jugea prudent de ne pointaccorder sur-le-champ à la prière de l’enfant la satisfactionqu’elle réclamait.

Il enveloppa le front brûlant du garçonnetd’un linge mouillé, afin que l’évaporation sous le rayonnementexterne conservât un peu de fraîcheur à ses tempes. Puis, aidé deses deux compagnons, tout à fait ranimés à cette heure, ilimprovisa une sorte de couche, recouverte d’une toile de tente.

Ce fut sur ce lit très sommaire qu’on étenditle petit Will, retombé dans le pesant sommeil de l’atonie, et lestrois hommes, émus jusqu’aux larmes, se relayèrent auprès du petitmalade pour le surveiller.

Il ne restait plus qu’à abandonner la carènebienfaisante, afin de tirer parti des souffles favorables et degagner du temps et de l’espace.

On couvrit donc le canot de toute la toilequ’on avait pu se procurer.

Le vent se maintenant toute la nuit, on gagnaune centaine de mille vers le sud-ouest, en se dirigeant,croyait-on, du côté de Madagascar.

À l’aube suivante, les voyageurs constatèrentavec effroi que la brise soufflait de l’est. Elle avait fait unesaute à angle droit et poussait désormais leur embarcation versl’occident.

Ils essayèrent de louvoyer afin d’offrir moinsde prise au vent.

Il eût été trop cruel, en effet, de perdre cequ’on pouvait appeler le bénéfice des souffrances subiesjusqu’alors, puisqu’il semblait que ce fût la Providence elle-mêmequi eût pris les captifs par la main et les eût guidés à traversles fureurs de l’ouragan vers ces régions équatoriales où ilsallaient enfin trouver le salut.

À présent que chaque heure les rapprochait desîles françaises, l’ironie leur eût semblé trop amère de se voirarracher de la route du midi pour se trouver rejetés vers lecouchant ou le nord.

Et cependant force leur fut de se rendre àl’évidence. Au lieu de continuer à descendre au sud, ils dérivaientsensiblement vers l’ouest.

Quand ils voulurent s’expliquer le phénomène,la vérité ne leur apparut que trop clairement. Le courant qui lesemportait avait évidemment changé de place. Au lieu de passer sousles Seychelles, il passait au-dessus et allait se perdre sur lacôte du pays de Somal. Ce fut une amère certitude et dont la clartéfunèbre les rejeta dans les appréhensions douloureuses qu’ilsvenaient de traverser. Toutes leurs angoisses allaientrecommencer.

Mais ils venaient de rencontrer un secoursprovidentiel. Jacques leur en fit la juste remarque et leur exposaqu’il serait lâche de s’abandonner à la crainte, précisément aumoment où leur courage avait été réconforté par des causesabsolument indépendantes de leur volonté.

« Vous avez raison, capitaine, reconnutle Breton Evel. Nous serions coupables de nous abandonner audécouragement. Le bon Dieu a assez fait pour nous. À nous de nousaider tout seuls maintenant.

— La première chose à faire, repritClavaillan, c’est de tâcher de sortir du lit de ce courant et dereprendre, s’il est possible, notre route au sud. »

Il exposa les raisons qui le faisaient parlerainsi.

La rencontre qu’ils venaient de faire, de lafrégate mutilée, prouvait qu’un combat naval avait eu lieu sous ceslatitudes.

Il était donc certain que les Françaiss’étaient montrés dans ces parages.

« Quels sont ceux de nos compatriotes quiont livré bataille ? Nous ne le savons point encore. Maisj’espère que, d’ici peu, nous serons renseignés à ce sujet ;il n’est pas vraisemblable qu’ils aient eu le dessous.

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela,capitaine ? demanda Ustaritz.

— Crois-tu, répondit le jeune homme, que,si les Anglais eussent été victorieux, ils auraient abandonné unnavire d’une telle importance ? Vous avez pu vous assurerqu’il y avait encore des canons dans les sabords. En supposantqu’ils eussent voulu se défaire de la frégate, ils l’auraient aumoins brûlée. »

L’argument était spécieux, mais il ne parutpas convaincre le Basque.

Celui-ci hocha la tête et risqua une sérieuseobjection :

« Mais on peut dire la même chose dans lecas où ce seraient les Français qui auraient battu leursadversaires. Pourquoi auraient-ils abandonné la frégate ?

— Il y a une explication qui me paraîtsuffisante, dit Jacques.

— Et quelle est cette explication,capitaine ?

— Voilà ! La bataille a dû se livrerla veille ou le matin du jour où la tornade a passé. Dès qu’ilsl’ont vue venir, les Français ont dû s’empresser de recueillir lesblessés à bord des vaisseaux valides et de fuir le cercle de latempête. Ils n’ont pas eu le temps de prendre ce qu’ils pouvaientenlever du navire. Ils l’ont donc abandonné. »

Ustaritz se contenta de cette hypothèse,comprenant bien que, quelle que fût la vérité, ce n’était ni lelieu, ni l’heure de s’en enquérir. Le souci de l’heure présenteétait d’échapper au plus tôt au péril de la mer et de la faim.

En conséquence, malgré l’écrasantetempérature, on se mit en devoir de confectionner des voiles avecles débris de celles qu’on avait pu emporter de la frégate.

On parvint ainsi à couvrir la chaloupe, etl’on gagna quelques milles dans le sud avec l’espoir très précairede voir surgir une voile sur l’horizon du sud.

Telle était la fébrile impatience desfugitifs, qu’ils ne doutaient pas un instant que cette voile ne fûtfrançaise. Bien certainement, Surcouf courait la mer, et peut-êtreaurait-on le bonheur de l’e rencontrer.

Par malheur, le vent, encore utile malgré safâcheuse direction, fléchit de nouveau, pour tomber tout à fait aubout de quarante-huit heures.

C’était, de nouveau, la menace de l’abandon etde la mort par la faim qui se dressait sur les têtes des quatremalheureux. Décidément le destin leur était contraire, et ledécouragement les envahit pour la seconde fois.

Sans compter que ce calme plat étaitprécurseur de nouvelles tempêtes. Allait-on subir derechef l’assautde quelque typhon des mers du sud, ces épouvantables furies du cielet de l’eau qui bouleversent la nature et changent parfois la faced’une terre entière ?

Jacques commença par rationner les vivres,l’eau potable surtout.

L’expérience précédente avait été suffisammentinstructive. Il ne fallait pas se laisser prendre au dépourvu. Dansce désert liquide, la plus terrible des épreuves était celle de lasoif, et l’on venait de la subir assez cruellement pour ne pointvouloir la recommencer.

Mais que pouvait l’énergie désespérée del’homme contre l’implacable rigueur du ciel et les misères dudénuement le plus absolu ? Les jours et les nuitss’écoulaient, épuisant les provisions, diminuant les forces desmalheureux.

Il y avait tout près de trois semaines que lesfugitifs avaient quitté Madras.

C’était miracle que leur frêle embarcationn’eût pas succombé aux assauts de l’océan.

De nouveau, la faim, la soif, la chaleureffrayante accomplirent leur œuvre.

Ils tombèrent l’un après l’autre, et, cettefois, chose étrange, ce fut l’enfant qui succomba le dernier.Guillaume Ternant lutta désespérément contre le mal.

Seul, il dut pourvoir au salut de sescompagnons, leur prodiguer ses soins, leur porter avec desprécautions infinies les rares gouttes d’eau chaude demeurée aufond des outres aux trois quarts vides. Puis, quand il eut vuJacques de Clavaillan en proie à un délire continu, s’abattrelui-même à l’arrière, incapable de faire un mouvement, le petitorphelin jugea sa tâche terminée et se coucha pour mourir à côté deson grand ami vaincu.

Chapitre 6LE SALUT

Combien de temps dura l’évanouissement deWill ?

Il n’aurait su le dire. Un poids énormes’était abattu sur lui et l’avait écrasé. Un instant, il avaitsenti les rayons du soleil l’envelopper comme d’une trame, lefouiller au travers de ses paupières écartées, lui creuser lesprunelles, lui vider le cerveau. Il avait perdu conscience.

Pas complètement toutefois, car il avaitréussi à se soulever un moment, à repousser le faix de cettelumière aveuglante.

Il avait promené autour de lui un dernierregard, un regard plein de vertiges, sur l’immense nappe bleueclapotante. Et, tout au fond du ciel, il avait vu une tacheblanche, à peine perceptible. Était-ce une hallucination ?

Un cri avait jailli de sa poitrine, critraduisant sans doute la dernière pensée concrète que sonimagination avait élaborée.

« Une voile à tribord » Il étaitretombé pour tout de bon, cette fois. Il avait perdu toutsentiment, toute notion des choses. Et il ne se souvenait plus derien.

Et, maintenant, il était descendu dans unhamac, la tête entourée de compresses. Sa prunelle, en reprenantconnaissance de la lumière, n’avait perçu que de l’ombre, une ombrefraîche, et il s’était demandé machinalement si cette obscuritén’était point celle de la tombe.

Tous les retours à la vie ont ce caractère duréveil après un pesant sommeil.

Peu à peu, le sentiment rentra plus précisdans l’âme de l’enfant.

Un mouvement de fléchissement mou, la cadenced’un balancement régulier lui révélèrent tout d’abord qu’il étaitencore sur la mer. Le roulis le berçait doucement, et c’était unalanguissement plein de caresses auquel s’abandonnait le petitWill.

Puis les idées revenaient, pareilles à deslambeaux d’étoffes disparates recousues entre elles par le fil ténud’une sensation lointaine, des données de la mémoire juxtaposéespar l’imagination, sans ordre, sans plan uniforme. Il se revoyaitdans la chaloupe, sous le soleil de feu, épuisé par la soif et lesprivations, luttant péniblement contre l’écrasement de ses forcespar le poids de toute la nature.

Il voyait Evel et Ustaritz tombant l’un aprèsl’autre, abattus, assommés par une chiquenaude des rayons brûlants,Jacques de Clavaillan succombant à son tour et se renversant,inerte, la nuque sur le plat bord, sans mouvement.

Lui-même, Will, survivait, mais d’une viemachinale, automatique, se soulevant parfois pour inspecterl’horizon. Et maintenant, le souvenir lui revenait d’une visionsuprême, d’une voile aperçue au lointain de la plaine bleue.

C’était tout. Quelque effort qu’il fît pourporter sa mémoire plus loin, il ne découvrait rien ; il neparvenait pas à ajouter une seule impression à toutes les autres.Une rupture s’était produite dans la trame de ses pensées, unelacune énorme existait dans son cerveau.

Fatigué de cette recherche vaine, l’enfantferma les yeux et voulut se replonger dans le bon sommeil dont ilvenait de sortir afin d’y retrouver le repos.

Mais on n’impose pas silence au langageintérieur de l’esprit.

Will ne se rendormit pas. Sa pensée le tintéveillé malgré lui.

Alors, il se fit un changement dans l’ordre deses réflexions.

Il voulut se rendre compte du lieu où il setrouvait, mieux connaître son séjour, car, maintenant, il n’avaitplus de doutes : il était bien vivant.

Son regard s’éleva d’abord au-dessus de lui,et, à la faveur du demi-jour, ses prunelles, habituées àl’obscurité, reconnurent une sorte de plafond de bois, très bas,touchant presque son front. De ces planches une odeurcaractéristique se dégageait, une odeur de goudron enduisant lesjoints, fermant l’entrée à l’humidité extérieure. Il était sur unnavire.

Oui, un navire très semblable à laBretagne, celui sur lequel jadis, en compagnie de sonpère, de sa mère et de sa sœur, il avait fait le voyage de Brestjusque dans l’Inde, ou plutôt jusqu’au moment où il avait étécapturé.

La couche sur laquelle il reposait était unhamac de grosse toile suspendu à de forts anneaux de fer et retenupar des crochets. Autour de lui régnait une sorte de corridor, et,en détournant la tête, l’enfant reconnut que ce corridors’allongeait en avant et en arrière de lui, dans les profondeurs dunavire. Ce premier coup d’œil éveilla sa curiosité. Il se mit surson séant et regarda mieux, à droite, à gauche, dans tous lessens.

Ce qu’il vit ne l’étonna pas absolument, maisl’émerveilla néanmoins.

Toute une suite de hamacs s’étendait en ligneà chaque bout du sien. Il y en avait une seconde ligne parallèle del’autre côté du navire, et Guillaume se rendit compte qu’il étaitdans la batterie d’un vaisseau de guerre.

Au-dessous de la rangée des hamacs, des trousclairs de sabords laissaient pénétrer la pâle lumière qui lui avaitpermis de distinguer tous ces détails.

Et, dans les sabords, des canons de cuivreallongeaient leurs gueules luisantes. Au pied des affûts solidementamarrés, des boulets s’étageaient en pyramides régulières.

Sur les flancs des monstrueuses bêtes debronze étaient disposés des écouvillons, des cuvettes, des seaux dediverses grandeurs.

La lueur externe mettait des taches éclatantessur les surfaces arrondies et polies des culasses, sur les longscylindres meurtriers, et Will, en promenant ses regards, en comptavingt-deux, onze de chaque côté.

Alors une crainte lui vint. À qui appartenaitce vaisseau de guerre ?

N’était-il pas anglais ? Est-ce que lesodieux geôliers de Madras n’avaient pas ressaisi leur proie ?À cette heure, où étaient Clavaillan, Evel et PiarrilleUstaritz ? Étaient-ils vivants seulement ?

Toutes ces questions se pressèrent dansl’esprit de l’enfant et le remplirent d’angoisse.

Il s’y mêlait de la douleur et del’effroi : de la douleur à la pensée de ses compagnons decaptivité et de fuite, de l’effroi devant la perspective du sortqui l’attendait.

Ce sentiment cruel le tortura pendant uneinappréciable durée. Mais, lentement, un apaisement se fit. Il serassura progressivement.

S’il était au pouvoir des Anglais et qu’on luivoulût du mal, on n’aurait pas pris soin de le recueillir avec tantde précautions, de l’entourer d’autant de vigilance. On l’eûtprobablement jeté à fond de cale comme une marchandise avariée, enattendant qu’on le lançât par-dessus bord, avec un boulet auxpieds, ainsi qu’il l’avait vu faire sur la Bretagne auxpassagers morts.

Ces réflexions lui parurent suffisammentconcluantes pour calmer ses appréhensions, et il attendit avec plusde Confiance les événements.

Si longues, si compliquées qu’elles eussentété, elles avaient duré fort peu de temps, et il n’y avait pas unquart d’heure qu’il s’était éveillé de son pesant sommeil,lorsqu’une voix qu’il connaissait bien le fit tressaillir.

« Eh bien, petit Will, disait cette voix,ça va-t-il mieux ?

— Monsieur de Clavaillan !s’écria-t-il avec un accent de joie profonde.

— Allons ! je vois que ça ne va pastrop mal, répliqua Jacques, et que mes craintes à ton sujet étaientvaines. Car j’en ai eu de vives, tu sais ?

— Et moi aussi, dit naïvement l’enfant.J’ai eu grand’peur.

— Peur de quoi ? questionnal’interlocuteur en souriant.

— J’ai mis du temps à reconnaître quej’étais vivant et que je ne me trouvais plus sur notre pauvrechaloupe. J’ai même pleuré en pensant à vous et à Evel etPiarrille. J’ai cru que vous étiez morts tous les trois, puisque jene vous voyais pas et que j’avais été pris par les Anglais. Est-ceque Piarrille et Evel sont vivants comme vous ?

— Oui, grâce à Dieu, mon garçon. À direle vrai, Evel n’est pas très valide et il est comme toi couché dansun hamac.

— Mais, moi, c’est fini, monsieur deClavaillan, c’est fini. Je ne suis plus malade.

— Alors, tu voudrais te lever, je parie.Je ne sais si je dois te le permettre.

— Oh ! permettez-le-moi !Laissez-moi aller avec vous voir Evel, dites !

— Bon ! je te le permets. Mais cen’est pas moi qui commande ici. Il faut d’abord que je te présenteau commandant. Tu en seras content, d’ailleurs.

— Au commandant ! Alors, ce ne sontpas des Anglais, comme je l’ai craint ! »

Jacques éclata de rire et ce rire sonnabruyamment dans la batterie.

« Des Anglais ! Ah ! non, pourle coup, ce ne sont pas des Anglais, et je t’assure même quepersonne ne déteste plus les Anglais que le commandant. »

Tout en causant, il avait fait passer àl’enfant des vêtements de toile que Guillaume revêtit avec unempressement plein d’allégresse. Grand et fort pour son âge, legamin eut tout de suite l’allure et les dehors du plus crâne moussequi eût jamais grimpé à la pomme du grand niât.

Quand il fut sur pied, Jacques le prit par lamain, car il était encore un peu sous le coup de l’étourdissementque lui avait causé son insolation.

Will marcha ainsi aux côtés de son grand amijusqu’à l’extrémité de la batterie. Là il gravit un escalier de dixmarches et se trouva à ciel ouvert, ébloui par la clartéextérieure, devant la porte de la cabine du commandant dépendant duroufle surélevé sur le pont.

Jacques poussa la porte devant lui et, dès leseuil, interpella un personnage étendu sur un cadre de bois depalissandre, dans une ombre rafraîchissante.

« Commandant, voici le mousse que vousavez sauvé avec nous. »

Une voix un peu rude répliqua, se faisantpourtant bienveillante :

« Ha ! ha ! Approche un peu,garçon, qu’on voie comment tu es fait. »

Guillaume fit trois pas en avant et dévisageacelui qui parlait. Il ne put retenir un cri.

« Monsieur Surcouf ! »

Le corsaire, car c’était lui, ne putdissimuler son étonnement.

« Ah ! çà, tu me connais donc,gamin ? Et d’où me connais-tu ? Parle, pour voir.

— D’où je vous connais ? Mais dujour où nous vous avons rencontré en mer, et où mon pauvre pèrevous a soigné. Est-ce que vous l’avez oublié ? Même que vousaviez promis à papa de faire de moi un bon matelot. »

Tandis que Surcouf, recouvrant la mémoire,souriait affectueusement, Jacques de Clavaillan intervint pourconfirmer les paroles de Will.

« Ce gamin est le fils du docteurTernant, passager du navire la Bretagne, qui vous pansa,il y a trois ou quatre ans, et fut pris par les Anglais. C’est desa veuve et de ses enfants que vous m’avez donné la mission dem’occuper.

— Oui, oui, je me souviens très bien,Clavaillan, et je suis bien aise que vous avez réussi dans vosdémarches. Comment avez-vous laissé cette pauvreMme Ternant ? Elle avait un autre enfant, si je ne nietrompe, une belle petite fille, ma foi ? Qu’est-elledevenue ?

— Elle est auprès de sa mère, àOotacamund, dans les Nielgherries, et promet d’être aussi belle quesa mère. Je me suis engagé à la prendre pour femme quand elle seragrande, si Dieu me prête vie. »

À ces paroles le cœur de Will se gonfla et lesouvenir de sa mère et de sa sœur fit monter des larmes dans sesyeux.

Le corsaire parut touché de cette preuve desensibilité. Il mit amicalement sa main sur la tête du garçonnet etlui dit doucement :

« Bien, ça, petit. Je vois que tu as boncœur. Tu aimes bien ta famille. Mais apprends ceci : on nepleure pas dans notre métier. Un marin a la peau des joues troptannée pour les mouiller d’autre chose que d’eau salée. Tâche dedevenir vite un homme pour aller délivrer ta mère.

— Oui, commandant, répliqua Will, quiessuya vivement ses paupières du revers de sa main nerveuse etcomprima les hoquets de sa gorge.

Clavaillan, ajouta Surcouf, puisque vous voilàavec nous, je vais vous confier le soin de prendre le commandementde la Liberté, dès que nous serons à la Réunion. Vous pourrezgarder ce moussaillon dans votre équipage, et aussi les deux hommesque vous avez ramenés. »

Il congédia sur ces mots son lieutenant etGuillaume, et alla reprendre sa place sur son banc de quart, afinde presser la manœuvre.

« Tu vas venir déjeuner avec moi, petit,dit alors le marquis. Présentement, nous ne figurons ici qu’à titrede passagers. Nous serons en terre française sous trois jours, etlà tu entreras au service pour tout de bon. En attendant, Ustaritzet moi, Evel quand il sera debout, nous continuerons les bonnesleçons de Madras. Tu pourras grimper aux haubans tout à ton aise etachever l’apprentissage que tu as si rudement commencé à bord de lachaloupe. »

Will descendit de nouveau dans la batterie,afin d’embrasser le pauvre Evel.

Il trouva le Breton très affaibli. Parbonheur, la congestion cérébrale, due à l’action des rayonssolaires, avait pu être détournée. Evel avait repris ses sens, et,bien qu’il souffrît beaucoup de la tête, avait retrouvé l’usage dela parole.

Il voulut raconter à l’enfant les péripétiesde leur sauvetage. Mais Jacques de Clavaillan s’y opposa et fitobserver rigoureusement les mesures de précaution imposées par lapratique de cette zone redoutable.

Un repos absolu pouvait seul assurer le promptet complet rétablissement du malade.

Mais le silence était imposé à Evel, il nel’était pas à son compagnon.

Le Basque put donc se dérouiller la langue etraconter à Guillaume, avec un grand luxe de détails, l’événementmiraculeux qui les avait arrachés à la mort.

Il le fit avec cette faconde joyeuse quel’homme du Midi ne perd jamais.

« Cric ! dit-il pour commencer,selon le formulaire obligé des matelots.

— Crac ! » répondit le gaminqui n’aurait eu garde de pécher contre cette règle à laquelle aucunapprenti marin ne saurait se soustraire sans forfaiture.

Et le reste de la formule fut prononcé :« Une morue dans ton sac, une ! etc. »

« Donc, pitchoun, fit enfin Ustaritz,sache que nous étions au plus bas, et même que moi qui te parle,j’étais déjà descendu au tréfonds de l’enfer lorsque…

— Piarrille, interrompit naïvementGuillaume, est-ce que tu n’es pas né à Marseille ? »

« L’enfant de quelqu’un »,l’Euskare, bondit à cette hypothèse insultante.

« Né à Marseille, moi, moi, un Moco,petit ? Et pourquoi me demandes-tu ça ?

— C’est parce que, à bord de laBretagne, chaque fois qu’un passager racontait unehistoire extraordinaire, mon père disait : « Il est deMarseille, celui-là ! »

Piarrille Ustaritz, originaire d’Azcoïtia, oupeut-être de Saint-Jean-de-Luz, haussa les épaules.

« Ton père était un Breton, comme cetteandouille d’Evel, petit ; ça se voit tout de suite, et, saufle respect des morts, tu feras bien de ne pas lui ressembler, sansquoi tu pourrais devenir un grand médecin, possible, mais tu neserais qu’un failli chien de matelot. »

Guillaume se le tint pour dit et n’osa plusinterrompre le conteur.

Mais celui-ci avait sur le cœur la suppositiondésobligeante de son auditeur.

Il voulut en détruire l’effet sur-le-champ, etreprit avec une solennelle emphase :

« Apprends, gamin, que je me nomme PierreUstaritz, dit Piarrille, par abrégé, natif des Pyrénées, en laprovince de Gascogne, que je suis Basque et que j’ai eu l’honneurd’être mousse et même matelot, sous M. le bailli de Suffren,que j’ai été prisonnier des Anglais et retenu dans l’Inde où, fautede mieux, j’ai essayé de planter du café, ce qui ne m’a pas réussi.C’est pourquoi, comme l’ami Evel, je me suis décidé à suivre lemarquis le jour où il nous a offert de filer avec lui.

« Maintenant, te voilà renseigné, et jeme plais à croire que tu ne commettras plus la sottise de me croired’un autre pays que le mien. Je te ferai voir, d’ailleurs, toute ladifférence qu’il y a entre un Basque et un Marseillais. »

Will accepta docilement cette leçond’ethnologie peu compliquée.

« Mais, reprit le Basque, tu attends demoi que je te dise comment nous avons été sauvés. Ce n’est pas trèscommode, attendu que tu en sais presque autant que moi, puisquec’est toi qui es tombé le dernier au fond du bateau.

« Voilà donc que nous étions tous affaléssous le grand soleil, en train de passer tout doucement dansl’autre monde, lorsque quelque chose qui ressemblait à un fortpincement m’a secoué. Et, sandious, la douleur était si vivequ’elle m’a réveillé.

« Du coup, je me suis redressé, ce quim’a montré une nuée de frégates et d’autres bêtes à grandes ailess’envolant de dessous la chaloupe. Il y en avait assez pour nousdévorer tous, en un quart d’heure, si nous avions été morts.Seulement, nous ne l’étions pas. Au mouvement que je fis, toutecette vermine s’envola avec des cris, et je m’aperçus alors que majambe gauche saignait. C’était encore heureux que la sale bête fûtvenue me prendre par là au lieu de me vider un œil, comme elleaurait pu le faire d’un coup de bec. Et donc, il était solide, cebec, et il m’avait emporté un pouce de chair.

« Je n’étais pas bien solide, de vrai.Cependant, je parvins à me tenir debout et, alors, ce que je visacheva de me rendre des forces.

« À un quart de mille de nous, un grandnavire s’approchait tout doucement, et à une dizaine d’encablures,un canot s’avançait avec huit rameurs.

« Je n’eus pas le temps de réfléchir, et,d’ailleurs, je ne l’aurais pas pu, tant ma tête tournait dans tousles sens. Presque aussitôt le canot nous accosta. Deux matelotssautèrent sur notre bord, et l’un d’eux m’interrogea.

« Mais faut croire que j’étais paralyséde la langue, car je ne pus articuler un seul mot. Je fis entendreune espèce de grognement sourd, et l’homme qui m’avait questionnédit à l’autre en français :

« “Le pauvre gars me paraît bien malade.Il est idiot, pour le sûr et le certain.

« — Dame ! répondit le camarade,c’est peut-être le soleil qui lui donné sur lacoloquinte ?

« “Ça s’est vu, ces choses-là, pas plusloin que chez nous.”

« Alors, il vint à moi, en me faisant dessignes, et, comme le canot était bord à bord avec la chaloupe, ilm’aida à y monter en me tendant la main.

« Deux autres des matelots vinrent lesrejoindre sur la chaloupe, et, l’un après l’autre, on vous tiratous, toi le premier, pitchoun et on vous embarqua dans le canot dugrand navire. Quand ce fut le tour de M. de Clavaillan,l’un des hommes, le plus vieux, après l’avoir regardé, jeta uncri :

« Sainte Mère ! mais c’est lelieutenant que nous « avons ramassé là ! »

« Lorsque tout le monde fut dans lecanot, celui-ci vira de bord, traînant la chaloupe à la remorque,et revint vers le vaisseau qui continuait à revenir vers nous.

« Pendant ce temps, le barreur du canotavait débouché une gourde et nie l’avait tendue en me disant avecun gros bon rire :

« “Tiens, matelot, croche là dedans etrince-toi le goulot. Ça te fera du bien.”

« Il avait raison. Je crois bien qu’à cemoment-là il y avait quarante-huit heures que nous n’avions pas buune goutte. C’était du bon vin de France qu’il y avait dans lebidon du quartier-maître.

« J’en bus deux lampées qui meremontèrent tout de suite. Elles me délièrent la langue.

« Ils furent encore plus étonnés que moide me voir parler.

« “Ah ! çà, tu n’es donc plusidiot ? » me cria le premier que j’avais vu.

« – Idiot ! répondis-je. Tu l’espeut-être plus que moi, matelot ?”

« Il ne se fâcha pas. Il enjamba le bacet vint s’asseoir à mon côté.

« Alors, il se mit à me poser desquestions, me demandant qui j’étais, qui vous étiez, vous autres,d’où nous venions. Et quand je lui eus dit que nous nous étionssauvés de chez les goddems sur cette mauvaise barque, il n’yvoulait pas croire. Heureusement que le vieux qui avait reconnuM. Jacques me donna raison. D’ailleurs, nous étions arrivés auvaisseau.

« C’est, ma foi, un beau vaisseau, petit,une corvette digne de celui qui la commande, et qui porte trentebeaux canons sur le pont et dans la batterie.

« On nous fit tous monter par l’échellede coupée. Quand je dis qu’on nous fit monter, je veux dire que jefus seul à monter.

« Les autres arrivèrent en haut sur lesépaules des camarades, toi le premier, vu que tu ne pèses paslourd.

« On nous mena tout droit dansl’entrepont ; on nous donna des hamacs avec des matelas detoile, et le capitaine Surcouf vint tout de suite nous voir.

« C’est un rude gars, le capitaineSurcouf. Eh bien ! en reconnaissantM. de Clavaillan, il se mit à pleurer comme un enfant età l’embrasser de tout son cœur, si bien que M. Jacques finitpar se réveiller, lui aussi.

« Pour Evel, ce fut plus long.

« On le bassina avec de la moutarde pourlui faire descendre le sang qu’il avait dans la tête, et tu as puvoir qu’il n’est pas encore remis de la secousse. Quant à toi, ont’entoura la tête de linges mouillés et l’on te laissa bientranquille à l’ombre pour te reposer. »

Will avait écouté de toutes ses oreilles cerécit assez décousu.

Lorsque Ustaritz eut terminé, il lui posa àson tour quelques questions.

« Quand tout cela est-il arrivé ? Jeme souviens que j’avais aperçu le vaisseau avant de tomber au fondde la chaloupe. Mais, sur le moment, je n’avais pas la force dem’assurer que je ne rêvais pas tout éveillé.

— C’est arrivé avant-hier, pitchoun. Nousavons dormi longtemps, probable.

— Et comment s’appelle le vaisseau surlequel nous naviguons maintenant ?

— Il s’appelle la Confiance,petit, et, de vrai, il mérite son nom.

— La Confiance, c’est un beaunom, en effet matelot. Je l’aime.

— Je te crois que tu peux l’aimer !Sans lui, à cette heure, les mouettes nous auraient tous “mangéssans nous laisser le loisir de dire ouf !” »

On comprend que cette narration eût mis engoût le garçonnet.

Aussi, dès que le Basque eut achevé son récit,Guillaume, se rappelant les prescriptions de Clavaillan, mitPiarrille en demeure de lui donner sa première leçon de manœuvredans les mâts de la corvette.

Quelle que fût sa vantardise habituelle deGascon, Ustaritz dut confesser que vingt-quatre heures lui étaientencore nécessaires pour se remettre sur pied.

Ce ne fut donc qu’une prolongation du reposprescrit, et Guillaume dut regagner son hamac, afin d’y achever sajournée.

Il ne s’en plaignit pas, du reste, ses membresétant très las du long séjour qu’ils avaient fait dans la chaloupede milord Blackwood.

Le lendemain, quand il s’éveilla aux noteséclatantes de la trompette sonnant la diane dans la batterie, ilfut prompt à quitter sa couche afin de prendre sa part des fatigueset des travaux de ses compagnons de route.

Maintenant, il était tout fier d’habituer sonesprit et son corps à ces épreuves de la vie et de la mort,épreuves que tout vrai matelot doit se sentir sans cesse prêt àsubir.

Il n’avait plus bien longtemps à supportercette expérience première.

Deux jours ne s’étaient point écoulés que lescôtes de l’île Bourbon apparurent paraissant sortir lentement desprofondeurs de la mer.

Chapitre 7L’EQUIPAGE D’UN CORSAIRE

C’était vraiment un beau navire que laConfiance.

Il représentait le type de ces vaisseaux quel’image nous fait connaître.

Haut de l’avant, il l’était plus encore del’arrière. Ses trois mâts, légèrement inclinés vers l’avant,portaient crânement leurs voiles carrées.

Il se comportait à la mer comme un cheval derace sous la main d’un cavalier expérimenté. Ses larges flancss’asseyaient bien sur l’eau et le soutenaient comme se soutiennentles hippocampes de la mythologie attelés au char de Neptune. Et,chaque fois qu’il évoluait, on voyait luire à ses robustes hanchesles quatorze gueules dorées de ses canons.

Une pièce plus grande s’allongeait un peu enarrière du beaupré, une plus petite sur l’étambot. Surcouf avait,en effet sur cette question émis une opinion remarquable, digne deson impétueuse vaillance.

« L’ennemi ne doit me voir que lorsque jefonce sur lui, et, s’il lui prend fantaisie de me tourner, il fautqu’il sache que j’ai le dard du scorpion. »

Et, cependant, il soupirait quand on lecomplimentait sur son navire.

Cette robuste Confiance n’était pointencore le vaisseau de ses rêves.

« Sans doute, sans doute, disait-il enhochant la tête, c’est une bonne bête, qui fait bien sa besogne.Mais ce n’est qu’un cheval de labour, digne des preux du bon vieuxtemps. Il serait mieux avec une armure de fer. Ce que je rêve,c’est un bateau fin et délié, maigre comme un coursier arabe, quipuisse filer ses douze ou treize nœuds sous un bon vent. »

Ainsi l’illustre corsaire avait déjà laconception de notre marine contemporaine vêtue de fer, avec sadivision en cuirassés et en croiseurs.

À cette époque, Robert Surcouf, à peine âgé detrente-deux ans, avait déjà la renommée d’un des plus habilescoureurs de mer qu’on pût rencontrer. Il venait de gagnerdéfinitivement le grand procès qu’il soutenait depuis neuf anscontre l’administration coloniale pour le règlement de sa part dansla prise du Triton, vaisseau anglais de vingt-six canons, et dequatre autres navires de la même nation et d’un danois, qui avaitrapporté cent seize mille piastres.

Napoléon, devenu empereur, avait, d’autorité,liquidé cette querelle, et fait compter au vaillant marin quinzecent mille francs, plus deux cent mille prélevés sur sa cassettepersonnelle.

Les deux années de paix dont le monde avaitjoui avaient créé des loisirs à l’infatigable batailleur, et il lesavait occupés à élaborer le plan du bateau idéal sur lequel il seproposait de reprendre ses courses terribles. Aussi, dès la rupturede la paix d’Amiens, en pressait-il la construction.

Présentement, le futur corsaire était sur leschantiers de Saint-Denis, et l’on pouvait déjà en admirer lesformes élégantes et fortes en même temps.

Surcouf avait fait grandement les choses. Ilavait affecté cinq cent mille francs à la construction de cevaisseau merveilleux.

En attendant, pris de court, il avait étécontraint de se servir de la Confiance.

Or, c’était à bord de la Confiancequ’il venait de livrer bataille à une corvette anglaise, qu’ill’avait coulée, et, après avoir capturé son équipage, l’avaitgénéreusement relâché à la pointe méridionale des Maldives.

Puis, pour assurer le salut de ces malheureux,il avait donné la chasse à un bateau anglais auquel il avait imposépour toute corvée de guerre de rapatrier leurs malheureuxcompatriotes.

Cet exploit, digne des héros antiques, avaitvalu au jeune corsaire une immense renommée, et, lorsqu’il rentra àla Réunion, vers la fin du mois d’août, il trouva la population eneffervescence.

On l’accueillit triomphalement ; on luidressa des arcs de triomphe, on jeta des fleurs et des palmes sousses pas. Le gouverneur anglais de Maurice lui adressa un messageavec une couronne d’or pour le complimenter de sa magnanimité.Surcouf devint le héros des légendes de mer.

Or, à la même époque, de graves événementss’accomplissaient en Europe. La France perdait sa dernière flotteet l’Angleterre son plus illustre marin.

Le 21 octobre, en effet, pendant que Napoléon,dont les projets de débarquement en Grande-Bretagneavaient échoué au camp de Boulogne, entrait victorieusement àVienne, dans le palais de Schönbrunn et s’apprêtait à écraser lapremière coalition à Austerlitz, Nelson mourait glorieusement àTrafalgar, après avoir détruit les vaisseaux franco-espagnols deVilleneuve, et tué les deux amiraux Magon et Gravina.

Ces nouvelles traversèrent le globe et vinrentajouter de nouveaux stimulants aux fièvres patriotiques des deuxnations rivales.

Des récits de tout genre circulèrent,enflammant l’ardeur des combattants.

Les Anglais se répétaient avec transports lesdernières paroles de Nelson.

S’adressant à son capitaine de pavillon, legrand marin, atteint d’une balle en pleine poitrine et sentant lamort venir, s’était écrié en tombant « Hardy, Hardy, lesFrançais en ont fini avec moi. »

De leur côté, les vaincus de la terriblejournée citaient des faits d’héroïque constance.

Ils narraient le trait admirable de cecapitaine de vaisseau, renouvelé de celui de Dupetit-Thouars àAboukir, lequel, ayant les deux jambes emportées par un boulet,s’était fait placer dans un baril de son, afin d’atténuer la pertede sang et commander jusqu’à son dernier soupir la manœuvre auxvaisseaux placés sous ses ordres.

Tout cela alimentait les conversations etentretenait le feu des énergies.

Les détails abondaient, car les gazettesanglaises et françaises insistaient longuement sur l’événement.Elles disaient l’incroyable bravoure déployée de part et d’autre,la prodigieuse lutte soutenue par le vaillant commandant Lucas duRedoutable contre le Victory où se trouvaitNelson en personne, et où il avait été blessé mortellement, en mêmetemps que contre le Neptunus, autre vaisseau anglais dequatre-vingts canons.

En attendant qu’on prît la mer, Evel, Ustaritzet le petit Will passaient leurs journées aux alentours du port,suivant avec impatience les progrès des réparations à faire à laConfiance et ceux de la construction du futur vaisseau quese réservait Surcouf.

Car on prêtait au corsaire l’intention d’agirsur une plus vaste échelle, c’est-à-dire de partir en course avecun second que la rumeur publique désignait déjà en Jacques deClavaillan.

On ne se trompait point. Le Malouin avaitappelé son compatriote qui était en même temps son frère d’armes,et lui avait fait la proposition de se mettre à deux pour donner lachasse à l’ennemi.

« Marquis, lui avait-il dit avec sarondeur habituelle, je te laisse le choix de redevenir lieutenant àmon bord, ou de me seconder en prenant toi-même le commandementd’un autre navire. »

À quoi Clavaillan avait répondu sur le mêmeton :

« Parle franc jusqu’au bout, Robert. Jecomprends bien que tout le temps que mes habits rouges m’ont gardéen leur aimable compagnie, tu n’as pas pu te passer de second. Et,maintenant, il t’est difficile de congédier ce brave Cléden, ou dele faire descendre d’un rang pour le mettre au-dessous de moi.C’est, en effet, un excellent marin et, de plus, un homme auquel jedois le respect de l’âge.

— Tu as deviné, mon cher Jacques,répliqua Surcouf en riant.

— En conséquence, reprit le marquis, bienque tu me laisses le choix, je ne l’ai guère. J’accepte donc decommander ton second navire. Seulement, où est-il, ce second ?Car je n’imagine pas que celui qu’on te construit en ce momentpuisse être lancé avant deux mois au moins.

— Voilà ce qui te trompe, matelot. Ilsera paré dans quinze jours.

— Dans quinze jours ? Tu te moquesde moi.

— Pas le moins du monde. Dans quinzejours, je l’ai dit et je le répète.

— Mais tout est à faire à l’intérieur.C’est à peine si les deux ponts sont terminés. Il n’y a nicloisons, ni cabines. La soute aux poutres n’est pas aménagée.

— Voyons, fit Surcouf, en haussant lesépaules, ce n’est pas sérieusement que tu me dis cela ? As-tuvisité le bateau ? Il n’y manque, à vrai dire, que legréement. Pour le reste, les charpentiers le finiront enmer. »

Et, prenant Clavaillan sous le bras, Surcoufle conduisit aux chantiers.

Là, il lui fit visiter dans tous ses détailsle nouveau bâtiment.

Celui-ci avait été construit sur les plans etd’après les coupes de Robert Surcouf lui-même.

Fils d’armateur, le corsaire avait sucé, enquelque sorte, avec le lait de sa mère, sa vocation de marin. Ilavait appris dès son enfance ce métier de constructeur dans leschantiers qui fournissaient à son père ses meilleurs et ses plusrapides navires.

C’était même, en ces temps de prime jeunesse,une cause perpétuelle de souci pour la famille Surcouf que lesfugues nombreuses et imprévues du jeune Robert hors du collège d’oùil avait fini par être expulsé. Si l’enfant n’avait mordu ni aulatin, ni au grec, en revanche, il s’était rompu à tous lesexercices du corps et avait acquis une science consommée de laconstruction.

Il venait d’en fournir la preuve en mettantsur chantier le nouveau vaisseau avec lequel il s’apprêtait àcourir les mers, et auquel, par allusion à son inaction de la paixd’Amiens, et surtout au bruit de sa mort qui avait couru avecpersistance, il avait donné le nom significatif deRevenant,marquant par là que Surcouf ressuscité seraitplus redoutable que Surcouf vivant.

Le Revenant était un bateau long desoixante-huit mètres, d’une jauge de trois mille tonneaux, à lacoque étroite et effilée, à l’étrave creuse et fuyante, avec desjoues évidées et de fortes hanches.

Sa quille, par une conception qu’ont adoptéeplus tard les embarcations de course, était plus profonde à l’avantqu’à l’arrière, si bien que celui-ci semblait reposer simplementsur l’eau.

Un triple balcon garnissait l’étambot et legaillard était protégé par des madriers vêtus de tôle d’acier,encore une innovation par laquelle le jeune marin anticipait sur laconstruction de l’avenir.

Les trois-mâts étaient inclinés vers l’avant,afin d’y porter toute l’action du vent et prévenir en même tempsles ruptures par excès de résistance. Les deux ponts formant lesbatteries étaient surmontés de substructions qui servaient au logisde l’équipage. Celui-ci, d’ailleurs, devait faire l’objet d’un triméticuleux.

« Vois-tu, disait Surcouf à Clavaillan,j’ai mes idées très arrêtées là-dessus. Les meilleurs matelots deFrance et du monde entier sont les Bretons. Après eux viennent lesgens du pays basque et ceux des côtes de Flandre. Les Mocos ont desqualités d’entrain et de bonne humeur qui les rendent précieux dansun équipage.

« Je tâcherai donc d’assembler dans lemien tous ces éléments. Mais, comme il est possible que je ne lestrouve pas dans les proportions désirables, j’y suppléerai avec desnègres, des Hindous et des Malais, lesquels, bien encadrés et bienentraînés, font encore des marins très passables. »

On se mit donc en quête de trouver les hommesnécessaires à cette organisation spéciale.

Les quelques semaines qui précédèrentl’appareillage, chacun des deux chefs d’expédition employa sontemps au mieux des intérêts de la commune entreprise.

Si occupé qu’il fût par ses devoirs decommandant, Jacques de Clavaillan n’oubliait pas son petit amiGuillaume Ternant.

Will avait aujourd’hui douze ans accomplis, etson baptême de gabier avait été assez rude pour qu’il fûtfamiliarisé avec la mer.

Il lui restait à faire l’apprentissage de laguerre, et ce n’était pas le plus facile.

Un nouveau scrupule hanta l’âme du jeunemarquis, scrupule digne de la grande délicatesse dont il avait déjàdonné tant de preuves à la famille Ternant. Il se demanda s’ilavait vraiment le droit d’entraîner cet enfant dans les hasards deson aventureuse carrière et de l’exposer à ses formidablesdangers.

Il appela donc Guillaume et voulutl’interroger avec soin.

L’enfant devina tout de suite, à laphysionomie de son ami, que de nouveaux doutes avaient assaillil’esprit de celui-ci.

Il se tint donc debout devant lui, le cœurétreint d’une inquiétude, gardant un silence, qui trahissaitd’ailleurs son angoisse.

« Guillaume, commença Jacques deClavaillan, nous sommes à la veille d’appareiller. Au moment departir, j’hésite à t’emmener.

— Vous hésitez ? » murmuraWill.

Et, comme le marquis gardait le silence,l’enfant poursuivit :

« Est-ce que vous n’êtes pas content demoi ? Ai-je fait quelque chose de mal ?

— Non, répondit spontanément Jacques. Jen’ai que des éloges à t’adresser.

— Alors pourquoi ne voulez-vous pasm’emmener ?

— Je n’ai pas dit que je ne veux pas,Will. J’ai ait que j’hésite.

— Ça revient au même, bon ami. Pourquoihésitez-vous ? »

Le marquis était debout. Il arpentait lachambre à grands pas, les mains derrière le dos, en proie à unevisible perplexité.

« Voilà un an que j’ai quitté l’Inde,reprit Will, et ma résolution n’a pas failli. Plus que jamais, jeveux être marin. Je vous l’ai affirmé. »

Jacques se plaça en face de lui, les brascroisés, le dévisageant bien :

« Marin, je veux bien, Mais marin ne veutpas dire corsaire.

— Qu’est-ce que ça veut dire,alors ? » interrogea naïvement l’enfant.

La question était si naturelle, si franche,que Jacques éclata de rire. « Tu n y as pas réfléchi,reprit-il. Ne t’es-tu mais demandé s’il n’y a point de marins entemps de paix ? À quoi servent-ils ?

— Pardon ! Je me suis posé cettequestion. Je sais fort bien qu’il y a des marins autrement qu’entemps de guerre, et en puis d’autant moins douter que mon premiervoyage s’est fait sur un navire de commerce.

— Eh bien ! tu viens de répondretoi-même à ta question, Will.

— En ce cas, bon ami, il n’y a pasd’erreur possible. Je ne veux pas être marin de commerce.

— Comment ? Tu n’aurais pas deplaisir à courir la mer comme un voyageur de profession, à voir dupays, à respirer le grand air du large ?

— On a ce même plaisir sans être simplematelot de commerce. »

Jacques éprouva un réel embarras. Il sentaitles arguments lui manquer.

Il désigna du doigt un siège à son petit ami,et lui dit doucement :

« Assieds-toi et écoute-moi avecattention. Tu me comprendras mieux.

« Je m’explique volontiers que tu neveuilles pas être matelot pour convoyer des barriques de vin, dessacs d’épices ou des ballots de coton. Mais il y a une autre façond’être marin et de prétendre à la gloire de la vie maritime.

— Sans doute, interrompit l’enfant, c’estd’être libre comme vous, c’est-à-dire corsaire, et de livrerbataille tous les jours aux Anglais. »

Un nouveau sourire se joua sur les lèvres deJacques de Clavaillan.

« Ainsi, dit-il, pour toi, il n’y a quedeux sortes de marins : les corsaires et ceux qui ne le sontpas ? C’est bien ainsi que tu l’entends ? »

Et, comme le garçonnet répondait oui de latête, Jacques reprit :

« Eh bien ! il y a une autre façond’être marin, et même, à vrai dire, c’est la meilleure pour ne pasdire l’unique manière, de l’être glorieusement. »

Guillaume ouvrit de grands yeux pleinsd’étonnement.

« Tu vas comprendre, poursuivit soninterlocuteur. Nous autres, corsaires, nous ne sommes tels queparce qu’il ne nous est pas possible d’être autre chose. Noussommes les irréguliers de la mer, à peine un peu plus que despirates, avec cette différence pourtant que nous combattons pour lapatrie et que nous y sommes autorisés par des lettres de course.Mais cela n’empêche pas les Anglais de nous traiter en vraisforbans, et, si nous avons le malheur de nous laisser prendre, denous pendre aux vergues de leurs vaisseaux ou de nous envoyerpourrir sur les pontons.

« Les vrais marins qu’on traite enprisonniers de guerre sont ceux qui servent à bord des bâtiments del’État. Ceux-là sont des réguliers. Ils obéissent à des ordresprécis, ils ont des officiers élevés dans des écoles ; ils ontde grands bateaux avec de grands canons et ils livrent bataille àl’ennemi, ayant pour eux les droits de la guerre.

— Et, demanda Will, est-ce qu’ils valentmieux que les autres ? »

Jacques de Clavaillan demeura un instant àcourt, interloqué par cette question étrange, sous laquelle ilpressentait une ironie.

« Que veux-tu dire par “meilleurs” ?Qu’entends-tu par là ? interrogea-t-il.

— Je veux savoir s’ils sont plus braves,s’ils connaissent mieux le métier.

— Dame ! il faut le supposer,puisqu’ils font des études pour cela.

— Alors, comment se fait-il qu’ils aientété battus deux fois à Aboukir et à Trafalgar, alors que ni Surcoufni vous n’êtes jamais battus ? »

L’objection était grave. Elle allait àl’encontre des intentions du marquis.

« Petit, répliqua-t-il, un peu bourru,les hommes les plus braves et les plus habiles peuvent avoir unemauvaise chance, les circonstances contre eux, toutes sortesd’obstacles imprévus. Cela ne prouve point qu’ils vaillent moinsque d’autres, mais seulement qu’ils ont moins debonheur. »

Et, coupant court à ces réflexions, il posa àson tour une question directe :

« Voudrais-tu être de ces marins-là,Guillaume, travailler et étudier en vue de l’épaulette d’officieret rentrer ainsi dans l’existence régulière ? »

Les yeux de l’enfant s’allumèrent. Une flammey brilla soudain.

« Et vous croyez que j’y pourrais serviraussi bien mon pays ?

— Tu le servirais mieux, puisque tu luidonnerais toute ta vie, que tu lui consacrerais toute ta carrière.Ce serait la plus noble des existences.

— Et pourrais-je être plus utile à mamère et à sœur en faisant ainsi ?

— Ta mère et ta sœur jouiraient mieux dela fortune et de la gloire que tu pourrais acquérir. La Francemanque de marins. La voie t’est largement ouverte. Tu n’as qu’à yentrer résolument. »

Guillaume avait penché la tête. Ilréfléchissait.

Quand il la releva, sa pensée s’était faiteprécise. Il demanda :

« Mais, pour devenir officier, pour faireces études dont vous me parlez, il faut aller en France, n’est-cepas ?

— Oui, naturellement.

— Alors vous me ramèneriez enFrance ? » Clavaillan fit un geste évasif et répondit surun ton analogue :

« Bien certainement, je te mènerai enFrance, dès que je pourrai.

— Dès que vous pourrez ? Et quandpourrez-vous m’y mener ?

— Dame ! Quand la mer sera libre,quand nous l’aurons débarrassée des Anglais, dans un an ou deux,lorsque l’Empereur aura débarqué en Angleterre et sera rentré àLondres.

— Et, d’ici là, soupira Guillaume, quedevrai-je faire ?

— D’ici là, on te mettra au collège ici,et tu y commenceras tes études. »

Alors, la volonté fit explosion en une paroledigne d’un homme.

« Eh bien ! non, bon ami, je ne veuxpas de ça.

« Vous m’avez emmené pour faire de moi unmousse de Surcouf.

« Plus tard, je serai officier, s’ilplaît à Dieu. Pour le moment, mousse je suis, mousse jeresterai. »

Et ce fut la fin de l’entretien entre l’hommeet l’enfant.

Jacques de Clavaillan s’en fut retrouverSurcouf. Il laissa éclater son admiration avec une sincérité quifit rire son compagnon d’armes.

« En vérité, Robert, tu m’émerveilles. Iln’y a pas un armateur, pas un constructeur dans le monde entier quiaurait pu concevoir et exécuter le plan d’un pareil navire. Voilàune frégate qui ira de pair avec n’importe quels trois-ponts.

— Vois-tu, riposta Surcouf, ceci prouveque les parents n’ont pas toujours raison de vouloir imposer unecarrière à leurs enfants.

« Si, au lieu d’étudier du latin et dugrec au collège, je n’avais pas passé mon temps à étudier lesbateaux du port et dessiner d’innombrables carcasses sur mescahiers, ce qui me valut force pensums, je ne serais pas arrivé àconnaître à fond les principes de la construction.

« Aujourd’hui, je sais, à un dixièmeprès, ce qu’il faut de clous, de rivets, de chevilles à un vaisseaude ligne, aussi bien qu’à une chaloupe de pêche ; quelle estla meilleure toile à voile, le meilleur chanvre, le meilleurgoudron. Je peux, au toucher seulement, évaluer la qualité d’unmadrier de pin ou de teck, et, si je me trouvais tout seul dans uneforêt de ces deux essences d’arbre, avec des vivres, une scie, unegouge, un marteau et des clous, je me construirais un canot pontémieux que le père Noé ne construisit son arche. Et il tiendraitl’eau, je te le garantis.

— Oui, mais il n’aurait pas autant depassagers que l’arche.

— Sans doute, mais je ne mettrais pascent ans à le bâtir comme lui.

— Et comment vas-tu l’appeler, cechef-d’œuvre ?

— D’un nom qui aura une bellesignification. Telle que tu la vois, ma frégate reproduit le typedu plus parfait de nos vaisseaux, de ce Redoutable quivient d’être pris à Trafalgar et que les Anglais ont perdu à Cadix,sur la Pointe des Diamants, dans la tempête qui suivit la bataillenavale de Trafalgar. En outre, comme depuis la rupture de la paixje n’ai fait qu’une course en mer, celle où je vous ai recueillis,toi et tes compagnons, j’aurai l’air de sortir de l’autre monde. Jenommerai donc mon beau navire le Revenant.

— Bravo ! s’écria Jacques, quibattit des mains. Voilà un beau nom ! Et j’imagine que tu vasl’armer en conséquence ? Où prendras-tu les canons ?

— Les canons ? Mais je les ai déjà.D’abord les trente-quatre de la Confiance. »

Clavaillan l’interrompit vivement et demandaavec gaîté :

« C’est pour ça, parbleu ! que tu medonnes la Confiance. Merci bien. »

Les deux hommes s’arrêtèrent un instant, afinde rire tout à leur aise.

« C’est vrai ! Je ne pensais plus àtoi, mon pauvre Jacques. Mais, écoute-moi, il y a encore un moyende tout arranger. Tu vas voir. »

Et il se mit à expliquer au marquisqu’indépendamment des vingt-quatre canons, ou caronades, qu’ilavait dû se réserver pour armer le Revenant,il lui restaitdouze ou quinze pièces de diverses portées.

« Avec ça, il y a de quoi armer jusqu’auxdents un brick.

— Va pour le brick ! Entre nous,j’aime mieux ça. C’est plus dans mes cordes. Et puis, à parlerfranc, ta Confiance ne m’en inspirait guère.

— À moi non plus, camarade. Ce n’est pasun vaisseau de course.

— Donc, c’est un brick. Mais il fautqu’il soit prêt aussi dans quinze jours.

— Il le sera, tonnerre de Brest !Et, dans quinze jours, nous appareillerons de conserve. Janvier estune bonne saison pour courir sous les tropiques. »

Il disait vrai. Au bout de deux semaines, lesdeux vaisseaux corsaires recevaient simultanément le baptême, et leRevenant sortait triomphalement de son berceau, saluant del’avant les quatre points cardinaux et recevant sur sa hanche debâbord le salut de la bouteille cassée.

Le brick avait reçu, pour la circonstance, unnom significatif.

Clavaillan l’avait consacré au souvenir enl’appelant la Sainte-Anne .

C’était le vocable du vaisseau sur lequelavait été tué le héros espagnol Gravina.

« À propos, dit le marquis à son chef,pendant le banquet d’adieux qui précéda le départ, t’ai-je dit quela charmante lady Blackwood m’a chargé de recommander à tacourtoisie une cousine à elle ?

— Non, par ma foi ! tu ne m’en asrien dit. Ceci est la première nouvelle.

— En ce cas, sache que cette cousine senomme lady Stanhope, qu’elle a quitté l’Angleterre pour venirrejoindre son mari dans l’Inde, et qu’elle a emporté d’Europe unpiano de grande marque, un piano à queue, paraît-il, ou plutôtdeux, dont l’un est destiné à lady Blackwood elle-même.

— Que veux-tu que me fasse cepiano ? Et pourquoi me racontes-tu cette histoire ?

— Parce que je me suis engagé pour toi,Robert. J’ai donné ma parole.

— Ta parole, pour moi ? Et à quelsujet, triple fou ?

— J’ai promis que tu rendrais les deuxpianos sains et saufs aux deux aimables ladies. On a beaucoup ri dema promesse, mais je l’ai maintenue. »

Surcouf se gratta la tête et répondit, moitiéfâché, moitié riant :

« Mon cher, tu as pris là un singulierengagement. D’abord je ne puis pas répondre que ces précieusesboîtes à musique ne seront pas détériorées.

— Ce risque est réservé. J’ai excepté lesboulets et l’eau de mer.

— Bon ! C’est quelque chose, mais cen’est pas tout. À la rigueur, je puis garantir la restitution d’undes pianos sur deux, celui qui tombera dans mon lot. Mais l’autreappartient de droit à l’administration.

— Arrange-toi, mon bon Robert. J’ai donnéma parole, je ne sais que ça.

— Eh ! tu as eu tort,tonnerre ! Combien coûtent-ils, ces joujoux defemmes ?

— Sept mille francs la pièce, en France.Ici, dame, ça peut être le double.

— Eh bien, mon camarade, tu n’y vas pasde main morte. Quatorze mille francs à payer au fisc, et pour lesbeaux yeux d’une Anglaise ! Du coup, il me faudra tuer deux outrois officiers du roi George pour m’approprier leurs bourses.

— Encore un mot, reprit Clavaillan ;as-tu jamais rencontré la corvette Eagle ?

— Jamais. Mais je sais qu’elle naviguepar là et qu’elle a pour commandant un butor dur et insolent quis’appelle, je crois, Blackford.

— C’est ça même. J’ai connu une de sesparentes à Madras, et j’ai promis de lui planter ces faveurs avecmon épée dans la poitrine. »

Et il montrait à Surcouf les rubans jaunes del’Anglaise.

Chapitre 8EN CHASSE

L’équipage de Surcouf égalait en nombre celuid’un vaisseau de guerre. Il avait à son bord quatre cent vingthommes, dont trois cents étaient recrutés tant parmi les marins del’île que parmi ceux que le bruit de ses exploits avait attirés deFrance. Soixante autres étaient Irlandais, Italiens, Espagnols,Grecs. Le reste était composé de nègres et de mulâtres indiens.Tous ces hommes se distinguaient par une bravoure féroce qui enfaisait les plus redoutables pillards qu’on eût pu réunir.

Clavaillan n’avait que quatre-vingt-douzehommes à son bord, dont soixante étaient canonniers. Lestrente-deux autres, au nombre desquels figuraient Evel, Ustaritz etGuillaume Ternant, représentaient les matelots véritables, gabierset mousses. Ce chiffre suffisait à la manœuvre de laSainte-Anne . Le brick allait être un bon acolyte duvaisseau.

On mit à la voile dans la première quinzainede janvier 1806.

D’abord, les deux navires prirent la route dunord-est, espérant y trouver des prises faciles pour se faire lamain. Mais les premiers mois furent infructueux.

C’est qu’en ce moment, malgré la catastrophede Trafalgar, la France et l’Empire étaient à l’apogée de leurgloire.

Tandis que l’Angleterre détruisait la flottefrançaise sur les côtes d’Espagne, Napoléon, contraint à renoncer àses projets de descente dans l’île, levait le camp de Boulogne,franchissait le Rhin et prenait le général autrichien Mack avectrente mille hommes dans Ulm.

Un mois et demi plus tard, il brisait lacoalition par le coup de foudre d’Austerlitz, écrasant l’arméeaustro-russe et forçant l’empereur François à demander la paix.

Ces victoires éclatantes amenaient la paix dePresbourg, qui ne devait pas être de longue durée, à la vérité,mais qui suffisait, pourtant, à dompter l’Europe et à intimiderpour un temps l’Angleterre. On prêtait, en outre, à la Francel’intention de refaire ses flottes et de porter tous ses effortssur l’Océan.

De telles menaces n’avaient point été sansjeter l’effroi parmi les armateurs de la Grande-Bretagne,et, bien qu’ils poussassent les constructions avec une activitéfébrile, peu de leurs navires se hasardaient dans les mers du sudet de l’est. De là le peu d’occasions offertes à Surcouf et à sescompagnons. C’était pour ce même motif que la femme du colonelStanhope, la cousine de lady Blackwood, n’avait point osé prendrela mer et avait différé son départ d’Angleterre.

Le corsaire fut mis au courant des nouvellesde l’Europe par un trois-mâts anglais qu’il parvint pourtant àcapturer vers le milieu de mars.

Il était trop bon marin pour ignorer quelleroute suivaient de préférence les grands voiliers. Maintenant qu’ilpossédait deux navires à sa disposition, il résolut d’agir en chefd’escadre et dressa un plan d’attaque auquel il associa Clavaillan,dont la Sainte-Anne remplissait le rôle d’éclaireur.

On descendit donc sous la ligne, et l’on semit à croiser les îles et le cap de Bonne-Espérance, afin desurprendre les convois à cet angle toujours dangereux de lanavigation. Surcouf tint la mer au large, le marquis eut mission depousser des pointes aventureuses sur les côtes d’Afrique.

Or c’était là, précisément, que les naviresanglais cherchaient et trouvaient des refuges, autant contre lespérils de la mer que contre les surprises de la guerre.

Les golfes et les baies innombrables leurpermettaient des relâches qui, sans doute, retardaient leur marche,mais, en même temps, les assuraient contre les attaques imminentesdu large. Ils pouvaient ainsi gagner de proche en proche, atteindreles abords de Madagascar et, selon l’occasion, suivre la voiedirecte par la haute mer ou se jeter dans le canal deMozambique.

Car, malgré les assurances de l’Amirautéanglaise, le commerce n’avait pas Confiance. Ilconnaissait les terribles approches des îles françaises ; ilsavait que, pour Surcouf, il n’existait ni temps, ni espace, et quele formidable corsaire, prompt comme la foudre, apparaissaitbrusquement là où on l’attendait le moins.

C’était pour obvier à cette prudence desbateaux marchands anglais que Surcouf, d’accord avec Clavaillan,avait résolu de fouiller les côtes d’Afrique.

L’audace était grande. Que pouvait le brickavec ses douze canons contre une frégate ou même une simplecorvette, s’il venait à la rencontrer ?

Mais le succès constant de ses entreprisesavait précisément fait de l’audace une des méthodes de Surcouf. Ilcomptait en outre sur la vitesse prodigieuse de ses navires. Avecun bon vent, la Sainte-/finie, aussi bien que le Revenant,pouvait filer douze nœuds.

Clavaillan se lança donc hardiment à larecherche des voiliers anglais.

Ses prévisions étaient fondées.

En moins d’un mois, aux alentours de la baieDelagoa, il avait coulé six navires et en avait capturé quatre.C’étaient de petites prises, à vrai dire, mais dont le totalreprésentait un million de piastres. Partout le jeune lieutenant deSurcouf avait fait bonne besogne, et c’était en triomphe qu’ilétait reçu chaque fois qu’il rentrait dans les ports français,traînant à sa remorque les navires pris à l’ennemi.

De son côté, Surcouf ne restait pas inactif.Il écumait la mer avec une foudroyante promptitude, et telle étaitla rapidité de manœuvres des deux corsaires que les Anglaisépouvantés croyaient à la présence d’une flottille entière attachéeà la destruction de leur commerce.

Dans l’Inde on se ressentait de ces retards,et les produits d’Europe étaient devenus d’une cherté fabuleuse. Onne buvait plus le vin, la bière ou le whisky qu’à petites gorgées,et les femmes des officiers de Sa Majesté britannique en étaientréduites à se vêtir comme les épouses des riches babons. Desimprécations continuelles jaillissaient de toutes les bouches, etc’était à qui trouverait une malédiction plus violente contre cedamné Surcouf et ses lieutenants maudits.

Ceci se passait dans le courant de l’annéeiSo6, et l’orgueil d’Albion subissait des humiliations graves,tandis que le monde retentissait du bruit de la gloire de Napoléon.Iéna avait épouvanté l’Europe, et la coalition de la Prusse, de laRussie et de l’Angleterre allait encore subir les terribles coupsd’Eylau et de Friedland.

Au mois de janvier 1807, Clavaillan captura untrois-mâts sur lequel, entre autres denrées, il trouva unchargement complet de vins et d’étoffes.

Mais ce qui l’édifia et l’instruisit mieux quetoute dépêche confidentielle, ce fut la découverte, à bord dunavire, d’un assortiment complet de journaux anglais annonçantqu’une escadre de six vaisseaux traversait l’Atlantique pour venirrenforcer celle du commodore John Harris, afin de purger l’océanIndien des corsaires qui l’infestaient.

Une idée d’une audace extrême germa aussitôtdans l’esprit du marquis.

Il s’empressa donc de rallier son chef et luiexposa son projet.

Le trois-mâts qu’il venait de prendre, grandnavire d’aspect débonnaire, d’allures nonchalantes, n’en était pasmoins un excellent voilier appartenant à la maison Jameson and C°,de Londres. La riche cargaison dont il était porteur étaitaccompagnée d’une liasse de traites payables à vue par la maisoncorrespondante des commerçants londoniens. Le navire se nommait leGood Hope et était à destination de Bombay. En feuilletantles papiers recueillis, Clavaillan y avait trouvé une dépêchechiffrée formulant les instructions du capitaine :« Voyager, si possible, sous pavillon français, avec unéquipage d’Espagnols, de Maltais et de Grecs, afin de donner lechange aux corsaires. »

Le capitaine et son second étaient les seulsAnglais du bord.

Clavaillan profita de cette occasion pouraccomplir une des ruses de guerre les plus périlleuses que jamaisforban ait mises en œuvre.

Il vint trouver Surcouf et lui soumit le plande sa tentative.

Surcouf l’écouta silencieusement, puis,souriant, lui dit :

« Jacques, ce que tu te proposes de faireest un trait de génie, mais c’est un coup très hasardeux. Je tesais capable de l’accomplir. Fais à ta guise. »

Or, cette conception qui semblait hasardeuse àSurcouf lui-même était la suivante : Clavaillan allait quitterson bord, qu’il laisserait au commandant de son second, et, grâce àsa connaissance de la langue anglaise, ferait voilé vers Bombay où,grimé, méconnaissable, il conduirait le Good Hope, ydébarquerait la cargaison du navire, toucherait le montant destraites prises avec le bateau anglais, et reprendrait la mer souspavillon britannique.

En ce moment, les deux corsaires croisaient àla hauteur des Seychelles.

Après une escale de quarante-huit heuresdestinée à réparer les avaries superficielles que le canon de laSainte-Anne avait faites au bordé du Good Hope,ce dernier, laissant aux mains des corsaires le capitaine et lesecond anglais, mais conservant son équipage de Grecs, de Maltaiset d’Espagnols, renforcé d’une demi-douzaine de nègres, auxquelsClavaillan avait donné pour chefs immédiats Evel et Ustaritz,reprit paisiblement sa course.

Il s’agissait de mener à bien le périlleuxprojet du jeune corsaire.

Naturellement, Guillaume Ternant, bien qu’ilne sût rien de ce projet, faisait partie du nouvel équipage. Élevédans l’Inde, il parlait le tamoul, usité sur la côte Malabar, etl’anglais avec une perfection qu’aucun défaut d’accent ne déparait.Jacques avait vu en lui un précieux auxiliaire.

On fut heureusement servi par la mousson etl’on entra dans les eaux anglaises vers le milieu de février.

Le moment était venu de mettre en œuvre toutela ruse dont on était capable.

Jacques appela donc auprès de lui ses troiscompagnons d’évasion. Il tint conseil avec eux et leur exposa sesintentions.

Au premier moment, ce fut une véritablestupeur. Ni Evel, ni Ustaritz n’eussent osé croire à une semblableaudace de la part de leur chef.

Mais la stupeur fit bientôt place àl’admiration la plus vive.

« Voyons, dit Jacques, il ne faut pasperdre de temps. Disposons toutes choses en vue du rôle que nousallons jouer. Parles-tu anglais, Evel ?

— Hum ! fit le Breton, je le parlemal, mais je le parle.

— Tant pis ! Moi, je le parle bien,mais j’ai été prisonnier à Bombay. J’ai peur d’être reconnu. Ilfaudrait que tu pusses passer pour mon second.

— Pourquoi faire, commandant ?

— Je vais te le dire. Tu déclarerais queje suis malade, et qu’on ne sait pas bien de quoi. Je me charge desimuler une maladie éruptive.

— Ah ! Et pourquoi simulerez-vouscette maladie, commandant ?

— Parce qu’on nous mettra en quarantaine,et on enverra un médecin visiter le navire. Or, leurs médecins nesont pas très forts. Celui qu’ils enverront croira tout ce que jelui dirai.

— Bon, mais, moi, je n’aurai l’air qued’un Anglais mauvais teint. »

La remarque était juste. Elle fit froncer lessourcils au jeune officier.

« C’est très ennuyeux. Je serai contraintde risquer le paquet moi-même. Clavaillan congédia ses compagnonsafin de méditer seul sur la conduite à tenir. »

Enfermé dans sa cabine, il se mit à feuilleterle rôle. Les indications qu’il fournissait sur le personnel étaientbrèves.

Le capitaine Franck Hollis était né à Londres.C’était donc un pur Anglais.

Quant au second, John Llewyn, il étaitoriginaire du pays de Galles.

En prenant connaissance de ce détail, lemarquis ne put retenir un cri de joie.

Il rappela tout aussitôt Guillaume et les deuxmatelots.

« Evel, dit-il, tu es né dans le Léon, sije ne me trompe.

— Oui, commandant.

— Et tu dois savoir parler le bas-breton,j’imagine ?

— Oh ! pour ça, oui, commandant. Jele parle mieux que le français.

— Eh bien ! mon garçon, nous sommessauvés.

« Écoute bien ce que je vais tedire. »

Les trois auditeurs ouvraient des yeux pleinsd’étonnement. Clavaillan poursuivit :

« Regarde cette feuille, dit-il enmontrant le rôle. Le second du navire s’appelle John Llewyn. C’estun Gallois, comme qui dirait un frère jumeau des Bretons, et lalangue des Gallois est cousine germaine du breton.

— Je ne comprends pas très bien, répliquaEvel dont les traits épanouis confirmaient surabondamment cettedéclaration.

— Tu ne comprends pas, tête de fer !C’est pourtant facile à comprendre. »

Et, insistant sur ses paroles, il en donnatoute l’explication désirable.

« C’est toi qui vas devenir le secondLlewvn, tandis que je serai, moi, le capitaine Frank Hollis. Le peud’anglais que tu parles sera suffisant. Pour le surplus, tu leurbaragouineras du breton, et Will t’accompagnera pour t’épargner dessottises et t’aider à te tirer d’affaire. »

Evel hocha la tête, mais finit pasacquiescer.

« Ah ! si le moussaillonm’accompagne, ça va. Je ne me serais jamais tiré d’embarras toutseul. Mais avec lui, c’est différent. Nous réussirons. »

Alors Clavaillan s’adressa au Basque et luidemanda :

« Et toi, Piarrille, parles-tu un peul’anglais ?

— Si peu que rien, répondit Ustaritz.D’ailleurs, je n’ai pas l’accent.

— Très bien. Mais, au moins, en taqualité de Pyrénéen, sais-tu quelques mots d’espagnol, de manière àte faire comprendre de ceux qui sont à notre bord ? Je ne t’endemande pas davantage.

— Oh ! pour ça, commandant, je vousen donne ma parole. Je parle l’espagnol aussi bien que le français,sans me vanter, je vous assure.

— Fichtre ! se récria le marquis, ilvaudrait peut-être mieux que tu leur parlasses français toutsimplement, en ce cas. »

Ustaritz ne comprit pas l’ironie, qui plissad’un imperceptible sourire les lèvres de Guillaume Ternant.

Mais cette ironie ne fut pas justifiée, car,le jour même, en remontant sur le pont, Jacques put s’assurer queson matelot se faisait très bien comprendre D’ailleurs, ce mêmejour, Ustaritz lui donna une bonne nouvelle.

« Commandant, dit-il, je viensd’apprendre une chose qui m’a charmé. Les six matelots espagnolsqui sont à bord professent une sainte haine de l’Anglais. Ce sontdes cachottiers qui n’ont pris du service sur le Good Hopeque pour pouvoir venger sur les Ingliches le désastre de leurflotte à Trafalgar. Ils m’ont raconté qu’ils avaient formé ledessein de tuer leur capitaine et leur second, de s’emparer dunavire et de venir se joindre à Surcouf. »

Cette révélation trouva le marquis sinonincrédule, tout au moins méfiant.

« Hum ! fit-il, je ne crois pasbeaucoup à cette histoire de complot. Cependant, elle pourrait êtrevraie. Tiens-toi néanmoins sur tes gardes et donne-toi garde deleur révéler quoi que ce soit de nos projets.

— Soyez tranquille, commandant. On semettra un boulet de trente-six sur la langue. »

Et, en fait, Pierre Ustaritz, jusque-là bavardcomme une pie borgne, devint muet comme une carpe. Il ne soufflamot.

Le moment devenait critique et l’on était envue de la côte de Coromandel.

Jacques, après avoir fait son point, constataque, le lendemain, vers trois heures de l’après-midi, on entreraitdans le port de Bombay.

C’était le lieu de prendre les dernièresmesures de précaution.

En conséquence, Jacques prépara lui-même unemixture de plantes qu’il connaissait depuis longtemps et dont lesuc très âpre avait la propriété de rougir l’épiderme à l’égald’une carapace de langouste cuite et de le couvrir de phlyctènes duplus inquiétant aspect.

Il donna l’ordre à Evel de prendre lecommandement effectif du bateau.

Le Breton avait pris son rôle à cœur. Ilgouverna prudemment dans les dangereux parages du grand portindien, et signala pour demander un pilote. Puis, comme onl’interrogeait, il fit savoir qu’il y avait un malade à bord, cequi lui valut sur-le-champ l’ordre de s’arrêter.

Une embarcation, montée par douze hommes et unofficier et amenant un médecin, s’approcha à respectueuse distancedu bateau contaminé.

Arrivé à portée suffisante, l’officier ducanot commença la conversation avec le secours du porte-voix.

« Vous avez annoncé des malades à votrebord ? »

Ce fut Will qui souffla les réponses au tropsimple Breton.

« Je n’ai pas dit des, j’ai dit unmalade, répondit Evel.

— Et quel est ce malade ?

— Le capitaine Franck Hollis enpersonne.

— Ah ! Et de quoi est-ilmalade ? Depuis combien de temps ?

— Depuis trois jours environ. C’est, jecrois, la fièvre scarlatine. »

Il est peu de maladies que les Anglaisredoutent à l’égal de la fièvre scarlatine à laquelle leurtempérament les prédispose et qui exerce chez eux des effetsbeaucoup plus funestes que parmi les autres races du continent.

La barque s’arrêta donc à quelque distance etenjoignit au Good Hope de détacher son propre canot pourvenir chercher le médecin.

Evel s’empressa d’obtempérer à l’ordre qu’onlui donnait.

Un canot fut descendu. Ce fut Ustaritz,escorté de quatre Espagnols, qui alla quérir le praticien anglais,auquel il remit les déclarations signées à Londres et qui firentfoi aux yeux de l’officier de port.

Le médecin embarqua donc seul et vint à borddu trois-mâts.

Il descendit, non sans répugnance, dans lacabine du capitaine, qu’il trouva aussi rouge qu’une tomate, ce quile dispensa de lui tâter le pouls.

Convaincu qu’il avait affaire à un véritablemalade, il regagna le canot, et le navire suspect fut mis enquarantaine.

Restait la question du déchargement desmarchandises.

Au bout de quarante-huit heures d’observation,Evel fut autorisé à se mettre en rapport avec les correspondants dela maison Jameson. Mais, pour effectuer la livraison, le servicesanitaire décida qu’aucun membre de l’équipage du navire contaminéne prendrait terre, et que les commerçants intéressés emploieraientdes coolies indigènes au travail du déchargement desmarchandises.

« Voilà qui tombe à merveille, s’écriaJacques de Clavaillan dès que la nouvelle lui eut été communiquée.De cette façon, les Ingliches nous épargnent eux-mêmes lesdifficultés du mensonge. » L’événement répondit aux espérancesdu jeune corsaire.

Le quatrième jour après que le GoodHope avait mouillé devant le wharf, l’enlèvement desmarchandises s’opérait, et les correspondants de la maison Jamesonversaient aux mains du pseudo capitaine Hollis la somme de vingtmille livres sterling, soit d’un demi-million de francs.

« Il ne nous reste plus qu’à déguerpir auplus vite », conclut le marquis.

Le soir venu, il monta sur le pont, s’assuraque les abords du mouillage étaient libres de toute surveillance etdécida que l’on lèverait l’ancre au matin.

Or, vers minuit, il se produisit dans le portune certaine émotion.

Une escadrille composée d’une frégate et dedeux corvettes avait été signalée vers midi, et voici que les feuxdes trois vaisseaux annonçaient leur entrée imminente dans leport.

La frégate s’appelait le Kent, et desdeux corvettes, l’une était la Eagle, que commandait sirGeorge Blackford, le cousin de l’aimable Anglaise qui avait remis àJacques un flot de rubans destinés à le préserver de la corde.

« Ce n’est pas aujourd’hui que jecauserai avec ce gentleman, pensa le marquis. Il y aurait trop detémoins à notre conversation. »

Mais de peur d’éveiller les soupçons par untrop brusque départ, il fit faire très secrètement les préparatifset attendit que les vaisseaux de guerre eussent dépassél’appontement du wharf.

On graissa donc les câbles, les chaînes, lespoulies, et tout le monde se tint prêt pour l’appareillage. Aupetit jour, on leva l’ancre, et le Good Hope, évoluantavec une lenteur calculée, glissa au milieu des bateaux et desbarques qui l’entouraient.

Quand on fut à un demi-mille du port, lenavire se couvrit de toile.

Le vent était assez faible et les dernièresheures de la nuit ne donnèrent qu’une très petite avance au grandvoilier.

Il s’agissait, en effet, de gagner de vitesseet de courir vers le sud, dans la prévision que les Anglaisauraient découvert l’audacieuse supercherie.

Il pouvait se faire, en effet, que laflottille eût eu connaissance des évènements accomplis au voisinagedes îles Seychelles et que ses chefs eussent deviné le stratagèmeauquel le lieutenant de Surcouf avait eu recours.

Et Clavaillan était d’autant plus pressé demettre de l’espace entre lui et la côte indienne qu’il avait donnél’ordre à son second de le suivre à bonne distance avec laSainte-Marie.

Si les deux navires parvenaient à opérer leurjonction, les chances pourraient se rétablir en faveur du corsaire.Serré de trop près, il coulerait le Good Hope et fuiraitavec le brick.

La nuit s’acheva sans incident. Mais quand lesoleil fut levé, la vigie du Good Hope signala troisvoiles au nord-est.

Clavaillan s’arma de sa lunette et reconnutles vaisseaux.

Il n’y avait pas de doute possible : lesAnglais lui donnaient la chasse.

Chapitre 9APPRENTISSAGE

« Eh bien, petit Will, dit Evel àGuillaume, tu fais ton apprentissage dans de mauvaisesconditions.

— Pourquoi mauvaises ? demandal’enfant.

— Parce que, si nous ne sommes passecourus d’ici ce soir, nous serons de nouveau appelés à visiterles côtes et les paysages de l’Inde, à moins qu’il ne plaise aucommandant de nous faire sauter.

— Oh ! fit le petit garçon, voilàune perspective peu agréable.

— Comme tu dis, gamin. Ce n’est pas drôlede se faire sauter, mais ça vaut mieux tout de même que de serendre. On garde, au moins, l’honneur. »

En ce moment Jacques de Clavaillan parut surle pont.

Il gravit rapidement le gaillard, la lunetteen main, et interrogea l’horizon.

Maintenant les trois vaisseaux anglaisapparaissaient distinctement. Tout à fait en tête, précédant lesdeux autres d’un mille, au jugé, se détachait une fine corvette.Celle-ci gagnait de vitesse, et il était manifeste qu’elleatteindrait le trois-mâts à la fin de la journée.

Les ordres de Jacques furent brefs etdécisifs.

Le Good Hope se couvrit de toute latoile possible. Perroquets et cacatois furent arborés, et le navirepliant sous la voilure, donnant de la bande, parvint à compenserl’allure des poursuivants.

À six heures du soir, la corvetteEagle n’avait pas gagné sur lui. Le Good Hopemaintenait ses distances sans trop de peine.

Il les maintint encore pendant toute la nuitqui suivit.

À l’aube, les vaisseaux anglais étaienttoujours en vue, au nord.

Mais une voile nouvelle venait de surgir ausud-ouest.

« Encore un Anglais ! » s’écriaUstaritz avec un rugissement de colère.

Jacques de Clavaillan, pâle, mais résolu,appela ses fidèles acolytes.

« Garçons, leur dit-il, nous n’avons plusguère que le choix entre les divers genres de mort, car j’imagineque vous n’avez pas l’intention de vous rendre.

— Ah ! non, pour le sûr et lecertain ! s’exclama Evel, serrant les poings.

— Voici donc ce que je vous propose. Il ya deux cents livres de poudre à bord. Evel va en porter deux barilsdans ma chambre et je placerai Will auprès du reste. Il aural’ordre de mettre le feu à la mèche.

— Bien ! répondit le Basque, etc’est vous qui donnerez l’ordre ?

— C’est moi. Quand je jugerai le momentvenu, c’est-à-dire quand il n’y aura plus moyen de fuir, jefeindrai de me rendre et je laisserai porter sur le plus proche desvaisseaux. Nous nous collerons à son flanc, et nous l’emporteronsavec nous dans l’autre monde.

— Bravo, commandant ! fit Evel.C’est agir en Français, ça. Et que le bon Dieu nous pardonne sinous nous présentons devant lui sans qu’il nous ait appelés. Maisil ne nous a pas laissé le choix. »

Ustaritz présenta toutefois une objectionsérieuse et naturelle.

« Ne craignez-vous pas de confier à cetenfant une mission trop au-dessus de ses forces et de soncaractère ? Ne va-t-il pas trembler et se refuser à lamort ? Il est triste d’entraîner ce pauvre petit dans lamort. »

Les yeux du jeune corsaire se mouillèrent. Illes essuya vivement.

« Tu as raison, garçon. Mais pouvons-nousfaire autrement ? S’il m’était possible de l’éloigner, je leferais de grand cœur. Mais le livrer aux Anglais, le condamner à lavie du bagne, aux pontons, à toutes les tortures de la captivité,ce serait plus cruel encore. D’ailleurs, au poste où je le place,il sera le premier mort. Il ne souffrira pas. »

Il brusqua l’entretien sur ces paroles, etchargea les deux matelots de veiller à l’exécution de ses ordres entenant à l’œil les Espagnols prêts à toutes les défections.

« Envoyez-moi l’enfant »,commanda-t-il en les congédiant.

Cinq minutes plus tard, Guillaume entrait dansla cabine du commandant. Jacques de Clavaillan l’appela et le fitasseoir devant lui.

« Will, commença-t-il d’une voix grave,tu as voulu être marin ?

— Oui, répondit l’enfant, je l’ai vouluet je le veux encore.

— As-tu bien considéré les dangers et lesobligations de cette carrière ?

— Oui, dit encore le petit garçon. Jesavais tout ce qui m’attendait.

— Pas plus en tête à tête que devant tamère et ta sœur, je ne t’ai dissimulé les périls de la voie où tuvoulais t’engager.

« Il y a quelques mois encore, à Bourbon,je t’ai offert de te laisser achever tes études pour entrer dans lamarine de l’État. As-tu quelque reproche à m’adresser ?

— Non, commandant, je n’ai qu’à vousremercier de votre affection. »

Alors Clavaillan ne fut plus maître de sonémotion.

« Ne m’appelle pas commandant en cemoment, parle-moi comme autrefois, à Ootacamund, car ce que je veuxte dire encore est grave. »

Will répondit affectueusement à cette paroleamicale qui l’invitait.

« J’ai à vous dire, bon ami, que j’ai lecœur plein de reconnaissance envers vous. »

De nouveau les larmes montèrent aux yeux dujeune corsaire.

« Écoute, Will. Quel est, selon toi, ledevoir du commandant d’un navire qui se voit au moment de tomberentre les mains de l’ennemi ?

— Il doit résister de toutes ses forces,jusqu’à la mort, dit hardiment Guillaume.

— Tu as bien dit : jusqu’à la mort,n’est-ce pas ?

— Oui, jusqu’à la mort. C’est là sondevoir. Vous-même me l’avez enseigné. »

Clavaillan se leva et, entraînant l’enfant surle promenoir qui ceinturait en balcon l’étambot du GoodHope, il lui montra l’horizon du nord.

« Combien vois-tu de voiles là-bas ?interrogea-t-il.

— Trois. Ce sont les trois vaisseauxanglais devant lesquels nous courons.

— Bravo ! tu n’as pas voulu dire“nous fuyons”. Tu as bien fait. »

Il l’amena à l’autre extrémité du balcon et,lui désignant le sud-ouest :

« Et là-bas, qu’aperçois-tuencore ?

— Une autre voile qui semble se dirigervers nous.

— Oui, elle vient sur nous. Un autreanglais sans cloute qui veut nous couper la retraite ?

— Ah ! » prononça l’enfantd’une voix grave, très recueilli.

Il se fit un moment de silence entre les deuxinterlocuteurs.

« Comprends-tu maintenant le sens de mesparoles ? demanda le marquis.

— Je comprends que, si nous évitons ceuxdu nord, nous tombons sur celui du midi.

— Oui, poursuivit Jacques, et, comme nousn’avons pas un canon pour nous défendre, force nous est de nousrendre.

— Ou de mourir », prononçasolennellement le petit garçon.

Il y eut un nouveau silence, au bout duquelJacques reprit :

« Es-tu prêt à mourir,Guillaume ? »

Le mousse pâlit, ce qui ne l’empêcha point derépondre : « Bon ami, pourquoi vivrais-je, si vousmouriez ? »

Et il ajouta, avec une naïveté qui remua lecœur du marquis :

« Souffre-t-on beaucoup pourmourir ?

— Will, répliqua Clavaillan, c’est là unequestion à laquelle nul vivant ne pourrait répondre. Mais, puisquetu la poses si ingénument, je te dirai que je ne le crois pas.

— Alors, raison de plus pour que la mortne m’effraie pas. »

Clavaillan le considéra en silence, sanschercher à retenir les larmes qui lui venaient aux yeux et quicoulaient sur ses joues.

« Will, murmura-t-il, je puis te procurerune mort qui ne te fera pas souffrir, la mort la plus rapide qu’unhomme puisse souhaiter. »

Il se tut. L’enfant fixait sur lui de grandsyeux où se lisait une énergie virile et une résolutioninébranlable.

« Je crois vous comprendre, commandant.Vous voulez faire sauter le bateau anglais qui nous porte.

— Tu l’as dit. Je ferai sauter leGood Hope avec celui des vaisseaux anglais quej’aborderai. Ça te va-t-il ?

— Oui, répéta Guillaume avec la mêmefermeté. Et je devine même que c’est à moi que vous voulez confierle soin de mettre le feu à la poudre qui fera sauter le GoodHope.

— Allons, conclut Clavaillan, tu es unvaillant garçon. Tu as le cœur bien placé. Ceux qui parleront detoi à ta mère et à ta sœur leur diront : “Guillaume était unhéros !” »

Et, guidant l’enfant, il descendit avec luidans la cale.

Là, il l’introduisit dans la soute auxpoudres. Déjà Evel et Ustaritz s’y occupaient à enlever les barilsréclamés par Jacques.

Celui-ci montra à l’enfant l’un des barils etlui recommanda de s’y asseoir.

Il lui mit aux mains une lanterne allumée.

« Quand je t’en donnerai l’ordre par leporte-voix, tu approcheras la lumière de la mèche, et tout seradit. Tu ne souffriras pas. »

Puis, plaçant la lampe à deux ou trois pas dela zone dangereuse, le marquis et les deux matelots remontèrent surle pont.

Guillaume demeura seul dans sa retraitesombre.

Alors, quand il n’y eut plus personne pour levoir, le courage du petit fut mis à une terrible épreuve.

Il était seul dans ce trou noir qu’éclairaitsinistrement la flamme d’une lampe fumeuse encore assombrie par leverre épais et la garniture de mailles de fer dont elle étaitentourée.

Autour de lui, les ténèbres, tapissées detoiles d’araignées, se peuplaient de fantômes menaçants. Des formesde cauchemar y grimaçaient dans l’ombre, ajoutant les épouvantes del’imagination à l’horreur de la situation. Il vivait par avance sonagonie.

Un bruit continu, ou plutôt un susurrementsans trêve emplissait ce silence de tombe. C’était le glissementinsensible de l’eau sur les flancs du navire, et ce frôlement dulinceul humide dominait tout, enveloppait Guillaume, passantau-dessus de sa tête.

De temps à autre, un craquement sec éclataitdans le bois ; de petites rumeurs paraissaient sourdre descoins les plus noirs. Quelque rat s’échappait d’un angle,apparaissait dans la plaque claire que projetait la lanterne surl’étroit plancher, et, surpris de cette lumière, s’enfuyait pourrevenir, l’instant d’après.

Ou bien, un frémissement d’élytres, accompagnéd’une odeur nauséabonde, révélait à Will le voisinage d’uncancrelat sortant des fentes et des joints de la carcasse. Alors,des nausées lui venaient, et la défaillance physique s’ajoutait auxtortures morales.

Et, vraiment, ces tortures étaient excessivespour un enfant de douze ans. La force et la constance d’un homme yauraient succombé. Will fut pourtant héroïque.

Une heure, puis deux, puis trois s’écoulèrent.Aucun ordre ne vint d’en haut lui enjoignant de tuer ou demourir.

Las, nerveux, à bout de résistance auxsuggestions de l’angoisse et de la terreur, il en était venu àsouhaiter que cet ordre vînt au plus tôt.

Les enfants ignorent la mort. De là naîtpeut-être leur plus grand courage contre elle.

Will n’avait jamais vu mourir. Il ne savaitdonc pas comment était faite cette chose inconnue : lamort.

Son œil n’avait jamais contemplé une formerigide drapée dans un suaire, une face livide aux narines pincées,aux orbites caves, aux lèvres décolorées et sans souffle. Sonoreille n’avait point entendu ce souffle haletant et crépitantqu’on appelle le râle de l’agonie. Il n’avait pas vu ce dernierregard, ce renversement effroyable des paupières qui est la suprêmeconvulsion du corps vaincu, après lequel le grand repos s’étend surla dépouille.

Il ne pouvait donc comprendre ce qu’il y a dehideux dans le trépas, et ce que celte hideur annonce peut-être deterreur et de souffrance.

Les images qui hantaient son esprit étaienttoutes matérielles.

Il avait peur de la nuit, du silence, desrats, des bêtes, de l’ombre, de l’eau qui susurrait et clapotait lelong des flancs du navire.

Et, peu à peu, à mesure que grandissait lafatigue nerveuse, une sorte de décourageaient gagnait l’enfant etil se sentait envahi par une torpeur paralysante.

Maintenant d’autres images surgissaient,images douces et chères, qui auraient dû être consolantes et quin’étaient que des causes nouvelles de chagrin et d’amertume.

Il revoyait sa`mère et sa sœur. Depuis plusd’un an qu’il les avait quittées, jamais leur souvenir ne s’étaitprésenté à lui aussi intense, aussi poignant, affolant son esprit,lacérant son cœur.

Mme Ternant, Anne ! Il les revoyaitdans leur petite maison de la montagne, assises dans leur chambreou sous la véranda qui donnait sur la forêt. Il croyait entendre lebruit de leurs voix, leur douce conversation. Elles parlaient ducher absent, de lui, de lui, Will, qui allait mourir.

Ou bien, c’était dans la grande salle oùPatrick O’Donovan réunissait toute sa famille, sa femme et ses sixgarçons, où Will, sa mère et sa sœur s’étaient si souvent assis àla table du repas. Il voyait le bon Irlandais prononçant de bonnesparoles jaillies du cœur, s’efforçant de consoler les deux pauvresfemmes, annonçant le retour prochain du petit exilé.

Et Will, malgré la distance, dans un rêve ameret triste en même temps, voyait pleurer sa mère, étouffant sessanglots dans son mouchoir, et Anne se penchant sur elle, pendue àson épaule, sanglotant aussi, tout en essayant de calmer la douleurmaternelle. Oh ! ce tableau-là était plus cruel que tous lesautres !

Ou plutôt il était le seul cruel. Les autres,toutes ces visions de terreur, Guillaume les repoussait encore detoute l’énergie de sa volonté.

Il avait sa conscience pour lui affirmer quela mort n’est qu’un passage douloureux et qu’il est au pouvoir del’homme de faire ce passage glorieux ; que la honte et ledéshonneur sont la pire flétrissure que la dignité humaine puissesubir. Et ce témoignage de sa conscience, les leçons de sa mère,celles de son père, mort prisonnier des Anglais, l’avaient depuislongtemps corroboré.

Mais la douleur de la séparation, les adieux,la ruine des plus douces espérances, il ne pouvait les supporter.Ne plus revoir, en ce monde du moins, celles qu’il chérissait detoute son âme, oh ! cela, il ne pouvait l’accepter, il enrepoussait l’affreuse hypothèse.

Et il pleurait, le pauvre enfant, et la nuitse faisait plus noire au fond de son cœur meurtri comme sur sesyeux voilés de larmes.

Maintenant, la lueur seule de la lanternel’éclairait. L’espèce de clarté vague que laissaient filtrer lesjoints des planches s’était éteinte. Le jour extérieur avait prisfin.

Combien y avait-il d’heures que Guillaumeétait là, enfermé dans son sépulcre flottant ? Il n’aurait sule dire.

Tout à coup, la trappe qui livrait passage surl’échelle de la cave s’ouvrit.

Quelqu’un se pencha dans l’ouverture dupanneau et appela :

« Es-tu là ? »

Guillaume avait reconnu la voix. Ilrépondit :

« Je suis là, bon ami. Est-ce que c’estle moment ? »

Et frémissant, il prit la lanterne ets’apprêta à démasquer la mèche.

« Garde-toi bien d’ouvrir, cria la voixinquiète du commandant. Je vais te faire glisser l’échelle. Turemonteras. »

Quelques secondes plus tard, Will était auxcôtés de Clavaillan.

« Est-ce que je ne vais pasredescendre ? questionna l’enfant.

— Non, tu ne redescendras plus. Mon planest changé. Il n’est plus question de mourir. Viens, et tu saurasce qu’il te reste à faire. »

Guillaume suivit le marquis dans sa cabine.Là, d’un geste rapide, celui-ci lui montra à l’horizon du sud-ouestle navire entrevu le matin, mais, à cette heure, considérablementrapproché.

« Voici ce que nous allons faire, » ditle jeune commandant.

Et, comme Guillaume, attentif, ouvrait lesoreilles toutes grandes :

« Nous allons mettre un canot à la mer.Tu embarqueras seul. Au lieu de fuir l’Anglais, tu iras à sarencontre. On te prendra peut-être, mais il vaudrait mieux qu’on nete prît pas. »

L’enfant était plongé dans une surpriseprofonde. Il ne comprenait plus rien du tout. À quoi pouvait servircette fuite ?

Sa stupeur était d’autant plus profonde quec’était ce même Jacques de Clavaillan qui lui avait dit quelquesheures plus tôt qu’il valait mieux mourir que de se rendre.

Et maintenant il envisageait de sang-froidl’hypothèse d’une capture. Est-ce que ses pensées avaient changé decours ?

« Oui, reprit le corsaire, il vaudraitmieux qu’on ne te prît pas. »

Il se répétait, et cette répétition mêmeachevait de dérouter l’esprit de Guillaume Ternant. Où Jacquesvoulait-il en venir ?

Le pauvre enfant ne pouvait deviner que lesquelques heures écoulées depuis le moment où Jacques l’avait placéà la soute aux poudres, avec ordre d’y mettre le feu au premiersignal qui lui serait donné, avaient modifié complètement lejugement de son chef.

Le marquis, en effet, avait éprouvé quelquechose qui ressemblait à un remords.

Il s’était dit que la mort d’un enfant étaitinutile à la conservation de l’honneur du pavillon français.

Et ce remords l’avait obsédé ; il n’avaitpas voulu mourir avec ce cloute affreux dans l’esprit.

Déjà ce remords lui reprochait de recourir ausuicide, et il n’avait apaisé les scrupules de sa conscience qu’ense disant qu’il mourait pour la patrie.

Il s’était donc résolu à sauver Guillaumeautant qu’il lui était possible d’assurer le salut de l’enfant. Etil était venu l’arracher au poste périlleux qu’il lui avaitassigné.

Dans une âme plus fruste, moins accessible auxdélicatesses de la conscience, la question d’humanité se fûtpeut-être posée tout autrement. Un homme plus rude se fût peut-êtredit qu’il y avait plus de cruauté encore à abandonner le mousse auxdangers de l’océan, aux menaces de la mort par la soif et la faim,qu’à l’entraîner dans la glorieuse destruction du navire.

Mais Jacques de Clavaillan était trop bon ettrop jeune pour concevoir et surtout pour exécuter d’aussifarouches résolutions.

Contre les périls de la mer n’avait-il pas uneréponse toute trouvée ?

Ne se rappelait-il pas la fuite de Madras surle canot de plaisance de lady Blackwood, sa course à traversl’océan Indien sous le fouet de la tourmente, dans l’agonie de lasoif et de l’abandon ?

Et, cependant, la Providence avait pris soindes fugitifs. Elle les avait sauvés au moment où ils se voyaientsur le point de périr.

Est-ce que cette même Providence ne veilleraitpas sur l’enfant ?

« Ne tente pas Dieu ! » luicriait la voix de sa conscience, corroborée par les incitations dela foi en Dieu.

Mais une autre voix répondait victorieusementà celle-ci :

« Nul n’a le droit de supprimer la vied’une créature raisonnable tant qu’il reste un espoir de conservercette vie. »

Imposer à Will l’ordre de faire sauter leGood Hope, c’était le condamner à la mort immédiate, sanssursis possible.

L’abandonner seul sur cette mer inconnue,c’était lui laisser une chance d’échapper à la condamnation sansappel.

Une fois cette résolution prise, Jacques nevoulut pas même s’accorder le délai de la réflexion, de crainte quesa volonté ne fléchît.

Il alla donc chercher l’enfant dans la cale etlui signifia son désir. Les mesures étaient prises, d’ailleurs,pour que l’ordre s’exécutât sans délai. Le canot se balançait déjàau bout des palans.

Will s’y suspendit après avoir embrassésuccessivement Jacques, Evel et Ustaritz, qui se détournaient pourcacher leurs larmes.

Quand il fut à flot, il saisit lesavirons.

« Au moins, comme ça, fit le Breton ens’essuyant les yeux, nous ne le verrons pas mourir. C’est uneconsolation.

— C’est lui, au contraire, le pitchoun,qui nous verra mourir », prononça le Basque, en regardant lebateau qui se balançait dans le sillage du trois-mâts.

Et tandis que, penchés sur le bastingage, ilsadressaient des signes de la main au mousse déjà distancé, un cride celui-ci leur parvint. Ils virent Guillaume debout, leurdésignant le navire inconnu qui venait du sud-ouest.

Le vaisseau anglais louvoyait à bâbord duGood Hope et c’était le pavillon tricolore qui battait àsa corne.

Chapitre 10AU LOIN

Tandis que Will rêvait les yeux ouverts etpleurait dans la cale du Good Hope, à la pensée de sa mèreet de sa sœur, à la même heure, Mme Ternant, saisie, elleaussi, par un de ces pressentiments inexplicables, sentait unemortelle angoisse étreindre son cœur.

Depuis plus d’un an qu’elle était sansnouvelles de son fils, jamais encore elle n’avait éprouvé unesemblable émotion.

Bien sûr, son petit Will devait courir undanger pour qu’elle fût ainsi avertie. Et la pauvre femme,oppressée, quitta le banc rustique installé sous un grand palmierpour rentrer dans sa chambre et prier.

Comme elle gravissait les quelques marches duperron, une voix fraîche vint frapper ses oreilles.

« Merci, Fred, vous pouvez retourner, jen’ai plus du tout envie de jouer aujourd’hui.

— Pourquoi donc, Anne ?

— Je ne sais pas, je suis triste, je vaistrouver maman. »

La voix qui venait de parler eut untremblement.

« Viendrez-vous demain,Anne ? » demanda un organe plus viril à l’accentétranger.

Il y eut une hésitation.

« Oui, je pense…, si je me sens plus entrain que ce soir.

— Alors, adieu, Anne.

— Adieu, Fred ; merci de vous êtredérangé ; dites à tout le monde que je regrette d’avoirinterrompu la partie. »

Il v eut sans doute échange de poignées demain, puis le sable cria un peu sous des pas rapides, et lafillette parut devant la maison.

Anne était à l’âge charmant où, sans êtrejeune fille tout à fait, on n’est plus enfant.

Elle était grande, mince, mais à voir lalargeur de ses épaules, la souplesse ondulante de sa taille, onpouvait présumer que deux ou trois ans à peine suffiraient pourépanouir merveilleusement ce buste d’adolescente.

Elle était toute vêtue de blanc, suivant lamode de ces contrées torrides, et son teint ressortait très mat, unpeu doré, sous cette virginale parure.

Malgré la chaleur, ses cheveux noirs lustréset tout bouclés flottaient sur ses épaules et entouraient sonvisage à l’ovale très pur, d’une multitude de frisons soyeux.

Dès qu’elle aperçut sa mère, en quelques bondselle l’eut rejointe, et, câline, elle passa tendrement son brassous le bras maternel.

« Vous rentriez, maman ?interrogea-t-elle.

— Oui, mon enfant, répondit la voix calmede Mme Ternant, j’éprouvais le besoin d’aller prier pour tonfrère. »

Anne la regarda avec attention, et, remarquantl’altération de ses traits :

« Mère, qu’y a-t-il ? Une mauvaisenouvelle ?

— Non. Je n’ai reçu aucune nouvelle.Seulement, le souvenir de ton frère m’a pénétré brusquementd’inquiétude et j’ai pensé que c’était un avertissement duciel. »

Afin de ne pas augmenter les craintes de samère, Anne ne lui dit pas qu’elle aussi avait éprouvé un pareilsentiment.

Grave, presque recueillie, elle suivitMme Ternant, et tandis que celle-ci s’agenouillait sur unprie-Dieu en paille au pied du lit, elle se prosternait sur lanatte du plancher, enfouissant sa tête brune sur le bord de lacouchette.

Pendant un long moment, elles demeurèrentainsi absorbées dans leurs oraisons.

Puis, Anne la première se releva etmachinalement, sa pensée bien loin, bien loin, saisit la corde depancas qu’elle se mit à agiter doucement.

Un souffle d’air vint rafraîchir l’atmosphèreet Mme Ternant se releva. Son visage était inondé de larmes. Àcette vue, la fillette bouleversée s’élança vers elle et, luientourant le cou de ses bras caressants, se prit à l’embrasser avecpassion.

Tantôt c’était son visage si pâle aux traitsexquisément délicats, ses yeux bleus noyés, son cou si blanc,tantôt ses cheveux fins et bouclés comme ceux de sa fille, maisd’une teinte plus claire, que les lèvres d’Anne effleuraientdoucement.

Et, à les voir ainsi, Anne plus grande que samère, on sentait une sorte de protection farouche que l’enfantsemblait exercer sur celle-ci.

Mme Ternant, en effet, était mince,presque immatérielle. Ses yeux clairs avaient un regard si douxqu’ils ne paraissaient pas être de la terre et, dans toute saphysionomie, se lisait, depuis la mort de son mari surtout, unetelle douleur résignée qu’on ne pouvait la regarder sans se sentirému.

Anne, au contraire, était exubérante de vie etd’énergie. Ses prunelles sombres brillaient d’un feu intense. Elleavait l’âme fortement trempée des femmes de Bretagne et deVendée, et eût été capable des plus héroïques résolutions.

À côté de cet aspect un peu viril de soncaractère, elle possédait des délicatesses de cœur, une sensibilitébien féminine, une ardeur de dévouement et de tendresseinfinie.

Maintenant Mme Ternant s’était assise surun fauteuil en rotin, et la jeune fille avait glissé, petit àpetit, à ses pieds.

Elle avait emprisonné dans les siennes lesmains de sa mère, des mains longues et étroites sur lesquelles lesveines faisaient des saillies bleues, et de temps en temps elle lesportait à ses lèvres.

« Mère, petite mère, pourquoipleurez-vous ? demandait-elle en retenant à grand’peine sespropres larmes.

— Mon petit Will, mon fils, mon enfantchéri, sanglotait la pauvre femme, tout à fait terrassée par ladouleur. Pourquoi l’ai-je laissé partir ? Il était trop jeuneencore, j’aurais dû le garder dans mes bras. Ce n’était qu’un petitgarçon, un tout petit garçon …

— Non, maman, ce n’était pas un toutpetit garçon… Vous savez bien que Will est courageux comme unhomme. Vous n’auriez pu le retenir. Et puisqu’il est fort etrésolu, il a bien fait, mère. Vous ne devez rien regretter.

— Tu es sa sœur, toi ; moi, je suissa mère », gémit Mme Ternant.

Cette fois, les larmes débordèrent des yeux dela fillette.

« Oh ! mère, pensez-vous donc que jene l’aime pas autant que vous ?

— Si, mon enfant chérie, je sais combientu aimes ton frère, et tu n’as pas compris ma pensée. Tu es plusjeune, plus courageuse, et puis enfin, c’est ton frère, et autantque tu aies d’amour pour lui, cet amour n’est pas comparable àcelui d’une mère. Tu sentiras cela plus tard, si Dieu t’envoie desenfants. Enfin ton frère est de ton âge, et il te semble qu’il estgrand et fort parce que tu te sens toi-même grande et forte. Pourmoi, vous êtes encore deux petits enfants, et de même que je t’ailà tout près de moi, ma fille chérie, je voudrais tant l’avoiraussi dans mes bras, mon cher petit Will ! »

Et sans qu’elle eût pu les retenir, ses larmescoulèrent de nouveau, plus pressées, plus abondantes, mêléeselles-mêmes aux pleurs de la fillette qui s’était redressée etsanglotait, la tête appuyée sur l’épaule de sa mère.

Ainsi enlacées, confondant leur douleur, Anneet sa mère formaient bien le tableau qui était apparu aux yeux dupauvre Guillaume et avait déchiré son cœur, tandis qu’enfermé dansla soute aux poudres, il attendait l’ordre de mort deClavaillan.

Combien de temps demeurèrent-elles ainsi,pleurant et priant ? Elles-mêmes n’auraient pu le dire. Lanuit était venue, une de ces nuits étoilées et sereines quiapportent avec elles la paix pour l’âme en même temps que le repospour le corps.

Et soudain, par la large baie de la fenêtreouverte, un merveilleux rayon de lune glissa, inondant la chambred’une clarté douce comme un sourire.

Il faut quelquefois si peu de chose… un toutpetit incident pour modifier nos impressions. Ce rayon de lune futle petit incident qui vint faire diversion au chagrin des deuxfemmes.

Mme Ternant essuya ses yeux et,embrassant la jeune fille :

« Viens, Anne, dit-elle, il nous fautdescendre ; je me sens maintenant plus confiante, et mon cœurme dit qu’avec cette étrange oppression à laquelle je n’ai purésister s’est dissipé le danger qui menaçait ton frère. »

La jeune fille, grâce à cette mobilitéd’impression qui est le précieux apanage de la jeunesse, s’étaitdéjà relevée souriante et rassérénée.

« Moi aussi, chère maman, dit-elle, jesuis tout à fait rassurée. Bien sûr, Will est maintenant ensûreté. »

Et, ne voulant pas quitter sa mère, elles’approcha de la table-toilette pour bassiner ses yeux rougis,laver ses mains et brosser ses cheveux rebelles, tandis queMme Ternant prenait, elle aussi, les mêmes soins.

Puis, ensemble, elles descendirent ausous-sol, car la maison, comme presque toutes celles de l’Inde,n’avait qu’un seul étage, ou plutôt un vaste rez-de-chaussée assezélevé.

Ce rez-de-chaussée comprenait quatre chambresà coucher, deux salons et une salle à manger, mais dont on ne seservait que très rarement, Mme Ternant et sa fille préférantprendre leur repas en bas où il faisait plus frais.

Le sous-sol se composait donc d’une vastecuisine et d’un office où l’on serrait les provisions, de deuxautres petites pièces à l’usage des domestiques, puis, séparées decette partie par un corridor, d’une salle à manger d’été et d’unegrande salle pouvant servir de fumoir, de billard ou de salle deréception pour la journée.

La maison était de construction légère, maisd’un aspect riant et confortable. Autour du rez-de-chaussée etsurplombant le sous-sol courait une galerie couverte, sorte delarge balcon où, suivant l’orientation du soleil, on venaits’installer pour lire ou travailler.

En pénétrant dans la salle à manger, ellestrouvèrent la table mise avec ce soin particulier qui est presquedu luxe.

La table était recouverte d’une nappe d’uneéclatante blancheur et sur laquelle, çà et là, se détachaient enrelief des fleurs de broderie d’un travail merveilleux.

La vaisselle et les couverts brillaient d’unepropreté méticuleuse, et à chaque bout de table surgissaient, aumilieu de plantes vertes, deux candélabres d’argent ciseléilluminant la salle.

Debout, près de la porte, un grand noirattendait respectueusement l’arrivée de ces dames et, quand la mèreet la fille furent assises en face l’une de l’autre, il semultiplia auprès d’elles avec cette habileté, cette promptitude, enun mot, cette science du service que ces gens possèdent à un degrési parfait.

Comme tous les soirs, elles prirent d’abord unpotage et ce bouillon n’aurait certes pas été renié par le meilleurde nos cordons-bleus ou de nos cuisiniers européens.

Anne adorait le pot-au-feu ou plutôt lebouillon du pot-au-feu, et elle le savourait avec d’autant plus deplaisir, qu’à l’encontre des petits Français, elle n’avait pas àavaler, après la soupe, le vilain morceau de bœuf bouilli qui faitfaire tant de grimaces.

Là-bas, en effet, la viande n’est pas chère etchaque jour, le morceau de bœuf bouilli était mêlé à la pâtée deschiens.

Ce fut ensuite le tour du currie, le metsindien entre tous que l’on sert à chaque repas et que lescuisiniers ont l’art de préparer de cent manières différentes.

Le currie se compose d’une sauce principalecontenant de la viande, du poisson, des œufs, voire même deslégumes assaisonnés avec une poudre piquante et fort aromatisée.Avec cette sauce, on mêle dans son assiette du riz cuit à l’eau etbien sec, du barta, sorte de purée de pommes de terre dans laquelleentrent des piments, des oignons, de l’huile et du vinaigre, et lamultitude d’autres plats dus à l’ingéniosité du cuisinier.

Ce plat, qui nous paraît un peu barbare, àcause de l’étrangeté de ces condiments, est très recherché dansl’Inde pour ses qualités particulièrement rafraîchissantes.

Après le currie défilèrent plusieurs autresmets auxquels la mère et la fille encore sous le coup de leurémotion ne firent que peu d’honneur.

Toutes deux avaient hâte de se retrouverseules, l’une pour reprendre ses prières, l’autre pour continuer unrêve que son esprit caressait depuis quelque temps avec unecertaine complaisance.

Au moment de se quitter Mme Ternant et safille s’étreignirent longuement.

« Bonne nuit, petite mère. Dormezbien.

— Merci, ma chérie. Pour toi aussi, bonnenuit et que Dieu protège ton sommeil. »

Encore un baiser et l’on se sépare. Mais déjàAime est revenue.

« Petite mère, dites-moi, vous n’avezplus d’inquiétude ? »

Mme Ternant sourit à ce regardinterrogateur.

« Non, ma chérie, va, dorstranquille. »

Anne se décide enfin, rassurée, et tandis queMme°Ternant disparaît dans la chambre éclairée par la lune, lajeune fille entre chez elle, où la plus absolue obscuritérègne.

Elle passe indifférente devant la couchettepréparée pour la recevoir et va s’accouder à la barre d’appui, émuepar la splendeur du spectacle qu’elle a sous les yeux.

La lune qui illumine l’autre façade de lamaison laisse celle-ci dans l’ombre, pour projeter ses clartésblafardes sur la chaîne des monts Nilgherries, qui profilent auloin la ligne accidentée de leurs cimes.

Entre chaque pic, il y a comme un abîme deténèbres et là, à leurs pieds, pas bien loin de la propriété, Annepeut distinguer la masse sombre de la forêt. La nuit est si calme,la maison si silencieuse que la jeune fille peut entendre lebruissement monotone et cristallin du ruisseau qui coule plus basdans la vallée.

Oh ! ce grand silence à peine interrompupar le feulement d’un fauve, par le frémissement du feuillage, parle murmure de l’eau, ce grand silence de la nature assoupie dans lemystère des nuits orientales, que d’intense poésie il vient verserdans l’âme de celui qui l’écoute !

Car Anne écoutait le silence et sentait uneémotion grandissante faire vibrer son âme et pleurer ses yeux. Ellene pouvait s’expliquer ce qui la troublait ainsi et jouissaitdélicieusement de cette extase, la plus pure de toutes, puisqu’elleest dénuée de tout sentiment personnel et semble dédoubler l’homme,afin de rapprocher son âme, éblouie par le beau, du Créateur.

Mais, bien que la jeune fille fûtadmirablement douée pour goûter ce charme incomparable, elle étaittrop jeune pour n’y chercher qu’une unique jouissanceintellectuelle ; il fallait mettre un nom, une image terrestreà ce bonheur tout immatériel.

Spontanément surgit dans son esprit lasilhouette énergique et fine de Jacques de Clavaillan et l’imagefut si nette, qu’un peu honteuse Anne murmura :

« Non, ce n’est pas à lui que je doispenser, c’est à Will… Lui n’est qu’un étranger, Guillaume est monfrère. »

Mais elle eut beau faire, ce n’était pas lepetit mousse qui occupait sa pensée, elle était toute pleine dujeune officier.

Elle le revoyait tel qu’il lui était apparupour la première fois, grand, élégant comme un gentilhomme de cour,fier et fort comme un simple matelot. Et à ce physique fait pourséduire, s’ajoutaient l’auréole des hauts faits accomplis, desactes d’audace et de vaillance, le prestige d’un nom sans tache,d’un titre sonore.

Certes, quelle est l’imagination de jeunefille qui ne se fût enflammée pour semblable héros ! Ajoutez àcela qu’Anne gardait au fond du cœur une promesse solennelle etsacrée.

« Quand je reviendrai, je vous demanderaid’être ma femme », avait dit Jacques de Clavaillan.

Et de tout son cœur elle avait ratifié cetengagement. Pas une minute, elle n’avait songé à douter de cettepromesse.

Quand on est jeune, tout est grave et sérieux,et il ne lui serait jamais venu à l’idée que Jacques eût puprononcer une telle parole à la légère… Elle était sa fiancée, rienne pouvait désormais défaire cela.

Et voilà qu’à formuler ce mot charmant defiancée, Anne évoquait, grâce à son imagination futile, les plusgracieuses figures de l’histoire. Elle aussi, comme les jeuneschâtelaines du moyen âge, elle attendait son héros. Comme ceux-ci,lui se couvrait de gloire, mais à l’encontre de celles-là, au lieude rester passive et résignée en attendant son retour lorsqu’elleserait sa femme, elle l’accompagnerait, voulant être de moitié dansses dangers et dans sa gloire.

Oui, il lui ferait une place à son bord, elleen serait la reine, se faisant aimer de tous, officiers etmatelots ; elle les égayerait pendant la paix et lessoignerait pendant la guerre.

Et comme cela elle ne quitterait jamais,jamais son mari !

Puis à ces rêves de gloire une pensée plusdouce vint se mêler. Si elle s’en allait, qui donc resterait prèsde sa mère ?

Le problème était insoluble.

Anne décida donc de ne pas tenter de lerésoudre et, emplissant une dernière fois ses yeux du magiquespectacle de la nuit, elle alla se coucher. Et comme le sommeiln’est jamais loin quand on a quinze ans, elle ne tarda pas às’endormir dans une suprême prière.

« Mon Dieu, ramenez bien vite Will pourmaman et pour moi, et protégez toujours mon fiancé Jacques deClavaillan. »

Elle dormit tard dans la matinée, lelendemain, et ne fut pas peu surprise de voir entrer sa mère déjàtout habillée, car, en général, c’était la jeune fille quiprésidait au lever de Mme Ternant, se faisant une joie de luirendre les menus services que peut réclamer la toilette.

« Mon Dieu, maman, quelle heure est-ildonc ? s’écria-t-elle, quand elle eut embrassé sa mère.

— Il est dix heures, ma chérie, et déjàAlick et Fred sont venus prendre de tes nouvelles et nous prierd’aller déjeuner chez leurs parents.

— Et nous y allons, maman ?

— Oui, certainement. Tu sais que je ne mefais jamais prier pour aller chez nos voisins. M. O’Donovan asi bien le secret de me rassurer, que c’est toujours un bonheurpour moi de l’écouter. »

Et comme Mme Ternant allait s’éloignerpour tenir compagnie aux deux jeunes gens, elle se retourna vers lajeune fille :

« Anne, mets ton amazone ; je croisqu’ils ont apporté ta selle dans la voiture, et surtoutdépêche-toi. »

La fillette, ravie, ne se fit pas répéter larecommandation. En quelques secondes, elle fut debout procédant auxablutions journalières ; puis, quand, toute fraîche, elle eutlissé ses cheveux, elle revêtit son amazone.

C’était une jupe très longue et un petitcorsage ajusté comme ceux que portent les jeunes filles de noscontrées pour leur promenade au bois, mais, au lieu d’une teintesombre, ainsi qu’il est d’usage en Europe, le costume de chevald’Anne était blanc comme tout le reste de sa garde-robe. Ellechaussa des petites bottes à l’écuyère en cuir jaune très souple,mit des gants de fil blanc, et enfin se coiffa d’un casque de toilequi préservait la nuque et le front des ardeurs du soleil. Puis,ayant pris une petite cravache à pommeau d’argent, elle sortit parle balcon pour chercher sa mère et ses amis qu’elle ne tarda pas àapercevoir assis à l’ombre dans le jardin.

Elle courut à eux et ils échangèrent aveccordialité de vigoureux shake-hands.

« Vous allez mieux, ce matin, Anne ?interrogea Fred avec sollicitude, tandis qu’Alick la contemplaitavec admiration.

— Beaucoup mieux, je vousremercie », dit la jeune fille ; puis, avec impétuosité,elle demanda : « Est-ce que nous partons, mère ?

— Pas avant que tu n’aies pris quelquechose, mon enfant. Il y a encore une heure avant le déjeuner…

— Oh ! maman, je vous assure que jen’ai pas la moindre faim.

— Va toujours, Fred te tiendracompagnie. »

En riant les deux jeunes gens s’éloignèrent,et l’on entendit bientôt les gais éclats de voix d’Aune quiexigeait que son compagnon goûtât à tout ce qui était servi.

Fred était le compagnon inséparable d’Anne.C’était le second des six fils de Patrick O’Donovan et il était dequelques jours seulement plus âgé que la jeune fille.

Alick était l’aîné de tous. Déjà sérieux pourson âge, il n’avait que seize ans, il était d’un grand secours pourson père qu’il aidait dans l’exploitation de ses terres.

Plus rarement mêlé aux jeux de ses frères etd’Anne, il n’en professait pas moins pour la jeune fille uneadmiration passionnée. Elle était vraiment la souveraine de ces sixgarçons qui n’avaient d’autre volonté que celle de la jeune fille,d’autre ambition que celle de satisfaire ses caprices.

C’était pour lui plaire, parce qu’elle avaittémoigné le désir de monter à cheval, qu’Alick et Fred étaientpartis un beau jour pour Madras afin d’acheter une petite selle dedanse qui pût convenir à leur amie.

Et tantôt l’un, tantôt l’autre, lui donnaientdes leçons d’équitation, se trouvant suffisamment remerciés par unsourire, très fier des progrès rapides de leur élève.

Ce jour-là donc, au moment de partir pour lapropriété voisine, Alick et son frère se mirent en devoir dedesseller un des poneys ; puis, prenant sous le siège ducabriolet la selle d’Anne, ils la remplacèrent par celle d’un desjeunes gens ; après quoi, ils examinèrent minutieusement lescourroies, et enfin, pliant le genou, Fred enleva la jeune fillepour la mettre en selle.

« Quel est celui qui m’accompagne ?interrogea gaiement Anne.

— Voulez-vous aller, Fred ? demandaà son tour l’aîné.

— Non, allez vous-même, Alick, je vaisconduire le cabriolet. »

Les deux jeunes gens aidèrent Mme Ternantà monter dans la voiture ; puis, ayant congédié le domestiquequi tenait les chevaux, Fred saisit les rênes et la petite caravanes’ébranla.

Il y avait à peine un quart d’heure de routeentre la maison de Mme Ternant et celle de l’Irlandais ;aussi fut-on bientôt arrivé.

Patrick O’Donovan et sa femme attendaientleurs hôtes dans le jardin, et les quatre garçons poussèrent descris de joie en apercevant Anne, bien qu’ils ne l’eussent quittéeque de la veille.

Le plus petit, Jack, s’approcha d’elle et,très tendrement, lui demanda si elle n’était plus triste.

« Non, mon petit Jack, fit-elle en leprenant dans ses bras et en embrassant sa jolie tête blonde, je nesuis plus aussi triste qu’hier, mais je ne serai vraiment heureuseque quand mon frère Will sera revenu. »

Jack, qui n’était pas bien au courant desévénements, allait probablement poser des questions à la jeunefille, quand il fut prévenu par Fred qui proposait une partie decroquet en attendant le déjeuner.

À l’exception des deux plus jeunes, tous yprirent part, et la partie était loin d’être finie quand la clochedu déjeuner se mit à sonner.

On la quitta cependant sans regret ;n’avait-on pas tout l’après-midi pour organiser des jeuxd’ensemble ?

Le repas, grâce aux O’Donovan, fut trèsgai.

Tous deux avaient su, à force de raisonnement,persuader à Mme Ternant qu’elle reverrait bientôt son fils et,comme celle-ci ne demandait qu’à se laisser convaincre, un entraincharmant régna tout le temps.

Dès qu’on fut sorti de table, ainsi qu’ils enavaient l’habitude, les enfants, insensibles à la chaleur, serépandirent dans le jardin ; niais le soleil était si ardentqu’ils furent bientôt contraints de chercher un refuge à l’ombrepour se reposer.

« Descendons jusqu’à la rivière, proposaCécil, le troisième des enfants, je connais un endroit où l’on seratrès bien. »

Péniblement on gagna le ruisseau que Cécildécorait pompeusement du nom de rivière.

Il y avait là, en effet, un petit coin deprairie où l’herbe assez épaisse était parfaitement unie et oùquelques arbres au feuillage très épais faisaient un dôme deverdure. Avec un soupir de soulagement, ils s’étendirent tous àterre et Anne qui avait mouillé son mouchoir s’en imbibait levisage et faisait sauter quelques gouttes à la figure de Jack quiriait aux éclats.

Mais tout à coup, interrompant son jeu, lepetit garçon devint grave et la fillette comprit qu’il allaitl’interroger.

« Anne, demanda-t-il, pourquoi votrefrère est-il parti ?

— Pour se battre contre les Anglais,Jack, répondit-elle.

— Pourquoi se bat-il contre lesAnglais ?

— Parce que les Anglais font la guerre àla France et que Will ne les aime pas.

— Alors il ne nous aime pas, nous nonplus ?…

— Vous savez bien que nous ne sommes pasAnglais, nous sommes Irlandais, interrompit Cécil avec feu.

— Tant mieux, murmura Jack avecphilosophie, j’aurais été fâché que votre frère ne nous aimâtpas.

— Quel âge a-t-il, exactement, votrefrère, Anne ? demanda Franck.

— Il va avoir treize ans.

— Comme moi, dit Cécil avec un soupir. Jevoudrais bien, moi aussi, m’embarquer sur un navire pour faire laguerre comme Will.

— Vous seriez obligé de vous battrecontre nous, dit Anne avec un reproche.

— Qui donc a emmené votre frère ?demanda à son tour Mervil, le cinquième.

— M. de Clavaillan.

— Qui estM. de Clavaillan ? fit Jack.

— C’est mon fiancé, répondit-elle,voulant par cet aveu public se confirmer à elle-même le rêvequ’elle caressait depuis longtemps.

— Votre fiancé, interrompit Alick avecvivacité ; comment M. de Clavaillan peut-il êtrevotre fiancé ?

— Parce qu’il m’a promis que quand ilreviendrait, il m’épouserait.

— Ah ! vraiment, reprit le jeunehomme avec ironie, et vous croyez à une telle promesse ? Maisvous n’étiez qu’une petite fille, et M. de Clavaillan avoulu se moquer de vous. »

Anne se redressa très rouge.

« M. de Clavaillan est marin etFrançais, et il ne peut mentir.

— J’ai lu, continua Alick impitoyable,que les Français n’étaient pas fidèles…

— Vous mentez, s’écria la jeune fille, etsi vous devez continuer ainsi, je m’en vais.

— Alick, dit Fred, vous avez tort deparler ainsi. Les Français ont toujours été les amis del’Irlande. »

Mais déjà le jeune homme s’était ressaisi. Ils’approcha de la fillette.

« Anne, dit-il, pardonnez-moi. Je nepense pas ce que j’ai dit et j’ai cédé à un mauvais sentiment. Ilm’a semblé dur que cet étranger, que M. de Clavaillan,reprit-il vivement, vous emmenât un jour et nous prive ainsi denotre amie. »

Naïvement, sans s’en douter, le pauvre Alickvenait de faire l’aveu du rêve très vague qui le hantait et auquelil n’avait jamais osé s’arrêter, trop jeune encore pour lecomprendre.

Et Anne, aussi naïve, ne vit pas non plus, necomprit pas cet aveu. Elle se contenta de sourire, et lui tendantla main :

« Vous êtes tout pardonné, Alick, mais ilne faudra jamais, jamais plus dire du mal des Français. »

Cependant, malgré la réconciliation, lajournée s’acheva un peu morne, sans l’entrain habituel.

Alick se répétait pour bien s’enconvaincre :

« Anne est fiancée àM. de Clavaillan. »

Et Anne entendait encore la phrased’Alick :

« Vous n’étiez qu’une petite fille, il avoulu se moquer de vous. »

Chapitre 11LA « SAINTE-ANNE »

Il y eut un moment de stupeur à bord duGood Hope.

Que signifiaient ces couleurs françaisesbrusquement arborées par le vaisseau inconnu. Fallait-il leuraccorder Confiance ou devait-on les tenir poursuspectes ?

Le problème était ardu pour des gens quivenaient de pratiquer le même subterfuge et de tromper leursennemis en se couvrant de leur pavillon. L’anglais ne faisait-ilpas ce qu’avait fait le Good Hope avec une audacecouronnée de succès ?

Les trois spectateurs du drame demeuraientmuets, les yeux fixés sur l’étrange navire. Que leurapportait-il ? le secours ou la mort ?

« Bah ! fit Evel, il ne sert à riende nous le demander, puisque le résultat est le même. Si le bateauest Ingliche, nous n’avons qu’à laisser porter. Il sautera avecnous. »

Jacques de Clavaillan ne prononça pas uneparole. Le cœur gros, blême, les dents serrées, les yeux rouges, ilregardait danser sur les vagues l’esquif qui emportait le petitWill et qui décroissait à vue d’œil, tandis que se rapprochait levaisseau suspect aux couleurs de la France.

« Le pauvre petit ! » murmuraPiarrille Ustaritz, traduisant d’un mot la pensée qui hantaitl’esprit de son chef.

La parole revint à celui-ci.

« Sois tranquille, garçon ; nous levengerons tout à l’heure. »

Et il fit garder les plus hautes voiles, nevoulant plus retarder la rencontre avec le vaisseau anglais.Maintenant que la catastrophe était inévitable, tous avaient lamorbide impatience de la précipiter.

Brusquement Evel étendit la main dans ladirection du vaisseau.

« Voyez donc, commandant. Deux autresvoiles au sud-ouest. »

Il disait vrai. Deux silhouettes nouvelles sedessinaient sur le ciel pâle du couchage, dans la bande de pourprequ’y traçait le soleil près de disparaître.

« Attention ! commanda le jeunechef. Il fera nuit noire dans un quart d’heure. Tous les Anglaissont sur nous. Il faut que notre mort soit une apothéose et quenous éclairions tout le ciel. »

Cependant les deux navires serapprochaient ; la distance diminuait rapidement entre eux, etl’on pouvait apprécier les formes de l’ennemi se présentant tantôtpar l’avant, tantôt par le flanc.

Depuis quelques secondes, les yeux de Jacquess’étaient faits plus attentifs, obstinément fixés surl’arrivant.

Et, tout à coup, un cri jaillit de sa gorge,semblable à un rugissement de joie et de triomphe.

« Dieu me pardonne ! Mais c’est unevieille connaissance, ce bateau ; c’est l’ancienneConfiance, sur laquelle Surcouf nous arecueillis ! »

En ce moment même, le bâtiment suspectarborait des signaux d’amitié.

Il n’y avait plus de doutes à conserver.C’était un ami, non un adversaire, qui venait ainsi à la rencontredes marins du Good Hope.

Telle fut l’allégresse des trois hommes que lemarquis les saisit dans ses bras et les embrassa avec une sorte defolie.

« Et le pitchoun ? interrogeaUstaritz en montrant à Clavaillan un petit point noir prêt àdisparaître dans le nord.

— J’y pense, répondit le jeune homme,fais descendre le second canot, Piarrille, et prends avec toiquatre hommes pour aller le chercher. »

L’ordre fut exécuté sur-le-champ. Quatrematelots espagnols embarquèrent avec le Basque. Un jeu rapide desavirons les emporta. Il n’était que temps. Will devait être à unmille en arrière.

Pendant ce temps, Evel répondait aux signauxde la Confiance.

« Ça, dit-il, c’est bien des Français.Mais les trois Anglais sont toujours en vue dans le nord-est. Onpourrait les attendre.

— Sois tranquille, répondit Jacques. Sila Confianceest ici, c’est que le Revenant et laSainte-Anne ne sont pas loin.

— Le Revenant et laSainte-Anne, répliqua le Breton, c’est peut-être bien ceuxqui viennent là-bas, par derrière celui-ci. »

Il montrait du doigt les deux silhouettessignalées un instant plus tôt.

Mais soudain leur conversation futinterrompue. La Confianceallumait ses feux de position etle Good Hope devait l’imiter.

La nuit se fit immédiatement, le soleil étanttombé sous l’horizon.

Un fanal puissant fut placé à l’arrière dutrois-mâts afin de guider ceux qui s’étaient portés à la recherchede Guillaume Ternant.

Or, tandis que ces choses se passaient sur leGood Hope, le petit mousse, abandonné sur sou canot, selaissait aller au désespoir.

Pourquoi l’avait-on ainsi embarqué sansexplications, sans motifs ?

À vrai dire, au premier moment, ç’avait étépour lui un véritable soulagement de sortir de la nuit de sa geôlepour se retrouver au grand air.

Dans ces ténèbres abominables, précédantcelles de la mort, l’enfant avait éprouvé des affres cruelles. Ilavait dit adieu au ciel et à la lumière.

Et voici qu’on l’en avait retiré. Une foisencore, il avait respiré l’air pur et fortifiant du large,contemplé le firmament immaculé.

Puis, sans que rien pût lui faire deviner lacause de ce changement, sans une parole explicative, Jacques deClavaillan l’avait placé dans ce canot, lui donnant l’ordre defuir, de se dérober à la poursuite des Anglais.

Quelles étaient donc les intentions de sonvaillant ami, de celui qu’il considérait, qu’il aimait déjà commeun frère ? Pourquoi se séparait-il de lui sans lui révéler lesraisons de cette séparation ?

Dans ce canot, ballotté par les vagues, il setrouvait seul, seul au moment où la nuit allait se faire, sans unappui, sans un conseil, sans une parole réconfortante pour lesoutenir dans la lutte.

Et, en inspectant l’embarcation, voici qu’il ydécouvrit une caisse qu’on y avait intentionnellement déposée. Danscette caisse, il y avait quatre bouteilles de vin, une cinquantainede biscuits, quelques boîtes de conserve et des fruits secs. Sousun banc, était amarré un baril d’eau fraîche.

Guillaume vit bien que l’intention del’abandonner était bien mûrie…

Et, derechef, l’affreuse question se posa àson esprit angoissé.

Pourquoi l’abandonnait-on ainsi ? Quelleétait la pensée de Jacques ?

Alors la clarté se fit soudainement en lui. Ilcomprit le sentiment du marquis.

Si Clavaillan l’abandonnait de la sorte, siEvel et Ustaritz souscrivaient à la sentence, c’était sans nuldoute que les trois hommes avaient modifié leur première etfarouche intention.

Ils voulaient mourir seuls ; ils nevoulaient point tuer un enfant.

Oui, c’était là la vérité, la seuleexplication possible de leur conduite.

Cette réflexion entra comme un éclair dansl’âme troublée de Will.

Oh ! ils étaient bons jusqu’au bout, cesamis de rencontre, ces braves dont il avait partagé le dénuement etles souffrances, trop bons même, puisqu’en lui accordant la vie,ils ne faisaient que prolonger son agonie, se délivrant seuls parune mort violente, mais héroïque.

Par cela même que la vérité éclatait avec plusde force à ses yeux, elle le frappait comme un coup defoudre ; elle le terrassait sous sa violence.

Guillaume retomba, inerte, sur son banc et semit à pleurer à chaudes larmes.

Mais à cet âge, les réactions sont vives. Onne fléchit pas sans se relever.

Brusquement l’enfant se redressa, saisit lesavirons et se mit à nager avec vigueur dans le sillage du GoodHope, afin de maintenir sa distance.

Du haut du gaillard, penchés sur la lisse, lestrois hommes lui adressaient des signes affectueux de tendresse,s’efforçant à lui parler de la main.

Et voilà qu’en se retournant Will aperçut lenavire qui venait à la rencontre du Good Hope. Il vit lepavillon français flotter sur le bâtiment redouté. Il laissaéchapper les rames et, se levant, jeta un grand cri :

« Les couleurs de la France ! Lestrois couleurs ! »

Son bras s’agitait, montrant à ses amis cedrapeau qu’il venait de découvrir le premier et qui lui rendaitl’espérance.

Ils comprirent son geste, ils entendirent leson de sa voix ; ils reconnurent comme lui le pavillonnational, les couleurs de la patrie.

Mais, chose étrange, ils n’en parurent nisatisfaits ni émus.

Du canot, Will put voir les trois hommes serapprocher, gesticuler en désignant le bateau inconnu, échangersans doute leurs réflexions.

Et, s’oubliant à les contempler, l’enfantoublia de les suivre. Les avirons pendaient inertes à leurs toletsde cuivre. Une grosse lame souleva la frêle coque de noix etl’emporta à deux cents brasses en arrière du trois-mâts. Ildevenait impossible de regagner la distance.

Le découragement s’empara de nouveau dumousse, un découragement grandissant qui tout à l’heure allait sechanger en désespoir.

Il fut d’autant plus terrible, d’autant plusécrasant, que l’espérance, un instant entrevue, avait été pluslumineuse, plus éblouissante.

Et soudain, la nuit se fit, ajoutant àl’horreur de sa situation.

Loin, bien loin dans le sud, Guillaume vits’allumer les feux du Good Hope.

Allons ! tout était dit. Des doutesaffreux le ressaisirent. Il se dit qu’il était bien définitivementabandonné cette fois, et il s’abattit à l’arrière du canot, la têteentre les bras, sanglotant comme un petit enfant.

Au-dessus de sa tête, les étoiles trouaient lavoûte de leurs petits points clairs et scintillants, pareils à unepoussière de diamants éparpillés sur un voile de deuil.

Au-dessous de lui, la mer se gonflait enlarges vagues, à l’échine souple, au dos arrondi, qui lebalançaient comme un nouveau-né dans son berceau.

Et Will ne voyait rien, n’avait pas un regardpour le sombre et grandiose spectacle de ce ciel et de cette eauconfondus dans une même obscurité.

Enfoui dans sa douleur, priant pour ceux qu’ilne verrait plus, il pleurait.

Un cri traversa le vaste silence et le fittressaillir.

C’était son nom qui avait roulé sur les échosde l’abîme. Une voix l’avait appelé, et cette voix, il avait cru lareconnaître.

Il se releva et tendit l’oreille, prêtanttoute son attention.

La voix traversa derechef l’espace, la voix dePiarrille Ustaritz, le Basque, qui jetait à pleins poumons sonappel sonore :

« Ohé ! du canot ! Will !petit Will, le mousse ! » L’enfant se leva tout droitdans l’embarcation et répondit avec ferveur :

« Ohé ! du canot ! À moi !Piarrille, à ton bord, dans le vent. »

Et de la sorte, pendant un quart d’heure,l’homme et l’enfant se répondirent.

Le second canot, maintenant, avait allumé sonfanal. Will voyait la petite lueur courir et scintiller sur l’eau,paraître et disparaître sous les lames. Il se remit aux avirons etnagea hardiment à la rencontre de ses amis.

Il fallait une bonne demi-heure pour permettreaux deux embarcations de se rejoindre.

Mais quand elles furent bord à bord, le Basquefut le premier à accoster. Il sauta d’un bond dans celle quiportait Guillaume, et l’amarra à l’arrière de la sienne, afin de laremorquer vers le Good Hope.

Après quoi, se redressant, il ouvrit toutgrands ses bras et étreignit l’enfant dans une accolade, quasipaternelle, riant et pleurant à la fois.

Une heure plus tard, Guillaume Ternant seretrouvait à bord du bâtiment qu’il avait quitté désespéré et qu’ilne croyait plus revoir.

Evel, puis Clavaillan le serrèrent enfrémissant sur leur poitrine.

Il riait maintenant, le pauvre Will, quipleurait tout à l’heure.

« Commandant, dit-il, je sais pourquoivous m’avez abandonné.

— Tu le sais ?… Mais nous ne t’avonspas abandonné, petit. Nous avons voulu seulement… Et la voix deJacques trembla.

— M’empêcher de mourir avec vous,n’est-ce pas ? dit le petit garçon. Oh ! je l’ai biencompris, allez, quand je me suis vu tout seul avec les provisionsque vous m’aviez laissées. »

Les yeux de Jacques se mouillèrent, mais detrès douces larmes, cette fois.

« Eh bien, oui, tu as deviné. Nous avonsvoulu mourir seuls.

— Et maintenant, vous ne voulezplus ?

— Maintenant, nous avons reçu le secoursde Dieu et des hommes. Le bateau que nous suspections est français.Tu le connais aussi bien que nous. C’est celui qui nous a sauvéssur la chaloupe quand nous étions au moment d’expirer. C’est laConfiance de Surcouf et jamais elle n’a mieux mérité sonnom.

— Bravo, commandant ! s’écria Will,et vive la Confiance !

— Ce n’est pas tout, reprit le jeunecorsaire, celui qui la commande m’a appris que c’était une surpriseque Surcouf nous avait ménagée, qu’il l’avait équipée et armée sansprévenir personne. Demain, au soleil levant, nous serons rejointspar lui sur le Revenant et je remonterai sur ma vaillanteSainte-Anne. Et alors, malheur auxAnglais ! »

Et le lieutenant de Surcouf étendit son poingfermé et son bras menaçant vers l’horizon du nord-est, où, sous latrame des ténèbres, il devinait l’approche des trois vaisseaux ducommodore Harris.

« Est-ce que vous allez me laisser sur cemauvais bateau marchand ? »

La question était faite sur un ton d’effroiqui fit rire Clavaillan.

« Te laisser ? Non pas, mon ami. Tuas assez souffert avec nous, surtout depuis trois jours, pour avoirmérité de garder ta place sur mon brave brick. Tu es désormais unhomme, que sainte Anne protège les tiens. »

La nuit s’acheva dans cet état d’esprit sidifférent de celui de la matinée.

Un véritable enthousiasme animait Jacques etses compagnons. Sur son ordre, Will et les deux matelots allèrentdormir quelques heures. Ils auraient besoin de toutes leurs forcespour la journée du lendemain.

Ainsi que l’avait dit le marquis, au soleillevant on put voir les deux vaisseaux corsaires émerger de labrume, toutes voiles dehors.

C’étaient le Revenant avec sescinquante-huit canons, la Sainte-Anne avec ses dix-huitpièces. En les additionnant aux trente-quatre bouches à feu et auxdeux cent cinquante hommes de la Confiance,on arrivait auchiffre superbe de huit cent soixante-dix combattants et de centdix canons. Avec cela on pouvait livrer bataille.

Cependant l’Anglais n’avait pas changé saroute. Bravement, il continuait à s’avancer sous le vent, fier desa supériorité d’armement et se jugeant invincible. Il osait courirau-devant de la lutte.

La frégate le Kent avait, en effet,soixante-dix canons ; chacune des deux corvettesEagle et Queen Elisabeth en portait vingt.

C’était donc à égalité d’armes qu’on allaitcombattre, du moins sous le rapport du nombre des canons. Car, ence qui concernait le chiffre de l’équipage, les trois vaisseauxanglais représentaient un millier d’hommes.

Grande fut donc la surprise des marinsfrançais lorsque les signaux du Revenant donnèrent l’ordrede battre en retraite.

On prit chasse devant l’ennemi, ce qui n’allapas sans provoquer quelques murmures. Mais la seule vue de Surcoufsuffit à les réprimer.

Déjà le marquis, Evel, Ustaritz et Willétaient retournés sur la Sainte-Anne. Le GoodHope marchait au milieu de la flottille, protégé par laConfiance qui fermait la marche, ouverte par leRevenant.

Le corsaire, d’ailleurs, avait médité etpréparé la manœuvre.

Par ses soins, deux pièces avaient étédébarquées de la Confianceet placées sur le voilieranglais, à l’arrière.

« De cette façon, avait-il dit, nouscurons la satisfaction de les faire recevoir en amis par leurancien compatriote. »

Il avait mandé à Clavaillan de se tenir enflanc de la colonne.

« As-tu parmi tes hommes un gaillardrésolu qui veuille risquer une grosse chance de faire du mal auxAnglais, s’il n’est pas tué ?

— Je crois avoir ça, » répondit hardimentle marquis.

Et, à son tour, il appela Evel et Ustaritz etleur demanda sans détours :

« Garçons, lequel d’entre vousconsentirait à rester sur le Good Hope avec une quinzainede lurons pour recevoir le premier coup de feu del’Anglais ?

— Dame ! fit Evel, c’est à vous dechoisir, commandant ; car je crois bien que si vous nousconsultez, chacun de nous dira Amen.

— Je tiens pourtant à ce que vous ledécidiez vous-mêmes. Le poste est hasardeux et il y a quatre-vingtschances d’y rester.

— Pourvu qu’il y en ait vingt d’ensortir, s’écria insoucieuse ment le Basque, je suis tout prêt àfaire ce qu’on m’ordonnera.

— Et moi, dit Evel, si l’amiral me prometun bon baril de vin ayant fait la traversée, je suis tout prêtaussi à tenir compagnie à Piarrille.

— Je te le promets en son nom, Breton deroche, répliqua Clavaillan, et je te permets de suivre Ustaritz àson bord.

— Pour lors, questionna celui-ci, quenous faudra-t-il faire ? »

Le lieutenant de Surcouf leur demanda touteleur attention.

« Écoutez, dit-il, voici en quoi consistele plan de l’amiral. »

C’était le titre que tous les matelots ducorsaire donnaient à leur chef.

« Nous avons pris chasse devant lesAnglais, mais c’est pour les attirer le plus loin possible, car,indépendamment de ces trois vaisseaux, une demi-douzaine d’autress’avancent à notre rencontre. Leur approche nous a été signalée, aumoment du passage de Surcouf à Bourbon. Dès que ceux-ci seront à unmille de nous, nous reviendrons sur eux. Ce sera le grandbranle-bas, et alors, tant pis pour eux, tant mieux pour nous. Or,l’essentiel est que nous évitions leur premier feu, et que nouspuissions les saluer de toutes nos batteries. Il faut donc que leGood Hope attire le plus gros des vaisseaux, c’est-à-direla frégate qui marche en tête. Quand elle sera à bonne portée, ellelui enverra la double bordée de ses pièces de retraite. Mais unhomme de sang-froid est indispensable pour diriger la manœuvre etse coller à l’Anglais avant de faire sauter le trois-mâts.

— Ça va, dit paisiblement Ustaritz, jecrois que je pourrai faire ça.

— Et moi, ajouta Evel, je doubleraivolontiers mon matelot.

— Alors, on va vous donner dix garçonssolides au poste. Pouvez-vous compter sur vos Espagnols ?

— Caramba ! s’écria le Basque, je tecrois qu’on peut y compter. Depuis hier, ils n’ont pas cessé degrincer des dents contre les Anglais. »

Le plan fut exécuté à la lettre. Le GoodHope reçut ainsi un équipage de vingt hommes. Surcouf y avaitattaché ses deux meilleurs canonniers, afin que la première etprobablement la seule bordée du navire marchand, converti pour lacirconstance en vaisseau de guerre, fît le plus de mal possible àla frégate anglaise.

Cependant celle-ci et les deux corvettes, sesacolytes, poursuivaient leur chemin et s’avançaient résolument surles quatre navires.

La distance, encore trop grande, devait lesinduire en erreur. Mais le courage britannique est surtout faitd’implacable ténacité.

Le commodore Harris voulait savoir à tout prixce qu’étaient ces trois bâtiments inconnus qui venaient de sejoindre au trois-mâts poursuivi depuis quatre jours. Brave, maisprésomptueux, l’officier du roi George professait un imprudentmépris pour les corsaires.

Cette outrecuidance était partagée par sirGeorge Blackford, commandant de la corvette Eagle.

Au contraire, James Peterson, commandant laQueen Elisabeth, était plein de prudence et de raison.Mais ses sages avis l’avaient fait railler de son chef aussi bienque de son collègue Blackford.

Ce jour-là, pourtant, il ne fut pas maître deses appréhensions, et, se mettant en rapport avec le commodoreHarris, il lui fit part de ses craintes.

« J’ai quelque méfiance de l’allure deces quatre bâtiments voyageant de conserve. Il y aurait lieu denous assurer que le reste de l’escadre pourra, le cas échéant, nousprêter main-forte. »

Harris regarda son lieutenant avec un sourirede dédaigneuse raillerie.

« En vérité, monsieur, êtes-vous prudentau point de ne point oser attaquer deux navires de commerce, dontl’un est un anglais qui nous a été pris par ruse etsupercherie.

— Cette ruse et cette supercherieprouvent que ceux qui l’ont conçue et exécutée sont des genshabiles, commodore. Ils ont dû se ménager des moyens de défense quenous ignorons.

— Quels moyens ? Le flibustier quiest venu jusqu’à Bombay tromper les imbéciles du civil service esttout au plus quelque convict échappé de Botany-Bay ou d’Aden, etqui aura assassiné le capitaine du Good Hope.

« Il n’y a pas de Français en cetteaffaire. D’ailleurs y en eût-il que j’en serais ravi. Cela nousfournirait l’occasion de faire quelque bonne capture.

— Votre Seigneurie peut avoir raison. Jemaintiens pourtant mon sentiment.

« Surcouf est un homme d’une extrêmeaudace, et il y aurait de la prudence… »

Le commodore répliqua brutalement :

« La prudence prendrait un autre nom,monsieur. Je n’ai pas besoin de vous le dire. Quant à votreSurcouf, je ne demande que l’occasion de me trouver en face de lui.Vous seriez aimable de l’en prévenir. »

Peterson blêmit sous l’affront. Mais il nerépondit rien, et, courbant le front, il regagna la QueenElisabeth.

Chapitre 12MADRIGAUX DE GUERRE

Les marins de Surcouf eurent promptementl’explication des motifs qui avaient décidé leur chef à fuir devantles vaisseaux anglais.

On était au voisinage des îles Maldives, dansle bras de mer qui sépare cet archipel de celui des Maldives,passage essentiellement dangereux pour la navigation et qui a vud’innombrables naufrages.

Or, depuis plusieurs semaines, le corsaireétait averti que trois navires anglais, voyageant de conserve,avaient quitté le Cap se dirigeant vers l’Inde.

La Sainte-Anne n’était plus à sonservice par suite de la manœuvre de Clavaillan, il n’avait pusurveiller les côtes d’Afrique, ni par conséquent, arrêter aupassage ces bâtiments qu’il savait porteurs d’une richecargaison.

Il avait donc pris à part son lieutenant ettous deux avaient arrêté un plan aussi audacieux qu’imprévu.

« Jacques, avait dit Surcouf, nous avonsdeux moyens à notre disposition : livrer bataille tout desuite aux trois vaisseaux anglais, les couler, et revenir sur leconvoi. C’est chanceux. Nous pouvons subir des avaries graves etn’être plus suffisamment armés pour nous rendre maîtres des bateauxmarchands qu’on m’a signalés. Ou bien, nous devons nous porter auplus vite à la rencontre du convoi, le capturer, et attendre lestrois vaisseaux pour leur faire face. »

Jacques hocha la tête.

« C’est hardi, mais tout aussiaventureux. Une fois les navires pris, qu’en ferons-nous ?Comment tenir tête aux Anglais, si nous sommes empêtrés d’une tellecargaison ? Il y a peu de chances pour que nous puissions laconserver. »

Surcouf eut un geste vif, et tapant surl’épaule de son ami :

« Tu ne m’as pas compris. Je ne veux pascouler le convoi, bien au contraire. Il s’agit de le prendre sansl’avarier, et de nous en servir contre les autres eu exposant àleurs feux les bateaux ainsi capturés. Je sais qu’à bord de l’und’eux se trouvent d’honorables ladies, de charmantes misses, quiviennent rejoindre leurs familles dans l’Inde. Ce sont là deprécieux otages, de sûres cuirasses contre les boulets anglais.Elles prises, nous aurons presque tous les atouts dans notrejeu. »

Clavaillan se mit à rire :

« Parbleu ! Si tu m’en distant !… Parmi les voyageuses se trouve sans cloute ladyStanhope, la cousine de lady Blackwood, celle qui a rapportéd’Europe deux pianos à queue achetés en France. Bonne proie pour degalants chevaliers. »

L’ordre d’action fut donc immédiatementadopté. Jacques présenta une objection.

« Tout cela est fort bien. Mais où leprendre, ce convoi tant désiré ?

— M’est avis, répondit le Malouin, qu’àcette heure il ne doit pas être loin de nous. Je gagerais ma maindroite qu’il a dû embouquer dans le canal des Maldives.

— Oh ! des navires de commerce serisquer en un tel passage…

— Oui, oui, il a la réputation d’êtretrès périlleux, j’en conviens. Mais, outre qu’en cette saison, levent les favorise, le passage, si dangereux qu’il soit, l’estinfiniment moins qu’une rencontre de corsaires. Il y a donc denombreuses probabilités en faveur de mon hypothèse.

— En ce cas, hardi et sus auconvoi ! »

Tels furent les motifs pour lesquels lescorsaires prirent chasse devant les vaisseaux anglais et lesentraînèrent à leur suite dans le canal des Maldives.

Le sixième jour, vers midi, Clavaillan, quicourait en tête avec la Sainte-Anne, fit entendre un cride joie et se mit en communication avec son chef.

Il venait de relever au sud-ouest, auvoisinage de la plus petite des Maldives, le convoi si impatiemmentcherché. Les trois navires s’y trouvaient réunis.

En un clin d’œil, le Revenant et laSainte-Anne se mirent d’accord, et Surcouf arrêta le planà suivre, aussi bref, aussi expéditif que possible.

Laissant la Confiance et le GoodHope se traîner à l’arrière, les deux corsaires se couvrirentde toile et s’élancèrent à la rencontre du convoi.

Grâce à leur prodigieuse vitesse, ilsl’atteignirent vers trois heures de l’après-midi.

C’était bien lui. Les trois gros navires,pesamment chargés, semblaient ramper à la surface des flots. Ilsn’avaient pas redouté la présence de l’ennemi en ces paragesréputés dangereux, et leur prudence grossière leur étaitfatale.

L’apparition des corsaires les frappad’épouvante.

Un seul des trois navires, le Star,voulut tenter une résistance.

Il portait une pièce de chasse à l’avant. Leboulet qu’il envoya vint chercher l’eau à cent mètres duRevenant.

« Mahé, cria le Malouin au plus habile deses canonniers, te charges-tu d’amputer ce lourdaud de samisaine ?

— Rien n’est plus facile, si vous ledésirez, commandant, répondit Mahé.

— Alors, vas-y, et découpe proprementcette aile de pigeon. »

Mahé courut à l’une des pièces de tribord etpointa avec soin.

Quelques minutes plus tard, une détonationformidable ébranlait l’air, et du pont du Revenant onpouvait voir la misaine du navire anglais s’abattre avec fracas surle pont et le couvrir de ses débris.

Le Star amena immédiatement sonpavillon.

Aussitôt les deux corsaires s’approchèrent duconvoi et intimèrent aux équipages l’ordre de se rendre à leur borden qualité de prisonniers.

Ce fut le capitaine du Star qui vint implorerla modération des vainqueurs.

« Commandant, dit-il à Surcouf, vousferez de nos personnes ce qu’il vous plaira. Toutefois nous osonsespérer que vous vous conduirez en gentleman à l’égard des damesqui sont avec nous et qu’on ne saurait tenir pourprisonnières. »

Le redoutable écumeur de mer fronça lesourcil.

« Monsieur, répliqua-t-il, rien que pources paroles, je devrais vous faire pendre. Elles constituent uneinsulte gratuite. Je ne sais comment vous faites les choses enAngleterre. Mais ici, vous avez affaire à des Français. C’est vousdire que les dames n’auront qu’à se louer de notreconduite. »

Il y avait, proche le lieu de la capture, unîlot assez verdoyant et désert.

Les trois bâtiments, dirigés par les matelotsfrançais, mouillèrent dans une crique ombragée du rivage. Aprèsquoi Surcouf donna l’ordre de faire débarquer tous les passagers,les femmes les premières.

Il y en avait une vingtaine de toutes lesconditions.

Dans ce nombre apparaissait une jeune etélégante patricienne, au visage fier, à l’œil bleu plein de refletsd’acier. Quand elle fut en présence du corsaire, elle s’avança verslui, la tête haute, la démarche assurée.

« Monsieur, dit-elle au Malouin, je nepuis croire que vous avez contre nous des intentions perfides. Vousjouissez en Angleterre et dans les colonies de la réputation d’unhomme courtois et bien élevé. C’est sous cet aspect que je vousconnais. »

Surcouf s’inclina en souriant.

« Vous pouvez vous assurer, milady, quecette réputation est justement accréditée.

« Si les nécessités de la guerre m’ontcontraint à interrompre votre voyage, veuillez croire que c’estavec le plus vif regret de vous causer cet ennui. Mais, voscompatriotes le permettant, j’aurai l’honneur de vous remettre surla bonne voie.

— Monsieur, répliqua la jolieprisonnière, j’étais sûre que nous serions sous la sauvegarde devotre honneur. Laissez-moi vous demander, toutefois, si votreintention est de nous abandonner sur cet îlot désert. »

Le Malouin fit un nouveau salut plus gracieuxque le précédent.

« Milady, vous n’y séjournerez que letemps nécessaire à une joute inévitable. Vos beaux yeux vont sansdoute contempler un combat sur mer, car je crois savoir que voscompatriotes nous donnent la chasse. Souffrez donc que jusqu’àdemain je vous laisse sous la protection — je ne dis point, àdessein, sous la garde — de quelques-uns de mes plus aimablesmarins, et sitôt notre affaire vidée avec vos compatriotes, nousaurons l’honneur de vous rendre la liberté du chemin.

— Mais monsieur, s’écria la jeune femme,vous ne prévoyez que le cas où vous seriez victorieux ?

— C’est dans mes habitudes, madame.

— Vous n’avez donc jamais prévul’hypothèse d’une défaite ?

— je ne prévois que celle de ma mort,milady.

— C’est vaillamment parler, monsieur, etje vous admire pour cette parole. Mais elle n’est guère rassurantepour nous, prisonniers, permettez-moi de vous le dire.

— Au contraire, madame, si je meurs,c’est que les Anglais seront vainqueurs, et, en ce cas, ilsn’auront rien de plus pressé que de vous délivrer. »

La jeune femme détourna la tête. Un longsoupir souleva sa poitrine.

« Quelle affreuse chose que la guerre,monsieur Surcouf ! Elle peut donner de la gloire àquelques-uns, mais voyez de quel prix cette gloire estpayée !

— Vous dites vrai, milady. Mais si vousm’en croyez, nous échangerons de telles réflexions quand la paixsera faite entre nos deux nations. »

Sur son ordre, les équipages des troiscorsaires improvisèrent une sorte de campement dans une vallée bienabritée. Avec des espars, des vergues et des agrès de toute nature,on dressa des tentes sous lesquelles on installa des couchettes etdes hamacs à l’usage des prisonnières.

Au préalable, on faucha un vaste espace oùl’on promena le feu par précaution contre les serpents et lesinsectes venimeux. Ce feu fut entretenu toute la nuit aux alentoursdes tentes, bien que l’îlot ne parût point assez grand pourcontenir des fauves. Une compagnie de cinquante hommes veillapendant toute la durée des ténèbres, à distance suffisante pour nepoint gêner les prisonnières dans leurs soins personnels.

Surcouf, toujours attentif, chargea Clavaillande le seconder dans sa besogne de garde protectrice.

Le marquis revêtit donc son plus brillantuniforme et accompagna son chef auprès des captives, auquel iladjoignit Will comme spécialement attaché à leur service à défautde domestiques attitrés.

Le petit mousse s’attira tout de suite labienveillance de la jeune Anglaise.

« Vous me paraissez bien jeune pourservir, mon enfant, lui dit-elle, avec un maternel sourire, jouantsur le double sens du mot “servir”.

— Milady, répliqua gaillardementGuillaume, qui était à bonne école pour l’esprit aussi bien quepour le courage, je sers la France par le cœur et l’Angleterre paradmiration pour ses filles. »

Surcouf et Clavaillan battirent des mains enmême temps que la captive.

« Décidément, messieurs, dit celle-ci, ona raison d’assurer que vous ne craignez personne sur aucun champ debataille. L’esprit vous vient de bonne heure. »

Elle attira l’enfant auprès d’elle et lui fitraconter son histoire. Elle l’interrogea longuement sur sesorigines et sur sa famille. Des larmes mouillèrent ses paupièreslorsqu’il lui apprit que sa mère et sa sœur habitaient à Ootacamunddans une vallée enfouie au pied des monts Nilgherries, que, depuisprès de trois ans, elles n’avaient pas eu de ses nouvelles.

« Will, dit doucement la prisonnière, jevous promets que, si je rentre saine et sauve dans l’Inde, j’irai àMadras voir ma parente lady Blackwood et que de là je me rendrai àOotacamund pour consoler votre mère et votre sœur.

— Quoi ! s’écria Jacques deClavaillan, seriez-vous donc cette parente dont m’a parlé ladyBlackwood à Madras, lady Stanhope, si je ne me trompe ?

Moi-même, pour vous servir, monsieur lemarquis de Clavaillan, fit la rieuse jeune femme avec une profonderévérence, digne de l’ancien régime.

— Madame, reprit le Français, il m’étaitpermis d’en douter. Voici près de trois ans que lady Blackwoodm’apprit qu’elle attendait votre arrivée et, depuis cette époque,j’ai pu vous croire parvenue à destination.

— Monsieur, répondit lady Stanhope, surle même ton, vous avez su si bien tenir la mer depuis ces trois ansque ma famille, justement alarmée, ne m’a point permis dem’embarquer. De là, mon retard. »

Jacques sourit, puis, après quelques secondesd’hésitation, reprit :

— M’est-il permis, milady, de vous poserune autre question ?

— Je n’y vois aucune espèced’empêchement, monsieur le marquis.

— Puisque vous m’y autorisez, je vousdemanderai donc si vous avez emporté d’Europe deux pianos à queuedont lady Blackwood paraissait être fort en peine. Ce sont,m’a-t-elle dit, de récentes merveilles.

L’aimable Anglaise laissa libre cours à sagaieté.

« Allons ! je vois que vous êtesmerveilleusement informé. En effet, monsieur, ces pianos, selon lenom que leur donnent les Italiens, piano-forte, sont à nosclavecins et à nos épinettes ce que les canons modernes sont auxbombardes de Crécy. Et, puisque vous m’interrogez avec autant debonne grâce, sachez que ces pianos ont été soigneusement arrimésdans les flancs du Star.

— Celui des bateaux qui nous a contraintsd’abattre sa misaine, dit Surcouf.

— Celui-là même, messieurs. Et vous avezété vraiment bien aimables de ne point le couler, car, en lecoulant, vous m’eussiez fait perdre la somme de quatre centslivres. Je vous dois, de ce chef encore, une vivereconnaissance. »

Le corsaire fit chorus à l’hilarité de lajeune femme.

« Ne m’en remerciez pas outre mesure,milady. En ménageant vos navires, je ménageais ma bourse et aussinia bonne renommée.

— Comment cela, monsieur.

— Vous allez me comprendre. Mon amiJacques avait commis, à Madras, la chevaleresque imprudence des’engager en mon nom à remettre les deux précieux instruments demusique sains et saufs de toute avarie.

— Alors, monsieur, je puis être sûre quemes pianos m’accompagneront ?

— Doucement, milady, doucement. Je vousréponds, foi de Surcouf, que vos pianos vous seront rendus, mais jene puis vous garantir qu’ils arriveront dans l’Inde en même tempsque nous.

— Et pourquoi non, s’il vous plaît,monsieur Surcouf ?

— Parce que, madame, tout voleur de grandchemin que je sois, je professe une honnêteté spéciale. Il ne meviendrait pas à l’esprit de frustrer le fisc non plus que mesmatelots de ce qui leur revient dans les prises.

— Ce qui veut dire en bon français ?questionna la jeune femme avec inquiétude.

— En mauvais français, hélas !madame, reprit Surcouf, cela veut dire que je suis contraint deramener mes prises à Bourbon où elles seront estimées et vendues aumeilleur prix possible.

— Alors ! s’écria-t-elle, enjoignant les mains, je puis dire adieu à mes pauvres pianos !Quel malheur, en vérité, quel malheur !

— Ne vous désolez point, milady. Je vousai dit que je vous les rendrais.

— Comment pourriez-vous me les rendre,puisqu’ils doivent être vendus ?

— Madame, conclut le jeune corsaire, enriant, c’est mon honneur que j’y engage. Et maintenant, choisissezentre vos compatriotes et vos pianos. Si vous tenez aux derniers,souhaitez que les premiers soient vaincus. »

Sur cette parole ironique, Surcouf prit congéde la prisonnière et regagna son bord où il avait à surveiller lespréparatifs de la lutte prochaine.

Les Anglais voulaient la bataille.

On pouvait voir à l’horizon le Kent,l’Eagle et la Queen Elisabeth, s’avancer de frontà la rencontre de leurs ennemis.

Il était tout près de cinq heures du soir.Manifestement le combat, s’il s’engageait à pareille heure, seraitinterrompu par la nuit.

On était à cette époque dangereuse etindécise, entre les moussons, où le vent semble hésiter à prendresa direction et passe aux quatre points cardinaux.

Surcouf, qui ne négligeait aucunecirconstance, fut particulièrement impressionné par une brusquesaute du nord-est au sud ; il appela Clavaillan.

« Jacques, dit-il, voici qui vacontrarier les Anglais, mais qui nous servira en même temps. Jevais tenter quelque chose de ma façon, et je crois que jeréussirai.

— Il est dans tes habitudes deréussir », répliqua plaisamment le marquis.

Ainsi qu’il l’avait prévu, fatigués par levent debout, les vaisseaux anglais n’avançaient plus quepéniblement. Il est vrai que la même cause retardait la marche dela Confiance laissée en arrière, avec le GoodHope.

À la chute du jour, les deux navires étaient àportée de canon des vaisseaux anglais. Surcouf leur enjoignitaussitôt d’ouvrir le feu, sans ralentir leur marche, afin d’attirerl’escadrille le plus avant possible.

Car il redoutait la brusque survenance dureste de la flotte anglaise et voulait s’accorder le loisir decombattre les trois chefs de file au plus tôt.

La Confiance obéit strictement, et,sous les premières ombres, une longue détonation annonça que lesFrançais n’avaient pas attendu le feu de l’ennemi.

C’étaient d’excellents pointeurs que lescorsaires. Ce premier coup eut une merveilleuse portée. Ilatteignait l’Eagle, auquel il emporta le beaupré avec unepartie du gaillard d’avant, ce qui contraignit la corvette àstopper.

Les deux autres vaisseaux, craignant de seperdre dans les ténèbres, mouillèrent à leur tour sur un haut fondde l’île et attendirent le jour.

La Confiance en profita pour évoluerà l’avant du Kent, auquel le Good Hope envoya unedouble volée de ses pièces de retraite, tuant et blessant unequinzaine d’hommes.

Furieux, l’Anglais riposta à outrance et crevala hanche du Good Hope à tribord. Le pauvre navire blessédut s’enfuir pour échapper à une seconde décharge.

C’était le moment choisi par Surcouf pouraccomplir son trait d’audace.

Il avait relevé très exactement la situationdes vaisseaux anglais.

Entre le Kent et la QueenÉlisabeth s’ouvrait un passage à peine suffisant pour qu’unvaisseau passât au risque de se voir foudroyer par les deuxadversaires à la fois.

Ce fut pourtant là le parti que prit leredoutable corsaire.

La nuit était devenue tout à fait noire.Couvrant ses feux, démasquant les cinquante pièces de sa batterie,Surcouf prit le vent dans toutes ses voiles et courut droit auxdeux vaisseaux anglais.

Il était deux heures à peine du matin, et lacanonnade entre la Confiance et le Kent avaitpris fin depuis dix heures du soir. Les équipages harassés, nesoupçonnant point une agression nocturne, se reposaient en toutesécurité.

Le Revenant avait pour lui,par-dessus tout, sa prodigieuse vitesse.

Mais pour tenter une telle manœuvre, ilfallait des matelots prodigieux.

Il fallait, en outre, le chef incomparableauquel ils s’étaient donnés aveuglément.

Le terrible corsaire s’élança donc, ventarrière, avec une formidable vitesse.

Il arriva ainsi à une encablure de laQueen Elisabeth, sans qu’on l’eût vu venir. Mais, à cemoment, la vigie jeta le signal d’alarme, appelant tout le mondesur le pont. La circonstance était prévue. Surcouf avait pris sesprécautions. Toute la batterie de tribord envoya sa bordée à lacorvette,

Ce fut effroyable. Trente hommestombèrent ; l’artimon, haché, s’abattit sur le gaillardd’arrière. La confusion fut inexprimable.

« Feu ! » ordonna désespérémentle commandant Peterson.

Il était trop tard. Emporté par sa fulgurantevitesse, le Revenantétait passé, envoyant sa bordée debâbord au Kent à peine réveillé.

La riposte des vaisseaux anglais n’atteignitqu’eux-mêmes.

Et pendant les deux heures de nuit quirestaient à courir, le Kent et la Queen Elisabethse canonnèrent avec une stupide fureur.

À l’aube, ils s’aperçurent de leur désastreuseerreur et cessèrent le feu.

Hélas ! Elle avait été effroyable, cetteconfusion. Le Kent avait vingt boulets dans sacoque ; la Queen Elisabeth, outre son artimon rasé,avait eu son gouvernail brisé.

Pendant ce temps, le corsaire revenait sur sespas et rejoignait Jacques émerveillé.

« Hein ! lui dit-il, tandis que sesmatelots riaient à gorge déployée, crois-tu que ça a assez bienréussi ? Les voilà en train de se bombarder à qui mieux mieux.Nous n’aurons plus qu’à ramasser les blessés et lesmorts. »

Et il riait lui-même du succès de sonstratagème, montrait son équipage au complet, sa carène intacte.Puis, après avoir fait distribuer double ration de vin etd’eau-de-vie et trinqué avec l’équipage entier, il dit :

« Allons ! que tout le monde ailledormir. C’est un repos bien gagné, et il reste encore beaucoupd’ouvrage pour demain. »

L’ordre fut exécuté sur-le-champ. Les matelotsne demandaient qu’à dormir.

Tandis qu’ils regagnaient leurs hamacs,Surcouf faisait mettre un canot à la mer et, conduit par sixrameurs de la Sainte-Anne, accompagné de Jacques deClavaillan, allait complimenter les marins de laConfianceet ceux du Good Hope, les plus éprouvéspar le feu de l’ennemi.

Chapitre 13BRANLE-BAS DE COMBAT

Le jour se leva enfin, un jour clair,lumineux, mais dont l’ardeur torride se trouvait atténuée par lessouffles d’une brise fraîche.

L’heure de la grande bataille avait sonné.Déjà, sur les rivages de l’îlot, les prisonniers, lady Stanhope entête, étaient accourus pour assister aux péripéties du combat.Toute la nuit ils avaient été tenus en haleine par le bruit ducanon.

Ils avaient vu la nier s’illuminer au largedes rapides éclairs des bouches à feu. Haletants d’angoisse,sentant que leur destinée se jouait sur l’abîme sans qu’ils pussentaider au dénouement, ni prêter la main à leurs compatriotes, ilsavaient appelé le jour de tous leurs vœux, espérant que la victoireappartiendrait aux Anglais.

Car ils ne pouvaient croire que les corsaireseussent l’audace de s’attaquer à la marine régulière de laGrande-Bretagne, à une frégate flanquée de deux corvettesde Royal Navy.

Et cependant, cette invraisemblable hypothèse,ce jour qu’ils appelaient de tous leurs vœux enfin allait la leurmontrer réalisée.

Dès que les premières brumes furent dissipées,on put voir de la côte les trois vaisseaux de guerre s’avancerrésolument.

Les Anglais prenaient l’offensive. Ilsjouaient leur va-tout.

La lumière leur avait permis de reconnaîtreles avaries subies par leur propre maladresse et de quelle ridiculefaçon ils s’étaient laissé jouer par leur ennemi.

Et maintenant, la rage au cœur, altérés devengeance, ils brûlaient de faire expier à l’audacieux corsairel’humiliation qu’ils avaient subie.

Mais Surcouf était déjà prêt à la lutte. Leséquipages, reposés et frais, faisaient des gorges chaudes surl’incident de la nuit. Tous les hommes aptes à la lutte, la hacheet le sabre d’abordage au poing, s’apprêtaient à fondre sur leursadversaires.

Ils avaient eu l’avant-goût de la victoire.Ils entendaient bien l’achever.

Au moment d’appareiller, Jacques de Clavaillanappela Will.

« Guillaume, mon enfant, lui dit-il,voici la première affaire à laquelle tu vas assister. Elle serachaude. As-tu peur ? »

Les yeux du mousse étincelèrent et son poingse serra convulsivement.

« Est-ce à moi que vous dites cela,monsieur le marquis ? »

Jacques eut un bel éclat de rire, et, frappantsur l’épaule du gamin :

« Bravo ! fit-il, voilà la meilleureréponse, “monsieur le marquis”, rien que ça ! Morbleu !Tu me rappelles la réplique de Rodrigue à son père, dans le Cid. Jevois que tu seras crâne. Viens çà, et embrasse-moi comme unfrère. »

Guillaume se jeta éperdument dans les bras deson chef.

Celui-ci reprit, après un examen scrupuleux dumousse :

« ‘I’u n’as pas beaucoup plus de treizeans, je crois, mais tu en marques dix-sept ou dix-huit. Songe queles goddems ne t’épargneront pas. Fais donc bien ta besogne, et neménage personne, quand nous aborderons, car il est certain que nousirons à l’abordage, mon gars. »

Il n’avait pas fini de parler que le signal del’attaque était hissé au grand mât du Revenant.

Répondant au défi des Anglais, Surcouf couraitsus à l’ennemi.

Les forces des deux partis étaient à peu prèségales, bien que l’Anglais n’eût que trois bâtiments à opposer auxquatre des Français.

Mais le Good Hope, avec ses deuxpièces de retraite, ne pouvait être tenu pour un combattant.D’ailleurs, le Malouin n’entendait l’utiliser que comme unstratagème.

Son ordre de bataille était fort simple.

À la tête du Revenant, il allaitattaquer personnellement le Kent. Clavaillan et laSainte-Anne se porteraient sur l’Eagle, pendantque la Confiance se mesurerait avec la QueenElisabeth.

Surcouf attirerait insensiblement la frégatejusqu’à ce qu’elle fût à portée du Good Hope. À ce momentles quelques gaillards résolus que conduisaient Evel et Ustaritzaccrocheraient le navire anglais capturé à l’arrière du grandvaisseau, et pendant que celui-ci s’efforcerait de se dépêtrer decet obstacle imprévu, le corsaire le mitraillerait sansrelâche.

L’ordre fut exécuté au pied de la lettre.

Le commodore John Harris, si présomptueux etsi plein de morgue dédaigneuse à l’encontre de son subordonné, lecommandant Peterson, ignorait l’habileté stratégique de Surcouf etne voulait point y croire.

C’était d’ailleurs la première fois que leMalouin faisait acte de chef d’escadre. Son génie, prompt auxrapides assimilations, allait emprunter à Nelson lui-mêmel’audacieuse méthode qui avait assuré au grand marin anglais sadouble victoire d’Aboukir et de Trafalgar.

En voyant les quatre bâtiments français venirà leur rencontre, les marins du roi George n’en purent croire leursyeux.

Il leur fallut pourtant se rendre à l’évidencelorsque, parvenus à un quart de mille de leur ligne, simultanémentle Revenant, la Sainte-Anne et laConfiance évoluèrent dans le vent et firent pleuvoir surles vaisseaux anglais un véritable déluge de fer.

Une décharge de mitraille tua trente hommes àbord du Kent.

En même temps un boulet ramé emporta la moitiéde la passerelle, et, avant que l’équipage eût pu déblayer le pont,dix canons de la batterie crevèrent le flanc de la frégate,éteignant ses pièces de tribord. La lutte était mal engagée.

John Harris le comprit. Pesamment leKent vira et envoya sa bordée. Trop tard. Déjà le rapidenavire passait avec une fulgurante vitesse sous la hanche de sonlourd adversaire. Le feu de celui-ci ne fit que raser son gaillardet lui tuer ou blesser cinq hommes.

En revanche, il prit en enfilade l’Anglais, etdes pièces de chasse balayèrent de bout en bout le pont déjàdévasté par la première décharge.

Puis, passant à bâbord, il envoya la bordée dequinze canons dans les œuvres vives du Kent.

Ce fut effroyable comme le passage d’unetrombe. Le grand mât, haché, s’écroula. La barre fut rompue et levaisseau, pareil à un cygne auquel on aurait brisé du même coupl’aile et la patte, se mit à dériver misérablement sous lesremous.

« Hardi, les gars ! cria le Malouin.Il est à nous ! » C’était le signal.

À ce moment, l’étrave du Kent vintfrôler l’étambot du Good Hope. Une décharge suprême despièces de retraite de celui-ci fit une trouée dans les rangsanglais, et les vingt hommes d’Evel et d’Ustaritz, se ruant sur legaillard de la frégate, accrochèrent son beaupré à l’arrière dulourd trois-mâts.

Les marins britanniques s’élancèrent à leurrencontre.

Mais au même instant, l’insaisissableRevenant virait pour la troisième fois, et balayait leKent avec sa batterie de tribord.

La frégate était perdue.

Un tiers de son équipage était tombé sous lamitraille. Le reste, plus ou moins blessé, se serrait autour ducommodore et de ses lieutenants.

La défaite était lamentable, humilianteau-delà de toute expression.

Mais John Harris était aussi brave queprésomptueux. Il voulut faire tête à ses ennemis. Rassemblant seshommes en carré, il accueillit par un feu de mousqueterie biennourri les marins du Revenant qui s’élançaient àl’abordage et escaladaient l’arrière.

Surcouf perdit là une quarantaine dessiens.

Mais le moment d’après les Anglais, sabrés,hachés, réduits à la proportion d’un homme sur quatre, étaientcontraints de mettre bas les armes.

Le vainqueur laissa au commodore son épée.

Aussi bien l’ennemi méritait-il ce suprêmehonneur.

John Harris était étendu sur le pont,enveloppé dans le pavillon britannique, le corps et les membrestroués de huit blessures.

« Je ne m’attendais pas à être vaincu parvous, monsieur Surcouf, murmura le glorieux vaincu quand il fut enprésence du corsaire.

— Ce n’est pas un médiocre honneur pourmoi, monsieur, expliqua celui-ci. Votre Seigneurie a fait tout sondevoir. Vous tombez en héros. J’en rendrai témoignage à l’Amirautéanglaise. »

Il donna l’ordre d’emporter avec précaution leblessé qu’il fit déposer dans sa propre cabine à bord duRevenant.

Puis, amarrant la frégate prise au GoodHope, il se disposa à revenir à la charge contre les deuxcorvettes.

La Queen Elisabeth luttaitdésespérément contre la Confiance. Démâtée, transformée enponton, n’ayant plus qu’un homme valide sur dix, elle refusad’amener son pavillon.

Debout, à l’arrière, le aras en écharpe,l’héroïque commandant Peterson salua d’une dernière décharge laConfiance, qui perdit du coup vingt hommes. Puis au cride : « Vive la Vieille Angleterre ! » lacorvette et ce qui restait de son équipage s’engloutirent dans lesflots troublés et noircis par les violences de la lutte.

Dans le même temps, Jacques de Clavaillans’emparait de l’Eagle. La bataille avait été chaude sur cepoint plus que sur tout autre.

Le brick, rivalisant de vitesse et d’audaceavec le Revenant,avait passé, toutes voiles dehors, sousles canons de la corvette. Supérieurement servi par ses canonniers,il avait démonté les pièces du pont, éteint le feu des batteries detribord et logé deux boulets au niveau de la flottaison.

Une volée en retour brisa le gouvernail de lacorvette anglaise, un feu de salve admirablement dirigé tua unetrentaine d’hommes dans les haubans. Et tout aussitôt les deuxbâtiments se trouvèrent bord à bord. L’Anglais tenait bien. Unouragan de plomb et de mitraille passa sur la Sainte-Anne,trouant des têtes et des poitrines, fauchant des jambes et desbras, amoncelant les cadavres.

Et quand il fut passé, Guillaume, frémissant,enivré par la poudre, tenant une hache dans la main gauche, unpistolet dans la droite, se vit debout sans une égratignure, auxcôtés de son commandant, intact, lui aussi.

C’était le moment attendu par Clavaillan.

La Sainte-Anne avait pris le vent.Elle vint donner à toute volée dans la joue de bâbord del’Eagle et engagea son beaupré dans celui de l’Anglais. Lechoc fut formidable.

Mais les matelots étaient prêts. Ils s’étaientrassemblés en masse compacte autour de leur commandant. Tousensembles s’élancèrent à l’abordage de la corvette, tandis que sixdes pièces du brick faisaient feu simultanément sur le pont del’ennemi.

En ce moment Will se sentit saisir par le brasgauche. En même temps, une voix bien connue lui cria àl’oreille :

« Hé ! pitchoun, ça chauffe pour leprésent. On va en découdre avec les Ingliches. N’as pas peur. Onest près de toi.

— Comment, se récria l’enfant, toi ici,Piarrille ? Je te croyais sur le Good Hope avecEvel ?

— Nous y étions, té. Mais il n’y a plusrien à y faire pour le quart d’heure. Tout est fini. Alors, tucomprends, rien ne pouvait nous empêcher, Evel et moi, de venirrejoindre le commandant. »

Mais déjà l’attaque était commencée. Lesmarins de la Sainte-Anne se ruaient fiévreusement sur lepont de l’Eagle.

Ils y furent vaillamment reçus.

Les Anglais se battaient avec le courage dudésespoir.

Déjà le commandant George Blackford avait puconstater que la bataille était perdue.

Du haut de son gaillard, il avait vu la prisedu Kent et deviné celle de la QueenElisabeth.

Il ne lui restait plus qu’à mourir en vendantchèrement sa vie.

Debout, au milieu de ses hommes, il dirigeaitle feu avec le sang-froid de sa race et regardait la mort venirsans fléchir à son approche.

Une multitude de combats s’étaient engagés surle pont.

Jacques de Clavaillan, l’épée à la main, avaitdéjà fait sa trouée.

Il était passé, s’ouvrant un chemin sanglantdans les rangs des Anglais.

Autour de lui les corsaires multipliaientleurs exploits, une nappe rouge s’étendait sur le plancher ciré, etles pieds nus des matelots clapotaient dans le sang chaud, coulantdes blessures affreuses à voir. Cependant l’ennemi résistait encoreavec une formidable ténacité.

Clavaillan se dit qu’il n’aurait raison decette résistance qu’en abattant le chef vaillant qui ladirigeait.

Il promena autour de lui un rapide regard.

Il aperçut Evel et Ustaritz à ses côtés,luttant en héros.

« Garçons, leur cria-t-il, déblayez-moiun peu la place, de manière que je puisse rejoindre le commandantanglais. J’ai un compte personnel à régler avec lui. »

En un clin d’œil, la hache ou le sabre eurenttaillé une brèche dans la haie vivante qui entourait l’officier duroi George.

Alors le marquis s’avança l’épée haute etcria :

« Monsieur George Blackford, j’ai un motà vous dire. »

Cette parole, jetée comme une phrase depolitesse, frappa de stupeur l’assistance. Le combat fut un momentsuspendu.

L’Anglais s’avança sur le front de la petitetroupe qui se défendait encore et répondit avec hauteur :

« Je ne sais ce que vous avez à medire ; je consens pourtant à vous écouter. »

Jacques ôta de son justaucorps un flot derubans jaunes.

« Monsieur, dit-il, ces rubans m’ont étédonnés par une de vos parentes… pour la rappeler à votresouvenir.

« Je suis le marquis Jacques deClavaillan, lieutenant de Surcouf.

« Je vous offre de vous rendre à moi avecvos hommes, vous engageant ma parole de gentilhomme que vous sereztraités les uns et les autres avec égard et déférence.

— Et si je refuse, monsieur ?riposta l’Anglais dédaigneux.

— J’ai une seconde alternative honorableà vous offrir. Vous sortirez seul des rangs et j’aurai l’honneur decroiser le fer avec vous.

« Si je vous tue, vos hommes se rendrontà discrétion, et ils seront traités en adversaires particuliers,c’est-à-dire que je leur rendrai la liberté sans condition.

— Et si je vous tue, moi ?

— En ce cas la lutte continuera jusqu’àce que l’Eagle soit pris. »

George Blackford souleva son chapeau etsalua : « Monsieur le marquis de Clavaillan, je suisvotre homme. Défendez-vous. »

Et il marcha sur le jeune chef.

« Un instant, fit celui-ci, je dois vousremettre les rubans de votre aimable parente. Souffrez que je lesmette à votre portée. »

Ce disant, Jacques de Clavaillan embrochait leflot de rubans avec son épée et tombait en garde présentant l’armeainsi enguirlandée.

Le duel commença aussitôt, à la face des deuxcorps hostiles. Les deux adversaires étaient de même taille etpresque du même âge.

Plus grand et plus corpulent, l’Anglais avaitsur le Français l’avantage de son poids et de son volume. Lecorsaire, il est vrai, compensait cette disproportion par unesouplesse et une agilité incomparables.

La lutte ne pouvait qu’être mortelle.

Tous comprenaient que chacun des deuxchampions combattait tant pour lui-même que pour l’honneur de sonpeuple et de son pavillon. Leur acharnement en devait être doublé,leur victoire d’autant plus méritoire.

Ce fut, pendant quelques minutes, un cliquetisformidable de lames heurtées.

L’acier résonnait avec des vibrationsargentines, et le spectacle était si captivant, qu’un silenceprodigieux régnait sur le pont de la corvette.

Tout à coup, emporté par un élan irréfléchi,George Blackford se fendit à fond, portant au jeune lieutenant deSurcouf un coup d’allonge démesuré.

L’attaque glissa sur le fer de Clavaillan,qui, prompt comme la foudre, riposta par un dégagé furieux, encoups à coups.

Les deux hommes étaient si près l’un del’autre que l’épée du marquis tout entière disparut dans lapoitrine de son ennemi.

George Blackford se redressa, étouffé par lesang, battit l’air de ses bras et tomba comme une masse sur lepont.

Il était mort.

« Bas les armes ! » criaJacques en élevant son fer sanglant.

Mais au lieu de se conformer aux clauses ducombat singulier, les marins survivants de l’Eagle firententendre un rugissement de colère, et, poussant un hourra de défi,se ruèrent sur les Français.

Jacques était au premier rang. Il n’avait pasprévu le choc.

Son pied glissa dans une flaque de sang etchancela.

En même temps un Anglais, de staturegigantesque, s’élança sur lui, la hache levée, prêt à lui fendre lecrâne.

Autour de lui la mêlée était furieuse. Lesmarins anglais se défendaient avec le courage du désespoir.

Clavaillan para du bras gauche le coup qui luiétait porté. L’arme glissa, lui entaillant l’épaule.

Mais elle se releva, et derechef le commandantfut à la merci de son adversaire, ne pouvant lutter dans laposition où il se trouvait.

Brusquement l’Anglais chancela, en jetant unesourde imprécation.

En même temps un coup de feu éclatait auxoreilles de Clavaillan, une main le saisissait sous le bras etl’aidait à se redresser.

« Hardi, commandant ! L’homme estmort ! » cria une voix claire.

Il se retourna. Guillaume Ternant était à sescôtés, tenant à la main son pistolet encore fumant.

La lutte d’ailleurs était finie. Une quinzainede matelots tenaient encore.

Voyant l’inutilité d’une plus longuerésistance, ils jetèrent leurs armes et se rendirent.

On les entoura vivement et on les fit passersur la Sainte-Anne .

Alors seulement le vaillant brick, traînant lacorvette à sa remorque, rallia les trois vaisseaux victorieux.

Surcouf ouvrit ses bras à Jacques deClavaillan et l’embrassa à la vue de tous les équipages. Puis ildonna l’ordre d’un repos bien gagné.

Il était trois heures de l’après-midi. Verssix heures du soir, les vaisseaux accostèrent l’îlot afin d’yprocéder à l’enterrement des morts et à l’installation à terre,pour quelques jours, des blessés le plus gravement atteints.

Au nombre de ceux-ci se trouvait le commodoreJohn Harris. Le Malouin veilla sur lui avec le soin d’un père pourson enfant.

On construisit pendant la nuit un baraquementde planches à l’extrémité de l’île la plus éloignée du campementdes prisonniers.

Ce fut également pendant cette nuit que lestristes restes de ceux que la mer n’avait pas engloutis furentconfiés à la terre.

Le lieutenant Jacques de Clavaillan, Surcoufet tous les équipages de corsaires accompagnèrent à sa dernièredemeure le commandant George Blackford, mort en héros sur le pontde la corvette Eagle.

Un quartier de roche détaché du granit, unecroix de bois sur laquelle le nom de l’officier fut gravégrossièrement marquèrent la place de sa sépulture.

Ces devoirs rendus aux vaincus, les Françaispayèrent à leurs propres morts le tribut d’honneur qu’ils leurdevaient.

Chapitre 14APRES LA BATAILLE

Ce matin-là, Surcouf et Jacques de Clavaillanembarquèrent dans le canot-major du corsaire et se firent porter àterre.

Hélas ! le petit camp était morne. Uneimmense désolation y régnait.

Les prisonniers, en effet, avaient pu assisterà la lutte, en suivre toutes les péripéties, en contempler ladramatique terminaison.

Bien que les vainqueurs eussent apporté laplus courtoise discrétion dans la joie de leur victoire, lesvaincus n’avaient pas été sans voir de loin le débarquement desblessés et les funérailles des morts.

Et, maintenant, toutes leurs espérancesétaient évanouies. Ils étaient à la discrétion des corsaires,d’autant plus triomphants qu’ils venaient de vaincre une flottillerégulière et des marins de Sa Majesté Britannique.

Quelle allait être la destinée descaptifs ? En des temps encore un peu éloignés, les Anglaisavaient fait courir sur leurs ennemis les bruits les plusdéshonorants.

N’avait-on pas raconté, en effet, que Surcoufet ses hommes vendaient les blancs prisonniers comme esclaves auxchefs nègres de la côte ?

Et, bien que, depuis lors, le jeune chef sefût signalé par des actes de générosité auxquels ses adversaireseux-mêmes avaient dû rendre justice, les vieilles calomnieshantaient encore quelques imaginations peureuses. Ce fut donc avecune angoisse très réelle que les captifs virent le canot quiportait Surcouf et son lieutenant se détacher du Revenantpour venir vers la terre.

Les propos les plus désobligeants commencèrentà circuler.

Une vieille femme, que ce séjour dequarante-huit heures sous la tente avait exaspérée, se montraparticulièrement acerbe en ses récriminations contre les« pirates ».

« À présent qu’ils sont rassurés contrela menace d’une intervention de notre flotte, ils vont entièrementnous faire subir les pires traitements. Attendons-nous à nous voirentassés à fond de cale et jetés sur quelque rivage de l’Arabie oude l’Afrique, à moins qu’ils ne préfèrent nous abandonner ici mêmeen nous laissant mourir de faim.

— Oui, ajouta une autre, et l’on racontedes horreurs sur leur compte. On dit que, quand il y a des enfantspris, ils les donnent aux cannibales qui les mangent. »

Un cri d’horreur accueillit cette abominablehypothèse, et les malédictions gratuites se mirent à pleuvoir surles « Damned Frenchmen », capables de tous lescrimes.

Par bonheur, lady Stanhope remit un peu decalme dans les esprits.

« Vous êtes tous des poules mouillées,dit-elle d’une voix ferme. Est-il raisonnable de supposer tant decruauté en des ennemis qui, jusqu’ici, ne nous ont donné que desmarques de courtoisie ? Vos craintes sontridicules. »

La réflexion porta et les accusatrices seturent.

Toutefois, celle qui avait parlé la premièrene voulut pas se laisser démentir sans esquisser une timidedénégation. Elle murmura à demi-voix :

« Il est certain qu’ils ne se sont pastrop mal conduits jusqu’ici. Mais ce n’était peut-être que del’hypocrisie de leur part.

— En ce cas, attendons qu’ils sedémasquent pour les juger », reprit lady Stanhope.

Cette parole rétablit définitivement la paixdans le petit camp.

Aussi bien le canot venait-il de toucherterre, et l’on pouvait voir Surcouf et son compagnon, suivis dequelques hommes, s’avancer vers le campement.

Lorsqu’il y fut parvenu, le Malouin s’adressa,par rang de préséance, à lady Stanhope en personne, respectant enelle la femme de qualité.

« Milady, commença-t-il, j’ai à vousfaire mes excuses au sujet d’une détention qu’il n’a pas dépendu demoi de faire cesser plus tôt. Je viens cependant vous annoncerqu’elle touche à son terme.

— Comment devons-nous entendre vosparoles, monsieur ? questionna la jeune femme.

— Mais dans le seul sens qui leurconvienne, milady ; j’ai eu l’honneur de vous dire,avant-hier, que, quelle que fût l’issue du combat, vousrecouvreriez votre liberté. Cette promesse, je viens la mettre àexécution. »

Il parlait en anglais, et tous ceux quientouraient la belle patricienne profitèrent de cette généreusedéclaration. Un murmure de joie courut dans l’assistance, et peus’en fallut que les mêmes personnes qui naguère chargeaientoutrageusement les corsaires n’éclatassent en applaudissements.

Lady Stanhope, qui triomphait, modéranéanmoins son enthousiasme.

« La liberté est une excellente chose,monsieur Surcouf, dit-elle, et personne ne l’apprécie plus que moi.Encore faut-il qu’on en puisse jouir. »

Le Malouin répliqua :

« Je le pense, comme vous, madame, maisje ne me rends pas un compte très exact du sens de vos paroles.Voudriez-vous me les expliquer ? »

Lady Stanhope exprima toute sapensée :

« Monsieur, la liberté de mourir de faimet de soif est de celles dont l’homme ne saurait se réjouir. Or, ilme semble que, sur ce rocher, il n’y ait point de place pourd’autre liberté. »

Le corsaire salua poliment et répondit avec unsourire ironique :

« En vérité, milady, je ne croyais pasavoir encouru une semblable méfiance de votre part. Est-il un seulde mes actes qui puisse justifier cette appréhension d’abandon quevous me faites connaître sans déguisement ? »

Elle parut touchée du reproche que soninsinuation avait mérité.

« Je reconnais que j’ai parlé trop tôt,monsieur, et, pour vous mieux faire amende honorable, je garderaile silence jusqu’à ce que vous nous ayez tout dit. »

Alors, très galamment, le Malouinpoursuivit :

« Voici ce que j’ai à vous faireconnaître, madame. Le génie protecteur de la France nous a donnél’avantage sur vos compatriotes. Robert Surcouf et Jacques deClavaillan, d’abominables corsaires, comme chacun sait, ont défaitSa Seigneurie le commodore John Harris et ses lieutenants JamesPeterson et George Blackford. La frégate Kent, lescorvettes Eagle et Queen Elisabeth sont tombéesen notre pouvoir. Des trois officiers vaillants qui lescommandaient un seul est vivant, c’est le commodore John Harris.Nous l’avons transporté, ainsi que plusieurs autres blessés, dansdes baraquements que nous avons construits à la hâte et que vouspouvez voir, d’ici, à un demi-mille à l’est de cette île. Il y ades soins à donner à ces braves gens, et c’est pour régler cettequestion que je suis venu m’entretenir avec vous,milady. »

La jeune femme s’émut de cette déclaration.Elle dit avec noblesse :

« Vous ne doutez point, j’imagine,monsieur Surcouf, que des femmes anglaises ne s’emploient de tousleurs moyens au soulagement de leurs compatriotes. Que devons-nousfaire, à votre avis, pour leur assurer des soins ?

— Madame, reprit le corsaire, il y aparmi les blessés des hommes que je crois difficilementtransportables en ce moment, et pour lesquels le séjour dans cetteîle, malgré le peu de confortable qu’elle présente, est néanmoinsindispensable. D’autres, au contraire, peuvent, dès à présent,repartir pour l’Inde. Je vous propose donc d’embarquer sur l’un desdeux vaisseaux que je mets à votre disposition toutes les personnesvalides et les matelots susceptibles de servir à la manœuvre. Noussommes à six jours à peine de Bombay. Ceux-ci gagneront lespossessions anglaises et préviendront les autorités des événementsaccomplis. On enverra alors des transports mieux aménagés pourrecueillir et porter dans l’Inde tous ceux des blessés qui aurontsurvécu.

— Ceci est très judicieusement raisonné,monsieur. Mais que feront ces blessés dans l’intervalle de l’alleret du retour des navires ? »

Surcouf hocha la tête. Il était évident que leproblème était délicat.

« Il faut compter deux semaines environ,dit-il, pour que leur transport soit possible. Je me ferais undevoir de les emmener avec moi, si leur situation même ne réclamaitles plus grands ménagements. Mais il m’est impossible de demeurerdans ces parages où je cours le risque d’avoir à nie mesurer uneseconde fois avec les vaisseaux du roi George. Or, quelque honneurque j’y puisse récolter, je ne nie soucie pas de courir de telsrisques. Veuillez considérer, en outre, que j’ai moi-même desblessés à mon bord, et que je dois au plus tôt leur assurer dessoins. Tout ce que je puis faire, c’est donc de laisser à terre lesvivres et les ustensiles suffisants pour permettre de soigner voscompatriotes dans la mesure du possible.

Je vais faire débarquer toutes les caisses deprovisions et de remèdes disponibles. Je profiterai de votreprésence pour organiser la répartition des secours entre tous etpréparer le départ de ceux qui peuvent reprendre la mer. »

L’Anglaise tendit sa main fine et blanche aucorsaire.

« En vérité, monsieur, il est impossibled’agir plus franchement que vous ne le faites. J’aurais honte derester inférieure à votre propre générosité. Assurez donc le départde ceux qui doivent s’embarquer les premiers. Pour moi, ma placeest marquée au chevet des blessés. Je demeurerai donc dans l’îlejusqu’au retour des navires anglais, avec ceux ou celles de noscompatriotes qui consentiront à se faire mes auxiliaires.

— Vous êtes une vaillante femme,milady », prononça Surcouf avec émotion.

Et il s’inclina sur la main qu’on lui tendaitpour la porter à ses lèvres.

Les préparatifs furent activement poussés pourle premier départ. De tous les bâtiments engagés, c’était leGood Hope qui avait le moins souffert.

En conséquence, calfats et marins semultiplièrent pour réparer les avaries et le mettre en état dereprendre la mer le jour même. On y installa tous les matelotsanglais et ceux des prisonniers du convoi qui avaient hâte deregagner la côte de Coromandel.

Avec le reste, on aménagea du mieux qu’on putles baraquements élevés en hâte la nuit précédente. Guidés parClavaillan, Evel et Ustaritz, qui avaient vécu longtemps dansl’Inde, parvinrent à construire une petit maison de bois dans unevallée de l’îlot où croissaient quelques arbres, au niveau d’unruisseau dont l’eau claire et le gazouillement continu donnaient uncoin de fraîcheur à ce coin du rocher désert.

On y transporta avec précautions le commodoreJohn Harris et ses compagnons les plus grièvement blessés.Clavaillan, qui possédait quelques notions de médecine, s’improvisachirurgien pour la circonstance, lava habilement toute les plaieset montra à lady Stanhope le moyen de continuer ces soins un peurudimentaires.

Dans la nuit qui suivit, le Breton et leBasque, aidés de Will, qui décidément devenait un homme, érigèrent,à côté de l’appentis principal qu’ils dénommaient a l’hôpital n,une petite cabine à laquelle ils travaillèrent avec une véritablecoquetterie.

Ils en goudronnèrent les joints et les fentes,en tapissèrent les cloisons de nattes, en couvrirent la toiture debâches et de toiles à voiles,

Ils en battirent la terre avec soin, aprèsl’avoir nivelée et ratissée, et la couvrirent d’un lit de feuillessèches. Après quoi, ils la divisèrent en trois compartiments dontle plus vaste reçut un hamac, un banc de buis, une table, tout unassortiment de toilette pris à l’aménagement des bâtiments duconvoi, et quelques livres empruntés à la bibliothèque duRevenantet de la Sainte-Anne.

Ces préparatifs terminés, Will alla enpersonne chercher lady Stanhope.

« Milady, lui dit-il en saluant le plusgalamment qu’il put, voici la chambre que nous pouvons mettre àvotre disposition. Pardonnez-nous de ne pouvoir vous en offrir uneplus confortable. »

La jeune femme promena en souriant les regardsautour d’elle.

« Mais, en vérité, mon garçon, elle estsuperbe, cette chambre. Je n’ai jamais été mieux logée en mesvoyages. Êtes-vous artiste, par hasard ? »

Et comme l’enfant s’excusait, en rougissant,la grande dame se mit à le considérer avec sympathie, l’interrogeasur ses origines, sur sa famille et parut émue d’apprendre qu’ilavait laissé sa mère et sa sœur aux Indes.

« Will, demanda-t-elle, c’est à Madras,chez lady Blackwood, femme du gouverneur, que je dois me rendre.Vous plairait-il que je me chargeasse de vos commissions pour votremère et votre sœur ? »

Les yeux de Guillaume Ternant s’allumèrentd’un éclair qui brilla à travers des larmes, et ce fut d’une voixtremblante qu’il répondit :

« Oh ! milady, je n’ose vousdemander une telle marque de bienveillance. Il n’y a pas encoretrois ans que je les ai quittées, et il me semble qu’il y a unsiècle. Elles doivent me croire mort.

— Eh bien, mon enfant, répliqua la jeunefemme, je vous promets qu’en arrivant dans l’Inde, avant toutechose, je m’acquitterai de votre commission. J’irai voir votremère, à Ootacamund, pour lui dire que son fils est un brave etgentil garçon, dont elle peut être fière à tous leségards. »

Cette nuit fut la dernière que les équipagesde Surcouf passèrent dans l’archipel des Maldives. À l’aube, leRevenant, la Sainte-Anne et la Confianceétaient prêts à l’appareillage. On était dans la belle saison et levent soufflait du nord.

Pour la dernière fois, Surcouf et Clavaillandescendirent à terre.

« Il ne me reste plus qu’à vous faire mesadieux, milady, dit le Malouin, en vous demandant pardon, une foisde plus, du trouble apporté à votre voyage. Je me plais à espérerqu’indépendamment des navires que vous attendez, la flotte anglaisedu golfe du Bengale aura l’idée de pousser une reconnaissance de cecôté. En ce cas, ce serait votre délivrance plus prochaine.

— Monsieur, riposta l’aimable femme,j’aurai sans doute toujours le regret d’avoir fait votreconnaissance en de pareilles circonstances, mais nullement celuid’avoir serré la main au plus chevaleresque desFrançais. »

Et, comme ils s’inclinaient pour la remercier,elle ajouta :

« N’oubliez pas mes pianos, monsieurSurcouf et monsieur de Clavaillan.

— Nous n’aurions garde, milady, fitJacques. Si aucun boulet anglais ne vient crever nos carènes, vousreverrez vos pianos sains et saufs. »

Ils allèrent, avant de partir, porter leurscompliments au commodore Harris.

« J’espère, dit Surcouf, que VotreSeigneurie ne m’en voudra pas trop de ce qui lui est arrivé, etque, la paix faite, elle gardera bon souvenir de nous.

— Ce sont les hasards de la guerre,monsieur », riposta flegmatiquement l’Anglais.

Une heure plus tard, les trois corsaires,ramenant les navires capturés, reprenaient la route du Sud, sedirigeant vers les îles françaises.

Ainsi prenait fin le glorieux combat desMaldives…

** * * *

C’était à Bourbon. Il y avait huit jours queSurcouf était rentré et la cargaison, défalcation faite de la partdu jeune corsaire, était au moment d’être vendue aux enchères. Lecommissaire du gouvernement présidait lui-même à la vente.

On venait de liquider ainsi un stockconsidérable de marchandises que leur origine européenne avait faitmonter à des prix très élevés, lorsque les équipages nègres etindiens, qui portaient les divers lots à la barre des criées,poussèrent devant eux avec précaution un volumineux objet ou plutôtune caisse gigantesque emmaillotée de paille et de toiled’emballage. En un instant la curiosité du public fut excitée.

« Qu’est-ce qu’il peut y avoir làdedans ? se demandait-on avec stupeur.

— C’est sans doute quelqu’un de cesmeubles de prix que les Français confectionnent avec un goût et untalent particuliers, dont les fils de la perfide Albion se montrentle plus avides. »

Or, tandis qu’on papotait sur ‘e sujet, lecommissaire des ventes annonça : « Un piano à queue, dela maison Pleyel, de Paris. »

Il y eut une longue exclamation de surpriseautant que d’ignorance.

« Un piano à queue, un piano àqueue ! Qu’est-ce que c’est que cela ? »

Et les belles dames de la colonie, les jeunesjoueuses de harpe ou de clavecin s’empressaient autour del’instrument inconnu, désireuses d’en percer le mystère.

La galanterie française a des droitsimprescriptibles.

Force fut au commissaire d’enlever au pianoses voiles de bois et de toile.

C’était une façon de table à dos allongé,terminé en pointe, d’où son nom de piano à queue, sur lequel lescordes sonores s’étendaient, prêtes à entrer en vibration aupremier ébranlement du clavier.

Aimable jusqu’au bout, le représentant du fiscinterrogea l’assistance :

« Est-il une de ces dames qui voudraitbien nous donner une audition ? »

Vingt mains blanches et délicates se tendirentvers les touches blanches.

Il fallait, en quelque sorte, tirer au sort,et ce fut une enfant de seize ans, réputée pour sa virtuosité, quis’assit devant le clavier.

Alors les cordes vibrèrent, et les notesgraves ou aiguës s’envolèrent dans la cadence d’un rythme joyeux,émerveillant l’auditoire.

Et ce fut un spectacle comme jamais on n’enavait vu dans cette salle de vente banale et consacrée auxtransactions commerciales. Un véritable concert s’improvisa et desvoix fraîches et claires firent écho au chant de l’instrument.

Une bonne heure s’écoula ainsi, pendantlaquelle la vente fut suspendue. Et l’étrangeté de l’événementattira tant de curieux que la halle aux ventes ressembla à unthéâtre.

Il fallut pourtant interrompre ce concertimprovisé.

Le moment était venu d’appeler les enchèressur le féerique instrument.

Il se fit un grand silence dans l’assistance,un silence précurseur d’orage.

« À combien le piano ? jeta l’organedu commissaire.

— Quatre mille francs, répliqua une voixféminine.

— Quatre mille cinq cents, riposta uneautre.

— Cinq mille.

— Cinq mille cinq cents.

— Six mille. »

Parvenue à ce chiffre, l’enchère modéra sonallure.

« Six mille cent, risqua une dame trèsélégante.

— Six mille deux cents », intervintun vieillard, un aïeul à l’apparence, au bras duquel s’accrochaitune gracieuse fillette de douze ans.

Et pendant quelques minutes, la lutte sepoursuivit augmentant les chiffres de quantités proportionnellementdécroissantes.

Ceux-ci atteignirent sept mille trois centsfrancs.

C’était un prix énorme, même pour un pianovenant de France.

Le commissaire frappa les deux premiers coupsau milieu d’un silence haletant. Puis il leva son marteau pour latroisième fois.

« Dix mille ! » cria une voixmâle, une voix de commandement.

Tout le monde se retourna en proie à uneprofonde stupeur.

Celui qui venait de parler était RobertSurcouf en personne.

Et, devant cette somme énorme, et qui parut àtous disproportionnée, toutes les compétitions s’effacèrent,l’instrument fut adjugé au corsaire.

Mais cela ne fit que stimuler les curiositésdes spectateurs.

Les gloses, les commentaires, les hypothèsesse mirent à aller leur train.

« Surcouf qui se porte acquéreur, Surcoufqui enchérit d’un coup.

— Et qui n’enchérit pas à moitié !Il faut qu’il soit fou.

— Dix mille francs, un piano ! Çan’a pas le sens commun.

— Qu’est-ce qu’il peut faire d’un piano,ce loup de mer ?

— J’imagine qu’il ne va pas jouer à borddu Revenant ?

— Qui sait ? Il veut peut-être fairedanser son équipage.

— Avec ça qu’il ne danse pas, sonéquipage, et à une autre musique.

— Sans compter, ajouta quelqu’un, qu’ilen a déjà un pareil à celui-ci, qui lui a été attribué dans sa partde prise. »

Il y eut une nouvelle stupeur.

« Ah ! çà, est-ce qu’il voudraitfonder une maison d’exportation pour instruments demusique ? » Un éclat de rire accompagna cette réflexionhumoristique.

Mais le silence se rétablit promptement. Onvenait de voir le corsaire escalader la tribune. Le Malouinsoulevant son chapeau à cornet fit une brève allocution :

« Messieurs, et vous surtout, mesdames,pardonnez-moi le préjudice que je cause à vos talents en vousenlevant ce piano. J’ai donné ma parole et suis tenu par un vœu.Pour faire danser les Anglais, j’ai les canons duRevenant, de la Sainte-Anne et de laConfiance. Mais j’ai promis à leurs femmes un souvenir desnôtres. Voilà pourquoi je vous enlève ce piano. »

Chapitre 15LADY STANHOPE

Ce soir-là il y avait brillante réception aupalais du gouverneur à Madras.

Tout ce que la ville et les environscontenaient de notabilités aussi bien dans le monde de l’armée quedans le monde des colons ou dans le monde du haut commerce s’étaitdonné rendez-vous dans les salons et dans les allées ombreuses dontlady Blackwood faisait les honneurs avec sa grâce charmante dejeune et jolie femme, avec cette exquise urbanité qui est un desapanages de la naissance. Pour chacun, elle avait un sourire, unmot aimable, rappelant à celui-ci un acte de courage, montrant àcelui-là qu’elle s’intéressait à ses spéculations ou à sesespérances de planteur.

Elle allait de groupe en groupe, précédée etsuivie d’un murmure d’admiration, apportant avec elle la gaîté,faisant jaillir l’esprit, tant il est vrai qu’il suffit de laprésence d’une femme jeune et aimable pour répandre partout lajoie, pour stimuler l’entrain, pour animer une réunion mêmecomposée des éléments les plus divers.

Cette soirée donnée dans les admirablesjardins du palais du gouverneur était en l’honneur de ladyStanhope, une amie d’enfance, en même temps qu’une parente de ladyBlackwood.

Or, tous les invités étaient maintenantarrivés et l’on attendait encore l’apparition de cette jeune femmeque son renom de beauté et ses récentes aventures en mer avaientrendue célèbre dans la ville.

Les plus invraisemblables histoires couraientsur son compte et la curiosité était d’autant plus excitée quedepuis un mois qu’elle avait débarqué à Madras, personne ne l’avaitencore vue.

À peine descendue depuis une heure au palaisdu Gouvernement où son amie l’avait accueillie avec les plusgrandes effusions d’amitié, lady Stanhope déclarait à cettedernière qu’elle ne lui appartenait qu’un jour ou deux, comptantpartir dans le plus bref délai pour Ootacamund.

« Grand Dieu ! s’était écriée lajeune femme, que voulez-vous faire dans ce pays perdu, où je n’aijamais mis les pieds ? »

Le délicieux visage de la voyageuse s’étaitfait grave.

« J’ai promis, dit-elle, de faire cetteexcursion sitôt que je serais remise des fatigues de la traversée,et je sens très bien qu’après-demain je serai tout à fait enétat.

— Au moins, avait demandé son amie un peudépitée, me direz-vous à qui vous avez fait cette promessesolennelle.

— Bien volontiers, sourit lady Stanhope,c’est à un petit mousse français qui faisait partie de l’équipagede Surcouf.

— Vous vous moquez de moi,Lily ?

— Pas le moins du monde, chère. Ce petitmousse a nom Guillaume Ternant. Il est de très bonne famillebretonne. Son père est mort prisonnier des Anglais. Lui, il estparti depuis trois ans et il m’a priée de porter de ses nouvelles àsa mère et à sa sœur qui habitent tout près de Madras.

— Et c’est pour ces Français que vousparlez de me quitter sitôt, Lily ?

— Ce n’est pas vous qui parlez ainsi,Mary ? Certes, je me sens d’autant plus pressée d’accomplir mapromesse que ce sont des Français, c’est-à-dire des ennemis, c’estvrai, mais des ennemis braves et loyaux. »

Ces paroles de la jeune femme caractérisaientbien cette époque, époque grandiose où la lutte âpre et sans mercin’excluait pas cependant une courtoisie toute chevaleresque.

Lady Blackwood s’était levée. Elle tendit lamain à son amie.

« Vous avez raison, Lily, ce n’est pasmoi qui parlais tout à l’heure, ou plutôt c’était la méchante moidépitée du départ de son amie. Dites-moi que vous avez oublié…

— Je ne veux pas oublier que c’était àmon sujet que la généreuse Mary devenait égoïste etdiscourtoise… »

La paix fut scellée dans un sourire et lafemme du gouverneur fut la première à faciliter à son amie sonprompt départ.

Ce ne fut pas sans une véritable surprise queMme Ternant et sa fille apprirent qu’une étrangère paraissantde grande naissance et venant de Madras demandait à leur parler. Etquelle ne fut pas leur joie en entendant des lèvres de la jeunefemme les bonnes nouvelles que cette dernière leurapportait !

Elles ne se lassaient pas de l’interroger, sefaisant à satiété répéter les paroles de l’absent, essayant d’aprèsles descriptions de lady Stanhope de se le représenter.

« Comment est-il grandmaintenant ? » interrogeait Mme Ternant.

En souriant, la jeune femme se levait, mettaitsa petite main au-dessus de sa tête et disait :

« Comme ça. »

Et la mère se récriait :

« C’est impossible, madame, quand il estparti il était de ma taille.

— Mais il y a trois ans, maman »,faisait remarquer Anne, qui n’était pas moins joyeuse que samère.

Cependant il y avait un nom que la jeune filleaurait bien voulu prononcer ; elle n’osait pas.

Heureusement, lady Stanhope prévint sondésir.

« J’oubliais que j’étais égalementchargée de toutes sortes de compliments et de souvenirs pour vous,madame, et pour mademoiselle Anne, de la part d’un jeune officierde votre connaissance, M. Jacques de Clavaillan. »

La jeune fille rougit de plaisir. C’était plusqu’il ne lui en fallait pour lui faire prendre patience et pour larendre heureuse jusqu’au retour de son frère et de son fiancé.

En partant, la jeune femme comptait, sitôt sacommission faite, prendre le chemin du retour, mais voilà qu’avecsa nature fantasque, elle se prit d’affection pour les deuxFrançaises, qui de leur côté se mirent bien vite à chérir celle quin’avait pas hésité à quitter ses amis et sa luxueuse installationde Madras, pour venir presque dans les montagnes, dans un pauvrepetit pays perdu, trouver deux étrangères afin de leur parler del’absent aimé.

Aussi un mois s’écoula presque et ladyStanhope n’avait pas encore songé à quitter Ootacamund. Ce fut unelettre de son amie, lettre à la vérité un peu acrimonieuse, quivint la décider.

Elle répondit aussitôt en s’excusant et enfaisant de si gentilles protestations de repentir que ladyBlackwood sans rancune prépara une grande soirée pour le retour del’enfant prodigue…

C’est ainsi qu’à minuit moins cinq minutes onattendait encore dans le palais de Madras l’apparition de lacapricieuse jeune femme.

Enfin, comme l’heure fatidique sonnait àtoutes les horloges, lady Blackwood, qui avait disparu depuis uninstant, se montra tout à coup donnant le bras à son amie.

Certes, c’était là une charmante façon de laprésenter, mais peut-être bien y entrait-il un peu de coquetteriede la part de la jolie patricienne.

Si le rapprochement d’une vilaine figure faitquelquefois mieux ressortir un beau visage, rien sûrement ne metplus en valeur une jolie femme, surtout comme en cette occasion,lorsque l’une est blonde, ce qui était le cas de lady Blackwood, etl’autre brune comme lady Stanhope.

Ce fut par le plus flatteur des murmures qu’onaccueillit les deux jeunes femmes, et l’encens d’admiration quimontait vers elles et qu’elles respiraient avec délices necontribuait pas pour peu de chose au rayonnement de leurbeauté.

Les yeux brillants, les lèvres souriantes, leteint animé, elles se sentaient pleines de reconnaissance etd’affection l’une pour l’autre et répondaient par des rires joyeuxou des reparties malicieuses aux compliments qui leur étaientadressés de tous côtés.

Cependant il leur fallut se séparer :lady Blackwood, appelée par ses devoirs de maîtresse de maison, dutabandonner son amie qui fut bientôt entourée d’un grouped’officiers désireux d’entendre de sa jolie bouche le récit de sesaventures. Elle ne se fit pas prier, du reste, et raconta comment,embarquée sur un convoi à destination de Madras, elle fut capturéepar la petite escadre de Surcouf.

« Bah ! fit quelqu’un, il avait beaujeu, cet intrépide Surcouf ! Et il ne me semble ni difficile,ni dangereux de prendre quelques vaisseaux sans défense, alorsqu’on est soi-même fortement armé.

— Surcouf ne se contente pas de s’emparerdes vaisseaux de simple transport et j’ai pu assister à la prise detrois de nos navires de guerre anglais », répondit la jeunefemme.

Il y eut dans l’assistance un sourd murmure derage impuissante, et, comme on allait presser lady Stanhope dequestions, on vint prévenir que le feu d’artifice était prêt à êtretiré.

Tout le monde se dirigea vers le jardin et serangea autour d’un assez vaste espace réservé aux artifices.

Et bientôt la nuit sereine s’illumina des plusvives clartés.

D’innombrables fusées éclatèrent avec uncrépitement de fusillade, des soleils jetèrent leur lumière d’or etdes roues firent de grandes traînées lumineuses.

Il y eut de tout jusqu’aux plus simples« pouldjerries » indiennes. On appelle« pouldjerries » des pots de terre remplis de poudreinflammable et criblés de trous. Le feu étant mis à la poudre,celle-ci fuse de toutes parts et produit un assez brillanteffet.

Le feu d’artifice terminé, on rentra dans lessalons où la partie artistique de la soirée allait commencer.

C’était en effet le moment de mettre en valeurses talents personnels. La musique fit naturellement tous lesfrais. Il y eut des morceaux de chant pour la plupart fort bienexécutés et d’innombrables morceaux de guitare et de harpe.

Ces deux instruments, les plus gracieux qu’unefemme puisse manier, étaient en pleine vogue.

On jouait de la harpe comme on devait jouerplus tard du piano, c’est-à-dire avec fureur.

Seulement, à l’encontre du piano où en généralles auditeurs ne voient que le dos de l’exécutant, la harpiste faitface au public et, qu’elle joue assise ou debout, peut faire valoirles avantages d’une jolie taille.

Le bras et la main y sont également en valeur,ainsi que le pied qui fait manœuvrer la pédale.

Lady Stanhope y était de première force etc’était vraiment un exquis spectacle que celui de cette radieusejeune femme, habillée de cette longue robe fourreau, à la tailletrès haute, appelée « robe empire », pinçant les cordesde ce bel instrument doré de forme si élégante.

On l’applaudit aussi avec fureur.

Elle avait repris sa place, plus entourée quejamais.

On voulait la suite de l’histoire.

« Je vous ai dit, continua-t-elle,comment, capturées par Surcouf, nous avions été galammentinstallées par lui dans l’une des petites îles (le l’archipel desMaldives. Nous allions reprendre notre route, après une nuit derepos, lorsque l’on nous signala trois nouvelles voiles àl’horizon, et bientôt, à la distance d’un mille, nous pouvionsreconnaître le pavillon anglais.

« Surcouf l’avait déjà vu et, nouslaissant un peu en arrière, il fonce sur nos compatriotes. Il étaità bord du Revenant, et suivi de près par laSainte-Anne, capitaine de Clavaillan, et enfin par laConfiance.

« Les nôtres étaient la corvetteEagle, capitaine George Blackford, la frégate leKent montée par le commodore John Harris et enfin uneautre corvette Queen Elisabeth. »

À ce moment, lady Stanhope fut interrompue. Lavieille lady qui s’était fait répéter les noms des marins s’avançavivement.

« N’avez-vous pas nommé, madame, GeorgeBlackford ?

— Oui, madame.

— Et que lui est-il arrivé ?

— George Blackford est mort.

— Ah ! fit la lady avec un soupir.C’était mon cousin. » Elle s’éloigna sur ces mots, mais commeelle n’était que médiocrement affectée, elle revint afin d’entendrela suite.

« George Blackford, continua ladyStanhope, est mort d’une singulière façon. Comme il jetait son nomdans la mêlée, M. de Clavaillan attacha un flot de rubansjaunes à son épée et, après avoir salué, lui cria :

« “J’ai l’honneur, monsieur, de vousremettre ce souvenir que m’a confié pour vous, une de vosparentes.”

« Et l’épée et les rubans disparurentdans le corps du malheureux qui tomba mort.

— Ah ! fit encore la vieille dame,il eût mieux fait de les garder.

— Et vous, madame, fit lady Stanhope,vous eussiez mieux fait de ne pas les lui confier.

— C’est égal ! fit un jeuneofficier, ces marins français conservent de la galanterie même envous envoyant dans l’autre monde. Avouez, messieurs, que voilà unjoli trait de féroce courtoisie. »

Il passa un petit frisson dans l’assistance,puis un tout jeune homme, affectant un air gouailleur,demanda :

« Enfin, madame, puisque vous les avezvus, ces héros invincibles, dites-nous un peu comment ils sont deleur personne.

— Je ne vous parlerai pas deM. de Clavaillan, répondit la jeune femme, puisquebeaucoup d’entre vous le connaissent.

— Hélas ! soupira lady Blackwood quis’était approchée, n’est-ce pas, en effet, au milieu d’une fêtedonnée en son honneur qu’il s’est enfui ?

— Mais Surcouf ?… ce fameuxSurcouf ? » interrogèrent à la fois plusieurs voix.

La jeune femme se leva et, après avoirparcouru d’un regard circulaire le groupe d’uniformes quil’entourait, elle prononça avec un sourire destiné à atténuer sadéclaration :

« Vous êtes très bien, messieurs, dans lamarine de Sa Majesté, mais cependant aucun de vous n’est aussi bienque Surcouf. »

Il y eut un mouvement de dépit.

Sans s’en inquiéter, avec cette désinvolturepropre aux jolies femmes qui savent très bien que, quoi qu’ellesdisent ou fassent, elles peuvent compter sur l’impunité, ladyStanhope affirma :

« Surcouf, messieurs, est admirablementbeau. »

Personne ne releva cette phrase et la questiontomba d’elle-même sans qu’on s’avisât de demander de plus amplesrenseignements.

Il y eut même un instant de gêne, une sorte decourant froid qui parcourut l’assistance. On en voulait un peu à lajeune femme de son enthousiasme, et quelques-unes pensaient mêmeque, pour une Anglaise, elle manquait certainement depatriotisme.

Heureusement, l’annonce du souper vint fairediversion, et, malgré la faveur qu’elle ne cachait pas pour desennemis, bien des bras s’arrondirent devant lady Stanhope poursolliciter l’honneur de la conduire à la table.

Embarrassée, elle riait de son joli rired’enfant, disant avec une petite mine comiqued’impuissance :

« Je ne puis pourtant pas vous donner lebras à tous ! »

Mais, pardonnée maintenant, grâce à sonamabilité, elle fut bientôt tirée d’affaire par l’arrivée dugouverneur en personne, qui venait la chercher. On s’inclina et onla suivit joyeusement ; tout le monde était content de cedénouement.

Le couvert était mis dans une grande vérandatoute garnie de fleurs et de feuillage.

Le coup d’œil de cette réunion dans laquelleles plus brillants uniformes alternaient avec les couleurschatoyantes des robes de femmes, où l’or des galons se mêlait auxfeux des diamants et à l’éclat plus doux des pierres, étaitvraiment d’un magnifique effet.

Les plats les plus recherchés, les boissonsles plus capiteuses furent servis par une véritable armée dedomestiques.

Bientôt, sous l’effet du champagne, leslangues se délièrent et les nouvelles les plus diverses circulèrentautour de la table.

Presque partout on parlait de la France et deson empereur.

« Quel homme étonnant et quel admirablegénie ! s’écriait lady Stanhope, qui ne ménageait jamais lestermes pour exprimer son admiration.

— C’est un ambitieux extravagant, dit unvieux général.

— L’ambition est permise quand elle sertà l’illustration et à la grandeur de son pays, fit encore labouillante jeune femme.

— L’ambition n’excuse jamais certainesfautes.

— Et quelles fautes a-t-il donccommises ?

— C’est un usurpateur. Il n’a travailléque pour lui. Son devoir était de soumettre ses exploits à songouvernement.

— Un tel homme n’était pas fait pourobéir. Il lui fallait toute la liberté d’action. Son gouvernementne l’aurait peut-être pas compris.

— Il perd son pays.

— Non, il le fait grand.

— Savez-vous que c’est encore unevictoire, une victoire éclatante qu’il vient de remporter àFriedland. Les Russes sont battus.

— L’Europe se lassera.

— Il lui tiendra tête.

— En vérité, Lily, interrompit ladyBlackwood qui craignait que le caractère enthousiaste de son amiela fît aller trop loin ; en vérité, M. Bonaparte n’a pasde plus chaud partisan que vous. »

La jeune femme comprit l’intention de sonamie.

« Chère, déclara-t-elle, comme ferventeAnglaise je hais l’empereur des Français ; comme femme, jerends toujours hommage à ce qui est grand et fort. »

On applaudit bruyamment à cette déclaration.Puis, le sujet un moment écarté revint plus brûlant sur letapis.

« On dit, reprit le vieux général quiavait parlé tout à l’heure, que l’intention de l’empereur serait des’emparer de l’Espagne. »

Il y eut une explosion générale.

« C’est impossible ! Iln’oserait ! Et dans quel but ?

— Sait-on où s’arrêtera la soif deconquête de cet homme ? On laisse même entendre qu’il voudraitplacer son frère sur le trône d’Espagne.

— Le roi de Naples ?

— Le roi de Naples.

— Bah ! les Espagnols sont braves,il ne les vaincra pas facilement. Et puis, ils sont servis par leurterre elle-même. Je crois qu’il y laissera bien des hommes.

— Nous-mêmes, du reste, nous aideronsl’Espagne.

— L’Angleterre a-t-elle donc peur,messieurs ? interrogea lady Stanhope.

— Madame, cet homme est un danger pourtoute l’Europe, et il est du devoir de l’Angleterre de le combattrepar tous les moyens.

— Sauf les moyens déloyaux,toutefois ?

— Même ceux-là, reprit avec une énergiefarouche le vieux général.

— Oh ! général, s’écria la jeunefemme, autant que j’aime mon pays, je ne puis souscrire à une tellepolitique.

— La morale d’un pays, madame, n’est pasla même que la morale individuelle.

« Une nation doit être grande et forted’abord. Elle voit ensuite à être juste. »

Lady Stanhope n’eut pas le loisir derépondre : une nouvelle courait autour de la salle etparaissait être fort commentée.

« Qu’y a-t-il ? interrogea ladyBlackwood.

— Il paraît, milady, répondit un jeuneofficier, que sir Willesley est rappelé de l’Inde.

— Le frère du marquis de Willesley, legouverneur général ?

— Lui-même en personne. On dit beaucoupde choses sur son caractère, et Sa Majesté aurait en lui grandeConfiance.

— Que dit-on ?

— On dit que c’est un homme d’une granderigidité, impassible, méthodique, aussi dur pour lui-même que pourles autres.

— Et cette nouvelle pourrait-elle avoirune corrélation avec ce que nous disions tout à l’heure ?

— Sans doute, milady.

« Peut-être est-ce à lui que l’on vaconfier le commandement des troupes en Espagne.

— Peut-être, prononça sourdement le vieuxgénéral, que c’est là la pierre d’achoppement qui va faire tomberles géants français. »

La conversation était devenue si grave que lacharmante maîtresse de maison, un peu inquiète pour l’entrain de sasoirée, hâta la fin du souper, afin de changer le cours desidées.

Quelques instants après, la même salle,dégagée de la table et des desserts qui la garnissaient, devenaitun merveilleux salon de danse où tourbillonnaient à l’envieofficiers et ladies.

On dansa au son d’un orchestre invisiblecomposé de harpes, de guitares, de violons et de pianos.

Tout à coup, lady Stanhope, avec cettemobilité d’impression qui en faisait une créature fantasque,décevante à l’excès, mais toujours charmante, déclara qu’ellevoulait faire danser toute seule, sans le secours desmusiciens.

On traîna tout aussitôt un piano, et, avec unbrio extraordinaire, pendant près d’une heure, les couplestournèrent aux accords de son instrument.

Ils s’arrêtaient parfois pour écouter etsavourer son jeu de musicienne consommée.

Plusieurs fois, lady Blackwood était venue laprier de ne pas se fatiguer ; en riant, elle l’avait renvoyée,prétendant qu’en cas de besoin elle était sûre maintenant depouvoir gagner sa vie.

Puis, toujours généreuse, elle avait priéqu’on s’occupât des musiciens, déclarant qu’elle entendait qu’ilsprofitassent tout à fait de ce petit repos.

Enfin, comme elle n’était pas habituée àsemblable exercice, elle finit par être lasse, et, faisant tournervivement le tabouret :

« Qui veut me remplacer ? »cria-t-elle gaiement. Personne ne s’en souciait, et le bal repritavec l’orchestre.

« Ouf ! fit-elle, ceci me remet enmémoire mes pauvres pianos.

— Quels pianos, Lily ? demanda ladyBlackwood.

— Ah ! Mary, que je suis doncmaladroite, je me suis vendue. Ou plutôt, non, je n’ai encore riendit ; oubliez, Mary, et peut-Être qu’un jour vous aurez laclef du mystère. »

Mais ce mot de mystère même n’était pas faitpour calmer la curiosité de la jeune femme.

« Je vous prie, Lily, puisque vous avezcommencé, achevez la confidence. C’est toujours si amusant, ce quevous avez à dire. »

Lady Stanhope sourit, prise par son côtéfaible, mais résolue cependant à lutter un peu.

« Non Mary, n’insistez pas, vous mepriveriez d’un grand plaisir.

— Et moi, chère, vous serez cause que jevais dépérir, tant une curiosité rentrée me rend malade. »

Ceux qui entouraient les deux amies sejoignirent à lady Blackwood pour la supplier de parler.

« Même si c’est pour détruire unesurprise ?

— Oui, oui, oui, cria-t-on.

— Même si cette surprise vous étaitdestinée, Mary ? »

Cette dernière hésita. Cependant le désir desavoir fut le plus fort.

« Même si cette surprise m’étaitdestinée.

— Eh bien ! tant pis pour vous,s’écria vivement la jeune femme. Seulement, je vous préviens qu’ilnous faut revenir à Surcouf.

— Revenons à Surcouf, fit-on enchœur.

— Voilà donc de quoi il s’agit : jesais combien vous aimez le piano ; je sais, d’autre part,qu’il ne vous est pas facile d’en avoir un véritablement bon ici,et je vous avais promis de vous en apporter un. Aussi, quelquetemps avant mon départ d’Angleterre, je me suis offert un petitvoyage en France pour aller en essayer.

« Ah ! chère, vous n’imaginez pasavec quelle perfection ces Français construisent ces instruments.J’en ai vu des quantités, et, dans chaque magasin, j’avais envie deles acheter tous. Je n’en ai rien fait, rassurez-vous. Cependant,un jour, j’en trouvai deux meilleurs encore que les autres et je meles fis réserver… L’un vous était destiné, l’autre était pourmoi. »

Lady Blackwood sauta au cou de sonamie :

« Oh ! Lily, que c’est gentil à vousd’avoir mis tant de zèle pour me faire un tel plaisir ! Maisquelle difficulté pour les transporter ! Vraiment, rien nevous arrête et comme je vous reconnais bien là.

— Hélas ! Mary, ne me remerciez pasencore. Je ne sais si je pourrai jamais vous donner cesouvenir.

— Pourquoi donc ?

— Parce que je n’ai plus les pianos. Vousparliez de difficultés ; je croyais les avoir toutes prévues.Les pianos, d’immenses pianos à queue, avaient voyagé emmaillotésde couvertures comme des petits enfants, et j’allais moi-mêmem’assurer de leur bon état de temps à autre. Tout allait pour lemieux et j’avais lieu d’espérer qu’ils n’avaient éprouvé aucun mal,lorsque, ayant été capturés par Surcouf, toute la cargaison duconvoi est tombée entre ses mains.

— Ah ! ma pauvre Lily, s’écria lafemme du gouverneur tout à fait chagrine ; je ne vous enremercie pas moins, mais, hélas ! c’en est fait de votre pianocomme du mien.

— Non, j’espère encore les avoir.

— Comment cela ?

— Surcouf, qui a vu ma peine, en a eugrand-pitié, et de sa rude voix de marin habituée auxcommandements, qu’il a adoucie pour moi, il m’a dit :

« “Madame, je vous donne ma paroled’honneur que je ferai tout mon possible pour avoir vos pianos etj’irai en personne vous les rapporter.”

— C’est justement, s’écria ladyBlackwood, ce que j’avais prié M. de Clavaillan de luidire. »

Il y eut sur toutes les lèvres un sourired’incrédulité et même quelques rires vite réprimés, puis quelqu’unse hasarda à prononcer :

« Ah ! madame, il vaut mieux pourvous ne plus penser à vos pianos, car la parole d’un corsaire nepeut avoir aucune valeur.

— Et moi, messieurs, j’estime que laparole de Surcouf vaut celle du plus fier gentilhomme d’entre vous.Je garde donc la conviction que ce corsaire, à moinsd’impossibilité de sa part, me rendra mes pianos.

— Je veux aussi en garderl’espoir, » dit lady Blackwood avec un soupir de regret.

Chapitre 16PAROLE DE CORSAIRE

À ce moment une grande rumeur venant du jardinse fit entendre. On était venu annoncer que trois nouveaux naviresétaient en vue et s’approchaient à toutes voiles de la terre.

« Sont-ce des navires deguerre ? » demanda le gouverneur.

On ne sut pas lui répondre, car on ne pouvaitencore distinguer ni leur forme, ni leur nationalité.

« Si nous allions jusqu’au port ?proposa lady Stanhope.

— C’est cela, allons jusqu’auport », appuyèrent les autres jeunes femmes qui ne demandaientqu’à satisfaire leur curiosité.

Malgré les objections que firent pour la formeles invités masculins, tout aussi désireux que le clan féminin desavoir ce qui en était, il y eut une véritable poussée vers levestiaire.

Et bientôt toutes les jolies têtes, toutes lesépaules frissonnantes, disparurent sous des mantes, des capuchons,des mantilles, et en procession lady Stanhope en tête, les invitésdu gouverneur, ravis de cet incident original, prirent le chemin duport.

L’aube, qui se levait à peine, enveloppaitd’une teinte indécise ce défilé d’un nouveau genre. Et quand on futarrivé, on put distinguer parfaitement, à quelques milles à peine,trois navires immobiles qui découpaient, dans l’azur très pâle duciel, la silhouette fine de leur coque et de leurs voiles qu’unemanœuvre amenait doucement.

« Ce sont les navires de Surcouf !s’écria lady Stanhope avec étonnement.

— En êtes-vous sûre, milady ?demanda le gouverneur.

— Certes. Je les reconnais parfaitementmaintenant. Celui du milieu est le Revenant, à droite,c’est la Sainte-Anne, à gauche, la Confiance.

— Pourquoi viennent-ils à Madras ?demanda quelqu’un.

— Surcouf, sans nul doute, veut profiterde la suspension d’armes, afin de communiquer avec la terre.

— En effet, ils ont arboré le drapeaublanc.

— Cependant ils restent à une distancerespectable.

— C’est qu’ils ne peuvent avancer plusavant, Madras a une défense naturelle. Son rivage est entouré defonds changeants dans lesquels un navire d’un certain tonnage nepeut s’aventurer sans danger. Et Surcouf, en marin consommén’ignore pas cette particularité. »

Tandis qu’on causait sur le port et que lesinvités du gouverneur faisaient mille suppositions sur cettearrivée intempestive du fameux corsaire, il se faisait à bord desnavires un mouvement inusité que l’on pouvait discerner durivage.

Les matelots semblaient amener sur le pontdeux colis énormes, puis on vit les poulies attachées au flanc dunavire, et bientôt deux canots furent mis à la mer.

Ce fut ensuite le tour d’un grand canot plat,sorte de chaland, à bords élevés pour empêcher les petites vaguesdu large de pénétrer à l’intérieur.

Puis ce chaland, amené contre le flanc dunavire, y fut solidement maintenu, tandis qu’au-dessus les pouliesfaisaient glisser les deux gros colis.

Quand le chargement parut fini, les deuxcanots attelés au chaland prirent le chemin du rivage.

Et parmi l’élégante réunion qui assistait àcet étrange débarquement, la curiosité était montée au plus hautdegré.

« Qu’est-ce que cela veutdire ? » se demandait-on de proche en proche.

Le gouverneur paraissait même un peu inquiet.Est-ce que cette arrivée des Français traînant à leur suite cechaland mystérieux ne cachait pas quelque piège ? On lessavait d’un esprit fertile en ruses, et on connaissait la haineprofonde de Surcouf pour tout ce qui était anglais.

Allait-il donc profiter de cette suspensiond’armes, de la facilité avec laquelle il entrait dans le port pourpréparer quelque surprise désastreuse, et cela au mépris de toutesles lois de la guerre ?

Il ne fut pas maître de son trouble et laissaéchapper quelques paroles qui dévoilèrent ses craintes.

Lady Stanhope s’en émut aussitôt, en relevantcourageusement son observation.

« Eh ! quoi, monsieur,soupçonneriez-vous ces hommes d’un tel acte de déloyauté ?

— Madame, répondit le gouverneur, un peuennuyé pour certaines conceptions, une semblable action pourrait nepas passer pour déloyale.

— Oh ! c’est là une chose impossibleet qu’on ne peut concevoir sans avoir une âme vile. Ce n’est pas lecas, monsieur, pour Surcouf et ses compagnons, et moi, ladyStanhope, je me porte en toute Confiancegarant de leurhonneur. »

Ces paroles firent une certaine impression surl’assistance, et lady Blackwood s’écria, en menaçant son amie dudoigt :

« Ah ! chère, toujours le mêmeenthousiasme pour ces Français !

— Oui, répondit sérieusement la jeunefemme, et je puis d’autant mieux les juger, que j’ai été plus àmême de les connaître. »

Les canots n’étaient plus maintenant qu’àquelques mètres du rivage. Bientôt ils accostèrent. Ceux qui lesmontaient eurent tôt fait de sauter sur le sable et d’y traîner lesdeux embarcations ; puis, s’attelant, à l’exception de troisd’entre eux, aux cordes, ils amenèrent le chaland.

Quand l’avant de celui-ci fut venu sanssecousse s’enfoncer dans le sable, ces mêmes matelots, sautant àl’intérieur, se mirent en devoir de le décharger.

Un peu éloignés et abrités derrière unebalustrade, les invités du gouverneur avaient pu voir sans êtrevus. Ce ne fut que lorsque six matelots, portant trois par troissur leurs robustes épaules les deux corps de forme étrange queseule lady Stanhope commençait à reconnaître, se mirent en marche,précédés de trois hommes qui devaient être les chefs et suivis d’unautre matelot portant un volumineux paquet, que le gouverneur,entouré de sa femme, de lady Stanhope et de tous les invités,s’avança à leur rencontre.

La stupeur des arrivants parut grande devantcette foule d’hommes en grand uniforme ou en tenue de cérémonie etde femmes en robes de soie aux traînes étalées sur le sable et dontles vêtements, avec lesquels elles s’étaient enveloppées, neparvenaient pas à dissimuler les épaules décolletées et l’éclat desparures.

De leur côté, les Anglais dévisageaientavidement ces trois hommes qu’ils avaient devant eux, et sur levisage desquels, grâce au récit de lady Stanhope, ils avaient pumettre des noms.

L’un d’eux, le plus grand, beaucoup lereconnaissaient. C’était Jacques de Clavaillan.

Le jeune marquis, qui avait conservé sestraits fins d’aristocrate et cette expression des yeux à la foisaudacieuse et franche, que soulignait sa longue moustache gauloise,s’était encore développé dans ce dernier voyage, et ce ne fut passans un certain respect que les jeunes officiers anglais, dontbeaucoup étaient de fort beaux hommes, contemplèrent cette carrured’athlète.

Dans cet adolescent, presque un homme déjà,tout le monde reconnut Guillaume Ternant le petit mousse breton, àla prière duquel lady Stanhope avait quitté ses amis pour allerconsoler la mère et la sœur.

Enfin voici Surcouf lui-même. Et la brillanteassemblée qui le regarde est obligée de s’avouer que la descriptionde la jeune femme n’a rien exagéré.

Sans être d’aussi haute taille que Clavaillan,il est grand, parfaitement élégant. Ses traits sont d’une rarerégularité et tonte sa personne respire la force.

Ce qui frappe tout d’abord en lui, c’est sonregard. Ses yeux un peu enfoncés sous l’arcade sourcilière brillentd’un feu intense. Ce sont bien là les yeux de ce fouilleurd’horizon, des yeux d’aigle, qui toujours avant le reste de sonéquipage ont distingué l’ennemi.

Rien qu’avec ces yeux-là, il ne pourraitpasser inaperçu, or tout le reste est à l’avenant. Le nezlégèrement busqué a l’arête très fine, la bouche est d’un dessinparfait, et le menton assez accentué contribue à donner à ce masqued’homme un caractère d’énergie particulier.

D’abord surpris à la vue de tout ce monde, ilne tarda pas à se remettre. Et avec cette aisance aimable qui estun des apanages de la nation française et qui ne l’abandonnejamais, il salue le gouverneur et les dames.

Mais déjà lady Stanhope s’est avancée, et elletend sa petite main sur laquelle le marin s’incline pour y poserses lèvres avec une grâce respectueuse.

« Avouez, monsieur Surcouf, que vous nevous attendiez pas à une semblable réception, s’écrie en riant lacharmante femme.

— Non, madame, bien certainement, maisvous m’en voyez infiniment heureux. Au moins tous ces messieurspourront affirmer que le corsaire Surcouf est un homme de parole etd’honneur. »

Il y eut à ces mots un moment de curiosité, etle marin faisant un signe aux matelots qui étaient restés à unepetite distance, ceux-ci s’avancèrent toujours chargés de leursgros colis.

« Madame, reprit Surcouf, vous n’avez pasoublié sans doute la promesse que je vous fis lors de notreséparation. Cette promesse, il s’en est fallu de peu que je nepusse la tenir qu’à moitié. Dans la partie du butin qui m’échut aumoment du partage, je reçus un de vos pianos, mais l’autre tombaaux mains du fisc, en la personne du commissaire. Ce ne fut passans difficultés que je le décidai à me le céder. Enfin je les aitous les deux et j’ai l’honneur de vous les rapporter. »

Ces paroles furent accueillies par unformidable hourra.

Les hommes criaient, les femmes battaient desmains, et l’on fit une véritable ovation à nos marins.

Le gouverneur voulut serrer la main ‘duvaillant Surcouf et de ses compagnons. Lady Blackwood,enthousiasmée, fit de même.

Quant à lady Stanhope, elle exultait, et sesyeux et son sourire disaient clairement :

« Vous voyez que je n’ai rien exagéré. Jesavais bien, moi, que c’étaient de parfaitsgentilshommes. »

Cependant on ne pouvait rester plus longtempssur le port.

Sur l’invitation du gouverneur tout le mondereprit le chemin du palais, où un déjeuner improvisé, sorte debanquet en l’honneur des Français, fut offert à Surcouf, àClavaillan, à Guillaume et à tous les invités de la nuit, pendantque les matelots étaient abondamment servis par lesdomestiques.

« Quel dommage, s’écria tout à coup levieux général, de penser que, sitôt la suspension d’armes terminée,vous redeviendrez notre ennemi le plus acharné. »

Surcouf sourit.

« Qu’importe, général, nous ferons commeles enfants, qui ne sont jamais plus amis que lorsqu’ils se sontadministré une formidable roulée. »

On applaudit à cette boutade, et legouverneur, levant son verre, s’écria :

« J’en accepte l’augure, commandant, etje bois à la paix définitive qui unira nos deux grandespatries. »

Ce toast fut chaleureusement accueilli partoute l’assemblée.

Hélas ! personne ne se doutait alors desévénements terribles qui se préparaient en Europe… Et comment lesoleil éclatant de l’empire français, après avoir ébloui de sesrayons les lions voisins, allait sombrer dans une épouvantablecatastrophe.

Mais, Dieu merci, il ne nous est pas donné deconnaître l’avenir, et tandis que tous ces jeunes officierschoquaient joyeusement leurs verres, aucun d’eux ne prévoyait quela guerre impitoyable allait faire parmi ceux-là mêmes, de largestrouées.

Surcouf, fêté par tous, mais principalementpar lady Stanhope et lady Blackwood, ravies toutes deux d’avoirleurs pianos, consentit à passer deux jours à terre.

Quant à Clavaillan et à Guillaume, malgré lamême invitation, ils partirent le jour même de leur débarquementpour Ootacamund.

Personne, du reste, ne songea à s’étonner,mais lady Stanhope seule pensa qu’un petit cœur de jeune filleallait probablement battre une charge précipitée à l’arrivée desdeux jeunes gens.

Elle ne se trompait pas, et Mme Ternant,qui depuis longtemps était dans le secret de sa fille, n’eut pas depeine à comprendre à qui allait une partie des effusions qu’Auneprodigua à son frère.

Jacques de Clavaillan peut-être s’en aperçutaussi. Seul, Will fut aveugle, et de la meilleure foi du mondegarda pour lui seul les tendres caresses de sa sœur.

** * * *

Plusieurs années se sont écoulées.

Mme Ternant et Anne n’habitent plusOotacamund.

Elles ont quitté l’Inde brusquement quelquesjours après l’arrivée des deux jeunes gens à Madras.

Surcouf leur ayant offert de les rapatrier, lapauvre mère, qui ne se sentait plus le courage de se séparer de sonfils, résolut de l’accompagner et accepta cette proposition.

Il était du reste nécessaire que celui-cirevînt en France pour y compléter ses études et se préparer àl’École navale vers laquelle son ambition le dirigeait.

Quant à Anne, inutile de dire si laperspective de revoir la France, unie à celle d’un voyage en tellecompagnie, était faite pour lui plaire. Elle l’accueillit donc avecune véritable joie.

Cependant le départ n’eut pas lieu sans unattendrissement.

On ne quitte pas un pays qui vous futaccueillant, une maison où l’on a pleuré et prié, où l’on a étéheureux aussi, sans un serrement de cœur.

Au moment de dire adieu peut-être pourtoujours à ce toit qui les avait abrités si longtemps, à ce jardindans lequel Mme Ternant avait promené sa mélancolie et Anneses rêves juvéniles, à ces domestiques qui leur étaient dévoués etqui pleuraient, les larmes s’échappèrent de leurs yeux.

« Au revoir, disait Aune qui étaitjeune.

— Adieu », faisait sa mère qui ne selassait pas de regarder pour l’emporter plus vivant dans samémoire, le riant ermitage qu’elles aimaient tant toutes deux.

Clavaillan et Will, qui avaient d’abordassisté, très émus, au spectacle de leur chagrin, durents’interposer pour les décider à partir.

Encore un dernier regard, un dernier gested’adieu. et brusquement, à un coude de la route, tout disparaît. Lavoiture roule maintenant vers la demeure de l’Irlandais et de safamille.

Oh ! cette route, combien de foisl’ont-elles parcourue à pied ou en voiture, pour se rendre chezleurs amis. Et voilà qu’Anne, qui a refait bien souvent depuiscette promenade à cheval, accompagnée par Fred ou Alick, ou mêmepar Cécil, revit ce fameux jour où l’aîné des O’Donovan, dans unmoment de mauvaise humeur, lui a dit :

« Vous n’étiez qu’une petite fille, il avoulu se moquer de vous. »

Il ne s’est pas moqué. Il est revenu. Et voilàqu’il vient la chercher pour la ramener en France.

Anne sait très bien qu’elle est encore tropjeune pour se marier, mais elle ne doute pas que cela arrive unjour ; et elle est bien décidée à attendre patiemment cejour.

La séparation avec leurs amis fut encore pluscruelle, plus déchirante.

Ils aimaient tous, le père, la mère et les sixgarçons, ces deux Françaises, qui apportaient à leur foyer tant degrâce, de charme, de douce intimité et parfois d’entrain.

L’Irlandaise et son mari pleuraient l’amiequ’ils avaient si souvent consolée et qui leur était siprofondément attachée ; ils pleuraient aussi Anne, quiilluminait leur demeure de sa joliesse de jeune fille.

Eux qui n’avaient que des fils, ils aimaient àcontempler cette silhouette élégante et fine, à caresser sesboucles de jais, à entendre son rire cristallin vibrer dans lamaison où ne résonnaient jamais que les organes un peu rudes dessix garçons.

Quant à ceux-ci, laissant de côté toutevelléité de stoïcisme, ils pleuraient bien franchement. Fredsurtout laissait éclater un véritable désespoir.

Quant à Alick, le seul qui se contînt un peu,il enveloppait d’un regard sombre et désolé le joli visage de lafillette tout inondé de larmes.

« Nous nous reverrons, je vous prometsque nous nous reverrons, disait Anne pour les consoler et seconsoler elle-même… Vous viendrez bien en Europe ? »

Et comme ils semblaient dire qu’il y avait peude probabilités pour cela, elle ajouta :

« Eh bien ! c’est nous quireviendrons. »

En même temps, elle cherchait du côté dessiens une approbation.

« Oui, nous reviendrons, mademoiselleAnne », fit Clavaillan avec assurance.

Anne le remercia d’un regard et se sentittoute consolée.

Le voyage se passa sans accidents, mais nonsans incidents, ce qui eût été tout à fait extraordinaire à causedes temps troublés qu’on traversait.

Enfin on arriva à Brest, et l’image de l’Inderestée brillante et si chère tout le temps de la traversée pâlitsubitement devant le rivage natal.

Oh ! la douceur de revoir son pays aprèsune longue absence, comme tous la goûtèrent lorsque la vigiesignala la terre. Et avec quelle émotion religieuse ils seretrouvèrent sur le sol de leur Bretagne chérie !Certes, là-bas ils avaient trouvé une vie facile, un climatgénéreux, des amis dévoués. mais ils n’avaient jamais senti commeen ce jour vibrer certaines fibres de leur cœur.

Avec délices ils aspiraient l’air de lapatrie, et Mme Ternant aurait volontiers embrassé toutes lesBretonnes qu’elle rencontrait.

Ce fut dans Brest même que la famille Ternants’installa.

Will dut bientôt quitter sa mère et sa sœurpour continuer dans un collège ses études interrompues.

Clavaillan reprit la mer à la suite deSurcouf.

De nouveau seules, Mme Ternant et safille vécurent de cette vie retirée et laborieuse qu’elles menaientdans l’Inde, attendant que les événements les réunissent de nouveauà ceux qu’elles aimaient.

Et maintenant, voilà que les événements sesont précipités.

La fatale année de mil huit cent quinze estprès de s’achever. L’empire français n’existe plus.

Les aigles sont tombés à Waterloo, vaincus parla fatalité.

L’Europe, si longtemps oppressée, respire.

Le génie qui la comprimait est désormaisréduit à l’impuissance.

Napoléon s’est heurté à la pierred’achoppement que Dieu, bien plutôt que les hommes, avait placéesur sa route.

Et cette pierre, ainsi que l’avait presqueprophétisé le vieux général, dans la soirée donnée à Madras enl’honneur d’une jolie femme, cette pierre s’est précisément trouvéeêtre ce Willesley, frère du marquis du même nom, ce cadet defamille dont la gloire dépasse maintenant celle des aînés et desancêtres et qui porte triomphalement le titre de duc deWellington.

L’Empereur, qui s’est confié à ses ennemis lesplus acharnés, à ces Anglais qu’il n’a pu vaincre, va voir saConfiance cruellement déçue.

Non seulement l’Angleterre n’a point pour luiles égards que l’on doit à l’ennemi vaincu et sans défense, maissans pitié pour cette grandeur tombée, sans respect pour ce captifqui s’est livré lui-même, elle va le traiter avec cette impitoyablerigueur, avec cette étroitesse de surveillance qui briseront en luitoute énergie et qui en quelques années lui ouvriront les portes dutombeau.

Mme Ternant et Anne ont suivi avecangoisse la marche des événements, et le jour a lui enfin pour lajeune fille où son rêve va se réaliser.

Depuis le matin la cathédrale de Brest faitretentir l’air de ses plus joyeux carillons.

C’est un mariage qu’elle annonce.

Tout autour de la maison de Mme Ternant,il y a un va-et-vient indescriptible.

Les voisins et les passants qu’on renseigneveulent voir la jeune mariée que l’on dit si belle.

Et puis les uniformes qui entrent et sortentne contribuent pas pour peu de chose à augmenter la curiosité.

On sait que le fiancé a servi sous les ordresde Surcouf, et que le fameux corsaire a promis d’assister sonsecond en qualité de témoin.

Et tout le monde a le désir de leconnaître.

Mais voilà que la porte s’ouvre toute grandeet Anne, radieuse dans sa toilette blanche, paraît donnant le brasà un jeune homme qui porte l’uniforme de la marine royale.

C’est Will, le petit mousse de Surcouf. Il abrillamment passé ses examens d’admission à l’École navale et il enest sorti dans les premiers.

Il a même fait son premier voyage, et sur sesmanches brillent les galons d’enseigne.

L’avenir a tenu les promesses du passé.

FIN

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